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Full text of "Oeuvres de J.J. Rousseau citoyen de Genève"

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University  of  Ottawa 


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OEUVRES 


DE 


J.  J.  ROUSSEAU. 


TOME  QUATORZIÈME. 


DE  L'IMPRIMERIE  DE  P.  DIDOT  L'AÎNÉ, 

CHEVALIER  DE  l'oRDHE  ROYAL  DE  SAINT-MICHEL  , 
IMPllIMEPR    nu    noi. 


OEUVRES 


DE 


J.  J.  ROUSSEAU 


CITOYEN  DE  GENEVE. 


NOUVELLE  ÉDITION 

ORNÉE    DE   VINGT    GRAVURES. 


TOME  QUATORZIÈME. 


A  PARIS 


CHEZ  DETERVILLE,  LIBRAIRE, 

RCE    BAUTEFEVILLE,    H*>    8} 

ET  LEFEVRE,  RUE  DE  L'ÉPERON,  N"  G. 


M  D  CGC  XYII. 


LES 

CONFESSIONS 

DE  J.  J.  ROUSSEAU. 


.4. 


LES 

CONFESSIONS 

DE  J.J.  ROUSSEAU. 
SECONDE  PARTIE. 


LIVRE  SEPTIÈME. 

Après  deux  ans  de  silence  et  de  patience,  mal- 
gré mes  résolutions  ,  je  reprends  la  plume.  Lec- 
teur, suspendez  votre  jugement  sur  les  raisons 
qui  m'y  forcent  :  vous  n'en  pouvez  juger  qu'a- 
près m'avoir  lu. 

On  a  vu  s'écouler  ma  paisible  jeunesse  dans 
une  vie  assez  égale  ,  assez  douce ,  sans  de  grandes 
traverses  ni  de  grandes  prospérités.  Cette  mé- 
diocrité fut  en  grande  partie  l'ouvrage  de  mon 
naturel  ardent,  mais  foiblc,  moins  prompt  en- 
core à  entreprendre  que  facile  à  décourager , 
sortant  du  repos  par  secousses,  mais  y  rentrant 
par  lassitude  et  par  goût ,  et  qui ,  me  ramenant 
toujours  loin  des  grandes  vertus  et  plus  loin  des 
grands  vices,  à  la  vie  oiseuse  et  tranquille  pour 


4  LES   CONFESSIONS, 

laquelle  je  me  senlois  né,  ne  m'a  jamais  permis 
d  aller  à  rien  de  (^rand,  soit  en  bien  soit  en  mal. 
Quel  tableau  différent  j'aurai  bientôt  à  tracer! 
Le  sort,  qui  durant  trente  ans  favorisa  mes  pcn- 
cliants,  les  contraria  durant  les  trente  autres; 
et,  de  cette  opposition  continuelle  entre  ma 
situation  et  mes  inclinations ,  on  verra  naître 
des  fautes  énormes,  des  mallieius  inouis,  et  tou- 
tes les  vertus,  excepté  la  force,  qui  peuvent  ho- 
norer ladversité. 

Ma  première  partie  a  été  toute  écrite  de  mé- 
moire, et  j'y  ai  dû  faire  beaucoup  d'erreurs. 
Forcé  d'écrire  la  seconde  de  mémoire  aussi ,  j'y 
en  ferai  probablement  bcnuicoup  davantajye.  Les 
doux  souvenirs  de  mes  beaux  ans,  passés  avec 
autant  de  simplicité  que  d'innocence ,  m  ont 
kissé  mille  impressions  charmantes  que  j'aime 
sans  cesse  à  me  rappeler.  On  verra  bientôt  com- 
bien sont  différents  ceux  du  reste  de  ma  vie.  Les 
rappeler,  c'est  en  renouveler  lanu^rtume.  Loin 
d  ajprir  celle  de  ma  situation  par  ces  tristes  re- 
tours, je  les  écarte  autant  (juil  mest  possible, 
et  souvent  j  y  réussis  au  point  de  ne  les  pouvoir 
plus  retrouver  au  besoin.  Cette  facilité  d'oublier 
les  maux  est  une  consolation  que  le  ciel  m'a  mé- 
nap,ée  dans  ceux  (pie  le  sort  devoit  ini  jour  ac- 
cumuler sur  moi.  Ma  uiémoire,  qui  me  retrace 
uni([uement  les  objets  af;réal)les ,  est  Ibeureux 
coutic-poids  de  mon  ima[;ination  effaroui  bée, 
qui  ne  me  fait  prévoir  cpu*  de  cruels  avenirs. 

Tous  les  papiers  que  j  avois  rassemblés  pour 


PARTIE    ir,    LIVRE    VII.  5 

su|)|)léer  à  ma  mémoire  et  me  guider  clans  cette 
entreprise,  passés  en  d autres  mains,  ne  rentre- 
ront plus  dans  les  miennes.  Je  n  ai  qu'un  guide 
fidèle  sur  lequel  je  puisse  compter;  c'est  la  chaîne 
des  sentiments  qui  ont  marqué  la  succession  de 
mon  être,  et  dont  l'impression  ne  s'efface  point 
de  mon  cœur.  Ces  sentiments  me  rappelleront 
assez  les  événements  qui  les  ont  faitnaitrc,  pour 
pouvoir  me  flatter  de  les  narrer  fidèlement  :  et 
s'il  se  trouve  quelque  omission,  quelque  trans- 
position de  faits  ou  de  dates,  ce  qui  ne  peut 
avoir  lieu  qu'en  choses  indifférentes ,  et  qui  m'ont 
fait  peu  d'impression,  il  reste  assez  de  monu- 
ments de  chaque  fait  pour  le  remettre  aisément 
à  sa  place  dans  l'ordre  de  ceux  que  j'aurai  mar- 
qués. 

Il  y  a  cependant,  et  très  heureusement,  un 
intervalle  de  six  à  sept  ans  dont  j'ai  dos  rensei- 
gnements sûrs  dans  un  recueil  transcrit  de  let- 
tres dont  les  originaux  sont  dans  les  mains  de 
M.  du  Peyrou.  Ce  recueil,  qui  finit  en  1760, 
comprend  tout  le  temps  de  mon  séjour  à  l'Her- 
mitagc,  et  de  ma  grande  hrouillerie  avec  mes 
soi-disant  amis  :  époque  mémorahle  dans  ma 
vie,  et  qui  fut  la  source  de  tous  mes  autres  mal- 
heurs. A  l'égard  des  lettres  originales  plus  ré- 
centes qui  peuvent  me  rester ,  et  qui  sont  en  très 
petit  nombre,  au  lieu  de  les  transcrire  à  la  suite 
du  recueil ,  trop  volumineux  pour  que  je  puisse 
espérer  de  le  soustraire  à  la  vigilance  de  mes 
Argus,  je  les  transcrirai  dans  cet  écrit  même. 


6  LES   CO?iFESSIONS. 

lorsqu'elles  me  paroîtront  fournir  quelque  éclair- 
cissement sur  la  vérité  des  faits ,  soit  à  mon  avan- 
tage, soit  à  ma  charge  :  car  je  n'ai  pas  peur  que 
le  lecteur  oublie  que  je  fais  mes  confessions, 
pour  croircque  je  fais  mon  apologie;  mais,  après 
l'exposition  de  mon  projet,  il  ne  doit  pas  non 
plus  s'attendre  que  je  taise  la  vérité,  lorsqu'elle 
parle  en  ma  faveur. 

Au  reste  cette  seconde  partie  n'a  que  cette 
même  vérité  de  commune  avec  la  première,  ni 
d'avantage  sur  elle  que  par  limportance  des  cho- 
ses. A  cela  près,  elle  ne  peut  que  lui  être  infé- 
rieure en  tout,  .l'écrivois  la  première  avec  plai- 
sir, avec  complaisance,  à  mon  aise,  à  Wooton 
ou  dans  le  château  de  Trie  :  tous  les  souvenirs 
que  )  avois  à  me  rappeler  étoient  pour  moi  au- 
tant de  nouvelles  jouissances.  J'y  revenois  sans 
cesse  avec  un  nouveau  plaisir,  et  je  pouvois 
tourner  mes  descriptions  sans  gène  jusfju'à  ce 
que  j  en  lusse  content.  Aujourcrimi  ma  mémoire 
et  ma  tête  affoihlies  me  rendent  presque  inca- 
pable de  tout  travail  ;  je  ne  m'occupe  de  celui-ci 
que  par  force  ,  et  le  cœur  serré  de  détresse.  Il  ne 
m'offre  «pie  malheurs,  trahisons  ,  perlidies,  que 
souvenirs  attristants  et  déchirants.  Je  voudrois 
pour  tout  au  monde  pouvoir  ensevelir  dans  la 
nuit  des  temps  cetjuej  ai  à  dire;  et  forcé  de  par- 
ler jna^ré  moi,  je  suis  ré<lnit  encore  à  me  ca- 
cher, à  ruser,  à  tâcher  de  «loiiiu  r  le  change,  à 
m'avihi-  aux  choses  j)oui-  lesipielles  j'ctois  le 
jaoins  né  :  les  planchers  sous  les(juels  je  suis  ont 


PARTIE    II,   LIVRE   VII.  7 

des  yeux ,  les   murs  qui  m'entourent   ont  des 
oreilles;  environné  d'espions  et  de  surveillants 
malveillants  et  vigilants,  inquiet  et  distrait,  je 
jette  à  la  hâte  et  furtivement  sur  le  papier  quel- 
ques mots  interrompus  qu  à  peine  j'ai  le  temps 
de  relire,  encore  lî^pins  de  corriger.  Je  sais  que, 
malgré  les  barrières  immenses  qu'on  entasse  au- 
tour de  moi,  l'on  craint  toujours  que  la  vérité 
ne  s'échappe  par  quelque  fissure.  Gomment  m'y 
prendre   pour  la  faire  percer?  Je  le  tente  avec 
peu  d'espoir  de  succès.  Qu'on  juge  si  c'est  là  de 
quoi  faire  des  tableaux  agréables  et  leur  donner 
un  coloris  bien  attrayant.  J'avertis  donc  ceux 
qui  voudront  commencer  cette  lecture  que  rien, 
en  la  poursuivant  ne  peutles  garantir  de  l'ennui, 
si  ce  n'est  le  désir  d'achever  de  connoître  un 
homme,  et  l'amour  pur  de  la  justice  et  de  la 
vérité. 

Je  me  suis  laissé,  dans  ma  première  partie, 
partant  à  regret  pour  Paris,  déposant  mon  cœur 
aux  Charmettes ,  y  fondant  mon  dernier  châ- 
teau en  Espagne,  projetant  d'y  rapporter  un 
jour  aux  pieds  de  maman  ,  rendue  à  elle-même, 
les  trésors  que  j'aurois  acquis  ,  et  comptant  sur 
mon  système  de  musique  comme  sur  une  for- 
tune assurée. 

Je  m'arrêtai  quelque  temps  à  Lyon   pour  y 
voir  mes  connoissances,  pour  m'y  procurer  quel- 
ques recommandations  pour  Paris  ,  et  pour  ven 
dre  mes  livres  de  géométrie  que  j'avois  appor- 
tés avec  moi.  Tout  le  monde  m'y  Ht  accueil. 


8  LES   CONFESSIO^'S. 

M.  et  madame  de  Mahly  marquèrent  du  plaisir 
à  me  revoir  et  me  donnèrent  à  dîner  plusieurs 
fois.  Je  fis  chez  eux  connoissance  avec  1  abbé  de 
Mably  ,  comme  je  l'avois  déjà  faite  avec  labbé 
de  Condillac ,  qui  tous  deux  étoicnt  venus  voir 
leur  frère.  L'abbé  de  Mably  me  donna  des  lettres 
pour  Paris  ,  entre  autres  une  pour  M.  de  Fonte- 
nelle ,  et  une  pour  le  comte  de  Caylus.  L  un  et 
l  autre  me  furent  des  connoissances  très  agréa- 
bles ,  sur-tout  le  premier ,  qui ,  jusqu'à  sa  mort , 
n'a  point  cessé  de  me  mar([uer  de  la  bienveil- 
lance ,  et  de  me  donner,  dans  nos  tctcs-à-tètes , 
des  conseils  dont  j'aurois  dû  mieux  profiter. 

Je  revis  M.  Bordes,  avec  lequel  j'avois  depuis 
lonfj-tomps  fait  connoissance,  et  <jui  m'avoit 
souvent  oblij^é  de  très  granil  cœur.  Eu  cette  oc- 
casion je  le  retrouvai  toujours  le  même.  Ce  fut 
lui  qui  me  fit  vendre  mes  livres,  et  il  me  donna 
lui-même  ou  me  procura  de  bonnes  recomman- 
dations pour  Paris.  Je  revis  M.  lintendant ,  dont 
je  devois  la  connoissance  à  M.  Bordes ,  et  à  (jui 
je  dus  celle  de  M.  le  duc  de  Hit  lu^litm,  (jui  passa 
à  Lyon  dans  ce  temps-là.  M.  Pal  lu  me  pré.senta 
à  lui.  M.  de  Richelieu  me  reçut  bien,  et  me  dit 
de  l'aller  voir  à  Paris;  ce  que  je  fis  plusieurs  fois , 
comme  il  sera  dit  ci-après,  sans  j)ourtant  que 
cett(^  haute  connoissance,  (jui  ne  laissa  pas  da- 
voir  des  suites  ,  m'ait  été  jamais  utile  à  rien. 

Je  revis  le  musicien  David,  qui  m'avoit  rendu 
service  dans  ma  détresse  à  un  de  mes  précédents 
voyapcs.  11  m  avoit  prêté  un  bonnet  et  des  bas 


PARTIE   II,    LIVRE    VII.  g 

qu'il  ne  m'a  jamais  redemandés  et  que  je  ne  lui 
ai  jamais  rendus.  Je  lui  ai  pourtant  fait  dans 
la  suite  un  petit  présent  à-peu-près  équivalent. 
Je  dirois  mieux  s'il  s'agissoit  iei  de  ce  que  j'ai  dû; 
mais  il  s'agit  de  ce  que  j  ai  fait ,  et  malheureuse- 
ment ce  n'est  pas  toujours  la  même  chose. 

Je  revis  le  noble  et  généreux  Perrichon  ,  et 
ce  ne  fut  pas  sans  me  ressentir  de  sa  magnifi- 
cence ordinaire  ;  il  me  6t  le  même  cadeau  qu  il 
avoit  fait  auparavant  au  gentil  Bernard  ,  en  me 
défrayant  de  ma  place  à  la  diligence.  Je  revis  le 
chirurgien  Parisot,  le  meilleur  et  le  mieux-fai- 
sant  des  hommes  :  je  revis  sa  chère  Godefroy, 
qu'il  entretenoit  depuis  dix  ans  ,  et  dont  la  dou- 
ceur de  caractère  et  la  bonté  de  cœur  faisoient 
à-peu-près  tout  le  mérite,  mais  qu'on  ne  pou- 
voit  aborder  sans  intérêt  ni  quitter  sans  atten- 
drissement ;  car  elle  étoit  au  dernier  terme  d'une 
étisie  dont  elle  mourut  peu  après.  Rien  ne  mon- 
tre mieux  les  vrais  penchants  d  un  homme  que 
l'espèce  de  ses  attachements  (i).  Quand  on  avoit 
vu  la  douce  Godefroy  ,  on  connoissoit  le  bon 
Parisot. 

J'avois  obligation  à  tous  ces  honnêtes  gens  : 

(i)  A  moins  qu'il  ne  se  soit  d'abord  trompé  dans  son 
choix,  ou  que  celle  à  laquelle  il  s'étoit  attaché  n'ait  en- 
suite changé  de  caractère  par  un  concours  de  causes 
extraordinaires,  ce  qui  n'est  pas  impossible  absolument. 
Si  l'on  vouloit  admettre  sans  modification  ce  principe, 
il  fuudroit  donc  juger  de  Socrate  par  sa  femme  Xantippc, 
cl  de  Dion  par  son  ami  Calippus  ;  ce  qui  seroit  le  plus 


lO  Li:S   CONFESSIO>'S. 

Dans  la  suite  je  les  négligeai  tous  ,  non  certaine- 
ment par  ingratitude,  mais  par  cette  invincible 
paresse  qui  m'en  a  souvent  donne  1  air.  .lamais 
le  sentiment  de  leurs  services  n'est  sorti  do  mon 
cœur  ;  mais  il  m'en  eût  moins  coûté  de  leur  prou- 
ver ma  reconnoissance  que  de  la  leur  témoigner, 
et  l'exactitude  à  écrire  a  toujours  été  au-dessus 
de  mes  forces.  J  ai  donc  gardé  le  silence  et  j  ai 
paru  les  oublier.  Parisot  et  Perricbon  n'y  ont 
pas  même  fait  attention,  et  je  les  ai  toujours 
trouvés  les  mêmes  ;  mais  on  verra  ,  vingt  ans 
après,  dans  M.  Bordes,  jusquoii  1  amour-propre 
d  un  ]jel-espritpeut  porter  la  vengeance  lorsqu'il 
se  croit  négligé. 

Avant  de  quitter  Lyon  ,  je  ne  dois  pas  oublier 
une  aimable  personne  que  j'y  revis  avec  plus  de 
plaisir  que  jamais  ,  et  <[ui  laissa  dans  mon  cœur 
des  souvenirs  bien  tendres.  C'est  mademoiselle 
Serre,  dont  j'ai  parlé  dans  ma  première  partie, 
et  avec  lacjuelle  j'avois  renouvelé  connoissance 
tandis  (jue  j'étois  chez  M.  de  Mably.  A  ce  voyage^ 
ayant  plus  de  loisir,  je  la  vis  davantage;  mon 
CHï'ur  se  prit,  et  très  vivement,  .leiis  qurl([ue  lieu 
de  penser  que  le  sien  ne  m'étoit  pas  contraire  ; 
mais  elle  m'accorda  une  confiance  (jid  m'ôta  la 

iiU(jUL'  cl  le  plus  faux  juj^cniriit  «(n"on  ait  jamais  porte. 
Au  reste,  qu'on  écarie  ici  toute  application  injurieuse  à 
ma  l'ernine.  Elle  est,  il  est  vrai,  plus  bornée  et  plus  fa- 
cile à  tromper  que  je  n'avois  cru  ;  mais  pour  son  carac- 
tère pur,  excellent  ,  sans  malice,  il  est  dipfne  «le  toute 
mon  estime,  et  l'aura  tant  (jue  je  vivrai. 


PARTIE   II,    LIVRE    Vil.  II 

tentation  d'en  abuser.  Elle  n'avoit  rien  ni  moi 
non  plus  ;  nos  situations  étoient  trop  semblables 
pour  que  nous  pussions  nous  unir-  et ,  dans  les 
vues  qui  m'occupoient,  j'étois  bien  éloigné  de 
songer  au  mariage.  Elle  m'apprit  qu'un  jeune 
commereant,  appelé  M.  Genève,  paroissoit  vou- 
loir s'attaclier  à  elle.  Je  le  vis  cbez  elle  une  fois 
ou  deux;  il  me  parut  honnête  homme,  il  pas- 
soit  pour  l'être.  Persuadé  qu'elle  seroit  heureuse 
avec  lui,  je  desirois  qu'il  l'épousât,  comme  il  a 
fait  dans  la  suite;  et,  pour  ne  pas  troubler  leurs 
innocentes  amours,  je  me  hâtai  de  partir,  fai- 
sant pour  le  bonheur  de  cette  charmante  per- 
sonne des  vœux  qui  n'ont  été  exaucés  ici-bas  que 
pour  un  temps,  hélas!  bien  court;  car  j'appris 
dans  la  suite  qu'elle  étoit  morte  au  bout  de  deux 
ou  trois  ans  de  mariage.  Occupé  de  mes  tendres 
regrets  durant  toute  ma  route,  je  sentis,  et  j'ai 
souvent  senti  depuis  lors  en  y  repensant,  que, 
si  les  sacrifices  qu'on  fait  au  devoir  et  à  la  vertu 
coûtent  à  faire ,  on  en  est  bien  payé  par  les  doux 
souvenirs  (|u  ils  laissent  au  fond  du  cœur. 

Autant  à  mon  précédent  voyage  j'avois  vu  Pa- 
ris par  son  côté  défavorable ,  autant  à  celui-ci 
je  le  vis  par  son  côté  brillant  :  non  pas  toutefois 
quant  à  mon  logement  ;  car,  sur  une  adresse  que 
m'avoit  donnée  M.  Bordes ,  j  allai  loger  à  l'hôtel 
Saint-Quentin,  rue  des  Gordiers,  proche  la  Sor- 
bonne,  vilaine  rue,  vilain  hôtel,  vilaine  cham- 
bre; mais  où  cependant  avoient  logé  des  hom- 
mes de  mérite ,  tels  que  Gresset ,  Bordes ,  les  al> 


12  LES   CONFESSIONS. 

Lés  (le  Mahly  ,  de  Gondillac,  et  plusieurs  antres 
dont  malheureusement  je  n'y  trouvai  plus  au- 
cun. Mais  j'y  trouvai  un  M.  de  Bonnelond,  ho- 
bereau boiteux,  plaideur,  faisant  le  puriste, 
auquel  je  dus  la  connoissance  de  M.  lîoj^uin, 
maintenant  le  doyen  de  mes  amis;  et  par  lui, 
celle  du  philosophe  Diderot,  dont  j'aurai  heau- 
couj)  à  j)arl(;r  dans  la  suite. 

J'arrivai  à  Paris  dans  l'automne  de  1741,  avec 
quinze  louis  d'argent  comptant ,  ma  comédie  de 
Narcisse  ,  et  mon  projet  de  musi(pie,  pour  toute 
ressource ,  et  ayant  par  consécpient  peu  de  temps 
à  perdre  pour  tâcher  d'en  tirer  parti.  Je  me  pres- 
.sai  de  faire  valoir  mes  recommandations.  Vn 
jeune  homme  qui  arrive  à  Paris  avec  une  H{jure 
passable,  et  qui  s'annonce  par  des  talents,  est 
assuré  d'être  accueilli.  Je  le  fus,  cela  me  procura 
des  af^réments  sans  me  mener  à  {;rand  chose.  De 
toutes  les  personnes  à  qui  je  lus  reconnnande, 
il  n'y  en  eut  que  trois  qui  me  furent  utiles;  sa- 
voir, M.  Damesin,  fjentilhomme  savoyard ,  alors 
écuyer,  et  je  crois  fovori  de  madame  la  princesse 
de  (Jarijjnan;  INI.  de  boze ,  secrétaire  de  lacade- 
niie  des  inscriptions  et  garde  des  médailles  du 
cabinet  du  roi;  et  le  P.  Castel ,  jésuite,  auteur 
du  clavec  in  oculaire. 

M.  Damesiu  pourvut  au  j)lus  pressé  pai*  deux 
connoissances  (pi  il  me  procura:  lune,  de  M.  de 
(iiise,  président  à  mortier  au  parl(Mn(Mit  de  bor- 
deaux, et  (pii  jouoit  très  hien  du  violon;  laiitre, 
de  M.  lubbé  de  Léon,  (|ui  logeoit  alors  eu  Sor- 


PARTIE   II,   LIVRE   VII.  i3 

bonne  ,  jeune  seigneur  très  aimable ,  qui  mourut 
à  la  fleur  de  son  âge,  après  avoir  brillé  quelques 
instants  dans  le  monde  sous  le  nom  de  chevalier 
de  Roban.  L'un  et  Tautre  eurent  la  fantaisie 
d'apprendre  la  composition.  Je  leur  en  donnai 
quelques  mois  de  leçons  qui  soutinrent  un  peu 
ma  bourse  tarissante.  L'abbé  de  Léon  me  prit 
en  amitiiî  et  vouloit  m'avoir  pour  son  secrétaire  : 
mais  il  n'étoit  pas  riche,  et  ne  put  m'offrir  en 
tout  que  huit  cents  francs  ,  que  je  refusai  bien  à 
regret  ;  mais  qui  ne  pouvoient  me  suffire  pour 
mon  logement,  ma  nourriture,  et  mon  entre- 
tien. 

M.  de  Boze  me  reçut  fort  bien.  Il  aimoit  le  sa- 
voir, il  en  avoit;  mais  il  étoit  un  peu  pédant. 
Madame  de  Boze  auroit  été  sa  fille  ;  elle  étoit 
brillante  et  petite  maîtresse,  .l'y  dînois  quelque- 
fois ;  on  ne  sauroit  avoir  l'air  plus  gauche  et  plus 
sot  que  je  l'avois  vis-à-vis  d'elle.  Son  maintien 
dégagé  m'intimidoit  et  rendoit  le  mien  plus  plai- 
sant. Quand  elle  me  présentoit  une  assiette ,  j'a- 
vaneois  nia  fourchette  pour  piquer  modeste- 
ment un  petit  morceau  de  ce  qu'elle  m'offroit  ; 
de  sorte  qu  elle  rendoit  à  son  laquais  l'assiette 
qu'elle  m'avoit  destinée ,  en  se  tournant  pour 
que  je  ne  la  visse  pas  rire.  Elle  ne  se  doutoit 
guère  que  dans  la  tête  de  ce  campagnard  il  ne 
laissoit  pas  d'y  avoir  quelque  esprit.  M.  de  Boze 
nie  présenta  à  M.  de  Réaumur,  son  ami,  qui 
venoit  dîner  chez  lui  tous  les  vendredis,  jours 
d'académie  des  sciences.  Il   lui  parla  de  mon 


l4  LES   COKFESSIO^'S. 

projet,  et  du  flesir  que  j'avois  de  le  soumettre  à 
rexamen  de  raeadcmie.  M.  de  Rcaumur  se  char- 
gea de  la  proposition  ,  qui  fut  agréée.  Le  jour 
donné,  je  lus  introduit  et  présenté  par  iSI.  de 
Iléaunjur;  et  le  même  jour,  22  août  174^,  j  eus 
l'honneur  de  lire  à  l'académie  le  mémoire  que 
j'avbis  préparé  pour  cela.  Quoique  cette  illustre 
assemblée  fût  assurément  très  imposante,  j'y 
fus  ])caucoiip  moins  intimidé  ([ue  devant  ma- 
dame de  Boze ,  et  je  me  tirai  passablement  de 
ma  lecture  et  de  mes  réponses.  Le  mémoire  réus- 
sit, et  m'attira  <les  compliments  qui  me  surpri- 
rent autant  rjuils  me  flattèrent,  ima{;inant  à 
peine  que  ,  devant  une  académie  ,  ([uiconque 
n'en  étoit  pas  pût  avoir  le  sens  commun.  Les 
commissaires  qu'on  me  donna  furent  MM.  de 
Mairan,  Hellot,  et  de  Fouchy,  tous  trois  gens 
de  mérite  assurément,  mais  dont  pas  un  ne  sa- 
\oit  la  musique,  assez  du  moins  pour  être  en 
état  déjuger  de  mon  projet. 

Durant  mes  conférences  avec  ces  messieurs, 
je  me  convainquis,  avec  autant  de  certitude  que 
de  surprise,  que,  si  quelquefois  les  savants  ont 
moins  de  pré|ug(''S  (|ue  les  autres  hommes,  ils 
tiennent  en  revanche  encore  plus  fortement  à 
ceux  qu'ils  ont.  Quehjue  foibles,  quehjue  faus- 
ses que  fussent  la  plupart  de  leurs  objections, 
et  quoi([uej'y  répondisse  timidement ,  je  l'avoue, 
et  en  mauvais  termes,  mais  par  des  raisons  pé- 
remptoires,  je  ne  vins  pas  une  seule  fois  à  bout 
de  me  faire  cntendie  et  de  les  contenter,  .l'étois 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  i5 

toujours  élDahi  de  la  facilité  avec  laquelle  ,  à 
l'aide  de  quelques  phrases  sonores ,  ils  me  réfu- 
toient  sans  m'avoir  compris.  Ils  déterrèrent,  je 
ne  sais  où ,  quun  moine  ,  appelé  le  P.  Souhaitti, 
avoit  jadis  imaginé  de  noter  la  gamme  par  chif- 
fres. C'en  fut  assez  pour  prétendre  que  mon  sys- 
tème netoit  pas  neuf.  Et  passe  pour  cela:  car, 
bien  que  je  n  eusse  jamais  oui  parler  du  P.  Sou- 
haitti, et  bien  que  sa  manière  d'écrire  les  sept 
notes  du  plain-chant ,  sans  même  songer  aux 
octaves ,  ne  méritât  en  aucune  sorte  d'entrer  en 
parallèle  avec  ma  simple  et  commode  invention 
pour  noter  aisément  par  chiffres  toute  musique 
imaginable  ,  clefs  ,  silences  ,  octaves ,  mesures , 
temps,  et  valeurs  des  notes,  choses  auxquelles 
Souhaitti  n  avoit  pas  même  songé  ;  il  étoit  néan- 
moins, très  vrai  de  dire  que ,  quant  à  l'élémen- 
taire expression  des  sept  notes  ,  il  en  étoit  le 
premier  inventeur.  INIais,  outre  qu'ils  donnèrent 
à  cette  invention  primitive  plus  d'importance 
qu'elle  n'en  avoit ,  ils  ne  s'en  tinrent  pas  là  ;  et, 
sitôt  qu'ils  voulurent  parler  du  fond  du  système, 
ils  ne  firent  plus  que  déraisonner.  Le  plus  grand 
avantage  du  mien  étoit  d'abroger  les  transposi- 
tions et  les  clefs ,  en  sorte  que  le  même  morceau 
se  trouvoit  noté  et  transposé  à  volonté  dans 
quelque  ton  qu'on  voulût,  au  moyen  du  chan- 
gement supposé  d'une  seule  lettre  initiale  à  la 
tête  de  l'air.  Ces  messieurs  avoient  ouï  dire  aux 
croque-sol  de  Paris  que  la  méthode  d'exécuter 
par  transposition  ne  valoit  rien.  Ils  partirent  do 


|6  LES   CONFESSIONS. 

là  pour  tourner  en  invincible  objection  contre 
mon  système  son  avantajje  le  plus  marqué ,  et  ils 
«lécidèrent  (pic  ma  note  ctoit  bonne  pour  la  vo- 
cale, et  mauvaise  pour  1  instrumentale;  au  lieu 
de  décider,  comme  ils  Tauroient  dû,  quelle  étoit 
bonne  pour  la  vocale  et  meilleure  pour  l'instru- 
mentale.  Sin^  leur  rapport,  l'académie  m'accor- 
da un  certificat  plein  de  très  beaux  compli- 
ments, à  travers  lesquels  on  démèloit ,  pour  le 
fond,  (ju'elle  ne  juf^eoit  mon  système  ni  neuf  ni 
utile.  Je  ne  crus  pas  devoir  orner  d'une  pareille 
pièce  louvrafje  intitulé  Dissertation  sur  la  Mu- 
sique moderne^  par  lequel  j'en  appelois  au  pu- 
blic. 

J'eus  lieu  de  rcmarcpuM'  en  cette  occasion  com- 
bien, même  avec  im  esprit  borné,  la  connois- 
sanee  unique  mais  profonde  de  la  cbose  est  pré- 
férable, pour  CM  bien  ju{^er  ,  à  toutes  les  lumières 
que  donne  la  culture  des  sciences  lorscju'on  n'y 
a  pas  joint  l'étude  particulière  de  celle  dont  il 
s'agit,  La  seule  objection  solide  qu'il  y  eût  à  faire 
à  mon  système  y  fut  faite  par  lîamcau.  A  peine 
le  lui  eus-je  explicpu-,  cju  il  en  vit  le  côté  loiblc. 
Vos  signes,  dit-il,  sont  très  bons,  en  ce  qu'ils 
déterminent  simplement  et  clairement  les  va- 
leurs ,  en  ce  qu  ils  représentent  nettement  les 
intervalles  et  montrent  toujours  le  simple  dans 
le  rcdojibic  ;  mais  ils  sout  mauAais  en  ce  (ju  ils 
c\iî;('nt  pour  cIkkiuc  intervalle  une  ojxration  de 
l'esprit,  <[ui  ne  peut  suivre  la  rapidité  de  lexé- 
cution.  La  position  de  nos  notes ,  continua-t-il, 


PARTIE    II,    LIVRE    Vil.  I  y 

se  peint  à  l'œil  sans  le  concours  de  cette  opéra- 
tion. Si  deux  notes ,  l'une  très  haute  ,  l'autre  très 
basse,  sont  jointes  par  une  tirade  de  notes  in- 
termédiaires ,  je  vois  du  premier  coup-d'œil  que 
l'une  est  jointe  à  l'autre  par  degrés  conjoints, 
mais,  pour  m'assurer  chez  vous  de  cette  tirade  , 
il  faut  nécessairement  que  j'épelle  tous  vos  chif- 
fres l'un  après  l'autre  ;  le  coup-d'œil  ne  peut  sup-' 
pléer  à  rien.  L'objection  me  parut  sans  réplique, 
et  j  enconvinsà  linstant.  Quoiqu'elle  soit  simple 
et  frappante,  il  n'y  a  qu'une  grande  pratique  de 
l'art  qui  puisse  la  suggérer  :  et  il  n'est  pas  éton- 
nant qu'elle  ne  soit  venue  à  aucun  académicien; 
mais  il  l'est  que  tous  ces  grands  savants  qui  sa- 
vent tant  de  choses  sachent  si  peu  que  chacun 
ne  devroit  juger  que  de  son  métier. 

Mes  fréquentes  visites  à  mes  commissaires  et 
à  d'autres  académiciens  me  mirent  à  portée  de 
faire  connoissance  avec  tout  ce  qu'il  y  avoit  à 
Paris  de  plus  distingué  dans  la  littérature;  et 
par-là  cette  connoissance  se  trouva  toute  faite 
lorsque  je  me  vis  dans  la  suite  inscrit  tout  d'un 
coup  parmi  eux.  Quant  à  présent ,  concentré 
dans  mon  système  de  musique,  je  m'obstinoiâ 
à  vouloir  par  lui  faire  une  révolution  dans  cet 
art,  et  parvenir  de  la  sorte  à  une  célébrité  qui, 
dans  les  beaux  arts,  se  conjoint  toujours,  à 
Paris,  avec  la  fortune.  Je  m'enfermai  dans  ma 
chambre  et  travaillai  deux  ou  trois  mois  avec 
une  ardeur  inexprimable  à  refondre  ,  dans  un 
ouvrage  destiné  pour  le  pubUc  ,  le  mémoire 
14. 


iS  LES   CONFESSIONS, 

que  j'avois  lu  à  Tacadémie.  La  difficulté  fut 
de  trouver  un  li])!aire  qui  voulût  8e  cliarger 
de  mon  manuscrit,  vu  quil  y  avoit  quelque  dé- 
pense à  faire  pour  les  nouveaux  caractères  ,  que 
les  libraires  ne  jettent  pas  leurs  écus  à  la  tête 
des  débutants  ,  et  qu'il  me  sembloit  cependant 
l)icn  juste  que  mon  ouvrage  me  rendit  le  pain 
que  j'avois  mangé  en  lecrivant. 

Bonnefond  me  procura  Quillau  le  père,  qui  fit 
avec  moi  un  traité  à  moitié  profit ,  sans  compter 
le  privilé^je  que  je  payai  scid.  Tant  lut  opéré 
par  ledit  Quillau  ,  que  j  en  fus  pour  mon  privi- 
lège et  n'aitiréjamais  un  liard  de  cette  édition, 
f[ui  vraisemblablement  eut  un  débit  médiocre, 
quoi<[ue  Tabbé  des  Fontaines  meut  promis  de 
la  faire  aller,  et  que  les  autres  journalistes  en 
eussent  dit  assez  île  bien. 

Le  plus  grand  obstacle  à  fessai  de  mon  sys- 
tème et  oit  la  crainte  que,  s'il  n'étoit  pas  admis  , 
on  ne  perdît  le  temps  qu'on  iiietlroit  à  fap- 
j)rendre.  .le  disois  à  cela  cpie  la  pratique  de  nia 
note  icndoit  les  itiécs  si  claires,  ([uc,  j)Our  ap- 
j)rendre  la  musi(jue  par  les  caractères  ordinaires, 
on  gagneroit  encore  beaucoup  de  tenyps  à  com- 
mencer par  les  miens.  Pour  eu  donner  la  preuve 
jjarfexpériencc,  j  enseignai  gratuitement  la  mu- 
si({ueàune  jeune  Américaine  aj)pelée  mademoi- 
selle de  Uoulins,  dont  M.  Boguin  m-avoil  pro- 
ciné  la  connoissance  :  en  trois  mois  elle  lut  en 
état  de  déchiffrer  sur  ma  note  (|uelque  musi(jue 
que  ce  lut  ,  et  même  de  chanter  à  livre  ouvcit, 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  jg 

mieux  que  moi-înênie  ,  toute  celle  qui  né  toit 
pas  fort  chargée  de  difficultés.  Ce  succès  fut 
frappant,  mais  ignoré.  Un  autre  en  auroit  rempli 
les  journaux  ;  niais  avec  quelque  talent  pour 
trouver  des  choses  utiles  ,  je  n'en  eus  jamais 
pour  les  faire  valoir. 

Voilà  comment  ma  fontaine  de  héron  fut 
encore  cassée  ;  mais  cette  seconde  fois  j'avois 
trente  ans ,  j'étois  homme  fait ,  et  je  me  trou- 
vois  sur  le  pavé  de  Paris  où  l'on  ne  vit  pas  pour 
rien.  Le  parti  que  je  pris  dans  cette  extrémité 
n'étonnera  que  ceux  qui  n'auront  pas  bien  lu 
ma  première  partie.  Je  venois  de  me  donner  des 
mouvements  aussi  grands  qu'inutiles  ;  j  avois 
besoin  de  reprendre  haleine.  Au  lieu  de  me  li- 
vrer au  désespoir,  je  me  livrai  tranquillement 
à  ma  paresse  et  aux  soins  de  la  Providence,  et, 
pour  lui  donner  le  temps  de  faire  son  œuvre, 
je  me  mis  à  manger,  sans  me  presser,  quelques 
louis  qui  me  restoient  encore ,  réglant  la  dépense 
de  mes  nonchalants  plaisirs  sans  la  retrancher, 
n'allant  plus  au  café  que  de  deux  jours  l'un,  et 
au  spectacle  que  deux  fois  la  semaine.  A  légard 
de  la  dépense  des  filles,  je  n'eus  aotcune  réforme 
à  y  faire,  n'ayant  de  ma  vie  mis  un  sou  à  cet 
usage,  si  ce  n'est  une  seule  fois,  dont  j'aurai 
bientôt  à  parler. 

La  sécurité,  la  volupté,  la  confiance  avec  la- 
quelle je  me  livrois  à  cette  vie  indolente  et  soli- 
taire ,  ([ue  je  n'avois  pas  de  quoi  faire  durer  trois 
mois,  est  une  des  singularités  de  ma  vie  et  une 


20  LES   CONFESSIONS, 

des  bizarreries  de  mon  humeur.  L'extrême  be- 
soin que  j'avois  qu'on  s'occupât  de  moi  étoit 
précisément  ce  qui  m'ùtoit  le  courajjc  de  me 
montrer;  et  la  nécessité  de  faire  des  visites  me 
les  rendit  insupportal)lcs  ,  au  point  que  je  ces- 
sai même  de  voir  les  académiciens  et  autres  {i;cns 
de  lettres  avec  lesquels  j'étois  déjà  faufdé.  INIa- 
rivaux  ,  l'abbé  de  IMably  ,  Font(;nelle  ,  lurent 
presque  les  seuls  chez  qui  je  continuai  d'aller 
quelquefois.  Je  montrai  même  au  premier  ma 
comédie  de  Narcisse.  Elle  lui  plut ,  et  il  eut  la 
complaisance  de  la  retoucher,  Diderot ,  plus 
jeune  qu'eux,  étoit  à-peu-prcs  de  mon  âfje.  Il 
aimoit  la  musique;  il  en  savoit  la  théorie;  nous 
en  parlions  ensemble  :  il  me  parloit  aussi  de  ses 
projets  douvrages.  Cela  forma  bientôt  entre 
nous  des  liaisons  plus  intimes,  (jui  ont  duré 
quinze  ans,  et  (pii  probablement  dureroient  en- 
core, si  mallieureusemcnt  et  bien  par  sa  faute 
je  n'eusse  été  jeté  dans  son  même  métier. 

On  n'imaj^ineroit  pas  à  quoi  j'occupois  ce  cotirt 
et  précieux  intervalle  (|ui  meresloit  encore  avant 
d'être  forcé  de  mendier  mon  pain  :  à  étU(Ucr 
par  cœur  des.passages  de  poètes  que  j'avois  ap- 
pris cent  fois  ,  et  autant  de  fois  oubliés.  Tous 
les  matins,  vers  les  dix  heures  ,  j'allois  me  pro- 
mener au  Lu\einbour{j  un  Virj^ile  et  un  Hous- 
seaudans  ma  poche;  et  là  ,  juscpià  1  heure  «lu 
dîner,  je  renninorois  tantôt  une  ode  sacrée  et 
tant«")t  une  bucolique  ,  sans  me  rehuter  de  ce 
qu'eu  repassant  celle  du  jour  je  ne  manquoij» 


PARTIE   II,   LIVRE   VII.  51 

pas  d'oublier  celle  de  la  veille.  Je  me  rappelois 
qu'après  la  défaite  de  Nicias  à  Syracuse  les  Athé- 
niens prisonniers  gajjnoient  leur  vie  à  réciter  les 
poèmes  d'Homère.  Le  parti  que  je  tirai  de  ce 
trait  d'érudition  pour  me  prémunir  contre  la 
misère  fut  d'exercer  mon  heureuse  mémoire  à 
retenir  tous  les  poètes  par  cœur. 

J'avois  un  autre  expédient  non  moins  solide 
dans  les  échecs ,  auxquels  je  consacrois  régu- 
lièrement, au  café  de  Maugis,  les  après-midi 
des  jours  que  je  n'allois  pas  au  spectacle.  Je  fis  là 
connoissance  avec  M.  de  Légal ,  avec  un  M.  Hus- 
son,  avecPhilidor,  avec  tous  les  grands  joueurs 
d'échecs  de  ce  temps-là  ,  et  n'en  devins  pas  plus 
habile.  Je  ne  doutai  pas  cependaut  que  je  ne  de- 
vinsse à  la  fin  plus  fort  qu'eux  tous,  et  c'en  étoit 
assez  selon  moi  pour  me  servir  de  ressource.  De 
quelque  folie  que  je  m'engouasse  ,  j'y  portois 
toujours  la  même  manière  de  raisonner.  Je  me 
disois  :  Quiconque  prime  en  quelque  chose  est 
toujours  sûr  d'être  recherché  :  primons  donc, 
n'importe  en  quoi  ;  je  serai  recherché  ;  les  oc- 
casions se  présenteront ,  et  mon  mérite  fera  le 
reste.  Cet  enfantillage  n'étoit  pas  le  sophisme 
de  ma  raison ,  c'étoit  celui  de  mon  indolence. 
Effrayé  des  grands  et  rapides  efforts  qu'il  auroit 
fallu  faire  pour  m'évertuer ,  je  tâchois  de  flatter 
ma  paresse  ,  et  je  m'en  voilois  la  honte  par  des 
arguments  dignes  d'elle. 

J'attendois  ainsi  tranquillement  la  fin  de  mon 
argent;  et  je  crois  que  je  serois  arrivé  au  dernier 


22  LES  COÎ^FESSIONS. 

sou  sans  m'en  cnjouvoir  (lavanta[;r,  si  le  P.  Cas- 
tel  ,  quej  allois  voir  quehjuelois  eu  allant  au  caFé, 
ne  m'eût  arraché  de  ma  léthargie.  iiC  P.  Castel 
étoit  fou ,  mais  bon  homme  au  demeurant  :  il 
étoit  fâché  de  me  voir  consumer  ainsi  sans  rien 
faire.  Puisque  les  musiciens  ,  me  dit-il ,  puisque 
les  savants  ne  chantent  pas  à  votre  unisson  , 
chan^fcz  de  corWe ,  et  voyez  les  femmes.  Vous 
réussirez  peut-être  mieux  de  ce  côté-là.  .Vai  parlé 
de  vous  à  madame  de  Ijeuzenval  ;  allez  la  voir 
de  ma  part.  C'est  une  bonne  femme ,  «|ui  verra 
avec  plaisir  un  pays  de  son  fds  et  de  son  mari. 
Vous  verrez  chez  elle  madame  de  Brof^Ue  sa 
fille,  qui  est  ime  femme  d  esprit.  Madame  Dupin 
en  est  une  autre  à  qui  j  ai  aussi  parlé  de  vous  : 
])ortez-lui  votre  ouvra^^e  ;  elle  a  envie  de  vous 
voir,  et  vous  recevra  bien.  On  ne  fait  rien  dans 
Paris  que  par  les  femmes.  Ce  sont  comme  des 
courbes  dont  les  sages  sont  les  asymptotes;  ils 
s'en  approchent  sans  cesse ,  mais  ils  n'y  louchent 
jamais. 

Après  avoir  long-temps  remis  d'un  jour  à  I  au- 
tre l'exécution  de  ces  terribles  corvées,  je  pris 
enfin  courage,  et  j'allai  voir  madame  de  Heuzen- 
val.  Elle  me  re(]ut  avec  bonté,  ^hulame  de  bro- 
glie  étant  entrée  dans  sa  chambre,  elle  lui  dit  : 
Ma  fille  ,  voilà  M.  Rousseau  dont  le  P.  Castel 
nous  a  parlé.  Madame  de  Hroglic  me  fit  com- 
pliment sur  mon  ouvrage  ,  et ,  me  menant  à  son 
clavecin,  me  fit  voir  (piClle  s'en  étoit  occupée. 
Voyant  à  sa  pendule  qu  il  étoit  |uès  d'une  hem-e. 


PARTIE    II,    LIVRE    VIL  2.3 

je  voulus  m'en  aller.  Madame  de  Beuzenval  me 
dit:  Vous  êtes  loin  de  votre  quartier,  restez; 
vous  dînerez  ici.  Je  ne  me  fis  pas  prier.  Un  quart 
dlieure  après ,  je  compris  par  quelque  mot  que 
le  dîné  auquel  elle  m'invitoit  étoit  celui  de  son 
office.  Madame  de  Beuzenval  étoit  une  très 
bonne  femme,  mais  bornée,  et  trop  pleine  de 
son  illustre  noblesse  polonoise  ;  elle  avoit  peu 
d'idée  des  égards  qu'on  doit  aux  talents.  Elle  me 
jugeoit  même  en  cette  occasion  sur  mon  main- 
tien plus  que  sur  mon  équipage,  qui,  quoique 
très  simple ,  étoit  fort  propre ,  et  n'annonçoit 
point  du  tout  un  bommc  fait  pour  dîner  à  î  of- 
fice. J'en  avois  oublié  le  chemin  depuis  trop 
long-temps  pour  vouloir  le  reprendre.  Sans  lais- 
ser voir  tout  mon  dépit,  je  dis  à  madame  de 
Beuzenval  qu'une  petite  affaire  qui  me  revenoit 
en  mémoire  me  rappeloit  dans  mon  quartier, 
et  je  voulus  partir.  Madame  de  Broglie  s'appro- 
cha de  sa  mère ,  et  lui  dit  à  l'oreille  quelques 
mots  qui  firent  effet.  Madame  de  Beuzenval  se 
leva  pour  me  retenir,  et  me  dit  :  Je  compte 
que  c'est  avec  nous  que  vous  nous  ferez  Ihon- 
neur  de  dîner,  .le  crus  que  faire  le  fier  eût  été 
faire^t^  sot,  et  je  restai.  D'ailleurs  la  bonté  de 
madame  de  Broglie  m'avoit  touché,  et  me  la 
rendoit  intéressante.  Je  fus  fort  aise  de  dîner 
avec  elle ,  et  j'espérai  qu'en  me  connoissant  da- 
vantage elle  n'auroit  pas  regret  à  m'avoir  pro- 
curé cet  honneur.  M.  le  président  dcTiamoignon, 
grand  ami  de  la  maison ,  y  dîna  aussi.  Il  avoit , 


^4  LES   CONFESSIONS, 

uinsi  que  madame  de  Broglie,  ce  petit  jargon 
de  Paris,  tout  en  petits  mots,  tout  en  petites 
allusions  fines.  11  n'y  avoit  pas  là  de  quoi  bril- 
ler pour  le  pauvre  Jean-.Tac(jues.  J'eus  le  bon 
sens  de  ne  vouloir  pas  faire  le  gentil  malgré 
Minerve ,  et  je  me  tus.  Heureux  si  j'eusse  été 
toujours  aussi  sage  !  Je  ne  serois  pas  dans  l'a- 
byme  où  je  suis  aujourd'bui.  J'étois  désolé  de 
ma  lourdise,  et  de  ne  pouvoir  justifier  aux  yeux 
de  madame  de  Broglie  ce  qu  elle  avoit  lait  en  nia 
faveur. 

Après  le  dîner  je  nTavisni  de  ma  ressource  or- 
dinaire. J'avois  dans  ma  poche  une  épitre  en  vers 
écrite  à  Parisot  pendant  mon  séjour  à  Lyon.  Ce 
morceau  ne  mancjuoit  pas  de  clialeur;  j'en  mis 
dans  la  façon  de  le  réciter,  et  je  les  fis  pleurer 
tous  trois.  Soit  vanité,  soit  vérité  dans  mes  in- 
terprétations, je  crus  voir  (juc  les  regards  de 
madame  de  Broglie  disoient  à  sa  mère  :  lié  bien  , 
maman  !  avois-je  tort  de  vous  dire  que  cet  homme 
étoit  plus  fait  pour  diner  avec  vous  qu'avec  vos 
femmes?  Jusquà  ce  monuni  j  avois  eu  le  c.rur 
un  peu  gros;  mais,  apiès  mètre  ainsi  vengé, 
je  fus  content.  Madame  de  Broglie,  poussant 
un  peu  trop  loin  le  jugement  avantageux  (ju'clle 
avoit  porté  de  moi ,  crut  que  j'allois  faire  sensa- 
tion dans  Paris,  et  devenir  un  homme  à  bonnes 
fortunes.  Pour  guitler  lunn  inexpérience,  elle 
un-  donna  les  Confessions  du  comte  de  *"*,  Ce 
livre,  me  dit-elle,  est  un  Mentor  dont  vous  au-^ 
rez  besoin  dans  le  monde.  Vous  ferez  bien  de  le 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  25 

consulter  quelquefois.  J'ai  gardé  plus  de  vingt 
ans  cet  exemplaire  avec  reconnoissance  pour  la 
main  dont  il  nie  venoit,  mais  riant  quelquefois 
de  l'opinion  que  paroissoit  avoir  cette  dame  de 
mon  mérite  galant.  Du  moment  que  j  eus  lu  cet 
ouvrage  je  desirai  d'obtenir  l'amitié  de  l'auteur. 
Mon  penchant  ni'inspiroit  très  bien  :  c'est  le 
seul  ami  vrai  que  j'aie  eu  parmi  les  gens  de 
lettres  (i). 

Dès-lors  j'osai  compter  que  madame  la  ba- 
ronne de  Beuzenval  et  madame  la  marquise  de 
Broglie  prenant  intérêt  à  moi  ne  me  laisseroient 
pas  long-temps  sans  ressource  ;  et  je  ne  me 
trompai  pas.  Parlons  maintenant  de  mon  en- 
trée chez  madame  Dupin ,  qui  a  eu  de  plus  lon- 
gues suites. 

Madame  Dupin  étoit ,  comme  on  sait ,  fille 
de  Samuel  Bernard  et  de  madame  Fontaine. 
Elles  étoient  trois  sœurs  qu'on  pouvoit  appeler 
les  trois  Grâces  :  madame  de  La  Touche,  qui  fit 
une  escapade  en  Angleterre  avec  le  duc  de  Kings- 
ton ;  madame  Darty,  la  maîtresse ,  et,  bien  plus , 

(i)  Je  Tai  cru  si  lonff-tetnps  et  si  parfaitement,  que 
c'est  à  lui  que,  depuis  mon  retour  à  Paris,  je  confiai  le 
manuscrit  de  mes  Confessions.  Le  défiant  Jean-Jacques 
n'a  jamais  pu  croire  à  la  perfidie  et  à  la  fausseté  qu'après 
en  avoir  été  la  viciime. 

Au  lieu  Je  celte  note,  il  va  simplement  dans  le  manuscrit  au- 
tographe : 

H  Voilà  ce  que  j'aurois  pensé  toujours  si  je  n'étois  ja- 
t»  mais  revenu  èi  Paris.  » 


26  LES   CONFESSIONS. 

laniic,  runiquc  et  sincère  amie  de  ^I.  le  prince 
de  Conti ,  femme  adorable  autant  par  la  dou- 
ceur, par  la  bonté  de  son  cliarmant  caractère, 
que  par  raf^rément  de  son  esprit  et  pai  liiialté- 
rablc  (jjaieté  de  son  liumeur  ;  enfin  madame  l)u- 
pin  ,  la  plus  belle  des  trois  ,  et  la  seule  à  qui  Ton 
n'ait  point  reproche  d'écart  dans  sa  conduite. 
Elle  fut  le  prix  de  l'hospitalité  de  M.  Dupin,  à 
qui  sa  mère  la  donna  avec  une  place  de  fermier- 
général  et  une  fortune  iminen se,  en  reconnois- 
sance  du  bon  accueil  qu  il  lui  avoit  fait  dans  sa 
province.  Elle  étoit  encore  ,  (juand  je  la  vis  pour 
la  première  fois-,  une  des  phis  bt^lles  femmes  de 
Paris.  Elle  me  reçut  à  sa  toilette.  Elle  avoit  les 
bras  nus,  les  cheveux  épars,  son  peignoir  mal 
arranrré.  Cet  abord  m  étoit  très  nouveau  ;  ma 
pauvre  tête  n'y  tint  pas  :  je  me  trouble,  je  m'é- 
gare, et  bref  me  voilà  épris  de  madame  Dupin. 

Mon  trouble  ne  parut  pourtant  pas  me  nuire 
auprès  (felle  ;  elle  ne  s  en  apeiçut  point.  Elle 
accueillit  le  livre  et  l'auteur,  me  parla  de  mon 
projet  en  personne  instruite  ,  chanta  ,  s'accom- 
pa(|na  du  clavecin,  me  retint  à  diner,  me  lit 
mettre  à  table  à  côté  d'elle.  Il  n'en  falloil  pas 
tant  pour  me  rendre  fou  ;  je  le  devins.  Elle  me 
permit  de  la  venir  voir;  j'usai,  j'abusai  de  la 
permission.  J'y  allois  prcscpie  tous  les  jours  ,  j  y 
diuois  deux  ou  trois  fois  par  semaint-.  .le  mou- 
rois  d'envie  de  parler;  je  n'osai  jamais.  Plusieurs 
raisons  renforçoient  ma  timidité  naturelle.  L  en- 
trée dune  maison  opulente  étoit  une  jiorte  ou- 


PARTIE    II,   LIVRE   VII.  27 

verte  à  la  fortune;  je  ne  voulois  pas,  clans  ma 
situation,  risquer  de  nie  la  fermer.  Madame  Du- 
pin ,  tout  aimable  qu  elle  étoit ,  étoit  sérieuse 
et  froide;  je  ne  trouvois  rien  dans  ses  manières 
d'assez  agaçant  pour  m'enliardir.  Enfin  sa  mai- 
son, aussi  brillante  alors  qu'aucune  autre  dans 
Paris ,  rassembloit  des  sociétés  auxquelles  il  ne 
manquoit  que  d'être  un  peu  moins  nombreuses 
pour  être  d'élite  dans  tous  les  genres.  Elle  ai- 
moit  à  voir  tous  les  gens  qui  jetoient  de  l'éclat , 
les  grands,  les  gens  de  lettres,  les  belles  fem- 
mes ;  on  ne  voyoit  chez  elle  que  ducs ,  ambas- 
sadeurs ,  cordons  bleus.  Madame  la  princesse 
de  Rohan  ,  madame  la  comtesse  de  Forcalquier, 
madame  de  Mirepoix  ,  madame  de  Brignolé  , 
milady  llervey,  pouvoient  passer  pour  ses  amies, 
M.  de  Fonteuelle ,  l'abbé  de  Saint-Pierre  ,  l'abbé 
Sallier,  M.  de  Fourmont,  M.  de  Bcrnis,  M.  de 
Buffon,  M.  de  Voltaire,  étoient  de  son  cercle  et 
de  ses  dîners.  Si  son  maintien  réservé  n'attiroit 
pas  beaucoup  les  jeunes  gens ,  sa  société  d'autant 
inieux  composée  n'en  étoit  que  plus  imposante; 
et  le  pauvre  Jean-Jac((ucs  n'avoit  pas  de  quoi  se 
flatter  de  briller  beaucoup  au  milieu  de  tout 
cela.  Je  n'osai  donc  parler  ;  mais ,  ne  pouvant 
j)]lîs  me  taire,  j'osai  écrire.  Elle. garda  ma  lettre 
deux  jours  sans  m'en  parler.  Le  troisième  jour 
elle  me  la  rendit ,  en  m'adr|tesant  verbalement 
quelques  mots  d'exbortatiorfd'un  ton  froid  qui 
me  glaça.  Je  voulus  parler,  la  parole  expira  sur 
mes  lèvres  ;   ma  subite  passion  s'éteignit  avec 


28  LES   CONFESSIONS. 

l'espérance  ;  et ,  après  une  déclaration  clans  les 
formes,  je  continuai  à  vivre  avec  elle  comme 
auparavant ,  sans  plus  lui  parler  de  rien,  même 
des  yeux. 

Je  crus  ma  sottise  oubliée  ;  je  nie  trompai. 
M,  de  Francueil ,  fils  de  M.  Dupin  et  beau-fils  de 
madame ,  étoit  à-peu-près  de  son  âj^e  et  du  mien. 
11  avoit  de  Tesprit,  de  la  fififure  ;  il  pouvoit  avoir 
des  prétentions.  On  disoit  (piil  en  avoit  auprès 
d'elle  ,  uniquement  peut-être  parcequ'elle  lui 
avoit  donné  une  femme  bien  laide,  bien  douce, 
et  qu  elle  vivoit  parfaitement  bien  avec  tous  les 
deux.  M.  de  Francueil  aimoit  et  cultivoit  les  ta- 
lents. La  musique,  qu'il  savoit  très  bien ,  fut  entre 
nous  un  moven  de  liaison,  .le  le  vis  beaucoup: 
je  m  attacbois  à  lui,  quand  tout  d un  coup  il  me 
fit  entendre  que  madame  Dupin  trouvoit  mes  vi- 
sites trop  fré(juentes ,  et  me  prioit  de  les  discon- 
tinuer. Ce  compliment  auroit  pu  être  à  sa  j^lace 
quand  elle  me  rendit  ma  lettre  ;  mais  liuit  ou  dix 
jours  après  et  sans  aucune  autre  cause ,  il  venoit, 
ee  me  semble,  bors  de  propos.  Cela  faisoit  une 
position  d'autant  plus  bizarre  (pie  je  n'en  étois 
pas  moins  bien  venu  qu  auparavant  cbcz  M.  et 
madame  de  Francueil.  J'y  allai  cependant  plus 
rarement;  et  j'aurois  cessé  d'y  aller  tout  à-fait  , 
.si,  par  un  autre  caprice  imprévu  ,  madame  Du- 
pin ne  m'avoit  faiA)rier  de  veiller  pendant  buit 
à  dix  joiu'S  à  son  "Is  (pii ,  cban{;cant  de  gou- 
verneur, restuit  seul  durant  cet  intervalle.  Je 
passai  ces  buit  jours  dans  un  supplice  que  le 


PARTIE    II,    LIVRE   VII.  29 

plaisir  d'obéir  à  madame  Dupin  pouvoit  seul 
me  reiKlre  souffraLle  ;  car  le  pauvre  Chenonceaux 
avoit  dès-lors  cette  mauvaise  tête  quia  failli  dés- 
honorer sa  famille,  et  qui  l'a  fait  mourir  à  lîle 
de  Bourbon.  Pendant  que  je  fus  auprès  de  lui , 
je  Fempêchai  de  faire  du  mal  à  lui-même  ou  à 
d'autres ,  et  voilà  tout  :  encore  ne  fut-ce  pas 
une  médiocre  peine  ;  et  je  ne  m'en  serois  pas 
chargé  huit  autres  jours  de  plus,  quand  ma- 
dame Dupin  se  seroit  donnée  à  moi  pour  ré- 
compense. 

M.  de  Francueil  me  prenoit  en  amitié  :  je  tra- 
vaillois  avec  lui  ;  nous  commençâmes  ensemble 
un  cours  de  chimie  chez  Rouelle.  Pour  me  rap- 
procher de  lui ,  je  quittai  mon  hôtel  Saint-Quen- 
tin ,  et  vins  me  loger  au  jeu  de  paume  de  la  rue 
Verdelet ,  qui  donne  dans  la  rue  Plâtrière ,  où 
logeoit  M.  Dupin.  Là,  par  la  suite  d'un  rhume 
négligé,  je  gagnai  une  fluxion  de  poitrine  dont 
je  faillis  mourir.  J'ai  eu  souvent  durant  ma  jeu- 
nesse de  ces  maladies  inflammatoires ,  pleuré- 
sies ,  et  sur-tout  des  esquinancies  auxquelles  j'é- 
tois  très  sujet,  dont  je  ne  tiens  pas  ici  le  registre, 
et  qui  toutes  m'ont  fait  voir  la  mort  d'assez  près 
pour  me  familiariser  avec  son  image.  Durant 
ma  convalescence ,  j'eus  le  temps  de  réfléchir  sur 
mon  état,  et  de  déplorer  ma  timidité,  ma  foi- 
blesse,  et  mon  indolence,  qui,  malgré  le  feu 
dont  je  me  sentois  embrasé ,  me  laissoient  lan- 
guir dans  l'oisiveté  d'esprit,  toujours  à  la  porte 
de  la  misère.  La  veille  du  jour  où  j'étois  tombé 


3o  LES   CONFESSIONS, 

malade,  jetois  aile  à  un  opéra  de  Rover  qu'on 
donnoit  alors,  et  dont  j  ai  oublié  le  titre.  Malgré 
ma  prévention  pour  les  talents  des  autres  ,  <{ui 
m'a  toujours  fait  défier  des  miens  ,  je  ne  pou- 
vois  m'empêelier  de  trouver  cette  musique  foi- 
ble,  sans  chaleur,  sans  invention.  J'psois  quel- 
quefois me  dire:  11  me  semble  que  je  ferois  mieux 
que  cela.  Mais  la  terrible  idée  que  j'avois  de  la 
composition  d  un  opéra  ,  et  limportance  que 
j'entendois  donner  par  les  gens  de  fart  à  cette 
entreprise ,  m'en  rebutoient  à  l'instant  même , 
et  me  faisoient  rou(ifir d'oser  v  sonj^er.  D'ailleurs, 
oii  trouver  quelquiin  (pii  voidiil  me  fournir  des 
paroles,  et  prendre  la 'peine  de  les  tourner  à 
mon  p^ré ?  Ces  idées  de  musique  et  dopera  me 
revinrent  durant  ma  maladie;  et ,  dans  le  trans- 
port de  ma  fièvre  ,  je  composois  des  vers ,  des 
chants  ,  des  duo  ,  des  chaurs.  Je  suis  certain  d'a- 
voir fait  deux  ou  trois  morceaux  di prima  intcJi- 
zioiie^  (lif>nes  peut-être  de  ladmiration  des  maî- 
tres ,  s'ils  avoient  pu  les  entendre  exécuter.  O  si 
l'on  pouvoit  tenir  registre  des  rêves  d  nn  lié- 
vreux,  «pielles  grandes  et  sublimes  choses  on 
verroit  sortir  queUjuefois  de  son  délire  ! 

Ces  sujets  de  musique  et  d'opéra  m'occupèrent 
encore  pendinit  ma  convalescence,  mais  plus 
tran(piilleiuent.  A  force  d'y  penser,  et  même 
mal{;ré  moi,  je  voulus  en  avoir  le  cour  net,  et 
tenter  de  faire  à  moi  seid  un  ojxia,  paroles  et 
musique.  Ce  n'étoit  pas  tout-à-fait  mon  coup 
d'essai.  .Vavois  fait  jadis  à  Chand)éry  un  opéra- 


PARTIE    II,    LIVRE    Vif.  3l 

tragédie ,  intitule  Iphis  et  Anaxarète ,  que  j'avois 
eu  le  bon  sens  de  jeter  au  feu.  J  en  avois  fait  à 
Lyon  un  autre  ,  intitulé  la  Découverte  du  Nou- 
veau-Monde,  dont ,  après  lavoir  lu  à  M.  Bordes, 
à  l'alihé  de  Mably ,  à  Tabbc  Trublet,  et  à  d'autres, 
j'avois  fini  par  faire  le  même  usaj^^e ,  quoique 
j'eusse  déjà  fait  la  musique  du  prologue  et  du 
premier  acte,  et  que  David  m'eût  dit ,  en  voyant 
cette  musi(|ue ,  qu'il  y  avoit  des  morceaux  dignes 
du  Buononcini. 

Cette  fois ,  avant  que  de  mettre  la  main  à  l'œu- 
vre ,  je  me  donnai  le  temps  de  méditer  mon 
plan.  Je  projetai  dans  un  ballet  héroïque  trois 
sujets  différents  en  trois  actes  détachés ,  chacun 
dans  un  différent  caractère  de  musique,  et,  pre- 
nant pour  chaque  sujet  les  amours  d'un  poète, 
j'intitulai  cet  opéra  Les  Muses  galantes.  Mon  pre- 
mier acte,  en  genre  de  musique  forte,  étoit  le 
Tasse;  le  second,  en  genre  de  musique  tendre, 
étoit  Ovide;  le  troisième,  ïwùx.wXv  A jiacréon ., 
devoit  respirer  la  gaieté  du  dithyrambe.  Je  m'es- 
sayai d'abord  sur  le  premier  acte,  et  je  m'y  li- 
vrai avec  une  ardeur  qui ,  pour  la  première  fois, 
me  fit  goûter  les  délices  de  la  verve  dans  la  com 
position.  Un  soir ,  près  d'entrer  à  l'opéra  ,  me 
sentant  tourmenté,  maîtrisé  par  mes  idées,  je 
remets  mon  argent  dans  ma  poche  ,  je  cours 
m'enfermer  chez  moi,  je  me  mets  au  lit,  après 
avoir  bien  fermé  tous  mes  rideaux  pour  empê- 
cher le  jour  d'y  pénétrer;  et  là,  me  livrant  à 
tout  l'œstre  poéti(|ue  et  musical ,  je  composai 


32  LES   CONFESSIONS. 

rapidement  en  sept  ou  huit  heures  la  meilleure 
partie  de  mon  acte.  Je  puis  dire  que  mes  amours 
pour  la  princesse  de  ierrare  (car  j'étois  le  Tasse 
pour  lors  ) ,  et  mes  nobles  et  liers  sentiments  vis- 
à-vis  de  son  injuste  frère,  me  donnèrent  une 
nuit  cent  fois  plus  délicieuse  que  je  ne  l'aurois 
trouvée  dans  les  bras  de  la  première  beauté  de 
Tuniveis.  Il  ne  resta  le  matin  dans  ma  tête  qii  une 
bien  petite  partie  de  ce  que  j'avois  fait  ;  mais  ce 
peu ,  presque  effacé  par  la  lassitude  et  le  som- 
meil ,  ne  laissoit  pas  de  mar(pier  encore  l'éner- 
gie des  morceaux  dont  il  oHroit  les  débris. 

Pour  cette  fois,  je  ne  poussai  pas  fort  loin  ce 
travail ,  en  ayant  été  détourné  par  d'autres  af- 
faires. Tandis  que  je  m  attacliois  à  la  maison 
Dupin ,  madame  de  Beuzenval  et  madame  de 
Broglie ,  que  je  continuai  de  voir  quelquefois, 
ne  m'avoient  pas  oublié.  M,  le  comte  de  Mon- 
taigu ,  capitaine  aux  gardes,  venoit  d'être  nom- 
mé ambassadeur  à  Venise,  G  étoit  un  and)assa- 
deur  de  la  façon  de  Barjac  ,  auquel  il  faisoit  très 
assidûment  la  cour.  Son  frère  le  chevaUer  de 
IVIontaigu  ,  gentilhomme  de  la  manch(>  i\c  mon- 
seigneur le  Dauphin ,  étoit  de  la  connoissance 
de  ces  deux  dames ,  et  de  celle  de  l'abbé  Alary  de 
l'aradiMnie  IVaiicoise  ,  «juc  je  vovois  aussi  quel- 
quefois. Madnnu^  de  Hroglie,  sachant  (|ue  le  nou- 
vel ambassadeur  cherchoit  un  secrétaire ,  me 
proposa.  Nous  entrâmes  en  pourparicr.  .h'  de- 
mandois  cinfiuinite  louis  d'apppointcnicnt ,  ce 
qui  éioii  Jjicn  peu  dans  une  place  ou  Ion  est 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  33 

t)bli[;é  de  figuier.  Il  ne  vouloit  nie  donner  que 
cent  pistoles ,  et  que  je  fisse  le  voyage  à  mes  frais, 
La  proposition  étoit  ridicule.  Nous  ne  pûmes 
nous  accorder.  M.  de  Francueil ,  qui  faisoit  tous 
ses  efforts  pour  me  retenir,  lemporta.  .le  restai, 
et  M.  de  Montaigu  partit ,  emmenant  un  autre 
secrétaire ,  nommé  M.  Follau  ,  qu'on  lui  avoit 
donné  au  bureau  des  affaires  étrangères.  A  peine 
furent-ils  arrivés  à  Venise  qu'ils  se  brouillèrent. 
Follau ,  voyant  qu'il  avoit  affaire  à  un  fou  ,  le 
planta  là  ;  et  M.  de  Montaigu ,  n'ayant  qu'un 
petit  abbé ,  appelé  de  Binis  ,  qui  écrivoit  sous  le 
secrétaire  et  n'étoit  pas  en  état  d'en  remplir  la 
place ,  eut  recours  à  moi.  Le  chevalier  son  frère, 
homme  d'esprit ,  me  tourna  si  bien ,  me  faisant 
entendre  qu'il  y  avoit  des  droits  attachés  à  la 
place  du  secrétaire,  qu'il  me  fit  accepter  les  mille 
francs.  J'eus  vingt  louis  pour  mon  voyage  ,  et  je 
partis. 

A  Lyon  j'aurois  bien  voulu  prendre  la  route 
du  Mont-Genis  pour  voir  en  passant  ma  pauvre 
maman  ;  mais  je  descendis  le  Rhône,  et  fus  m'em.- 
barqucr  à  Toulon  pour  (rênes,  tant  par  raison 
d'économie,  que  pour  prendre  un  passe-port  de 
M.  de  Mirepoix  qui  commandoit  alors  en  Pro- 
vence, et  à  qui  j'étois  adressé.  M.  de  Montaigu, 
ne  pouvant  se  passer  de  moi,  m'écrivoit  lettre 
sur  lettre  pour  presser  mon  voyage.  Un  Inci- 
dent le  retartla. 

C'étoit  le  temps  de  la  peste  de  Messine.  La 
flotte  angloise  y  avoit  mouillé,  et  visita  lu  le- 
'4.  3 


34  LES   COJSFESSIONS. 

loiique  sur  laquello  j  etois.  Cela  nous  assujettit, 
en  arrivant  à  (Jéncs  après  une  lonfjue  et  fati- 
gante traversée,  à  une  quarantaine  de  vin{;t-un 
jours.  On  donna  le  choix  aux  passaj>ers  de  la 
faire  à  l)ord  ,  ou  au  lazaret,  dans  lequel  on  nous 
prévint  que  nous  ne  trouverions  que  les  quatre 
murs,  parccqu  on  n'avoit  pas  encore  eu  le  temps 
de  le  meubler.  Tous  choisirent  la  felou(jue.  I/in- 
supportahle  chaleur,  lespace  étroit,  limpossi- 
l)ilité  d'y  marcher,  la  vermine,  me  firent  préfé- 
rer le  lazaret ,  à  tout  risque.  Je  fus  conduit  dans 
un  grand  hâtinient  à  deux  ('tapes  ahsohunent 
iiu,  oi-i  je  ne  trouvai  ni  ienêtre,  ni  lit ,  ni  table, 
ni  chaise ,  pas  même  un  escabeau  pour  m'as- 
seoir,  ni  une  botte  de  paille  pour  me  coucher. 
On  m'apporta  inon  manteau,  mon  sac  de  nuit, 
mes  deux  malles  ;  on  ferma  sur  moi  de  grosses 
portes^  grosses  serrures,  et  je  restai  là,  maître 
de  me  promener  à  mon  aise  de  chaud )re  eu 
chambre  et  d étage  en  étage,  trouvant  par-tout 
la  même  solitude  et  la  même  nudité. 

Tout  cela  ne  me  fit  pas  repentir  d'avoir  choisi 
le  lazaret  plutôt  (jue  la  felou(pu\  et ,  comme  un 
autre  liobinsou,  je  me  mis  à  m  arranger  pour 
mes  vingt-un  jours  comme  j'aurois  pu  faire  pour 
toute  ma  vie.  J  eus  d'abord  l'amusement  d'aller 
à  la  (basse  aux  poux  que  j'avois  gagnés  dans  la 
feloiVpie.  Quand,  a  force  de  (lianj'/r  de  linge 
et  de  bardes,  je  me  fus  ciiliii  rendu  nel  ,  je  pro- 
cédai à  ranu'ublement  de  la  chand)re  que  je 
m'étois  choisie.  Je  me  fis  un  bon  matelas  de  mes 


PARTIE    II,    LIVRE   VII.  35 

vestes  et  de  mes  chemises ,  des  draps  de  plu- 
sieurs serviettes  que  je  cousis,  une  couverture 
de  ma  robe-de-chambre  ,  un  oreiller  de  mon 
manteau.  Je  me  fis  un  siège  d'une  malle  posée  à 
plat,  et  une  table  d'une  autye  que  je  mis  de 
champ.  Je  tirai  du  papier,  une  écritoire;  j'ar- 
rangeai en  manière  de  bibliothèque  une  dou- 
zaine de  livres  que  j'avois.  Bref,  je  m'accommo- 
dai si  bien,  quà  1  exception  des  rideaux  et  des 
fenêtres,  j'étois  presque  aussi  commodément  à 
ce  lazaret  qu'à  mon  jeu  de  paume  de  la  rue  Ver- 
delet; Mes  repas  étoient  servis  avec  beaucoup 
de  pompe-  deux  grenadiers,  la  baïonnette  au 
bout  du  fusil ,  les  escortoient  :  l'escalier  étoit 
ma  salle  à  manger,  le  haut  du  palier  me  servoit 
de  table ,  la  marche  inférieure  me  servoit   de 
siège;  et,  quand  mon  dîné  étoit  servi,  l'on  son- 
noit  en  se  retirant  une  clochette  pour  m'avertir 
de  me  mettre  à  table.  Entre  mes  repas  ,  quand 
je  ne  lisois  ni  n'écrivois ,  ou  que  je  ne  travaillois 
|)as  à  mon  ameublement,  j'allois  me  promener 
dans  le  cimetière  des  protestants ,  qui  me  ser- 
voit de  cour,  ou  je  montois  dans  une  lanterne 
qui  donnoit  sur  le  port,  et  d'où  je  pouvois  voir 
entrer  et  sortir  les  navires.  Je  passai  de  la  sorte 
quatorze  jours  ;  et  j'y  aurois  passé  la  vingtaine 
entière  sans  m'cnnuyer  un  moment ,  si  M.  de 
Jonville,  envoyé  de  France ,  à  qui  je  fis  parvenir 
une  lettre  vinaigrée,  parfumée,  et  demi  brûlée, 
n'eût  fait  abréger  mon  temps  de  huit  jours:  je 
Jcs  allai  passer  chez  lui   et  je  me  trouvai  mieux, 


36  LES  CONFESSIONS, 

je  l'avoue ,  d\\  pîte  tic  sa  maison  que  de  celui  du 
la/ai  et.  11  me  lit  force  caresses.  Dupont,  son  se- 
crétaire, étoit  un  bon  garçon,  <jui  me  mena, 
tant  à  Gênes  qu'à  la  campagne,  dans  plusieurs 
maisons  où  Ion  s'amusoit  assez;  et  je  liai  avec 
lui  connoissance  et  correspondance,  (jue  nous 
entretînmes  fort  long-temps.  Je  poursuivis  agrêa- 
})lement  ma  route  à  travers  la  liOmbardie;  je 
vis  Milan,  V^érone,  Bresse,  Padoue;  et  j  arrivai 
enfin  à  Venise  impatiemment  attendu  par  mon- 
sieur l'ambassadeur. 

.le  trouvai  des  tas  de  dépêclies  tant  de  la  cour 
que  des  autres  ambassadeurs,  dont  il  n'a  voit  pu 
lire  ce  qui  étoit  chiffré  ,  quoiqu'il  eût  tous  les 
chiffres  nécessaires  pour  cela,  N'ayant  jamais 
travaillé  dans  aucun  bureau,  ni  vu  de  ma  vie 
lin  chiflic  de  ministre,  je  craignis  d abord  d'ê- 
tre embarrassé.  Mais- je  trouvai  que  rien  n'étoit 
plus  simple:  et,  en  moins  de  huit  jours,  jeus 
déchiffré  le  tout,  qui  assurément  n'en  valoit  pas 
la  peine;  car,  outre  que  1  ambassade  de  Venise 
■est  toujours  assez  oisive,  ce  n'étoit  pas  à  ce  pau- 
vre homme  qu'on  eût  voulu  confier  la  moindre 
négociation.  Il  s'étoit  trouvé  dansim  jpand  em- 
barras jus(pi'à  mon  arrivée,  ne  sachant  ni  dic- 
ter, ni  écrire  lisiblement,  .le  lui  étois  très  mile; 
il  le  sentit,  et  me  traita  bien.  \\\  auti-e  motif 
l'y  portoit  encore.  J)oj)uis  M.  de  TrouJav,  son 
prédécesseur,  dont  la  tête  s'étoit  dérangée,  le 
consid  de  France,  appelé  M.  liC  lilond  ,  étoit 
resté  chargé  des  affairco  de  rand)assade;  et ,  de- 


PARTIE    II,    LIVRE   VII.  87 

puis  Farrivée  de  M.  de  Montaigu,  il  continuoit 
do  les  faire  jusqu'à  ce  qu  il  rjcût  mis  au  fait.  M.  de 
Montaigu,  jaloux  qu'un  autre  fit  son  métier, 
quoique  lui-même  n'y  entendît  rien  ,  prit  en 
guignon  le  consul;  et ,  sitôt  que  je  fus  arrivé  ,  il 
lui  ôta  les  fonctions  de  secrétaire  d'ambassade 
pour  me  les  donner.  Elles  étoient  inséparables 
du  titre;  il  me  dit  de  le  prendre.  Tant  que  je 
restai  près  de  lui,  jamais  il  n'envoya  que  moi 
sous  ce  titre  au  sénat  et  cliez  son  confèrent  ;  et, 
dans  le  fond ,  il  étoit  fort  naturel  qu'il  aimât 
mieux  avoir  pour  secrétaire  d'ambassade  un 
homme  à  lui  qu'un  consul  ou  un  commis  des 
bureaux  nommé  par  la  cour. 

Gela  rendit  ma  situation  assez  agréable,  et 
empêcha  ses  gentilshommes  qui  étoient  Italiens, 
ainsi  que  ses  pages  et  la  plupart  de  ses  gens ,  de 
me  disputer  la  primauté  dans  sa  maison.  Je  me 
servis  avec  succès  de  l'autorité  qui  y  étoit  atta- 
chée pour  maintenir  son  droit  de  liste,  c'est-à^ 
dire  la  franchise  de  son  quartier,  contre  les  ten- 
tatives qu'on  fit  plusieurs  fois  pour  l'enfreindre, 
et  auxquelles  ses  officiers  vénitiens  n'avoient 
garde  de  résister.  Mais  aussi  je  ne  souffris  jamais 
qu'il  s'y  réfugiât  des  bandits  ,  quoiqu'il  m'en  eût 
pu  revenir  des  avantages  dont  son  excellence 
n'auroit  pas  dédaigné  sa  part.  Elle  osa  même  la 
réclamer  sur  les  droits  du  secrétariat,  qu'on  ap- 
peloit  la  chancellerie.  On  étoit  en  guerre  ;  il  ne 
laissoit  pas  d'y  avoir  bien  des  expéditions  de 
passe-ports.  Chacun  de  ces  passo-ports  payoit 


38  LES   CONFESSIONS, 

un  sequin  au  secrétaire  qui  rexpédioit  et  le  con* 
tre-sig^noit.  Tous  rne.^  prédécesseurs  s'étoieut  fait 
payer  indistinctement  ce  sequin  tant  des  Fran- 
çois que  des  étranf^ers.  Sans  être  François ,  je 
trouvai  cet  usage  injuste,  et  je  Tabroj^eai  pour 
les  François  :  mais  j'exigeai  si  n^Toureusement 
mon  droit  de  tout  autre,  que  le  marquis  Scotti, 
frère  du  favori  de  la  reine  d'Espagne,  m  ayant 
fait  demander  un  passe-port  sans  in'envover  le 
sequin, 'je  le  lui  fis  demantler,  hardiesse  que  le 
vindicatif  Italien  n'oublia  pas.  Dès  qu'on  sut  la 
réforme  que  j'avois  faite  dans  la  taxe  des  passe- 
ports, il  ne  se  présenta  plus  pour  en  avoir  que 
des  foules  de  prétendus  l'rancoi.s,  qui^  dans  des 
baragouins  abominables  ,  se  disoient,  l'un  Pro- 
vençal, l'autre  Picard,  l'autre  Bourguignon.  Com- 
me j  ai  l'oreille  assez  fine,  je  n'en  fus  guère  la 
dupe;  et  je  doute  qu'un  seul  Italien  m'ait  souf- 
flé mon  sequin.  J'eus  la  bêtise  de  dire  à  M.  de 
•IMontaigu,  qui  ne  savoit  rien  de  rien,  ce  que  j'a- 
vois fait.  Ce  mot  de  sequin  lui  fit  ouvrir  les 
oreilles;  et,  sans  me  dire  son  avis  sur  la  sup- 
pression de  ceux  des  François,  il  prétendit  (pie 
j'entrasse  en  compte  avec  lui  sur  les  autics,  me 
promettant  des  avantages  é([uivalents.  Plus  in- 
digné de  cette  bassesse  qu'affecté  par  mon  inté- 
rêt,  je  rejetai  hautement  sa  proposition  ;  il  in- 
sista, je  m'échauffai.  \on,  monsieui-,  lui  dis-je 
tïès  vivenuMit  ,  (pie  votre  «'xcellence  garde  ce  (pii 
est  à  elle,  et  me  laisse  ce  cpii  est  à  moi;  je  ne 
lui  en  céderai  jamais  un  sou.  Voyant  qu  il  ne 


PARTIE    II,   LIVRE   VII.  89 

gagneroit  rien  par  cette  voie  ,  il  en  prit  une  au- 
tre ,  et  n'eut  pas  honte  de  nie  dire  que,  puisque 
j'avois  les  profits  de  sa  chancellerie ,  il  étoit  juste 
que  j'en  fisse  les  frais.  Je  ne  voulus  pas  chicaner 
sur  cet  article  ;  et  depuis  lors  j'ai  fourni  de  mon 
argent  encre,  papier,  cire,  bougie,  nonipareille, 
et  tout  le  reste,  sans  qu'il  m'en  ait  jamais  rem- 
boursé un  liard.  Gela  ne  m'empêcha  pas  de  faire 
une  petite  part  du  produit  des  passe-ports  à 
l'abbé  de  Binis,  bon  garçon,  et  bien  éloigné  de 
prétendre  à  rien  de  semblable.  S'il  étoit  com- 
plaisant envers  moi,  je  n'étois  pas  moins  hon- 
nête envers  lui,  et  nous  avons  toujours  bien  vécu 
ensemble. 

Sur  l'essai  de  ma  besogne,  je  la  trouvai  moins 
embarrassante  que  je  n'a  vois  craint  pour  un 
homme  sans  expérience  ,  auprès  d  un  ambassa- 
deur qui  n'en  avoit  pas  davantage  ,  et  dont , 
pour  surcroît ,  l'ignorance  et  l'entêtement  con- 
trarioient  comme  à  plaisir  tout  ce  que  le  bon 
sens  et  quelques  lumières  m'inspirbient  de  bien 
pour  son  service  et  celui  du  roi.  Ce  qu  il  fit  de 
plus  raisonnable  fut  de  se  lier  avec  le  marquis 
Mari ,  ambassadeur  d  Espagne  ,  homme  adioit 
et  fin  ,  qui  l'eût  mené  par  le  nez  s'il  eût  vou- 
lu ,  mais  qui,  vu  l'union  d'intérêt  des  deux  cou- 
ronnes ,  le  conseilloit  assez  bien ,  si  l'autre  n'eût 
gâté  ses  conseils  en  fourrant  toujours  du  sien 
dans  leur  exécution.  La  seule  chose  qu'ils  eus- 
sent à  faire  de  concert  étoit  d'engager  les  Véni 
tiens  à  maintenir  la  neutralité.  Ceux-ci  ne  maii- 


io  LES   CONFESSIO^'S. 

quoient  pas  de  ])i  otostcr  fie  leur  fidélité  à  1  oh- 
server ,  tandis  qu  ils  fournissoienl  pid)li(jiienient 
des  munitions  aux.  troupes  autrichiennes  et 
même  des  recrues,  sous  prétexte  de  désertion. 
M  de  Montaifju  ,  qui,  je  crois,  vouloit  plaire 
à  la  répuhlique,  ne  manquoit  pas  aussi,  mal- 
gré mes  représentations,  de  me  faire  assurer, 
dans  toutes  ses  dépêches,  qu'elle  n'enfreindroit 
jamais  la  neutralité.  L'entêtement  et  la  stupi- 
dité de  ce  pauvre  homme  me  faisoient  écrire  et 
faire  à  tout  moment«des  extravafjances  dont  j'c- 
tois  hien  forcé  d  être  laj^ont,  puisqu'il  le  voidoit, 
mais  qui  ine  rendoient  quehpiclois  mon  métier 
insupportable  et  même  presque  inq^raticahle.  H 
vouloit  absolument  (jue  la  plus  grande  partie 
de  sa  dépêche  au  roi  et  de  celle  au  ministre  fût 
en  chiffres,  quoique  lune  et  lautre  ne  contînt 
absolument  rien  qui  demandât  cette  précaution. 
Je  lui  représentai  (pi entre  le  vendredi,  (ju  arri- 
voient  les  dcpêclies  de  la  cour,  et  le  samedi 
que  partoient  les  nôtres  ,  il  n'y  avoit  pas  assez 
de  temps  pour  l'employer  à  tant  de  chiffres  et 
à  la  forte  correspondance  dont  j  étois  charge 
par  le  même  courrier.  11  trouva  à  cela  un  expé- 
dient admirable;  ce  fut  de  faire  dès  le  jeudi  la 
réponse  aux  dépêches  qui  dévoient  arriver  le 
len<lemain.  Cette  idée  lui  parut  si  heureusement 
trouvée,  que,  (pioi  que  je  pusse  lui  dire  siu' 
l'impossibilité,  sur  l'absurdité  de  son  exécution, 
il  en  fallut  passer  par-là,  et  ,  tout  le  tenq)s  que 
j'ai  demeuré  cbez  lui ,  après  avoir  tenu  note  de 


PARTIE   II,   LIVRE   VII.  4' 

quelques  mots  qu'il  me  disoit  dans  la  semaine 
à  la  volée ,  et  de  quelques  nouvelles  triviales 
que  j  allois  écumant  par-ci  par-là  ,  muni  de  ces 
uniques  matériaux,  je  ne  manquois  jamais  le 
jeudi  matin  de  lui  porter  le  brouillon  des  de- 
pêches  qui  dévoient  partir  le  samedi ,  sauf  quel- 
ques additions  ou  corrections  à  faire  sur  celles 
qui  dévoient  venir  le  vendredi,  et  auxquelles  les 
nôtres  servoient  de  réponses.  Il  avoit  un  autre 
tic  fort  plaisant  ,  et  qui  donnoit  à  sa  corres- 
pondance un  ridicule  difficile  à  imaginer  ;  c'étoit 
de  renvoyer  cliafjue  nouvelle  à  sa  source ,  au 
lieu  de  lui  faire  suivre  son  cours.  Il  marquoit 
à  M.  Amelot  les  nouvelles  de  la  cour,  à  M.  de 
Maurepas  celles  de  Paris,  à  M.  d'Havrincourt 
celles  de  Suéde  ,  à  M.  de  La  Cliétardie  celles  de 
Pétersbourg ,  et  quelquefois  à  chacun  celles  qui 
venoient  de  lui-même  ,  en  termes  un  peu  dif- 
férents.   Comme  de  tout  ce  que  je  lui  portois 
à  signer    il  ne  parcouroit  que  les  dépêches  de  la 
cour ,  et  signoit  celles  pour  les  autres  ambassa- 
deurs sans  les  lire,  cela  me  rendoit  un  peu  plus 
le  maître  de  tourner  ces  dernières  à  ma  mode, 
et  j'y  fis  au  moins  croiser  les  nouvelles.  Mais  il 
me  fut  impossible  de  donner  un  tour  raison- 
nable aux  dépêches  essentielles;  heureux  encore 
quand  il  ne  s'avisoit  pas  d'y  larder  impromptu 
quelques  lignes  de  son  estoc  ,  qui  me  forroient 
de  retourner  transcrire  en  hâte  toute  la  dépêche 
ornée  de  cette  nouvelle  impertinence,  à  laquelle 
il  Calloit  donner  Ihonneur  du  chiffre ,  sans  quoi 


42  LES   CONFESSIONS, 

il  ne  l'auFoit  pas  siyucc.  Je  fus  tenté  vingt  fois , 
pour  l'amour  de  sa  gloire,  de  chiffrer  autre  chose 
que  ce  quil  avoit  dit;  mais  ,  sentant  que  rien  ne 
pouvoit  autoriser  une  pareille  infidélité,  je  le 
laissai  délirer  à  ses  ris([ucs,  content  de  lui  par- 
ler avec  franchise,  et  de  remplir  aux  miens  mon 
devoir  auprès  de  lui. 

C  est  ce  que  je  fis  toujours  avec  une  droiture , 
un  zélé  et  un  courage  qui  méritoient  de  sa  part 
une  autre  récompense  que  celle  que  j'en  reçus 
à  la  fin.  Il  étoit  temps  que  je  fusse  une  fois  ce 
que  le  ciel  ,  qui  m'avoit  doué  d  un  heureux  na- 
turel ,  ce  que  l'éducation  que  javois  recrue  de  la 
meilleure  des  femmes ,  ce  (jue  celle  que  je  m'é- 
tois  donnée  à  moi-même,  m'avoit  fait  être,  et 
je  le  fus.  Livré  à  moi  seul ,  sans  ami,  sans  con- 
seil, sans  expérience,  en  pays  étranger,  servant 
nne  nation  étrangère,  au  milieu  d'une  foule  de 
fripons  qui ,  pour  leur  intérêt  et  pour  écarter  le 
scandale  du  hon  cxtMupIc,  me  tcntoient  de  les 
imiter;  loin  d  en  rien  faire,  je  servis  hien  la  Fran- 
ce, à  qui  je  ne  dcvois  rien,  et  mieux  fambassa- 
deur,  comme  il  étoit  juste,  en  tout  ce  qui  dé- 
pendit de  moi.  Irréprochable  dans  un  poste 
asse?  en  vue,  je  méritai,  j'obtins  l'estime  de  la 
Tépul)li(jnc,  celle  de  tous  \cs  and)assadeurs  avec 
qui  nous  étions  en  correspondance  ,  <  t  laffec- 
tion  de  tous  les  François  établis  à  Venise,  sans 
en  excepter  le  consid  même,  que  je  supplantois 
à  regret  dans  des  fonctions  «jue  je  savois  lui  être 


PARTIE    II,    LIVRE   VII.  /^3 

dues,  et  qui  me  donnoient  plus  d'embarras  que 
de  plaisir. 

M.  de  Montaigu,  livré  totalement  au  marquis 
Mari,  qui  n'entroit  pas  dans  le  détail  de  ses  de- 
voirs, les  négligeoit  à  tel  point  que,  sans  moi,  les 
François  qui  étoient  à  Venise  ne  se  seroient  pas 
aperçus  qu'il  y  eût  un  ambassadeur  de  leur  na- 
tion. Toujours  éeonduits,  sans  qu'il  voulût  les 
entendre,  lorsqu'ils  avoient  besoin  de  sa  pro- 
tection, ils  se  rebutèrent ,  et  l'on  n'en  voyoit  plus  « 
aucun,  ni  à  sa  suite  ni  à  sa  table,  où  il  ne  les 
invita  jamais.  Je  fis  souvent  de  mon  cbef  ce 
qu'il  auroit  dû  faire  :  je  rendis  aux  François  qui 
avoient  recours  à  lui  ou  à  moi  tous  les  services 
qui  étoient  en  mon  pouvoir.  En  tout  autre  pays 
j'aurois  fait  davantage;  mais  ne  pouvant  voir 
personne  en  place,  à  cause  de  la  mienne,  j'étois 
forcé  de  recourir  souvent  au  consul,  et  le  con- 
sul,  établi  dans  le  pays  où  il  avoit  sa  famille, 
avoit  des  ménagements  à  garder,  qui  l'empc- 
cboient  de  faire  ce  qu'il  auroit  voulu.  Quelque- 
fois ,  cependant ,  le  voyant  mollir  et  n'oser  parler, 
je  m'aventurois  à  des  démarcbes  basardcuses  , 
dont  plusieurs  m'ont  réussi.  Je  m'en  rappelle  une 
dont  le  souvenir  me  fait  encore  rire.  On  ne  se 
douterôit  guère  r|ue  c'est  à  moi  que  les  amateurs 
du  spectacle  à  Paris  ont  dû  Coralline  et  sa  sœur 
Camille  :  rien  cependant  n'est  plus  vrai.  Véro- 
nèse,  leur  père,  s'étoit  engagé  pour  la  troupe 
italienne,  et,  après  avoir  reçu  deux  mille  francs 


44  I-ES   CONFESSIONS. 

pour  son  voya{]c,  au  lieu  de  partir,  il  s'cloit 
tranquillement  mis  à  Venise  au  théâtre  de  Saint- 
Luc  (i),  où  Goralline,  tout  enfant  quelle  étoit 
encore,  attiroit  beaucoup  de  monde.  M.  le  duc 
de  Gcsvres,  comme  premier  {jcntiihomuK^  de  la 
chambre,  écrivit  à  Tambassadeur  pour  réclamer 
le  père  et  la  fille.  M.  de  Montai^u  me  donna  la 
lettre,  et,  pour  toute  instruction,  me  dit,  Voyez 
cela.  .1  allai  chez  M.  Le  Blond  le  prier  de  parler 
^  au  patricien  à  qui  appartenoit  le  théâtre  de 
Saint-Luc,  et  qui  étoit,  je  crois,  un  Zusliniani, 
afin  qu  il  renvoyât  Véroncse  qui  étoit  enf;a(ié  au 
service  du  roi.  Le  Blond,  qui  ne  se  soucioit  pas 
trop  de  la  commission,  la  fit  mal.  Zustiniani 
battit  la  campaj^nc,  et  Véronèse  ne  fut  point 
renvoyé.  J  étois  pi([ué.  L  on  étoit  en  carnaval  ; 
ayant  pris  la  bahutte  et  le  masque ,  je  me  fis 
mener  au  palais  de  Zustiniani.  Tous  ceux  qui 
virent  entrer  ma  {^ondoie  avec  la  livrée  de  lam- 
Jjassadeur  furc^nt  frajipés  :  Venise  navoil  |am;iis 
vu  pareille  chose.  .1  entre,  je  me  tais  annoncer 
sous  le  nom  duna  siora  Maschera.  Sitôt  (pie  je 
fus  introduit ,  j  otai  mon  mascpie  et  je  me  nom- 
mai. Le  sénateur  pâlit ,  et  resta  stupéfait.  Mon- 
sieur, lui  dis-je,  c'est  à  re};ret  <pie  j  inq>ortune 
votre  Lminenee  de  ma  visite;  mais  vous  avez  à 
votre  théâtre  de  Saint-Luc  un  homme  nonnné 
Véronèse  qui  est  enj^afié  au  service  du  roi,  et 

(i)  Je  suis  en  doute  si  ce  n't-toil    point  Sainf-Sontiicl. 
Les  noms  propres  in'éclhTppeni  iibsoliiineni. 

((Jptic  note  n'est  point  ilans  \c  luiinustrit  ;iuto;;r;iplie.  ) 


PARTIE    II,    LIVRE    VU.  45 

qu'on  vous  a  fait  demancîerinutilemeiU:  je  viens 
le  réclamer  au  nom  de  sa  majesté.  Ma  courte 
harangue  fit  effet.  A  peine  étois-je  parti  que  mon 
homme  courut  rendre  compte  de  son  aventure 
aux  inquisiteurs  détat,  qui  lui  lavèrent  la  tête. 
Véronèse  fut  congédié  dès  le  jour  même.  Je  lui 
fis  dire  que  s  il  ne  partoit  dans  la  huitaine,  je  le 
ferois  arrêter,  et  il  partit. 

Dans  une  autre  occasion,  je  tirai  de  peine  un 
capitaine  de  vaisseau  marchand,  par  moi  seul 
et  presque  sans  le  concours  de  personne.  Il  s'ap- 
peloit  le  capitaine  Olivet  de  Marseille.  Son  équi- 
page avoit  pris  quereile  avec  des  Esclavons  au 
service  de  la  répuhlifjue;  il  y  avoit  eu  des  voies 
de  fait,  et  le  vaisspau  avoit  été  mis  aux  arrêts 
avec  une  telle  sévérité,  que  personne,  excepté 
le  seul  capitaine  ,  n  y  pouvoit  ahorder  ni  en  sor- 
tir sans  permission,  11  eut  recours  à  l'amhassa- 
<leur ,  qui  fenvoya  promener  :  il  fut  au  consul, 
qui  lui'dit  que  ce  n  etoit  pas  une  affaire  de  com- 
merce ,  et  qu  il  ne  pouvoit  s'en  mêler  ;  ne  sachant 
plus  que  faire,  il  revint  à  moi.  Je  représentai  à 
M.  de  Montaigu  quil  devoit  me  permettre  de 
donner  sur  cette  affaire  un  mémoire  au  sénat  , 
je  ne  me  yaopelle  ])as  s'il  y  consentit  et  si  je  pré- 
sentai le  mémoire;  mais  je  me  rappelle  bien  que 
mes  démarches  n'ahoutissant  à  rien  ,  et  l'em- 
bargo durant  toujours  ,  je  pris  un  parti  qui  me 
réussit.  J'insérai  la  relatioîi  de  cette  affaire  dans 
une  dépêche  à  M.  de  ISiauîcpas  ,  et  jius  même 
assez  de  peine  à  faire  consentir  M.  de  Montaigu 


46  LES  CONFESSIONS, 

à  passer  cet  article.  Je  savois  que  nos  dépèches . 
sans  valoir  trop  la  peine  d'ctre  ouvertes,!  etoient 
à  Venise.  J  en  avois  la  preuve  dans  les  articles 
quej'en  trouvois  mot  pour  mot  dans  la  gazette  : 
infidélité  dont  j'avois  inutilement  porté  l'ambas- 
sadeur à  se  plaindre.  Mon  objet,  en  parlant  de 
cette  vexation  dans  la  dépêche  ,  étoit  de  tirer 
parti  de  leur  curiosité  pour  leur  faire  peur,  et 
les  engagera  délivrer  le  vaisseau;  car  s'il  eût  fallu 
attendre  pour  cela  la  réponse  de  la  cour,  le  ca-- 
pitaine  étoit  ruiné  avant  qu  elle  fut  venue.  Je  fis 
plus ,  je  me  rendis  au  vaisseau  pour  interroger 
l'équipage.  Je  pris  avec  moi  l'abbé  Patizel ,  chan- 
celier du  consulat,  qui  ne  vint  qu'à  contre-cœur, 
tant  ces  pauvres  gens  craignt>ient  tous  de  dé- 
plaire au  sénat.  Ne  pouvant  monter  à  bord  à 
cause  de  la  défense  ,  je  restai  dans  ma  gondole, 
et  j'y  dressai  mon  verbal ,  interrogeant  à  haute 
voix  et  successiveiTient  tous  les  gens  de  l'équi- 
page ,  et  dirigeant  mes  questions  de  manière  à 
tirer  des  réponses  (pii  leur  fussent  avanta{;eu- 
ses.  Je  voulus  engaj'/r  l'atizel  à  faire  les  inter- 
rogations et  le  verbal  lui-même,  ce  qui  en  effet 
étoit  })lus  de  son  métier  (pie  i\n  mien  :  il  n'y 
voulut  jamais  consentir,  et  ne  dit  pi^is  un  seul 
mot.  Cette  démarche,  un  peu  hardie,  eut  ce- 
pendant un  heureux  succès,  et  le  vaisseau  fut 
délivré  long-temps  avant  la  réponse  du  minis- 
tre. Le  capitaine  voidut  me  fair(^  un  |)r(''scnt. 
iians  n\o.  lâcher  je  lui  dis,  en  lui  lraj)|)aut  sur 
Vépaulo  :  Gapitainç  Olivet,  crois-tu  (jue  celui 


PARTIE    11,    LIVRE    VII.  4; 

qui  ne  reçoit  pas  des  François  un  droit  de  passe- 
port qu'il  trouve  établi,  soit  homme  à  leur  ven- 
dre la  protection  du  roi  ?  Il  voulut  au  moins  me 
donner  sur  son  bord  un  dîné  que  j'acceptai ,  et 
où  je  menai  le  secrétaire  d'ambassade  d'Espa- 
gne ,  nommé  Garrio ,  homme  de  mérite  et  très 
aimable,  qu'on  a  vu  depuis  secrétaire  d'ambas- 
sade à  Paris  et  chargé  des  affaires,  avec  lequel  je 
m  étois  intimement  lié  à  l'exemple  de  nos  am- 
bassadeurs. 

Heureux  si ,  lorsque  je  faisois  avec  le  plus  par- 
fait désintéressement  tout  le  bien  que  je  pouvois 
faire ,  j'avois  su  mettre  assez  d'ordre  et  d'atten- 
tion dans  tous  ces  menus  détails  pour  n'en  être 
pas  moi-même  la  dupe  ,  et  servir  les  autres  à 
mes  dépens  !  Mais  dans  des  places  comme  celle 
que  j'occupois ,  où  les  moindres  fautes  ne  sont 
pas  sans  conséquence,  j  épuisois  toute  mon  at- 
tention pour  n  en  point  faire  contre  mon  ser- 
vice ;  je  fus  jusqu'à  la  fin  du  plus  grand  ordre 
et  de  la  plus  grande  exactitude  dans  tout  ce 
qui  regardoit  mon  devoir  essentiel.  Hors  quel- 
ques erreurs  qu'une  précipitation  forcée  me  fit 
faire  en  chiffrant  et  dont  les  commis  de  M.  Ame- 
lot  se  plaignirent  une  fois,  ni  l'ambassadeur,  ni 
persoiiiije,  n'eut  jamais  à  me  reprocher  une  seule 
négligence  dans  aucune  de  mes  fonctions  :  mais 
je  manquois  parfois  de  mémoire  et  de  soin  dans 
les  affaires  particulières  dont  je  me  chargeois  ; 
et  l'amour  de  la  justice  m'en  a  toujours  fait  sup- 
porter le  préjudice  de  mon  propre  mouvement, 


48  LES   CONFESSIONS, 

avant  que  personne  songeât  à  se  plaindre.  Je 
n'en  citerai  <[ifuu  seul  trait,  qui  se  rapporte  à 
mon  départ  de  Venise ,  et  dont  j  ai  senti  le  contre- 
coup dans  la  suite  à  Paris. 

Notre  cuisinier,  appelé  Rousselot,  avoit  ap- 
porté de  France  un  ancien  billet  de  deux  cents 
francs,  qu'un  pcrruL|uier  de  ses  amis  avoit  d'un 
noble  vénitien  appelé  Zanetto  Nani,  pour  four- 
niture de  perruques.  Rousselot  m'apporta  ce  bil- 
let, me  priant  de  tâcbcr  d'en  tirer  quelque  cliose 
par  accommodement.  Je  savois  ,  il  savoit  aussi 
que  l'usaf^fe  constant  des  nobles  vénitiens  est  de 
ne  jamais  payer,  de  retour  dans  leur  patrie  ,  les 
dettes  qu'ils  ont  contractées  en  pavs  ctran{;er; 
quand  on  les  y  veut  contraindre,  ils  consument 
en  tant  de  lon{>ueuis  et  de  frais  le  inallieureux 
créancier,  qu'il  se  rebute,  et  bnit  par  tout  aban- 
donner ou  s  accommoder  presque  pour  rien.  Je 
priai  M.  Le  Blond  de  parler  à  Zanetto  ;  celui-ci 
convint  du  billet,  non  du  paiement.  A  force  de 
])atailler  il  ])romit  eidin  tiois  sequins.  Quand  Le 
Blond  lui  porta  le  billet  ,  les  trois  sequins  ne  se 
trouvèrent  pas  prêts  ;  il  fallut  attendre.  Durant 
cette  attente  survint  ma  querelle  avec  l'ambas- 
sadeur ,  vt  ma  sortie  de  cbe/  lui.  Je  laissai  tous 
les  papiers  de  landjassade  dans  le  plus  {^rand 
ordre,  mais  le  J)illet  de  Rousselot  ne  se  trouva 
point.  M.  Le  Blond  m'assura  me  l'avoir  rendu; 
je  le  eounoissois  trop  bonnète  bonime  pour  en 
douter,  mais  il  me  fut  imjxissible  de  me  rap- 
peler ce  quétoit  devenu  ce  billet.  Comme  Za- 


PARTIE    II,    LIVRE    VÏI.  4q 

nctto  avoit  avoué  la  dette  ,  je  priai  M.  I.e  Blond 
de  tâcher  d'en  tirer  les  trois  sequins,  ou  de  l'en- 
gager à  renouveler  le  billet  par  duplicata.  Za- 
netto ,  sachant  le  billet  perdu  ,  ne  voulut  faire 
ni  l'un  ni  l'autre,  .l'oiïris  à  Rousselot  les  trois 
sequins  de  ma  bourse,  pour  l'acquit  du  billet. 
Il  les  refusa,  et  nie  dit  que  je  ni'accomnioderois 
à  Paris  avec  le  créancier  ,  dont  il  nie  donna 
l'adresse.  Le  perruquier,  sachant  ce  qui  sétoit 
passé  ,  voulur  son  billet ,  ou  son  argent  en  en- 
tier. Que  n'aurois-je  point  donné  dans  mon  in- 
dignation pour  retrouver  ce  maudit  billet  !  Je 
payai  les  deux  cents  francs  ,  et  cela  dans  ma 
plus  grande  détresse.  Voilà  comment  la  perte 
du  billet  valut  au  créancier  le  paiement  de  la 
somme  entière,  tandis  que, si  malheureusement 
pour  lui  ce  billet  se  fût  retrouvé ,  il  en  auroit 
difficilement  tiré  les  dix  écus  promis  par  son 
excellence  Zanctto  Nani. 

Le  talent  que  je  crus  me  sentir  pour  mon 
emploi  me  le  fit  remplir  avec  goût  ;  et,  hors  la 
Société  de  mon  ami  de  Carrio ,  du  vertueux  Al- 
tuna,  dont  j'aurai  bientôt  à  parler,  hors  les 
récréations  bien  innocentes  de  la  place  Saint- 
Marc  ,  du  spectacle ,  et  de  quelques  visites  que 
nous  faisions  toujours  ensemble  ,  je  fis  mes  seuls 
plaisirs  de  mes  devoirs.  Quoique  mon  travai 
ne  fût  pas  fort  pénible  ,  sur-tout  avec  l'aide  de 
Va])bé  de  Binis  ,  comme  la  correspondance  étoit 
très  étendue  ,  et  que  nous  étions  en  temps  de 
guerre,  je  ne  laissois  pas  d'être  occupé  raison- 
'4-  4 


5o  LES   CONFESSIONS, 

nablcment.  Je  travaillois  tous  les  jours  une  bonne 
partie  de  la  matinée,  et ,  les  jours  de  courrier, 
quelquefois  jusqu'à  minuit.  Je  consacrois  le  reste 
du  tcixips  à  Tétude  du  métier  que  je  commen- 
çQkis,  et  dans  lequel  je  comptois  bien,  parle 
succès  de  mon  début ,  être  employé  plus  avan- 
tageusement dans  la  suite.  En  effet ,  il  n'y  avoit 
qu'une  voix  sur  mon  compte,  à  commencer  par 
celle  de  lambassadeur,  qui  se  louoit  bautement 
de  mon  service,  qui  ne  s'en  est  jamais  plaint, 
et  dont  toute  la  fureur  ne  vint  dans  la  suite  que 
de  ce  que  ,  m'étant  plaint  inutilement  moi- 
même  ,  je  voulus  avoir  enfin  mon  congé.  Les 
ambassadeurs  et  ministres  du  roi  ,  avec  qui  nous 
étions  en  correspondance,  lui  faisoient,  sur  le 
mérite  de  son  secrétaire ,  des  compliments  qui 
dévoient  le  flatter,  et  qui,  dans  sa  mauvaise 
tête  ,  produisirent  un  effet  tout  différent.  Il  en 
reçut  un  sur-tout ,  dans  une  circonstance  essen- 
tielle, qu'il  ne  m'a  jamais  pardonné.  Ceci  vaut 
la  peine  d'être  expliqué. 

Il  pouvoit  si  peu  se  gêner  ,  que  ,  le  samedi 
même,  jour  de  presque  tous  les  courriers  ,  il  ne 
pouvoit  attendre  pour  sortir  que  le  travail  fût 
acbevé  ,  et ,  me  talonnant  sans  cesse  pour  expé- 
dier les  dépêcbes  du  roi  et  des  ministres ,  il 
signoit  en  bâte,  et  puis  couroit  je  ne  sais  où, 
laissant  la  plupart  des  autres  lettres  sans  signa- 
ture, ce  qui  me  forçoit ,  quand  ce  n'étoit  que 
des  nouvelles,  de  les  tourner  en  bulletins;  mais 
lorscpiil  sagissoit  d'affaires  qui  rcgardoient  le 


PARTIE   lî,   LIVRE    VIT.  5i 

service  du  roi ,  il  falloit  bien  que  quelqu'un 
signât ,  et  je  signois.  J'en  usai  ainsi  pour  un 
avis  important  que  nous  venions  de  recevoir  de 
M.  Vincent ,  chargé  des  affaires  du  roi  à  Vienne. 
C'ctoit  dans  le  temps  que  le  prince  deLobkowitz 
lîiarchoit  à  Naples  ,  et  que  le  comte  de  Gages  fit 
cette  mémorable  retraite,  la  plus  belle  manœuvre 
de  guerre  de  tout  le  siècle,  et  dont  l'Europe  a 
trop  peu  parlé.  L'avis  portoit  qu'un  homme  , 
dont  M.  Vincent  nous  envoyoit  le  signalement, 
partoit  de  Vienne  et  devoit  passer  à  Venise , 
allant  furtivement  dans  l'Abruzze ,  chargé  d'y 
faire  soulever  le  peuple  à  l'approche  des  Autri- 
chiens. En  l'absence  du  comte  de  Montaigu ,, 
qui  ne  s'intéressoit  à  rien,  je  fis  passer  à  M.  le 
manjuis  de  l'Hôpital  cet  avis  si  à  propos  que 
c'est  peut-être  à  ce  pauvre  Jean- Jacques  ,  si  ba- 
foué ,  que  la  maison  de  Bourbon  doit  la  conser- 
vation du  royaume  de  Naples 

Le  marquis  de  l'Hôpital,  en  remerciant  son 
collègue,  comme  il  éloit  juste  ,  lui  parla  de  son 
secrétaire  et  du  service  qu'il  venoit  de  rendre  à 
la  cause  commune.  Le  comte  de  Montaigu,  qui 
avoit  à  se  reprocher  sa  négligence  dans  cette  af- 
faire ,  crut  voir  aussi  dans  ce  compliment  un 
reproche ,  et  m'en  parla  avec  humeur.  J'avois 
été  dans  le  cas  d'en  user  avec  le  comte  de  Cas- 
tellane,  ambassadeur  à  Constantinople,  comme 
avec  le  marquis  dcriiôpital  ,  quoique  en  choses 
moins  importantes.  Gomme  il  n'y  avoit  point 
d'autre  poste  pour  Gonstantinople  que  les  cour- 

4- 


52  LES   COÎÎFESSIONS. 

riers  que  le  sénat  envoyoit  de  temps  en  temps 
à  son  baylc ,  on  donnoit  avis  du  départ  de  ces 
courriers  à  Tanibassadeur  de  France,  pour  qu'il 
pût  écrire  par  cette  voie  à  son  coll(f;uc,  s'il  le 
jugeoit  à  propos.  Cet  avis  venoit  d'ordinaire  un 
jour  ou  deux  à  l'avance  :  mais  on  faisoit  si  peu 
de  cas  de  M.  de  Montaigu  qu'on  se  contentoit 
d  envoyer  chez  lui,  pour  la  forme,  une  heure 
ou  deux  avant  le  départ  du  courrier  ;  ce  qui  me 
mit  plusieurs  fois  dans  la  nécessité  de  faire  la 
dépêche  en  son  absence.  M.  de  Castellane ,  en 
y  répondant ,  faisoit  mention  de  moi  en  termes 
honnêtes  ;  autant  en  faisoit  à  Gènes  M.  de  Jon- 
ville  :  autant  de  nouveaux  griefs. 

J'avoue  que  je  ne  fuyois  pas  loccasion  de  me 
faire  connoître  ;  mais  je  ne  la  cherchois  pas  non 
plus  hors  de  propos,  et  il  me  paroissoit  fort 
juste,  en  servant  bien  , -d'aspirer  au  prix  naturel 
des  bons  services,  fjui  est  lestime  de  ceux  (pii 
sont  en  état  d  en  juger  et  de  les  réconq)enser.  Je 
ne  dirai  pas  si  mon  exactitude  à  remplir  mes 
fonctions  étoit ,  de  la  part  de  l'aml:assadeur,  un 
légitime  sujet  de  plainte,  mais  je  dirai  l)i(  ii  (jue 
cest  le  seul  <juii  ait  articulé  jus'juau  jour  de 
notre  séparation. 

Sa  maison,  qu'il  n'avoit  jamais  n»ise  sur  un 
trop  bon  pied,  se  renq)lis,s<)it  de  canaille:  les 
François  y  étoient  mal  traitts,  les  Italiens  y 
prenoient  l'ascendant  ;  et  ,»mêni('  parmi  eux  ,  les 
Lons  serviteurs  attaches  depuis  loMg-t(inps  à 
l'ambassade  furent  tous  maJLlionnêtenient  chas- 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  53 

ses;  entre  autres,  son  premier  gentilhomme, 
qui  lavoit  été  du  comte  de  Froulay ,  et  ([u'on 
appeloit ,  je  crois  ,  le  comte  Piati ,  ou  d'un  nom 
très  approchant.  Le  second  gentilhomme,  du 
choix  de  M.  de  Montaigu ,  étoit  un  bandit  de 
INIantoue  appelé  Dominique  Yitali,  à  qui  l'am- 
bassadeur confia  le  soin  de  sa  maison ,  et  qui , 
à  force  de  patelinage  et  de  basse  lésine ,  obtint 
sa  confiance  et  devint  son  favori  au  grand  pré- 
judice du  peu  d'honnêtes  gens  qui  y  étoient  en- 
core ,  et  du  secrétaire  qui  étoit  à  leur  tête.  L'œil 
intègre  d'un  honnête  homme  est  toujours  in- 
quiétant pour  les  fripons.  Il  n'en  auroit  pas 
fallu  davantage  pour  que  celui-ci  me  prît  en 
haine  ;  mais  cette  haine  avoit  une  autre  cause 
encore  qui  la  rendit  bien  plus  cruelle.  Il  faut 
dire  cette  cause,  afin  qu'on  me  condamne  si 
j'avois  tort. 

L'ambassadeur  avoit ,  selon  l'usage,  une  loge 
à  chacun  des  cinq  spectacles.  Tous  les  jours  à 
dîner  il  nommoit  le  théâtre  où  il  vouloit  aller  ce 
jour-là;  je  choisissois  après  lui,  et  les  gentils- 
hommes disposoient  des  autres  loges.  Je  prenois, 
en  sortant,  la  clef  de  celle  que  j'avois  choisie. 
Un  jour  Vitali  qui  tenoit  les  clefs  n'étant  pas  là  , 
je  chargeai  le  valet  de  pied  qui  me  servoit  de 
m'apporter  la  mienne  dans  une  maison  que  je 
lui  indicjuai.  Vitali,  au  lieu  de  m'envoycr  ma 
clef,  dit  qu'il  en  avoit  disposé,  .l'étois  d'autant 
plus  outré  que  le  valet-de-picd  m'avoit  rendu 
compte  de  ma  commission  devant  tout  le  mon- 


54  LES  CONFESSIOÎ^ÎS. 

de.  Le  soir,  Vitali  voulut  me  dire  quelques  mots 
d'excuse  que  je  ne  reçus  point.  Demain,  mon- 
sieur, vous  viendrez,  lui  dis-jc,  me  les  faire  à 
telle  heure  dans  la  maison  oùjai  reçu  l'affront^ 
et  devant  les  gens  qui  en  ont  été  témoins  ,  ou 
après  demain  ,  quoi  quil  arrive,  je  vous  déclare 
que  vous  ou  moi  sortirons  d'ici.  Ce  ton  décidé 
lui  en  imposa.  Il  vint  au  lieu  et  à  l'heure  me 
faire  des  excuses  puhliques  avec  une  bassesse 
difyne  de  lui  :  mais  il  prit  à  loisir  ses  mesures  ;  et , 
tout  en  me  faisant  de  (grandes  courbettes  ,  il 
travailla  tellement  à  l'italienne  ,  que ,  ne  pou- 
vant porter  l'ambassadeur  à  me  donner  mon 
confié,  il  me  mit  dans  la  nécessité  de  le  prendre. 
Un  pareil  misérable  n'étoit  assurément  pas 
fait  pour  me  connoître,  mais  il  connoissoit  de 
moi  ce  qui  servoit  à  ses  vues.  Il  me  connoissoit 
bon  et  doux  à  l'excès  pour  snpporti'r  des  torts 
involontaires  ,  fier  et  peu  endurant  pour  des 
offenses  préméditées,  aimant  la  décence  et  la 
difjnité  dans  les  choses  convenables ,  et  non 
moins  cxi(jeant  pour  Ihonneur  qui  m'étoit  dû 
qu'attentif  à  rendre  celui  que  je  tlevois  aux  au- 
tres. C'est  par-là  (ju'il  entreprit  et  vint  à  bout 
de  me  rebuter.  Il  mit  la  maison  sens-dessus- 
dessous,  il  en  ôta  ce  que  j'avois  tâché  d'y  mainte- 
nir de  régie ,  de  subordination  ,  de  propreté  , 
d'ordre.  Une  maison  sans  fiMiime  a  besoin  d  une 
discipline  un  peu  sévère  poiu-  y  (aire  régner  la 
modestie  inséparable  de  la  dignité.  Il  Ht  bientôt 
de  la  nôtre  un  lieu  de  crapule  et  de  licence ,  un 


PARTIE   II,   LIVRE   Vit.  55 

repaire  de  fripons  et  de  débauchés.  Il  donna  pour 
second  gentilhomme  à  son  excellence ,  à  la  place 
de  celui  qu'il  avoit  fait  chasser,  un  autre  maque- 
reau comme  lui ,  qui  tenoit  bordel  public  à  la 
croix  de  Malte  ;  et  ces  deux  coquins  bien  d'accord 
ctoient  d'une  indécence  égale  à  leur  insolence. 
Hors  la  seule  chambre  de  l'ambassadeur ,  qui 
même  n'étoit  pas  trop  en  règle,  il  n'y  avoit  pas 
un  seul  coin  dans  la  maison  souffrable  pour  un 
honnête  homme. 

Gomme  son  excellence  ne  soupoit  pas,  nous 
avions  le  soir,  les  gentilshommes  et  moi ,  une 
table  particulière  oii mangeoient  aussi  labbé  de 
Binis  et  les  pages.  Dans  la  plus  vilaine  gargotte 
on  est  servi  plus  proprement,  plus  décemment , 
en  linge  moins  sale ,  et  l'on  a  mieux  à  manger. 
On  nous  donnoit  une  seule  petite  chandelle  bien 
noire,  des  assiettes  d'étain,  des  fourchettes  de  fer. 

Passe  encore  pour  ce  qui  se  faisoit  en  secret  ; 
mais  on  m'ôta  ma  gondole  :  seid  de  tous  les  se- 
crétaires d'ambassadeurs ,  j'étois  forcé  d'en  louer 
une  ou  d'aller  à  pied  ;  et  je  n'avois  plus  la  livrée 
de  son  excellence  que  quand  j'allois  au  sénat. 
D'ailleurs  rien  de  ce  qui  se  passoit  au  dedans 
n'étoit  ignoré  dans  la  ville.  Tous  les  officiers  de 
l'ambassadeur  en  jetoient  les  hauts  cris.  Domi- 
nicjue,  la  seule  cause  de  tout,  crioit  le  plus 
haut,  sachant  bien  que  l'indécence  avec  laquelle 
nous  étions  traités  m'étoit  plus  sensible  qu'à 
tous  les  autres.  Seul  de  la  maison  je  ne  disois 
rien  au  dehors ,  mais  je  me  plaignois  vivement 


56  LES   CONFESSIONS, 

à  rambassadeiir ,  et  tlii  reste,  et  sur-tout  de  lui- 
inêmo,  qui,  seerétement  excité  par  son  anie 
damnée,  me  faisoit  chaque  jour  quelque  nouvel 
alfVont.  Forcé  de  dépenser  beaucoup  pour  me 
tenir  au  pair  de  mes  confrères  et  convenal)le- 
mcnt  à  mon  poste,  je  ne  pouvois  arracher  un 
sou  de  mes  appointements;  et  quattd  je  lui  de- 
mandois  de  Targent .  il  me  parloit  de  son  estime 
et  de  sa  confiance  ,  comme  si  elle  eut  dii  remplir 
ma  bourse  et  suffire  à  tout. 

Ces  deux  coquins  finirent  par  faire  tourner 
tout-à-fait  la  tête  à  leur  maitre,  (|ui  ne  lavoit 
déjà  pas  trop  bonne,  et  le  ruinoient  dans  un 
brocanta[;e  continuel  par  des  marchés  de  du^^c  , 
t[u  ils  lui  persuadoient  être  des  marchés  d'escroc. 
Ils  lui  firent  louer  sur  la  Brenta  un  palazzo  le 
double  de  sa  valeur,  dont  ils  parta^^èrent  le  sur- 
plus avec  le  propriétaire.  Les  appartenu'uts  en 
ctoient  incrustés  en  mosaïque,  et  garnis  de  co- 
lonnes et  de  pilastres  de  très  beaux  marbres,  à 
lu  mode  du  pavs.  M.  de  Montnirju  fit  supcii)e- 
ment  masquer  tout  cela  d'une  boiserie  de  sapin, 
par  Tunique  raison  qu'à  l*aris  les  appartements 
sont  ainsi  boisés.  Ce  fut  par  ime  raison  sembla- 
ble que,  seul  de  tous  les  ambassadeurs  (juiétoicnt 
à  Venise,  il  ôta  lepée  à  ses  pages  et  la  canne  à 
ses  valets  de  pied.  Voilà  rpiel  étoit  J'homme  (jui , 
toujours  par  le  même  nmtif  peut-être,  \uc  prit 
en  grippe  unicpuMUCut  siu-  ce  «pie  je  \c  scrvois 
trop  fidèlement. 

J  endurai  patiemment  ses  dédains,  sa  brûlai i- 


PARTIE    II,    LIVRE   VIT.  Sj 

té,  ses  mauvais  traitements,  tant  qu'en  y  voyant 
de  riiumcur  je  crus  n'y  pas  voir  de  la  haine . 
mais  ,  dès  que  je  vis  le  dessein  formé  de  me  pri- 
ver de  l'honneur  que  je  méritois  par  mon  bon 
service,  je  résolus  d'y  renoncer.  La  première 
marque  que  je  reçus  de  sa  mauvaise  volonté  fut 
à  l'occasion  d'un  dîner  qu'il  devoit  donner  à 
M.  le  duc  de  Modène  et  à  sa  famille  qui  étoient 
alors  à  Venise,  et  dans  lequel  il  me  signifia  que 
je  n'aurois  pas  place  a  sa  table,  .le  lui  répondis 
piqué,  mais  sans  me  fâcher,  qu  ayant  l'honneur 
d'y  dîner  journellement ,  si  M.  le  duc  de  Modène 
cxifjeoit  que  je  m'en  absentasse  quand  il  y  vien- 
droit ,  il  étoit  de  la  di(],nité  de  son  excellence  et 
de  mon  devoir  de  n'y  pas  consentir.  Comment, 
me  dit-il  avec  emportement ,  mon  secrétaire  , 
qui  même  n'est  pas  (j^entilhomme,  prétend  dîner 
avec  un  souverain  quand  mes  pcntilshommes 
n'y  dînent  pas?  Oui,  monsieur,  lui  répliquai-^jc; 
le  poste  dont  m'a  honoré  votre  excellence  m'en- 
noblit si  bien  ,  tant  que  je  le  remplis  ,  que  j'ai 
même  le  pas  sur  vos  gentilshommes  soi-disant 
tels  ,  et  suis  admis  oîi  ils  ne  peuvent  l'être.  Vous 
u'ionorcz  pas  que,  le  jour  que  vous  ferez  votre 
entrée  puhiitjue  ,  je  suis  appelé  par  l'étiquette  et 
par  un  usage  immémorial  à  vous  y  suivre  en 
habit  de  cérémonie ,  et  à  l'honneur  d'y  dîner 
avec  vous  au  palais  de  Saint-Marc;  et  je  ne  vois 
pas  pourquoi  un  homme,  qui  peut  et  doit  man- 
ger en  puhiic  avec  le  doge  et  tout  le  sénat  de 
Venise  ,  ne  poiuroit  pas  manger  en  particulier 


58  LES   CONFESSIONS, 

avec  M.  le  duc  de  INIodciio,  Quoique  l'arf^ument 
fût  sans  réplique  ,  lamhassadcur  ne  s  y  rendit 
point  :  mais  nous  n  eûmes  pas  occasion  de  re- 
nouveler la  dispute,  M.  le  duc  de  Modène  ne- 
tant  point  venu  dîner  chez  lui. 

Dès-lors  il  ne  cessa  de  me  donner  des  dés- 
agréments, de  me  faire  des  passe-droits  ,  s'effor- 
c;ant  de  m'ôter  les  petites  prérogatives  attachées 
à  mon  poste,  pour  les  transmettre  à  son  cher 
Vitali ,  et  je  suis  sûr  que  s'il  eût  pu  1  envoyer  au 
sénat  à  ma  place,  il  l'auroit  fait.  Il  emplovoit  or- 
dinairement Tahhé  de  lîinis  pour  écrire  dans 
son  cahinet  ses  lettres  particulières  :  il  se  servit 
de  lui  pour  écrire  à  INI.  de  iNlaurcpas  une  relation 
de  l'affaire  du  capitaine  Olivet,  dans  laquelle, 
loin  de  faire  aucune  mention  de  nioi,  qui  seul 
m'en  étois  mêlé,  il  m'ôtoit  même  Ihonneur  du 
verbal ,  dont  il  lui  envoyoit  un  double ,  pour 
l'attribuer  à  Patizel,  qui  n'avoit  pas  dit  un  seul 
mot.  Il  vouloit  me  morliiicr  et  conq)hûrc  à  son 
favori ,  mais  non  pas  se  défaire  de  moi.  11  scn- 
toit  qu'il  ne  lui  seroit  plus  aussi  aisé  de  me  trou- 
ver un  successeur  cju'à  M.  Follau  ,  qui  l'avoit 
déjà  fait  connoître.  Il  lui  falloit  absohmicnt  un 
secrétaire  (|ui  sut  litalien  ,  à  cause  des  réponses 
du  sénat;  qui  fit  toutes  ses  dépêches  ,  toutes  ses 
affaires,  sans  ((u'il  se  mêlât  de  rien  ;  qui  joijjuit 
au  mérite  de  le  bien  servir  la  bassesse  dètie  le 
complaisant  de  messieurs  sesfa«piiiis  de  jjentils- 
liomnies.  11  vouloit  donc  me  gartier  et  me  mat- 
tcr ,  en  me  tenant  loin  de  mon  pays  et  du  sien  , 


PARTIE  II;,   LIVRE  VII.  5^ 

sans  arf^ent  pour  y  retourner;  et  il  auroit  réussi 
peut-être  ,  s'il  s'y  fut  pris  plus  niodcrément  : 
mais  Vitali,  qui  avoit  d'autres  vues,  et  qui  vou- 
loit  me  foreer  de  prendre  mon  parti,  en  vint  à 
bout.  Dès  que  je  vis  que  je  perdois  toutes  mes 
peines  ,  que  l'ambassadeur  me  faisoit  des  crimes 
de  mes  services ,  au  lieu  de  m'en  savoir  gré ,  que 
je  n'a  vois  plus  à  espérer  chez  lui  que  désagré- 
ment au-dedans  ,  injustice  au-dehors  ,  et  que 
dans  le  décri  général  oii  il  s'étoit  mis ,  ses  mau- 
vais olfices  pouvoient  me  nuire  sans  que  les 
bons  pussent  me  servir,  je  pris  mon  parti,  et 
lui  demandai  mon  congé,  lui  laissant  le  temps 
de  se  pourvoir  d'un  secrétaii  e.  Sans  me  dire  ni 
oui  ni  non,  il  alla  toujours  son  train.  Voyant 
que  rien  n'alîoit  mieux,  et  qu'il  ne  se  mettoit 
en  devoir  de  cîierclier  personne ,  j'écrivis  à  son 
frère;  et,  lui  détaillant  mes  motifs,  je  le  priois 
seulement  d'obtenir  mon  congé  de  son  excel- 
lence, ajoutant  que,  de  manière  ou  d'autre,  il 
m'étoit  impossible  de  rester.  J'attendis  long- 
temps, et  n'eus  point  de  réponse.  Je  commen- 
<jois  d'être  fort  embarrassé  :  mais  l'ambassadeur 
reçut  enfin  une  lettre  de  son  frère.  Il  falloit 
qu'elle  fût  vive  ;  car,  quoiqu'il  fût  sujet  à  des  em- 
portements très  féroces,  je  ne  lui  en  vis  de  ma 
vie  un  pareil.  Après  des  torrents  d'injures  abo- 
minables ,  ne  sachant  plus  que  dire,  il  m'accusa 
d'avoir  vendu  ses  chiffres.  Je  me  mis  à  rire,  et 
lui  demandai,  d'un  ton  moqueur,  s'il  croyoit 
qu'il  y  eût  dans  tout  Venise  un  homme  assez 


» 
Co  LES   CONFESSIONS. 


sot  pour  en  donner  un  écu?  Cette  réponse  le  fit 
écumer  de  rage.  Il  Ht  mine  d'aj^peler  ses  gens, 
pour  me  faire,  dit-il,  jeter  par  la  fenêtre.  Jusque- 
là  j'avois  été  fort  tranquille  ;  mais  ,  à  cette  me- 
nace, la  colère  et  Tindij^^nation  me  transportè- 
rent à  mon  tour.  Je  nréjaneai  vers  la  j)orte;  et, 
après  avoir  tiré  un  bouton  qui  la  fermoit  en- 
dedans,  Non  pas,  M.  le  comte,  lui  dis-je  en  re- 
venant à  lui  fl'un  pas  grave ,  vos  gens  ne  se  n)ê- 
leront  pas  de  cette  affaire;  trouve/  bon  quelle 
se  passe  entre  vous  et  moi.  Mon  action,  mon 
air,  le  calmèrent  à  l'instant  même:  la  surprise 
et  l'effroi  se  marquèrent  dans  son  main  lien. 
Quand  je  le  vis  levenu  de  sa  fuiie,  je  lui  fis  mes 
adieux  en  peu  de  mots  ;  puis ,  sans  attendre  sa 
réponse,  j'allai  rouvrir  la  porte;  je  sortis,  et 
passai  posément  dans  l'anti-ehandire  au  milieu 
de  ses  gens,  qui  se  levèrent  à  rordiniiiie,  et  qui, 
je  crois,  m'auroicnt  plutôt  prêté  main-forte  con- 
tre lui  (ju'à  lui  contre  moi.  Sans  remonter  cliez 
moi,  je  descendis  l'escalier  tout  de  suite,  et  sor- 
tis sur-le-champ  du  palais  pour  n'y  plus  rentrer. 
J'allai  droit  chez  M.  Le  Blond  lui  conter  fa- 
venture.  11  en  fut  ])eu  surpris,  il  connoissoit 
1  homme.  Il  m(>  retint  à  dîner.  Ce  tlîné  ,  ([uoicpie 
impromptu,  fut  brillant:  tous  les  François  de 
considération  qui  (loicnl  à  V(  nise  s'y  trouvè- 
rent. Ti'and)assadeui' u  eut  j)as  un  chat.  fiC  con- 
sul conta  mou  cas  à  la  conq>a{;nie.  A  ce  récit, 
il  n'y  eut  (pi  un  cri,  «pu'  ne  fut  ])as  en  faveur  de 
son    excellence.    IJle  n'avoil   point    réj;lé   mou 


PARTIE    II,    LIVRE   VII.  6l 

compte,  ne  ni'avoit  pas  donné  un  sou;  et,  ré- 
duit pour  toute  ressource  à  quelques  louis  que 
j'avois  sur  moi  ,  j  etois  dans  l'embarras  pour 
mon  retour.  Toutes  les  bourses  me  furent  ou- 
vertes. Je  pris  une  vingtaine  de  sequins  dans 
celle  de  M.  Le  Blond,  autant  dans  celle  de  M,  de 
Saint-Gyr,  avec  lequel,  après  lui,  j'avois  le  plus 
de  liaison;  je  remerciai  tous  les  autres;  et,  en 
attendant  mon  départ,  j'allai  loger  chez  le  chan- 
celier du  consulat,  pour  bien  prouver  au  public 
que  la  nation  n'étoit  pas  complice  des  injus- 
tices de  l'ambassadeur.  Celui-ci ,  furieux  de  me 
voir  fêté  dans  mon  infortune,  et  lui  délaissé, 
tout  ambassadeur  qu'il  étoit,  perdit  tout-à-fait 
la  tête,  et  se  comporta  comme  un  forcené.  Il 
s'oublia  jusqu'à  présenter  un  mémoire  au  sénat 
pour  me  faire  arrêter.  Sur  l'avis  que  m'en  donna 
l'abbé  de  Binis,  je  résolus  de  rester  encore  quinze 
jours,  au  lieu  de  partir  le  surlendemain  comme 
j'avois  compté.  On  avoit  vu  et  approuvé  ma 
conduite  ;  j'étois  universellement  estimé.  La  sei- 
gneurie ne  daigna  pas  même  répondre  au  mé- 
moire de  l'ambassadeur,  et  me  Ht  dire  par  le 
consul  que  je  pouvois  rester  à  Venise  aussi  long- 
temps qu'il  me  plairoit,  sans  m'inquiéter  des 
démarches  d'un  fou.  Je  continuai  de  voir  mes 
amis  :  j'allai  prendre  congé  de  M.  l'ambassa- 
deur d'Espagne,  qui  me  reçut  très  bien,  et  du 
comte  de  Finochictti,  ministre  de  Naples,  que 
je  ne  trouvai  pas,  mais  à  (|ui  j  écrivis,  et  (jui  me 
répondit  la  lettre  du  monde  la  plus  obligeante. 


62  LES   CONFESSIO>'S. 

Je  partis  enfin,  ne  laissant,  malgré  mes  embarras, 
d'autres  dettes  que  les  emprunts  dont  je  viens  de 
parler,  et  une  cinquantaine  d  rcus  chez  nn  mar- 
chand, nommé  Morandi,  que  Carrio  se  chargea 
de  payer,  et  que  je  ne  lui  ai  jamais  rendus ,  quoi- 
que nous  nous  soyons  souvent  revus  depuis  ce 
tenq)s-là:  mais,  quant  aux  deux  emprunts  dont 
j'ai  parlé,  je  les  remboursai  très  exactement  si- 
tôt que  la  chose  me  fut  possible. 

Ne  (juittons  pas  Venise  sans  dire  un  mot  des 
célèbres  amusements  de  cette  ville,  ou  du  moins 
de  la  très  petite  part  que  j'y  pris  durant  mon  sé- 
jour. On  a  vu,  dans  le  cours  de  ma  jeunesse, 
combien  peu  j'ai  couru  les  plaisirs  de  cet  âge, 
ou  du  moins  ce  qu'on  nomme  ainsi.  Je  ne  chan- 
geai pas  de  goût  à  Venise  ;  mais  mes  occupa- 
tions ,  qui  d'ailleurs  m'en  auroient  empêché , 
rendirent  plus  piquantes  les  récréations  très  sim- 
ples que  je  me  permettois.  La  première  et  la 
pins  douce  éloit  la  société  des  gens  de  nu'rite, 
MM.  liC  Blond,  de  Saint-Cyr,  Carrio,  Altuna, 
et  un  gentillionwne  forlan  dont  j'ai  grand  regret 
d'avoir  oublié  le  nom,  et  dont  je  ne  me  rappelle 
point  sans  émotion  l'aimable  souvenir:  c'éloit , 
de  tous  l(\s  hommes  que  j'ai  connus  en  ma  vie, 
celui  tlont  le  cfrur  ressembloit  le  plus  au  mien. 
Nous  étions  liés  aussi  avec  deux  ou  trois  Anglois 
pleins  d'esprit  et  de  connoissances,  passionnés 
«le  la  musique,  ainsi  que  uous.  Tcuis  ces  mes- 
sieurs avoient  leurs  femmes  ,  <ui  leurs  amies  , 
ou  leurs  maîtresses;  ces  dernières  presque  toutes 


PARTIE    II,    LIVRE    VU.  63 

filles  à  talents ,  chez  lesquelles  on  faisoit  de  la 
musique  ou  des  bals.  On  y  jouoit  aussi,  mais 
très  peu;  les  poûts  vifs,  les  talents,  les  specta- 
cles, nous  rendoient  cet  amusement  insipide. 
Le  jeu  n'est  que  la  ressource  des  gens  ennuyés. 
J'avois  apporté  de  Paris  le  préjugé  qu'on  a  dans 
ce  pays-là  contre  la  musique  italienne;  mais  j'a- 
vois aussi  reçu  de  la  nature  cette  sensibilité  de 
tact  contre  laquelle  les  préjugés  ne  tiennent  pas. 
J'eus  bientôt  pour  cette  musique  la  passion 
qu'elle  inspire  à  ceux  qui  sont  faits  pour  en  ju- 
ger. En  écoutant  des  barcarolles,  je  trouvois 
que  je  n'avois  pas  ouï  chanter  jusqu'alors  ;  et 
bientôt  je  m'engouai  tellement  de  l'opéra ,  qu'en- 
nuyé de  babiller,  manger,  et  jouer  dans  les  lo- 
^es,  quand  je  n  aurois  voulu  qu  écouter,  je  me 
dérobois  souvent  à  la  compagnie  pour  aller  d'un 
autre  côté.  Là ,  tout  seul ,  enfermé  dans  ma  loge, 
je  me  livrois,  malgré  la  longueur  extrême  du 
spectacle  ,  au  plaisir  d'en  jouir  à  mon  aise  et 
jusqu'à  la  fin.  Un  jour,  au  théâtre  de  Saint- 
Ghrysostôme,  je  m'endormis,  et  bien  plus  pro- 
fondément que  je  n'aurois  lait  dans  mon  lit. 
Les  airs  bruyants  et  brillants  ne  me  réveillèrent 
point.  Mais  qui  pourroit  exprimer  la  sensation 
délicieuse  que  me  firent  la  douce  harmonie,  et 
les  chants  angéliques  de  celui  qui  me  réveilla! 
Quel  réveil ,  quel  ravissement ,  quelle  extase  , 
quand  j'ouvris  au  même  instant  les  oreilles  et 
les  yeux  !  Ma  première  idée  fut  de  me  croire  en 
paradis.  Ce  morceau  ravissant  que  je  me  rap- 


64  LES   CONFESSIONS. 

pelle  encore,  et  que  je  n'oublierai  de  ma  vie, 

coniniençoit  ainsi  : 

Con.ser\'ami  la  beîla 
Che  si  m'acccutle  il  cor. 

Je  voulus  avoir  ce  morceau,  je  l'eus,  et  je  l'ai 
gardé  lonfy-temps;  mais  il  n'étoit  pas  sur  mon 
papier  comme  dans  ma  mémoire.  Gétoit  bien 
la  même  note  ,  mais  ce  nëtoit  jkis  la  même 
chose.  Jamais  cet  air  divin  ne  peut  être  exécuté 
que  dans  ma  tête  comme  il  le  lut  en  clfet  le 
jour  qu  il  me  réveilla. 

Une  musique  à  mon  gré  bien  supérieure  à  celle 
des  opéra,  et  qui  n'a  pas  sa  send)lable  en  Italie, 
ni  dans  le  reste  du  monde,  est  celle  tles  scuo/e. 
Les  scuole  sont  des  maisons  de  charité  établies 
pour  donner  leducation  à  de  jeunes  filles  sans 
bien,  et  que  la  républi(jue  dote  ensuite,  soit  pour 
le  mariage  , soit  poui"  le  cloître,  l'armi  les  talents 
<[u'on  cultive  dans  ces  jeunes  lilles,  la  musique 
est  au  premier  rang.  Tous  les  dimanches,  à  lé- 
glise  de  chacune  de  cescjuatrc  scuole  ^  on  a,  du- 
rant les  vêpres  ,  des  motets  à  grand  chour  et  en 
grand  orchestre,  composés  et  dirigés  par  les  plus 
grands  maîtres  de  1  Italie,  exécutés  dans  des  tri- 
bunes grillées ,  uni([uemcnt  par  des  filles  dont 
la  plus  vieille  n'a  j)as  vingt  ans.  Je  n'ai  l'idée  de 
rien  d'aussi  voUiptucux  ,  d  aussi  loiuliain  (|ii(; 
cette  nmsique  :  les  licbesses  de  1  art,  le  {;<»ut  ex- 
quis des  chants,  la  beauté  des  voix,  la  justesse 
de  l'exécution ,  tout,  daus  ces  délicieux  coucerts, 


PARTIE   II,  LIVRE   VII.  65 

concourt  à  produire  une  impression  qui  n'est  as- 
surément pas  du  bon  costume,  mais  dont  je 
doute  qu'aucun  cœur  d'homme  soit  à  l'abri.  Ja- 
mais Carrio  ni  moi  ne  manquions  ces  vêpres 
aux  Mendicanti,  et  nous  n'étions  pas  les  seuls. 
L'cg^lisc  étoit  toujours  pleine  d'amateurs  ;  les  ac- 
teurs même  de  l'opéra  venoient  se  former  au 
vrai  (Toùt  du  chant  sur  ces  excellents  modèles. 
Ce  qui  me  désoloit  étoit  ces  maudites  grilles , 
qui  ne  laissoient  passer  que  des  sons ,  et  me  ca- 
choient  les  anges  de  beauté  dont  ils  étoient  dignes. 
Je  ne  parlois  d  autre  chose.  Un  jour  que  j'en 
parloischczM.  Le  Blond  :  Si  vous  êtes  si  curieux, 
me  dit -il,  de  voir  ces  petites  filles,  il  est  aisé 
<le  vous  contenter.  Je  suis  un  des  administrateurs 
de  la  maison  :  je  veux  vous  y  donner  à  goûter 
avec  elles.  Je  ne  le  laissai  pas  en  repos  qu'il  ne 
m'eût  tenu  parole.  En  entrant  dans  le  salon 
qui  rcnfermoit  ces  beautés  si  convoitées,  je  sen- 
tis un  frémissement  d'amour  que  je  n'avois  ja- 
mais éprouvé.  M.  Le  Blond  me  présenta  l'une 
après  l'autre  ces  chanteuses  célèbres,  dont  le 
nom  et  la  voix  étoient  tout  ce  qui  m'étoit  connu. 
Venez  ,  Sophie...  elle  étoit  horrible.  Venez,  Ga- 
tina...  elle  étoit  borgne.  Venez,  Bettina...  la  pe- 
tite-vérole l'avoit  défigurée.  Presque  pas  une 
n  étoit  sans  quelque  notable  défaut.  IjC  bourreau 
rioit  de  ma  cruelle  surj)rise.  J3eux  ou  trois ,  ce- 
pendant, me  parurent  passables  :  elles  ne  chan- 
toieiît  que  dans  les  chœurs.  J'étois  désolé.  Du- 
rant le  goûté  on  les  agaça-  elles  s'égayèrent.  La 
M-  5 


66  LES    CONFESSIONS. 

laideur  même  n exclut  pas  les  grâces;  je  leur  eu 
trouvai.  Je  me  disois  :  On  ne  chante  pas  aiwsi 
sans  ame;  elles  en  ont.  Enfin  ma  faqon  de  les 
voir  chan[}oa  si  l)ien  ,  qucje  sortis presquoamou- 
reuxde  tous  ces  laiilerous.J  osois  à  peine  retour- 
ner à  leurs  vêpres.  J'eus  de  quoi  me  rassurer.  Je 
continuai  de  trouver  leurs  chants  délicieux ,  et 
leurs  voix  fardoient  si  bien  leurs  visafjes,  que, 
tant  quelles  cliantoient,  je  m'ohstinois  ,  en  dé- 
pit de  mes  yeux  ,  à  les  trouver  belles. 

La  musique  en  Italie  coûte  si  peu  de  chose, 
que  ce  n'est  pas  la  peine  de  s  en  faire  faute  (juand 
on  a  du  goût  pour  elle.  Je  louai  un  clavecin  ,  et, 
pour  un  petit  écu,  j'avois  chez  moi  (juatre  ou 
cinq  synk|jlionistes  avec  lesquels  je  m'exerçois 
une  lois  la  semaine  à  exécuter  les  morceaux  (jui 
m'avoient  fait  le  plus  de  plaisir  à  l'Opéra.  J'y 
fis  essayer  aussi  quelques  symphonies  de  mes 
Muses  galantes..  Soit  «ju'ellcs  plussent,  ou  qu'on 
me  voulût  cajoler,  le  niaitre  des  ballets  de  Saiiit- 
Chrysostôme  m'en  fit  demander  deux  <|ue  j  eus 
le  plaisir  d'entendre  exécuter  par  cet  a(hiiirable 
orchestre,  et  qui  furent  dansés  par  une  jietitr 
Bettina  ,  jolie,  et  sur-tout  iiiniable  lillc,  entrete- 
nue par  un  Espagnol  de  nos  amis  appelé  Fa- 
goaga,  et  chez  la(|u<'lle  nous  allions  passer  la 
soirée  assez  souvent  en  hiver. 

Mais  à  propos  de  filles,  ce  n'est  pas  dans  une 
ville  coiniue  Venise  <pi On  s'en  abstient  ;  n  avez- 
vous  rien  ,  pourroit-ou  me  dire,  à  confesser  sur 
cet  article  ;'  Oui,  j  ai  (juchpie  chose  à  dire,  en 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  67 

effet,  et  je  vais  procéder  à  cette  confession  avec 
la  même  naïvetéque  j  ai  mise  à  toutes  les  autres. 

J'ai  toujours  eu  de  l'aversion  pour  les  filles 
publiques  ,et  je  navois  pas  à  Venise  autre  chose 
à  ma  portée  ,  lentrée  des  bonnes  maisons  du 
pays  m'étant  interdite  à  cause  de  ma  place.  Les 
filles  de  M.  Le  Blond  étoient  aimables,  mais  d'un 
difficile  abord  ,  et  je  considérois  trop  le  père  et 
la  mère  pour  penser  même  à  les  convoiter. 

J'aurois  eu  plus  de  goût  pour  une  jeune  et 
belle  personne  appelée  mademoiselle  de  Gata- 
neo  ,  fille  de  l'agent  du  roi  de  Prusse,  mais  Garrio 
étoit  amoureux  d'elle;  il  a  même  été  question 
de  mariage.  Il  étoit  à  son  aise  ,  et  je  navois 
rien  :  il  avoit  cent  louis  d'appointements,  je 
navois  que  cent  pistoles  ,  et,  outre  que  je  ne 
voulois  pas  aller  sur  les  brisées  d'un  ami,  je  sa- 
vois  que,  quand  on  n'a  pas  la  bourse  bien  gar- 
nie, on  ne  doit  pas  se  mêler  de  faire  l'amour, 
sur-tout  à  Venise.  Je  navois  pas  perdu  la  triste 
habitude  de  donner  le  change  à  mes  besoins  ; 
trop  occupé  pour  sentir  bien  vivement  ceux  que 
le  climat  donne  ,  je  vécus  près  d'un  an  dans 
cette  ville  aussi  sage  que  j'avois  fait  à  Paris  ,  et 
j'en  repartis  au  bout  de  dix-huit  mois  sans  avoir 
approché  du  sexe  que  deux  seules  fois ,  par  les 
singulières  occasions  que  je  vais  dire. 

La  première  me  fut  procurée  par  l'honnête 
gentilhomme  Vitali ,  quel((ue  temps  après  l'ex- 
cuse que  je  l'obligeai  de  me  demander  dans  tou- 
tes les  formes.  Un  soir  on  parloit  à  table  de» 


68  LES  COISFESSIOKS. 

amusements  de  Venise.  Ces  messieurs,  me  rc 
proehant  mon  indilïérence  pour  le  plus  pitjuant 
de  tous,  me  vautoient  la  gentillesse  des  eourti- 
sanes  de  Venise ,  et  disoient  qu'il  n'y  en  avoit 
point  au  monde  qui  les  valussent.  Dominicpie 
ajouta  (|u  il  ialloit  (jue  je  tisse  eonnoissance  av<'e 
la  plus  aimable  de  toutes,  qu'il  vouloit  m\  me 
lier,  et  que  j'en  serois  content.  Je  me  mis  à  rire 
de  cette  offre  ol)li{;eante  ;  et  le  comte  Piaii , 
déjà  vieux  et  vénérable  ,  dit ,  avec  plus  de  fran 
chise  que  je  n'en  aurois  attendu  d'im  Italien  , 
qu  il  me  erovoit  trop  sensé  pour  me  laisser  me 
lier  chez  des  filles  par  mon  ennemi.  Je  n  en  avois 
en  effet  ni  l'intention  ni  la  tentation  ;  et  mal(;ré 
cela,  par  ime  de  ces  inconsé(pience.s  (juc  je  ne 
comprends  pas  moi-même,  je  finis  ])ar  me  lais- 
ser entraîner  contre  mon  caur  ,  mon  goût ,  ma 
raison ,  ma  volonté  même ,  uniquement  par  foi- 
blesse,  par  honte  de  marquer  de  la  défiance,  et, 
comme  on  dit  dans  ce  ]>ays-là,  pei-  non  parer 
troppo  coglione.  l^a  l'adoana  éloit  assez  bien  de 
figure,  belle  même,  mais  non  pas  (fuiie  l,(-aut(> 
qui  me  plut,  Domini([ue  nie  laissa  chez  elle;  je 
fis  venir  des  sorl)etti,je  la  fis  chanter,  et  au  bout 
d  une  demi-heure  je  voulus  m'en  îdier  en  lais- 
sant sur  la  table  un  durât  ;  mais  elle  (  iit  le  siu- 
gidier  serupide  de  n  en  Aouloir  point  (juelle  ne 
1  eût  gagné,  et  moi  la  singidièie  bêtise  de  lever 
son  scrupule,  .le  m  en  revins  si  persuadé  que  j'c- 
tois  poivré,  que  la  première  chose  que  je  fis  en 
entrant  fut   d'en\over    chercher  le   chirurgien 


PARTIE   II,    LIVRE   VIT.  69 

pour  lui  demander  des  tisanes.  Rien  ne  peut 
é/Taler  le  malaise  d'esprit  que  j'éprouvai  durant 
plus  de  trois  semaines  ,  quoique  aucune  incom- 
modité réelle ,  aucun  signe  apparent  ne  l'auto- 
risât. Je  ne  pouvois  concevoir  qu'on  pût  sortir 
impunément  des  bras  de  la  Padoana.  Le  chirur- 
gien eut  toute  la  peine  imaginable  à  me  rassurer. 
Il  n'en  put  venir  à  bout  qu'en  me  persuadant 
que  j'étois  conformé  d'une  façon  particulière  ,  à 
ne  pouvoir  pas  aisément  être  infecté  ;  et  quoique 
je  me  sois  moins  exposé  peut-être  qu'aucun  autre 
homme  à  cette  expérience ,  ma  santé  de  ce  côté 
n'ayant  jamais  reçu  d'atteinte  ,  m'est  une  preuve 
que  le  chirurgien  avoit  raison.  Cette  opinion  ne 
m'a  jamais  cependant  rendu  téméraire  ;  et  si  je 
tiens  en  effet  cet  avantage  de  la  nature^  je  puis 
dire  que  je  n'en  ai  pas  abusé. 

Mon  autre  aventure ,  quoique  avec  une  fille 
aussi ,  fut  d'une  espèce  bien  différente ,  et  quant 
à  son  origine  et  quant  à  ses  effets.  J'ai  dit  que  le 
capitaine  Olivet  m'avoit  donné  à  diner  sur  son 
bord  ,  et  que  j'y  avois  mené  le  secrétaire  d'Espa- 
gne. Jem'attendois  ausalut  du  canon.  L'équipage 
nous  reçut  en  haie;  mais  il  n'y  eut  pas  une  amor- 
ce brûlée,  ce  qui  me  mortida  beaucoup  à  cause 
de  Carrio  ,  que  je  vis  en  être  un  peu  piqué  ;  et  il 
ctoit  vrai  que  sur  les  vaisseaux  marchands  on 
accordoit  le  salut  du  canon  à  des  gens  qui .  par 
le  rang,  ne  nous  valoient  certainement  pas: 
d'ailleurs  je  croyois  avoir  mérité  quchjue  dis- 
tinction du  capitaine.  Je  ne  pus  me  déguiser  1 


-^O  LES    CONFESSIONS. 

parceque  cela  iiiV'st  toujours  impossible;  et, 
quoique  le  dîné  fût  très  bon  et  qu  Olivet  en  fit 
bien  les  honneurs,  je  le  conimenrai  de  mau- 
vaise hunieur,  mangeant  peu  et  parlant  encore 
moins. 

A  la  première  santé  du  moins  jattcndois  une 
salve  :  rien.  Carrio ,  qui  me  lisoit  dans  lame , 
rioit  de  me  voir  grofjner  comme  un  enfant.  Au 
tiers  du  dîner  je  vois  approcher  inie  (jondole. 
Ma  foi,  monsieur,  me  dit  le  capitaine,  prenez 
p,arde  à  vous,  voici  Tennemi.  Je  lui  demande  ce 
<ju  il  veut  dire  :  il  répond  en  plaisantant.  La  {gon- 
dole aborde,  et  j  en  vois  sortir  une  jeune  |)er- 
sonne  éblouissante,  fort  coquettement  mise  et 
fort  leste  ,  qui  dans  trois  sauts  fut  dans  la  cliam- 
bre,  et  je  la  vis  établie  à  côté  de  moi  avant  (|uc 
)  eusse  remarqué  ([u  on  y  avoit  mis  un  couvert. 
Elle  étoit  aussi  charmante  que  vive,  une  })ru- 
nette  de  vingt  ans  au  plus.  Elle  ne  parloil  (|u  i- 
talien:  son  accent  seul  eût  sidïi  j)0ur  me  tour- 
nei-  la  tète.  Tout  en  mangeant ,  tout  en  causant , 
elle  me  regarde ,  me  fixe  un  moment  ;  puis  s'é- 
criant:  Bonne  Vierge!  Ah, mon  cher  Brémond  , 
qu  il  y  a  de  temps  que  je  ne  t  ai  vu!  se  jette  entre 
mes  bras  ,  colle  sa  l»ouclie  contie  la  mienne,  et 
me  serre  à  m'éloufler.  Ses  grands  \vu\  noirs  à 
forientale  lancoient  dans  mon  cœur  des  traits 
de  feu  ;  et ,  <pioique  la  surprise  fit  d  abord  (quel- 
que diversion  ,  la  volupté  me  gagna  très  rapide- 
ment, au  point  (pie,  malgré  les  spectateurs,  il 
fallut  bientôt  (pie  cette  belle  me  contint  elle- 


PARTIE   II,   LIVRE   VIT.  7I 

môme,  car  jetois  ivre  ou  plutôt  furieux.  Quand 
elle  me  vit  au  point  où  elle  me  vouloit ,  elle  mit 
plus  de  modération  dans  ses  caresses  ,  mais  non 
dans  sa  vivacité  ;  et  quand  il  lui  plut  de  nous 
expliquer  la  cause  vraie  ou  fausse  de  toute  cette 
pétulance  ,  elle  nous  dit  que  je  ressemblois  à  s'y 
tromper  à  M.  de  Brémond,  directeur  des  doua- 
nes de  Toscane  ;  qu  elle  avoit  raffolé  de  ce  M.  de 
Brémond  ,  qu'elle  en  raffoloit  encore  ;  qu  elle 
l'avoit  quitté  parcequ'clle  étoitune  sotte;  quelle 
me  prenoit  à  sa  place ,  quelle  vouloit  m'aimer, 
parceque  cela  lui  convenoit  ;  qu'il  falloit  par  la 
même  raison  que  je  Taimasse  tant  que  cela  lui 
conviendroit ,  et  que  ,  quand  elle  me  planteroit 
là ,  je  prendrois  patience  comme  avoit  fait  son 
cher  Brémond.  Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  Elle  prit 
possession  de  moi  comme  d\m  homme  à  elle  , 
me  donnoit  à  garder  ses  (ifants  ,  son  éventail , 
son  cincla ,  sa  coiffe;  m'ordonnoit  d'aller  ici  ou 
là  ,  de  faire  ceci  ou  cela ,  et  j'obéissois.  Elle  me 
dit  d'aller  renvoyer  sa  gondole,  parccqu'ellc  vou- 
loit se  servir  de  la  mienne  ,  et  j'y  fus  ;  elle  me  dit 
de  m'ôter  de  ma  place  et  de  prier  Carrio  de  s'y 
mettre,  parcequ'clle  avoit  à  lui  parler,  et  je  le 
fis.  Ils  causèrent  très  long-temps  ensemble  et 
tout  bas  ,  je  les  laissai  faire.  Elle  m'appela  ,  je  re- 
vins. Écoute  ,  Zanetto ,  me  dit-elle ,  je  ne  veux 
point  être  aimée  à  la  françoise,  et  même  il  n'y 
feroit  pas  bon.  Au  premier  moment  d  ennui , 
va-t  en  ;  mais  ne  reste  pas  h  demi ,  je  t'en  avertis. 
Nous  allâmes  après  le  dîné  voir  Ja  verrerie  à  Mu- 


73  LES   CONFESSIONS, 

rano.  Elle  acheta  Ijeaucoup  de  petites  breloque? 
qii\  lie  nous  laissa  payer  sans  f'aeon  ;  mais  elle 
donna  par-lout  des  tringueltes  beaucoup  ])lus 
forts  que  tout  ce  que  nous  avions  dépensé.  Par 
rindiflérence  avec  laquelle  elle  jetoit  son  arf^ent 
et  nous  laissoit  jeter  le  nôtre ,  on  voyoit  qu  il 
nV'toit  d'aucun  prix  pour  elle.  Quand  elle  se  fai- 
soit  payer,  je  crois  ((ue  cétoit  par  vanité  plutôt 
que  })ar  avarice.  Elle  s'applaudissoit  du  prix 
qu  on  nicttoit  à  ses  laveurs. 

Le  soir  nous  la  ramenâmes  chez  elle.  Tout  en 
causant ,  je  vis  deux  pistolets  sur  sa  toilette.  Ah! 
ah!  dis-je  en  en  prenant  un,  voici  une  hoîte  à 
mouches  de  nouvelle  lahrique  !  pourroit-on  sa- 
voir ([ucl  en  est  l'usafije?  Je  vous  connois  d'au- 
tres armes  qui  font  feu  mieux  que  celles-là. 
Après  quelques  plaisanteries  sur  le  même  ton , 
elle  nous  dit  avec  une  naïve  lierté,  (|ui  la  ren- 
doit  encore  plus  charmante  :  Quand  jai  des 
])ontés  pour  des  {^ens  que  je  n  aime  point,  je  leur 
lais  payer  fennui  qu  ils  me  donnent;  rien  n'est 
plus  juste:  mais  en  endurant  leurs  caresses,  je 
ne  veux  pas  endurer  leurs  insultes  ;  et  je  ne  man- 
(pierai  pas  le  premier  qui  me  mai)(niera. 

[•Ai  la  (piittaul,  j'avois  pris  son  heure  j)our  le 
lendemain.  Je  ne  la  fis  pas  attendre.  Je  la  trou- 
vai in  vestito  di  confidenza  ^  dans  un  déshahillé 
plus  que  {galant,  ([u'on  ne  connoît  (pie  dans  les 
pays  méridiouaux,  et  que  je  ne  maniuscrai  pas 
à  décrire,  quoitjue  je  me  le  rappelle  dop  hien. 
.le  dirai  seulement  que  ses  manchettes  et  son 


PARTIE  II,   LIVRE   VII.  'j3 

tour  de  gorge  étoientbordés  d'un  fil  de  soie  garni 
de  pompons  couleur  de  rose.  Gela  nie  parut  ani- 
mer fort  une  belle  peau.  Je  vis  ensuite  que  c'étoit 
la  mode  à  Venise,  et  l'effet  en  est  si  charmant 
que  je  suis  surpris  que  cette  mode  n'ait  jamais 
passé  en  France.  Je  n'avois  point  d'idées  des  vo- 
luptés qui  m'attendoient.  J  ai  parlé  de  madame 
de  Larnage ,  dans  les  transports  que  son  souve- 
nir me  rend  quelquefois  encore  ;  mais  qu'elle 
étoit  vieille  et  laide  et  froide  auprès  de  ma  Zu- 
lietta!  Ne  tâchez  pas  d'imaginer  les  charmes  et 
les  grâces  de  cette  fille  enchanteresse,  vous  res- 
teriez trop  loin  de  la  vérité.  Les  jeunes  vierges 
des  cloîtres  sont  moins  fraîches,  les  beautés  du 
sérail  sont  moins  vives,  les  houris  du  paradis 
sont  moins  piquantes.  Jamais  si  douce  jouissan- 
ce ne  s'offrit  au  cœur  et  aux  sens  d'un  mortel. 
Ah!  du  moins,  si  je  l'avois  su  goûter  pleine  et 

entière  un  seul  moment Je  la  goûtai,  mais 

sans  charmes.  J'en  émoussai  toutes  les  délices; 
je  les  tuai  comme  à  plaisir.  Non,  la  nature  ne 
m'a  point  fait  pour  jouir.  Elle  a  mis  dans  ma 
mauvaise  tête  le  poison  de  ce  bonheur  ineffable 
dont  elle  a  mis  l'appétit  dans  mon  cœur. 

S'il  est  une  circonstance  de  ma  vie  qui  peigne 
bien  mon  caractère,  c'est  celle  que  je  vais  racon- 
ter. I^a  force  avec  laquelle  je  me  rappelle  en  ce 
moment  l'objet  de  mon  livre,  me  fera  mépriser 
ici  la  fausse  bienséance  qui  m  empêcheroit  de  le 
remplir.  Qui  que  vous  soyez,  qui  voulez  con- 
noître  un  homme,  osez  lire  les  deux  ou  trois 


74  lES   CONFESSIONS. 

pajjos  qui  suivent,  vous  allez  connoitre  à  plein 

J.  .1.  Rousseau. 

J'entrai  dans  la  chaml)re  d'une  eourtisane 
comme  dans  le  sanctuaire  de  l'amour  et  de  la 
beauté;  j'en  crus  voir  la  divinité  dans  sa  per- 
sonne. Je  n'aurois  jamais  cru  que  sans  respect 
et  sans  estime  on  pût  rien  sentir  de  pareil  à  ce 
qu'elle  me  fit  éprouver.  A  peine  eus-je  connu 
dans  les  premières  familiarités  le  prix  de  ses  char- 
mes et  de  ses  caresses  ,  que  ,  de  peur  d  en  perdre 
le  fruit  d'avance,  je  voulus  me^hâter  de  le  cueil- 
lir. Tout-à-coup  au  lieu  des  flammes  qui  medé- 
voroient ,  je  sens  un  froid  mortel  courir  dans 
mes  veines;  les  jambes  me  llajjeolent,  et,  prêt 
à  me  trouver  mal ,  je  m'asseye ,  et  je  pleure  com- 
me un  enfant. 

Qui  pourroit  deviner  la  cause  de  mes  larmes, 
et  ce  qui  me  passoit  par  la  tète  en  ce  moment  ? 
Je  me  disois  :  Cet  objet  dont  je  dispose  est  le  chef- 
d'œuvre  de  la  nature  et  de  l'amour;  l'esprit,  le 
corps  ,  tout  en  est  parfait  ;  elle  est  aussi  bonne 
et  (généreuse  quelle  est  aimable  et  belle.  J^es 
fjrands,  les  princes  ,  devroient  être  ses  esclaves; 
les  sceplics  doNroicnt  être  à  ses  pieds.  Ce|)en- 
dant  la  voilà,  misérable  coureuse  ,  livrée  au  |)ii- 
blic  ;  un  capitaine  de  vaisseau  marchand  dis- 
pose dellc  ;  elle  vient  se  jeter  à  ma  tête,  à  moi 
quelle  sait  ((ui  nai  rien,  à  moi  dont  le  mérite 
quelle  ne  peut  coiinoîlir  doit  être  nul  à  ses  yeux. 
Il  y  a  là  qu('l((we  <  ho.^e  d  inconcevable.  Ou  mon 
cœur  me  ironq>e,  fascine  mes  sens,  et  me  rend 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  -jS 

la  dupe  d'une  indigne  salope  ;  ou  il  faut  que  quel- 
que défaut  secret  que  j'ignore  détruise  Teffet  de 
ses  charmes  ,  et  la  rende  odieuse  à  ceux  qui  de- 
vroient  se  la  disputer.  Je  me  mis  à  chercher  ce 
défaut  avec  une  contention  d'esprit  singulière , 
et  il  ne  me  vint  pas  même  à  l'esprit  que  la 
vérole  put  y  avoir  part.  La  fraîcheur  de  ses 
chairs ,  l'éclat  de  son  coloris ,  la  hlancheur  de 
ses  dents,  la  douceur  de  son  haleine,  l'air  de 
propreté  répandu  sur  toute  sa  personne ,  éloi- 
gnoient  de  moi  si  parfaitement  cette  idée ,  qu'en 
doute  encore  sur  mon  état  depuis  laPadoana,  je 
me  faisois  plutôt  un  scrupule  de  n'être  pas  assez 
sain  pour  elle ,  et  je  suis  très  persuadé  qu'en  cela 
ma  confiance  ne  me  trompoit  pas. 

Ces  réflexions  si  hien  placées  m'agitèrent  au 
point  d'en  pleurer.  Zulietta,  pour  qui  cela  fai- 
soit  sûrement  un  spectacle  tout  nouveau  dans 
la  circonstance,  fut  un  moment  interdite.  Mais 
ayant  fait  un  tour  de  chamhrc  et  passé  devant 
son  miroir,  elle  comprit,  et  mes  yeux  lui  con- 
firmèrent ,  que  le  dégoût  n'avoit  point  de  part 
à  ce  rat.  Il  ne  lui  fut  pas  difficile  de  m'en  guérir 
et  d'effacer  cette  petite  honte.  Mais  au  moment 
que  j'étois  prêt  à  me  pâmer  sur  une  gorge  qui 
eemhloit  pour  la  première  fois  souffrir  la  hou- 
che  et  la  main  d'un  homme,  je  m'aperçus  quelle 
avoit  un  tetonborgne.  .le  me  frappe,  j  examine, 
je  crois  voir  que  ce  tcton  n'est  pas  conformé 
comme  l'autre.  Me  voilà  cherchant  dans  ma  tête 
comment  on  peut  avoir  un  teton  borgne,  et. 


7^  LES   CONFESSIONS, 

persuadé  que  cela  tenoit  à  (|uc']<|uc  notable  vice 
naturel,  à  force  de  tourner  et  letouiner  cette 
idée ,  je  vis  clair  comme  le  jour  tjue ,  dans  la  plus 
charmante  personne  dont  je  pusse  me  former 
rimai^e,  je  ne  tenois  dans  mes  hras  (junne  es- 
pèce de  monstre,  le  re})ut  de  la  nature,  des 
hommes  et  de  l'anîour.  Je  poussai  la  stirpidité 
jusqu'à  lui  parler  de  ce  teton  borjrne.  VA\c  prit 
d'abord  la  chose  en  plaisantant,  et,  dans  son 
humeur  folâtre,  dit  et  Ht  des  choses  à  me  faire 
mourir  damour.  Mais  (i[ardant  un  fonds  (fin- 
quiétude  que  je  ne  pus  lui  cacher,  je  la  vis  enlin 
roufjir,  se  rajuster,  se  redresser,  et,  sans  dire 
un  seul  mot,  s'aller  mettre  à  sa  fenêtre.  Je  vou- 
lus m'y  mettre  à  côté  délie;  elle  s  en  ota  ,  lut 
s'asseoir  sur  un  lit  de  rejios,  se  leva  le  monuMit 
d  après  ,  et  se  promenant  par  la  chambre  en  s  è- 
ventant,  me  dit ,  d'un  ton  froid  et  dédai;;neux  : 
Zanetto,  lascia  le  donne ,  c  studia  la  mataina- 
tica. 

Avant  de  la  quitter  je  lui  demandai  pour  le 
lendemain  un  autre  rendez-vous  (pi elle  remit 
au  troisième  jour,  en  ajoutant,  avec  un  sourire 
ironique ,  que  je  devois  avoir  besoin  de  repos. 
Je  passai  ce  tenq),s  mal  à  mon  aise,  le  cieur  plein 
de  ses  charmes  e(  d<'  ses  grâces ,  sentant  mon 
e.\travaj;anee ,  me  la  rej)roehant,  re};reitant  les 
moments  si  mal  enq)lo\(  s  <ju  il  n  avoit  tenu  cpi  à 
moi  tic  rendre  les  |)Ius  doux  de  nui  vie,  atten- 
dant avec  la  plus  vi\e  impatience  celui  den  ré- 
parer la  perle,  et  néanmoins   inquiet  encore 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  -^y 

malgré  que  j'en  eusse  ,  de  concilier  les  perfec- 
tions (le  cette  atlorahle  fille  avec  Tindignité  de 
son  état.  Je  courus,  je  volai  chez  elle  à  l'heure 
dite.  Je  ne  sais  si  son  tempérament  ardent  eût 
été  plus  content  de  cette  visite  ;  son  orgueil  l'eût 
été  du  moins  ,  et  je  me  faisois  d'avance  une 
jouissance  délicieuse  de  lui  montrer  de  toutes; 
manières  comment  je  savois  réparer  mes  torts  : 
Elle  m'épargna  cette  épreuve.  Le  gondolier , 
qu'en  abordant  j'envoyai  chez  elle,  me  rapporta 
qu  elle  étoit  repartie  la  veille  pour  Florence.  Si 
je  n'avois  pas  senti  tout  mon  amour  en  la  pos^ 
cédant ,  je  le  sentis  bien  cruellement  en  la  per- 
dant. Mon  regret  insensé  ne  m'a  point  quitté. 
Tout  aimable,  toute  charmante  quelle  étoit  à 
mes  yeux ,  je  pouvois  me  consoler  de  la  perdre  ; 
mais  de  quoi  je  n'ai  pu  me  consoler,  je  1  avoue  , 
c'est  qu'elle  n'ait  emporté  de  moi  qu'un  souvenir 
méprisant. 

Voilà  mes  deux  histoires.  Les  dix-huit  moi» 
que  j'ai  passés  à  Venise  ne-m'ont  fourni  de  plus 
à  dire  qu'un  simple  projet  tout  au  plus.  Cairio 
étoit  galant.  Ennuyé  de  n  aller  toujours  que  chez 
des  filles  engagées  à  d'autres,  il  eut  la  fantaisie 
d'en  avoir  une  à  son  tour,  et ,  comme  nous  étions 
inséparables ,  il  me  proposa  l'arrangement  peu 
rare  à  Venise  den  avoir  une  à  nous  deux.  J'v 
consentis.  Il  s'agissoit  de  la  trouver  sûre.  Il 
chercha  tant ,  qu'il  déterra  une  petite  fille  d'onze 
à  douze  ans,  que  son  indigne  mère  cherchoit  à 
vendre.  Nous  fûmes  la  voir  ensemble.  Mes  en- 


^8  LES    CONFESSIONS. 

trailles  s'cmurent  en  voyant  cet  enfant.  Elle  étoit 
blonde,  et  douce  comme  un  agneau;  on  neTau- 
roit  jamais  crue  Italienne.  On  vit  pour  très  peu 
de  chose  à  Venise:  nous  donnâmes  quelfjue  ar- 
gent à  la  mère,  et  pourvûmes  à  1  entretien  de  la 
fille.  Elle  avoit  de  la  voix  ;  pour  lui  procurer  un 
talent  de  ressource,  nous  lui  donnâmes  une  épi- 
nette  et  un  maître  à  chanter.  Tout  cela  nous 
coùtoit  à  peine  à  chacun  deux  sequins  par  mois, 
et  nous  en  épargnoit  davantage  en  autres  dépen- 
ses :  mais  comme  il  falloit  attendre  (|u  elle  lïit 
mûre,  c étoit  semer  beaucoup  avant  tic  lecueil- 
lir.  Cependant,  contents  d'aller  là  passer  les  soi- 
rées ,  causer  et  jouer  très  innocemment  avec 
cette  enfant ,  nous  nous  amusions  plus  agréable- 
ment peut-être  que  si  nous  lavions  possédée; 
tant  il  est  vrai  que  ce  qui  nous  attache  le  plus 
aux  femmes  est  moins  la  débauche  qu'un  certain 
agrément  de  vivre  aiqirès  délies.  Insensihlement 
mon  coHU'  s'attachoit  à  la  petite  Anzoletta ,  mais 
d'un  attachement  paternel  auquel  les  sens  avoient 
si  peu  de  part,  quà  mesure  (pi  il  augmentoit  il 
me  devenoit  moins  possible  de  les  y  faire  entrer, 
etjesentois  que  j'aurois  eu  horreiu*  d'approcher 
de  cette  lille  devenue  nubile ,  comme  (f  un  in- 
ceste al)oniiiiable.  .Te  voyois  les  sentinMiits  (hi 
bon  Carrit»  piendre  à  son  insu  le  même  tour 
Nous  nous  ménagions  sans  y  penser  des  plai- 
sirs non  moins  doux,  mais  J)ien  différents  de 
ceu\  dont  nous  avions  d'abord  eu  1  idée  ,  et  je 
suis  certain  (pie  ([ucl([ue  belle  (pi'eùt  pu  devenir 


Tome  14  ■ 


Pa<,r  -S. 


77^ 

'^  J.  J,M®iiLsseai]L  et  son  ami  Cairi'©  cliez  Ansoletta 

^      ■  ' I 

:/■„..■,.„,  Jfl.  A'.  Oy„rk-  S<u/p  iSl 


PARTIE   II,   LIVRE    VII.  ^g 

cette  pauvre  enfant,  loin  d'être  jamais  les  cor- 
rupteurs de  son  innocence ,  nous  en  aurions  été  * 
lesprotecteurs.  Ma  catastrophe  arrivée  peu  après 
ne  me  laissa  pas  le  temps  d'avoir  part  à  cette 
l)onne  œuvre,  et  je  n  ai  à  me  louer  dans  cette 
affaire  que  du  penchant  de  mon  cœur.  Revenons 
à  mon  voyage. 

Mon  premier  projet ,  en  sortant  de  chez  M.  de 
Montaigu ,  étoit  de  me  retirer  à  Genève ,  en  at- 
tendant (pi'un  meilleur  sort ,  écartant  les  obsta- 
cles ,  pût  me  réunir  à  ma  pauvre  maman  ;  mais 
Téclat  qu'avoit  fait  notre  querelle ,  et  la  sottise 
qu'il  eut  d'en  écrire  à  la  cour,  me  fit  prendre  le 
parti  d'aller  moi-même  y  rendre  compte  de  ma 
conduite  et  demander  justice  de  celle  d'un  for- 
cené. .Te  marrpiai  de  Venise  ma  résolution  à 
INI.  du  'l'hcil  chargé  par  intérim  des  affaires  étran- 
gères après  la  mort  de  M.  Amelot.  Je  partis  aus- 
sitôt que  ma  lettre  ;  je  pris  riia  route  par  Berga- 
nie  ,  Côme  et  Duon  d'Ossola  :  je  traversai  le 
Saint-Plomh.  A  Sion ,  M.  de  Chaignon  ,  chargé 
des  affaires  de  France,  me  fit  mille  amitiés  :  à 
Genève,  M.  de  La  Closure  m'en  fit  autant.  J'v 
renouvelai  connoissance  avec  M.  de  Gauffecourt 
tlont  j'avois  quelque  argent  à  recevoir.  .l'avois 
traversé  Nyon  sans  voir  mon  père,  non  qu'il  ne 
m'en  coûtât  extrêmement  :  mais  je  n'avois  pu 
me  résoudre  à  me  montrer  à  ma  belle-mère  après 
mon  désastre,  certain  qu'elle  me  jugeroit  sans 
vouloir  m'écouter.  Le  libraire  duVillard,  ancien 
ami  de  mon  père ,  me  reprocha  vivement  ce  tort 


Ro  LES   CONFESSIONS. 

Je  lui  en  dis  la  cause;  et,  pour  le  réparer  sans 
ni  exposer  à  voir  ma  belle -nicrc,  je  pris  une 
chaise,  et  nous  fûmes  ensemble  à  Nyon  descen- 
dre au  cabaret.  Du  Villard  s  en  lut  cliercher  mon 
pauvre  père,  qui  vint  tout  courant  ni'embrasser. 
îSous  soupâmes  ensemble;  et ,  après  avoir  passé- 
une  soirée  bien  douce  à  mon  cœur,  je  retournai 
le  lendemain  matin  à  Genève  avec  du  Villard  , 
pour  qui  j'ai  toujours  conservé  de  la  reconnois- 
sance  du  bien  quil  me  fit  en  cette  occasion, 

jNIon  plus  court  chemin  nétoit  pas  par  Lyon, 
mais  j'y  voulus  passer  pour  vérifier  une  fripon- 
nerie bien  basse  de  M.  de  Montaipu.  J  avois  fait 
venir  de  Paris  une  petite  caisse  contenant  une 
veste  brodée  d'or,  quelques  paires  de  manchettes 
et  six  paires  de  bas  de  soie  blancs.  8ur  la  propo- 
sition (péil  m'en  fil  lui-même,  je  fis  ajouter  cette 
caisse,  ou  plutôt  cette  boîte,  à  son  baga^je.  Dans 
le  mémoire  d'apothicaire  <[u'il  voulut  me  donner 
en  paiement  de  mes  appointements,  et  qu'il  avoil 
écrit  de  sa  main,  il  avoit  mis  (jue  celte  boite  , 
quil  appeloit  ballot,  pesoil  onze  (juinlaux,  et 
il  m  en  avoit  passé  le  port  à  un  prix  énorme. 
Par  les  soins  de  M.  Boy  de  La  Tour,  auquel  jetois 
recommandé  |)ar  M.  lloj^uin  son  oncle,  il  lut  vé- 
rilié  sur  les  rej;islies  des  douanes  de  Lyon  et  de 
Marseille ,  que  ledit  ballot  ne  pesoit  que  quarante- 
cinq  livres,  et  n  avoit  payé  le  portquà  raison  de 
ce  poids.  Je  joif^nis  cet  extrait  aulhenti«nie  au 
mémoire  de  INI.  de  Montaijju;  et,  muni  de  ces 
pièces  cl  (le  plusieurs  autre?  de  lu  iiicine  force. 


PARTIE   II,    LIVRE   VII.  8l 

je  me  rendis  à  Paris ,  très  impatient  d'en  faire 
usage.  J'eus  durant  toute  cette  longue  route  de 
petites  aventures  à  Côine  en  Valais,  et  ailleurs. 
Je  vis  plusieurs  choses ,  entre  autres  les  îles  Bor- 
romées,  qui  vaudroient  la  peine  d'être  décrites. 
Mais  le  temps  me  gagne  ,  les  espions  m'oljsé- 
dent;  je  suis  forcé  de  faire  à  la  hâte  et  mal  un 
travail  qui  dcmandcroit  le  loisir  et  la  tranquillité 
qui  me  manquent.  Si  jamais  la  Providence,  je- 
tant les  yeux  sur  moi,  me  procure  enlln  des 
jours  plus  calmes  ,  je  les  destine  à  refondre  ,  si 
je  puis ,  cet  ouvrage ,  ou  à  y  faire  au  moins  un 
supplément  dont  je  sens  qu'il  a  grand  hesoin  (i). 
Le  bruit  de  mon  histoire  m  avoit  devancé  ;  et 
en  arrivant  je  trouvai  que  dans  les  bureaux  et 
dans  le  public,  tout  le  monde  étoit  scandalisé  des 
folies  de  lambassadeur.  Malgré  cela  ,  malgré  le 
cri  public  dans  Venise  ,  malgré  les  preuves  sans 
réplique  que  j'cxhibois  ,  je  ne  pus   obtenir  au- 
cune justice.  Loin  davoir   ni  satisfaction  ,  ni 
réparation  ,  je  fus  même  laissé  à  la  discrétion 
de  l'ambassadeur  pour  mes  appointements  ;  et 
cela  par  l'unique  raison  que  ,  n'étant  pas  Fran- 
çois, je  n'avois  pas  droit  à  la  protection  natio- 
nale, et  que  c'étoit  une  affaire  particulière  entre 
lui  et  moi.  Tout  le  monde  en  particulier  convint 
avec  moi  que  j'étois  offensé,  lésé,  malheureux; 
que  l'ambassadeur  étoit  un   extravagant  cruel, 

(i)  J';ii  renoncé  à  ce  projet. 

(Cette  note  n'est  point  dans  le  manuscrit  aulcJ^raplie.  ) 


82  LES   CONFESSIONS.' 

ini([uc  ,  et  que  toute  cette  affaire  le  déshono- 
roit  à  jamais.  Mais  quoi!  il  ctoit  1  ambassadeur: 
je  n'étois,  moi,  que  le  secrétaire.  Le  bon  ordre, 
ou  ce  qu'on  appelle  ainsi ,  vouloit  que  je  n'ob- 
tinsse aucune  justice  ,  et  je  n  en  obtins  aucune. 
Je  nVimapjinai  qu'à  force  de  crier  et  de  traiter 
publiquement  ce  fou  comme  il  le  méritoit,  on 
nie  diroit  à  la  lin  de  me  taire  ;  et  c  étoit  ce  que 
i'atlciitlois  ,  bien  résolu  de  n  obéir  ([ua])rèsqu  on 
auroit  prononcé.  Mais  il  n  y  iivoit  point  alors 
de  ministre  des  affaires  ctranjTèrcs.  On  me  laissa 
clabauder  ,  on  m  encouragea  même  ;  on  faisoit 
cborus  :  mais  l'affaire  en  resta  toujours  là,  jus- 
<juà  ce  que,  las  d  avoir  toujours  raison  et  ja- 
mais justice,  je  perdis  enlîn  courage  et  plan- 
tai là  tout. 

La  seule  personne  qui  me  recrut  mal ,  et  dont 
j'aurois  le  moins  attendu  cette  injustice, fut  ma- 
dame de  Beu/.cnval.  Toute  pleine  (]ci^  prérogati- 
ves du  rang  et  de  la  noblesse,  elle  tu^  put  jatnais 
se  mettre  dans  la  tète  (pidu  and)assadeur  j)ùt 
avoir  tort  avec  son  secrétaire.  Laccueil  (ptelle 
me  fit  fut  conforme  à  ce  préjugé.  Jen  fus  si  pi- 
qué ,  <pten  sortant  de  cliez  elle  je  lui  écrivis 
ime  des  fortes  et  vives  lettres  que  j  aie  j)eut- 
ctre  écrites  ,  et  je  n'y  suis  jamais  retourné.  l>.e 
père  Castel  nu^  reçut  mieux  :  mais,  à  travers  le 
patelinage  jésuiti(pie  ,  je  le  vis  suivre  assez  fidè- 
lement une  des  grandes  maximes  de  la  société , 
(pii  (\st  (riuimoler  toujoius  le  plus  foibleau  plu* 
puisauul.  Le  vil  s(  a  liment  de  lajusticede  ma  eau- 


PARTIE    II,    MYRE   VII.  83 

se  ,  et  ma  fierté  naturelle  ,  ne  me  laissèrent  pas 
endurer  patiemment  cette  partialité.  Je  cessai 
de  voir  le  père  Gastel,  et  par-là  d'aller  aux  Jé- 
suites ,  oîi  je  ne  connoissois  que  lui  seul.  D'ail- 
leurs ,  l'esprit  tvrannique  et  intrigant  de  ses 
confrères,  si  différent  de  la  bonhomie  du  bon 
père  Hemet ,  me  donnoit  tant  d'éloignement 
pour  leur  commerce  ,  que  je  n'en  ai  vu  aucun 
depuis  ce  temps-là  ,  si  ce  n'est  le  père  Bertliier, 
que  je  vis  deux  ou  trois  fois  chez  M.  Dupin,  avec 
le([uel  il  travailloit  de  toute  sa  force  à  la  réfuta- 
tion de  Montesquieu. 

Achevons,  pour  n'y  plus  revenir,  ce  qui  me 
reste  à  dire  de  M.  de  Montaigu.  Je  lui  avois  dit 
dans  nos  démêlés  qu'il  ne  lui  falloit  pas  un  se 
crétaire,  mais  un  clerc  de  procureur.  Il  suivit 
cet  avis,  et  me  donna  réellement  pour  succes- 
seur un  vrai  procureur,  qui,  dans  moins  d'un 
an,  lui  vola  vingt  ou  trente  mille  livres.  Il  le 
chassa ,  le  fit  mettre  en  prison ,  chassa  ses  gen- 
tilshommes avec  esclandre  et  scandale,  se  fit 
par-tout  des  querelles ,  reçut  des  affronts  qu'un 
valet  n'endureroit  pas ,  et  finit ,  à  force  de  folies, 
par  se  faire  rappeler   et  renvoyer  planter  ses 
choux.  Apparemment  que,  parmi  les  répriman- 
des qu'il  reçut  à  la  cour,  son  affaire  avec  moi  ne 
fut  pas  oubliée.  Du  moins  peu  de  temps  après 
son  retour,  il  m'envoya  son  maître-d'hôtel  pour 
solder  mon  compte,  et  me  donner  de  l'argent. 
J'en  manquois  dans  ce  moment-là;  mes  dettes 
tle  Venise ,  dettes  d'honneur  si  jamais  il  en  fut , 

6. 


i 


84  LES   CONFESSIONS, 

nie  pcsoient  sur  le  cœur.  Je  saisis  le  moyen  qui 
se  présentoit  de  les  acquitter,  de  même  que  le 
billet  (le  Zanetto  Naui.  .le  reçus  ce  qu  on  voulut 
nie  donner,  je  pavai  toutes  mes  dettes ,  et  je  res- 
tai sans  un  sou  comme  auparavant,  mais  sou- 
la(jé  d  un  poids  qui  métoit  insupporta])le.  De- 
puis lors  je  n'ai  plus  entendu  parler  de  M.  de 
Montai.jîu  quïi  sa  mort  que  j'appris  par  la  voix 
pul)li(|ue.  Que  Dieu  fasse  paix  à  ce  pauvre  hom- 
me !  Il  étoit  aussi  propre  au  métier  d'ambassa- 
deur que  je  lavois  été  dans  mon  enfapcc  à  celui 
de  (jrapignan.  Cependant  il  n'avoit  tenu  (pi  à  lui 
de  se  soutenir  honorablement  par  mes  services, 
et  de  me  faire  avancer  rapidement  dans  Ictat 
auquel  le  comte  de  Gouvon  m'avoit  destiné  dans 
ma  jeunesse,  et  dont,  par  moi  seul,  je  nVétois 
rendu  caj)al)le  dans  un  âjje  plus  avancé. 

La  justice  et  linutilité  de  mes  plaintes  me  lais- 
sèrent dans  lame  un  germe  d  indi{;nation  contre 
nos  sottes  institutions  civiles ,  oii  le  vrai  bien 
public  et  la  véritable  justice  sont  toujours  sacri- 
£iés  à  je  ne  sais  quel  ordre  apparent,  destructif 
en  effet  de  tout  ordre,  et  ((ui  ne  fait  (ju'ajouter 
la  saiictiun  île  fautorité  publique  à  lopprcssion 
du  foible  et  à  finiquitédu  fort.  Deux  choses  em- 
pêchèrent ce  germe  de  se  développer  yiouv  lors 
comme  il  a  fait  dans  la  suites  :  lune,  qu  il  s'a{;is- 
soit  de  moi  dans  cette  affaire,  et  (|ue  f intérêt 
privé ,  qui  n'a  jamais  rien  produit  de  grand  et 
de  noble,  ne  sauroit  tirer  de  mon  cœm'  les  divins 
élans  (|uil  n'appartient  c^u'au  plus  pur  amour 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  85 

du  juste  et  du  beau  d'y  produire  ;  l'autre  fut  le 
charme  de  ramitié  qui  teinpéroit  et  calnioit  ma 
colère  par  Tascendant  d'un  sentiment  plus  doux. 
.1  avois  fait  connoissance  à  Venise  avec  un  Bis- 
caïen,  ami  de  mon  ami  de  Carrio,  et  dij^ne  de 
l'être  de  tout  homme  de  bien.  Cet  aimable  jeune 
homme,  né  pour  tous  les  talents  et  pour  toutes 
les  vertus,  venoit  de  faire  le  tour  de  l'Italie  pour 
prendre  le  goût  des  beaux-arts,  et  n'imaginant 
rien  de  plus  à  acquérir,  il  vouloit  s'en  retourner- 
en  droiture  dans  sa  patrie.  Je  lui  dis  que  les  arts 
n'étoient  que  le  délassement  d'un  génie  comme 
le  sien,  fait  pour  cultiver  les  sciences,  et  je  lui 
conseillai ,  pour  en  prendre  le  goût ,  un  voyage 
et  six  mois  de  séjour  à  Paris.  Il  me  crut,  et  fut 
à  Paris.  Il  y  étoit  et  m'attendoit  quand  j  y  arri- 
vai. Son  logement  étoit  trop  grand  pour  lui  ; 
il  m'en  offrit  la  moitié:  je  l'acceptai.  Je  le  trou- 
vai dans  la  ferveur  des  hautes  sciences.  Paen  n"é- 
toit  au-dessus  de  sa  portée  ;  il  dévoroit  et  digé- 
roit  tout  avec  une  prodigieuse  rapidité.  Com- 
bien il  me  remercia  d'avoir  procuré  cet  aliment 
à  son  esprit ,  que  le  besoin  de  savoir  dévoroit 
sans  qu'il  s'en  doutât  lui-mcme  !  Quels  trésors 
de  lumières  et  de  vertus  je  trouvai  dans  cette 
amc  forte  !  Je  sentis  que  c'étoit  l'ami  qu'il  me 
falloit  :  nous  devînmes  intimes.  Nos  goûts  n'é- 
toient pas  les  mêmes;  nous  disputions  toujours. 
Tous  deux  opiniâtres ,  nous  n'étions  jamais  d'ac- 
cord sur  rien.  Avec  cela  nous  ne  pouvions  nous 
quitter;  et,  tout  en  nous  contrariant  sans  cesse, 


86  LES   CONFESSIONS. 

aucun  des  deux  n'eût  voulu  que  l'autre  fût  au- 
trement. 

Ignacio  Emmanuel  de  Altuna  étoit  un  de  ces 
hommes  rares  «jue  lEspagne  seule  produit ,  et 
«lont  elle  produit  trop  peu  pour  sa  gloire.  Il  n"a- 
voit  pas  ces  violentes  passions  nationales  com- 
munes dans  son  pays.  L'idée  de  la  vengeance  ne 
pouvoit  pas  plus  entrer  dans  son  esprit,  que  le 
désir  dans  son  cœur.  Il  étoit  trop  fier  pour  être 
vindicatif,  et  je  lui  ai  souvent  oui  dire,  avec 
beaucouj)  de  sang-froid  ,  qu'un  mortel  ne  pou- 
voit pas  offenser  son  ame.  Il  étoit  galant  sans 
être  tendre.  Il  jouoit  avec  les  femmes  comme 
avec  de  jolis  enfants.  Il  se  plaisoit  avec  les  maî- 
tresses de  ses  amis,  mais  je  ne  lui  en  ai  jamais 
vu  aucune,  ni  aucun  désir  d  en  avoir.  Les  llam- 
mcs  de  la  vertu ,  dont  son  cœur  étoit  dévoré  ,  ne 
permirent  jamais  à  celles  de  ses  sens  de  naître. 

Après  ses  voyages  il  s'est  marié,  il  est  mort 
jeune,  il  a  laissé  des  enfants,  et  je  suis  persuadé, 
comme  de  mon  existence,  (jue  sa  femme  est  la 
première  et  la  seule  ([ui  lui  ait  fait  conuoitre  les 
plaisirs  de  lamour.  A  lextérieur  il  étoit  dévot 
comme  un  Espagnol ,  mais  en  dedans  étoit  la 
piété  d'un  ange.  Hors  moi ,  je  n'ai  vu  que  lui  seul 
de  toh'rant,  depuis  ([ue  j'existe.  Il  ne  sest  jamais 
informé  ilaueun  homme  comment  il  pensoit 
en  matière  de  religion.  Que  son  ami  fût  juif, 
protestant,  turc,  athée,  peu  lui  importoit,  pour- 
vu (pi'il  fût  honnête  homme.  Obstiné,  têlu  ,])our 
des  opinions  indiiïérenles ,  dès  qu  il  s  agissoit  de 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  87 

reli(jion,  même  cle  morale,  il  se  recueilloit,  se 
taisoit,  ou  clisoit  simplement  :  Je  ne  suis  chargé 
que  de  moi.  Il  est  incroyable  qu'on  puisse  asso- 
cier autant  d élévation  dame  avec  un  esprit  de 
détail  porté  jusqu'à  la  minutie.  Il  partageoit  et 
fixoit  d  avance  leuqjloi  de  sa  journée  par  heu- 
res, quarts  d'heure,  et  minutes  ,  et  suivoit  cette 
distribution  avec  un  tel  scrupule,  que,  si  l'heure 
eut  sonné  tandis  qu  il  lisoit  sa  phrase ,  il  eût 
fermé  le  livre  sans  achever.  De  toutes  ces  me- 
sures de  temps  ainsi  rompues,  il  y  en  avoit  pour 
telle  étude,  il  y  en  avoit  pour  telle  autre;  il  y  en 
avoit  pour  la  réflexion ,  pour  la  conversation  , 
pour  l'office,  pour  Locke,  pour  le  rosaire,  pour 
les  visites,  pour  la  musique,  pour  la  peinture; 
et  il  n'y  avoit  ni  plaisir,  ni  tentation,  ni  com- 
plaisance ,  (pii  pût  intervertir  cet  ordre.  Un  de- 
voir à  remplir,  seul  l'auroit  pu.  Quand  il  me 
faisoit  la  liste  de  ses  distributions  afin  que  je 
m'y  conformasse,  je  commencois  par  rire,  et  je 
finissois  par  pleurer  d'admiration.  Jamais  il  ne 
gênoit  personne;  mais  il  brusquoit  les  gens  qui, 
par  politesse,  vouloient  le  gêner.  Il  étoit  em- 
porté sans  être  boudeur.  Je  l'ai  vu  souvent  en 
colère,  mais  je  ne  l'ai  jamais  vu  fâché.  Kicn  n'é- 
toit  si  gai  que  son  humeur  :  il  entendoit  raille- 
rie ,  et  il  aimoit  à  railler  ;  il  y  brilloit  même,  car 
il  avoit  le  talent  de  lépigramme.  Quand  on  l'a- 
nimoit  il  étoit  bruyant  et  tapageur  en  paroles; 
sa  voixs'entendoit  de  loin.  Mais  tandis  qu'il  crioit 
on  le  vovoit  sourire,  et  tout  à  travers  ses  cm- 


8S  LES   CONFESSIONS, 

portements  il  lui  vonoit  nurlqiie  mot  plaisant 
qui  faisoil  éclater  tout  le  moiulc.  11  navoit  pas 
plus  le  teint  espap^nol  que  le  phle^j^me.  Il  avoit 
la  peau  blanclie,  les  joues  colorées,  les  cheveux 
duu  châtain  presque  blond.  Il  étoit  f;ran<l  et 
bien  fait.  Son  corps  fut  formé  pour  lo^yer  son 
ame. 

Ce  saj^e  de  cœur  ainsi  que  de  tête  se  connois- 
soit  en  hommes,  et  fut  mon  ami.  Cest  toute  ma 
réponse  à  quiconque  ne  Test  pas.  jNous  nous  liâ- 
mes si  bien  que  nous  fîmes  le  projet  de  passer 
nos  jours  ensemble.  Je  dcvois  dans  quelques  an- 
nées aller  le  joindre  à  Ascovtia  pour  vivre  avec 
lui  dans  sa  terre.  Toutes  les  parties  de  ce  piojet 
furent  arrangées  entre  nous  la  veille  rie  son  dé- 
part. II  n'y  manqua  que  ce  qui  ne  dépend  pas 
des  hommes  dans  les  projets  les  mieux  concer- 
tés. Les  événements  postérieurs,  mes  désastres, 
son  mariage,  sa  mort  euHu,  nous  ont  séjiarés 
pour  toujours.  On  diroit  qu'il  n  y  a  que  les  noirs 
complots  des  méchants  qui  réussissent  :  les  pro- 
jets innocents  des  bons  n'ont  presque  jamais 
d'accomplissement. 

Ayant  senti  1  inconvénient  de  la  d<''pen(lance, 
je  me  promis  bien  de  ne  m  y  plus  exposer.  Ayant 
vu  renverser  dès  leur  naissance  les  projets  dam- 
l>ition  que  loccasion  m'avoit  fait  former,  rebuté 
de  rentrer  dans  la  carrière  que  j'avois  si  bien 
commencée,  et  dont  néanmoins  je  venois  d'être 
expulsé,  je  résolus  de  ne  plus  m'attaclier  à  per- 
sonne, mais  de  rester  dans  lindép  endance  en 


PARTIE    II,   LIVRE   VII.  89 

tirant  parti  de  mes  talents,  dont  enfin  je  com- 
ineneois  à  sentir  la  mesure,  et  dont  j'avois  trop 
modestement  pensé  jusqu'alors.  Je  repris  le  tra- 
vail de  mon  opéra,  que  j'avois  interrompu  pour 
aller  à  Venise  :  et,  pour  m'y  livrer  plus  tranquil- 
lement, après  le  départ  d'Altuna,  je  retournai 
loger  à  mon  ancien  hôtel  Saint-Quentin,  qui, 
dans  un  quartier  solitaire  et  peu  loin  du  Luxem- 
bourg, m'étoit  plus  commode  pour  travailler  à 
mon  aise,  que  la  bruyante  rue  Saint-Honoré.  Là 
m'attendoit  la  seule  consolation  réelle  que  le 
ciel  m'ait  fait  goûter  dans  ma  misère  ,  et  qui 
seule  me  la  rend  supportable.  Ceci  nest  pas  une 
connoissance  passagère;  je  dois  entrer  dans  quel- 
que détail  sur  la  manière  dont  elle  se  fit. 

Nous  avions  une  nouvelle  hôtesse  qui  étoit 
d  Orléans.  Elle  prit  pour  travailler  en  linge  une 
fille  de  son  pays  d'environ  vingt-deux  à  vingt- 
trois  ans  ,  qui  mangeoit  avec  nous  ainsi  que 
riiôtesse.  Cette  fdic ,  appelée  Thérèse  Le  Yas- 
seur,  étoit  de  bonne  famille.  Son  père  étoit  offi- 
cier de  la  monnoie  d'Orléans  ,  sa  mère  étoit 
marc  bande.  Ils  avoient  Ijeaucoup  d'enfants.  La 
monnoie  d  Orléans  n'allant  plus ,  le  père  se  trouva 
sur  le  pavé;  la  mère,  ayant  essuyé  des  banque- 
routes ,  fit  mal  ses  affaires ,  quitta  le  commerce, 
et  vint  à  Paris  avec  son  mari  et  sa  fille ,  qui  les 
nourrissoit  tous  trois  de  son  travail. 

La  première  fois  que  je  vis  paroître  cette  fille 
à  table ,  je  fus  frappé  de  son  maintien  modeste , 
et  plus  encore  de  son  regard  vif  et  doux,  q'ù" 


QO  LES    CONFESSIONS. 

pour  moi  n'eut  jamais  son  semblable.  La  table 
ctoit  composée,  outre  M.  de  Bonnefond,  de  plu- 
sieurs abbés  irlandois ,  gascons ,  et  autres  gens 
de  pareille  étofïe;  notre  liotesse  elle-même  avoit 
roli  le  Jjalai;  il  n'y  avoit  là  que  moi  .seul  rpii 
parlât  et  se  comportât  décemment.  On  agaça  la 
petite;  je  pris  sa  défense.  Aussitôt  les  lardons 
tombèrent  sur  moi.  Quand  je  n'aurois  eu  natu- 
rellement aucun  goût  pour  cette  j)auvre  Hlle  , 
la  compassion ,  la  contradiction  ,  m'en  auroient 
donné.  .Kai  toujours  ainié  riionnèteté  dans  les 
manières  et  dans  les  propos,  j)rin(ipalcment 
avec  le  sexe.  Je  devins  bautement  son  cbam])ion. 
Je  la  vis  sensible  à  mes  soins,  et  ses  regards, 
animés  par  la  rcc oinioissance  <pi Cllo  n'osoit  ex- 
])rimer  de  bouclic,  nen  devenoient  (jue  plus 
])énctrants. 

Elle  étoit  très  timide;  je  letois  aussi.  La  liai- 
son, rpie  cette  disposition  connnune  sembloit 
(loigner,  se  lit  pourtant  très  rapidement.  Lbô- 
tesse ,  qui  s'en  aperçut ,  devint  furieuse  ;  et  ses 
Inutalités  avancèrent  encore  ines  affaires  auprès 
de  la  petite,  qui,  n'ayant  d'appui  que  moi  seul 
dans  la  maison  ,  me  voyoit  sortir  avec  peine ,  et 
soupiroit  après  le  retour  de  son  protecteur,  f^e 
1  apport  de  nos  cceurs ,  le  concours  de  nos  dis- 
jiositions,  ement  bientôt  son  effet  ordinaire. 
Elle  crut  voir  en  moi  un  bonnèie  bomme;  elle 
ne  se  trompa  pas  :  je  <  rus  voir  eu  elle  une  Hlle 
seusible  ,  siuiple  et  sans  ccxpictlerie  ;  je  ne  me 
trompai  pas  non  plus.  Je  lui  déclarai  davance 


PARTIE    II,    LIVRE    VII,  gi 

que  je  ne  l'abandonnerois  ni  ne  l'épouserois  ja- 
mais. L'amour,  l'estime ,  la  sincérité  naïve ,  fu- 
rent les  ministres  de  mon  triomphe,  et  cétoit 
parce(|ue  son  cœur  étoit  tendre  et  honnête  ,  que 
je  fus  heureux  sans  être  entreprenant. 

La  crainte  qu'elle  eut  que  je  ne  me  fâchasse 
de  ne  pas  trouver  en  elle  ce  qu'elle  croyoit  que 
j'y  chcrchois  recula  mon  bonheur  plus  que  toute 
autre  chose.  Je  la  vis ,  interdite  et  confuse  avant 
que  de  se  rendre ,  vouloir  se  faire  entendre ,  et 
n'oser  s'expliquer.  Loin  d'imaginer  la  véritable 
cause  de  son  embarras,  j'en  imaginai  une  bien 
fausse  et  bien  insultante  pour  ses  mœurs  ,  et 
croyant  qu'elle  m'avertissoit  que  ma  santé  cou- 
roit  des  risques  ,  je  tombai  dans  des  perplexités 
qui  ne  me  retinrent  pas ,  mais  qui ,  durant  plu- 
sieurs jours ,  empoisonnèrent  mon  bonheur. 
Gomme  nous  ne  nous  entendions  point  l'un 
l'autre,  nos  entretiens  à  ce  sujet  étoient  autant 
d'énigmes  et  damphigouris  plus  que  risibles. 
Elle  fut  prête  à  me  croire  absolument  fou.  Enfin 
nous  nous  expliquâmes  :  elle  me  fit  en  pleurant 
l'aveu  d'une  faute  unique  au  sortir  de  renfance, 
fruit  de  son  ignorance  et  de  lacbesse  d  un  séduc- 
teur. Sitôt  que  je  la  compris  je  fis  un  cri  :  Puce- 
lage !  m'écriai-je;  c'est  l)ien  à  Paris,  c'est  bien 
à  vii;igt  ans  qu'on  en  cherche  !  Ah  ,  ma  Thé- 
rèse, je  suis  trop  heureux  de  te  posséder  sage  et 
saine,  et  de  ne  pas  trouver  ce  que  je  ne  cherchois 
pas. 

Je  n  avois  songé  dabord  qu'à  me  donner  un 


92  LES  CONFESSIONS. 

amusement;  je  vis  f[ue  j'avois  plus  fait ,  et  que  je 
m  étois  donné  une  compafjne.  Un  peu  d  lia])itude 
avec  cette  excellente  fille,  un  peu  do  rcllexion 
sur  ma  situation,  me  firent  sentir  (piVn  ne  son- 
geant quïi  mes  plaisirs  j  avois  beaucoup  fait 
pour  mon  bonheur.  Il  me  falloit  à  la  place  de 
l'ambition  éteinte  un  sentiment  vif  qui  remplît 
mon  cœur  ;  il  falloit ,  pour  tout  dire  ,  un  succes- 
seur à  maman  ,  puisque  je  ne  devois  plus  vivre 
avec  elle;  il  me  falloit  quelqu'un  qui  vécût  avec 
son  élève,  et  en  qui  je  trouvasse  la  simplicité  , 
la  docilité  de  cœur  (ju  elle  avoit  trouvées  en  moi  ; 
il  (alloit  que  la  douceur  de  la  vie  privée  et  do- 
mesti((uenie  dédommaffcàt  du  sort  l)rillant  au- 
f(uelje  renon(;ois.Quandj'étois  absolument  seul , 
mon  canir  étoit  vide,  mais  il  nVn  falloit  quun 
j)our  le  remplir.  Le  sort  ni'avoit  ôté  ,  m'avoit 
aliéné  du  moins  en  partie  celui  pour  lequel  la 
nature  m  avoit  fait.  Dès-lors  j'étois  seul,  car  il 
n'y  eut  jamais  pour  moi  d  intermédiaire  entre 
tout  ou  rien.  Je  trou  vois  dans  Thérèse  le  supplé- 
ment dont  j'avois  besoin  ;  par  elle  je  vécus  heu- 
reux autant  que  je  pouvois  l'être  selon  le  cours 
des  événements. 

.Te  voulus  d'abord  former  son  esprit  ;  j'y  per- 
dis ma  peine  ;  son  esprit  est  ce  que  l'a  fait  la  na- 
ture ;  la  culture  et  les  soins  n'y  prennent  pas. 
.Te  ne  rouois  point  d'avouer  (jucllc  n'a  jamais 
])\cu  ajipris  à  lirr,  (pioiqu'elle  écrive  passable- 
ment. Quand  j'allai  lorjer  dans  la  rue  neuve  des 
Petits-Champs ,  j'avois ,  à  Ihùtel  de  Pontchar- 


PARTIE   II,   LIVRE   VU.  gS 

train ,  vis-à-vis  de  mes  fenêtres ,  un  cadran  sur 
lequel  je  m'efforçai  durant  plus  d'un  mois  à  lui 
faire  connoître  les  heures  :  à  peine  les  connoît- 
cllc  encore  à  présent.  Elle  n'a  jamais  pu  suivre 
l'ordre  des  douze  mois  de  l'année  ,  et  ne  connoît 
pas  un  seul  chiffre  ,  malgré  tous  les  soins  que  j'ai 
pris  pour  les  lui  montrer.  Elle  ne  sait  ni  comp- 
ter l'argent  ni  le  prix  d'aucune  chose.  Le  mot 
qui  lui  vient  en  parlant  est  souvent  l'opposé  de 
celui  qu'elle  veut  dire.  Autrefois  j'avois  fait  un 
dictionnaire  de  ses  phrases  pour  amuser  mada- 
me de  Luxemhourg,  et  ses  quiproquo  sont  de- 
venus célèbres  dans  les  sociétés  où  j'ai  vécu. 
Mais  cette  personne  si  bornée,  et ,  si  l'on  veut , 
si  stupide,  est  d'un  conseil  excellent  dans  les  oc- 
casions difficiles.  Souvent  en  Suisse ,  en  Anp^Ie- 
terre ,  en  France  ,  dans  les  catastrophes  où  je 
me  trouvois ,  elle  a  vu  ce  que  je  ne  voyois  pas 
moi-même;  elle  m'a  donné  les  avis  les  meilleurs 
à  suivre  ;  elle  m'a  tiré  des  dangers  où  je  me  pré- 
cipitois  aveuglément ,  et  devant  les  dames  du 
plus  haut  rangf,  devant  les  grands  et  les  princes, 
ses  sentiments  ,  son  bon  sens,  ses  réponses,  et 
sa  conduite,  lui  ont  attiré  l'estime  universelle, 
et  à  moi,  sur  son  mérite  ,  des  compliments  dont 
je  sentois  la  sincérité.  Auprès  des  personnes 
qu'on  aime  le  sentiment  nourrit  l'esprit  ainsi 
que  le  cœur ,  et  Ion  a  peu  besoin  de  chercher 
ailleurs  des  idées.  Je  vivois  avec  ma  Thérèse 
aussi  af^réabloment  qu'avec  le  plus  beau  çénie 
(le  1  univers.  Sa  mère ,  hère  d  avoir  été  jadis  clc- 


C)4  LES   CONFESSIONS, 

vcc  auprès  de  la  marquise  tic  Monpipeau ,  fai- 
soit  le  bel  esprit ,  vouloit  dirioor  le  sien  ,  et  gà- 
toit  par  son  astuce  la  simplicité  de  notre  com- 
merce. 

L'ennui  de  rctle  importunité  me  fil  un  pou 
surmonter  la  sotte  honl*'  de  n'oser  me  montirr 
avec  Thcix'se  en  j)ul»lic;  et  nous  faisions  tête  à 
tête  de  petites  promenades  champêtres  et  de 
petits  goûtés  qui  m'étoient  délicieux.  Je  voyois 
qu  elle  m'aimoit  sincèrement ,  et  cela  redoubloit 
ma  tendresse.  Cette  douce  intimité  me  tenoit 
lieu  de  tout  :  1  avenir  ne  me  toiiclioit  pins,  ou 
ne  me  touclioit  que  comme  le  présent  prolongé  : 
je  ne  desirois  rien  que  d  en  assurer  la  durée. 

Cet  attachement  me  rendit  toute  autre  dissi- 
pation superflue  et  insipide.  Je  ne  sortois  plus 
que  pour  aller  chez  Thérèse  ;  sa  demeure  devint 
presque  la  mienne.  Cette  vie  retirée  et  domesti- 
que lut  si  avantageuse  à   mon  travail  ,  (pieu 
moins  de  trois  mois  mon  opéra  tout  entier  fut 
fait,  paroles  et  musi(pi«'.  Il    rcstoit   seulement 
quelques  accompagiuMnents  et  renq)lissages  à 
faire.  Ce  travail  de  nuMuruvre  mVnnuvoit  fort. 
Je  proposai  à  Philidor  de  s(  n  charger  en  lui 
donnant  part  au  hénéfice.  il  \in(   deux  fois,  et 
fit  (puhjues    renq)lissa.';es  i\a\is  laclc   dOvide  ; 
mai>  il  ne  |)ut  se  captiver  à  ce  travail  assidu  pour 
nu  |)rolil  ("loigné ,  et  nu' nuMU»  «  rtain.   Il   ne  re- 
vint |)lus,  et  j  achevai  ma  besogne  moi-nuMue. 

>b)n  ojH'ra  fait,  il  s'agit  d  en  tinM'  parti  :  cétoit 
un  autre  opéra  bien  plus  diflicile.  Ou  ne  vient  4 


PARTIE  II,   LIVRE   VII.  ^5 

bout  (le  rien  à  Paris  quand  on  y  vit  isolé.  Je  pen- 
sai à  me  faire  jour  par  M.  de  La  Poplinière,  chez 
qui  Gauffecourt ,  de  retour  de  Genève ,  nVavoit 
introduit.  M.  de  La  Poplinière  étoit  le  Mécène 
de  Rameau  :  madame  de  La  Poplinière  étoit  sa 
très  humble  écolière.  Rameau  faisoit ,  comme 
on  dit ,  la  pluie  et  le  beau  temps  dans  cette  mai- 
son, .lujj^eant  qu'il  proté(]fcroit  avec  plaisir  l'ou- 
vrage d'un  de  ses  disciples ,  je  voulus  lui  mon^ 
trer  le  mien.  Il  refusa  de  le  voir,  disant  qu'il  ne 
pouvoit  lire  des  partitions ,  et  que  cela  le  fati- 
guoit  trop.  La  Poplinière  dit  là -dessus  qu'on 
pouvoit  le  lui  faire  entendre  ,  et  m'offrit  de  ras- 
sembler des  musiciens  pour  en  exécuter  des 
morceaux.  Je  ne  demandois  pas  mieux.  Rameau 
consentit  en  grommelant  et  répétant  sans  cesse 
que  ce  devoit  être  une  belle  chose  que  la  compo- 
sition d'un  homme  qui  n'étoit  pas  enfant  de  la 
balle,  et  qui  avoit  appris  la  musique  tout  seul. 
Je  me  hâtai  de  tirer  en  parties  cinq  ou  six  mor- 
ceaux choisis.  On  me  donna  une  dixaine  de  sym- 
phonistes ,  et  pour  chanteurs  Rérard  ,  Lagardc  , 
et  mademoiselle  Bourbonnois,  Rameau  com- 
mença, dès  l'ouverture,  à  faire  entendre,  par 
ses  éloges  outrés,  qu'elle  ne  pouvoit  être  de  moi. 
Il  ne  laissa  passer  aucun  morceau  sans  donner 
des  signes  d  impatience  ;  mais  à  un  air  de  haute- 
contre  ,  dont  le  chant  étoit  mâle  et  sonore,  et 
l'accompagnement  très  brillant,  il  ne  put  plus 
se  contenir;  il  m'apostrophai  avec  une  brutalité 
qui  scandaliba  tout  le  monde,  soutenant  qu  une 


96  LES   CONFESSIONS, 

partie  de  ce  quil  venoit  d'entendre  étoit  dan 
homme  consommé  dans  l'art,  et  que  le  reste 
étoit  d'un  i{^norant  qui  ne  savoit  pas  même  la 
niusi(iue  :  et  il  est  vrai  (pie  mon  tiavail  inégal 
et  sans  rèfjle  étoit  tantôt  sublime  et  tantôt  très 
plat,  comme  doit  être  celui  de  quiconque  ne  s'é- 
lève que  par  quelques  élans  de  (;énie  et  que  la 
science  ne  soutient  point.  P»ani(\'ui  prétendit  ne 
voir  en  moi  <pj  nu  p(li(  pillard  sans  talent  et 
sans  goût.  Les  assistants,  et  sur-tout  le  maître 
de  la  maison  ,  ne  pensèrent  pas  de  même.  M.  de 
llichelieu  ,  (pii  dans  ce  tenq)s-là  voyoit  beaucoup 
monsieur  ,  et ,  comme  on  sait  ,  madame  de  La 
Poplinière,  ouït  ]>arler  de  mon  ouvrage  et  vou- 
lut 1  entendre,  avec  le  projet  de  le  faire  donner 
à  la  cour  s'il  en  étoit  content.  Il  lut  exécuté  à 
grand  chœur  et  en  grand  orchestre ,  aux  Irais 
du  roi ,  cliez  M.  de  Ronneval ,  intendant  des  me- 
nus. Francœur  dirigeoit  Icxécutiou.  L'efi^et  en 
fut  surprenant  :  M.  le  duc  ne-cessoit  de  s'écrier 
et  d'applaudir;  et  a  la  lin  d'un  chœur,  dans  l'acte 
du  Tasse  ,  il  se  leva ,  vint  à  moi ,  et  me  serrant  la 
main:  M.  Rousseau,  me  dit-il,  voilà  de  Ihar- 
n)(jMie  (pli  transporte.  Je  n'ai  jamais  rien  en- 
tendu de  plus  beau  :  je  veux  faire  donner  cet 
ouvrage  à  Versailles.  Madame  de  La  Poplinière, 
qui  étoit  là,  ne  dit  pas  un  mot.  Hameau,  (juoi- 
([uc  invite,  n  y  avoit  pas  voulu  venir,  f^c  lende- 
main ,  niadanie  de  La  Poplinière  me  lit,  à  sa  toi- 
lette ,  un  accueil  foft  dur,  aflét  la  de  rabaisser 
ma  pièce,  et  me  dit  que ,  quoitpiun  peu  de  cliu- 


PARTIE   ÏI,   LIVRE    VÏI.  9-7 

qtiant  eût  d  abord  ébloui  M.  de  Richelieu ,  il  en 
étoit  bien  revenu ,  et  qu'elle  ne  me  conseilloit 
pas  de  compter  sur  mon  opéra.  M.  le  duc  arriva 
peu  après  et  me  tint  un  tout  autre  langage ,  me 
dit  des  choses  flatteuses  sur  mes  talents  ,  et  me 
parut  toujours  disposé  à  faire  donner  ma  pièce 
devant  le  roi.  Il  nV  a,  dit-il ,  que  l'acte  du  Tasse 
qui  ne  peut  passer  à  la  cour  ;  il  en  fiaut  refaire 
un  autre.  Sur  ce  seul  mot ,  j'allai  m'enfermer 
chez  moi ,  et,  dans  trois  semaines  ,  j  eus  fait ,  à 
la  place  du  Tasse,  un  autre  acte,  dont  le  sujet 
étoit  Hésiode  inspiré  par  une  muse.  Je  trouvai 
le  secret  de  faire  entrer  dans  cet  acte  une  partie 
de  l'histoire  de  mes  talents ,  et  de  la  jalousie 
dont  Rameau  vouloit  bien  les  honorer.  Il  y  avoit 
dans  ce  nouvel  acte  une  élévation  moins  gigan- 
tesque et  mieux  soutenue  que  celle  du  Tasse.  La 
musique  en  étoit  aussi  noble  et  beaucoup  mieux 
faite ,  et  si  les  deux  autres  actes  avoient  valu 
celui-là ,  la  pièce  entière  eût  avantageusement 
soutenu  la  représentation.  Mais  ,  tandis  que  j'a- 
clievois  de  la  mettre  en  état ,  une  autre  entre- 
prise suspendit  l'exécution  de  celle-là. 

L'hiver  qui  suivit  la  bataille  de  Fontenoi  il  y 
eut  beaucoup  de  fêtes  à  Versailles,  entre  autres 
plusieurs  opéra  au  théâtre  des  petites  écuries. 
De  ce  nombre  fut  le  drame  de  Voltaire,  intitulé 
la  Princesse  de  Navarre  ^  dont  Rameau  avoit  fait 
la  musique,  et  (jui  venoit  dètre  changé  et  ré- 
formé sous  le  nom  des  fêtes  de  Raniire.  Ce  nou- 
veau sujet  dcmandoit  plusieurs  changements 
14.  7 


^8  LES   CONFESSIONS, 

aux  divertissements  de  rancicn ,  tant  dans  les 
vers  que  dans  la  musicjue.  Il  sagissoit  de  trou- 
ver quel(ju\ui  qui  j)ùt  icniplir  ce  double  objet. 
Voltaire,  alors  en  Ijorraine,  et  Rameau,  tous 
deux  occupés  à  Topera  du  Temple  de  la  (lloire, 
ne  |)ouvant  donner  des  soins  à  celui-là,  M.  de 
liicbelieu  pensa  à  moi ,  me  fit  proposer  de  m'en 
charjTcr;  et,  pour  (jue  je  pusse  examiner  mieux 
ce  (ju'il  y  avoit  à  faire,  il  mVnvoya  séparément 
le  poème  et  la  niusi([ue.  Avant  toute  chose,  je 
ne  voulus  toucher  aux  paroles  que  de  Taveu  de 
l'auteur,  et  je  lui  écrivis  à  ce  sujet  une  lettre  très 
honnête,  et  même  respectueuse,  comme  il  con- 
venoit.  Voici  sa  réponse  ,  dont  1  ori^jinal  est 
dans  la  liasse  A ,  n"  i . 

i5  décembre  174^. 

«  Vous  réunissez,  monsieur,  deux  talents  (pii 
Il  ont  toujours  été  séparés  jusqu'à  présent.  Voilà 
i(  déjà  deux  l)onnes  raisons  j)our  moi  de  vous 
«  estimer  et  de  chercher  à  vous  aimer.  Je  suis 
u  facile  pour  vous  que  vous  employiez  ces  deux 
<<  talents  à  un  ouvrage  qui  n'en  est  pas  trop  <li- 
«  gne.  U  V  a  quebjues  mois  que  M.  le  duc  de  \\i- 
u  chciicu  m  ordonna  absolunu'nt  de  faire  en  un 
«  clin-d'œil  une  petite  et  mauvaise  esquisse  de 
«  quebpies  scènes  insipides  et  trontjuées,  (pii  de- 
"  voient  s'ajuster  à  des  divertissements  qui  ne 
«  sont  point  faits  pour  elles.  Jobéis  avec  la  j)lus 
«grande  exactitude,  je  fis  très  vite  et  très  mal. 
«J'envoyai  ce  misérable  croquis  à  M.  le  duc  de 


PARTIE   II,    LIVRE   VII.  gg 

"  Richelieu,  comptant  qu'il  ne  serviroit pas ,  ou 
«  queje  le  corri(jerois.  Heureusement  il  est  entre 
«(  vos  mains,  vous  en  êtes  le  maître  absolu;  j'ai 
«<  perdu  tout  cela  entièrement  de  vue.  Je  ne  doute 
«  pas  que  vous  n'ayez  rectifié  toutes  les  fautes 
«  échappées  nécessairement  dans  une  composi- 
«  tion  si  rapide  d  une  simple  esquisse,  que  vous 
«  n'ayez  rempli  les  vides  et  suppléé  à  tout. 

«  Je  nie  souviens  qu'entre  autres  balourdises 
«  il  n'est  pas  dit  dans  ces  scènes,  qui  lient  les  di- 
«  vertissements ,  comment  la  princesse  Grena- 
"  dine  passe  tout  d'un  coup  d'une  prison  dans 
«  un  jardin  ou  dans  un  palais.  Gomme  ce  n'est 
i<  point  un  magicien  qui  lui  donne  des  fêtes  , 
«  mais  un  seigneur  espagnol,  il  ine  semble  que 
<(  rien  ne  doit  se  faire  par  enchantement.  Je 
«  vous  prie ,  monsieur,  de  vouloir  bien  revoir  cet 
«  endroit ,  dont  je  n'ai  qu'une  idée  confuse. 
«  Voyez  s'il  est  nécessaire  que  la  prison  s'ouvre  , 
K  et  qu'on  fasse  passer  notre  princesse  de  cette 
«  prison  dans  un  beau  palais  doré  et  verni  pré- 
«  paré  pour  elle.  Je  sais  très  bien  que  tout  cela 
«  est  fort  misérable,  et  qu'il  est  au-dessous  d'un 
«  être  pensant  de  se  faire  une  affaire  sérieuse  de 
«ces  bagatelles;  mais  enfin,  puisqu'il  s'agit  de 
«  déplaire  le  moins  qu'on  pourra,  il  faut  mettre 
«le  plus  de  raison  qu'on  peut,  même  dans  un 
«  divertissement  d'opéra. 

«<  Je  me  rapporte  de  tout  à  vous  et  à  M.  Bal- 
«lod,et  je  compte  avoir  bientôt  l'honneur  de 
«  vous  faire  mes  remerciements,  et  de  vous  as- 


lOO  LES   GONFESSIOXS. 

«<  surer,  monsieur,  à  quel  point  j'ai  celui  de- 

«  trc ,  etc.  » 

Qu  on  ne  st)it  pas  surpris  de  la  grande  poli- 
tesse de  cette  lettre,  comparée  aux  autres  let- 
tres demi-cavalières  qu'il  m'a  écrites  depuis  ce 
temps-là.  11  me  crut  en  jjrandc  laveur  auprès 
de  M.  de  Richelieu;  et  la  souplesse  courtisane 
qu'on  lui  connoît  l'obligeoit  à  beaucoup  d'é{;ards 
pour  un  nouveau  venu,  jusqu'à  ce  quil  connut 
ini(Hj.\  la  mesure  de  son  crétlit. 

Autorisé  par  M.  de  Voltaire  et  dispensé  de 
tous  éfjards  pour  Rameau  ,  qui  ne  clierchoit  (pi  à 
me  nuire,  je  me  mis  à  travailler;  et  en  dcuv 
jnois  ma  besogne  lut  j)rête.  Elle  se  borna,  quant 
aux  vers,  à  très  peu  de  chose:  je  tâchai  seule- 
ment qu'on  n'y  sentît  pas  la  différence  des  styles, 
et  j  eus  la  présomption  de  croire  avoir  réussi. 
IMon  travail  en  niusi»[ue  fut  plus  long  et  plus 
pénible.  Outre  que  j  eus  à  faire  plusieurs  mor- 
ceaux d'appareil,  et  entre  autres  l'ouverture, 
tout  le  récitatif  dont  jétois  chargé  se  trouva 
d'une  difficulté  extrême,  en  ce  qu'il  falloit  lier, 
souvent  en  peu  de  vers  et  par  des  modulations 
très  rapides ,  dc6  synq>honies  et  des  chciins  dans 
des  tons  fort  éloignés  :  car,  pour  (|ue  Hameau 
ne  m'accusât  pas  d  avoir  défiguré  ses  airs,  je 
n'en  voulus  chanp,er  ni  trans|)oser  aucun,  .le 
réussis  à  ce  récitatif.  Il  étoit  bien  accentué,  plein 
d'énergie, et  sur-tout  excellennnenl  modulé.  T/i- 
déc  des  deux  hommes  siqiérieurs  au\<[ucls  on 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  10  r 

dai^^noit  m  associer  mavoit  élevé  le  <yénic,  et  je 
puis  dire  que  dans  ce  travail  ingrat  et  sans  gloire, 
dont  le  public  ne  pouvoit  pas  même  être  infor- 
mé, je  me  tins  presque  toujours  à  côté  de  mes 
modèles. 

La  pièce,  dans  l'état  où  je  Tavois  mise,  fut 
répétée  au  grand  théâtre  de  l'opéra.  Des  trois 
auteurs  je  m'y  trouvai  seul.  Voltaire  étoit  ab- 
sent, et  Rameau  n'y  vint  pas,  ou  se  cacha. 

Les  paroles  du  premier  monologue  étoient 
très  lugubres  ;  en  voici  le  début  ; 

O  mort  !  viens  terminer  les  malheurs  de  ma  vie  ! 

Il  avoit  bien  fallu  faire  une  musique  assortis- 
sante.  Ce  fut  pourtant  là-dessus  que  madame 
de  La  Poplinière  fonda  sa  censure,  en  m'accu^ 
sant  avec  beaucoup  d'aigreur  d'avoir  fait  une 
musique  d'enterrement.  M.  de  Richelieu  com- 
mença judicieusement  par  s'informer  de  qui 
étoient  les  paroles  de  ce  monologue.  Je  lui  pré- 
sentai le  manuscrit  qu il  mavoit  envoyé  ,  et  qui 
faisoit  foi  qu'elles  étoient  de  Voltaire.  En  ce  cas, 
dit-il ,  c'est  Voltaire  seul  qui  a  tort.  Durant  la 
répétition ,  tout  ce  qui  étoit  de  moi  fut  succes- 
sivement inq)rouvé  par  madame  de  La  Popli- 
nière et  justifié  par  M,  de  Richelieu.  Mai^  enliu 
j'avois  à  faire  à  trop  forte  partie,  et  il  me  fut  si- 
gnifié ([u'il  y  avoit  à  refaire  à  mon  travail  plu- 
sieurs choses  sur  lesquelles  il  falloit  consulter 
M.  Rameau.  Navré  d'une  conclusion  pareille, 
au  lieu  des  éloges  que  j'attendois  et  qui  certai- 


102  LES  CONFESSIONS, 

ncmcnt  mctoient  dus,  je  rentrai  chez  moi  la 
mort  dans  le  cœur.  Jy  tombai  malade,  épuisé 
de  fatigue,  dévoré  de  chagrin ,  et  de  six  semaines 
je  ne  fus  en  état  de  sortir. 

Rameau,  qui  fut  chargé  des  changements  in- 
diqués ])ar  madame  de  La  Poplinière,  m'envoya 
demander  l'ouverture  de  mon  grand  opéra,  pour 
la  substituer  à  celle  que  je  venois  de  faire.  Tlcu- 
reusement  je  sentis  le  croc-en-jandje ,  et  je  la 
refusai.  Comme  il  n'y  avoit  plus  que  cinq  ou  six 
jours  jusqu'à  la  représentation  devant  le  roi,  il 
n'eut  j)as  le  teuij)S  d'en  faire  une,  et  il  fallut  lais- 
ser la  mienne.  Elle  éloit  à  litalicnne  et  dun  style 
très  nouveau  pour  lors  en  France.  Cependant 
clic  fût  goûtée,  et  j'appris  par  M.  de  Valmalette, 
maître-d'hotel  du  roi  et  gendre  de  M.  Mussard 
mou  parent  et  mon  ami,  (jue  les  connoisseurs 
avoient  été  très  contents  de  mon  ouvrage,  et 
que  le  public  ne  l'avoit  pas  distingue  de  celui  de 
Rameau  ;  mais  celui-ci,  de  concert  avec  madame 
de  lia  Poplinièie,  prit  des  mesures  pour  qu'on  ne 
sût  pas  même  «[uc  j  v  avois  travaillé.  Sur-  le  livie 
([u'on  distribue  aux  spectateurs,  et  oii  les  au- 
teurs sont  toujours  nommés,  il  n'y  eut  de  nom- 
mé que  V(/ltaire;  et  Rameau  aima  mieux  que 
son  nom  fût  suppriuu'  i[iw  d  y  voir  associer  le 
mien. 

Sitôt  que  je  fus  en  état  de  sortir,  je  vouhis  aller 
chez  M.  le  due  de  Richelieu:  il  u  etoit  plus  temps. 
)I  venoit  de  partir  ])our  Dunkercpie  ,  ou  il  devoit 
commander  le  déljar(juement  destiné  pour  l'E- 


PAîlTIE   II,   LIVRE   VII.  lo3 

€osse.  A  son  retour  je  me  dis,  pour  autoriser  ma 
paresse ,  qu'il  étoit  trop  tard.  Ne  l'ayant  plus  revu 
depuis  lors,  j'ai  perdu  Tlionneur  que  méritoit  mon 
ouvraf^e,  l'honoraire  qu'il  devoit  me  produire; 
et  mon  temps  ,  mon  travail ,  mon  chagrin  ,  ma 
maladie  et  l'argent  qu'elle  me  coûta,  tout  cela  fut 
à  mes  frais ,  sans  me  rendre  un  sou  de  bénéfice 
ou  plutôt  de  dédommagement.  Il  m'a  cependant 
toujours  paru  que  M.  de  Richelieu  avoit  natu- 
rellement de  l'inclination  pour  moi ,  et  pensoit 
avantageusement  de  mes  talents  ;  mais  mon  mal- 
heur et  madame  de  La  Poplinière  empêchèrent 
tout  l'effet  de  sa  bonne  volonté. 

Je  ne  pouvois  rien  comprendre  à  l'aversion  de 
cette  femme,  à  qui  je  m'étois  efforcé  de  plaire, 
et  à  qui  je  faisois  assez  régulièrement  ma  cour. 
Gauffecourt  m'en  expliqua  les  causes  :  d'abord  , 
me  dit-il,  son  amitié  pour  Rameau,  dont  elle 
est  la  prôneuse  en  titre ,  et  qui  ne  veut  souffrir 
aucun  concurrent;  et  de  plus,  un  péché  originel 
qui  vous  damne  auprès  d'elle,  et  qu'elle  ne  vous 
pardonnera  jamais,  c'est  d'être  Genevois.  Là- 
dessus  il  m'expliqua  que  l'abbé  Hubert  qui  l'étoit, 
et  sincère  ami  de  M.  de  La  Poplinière,  avoit  fait 
ses  efforts  pour  l'empêcher  d'épouser  cette  femme 
qu'il  connoissoit  bien,  et  qu'après  le  mariage 
elle  lui  avoit  voué  une  haine  implacable,  ainsi 
qu'à  tous  les  Genevois.  Quoi([ue  La  Poplinière, 
ajouta-t-il ,  ait  de  l'amitié  pour  vous ,  et  que  je 
le  sache,  ne  comptez  pas  sur  son  appui.  Il  est 
amoureux  de  sa  femme;  elle  vous  hait,  elle  est 


lo4  LES   CONFESSIONS. 

méchante,  elle  est  adroite;  vous  ne  ferez  jamais 

rien  dans  cette  maison.  Je  me  le  tins  pour  dit. 

Ce  même  Gauffccourt  me  rendit  à-pcu-près 
dans  le  môiiie  temps  un  service  dont  j  avois 
(Trand  besoin.  Je  venois  de  perdre  mon  vertueux 
père,  âgé  d'environ  soixante  ans.  Je  sentis  moins 
cette  perte  que  je  n'aurois  fait  en  d'autres  temps 
où  les  embarras  de  ma  situation  mauroient 
moins  occupé.  Je  n'avois  point  voulu  réclamer 
de  son  vivant  ce  qui  restoit  du  bien  de  ma  mère, 
et  dont  il  tiroit  le  petit  revenu.  Je  n'eus  plus  là- 
dessus  de  scrupule  a])rès  sa  moit.  Mais  le  dé- 
faut de  preuve  juridi([ue  de  la  mort  de  mon 
frère  faisoit  une  dilticulté  que  Gauffccourt  se 
cliaq;ca  de  lever,  et  qu  II  leva  en  effet  ])ar  les 
bons  offices  de  l'avocat  de  Loi  me.  Comme  j  avois 
le  plus  grand  besoin  de  cette  petite  ressource , 
et  que  l'événement  étoit  douteux,  j'en  attendois 
la  nouvelle  fléiinitivc  avec  la  ])lus  vive  im}>a- 
tience.  Un  soir,  en  rentrant  cliez  moi ,  je  trou- 
vai la  lettre  qui  devoit  contenir  cette  nouvelle, 
et  je  la  pris  pour  louvrir  avec  un  trend)lement 
d  impatience  dont  j'eus  honte  en  dedans  de  moi. 
VAi  (pioi  1  me  dis-je  avec  dcklain ,  Jean-Iaeques  se 
laissera-t-il  subjuguer  à  ce  point  par  1  intérêt  et 
par  la  curiosité.^  Je  remis  sur-le chanq)  hi  lettre 
sur  ma  cheminée.  Je  me  dé.shabillai,  me  couchai 
tranquillement  ,  dormis  mieux  qu  à  mon  ordi- 
naire ,  et  me  levai  le  lendemain  assez  tard  sans 
plus  penser  à  ma  lettre.  En  m  habillant  je  l'aper- 
rus,  je  l'ouvris  sajis  me  presser,  j  y  trouvai  une 


PARTIE   II,    LIVRE   VIL  10^ 

lettre-de-change.  J'eus  Lien  des  plaisirs  à-la-fois  ; 
mais  je  puis  jurer  que  le  plus  vif  fut  celui  d'avoir 
su  me  vaincre.  J'aurois  vingt  traits  pareils  à  ci- 
ter en  ma  vie,  mais  je  suis  trop  pressé  pour  pou- 
voir tout  dire.  J'envoyai  une  petite  partie  de  cet 
argent  à  ma  pauvre  maman ,  regrettant  avec 
larmes  l'heureux  temps  oii  j'aurois  mis  le  tout  à 
ses  pieds.  Toutes  ses  lettres  se  sentoient  de  sa 
détresse.  Elle  m'envoyoit  des  tas  de  recettes  et 
de  secrets  dont  elle  prétendoit  que  je  fisse  ma 
fortune  et  la  sienne.  Déjà  le  sentiment  de  sa  mi- 
sère lui  serroit  le  cœur  et  lui  rétrécissoit  l'esprit. 
Le  peu  que  je  lui  envoyai  fut  la  proie  des  fripons 
qui  fobsédoient.  Elle  ne  profita  de  rien.  Cela  me 
dégoûta  de  partager  mon  nécessaire  avec  ces 
misérables ,  sur-tout  après  l'inutile  tentative  que 
je  fis  pour  la  leur  arracher,  comme  il  sera  dit 
ci-après.  Le  temps  s'écouloit,  et  l'argent  avec  lui. 
Nous  étions  deux ,  même  quatre ,  et ,  pour  mieux 
dire  ,  nous  étions  sept  ou  huit.  Car,  quoique 
Thérèse  fût  d'un  désintéressement  qui  a  peu 
d'exemples,  sa  mère  n'étoitpas  comme  elle.  Sitôt 
qu'elle  se  vit  un  peu  remontée  par  mes  soins , 
elle  fit  venir  toute  sa  famille  pour  en  partager 
le  fruit.  Sœurs,  fils,  filles,  petites-filles,  tout 
vint,  hors  sa  fille  aînée ,  mariée  au  directeur  des 
carrosses  d'Angers.  Tout  ce  que  je  faisois  pour 
Thérèse  étoit  détourné  par  sa  mère  en  faveur  de 
ces  affamés.  Comme  je  n'avois  pas  à  faire  à  une 
personne  avide,  et  que  je  n'étois  pas  subjugué 
par  une  passion  folle,  je  ne  faisois  pas  des  folies. 


lo6  I.FS   CONFESSIONS. 

Content  de  tenir  Thérèse  honnêtement,  mais 
sans  luxe  ,  à  1  abri  des  pressants  besoins,  je  con- 
sentois  que  ce  quelle  {ijafjnoit  par  son  travail  lût 
tout  entier  au  profit  de  sa  mère,  et  je  ne  me 
bornois  pas  à  cela  ;  mais ,  par  une  fatalité  qui 
mepoursuivoit ,  tandis  que  maman  ctoit  en  proie 
à  ses  croquants,  Thérèse  ctoit  en  proie  à  sa  fa- 
mille, et  je  ne  pouvois  rien  faire  (raucun  cote 
qui  profitât  à  celle  pour  qui  je  lavois  destiné. 
Il  étoit  singulier  que  la  cadette  des  enfants  de 
madame  Le  Vasseur,  la  seule  qui  n'eût  point  été 
dotée,  étoit  la  seule  qui  nourrissoit  son  père  et 
sa  mère,  et  qu'après  avoir  été  long-tenqis  bat- 
tue par  ses  frères,  par  ses  sœurs,  même  par  ses 
nièces,  cette  pauvre  Hlle  en  étoit  maintenant  pil- 
lée sans  qu'elle  pût  mieux  se  défendre  de  leurs 
vols  que  de  leurs  coups.  Une  seule  de  ses  nièces 
appelée  Goton  étoit  assez  aimable,  et  d'un  ca- 
ractère assez  doux,  quoique  j^àtée  par  lexenqile 
et  les  léchons  des  autres.  Comme  je  les  voyois 
souvent  ensemble,  je  leur  donnois  les  noms 
qu'elles  s'entre-donnoicnt  :  j  appelois  la  nièce  ma 
nièce ^  la  tante  ma  tante.  Toutes  de  ii\  m'appe- 
loient  leur  oncle.  De  là  le  nom  de  tante  du(piel 
j'ai  continué  d'appeler  Thérèse  ,  et  (|ue  mes  amis 
répétoieut  (pielquefois  en  plaisantant.  On  sent 
que  dans  une  ])areille  situation  je  n  avois  pas  un 
moment  à  jn'rdrc  pour  tacher  de  m'en  tirer,  .lu- 
çeant  que  M.  de  Kichelicu  m'avoit  oublié,  et 
n'espérant  plus  rien  du  côté  de  la  cour,  je  fis 
quelques  tentatives  pourfaire  passer  à  Paris  mon 


PARTIE   II,   LIVRE   VII.  107 

opéra  :  mais  j'éprouvai  des  difficultés  qui  de- 
niandoient  bien  du  temps  pour  les  vaincre,  et 
j  etois  de  jour  en  jour  plus  pressé.  Je  m'avisai  de 
présenter  ma  petite  comédie  de  Narcisse  aux  Ita- 
liens :  elle  y  fut  reçue,  et  j'eus  les  entrées,  qui 
me  firent  grand  plaisir.  Mais  ce  fut  tout.  Je  ne  pus 
jamais  parvenir  à  faire  jouer  ma  pièce;  et,  en- 
nuyé de  faire  ma  cour  à  des  comédiens ,  je  les 
plantai  là.  Je  revins  enfin  au  dernier  expédient 
qui  me  restoit,  et  le  seul  que  j'aurois  dû  pren- 
dre. En  fréquentant  la  maison  de  M.  de  La  Po- 
plinière,  je  m'étois  éloigné  de  celle  de  M.  Dupin. 
Les  deux  dames  ,  quoique  parentes  ,  étoient  mal 
ensemble ,  et  ne  se  voyoient  point.  Il  n'y  avoit 
aucune  société  entre  les  deux  maisons ,  et  Thie- 
riot  soûl  vivoit  dans  l'une  et  dans  l'autre.  Il  fut 
chargé  de  tâcher  de  me  ramener  chez  M.  Dupin. 
M.  de  Francueil  suivoit  alors  l'histoire  naturelle 
et  la  chimie,  et  faisoit  un  cabinet.  Je  crois  qu'il 
aspiroit  à  l'acadéniie  des  sciences  ;  il  vouloit  pour 
cela  faire  un  livre,  et  il  jugeoit  que  je  pouvois 
lui  être  utile  dans  ce  travail.  INÏadame  Dupin 
qui,  de  son  côté,  méditoit  un  autre  livre  ,  avoit 
sur  moi  des  vues  à-pcu-près  semblables.  Ils  au- 
roicnt  voulu  ni'avoir  en  commun  pour  une  es^ 
pêce  de  secrétaire,  et  c'étoit  là  l'objet  des  semon-^ 
ces  de  Thieriot.  J'exigeai  préalablement  que  M.  de 
Francueil  emploieroit  son  crédit  et  celui  de  Jé- 
liote  pour  faire  répéter  mon  ouvrage  à  lopéra; 
il  y  consentit.  Les  Muses  Galantes  furent  répétées 
d'abord  plusieurs  fois  au  magasin  ,  puis  au  grand 


Io8  LES   CONFESSIONS, 

théâtre.  Il  yavoitl)eauf  oup  de  monde  à  la  grande 
répétition  ,  et  plusieurs  morceaux  furent  très 
applaudis;  cependant  je  sentis  moi-même  durant 
l'exécution ,  fort  mal  conduite  par  Re])ol ,  que  la 
pièce  ne  passeroit  pas,  et  même  quelle  n  étoit 
pas  en  état  de  paroître  sans  de  grandes  correc- 
tions. Ainsi  je  la  retirai,  sans  mot  dire,  et  sans 
m'cxposer  au  refus  :  mais  je  vis  clairement ,  par 
plusieurs  indices ,  (jue  louvrage,  eùt-il  été  par- 
fait ,  n'auroit  pas  passé.  Francueil  m'avoit  bien 
promis  de  le  faire  répéter,  mais  non  pas  de  le 
faire  recevoir.  Il  me  tint  exactement  parole.  J'ai 
toujours  cru  voir,  et  dans  celle  oreasion  et  dans 
beaucoup  d'autres,  que  ni  lui,  ni  matlame  Du- 
pin,  ne  se  soucioicnt  de  me  laisser  acquérir  une 
certaine  réputation  dans  le  monde,  de  peur  peut- 
être  qu'on  ne  sup])Osàt,  en  voyant  leurs  livres, 
qu'ils  avoient  greffé  mes  talents  sur  les  leurs. 
Cependant  comme  madame  Dupin  m'en  a  tou- 
jours supposé  de  très  médiocres,  et  quelle  ne 
m'a  jamais  employé  qu'à  écrire  sous  sa  dictée , 
OU  à  des  recherches  de  pure  érudition ,  ce  re- 
proche, sur-tout  à  son  égard,  eût  été  bien  in- 
juste. 

Ce  dernier  mauvais  succès  acheva  de  me  dé- 
courager ,  j'abandonnai  tout  projet  d'avance- 
ment et  de  gloire,  et,  sans  ]>lus  sonjjer  à  des 
talents  vrais  ou  vains  ((ui  uuq)iOspér<>i(>nt  si  [)eu  , 
je  consacrai  mon  tenq)s  et  mes  soins  à  me  pro- 
curer ma  subsistance  et  celle  de  ma  Thérèse , 
comme  il  plairoit  à  ceux  (jui  se  chargcroient  d'y 


PARTIE   II,   LIVRE   VIT.  109 

pourvoir.  Je  m'attachai  donc  tout-à-fait  à  ma- 
dame Dupin  et  à  monsieur  de  Francueil.  Cela 
ne  me  jeta  pas  dans  une  grande  opulence  ;  car, 
avec  huit  à  neuf  cents  francs  par  an  que  j'eus  les 
deux  premières  années,  à  peine  avois-je  de  quoi 
fournir  à  mes  premiers  besoins  ,  forcé  de  me 
loger  à  leur  voisinage  ,  en  chambre  garnie ,  dans 
un  quartier  assez  cher,  et  payant  un  loyer  à 
Textrémité  de  Paris ,  tout  au  haut  delà  rue  Saint- 
Jacques,  où,  quelque  temps  qu  il  fît,  j  allois  sou- 
per presque  tous  les  soirs.  Je  pris  bientôt  le  train 
et  même  le  goût  de  mes  nouvelles  occupations. 
Je  m'attachai  à  la  chimie";  j'en  fis  plusieurs  cours 
avec  M.  de  Francueil  chez  M.  Rouelle ,  et  nous 
nous  mîmes  à  barbouiller  du  papier  tant  bien 
que  mal  sur  cette  science  ,  dont  nous  possédions 
à  peine  les  éléments.  En  i  '747  nous  allâmes  pas- 
ser l'automne  en  Touraine,  au  château  de  Ghe- 
nonceaux,  maison  royale  sur  le  Cher,  bâtie  par 
Henri  II ,  pour  Diane  de  Poitiers ,  dont  on  y  voit 
encore  les  chiffres  ,  et  maintenant  possédée  par 
M.  Dupin,  fermier-général.  On  s'amusa  beau- 
coup dans  ce  beau  lieu;  on  y  faisoit  très  bonne 
chère  ;  j  y  devins  gras  comme  un  moine.  On  y 
fit  beaucoup  de  musique.  J'y  composai  plusieurs 
trio  à  chanter,  pleins  d'une  assez  forte  harmo- 
nie, et  dont  je  rcj^arlerai  jieut-être  dans  mon 
supplément.  On  y  joua  la  comédie  ;  j  v  en  Hs,  en 
quinze  jours,  une  en  trois  actes,  intitulée  \En- 
gagement  téméraire  ,  qu'on  trouvera  parmi  mes 
papiers,  et  qui  n'a  d'autre  mérite  que  beaucoup 


i  ro  LES   CONFESSIONS. 

tic  ^oaictc.  J'y  composai  dautres  petits  ouvrapfes, 
entre  autres  une  pièce  en  vers  intitulée  \ Allée 
de  Sylvie ,  du  nom  dune  allée  du  parc  ([ui  bor- 
<loit  le  Cher ,  et  tout  cela  se  lit  sans  discontinuer 
mon  travail  sur  la  chimie,  et  celui  que  je  (aisois 
auprès  de  madame  Dupin. 

Tandis  que  j'engraissois  à  Chenonceaiix,  ma 
pauvre  Thérèse  engraissoit  à  Paris  d  une  autre 
manière;  et,  quand  j  y  revins,  je  trouvai  l'ou- 
■vrage  que  j'avois  mis  sur  le  chantier  plus  avancé 
que  je  ne  Favois  cru.  Cela  m'eût  jeté  ,  vu  ma  si- 
tuation, dans  un  embarras  extrême  ,  si  des  ca- 
marades de  table  ne  mVussent  lourni  hi  seule 
ressource  qui  poiivoit  m  en  tirer.  C'est  \\\\  de  ces 
récits  essentiels  que  je  ne  puis  faire  avec  trop  de 
simplicité;  parcequ  il  faudroit,  en  les  commen- 
tant ,  m  excuser  ou  me  charger ,  et  que  je  ne  dois 
faire  ici  ni  l'un  ni  Tautre. 

Durant  le  séjour  d'Altuna  à  Paris,  au  lieu 
d  aller  manger  chez  un  traiteur,  nous  mangions 
oi'dinairement  lui  et  moi  à  notre  voisinage, 
presque  vis-à-vis  [le  cul-de-sac  de  1  opéra  ,  chez 
luie  madame  Tia  Selle,  femnic  d  un  tailleur,  qui 
donnoit  assez  mal  à  manger,  mais  dont  la  table 
ne  laissoit  pas  d'être  recherchée  à  cause  de  la 
bonne  et  sûre  compagnie  qui  s'y  trouvoit  :  car 
on  n'v  rccevoit  aucun  inconnu,  et  il  falloit  être 
introduit  parcpu'hju  undcceux([uiy  mangeoient 
d'ordinaire.  F.e  commandeur  de  Graville,  vieux 
débauché,  plein  depolitesseet  d'esprit,  mais  or- 
duri<M' ,  y  logeoit ,  et  y  attiroit  une  folle  et  bril- 


PARTIE   II,   LIVRE   Vil.  m 

lante  jeunesse  en  officiers  aux  {gardes  et  mous- 
quetaires. Le  commandeur  de  Nouant ,  cheva- 
lier de  toutes  les  filles  de  l'opéra,  y  apportoit 
journellement  les  anecdotes  de  ce  tripot.  M.  du 
Plessis,  lieutenant-colonel  retiré,  bon  et  sage 
vieillard,  Ancelet  (i),  officier  des  mousque- 
taires, y  niaintenoient  un  certain  ordre  parmi 
ces  jeunes  j^ens.  Il  y  venoit  aussi  des  commer- 
çants, des  financiers,  des  vivriers,  mais  polis, 
honnêtes ,  et  de  ceux  qu'on  distinguoit  dans  leur 
métier  :  M.  de  Besse,  M.  de  Forcade,  et  d  autres 
dont  j'ai  oublié  les  noms.  Enfin  l'on  y  voyoit 
des  gens  de  mise  de  tous  les  états  ,  excepté  des 
abbés  et  des  gens  de  robe  que  je  n'y  ai  jamais 
vus ,  et  c'étoit  une  convention  de  n'y  en  point 
introduire.  Cette  table  assez  nombreuse  étoittrè» 
gaie  sans  être  bruyante,  et  Ion  y  polissonnoit 

(i)  Ce  fut  à  ce  M.  Ancelet  que  je  donnai  une  petite  co- 
médie de  ma  façon,  intitulée  Les  Prisonniers  de  guerre, 
que  j'avois  faite  après  les  désastres  des  François  en  Ba- 
vière et  en  liohême,  et  que  je  n'osai  jamais  avouer  ni 
montrer,  et  cela  par  la  singulière  raison  que  jamais  le 
roi,  ni  la  France,  ni  les  François,  ne  furent  peut-être 
mieux  loués  ni  de  meilleur  cœur  que  dans  cette  pièce;  et 
que,  républicain  et  frondeur  en  titre,  je  n'osois  m'a- 
vouer  pané;;yriste  d'une  nation  dont  toutes  les  maximes 
étoient  contraires  aux  miennes.  Plus  navré  des  malheurs 
de  la  France  que  les  François  mêmes,  j'avois  peur  qu'on 
ne  taxât  de  flatterie  et  de  lâcheté  les  marques  d'un  sin- 
cère attachement  dont  j'ai  dit  l'époque  et  la  cause  dans 
ma  première  partie,  et  que  j'étois  honteux  de  montrer. 
(Cette  note  n'est  point  dans  le  manuscrit  autographe  déposé 
aux  archives  nationales.) 


I  12  LES   COISFESSIONS. 

hcaucoup  sans  {irossièrcté.  Le  vieux  commaii- 
cleur,  avec  tous  ses  contes  (^las,  quant  à  la  sub- 
stance, ne  percloit  jamais  sa  politesse  de  la  vieille 
cour,  et  jamais  un  mot  de  {;ueule  nesortoit  de 
sa  })ouclie  ([u  il  ne  lut  si  plaisant ,  que  des  fem- 
mes Fauroient  pardonné.  Son  ton  servoit  de  ré- 
gie à  toute  la  table  :  tous  ces  jeunes  gens  con- 
toient  leurs  aventures  {galantes  avec  autant  de 
licence  (jue  de  grâce,  et  les  contes  de  filles  man- 
quoient  d'autant  moins,  que  le  magasin  ctoit  à 
la  porte;  car  Tallée  qui  menoit  cbez  madame  La 
Selle  étoit  la  même  oii  étoit  la  bouticpie  de  la 
Ducliapt  ,  célèbre  marcliande  de  modes  ,  «jui 
avoit  alors  de  très  jolies  filles,  avec  Icscjuelles 
tous  nos  messieuis  alloient  causer  avant  ou  après 
dîné,  .le  m'y  serois  amusé  comme  les  autres,  si 
j'eusse  été  plus  bardi.  11  ne  falloit  qu  entrer  com- 
me eux;  je  n'osai  jamais.  Quant  à  madame  La 
Selle,  je  continuai  d'y  aller  man.f^er  assez  sou- 
vent après  le  départ  il  Altuna.  .Vy  apprenois  des 
foules  d'anecdotes  très  amusantes ,  et  j'y  pris 
aussi  peu-à-peu,  non,  grâce  au  ciel,  jamais  les 
nifrurs,  mais  les  maximes  (jue  j  y  vis  établies. 
Jjlionnêles  personnes  mises  à  mal,  des  maris 
trompés,  des  femmes  séduites,  des  accoucbe- 
ments  clandestins,  étoient  là  les  textes  les  plus 
ordinaires;  et  (clui  <pii  ])euploit  le  mieux  les  \\n- 
ianls-Trouvés  éloit  toujours  le  plus  applaudi. 
Cela  me  gagna  ;  je  iormai  ma  lac-on  de  penser 
sur  celle  ([ue  je  voyois  en  règne  cbez  ties  gens 
très  aimables,  et  dans  le  fond  Irèsbonnètesgens, 


PARTIE   lî,   LIVRE  VIT.  îi3 

'Ct  je  me  dis  :  Puisque  c'est  lusage  du  pays ,  quand 
on  y  vit  on  peut  le  suivre  ;  voilà  l'expédient  que 
je  cherchois.  Je  m'y  déterminai  gaillardement, 
sans  le  moindre  scrupule;  et  le  seul  que  j'eus  à 
vaincre  fut  celui  de  Thérèse,  à  qui  j'eus  toutes 
les  peines  du  monde  à  faire  adopter  cet  unique 
moyen  de  sauver  son  honneur.  Sa  mère ,  qui  de 
plus  craignoit  ce  nouvel  emharras  de  marmaille, 
étant  venue  à  mon  secours,  elle  se  laissa  vain- 
cre. On  choisit  une  sage-femme  prudente  et  sûre, 
appelée  mademoiselle  Gouin  ,  pour  lui  confier 
ce  dépôt  ;  et ,  quand  le  temps  fut  venu ,  Thérèse 
fut  menée  par  sa  mère  chez  la  Gouin  à  la  pointe 
Saint-Eustache.  J  allai  l'y  voir  plusieurs  fois ,  et 
je  lui  portai  un  chiffre  que  j'avois  fait  à  douhle 
sur  deux  cartes,  dont  une  fut  mise  dans  les  lan- 
ges de  l'enfant,  et  il  fut  déposé  parla  sage-femme 
au  bureau  des  Enfants-Trouvés,  dans  la  forme 
ordinaire.  L'année  suivante, même  inconvénient 
«t  môme  expédient ,  au  chiffre  près,  qui  fut  né- 
gligé. Pas  plus  de  réflexion  de  ma  part ,  pas  plus 
d'approbation  de  celle  de  là  mère  ;  elle  obéit  en 
gémissant.  On  verra  successivement  toutes  les 
vicissitudes  que  cette  fatale  conduite  a  produi- 
tes dans  ma  façon  de  penser,  ainsi  que  dans  ma 
destinée.  Quant  à  présent,  tenons-nous  à  cette 
première  époque.  Ses  suites ,  aussi  cruelles  qu'im- 
prévues, ne  me  forceront  que  trop  d'y  revenir. 

Je  mar(j[ue  ici  celle  de  ma  première  connois- 
sance  avec  madame  d'Épinay ,  dont  le  nom  re- 
viendra souvent  dans  ces  mémoires.  Elle  s'appe- 
lî-  8 


Il4  LES   CONFESSIONS, 

loit  mademoiselle  des  Clavelles,  et  vcnoit  d'é- 
pouser M.  d'Epinay,  fils  de  M.  de  La  Live  de 
Bellegarde,  fermier  (général.  Son  mari  étoit  mu- 
sicien, ainsi  ([ue  M.  de  Francueil.  Elle  étoit  mu- 
sicienne aussi,  et  la  passion  de  cet  art  mit  entre 
ces  trois  personnes  une  grande  intimité.  M.  de 
Francueil  m'introduisit  chez  madame  d'Epinay;. 
j'y  soupois  quelquefois  avec  lui.  Elle  étoit  aima- 
ble ,  avoit  de  l esprit,  des  talents  :  c étoit  assu- 
rément une  bonne  connoissance  à  faire.  Mais 
elle  avoit  une  amie  appelée  mademoiselle  d  Ette, 
qui  passoit  pour  méchante ,  et  qui  vivoit  avec 
le  chevalier  de  Valory,  qui  ne  passoit  pas  pour 
bon.  .le  crois  que  le  commerce  de  ces  deux  per- 
sonnes fit  tort  à  madame  dEpinay,  à  (jui  la  na- 
ture avoit  donné  ,  avec  un  tempérament  très 
exigeant,  des  qualités  excellentes  pour  en  régler 
ou  racheter  les  écarts.  M.  de  Francueil  lui  coin- 
muni(jua  une  partie  de  l'amitié  (pi  il  avoit  pour 
moi ,  et  m  avoua  ses  liaisons  avec  elle,  dont,  par 
cette  raison  ,  je  ne  parlerois  pas  ici ,  si  elles  ne 
fussent  devenues  pul)li(|ues  un  point  de  n'être 
pas  même  cachées  à  M.  d  l'.jjinay.  M.  de  l-ran- 
cucil  me  lit  même  sur  cette  dame  des  confiden- 
ces bien  singulières ,  quelle  ne  m'a  jamais  faites 
elle-même,  et  dont  elle  ne  m'a  jamais  cru  in- 
stniit;  car  je  n'en  ouvris  ni  n'en  ouvrirai  de  ma 
vie  la  bouche  ni  à  elle,  ni  à  <pii  «pie  ce  soit. 
Toute  cette  confiance  île  part  et  d  autre  rendoit 
ma  situaliou  très  cmharrassante  ,  sur-tout  avec 
iaadame  de  Eraucucil ,  i[ui  me  connoissoit  assez 


PARTIE   II,    LIVRE   VIT.  Ii5 

pour  ne  pas  se  défier  de  moi ,  quoiqu  en  liaison 
avec  sa  rivale.  Je  consolois  de  mon  mieux  cette 
pauvre  femme  ,  à  qui  son  mari  ne  rcndoit  assu- 
rément pas  Famour  quelle  avoit  pour  lui.  J'é- 
coutois  séparément  ces  trois  personnes  ;  je  gar- 
dois leurs  secrets  avec  la  plus  grande  fidélité  , 
sans  qu'aucune  des  trois  m'en  arrachât  jamais 
aucun  de  ceux  des  deux  autres ,  et  sans  dissi- 
muler à  chacune  des  deux  femmes  mon  attache- 
ment pour  sa  rivale.  Madame  de  Francueil ,  qui 
vouloit  se  servir  de  moi  pour  bien  des  choses , 
essuya  des  refus  formels  ;  et  madame  d'Épinay, 
m'ayant  voulu  charger  une  fois  d'une  lettre  pour 
Francueil ,  non  seulement  en  reçut  un  pareil , 
mais  encore  une  déclaration  très  nette  que  si 
elle  vouloit  me  chasser  pour  jamais  de  chez  elle , 
elle  n'avoit  qu'à  me  faire  une  seconde  fois  pa- 
reille proposition.  Il  faut  rendre  justice  à  ma- 
dame d'Epinay.  Loin  que  ce  procédé  parût  lui 
déplaire,  elle  en  parla  à  Francueil  avec  éloge, 
et  ne  m'en  reçut  pas  moins  bien.  C'est  ainsi  que 
dans  des  relations  orageuses  entre  trois  person- 
nes que  j'avois  à  ménager ,  dont  je  dépendois  en 
quelque  sorte  ,  et  pour  qui  j'avois  de  l'attache- 
ment ,  je  conservai  jusqu'à  la  fin  leur  amitié  , 
leur  estime  ,  leur  confiance  ,  en  me  conduisant 
avec  douceur  et  complaisance,  mais  toujours 
avec  droiture  et  fermeté.  Malgré  ma  bêtise  et  ma 
gaucherie,  madame  dEpinay  voulut  me  mettre 
des  amusements  de  la  Chevrette ,  château  près 
de  Saint-Denis,  appartenant  à  M.  de  Bellegarde, 

a. 


Jl6  LES   CONFESSIONS. 

11  y  avoit  un  théâtre  où  l'on  jouoit  souvent  des 
pièces.  On  me  chargea  d  un  rôle  que  j  étudiai 
six  mois  sans  relâche  ,  et  qu  il  fallut  me  souffler 
d'un  bout  à  l'autre  à  la  représentation.  Après 
cette  épreuve,  on  ne  me  donna  plus  de  rôle. 

En  faisant  la  connoissanee  de  madame  d  Kpi- 
nay ,  je  fis  aussi  celle  de  sa  belle-sœur,  mademoi- 
selle de  Belle(;arde,  qui  devint  bientôt  comtesse 
de  Iloudetot.  La  première  fois  que  je  la  vis  ,  elle 
étoit  à  la  veille  de  son  mariage  ;  elle  me  lit  voir 
Tappartenjent  qu'on  lui  préparoit ,  et  me  causa 
lono-temps  avec  cette  familiarité  charmante  (jui 
lui  est  naturelle,  .le  la  trouvai  très  aimable ,  mais 
j'étois  bien  éloigné  de  prévoir  que  cette  jeune 
personne  feroit  un  jour  le  destin  de  ma  vie  ,  et 
m'entraînoroit  ,  (juoique  bien  innocemment , 
dans  fabyme  où  je  suis  aujourdhui. 

Quoique  je  n'aie  pas  parlé  de  Diderot  depuis 
mon  retour  de  Venise ,  non  plus  que  de  mon 
ami  M.  Roguin ,  je  n'avois  pourtant  négligé  ni 
1  Uïi  ni  fautre  ,  et  je  m'étois  sur-tout  lié  de  jour 
en  jour  ])lus  intimement  avec  le  premier.  Il  avoit 
une  Nanette  ,  ainsi  que  j'avois  une  Thérèse  ;  c'c- 
toit  entre  nous  une  conformité  de  plus.  Mais  la 
dilférence  étoit  c[ue  ma  Thérèse  ,  aussi  bien  tout 
au  moins  de  figure  (jue  sa  INanettc,  avoit  yne 
humeur  douce  et  un  caractère  aimable  ,  lait 
pour  attuclur  un  honnête  homme  ;  au  lieu  (pic 
la  sienne,  ])i{frièche  et  harengère  ,  ne  moutroit 
rien  aux  y<'u\  des  autres  «pii  put  racheter  la 
mauvaise  éduiatiuu.  11  lépoïK^a  toutefois:  ce  fut 


PARTIE    II,    LIVRE    VII.  I  17 

fort  bien  fait,  s'il  Tavoit  promis.  Pour  moi ,  qui 
n'avois  rien  promis  de  semblable,  je  ne  me  pres- 
sai pas  de  Timiter. 

Je  m'étois  aussi  lié  avec  l'abbé  de  Gondillac , 
qui  n'étoit  rien  ,  non  plus  que  moi ,  dans  la  litté- 
rature ,  mais  qui  étoit  fait  pour  devenir  ce  qu'il 
est  aujourdbui.  Je  suis  le  premier  peut-être  qui 
ai  vu  sa  portée  ,  et  qui  l'ai  estimé  ce  qu'il  va- 
loit.  Il  paroissoit  aussi  se  plaire  avec  moi ,  et , 
tandis  qu'enfermé  dans  ma  chambre  ,  rue  Jean- 
Saint-Denis  ,  près  l'opéra ,  je  faisois  mon  acte 
d'Hésiode ,  il  venoit  quelquefois  dîner  avec  moi 
tête  à  tête  en  piquenique.  Il  travailloit  alors  à 
\  Essai  sur  F  origine  des  connaissances  humaines  ^ 
qui  est  son  premier  ouvrage.  Quand  il  fut  ache- 
vé ,  l'embarras  fut  de  trouver  un  libraire  qui 
voulut  s'en  charger.  Les  libraires  de  Paris  sont 
arrogants  et  durs  pour  tout  homme  qui  com-. 
mence ,  et  la  métaphysique ,  alors  très  peu  à  la 
mode,  n'offroit  pas  un  sujet  bien  attrayant.  Je 
parlai  à  Diderot  de  Gondillac  et  de  son  ouvrage; 
je  leur  fis  faire  connoissance.  Ils  étoient  faits 
pour  se  convenir ,  ils  se  convinrent.  Diderot  en- 
gagea le  libraire  Durand  à  prendre  le  manuscrit 
delabbé  ;et  ce  grand  métaphysicien  eut  de  sou 
premier  livre ,  et  presque  par  grâce ,  cent  écus 
qu'il  n'eût  peut-êti*e  pas  trouvés  sans  moi.  Com- 
me nous  demeurions  dans  des  quartiers  fort  éloi- 
gnés les  uns  des  autres  ,  nous  nous  rassemblions 
tous  trois  une  fois  la  semaine  au  Palais-Jîoynl , 
et  nous  allions  dîner  ensemble  à  l'hôtel  tlu  Pa- 


llS  LES   CONFESSIONS, 

nier  fleuri.  Il  falloit  (|uc  ces  petits  flines  hebdo^ 
inadaires  plussent  extrêmement  à  Diderot;  ear 
lui,  qui  manquoit  presque  à  tous  ses  rendez- 
vous  ,  fussent-ils  même  avec  des  femmes  ,  ne 
manqua  jamais  à  aucun  de  ceux-là.  ,1e  formai 
là  le  projet  d  une  iêuille  périodicjue  intitidée  le 
Persifleur ^  que  nous  devions  faire  alternative- 
ment Diderot  et  moi.  .l'en  esquissai  la  première 
feuille,  et  cela  me  fit  faire  connoissance  avec 
dAlcud)ert,  à  qui  Diderot  en  avoit  parlé.  Des 
événements  imprévus  nous  barrèrcut ,  et  ce  pro- 
jet en  demeura  là. 

Ces  deux  auteurs  venoient  d  entreprendre  le 
dictionnaiie  encyclopédiipie  ,  <(ui  ne  devoit  d  a- 
bord  être  qu'une  espèce  de  traduction  de  Gbam- 
i)ers ,  semblable  à-peu-près  à  celle  du  dictionnaire 
de  médecine  deJames,queDiderotvenoit  d  a(  he- 
ver.  Celui-ci  voulut  me  faire  entrer  poiu'  <jucl([ue 
cliose  dans  cette  seconde  entreprise ,  et  me  pro- 
posa la  partie  de  la  mnsi<pu',(jue  j'acceptai  et  «pie 
j  exécutai  très  à  la  liàte  et  très  mal  dans  li^s  trois 
mois  qu'il  m'avoit  donnés, comme  à  tous  les  au- 
teurs qui  dévoient  concourir  à  c(  tle  entreprise. 
Mais  je  fus  le  scid  <|ui  fus  prêt  an  terme  prcsiM'it. 
Je  lui  remis  mon  manuscrit  que  jaNois fait  mettre 
au  net  par  un  laquais  dcM.  de  Franeueil ,  appelé 
Diq)ont,  qui  écrivoit  très  bièh,  et  à  qui  je  i>ayai 
dixécus  tirés  de  ma  pocbeet  qui  ne  m'ont  jamais 
été  r(Mubour>cs.  Didin'ot  m'avoit  promis,  de  la 
part  des  libraires  .  \\\\\:  rétribution  dont  il  ne  m'a 
jamais  reparlé,  ni  mtu  à  lui. 


PARTIE   II,    LIVRE   VIL  Iig 

Cette  entreprise  de  rEncyclopédic  fut  inter- 
rompue par  sa  détention.  Les  Pensées philosoplii- 
quesXwx  avoient  attiré  quelques  chagrins,  qui 
n'eurent  point  de  suite.  Il  n'en  fut  pas  de  même 
de]  la  Lettre  sur  les  Aveugles  ^  qui  n'avoit  rien  de 
répréliensible  que  quelques  traits  personnels 
dont  madame  Dupré  de  Saint -Maur  et  M.  de 
Réaumur  furent  choqués ,  et  pour  lesquels  il  fut 
mis  au  donjon  de  V^incennes.  Rien  ne  peindra 
jamais  les  angoisses  que  me  fit  sentir  le  malheur 
de  mon  ami.  Ma  funeste  imagination  ,  qui  porte 
toujours  le  mal  au  pis,  s'effaroucha.  Je  le  crus  là 
pour  le  reste  de  sa  vie.  lia  tête  faillit  à  ni  en  tour- 
ner. J'écrivis  à  madame  de  Pompadour  pour  la 
conjurer  de  le  faire  relâcher  ou  d'obtenir  qu'on 
m'enfermât  avec  lui.  Je  n'eus  aucune  réponse  à 
ma  lettre  :  elle  étoit  trop  peu  raisonnable  pour 
être  efficace ,  et  je  ne  me  flatte  pas  qu'elle  ait 
contribué  aux  adoucissements  qu'on  mit  quel- 
que temps  après  à  la  captivité  du  pauvre  Diderot. 
Mais  si  elle  eût  duré  quelque  temps  encore  avec 
la  même  rigueur,  je  crois  que  je  serois  mort  de 
désespoir  au  pied  de  ce  malheureux  donjon.  Au 
reste,  si  ma  lettre  a  produit  peu  d'effet,  je  ne 
m'en  suis  pas  non  plus  ])eaucoup  fait  valoir  ;  car 
je  n'en  parlai  qu'à  très  peu  de  gens,  et  jamais  à 
Diderot  lui-même. 


FIN   DU    SEPTIKME   LITP.L". 


12G  LES  CONFESSIOPTS-, 


LIVRE  HUITIEME. 


J'ai  dii  faire  une  pause  à  la  fin  du  précédent  livre. 
Avec  celui-ci  commence,  dans  sa  première  ori- 
gine, la  longue  chaîne  de  mes  malheurs. 

Ayant  vécu  dans  deux  des  plus  brillantes  mai- 
sons de  Paris  ,  je  n'avois  pas  laissé,  malgié  mon 
peu  dcntregent ,  d'y  faire  qucltpies  connois- 
sances.  J'avois  fait  entre  autres  chez  madame 
Dupin  celle  du  jeune  prince  héréditaire  de  Saxe- 
Gotha  et  du  baron  de  Thtm  son  gouverneur. 
J  avois  fait  chez  M.  de  La  Popliuièrc  celle  de 
M.  Seguy,  ami  du  baron  de  Thun,  et  connu  dans 
le  monde  littéraire  par  sa  belle  édition  de  Rous- 
seau. Le  baron  nous  invita,  M.  Seguy  et  moi, 
d'aller  passer  un  jour  ou  deux  à  Foutenai-aux- 
Roses  (i),  où  le  prince  avoit  une  maison.  Nous 
y  fûmes.  En  passant  devant  Vincennes  ,  je  sen- 
tis à  la  vue  du  donjon  un  déchirement  de  cœur 
dont  le  baron  remarqua  l'effet  sur  mon  visage. 

(i)  C/est  la  I<>roiî  du  manuscrit  auto{;raplje  dépose 
aux  archives  nalioualos;  mais  la  mt-moiic  i\c  Rousseau 
Ta  trompé.  Fonlouai-aux-noscs  est  «lu  côté  do  Sceaux. 
C'est  certainement  Fontenai-sous-Hois,  auprès  de  Viu- 
ccnnes,  comme  la  suite  du  texte  le  prouve. 

(Note  de  rÉiliteui-.  ) 


PARTIE   II,   LIVRE   VIIÏ.  121 

A  souper ,  le  prince  parla  de  la  détention  de  Di- 
derot. Le  baron  ,  pour  me  faire  parler ,  accusa 
le  prisonnier  d'imprudence  :  j'en  mis  dans  la  ma- 
nière impétueuse  dont  je  le  défendis.  L'on  par- 
donna cet  excès  de  zèle  à  celui  qu'inspire  un 
ami  malheureux  ,  et  l'on  parla  d  autre  chose.  Il 
.y  avoit  là  deux  Allemands  attachés  au  prince. 
L'un  appelé  M.  Klupffell,  homme  de  beaucoup 
desprit,  étoit  son  chapelain,  et  devint  ensuite 
son  gouverneur  après  avoir  supplanté  le  baron.. 
L'autre  étoit  unjeune  homme ,  appeléM.  Grimm, 
qui  lui  servoit  de  lecteur  en  attendant  qu'il  trou- 
vât quelque  place,  et  dont  l'équipage  très  mince 
annonçoit  le  pressant  besoin  de  la  trouver.  Dès 
ce  même  soir  Klupffell  et  moi  commençâmes 
une  liaison  qui  bientôt  devint  amitié.  Celle  avec 
le  sieur  Grimm  n'alla  pas  tout-à-fait  si  vite.  Il 
ne  se  mettoit  guère  en  avant ,  bien  éloigné  de 
ce  ton  avantageux  que  la  prospérité  lui  donna 
dans  la  suite.  Le  lendemain  à  dîné  l'on  parla  de 
musique;  il  en  parla  bien,  .le  fus  transporté  d  aise 
en  apprenant  qu'il  acçompagnoit  du  clavecin. 
Après  le  dîné  on  fit  apporter  de  la  musique  ita- 
lienne. Nous  musicâmes  tout  le  jour  au  clavecin 
du  prince,  et  ainsi  commença  cette  amitié  qui 
d'abord  me  fut  si  douce,  enfin  si  funeste,  et  dont 
j'aurai  tant  à  parler  désormais. 

En  revenant  à  Paris  j  y  appris  l'agréable  nou- 
velle que  Diderot  étoit  sorti  du  donjon,  et  qu'on 
lui  avoit  donné  le  château  et  le  parc  de  Vincennes 
pour  prison  sur  sa  parole,  avec  permission  de 


122  LES   CONFESSIONS, 

voir  ses  amis.  Qu'il  nie  fut  dur  de  n'y  pouvoir 
courir  à  1  instant  même  !  mais ,  retenu  deux  ou 
trois  jours  chez  madame  Dupin  par  des  soins 
indisj)ensahles ,  après  trois  ou  quatre  siècles 
d  impatience,  je  volai  dans  les  l)ras  démon  ami. 
Moment  inexprimable!  Il  nY'toitpasseul.  D  Alem- 
bert  et  le  trésorier  de  la  sainte  Chapelle  étoient 
avec  lui.  En  entrant  je  ne  vrs  que  lui ,  je  ne  fis 
qu'un  saut,  un  cri,  je  collai  mon  visa{],e  sur  le 
sien  ,  je  le  serrai  étroitement  sans  lui  parler  au- 
trement que  par  mes  pleurs  et  par  mes  sanglots; 
j't'touffoi.s  de  tendresse  et  de  joie.  Son  ]iremier 
mouvement ,  aj)rès  ce  transport ,  fut  de  se  tour- 
ner vers  recclésiastiqueet  de  lui  dire  :  Vous  voyez, 
monsieur  ,  comment  m  aiment  mes  amis.  Tout 
entier  à  mon  émotion  ,  je  ne  réfléchis  pas  alors 
à  cette  manière  d'en  tirer  avantage.  Mais  en  y 
pensant  quelquefois  depuis  ce  temps-là,  j'ai  tou- 
jours jugé  qu'à  la  place  de  Diderot  ce  n'eût  pas 
été  là  la  première  idée  (jui  me  seroit  venue. 

Je  trouvai  Diderot  très  affecté  de  sa  prison. 
Le  donjon  lui  avoit  fait  ujie  impression  terrihle, 
et,  (|uoi(|u  il  fût  fort  agrcahliMuent  au  château  , 
et  maître  tle  ses  promenades  tlans  un  parc  (jui 
n'est  pas  même  fermé  de  murs,  il  avoit  l)esoin 
de  la  société  de  ses  amis ,  pour  ne  pas  se  livrer 
à  son  humour  noire.  Comme  j'étois  assurément 
celui  ([ui  coinjjahssois  \c  plus  à  sa  pciuc,  |c  crus 
être  aussi  celui  dont  la  vue  lui  seroit  la  ])lus 
consolante,  et  tous  les  deux  jours  au  |)lus  tard, 
malgré  îles  occupations  très  exigeantes  ,  jallois. 


PARTIE   IT,   LIVRE   VTîI.  12.^ 

soit  seul,  soit  avec  sa  femme,  passer  avec  lui  les 
après-midi. 

Cette  année,  1 749 ,  l'<^'té  fat  d'une  chaleur  ex- 
cessive. On  compte  deux  lieues  de  Paris  à  Vin- 
cennes.  Peu  en  état  de  payer  des  fiacres  ,  à  deux 
heures  après  midi,  j'allois  à  pied,  quand  jetois 
seul,  et  j'allois  vite  pour  arriver  plus  tôt.  Les  ar- 
bres de  la  route ,  toujours  élagués ,  à  la  mode  du 
pays,  ne  donnoient  presque  auciuie  ombre,  et, 
souvent  rendu  de  chaleur  et  de  fatigue ,  je  m'é- 
tendois  par  terre ,  n'en  pouvant  plus.  Je  m'avi- 
sai, pour  modérer  mon  pas,  de  prendre  quelque 
livre.  Je  pris  un  jour  le  Mercure  de  France,  et 
tout  en  marchant  et  le  parcourant ,  je  tombai 
sur  cette  question  ,  proposée  par  l'académie  de 
Dijon  pour  le  prix  de  l'année  suivante  :  Si  le 
progrès  des  sciences  et  des  arts  a  contribué  à  cor- 
rompre ou  à  épurer  les  mœurs  ? 

A  l'instant  de  cette  lecture,  je  vis  un  autre 
univers,  et  je  devins  un  autre  homme.  Quoique 
j'aie  un  souvenir  vif  de  l'impression  que  j'en  rc- 
(jus,  les  détails  m'en  sont  échappés  depuis  que  je 
les  ai  déposés  sur  le  papier  dans  une  de  mes 
quatre  lettres  à  M.  de  Malesherbes.  C'est  une  des 
singularités  de  ma  mémoire  ,  qui  mérite  d  être 
dite.  Quand  elle  me  sert ,  ce  n'est  qu'autant  que 
je  me  suis  reposé  sur  elle;  .sitôt  que  j'en  confie  le 
dépôt  au  papier ,  elle  m'abandonne ,  et  dès  qu'une 
fois  j'ai  écrit  une  chose ,  je  ne  m'en  souviens  plus 
du  tout.  Cette  singularité  me  suit  jusque  dans 
la  musique.  Avant  de  l'avoir  apprise,  je  savois 


124  LES   CONFESSIONS. 

par  cœur  des  multitudes  de  chansons  :  sitôt  que 
j  ai  su  chanter  des  airs  notés  ,  je  n  en  ai  pu  re- 
tenir aucun  ,  et  je  doute  que  de  ceux  que  j  ai  le 
plus  aimés,  jeu  susse  aujourd'hui  redire  un  seul 
tout  entier. 

Ce  quejemc  rappelle  Ijicn  tlistinctement  dans 
cette  occasion^  c'est  qu'arrivant  à  Vineennes, 
j  étois  dans  une  aj^itation  qui  tenoit  du  délire. 
Diderot  lapèrent;  je  lui  en  dis  la  cause,  et  je  lui 
lus  la  prosopopée  de  Fahrieius, écrite  en  crayon 
sous  un  arbre.  Il  m'exhorta  de  donner  l'essor  à 
mes  idées,  et  de  concourir  au  prix.  Je  le  fis  ,  et, 
dès  cet  instant,  je  fus  perdu.  Tout  le  reste  de 
ma  vie  et  de  mes  malheurs  fut  l'effet  et  la  suite 
inévitable  de  ce  moment  d  ejyarement. 

Mes  sentiments  se  montèrent  avec  la  plus  in- 
concevable rapidité  au  ton  de  nu\s  idées.  Toutes 
mes  petites  passions  furent  étouffées  par  Icn- 
thousiasme  de  la  vérité,  delà  liberté,  delà  vertu; 
et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant,  est  que  cette 
effervescence  se  soutint  dans  mon  cœur  durant 
plus  de  quatre  ou  cinq  ans  ,  à  un  aussi  haut  de- 
f>ré  j)eut-étre  qu'elle  ait  jamais  été  dans  le  cniu' 
d'aucun  autre  homme. 

Je  travaillai  ce  discours  d'une  façon  bien  sin- 
f>ulièrc,  et  que  j  ai  pres(pu'  toujours  suivie  dans 
mes  auties  (unraf;es.  .le  lui  consacrnis  Us  in- 
somnies «le  mes  nuits.  Je  mcditois  dans  mon  lit 
à  yeux  fermés,  et  je  tournois  et  retournois  dans 
ma  tète  mes  périodes  avec  des  peines  incroya- 
bles ;  puis  ,  quand  j'etois  parvenu  à  en  être  con- 


PARTIE   IT,   LIVRE   VIII.  125 

tent,  je  les  déposois  dans  ma  mémoire  jusqu'à 
ce  que  je  pusse  les  mettre  sur  le  papier  :  mais  le 
temps  de  me  lever  et  de  m'iiahiller  me  faisoit 
tout  perdre ,  et  quand  je  m'étois  mis  à  mon  pa- 
jjier,  il  ne  me  venoit  presque  plus  rien  de  ce  que 
j  avois  composé.  Je  m'avisai  de  prendre  pour 
secrétaire  madame  Le  Vasseur,  Je  l'avois  lo^ée 
avec  sa  fille  et  son  mari  plus  près  de  moi,  et  c'é- 
toit  elle  qui ,  pour  m  épargner  un  domestique , 
venoit  tous  les  matins  allumer  mon  feu  et  faire 
mon  petit  service.  A  son  arrivée ,  je  lui  dictais  , 
de  mon  lit ,  mon  travail  de  la  nuit ,  et  cette  pra- 
tique, (pie  j  ai  long-temps  suivie,  m'a  sauvé  bien 
des  oul)]is. 

Quand  ce  discours  fut  fait ,  je  le  montrai  à 
Diderot ,  qui  en  fut  content,  et  m'indiqua  quel- 
ques corrections.  Cependant  cet  ouvrage,  plein 
de  chaleur  et  de  force  ,  manque  absolument 
d  ordre  et  de  logique  ;  de  tous  ceux  qui  sont  sor- 
tis de  ma  plume  c'est  le  plus  foible  de  raisonne- 
ment, et  le  plus  pauvre  de  nombre  et  d'harmonie; 
mais,  avec  quelque  talent  qu'on  puisse  être  né, 
l'art  d'écrire  ne  s'apprend  pas  tout  d'un  coup, 

.le  lis  partir  cette  pièce  sans  en  parler  à  per- 
sonne autre ,  sice  n'est ,  je  pense  ,  à  Grimm ,  avec 
lequel  depuis  son  entrée  chez  le  comte  de  Frièse 
je  commençois  à  vivre  dans  la  plus  grande  inti- 
mité. Il  avoit  un  clavecin  qui  nous  servoit  tle 
point  de  réunion,  et  autour  duquel  je  passois 
avec  lui  tous  les  moments  que  j'avois  de  libres, 
à  chanter  des  airs  italiens  et  des  barcarolles  sans 


I2»j  LES   CO^"FESSIO^'^. 

trêve  et  sans  relâche  du  matin  au  soir,  ou  plutôt 
du  soir  au  matin,  et  sitôt  qu'on  ne  me  trouvoit 
pas  chez  madame  Dupin ,  on  étoit  sur  de  me 
trouver  chez  M.  (H-imm  ,  ou  du  moins  avec  lui , 
soit  il  la  promenade,  soit  au  spectacle.  Je  cessai 
d'aller  à  la  comédie  italienne  où  j'avois  mes  en- 
trées, mais  qu'il  n'aimoit  pas,  pour  aller  avec 
lui,  en  payant,  à  la  comédie  Françoise ,  dont  il 
étoit  passionné.  Enlin  un  attrait  si  puissant  me 
lioit  à  ce  jeune  homme  ,  et  j'en  devins  tellement 
inséparable ,  que  la  pauvre  tante  elle-même  étoit 
né{;ligée,  c'est-à-dire  <[uc  je  la  voyois  moins  ;  car 
jamais  un  moment  de  ma  vie  mon  attachement 
pour  elle  ne  s'est  affoibli. 

Cette  impossibilité  de  partaj^rr  à  mes  inclina- 
tions le  peu  de  temps  que  j'avois  de  libre  renou- 
vela plus  vivement  que  jamais  le  désir  que  j'a- 
vois depuis  long-temps  de  ne  faire  qu'un  ménage 
avec  Thérèse  :  mais  l'embarras  de  sa  nombreuse 
famille ,  et  sur-tout  le  défaut  (fargcnt  pour  aclie- 
ter  des  meubles  ,  mavoit  justju'alors  retenu. 
L'occasion  se  présenta  de  faire  un  effort,  et  j'en 
profilai.  M.  de  Francueil  et  madame  Dupin  , 
s<'ntant  bien  que  huit  à  neuf  cents  francs  par  an 
ne  pouvoient  me  suffire ,  portèrent  de  leur  pro- 
pre mouvement  mon  lionoraire  annuel  à  cin- 
quante louis;  et,  de  plus,  madame  Dupin,  ap- 
i)renanl  (pie  je  cherchois  à  me  mettre  dans  mes 
meubles  ,  m'aida  de  quelques  secours  pour  cela  : 
avec  les  meubles  cpiavoit  déjà  Thérèse  nous  mî- 
mes tout  en  commun  ,  et  ayant  loué  un  petit 


PARTIE    II,   LIVRE   VIÎI.  Ï27 

appartement  à  Thôtel  de  Languedoc,  rue  de  Gre- 
nclle-Saint-IIonoré,  chez  de  très  bonnes  gens, 
nous  nous  y  arrangeâmes  comme  nous  pûmes  , 
et  nous  y  avons  demeuré  paisiblement  et  agréa- 
blement pendant  sept  ans,  jusqu'à  mon  déloge- 
ment  pour  l'Hermitage. 

Le  père  de  Thérèse  étoit  un  vieux  bonhomme , 
très  doux ,  qui  craignoit  extrêmement  sa  femme, 
et  qui  lui  avoit  donné  pour  cela  le  surnom  de 
lieutenant  criminel,  que  Grimm,  par  plaisante- 
rie, transporta  dans  la  suite  à  la  fille.  Madame 
Le  Vasseur  ne  manquoit  pas  d'esprit  ;  elle  se 
piquoit  même  de  politesse  et  dairs  du  grand 
monde;  mais  elle  avoit  un  patelinage  mysté- 
rieux qui  m'étoit  insupportable,  donnant  d'assez 
mauvais  conseils  à  sa  fille ,  cherchant  à  la  rendre 
dissimulée  avec  moi,  et  cajolant  séparément  mes 
amis  aux  dépens  les  uns  des  autres  et  aux  miens  : 
du  reste  assez  bonne  mère,  parcequ'elle  trou- 
Yoit  son  compte  à  l'être,  et  couvrant  les  fautes 
de  sa  fille  parcequ'elle  en  profitoit.  Cette  femme, 
que  je  comblois  d'attentions,  de  soins,  de  petits 
cadeaux,  et  dont  j'avois  extrêmement  à  cœur 
de  me  faire  aimer,  étoit,  par  limpossibilité  que 
j'éprouvois  d'y  parvenir,  la  seule  cause  de  peine 
que  j'eusse  dans  mon  ménage;  et,  du  reste,  je 
puis  dire  avoir  goûté  durant  ces  six  ou  sept  ans 
le  plus  parlait  bonheur  domestique  que  la  foi- 
blesse  humaine  puisse  comporter.  Le  cœur  de 
ma  Thérèse  étoit  celui  d'un  ange  :  notre  atta- 
chement croissoit  avec  notre  intimité  »  et  nous 


128  LES   CONFESSIONS, 

sentions  davanta^^e  de  jour  en  jour  combien 
nous  étions  faits  l'un  pour  1  autre.  Si  nos  plai- 
sirs pouvoient  se  décrire,  ils  feroient  rire  par 
leur  simplicité  :  nos  promenades  tête  à  tête  hors 
de  la  ville,  où  je  dépensois  magniHrpicmcnt  huit 
ou  dix  sous  à  quelque  guinguette  :  nos  petits 
soupers  à  la  croisée  de  ma  fenêtre,  assis  en  vis- 
à-vis  sur  deux  petites  chaises  posées  sur  une 
malle  qui  tenoil  la  largeur  de  fembrasurc.  Dans 
cette  situation,  la  fenêtre  nous  servoit  de  table; 
nous  respirions  l'air;  nous  pouvions  voir  les  en- 
virons, les  passants;  et,  quoicjue  nous  fussions 
au  quatrième  étage,  plonger  dans  la  rue  tout 
en  mangeant. 

Qui  décrira  ,  qui  sentira  les  charnies  de  ces 
repas  composés  pour  tout  mets  d'un  quartier  de 
gros  pain,  de  quehjues  cerises,  d  un  polit  mor- 
ceau de  fromage  ,  et  d'un  demi-septier  de  vin 
que  nous  buvions  à  nous  deux  ?  Amitié ,  con- 
fiance, intimité,  douceur  dame,  (jiie  vos  assai- 
sonnements sont  délicieux  !  QueK(uefois  nous 
restions  là  jusqu'à  minuit  sans  y  songer,  et  sans 
nous  douter  de  l'heure,  si  la  vieille  maman  ne 
.nous  eut  iaveitis.  Riais  laissons  ces  détails  qui 
paroîtront  insipides  ou  risibles  :  je  l'ai  toujours 
«lit  et  senti,  la  véritable  jouissance  ne  se  décrit 
point. 

.!  en  eus  à-]^eu-près  dans  le  même  temps  une 
]>ius  grossière,  la  dernière  de  cette  espèce  que 
jàie  eue  à  me  reprocher.  J'ai  dit  que  le  ministre 
l\hq)frell  étoit  aimnble;  mes  liaisons  avec  lui 


PARTIE   II,   LIVRE   VIII.  129 

n  ctoient  guère  moins  étroites  qu'avec  Grimni , 
et  ficvinrcnt  aussi  familières  ;  ils  raangeoient 
quelquefois  chez  moi.  Ces  repas ,  un  peu  plus 
que  simples ,  étoient  égayés  par  les  fines  et  folles 
polissonneries  de  Klupffell,  et  par  les  plaisants 
germanismes  de  Grimm ,  qui  n  etoit  pas  encore 
devenu  puriste. 

La  sensualité  ne  présidoit  pas  à  nos  petites  or- 
gies, mais  la  joie  y  suppléoit,  et  nous  nous  trou- 
vions si  bien  ensemble,  que  nous  ne  pouvions 
plus  nous  quitter.  Klupffell  avoit  mis  dans  ses 
meubles  vme  petite  fdle  qui ,  par  convention  , 
ne  laissoit  pas  cVêtre  à  tout  le  monde,  parcequ'il 
ne  pouvoit  pas  l'entretenir  en  entier.  Un  soir, 
en  entrant  au  café ,  nous  le  trouvâmes  qui  en 
sortoit  pour  aller  souper  avec  elle.  Nous  le  rail- 
lâmes ;  il  s'en  vengea  galamment  en  nous  met- 
tant du  même  souper,  et  puis  nous  raillant  à 
son  tour.  Cette  pauvre  créature  me  parut  d'un 
assez  bon  naturel,  très  douce,  et  peu  faite  à  son 
métier,  auquel  une  sorcière ,  qu'elle  avoit  avec 
elle ,  la  styloit  de  son  mieux.  Les  propos  et  le 
vin  nous  égayèrent  au  point  que  nous  nous  ou- 
bliâmes. Le  bon  Klupffell  ne  voulut  pas  faire  ses 
honneurs  à  demi;  et  nous  passâmes  tous  trois 
successivement  dans  la  chambre  voisine  avec  la 
pauvre  petite,  qui  ne  savoit  si  elle  devoit  rire 
ou  pleurer.  Grimm  a  tou joins  affirmé  quil  ne 
l'avoit  pas  touchée  :  c'étoit  donc  pour  s'amuser 
à  nous  impatienter  qu'il  resta  si  long-temps  avec 
elle;  et,  s'il  s'en  abstint,  il  est  peu  probable  que 
M.  9 


l3o  LES  CO^'I•ESSIO]SS. 

ce  fût  par  scrupule,  puisque,  avant  d'entrer  chex 
le  comte  de  Frièse ,  il  logeoit  chez  des  filles  au 
même  quartier  de  Saint-Koch, 

Je  sortis  de  la  rue  des  Moineaux,  où  logeoit 
cette  fille,  aussi  honteux  que  Saint-Preux  sortit 
de  la  maison  où  on  l'avoit  enivré;  et  je  me  rap- 
pelai bien  mon  histoire  en  écrivant  la  sienne. 
Thérèse  sapèrent  à  quelque  signe,  et  sur-tout  à 
mon  air  confus,  que  j  avois  quelque  reproche  à 
me  faire;  jen  allégeai  le  poids  par  ma  franche 
et  prompte  confcssicm.  Je  fis  bien;  car,  dès  le 
lendemain ,  Grimm  vint  en  trionjphe  lui  racon- 
ter mon  forfait  en  l'aggravant;  et ,  depuis  lors , 
il  n'a  jamais  manqué  de  lui  en  rappeler  mali- 
gnement le  souvenir;  en  cela  dautant  plus  cou- 
pable, ([ue,  layant  mis  pleinement  et  librement 
dans  ma  confidence,  j'avois  droit  d'attendre  de 
lui  ([u  il  ne  m'en  feroit  pas  repentir.  Jamais  je  ne 
sentis  mieux  qu'en  cette  occasion  la  bonté  du 
naturel  de  ma  Thérèse  ;  car  elle  fut  plus  cho- 
quée du  procédé  de  Grimm  qu'offensée  de  iftoii 
infidélité;  et  je  n'essuyai  de  sa  part  cpie  dvs  re- 
proches touchants  et  tendres  dans  lesquels  je 
n  aperqus  jamais  la  moindre  trace  de  dépit. 

La  simplicité  d'esprit  de  cette  excellente  fille 
égaloit  sa  bouté  de  cœur,  c'est  tout  dire  :  mais 
un  exemple  cpii  se  présente  mérite  (('pcudaut 
d'être  ajouté.  Je  lui  avois  dit  (pie  KbqiHeil  etoit 
ministre  et  chapelain  du  prince  de  Saxe-Gotba. 
Un  ministre  étoit  pour  elle  un  homme  si  extra- 
ordinaire,  que,  confondant  coniiquemeut  Ici 


PARTIE    II,   LIVRE    VIII.  i3i 

idées  les  plus  disparates,  elle  s'avisa  de  prendre 
Klupffell  pour  le  pape.  Je  la  crus  folle  la  pre- 
mière fois  qu  elle  me  dit ,  comme  je  rentrois  , 
que  le  })ape  metoit  venu  voir.  Je  la  fis  expli- 
quer, et  je  n'eus  rien  de  plus  pressé  que  d'aller 
conter  cette  histoire  à  Griinm  et  à  Klupffell , 
à  qui  le  nom  de  pape  en  resta  parmi  nous.  Nous 
donnâmes  à  la  fille  de  la  rue  des  Moineaux  lé 
nom  de  papesse  Jeanne.  C'étoient  des  rires  in- 
extinguibles ;  nous  étouffions.  Ceux  qui  ,  dans 
une  lettre  qu'il  leur  a  plu  de  m'attribuer,  m'ont 
fait  dire  que  je  n'avois  ri  que  deux  fois  en  ma  vie, 
ne  m'ont  pas  connu  dans  ces  temps-là  ni  durant 
ma  jeunesse  :  car  assurément  cette  idée  n'auroit 
jamais  pu  leur  venir. 

L'année  suivante,  1750,  comme  je  ne  songeoîs 
plus  à  mon  discours,  j'appris  quil  avoit  rem- 
porté le  prix  à  Dijon.  Cette  nouvelle  réveilla 
toutes  les  idées  qui  me  l'avoient  dicté ,  les  ani- 
ma d'une  nouvelle  force ,  et  acheva  de  mettre  en 
fermentation  dans  mon  cœur  ce  premier  levain 
d'héroïsme  et  de  vertu  que  mon  père  et  ma  pa- 
trie et  Plutarque  y  avoient  mis  dans  mon  en- 
fance. Je  ne  trouvai  plus  rien  de  grand  et  de 
beau  que  d'être  libre,  vertueux,  au-dessus  de 
la  fortune  et  de  l'opinion,  et  de  se  suffire  à  soi- 
même.  Quoique  la  mauvaise  honte  et  la  crainte 
des  sifflets  m'empêchassent  de  me  conduire  d'a- 
bord sur  ces  principes ,  et  de  ronq^re  brus(|uc- 
mcnt  en  visière  aux  maximes  de  mon  siècle , 
j'en  eus  dès-lors  la  volonté  décidée,  et  je  ne  tar- 

9- 


l32  LES   CONFESSIONS. 

(lai  à  l'exécuter  (ju'autniit  de  temps  qu'il  en  fal- 

Joit  aux  contradictions  pour  1  irriter  et  la  rendre 

triomphante. 

Tandis  que  je  pliilosophois  sur  les  devoirs  de 
riiomme,  un  événement  vint  me  faire  mieux 
réfléchir  sur  les  miens.  Thérèse  devint  grosse 
pour  la  troisième  fois.  Trop  sincère  avec  moi, 
trop  fier  en  dedans  pour  vouloir  démentir  mes 
principes  par  mes  œuvres,  je  me  mis  à  exami- 
ner la  destination  de  mes  enfants ,  et  mes  liai- 
sons avec  leur  mère  sur  les  lois  de  la  nature,  de 
la  jifsticc  et  de  la  raison,  et  sur  celles  de  cette 
rclijjion  pure  et  sainte ,  éternelle  connue  son 
auteur,  que  les  hommes  ont  souillée  en  l-ieignant 
de  vouloir  la  purifier ,  et  dont  ils  n'ont  plus  fait 
par  leurs  formules  qu'une  religion  de  mots  ,  vu 
t|U  il  encoLite  peu  de  prescrirel  impossiblecpiaud 
on  se  dispense  de  le  pratiquer. 

Si  je  me  trom])ai  dans  mes  résultats ,  rien  n'est 
plus  étonnant  que  la  sécurité  d  ame  avec  la- 
quelle je  m  y  livrai.  Si  j'étois  de  ces  hommes  mal 
vés,  sourds  à  la  douce  voix  de  la  nature,  au- 
ilcdans  dcstpaels  aucun  vrai  sentiment  tle  jus- 
tice et  d  humanité  ne  germa  jamais,  cet  cnilur- 
cissement  seroit  tout  simple,  mais  cette  chaleur 
de  cœur,  cette  sensibilité  si  vive,  cette  facilité  à 
former  des  atlachcnuMits,  cette  foice  avec  la- 
(pielleilsnic  subjuguent,  ces  déchirements  cruels 
<[uand  il  les  faut  rompre,  cette  bienveillance  in- 
née pour  tous  mes  semblables,  cet  amour  ar- 
dent du  grand,  du  vrai ,  du  beau,  du  juste,  cette 


PARTIE   II,   LIVRE   VIII.  i3î 

hbrreur  du  mal  en  tout  fijenre,  cette  impossibi- 
lité de  haïr,  de  nuire  et  même  de  le  vouloir  ,  cet 
attendrissement,  cette  vive  et  douce  émotion 
que  je  sens  à  l'aspect  de  tout  ce  qui  est  vertueux, 
généreux,  aimable  ;  tout  cela  peut-il  jamais  s'ac- 
corder dans  la  même  ame  avec  la  dépravation 
qui  fait  fouler  aux  pieds  sans  scrupule  le  plus 
doux  des  devoirs?  Non,  je  le  sens  et  je  le  dis  hau- 
tement, cela  n'est  pas  possible;  jamais  un  seul 
instant  de  sa  vie  Jean  Jacques  n'a  pu  être  un 
homme  sans  entrailles,  sans  mœurs,  un  père 
dénaturé.  J'ai  pu  me  tromper,  mais  non  m'en- 
durcir.  Si  je  disois  mes  raisons  ,  j'en  dirois  trop. 
Puisqu'elles,  ont  pu  me  séduire,  elles  en  sédui- 
poient  bien  d'autres  :  je  ne  veux  pas  exposer  les 
jeunes  gens  qui  pourront  me  lire  à  se  laisser 
abuser  par  la  même  erreur;  je  me  contenterai 
de  dire  qu'elle  fut  telle  que  dès-lors  je  ne  regar- 
dai plus  mes  liaisons  avec  Thérèse  que  comme 
un  engagement  honnête  et  saint,  quoique  libre 
et  volontaire;  ma  lidélité  poui'  elle  ,  tant  (|uil 
duroit,  comme  un  devoir  indispensable  ;  lin- 
fraction  que  j'y  avois  faite  une  seule  fois,  comme 
un  véritable  adultère.  Et  quant  à  mes  enfants, 
en  les  livrant  à  l'éducation  publique,  faute  de 
pouvoir  les  élever  moi-même ,  en  les  destinant  à 
devenir  ouvriers  ou  paysans  plutôt  qu'aventu- 
riers et  coureurs  de  fortunes ,  je  crus  faire  un 
acte  de  citoyen  et  de  père;  et  je  me  regardai 
comme  un  membre  de  la  république  de  Platon. 
Plus  d'une  fois  depuis  lors  les  regrets  de  mon 


l34  LES   CONFESSIONS, 

cœur  m'ont  appris  <pic  je  m'étois  trompé;  mais 
loin  que  ma  raisou  m  ait  donné  jamais  le  même 
avertissement ,  j'ai  souvent  béni  le  ciel  de  les 
avoir  garantis  par-là  du  sort  de  leur  père ,  et  de 
celui  rpii  les  menaroit  lorsque  j'aurois  été  forcé 
de  les  a])andonncr.  Si  je  les  avois  laissés  à  ma- 
dame d'Épinay  ou  à  madame  de  I.uxembourf;, 
qui,  soit  par  amitié,  soit  par  générosité,  soit 
par  (juehjuc  autre  motif,  ont  voulu  s  en  charger 
dans  la  suite,  auroicnt-ils  été  élevés  en  honnê- 
tes gens?  je  lignore;  mais  je  suis  sur  cpion  les 
auroit  portés  à  haïr,  peut-être  à  trahir  leurs  pa- 
rents :  il  vaut  mieux  cent  fois  (pi  ils  ne  les  aient 
point  connus. 

Mon  troisième  enfant  fut  donc  mis  aux  En- 
fants-trouvés, aiusi  que  les  deux  autres;  et  il  en 
fut  de  même  des  deux  suivants;  car  j  en  ai  eu 
cinq  en  tout.  Cet  arrangement  me  parut  si  bon  , 
si  sensé,  si  légitime ,  que  si  je  ne  m'en  vantai  pas 
ouvertement,  ce  fut  uni([uement  par  égard  pour 
la  mère,  mais  je  le  dis  à  tous  ceux  à  ({ui  nos  liai- 
sons n'étoient  pas  cachées;  je  le  dis  à  Diderot, 
à  Orimm;  je  l'appris  dans  la  suite  à  madame 
dKpinay,  et  dans  la  suite  encore  à  madame  de 
liUxeud)ourg,  et  cela  MhrenuMil,  frauchenieiit , 
sans  aucune  espèce  de  nécessité,  et  pouvant  ai- 
sément le  cacher  à  tout  le  monde;  caria  (iouin 
ctoit  une  très  honnête  femme,  très  discrète,  et 
sur  laquelle  je  comptois  parfaitement.  Le  seul 
de  mes  amis  auquel  j'eus  quelque  intérêt  dem'ou- 
viir  fut  le  médecin  Tliyerri,  (]ui  soigna  ma  ]>nu- 


PARTIE   II,  LIVRE   VIIÎ.  i35 

Tre  tante  clans  une  de  ses  couches  où  elle  se 
trouva  fort  mal.  En  un  mot,  je  ne  mis  aucun 
mystère  à  ma  conduite ,  non  seulement  parceque 
je  n'ai  jamais  rien  su  cacher  à  mes  amis  ,  mais 
parcequ'en  effet  je  n'y  voyois  aucun  mal.  Tout 
pesé,  je  choisis  le  mieux  pour  mes  enfants,  ou 
ce  que  je  crus  l'être.  J'aurois  voulu,  je  voudrois 
encore  avoir  été  élevé  et  nourri  comme  ils  T'ont 
été. 

Tandis  que  je  faisois  ainsi  mes  confidences, 
madame  Le  Vasseurles  faisoit  aussi  de  son  côté, 
mais  dans  des  vues  moins  désintéressées.  Je  les 
avois  introduites  ,  elle  et  sa  fille  ,  chez  madame 
Dupin ,  qui ,  par  amitié  pour  moi ,  avoit  mille 
hontes  pour  elles.  La  mère  la  mit  dans  le  secret 
de  sa  fdle.  Madame  Dupin  ,  qui  est  fjonne  et  gé- 
néreuse ,  et  à  qui  elle  ne  disoit  pas  combien , 
malgré  la  modicité  de  mes  ressources ,  j'étois 
attentif  à  pourvoir  à  tout,  y  pourvoyoit  de  son 
côté  avec  une  libéralité  que,  par  l'ordre  de  la 
mère  ,  la  fille  m'a  toujours  cachée  durant 
mon  séjour  à  Paris  ,  et  dont  elle  ne  me  fit 
l'aveu  qu'à  l'Hermitage ,  à  la  suite  de  plusieurs 
autres  épanchements  de  cœur.  J'ignorois  que 
madame  Dupin  ,  qui  ne  m'en  a  jamais  fait  le 
moindre  semblant ,  fût  si  bien  instruite  ;  j'ignore 
encore  si  madame  de  Clicnonceaux  sa  bru  le  fui 
aussi,  mais  madame  de  Francueil  sa  belle-fille  le 
fut ,  et  ne  put  s'en  taire.  Elle  m'en  parla  l'an- 
née suivante,  lorsque  j'avois  déjà  quitté  leur 
maison.  Cela  m'engagea  à  lui  écrire  à  ce  sujet 


i36  LES  co^■FEssIO^<s. 

une  lettre  qu'on  trouvera  dans  mes  recucilb  ,  et 
dans  laquelle  j'expose  celles  de  mes  raisons  que 
je  pouvois  dire  sans  compromettre  madame  Le 
Vasseur  et  sa  famille  ;  car  les  plus  déterminantes 
venoient  de  là,  et  je  les  tus. 

Je  suis  sûr  de  la  discrétion  de  madame  Dupin 
et  de  Tamitic  de  madame  de  Clienonceaux  ;  je 
Fétois  de  celle  de  madame  de  Francucil,  qui 
daillcurs  mourut  lon{]-temps  avant  (juo  mon 
secret  fût  ébruité.  Jamais  il  n'a  pu  lètre  que 
par  les  (^ens  mêmes  à  qui  je  lavois  confié  ,  et 
ne  Fa  été  en  effet  cpi'après  ma  rupture  avec  eux. 
Par  ce  seul  fait  ils  sont  jugés  :  sans  vouloir  me 
disculper  du  hlàme  que  je  mérite  ,  j'aime  njieux 
en  être  chargé  (jue  de  celui  (pi  ils  méritent  eux- 
mêmes.  IMa  faute  est  grande ,  mais  c  est  une  er- 
reur :  j'ai  négligé  mes  devoirs ,  mais  le  désir  de 
nuire  n'est  pas  entré  dans  mon  cœur,  et  les  en- 
trailles de  père  ne  sauroicnt  ])arler  l)icn  puis- 
samment pour  des  enfants  qu'on  n  a  jamais  vus  : 
mais  trahir  la  confiance  de  l'amitié  ,  violer  le 
]dus  saint  de  tous  les  pactes ,  publier  les  secrets 
versés  dans  notre  sein  ,  déshonorer  à  plaisir 
l'ami  qu'on  ^  trompé  ,  et  (pii  nous  cpiitlant  nous 
respecte  encore ,  ce  ne  sont  pas  là  tles  fautes , 
ce  sont  des  bassesses  dame  et  des  noirceurs. 

J'ai  promis  ma  confession,  non  ma  justifica- 
tion ;  ainsi  je  m'arrête  ici  sur  ce  point.  C!  est  à 
moi  d'être  vrai,  c'est  au  lecteur  d'être  juste.  Je 
ne  lui  <lemandcrai  jamais  rien  de  ]>lus. 

Le  mariage  de  M.  de  Clienonceaux  me  rendit 


PARTIE   II,    LIVRE   VIÏI.  l^j 

la  maison  cle  sa  mère  encore  plus  agréable  par  le 
mérite  et  l'esprit  de  la  nouvelle  mariée,  jeune 
personne  fort  aimable  ,  et  qui  de  son  côté  parut 
me  distinguer  parmi  les  scribes  de  M,  Dupin. 
Elle  étoit  fille  uni([ue  de  madame  la  vicomtesse 
de    Rocbecliouart  ,   grande  amie  du  comte  de 
Frièse ,  et  par  contre-coup  de  Grimm  qui  lui  étoit 
attaché.  Ce  fut  pourtant  moi  qui  l'introduisis 
chez  sa  fille  ;  mais  leurs  humeurs  ne  se  convenant 
pas ,  cette  liaison  n'eut  point  de  suite  ;  et  Grimm , 
qui  dès-lors  visoit  au  solide ,  préféra  la  mère, 
femme  du  grand  monde ,  à  la  fille ,  qui  vouloit 
des  amis  sûrs  et  qui  lui  convinssent ,  sans  se 
mêler  d  aucune  intrigue  ,  ni  chercher  du  crédit 
parmi  les  grands.  Madame  Dupin  ,  ne  trouvant 
pas  dans  madame  de  Ghcnonceaux  toute  la  do- 
cilité (ju'elle  en  attendoit,  lui  rendit  sa  maison 
fort  triste;  et  madame  de   Ghcnonceaux,  fière 
de  son  mérite  ,  et  peut-être  de  sa  naissance , 
aima  mieux  renoncer  aux  agréments  de  la  so- 
ciété et  rester  presque  seule  dans  son  appar- 
tement ,  que  de  porter  un  joug  pour  lequel  elle 
ne  se  scntoit  pas  faite.  Gettc  espèce  d'exil  aug- 
menta   mon   attachement  pour  elle  par  cette 
pente  naturelle  qui  m'attire  vers  les  malheu- 
reux. Je  lui  trouvai  l'esprit   métaphysique   et 
penseur ,  quoique  parfois  un  peu  sophistique. 
Sa  conversation,  ((ui  n'étoit  du  tout  point  celle 
d'une  jeune  personne  qui  sort  du  couvent ,  étoit 
pour  moi  très  attrayante.  Cependant  elle  n'avoit 
pas  vingt  ans:  son  teint  étoit  d'une  blancheur 


l38  LES  CONFESSIONS. 

€])Joiii8santc;  sa  taille  eiit  étéfjrande  et  belle,  si 
elle  selùt  mieux  tenue. Ses  cheveux,  dun  blond 
cendre  et  d'une  beauté  peu  commune  ,  me  i  ap- 
peloient  ceux  de  ma  pauvre  maman  dans  son 
bel  â[}e,  et  m'af>itoient  vivement  le  cœur.  Mais 
les  principes  sévères  que  je  venoisdeme  faire,  et 
que  j'étois  résolu  de  suivre  à  tout  prix,  me  ga- 
rantirent d'elle  et  de  ses  charmes.  J'ai  passé , 
durant  tout  un  été  ,  trois  ou  fjuatre  heures  par 
jour  tétc  à  tête  avec  elle  à  lui  montrer  grave- 
ment l'arithmétique,  et  à  l'ennuyer  de  mes  chif- 
fres éternels,  sans  lui  dire  un  seul  mot  galant 
ni  lui  jeter  une  œillade.  Cinq  ou  six  ans  plus 
tard  je  n'aurois  pas  été  si  sage  ou  si  fou;  mais 
il  étoit  écrit  que  je  ne  devois  aimer  d'amour 
qu'une  seule  fois  en  ma  vie  ,  et  qu'une  autre 
qu'elle  auroit  les  premiers  et  les  derniers  soupirs 
de  mon  cœur. 

Depuis  que  je  vivois  chez  madame  Dupin  ,  je 
m'étois  toujours  contenté  de  mon  sort,  sans 
mar<|uer  aucun  dcsir  de  le  voir  améliorer.  L'aug- 
mentation qu'elle  avoit  faite  à  mes  honoraires  , 
conjointement  avec  M.  de  Francueil , étoit  venue 
nnicpienient  de  leur  propre  mouvement,  flettc 
année  ,  jNI.  de  Francueil  ,(pii  me  pren<nt  de  jour 
en  jour  plus  en  amitié,  songea  à  me  mettre  un 
peu  pins  (ui  large  et  dans  une  situation  moins 
précaire.  11  étoit  receveur-général  des  finances. 
M.  Dudoyer,  son  caissier,  étoit  vieux  ,  riche,  et 
vouloit  se  retirer.  M  de  Franc  ucil  m'offrit  cette 
place,  et ,  pour  me  mettre  en  état  de  la  remplir, 


PARTIE    II,   LIVRE   VIII.  l39 

j'allai  pendant  quelques  semaines  chez  M.  Du- 
doyer  prendre  les  instructions  nécessaires.  Mais, 
soit  que  j'eusse  peu  de  talent  pour  cet  emploi , 
soit  que  Dudoyer,  qui  me  parut  vouloir  se  don- 
ner un  autre  successeur,  ne  m'instruisît  pas  de 
}3onne  foi ,  j'acquis  lentement  et  mal  les  con- 
noissances  dont  j'avois  besoin  ,  et  tout  cet  ordre 
de  compte,  embrouillé  à  dessein  ,  ne  put  jamais 
bien  m'entrer  dans  la  tête.  Cependant ,  sans  avoir 
saisi  le  fin  du  métier  ,  je  ne  laissai  pas  d'en 
prendre  la  marche  courante ,  assez  pour  pouvoir 
l'exercer  rondement  tant  bien  que  mal.  J'en  com- 
mençai même  les  fonctions*;  je  tenois  les  regis- 
tres et  la  caisse  ;  je  donnois  et  recevois  de  l'ar- 
gent,  des  récépissés;  et,  quoique  j'eusse  aussi 
peu  de  goût  que  de  talent  pour  ce  métier,  la 
maturité  des  ans  commençant  à  me  rendre  sage, 
j'étois  déterminé  à  vaincre  ma  répugnance  pour 
me  livrer  tout  entier  à  mon  emploi.  Malheureu- 
sement, comme  je  commençois  à  me  mettre  en 
train  ,  M.  de  Francueil  fit  un  petit  voyage  ,  du- 
rant lequel  je  restai  chargé  de  sa  caisse ,  où  il 
n'y  avoit  cependant  pour  lors  que  vingt-cinq  à 
trente  mille  francs.  Les  soucis ,  riiKpiiétude  d  es- 
prit que  me  donna  ce  dépôt  me  firent  sentir  que 
je  n'étois  point  fait  pour  être  caissier,  et  je  ne 
doute  point  que  le  mauvais  sang  que  je  fis  du- 
rant cette  absence  n'ait  contribué  à  la  maladie 
où  je  tombai  après  son  retour. 

J  ai  dit  dans  ma  première  partie  que  j'étois  né 
mourant.  Un  vice  de  conformation  dans  la  ves» 


l4o  LES   CONFESSIONS, 

sie  me  fît  éprouver,  <1iirant  mes  premières  an- 
nées, une  rétention  d  urine  presque  continuelle; 
et  ma  tante  Suzon ,  qui  prit  soin  de  moi,  eut 
des  peines  incroyables  à  me  conserver.  Elle  en 
vint  à  l)Out  cependant  ;  ma  robuste  constitution 
prit  enfin  le  dessus  ,  et  ma  santé  s'airermit  lelle- 
nient  durant  ma  jeunesse ,  qu'excepté  la  mala- 
die de  lanjpieur  dont  j  ai  raconté  lliistoire  ,  et 
de  frétjuents  besoins  d'uriner,  que  le  moindre 
écliauffement  me  rendit  toujours  incommodes, 
jeparvins  jusqu'à  l'âçc  de  trente  ans  sans  presque 
me  sentir  de  ma  première  iidinnité.  Le  premier 
ressentiment  que  j'en  eus  lut  à  mon  airivée  à 
Venise.  I.a  fatigue  du  voyajO;c  et  les  terribles  cba- 
leurs  que  j'avois  souffertes  me  donnèrent  une 
ardeur  d'nrine  et  des  maux  de  reins  (pie  je  {;ar- 
dai  jusqu'à  l'entrée  de  Ibiver.  Après  avoir  vu  la 
Padoana,  je  me  crus  mort ,  et  n'eus  pas  la  moin- 
dre incommodité.  Après  mètre  épuisé  plus  d'i- 
magination que  de  cor[)S  pour  ma  Zulietta,  je 
me  ])oriai  mieux  que  jamais.  Ce  ne  fut  qu'après 
la  détention  de  Diderot  que  réchauffement  con- 
tract»'  dans  mes  courses  de  Vincennes  ,  durant 
les  teiribles  chaleurs  ipi'il  faisoit  alors,  me  don- 
na une  violente  néphréti(pie,  depuis  larpiellejc 
nai  jamais  recouvré  ma  première  santé. 

Au  nionicn»  dont  je  parie,  uï'étant  j)tMit-èlre 
un  peu  fali{^;ué  au  maussade  travail  de  cette  mau- 
dite caisse  ,  je  retombai  j)lus  bas  qu'auparavant, 
et  je  demeurai  dans  mon  lit  près  de  six  semai- 
nos  dans  le  plus  triste  état  que  l'on  puisse  ima- 


PARTIE   II,   LIVRE   VIII.  I^I 

giner.  Madame  Dupin  ni  envoya  le  célèbre  Mo- 
rand ,  qui ,  malgré  son  habileté  et  la  délicatesse 
ds  sa  main  ,  me  fit  souffrir  des  maux  incroya- 
bles ,  et  ne  put  jamais  venir  à  bout  de  me  son- 
der. Il  me  conseilla  de  recourir  à  Daran  ,  dont 
les  bougies  plus  flexibles  parvinrent  en  effet  à 
s'insinuer  et  ▼aincre  l'obstacle;  mais,  en  ren- 
dant compte  à  madame  Dupin  de  mon  état  -, 
Morand  lui  déclara  que  dans  six  mois  je  ne  se- 
rois  pas  en  vie.  Ce  discours  ,  qui  me  parvint , 
me  fit  faire  de  sérieuses  réflexions  sur  mon  état , 
et  sur  la  bêtise  de  sacrifier  le  repos  et  1  agrément 
du  peu  de  jours  qui  me  restoient  à  vivre  à  l'as- 
sujettissement d'un  emploi  pour  lequel  je  ne  me 
sentois  que  du  dégoût.  D'ailleurs,  comment  ac- 
corder les  sévères  principes  que  je  vcnois  d  adop- 
ter avec  un  état  qui  s'y  rapportoit  si  peu  ?  et 
n'aurois-je  pas  bonne  grâce ,  caissier  d'un  rece- 
veur-général des  finances ,  à  prêcber  le  désinté 
ressèment  et  la  pauvreté  ?  Ces  idées  fermentèrent 
si  bien  dans  ma  tête  avec  la  fièvre,  elles  s'y  com- 
binèrent avec  tant  de  force,  que  rien  ficpuis  lors 
ne  les  en  put  arracher,  et,  durant  ma  convales- 
cence ,  je  me  confirmai  de  sang  froid  dans  toutes 
les  résolutions  que  j'avois  ])rises  dans  mon  dé- 
lire. Je  renonçai  j)our  jamais  à  tout  projet  de 
fortune  et  davancemcnt.   Déterminé  à  passer 
dans  l'indépendance  et  la  pauvreté  le  peu  de 
temps  qui  me  restoit  à  vivre,  j  appliquai  toutes 
les  forces  de  mon  ame  à  briser  les  fers  de  l'oj^i- 
nion  ,  et  à  faire  avec  courage  tout  ce  qui  me  pa- 


1^1  LES   COISIESSIOXS. 

roissoit  bien  ,  sans  m'enibarrasser  aucunement 
du  jugement  des  bommes.  Les  obstacles  que 
j'eus  à  combattre  et  les  efforts  que  je  fis  pour 
en  triompbcr  sont  incroyables.  Je  réussis  autant 
quil  t'toit  possiljje  ,  et  plus  que  je  n'avois  espéré 
moi-même.  Si  j'avois  aussi  bien  secoué  ïe  joug 
de  faniitié  que  celui  de  l'opinion ,  je  venois  à 
bout  de  mon  dessein  ,  le  plus  grand  peut-être, 
ou  du  moins  le  plus  utile  à  la  vertu  ,  que  mortel 
ait  jamais  conçu  :  mais ,  tandis  que  je  foulois 
aux  pieds  les  jugemcnt.s  insensés  de  la  tourbe 
vulgaire  des  soi-disant  grands  et  des  soi-disant 
sages  ,  je  me  laissois  subjuguer  et  mener  comme 
un  enfant  par  de  soi-disant  amis ,  qui ,  jaloux 
de  me  voir  marcber  tièrement  et  seul  dans  une 
route  nouvelle  ,  tout  en  paroissant  s'occuper 
beaucoup  à  me  rendre  beureux ,  ne  s'occupoient 
en  effet  qu'à  me  rendre  ridicule ,  et  commencé-- 
rent  par  travailler  a  m'avilir ,  pour  parvenir  dans 
la  suite  à  me  diffamer.  Ce  fut  moins  ma  célé- 
brité littéraire  que  ma  réforme  personnelle , 
dont  je  marque  ici  lepoque,  qui  m'attira  leui- 
jalousie  :  ils  m  auroient  pardonné  peut-être  de 
briller  dans  Fart  d  écrire  ;  mais  ils  ne  purent 
me  pardonner  de  donner  par  ma  conduite 
un  exemple  (Qu'ils  ne  voiiloicnt  pas  suivre  et 
qui  send)!oit  les  importuner.  J  etois  né  pom 
famitié;  mon  bumeur  facile  et  douce  la  nour- 
ri.ssoit  sans  peine.  Tant  que  je  vécus  ignoré  du 
public,  je  fus  aimé  de  tous  ceux  (jui  nu»  connu- 
rent ,  et  je  u  eus  ])as  un  seul  ennemi  ;  mais  sitôt 


PARTIE    II,    LIVRE    VIII.  10 

que  j'eus  un  noni ,  je  n'eus  plus  daniis.  Ce  fut 
un  très  grand  malheur  ;  un  plus  grand  encore 
fut  d'être  environné  de  gens  qui  prenoient  ce 
nom ,  et  qui  n'usèrent  des  droits  qu'il  leur  don- 
noit  que  pour  m'entraîner  à  ma  perte.  La  suite 
de  ces  mémoires  développera  cette  odieuse  tra- 
me; je  n'en  montre  ici  que  l'origine ,  on  en  verra 
bientôt  former  le  premier  nœud. 

Dans  Findépendance  où  je  voulois  vivre  ,  il 
falloit  cependant  subsister.  J'en  imaginai  un 
moyen  très  simple  :  ce  fut  de  copier  de  la  mu- 
sique, à  tant  la  page.  Si  quelque  occupation  plus 
solide  eût  rempli  le  même  but ,  je  l'aurois  prise  ; 
mais  ce  talent  étant  de  mon  goût ,  et  le  seul  qui 
pût  me  donner  du  pain  au  jour  le  jour  ,  je  m'y 
tins.  Croyant  n'avoir  plus  besoin  de  prévoyance, 
et  faisant  taire  la  vanité  ,  de  caissier  de  financier 
je  me  fis  copiste  de  musique.  Je  crus  avoir  gagné  . 
beaucoup  à  ce  choix ,  et  je  m'en  suis  si  peu  re- 
penti que  je  n'ai  quitté  ce  métier  que  par  force 
pour  le  reprendre  aussitôt  que  je  pourrai. 

Le  succès  de  mon  premier  discours  me  rendit 
l'exécution  de  cette  résolution  plus  facile.  Dide- 
rot s'étoit  chargé  de  le  faire  imprimer.  Tandis 
que  j'étois  dans  mon  lit ,  il  m'écrivit  un  billet 
})our  m'en  annoncer  la  publication  et  l'effct.  // 
prend ,  me  marquoit-il ,  tout  par-dessus  les  nues; 
il  n!j  a  nul  exemple  d'un  succès  pareil.  Cette 
faveur  du  public ,  nullement  briguée  et  pour  un 
auteur  inconnu ,  me  donna  la  première  assu- 
rance véritable  démon  talent,  dontj'avois  tou 


t44  LES   CONFESSIONS. 

jours  douté  jusrju" alors.  Je  compris  tout  l'avan- 
tage que  j'en  pou  vois  tirer  pour  le  parti  ([uc 
j'étois  prêt  à  prendre,  et  je  jupeai  (prun  eo])iste 
de  quel(jue  ce)»')>rilé  dans  les  lettres  ne  nianque- 
roit  vrais(ii.l. laidement  pas  de  travail. 

Sitôt  que  ma  résolution  fut  prise  et  bien  con- 
firmée ,  j  écrivis  un  l)illet  à  M.  de  Franeueil  pour 
lui  en  faire  pvut,  [)our  le  remercier,  ainsi  (juc 
madame  Dupin  ,  de  toutes  leurs  I)ontés  ,  et  pour 
leur  denip.nder  leur  pratique.  Franeueil,  ne  com- 
i)reiiaiit  rien  à  ce  billet,  et  me  croyant  encoiHî 
dans  le  transport  de  la  Hévre ,  accourut  chez 
moi  ;  mais  il  trouva  ma  lésolution  si  bien  prise 
(jiiil  ne  put  ])ai'V('nir  a  Tcbranler.  Il  alla  dire  à 
madame  Dupin  vi  à  tout  le  monde  que  j  etois 
devenu  ion  ;  je  laissai  dire ,  et  j'allai  mon  train. 
Je  commençai  ma  réforme  par  ma  parure  ;  je 
(piittai  la  dorure  et  les  bas  blancs,  je  pris  une 
perru(pie  ronde,  je  posai  réj)ée,  je  vendis  ma 
montre  ,  en  me  disant  avec  une  joie  incroyable  : 
Grâces  au  ciel,  je  n'atuai  ])lus  besoin  de  savoir 
riicuie  qu'il  est.  M.  de  Franc  ucil  eut  rhonnèleté 
d'attendre  assez  long -temps  encore  avant  de 
disposer  de  sa  caisse.  Enfin,  voyant  mon  parti 
bii'u  |>iis,  il  la  remit  à  M.  d'Alibart,  jadis  gou- 
V(M  utur  du  j(Mme  (llicnouccaux  ,  <'t  connu  dans 
la  bolanicjne  par  aajlora  parisicnsis  ;i  \ 

(i)  Je  no  (liiiil(;  ])iis  (|iic  tout  ceci  ne  soit  inaintiMuint 
conté  liien  diffi'ivninirnt  par  Francncil  cl  sos  consorts; 
mais  je  niVn  rappurrc  à  <•<•  qu'il  en  dit  al(»is  cl  Iouj;- 
temps  après  ù  tout  le  monde,  jusqu'à  la  t\)rniation  du 


PARTIE   II,   LIVRE   VIIT.  l/[S 

Quelque  austère  que  fût  ma  réforme  somptuai- 
re ,  je  ne  letendis  pas  d'abord  jusqu'à  mon  linge , 
qui  étoit  beau  et  en  quantité,  reste  de  mon  équi- 
pajje  de  Venise,  et  pour  lequel  j'avois  un  atta- 
<'licment  particulier,  A  force  d'en  faire  un  objet 
de  propreté  ,  j'en  avois  fait  un  objet  de  luxe  qui 
ne  laissoit  pas  de  mètre  coûteux.  Quelqu'un  me 
rendit  le  service  de  me  délivrer  de  cette  servitude. 
La  veille  de  Noël ,  tandis  que  les  gouverneuses 
<îtoient  à  vêpres ,  et  que  j'étois  au  concert  spi- 
rituel ,  on  força  la  porte  d'un  grenier  où  étoit 
€tendu  tout  notre  linge  après  une  lessive  qu'on 
venoit  de  faire.  On  vola  tout ,  et  entre  autres 
quarante-deux  cbemises  à  moi  de  très  belle  toile, 
€t  qui  faisoient  mon  principal  fonds  de  garde- 
robe  en  linge.  A  la  façon  dont  les  voisins  dépei- 
gnirent un  bomme  qu'on  avoit  vu  sortir  de  l'iiotel 
portant  des  paquets  à  la  même  heure  ,  Thérèse 
et  moi  soupçoTnnâmes  son  frère,  qu'on  savoit 
être  un  très  mauvais  sujet.  La  mère  repoussa 
vivement  ce  soupçon;  mais  tant  d  indices  le  con- 
firmèrent qu'il  nous  festa  malgré  qu'elle  en  eût. 
Je  n'osai  faire  d'exactes  recherches  de  peur  de 
trouver  plus  que  -je  n'aurois  voidu.  Ce  frère  ne 
se  montra  plus  chez  moi.  Je  déplorai  le  sort  de 
Thérèse  et  le  mien,  de  tenir  à  une  famille  si  mê- 
lée ,  et  je  l'exhortai  plus  que  jamais  à  secouer  un 
joug  aussi  dangereux.  Cette  aventure  me  guérit 

com|)l()t,  et  dont  les  çjens  de  bon  sens  et  de  bonne  foi  ont 
du  conserver  le  souvenir. 

(  Cutlc  note  n'est  pas  clans  le  manuscrit  nulojjraphe.  ) 


l46  LES   CO>'FESSIONS. 

de  la  passion  du  beau  lin^^je  ,  et  je  n'en  ai  plus  eu 
depuis  lors  que  de  très  commun ,  plus  assortis- 
sant  jau  reste  de  mon  équipage. 

Ayant  ainsi  complété  ma  réforme,  je  ne  son- 
geai plus  quà  la  rendre  solide  et  duiable,  en 
travaillant  à  déraciner  de  mon  cœur  tout  ce  qui 
tenoit  encore  au  jugement  des  hommes,  tout  ce 
qui  pouvoit  me  détourner  par  la  crainte  du 
blâme  de  ce  qui  éloit  l)on  et  raisonnable  en  soi. 
A  l'aide  du  bruit  <[ue  laisoit  mon  ouvrage,  ma 
résolution  fit  du  bruit  aussi,  et  m'attira  des  pra- 
tiques; de  sorte  que  je  commençai  mon  métier 
avec  assez  de  succès.  Plusieurs  causes  cependant 
m'empêcbcrent  d'y  réussir  comme  j'aurois  pu 
faire  en  d'autres  circonstances.  D'abord  ma  mau- 
vaise sauté.  L'attacjue  que  je  vcnois  d  essuyer  eut 
des  suites  qui  ne  m'ont  laissé  jamais  aussi  bien 
portant  qu'apparavant  ;  et  je  crois  que  les  mé- 
decins au\(|ucls  je  me  livrai  me  firent  bien  au- 
tant de  mai  <jue  ma  maladie.  Je  vis  successive- 
ment Morand  ,  Daran  ,  Helvétius,  Thierry,  Ma- 
luuin  ,  qui,  tous  très  savants,  tous  mes  amis, 
me  traitèrent  chacun  à  sa  mode,  ne  me  soulagè- 
rent point,  et  m  a(roii)liient  considérablement. 
Plus  je  m'asservissois  à  leur  direction ,  plus  je 
devenois  jaune ,  maigre,  foible.  Mon  inia{;ina- 
tion ,  «pi  ils  elfarouchoient,  mesurant  mon  état 
sur  l'effet  de  leurs  drogues  ,  ne  me  montroit 
avant  la  inoit  (jn  luic  Miite  de  souffrances,  les 
rétentions,  la  gravelle,  la  j>ierre.  Tout  ce  qui 
soulage  les  autics,  les  tisanes,  les  bains,  la  sai- 


PARTIE    II,    LIVRE    VIII.  14) 

fjiiée,  empiroit  mes  maux.  M'ëtant  aperçu  que 
Jes  sondes  de  Daran,  qui  seules  uie  laisoient 
quelque  effet,  ne  me  donuoient  qu'un  soulape- 
ment  momentanée ,  me  voilà  faisant  à  grands 
frais  d'immenses  provisions  de  sondes  pour  pou 
voir  en  porter  toute  ma  vie.  Pendant  huit  ou 
dix  ans  que  je  m'en  suis  servi  si  souvent,  il  faut 
que  j'en  aie  employé  pour  cinquante  louis.  On 
sent  qu'un  traitement  si  coûteux  ,  si  douloureux , 
si  pénible ,  ne  me  laissoit  pas  travailler  sans  dis- 
traction ,  et  qu'un  mourant  ne  met  pas  une 
ardeui*  bien  vive  à  gagner  son  pain  c[uotidien. 

Les  occupations  littéraires  firent  une  autre 
distraction  non  moins  préjudiciable  à  mon  tra-^ 
vail  journalier.  A  peine  mon  discours  eut -il 
paru  que  les  défenseurs  des  lettres  fondirent  sur 
moi  de  concert.  Indigné  de  voir  tant  de  petits 
messieurs  Josse ,  qui  n'entendoient  pas  même 
la  question,  vouloir  en  décider  en  maîtres,  je 
pris  la  plume ,  et  j'en  traitai  quelques  uns  de 
manière  à  ne  pas  leur  laisser  les  rieurs  pour  eux. 
Un  certain  M.  Gautier,  de  Nancy,  le  premier  qui 
tomba  sous  ma  coupe,  fut  rudement  mal  mené 
dans  une  lettre  à  M.  Grimm.  Le  second  fut  le 
roi  Stanislas  lui-même ,  qui  ne  dédaigna  pas  d'en- 
trer en  lice  avec  moi.  L'honneur  qu'il  me  fit  me 
forera  de  changer  de  ton  pour  lui  répondre  ;  j'en 
pris  un  plus  grave,  mais  non  moins  fort,  et, 
sans  manquer  de  respect  à  fauteur  ,  je  léfutai 
pleinement  l'ouvrage.  Je  savois  qu'un  jésuite  ap- 
pelé le  P.  de  Menou  y  avoit  mis  la  main  ;  je  me 


l4^  LES   CONFESSIONS. 

fiai  à  mon  tact  ])oiir  dôniclcr  ce  (|iii  étoit  dvi 
prince  et  ce  qui  étoit  du  moine,  et,  toml)ant 

sans  ménagement  sur  toutes  les  phrases  jésui- 
tiques ,  je  relevai  chemin  faisiint  un  anachro- 
nisme, que  je  crus  ne  pouvoir  venir  que  du  ré- 
vérend. Cette  pièce  (pii  ,  je  ne  sais  |)Our<|U(>i, 
a  lait  moins  <le  hruit  que  mes  autres  écrits, 
est  jusqu'à  présent  un  ouvrage  unique  dans  son 
espèce,  .l'y  saisis  l'occasion  (jui  m  étoit  oiïcite 
d  appiendre  au  public  connucnt  un  particulier 
pouvoit  défendre  la  cause  de  la  vérité  contre 
un  souverain  même.  Il  est  dilficile  de  prendre 
en  même  temps  un  ton  plus  Her  et  plus  rcs])e(  - 
tucux  (juc  celui  que  je  pris  pour  lui  répondre. 
J'avois  le  bonheur  d'avoir  affaire  à  un  adver- 
saire pour  Icfjuel  mon  cœur  plein  d  estime  pou- 
voit ,  sans  adulation ,  la  lui  témoigner  ;  c'est  ce 
((ue  je  Hs  avec  assez  de  succès,  mais  toujours 
avec  dignité.  Mes  amis ,  effrayés  pour  moi  , 
croyoicnt  déjà  me  voir  à  la  Bastille.  Je  n  eus  pas 
cette  crainte  un  seul  moment,  et  j  eus  raison. 
Ce  bon  prince  ,  après  avoir  vu  ma  réponse  ,  dit  : 
fat  mon  compte  ^  je  ne  m' jr  frotte  plus.  Depuis 
lors  je  reçus  de  lui  diverses  marques  d  estime  et 
lie  bienveillance,  dont  j  aurai  «juclcjucs  unes  à 
citcr,et  mon  écrit  courut  tranquillement  la  Fran- 
ce et  l'Europe,  sans  (jue  personne  y  trouvât  rien 
à  blâmer. 

.1  eus ,  peu  de  tenqis  après,  un  antre  adver- 
saire auipiel  je  ne  m'étois  pas  attendu  ,  ce  même 
M.  Bordes ,  tle  Lyon ,  qui ,  dix  ans  auparavant , 


PARTIE   II,    LIVRE    VlII.  i /jQ. 

m'avoit  fait  beaucoup  d'amitiés  et  rendu  plu- 
sieurs services.  Je  ne  l'avois  pas  oublié  ,  mais  je 
Tavois  négligé  par  paresse,  et  je  ne  lui  avois  pas 
envoyé  mes  écrits  ,  faute  d'occasions  toutes  trou- 
vées pour  les  lui  faire  passer.  J'avois  donc  tort , 
et  il  m'attaqua ,  bonnêtement  toutefois  ,  et  je 
répondis  de  même.  Il  répliqua  sur  un  ton  plus 
décidé.  Cela  donna  lieu  à  ma  dernière  réponse  , 
après  laquelle  il  ne  dit  plus  rien;  mais  il  devint 
mon  plus  ardent  ennemi,  saisit  le  temps  de  mes 
malbeurs  pour  faire  contre  moi,  sans  me  nom- 
mer, d'affreux  libelles ,  et  fit  un  voyage  à  Londres 
exprès  pour  m'y  nuire. 

Toute  cette  polémique  m'occupoit  beaucoup  , 
avec  beaucoup  de  perte  de  temps  pour  ma  co- 
pie ,  peu  de  progrès  pour  la  vérité ,  et  peu  de 
profit  pour  ma  bourse  ;  Pissot ,  alors  mon  li- 
braire ,  me  donnant  toujours  très  peu  de  cbose 
de  mes  brochures ,  souvent  rien  du  tout.  Et  , 
par  exemple,  je  n'eus  pas  un  bard  de  mon  pre- 
mier discours;  Diderot  le  lui  donna  gratuitement. 
Il  falloit  attendre  long-temps  ,  et  tirer  sou  à  sou 
le  peu  qu'il  me  donnoit.  Cependant  la  copie  n'ab 
loit  point,  .le  faisois  deux  métiers,c'étoit  le  moyeu 
de  faire  mal  lun  et  lautre. 

Us  se  contrarioient  encore  d'une  autre  façon 
par  les  diverses  manières  de  vivre  aiixquelles  ils 
m'assujettissoient.  Le  succès  de  mes  premiers 
écrits  m'avoit  mis  à  la  mode.  L'état  ([ue  j  avois 
pris  excitoit  la  curiosité  :  Ton  vouloit  connoître 
cet  homme  bizarre  qui  ne  recherchoit  personne, 


l5o  LES   CONFESSIONS, 

et  ne  se  soucioit  de  rien  que  de  vivre  libre  à  sa 
manière;  c'en  étoit  assez  pour  (ju  il  ne  le  pût 
pas.  Ma  chambre  ne  désemplissoit  jkis  de  gens 
qui,  sous  divers  prétextes,  venoient  s'emparer 
de  mon  temps.  Les  femmes  emplovoient  mille 
ruses  pour  m  avoir  à  dîner.  Plus  je  brustpiois  les 
gens ,  plus  ils  s'obstinoient.  Je  ne  pouvois  refuser 
tout  le  monde.  En  me  faisant  mille  ennemis 
par  mes  refus,  j'étois  incessamment  subjuf^né 
par  ma  complaisance,  et,  de  quel(|ue  façon  que 
je  m'y  prisse,'  je  n'avois  pas  pai  Jolii  une  beure 
de  tcMups  à  moi. 

Je  sentis  alors  (juil  nest  pas  toujoiu'S  aussi 
aisé  qu'on  se  rimagine  d'être  |)auvrc  et  indépen- 
dant. Je  voulois  vivre  de  mon  métier;  le  public 
pe  le  vouloit  j)as.  On  imaj^inoit  mille  moyens  de 
me  (lédomma[;er  du  temps  qu'on  me  faisoit  ])er- 
dre.  Les  cadeaux  de  toute  espèce  venoient  me 
cbercber.  Bientôt  il  auîoit  fallu  me  montrer 
comme  l'olicbinelle  ,  à  tant  j>ar  personne.  Je  ne 
conuois  pas  d assujettissement  plus  avilissant  et 
j)lus  cruel  que  celui-là.  Je  ny  vis  de  remède  (pie 
de  refuser  les  cadeaux  {grands  et  petits,  et  <le  ne 
faire  exception  pour  qui  que  ce  fût.  Tout  cela  ne 
fit  qu'attirer  les  donneurs,  qui  vouloient  avoir 
la  fjloire  de  vaincre  ma  résistance  et  me  forcer 
de  leur  être  oblijjé  malgré  moi.  Tel  (\u\  ne  m  au- 
roit  pas  donné  un  écu,  si  je  I  avois  demandé,  no 
cessoit  de  m'importuner  de  ses  offres ,  et ,  poiu' 
ge  venger  de  les  voir  rejetées,  laxoit  jnes  refus 
d'arrogance  et  d  Ostentation. 


PARTIE  II,  LIVRE  VIII.  i5p 

On  se  doutera  bien  que  le  parti  que  j'avois 
pris  ,  et  le  système  que  je  voulois  suivre,  nétoient 
pas  du  goût  de  madame  Le  Vasseur.  Tout  le  dés- 
intéressement de  la  fille  ne  l'empêchoit  pas  de 
suivre  les  directions  de  sa  mère  ,  et  les  gouver- 
lieuses,  comme  les  appeloit  Gauffecourt ,  n  e- 
toient  pas  toujours  aussi  fermes  que  moi  dans 
leurs  refus.  Quoiqu'on  me  cachât  Lien  des  cho- 
ses, j'en  vis  assez  pour  juger  que  je  ne  voyois 
pas  tout ,  et  cela  me  tourmenta  moins  par  l'ac- 
cusation de  connivence  qu'il  m'étoitaisé  de  pré- 
voir, que  par  1  idée  cruelle  de  ne  pouvoir  jamais 
être  maître  chez  moi  ni  de  moi.  Je  priois  ,  je 
conjurois  ,  je  me  fâchois,  le  tout  sans  succès  ;  la 
m^aman  me  faisoit  passer  pour  un  grondeur  éter- 
nel, pour  un  bourru.  G'étoient  des  chuchotte- 
ries  continuelles  avec  mes  amis  ;  tout  étoit  mys- 
tère et  j^ret  pour  moi  dans  mon  ménage  ,  et 
pour  ne  pas  m'exposer  sans  cesse  à  des  orages,  je 
n'osois  plus  m'informer  de  ce  qui  s'y  passait.  Il 
auroit  fallu,  pour  me  tirer  de  tous  ces  tracas, 
une  fermeté  dont  je  n'étois  pas  capable.  Je  sa- 
vois  crier ,  et  non  pas  agir  ;  on  me  laissoit  dire, 
et  l'on  alloit  son  train. 

Ces  tiraillements  continuels  et  les  importu- 
nités  journalières  auxquelles  j'étois  assujetti  me 
rendirent  enfin  ma  demeure  et  le  séjour  de  Pa- 
ris désagréables.  Quand  mes  incommodités  me 
permettoient  de  sortir,  et  que  je  ne  me  laissois 
pas  entraîner  ici  ou  là  par  mes  connoissances, 
j'allois  me  promener  seul ,  je  revois  à  mon  grand 


l52  LES   CONFESSIONS, 

système,  j'en  jctois  quelque  chose  sur  le  papier 
à  1  aide  duu  crayon  et  d  un  livret  que  j  avois  tou- 
jours dans  ma  poche.  Voilà  comment  les  dés- 
agréments imprévus  d'un  état  de  mon  clioix  me 
jetèrent  par  diversion  tout-à-iait  dans  la  litté- 
rature, et  voilà  comment  je  portai  dans  tous 
mes  premiers  ouvrages  la  bile  et  1  humeur  qui 
m'en  faisoient  occuper. 

('ne  autre  chose  y  contrihuoit  encore.  Jeté 
malgré  moi  dans  le  monde  sans  en  avoir  le  ton , 
et  sans  être  en  état  de  le  prendre,  je  m  avisai 
d'(>n  prendre  un  à  moi  (jui  m'en  dispensât.  Ma 
sotte  et  maussade  liniitlité  cpie  je  ne  pouvois 
vaincre  ayant  pour  principe  la  crainte  de  man- 
quer aux  hienséances,  je  pris  le  parti  de  les  fou- 
ler aux  pieds,  .le  me  Hs  cynique  et  caustique  par 
honte,  et  j  aHeclai  de  mépriser  la  politesse,  (jue 
je  ne  savois  pas  prati^pier.  Il  est  vrai^tt^e  cette 
âpreté,  conforme  à  mes  nouveaux  p^neipcs  , 
.sVnnohlissoit  dans  mon  ame,  y  prenoit  lintré- 
pitlité  de  la  vertu;  et  c'est, j'ose  le  dire,  sur  cette 
auguste  hase  qu'elle  s'est  soutenue  mieux  etj^lus 
long- temps  qu'on  n'auroit  du  laitt'ndre  dun 
effort  si  contraire  à  mon  naturel.  Cependant, 
malgré  la  réputation  de  misanthropie  (jue  mon 
extérieur  et  quelques  mots  heureux  me  donnè- 
rent dans  le  monde,  il  est  certain  (\\\o  dans  lo 
particulier  je  soutins  toujours  mal  mon  person- 
nage, que  mes  amis  et  mes  connoissances  me- 
noient  cet  ours  si  farouche  comme  un  agneau, 
et  que,  bornant  Hàc» sarcasmes  à  des  vérités  du- 


PARTIE   II,   LIVRE   VIII.  i53^ 

res ,  mais  générales,  je  nai  jamais  su  dire  un 
seul  mot  désobligeant  à  qui  que  ce  fût. 

Le  Devin  du  village  acheva  de  me  mettre  à  la 
mode,  et  bientôt  il  n'y  eut  pas  d'homme  plus 
recherché  que  moi  dans  Paris.  L'histoire  de  cette 
pièce,  qui  fait  époque,  tient  à  celle  des  liaisons 
que  j'avois  pour  lors.  C'est  un  détail  dans  lequel 
je  dois  entrer  pour  l'éclaircissement  de  ce  qui 
doit  suivre. 

J'avois  un  assez  grand  nombre  de  connoissan- 
ces,  mais  deux  seuls  amis  de  choix  ^  Diderot  et 
Grimm.  Par  un  effet  du  désir  que  j'ai  de  rassem- 
bler tout  ce  qui  m'est  cher,  j'étois  trop  l'ami  de 
tous  les  deux  pour  qu'ils  ne  le  fussent  pas  bien- 
tôt l'un  de  l'autre.  Je  les  liai  ;  ils  se  convinrent ,. 
et  s'unirent  plus  étroitement  encore  entre  eux 
quavcc  moi.  Diderot  avoit  des  connoissances 
sans  nombre,  mais  Grimm,  étranger  et  nouveau 
venu,  avoit  besoin  d'en  faire.  Je  ne  demandois 
pas  mieux  que  de  lui  en  procurer.  Je  lui  avois 
donné  Diderot;  je  lui  donnai  Gauffecourt.  Je  le 
menai  chez  madame  de  Chenonceaux  ,  chez  ma- 
dame d  Epinay,  chez  le  baron  d  Holbach  ,  avec 
le(|uel  je  me  trouvai  lié  presque  malgré  moi. 
Tous  mes  amis  devinrent  les  siens  ,  cela  étoit 
tout  simple  :  mais  aucun  des  siens  ne  devint  ja- 
mais le  mien  ;  voilà  peut-être  ce  qui  l'étoit  moins. 
Tandis  (juil  logeoit  chez  le  comte  de  Fricse,  il 
nous  donnoit  assez  souvent  à  dîner  chez  lui; 
mais  jamais  je  n'ai  reçu  aucun  témoignage  d'à- 
mitié  ni  de  bienveillance  du  comte  de  Frièse, 


154  LES  CONFESSTO^^S. 

ni  du  comte  de  Schoniberjj  ,  son  parent ,  qui 
lo{]fcoit  chez  lui,  ni  d aucune  des  personnes, 
tant  hommes  que  femmes,  aveclesquelles  Grini ni 
eut  par  eux  des  liaisons.  J'excepte  le  seul  abbé 
Raynal,  qui,  quoi({ue  son  ami,  se  montra  des 
miens ,  et  m'offrit  dans  l'occasion  sa  bourse  avec 
une  générosité  peu  commune.  Mais  je  connois- 
sois  l'abbé  Raynal  lon[]f-temps  avant  que  Grimm 
le  connut  lui-même  ,  et  je  lui  étois  toujours  resté 
attaché  depuis  un  procédé  plein  de  délicatesse 
et  d'honnêteté  quil  eut  pour  moi  dans  une 
occasion  bien  légère,  mais  que  je  n'oubliai  ja- 
mais. 

GetabbéRaynalestcertainementunami  chaud. 
J'en  eus  la  preuve  à-j)eu-près  au  temps  dont  je 
parle  envers  le  niêine  Grimm  avec  lequel  il  s'é- 
toit  très  étroitement  lié.  (jrinnn,  après  avoir  vu 
quelque  temps  mademoiselle  Fel  de  bonne  ami- 
tié, s'avisa  tout-à-coup  de  devenir  éperdument 
amoureux  d'elle,  et  de  vouloir  supplanter  Ga- 
husac.  fia  belle,  se  picpiant  de  constance,  écon- 
duisit  ce  nouveau  prétendant.  Gelui-ci  prit  l'at- 
faire  au  tra(]ique,  et  s'avisa  d'en  vouloir  mou- 
rir. Il  t(»ud)a  dans  la  plus  étran^^c  maladie  dont 
jamais  [)eut-être  on  ait  oui  parler.  11  passoit  les 
jours  et  les  nuits  dans  une  continuelle  léthar- 
ffie,  les  yeux  bien  ouverts,  le  poulsbien  batlaul, 
mais  sans  parler,  sans  manj^er,  sans  1)Ou.|;(M' , 
paroissant  (pu^bjurfois  entendre,  mais  ne  répon- 
dant jamais,  pas  même  par  sijyne  ,  et  du  reste 
sans  agitation,  sans  douleur,  sans  Hêvre,  et  res- 


PARTIE   II,   LIVRE   VIII.  l55 

tant  là  comme  s'il  eût  été  mort.  L'abhéEaynal 
et  moi  nous  partageâmes  sa  garde  :  labljé  ,  plus 
robuste  et  mieux  portant,  y  passoit  les  nuits, 
moi  les  jours  ,  sans  le  quitter  jamais  ensemble, 
et  l'un  ne  par  toit  jamais  que  l'autre  ne  fut  arrivé. 
Le  comte  de  Frièse ,  alarmé,  lui  amena  Senac, 
qui ,  après  l'avoir  bien  examiné ,  dit  que  ce  ne 
seroit  rien,  et  n'ordonna  rien.  Mon  effroi  pour 
mon  ami  me  fît  observer  avec  soin  la  conte- 
nance du  médecin ,  et  je  le  vis  sourire  en  sortant. 
Cependant  le  malade  resta  plusieurs  jours  im- 
mobile, sans  prendre  ni  bouillon  ni  quoi  que 
ce  fût  que  des  cerises  confites  que  je  lui  mettois 
de  temps  en  temps  sur  la  langue ,  et  qu'il  avaloit 
fort  bien.  Un  beau  matin  il  se  leva,  s'habilla  ,  et 
reprit  son  train  de  vie  ordinaire  ,  sans  que  ja- 
mais il  m  ait  reparlé  ,  ni ,  que  je  sache,  à  labbé 
Raynal ,  ni  à  personne,  de  cette  singulière  lé- 
thargie, ni  des  soins  que  nous  lui  avions  rendus 
tandis  qu'elle  avoit  duré. 

Cette  aventure  ne  laissa  pas  de  faire  du  bruit, 
et  c'eût  été  réellement  une  anecdote  assez  mer- 
veilleuse ([ue  la  cruauté  d'une  fdle  d'opéra  eût 
fait  mourir  un  homme  de  désespoir.  Cette  belle 
passion  mit  Grimm  à  la  mode;  bientôt  il  passa 
pour  un  prodige  d'amour,  d'amitié,  d'attache- 
ment de  toute  espèce.  Cette  opinion  le  fit  re- 
chercher et  fêter  dans  le  grand  monde  ,  et  par-là 
l'éloigna  de  moi,  qui  jamais  n'avois  été  pour 
lui  qu'un  pis-aller.  Je  le  vis  prêt  à  m'échapper 
tout-à-fait  :  j'en  fus  navré  ;  car  tous  les  senti-' 


id6  les  confessions. 

mcnts  vifs  dont  il  faisoit  trophée  étoient  ceux 
qu'avec  moins  de  Ijriiit  j'avois  pour  lui.  Jctois 
pourtant  bien  aise  quil  réussît  dans  le  monde, 
mais  je  n'aurois  pas  voulu  que  ce  fut  en  oubliant 
son  ami.  Je  lui  dis  un  jour  :  Grimm  ,  vous  me 
néfjli{;(v. ,  je  vous  le  pardonne  :  quand  la  pre- 
mière ivresse  des  plaisirs  bruyants  aura  fait  son 
effet  ,  et  que  vous  en  sentirez  le  vide  ,  j'espère 
que  vous  reviendrez  à  moi,  et  vous  me  retrou- 
verez toujours  :  quant  à  présent  ne  vous  gênez 
point  ;  je  vous  laisse  libre  ,  et  je  vous  attends.  Il 
me  dit  que  j'avois  raison  ,  s  arranj^ea  en  consé- 
quence, et  se  mit  si  bien  à  son  aise  que  je  ne 
le  vis  plus  qu'avec  nos  amis  communs. 

Notre  principal  point  de  réunion  ,  avant  (pi'il 
fût  aussi  lié  avec  madame  d'I'pinay  qu'il  l'a  élé 
dansUisuite,étoitla  maison  du  baron  d  llolbac  b. 
Cedit  baron  étoit  un  fils  cîe  parvenu  ,  qui  jouis- 
soit  d'une  assez  (^rande  fortune  dont  il  usoit  no- 
blement,  recevant  chez  lui  des  {^cns  de  lettres, 
et ,  par  son  savoir  et  ses  ronnoissances,  tenant 
bien  sa  place  au  milieu  d'eux  :  lie  depuis  lon{;- 
tenq^s  avec  Diderot  ,  il  m'avoit  recbercbé  par 
son  entremise  ,  même  avant  (\\\c  mon  nom  fût 
connu.  Tue  réjJUfynanee  naturelle  m'enqiêcha 
lonfT-tenq)s  de  répondre  à  ses  avances,  lu  jour 
il  me  demanda  pour([uoi  je  le  fuyois  ,  je  lui  r('- 
])ondis  :  Vous  êtes  troj)  riebe.  H  s  obstina,  et 
vainquit  enlin.  Mon  plus  {;rand  malbeur  fut 
touj<mrs  de  ne  savoir  résister  aux  caresses  :  je 
ne  me  suis  jamais  bien  trouvé  d  y  avoir  cédé. 


PARTIE   lî,    LIVRE   VIII.  ï57 

Une  autre  connoissancc  qui  devint  amitié , 
sitôt  que  j'eus  un  titre  pour  y  prétendre,  fut 
celle  de  M.  Duclos  :  il  y  avoit  plusieurs  années 
que  je  l'avois  vu  pour  la  première  fois  à  la  Che- 
vrette chez  madame  d'Eninay  ,  avec  laquelle  il 
étoit  très  bien.  Nous  ne  fîmes  que  dîner  en- 
semble ,  et  il  repartit  le  même  jour  ;  mais  nous 
causâmes  quelques  moments  après  le  dîné.  Ma- 
dame d  Epinay  lui  avoit  parlé  de  moi  et  de  mon 
opéra  des  Muscs  galantes.  Duclos,  doué  de  trop 
grands  talents  pour  ne  pas  aimer  ceux  qui  en 
avoient,  s'étoit  prévenu  pour  moi,  m'avoit  in- 
vité à  faller  voir.  Malgré  mon  ancien  penchant , 
renforcé  par  sa  connoissancc  ,  ma  timidité,  ma 
paresse  ,  me  retinrent  tant  que  je  neus  au- 
cun passe-port  auprès  de  lui  :  mais,  encouragé 
par  mon  premier  succès  et  par  ses  éloges  qui  me 
revinrent,  je  fus  le  voir ,  il  vint  nie  voir  ;  et  ainsi 
commencèrent  entre  nous  des  liaisons  qui  me  le 
rendinjnt  toujours  cher,  et  à  qui  je  dois  de  sa- 
voir ,  outre  le  témoignage  de  mon  propre  cœur, 
que  ladroitureetla  probité  peuvent  s'allier  quel- 
quefois avec  la  culture  des  lettres. 

Beaucoup  d'autres  liaisons,  moins  étroites, 
moins  durediles  ,  et  dont  je  ne  fais  pas  ici  men- 
tion, furent  Teffet  de  mes  premiers  succès,  et 
durèrent  jusqu'à  ce  que  la  curiosité  fût  satis- 
faite :  j'étois  un  homme  sitôt  vu  ,  quil  n'y  avoit 
rien  à  voir  de  nouveau  dès  le  lendemain.  Une 
femme  cependant ,  qui  me  rechercha  dansée 
temps  -  là  ,  tint  plus  solidement  (|ue  toutes  les 


î58  LES  co^•I•ESSIO^"S. 

autres  :  ce  fut  madame  la  marquise  de;  Cré- 
qui,  niccc  de  M.  le. bailli  de  Froulay,  ambassa- 
deur de  Malte,  dont  le  lière  avoit  précédé,  dans 
l'ambassade  de  Venise,  M.  de  ]\Jontai(;u.  Ma- 
dame de  Créqui  m'écrivit:  je  l'allai  voir;  elle 
me  ]>rit  en  amitié.  J'y  dînois  quelquefois;  j'y 
vis  plusieurs  gens  de  lettres  ,  et ,  entre  autres  , 
ce  M.  Saurin  ,  l'auteur  de  Spartacus  ,  de  Bar-^ 
nevelt ,  etc. ,  devenu  depuis  lors  mon  très  cruel 
ennemi ,  sans  que  j'en  puisse  imaginer  d'au- 
tre cause  ,  sinon  que  je  porte  le  nom  d'un 
homme  que  son  père  a  bien  vilainement  per- 
sécuté. 

On  voit  que  pour  un  copiste  qui  devoit  être 
occiq>é  i\c  son  métier  du  matin  jtiscpi'au  soir, 
j'avois  bien  des  distractions  (pii  ne  icndoient 
pas  ma  journée  fort  lucrative,  et  (pii  m'empè- 
choient  d'être  assez  attentif  à  ce  que  je  faisois 
pour  le  bien  foire  :  aussi  perdois-je  à  effacer  et 
gratter  mes  fautes,  ou  à  reconjmcncer  ma  feuille, 
plus  de  la  moitié  du  temps  qu'on  me  laissoit. 
Cette  inq)ortunité  me  rendoit  de  jour  en  jour 
Paris  |)lus  insupportable,  et  me  iaisoit  reeber- 
cher  la  campagne  avec  ardeur,  .l'allai  plusieurs 
fois  passer  (juel(|ues  jours  à  Marcoussis  ,  dont 
madame  Le  Vass(?ur  connoissoit  le  vicaire,  cbez 
Icipiel  nous  nous  arrangions  tous  ,  de  laeon  qu'il 
ne  s'en  trouvoit  pas  mal.  Grimm  y  vint  une  fois 
avec  nous  (i).  Le  vicaire  avoit  de  la  voix,  clian- 

(i)  l'uis(j[ue  jai  lu'vlijjtj  do  lacoulcr  une  pclilc  mai* 


PARTIE   II,   LIVRE    VIII.  iSg 

toit  bien  ,  et ,  quoiqu'il  ne  sût  pas  la  musique  , 
il  apprenoit  sa  partie  avec  beaucoup  de  facilité 
et  de  précision.  Nous  y  passions  le  temps  à  chan* 
ter  mes  trio  de  Glienonceaux.  J'y  en  fis  deux 
ou  trois  nouveaux  sur  des  paroles  que  Grimm 
et  le  vicaire  bâtissoient  tant  bien  que  mal.  Je  ne 
puis  m'empêcber  de  regretter  ces  trio  .faits  et 
cbantés  dans  des  moments  de  bien  douce  joie  , 
et  que  j'ai  laissés  à  Wooton  avec  toute  ma  mu- 
sique. Mademoiselle  Davenport  en  a  peut-être 
déjà  fait  des  papillottes  ;  mais  ils  méritoient 
d'être  conservés.  Ce  fut  après  quelqu'un  de  ces 
petits  voyages  où  j'avois  le  plaisir  de  voir  la 
tante  à  son  aise  ,  bien  gaie  ,  et  où  je  m'éçayois 
fort  aussi,  que  j'écrivis  au  vicaire  fort  rapide- 
ment et  fort  mal  une  épître  en  vers  qu'on  trou- 
vera parmi  mes  papiers. 

J'avois ,  plus  près  de  Paris  ,  un  autre  refupe 
fort  de  mon  goût  cbez  M.  Mussard ,  mon  com- 
patriote ,  mon  parent  et  mon  ami ,  qui  s'étoit 
fait  à  Passy  une  retraite  cbarmante  ,  où  j'ai 
coulé  de  bien  paisibles  moments.  M.  Mussard 
étoit  un  joaillier,  bomme  de  bon  sens,  qui, 
après  avoir  acquis  dans  son  commerce  une  for- 
mémorable  aventure  que  j'eus  là  avec  ledit  M.  Grimm, 
un  matin  que  nous  devions  aller  dîner  à  la  fontaine  de 
Saint-Vandrille,  je  n'y  reviendrai  pas;  mais,  en  y  repen- 
sant dans  la  suite,  j'en  ai  conclu  qu'il  couvoit  dès-lors  au 
fond  de  son  cœur  le  complot  qu'il  a  exécuté  depuis  avec 
un  si  prodigieux  succès. 

(Cette  note  n'est  point  dans  le  manuscrit  autographe.  ) 


6o  LES   CONFESSIOÎsS. 

tune  honnête ,  et  avoir  marié  sa  fille  unique  à 
M.  de  Vahnak'tte ,  maître-d'hôtel  du  loi,  avoit 
pris  le  sa(}e  parti  de  quitter  sur  ses  vieux  jours 
le  néfjocc  et  les  affaires  ,  et  de  mettre  un  in- 
tervalle de  repos  et  de  jouissance  entre  les  tra- 
cas de  la  vie  et  la  mort.  Le  bonhomme  Mus- 
sard,  vrai  philosophe  de  pratiipie,  vivoit  sans 
souci  dans  une  maison  très  élégante  qu'il  s'étoit 
bâtie,  et  dans  un  très  joli  jardin  qu'il  avoit  planté 
de  ses. mains.  En  fouillant  à  fond  de  cuve  les 
terrasses  de  ce  jardin  ,  il  trouva  des  coriuillages 
fossiles,  et  il  en  trouva  en  si  grande  ([uautité 
que  son  imagination  exaltée  ne  vit  plus  que  co- 
quilles dans  la  nature,  et  qu'il  crut  enfin  tout 
de  bon  (pie  lunivers  entier  n'étoit  que  coquilles, 
débris  de  coquilles  ,  et  (pi'cn  un  mot  la  terre  en- 
tière n'étoit  que  du  cron.  Toujours  occupé  de 
cet  objet  et  de  ses  singulières  découvertes  ,  il  s'é- 
chauffa si  bien  sur  ces  idées  qu'elles  se  seroient 
enfin  tournées  dans  sa  tète  en  système,  c'est-à- 
dire  en  folie  ,  si ,  très  heureusement  pour  sa  rai- 
son, mais  bien  malheureusement  pour  ses  amis, 
qui  trouvoicnt  chez  lui  l'asile  le  plus  agréable, 
la  mort  ne  fût  venue  le  leur  enlever  par  la  plus 
étraujje  et  cruelle  malailie.  Cétoil  une  tumeur 
tlans  l'estomac,  toujours  croissante ,  qui  l'em- 
pèclioil  de  manger,  sans  tj[ue ,  dniant  très  long- 
temps ,  on  en  trouvât  la  cause,  et  qui  finit,  après 
plusieurs  années  de  souffrances,  par  le  faire 
mourir  de  faim.  Je  ne  puis  me  iap[)eler  sans 


PARTIE   II,   LIVRE   VIII.  i6l 

des  serrements  de  cœur  les  derniers  temps  de 
ce  pauvre  et  dij^ne  homme,  qui,  nous  recevant 
encore  avec  tant  de  plaisir  Lenieps  et  moi ,  les 
seuls  amis  que  le  spectacle  des  maux  qu'il  souf- 
froit  n'écarta   pas  de   lui  jusqu'à  sa    dernière 
heure  ;  qui ,  dis-je  ,  étoit  réduit  à  dévorer  des 
yeux  le  repas  qu'il  nous  faisoit  servir,  sans  pou- 
voir humer  à  peine  quelques  gouttes  d'un  thé 
bien  léger,  qu'il  falloit  rejeter  un  moment  après. 
Mais  avant  ces  temps  de  douleurs  ,  combien  j'en 
ai  passé  chez  lui  d'agréables  avec  les  amis  d'élite 
qu'il  s'étoit  faits  !  A  leur  tête  je  mets  l'abbé  Pré- 
vôt ,  homme  très  aimable  et  très  simple ,  dont 
le  cœur  vivifioit  ses  écrits  dignes  de  l'immorta 
lité,  et  qui  n'avoit  rien  dans  la  société  du  coloris 
qu'il  donnoit  à  ses  ouvrages  ;  le  médecin  Pro- 
cope ,  petit  Esope  à  bonnes  fortunes  ;  Boulan- 
ger, le  célèbre  auteur  posthume  du  Despotisme 
oriental^  et  qui ,  je  crois,  étendoit  les  systèmes 
de  Mussard  sur  la  durée  du  monde  :  en  femmes , 
madame  Denis  ,  nièce  de  Voltaire ,  qui ,  n'étant 
alors  qu'une  bonne  femme ,  ne  faisoit  pas  en- 
core du  bel  esprit;  madame  Vanloo ,  non  pas 
belle  assurément ,  mais  charmante  ,  qui  chan- 
toit  comme  un  ange  ;  madame  Valmalette  elle- 
même,  qui  chantoit  aussi ,  et  qui ,  quoique  fort 
maigre,  eût  été  très  aimable,  si  elle  en  eût  moins 
eu  la  prétention.  Telle  étoit  à-peu-près  la  société 
de  M.  Mussard,  qui  m'auroit  assez  plu,  si  son 
tète-à-tête  avec  sa  conchyliomanie  ne  m'avoit 
i4-  Il 


lC2  LES  CONFESSIONS. 

|)lii  davanlaj^e  ;  et  je  puis  dire  que,  pendant 
i)lus  de  six  mois ,  j'ai  travaillé  à  sou  cabinet  avec 
autant  de  plaisir  que  lui-même. 

Il  y  avoit  long-temps  qu'il  prétendoit  que , 
pour  mon  état,  les  eaux  de  Passy  me  scroient 
salutaires  ,  et  qu'il  m'exhortoit  à  les  venir  pren- 
dre chez  lui.  Pour  nie  tirer  un  peu  de  la  cohue, 
le  me  rendis  à  la  fin  ,  et  je  fus  passer  à  Passy 
huit  ou  dix  jours,  qui  me  firent  plus  de  bien  , 
parceque  j'ëtois  à  la  campaffne ,  que  parcecpie 
j'y  prenois  les  eaux.  Mussard  jouoit  du  violon- 
celle, et  aimoit  passionnément  la  musique  ita- 
lienne. Un  soir  nous  en  parlâmes  beaucoup 
avant  que  de  nous  coucher,  et  siu-tout  des  opère 
huffe^  que  nous  avions  vus  l'un  et  l'autre  en  Ita- 
lie, et  dout  nous  étions  tous  deux  transportés. 
I.a  nuit,  ne  dormant  pas  ,  j'allai  rêver  comment 
on  pourroit  faire  pour  donner  en  France  l'idée 
d'un  drame  de  ce  j«enre;  car  les  amours  de  I^a- 
(jonde  ny  ressembloient  point  du  tout.  Le  ma- 
tin ,  en  me  promenant  et  prenant  les  eaux ,  je 
fis  quelques  manières  de  vers  très  à  la  bâte,  et 
j'y  adajitai  des  chants  qui  me  vinrent.  Je  bar- 
l)ouillai  le  tout  dans  une  espèce  de  salon  voûté 
qui  étoit  au  haut  du  jardin  ,  et  au  thé  je  ne  pus 
m'empêcher  de  montrer  ces  essais  à  Mussard 
et  à  mademoiselle  Duvernois  sa  gouvernante, 
qui  étoit  une  1res  bonne  et  aimable  liHe.  Les 
trois  morceaux  <|U(>  javois  es(juissés  ctoient ,  le 
])renner  m()nolo(;ue,  f  ai  perdu  mon  serviteur  ; 
l'air  ilu  Devin  ,  L amour  croit  iil s'i,:quicte ;  et  le 


PARTIE   II,   LIVRE    VIII.  iG3 

dernier  duo  ,  A  jamais ,  Colin  ,  je  t'engage ,  etc. 
.Timajjinois  si  peu  que  cela  valût  la  peine  d  être 
suivi ,  que  ,  sans  les  applaudissements  et  les  eu- 
couragcments  de  l'un  et  de  l'autre,  jallois  jeter 
au  feu  mes  chiffons  et  n'y  plus  penser,  comme 
j'ai  fait  tant  de  fois  de  choses  du  moins  aussi 
bonnes  :  iftais  ils  m'excitèrent  si  bien  ,  qu'en  six 
jours  mon  drame  fut  écrit ,  à  quelques  vers  près , 
et  toute  ma  musique  esquissée,  tellement  que 
je  n'eus  plus  à  faire  à  Paris  que  ce  qui  étoit  pu- 
rement de  remplissage  ;  et  j'achevai  le  tout  avec 
une  telle  rapidité ,  qu'en  trois  semaines  mes  scè- 
nes furent  mises  au  net  et  en  état  d'être  repré- 
sentées. Il  n  y  man([uoit  que  le  divertissement , 
qui  ne  fut  fait  quç,  long-temps  après. 

Échauffé  de  la  composition  de  cet  ouvrage , 
j'avois  une  grande  passion  de  l'entendre  ,  et  j'au- 
rois  donné  tout  au  monde  pour  le  voir  repré- 
senter à  ma  fantaisie  ,  à  portes  fermées ,  comme 
on  dit  que  Lulli  fit  une  fois  jouer  Arniide  pour 
lui  seul.  Comme  il  ne  m'étoit  possible  d'avoir  ce 
plaisir  qu'avec  le  public,  il  falloit  nécessaire- 
ment ,  pour  jouir  de  ma  pièce ,  la  faire  passer  à 
l'Opéra.    Malheureusement  elle   étoit  dans  un 
genre  absolument  neuf,  auquel  les  oreilles  n'é- 
toicnt  point  accoutumées  ;  et  d'ailleurs  le  mau- 
vais succès  des  Muses  galantes  m'en  faisoit  pré- 
voir un  pareil  ])Our  le  Devin  ,  si  je  le  présentois 
sous  mon  nom.  Duclos  me  tira  de  peine,  et  se 
chargea  de  faire  essayer  l'ouvrage  en  laissant 
ignorer  l'auteur.  Pour  ne  pas  me  déceler,  je  ne 


l64  LES   CONFESSIONS, 

me  trouvai  point  à  cette  ré|3étition ,  et  les  pe- 
tits violons  (i)  qui  la  dirigèrent  ne  surent  eux- 
mêmes  quel  en  étoit  l'auteur  qu'après  qu'une 
acclamation  générale  eut  atteste  la  bonté  de 
l'ouvrage.  Tous  ceux  qui  l'entendirent  en  étoient 
enchantés  ,  au  point  que  ,  dès  le  lendemain  , 
dans  toutes  les  sociétés ,  on  ne  parteit  d'autre 
cliosc.  M.  de  Cury  ,  intendant  des  menus ,  qui 
avoit  assisté  à  la  répétition  ,  demanda  l'ouvrage 
pour  être  donné  à  la  cour.  Duclos  ,  qui  savoit 
mes  intentions ,  jugeant  que  je  serois  moins  le 
maître  de  ma  pièce  à  la  cour  qu'à  Paris ,  la  re- 
fusa. Cury  la  réclama  d'autorité  ;  Duclos  tint 
bon,  et  le  débat  entre  eux  devint  si  vif,  qu'un 
jour  à  l'opéi^  ils  alloicnt  sortir  ensemble  si  on 
ne  les  eût  séparés.  On  voulut  s'adresser  à  moi  ; 
je  renvoyai  la  décision  de  la  chose  à  M.  Duclos; 
il  fallut  revenir  à  lui.  M.  le  duc  d'Aumont  s'en 
mêla.  Duclos  crut  enfin  devoir  céder  à  l'autori- 
té ,  et  la  pièce  fut  donnée  pour  être  jouée  à  l-'on- 
tainebleau. 

La  partie  à  laquelle  je  m'étois  le  plus  attaché 
et  oii  je  m'éloignois  le  plus  de  la  route  commune 
étoit  le  récitatif  :  le  mien  étoit  accentué  d  une 
façon  toute  nouvelle,  et  marchoit  avec  le  débit 

(i)  C'est  ainsi  tju'on  appeloit  Kebcl  et  rrancœur ,  qui 
s'cloient  fait  connoîtJ*e  dès  leur  jeunesse  en  allant  tou- 
jours onscinl)li^  jouer  du  violon  dans  les  niaisons. 
II  y  a  tout  siniplenieiit  ilaiis  le  iiiHiiiisrrit  rili-  : 

C'est  ainsi  qu  on  a  toujours  désijjné  Uebel  et  Fran- 
cœur. 


PARTIE  II,  LIVRE  VIII.  i65 

de  la  parole.  On  n'osa  laisser  cette  horrible  in- 
novation ;  on  craignoit  qu  elle  ne  révoltât  les 
oreilles  moutonnières.  Je  consentis  que  Fran- 
cueil  et  Jélyotte  fissent  un  autre  récitatif,  mais 
je  ne  voulus  pas  m'en  mêler. 

Quand  tout  fut  prêt  et  le  jour  fixé  pour  la  re- 
présentation ,  Ton  me  proposa  le  voyage  de  Fon- 
tainebleau pour  voir  au  moins  la  dernière  répé- 
tition. J'y  fus  avec  mademoiselle  Fel ,  Grimm  , 
et,  je  crois  ,  l'abbé  Raynal ,  dans  une  voiture  de 
la  cour.  La  répétition  fut  passable  ;  j'en  fus  pins 
content  que  je  ne  m'y  étois  attendu.  L'orchestre 
étoit  nombreux,  composé  de  ceux  de  l'Opéra  et 
de  la  musique  du  roi.  Jélyotte  faisoit  Colin  ; 
mademoiselle  Fel ,  Colette  ;  Cuvillier,  le  Devin  : 
les  chœurs  étoicnt  ceux  de  l'opéra.  Je  dis  peu 
de  chose  ;  c'étoit  Jélyotte  qui  avoit  tout  dirigé  : 
je  ne  voulus  pas  contrôler  ce  qu'il  avoit  fait ,  et , 
malgré  mon  ton  romain  ,  j'étois  honteux  com- 
me un  écolier  au  milieu  de  tout  ce  monde. 

Le  lendemain  ,  jour  de  la  représentation ,  j'al- 
lai déjeûner  au  café  du  grand  commun.  Il  y 
avoit  là  beaucoup  de  monde.  On  parloit  de  la 
répétition  de  la  veille ,  et  de  la  difficulté  qu'il  y 
avoit  eu  d'y  entrer.  Un  officier  qui  étoit  là  dit 
qu'il  y  étoit  entré  sans  peine,  conta  au  long  ce 
qui  s'y  étoit  passé  ,  dépeignit  fauteur ,  rapporta 
ce  qu'il  avoit  fait ,  ce  qu'il  avoit  dit  :  mais  ce  qui 
m'émerveilla  de  ce  récit  assez  long ,  fait  avec  au- 
tant d'assurance  que  de  simplicité  ,  fut  qu'il  ne 
s'y  trouva  pas  un  seul  mot  de  vrai.  Il  m'étoit  très 


•  i66  LES   CONFESSIONS, 

clair  que  celui  qui  parloit  si  savamment  de  cette 
répétition  ny  avoit  point  été,  puisquil  avoit 
devant  les  yeux  sans  le  connoître  cet  auteur  qu'il 
disoit  avoir  tant  vu.  Ce  qu'il  y  eut  de  ])lus  siu- 
fjulier  dans  cette  scène  tut  IciFet  (pi elle  lit  sur 
moi.  Cet  homme  étoit  d'un  certain  âge;  il  n'a- 
\oit  point  l'air  fat  et  avantageux;  sa  physiono- 
mie annonçoit  un  homme  de  mérite;  sa  croix 
de  S.  Louis  annon(;oit  un  ancien  olHcier.  Il  m  in- 
téressoit  malgré  son  impudence  et  malgré  moi 
tandis  qu'il  débitoit  ses  mensonges,  je  rougis- 
sois  ,  je  haissois  les  yeux  ,  j  etois  sur  les  épines  ; 
je  cherchois  quehpieiois  en  moi-même  s  il  n'y 
auroit  pas  moyen  de  le  croire  dans  l'erreur  et  de 
bonne  foi.  Enfin,  tremblant  (|uc  «pielcpiun  ne 
me  reconnût  et  ne  lui  en  fît  laflront ,  je  me  hâ- 
tai d'achever  mon  chocolat  sans  rien  dire,  et, 
baissant  la  tête  en  passant  devant  lui ,  je  sortis 
le  plus  tôt  (pi  il  me  fut  possible,  tandis  cpie  les 
assistants  péroroient  sur  sa  relation.  Je  maper' 
eus  dans  la  rue  que  j'étois  en  sueur,  et  je  suis 
sûr  que  si  quelqu'un  m'eût  reconnu  et  nommé 
avant  ma  sortie  ,  on  m  auroit  vu  la  honte  et 
1  embarras  (fun  coupable,  par  le  seul  sentiment 
de  la  j)(i no  que  ce  pauvre  homme  auroit  à 
souffrir. 

Me  voici  dans  un  de  ces  moments  criti({ues  de 
ma  vie  ou  il  estdilHcile  de  ne  faire  «jne  narier, 
parcequ'il  est  presque  impossible  que  la  narra- 
tion même  ne  porte  enqireinte  de  censure  ou 
dapologie.    J'essaierai    toutefois   de   rapporter 


PAP.TIE   II,   LIVRE   VIII.  l6j 

comment  et  sur  quels  motifs  je  me  conduisis , 
sans  y  ajouter  ni  louanges  ni  blâme. 

J'étois  ce  jour-là  dans  le  même  équipai^e  né- 
jTli{^é  qui  metoit  ordinaire,  grande  barbe  et  per- 
ruque assez  mal  peigné^Prenant  ce  défaut  de 
décence  pour  un  acte  de  courage  ,  j'entrai  de 
cette  façon  dans  la  même  salle  où  dévoient  ar- 
river, une  demi-beure  après  ,  le  roi ,  la  reine,  la 
famille  royale ,  et  toute  la  cour.  J'allai  ni  établir 
dans  la  loge  où  me  conduisit  M.  de  Cury  ,  et  qui 
étoit  la  sienne  :  c'étoit  une  grande  loge  sur  le 
tbéâtre ,  vis-à-vis  la  petite  loge  plus  élevée  où  se 
plaça  le  roi  avec  madame  de  Pompadour.  Envi* 
ronncde  dames  et  seul  d'bommesurle  devant  de 
la  loge ,  je  ne  pouvois  douter  qu'on  ne  m'eût 
mis  là  précisément  pour  être  en  vue.  Quand 
on  eut  allumé,  me  voyant  dans  cet  équipage  au 
milieu   de  gens   tous  excessivement   parés ,  je 
commençai  d'être  mal  à  mon  aise  ;  je  me  de- 
mandai si  j'étois  à  ma  place ,  si  j'y  étois  mis  con- 
venablement; et,  après  quelques  minutes  d in- 
quiétudes, je  me  répondis:  Oui,  avec  une  intré- 
pidité qui  venoit  peut-être  plus  de  l'impossibilité 
de  m'en  dédire  que  de  la  force  de  mes  raisons. 
Je  me  dis  :  Je  suis  à  ma  place ,  puisque  je  vois 
jouer  ma  pièce ,  que  j'y  suis  invité,  que  je  ne  l'ai 
faite  que  pour  cela ,  et  qu'après  tout  personne 
n'a  plus  de  droit  que  moi-même  à  jouir  du  fruit 
de  mon  travail  et  de  mes  talents.  Je  suis  rais  à 
mon  ordinaire ,  ni  mieux  ni  pis  ;  si  je  recom  = 
menée  à  m'asservir   à  fopinion  dans  quelque 


l6S  LES   CONFESSIONS. 

chose  ,  m  y  voilà  bientôt  asservi  derechef  ea 
tout.  Pour  être  toujours  moi-même,  je  ne  dois 
rougir  en  quelque  lieu  que  ce  soit  d'être  mis  se- 
lon létat  que  j'ai  choisi.  Mon  extérieur  est  sim- 
ple et  nc[îli()é,  mais  noi^rasseux  ni  malpropre; 
la  harbe  ne  l'est  point  en  elle-même,  puisque 
G  est  la  nature  qui  nous  la  donne,  et  que,  selon 
les  temps  et  les  modes ,  elle  est  (pielqurFois  mê- 
me un  ornement.  On  me  trouvera  ridicule,  im- 
pertinent ;  eh!  (jue  m  importe?  Je  dois  savoir 
endurer  le  murmure  et  le  blâme,  pourvu  qu  ils 
ne  soient  pas  mérités.  Après  ce  petit  solilocjue 
je  me  raffermis  si  bien  ,  que  jaurois  été  intré- 
pide si  j'eusse  eu  besoin  de  l'être.  Mais,  soit  effet 
de  la  j)résence  du  maitrc,  soit  naturelle  dispo- 
sition des  cœurs,  je  n'aperqus  rien  que  d obli- 
geant et  d'honnête  dans  la  curiosité  dont  jVtois 
lobjct.  J'en  fus  touche  jusqu'à  recommencer 
d'être  in(juiet  sur  moi-même  et  sur  le  sort  de 
ma  pièce,  craignant  d'effacer  des  préjugés  si  fa- 
vorables qui  sendiloient  ne  chercher  qu'à  m'ap- 
plaudir.  J'étois  armé  contre  leur  raillerie;  mais 
leur  air  caressant,  aucpiel  je  ne  m'(Hois  ])as  at- 
tendu, me  subjugua  si  bien,  (pic  je  trcmblois 
comme  un  enfant  quand  on  commença. 

J  eus  bientôt  de  quoi  me  rassurer.  La  pièce 
fut  très  mal  joui'e  quant  aux  acteurs  ,  mais  bien 
f;hantée  et  bien  exécutée  (piant  à  la  musique. 
Dès  la  première  scène,  qui  véritablement  est 
d'une  naïveté  touchante,  j'entendis  s'<^lever  dans 
les   loges  un  nuunmrc  de  surprise  et  d  applau- 


PARTIE    II,   LIVRE   VIII.  iGg 

dissement,  jusqu'alors  iiioui  dans  ce  j^enre  de 
pièces.  La  fermentation  croissante  alla  bientôt 
au  point  d'être  sensible  dans  toute  l'assemblée, 
et,  pour  parler  à  la  Montesquieu,  d'aufïjmenter 
son  effet  par  son  effet  même.  A  la  scène  des  deux 
petites  bonnes  gens,  cet  effet  fut  à  son  comble. 
On  ne  claque  point  devant  le  roi  ;  cela  fît  qu'on 
entendit  tout  :  la  pièce  et  l'auteur  y  gagnèrent. 
J'entendois  autour  de  moi  un  cbucbottement  de 
femmes  qui  me  sembl oient  belles  comme  des 
anges,  et  qui  s'entredisoient  à  demi-voix.  Cela 
est  cbarmant,  cela  est  ravissant;  il  n'y  a  pas  un 
son  là  qui  ne  parle  au  cœur.  Le  plaisir  de  don- 
ner de  l'émotion  à  tant  d'aimables  personnes 
m'émut  moi-même  jusqu'aux  larmes  ,  et  je  ne 
les  pus  contenir  au  premier  duo,  en  remarquant 
que  je  n'étois  pas  le  seul  à  pleuier.  J'eus  un  mo- 
ment de  retour  sur  moi-même  en  me  rappe- 
lant le  concert  de  M.  de  Treytorens.  Cette  rémi- 
niscence eut  l'effet  de  l'esclave  qui  tenoit  la  cou- 
ronne sur  la  tête  des  triompîiateuis  ,  mais  elle 
fut  courte,  et  je  me  livrai  bientôt  pleinement  et 
sans  distraction  au  plaisir  de  savourer  ma  gloire. 
Je  suis  pouitant  sur  qu'en  ce  moment  la  volupté 
du  sexe  y  entroit  beaucoup  plus  que  la  vanité 
d'auteur;  et  sûrement,  s'il  n'y  eût  eu  là  que  des 
hommes,  je  n'aurois  pas  été  dévoré  comme  je 
l'étois  sans  cesse  du  désir  de  recueillir  de  mes 
lèvres  les  délicieuses  larmes  que  je  faisois  cou- 
ler. J'ai  vu  des  pièces  exciter  de  plus  grands  trans- 
ports d'admiration  ,  mais  jamais  une  ivresse  aussi 


lyo  LES   CONFESSIONS. 

pleine,  aussi  douce,  aussi  touchante,  régner  dans 
tout  un  spectacle,  et  sur-tout  à  la  cour,  un  jour 
de  première  représentation.  Ceux  qui  ont  vu 
celle-là  doivent  s'en  souvenir  ;  car  relïet  en  lut 
unique. 

^  Le  soir  même,  INI.  le  duc  d'Aumont  me  fit  dire 
de  me  trouver  au  château  le  lendemain  sur  les 
onze  heures,,  et  qu'il  me  présenteroit  au  roi. 
ÎNI.  de  Cury ,  qui  me  Ht  ce  message,  ajouta  (ju  on 
croyoit  qu'il  s'agissoit  d'une  pension,  et  que  le 
roi  vouloit  me  l'annoncer  lui-même. 

Croira-t-on  cjue  la  nuit  (jui  suivit  ime  journée- 
aussi  hrillanle  lut  une  nuit  d  angoisse  et  de  j)er- 
plexité  pour  moi?  Ma  première  idée,  après ceile 
de  cette  présentation,  se  porta  sur  un  fré<juent 
besoin  de  sortir  (|ui  m'avoit  lait  beaucoup  souf- 
frir le  soir  même  au  spectacle,  et  qui  pou  voit  me 
tourmenter  le  lendemain  quand  je  serois  dans  la 
galerie  ou  dans  les  appartcnuMits  du  roi,  au  mi- 
lieu de  tous  ces  grands,  attendant  le  passage  de 
sa  majesté.  Cette  inlirmité  étoit  la  principale 
cause  qui  me  tenoit  écarté  de  tout  cercle,  et  qui 
m'empêchoit  d'aller  m'enfernu*r  chez  des  fem- 
mes. L'idée  seule  de  Iclat  (ùi  ce  besoin  pouvoit 
me  mettre  étoit  capable  de  me  le  donner  au 
point  de  m'en  trouver  mal,  à  moins  d'un  es- 
clandre au(juel  j'auiois  préféré  la  mort.  Il  n  y  a 
([ue  les  gens  qui  counoissent  cet  état  cpii  j)uis- 
scnt  juger  de  l'effroi  d'en  courir  le  risque. 

.le  me  Figurois  ensuite  devant  le  roi,  présenté 
à  sa  majesté , qui  daignoit  s'arrêter ,  et  m'adresser 


PABTIE   II,  LIVRE   VIII.  171 

la  parole.  C'étoit  là  qu'il  falloit  de  la  justesse  et 
de  la  présence  d'esprit  pour  répondre.  Ma  mau- 
dite timidité,  qui  me  trouble  devant  le  moindre 
inconnu,  mauroit-elle  quitté  devant  le  roi  de 
France,  ou  mauroit-elle  permis  de  bien  cboisir 
ce  qu'il  falloit  dire?  Je  voulois,  sans  quitter  l'air 
et  le  ton  sévère  que  j'avois  pris ,  me  montrer 
toutefois  sensible  à  l'honneur  que  me  faisoit  un 
si  grand  monarque.  11  falloit  envelopper  quel- 
que grande  et  utile  vérité  dans  une  louange  belle 
et  méritée.  Pour  préparer  d'avance  une  réponse 
heureuse,  il  auroit  fallu  prévoir  juste  ce  qu'il 
pourroit  me  dire  ,  et  j'étois  sûr  après  cela  de  ne 
pas  retrouver  en  sa  présence  un  mot  de  ce  que 
j'aurois  médité.  Que  deviendrois-je  en  ce  mo- 
ment ,  et  sous  les  yeux  de  toute  la  cour ,  s'il  alloit 
m'échapper  dans  mon  trouble  quelqu  une  de 
mes  balourdises  ordinaires?  Ce  danger  m'alar- 
ma  ,  m'effraya ,  me  fit  frémir  au  point  de  me 
résoudre  à  tout  risque  de  ne  m'y  pas  exposer. 

Je  perdois ,  il  est  vrai ,  la  pension  qui  m'étoit 
offerte  en  quelque  sorte;  mais  je  m'exemptois 
aussi  du  joug  qu'elle  m'alloit  imposer.  Adieu  la 
vérité  ,  la  liberté ,  le  courage.  Comment  oser 
parler  d  indépendance  et  de  désintéressement? 
Il  ne  falloit  plus  que  flatter  ou  me  taire  en  re- 
cevant cette  pension  :  encore  ,  qui  m'assuroit 
qu'elle  me  seroit  payée?  Que  de  pas  à  faire!  que 
de  gens  à  solliciter!  Il  m'en  coùteroit  plus  de 
soins,  et  bien  plus  désagréables,  pour  la  conser- 
ver que  pour  m'en  passer.  Je  crus  donc,  en  y 


172  LES   CONFESSIONS, 

renonçant,  prendre  vin  parti  très  conséquent  à 
mes  priueipcs  ,  et  saerifier  1  aj)parence  à  la  réa- 
lité. Je  dis  ma  résolution  à  Grimm  ,  qui  n  y  op- 
posa rien.  Aux  autres  j'alléguai  ma  santé,  et  je 
partis  le  matin  même. 

Mon  départ  lit  du  bruit,  et  fut  généralement 
blâmé.  Mes  raisons  ne  pouvoient  être  senties  par 
tout  le  monde;  nVaeeuser  d'un  sot  orgueil  étoit 
bien  plutôt  fait,  et  contentoit  mieux  la  jalousie 
de  «piiconque  sentoit  en  lui-même  qu  il  ne  se 
seroit  pas  conduit  ainsi.  Le  lendemain ,  Jélyotte 
m'écrivit  un  billet  ou  il  me  détailla  les  succès  de 
ma  pièce,  et  lengouement  où  le  roi  lui-même  en 
étoit.  Toute  la  journée,  me  marquoit-il,  sa  ma- 
jesté ne  cesse  de  chanter,  avec  la  voix  la  plus 
fausse  de  son  royaume  :  J'ai  perdu  mon  servi- 
teur ;  f  ai  perdu  tout  mon  bonheur.  Il  ajouloit 
que  ,  dans  la  quinzaine  ,  on  devoit  donner  une 
seconde  représentation  du  Devin,  qui  cousta- 
teroit  aux  yeux  de  tout  le  public  le  plein  succès 
de  la  première. 

Deux  jours  après,  comme  j'entrois  sur  les  neuf 
heures  chez  madame  d'Kpinay,  où  j'allois  sou- 
per, je  me  vis  croisé  par  un  fiacre  à  la  porte. 
Quel((u'un  me  Ht  signe  de  ce  fiacre  d'y  monter  ; 
j'y  monte:  c'étoit  Diderot.  11  me  parla  de  la  j)en- 
sion  avec  un  f«u<jue,  sur  pareil  sujet,  je  n'au- 
rois  pas  attendu  d'un  philosophe.  11  ne  me  fit 
pas  un  crime  de  n'avoir  j)as  voulu  être  présenté 
au  roi,  mais  il  m'en  fit  un  terrible  de  mon  in- 
différence pour  la  pension.  Il  me  dit  que  sij'é- 


PARTIE   II,   LIVRE   VIII.  17^ 

tois  désintéressé  pour  mon  compte ,  il  ne  m'é- 
toit  pas  permis  de  l'être  pour  celui  de  madame 
Le  Vasseur  et  de  sa  fille  ;  que  je  leur  devois  de 
ne  négliger  aucun  moyen  possible  et  honnête  de 
leur  donner  du  pain  ;  et,  comme  on  ne  pouvoit 
pas  dire  après  tout  que  j'eusse  refusé  cette  pen- 
sion ,  il  soutint  que,  puisqu'on  avoit  paru  dis- 
posé à  me  l'accorder,  je  devois  la  solliciter  et 
l'obtenir  à  quelque  prix  que  ce  fût.  Quoique  je 
fusse  touché  de  son  zèle,  je  ne  pus  goûter  ses 
maximes  ,  et  nous  eûmes  à  ce  sujet  une  dispute 
très  vive,  la  première  que  j'aie  eue  avec  lui;  et 
nous  n'en  avons  jamais  eu  que  de  cette  espèce, 
lui  me  prescrivant  ce  qu'il  prétendoit  que  je  de- 
vois faire ,  et  moi  m'en  défendant  parceque  je 
croyois  ne  le  devoir  pas. 

Il  étoit  tard  quand  nous  nous  quittâmes.  Je 
voulus  le  mener  souper  chez  madame  d'Épinay; 
il  ne  voulut  point  ;  et ,  quelque  effort  que  le  dé- 
sir d'unir  tous  ceux  que  j'aime  m'ait  fait  faire  en 
divers  temps  pour  l'engager  à  la  voir,  jusqu'à  la 
mener  à  sa  porte  ,  qu'il  nous  tint  fermée,  il  s'en 
est  toujours  défendu,  ne  parlant  d'elle  qu'en  ter- 
mes très  méprisants.  Ce  ne  fut  qu'après  ma 
brouillerie  avec  elle  et  avec  lui  qu'ils  se  lièrent , 
et  qu'il  commen(ja  d'en  parler  avec  honneur. 

Depuis  lors  Diderot  et  Grimm  semblèrent 
prendre  à  tâche  d'aliéner  de  moi  les  {jouver- 
neuses ,  leur  faisant  entendre  que  c'étoit  mau- 
vaise volonté  de  ma  part  si  elles  n'étoient  pas 
plus  à  leur  aise,  et  qu'elles  ne  feroient  jamais 


1-74  LES   CONFESSIONS, 

rien  avec  moi.  Ils  tâclioient  de  les  engajjer  à 
me  quitter,  leur  promettant  un  regrat  de  sel , 
MU  bureau  de  tahac  ,  et  je  ne  sais  quoi  encore, 
parle  crédit  de  madame  d'Epernay.  Ils  voulurent 
même  entraîner  Duclos  ,  ainsi  que  d'Holbach , 
dans  leur  ligue  ;  mais  le  premier  s'y  refusa  tou- 
jours. J'eus  alors  quelque  vent  de  tout  ce  ma- 
nège ;  luais  je  ne  1  appris  bien  distinctement 
que  long-temps  après  ,  et  j'eus  souvent  à  déplo- 
rer le  zèle  aveugle  et  peu  discret  de  mes  amis, 
qui,  clierchantà  me  réduire,  inconnnodé comme 
j'étois,  à  la  plus  triste  solitude ,  travailloient  dans 
leur  itlée  à  me  rendre  heureux  parles  moyens  les 
plus  propres  à  me  rendre  en  ellét  Uiisérable. 

Le  carnaval  suivant ,  i  ySS  ,  le  IJeviu  liit  joué  à 
Paris  ,  et  j'eus  le  temps,  dans  cet  intervalle,  d'en 
faire  l'ouverture  et  le  divertissement.  Ce  diver- 
tissement ,  tel  (|u'il  est  gravé,  devoit  être  en  ac- 
tion duu  bout  à  lautre,  et  dans  un  sujet  suivi, 
cjui,  selon  moi,  fournissoit  des  tableaux  très 
agréables.  Mais  (juand  je  proposai  cette  idée  à 
l'opéra,  on  ne  m'entendit  seulement  pas,  et  il 
fallut  coudre  des  chants  et  des  dansées  à  l'ordi- 
jialre  :  cela  lit  <jue  ce  divertissement,  quoique 
jdein  d'idées  charmantes  ,  qui  ne  déparent  point 
les  scènes,  réussit  très  nu'diocrement.  .l'otai  le 
récitatif  de  Jélyotte,  et  je  rétablis  le  mien  tel  (jue 
jclavoisfait  d'abord  et  qu'il  est  gravé;  et  ce  ré(  i- 
latil,  tni  p<Mi  francisé,  jcravoue.c'est-à-diretraîné 
j)ar  le>  acteurs  ,  loin  de  cluxpier  personne  ,  na 
.pas  moins  réussi  ([uc  les  airs  ,  et  a  paru  ,  même 


PARTIE   II,   LIVRE   VIII.  i  ■yS 

au  puhlic  ,  tout  aussi  bien  lait  pour  le  moins.  Je 
dédiai  la  pièce  à  M.  Duclos  qui  l'avoit  protégée , 
et  je  déclarai  que  ce  seroit  ma  seule  dédicace.. 
J'en  ai  pourtant  fait  une  seconde  avec  son  con- 
sentement ;  mais  il  a  dû  se  tenir  encore  plus 
honoré  de  cette  exception  que  si  je  n  en  avois 
fait  aucune. 

J'ai  sur  cette  pièce  beaucoup  d'anecdotes  sur 
lesquelles  des  choses  plus  importantes  à  dire  ne 
me  laissent  pas  le  temps  de  m'étendre  ici.  J'y  re- 
viendrai peut-ètreun  jour  dans  le  supplément.  Je 
n'en  saurois  pourtant  omettre  une,  qui  peut  avoir 
trait  à  tout  ce  qui  suit.  Je  visitois  un  jour  dans  le 
cabinet  du  baron  d'Holbach  samusique  ;  après  en 
avoir  parcouru  de  beaucoup  d'espèces ,  il  médit, 
en  me  montrant  un  recueil  de  pièces  de  clavecin  : 
Voilà  des  pièces  qui  ont  été  composées  exprès 
pour  moi  ;  elles  sont  pleines  de  goût ,  bien  chan- 
tantes ;  personne  ne  les  connoît  ni  ne  les  verra 
que  moi  seul.  Vous  en  devriez  choisir  quelqu'une 
pour  l'insérer  dans  votre  divertissement.  Ayant 
dans  la  tête  des  sujets  d'airs  et  de  symphonies 
beaucoup  plus  que  je  n'en  pouvois  employer ,  je 
me  souciois  très  peu  des  siens.  Cependant  il  me 
pressa  tant ,  que  par  complaisance  je  choisis 
une  pastorellc  que  j'abrégeai,  et  que  je  mis  en 
trio   pour   lentrée  des  compagnes  de  Colette. 
Quelques  mois  après,,  et  tandis  qu'on  représen- 
toit  le  Devin,  entrant  un  jour  chez  Grimm  ,  je 
trouvai  du  monde  autour  de  son  clavecin ,  d'où 
il  se  leva  brusquement  union  arrivée.  En  regar- 


l-j6  LES    CO>'FESSIONS. 

daiit  machinalfiiioiu  sur  son  pupitre,  j  y  vis  ce 
iiiêiiie  recueil  du  baron  d  Holbach  ouvert  préci- 
sément à  cette  niùnie  pièce  quil  nTavoit  pressé 
de  prendre,  en  m  assurant  quelle  ne  sortiroit 
jamais  de  ses  mains.  Quelque  temps  après  je 
vis  encore  ce  même  recueil  ouvert,  au  même 
endi'oit ,  sur  le  clavecin  de  M.  dEpinay ,  un  jour 
quil  avoit  musique  chez  lui.Grinim  ni  personne 
ne  m'a  jamais  parlé  de  cet  air  ;  et  je  n  en  parle- 
rois  pas  ici  moi-nième,  si,(|urlque  tenqis  après, 
il  ne  setoit  répandu  dans  i'arisun  bruit,  tpii  vé- 
ritablement ne  dura  pas  ,  que  je  n  etois  l'auteur 
que  du  Devin  du  Villafje.  Comme  je  ne  Tus  ja- 
mais un  (jrand  croque-notes  ,  je  suis  ])ersuadé 
que,  sans  mon  Dictionnaire  tle  musique,  on 
auroit  dit  à  la  fin  que  je  ne  la  savois  pas  (i). 

Qucl([ue  temps  avant  qu'on  donnât  le  Devin 
du  Village,  il  étoit  arrivé  à  Paris  des  boulFons 
italiens  qu'on  fit  jouer  sur  le  théâtre  de  lopéra, 
sans  prévoir  l'eflèt  (pi'ils  y  alloient  faire.  Quoi- 
qu'ils fussent  détestables,  et  que  l'orchestre-, 
alors  très  ip;noiant,  estropiât  comme  à  ])laisir 
les  pièces  qu'ils  donnèrent,  elles  n%laissèrent  yn\s 
de  faire  à  l'opéra  françois  un  tort  (|u  il  n  a  ja- 
mais réparé.  J.a  conq)araison  de  (es  deux  mu- 
siques,  entendues  le  même  jour  sur  le  niême 
théâtre  ,  déboucha  les  oreilles  françoises  ;  il  n'y 
en   eut  point  qui  pût  endurer  la  trainerie  tie 

(i)  Je  ne  prévoyois  jjuère  encore  qu'on  le  diroil  enfin, 
maigre  le  Dictionnaire. 

(Celte  noiu  ii\;H  poial  dans  le  manuscrit  uuiujp-aphe. ) 


PARTIE   II,   LIVRE   VIII.  ly-y 

leur  musique  après  l'accent  vif  et  marqué  de 
l'italienne  :  sitôt  que  les  bouffons  avoient  fini , 
tout  s'en  alloit.  On  fut  forcé  d'en  clianji^er 
l'ordre  ,  et  de  mettre  les  bouffons  à  la  fin.  On 
donnoit  Ep,lé  ,  Py^rmalion,  le  Sylphe;  rien  ne 
tenoit.  Le  seul  Devin  du  Viîlaçe  soutint  la  com- 
paraison ,et  plut  encore  apiv  s  la  Serva padrona. 
Quand  je  composai  mon  intermède  j'avois  l'es- 
prit rempli  de  ceux-là;  ce  furent  eux  (jui  m'en 
donnèrent  l'idée  ,  et  j'étois  bien  éloigné  de  pré- 
voir qu'on  les  passeroit  en  revue  à  côté  de  lui. 
Si  j'eusse  été  un  pillard,  que  de  vols  seroient 
alors  devenus  manifestes  ,  et  combien  on  eût 
pris  soin  de  les  faire  sentir  !  Mais  rien  :  on  a 
eu  beau  faire  ,  on  n'a  pas  trouvé  dans  ma  mu- 
sique la  moindre  réminiscence  d'aucune  autre; 
et  tous  mes  cliants  ,  comparés  aux  originaux, 
se  sont  trouvés  aussi  neufs  que  le  caractère  de 
musique  que  j'avois  créé.  Si  l'on  eût  mis  Mon- 
donville  ou  Rameau  à  pareille  épreuve  ,  ils  n'en 
seroient  sortis  qu'en  lambeaux. 

Les  bouffons  firent  à  la  musique  italienne  des 
sectateurs  très  ardents.  Tout  Paiis  se  divisa  en 
deux  partis  plus  échauffés  que  s'il  se  fût  agi 
d'une  affaire  d'état  ou  de  religion.  L'un,  plus 
puissant,  plus  nombreux,  composé  des  grands, 
des  riches  et  des  femmes,  soutenoit  la  musique 
françoise;  l'autre,  plus  vif,  plus  îier,  plus  en- 
thousiaste, étoit  composé  des  vrais  connois- 
seurs  ,  des  gens  à  talents,  des  hommes  de  génie. 
Son  petit  peloton  se  rassembloit  à  l'opéra  sous 

14.  13 


178  LES    CO>FESSIOrsS. 

la  loge  delà  reine.  L'antre  parti  remplissoit  tout 
le  reste  du  parterre  et  de  la  salle;  mais  son  foyer 
principal  ctoit  sous  la  loge  du  roi.  Voilà  d'où 
vinrent  ces  noms  de  partis  ,  célèbres  dans  ce 
temps-là ,  de  Coin  du  roi  et  de  Coin  de  la  reine. 
La  dispute,,  en  s'animant ,  produisit  des  bro- 
chures. Le  coiji  du  loi  voulut  plaisanter,  il  fut 
niotpié  par  le  petit  Prophète  :  il  voulut  se  nulcr 
de  raisonner  ;  il  fut  écrasé  par  la  Lettre  sur  la 
musique  jrançoise.  Ces  deux  petits  écrits  ,  l'un 
de  Grimm  et  l'autre  de  moi ,  sont  les  seuls  qui 
survivent  à  cette  ([uerelle  ;  tous  les  autres  sont 
déjà  morts. 

Mais  le  petit  Proplicte  qu'on  s'obstina  long- 
temps à  m'attribuer  malgré  moi,  fut  pris  en 
plaisanterie  ,  et  ne  fit  jamais  la  moindre  peine 
à  son  auteur  ;  au  lieu  que  la  Lettre  sur  la  musique 
fut  prise  au  sérieux,  et  souleva  contre  moi  toute 
la  nation,  qui  se  crut  offensée  dans  sa  musique. 
La  description  de  fincroyable  effet  de  cette  bro- 
chure seroit  digne  de  la  plume  de  Tacite.  C'étoit 
le  tenqis  de  la  grande  querelle  du  ])arlement  et 
du  clergé.  Le  parlen?ent  venoit  d être  exilé;  la 
fermentation  étoit  au  comble  :  tout  menac^oit 
d'un  prochain  soulèvQment.  Ma  brochure  parut; 
à  finstant  toutes  les  autres  (puMvllcs  furent  ou- 
J)ljées:  on  ne  songea  (pi  au  péril  de  la  nmsitpie 
franeoise,  et  il  n  y  eut  plus  de  soulèvement  <juc 
contre  nmi.  11  lut  tel  ,  cpie  la  nation  uen  est  ja- 
mais bien  revenue.  A  la  cour,  on  ne  balancoit 
qu  entre  la  Bastille  et  l'exil  ;  et  la  leltre-de-cacli<'t 


PARTIE    II,    LIVRE    VIII.  1-9 

alloit  être  expédiée ,  si  M.  de  Voyer  n'en  eut  fait 
sentir  le  lidicule.  Quand  on  lira  que  cette  bro- 
chure a  peut-être  empêché  une  révolution  dans 
r^'tat ,  on  croira  rêver.  C'est  pourtant  une  vérité 
bien  réelle  ,  que  tout  Paris  peut  encore  attester, 
puisqu'il  n'y  a  pas  aujourd'hui  plus  de  quinze  ans 
de  cette  singulière  anecdote. 

Si  l'on  n  attenta  pas  à  ma  liberté,  l'on  ne  m'é- 
pargna pas  du  moins  les  insultes-,  ma  vie  même 
fut  en  danger.  L'orchestre  de  l'opéra  fit  l'hon- 
nête complot  de  m'assassiner  quand  j'en  sorti- 
reis.  On  me  le  dit;  je  n'en  fus  que  plus  assidu  à 
lopéra,  et  je  ne  sus  que  long-temps  après  que 
M.  Ancclct,  officier  des  mousquetaires,  qui  avoit 
d-e  famitié  pour  moi,  avoit  détourné  l'effet  du 
çonqDlot,  en  me  faisant  escorter  à  mon  insu  à 
la  sortie  du  spectacle.  La  ville  venoit  d'avoir  la 
direction  de  l'opéra.  Le  premier  exploit  du  pré- 
vôt des  marchands  fut  de  m  ôtcr  mes  entrées  , 
et  cela  de  la  façon  la  plus  malhonnête  qu'il  put 
ima^»iner;  c'€st-à-dire  en  me  les  faisant  refuser 
puliliqucment  à  mon  passage  ;  de  sorte  que  je 
fus  obligé  de  prendre  un  billet  d'amphithéâtre 
poiu-  n'a'voir  pas  l'affront  de  m'en  retourner  ce 
jour-là.  L'injustice  étoit  d'autant  plus  criante 
que  le  seul  prix  ({ue  j'avois  mis  à  ma  pièce  ,  en 
la  leur  cédant,  étoit  mes  entrées  à  perpétuité  : 
car,  quoique  ce  fut  un  droit  pour  tous  les  au- 
teurs, et  que  j'eusse  ce  droit  à  double  titre,  je 
ne  laissai  pas  de  le  stipuler  expressément ,  en 
présence  de  M.  Duclos.  Il  est  vrai  qu'on  m'envoya 


l8o  LES   CONl'ESSIOKS. 

pour  mes  honoraires,  par  le  caissier  de  1  opéra  , 
cinquante  louis  que  je  n  avois  pas  demandés  ; 
mais ,  outre  que  ces  cinquante  louis  ne  faisoient 
pas  même  la  somme  qui  me  revenoit  dans  les 
règles  ,  ce  paiement  n  avoit  rien  de  comnmn 
avec  le  droit  d'entrées  formellement  stipulé  ,  et 
qui  en  étoit  entièrement  indépendant.  Il  y  avoit 
dans  ce  procédé  une  telle  complication  de  bru- 
talité et  d  iniquité,  que  le  public ,  alors  dans  sa 
plus  grande  animosité  contre  moi,  ne  laissa  pas 
d'en  être  unanimement  choqué,  et  tel  qui  m'a- 
voit  insulté  la  veille  crioit  le  lendemain  tout 
haut  dans  la  salle  (ju  il  étoit  honteux  d'ôterainsi 
les  entrées  à  un  auteur  qui  les  avoit  si  bien  mé- 
ritées, et  qui  pouvoit  même  les  réclamer  pour 
deux.  Tant  est  juste  le  proverbe  italien  cli  ognun 
ama  la  giustizia  in  casa  daltrui. 

Je  n'avois  là-dessus  qu'un  parti  à  prendre  ; 
c  étoit  de  réclamer  mon  ouvrage  puisqu'on  m'en 
ôtoit  le  prix  accordé.  J'écrivis  pour  cet  effet  à 
M.  d'Argenson  ,  qui  avoit  le  département  de 
Topera,  et  je  joignis  à  ma  lettre  un  mémoire  qui 
étoit  sans  réplique ,  et  qui  demeura  sans  réponse 
et  sans  effet ,  ainsi  c[ue  ma  lettre,  f.e  silence  de 
cet  homme  injuste  me  resta  sur  le  cœur,  et  ne 
contribua  pas  à  augmenter  l'estime  très  médio- 
cre que  j'eus  toujours  pour  son  caractère  et  pour 
ses  talents.  Cest  ainsi  <pi on  a  gardé  ma  pièce  à 
l'opéra,  en  me  frustrant  du  prix  pour  lequel  je 
l'avois  cédée.  Du  foible  au  fort,  ce  seroit  voler; 


PARTIE   II,   LIVRE   VIII.  l8l 

<\n  fort  au  foible ,  c'est  seulement  s'approprier  le 
bien  d'autrui. 

Quant  au  produit  pécuniaire  de  cet  ouvrage  , 
quoiqu'il  ne  m'ait  pas  rapporté  le  quart  de  ce 
([u'il  auroit  rapporté  dans  les  mains  d'un  autre, 
il  ne  laissa  pas  d'être  assez  grand  pour  me  mettre 
en  état  de  subsister  plusieurs  années,  et  suppléer 
à  la  copie,  qui  alloit  toujours  assez  mal.  J'eus 
cent  louis  du  roi,  cinquante  de  madame  de  Pom- 
padour  pour  la  représentation  de  Bellevue ,  où 
elle  fit  elle-même  le  rôle  de  Colin,  cinquante  de 
l'opéra,  et  cinq  cents  francs  de  Pissot  pour  la  gra- 
vure; en  sorte  que  cet  intermède,  qui  ne  me 
coûta  jamais  que  cinq  ou  six  semaines  de  tra- 
vail ,  me  rapporta  presque  autant  d'argent,  mal- 
gré mon  malbcur  et  ma  lialourdise,  que  m'en  a 
depuis  rapporté  l'Emile ,  qui  m'avoit  coûté  vingt 
ans  de  méditation  et  trois  ans  de  travail  :  mais 
je  payai  bien  l'aisance  pécuniaire  où  me  mit  cette 
pièce,  par  les  cbagrins  infinis  qu'elle  m  attira. 
Elle  fut  le  germe  des  secrètes  jalousies  qui  n'ont 
éclaté  que  long-temps  après.  Depuis  son  succès, 
je  ne  remarquai  plus  ni  dans  Diderot  ni  dans 
Grimm ,  ni  dans  aucun  dos  gens  de  lettres  de 
ma  connoissance ,  cette  cordialité,  cette  fran- 
chise, ce  plaisir  de  me  voir,  que j'avois  cru  trou- 
ver en  eux  jusqu'alors.  Dès  que  je  paroissois 
chez  le  baron,  la  conversation  cessoit  d'être  gé- 
nérale. On  se  rassembloit  par  petits  peloton.-» , 
on  se  chuchotoit  à  l'oreille,  et  jerestois  seul  sans 


l82  LES   CONFESSIONS, 

savoir  avec  qui  parler.  J'endurai  lonrj-tcnips  ce 
choquant  abandon ,  et  ,  voyant  que  uiadamc 
d'Holbach,  qui  ctoit  douce  et  aimable,  me  re- 
cevoit  toujours  bien,  je  supportai  les  grossièretés 
de  son  mari  tant  quelles  furent  supportables  ; 
mais  un  jour  il  m'entreprit  sans  sujet,  sans  pré- 
texte,  et  avec  une  telle  brutalité,  devant  Dide- 
rot, qui  ne  dit  pas  un  mot,  et  devant  Margency, 
qui  m'a  dit  souvent  depuis  lors  avoir  admiré  la 
douceur  et  la  modération  de  mes  réponses , 
qu enfin,  chassé  de  chez  lui  par  ce  traitement 
indij^ne,  j'en  sortis,  résolu  de  n'y  ]dus  rentrer. 
(]ela  ne  m'empêcha  pas  de  parler  toujours  hono- 
rablement de  lui  et  de  sa  maison  ;  tandis  qu'il 
ne  s'exprimoit  jamais  sur  mon  compte  qu'en 
termes  outrageants,  méprisants,  sans  me  dési- 
gner autrement  que  par  cq  petit  cuistre  ^  et  sans 
pouvoir  cependant  articuler  aucun  tort  d'aucune 
espèce  que  j'aie  eu  jamais  avec  lui,  ni  avec  per- 
sonne à  laquelle  il  prît  intérêt.  Voilà  comment 
il  finit  par  vérifier  mes  prédictions  et  mes  crain- 
tes. Pour  moi ,  je  crois  que  mcsdits  amis  m  au- 
roient  pardonné  de  faire  des  livres ,  et  d'excel- 
lents livres,  parceque  cette  gloire  ne  leur  étoit 
pas  étran{ifère  ,  mais  qu  ils  ne  purent  me  pardon- 
ner d'avoir  fait  un  opéra,  ni  les  succès  brillants 
cju  eut  cet  ouvrage  ,  parcerpie  aucun  d  eux  n'éloit 
tn  état  tic  courir  la  même  carrière,  ni  d  aspirer 
aux  mêmes  honneurs.  Duclos  seul,  au-dessus  de 
cette  jalousie  ,  parut  augmenter  encore  d'amitié 
pour  moi,  et  jn'iiitroduisit  oliez  mademoiselle 


PARTIE    ri,   LIVRE   VIII.  l83 

Quinault,  où  je  trouvai  autant  d'attentions  , 
d'honnêtetés ,  de  caresses ,  que  j'avois  trouvé  peu 
de  tout  cela  chez  M.  d'Holbach. 

Tandis  quon  jouoit  le  Devin  du  village  à  l'o- 
péra ,  il  étoit  aussi  question  de  son  auteur  à  la 
comédie  Françoise ,  mais  un  peu  moins  heureu- 
sement. N'ayant  pu  dans  sept  ou  huit  ans  faire 
jouer  mon  Narcisse  aux  italiens  ,  je  m'etois  dé- 
goûté de  ce  théâtre  par  le  mauvais  jeu  des  ac- 
teurs dans  le  fraheois ,  et  j'aurois   bien  voulu 
avoir  fait  passer  ma  pièce  aux  françois  plutôt 
que  chez  eux.  Je  parlai  de  ce  désir  au  comédien 
La  Noue,  avec  lequel  j'avois  fait  connoissance  , 
et  qui,  comme  on  sait ,  étoit  homme  de  mérite 
et  auteur.  Narcisse  lui  plut  ;  il  se  chargea  de  le 
faire  jouer  anonyme ,  et,  en  attendant,  il  me 
procura  les  entrées ,  qui  me  furent  d'un  grand 
agrément;   car  j'ai  toujours  préféré  le  théâtre 
françois  aux  deux  autres.  La  pièce  fut  reçue  avec 
applaudissement ,  et  représentée  sans  qu'on  en 
nommât  l'auteur  ;  mais  j'ai  lieu  de  croire  que 
les  comédiens  et  bien  d'autres  ne  l'ignoroient 
pas.  Les  demoiselles  Gaussin  et  Grandvaljouoicnt 
les  rôles  d'amoureuses,  et,  quoique  l'intelligence 
du  tout  fût  manquée  à  mon  avis,  on  ne  pouvoit 
pas  appeler  cela  une  pièce  absolument  mal  jouée. 
Toutefois  je  fus  surpris  et  touché  de  l'indulgence 
du  public  ,  qui  eut  la  patience  de  l'entendre  tran- 
quillement d'un  bouta  l'autre,  et  d'en  souffrir 
même  une  seconde  représentation  sans  donner 
le  moindre  signe  d'impatience.   Pour   moi ,  je 


l84  LES  CONFESSIONS. 

m'ennuyai  tellement  à  la  première,  que  je  ne 
pus  tenir  jusqu'à  la  fin  ;  et ,  me  rcfufriant  au  café 
tic  Procope,  (jui  étoit  vis-à-vis,  j'y  trouvai  Boissi 
et quehpies  autres ,  qui ,  probablement ,  sétoient 
ennuyés  comme  moi.  Là  je  dis  hautement  mon 
peccavi  ,  m'avouant  humblement  1  auteur  de  la 
pièce,  et  en  parlant  connue  tout  le  monde  en 
pensoit.  Cet  aveu  pui)licde  l'auteur  d'une  mau- 
vaise pièce  qui  tombe  fut  fort  admiré,  et  me  parut 
très  peu  pénible,  .ly  trouvai  même  un  dédom- 
marjement  d  amour-propre  dans  le  coura{;c  avec 
lequel  il  fut  fait,  et  je  crois  qu'il  y  eut  en  cette 
occasion  plus  d'orgueil  à  parler,  qu'il  n'y  auroit 
eu  de  sotte  honte  à  se  taire.  (Cependant,  comme 
il  étoit  sûr  que  la  pièce,  (|u<)i(jue  fi,lacée  à  la  re- 
présentation, soutenoit  la  lecture,  je  la  fis  im- 
primer; et,  dauG  la  préface,  qui  est  un  de  mes 
bons  écrits,  je  commentai  de  mettre  à  décou- 
vert mes  principes  un  peu  plus  que  je  n'avois 
fait  jusqu  alors. 

J'eus  bientôt  occasion  de  les  développer  tout- 
à-fait  dans  un  oi'vrafje  de  plus  jurande  impor- 
tance ;  car  ce  fut ,  je  pense  ,  en  cette  année  i  'jj 
que  parut  le  proijramme  de  lacadémie  de  Dijon 
sur  VOrigirie  Je  Vuiégalité  parmi  les  hommes. 
Frappé  de  celte  fjrandc  «piestion  ,  je  fus  surpris 
que  cette  académie  eut  osé  la  proposer  ;  mais  , 
puisque  enfin  elîe  avoit  eu  ce  courage,  je  pou- 
vois  bien  avoir  celui  de  la  traiter;  et  je  l'entrepris. 

Pour  méditer  à  mon  aise  ce  fjrand  sujet ,  je  fis 
à  Saint-Germain  un  voyage  de  sept  ou  huit  jouri 


PARTIE   II,    LIVRE    VIÎI.  l85 

avec  Thérèse,  notre  hôtesse,  qui  étoit  une  bon- 
ne femme,  et  une  de  ses  amies.  Je  compte  ce 
voyage  pour  un  des  plus  agréables  de  ma  vie.  Il 
faihoit  très  beau  :  ces  bonnes  femmes  se  char- 
geoient  des  soins  et  de  la  dépense  ;  Thérèse  s'a- 
musoit  avec  elles ,  et  moi ,  sans  souci  de  rien  ,  je 
venois  m'égayer  sans  gêne  aux  heures  des  repas. 
Tout  le  reste  du  temps ,  enfoncé  dans  la  forêt , 
j'y  cherchois  ,  j'y  trouvois  l'image  des  premiers 
temps ,  dont  je  tracois  fièrement  l'histoire  :  je 
faisois  main-basse  sur  les  petits  mensonges  des 
hommes  ;  j'osois  dévoiler  à  nu  leur  nature  ,  sui- 
vre le  progiès  du  temps  et  des  choses  qui  l'ont 
défigurée;  et,  comparant  l'homme  de  l'homme 
avec  l'homme  naturel,  leur  montrer  dans  son 
perfectionnement  prétendu  la  véritable  source 
de  ses  misères.  Mon  ame ,  élevée  par  ces  con- 
templations sublimes,  s'osoit  placer  auprès  de  la 
divinité  ,  et ,  voyant  de  là  mes  semblables  suivre 
dans  l'aveugle  route  de  leurs  préjugés  celle  de 
leurs  erreurs  ,  de  leurs  malheurs ,  de  leurs  cri- 
mes ,  je  leur  criois  d'une  foible  voix  qu'ils  ne 
pouvoient  eittendre  :  Insensés,  qui  vous  plai- 
gnez sans  cesse  de  la  nature  ,  apprenez  que  tous 
vos  maux  vous  viennent  de  vous. 

De  ces  méditations  résulta  le  Discours  sur 
l'inégalité  ^  ouvrage  qui  fut  plus  du  goût  de  Di- 
derot que  tous  mes  autres  écrits  ,  et  pour  lecjuel 
ses  conseils  me  furent  le  plus  utiles  (i),  mais 

(i)  Dans  le  temps  que  j'ëcrivois  ceci ,  je  n'avois  encore 


l86  LES    CONFESSIONS. 

qui  ne  trouva  dans  toute  l'Europe  que  peu  Je 
lecteurs  qui  rcntendissent ,  et  aucun  de  ceux-là 
qui  voulût  en  parler.  Il  avoit  été  fait  pour  con- 
courir au  prix  :  je  l'envoyai  donc ,  mais  sûr  d'a- 
vance qu'il  ne  l'auroit  pas,  et  sachant  bien  que 
ce  n  est  pas  pour  des  pièces  de  cette  étoffe  que 
sont  fondés  les  prix  des  académies. 

Cette  promenade  et  cette  occupation  firent 
du  l)ien  à  mon  humeiu'  et  à  ma  santé  :  il  y  avoit 
déjà  plusieurs  années  que,  tourmenté  de  ma  ré- 
tention d'urine  ,  je  m'étois  livré  sans  réserve  aux 
iiK'decins ,  qui,  sans  alléfifcr  mon  mal,  avoient 
épuisé  mes  forces  et  détruit  mon  tempérament. 
Au  retour  de  Saint-Germain  ,  je  me  trouvai  plus 
de  forces  et  me  sentis  beaucoup  mieux.  Je  sui- 
vis cette  indication  ;  et ,  résolu  de  guérir  ou 
mourir  sans  médecins  et  sans  remèdes,  je  leur 
dis  adieu  pour  jamais,  et  je  me  mis  à  vivre  au 
jour  la  journée,  restant  coi  quand  je  ne  pouvois 

aucun  soupçon  du  gran<l  complot  deDidcrotet  deCrimn», 
sans  quoi  j'aurois  aisément  reconnu  combien  le  premier 
abusoit  de  ma  confiance  pour  donner  à  mes  écrits  ce  ton 
dur  et  cet  air  noir  qu'ils  n'eurent  plus  quand  il  cessa  de 
me  dirifjer.  Fie  morceau  du  pbilosopbe  qui  s'argumente 
en  se  boucbant  les  oreilles  pour  s'endurcir  aux  ptaintes 
d'un  malheureux  est  de  sa  fanon,  et  il  m'en  avoit  fourni 
d  autres  plus  forts  encore  «pie  je  ne  pus  me  rt'soudre  à 
«•luployer.  Mais,  attribuant  utiicpiemeut  cette  liiiineur 
nf)ire  à  celle  que  lui  avoit  donnée  le  donjon  de  Vincen- 
nes ,  et  dont  on  r«'trouve  «lans  son  (Uairval  ime  assez  forte 
dose,  il  ne  me  vint  jamais  à  l'esprit  d'y  soupçonner  la 
moindre  méchanceté. 


PARTIE   II,    LIVRE   VIII.  iSy 

aller,  et  marchant  sitôt  que  j'en  avois  la  force. 
Le  train  de  Paris  parmi  les  gens  à  prétention 
étoit  si  peu  de  mon  goût  ;  les  cabales  des  gens 
de  lettres,  leurs  honteuses  querelles,  leur  pou 
de  bonne  foi  dans  leurs  livres  ,  leurs  airs  tran- 
chants dans  le  monde,  m'ctoient  si  odieux,  si 
antipathiques  ;  je  trouvois  si  peu  de  douceur , 
d'ouverture  de  cœur,  de  franchise,  dans  le  com- 
merce môme  de  mes  amis  ,  que  ,  rebuté  de  cette 
vie  tumultueuse  ,  je  commencois  de  soupirer 
ardemment  après  le  séjour  de  la  campagne ,  et , 
ne  voyant  pas  que  mon  métier  me  permît  de 
m'y  établir,  j'y  courois  du  moins  passer  les  heu- 
res que  j'avois  de  libres.  Pendant  plusieurs  mois, 
tV abord  après  mon  dîné  ,  j'allois  me  promener 
seul  au  bois  de  Boulogne  ,  méditant  des  sujets 
d'ouvrages,  et  je  ne  revenois  qu'à  la  nuit. 

Gauffecourt ,  avec  lequel  j'étois  alors  extrê- 
mement lié ,  se  voyant  obligé  d'aller  à  Genève 
pour  son  emploi ,  me  proposa  ce  voyage.  J'y 
consentis.  Je  n'étois  pas  alors  assez  bien  pour 
mepasser  des  soins  de  la  gouverneuse.  Il  fut  dé- 
cidé qu'elle  seroit  du  voyage ,  que  sa  mère  gar- 
deroit  la  maison  ;  et ,  tous  nos  arrangements 
pris ,  nous  partîmes  tous  trois  ensemble  le  pre- 
mier juin  1754. 

Je  dois  noter  ce  voyage  comme  l'époque  de  la 
première  expérience  <[ui,  jusqu'à  1  âge  de  qua- 
rante-deux ans  que  j'avois  alors  ,  ait  porté  at- 
teinte au  naturel  pleinement  confiant  avec  le- 
quel j'étois  né  ,  et  auquel  je  niétois  toujours 


l88  LES   CONFESSIONS, 

livré  sans  réserve  et  sans  inconvénient.  Nous 
avions  un  carrosse  bourfjeois ,  qui  nous  menoit 
avec  les  mêmes  chevaux  à  très  petites  journées. 
Je  dcsccndois  et  marcliois  souvent  à  j)ied.  A 
peine  étions-nous  à  la  moitié  de  notre  route  que 
Thérèse  marqua  la  plus  grande  répufjnance  à 
rester  seule  dans  la  voiture  avec  Gauffecourt  ; 
et  que  ,  ([uand  ,  malf^ré  ses  prières  ,  je  voulois 
descendre,  elle  desccndoit  et  marchoit  aussi.  Je 
la  grondai  long-temps  de  ce  caprice,  et  même 
je  m'y  opposai  tout-à-fait,  jusqu'à  ce  quelle  se 
vit  forcée  enfin  à  m'en  déclarer  la  cause.  Je  crus 
rêver,  je  tond)ai  des  nues,  quand  j  appris  que 
mon  ami  M.  de  Gauffecourt  ,  âgé  de  plus  de 
soixante  ans,  podagre,  impotent,  usé  déplai- 
sirs et  de  jouissances,  travailloit  en  secret  de- 
puis notre  départ  à  séduire  et  corrompre  une 
personne  qui  n'étoit  plus  ni  belle  ni  jeune,  qui 
appartenoit  à  son  ami;  et  cela  par  les  moyens 
les  plus  bas,  les  plus  honteux,  jus(ju'a  lui  pré- 
senter sa  bourse,  jusqu'à  tenter  de  l'émouvoir 
par  la  lecture  d'un  livre  abominable,  et  par  la 
vue  des  figures  infâmes  dont  il  étoit  plein.  Thé- 
rèse iiidijjiiée  lui  lança  une  fois  son  vilain  livre 
par  la  portière  ;  et  j'appris  que,  le  premier  jour, 
m'étant  allé  coucher  sans  souper  à  cause  d'une 
violente  migraine ,  il  avoit  employé  tout  le 
tenq)s  de  ce  tête-à-tête  à  des  tentatives  et  des 
m;iiueuvres  plus  dignes  d  un  satvreet  diin  bouc 
que  d'un  honnête  homme  aM<|nel  javois  confié 
ma  compagne  et  moi-même.  Quelle  surprise  ! 


PARTIE    II,   LIVRE    VIII.  ïSg 

quel  serrement  de  cœur  tout  nouveau  pour 
moi  !  Moi ,  qui  jusqu'alors  avois  cru  Tamitié  in- 
séparable des  sentiments  aimables  et  nobles  qui 
font  tout  son  charme,  pour  la  première  fois  d^ 
ma  vie ,  je  me  vois  forcé  de  l'allier  au  dédain , 
et  d'ôter  ma  confiance  et  mon  estime  à  un  hom- 
me que  j'aime  et  dont  je  me  crois  aimé  !  Le 
malheureux  me  cachoit  sa  turpitude  ;  pour 
ne  pas  exposer  Thérèse ,  je  me  vis  forcé  de  lui 
cacher  mon  mépris  ,  et  de  receler  au  fond  de 
mon  cœur  des  sentiments  que  mon  ami  n'e  de- 
voit  pas  connoître.  Douce  et  sainte  illusion  de 
l'amitié  î  Gauffecourt  leva  le  premier  ton  voile  à 
mes  yeux.  Que  de  mains  cruelles  l'ont  empêché 
depuis  lors  de  retomber  ! 

A  Lyon,  je  quittai  Gauffecourt  pour  prendre 
ma  routé  parla  Savoie,  ne  pouvant  me  résoudre 
à  passer  derechef  si  près  de  maman  sans  la  re- 
voir. Je  la  revis....  dans  quel  état,  mon  Dieu  ï 
Quel  avilissement  !  que  lui  restoit-il  de  sa  vertu 
première?  Étoit-ce  la  même  madame  de  Warens, 
jadis  si  brillante,  à  qui  le  curé  Pontverre  m'avoit 
adressé?  Que  mon  cœur  fut  navré  !  Je  ne  vis  plus 
pour  elle  d'autre  ressource  que  de  se  dépayser. 
Je  lui  réitérai  vivement  et  inutilement  les  in- 
stances que  je  lui  avois  faites  plusieurs  fois  dans 
mes  lettres  de  venir  vivre  paisiblement  avec  moi, 
qui  voulois  consacrer  ma  vie  et  celle  de  Thérèse 
à  rendre  ses  jours  heureux.  Attachée  à  sa  pen- 
sion ,  dont  cependant  elle  ne  tiroit  plus  rien  de- 
puis long-temps,  elle  ne  m'écouta  pas.  Je  lui  fis 


lr)0  LES   CONFESSIONS, 

quelque  légère  part  de  uia  liourse,  bien  moins 
que  je  n'aurois  dû,  bien  moins  que  je  naurois 
fait,  si  je  n'eusse  été  sur  qu'elle  n'en  mettroit 
pas  un  sou  à  son  usage.  Durant  mon  séjour  à 
Genève,  elle  fit  un  voyage  en  Ghablais,  et  vint 
me  voir  à  Grange-Canard.  Elle  mancjuoit  d'ar- 
gent pour  aeliever  son  voyage  ;  j<3  n'avois  pas 
sur  moi  ee  qu'il  falloit  pour  cela;  je  le  lui  en- 
voyai une  heure  après  par  Thérèse.  Pauvre  ma- 
man !  Que  je  dise  encore  ce  trait  de  son  cour.  11 
ne  lui  restoit  pour  dernier  bijou  qu  une  petite 
bague.  Elle  l'ôta  de  son  doigt  pour  la  mettre  à 
celui  de  Thérèse,  ({ui  la  remit  à  l'instant  au  sien, 
en  baisant  cette  nol)l('  main  ({u'cllc  arrosa  de  ses 
pleurs!  .\li  cétoil  alors  le  iiioujcnt  tiaccjuittcr 
jiia  (Ici te!  Il  lalloit  tout  (piiltrr  pour  la  suivre, 
m'attacher  à  elle  jusqu'à  sa  dernière  heure,  et 
partager  son  sort  quel  <|u  il  fût.  Je  n'en  fis  rien. 
Distrait  par  un  autre  attachement,  je  sentis  re- 
lâcher le  mien  pour  elle,  faute  d'espoir  de  pou- 
voir le  lui  rendre  utile.  Je  gémis  sur  elle,  et  ne 
la  suivis  pas.  De  tous  les  remords  que  j'ai  sentis 
en  ma  vie  ,  voilà  le  plus  vif  et  le  plus  permanent. 
Je  méritai  par-là  les  châtiments  terribles  qui , 
<lepuis  lors,  n'ont  cessé  de  m'accablcr;  puissent- 
ils  avoir  expié  mon  ingratitiule  !  Elle  fut  dans 
ma  conduite  ;  mais  elle  a  trop  dcchir*'  mon  cœur 
pour  (jue  jamais  ce  cœur  ait  été  c(  lui  d  un  in- 
grat. 

Avant  mon  départ  de  l'aris,  j  avois  cscjuis'-c 
Ja  dédic.icc  du  Df'scuiirs  sur  l'inci^a/ité.  Je  TaclK  - 


PARTIE    II,    LIVRE   VIII.  ïQï 

vai  à  Chanibéry,  et  la  datai  du  même  lieu,  ju 
géant  qu'il  ëtoit  mieux,  pour  éviter  toute  chi- 
cane ,  de  ne  la  dater  ni  de  Genève  ni  de  France. 
Arrivé  dans  cette  ville,  je  me  livrai  à  l'enthou- 
siasme républicain  qui  m'y  avoit  amené.  Cet 
enthousiasme  augmenta  par  l'accueil  que  j'y  re- 
çus. Fêté ,  caressé  dans  tous  les  états  ,  je  me  li- 
vrai tout  entier  au  zèle  patriotique  ;  et,  honteux 
d'être  e^clu  de  mes  droits  de  citoyen  par  un 
autre  culte  que  celui  de  mes  pères,  je  résolus  de 
reprendre  ouvertement  celui  de  mon  pays.  Je 
pensois  que  la  morale  de  l'évangile  étant  la  mê- 
me pour  tous  les  chrétiens ,  et  le  fond  du  dogme 
n'étant  différent  qu'en  ce  qu'on  vouloit  expli- 
quer ce  qu'on  ne  pouvoit  entendre ,  il  apparte- 
noit  en  chaque  pays  au  seul  souverain  de  fixer 
ce  dogme  inintelligible,  ainsi  que  le  culte,  et 
qu'il  étoit  par  conséquent  du  devoir  de  tout  ci- 
toyen d'admettre  le  dogme  et  de  suivre  le  culte 
prescrit  par  la  loi.  La  fréquentation  des  ency- 
clopédistes, loin  d'ébranler  ma  foi,  l'avoit  affer- 
mie par  mon  aversion  pour  la  dispute  et  pour 
les  partis.  L'étude  de  l'homme  et  de  l'univers 
m'avoit  montré  par-tout  les  causes  finales  et 
l'intelligence  qui  les  dirigeoit.  La  lecture  de  la 
Bible  ,  et  sur-tout  de  fEvangile ,  à  laquelle  je 
m'appliquois  depuis  quelques  années ,  m'avoit 
fait  mépriser  les  basses  et  sottes  interprétations 
que  donnoient  à  Jesus-Ghrist  les  gens  les  moins 
dignes  de  l'entendre.  En  un  mot,  la  philoso- 
phie, en  m'attachant  à  l'essentiel  de  la  religion, 


t()3  LES   CONFESSIOÎ^S. 

m'avoit  détaché  de  ce  fatras  de  petites  formules 
dont  les  hommes  Font  offusquée.  Jugeant  qu  il 
n'y  avoit  pas  pour  un  homme  raisonna})le  deux 
manières  dêtre  chrétien,  je  jur;cois  aussi  que 
tout  ce  qui  est  discipline  et  forme  étoit  dans 
chaque  pays  du  ressort  des  lois.  De  ce  principe 
si  sensé,  si  social ,  si  [>acifique,  et  qui  m'a  attiré 
de  si  ciuelles  persécutions,  il  s'ciisuivoit  <{ue, 
voulant  être  citoyen,  je  devois  être  protestant, 
et  rentrer  dans  le  culte  étahli  dans  mon  pays. 
Je  m'y  déterminai  ;  je  me  soumis  même  aux  in- 
structions du  pasteur  de  la  paroisse  où  je  lo- 
geois.  .le  desirai  seulement  de  n'être  pas  oblif;é 
de  paroîtrc  en  consistoire.  Ledit  ecclésiastique 
cependant  y  étoit  formel;  on  voulut  l)icn  y  dé- 
roger en  ma  faveur,  et  l'on  nomma  une  com- 
mission de  cinq  ou  six  membres  pour  recevoir 
en  particulier  ma  profession  de  foi.  Malheureu- 
sement le  ministre  Perdriau,  homme  aimable  et 
doux  avec  qui  j'étois  lié,  s'avisa  de  me  dire  qu'on 
se  réjouissoit  de  m'entendre  parler  dans  cette 
petite  assemblée.  Cette  attente  m'cffrava  si  fort, 
qu'ayant  étudié  jour  et  nuit  pendant  trois  se- 
maines un  petit  discours  que  j'avois  prépaie,  je 
me  troublai  lorsqu'il  fallut  le  réciter,  au  j>oint 
de  n'en  pouvoir  pas  dire  un  seul  mot,  rt  je  fis 
dans  cette  conférence  le  rôle  du  plus  soi  écolier. 
Les  commissaires  parloient  pour  moi ,  je  rt  pon- 
dois  bêlement  oui  et  non:  ensuite  je  Wx:-'  admis  à 
la  communion  et  réintégré  dans  mes  (hoiis  de 
citoyen ,  ayant  été  inscrit  comme  tel  dans  le 


PARTIE    II,    LIVRE    VIII.  1^3 

rôle  des  gardes  que  payent  les  seuls  citoyens  et 
bourgeois ,  et  ayant  assisté  à  un  conseil  général 
extraordinaire  pour  recevoir  le  serment  du  syn- 
dic Mussard.  Je  lus  si  touché  des  bontés  (|ue  me 
témoignèrent  en  cotte  occasion  le  conseil ,  le 
consistoire,  et  des  procédés  obligeants  et  hon- 
nêtes de  tous  les  magistrats,  ministres,  et  ci- 
toyens, que,  pressé  par  le  bon  homme  Deiuc 
qui  m'obsédoit  sans  cesse  ,  et  encore  plus  par 
mon  propre  penchant ,  je  ne  songeai  à  retour- 
ner à  Paris  (jue  pour  dissoudre  mon  ménage, 
mettre  en  régie  mes  petites  affaires  ,  placer  ma- 
dame Le  Vasseur  et  son  mari ,  ou  pourvoir  à 
leur  subsistance,  et  revenir  avec  Thérèse  m'éta- 
blir  à  Genève  pour  le  reste  de  mes  jours. 

Cette  résolution  prise,  je  fis  trêve  aux  affaires 
sérieuses  pour  m'amuser  avec  mes  amis  jusqu'au 
temps  de  mon  départ.  De  tous  ces  amusements  j 
celui  qui  me  plut  davantage  fut  une  promenade 
autour  du  lac,  que  je  fis  en  bateau  avec  Dcluc 
père,  sa  bru,  ses  deux  fils,  et  ma  Thérèse.  Nous 
mîmes  sept  jours  à  cette  touinée  par  le  plus 
beau  temps  du  monde,  .l'en  gardai  le  vif  souve- 
nir des  sites  qui  m'avoient  frappé  à  l'autre  extré- 
mité du  lac,  et  dont  je  fis  la  description  quel- 
ques années  après  dans  la  Nouvelle  Héioïse. 

Les  principales  liaisons  que  je  fis  à  Genève, 
outre  les  Deluc  dont  j'ai  parlé ,  furent  le  jeune 
ministre  Vernes,  que  j'avois  déjà  connu  à  Paris, 
et  dont  j'augurois  mieux  ([u'il  n'a  valu  dan«  la 
suite-  M.  Perdriau,  alors  pasteur  de  campagne, 
i4-  li 


194  LES    CONFESSIONS, 

xiujourdhui  professeur  de  belles-lettres,  dont  la 
société  pleine  de  douceur  et  d'aménité  me  sera 
toujours  re?;retta])lc,  quoiqu'il  ait  cru  du  bel  air 
<\e  se  détacher  de  moi;  M.  Jalabert,  alors  pro- 
fesseur de  physique,  depuis  conseiller  et  syndic, 
auquel  je  lus  mon  Discours  sur  rinégulilé  (  mais 
non  [)as  la  dédicace)  et  qui  en  parut  transporté; 
le  professeur  Lullin  ,  avec  lequel  ,  jusquà  sa 
mort ,  je  «uis  resté  en  correspondance ,  et  qui 
an'avoit  même  chargé  d'emplettes  de  livres  pour 
la  bibliothèque;  le  professeur  Vcinet,  qui  me 
toiniia  le  th)s  comme  tout  le  monde,  après  que 
je  lui  eus  donné  des  preuves  d'attachement  et  de 
confiance  qui  l'auroient  du  toucher,  si  un  théo- 
logien pouvoit  être  touché  de  (juelquc  chose; 
Chappuis,  commis  et  successeur  de  Gauffccourt 
qu'il  voulut  supplanter  pour  les  sels  du  Valais, 
et  qui  bientôt  fut  supplanté  lui-nu' ine  ;  Marcet, 
de  Mézières  ,  ancien  ami  de  mon  père  et  qui  s'é- 
toit  aussi  montré  le  mien  ,  mais  qui,  après  avoir 
jadis  bien  mérité  de  la  patrie,  s'étant  fait  auteur 
dramati(|ue  et  prétendant  aux  deux-cents,  chan- 
{jea  de  maximes  et  devint  ridicule  avant  sa  mort. 
Mais  celui  de  tous  dont  j  attendis  davantage  fut 
Moultou  le  fds  ,  qui ,  pendant  mon  séjour  à  Ge- 
nève ,  fut  reçu  dans  le  ministère,  aucjuel  il  a 
depuis  rt;noncé  :  jeune  lionnne  de  la  plus  {;randc 
espérance  par  ses  talents  ,  par  son  esprit  plein 
de  feu  ,  «jue  j  ai  toujours  aimé,  <juoi(jue  sa  con- 
duite à  mon  égard  ait  été  souvent  é(juivo(]uo, 
et  quil  ait  des  liaisons  avec  mes  plus  cruels  en- 


PARTIE    II,    LIVRE    VIII.  igS 

nemis ,  mais  qu  avec  tout  cela  je  ne  puis  ni'eni- 
pècher  de  regarder  «ucore  comme  appelé  à  être 
un  jour  le  défenseur  de  ma  mémoire  et  le  ven- 
geur de  son  ^nii. 

Au  milieu  de  ces  dissipations  je  ne  perdis  ni 
le  goût  ni  l'habitude  de  mes  promenades  soli- 
taires, et  j'en  faisois  souvent  d'assez  grandes  sur 
les  bords  du  lac ,  durant  lesquelles  ma  tête  ac- 
coutumée au  travail  ne  demeuroit  pas  oisive.  Je 
digérois  le  plan  déjà  formé  de  mes  institutions 
politiques,  dont  j'aurai  bientôt  à  parler;  je  mé- 
•ditois  une  histoire  du  Valais,  un  plan  de  tragé- 
die en  prose ,  dont  le  sujet  n'étoit  pas  moins 
que  Lucrèce ,  et  dont  je  n'espérois  pas  moins 
<jue  d'attércr  les  rieurs  [  quoique  j'osasse  laisser 
paroître  encore  cette  infortunée,  quand  elle  ne 
le  peut  plus  sur  aucun  théâtre  françois  ].  Je 
m'essayois  en  même  temps  sur  Tacite,  et  je  tra- 
iluisis  le  premier  livre  de  son  histoire  ,  qu'on 
trouvera  parmi  mes  papiers. 

•  Après  quatre  mois  de  séjour  à  Genève  je  re- 
tournai au  mois  d'octobre  à  Paris,  et  j'évitai  de 
passer  par  Lyon  [)our  ne  pas  me  retrouver  en 
route  avec  Gauffecourt.  Gomme  il  entroit  dans 
mes  arrangements  de  ne  revenir  à  Genève  que  le 
printemps  prochain,  je  repris  pendant  l'hiver 
mes  habitudes  et  mes  occupations,  dont  la  prin- 
cipale fut  de  voiries  épreuves  de mon  Discours 
sur  l'inégalité,  que  je  faisois  imprimer  en  Hol- 
lande par  le  libraire  Rcy ,  dont  je  venois  de  faire 
la  connoissancc  à  Genève.  Comme  cet  ouvrage 


196  LES  CONFESSIONS, 

étoit  détlié  à  la  répul)liquc,  et  que  cette  dédi- 
cace pouvoit  ne  pas  plaire  au  conseil ,  je  voulois 
attendre  Teffet  qu'elle  feroit  à  Genève  avant  que 
d'y  retourner.  Cet  effet  ne  me  fut  pas  favorable, 
et  cette  dédicace,  f[ue  le  plus  pur  patriotisme 
m'avoit  dictée,  ne  fit  que  m'attircr  des  ennemis 
dans  le  conseil ,  et  des  jaloux  dans  la  bourgeoi- 
sie. M.  Chouet,  alors  premier  syndic,  m'écrivit 
une  lettre  bonnête ,  mais  froide  ,  qu'on  trouvera 
dans  mes  recueils.  (Liasse  A,  n^  3.)  Je  reçus  des 
particuliers,  et  entre] autres  des  Deluc  et  de  Ja- 
ïabcrt,  (juelques  compliments  ,  et  ce  fut  là  tout; 
je  ne  vis  point  (ju'aucun  Genevois  me  sût  un  vrai 
gré  du  zèle  de  cœur  qu'on  sentoit  dans  cet  ou- 
vrage. Cette  indifférence  scandalisa  tous  ceux 
qui  la  remarquèrent.  Je  me  souviens  que ,  dî- 
nant un  jour  à  Glicby  cliez  madame  Diipin  avec 
MM.  de  Mairan  et  Crommelin,  résidents  de  la 
république ,  le  premier  dit  en  pleine  table  que 
le  conseil  me  devoit  un  présent  et  des  bonncurs 
publics  pour  cet  ouvrage  ,  et  qu  il  se  désbono- 
roit  s'il  manquoit  à  ce  devoir.  Crommelin,  qui 
dtoit  un  petit  bomme  noir  et  ])assemcnt  mé- 
cliant,  n'osa  rien  répondre  en  maprésence;  mais 
il  fit  une  grimace  effroyable  qui  fit  sourire  ma- 
dame Dupin.  Le  seul  avantage  que  me  procura 
cet  ouvrage,  outre  celui  d'avoir  satisfait  mon 
cœur,  tût  le  ûivv  i\c  citojen ^  (pu  me  fui  donné 
par  mes  amis  ,  puis  par  le  public  à  leur  exemple, 
çt  que  j'ai  perdu  dans  la  suite  pour  l'avoir  trop 
bien  mérité. 


PABTIE   II,   LIVRE  VIII.  197 

Ce  mauvais  succès  ne  ni'auroit  pourtant  pas 
détourné  d'exécuter  ma  retraite  à  Genève,  si 
des  niotiftj  plus  puissants  sur  mon  cour  n'y 
avoient  concouru.  M.  d'Epinay,  voulant  ajouter 
une  aile  qui  manquoit  à  son  château  de  la  Che- 
vrette, faisoit  une  dépense  immense  pour  l'a- 
chever. Étant  allé  voir  un  jour  avec  madame 
d'Épinay  ces  ouvrages  de  sa  maison  d'Epinay, 
où  nous  étions  alors,  nous  poussâmes  notre 
promenade  un  quart  de  lieue  plus  loin  jusqu'au 
réservoir  des  eaux  du  parc  qui  touchoit  la  lorêt 
de  Montmorency,  et  où  étoit  un  joli  potager 
avec  une  très  petite  loge  fort  délabrée  qu'on  ap- 
peloit  l'Hermitage.  Ce  lieu  solitaire  et  très  agréa- 
ble  m'avoit  frappé,  quand  je  le  vis  pour  la  pre- 
mière fois  avant  mon  voyage  de  Genève.  Il  m'é- 
toit  échappé  de  dire  dans  mon  transport  :  Ah  ! 
madame,  quelle  habitation  délicieuse!  voilà  un 
asile  tout  fait  pour  moi.  Madame  d'Epinay  ne 
releva  pas  beaucoup  mon  discours  ;  mais ,  à  ce 
second  voyage,  je  fus  tout  surpris  de  trouver  au 
lieu  de  la  vieille  masure  une  petite  maison  pres- 
que entièrement  neuve,  fort  bien  distiibuée  et 
très  logeable  pour  un  petit  ménage  de  trois  per- 
sonnes. Madame  d'Epinay  avoit  fait  faire  cet 
ouvrage  en  silence  et  à  peu  de  frais,  en  déta- 
chant quelques  matériaux  et  quelques  ouvriers 
de  ceux  du  château.  A  ce  second  voyage,  elle  me 
dit  en  voyant  ma  surprise  :  Mon  ours,  voilà 
votre  asile;  c'est  vous  qui  l'avez  choisi,  c'est  l'a- 
mitié qui  vous  l'offre  j  j'espère  qu'elle  vous  ôtera 


tqS  les  coNFESSIO^^s. 

la  cruelle  idée  de  vous  éloigner  de  moi.  Je  ne 
crois  pas  d'avoir  été  de  mes  jours  plus  viveiTient, 
plus  délicieusement  ému;  je  mouillai  de  pleurs 
la  main  bienfaisante  de  mon  amie,  et,  si  je  ne 
fus  pas  vaincu  dès  cet  instant  même,  je  fus  ex- 
trêmement ébranlé.  Madame  d'Épinay,  ({ui  ne 
vouloit  pas  en  avoir  le  démenti,  devint  si  pres- 
sante, employa  tant  de  moyens,  tant  de  gens 
pour  me  circonvenir,  jusqu  a  ça(ifner  pour  cela 
madameLeVasseuretsa  fille,  qu'enfin  elle  triom- 
pba  de  mes  résolutions.  Renonçant  nu  séjour  de 
ma  patrie,  je  résolus  ,  je  promis  <riiabiU'r  I  Iler- 
mitaf;e;ct,cn  attendant  (pu»  le  bâtiment  fût  sec, 
clic  prit  soin  d  en  pivparcr  les  meubles ,  en  sorte 
que  tout  fut  prêt  pour  y  entrer  le  printemps  pro- 
cbain. 

Une  chose  qui  aida  beaucoup  à  me  détermi- 
ner fut  l'établisseuvent  de  Voltaire  auprès  de 
(icnève;  je  compris  que  cet  homme  y  Icroit  ré- 
volution, que  j'irois  retrouver,  dans  ma  patrie, 
le  ton ,  les  airs,  les  mœurs ,  qui  me  chassoient  de 
Paris;  qu'il  me  faudroit  l)ataillcr  sans  cesse,  et 
que  je  n  aurois  d  autre  choix  dans  ma  conduite 
que  celui  d'être  un  pédant  insupportable,  on  un 
lâche  et  mauvais-  citoyen.  La  lettre  que  Voltaire 
m'écrivit  sur  mon  dernier  ouvraj^e  me  donna 
lieu  d  insinuer  nu^s  craintes  dans  ma  réptnise; 
Icffet  ((u'elle  produisit  les  confirma.  Dès-lors  je 
tins  (»encvc  ])er(lue,  et  je  ne  me  tron)]>ai  pas. 
.1  aurois  dû  peut-être  aller  faire  tête  à  rora{|e,sî 
je  m'en  étois  senti  le  talent.  Mais  qu'eussê-je  fait 


PARTIE    II,   LIVRE   VIII.  I99 

seul,  timide, etparlant très  mal, contre  un  homme 
arrogant,  opulent,  étayé  du  crédit  des  ^grands,, 
d'une  brillante  faconde,  et  déjà  l'idole  des  fem- 
mes et  des  jeunes  gens  ?  Je  craignis  d'exposer 
inutilement  au  péril  mon  courage  ;  je  n'écoutai 
que  mon  naturel  paisible ,  que  l'amour  du  re- 
pos, qui,  s  il  me  trompa,  me  trompe  encore 
aujourdhui  sur  le  même  article.  En  me  retirant 
à  Genève  j'aurois  pu  m'épargner  de  grands  nial- 
heurs  à  moi-même ,  mais  je  doute  qu'avec  tout 
mon  zèle  ardent  et  patriotique  j'eusse  rien  fait 
de  grand  et  d'utile  pour  mon  pays. 

Tronchin  ,  qui  dans  le  même  temps  à-peu-près 
fut  s'établir  à  Genève .  vint  quelque  temps  après 
à  Paris  faire  le  saltimbanque,  et  en  emporta  des 
trésors.  A  son  arrivée  il  me  vint  voir  avec  le  che- 
valier de  .Taucourt.  Madame  d'Épinay  souhaitoit 
fort  de  le  consulter  en  particulier,  mais  la  presse 
n'étoit  pas  facile  à  percer.  Elle  eut  recours  à 
moi.  J'engageai  Tronchin  à  l'aller  voir.  Ils  com- 
mencèrent ainsi  sous  m^es  auspices  des  liaisons 
qu'ils  resserrèrent  ensuite  à  mes  dépens.  Telle 
a  toujours  été  ma  destinée  :  sitôt  que  j'ai  rap- 
proché l'un  de  l'autre  deux  amis  que  j'avois  sé- 
parément ,  ils  n'ont  jamais  manqué  de  s'unir 
contre  moi.  Quoi([ue,  dans  le  complot  que  for— 
moient  dès-loi^  les  Tronchins  d'asservir  leur 
patrie,  ils  dussent  tous  me  haïr  mortellement , 
le  docteur  pointant  continua  long-temps  à  me 
témoigner  de  la  bienveillance.  Il  m  écrivit  même 
après  son  retour  à  Genève  pour  me  proposer  la 


200  LES   CONFESSIONS. 

place  de  bibliothécaire  honoraire.  Mais  moQ 
parti  étoit  pris ,  et  cette  offre  ne  Di'ébranla  pas. 
Je  retournai  dans  ce  trmps-là  chez  ]M.  dllol- 
bach.  Loccasion  en  avoit  étv'  la  mort  de  sa 
femme,  arrivée,  ainsi  que  celle  de  madame  de 
Francueil ,  durant  mon  séjour  à  (ienève.  Di- 
derot ,  en  me  la  mar({uant ,  me  parla  de  la  pro- 
fonde aliliction  du  mari.  Sa  douleur  eUiUt  nion 
cœur.  Je  refjrettois  vivement  moi-même  cette 
aimable  f  nime.  J'écrivis  sur  ce  sujet  à  M.  d  Hol- 
bach :  il  me  répondit  honnêtement.  Cette  triste 
circonstance  me  fit  oublier  tousses  torts  ;  et  lors- 
que je  fus  de  retour  de  (ienève,  et  t[uil  fut  de 
retour  lui-même  d'un  tour  de  France,  quil  a\oit 
fait  pour  se  distraire,  avec  (Jrimm  et  d  autres 
amis ,  j'allai  le  voir,  et  je  continuai  jusqu'à  mon 
départ  pour  fUermitage.  Quand  on  sut  dans  .sa 
coterie  que  madame  d'Fpinay  ,  qu'il  ne  voyoit 
point  encore,  m'y  préparoit  un  lo{;ement  les 
sarcasmes  tomlièrent  sur  moi  comme  la  {yrêle , 
fondés  sur  ce  qu'ayant  besoin  de  l'enccDS  et  des 
amusements  de  la  ville  ,  je  ne  soutiendrois  pas 
la  solitude  seuler.ient  ((uinze  jours.  Senlant  en 
moi  ce  qu'il  en  étoit  ,  je  laissai  dire  et  j  allai 
mon  train.  M.  d'Holbach  ne  laissa  pas  de  mètre 
utile  (i)  pour  j»hu cr  le  vieux  bon  homme  Le 
Vasseur  <pii  avoit  plus  de  quatre-vingts  ans  et 

(i)  Voici  un  exemple  «les  tours  rpie  inr  j  me  ma  iné- 
naoire.  Long-temps  après  avoir  écrit  rc<i,  je  viens  «r.Tp- 
prenflre  ,  en  ransnnt  avec  ma  tVinme  (]<■  son  vieux  hon 
homme  de  père,  que  ce  iio  fui  point  M.  d  lloll)aeli ,  mais 


PARTIE    II,    LIVRE    VIII.  201 

dont  sa  femme ,  qui  s'en  sentoit  surcharjjée,  ne 
cessoit  de  me  prier  de  la  débarrasser.  Il  fut  mis 
dans  une  maison  de  charité,  oùFâge  et  le  regret 
desevoirloin  de  sa  famille  le  mirent  au  tombeau 
presque  en  arrivant.  8a  femme  et  ses  autres  en- 
fants le  regrettèrent  peu  :  mais  Thérèse  ,  qui 
l'ainioit  tendrement,  n'a  jamais  pu  se  consoler 
de  sa  perte  ,  et  d'avoir  souffert  que  ,  si  près  de 
son  terme  ,  il  allât  loin  d'elle  achever  ses  jours. 
J'eus  à-peu-près  dans  le  même  temps  une  vi- 
site à  laquelle  je  ne  m'attendois  guère,  quoique 
ce  fut  une  bien  ancienne  connoissance.  Je  parle 
de  mon  ami  Tenture ,  qui  vint  me  surprendre 
un  beau  matin  ,  lorsque  je  ne  pensois  à  rien 
moins.  Qu'il  me  parut  changé  !Un  autre  homme 
étoit  avec  lui.  Au  lieu  de  ses  anciennes  grâces, 
je  ne  lui  trouvai  plus  qu'un  air  crapuleux  qui 
empêcha  mon  cœur  de  s'épanouir  avec  lui.  Ou 
mes  yeux  n'étoient  plus  les  mêmes ,  ou  la  dé- 
bauche avoit  abruti  son  esprit ,  ou  tout  son 
premier  éclat  tenoit  à  celui  de  la  jeunesse  qu'il 
n'avoil  plus.  Je  le  vis  presfjuc  avec  indifférence, 
et  nous  nous  séparâmes  assez  froidement.  Mais 
quand  il  fut  parti ,  le  souvenir  de  nos  liaisons 
me  rappela  si  vivement  celui  de  mes  jeunes  ans , 
si  doucement,  si  pleinement  consacrés  à  cette 
femme  angélique  ,  qui  maintenant  n'étoit  guère 

M.  de  Chenonceaux,  alors  un  des  administrateurs  de 
l'flôtel-Dieu,  qui  le  fit  placer.  J'en  avois  si  totalement 
perdu  l'idée,  et  j'avois  celle  do  M.  d'Holbach  si  présente, 
que  jaurois  juré  pour  ce  dernier. 


202  LES   CO>'FESSIONS. 

moins  chanfifce  ([ue  lui  ;  les  petites  anectiotes  de 
cet  heureux  temps  ;  la  romanesque  journée  de 
Toune  ,  passée  avec  tant  d'innocence  et  de  jouis- 
sance entre  ces  deux  charmantes  filles  ,  dont  une 
main  baisée  avoit  été  lunicpie  faveur,  et  qui, 
malgré  cela  ,  m'avoit  laissé  des  regrets  si  vifs,  si 
touchants ,  si  durables  ;  tous  ces  ravissants  dé- 
lires d'un  jeune  cœur,  que  j'avois  sentis  alors 
dans  tonte  Iciu' force, et  dont  jecroyois  le  temps 
pour  jamais  passé,  toutes  ces  tendres  réminis- 
cences me  firent  verser  des  larmes  sur  ma  jeu- 
nesse écoulée,  et  sur  ces  transj)orts  désormais 
perdus  pour  moi.  Ah  !  combien  jVn  aurois  versé 
sur  leur  retour  tardif  et  funeste,  si  j'avois  prévu 
les  maux  (pi'il  malloit  coùtei! 

Avant  de  quitter  Paris,  j'eus,  (hiranl  1  hiver 
qui  précéda  ma  retraite,  un  plaisir  bien  selon 
mon  cœur,  et  que  je  goûtai  dans  toute  sa  pu- 
reté. Palissot ,  académicien  de  Nancv ,  connu  par 
quel([ues  drames  ,  venoit  d'en  donner  un  à  Lu- 
néville  devant  le  roi  de  Pologne.  Il  crut  a])jKi- 
remment  faire  sa  cour  en  jouant  dans  ce  drame 
un  iiomme  qui  avoit  osé  se  mesurer  avec  le  roi  la 
plume  à  la  main.  Stanislas,  qui  étoit  généreux 
et  qui  n'aimoit  pas  la  satire,  fut  indigné  qu'on 
osât  ainsi  personnaliser  en  sa  ]>résence.  INI.  le 
comte  de  Tressan  écrivit ,  par  Tordre  de  ce  prin- 
ce, à  d'Alend)ert  et  à  moi ,  pour  m'informer  que 
lintention  de  sa  majesté  étoit  (|ue  lesicur  Palis- 
sol  fût  chassé  de  son  aeaclémi(\  !Ma  réponse  fut 


PARTIE   II,   LIVRE   VIII.  20:/ 

une  vive  prière  à  M.  de  Tressan  d'intercéder  au- 
près du  roi  pour  obtenir  la  grâce  du  sieur  Palis- 
sot.  La  grâce  fut  accordée  à  ma  sollicitation  ,  et 
M.  de  Tressan  ,  en  me  le  marquant  au  nom  du 
roi ,  ajouta  que  ce  fait  seroit  inscrit  sur  les  re- 
gistres de  l'académie.  Je  répliquai  que  c'étoit 
moins  accorder  une  grâce  que  perpétuer  un 
châtiment.  Enfin  j'obtins ,  à  force  d  instances , 
qu'il  ne  seroit  fait  mention  de  rien  dans  les  re- 
gistres ,  et  qu  il  ne  resteroit  aucune  trace  pu- 
})lique  de  cette  affaire.  Tout  cela  fut  accompagné, 
tant  de  la  part  du  roi  que  de  celle  de  M.  de  Tres- 
san ,  de  témoignages  d'estime  et  de  considération 
dont  je  fus  extrêmement  flatté  ;  et  je  sentis  en 
cette  occasion  que  l'estime  des  hommes  qui  en 
sont  si  dignes  eux-mêmes ,  produit  dans  famé  un 
sentiment  bien  plus  doux  et  plus  noble  que  ce- 
lui de  la  vanité.  J'ai  transcrit  dans  mon  recueil 
les  lettres  de  M.  de  Tressan  avec  mes  réponses, 
et  l'on  en  trouvera  les  originaux  dans  la  liasse 
A ,  n°  9  ,  I  o  et  1 1 . 

Je  sens  bien  que  ,  si  jamais  ces  mémoires  par- 
viennent à  voirie  jour,  je  perpétue  ici  moi-mê- 
me le  souvenir  d'un  fait  dont  je  voulois  effacer 
la  trace  ,  mais  j'en  transmets  bien  d'autres  mal- 
gré moi.  Le  grand  objet  démon  entreprise  tou- 
jours présent  à  mes  yeux  ,  lindispensablc  devoir 
de  la  remplir  dans  toute  son  étendue ,  ne  m  en 
laisseront  point  détourner  par  de  plus  foibles 
considérations  qui  ni'écarteroient  de  mon  but. 


2o4  LES    COMESSIONS. 

Dans  r  tranffc  ,  dans  Tu  nique  situation  où  je  me 
trouve  ,  je  nie  dois  trop  à  la  vérité  pour  devoir 
rien  de  plus  à  autrui.  Pour  me  bien  connoître , 
il  faut  me  connoître  dans  tous  mes  rapports 
bons  et  mauvais.  Mes  confessions  sont  ncces- 
aairement  liées  avec  celles  de  beaucoup  de  gens  : 
je  fais  les  unes  et  les  autres  avec  la  même  fran- 
chise en  tout  ce  qui  se  rapporte  à  moi,  ne 
croyant  devoir  à  qui  que  ce  soit  plus  de  mé- 
nagements que  je  n'en  ai  pour  moi-même  ,  et 
voulant  toutefois  en  avoir  beaucoup  plus.  Je 
veux  être  toujours  juste  et  vrai,  dire  d  autrui 
le  bien  tant  (ju  il  me  sera  possible  ,  ne  dire  ja- 
mais que  le  mal  qui  me  regarde  ,  et  qu'autimt 
que  j'y  suis  forcé,  (^ui  est-ce  (pii,  dans  l'état  où 
l'on  m'a  mis,  a  droit  d'exiger  de  moi  davantage? 
Mes  confessions  ne  sont  point  faites  pour  pa- 
roître  de  mon  vivant  ni  de  celui  des  personnes 
intéressées.  Si  jétois  le  maître  de  ma  destinée  et 
de  celle  de  cet  écrit,  il  ne  verroit  le  jour  que 
long-temps  après  ma  mort  et  la  leur.  Mais  les 
efforts  que  la  terreur  de  la  vérité  fait  faire  à  me^ 
puissants  opj)resseurs,  pourcn  effacer  les  traces, 
me  forcent  à  faire,  pour  les  conserver,  tout  ce 
que  permettent  le  droit  le  plus  exact  et  la  plus 
sévère  justite.  Si  ma  nuMuoinMlevoit  s'ctcMudre 
avec  moi ,  plutôt  (jue  de  conqjroiiiettre  j)er- 
sonne,  je  souffrirois  un  opprobre  injuste  et  pas- 
sager sans  murmure  :  mais  puisque  enfin  mon 
nom  doit  vinc  et  parvenir  à  la  postérité,  je 


PARTIE   II,    LIVRE   VIII.  20:) 

me  dois  de  tâcher  de  transmettre  avec  lui  le 
souvenir  de  l'homme  infortuné  qui  le  porta , 
tel  qu'il  fut  réellement ,  et  non  tel  que  ses  ini- 
ques ennemis  travaillent  sans  relâche  à  le  pein- 
dre. 


FIN   DU   HUITIEME   LIVRE. 


2o6  LES    CONFESSIONS. 


LIVPlE  NEUVIEME. 


L'impatience  cVhabiter  la  campagne  ne  me 
permit  pas  d'attendre  le  retour  de  la  belle  sai- 
son, et  sitôt  que  mon  logement  fut  prêt ,  je  me 
liâtai  de  m'y  rendre,  aux  grandes  liuées  de  la 
coterie  liolbachique  ,  (jui  prédisoit  hautement 
que  je  ne  supporterois  pas  trois  mois  de  solitu- 
de, et  qu'on  me  verroit  dans  ))eu  revenir  avec 
ma  courte  honte  vivre  comme  eux  à  Paris.  Pour 
moi,  (jui  depuis  quinze  ans  hors  de  ^mon  élé- 
ment me  voyois  près  d'y  rentrer,  je  ne  faisois 
pas  même  attention  à  leurs  plaisanteries.  De- 
puis que  je  m'étois  ,  malgré  moi ,  jeté  dans  le 
monde  ,  je  ii'avois  cessé  de  regretter  mes  chères 
Gharmettes  et  la  douce  vie  que  j'y  avois  menée. 
Je  me  sentois  fait  pour  la  campagne  et  la  re- 
traite ;  il  m'étoit  inq)ossil)le  de  vi\  re  heureux 
ailleurs:  à  Venise,  dans  le  train  des  alfaires 
pul)li(iues,  dans  la  dignité  d'une  espèce  de  re- 
présentation, dans  l'orgueil  di's  projets  d  avan- 
cement; a  Paris,  dans  le  tourijiHon  de;  la  grand*' 
société,  dans  la  sensualité  des  soupers,  dans 
l'éclat  de-s  spectacles,  dans  la  hunée  (h>  la  glo- 
riole ;  toujours  mes  bosipiets ,  mes  luisseaux, 
mes  promenades  solitaires,  venoieiit  par  leur 


\ 


PARTIE   II,  LIVRE   IX.  207 

souvenk'  nie  distraire,  me  contrister,  m  arra- 
cher des  soupirs  et  des  désirs.  Tous  les  travaux 
auxquels  j  avois  pu  m'assujettir,  tous  les  projets 
d'aniijitioii  qui ,  par  accès ,  avoient  animé  mon 
zèle,  n'avoient  d'autre  but  que  d'arriver  un  jour 
à  ces  bienheureux  loisirs  champêtres  ,  auxquels 
en  ce  moment  je  me  flattois  de  toucher.  Sans 
nVêtre  mis  dans  l'honnête  aisance  que  j'avois 
cru  seule  pouvoir  m'y  conduire ,  je  jugeois  ,  par 
ma  situation  particulière,  être  en  état  de  m'en 
passer,  et  pouvoir  arriver  au  même  but  par  un 
chemin  tout  contraire.  Je  n'avois  pas  un  sou  de 
rente,  mais  j'avois  un  nom  ,  des  talents  ;  j'étois 
sobre ,  et  je  m'étois  ôté  les  besoins  les  plus  dis- 
pendieux, tous  ceux  de  l'opinion.  Outre  cela, 
xjuoique  paresseux ,  j'étois  laborieux  cependant 
quand  je  voulois  l'être ,  et  ma  paresse  étoit  moins 
celle  d'un  fainéant  que  celle  d'un  homme  indé- 
pendant qui  ne  sait  travailler  qu'à  son  heure. 
Mon  métier  de  copiste  de  musique  n'étoit  ni 
brillant  ni  lucratif,  mais  il  étoit  sûr.  On  me  sa- 
voit  gré  dans  le  monde  d'avoir  eu  le  courage  de 
]e  choisir.  Je  pouvois  compter  que  l'ouvrage  ne 
me  manqueroit  pas,  et  il  pouvoit  me  suffire  en 
J)ien  travaillant.  Deux  mille  francs  qui  me  res- 
toient  du  produit  du  Devin  du  village  et  de  mes 
autres  écrits  me  faisoient  une  avance  pour  n'être 
pas  à  l'étroit,  et  plusieurs  ouvrages  que  j'avoii? 
sur  le  métier  me  promettoient ,  sans  rançonner 
les  libraires  ,  des  suppléments  suffisants  pour 
travailler  à  mon  aise ,  sansm'excéder,  et  même 


2o8  LES   COIVrESSIONS. 

en  mettant  à  profit  les  loisirs  de  la  promenade. 
Mon  petit  ménage,  composé  de  trois  personnes, 
(jui  toutes  s'occupoient  utilement,  n'étoit  pas 
d'un  entrelien  fort  coûteux.  Enfin  mes  ressour* 
ces,  proportionnées  à  mes  besoins  et  à  mes  de- 
sirs  ,  pouvoient  raisonnablement  me  promettre 
ime  vie  beureuse  et  iîurabi<^  dans  celle  qiu-  mon 
inclination  m'avoit  fait  cfioi^ir, 

J'aurois  pu  me  jeter  tout-à-iait  du  côté  le  plus 
lucratif,  et  au  lieu  d'asservir  ma  plume  à  la  co- 
pie ,  la  dévouer  entière  a  des  écrits  ,  cjui ,  du  vol 
que  j'avois  pris  et  que  je  me  sentois  en  état  de 
soutenir,  pouvoient  me  faire  vivre  (l,\ns  1  abon- 
dance, et  même  dans  l'opulence,  pour  peu  ([ue 
j'eusse  voulu  joindre  des  manœuvres  dauteur 
au  soin  de  publier  de  bons  livres.  Mais  ,  sans  ré- 
péter ce  que  j'ai  dit  sur  le  même  sujet ,  j'ajoute- 
rai seulement  qu'écrire  des  livres  jiour  avoir  du 
pain  eût  bientôt  étouffé  mon  génie  et  tué  mon 
talent,  qui  étoit  moins  dans  ma  plume  que  dans 
mon  cu'ur,  et  né  unitpiement  d'une  façon  de 
penser  élevée  et  fière,  ({ui  seule  pouvoit  le  nour- 
rir. Rien  de  vigoureux  ,  licrj  de  {;raiid  ne  peut 
partir  d'une  plume  toute  vénale,  l^a  nécessité , 
l'avidité  peut-être,  m'eût  fait  faire  plus  vite  que 
bien.  Si  le  besoin  du  succès  ne  m'eût  pas  fourré 
dans  les  cabales,  il  m'eût  lait  cbercber  à  dire 
moins  des  choses  utiles  et  vraies,  <|uc  i\rs  cho- 
ses qui  plussent  à  la  nuiltitude;  et,  d  un  écri- 
vain distingué  (pie  je  pouvois  être,  je  n  aurois 
été  qu  un  barbouilleur  de  papier.  Non  ,  non  ;  j'ai 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  209 

toujours  senti  que  l'état  d'auteur  11  étoit ,  ne 
pou  voit   être  illustre  et  respectable  qu'autant 
qu'il  n'étoit  pas  un  métier.  Il  est  trop  difficile 
de  penser  noblement  quand  on  ne  pense  que 
pour  vivre.   Pour  pouvoir ,  pour  oser  dire  de 
grandes  vérités ,  il  ne  faut  pas  dépendre  de  son 
succès.  Je  jetois  mes  livres  dans  le  public  avec 
la  certitude  d'avoir  parlé  pour  le  bien  commun, 
sans  aucun  souci  du  reste.  Si  l'ouvrage  étoit  re- 
buté ,  tant  pis  pour  ceux  qui  n'en  vouloient  pas 
profiter.  Pour  moi ,  je  n'avois  pas  besoin  de  leur 
approbation  pour  vivre.  J'avois  un  métier  qui 
pouvoit  me  nourrir  ,  si  mes  livres  ne  se  ven- 
doient  pas  ;  et  voilà  précisément  ce  qui  les  fai- 
soit  vendre. 

Ce  fut  le  9  avril  i^Sô  que  je  quittai  la  ville 
pour  n'y  plus  habiter;  car  je  ne  compte  pas  pour 
habitation  quelques  courts  séjours  que  j'ai  faits 
depuis  tant  à  Paris  qu'en  d'autres  villes  ,  mais 
toujours  de  passage  ou  toujours  malgré  moi. 
Madame  d'Epinay  vint  nous  prendre  tous  trois 
dans  son  carrosse:  son  fermier  vint  charger  mon 
petit  bagage  ,  et  je  fus  installé  dès  le  même  jour. 
Je  trouvai  ma  petite  retraite  arrangée  et  meu- 
blée simplement ,  mais  proprement ,  et  même 
avec  goût.  La  main  qui  avoit  donné  ses  soins  à 
cet  ameublement  le  rendoit  à  mes  yeux  d'un 
prix  inestimable,  et  je  trouvois  délicieux  d'être 
l'hôte  de  mon  amie ,  dans  une  maison  de  mon 
choix  qu'elle  avoit  faite  exprès  pour  moi. 

Quoi(pul  fit  froid  et  qu'il  y  eût  même  encore 

i4-  «4 


210  LES   CONFESSIONS. 

de  la  neige  ,  la  terre  commencoit  à  végéter  ;  on 
voyoit  des  violettes  et  des  primevères  ;  les  bour- 
fveons  des  arbres  commenroient  à  poindre,  et 
la  nuit  même  de  mon  arrivée  fut  marcjuée  par 
le  premier  cliant  du  rossignol ,  qui  se  lit  enten- 
dre presque  à  ma  fenêtre  dans  un  bois  qui  tou- 
choit  la  maison.  Après  un  léger  sommeil  ,  ou- 
bliant à  mon  réveil  ma  transplantation ,  je  me 
croyois  encore  dans  la  rue  Grenelle,  quand  toul- 
à-coup  ce  ramage  me  fit  tressaillir ,  et  je  m'écriai 
dans  mon  transport  :  Enfin  tous  mes  vœux  sont 
acconq>lis  !  Mon  premier  soin  lut  de  me  livrer 
à  la  délicieuse  impression  des  objets  champêtres 
dont  j  etois  entouré.  Au  lieu  de  commencer  à 
m'arranger  dans  mon  logement,  je  commentai 
par  m  arranger  pour  mes  promenades,  et  il  n'y 
eut  pas  un  sentier,  pas  un  taillis,  pas  un  bos- 
quet ,  pas  un  réduit  autour  de  nui  dcuHune ,  que 
je  n'eusse  parcouru  tiès  le  lendemain.  IMus  j'exa- 
minois  cette  charmante  retraite,  plus  je  la  sen- 
tois  faite  pour  moi.  Ce  lieu  solitaire  plutôt  (|ue 
sauvage  me  trausportoit  en  idée  au  bout  du 
monde  :  il  avoit  de  ces  beautés  touchantes  qu  on 
ne  trouve  guère  auprès  des  villes  ;  et  jamais,  eu 
s  y  trouvant  transporté  tout-à-coup,  on  neùt  pu 
croire  être  à  ((uatrc  lieues  de  Paris. 

Après  (pu^hpu'sjours  livrés  à  mon  délire  cham- 
pêtre  ,  je  songeai  à  ranger  mes  paperasses  et  ù 
relier  mes  occupatiDus.  .le  destinai,  comme  ja- 
vois  toujours  lait,  mes  nuitinées  à  hi  copie,  et 
mes  après  -  dinées  à  la  promenade  ,  muni  de 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  211 

mon  petit  livre  blanc  et  de  mon  crayon  :  car 
n'ayant  jamais  pu  écrire  et  penser  à  nion  aise 
que  sub  dio ^  je  netois  pas  tenté  de  chan^nfer  de 
méthode ,  et  je  comptois  bien  que  la  forêt  de 
Montmorency,  qui  étoit  presque  à  ma  porte, 
seroit  désormais  mon  cabinet  de  travail.  J'avois 
plusieurs  écrits  commencés  ;  j'en  fis  la  revue. 
J'étois  assez  magnifique  en  projets;  mais,  dans 
les  tracas  de  la  ville  ,  l'exécution  jusqu'alors 
avoit  marché  lentement  :  j'y  comptois  mettre 
un  peu  plus  de  diligence  quand  j'aurois  moins 
de  distraction.  Je  crois  avoir  assez  bien  renq:>li 
cette  attente,  et,  pour  un  homme  souvent  ma- 
lade ,  souvent  à  la  Chevrette,  cLl^z  madame 
d'Fpinay ,  plus  souvent  importuné  chez  moi  de 
curieux  désœuvrés  ,  et  toujours  occupé  la  moitié 
<le  ma  journée  à  la  copie ,  qu'on  compte  et  me- 
sure les  écrits  que  j'ai  faits  durant  les  six  ans 
que  j'ai  passés  tant  à  THermitage  (pi'à  Montmo- 
rency ,  l'on  trouvera  ,  je  m'assure ,  que  si  j'ai 
perdu  mon  temps  ce  n'a  pas  été  du  moins  dans 
l'oisiveté. 

Des  divers  ouvrages  que  j'avois  sur  le  chan- 
tier,  celui  qucjeméditois  depuis  plus  long-temps, 
dont  je  m'occupois  avec  plus  de  goût,  auquel  je 
voulois  travailler  toute  ma  vie,  et  qui  devoit, 
selon  moi,  mettre  le  sceau  <à  ma  réputation,  étoit 
mes  Institutions poliluiiies.  II  y  avoit  treize  à  qua- 
torze ans  que  j  en  avois  conçu  la  première  idée, 
lors([ue,  étant  à  Venise,  j'avois  eu  (juclque  occa- 
sion de  remarquer  les  défauts  de  ce  gouvernc- 

'4. 


212  LES   CONFESSIONS. 

ment  si  vanté.  Depuis  lors,  mes  vues  s'ctoient 
Leaucoup  étendues  par  l'étude  historique  de  la 
morale.  .Vavois  vu  que  tout  tenoit  radicalement 
àla  politique  ,  et  que  ,  de  quelque  façon  (pi'on  s'y 
prît,  aucun  peuple  ne  seroit  jamais  t(ue  ce  que  la 
nature  de  son  gouvernement  le  feroit  être:  ainsi 
cette  question  du  meilleur  gouvernement  pos- 
sible me  paroissoit  se  réduire  à  celle-ci  :  Quelle 
est  la  nature  du  gouvernement  propre  à  former 
le  peuple  le  plus  vertueux ,  le  plus  éclairé ,  le  plus 
«âge,  le  meilleur  enfin,  à  prendre  ce  mot  dans 
son  plus  grand  sens^  .l'avois  cru  voir  que  cette 
question  tenoit  de  hien  près  à  cette  autre-ei,  si 
même  elle  en  étoit  différente  :  Quel  est  le  gou- 
vernement qui,  ])ar  sa  nature,  se  tient  toujours 
le  plus  près  de  la  loi  ?  De  là  ,  (pi'est-ce  que  la  loi? 
et  une  chaîne  de  questions  de  cette  importance. 
Je  voyois  que  tout  cela  me  menoit  à  de  grandes 
vérités,  utiles  au  honheur  du  geni;e  humain, 
mais  sur-tout  à  celui  de  ma  patrie  ,  où  je  n  avois 
pas  trouvé,  dans  le  voyage  que  je  venois  d'y 
faire,  les  notions  des  lois  et  de  la  liberté  assez 
justes,  ni  assez  nettes  à  nu)n  gré;  et  j'avois  cru 
cette  manière  indirecte  de  les  leur  donner  la  plus 
propre  à  ménager  l'aniour-propre  de  ses  mem- 
bres, et  à  me  faire  pardonner  d'avoir  pu  xoir  là- 
dessus  un  peu  ])his  loin  <pieux. 

Qji(>i(ju  il  y  eût  <l<'ja  ciiKj  ou  six  ans  (pie  je 
travaillois  à  cet  ouvi'age,  il  nctoit  encore  |>uère 
avane('\  Les  livres  de  cette  espèce  demandent  de 
la  méditation,  du  loisir,  de  la  tran([uillité.  De 


PARTIE   II,    LIVRE    IX.  2l3 

plus,  je  faisois  celui-là ,  comme  on  dit,  en  bonne 
fortune,  et  je  n'avois  voulu  communiquer  mon 
projet  à  personne  ,  pas  même  à  Diderot.  Je  crai- 
(jnois  qu'il  ne  parût  trop  hardi  pour  le  siècle  et  le 
pays  où  j  écrivois  ,  et  que  reiïroi  de  mes  amis  (i) 
ne  me  gênât  dans  1  exécution.  J'ignorois  encore 
s'il  seroit  fait  à  temps  ,  et  de  manière  à  pouvoir 
paroître  de  mon  vivant.  Je  voulois  pouvoir  sans 
contrainte  donner  à  mon  sujet  tout  ce  qu'il  me 
demandoit  ;  bien  sûr  que ,  n'ayant  point  l'hu- 
meur satirique,  et  ne  cherchant  jamais  d'appli- 
cation ,je  serois  toujoursirrépréhensibleen  toute 
équité.  Je  voulois  user  pleinement,  sans  doute, 
du  droit  de  penser  que  j'avois  par  ma  naissance , 
mais  toujours  en  respectant  le  gouvernement 
sous  lequel  j'avois  à  vivre,  sans  jamais  désobéir 
à  ses  lois;  et,  très  attentif  à  ne  pas  violer  le  droit 
des  gens,  je  ne  prétendois  pas  non  plus  renon- 
cer par  crainte  à  ses  avantages. 

J'avoue  même  qu'étranger  et  vivant  en  France 
je  trouvois  ma  position  très  favorable  pour  oser 
dire  la  vérité,  sachant  bien  que,  continuant, 

(i)  C'étoit  sur-tout  lu  sage  sévérité  de  Duclos  qui 
m'inspiroit  cette  crainte:  car,  pour  Diderot,  je  ne  sais 
comment  toutes  mes  conférences  avec  lui  tendoient  tou- 
jours à  me  rendre  satirique  et  mordant  plus  que  mon 
naturel  ne  me  portoit  à  rélre.  Ce  fut  cela  même  qui  me 
détourna  de  le  consulter  sur  une  entreprise  où  je  voulois 
mettre  uniquement  toute  la  force  du  raisonnement ,  sans 
aucun  vestige  d'humeur  et  de  partialité.  On  peut  juger 
du  ton  que  j'avois  j)ris  dans  cet  ouvrage  par  celui  tlii 
Contrat  Social ,  qui  en  est  tiré. 


21  f  LES   CONFESSIONS. 

Comme  je  voulois  faire ,  à  ne  jamais  rien  impri- 
mer dans  létat  sans  permission  ,  je  n'v  devois 
compte  à  personne  de  mes  maximes  et  de  leur 
publication  par-tout  ailleurs.  .Vaurois  été  l)icn 
moins  libre  à  Genève  même  ,  où,  dans  quchpie 
lieu  que  mes  livres  fussent  imprimés,  le  magis- 
trat avoit  droit  d'épilo(juer  sur  leur  contenu. 
Cette  considération  avoit  beaucoup  contribué  à 
nio  faire  abandonner  la  résolution  daller  nié- 
tablir  à  Genève,  et  céder  aux  instances  de  ma- 
dame d  Epinay.  Je  sentois,  comme  je  lai  dit  dans 
IKniilc,  <[u  à  moins  dètre  lionnne  dintrijjucs, 
(juaiid  on  veut  consacrer  ses  livres  au  bien  tic  la 
patrie,  il  ne  faut  pas  les  composer  dans  son  sein. 
Ce  ((iii  me  faisoit  trouver  ma  j)0.silion  plus 
heureuse  étoit  la  persuasion  oii  j  étois  que  le 
gouvernement  de  France,  sans  peut-être  me  voir 
de  bon  œil,  se  feroit  un  honneur,  sinon  de  me 
protéfijcr,  au  moins  de  me  laiss(M  tranquille.  Cé- 
toit ,  ce  me  sembloit,  uu  trait  de  pcvliiicpie  très 
simple  et  cependant  très  adroite,  de  se  faire  uu 
jnérite  de  tolérer  ce  qu'on  ne  pouvoit  empê- 
cher; puisque  si  Ton  m'eût  chassé  de  France,  ce 
qui  étoit  tout  ce  qu  on  avoit  droit  de  faire,  mes 
livres  n'auroient  pas  moins  été  faits,  et  peut- 
être  avec  moins  de  retenue  :  au  lieu  «ju  eu  nu^ 
laissant  en  repos  on  gardoit  l'auteur  j>our  ca«i- 
lion  de  ses  ouvra{^,es,  et,  de  plus  ,  ou  elfaeoit  des 
])i('ju(^,('s  bien  enracinés  dans  le  reste  <le  l  Eu- 
rope ,  en  se  donnant  la  réputation  d  avoir  uu 
respect  éclairé  pour  le  droit  des  (jens. 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  21  5 

Ceux  qui  juf^eront  sur  révénement  que  ma 
confiance  m'a  trompé ,  pourroient  bien  se  trom- 
per eux-mêmes.  Dans  l'orage  qui  m'a  submergé , 
mes  livres  ont  servi  de  prétexte,  mais  c'étoit  à 
ma  personne  qu'on  en  vouloit.  On  se  soucioit 
très  peu  de  l'auteur ,  mai^  on  vouloit  perdre 
Jean-Jacques  ;  et  le  plus  grand  mal  qu'on  a 
trouvé  dans  mes  écrits  était  Thonneur  quils 
pouvoient  me  faire.  N'enjambons  pas  ici  sur 
l'avenir.  J'ignore  si  ce  mystère ,  qui  en  est  en- 
core un  pour  moi ,  s'éclaircira  dans  la  suite  de 
cet  ouvrage  au  gré  de  certains  lecteurs  :  je  sais 
seulement  que  ,  si  mes  principes  manifestés 
avoient  pu  m'attirer  les  traitements  que  j'ai 
soufferts,  j'aurois  tardé  moins  long-temps  à  en 
être  la  victime  ,  puisque  celui  de  tous  mes  écrits 
où  ces  principes  sont  développés  avec  le  plus  de 
hardiesse,  pour  ne  pas  dire  d'audace,  avoitparu, 
avoit  fait  son  effet,  même  avant  ma  retraite  à 
THermitage,  sans  que  personne  eût  songé,  je  ne 
dis  pas  à  me  chercher  querelle,  mais  à  empêcher 
seulement  la  publication  de  l'ouvrage  en  France , 
où  il  se  vendoit  aussi  publiquement  qu'en  Hol- 
lande. Depuis  lors  la  nouvelle  Iléloïse  parut  en- 
core avec  la  même  facilité  ,  j  ose  dire  avec  le 
même  applaudissement  ;  et  ce  qui  semble  pres- 
que incroyable ,  et  qui  pourtant  est  très  vrai , 
est  que  la  profession  de  foi  de  cette  même  Hé- 
loïse  mourante  est  exactement  la  même  que 
celle  du  Vicaire  Savoyard.  Tout  ce  qu'il  y  a  de 
hardi  dans  le  Contrat  Social  étoit  auparavant 


2l6  LES   CONFESSIONS. 

dans  le  Discours  sur  linéjjalité;  tout  ce  quil  y  a 
de  hardi  dans  l'Emile  étoit  auparavant  dans  la 
Julie.  Or  ces  choses  hardies  n'excitèrent  aucune 
rumeur  contre  les  deux  premiers  ouviages  ;  ce 
ne  sont  donc  pas  elles  qui  l'excitèrent  contre  les 
derniers. 

Une  autre  entreprise  à-peu-près  du  même 
genre,  mais  dont  le  projet  ctoit  plus  récent, 
jn  occupoit  davantage  en  ce  moment  ;  cétoit 
l'extrait  des  écrits  de  1  abhé  de  Saint -Pierre  , 
dont,  entraîné  par  le  i\\  «le  ma  nari  alion  ,  je  n'ai 
pu  parler  jusqu  ici.  Jjidée  m  en  avoit  été  suggé- 
rée depuis  mon  retour  de  Genève  pai*  l'abhé  de 
Mahly,  non  pas  immédiatement,  mais  par  l'en- 
tremise de  madame  I)u|)in  ,  qui  avoit  une  sorte 
dintérêt  à  me  la  liiin;  adopter.  Elle  étoit  une 
des  trois  ou  quatre  jolies  femmes  de  Paris  dont 
le  vieux  abbé  de  Saint-Pierre  avoit  été  1  enfant 
gàlé ,  et  si  elle  n'avoit  pas  eu  décidément  la  pré- 
Icrence ,  du  moins  elle  1  avoit  partagée  avec 
madame  d'Aiguillon.  Elle  conservoit  pour  la 
mémoire  du  bon  homme  un  respect  et  une  at- 
lection  (jui  laisoient  honneur  à  tous  deux,  et 
son  amour -ju'opre  eût  été  flatté  de  voir  resr 
susciter  par  son  secrétaire  les  ouvrages  morts- 
nés  lie  son  ami.  Ces  mènjcs  ouvrages  ne  lais- 
soient  pas  dètre  pleins  d excellentes  choses,  <pii 
méritoient  d'être  mieux  dites;  et  il  est  étonnant 
que  l'abbé  de  Saint-Pierre  ,  (pii  regardoit  ses  lecr 
tcurs  comme  de  grands  cnlants  ,  leur  parlât  ce- 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  217 

pendant  comme  à  des  hommes ,  en  mettant  si 
peu  d'art  à  s'en  faire  écouter.  G'ëtoit  pour  cela 
qu'on  m'avoit  proposé  ce  travail ,  comme  utile 
en  lui-même,  et  comme  très  convenable  à  un 
homme  laborieux  en  manœuvre  ,   mais  pares- 
seux comme  auteur,  qui  trouvoit  la  peine  de 
penser  très   fatigante  ,    et  aimoit    mieux  ,    en 
choses  de  son  goût,  éclaircir  et  pousser  les  idées 
d'un  autre  que  d'en  créer.  D  ailleurs ,  en  ne  me 
bornant  pas  à  la  fonction  de  traducteur,  il  ne 
m'étoit  pas  défendu  de  penser  quelquefois  par 
moi-môme  ,  et  je  pouvois  donner  telle  forme  à 
mon  ouvrage,  que  bien  d'importantes  vérités 
y  passeroient  sous  le  manteau  de  l'abbé  de  Saint- 
Pierre,  plus  heureusement  encore  que  sous  le 
jnien.  L'entreprise  au  reste  n'étoit  pas  légère:  il 
neVagissoit  pas  moins  que  de  lire,  de  méditer, 
d'extraire  vingt-trois  assommants  volumes  diFfus, 
confus,  pleins  de  redites,  d'éternelles  rabâche- 
ries,  et  de  petites  vues  courtes  ou  fausses,  parmi 
lesquelles  il  en  falloit  pêcher  à  la  nage  quelques 
unes  grandes  ,  belles  ,  et  f}ui  donnoicnt  le  cou- 
rage de  svipporter  ce  pénible  travail.  Je  l'aurois 
moi-môme  souvent  abandonné  si  j'eusse  honnê- 
tement pu  m'en  dédire  ;  mais  en  recevant  les 
manuscrits  de  l'abbé,  que  Saint-Lambert  me  fit 
donner  par  son  neveu  le  comte  de  Saint-Pierre, 
je  m'étois  en  quelque  sorte  engagé  d'en  faire  usa- 
ge, et  il  falloit  ou  les  rendre,  ou  tâcher  d'en  ti- 
rer parti.  G'étoit  dans  cette  dernière  intention 


2l8  LES   CONFESSIONS. 

que  javois  apporté  ces  manuscrits  àl  Hermitage, 
et  c  étoit  là  le  premier  ouvrajyc  auquel  je  comp- 
tois  donner  mes  loisirs. 

J'en  méditois  un  troisième  dont  je  devois  l'idée 
à  des  observations  faites  sur  moi-même ,  et  je  me 
sentois  d'autant  plus  de  courage  à  l'entreprendre 
que  j'avois  lieu  d'espérer  faire  un  livre  vraiment 
utile  aux  liommes,  et  même  un  des  plus  utiles 
qu'on  pût  leur  offrir,  si  l'exécution  répondoit 
difinement  au  plan  que  je  m'étois  tracé.  L'on  a 
remarqué  que  la  plupart  des  hommes  sont  dans 
le  cours  de  leur  vie  fort  disscud)ial)les  à  eux- 
mêmes  ,  et  semblent  se  transformer  en  des  hom- 
mes tout  différents.  Ce  n'étoit  pas  pour  étal)lir 
une  chose  aussi  connue  que  je  voulois  faire  un 
livre:  j'avois  un  objet  plus  neuf  et  même  plus 
ijnportant.  G'étoit  de  marquer  les  causes  de  ces 
variations,  et  de  m'attachcr  à  celles  (pii  dépen- 
doient  de  nous,  pour  montrer  comment  elles 
pouvoient  être  dirif^ées  par  nous-mêmes  pour 
nous  rendre  meilleurs  et  plus  sûrs  de  nos  actions. 
Car  il  est,  sans  contredit ,  plus  pénible  à  l'iion- 
liêtc  homme  de  résister  aux  désirs  ([u'il  doit 
vaincre,  que  de  prévenir,  chan^yer  ou  modilier 
ces  mêmes  désirs  dans  leur  source ,  s'il  étoit  en 
état  dy  remonter.  Un  homme  tenté  résiste  une 
fois  parce(pi'il  est  fort,  et  succombe  une  autre 
fois  parceiju'il  est  foihle;  s'il  eût  été  le  même 
qu'auparavant ,  il  n'auroit  pas  succombé. 

En  sondant  en  moi-même  et  en  recherchant 
dans  les  autrca  à  (pioi  tenuicnt  ces  di\ers(,'s  ma- 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  219 

nières  d'être  ,  j'avois  trouvé  quelles dépendoient 
en  grande  partie  de  l'impression  antérieure  des 
objets  extérieurs,  et  que,  modifiés  continuelle- 
ment par  nos  sens  et  par  nos  organes,  nous 
portions  ,  sans  nous  en   apercevoir ,  dans  nos 
idées ,  dans  nos  sentiments  ,  dans  nos  actions 
mêmes,  l'effet  de  ces  modifications.  Les  frap- 
pantes et  nombreuses  observations  que  j'avois 
recueillies  étoient  au-dessus  de  toute  dispute  ; 
et,  par  leurs  principes  physiques,  elles  me  pa- 
roissoient  propres  à  fournir  un  régime  exté- 
rieur qui,  varié  selon  les  circonstances,  pouvoit 
mettre  ou  maintenir  lame  d'ans  l'état  le  plus 
favorable  à  la  vertu.  Que  d'écarts  on  sauveroit 
à  la  raison ,  que  de  vices  on  empêclieroit  de  naî- 
tre ,  si  l'on  savoit  forcer  leconomie  animale  à 
favoriser  l'ordre  moral  qu'elle  trouble  si  souvent  l 
Les  climats  ,  les  saisons  ,  les  sons  ,  les  couleurs, 
l'obscurité ,  la  lumière ,  les  éléments ,  les  aliments, 
le  bruit ,  le  silence ,  le  mouvement ,  le  repos  ,  tout 
agit  sur  notre  machine  et  sur  notre  ame  par  con- 
séquent; tout  nous  offre  mille  prises  assurées  pour 
gouverner  dans  leur  origine  les  sentiments  dont 
nous  nous  laissons  dominer.  Telle  étoit  l'idée  fon- 
damentale dont  j'avois  déjà  jeté  l'esquisse  sur  le 
papier  ,  et  dont  j'espérois  un  effet  d'autant  plus 
sûr  pour  les  gens  bien  nés  ,  qui,  aimant  sincère- 
ment la  vertu  ,  se  défient  de  leur  foiblesse,  qu'il 
me  paroissoit  aisé  d'en  faire  un  livre  agréable 
ù  lire,  comme  il  l'étoit  à  composer.  J'ai  cepen- 
dant bien  peu  travaillé  à  cet  ouvrage ,  dont  le 


/ 


220  LES   CONFESSIONS. 

titre  étoit  la  Morale  sensitive ,  ou  le  matérialisme 
du  sage.  Des  distractions  ,  dont  on  apprendra 
bientôt  la  cause  ,  m'empêchèrent  de  m  en  occu- 
per, et  1  on  saura  aussi  ({uel  fut  le  sort  de  mon 
esquisse,  qui  tient  au  mien  de  plus  près  <[uil  ne 
semhleroit. 

Outre  tout  cela,  je  méditois  depuis  (juelque 
temps  un  système  d'éducation  dont  madame  de 
Ghenonceaux ,  que  celle  de  son  mari  faisoit 
trembler  pour  son  fils ,  m'avoit  prié  de  m  occu- 
per. L'autorité  de  l'amitié  faisoit  que  cet  objet , 
quoique  moins  de  mon  {^oût  en  lui-même  y  me 
tenoit  au  cœur  plus  que  tous  les  autres.  Aussi , 
de  tous  les  sujets  dont  je  viens  de  parler,  celui- 
là  est-il  le  seul  que  j  aie  conduit  à  sa  fin.  Celle 
que  je  métois  proposée,  en  y  travaillant  ,méri- 
toit  ce  semble  à  l'auteur  une  autre  destinée.  Mais 
n'anticipons  pas  ici  sur  ce  triste  sujet  ;  je  ne  se- 
rai que  trop  forcé  d'en  parler  dans  la  suite  de 
cet  écrit. 

Tous  ces  divers  projets  m'offroient  des  sujets 
de  méditation  pour  mes  pronu^nades  :  car , 
comme  je  crois  l'avoir  dit ,  je  ne  puis  de  jour 
méditer  qu'en  marchant;  sitôt  que  je  m'arrête, 
je  ne  pense  plus,  et  ma  tète  ne  va  «juavcc  mes 
pieds.  J'avois  cependant  eu  la  précaiiliou  de  me 
pourvoir  aussi  il  un  travail  de  cal>in<'t  j)our  les 
jours  de  pluie.  C'étoit  mon  Dictionnaire  de  mu- 
sique ,  dont  les  matériaux,  épars,  mutilés,  in- 
formes ,  rendoient  l'ouvrafie  nécessaire  à  re- 
prendre ]>res<[ue  ù  neuf.  J  apj)ortois  (piehpies 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  221 

livres  dont  j'avois  besoin  pour  cela  ;  j'avois  passé 
deux  mois  à  faire  l'extrait  de  beaucoup  d'autres 
qu'on  me  prêtoit  à  la  bibliothèque  du  roi  ,  et 
dont  on  me  permit  même  d'emporter  quelques 
uns  à  l'Hermitage.  Voilà  mes  produisions  pour 
compiler  au  logis,  quand  le  temps  ne  me  per- 
mettoit  pas  de  sortir,  et  que  je  m'ennuyois  de 
ma  copie.  Cet  arrangement  n|É|»convenoit  si 
bien  ,  que  j'en  tirai  parti  tant  à  l'Hermitage  qu'à 
Montmorency  ,  et  même  ensuite  à  Moitiers ,  où 
j'achevai  ce  travail  en  en  faisant  d'autres ,  et 
trouvant  toujours  qu'un  changement  d'ouvrage 
est  une  véritable  récréation. 

Je  suivis  assez  exactement ,  pendant  quelque 
temps  ,  la  distribution  que  je  m  étois  tracée,  et 
je  m'en  trouvois  très  bien  :  mais  quand  la  belle 
saison  ramena  plus  fréquemment  madame  d'Épi- 
nay  à  Epinay  et  à  la  Chevrette,  je  trouvai  que 
des  soins  ,  qui ,  d'abord,  ne  me  coûtoient  pas, 
mais  que  je  n'avois  pas  mis  en  ligne  de  compte, 
dérangeoient  beaucoup  mes  autres  projets.  J'ai 
déjà  dit  que  madame  d  Epinay  avoit  des  quali- 
tés très  aimables  :  elle  aimoit  bien  ses  amis  , 
elle  les  servoit  avec  beaucoup  de  zèle«;  et,  n'épar- 
gnant pour  eux  ni  son  temps  ni  ses  soins ,  elle 
méritoit  assurément  bien  qu'en  retour  ils  eus- 
sent des  attentions  pour  elle.  Jusqu'alors  j'avois 
rempli  ce  devoir  sans  songer  que  c'en  étoit  un  : 
mais  enfin  je  compris  que  je  m'étois  chargé  d'une 
chaîne  dont  l'amitié  seule  m'empêchoit  de  sentir 
le  poids  :  j'avois  aggravé  ce  poids  par  ma  repu- 


222  LES   CONFESSIONS. 

finance  pour  les  sociétés  nombreuses.  Madame 
d'Épinay  s'en  prévalut  pour  me  faire  une  propo- 
sition qui  paroissoit  m'arran(>er,  mais  qui  l'ar- 
rangcoit  tlavantap;e.  Cétoit  de  me  faire  avertir 
toutes  les  fois  qu  elle  seroit  seule  ou  à-peu-près. 
•l'y  consentis  ,  sans  voir  à  quoi  je  m  enfjap,eois.  Il 
s'ensuivit  de  ^^ue  je  ne  lui  faisois  plus  de  visite 
à  mou  hcui^^H|ais  à  la  sienne,  et  que  je  nélois 
jamais  sûr  (flPôuvoir  disposer  de  moi-même  un 
seul  jour.  Celle  gêne  altéra  beaucoup  le  plaisir 
que  j'avois  pris  jusqu'alors  à  l'aller  voir.  Je  trou- 
vai {{ue  toute  "cette  liberté  ,  (pi  elle  m'avoit  tant 
promise ,  ne  m'étoil  donnée  qu'à  condition  de 
ne  m'en  prévaloir  jamais  ;  et,  pour  une  fois  ou 
deux  que  j en  voulus  essayer,  il  y  eut  tant  de 
mcssaj^jes  ,  tant  de  billets  ,  tant  d  alarmes  siu'  ma 
sauté  ,  que  je  vis  bien  qu  il  n'y  avoit  que  l'excuse 
d'être  à  })lat  de  lit  (jui  put  me  disj)enser  de  cou- 
rir à  son  premier  mot.  11  falloit  me  souniellie  à 
ce  joup,  ;  je   le  fis  ,  et  même  assez  volontiers  , 
pour  uu  aussi  (jrand  ennemi  delà  dépendance, 
rattacbement  sincère  ([uc  j  avois  poiuelle  m  em- 
pêebaut  en  jjrande  partie  de  sentir  le  lien  qui  s'y 
joi{;noit.  Elie  remplissoit  ainsi  tant  bien  que  mal 
les  vides  ([ue  l'absence  de  sa  coiu'  ordinaire  lais- , 
soit  dans  ses  amusements.   Cétoit  pour  elle  un 
suj>pIciu(Mil  biru  mince  ,  mais  <pii  \aloit  encore 
inieu\  (|u'iii;r  soliimle  absolue  qu'elle  ne  pouvoit 
.supporter.  I.lle  avoit  cependant  de  quoi  la  reni- 
jilir  bien  plus   aisément,   depuis  (p*{lle  avoit 
voulu  tàler  de  la  lillcralure  ,  et  quelle  s'ctoit 


PARTIE    II,    LIVRE   IX.  223 

fourré  dansJa  tête  de  faire,  bon  gré  mal  gré, 
des  romans  ,  des  lettres  ,  des  comédies ,  des 
contes  ,  et  d'autres  fadaises  comme  cela.  Mais 
ce  qui  l'amusoit  étoit  moins  de  les  écrire  que 
de  les  lire  ,  et  s'il  lui  arrivoit  de  barbouiller  de 
suite  deux  ou  trois  pages,  il  falloit  qu'elle  fùi 
sure  au  moins  de  deux  ou  trois  auditeurs  béné 
voles  ,  aubout  de  cet  immense  travail.  Je  n'avois 
guère  rbonneur  d'être  au  nombre  des  élus  qu'à 
la  faveur  de  quelque  autre.  Seul ,  j'étois  presque 
toujours  compté  pour  rien  en  toute  cbose,  et 
cela ,  non  seulement  dans  la  société  de  madame 
d'Epinay  ,  mais  dans  celle  de  M.  d'Holbach ,  et 
par-tout  où  M.  Grimm  donnoit  le  ton.  Cette 
nullité  m'accommodoit  fort  par-tout  ailleurs 
que  dans  le  tête-à-tête ,  où  je  ne  savois  plus 
quelle  contenance  tenir,  n'osant  parler  de  lit- 
térature ,  dont  il  ne  m'appartenoit  pas  de  ju- 
ger ,  ni  de  galanterie ,  étant  trop  timide  et  crai- 
gnant plus  que  la  mort  le  ridicule  d'un  vieux 
galant  ;  outre  que  cette  jidée  ne  me  vint  jamais 
près  de  madame  d'Epinay ,  et  ne  m'y  scroit 
peut-être  pas  venue  une  seule  fois  en  ma  vie  , 
quandje  l'aurois  passée  entière  auprès  d'elle:  non 
que  j'eusse  pour  sa  personne  aucune  répugnance; 
au  contraire,  je  l'aimois  peut-être  trop' comme 
ami  pour  pouvoir  l'aimer  comme  amant.  Je 
sentoiâ  du  plaisir  à  la  voir,  à  causer  avec  elle. 
Sa  conversation  ,  quoique  assez  agréable  en 
cercle  ,  étoit  aride  en  particulier  ;  la  mienne , 
qui  n'est  pas  plus  llcurie,  n'étoit  pas  pour  elle  d'un 


224  LES   CONFESSIONS. 

grand  secours.  Honteux  d'un  trop  long  silence , 
je  nVévertuois  pourrelever  Tentretien  ,et,  quoi- 
qu'il me  fatiguât  souvent ,  il  ne  ni'cnnuyoit  ja- 
mais. J'étois  fort  aise  de  lui  rendre  de  petits 
soins  ,  de  lui  donner  de  petits  baisers  bien  fra- 
ternels ,  qui  ne  me  paroissoient  pas  plus  sen- 
suels pour  elle  :  cétoit  là  tout.  Elle  étoit  fort 
blanche  ,  fort  maigre  ;  de  la  gorge  comme  sur 
ma  main.  Ce  défaut  seul  eût  sufH  pour  me  gla- 
cer :  jamais  mon  cœur  ni  mes  sens  n'ont  su 
trouver  une  femme  dans  quelqu'un  qui  n'eût 
pas  des  tétons  ;  et  d'autres  causes  ,  dont  il  est 
inutile  de  parler  ici ,  m'ont  toujours  fait  oublier 
son  sexe  auprès  d  elle. 

Ayant  ainsi  pris  mon  parti  sur  un  assujettisse- 
ment nécessaire,  je  m'y  livrai  sans  résistance,  et 
le  trouvai,  du  moins  la  première  année,  moins 
onéreux  (jue  je  ne  m'y  serois  attendu.  Madame 
d  Kpinay  ,  qui  d  ordinaire  passoit  l'été  pres([ue 
entier  à  la  campagne,  n'y  passa  qu'une  partie  de 
celui-ci;  soit  que  ses  affaires.la  retinssent  davan- 
tage à  Paris^  soit  que  l'absence  de  Grimm  lui 
rendit  la  Chevrette  moins  agréable,  .le  pioliiai 
des  intervalles  qu'elle  n'y  passoit  pas ,  ou  durant 
lesijuels  elle  y  avoit  beaucoup  de  monde  ,  pour 
jouir  de  ma  solitude  avec  ma  bonne  Thérèse  et 
sa  mère,  de  manière  à  m'en  bien  faire  sentir  le 
prix.   Quoiijue  depuis  quelques  années  j'allasse 
assez  fré(juemment  à  la  canq)agne,  cétoit  pres- 
que sans  la  {;oûter,  et  ces  voyages  ,  toujours 
faits  avec  des  gens  à  préteulious,  toujours  gâ- 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  225 

tés  par  la  gêne,  ne  faisoient  qu'aiofuiser  en  moi 
le  goût  des  plaisirs  rustiques,  dont  je  n'entre- 
voyois  de  plus  près  l'image  que  pour  mieux  sen- 
tir leur  privation.  J'étois  si  ennuyé  de  salons, 
de  jets-d'eau,  de  bosquets,  de  parterres,  et  des 
plus  ennuyeux  montreurs  de  tout  cela  ;  j  etois 
si  excédé  de  brochures,  de  clavecin,  de  tri,  de 
nœuds,  de  sots  bons-mots,  de  fades  minaude- 
ries ,  de  petits  conteurs  ,  et  de  grands  soupes , 
que,  quand  je  lorgnois  du  coin  de  l'œil  un  sim- 
ple pauvre  buisson  d'épines ,  une  grange  ,  une 
haie,  un  pré;  quand  je  humois ,  en  traversant 
un  hameau ,  la  vapeur  d'une  bonne  omelette  au 
cerfeuil  ;  quand  j'entendois  de  loin  le  rustique 
refrain  de  la  chanson  des  bisquières,  je  donnois 
au  diable  et  le  rouge  et  les  falbalas  et  l'ambre  ; 
et,  regrettant  le  dîné  de  la  ménagère  et  le  vin  du 
cru ,  j'aurois  de  bon  cœur  paumé  la  gueule   à 
monsieur  le  chef  et  à  monsieur  le  maître,  qui 
me  faisoient  dîner  à  Iheure  où  je  soupe,  souper 
à  l'heure  où  je  dors,  mais  sur-tout  à  messieurs 
les  laquais  ,  qui  dévoroient  des  yeux  mes  mor- 
ceaux, et,  sous  peine  de  mourir  de  soif,  me  ven- 
doient  le  vin  drogué  de  leur  maître  dix  fois  plus 
cher  que  je  n'en  aurois  payé  de  meilleur  au  ca- 
baret. 

Me  voilà  donc  enfin  chez  moi,  dans  un  asile 
agréable  et  solitaire ,  maître  d'y  couler  mes  jours 
dans  cette  vie  indépendante,  égale  et  paisible, 
pour  laquelle  je  me  sentois  né.  x\vant  de  dire 
l'effet  que  cet  état,  si  nouveau  pour  moi,  lit  sur 

il.  i5 


2-J.G  l-ES    CONFESSIONS. 

mon  cœur,  il  convient  d'en  récapituler  les  affec- 
tions secrètes,  afin  qu'on  suive  mieux  dans  sa 
cause  le  progrès  de  ces  nouvelles  modifications. 

J'ai  toujours  regarde  le  jour  qui  m'unit  à  ma 
Thérèse  comme  celui  qui  fixa  mon  être  inoral. 
J'avois  l)e.soin  d'un  attachement,  puisque  enfin 
celui  qui  devoit  me  suffire  avoit  été  si  cruclle- 
nicnt  rompu.  La  soif  duLonheur  ne  s'éteint  point 
dans  le  cœur  de  1  homme.  ÎNIaman  vieilli.s?oit  et 
s'avilissoit!  Il  m'étoit  prouvé  qu'elle  ne  pouvoit 
plus  être  heiucuse  ici-has.  Restoit  à  chercher  un 
J)onheur  qui  me  fut  proj)re,  ayant  perdu  tout 
espoir  de  jamais  partajjcr  le  sien.  JeHottai  (piel- 
que  temps  d'idée  en  idée  et  de  projet  en  projet. 
3Ion  voyaj^e  de  Venis(>  m'eut  jeté  dans  les  affai- 
res puhliques,  si  Ihomme  avec  (pii  j  allai  me 
fourrer  avoit  eu  le  sens  commun.  Je  suis  facile 
à  décourajj^er,  sur-tout  dans  les  entreprises  pé- 
nibles et  de  lonp,ue  haleine.  I^e  mauvais  succès 
de  celle-ci  me  dégoûta  de  toute  autre,  et,  re;;ar- 
tiant,  selon  mon  ancienne  maxime,  les  objets 
lointains  comme  des  leiUTCs  de  dupe,  je  me  ilé* 
terminai  à  vivre  désormais  au  jour  la  journée, 
ne  voyant  plus  rien  dans  la  vie  (jui  me  tenlàl  de 
m'évertuer. 

Ce  fut  juécisément  alors  <jue  se  fil  notre  con- 
noissance,  J^e  doux  carac;lère  de  cette  bonne  Hllc 
me  parut  si  bien  convenir  au  mien  ,  que  je  m'u- 
nis à  elle  d'un  attachemcnl  à  lépreuvedu  tenq)s 
et  des  torts,  et  ([ue  tout  ccMpii  fauioit  dû  rom- 
j)re  n'a  jamais  lait  <ju  augmenter.  On  connoîtru 


PARTIE   II,   LIVRE   IX.  227 

la  force  de  cet  attachement  dans  la  suite ,  quand 
je  découvrirai  les  plaies,  les  déchirures  dont  elle 
a  navré  mon  cœur  dans  le  fort  de  mes  misères, 
sans  que,  jusqu'au  moment  où  j'écris  ceci,  il 
m'en  soit  échappé  jamais  un  seul  mot  de  plainte 
à  personne. 

Quand  on  saura  qu'après  avoir  tout  fait ,  tout 
Lravé  pour  ne  m'en  point  séparer,  qu  après  vingt- 
cinq  ans  passés  avec  elle,  malgré  le  sort  et  les 
hommes ,  j'ai  fini  sur  mes  vieux  jours  par  l'épou- 
ser, sans  attente  et  sans  sollicitation  de  sa  part, 
sans  engagement  ni  promesse  de  la  mienne  ,  on 
croira  qu'un  amour  forcené ,  m'ayant  dès  le  pre- 
mier jour  tourné  la  tcte ,  n'a  fait  que  m'amener 
par  degrés  à  la  dernière  extravagance  ;  et  on  le 
croira  bien  plus  encore,  quand  on  saura  les  rai- 
sons particulières  et  fortes  ([ui  dévoient  m'em- 
pêcher  d'en  jamais  venir  là.  Que  pensera  donc 
le  lecteur,  quand  je  lui  jurerai,  dans  toute  la 
vérité,  qu'il  doit  maintenant  me  connoître  ,  que, 
du  premier  moment  que  je  lavis  jusqu'à  ce  jour, 
Jjc  n'ai  jamais  senti  la  moindre  étincelle  d'amour 
pour  elle,  que  je  n'ai  pas  plus  désiré  de  la  pos- 
séder que  madame  de  Warens,  et  <jue  les  be- 
soins des  sens ,  que  j'ai  satisfaits  auprès  d'elle 
ont  uniquement  été  pour  moi  ceux  du  sexe ,  sans 
avoir  rien  de  propre  à  l'individu?  Il  croira  peut- 
être  qu'autrement  constitué  ([uun  autre  homme 
je  fus  incapable  de  ressentir  l'amour,  puisqu'il 
n'entroit  point  dans  les  sentiments  qui  m'atta- 
choient  aux  femmes  (pii  m'étoicnt  les  plus  chè  < 


228  LES   CONFESSIONS. 

res.  Patience,  ô  mon  lecteur!  le  moment  funeste 
approche  où  vous  ne  serez  que  trop  Lien  dés- 
abusé. 

Je  me  répète,  on  le  sait;  il  le  faut.  Le  premier 
de  tous  mes  besoins,  le  plus  p^rand  ,  le  j)liis  fort, 
le  plus  inextinguible,  étoit  tout  entier  dans  mon 
cœur  :  c'étoit  le  besoin  d  ime  société  intime  et 
aussi  intime  qu  elle  pouvoit  l'être  ;  c  etoit  sur- 
tout pour  cela  qu'il  me  falloit  une  femme  plu- 
tôt qu  un  Iionnne,  une  amie  plutôt  (pi  un  ami. 
Ce  besoin  sin{julier  étoit  tel ,  i[uc  la  plus  étroite 
union  des  corps  ne  pouvoit  encore  y  suflire  :  il 
m'auroit  fallu  deux  âmes  dans  le  même  corps  ; 
sans  cela  ,  je  sentois  toujours  du  vide.  Je  me  crus 
au  moment  de  n'en  plus  sentir.  Cette  jeune  per- 
sonne ,  aimable  par  mille  excellentes  (pialitcs, 
et  même  alors  par  la  li^jine ,  sans  ombre  d  art 
ni  tle  coquetterie ,  eût  borné  dans  elle  seule  mon 
existence ,  si  j'avois  pu  borner  la  sienne  en  moi , 
comme  je  l'avois  espéré.  Je  n'avois  rien  à  crain- 
dre du  côté  des  hommes  ;  je  suis  sur  d'être  le 
seul  qu'elle  ait  véritablement  aimé  ;  et  ses  tran- 
quilles sens  ne  lui  en  ont  guèie  demandé  d  au- 
tres ,  même  quand  j'ai  cessé  d'en  être  un  pour 
elle  à  cet  éyard.  .le  navois  point  tle  famille;  elle 
en  avoit  une  ;  et  cette  famille ,  dont  tous  les  na- 
turels différoient  trop  du  sien  ,  ne  se  trouva  j)as 
telle  (pie  j  en  pusse  faire  la  mienne.  Là  fui  la 
piemièrccausede  mon  malheur.  Que  n  aurois-jc 
point  donné  pour  me  faire  l'enfant  de  sa  mère  !  Je 
iii  tout  pour  y  parvenir,  et  n'en  pus  venir  à  bout. 


PARTIE   II,  LIVRE   IX.  229 

.l'eus  beau  vouloir  unir  tous  nos  intérêts,  cela 
me  fut  impossible.  Elle  s'en  fit  toujours  un  dif- 
férent du  mien ,  contraire  au  mien ,  et  même  à 
celui  de  sa  fille ,  qui  déjà  n'en  étoit  plus  séparé. 
Elle  et  tous  ses  autres  enfants  et  petits-enfants 
devinrent  autant  de  sang-sues  ,  dont  le  moindre 
mal  qu'ils  fissent  à  Tbérèse  étoit  de  la  voler.  La 
pauvre  fille,  accoutumée  à  fléchir,  même  sous 
ses  nièces,  se  laissoit  dévaliser  et  gouverner  sans 
mot  dire  ;  et  je  voyois  avec  douleur  qu'épuisant 
ma  bourse  et  mes  leçons  je  ne  faisois  rien  pour 
elle  dont  elle  pût  profiter.  J'essayai  de  la  déta- 
cher de  sa  mère  ;  elle  y  résista  toujours.  Je  res- 
pectai sa  résistance  ,  et  l'en  estimai  davantage  : 
mais  son  refus  n'en  tourna  pas  moins  au  préju- 
dice de  tous  deux.  Livrée  à  sa  mère  et  aux  siens, 
elle  fut  à  eux  plus  qu'à  moi ,  plus  qu'à  elle-mê- 
mie.  Leur  avidité  lui  fut  moins  ruineuse  que 
leurs  conseils  ne  lui  furent  pernicieux;  enfin  si, 
grâces  à  son  amour  pour  moi ,  si ,  grâces  à  son 
bon  naturel,  elle  ne  fut  pas  tout-à-fait  subju- 
guée ,  c'en  fut  du  moins  assez  pour  empêcher 
en  grande  partie  l'effet  des  bonnes  maximes  que 
je  m'cfforçois  de  lui  inspirer  ;  c  en  fut  assez  pour 
que ,  de  ([uel([ue  façon  que  je  m'y  sois  pu  pren- 
dre ,  nous  ayons  toujours  continué  d'être  deux. 
Voilà  comment,  dans  un  attachement  sincère 
et  réciproque ,  où  je  mis  toute  la  tendresse  de 
jnon  cœur,  le  vide  de  ce  cœur  ne  fut  pourtant 
jamais  bien  rempli.  Les  enfants  ,  par  lesquels  il 
l'eût  été,  vinrent;  ce  fut  encore  pis.  .le  fré   lis 


p3o  les  confessions. 

de  les  livrer  à  cette  famille  mal  élevée  pour  en 
être  élevés  encore  plus  mal.  Les  risques  de  Fé- 
ducation  des  Enfants-trouvés  leur  étoient  cent 
fois  moins  funestes.  Cette  raison  du  parti  que 
je  pris,  plus  forte  que  toutes  celles  <[ue  j  éiion- 
c^ai  dans  ma  lettre  à  madame  de  Francueil ,  lut 
pourtant  la  seule  que  je  n'osai  lui  dire.  J'aimai 
mieux  ne  pas  me  disculper  autant  que  je  le  pou- 
vols  d'un  blâme  aussi  ^rave ,  et  ména(Tfer  la  fa- 
mille d'une  personne  que  j'aimois.  Mais  on  peut 
jup;er,  par  les  mœurs  de  son  malheureux  frère  , 
si  jamais,  quoi  qu'on  en  pût  dire ,  je  devois  ex- 
poser mes  enfants  à  recevoir  une  éducation  sem- 
bla) )le  à  la  sienne. 

Ne  pouvant  ffoûter  dans  sa  plénitude  cette  in- 
time société  dont  je  sentois  le  besoin  ,  j'y  clier- 
cliois  des  suppléments  qui  n'en  remj)lissoient 
pas  le  vide,  mais  qui  me  le  laissoient  moins  sen- 
tir. Faute  d'un  ami  qui  fût  à  moi  tout  entier,  il 
me  falloit  des  amis  dont  limpulsion  surmontât 
mon  inertie.  G  est  ainsi  que  je  cultivai,  que  je 
resserrai  mes  liaisons  avec  Diderot,  avec  l'abbé 
de  Gondillac  ,  que  j'en  fis  une  nouvelle  avec 
rFiimm,  plus  étroite  encore,  et  qu'enfin  je  me 
trouvai,  par  ce  mallieureux  discours  dont  j'ai 
narré  l'histoire,  rejeté  sans  y  sonfjer  dans  la  lit- 
térature, dont  je  me  croyois  sorti  pour  toujours. 

IMon  début  me  fit  suivre  une  route  nouNclle 
f[ui  me  jeta  <lans  un  autre  moiicK"  iiitellcc  luel , 
dont  je  ne  pus  sans  eiiilioiisiasmc  envisafjer  la 
simple  et  hère  économie,  bientôt  ,  à  force  de 


PARTIE   II,    LIVRE    IX.  23l 

m'en  occuper ,  je  ne  vis  plus  qu  erreur  et  folie 
dans  la  doctrine  de  nos  sages ,  qu'oppression  et 
misère  dans  notre  ordre  social.  Dans  l'illusion 
de  mon  sot  orgueil ,  je  me  crus  fait  pour  dissi- 
per tous  ces  prestiges  ;  et  jugeant  que  ,  pour  me 
faire  écouter  y.  il  falloit  mettre  ma  conduite  d'ac- 
cord avec  mes  principes  ,  je  pris  l'allure  singu- 
lière qu'on  ne  mi'a  pas  permis  de  suivre ,  dont 
mes  prétendus  amis  ne  m'ont  jamais  pardonné 
l'exemple  ,  qui  d  abord  me  rendit  ridicule  ,  et 
qui  m'eût  enfin  rendu  respectable,  s  il  m'eût  été 
possible  d'y  persévérer. 

Jusque-là  j'avois  été  bon  :  dès-lors  je  devins 
vertueux,  ou  du  moins  enivré  de  la  vertu.  Cette 
ivresse  avoit  commencé  dans  ma  tête,  mais  elle 
avoit  passé  dans  mon  cœur.  Le  plus  noble  or- 
gueil y  germa  sur  les  débris  de  la  vanité  déra- 
cinée. Je  ne  jouai  rien  :  je  devins  en  effet  tel  que 
je  parus  ;  et ,  durant  quatre  ans  au  moins  que 
dura  cette  effervescence,  rien  de  grand  et  de  beau 
ne  peut  entrer  dans  un  cœur  d  iiomme  dont  je 
ne  fusse  capable  entre  le  ciel  et  moi.  Voilà  d'où 
naquit  ma  subite  élo^juence  ,  voilà  d'où  se  ré- 
pandit dans  mes  premiers  livres  ce  feu  vraiment 
céleste  qui  m'écbauffoit  en  dedans ,  et  dont  pen- 
dant (juarante  ans  il  ne  s'étoit  pas  échappé  la 
moindre  étincelle  ,  pai'cequ'il  n'éloit  pas  encore 
allumé. 

J'étois  vraiment  transformé  ;  mes  amis  ,  mes 
connoissanccs  ne  me  reconnoissoiont  plus.  Je 
n'étois  plus  cet  homme  timide  ,  et  plutôt  bon- 


232  LES   CONFESSIONS. 

teux  que  modeste,  qui  n'osoit  ni  se  prëscntcrni 
parler ,  qu'un  mot  badin  déconcertoit  ,  qu'un 
lefjarddc  femme  faisoit  rougir.  Audacieux,  fier, 
intrépide,  je  portois   par-tout  une  assurance 
d'autant  plus  ferme  quelle  étoit  simple  et  rési- 
doit  plus  dans  mon  ame  que  dans  mon  main- 
tien. Le  mépris  que  mes  profondes  méditations 
m'avoient  inspiré  pour  les  mœurs,  les  maximes 
et  l(^s  préjii.fjés  de  mon  siècle,  me  rcndoit  insen- 
sible aux  railleries  de  ceux  qui  les  avoient ,  et 
j  ecrasois  leurs  petits  l)ons-mots  avec  mes  sen- 
tences ,  comme  j  ceraserois  un  insecte  entre  mes 
doigts.  Ou(l  liiangement  étonnant!  i'out  Faiis 
répétoit  les  acres  et  mordants  sarcasmes  de  ce 
même  bomme,  qui,  deux  ans   auparavant  et 
dix  ans  après,   n'ji  jamais  su  trouver  la  chose 
qu'il  avoit  à  diie  ,  ni  le  mot  qu'il  devoit  em- 
ployer.  Qu'on  chercbe  l'état  <hi  monde  le  plus 
contraire  à  mon  naturel  ;  on  trouvera  celui-là. 
Qu'on  se  rappelle  un  de  ces  courts  moments  de 
ma  vie  où  je  devenoisun  autre,  et  cessois  d'être 
moi  ;  on  le  trouve  encore  dans  le  temps  dont  je 
parle  :  mais  au  lieu  de  durer  six  jours,  six  se- 
maines ,  il  dura  près  de  six  ans ,  et  dureroit  peut- 
être  encore  sans  les  circonstances  jiarticulières 
qui  le  firent  cesser,  et  me  rendirent  à  la  nature, 
au-dessus  de  laquelle^  j'avois  voulu  m'élever. 

Clecbinigcmciit  (  oniuîcnça  sitôt  (juc  j  fusipiit- 
té  Paris ,  et  que  le  spectacle  des  vices  de  cette 
grande  ville  cessa  de  nourrir  l'indignation  qu'il 
m'avoit  inspiix'c.  Quand  je  n«^  vis  plus  les  lioni- 


PARTIE   II,   LIVRE    IX.  2^3 

mes  ,  je  cessai  de  les  mépriser  ;  quand  je  ne  vis 
plus  les  méchants  ,  je  cessai  de  les  haïr.  Mon 
cœur  ,  peu  fait  pour  la  haine,  ne  fit  plus  que 
déplorer  leur  misère  et  n'en  distinguoit  pas  leur 
méchanceté.  Cet  état  plus  doux ,  mais  hien  moins 
suhlime,  amortit  bientôt  l'ardent  enthousiasme 
qui  m'avoit  transporté  si  long-temps  ;  et ,  sans 
qu'on  s'en  aperçut ,  sans  presque  m'en  aperce- 
voir moi-même,  je  redevins  craintif,  complai- 
sant ,  facile ,  en  un  mot  le  même  Jean-Jacques 
que  j'avois  été  auparavant. 

Si  la  révolution  n'eût  fait  que  me  rendre  à 
moi-même  et  s'arrêter  là,  tout  étoit  bien  ;  mais 
malheureusement  elle  alla  plus  loin  et  m'em- 
porta rapidement  à  l'autre  extrême.  Dès -lors 
mon  ame  en  branle  n'a  plus  fait  que  passer  par 
la  ligne  de  repos,  et  ses  oscillations  toujours 
renouvelées  ne  lui  ont  jamais  permis  d'y  rester. 
Entrons  dans  le  détail  de  cette  seconde  révo- 
lution :  époque  terrible  et  fatale  d'un  sort  qui 
n'a  point  d'exemple  chez  les  mortels. 

N  étant  que  trois  dans  notre  retraite,  le  loisir 
et  la  solitude  dévoient  naturellement  resserrer 
notre  intimité.  C'est  aussi  ce  qu'ils  firent  entre 
Thérèse  et  moi.  Nous  passions  tête  à  tête  sous 
les  ombrages  des  heures  charmantes  dont  je  n'a- 
vois  jamais  si  bien  senti  la  douceur.  Elle  me 
parut  la  goûter  elle-même  encore  plus  qu'elle 
n' avoit  fait  jusqu'alors.  Elle  m'ouvrit  son  cœur 
sans  réserve ,  et  m'apprit  de  sa  mère  et  de  sa 
famille  des  choses  qu'elle  avoit  eu  la  force  de 


234  I-ES   CONFESSIONS, 

me  taire  pendant  lonp-tenips,  TAine  et  l'antre 
avoient  reçu  de  madame  iJiipin  des  multitudes 
de  présents  faits  à  mon  intention  ,  mais  que  la 
vieille  madrée  setoit  appropriés  pour  elle  etpour 
ses  autres  enfants  ,  sans  en  rien  laisser  à  Thé- 
rèse, et  avec  très  sévères  défenses  de  m  en  par- 
ler; ordre  que  la  pauvre  fille  avoit  suivi  jusqu'a- 
lors avec  une  obéissance  incroyable. 

Mais  une  chose  qui  me  surprit  beaucoup  da- 
vanta^re  fut  d  apprendre  cju  outre  les  entretiens 
particuliers  que  Diderot  et  (rrimm  avoient  eus 
souvent  avec  Tune  et  lautre  ,  pour  les  détacher 
de  moi  ,  et  qui  n'avoient  pas  réussi  par  la  résis- 
tance de  Thérèse,  tous  deux  avoient  eu  depuis 
lors  de  fréquents  et  secrets  colloques  avec  sa 
mère  ,  sans  qu'elle  ei'it  rien  pu  savoir  de  ce  (jui 
se  traitoit  entre  eux.  Tout  ce  qu  elle  savoit  éloit 
que  les  petits  présents  s'en  étoient  mêlés ,  et 
qu'il  y  avoit  de  petites  allées  et  venues  dont 
on  tâchoit  de  lui  faire  mvslère,  et  dont  elle 
ignoroit  absolument  le  motif  Quand  nous  (juit- 
tàmes  Paris ,  il  y  avoit  déjà  long-temps  que  ma- 
dame Le  Vasseur  étoit  dans  l'usage  d'aller  voir 
M,  Grimm  deux  ou  trois  fois  par  mois,  et  dy 
passer  (pl(>l(pu^•^  heures  à  des  conversations  si 
secrètes  que  le  la«juais  même  de  (Irinun  étoit 
renvoyé. 

Je  jugeai  (juece  motif  n'étoit  autre  que  le  nu*- 
me  projet  dans  lequel  on  avoit  taché  de  faire 
riitrcrla  hlle  ,  en  pronntlant  <Ic  Icni  prorurei-, 
]>ar  madame  d'Épinav,  un  rcgrat  de  sel ,  un  l)u- 


PARTIE   II,   LIVRE    IX.  23> 

reauà  tabac,  et  les  tentant  en  un  mot  par  l'appât 
du  gain.  On  leur  avoit  représenté  qu  étant  hors 
d'état  de  jamais  rien  faire  pour  elles,  je  ne  pou- 
vois  pas  même ,  à  cause  d'elles ,  parvenir  à  rien 
faire  pour  moi.  Comme  il  ne  paroissoit  à  tout 
cela  que  de  la  bonne  intention ,  je  ne  leur  en 
savois  pas  absolument  mauvais  gré.  Il  n'y  avoit 
que  le  mystère  qui  me  révoltât ,  sur-tout  de  la 
part  de  la  vieille  ,  qui  devenoit  outre  cela  plus 
flagorneuse,  plus  pateline  avec  moi  qu'elle  n'a- 
voit  jamais  été;  ce  qui  ne  l'empêchoit  pas  de  re- 
procher sans  cesse  en  secret  à  sa  fille  qu'elle 
m'aimoit  trop ,  qu'elle  me  disoit  tout ,  qu'elle 
n'étoit  qu  une  bête  ,  et  qu'elle  en  seroit  la  dupe. 
Cette  femme  possédoit  au  suprême  degré  l'art 
de  tirer  d'un  sac  dix  moutures,  de  cacher  à  l'un 
ce  qu'elle  recevoit  de  l'autre  ,  et  à  moi  ce  qu  elle 
recevoit  de  tous.  Je  lui  pardonnois  son  avidité  , 
mais  j'avois  peine  à  lui'pardonner  sa  dissimu- 
lation. Que  pouvoit-elle  avoir  à  me  cacher  ,  à 
moi ,  qu  elle  savoit  si  bien  qui  faisois  mon  bon- 
heur presque  unique  de  celui  de  sa  fille  et  du 
sien?  Ce  que  j'avois  fait  pour  sa  fille  je  l'avois 
fait  pour  moi ,  mais  ce  (jue  j'avois  fait  pour  elle 
méritoit  de  sa  part  quelque  gratitude:  elle  en 
auroit  dû  savoir  gré  du  moins  à  sa  fille  ,  et  m'ai- 
mer  pour  l'amour  d'elle  ,  qui  m'aimoit.  Je  l'a- 
vois tirée  de  la  plus  complète  misère  ,  elle  te- 
noit  de  moi  sa  subsistance  ,  elle  me  devoit  toutes 
les  connoissances  dont  elle  tiroit  si  bon  parti. 
Thérèse  l'avoit  long-temps  nourrie  de  son  tra- 


23G  LES   CONFESSIONS, 

vail,  et  lanounissoit  inaintonant  (\e  mon  pain. 
Elle  (Icvoit  tout  à  cette  lille  pour  qui  jamais  elle 
n'avoit  rien  fait  ;  et  ses  autres  enfants ,  qu'elle 
avoit  tous  dotes  ,  pour  lesquels  elle  s'étoit  rui- 
née ,  loin  de  lui  aider  à  subsister ,  lui  dévoroient 
encore  sa  suLsistance  et  la  mienne,  .le  trouvois 
(|ue  ,  dans  une  pareille  situation ,  elle  devoit  me 
rejyardcr  comme  son  imique  ami,  son  plus  sur 
protecteur ,  et ,  loin  d'avoir  pour  moi  des  secrets 
sur  mes  propres  affaires ,  loin  do  comploter 
contre  moi  dans  ma  propre  maison  ,  m'avertir 
fidèlement  de  tout  ce  qui  pouvoit  m  intéresser , 
quand  elle  lapprenoit  plus  tôt  que  moi.  De  quel 
œil  pouvois-je  donc  voir  sa  conduite  :'  Que  de- 
vois-jc  penser  sur-tout  des  sentiments  qu'elle 
s'efforçoit  (Redonner  à  sa  fille  envers  moii'  Quelle 
monstrueuse  in^yratitude  devoit  être  la  sienne  ; 
quand  elle  cherclioit  à  lui  en  inspirer  ! 

Toutes  ces  réflexions  aliénèrent  enfin  mon 
cœur  de  cette  femme  au  ])oiut  de  ne  pouvoir 
jdus  la  voir  sans  dédain.  C('j)endaut  je  ne  ces- 
sai jamais  de  traiter  avec  respect  la  mère  de  ma 
couqia(Tne ,  et  de  lui  marquer  en  toutes  clioses 
pres(jue  les  éjjards  et  la  considération  (fun  fils  ; 
mais  il  est  vrai  que  je  n'aimois  pas  à  rester  lonj;- 
temps  avec  elle,  et  il  n  est  p,uère  en  moi  de  sa- 
voir me  nèuei'. 

Gest  enctire  ici  un  de  ces  courts  moments  de 
ma  vie  où  j  ai  vu  le  honheui-  de  hien  près  sans 
pouvoir  l'atteindre,  et  sans  (juil  y  ait  de  ma 
faute  à  lavoir  manqué.  Si  cette  femme  eût  été 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  287 

d'un  bon  caractère ,  nous  étions  heureux  tous 
les  trois  jusqu'à  la  fin  de  nos  jours  ;  le  dernier 
vivant  seul  fût  resté  à  plaindre.  Au  lieu  de  cela  , 
vous  allez  voir  la  marche  des  choses,  et  vous  ju- 
gerez si  j'ai  pu  la  changer. 

Madame  Le  Vasseur,  qui  vit  que  j'avois  gagné 
du  terrain  sur  le  cœur  de  sa  fille ,  et  qu'elle  en 
avoit  perdu ,  s'efforça  de  le  reprendre ,  et ,  au  lieu 
de  revenir  à  moi  par  elle ,  tenta  de  me  l'aliéner 
tout-à-fait.  Un  des  moyens  qu'elle  employa  fut 
d'appeler  sa  famille  à  son  aide.  J'avoisprié  Thé- 
rèse de  n'en  faire  venir  personne  à  l'Hermitage  ; 
elle  me  le  promit.  On  les  fit  venir  en  mon  ab- 
sence sans  la  consulter ,  mais  on  lui  fit  promet- 
tre de  ne  m'en  rien  dire,  he  premier  pas  fait , 
tout  le  reste  fut  facile.  Quand  une  fois  on  fait  à 
quelqu'un  qu'on  aime  un  secret  de  quelque  cho- 
se ,  on  ne  se  fait  bientôt  plus  guère  de  scrupule 
de  lui  en  faire  sur  tout.  Sitôt  que  j'étois  à  la  Che- 
vrette, THermitage  étoit  plein  de  monde  qui  s'y 
réjouissoit  assez  bien.  Une  mère  est  toujours 
bien  forte  sur  une  fille  d'un  bon  naturel;  ce- 
pendant, de  quelque  façon  que  s'y  prît  la  vieille, 
elle  ne  put  jamais  faire  entrer  Thérèse  dans  ses 
vues ,  et  l'engager  à  se  liguer  contre  moi.  Pour 
elle ,  elle  se  décida  sans  retour  ;  et  voyant  d'un 
côté  sa  fille  et  moi,  chez  qui  Ton  pouvoit  vivre  , 
et  puis  c  étoit  tout  ;  de  l'autre ,  Diderot ,  Grimm , 
d'noll)ach ,  et  madame  d'Kpinay ,  qui  promet- 
toicnt  i)caucoup  et  donnoient  quelque  chose, 
elle  n'estima  pas  qu'on  pût  avoir  jamais  tort 


n38  LES    CONFESSIONS. 

dans  le  parti  tlune  fermière-générale  et  d  un 
baron.  Si  j  eusse  eu  de  meilleurs  yeux ,  j'aurois 
vu  dès-lors  que  je  nourrissois  un  serpent  dans 
mon  sein.  Mais  mon  aveugle  confiance,  que  rien 
encore  n'avoit  altérée,  étoit  telle  que  je  n'ima- 
ffinois  pas  même  ([uon  pût  vouloir  nuire  à  f[uel- 
qu'un  qu'on  tlevoit  aimer,  et  quen  voyant  our- 
dir autour  de  moi  mille  trames  ,  je  ne  savois  me 
plaindre  que  de  la  tyrannie  de  ceux  que  j'appc- 
lois  mes  amis ,  et  qui  vouloient,  selon  moi ,  me 
iorcer  d'être  heureux  à  leur  mode  plutôt  qu  à  la 
mienne. 

Quoique  Thérèse  refusât  d'entrer  dans  la  ligue 
avec  sa  mère,  elle  lui  .*;arda  derechef  le  secret: 
son  motif  étoit  louahlc;  je  ne  dirai  pas  si  elle 
fit  bien  ou  mal.  Deux  femmes  qui  ont  des  secrets 
aiment  à  en  l)abiller  ensemble  ;  cela  les  rappro- 
choit  ;  et  Thérèse  ,  en  se  partageant,  me  laissoit 
sentir  quelquefois  que  j'étois  seul  :  car  je  ne  pou- 
vois  plus  compter  pour  société  celle  que  nous 
avions  tous  trois  ensemble.  Ce  fut  alors  que  je 
sentis  vivement  le  tort  que  j'avois  eu,  durant 
nos  premières  liaisons  ,  de  ne  pas  profiter  de  la 
docilité  que  lui  donnoit  son  amour  pour  l'orner 
de  talents  et  de  <onnoissances  qui,  nous  tenant 
plus  rapprochés  dans  notre  retraite,  auroient 
agréablement  renq")li  son  temps  et  le  mien,  sans 
jamais  nous  laisser  sentir  la  longueur  du  têle-à- 
tête.  Ce  n'étoit  pas  que  rcutrcli«Mi  laiît  enlre 
nous,  et  quelle  parût  s  ennuyer  dans  nos  pro- 
menades} mais  enfin  nous  n'avions  pas  assez 


PARTIE   II,    LIVRE    IX.  23() 

d'idées  communes  pour  nous  faire  un  grand  ma- 
gasin :  nous  ne  pouvions  plus  parler  sans  cesse 
de  nos  projets  bornes  désormais  à  celui  de  jouir. 
Les  objets  qui  se  présentoient  m'inspiroient  des 
réflexions  qui  n'étoient  pas  à  sa  portée.  Un  atta- 
chement de  treize  ans   navoit  plus  besoin  de 
paroles  ;  nous  nous  connoissions  trop  pour  avoir 
plus  rien  à  nous  apprendre.  Restoit  la  ressource 
des  caillettes  ,  médire  et  dire  des  quolibets.  C'est 
sur-tout  dans  la  solitude  qu'on  sent  l'avantape 
de  vivre  avec  quelqu'un  qui  sait  penser.  Je  n'a- 
vois  pas  besoin  de  cette  ressource  pour  me  plaire 
avec  elle  ;  mais  elle  en  auroit  eu  besoin  pour  se 
plaire  toujours  avec  moi.  Le  pis  étoit  qu'il  fal- 
loit  avec  cela  prendre  nos  têtes-à-têtes  en  bonne 
fortune  :  sa  mère ,  qui  m'étoit  devenue  impor- 
tune,  me  forçoit  à  les  épier.  J'étois  gêné  chez 
moi  ;  c'est  tout  dire  :  l'air  de  l'amour  gâtoit  la 
bonne  amitié.  Nous  avions  un  commerce  inti- 
me ,  sans  vivre  dans  l'intimité. 

Dès  que  je  crus  voir  que  Thérèse  cherchoit 
quelquefois  des  prétextes  pour  éluder  les  pro- 
menades que  je  lui  proposois,  je  cessai  de  lui 
en  proposer,  sans  lui  savoir  mauvais  gré  de  ne 
pas  s'y  plaire  autant  que  moi.  Le  plaisir  n'est 
point  une  chose  qui  dépende  de  la  volonté.  J'é- 
tois sûr  de  son  cœur,  ce  m'étoit  assez.  Tant  que 
mes  plaisirs  étoient  les  siens ,  j'en  étois  fort  aise; 
quand  cela  n'étoit  pas,  je  préférois  son  contcji- 
tcnicnt  au  mien. 

Voilà  comment ,  ù  demi  trompé  dans  mon 


240  LES   CONFESSIONS, 

attente  ,  menant  une  vie  de  mon  goût ,  clans  un 
séjour  de  mon  choix  ,  avec  une  personne  qui 
in'étoit  chère,  je  parvins  pourtant  à  me  sentir 
presque  isolé.  Ce(|ui  me  manfjuoit  m  enqiêchoit 
de  goûter  ce  que  j'avois.  En  fait  de  honheur  et 
de  jouissances  il  me  falh)it  tout  ou  rien.  On  verra 
pourquoi  ce  détail  m'a  paru  nécessaire.  Je  re- 
prends à  présent  le  fil  de  mon  récit. 

Je  croyois  avoir  des  trésors  dans  les  immen- 
ses manuscrits  que  m  avoit  donnés  le  comte  de 
•  Saint-Pierre.  En  les  examinant  ,  je  vis  que  ce 
n'étoit  presque  <[ue  le  recueil  deu  ouvrages  im- 
primés de  son  oncle,  annotés  et  corrij;és  «le  sa 
main  ,  avec  très  peu  d'autres  petites  ])ièi'es  qui 
n'avoient  pas  vu  le  jour.  Je  me  conlirmai  par 
ses  écrits  de  morale  dans  Tidée  «pie  m. noient 
donnée  quelques  lettres  de  lui  que  niadame  de 
Gréqui  m'avoit  montrées,  «pi'il  avoit  henueoup 
plus  desprit  que  je  n  a  vois  cru  ;  mais  1  exanien 
approfondi  de  ses  ouvrages  de  politique  ne  me 
montra  que  des  vues  superlicielles ,  des  ])r«ijels 
utiles, mais  impraticables  par  Terreur  dont  I  au- 
teur n'a  jamais  pu  sortir,  «pie  les  hommes  se 
conduisoient  par  leurs  lumières  plutôt  «pu-  par 
leurs  passions.  I^a  haute  ojdnion  «ju  il  av«)ii  pri>e 
des  connoissances  modernes  lui  avoit  fait  ad«jp- 
ter  ce  faux  principe  de  la  raison  perfectionnée, 
hase  de  tous  les  étahlissenients  «pi  il  proposoit , 
et  source  «le  tous  ses  sophisnus  p«)liti<pies.  Cet 
homme  rare,  Ihonncur  «le  son  siècle  et  de  son 
espèce,  et  le  seul ,  depuis  lélahlissemcntdu  genre 


PARTIE   II,    LIVRE    IX.  24l 

humain,  qui  n'eût  d'autre  passion  que  celle  de 
la  raison,  ne  fît  cependant  que  marcher  d'erreur 
en  erreur  dans  tous  ses  systèmes ,  pour  avoir 
voulu  rendre  les  hommes  semhlahles  à  lui ,  au 
lieu  de  les  prendre  tels  qu'ils  sont  et  qu'ils  con- 
tinueront d'être.  Il  n'a  travaillé  que  pour  des 
êtres  imaginaires  en  pensant  travailler  pour  ses 
contemporains. 

Tout  cela  vu ,  je  me  trouvai  dans  quelque  em- 
barras sur  la  forme  à  donner  à  mon  ouvrage* 
Passer  à  l'auteur  ses  visions ,  c'étoit  ne  rien  faire 
d'utile  ;  les  réfuter  à  la  rigueur  étoit  faire  une 
chose  malhonnête,  puisque  le  dépôt  de  ses  ma- 
nuscrits, que  j'avois  accepté  et  même  demandé, 
m'imposoit  l'obligation  d'en  traiter  honorable- 
ment l'auteur.  Je  pris  enfin  le  parti  qui  me  pa- 
rut le  plus  honnête,  le  plus  équitable,  et  le  plus 
utile  :  ce  fut  de  donner  séparément  les  idées  de 
l'auteur  et  les  miennes,  et  pour  cela  d'entrer 
dans  ses  vues ,  de  les  éclaircir ,  de  les  étendre  ,  et 
de  ne  rien  épargner  pour  leur  faire  valoir  tout 
leur  prix. 

Mon  ouvrage  devoit  être  composé  de  deux  par- 
ties absolument  séparées;  lune,  destinée  à  ex- 
poser de  la  façon  que  je  viens  de  dire  les  divers 
projets  de  l'auteur.  Dans  l'autre,  qui  ne  devoit 
paroître  qu'après  que  la  première  auroit  fait  son 
effet ,  j'aurois  porté  mon  jugement  sur  ces  mê- 
mes projets;  ce  qui,  je  l'avoue,  eût  pu  les  expo- 
ser f[uel(jucf'ois  au  sort  du  sonnet  du  misan- 
thrope. A  la  tête  de  tout  l'ouvrage  devoit  être 
i4-  jt» 


2i\l  LES    CONFESSIONS, 

une  vie  de  1  auteur,  pour  laquelle]  avois  ramassé 
classez  bons  matériaux  ,  que  je  me  llattois  de  ne 
pas  gâter  en  les  employant.  J  avois  un  peu  vu 
ral)l)é  de  Saint-Pierre  dans  sa  ^•^eilIesse;  et  la 
vénération  que  j  avois  pour  sa  mémoire  métoit 
garant  qu'à  tout  prendre  M.  le  comte  ne  seroit 
pas  mécontent  de  la  manière  dontj'aurois  traite 
son   parent. 

Je  fis  mon  Essai  sur  la  paix  perpétuelle  ,  le 
plus  considérable  et  le  plus  travaillé  de  tous  1rs 
ouvrages  qui  composoient  ce  recueil ,  et  avant 
de  me  livrer  à  mes  réflexions,  j'eus  le  comage 
de  liie  absolument  tout  ce  (pie  1  abbé  avoit  écrit 
sur  ce  beau  sujet,  sans  jamais  me  rebuter  par 
ses  longueurs  et  par  ses  redites.  Le  public  a  vu 
cet  extrait,  ainsi  je  n'ai  rien  à  en  dire.  Quant  au 
jugement  (pie  j  en  ai  porté,  il  n'a  point  été  im- 
primé, et  j'ignore  s'il  le  sera  jamais  :  mais  il  lut 
tait  en  même  temps  ([ue  l'extrait.  Je  passai  de  lu 
à  la  polysj  nodie  ^  ou  pluralité  des  conseils;  ou- 
vrage fait  sous  le  régent  pour  favoriser  l'admi- 
nistration (pi'il  avoit  choisie  ,  et  (pii  fit  chasser 
de  l'académie  frîineoise  l'abbé  de  Saint-lMerre 
pour  (juclijiies  traits  contre  ra(hninistrationpré- 
cédent(^ ,  dont  la  duchesse  du  Maine  et  le  cardi- 
nal de  Polijjnac  furent  fâchés,  .l'achevai  ce  tia- 
vail  comme  le  précédent,  tant  le  jugement  (jue 
l'extrait  :mais  je  m'en  tins  là,  sans  vouloir  eon- 
tiiiiu  r  ccnc  entreprise,  (pie  je  n  aurois  pas  dû 
COmUKMK  (•! . 

La  réllexion  ([iii  m  y  fit  renoncer  se  présente 


PARTIE   II,    LIVRE    IX.  243 

crelle-mênie ,  et  il  étoit  étonnant  (qu'elle  ne  nie 
lût  pas  venue  plus  tôt.  La  plupart  des  écrits  de 
Tabbé  de  Saint-Pierre  étoient  ou  contenoient 
des  observations  critiques  sur  quelques  parties 
du  {j^ouvernenicnt  de  France,  et  il  y  en  avoit 
même  de  si  libres  qu  il  étoit  beureux  pour  lui 
de  les  avoir  faites  impunément.  Mais  dans  les 
bureatix  des  ministres  on  avoit  de  tout  temps 
re[yardé  l'abbé  de  Saint-Pierre  comme  une  es- 
pèce de  prédicateur  moral  plutôt  que  comme  un 
vrai  politique,  et  on  le  laissoit  dire  tout  à  son 
aise,  parcequon  voyoit  bien  que  personne  ne 
Técoutoit.  Si  j'étois  parvenu  à  le  faire  écouter, 
le  cas  eût  été  bien  différent.  11  étoit  François;  je 
ne  fétois  pas  :  et ,  en  m'avisant  de  répéter  ses 
censures  ,  quoique  sous  son  nom,  je  m'exposois 
à  me  faire  demander  un  peu  rudement ,  mais 
sans  injustice ,  de  quoi  je  me  mêlois.  Heureuse- 
ment avant  d  aller  plus  avant  je  vis  la  prise  que 
j'allois  donner  sur  moi,  et  me  retirai  bien  vite! 
Je  savois  que,  vivant  seul  au  milieu  des  bom- 
mes,  et  d'bommes  tous  plus  puissants  que  moi, 
je  ne  pouvois  jamais,  de  quelque  façon  que  je 
m'y  prisse ,  me  mettre  à  labri  du  mal  qu'ils  vou- 
droient  me  faire.  Il  n  y  avoit  qu'une  chose  en 
cela  qui  dépendît  de  moi  ;  ç'étoit  de  faire  en  sorte 
au  moins  que  ({uand  ils  m'en  voudroient  faire, 
ils  ne  le  pussent  <[u injustement.  Cette  maxime, 
qui  me  fit  abandonner  l'abbé  de  Saint-Pierre, 
m'a  fait  souvent  renoncer  à  des  projets  beau- 
coup plus  chéris.  Ces  gens ,  toujours  prompts  à 

16. 


244  LES   CONFESSIONS. 

faire  un  crime  de  Tatlversité  ,  qui  jugent  de  ma 
conduite  par  mes  disf^^races,  seroicnt  bien  sur- 
pris s  ils  savoient  tous  les  soins  (jue  j  ai  pris  en 
ma  vie  pour  qu'on  ne  pût  jamais  me  dire  avec 
équité  dans  mes  malheurs  :  Tu  les  as  bien  mé- 
rités. 

Cet  ouvrage  abandonné  me  laissa  quelque 
temps  incertain  sur  le  choix  de  celui  que  j  y  fc- 
rois  succéder;  et  cet  intervalle  de  désœuvrement 
fut  ma  perle,  en  me  laissant  tourner  mes  ré- 
flexions sur  moi-même,  faute  d  objet  étranger 
qui  m'occupât.  Je  n'avois  plus  de  projet  pour 
favenir  ([ui  pût  amuser  mon  imagination.  11  ne 
liiétoit  pas  môme  possible  don  lairc,  puiscpie  la 
situation  où  j'étois  étoit  précisément  celle  où 
s'étoient  réunis  tous  mes  désirs  :  je  n'en  avois 
plus  à  former,  et  j  avois  encore  le  cœur  vide.  Cet 
état  étoit  d'autant  plus  cruel  que  je  n'en  voyois 
point  à  lui  préférer.  J'avois  rassemblé  mes  plus 
tendres  affections  daus  une  personne  selon  mon 
cœur,  qui  me  les  reudoit  :  je  vivois  avec  elle  sans 
gêne,  et  pour  ainsi  dire  à  discrétion.  Cependant 
un  secret  serrement  de  cœur  ne  me  quittoit  ni 
près  ni  loin  d'elle  :  en  la  possédant  je  scntois 
<ju  elle  me  mau(|uoit  encore,  et  la  seule  idée  (juo 
je  n'étois  pas  tout  popr  elle  faisoit  qu'elle  n  étoit 
presque  rien  pour  moi. 

J  avois  dos  amis  des  deux  sexes  auxrpiels  j'é- 
tois  attaebé  par  la  plus  |)ure  amitié,  par  la  plus 
parfaite  estime;  je  conqitois  sur  le  [)Ius  vrai  re- 
tom-  de  leur  part ,  et  il  ne  in'étoit  pas  même 


PARTIE    II,   LIVRE    IX.  245 

venu  dans  l'esprit  de  douter  une  seule  fois  de 
leur  sincérité  :  cependant  cette  amitié  ni  etoit 
plus  tourmentante  que  douce  par  leur  obstina- 
tion ,  par  leur  affectation  même  à  contrarier 
tous  mes  goûts ,  mes  penchants ,  ma  manière 
de  vivre ,  tellement  qu'il  me  suffisoit  de  paroître 
désirer  une  chose  qui  n'intéressoit  que  moi  seul 
et  qui  ne  dépéndoit  pas  d'eux,  pour  les  voir  tous 
se  liguer  à  l'instant  même  pour  me  contraindre 
d'y  renoncer.  Cette  obstination  de  me  contrôler 
en  tout  dans  mes  fantaisies ,  d'autant  plus  in- 
juste que ,  loin  de  contrôler  les  leurs ,  je  ne  m'en 
informois  pas  même ,  me  devint  si  cruellement 
onéreuse  ,  qu'enfin  je  ne  recevois  pas  une  de 
leurs  lettres  sans  sentir  en  l'ouvrant  un  certain 
effroi  qui  n'étoit  que  trop  justifié  par  sa  lecture. 
Je  trouvois  que ,  pour  des  gens  tous  plus  jeunes 
que  moi ,  et  qui  tous  auroient  eu  grand  besoin 
pour  eux-mêmes  des  lettons  qu'ils  me  prodi- 
guoicnt ,  c'étoit  aussi  trop  me  traiter  en  enfant. 
Aimrz-inoi,  leur  disois-je  ,  comme  je  vous  aime, 
et  du  reste  ne  vous  mêlez  pas  plus  de  mes  affai- 
res que  je  ne  me  mêle  des  vôtres  ;  voilà  tout  ce 
que  je  vous  demande.  Si  de  ces  deux  choses  ils 
m'en  ont  accordé  une,  ce  n'a  pas  du  moins  été 
la  dernière. 

.Vavois  une  demeure  isolée  ,  dans  une  solitude 
charmante  ;  maître  chez  moi,  j'y  pouvois  vivre 
à  ma  mode ,  sans  que  personne  eût  à  m'y  con- 
trôler. Mais  cette  habitation  m'imposoit  des  de 
voirs  doux  à  remplir, -mais  indispensables.  Toute 


2^6  LES   CONFESSIONS, 

ma  liberté  n  étoit  que  précaire  ;  plus  asservi  qne 
par  (les  ordres  ,  je  devois  l'être  par  ma  volonté  : 
je  n'avois  pas  un  seul  jour  dont,  en  me  levant, 
je  pusse  me  dire  :  J'emploierai  ce  jour  comme  il 
me  plaira.  Bien  plus  ;  outre  ma  dépendance  des 
arranp,emcnts  de  madame  d  Kpinay  ,  j  en  avois 
ime  autre,  bien  plus  importune,  du  public  et 
des  survenants.  La  distance  où  j'étois  de  Paris 
n  empéclioit  pas  qu'il  ne  me  vînt  journellement 
des  tas  de  désœuvrés  qui ,  ne  sacliant  <pie  faire 
de  leur  temps  ,  prodifjuoient  le  mien  sans  aucun 
scrupule.  Quand  j'y  pensois  le  moins  ,  j'étois 
impiloyablcment  assailli;  et  rarement  j  ai  fait 
vm  joli  projet  pour  ma  joiunée  ,  sans  le  voir  ren- 
verser par  quelque  arrivant. 

Bref,  au  milieu  des  biens  que  j'avois  le  plus 
convoités,  ne  trouvant  point  de  pure  jouissan- 
ce ,  je  revenois  par  élans  sur  les  jours  sereins  de 
ma  jeunesse  ,  et  je  m'écriois  quelquefois  en  sou- 
pirant :  Ah  !  ce  ne  sont  pas  encore  ici  les  Char- 
mettes  ! 

Les  souvenirs  des  divers  tcnqis  de  ma  vie  m  a- 
menèrent  à  réfléchir  sur  le  point  où  j'étois  par- 
venu ,  et  je  me  vis  déjà  sur  le  déclin  de  rii{|<' ,  en 
proie  à  des  maux  douloureux,  et  croyant  appro- 
f  lier  du  terme  de  ma  carrière,  sans  avoir  (^oùlé 
dans  sa  plénitude  presque  aucun  des  plaisirs 
dont  mon  cour  étoit  avide,  sans  avoir  donné 
Tessor  aux  vifs  sentiments  (pu;jy  sentois  en  ré- 
serve, sans  avoir  savouré,  sans  avoir  effleuré 
du  moins, cette  enivrante  volupté  que  je  sentois 


PARTIK    II,   LIVRE  .IX.  2,^7 

dans  mon  ame  en  puissance,  et  qui ,  faute  d'ob- 
jet ,  s'y  ti  ouvoit  toujours  comprimée  ,  sans  pou- 
voir s'exhaler  que  par  mes  soupirs. 

Comment  se  pouvoit-il  qu'avec  une  ame  na- 
turellement expansive  ,  pour  qui  vivre  c'étoit 
aimer,  je  n'eusse  pas  trouvé  jusqu'alors  un  ami 
tout  à  moi,  un  véritable  ami ,  moi  qui  me  sen- 
tois  si  bien  fait  pour  l'être  !  Comment  se  pou- 
voit-il qu  avec  des  sens  si  combustibles  ,  qu'avec 
un  cœur  tout  pétri  d'amour,  je  n'eusse  pas  ,  du 
moins  une  seule  fois ,  brûlé  de  sa  flamme  pour 
un  objet  déterminé?  Dévoré  du  besoin  d'aimer 
sans  l'avoir  jamais  pu  bien  satisfaire  ,  je  me 
voyois  atteindre  aux  portes  de  la  vieillesse ,  et 
mourir  sans  avoir  vécu. 

Ces  réflexions  ,  tristes  mais  attendrissantes  , 
me  faisoient  replier  sur  moi-même  avec  un  re- 
gret qui  n'étoit  pas  sans  douceur.  Il  me  sembloit 
que  la  destinée  me  devoit  quelque  chose  qu'elle 
ne  m'avoit  pas  donné,  A  quoi  bon  m'avoir  fait 
naître  avec  des  facultés  exquises,  pour  les  laisser 
jusqu'à  la  fin  sans  emploi?  Le  sentiment  de  mon 
prix  interne,  en  me  donnant  celui  de  cette  in- 
justice ,  m'en  dédommaj^coit  en  quelque  sorte, 
et  me  faisoit  verser  des  larmes  que  j'aimois  à 
laisser  couler. 

•le  faisois  ces  méditations  dans  la  plus  belle 
saison  de  Tannée,  au  mois  de  juin  y  sous  des  bo- 
ca{Tes  frais  ,  au  chant  du  rossignol ,  au  gazouille- 
ment des  ruisseaux.  Tout  concourut  à  me  re- 
plonger dans  cette  mollesse  trop  séduisante  pour 


^48  LES   CONFESSIONS, 

laquelle  jetois  né,  mais  dont  le  ton  dur  et  sé- 
vère où  vcnoit  de  me  monter  une  Jonj^ne  effer- 
vescence m  auroit  dû  délivrer  pour  toujours..!  al- 
lai malheureusement  me  rappeler  le  dînéduclui- 
teau  de  Toune,  et  ma  rencontre  avec  ces  deux 
charmantes  filles  dans  la  mcme  saison  et  dans 
des  lieux  à-peu-prcs  semblables  à  ceux  oii  j'étois 
dans  ce  moment.  Ce  souvenir,  que  l'innocence 
qui  s'y  joi^onoit  me  rendoit  pins  doux  encore  , 
m'en  rappela  d  autres  de  la  même  espèce.  Hien- 
tôt  je  vis  rassemblés  autour  de  moi  tous  les  ob- 
jets qui  m'avoient  doniH'de  1  émotion  dans  ma 
jeunesse,  madenioiscllc  (Jallcv,  n»ad(  inoisidle 
de  Graflènried,  mademoiselle  de  iJrcil ,  madame 
Basile  ,  madame  de  Larnage  ,  mes  jolies  écoliè- 
res ,  et  jusqu'à  la  piquante  Zulietta ,  que  mon 
cœur  ne  peut  oublier,  .le  me  vis  entouré  d'un 
sérail  dhouris,  de  mes  anciennes  counoissan- 
ces  pour  qui  toutes  le  goût  le  plus  vif  ne  m'étoit 
pas  un  sentiment  nouveau.  Mon  sanjj  s'allume 
et  pétille  ,  la  tête  me  tourne  malf;ré  ses  cheveux 
grisonnants;  et  voilà  le  (^rave  ciKn'en  de  (ienè- 
ve  ,  voilà  l'austère  .lean-Jacques  ,  à  près  de  qua- 
rante-cin(|  ans,  redevenu  tout-à-roup  le  bcrj^fcr 
extravaffaut.  l/ivresse,  tlont  je  fus  saisi,  (juoicpie 
si  prompte  et  si  folle,  fut  si  durable  et  si  forte, 
qu'il  n'a  pas  moins  fallu  ,  pour  m  en  |;uérir,(pie 
la  crise   im|)réviu'  et   terrible   des  malheurs  où 
t'Ile  ma  précipité. 

Cette  ivresse  ,  à'quebpie  point  <pi  elle  Fût  por- 
tée ,  n'alla  pourtant  pas  jusquà  me  faiie  oublier 


PAr.TIE    II,   LIVRE    IX.  D.'[iJ 

mon  âge  et  ma  situation,  jusqu'à  me  flatter  de 
pouvoir  inspirer  de  l'amour  encore,  jusqu'à  ten- 
ter de  communiquer  enfin  ce  feu  dévorant ,  mais 
stérile,  dont  depuis  mon  enfance  je  scntois  en 
vain  consumer  mon  cœur.  Je  ne  l'espérai  point, 
je  ne  le  desirai  pas  même.  Je  savois  que  le  temps 
d'aimer  étoit  passé,  je  sentois  trop  le  ridicule 
des  i^alants  surannés  pour  y  tomber,  et  je  n'é- 
tois  pas  homme  à  devenir  avantapcux  et  con- 
fiant sur  mon  déclin  ,  après  l'avoir  été  si  peu 
durant  mes  plus  belles  années.  D'ailleurs ,  ami 
de  la  paix  ,  j'aurois  craint  les  orapes  domesti- 
ques ,  et  j'aimois  trop  sincèrement  ma  Thérèse 
pour  l'exposer  au  chagrin  de  me  voir  porter  à 
d'autres  des  sentiments  plus  vifs  que  ceux  qu'elle 
m  inspiroit. 

Que  fis-je  en  cette  occasion?  Déjà  le  lecteur  Fa 
deviné  pour  peu  qu'il  m'ait  suivi  jusqu'ici.  L'im- 
possibilité d'atteindre  aux  êtres   réels  me  jeta 
dans  le  pays  des  chimères;  et,  ne  voyant  rien 
d'existant  quifûtdi(jne  de  mon  délire, je lenour- 
ris  dans  un  monde  idéal  que  mon  ima(jination 
créatrice  eut  bientôt  peuplé  d'êtres  selon  nîon 
cour.  Jamais  cette  ressource  ne  me  vint  plus  à 
propos  et  ne  se  trouva  si   féconde.  Dans  mes 
continuelles  extases  je  m'enivrois  à  torrents  «les 
plus  ([''licieux  sentiments  qui  jamais  soient  en- 
trésdans  un  cœur  d'homnie.  Oubliant  tout-à-fait 
la  race  humaine  ,  je  me  fis  des  sociétés  de  créa- 
tures parfaites,  aussi  célestes  par  leurs  vertus 
que  par  leurs  beautés ,  d'amis  sûrs  ,  tendres,  fidc- 


25o  LES   CONFESSIONS, 

les ,  tels  que  je  n  en  trouvai  jamais  ici-bas.  Je  pris 
un  tel  {joùtàplaner  ainsi  danslcnipyréeau  milieu 
des  objets  charmants  dont  je  m'étois  entouré, 
que  j'y  passois  les  heures,  les  jours  sans  comp- 
ter ,  et  ,  perdant  le  souvenir  de  toute  autre 
chose ,  à  peine  avois-je  mangé  un  morceau  à  la 
liàte,  que  je  brùlois  de  m'échapper  pour  cou- 
rir retrouver  mes  bosquets.  Quand  ,  prêt  à  par- 
tir pour  le  monde  enchanté,  je  voyois  airivir 
de  malheureux  mortels  qui  venoient  me  retenir 
sur  la  terre  ,  je  ne  pouvois  ni  modérer  ni  cacher 
mon  dépit ,  et ,  n  étant  ])lus  maître  de  moi  ,  je 
leur  Faisois  un  accueil  si  briis(pi(\  (pi  il  pouxoit 
porter  le  nom  de  brutal.  Cela  ne  fit  qu'augmen- 
ter ma  réputation  de  nnsanthropie ,  par  tout  ce 
qui  m'en  eût  acquis  une  bien  contraire  ,  si  l'on 
eût  mieux  lu  dans  mon  cœur. 

Au  fort  de  ma  plus  grande  exaltation  ,  je  i'ns 
retiré  tout  d  im  coiq)  par  le  cordon  comme  un 
cerf-volant  ,  et  remis  à  ma  place  par  la  nature  , 
à  laide  d'une  attaque  assez  vive  de  mon  ma!, 
.l'employai  le  seul  remède  (jui  m'eût  soulagé , 
savoir  les  bougies,  et  cela  lit  trêve  à  nus  angéli- 
(juesanïours:  car,  outrcijuOn  n'est  {;uêre  amou- 
reux (jiKiiid  on  souffre  ,  mon  iniajyinatioii  ,  <|iii 
s  anime  en  canqiagne  et  sous  les  ari)res  ,  lan- 
guit et  meurt  «lans  la  chambre  et  sous  les  s<di- 
ves  d'un  ])lancher.  .lai  ceut  fois  regretté  qu'il 
n'existât  pas  des  Dryades;  car  c'eût  infailliblc- 
ineiit  ("té  parmi  elles  que  j'aurois  fixe  mon  at- 
tachement. 


PARTIE    II,   LIVRE    IX.  2al 

D'autres  tracas  domestiques  vinrent  en  même 
temps  augmenter  mes  chagrins.  Madame  Le 
Vasseur ,  en  me  faisant  les  plus  beaux  compli- 
ments du  monde,  aliënoit  de  moi  sa  fille  tant 
qu'elle  pouvoit.  Je  reçus  des  lettres  de  mon  an- 
cien voisinage  ,  qui  m'apprirent  que  la  bonne 
vieille  avoit  fait  à  mon  insu  plusieurs  dettes  au 
nom  de  Thérèse  ,  qui  le  savoit,  et  qui  ne  m'en 
avoit  rien  dit.  Les  dettes  à  payer  me  fâchoient 
beaucoup  moins  que  le  secret  qu'on  m'en  avoit 
fait.  Eh!  comment  celle  pour  qui  jamais  je  n'eus 
aucun  secret  pouvoit-elle  en  avoir  pour  moi? 
Peut-on  dissimuler  quelque  chose  aux  gens  qu'on 
aime  ?  La  coterie  holbachique ,  qui  ne  me  voyoit 
faire  aucun  voyage  à  Paris ,  commençoit  à  crain- 
dre tout  de  bon  que  je  ne  me  plusse  en  cam- 
pagne ,  et  que  je  ne  fusse  assez  fou  pour  y  de- 
meurer. 

Là  commencèrent  les  tracasseries  par  lesquel- 
les on  clierchoit  à  me  rappeler  indirectement  à 
la  ville.  Diderot ,  qui  ne  vouloit  pas  se  montrer 
sitôt  lui-même  ,  commença  par  me  détacher 
Deleyre,  à  qui  j'avois  procuré  sa  connoissance, 
lequel  recevoit  et  me  transmettoit  les  impres- 
sions que  vouloit  lui  donner  Diderot  sans  que 
lui  Deleyre  en  découvrît  le  vrai  but. 

Tout  sembloit  concourir  à  me  tirer  de  ma 
douce  et  folle  rêverie.  Je  nétois  pas  rétabli  de 
mon  attaque,  quand  je  reçus  un  exemplaire  dn 
poëme  sur  hi  ruine  de  liisbonne,  (^ue  je  suppo- 
sai m'êti  (•  <'nvoyé  par  fauteur.  Cela  me  mit  dans 


202  LES   CONFESSIONS. 

ï'ol)li(jation  de  lui  écrire  et  de  lui  parler  de  sa 
pièce.  Je  le  lis  par  une  lettre  qui  a  été  impri- 
mée lon{^-tenips  après  sans  mon  aveu  ,  comme 
il  sera  dit  ci-après. 

Frappé  de  voir  ce  pauvre  homme,  accablé , 
pour  ainsi  dire  de  prospérités  et  de  fjoire,  dé- 
clamer toutefois  amèrement  contre  les  misères 
de  cette  vie  ,  et  trouver  toujours  que  tout  étoit 
mal  ,  je  formai  finsensé  projet  de  le  faire  ren- 
trer en  lui-même,  et  de  lui  prouver  que  tout 
étoit  bien.  Voltaire,enparoissant  toujours  croire 
en  Dieu,  na  réellement  jamais  cru  (pTiui  Dia- 
})le  ;  puisque  son  dieu  jircicndu  nest<juun  être 
malfaisant ,  ([ui ,  selon  lui  ,  ne  prend  du  plaisir 
qu'à  nuire.  L'absurdité  de  cette  doctrine  ,  qui 
saute  aux  yeux,  est  sur-tout  révoltante  dans 
un  homme  comblé  des  biens  de  toute  espèce, 
qui,  du  sein  du  bonheur,  cherche  à  désespérer 
ses  semblables  par  fimafie  affreuse  et  cruelle  de 
toutes  les  calamités  dont  il  est  exenipt.  Autorisé 
plus  que  lui  à  ccnnpter  et  peser  les  maux  de  la 
vie  humaine,  jeu  lis  l'équitable  examen,  et  je 
lui  prouvai  (pie  ,de  tous  cva  maux  ,  il  n  y  en  avoit 
pas  un  dont  la  Providence  ne  fut  disculpée,  et 
qui  n'eût  sa  source  dans  l'abus  que  l'homme  a 
fait  de  ses  facultés  plus  «pie  dans  la  nature  elle- 
niènie.  Je  le  traitai  dans  celle  lellre  avec  tous  les 
égards  ,  toute  la  considérai  ion ,  tout  le  njenaj;e- 
ment ,  et  je  puis  dire  avec  toui  le  respect ,  pos- 
sibles. Cepeudaiit,  lui  connoissant  un  amour- 
propre  extrènicuK.ut  irritable  ,  je  ne  lui  envoyai 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  253 

pas  cette  lettre  à  lui-même,  mais  au  docteur 
Tronchin ,  son  médecin  et  son  ami ,  avec  plein 
pouvoir  de  la  donner  ou  supprimer  ,  selon  ce 
tpi  il  trouveroit  le  plus  convenable.  Tronchin 
donna  la  lettre.  Voltaire  me  répondit,  en  peu 
de  lignes,  quêtant  garde-malade  et  malade  lui- 
même  il  remettoit  à  un  autre  temps  sa  réponse, 
et  ne  dit  pas  un  mot  sur  la  question.  Tronchin, 
en  m'en  voyant  cette  lettre,  m  en  écrivit  une  ,  où 
il  marquoit  peu  d'estime  pour  celui  qui  la  lui 
avoit  remise. 

Je  n'ai  jamais  publié  ni  même  montré  ces  deux 
lettres,  n'aimant  point  à  faire  parade  de  ces  sor- 
tes de  petits  triomphes;  mais  elles  sont  en  ori- 
ginal dans  mes  recueils.  ( Liasse  A  ,  n**  20  et  2 1 .  ) 
Depuis  lors  Voltaire  a  publié  cette  réponse  qu'il 
m'avoit  promise,  mais  qu'il  ne  m'a  pas  envoyée  : 
elle  n'est  autre  que  le  roman  de  Candide,  dont 
je  ne  puis  parler  parceque  je  ne  l'ai  pas  lu. 

Toutes  ces  distractions  m'auroient  dû  guérir 
radicalement  de  mes  fantastiques  amours ,  et 
c'étoit  peut-être  un  moyen  que  le  ciel  m'offroit 
d'en  prévenir  les  suites  funestes;  mais  ma  mau- 
vaise étoile  fut  la  plus  forte,  et  à  peine  recom- 
mençai-je  à  sortir,  que  mon  cœur,  ma  tête,  et 
mes  pieds,  reprirent  les  mêmes  routes  :  je  dis  les 
mêmes ,  à  certains  égards  ;  car  mes  idées ,  un  peu 
moins  exaltées,  restèrent  cette  fois  sur  la  terre, 
mais  avec  un  choix  si  exquis  de  tout  ce  qui  pou- 
voit  s'y  trouver  d'aimable  en  tout  genre ,  que 
cette  élite  n'étoit  guère  moins  chimérique  que  le 


254  LES   COA'IESSIOKS. 

monde  imaginaire  que  je  vcnois  d'abandonner. 

Je  me  figurai  l'amour,  Tamitié,  les  deux  idoles 
de  mon  cœur,  sous  les  plus  ravissantes  images: 
je  me  plus  à  les  orner  de  tous  les  cliarmes  du 
sexe  que  j'avois  toujours  adoré.  J'imaginai  deux 
amies, plutôt  que  deux  amis,  parcequc  si  l'exem 
pie  est  plus  rare,  il  est  plus  aimable  en  même 
temps:  je  les  douai  de  deux  caractères  analogues, 
mais  différents;  de  ileux  figures,  non  pas  parfai- 
tes, mais  de  mon  goût,  quanimoient  la  bien- 
veillance et  la  sensibilité.  Je  fis  Tune  brune  et 
1  autre  blonde,  l'une  vive  et  l'autre  douce,  lune 
sage  et  1  autre  loible,  mais  d'une  si  toucliante 
foiblesse  que  la  vertu  send)loit  y  ga{;ner.  Je  don- 
nai à  1  une  des  deux  un  amant  dont  1  autre  fut 
la  tendre  amie,  et  même  quelque  cliose  de  plus; 
mais  je  n'admis  ni  rivalité,  ni  querelles,  ni  ja- 
lousie ,  parceque  tout  sentiment  pénible  me 
coûte  à  imaginer,  et  que  je  ne  voulois  ternir  ce 
riant  tableau  par  rien  qui  dégradât  la  nature. 
Ëprisdemes  deuxebarmants  modèles,  je  m'iden- 
tiliois  avec  l'amant  et  lanii  le  plus  qu'il  m'étoit 
possible;  mais  je  le  fis  aimable  cl  jeune,  lui  don- 
nant au  surplus  les  vertus  et  les  défauts  que  je 
me  sentois. 

Poiu"  placer  mes  personnages  <lans  un  séjour 
qui  leiu"  convînt,  je  passai  successivement  en 
revue  les  plus  beaux  lieux  cpie  j'eusse  vus  dans 
mes  voyages.  ^îais  je  ne  trouvais  point  dcbocage 
assez  frais,  point  de  paysage  assez  toucbant  à 
mongré:les  vallées  delaTbessaliem'auroientpu 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  2d5 

contenter  si  je  les  avois  vues;  mais  mon  imafri- 
nation ,  fatiguée  à  inventer,  vouloit  quelque  lieu 
réel  qui  pût  lui  servir  de  point  d'appui,  et  me 
faire  illusion  sur  la  réalité  des  habitants  que  j'y 
voulois  mettre,  .le  songeai  long-temps  aux  îles 
Borromées  dont  rasJDect  délicieux  m'avoit  trans- 
porté ,  mais  j'y  trouvai  trop  d'ornement  et  d'art 
pour  mes  personnages.  Il  me  falloit  cependant 
un  lac,  et  je  finis  par  choisir  celui  autour  duquel 
mon  cœur  n'a  jamais  cessé  d'errer  ;  je  me  fixai 
sur  la  partie  des  bords  de  ce  lac  à  laquelle  depuis 
long-temps  mes  vœux  ont  placé  ma  résidence 
dans  le  bonheur  imaginaire  auquel  le  sort  m'a 
borné.  Le  lieu  natal  de  ma  pauvre  maman  avoit 
encore  pour  moi  un  attrait  de  prédilection.  Le 
contraste  des  positions  ,  la  richesse  et  la  variété 
des  sites,  la  magnificence,  la  majesté  totale  du 
spectacle  qui  ravit  les  sens ,  émeut  le  C(eur,  élève 
lame,  achevèrent  de  me  déterminer,  et  j'établis 
à  Vévai  mes  jeunes  pupilles.  Voilà  tout  ce  que 
j'imaginaidu  premier  bond;  le  reste  n'yfùt  ajouté 
que  dans  la  suite. 

Je  me  bornai  long-temps  à  un  plan  si  vague, 
parcequ'il  suffisoit  pour  remplir  mon  imagina- 
tion d'objets  agréables  ,  et  mon  cœur  de  senti- 
ments dont  il  aime  à  se  nourrir.  Ces  fictions^  a 
force  de  revenir ,  prirent  enfin  plus  de  consis- 
tance, et  se  fixèrent  dans  mon  cerveau  sous  une 
lorine  déterminée.  Ce  fut  alors  que  la  fantaisie 
me  prit  dexprimer  sur  le  papier  quelques  unes 
des  situations  qu'elles  m'oihoieut,  et ,  rappelant 


256  LES   CONFESSIONS. 

tout  ce  que  i  avois  senti  clans  ma  jeunc^se,  de 
donner  ainsi  l'essor  on  (juelque  sorte  au  désir 
d'aimer  <|uejtMravois  jamais  pu  satisfaire, etdont 
je  me  seutois  dévoré. 

Je  jetai  d  abord  sur  le  papier  quelques  lettres 
cparses  sans  suite  et  sans  liaison  ,  et  lorsque  je 
m'avisai  de  vouloir  les  coudre,  j'y  fus  souvent 
fort  embarrassé.  Ce  qu  il  y  a  de  peu  croyable  et 
de  très  viai ,  est  que  les  deux  premières  parties 
ont  été  écrites  presque  en  entier  de  cette  ma- 
nière, sans  que  j  eusse  aucun  j)lan  bien  formé, 
et  même  sans  prévoir  (ju  un  jour  je  serois  tenté 
d'en  faire  un  ouvrajjeen  rêp,le.  Aussi  voit-on  que 
ces  deux  parties  formées  après  coup  de  maté- 
riaux ({ui  n  ont  j)as  été  tailles  pour  la  j)lace  ipi  ils 
occupeut ,  sont  pleines  d  un  remplissage  verbeux 
qu'on  ne  tiouve  pas  dans  les  autres. 

Au  plus  fort  de  mes  douces  rêveries,  j'eus  une 
visite  de  madame  d  iloudetot,la  première  quelle 
m'eût  faite  en  sa  vie,  mais  qui  mallieureusement 
ne  fut  pas  la  dernière,  comme  on  verra ci-aprèv. 
Tia  comtesse  dIJoudctot  étoil  fille  de  feu  INI.  de 
lielleoarde,  fermier-{>enéral  ,  so'ur  de  iM.  d  l.pi- 
nay  et  de  MM.  de  La  Live  et  de  La  liriclie,  (jui 
depuis  ont  été  tous  deux  introducteurs  des  am- 
bassadeurs. J  ai  parlé  de  la  counoissance  que  je 
fis  avec  elle  étant  fille.  Depuis  son  mariajje,  je 
ne  la  vis  qu'aux  fêtes  de  la  Chevrette,  ebe/,  ma- 
dame dEj)iiiay  sa  belle-sfeur.  Avant  souvent 
passé  plusieurs  jours  avec  elle,  tant  à  la  Clic- 


PAtlTIÉ   II,    LIVRE   IX.  257 

vrette  qu'à  Epinay,  non  seulement  je  la  trouvai 
toujours  très  aimable,  mais  je  crus  lui  voir  aussi 
pour  moi  de  la  bienveillance.  Elle  aimoit  assez 
à  se  promener  avec  moi;  nous  étions  marcheurs 
l'un  et  l'autre, et  l'entretien  ne  tarissoit  pas  entré 
nous.  Cependant ,  je  n'allai  jamais  la  voir  à  Pa- 
ris, quoiquelle  m'en  eût  prié  et  même  sollicité 
plusieurs  fois.  Ses  liaisons  avec  M.  de  Saint-Lam- 
bert, avec  qui  je  commençois  d'en  avoir,  me  la 
rendirent  encore  plus  intéressante ,  et  c'étoit 
jpour  m'àpporter  des  nouvelles  de  cet  ami ,  qui , 
pour  lors,  étoit ,  je  crois,  à  Malion,  qu'elle  vint 
me  voir  à  l'Hermitage. 

Cette  visite  eut  un  peu  l'air  d'un  début  de  ro- 
man. Elle  s'égara  dans  la  route.  Son  cocher, 
quittant  le  chemin  qui  tournoit ,  voulut  tra- 
verser en  droiture  du  moulin  de  Clairvaux  à 
l'Hermitage  :  son  carrosse  s'embourba  dans  le 
fond  du  vallon  ;  elle  voulut  descendre  et  faire  le 
reste  du  trajet  à  pied.  Sa  mignonne  chaussure 
fut  bientôt  percée;  elle  enfonçoit  dans  la  crotte  , 
ses  gens  eurent  toute  la  peine  du  monde  à  la 
dégager ,  et  enfin  elle  arriva  à  l'Hermitage  en 
bottes ,  et  perçant  l'air  d'éclats  de  rire  auxquels 
je  mêlai  les  miens  en  la  voyant  arriver.  Il  fallut 
changer  de  tout  ;  Thérèse  y  pourvut,  et  je  l'en- 
gageai d'oublier  la  dignité  pour  faire  une  colla- 
tion rustique  dont  elle  se  trouva  fort  bien.  Il 
étoit  tard ,  elle  resta  peu  ;  mais  l'entrevue  fut  si 
gaie  qu'elle  y  prit  goût ,  et  parut  disposée  à  re- 
14.  17 


258  LES  CONFESSIONS, 

venir.  Elle  n'exécuta  pourtant  ce  projet  rjucTan- 
née  suivante;  mais,  hélas!  ce  retard  ne  me  ga- 
rantit de  rien. 

Je  passai  1  automne  à  une  occupation  dont  on 
ne  se  doutcroitpas,  à  laj^ardedu  Irnit  de  M.  d  K- 
pinay.  L  Hermitagc  ctoit  le  réservoir  des  eaux  du 
parc  de  la  Chevrette  :  il  y  avoit  un  jarilin  clos 
de  murs,  et  {^arni  d'espaliers  et  d'autres  arhres 
<|ui  donnoient  plus  de  Iruits  à  M.  d  Épinay  f|uc 
son  p^raud  potajjer  de  la  Chevrette,  et  tournis- 
soit  presque  toute  l'année  son  office  et  sa  ta- 
ble. Pour  nêtre  pas  un  hôte  ahsohuncnl  inutile, 
je  me  chargeai  de  la  direction  du  jardin  et  de 
Tinspection  du  jardinier.  Tout  alla  ])ien  jusqu'au 
temps  des  fruits;  mais  à  mesure  qu'ils  mûris- 
soient  je  les  voyois  disparoître,  sans  savoir  ce 
qu'ils  étoient  devenus.  I.e  jardinier  m'assura 
que  c étoient  les  loirs  qui  mangeoient  tout.  Je 
fis  la  guerre  aux  loirs  ,  j'en  détruisis  beaucoup  , 
et  le  fruit  ncn  disparoissoit  pas  moins,  .le  guet- 
tai si  bien  ipi  enfin  je  trouvai  que  le  jardinier 
lui-même  étoit  le  grand  loir.  Il  logeoit  à  Moul- 
inorency,  d'où  il  venoit  les  nuits  avec  sa  fennue 
et  ses  enfants  eidever  les  dépôts  de  iruits  (pi  il 
avoit  faits  |)endant  la  journée,  et  qu  il  laisoit 
vendre  à  la  halle  à  Paris  aussi  publiijuenuMii 
<pu*  s'il  (Mil  tu  un  jardin  a  lui.  Ce  miséial)K\  (pu; 
je  comblois  de  bit.'ufaits,  dont  Thcrè&e  liai lii loi t 
les  enfants,  et  dont  je  nourrissois  presque  le 
père  qui  étoit  mendi;mt,  nous  dévalisoit  aussi 
aisément  (preflV(jntéui(  ni ,  ;iucun  des  trois  nV- 


PARTIE    II,   LIVRE    IX.  259 

tant  assez  vi{>ilant  pour  y  mettre  ordre,  et  dans 
une  seule  nuit  il  parvint  à  vider  ma  cave,  où  je 
ne  trouvai  rien  le  lendemain.  Tant  qu'il  ne  pa- 
rut s'adresser  qu'à  moi ,  j'endurai  tout  ;  mais 
voulant  rendre  compte  du  fruit ,  je  fus  obligé 
d'en  dénoncer  le  voleur.  Madame  d'Épinay  me 
pria  de  le  payer ,  de  le  mettre  dehors ,  et  d'en 
chercher  un  autre  ;  ce  que  je  fis.  Comme  ce  grand 
coquin  rôdoit  toutes  les  nuits  autour  de  IHer- 
mitage,  armé  d'un  gros  bâton  ferré  qui  avoit 
l'air  d'une  massue  ,  et  suivi  d'autres  vauriens 
de  son  espèce  ,  pour  rassurer  les  gouverneuses 
que  cet  homme  effrayoit  terriblement,  je  pris 
le  parti  de  faire  coucher  son  successeur  toutes 
les  nuits  à  l'Hermitage  ;  et ,  cela  ne  les  tranquil- 
lisant pas  encore,  je  fis  demander  à  madame 
d'hpinay  un  fusil  que  je  tins  dans  la  chambre  du 
jardinier,  avec  charge  à  lui  de  ne  s'en  servir  qu'au 
besoin,  si  Ton  tcntoit  de  forcer  la  porte  ou  d'es- 
calader le  jardin,  et  de  ne  tirer  qu'à  poudre, 
uniquement  pour  effrayer  les  voleurs.  C'étoit 
assurément  la  moindre  précaution  que  pût  pren- 
dre pour  la  sûreté  commune  un  homme  incom- 
modé ,  ayant  à  passer  ^hi^  cr  au  milieu  des  bois  , 
seul  avec  deux  femmes  timides.  Enfin,  je  fis 
l'acquisition  d'un  petit  chien  pour  servir  de  sen- 
tinelle. Dclcyrc  m'étant  venu  voir  dans  ce  temps- 
là,  je  lui  contai  mon  cas,  et  ris  avec  lui  de 
mon  appareil  militaire.  De  retour  à  Paris ,  il  en 
voidut  amuser  Diderot  à  son  tour,  et  voilà  com- 
ment la  coterie  holbachique  apprit  que  je  vou- 


26o  LES   CO>'I  ESSIONS. 

lois  tout  de  bon  passer  1  hiver  à  IHermitagc. 
Cette  constance  qu'ils  n  avoient  pu  se  figurer  les 
désorienta  ;  et  en  attendant  qu  ils  inia{>,inassent 
qucl([uc  autre  tracasserie  pour  me  rendre  mon 
séjour  déplaisant  (i) ,  ils  me  détachèrent  par  Di- 
derot le  même  Deleyre ,  qui ,  d'abord  ayant  trouvé 
mes  précautions  toutes  simples ,  finit  par  les 
trouver  inconséquentes  à  mes  principes  et  pis 
que  ridicules  dans  des  lettres  où  il  m  accabloit  de 
plaisanteries  amères  et  assez  piquantes  pom- 
m'offenser,  si  luon  humeur  eût  été  tournée  de 
ce  côté.  Mais  alors  saturé  de  sentiments  atï'ec- 
lueux  et  tendres  ,  et  n'étant  suscepti})le  d  aucun 
autre  ,  je  ne  voyois  dans  ses  aigres  sarcasmes 
que  le  mot  pour  rire,  et  ne  le  trouvois  que  fo- 
lâtreoùtout  autrereùttrouvé  extravagant.  Ainsi 
ceux  qui  le  souffloient  en  furent  cette  lois  pour 
leur  peine ,  et  je  n'en  passai  pas  mon  hiver  moins 
tranquillement. 

A  iorce  de  vigilance  et  de  soins ,  je  parvins  à 
garder  si  bien  le  jardin  ,  que,  quoique  la  récolte 
du  fruit  eût  pres([ue  manqué  cette  année,  le  pro- 
duit fut  triple  de  celui  des  années  précédentes  ; 

(i)  J'iuhnire  en  ce  moment  ma  stupidité  de  n'avoir  pas 
vu,  (juand  j'écrivois  ceci,  que  le  ilepit  avec  lequel  les 
liolhachiens  nie  virent  aller  et  rester  à  la  campajyne  re- 
gardoii  principalement  la  mère  Le  Vasseur,  qu'ils  n'a- 
voient  plus  sous  la  main  pour  les  {yuider  dans  leurs  sys- 
tèmes d'imposture  par  des  points  fixes  de  temps  et  de 
lieux.  Cette  idée,  <|ui  me  vient  si  tard,  ériaireit  parfai- 
lemeiU  la  bizarrerie  de  leur  conduite,  qui,  dans  toute 
autre  supposition,  est  inexplicable. 


PARTIE   II,   LIVRE   IX.  261 

et  iî  est  vrai  que  je  ne  niepargnois  point  pour  le 
préserver,  jusqu'à  escorter  les  envois  que  je  fai- 
sois  à  la  Chevrette  ou  à  Epinay,  jusqu'à  porter 
des  paniers  moi-même;  et  je  me  souviens  que 
nous  en  portâmes  un  si  lourd,  la  tante  et  moi , 
que ,  prêts  à  suceomber  sous  le  faix ,  nous  fûmes 
contraints  de  nous  reposer  de  dix  en  dix  pas,  et 
n'arrivâmes  que  tout  en  nage. 

Quand  la  mauvaise  saison  commença  de  me 
renfermer  au  logis,  je  voulus  reprendre  mes  oc- 
cupations casanières  :  il  ne  me  fut  pas  possible. 
Je  ne  voyois  par-tout  que  les  deux  charmantes 
amies  ,  que  leur  ami  ,  leurs  entours  ,  le  pays 
qu'elles  habitoient,  qu'ol>jets  créés  ou  embellis 
pour  elles  par  mon  imagination.  Je  n'étois  plus 
un  moment  à  moi-même  ;  le  délire  ne  me  quit- 
toit  plus.  Après  beaucoup  d'efforts  inutiles  pour 
écarter  de  moi  toutes  ces  fictions,  je  fus  enfin 
tout-à-fait  séduit  par  elles  ,  et  je  ne  m'occupai 
plus  qu'à  tâcher  d'y  mettre  quelque  ordre  et  quel- 
que suite  pour  en  faire  une  espèce  de  roman. 

Mon  grand  embarras  étoit  la  honte  de  me  dé- 
mentir ainsi  moi-même  si  nettement  et  si  haute- 
ment. Après  les  principes  sévères  que  je  veuois 
d'établir  avec  tant  tle  fracas,  après  les  maximes 
austères  que  j'avois  prêchécs,  après  tant  d'invec- 
tives mordantes  contre  les  livres  efféminés  qui 
respiroient  l'amour  et  la  mollesse,  pouvoit-on 
rien  imaginer  de  plus  inattendu,  de  plus  cho- 
quant que  de  me  voir  tout-à-coup  m'inscrire  de 
ma  propre  main  parmi  les  auteurs  tle  ces  livre* 


262  LES   CONFESSIONS, 

que  j'^vois  si  durement  censurés?  Je  sentois  cette 
inconscquonre  dans  tonte  sa  force  ;  je  me  la  re- 
procliois,  j'en  roug^issois,  je  m'en  dépitois  :  mais 
tout  cela  ne  put  suffire  pour  me  ramener  à  la 
raison.  Subjugué  complètement,  il  fallut  me 
soumettre  à  tout  risque,  et  me  résoudre  à  bra- 
ver le  Qu'en  dira-t-on  ;  sauf  à  délibérer  dans  la 
suite  si  je  me  résoudrois  à  montrer  mon  ouvraffc 
ou  non  :  car  je  ne  supposois  pas  encore  que  ja- 
mais j'en  vinsse  à  le  publier. 

Ce  parti  pris ,  je  me  jette  à  plein  Cf)llier  dans 
mes  rêveries;  et  à  force  de  les  tourner  et  retour- 
ner dans  ma  tète,  j'en  forme  enfin  respèce  de 
plan  dont  on  a  vu  l'exécution.  C  étoit  assurément 
le  meilleur  parti  qui  pût  se  tirer  de  mes  folies: 
l'amour  du  bien  ,  qui  n'est  jamais  sorti  de  mon 
cœur,  les  tourna  naturellement  vers  des  objets 
utiles,  et  dont  la  morale  eût  pu  faire  son  profit. 
M^  tableaux  voluptueux  auroient  perdu  de  leurs 
fjraces  ,  si  le  doux  coloris  de  l'innocence  y  eut 
manqué. 

Une  fille  foible  est  un  objet  de  pitié  que  l'amour 
peut  rendre  intéressant  et  qui  souvent  n'est  pas 
iimins  aimable  :  mais  cjui  peut  supporter  sans 
indif;nation  le  spectacle  des  mœurs  à  la  mode? 
cl  (pi  y  a-t-il  de  plus  révoltant  que  l'orgueil  d'uiu' 
femme  infidèle,  (|ui,  foulani  ouvertement  aux 
pieds  tous  ses  devoirs,  prétend  <jue  son  niari  soit 
pénétré  de  reeounoissanee  de  la  {pace  (ju  elle  lui 
accorde  de  vouloir  bien  ne  pas  se  laisser  prendre 
sur  le  fait?  Les  êtres  parfaits  ne  sont  pas  dans  la 


PARTIE   II,    LIVRE    IX.  263 

nature,  et  leurs  leçons  ne  sont  pas  assez  près  de 
nous.  Mais  qu  une  jeune  personne,  née  avec  un 
cœur  aussi  tendre  qu'honnête ,  se  laisse  vaincre 
à  l'amour  étant  fille ,  et  retrouve  étant  femme 
des  forces  pour  le  vaincre  à  son  tour,  et  se  main- 
tenir vertueuse  :  quiconque  vous  dira  que  ce  ta- 
Lleau  dans  sa  totalité  est  scandaleux  et  n'est  pas 
utile  ,  est  un  menteur  et  un  hypocrite  :  ne  l'é- 
coutez  pas. 

Outre  cet  objet  de  mœurs  et  d'honnêteté  con- 
jugale qui  tient  radicalement  à  tout  l'ordre  social , 
je  m'en  fis  un  plus  secret  de  concorde  et  de  paix 
publique ,  objet  plus  grand ,  plus  important  peut- 
être  en  lui-même  ,  et  du  moins  pour  le  moment 
oii  l'on  se  trouvoit.  L'orage  excité  par  l'encyclo- 
pédie, loin  de  se  calmer,  étoit  alors  dans  sa  plus 
grande  force.  Les  deux  partis  déchaînés  l'un  con- 
tre l'autre  avec  la  dernière  fureur,  ressembloient 
plus  à  des  loups  enragés  ,  acharnés  à  s'entredé- 
chirer ,  qu'à  des  chrétiens  et  des  philosophes  qui 
veulent  s'éclairer,  se  convaincre  mutuellement, 
et  se  ramener  dans  la  voie  de  la  vérité.  Il  ne 
manquoit  peut-être  à  l'un  et  à  l'autre  que  des 
chefs  remuants  qui  eussent  du  crédit,  pour  dé- 
générer en  guerre  civile  ;  et  Dieu  sait  ce  qu'eût 
produit  une  guerre  civile  de  religion ,  où  l'into- 
lérance la  plus  cruelle  étoit  au  fond  la  même 
des  deux  côtés  !  Ennemi  né  de  tout  esprit  de 
parti ,  j'avois  dit  franchement  aux  uns  et  aux 
autres  des  vérités  dures  quilsn'avoient  pas  écou- 
tées. Je  m'avisai  d  un  autre  expédient,  qui ,  dans 


264  LES   CONFESSIONS. 

ma  simplicité  de  cœur,  me  parut  admirable  : 
c'étoit  dadoucir  leur  haine  réciproque  en  dé-r 
ttruisant leurs  préjugés,  et  de  montrer  dans  cha-r 
que  parti  le  mérite  et  la  vertu  dans  l'autre,  di" 
gnes  de  lestime  publique  et  du  respect  de  tout 
l'univers.  Ce  projet  peu  sensé,  qui  supposoit  de 
la  bonne  foi  dans  les  hommes  ,  et  par  lequel  je 
tondjai  dans  le  défaut  que  je  reprocbois  à  labbé 
de  Saint-Pierre,  eut  le  succès  quil  dcvoit  avoir; 
il  ne  rapprocha  point  les  partis  et  ne  les  réunit 
que  pour  m'accabler.  En  attendant  que  Icxpé- 
rience  m'eût  fait  sentir  ma  folie,  je  m'y  liviai, 
j'ose  le  dire,  avec  un  enthousiasme  dijjue  du  lun- 
tif  qui  me  l'inspiroit  ;  et  je  dessinai  les  <lou\  ca- 
ractères de  Wolmar  et  de  Julie,  dans  im  ravis- 
sement qui  me  faisoit  croire  que  je  parviendrois 
aies  rendre  aimal)les  tous  les  deux,  et,  qui  plus 
est ,  l'un  par  l'autre. 

Content  d'avoir  grossièrement  esquissé  mon 
plan  ,  je  revins  aux  situations  de  détail  (jue  j  a- 
vois  tracées;  et,  de  l'arrangement  que  je  leur 
donnai,  résultèrent  les  deux  premières  parties 
de  la  Julie,  que  je  fis  et  mis  au  net  durant  cet 
hiver  avec  un  plaisir  inexpriuiable ,  employant 
pour  cela  le  plus  beau  papier  doré ,  séchant  I  c- 
criture  avec  de  la  poudre  dazur  et  d'argent ,  cou- 
sant mes  cahiers  avec  de  la  nomjKircille  bleue  , 
enfin  ne  trouvant  rien  d'assez  galant,  rien  d  as- 
sez mignon  pour  les  charmantes  hlles  dont  je 
raffolois  ,  malgré  ma  barbe  déjà  grisonnante. 
Tous  les  soirs,  au  coin  de  mon  feu  ,  je  lisois  et 


PARTIE   II,   LIVRE   IX.  -265 

relisois  ces  deux  parties  aux  fjouverneuses.  La 
fille,  sans  rien  dire,  sanglotoit  avec  moi  d'at- 
tendrissement ;  la  mère  qui ,  ne  trouvant  point 
là  de  compliments,  n'y  comprenoit  rien  ,  restoit 
tranquille  ,  et  se  contentoit  dans  les  moments 
de  silence  de  me  répéter  toujours:  Monsieur ^ 
cela  est  bien  beau. 

Madame  d'Epinay ,  inquiète  de  me  savoir  seul 
en  hiver  au  milieu  des  bois  ,  dans  une  maison 
isolée,  envoyoit  très  souvent  savoir  de  mes  nou- 
velles. Jamais  je  n'eus  de  si  vrais  témoignages 
de  son  amitié  pour  moi  ,  et  jamais  la  mienne 
n'y  répondit  plus  vivement.  .1  aurois  tort  de  ne 
pas  spécifier  ,  parmi  ces  témoignages ,  qu  elle 
m'envoya  son  portrait ,  et  qu'elle  me  demanda 
des  instructions  pour  avoir  le  mien,  peint  par 
Latour,  et  qui  avoit  été  exposé  au  salon.  Je  ne 
dois  pas  omettre  une  autre  de  ses  attentions  , 
qui  paroîtra  risible ,  mais  qui  fait  trait  à  l'his- 
toire de  mon  caractère ,  par  l'impression  qu  elle 
fit  sur  moi.  Un  jour  qu'il  geloit  très  fort ,  en  ou- 
vrant un  paquet  qu'elle  m'cnvoyoit  de  plusieurs 
commissions  dont  elle  s'étoit  chargée  ,  j  y  trou- 
vai un  petit  jupon  de  dessous  de  llanelle  d  An- 
gleterre ,  qu'elle  me  marquoit  avoir  porté ,  et 
dont  elle  vouloit  que  je  me  fisse  faire  un  gilet. 
Le  tour  de  son  hillet  étoit  charmant ,  plein  de 
caresse  et  de  naïveté.  Ce  soin  plus  qu  amical  me 
parut  si  tendre,  comme  si  elle  se  fût  dépouillée 
pour  me  vêtir,  que ,  dans  mon  émotion  ,  je  bai- 
sai vingt  fois  en  pleurant  le  billet  et  le  juj)on  : 


266  LES   CONFESSIOKS. 

Thérèse  me  croyoit  devenu  fou.  Il  est  singulier 
(|ue,  de  toutes  les  marques  d'amitié  (jue  mada- 
me d'Épinay  m'a  prodiguées  ,  aucune  ne  m'a  ja- 
mais touché  comme  celle-là  ,  et  que  ,  même  de- 
puis notre  rupture,  je  n'y  ai  jamais  repensé  sans 
attendrissement.  .1  ai  lon^j-temps  conservé  son 
petit  hillet  ;  et  je  Tauiois  encore  ,  s'il  n'eût  eu  le 
sort  de  mes  autres  lettres  du  même  temps. 

Quoique  mes  rétentions  me  laissassent  alors 
peu  de  relâche  en  hiver  ,  et  qu  une  partie  de 
celui-ci  je  fusse  réduit  à  L'usage  des  sondes,  ce 
fut  pourtant ,  à  tout  prendre  ,  la  saison  que  , 
depuis  ma  demeure  en  IVance  ,  j  ai  passée  avec 
le  plus  de  douceur  et  de  tranipiiliité.  Dniant 
quatre  ou  cinq  mois  que  le  mauvais  temps  me 
dut  presque  à  ra))ri  des  survenants ,  je  savourai, 
plus  ({ue  je  n'ai  fait  avant  et  depuis ,  cette  vie 
indépendante,  éjjale ,  et  simple,  dont  la  jouis- 
sance ne  faisoit  pour  moi  qu'auf|menter  le  prix, 
sans  autre  compaj^nie  rpie  celle  dc^^  deux  {{ou- 
verncuses  en  réalité  ,  et  cvWc  des  deux  cousines 
en  idée.  C'est  alors  sur-t(^nt  que  je  me  félicitois 
chaque  jour  davantajje  du  parti  ([ue  j'avois  eu  le 
bon  sens  de  prendre,  sans  é^^ard  aux  clameurs 
de  mes  amis  ,  lâchés  de  me  voir  affranrhi  de 
leur  tyrannie;  et,  quand  j'appris  1  attentat  <\<- 
rrahle  d'un  forcené;  quand  Deleyre  et  madame 
d'Fipinay  nie  jiarloientdans  hurs  lettres  du  trou- 
ble et  de  ra|;itation  qui  ré};noient  dans  Paris, 
combien  je  remerciai  le  ciel  de  m  avoir  éloi{;né 
de  ces  spectacles  d  horreurs  et  de  crimes  qui 


PABTIE   II,   LIVRE   IX.  26j 

ïi  eussent  fait  que  nourrir ,  qu'aigrir  l'humeur 
hilieuse  que  1  aspect  des  désordres  publics  ni'a- 
voit  donnée ,  tandis  que ,  ne  voyant  plus  autour 
de  ma  retraite  que  des  objets  riants  et  doux,  mon 
cœur  ne  se  livroit  qu'à  des  sentiments  aimables. 
Je  note  ici  avec  complaisance  le  cours  des  der- 
niers moments  paisibles  qui  m'ont  été  laissés.  Le 
printemps  ,  qui  suivit  cet  hiver  si  calme ,  vit 
éclore  le  germe  des  malheurs  qui  me  restent  à 
décrire  ,  et  dans  le  tissu  desquels  on  ne  verra 
plus  d'intervalle  semblable  où  j'aie  eu  le  loisir  de 
respirer. 

Je  crois  pourtant  me  rappeler  que  ,  durant 
cet  intervalle  de  paix,  et  jusquau  fond  de  ma 
solitude,  je  ne  restai  pas  tout-à-fait  tranquille 
de  la  part  des  holbachiens.  Diderot  me  suscita 
quelque  tracasserie,  et  je  suis  fort  trompé  si  ce 
n'est  dyrant  cet  hiver  que  parut  le  Fils  naturel^ 
dont  j'aurai  bientôt  à  parler.  Outre  que ,  par 
des  causes  que  Ion  saura  dans  la  suite,  il  m'est 
resté  peu  de  monuments  sûrs  de  cette  époque  , 
ceux  mêmes  qu'on  m'a  laissés  sont  très  peu  pré- 
cis quant  aux  dates.  Diderot  ne  datoit  jamais 
ses  lettres.  Madame  d  Epinay  ,  madame  d'Hou- 
detot,  ne  datoient  guère  les  leurs  que  du  jour  de 
la  semaine  ;  et  Deleyre  faisoit  comme  elles  le 
plus  souvent.  Quand  j'ai  voulu  ranger  ces  lettres 
dans  leur  ordre,  il  a  fallu  suppléer,  en  tâton- 
nant, des  dates  incertaines  sur  lesquelles  je  ne 
puis  compter.  Ainsi ,  ne  pouvant  fixer  avec  cer- 
titude le  commencement  de  ces  brouilleries  , 


268  LÈS  CONFESSIONS. 

j  aime  mieux  rapporter  ci-après  ,  clans  un  seul 

article,  tout  ce  que  je  m'en  puis  rappeler. 

Le  retour  du  printemps  avoit  redoublé  mon 
tendre  délire  ;  et ,  dans  mes  erotiques  transports, 
j'avois  conqiosé ,  pour  les  dernières  parties  de 
la  Julie,  plusieurs  lettres  qui ,  j  ose  le  dire,  se 
sentent  du  ravissement  dans  lequel  je  les  écri- 
vis. Je  puis  citer  entre  autres  celles  de  TÉlysée  et 
de  la  promenade  sur  le  lac,  «pii ,  si  je  m'en  sou- 
viens l)ien,  sont  a  la  Mn  de  la  (piatriènie  partie. 
Quiconque,  en  lisant  ces  deux  lettres,  ne  sent 
pas  amollir  et  fondre  son  cœur  dans  Tattendris- 
scment  qui  me  les  dicta,  doit  lérmer  le  livre; 
il  nest  pas  fait  pour  juger  des  choses  de  senti- 
ment. 

Précisément  dans  le  même  tenq^s  j'eus  de  ma- 
dame d'Houdetot  une  seconde  visite  imprévue. 
En  l'absence  de  son  mari ,  qui  étoit  capitaine  de 
gendarmerie ,  et  de  son  amant ,  qui  servoit  aussi, 
elle  étoit  venue  à  Eaubonne,  au  uïilieu  delà  val- 
lée de  Montmorency,  où  elle  avoit  loué  une  as- 
sez jolie  maison.  Ce  fut  de  là  qu'elle  vint  faire 
à  lllermitaf^e  une  nouvelle  excursion.  A  ce 
voyap,c  cllf  étoit  àcbeval  et  en  lionnue.  Quoique 
je  n  aime  point  ces  sortes  de  mascarades  ,  je  lus 
pris  à  l'air  romanes([ue  de  celle-là  ,  et  pour  cette 
fois  ce  fut  de  l'amour.  Comme  il  fui  le  premier 
et  l'unique  en  toute  ma  ^ie,  et  (pie  ses  suites  le 
rendront  à  jamais  mémorable  et  terrible  à  mon 
souvenir ,  (pi  il  me  soit  permis  d'entrer  dans  (picU 
ques  détails  sur  cet  article. 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  269 

Madame  la  comtesse  dHoudetot  approchoit 
de  la  trentaine ,  et  n'étoit  point  belle  :  son  vi- 
sage étoit  marqué  de  la  petite-vérole ,  son  teint 
manquoit  de  finesse ,  elle  avoit  la  vue  basse  et 
les  yeux  un  peu  ronds  ;  mais  elle  avoit  l'air  jeune 
avec  tout  cela,  et  sa  physionomie,  à-la-fois 
vive  et  douce,  étoit  caressante.  Elle  avoit  une 
forêt  de  grands  cheveux  noirs  ,  naturellement 
bouclés,  qui  lui  descendoient  au  jarret;  sa  taille 
étoit  mignonne,  et  elle  mettoit  dans  tous  ses 
mouvements  de  la  gaucherie  et  de  la  grâce  tout 
à-la-fois.  Elle  avoit  l'esprit  très  naturel  et  très 
agréable  ;  la  gaieté ,  letourderie  et  la  naïveté  s'y 
marioient  très  heureusement;  elle  abondoit  en 
saillies  charmantes  quelle  ne  recherchoit  point, 
et  qui  lui  venoient  quelquefois  malgré  elle.  Elle 
avoit  plusieurs  talents  agréables ,  jouoit  du  cla- 
vecin ,  dansoit  bien,  faisoit  d'assez  jolis  vers. 
Pour  son  caractère  ,  il  étoit  angélique;  la  dou- 
ceur dame  en  faisoit  le  fond  ;  mais  ,  hors  la  pru- 
dence et  la  force  ,  il  rassembloit  toutes  les  ver- 
tus. Elle  étoit  sur-tout  d'une  telle  sûreté  dans 
le  commerce ,  d'une  telle  fidélité  dans  la  socié- 
té ,  que  ses  ennemis  mêmes  n'avoient  pas  besoin 
de  se  cacher  d'elle.  J'entends  par  ses  ennemis 
ceux  ou  plutôt  celles  qui  lahaïssoient  ;  car,  pour 
elle,  elle  n  avoit  pas  un  cœur  qui  pût  hair,  et  je 
crois  que  cette  conformité  de  naturel  contribua 
beaucoup  à  me  passionner  pour  elle.  Dans  les 
confidences  de  la  plus  intime  amitié,  je  ne  lui 
ad  jamais  ouï  parler  mal  des  absents ,  pas  même 


2'jO  LES   C0^FESS10^"S. 

de  sa  belle-sœur.  Elle  ne  pouvoit  ni  déguiser  ce 
qu'elle  pensoit  à  personne ,  ni  même  ccaitrain- 
dre aucun  de  ses  sentiments,  et  je  suis  persuadé 
quelle  parloit  de  son  amant  à  son  mari  même, 
comme  elle  en  parloit  à  ses  amis,  à  ses  connois- 
sances  et  à  tout  le  monde  indifléremment.  En- 
fin ,  ce  qui  prouve  sans  réplicpic  la  pureté,  la 
sincérité  de  son  excellent  naturel,  c'est  (|u étant 
sujette  aux  plus  énormes  distractions  et  aux  plus 
risibles  étourderies,  il  lui  en  écliappoit  souvent 
de  très  imprudentes  pour  elle-même,  mais  ja- 
mais d  offensantes  pour  cpii  (pu"  ce  fut. 

On  Tavoit  mariée  très  jeune  ,  et  malj^ré  elle  , 
au  comte  d'PIoudctot  ,  homme  de  condition  , 
biave  militaire,  mais  joueur ,  chicaneur  ,  très 
peu  aimable,  et  quelle  n'a  jamais  aimé.  Elle 
trouva  dans  M.  de  Saint-Lambert  tous  les  mé 
rites  de  son  mari  avec  des  qualités  plus  afjréa- 
bles  ,  de  l'esprit,  des  vertus,  et  les  plus  rares 
talents.  S'il  faut  pardonner  <|uelque  chose  aux 
mœurs  du  siècle,  c'est  sans  doute  un  pareil  atta- 
chement, que  sa  durée  épure,  que  ses  effets  hono- 
rent, et  qui  ne  s  est  cimeiitv'  (jne  par  des  vertus. 

C'étoit  un  peu  par  {;oiit,  à  ce  que  j'ai  pu  croire, 
mais  beaucoup  pourconqilaireà  Saint-Eandjerl, 
qu'elle  venoit  me  voir.  Il  Ivavoit  exhortée  ,  et  il 
avoit  I aisoii  de  cioire  que  lamilic  qui  comnien- 
coit  à  s'établir  entre  nous  rendroit  cette  société 
agréable  à  tous  les  trois.  Elle  savoit  ((ue  j'étois 
instruit  de  leuis  liaisons:  et ,  pouvnnt  me  parler 
de  lui  sans  gène,  il  ctoil  nalujcl  «juClle  se  plut 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  27 1 

avec  moi.  Elle  vint  ,  je  la  vis,jetois  ivre  d'a- 
mour sans  objet  ;  cette  ivresse  fascina  mes  yeux, 
cet  ohjet  se  fixa  sur  elle  ,  je  vis  ma  Julie  en  ma- 
dame d  Houdetot ,  et  bientôt  je  ne  vis  plus  que 
madame  d'Houdetot  elle-même ,  mais  revêtue 
de  toutes  les  perfections  dont  je  venois  d'orner 
Fidole  fictive  de  mon  cour.  Pour  m'achever,  elle 
me  parla  de  Saint-Lambert  en  amante  passion- 
née. Force  conta^^yieuse  de  lamour!  en  l'écou- 
tant, en  me  sentant  auprès  d'elle,  j  étois  saisi 
d'un  frémissement  nouveau  ,  mais  délicieux  , 
que  je  n'avois  éprouvé  jamais  auprès  de  per- 
sonne. Elle  pailoit ,  et  je  me  sentois  ému;  je 
croyois  ne  faire  que  m'intéresser  à  ses  senti- 
ments ,  quand  j'en  prenois  de  semblables;  j'a- 
valois  èi  lonfjs  traits  la  coupe  empoisonnée,  sans 
en  sentir  encore  que  la  douceur.  Enfin  ,  sans  que 
je  m'en  aperçusse  et  sans  qu'elle  s  en  aperçût, 
elle  m'inspira  pour  elle-même  tout  ce  qu'elle  ex- 
primoit  pour  son  amant.  Hélas!  ce  fut  bien  tard^ 
ce  fut  bien  cruellement  brûler  d'une  passion  non 
moins  vive  que  malheureuse  pour  une  femme 
dont  le  cœur  étoit  plein  d'un  autre  amour. 

Malgré  les  mouvements  extraordinaires  que 
j'avois  éprouvés  auprès  d'elle  ,  je  ne  m'aperçus 
pas  d'abord  de  ce  qui  m'étoit  arrivé  :  ce  ne  fut 
qu'après  son  départ  que,  voulant  penser  à  Julie, 
je  fus  frappé  de  ne  pouvoir  plus  penser  qu'à  ma- 
dame d'Houdetot.  Alors  mes  yeux  se  dessillèrent; 
je  sentis  mon  malheur  ,  j'en  gémis,  mais  je  n'en 
prévis  pas  les  suites. 


lip  LES   C0MESSI0K3. 

J'hésitai  long-temps  sur  la  manière  dont  je  mr 
conduirois  avec  elle,  comme  si  Tamour véritable 
laissoit  assez  de  raison  poursuivre  des  délil)éra- 
tions.  Je  n  ctois  pas  déterminé  ,  quand  elle  re- 
vint me  prendre  au  dépourvu.  Pour  lors  iétoi& 
instruit.  La  honte ,  compagne  du  mal,  me  rendit 
muet,  tremblant  devant  elle;  je  n'osois  ouvrir 
la  bouche  ni  lever  les  yeux  ;  j'étoisdans  un  trouble 
inexprimable  ,  qu'il  étoit  impossible  qu  elle  ne 
vît  pas.  Je  pris  le  parti  de  le  lui  avouer,  et  de 
lui  en  laisser  deviner  la  cause  :  c'étoit  la  lui  dire 
assez  clairement. 

Si  j'eusse  été  jeune  et  aimable  ,  ou  (jue  dans  la 
suite  madame  dlloudctot  eût  été  foiblc,  je  blâ- 
inerois  ici  sa  conduite,  mais,  tout  cela  n'étant 
pas,  je  ne  puis  que  1  applaudir  et  1  admirer.  l-.e 
parti  qu'elle  prit  étoit  également  celui  de  la  gé- 
nérosité et  de  la  prudence.  Elle  ne  pouvoit  s'é- 
loif^ncr  brus(|uement  de  moi  sans  en  dire  la  cause 
à  Saint-Lambert,  qui  l'avoit  lui-même  engagée  à 
me  voir  ;  c'étoit  exposer  deux  amis  à  une  rup- 
ture,  et  peut-être  à  un  «'clat  «juelle  devoit  évi- 
ter. Elle  avoit  pour  moi  de  1  estime  et  de  la  bien- 
veillance. Elle  eut  pitié  de  ma  folie  ;  sans  la  flat- 
ter, elle  la  plaignit  et  tâcha  de  m'en  guérir.  Elle 
étoit  bien  aise  de  conserver  à  son  amant  et  à 
elle-Miême  un  ami  dont  elle  Jaisoit  eas  :  rlle  ne 
me  parioit  de  rien  avec  plus  de  j)laisir  (jue  de 
l'intime  et  douce  société  (jue  nous  pouvions  for- 
mer entre  nous  trois,  quand  je  serois  deveni> 
raisonnable  j  elle  uc  se  boiuoit  pas  toujours  à 


PARTIE    II,    LIVRE   IX.  273 

ces  exhortations  amicales  ,  et  ne  m'épargnoit 
pas  au  besoin  les  reproches  plus  durs  que  j'a- 
vois  bien  mérités. 

Je  me  les  épar^^^nois  encore  moins  moi-même; 
sitôt  que  je  fus  seul ,  je  revins  à  moi  ;  j  étois  plus 
calme  après  avoir  parlé  :  l'amour  connu  de  celle 
quil'inspire  en  devient  plus  supportable.  La  force 
avec  laquelle  je  me  reprochai  le  mien  m  en  eût 
dû  guérir ,  si  la  chose  eût  été  possible.  Quels 
puissants  motifs  n'appelai-je  point  à  mon  aide 
pour  l'étouffer!  Mes  mœurs,  mes  sentiments, 
mes  principes,  la  honte  ,  l'infidélité,  le  crime, 
l'abus  d'un  dépôt  confié  par  l'amitié,  le  ridicule 
enfin  de  brûler  à  mon  âge  de  la  passion  la  plus 
extravagante  pour  un  objet  dont  le  cœur  préoc- 
cupé ne  pouvoit  ni  me  rendre  aucun  retour,  ni 
me  laisser  aucun  espoir  :  passion,  de  plus,  qui, 
loin  d'avoir  rien  à  gagner  par  la  constance,  de- 
venoit  moins  souffrable  de  jour  en  jour. 

Quicroiroit  que  cette  dernière  considération, 
qui  devoit  ajouter  du  poids  à  toutes  les  autres, 
fut  celle  qui  les  éluda!  Quel  scrupule,  pensai-je, 
puis-je  me  faire  d'une  folie  nuisible  à  moi  seul? 
Suis-je  donc  un  jeune  cavalier  fort  à  craindre 
pour  madame  d'Houdetot?  ÎSe  diroit-on  pas,  à 
mes  présomptueux  remords,  que  mon  équipage, 
ma  galanterie,  mon  air,  vont  la  séduire?  Eh  ! 
pauvre  Jean-Jacques ,  aime  à  ton  aise  en  toute 
sûreté  de  conscience,  et  ne  crains  pas  que  tes 
soupirs  nuisent  à  Saint-Lambert. 

On  a  vu  que  jamais  je  ne  fus  avantageux , 
M-  18 


274  LES  co^'FESSIo^■s. 

même  dans  ma  jeunesse.  Cette  modeste  façon 
de  penser  étoit  dans  mon  tour  d'esprit  ;  elle  flat- 
toit  hia  passion  :  c'en  fut  assez  pour  m'y  livrer 
sans  réserve,  et  rire  même  de  rimpcrtincnt  scru- 
pule que  je  croyois  mètre  fait  par  vanité  plus 
que  par  raison.  Grande  leçon  pour  les  amos  hon- 
nêtes, que  le  vice  n'attaque  jamais  à  découvert, 
mais  ({u'il  trouve  le  moyen  de  surprendre  en  se 
nias<piant  toujours  de  quelque  sophisme,  et  sou- 
vent de  quelque  vertu. 

Goupahle  sans  remords,  je  le  fus  ])ientôt  sans 
mesure;  et,  de  grâce,  ((u'on  voie  comment  ma 
passion  suivit  la  tracedc  mon  naturel  pour  m  en- 
traîner enlin  dans  fabyme.  D'abord  elle  prit  un 
air  humble  pour  me  rassurer;  et  puis,  pour  me 
rendre  entre])renant,  elle  poussa  cette  humilité 
jusqu'à  la  défiance.  Madame  dHoudetot,  sans 
cesser  de  me  rappeler  à  mon  devoir,  à  la  raison  , 
sans  jamais  flatter  un  moment  ma  folie ,  me  trai- 
toit  au  reste  avec  la  plus  [jrande  douceur,  et  prit 
avec  moi  le  ton  de  l'amitié  la  plus  tendre.  Cette 
amitié  m  eût  suffi  ,  je  le  proteste ,  si  je  lavoiscruc 
sincère;  mais,  la  trouvant  trop  vive  pour  être 
vraie,  nallai-je  pas  me  fourrer  dans  la  tête  (pie 
1  amour  désormais,  si  peu  convenable  à  mon  â{;e 
et  à  ma  parure,  m'avoit  avili  aux  yeux  tl('  ma- 
dame d  llouiletot,  (pie  cette  jeune  folle  ne  vou- 
loit  (pie  se  divertir  de  moi  et  de  mes  doiux'urs 
surannées;  quelle  en  avoit  faitconfidenceàSaint- 
l.ambert,  et  (pie,  fiudi.'yiKitioii  de  mon  infidélit(!' 
ayant  fait  entrer  sou  amant  ilans  ses  vues,  ils 


PARTIE    II,   LIVRE    IX.  275 

S  enteiidoient  tous  les  deux  pour  achever  de  me 
faire  tourner  la  tête  et  me  persifler.  Cette  bê- 
tise ,  qui  m  avoit  fait  extrava^^uer  à  vingt-six  ans 
auprès  de  madame  de  Larnage,  que  je  ne  con- 
noissois  pas,  m'eût  été  pardonnable  à  quarante- 
cinq  auprès  de  madame  d'Houdetot,  si  j'eusse 
ignoré  qu'elle  et  son  amant  étoient  trop  hon- 
nêtes gens  lun  et  l'autre  pour  se  faire  un  aussi 
barbare  amusement. 

Madame  d'Houdetot  continuoit  à  me  faire  des 
visites  que  je  ne  tardai  pas  de  lui  rendre.  Elle 
aimoit  à  marcher  ainsi  que  moi  :  nous  faisions 
<îe  longues  promenades  dans  un  pays  enchanté. 
Content  d'aimer  et  de  l'oser  dire ,  j'aurois  été 
danslaplus  douce  situation  si  mon  extravagance 
n'en  eût  détruit  tout  le  charme.  Elle  ne  comprit 
rien  d'abord  à  la  sotte  humeur  avec  laquelle  je 
recevois  ses  caresses;  mais  mon  cœur,  incapable 
lie  savoir  jamais  rien  cacher  de  ce  qui  s'y  passe, 
ne  lui  laissa  pas  long-temps  ignorer  mes  soup- 
çons; elle  en  voulut  rire  :  cet  expédient  ne  réus- 
sit pas  ;  des  transports  de  rage  en  auroient  été 
l'effet.  Elle  changea  de  ton.  Sa  compatissante 
douceur  fut  invincible.  Elle  me  fit  des  reproches 
qui  me  pénétrèrent;  elle  me  témoigna  sur  mes 
injustes  craintes  des  inquiétudes  dont  j'abusai. 
J'exigeai  des  preuves  quelle  ne  se  moquoit  pas 
de  moi.  Elle  vit  qu'il  n'y  avoit  nul  autre  moyen 
de  me  rassurer.  .Je  devins  pressant  :  le  pas  étoit 
délicat.  Il  est  étonnant,  il  est  unique  peut-être, 
qu'une  femme,  ayantpu  venir  jus<pi'à  marchan- 


276  LES   COiNFESSlOISS. 

der ,  s'en  soit  tirée  à  si  bon  compte.  Elle  ne  me 
refusa  rien  de  ce  que  la  plus  tendre  amitié  pou- 
voit  accorder  :  elle  ne  m'accorda  rien  qui  pût 
la  rendre  infidèle;  et  j  eus  1  humiliation  de  voir 
que  l'embrasement  dont  ses  légères  faveurs  allu- 
moient  mes  sens  n'en  porta  jamais  aux  siens  la 
moindre  étincelle. 

J'ai  dit  quelque  part  qu'il  ne  faut  rien  accor- 
der aux  sens  quand  on  veut  leur  refuser  quelque 
chose.  Pour  connoître  combien  cette  maxime 
se  trouva  fausse  avec  madame  dHoudetot  et 
combien  elle  eut  raison  de  compter  sur  elle- 
même  ,  il  faudroit  entrer  dans  le  détail  de  nos 
longs  et  fréquents  têtes-à-tètes,  et  les  suivre  dans 
toute  leur  vivacité  durant  quatre  mois  que  nous 
passâmes  ensemble,  dans  une  intimité  presque 
sans  exemple  entre  deux  amis  de  .différents  sexes, 
qui  se  renferment  dans  les  bornes  dont  nous  ne 
sortîmes  jamais.  Ah  !  si  j'avois  tardé  si  long-temps 
à  sentir  le  véritable  amour,  qu'alors  mon  coeur 
et  mes  sens  lui  payèrent  bien  l'arrérage  !  et  quels 
sont  donc  les  transports  qu'on  doit  éprouver 
près  d'un  objet  aimé  «jui  nous  aime,  si  même  un 
amour  non  partagé  peut  en  inspirer  de  pareils? 

Mais  j'ai  tort  de  dire  un  amour  non  partagé  : 
le  mien  létoit  en  quebjue  sorte;  ilétoit  égal  des 
deux  cotés  ,  tjuoiiju  il  ne  fut  pas  récij)ro(jue.  ÎNous 
étions  ivres  d'amour  l'un  et  l'autre ,  elle  pour  sou 
amant,  moi  pour  elle;  ik^s  soupirs,  mos  déli- 
cieuses larmes  se  confontloicnt.  Tendres  confi- 
dents l'un  de  l'autre ,  nos  sentiments  avoicnt 


Pcuje  2"~ 


Jontt'  /-> 


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PARTIE   II,   LIVRE   IX.  ^77 

tant  de  rapport ,  qu'il  étoit  impossible  qu  ils  ne 
se  mêlassent  pas  en  quelque  chose  ;  et  toutefois, 
au  milieu  de  cette  dangereuse  ivresse,  jamais 
elle  ne  s'est  oubliée  un  moment  ;  et  moi  je  pro- 
teste ,  je  jure  à  la  face  du  ciel ,  que  ,  si  quelque- 
fois égaré  par  mes  sens  j'ai  tenté  de  la  rendre 
infidèle ,  jamais  je  ne  l'ai  véritablement  désiré. 
La  véhémence  de  ma  passion  la  contenoit  par 
elle-même.  Le  devoir  des  privations  avoit  exalté 
mon  ame.  L'éclat  de  toutes  les  vertus  ornoit  à 
mes  yeux  l'idole  de  mon  cœur  :  en  souiller  la 
divine  image  eût  été  l'anéantir.  J'aurois  pu  com- 
mettre le  crime  ;  il  a  cent  fois  été  com.mis  dans 
mon  cœur:  mais  avilir  ma  Sophie  !  ah  !  cela  se 
pouvoit-il  jamais  !  non  ,  non  ;  je  le  lui  ai  cent  fois 
dit  à  elle-même  :  eussè-je  été  le  maître  de  me 
satisfaire,  sa  propre  volonté  l'eùt-elle  mise  à  ma 
discrétion  ,  hors  quelques  courts  moments  de 
délire ,  j'aurois  refusé  d'être  heureux  à  ce  prix. 
Je  l'aimois  trop  pour  vouloir  la  posséder. 

Il  y  a  près  d'une  lieue  de  THermitage  à  Eau- 
bonne  ;  dans  mes  fréquents  voyages  il  m'est  ar- 
rivé quelquefois  d'y  coucher:  un  soir,  après  avoir 
soupe  tête  à  tête,  nous  allâmes  nous  promener 
au  jardin ,  par  un  très  beau  clair  de  lune.  Au 
fond  de  ce  jardin  étoit  un  assez  grand  taillis  par 
où  nous  fumes  chercher  un  joli  bosquet,  orné 
d'une  cascade  dont  je  lui  avois  donné  l'idée  et 
qu'elle  avoit  fait  exécuter.  Souvenir  immortel 
d'innocence  et  de  jouissance!  Ce  fut  dans  ce  bos 
quct  qu'assis  avec  elle  sur  un  banc  de  gazon  , 


278  LES  CONFESSIONS. 
SOUS  un  acacia  tout  charge  de  fleurs,  je  trouvai, 
pour  rendre  les  niouvenicnls  de  mon  cœur,  un 
langage  vraiment  digne  d  eux.  Ce  lut  la  première 
et  Tunique  fois  de  ma  vie  ;  mais  je  fus  suhlime , 
si  l'on  peut  nommer  ainsi  tout  ce  que  l'amour 
le  plus  tendre  et  le  plus  ardent  peut  porter  d'ai- 
mable rt  de  séduisant  dans  un  Cdur  d  homme. 
Que  d'enivrantes  larmes  je  versai  sur  ses  genoux  ! 
que  je  lui  en  fis  verser  malgré  elle  !  Enfin  ,  dans 
un  transport  involontaire,  elle  s'écria:  Non,  ja- 
mais homme  ne  fut  si  aimahie,  et  jamais  amant 
n'aima  comme  vous!  Mais  voire  ami  Saint  Lam- 
hert  nous  écoute,  et  mou  C(ciu'  ne  sauroit  aimer 
deux  fois.  Je  me  tus  en  soupirant  ;  je  1  embras- 
sai ; quel  eml)rassement  !  Mais  ce  fut  tout. 

Il  y  avoit  six  mois  qu'elle  vivoit  seule ,  c'est-à- 
dire  loin  de  son  amant  et  de  son  mari  ;  il  y  en 
avoit  trois  que  je  la  voyois  prcscpie  tous  les  jours, 
et  toujours  l'amour  en  tiers  entre  elle  et  moi. 
Nous  avions  soupe  tète  à  tète,  nous  étions  seuls, 
dans  un  bosquet,  au  clair  de  la  lune,  et,  aj^rès 
deux  heures  de  fcntreticn  le  plus  vif  et  le  plus 
tendre,  elle  sortit ,  au  milieu  de  la  nuit,  de  ce 
Losquet  et  des  bras  de  son  ami,  aussi  intacte, 
aussi  pure  de  corps  et  de  cœur  qu'elle  y  étoit 
entrée.  Lecteur,  pesez  toutes  ces  circonstances; 
je  n'ajouterai  rien  de  plus. 

.  Et  (pi'on  n  aille  pas  s  iuMginer  (|U  ici  nies  sens 
me  laissoient  traïupiiile,  comme  auprès  de  Thé- 
rèse et  de  maman.  Je  l'ai  déjà  dit  ;  c'étoit  de  fa- 
n\our  cette  fois,  et  l'amour  dans  toute  son  éner- 


PARTIE   II,    LIVRE    IX.  279 

gie  et  clans  toutes  ses  fureurs.  Je  ne  décrirai  ni 
les  apjitations,  ni  les  frémissements,  ni  les  pal- 
pitations ,  ni  les  mouvements  convulsifs  ,  ni  les 
défaillances  de  cœur  que  j  eprouvois  continuel- 
lement ,  on  en  pourra  juger  par  l'effet  que  sa 
seule  image  faisoit  sur  moi.  J'ai  dit  quil  y 
avoit  loin  de  THermitage  à  Eaubonne  :  je  pas- 
sois  par  les  coteaux  d'Andilly,  qui  sont  char- 
mants. Je  revois  ,  en  marchant,  à  celle  que  j'ai- 
lois  voir,  à  l'accueil  caressant  qu'elle  me  feroit , 
au  baiser  qm  m'attendoit  à  mon  arrivée.  Ce  seul 
baiser,  ce  baiser  funeste ,  avant  même  de  le  re- 
cevoir, m'embrasoit le  sang  à  tel  point,  que  ma 
tête  se  troubloit  ;  un  éblouissement  m'aveugloit, 
mes  genoux  tremblants  ne  pou  voient  me  soute- 
nir, j'étois  forcé  de  m'arrêter ,  de  m'asseoir;  toute 
ma  machine  étoit  dans  un  désordre  inconceva- 
ble :  j'étois  prêt  à  m'évanouir.  Instruit  du  dan- 
ger ,  je  tâchois ,  en  partant ,  de  me  distraire  et 
de  penser  à  autre  chose.  Je  n'avois  pas  fait  vingt 
pas  que  les  mêmes  souvenirs  et  tous  les  accidents 
qui  en  étoient  la  suite  revenoient  m'assaillir  sans 
qu'il  me  fût  possilile  de  m'en  délivrer  ,  et ,  de 
quelque  façon  que  je  m'y  sois  pu  prendre ,  je  ne 
crois  pas  qu'il  me  soit  jamais  arrivé  de  faire  seul 
ce  trajet  impunément.  J'arrivois  à  Eaubonne , 
foible  ,  épuisé  ,  rendu  ,  me  soutenant  à  peine.  A 
linstant  que  je  la  voyois ,  tout  étoit  réparé;- je 
ne  sentois  plus  auprès  d'elle  que  l'importunité 
d'une  vigueur  inépuisable  et  toujours  inutile.  Il 
y  avoit  sur  ma  route,  à  la  vue  d'Eaubonne,  uuc 


o.8o  LES   CONFESSIONS, 

terrasse  agréable,  appelée  le  mont  Olvmpe,  où 
nous  nous  rendions  quelquefois  ,  eliacun  de  no- 
tre côté.  J'arrivois  le  premier,  j'étois  lait  pour 
1  attendre  ;  mais  que  cette  attente  me  coùtoit 
cher  !  Pour  me  distraire  ,  j'essayois  d  écrire  avec 
mon  crayon  des  billets  que  j'aurois  pu  tracer  du 
plus  pur  démon  sang:  je  n'en  ai  jamais  pu  ache- 
ver un  ([ui  fût  lisible.  Quand  elle  en  trouvoit 
quelqu  un  dans  la  niche  dont  nous  étions  con- 
venus ,  elle  n'y  pouvoit  voir  autre  chose  que  l'état 
vraiment  déplorable  où  j'étois  en  l'écrivant.  Cet 
état ,  et  sur-tout  sa  durée  pendant  trois  mois 
d  irritation  continuelle  et  de  privation,  me  jeta 
dans  un  épuisement  dont  je  n'ai  pu  me  tirer  de 
plusieurs  années,  et  finit  par  me  donner  une 
descente  que  j'emporterai  ou  qui  m'emportera 
au  tombeau.  Telle  a  été  la  seule  jouissance  amou- 
reuse de  l'homme  du  tempérament  le  plus  com- 
bustible, mais  le  plus  timide  en  morne  tenq)S, 
que  peut-être  la  nature  ait  jamais  produit.  Tels 
ont  été  les  derniers  beaux  jours  qui  m'aient  été 
comptés  sur  la  terre  :  ici  commence  le  long  tissu 
des  malheurs  de  ma  vie  ,  où  l'on  verra  peu  d'in- 
terruption. 

On  a  vu  dans  tout  le  cours  de  ma  vie,  que  mon 
cœur,  transparent  comme  le  cri.stal  ,  n'a  jamais 
su  cacher,  dmant  une  minute  entière,  un  srn- 
timent  un  ])cu  vil'cp  "  s'y  IVn  r('fu{;ié.  Qu'on  )ii|;e 
s'il  me  fut  possible  de  cacher  long-temps  mon 
amour  pour  madame  d'IIoudctoC  Notre  intimité 
frappoit  tons  les  yeux,  nous  n  y  mettions  ni  se- 


PARTIE    II,   LIVRE    IX.  281 

cret  ni  mystère  ;  elle  n  etoit  pas  de  nature  à  en 
avoir  besoin  ,  et  comme  madame  d'Houdctot 
avoit  pour  moi  l'amitié  la  plus  tendre  ,  qu  elle  ne 
se  reprochoit  point  ;  que  j'avois  pour  elle  une 
estime  dont  personne  ne  connoissoit  mieux  que 
moi  toute  la  justice;  elle,  franche,  distraite, 
étourdie  ;  moi ,  vrai ,  maladroit ,  fier,  impatient , 
emporté,  nous  donnions  encore  sur  nous,  dans 
notre  trompeuse  sécurité  ,  beaucoup  plus  de 
prise  que  nous  n'aurions  fait  si  nous  eussions 
été  coupables.  Nous  allions  l'un  et  l'autre  à  la 
Chevrette  ;  nous  nous  y  trouvions  souvent  en- 
.semble  ,  quelquefois  môme  par  rendez -vous. 
Nous  y  vivions  à  notre  ordinaire;  nous  prome- 
nant tous  les  jours  tête  à  tête  en  parlant  de 
nos  amours,  de  nos  devoirs,  de  notre  ami,  de 
nos  innocents  projets,  dans  le  parc,  vis-à-vis 
l'appartement  de  madame  d'Epinay  ,  sous  ses  fe- 
nêtres, d'où,  ne  cessant  de  nous  examiner  et  se 
croyant  bravée ,  elle  assouvissoit  son  cœur  par 
ses  yeux  de  rage  et  d  indignation. 

Les  femmes  ont  toutes  fart  de  cacher  leur  fu- 
reur quand  elle  est  vive  ;  madame  d'Épinay,  vio- 
lente, mais  réfléchie,  possède  sur-tout  cet  art 
éminemment.  Elle  feignit  de  ne  rien  voir,  de  ne 
rien  soupçonner  ;  et ,  dans  le  même  temps  ([u  elle 
redoul)loit  avec  moi  d'attentions  ,  de  soins  ,  et 
presque  d'agaceries,  elle  affectoit  d'accabler  sa 
belle-sœur  de  procédés  malhonnêtes,  et  de  mar- 
ques d'un  dédain  qu'elle  scmbloit  vouloir  me 
communiquer.  On  juge  bien  quelle  ne  réussis- 


282  LES  CONFESSIONS, 

soit  pas;  mais  j'étois  au  suppliro.  Drcliiiv  tie 
sentiments  contraires  en  même  tenjps  que  j  étois 
touché  de  ses  caresses ,  j'avois  peine  à  contenir 
ma  colère  quandjelavoyoismanrpierà  madame 
d'Houdetot.  I^a  douceur  an^rdique  de  celle-ci  lui 
faisoit  tout  endurer  sans  se  plaindre,  et  même 
sans  lui  on  savoir  plus  mauvais  gré.  Elle  étoit 
d'ailleurs  souvent  si  distraite,  et  toujours  si  peu 
sensible  à  ces  choses-là,  que  la  moitié  du  temps 
elle  ne  s'en  apercevoit  ])as. 

J'étois  si  préoccupé  de  ma  passion,  que,  ne 
voyant  rien  f|ue  Soj)hie  (  c'étoit  un  des  noms 
de  madame  d  Iloudetot),  je  ne  remarquois  pas 
même  que  j'étois  devenu  la  fable  de  toute  la 
maison  et  des  survenants.  Le^baron  d  Holbach  , 
qui  n'étoit  jamais  venu  que  je  sache  à  la  (Ihe- 
vrette,  fut  au  nond)re  de  ces  derniers*.  Si  j'eusse 
été  aussi  défiant  que  je  le  suis  devenu  dans  la 
suite,  j'aurois  fort  soupçonné  madame  d  Epinay 
d'avoir  arrangé  ce  voyage  ,  pour  lui  donner  la- 
musant  cadeau  de  voir  le  citoyen  amoureux  : 
mais  j'étois  alors  si  bête  que  je  ne  voyois  pas 
même  ce  qui  crevoit  les  yeux  à  tout  le  monde. 
Toute  ma  stupidité  ne  m  e'mpêcha  pas  de  trou- 
ver au  baron  l'air  plus  content  ,  plus  jovial  qu'à 
son  ordinaii-e.  Au  lieu  de  me  regarder  noir,  se- 
lon sa  coutniiie,  il  me  lâchoit  (^ent  proj^os  go- 
guenards au\(|u^s  je  ne  conq)r(H()is  rien,  .l'ou- 
vrois  de  grands  yeux  sans  rien  répondre  ;  ma- 
dame d'Kpinay  se  tenoit  les  côtés  de  rire;  je  ne 
savois  sur  quelle  iuM'he  ils  avoient  marché.  Com- 


PARTIE   II,   LIVRE   IX.  283 

me  rien  ne  passoit  encore  les  bornes  de  la  plai- 
santerie ,  tout  ce  que  j'aurois  eu  de  mieux  à  faire, 
si  je  m'en  étois  aperçu,  eût  été  de  m'y  prêter. 
Mais  il  est  vrai  qu'à  travers  la  railleuse  gaieté 
du  baron  l'on  voyoit  briller  dans  ses  yeux  une 
maligne  joie ,  qui  m'eût  peut-être  inquiété,  si  je 
l'eusse  aussi  bien  remarquée  alors  que  je  me  la 
rappelai  dans  la  suite. 

Un  jour  que  j'allai  voir  madame  d'Houdetot  à 
Eaubonne  au  retour  d'un  de  ses  voyages  de  Pa- 
ris ,  je  la  trouvai  triste ,  et  je  vis  qu  elle  avoit 
pleuré.  Je  fus  obligé  de  me  contraindre  parceque 
madame  de  Blainville,  sœur  de  son  mari,  étoit 
là  ;  mais ,  sitôt  que  je  pus  trouver  un  moment , 
je  lui  marquai  mon  inquiétude.  Ah!  me  dit-elle 
en  soupirant ,  je  crains  bien  que  vos  folies  ne 
me  coûtent  le  repos  de  mes  jours.  Saint-Lambert 
est  instruit,  et  mal  instruit.  Il  me  rend  justice  ; 
mais  il  a  de  l'humeur,  dont ,  qui  pis  est,  il  me 
cache  une  partie.  Heureusement  je  ne  lui  ai 
rien  tu  de  nos  liaisons ,  qui  s'étoient  faites  sous 
ses  auspices.  Mes  lettres  étoient  pleines  de  vous 
ainsi  que  mon  cœur:  je  ne  lui  ai  caché  que  votre 
amour  insensé,  dont  j'espérois  vous  guérir,  et 
dont,  sans  m'en  parler,  je  vois  qu'il  me  fait  un 
crime.  On  nous  a  desservis  ;  l'on  m'a  fait  tort , 
mais  n'importe.  Ou  rompons  tout-à-fait,  ou  soyez, 
tel  que  vous  devez  être.  Je  ne  veux  plus  rien  avoir 
à  cacher  à  mon  amant. 

Ce  fut  là  le  premier  moment  où  je  fus  sensible 
à  la  honte  de  me  voir  humilié  par  le  sentiment 


2S4  LES   CONFESSIONS, 

de  ma  faute,  devant  une  jeune  femme  dont  j'au- 
rois  dû  être  le  mentor.  L'indignation  que  j'en 
ressentis  contre  moi-même  eut  peut-être  suffi 
pour  surmonter  ma  foiblesse  ,  si  la  tendre  com- 
passion que  m'en  inspiroit  la  victime  n'eût  encore 
amolli  mon  cœur.  Hélas  1  ctoit-ce  le  moment  de 
pouvoir  l'endurcir  lorsqu'il  étoit  inondé  par  des 
larmes  qui  le  pénétroient  de  toutes  parts  ?  Cet 
attendrissement  se  changea  bientôt  en  colère 
contre  les  vils  délateurs  (jui  n'avoient  vu  que  le 
mal  d'un  sentiment  criminel ,  mais  involontaire, 
sans  croire ,  sans  imaginer  même  la  sincère  hon- 
nêteté de  cœur  qui  le  rachetoit.  Nous  ne  restâ- 
mes pas  long-temps  en  doute  sur  la  main  d'où 
partoit  le  coup. 

Nous  savions  l'un  et  l'autre  que  madame  d'É- 
pinay  étoit  en  commerce  de  lettres  avec  Saint- 
Lambert.  Ce  n'étoit  pas  le  premier  orage  qu'elle 
avoit  suscité  à  madame  d'Houdetot,  dont  elle 
avoit  fait  mille  efforts  pour  le  détacher,  et  que 
les  succès  passagers  de  quelques  uns  de  ces  ef- 
forts faisoient  trembler  pour  la  suite.  D'ailleurs 
Grimm,qui,  ce  me  semble,  avoit  suivi  M.  de 
Castrics  à  l'armée,  étoit  en  Westphalie  aussi  bien 
que  Saint-Lambert;  ils  se  voyoient  quelquefois. 
Grimm  avoit  fait  près  de  madame  d'Houdctot 
quehjucs  tentatives  qui  n'avoient  pas  réussi. 
Grimm,  très  piipié,  cessa  tout-à-fait  de  la  voir. 
Qu'on  juge  du  sang-froid  avec  lequel ,  modeste 
comme  on  sait  qu'il  l'est,  il  lui  supposoit  des 
préférences  pour  un  homme  plus  âgé  que  lui, 


PARTIE   II,   LIVRE   IX.  285 

et  dont  lui  Grimm ,  depuis  qu'il  fréquentoit 
les  grands ,  ne  parloit  plus  que  comme  de  son 
protégé. 

Mes  soupçons  sur  madame  d'Épinay  se  chan- 
gèrent en  certitude,  quand  j'appris  ce  qui  s'étoit 
passé  chez  moi.  Quand  j'étois  à  la  Chevrette , 
Thérèse  y  venoit  souvent ,  soit  pour  me  rendre 
des  soins  nécessaires  à  ma  mauvaise  santé ,  soit 
pour  m'apporter  mes  lettres.  Madame  d'Épinay 
lui  avoit  demandé  si  nous  ne  nous  écrivions  pas, 
madame  d  Houdetot  et  moi.  Sur  son  aveu  ,  ma- 
dame d'Epinay  la  pressa  de  lui  remettre  les  let- 
tres de  madame  d'Houdetot,  l'assurant  qu'elle 
les  recachéteroit  si  bien  qu'il  n'y  paroîtroit  pas. 
Thérèse,  sans  montrer  combien  cette  proposi- 
tion la  scandalisoit ,  et  même  sans  m'avertir,  se 
contenta  de  mieux  cacher  les  lettres  quelle  m'ap- 
portoit  :  précaution  très  heureuse  ;  car  madame 
d'Épinay  la  faisoit  guetter  à  son  arrivée  ;  et ,  l'at- 
tendant au  passage  ,  poussa  plusieurs  fois  l'au- 
dace jusqu'à  chercher  dans  sa  bavette.  Elle  fit 
plus  :  s'étant  un  jour  invitée  à  venir  avec  M.  de 
Margency  dîner  à  IHermitage  pour  la  première 
fois  depuis  que  j'y  demeurois  ,  elle  prit  le  temps 
que  je  me  promenois  avec  Margency,  pour  en- 
trer dans  mon  cabinet  avec  la  mère  et  la  fille , 
et  les  presser  de  lui  montrer  les  lettres  de  ma- 
dame d'Houdetot.  Si  la  mère  eût  su  où  elles 
étoient ,  les  lettres  étoient  livrées;  mais  heureu- 
sement la  fille  seule  le  savoit ,  et  nia  que  j'en 
eusse  conservé  aucune.  Mensonge  assurément 


28G  LES    CONFESSIONS. 

plein  de  fidélité,  de  générosité,  d'honnêteté, 
tandis  que  la  vérité  n'eût  été  qu'une  perfidie. 
INÏadame  dKpinay,  voyant  (juollr  ne  ])ouvoit  la 
séduire  ,  s'elïorea  de  l'irriter  pur  la  jalousie,  en 
lui  reprochant  sa  facilité  et  son  aveuglement. 
Comment  pouvez-vous  ,  lui  dit-elle  ,  ne  pas  voir 
qu'ils  ont  entre  eux  un  commerce  criminel?  Si 
malgré  tout  ce  qui  frappe  vos  yeux,  vous  avez 
besoin  d'autres  preuves  ,  prêtez-vous  donc  à  ce 
qu'il  faut  faire  pour  les  avoir  :  vous  dites  tju  il 
déchire  les  lettres  de  madame  d  Iloudetot  aus- 
sitôt qu  il  les  a  lues.  lié  hien  ,  recueille/,  avec  soin 
les  pièces ,  et  donnez-les-moi  ;  je  me  charge  de 
les  rassend)ler.  Telles  étoient  les  leçons  que  mon 
amie  donnoit  à  ma  compajpie. 

Thérèse  eut  la  tliscrétion  de  metaireassezlong- 
teoips  toutes  ces  tentatives;  niais,  voyant  mes 
perplexités,  elle  se  crut  ohligée  à  me  tout  <lire, 
alin  que  ,  sachant  à  qui  j  avois  affaire,  je  ]uisse 
mes  mesures  pour  me  garantir  des  trahisons 
qu'on  me  préparoit.  Mon  indignation  ,  ma  fu- 
reur ne  peut  se  décrire.  Au  lieu  de  dissimuler 
avec  madame  d'I^pinav  à  son  exenqdc  ,  et  d  user 
de  contre -ruses,  je  me  livrai  sans  mesure  à  l'im- 
pétuosité de  mon  naturel  ;  et ,  avec  mon  étour- 
derie  ordinaire,  j'éclatai  tout  ouvertement.  On 
peut  juger  de  mon  inq>ru(lcnce  par  les  lettres 
siiiv;inl(>s,  cpii  uionlrcnt  sulïisamment  la  ma- 
nière de  procéder  de  liin  ri  de  l'autre  en  cette 
occasion. 


PARTIE   II,    LIVRE    IX.  287 

BILLET    DE    MADAME    d'ÉPINAY. 
(Liasse  a  ,  n"  440 

"  Pourquoi  donc  ne  vous  vois-je  pas, mon  cher 
«anii?  Je  suis  inquiète  de  vous.  Vous  m'aviez 
'<  tant  promis  de  ne  faire  qu  aller  et  venir  de 
«  l'Hermita^feici.  Sur  cela,  je  vous  ai  laissé  libre; 
«  et  point  du  tout,  vous  laissez  passer  huit  jours. 
•'  Si  on  ne  m'avoit  pas  dit  que  vous  étiez  en  bon- 
«  ne  santé,  je  vous  croirois  malade.  Je  vous  at- 
"  tendois  avant-hier  ou  hier,  et  je  ne  vous  vois 
«  point  arriver.  Mon  Dieu,  qu'avez-vous  donc? 
«  Vous  n'avez  point  d  affaires  :  vous  n'avez  pas 
«  non  plus  de  chagrins  ;  car  je  me  flatte  que  vous 
«  seriez  venu  sur-le-champ  me  les  confier.  Vous 
"  êtes  donc  malade  !  tirez-moi  d'inquiétude  bien 
«  vite,  je  vous  en  prie.  Adieu,  mon  cher  ami: 
«  que  cet  adieu  me  donne  un  bonjour  de  vous.  " 

RÉPONSE. 

Ce  mercredi  matin. 

«  Je  ne  puis  rien  vous  dire  encore.  J'attends 
«  d'être  mieux  instruit,  et  je  le  serai  tôt  ou  tard. 
M  En  attendant ,  soyez  sûre  que  rinnoccnce  accu- 
«  sée  trouvera  un  défenseur  assez  ardent  pour 
«  donner  quelque  repentir  aux  calomniateurs 
«  quels  qu'ils  soient.  » 


288  LES    CO^'F£SSIONS. 

SECOXD   BILLET    DE    LX  MÊME. 
(Liasse  a,  n«>  45- ) 

*  Savez-vous  que  votre  lettre  m'effraie  ?Qirest- 
«  ce  qu'elle  veut  donc  dire?  .le  lai  relue  plus  de 
«  vinjjt  cinq  fois.  En  vérité  ,  je  n'y  comprends 
«  rien.  J'y  vois  seulement  que  vous  êtes  incpiict 
«  et  tourmenté,  et  que  vous  attendez  <]ue  vous  ne 
«  le  soyez  plus  pour  m'en  parler.  Mon  cher  ami, 
«  est-ce  là  ce  dont  nous  étions  convenus?  ([u'est 
«  donc  devenue  celte  amitié  ,  cette  confiance,  et 
«  comment  lai-je  perdue  ?  Est-ce  contre  moi  ou 
«  pour  moi  que  vous  êtes  fâché  ?  Quoi  qu  il  en 
«  soit,  venez  dès  ce  soir,  je  vous  en  conjure  ;  sou- 
((  venez-vous  que  vous  m  avez  promis ,  il  n  y  a  pas 
«  huit  jours ,  de  ne  rien  garder  sur  le  cœur,  et  de 
«  me  parler  sur-le-champ.  Mon  cher  ami ,  je  vis 
«  dans  cette  confiance...  .Tenez  ,  je  viens  encore 
«  de  lire  votre  lettre  ;  je  n'y  con(^ois  pas  davan- 
«  tage  ,  mais  elle  me  fait  tremhler.  Il  me  semhle 
«  que  vous  êtes  cruellement  agité.  Je  voudrois 
•<  vous  calmer;  mais  comme  j'ignore  le  sujet  de 
«<  vos  inquiétudes,  je  ne  sais  que  vous  dire ,  sinon 
«  que  me  voilà  tout  aussi  malheureuse  que  vous, 
«  jusqu'à  ce  c[tic  je  vous  aie  vu.  Si  vous  n'êtes  pas 
(c  ici  ce  soir  à  six  heures  ,  je  pars  dtMiiain  pour 
«  rilermitage,  quelque  temps  qu'il  fasse,  et  dans 
«  (juelque  état  ([ue  je  sois  ;  car  je  ne  saurois  tenir 
«  à  cette  incpuétude.  Ponjour ,  mon  cher  hon  ami. 
«A  tout  hasard  ,  je  risque  de  voua  dire,  sans 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  289 

«  savoir  si  vous  en  avez  besoin  ou  non ,  de  tâcher 
«  de  prendre  garde ,  et  d'arrêter  les  progrès  que 
"  fait  Finquiétude  dans  la  solitude.  Une  mouclie 
«  devient  un  monstre,  je  l'ai  souvent  éprouvé.  » 

RÉPONSE. 

Ce  mercredi  soir. 

c<  Je  ne  puis  ni  vous  aller  voir,  ni  recevoir  votre 
"  visite,  tant  que  durera  l'inquiétude  où  je  suis. 
«  La  confiance  dont  vous  parlez  n'est  plus  ,  et  il 
«  ne  vous  sera  pas  aisé  de  la  recouvrer.  Je  ne  vois 
«  à  présent  dans  votre  empressement  que  le  désir 
«  de  tirer  des  aveux  d'autrui  quelque  avantage 
«  qui  convienne  à  vos  vues  ;  et  mon  cœur ,  si 
«  prompt  à  s'épancher  dans  un  cœur  qui  s'ouvre 
«  pour  le  recevoir ,  se  ferme  à  la  ruse  et  à  la 
«(  finesse.  Je  reconnois  votre  adresse  ordinaire 
«  dans  la  difficulté  que  vous  trouvez  à  compren- 
«  dre  mon  hillet.  Me  croyez -vous  assez  dupe 
«<  pour  penser  que  vous  ne  l'ayez  pas  compris  ? 
«  Non ,  mais  je  saurai  vaincre  vos  subtilités  à 
"  force  de  franchise.  Je  vais  m'expliquer  plus 
«  clairement,  afni  que  vous  m'entendiez  encore 
«(  moins. 

«  Deux  amants  bien  unis  et  dignes  de  s'aimer 
«  me  sont  chers  :  je  m'attends  bien  que  vous  ne 
«  saurez  pas  qui  je  veux  dire,  à  moins  que  je  ne 
«  vous  les  nomme.  Je  présume  qu'on  a  tenté  de 
«  les  désunir,  et  que  c'est  de  moi  qu'on  s'est  servi 
«  pour  donner  de  la  jalovisic  à  l'un  des  deux.  Le 

•4-  19 


290  LES   CONFESSIOKS. 

<:  choix  n'est  })as  fort  adroit ,  mais  il  a  paru  com- 
•i  mode  à  la  mécliaiiceté  ;  et  cette  méchanceté , 
«  c'est  vous  que  j'en  soupçonne.  J'espère  que  ceci 
«  devient  [)lu.s  clair. 

«  Ainsi  donc  la  femme  que  j'estime  le  plusau- 
u  roit  de  mon  su  Tinfamie  de  partager  sou  cœur 
u  et  sa  personne  entre  deux  amants ,  et  moi  celle 
u  d'être  un  de  ces  deux  lâches  !  Si  je  savois  ([u'un 
«  seul  moment  de  la  vie  vous  eussiez  pu  penser 
<(  ainsi  d'elle  et  de  moi ,  je  vous  hairois  jusqu'à 
«  la  mort.  Mais  c'est  de  l'avoir  dit,  et  non  de  l'a- 
u  voir  cru,  que  je  vous  taxe.  Je  ne  comprends 
«  pas  en  pareil  cas  auquel  c'est  des  trois  que  vous 
"  avez  voulu  nuire;  mais  si  vous  aimez  le  repos, 
«  craignez  d'avoir  eu  le  malheur  de  réussir.  Je 
a  n  ai  caché  ni  à  vous  ni  à  elle  tout  le  mal  que 
«je  pense  de  certaines  liaisons,  mais  je  veux 
«  qu'elles  finissent  par  un  moyen  aussi  honnête 
«que  sa  cause,  et  qu'un  amour  illégitinie  se 
«  change  en  une  éternelle  amitié.  Moi  (j[ui  ne  fis 
«jamais  de  mal  à  personne,  servirois-je  inno- 
«  cemment  à  en  faire  à  mes  amis?  Non,  je  ne 
«vous  le  pardonnerois  jamais,  je  devicntlrois 
«  votrti  irréconciliable  ennemi.  Vos  ijccrcts  seids 
«  seroient  toujours  respectés  ,  car  je  ne  sciai  ja- 
«  mais  un  homme  sans  foi. 

"  Je  n  imagine  pas  que  les  perplexités  oii  je 
«  suis  puissent  durer  hieu  long-temj)s.  Je  ne  tar- 
«  derai  pas  à  savoir  si  je  me  Miis  tronq)é.  Alors 
«  j  aurai  piMil-éirc  île  grands  loiMs  à  réparei',  et 
«je  n'aurai  rien  fuit  en  ma  vie  de  si  bon  cœur. 


PARTIE   II,    LIVRE   IX.  29I 

«  Mais  savez-vous  comment  je  rachèterai  mes 
"  fautes  durant  le  peu  de  temps  qui  me  reste  à 
'<  passer  près  de  vous?  En  faisant  ce  que  nul  au- 
«  tre  ne  fera  que  moi;  en  vous  disant  franche- 
«ment  ce  qu'on  pense  de  vous  dans  le  monde, 
«  et  les  brèches  que  vous  avez  à  réparer  dans 
«votre  réputation.  Malgré  tous  les  prétendus 
«  amis  qui  vous  entourent,  quand  vous  m'aurez 
*  vu  partir,  vous  pourrez  dire  adieu  à  la  vérité; 
«  vous  ne  trouverez  plus  personne  qui  vous  la 
«  dise.  » 

TROISIÈME    BILLET    DE    LA    MÊME. 

(Liasse  a,  n»  46-) 

"  Je  n'entendois  pas  votre  lettre  de  ce  matin  5 
«je  vous  l'ai  dit,  parceque  cela  étoit.  J'entends 
«  celle  de  ce  soir:  n'ayez  pas  peur  que  j'y  réponde 
«jamais;  je  suis  trop  pressée  de  l'oublier,  et, 
«quoique  vous  me  fassiez  pitié,  je  n'ai  pu  me 
«  défendre  de  l'amertume  dont  elle  me  remplit 
«  l'ame.  Moi  !  user  de  ruses  ,  de  finesses  avec  vous  ! 
«moi,  accusée  de  la  plus  noire  des  infamies! 
«  Adieu ,  je  regrette  que  vous  ayez  la...  adieu,  je 
«  ne  sais  ce  que  je  dis...  adieu  :  je  serai  bien  pres- 
«  sée  de  vous  pardonner.  Vous  viendrez  quand 
"  vous  voudrez  ;  vous  serez  reçu  mieux  que  ne 
't  l'cxigeroient  vos  soupçons.  Dispensez-vous  scu- 
«  lement  de  vous  mettre  en  peine  de  ma  réputa- 
«  tion.  Peu  m'inqiorte  celle  (ju'on  me  donne.  Ma 
«  conduite  est  bonne,  et  cela  uie  suffit.  Au  sur- 


oyy  LES   CO:S  FESSIONS. 

«  plus,  j'ignorois  absolument  ce  qui  est  arrivé 
"  aux  deux  personnes  qui  me  sont  aussi  chères 
'<  qu  à  vous.  " 

Cette  dernière  lettre  me  tira  d'un  terrible  em- 
barras, et  nxc  plongea  dans  un  autre  qui  nVtoit 
guère  moindre.  Quoique  toutes  ces  lettres  et  ré- 
ponses fussent  allées  et  venues  dans  l'espace  d'un 
jour  avec  une  extrême  rapidité  ,  cet  intervalle 
avoit  suffi  pour  en  mettre  entre  mes  transports 
de  fureur,  et  pour  me  laisser  réfléchir  sur  lénor- 
mité  de  mon  imprudence.  Madame  d'Hoiidctot 
ne  m'avoit  rien  tant  recommandé  (pic  de  rester 
tran([uille,  de  lui  laisser  le  soin  de  se  tirer  seule 
de  cette  affaire,  et  d'éviter,  sur-tout  dans  le  mo- 
ment même,  toute  rupture  et  tout  éclat;  et  moi, 
par  les  insultes  les  plus  ouvertes  et  les  plus  atro- 
ces, j'allois  achever  de  porter  la  rage  dans  lecdur 
d'une  femme  qui  n'y  étoit  déjà  que  trop  dispo- 
sée. Je  ne  devois  naturellement  attendre  de  sa 
part  qu'une  réponse  si  Hère,  si  dédaigiunise,  si 
méprisante,  que  je  n'aurois  pu,  sans  la  plus  in- 
digne lâcheté,  m'abstenir  de  (juitt(  r  sa  maison 
sur-le-champ,  lleureuscment,  plus  adroite  en- 
core que  je  n  étois  emporté ,  elle  évita  par  le  tour 
de  sa  réponse  de  me  réduire  à  cette  extrémité. 
Mais  il  falloit  ou  sortir  ou  lalh'r  voir  sm-Ic- 
champ  ;  ralternative  étoit  in(''vit(d)le.  .!(>  pris  le 
dernier  parti  ,  fort  (  inbariassé  de  nui  conte- 
nance dans  l'explication  que  je  prévoyois.  Car, 


PARTIE   II,   LIVRE   IX.  29^ 

comment  m'en  tirer  sans  compromettre  ni  ma- 
dame d'Houdetot  ni  Thérèse?  et  malheur  à  celle 
que  j'aurois  nommée  !  Il  n'y  avoit  rien  que  la 
venr*^eance  d'une  femme  implacable  et  intrigante 
ne  me  fit  craindre  pour  celle  qui  en  seroit  l'ob^ 
jet,  C'étoit  pour  prévenir  ce  malheur  que  je  n'a- 
vois  parlé  que  de  soupçons  dans  mes  lettres, 
afin  d'être  dispensé  d'énoncer  mes  preu-ves.  Il 
est  vrai  que  cela  rendoit  mes  emportements  plus 
inexcusables ,  nuls  simples  soupçons  ne  pou- 
vant m'autoriser  à  traiter  une  femme ,  et  sur-^ 
tout  une  amie,  comme  je  venois  de  traiter  ma- 
dame d'Épinay.  Mais  ici  commence  la  grande  et 
noble  tâche  que  j'ai  dignement  remplie ,  d'expier 
mes  fautes  et  mes  foiblesses  cachées ,  en  me  char- 
geant du  blâme  de  fautes  plus  graves  dont  je- 
tois  incapable,  et  que  je  ne  commis  jamais. 

Je  n'eus  pas  à  soutenir  la  prise  que  j'avois 
redoutée,  et  j'en  fus  quitte  pour  la  peur.  A  mon 
abord,  madame  d'Épinay  me  sauta  au  cou  en 
fondant  en  larmes.  Cet  accueil  inattendu  ,  et  de 
la  part  d'une  ancienne  amie,  m'émut  puissam- 
ment; je  pleurai  beaucoup  aussi.  Je  lui  dis  quel- 
ques mots  qui  n'avoient  pas  grand  sens;  elle 
m'en  dit  quelques  uns  qui  en  avoient  encore 
moins,  et  tout  finit  là.  On  avoit  servi;  nous  al- 
lâmes à  table,  oii,  dans  l'attente  de  fcxplication 
que  je  croyois  remise  après  le  soupe  ,  je  fis  mau- 
vaise figure;  car  je  suis  tellement  subjugué  par 
la  moindre  inquiétude  qui  m'occupe,  ([ne  je  ne 


394  LES   CONFESSIONS. 

la  saurois  cacher  aux  moins  clairvoyants.  Mon 
air  embarrassé  devoit  lui  donner  du  couraffe  ; 
^  cependant  elle  ne  risqua  point  l'aventure  :  il  ny 
eut  pas  plus  d  explication  après  le  soupe  rpi'a- 
vant.  Il  n'y  en  eut  pas  plus  le  lendemain  ,  et  nos 
3ilcncieux  tctes-à-têtes  ne  furent  remplis  ipie  de 
choses  indifférentes,  ou  de  quel([ues  j)ropos  hon- 
nêtes de  ma  part,  par  lesquels,  lui  témoif^uant 
ne  j)ouvoir  encore  rien  |)rononcer  siu'  le  Innde- 
ment  de   mes  soupesons,  je  lui   protestois  avec 
hien  de  la  vérité  que,  s'ils  se  trouvoient  mal  fon- 
dés, ma  vie  entière  ser(»it  cmj)loyée  à  réparer  leur 
injustice.  Elle  ne  manpia  pas  la  moindre  curio- 
sité  de  savoir   jirécisément    <juels   étoient    ces 
soupçons,  ni  comment   ils  m  étoient  venus;  et 
tout  notre  raccommodement,   tant  de  sa  part 
que  de  la  mienne,  consista  dans  rembrassement 
du  premier  abord.  Puisqu'elle  étoit  seule  offen- 
sée ,  au  moins  dans  la  forme,  il  me  ])arut  que 
ce  n  étoit  pas  à  moi  de  cherclier  im  éclaircisse- 
ment (pi'elle  ne  cherchoit  j)as  elle-même,  et  je 
m'en  retournai  comme  jétois  venu.  Continuant 
au  reste  à  vivre  avec  elle  comme  auparavant, 
j'oubliai  bientôt  pres(pie  entièrement  cette  que- 
relle, et  je  crus  bêtement  (pi'elle  loublioit  de 
menu;,  parcequelle  paroissoit  ne  s'en  plus  sou- 
venir. 

Ce  ne  fut  ()as  là,  comme  ou  verra  bientôt,  le 
seul  chafîriu  <pir  m  attira  ma  Ibiblesse;  mais  j  en 
avois  d  autres  non  ujoins  sensililcxpie  je  ne  m'é- 
t  ois  point  attirés, etcpiin  a  voienH»our  ton  te  cause 


PAPvTIE    IT,   LIVRE    IX.  293 

que  le  désir  de  nVanaclier  de  ma  solitude  (i)  à 
force  de  m'y  tourmenter.  Ceux-ci  me  venoieinr\ 
de  la  part  de  Diderot  et  des  Holbachiens.  Depuis 
mon  établissement  à  l'Hcrmitage ,  Diderot  n'a- 
voit  cessé  de  m'y  harceler,  soit  par  lui-même 
soit  par  Deleyre;  et  je  vis  bientôt,  aux  plai- 
santeries de  celui-ci  sur  mes  courses  boscares- 
ques  ,  avec  quel  plaisir  ils  avoient  travesti  l'iier- 
mite  en  galant  berger.  Mais  il  n'étoit  pas  ques- 
tion de  cela  dans  mes  prises  avec  Diderot;  elles 
avoient  des  causes  plus  graves.  Après  la  publi- 
cation du  Fils  naturel^  il  m'en  avoit  envoyé  un 
exemplaire  que  j'avois  lu  avec  l'intérêt  et  l'at- 
tention qu'on  dofine  aux  ouvrages  d'un  ami.  En 
lisant  l'espèce  de  poétique  en  dialogue  qu'il  y  a 
jointe ,  je  fus  surpris  et  même  un  peu  con triste 
d'y  trouver, parmi  plusieurs  choses  désobligean- 
tes ,  mais  tolérables,  contre  les  solitaires,  cette 
âpre  et  dure  sentence ,  sans  aucun  adoucisse- 
ment :  Il  n'y  a  que  le  méchant  qui  soit  seul.  Cette 
sentence  est  équivoque,  ce  me  semble,  et  pré- 
sente deux  sens  :  l'un  très  vrai;  l'autre  très  faux, 
puisqu'il  est  même  de  toute  impossibilité  qu'un 
homme  seul,  et  qui  veut  être  seul,  puisse  et 
veuille  nuire  à  personne.  La  sentence  en  elle  ■ 

(i)  C'est-à-dire  d'en  arracher  la  vieille,  dont  on  avoit 
besoin  pour  arranger  le  complot.  11  est  étonnant  que, 
durant  ce  long  orage,  ma  stupide  confiance  m'ait  em- 
pêché de  comprendre  que  ce  n'étoit  point  moi  mais  elle 
qu'on  vouloit  ravoir  à  Paris. 

(  Cette  note  u'est  point  dans  le  manuscrit  autographe.  ) 


296  LES   CONFESSIONS, 

même  exigeoit  donc  une  interprétation  ;  elle 
l'exigeoit  bien  plus,  ce  me  semble,  de  la  part 
d'un  auteur  qui  ,  lorsqu'il  imprimoit  cette  sen- 
tence, avoit  lui  ami  retiré  depuis  six  mois  dans 
une  solitude.  Il  me  paroissoit  également  mal- 
lionnête  et  choquant,  ou  d avoir  oublié  en  la 
publiant  qu  il  avoit  un  ami  solitaire,  ou,  s  il  s'en 
étoit  souvenu,  de  n'avoir  pas  fait,  du  moins  en 
maxime  générale,  l'honorable  et  juste  exception 
qu  il  devoit  non  seulement  à  cet  ami,  mais  à  tant 
de  sages  respectés,  qui,  dans  tous  les  temps,  ont 
cherché  le  calme  et  la  paix  dans  la  retraite,  et 
dont,  pour  la  première  fois  depuis  que  le  monde 
existe,  un  écrivain  s'avise,  avec  un  trait  de  plu- 
n)e ,  de  faire  indistinctement  autant  de  scélé- 
rats. 

J'aimois  tendrement  Diderot,  je  l'estimois  sin- 
cèrement ,  et  je  comptois  avec  une  entière  con- 
fiance sur  les  mêmes  sentiments  de  sa  part.  Mais 
excédé  de  son  infatigable  obstination  à  me  con- 
trarier éternellement  sur  mes  goûts,  mes  pen- 
chants, ma  manière  de  vivre,  sur  tout  ce  (|ui  ne 
rcgardoit  que  moi  seul  ;  révolté  de  voir  un  hom- 
me plus  jeune  que  moi  vouloir  à  toute  force  me 
gouverner  malgré  moi  comme  un  enfant;  rebu- 
té de  sa  facilité  à  promettre  et  de  sa  négligence 
à  tenir;  ennuyé  de  tant  de  rendez-vous  donnés 
et  mianqués  de  sa  part ,  et  de  sa  fantaisie  (fen 
donner  toujours  de  nouveaux  pour  y  manquer 
derechef;  gêné  de  l'attendre  inutilement  trois  ou^ 
quatre  fois  par  mois  les  jours  marcpiés  par  lui- 


PARTIE    n,    LIVRE    IX.  297 

même,  et  de  dîner  seul  le  soir  après  être  allé  au- 
devant  de  lui  jusqu'à  Saint-Denis,  et  l'avoir  at- 
tendu toute  la  journée ,  j'avois  déjà  le  cœur  plein 
de  ses  torts  multipliés.  Ce  dernier  me  parut  plus 
grave  et  me  navra  davantage.  Je  lui  écrivis  pour 
m'en  plaindre,  mais  avec  une  douceur  et  un  at- 
tendrissement qui  me  fit  inonder  mon  papier 
de  mes  larmes  ;  et  ma  lettre  étoit  assez  touchante 
pour  avoir  dû  lui  en  tirer.  On  ne  devineroit  ja- 
mais quelle  fut  sa  réponse  sur  cet  article  :  la 
voici  mot  pour  mot  (liasse  A,  n°  33).  «  Je  suis 
«  bien  aise  que  mon  ouvrage  vous  ait  plu ,  qu'il 
«  vous  ait  touché.  Vous  n'êtes  pas  de  mon  avis 
«  sur  les  hermites  ;  dites-en  tant  de  bien  qu  il 
«  vous  plaira,  vous  serez  le  seul  au  monde  dont 
«j'en  penserai;  encore  y  auroit-il  bien  à  dire  là- 
«  dessus ,  si  l'on  pouvoit  vous  parler  sans  vous 
«  fâcher.  Une  femme  de  quatre-vingts  ans  !  etc. 
«  On  m'a  dit  une  phrase  d'une  lettre  du  fds  de 
«  madame  d'Epinay  qui  a  dû  vous  peiner  beau- 
«  coup,  ou  jeconnois  malle  fond  de  votre  ame.» 

11  faut  expliquer  les  deux  dernières  phrases 
de  cette  lettre. 

Au  commencement  de  mon  séjour  à  l'Hermi- 
tage  ,  madame  Le  Vasseur  parut  s'y  déplaire  et 
trouver  Ihabitation  trop  seule.  Ses  propos  là- 
dessus  m'étant  revenus ,  je  lui  offris  de  la  ren- 
voyer à  Paris  si  elle  s'y  plaisoit  davantage ,  d'y 
payer  son  loyer,  et  d'y  prendre  le  même  soin 
d'elle  ([ue  si  elle  étoit  encore  avec  moi.  Elle  re- 
jeta mon  offre ,  me  protesta  qu'elle  se  plaisoit 


?.C)^  LES   CONFESSIONS, 

fort  à  1  ileiinitagc,  que  lair  fie  la  campa^rne  lui 
faisoit  (lu  bien  ;  et  Ion  voyoit  que  cela  étoit  vrai; 
rarclley  rajeunissoit,  pour  ainsi  dire^et  s'y  por- 
toit  beaucoup  mieux  ([u'à  Paris.  Sa  fille  m'assura 
même  qu'elle  eût  été  dans  le  fond  très  fâchée 
que  nous  quittassions  l'ilcrmitage,  qui  réelle- 
ment étoit  un  séjour  charmant;  aimant  fort  le 
petit  tripotajoe  du  jardin  et  des  fruits  dont  elle 
avoit  le  maniement  ;  mais  qu'elle  avoit  dit  ce 
qu'on  lui  avoit  fait  dire  pour  tâcher  de  m'en^a- 
ger  à  retourner  à  Paris, 

Cette  tentative  n'ayant  pas  réussi ,  ils  tâchè- 
rent d'ohtcnir  par  le  scrupule  leffet  que  la  com- 
plaisance n'avoit  pas  produit ,  et  me  firent  un 
crime  de  {jarder  là  cette  vieille  fenmie  ,  loin  des 
secours  dont  elle  pouvoit  avoir  hesoin  à  son  â{}e, 
sans  son{jer  qu'elle  et  heaucoup  dautrcs  vieilles 
gens,  dont  rexccllent  air  du  pays  prolonge  la 
vie,  pouvoient  tirer  ces  secours  de  Montmoren- 
cy, (jue  j'avois  à  ma  porte,  et  comme  s  il  n'y 
avoit  des  vieillards  ([uà  Paris,  et  «jue  par-tout 
ailleurs  ils  fussent  hors  d'état  de  vivre.  Madame 
FicVasseur,  qui  mangeoit  heaucoup  et  avec  une 
grande  voracité,  étoit  sujette  à  des  déhordc- 
ments  de  hile  et  à  de  fortes  diarrhées  qui  lui  du- 
roient  (jnelques  jours  et  lui  servoiciit  de  remède. 
A  Paris,  elle  n'y  l'aisoit  jamais  rien  cl  laissoit 
agir  la  nature.  I^lli;  en  usoit  de  jnèmc  à  llh  rnii- 
tage,  sachant  hien  cpi'il  n'y  avoit  rien  de  mieux 
à  faire.  N'importe,  pareequ'il  n'y  avoit  pas  des 
apothicaires  et  des   médecins  à  l.i  campagne  , 


PARTIE   II,   LIVRE   IX.  .1()9 

cetoit  vouloir  sa  mort  que  de  l'y  laisser.  Dide- 
rot auroit  dû  déterminer  à  (juel  âge  il  n'est  plus 
permis  ,  sous  peine  d'homicide ,  de  laisser  sortir 
les  vieilles  gens  de  Paris. 

Cetoit  là  une  des  deux  accusations  atroces 
sur  lesquelles  il  ne  m'exceptoit  pas  de  sa  senten- 
ce :  qu'il  n'y  avoit  que  le  méchant  qui  fût  seul  ; 
etc'étoit  là  ce  que  signifioit  son  exclamation  pa- 
thétique :  Une  femme  de  quatre-vingts  ansl  etc. 

Je  crus  ne  pouvoir  mieux  répondre  à  ce  re- 
proche qu'en  m'en  rapportant  à  madame  Le 
Vasseur  elle-même.  Je  la  priai  d'écrire  natu- 
rellement son  sentiment  à  madame  d'Epinay. 
Pour  la  mettre  plus  à  son  aise  ,  je  ne  voulus 
point  voir  sa  lettre,  et  je  lui  montrai  celle  que 
je  vais  transcrire  ,  et  que  j  écrivis  à  madame  d'E- 
pinay au  sujet  d'une  réponse  que  j'avois  voulu 
faire  à  une  autre  lettre  de  Diderot  encore  plus 
dure ,  et  qu  elle  ra'avoit  empêché  d'envoyer. 

Ce  jeudi. 

«Madame  Le  Vasseur  doit  vous  écrire,  ma 
.<  honne  amie  ;  je  l'ai  priée  de  vous  dire  sincèrc- 
"  ment  ce  qu'elle  pense.  Pour  la  mettre  hicn  a 
«  son  aise  ,  je  lui  ai  déclaré  que  je  ne  voulois 
«  point  voir  sa  lettre ,  et  je  vous  prie  de  ne  me 
«  rien  dire  de  ce  rju'elle  contient. 

«  Je  n'enverrai  pas  ma  lettre  puisque  vous 
«  vous  y  opposez;  mais,  me  sentant  très  griève- 
»  ment  offensé,  il  y  auroit,  à  convenir  que  j'ai 
(!  tort ,  une  hasscsse  et  une  fausseté  que  je  ne 


3oO  LES    GONFESSIO^S. 

•  saurois  me  permettre.  L  Evangile  ordonne  bica 
"  à  celui  qui  reçoit  un  soufflet  d  offrir  fautre 
"  joue ,  mais  non  pas  de  demander  pardon.  Vous 
<:  souvenez-vous  de  cet  homme  de  la  comédie  , 
«  qui  crie  en  donnant  des  coups  de  bâton  :  Voilà 
«  le  rôle  du  pliilosophe. 

«  Ne  vous  flattez  pas  de  rempêcher  de  venir 
«  par  le  mauvais  temps  qu'il  fait.  La  colère  lui 
«  donnera  le  temps  et  les  forces  que  l'amitié  lui 
«  refuse  ;  et  ce  sera  la  première  fois  de  sa  vie 
"  qu  il  sera  venu  le  jour  qu  il  avoit  promis. 

"  U  s'excédera  pour  venir  me  répéter  de  bou- 
"  che  les  injures  qu  il  uic  dit  dans  ses  lettres;  je 
«  ne  les  endurerai  rien  moins  que  patiemment. 
«  11  s'en  retournera  être  malatle  à  Paris,  et  moi 
«je  serai,  selon  f  usage  ,  un  iLomme  fort  odieux. 
"  Que  faire?  Il  faut  souffrir. 

«  Mais  n'admirez-vous  pas  la  sagesse  de  cet 
«■  homme,  qui  vouloit  me  venir  prendre  à  Saint- 
«  Denis,  en  fiacre,  y  dîner,  me  ramener  vvi  11a- 
«  cre  (  liasse  A  ,  n**  33  ) ,  et  à  <jui ,  huit  jours 
'<  après  (liasse  A,  n"  34),  sa  fortune  ne  permet 
«  plus  d  aller  à  l'ilermitage  autrement  ((u'à  pied? 
«  U  n'est  pas  absolument  inqjossible,  pour  par- 
«  1er  son  langage,  que  ce  soit  là  le  ton  de  la  bon- 
>'  ne  foi:  mais  en  ce  cas  il  faut  rpi'en  huit  jours  il 
"  soit  arrivé  d'étranges  changements  dans  sa  for- 
u  tune. 

«  .le  prends  part  au  chagrin  (jue  vous  donne 
I.  la  maladie  de  madame  votie  mèie;  mais  vous 
»'  voyez  que  votre  peine  n  approche  pas  de  la 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  3ol 

«  mienne.  On  souffre  moins  encore  à  voir  mala- 
"  des  les  personnes  qu'on  aime,  qu'injustes  et 
«  cruelles. 

«  Adieu  ,  ma  bonne  amie  ;  voici  la  dernière 
«  fois  que  je  vous  parlerai  de  cette  malheureuse 
«  affaire.  Vous  me  parlez  d'aller  à  Paris  avec  un 
«  sang-froid  qui  me  réjouiroit  dans  un  autre 
«  temps. 

J'écrivis  à  Diderot  ce  que  j'avois  fait  au  sujet 
de  madame  Le  Vasseur  sur  la  proposition  de 
madame  d'Épinay  elle-même  ;  madame  Le  Vas- 
seur ayant  choisi,  comme  on  peut  bien  croire, 
de  rester  à  IHermitage  [  où  elle  se  portoit  très 
bien,   où  elle  avoit  toujours  compagnie,  et  où 
elle  vi  voit  très  agréablement] ,  Diderot  ne  sachant 
plus  de  quoi  me  faire  un  crime ,  m'en  fit  un  de 
cette  précaution  de  ma  part ,  et  ne  laissa  pas  de 
m'en  faire  un  autre  de  la  continuation  du  séjour 
de  madame  Le  Vasseur  à  l'Hermitage  ,  quoique 
cette  continuation  fût  de  son  très  libre  choix , 
et  qu'il  n'eût  tenu  et  qu'il  ne  tînt  toujours  qu'à 
elle  de  retourner  vivre  à  Paris ,  avec  les  mêmes 
secours  de  ma  part  qu'elle  avoit  auprès  de  moi. 
Voilà  l'explication  du  premier  reproche  de  la 
lettre  de  Diderot,  n°  33.   Celle  du  second  est 
dans  sa  lettre  n°  34-  «  Le  Lettré  (c'étoit  un  nom 
«  de  plaisanterie  donné  par  Grimm  au  fils  de 
«  madame  d'Épinay)  le  Lettré  a  dû  vous  écrire 
"  '^l'^J  il  y  avoit  sur  le  rempart  vingt  pauvres  qui 
«  mouroient  de  faim  et  de  froid;  et  qui  atten- 


3o2  LES   CONFESSIONS. 

«  doient  le  liard  que  vous  leur  donniez.  Cest  un 
«  échantillon  de  notre  petit  l!a))il...  et  i>i  vous 
«  entendiez  le  reste  ,  il  vous  réjouiroit  comme 
u  cela.  )i 

Voici  ma  réponse  à  ce  terrible  argument  dont 
Diderot  paroissoit  §i  fier. 

«  Je  crois  avoir  répondu  au  Lettré  ^  c  est-à-dire 
«  au  fds  d'un  ferinier-jjénéral ,  que  je  ne  plaiguoi* 
«  pas  les  pauvres  qu'il  avoit  aperçus  sur  le  rem- 
«(  paît  attendant  mon  liard;  (|u'apparemment  il 
«les  en  avoit  amplement  dédommagés;  (|ue  je 
«  l'établissois  mon  substitut;  (jue  les  pauvres  de 
«  Paris  n'auroientpas  à  se  plaindre  de  cet  échan- 
«  ge;  mais  que  je  ne  trouverois  pas  aisément  un 
"  aussi  bon  substitut  pour  ceux  de  Montmorency, 
«  qui  en  avoient  beaucoup  plus  de  besoin.  Il  y  a 
«  ici  un  bon  vieillard  respectable,  (pii,  après 
«  avoir  passé  sa  vie  à  travailler,  ne  le  pouvant 
«  plus,  meurt  de  faim  sur  ses  vieux  jours.  Ma 
«  conscience  est  plus  contente  des  deux  sous  (pie 
«  je  lui  donne  tous  les  lundis,  que  de  cent  liards 
«  que  j  aurois  distribués  à  tous  les  gueux  du 
«  renqjart.  Vous  êtes  plaisants,  vous  autres  plii- 
«  losoplies ,  quand  vous  regardez  les  habitants 
w  des  villes  comme  les  seuls  honnnes  auxcpiels 
«  vos  devoirs  vous  lient.  Cest  à  la  campagne 
«  qu'on  apprend  à  aimer  et  servir  l'humanité;  ou 
«  n'apprend  qu'à  la  mépriser  dans  les  villes,  n 

Tels  étoient  les  singuliers  scrupules  sur  les- 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  3o3 

quels  un  homine  d'esprit  avoit  rimbécillité  de 
me  faire  sérieusement  un  crime  de  mon  éloigne- 
ment  de  Paris,  et  prétendoit  me  prouver,  par 
mon  propre  exemple  ,  qu'on  ne  pouvoit  vivre 
hors  de  la  capitale  sans  être  un  méchant  hom- 
me. Je  ne  comprends  pas  aujourd'hui  comment 
j'eus  la  bêtise  de  lui  répondre ,  et  de  me  fâcher, 
au  lieu  de  lui  rire  au  nez  pour  toute  réponse. 
Cependant  les  décisions  de  madame  d'Épinay,  et 
les  clameurs  de  la  coterie  holbachique ,  avoient 
tellement  fasciné  les  esprits  en  sa  faveur,  que 
je  passois  généralement  pour  avoir  tort  dans 
cette  affaire ,  et  que  madame  d'Houdetot  elle- 
même  ,  grande  enthousiaste  de  Diderot ,  voulut 
que  j'allasse  le  voir  à  Paris,  et  que  je  fisse  toutes 
les  avances  d'un  raccommodement  qui ,  tout 
sincère  et  entier  qu'il  fut  de  ma  part ,  se  trouva 
pourtant  peu  durable.  L'argument  victorieux 
sur  mon  co'ur  dont  elle  se  servit  fut  qu'en  ce 
moment  Diderot  étoit  malheureux.  Outre  l'oia- 
ge  excité  contre  l'Encyclopédie ,  il  en  essuyoit 
alors  un  très  violent  contre  sa  pièce ,  que,  mal- 
gré la  petite  histoire  qu'il  avoit  mise  à  la  tête , 
on  faccusoit  d'avoir  prise  en  entier  de  Goldoni. 
Diderot ,  plus  sensible  encore  aux  critiques  que 
Voltaire,  en  étoit  alors  accablé.  Madame  de  Gra- 
figny  avoit  même  eu  la  méchanceté  de  faire 
courir  le  bruit  que  j'avois  rompu  avec  lui  à  cette 
occasion.  Je  trouvai  qu'il  y  avoit  de  la  justice 
et  de  la  générosité  de  prouver  publiquement  le 
contraire ,  et  j'allai  passer  deux  jours  non  seule- 


3o4  LES  CONFESSIONS. 

ment  avec  lui,  niais  chez  lui.  Ce  fut,  depuis 
mon  établissement  à  1  Ilermitage,  mon  second 
voyage  à  Paris.  .Vavois  fait  le  premier  pour  cou- 
rir au  pauvre  Gauffecourt,  qui  eut  une  attaque 
dapoplexie  dont  il  n'a  jamais  été  bien  remis,  et 
durant  laquelle  je  ne  quittai  pas  son  chevet  qu'il 
ne  fût  hors  d'affaire. 

Diderot  me  requt  bien.  Que  l'embrassement 
d un  ami  peut  effacer  de  torts  !  Quel  lessenti- 
ment  peut  rester  dans  le  cœur  après  cela!  Nous 
eûmes  peu  d'explications.  Il  n'en  est  pas  besoin 
pour  des  invectives  réciproques.  Il  n'y  a  (piune 
chose  à  faire  ;  savoir,  de  les  oublier.  Il  n'y  avoit 
i)()int  de  procédés  soulcnains  ,  du  moins  qui 
lussent  amaconnoissancc  :  ce  n  étoit  pas  comme 
avec  madame  dEpinay.  11  me  montra  le  plan 
du  Père  de  famille.  Voilà,  lui  dis-je  ,  la  meilleure 
défense  du  Fils  naturel.  Gardez  le  silence  ;  tra- 
vaillez cette  pièce  avec  soin  ,  et  puis  jetez-la  tout 
d  un  coup  au  nez  de  vos  ennemis  pour  toute  ré- 
ponse. Il  le  fit,  et  s'en  trouva  bien.  Il  y  avoit 
près  de  six  mois  que  je  lui  a  vois  envoyé  les  deux 
premières  parties  de  la  Julie ,  pour  m'en  dire  son 
avis.  11  ne  les  avoit  pas  encore  lues.  Nous  en  lû- 
mes un  cahier  ensemble.  Il  trouva  tout  cela 
feuillu,  ce  fut  son  terme,  c'est-à-dire  chargé  de 
paroles  et  redondant.  Je  l'avois  d('ja  bien  senti 
inoi-nu'me;  mais  c'étoit  le  bavarda{;e  de  la  fiè- 
vre: je  lu-  lai  iMMiais  j»u  corri{;er.  Les  dernières 
parties  ne  .xuit  pas  connue  cela.  La  (juatrième 


PARTIE   II,   LIVRE   IX.  3o5 

sur-tout  et  la  sixième  sont  des  chefs-d'œuvre  de 
diction. 

Le  second  jour  de  mon  arrivée,  il  voulut  ab- 
solument me  mener  souper  chez  M,  d'Holbach. 
Nous  étions  loin  de  compte  ,  car  je  voulois  mê- 
me rompre  l'accord  du  manuscrit  de  chimie  , 
dont  je  m'indignois  d'avoir  l'obligation  à  cet 
homme-là.  Diderot  lemporta  sur  tout.  Il  me 
jura  que  M,   d  Holbach  m'aimoit  de  tout  son 
cœur ,  qu'il  falloit  lui  pardonner  un  ton  qu'il 
prenoit  avec  tout  le  monde  ,  et  dont  ses  amis 
avoient  plus  à  souffrir  que  personne.  Il  me  re- 
présenta que  refuser  ce  manuscrit ,  après  l'avoir 
accepté  deux  ans  auparavant ,  étoit  un  affront 
au  donateur  qu'il  n'avoit  pas  mérité ,  et  que  ce 
refus  pourroit  même  être  mésinterprété  comme 
un  secret  reproche  d'avoir  attendu  si  long-temps 
d'en  conclure  le  marché.  Je  vois  d  Holbach  tous 
les  jours  ,  ajouta-t-il ,  je  connois  mieux  que  vous 
l'état  de  son  ame.  Si  vous  n'aviez  pas  lieu  d'en 
être  content ,  croyez-vous  votre  ami  capable  de 
vous  conseiller  une  bassesse?  Bref,  avec  ma  foi- 
blesse  ordinaire  je  me  laissai  subjuguer,  et  nous 
allâmes  souper  chez  le  baron ,  qui  me  reçut  à 
son  ordinaire  ;  mais  sa  femme  me  reçut  froide- 
ment ,  et  presque  malhonnêtement.  Je  ne  re- 
connus plus  cette  aimable  Caroline  qui  mar- 
quoit  avoir  pour  moi  tant  de  bienveillance,  étant 
fille.  J'avois  cru  sentir,  dès  long-temps  aupara- 
vant, que  depuis  que  Grimm  fréquentoit  la  mai- 
ï4-  ao 


3o6  LES   CONFESSIONS. 

son  d'Aine ,  on  ne  m'y  voyoit  plus  d'aussi  bon 

œil. 

Tandis  que  j  etois  à  Paris ,  Saint-Lambert  y 
arriva  de  1  armée.  Comme  je  n'en  savois  rien  ,  je 
ne  le  vis  qu'après  mon  retour  en  campaçne , 
d  abord  à  la  Cbevrette,  et  ensuite  à  lUerniitage, 
où  il  vint ,  avec  madame  d'IIoudetot ,  me  de- 
mander à  dîner.  On  peut  jup,er  si  je  les  reçus 
avec  plaisir!  Mais  jeu  pris  bien  plus  encore  à 
voir  leur  bonne  inleili^^encc.  Content  de  n  avoir 
pas  troublé  leur  bonlieur,  j'en  étois  heureux 
moi-même;  et  je  puis  jureique,  durant  toute 
ma  lollc  passion  ,  mais  sur-tout  en  ce  moment, 
quand  j  aurois  pu  lui  ôter  madame  d'IIoufletot, 
je  ne  l'aurois  pas  voulu  faire,  et  je  n'en  aurois 
pas  même  été  tenté.  Je  la  trouvois  si  aimable 
aimant  8aint-Lambert,  (pie  j  imaj>inois  à  peine 
qu'elle  eût  pu  l'être  autant  en  m'aimant  moi- 
même  ;  et,  sans  vouloir  troubler  leur  uniort, 
tout  ce  ({ue  j'ai  le  plus  véritablement  désiré  d  elle 
dans  mon  délire,  étoit  (piVIle  se  laissât  aimer. 
Enlin,  de  quelque  violente  passion  que  j'aie  brûlé 
pour  elle ,  je  trouvois  aussi  doux  d'être  le  confi- 
dent que  1  Objet  de  ses  amours;  et  je  n  ai  jamais 
un  moment  rcf^ardé  son  amant  comme  nion  ri- 
val, mais  toujours  comme  mon  ami.  On  dira 
que  ce  n  étoit  pas  encore  là  vrainuiit  de  I  a- 
mour:  soit;  mais  c'étoit  donc  plus. 

Pour  Saint-Lambert,  il  se  conduisit  en  hon- 
nête lionnne  et  judicieux  :  comme  j  étois  le  seul 
coupable,  je  fus  aussi  le  seul  puni  et  même  avec 


PARTIE   II,   LIVRE    IX.  So^ 

indulgence.  Il  me  traita  durement ,  mais  amica- 
lement, et  je  vis  que  j  avois  perdu  quelque  chose 
dans  son  estime,  mais  rien  dans  son  amitié.  Je 
m'en  consolai,  sachant  que  l'une  me  seroit  bien 
plus  facile  à  recouvrer  que  l'autre,  et  qu'il  étoit 
trop  sensé  pour  confondre  une  foiblesse  invo- 
lontaire et  passagère  avec  un  vice  de  caractère. 
S'il  y  avoit  de  ma  faute  dans  tout  ce  qui  s'étoit 
passe,  il  y  en  avoit  bien  peu.  Etoit-ce  moi  qui 
avois  recherché  sa  maîtresse?  N'étoit-ce  pas  lui 
qui  nje  l'avoit  envoyée?  N'étoit-ce  pa§  elle  qui 
m'avoit  cherché  ?  Pouvois-je  éviter  de  la  rece- 
voir? Que  pouvois-je  faire?  Eux  seuls  avoient 
fait  le  mal ,  et  c'étoit  moi  qui  l'avois  souffert.  A 
ma  place,  il  en  eût  fait  autant  que  moi,  peut- 
être  pis  :  car  enfin,  quelque  fidèle,  quelque  esti- 
mable que  fut  madame  dHoudetot,  elle  étoit 
femme  ;  il  étoit  absent;  les  occasions  étoient fré- 
quentes, les  tentations  étoient  vives,  et  il  lui 
eût  été  bien  difficile  de  se  défendre  toujours  avec 
le  même  succès  contre  un  homme  plus  entrepre.' 
nant.  C'étoit  assurément  beaucoup  pour  elle  et 
pour  moi,  dans  une  pareille  situation,  d'avoir 
pu  nous  poser  des  limites  que  nous  ne  nous 
soyons  jamais  permis  de  passer. 

Quoique  je  me  rendisse  au  fond  de  mon  cœur 
un  témoignage  assez  honorable,  tant  d'appa- 
rences étoient  contre  moi ,  que  l'invincible  honte 
qui  me  domina  toujours  me  donnoit  devant-  lui 
tout  l'air  d'un  coupable  ,  et  il  en  abusoit  souvent 
pour  m'humilicr.  Un  seul  trait  peimlra  notice 


3o8  IKS   CONFESSION?, 

position  réciproque.  Je  lui  lisois,  après  le  dîne, 
la  lettre  que  j  avois  écrite  laiinée  précédente  à 
Voltaire ,  et  dont  lui  Saint-Lambert  avoit  en- 
tendu parler.  Il  s'endormit  durant  la  lecture;  et 
moi,  jadis  si  fier,  aujourd'hui  si  sot,  je  n  osai 
jamais  interrompre  ma  lecture,  et  continuai  de 
lire  tandis  qu'il  continuoit  de  ronfler.  Telles 
étoient  mes  indignités ,  et  telles  étoient  ses  ven- 
geances ;  mais  sa  générosité  ne  lui  permit  ja- 
mais de  les  exercer  qu  entre  nous  trois. 

Quanti -il  fut  reparti,  je  trouvai  madame  4  Ilou- 
detot  fort  changée  à  mon  égard.  J'en  fus  surpris, 
comme  si  je  n  avois  pas  dû  m  y  attendre;  j'en 
fus  touché  plus  que  je  n'aurois  dû  lêtre,  et  cela 
me  fit  beaucoup  de  mal.  11  sembloit  que  tout  ce 
dont  j'attendois  ma  guérison  ne  fit  qu  enfoncer 
dans  mon  cœur  davantage  le  trait  qu  enfin  j  ai 
plutôt  brisé  qu'arraché. 

J'étois  déterminé  tout-à-fait  à  me  vaincre ,  et 
à  ne  rien  épaigner  pour  changer  ma  folle  j)as- 
sion  en  une  amitié  pure  et  durable.  J  avois  lait 
pour  cela  les  plus  beau.x  projets  du  monde ,  pour 
l'exécution  desquels  j'avois  besoin  du  concours 
de  madame  d'iloudetot.  Quand  je  voulus  lui 
parler,  je  la  trouvai  distraite,  end)ariassée;  je 
sentis  (piclie  avoil  cessé  de  se  plaire  avec  moi; 
et  je  vis  clairement  quil  sétoit  jiassc*  (juchpie 
chose  qu'elle  ne  vouloit  pas  me  diie,  et  que  je 
n  ai  jamais  su.  Ce  changement ,  dont  il  me  fut 
iuq^ossible  d  obtenir  1  explication  ,  me  navra, 
tllc  me  redemanda  ses  lettres;  je  les  lui  rendis 


PAKTIE    II,    LIVRE    IX.  3o(3 

toutes  avec  une  fidélité  dont  elle  me  fit  l'injure 
de  douter  un  moment. 

Ce  doute  fut  encore  un  déchirement  inatten- 
du pour  mon  cœur,  qu  elle  devoit  si  bien  con- 
noître.  Elle  me  rendit  justice,  mais  ce  ne  fut  pas 
sur-le-champ;  je  compris  que  lexamen  du  pa- 
quet que  je  lui  avois  remis  lui  avoit  fait  sentir 
son  tort;  je  vis  même  qu'elle  se  le  reprochoit, 
et  cela  me  fit  regagner  quelque  chose.  Elle  ne 
pouvoit  retirer  ses  lettres  sans  me  rendre  les 
miennes.  Elle  me  dit  qu  elle  les  avoit  brûlées  ; 
j'en  osai  douter  à  mon  tour,  et  j'avoue  que  j'en, 
doute  encore.  Non ,  l'on  ne  met  point  au  feu  do 
pareilles  lettres.  On  a  trouvé  brûlantes  celles  de 
la  Julie.  Eh  dieu!  qu'auroit-on  dit  de  celles-là? 
Non,  non,  jamais  celle  qui  peut  inspirer  une 
pareille  passion  n'aura  le  courage  d'en  brûler 
les  preuves  :  cela  n'est  pas  possible.  Mais  je  ne 
crains  pas  non  plus  qu'elle  en  ait  abusé  ;  elle 
n'en  est  pas  capable ,  et  d'ailleurs  j'y  avois  mis 
bon  ordre.  La  sotte  mais  vive  crainte  d  être  per- 
siflé m'avoit  fait  commencer  cette  correspon- 
dance sur  un  ton  qui  mît  mes  lettres  à  l'abri  des 
communications.  Je  portai  jusque  la  tutoyer  la 
familiaiité  que  j'y  pris  dans  mon  ivresse  :  mais 
quel  tutoiement!  elle  n'en  devoit  sûrement  pas 
être  offensée.  Cependant  elle  s'en  plaignit  plu- 
sieurs fois  assez  vivement,  mais  sans  succès:  ses 
plaintes  ne  faisoient  que  réveiller  ma  défiance; 
et  daillcurs  je  ne  pouvois  nie  résoudre  à  rétro- 
grader. Si  ces  lettres  sont  encore  en  être,  et  ({u  un 


3  10  LES   CONFESSIONS. 

jour  elles  soient  vues  ,  on  connoîtra  comment 

j'ai  aimé. 

La  douleur  que  me  causa  le  refroidissement 
de  madame  d'IIoudetot ,  et  la  certitude  de  ne 
l'avoir  pas  mérité  ,  me  firent  prendre  le  sinf^ulier 
parti  de  m'en  plaindre  à  Saint-I.andjert  même. 
En  attendant  1  effet  de  la  lettre  que  je  lui  écrivis 
à  ce  sujet ,  je  me  jetai  dans  les  distractions  que 
j'aurois  dû  chercher  plus  tôt.  Il  y  eut  des  fêtes  à 
la  Chevrette  pour  lesquelles  je  fis  de  la  musi(|ue. 
Le  ])laisip  de  me  faire  honneur  auprès  de  ma- 
dame d  Houdetot  d'un  talent  (piVIle  aimoit  ex- 
cita ma  verve  ,  et  un  autre  ohjct  contrihuoit 
encore  à  laninier;  savoir,  le  désir  de  montrer 
que  fauteur  du  De\>in  du  vilfas^e  savoit  la  mu- 
sique; car  je  m'aperrcvois  depuis  loup-lcjups 
que  quelqu  un  travailloit  en  secret  à  rendre  cola 
douteux,  du  moins  quant  à  la  composition.  Mon 
déhut  à  Paris,  les  épreuves  où  j'y  avois  été  mis  à 
♦Uverses  fois,  tant  chez  M.  Diipin  que  chez  INL  de 
lia  Poplinière;  «piantilc  de  nnisiipic  cpio j  v  av«iis 
composée  pendant  quatorze  ans  au  milieu  des 
plus  célèhres  artistes,  et  sous  leurs  yeux;  enfin 
fopéra  des  Muses  galantes;  celui  même  du  De- 
vin du  village^  un  moïJ^t  que  j  avois  fait  pour 
mademoiiielle  Fel  ,  et  (pi'ello  avoit  «haulc  au 
concert  spirituel;  tant  de  conférences  ipic  ;  avois 
eues  sur  ce  hel  art  avec  les  ])lus  j;raiuls  maîtres: 
tout  semhloit  devoir  prévenir  ou  tlissip(>r  \\\\  pa- 
reil doute.  Il  existoit  cependant,  mémo  à  la  (  Ihe- 
vrette;  et  je  voyois  (pie  M.  d'Lpinay  n'eu  éioit 


PARTIE   II,   LIVRE   IX.  3ti 

pas  exempt.  Sans  paroître  m  apercevoir  de  cela, 
je  me  chargeai  de  lui  composer  tm  motet  pour 
la  dédicace  de  la  chapelle  de  la  Chevrette,  et  je 
le  priai  de  me  fournir  des  paroles  de  son  choix. 
Il  chargea  de  LinaiU,  le  gouverneur  de  son  fils, 
de  les  faire.  De  Linant  arrangea  des  paroles  con- 
venables au  sujet;  et,  huit  jours  après  quelles 
m'eurent  été  données ,  le  motet  fut  achevé.  Pour 
cette  fois,  le  dépit  fut  mon  Apollon,  et  jamais 
musique  plus  étoffée  ne  sortit  de  mes  mains.  Les 
paroles  commencent  par  ces  mots  :  Ecce  sedes 
lonantis  (i),  La  pompe  du  début  répond  aux  pa- 
roles ,  et  toute  la  suite  du  motet  est  d'une  beauté 
de  chant  qui  frappa  tout  le  monde.  J'avois  tra- 
vaillé en  grand  orchestre.  D'Epinay  rassembla  les 
meilleurs  symphonistes.  Madame  Bruna ,  chan- 
teuse italienne,  chanta  le  motet,  et  fut  très  bien 
accompagnée.  Le  motet  eut  un  si  grand  succès, 
qu'on  l'a  donné  dans  la  suite  au  concert  spiri- 
tuel, où,  malgré  les  sourdes  cabales  et  lindigne 
exécution,  il  a  eu  deux  fois  les  mêmes  applau- 
dissements. Je  donnai  pour  la  fête  de  M.  d'Épi- 
nay  l'idée  d'une  espèce  de  pièce,  moitié  drame, 
moitié  pantomime ,  que  madame  d'Épinay  com- 
posa, et  dont  je  fis  encore  la  musique.  Grimm, 
en  arrivant,  entendit  parler  de  mes  succès  har- 
moniques ;  une  heure  après ,  on  n'en  parla  plus  : 

(i)  J'ai  ajipris  depuis  que  ces  paroles  étoiont  de  San- 
teuil,  et  que  M.  de  Linant  se  les  étoit  doucoinenl  appro- 
priées. 

(Celte  note  n'est  point  dans  le  manuscrit  autographe.  ) 


3i2  LES  CONFESSIOrçS. 

mais  du  moins  on  ne  mit  plus  en  question ,  que 

je  sache,  si  je  savois  la  composition. 

A  peine  Grimni  fut-il  à  la  Chevrette  ,  où  déjà 
je  ne  me  plaisois  pas  trop,  qu'il  acheva  dé  me 
la  rendre  insupportahle  par  des  airs  tels  cpic  je 
ne  vis  jamais  à  personne,  et  dont  je  navois  pas 
même  l'idée.  La  veille  de  son  arrivée ,  on  me  dé- 
lofifca  de  la  chamhre  de  faveur  que  j'occupois  , 
contirruë  à  celle  de  madame  d  Epinay  ;  on  la  pré- 
para pour  M.  Grimm,  et  on  m'en  donna  une 
autre  plus  éloig^née.  Voilà,  dis-je  en  riant  à  ma- 
dame d'Epinay,  comment  les  nouveaux  venus 
déplacent  les  anciens.  Elle  parut  emharrassée. 
J'en  compris  mieux  la  raison  dès  le  même  soir, 
en  apprenant  qu'il  y  avoit  entre  sa  chamhre  et 
celle  que  j'avois  quittée  une  porte  masquée  de 
communication  ,  qu'elle  avoit  juge  inutile  de 
nie  montrer.  Son  commerce  avec  Grimm  n'é- 
toit  i{^noré  de  personne,  ni  chez  elle,  ni  dans 
Je  puhlic,  pas  même  de  son  mari:  cependant, 
loin  den  convenir  avec  moi,  confident  de  se- 
crets qui  lui  importoient  heaucoup  davantaf^e, 
et  dont  elle  étoit  hien  sûre,  elle  s'en  défendit 
toujours  très  fortement.  Je  compris  que  cette 
réserve  venoit  de  Grimm,  qui,  dépositaire  de 
tous  mes  secrets,  ne  vouloit  pas  que  je  le  fusse 
d'aucun  des  siens. 

Quelque  prévention  que  mes  anciens  senti- 
ments qui  n'étoient  pas  éteints,  et  le  mérite  réel 
de  cet  homme-là,  me  donnassent  en. sa  faveur, 
elle  ne  put  tenir  contre  les  soins  «pi  il  prit  pour 


PARTIE   II,   LIVRE   IX.  3l3 

la  clétrniie.  Son  abord  fut  celui  du  comte  de 
Tuf'fière  ;  à  peine  daigna-t-il  nïe  rendre  le  salut  ; 
il  ne  m'adressa  pas  une  seule  fois  la  parole  ,  et 
me  corrigea  bientôt  de  la  lui  adresser ,  en  ne  me 
répondant  point  du  tout.  Il  passoit  par-tout  le 
premier,  prenoit  par-tout  la  première  place  , 
sans  jamais  faire  aucune  attention  à  moi.  Passe 
pour  cela ,  s'il  n'y  eût  pas  mis  une  affectation- 
choquante:  mais  on  en  jugera  par  un  seul  trait 
pris  entre  mille.  Un  soir  madame  d'Epinay  Se 
trouvant  un  peu  incommodée  ,  dit  qu'on  lui 
portât  un  morceau  dans  sa  chambre,  et  monta 
pour  souper  au  coin  de  son  feu.  Elle  me  proposa 
de  monter  avec  elle;  je  le  fis.  Grimm  vint  en- 
suite. La  petite  table  étoit  déjà  mise;  il  n'y  avôit 
que  deux  couverts.  On  sert;  madame  d'Epinay 
prend  sa  place  à  lun  des  coins  du  feu.  M.  Grimm 
prend  un  fauteuil,  s'établit  à  l'autre  coin  ,  tire  la 
petite  table  entre  eux  deux,  déplie  sa  serviette  , 
et  se  met  en  devoir  de  manger  sans  me  dire  un 
seul  mot.  Madame  d'Epinay  rougit,  et,  pour 
l'engager  à  réparer  sa  grossièreté ,  m'offre  sa 
propre  place.  Il  ne  dit  rien,  ne  me  regarda  pas. 
Ne  pouvant  approcher  du  feu  ,  je  pris  le  parti  de 
me  promener  par  la  chambre  ,  en  attendant 
qu'on  m'apportât  un  couvert.  Enfin  il  me  laissa 
souper  au  bout  de  la  table,  loin  du  feu,  sans  me 
faire  la  moindre  honnêteté ,  à  moi  incommode, 
son  aîné ,  son  ancien  dans  la  maison ,  qui  l'y 
a  vois  introduit,  et  à  qui  même,  comme  favori 
de  la  dame,  il  eût  dû  faire  les  honneurs.  Toutes 


3l/\  LES  CONFESSIONS, 
ses  manières  avee  moi  répoiuloient  fort  bien  à 
cet  ëcliantilloii.  Il  ne  me  traitoit  pas  précisé- 
ment conmie  son  inférieur  ;  il  me  regardoit 
comme  nul.  .J'avois  peine  à  reconnoître  là  l'an- 
cien petit  cuistre  qui,  chez  le  prince  de  Saxe- 
Gotha,  se  tenoit  honoré  de  mes  rc.j^ards.  .Ven 
avois  encore  plus  à  concilier  ce  profond  silence 
et  cette  morgue  insultante  avec  la  tendre  amitié 
quil  se  vantoit  d'avoir  pour  moi,  près  de  ceux 
f[u  il  savoit  en  avoir  eux-mêmes.  11  est  vrai  qu  il 
ne  la  témoiçnoit  guère  que  pour  me  plaindre  de 
ma  fortune  ,  dont  je  ne  me  plaignois  point , 
pour  compatir  à  mon  triste  sort,  dont  j  étois 
content,  et  pour  se  lamenter  amèrement  de  me 
voir  refuser  durement  aux  soins  bienfaisants 
f(u'il  tlisoit  vouloir  inc  rcu(h(\  Cétoit  avec  cet 
art  quil  faisoit  admirer  sa  tendre  générosité, 
blâmer  mon  ingrate  misanthropie,  et  quil  ac- 
coutumoit  insensiblement  tout  le  monde  à  n'i- 
maginer entre  un  jirotcctcur  tel  (jue  lui  et  un 
malheureux  tel  «pic  moi  (|ue  des  liaisons  de  bien- 
faits d'une  part  et  d'obligations  de  l'autre,  sans 
y  supposer,  même  dans  les  possibles,  une  ami- 
tié d'égal  à  égal.  Pour  moi,  j'ai  cherché  vaine- 
ment en  quoi  je  pouvois  être  obligé  à  ce  nou- 
veau patron,  .le  lui  avois  prêté  de  l'argent,  il 
ne  m'en  prêta  januiis;  je  Tavois  gardé  dans  sa 
maladie,  à  peine  ine  venoit-il  voir  dans  les 
miennes;  je  lui  avois  donné  tous  mes  amis,  il 
ne  m'en  donna  jaiuais  aucun  ;  je  Tavois  prôné 
de  tout   mon  pouvoir s'il  m'a  prôné  ,  c'est 


PARTIE   II,    LIVRE    IX.  3l5 

moins  publiquement,  et  cVune  autre  manière. 
Jamais  il  ne  m'a  rendu  ni  même  offert  aucun 
service  d'aucune  espèce.  Comment  étoit-il  mon 
Mécène?  Comment  étois-je  son  protégé?  Cela 
me  passoit,  et  me  passe  encore. 

Il  est  vrai  que  du  plus  au  moins  il  étoit  arro- 
gant avec  tout  le  monde ,  mais  avec  personne 
aussi  brutalement  qu'avec  moi.  Je  me  souviens 
qu'une  fois  Saint-i.ambcrt  laillit  à  lui  jeter  son 
assiette  à  la  tète  sur  une  espèce  de  démenti  qu'il 
osa  lui  donner  en  pleine  table ,  en  lui  disant 
grossièrement,  Cela  n'est  pas  vrai.  A  son  ton, 
naturellement  tranchant,  il  ajouta  la  suffisance 
d'un  parvenu  ,  et  devint  même  ridicule  à  force 
d'être  impertinent.  Le  commerce  des  grands  fa- 
voit  séduit  au  point  de  se  donner  à  lui-même 
des  airs  qu'on  ne  voit  qu'aux  moins  sensés  d'en- 
tre eux.   Il  nappeloit  jamais  son  laquais  que 
par  Eh!  comme  si,  sur  le  nombre  de  ses  gens, 
monseij^neur  n'eût  pas  su  lequel  étoit  de  garde. 
Quand   il  lui  donnoit  des  commission^,  il  lui 
jetoit  l'argent  par  terre  au  lieu  de  le  lui  donner 
dans  la  main.  Enfin,  oubliant  tout-à-fait  fju'il 
étoit  homme,  il  le  traitoit  avec  un  mépris  si 
cluxjuant,  avec  un  dédain  si  dur  en  toute  chose, 
f(uc  ce  pauvre  garcjon  ,  qui  étoit  un  fort  bon  su^ 
jet  ,   que  madame  d'I'pinay  lui    avoit  donné  , 
quitta  son  service,  sans  autre  grief  que  l'impos- 
sibilité d'endurer  de  pareils  traitements  :  c'étoit 
le  la  Fleur  de  ce  nouveaiu  Glorieux. 

Aussi  fat  qu'il  étoit  vain  ,  avec  ses  gros  yeux 


3l6  LES   COI^FESSIONS. 

tron))le$  et  sa  fij^urc  tlcrfingandce,  il  avoit  des 
j>iL'teiitions  près  des  femmes  ;  et,  depuis  sa  co- 
médie avec  mademoiselle  Fel,  il  passoit  auprès  de 
plusieurs  d'entre  elles  pour  un  homme  à  grands 
sentiments.  Cela  Tavoit  mis  à  la  mode,  et  lui 
avoit  donné  du  goût  pour  la  propreté  de  femme. 
Il  se  mit  à  faire  le  beau  :  sa  toilette  devint  une 
grande  affaire.  Tout  le  monde  sut  qu  il  mettoit 
du  hlanc;  et  moi ,  qui  n  en  croyois  rien ,  je  rom- 
nienrai  de  le  croire,  non  seulement  par  lembel- 
lissement  de  son  teint,  et  pour  avoir  trouvé  des 
tasses  de  hlanc  sur  sa  toilette ,  mais  sur  ce  (juCn- 
trant  un  matin  dans  sa  chambre ,  je  le  trouvai 
brossant  ses  ongles  avec  une  petite  vergette  faite 
exprès;  ouvrage  qu'il  continua  Hèrcment  devant 
moi.  Je  jugeai  qu'un  homme  qui  passe  deux 
heures  tous  les  matins  à  brosser  ses  ongles  peut 
bien  passer  quelques  instants  à  remplir  dv  blanc 
les  creux  de  sa  peau.  Le  bon  homme  Gauffe- 
court,  qui  n'étoit  pas  sac-à-diable,  favoit  assez 
plaisamment  surnomme  Tyran-Ic-Hlanc. 

Tout  cela  n'étoit  (jue  des  ridicules,  mais  les 
plus  antij)athiques  à  mon  caractère.  Ils  achevè- 
rent de  me  rendre  suspect  le  sien.  J'eus  peine  à 
croire  qu'un  homme  à  qui  la  tête  tournoit  de 
cette  force  pût  conservei*  nu  cnin  bien  phuc  11 
ne  s'étoil  pi(|M(''  de  rien  tant  «pie  <!<'  st'u>iliiliic 
dame  et  donei;;ic  de  sentiment.  (lomment  cela 
s'accordoit-il  avec  des  défauts  (pii  sont  propres 
aux  petites  âmes:'  Comment  les  vils  et  conti- 
nuels élans  que  fait  hors  de  lui-même  un  cœur 


PARTIE    II,    LIVf.E    IX.  Siy 

sensible  peuvent-ils  le  laisser  s'occuper  sans  cesse 
de  tant  de  petits  soins  pour  sa  petite  personne? 
Eh,  mon  dieu  1  celui  qui  se  sent  embraser  de  ce 
feu  céleste  cherche  à  Tcxhaler,  et  veut  montrer 
le  dedans.  Il  voudroit  mettre  son  cœur  sur  son 
visage  ;  il  n'imaginera  jamais  d'autre  fard. 

Je  me  rappelai  le  sommaire  de  sa  morale  , 
que  madame  d'Epinay  m  avoit  dit,  et  qu'elle 
avoit  adopté.  Ce  sommaire  consistoit  en  un  seul 
article  ;  savoir,  que  l'unique  devoir  de  l'homme 
est  de  suivre  les  penchants  de  son  cœur.  Cette 
morale,  quand  je  lappris,  me  donna  terrible- 
ment à  penser,  quoique  je  ne  la  prisse  alors  que 
pour  un  jeu  d'esprit.  Mais  je  vis  bientôt  que  ce 
principe  étoit  réellement  la  régie  de  sa  conduite, 
et  je  n'en  eus  que  trop  dans  la  suite  la  preuve  à 
mes  dépens.  C'est  la  doctrine  intérieure  dont 
Diderot  m'a  tant  parlé  ,  mais  qu'il  ne  m'a  jamais 
expliquée. 

Je  me  rappelai  les  fréquents  avis  qu'on  m'a- 
voit  donnés ,  il  y  avoit  plusieurs  années,  que  cet 
homme  étoit  faux,  qu'il  jouoit  le  sentiment,  et 
sur-tout  qu  il  ne  m'aimoit  pas.  Je  me  ressouvins 
de  plusieurs  petites  anecdotes  que  m'avoient  là- 
dessus  racontées  M.  de  Francueil  et  madame  de 
Chenonceaux  ,  qui  ne  lestimoient  ni  l'un  ni 
l'autre,  et  qui  tous  deux  dévoient  le  connoitie, 
puisque  madame  de  Chenonceaux  étoit  fille  de 
madame  de  Ilochechouart ,  intime  amie  du  feu 
comte  de  Frièse ,  et  que  M.  de  Francueil,  très 
lié  alors  avec  le  vicomte  de  Polignac ,  avoit  beau- 


3l8  LES   CONFESSIONS. 

coup  vécu  au  Palais-Royal,  précisément  quand 
Griram  commcnçoit  à  s'y  introduire.  Tout  Paris 
fut  instruit  de  son  désespoir  après  la  mort  du 
comte  de  l'rièse.  11  s'ayissoit  de  soutenir  la  répu- 
tation (|U  il  s'étoit  donnée  par  son  histoire  de 
Carpe  pâmée  ^  après  les  rigueurs  de  mademoi- 
selle Fel,  et  dont  j  aurois  vu  la  forfanterie  mieux 
(jue  personne,  si  j  eusse  alors  été  moins  aveii{;lé. 
11  fallut  lentraîner  àfliôtel  deCastries,  oii  il  joua 
dipjnement  son  rôle,  livré  à  la  plus  mortelle  af- 
fliction. Là,  tous  les  matins,  il  alloit  dans  le 
jardin  ])leurer  à  son  aise,  tenant  sur  ses  yeux 
son  mouchoir  haifjné  de  larmes,  tant  (pfil  étoit 
en  vue  de  l'hôtel  ;  mais,  au  détour  d'une  certaine 
allée,  des  (yens  auxqiuls  il  ne  songeoit  pas  le  vi- 
rent mettre  à  linstant  le  mouchoir  dans  sa  j)0- 
che,  et  tirer  un  livre.  Cette  observation,  qu'on 
répéta,  fut  bientôt  puhlicpie  dans  tout  Paris,  et 
presque  aussitôt  oubliée,  .le  lavois  oubliée  moi- 
même:  un  fait  (|ui  me  rejjardoit  servit  à  me  la 
rappeler,  J'étois  à  l'extrémité  dans  mon  lit,  rue 
de  Grenelle  :  il  étoit  à  la  canq)a{yne.  Il  vint  un 
matin  me  voir,  tout  essoufllé ,  disant  (pi  il  venoit 
darriver  à  l'instant  même.  Je  sus  un  moment 
après  qu'il  étoit  arrivé  de  la  veille,  i^t  (piOn  la- 
voit  vu  au  spectacle  le  nu'-mc  jour. 

Il  me  revint  mille  faits  (h;  cette  espèce;  mais 
une  observation  que  je  fus  surpris  de  faire  si  tard 
me  frappa  plus  que  tout  celi^  J'avois  donné  à 
(^»riunu  tous  mes  amis  sans  exception;  ilsétoient 
tous  devenus  les  siens.  Je  pouvois  si  peu  me  se- 


PARTIE   II,   LIVRE    IX.  3ig 

parer  de  lui,  que  je  n'aurois  pas  voulu  me  con- 
server l'entrée  d'une  maison  où  il  ne  Tauroit  pas 
eue.  Il  n'y  eut  que  madame  de  Gréqui  qui  refusa 
de  l'admettre,  et  qu'aussi  je  cessai  presque  de 
voir  depuis  ce  temps-là.  Grimm,  de  son  côté, 
se  fit  plusieurs  amis ,  tant  de  son  estoc  que  de 
celui  du  comte  de  Frièse.  De  tous  ces  amis-là, 
jamais  un  seul  n'est  devenu  le  mien:  jamais  il 
ne  m'a  dit  un  mot  pour  m'engafrer  de  faire  au 
moins  leur  connoissance;  et  de  tous  ceux  que  j'ai 
quelquefois  rencontres  chez  lui,  jamais  un  seul 
ne  m'a  marqué  la  moindre  bienveillance,  pas 
même  le  comte  de  Frièse,  chez  lequel  il  demeu- 
roit ,  et  avec  lequel  il  m'eût  par  conséquent  été 
très  agréable  de  former  quelque  liaison  ,  ni  le 
comte  de  Schomberg  son  parent ,  avec  lequel 
Grimm  étoit  encore  plus  familier. 

Voici  plus ,  mes  propres  amis  dont  je  fis  les 
siens ,  et  qui  tous  m'étoient  tendrement  attachés 
avant  cette  connoissance,  changèrent  sensible- 
ment pour  moi  quand  elle  fut  faite.  Il  ne  m'a 
jamais  donné  aucun  des  siens,  je  lui  ai  donne 
tous  les  miens ,  et  il  a  fini  par  me  les  tous  ôter. 
Si  ce  sont  là  des  effets  de  l'amitié ,  quels  seront 
donc  ceux  de  la  haine? 

Diderot  même,  au  commencement,  m'avertit 
plusieurs  fois  que  Grimm,  à  qui  je  donnois  tant 
de  confiance,  n'étoit  pas  mon  ami.  Dans  la  suite 
il  changea  de  langage  ,  mais  ce  fut  quand  lui- 
même  eat  cessé  d'être  le  mien. 

La  manière  dont  j'avois  disposé  de  mes  en- 


320  LES   CONFESSIONS, 

i'ants  n'avoit  besoin  du  concours  de  personne. 
J'en  instruisis  cependant  mes  amis  ,  unique- 
ment pour  les  en  instruire  ,  pour  ne  pas  paroi- 
tie  à  leurs  yeux  meilleur  que  je  nV'tois.  Ces  amis 
étoient  au  nombre  de  trois  :  Diderot,  Grimm  , 
madame  d  Epinay.  Duclos ,  le  plus  digne  de  ma 
confidence,  fut  le  seul  à  qui  je  ne  la  Fis  pas.  11  la 
sut  cependant  ;  par  qui;*  .le  1  ij^nore.  Mais  il  ii  est 
guère  probable  que  cette  infidélité  soit  venue 
de  madame  d'Lpinay,  qui  savoit  qu  en  l'imitant , 
si  )  en  eusse  été  capable,  je  pouvois  m  en  venger 
cruellement.  Restent  Orimm  et  Diderot ,  alors  si 
unis  en  tant  de  cboses,  sur-tout  contre  moi, 
qu  il  est  plus  (jue  probable  (pie  ce  crime  leur  fut 
commun.  Je  paricrois  ipie  Duclos,  à  qui  je  nai 
pas  dit  mon  secret ,  et  qui  par  conséquent  en 
étoit  le  maître ,  est  le  seul  qui  me  l'ait  gardé. 

Grimm  et  Diderot ,  dans  leur  projet  de  muter 
les  gouverneuses,  avoieiit  fait  effort  pour  le  faire 
entrer  dans  leurs  vues  :  il  s'y  refusa  toujours  avec 
dédain.  Ce  ne  fut  que  dans  la  suite  que  j'appris 
de  lui  tout  ce  qui  sétoit  passé  entre  eux  à  cet 
égard;  mais  j  en  appris  dès-lors  assez  par  Tbé- 
rèse  pour  voir  qu  il  y  avoil  à  tout  cela  (piel([ue 
dessein  secret,  et  ipion  vouloit  disposer  de  moi, 
sinon  contre  mon  gré,  du  moin5  à  mon  insu; 
[  ou  bien  qiion  voulait  faire  servir  ces  deux  per- 
sonnes d'instrument  à  quelque  dessein  cache.  J 
'J'out  cela  n'éioit  pas  assurément  de  la  droi- 
ture, li  »»j)p()siti()n  de  Duclos  le  pi()uv(nt   sans 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  321 

réplique.  Ju^oeia  qui  voudra  que  c'ctoit  de  l'a- 
mitié. 

Cette  prétendue  amitié  metoit  aussi  fatale 
au-dcdans  qu'au-dchors.  Les  longs  et  fréquents 
entretiens  avec  madame  Le  Vasseur  depuis  plu- 
sieurs années  avoicnt  changé  sensiblement  cette 
femme  à  mon  égard;  et  ce  changement  ne  m'é- 
toït  assurément  pas  favorable.  De  quoi  trai- 
toient-ils  donc  dans  ces  singuliers  tôtes-à-tétes? 
Pourquoi  ce  profond  mystère?  La  conversation 
de  cette  vieille  femme  étoit-elle  donc  assez  agréa- 
ble pour  la  prendre  ainsi  en  bonne  fortune,  et 
assez  importante  pour  en  faire  un  si  grand  se- 
cret? Depuis  trois  ou  quatre  ans  que  ces  collo- 
ques duroient,  ils  m  avoient  paru  risibles  :  en  y 
repensant  alors,  je  commençai  de  m'en  étonner. 
-Cet  étonnement  eût  été  jusqu'à  l'inquiétude,  si 
j'avois  su  dès-lors  ce  que  cette  femme  me  pré- 
paroit. 

Malgré  le  prétendu  zèle  pour  moi  dont  Grimm 
se  targuoit  au-deliors ,  et  difficile  à  concilier  avec 
le  ton  qu'il  prenoit  vis-à-vis  de  moi-même  ,  il  ne 
me  4evenoit  rien  de  lui  d'aucun  côté  qui  fût  à 
mon  avantage;  et  la  commisération  qu'il  affec- 
toit  d'avoir  pour  moi  tendoit  bien  moins  à  me 
servir  qu'à  m'avilir.  Il  m'ôtoit  même,  autant 
qu'il  étoit  en  lui,  la  ressource  du  métier  que  je 
m'étois  choisi ,  en  me  décriant  comme  un  mau- 
vais copiste;  et  je  conviens  qu'il  disoit  en  cela  la 
vérité;  mais  ce  n'étoit  pas  à  lui  de  la  dire.  Il 
14.  ^  21 


323  LES   CONFESSIONS, 

prouvoit  que  ce  ii  étoit  pas  plaisanterie,  en  se 
servant  il  un  autic  copiste,  et  en  ne  me  laissant 
aucune  "des  pratiques  qu  il  pouvoit  ni'ôter.  On 
eut  dit  que  son  projet  étoit  de  nie  faire  dépendre 
de  lui  et  de  son  crédit  pour  ma  sulwistance  ,  et 
d'en  tarir  la  source  jusqu'à  ce  que  j  en  fusse  ré- 
duit là. 

Tout  cela  résumé,  ma  raison  fit  taire  enfin 
mon  ancien  attachement  qui  parloit  encore. 
Je  jufjeai  son  caractère  au  moins  très  suspect;  et 
quant  à  son  amitié,  je  la  décidai  fausse.  Puis, 
résolu  de  ne  le  plus  voir,  j'en  avertis  madame 
d'Kpinay,  appuyant  ma  résolution  de  plusieurs 
faits  sans  répli([ue  ,  mais  que  j  ai  maintenant 
oubliés. 

Elle  combattit  fortement  ma  résolution  san» 
savoir  trop  qu'opposer  à  mes  raisons.  Elle  ne 
s'étoit  pas  concertée  encore  a-vec  lui  ;  mais  le 
lendemain,  au  lieu  de  s'explicpier  verbalement 
avec  moi,  elle  me  remit  une  lettre  très  adroite  , 
qu'ils  avoient minutée  ensemble,  et  par  iacpielle, 
sans  entrer  dans  aucun  détail  des  faits,  elle  le 
justifioit  par  son  caractère  naturellement  ct)n- 
centré;  et,  me  faisant  un  crime  de  lavoir  soup- 
çonné de  perlidie  envers  son  anu,  m  exbortoit 
à  me  raccommoder  avec  lui.  Cette  lettre ,  qu  on 
trouveiadans  la  liasse  A,  n^'/iS,  m'ébranla.  Dans 
une  conversation  (pic  nous  eûmes  ensuite,  et  oii 
je  la  trouvai  mieux  préparée  f|uelie  n  étoit  la 
première  fois,  j'achevai  de  nie  laisser  vaincre: 
J'en  vins  à  croire  <jue  je  pouvois  avoir  mal  jugé. 


PARTIE    II,    LIVRE    IX.  323 

et  qucii  ce  cas  j'avois  réellement  envers  un  ami 
des  torts  {jraves  que  je  devois  réparer. 

Bref,  comme  j'avois  déjà  fait  plusieurs  fois 
avec  Diderot ,  avec  le  baron  d'Holbach ,  moitié 
gré,  moitié  foiblesse ,  je  fis  toutes  les  avances 
que  j'avois  droit  d'exiger  ;  j'allai  chez  Grimm , 
comme  un  autre  George  Dandin ,  lui  faire  ex- 
cuse des  offenses  qu'il  m'avoit  faites  ;  toujours 
dans  cette  fausse  persuasion  qui  m'a  fait  faire 
en  ma  vie  mille  bassesses  auprès  de  mes  feints 
amis ,  qu'il  n'y  a  point  de  haine  qu'on  ne  désar- 
me à  force  de  douceur  et  de  bons  procédés  ;  au 
lieu  qu'au  contraire  la  haine  des  méchants  ne 
fait  que  s'animer  davantage  par  l'impossibilité 
de  trouver  sur  quoi  la  fonder;  et  le  sentiment 
de  leur  propre  injustice  n'est  qu'un  grief  de  plus 
contre  celui  qui  en  est  l'objet.  J'ai ,  sans  sortir 
de  ma  propre  histoire,  une  preuve  bien  forte  de 
cette  maxime  dans  Grimm  et  Tronchin ,  deve- 
nus mes  deux  plus  implacables  ennemis  par 
goût ,  par  plaisir ,  par  fantaisie ,  sans  pouvoir 
alléguer  aucun  tort  d'aucune  espèce  que  j'aie  eu 
jamais  avec  aucun  des  deux  (i),  et  dont  la  rage 

•  (i)  Je  n'ai  donné  dans  la  suite  au  dernier  le  surnom 
Ac  jongleur  que  long-temps  après  son  inimitié  déclarée 
et  les  sanfflantes  persécutions  qu'il  m'a  suscitées  à  Ge- 
nève et  ailleurs.  J'ai  même  bientôt  supprimé  ce  nom 
quand  je  me  suis  vu  tout-à-fait  sa  victime.  Les  basses 
ven»jeances  sont  indignes  de  mon  cœur,  et  la  haine  n'y 
prend  jamais  pied. 

(Cette  note  u'est  poiul  duo$  le  manuscrit  autograjilie.) 

ai. 


324  LES   CONFESSIONS. 

s'accioît  de  jour  en  jour  comme  celle  des  tigres 

par  la  facilité  (|u  ils  trouvent  à  1  assouvir. 

Je  m'attendois  que  ,  confus  de  ma  condescen- 
dance et  de  mes  avances,  Grimm  me  recevroit 
les  bras  ouverts  avec  la  plus  tendre  amitié.  Il 
me  reçut  en  empereur  romain  ,  avec  une  mor- 
gue que  je  n'avois  jamais  vue  à  personne.  .l*ne- 
tois  j)oint  du  tout  préparé  à  cet  accueil.  Quand, 
dans  rembarras  d  un  rôle  si  peu  fait  pour  moi , 
j'eus  rempli  en  peu  de  mots  et  d'un  air  timide 
l'objet  qui  m'amenoit  près  de  lui,  avant  de  me 
recevoir  en  fjiace ,  il  prononça  avec  bcaut'oup 
de  majesté  une  long^ue  luuanj^ue  quil  avoit  pré- 
parée, et  qui  contcnoit  la  nombreuse  énumé- 
ration  de-ses  rares  vertus ,  et  siir-tout  dans  l'a- 
mitié. 11  appuya  long-temps  sur  une  cbose  cjui 
dabord  me  frappa  bcaucoiq)  ;  cest  qu  on  lui 
voyoit  toujours  conserveries  mêmes  amis.  Tan- 
dis ([u  il  parloit ,  je  me  disois  tout  bas  qu  il  seroit 
J^ien  cruel  pour  moi  de  faire  seul  exception  à 
cette  léglc.  Il  y  revint  si  souvent  et  avec  tant 
d'affectation,  ([uil  me  fit  penser  enfin  (pie,  s  il 
ne  suivoit  en  cela  que  les  sentiments  de  son 
cœur,  il  seroit  moins  frappé  de  cette  maxime, 
et  ipi  il  s'en  faisoit  un  art  utile  à  ses  vues  dans 
les  moyens  de  parvenir.  [Jusqu'alors  javois  été 
dans  le  même  (as,  j  avois  conservé  toujours  tous 
mes  amis  dojniis  mu  j)lus  tendre  enfance,  |c  n  en 

avois  pas  perd i  seul .  si  ce  n'est  par  la  mort , 

et  cependant  je  n  en  avois  pas  fait  jus({u  alors  la 
réflexion;  ce  n'étoit  pas  une  maxime  (pie  ji^  me 


PARTIE   II,    LIVRE   IX.  -325 

fusse  prescrite.  Puisque  c'étoit  un  avanta^je  alors 
commun  à  Tun  et  à  1  autre,  pourquoi  donc  s  en 
targuoit-il  par  préférence,  si  ce  n'est  quil  son- 
geoit  d  avance  à  me  Tôter?]  Il  s'attacha  ensuite 
à  m'humilier  par  les  preuves^ de  la  préférence 
que  nos  amis  communs  lui  donnoient  sur  moi. 
Je  connoissois  aussi  bien  que  lui  cette  préfé- 
rence; la  question  étoit  de  savoir  à  quel  titre  il 
l'avoit  obtenue;  si  c'étoit  à  force  de  mérite  ou 
d'adresse  ,  en  s'élevant  lui-même  ou  en  cher- 
chant à  me  rabaisser.  En  fia  ,  quand  il  eut  mis  à 
son  (ifré  entre  lui  et  moi  toute  la  distance  qui 
pouvoit  donner  du  prix  à  la  grâce  qu  il  m'alloit 
faire ,  il  m'accorda  le  Ijaiser  de  paix  dans  un  lé- 
ger embrassement  qui  ressembloil  à  l'accolade 
que  le  roi  donne  aux  nouveaux  chevaliers.  Je 
tombois  des  nues,  j'étois  ébahi ,  je  ne  savois  que 
dire  ,  je  ne  trouvois  pas  un  mot.  Toute  cette 
scène  eut  l'air  de  la  réprimande  qu'un  précep- 
teur fait  à  son  disciple  en  lui  faisant  grâce  du 
fouet.  Je  n'y  pense  jamais  sans  sentir  combien 
sont  trompeurs  les  jugements  fondés  sur  l'appa- 
rence auxquels  le  vulgaire  donne  tant  de  poids, 
et  combien  souvent  l'audace  et  la  fierté  sont  du 
côté  du  coupable  ,  la  honte  et  l'embarras  du  côté 
de  l'innocent. 

Nous  étions  réconciliés;  c'étoit  toujours  un 
soulagement  pour  mon  cœur,  que  toute  que- 
relle jette  dans  des  angoisses  mortelles.  On  se 
doute  bien  qu'une  pareille  réconciliation  ne 
changea  pas  ses  manières  ;  elle  m  ota  seulement 


326  LES   CONFESSIONS. 

le  flroit  (le  mon  plaindre.  Aussi  pris-je  le  parti 

dcndurer  tout  et  de  ne  dire  plus  rien. 

Tant  de  chafrrins  coup  sur  coup  nie  jetèrent 
dans  un  accaMement  qui  ne  me  laissoit  guère 
la  force  de  r(j)rendre  l'empire  de  moi-même. 
Sans  réponse  de  Saint-Iiamliort ,  né{Tlij.c  de  ma- 
dame dHoudetot,  n'osant  plus  m  ouvrir  à  per- 
sonne, je  commençai  de  craindre  qu'en  faisant 
de  l'amitié  lidole  de  mon  co^ur  je  n'eusse  em- 
ployé ma  vie  à  sacrifier  à  des  chimères.  Epreuve 
faite  ,  il  ne  restoit  de  toutes  mes  liaisons  que 
deux  hommes  qui  eussent  conservé  toute  mon 
estime  et  à  ((ui  mon  co'ur  put  donner  sa  con- 
fiance ;  Duclos,  que  depuis  ma  retraite  à  IHer- 
mitage  j'avoiS  perdu  de  vue,  et  Saint-Lamhert, 
Je  crus  ne  pouvoir  hien  réparer  mes  torts  envers 
ce  dernier  (ju  en  lui  déchargeant  mon  cour  sans 
réserve ,  et  je  résolus  de  lui  faire  pleinement 
mes  confessions  en  tout  ce  qui  ne  compromet- 
toit  pas  sa  maîtresse.  Je  ne  tloute  pas  que  ce 
choix  ne  fût  encore  un  piège  de  ma  passion, pour 
me  tenir  plus  rapproché  d'elle  ;  mais  il  est  cer- 
tain que  je  nu*  serois  jeté  dans  les  bras  de  son 
amaul  sans  réserv<^  ,  M"^.!^'  "^*^'  serois  mis  plei- 
nement sous  sa  conduite,  et  (jue  j  aurois  pousse 
la  franchise  aussi  loin  qu'elle  pouvoit  aller.  .1  é- 
tois  prêt  à  lui  écrire  une  seconde  lettre  à  larpuile 
j  étois  sûr  quil  auroit  répondu,  quand  j  appris 
la  Iriste  cause  <le  sou  silence  siu"  la  j)renuère.  Il 
na\()it  pu  >()ui(  iiir  iiis(|iiMu  hout  les  fatigues 
de  celte  canq)agne.  Madame  dEpinay  m'ajiprit 


PARTIE   II,    LIVRE   IX.  827 

qu  il  venoit  d'avoir  une  attaque  de  paralysie  ;  et 
madame  d'Houdetot,  que  son  affliction  finit  par 
rendre  malade  elle-même  ,  et  qui  fut  hors  d'élat 
de  m'écrire  sur-le-champ ,  me  marqua  deux  ou 
trois  jours  après,  de  Paris  où  elle  étoit  alors, 
qu'il  se  faisoit  porter  à  Aix-la-Chapelle  pour  y 
prendre  les  bains.  Je  ne  dis  pas  que  cette  triste 
nouvelle  m'affligea  comme  elle  ;  mais  je  doute 
que  le  serrement  de  cœur  qu'elle  me  donna  fût 
moins  pénible  que  sa  douleur  et  ses  larmes.  Le 
chagrin  de  le  savoir  dans  cet  état,  augmenté  par 
la  crainte  que  l'inquiétude  n'eût  contribué  à  l'y 
mettre,  me  toucha  plus  que  tout  ce  qui  m'étoit 
arrivé  jusqu'alors  ,  et  je  sentis  cruellement  qu'il 
me  manquoit  dans  ma  propre  estime  la  force 
dont  j'avois  besoin  pour  supporter  tant  de  dé- 
plaisir. Heureusement  ce  généreux  ami  ne  me 
laissa  pas  long-temps  dans  cet  accablement  ;  il 
ne  m'oublia  pas  ,  malgré  son  attaque  ,  et  je  ne 
tardai  pas  d'apprendre  par  lui-même  que  j'avois 
trop  mal  jugé  de  ses  sentiments  et  de  son  état. 
Mais  il  est  temps  d'en  venir  a  la  grande  révolu- 
tion de  ma  destinée  ,  à  la  catastrophe  qui  a  par- 
tagé ma  vie  en  deux  parties  si  différentes  ,  et 
qui  d'une  bien  légère  cause  a  tiré  de  si  terribles 
effets. 

Un  jour  que  je  ne  songeois  à  rien  moins,  ma- 
dame d'Epinay  m'envoya  chercher.  En  entrant, 
j'aperçus  dans  ses  yeux  et  dans  toute  sa  conte- 
nance un  air  de  trouble  dont  je  fus  d'autant  plus 
frappé,  que  cet  air  ne  lui  étoit  point  ordinaire  , 


328  IFS   COKFESSIO^^S. 

personne  an  inonde  ne  saeliant  mienx  qnVlIc 
gouverner  son  visafje  et  ses  mouvements.  Mon 
ami,  me  dit-elle,  je  pars  pour  Genève;  ma 
poitrine  est  en  mauvais  état,  ma  santé  se  déla- 
bre au  ]>oint  que ,  toute  chose  cessante ,  il  tant 
que  j'aille  voir  et  consulter  IVonchin.  Cette  r(^ 
solution,  si  brusquement  prise,  et  à  l'entrée  de 
la  mauvaise  saison  ,  m'étonna  d  autant  j)lus  que 
je  Tavois  quittée  trente-six  heures  auparavant 
sans  qu'il  en  fût  tpiestion.  Je  lui  demandai  qui 
elle  emmèueroit  avec  elle.  Elle  me  dit  «juellc 
emmèneroit  son  (ils  avec  M.  de  Linant;  cl  puis 
elle  ajoula  né|;lifjcmment  :  Et  vous,  mon  ours, 
ne  viendrcz-vous  pas  aussi?  Comme  je  ne  crus 
pas  quelle  parlât  sérieusement,  sachant  que, 
dans  la  saison  où  nous  entrions,  j'étois  à  peine 
en  état  de  sortir  de  ma  chambre,  je  jilaisantai 
sur  l'utilité  du  cortège  d'un  malade  pouiun  au- 
tre malade:  elle  parut  elle-même  n'en  frvoir  ]ias 
fait  tout  de  bon  la  proposition,  et  il  n'en  fut  plus 
tpieslion.  Nous  ne  pai  li'mics  plus  que  des  pn''- 
paratifs  de  son  voyage  dont  elle  s'occupoit  avec 
beaucoup  de  vivacité,  étant  résolue  à  partir  dans 
quinze  jours. 

Je  n'avois  pas  besoin  de  beaucoup  de  péné- 
tration pour  voir  (juil  y  avoit  à  ce  voyage  un 
ïiiotifsecret  c[ii'on  me  taisoit.  Ce  secret ,  <|ui  n  en 
étoit  un  dans  toute  la  maison  (|ue  pour  moi,  lut 
découvert  dès  le  lendemain  par  Thérèse,  à  qui 
Teissier,  le  mailrc  dhotcl,  <|tii  le  savoit  de  la 
femme-dc-cliand)re,  le  révéla.  Quoi<pie  je  ne 


PARTIE'  II,    LIVRE    IX.  329 

<loive  pas  ce  secret  à  madame  d'Epinay,  puisque 
je  ue  le  tiens  pas  d'elle  ,  il  est  trop  lié  à  ceux  que 
j  en  tiens  pour  que  je  puisse  l'en  séparer.  Ainsi 
je  me  tairai  sur  cet  article.  Mais  ces  secrets,  qui 
jamais  ne  sont  sortis  ni  ne  sortiront  de  ma  bou- 
che ni  de  ma  plume ,  ont  été  sus  de  trop  de  gens 
pour  pouvoir  être  if^norés  dans  tous  les  entours 
de  madame  d'Epinay. 

Instruit  du  vrai  motif  de  ce  voyage ,  j'aurois 
reconnu  la  secrète  impulsion  d'une  main  enne- 
mie dans  la  tentative  de  m'y  faire  le  chaperon 
de  madame  d'Épinay;  mais  elle  avoit  si  peu  in- 
sisté, que  je  persistai  à  ne  point  regarder  cette 
tentative  comme  sérieuse,  et  je  ris  seulement  du 
beau  personnage  que  j'aurois  fait  là,  si  j'eusse  eu 
la  sottise  de  m  en  charger.  x\u  reste,  elle  gagna 
beaucoup  à  mon  refus,  car  elle  vint  à  bout  d'en- 
gager son  mari  même  à  l'accompagner. 

Quelques  jours  après  ,  je  reçus  de  Diderot  le 
billet  que  je  vais  transcrire.  Ce  billet ,  seulement 
plié  en  deux  et  de  manière  que  tout  le  dedans 
se  lisoit  sans  peine,  me  fut  adressé  chez  madame 
d'Epinay,  et  recommandé  a  M.  de  Einant,  legou 
verneur  du  (ils  et  le  confident  de  la  mère. 

BILLET    DE   DIDEROT, 
(Liasse  a,  w^  62.) 

«Je  suis  fait  pour  vous  aimer,  et  pour  vous 
«  donner  du  chagrin.  J  apprends  que  madame 
«  d  Epinay  va  à  Genève  ,  et  je  n'entends  point 


33o  LES   CO^'FESSIO?yS. 

«  dire  que  vous  l'accompagniez.  Mon  ami,  con- 
«  tcnt  de  madame  d'Épinay,  il  faut  partir  avec 
"  elle;  mécontent,  il  faut  partir  beaucoup  plus 
<<  vite.  Êtes-vous  surchargé  du  poids  des  ohliga- 
"  tions  que  vous  lui  avez?  voilà  une  occasion  de 
«  vous  acquitter  en  partie  et  de  "vous  soulager, 
«  Trouverez-vous  une  autre  occasion  dans  votre 
«  vie  de  lui  témoigner  votre  rcconnoissance?  Elle 
«  va  dans  un  pays  où  elle  sera  comme  tombée 
«  des  nues.  Elle  est  malade  ;  elle  aura  besoin  d'a- 
«  musemcnt  et  de  distraction.  L'hiver  !  voyez , 
«  mon  ami.  L'objection  de  votre  santé  peut  être 
«  beaucoup  plus  forte  que  je  ne  la  crois.  Mais 
M  êtes-vous  plus  mal  aujourd'hui  que  vous  ne 
«  l'étiez  il  y  a  un  mois,  et  que  vous  ne  le  serez 
«  au  commencement  du  printemps.' Ferez-vous 
««  dans  trois  piois  d'ici  le  voyage  plus  commodé- 
«  ment  qu'aujourd'hui?  Pour  moi ,  je  vous  avoue 
•<  que,  si  je  ne  pouvois  supporter  la  chaise,  je 
««  prendrois  un  bâton  et  je  l.i  suivrois.  Et  puis  ne 
«  craignez-vous  point  qu'on  ne  mésinterprèie 
"  votre  conduite?  On  vous  soupçonnera  ou  d'in- 
«  gratitude  ou  d'un  autie  motif  secret.  .Iesaisl)ien 
«  (jue,  quoi ((uc  vous  fassiez,  vousaurez  toujours 
«  pour  vous  le  témoignag(>  de  votrt^  conscience  : 
«  mais  ce  témoi{;nage  suflit-il  seul:'  et  est-il  j)er- 
•<  mis  de  né(;liger  jusqu'à  certain  point  celui  des 
"  autres  hommes?  Au  reste,  mon  ami,  c'est  pour 
«  m'acquitter  avec  vous  et  avec  moi  que  je  vous 
«I  écris  ce  billet.  S  il  vous  déplaît ,  jetez-le  au  feu, 
i'  et  qu  il    n  en  soit   non  plus  ([ucslion  (pie  sil 


PARTIE    II,   LIVRE    IX.  3')1 

«  n  eût  jamais  été  écrit.  Je  vous  salue,  vous  aime, 
"  et  vous  embrasse.  » 

Le  tremblement  de  colère ,  leblouissement  qui 
me  gagnoient  en  lisant  ce  billet,  et  qui  me  per- 
mirent à  peine  de  l'achever ,  ne  m'empêchèrent 
pas  de  remarquer  1  adresse  avec  laquelle  Diderot 
y  affectoit  un  ton  plus  doux,  plus  caressant, 
plus  honnête ,  que  dans  toutes  ses  autres  lettres, 
dans  lesquelles  il  me  traitoit  tout  au  plus  de  mon 
cher,  sans  avoir  presque  jamais  daigné  m'y  don- 
ner le  nom  d'ami.  Je  vis  aisément  le  ricochet 
par  lequel  me  venoit  ce  billet,  dont  la  suscrij>- 
tion ,  la  forme  ,  et  la  marche,  déceloient,  même 
assez  maladroitement,  le  désir:  car  nous  nous 
écrivions  ordinairement  par  la  poste  ou  par  le 
messager  de  Montmorency,  et  ce  fut  la  première 
fois  qu'il  se  servit  de  cette  voie-là. 

Quand  le  premier  transport  de  mon  indigna- 
tion me  permit  d'écrire,  je  lui  traçai  précipitam- 
ment la  réponse  suivante ,  que  je  portai  sur-le- 
champ  de  rilermitage  où  j'étois  pour  lors  à  la 
Chevrette ,  pour  la  montrer  à  madame  d  Epinay, 
à  qui,  dans  mon  aveugle  colère,  je  la  voulus  lire 
moi-même,  ainsi  que  le  billet  de  Diderot. 

«<  Mon  cher  ami ,  vous  ne  pouvez  savoir  ni  la 
"  force  des  obligations  que  je  puis  avoir  à  ma- 
"  dame  d'Épinay,  ni  jusqu'à  quel  point  elles  me 
<<  lient ,  ni  si  elle  a  réellement  besoin  de  moi  dans 
«  son  voyage,  ni  si  elle  désire  que  je  raccompa- 


332  LES   CONFESSION' S. 

«  gnc,  ni  s'il  m'est  possil)le  de  le  faire ,  ni  les  rai- 
«  sons  que  je  puis  avoir  de  m'en  abstenir.  Je  ne 
"  refuse  pas  de  discuter  avec  vous  à  loisir  tous 
«  ces  points  ;  mais,  en  attendant ,  convenez  que 
«  me  prescrire  si  affirmativement  ce  que  je  dois 
«  faire,  sans  vous  être  mis  en  état  d'en  ju^yer, 
«  c'est,  mon  cher  philosophe,  opiner  en  franc 
«  élourdi.  Ce  que  je  vois  de  pis  à  cela ,  est  que 
«  votre  avis  ne  vient  pas  de  vous.  Outre  que  je 
«  suis  peu  d'humeur  à  me  laisser  mener  sous 
"  votre  nom  parle  tiers  et  le  (juart,  je  trouve  à 
«  ces  ricochets  certains  détours  tpii  ne  vont  pas 
«  à  votre  franchise ,  et  dont  vous  ferez  bien  ,  pour 
«  vouù  et  pour  moi,  de  vous  abstenir  désormais. 

"  Vous  craififncz  qu'on  n'interprète  pas  bien 
«  ma  conchiito;  mais  je  dcHe  un  co'ur  comme  le 
"  vôtre  d'oser  mal  penser  du  mien.  D'autres peut- 
"  être  parleroient  mieux  de  moi  si  je  leur  res- 
"  sembhiis  davantapc.  Que  Dieu  me  ])réserve  de 
"  me  faire  a[)prouvcr  d'eux!  Que  les  méchants 
.<  m'éj)i('nt  et  m'interprètent,  Rousseau  n'est  pas 
«fait  j)Our  les  craindre,  ni  Diderot  pour  les 
«  écouter. 

"  Si  votre  l)illet  m'a  déplu,  vous  voulez  que  je 
«  le  jette  au  hui,  et  ([u  il  n'en  soit  plus  question. 
»  Pens(v,-vons  (juOn  oublie^  ainsi  ee  (jui  Nient  de 
•<  vous.'  Mon  cher,  vous  faites  aussi  l)on  uuirché 
"  de  mes  larmes  dans  les  peines  que  vous  me  don- 
"  nez  que  de  ma  vie  et  de  ma  santé  dans  les  soins 
•<  que  vous  m'exhortez  à  prendre.  Si  vous  pou- 
»'  viez  vous  corri{jer  de  cela,  votre  amitié  m  en 


PARTIE    II,   LIVRE    IX.  333 

«  seroit  plus  douce,  et  j'en  deviendrois  moins  à 
«  plaindre.  » 

En  entrant  dans  la  chambre  de  madame  d'É- 
pinay,  je  trouvai  Grimm  avec  elle,  et  j'en  fus 
charmé.  Je  leur  lus  à  haute  et  claire  voix  mes 
deux  lettres  avec  une  intrépidité  dont  je  ne  me 
serois  pas  cru  capable,  et  j  y  ajoutai  en  finissant 
quelques  discours  qui  ne  les  démentoient  pas.  A 
cette  audace ,  inattendue  dans  un  homme  ordi- 
nairement si  craintif,  je  les  vis  l'un  et  l'autre  at- 
terrés, abasourdis,  ne  répondant  pas  un  mot; 
je  vis  sur-tout  cet  homme  arrojjant  baisser  les 
yeux  à  terre,  et  n'oser  soutenir  les  étincelles  de 
mes  regards  :  mais,  dans  le  môme  instant,  au 
fond  de  son  cœur  ,  il  juroit  ma  perte,  et  je  suis 
sûr  qu'ils  la  concertèrent  avant  de  se  séparer. 

Ce  fut  à-peu-près  dans  ce  temps-là  que  je  re- 
çus enfin  par  madame  d'Houdetotla  réponse  de 
Saint-Lambert  (liasse  A ,  n'*  Sy),  datée  encoie 
de  Wolfenbutel  ,  peu  de  jours  après  son  acci- 
dent ,  à  ma  lettre  qui  avoit  tardé  long-temps 
en  route.  Cette  réponse  m'apporta  des  conso- 
lations ,  dont  j  avois  grand  besoin  dans  ce  mo- 
ment-là, par  les  témoignages  d'estime  et  d'ami- 
tié dont  elle  étoit  pleine,  et  qui  me  donnèrent 
le  courage  et  la  force  de  les  mériter.  Dès  ce  mo- 
ment je  fis  mon  devoir;  mais  il  est  constant 
que ,  si  Saint-Landjert  se  fût  trouvé  moins  sensé, 
moins  généreux,  moins  honnête  homme  ,  j'étois 
perdu  sans  retour. 


334  LES   CONFESSIONS. 

La  saison  devcnoit  mauvaise,  et  Ton  corn- 
meneoit  à  quitter  la  campagne.  Madame  d  Hou- 
detot  me  marqua  le  jour  où  elle  comptoit  venir 
faire  ses  adieux  à  la  vallée,  et  me  donna  rendez- 
vous  à  Eaubonne.  Ce  jour  se  trouva  par  hasard 
le  même  où  madame  d'Epinay  quittoit  la  Che- 
vrette pour  aller' à  Paris  achever  les  préparatifs 
de  son  voyage.  Heureusement  elle  partit  le  ma- 
tin ,  et  j  eus  le  temps  encore, en  la  (piillanl,  dal- 
ler dhier  avec  sa  helle-sœur.  J'avois  la  lettre  de 
Saint-T^ambert  dans  ma  poche;  je  la  relus  plu- 
sieurs fois  en  marchant.  Cette  lettre  me  servit 
d'égide  contre  ma  foiblesse.  Je  tis  et  je  tins  la 
résolution  de  ne  voir  plus  en  madame  d'Iïou- 
detot  (jue  mon  amie  et  la  maîtresse  de  mon  ami  ; 
et  je  passai  tête  à  tète  avec  elle  quatre  ou  cinq 
heures  dans  un  calme  délicieux,  préférable  in- 
finiment, même  quant  à  la  jouissance  ,  à  ces 
accès  de  fièvre  ardente  que,  jusqu'alors  ,  j'avois 
eus  auprès  (felle.  Comme  elle  savoit  trop  (pie 
mon  C(eur  n'étoit  j)as  changé,  elle  fut  sensible 
aux  efforts  (juej  avois  faits|pour  me  vaincre,  elle 
m'en  estima  davantage,  et  j Cus  le  plaisir  de  voir 
que  son  amitié  poiu'  moi  n  étoit  point  éteinte. 
Elle  mannonea  le  prochain  retonr  i\c.  Sainl- 
Land)ert ,  (pii,  ([uoi<[ue  assez  bien  rétabli  de  son 
attacjue,  n'étoit  plus  en  état  de  soutenir  les  fa- 
tigues de  la  guerre,  et  quittoit  le  service  pour 
revenir  vivre  ])aisibleui(nt  auprès  d'elle.  Nous 
formâmes  le  projet  charnuint  d  une  étroite  so- 
ciété t;ntre  nous  trois;  et  uuus  pouvions  espérer 


PARTIE    II,   LIVRE    IX.  335 

que  l'exécution  de  ce  projet  seroit  durable,  vu 
que  tous  les  sentiments  qui  peuvent  unir  des 
cœurs  sensibles  et  droits  en'faisoient  labase,  et 
que  nous  rassemblions  d  ailleurs  à  nous  trois 
assez  de  talents  et  de  connoissances  pour  nous 
suffire  à  nous-mêmes  ,  et  n'avoir  besoin  d'aucun 
supplément  étranger.  Hélas  !  en  me  livrant  à 
l'espoir  d'une  si  douce  vie,  je  ne  songeois  guère 
à  celle  qui  m'attendoit. 

Nous  parlâmes  ensuite  de  ma  situation  pré- 
sente avec  madame  d'Epinay.  Je  lui  montrai  la 
lettre  de  Diderot  avec  ma  réponse  ;  je  lui  détail- 
lai tout  ce  qui  s'étoit  passé  à  ce  sujet,  et  je  lui 
déclarai  la  résolution  où  j'étois  de  quitter  l'Hcr- 
mitage.  Elle  s'y  opposa  vivement ,  et  par  des 
raisons  toutes  puissantes  sur  mon  cœur.  Elle  me 
témoigna  combien  elle  auroit  désiré  que  j'eusse 
fait  le  voyage  de  Genève,  prévoyant  qu'on  ne 
manqucroit  pas  de  la  compromettre  dans  mon 
refus;  ce  que  la  lettre  de  Diderot  sembloit  an- 
noncer d'avance.  Cependant,  comme  elle  savoit 
mes  raisons  aussi  bien  que  moi-même,  elle  n'in- 
sista pas  sur  cet  article,  mais  elle  me  conjura 
d'éviter  tout  éclat,  à  quelque  prix  que  ce  put  être, 
et  de  pallier  mon  refus  de  raisons  assez  plausi- 
bles pour  éloigner  l'injuste  soupron  qu'elle  pût 
y  avoir  part.  Je  lui  dis  <{u'ellc  ne  m'imposoit 
pas  une  tâcbe  aisée  ;  mais  que ,  résolu  d'expier 
mes  torts  au  prix  même  de  ma  réputation ,  je  ^ 
voulois  donner  la  préférence  à  la  sienne  en  tout 
ce  que  rbonneur  me  permettroit  d'endurer.  On 


336  LES   CONFESSIONS. 

connoîtra  bientôt  si  j'ai  su  remplir  cet  engage- 
ment. 

Je  le  puis  jurer,  lain  rpie  ma  passion  mallieu- 
reuse  eût  rien  perilu  de  sa  force,  je  n  aimai  ja- 
mais ma  Sophie  aussi  vivement,  aussi  tendre- 
ment que  je  fis  ce  jour-là.  Mais  telle  fut  1  impres- 
sion (pio  filent  9ur  moi  la  lettre  de  Saint-Land)ert, 
le  sentiment  du  devoir,  et  lliorreur  de  la  perfi- 
die ,  que  ,  durant  toute  cette  entrevue ,  mes  sens 
me  laissèrent  pleinement  en  paix  auprès  d'elle, 
et  que  je  ne  fus  pas  niême  tenté  de  lui  baiser  la 
main.  Kji  partant,  elle  inend)rassa  devant  ses 
gens.  Ce  baiser,  si  différent  de  ceux  que  je  lui 
avois  dérol)és  cpudfjuefois  sous  les  fVuilla{;es ,  me 
fut  garant  que  j  avois  repris  lempire  de  moi- 
même:  je  suis  prestpie  assuré  que  ,  si  mon  cœur 
avoit  eu  le  temps  de  se  raffermir  dans  le  calme  , 
il  ne  me  faîloit  pas  trois  mois  pour  être  guéii 
radicalement. 

Ici  finissent  mes  liaisons  personnelles  avec 
madame  d'IIoudetot,  liaisons  dont  chacun  a  pu 
juger  sur  les  apparences,  selon  les  dispositions  de 
son  propre  cœiu %  mais  dans  lesquelles  la  passion 
que  m'inspira  cette  aimable  femme,  passion  la 
plus  vive  peut-être  qu'aucun  homme  ait  jamais 
sentie,  s'honorera  toujours  entre  le  ciel  et  nous 
des  rares  et  pénibles  saeiilices  faits  par  tous  deux 
au  devoir,  à  Ihonneur,  à  1  amour,  et  à  1  amitié. 
Nous  nous  étions  trop  élevés,  j  ose  le  dire,  aux 
yeux  lun  de  lautre  pour  pouvoir  nous  avilir 
aisément.  11  faudroit  être  indigne  de  toute  es- 


PARTIE   II,    LIVRE    IX.  SSj 

tinie  pour  se  résoudre  à  eu  perdre  une  de  si  haut 
prix  ;  et  réncrgie  même  des  sentiments  qui  pou- 
voient  nous  rendre  coupaJjles  fut  ce  qui  nous 
empêcha  de  le  devenir. 

C'est  ainsi  qu'après  une  si  longue  amitié  pour 
l'une  de  ces  deux  femmes ,  et  un  si  vif  amour 
pour  l'autre,  je  leur  fis  séparément  mes  adieux 
en  un  même  jour,  à  l'une  pour  ne  la  revoir  de 
ma  vie,  à  l'autre  pour  ne  la  plus  voir  que  deux 
fois  dans  les  occasions  que  je  dirai  ci-après. 

Après  leur  départ,  je  me  trouvai  dans  un  grand 
embarras  pour  remplir  tant  de  devoirs  pressants 
et  contradictoires  ,  suites  de  mes  imprudences. 
Si  j'eusse  été  dans  mon  état  naturel ,  après  la 
proposition  et  le  refus  de  ce  voyage  de  Genève, 
je  n'avois  qu'à  rester  tranquille,  et  tout  étoit  dit. 
Mais  j'en  avois  sottement  fait  une  affaire  qui  ne 
pouvoit  rester  dans  l'état  où  elle  étoit ,  et  je  ne 
pouvois  me  dispenser  de  toute  ultérieure  expli- 
cation qu'en  quittant  l'Hermitage  ,  ce  que  je  ve- 
iiois  de  promettre  à  madame  d'IIoudetot  de  ne 
pas  faire,  au  moins  pour  le  moment  présent. 
De  plus  ,  elle  avoit  exigé  que  j'excusasse,  auprès 
de  mes  soi-disant  amis,  1^  refus  de  ce  voyage, 
afin  qu'on  ne  lui  imputât  pas  eç  refus.  Cepen- 
dant je  n'en  pouvois  alléguer  l<t'\€ritable  cause 
sans  outrager  madame  (rEpinay,^  qui  je  devois 
certainement  de  la  reconnoissance  après  tout 
ce  qu'elle  avoit  fait  pour  moi.  Tout  bien  consi- 
déré, je  me  trouvai  dans  la  dure  mais  indispen- 
sable alternative  de  manquer  à  madame  d'Épi- 

'4^  '  i-A 


338  LES   CONFESSIONS, 

nay  ,  à  madame  crUoudctot ,  ou  à  moi-même  ; 
et  je  pris  le  dernier  parti.  Je  le  pris  hautement, 
pleinement,  sans  tergiverser,  et  avec  une  géné- 
rosité digne  assurément  de  laver  les  fautes  qui 
m'avoient  réduit  à  cette  extrémité.  Ce  sacrifice, 
dont  mes  ennemis  ont  su  tirer  parti ,  et  qu'ils 
attendoient  peut-être,  a  fait  la  ruine  de  ma  ré- 
putation et  m'a  ôté  par  leurs  soins  1  estime  pu- 
Lli(jue  ;  mais  il  m'a  rendu  la  mienne  ,  et  m'a 
consolé  dans  mes  malheurs.  Ce  n'est  pas  la  der- 
nière fois  ,  comme  on  verra  ,  que  j'ai  fait  de  pa- 
reils sacrifices,  ni  la  dernière  aussi  qu'on  s  en 
est  prévalu  pour  m'accahler, 

Grimm  étoit  le  seul  qui  parût  n'avoir  pris  au- 
cune part  dans  cette  affaire  ;  ce  fut  à  lui  que  je 
résolus  de  m'adresser.  Je  lui  écrivis  une  longue 
lettre  ,  dans  laquelle  j'exposai  le  ridicule  de  vou- 
loir me  faire  un  devoir  de  ce  voyage  de  Genève, 
l'inutilité,  l'emharras  même  dont  j'y  aurois  été 
à  madame  d'Épinay,  et  les  inconvénients  qui  en 
auroient  résulté  pour  moi-même.  Je  ne  résistai 
pas  dans  cette  lettre  à  la  tentation  de  lui  laisser 
entrevoir  que  j'étois  instruit,  et  qu'il  me  parois- 
soit  singulier  qu'on  prétcnilît  que  c'étoit  à  moi 
de  laire  ce  voyage  ,  tandis  que  lui-même  s'en 
dispensoit ,  et  qu'on  ne  faisoit  pas  mention  de 
lui.  Cette  lettre,  où,  faute  de  jxmvoir  chic  M(>t- 
tement  mes  raisons,  je  fus  forcé  de  battie  sou- 
vent la  campagne ,  m'auroit  donné  dans  le  pu- 
blic l'apparence  de  bien  des  torts  ;  mais  elle  étoit 
un  exemple  de  retenue  et  de  discrétion  pour  les 


PARTIE   II,    LIVRE   IX.  SSg 

gens  qui ,  comme  Grimm  ,  étoient  au  fait  des 
choses  que  j'y  taisois  ,  et  qui  justifioient  pleine- 
ment ma  conduite.  Je  ne  craignis  pas  même  de 
mettre  un  préjugé  de  plus  contre  moi,  en  prê- 
tant l'avis  de  Diderot  à  mes  autres  amis ,  pour 
insinuer  que  madame  dHoudetot  avoit  pensé 
de  même ,  comme  il  étoit  vrai  ;  et  taisant  que , 
sur  mes  raisons,  elle  avoit  changé  d'avis,  je  ne 
pouvois  mieux  la  disculper  du  soupçon  de  con- 
niver  avec  moi ,  qu'en  paroissant  sur  ce  point 
mécontent  d'elle. 

Cette  lettre  finissoit  par  un  acte  de  confiance 
dont  tout  autre  homme  auroit  été  touché;  car, 
exhortant  Grimm  à  peser  mes  raisons  et  à  me 
marquer  après  cela  son  avis,  je  lui  marquois 
que  cet  avis  seroit  suivi ,  quel  qu'il  put  être  ;  et 
c'étoit  mon  intention ,  eût-il  même  opiné  pour 
mon  départ  ;  car  M.  d'Épinay  s'étant  fait  le  con- 
ducteur de  sa  femme  dans  ce  voyage ,  le  mien 
prenoit  alors  un  coup-d'œil  tout  différent  :  au 
lieu  que  c'étoit  moi  d'abord  qu'on  voulut  cjiar- 
ger  de  cet  emploi ,  et  qu  il  ne  fut  question  de 
lui  qu'après  mon  refus. 

La  réponse  de  Grimm  se  fit  attendre  ;  elle  fut 
singulière;  je  vais  la  transcrire  ici.  (  Voyez  lias» 
se  A,  n*'  59.) 

«  Le  départ  de  madame  d'I'Lpinay  est  reculé, 
«  son  fils  est  malade ,  il  faut  attendre  qu'il  soit 
«  rétabli.  Je  rêverai  à  votre  lettre.  Tenez -vous 
«  tranquille  à  votre  Hermitage.  Je  vous  ferai  pas- 


34o  LES   CONFESSIONS. 

«  ser  mon  avis  à  temps.  Comme  elle  ne  partira 
«  sûrement  pas  de  f[uclques  jours ,  rien  ne  presse. 
«  En  attendant,  si  vous  le  jugez  à  propos  ,  vous 
«  pouvez  lui  faire  vos  offres ,  quoique  cela  me 
«paroisse  encore  assez  égal.  Car,  connoissant 
«  votre  position  aussi  bien  que  vous-nicme ,  je 
"  ne  doute  point  qu  elle  ne  réponde  à  vos  offres 
«<  comme  elle  doit;  et  tout  ce  que  je  vois  à  gagner 
K  à  cela,  c'est  que  vous  pourrez  dire  à  ceux  qui 
«  vous  pressent,  que  si  vous  n'avez  pas  été,  ce 
«  n'est  pas  faute  de  vous  être  offert.  Aii  reste,  je 
«  ne  vois  pas  pourquoi  vous  voulez  absolument 
u  que  le  piiilosoplie  soit  le  porte-voix  de  tout  le 
«I  monde  ,  et ,  parceque  son  avis  est  que  vous 
«  partiez,  pourquoi  vous  imaginez  que  tous  vos 
«  amis  prétendent  la  même  cliose.  Si  vous  écri- 
«  vez  à  madame  dEpinay ,  sa  réponse  peut  vous 
«  servir  de  réplique  à  tous  ces  amis  ,  puis(ju'il 
u  vous  tient  tant  au  cœur  de  leur  répli(pier. 
«<  Adieu  ;  je  salue  madame  Le  Vasscur  et  le  Cri- 
«  mi|icl  (i).  » 

Frappé  detonnemcnt  eh  lisant  cette  letti*c,  je 
cbercbois  avec  inquiétude  ce  qu  clic  pouvoit  si- 
gnifier, et  je  ne  Irouvois  rien.  Comment  !  au  lit  n 
de  me  répondre  avec  simplicité  sur  la  mienne,  il 

(l)  M.  Le  Vasscur,  que  sa  Icnimr  inciKiil  iiii  jxii  rude- 
ment, l'appeloit  le  LieiiWnatit  criminel.  AL  (Jiimni  clon- 
iioit,  jiar  plaisanterie,  le  niên)e  nom  à  la  fille;  et,  pour 
abréger,  il  lui  plut  ensuite  d'en  retrancher  le  premier 
mot. 


PARTIE   II,    LIVRE    IX.  34^1 

prend  fin  temps  pour  y  rêver,  comme  si  celui 
qu'il  avoit  déjà  pris  ne  lui  avoit  pas  suffi.  Il  m'a- 
vertit même  de  la  suspension  dans  laquelle  il 
veut  me  tenir,  comme  s'il  s'agissoit  d'un  pro- 
blême profond  à  résoudre,  ou  comme  s'il  im- 
portoit  à  ses  vues  de  m'ôter  tout  moyen  de  pé- 
nétrer son  sentiment  jusqu'au  moment  qu'il 
voudroit  nie  le  déclarer.  Que  signifient  donc  ces 
précautions ,  ces  retardements,.  ce  mystère?  Est» 
ce  ainsi  qu'on  répond  à  la  confiance  ?  Cette  al- 
lure est-elle  celle  de  la  droiture  et  de  la  bonne 
foi?  Je  cherchais  en  vain  quelque  interpréta^ 
tion  favorable  à  cette  conduite;  je  n'en  trouvois 
point.  Quel  que  fut  son  dessein ,  s'il  m'étoit  con- 
traire, sa  position  en  facilitoit  l'exécution ,  sans 
que ,  par  la  mienne,  il  me  fût  possible  d'y  met- 
tre  obstacle.  En   faveur  dans  la  maison   d'un 
grand  prince,  répandu  dans  le  monde,  donnant 
le  ton  à  nos  communes  sociétés,  dont  il  étoit 
l'oracle,  il  pouvoit,  avec  son  adresse  ordinaire, 
disposer  à  son  aise  toutes  ses  machines  ;  et  moi, 
seul  dans  mon  Hermitage ,  loin  de  tout ,  sans 
avis  de  personne  ,  sans  aucune  communication , 
je  n'avois  d'autre  parti  que  d'attendre  et  rester 
en  paix;  c'est  ce  que  je  fis:  seulement  j'écrivis  à 
madame  d'Epinay,  sur  la  maladie  de  son  fils , 
une  lettre  aussi  honnête  qu'elle  pouvoit  l'être , 
mais  où  je  ne  donnai  pas  dans  le  piège  grossier 
de  lui  offrir  de  partir  avec  elle.' 

Après  des  siècles  d'attente  dans  la  cruelle  in- 
certitude où  cet  homme  barbare  m'avoit  plongé^ 


34^  LES   CONFESSIONS, 

j'appris,  au  bout  de  huit  ou  dix  jours,  que  ma- 
dame d'Epinay  ctoit  partie  ;  et  je  reçus  de  lui 
une  seconde  lettre,  l'allé  nétoit  ([ue  de  sept  à 
huit  lignes,  que  je  n'achevai  pas  de  lire...  C'étoit 
une  rupture,  mais  dans  des  termes  tels  que  la 
plus  infernale  haine  les  peut  dicter,  et  qui  même 
dcvenoient  bêtes  à  force  de  vouloir  être  oHen- 
sants.  Il  me  défendoit  sa  présence  comme  il 
m'auroit  défendu  ses  états.  Il  ne  manquoit  à  sa 
lettre,  pour  faire  rire,  que  d'être  lue  avec  plus 
de  sang  froid.  Sans  la  transcrire,  sans  même  en 
achever  la  lecture ,  je  la  lui  renvoyai  sur-le- 
champ  avec  celle-ci  : 

v  Je  me  refusois  à  ma  juste  défiance  :  j'achève 
«  trop  tard  de  vous  connoître. 

«  Voilà  donc  la  lettre  que  vous  vous  êtes  don- 
«  né  le  loisir  de  mé<literl  je  vous  la  renvoie;  elle 
«  n'est  pas  pour  moi.  Vous  pouvez  nie  haïr  oii- 
«  vertement  et  montrer  la  mienne  à  toute  la 
«terre;  ce  sera  de  votre  part  une  fausseté  de 
«  moins.  » 

Ce  que  je  lui  disois,  qu'il  pouvoit  montrer  ma 
précédente  lettre,  se  rapportoit  à  im  article  de 
Ja  sienne,  sur  lerpiel  on  pourra  juger  de  la  pro- 
fonde adresse  qu'il  mit  à  toute  cette  affaire. 

.l'ai  dit  «pje,  pour  gens  (pii  n'étoiiMJt  |)as  au 
fait,  ma  lettre  pouvoit  donner  sur  moi  bien  des 
prises.  Il  le  vit  avec  joie;  mais  comment  se  pré- 
valoir de  cet  avantage  sans  se  compromettre? 


PARTIE   II,    LIVRE   IX.  343 

En  montrant  cette  lettre,  il  s  exposoit  au  repro- 
che d'abuser  de  la  confiance  de  son  ami. 

Pour  sortir  de  cet  embarras ,  il  imagina  de 
rompre  avec  moi  de  la  façon  la  plus  piquante 
qu'il  fût  possible ,  et  de  me  faire  valoir  dans  sa 
lettre  la  grâce  qu'il  me  faisoit  de  ne  pas  montrer 
la  mienne.  Il  étoit  bien  sur  que ,  dans  l'indigna- 
tion de  ma  colère,  je  me  refuserois  à  sa  feinte 
discrétion  ,  et  lui  permettrois  de  montrer  ma 
lettre  à  tout  le  monde  ;  c'étoit  précisément  ce 
qu'il  vouloit,  et  tout  arriva  comme  il  l'avoit  ar- 
rangé. Il  fit  courir  ma  lettre  dans  tout  Paris, 
avec  des  commentaires  de  sa  façon,  qui  pour- 
tant n'eurent  pas  tout  le  succès  qu'il  s'en  étoit 
promis.  On  ne  trouva  pas  que  la  permission  de 
montrer  ma  lettre,  quil  avoit  su  m'extorquer, 
rexemptât  du  blâme  de  m'avoir  si  légèrement 
pris  au  mot  pour  me  nuire.  On  demandoit  tou- 
jours quels  torts  personnels  j'avois  avec  lui  pour 
autoriser  une  si  violente  haine.  Enfin  l'on  trou- 
voit  que,  quand  j'aurois  eu  de  tels  torts  qui  l'au- 
roient  obligé  de  rompre ,  l'amitié ,  môme  éteinte , 
avoit  encore  des  droits  qu  il  auroit  dû  respecter. 
Mais  malheureusement  Paris  est  frivole;  ces  re- 
marques du  mament  s'oublient  ;  l'absent  infor- 
tuné se  néglige,  l'homme  qui  prospère  en  im- 
pose par  sa  présence  ;  le  jeu  de  l'intrigue  et  de 
la  méchanceté  se  soutient  ,  se  renouvelle  ;  et 
bientôt  son  cfTet,  sans  cesse  renaissant,  efface 
tout  ce  qui  l'a  précédé. 

Voilà  comment,  après  m  avoir  si  long-temps 


344  LES   CONFESSIONS, 

trompe,  cet  homme  enfin  quitta  pour  moi  son 
masque,  persuadé  que,  dans  IVtat  où  il  avoit 
amené  les  choses,  il  cessoit  d'en  avoir  besoin. 
Soulagé  de  la  crainte  d'être  injuste  envers  ce  mi- 
sérable, je  1  abandonnai  à  son  propre  cœur,  et 
cessai  de  penser  à  lui.  Huit  jours  après  avoir 
reçu  cette  lettre ,  je  reçus  de  madame  d'Épinay 
sa  réponse  ,  datée  de  Genève  ,  à  ma  précédente. 
(  Liasse  B,  n*^  lo. )  Je  compris,  au  ton  ([uclle  y 
prenoit  avec  moi  pour  la  première  fois  de  sa 
vie,  que  l'un  et  l'autre,  comptant  sur  le  succès 
de  leurs  mesures,  affissoient  de  concert ,  et  que, 
me  regardant  comme  un  homme  perdu  sans 
ressource ,  ils  se  livroient  désormais  sans  risque 
au  plaisir  d'achever  de  m'écraser. 

Mon  état,  en  effet,  étoit  des  plus  déplorables. 
Je  voyois  s'éloigner  de  moi  tous  mes  amis,  sans 
qu'il  me  fût  possible  de  savoir  ni  comment  ni 
pourquoi.  Diderot,  ((ui  se  vantoit  de  me  rester 
seul,  et  qui  depuis  trois  mois  mepromettoit  une 
\isite,  ne  venoit  point.  L'hiver  commençoit  à  se 
faire  sentir,  et  avec  lui  les  atteintes  de  mes  maux 
habituels.  Mon  tempérament,  quoique  vigou- 
reux, n'avoit  pu  soutenir  les  eond)als  de  tant  de 
passions  contraires.  J'étois  dans  un  épuisement 
qui  ne  me  laissoit  ni  force  ni  courage  pour  ré- 
sister à  rien.  Quand  mes  engagements,  (piand 
les  continuellrs  représentations  de  Diderot  et 
de  madame  d  Iloudetot,  mauroient  permis  en 
ce  moment  de  (piitter  IHermitace,  je  ne  savois 
ni  où  aller,  ni  comment  me  traîner.  Je  rcstois 


PARTIE   II,    LIVRE   IX.  345 

Immobile  et  stupitle ,  sans  pouvoir  a^ir  ni  pen - 
ser.  La  seule  idée  d  un  pas  à  faire ,  d  une  lettre 
à  écrire,  d'un  mot  à  dire,  me  faisoit  frémir.  Je 
ne  pouvois  cependant  laisser  la  lettre  de  ma- 
dame d'Epinay  sans  réplique ,  à  moins  de  m  a- 
vouer  digne  des  traitements  dont  elle  et  son 
ami  m'accabloieipit.  Je  pris  le  parti  de  lui  noti- 
fier mes  sentiments  et  mes  résolutions ,  ne  dou- 
tant pas  un  moment  que ,  par  humanité  ,  par 
générosité,  par  bienséance,  par  les  bons  senti- 
ments que  j'avois  cru  voir  en  elle  malgré  les 
mauvais,  elle  ne  s'empressât  d'y  souscrire.  Voici 
ma  lettre: 

A  rHermitage  ,  le  23  novembre  ly^j.. 

«  Si  l'on  mouroit  de  douleur,  je  ne  serois  pas 
«  en  vie.  Mais  enfin  j  ai  pris  mon  parti.  L'amitié 
«  est  éteinte  entre  nous,  madame;  mais  celle  qui 
«  n'est  plus  garde  encore  des  droits  que  je  sais 
«  respecter.  Je  n'ai  point  oublié  vos  bontés  pour 
"  moi ,  et  vous  devez  compter  de  ma  part  sur 
<'  toute  la  reconnoissance  qu'on  peut  avoir  pour 
"  quelqu'un  qu'on  ne  doit  plus  aimer.  Toute  au- 
«  tre  explication  seroit  inutile  :  j  ai  pour  moi  ma 
«  conscience ,  et  vous  renvoie  à  la  vôtre. 

«  J'ai  voulu  quitter  l'Hermitage ,  et  je  le  de- 
«  vois.  Mais  on  prétend  qu'il  faut  que  j'y  reste 
<'  jusqu'au  printemps  ;  et ,  puisque  mes  amis  le 
«  veulent,  j'y  resterai  jusqu'au  printemps,  si  vous 
«  y  consenteïi.  » 


346  LES   CONFESSIONS. 

Cette  lettre  cerite  et  partie,  je  ne  pensai  plus 
qu'à  nie  traii(|uiiliser  à  lIlcfniitajTfC,  en  y  soi- 
gnant ma  santé,  tâchant  de  recouvrer  des  forces 
et  de  prendre  des  mesures  pour  en  sortir  au 
printemps  sans  bruit  et  sans  afficher  une  rupture. 
Mais  ce  nétoit  pas  là  le  compte  de  M.  Grimm 
et  de  madame  d'Épinay ,  comme  on  verra  dans 
un  moment. 

Quelrpies  jours  après,  j'eus  enfin  le  plaisir  de 
recevoir  de  Diderot  cette  visite  si  souvent  pro- 
mise et  manrpice.  Elle  ne  pouvoit  venir  plus  à 
propos  ;  c'étoit  mon  plus  ancien  ami  ,  c'étoit 
presque  le  seul  qui  me  restât:  on  peut  juf;er  du 
plaisir  que  j'eus  à  le  voir  dans  ces  circonstances. 
J'avois  le  cœur  plein ,  je  répanchai  dans  le  sien. 
Je  l'éclairai  sur  beaucoup  de  faits  (pi'on  lui  avoit 
tus,  dé^;uiscs,  ou  supposes.  Je  lui  appris,  de  tout 
ce  qui  s'étoit  passé,  ce  qu'il  m'étoit  permis  de  lui 
dire.  Je  n'affectai  point  de  lui  taire  ce  qu'il  ne 
savoit  que  trop,  rpi'un  an^.our  aussi  malheureux, 
qu'insensé  avoit  été  liustrument  de  ma  j)ert«'  ; 
mais  je  ne  convins  jamais  que  madame  d'IIou- 
detot  en  fût  instruite,  ou  du  moins  que  je  le  lui 
eusse  déclaré.  Je  lui  parlai  des  indij^fues  manou- 
vres  de  madame  dJ'.pinay  pour  suiprt'ndre  les 
lettres  très  innocentes  que  sa  belle-sœur  mCcri- 
voit.  Je  voulus  qu'il  apprit  ces  détails  de  la  bou- 
che même  des  persouiuvs  <pu^  cette  danjjereuse 
femme  avoit  tenté  de  séduire.  Thérèse  les  lui  fit 
exactement  :  mais  cpie  <levius-)(>  (piaud  ce  fut  le 
tour  de  la  uièic  ,  et  que  je  Icntcndis  déclarer  et 


PARTIE   II,   LIVRE   IX.  347 

soutenir  que  rien  de  cela  n'étjoit  à  sa  connois- 
sance?  Ce  furent  ses  termes,  et  jamais  elle  ne 
s'en  départit,  11  n'y  avoit  pas  quatre  jours  qu'elle 
m'en  avoit  répété  le  récit  à  moi-même ,  et  elle 
me  dément  en  face  de  mon  ami.  Ce  trait  me  pa- 
rut décisif,  et  je  sentis  alors  vivement  mon  im- 
prudence d'avoir  gardé  si  long-temps  une  pareille 
femme  auprès  de  moi.  Je  ne  m'étendis  point  en 
invectives  contre  elle  ;  à  peine  daignai-je  lui  dire 
quelques  mots  de  mépris.  Je  sentis  ce  que  je  de- 
vois  à  la  fille,  dont  l'inébranlable  droiture  con- 
trastoit  avec  l'indigne  lâcheté  de  la  mère.  Mais 
dès-lors  mon  parti  fut  pris  sur  le  compte  de  la 
vieille,  et  je  n'attendis  que  le  moment  de  l'exé- 
cuter. 

Ce  moment  vint  plus  tôt  que  je  ne  l'avois  at- 
tendu. Le  lo  décembre,  je  reçus  de  madame  d'E- 
pinay  réponse  à  ma  précédente  lettre.  En  voici 
le  contenu  (liasse  B ,  n'^  1 1  )  : 

A  Genève,  le  i"  décembre  1757- 
«Après  vous  avoir  donné,  pendant  plusieurs 
«  années,  toutes  les  marques  possibles  d'amitié 
i<  et  d'intérêt ,  il  ne  me  reste  qu'à  vous  plaindre. 
"  Vous  êtes  bien  malheureux.  Je  désire  que  votre 
«  conscience  soit  aussi  tranquille  que  la  mienne» 
«  Gela  pourroit  être  nécessaire  au  repos  de  votre 
"  vie. 

«  Puisque  vous  vouliez  quitter  l'Hermitage  et 
«  que  vous  le  deviez ,  je  suis  étonnée  que  vos  amis 
«  vousaient  retenu.  Pour  moi,  jeneconsultepoint 


348  LES   CONFESSIONS. 

«  les  miens  sur  mes  devoirs ,  et  je  n'ai  plus  rien  à 

«  vous  dire  sur  les  vôtres.  » 

Un  congé  si  imprévu,  mais  si  nettement  pro- 
nonce, ne  me  laissa  pas  un  instant  à  ])alancer. 
II  falloit  sortir  sur-le-champ,  quelque  temps  qu  il 
fit ,  en  quelque  état  que  je  fusse ,  dussè-je  coucher 
dans  les  bois  et  sur  la  neige  ,  dont  la  terre  ctoit 
alors  couverte,  et  quoi  que  pût  dire  et  faire  ma- 
damed'Houdetot,  carjte  voujois  l)ien  lui  complai- 
re en  tout,  mais  non  pas  jusqu'à  finfamie. 

Je  me  trouvai  dans  le  plus  terrible  embarras 
oùj'aie  été  de  mes  jours;  mais  ma  résolution  étoit 
prise,  je  jurai,  quoi  qu  il  arrivât,  de  ne  pas  cou- 
cher le  huitième  jour  à  fUermitage.  Je  me  mis 
en  devoir  de  sortir  mes  effets,  déterminé  à  les 
laisser  en  plein  champ  plutôt  que  de  ne  pas  ren- 
dre les  clefs  dans  la  huitaine  :  car  je  voulois  sur- 
tout que  tout  fût  fait  avant  qu'on  pût  écrire  à  Ge- 
nève et  recevoir  réponse.  J  étois  d'un  coura.|;e  ([ue 
je  ne  métois  jamais  senti  :  toutes  mes  forces 
étoient  revenues.  L'honneuret  l'indignation  m'en 
rendirent  sur  lesquelles  madame  dl'.pinaynavoit 
pas  compté.  La  fortune  aida  mon  audace.  ÎM.  Ma- 
thas,  procurcur-liscal  de  M.  le  prince  de  Coudé, 
entendit  parlerdcmon  eml)arras.  11  me  fit  offrir 
une  petite  maison  ([u  il  a  voit  à  son  jardin  de  Mont- 
Louis  à  Montmorency.  J  acceptai  avec  ( mpresse- 
mcnt  et  reconnoissance.  Le  marché  lut  bientôt 
fait;  je  fis  en  hâte  acheter  quehiues  meubles  pour 
nou6  coucher  Thérèse  et  moi.  Je  lis  charrier  mes 


PARTIE    II,   LIVRE    IX.  349 

effets  à  grand'pcine  et  à  grands  frais  :  malgré 
la  glace  et  la  neige  ,  mon  déménagement  fut 
fait  dans  deux  jours  ;  et  le  quinze  décembre  je 
rendis  les  clefs  de  l'Hermitage  ,  après  avoir  payé 
les  gages  du  jardinier,  ne  pouvant  payer  mon 
loyer. 

Quant  à  madame  Le  Vasseur  ,  je  lui  déclarai 
qu'il  falloit  nous  séparer  ;  sa  fille  voulut  m  ébran- 
ler, je  fus  inflexible.  Je  la  fis  partir  pour  Paris 
dans  la  voiture  du  messager ,  avec  tous  les  effets 
et  meubles  que  sa  fille  et  elle  avoient  en  commun. 
Je  lui  donnai  quelque  argent,  je  m'engageai  à  lui 
payer  son  loyer  cbez  ses  enfants  ou  ailleurs  ,  à 
pourvoir  à  sa  subsistance  autant  qu'il  me  seroit 
possible  ,  et  à  ne  jamais  la  laisser  manquer  de 
pain ,  tant  que  j'en  aurois  moi-même. 

Enfin  le  surlendemain  de  mon  arrivée  à  Mont- 
Louis  ,  j'écrivis  à  madame  d'Epinay  la  lettre  sui- 
vante. 

A  Montmorency,  le  17  de'cembre  lySj. 

«  Rien  n'est  si  simple  et  si  nécessaire,  madame, 
«que  de  déloger  de  votre  maison,  quand  vous 
«  n'approuvez  pas  que  j'y  reste.  Sur  votre  refus 
«  de  consentir  que  je  passasse  à  l'Hermitage  le 
«  reste  de  l'biver ,  je  l'ai  donc  quitté  le  (juinze  dé- 
"  cembre.  Madestinéeétoitd  y  entrer  malgré  moi 
«  et  d'en  sortir  de  même.  Je  vous  remercie  du  sé- 
«  jour  que  vous  m'avez  engagé  d'y  faire ,  et  je  vous 
«  en  remereierois  davantage  si  je  l'avois  payé 
«  moins  cber.  Au  reste,  vous  avez  raison  de  me 


35o  LES   CO^■FESSIO^S. 

«  trouver  malheureux  :  personne  au  monde  ne 
«  sait  mieux  que  vous  combien  je  dois  l'être.  Si 
«  c'est  un  malheur  de  se  tromper  sur  le  choix  de 
«  ses  amis,  cen  est  un  autre  non  moins  cruel  de 
«  revenir  d'une  erreur  si  douce.  » 

Tel  est  le  narré  fidcle  de  ma  demeure  à  l'Her- 
mitage  ,ct  des  raisons  qui  m'en  ont  fait  sortir.  Je 
n'ai  pu  coupercerécit,etilimportoit  de  le  suivre 
avec  la  plus  grande  exactitude ,  cette  époque  de 
ma  vie  ayant  eu  sur  la  suite  une  influence  qui 
s'étendra  jusqu'à  mon  dernier  jour. 


F1:N   du   NEUVIEME   LIVRE. 


PARTIE    II,    LIVRE   X.  35 1 


LIVRE  DIXIEME. 


JjA  force  extraordinaire  qu'une  effervescence 
passagère  ni'avoit  donnée  pour  quitter  rHermi- 
tage  m'abandonna  sitôt  que  j'en  fus  dehors.  A 
peine  fus-je  établi  dans  ma  nouvelle  demeure,  que 
de  vives  et  fréquentes  attaques  de  mes  rétentions 
se  compliquèrent  avec  l'incommodité  nouvelle 
d'une  descente  qui  me  tourmentoit  depuis  quel- 
que temps  ,  sans  que  je  susse  que  c'en  étoit  une. 
Je  tombai  bientôt  dans  les  plus  cruels  accidents. 
Le  médecin  Thierry,  mon  ancien  ami ,  vint  me 
voir  et  m'éclaira  sur  mon  état.  Les  sondes,  les 
bougies  ,  les  bandages  ,  tout  lappareil  des  infir- 
mités de  l'âge  rassemblé  autour  de  moi,  me  fit 
durement  sentir  qu'on  n'a  plus  le  cœur  jeune  im- 
punément, quand  le  corps  a  cessé  de  l'être.  La 
belle  saison  ne  me  rendit  point  mes  forces  ,  et  je 
passai  toute  l'année  1768  dans  un  état  de  langueur 
qui  me  fit  croire  que  je  touchois  à  la  fin  de  ma 
carrière.  J'en  voyois  approcher  le  terme  avec  une 
sorte  d'empressement.  Revenu  des  chimères  de 
l'amitié,  détaché  de  tout  ce  qui  m'avoit  fait  aimer 
la  vie,  je  n'y  voyois  plus  rien  qui  put  me  In  rendre 
agréable  ;  je  n'y  voyois  plus  que  des  maux  et  des 
misères  qui  m'cmpêchoicnt  de  jouir  de  moi.  J  as- 


352  LES   CONFESSIONS, 

pirois  au  moment  d'être  lilire  et  d'échapper  à 
mes  ennemis.  Mais  reprenons  le  fil  des  événe- 
ments. 

11  paroît  que  ma  retraite  à  Montmorency  dé- 
concerta madame  d  ï^pinay  :  vraisemblahlcment 
elle  ne  s'y  étoit  pas  attendue.  Mon  triste  état,  la 
rigueur  de  la  saison ,  1  abandon  général  où  je  me 
trouvois,  tout  leur  fiaisoit  croire  ,  à  Grimm  et  à 
elle .  qu'en  me  poussant  à  la  dernière  extrémité 
ils  me  réduiroient  à  leur  crier  merci,  et  à  m'avilir 
aux  dernières  bassesses  pour  être  laissé  dans  l'asile 
dont  riiouneur  m'oi'donnoit  de  sortir.  Je  délogeai 
si  brusquement  qu'ils  n'eurent  pas  le  temps  de 
prévenir  le  coup  ;  et  il  ne  leur  resta  plus  que  l'op- 
tion de  jouer  à  quitte  ou  double  ,  et  d'achever  de 
me  perdre,  ou  de  tâcher  de  me  ramener.  Orinmi 
prit  le  premier  parti  ;  mais  je  crois  que  madame 
d'Épinay  eût  préféré  l'autre;  et  j'en  juge  par  sa 
réponse  à  ma  dernière  lettre,  où  elle  radoucit 
beaucoup  le  ton  qu'elle  avoit  pris  dans  les  précé- 
dentes ,  et  où  elle  sembloit  ouvrir  la  porte  à  un 
raccommodement.  F^e  long  retard  de  cette  ré- 
ponse, qu'elle  me  fit  attendre  un  mois  entier ,  in- 
dique assez  lembarras  ou  elle  se  trouvoit  poiu' 
lui  donner  un  tour  convenable,  et  les  délibéra- 
tions dont  elle  la  fit  précéder.  File  ne  pouvoit 
s'avancer  plus  loin  sans  se  commettre  :  mais, 
après  ses  lettres  précédentes,  et  après  ma  brus- 
que sortie  de  sa  maison  ,  l'on  ne  peut  qu'être 
Irappé  du  soin  (pi'elle  prend  dans  cette  battre,  de 
n'y  pas  laisser  gbsscr  im  seul  mot  désobligeant. 


PAHTIE    II,    LIVRE    X.  353 

■Je  vais  la  transcrire  en  entier,  afin  (|u'on  en  juge. 
(  Liasse  B  ,  n**  23.  ) 

A  Genève,  le  17  janvier  1^58. 

"  Je  n'ai  reru  votre   lettre  du   17  décembre, 

monsieur,  qu'hier.  On  me  l'a  envoyée  dans  une 

caisse  remplie  de  différentes  choses,  qui  a  été 

tout  ce  temps  en  chemin.  Je  ne  répondrai  qu'à 

<  l'apostille:  quant  à  la  lettre ,  je  ne  l'entends  pas 
«  bien;  et ,  si  nous  étions  dans  le  cas  de  nous  ex- 
«pliquer,  je  voudrois  bien  mettre  tout  ce  qui 

s'est  passé  sur  le  compte  d  un  malentendu.  Je 
reviens  à  lapostille.  Vous  pouvez  vous  rappe- 
ler, monsieur,  que  nous  étions  convenus  que 
les  gages  du  jardinier  de  l'Hermitage  passe- 
t  roient  par  vos  mains  ,  pour  lui  mieux  faire  sen- 
(  tir  qu'il  dépendoit  de  vous,  et  pour  vous  éviter 
f  des  scènes  aussi  ridicules  et  indécentes  qu'en 
«  avoit  fait  son  prédécesseur,  La  preuve  en  est 
que  les  premiers  quartiers  de  ses  gages  vous 

<  ont  été  remis,  et  que  j'étois  convenue  avec 
«  vous ,  peu  de  jours  avant  mon  départ,  de  vous 

faire  rembourser  vos  avances.  Je  sais  que  vous 
en  fîtes  d'abord  difficulté  :  mais  ces  avances, 
je  vous  avois  prié  de  les  faire;  il  étoit  simple 
de  m'acquitter;  et  nousen convînmes.  Cahouet 
m'a  marqué  que  vous  n'avez  point  voulu  rece- 
«  voir  cet  argent.  Il  y  a  assurément  du  quipro- 

<  quo  là-dedans.  Je  donne  ordre  qu'on  vous  le 

<  reporte;  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  vou- 
«  driez  payer  mon  jardinier,  malgré  nos  con- 

i4-  j-i 


354  LES   CONFESSIONS. 

«  ventions,  et  au-delà  même  du  terme  que  vou>^ 
«  avez  habité  l'Hermitajife.  Jecomptedone,  mon- 
«  sieur,  que,  vous  lappelanttoutce  que  j'ai  ilion- 
<i  neurde  vous  dire,  vous  ne  refuserez  pas  dêtre 
««  remboursé  de  1  avance  que  vous  avez  bien  voulu 
<(  Faire  pour  moi.  » 

Après  tout  ce  qui  s  étoit  passé ,  ne  pouvant 
plus  prendre  de  confiance  en  madame  d  Épinay, 
je  ne  voulus  point  renouer  avec  elle;  je  ne  ré- 
pondis point  à  cette  lettre,  et  notre  correspon- 
dance finit  là.  Voyant  mon  parti  pris,  elle  prit 
le  sien  ,  et,  entrant  alors  dans  toutes  les  vues  de 
Grimm  et  de  la  coterie  bolbachique,  elle  unit 
.ses  efforts  mix  leurs  pourme  couler  à  fond.  Tan- 
dis (juils  travailloient  à  Paris,  elle  travailloit  à 
Genève.  Grimm,  qui  dans  la  suite  alla  l'y  join- 
dre, acheva  ce  qu'elle  avoit  commencé.  Tron- 
chin  ,  qu'ils  n'eurent  pas  de  peine  à  j^aj^ner,  les 
seconda  puissamment,  et  tleviut  le  plus  furieux 
de  mes  persécuteurs,  sansavoirjamais  eu  de  moi, 
non  plus  (|ue  Grimm  ,lemoîn(lresujetdeplainte. 
Tous  trois  d'accord  semèrent  sourdenu-nt  tlans 
Genève  le  germe  qu'on  y  vit  éclore  quatre  ans 
après. 

Ils  euriMit  plus  de  peine  à  Taris  ,  oiij'étoispliis 
connu,  et  oii  les  cotiurs,  moins  disposés  à  la  hai- 
ne, n'en  reçurent  pas  si  aisément  les  impressions, 
l*oiir  porter  leurs  (oups  avec  plus  dadresse,  ils 
commencèrent  |)ar  débiter  «jue  e'étoit  moi  (pii 
les  avois  (juittés.  (Voyez  la  lettre  de  iJeleyre, 


PARTIE   II,   LIVRE   X.  355 

liasse  B,  n^  3o.  )  De  là,  feignant  d'être  toujours 
nies  amis,  ils  semoient  adroitement  leurs  accu- 
sations malignes ,  comme  des  plaintes  de  Fin- 
justice  de  leur  ami.  Gela  faisoit  que,  moins  en 
ji;arde,  on  ëtoit  plus  porté  à  les  écouter  et  à  me 
blâmer.  Les  sourdes  accusations  de  perfidie  et 
d'ingratitude  se  débitoient  avec  plus  de  précau- 
tion, et  par-là  même  avec  plus  d'effet.  Je  sus 
qu'ils  m'imputoient  des  noirceurs  atroces ,  sans 
jamais   pouvoir  apprendre  en  quoi  ils  les  fai- 
soient  consister.  Tout  ce  que  je  pus  déduire  de 
la  rumeur  puldique  fut  qu  elle  se  réduisoit  à  ces 
quatre  crimes  capitaux  :  i  ^  ma  retraite  à  la  cam- 
pagne; ■i'^  mon  amour  pour  madame  d'Houde- 
tot  ;  3°  refus  d'accompagner  à  Genève  madame 
d'Épinay;  4°  sortie  de  l'Hermitage.  S'ils  y  ajou- 
tèrent d'autres  griefs ,  ils  prirent  leurs  mesures 
si  justes,  qu'il  m'a  été  parfaitement  impossible 
d'apprendre  jamais  quel  en  étoit  le  sujet. 

C'est  donc  ici  (pie  je  crois  pouvoir  fixer  l'éta- 
blissement d'un  système  adopté  depuis  par  ceux 
qui  disposent  de  moi  avec  un  progrès  et  un  suc- 
cès si  rapide ,  qu'il  tiendroit  du  prodige  pour  qui 
nesauroit  pas  quelle  facilité  tout  ce  qui  favorise 
la  malignité  des  bommes  trouve  à  s'établir.  11 
faut  tâcber  d'expliquer  en  peu  de  mots  ce  que 
cet  obscur  et  profond  système  a  de  visible  à  mes 
yeux. 

Avec  un  nom  déjà  célèbre  et  connu  dans  toute 
l'Europe  ,  j'avois  conservé  la  simplicité  de  mes 
premiers  goûts.  Ma  mortelle  aversion  pour  tout 

a3. 


356  LES   CONFESSIONS. 

ce  qui  s'appcloit  parti,  faction,  cabale,  mavoit 
maintenu  libre ,  indépendant ,  sans  autre  chaîne 
que  les  attachements  de  mon  cœur.  Seul ,  étran- 
ger, isolé,  sans  appui,  sans  l'amille,  ne  tenant 
quà  mes  principes  et  à  mes  devoirs,  je  suivois 
avec  intrépidité  les  routes  de  la  droiture ,  ne  flat- 
tant ,  ne  ménageant  jamais  personne  aux  dépens 
de  la  justice  et  de  la  vérité.  De  plus,  retiré  de- 
puis deux  ans  dans  la  solitude,  sans  correspon- 
dance de  nouvelles ,  sans  relation  des  affaires  du 
f  monde,  sans  être  instruit  ni  curieux  de  rien,  je 

vivois  à  (juatre  lieues  de  i'aris,  aussi  séparé  de 
cette  capitale  par  mon  incurie,  que  je  Taurois 
été  par  les  mers  dans  1  île  de  Tinian. 

Grinim ,  Diderot ,  d  Holbach ,  au  contraire ,  au 
centre  du  tour])ilIon  ,  vivoient  répantUis  dans  le 
plus  grand  monde,  et  s'en  partageoient  presque 
entre  eux  toutes  les  sphères.  Grands,  beaux  es- 
prits ,  gens  de  lettres,  gens  de  robes,  femmes, 
ils__p^ouvoient  de  concert  se  faire  écouter  par-tout. 
On  doit  voir  déjà  l'avantage  que  cette  position 
donne  à  trois  hommes  bien  unis  contre  un  (jua- 
trième  dans  celb^  où  je  me  trouvois.  11  est  vrai 
queDiderotetd  Holbach  n'étoient  ]kis,  du  moins 
je  ne  puis  le  croire  ,  gens  à  tramer  deux-mêmes 
<lcs  ( ouiplots  J)ien  noirs;  lun  n'en  avoit  j)as  la 
méchanceté:  (i),  ni  l'autre  riiabilcte  ;  mais  c'é- 
toit  en  cela  même  que  la  partie  étoit  mieux  liée. 

(l)  J'avniic  <|iu",  depuis  ce  livre  ciiit,  Icnit  vv.  (jiie 
jCnhTVtiis  a  Uaver.s  les  iiivslères  ([iii  m  (•iiviruuiiciiL  ui« 
lail  ciaiiulrc  tic  u'uvoir  pas  coaiiu  Diderot. 


PARTIE   II,  LIVRE   X.  3^7 

Grimin  seul  fornioit  son  plan  dans  sa  tête ,  et  n'en 
nionti  oit  aux  deux  autres  que  ce  qu  ils  avoient 
besoin  de  voir  pour  concourir  à  l'exécution. 
L'ascendant  qu'il  avoit  pris  sur  eux  rendoit  ce 
concours  facile ,  et  l'effet  du  tout  répoudoit  à  la 
supériorité  de  son  talent. 

Ce  fut  avec  ce  talent  supérieur  que ,  sentant 
l'avantage  qu'il  pouvoit  tirer  de  nos  positions 
respectives  ,  il  forma  le  projet  de  renverser  ma 
réputation  de  fond  en  comble ,  et  de  m'en  faire 
une  tout  opposée  ,  sans  se  compromettre  ,  en 
commençant  par  élever  autour  de  moi  un  édi- 
fice de  ténèbres  qu'il  me  fut  impossible  de  percer 
pour  éclairer  ses  manœuvres  et  pour  le  démas- 
quer. 

Cette  entreprise  étoit  difficile,  en  ce  qu'il  en 
falloit  pallier  liniquité  aux  yeux  de  ceux  qui  dé- 
voient y  concourir.  Il  falloit  tromper  les  hon- 
nêtes gens  ;  il  falloit  écarter  de  moi  tout  le 
monde,  ne  pas  me  laisser  un  seul  ami,  ni  petit 
ni  grand.  Que  dis-je  ?  il  ne  falloit  pas  laisser  per- 
cer un  seul  mot  de  vérité  jusqu'à  moi.  Si  un  seul 
homme  généreux  me  fût  venu  dire  :  Vous  faites 
le  vertueux  ,  cependant  voilà  comme  on  vous 
traite,  et  voilà  sur  quoi  l'on  vous  juge  ;  qu'avez- 
vous  à  dire?  Gtimm  étoit  perdu:  il  le  savoit  ; 
mais  il  a  sondé  son  propre  rcxiir,  et  n'a  estimé 
les  hommes  que  ce  quils  valent.  Je  suis  fâché, 
pour  l'honneur  de  l'humanité ,  qu  il  ait  calculé 
si  juste. 

En  marchant  dans  ces  souterrains ,  ses  pas , 


358  LES   CONFESSIONS, 

pour  être  sûrs ,  dévoient  être  lents.  Il  y  a  dix 
ans  quil  suit  son  plan  ,  et  le  plus  difficile  reste 
encore  à  faire  :  c'est  d'abuser  le  puhlic  entier.  Il 
y  reste  des  yeux  cpii  l'ont  suivi  de  plus  près  qu'il 
ne  pense.  Il  le  sent ,  et  n'ose  encore  exposer  sa 
trame  au  grand  jour  (i).  Mais  il  a  trouvé  le  peu 
difficile  moyen  de  faire  entrer  la  puissance ,  et 
cette  puissance  dispose  de  moi.  Soutenu  de  cet 
appui,  il  avance  avec  moins  de  risque.  Les  sa- 
tellites de  la  puissance  se  piquant  peu  de  droi- 
ture pour  l'ordinaire  ,  et  heaucoup  ujoins  de 
franchise,  il  n'a  plus  .j;u('re  à  craindre  lindis- 
crétion  de  quelque  homme  de  hien.  [  Car  il  a 
besoin  sur-tout  que  je  sois  environné  de  ténèbres 
impénétrables,  et  que  son  complot  me  soit  tou- 
jours caché ,  sachant  bien  qu'avec  quelque  art 
qu'il  en  ait  ourdi  la  trame,  elle  ne  souiicndroit 
jamais  mes  regards.  Sa  grande  adresse  est  de 
paroître  me  ménager  en  me  diffamant,  et  de 
donner  encore  à  sa  perfidie  l'air  de  la  généro- 
sité. ] 

Je  sentis  les  premiers  effets  de  ce  système  par 
les  sourdes  accusations  de  la  coterie  holbachi- 
que,  sans  qu'il  me  fût  possible  de  savoir  ni  de 
conjecturer  même  en  (pioi  consistoient  ces  ac- 
cusations. Deleyre  me  disoit  ,  dans  ses  lettres, 
qu'on  m'imputoit  des  noirceurs.  Diderot  u\c  di- 

(0  Depuis  que  ceci  est  écrit,  il  a  franchi  le  pas  avec 
le  plus  plein  et  le  plus  inconcevable  succès.  Je  crois  que 
c'esl  Troiiclnn  qui  lui  «  n  a  flouue  le  courape  et  les  moyens. 
(Cette  note  n'est  jioiiit  tlaii*  l«:  inanuscril  .iHtociMiilic  ) 


PATITIE   TI,   LIVRE   X.  3.^9 

soit  à-peii-près  la  même  chose  ;  et ,  quand  j  eii- 
trois  en  explication  avec  1  un  et  1  autre,  tout  se 
réduisoit  aux  chefs  d'accusation  ci-devant  notés. 
Je  sentois  un  refroidissement  graduel  dans  les 
lettres  de  madame  d'Houdetot.  Je  ne  pouvois 
attribuer  ce  refroidissement  à  Saint-Lambert , 
qui  continuoit  de  m'écrire  avec  la  même  amitié, 
et  qui  me  vint  même  voir  après  son  retour.  Je 
ne  pouvois  non  plus  m'en  imputer  la  faute , 
puisque  nous  nous  étions  séparés  très  contents 
l'un  de  l'autre ,  et  qu  il  ne  s'étoit  rien  passé  de 
ma  part  depuis  ce  temps-là,  que  mon  départ  de 
rHermitage ,  dont  elle  avoit  elle-même  senti  la 
nécessité.  Ne  sachant  donc  à  quoi  m'en  prendre 
de  ce  refroidissement ,  dont  elle  ne  convenoit 
pas ,  mais  sur  lequel  mon  cœur  ne  prenoit  pas 
le  change  ,  j'étois  inquiet  de  tout.  Je  savois 
qu'elle  ménageoit  extrêmement  sa  belle-sœur  et 
Grimm  à  cause  de  leurs  liaisons  avec  Saint-Lam  ' 
bert  ;  je  craignois  leurs  œuvres.  Cette  agitation 
rouvrit  mes  plaies ,  et  rendit  ma  correspondance 
orageuse,  au  point  de  l'en  dégoûter  tout-à-fait. 
J'entrevoyois  mille  choses  cruelles  sans  rien 
voir  distinctement.  J'étois  dans  la  position  la 
plus  insupportable  pour  un  homme  dont  l'ima- 
gination s'allumoit  aisément.  Si  j'eusse  été  tout- 
à-fait  isolé  ,  si  je  n'avois  rien  su  du  tout,  je  se- 
rais devenu  plus  tranipiille  ;  mais  mon  cœiu' 
tenoit  encore  à  des  attachements  par  lesquels 
mes  ennemis  avoient  sur  moi  mille  prises ,  et 
les  foibles  rayons  qui  perçoient  dans  mon  asile 


36o  LES  CONFESSIONS. 

ne  servoient  qu'à  nie  laisser  voir  la  noirceur  des 

mystères  qu  on  nie  cachoit. 

J'aurois  succombé ,  je  n'en  doute  point ,  à  ce 
tourment  trop  cruel,  trop  insupportable  à  mon 
naturel  ouvert  et  franc  ,  qui ,  par  linipossil^ilité 
de  cacher  mes  sentiments,  me  lait  tout  craindre 
de  ceux  qu'on  me  caclie ,  si  très  heureusement 
il  ne  se  fût  présenté  des  objets  assez  intéressants 
à  mon  cœur  pour  faire  une  diversion  salutaire 
à  ceux  qui  m'occupoient  mal^ifré  moi.  Dans  la 
dernière  visite  que  Diderot  m'avoit  faite  à  lller- 
mita^e ,  il  m'avoit  |)arl(''  de  larticle  Genève  (pie 
d  Alembcrt  avoit  mis  dans  1  Encyclopédie  ;  il 
m'avoit  appris  ([ue  cet  article  ,  concerté  avec  des 
Genevois  du  haut  étage,  avoit  pour  but  rétablis- 
sement de  la  comédie  à  Genève;  qu'en  consé- 
quence les  mesures  étoient  prises,  et  (pie  cet 
établissement  ne  tarderoit  pas  d'avoir  lieu.  Com- 
me Diderot  paroissoit  trouver  tout  cela  fort 
bien,  qu  il  ne  douloit  pas  du  succès ,  et  que  j'a- 
vois  avec  lui  trop  d'autres  débats  pour  (lisj)nler 
encore  sur  cet  article ,  je  ne  lui  dis  rien  ;  mais, 
indigné  de  tout  ce  manège  de  séduction  dans  ma 
patrie,  j'attendois  avec  impatience  le  volume 
de  IKncyclopédie  ou  étoit  cet  article,  pour  voir 
si)  n'y  aur(jit  ])as  moyen  d  y  faire  (|M(l(|ne  ré- 
ponse (pii  put  parer  ce  malbeuieux  ( oup.  .le  iv- 
<^us  le  voliune  jieu  apiès  mon  établissenuMit  ù 
Mont-Louis,  et  je  trouvai  l'article  fait  avec  beaiir 
coup  d'adresse  et  dart ,  et  digne  de  la  plume 
dont  il  étoit  parti.  Cela  ne  me  détourna  })our- 


PARTIE   II,   LIVRE   X.  36l 

lant  pas  de  vouloir  y  répondre  ;  et ,  malgré  ra- 
battement où  j'étois  ,  maljnfré  mes  cliafjrins  et 
mes  maux  ,  la  rigueur  de  la  saison  et  1  incom- 
modité de  ma  nouvelle  demeure ,  dans  laquelle 
je  n'avois  pas  encore  eu  le  temps  de  m'arranger, 
je  me  mis  à  Touvrage  avec  un  zèle  qui  surmonta 
tout. 

Pendant  un  hiver  assez  rude ,  au  mois  de  fé- 
vrier, et  dans  letat  que  j'ai  décrit  ci-devant,  j'ai- 
lois  tous  les  jours  passer  deux  heures  le  matin 
et  autant  l'après-dînée  dans  un  donjon  tout  ou- 
vert, que  j'avois  au  l)out  du  jardin  où  étoit  mon 
habitation.  Ce  donjon,  qui  terminoit  une  allée 
en  terrasse,  donnoit  sur  la  vallée  et  Tétang  de 
Montmorency,  et  m'offroit  pour  terme  du  point 
de  vue  le  sim])le  mais  respectable  château  de 
Saint-Graticn,  retraite  du  vertueux  Gatinat.  Ce 
fut  dans  ce  lieu ,  pour  lors  glacé ,  que  ,  sans  abri 
contre  le  vent  et  la  neige,  et  sans  autre  feu  que 
celui  de  mon  ca^ur,  je  composai,  dans  l'espace 
de  trois  semaines,  ma  Lettre  à  dAlembert  sur 
les  spectacles.  C'est  ici  le  premier  de  mes  écrits, 
car  la  Julie  n étoit  pas  à  moitié  faite,  où  j'aie 
trouvé  des  charmes  dans  le  travail.  Jusqu'alors 
lindignation  de  la  vertu  m'avoit  tenu  lieu  d'A- 
pollon :  la  tendresse  et  la  douceur  dame  nj'en 
tinrent  lieu  cette  fois.  Les  injustices  dont  je  n'a- 
vois été  que  spectateur  m'avoient  irrité;  celles 
dontj'étois  devenu  l'objet  m'attristèrent:  et  cette 
tristesse  sans  fiel  n'étoit  que  celle  d'un  cœur  trop 
aimant,  trop  tendre,  qui,  trompé  par  ceux  (pi'il 


362  LES   CONFESSIONS, 

avoit  crus  tic  sa  li  eiiij)e  ,  étoit  force  de  se  retirer 
au-dedans  de  lui.  IMciii  de  tout  ce  qui  venoit  de 
iii'arriver,  encore  ému  de  tant  de  violents  mou- 
vements ,  le  mien  méloit  le  sentiment  de  ses 
peines  aux  idées  que  la  méditation  de  niou  sujet 
m  avoit  lait  naître  ;  mon  travail  se  sentit  de  ce 
mélanjre.  Sans  m'en  apercevoir,  j'y  décrivis  ma 
situation  actuelle;  j'y  peignis  Grimm,  madame 
d  I^[)inay,  madame  d'Houdetot,  Saint-LamUert , 
moi-même.  En  1  écrivant,  que  je  versai  de  déli- 
cieuses larmes  !  Hélas  !  on  y  sent  trop  que  la- 
mour,  cet  amour  latal  dont  je  m'efforçois  de 
f^uérir,  n'étoit  pas  encore  sorti  de  mon  cœur.  A 
tout  cela  se  méloit  un  certain  attendrissement 
sur  moi-même,  qui  me  sentois  mourant,  et  qui 
croyois  faire  au  public  mes  derniers  adieux.  Tioiu 
de  craindre  la  mort ,  je  la  voyois  approcher  avec 
joie;  mais  javois  regret  de  quitter  mes  sembla- 
bles sans  qu'ils  sentissent  tout  ce  que  je  valois, 
sans  qu'ils  sussent  combien  javois  mérité  d'être 
aimé  deux  ,  s'ils  m'avoient  connu  davantage. 
Voilà  les  secrètes  causes  du  ton  singulier  qui 
régne  dans  cet  ouvrage,  et  qui  tranche  si  prodi- 
gieusement avec  celui  du  précédent  (i). 

.h'  rctoiuhois  et  mettois  ;ui  lu't  cette  Lettre, 
et  je  me  disposois  à  la  faire  imprimer,  quand  , 
après  un  long  silence ,  j'en  rvcus  une  de  madame 
d  Moudetol ,  ([ui  me  plongea  dans  une  affliction 
nouvelle  ,   la  plus  sensible  i[UQ  j  eusse  encore 

(i)  Le  Discours  sur  rinégalité. 


PxVETIE   II,   LIVr.E   X.  363 

éprouvée.  Elle  ni'apprenoit  dans  cette  lettre 
(  liasse  B ,  n*'  34  )  que  ma  passion  pour  elle  étoit 
connue  dans  tout  Paris ,  que  j'en  avois  parlé  à 
des  gens  qui  l'avoient  rendue  publique;  que  ces 
bruits,  parvenus  à  son  amant,  avoient  failli  lui 
coûter  la  vie,  qu'enfin  il  lui  rendoit  justice,  et 
que  leur  paix  étoit  faite  ;  mais  qu'elle  lui  devoit , 
ainsi  qu'à  elle-même  et  au  soin  de  sa  réputa- 
tion, de  rompre  avec  moi  tout  commerce,  m'as- 
surant  au  reste  qu'ils  ne  cesseroient  jamais  l'un 
et  l'autre  de  s'intéresser  à  moi  ;  (|u'ils  me  défen- 
droient  dans  le  public,  et  qu'elle  enverroit  de 
temps  en  temps  savoir  de  mes  nouvelles. 

Et  toi  aussi  ,  Diderot  !  m'écriai-je.  Indigne 
ami!....  Je  ne  pus  cependant  me  résoudre  à  le 
juger  encore.  Ma  foiblesse  étoit  connue  d'autres 
gens  qui  pouvoient  l'avoir  lait  parler.  Je  vouIiîs 
douter....  mais  bientôt  je  ne  le  pus  plus.  Saint- 
Lambert  lit  peu  après  un  acte  digne  de  sa  géné- 
rosité. Il  jugeoit,  connoissant  assez  mon  ame, 
en  quel  état  je  devois  être  ,  trahi  d'une  partie  de 
mes  amis  et  délaissé  des  autres.  Il  vint  me  voir. 
La  première  fois  il  avoit  peu  de  temps  à  me 
donner.  Il  revint.  Malheureusement ,  ne  l'atten- 
dant pas,  je  ne  me  trouvai  pas  chez  moi.  Thé- 
rèse, qui  s'y  trouva,  eut  avec  lui  un  entretien 
de  plus  de  ileux  heures ,  dans  lequel  ils  se  dirent 
mutuellement  beaucoup  de  faits  dont  il  m'im- 
portoit  que  lui  et  moi  fussions  informés.  La  sur- 
prise avec  laquelle  j'appris  par  lui  que  personne 
ne  doutoit  dans  le  inonde  que  je  n'eusse  vécu 


364  LES  CONFESSIONS, 

avec  madame  d  Epinay ,  comme  Grimm  y  vivoit 
maintenant ,  ne  peut  être  égalée  que  ])ar  celle 
qu'il  eut  lui-même  en  apprenant  combien  ce 
bruit  étoit  faux.  Saint-Laml)ert,  au  grand  dé- 
plaisir de  la  dame,  étoit  dans  le  même  cas  que 
moi ,  et  tous  les  éclaircissements  qui  résultèrent 
de  cet  entretien  achevèrent  déteindre  en  moi 
tout  regret  d'avoir  rompu  sans  retour  avec  elle. 
Par  rapport  à  madame  dlloudetot,  il  tlétailla  à 
Thérèse  plusieurs  circonstances  qui  n'étoient 
connues  ni  d'elle,  ni  même  de  madame  d'Hou- 
detot,  que  je  savois  seul,  que  je  n'avois  dites 
qu'au  seul  Diderot  sous  le  sceau  de  lamitié  ,  et 
c'étoit  précisément  Saint-Lambert  qu'il  avoit 
choisi  pour  lui  en  faire  la  eoulidence.  Ce  dernier 
trait  me  ilécida  ;  et,  résolu  de  ronq:)ie  avec  Di- 
derot pour  jamais,  je  ne  délibérai  plus  que  sur 
la  manière;  car  je  metois  aperc^u  que  les  rup- 
tures secrètes  tournoient  à  mon  préjiulice,  en 
ce  qu'elles  laissoient  le  mascjuc  de  l'amitié  à  mes 
plus  dangereux  ennemis. 

IjCS  régies  de  bienséance  établies  dans  le  mon- 
de sur  cet  article  semblent  dictées  par  l'esprit 
de  mensonge  et  de  trahison.  Paroitrc^  encore 
l'ami  (liiii  iiomme  dont  on  a  cessé  de  lêtre, 
c'est  se  réserver  des  moyens  de  lui  nuire,  en  sur- 
prenant les  lionnètes  gens.  Je  nie  rappelai  que, 
<[iiand  liUu.stre  M()nles([uieu  ronqul  avec  le  i'.de 
Tournemine,  il  se  hâta  de  le  (h'clarrr  haute- 
ment, en  tlisant  à  tout  le  monde,  '  ÎS  écoutez  ni 
«le  V.  de  l'ournemine  ni  moi,  parlant  lun  de 


PARTIE    II,   LIVRE   X.  365 

"  Tautre  ;  car  nous  avons  cessé  d'être  amis.  » 
Cette  conduite  fut  très  applaudie  ,  et  tout  le 
inonde  en  loua  la  franchise  et  la  générosité.  Je 
résolus  de  suivre  avec  Diderot  la  même  méthode. 
Mais  comment ,  de  ma  retraite  ,  puhlier  cette 
rupture  authentiquement  ,  et  pourtant  sans 
scandale?  Je  m'avisai  d'insérer,  par  forme  de 
note,  dans  mon  ouvra^je ,  un  passage  du  livre 
de  l'Ecclésiastique,  qui  déclaroit  cette  rupture, 
et  même  le  sujet,  assez  clairement  pour  quicon- 
que étoit  au  fait,  et  ne  signifioit  rien  pour  le 
reste  du  monde;  m  attachant  au  surplus  à  ne 
désigner  dans  l'ouvrage  l'ami  auquel  je  renon- 
çois  qu'avec  fhonncur  qu'on  doit  toujours  ren- 
dre à  l'amitié  même  éteinte.  On  peut  voir  tout 
cela  dans  l'ouvrage  même. 

Il  n'y  a  qu'heur  et  malheur  dans  ce  monde,  et 
il  semhle  que  tout  acte  de  courage  soit  un  crime 
dans  ladversité.  Le  même  trait  qu'on  avoit  ad- 
miré dans  Montesquieu  ne  m'attira  que  hlâme 
et  reproche.  Sitôt  que  mon  ouvrage  fut  impri- 
mé, et  que  j'en  eus  des  exemplaires,  j'en  envoyai 
un  à  Saint-Lamhert ,  qui,  la  veille  même,  m'a- 
voit  écrit ,  au  nom  de  madame  d'Houdetot  et  au 
sien ,  un  hillet  plein  de  la  plus  tendre  amitié 
(liasse  B,  n"  37).  Voici  la  lettre  qu'il  m'écrivit 
en  me  renvoyant  mon  exemplaire  (liasse  B, 
n""  38). 

Eaubonne,  10  octobre  1768. 
*<  En  vérité,  monsieur ,  je  ne  puis  accepter  le 


3G6  LES   CONFESSIONS. 

«  présent  que  vous  venez  de  me  faire.  A  rendroit 
"  de  votre  préface  où  ,  à  foccasion  de  Diderot , 
«  vous   citez  un  passafije  de  lEcclésiaste  (  il  se 
"  trompe,  c'est  de  TEcclésiastique),  le  livre  m  est 
0  tom])é  des  mains.  Après  les  conversations  de  cet 
"  été,  vous  m'avez  paru  convaincu  que  Diderot 
«  étoitinnoccntdcs  prétendues  indiscrétions  (pie 
«  vous  lui  imputiez.  Il  peut  avoir  des  torts  avec 
«vous  :  je  l'ignore;  mais  je  sais  bien  (jiiils  ne 
«  vousdonnentpas  ledroitde  luifaireune  insulte 
«  pul)Iique.  Vous  n  ignorez  pas  les  persécutions 
«  qu'il  essuie ,  et  vous  allez  mêler  la  voix  d'un  an- 
"  cien  ami  aux  cris  de  l'envie.  Je  vous  avoue,  mon- 
"  sieur,  cpic  je  ne  j)uis  vous  dissiuïuler  cond)ien 
"  cette  atrocité  me  révolte.  Je  ne  vis  point  avec 
u  Diderot,  mais  je  l'honore;  et  je  sens  vivement 
«  le  chagrin  que  vous  donnez  à  un  homme  à  qui, 
u  du  moins  vis-à-vis  de  moi ,  vous  n'avez  jamais 
«reproché   (pi  un   peu  de   foihlesse.  IMonsieur, 
"  nous  différons  trop  de  principes  pour  nous  con- 
«  venir  jamais.  Ouhlicz  mon  existence  ;  cela  ne 
«  doit  pas  être  difficile.  Je  n  ai  jamais  fait  aux 
«  hommes  ni  le  bien  ni  le  mal  dont  on  se  s(Hi- 
.'  vient  long-temps.  Je  vous  promets  ,  moi  ,  mon- 
'<  sieur  ,  d'oublier  votre  personne,  et  de  ne  me 
"  souvenir  (pie  de  vos  talents.  » 

Je  ne  me  sentis  pas  moins  indigné  que  déchiré 
])ar  la  lecture  de  cette  Icltre;  et  ,  dans  Texcès  de 
ma  misère,  retrouvant  enfin  ma  fierté,  je  lui 
répondis  par  le  billet  suivant. 


PARTIE    II,    LIVRE   X.  Sôy 

A  Montmorency,  le  ii  octobre  ijSS. 

«  Monsieur  ,  en  lisant  votre  lettre,  je  vous  ai 
«  fait  l'honneur  d'en  être  surpris  ,  et  j'ai  eu  la  bê- 
«<  tise  d'en  être  ému  ;  mais  je  l'ai  trouvée  indigne 
«  de  réponse. 

«  Je  ne  veux  point  continuer  les  copies  de  ma- 
«  dame  d'Houdetot.  S'il  ne  lui  convient  pas  de 
«  garder  ce  qu'elle  a  ,  elle  peut  me  le  renvoyer  , 
«je  lui  rendrai  son'^rgent;  si  elle  le  garde,  il  faut 
«  toujours  qu'elle  envoie  chercher  le  reste  de  son 
«  papier  et  de  son  argent.  Je  la  prie  de  me  rendre 
u  en  même  temps  le  prospectus  dont  elle  est  dé- 
«  positaire.  Adieu ,  monsieur.  » 

Le  courage  dans  linfortune irrite  les  cœurs  lâ- 
ches, mais  il  plaît  aux  cœurs  généreux.  Il  paroît 
que  ce  billet  fit  rentrer  Saint-T>ambert  en  lui-mê- 
me ,  et  qu'il  eut  regret  à  ce  quil  avoit  fait;  mais, 
trop  lier  à  son  tour  pour  en  revenir  ouvertement, 
il  saisit ,  il  prépara  peut-être ,  le  moyen  d'amor- 
tir le  coup  qu  il  m'avoit  porté.  Quinze  jours  après, 
je  reçus  de  M.  dEpinay  la  lettre  suivante  (liasse 
B,  ii°io.  ) 

Ce  jeudi  26. 

"  J'ai  reçu,  monsieur,  le  livre  que  vous  avez  eu 
«  la  bonté  de  m'envoyer  ;  je  le  lis  avec  le  plus 
«'  grandplaisir. C'est  lesentimentquej'ai toujours 
«  éprouvé  à  la  lecture  de  tous  les  ouvrages  qui  sont 
rt  sortis  de  votre  plume.  Recevez-en  tous  mes  re- 
i\  merciemcnts.  J'aurois  été  vous  les  faire  moi- 


368  LES    CONFESSIONS. 

«  même  ,  si  mes  affaires  m'eussent  permis  de  dc- 
«  meurcr  quelf^ue  temps  dans  votre  voisinage  : 
«  mais  j'ai  \ncn  peu  lial)ité  la  Chevrette  cette  au- 
«  née.  M.  cl  madame  JJupin  viennent  m  y  deinan- 
«  der  à  dîner  dimanche  prochain.  Je  compte  que 
«  MM.  de  Saint-Lambert ,  de  Francucil ,  et  ma- 
«  dame  (riloudetot ,  seront  de  la  partie.  Vous  me 
«  feriez  un  vrai  plaisir,  monsieur,  si  vous  vou- 
«<  liez  être  des  nôtres.  Toutes  les  personnes  que 
«<  j'aurai  chez  moi  vous  désirent  et  seront  char- 
«  niées  de  partager  avec  moi  le  plaisir  de  passer 
«  avec  vous  ime  partie  de  la  journée.  .1  ai  1  lion- 
«  neur  d'être  avec  la  plus  parfaite  considération, 
«  etc.  >' 

Cette  lettre  me  donna  d  horribles  battements 
de  cœur.  Après  avoir  fait  depuis  un  an  la  nou- 
velle de  Paris,  l'idée  de  m'alI(M- donner  en  spec- 
tacle vis-à-vis  de  madame  d  lloudetot  me  laisoit 
trend)ler ,  et  j'avois  peine  à  trouver  assez  de  cou- 
rage j)our  soutenir  cette  épreuve.  Cependant  , 
puisjpiclle  et  Saint-T.ainbert  le  vouloient  bien  , 
puis([uctl  h'.})inay  parloit  au  nom  de  tous  les  con- 
viés, et  qu'il  n'en  nommoit  aucun  que  je  ne  fusse 
bien  aise  devoir,  je  ne  crus  point ,  après  tout ,  me 
C()m|)r()mcttreeii  acceptant  un  <lîué  oiij  étois,  en 
quehpie  sorte,  invité  par  tout  le  monde,  .le  |)ro- 
mis  donc.  FiC  dimanche  il  fit  numvais.  M.  d  l'^pi- 
nay  m'envoya  son  carrosse,  et  j'allai. 

Mon  arrivée  fit  sensation.  ,}c  n'ai  jamais  reçu 


PARTIE   II,   LIVRE   X.  36g 

cVaccueil  plus  caressant.  On  eût  dit  que  toute  la 
compagnie  sentoit  combien  j'avois  besoin  d'être 
rassure.  11  n'y  a  que  les  cœurs  François  qui  con- 
noissent  ces  sortes  de  délicatesses.  Cependant  je 
trouvai  plus  de  monde  quejenem'y  étois  atten- 
du; entre  autres ,  le  comte  d'Houdetot ,  que  je  ne 
connoissois  point  du  tout ,  et  sa  sœur ,  m adame  de 
Blainville,  dont  je  meserois  bien  passé.  Elle  étoit 
venue  plusieurs  fois  l'année  précédente  à  Eau- 
bonne  ;  et  sa  belle-sœur ,  dans  nos  promenades 
solitaires,  l'avoit  souvent  laissée  s'ennuyer  à  gar- 
der le  mulet.  Elle  en  a  voit  nourri  contre  moi  un 
ressentiment  qu'elle  satisfit  durant  ce  dîné  tout  à 
son  aise  ;  car  on  sent  assez  que  la  présence  du 
comte  d'Houdetot  et  de  Saint-Lambert  ne  mettoit 
pas  les  rieurs  de  mon  côté,  et  qu'un  homme  em- 
barrassédans  les  entretiens  les  plus  faciles  n'étoit 
pas  fort  brillant  dans  celui-là.  Je  n'ai  jamais  tant 
souffert ,  ni  fait  si  mauvaise  contenance  ,  ni  reçu 
d'atteintes  plus  imprévues.  Enfin ,  quand  on  fut 
sorti  de  table ,  je  m'éloignai  de  cette  mégère  ;  j'eus 
le  plaisir  de  voir  Saint-Lambert  et  madame  d'Hou- 
detot s'approcher  de  moi,  et  nous  causâmes  en- 
send)le ,  une  partie  de  l'après-midi,  de  choses  in- 
différentes, à  la  vérité  ,  mais  avec  la  même  fami- 
liarité qu'avant  mon  égarement.  Ce  procédé  ne 
fut  pas  perdu  dans  mon  cœur  ,  et  si  Saint-Lam- 
bert y  eût  pu  lire ,  il  en  eût  sûrement  été  content. 
Je  puis  jurer  que ,  quoiqu'en  arrivant  la  vue  de 
madame  d'Houdetot  m'eût  donné  des  palpita- 
'4-  24 


370  LES   CONFESSIONS, 

lions  jusqu'à  la  délaiJlaiice,en  m'en  retournant, 
je  ne  pensai  presque  pas  à  elle  ;  je  ne  fus  occupé 
que  de  Saint-Lambert. 

Mal(Tré  les  malins  sarcasmes  de  madame  de 
Blainville,  ce  dîné  me  lit  grand  bien  ,  et  je  me 
félicitai  fort  de  ne  m'y  être  pas  refusé.  J'y  recon- 
nus non  seulement  que  les  intrigues  de  Grimni 
et  des  Ilolbacliicns  n'avoient  point  détaché  de 
inoi  mes  anciennes  connoissaiices  (i),  mais,  ce 
qui  me  flatta  davantage  encore,  que  les  senti- 
ments dç  madame  d'IIoudetot  et  de  Saint-Lam- 
bert étoient  moins  changés  que  je  n'avois  cru; 
et  je  conq)iis  enfin  (pi  il  y  avoit  plus  de  jalousie 
que  de  mésestime  dans  l'éloigneinent  où  il  la  ic- 
iioit  de  moi.  Cela  me  consola  et  me  tranquillisa. 
Sûr  de  n'être  pas  un  objet  de  mépris  pour  ceux 
qui  l'étoient  de  mon  estime,  j'en  travaillai  sur 
mon  propre  cœur  avec  plus  de  courage  et  de 
succès.  Si  je  ne  vins  pas  à  bout  d'y  éteindre  en- 
tièrement une  j)assion  coupable  et  malheureuse , 
j'en  réglai  du  moins  si  bien  les  restes ,  qu'ils  ne 
m'ont  pas  fait  faire  une  seule  faute  depuis  ce 
lenqis-là.  Les  copies  de  madame  dlloudctot, 
quelle  m  engagea  de  reprendre,  mes  ouvrages^ 
que  je  continuai  de  lui  envoyer  quand  ils  parois- 
soient,  m'attirèrent  encore  de  sa  ])ari  de  temps 
à  autre  (piel(pu\s  messages  et  billets  indillei-ents  , 
mais  (►bligcanls.  l^llc  lit  nu'iue  |)lus  ,  comme  on 

(1)  Voilà  te  (|tic  .  (liiiis  la  siiiipliciU'  dr  iiKin  cnur,  je 
CKiyjis  encore  <|u.iimI  j'cirivis  mes  llonfcssious. 

(iNotf  t|iii  iii;iiii|U(.-  iiu  iii:iiiiii>cri(  autt){',rupl)C.) 


PARTIE    II,    LIVRE    X.  87! 

verra  dans  la  suite  ;  et  la  conduite  réciproque  de 
tous  les  trois ,  quand  notre  commerce  eut  cessé, 
peut  servir  dexemple  de  la  façon  dont  les  hon- 
nêtes gens  se  séparent  quand  il  ne  leur  convient 
plus  de  se  voir. 

Un  autre  avantage  que  me  procura  ce  dîné  fut 
qu'on  en  parla  dans  Paris ,  et  qu'il  servit  de  ré- 
futation sans  répli([ue  au  bruit  que  répandoient 
par-tout  mes  ennemis  ,  que  j'étois  brouillé  mor- 
tellement avec  tous  ceux  qui  s'y  trouvèrent,  et 
sur-tout  avec  M.  d'Epinay.  En  quittant  l'Hermi- 
tage,  je  lui  avois  écrit  une  lettre  de  remercie- 
înent  très  honnête,  à  laquelle  il  répondit  non 
moins  honnêtement;  et  les  attentions  réciproques 
ne  cessèrent  point ,  tant  avec  lui  qu'avec  M.  de  La 
Live ,  son  frère ,  c[ui  même  vint  me  voir  à  Mont- 
morency, et  m'envoya  sesgravures.  Hors  les  deux 
belles-sœurs  de  madame  d'Houdetot,  je  n'ai  ja- 
mais été  mal  avec  personne  de  sa  famille. 

Ma  Lettre  à  d' Alembert  eut  un  grand  succès. 
Tous  mes  ouvrages  en  avoient  eu,  mais  celui-ci 
me  fut  plus  favorable  :  il  apprit  au  public  à  se 
défier  des  insinuations  de  la  coterie  holbachi- 
que.  Quand  j'allai  à  l'IIermitage,  elle  prédit, 
avec  sa  suffisance  ordinaire,  que  je  n'y  tiendrois 
pas  trois  mois.  Quand  elle  vit  que  j'y  en  avois 
tenu  vingt,  et  que,  forcé  d'en  sortir,  je  fîxois 
encore  ma  demeure  à  la  campagne,  elle  soutint 
([ue  c'étoit  obstination  pure;  que  je  m'ennuyois 
à  la  mort  dans  ma  retraite;  mais  que,  rongé 
d'orgueil ,  j'aimois  mieux  y  périr  victime  de  mon 

34. 


372  LES  CONFESSIONS, 

opiniâtreté  que  de  m'en  dédire,  et  de  revenir  à 
Paris,  ha  Lettre  à  d' jd lembert  respiroit  une  dou- 
ceur dame  qu'on  sentit  n'être  point  jouée.  Si 
j'eusse  été  rongée  d'humeur  dans  ma  retraite, 
mon  ton  s'en  seroit  senti.  Il  en  réjynoit  dans  tous 
les  écrits  que  j  avois  faits  à  Paris  :  il  n  en  régnoit 
plus  dans  le  premier  que  j'avois  fait  à  la  campa- 
gne. Pour  ceux  qui  savent  observer ,  cette  re- 
manpie  étoit  décisive.  On  vit  que  j'étois  rentré 
dans  mon  élément. 

Cependant  ce  même  ouvraf^e,  tout  plein  de 
douceur  quil  étoit,  me  Ht  encore,  par  ma  ba- 
lourdise ou  par  mon  malheur  ordinaire,  un  nou- 
vel ennemi  parmi  les  rjens  de  lettres.  ,1  avois  fait 
connoissance  avec  Marmontel  chez  M.  de  La 
Poplinière,  et  cette  connoissance  s'étoit  entre- 
tenue chez  le  baron.  Marmontcl  faisoit  alors  le 
Mercure  de  France.  Gomme  j'avois  la  fierté  de 
ne  point  envoyer  mes  ouvrages  aux  auteurs  pé- 
riodiques, etque  je  voulois  cependant  luienvover 
le  mien  sans  qu'il  crût  que  cetoit  à  ce  titre  et 
pour  qu'il  parlât  de  mon  ouvrage ,  j'écrivis  sur 
son  exemplaire  que  ce  n'étoit  pas  pour  l'auteur 
(lu  Mercure ,  mais  pour  M.  Marmontcl.  Je  crus 
lui  faire  un  très  l)eau  compliment  :  ilcruty\(jir 
ime  cruelle  offense,  et  devint  mon  irréconcilia- 
l)lc  ennemi.  U  écrivit  contre  cette  même  lettre 
avec  politesse,  mais  avec  un  Hel  cjui  se  sent  ai- 
sément; et,  depuis  lors,  il  na  man(jué  aucune 
occasion  de  nie  nuire  dans  la  société,  et  tie  me 
liialtraitcr  indirectement   dans   ses  ouvrages  : 


PARTIE   II,   LIVRE   X.  3']3- 

tant  le  très  irritable  amour-propre  des  gens  de 
lettres  est  difficile  à  ménager,  et  tant  on  doit 
avoir  soin  de  ne  rien  laisser  dans  les  compli- 
ments qu  on  leur  fait  qui  puisse  même  avoir  la 
moindre  apparence  équivoque  ! 

Devenu  tranquille  de  tous  les  côtés^,  je  profitai 
dv.  loisir  et  de  Tindépendance  où  je  me  trouvois 
pour  reprendre  mes  travaux  avec  plus  de  suite. 
J'achevai  cet  hiver  la  Julie  ^  ^t  j^  1  envoyai  à  Rey, 
qui  la  fit  imprimer  Tannée  suivante.  Ce  travail 
fut  cependant  encore  interrompu  par  une  pe- 
tite diversion ,  et  même  assez  désagréable.  J'ap- 
pris qu'on  préparoit  à  l'opéra  une  nouvelle  re- 
mise du  Devin  du  r>illage.  Outré  de  voir  ces 
gens-là  disposer  arrogamment  de  mon  bien  ,  je 
repris  le  mémoire  que  j'avois  envoyé  à  M.  d'x\r- 
genson,  et  qui  étoit  demeuré  sans  réponse;  et, 
l'ayant  retouché,  je  le  fis  remettre  par  M.  Sel- 
Ion  ,  résident  de  Genève,  avec  une  lettre  dont  il 
voulut  bien  se  charger,  à  M.  le  comte  de  Saint- 
Florentin  ,  qui  avoit  remplacé  M.  d'Argenson 
dans  le  département  de  l'opéra.  M.  de  Saint- 
Florentin  promit  une  réponse,  et  n'en  fit  au- 
cune. Duclos ,  à  qui  j'écrivis  ce  que  j  avois  fait , 
en  parla  aux  petits  violons ,  qui  offrirent  de  me 
rendre,  non  mon  opéra,  mais  mes  entrées  dont 
je  ncpouvois  plus  profiter.  Voyant  que  je  n'avois 
daucun  côté  aucune  justice  à  espérer  ,  j'aban- 
donnai cette  affaire;  et  la  direction  de  l'opéra, 
sans  répondre  à  mes  raisons  ni  les  écouter,  a 
continué   de  disposer ,   comme  de  son  propre 


.^yi  LES   CONFESSIONS, 

bien  ,  et  de  faire  son  profit  du  Devin  du  inllage, 
qui  très  incontestablement  napparticnt  quà 
moi  seul  (i). 

Depuis  que  j'avois  secoué  le  jourj  de  mes  ty- 
rans ,  je  nicnois  une  vie  assez  égale  et  paisible  : 
privé  du  cbarme  des  attachements  trop  vils ,  j  é- 
tois  libre  aussi  du  poids  de  leurs  chaînes.  Dé- 
{Tfoùté  des  amis  protecteurs  ([ui  vouloient  abso- 
lument disposer  de  ma  destinée  ,  et  m  asservir 
à  leurs  prétendus  bienfaits  malgré  moi,  jétois 
résolu  de  m'en  tenir  désormais  au\  liaisons  de 
simple  bienveillance  ,<pii,  sans  (;êii<>r  la  liberté, 
font  1  agrément  de  la  vie,  et  dont  une  mise  dé- 
galitéfaitle  fondement.  J'en  avoisde  cette  espèce 
autant  (ju'il  m'en  falloit  pour  goûter  les  dou- 
ceurs de  la  société,  sans  en  souffrir  la  dépen- 
dance; et  sitôt  que  j  eus  essayé  de  ce  genre  de 
vie,  je  sentis  que  c'étoit  celui  qui  me  convenoit 
à  mon  âge  ,  ])our  finir  mes  jours  dans  le  calme , 
loin  de  l'orage,  des  brouilleries  et  des  tracasse- 
ries où  je  venois  d'être  à  demi  submergé. 

Durant  mon  séjour  à  lllcrmitage,  et  depuis 
mon  établissement  à  Montmorency,  javois  fait 
à  mon  voisinage  (piel([ues  connoissances  cpii 
m'étoient  agréables  et  qui  ne  m'assujetlissoient 
à  rien.  A  leur  tête  étoit  le  jeune  Loyseau  de  Mau- 
léon ,  qui,  débutant  alois  au  bair(Nni,  ij^noroit 
encore  (pielle  y  se  roit  sa  place,  .le  n  eus  pas  com- 

(i)  Il  lui  apparticnldcpiiis  lois  |>nr  un  jkcokI  quelle 
a  fait  avec  moi  tout  nonvrllenirni. 

(Cette  note  manque  au  uianusciil  aulojjiajiliL-.  ) 


PARTIE    II,    LIVRE    X.  SyS 

me  lui  ce  doute  :  je  lui  marquai  bientôt  la  car- 
rière illustre  qu'on  le  voit  fournir  aujourd'hui. Je 
lui  prédis  que,  s'il  se  rendoit  sévère  sur  le  choix 
des  causes,  et  qu'il  ne  fût  jamais  que  le  défen- 
seur de  la  justice  et  de  la  vertu,  son  génie,  élevé 
par  ce  sentiment  sublime ,  égaleroit  celui  des 
plus  grands  orateurs.  Il  a  suivi  mon  conseil,  et 
il  en  a  senti  Icffet.  Sa  défense  de  M.  de  Portes  est 
digne  de  Démosthène.  Il  venoit  tous  les  ans  pas- 
ser les  vacances  à  Saint-Brice,  à  un  quart  de 
lieue  de  THermitage,  dans  le  fief  de  Mauléon, 
appartenant  à  sa  mère  ,  et  où  jadis  avoit  logé  le 
grand  Bossuet.  Voilà  un  fief  dont  une  succession 
de  pareils  maîtres  rendroit  la  noblesse  difficile 
à  soutenir. 

J'avois  ,  au  même  village  de  Saint-Brice ,  le  li- 
braire Guérin,  homme  d'esprit ,  lettré,  aimable, 
et  de  la  haute  volée  dans  son  état.  Il  me  fit  faire 
aussi  connoissance  avec  Jean  ]\<'aulme  ,  bbraire 
d'Amsterdam,  son  correspondant  et  ami,  qui 
dans  la  suite  imprima  \ Emile. 

J'avois ,  plus  près  encore  que  Saint  -  Brice  , 
M.  Maltor,  curé  de  Groslay,  plus  fait  pour  être 
homme  d  état  et  ministre  que  curé  de  village  , 
et  à  qui  l'on  eût  donné  tout  au  moins  un  dio- 
cèse à  gouverner  ,  si  les  talents  décidoient  des 
jdaces.  Il  avoit  été  secrétaire  du  comte  du  Luc^ 
et  avoit  connu  très  particulièrement  Jean-Bap- 
tiste Rousseau.  Aussi  plein  d'estime  pour  la  mé- 
moire de  cet  illustre  banni ,  que  d'horreur  pour 
celle  du  fourbe  Sauriii ,  il  savoit  sur  f  un  et  sur 


376  LES   CO?JFE'sSIOKS. 

lautro  beaucoup  d'anecdotes  curieuses  que  Se- 
guy  n'avoit  pas  mises  dans  la  vie  encore  manu- 
scrite du  premier;  et  il  m'assuroit  que  le  comte 
du  Luc ,  loin  d  avoir  eu  jamais  à  s  en  plaindre  , 
avoit  conservé  jusquà  la  fin  de  sa  vie  la  plus 
tendre  amitié  pour  lui.  M.  Maltor,  à  qui  M.  de 
Vintimille  avoit  donné  cette  retraite  assez  honne 
après  la  mort  de  son  patron  ,  avoit  été  enq^loyé 
jadis  dans  beaucoup  d'affaires ,  dont  il  avoit , 
quoique  vieux,  la  mémoire  encore  présente,  et 
dont  il  raisonnoit  très  bien.  8a  conveisation  , 
non  moins  instructive  qu'amusante  y  ne  sentoit 
point  son  curé  de  village  :  il  joignoit  le  ton  d'un 
homme  du  monde  aux  connoissances  d'un  hom- 
me de  cabinet.  Il  éloit  de.  tous  mes  voisins  celui 
dont  la  société  m'étoit  le  plus  agréable ,  et  que 
j'ai  eu  le  plus  de  regret  de  quitter. 

.ï'avois  à  Montmorency  les  Oratoriens  ,  et 
entre  autres  le  père  Berthier,  professeur  de  Jiby- 
sique  ,  auquel,  malgré  quelque  léger  vernis  de 
pédanterie,  je  m'étois  attaché  par  un  certain  air 
de  bonhomie  que  je  lui  trouvois.  J'avpis  ce- 
pendant peine  à  concilier  cette  grande  sinq^li- 
cité  avec  le  désir  et  l'art  qu'il  avoit  de  se  fgurrer 
par-tout,  chez  les  grands,  chez  les  fennnes  , 
chez  les  dévots ,  chez  les  philosophes.  11  savt>it 
se  faire  tout  à  tous.  Je  me  plaisois  l'ort  avec  lui , 
j'en  parlois  à  tout  le  monde.  Apparemnu'ut  que 
ce  que  j'en  disois  lui  revint  :  il  nu'  renuM'(ioit  un. 
jour,  en  ricanant,  de  lavoii-  trouve  hou  boni- 
me.  Je  trouvai  dans  son  souris  je  ne  sais  quoi 


V 


PARTIE    II,   LIVRE   X.  377 

de  sardonique  qui  changea  totalement  sa  phy- 
sionomie à  mes  yeux ,  et  qui  m'est  souvent  re- 
venu depuis  lors  dans  la  mémoire.  Je  ne  peux 
pas  mieux  comparer  ce  souris  qu'à  celui  de  Pa- 
nur^o^e  achetant  les  moutons  de  Dindenaut.  No- 
tre connoissance  avoit  commencé  peu  de  temps 
après  mon  arrivée  à  l'Hermitage ,  où  il  me  venoit 
voir  très  souvent.  J'étois  déjà  établi  à  Montmo- 
rency, quand  il  en  partit  pour  retourner  de- 
meurer à  Paris.  Il  y  voyoit  souvent  madame  Le 
Yasseur.  Un  jour  que  je  ne  pensois  à  rien  moins, 
il  m'écrivit  de  sa  part  pour  m'informer  que 
M.  Grimm  lui  olfroit  de  se  charger  de  son  en- 
tretien ,  et  pour  me  demander  la  permission  de 
1  accepter.  J  appris  que  cette  offre  consistoit  en 
une  pension  de  trois  cents  livres ,  et  qu  elle  de- 
voit  venir  demeure  à  Deuil ,  entre  la  Chevrette 
et  Montmorency.  Je  ne  dirai  pas  limpression 
que  fit  sur  moi  cette  nouvelle,  qui  auroit  été 
moins  surprenante  si  Grimm  avoit  eu  dix  mille 
livres  de  rente ,  ou  quelque  relation  plus  facile 
à  comprendre  avec  cette  femme  ,  et  qu'on  ne 
m'eût  pas  fait  un  si  grand  crime  de  l'avoir  ame- 
née à  la  campagne ,  où  cependant  il  lui  plaisôit 
maintenant  de  la  ramener,  comme  si  elle  étoit 
rajeunie  depuis  ce  temps-là.  Je  compris  que  la 
bonne  vieille  ne  medemandoit  une  permission, 
dont  elle  auroit  bien  pu  se  passer  si  je  lavois  re- 
fusée, qu'afin  de  ne  pas  s'exposer  àperdrece  qu(^ 
jeluidounois  de  mon  côté.  Quoique  cette  chari- 
té me  parût  très  extraordinaire,  elle  ne  me  frappa 


378  LES  CONFESSIONS, 

pas  alors  autant  qu'elle  a  fait  dans  la  suite.  Mais 
quand  j'aurois  su  tout  ce  que  j'ai  pénétré  depuis, 
je  n'en  aurois  pas  moins  donné  mon  consente- 
ment ,  comme  je  Hs  ,  et  comme  j  étois  obligé 
de  faire ,  à  moins  de  renchérir  sur  l'offre  de 
M.  Grimm.  Depuis  lors  le  père  Berthier  me  {gué- 
rit un  peu  de  rimj)utation  de  honliomie  ([ui 
lui  avoit  j)aru  si  plaisante,  et  dont  je  lavois  si 
étourdiment  char(;é. 

Ce  même  f)ère  Berthier  avoit  la  connoissance 
de  deux  hommes  qui  recherchèrent  aussi  la 
jnienne,  je  ne  sais  pom'f|uoi  ;  car  il  y  avoit  as- 
surément peu  de  rapport  entic  iniis  jjonts  et 
les  miens.  Gétoient  des  enfants  île  Melchisédcc, 
dont  on  ne  connoissoit  ni  le  pays,  ni  la  faniille, 
ni  probablement  le  vrai  nom.  Ils  étoient  jansé- 
nistes ,  et  passoient  pour  des  prêtres  dé(»uisés  , 
peut-être  à  cause  de  leur  façon  ridicule  de  por- 
ter les  rapières  auxquelles  ils  étoient  attachés. 
Le  mystère  prodigieux  qu'ils  mettoicnt  à  toutes 
leurs  allures  leur  donnoit  un  air  de  chefs  de 
parti;  et  je  n  ai  jamais  douté  qu'ils  ne  fissent  la 
gazette  ecclésiastifjuc.  liUn,  {;ian(l ,  bénin,  j)a- 
tclin  ,  s'appeloit  M.  Ferrand;  l'autre  ,  petit ,  tra- 
pu, ricaneur,  pointilleux,  s'appeloit  M.  Minard. 
Ils  se  traitoicnt  de  cousins  ;  ils  logcoient  à  Taris 
avec  d  AIcmbcrt,  chez  sa  nourrice  appelée  ma- 
dame Rousseau,  et  ils  avoient  pris  à  Montmo- 
rency un  petit  ap|).u'tcmcut  pour  y  passer  les 
étés.  Ils  faisoicnt  leur  nu''nnge  cux-nu''mcs,  sans 
domestique  et  sans  commissionnaire.  Us  avoient 


PARTIE   II,    LIVRE   X.  379 

alternativement  chacun  sa  semaine  pour  aller 
aux  provisions ,  faire  la  cuisine  ,  et  balayer  la 
maison.  D'ailleurs  ils  se  tenoient  assez  bien  ; 
nous  mangions  quelquefois  les  uns  chez  les  an- 
tres. Je  ne  sais  pas  pourquoi  ils  se  soucioient  de 
moi;  pour  moi,  je  ne  me  soucidis  d'eux  que 
parcequils  jouoient  aux  échecs;  et,  pour  ol)tc- 
nir  une  pauvre  petite  partie ,  j'endurois  quatre 
heures  d'ennui.  Gomme  ils  se  fourroient  par- 
tout et  vouloient  se  mêler  de  tout ,  Thérèse  les 
appcloit  les  commères  ;  '^X.  ce  nom  leur  est  de- 
meuré à  Montmorency. 

Telles  étoient ,  avec  mon  hôte ,  M.  Mathas  , 
qui  étoit  un  bon  homme ,  mes  principales  con- 
noissances  de  campagne.  Il  m'en  restoit  assez  à 
Paris  pour  y  vivre  quand  je  voudrois  avec  agré- 
ment ,  hors  de  la  sphère  des  gens  de  lettres ,  oii 
je  ne  comptois  que  le  seul  Duclos  pour  ami;  car 
Deleyre  étoit  encore  trop  jeune ,  et  quoique 
apvès  avoir  vu  de  près  les  manœuvres  de  la  cli- 
que philosophique  à  mon  égard  il  s'en  fût  tout- 
à-fait  détaché,  je  ne  pouvois encore  oublier  la  fa- 
cilité qu  il  avoit  eue  à  se  faire  auprès  de  moi  le 
porte-voix  de  tous  ces  gens-là. 

J'avois  d'abord  mon  ancien  et  respectable  ami , 
M.  Roguin.  C'étoit  un  ami  du  bon  temps ,  que 
je  ne  devois  point  à  mes  écrits  ,  mais  à  moi- 
même  ,  et  que ,  pour  cette  raison  ,  j'ai  toujours 
conservé,  .l'avois  le  bon  Le  ISieps  ,  mon  compa- 
triote ,  et  sa  fdle  ,  alors  vivante ,  madame  Lam- 
bert. J  avois  un  jeune  Genevois,  appelé  Coindet, 


38o  LES    CONFESSIO:fS. 

bon  garçon  ,  ce  me  sem])loit  ,  soi{jneux  ,  offi- 
cieux, zélé,  mais  ignorant,  confiant,  gourmand, 
avantageux,  fjui  métoit  venu  voir  dès  le  com- 
mencement de  ma  demeure  à  1  Ilermitage  ,  et , 
sans  autre  introducteur  que  lui-mênje,  s'étoit 
bientôt  établi  chez  moi,  malgré  moi.  Il  avoit 
quelque  goût  pour  le  dessin  et  connoissoit  les 
artistes.  Il  me  tut  utile  pour  les  estanqjes  de  la 
Julie  ;  il  se  chargea  de  la  direction  des  dessins 
et  des  planches  ,  et  s'acquitta  bien  de  cette  com- 
mission. 

J'avois  la  maison  de  M.  Dupin  ,  qui,  moins 
l)rillante  que  durant  les  beaux  jours  de  madame 
Dupin  ,  ne  laissoit  pas  d'être  encore ,  par  le  mé- 
rite des  maîtres,  et  par  le  choix  des  {;ens  qui  s'y 
rassemhloicnt ,  une  des  meilleures  maisons  de 
Paris.  Gomme  je  ne  leùravois  préféré  personne, 
que  je  ne  les  avois  quittés  (pie  pour  vivre  libre, 
ils  n'avoient  point  cessé  de  me  voir  avec  amitié, 
et  j'étois  sûr  d'être  en  tout  temps  bien  vqc\\\  de 
madame  Dupin.  .le  la  pouvois  même  conq>ter 
en  quelque  sorte  pour  une  de  mes  voisincvs  de 
campagne,  depuis  (j[u  ils  s'étoient  fait  \\\\  éta- 
blissement à  Clichy ,  où  j'allois  quelquefois  pas- 
ser un  jour  ou  deux ,  et  où  j'aurois  été  davan- 
tage,  si  madame  Dtqiin  et  madame  de  Chcnou- 
ceaux  avoient  vécu  de  nu-illeure  intcllijiiMnc. 
Mais  la  difficulté  «le  se  ])artager  i\i\\\>  la  nu'ine 
maison  entre  <leux  fennnes  (pii  ne  synq)athi- 
soient  pas  me  rendoU  (liicliy  tiop  {;ênant.  Atta- 
ché à  madame  de  Chcnonceaux  d  une  amitié  plus 


PARTIE    II,    LIVRE    X.  38l 

éf^ale  et  plus  familière,  j'avois  leplaisirde  lavoir 
plus  à  mon  aise  à  Deuil ,  presque  à  ma  porte ,  où 
elle  avoit  loué  une  petite  maison  ,  et  même  chez 
moi  oii  elle  me  venoit  voir  assez  souvent. 

J'avois  madame  de  Gréqui  qui,  s  étant  jetée 
dans  la  haute  dévotion ,  avoit  cessé  de  voir  les 
dAlemhert  ,  les  Marmontel ,  et  la  plupart  des 
gens  de  lettres ,  excepté ,  je  crois,  Tabhé Trublet, 
manière  alors  de  demi -cafard,  dont  elle  étoit 
même  assez  ennuyée.  Pour  moi,  qu'elle  avoit 
recherché,  je  ne  perdis  ni  sa  bienveillance,  ni 
sa  correspondance.  Elle  m'envoya  des  poulardes 
du  Mans  aux  étrennes ,  et  sa  partie  étoit  faite 
pour  me  venir  voir  l'année  suivante,  quand  uu 
voyage  de  madame  de  Luxembourg  croisa  le 
sien.  [  Je  lui  dois  ici  une  place  à  part  ;  elle  en 
aura  toujours  une  distinguée  dans  nies  souve- 
nirs. ] 

J'avois  un  homme  qu'excepté  Roguiu  j'aurois 
dû  mettre  le  premier  en  compte ,  mon  ancien 
confrère  et  ami  de  Garrio  ,  ci-devant  secrétaire 
titulaire  de  lambassadc  d'Espagne  à  Venise,  puis 
en  Suéde,  où  il  fut  par  sa  cour  chargé  des  affai- 
res, et  enfin  nommé  réellement  secrétaire  d'am- 
bassade à  Paris.  Il  me  vint  surprendre  à  Mont- 
morency lorsque  je  m'y  attendois  le  moins.  Il 
étoit  décoré  d'un  ordre  d'Espagne,  dont  j  ai  ou- 
blié le  nom,  avec  une  belle  croix  en  pierreries. 
Il  avoit  été  obligé  dans  ses  preuves  d'ajouter  une 
lettre  à  son  nom  de  Carrio,  et  portoit  celui  de 
chevalier  de  Garrion.  Je  le  trouvai  toujours  le 


382  LES  CONFESSIONS. 

même  ,  cest-à-tHre  le  même  excellent  cœur,  l'es- 
prit de  joui  en  jour  plus  ainiahle.  J'aurois  repris 
avec  lui  la  même  intimité  quauparavant ,  si 
Coindet ,  s  interposant  entre  nous  à  son  ordi- 
naire ,  n'eût  profité  de  mon  éloignement  pour 
sinsinuer  à  ma  place  et  en  mon  nom  dans  sa 
conliance,  et  me  supplanter  à  iorce  de  zèle  à 
me  servir. 

La  mémoire  de  Carrion  me  rappelle  celle  d  un 
de  mes  voisins  de  campagne ,  dont  j  aurois  d  au- 
tant j)lus  de  tort  île  ne  pas  parler,  (jue  j  en  ai  à 
confesser  un  bien  inexcusable  et  bien  choquant 
envers  lui.  G'étoit  1  honnête  M.  Le  Blond,  qui 
m  avoit  rendu  service  à  Venise ,  et  qui ,  étant 
venu  laire  un  voyage  en  France  avec  sa  famille, 
avoit  loué  une  maison  de  campa(jne  à  la  Briche, 
non  loin  de  Montmorency  (i).  .Sitôt  (]ue  j'appris 
qu  il  étoit  mon  voisin  ,  j  en  fus  dans  la  joie  de 
mon  cœur,  et  me  fis  encore  plus  une  fête  qu'un 
devoir  d'aller  lui  rendre  visite.  Je  partis  pour 
cela  dès  le  lendemain.  Je  fus  rencontré  par  des 
gens  (pii  me  venoient  voir  moi-même,  et  avec 
lesquels  il  fallut  retourner.  Deux  jours  après  je 
pars  encore;  il  avoit  dîné  à  Paris  avec  toute  sa 
famille.  Une  troisième  fois  il  étoit  chez  lui  :  j'en- 
tendis des  voix  de  lèmmes,  je  vis  un  carrosse  à 
la  porte  ;  cela  me  lit  peur,  ,5e  voulois  du  moins, 

(i)  ()iian(l  jV'crivois  (■(•(•  i  .  jilciii  de  mon  ancienne  et 
aven;;le  ((inriMncc,  j'étois  Mcn  loin  de  souptonnor  le  vrai 
uiutif  et  1  elTel  <le  ce  V()ya{;('  (Ie-l\iris. 

(Cette  note  DiMiiqnc  (lans  le  innnusciit  autographe.) 


PARTIE    II,    LIVRE    X.  383 

pour  la  première  fois  ,  le  voir  à  mon  aise  et  cau- 
ser avec  lui  de  nos  anciennes  liaisons.  Enfin ,  je 
remis  si  b'icn  ma  visite  de  jour  à  autre,  que  la 
honte  de  remplir  si  tard  un  pareil  devoir  fit 
que  je  ne  le  remplis  point  du  tout  :  après  avoir 
osé  tant  attendre,  je  n'osai  plus  me  montrer. 
Cette  néfjligence  ,  dont  M.  Le  Blond  ne  put 
qu'être  justement  indigné ,  donna  vis-à-vis  de 
lui  l'air  de  l'ingratitude  à  ma  paresse  ;  et  cepen- 
dant je  sentois  mon  cœur  si  peu  coupable ,  que 
si  j'avois  pu  faire  à  M.  Le  Blond  quelque  vrai 
plaisir,  j'étois  sur  qu'il  ne  m'auroit  pas  trouvé 
paresseux.  Mais  1  indolence,  la  négligence ,  et  les 
délais  dans  les  petits  devoirs  à  remplir,  m'ont 
fait  plus  de  tort  que  de  plus  grands  vices.  Mes 
pires  fautes  ont  été  d'omission  :  j'ai  rarement 
fait  ce  qu'il  ne  falloit  pas  faire,  et  malheureu- 
sement j'ai  fait  plus  rarement  encore  ce  qu'il 
falloit. 

Puisque  me  voilà  revenu  à  mes  connoissances 
de  Venise,  je  n'en  dois  pas  oublier  une  qui  s'y 
rapporte,  et  que  je  n'avois  interrompue,  ainsi 
que  les  autres,  que  depuis  beaucoup  moins  de 
temps.  C'est  celle  de  M.  de  Jonville,  qui  avoit 
continué,  depuis  son  retour  deGônes,àme  faire 
beaucoup  d  amitiés.  11  aimoit  fort  à  me  voir  et  à 
causer  avec  moi  des  affaires  d  Italie  et  des  folies 
de  M.  de  Montaigu ,  dont  il  savoit  de  son  côté 
})icn  des  traits  par  les  bureaux  des  affaires  étran- 
gères, dans  lcs{juels  il  avoit  beaucoup  de  liai- 
iions.  J'eus  le  plaisir  aussi  de  revoir  chez  lui  mon 


384  LES   CONFESSIONS, 

ancien  camarade  Dupont ,  qui  avoit  acheté  une 
charge  dans  sa  province,  et  dont  les  affaires  le 
ramenoient  quelquefois  à  Paris.  M.  de  Jonville 
devint  peu-à-peu  si  empressé  de  m'avoir,  quil 
en  étoit  même  gênant;  et,  quoique  nous  logeas- 
sions dans  des  quartiers  fort  éloignés,  il  y  avoit 
du  bruit  entre  nous  quand  je  passois  une  se- 
maine entière  sans  aller  dîner  chez  lui.  Quand 
il  alloit  à  Jonville,  il  m'y  vouloit  toujours  em- 
mener ;  mais,  y  étant  une  fois  allé  passer  huit 
jours  qui  me  parurent  fort  longs,  je  n  y  voulus 
plus  retourner.  M.  de  Jonville  étoit  assurément 
un  honnête  et  galant  homme  ,  aimable  même  à 
certains  égards;  mais  il  avoit  peu  desprit:  il 
étoit  beau,  tant  soit  jieu  narcisse,  et  passable- 
ment ennuyeux.  Il  avoit  un  recueil  singulier,  et 
peut-être  uni(jue  au  monde,  dont  il  s'occupoit 
beaucoup,  et  dont  il  occupoit  aussi  ses  hôtes, 
qui  quelquefois  s'en  amusoient  moins  que  lui. 
Cétoit  une  collection  très  conqilête  de  tous  les 
vaudevilles  de  la  cour  et  de  l'aiis  depuis  plus  de 
cinquante  ans,  où  Ton  trouvoit  beaucoup  d  a- 
necdotes  qu'on  auroit  peut-être  clicrchées  inu- 
tilement ailleurs.  Voilà  des  mémoires  pour  l'his- 
toire de  France,  dont  on  ne  saviseroit  jamais 
che/-  toute  autre  nation. 

Un  jour,  au  fort  de  notre  meiileuri-  intelli- 
gence, il  me  fit  un  accueil  si  froid,  si  {;laçant ,  si 
j)eu  dans  son  ton  ordinaire  ,  ([u'après  lui  avoir 
donné  occasion  de  se.\pli(juer  ,  et  même  len 
avoir  prié,  je  >ortis  de  chez  lui  avec  la  résolu- 


PARTIE    II,    LIVRE   X.  ^85 

lion,  que  j'ai  ternie,  de  n'y  plus  remettre  les 
pieds;  car  on  ne  me  revoit  guère  où  j'ai  été  une 
fois  mal  reçu,  et  il  n'y  avoit  point  ici  de  Diderot 
qui  plaidât  pour  M.  de  Jonville.  Je  cherchai  vai- 
nement dans  ma  tête  quel  tort  je  pouvois  avoir 
avec  lui  :  je  ne  trouvai  rien.  J'étois  sûr  de  n'avoir 
jamais  parlé  de  lui  ni  des  siens  que  de  la  façon 
la  plus  honorable;  car  je  lui  étois  sincèrement 
attaché  ;  et,  outre  que  je  n'en  avois  que  du  bien 
à  dire,  ma  plus  inviolable  maxime  a  toujours 
été  de  ne  parier  jamais  qu'avec  honneur  des 
maisons  que  je  fréquentois.* 

Enfin ,  à  force  de  ruminei-,  voici  ce  que  je  con- 
jecturai. La  dernière  fois  que  nous  nous  étions 
vus,  il  m'avoit  donné  à  souper  chez  des  filles  de 
sa  connoissance  ,  avec  deux  ou  trois  commis  des 
affaires  étrangères,  gens  très  aimables,  et  qui 
n'avoient  point  du  tout  l'air  ni  le  ton  libertin  • 
et  je  puis  jurer  que  de  mon  côté  la  soirée  se 
passa  à  méditer  assez  tristement  sur  le  malheu- 
reux sort  de  ces  créatures.  Je  ne  payai  pas  mon 
écot ,  parceque  M.  de  Jonville  nous  donnoit  à 
souper;  et  je  ne  donnai  rien  à  ces  filles,  parceque 
je  ne  leur  fis  point  gagner,  comme  à  la  Padoa- 
na,  le  paiement  que  j'aurois  pu  leur  offrir.  Nous 
sortîmes  tous  assez  gais  et  de  très  bonne  intelli- 
gence. Sans  être  retourné  chez  ces  filles,  j  allai 
trois  ou  quatre  jo#t's  après,  dîner  chez  M.  de 
Jonville,  que  je  n'avois  pas  revu  depuis  lors ,  et 
qui  me  fit  l'accueil  que  j'ai  dit.  IN'en  pouvant 
imaginer  d'autre  cause  que  quelque  malentendu 

i4-  aS 


3S6  LES   CO^'FESSIONS. 

relatif  à  ce  souper,  et  voyant  ({uil  ne  vouloit 
pas  s'expliquer,  je  pris  mon  parti  et  cessai  de  le 
voir;  mais  je  continuai  tle  lui  envoyer  mes  ou- 
vrages :  il  me  lit  faire  souvent  des  compliments  ; 
et,  l'ayant  un  jour  rencontré  au  chauffoir  de  la 
comédie,  il  me  fit,  sur  ce  que  je  nallois  plus  le 
voir,  des  reproches  ol)li(jeants ,  qui  ne  m  y  ra- 
menèrent pas.  Ainsi  cette  affaire  avoit  plutôt 
l'air  d'une  bouderie  que  d  une  hrouillerie.  Tou- 
tefois, ne  l'ayant  pas  revu  et  n  avant  plus  oui 
parler  de  lui  depuis  lors ,  il  eut  été  troj)  lai  d 
pour  y  retourner  au  bout  d'une  interru))tion  de 
plusieurs  années.  Voilà  pourquoi  M.  de  .lonville 
n'entre  point  ici  dans  ma  liste,  (pioi(pie  j'eusse 
assez  long-temps  fréquenté  sa  maison. 

Je  n'enflerai  point  la  même  liste  de  beaucoup 
d'autres  connoissanccs  moins  familières,  ou  qui, 
par  mon  absence ,  avoient  cessé  de  lètre,  et  cpie 
je  ne  laissois  pas  de  voir  (|uel(|uefois  en  cam- 
pagne, tant  chez  moi  qu'à  mon  voisinage  ;  telles 
par  exenq)lc  que  les  abbés  de  Condillac,  de  Ma- 
bly,  MM.  de  Mairan  ,  de  La  Live,  de  IJoisgelou, 
Vatelet,  Ancelet ,  et  d'autres,  qu'il  seroit  trop 
long  de  nommer.  Je  passerai  légèrement  aussi 
sur  celle  de  M.  de  Marjicncy,  gcntillioninu-  ordi- 
naire du  roi,  ancien  membre  de  la  eoteiie  bol- 
bachicpie,  qu'il  avoit  quittée  ainsi  (pie  moi,  et 
ancien  ami  de  madame  dEfUliay,  dont  il  sétoit 
dé(acbé  ainsi  ((ue  moi;  ni  siu'  celle  de  son  ami 
Desmaliis,  auteur  célèbre,  mais  éphémère,  de 
lil  comédie  du  1  Impertinent.  Le  premier  ùtoit, 


PARTIE    II,    LIVRE   X.  387 

mon  voisin  de  campagne,  sa  terre  de  Margency 
étant  près  de  Montmorency.  Nous  étions  d'an^ 
ciennes  connoissances  ;  mais  le  voisinage  et  une 
certaine  conformité  d'expérience  nous  rappro- 
chèrent davantage.  Le  second  mourut  peu  après. 
Il  avoit  du  mérite  et  de  l'esprit  :  mais  il  étoit  un 
peu  l'original  de  sa  comédie ,  un  peu  fat  auprès 
des  femmes ,  et  n'en  fut  pas  extrêmement  re- 
gretté. 

Mais  je  ne  puis  omettre  une  correspondance 
nouvelle  de  ce  temps-là,  qui  a  trop  influé  sur  le 
reste  de  ma  vie  pour  que  je  néglige  d'en  mar- 
quer le  commencement.  Il  s'agit  de  M.  de  La- 
moignon  de  Malesherbes,  premier  président  de 
la  cour  des  aides,  chargé  pour  lors  de  la  librai- 
rie ,  qu'il  gouvernoit  avec  autant  de  lumières 
que  de  douceur,  et  à  la  grande  satisfaction  des 
gens  de  lettres.  Je  ne  l'avois  pas  été  voir  à  Paris 
une  seule  fois;  cependant  j'avois  toujours  éprou- 
vé de  sa  part  les  facilités  les  plus  obligeantes, 
quant  à  la  censure ,  et  je  savois  qu'en  plus  d'une 
occasion  il  avoit  fort  mal  mené  ceux  ipii  écri- 
voient  contre  moi.  J  eus  de  nouvelles  preuves 
de  *ses  bontés  au  sujet  de  l'impression  de  la  Ju- 
lie; car  les  épreuves  d'un  si  grand  ouvrage  étoient 
fort  coûteuses  à  faire  venir  d'Amsterdam  jîar  la 
poste  ;  il  permit ,  ayant  ses  ports  francs ,  qu  elles 
lui  fussent  adressées ,  et  il  me  les  envoyoit  fran- 
ches aussi  sous  le  contre  seing  de  M.  le  chance- 
lier son  père.  Quand  l'ouvrage  fut  inqirimé,  il 
n'eu  permit  le  débit  dans  le  royaume  qu  en  suit« 

25. 


388  LES   CONFESSIONS, 

d'une  édition  <|u  il  en  fit  faire  à  mon  profit ,  mal- 
gré moi-même  :  eonime  ce  profit  eût  été  de  ma 
part  un  vol  fait  à  Rey,  à  qui  j'avois  vendu  mon 
manuscrit ,  non  seulement  je  ne  voulus  point 
accepter  le  présent  qui  m'étoit  destiné  pour  cela, 
sans  son  aveu ,  qu'il  accorda  très  généreusement , 
mais  je  voulus  parta^jer  avec  lui  les  cent  pistoles 
à  quoi  monta  ce  présent,  et  dont  il  ne  voulut 
rien.  Pour  ces  cent  pistoles,  j'eus  le  désagrément, 
dont  M.  de  Malcslierbcs  ne  m'avoit  point  pré- 
venu ,  de  voir  horril)lement  mutiler  mon  ou- 
vrage, et  empêcher  le  débit  de  la  bonne  édition 
jusqu'à  ce  que  la  mauvaise  fût  écoulée. 

J'ai  toujours  regardé  M.  de  Malesherbcs  com- 
me un  homme  d'une  droiture  à  toute  épreuve. 
Jamais  rien  de  ce  qui  m'est  arrivé  ne  m'a  fait  dou- 
ter un  moment  de  sa  probité  ;  mais ,  aussi  foible 
qu'honnête ,  il  nuit  quelquefois  aux  gens  pour 
lesquels  il  s'intéresse,  à  force  de  les  vouloir  prt^ 
server.  Non  seulement  il  fit  retrancher  plus  de 
cent  pages  dans  l'édition  de  Paris,  mai^  il  fit  un 
retranchement ,  qui  pouvoit  porter  le  nom  d  in- 
fidélité, dans  Texinplaire  de  la  bonne  édition, 
qu'il  envoya  à  madame  dePompadour.  11  est  dit, 
quehpu'  part  dans  cet  ouvrage,  que  la  femme 
d'un  charbonnier  est  plus  digne  de  respect  (juc 
la  maîtresse  d'un  prince.  Cette  phrase  m'étoit 
venue  dans  la  chaleur  de  la  composition ,  sans 
aucune  application  ,  je  le  jure.  En  relisant  l'ou- 
vrage, je  vis  qu  ou  feroil  celle  appliealion.  Ce- 
pendant, par  la  très  imprudente  maxime  de  ne 


PARTIE    II,    LIVRE   X.  ISg 

rien  ôter ,  paréjjard  aux  applications  qu'on  pou- 
voit  faire  ,  quand  j'avois  dans  ma  conscience  le 
témoignage  de  ne  les  avoir  pas  faites  en  écrivant, 
je  ne  voulus  point  ôter  cette  phrase ,  et  je  me  con- 
tentai de  substituer  le  mot  prince  au  mot  roi , 
<{uc  j'avois  d'abord  mis.  Cet  adoucissement  ne 
parut  pas  suffisant  à  M.  de  Malesherbes  :  il  re- 
trancha la  phrase  entière  dans  un  carton  qu'il 
fit  imprimer  exprès  ,  et  coller  aussi  proprement 
qu'il  fut  possible  dans  l'exemplaire  de  madame 
de  Pompadour.  Elle  n'ignora  pas  ce  tour  de 
passe-passe.  Il  se  trouva  de  bonnes  âmes  qui  l'en 
instruisirent.  Pour  moi ,  je  ne  l'appris  que  long- 
temps après ,  lorsque  je  commencois  d'en  sentir 
les  suites. 

N'est-ce  point  encore  ici  la  première  origine  de 
la  haine  ouverte,  mais  implacable,  d'une  autre 
dame ,  qui  étoit  dans  un  cas  pareil ,  sans  que  j'en 
susse  rien ,  ni  même  que  je  la  connusse  quand  j'é- 
crivis ce  passage  ?  Quand  le  livre  se  publia  ,  la 
connoissance  étoit  faite,  et  j'étois  très  inquiet. 
Je  le  dis  au  chevalier  de  Lorenzy ,  qui  se  mo- 
qua de  moi ,  et  m'assura  que  cette  dame  en  étoit 
si  peu  offensée  qu'elle  n'y  avoit  pas  même  fait 
attention.  Je  le  crus  ,  un  peu  légèrement  peut- 
être,  et  je  me  tranquillisai  fort  mal-à-propos. 

Je  reçus ,  à  l'entrée  de  lliiver ,  une  nouvelle 
marque  des  bontés  de  M.  de  Malesherbes  à  la- 
quelle je  fus  fort  sensible,  quoique  je  ne  jugeasse 
pas  à  propos  d'en  profiter.  Il  y  avoit  une  place  va- 
cante dans  le  journal  des  savants.  Margency  m'é- 


3go  LES   CONFESSIONS. 

crivit  pour  me  la  proposer  comme  de  lui-même. 
Mais  il  me  fut  aisé  de  comprendre ,  parle  tour  de 
sa  lettre  (liasse  G,  n°  33),  quil  étoit  instruit  et 
autorisé;  et  lui-même  me  mni(|ua  dans  la  suite 
(  liasse  C,n"  47  )  qu  ilavoitété  cliarf^é  de  me  taire 
cette  offre.  T.e  travail  de  cette  place  étoit  peu  de 
chose.  Il  ne  s'ajjissoit  que  de  deux  extraits  par 
mois  dont  on  m  apporteroit  les  livres  .  sans  être 
obligé  jamais  à  aucun  vovaj;ede  Paris, pas  même 
pour  faire  au  magistrat  une  visite  de  remercie- 
ment. .Ventrois  par-là  dans  une  société  de  rrcns 
de  lettres  du  premier  mérite,  MM.  de  Mairan, 
Clairaut ,  de  Ouip,nes  ,  et  I  abhé  Rarthclemi,  dont 
la  connoissance  étoit  déjà  faite  avec  les  deux  pre- 
miers, et  très  bonne  à  faire  avec  les  deux  autres. 
Enfin,  pour  un  travail  si  peu  pénible,  et  qu'on 
me  permettoit  de  faire  si  commodément,  il  y 
avoit  un  honoraire  de  huit  cents  francs  attaché.s 
à  cette  place.  Je  délibérai  (pi(>l(jues  heures  avant 
de  me  déterminer,  et  je  puis  juicr  que  la  seule 
chose  qui  nie  fitbalancerfut  la  crainte  de  fâcher 
Marfjency,  et  de  déplaire  à  M.  de  Maleshcrbes. 
Mais  enfin  la  f;êne  insupportable  de  ne  pouvoir 
travailler  à  mon  heure  et  d'être  commande  par  le 
temps,  bien  plus  encore,  la  certitude  de  mal 
renq)lir  les  fonctions  dont  il  falloit  me  cbar};er, 
1  enq>ortêrent  sur  tout  ,  «t  nu^  déterminènMit  à 
refuser  une  place  pour  larpu^Ile  je  n  ('lois  pas 
propre.  Je  savois  <|U('  tout  mou  talent  veuoit  du 
vif  intérêt  que  je  pr<M)ois  aux  matières  qu(î  j  a- 
vois  à  traiter,  <'t  (|u  il  n  v  avoit  (|ue  lamour  du 


PARTIE    II,   LIVRE    X.  3(J  I 

fjrand,  du  vrai ,  du  beau,  qui  pût  animer  mon 
jDfénie.  Et  que  ni'ayroicnt  importé  les  sujets  de  Ja 
plupart  des  livres  que  j'aurois  à  extraire,  et  les 
livres  mêmes?  Mon  indifférenee  pour  la  ehosc 
eût  glacé  ma  plume  et  abruti  mon  esprit.  On 
s'ima{>inoit  que  je  pouvois  éerire  |>ar  métier, 
comme  tous  les  autres  gens  de  lettres ,  au  lieu 
que  je  ne  sus  jamais  écrire  que  par  passion.  Ce 
n'étoit  assurément  pas  là  ce  quil  falloit  au  jour- 
nal des  savants.  J'écrivis  donc  à  Margency  une 
lettre  de  remerciement,  tournée  avectoute  Tlion- 
nêteté  possible  ,  dans  laquelle  je  lui  lis  si  bien  le 
détail  de  mes  raisons ,  qu'il  n'est  pas  possible  que 
ni  lui ,  ni  M.  deMalesberbes ,  aient  pu  croire  qu'il 
entrât  ni  humeur  ni  or(iucil  dans  mon  refus.  Aussi 
1  approuvèrent-ils  1  un  et  l'autre,  sans  m'en  faire 
moins  bon  visage  ;  et  le  secret  fut  si  bien  gardé 
sur  cette  affaire,  que  le  public  n'en  a  jamais  eu 
le  moindre  vent. 

Cette  proposition  ne  venoit  pas  dans  un  mo- 
ment favorable  pour  me  la  faire  agréer.  Car,  de- 
puis quelque  temps  ,  je  formols  le  projet  de  quit- 
ter tout-à-fait  la  littérature ,  et  sur-tout  le  métier 
d'auteur.  Tout  ce  qui  venoit  de  m'arriver  m'avoit 
absolument  dégoûté  des  gens  de  lettres,  etj'avois 
épiouvé  qu'il  étoit  impossible  de  courir  la  môme 
carrière  sans  avoir  quelques  liaisons  avec  eux.  Je 
ne  l'étois  guère  moins  des  getis  du  monde ,  et  en 
général  de  la  vie  mixte  que  je  venois  de  mener, 
moitié  à  moi-même ,  et  moitié  à  des  sociétés  pour 
Icsquellcsje  n'étois  point  fait.  Je  sentois  plus  que 


3y3  LES   CONFESSIONS, 

jamais,  et  par  une  constante  expérience,  que 
toute  association  inégale  est  toujours  désavan- 
tageuse au  côtéfoihle.  Vivant  avec  des  gens  opu- 
lents, et  dun  autre  état  que  celui  (jue  j  avois 
choisi,  sans  tenir  maison  comme  eux,  j  étois 
obligé  de  les  imiter  en  bien  des  choses  ;et  de  me- 
nues dépenses,  <[ui  nétoicnt  rien  pour  eux  , 
étoient  pour  moi  non  moins  ruineuses  (juindis- 
pensalîles,  Quun  autre  homme  aille  dans  une 
maison  de  campagne,  il  est  servi  par  son  la- 
<piais ,  tant  à  tahie  (jue  dans  sa  chand)rc  :  il  en- 
voie chercher  tout  cv  dont  il  a  hesoin  ;  n  ayant 
rien  à  faire  directement  avec  les  gens  de  la  mai- 
son ,  ne  les  voyant  même  pas,  il  ne  leur  donne 
des  étrcnnes  <pie  quand  et  comme  il  lui  plaît  : 
mais  moi ,  seul ,  sans  domestitiue  ,  j  ctois  à  la 
merci  de  ceux  de  la  maison  ,  dont  il  falloit  néces- 
sjairement  capter  les  honnes  grâces,  pour  n  avoir 
j»as  beaucoup  à  souflrir  ;  et ,  traité  connue  1  é{;al 
de  leur  maître  ,  il  en  falloit  aussi  traiter  les  gens 
comme  tel,  [et  même  faire  pour  eux  j)lus  rju  un 
autre,  parcequ  en  eflét  jeu  avois  bien  plus  be- 
soin. ]  Passe  encore  quand  il  y  a  peu  de  domes- 
tiques; mais  ,  dans  les  maisonsoii  j  allois,il  y  en 
a\oit  beaucoup,  tous  très  rogu(\s  ,  irès  fripons  , 
très  alertes  ,  j  (miUmkIs  |)our  leurs  intérêts  ;  et  les 
coquins  savoieni  (aiic  m  sorte  (pie  ja\(>is  suc- 
cessivement besoin  «le  tous.  Les  lémmes  de  l'aris, 
qui  ont  tant  (resj)rit,  n  Ont  aucune  idte  piste  sur 
let  article;  «U,  a  force  de  Nouloii"  économiser  ma 
bourse,  elles  me  ruinoient.  Si  jesoupois  eu  ville, 


PARTIE   II,   LIVRE    X.  SqS 

un  peu  loin  de  chez  moi ,  au  lieu  de  souffrir 
que  j'envoyasse  chercher  un  fiacre  ,  la  dame  de 
la  maison  faisoit  mettre  des  chevaux  pour  me 
remmener  j  elle  étoit  fort  aise  de  m'épargner  les 
vingt-quatre  sous  du  fiacre  ;  quant  à  Fécu  que  je 
donnois  au  laquais  et  au  cocher,  elle  n'y  son- 
geoit  pas.  Une  femme  m'ccrivoit-elle  de  Paris  à 
rHermitage  ou  à  Montmorency  ;  ayant  regret 
aux  quatre  sous  de  port  que  sa  lettre  m'auroit 
coûté  ,  elle  me  Tenvoy.oit  par  un  de  ses  gens , 
qui  arrivoit  tout  en  nage  ,  et  à  qui  je  donnois  à 
dîner  et  un  écu  qu'il  avoit  assurément  bien  ga- 
gné. Me  proposoit-elle  d'aller  passer  huit  ou 
quinze  jours  avec  elle  à  sa  campagne,  elle  se  di- 
soit  en  elle-même  :  ce  sera  toujours  une  écono- 
mie pour  ce  pauvre  garçon  ;  pendant  ce  temps- 
là  ,  sa  nourriture  ne  lui  coûtera  rien.  Elle  ne 
songeoit  pas  qu'aussi ,  durant  ce  temps-là  ,  je  ne 
travaillois  point  ;  que  mon  ménage  n  en  alloit 
pas  moins  ;  que  je  payois  mon  barbier  à  double, 
et  qu'il  ne  laissoit  pas  de  m'en  coûter  chez  elle 
bien  plus  qu'il  ne  m'en  auroit  coûté  chez  moi. 
[  Quoique  je  bornasse  mes  petites  largesses  aux 
seules  maisons  où  je  vivois  d'habitude  ,  elles  ne 
laissoient  pas  de  métré  ruineuses  :  ]  je  ])uis  as- 
surer que  j  ai  bien  versé  vingt-cinq  écus  chez  ma- 
dame dlloudetot  àEaubonne,  où  je  n'ai  couche 
que  quatre  ou  cinq  fois ,  et  plus  de  cent  pistoles, 
tant  à  Kpinay  qu  à  la  Chevrette,  pendantles  cinq 
ou  six  ans  que  j'y  fus  le  plus  assidu.  Ces  dépen- 
se^ sont  inévitables  pour  un  homme  de  mon  hu- 


394  LES   CONFESSIONS, 

meur,  qui  ne  sait  se  pourvoir  de  rien  ,  ni  s'in^jé- 
niersur  rien,  ni  supporter  1  aspeetcl'un  valet  ([ui 
(yroj'pie,  et  ({ui  vous  sert  en  reelii^nant.  Chez 
madame  Dupin  même  ,  où  j  etois  de  la  maison, 
et  où  je  rendois  mille  serviees  aux  domestiques, 
je  n'ai  jamais  reeu  les  leurs  qu'à  la  pointe  de 
mon  ar^jent.  Il  a  fallu  renoncer  enKn  à  ces  pe- 
tites libéralités  que  ma  situation  ne  ma  plus 
permis  de  faire  ;  et  cette  réforme  m'a  fait  sentir 
Jiicn  plus  durement  entore  l'inconvéuieut  de 
fré<{urnter  des  (|ens  d'un  autre  état  (|ue  le  sien. 

Encore  si  cette  vie  eût  été  de  mon  {joùt ,  je  me 
serois  consolé  d'une  dépense  onéreuse  consacrée 
à  mes  plaisirs  :  mais  se  ruiner  ])our  s'ennuyer 
étoit  trop  insupj)orlal)le  ;  et  j'avois  si  bien  senti 
le  poids  de  ce  train  dévie,  (jue,  prf)litant  de  lin- 
tervalle  de  liberté  où  je  me  trouvois  pour  lors, 
j'étois  déterminé  à  le  perpétuer,  à  renoncer  to- 
talement à  la  jurande  société,  à  la  conq)osition 
des  livres,  à  tout  commerce  de  littérature  ,  et  à 
me  renfermer  pour  le  reste  de  mes  jours  dans  la 
sphère  étroite  et  paisible  pour  hupielle  je  me 
sentois  ne. 

Le  produit  de  la  Lettre  à  (T Aletnbert  et  de  la 
Nouvelle  Héloïse  avoit  un  peu  remonte''  mes 
finances  (jui  s'étoient  fort  épuisées  à  illeimi- 
tnf;e.  .le  nu'  voyois  environ  mille  écus  devant 
moi.  \a  Emile  ^  aucpiel  je  m'étois  mis  tout  de  bon 
quand  j'eus  achevé  \  Héloïse  ^  étoit  fort  avancé; 
et  son  produit  devoit  au  moins  doubler  cette 
somme.  .le  formai  le  projet  de  placer  ce  fonds 


l'ARTIE    n,    LIVRE    X.  39^ 

tic  inanière  à  me  faire  une  petite  rente  viagère 
qui  pût,  avec  ma  copie,  me  faire  subsister  sans 
plus  écrire.  J'avois  encore  deux  ouvrages  sur  le 
cîianticr.  Le  premier  étoit  mes  Institutions  po- 
litiques. J'examinai  l'état  de  ce  livre  ,  et  je  trou- 
vai qu'il  deinaudoit  encore  plusieurs  années  de 
travail.  Je  n'eus  pas  le  courage  de  poursuivre  et 
d'attendre  qu'il  fût  achevé  pour  exécuter  ma  ré- 
solution. Ainsi,  renonçant  à  cet  ouvrage,  je 
résolus  d'en  tirer  ce  qui  pouvoit  se  détacher, 
puis  de  brûler  tout  le  reste;  et,  poussant  ce  tra- 
vail avec  zèle ,  sans  interrompre  celui  de  \  Emile  y 
je  mis ,  en  moins  de  deux  ans ,  la  dernière  main 
au  Contrat  Social. 

Restoit  le  Dictionnaire  de  musique.  C  étoit  un 
travail  de  manrruvre  qui  pouvoit  se  faire  en  tout 
temps,  et  qui  n'avoit  pour  objet  qu'un  produit 
pécuniaire.  Je  me  réservai  de  l'abandonner  ou 
de  l'achever  à  mon  aise,  selon  que  mes  autres 
ressources  rassemblées  me  rcndroient  celle-là 
nécessaire  ou  superflue.  A  l'égard  de  la  Morale 
^e/2«V^V<?,  dont  l'entreprise  étoit  rcstéeen  esquisse, 
je  l'abandonnai  totalement. 

Gomme  j'a vois  en  dernier  projet ,  si  je  pouvois 
me  passer  de  la  copie,  celui  de  m'éloigner  tout- 
à-fait  de  Paris  ,  où  l'affluence  des  survenants  rcn- 
doitmasubsistance  coûteuse, et  m'ùtoit  letenips 
d'y  pourvoir  ;  pour  prévenir  dans  ma  retraite 
l'ennui  dans  lequel  on  dit  que  tombe  un  auteur 
quand  il  a  quitté  la  plume,  je  me  réscrvois  une 
occupation  cpii  pût  remplir  le  vide  de  ma  soli- 


396  LES   CONFESSIONS, 

tilde,  sans  me  tenter  de  plus  rien  faire  imprimer 
de  mon  vivant.  Je  ne  sais  par  quelle  fantaisie 
Rey  me  pressoit  depuis  lono-tenips  d'écrire  les 
mémoires  de  ma  vie.  Quoi(pi  ils  ne  lussent  pas 
jusqu'alors  fort  intéressants  par  les  faits,  je  sen- 
tis qu  ils  pouvoient  le  devenir  par  la  franchise 
que  j  etois  capable  d'y  mettre;  et  je  résolus  d'en 
faire  un  ouvrage  unique  par  une  véracité  sans 
exemple  ,  afin  qu'au  moins  une  fois  on  put  voir 
réellement  un  homme  tel  qu'il  étoit  en  dedans. 
J  avois  toujours  ri  de  la  fausse  naïveté  de  Montai- 
gne, qui ,  faisant  semblant  d'avouer  ses  défauts, 
a  grand  soin  de  ne  s'en  donner  (jue  d'aimables; 
tandis  (pie  je  sentois,  moi,  (pii  me  suis  cru  tou- 
jours, et  qui  me  crois  encore,  à  tout  prendre,  le 
meilleur  des  hommes,  qu'il  n'y  a  point  d'inté- 
rieur humain ,  si  pur  qu'il  puisse  être  ,  qui  ne 
recèle  quelque  vice  odieux.  Je  savois  qu'on  me 
peignoit  dans  le  publie  sous  des  traits  si  peu  sem- 
blables aux  miens,  et. quelquefois  si  difformes, 
que  ,  malgré  le  mal,  dont  je  ne  voulois  rien 
taire,  je  ne  pouvois  que  gagner  encore  à  me 
montrer  tel  que  j'étois.  D'ailleurs,  cela  ne  se 
pouvant  faire  sans  laisser  voir  aussi  d'autres  gens 
tels <[u  ils  étoient,  et  par  eonséipient  cet  ouvrage 
ne  ]>()iivant  paroitre  qu  aj)rès  ma  mort  et  celle 
de  beaucoup  d  autres,  cela  m  enhardissoit  da- 
vantage à  faire  nu\s  confessions  ,  dont  jamais  je 
ii'aurois  à  roii{;ir  «levant  j)crsf)nn(\  ,]c.  résolus 
donc  de  consacrer  mes  loisirs  à  bien  exécuter 
cette  entreprise;  et  je  me  mis  à  recueillir  les  let- 


PARTIE   II,   LIVRE    X.  Sgj 

très  et  papiers  qui  pouvoient  guider  ou  réveiller 
ma  mémoire ,  regrettant  fort  tout  ce  que  j  avois 
déchiré  ,  brûlé ,  perdu  jusqu'alors. 

Ce  projet  de  retraite  absolue ,  un  des  plus  sen- 
sés que  j'eusse  jamais  faits ,  étoit  fortement  em- 
preint dans  mon  esprit;  et  déjà  je  travaillois  à 
son  exécution ,  quand  le  ciel ,  qui  me  pi^éparoit 
une  autre  destinée ,  me  jeta  dans  un  nouveau 
tourbillon. 

Montmorency,  cet  ancien  et  beau  patrimoine 
de  l'illustre  maison  de  ce  nom ,  ne  lui  appartient 
plus  depuis  la  confiscation  :  il  a  passé,  par  la 
sœur  du  duc  Henri ,  dans  la  maison  de  Gondé, 
qui  a  changé  le  nom  de  Montmorency  en  celui 
d'Enguien  ;  et  ce  duché  n'a  d'autre  château  qu'une 
vieille  tour,  où  Ton  tient  les  archives  ,  et  où  se 
fait  l'hommage  des  vassaux.  Mais  on  voitàMont- 
morency  ou  Enguien  une  maison  particulière , 
bâtie  par  Croisât ,  dit  \e pauvre ,  laquelle  ,  ayant 
la  magnificence  des  plus  superbes  châteaux  ,  en 
mérite  et  en  porte  le  nom.  L'aspect  imposant  de 
ce  bel  édifice,  la  terrasse  sur  laquelle  il  est  bâti, 
sa  vue ,  unique  peut-être  au  monde ,  son  vaste 
salon  peint  d'une  excellente  main,  son  jardin 
planté  par  le  célèbre  Le  Nostre,  tout  cela  forme 
un  tout  dont  la  majesté  frappante  a  pourtant  je 
ne  sais  quoi  de  simple  qui  soutient  et  nourrit 
l'admiration.  M.  le  maréchal -duc  de  Luxem- 
bourg, qui  occupoit  alors  cette  maison,  venoit 
tous  les  ans  dans  ce  pays,  où  jadis  ses  pères 
étoient  les  maîtres,  passer,  en  deux  fois,  cin<j 


398  LES   CONFESSIONS. 

OU  six  semaines  comme  simple  habitant ,  mais 
avec  un  éclat  (|ui  ne  déjïénéroit  point  de  Tan- 
cienne  splendeur  de  sa  maison.  Au  premier 
voyaj^e  qu'il  y  fit,  depuis  mon  établissement  à 
Montmorency,  M,  et  madame  la  maréchale  en- 
voyèrent un  valet-de-<bambre  me  faire  compli- 
ment de  leur  part,  et  m  inviter  à  souper  chez 
eux  toutes  les  fois  que  cela  me  feroit  plaisir.  A 
chaque  fois  qu  ils  revinrent ,  ils  ne  manquèrent 
point  de  réitérer  le  même  compliment  et  la 
même  invitation.  Cela  me  raj)p(  loit  madame 
de  Beuzenval  m'envoyant  din(  r  à  1  ofHcc.  I^es 
temps  étoient  chanp,és,  mais  j  étois  demeuré  le 
même.  .le  ne  voulois  point  qu  on  m'envoyât  dî- 
ner à  l'office,  et  je  me  souciois  peu  de  la  table  des 
grands.  J'aurois  mieux  aimé  (pi'ils  me  laissas- 
sent pour  ce  que  j'étois,  sans  me  fêter  et  sans 
m'avilir.  Je  répondis  honnêtement  et  respec- 
tueusement aux  politesses  de  M.  et  madame  de 
Luxembourg;  mais  je  n'acceptai  point  leuis  ol- 
frcs;  et,  tant  mes  incommodités  (|ue  mon  liii- 
meur  timide  et  mon  end^arras  a  parlei-  me  fai- 
sant frémir  à  la  seule  idée  de  me  présenter  dans 
une  assemblée  de  gens  de  la  cour,  je  n'allai  j)as 
même  au  château  faire  une  visite  de  remercie- 
ment, <pioi([ue  je  comprisse  assez  (jue  cctoit  ce 
quOii  «lierchoit,  et  que  tout  cet  empressement 
éloit  plutôt  une  affaire  de  curiosité  (pie  de  bien- 
veillance. 

Cependant  les  avances  continuèrent ,  et  allè- 
rent même  eu  augnicutaut.  ^ladauie  la  comtesse 


PARTIE    II,   LIVRE    X.  Sqq 

de  Boufflei  S  ,  qui  étoit  fort  liée  avec  madame  la 
maréchale  ,  étant  venue  à  Montmorency  ,  en- 
voya savoir  de  mes  nouvelles  et  me  proposer  de 
me  venir  voir.  Je  répondis  comme  je  devois  , 
mais  je  ne  démarrai  point.  Au  voyage  de  pâques 
de  l'année  suivante  i  ySg  ,  le  chevalier  de  Loren- 
zy ,  qui  étoit  de  la  cour  de  M.  le  prince  de  Conti 
et  de  la  société  de  madame  de  Luxemhourg , 
vint  me  voir  plusieurs  fois;  nous  fîmes  connois- 
sance  :  il  me  pressa  d'aller  au  château  ,  je  n'en 
fis  rien.  Enfin  ,  un  après-midi  que  je  ne  songeois 
à  rien  moins ,  je  vis  arriver  M.  le  maréchal  de  Lu- 
xemhourg  suivi  de  cinq  ou  six  personnes.  Pour 
lors  il  n  y  eut  plus  moyen  de  m'en  dédire  ,  et  je 
ne  pus  éviter,  sous  peine  détre  un  arrogant  et 
un  mal  appris ,  de  lui  rendre  sa  visite  et  d'aller 
faire  ma  cour  à  madame  la  maréchale ,  de  -la 
part  de  laquelle  il  m'avoit  comblé  des  choses  les 
plus  obligeantes.  Ainsi  commencèrent ,  sous  de 
funestes  auspices ,  des  liaisons  dont  je  ne  pus 
plus  long-temps  me  défendre,  mais  qu'un  pres- 
sentiment secret  me  fit  redouter  jusqu'à  ce  que 
j'y  fusse  engagé. 

Je  craignois  excessivement  madame  de  Lu- 
xembourg. Je  savois  qu'elle  étoit  aimable.  Je 
l'avois  vue  plusieurs  fois  au  spectacle  et  chez 
madame  Dupin  ,  il  y  avoit  dix  ou  douze  ans , 
lorsqu'elle  étoit  duchesse  de  Boufflers  et  qu'elle 
brilloit  encore  de  sa  première  beauté.  Mais  elle 
passoit  pour  méchante,  et  dans  une  aussi  giande 
dame  cette  réputation  me  faisoit  trembler.  A 


4oO  LES   CONFESSIONS, 

peine  Teus-je  vue  ,  que  je  fus  subjugué.  Je  la 
trouvai  charmante  ,  de  ce  charme  à  1  épreuve  du 
temps,  le  phis  fait  pour  a(;ir  sur  mon  cour,  .le 
m  attendois  à  lui  trouver  un  entretien  mordant 
et  plein  d'cpigrammes.  Ce  n'étoit  point  cela  ; 
c'étoit  heaucoup  mieux.  La  conversation  de  ma- 
dame de  Luxembourg^  ne  pétille  pas  d'esprit.  Ce 
ne  sont  pas  des  saillies ,  et  ce  n'est  pas  mênie 
proprement  de  la  finesse  ;  mais  c'est  une  délica- 
tesse exquise  qui  ne  frappe  jamais  et  <jui  plaît 
toujours.  Ses  Hatteries  sont  dautant  |)lus  eni- 
vrantes qu'elles  sont  plus  simples  ;  on  diroit 
qu'elles  lui  échappent  sans  qu'elle  y  pense ,  et 
que  c'est  son  cciur  qui  s'épanche,  uniquement 
parce(pi  il  est  trop  renq>ii.  Je  crus  m  apercevoir, 
dès  la  première  visite,  que,  malgré  mon  air 
gauche  et  mes  lourdes  phrases  ,  je  ne  lui  déplai- 
sois  pas.  Toutes  les  femmes  de  la  cour  savent 
vous  persuader  cela  (piand  elles  veulent,  vrai  ou 
non  ;  mais  toutes  ne  savent  pas ,  comme  nuidame 
de  Tjuxemhoiufj ,  vous  rendre  cette  persuasion 
si  douce  ([u  on  ne  s'avise  j)lus  d'en  vouloir  tlou- 
ter.  Dès  le  premier  jour,  ma  conliance  en  elle 
eût  été  aussi  entière  cpi tlle  ne  tarda  pas  dv  le 
devenir,  si  madame  la  duchesse  <le  INlontmo- 
rency,  sa  helle-Hlle  ,  jeune  folle,  assez  mali{^;ne, 
et,  je  pense, un  peu  tracassière,  ne  se  fût  avisée 
de  m  entreprendre;  et ,  tout  au  travers  de  force 
élofjes  de  sa  maman  et  «le  feintes  nj^aceries  pour 
son  propre  eomj)te,  ne  meut  mis  en  doute  si  je 
n'étois  pas  persillé. 


PARTIE   II,   LIVRE    X.  4^1 

•Je  me  serois  peut-être  difficilement  rassuré 
sur  cette  crainte  près  des  deux  dames  ,  si  les  ex- 
trêmes bontés  de  M.  le  maréchal  ne  m'eussent 
confirmé  que  les  leurs  étoient  sérieuses.  Rien  de 
plus  surprenant,  vu  mon  caractère  timide,  que 
la  promptitude  avec  laquelle  je  le  pris  au  mot 
sur  le  pied  d'égalité  où  il  voulut  se  mettre  avec 
mo?"  ^si  ce  n'est  peut-être  celle  avec  laquelle  il  me 
pr't  iiu  mot  lui-même  sur  Tindépendance  abso- 
is.ie  dans  laquelle  je  voulois  vivre.  Persuadés  l'un 
et  l'autre  que  j'avois  raison  d'être  content  de 
mon  état  et  de  n'en  vouloir  pas  changer,  jamais 
ni  lui  ni  madame  de  Luxembourg  n'ont  paru 
s'occuper  un  instant  de  ma  bourse  ou  de  ma. 
fortune,  quoique  je  ne  pusse  douter  du  tendre 
intérêt  qu'ils  prcnoient  à  moi  tous  les  deux;  ja- 
mais ils  ne  m'ont  proposé  de  place  et  ne  m'ont 
offert  leur  crédit ,  si  ce  n'est  une  seule  fois  que 
madame  de  Luxembourg  parut  désirer  que  je 
voulusse  entrer  à  l'académie  françoise.  J'alléguai 
ma  religion  :  elle  me  dit  que  ce  n'étoit  pas  un 
obstacle ,  ou  qu'elle  s'engageoit  à  le  lever.  Je  ré- 
pondis que,  quelque  honneur  que  ce  fût  pour 
moi  d'être  membre  d'un  corps  si  illustre,  ayant 
refusé  à  M.  de  Tressan ,  et  en  qiielque  sorte  au 
roi   de   Pologne  ,  d'entrer  dans  l'académie  de 
Nancy,  je  ne  pouvois  plus  honnêtement  entrer 
dans  aucune.  Madame  de  Luxembourg  n'insista 
pas ,  et  il  n'en  fut  plus  reparlé.  Cette  simplicité 
de  commerce  avec  de  si  grands  seigneurs,  et  qui 
pouvoient  tout  en  ma  faveur,  M.  de  Luxem- 

i-i.  ^6 


4o2  LES    CONFESSIONS. 

bourg  étant  et  méritant  bien  d'être  l'ami  parti- 
culier du  roi;  cette  simplicité,  dis-je,  faisoit  un 
bien  singulier  contraste  avec  les  continuels  sou- 
cis, non  moins  importuns  qu'ofiieieux,  des  amis 
protecteurs  que  je  venois  de  quitter ,  et  ([ui 
cherchoient  moins  à  me  servir  qu'à  m'avilir. 

Quand  M.  le  maréchal  m'étoit  venu  voir  à 
Mont-Louis ,  je  l'avois  reçu  avec  peine ,  lui  et 
sa  suite,  dans  mon  unique  chambre,  non  par- 
ceque  je  lus  obligé  de  le  faire  asseoir  au  milieu 
de  mes  assiettes  sales  et  de  mes  pots  ébréchés , 
mais  parceque  mon  plancher  pourri  Kunboit 
<în  ruine ,  et  que  je  craignois  que  le  poids  de  sa 
suite  ne  l'effondràt  tout-à-fait.  Moins  occupé  de 
mon  propre  danger  cpic  de  celui  ({ue  1  alïabilité 
de  ce  bon  seigneur  lui  faisoit  courir,  je  me  hâ- 
tai de  le  tirer  de  là,  pour  le  mener,  malgré  le 
froid  qu'il  faisoit  encore,  à  mon  donjon  tout 
ouvert  et  sans  cheminée.  Quand  il  y  fut ,  je  lui 
dis  la  raison  qui  m'avoit  engagé  à  l'y  conduire  : 
il  la  redit  à  madame  la  maréchale;  et  l'un  et 
l'autre  me  pressèrent,  en  attendant  qu'on  rcfe- 
roit  mon  platicher,  d'accepter  un  logcnuMit  au 
château,  ou  ,  si  je  l'aimois  mieux,  dans  un  édi- 
fice isolé  qui  étoit  au  milieu  du  parc,  et  qu'on 
appeloit  le  petit  château.  Cette  demeure  en- 
thautée  mérite  qu'on  en  parle. 

Le  parc  ou  jardin  de  Montmorency  n'est  pas 
en  plaine  comme  celui  île  la  flluvrette.  Il  est 
inégal,  montueux,  mêlé  de  collines  et  d'eufon- 
ceuïcnts,  dont  l'habik'  aitistc  a  tiré  parti  pour 


PABTIE   II,   LIVRE   X.  4o3 

varier  les  Jjosqucts ,  les  ornements ,  les  eaux ,  les 
points  de  vue,  et  multiplier,  pour  ainsi  dire,  à 
force  d'art  et  de  génie,  un  espace  en  lui-même 
assez  resserré.  Ce  parc  est  couronné  dans  le  haut 
par  la  terrasse  et  le  château  ;  dans  le  bas  il  forme 
une  gorge  qui  s'ouvre  et  s'élargit  vers  la  vallée , 
et  que  remplit  une  grande  pièce  d'eau.  Entre 
l'orangerie  qui  occupe  cet  élargissement,  et  cette 
pièce  d'eau  entourée  de  coteaux  bien  décorés, 
de  bosquets  ,  et  d'arbres ,  est  le  petit  château 
dont  j'ai  parlé.  Cet  édifice  et  le  terrain  qui  Fen- 
toure  appartenoient  jadis  au  célèbre  Le  Brun , 
qui  se  plut  à  le  bâtir  et  décorer  avec  ce  goût 
exquis   d'ornements  et  d'architecture  dont  ce 
grand  peintre  s'étoit  nourri.  Ce  château  ,  depuis 
lors,  a  été  rel:fâti,  mais  toujours  sur  le  dessin 
du  premier  maître.  Il  est  petit ,  simple,  mais  élé- 
gant. Comme  il  est  dans  un  fond,  entre  le  bas- 
sin de  l'orangerie  et  la  grande  pièce  d'eau ,  par 
conséquent  sujet  à  l'humidité  ,  on  la  percé  dans 
son  milieu  d'un  péristyle  à  jour,  entre  deux  éta- 
ges de  colonnes,  par  lequel  l'air,  jouant  dans 
tout  l'édifice,  le  maintient  sec  malgré  sa  situa- 
tion. Quand  on  regarde  ce  bâtiment  de  la  hau- 
teur opposée  qui  lui  fait  perspective,  il  paroît 
absolument  environné  d'eau,  et  l'on  croit  voir 
une  île  enchantée,  ou  la  plus  jolie  des  trois  îles 
Borromées  ,  appelée    Isola  hella  ,  dans  le  lac 
Major. 

Ce  fut  dans  cet  édifice  solitaire  qu'on  me  don- 
na le  choix  des  quatre  appartements  complets 

26. 


4o4  LES   COISFESSION5. 

qu'il  contient,  outre  le  rez-de-chaussée  composé 
d'une  salle  de  bal,  d'une  salle  de  billard,  et  d'une 
cuisine.  Je  pris  le  plus  petit  et  le  plus  simple, 
au-dessus  de  la  cuisine ,  que  j  eus  aussi.  Il  étoit 
d'une  propreté  charmante ,  rameublcment  en 
étoit  blanc  et  bleu.  C'est  dans  cette  profonde  et 
délicieuse  solitude,  qu'au  milieu  des  bois  et  des 
eaux  ,  aux  concerts  des  oiseaux  de  toute  espèce, 
au  parfum  de  la  fleur  d'oranjje ,  je  composai , 
dans  une  continuelle  extase,  le  cinquième  livre 
de  l'Emile,  dont  je  dus  en  (grande  partie  le  colo- 
ris assez  frais  à  limpression  du  local  où  je  lécii- 
vois. 

Avec  quel  empressement  je  courois  tous  les 
matins,  au  lever  du  soleil,  respirer  un  air  em- 
baumé sur  le  péristyle  !  Quel  boi>  café  au  lait  j'y 
prenois  tête  à  tète  avec  ma  Thérèse  !  Ma  chatte 
et  mon  chien  nous  faisoient  conqiagnie.  Ce  t>cul 
cortège  m'eût  sufh  pour  toute  ma  vie  ,  sans 
éprouver  jamais  un  moment  d'ennui.  J'étois  là 
dans  le  paradis  terrestre  ;  j'y  vivois  avec  autant 
d  innocence,  et  j'y  {^oîitois  le  même  bonheur. 

Au  voya()e  de  juillet,  M.  et  madame  de  Luxeiu- 
bourg  me  marquèrent  tant  d'attention ,  et  me 
firent  tant  de  caresses,  que,  logé  chez  eux  et 
comblé  de  leurs  bontés,  je  ne  pus  moins  faire 
que  dy  répondre  en  les  voyant  assidunuMit.  .1c 
ne  les  quittois  prescjue  point  :  j'allois  le  m;Uin 
faire  ma  cour  à  madame  la  maréchale,  j'y  dî- 
nois  ;  j'allois  l'après-midi  me  promener  avec 
M.  le  maréchal  \  mais  je  n'y  souj)uis  ]»as,  à  cause 


PARTIE    II,    LIVRE   XJ  /joS 

du  Pfrand  monde,  et  qu'on  y  soupoit  trop  tard 
pour  moi.  Jusqu alors  tout  étoit  convenable,  et 
il  n'y  avoit  poinlt  de  mal  encore ,  si  j'avois  su  m'en 
tenir  là.  Mais  je  n'ai  jamais  su  garder  un  milieu 
dans  mes  attachements,  et  remplir  simplement 
des  devoirs  de  société  :  j'ai  toujours  été  tout  ou 
rien.  Bientôt  je  fus  tout;  et,  me  voyant  fêté, 
gâté  par  des  personnes  de  cette  considération  , 
je  passai  les  bornes,  et  me  pris  pour  eux  d'une 
amitié  qu'il  n  est  permis  d'avoir  que  pour  ses 
égaux,  .l'en  mis  toute  la  familiarité  dans  mes 
manières,  tandis  qu'ils  ne  se  relâchèrent  jamais, 
dans  les  leurs,  de  la  politesse  à  laquelle  ils  m'a- 
voicnt  accoutumé.  Je  n'ai  pourtant  jamais  été 
très  à  mon  aise  avec  madame  la  maréchale. 
Quoique  je  ne  fusse  pas  parfaitement  rassuré 
sur  son  caractère,  je  le  redoutois  moins  que  son 
esprit;  c'étoit  par-là  sur-tout  qu'elle  m'en  impo- 
soit.  Je  savois  qu'elle  étoit  difficile  en  conversa- 
tions ,  et  qu'elle  avoit  droit  de  l'être;  je  savois 
que  les  femmes  ,  et  sur-tout  les  grandes  dames, 
veulent  absolument  être  am«sécs,  qu'il  vaudroit 
mieux  les  offenser  que  de  les  ennuyer;  et  je  ju- 
gcois,  par  ses  commentaires  sur  ce  quavoient 
dit  les  gens  qui  vcnoient  de  partir,  de  ce  qu'elle 
devoit  penser  de  mes  })alourdises.  Je  m'avisai 
d'un  supplément  pour  me  sauver  auprès  d'elle 
l'embarras  de  parlera  ce  fut  de  lire.  Elle  avoit 
ouï  parler  de  la  Julie;  elle  savoit  qu'on  l'inqDri- 
inoit  ;  elle  marqua  de  l'empressement  de  vois 
cet  ouvrage  ;  j'offris  de  le  lui  lire  ;  elle  accepta* 


4o6  LES   CONFESSIONS. 

'J'ous  les  matins  jo  me  rendois  chez  elle  sur  les 
dix  heures  ;  M.  de  Luxemhourg  y  venoit  :  on  fer- 
nioit  la  porte.  Je  iisois  à  côté  de  son  lit ,  et  je 
compiisàrii  si  bien  mes  lectures,  qu'il  y  en  auroit 
eu  pour  tout  le  voya(je,  quand  nicmo  il  iî  auroit 
pas  été  interrompu  (i).  Le  succès  de  cet  expé- 
dient passa  mon  attente.  Madame  de  Luxem- 
hourf^  s'en(Toua  de  la  Julie  et  de  son  auteur  ;  elle 
ne  parloit  que  de  moi,  ne  s'occuj)oit  que  de  moi, 
me  disoit  des  douceurs  toute  la  journée,  nVem- 
hrassoit  dix  fois  le  jour.  Elle  voulut  que  j  eusse 
toujours  ma  place  à  table  à  côté  d  elle;  et,  ((uand 
quelques  seijyneursvoul oient  prendre  cette  place, 
elle  leur  disoit  que  c'étoit  la  mienne ,  et  les  fai- 
soit  mettre  ailleurs.  On  peut  ju{T;er  de  l'impres- 
sion que  ces  manières  charmantes  laisoient  sur 
moi,  que  les  moindres  marques  d'affection  sub- 
juguent. Je  m'attachois  réellement  à  elle ,  à  pro- 
portion de  l'attachement  qu'elle  me  témoi{;noit. 
Toute  ma  crainte,  en  voyant  cet  enj^oueinent , 
et  me  sentant  si  peu  d  agrément  dans  l'esprit 
pour  le  soutenir,  étoit  cpiil  ne  se  changeât  en 
dégoût;  et,  malheureusement  potu'  moi,  cette 
crainte  ne  fut  que  trop  bien  fondée. 

Il  falloit  qu'il  y  eût  une  opposition  naturelle 
entre  son  tour  d'esprit  et  le  mien ,  ])uis([ue,  in- 
dépendamment des  foules  de  baloiu'dises  ((ui 
m'échappoient  à  chaque  instant  dans  laconver- 

(i)  T^a  perle  (rniic  (grande  bataillo,  qui  afUigca  hcaii- 
coiip  le  roi,  força  M.  <le  Luxcmbourjj  de  retourner  pré- 
cipiiaiiime«it  ii  la  cour. 


PARTIE    II,    LIVRE    X.  4<^7 

sation ,  dans  mes  lettres  iiieme,  et  lorsque  j'étois 
le  mieux  avec  elle,  il  se  tiouvoit  des  choses  qui 
lui  déplaisoient ,  sans  que  je  pusse  imaginer 
pourquoi.  Je  n'en  citerai  qu'un  exemple  ,  et  j'en 
pourrois  citer  vingt.  Elle  sut  que  je  faisois  pour 
madame  d'Houdetot  une  copie  de  l'Héloïse,  à 
tant  la  pa^e  :  elle  en  voulut  avoir  une  sur  le 
même  pied.  Je  la  lui  promis;  et,  la  mettant  par- 
là  du  nombre  de  mes  pratiques,  je  lui  écrivis 
dans  une  de  mes  lettres  quelque  chose  d'obli- 
geant et  d'honnête  à  ce  sujet;  du  moins  telle 
étoit  mon  intention.  Voici  sa  réponse,  qui  me 
fit  tomber  des  nues  (liasse  G,  n°  ^3). 

A  Versailles,  ce  mardi. 

«  Je  suis  ravie,  je  suis  contente;  votre  lettre 
«  m'a  fait  un  plaisir  infini,  et  je  me  presse  pour 
«  vous  le  mander  et  pour  vous  en  remercier. 

«Voicilespropres  termes  de  votre  lettre:  Quoi- 
«  que  vous  sojez  sûrement  une  très  bonne  pra- 
«  tique,  je  me  fais  quelque  peine  de  prendre  votre 
i<  argent:  régulièrement  ce  seroit  à  moi  de  payer 
«<  le  plaisir  que  faurois  de  travailler  pour  vous. 
«  Je  ne  vous  en  dis  pas  davantage.  Je  me  plains 
«  de  ce  que  vous  ne  me  parlez  jamais  de  votre 
"  santé.  Rien  ne  m'intéresse  davantage.  Je  vous 
«  aime  de  tout  mon  cœur;  et  c'est,  je  Vous  as- 
ti sure,  bien  tristement  ([ue  je  vous  le  mande, 
«  car  j'aurois  bien  du  plaisir  à  vous  le  dire  moi- 
«  même.  M.  de  Luxembourg  vous  aime  et  vous 
«  embrasse  de  tout  son  cœur.  » 


4o8  LES   CONFESSIONS. 

En  recevant  cette  lettre,  je  me  hâtai  dV  ré- 
pondre, en  attendant  plus  ample  examen  ,  pour 
protester  contre  toute  interprétation  désobli- 
geante; et,  après  nVêtre  occupé  quelques  jours  à 
cet  examen  avec  1  inquiétude  qu  on  peut  conce- 
voir, et  toujours  sans  y  rien  comprendre,  voici 
quelle  fut  enfin  ma  dernière  réponse  à  ce  sujet  : 

A  Montmorency,  le  8  décembre  ijSg. 

"  Depuis  ma  dernière  lettre,  j'ai  examiné  cent 
<;  et  cent  fois  le  passag^c  en  question.  Je  l'ai  con- 
II  sidéré  par  son  sens  propre  et  natuiel:  je  l'ai 
«  con^iidéré  par  tous  les  sens  qu  on  peut  lui  don- 
<(  ner,  et  je  vous  avoue  ,  madame  la  maréchale, 
«  que  je  ne  sais  plus  si  c'est  moi  qui  vous  dois 
«  des  excuses,  ou  si  ce  n'est  point  vous  qui  m'en 
<c  devez.  « 

Il  y  a  maintenant  dix  ans  que  ces  lettres  ont  été 
écrites.  J'y  ai  souvent  repensé  depuis  ce  tenq)s- 
là;  et,  telle  est  encore  aujourdhui  ma  stupidité 
sur  cet  article,  que  je  n'ai  pu  parvenir  à  sentir 
ce  qu'elle  avoit  pu  trouver  dans  ce  passane ,  je 
ne  dis  pas  d'offensant,  mais  même  qui  put  lui 
déplaire. 

A  propos  oc  cet  exemplaire  manuscrit  de  lllé- 
loïse,  que  voulut  avoir  madame  de  T>u\eud)()ur{j, 
je  dois  dire  ici  ce  (pie  j  iuia};inai  pour  lui  donner 
quelque  avantage  manpié  (pii  le  distinguât  de 
tout  autre.  J'avois  écrit  à  part  les  Aventures  de 
milord  Edouard,  et  j'avois  balancé  lonj^-temps 


PARTIE   II,   LIVRE   X.  4^9 

à  les  insérer,  soit  en  entier,  soit  par  extrait ,  dans 
cet  ouvrage  ,  où  elles  paroissent  manquer.  Je  me 
déterminai  enfin  à  les  retrancher  tout-à-fait , 
parceque,  n'étant  point  du  ton  de  tout  le  reste, 
elles  en  auroicnt  fifâté  la  touchante  simplicité. 
J'eus  une  autre  raison  l)ien  plus  forte  quand  je 
connus  madame  de  Luxembourg.  C'est  qu'il  y 
avoit  dans  ces  Aventures  une  marquise  romaine 
d'un  caractère  très  odieux ,  dont  quelques  traits, 
sans  lui  être  applicables  ,  auroient  pu  lui  être 
appliqués  par  ceux  qui  ne  la  connoissoient  que 
de  réputation.  Je  me  félicitai  donc  beaucoup  du 
parti  que  j  avois  pris,  et  m'y  confirmai.  Mais, 
dans  l'ardent  désir  d'enrichir  son  exemplaire  de 
quelque  chose  qui  ne  fût  dans  aucun  autre , 
n  allai-je  pas  songer  à  ces  malheureuses  Aven- 
tures, et  former  le  projet  d  en  faire  l'extrait  pour 
l'y  ajouter.  Projet  insensé,  dont  on  ne  peut  ex- 
pliquer l'extravagance  que  par  l'invincible  fata- 
lité qui  m'entraînoit  à  ma  perte. 

Quos  vult  perdere  Jupiter  clementat. 

J'eus  la  stupidité  de  faire  cet  extrait  avec  bien 
du  soin  ,  bien  du  travail  ,  et  de  lui  envoyer  ce 
morceau  comme  la  plus  belle  chose  du  monde  ; 
en  la  prévenant,  comme  il  étoit  vrai ,  que  j'avois 
brûlé  l'original ,  <juc  l'extrait  étoit  pour  elle  seule, 
et  ne  scroit  jamais  vu  de  personne  ,  à  moins 
qu'elle  ne  le  montrât  elle-même  ;  ce  qui ,  loin  de 
lui  prouver  ma  prudence  et  ma  discrétion ,  com- 
me je  croyois  faire,  n'étoit  que  l'avertir  du  juge- 


4lO  LES   COrCFESSIONS. 

ment  que  je  portois  moi-même  sur  1  application 
des  traits  dont  elle  auroit  pusolïcnser.  Mon  im- 
bécillité fut  telle,  que  je  ne  doutois  pas  quelle 
ne  fût  enchantée  de  mon  procède.  Elle  ne  me  fit 
pas  là-dessus  les  grands  compliments  (|uc  j  en 
attendois  ,  et  jamais  ,  à  ma  très  (grande  surprise, 
elle  ne  me  parla  du  cahier  que  je  lui  avois  en- 
voyé. Pour  moi ,  toujours  charmé  de  ma  con- 
duite dans  cette  afiairc ,  ce  ne  fut  <  jue  lon{)-tcmps 
après  que  je  ju[][eai ,  sur  d'autres  indices  ,  de  l'ef- 
fet qu'elle  avoit  produit. 

J'eus  encore ,  en  faveur  <lc  son  manuscrit ,  ime 
autre  idée  plus  raisonnal)le  ,  mais  qui,  par  des 
effets  plus  éloif^nés  ,  ne  m'a  (juère  été  plus  avaii- 
taj^euse  ;  tant  tout  concourt  à  l'œuvre  de  la  des- 
tinée quand  elle  appelle  un  houîme  au  malheur, 
.le  pensai  dorncr  ce  manuscrit  des  (.Icssins  des 
estampes  de  la  Julie^  les(|U(;ls  dessins  se  trouvè- 
rent être  du  même  format  que  le  manuscrit.  Je 
demandai  à  Goindet  ces  dessins ,  qui  m'appar- 
tcnoient  à  toutes  sortes  de  titres,  et  (fautant 
plus  que  je  lui  avoisj^vljandomié  le  j)roduit  des 
planches,  lesqiKîiles  nirent  un  friand  débit.  Coin- 
dci  est  aussi  rusé  que  je  le  suis  peu.  A  force  de 
se  faire  demander  ces  dessins  ,  il  parvint  à  savoir 
ce  <|u<'  j'en  voulois  faire.  Alors,  sous  préttxle 
tfajoiKci"  (picltjues  ornements  à  ces  dessins,  il 
se  les  lit  laisser,  et  finit  par  les  présciihr  lui- 
même. 

Ego  vcrsicuIo!i  fcci,  tidit  aller  liuaores. 


PARTIE   II,   LIVRE   X.  /[It 

Cela  acheva  de  1  introduire  à  l'hôtel  du  Luxem- 
hourg  sur  un  certain  pied.  Depuis  mon  étahlisse- 
ment  au  petit  château,  ilmy  venoitvoirtrès  sou- 
vent, et  toujours  dès  le  matin,  sur-tout  quand 
M.  et  madame  de  Luxemhourj^  ctoient  à  Mont- 
morency. Celafaisoit  que,  pour  passer  avec  lui  la 
journée  ,  je  n'allois  point  au  château.  On  me  re- 
procha des  ahsences  :  j'en  dis  la  raison.  On  me 
pressa  d'amener  M.  Coindet  ;  je  le  fis  :  c'étoit  ce 
que  le  drôle  avoit  cherché.  Ainsi,  grâces  aux. 
hontes  excessives  qu'on  avoit  pour  moi,  un  com- 
mis de  M.  Thelusson ,  qui  vouloit  hien  lui  donner 
quelquefois  sa  tahle  quand  il  n  avoit  personne  à 
dîner ,  se  trouva  tout  d  un  coup  admis  à  celle  d  un 
maréchal  de  France,  avec  les  princes,  les  duches- 
ses ,  et  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  grand  à  la  cour.  Je 
n'ouhlierai  jamais  qu  un  jour,  qu'il  étoit  ohligé 
de  retourner  à  Paris  de  honne  heure ,  M.  le  ma- 
réchal dit  après  le  dîné  à  la  compagnie  :  Allons 
nous  promener  sur  le  chemin  de  St. -Denis,  nous 
accompagnerons  M.  Coindet.  Le  pauvre  garçon 
n'y  tint  pas  ;  sa  tête  s'en  alla  tout-  à  -fait.  Pour 
moi,  j'avois  le  cœur  si  ému,  que  je  ne  pus  dire 
un  seul  mot.  Je  suivois  par  derrière,  pleurant 
comme  un  enfant,  et  mourant  d'envie  de  haiser 
les  pas  de  ce  bon  maréchal  :  mais  la  suite  de  cette 
histoire  de  copie  m'a  fait  anticiper  ici  sur  les 
temps.  Reprenons -les  dans  leur  ordre  ,  autant 
que  nia  mémoire  me  le  permettra. 

Sitôt  que  la  petite  maison  de  Mont-T.ouis  fut 
prête,  je  la  fis  meuhler  proprement ,  simplement,, 


4r3  LES   COÎSFESSTOKS. 

et  retournai  m'y  établir  ,  ne  pouvant  renoncer  à 
cette  loi  que  je  nietois  faite  en  quittant  iHcrnii- 
tage  d'avoir  toujours  mon  logement  à  moi  ;  mais 
je  ne  pus  me  résoudre  non  plus  à  quitter  mon  ap- 
partement du  petit  château.  .Icn  gardai  la  clef, 
et,  tenant  beaucoup  aux  jolis  déjeunes  du  péri- 
style, j'allois  souvent  y  coucher  ,  et  j'y  passois 
quelquefois  deux  ou  trois  jours ,  connue  à  une 
maison  de  campagne.  J'étois  peut-être  alors  le 
particulier  de  l'Europe  le  mieux  et  le  plus  agréa- 
blement logé.  Mon  hôte,  iNI.  Mathas,  quiéloit  le 
meilleur  honnue  du  monde ,  m'avoit  absolu- 
ment laissé  la  direction  des  réparations  de  Mont- 
Louis,  et  voulut  que  je  disposasse  de  ses  ouvriers, 
sans  même  qu'il  s'en  mêlât.  Je  trouvai  donc  le 
moyen  de  me  faire  d'une  seule  chambre  au  pre- 
mier un  appartement  complet ,  composé  d'une' 
chambre  ,  d'une  antichambre  et  d'une  garde- 
robe.  Au  rez-de-chaussée  étoit  la  cuisine  et  la 
chand)re  de  Thérèse.  Le  donjon  me  servoit  de 
cabinet ,  au  moyen  d'une  bonne  cloison  vitrée  et 
d'une  cheminée  qu'on  y  fit  faire,  ,1e  m  amusai , 
quandj'y  ius,à  orner  la  terrasse  ([Uond)rageoient 
déjà  deux  rangs  déjeunes  tilleuls;  j  y  en  lis  ajou- 
ter deux  pour  faire  un  cabinet  de  verdure;  j'y  fis 
p()S(>r  une'table  et  d(>s  bancs  de  pierre  ;  je  Vrn- 
lourai  de  lilas,  de  serin{;a  ,  de  chèvre-feuille  ;  j  y 
fis  faire  une  belle  plate-bande  de  fleurs  parallèle 
aux  deux  rangs  d'arbres,  et  cette  tcirasse  ,  plus 
élevée  que  celle  du  cbâteau  ,  dont  la  vue  (Moit  du 
inoins  aussi  ])elle,  [  <l  sur  laipiell»'  javois  aj)pri' 


PARTIE  II,    LIVRE   X.  4l3 

voisé  des  multitudes  d'oiseaux ,  ]  me  servoit  de 
salle  de  compagnie  pour  recevoir  M.  et  madame 
de  Luxembourg,  M.  le  duc  de  Villeroy,  M.  le 
prince  de  Tingry ,  M.  le  marquis  d'Armentières, 
madame  la  duchesse  de  Montmorency,  madame 
la  duchesse  de  Boufflers,  madame  la  comtesse  de 
Valentinois,  madame  la  comtesse  de  Boufflers, 
et  beaucoup  d'autres  personnes  de  ce  rang  qui , 
du  château,  ne  dédaignoi^nt  pas  de  faire,  par 
une  montée  très  fatigante ,  le  pèlerinage  de  Mont  : 
Louis.  Je  devois  à  la  faveur  de  M.  et  de  madame 
de  Luxembourg  toutes  ces  visites  ;  je  le  sentois, 
et  mon  cœur  leur  en  faisoit  bien  l'hommage, 
C'est  dans  un  de  ces  transports  d'attendrissement 
que  je  dis  une  fois  à  M.  de  Luxembourg  en  l'em 
brassant  :  Ah  !  M.  le  maréchal,  je  haïssois  les 
grands  avant  que  de  vous  connoître,  et  je  leshais 
davantage  encore,  depuis  que  vous  me  faites  si 
bien  sentir  combien  il  leur  est  aisé  de  se  faire 
adorer. 

Au  reste,  j'interpelle  tous  ceux  qui  m'ont  vu 
durant  cette  époque,  s'ils  se  sont  jamais  aperçus 
que  cet  éclat  m'ait  un  seul  instant  ébloui,  que  la 
vapeur  de  cet  encens  m'ait  porté  à  la  tête;  s'ils 
m'ont  vu  moins  uni  dans  mon  maintien ,  moins 
simple  dans  mes  manières ,  moins  liant  avec  le 
peuple  ,  moins  familier  avec  mes  voisins  ,  moins 
prompt  à  rendre  service  à  tout  le  monde ,  quand 
je  l'ai  pu,  sans  me  rebuter  jamais  des  importuni^ 
tés  sans  nombre  et  souvent  déraisonnables  dont 
j'étois  sans  cesse  accablé.  Si  mon  cœur  m'attiroit 


4l4  î  ES   CONFESSIONS, 

au  château  de  Montmorency  par  mon  sincère 
attachement  pour  les  maîtres,  il  me  ramenoit 
cîc  même  à  mon  voisinajjc  {jouter  les  douceurs 
de  cette  vie  cpale  et  simple,  hors  de  laquelle  il 
n  est  point  de  bonheur  pour  moi.  Thérèse  avoit 
fait  amitié  avec  la  fille  d'un  maçon  mon  voisin, 
nommé  Pilleu  :  je  la  fis  de  même  avec  le  père; 
et ,  après  avoir  le  matin  diné  au  château  ,  non 
sans  gêne,  mais  pour  complaire  à  madame  la 
maréchale,  avec  quel  empressement  je  revcnois 
le  soir  souper  avec  le  bon  homme  l'illeu  et  sa 
famille  ,  tantôt  chez  lui  ,  tantôt  chez  moi  ! 

Outre  ces  deux  logements  ,  j'en  eus  bientôt  un 
troisième  à  riiôtel  de  I.u\em])ourg,  dont  les 
maîtres  me  pressèrent  si  fort  d  aller  les  y  voir 
quelquefois,  que  j'y  consentis  malgré  mon  aver- 
sion pour  Paris ,  où  je  n'avois  été  depuis  ma  re- 
traite àl'IIermitage  que  les  deux  seules  fois  dont 
j'ai  parlé  :  encore  n  y  allois-je  que  les  jours  con- 
venus ,  uniquement  pour  souper  et  m'en  retour- 
ner le  lendemain  matin.  J'eittrois  et  sortois  par 
le  jardin  qui  dounoit  sur  le  boulevard  ,  de  sorte 
que  je  pouvois  dire  avec  la  plus  exacte  vérité 
que  je  n'avois  pas  mis  le  pied  sUr  le  pavé  de 
Paris. 

Au  soin  de  cette  prospérité  passagère  se  pré- 
paroit  de  loin  la  catastrophe  qui  devoit  en  Jiiar- 
fjuer  la  lin.  Peu  de  temps  après  mon  retour  à 
Mont-liouis,  j  y  fis,  et  bien  malj;ré  moi  ccnnme 
à  fordiuaire,  une  nouvelle  counoissance  (pii  fait 
encore  époque  daais  mon  liistoire.  On  jugera 


PARTIE    II,    LIVRE    X.  /^iS 

dans  la  suite  si  cest  en  bien  ou  en  mal.  Cest 
madame  la  marquise  de  Verdelin  ,  ma  voisine, 
dont  le  mari  venoit  d'acheter  une  maison  de 
campagne  à  Soisy,  près  de  Montmorency.  Made- 
moiselle d'Ars  ,  fille  du  comte  d'Ars,  homme  de 
condition  mais  pauvre ,  avoit  épousé  M.  de  Ver- 
delin, vieux,  laid,  sourd  ,  dur, brutal,  jaloux,  ba- 
lafré ,  borgne ,  au  demeurant  bon  homme  quand 
on  savoit  le  prendre,  et  possesseur  de  quinze  à 
vingt  mille  livres  de  rentes,  auxquelles  on  la  ma- 
ria. Ce  mignon  ,  jurant ,  criant,  grondant,  tem- 
pêtant ,  et  faisant  pleurer  sa  femme  toute  la 
journée,   finissoit   toujours  par  faire  ce  qu'elle 
vouloit;  et  cela  pour  la  faire  enrager,  attendu 
qu'elle  savoit  lui  persuader  que  c  étoit  lui  qui  le 
vouloit,  et  que  c'étoit  elle  qui  ne  le  vouloit  pas. 
M.  de  Margency,  dont  j'ai  parlé,  étoit  l'ami  de 
madame,  et  devint  celui  de  monsieur.  Il  y  avoit 
quelques  années  qu'il  leur  avoit  loué  son  châ- 
teau de  Margency,  près  d'Eaubonne  et  d'Andilly, 
et  ils  y  étoient  précisément  durant  mes  amours 
pour  madame  dHoudetot.  Madame  d'Houdetot 
et  madame  de  Verdelin  se  connoissoient  par 
madame  d'Aubeterre,  leur  commune  amie  ;  et 
comme  le  jardin  de  Margency  étoit  sur  le  pas- 
sage de  madame  d'Houdetot  pour  aller  au  Mont- 
Olympe  ,  sa  promenade  favorite  ,  madame  de 
Verdelin  lui  donna  une  clef  pour  passer.  A  hi 
faveur   de  cette  clef,  j'y  passois  souvent  avec 
elle  :  mais  je  n'aimois  point  les  rencontres  im- 
prévues ;  et  quand  madame  de  Verdelin  se  trou- 


4lG  Ï.ES    CONFESSIONS. 

voit  par  hasard  sur  notre  passage,  je  les  laissois 
ensemble  sans  lui  rien  dire,  et  jallois  toujours 
devant.  Ce  procède  peu  fjalant  n'avoit  pas  dû 
me  mettre  en  Ijon  prédicameiit  auprès  dclle. 
Cependant  quand  elle  fut  à  Soisy,  elle  ne  laissa 
pas  de  me  rechercher.  Elle  me  vint  voir  plu- 
sieurs fois  à  Mont-Louis  sans  me  trouver  ;  et 
voyant  que  je  ne  lui  rendois  pas  sa  visite  ,  elle 
s  avisa  ,  pour  m  y  forcer,  de  m'envoyer  des  pots 
de  fleurs  pour  ma  terrasse.  Il  falhit  hien  1  aller 
remercier:  cen  fut  assez;  nous  voilà  liés. 

Cette  liaison  commença  par  être  orageuse, 
comme  toutes  celles  que  je  faisois  malgré  moi. 
11  n'y  régna  même  jamais  un  vrai  calme.  Le 
tour  desprit  de  matlame  de  Verdelin  étoit  par 
trop  antipathique  avec  le  mien.  Les  traits  ma- 
lins et  les  épigrammes  partent  chez  elle  avec 
tant  de  simplicité,  quil  faut  une  attention  con- 
tinuelle ,  et  pour  moi  tiès  fatigante  ,  pour  sentir 
quand  on  est  persiflé.  Une  niaiserie  qui  me  re- 
vient suffira  pour  en  juger.  Son  frère  venoit  (la- 
voir le  commandement  il  une  frégate  en  course 
contre  les  Anglois.  Je  parlois  de  la  nuinièrc  d'ar- 
mer cette  frégate  sans  nuire  à  sa  légèreté.  Oui , 
dit-elle  ,  d'un  ton  tout  uni,  l'on  ne  preiul  de  ca- 
nons que  ce  quil  en  faut  pour  se  battre,  .le  lai 
rarement  oui  parler  en  bien  de  quelqu'un  de  ses 
amis  absents,  sans  glisser  quebjue  mot  à  leur 
charge.  Ce  qu'elle  ne  vovoit  pas  en  ujal ,  elle  \c. 
voyoit  en  ridi(ide,  et  son  ami  Margency  n  étoit 
pas  excepté.  Ce  «pie  je  iiouvois  encore  eu  elle 


PARTIE   II,   LIVRE  X.  ^l-^ 

d'insupportable  étoit  la  gêne  continuelle  de  ses 
petits  envois  ,  de  ses  petits  cadeaux ,  de  ses  petits 
billets ,  auxquels  il  me  falloit  battre  les  flancs 
pour  répondre,  et  toujours  nouveaux  embarras 
pour  remercier  ou  pour  refuser.  Cependant ,  à 
force  de  la  voir  ,  je  finis  par  ni'attacher  à  elle. 
Elle  avoit  ses  cliagrins  ainsi  que  moi.  Les  confi- 
dences réciproques  nous  rendirent  intéressants 
nos  têtes-à-têtes.  Rien  ne  lie  tant  les  cœurs  que 
la  douceur  de  pleurer  ensemble.  Nous  nous 
cherchions  pour  nous  consoler ,  et  ce  besoin 
m'a  souvent  fait  passer  sur  beaucoup  de  cho- 
ses. J'avois  mis  tant  de  dureté  dans  ma  fran-* 
chise  avec  elle,  qu'après  avoir  montré  quelque- 
fois si  peu  d'estime  pour  son  caractère  il  falloit 
réellement  en  avoir  beaucoup  pour  croire  qu'elle 
pût  sincèrement  me  pardonner.  Voici  un  échan- 
tillon des  lettres  que  je  lui  ai  quelquefois  écri- 
tes, et  dont  il  est  à  noter  que  jamais  dans  au- 
cune des  ses  réponses  elle  n'a  paru  piquée  en 
aucune  façon. 

A  Montmorency,  le  5  novembre  1760. 

«  Vous  me  dites,  madame,  que  vous  ne  vous 
"  êtes  pas  bien  expliquée,  pour  me  faire  enten- 
"  dre  que  je  m'explique  mal.  Vous  me  parlez  de 
«votre  prétendue  bêtise,  pour  me  faire  sentir 
«  la  mienne.  Vous  vous  vantez  de  n'être  qu'une 
«  bonne  femme ,  comme  si  vous  aviez  peur  ifêtre 
«prise  au  mot,  et  vous  me  faites  des  excuses 
«pour  m'apprendre  que  je  vous  en  dois.  Oui, 

*4-  27 


4i8  LES   CONFESSIONS. 

«  madame,  je  le  sais  bien  ;  c'est  moi  qui  suis  une 
«(  bête,  un  bon  bomnie  ,  et  pis  encore  s  il  est  pos- 
«  sible  ;  c'est  moi  ([ui  clioisis  mal  mes  termes, 
«  au  dré  d'une  belle  dame  fran(^oise  qui  fait  au- 
«  tant  d'attention  aux  paroles  et  qui  j)arle  aussi 
«  bien  que  vous.  Mais  considérez  queje  les  prends 
u  dans  le  sens  commun  de  la  langue ,  sans  être 
M  au  fait  ou  en  souci  des  lionnêtes  acceptions 
u  qu  ou  leur  donne  dans  les  vertueuses  sociétés 
t<  de  Paris.  Si  quelquefois  mes  expressions  ont 
u  un  tour  équivoque,  je  tâche  que  ma  conduite 
<i  en  détermine  le  sens,  etc.  "  Le  reste  de  la  lettre 
est  à-peu-près  sur  le  même  ton.  Voyez-en  la  ré- 
ponse (  liasse  D,  n°  4  0  ?  ^*  .i"5^  ^^  l'incroyable 
modération  dun  cœur  de  femme  qui  peut  n'a- 
voir pas  plus  de  ressentiment  dune  pareille  let- 
tre que  cette  réponse  n'en  laisse  paroitre,  et 
qu'elle  ne  m'en  a  janmis  témoigné. 

Coindct,  entrant,  hardi  jusquà  l'effronterie, 
et  qui  se  tenoit  continuellement  a  l'affût  de  tous 
mes  amis,  ne  tarda  pas  à  s  introduire  en  mon 
nom  chez  madamede  Verdelin  ,  et  y  lut  ])i{Miiot, 
à  mon  insu,  plus  familier  que  moi-même.  C'étoit 
un  singulier  corps  que  ce  Coindet.  Il  se  préseu- 
toit  de  ma  part  chez  toutes  mes  connoissânces, 
s'y  établissoit,  y  mangeoit  sans  façon.  Trans- 
porté de  zèle  pour  mon  service,  il  ne  parhiit 
jamais  <\r  moi  (pie  les  larnu^s  aux  yeux  ;  mais 
quand  il  me  venoit  voir,  il  gardoit  le  plus  pro- 
fond silence  sur  toutes  ces  liaisons  cl  sur  tout 
ce  (ju'il  savôit  devoir  mintéresser.  Au   lieti  de 


PARTIE    II,    LIVRE   X.  4^^ 

jtne  dire  ce  qu'il  avoit  appris ,  ou  dit ,  ou  vu  qui 
m'intéressoit,  il  m  ccoutoit ,  rn  iuterrogeoit  mê- 
me. Il  ne  savoit  jamais  rien  de  Paris  que  ce  que 
je  lui  en  apprenois  :  enfin ,  quoique  tout  le 
inonde  me  parlât  de  lui ,  jamais  il  ne  me  parloit 
de  personne  :  il  n'étoit  secret  et  mystérieux  qu  a- 
vecsonami.  Mais  laissons,  quantàpresent,  Coin- 
det  et  madame  de  Verdelin  :  nous  y  reviendrons 
dans  la  suite. 

Quelque  temps  après  mon   retour  à  Mont- 
Louis  ,  La  Tour,  le  peintre,  vint  m'y  voir  ,  et 
m'apporta  mon  portrait  en  pastel,  qu'il  avoit 
exposé  au  salon  il  y  avoit  quelques  années.  Il 
avoit  voulu  me  donner  ce  portrait ,  que  je  n'a- 
vois  pas  accepté.  Mais  madame  d'Epinay  ,  qui 
m'avoit  donné  le  sien  et  qui  vouloit  avoircelui-là , 
m'av;oit  engagé  à  le  lui  redemander.  Il  avoit  pris 
du  temps  pour  le  retoucher.  Dans  cet  intervalle 
vint  ma  rupture  avec  madame  d'Epinay;  je  lui 
rendis  son  portrait,  et  n'étant  plus  question  de 
lui  donner  le  mien,  je  le  mis  dans  ma  chambre 
au  petit  château.  M.  de  Luxembourg  l'y  vit,  et 
le  trouva  bien  :  je  le  lui  offris  ;  il  l'accepta ,  je  le 
lui  envoyai.  Ils  comprirent  lui  et  madame  la  ma- 
réchale que  je  serois  bien  aise  d'avoir  les  leurs. 
Ils  les  firent  faire  en  miniature  de  très  bonne 
main  ,  les  firent  enchâsser  dans  une  boîte  à  bon- 
bons de  cristal  de  roche,  montée  en  or,  et  m'en 
firent  le  cadeau  d'une  façon  très  galante,  dont 
je  fus  enchanté.   Madame  de  Luxembourg    ne 
voulut  jamais  consentir  que  son  portrait  occu- 


420  LES   CONFESSIONS. 

pât  le  dessus  de  la  boîte.  Elle  ni'avoit  reproché 
plusieurs  fois  que  jainiois  mieux  M.  de  Luxem- 
bourg <juclle,et  je  ne  m  en  étois  point  défendu, 
parceque  cela  ctoit  vrai.  Elle  me  témoigna  bien 
galamment  ,  mais  bien  clairement  par  cette  fa- 
çon de  placer  son  portrait ,  qu  elle  n  oublioit  pas 
cette  préférence. 

Je  fis,  à-peu-près  dans  ce  même  temps,  une 
sottise  qui  ne  contribua  pas  à  me  conserver  ses 
bonnes  grâces.  Quoique  je  ne  connusse  point  du 
tout  M.  de  Silhouette,  et  que  je  fusse  peu  porté 
à  Taimer,  j'avois  une  grande  opinion  de  son  ad- 
ministration. Lors([uil  commença  d'appesantir 
sa  main  sur  les  financiers ,  je  vis  qu  il  n  entanioit 
pas  son  opération  dans  un  temps  favorable  :  je 
n'en  fis  pas  des  vœux  moins  ardents  pour  son 
succès;  et,  quand  j  appris  qu'il  ctoit  déplacé,  je 
lui  écrivis,  dans  mon  intrépide  étourderie ,  la 
lettre  suivante,  qu'assurément  je  n'entreprends 
pas  de  justifier. 

A  Montmorency,  le  2  décembre  i/Sg. 

"  Daignez, monsieur,  recevoir  riiommaged'un 
«  solitaire  qui  n'est  pas  connu  de  vous,  mais  ([ui 
«vous  estime  pai"  vos  talents,  qui  vous  resj)ecte 
».  par  votre  administration ,  et  (|ui  vous  a  fait 
«  l'honneur  de  croire  qu'elle  ne  vous  resteroit  pas 
«  long-temps.  Ne  pouvant  sauver  IVtat  (|uaux 
«  dejX'ns  de  la  caijilale  <pii  l'a  j)ei(iu  ,  vous  avez 
«bravé  les  cris  «les  {gagneurs  dar(;ent.  Eu  vous 
«  voyant  écraser  ces  misérables  ,  je  vous  enviois 


PARTIE   II,   LIVRE    X.  4^1 

«votre  place;  en  vous  la  voyant  quitter  sans  vous 
«  être  démenti ,  je  vous  admire.  Soyez  content 
«  de  vous ,  monsieur;  elle  vous  laisse  un  hon- 
"  neur  dont  vous  jouirez  lonj^-temps  sans  con- 
i<  current.  Les  malédictions  des  fripons  sont  la 
«  gloire  de  l'homme  juste.  » 

Madame  de  Luxembourg,  qui  savoit  que  j'a- 
vois  écrit  cette  lettre ,  m  en  parla  au  voyage  de 
Pâque  ;  je  la  lui  montrai  ;  elle  en  souhaita  une 
copie;  je  la  lui  donnai  :  mais  j'ignorois  en  la  lui 
donnant  qu'el'e  ctoit  un  de  ces  gagneurs  d'argent 
qui  s'intéressoient  aux  sous-fermes ,  et  qui  a  voient 
fait  déplacer  Silhouette.  On  eût  dit ,  à  toutes  mes 
balourdises,  que  j'all  ois  excitant  à  plaisir  la  haine 
d'une  femme  aimable  et  puissante  ,  à  laquelle , 
dans  le  vrai,  je  m'attachois  davantage  de  jour 
en  jour,  et  dont  j'étois  bien  éloigné  de  vouloir 
m'attirer  la  disgrâce,  quoique  je  fisse,  à  force 
de  gaucheries  ,  tout  ce  qu'il  falloit  pour  cela.  Je 
crois  qu'il  est  assez  superflu  d'avertir  que  c'est 
à  elle  que  se  rapporte  l'histoire  de  l'opiate  de 
M.  Tronchin,  dont  j'ai  parlé  dans  ma  première 
partie  :  l'autre  dame  étoit  madame  de  Mirepoix. 
Elles  ne  m'en  ont  jamais  reparlé ,  ni  fait  le  moin- 
dre 8eml)lant  de  s'en  souvenir  ni  Tune  ni  l'autre; 
mais  de  présumer  que  madame  de  Luxembourg 
ait  pu  l'oublier  réellement,  c'est  ce  qui  meparoît 
bien  difficile ,  quand  même  on  ne  saiyoit  rien 
des  événements  subséquents.  Pour  moi  je  m'é- 
tourdissois  sur  l'effet  de  mes  bêtises  ,  par  le  té- 


422  LES   CONFESSIONS. 

nioigna^je  que  je  me  rendois  de  n'en  avoir  fait 
aucune  à  dessein  de  l'offenser  :  comme  si  jamais 
femme  en  pouvoit  pardonner  de  pareilles ,  même 
avec  la  })las  parfaite  certitude  que  la  volonté  n'y 
a  pas  eu  la  moindre  part. 

Cependant ,  quoiqu'elle  parût  ne  rien  voir,  ne 
rien  sentir  ,  et  que  je  ne  trouvasse  encore  ni  di- 
minution dans  son  empressement ,  ni  clian[;c- 
ment  dan*  ses  manières ,  la  continuation ,  f auf^- 
mcntation  même  d  un  pressentiment  trop  l)ieii 
fondé  me  faisoit  trembler  sans  cesse  que  fennui 
ne  succédât  bientôt  à  cet  enfjouement.  l'ouvois- 
ie  attendre  d'une  si  grande  dame  une  constance 
à  l'épreuve  de  mon  peu  d'adresse  à  la  soutenir? 
Je  ne  savois  pas  même  lui  cacher  ce  pressenti- 
ment sourd  qui  m'inquiétoit,  et  ne  me  rendoit 
que  plus  maussade.  On  en  juf^era  par  la  lettre 
suivante  ,  qui  contient  une  bien  singulière  pré- 
diction. 

N.  B.  Cette  lettre,  sans  date  dans  mon  brouillon,  est 
du  mois  d'octobre  1760  au  plus  tard. 

"  Que  VOS  bontés  sont  cruelles!  Pourquoi  trou- 
«bler  la  paix  d'un  solitaire,  qui  renoncoit  aux 
«  plaisirs  de  la  vie  pour  n'en  plus  sentir  l^s  en- 
«  nuis  :*  .l'ai  passé  mes  jours  à  chercher  en  vain 
«  des  attachements  solides.  .Te  ne»  ai  pu  former 
1  dans  les  conditions  auxquelles  je  pouvois  at- 
u  teindre;  est-ce  <lans  la  votre  <piej  en  dois  cher- 
•*  cher?  L'ambition  nilintérêt  ne  me  tentent  pas, 
-je  suis  peu  vain,  j)cu  craintif  ;  je  puis  résister  à 


PARTIE   II,   LIVRE   X.  423 

«  tout ,  hors  aux  caresses.  Pourquoi  m'attaquez 
«  vous  tous  deux  par  un  foible  qu'il  faut  vaincre, 
«  puisque ,  dans  la  distance  qui  nous  sépare  ,  les 
"  épanchenients  des  cœurs  sensibles  ne  doivent 
«  pas  rapprocher  le  mien  de  vous  ?  I.a  reconnois- 
«  sance  suffira-t-elle  pour  un  cour  qui  ne  con- 
«  noît  pas  deux  manières  de  se  donner,  e  t  ne  se 
«  sent  capable  que  d amitié?  D'amitié,  madame 
«  la  maréchale  !  Ah  !  voilà  mon  malheur  !  Il  est 
"beau  à  vous,  à  M.  le  maréchal,  d'employer  ce 
«  terme  :  mais  je  suis  insensé  de  vous  prendre  au 
«  mot.  Vous  vous  jouez,  moi  je  m'attache  ;  et  la 
«  fin  du  jeu  me  prépare  de  nouveaux  regrets.  Que 
«je  hais  tous  vos  titres,  et  que  je  vous  plains  de 
«  les  porter  !  Vous  me  semblez  si  dignes  de  goû- 
«  ter  les  charmes  de  la  vie  privée!  Que  n'habitez- 
u  vous  Glarens  !  J'irois  y  chercher  le  bonheur  de 
«  ma  vie:  mais  le  château  de  Montmorency '.mais 
«l'hôtel  de  Luxembourg!  Est-ce  là  qu'on  doit 
«  voir  Jean-Jacques  ?  Est-ce  la  qu'un  ami  de  l'é- 
«  galité  doit  porter  les  affections  d'un  cœur  sen- 
«  sible  qui ,  payant  ainsi  l'estime  qu'on  lui  témoi- 
«  gne  ,  croit  rendre  autant  qu'il  reçoit?  Vous  êtes 
«  bonne  et  sensible  aussi  ;  je  le  sais  ,  je  lai  vu; 
«j'ai  regret  de  n'avoir  pu  plus  tôt  le  croire:  mais 
u  dans  le  rang  où  vous  êtes ,  dans  votre  manière 
«  de  vivre ,  rien  ne  peut  faire  une  impression  du 
u  rable ,  et  tant  d'objets  nouveaux  s'effacent  mu- 
«  tuellement,  ([u'aucun  ne  demeure.  Vous  m'ou- 
u  blierez,  madame ,  après  m'avoir  mis  hors  d'état 
u  de  vous  imiter.  Vous  aurez  beaucoup  fait  pour 


424  I^ES   CONFESSIONS., 

«me  rendre  malheureux,  et  pour  être  inexcu- 

«  sable.  » 


\ 


Je  lui  joignois  là  M,  de  Luxembourg  afin  de 
rendre  le  compliment  moins  dur  pour  elle  ;  car, 
au  reste,  je  me  sentois  si  sur  de  lui ,  qu'il  ne  m'est 
pas  même  venu  dans  Tesprit  une  seule  crainte 
sur  la  durée  de  son  amitié.  Rien  de  ce  qui  m  in- 
timidoit  de  la  part  de  madame  la  maréchale  ne 
s'est  un  moment  étendu  jusqu  à  lui.  .le  n'ai  jamais 
eu  la  moindre  défiance  sur  son  caractère,  que  je 
savois  être  foible ,  mais  sûr.  Je  ne  craignois  pas 
plus  de  sa  part  un  refroidissement,  que  je  n'en 
attendois  un  attacliemcnt  héroïque.  F. a  simjdi- 
cité  ,  la  familiarité  de  nos  manières  lun  avec 
l'autre  marquoit  combien  nous  comptions  réci- 
proquement sur  nous.  Nous  avions  raison  tous 
deux  :  j'honorerai ,  je  chérirai  tant  que  je  vivrai 
la  mémoire  de  ce  digne  seigneur  ;  et ,  <juoi  ([u'on 
ait  pu  faire  pour  le  détacher  de  moi ,  je  suis  aus- 
si certain  qu'il  est  mort  mon  ami,  (|uc  si  j  ;i\(»is 
reçu  son  dernier  soupir. 

Au  second  voyage  de  Montmorency  de  l'année 
1760  ,  la  lecture  de  la  Julie  étant  l'mii- ,  j  eus  re- 
cours à  celle  de  M'uiile  pour  me  soutenir  auprès 
de  madame  de  Lu\end>ourg;  nuiis  cela  ne  réus- 
sit pas  si  bien,  soit  que  la  matière  fut  moins  de 
son  goût,  soit  que  tant  de  lecture  r<'unu\ât  à  la 
fin.  Cependant,  comme  elle  nie  reproehoii  de 
nie  laisser  duper  |)ar  mes  libraires  ,  elle  ^()ulut 
que  je  lui  laissasse  le  soin  de  faire  imprimer  cet 


PARTIE    II,    LIVRE    X.  /\2S 

«uvrage ,  afin  d'en  tirer  un  meilleur  parti.  J'y 
consentis  sous  l'expresse  condition  qu'il  ne  s'inv 
primeroit  point  en  France,  et  c'est  sur  quoi  nous 
eûmes  une  longue  dispute:  moi,  prétendant  que 
la  permission  tacite  étoit  impossible  à  obtenir , 
imprudente  même  à  demander ,  et  ne  voulant 
point  permettre  autrement  l'impression  dans  le 
royaume  ;  elle  ,  soutenant  que  cela  ne  feroit  pas 
même  une  difficulté  à  la  censure,  dans  le  systè- 
me que  le  gouvernement  avoit  adopté.  Elle  trou- 
va le  moyen  de  faire  entrer  dans  ses  vues  M.  de 
Maleslierbes ,  qui  m'écrivit  à  ce  sujet  une  longue 
lettre  toute  de  sa  main,  pour  me  prouver  que  la 
profession  de  foi  du  vicaire  savoyard  étoit  pré- 
cisément une  pièce  faite  pour  avoir  par-tout  l'ap- 
probation du  genre  humain  ,  et  celle  de  la  cour 
dans  la  circonstance.  Je  fus  surpris  de  voir  ce 
magistrat,  toujours  si  craintif,  devenir  si  cou- 
lant dans  cette  affaire.  Gomme  l'impression  d'un 
livre  qu'il  approuvoit  étoit  par  cela  seul  légiti- 
me,  je  n'avois  plus  de  bonne  objection  à  faire 
contre  celle  de  cet  ouvrage.  Cependant ,  par  un 
scrupule  extraordinaire  ,  j'exigeai  toujours  ([ue 
l'ouvrage  s'imprimeroit  en  Hollande  ,  et  même 
par  le  libraire  Néaulmc  ,  que  je  ne  me  contentai 
pas  d'indiquer,  mais  que  j  en  prévins,  consen- 
tant au  reste  que  l'édition  se  fit  au  profit  d  un 
libraire  de  France ,  et  que ,  quand  elle  seroit 
faite,  on  la  débitât  soit  à  I\iris  ,  soit  où  Ton  vou- 
droit ,  attendu  que  ce  débit  ne  me  regardoit  pas. 
Voilà  exactement  ce  qui  fut  convenu  entre  ma- 


/\2G  LES   CONFESSIONS. 

tiamc  de  Luxembourg  et  moi,  après  quoi  je  lui 

remis  mon  manuscrit. 

Elle  avoit  amené  à  ce  voya^^c  sa  petite -fille, 
mademoiselle  de  Boufflers,  aujourtlhui  madame 
la  duchesse  de  Lauzun.  Elle  s'appeloit  Amélie. 
C'étoit  une  charmante  personne.  Elle  avoit  vrai- 
ment une  fi(Ture  ,  une  douceur,  une  timidité  de 
vier^oo.  llien  de  plus  aimable  et  de  plus  intéres- 
sant que  sa  figure ,  rien  de  plus  tendre  et  de  plus 
chaste  que  les  sentiments  qu'elle  inspiroit.  D  ail- 
leurs ,  cétoit  un  enfant  ;  elle  n  avoit  pas  onze 
ans.  Madame  la  maréchale  ,  (pii  la  trouvoit  trop 
timide  ,  faisoit  ses  efforts  pour  l'animer.  Elle  me 
permit  plusieurs  fois  de  lui  donner  un  baiser;  ce 
que  je  fis  avec  ma  maussaderie  ordinaire.  Au  lieu 
des  gentillesses  qu'un  autre  eût  dites  à  ma  place, 
je  rcstois  là  muet,  interdit  ;  et  je  ne  sais  lequel 
étoit  le  plus  honteux  de  la  pauvre  petite  ou  de 
moi.  Un  jour  je  la  rencontrai  seule  dans  l'esca- 
lier du  petit  château  :  elle  venoit  de  voir  Thé- 
rèse ,  arec  laquelle  sa  gouvernante  étoit  encore. 
Faute  de  savoir  que  lui  dire,  je  lui  proposai  un 
baiser  (|uc ,  dans  l'innocence  de  son  cœur,  elle 
ne  refusa  pas,  en  ayant  reçu  un  le  matin  même 
par  l'ordre  de  sa  grand'maman  ,et  en  sa  présen- 
ce. TiC  londeniai»! ,  lisant  ri''niilo  au  chevet  de  ma- 
dame la  maréchale,  je  t()nd)ai  précisément  sur 
un  passage  où  je  censure ,  avec  raison  ,  ce  que 
j'avois  fait  la  veille.  Elle  trouva  la  réflexion  très 
juste,  et  dit  là-d(\^sus  «pu-hpie  chose  de  fort  sen- 
sé ,  qui  nie  fit  rougir.   Que  je  maudis  mon  in- 


PARTIE    II,    LIVRE   X.  /\in 

croyable  Jjêtise  ,  qui  m'a  si  souvent  donné  Tair 
vil  et  coupable ,  quand  je  n'étois  que  sot  et  em- 
barrassé !   Bêtise  qu'on  prend  même  pour  une 
fausse  excuse  dans  un  homme  qu'on  sait  n'être 
pas  sans  esprit.  Je  puis  jurer  que,  dans  ce  baiser 
si  répréhensible  ,  ainsi  que  dans  tous  les  autres, 
le  cour  et  les  sens  de  mademoiselle  Amélie  n'é- 
toient  pas  plus  purs  que  les  miens  ;  et  je  puis  ju- 
rer même  que  si ,  dans  ce  moment ,  j'avois  pu 
éviter  sa  rencontre,  je  l'aurois  fait  ;  non  qu'elle 
ne  me  fît  (ifrand  plaisir  à  voir ,  mais  par  l'embar- 
ras de  trouver  en  passant  quelque  mot  agréable 
à  lui  dire.  Comment  se  peut-il  qu'un  enfant  mê- 
me intimide  un  homme  que  le  pouvoir  des  rois 
na  pas  effrayé?  quel  parti  prendre?  Comment 
se  conduire,    dénué   de  tout  impromptu  dans 
l'esprit  ?  Si  je  me  forre  à  parler  aux  gens  que  je 
rencontre,  je  dis  une  balourdise  infailliblement: 
si  je  ne  dis  rien ,  je  suis  un  misanthrope ,  un  ani- 
mal farouche  ,  un  ours.  Une  «totale  imbécillité 
m'eût  été  bien  plus  favorable  :  mais  les  talents 
dont  j'ai  manqué  dans  le  monde  ont  fait  les 
instruments  de  ma  perte  des  talents  que  j  eus 
à  part  moi. 

A  la  fin  de  ce  même  voyage  ,  madame  de  Lu- 
xembourg fit  une  I)onnc  œuvre  à  latjuelle  j'eus 
quelque  part.  Diderot  ayant  très  imprudemment 
offensé  madame  la  princesse  de  Robeck  ,  fille  de 
M.  de  Luxembourg,  Palissot,  qu'elle  protégeoit, 
la  vengea  par  la  comédie  des  philosophes  ,  dans 
la(pelle  je  fus   tourné  en  ridicule  ,  et  Diderot 


428  LES   CONFESSIONS, 

extrêmement  maltraité.  L'auteur  m'y  ménafjea 
davantaj^c,  moins  ,  je  pense ,  à  cause  de  l'oMiga- 
tion  qu  il  ni  avoit ,  que  de  peur  de  déplaire  au 
père  de  sa  protectrice ,  dont  il  savoit  que  jVtois 
aimé.  Le  libraire  Duchesne  ,  qu'alors  je  ne  con- 
noissois  point  du  tout ,  m'envoya  cette  pièce 
quand  elle  fut  imprimée;  et  je  soupçonne  que 
ce  fut  par  Tordre  de  Palissot,  qui  crut  peut-être 
que  je  verrois  avec  plaisir  déchirer  un  homme 
Vivec  lequel  j'avois  rompu.  Il  se  trompa  fort.  En 
rompant  avec  Diderot,  que  je  savois  moins  mé- 
chant qu'indiscret  et  foil)le,j'ai  toujours  conser- 
\é  dans  l'ame  de  l'attachement  pour  lui ,  même 
de  l'estime  et  du  respect  pour  notre  ancienne 
amitié,  que  je  sais  avoir  été  long-  temps  aussi 
sincère  de  sa  part  que  de  la  mienne.  C'est  tout 
autre  chose  avec  Grimm ,  homme  faux  par  carac- 
tère ,  qui  ne  m'aima  jamais  ,  qui  n'est  pas  même 
capai)le  d'aimer,  et  (pii ,  do  f;aieté  de  cœur,  sans 
aucun  sujet  de  plante  ,  et  seulement  pour  con- 
tenter sa  noire  jalousie  ,  s'est  fait ,  sous  le  mas- 
que, mon  plus  cruel  calomniateur.  Celui-ci  n'est 
plus  rien  pour  moi;  l'autre  sera  toujours  mon 
ancien  ami.  Mes  entrailles  s'émurent  à  la  vue  de 
cette  odieuse  pièce  :  je  n'en  pus  supporter  la  Irr- 
turc;  et,  sans  fachever ,  je  la  renvoyai  à  Du- 
chesne avec  la  lettre  suivante. 

A  Montmorency ,  le  o.i  mai  1760. 

«<  En  parcourant ,  monsieur,  la  pièce  que  vous 
«  m'avez  envoyée,  j  ai  frémi  de  m'y  voir  loué.  Je 


PARTIE    II,    LIVRE    X.  4^9 

«  n'accepte  point  cet  horrible  présent.  Je  suis 
«  persuadé  qu'en  me  l'envoyant  vous  n'avez  pas 
"  voulu  me  faire  une  injure  ;  mais  vous  ignorez 
«  ou  vous  avez  oublié  que  j'ai  eu  l'honneur  d'être 
«  l'ami  d'un  homme  respectable ,  indignement 
«  noirci  et  calomnié  dans  ce  libelle.  » 

Cette  lettre  courut.  Diderot ,  qu'elle  auroit  dû 
toucher,  s'en  dépita.  Son  amour-propre  ne  put 
me  pardonner  la  supériorité  d'un  procédé  gé- 
néreux ;  et  je  sus  que  sa  femme  se  déchaînoit 
par-tout  contre  moi  avec  une  aigreur  qui  m'af- 
fectoit  peu  ,  sachant  qu'elle  étoit  connue  de  tout 
le  monde  pour  une  harengère. 

Diderot  à  son  tour  trouva  un  vengeur  dans 
l'abbé  Morrellet ,  qui  fit  contre  Palissot  un  petit 
écrit  imité  du  petit  prophète,  et  intitulé  la  Vi~ 
sion.  Il  offensa  très  imprudemment  dans  cet 
écrit  madame  deRobeck  ,  dont  les  amis  le  firent 
mettre  à  la  Bastille  :  car  pour  elle ,  naturelle- 
ment peu  vindicative  ,  et  pour  lors  mourante, 
je  suis  persuadé  qu'elle  ne  s'en  mêla  pas. 

D'Alembert,  qui  étoit  fort  lié  avec  l'abbé  Mor- 
rellet, m'écrivit  pour  m'engager  à  prier  madame 
de  Luxembourg  de  solliciter  son  élargissement , 
lui  promettant  en  reconnoissance  des  louanges 
dans  l'Encyclopédie  (i)  :  voici  ma  réponse. 

(i)  Cette  lettre,  avec  plusieurs  autres,  a  disparu  à 
riiôiel  de  Luxembourg,  taudis  tjue  mes  papiers  y  étoieut 
en  dépôt. 

(Cette  note  n'est  point  dans  le  manuscrit  autographe.) 


43o  LES   CONFESSIONS. 

«  Je  n'ai  pas  attendu  votre  lettre  ,  monsieur  , 
«  pour  témoigner  à  madame  la  maréeliale  de 
«  Luxembourg  la  peine  que  nie  faisoit  la  déten- 
««  lion  de  1  abbé  Morrellet.  Elle  sait  l'intérêt  que 
«j'y  prends  ,  elle  saura  celui  que  vous  y  prenez; 
«  et  il  lui  suifiroit,  pour  y  preutlrc  intérêt  elle- 
«  même ,  de  savoir  que  c'est  un  bomme  de  mé- 
«  rite.  Au  surplus,  quoiqu'elle  et  M.  le  marécbal 
w  m'honorent  d'une  bienveillance  (|ui  fait  la  con- 
«  solation  de  ma  vie ,  et  que  le  nom  de  votre 
«  ami  soit  près  d'eux  une  recommandation  jxmr 
n  l'abbé  ■Nlorrellet ,  j  i;;nore  jusfju  à  <jiiel  point  il 
«'  leur  convient  d  employer  eu  cette  occasion  le 
«  crédit  attaché  à  leur  rang  ,  et  la  considération 
«  due  à  leurs  personnes.  Je  ne  suis  pas  même 
u  persuadé  ([uc  la  vengeance  en  ([uestion  regarde 
«  madame  la  princesse  de  liol)eck  ,  autant  que 
«  vous  paroissez  le  croire  ;  et,  quand  cela  seroit, 
«t  on  ne  doit  pas  s'attendre  que  le  [5laisir  de  la 
ce  vengeance  appartienne  aux  philosophes  exclu- 
«  sivemcnt  ,  et  ([ue  ,  (juand  ils  Noiidront  être 
«  femmes,  les  femmes  sewDnt  philosophes. 

«  Je  vous  rendrai  compte  de  ce  (pie  m'aura  dit 
«  madame  de  Luxembourg  quand  je  lui  aurai 
u  nionlré  votre  lettre,  f^n  attendant ,  je  crois  la 
M  coniioitre  assez  j)oiw  jxmx oir  \(His  assurer 
li  d'avance  que ,  quand  elle  auroit  le  plaisir  de 
Il  contribuer  à  lélargissement  de  labbe  Morrcl- 
«  let,  elle  n  accepteroit  point  le  tribut  de  recon- 
u  noissance  cpic  \nus  lui  |)rnnuiu/,  dans  l'Ency- 
«  elopcdie,  quoi(piclle  s  en  tint  honorée;  par- 


I 

PARTIE   II,   LIVRE   X.  4^1 

«  qu  elle  ne  fait  point  le  bien  pour  la  louange  , 
«  mais  pour  contenter  son  bon  cœur.  » 

Je  n  épargnai  rien  pour  exciter  le  zèle  et  la 
commisération  de  madame  de  Luxembourg  en 
laveur  du  pauvre  captif-  et  je  réussis.  Elle  lit  un 
voyage  à  Versailles  exprès  pour  voir  M.  le  comte 
de  Saint-Florentin  ;  et  ce  voyage  abrégea  celui 
de  Montmorency,  que  M.  le  marécbal  fut  obligé 
de  quitter  en  même  temps  pour  se  rendre  à 
Rouen,  où  le  roi  l'envoyoit  comme  gouverneur 
de  Normandie,  au  sujet  de  quelques  mouve- 
ments du  parlement,  qu'on  vouloit  contenir. 
Voici  la  lettre  que  m'écrivit  madame  de  Luxem- 
bourg le  surlendemain  de  son  départ  (liasse  D, 
n°23). 

A  Versailles  ce  mercredi. 
«  M.  de  Luxembourg  est  parti  bier  à  six  lieures 
«  du  matin.  Je  ne  sais  pas  encore  si  j  irai.  J'at- 
i<  tends  de  ses  nouvelles,  parcequ'il  ne' sait  pas 
«  lui-même  combien  de  temps  il  y  sera.  J  ai  vu 
"M.  de  Saint-Florentin,  (|ui  est  le  niieux  dis- 
«  posé  pour  ral>bé  Morrellet  ;  mais  il  y  trouve  des 
u  obstacles  dont  il  espère  cependant  triompher 
«  à  son  premier  travail  avec  le  roi ,  qui  sera  la 
«<  semaineprocbainc.  J'ai  demandé  aussi  en  grâce 
«  qu'on  ne  l'exilât  point ,  parcequ'il  en  étoit 
«  question  ;  on  vouloit  lenvoyer  àNancy.  Voilà, 
«  monsieur,  ce  que  j'ai  pu  obtenir;  mais  je  vous 
«  promets  que  je  ne  laisserai  pas  M.  de  Saint- 


432  '       LES   COISFESSIO>'S. 

«  Florentin  en  repos  que  Taffaire  ne  soit  finie 
«  comme  vous  le  desirez.  Que  je  vous  dise  done 
«  à  présent  le  chagrin  que  j'ai  eu  de  vous  quit- 
«  ter  sitôt  :  mais  je  me  flatte  ({uc  vous  non  dou- 
«  tez  pas.  Je  vous  aime  de  tout  mon  cœur ,  et 
«  pour  toute  ma  vie.  » 

Ouel([ues  jours  après  ,  je  reçus  ce  billet  de 
d'Alomljdt,  qui  me  donna  une  véritable  joie 
(liasse  D,  n°  2G). 

Ce  i"  août. 

«Grâce  à  vos  soins,  mon  cher  philosophe, 
<i  Tahbé  est  sorti  de  la  Bastille,  et  sa  détention 
«  naura  point  d  autres  suites.  Il  part  pour  la 
«  campagne,  et  vous  lait,  ainsi  que  moi ,  mille 
«  remerciements  et  compliments.  Vale ,  et  me 
w  ama.  " 

L'abbé  m'écrivit  aussi  «pielques  jours  après 
une  lettre  de  remerciement  (liasse  D,  n°  29), 
qui  ne  me  parut  pas  respirer  une  certaine  effu- 
sion de  cœur,  et  dans  lacjuelle  il  send)loit  atté- 
nuer en  quelque  sorte  le  service  que  je  lui  avois 
rendu  ;  et,  à  quelque  temps  de  là,  je  trouvai  ((ue 
d  Alembert  et  lui  iii'avoient  en  quebpie  sorte , 
je  ne  dirai  pas  supplanté,  mais  succède  auprès 
de  madame  de  Luxend)our{;,  et  (|uej  avois  p<'rdu 
près  d'elle  autant  qu'ils  avoient  gagné.  Cepen- 
dant je  suis  bien  éloijpK-  de  S()Uj)(;onner  1  abbé 
Morrellet d'avoir  conti  ibué  à  ma  disgrâce;  je  Tes- 


PARTIE    II,   LIVRE   X.  4^3 

time  trop  pour  cela.  Quant  à  M.  dWlenibert ,  je 
n'en  dis  rien  ici;  j'en  reparlerai  dans  la  suite. 

J'eus  dans  le  même  temps  une  autre  affaire 
qui  occasiona  la  dernière  lettre  que  j  aie  écrite 
à  M.  de  Voltaire,  lettre  dont  il  a  jeté  les  hauts 
cris  ,  comme  d'une  insulte  abomina}3le  ,  mais 
qu'il  n'a  jamais  montrée  à  personne.  Je  supplée- 
rai ici  à  ce  qu'il  n'a  pas  voulu  faire. 

L'abbé  Trublet ,  que  je  connoissois  un  peu, 
mais  que  j'avois  très  peu  vu  ,  m'écrivit,  le  i3 
juin  1760  (liasse  D,  n°  11),  pour  m'avertir  que 
M.  Formey,  son  ami  et  correspondant,  avoit 
imprimé  dans  son  journal  ma  lettre  à  M.  de  Vol- 
taire, sur  le  désastre  de  Lisbonne.  I/abbé  Trublet 
vouloit  savoir  comment  cette  impression  s'étoit 
pu  faire;  et,  dans  son  tour  desprit  fin  et  jésui- 
tique, me  demandoit  mon  avis  sur  la  réimpres- 
sion de  cette  lettre ,  sans  vouloir  me  dire  le  sien. 
Comme  je  hais  souverainement  les  ruseurs  de 
cette  espèce,  je  lui  fis  les  remerciements  que  je 
lui  devois ,  mais  j'y  mis  un  ton  dur  qu'il  sentit , 
et  qui  ne  l'empêcha  pas  de  me  pateliner  encore 
en  deux  ou  trois  lettres,  jusqu'à  ce  quil  sût  tout 
ce  qu  il  avoit  voulu  savoir. 

Je  compris  bien,  quoi  qu'en  pût  dire  Trublet, 
que  Formey  n'avoit  point  trouvé  cette  lettre  im- 
primée ,  et  que  la  première  impression  en  venoit 
de  lui.  Je  le  connoissois  pour  un  effronté  pillard, 
qui,  sans  façon,  se  faisoit  un  revenu  (}es  ou- 
vraj^es  des  autres ,  quoiqu'il  n'y  eût  pas  encore 
mis  1  impudence  incroyable  dont  il  usa  dans  la 
14.  2â 


434  Ï^ES   CONFESSIONS, 

.suite  envers  moi  (i).  ISlais  comment  ce  manur 
scrit  lui  étoit-il  parvenu?  Gétoit  là  la  question, 
qui  n'étoit  pas  difficile  à  résoudre,  mais  dont 
j'eus  la  simplicité  d'être  embarrassé.  Quoique 
Voltaire  fût  honoré  par  excès  dans  cette  lettre, 
comme  enfin ,  malgré  ses  procédés  malhonnêtes, 
il  eut  été  fondé  à  se  plaindre,  si  je  favois  fait 
imprimer  sans  son  aveu,  je  pris  le  parti  de  lui 
écrire  à  ce  sujet.  Voici  cette  seconde  lettre ,  à 
laquelle  il  ne  fit  aucune  réponse,  et  dont,  pour 
mettre  sa  brutalité  plus  à  f  aise ,  il  fit  semblant 
d'être  irrité  jusqu'à  la  fureur. 

A  Montmorency,  le  17  juin  17G0. 

((  Je  ne  pensois  pas,  monsieur,  me  retrouver 
«jamais  en  correspondance  avec  vous.  Mais, 
«  apprenant  que  la  lettre  que  je  vous  écrivis  en 
«  1756  a  été  imprimée  à  Berlin  ,  je  dois  vous 
«<  rendre  compte  de  ma  conduite  à  cet  égard ,  et 
«je  remplirai  ce  devoir  avec  vérité  et  sinq)li- 
<c  cité. 

«  Cette  lettre,  vous  ayant  été  réellement  adres- 
«  sée,  n'étoit  point  destinée  à  limpression.  Je  la 
«  communiquai,  sous  condition  ,  à  trois  person- 
«  ncs  à  qui  les  droits  de  famitié  ne  me  permet- 
«  toicnt  pas  de  rien  refuser  de  semblable,  et  à 
»<  qui  les  mêmes  droits  permettoirnt  encore 
»  moins  d abuser  de  leur  déj)ôt,  en  violant  leur 

(1)  CV'St  ainsi  (|iril  s'est,  dans  I.i  siiiic,  .ipjirojnic  Vïù 
Biilc. 

(  Citlc  uotc  iic-i  |i('iiit  :ni  111,111151  lit  aiito^riiphe.) 


PARTIE    II,    LIVRE    X.  43^ 

«  promesse.  Ces  trois  personnes  sont  madame 
«  de  Chenonceaux,  belle-fille  de  madame  Dupin , 
«  madame  la  comtesse  dHoudetot,  et  un  Alîe- 
«  mand  nommé  M.  Grimm.  Madame  de  Che- 
«  nonceaux  souhaitoit  que  cette  lettre  fût  impri- 
«  mée,  et  me  demanda  mon  consentement  pour 
«  cela.  Je  lui  dis  qu'il  dép^ndoit  du  vôtre.  Il  vous 
«  fut  demandé  ;  vous  le  refusâtes ,  et  il  n'en  fut 
«  plus  question. 

«  Cependant  M.  Fabbé  Trublet ,  avec  qui  je 
«  n'ai  nulle  espèce  de  liaison ,  vient  de  m'écrire , 
«  par  une  attention  pleine  d'honnêteté,  qu'ayant 
«  recules  feuilles  d'un  journal  de  M.  Formey,  il 
«  y  avoit  lu  cette  même  lettre,  avec  un  avis  dans 
«  lequel  l'éditeur  dit,  sous  la  date  du  2  3  octobre 
«  1759,  qu'il  l'a  trom'ée  il  y  a  quelques  semaines 
«  chez  les  libraires  de  Berlin^  et  que  ^  comme  c'est 
«  une  de  ces  feuilles  volantes  qui  disparoissent 
«  bientôt  sans  retour ,  il  a  cru  lui  devoir  donner 
'<  place  dans  son  journal. 

«  Voilà,  monsieur,  tout  ce  que  j'en  sais.  Il  est 
«  très  sûr  que  jusqu  ici  l'on  n'a  voit  pas  même 
«  ouï  parler  à  Paris  de  cette  lettre  ;  il  est  très  sûr 
«  que  l'exemplaire,  soit  manuscrit,  soit  impri- 
«  mé ,  tombé  dans  les  mains  de  M.  Formey,  n'a 
«  pu  lui  venir  que  de  vous ,  ce  qui  n'est  pas  vrai- 
«  semblable,  ou  d'une  des  trois  personnes  que  je 
«  viens  de  nommer.  Enfin  ,  il  est  très  sûr  que  les 
«  deux  dames  sont  incapables  d'une  pareille  infi- 
«(  délité.  Je  n'en  puis  savoir  davanta{>e  de  ma 
<'  retraite  :  vous  avez   des  correspondances  au 


436  LES   CONFESSIONS. 

«  moyen  desquelles  il  vous  seroit  aisé  ,  si  la  chose 
«en  valoit  la  peine,  de  remonter  à  la  source, 
«  et  de  vérifier  le  fait. 

«  Dans  la  même  lettre,  M,  fabbé  Trublet  me 
(1  mar([ue  quil  tient  la  feuille  en  réserve,  et  ne 
<'  la  prêtera  point  sans  mon  consentement , 
«  qu'assurément  je  nç  donnerai  pas:  mais  cet 
«  exemplaire  peut  n'être  pas  le  seul  à  Paris,  .le 
«  soubaite ,  monsieur,  que  cette  lettre  n  y  soit 
«  pas  imprimée,  et  je  ferai  de  mon  mieux  ponr 
«  cela  ;  mais ,  si  je  ne  pouvois  éviter  qii'elle  le 
"fût,  et  qu  instruit  à  temps  je  pusse  avoir  la 
.<  préférence,  alors  je  nbésitcrois  pas  à  la  lairc 
u  imprimer  moi-même.  Gela  me  paroît  juste  et 
'<  naturel. 

"  Quant  à  votre  réponse  à  la  même  lettre ,  elle 
<'  n  a  été  communi{{uéc  à  personne;  et  vous  pou- 
"  vez  compter  ([uelle  ne  sera  point  imprimée 
«  sans  votre  aveu,  qu  assurément  je  n'aurai  pas 
«<  I  indiscrétion  devons  demander,  sachant  l)ien 
"  que  ce  qu  un  homme  écrit  à  un  aiitie  il  ne  1  é- 
«  crit  pas  au  public:  mais,  si  vous  en  vouliez 
w  faire  une  pour  être  publiée  et  me  1  adresser,  je 
«  vous  promets  de  la  joindre  fidèlement  à  ma 
"  lettre,  et  de  n'y  pas  répliquer  un  seul  mot. 

«  .le  ne  vous  aime  point  monsieur  :  vous  m  a- 
«  ve/-  lait  les  maux  «pii  jiouvoient  mètre  les  plus 
«  sensibles,  à  moi  voire  disciple  et  voire  entliou- 
<'  siaste.  Vous  avezj^erdu  Genève  pour  le  prix  de 
«  l'asile  que  vous  y  |ivcz  reçu  :  vous  avez  aliéné 
«  de  moi  mes  concitoyens  ,  pour  le  prix  de^  ap- 


PARTIE    II,   LIVRE   X.  4^7 

"  plaiidissements  que  jfi  vous  ai  prodigués  parmi 
«  eux  ;  c'est  vous  qui  nie  rendez  le  séjour  de  mon 
«  pays  insupportable  ;  c'est  vous  qui  me  ferez 
«  mourir  en  terre  étrangère,  privé  de  toutes  les 
«  consolations  des  mourants,  et  jeté  pour  tout 
"  honneur  dans  une  voirie,  tandis  que  tous  les 
«  honneurs  qu'un  homme  peut  attendre  vous 
«  accompagneront  dans  mon  pays.  Je  vous  bais 
«<  enfin,  puisque  vous  l'avez  voulu  ;  mais  je  vous 
"  hais  en  homme  encore  plus  digne  de  vous  ai- 
«mer,  si  vous  l'aviez  voulu.  De  tous  les  senti- 
«  raents  dont  mon  cœur  étoit  pénétré  pourvous^, 
<'  il  a'y  reste  que  l'admiration  qu'on  ne  peut  re- 
"  fuser  à  votre  beau  génie,  et  l'amour  de  vos 
«  écrits.  Si  je  ne  puis  honorer  en  vous  que  vo* 
«  talents,  ce  n'est  pas  ma  faute  :  je  ne  manquerai 
«  jamais  au  respect  que  je  leur  dois,  ni  aux  pro- 
u  cédés  que  ce  respect  exige.  Adieu,  monsieur.  '> 
• 
Au  milieu  de  tous  ces  petits  tracas  littéraires, 
qui  me  confirmoient  de  plus  en  plus  dans  ma 
résolution,  je  reçus  le  plus  grand  honneur  que 
les  lettres  m'aient  attiré,  et  auquel  j'ai  été  le  plus 
sensible,  dans  la  visite  que  M.  le  prince  de  Conti 
daigna  me  faire  par  deux  fois,  lune  au  petit  châ~ 
teau,  et  fautre  à  jNIont-Louis.  U  choisit  mênie, 
toutes  les  deux  fois ,  le  temps  que  M.  et  madame 
de  r^uxcmbourg  n'étoicnt  pas  à  Montmorency, 
afin  tic  rendre  plus  manifeste  qu'il  n  y  \  cuoit  (pie 
pour  moi.  Je  n'ai  jamais  douté  que  je  ne  dusse, 
les  premières  bontés  de  ce  prince  à  madame  de 


438  LES   CONFESSIONS. 

Luxembourg  et  à  madame  de  Boufflers,  mais  je 
lic  doute  pas  non  plus  que  je  ne  doive  à  ses  pro- 
pres sentiments  et  à  moi-même  eelles  dont  il  n'a 
cessé  de  m'honorer  depuis  lors  (i). 

Coiume  mon  appartement  de  Mont  -  TiOuis 
étoit  très  petit,  et  ([ue  la  situation  du  donjon 
étoit  charmante,  j'y  conduisis  le  prince,  qui, 
pour  comble  de  grâces,  voulut  que  j'eusse llion- 
ncur  de  faire  sa  partie  aux  échecs.  Je  savois  f[u  il 
gagnoit  le  chevalier  de  Tjorenzy,  qui  étoit  plus 
fort  ([ue  nu)i.  Cependant,  malgré  les  signes  et 
les  grimaces  du  chevalier  et  des  assistants,  que 
je  ne  fis  pas  semblant  de  voir,  je  gagnai  les  deux 
i)artiesque  nous  jouâmes.  Mn  linissant ,  je  lui  dis, 
d'un  ton  respectueux,  mais  grave  :  «  Monsei- 
u  gneur,  j'honore  trop  votre  altesse  sérénissime 
"  pour  ne  la  pas  gagner  toujours  aux  échecs.  " 
Ce  grand  prince,  plein  d'espiitettle  lumières,  et 
si  digne  de  n'être  pas  adulé,  sentit  ^n  effet,  du 
moins  je  le  pense,  qu'il  n'y  avoit  \\  que  moi  (|ui 
le  traitasse  en  homme,  et  j  ai  tout  lieu  de  croire 
qu'il  m'en  a  vraiment  su  bon  gré. 

Quand  il  m'en  auroit  su  mauvais  gré ,  je  ne  me 
reprocheroispas  de  n'avoirpas  voulu  le  tromper, 
<'t  je  n  ai  |)as  assurément  à  me  reprocher  non  |)lus 
d'avoir  mal  répondu  dans  mon  cœur  à  ses  bon- 

(t)  l{('m;ii(|iioz  In  |>rrs(:vcrinico  do  cette  aveii{;Io  ci  slu- 
pido  confiance  au  milieu  de  tous  les  traitements  qui  dé- 
voient le  plus  m'en  «lesahuser  :  elle  n'a  (■oss('  fjue  tlepuis^ 
mon  retour  à  Paris  en  1770. 

(Noie  qui  iitnnqiir  ;iu  in:iniisrrit  autogrnphc.  ) 


PARTIE    II,    LIVRE    X.  4^9 

tes,  mais  bien  d'y  avoir  répondu  quelquefois  de 
mauvaise  {^fraee,  tandis  quil  mettoit  lui-même 
une  grâce  infinie  dans  la  manière  de  me  les  mar- 
quer. Peu  de  jours  après,  il  me  fit  envoyer  un 
panier  de  gibier,  que  je  reçus  comme  je  devois. 
A  quelque  temps  de  là ,  il  m'en  fit  envoyer  un 
autre;  et  l'un  de  ses  officiers  des  chasses  écrivit, 
par  son  ordre,  que  c'étoit  de  la  chasse  de  son 
altesse,  et  du  gibier  tiré  de  sa  propre  main.  Je  le 
reçus  encore,  mais  j'écrivis  à  madame  de  Bouf- 
flers  que  je  n'en  reccvrois  plus.  Cette  lettre  fut 
généralement  blâmée ,  et  méritoit  de  l'être.  Re- 
fuser des  présents  en  gibier  d'un  prince  du  sang, 
qui  de  plus  met  tant  d'honnêteté  dans  l'envoi , 
est  moins  la  délicatesse  d'un  homme  fier  qui 
veut  conserver  son  indépendance ,  que  la  rusti- 
cité d'un  mal  appris  qui  se  méconnoît.  .le  n'ai 
jamais  relu  cette  lettre  dans  mon  recueil,  sans 
len  rougir,  et  sans  me  reprocher  de  l'avoir  écrite. 
Mais  cniin  je  n'ai  pas  entrepris  mes  confessions 
pour  taire  mes  sottises,  et  celle-là  me  révolte 
trop  moi-même  pour  qu'il  me  soit  permis  de  la 
dissimuler. 

Si  je  ne  fis  pas  celle  de  deyenir  son  rival,  il 
s'en  fallut  peu  :  car  alors  madame  de  Boufflers 
étoit  encore  sa  maîtresse,  et  je  n'en  savois  rien. 
Elle  nie  vcnoit  voir  assez  souvejit  avec  le  cheva- 
lier de  Lorenzv.  Elle  étoit  belle  et  jeune  encore. 
Elle  affectoit  l'esprit  romain  ,  et  moi  je  l'eus  tou- 
jours romanesque;  cela  se  tenoit  d'assez  près.  Je 
faillis  me  prendre;  je  crois  qu'elle  le  vit  ;  le  chc- 


^io  LES  CONFESSIONS. 

\alicr  le  vit  aussi,  du  moins  il  m'en  parla,  et  de 
manière  à  ne  pas  me  déeourager.  Mais  pour  le 
coup  je  fus  sa(je,  et  il  en  étoit  temps  à  cinquante 
ans.  Plein  de  la  leron  que  je  venois  de  donner 
aux  barbons ,  dans  ma  Lettre  à  cV Alembert ^  j  eus 
bonté  d'en  profiter  simal  moi-même.  D  ailleurs, 
apprenant  ce  que  j'a^'ois  ignoré,  il  auroit  fallu 
que  la  tête  m'eût  tout-à-fait  tourné,  pour  por- 
ter si  baut  mes  concurrences.  Enfin,  mal  guéri 
peut-être  encore  de  ma  passion  pour  madame 
dHoudetot,  je  sentis  que  plus  rien  ne  la  pouvoit 
remplacer  dans  mon  cœur,  et  je  fis  mes  adieux 
à  lamour  poiu*  le  reste  de  ma  vie.  Au  moment 
où  j'écris  ceci,  je  viens  d'avoir  dune  jeune  et 
belle  personne  des  agaceries  bien  dangereuses, 
et  avec  des  yeux  bien  incjuiétants  :  mais  si  elle 
a  fait  semblant  d  oublier  ma  soixantaine,  pour 
moi  je  m'en  suis  souvenu.  Après  ni'être  tiré  de 
ce  pas,  je  ne  crains  plus  de  cbutes ,  et  je  réponds 
de  moi  pour  le  reste  de  mes  jours. 

Madame  de  Boufllers  ,  s'étant  aperçue  de  fé- 
motion  qu'elle  m'avoit  donnée,  put  s'apercevoir 
aussi  ([lie  j  en  avois  triompbé.  .le  ne  suis  ni  assez 
fou  ni  assez  vain  pour  croire  avoir  pu  lui  inspirer 
du  goût  à  mon  âge  ;  mais  sur  certains  propos 
qu'elle  tint  à  Tbérèse ,  j'ai  cru  lui  avoir  inspiré 
de  la  curiosité.  Jii  cela  est,  et  ((u'ellene  m  ait  pas 
pardonné  cette  curiosité  frustrée,  il  faut  avouer 
que  j  étois  bien  ne  pour  être  \  i(  (  imc  de  mes  foi- 
blesses,  puiscpie,  si  lamour  vaiuijiunir  me  fut  si 
funeste ,  l'amour  vaincu  me  le  lut  encore  plus. 


PARTIE    II,   LIVRE    X.  44* 

Ici  finit  le  recueil  de  lettres  qui  ma  servi  de 
guide  dans  ces  deux  livres.  Je  ne  vais  plus  mar- 
cher que  sur  la  trace  de  mes  souvenirs  :  mais  ils 
sont  tels  dans  cette  cruelle  époque ,  et  la  forte 
impression  m'en  est  si  bien  restée,  que  ,  perdu 
dans  la  mer  immense  de  mes  maliieurs,  je  ne 
puis  oublier  les  détails  de  mon  premier  naufrage , 
quoique  ses  suites  ne  m'offrent  plus  que  des  sou- 
venirs confus.  Ainsi  je  puis  marcher  encore  dans 
le  livre  suivant  avec  assez  d'assurance.  Si  je  vais 
plus  loin  ,  ce  ne  sera  plus  qu'en  tâtonnant. 


FIN   DU   DIXIEME   LIVRE. 


4'p  LES   CONFESSIONS. 


LIVRE  ONZIEME. 


(Quoique  la  Julie  ,  qui  depuis  lonfj- temps  étoit 
soasprcsse,ncparût{)ointencorcàla  iinde  i  -60, 
elle  conimciK^oit  à  faire  grand  ))iuit.  Madame  de 
TjUxeinhouiY;  *'"  avoit  parlé  à  la  eour ,  madame 
dlloudcîtoi  à  l'aris.  Cette  dernière  avoit  nu-me 
obtenu  de  moi,  pour  Saint-Land)ert ,  la  permis- 
sion de  la  faire  lire  en  manuscrit  au  roi  de  Polo- 
fine  ,  qui  en  avoit  été  enchanté,  Duclos ,  à  t|ui  je 
Tavois  aussi  fait  lire, en  avoit  parlé  à  lacadémie. 
Tout  Paris  étoit  dans  l'impatience  de  voir  ce  ro- 
man; les  libraires  de  la  rue  Saint-Jacques  et  celui 
du  Palais-roval  étoient  assié{;és  de  p,ens  qui  en  de- 
iiiandoient  des  nouvelles.  Il  parut  enfin  ,  et  sou 
succès  ,  contre  l'ordiMaire ,  répondit  à  fenq^resse- 
ment  avec  lecpiel  il  avoit  été  attendu.  Madame  la 
daupbine,  qui  lavoit  lu  des  premières,  en  parla 
à  M.  de  Luxend)our{',  comme  d  un  ouvra(^;e  ravis- 
sant. TiCs  sentiments  furent  partaf^és  chez  les  {^ens 
de  lettres,  mais  dans  le  monde  il  n'y  eut  «péun 
avis,  et  les  femmes  sur-tout  s'enivrèrent  et  du  li- 
vre et  de  l'auteur,  au  point  rpi'il  yen  avoit  l)eu, 
nu";medans  les  Iwuits  ranj^s ,  dont  je  n'eusse  fait  la 
eon(piête,  si  je  l'avois  entrepris.  .Vai  de  cela  des 
preuves  que  je  ne  yeux  pas  écrire  ,  et  qui,  sans 


PARTIE   II,   LIVRE   XT.  44^^ 

avoir  besoin  de  Tcxpérience  autorisent  mon  opi- 
nion. Il  est  singulier  que  ce  livre  ait  mieux  réussi 
en  France  que  dans  tout  le  reste  de  l'Europe , 
quoique  les  François,  hommes  et  femmes,  ny 
soient  pas  fort  biçn  traités.  Tout  au  contraire  de 
mon  attente,  son  moindre  succès  fut  en  Suisse, 
et  son  plus  grand  à  Paris.  L'amitié,  Tamotir ,  la 
vertu,  régnent-ils  donc  à  Paris  plus  qu'ailleurs? 
Kon,  sans  doute  ;  mais  il  y  régne  encore  ce  sens 
exquis  qui  transporte  le  cœur  à  leur. image,  et  qui 
nous  fait  chérir  dans  les  autres  les  sentiments 
purs  ,  tendres  ,  honnêtes  que  nous  i.î'avons  plus. 
La  corruption  désormais  est  par-tout  la  même  : 
il  n'existe  plus  ni  mœurs  ni  vertus  en  Europe  ;, 
mais  s'il  existe  encore  quelque  amour  pour  elles, 
c'est  à  Paris  qu'on  doit  le  chercher  (i). 

Il  faut,  à  travers  tant  de  préjugés  et  de  passions 
factices,  savoir  bien  analyser  le  cœur  humain 
pour  y  démêler  les  vrais  sentiments  de  la  nature. 
Il  faut  une  délicatesse  de  tact  qui  ne  s'acquiert 
que  dans  l'éducation  du  grand  monde ,  pour  sen- 
tir ,  si  j  ose  ainsi  dire  ,  les  finesses  de  cœur  dont 
cet  ouvrage  est  rempli.  Je  mets  sans  crainte  sa 
quatrième  partie  en  parallèle  avec  la  princesse 
de  Cléves,  et  je  dis  que,  si  ces  deux  morceaux 
n'eussent  été  lus  qu'en  province,  on  n'auroit  ja- 
mais connu  tout  leur  prix.  Il  ne  faut  donc  pas 
s'étonner  si  le  plus  grand  succès  de  ce  livre  fut  à 

(i)  J'écrivoisceci  en  ijGq. 

(Cette  note  n'est  point  au  manuscrit  auto^mphe.  ) 


444  I  ES    COISFESSIOXS. 

la  cour.  Il  aljonde  en  traits  vifs  ,  mais  voilés  ,  qui 
doivent  y  plaire  parcequ  on  est  plus  exercé  à  les 
pénétrer.  Il  faut  pourtant  ici  distinguer  encore. 
Cette  lecture  n'est  assurément  pas  propre  à  cette 
sorte  de  (^ens  desprit  qui  n  ont  que  de  la  ruse, 
qui  ne  sont  fins  que  pour  pénétrer  le  mal,  et  qui 
ne  voient  rien  du  tout  où  il  n  y  a  que  du  bien  à 
voir.  Si ,  par  exemple  ,  la  Julie  eût  été  publiée  en 
certain  pays  que  je  pense  ,  je  suis  sur  fjue  per- 
sonne n'en  eut  achevé  la  lecture, et  quelle  seroit 
morte  en  naissant. 

.Vai  rassemblé  la  plupart  des  lettres  ([ui  n\r. 
furent  écrites  sur  cet  ouvraj^c,  dans  imeliar-se  <pii 
est  entre  lesmains  de  madame  deNadailIac.  Si  ja- 
mais ce  recueil  paroît,on  y  verra  des  choses  bien 
singulières,  et  une  opposition  de  jugements  rpii 
montre  ce  que  c'est  que  d  avoir  alïairc  au  public. 
La  chose  qu'on  y  a  le  moins  xuc ,  et  <pii  On  fera 
toujours  un  ouvrage  uni([ue,  est  la  simplicitc^ 
du  sujet  et  la  chaîne  de  1  intérêt,  qui,  concentré 
entre  trois  personnes,  se  soutient  durant  six  vo- 
lumes, sans  épisode, sans  aventure  romanesque, 
sans  méchanceté  d'aucune  espèce ,  ni  dans  les 
personnages  ni  dans  les  actions.  Diderot  a  fait  de 
grands  conqdiments  à  lîichardson  sur  la  prodi- 
gieuse variété  de  ses  tableaux,  et  sur  la  multitu- 
de de  ses  personnages.  Hichardson  a  en  effet  le 
mérite  de  les  a\(>ii-  tous  bi(Mi  carac  terisés;  mais, 
f[uant  à  leur  n<)nd)re,  il  a  cela  de  commun  avec 
les  plus  insipides  romanciers,  qtii  suppléent  à  la 
stérilité  de  leurs  idées  à  force  de  personnages  et 


PAÏiTIE   iî,    LIVRE   XI,  44^ 

d'aventures.  Il  est  aisé  de  réveiller  l'attention  en 
présentant  incessamment  et  des  événements  in- 
ouis,  et  de  nouveaux  visages  qui  passent  comme 
les  figures  de  la  lanterne  magique  :  mais  de  sou- 
tenir toujours  cette  attention  sur  les  mêmes  ob- 
jets, et  sans  aventures  merveilleuses,  cela,  cer- 
tainement ,  est  plus  difficile;  et  si,  toute  chose 
égale,  la  simplicité  du  sujet  ajoute  à  la  beauté  de 
l'ouvrage,  les  romans  de  Richardson,  quoi  que 
M.  Diderot  en  ait  pu  dire,  ne  sauroient ,  sur  cet 
article,  entrer  en  parallèle  avec  le  mien.  [  Il  est 
mort  cependant ,  je  le  sais,  et  j'en  sais  la  cause; 
mais  il  ressuscitera.  ] 

Toute  ma  crainte  étoit  qu'à  force  de  simplicité 
ma  marche  ne  fût  ennuyeuse,  et  que  je  n'eusse 
pu  nourrir  assez  l'intérêt  pour  le  soutenir  jus- 
qu'au bout,  .le  fus  rassuré  par  un  fait  qui ,  seul , 
m'a  plus  flatté  (pie  tous  les  compliments  qu'a  pu 
ni'attirer  cet  ouvrage. 

Il  parut  au  commencement  du  carnaval.  Le 
colporteur  le  porta  à  madame  la  princesse  de  Tal- 
mont(i) ,  un  jour  de  bal  de  l'opéra.  Après  souper, 
elle  se  fît  habiller  pour  y  aller,  et,  en  attendant 
l'heure,  elle  se  mit  à  lire  le  nouveau  roman.  A 
minuit ,  elle  ordonna  (pion  mît  ses  chevaux,  et 
continua  de  lire.  On  vint  lui  dire  que  ses  chevaux 
étoicnt  mis  ;  elle  ne  répondit  rien.  Ses  gens,  voyant 
qu'elle   s'oublioit ,   vinrent   l'avertir   qu'il  étoit 

(i)  Ce  n'est  pas  elle,  c'est  une  autre  dame  dont  j'ignore 
le  nom  ;  mais  le  fait  m'a  été  assure. 


446  LES    CONFESSIOISS. 

deux  heures.  Rien  ne  presse  encore,  dit-elle  en 
lisant  toujours.  Quelque  temps  après,  sa  montre 
étant  arrêtée ,  elle  sonna  pour  savoir  (juellc  heure 
il  étoit.  On  lui  dit  qu'il  étoit  quatre  heures.  Cela 
étant ,  dit-elle,  il  est  trop  tard  pour  aller  au  hal; 
qu'on  ôtemes  chevaux.  Elle  se  fit  déshahiller  ,  et 
passa  le  reste  de  la  nuit  à  lire. 

Depuis  qu'on  me  raconta  ce  trait ,  j'ai  toujours 
désiré  de  voir  madame  de  Talmont,  non  seule- 
ment pour  savoir  d'elle-même  s'il  est  exactement 
vrai,  mais  aussi  parcetjnc  j'ai  toujours  cru  (pion 
ne  pouvoit  prentlre  un  intérêt  si  vil  à  llléloise, 
sans  avoir  ce  sixième  sens,  ce  sens  moral  dont  si 
peu  de  cœurs  sont  doués,  et  sans  le(juel  nul  ne 
sauroit  entendre  le  mien. 

Ce  qui  me  rendit  les  femmes  si  favorahlcs  fut 
la  persuasion  où  elles  furent  que  j'avois  écrit  ma 
propre  histoire ,  et  que  j'étois  moi-même  le  héros 
de  ce  roman.  Cette  croyance  étoit  si  hien  étahlie, 
que  madame  de  Polignac  écrivit  à  madame  de 
Verdelin  pour  la  prier  de  m'en^jager  à  lui  laisser 
voir  le  portrait  de  Julie.  Tout  le  monde  étoit  per- 
suadé qu'on  ne  pouvoit  exprimer  si  vivement  des 
sentiments  qu'on  n'auroit  point  éprouvés  ,  ni 
peindre  ainsi  les  transports  de  l'amour  que  d'a- 
près son  propre  cœur,  rncela  l'on  avoit  raison, 
et  il  est  certain  que  j'écrivis  ce  roman  dans  les 
plus  éroticjues  extases  :  mais  on  se  trompoit  en 
pensant  «[u'il  avoit  fallu  des  ohjets  réels  pour  les 
produire;  on  éloit  loin  de  concevoir  à  quel  point 
je  puis  ni'enllamincr  pour  des  êtres  iniarfinaires. 


PARTIE    II,    LIVRE   XI.  "447 

Sans  quelques  réminiscences  de  jeunesse  et  ma- 
•dame  dlioudetot,  les  amours  que  j'ai  sentis  et 
décrits  n'auroient  été  qu'avec  des  sylphides.  Je 
ne  voulus  ni  confirmer  ni  détruire  une  erreur  qui 
ni'étoit  avantaj'^feuse.  On  peut  voir  dans  la  pré- 
face en  dialogue,  queje  fis  imprimer  àpart,com- 
ment  je  laissai  là-dessus  le  public  en  suspens.  Les 
rij^oristes  trouveront  que  j'aurois  dû  déclarer  la 
vérité  tout  rondement  :  pour  moi,  je  ne  vois  pas 
ce  quim'y  pouvoit  oblijoer ,  et  je  crois  qu'il  y  au- 
roit  eu  plus  de  bêtise  que  de  franchise  à  cette  dé- 
claration faite  sans  nécessité. 

A-peu-près  dans  le  même  temps,  parut  \aPaix 
perpétuelle^  dont,  l'année  précédente,  j'avois  cé- 
tlé  le  manuscrit  àun  certain  M.  deBastide ,  auteur 
d'un  journal  appelé  le  Monde,  dans  lequel  il  au- 
roit  voulu  ,  bon  gré  mal  gré  ,  fourrer  tous  mes 
manuscrits.  Ilétoit  de  la  connoissance  de  M.Du- 
clos,et  vint  en  son  nom  me  presser  de  lui  aider  à 
remplir  le  Monde.  Il  a  voit  ouï  parler  de  Julie,  et 
vouloit  que  je  la  misse  tout  entière  dans'  son 
journal  :  il  vouloit  que  j'y  misse  V£mile,i\  auroit 
voulu  <Pie  jy  misse  le  Contrat  social ^  s  il  eût  su 
que  cet  ouvrage  existoit.  Enfin ,  excédé  de  ses  ini- 
portunités  ,  je  pris ,  pour  m'en  délivrer ,  le  parti 
de  lui  céder,  pour  douze  louis,  mon  extrait  delà 
Paix  perpétuelle.  jN'otre  accord  étoit  qu'il  s  iin- 
j)rimeroit  dans  son  journal;  mais  sitôt  qu'il  fut 
])ropriéiaire  de  ce  manuscrit,  il  jugea  à  propos 
de  le  faire  inqirimer  à  part ,  avec  quelques  retian- 
chcments  (jue  le  censeur  exi[;ea.  Ou'cuî-ce  été  ,-i 


448  LES  co^"FESSIO^'S. 

j'y  avois  joint  mon  jugement  sur  cet  ouvrage, 
dont  très  heureusement  je  ne  parlai  pas  à  M.  de 
Bastide,  et  qui  nViitra  point  dans  notre  marclié? 
Ce  jugement  est  encore  en  manuscrit  parmi  mes 
papiers.  Si  jamais  il  voit  le  jour,  on  y  pourra 
connoître  combien  les  plaisanteries  et  le  ton  suf- 
fisant (le  Voltaire,  à  te  sujet,  m'ont  dû  faire 
rire ,  moi  qui  voyois  si  lùcn  la  portée  de  ce  pau- 
vre homme  dans  les  matiètes  politiques  dont  il 
se  mêloit  de  parler. 

Au  milieu  de  mes  succès  dans  le  public ,  et  de 
la  faveur  des  dames,  je  me  sentois  déchoir  à 
l'hôtel  de  Luxembourg,  non  pas  auprès  de  M.  le 
maréchal ,  qui  sembloitmême  redoubler  chaque 
jour  de  bontés  et  d amitiés  pour  moi,  mais  au- 
près de  madame  la  maréchale.  Depuis  ([uc  je  u'a- 
vois  plus  rien  à  lui  lire,  son  appartement  m'étoit 
moins  ouvert  ;  et  ,  durant  les  voyages  de  Mont- 
morency, quoi([uc  je  me  piésentasse  assez  cxac*- 
tement ,  je  ne  la  voyois  plus  guère  qu'à  table:  ma 
place  même  n'y  étoit  plus  aussi  marquée  à  côté 
d'elle.  Comme  elle  ne  me  l'offroit  plus,  quelle 
me  parloit  peu,  et  que  je  n  avois  pas  ngon  plus 
grand'  chose  à  lui  dire,  j'aimois  autant  prendre 
une  autre  place,  où  j  étois  plus  à  mon  aise,  sur- 
tout le  soir;  car,  machinalement,  je  prenois|)cu- 
à-peu  1  babil ude  de  me  placer  plus  près  tle  M.  le 
marée  bal. 

A  propos  du  soir  ,  je  me  souviens  d'avoir  dit 
(|ue  jene  soupois  pas  au  cbàteau,  et  cela  étoit  vrai 
dans  le  commencement  delà  connoissance:  mais 


PARTIE   ÏI,   LIVRE   XI.  449 

comme  M,  de  Luxemliourg  ne  dînoit*poiiit,  et 
ne  se  metloit  pas  même  à  table ,  il  arriva  de  là 
qu'au  bout  de  plusieurs  mois,  et  déjà  très  familier 
dans  sa  maison,  je  n'avois  encore  jamais  mangé 
avec  lui.  Il  eut  la  bonté  d'en  faire  la  remarque  : 
cela  me  détermina  d'y  souper  quelquefois ,  quand 
il  n'y  avoit  pas  beaucoup  de  monde  ,  et  je  m'en 
trouvois  très  bien,  vu  qu'on  dînoit  presque  en 
l'air,  et ,  comme  on  dit ,  sur  le  bout  du  banc  ;  au 
lieu  que  le  soupe  étoit  très  long,  parcequ'on  s'y 
reposoit  avec  plaisir  au  retour  d'une  longue  pro- 
menade; très  bon,parceque  M.  de  Luxembourg 
étoit  gourmand  ;  et  très  agréable,  parceque  ma- 
dame de  Luxembourg  en  faisoit  les  honneurs  à 
charmer.  Sans  cette  explication,  l'on  entendroit 
difficilement  la  fin  d'une  lettre  de  M,  de  Luxem- 
bourg (liasse  G,  n''  36) ,  où  il  me  dit  qu'il  se  rap- 
pelle avec  délices  nos  promenades,  sur -tout, 
ajoute-t-il,  quand,  en  rentrant  les  soirs  dans  la 
cour,  nojis  n'y  trouvions  point  de  traces  de  roues 
de  carrosses  :  c'est  que,  commç  on  passoit  tous 
les  matins  le  râteau  sur  le  sable  de  la  cour  ,  pour 
effacer  les  ornières ,  je  jugeois ,  par  le  nombre  de 
ces  traces,  du  monde  qui  étoit  survenu  dans 
l'après-midi. 

Cette  année  lyGi  mit  le  comble  aux  pertes 
continuelles  que  fit  ce  bon  seigneur  depuis  que 
j  avois  le  bonheur  de  le  voir;  comme  si  les  maux 
que  nje  préparoit  la  destinée  eussent  dû  com- 
mencer par  riiomme  pour  qui  j'avois  le  plus 
d'attachement,  et  qui  en  étoit  le  plus  digne.  La 

14.  39 


45o  LES    CONFESSIONS, 

première  année  il  perdit  sa  sœur ,  madame  la 
duchesse  de  Villeroy;  la  seconde,  il  perdit  sa 
fille,  madame  la  princesse  de  Roheck;  la  troi- 
sième, il  perdit  dans  le  duc  de  Montmorency, 
son  fils  uni(jne,  et,  dans  le  comte  de  Luxem- 
bour^j,  son  petit-fils,  les  seuls  et  derniers  sou- 
tiens de  sa  branche  et  de  son  nom.  Il  supporta 
toutes  ces  pertes  avec  un  courafje  apparent  ;  mais 
son  cœur  ne  cessa  de  saigner  en  dedans  tout  le 
reste  de  sa  vie,  et  sa  santé  ne  Ht  plus  cpic  décli- 
ner, lia  mort  imprévue  et  tragique  de  son  fils 
dut  lui  être  d  autant  plus  sen.sil)le,  qu'elle  arriva 
précisément  dans  le  moment  où  le  roi  venôit 
de  lui  accorder  pour  son  fils,  et  de  lui  promettre 
pour  son  petit-fils ,  la  survivance  de  sa  charge 
de  capitaine  des  gardes-du-corps.  Il  eut  la  dou- 
leur de  voir  s  éteindre  peu  à  peu,  sous  ses  yeux, 
ce  dernier  enfant  de  la  plus  grande  espérance, 
et  cela  par  l'aveugle  confiance  de  la  mère  au  mé- 
decin, qui  fit  périr  ce  pauvre  enfant  d'inanition, 
avec  des  médecines  pour  toute  nourriture.  Hé- 
las !  si  j'en  eusse  été  cru,  le  grand-père  et  le  petit- 
fils  sçroient  tous  deux  encore  en  vie.  Que  ne 
dis-je  point,  <pie  n'écrivis-je  point  à  M.  de  Lu- 
x«;ud)()iirg!  cpio  de  représentations  ne  fis-je  point 
à  madame  de  Montmorency,  siu'  le  régime  plus 
qu'austère  (jue,  sur  la  foi  de  son  n'édeeiii  ,  elle 
faisoit  observer  à  son  fils!  ÎVÏadame  de  Luxem- 
bourg, (jui  pensoit  comme  moi ,  ne  vouloir  point 
usurper  l'autorité  de  la  mère;  M.  de  Luxem- 
bourg ,  homme  doux  et  foible ,  u  aimoit  point  à 


PARTIE   II,   LIVRE   XI.  4^1 

contrarier.  Madame  de  Montmorency  avoit  dans 
Bordeu  une  ioi  dont  son  fils  finit  par  être  la  vic- 
time. Que  ce  pauvre  enfant  étoit  aise  quand  il 
pouvoit  obtenir  la  permission  de  venir  à  Mont- 
Louis  ,  avec  madame  de  Boufflers,  demander  à 
goûter  à  Thérèse ,  et  mettre  quelque  aliment 
dans  son  estomac  affamé  !  Combien  je  déplo- 
rois  en  moi-même  les  misères  de  la  grandeur, 
quand  je  voyois  cet  unique  héritier  d'un  si  p^rand 
bien  ,  d'un  si  grand  nom ,  de  tant  de  titres  et  de 
dignités ,  dévorer  avec  l'avidité  d'un  mendiant 
un  pauvre  petit  morceau  de  pain  !  Enfin ,  j'eus 
beau  dire  et  beau  faire,  le  médecin  triompha, 
et  l'enfant  mourut  de  faim. 

La  même   confiance  aux  charlatans  ,  qui  fit 
périr  le  petit-fils ,  creusa  le  tombeau  du  grand- 
père,  et  il  s'y  joignit  de  plus  la  pusillanimité  de 
vouloir  se  dissimuler  les  infirmités  de  l'âge.  M.  de 
Luxembourg  avoit  eu  par  intervalles  quelque 
douleur  au  gros  doigt  du  pied;  il  en  eut  une  at- 
teinte à  Montmorency,  qui  lui  donna  de  finsom- 
nie  et  un  peu  de  fièvre.  J'osai  prononcer  le  mot 
de  goutte;  madame  de  Luxembourg  me  tança. 
Le  valet-de-chambre-chirurgien  de  M.  le  ma- 
réchal,  appelé  Morlane ,  soutint  que  ce  n'étoit 
pas  la  goutte,  et  se  mit  à  panser  la  partie  souf- 
frante avec  du  baume  tranquille.  Malheureuse- 
ment la  douleur  se  calma  ,  et  quand  elle  revint 
on  ne  manqua  pas  d'employer  le  même  remède 
qui  l'avoit  calmée  :  la  constitution  s'altéra ,  les 
maux  augmentèrent ,  et  les  remèdes  en  même 


452  LES   GOrîFESSIONS. 

raison.  Madame  de  Luxembourjy,  qui  vit  bien 
entin  que  c  étoit  la  {^foutte ,  s  opposa  à  cet  in- 
sensé traitement.  On  se  cacha  d'elle,  et  M.  de 
Luxembourg  périt  par  sa  faute  au  bout  de  queJ- 
ques  années,  pour  avoir  voulu  s'obstiner  à  f^ué- 
rir.  Mais  n  anticipons  pas  de  si  loin  sur  les  mal- 
heurs :  combien  j'en  ai  d'autres  à  narrer  avant 
celui-là! 

Il  esisinrrulier  avec  quelle  fatalité  tout  ce  que 
je  pouvois  dire  et  faire  sembloit  fait  pour  dé- 
plaire à  madame  de  Luxembourg,  lors  même 
<|ue  i'avois  le  plus  à  cœur  de  cmiserver  sa  bien- 
vcùUancc.  Les  afflictions  que  M.  de  Luxembourg 
éprouvoit  coup  sur  coup  ne  faisoient  que  m'at- 
iacher  à  lui  davantage,  et  par  conséquent  à  ma- 
dame de  Luxembourg  :  car  ils  m'ont  toujours 
paru  si  sincciement  unis,  ([ue  les  sentiments 
qu'on  avoit  pour  lun  sétendoient  nécessaire- 
ment à  l'autre,  M.  le  maréchal  vieillissoit  :  son 
assiduité  à  la  cour,  les  soins  tpi  elle  enirahioit , 
les  chasses  continuelles  ,  la  ialigue  sur-toul  du 
service  durant  son  quartier ,  auroient  demandé 
la  vigueur  dun  jeune  homme;  et  je  ne  voyois 
plus  rien  qui  pût  soutenir  la  sienne  dans  cette 
cairière.  IViiscpie  ses  dignités  dévoient  être  dis- 
persées ,  et  son  nom  éteint  après  lui,  peu  lui 
iinportoil  de  eontiiniei-  une  vie  lahorieuse,  dont 
lubjtt  princijial  n  avoit  ete  (pie  de  mena;;er  les 
faveurs  du  prince  à  ses  enfants.  Ln  jour  ipie 
nous  n'étions  que  nous  trois ,  et  (pi  il  se  plaignoit 
des  laligues  de  la  cour,  en  homme  cpieses  per- 


PARTIE    II,    LIVRE    XI.  /\J?i 

t€S  avoient  découragé  ,  j'osai  parler  de  retraite, 
et  lui  donner  le  conseil  que  Gynéas  donnoit  jadis 
à  Pyrrhus;  il  soupira,  et  ne  répondit  pas  décisi- 
vement.  Mais ,  au  premier  moment  où  madame 
de  Ijuxembourg  me  vit  en  particulier ,  elle  me 
relança  vivement  sur  ce  conseil  qui  me  parut 
l'avoir  alarmée.  Elle  ajouta  une  chose  dont  je 
sentis  la  justesse ,  et  qui  me  fit  renoncer  à  re- 
toucher jamais  la  même  corde  :  c'est  que  la  lon- 
gue habitude  de  vivre  à  la  cour  devenoit  un 
besoin ,  que  c'étoit  même  en  ce  moment  une 
dissipation  pour  M.  de  Luxembourg,  et  que  la 
retraite  que  je  lui  conseillois  seroit  moins  .un 
repos  pour  lui  qu'un  exil ,  où  l'oisiveté,  t'ennui, 
la  tristesse ,  achèveroient  bientôt  de  le  consu- 
mer. Quoiqu'elle  dût  voir  qu'elle  m'avoit  per- 
suadé, quoiqu'elle  dût  compter  sur  la  promesse 
que  je  lui  fis  et  que  je  lui  tins,  elle  ne  parut  ja- 
mais bien  tranquillisée  à  cet  égard ,  et  je  me  suis 
rappelé  que,  depuis  lors,  mes  têtes-à-tétes  avec 
M.  le  maréchal  avoient  été  plus  rares  et  presque 
toujours  interrompus. 

Tandis  que  ma  balourdise  et  mon  guignon 
me  nuisoicnt  ainsi  de  concert  auprès  d'elle,  les 
gens  quelle  voyoit  et  quelle  aimoit  le  pkis  ne 
m'y  servoient  pas.  L'abbé  de  Boufflers  sur-tout, 
jeune  homme  aussi  brillant  quil  soit  possible 
de  l'être  ,  ne  me  parut  jamais  bien  disposé  pour 
moi;  et  non  seulement  il  est  le  seul  de  la  société 
de  madame  la  maréchale  qui  ne  m'ait  jamais 
marfpié  la  moindre  attention,  mais  j  ai  cru  ma- 


454  LES  CONFESSIONS, 

percevoir  qu  à  tous  les  voyages  qu'il  fit  à  Mont- 
morency je  perdois  quelque  chose  auprès  d'elle  ; 
et  il  est  -vrai  que,  sans  même  qu'il  le  voulut, 
c'étoit  assez  de  sa  seule  présence  :  tant  la  grâce 
et  le  sel  de  ses  [;entillesses  appesantissoient  en- 
core mes  lourds  spropositi.  Les  deux  premières 
années  il  nétoit  ])res(jue  pas  venu  à  Montmo- 
rency, et,  par  lindulpcnce  de  madame  la  maré- 
chale, je  m'étois  passablement  soutenu;  mais, 
sitôt  qu'il  y  parut  un  peu  de  suite,  je  fus  écrase 
sans  retour.  J'aurois  voulu  me  réfuj;ier  sous  son 
aile,  et  faire  en  sorte  <juii  me  prit  en  amitié; 
mais  la  même  maussaderie,  qui  me  faisoit  un 
besoin  de  lui  plaire,  m'empêcha  d'y  réussir,  et 
ce  que  je  fis  pour  cela  maladroitement  acheva 
de  me  perdre  auprès  de  madame  la  maréchale, 
sansm'ètre  utile  auprès  de  lui.  Avec  autant  d'es- 
prit il  eût  pu  réussira  tout;  mais  l'impossibilité 
de  s'appliquer  et  le  {^oût  de  la  dissipation  ne 
lui  ont  permis  dacquérir  que  des  demi-talents 
en  tout  genre.  En  revanche  il  en  a  beaucouj), 
et  c'est  tout  ce  (pi'il  faut  tlans  le  grand  monde 
où  il  veut  briller.  Il  fait  très  bien  de  petits  vers , 
écrit  très  bien  de  petites  lettres,  va  jouaillant 
un   peu  du  cistre  ,  et  barbouiilani    nu    \n\\  de 
peinture  au  pastel.  Il  s'avisa  de  vouloir  faiie  le 
portrait  de  madame  de  Luxcndxiurj;  ;  ce  por- 
trait étoit  horrible.  Elle  prétendoit  <|u  il  ne  lui 
ressembloit  point  du  (ont  ,  et  cela  étoit  vrai.  !.<• 
traître  d'abbé  me  consulta;  et  moi,  comme  un 
menteur  et  comme  un  sot,  je  dis  cpie  le  poi  trait 


PARTIE   II,   LIVRE   XI.  4^5 

ressembloit.  Je  voulois  cajoler  l'abbé;  mais  je 
ne  cajolois  pas  la  maréchale,  qui  mit  ce  trait 
dans  ses  registres  ;  et  Fabbé,  ayant  fait  son  coup, 
se  moqua  de  moi.  J'appris,  par  ce  succès  de  mon 
tardif  coup  d'essai,  à  ne  plus  me  mêjer  de  vou- 
loir flagorner  et  flatter  malgré  Minerve. 

Mon  talent  étoit  de  dire  aux  hommes  des  vé- 
rités utiles,  mais  dures,  avec  assez  d'énergie  et 
de  courage;  il  falloit  m'y  tenir.  Je  n'étois  point 
né,  je  ne  dis  pas  pour  flatter,  mais  pour  louer. 
La  maladresse  des  louanges  que  j'ai  voulu  don- 
ner m'a  fait  plus  de  mal  que  lâpreté  de  mes 
c.ensures.  J'en  ai  à  citer  ici  un  exemple  si  terri- 
ble ,  que  ses  suites  ont  non  seulement  fait  ma 
destinée  pour  le  reste  de  ma  vie ,  mais  décide- 
ront peut-être  de  ma  réputation  dans  toute  la 
postérité. 

Durant  les  voyages  de  Montmorency,  M.  de 
Choiseul  venoit  quelquefois  souper  au  château. 
Il  y  vint  un  jour  que  j'en  sotf-tois.  On  parla  de 
moi;  M.  de  Luxembourg  lui  conta  mon  histoire 
de  Venise  avec  M.  de  Montaigu.  M.  de  Choiseul 
lui  dit  que  c'étoit  dommage  que  j'eusse  aban- 
donné cette  carrière ,  et  que,  si  j'y  voulois  ren- 
tref,  il  ne  demandoit  pas  mieux  que  de  m'occu- 
per.  M.  de  Luxembourg  me  redit  cela:  j'y  fus 
d'autant  plus  sensible,  que  je  n'avoispas  accou- 
tumé d'être  gâté  par  les  ministres  ;  et  il  n'est  pas 
sûr  que,  malgré  mes  résolutions,  si  ma  santé 
m'eût  permis  d'y  songer,  j'eusse  évité  la  tentation 
d'en  faire  de  nouveau  la  folie.  L'ambition  n'eut 


456  LES   CONFESSIONS, 

jamais  cliez  moi  que  les  courts  intervalles  où 
d'autres  passions  me  laissoieut  libre  ;  mais  un  de 
ces  intervalles  eût  suffi  pour  me  rengager.  Cette 
bonne  intention  de  M.  de  Choiseul,  malfection- 
nant  à  kii,«ccrut  Testime  ([ue,  sin-  (|ucl(]nes  opé- 
rations de  son  ministère,  j'avois  conçue  pour  ses 
talents;  et  le  pacte  de  famille  en  particulier  me 
parut  annoncer  un  homme  d  état  du  premier  or- 
dre. Il  gagnoit  encore  dans  mon  esprit  au  peu  de 
cas  que  je  faisois  de  ses  prédécesseurs ,  sans  ex- 
cepter madame  de  Pomnadoiir,  que  je  regardois 
comme  une  fa<;on  de  premier  ministre  ;  ct,<[uand 
le  bruit  courut  que  d'elle  ou  de  lui  lun  des  deux 
expulseroit  l'autre,  je  crus  faire  des  vœux  pour 
la  gloire  de  la  Trance  en  en  faisant  pour  que 
M.  de  Choiseul  triomphât,  .le  m'élois  senti  de 
tout  temps  pour  madame  de  Pompadour  de 
l'antipathie,  même  quand,  avant  sa  fortune,  je 
l'avois  vue  chez  maflamc  de  La  Poplinière  j>or- 
tant  encore  le  nom  de  madame  diùioles.  De- 
puis lors,  j'avois  été  peu  content  de  son  silence 
au  sujet  de  Diderot,  et  de  tous  ses  procédés  par 
rapport  à  moi,  tant  au  sujet  des  fêtes  de  Ilamirc 
et  des  Muses  galantes,  cpi'au  sujet  du  Devin  du 
village,  ([ui  ne  m'avoit  vahi  dans  aucun  gçiire 
de  produit  des  avantages  proportionnés  à  ses 
succès;  et,  dans  toutes  les  occasions,  je  l'avois 
trouvée  très  peu  disposée  à  mOhhger:  ce  (|ui 
n'empêcha  pas  le  chevaher  de  lioreuzy  de  me 
proposer  de  faire  <juel(jU(^  chose  à  hi  louange  de 
cette  dame,  en  m  insinuant  <|ue  cela  pourroit 


PARTIE    II,   LIVRE   XI.  4^7 

îii'être  utile.  Cette  proposition  m'indigna  d'au- 
tant plus,  que  je  vis  hien  qu'il  ne  la  iaisoit  pas 
de  son  chef  ^sachant  que  cet  homme ,  nul  par 
lui-même,  ne  pense  et  n'agit  que  par  l'impul- 
sion des  gens  qui  disposent  de  lui.  Je  sais  trop 
peu  me  contraindre  pour  avoir  pu  lui  cacher 
mon  dédain  pour  sa  proposition,  ni  à  personne 
mon  peu  de  penchant  pour  la  favorite  :  elle  le 
connoissoit,  j'en  étois  sûr;  et  tout  cela  mêloit 
mon  intérêt  propre  à  mon  inclination  naturelle 
dans  les  vœux  que  je  faisois  pour  M.  de  Ghoi- 
scul.  Prévenu  d'estime  pour  ses  talents,  plein  de 
reconnoissance  pour  sa  bonne  volonté ,  igno- 
rant dailleurs  totalement  dans  ma  retraite  ses 
goûts  et  sa  manière  de  vivre ,  je  le  regardois 
d'avance  comme  le  vengeur  du  public ,  et  le 
mien  :  et ,  mettant  alors  la  dernière  main  au 
Contrat  social ,  j'y  marquai  dans  un  seul  trait 
ce  que  je  pensois  des  précédents  ministères  et 
de  celui  qui  commenroit  à  les  éclipser.  Je  man- 
quai dans  cette  occasion  à  ma  plus  constante 
maxime,  et  de  plus  je  ne  songeai  pas  que,  quand 
on  veut  louer  et  ])lâmcr  fortement  dans  un 
même  article  sans  nommer  les  gens,  il  faut  tel- 
lement approprier  la  louange  à  ceux  qu'elle  re- 
garde, que  le  plus  ombrageux  amour-propre  ne 
puisse  y  trouver  de  quiproquo,  J'étois  là-dessus 
dans  une  si  folle  sécurité ,  qu'il  ne  me  vint  pas 
même  à  l'esprit  que  quelqu'un  pût  prendre  le 
change.  On  verra  bientôt  si  j'eus  raison. 

Une  de  mes  chances  étoit  d'avoir  toujours 


458  LES    CONFESSIONS, 

clans  mes  liaisons  dos  femmes  auteurs.  Je  croyois 
au  moins  parmi  les  grands  éviter  cette  chance. 
Point  du  tout;  elle  m  y  suivit  enopre.  Madame 
de  Luxembourg  ne  fut  pourtant  jamais,  (jue  je 
sache,  atteinte  de  cette  manie;  mais  madame 
la  comtesse  de  BoufHers  le  fut.  Elle  fit  une  tra- 
gédie en  prose,  qui  fut  d abord  lue,  j)romenée  , 
et  prônée  dans  la  société  de  M.  le  prince  de 
Conti ,  et  sur  la<juelle  ,  non  contente  de  tant 
d'éloges  ,  elle  voulut  aussi  me  consulter  pour 
avoir  le  mien.  Elle  l'eut,  mais  modéré,  tel  (pie 
le  méritoit  l'ouvrage.  Elle  eut  de  pkis  1  avertis- 
sement (pie  je  crus  lui  devoir,  (pu^  sa  pièce,  in- 
titulée l'Esclave  généreux^  avoit  un  très  grand 
rapport  à  une  pièce  anjjbuse,  assez  peu  connue, 
mais  pourtant  traduite,  intitulée  Oroonoko.  Ma- 
dame de  Boufllers  me  remercia  de  l'avis  ,  en 
massurant  toutefois  ([ue  sa  pièce  ne  ressem- 
l)loit  point  du  tout  à  l'autre.  Je  n'ai  jamais  parlé 
de  ce  plagiat  à  personne  au  monde  qua  elle 
seule  ,  et  cela  pour  renqilir  un  devoir  (pi'elle 
m'avoit  imposé;  cela  ne  m'a  pas  empêché  de  nie 
rappeler  sou\ent  depuis  lors  le  sort  «le  <elui  ((ue 
remplit  (iil-Illas  auprès  de  révc([ue  prédicateur. 
Outre  Tablié  de  Boufflers  ,  qui  ne  m'aimoit 
pas  ,  outre  la  comtesse  de  Boufflers,  auprès  de 
laqiu'lle  j  avois  des  torts  que  jamais  les  femmes 
ni  les  auteurs  ne  pardonnent  ,  tons  les  autres 
amis  de  UKnlanie  la  iiun  (  (  liiic  ni  ont  tc^njoius 
j)aru  jieu  disposes  à  être  <les  miens,  entie  au- 
tres M.  le  président  Ilénault,  lecpjel ,  enrôlé  par- 


PARTIE   n,    LIVRE   XI.  459 

mi  les  auteurs ,  n'étoit  pas  exempt  de  leurs  dé- 
fauts ;  entre  autres  aussi  madame  du  Deffand 
et  mademoiselle  de  Lespinasse,  toutes  deux  en 
fjrande  liaison  avec  Voltaire ,  et  intimes  amies 
de  d'Alembert ,  avec  lequel  la  dernière  a  même 
fini  par  vivre  ,  s'entend  en  tout  bien  et  en  tout 
honneur,  et  cela  ne  peut  même  s'entendre  au- 
trement. J'avois  d'ahord  commencé  par  m'inté- 
resser  fort  à  madame  du  Deftand,  que  la  perte 
de  ses  yeux  faisoit  aux  miens  un  o})jet  de  com- 
misération ;  mais  sa  manière  de  vivre ,  si  con- 
traire à  la  mienne  que  Iheure  du  lever  de  l'un 
étoit  presque  celle  du  coucher  de  l'autre  ,  sa  pas- 
sion sans  bornes  pour  le  petit  bel-esprit,  l'impor- 
tance qu'elle  donnoit ,  soit  en  bien  soit  en  mal, 
aux  moindres  torche-culs  (jui  paroissoicnt ,  le 
despotisme  et  femportement  de  ses  oracles,  son 
engouement  outré  pour  ou  contre  toutes  cho- 
ses, qui  ne  lui  permettoit  de  parler  de  rien  qu'a- 
vec des  convulsions,  ses  préjujjés  incroyables," 
son  invincible  obstination ,  lenthousiasme  de 
déraison  où  la  portoit  l'opiniâtreté  de  ses  juge- 
ments passionnés  ;  tout  cela  me  rebuta  bientôt 
des  soins  que  je  voulois  lui  rendre  ;  je  la  négli- 
geai,  elle  s'en  aperçut  :  c'en  fut  assez  pour  la 
mettre  en  fureur  ;  et ,  quoique  je  sentisse  assez 
combien  une  femme  de  ce  caractère  pouvoit  être 
à  craindre,  j'aimai  mieux  encore  m'cxposer.  au 
fléau  de  sa  fiaine  qu'à  celui  de  son  amitié. 

Ce  n'étoit  pas  assez  d'avoir  si  peu  d'amis  dans 
la  société  de  madame  de  Luxembourg  ,   si  je 


46o  LKS   CONFESSIONS, 

n'avois  des  ennemis  dans  sa  famille.  Je  n  en  eus 
qu'un ,  mais  qui ,  par  la  position  où  je  me  trouve 
aujourd'hui ,  en  vaut  cent.  Ce  n'étoit  assurément 
pas  M.  le  duc  de  V^illeroY,  ^^^  frère  ;  car  non  seu- 
lement il  mëtoit  venu  voir,  mais  il  m  avoit  in- 
vité plusieurs  lois  d'aller  à  Villeroy  ;  et,  comnnie 
j'avois  répondu  à  cette  invitation  avec  autant  de 
respect  et  d'honnêteté  qu'il  m'avoit  cté])OSsihle, 
partant  de  ceue  réponse  vague  comme  tl  un  con- 
sentement ,  il  avoit  arrangé  avec  M.  et  madame 
de  Luxemhourj»  un  voyaj^e  d  une  cpiinzaine  de 
jours  ,  dont  je  devois  être  et  ([ui  me  fut  proposé. 
Comme  les  soins  ([ucxifjeoit  ma  santé  ne  me 
permettoient  pas  alors  de  nie  déplacer  sans  ris- 
que ,  je  priai  M.  de  Luxembourg  de  vouloir  bien 
ine  dégager.  On  peut  voir  par  sa  réponse  (  lias- 
se D,  n°  3)  que  cela  se  fit  de  la  meilleure  grâce 
du  monde,  et  M.  le  duc  de  Villeroy  ne  m'en  té- 
moigna pas  moins  de  bonté  <[u'aupaiavant.  Son 
neveu  et  son  héritier,  le  jeune  marquis  de  Vil- 
leroy ,  ne  participa  pas  à  la  bieuveillanee  dont 
m'honoroit  son  oncle,  ni. aussi,  je  l'avoue  ,  au 
respect  que  j'avois  pour  lui.  Ses  airs  éventés  me 
le  rentlirent  insupportable  ,  et  mon  air  froid 
m'attira  son  aversion.  Il  fit  même  ,  un  soir  à  ta- 
ble, une  incartade  dont  je  me  tirai  mal ,  parqe- 
que  je  suis  bête,  sans  aucune  présence  desprit, 
et  que  la  colère,  au  lieu  d'aiguiser  le  peu  que 
j'en  ai,  me  lotc.  .lavois  un  cliien  (pion  m  avoit 
donné  tout  jeune  ,  pres(pu'  à  mou  arrivée  à 
lllermitage,  et  (|ue  j  avois  alors  appelé  duc.  Ce 


PARTIE    II,    LIVRE   XI.  /^Gl 

chien ,  non  ])eau,  mais  rare  en  son  espèce,  du- 
quel j'avois  lait  mon  compagnon ,  mon  ami ,  et 
qui  certainement  mcritoit  mieux  ce  titre  que  la 
plupart  de  ceux  qui  l'ont  pris,  étoit  devenu  cé- 
lèbre au  château  de  Montmorency  par  son  na- 
turel aimant,  sensible  ,  et  par  l'attachement  que 
nous  avions  lun  pour  l'autre  ;  mais ,  par  une 
pusillanimité  fort  sotte,  j  avois  changé  son  pre- 
mier nom  en  celui  de  turc ,  comme  s  il  n  y  avoit 
pas  des  multitudes  de  chiens  qui  s'appellent 
marquis  ^  sans  qu'aucun  marquis  s'en  fâche.  Le 
marquis  de  Yilleroy,  qui  sut  ce  changement  de 
nom,  s'avisa  de  me  pousser  tellement  là-dessus, 
que  je  fus  obligé  de  conter  en  pleine  table  ce 
(|ue  j'avoisfait.  Ce  qu'il  y  avoit  d'offensant  pour 
le  nom  de  duc  dans  cette  histoire  étoit  moins  de 
l'avoir  donné  à  mon  chien  que  de  le  lui  avoir 
ôté.  Le  pis  fut  qu  il  y  avoit  là  plusieurs  ducs  ; 
M.  de  Luxembourg  l'étoit  lui-même  ,  son  fils  l'é- 
toit ,  le  marquis  de  Yilleroy ,  fait  alors  pour  le 
devenir,  et  qui  l'est  aujourd  hui ,  jouit  avec  une 
cruelle  joie  de  l'embarras  où  il  m'avoit  mis,  et 
de  l'effet  qu'avoit  produit  cet  embarras.  On  m'as- 
sura le  lendemain  que  sa  tante  l'avoit  très  vive- 
ment tancé  là-dessus  :  et  l'on  peut  juger  si  cette 
réprimande,  en  la  supposant  réelle,  a  dû  beau- 
coup raccommoder  mes  afiàires  auprès  de  lui. 
Je  n'avois  pour  appui  contre  tout  cela ,  tant 
à  l'iiotel  de  Luxembourg  qu'au  Temple  ,  que  le 
seul  chevalier  de  Lorenzy  ,  qui  fit  profession 
dètre  mon  ami;  mais  il  l'étoit  encore  plus  de 


46'2  LES    CONFESSIONS. 

d'Alembert ,  à  Tombre  duquel  il  passoit  chez  les 
femmes  pour  un  grand  géomètre.  Il  étoit  d'ail- 
leurs le  sigishée  ou  |»]«ilot  le  complaisant,  de 
madame  la  comtesse  de  Buutïlcrs  ,  très  amie  elle- 
même  de  d  Alcmbert  ;  et  le  chevalier  de  Lorenzy 
n'avoit  d'existence  et  ne  pensoit  que  par  elle. 
Ainsi,  loin  que  j'eusse  au-dehors  fjU('l(|ue  con- 
tre-poids à  mon  ineptie  poinine  soutenir  auprès 
de  madame  de  Luxembourg  ,  tout  ce  qui  1  ap- 
prochoit  sembloit  concourir  à  me  nuire  dans 
son  esprit.  Cependant  ,  outre  1  Emile  dont  elle 
avoit  voulu  se  charger,  elle  me  donna  dans  le 
même  tenqjs  une  aiitie  marque  d  intérêt  et  de 
bienv(Mllance ,  qui  me  Ht  croire  que,  même  en 
s'ennuyant  de  moi ,  elle  me  conservoit  et  me 
conserveroit  toujours  lamitié  quelle  m'avoit 
tant  de  fois  promise  pour  toute  la  vie. 

Sitôt  <pie  j'avois  cru  pouvoir  conqUer  sur  ce 
sentiment  de  sa  part,  j  avois  commencé  par  sou- 
lager mon  cour  auprès  d'elle  de  l'aveu  de  toutes 
mes  fautes ,  ayant  pour  maxime  inviolable ,  avec 
mes  amis,  de  me  montrer  à  leurs  >('u\  exaet(^- 
ment  tel  (jue  je  suis,  ni  meilleui-,  ni  pire.  .\v  lui 
avois  déclaré  mes  liaisons  avec  Thérèse  ,  et  tout 
ce  qui  en  avoit  résulté,  sans  omettre  de  (pielle 
façon  j'avois  dispos(^  de  mesenf'ants.  Elle  avoit 
reçu  mes  confessions  très  bien,  iroj)  bien  nu'ine, 
en  m'épargnant  les  censures  (jne  |e  nuritois  ;  et 
ce  (pii  m  émut  sm-tout  vivement  lut  de  voir  les 
bontés  quelle  prodiguoit  à  'IMiéièse,  lui  faisant 
de  petits  cadeaux ,  l'envoyant  chercher,  l'exhor- 


PARTIE   II,    LIVRE   XI.  4^3 

tant  à  rallervoir,la  recevant  avec  cent  caresses, 
et  Tembrassant  très  souvent  devant  tout  le  mon- 
de. Cette  pauvre  fille  étoit  dans  des  transports 
de  joie  et  de  reconnoissance  qu'assurément  je 
partageois  bien  ,  les  amitiés  dont  M.  et  madame 
de  Luxembourg  me  combloient  en  elle  me  tou- 
chant bien  plus  encore  que  celles  qu'ils  me  fai- 
soient  directement. 

Pendant  assez  long-temps  les  choses  en  restè- 
rent là:  mais  enfin  madame  la  maréchale  poussa 
la  bonté  jusqu'à  vouloir  retirer  un  de  mes  enfants. 
Elle  savoit  que  j'avois  fait  mettre  un  chiffre  dans 
les  langes  de  l'aîné;  elle  me  demanda  le  double 
de  ce  chiffre ,  je  le  lui  donnai.  Elle  employa  pour 
cette  recherche  La  Roche,  son  valet-de-chambre 
et  son  homme  de  confiance,  qui  fit  de  vaines 
perquisitions,  et  ne  trouva  rien,  quoiqu'au  bout 
de  douze^u  quatorze  ans  seulement ,  si  les  re- 
gistres des  Enfants -trouvés  étoienf  bien  en  or- 
dre ,  ou  que  la  recherche  eût  été  bien  faite ,  ce 
chiffre  n'eiit  pas  dû  être  introuvable.  Quoi  qu'il 
en'soit ,  je  fus  moins  fâché  de  ce  mauvais  succès 
que  je  ne  faurois  été  si  j'avois  suivi  des  yeux  cet 
enfant  dès  sa  naissance.  Si ,  à  l'aide  du  rensei- 
gnement ,  on  m'eut  présenté  quelque  enfant  pour 
le  mien,  le  doute  si  ce  l'étoit  bien  en  effet ,  si  on 
ne  lui  en  substituoit  point  un  autre,  m'eût  resser- 
ré le  cœur  par  lincertitude,  et  je  n'aurois  point 
goûté  dans  tout  son  charme  le  vrai  sentiment  de 
la  nature:  il  a  besoin,  pour  se  soutenir,  au  moins 
durant  fenfance,  d'être  appuvé  sur  liiabitudc. 


464  LES   CONFESSIONS. 

Le  long  éloignement  d'un  enfant  qu'on  ne  con- 
noît  pas  encore  affoiblit,  anéantit  enfin  les  sen- 
timents paternels  et  maternels;  et  jamais  on  n'ai- 
mera celui  qu'on  a  mis  en  nourrice  comme  celui 
qu'on  a  nourri  sous  ses  yeux.  La  réflexion  que  je 
fais  ici  peut  exténuer  mes  torts  dans  leurs  effets, 
mais  c'est  en  les  ag<rravant  dans  leur  source. 

Il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  remarquer 
que  ,  par  l'entremise  de  Thérèse  ,  ce  même  La 
lioclie  fit  connoissanec  avec  madame  Le  Vas- 
seur  ,que  Grimm  eontinuoit  de  tenir  à  Deuil  à 
la  porte  de  la  Chevrette ,  et  tout  près  de  Mont- 
morency. Quand  je  fus  parti ,  ce  fut  par  ^\.  La 
Roche  que  je  continuai  de  fatre  remettre  à  cette 
femme  l'argent  que  je  n'ai  point  cessé  de  lui 
envoyer  ;  et  je  crois  qu'il  lui  portoit  aussi  sou- 
vent des  présents  de  la  part  de  madame  la  ma- 
réchale ;  ainsi  elle  n'étoit  sûrement  })as  à  plain- 
dre, quoiqu  elle  se  plaignît  toujoms.  iVlcgard  de 
Grimm,  comme  je  n'aime  point  à  parler  des  gens 
f[ue  je  dois  haïr,  je  n'en  parlois  jamais  à  mada- 
me de  liUxemhourg  ([uc  malgré  moi  ;  mais  elle 
me  mit  plusieurs  fois  sur  son  chapitre  ,  sans  me 
dire  ce  qu'elle  en  pensoit ,  et  sans  me  laisser  pé- 
nétrer jamais  si  cet  honnne  étoit  de  sa  connois- 
sanec ou  non.  Comme  la  réserve  avec  les  gens 
qu'on  aime ,  et  cpii  n'en  ont  point  avec  nous, 
n  est  iKis  de  n»on  goût  ,  siir-tont  en  (  e  (|iii  les 
regarde  ,  j  ai  depuis  lors  pensé  <jucl(lu<'lois  à 
t  elle-là  ;  mais  seulement  <[uand  d  autres  événe- 
ments ont  rendu  cette  réflexion  naturelle. 


PARTIE    II,    LIVRE    XI.  465 

Après  avoir  demeuré  îon{>-tenips  sans  enten- 
dre parler  de  l'Emile,  depuis  que  je  l'avois  re- 
mis à  madame  de  JiUxemhourg,  j'appris  enfin 
que  le  marché  en  étoit  conclu  à  Paris  avec  le  li- 
braire Ducliesne,  et  par  celui-ci  avec  le  libraire 
Néaulme  ,  d'Amsterdam.  Madame  de  Luxem- 
Lourg  m'envoya  les  deux  doubles  de  mon  traité 
avec  Duchesne,  pour  les  signer.  Je  reconnus  l'é- 
criture pour  être  de  la  même  main  dont  étoient 
celles  des  lettres  de  M.  de  ^lalesherbes  qu'il  ne 
m'écrivoit  pas  de  sa  propre  main.  Cette  certitude 
que  mon  traité  se  faisoit  de  l'aveu  et  sous  les 
yeux  du  magistrat  me  le  fit  signer  avec  confiance. 
Ducliesne  me  donnoit  de  ce  manuscrit  six  mille 
francs  ,  la  moitié  comptant ,  et  je  crois  cent  ou 
deux  cents  exemplaires  ;  je  ne  me  souviens  pas 
bien  de  la  quantité.  Après  avoir  signé  les  deux 
doubles  ,  je  les  renvoyai  tous  deux  à  madame  de 
Luxembourg  qui  l'avoit  ainsi  désiré:  elle  en  don-^ 
na  un  à  Ducliesne,  elle  garda  l'autre  au  lieu  de 
me  le  renvoyer  ,  et  je  ne  l'ai  jamais  revu. 

La  connoissance  de  M.  et  de  madame  de  Lu- 
xembourg ,  en  faisant  quelque  diversion  à  mon. 
projet  de  retraite,  ne  m'y  avoit  pas  fait  renon- 
cer. Même  au  temps  de  ma  plus  grande  faveur 
auprès  de  madame  la  maréchale,  j'avois  tou- 
jours senti  qu'il  n'y  aVoit  que  mon  sincère  at- 
tachement pour  M.  le  maréchal  et  pour  elle  qui 
pût  me  rendre  leurs  entours  supportables;  et 
tout  mon  embarras  étoit  de  concilier  ce  même 
attachement  avec  un  genre  de  vie  plus  conforme 
14.  3© 


/^G6  LES   CONFESSIONS, 

à  mon  {joût,  et  moins  contraire  à  ma  sauté ,  que 
celte  gène  et  ces  soupers  tenoieut  clans  une  alté- 
ration continuelle  ,  malgré  tous  les  soins  qu'on 
apportoit  pour  ne  pas  m'exposer  à  la  tléranger; 
car,  sur  ce  point  comme  sur  tout  autre,  les  atten- 
tions furent  poussées  aussi  loin  qu  il  étoit  possi- 
ble; et,  par  exemple,  tous  les  soirs  après  souper, 
M.  le  maréchal ,  qui  s'alloit  coucher  de  bonne 
heure,  ne  manquoit  pas  de  m  emmener,  bon  gré 
mal  gré,  pour  m'aller  coucher  aussi.  Ce  ne  lut 
que  quelque  temps  avant  ma  catastrophe  (piil 
cessa  ,  je  ne  sais  pourquoi  ,  d'avoir  cette  atten- 
tion. 

Avant  même  d'apercevoir  le  refroidissement 
de  madam.e  la  maréchale  ,  je  dcsirois,  pour  ne 
m'y  pas  exposer,  d'exécuter  mon  ancien  piojct; 
mais,  les  moyens  me  manquant  j)our  cela,  je 
fus  obligé  d'attendre  la  conclusion  du  traité  de 
ï Emile ^  et  en  attendant  je  mis  la  dernière  main 
au  Contrat  Social ,  et  l'envoyai  à  Rey,  fixant  le 
prix  de  ce  manuscrit  à  mille  francs  ,  (pi  il  me 
donna.  Je  ne  dois  pcHit-ètre  pas  omettre  un  petit 
fait  qui  regarde  ledit  manuscrit.  Je  le  remis  , 
bien  cacheté  ,  à  du  Voisin  ,  ministre  du  pays  de 
Vaud,  et  chapelain  de  Ihotel  de  Hollande,  (pii 
me  vcnoil  voir  (pielquefois  ,  et  qui  se  chargea 
de  l'envoyer  à  iley ,  avec  leipiel  il  étoit  en  liaison. 
Ce  manuscrit ,  écrit  en  menu  caraclèic  ,  ctoit 
fort  petit,  et  ne  renq)liss()it  pas  sa  poche.  Ce- 
pendant, en  passant  la  harrièie,  son  pa<juet 
tomba  ,  je  ne  sais  conuncnt ,  entre  les  mains  des 


PARTIE    II,    LIVRE    XI.  4^7 

commis ,  qui  l'ouvrirent,  rexaminèrent ,  et  le  lui 
rendirent  ensuite  ,  quand  il  Teut  réclamé  au 
nom  de  lambassadeur ;  ce  qui  le  mit  à  portée 
<le  le  lire  lui-même,  comme  il  me  marqua  naï- 
vement avoir  fait ,  avec  force  éloges  de  l'ouvrage , 
et  pas  un  mot  de  criti({uc  ni  de  censure ,  se  ré- 
servant sans  doute  d'être  le  vengeur  du  christia- 
nisme lorsque  l'ouvrage  auroit  paru.  Il  recachela 
le  manuscrit,  et  l'envoya  à  Rey.  Tel  fut  en  sub- 
stance le  narré  qu'il  me  fit  dans  la  lettre  oii  il 
me  rendit  compte  de  cette  affaire  ;  et  c'est  tout 
ce  que  j'en  ai  su. 

Outre  ces  deux  livres,  et  mon  Dictionnaire  cle 
musique  auquel  je  travaillois  toujours  de  temps 
en  temps ,  j'avois  quelques  autres  écrits  de  moin- 
dre importance ,  tous  en  état  de  paroître,  et  que 
je  me  proposois  de  donner  encore,  soit  séparé- 
ment ,  soit  avec  mon  recueil  général ,  si  je  l'en- 
treprenois  jamais.  Le  principal  de  ces   écrits, 
dont  la  plupart  sont  encore  en  manuscrit  dans 
les  mains  de  du  Peyrou ,  étoit  un  Eisai  sur  Vo- 
ri^ine  des  langues ,  que  je  lis  lire  à  M.  de  Males- 
herbes  ,  et  au  chevalier  de  I^orenzy  qui  ni'èn  dit 
du  bien.  Je  comptois  que  toutes  ces  productions 
rassemblées  me  vaudroient  au  ilioins,  outre  ma 
dépense  ordinaire,  un  capital  de  huit  à  dix  mille 
francs,  que  je  voulois  placer  en  rente  viagère, 
tant  sur  ma  tête  que  sur  celle  de  Thérèse  ;  après 
quoi  nous  irions ,  comme  je  l'ai  dit ,  vivre  en- 
semble au  fond  de  quehjue  province,  sans  plus 
occuper  le  public  de  moi ,  et  sans  plus  m'occu- 

3o. 


468  LES   CONFESSIONS, 

pep  moi-nicmc  d'autre  cliosc  que  d'achever  pai- 
siblement ma  carrière ,  en  continuant  de  faire 
autour  de  moi  tout  le  bien  qu'il  m  etoit  possi- 
ble, et  décrire  à  loisir  les  mémoires  que  je  mé- 
ditois. 

Tel  étoit  mon  projet,  dont  une  générosité  de 
Rey,  que  je  ne  dois  pas  taire,  vint  faciliter  en- 
core l'exécution.  Ce  libraire ,  dont  on  me  disoit 
tant  de  mal  à  Paris  ,  est  cependant ,  de  tous  ceux 
avec  qui  j  ai  eu  affaire,  le  seul  dont  j  aie  eu  tou- 
jours à  me  louer  (i).  Nous  étions  à  la  vérité  sou- 
vent en  querelle  sur  l'exécution  de  mes  ouvra- 
ges ;  il  étoit  étourdi,  j'étois  emporté.  Mais,  en 
matière  d'intérêt  et  de  procédés  qui  s'y  rappor- 
tent ,  quoit[ue  je  n'aie  jamais  fait  avec  lui  de 
traité  en  forme  ,  je  l'ai  toujours  trouvé  plein 
d'exactitude  et  de  probité.  11  est  même  aussi  le 
seul  qui  m'ait  avoué  franchement  qu'il  faisoit 
Lien  ses  affaires  avec  moi  ;  et  souvent  il  m'a  dit 
qu'il  me  devoit  sa  fortune,  en  offrant  de  m'en 
faire  part.  Ne  pouvant  exercer  dircM  teuuMit  avec 
moi  sa  gratitude,  il  voulut  me  la  témoigner  au 
moins  dans  ma  gouvernante,  à  laquelle  il  lit 
une  pension  viagère  de  trois  cents  francs,  ex- 
priinaut  dans  lacté  que  cétoit  en  reconnois- 
sance  des  avantages  que  je  lui  avois  prociués.  Il 

(i)  Quand  j'cciivnis  ceci,  j'clois  liicii  loin  rncorc  «Ti- 
Tna{;mfr  «le  conrevoir,  (M  «le  croire,  les  tr;ni«l«'.s  (jiie  j'ai 
découvertes  ensuite  «lans  les  inipressions  «le  nies  écrits, 
et  «Jont  il  a  été  forcé  «Je  convenir. 

(Cette  note  n'est  p.i!>  ihiiis  le  manuscrit  auloor.iphc.) 


PARTIE   II,   LIVRE   XI.  4^9 

fit  cola  de  lui  à  moi ,  sans  ostentation  ,sans  pré- 
tention ,  sans  bruit  ;  et ,  si  je  n'en  avois  parlé  le 
premier  à  tout  le  monde,  personne  n'en  auroit 
rien  su.  Je  fus  si  touché  de  ce  procédé  que  de- 
jouis  lors  je  me  suis  attaché  à  Rey  d'une  amitié 
véritable.  Quelque  temps  après  il  désira  de  m'a- 
voir  pour  parrain  d'un  de  ses  enfants  ;  j'y  con- 
sentis ,  et  l'un  de  mes  regrets ,  dans  la  situation 
où  l'on  m'a  réduit ,  est  qu'on  m'ait  ôté  tout 
moyen  de  rendre  désormais  mon  attachement 
utile  à  ma  filleule  et  à  ses  parents.  Pourquoi ,  si 
sensible  à  la  modeste  générosité  de  ce  libraire , 
le  suis-je  si  peu  aux  bruyants  empressements  de 
tant  de  gens  haut  huppés,  qui  remplissent  pom- 
peusement l'univers  du  bien  qu'ils  disent  m'avoir 
voulu  faire ,  et  dont  je  n'ai  jamais  rien  senti  ? 
Est-ce  leur  faute?  est-ce  la  mienne?  Ne  sont-ils 
que  vains ,  ou  ne  suis-je  qu'ingrat?  Lecteur  sensé, 
pesez  ,  décidez  ;  pour  moi ,  je  me  tais. 

Cette  pension  fut  une  grande  ressource  pour 
l'entretien  de  Thérèse,  et  un  grand  soulagement 
pour  moi.  Mais,  au  reste,  j'étois  bien  éloigné 
d'en  tirer  un  profit  direct  pour  moi-même  ,  non 
plus  que  de  tous  les  cadeaux  qu'on  lui  faisoit. 
Elle  a  toujours  disposé  de  tout  elle-même.  Quanti 
je  gardois  son  argent ,  je  lui  en  tenois  un  fidèle 
compte  ,  sans  jamais  en  mettre  un  liard  à  notre 
commune  dépense  ,  même  quand  elle  étoit  plus 
riche  <jue  moi.  Ce  qui  est  à  moi  est  à  nous,  lui 
disois-jc ,  et  ce  qui  est  à  toi  est  à  toi.  Je  n'ai  ja- 
mais cessé  de  me  conduire  avec  elle  selon  cette 


'470  LES  CONFESSIONS, 

maxime  que  je  lui  ai  souvent  répétée.  Ceux  qui 
ont  eu  la  bassesse  de  m'aeeuser  de  recevoir  par 
ses  mains  ce  que  je  relusois  dans  les  miennes , 
jugeoient  sans  doute  de  mon  cour  par  les  leurs, 
et  me  connoissoient  bien  mal.  .Te  manp,erois  vo- 
lontiers avec  elle  le  pain  qu  elle  auroit  [;agné  , 
jamais  celui  qu'elle  auroit  reçu.  .1  en  appelle  sur 
ce  point  à  son  témoignage ,  et  dès  à  présent ,  et 
lorsque ,  selon  le  cours  de  nature ,  elle  m'aura 
survécu.  Malheureusement  elle  est  peu  entendue 
en  économie  à  tous  égards  ,  peu  soigneuse ,  et 
fort  dépensière,  non  par  vanité  ni  par  gourman- 
dise, n:^ais  par  négligence  uni(picnîent.  Nul  nest 
parfait  ici-bas  ;  et ,  puisqu  il  faut  que  ses  excel- 
lentes qualités  soient  rachetées ,  j'aime  mieux 
qu'elle  ait  des  défauts  que  des  vices,  quoique  ses 
défauts  nous  lasst^nt  peut-être  encore  plus  de 
mal  à  tous  deux.  Les  soins  que  j'ai  pris  pour 
elle,  comme  jadis  pour  maman  ,  de  lui  accumu- 
ler quelque  avance  rpii  pût  un  jour  lui  servir  de 
ressource,  sont  inima,<;iiiaMt'.s  :  mais  ce  Furent 
toujours  des  soins  perdus.  Jamais  elles  n'ont 
compté,  ni  l'une  ni  l'autre  ,  avec  elles-mêmes  ; 
et ,  malgré  tous  mes  efforts  ,  tout  est  toujours 
parti  à  mesure  qu'il  est  venu.  Quelcpie  sinq>Ie- 
ment  que  Thérèse  se  mette,  jamais  la  pension 
de  Hey  ne  lui  a  sul'fi  pour  se  nip]ier,(pie  je  u  y  aie 
suppléé  du  mi(Mi  chaque  année.  Nous  ne  sommes 
pas  faits,  elle  ni  moi,  pour  être  jamais  riches; 
et  je  ne  compte  assurément  pas  cela  parmi  nos 
malheurs. 


PARTIE   II,    LIVRE   XI.  ^Jï 

Le  Contrat  Social  s'imprimoit  assez  rapide- 
ment. Il  n'en  étoit  pas  de  môme  de  \ Emile ^  dont 
j  attendois  la  publication  pour  exécuter  la  retrai- 
te que  je  méditois.  Duchesne  m'envoyoit  de  temps 
à  autre  des  modèles  d'impression  pour  choisir  ; 
quand  j'avois  choisi,  au  lieu  de  commencer,  il 
m'en  envoyok  encore  d'autres.  Quand  enfin  nous 
fûmes  bien  déterminés  sur  le  format ,  sur  le  ca- 
ractère ,  et  qu  il  avoit  déjà  plusieurs  feuilles  d'im- 
primées ,  sur  quelque  léger  changement  que  je 
fis  à  une  épreuve,  il  recommença  tout  ;  et,  au 
bout  de  six  mois  ,  nous  nous  trouvâmes  moins 
avancés  que  le  premier  jour.  Durant  tous  ces  es- 
sais ,  je  découvris  que  Touvrage  s'imprimoit  en 
France  ainsi  qu'en  Hollande ,  et  qu'il  s'en  faisoit 
à-la  fois  deux  éditions.  Que  pouvois-je  faire?  Je 
n'étois  plus  le  maître  de  mon  manuscrit.  Loin 
d'avoir  trempé  dans  l'édition  de  France ,  je  m'y 
étois  toujours  opposé;  mais  enfin ,  puisque  cette 
édition  se  faisoit  bon  gré  malgré  moi ,  et  puis- 
qu'elle servoit  de  modèle  à  l'autre  ,  il  falloit  bien 
y  jeter  les  yeux  et  voir  les  épreuves,  pour  ne  pas 
laisser  estropier  et  défigurer  mon  livre.  D'ailleurs, 
l'ouvrage  s'impiimoit  tellement  de  laveu  du  ma- 
gistrat ,  ([ue  c'étoit  lui  qui  dirigeoit  l'entreprise 
en  quelque  sorte ,  fju  il  m'en  écrivoit  très  sou- 
vent, et  qu'il  me  vint  voir  même  à  ce  sujet,  dans 
une  occasion  dont  je  vais  parler  à  l'instant. 

'^J'andis  que  Duchesne  avançoit  à  pas  de  tor- 
tue ,  Néauline,  qu'il  retenoit ,  avançoit  encore 
plus  lentement.  On  ne  lui  envoyoit  pas  fidèle- 


472  LES   CONFESSIONS. 

jiient  les  feuilles  à  mesure  qu'elles  s'imprimoicnt. 
Il  erut  apercevoir  de  la  mauvaise  foi  dans  la  ma- 
nœuvre de  Ducliesne  ,  ç  est-à-dirc  de  Guy  ,  qui 
faisoit  pour  lui  ;  et,  voyant  qu'on  nVxëcutoit  pas 
le  traité,  il  m  écriyoit  lettres  sur  lettres  pleines  de 
doléaneeset  de  griefs  auxquels  je  j)ouvois  encore 
jnoins  remédier  qu  à  ceux  que  j'avois  pour  moi- 
même.  Son  ami  Ouérin ,  qui  me  voyoit  alors  fort 
souvent,  me  parloit  incessamment  de  ce  livre, 
mais  toujours  avec  la  plus  (grande  réserve.  Il  sa- 
Yoit  et  ne  savoit  ])as  (pion  rim|)rimoit  en  Fran- 
ce; il  savoit  et  ne  sa\oitpas  que  le  ma(;i.sirat  s  en 
mêlât  :  en  me  plai(jnant  des  emharras  qu  alloit 
me  donner  ce  livre,  il  sembloit  m'accuser  dim- 
prudence,  sans  vouloir  jamais  dire  en  quoi  elle 
consistoit  ;  il  biaisoit  et  ter^oiversoit  sans  cesse; 
il  sembloit  ne  parler  ipie  pour  me  faire  parler. 
Ma  sécurité  pour  lors  étoit  si  complète  «pie  je 
riois  du  ton  circonspect  et  mystérieux  qu  il  met- 
toit  ^  cette  affaire,  comme  dun  tic  contracté 
chez  les  magistrats  et  chez  les  ministres,  dont  il 
fréquentoit  assez  les  bureaux.  Sûr  dètre  en  rêj;lc 
à  tous  égards  sur  cet  ouvrage ,  foitement  j)ersua- 
dé  qu  il  avfiit  non  seulen)ent  lagrément  et  la 
protection  du  magistrat,  niais  même  (luil  nié- 
ritoit  et  i[\\  il  avoit  de  même  la  faveur  du  minis- 
tre, je  me  félieituis  de  mon  coinageà  l)ien  la  ire, 
et  je  riois  de  mes  pusillanimes  amis  qui  j^arois- 
soicnt  s'iiKjuiéter  poui"  moi.  Duelos  fut  de  ce 
nond)re;  et  j  avoue  que  ma  eonlianec  en  sa  droi- 
ture et  en  ses  Inmières  eut  [)li  malarmer  à  son 


PARTIE    II,    LIVRE    XI.  ^^3 

exemple  ,  si  j'en  avois  eu  moins  dans  l'utilité  de 
l'ouvrage  et  dans  la  probité  de  ses  patrons.  Il  me 
vint  voir  de  chez  M,  Baille,  tandis  que  \ Emile 
étoit  sous  presse;  il  ni  en  parla  :  je  lui  lus  la  pro- 
fession de  foi  du  vicaire  savovard.  Il  l'écoutatrès 
paisiblement ,  et ,  comme  il  me  parut ,  avec  grand 
plaisir.  Il  me  dit,  quand  j'eus  fini:  Quoi, citoyen! 
cela  fait  partie  d'un  livre  qu'on  imprime  à  Pa- 
ris? Oui,  lui  dis-je;  et  l'on  devroit  l'imprimer  au 
Louvre  par  ordre  du  roi.  .l'en  conviens  ,  me  re- 
prit-il ;  mais  faites-moi  le  plaisir  de  ne  jamais 
dire  à  personne  que  vous  m'ayez  lu  ce  morceau. 
Cette  fiappante  manière  de  s'exprimer  me  sur- 
prit sans  m'efirayer.  Je  savois  que  Duclos  voyoit 
beaucoup  M.  de  Malesberbes.  J'eus  peine  à  con- 
cevoir comment  il  pensoit  si  différemment  que 
lui  sur  le  même  objet. 

Je  vivois  à  Montmorency  depuis  plus  de  qua- 
tre ans,  sans  y  avoir  eu  un  seul  jour  de  bonne 
santé.  Quoique  l'air  y  soit  excellent,  les  eaux  y 
sont  mauvaises  ,  et  cela  peut  très  bien  être  une 
des  causes  ([ui  contribuoient  à  empirer  mes  maux 
babituels.  Sur  la  fin  de  l'automne  l'yôi  ,  je  tom- 
bai tout -à  -  fait  malade,  et  je  passai  fliiver  en- 
tier dans  des  souffrances  presque  sans  relâcbe. 
Le  mal  pbysiquc ,  augmenté  par  mille  inquié- 
tudes ,  me  les  rendit  aussi  plus  sensibles.  Depuis 
(juelque  tenq:)s  de  sourds  et  tristes  pressenti- 
ments me  troubloient ,  sans  (|ue  je  susse  à  pro- 
pos de  quoi.  Je  recevois  des  lettres  anonymes  as- 
jjcz  singulières ,  et  même  des  lettres  signées  qui 


474  LES   CONFESSIONS, 

ne  Ictoient  p[uèro  mr'ns.  J'en  reçus  une  d\m 
conseiller  au  parlement  de  Paris ,  qui ,  mécontent 
de  la  présente  constitution  des  choses  ,  et  n'au- 
gurant pas  bien  des  suites,  me  consultoit  sur  le 
choix  dun  asile,  à  Genève  ou  en  Suisse,  pour 
s'y  retirer  avec  sa  famille.  J'en  reçus  une  de 
M.  de... ,  président  à  mortier  au  parlement  de... , 
lequel  me  proposoit  de  rédiger  pour  ce  parle- 
ment, qui  pour  lors  étoit  mal  avec  la  cour ,  des 
mémoires  et  remontrances,  oFfrant  de  me  four- 
nir tous  les  documents  et  matériaux  dont  j  au- 
rois  besoin  pour  cela.  Quand  je  souffre,  je  suis 
sujet  à  Ihumcur.  J'en  avois  en  recevant  ces  let- 
tres, j  en  mis  dans  les  réponses  que  j  y  Hs  ,  refu- 
sant tout  à  plat  ce  qu'on  me  demandoit.  Ce  refus 
n'est  assurément  pi:s  ce  que  je  me  reproche  , 
puisque  CCS  lettres  pouvoient  être  des  pièges  de 
mes  ennemis  (i) ,  et  que  ce  qu'on  me  demandoit 
étoit  contraire  à  des  principes  dont  je  voulois 
moins  me  départir  ([uc  jamais.  Mais  ,  pouvant 
refuser  avec  aménité,  je  refusai  avec  dureté  ,  et 
voilà  en  quoi  j  eus  tort. 

On  trouvera  parmi  mes  papiers  les  deux  let- 
tres dont  je  viensde  parler.  Celle  du  conseiller  ne 
mesurpritpas  absolument,  parceque  je  pensois, 
comme  lui  et  comme  beaucoup  d'autres  ,  que  la 
constitution  déclinante  menacoit  la  l'ranced  un 
prochain  délabrement .  Les  désastres  dune  guerre 


(i)  Jp  savois,  par  exemple,  qiir  le  pi-rsidont  dr...  ctoit 
fort  lié  avec  les  encyclopédistes  et  les  Iiulbachiens. 


PARTIE    II,    LIVRE    XI.  ^jS 

malheureuse ,  qui  tous  venoient  de  la  faute  du 
gouvernement  ,  l'incroyable  désordre  des  finan- 
ces, les  tiraillements  continuels  de  Tadministra- 
tion  ,  partagée  jusqu'alors  entre  deux  ou  trois 
ministres  en  guerre  ouverte  Tun  avec  l'autre,  et 
qui,  pour  se  nuire  mutuellement,  abymoient  le 
royaume;  le  mécontentement  général  du  peuple 
et  de  tous  les  ordres  de  l'état;  l'entêtement  d'une 
femme  obstinée,  qui  ,  sacrifiant  toujours  à  ses 
goûts  ses  lumières,  si  tant  est  quelle  en  eût, 
écartoit  presque  toujours  des  emplois  les  plus 
capables  ,  pour  placer  ceux  qui  lui  plaisoient  le 
plus  :  tout  concouroit  à  justifier  la  prévoyance 
du  conseiller,  et  celle  du  public,  et  la  mienne. 
Cette  prévoyance  me  mit  même  plusieurs  fois  en 
balance  si  je  ne  chercherois  pas  moi-même  un 
asile  hors  du  royaume  avant  les  troubles  qui 
sembloient  le  menacer:  mais,  rassuré  par  ma 
petitesse  et  par  mon  humeur  paisible,  je  crus 
que ,  dans  la  solitude  où  je  voulois  vivre ,  nul 
orage  ne  pouvoit  pénétrer  jusqu'à  moi;  fâché 
seulement  que  ,  dans  cet  état  de  choses  ,  M.  de 
Luxembourg  se  prêtât  à  des  commissions  qui 
dévoient  le  faire  moins  bien  vouloir  dans  son 
gouvernement,  .l'aurois  Voulu  qu  il  s  y  ménageât 
à  tout  événement  une  retraite ,  s'il  arrivoit  que 
la  grande  machine  vînt  à  crouler ,  comme  cela 
paroissoit  à  craindre  dans  l'état  actuel  des  cho- 
ses; et  il  me  paroît  encore  à  présent  indubitable 
que  ,  si  toutes  les  rênes  du  goavernement  ne 
fussent  enfin  tombées  dans  une  seule  main,  la  mo- 


47^  LES   CONFESSIONS, 

narchie  franroise  scroit  maintenant  aux  aLois. 
Tandis  que  mon  état  cmpiioit ,  I  iniprcsïiion 
de  l'Emile  se  ralentissoit,  et  fut  enfin  tout-à-fait 
suspendue,  sans  que  j'en  pusse  apprendre  la  rai- 
son, sans  que  Guy  daijynât  plus  m'i'criro  ni  me 
répondre  ,  sans  que  je  pusse  avoir  des  nouvelles 
de  personne ,  ni  savoir  rien  de  ce  qui  se  passoit, 
M.  de  Maleshcrbes  étant  pour  lors  à  là  campa- 
gne. Jamais  un  malheur  ,  quel  qu'il  soit ,  ne  me 
trouble  et  ne  m'abat ,  pourvu  (pie  je  sache  en 
quoi  il  consiste  ;  mais  mon  penchant  naturel  est 
«l'avoir  peur  des  ténèbres  :  je  redoute  et  je  hais 
leur  air  noir;  le  mystère  m'inquiète  toujours  ,  il 
est  par  trop  antipathicpie  avec  mon  naturel  ou- 
vert jus(|u'à  l'étourderie.  L'aspect  du  monstre  le 
plus  hideux  m'effraieroit  ])ou,  ce  me  semble; 
mais ,  si  j'entrevois  de  nuit  une  figure  sous  uu 
drap  blanc  ,  j'aurai  peur.  Voilà  donc  mon  ima- 
gination, qu'allumoit  ce  long  silence,  occupée 
à  me  tracer  des  fantômes.  IMus  j'avois  à  Cdur  hi 
publication  de  mon  dernier  et  r.ieilleur  ouvra- 
ge ,  plus  je  me  tourmentois  à  chercher  ce  (pii 
j>ouvoit  l'accrocher;  et,  toujours  portant  tout 
à  l'cNtrême  ,  dans  la  suspension  de  l'inqiression 
du  livre,  j'en  croyois  voir  ranc^antissenient.  dé- 
pendant ,  n'en  jxnivant  imaginer  ni  l;i  cause  ni 
la  manière  ,  \v  n^stoisdans  rinccrtitu«lc  du  mon- 
de la  plus  cruelle.  .IVcrivois  lettres  sur  lettres  à 
Guy,  à  M.  de  Maleshcrbes  ,  à  madjunede  Luxem- 
bourg; et ,  les  réponses  ne  venant  point ,  ou  ne 
venant  pas  quand  je  les  attendois,  je  me  tiou- 


PARTIE   II,   LIVRE   XL  4?? 

tlois    entièrement  ,  je   délirois.   Malheureuse- 
ment j'appris  dans  ce  même  temps  que  le  père 
Griffet ,  jésuite,  avoit  parlé  de  l'Emile,  et  en 
avoit  même  rapporté  des  passages.  A  l'instant 
mon  imagination  part  comme  un  éclair,  et  me 
dévoile  tout  le  mystère  d'iniquité  :  j'en  vis  la  mar- 
che aussi  clairement  et  aussi   sûrement  que  si 
elle  m'eût  été  révélée.  Je  me  fourrai  dans  l'es- 
prit que  les  jésuites,  furieux  du  ton  méprisant 
sur  lequel  j'avois  parlé  des  collèges  ,    s'étoient 
emparés  de  mon  ouvrage  ;  que  c'étoient  eux  qui 
en  accrochoient  l'édition  ;  qu'instruits  par  Gué- 
rin  ,  leur  ami ,  de  mon  état  présent ,  et  prévoyant 
ma  mort  prochaine  ,  dont  je  ne  doutois  pas,  ils 
vouloientretarder  l'impression  jusqu'alors ,  dans 
le  dessein  de  tronquer,  d'altérer  mon  ouvrage,  et 
de  nie  prêter,  pour  remplir  leurs  vues  ,  des  sen- 
timents différents   des  miens.  Il  est  étonnant 
quelle  foule  de  faits  et  de  circonstances  vint  dans 
mon  esprit  se  calquer  sur  cette  folie,  et  lui  don- 
ner un  air  de  vraisemblance  ;  que  dis-je?  et  m'y 
montrer  l'évidence  et  la  démonstration.  Guérin 
étoit  totalement  livré  aux  jésuites;  je  le  savois. 
Je  leur  attribuai  toutes  les  avances  d'amitié  qu'il 
m'avoit  faites  :  je  me  persuadai  que  c'étoit  par 
leur  impulsion  qu'il  m'avoit  si  fort  pressé  de  trai- 
ter avec  Néaulme;  que  par  ledit  Néaulme  ils 
avoienteu  les  premières  feuilles  de  mon  ouvrage; 
qu'ils  avoient  ensuite  trouvé  le  moyen  d'en  ar- 
rêter l'impression  chez  Duchesne,  et  peut-être 
de  s'emparer  de  mon  manuscrit  pour  y  travail- 


478  LES   CONFESSIONS. 

1er  à  leur  aise,  jusqu'à  ce  que  ma  mort  les  lais- 
sât libres  de  le  puhlîer  travesti  à  leur  mode. 
J'avois  toujouis  senti,  malgré  le  patelinage  du 
père  Ik'rthier,  que  les  jésuites  ne  nVaimoient 
pas  ,   non  seulement    comme  encyclopédiste  , 
mais  parceque  mes  principes  de  religion  étoient 
beaucoup  pins  contraires  à  leurs  maximes  et  à 
leur  crédit  que  l'incrédulité  de  mes  confrères, 
puisque  le  fanatisme  atbée  et  le  fanatisme  dé- 
vot, se  touchant  par  leur  commune  intoléran- 
ce ,  peuvent  même  se  réunir,  comme  ils  ont  fait 
à  la  Chine,  et  comme  ils  font  contre  moi  ;  au 
lieu  que  la  religion  raisonnable  et  morale,  ôtant 
tout  pouvoir  humain  sur  les  consciences,  ne 
laisse  plus  de  ressource  aux  arbitres  de  ce  pou- 
voir. Je  savois  que  monsieur  le  chancelier  étoit 
aussi  fort  ami  des  jésuites  :  je  craignois  que  le 
fils,  intimidé  par  le  père,  ne  se  vît  forcé  de  leur 
abandonner    l'ouvrage    qu'il   avoit   protégé.    Je 
croyois  même  voir  Fcf Tet  de  cet  abandon  dans 
les  chicanes  que  Ton  commençoit  de  me  susci- 
ter sur  les  deux  premiers  volumes  ,  oii  Ton  cxi- 
geoit  des  cartons  pour  des  riens;  tandis  que  les 
deux  autres  volumes  étoient,  comme  on  le  sa- 
voit  très  bien  ,  remplis  de  choses  si  fortes  ,  qu'il 
eût  fallu  les  refondre  eu  entier,  enles  censuiaut 
comuu;  les  deux   pri'uiiers.   Je  savois  de   plus  , 
et  M.  de  Malesherbes  me  le  dit  liii-mèu»e  ,  (juc 
1  abbé  deCirave,  cpi'il  avoit  chargé  de  l'inspec- 
tion de  cette  édition  ,  étoit  encore  un  autre  par- 
tisan des  jésuite?.  Je  ne  vovois  par-tout  que  les 


PARTIE   II,   LIVRE    XI.  479 

jésuites  ,  sans  songer  qu'à  la  veille  d'être  anéan- 
tis, et  tout  occupés  de  leur  propre  défense,  ils 
avoient  autre  chose  à  faire  que  d'aller  tracasser 
sur  l'impression  d'un  livre  où  il  ne  s'agissoit  pas 
d'eux.  J'ai  tort  de  dire  sans  j  songer^  car  j'y  son- 
geois  bien,  et  c'est  même  une  objection  que 
M.  de  Maleshcr!)cs  eut  soin  de  me  faire  sitôt 
qu'il  fut  instruit  de  ma  vision  :  mais  ,  par  un 
autre  de  ces  travers  d'un  homme  qui ,  du  fond 
de  sa  retraite,  veut  juger  du  secret  des  grandes 
affaires  dont  il  ne  sait  rien  ,  je  ne  voulus  jamais 
croire  que  les  jésuites  fassent  en  danger,  et  je 
regardois  le  bruit  (pii  s'en  répandoit  comme 
un  leurre  de  leur  part  pour  endormir  leurs  ad- 
versaires. Leurs  succès  passés,  qui  ne  s'étoient 
jamais  démentis  ,  njc  doimoient  une  si  terrible 
idée  de  leur  puissance,  que  je  déplorois  déjà  l'a- 
vilissement du  parlement.  Je  savois  que  M.  de 
Choiseul  avoit  étudié  chez  les  jésuites  ,  que 
madame  de  Ponqoadour  n'étoit  point  mal  avec 
eux ,  et  (jue  leur  ligue  avec  les  favorites  et  les 
ministres  avoit  toujours  paru  avantageuse  aux 
uns  et  aux  autres  contre  leurs  ennemis  com- 
muns. La  cour  paroissoit  ne  se  mêler  de  rien  ; 
et ,  persuadé  que  ,  si  la  société  recevoit  un  jour 
queltjue  rude  échec  ,  ce  ne  scroit  jamais  le  par- 
lement qui  seroit  assez  fort  pour  le  lui  por- 
ter ,  je  tirois  de  cette  inaction  de  la  cour  l'augure 
de  leur  triomphe  et  le  fondement  de  leur  con- 
fiance. 

Enlin,  ne  voyant  dans  tous  les  bruits  du  jour 


48o  LES   CONFESSIONS, 

qu'une  feinte  et  des  pièges  de  leur  part,  et  leur 
croyant,  dans  leur  sécurité,  du  temps  pour  va- 
quer à  tout,  je  ne  doutois  pas  qu  ils  n'écrasas-* 
sent  dans  peu  le  jansénisme,  et  le  parlement ,  et 
les  encyclopédistes,  et  tout  ce  qui  n'auroit  pas 
porté  leur  joujif,  et  qu'enfin,  s  ils  laissoient  pa- 
roître  mon  livre,  ce  ne  fût  qu'après  1  avoir  trans- 
formé, au  point  de  s'en  faire  imc  arme  ,  en  se 
prévalant  de  mon  nom  pour  surprendre  nies 
lecècurs. 

Je  me  sentois  mourant  ;  j  ai  peine  à  compren-' 
dre  comment  cette  extravajjance  ne  m  acheva 
pas  :  tant  lidée  de  ma  mémoire  déshonorée 
après  moi,  dans  mon  ])lus  di^j^nc  et  meilleur 
livre,  m'étoit  effroyable.  Jamais  jen'ai  tant  craint 
de  mourir,  et  je  crois  que  ,  si  cela  me  fût  arrivé 
dans  ces  circonstances  ,  je  serois  mort  déses- 
péré. Aujourd'hui  même  que  je  vois  marcher 
sans  obstacle  à  son  exécution  le  plus  noir ,  le 
plus  affreux  complot  qui  jamais  ait  été  tramé 
contre  la  mémoire  d'un  honnne  ,  je  mourrai 
beaucoup  plus  tranquille, certain  de  laisser  dans 
mes  écrits  un  témoignage  de  moi,  qui  triom- 
phera tôt  ou  tard  des  complots  des  hommes. 

M.  de  Malesherbes  ,  témoin  et  confident  de 
mes  agitations,  se  donna,  pour  les  calmer,  des 
soins  (jui  piouvcnt  son  inépuisable  bonté  de 
cœur.  Madame  de  Luxemboui'g  concourut  à 
cette  bonne  œuvre,  et  fut  plusieurs  fois  chez 
Duehcsne ,  j)our  savoir  à  <(uoi  en  étoit  cette 
édition.  Enfin,  fimpression  fut  reprise  et  niar- 


PARTIE    II,    LIVRE   XI.  /\8l 

ftîia  plus  rondement,  sans  que  jamais  j'aie  pu 
savoir  pourquoi  elle  avoit  été  suspendue.  M.  de 
Maleslierbes  prit  la  peine  de  venir  à  Montmo- 
rency pour  nie  tranquilliser ,  il  en  vint  à  bout  ; 
et  ma  parfaite  confiance  en  sa  droiture ,  l'ayant 
emporté  sur  l'égarement  de  ma  pauvre  tête,  ren- 
dit efficace  tout  ce  qu  il  fit  pour  m'en  ramener. 
Après  ce  qu'il  avoit  vu  de  mes  angoisses  et  de 
mon  délire,  il  étoit  naturel  qu'il  me  trouvât  très 
à  plaindre  :  aussi  fit-il.   Les  propos  incessam- 
ment rebattus  de  la  cabale  philosophique  qui 
l'entouroit  lui  revinrent  à  l'esprit.  Quand  j'allai 
vivre  à  l'Hermitage,  ils  publièrent,  comme  je 
l'ai  déjà  dit,  que  je  n'y  tiendrois  pas  long-tenq:)S; 
quand  ils  virent  que  je  persévérois,  ils  dirent 
que  c'étoit  par  obstination,   par  orgueil,  par 
honte  de  m'en  dédire ,  mais  que  je  m'y  ennuyois 
à  périr  ,  et  que  j'y  vivois  très  malheureux.  M.  de 
Maleslierbes  le  crut  et  me  l'écrivit  :  sensible  à 
cette  erreur,  dans  un  homme  pour  qui  j'avois 
tant  d'estime  ,  je  lui  écrivis  quatre  lettres  consé- 
cutives ^  où,  lui  exposant  les  vrais  motifs  de  ma 
conduite  ,  je  lui  décrivis  fidèlement  mes  goûts, 
mes  penchants,  mon  caractère,  et  tout  ce  qui  se 
passoit  dans  mon  cœur.  Ces  quatre  lettres  ,  faites 
sans  brouillon ,  rapidement ,  à  trait  de  plume , 
et  sans  même  avoir  été  relues,  sont  peut-être  la 
seule  chose   que  j'aie  écrite  avec  facilité  "dans 
toute  ma  vie;  ce  qui  est  bien  étonnant  au  mi- 
lieu de  mes  souffrances  et  de  l'extrême  abatte- 
ment où  j'étoi-s.  Je  gémissois  ,  en  me  sentant  dé- 
14.  3r 


482  LES   CONFESSIONS, 

faillir  ,  de  penser  que  je  laissois  dans  lespril  des 
honnêtes  gens  une  opinion  de  moi  si  peu  juste  ; 
et ,  par  Tesquisse  traeée  à  la  liûte  dans  ces  quatre 
lettres,  je  tàchois  de  suppléer  en  quelque  sorte 
aux  mémoires  que  j'avois  projetés.  Ces  lettres, 
qui  plurent  à  M.  de  Malesherbes,  et  qu  il  mon- 
tra dans  Paris,  sont  en  quelque  faqou  le  som- 
maire de  ce  que  j'expose  ici  plus  en  détail ,  et 
méritent  à  ce  titre  d  être  conservées.  On  trou- 
vera parmi  mes  papiers  la  copie  qu'il  en  fit  faire 
à  ma  prière  ,  et  qu'il  m'envoya  quelques  années 
après. 

La  seule  chose  (|ui  m'affligeoit  désormais  , 
<lans  l'opinion  de  ma  mort  prochaine,  étoit  de 
n'avoir  aucun  liomnie  lettré  de  confiance,  entre 
les  mains  duquel  je  pusse  déposer  mes  papiers  , 
pour  en  faire  après  moi  le  triage. 

Depuis  mon  voyage  de  Genève ,  je  m'étois  lié 
d'amitié  avec  Moultou;  j'avois  de  l'inclination 
pour  ce  jeune  homme  ,  et  j  aurois  désiré  (|u  il 
vînt  me  fermer  les  yeux;  je  lui  marquai  ce  de- 
sir  ,  et  je  crois  <|u'il  auroit  fait  avec  plaisir  cet 
acte  d  humanité,  si  ses  affaires  et  sa  famille  le 
lui  eussent  permis.  Privé  de  cette  consolation, 
je  voulus  du  moins  lui  marquer  ma  confiance, 
(Il  lui  envoyant  la  j)rofession  de  foi  du  vicaire 
avant  la  |)ul)lieati()n.  Il  en  fut  content,  mais  il 
ne  nie  j)arut  pas  ,  dans  sa  réponse  ,paitagcr  lu 
sécurité  avec  laquelle  j'en  attendois  ]K)in*  lors 
l'eflet.  11  «lesira  d'avoir  de  moi  quehpie  morceau 
que   n'eût  personne  autre.  Je  lui  cnvovai  une 


PARTIE    ïl,    LIVRE   XL  483 

Oraison  funèbre  du  feu  duc  d Orléans^  que  j'a- 
vois  faite  pour  l'abbé  IJarty,  et  qui  ne  fut  pas 
prononcée,  parceque,  contre  son  attente,  ce 
ne  fut  pas  lui  qui  en  fut  chargé. 

L  impression  ,  après  avoir  été  reprise,  se  con- 
tinua,  s'acheva  même  assez  tranquillement,  et 
j'y   remarquai  ceci  de    singulier  ,   qu'après  les 
•cartons  qu'on  avoit  sévèrement  exigés  pour  les 
deux  premiers  volumes,  on  passa  les  deux  der- 
niers sans  rien  dire,  et  sans  que  leur  contenu 
fit  aucun  obstacle  à  sa  publication.  J'eus  pour- 
tant encore  quelque  inquiétude  que  je  ne  dois 
point  passer  sous  silence.  Après  avoir  eu  peur 
des  jésuites,  j'eus  peur  des  jansénistes  et  des 
philosophes.   Ennemi  de  tout  ce  qui  s'appelle 
parti ,  faction ,  cabale  ,je  n'ai  jamais  rien  attendu 
<le  bon   des  gens  qui  en  sont.   Les  commères 
avoient  depuis  un  temps  quitté  leur  ancienne 
demeure ,  et  s'étoient   établies  tout  à  côté  de 
moi ,  en  sorte  que  de  leur  chambre  on  entendoit 
tout  ce  qui  se  disoit  sur  ma  terrasse,  et  que  de 
leur  jardin  on  pouvoit  très  aisément  escalader 
le  petit  mur  qui  le  séparoit  de  mon  donjon. 
J'avois  fait  de  ce  donjon  mon  cabinet  de  tra- 
vail ,  en  sorte  que  j'y  avois  une  table  couverte 
d'épreuves  et  de  feuilles  de  \ Emile  et  du  Contrat 
Social;  et,  brochant  ces  feuilles  à  mesure  qu'on 
me   les  envoyoit,  j'avois  là  tous  mes  volumes 
long-temps  avant  (pion  les  publiât.  Mon  étour- 
dcrie  ,  ma  négligence  ,  ma  confiance  en  M.  Ma- 
thas,  dans  le  jardin    duquel  j'étois   clos,    fai- 

3i. 


484  LES   CONFESSIONS, 

soient  que  souvent,  oubliant  de  fermer  le  soir 
mon  donjon,  je  le  trouvois  le  matin  tout  ou- 
vert; ce  qui  ne  m'eût  guère  inquiété  si  je  n'a- 
vois  cru  remarquer  du  dérangement  dans  mes 
papiers.  Après  avoir  fait  plusieurs  fois  cette  re- 
marque, je  devins  plus  soigneux  de  fermer  le 
donjon;  la  serrure  étoit  mauvaise  ,  la  clef  ne 
ifermoit  qu'à  demi-tour.  Devenu  plus  attentif,  je 
trouvai  plusieurs  fois  un  plus  grand  dérange- 
ment encore  que  quand  je  iaissois  tout  ouvert. 
Enfin,  un  de  mes  volumes  se  trouva  éclipsé  pen- 
dant  un  jour  et  deux  nuits,  sans  quil  me  fût 
possible  de  savoir  ce  qu  il  étoit  devenu  jusqu'au 
matin  du  troisième  jour,  que  je  le  retrouvai  sur 
ma  table.  Je  n'eus ,  ni  n'ai  jamais  eu  de  soup- 
çon sur  M.  Matlias  ni  sur  son  neveii",  M.  Dumou- 
lin, sachant  qu'ils  m'aimoient  fun  et  l'autre,  et 
prenant  en  eux  toute  confiance.  Je  commençai 
d'en  avoir  moins  dans  les  commères.  Je  savois 
cjuo  ,  (juoi(|ue  jansénistes,  ils  étoient  en  (|ii('l(jue 
liaison  avec  d'Alembert  et  logeoient  dans  la  mê- 
me maison.  Gela  me  donna  quelque  incjuiétude 
et  me  rendit  plus  attentif.  Je  retirai  mes  papiers 
dans  ma  chambre,  et  je  cessai  tout-à-fait  de  voir 
ces  gens-là,  ayant  su  d  ailleurs  rpi  ils  avoient  lait 
parade  ,  dans  plusieurs  maisons,  du  premier  vo- 
lume de  \  Emile  que  j'avois  eu  l'imprudence  de 
leur  prêtei".  (^uoiqu  ils  continuassent  d  être  mes 
voisins  juscjuà  mon  départ,  je  n'ai  plus  eu  de 
communication  avec  eux  depuis  lors. 

LeContrat  social  parut  un  mois  ou  deux  avant 


PARTIE   II,   LIVRE   XI.  4^5 

l'Emile.  Rey,  dont  j'avois  toujours  exigé  qu'il 
ii'introduiroit  jamais  furtivement  en  France  au- 
cun de  mes  livres,  s'adressa  au  magistrat  pour 
obtenir  la  permission  de  faire  entrer  celui-ci  par 
Rouen,  où  il  fit  par  mer  son  envoi.  Rey  neut 
aucune  réponse  :  ses  ballots  restèrent  à  Rouen 
plusieurs  mois ,  au  bout  desquels  on  les  lui  ren- 
voya après  avoir  tenté  de  les  confisquer  ;  mais 
il  fit  tant  de  bruit  qu'on  les  lui  rendit.  Des  cu- 
rieux en  tirèrent  d'xVmsterdam  quelques  exem- 
plaires qui  circulèrent  avec  peu  de  bruit.  Mau- 
léon ,  qui  en  avoit  ouï  parler ,  et  qui  môme  en 
avoit  vu  quelque  chose,  m'en  parla  d'un  ton 
mystérieux  qui  me  surprit ,  et  qui  m'eût  inquiété 
même  ,  si,  certain  dêtre  en  régie  à  tous  égards 
et  de  n'avoir  nul  reproche  à  me  faire,  je  ne  m'é- 
tois  tranquillisé  par  ma  grande  maxime.  Je  ne 
doutois  pas  même  que  M.  de  Ghoiseul ,  déjà  bien 
disposé  pour  moi,  et  sensible  à  l'éloge  que  mon 
estime  pour  lui  m'en  avoit  fait  faire  dans  cet 
ouvrage ,  ne  me  soutint  en  cette  occasion  contre 
la  malveillance  de  madame  de.Pompadour. 

J'avois  assurément  lieu  de  compter  alors  au- 
tant que  jamais  sur  les  bontés  de  M.  de  Luxem- 
bourg et  sur  son  appui  dans  le  besoin  ;  car  jamais 
il  ne  me  donna  des  marques  d'amitié  ni  plus  fré- 
quentes ni  plus  touchantes.  Au  voyage  de  Pàque, 
mon  triste  état  ne  me  permettant  pas  d'aller  au 
château,  il  ne  manqua  pas  un  seul  jour  de  me 
venir  voir;  et  enfin  ,  me  voyant  souffrir  sans  re- 
lâche ,  il  fit  tant  qu'il  me  détermina  à  voir  le 


486  LES   CONFESSIONS, 

frère  Côme  ,  l'envoya  chcrelier,  me  Tanicna  lui- 
même,  et  eut  le  courage,  rare  certes  et  méri- 
toire dans  un  grand  seigneur ,  de  rester  chez  moi 
durant  l'opération,  qui  fut  cruelle  et  longue.  Il 
n'ctoit  pourtant  question  que  d'être  sonrlé;  mais 
je  n'avois  jamais  pu  l'être,  même  par  Morand, 
qui  s'y  prit  à  plusieurs  fois  et  toujours  sans  suc- 
cès.  Le  frère  Côme,  qui  avoit  la  main  d'une 
adresse  et  d'une  légèreté  sans  égale,  vint  à  bout 
enfin  d'introduire  une  très  petite  algalie,  après 
m'avoir  beaucoup  fait  souffrir  pendant  plus  de 
deux  heures,  durant  lesquelles  je  m  cfforeai  de 
retenir  mes  plaintes,  pour  ne  pas  (iéchirer  le 
cœur  sensible  du  bon  maréchal.  Au  premier  exa- 
men ,  le  frère  Côme   crut  trouver  une  grosse 
pierre,  et  me  le  dit;  au  second,  il  ne  la  trouva 
plus.  Après  avoir  recommencé  une  seconde  et 
une  troisième  fois  avec  un  soin  et  ime  exactitude 
qui  me  firent  trouver  le  temps  fort  long ,  il  dé- 
clara qu'il  n'y  avoit  point  de  pierre,  mais  «(ur  la 
prostate  étoit  squirreuse  et  d  une  grossi^ur  sur- 
naturelle ;  il  trouva  la  vessie  très  grande  et  en 
l)on  état,  et  finit  par  me  déclarer  que  je  souf- 
frirois  beaucoup  et  que  je  vivrois  long-temps. 
Si  la  seconde  prédiction  s'accouq)lit  aussi  bien 
que  la. première,  mes  maux  ne  sont  pas  prêts  à 
finir. 

C'est  ainsi  qu'après  avoir  été  traité  successi- 
vement peuflani  tant  d'années  de  vingt  maux 
que  je  n'avois  pas,  je  finis  p;n- savoir  que  ma 
maladie  ,  incurable  sans  être  mortelle,  dureroit 


PARTIE   II,    LIVRE    XI.  ^^1 

autant  que  moi.  Mon  imagination  ,  réprimée 
par  cette  connoissance ,  ne  me  fit  plus  voir  en 
perspective  une  mort  cruelle  dans  les  douleurs 
du  calcul.  Je  cessai  de  craindre  quun  bout  de 
bougie,  qui  s'étoit  rompu  dans  l'urètre  il  y  avoit 
long-temps  ,  n'eût  fait  le  noyau  d'une  pierre. 

Délivré  des  maux  imaginaires,  plus  cruels, 
pour  moi  que  les  maux  réels,  j'endurai  plus  pai- 
siblement ces  derniers.  Il  est  constant  que  ,  de- 
puis ce  temps,  j  ai  beaucoup  moins  soulfert  de 
ma  maladie  que  je  n'avois  fait  jusqu'alors ,  et  je 
ne  me  rappelle  jamais  que  je  dois  ce  soulage- 
ment à  M.  de  Luxembourg,  sans  m'attendrir  de 
nouveau  sur  sa  mémoire. 

Revenu  pour  ainsi  dire  à  la  vie ,  et  plus  oc- 
cupé que  jamais  du  plan  sur  lequel  j'en  voulois 
passer  le  reste  ,  jen'attendois  pour  l'exécuter  que 
la  publication  de  l'Emile.  Je  songeois  à  la  Tou- 
raine^  où  j'avois  déjà  été,  et  qui  me  plaisoit 
beaucoup  tant  pour  la  douceur  du  climat  quje 
pour  celle  des  habitants. 

La  terra  molle,  lieta,  e  dillettosa, 
Simile  a  se  l'habitator  produce. 

J'avois  déjà  parlé  de  mon  projet  à  M.  de  Lu- 
xembourg ,  qui  m'en  avoit  voulu  détourner;  je 
lui  en  reparlai  derechef  comme  d'une  chose  ré- 
.solue.  Alors  il  me  proposa  le  château  de  Mer- 
lou,  à  ([uinze  lieues  de  Paris,  comme  un  asile 
qui  pouvoit  me  convenir,  et  dans  lequel  ils  se 
feroient  l'un  et  l'autre  im  plaisir  de  m'établir. 


488  LES  CONFESSIONS. 

Cette  proposition  me  toucha  et  ne  me  déplut 
pas.  Avant  toute  chose,  il  fiiUoit  voir  le  lieu; 
nous  convînmes  du  jour  où  M.  le  maréchal  en- 
verroit  son  valet  de  chamhrc  avec  une  voiture 
pour  m'y  conduire.  Je  me  trouvai  ce  jour-la  lort 
incommodé;  il  fallut  remettre  la  partie,  et  les 
contre-temps  qui  survinrent  m'empêchèrent  de 
l'exécuter.  Ayant  appris  depuis  ([ue  la  terre  de 
Merlou  n  étoit  pas  à  M.  le  maréchal,  mais  à 
madame,  je  m'en  consolai  plus  aisément  de  n'y 
être  pas  allé. 

L'Emile  parut  enfin  ,  sans  que  j'entendisse 
plus  parler  de  cartons  ni  d  aucune  dilHculté. 
Avant  sa  publication,  M.  le  maréchal  me  rede- 
manda toutes  les  lettres  de  M.  de  Malcsherbes 
qui  se  rapportoient  à  cet  ouvrap;e.  jNla  grande 
confiance  en  tous  les  deux,  ma  profonde  sécu- 
rité, m'empêchèrent  de  réfléchir  sur  ce  qui!  y 
avoit  d'extraordinaire  et  même  dincpiiétant  dans 
cette  demande,  .le  rendis  les  lettres,  hors  une 
ou  deux  qui  par  mégarde  avoient  resté  dans  des 
livres.  Quelque  temps  auparavant,  M.  de  Ma- 
lcsherbes m'avoit  marqué  (pi'il  rctireroit  les  let- 
tres que  j'avois  écrites  à  Duchesne  durant  mes 
alarmes  au  sujet  des  jésuites  ;  et  il  faut  avouer 
que  ces  lettres  ne  faisoient  pas  {jrand  honneur 
à  ma  raison.  iNïais  je  lui  marquai  qu'en  nulle 
chose  je  ne  voidois  passer  pour  nieilleur  <pie  je 
n'étois  ,  et  qu  il  pouvoit  lui  laisser  les  lettres. 
J'ijifnore  ce  (juil  a  lait. 

l^a  publication  de  ce  livie  ne  se  fit  point  avec 


PARTIE   II,   LIVRE    XI.  /(Bg 

cet  éclat  crapplaudissements  qui  suivoit  celle  de 
tous  mes  écrits.  Jamais  ouvrage  n  eut  de  si  grands 
éloges  particuliers ,  ni  si  peu  d'approbation  pu- 
blique. Ce  que  ni  en  dirent,  ce  que  m'en  écrivi- 
rent les  gens  les  plus  capables  d'en  juger,  me 
confirma  que  c'étoit  là  le  meilleur  de  mes  écrits, 
ainsi  que  le  plus  important.  Mais  tout  cela  fut 
dit  avec  les  précautions  les  plus  bizarres,  comme 
s'il  eût  importé  de  garder  le  secret  du  bien  que 
l'on  en  pensoit.  Madame  de  Boufllers ,  qui  me 
marqua  que  l'auteur  de  ce  livre  méritoit  des  sta- 
tues et  les  hommages  de  tous  les  humains,  me 
pria  sans  façon  à  la  fin  de  son  billet  de  le  lui 
renvoyer.  D'Alembert,  qui  m'écrivit  que  cet  ou- 
vrage décidoit  de  ma  supériorité ,  et  devoit  me 
mettre  à  la  tête  de  tous  les  gens  de  lettres,  ne 
signa  point  sa  lettre,  quoiqu'il  eut  signé  toutes 
celles  qu'il  m'avoit  écrites  jusqu'alors.  Ducîos, 
ami  sûr,  homme  vrai  mais  circonspect,  et  qui 
faisoit  cas  de  ce  livre ,  évita  de  m'en  parler  par 
écrit;  La  Gondamine  se  jeta  sur  la  profession  de 
foi  du  vicaire,  et  battit  la  campagne;  Clairaut 
se  borna  dans  sa  lettre  au  même  morceau  :  mais 
il  ne  craignit  pas  d'exprimer  l'émotion  que  sa 
lecture  lui  avoit  donnée,  et  il  me  marqua  en 
propres  termes  que  cette  lecture  avoit  réchauffé 
sa  vieille  ame.  De  tous  ceux  à  qui  j  avois  envoyé 
mon  livre,  il  fut  le  seul  (jui  dit  hautement  et 
librement  à  tout  le  monde  tout  le  bien  qu  il  eu 
pensoit. 

Mathas ,  à  qui  j'en  avois  aussi  donné  un  cxcm- 


4c)0  I.ES    CONFESSIONS, 

plaire  avant  qu  il  fïit  en  vente  ,  le  prêta  à  iSI.  de 
Claire,  conseiller  au  parlement,  père  de  l'inten- 
dant de  Strasbourg.  M.  de  Blaire  avoit  une  mai- 
son de  campagne  à  Saint-Graticn  ;  et  Matlias, 
son  ancienne  connoissance  ,  ly  alloit  voir  quel- 
quefois quand  il  pouvoit  aller.  Il  lui  fit  lire  TÉ- 
mile  avant  qu'il  ftit  public.  En  le  lui  rendant, 
M.  de  Blaire  lui  dit  ces  propres  mots,  qui  me 
furent  redits  le  même  jour  :  «  M.  Matbas,  voilà 
"  un  fort  beau  livre,  mais  dont  il  sera  parle  dans 
"  peu  plus  qu  il  ne  seroit  à  désirer  pour  Tau- 
«  teur.  »  Quand  il  me  raj^porta  ces  mots  ,  je  ne 
fis  quen  rire;  ^^  V-  ^*  Y  ^ '=>  4"^'  linqxjriance  d  un 
homme  de  robe  (jui  met  du  mystère  à  tout. 
Tous  les  propos  inquiétants  qui  me  revinrent 
ne  me  firent  pas  plus  d'impression  ;  et,  loin  d*e 
prévoir  en  aucune  sorte  la  catastrophe  à  la- 
quelle je  touchois ,  certain  de  l'utilité,  de  la 
beauté  de  mon  ouvrage;  certain  d'être  en  régie 
à  tous  égards;  certain,  comme  je  croyois  lêtrc, 
de  tout  le  crédit  de  madame  de  Luxembourg, 
et  même  de  la  faveur  du  ministère  ,  je  m'ap- 
plaudissois  du  ])arti  (pie  j  avois  pris  de  me  reti- 
rer au  milieu  de  mes  triomphes,  et  lorscjue  je 
venois  d'écraser  tous  mes  envieux. 

Une  seule  chose  m'alarmoit  dans  la  publica- 
tion de  ce  livre;  et  cela,  moins  pour  ma  siiicté 
(pie  pour  facupiit  de  mon  cirur.  A  lllcrmitage, 
à  Montmorency,  j  avois  vu  de  près  et  avec  indi- 
gnation les  vexations  (ju  un  soin  jaloux  des  plai- 
sirs des  princes  fait  exercer  sur  les  malheureux 


PARTIE   II,   LIVRE    XL  /\cj1 

paysans  ,  forcés  de  souffrir  le  dégât  que  le  gibier 
fait  dans  leurs  champs ,  sans  oser  se  défendre 
autrement  qu'à  force  de  bruit,  et  forcés  de  pas- 
ser toutes  les  nuits  dans  leurs  fèves  et  leurs  pois 
avec  des  cbaudrons,  des  tambours,  des  sonnet- 
tes, pour  écarter  les  sangliers.  Témoin  de  la  du- 
reté barbare  avec  laquelle  M.  le  comte  de  Gha- 
rolois  faisoit  traiter  ces  pauvres  gens ,  j'avois 
fait,  vers  la  fin  de  l .Emile ^  une  sortie  sur  cette 
cruauté.  J'appris  que  les  officiers  de  M.  le  prince 
de  Gonti  ne  les  traitoient  guère  moins  durement 
sur  ses  terres  ;  je  tremblois  que  ce  prince,  pour 
lequel  j'étois  pénétré  de  respect  et  de  reconnois- 
sance ,  ne  prît  pour  lui  ce  que  l'humanité  ré- 
voltée m'avoit  fait  dire  pour  son  oncle ,  et  ne 
s'en  tînt  offensé.  Gependant ,  comme  ma  con- 
science me  justifioit  pleinement  sur  cet  article  , 
je  me  tranquillisai  sur  son  témoignage  ,  et  je  fis 
bien.  Du  moins  je  n'ai  jamais  appris  que  ce 
grand  prince  ait  fait  la  moindre  attention  à  ce 
passage  écrit  long-temps  avant  que  j'eusse  l'hon- 
neur d  être  connu  de  lui. 

Peu  de  jours  avant  ou  après  la  publication  de 
mon  livre,  car  je  ne  me  rappelle  pas  bien  exac- 
tement le  temps ,  parut  un  autre  ouvrage  sur 
le  même  sujet,  tiré  mot-à-mot  de  mon  premier 
volume  ,  hors  quelques  platises  dont  on  avoit 
entremêlé  cet  extrait.  Ce  livre  portoit  le  nom 
d'un  Genevois,  appelé  Balexsert;  et  il  étoit  dit 
dans  le  titre  qu'il  avoit  remporte  le  prix  à  l'aca- 
démie de  Harlem.  Je  compris  aisément  que  cette 


492  LES  CONFESSIONS, 

académie  et  ce  prix  étoient  cVune  création  tonte 
nouvelle ,  pour  déguiser  le  plagiat  aux  yeux  du 
public;  mais  je  vis  aussi  qu  il  y  avoit  à  cela  quel- 
que intrigue  antérieure  à  laquelle  je  ne  com- 
prenois  rien  ;  soit  par  la  communication  de  mon 
manuscrit,  sans  quoi  ce  vol  n'auroit  pu  se  faire; 
soit  pour  bâtir  Tbistoire  de  ce  prétendu  prix,  à 
laquelle  il  avoit  bien  fallu  donner  quelque  fon- 
dement. Ce  n'est  que  bien  des  années  après  que, 
sur  un  mot  écliappé  à  d'ivernois  ,  j  ai  pénétré 
le  mystère ,  et  entrevu  ceux  qui  avoient  mis  en 
jeu  le  sieur  Balexsert. 

Les  sourds  mugissements  qui  précèdent  To- 
rage  commcnçoient  à  se  faire  entendre  ;  et  tous 
les  gens  un  peu  pénétrants  virent  bientôt  qu'il 
se  couvoit ,  au  sujet  de  mon  livre  et  de  moi ,  ([ucl- 
que  complot  qui  ne  tarderoit  pas  d  éclater.  Pour 
moi ,  ma  sécurité ,  ma  stupidité  fut  telle  ,  que , 
loin  de  prévoir  mon  malheur,  je  n'en  soupçon- 
nai pas  même  la  cause,  après  en  avoir  ressenti 
l'effet.  On  commença  par  répandre ,  avec  assez 
d'adresse  ,  qu'en  sévissant  contre  les  jésuites  on 
ne  pouvoit  marquer  une  indulgence  partiale 
pour  les  livres  et  les  auteurs  ([ui  atlaquoient  la 
religion.  On  me  rcproclioit  d'avoir  mis  mon  nom 
à  ï Emile ^  comme  si  je  ne  l'avois  pas  mis  à  tous 
mes  autres  écrits,  auxquels  on  n'avoit  rien  dit. 
Il  sembloit  qu'on  craignît  de  se  voir  forcé  à  quel- 
que démarche  ([u'oii  feroità  regret ,  mais  ([ue  les 
circonstances  rendoient  nécessaire,  et  à  laquelle 
mon  imprudence  avoit  donné  lieu.  Ces  bruits 


PARTIE   II,   LIVRE   XI.  49! 

me  parvinrent ,  et  ne  m'inquiétèrent  guère  :  il 
ne  nie  vint  pas  même  à  l'esprit  qu'il  pût  y  avoir 
dans  toute  cette  affaire  la  moindre  chose  qui 
me  regardât  personnellement  ;  moi  qui  me  sen- 
tois  si  parfaitement  irréprochable ,  si  bien  ap- 
puyé ,  si  bien  en  règle  à  tous  égards ,  et  qui  ne 
craignois  pas  que  madame  de  Luxembourg  me 
laissât  dans  l'embarras  pour  un  tort  qui ,  s'il 
existoit,  étoit  tout  entier  à  elle  seule.  Mais ,  sa- 
chant en  pareil  cas  comment  les  choses  se  pas 
sent ,  et  que  l'usage  est  de  sévir  contre  les  librai 
res  en  ménageant  les  auteurs ,  je  n'étois  pas  sans 
inquiétude  pour  le  pauvre  Duchesne ,  si  M,  de 
Malesherbes  venoit  à  l'abandonner. 

Je  restai  tranquille.  Les  bruits  augmentèrent 
et  changèrent  bientôt  de  ton.  Le  public,  et  sur- 
tout le  parlement  ,  sembloit  s'irriter  par  ma 
tranquillité.  Au  bout  de  quelques  jours ,  la  fer- 
mentation devint  terrible  ;  et  les  menaces ,  chan- 
geant d'objet,  s'adressèrent  directement  à  moi. 
On  entendoit  dire  tout  ouvertement  aux  parle- 
mentaires ,  qu'on  n'avançoit  rien  à  brûler  les  li- 
vres ,  et  qu'il  falloit  s'adresser  directement  aux 
auteurs.  La  première  fois  que  ces  propos ,  plus 
dignes  d'un  inquisiteur  de  Goa  que  d'un  séna- 
teur, me  revinrent ,  je  ne  doutai  point  que  ce 
ne  fût  une  invention  des  holbachiens,  pour  tâ- 
cher de  m'effrayer  et  de  m'exciter  à  fuir.  Je  ri» 
de  cette  puérile  ruse  ;  et  je  me  disois,  en  me  mo- 
quant d'eux ,  que ,  s'ils  avoient  su  la  vérité  des 
choses,  ils  auroient  cherché  quelque  autre  moyen 


494  LES   CONFESSIONS. 

de  me  faire  peur  :  mais  la  rumeur  enfui  devint 
telle ,  qu'il  fut  clair  que  c  étoit  tout  de  bon.  M.  et 
madame  de  Luxemlx)ur{;  avoicnt,  cette  année, 
avancé  leur  voyage  de  Montmorency ,  tle  sorte 
qu'ils  y  étoient  au  commencement  de  juin.  J'y 
entendis  très  peu  parler  de  mes  nouveaux  livres, 
malgré  le  bruit  qu'ils  faisoient  à  Paris  ;  et  les 
maîtres  de  la  maison  ne  m'en  parloient  point 
du  tout.  Un  matin  cependant  que  j'étois  seul 
avec  M.  de  Luxembourg ,  il  me  dit  :  Avez-vous 
parlé  mal  de  M.  de  Choiseul  dans  le  Contrat  so- 
cial? Moi!  lui  dis -je  en  reculant  de  surprise, 
non  ,  je  vous  jure  ;  mais  j'en  ai  fait  en  revanche, 
et  d'une  plume  qui  n'est  pas  louangeuse  ,  le  plus 
bel  éloge  que  jamais  peut-être  ministre  ait  rec;u; 
et  tout  de  suite  je  lui  rapportai  le  passage.  Et 
dans  l'Emile ,  reprit-il.  Pas  un  mot ,  répondis-je; 
il  n'y  a  pas  un  seul  mot  qui  le  regarde.  Ah  !  ilit-il 
avec  jdus  de  vivacité  ([u  il  n  en  avoit  d  ordinaire, 
il  falloit  faire  la  même  chose  dans  l'autre  livre, 
ou  être  plus  clair  !  J'ai  cru  l'être,  ajoutai-je;  je 
l'estimois  assez  pour  cela,  il  alloit  reprendre  la 
parole;  je  le  vis  prêt  à  s'ouvrir;  il  se  retint,  et 
se  tut.  Malheureuse  prudence  de  courtisan  qui, 
dans  les  meilleurs  cœurs ,  domine  l'amitié  même. 
Cette  conversation  ,  ([uoi(pic  courte ,  m  éclaira 
sur  ma  situation,  du  moins  à  certain  égard,  et 
me  lit  comprendre  que  c'ctoit  bien  à  moi  qu'on 
eu  voiiloit.  .h;  déplorai  cette  iuouie  fatalité  qui 
tournoit  à  nu)n  prejndice  tout  ce  que  je  tlisois 
et  faisois  de  bien.  Cependant,  me  sentant  pour 


PARTIE    II,   LIVRE   XI.  /\g5 

plastron  dans  cette  affaire  madame  de  Luxem- 
bourg et  M.  de  Malesherbes ,  je  ne  voyois  pas 
connnent  on  pouvoit  s'y  j)rcndre  pour  les  écar- 
ter et  parvenir  jusqu'à  moi  :  car  d'ailleurs  je  sen- 
tis Lien  dès -lors  ([u'il  ne  seroit  plus  question 
d'équité  ni  de  justice,  et  qu'on  ne  s'embarrasse- 
roit  pas  d'examiner  si  j'avois  réellement  tort  ou 
non.  L'orage  cependant  grondoit  de  plus  en  plus. 
11  n'y  avoit  pas  jusquà  îSéaulme,  qui ,  dans  la 
diffusit^n  de  son  bavardage ,  ne  me  montrât  du 
regret  de  s'être  mêlé  de  cet  ouvrage ,  et  la  certi- 
tude où  il  paroissoit  être  du  sort  qui  menaçoit 
le  livre  et  l'auteur.  Une  cbose  pourtant  me  ras- 
suroit  toujours  :  je  voyois  madame  de  Luxem- 
bourg si  tran([uille,  si  contente,  si  riante  même, 
qu'il  ialloit  bien  (ju'elle  fût  sûre  de  son  fait,  pour 
n'avoir  pas  la  moindre  inquiétude  à  mon  sujet, 
pour  ne  pas  me  dire  un  seul  mot  de  commisé- 
ration ni  d'excuse  ,  pour  voir  le  tour  que  pren- 
droit  cette  affaire  avec  autant  de  sang  froid  que 
si  elle  ne  s'en  fût  point  mêlée ,  et  qu'elle  n'eût 
pas  pris  à  moi  le  moindre  intérêt.  Ce  qui  me 
surprenoit  étoit  qu'elle  ne  me  disoit  rien  du  tout. 
H  me  sembloit  qu'elle  auroit  dû  médire  quelque 
cbose.  Madame  de  Boufflers  paroissoit  moins 
tranquille.  Elle  alloit  et  venoit  avec  un  air  d'a- 
gitation,  se  donnant  beaucoup  de  mouvement, 
et  m'assurant  que  M.  le  prince  de  Conti  s'en 
donnoit  beaucoup  aussi  pour  parer  le  coup  qui 
m'étoit  préparé  ,  et  qu'elle  attribuoit  toujours 
aux  circonstances  présentes ,  dans  lesquelles  il, 


496  LES   CONFESSIONS, 

importoit  au  parlement  de  ne  pas  se  laisser  ac- 
cuser par  les  jésuites  d'indifférence  sur  la  reli- 
fjion.Elle  paroissoit  cependant  peu  compter  sur 
le  succès  des  démarches  du  prince  et  des  siennes. 
Ses  conversations ,  plus  alarmantes  que  rassu- 
rantes ,  tendoient  toutes,  à  m  engager  à  la  re- 
traite ;  et  elle  me  conseilloit  fort  TAupleterre , 
où  elle  lîi  offroit  beaucoup  d'amis,  entre  autres 
le  célèbre  Hume ,  qui  étoit  le  sien  depuis  long- 
temps. Voyant  que  je  persistois  à  rester  tran- 
quille, elle  prit  un  tour  plus  capable  de  m'é- 
branler.  Elle  me  fit  cntendio  (|ue ,  si  j'étois  arrêté 
et  interrogé  ,  je  me  mettois  dans  la  nécessité  de 
nommer  madame  de  Luxembourg,  et  que  son 
amitié  pour  moi  méritoit  bien  que  je  ne  m'expo- 
sasse pas  à  la  compromettre.  Je  répondis  qu  en 
pareil  cas  elle  pouvoit  rester  tranquille ,  et  que 
je  ne  la  compromcttrois  point.  Elle  répliqua 
que  cette  résolution  étoit  plus  facile  à  prendre 
qu'à  exécuter;  et  en  cela  elle  avoit  raison,  sur- 
tout pour  moi ,  l)ien  déterminé  à  ne  jamais  me 
parjurer  ni  mentir  devant  les  juges,  quelque 
risque  qu'il  put  y  avoir  à  dire  la  vérité. 

Voyant  que  cette  réflexion  m'avoit  fait  tpul- 
que  impression,  sans  cependant  que  je  pusse 
me  résoudre  à  fuir,  elle  me  parla  de  la  Hastillc 
poiu'  (juelques  semaines  ,  connue  dun  moyen 
de  me  soustraire  à  la  juridiction  du  parlement, 
qui  ne  se  mêle  j)as  des  jirisonniers  détat.  Je 
n'objectai  rien  contre  cette  singulière  grâce, 
pourvu  ([ucUe  ne  fut  pas  sollicitée  en  mon  nom. 


PARTIE   II,   LIVRE   XI.  ^g^ 

Gomme  elle  ne  m'en  parla  plus ,  j'ai  jugé  daiii* 
la  suite  quelle  n avoit  proposé  cette  idée  que 
pour  me  sonder,  et  qu'on  n'avoit  pas  voulu  d'un, 
expédient  qui  finissoit  tout. 

Peu  de  jours  après ,  M.  le  maréchal  reçut  du 
curé  de  Deuil ,  ami  de  Grimm  et  de  madame 
d'Epinay,  une  lettre  portant  l'avis  ,  qu'il  disoit 
avoir  eu  de  bonne  part ,  que  le  parlement  de^ 
voit  procéder  contre  moi  avec  la  dernière  sévé- 
rité, et  que  tel  jour,  qu'il  marqua ,  je  serois  dé- 
crété de  prise  de  corps.  Je  jugeai  cet  avis  de  fa- 
brique holhacliienne  ;  je  savois  que  le  parlement 
étoit  très  attentif  aux  formes  ,  et  que  c'étoit  tou- 
tes les  enfreindre  que  de  commencer  en  cette 
occasion  par  un  décret  de  prise  de  corps ,  avant 
de  savoir  juridiquement  si  j'avouois  le  livre  qui 
portoit  mon  nom ,  et  si  réellement  j'en  étois  l'au- 
teur. 11  n'y  a,  disois-je  à  madame  de  Boufilers , 
que  les  crimes  qui  portent  atteinte  à  la  tranquil- 
lité publique,  dont  sur  le  simple  indice  on  dé- 
crète les  accusés  de  prise  de  corps,  de  peur  qu'ils 
n'échappent  au  châtiment.  Mais ,  quand  on  veut 
punir  un  délit  tel. que  le  mien,  qui  mérite  des 
honneurs  et  des  récompenses ,  on  procède  contre 
le  livre,  et  Ton  évite,  autant  qu'on  peut,  de  s'en, 
prendre  à  fauteur.  Elle  me  fit  à  cela  une  distinc- 
tion subtile  que  j'ai  oubliée,  pour  me  prouver 
que  c'étoit  par  faveur  qu'on  me  décrétoit  de 
prise  de  corps  ,  au  lieu  de  m  assigner  pour  être 
ouï.  Le  lendemain  je  reçus  une  lettre  de  Guy, 
qui  me  marquoit  que ,  s'étant  trouvé  le  même 

i4-  3a 


■498  LES   CONFESSIONS, 

jour  chez  M.  le  procureur-fréuéral ,  il  a  voit  vn 
sur  son  bureau  le  brouillon  dun  réquisitoire 
contre  l'Emile  et  son  auteur.  iSotez  que  ledit 
Guy  étoit  Tassocié  de  Duchesne  qui  avoit  impri- 
mé rouvra{]c ,  lequel,  fort  tranquille  pour  son 
propre  compte,  donnoit  par  charité  cet  avis  à 
l'auteur.  On  peut  juger  combien  tout  cela  fne 
parut  croyable.  Il  étoit  si  simple ,  si  naturel , 
iiu'un  libraire,  admis  à  1  audience  du  procureur- 
jrénéral ,  lût  tranquillement  les  manuscrits  et 
brouillons  épars  sur  le  bureau  de  ce  ma^ifistrat  ! 
Madame  de  lîoufflcrs  et  d'autres  me  confirmè- 
rent la  même  chose.  Sur  les  absurdités  dont 
on  me  rebattoit  incessamment  les  oreilles ,  j'é- 
tois  tenté  de  croire  que  tout  le  monde  étoit  de- 
venu fou. 

Sentant  bien  qu  il  y  avoit  sous  tout  cela  quel- 
que mystère  qu'on  ne  vouloit  pas  me  dire  ,  j'at- 
tendis tranquillement  révénement,  me  reposant 
sur  ma  droiture  et  mon  innocence  en  toute  cette 
affaire,  et  trop  heureux,  quehpie  persédition 
qui  dût  m'attendre,  d'être  appelé  à  l'honneur  de 
souffrir  pour  la  vérité.  Loin  de  craindre  et  de 
me  tenir  caché,  j'allois  tous  les  jours  au  châ- 
teau, et  ie  faisois  les  après-midi  mes  promena- 
des ordinaires.  Le  8  juin  ,  veille  du  (Un  ict  ,  je  la 
fis  avec  deux  professeurs  oraloriens,  le  1'.  Ala- 
nianni  et  le  P.  iMandard.  iSous  portâmes  aux 
Champeaux  un  petit  yoùté  que  nous  mangeâ- 
mes de  grand  appétit.  Nous  avions  oul)Iié  des 
verres;  nous  y  suppléâmes  par  des  chalumeaux 


PARTIE   II,   LIVRE   XL  499 

de  seigle ,  avec  lesquels  nous  aspirions  le  via 
dans  la  bouteille ,  nous  piquant  de  choisir  des 
tuyaux  bien  larges  pour  pomper  à  qui  mieux 
mieux.  Je  n'ai  de  ma  vie  été  si  gai. 

J'ai  conté  comment  je  perdis  le  sommeil  dans 
ma  jeunesse.  Depuis  lors  j'avois  pris  l'habitude 
de  lire  tous  les  soirs  dans  mon  lit,  jusqu'à  ce 
que  je  sentisse  mes  yeux  s'appesantir.  Alors  j'é- 
teignois  ma  bougie,  et  je  tàchois  de  m'assoupir 
quelques  instants  ,  qui  ne  duroient  guère.  Ma 
lecture  ordinaire  du  soir  étoit  la  Bible  ,  et  je  l'ai 
lue  entière  au  moins  cinq  ou  six  lois  de  suite  de 
cette  façon.  Ce  soir-là  ,  me  trouvant  plus  éveillé 
quà  l'ordinaire,  je  prolongeai  plus  long-temps 
ma  lecture,  et  je  lus  tout  entier  le  livre  qui  finit 
par  l'histoire  du  lévite  d'Lphratm ,  et  qui ,  si  je 
ne  me  trompe  ,  est  le  livre  des  Juges  ;  car  je  ne 
l'ai  pas  revu  depuis  ce  temps-là.  Cette  histoire 
m'affecta  beaucoup,  et  j'en  étois  occupé  dans  une 
espèce  de  rêve ,  quand  tout-à-coup  j'en  fus  tiré 
par  du  bruit  et  de  la  lumière.  Thérèse,  qui  la 
portoit ,  éclairoit  M.  La  Roche  qui,  me  voyant 
lever  brusquement  sur  mon  séant ,  me  dit  :  Ne 
vous  alarmez  pas  ;  c  est  de  la  part  de  madame  la 
maréchale ,  qui  vous  écrit  et  vous  envoie  une 
lettre  de  M.  le  prince  de  Conti.  En  effet ,  en  ou- 
vrant la  lettre  de  madame  de  Luxembourg,  je 
trouvai  celle  qu'un  exprès  de  ce  prince  venoit  de 
lui  apporter,  poitant  avis  ([ue,  malgré  tous  mes 
elforts  ,  on  étoit  déterminé  à  procéder  contre 
moi  à  toute  rigueur.  La  fermentation  ,  lui  mar- 

2i, 


5oo  LES   CONFESSIONS, 

quoit-il,  est  extrême  ;  rien  ne  peut  parer  le  coup , 
la  cour  Texi^oe,  le  parlement  le  veut;  à  sept  heu- 
res du  matin  ,  il  sera  décrété  de  prise  de  corps , 
et  l'on  enverra  sur-le-champ  le  saisir  ;  j'ai  obtenu 
qu'on  ne  le  poursuivra  pas  s  il  s  éloigne  ;  mais , 
s'il  persiste  à  vouloir  se  laisser  prendre ,  il  sera 
pris,  fja  Koche  me  conjura  ,  de  la  part  de  ma- 
dame la  maréchale ,  de  me  lever  et  d'aller  con- 
férer avec  elle.  11  étoit  deux  heures ,  elle  venoit 
de  se  coucher.  Elle  vous  attend  ,  ajouta-t-il ,  et 
ne  veut  pas  s'endormir  sans  vous  avoir  vu.  Je 
m'habillai  en  hâte,  et  j'y  couius. 

Elle  me  parut  agitée  :  c  étoit  la  première  lois. 
Son  trouble  me  toucha.  Dans  ce  moment  de  sur- 
prise ,  je  n'étois  pas  moi-même  exempt  d'émo- 
tion :  mais,  en  la  voyant,  je  m'oubliai  pour  ne 
penser  quà  elle  et  au  triste  rôle  (juellc  alloit 
jouer  si  je  me  laissois  prendre  :  car,  me  sentant 
assez  de  courage  pour  ne  dire  jamais  que  la  vé- 
rité, dût-elle  me  nuire  et  me  perdre,  je  ne  mr 
sentois  ni  assez  de  présence  d'esprit  ,  ni  assez 
d'adresse  ,  ni  peut-être  assez  de  fermeté  pour 
éviter  de  compromettre  madame  de  Luxem- 
bourg, si  j  étois  vivement  pressé.  Cela  me  dé- 
cida à  saerilier  ma  gloire  à  sa  trancjuillité,  et  à 
faire  j)our  elle  ,  en  cette  rencontre ,  ce  qu'aucune 
puissance  humaine  ne  m'eût  engaj;»'  à  linre  |)our 
moi.  Dans  I  instant  (pie  ma  résolution  lut  prise, 
je  la  lui  déclarai ,  n(;  voulant  point  gâter  le  prix 
de  mon  saeriliee  en  le  lui  iaisant  acheter,  .le  suis 
«^ertain  «juClh;  ne  put  so  tromper  sur  mon  mo- 


PARTIE    II,    LIVRE    XI.  5oi 

tif  ;  cependant  elle  ne  me  dit  pas  un  mot  qui 
marquât  qu'elle  y  fût  sensible.  Je  lus  indigné  de 
cette  indifférence ,  au  point  de  balancer  à  me 
rétracter:  mais  M.  le  maréchal  survint;  madame 
de  Boufflers  arriva  de  Paris  quelques  n)onicnts 
après.  Ils  firent  ce  qu'auroit  dû  faire  madame 
de  Luxembourg.  Je  me  laissai  flatter  ;  j'eus  honte 
de  me  dédire ,  et  il  ne  fut  plus  (juestion  que  du 
lieu  de  ma  retraite  et  du  temps  de  mon  départ. 
M.  de  Luxembourg  me  proposa  de  rester  chez 
lui  quelques  jours  incognito  ,  pour  délibérer  et 
prendre  mes  mesures  plus  à  loisir;  je  n'y  con- 
sentis point ,  non  plus  que  d  aller  secrètement 
au  Temple.  Je  m'obstinai  à  vouloir  partir  dès 
le  inême  jour,  plutôt  (pie  de  rester  caché  où 
que  ce  put  être. 

Sentant  que  j'avois  des  ennemis  secrets  et 
puissants  dans  le  royaume,  je  jugeai  que  ,  mal- 
gré mon  attachement  pour  la  France ,  j'en  de- 
vois  sortir  pour  assurer  ma  tranquillité.  Mon 
premier  mouvement  fut  de  me  retirer  à  (  ienêve; 
mais  un  instant  de  réflexion  suffit  pour  me  dis 
suader  de  faire  cette  sottise.  Je  savois  que  le  mi- 
nistère de  France,  encore  plus  puissant  à  Oe- 
nève  qu  à  Paris,  ne  me  laisseroit  pas  plus  en  ])aix 
dans  une  de  ces  villes  que  dans  l'autre,  s  il  avoit 
résolu  de  me  tourmenter.  Je  savois  que  le  Dis- 
cours sur  V inégalité  avoit  excité  contre  moi  dans 
le  conseil  une  haine  d  autant  plus  dangereuse, 
qu'il  n'osoit  la  manifester.  Je  savois  qu'en  der- 
nier lieu ,  lorsque  la  Nouvelle  Héloïse  parut ,  il 


5o2  LES   CONFESSIONS, 

s'étoit  pressé  de  la  défendie  à  la  sollicitation  du 
docteur  Tronchin  ;  niais  ,  voyant  que  personne 
ne  rimitoit,  pas  même  à  Paris  ,  il  eut  honte  de 
cette  ctourderie,  et  retira  la  défense. 

Je  ne  doutois  pas  que,  trouvant  ici  1  occasion 
plus  favorable,  il  n'eût  (jrand  soin  d'en  profiter. 
Je  savois  que,  malgré  tous  les  beaj.ix  semblants, 
il  réf^noit  contre  moi  dans  tous  les  cœurs  gene- 
vois une  secrète  jalousie  qui  n  attehdoit  que  l'oc- 
casion de  s'assouvir.  Néanmoins  l'amour  de  la 
patrie  me  rappeloit  tlans  la  mienne;  et ,  si  j'a 
vois  pu  me  flatter  dy  vivre  en  paix,  je  n'aurois 
j)as  balancé  :  mais  Ibonueur  ni  la  raison  ne  me 
permettant  pas  de  m'y  réfugier  comme  un  iu{;i- 
tif,  je  pris  le  parti  de  m'en  rapprocher  seule- 
ment ,  et  d  aller  attendre  en  Suisse  celui  qu'on 
prendroit  à  Genève  à  mon  égard.  On  verra 
bientôt  que  cette  incertitude  ne  dura  pas  long- 
temps. 

Madame  de  Boufflers  désapprouva  beaucoup 
cette  résolution,  et  Ht  de  nouveaux  efforts  pour 
m  engager  à  passer  en  Angleterre.  Elle  ne  m'é- 
l)ranla  pas.  Je  n'ai  jamais  aimé  l'Angleterre  ni 
les  Anglois,  et  toute  rélo((uence  de  madame 
de  Boufflers,  loin  de  vaincre  ma  répugnance, 
scnd)loit  l'augmenter,  sans  que  je  susse  pour- 
quoi. 

Décidé  à  partir  le  mèni»?  jour,  je  fus  dès  le 
malin  parti  pour  tout  le  monde;  et  La  Hoche,, 
par  (jui  j'envoyai  chercher  mes  papiers,  ne  vou- 
lut pas  dire  à  Thérèse  elle-même  si  je  fétois  ou 


PARTIE   II,    LIVRE   XI.  5o3 

ne  Tétois  pas.  Depuis  que  j'avois  résolu  d'écrire 
un  jour  mes  mémoires,  j'avois  accumulé  beau- 
coup de  lettres  et  autres  papiers ,  de  sorte  qu  il 
fallut  plusieurs  voyages.  Une  partie  de  ces  pa- 
piers déjà  triés  furent  mis  à  part;  et  je  m'occu- 
pai durant  le  reste  de  la  matinée  à  trier  les  au- 
tres ,  afin  de  n'emporter  que  ce  qui  pouvoit 
m'être  utile ,  et  brûler  le  reste.  M.  de  Luxem- 
bourg voulut  bien  m'aider  à  ce  travail ,  qui  se 
trouva  si  long  que  nous  ne  pûmes  achever  dans 
la  matinée,  et  je  n'eus  le  temps  de  rien  brûler. 
M.  le  maréchal  s'offrit  de  se  charger  du  reste  de 
ce  triage ,  de  brûler  le  rebut  lui-môme ,  sans  s'en 
rapporter  à  qui  que  ce  fût,  et  de  m'envoyer  tout 
ce  qui  auroit  été  mis  à  part.  J'acceptai  l'offre, 
fort  aise  d'être  délivré  de  ce  soin,  pour  pouvoir 
passer  le  peu  d'heures  qui  me  restoient  avec  des 
personnes  si  chères  ,  que  j'allois  quitter  pour 
jamais.  Il  prit  la  clef  de  la  chambre  où  je  lais- 
sois  CCS  papiers;  et,  à  mon  instante  prière,  iV 
envoya  chercher  ma  pauvre  tante,  qui  se  con- 
sumoit  dans  la  perplexité  mortelle  de  ce  que 
j'étois  devenu,  et  de  ce  qu'elle  alloit  devenir, 
et  attendant  à  chaque  instant  les  huissiers,  sans 
savoir  comment  se  conduire  et  que  leur  répon- 
dre. La  Roche  l'amena  au  château  sans  lui  rien 
dire;  elle  me  croyoit  déjà  bien  loin  ;  en  m'aper- 
eevant,  elle  perça  l'air  de  ses  cris,  et  se  préci- 
pita dans  mes  bras.  G  amitié,  rapport  des  cœurs, 
habitude,  intimité!  Dans  ce  doux  et  cruel  mo- 
ment se  rassemblèrent  tant  de  jours  de  bonheur, 


5o4  LF.S   CONFESSIONS, 

de  tendresse  ,  et  de  paix  ,  passés  ensemljle,  pour 
me  faire  mieux  sentir  le  (Jécliiicment  d  une  pre- 
mière séparation  après  nous  être  à  peine  perdus 
de  vue  un  seul  jour  pendant  j)rès  de  dix-sept  ans. 
Le  maréchal,  témoin  de  cet  embrassenient,  no 
put  retenir  ses  larmes  :  il  nous  laissa.  Thérèse 
ne  vouloit  plus  me  quitter.  Je  lui  lis  sentir  lin- 
convénient  qu'elle  me  suivît  en  vo  moment,  et 
la  nécessité  qu'elle  restât  poiu-  liquider  mes  ef- 
fets et  recueillir  mon  ar(Tent.  Quand  on  décrète 
un  homme  de  prise  de  corps,  Tusaf^e  est  de  sai- 
sir ses  ])apiers  ,  de  mettre  le  scellé  siu-  ses  eHèts  , 
ou  d  en  faire  1  inventaire,  et  d  y  nommer  un  (gar- 
dien. Il  falloit  bien  (judle  restât  pour  veiller  à 
ce  qui  se  passeroit,  et  tirer  de  tout  le  meilleur 
parti  possible.  Je  lui  |)romis  qu'elle  me  rejoin- 
droit  dans  peu  :  M.  le  maréchal  conlirma  ma 
promesse;  mais  je  ne  voulus  janiais  lui  dire  on 
j'allois  ,  afin  qu  interrojjée  par  ceux  qtii  vien- 
droient  me  saisir,  elle  put  protester  avec  viM'ité 
de  son  ignorance  sur  cet  article.  Kn  l'endiras- 
sant,  au  moment  de  nous  cpiiitcr,  je  sentis  en 
moi-même  un  mouvenjcnt  très  extraordinaire; 
et  je  lui  ilis  dans  un  transpoit,  hélas!  troj)  pro- 
phéti(|ue  :  Ah)n  enfant,  il  faut  t'armer  de  cou- 
rage; tu  as  partagé  la  prospérité  de  mes  Ixanx 
jours,  il  te  reste,  pnisfuic  tu  le  veux,  à  parla;;(  r 
mes  misères.  N  attends  j)lns  (uralfronls  <•(  tala- 
mitës  à  ma  suil(\  Le  sort  (jue  ce  itiste  loiirconi- 
mence  pour  moi  me  poursuivra  jusfju'à  ma  der- 
nière heure. 


PARTIE   II,   LIVRE   XI.  5o5 

Il  ne  me  restoit  plus  qu'à  sonxrcr  au  départ. 
Les  huissiers  avoient  dû  venir  à  dix  heures.  Il 
en  étoit  quatre  après  midi  quand  je  partis,  et  ils 
n'étoient  pas  encore  arrivés.  Il  avoit  été  décidé 
que  je  prendrois  la  poste.  Je  n'avois  point  de 
chaise:  M.  le  maréchal  me  ht  présent  d'un  ca- 
briolet, et  me  prêta  des  chevaux  et  un  postillon 
jusqu'à  la  première  poste,  où,  par  les  mesures 
qu'il  avoit  prises  ,  on  ne  ht  aucune  difficulté  de 
me  fournir  des  chevaux. 

Gomme  je  n'avois  point  dîné  à  table,  et  ne 
m'étois  pas  montré  dans  le  château,  les  dames 
vinrent  me  dire  adieu  dansl'entrc-sol  où  j'ayoîs 
passé  la  journée.  Madame  la  maréchale  m'em- 
brassa plusieurs  fois  d'un  air  assez  triste;  mais 
je  ne  sentis  plus  dans  ces  embrassements  les 
étreintes  de  ceux  qu  elle  m'avoit  prodif^ués  il  y 
avoit  deux  ou  trois  ans.  Madame  de  Boufflers 
m'embrassa  aussi ,  et  me  dit  de  fort  belles  cho- 
ses. Un  embrasscment  qui  me  surprit  davan- 
tage, fut  celui  de  madame  de  Mirepoix;  car  elle 
étoit  aussi  là.  Madame  la  maréchale  de  Mire- 
poix  est  une  personne  extrêmement  froide,  dé- 
cente, et  réservée,  et  ne  me  paroît  pas  tout-à-fàit 
exempte  de  la  hauteur  naturelle  à  la  maison  de 
Lorraine.  Elle  ne  m'avoit  jamais  témoigné  beau- 
coup d'attention.  Soit  que,  flatté  d'un  honneur 
auquel  je  ne  mattendois  pas,  je  cherchasse  à 
m'en  augmenter  le  prix;  soit  qu'en  effet  elle  eût 
mis  dans  cet  embrasscment  un  peu  de  cette 
commisération  naturelle  aux  cœurs  généreux , 


5o6  LES    CONFESSIONS. 

je  trouvai  dans  son  mouvement  et  dans  son 
re{jard  je  ne  sais  quoi  d'énergique  qui  me  péné- 
tra. Souvent ,  en  y  repensant ,  j'ai  soupçonné 
dans  la  suite  que  ,  n'ignorant  pas  à  ({ucl  sort 
j'étois  condamné  ,  elle  n'avoit  pu  se  tlélendrc 
d'un  moment  d'attendrissement  sur  ma  des- 
tinée. 

M.  le  maréchal  n'ouvroit  pas  la  bouche;  il 
ctoit  pâle  comme  un  mort.  Il  voulut  ahsohi- 
ment  m'accompagner  jusqu'à  ma  chaise,  qui 
m'attendoit  à  1  ahrcuvoir.  Nous  traversâmes  tout 
le  jardin  sans  dire  un  seul  mot,  .l'avois  une  clef 
du  parc  dont  je  me  servis  pour  ouvrir  la  porte, 
après  quoi,  au  lieu  de  remettre  la  clef  dans  ma 
poche,  je  la  lui  tendis  sans  mot  dire.  11  la  prit 
avec  une  vivacité  surprenante,  à  laquelle  je  n'ai 
pu  m'empêcher  de  penser  souvent  depuis  ce 
temps-là.  Je  n'ai  guère  eu  dans  ma  vie  d'instant 
plus  amer  que  celui  de  cette  séparation.  Lcm- 
hrassement  fut  long  et  muet  :  nous  sentîmes 
l'un  et  l'autre  que  c'étoit  un  dernier  adieu. 

Entre  la  Barre  et  Montmorency,  je  rencon- 
trai dans  un  carrosse  de  remise  quatre  hommes 
en  noir,  qui  me  saluèrent  en  somiant.  Sur  ce 
que  Thérèse  m'a  rapporté,  dans  la  suite,  de  la 
figure  des  huissiers,  de  l'heure  de  leur  arrivée , 
et  de  la  làeon  dont  ils  se  comportèrent,  je  nai 
ppint  douté  (jue  ce  ne  fussent  eux  ;  sur-tout 
ayant  appris  dans  la  suite  <|ii  au  lieu  d'être  dé- 
crété à  sept  heures,  comme  ou  me  lavoit  an- 
noncé, je  ne  lavois  été  (pi à  midi.  11  fallut  tra- 


PARTIE   II,    LIVRE    XI.  Soj 

verser  tout  Paris,  On  n'est  pas  fort  caché  dans 
un  cabriolet  tout  ouvert.  Je  vis  dans  les  rues 
plusieurs  personnes  qui  me  saluèrent  d'un  air  de 
connoissance;  mais  je  n'en  reconnus  aucune.  Le 
même  soir  je  me  détournai  pour  passer  à  Yille- 
roy.  A  Lyon,  les  courriers  doivent  être  menés 
au  commandant.  Cela  pouvoit  être  enabarras- 
sant  pour  un  homme  qui  ne  vouloit  ni  mentir 
ni  chanjjer  de  nom.  J'allois  avec  une  lettre  de 
madame  de  Luxembourg  prier  M.  de  Vilieroy 
de  faire  en  sorte  que  je  fusse  exempté  de  cette 
corvée.  M.  de  Vilieroy  me  donna  une  lettre  dont 
je  ne  fis  point  usage,  parceque  je  ne  passai  pas 
à  Lyon.  Cette  lettre  est  restée  encore  cachetée 
parmi  mes  papiers.  M.  le  duc  me  pressa  beau- 
coup de  coucher  à  Vilieroy;  mais  j'aimai  mieux 
reprendre  la  grande  route,  et  je  fis  encore  deux 
postes  le  même  jour. 

Ma  chaise  étoit  rude ,  et  j'étois  trop  incom- 
modé pour  pouvoir  marcher  à  grandes  jour- 
nées. Bailleurs,  je  n'avois  pas  l'air  assez  impo- 
sant pour  me  faire  bien  servir;  et  l'on  sait  qu'en 
France  les  chevaux  de  poste  ne  sentent  la  gaule 
que  sur  les  épaules  du  postillon.  En  payant  gras- 
sement les  guides,  je  crus  suppléer  à  la  mine 
et  au  propos;  ce  fut  encore  pis  :  ils  me  prirent 
pour  un  pied-plat,  qui  marchoit  par  commis- 
sion ,  et  qui  couroit  la  poste  pour  la  première 
fois  de  sa  vie.  Dès-lors  je  neus  plus  que  des  ros- 
ses, et  je  devins  le  jouet  des  postillons.  Je  finis, 
comme  j'aurois  du  commencer  ,   par  prendre 


5o8  les'  C0?5FESSI0NS. 

patience,  ne  rien  dire,  et  aller  comme  il  leur 

plut. 

J  avois  de  quoi  ne  pas  m'ennuyer  en  route  ,  en 
me  livrant  aux  réflexions  qui  se  présentoient 
sur  tout  ce  qui  venoit  de  m'arriver  :  mais  ce  n'é- 
toit  là  ni  mon  tour  d'esprit ,  ni  la  pente  de  mon 
cœur.  11  est  étonnant  avec  quelle  facilité  j  ou- 
blie le  mal  passé,  quelque  récent  quil  puisse 
être.  Autant  sa  prévoyance  m  effraie  et  me  trou- 
ble, tant  que  je  le  vois  dans  l'avenir,  autant  son 
souvenir  me  revient  foiblement  et  s'éteint  sans 
peine,  aussitôt  qu'il  est  arrivé.  Ma  cruelle  ima- 
(jination  ,  qui  se  toiumente  sans  cesse  à  prévenir 
les  maux  qui  ne  sont  point  encore,  fait  diver- 
sion à  ma  mémoire,  et  m'empêche  de  me  rap- 
peler ceux  qui  ne  sont  plus.  Contre  ce  qui  est 
fait  il  n'y  a  plus  de  précautions  à  prendre,  et  il 
est  inutile  de  s'en  occuper.  .Vépuise  en  quehpie 
façon  mon  malheur  d  avance;  plus  j'ai  souffert 
à  le  prévoir,  plus  j'ai  de  facilité  à  l'oublier  :  tan- 
dis qu'au  contraire,  sans  cesse  occupé  de  mon 
court  bonheur  passé,  je  le  rappelle  et  le  rumine, 
pour  ainsi  dire,  au  point  dCu  jouir  dcrei  lief 
quand  je  veux. 

C'est  à  cette  heureuse  disposition  ,  je  le  sens, 
que  je  dois  <le  n'avoir  jamais  connu  cette  Iiu- 
meui-  r;ui<  iiiiji'ic  (jui  ferniente  dans  un  C(i  ur 
vindicatif,  yiii  le  souvenir  toujours  |)r<  sent  des 
offenses  rejoues,  et  qui  le  tourmeiiic  lui-même 
de  tout  le  mal  qu  il  voudroit  rendre  à  son  en- 
nemi. NalurcllenK  lit  emporté,  j'ai  senti  la  co- 


PARTIE   II,    LIVRE   XI.  Sog 

Jèie,  la  fureur  même  dans  les  premiers  mouve- 
ments; mais  jamais  un  désir  de  vengeance  ne 
[)rit  racine  au-dedans  de  moi  :  je  m  occupe  trop 
j)eu  de  J'offense  pour  in'occuper  beaucoup  de 
1  offenseur.  Je  ne  pense  au  mal  que  j'en  ai  reçu 
qu'à  cause  de  celui  que  j'en  peux  recevoir  en- 
core ;  et ,  si  j'étois  sur  qu'il  ne  m'en  fît  plus ,  celui 
qu'il  ma  fait  seroit  à  l'instant  oublié.  On  nous 
prêche  beaucoup  le  pardon  des  offenses  :  c'est 
une  fort  belle  vertu,  sans  doute,  mais  qui  n'est 
pas  à  mon  usage.  J'ignore  si  mon  cœur  sauroit 
dominer  sa  haine,  car  il  n'en  a  jamais  senti,  et 
je  pense  trop  peu  à  mes  ennemis  pour  avoir  le 
mérite  de  leur  pardonner.  Je  ne  dirai  pas  à  quel 
point,  pour  me  tourmenter,  ils  se  tourmentent 
eux-mêmes.  Je  suis  à  leur  merci  ;  ils  ont  tout 
pouvoir,  ils  en  usent.  Il  n'y  a  qu'une  chose  au- 
dessus  de  leur  puissance,  et  dont  je  les  défie; 
c'est,  en  se  tourmentant  de  moi,  de  me  forcer 
à  me  tourmenter  d'eux. 

Dès  le  lendemain  de  mon  départ,  j'oubliai  si 
parfaitement  tout  ce  qui  venoit  de  se  passer, 
et  le  parlement,  et  madame  de  Pompadour,  et 
M.  de  Choiseul ,  et  Grimm ,  et  d'Alembert ,  et 
leurs  amis  ,  et  leurs  complots ,  que  je  n'y  aurois 
pas  même  repensé  de  tout  mon  voyage,  sans  les 
précautions  dont  j'étois  obligé  d'user.  Un  sou- 
venir qui  me  vint  au  lieu  de  tout  cela  fut  celui 
de  ma  dernière  lecture,  la  veille  de  mon  départ. 
Je  me  rappelai  aussi  les  Idylles  de  Gessner^  que 
son  traducteur  Huber ,   m'avoit   envoyées  il  y 


5io  LES  co^:FESSIO^'S. 

avoit  quelque  temps.  Ces  deux  idées  ine  rcviu- 
rent  si  bien ,  et  se  mêlèrent  de  telle  sorte  dans 
mon  esprit,  que  je  voulus  essayer  de  les  réunir, 
en  traitant ,  à  la  manière  de  Gessner ,  le  sujet 
du  Lévite  d Ephraùn.  Ce  style  champêtre  et  naïf 
ne  paroissoit  guère  propre  à  un  sujet  si  atroce, 
et  il  n'étoit  guère  à  présumer  que  ma  situation 
présente  me  fournît  des  idées  bien  riantes  pour 
l'jégayer.  Je  tentai  toutefois  la  chose,  unique- 
ment pour  m'amuser  dans  ma  chaise,  et  sans 
aucun  espoir  de  succès.  A  peine  cus-je  essayé, 
que  je  fus  étonné  de  l'aménité  de  mes  idées  ,  et 
de  la  facilité  que  j  eprouvois  à  les  rendre.  .Te  fis 
en  trois  jours  les  trois  premiers  chants  de  ce  pe- 
tit poënie ,  que  j'achevai  dans  la  suite  à  Motiers  ; 
et  je  suis  sûr  de  n'avoir  rien  fait  en  ma  vie  oit 
règne  une  douceur  de  mœurs  plus  attendris- 
sante, un  coloris  plus  frais,  des  peintures  plus 
naïves ,  un  costume  plus  exact ,  une  plus  antique 
simplicité  en  toute  chose ,  et  tout  cela ,  malgré 
l'horreur  du  sujet,  qui,  dans  le  fond,  est  abo- 
minable; de  sorte  (pi'outre  tout  le  reste  j'eus  en- 
core le  mérite  de  la  difficulté  vaincue.  Le  Lévite 
d'Éphraïm,  s  il  n'est  pas  le  meilleur  de  mes  ou- 
vrages, en  sera  toujours  le  plus  chéri.  Jamais  je 
ne  l'ai  relu,  jamais  je  ne  le  relirai  sans  sentir  en 
dedans  raj)pl;iu(lissemeiil  d'un  c(«  ur  sans  fiel, 
qui,  loin  de  s'aigrir  par  ses  nudlieurs,  s'en  con- 
sole avec  lui-même ,  et  trouve  en  soi  d<'  quoi  s'en 
dédommuger.  Qu'on  rasscmide  tous  ces  giands 


PARTIE   IT,   LTVRE    XI.  5ll 

philosophes  ,si  supéiieursàradversitédansleurs 
livres  ;  qu'on  les  mette  dans  une  position  pareille 
à  la  mienne  ,  et  que  ,  dans  la  première  indigna- 
tion de  rhonneur  outragé,  on  leur  donne  un 
pareil  ouvrage  à  faire,  on  verra  comment  ils 
s'en  tireront. 

En  partant  de  Montmorency  pour  la  Suisse, 
j'avois  pris  la  résolution  d'aller  m  arrêter  à  Yver- 
dun,  patrie  de  mon  bon  vieux  ami  M.  Roguin, 
qui  s'y  étoit  retiré  depuis  quelques  années,  et 
qui  m'avoit  même  invité  à  l'y  aller  voir.  J'ap- 
pris en  route  que  Lyon  faisoit  un  détour;  cela 
m'évita  d'y  passer.  Mais  en  revanche  il  f'alloit 
passer  par  Besançon  ,  place  de  guerre ,  et  par 
conséquent ,  sujette  au  même  inconvénient.  Je 
m'avisai  de  gauchir  et  de  passer  par  Salins,  sous 
prétexte  d'aller  voir  INI.  de  Miran  ,  neveu  de 
M.  Dupin ,  qui  avoit  un  emploi  à  la  saline,  et 
qui  m'avoit  fait  jadis  force  invitations  de  l'y 
aller  voir.  L'expédient  me  réussit;  je  ne  trouvai 
point  M.  de  Miran  :  fort  aise  d'être  dispensé  de 
m'arrêter,  je  continuai  ma  route  sans  que  per- 
sonne me  dît  un  mot. 

En  entrant  sur  le  territoire  de  Berne  ,  je  fis  ar- 
rêter ;  je  descendis  ,  je  me  prosternai ,  j'embras- 
sai ,  je  baisai  la  terre ,  et  m'écriai ,  dans  mon  trans- 
port :  Ciel  ,  protecteur  de  la  vertu  ,  je  te  loue,  je 
touche  une  terre  de  liberté  l  C'est  ainsi  qu'aveu- 
gle et  confiant  dans  mes  espérances,  je  ma  suis 
toujours  passionné  pour  ce  qui  devoit  faire  mon 


^121  LES   CONFESSIONS. 

malheur.  Mon  postillon  surpris  me  crut  fou  ;  jr 
remontai  dans  ma  chaise  ;  et ,  peu  d'heures  après , 
j'eus  la  joie  aussi  pure  que  vive  de  me  sentir  pres- 
se dans  les  bras  du  respectable  Rofjuin.  Ah  !  res- 
pirons ([iu'l([ues  instants  chez  ce  di{jne  hôte  : 
j'ai  besoin  d'y  reprendre  du  couraj^e  et  des  for- 
ces ;  je  trouverai  bientôt  à  les  employer. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  je  me  suis  éten- 
du,  dans  le  récit  que  je  viens  de  l'aire,  sur  tou- 
tes les  circonstances  que  j  ai  pu  nie  rappeler. 
Quoiqu'elles  ne  soient  pas  ])ar  eiies-iucnies  fort 
lumineuses,  quand  on  tient  une  fois  le  lil  de  la 
trame,  elles  peuvent  jeter  du  jour  sur  sa  mar- 
che; et ,  par  exemple,  sans  donner  la  première 
idée  du  problême  que  je  vais  proposer,  el^es  ai- 
dent beaucoup  à  le  résoudre. 

Supposons  que,  pour  l'exécution  Au  complot 
dont  j'étois  l'objet ,  mon  éloiçnenuMit  fût  abso- 
lument nécessaire,  tout  devoit,  pour  l'opérer, 
se  passer  à-peu-])rès  comme  il  se  j)assa  :  mais  si, 
au  lieu  de  me  laisser  épouvanter  par  l'ambassade 
nocturne  de  madame  de  Luxembourf;  et  trou- 
bler par  ses  alarmes,  j'avois  continué,  comme 
j  avois  commencé,  de  tenir  fernu" ,  et  qu'au  lieu 
de  rester  au  château,  je  m'en  fusse  retourné  dans 
mon  lit,  dormir  trancpiillement  la  fraîche  ma- 
tinée, aurois-jc  également  été  décrété  ;*  Grande 
(jucstion  ,  d  où  dépend  la  solution  de  beaucoup 
d'au|,res,  et  pour  l'cxanicu  de  hicjuclle  fheuredu 
décret  comminatoire  et  celle  du  décret  réel  ne 


PARTIE   II,   LIVRE   XI.  5l3 

sont  pas  inutiles  à  remarquer.  Exemple  grossier, 
mais  sensible  ,  de  l'importance  des  moindres  dé- 
tails ,  dans  l'exposé  des  faits  dont  on  cherche 
les  causes  secrètes ,  pour  les  découvrir  par  in- 
duction. 


FIN  DU   ONZIEME   LIVRE. 


i>i-  33 


5l4  LES  CONFESSIONS, 


LIVRE  DOUZIEME, 


Ici  commence  l'œuvre  de  ténèbres  dans  lequel, 
depuis  huit  ans,  je  me  trouve  enseveli,  sans  (jue, 
de  quelque  façon  que  j  aie  pu  m'y  prendre ,  il 
m'ait  été  possible  d'en  percer  leffrayantc  obscu- 
rité. Dans  ra])yme  de  maux  où  je  suis  submergé, 
je  sens  les  atteintes  des  coups  qui  me  sont  por- 
tés ;  j'en  aperçois  l'instrument  immédiat,  mais 
je  ne  puis  voir  la  main  qui  le  dirige  ,  ni  les 
moyens  qu'elle  met  en  œuvre.  L'opprobre  et  les 
malheurs  tombent  sur  moi  comme  d'eux-mê- 
mes, et  sans  (ju'il  y  paroisse.  Quand  mon  cœur 
déchiré  laisse  échapper  des  gémissements ,  j  ai 
l'air  d'un  homme  qui  se  plaint  sans  sujet ,  et  les 
auteurs  de  ma  ruine  ont  trouvé  l'art  inconce- 
vable de  rendre  le  pubHc  complice  de  leur  com- 
j)lot,  sans  quil  s'en  doute  lui-même  et  sans  (pi  il 
en  aperçoive  l'effet.  En  narrant  donc  les  événe- 
ments (pii  me  regardent ,  les  traitements  que  j'ai 
soufferts  et  tout  ce  qui  m'est  arrivé  ,  je  suis  hors 
d'état  de  remonter  à  la  main  motrice  ,  et  d'assi- 
gner les  causes  en  disant  les  faits.  Ces  causes  pri- 
mitives  sont  tontes niar(ju<''es  dans  h\s  deux  j)ré- 
cédenis  livres  ;  tous  les  intérêts  relatifs  à  moi  ^ 
tous  les  motifs  secrets  y  sont  exposés.  Mais  dire 


txiRTlE   II,   LIVRE   Xlt.  5l5 

eh  quoi  ces  diverses  causes  se  combinent  pour* 
opérer  les  étranges  évéuements  de  ma  vie  ,  voilà 
ce  qu'il  m'est  impossible  d'expliquer,  même  par 
conjectuj-e.  Si  parmi  mes  lecteurs  il  s'en  trouve 
d'assez  généreux  pour  vouloir  approfondir  ces 
mystères  et  découvrir  la  vérité,  qu'ils  relisent  avec 
soin  les  trois  précédents  livres;  qu'ensuite,  à 
chaque  fait  qu'ils  liront  dans  les  suivants  ,  ils 
prennent  les  informations  qui  seront  à  leur  por- 
tée ;  qu'ils  remontent  d'intrigue  en  intrigue  et 
d'agent  en  agent  jusqu'aux  preniiers  moteurs  de 
tout ,  je  sais  certainement  à  quel  terme  abouti- 
ront leurs  recherches  ;  mais  je  ine  perds  dans  la 
route  obscure  et  tortueuse  des  souterrains  qui 
les  y  conduiront. 

Durant  mon  séjour  à  Yverdun  ,  j'y  fis  connois-» 
sance  avec  toute  la  famille  de  M.  Roguin  ,  et  en- 
tre autres  avec  sa  nièce  madame  Boy  de  La  Tour 
et  ses  filles,  dont,  comme  je  crois  l'avoir  dit,  j'a- 
vois  autrefois  connu  le  père  à  Lyon.  Elle  étoit 
venue  à  Yverdun  voir  son  oncle  et  ses  sœurs  ;  sa 
fille  aînée ,  âgée  d'environ  quinze  ans ,  m'enchan- 
ta par  son  grand  sens  et  son  excellent  caractère. 
Je  m'attachai  à  la  mère  et  à  la  fille  de  l'amitié  là 
plus  tendre.  Cette  dernière  étoit  destinée  par 
M.  Roguin  au  colonel  son  neveu ,  déjà  d'un  cer- 
tain âge  ,  et  qui  me  témoignoit  aussi  la  plus 
grande  affection  ;  mais  quoique  l'oncle  fût  pas- 
sionné pour  ce  mariage,  que  le  neveu  le  désirât 
fort  aussi ,  et  que  je  prisse  un  intérêt  très  vif  à  la 
satisfaction  de  l'un  et  de  l'autre,  la  grande  di»- 

i3. 


5lÔ  LES   CO^'FESSIOKS. 

proportion  d'âge  et  rextrème  répugnance  de  la 
jeune  personne  me  firent  concourir  avec  la  mère 
à  détourner  ce  mariage,  qui  ne  se  fit  point.  Le 
colonel  épousa  depuis  mademoiselle  Dillan  sa 
parente,  d  un  caractère  et  dune  beauté  bien  se- 
lon mon  cœur ,  et  qui  l'a  rendu  le  plus  beureux. 
des  maris  et  des  pères.  Malgré  cela  ,  M.  Roguin 
n'a  pu  oublier  que  j'aie  en  cette  occasion  con- 
trarié ses  désirs.  Je  m'en  suis  consolé  par  la 
certitude  d'avoir  rempli ,  tant  envers  lui  qu'en- 
vers sa  famille  ,  le  devoir  de  la  plus  sainte 
amitié  ,  qui  n'est  pas  de  se  rendre  toujours 
agréable,  mais  de  conseiller  loujoius  pour  le 
mieux. 

Je  ne  fus  pas  long-temps  en  doute  sur  l'accueil 
qui  m'attendoit  à  Genève,  au  cas  que  j'eusse  en- 
vie d'y  retourner.  Mon  livre  y  fut  brûlé,  et  j  y  fus 
décrété  de  prise  de  corps  le  1 8  juin  ,  c'est-à-dire 
neuf  jours  après  lavoir  été  à  Paiis.  Tant  d  in- 
croyables absurdités  étoicnt  cumulées  dans  ce 
second  décret ,  et  ledit  ecclésiastique  y  étoit  si 
formellement  violé,  que  je  refusai  d  ajouter  foi 
aux  premières  nouvelles  ([ui  m'en  vinrent ,  et 
que ,  quand  elles  furent  bien  confirmées ,  je  trem- 
blai qu'une  si  manifeste  et  criante  infraction  de 
toutes  les  lois  ,  à  commencer  par  celle  du  bon 
sens,  ne  mîtCienève  sens-dessus-dessous  :  j'eus  de 
quoi  me  rassurer  ;  tout  resta  tranquille.  S  il  s'émut 
<(uelque  rumeur  dans  la  popuhue,  elle  ne  fut 
([ue  contre  moi ,  v\  je  fus  traité  publitjuement  par 
toutes  les  caillettes  et  par  tous  les  cuistres  comme 


PARTIE   II,   LIVRE    XII.  Siy 

un  écolier  qu'on  nienaroit  du  fouet  pour  n'a- 
voir pas  bien  dit  son  catéchisme. 

Ces  deux  décrets  furent  le  signal  du  cri  de  ma- 
lédiction qui  s'éleva  contre  moi  dans  toute  l'Eu- 
rope avec  une  fureur  qui  n'eut  jamais  d'exemple. 
Toutes  les  gazettes,  tous  les  journaux ,  toutes  les 
brochures  sonnèrent  le  plus  terrible  tocsin.  Les 
François  sur-tout ,  ce  peuple  si  doux,  si  poli,  si 
généreux ,  qui  se  pique  si  fort  de  bienséance  et 
d'égards  pour  les  malheureux ,  oubliant  tout  d'un 
coup  ses  vertus  favorites ,  se  signala  par  le  nom- 
bre et  la  violence  des  outrages  dont  il  m'accabloit 
à  l'envi.  .l'étois  un  impie ,  un  athée ,  un  forcené , 
un  enragé,  unebôte  féroce,  unloup.  Le  continua- 
teur du  journal  de  Trévoux  fit  sur  ma  prétendue 
lycanthro^ie  un  écart  qui  montroit  assez  bien 
la  sienne.  Enfin,  vous  eussiez  ditquon  craignoit 
à  Paris  de  se  faire  une  affaire  avec  la  police  ,  si , 
publiant  un  écrit  sur  quelque  sujet  -que  ce  pût 
être,  on  manquoit  d'y  larder  quelque  insulte 
contre  moi.  En  cherchant  vainement  la  cause  de 
cette  unanime  animosité ,  je  fus  prêt  à  croire 
que  tout  le  monde  étoit  devenu  fou.  Quoi!  le  ré- 
dacteur de  la  Paix  perpétuelle  souffle  la  discor- 
de !  l'éditeur  du  Vicaire  savoyard  est  un  impie  ! 
l'auteur  de  la  Nouvelle  Iléloïse  est  im  loup  !  celui 
de  rÉmilc  est  un  enragé  !  Eh  mon  dieu  !  qu'aurois- 
je  donc  été  si  j'avois  publié  le  livre  de  l'Esprit  ou 
quelque  ouvrage  semblable!  Et  pourtant  dans 
l'orage  qui  s'éleva  contre  l'auteur  de  ce  livre ,  le 
public ,  loin  de  joiudie  sa  voix  à  celle  de  ses  per- 


5l8  LES   CONFESSIONS, 

gécutcurs,  le  voiifiea  d'eux  par  ses  élnj^es.  Que 
Ton  compare  son  livre  et  les  miens,  1  accueil  dif- 
férent qu'ils  ont  reçu,  les  traitements  faits  aux 
deux  auteurs  dans  les  divers  états  de  l'Europe  ; 
quon  trouve  à  ces  différences  des  causes  qui 
puissent  contenter  un  homme  sensé:  voilà  tout 
ce  que  je  demande ,  et  je  nie  tais. 

Je  me  trouvois  si  bien  du  séjour  d'Yverdun  , 
que  je  pris  la  résolution  d'y  rester ,  à  la  vive  sol- 
licitation de  M.  Rof;uin  et  de  toute  sa  fan»ille. 
M.  de  Moiry  de  Crinf^in  ,  bailli  de  cette  ville, 
iu'encoura{jeoit aussi  par  ses  liontcs  à  rcsterdi'.ns 
son  gouvernement.  Le  colonel  me  pressa  si  fort 
d'accepter  riiabitalion  d'un  petit  pavillon  qu'il 
avoit  dans  sa  maison  ,  entre  cour  et  jardin  ,  (jue 
j'y  consentis  ,  et  aussitôt  il  s enquessî^iH  le  meu- 
bler et  le  garnir  de  tout  ce  qui  ctoit  nécessaire 
pour  mon  petit  ménage.  Le  banneret  Roguin  , 
des  plus  empressés  autour  de  moi ,  ne  me  quit- 
toit  pas  de  la  journée,  .l'étois  toujours  très  sen- 
sible à  tant  de  caresses  ,  mais  j  eu  étois  quel([ue- 
fois  bien  importuné.  Le  jour  de  mon  emména- 
gement étoit  déjà  marqué  ,  et  j'avois  écrit  à 
Thérèse  de  mq  venir  joindre  ,  quand  tout-à-coup 
j'appris  qu'il  s'élevoit  à  lîerne  un  orage  contre 
moi,  qu'on  atlribuoit  aux  dévots,  et  dont-  jr 
n'ai  jamais  pu  pénétrer  la  ])remière  cause.  Le 
^énat ,  ex(  ité  sans  (pion  sût  par  qui  ,  j)ar()issoit 
ne  vouloir  pas  me  laisser  traïupiille  dans  ma 
retraite.  Au  prenuer  avis  qu'eut  M.  le  bailli  de 
cette   fermentation  ,    il    écrivit    en    n\a    faveur 


PARTIE   II,   LIVRE  XII.  5  19 

à  plusieurs  membres  du  gouvernement ,  k  ur 
reprochant  leur  aveugle  intolérance  ,  et  leur 
faisant  honte  de  vouloir  refuser  à  un  homme 
de  mérite  opprimé  l'asile  que  tant  de  bandits 
trouvoient  dans  leurs  états.  Des  gens  sensés  ont 
présumé  que  la  chaleur  de  ses  reproches  avoit 
plus  aigri  qu'adouci  les  esprits.  Quoi  qu'il  en 
soit ,  son  crédit  ni  son  éloquence  ne  purent  pa- 
rer le  coup.  Prévenu  de  l'ordre  qu  il  devoit  me 
signifier,  il  m'en  avertit  d'avance  ;  et ,  pour  ne 
pas  attendre  cet  ordre  ,  je  résolus  de  partir  dès 
le  lendemain.  La  difficulté  étoit  de  savoir  où 
aller,  voyant  que  Genève  et  la  France  métoient 
fermées ,  et  prévoyant  bien  que  dans  cette  af- 
faire chacun  s'emprcsseroit  d  imiter  son  voisin. 
Madame  Boy  de  La  Tour  me  proposa  d'aller 
m'établir  dans  une  maison  vide  ,  mais  toute 
meublée ,  qui  appartenoit  à  son  fils ,  au  village 
de  Motiers ,  dans  le  Val-de-Travers ,  comté  de 
Neuchâtel.  Il  n'y  avoit  qu  une  montagne  à  tra- 
verser pour  m'y  rendre.  L'offre  venoit  d'autant 
plus  à  propos,  que  dans  les  états  du  roi  de  Prusse 
je  devois  naturellement  être  à  l'abri  des  persé- 
cutions,  et  qu'au  moins  la  religion  n'y  pouvoit 
guère  servir  de  prétexte.  Mais  une  secrète  diffi- 
culté, qu'il  ne  me  convenoit  pas  de  dire,  avoit 
bien  de  quoi  me  faire  hésiter.  Cet  amour  inné 
de  la  justice,  qui  dévora  toujours  mon  cœur  , 
joint  à  mon  penchant  secret  pour  la  France, 
m'avoit  inspiré  depuis  long-temps  de  l'aversion 
pour  le  roi  de  Prusse,  qui  me  paroissoit  par  ses 


520  LES   CONFESSIO>-S. 

maximes  et  par  sa  conduite  fouler  aux  pieds 
tout  respect  pour  la  loi  naturelle  et  pour  tous 
les  devoirs  humains.  Parmi  les  estampes  enca- 
drées dont  j  avois  orné  mon  donjon  à  Montmo- 
rency étoit  un  portrait  de  ce  prince,  au-dessous 
duquel  j  avois  mis  un  distique  qui  finissoit  ainsi: 

Il  pense  en  philosophe,  et  se  conduiyen  roi. 

Ce  vers  qui ,  sous  toute  autre  plume  ,  eût  fait  un 
assez  bel  éloge ,  avoit  sous  la  mienne  un  sens 
qui  nVloit  pas  équivoque  ,  et  qu'explicpioit  d  ail- 
leurs ]>ien  clairement  le  vers  précédent.  Cle  dis- 
tique avoit  été  vu  de  tous  ceux  qui  vcnoicnt  nie 
voir ,  et  qui  n'étoient  pas  en  petit  nombre.  Le 
chevalier  de  Lorenzy  Tavoit  même  écrit  pour  le 
donner  à  d  Alembert ,  et  je  ne  doutois  pas  que 
d'Alembert  n'eût  pris  le  soin  d'en  faire  ma  cour 
à  ce  prince.  J'avois  encore  agrjravé  ce  premier 
tort  par  un  passaj^e  de  iKniile  où ,  sous  le  nom 
d'Adraste ,  roi  des  Dauniens ,  on  voyoit  assez  qui 
j'avois  en  vue  ;  et  la  remarque  n'avoit  pas  échappa 
pé  aux  épilopfueurs ,  puisque  madame  de  Koui- 
flers  mavoit  mis  plusieurs  fois  sur  cet  article. 
Ainsi  jetois  bien  sûr  d'être  inscrit  en  encre  rouge 
sur  les  registres  du  roi  de  Prusse;  et,  supposant 
d'ailleurs  qu'il  eût  les  principes  (|ue  j'avois  osé 
lui  attribuer ,  mes  écrits  et  leur  auteur  ne  pou- 
voicnt  par  cela  seul  que  lui  déplaire:  car  on  vsait 
que  les  méchants  et  les  tvrans  m'ont  toujoins 
pris  dans  la  j)lu3  mortelle  haine,  même  sans 


PARTIE   II,   LIVRE    XII.  521 

me  connoître ,  et  sur  la  seule  lecture  de  mes 
écrits. 

J'osai  pourtant  me  mettre  à  sa  merci ,  et  je 
crus  courir  peu  de  risque.  Je  savois  que  les  pas- 
sions basses  ne  subjuguent  que  les  hommes  foi- 
J)Ies ,  et  ont  peu  de  prise  sur  les  âmes  d'une 
forte  trempe ,  telles  que  j'avois  toujours  reconnu 
la  sienne.  Je  jugeois  que  dans  son  art  de  ré[^ner 
il  entroit  de  se  montrer  ma(>nanime  en  pareille 
occasion  ,  et  qu'il  n'étoit  pas  au-dessus  de  son 
caractère  de  l'être  en  effet.  Je  jugeai  qu'une  vile 
et  facile  vengeance  ne  balanceroit  pas  un  mo- 
ment en  lui  l'amour  de  la  gloire  ;  et ,  me  mettant 
un  moment  à  sa  place  ,  je  ne  crus  pas  impossi- 
ble f[u'il  se  prévalût  de  la  circonstance  pour  ac- 
cabler du  poids  de  sa  générosité  l'homme  qui 
avoit  osé  mal  penser  de  lui.  J'allai  donc  m'éta- 
blir  à  Motiers  avec  une  confiance  dont  je  le  crus 
fait  pour  sentir  le  prix  ,  et  je  me  dis  :  Quand 
Jean-Jacques  s'élève  à  côté  de  Goriolan  ,  Frédé- 
ric dcscendra-t-il  plus  bas  que  le  général  des 
Volsques  ? 

Le  colonel  Roguin  voulut  absolument  passer 
avec  moi  la  montagne,  et  venir  m'installer  à 
Motiers.  Une  belle-sœur  de  madame  Boy  de  La 
Tour,  appelée  madame  Girardier,  à  qui  la  mai- 
son que  j'allois  occuper  étoit  très  commode,  ne 
me  vit  pas  arriver  avec  un  certain  plaisir;  cepen- 
dant elle  me  mit  de  bonne  grâce  en  possession 
de  mon  logement ,  et  je  mangeai  chez  elle  eu 


522  LES   CO^'FESSIO^'S. 

attendant  que  Thérèse  fût  venue  et  que  mon 

petit  ménage  fût  établi. 

Depuis  mon  départ  de  ^lontmorency,  sentant 
l)ien  (jue  je  serois  désormais  fugitif  sur  la  terre, 
j  hésitois  à  permettre  qu  elle  vînt  me  joindre  et 
partager  la  vie  errante  à  laquelle  je  me  voyois 
condamné.  Je  sentois  que  par  cette  catastrophe 
nos  relations  alloient  changer,  et  que  ce  qui  jus- 
qu'alors avoit  été  faveur  et  bienfait  de  ma  part , 
le  seroit  désormais  de  la  sienne.  Si  son  atuichc- 
ment  me  restoit  à  l'épreuve  de  mes  malheurs , 
elle  en  seroit  déchirée,  et  sa  douleur  ajouteroit 
à  mes  maux.  Si  ma  disgrâce  attiédissoit  son 
cœur,  elle  me  feroit  valoir  sa  constance  comme 
un  sacrifice;  et ,  au  lieu  de  sentir  le  plaisir  que 
j  avois  à  partager  avec  elle  mon  dernier  morceau 
de  pain  ,  elle  ne  sentiroit  que  le  mérite  qu  elle 
auroit  de  vouloir  bien  me  suivre  par-tout  où  le 
sort  me  forcoit  d  aller. 

Il  faut  dire  tout  :  je  n'ai  dissimulé  ni  les  vices 
de  ma  pauvre  maman  ni  les  miens;  je  n<>  dois 
j>as  faire  plus  de  grâce  à  Thérèse;  et,  ([urlque 
plaisir  que  je  prenne  à  rendre  honneur  à  une 
personne  qui  m'est  si  chère  ,  je  ne  veux  pas  non 
plus  déguiser  ses  torts,  si  tant  est  même  (piHn 
changement  involontaire  dans  les  affections  du 
ccrur  soit  un  vrai  tort.  Depuis  long- 1(  inps  je 
mapereevois  de  l'attiédissement  du  sien.  Je  sen- 
tois qu'elle  n'étoit  ])lus  pour  moi  ce  (pi'elle  fut 
dans  nos  belles  années,  et  je  le  sentois  d'autant 
mieu.\.  que  j  étois  le  même  pour  elle  toujours.  Je 


PARTIE    II,    LIVr.  E    XII.  J2  ) 

retombai  dans  le  même  inconvénient  dont  j'a- 
vois  senti  1  effet  auprès  de  maman  ,  et  cet  effet 
fut  le  même  auprès  de  Thérèse.  N'allons  pas 
chercher  des  perfections  hors  de  la  nature  ;  il 
seroit  le  même  auprès  de  quelque  femme  que  ce 
fût.  Le  parti  que  j'avois  pris  à  Fégard  de  mes  en- 
fants ,  quelque  bien  raisonné  qu  il  m'eût  paru , 
ne  m'avoit  pas  toujours  laissé  le  cœur  tranquille. 
En  méditant  mon  traité  de  l'éducation  ,  je  sentis 
que  j'avois  négligé  des  devoirs  dont  rien  ne  pou- 
voit  me  dispenser.  Le  remords  enfin  devint  si 
vif,  qu'il  m'arracha  presque  l'aveu  public  de 
ma  faute  au  commencement  de  FEnnile ,  et  le 
trait  môme  est  si  clair ,  qu'après  un  tel  passage 
il  est  surprenant  qu'on  ait  eu  le  courage  de  me 
la  reprocher.  Ma  situation  cependant  étoit  alors 
la  même,  et  pire'  encore  par  l'animosité  de  me.^ 
ennemis ,  qui  ne  cherchoient  qu'à  me  prendre 
en  faute.  Je  craignis  la  récidive  ;  et ,  n'en  vou- 
lant pas  courir  le  risque  ,  j'aimai  mieux  me  con- 
damner à  1  abstinence  que  tl'exposer  Thérèse 
à  se  voir  dereclècf  dans  le  même  cas.  J'avois  d'ail- 
leurs remarqué  que  riiabitatlon  des  femmes 
cmpiroit  sensiblement  mon  état  :  le  vice  équi- 
valent, dont  je  n'ai  jamais  ;ni  bien  me  guérir, 
m'y  paroissoit  moins  contraire.  Cette  double  rai- 
son m'avoit  fait  former  des  résolutions  que  j'a- 
vois ((uolquefois  assez  mal  tenues ,  mais  dans 
lesquelles  je  persistois  avec  plus  de  constance 
depuis  trois  ou  quatre  ans  :  c'étoit  aussi  depuis 
petto  époque  que  j'avois  remarqué  du  refroidis- 


524  LES   CONFESSIONS, 

sèment  dans  Thérèse  :  elle  avoit  pour  moi  le 
même  attachement  par  devoir,  mais  elle  n'en 
avoit  plus  par  amour.  Cela  jetoit  nécessairement 
moins  d'aj^ rément  dans  notre  commerce  ,  et  j'i- 
maginai que,  sûre  de  la  continuation  de  mes 
soins  où  quelle  pût  être,  elle  aimeroit  peut-être 
mieux  rester  à  Paris  que  d'errer  avec  moi.  Ce- 
pendant elle  avoit  marqué  tant  de  douleur  à 
notre  séparation ,  elle  avoit  exi(>é  de  moi  des 
promesses  si  positives  de  nous  rejoindre  ,  elle 
en  exprimoit  si  vivement  le  dcsir  depuis  mon 
départ ,  tant  à  M.  le  prince  de  Conti  qu'à  M.  de 
Luxcmhourg,  que,  loin  d'avoir  le  couraf^e  de 
lui  parler  de  séparation  ,  j  eus  à  peine  celui  d'y 
penser  moi-même  ;  et,  après  avoir  senti  dans 
mon  cœur  combien  il  m'étoit  impossible  de  me 
passer  d'elle  ,  je  ne  songeai  plus  qu'à  la  rappeler 
incessamment.  Je  lui  écrivis  donc  de  partir;  elle 
vint.  A  peine  y  avoit-il  deux  mois  que  je  l'avois 
quittée  ;  mais  c  étoit  depuis  tant  d  années  notre 
première  séparation.  Kous  l'avions  sentie  bien 
cruellement  l'un  et  l'autre.  Quel  saisissement  en 
nous  embrassant!  O  (jue  les  larmes  de  tendresse 
et  de  joie  sont  douces  !  comme  mon  cœur  s'en 
abreuve  !  Pourquoi  m'a-t-on  fait  verser  si  peu  de 
celles-là? 

Eu  arrivant  à  Motiers  javois  écrit  à  milord 
Keith  ,  maréchal  d'Ecosse ,  gouverneur  de  Neu- 
châtel ,  pour  lui  donner  avis  de  ma  retraite  dans 
les  états  de  sa  majesté  ,  et  pom-  lui  demander  sa 
protection.   11  me  répondit  avec  la  générosité 


PARTIE    II,    LIVRE    XII.  525 

qu'on  lui  connoît  et  que  j'attendois  de  lui.  Il 
m'invita  à  l'aller  voir.  J'y  fus  avec  M.  Martinet , 
châtelain  du  Val-de-Travers  ,  qui  étoit  en  grande 
faveur  auprès  de  son  Excellence.  L'aspect  véné- 
rable de  cet  illustre  et  vertueux  Ecossois  m'émut 
puissamment  le  cœur  ;  et ,  dès  l'instant  même , 
commença  entre  lui  et  moi  ce  vif  attachement 
qui  de  ma  part  est  toujours  le  même,  et  qui  le 
seroit  toujours  de  la  sienne,  si  les  traîtres  qui 
m'ont  ôté  toutes  les  consolations  de  la  vie  n'eus- 
sent profité  de  mon  éloignement  pour  abuser  sa 
vieillesse  et  me  défigurer  à  ses  yeux. 

George  Keith,  maréchal  héréditaire  d'Ecosse, 
et  frère  du  célèbre  général  Keith  ,  qui  vécut  glo- 
rieusement et  mourut  au  lit  d'honneur,  avoit 
quitté  son  pays  dans  sa  jeunesse  ;  et  y  fut  proscrit 
pour  s'être  attaché  à  la  maison  Stuart,  dont  il 
se  dégoûta  bientôt  par  l'esprit  injuste  et  tyran- 
nique  qu'il  y  remarqua,  et  qui  en  fit  toujours  le 
caractère  dominant.  Il  demeura  long-temps  en 
Espagne,  dont  le  climat  lui  plaisoit  beaucoup, 
et  finit  par  sattaclier,  ainsi  que  son  frère ^  au 
roi  de  Prusse,  (jui  se  connoissoit  en  hommes, 
et  les  accueillit  tous  deux  comme  ils  le  méri- 
toient.  Il  fut  bien  payé  de  cet  accueil  par  les 
grands  services  que  lui  rendit  le  maréchal  Keith , 
et  par  une  chose  bien  plus  précieuse  encore,  la 
sincère  amitié  de  milord-maréchal.  La  grande 
ame  de  ce  digne  homme  ,  toute  républicaine 
et  fière,  ne  pouvoit  se  plier  que  sous  le  joug 
de  famitié  ;  mais  elle  s'y  plioit  si  parfaitement, 


^26  LES   CONFESSIONS, 

qu'avec  des  maximes  l)ien  différentes  il  ne  vif 
])Ius  que  Frédéric  du  moment  qu'il  lui  fut  atta- 
ché. Le  roi  le  charjrea  d  affaires  importantes  ,• 
l'envoya  à  Paris ,  en  Espa{;iie  ;  et  enfin  le  voyant , 
déjà  vieux,  avoir  besoin  de  repos,  lui  donna 
pour  retraite  le  gouvernement  de  ÎSeuchâtel  , 
avec  la  délicieuse  occupation  d'y  passer  le  reste 
de  sa  vie  à  rendre  ce  petit  peuple  heureux. 

Les  Neuchâtelois ,  qui  n'aiment  que  la  prétin- 
taille  et  le  clinquant ,  qui  ne  se  connoissent  pas 
en  véritable  étoffe,  et  mettent  lesprit  dans  les 
longues  phrases,  voyant  un  homme  froid  et  sans 
façon,  prirent  sa  sinq^lieité  pour  de  la  hauteur; 
sa  franchise,  pour  de  la  rusticité;  son  laconisme, 
pour  de  la  bêtise;  se  cabrèrent  contre  ses  soins 
bienfaisants,  parceque,  voulant  être  utile  et  non 
cajoleur,  il  ne  savoit  point  flatter  les  gens  qu'il 
n'estimoit  pas.  Dans  la  ridicule  affaire  du  mi- 
nistre Petit-Pierre,  qui  fut  chassé  par  ses  con- 
frères pour  n'avoir  pas  voulu  qu  ils  fussent  dam- 
nés éternellement,  milord,  s'étant  opposé  aux 
usurpations  des  ministres,  vit  soulever  contre 
lui  tout  le  pays  dont  il  prenoit  le  parti;  et,  quand 
j  y  arrivai,  ce  stupide  murmure  n'étoit  pas  éteint 
encoie.  Il  passoit  au  moins  ])our  un  honnne  qui 
gelaissoit  prévenir,  et  de  toutes  les  imputations 
dont  il  fut  chaigé  c'étoit  jjeut-étre  la  moins  in- 
juste. Mon  premier  mouvement,  en  voyant  ce 
vénérable  vieillard,  fut  de  m  attendrir  sur  la 
maigieur  de  son  corps,  cleja  (iccharne  par  les 
ans;  mais,  en  levant  les  yeux  sur  sa  pliysiono- 


PARTIE    II,   LIVRE    XII.  $27 

mie  animée,  ouverte ,  et  noble,  je  me  sentis  saisi 
d'un  respect  mêlé  de  confiance  qui  l'emporta 
sur  tout  autre  sentiment.  Au  compliment  très 
court  que  je  lui  fis  en  Tabordant  il  répondit  en 
parlant  d'autre  cliose,  comme  si  j'eusse  été  là  de- 
puis huit  jours.  Il  ne  nous  dit  pas  même  de  nous 
asseoir.  L'empesé  châtelain  resta  debout.  Pour 
moi,  je  vis  dans  l'œil  perçant  et  fin  de  milord  je 
ne  sais  quoi  de  si  caressant,  que,  me  sentant 
d'abord  à  mon  aise  ,  j'allai  sans  façon  partager 
son  sofa ,  et  m'asseoir  à  côté  de  lui.  Au  ton  fa- 
milier qu'il  prit  à  l'instant,  je  sentis  que  cette 
liberté  lui  faisoit  plaisir,  et  qu'il  se  disoit  en  lui- 
même  :  Celui-ci  n'est  pas  un  Neuchâtelois. 

Effet  singulier  de  la  grande  convenance  des 
caractères  !  Dans  un  âge  où  le  cœur  a  déjà  perdu 
sa  chaleur  naturelle ,  celui  de  ce  bon  vieillard  se 
réchauffa  pour  moi  d'une  façon  qui  surprit  tout 
le  monde.  Il  vint  me  voir  à  Motiers,  sous  pré- 
texte de  tirer  des  cailles,  et  y  passa  deux  jours 
sans  toucher  un  fusil.  Il  s'établit  entre  nous  unç 
telle  amitié,  car  c'est  le  mot,  que  nous  ne  pou- 
vions nous  passer  l'un  de  l'autre.  Le  château  de 
Colombier,  qu'il  habitoit  l'été,  étoit  à  six  lieues 
de  Motiers  ;  j'allois  tous  les  quinze  jours  au  plus 
tard  y  passer  vingt-quatre  heures ,  puis  je  reve- 
nois  de  même  en  pèlerin  ,  le  cœur  toujours  plein 
de  lui.  L'émotion  que  j'éprouvois  jadis  dans  mes 
courses  de  l'Hermiiage  à  Eaubonne  étoit  bien 
différente  assurément;  mais  elle  n'étoit  pas  plus 
douc€  que  celle  avec  laquelle  j'approchois  de 


528  LES   CONFESSIONS. 

ColomLier.  Que  de  larmes  d  attendrissement  j'ai 
souvent  versées  dans  ma  route,  en  pensant  aux 
bontés  paternelles,  aux  vertus  aimables,  à  la 
douce  philosophie  de  ce  respectable  vieillard  !  Je 
l'appelois  mon  père  ;  il  m  appeloit  son  enfant.  Ces 
doux  noms  rendent  en  partie  l'idée  de  l'attache- 
ment qui  nous  unissoit,  mais  ils  ne  rendent  pas 
encore  celle  du  besoin  que  nous  avions  lun  de 
l'autre,  et  du  désir  continuel  de  nous  rappro- 
cher. Il  vouloit  absolument  me  loger  au  château 
de  Colombier,  et  me  pressa  lonj^-temps  d'y  pren- 
dre à  demeure  raj)partemcnt  ({ue  j'occupois.  Je 
lui  dis  enfin  que  j'étois  plus  libre  chez  moi ,  et 
que  j'aimois  mieux  passer  ma  vie  à  le  venir  voir. 
Il  approuva  cette  Iranchise,  et  ne  m  en  parla 
plus.  O  bon  milord  !  ô  mon  digne  père  !  que 
mon  cœur  s'émeut  encore  en  pensant  à  vous! 
Ah  !  les  barbares  !  quel  coup  ils  m'ont  porté  en 
vous  détachant  de  moi!  Mais  non,  non,  grand 
homme,  vous  êtes  et  serez  toujours  le  même 
pour  moi,  qui  le  suis  toujours.  Us  vous  ont 
trompé,  mais  ils  ne  vous  ont  pas  changé. 

Milord-maréchal  n'est  pas  sans  défauts  :  c'est 
un  sage,  mais  c'est  un  homme.  Avec  l'esprit  le 
plus  pénétrant,  avec  le  tact  le  plus  fin  (ju  il  soit 
possible  d  avoir,  avec  la  plus  profonde  connois- 
sance  des  hommes,  il  se  laisse  abuser  (pielque- 
fois,  et  n'en  revient  pas.  Il  a  l'humeur  singulière, 
(pielque  (  liosc  d(î  bizarre  et  d'étranger  dans  son 
tour  d  esprit.  11  paroit  oublier  les  gens  (|uil  voit 
tous  les  jours,  et  se  souvient  deux  au  moment 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  629 

•qu'ils  y  pensent  le  moins;  ses  attentions  parois- 
sent  hors  de  propos  ;  ses  cadeaux  sont  de  fan- 
taisie et  non  de  convenance;  il  donne  ou  envoie 
à  l'instant  ce  qui  lui  passe  par  la  tête  ,  de  j^rand 
prix  ou  de  nulle  valeur  indifféremment.  Un 
jeune  Genevois ,  désirant  entrer  au  service  du  roi 
de  Prusse,  se  présente  à  lui;  niilord  lui  donne 
au  lieu  de  lettre  un  petit  sachet  de  peau  plein 
de  pois ,  qu'il  le  charj^e  de  remettre  au  roi.  En 
recevant  cette  singulière  recommandation  ,  le 
roi  place  à  l'instant  celui  qui  la  porte.  Ces  gé- 
nies élevés  ont  entre  eux  un  langage  que  les  es- 
prits vulgaires  n'entendront  jamais.  Ces  petites 
bizarreries,  semblables  aux  caprices  d'une  jolie 
femme ,  ne  me  rendoient  milord-maréchal  que 
plus  intéressant.  J'étois  bien  sur ,  et  j'ai  bien 
éprouvé  dans  la  suite  qu'elles  n'influoient  pas 
sur  ses  sentiments,  ni  sur  les  soins  que  lui  pres- 
crit l'amitié  dans  les  occasions  sérieuses.  Mais  il 
est  vrai  que  dans  sa  façon  d'obliger  il  met  en- 
^core  la  même  singularité  que  dans  ses  manières. 
Je  n'en  citerai  qu'un  seul  trait  sur  une  baga- 
telle. Comme  la  journée  de  Motiers  à  Colom- 
bier étoit  trop  forte  pour  moi,  je  la  partageois 
d'ordinaire  en  partant  après  dîné  et  couchant 
à'Brot,à  moitié  chemin.  T^'hôte,  appelé  Sandoz, 
ayant  à  solliciter  à  Berlin  une  grâce  qui  lui  im- 
portoit  extrêmement ,  me  pria  d'engager  sou 
excellence  à  la  demander  pour  lui.  Volontiers. 
Je  le  mène  avec  moi;  je  le  laisse  dans  l'anti- 
chambre, et  je  parle  de  son  affaire  à  milord, 
14.  34 


53o  LES   CONFESSIONS. 

qui  ne  me  répond  rien.  La  matinée  se  passe.  En 
traversant  la  salle  pour  aller  dîner ,  je  vois  le 
pauvre  Sandoz  qui  se  morfondoit  d'attendre. 
Croyant  que  milord  l'avoit  oublié,  je  lui  en  re- 
parle avant  de  nous  mettre  à  table  :  mot,  com- 
me auparavant.  Je  trouvai  cette  manière  de  me 
faire  sentir  que  je  l'importunois  un  peu  dure, 
et  je  me  tus ,  en  plaignant  tout  bas  le  pauvre 
Sandoz.  En  m'en  retournant  le  lendemain ,  je 
fus  bien  surpris  du  remerciement  qu  il  me  fit , 
du  bon  accueil  et  du  bon  dîné  qu'il  avoit  eus 
chez  son  excellence,  et  qui  de  plus  avoit  reçu 
son  papier.  Trois  semaines  après ,  milord  lui 
envoya  le  rescrit  qu  il  avoit  demandé ,  expédié 
par  le  ministre  et  signé  du  roi  ;  et  cela  sans  m'a- 
voir  jamais  voulu  dire  ni  répondre  un  seul  mot, 
ni  à  lui  non  plus  sur  cette  affaire,  dont  je  crus 
qu'il  ne  vouloit  pas  se  charger. 

Je  voudrois  ne  pas  cesser  de  parler  de  George 
Kcith  :  c'est  de  lui  que  me  viennent  mes  derniers 
souvenirs  heureux  ;  tout  le  reste  de  ma  vie  n'a 
])lus  été  qu  afflictions  et  serrements  de  cœur. 
La  mémoire  en  est  si  triste  et  m'en  vient  si  con- 
fusément ,  (|u'il  ne  m'est  pas  possible  de  mettre 
aucun  ordre  dans  mes  récits  ;  je  serai  forcé  dé- 
sormais de  les  arranger  au  hasard  et  comme  ils 
se  présenteront. 

Je  ne  tardai  pas  dctre  liié  tl  inquicluih*  sur 
mon  asile  par  la  réponse  du  roi  à  milord-ma- 
réchal  ,  en  qui,  comme  on  peut  croire,  j'avoi* 
tioMvé  un  bon  avocat.  Non  seulement  Sa  Ma- 


PARTIE    II,    LIVRE   XII.  53t 

jfvsté  approuva  ce  quil  avoit  fait,  mais  elle  le 
chargea,  (ar  il  faut  tout  dire,  de  me  donner 
douze  louis.  Le  bon  milord,  embarrassé  d'une 
pareille  commission,  et  ne  sachant  comment 
s  en  acquitter  honnêtement ,  tâcha  d'en  exté- 
nuer l'insulte  en  transformant  cet  argent  en  na- 
ture de  provisions ,  et  me  marquant  qu'il  avoit 
ordre  de  me  fournir  du  bois  et  du  charbon  pour 
commencer  mon  petit  ménage;  il  ajouta  même, 
et  peut-être  de  son  chef,  que  le  roi  me  feroit  vo- 
lontiers bâtir  une  petite  maison  à  ma  fantaisie, 
si  j'en  voulois  choisir  l'emplacement.  Cette  der- 
nière offre  me  toucha  fort,  et  me  fit  oublier  la 
mesquinerie  de  l'autre.  Sans  accepter  aucune  des 
deux,  je  regardai  Frédéric  comme  mon  bienfai- 
teur et  mon  protecteur;  et  je  m'attachai  si  sin- 
cèrement à  lui  que  je  pris  dès-lors  autant  d  in- 
térêt à  sa  gloire  que  j'avois  trouvé  jusqualors 
d'injustice  à  ses  succès.  A  la  paix  qu'il  fit  peu 
après  ,  je  témoignai  ma  joie  par  une  illumina- 
tion de  très  bon  goût  :  c'étoit  un  cordon  de  guir- 
landes dont  j'ornai  la  maison  que  j'habitois  ,  et 
oii  j'eus,  il  est  vrai,  la  fierté  vindicative  de  dé- 
penser presque  autant  d'argent  qu'il  m'en  avoit 
voulu  donner.  La  paix  conclue,  je  crus  que  ,  sa 
gloire  militaire  et  politique  étant  au  comble ,  il 
alloit  s'en  donner  une  d'une  autre  espèce  eu  re- 
vivifiant ses  états ,  en  y  faisant  régner  le  com- 
merce, l'agriculture,  en  y  créant  un  nouveau 
sol,  en  le  couvrant  d'un  nouveau  peuple,  en 
maintenant  la  paix  chez  tous  ses  voisins,  en  se 


532  LES   CONFESSIONS. 

faisant  Tarhitrc  de  l'Europe  après  en  avoir  été 
la  terreur.  Il  pouvoit  sans  riscjue  poser  l'épée , 
bien  sûrqu  on  ne  l'ohliçeroit  pas  à  la  reprendre. 
Voyant  qu'il  ne  désarmoit  pas  ,  je  craignis  qu  il 
ne  profitât  mal  de  ses  avantages  ,  et  ^u'il  ne  tût 
grand  qu  à  demi.  J  osai  lui  écrire  à  ce  sujet,  et, 
prenant  le  ton  familier  fait  pour  plaire  aux  hom- 
mes de  sa  trempe,  porter  jusqu'à  lui  cette  sainte 
voix  de  la  vérité,  que  si  peu  de  rois  sont  faits 
pour  entendre.  Ce  ne  fut  qu'en  secret,  et  de  moi 
à  lui,  que  je  pris  cette  liberté.  Je  n'en  fis  pas 
même  [)arlicipant  niilord -maréchal ,  et  je  lui 
envoyai  ma  lettre  au  roi  toute  cachetée.  INlilord 
envoya  ma  lettre  sans  s'informer  de  son  con- 
tenu. Le  roi  n'y  fit  aucune  réponse,  et,  quelque 
temps  après  ,  milord-maréchal  étant  allé  à  Ber- 
lin ,  il  lui  dit  seulemeiit  que  je  lavois  bien  gron- 
dé. Je  compris  par-là  que  ma  lettre  a  voit  été 
mal  reçue,  et  (jue  la  franchise  de  mon  zèle  avoit 
passé  pour  la  rusticité  d'un  pédant.  Dans  le  fond, 
c^a  pouvoit  très  bien  être;  peut-être  ne  dis-je 
pas  ce  qu'il  falloit  dire  ,  ou  ne  pris-je  ])as  le  ton 
(pi'il  falloit  jircndre.  Je  ne  puis  répondre  (juc  du 
sentiment  ([ui  m  avoit  mis  la  jilume  à  la  main. 

Peu  de  temps  après  mou  éiahlissement  à  Mo- 
tiers-Travers ,  ayant  toutes  les  assurances  pos- 
sihics  fju'on  m'y  laisseroit  tranquille  ,  je  j>ris 
I  hahit  ainiéiiien.  Ce  nétoit  pas  une  idée  nou- 
vclh'.  Elle  m'étoit  venue  diverses  fois  dans  le 
cours  de  ma  vie  ,  et  elle  me  revint  souvent  à 
Montmorency,  ou  le  fréquent  usage  des  sondes, 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  533 

me  condamnant  à  rester  souvent  dans  ma  cham- 
bre, me  fit  mieux  sentir  tous  les  avantages  de 
l'habit  long.  La  commodité  d'un  tailleur  armé- 
nien ,  qui  venoit  souvent  voir  un  parent  qu'il 
avoit  à  Montmorency,  me  tenta  d'en  profiter 
pour  prendre  ce  nouvel  équipage,  au  risque  du 
Qu'en  dira-t-on ,  dont  je  me  souciois  très  peu. 
Cependant ,  avant  d'adopter  cette  nouvelle  pa- 
rure, je  voulus  avoir  l'avis  de  madame  de  J^uxem- 
bourg,  qui  me  conseilla  fort  de  la  prendre.  Je 
me  fis  donc  une  petite  garde-robe  arménienne; 
mais  forage  excité  contre  moi  m'en  fit  remettre 
l'usage  à  des  temps  plus  tranquilles;  et  ce  ne  fut 
que  quelques  mois  après,  que ,  forcé  par  de  nou- 
velles attaques  de  recourir  aux  sondes,  je  crus 
pouvoir,  sans  aucun  risque,  prendre  ce  nouvel 
habillement  à  Motiers ,  sur-tout  après  avoir  con- 
sulté le  pasteur  du  lieu,  qui  me  dit  que  je  pou- 
vois  le  porter  même  au  temple  sans  scandale.  .le 
pris  donc  la  veste ,  le  cafetan ,  le  bonnet  fourré, 
la  ceinture  ;  et ,  après  avoir  assisté  dans  cet  équi- 
page au  service  divin,  je  ne  vis  point  d'inconvé- 
nient aie  porter  chez  milord-maréchal.  Son  ex- 
cellence me  voyant  ainsi  vêtu  ,  me  dit  pour  tout 
coin\)\iment  salamale/ii ^  après  quoi  tout  fut  fini, 
et  je  ne  portai  plus  d  autre  habit. 

Ayant  quitté  tout-à-fait  la  littérature,  je  ne 
songeai  plus  quïi  mener  une  vie  tranquille  et 
douce  autant  qu  il  dépendroit  de  moi.  Seul ,  je 
n'ai  jamais  connu  l'ennui ,  même  dans  le  plus 
parfait  désœuvrement  :  mon  imagination,  rem- 


534  LES   CONFESSIO>'S. 

plissant  tous  les  vides,  sufilt  seule  pour  m'oC" 
cuper.  Il  n'y  a  que  le  bavarclaj^e  inactif  de  cham- 
hre,  assis  les  uns  vis-à-vis  des  autres  à  ne  mouvoir 
que  la  lanf)ue,  que  jamais  je  n  ai  pu  supporter. 
Quand  on  marche,  qu  on  se  promené,  encore 
passe;  les  pieds  et  les  yeux  font  au  moins  quel-- 
que  chose  :  mais  rester  là  les  hras  croisés,  à  par- 
ler du  temps  qu'il  fait  et  des  mouches  qui  vo- 
lent, ou,  qui  pis  est,  à  s'entrcfaire  des  compli- 
ments, cela  m'est  un  supplice  insupporlahlc.  Je 
m'avisai,  pour  ne  pas  vivre  en  sau\a<;e,  d'ap- 
prendre à  faire  des  lacets,  .le  portois  mon  cous- 
sin dans  mes  visites  ;  ou  j'allois,  comme  les  fem- 
mes ,  travailler  à  ma  porte ,  et  causer  avec  les 
passants.  Cela  me  fiisoit  supporter  linanilé  du 
]»a])illage,  et  passer  nion  tcmj>s  sans  ennui  chez, 
mes  voisines,  dont    plusieurs  étoient  assez  ai-=- 
jnablesetne  manquaient  pas  d'esprit.  Une  entre 
autres,  appelée  Isahclle  divernois,  fille  du  pro- 
cureur-[général  de  ISeu(;hâtel,  me  parut  assez 
estimable  pour  me  lier  avec  elle  d'une  amitié 
particulière,  ilont  elle  ne  s'est  pas  mal  trouvée 
par  les  conseils  utiles  que  je  lui  ai  donnés,  et  par 
les  soins  que  je  lui  ai  rendus  dans  des  occasions 
essentielles  ;  de  sorte  que  maintenant ,  dij^ne  et 
vertueuse  mère  de  famiJle,  elle  me  doh  peut-être 
son  mîu'i,  sa  raison,  sa  vie,  et  son  bonheur.  De 
nu)u  coté,  je  lui  dois  des  consolations  très  do u-^ 
CCS,  et  sur-tout  durant  un  bien  triste  hiver  ou, 
dans  le  fort  de  mes  maux  et  de  mesj)eines,  elle 
vcnoit  passer  avec  Thérèse  et  moi  de  longue.- 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  535 

soirées,  quelle  savoit  nous  rendre  bien  courtes 
par  l'agrément  de  son  esprit  et  par  les  mutuels 
épanchements  de  nos  cœurs.  Elle  m'appeloit  son 
papa,  je  Fappelois  ma  fille;  et  ces  noms,  que 
nous  nous  donnons  encore ,  ne  cesseront  point , 
je  l'espère,  de  lui  être  aussi  chers  qu'à  moi.  Pour 
rendre  mes  lacets  bons  à  quelque  chose,  j'en  fai- 
sois  présent  à  mes  jeunes  amies  à  leur  mariage , 
à  condition  qu'elles  nourriroient  leurs  enfants  ; 
sa  sœur  aînée  en  eut  un  à  ce  titre  ,  et  la  mérité  ; 
Isabelle  en  eut  un  de  même,  et  ne  l'a  pas  moins 
mérité  par  l'intention  :  mais  elle  n'a  pas  eu  le 
bonheur  de  pouvoir  faire  sa  volonté.  En  leur 
envoyant  ces  lacets ,  j'écrivis  à  l'une  et  à  l'autre 
des  lettres  dont  la  première  a  couru  le  monde  ; 
mais  tant  d'éclat  n'alloit  pas  à  la  seconde  :  l'a- 
mitié ne  marche  pas  avec  si  grand  bruit. 

Parmi  les  liaisons  que  je  fis  àmon  voisinage,  et 
dans  le  détail  desquelles  je  n'entrerai  pas ,  je  dois 
noter  celle  du  colonel  Pury,  qui  avoit  une  mai- 
son sur  la  montagne,  où  il  venoit  passer  les  étés. 
Je  n'étois  pas  empressé  de  sa  connoissance ,  par- 
ceque  je  savois  qu'il  étoit  très  mal  à  la  cour  et  au- 
près de  milord-maréchal ,  qu'il  ne  voyoit  point. 
Cependant,  comme  il  me  vint  voir  et  me  fit  beau- 
coup (riionnêtetés ,  il  fallut  l'aller  voir  à  jnon 
tour.  Gela  continua  ;  et  nous  mangions  quel- 
qufois  l'un  chez  l'autre.  Je  fis  chez  lui  connois- 
sance avec  M.  du  Peyrou  ,  et  ensuite  une  amitié 
trop  intime  pour  que  je  puisse  me  dispenser  de 
parler  de  lui. 


536  LES   CONFESSIONS. 

M.  du  Peyrou  étoit  Américain,  fils  d'un  com- 
mandant de  Surinam ,  dont  le  successeur,  M.  Le 
Chaml)rier,  épousa  la  veuve.  Devenue  veuve  une 
deuxième  fois  ,  elle  vint ,  avec  son  fds  ,  s  établir 
dans  le  pays  de  son  second  mari.  Du  Peyrou ,  fils 
unique  ,  fort  riche  ,  et  tendrement  aimé  de  sa 
mère,  avoit  été  élevé  avec  assez  de  soin ,  et  son 
éducation  lui  avoit  profité.  11  avoit  acquis  beau- 
coup de  demi-connoissances,  quelque  ffoùt  pour 
les  arts,  et  ilsepiquoit  sur-tout  d'avoir  cultivé  sa 
raison:  son  air  Iiollaudois  ,  froid  et  philosophe, 
son  teint  basané,  son  humeur  silencieuse  et  ca- 
chée, favorisoient  beaucoup  cette  opinion,  11 
étoit  sourd  et  f^outteux,  quoique  jeune  encore: 
cela  rendoittous  ses  mouvements  fort  posés ,  fort 
fjraves;  et,  quoiqu'il  aimât  à  disputer,  quel({uc- 
fois  même  un  peu  lon{|uement,  généralement  il 
parloit  peu,  parccquil  n'entendoit  pas. Tout  cet 
extérieur  mon  inq)osa  :  je  me  dis.  Voici  un  pen- 
seur, un  homme  safjc,  tel  ([uon  seroit  heureux 
d'avoir  un  ami.  Pour  achever  de  me  prendre,  il 
m'adressoit  souvent  la  parole  sans  jamais  me 
faire  aucun  compliment.  Il  me  j)arloit  peu  de 
moi ,  peu  de  mes  livres,  très  peu  de  lui.  Il  n  étoit 
pas  dépourvu  d'idées,  et  tout  ce  qu'il  disoit  étoit 
assez  juste.  Cette  justesse  et  cette  é{Talité  ni'atti- 
rcrent.  Il  n'avoit  dans  l'esprit  ni  l'élévation  ni  la 
finesse  de  celui  de  milord-maréchal ,  mais  il  eu 
avoit  la  sinq)li(Mi('' ;  c'i  loif  Jonjouis  h^  roj)réseu- 
ter  en  (piehpie  tliose.  Je  ne  mVnp,()uai  pas,  mais 
je  m'attachai  par  fcstime  jet,  par  trait  de  temps. 


PARTIE   II,    LIVRE   XII.  537 

cette  estime  amena  l'amitic.  J'oubliai  totalement 
avec  lui  Tobjection  que  j'avois  faite  au  baron 
d'Holbach  ,  qu'il  étoit  trop  riche;  et  je  crois  que 
j'eus  tort.  J'ai  appris  à  douter  qu'un  homme 
jouissant  d'une  grande  fortune,  quel  qu'il  puisse 
être,  puisse  aimer  sincèrement  mes  principes 
et  leur  auteur. 

Pendant  assez  lon^f-temps  ,  je  vis  peu  du  Pey- 
rou,  parceque  je  n'allois  point  à  Ncuchàtel ,  et 
qu'il  ne  venoit  qu'une  fois  l'année  à  là  montagne 
du  colonel  Pury.  Pourquoi  n'allois -je  point  à 
Neuchâtel  ?  C'est  un  enfantillage  qu'il  ne  faut 
pas  taire. 

Quoique  protégé  par  le  roi  de  Prusse  et  par 
milord-maréchal ,  si  j'évitai  d'abord  la  persécu- 
tion dans  mon  asile ,  je  n'évitai  pas  du  moins  les 
murmures  du  public  ,  des  magistrats  munici- 
paux ,  des  ministres.  Après  le  branle  donné  par 
la  France, il  n'étoit  pas  du  bon  air  de  ne  me  pas 
faire  au  moins  quelque  insulte ,  on  auroit  eu 
peur  dç  paroître  improuver  mes  persécuteurs, 
en  ne  les  imitant  pas.  La  classe  de  Neuchâtel , 
c'est-à-dire  la  compagnie  des  ministres  ,  donna 
le  branle  en  tentant  d'abord  d'émouvoir  contre 
moi  le  conseil  d'état.  Cette  tentative  n'ayant  pas 
réussi ,  les  ministres  s'adressèrent  au  magistrat 
municipal ,  qui  fit  aussitôt  défendre  mon  livre , 
et ,  me  traitant  en  toute  occasion  peu  honnête- 
ment ,  faisoit  comprendre  et  disoit  même  que 
si  j'avois  voulu  m'aller  étal)lir  dans  la  ville  on  ne 
m'y  auroit  pas  souffert.  Us  remplirent  leur  Mer- 


538  LES   CONFESSIONS, 

cure  (rincptics  et  du  plus  idiot  cafardage ,  qui , 
tout  en  faisant  rire  les  (jens  sensés,  ne  laissoit 
pas  d'échauffer  le  peuple  et  de  l'animer  contre 
moi.  Tout  cela  n'cmpêchoitpas  qu  à  les  entendre 
dire  je  ne  dusse  être  très  rcconnoissant  de  l'ex- 
trême grâce  qu'ils  me  faisoient  de  me  laisser  vivre 
à  Motiers  ;  ils  m'auroient  volontiers  mesuré  l'air 
à  la  pinte,  à  condition  que  je  l'eusse  payé  bien 
cher.  Ils  vouloient  que  je  leur  fusse  obligé  de  la 
protection  que  le  roi  m'accordoit  malgré  eux  , 
et  qu'ils  travailloicnt  sans  relâche  à  m'ôter.  En- 
fin, ny  pouvant  réussir,  après  mavoii"  fait  tout 
le  tort  qu'ils  purent,  et  m  avoir  décrié  de  tout 
leur  pouvoir  ,  ils  se  firent  un  méiite  de  Iciu'  im- 
puissance, en  me  faisant  valoir  la  bonté  quils 
avoient  de  me  souffrir  dans  leur  pays.  J'aurois  dû 
leur  rire  au  nez  pour  toute  réponse,  je  fus  assez 
l)étc  pour  me  piquer,  et  j  eus  lineplie  de  ne  vou- 
loir point  aller  à  Neuchàtcl,  résolution  que  je 
tins  près  de  deux  ans,  comme  si  ce  n'étoit  pas 
trop  honorer  de  pareilles  espèces  de  faire  atten- 
tion à  leurs  procédés,  qui,  bons  ou  mauvais,  ne 
peuvent  K'ur  être  imputés  ,  ])uis(juils  n  agissent 
jamais  que  par  impulsion!  D'ailleurs,  des  esprits 
sanscultureet  sans  lumières,  quineconnoisscnt 
d'autre  objet  de  leur  estime  que  le  crédit ,  la  puis- 
sance ,et  l'argent ,  sont  bien  éloignés  de  soupçon- 
nermême  qu'on  doive  quelqueé{;ard  an\  talents, 
et  (ju'il  y  ait  du  déslionneur  aies  outrager. 

Un  certain  maire  de  village ,  (pii  j)our  ses  mal- 
versations uvoit  été  cassé,  disoit  au  lieutenant 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  SBq 

du  Val-de-Travers ,  mari  de^ion  Isabelle  :  On  dit 
que  ce  Rousseau  a  tant  cV  esprit  ;  amenez-le-moi  ; 
que  je  voie  si  cela  est  vrai.  Assurément  les  mé- 
contentements d'un  homme  avec  qui  l'on  prend 
un  pareil  ton  doivent  peu  fâcher  ceux  qui  les 
éprouvent. 

Sur  la  façon  dont  on  me  traitoit  à  Paris ,  à  Ge- 
nève, à  Neuchâtel  même,  je  ne  nVattendois  pas 
à  plus  de  ménagement  de  la  part  du  pasteur  du 
lieu.  Je  lui  avois  cependant  été  recommandé  par 
madame  Boy  de  La  Tour,  et  il  m'avoit  fait  beau- 
coup d'accueil  ;  mais  dans  ce  pays,  où  l'on  flatte 
également  tout  le  monde ,  les  caresses  ne  signi- 
fient rien.  Cependant ,  après  ma  réunion  solen- 
nelle à  l'église  réformée ,  vivant  en  pays  réformé , 
je  ne  pouvois ,  sans  manquer  à  mes  engagements 
et  à  mon  devoir  de  citoyen ,  négliger  la  profes- 
sion publique  du  culte  où  j'étois  rentré  ;  j'assis- 
tois  donc  au  service  divin.  D'un  autre  côté,  je 
craignois  ,  en  me  présentant  à  la  table  sacrée , 
de  m'exposer  à  l'affront  d'un  refus  ;  et  il  n  étoit 
nullement  probable  qu'après  le  vacarme  fait  à 
Genève  par  le  conseil ,   et  à  Neuchâtel  par  la 
classe,  il  voulût  inadministrer  tranquillement 
la  cène  dans  son  église.  A'^oyant  donc  approcher 
le  temps  de  la  communion  ,  je  pris  le  parti  d'é- 
crire à  M,  de  Montmollin  (  c'étoit  le  nom  du  mi- 
nistre), pour  faire  acte  de  bonne  volonté,  et  lui 
déclarer  que  j'étois  toujours  uni  de  cœur  à  l'église 
protestante  ;  je  lui  dis  en   même  temps ,  pour 
éviter  des  chicanes  sur  les  articles  de  foi,  que  je 


54o  LES    CONFESSIONS. 

ne  voulois  aucune  explication  particulière  sur  le 
dojyme.  M'étant  ainsi  mis  en  rèp,le  de  ce  côté,  je 
restai  tranquille,  ne  doutant  pas  que  M.  dcMont- 
niollin  ne  reftisât  de  ni'admettre  sans  la  dis- 
cussion préliminaire  dont  je  ne  voulois  point ,  et 
quainsi  tout  ne  fût  fini  sans  qu'il  y  eût  de  ma 
faute  :  point  du  tout.  Au  moment  où  je  m'y  at- 
tendois  le  moins , M.  de  Montmollin  vint  me  dé- 
clarer ,  non  seulement  quil  m'adn»«'ll(>it  à  la 
communion  sous  la  clause  que  j'y  avois  mise  , 
mais,  de  plus,  que  lui  et  ses  anciens  se  faisoient 
un^yrand  honneur  de  m'avoir  dans  son  troupeau. 
Je  n'eus  de  mes  jours  pareille  surprise,  ni  ]>lus 
consolante.  Toujours  vivre  isolé  sur  la  terre  me 
paroissoit  un  destin  bien  triste,  sur-tout  dans 
l'adversité.  Au  milieu  de  tant  de  proscriptions  et 
de  persécutions ,  je  trouvois  une  douceur  extrê- 
me de  pouvoir  me  dire ,  Au  moins  je  suis  parmi 
mes  frères;  et  j'allai  conmiunier  avec  une  émo- 
tion de  cœur  et  des  larmes  d'attendrissement , 
qui  étoient  peut-être  lai  préparation  la  plus 
agréable  à  Dieu  Cju'on  pût  y  porter. 

Quelque  temps  après,  milord  m'envoya  une 
lettre  de  madame  de  Houlîlers,  venue,  du  moins 
je  le  présumai,  j)ar  la  voie  de  d'Alemhert ,  qui 
connoissoit  milord-Miaréclial.  Dans  cette  lettre, 
la  première  que  celte  dame  m'eût  écrite  depuis 
mon  départ  do  Montmorency,  elle  me  tançoit 
vivement  de  ecllc  (|ue  j  avois  «'(rite  à  M.  de  Mont- 
mollin ,  et  sur-tout  ilavoir  <ommniii<\  .le  com- 
pris d'autant  moins  à  (pii  elle  en  avoit  avec  sa 


PARTIE    II,   LIVRE   XII.  54l 

mercuriale,  que,  depuis  mon  voyage  de  Genève, 
je  metois  toujours  déclaré  hautement  protes- 
tant, et  que  j'avois  été  très  publiquement  à  rhô- 
tel  de  Hollande,  sans  que  personne  au  monde 
l'eût  trouvé  mauvais.  Il  me  par  oissoit  fort  plai- 
sant que  madame  la  comtesse  de  Boufïlers  vou- 
lût se  mêler  de  diriger  ma  conscience  en  fait  de 
religion.  Cependant  comme  je  ne  doutois  pas 
que  son  intention  ,  quoique  je  n'y  comprisse 
rien  ,  ne  fût  la  meilleure  du  monde ,  je  ne -m'of- 
fensai point  de  cette  singulière  sortie,  et  je  lui 
répondis  sans  colère  en  lui  disant  mes  raisons. 
Cependant  les  injures  imprimées  alloient  leur 
train,  et  leurs  bénins  auteurs  reprochoient  aux 
puissances  de  me  traiter  trop  doucement.  Ce 
concours  d'aboiements,  dont  les  moteurs  conti- 
nuoient  d'agir  sous  le  voile,  avoit  quelque  chose 
de  sinistre  et  d'effrayant.  Pour  moi ,  je  laissois 
dire  sans  m'émouvoir.  On  m'assura  quil  y  avoit 
une  censure  de  la  Sorbonne;  je  n'en  crus  rien. 
De  quoi  pouvoit  se  mêler  la  Sorbonne  dans  cette 
affaire?  Vouloit-elle  assurer  que  je  n'étois  pas 
catholi(jue  ?  Tout  le  monde  le  savoit.  Vouloit- 
elle  prouver  que  je  n'étois  pas  ban  calviniste? 
C'étoit  prendre  un  soin  bien  singulier;  c'étoit  se 
faire  les  substituts  de  nos  ministres.  Avant  d'a- 
voir vu  cet  écrit,  je  crus  qu  on  le  faisoit  courir 
sous  le  nom  de  la  Sorbonne  pour  se  moquer 
d'elle;  je  le  crus  bien  plus  encore  après  l'avoir 
lu.  lùifin  ,  quand  je  ne  pus  plus  douter  de  son 
authenticité  ,  tout  ce  que  je  me  réduisis  à  croire 


6/^2  LES    CO>"FESSIO>S. 

fut  qu'il  falloit  mettre  la  Sorbonne  aux  petites 
maisons. 

Un  autre  écrit  m'affecta  davantafje,  parccqu'il 
venoit  d'un  homme  pour  qui  j'avois  toujours  de 
l'estime,  et  dont  j'admirois  la  constance  en  plai- 
gnant son  aveuglement.  Je  parle  du  mandement 
de  rarclievèque  de  Paris  contre  moi.  Je  crus  que 
je  me  devois  d  y  répondre.  Je  le  pouvois  sans 
m'avilir  ;  c  étoit  un  cas  à-peu-près  semblable  à 
celui  du  roi  de  Pologne.  Je  n'ai  jamais  aimé  les 
disputes  brutales ,  à  la  Voltaire.  Je  ne  sais  me 
battre  qu  avec  dignité ,  et  je  veux  que  celui  (juî 
m'attaque  ne  déshonore  pas  mes  coups,  pour 
que  je  daigne  me  défendre.  Je  ne  doutois  point 
que  ce  mandement  ne  fût  de  la  façon  des  jésui- 
tes; et,  quoiqu'ils  fussent  alors  malheureux  eux- 
mêmes  ,  j'y  reconnoissois  toujours  leur  ancienne 
maxime,  d  écraser  les  malheureux.  Je  pouvois 
donc  aussi  suivre  mon  ancienne  maxime ,  d  ho- 
norer fauteur  titulaire,  et  de  foudroyer  l'ou- 
vrage ;  et  c'est  ce  que  je  crois  avoir  fait  dans  ma 
réponse  avec  assez  de  succès. 

Je  trou  vois  le  séjour  de  Moticrs  fort  ajjréablc; 
et ,  pour  me  déterminer  à  y  finir  mes  jours ,  il 
ne  me  manquoit  qu'une  subsistance  assurée  : 
mais  on  y  vit  assez  chèrement  ;  et  j'avois  vu  ren- 
verser tous  mes  anciens  j)rojets  par  la  dissolu- 
tion de  mon  ménage,  par  rétablissement  d  un 
nouveau  ,  par  la  vente  ou  dissipation  de  tous 
mes  meubles,  «t  par  les  dépenses  cpi  il  m  avoit 
fallu  faire  depuis  mon  tlépart  de  Montmorency. 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  543 

Je  voyois  journellement  diminuer  le  petit  capi- 
tal que  j'avois  devant  moi.  Deux  ou  trois  ang 
suffisoient  pour  en  consumer  le  reste ,  sans  que 
je  visse  aucun  moyen  de  le  renouveler ,  à  moins 
de  recommencer  à  faire  des  livres ,  métier  fu- 
neste auquel  j'avois  déjà  renoncé. 

Persuadé  que  tout  chanj^eroit  bientôt  à  mon 
égard  ,  et  que  le  public ,  revenu  de  sa  frénésie , 
en  feroit  rougir  les  puissances ,  je  ne  chercliois 
qu'à  prolonger  mes  ressources  jusqu'à  cet  heu- 
reux changement,  qui  me  laisseroit  plus  en  état 
de  choisir  parmi  celles  qui  pourroient  s'offrir. 
Pour  cela ,  je  repris  mon  Dictionnaire  de  musi- 
que ,  que  dix  ans  de  travail  avoient  déjà  fort 
avancé ,  et  auquel  il  ne  manquoit  que  la  dernière 
main  et  d'être  mis  au  net.  Mes  livres  qui  m'a- 
voient  été  envoyés  depuis  peu  me  fournirent  les 
moyens  d'achever  cet  ouvrage  ;  mes  papiers  qui 
me  furent  envoyés  en  même  temps  me  mirent 
en  état  de  commencer  l'entreprise  de  mes  mé- 
moires ,  dont  je  voulois  uniquement  m'occuper 
désormais.  Je  commençai  par  transcrire  des  let- 
tres dans  un  recueil ,  qui  pût  guider  ma  mé- 
moire dans  l'ordre  des  faits  et  des  temps.  J'avois 
déjà  fait  le  triage  de  celles  que  je  voulois  con- 
server pour  cet  effet ,  et  la  suite  depuis  près  de 
dix  ans  n'en  étoit  point  interrompue.  Cependant, 
en  les  arrangeant  pour  les  transcrire ,  j'y  trouvai 
une  lacune  qui  me  surprit.  Cette  lacune  étoit  de 
près  de  six  mois,  depuis  octobre  i-jSô  jusqu'au 
mois  de  mars  suivant.  Je  me  souvenois  parfai- 


544  LES    CONFESSIONS. 

tenient  d'avoir  mis  dans  mou  triage  nombre  de 
lettres  de  Diderot ,  de  Deleyre  ,  de  madame  d'É- 
pinay,  de  madame  de  Chenonccaux,  etc.,  qui 
remplissoient  cette  lacune,  et  qui  ne  se  trouvè- 
rent plus.  Quctoicnt-elles  devenues?  Quehjuun 
avoit-il  mis  la  main  sur  mes  papiers  pendant 
qucl({ucs  mois  qu  ils  étoient  restés  à  riiôtol  de 
Luxembourg  ?  Gela  n  cloit  pas  conccvalile  ,  et 
j'avois  vu  M.  le  maréchal  lui-même  prendre  la 
clef  de  la  chambre  où  je  les  avois  déposés.  Com- 
me plusieurs  lettres  de  femmes  et  toutes  celles 
de  JJiderot  étoient  sans  date ,  et  (pie  j  avois  été 
force  de  remplir  ces  dates  de  mémoire  et  en  tâ- 
tonnant, pour  ranger  ces  lettres  dans  leur  ordre, 
>e  crus  d'aJ^ord  avoir  tait  des  erreurs  de  dates, 
et  je  passai  en  revue  toutes  les  lettres  qui  n'en 
avoient  point  ou  auxquelles  je  Tavois  suppléée, 
pour  voir  si  je  n'y  trouverois  point  celles  (pii 
dévoient  remplir  ce  vide.  Cet  essai  ne  réussit 
point  ;  je  vis  que  le  vide  étoit  bien  réel ,  et  que 
les  lettres  avoient  certainement  été  enlevées. 
Par  qui  et  pourquoi?  voilà  ce  ipii  me  passoit. 
Ces  lettres,  antérieures  à  mes  grandes  (pierelles, 
et  du  temps  de  ma  première  ivresse  de  la  Julie, 
ne  pouvoient  intéresser  personne.  C  étoient  tout 
au  pins  quehjues  tracasseries  de  Diderot,  quel- 
ques persillages  de  Deleyre  ,  des  t<Mn<»i{jnages 
d'amitié  de  madame  de  Chenoneeaux  et  même 
de  madame  d  itpinay ,  avec  laquelle  j  étois  alors 
le  niieux  du  monde.  A  (\u\  pouvoient  importer 
ces  Iclires  '  «pi  en  vouloit-on  (aire?  [Ce  nest  que 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  545 

sept  ans  après  que  j'ai  soupçonné  l'affreux  ol^jet 
de  ce  vol.  ] 

Ce  déficit  bien  avéré  nie  fit  chercher  parmi  mes 
brouillons  si  j'en  découvrirois  quelque  autre.  J'en 
trouvai  quelques  uns  qui ,  vu  mon  défaut  de  mé- 
moire, m'en  firent  supposer  d'autres  dans  la  mul- 
titude de  mes  papiers.  Ceux  que  je  remarquai  le 
plus  furent  le  brouillon  de  la  Morale  sensitive, 
et  celui  de  l'Extrait  des    aventures  de  milord 
Edouard.  Ce  dernier,  je  l'avoue,  me  donna  quel- 
que soupçon  sur  madame  de  Luxembourg.  C'é- 
toit  La  Roche,  son  valet-de-chambre  ,  qui  m'a- 
voit  expédié  ces  papiers;  et  je  n'imaginai  qu'elle 
au  monde  qui  put  prendre  intérêt  à  ce  chiffon: 
mais  quel  intérêt  pouvoit-elle  prendre  à  l'autre 
et  aux  lettres  enlevées ,  dont ,  même  avec  de 
mauvais  desseins  ,  on  ne  pouvoit  faire  aucun 
usage  qui  pût  me  nuire ,  à  moins  de  les  falsi- 
fier? Pour  M.  le  maréchal,  dont  je  connoissois 
la  droiture  invariable  et  la  vérité  de  son  amitié 
pour  moi,  je  ne  pus  le  soupçonner  un  moment; 
je  ne  pus  même  arrêter  ce  soupçon  sur  madame 
la  maréchale.  Tout  ce  qui  me  vint  de  plus  rai- 
sonnable à  l'esprit ,  après  mètre  fatigué  long- 
temps à  chercher  l'auteur  de  ce  vol,  fut  de  l'im- 
puter à  d'Alembcrt,  qui,  déjà  faufilé  chez  ma- 
dame <lcLuxcni])ourg,avoit  pu  trouver  le  moyen 
de  fureter  ces  papiers,  et  den  enlever  ce  qu'il  lui 
avoit  plu  tant  en  manuscrits  qu'en  lettres,  soit 
pour  chercher  à  me  susciter  quelque  tracasserie, 
soit  pour  s'approprier  ce  qui  lui  pouvoit  conve- 
i4-  35 


546  LES   CONFESSIONS, 

nir.  Je  supposai  rpiabusé  par  le  titre  de  la  Mo- 
rale sensitive  il  avoit  cru  trouver  le  plan  d\in 
vrai  traité  de  matérialisme,  dont  il  auroit  tiré 
contre  moi  le  parti  qu'on  peut  bien  s'imaginer. 
Sûr  qu'il  seroit  bientôt  détrompé  par  l'examen 
du  brouillon,  et  déterminé  à  quitter  tout-à-fait 
la  littérature  ,  je  m'inquiétai  peu  de  ces  larcins^ 
qui  n'étoient  pas  les  premiers  de  la  même  main  , 
qu€  j'avois  endurés  sans  m'en  plaindre(  i  ).  Bientôt 
je  ne  songeai  pas  plus  à  cette  inlidélitéquc  si  l'on 
ne  m'en  eût  fait  aucune  ;  et  je  me  mis  à  rassem- 
bler les  matériaux  qu'on  m'avoit  laissés ,  pour 
travailler  à  mes  Confessions. 

J'avois  long-temps  cru  qu'à  Genève  la  compa- 
gnie des  ministres  ,  ou  du  moins  les  citoyens  et 
bourgeois  réclameroient  contre  l'infraction  de 
ledit  dans  le  décret  porté  contre  moi.  Tout  resta 
tran(piille,au  moins  à  l'extérieur;  car  il  y  avoit  un 
mécontentement  général  qui  n'attendoit  qu'une 
occasion  pour  se  manifester.  Mes  amis  ,  ou  soi- 
disant  tels,  m'écrivoient  lettres  sur  lettres  pour 
m'exhorter  à  venir  me  mettre  à  leur  tête ,  m'assu- 
rant  d'une  réparation  publique  de  la  part  du  con- 

(i)  J'avois  trouvé  clans  ses  Eléments  de  Musif/iichcau- 
coup  de  choses  tirées  de  ce  que  j'avois  écrit  sur  cet  art 
pour  VEncyclope'dic ^  et  »|ui  lui  fut  remis  plusieurs  an- 
nées avant  l.i  puMicaliou  de  ses  llléuieuls.  .)  ignore  la 
part  qu'il  a  pu  avoir  à  un  livre  intitulé  Dictionnaire  des 
Beaux-Arts  ;  mais  j'y  ai  trouvé  des  articles  transcrits  tics 
miens,  mot  à  mot;  et  cela  lon{;-temps  avant  que  ces 
uièu>es  articles  fussent  imprimés  dans  ï Encyclopédie. 


MRTIE    li,   LIVRE   XII.  54^ 

seil.  IjB  crainte  du  désordre  et  des  troubles  que 
ma  présence  pouvoit  causer  m'empêcha  d'ac- 
quiescer à  leurs  instances  ;  et ,  fidèle  au  serment 
que  j'avois  fait  autrefois  de  ne  jamais  tremper 
dans  aucune  dissention  civile  dans  mon  pays, 
j'aimai  mieux  laisser  subsister  l'offense  et  me 
bannir  pour  jamais  de  ma  patrie  que  d'y  rentrer 
par  des  moyens  violents  et  dangereux.  Il  est  vrai 
que  je  m'étois  attendu  de  la  part  de  la  bourgeois 
sic  à  des  représentations  légales  et  paisibles  con- 
tre une  infraction  qui  l'intéressoit  extrêmement* 
Il  n'y  en  eut  point.  Ceux  qui  la  conduisoient  cher- 
clioient  moins  le  vrai  redressement  des  griefs  que 
l'occasion  de  se  rendre  nécessaires.  On  cabaloit  j 
mais  on  gardoit  le  silence ,  et  on  laissoit  clabau- 
der  les  caillettes  et  les  cafards  que  le  conseil 
mettoit  en  avant  pour  me  rendre  odieux  à  la 
populace,  et  faire  attribuer  son  incartade  au  zèle 
de  la  religion. 

Après  avoir  attendu  vainement  plus  d'un  an 
que  quelqu'un  réclamât  contre  une  procédure 
illégale,  je  pris  enfin  mon  parti;  et,  me  voyant 
abandonné  de  mes  concitoyens,  je  me  détermi- 
nai à  renoncer  à  mon  ingrate  patrie  où  je  n'a- 
vois  jamais  vécu  ,  dont  je  n'avois  reçu  ni  bien  ni 
service ,  et  dont ,  pour  prix  de  l'honneur  que  j'a- 
vois tâché  de  lui  rendre ,  je  me  voyois  si  indigne- 
ment traité  d'un  consentement  unanime,  puis- 
que ceux  qui  dévoient  parier  n'avoient  rien  dit. 
J'écrivis  donc  au  premier  syndic  de  cette  année-là 
et  dont  j'ai  oublié  le  nom ,  une  lettre  par  laquelle 

3Ô. 


548  LES   CONFESSIO^•S. 

j'abdiquois  solennellement  mon  droit  de  bour- 
geoisie ,  et  dans  laquelle,  au  reste,  j'observai  la 
décence  et  la  modération  que  j'ai  toujours  mises 
aux  actes  de  fierté  que  la  cruauté  de  mes  enne- 
mis m'a  souvent  arracbés  dans  mes  malheurs. 

Cette  démarche  ouvrit  enfin  les  \eu\  aux  ci- 
toyens ;  sentant  qu'ils  avoient  eu  tort  pour  leur 
propi^  intérêt  d'abandonner  ma  défense  ,  ils  la 
prirent  quand  il  n'étoit  plus  temps.  Ils  avoient 
dautresgiicfs  qu'ils  joijjuirent  à  celui-là, et  ils  en 
firent  la  matière  de  plusieurs  représentations  très 
bien  raisonnées  qu  ils  étendirent  et  renforcèrent 
à  mesure  que  les  durs  et  rebutants  refus  du  con- 
seil ,  cjui  se  sentoit  soutenu  par  le  ministère  de 
France  ,  leur  firent  mieux  sentir  le  projet  formé 
de  les  asservir.  Ces  altercations  proeluisirent  di- 
verses brochures  qui  ne  décidoicnt  rien,  jusquù 
ce  que  parurent  tout  d'un  coup  les  Lettres  écrites 
de  la  campagne ^  ouvrage  écrit  en  faveur  du  con- 
seil avec  un  art  infini,  et  par  lequel  le  parti  re- 
présentant ,  réduit  au  silence ,  bu  pour  un  temps 
écrasé.  Cette  pièce ,  monument  duraljle  tles  rares 
talents  de  son  auteur,  étoitdu  procureur-géné- 
ral Tronchin,  homme  desprit,  homme  éclairé, 
très  versé  tians  les  lois  et  le  gouvernement  de  la 
répul)li(|uc.  Siluit  terra. 

Les  représentants,  levcnus  de  leur  premier 
idiatlenuMit  ,  entreprirent  une  réponse  ,  et  sen 
tirèrent  passai )lcnïent  avec  le  t'emps.  Mais  tous 
jetèrent  les  yeux  sur  moi,  connue  sur  le  seul 
qui  pût  entrer  en  lice  contre  un  tel  adversaire 


PARTIE    II,    LIVRE   XII.  5^9 

avec  espoir  de  le  terrasser.  J'avoue  que  je  pensai 
de  même;  et,  poussé  par  mes  anciens   conci- 
toyens ,  qui  me  faisoient  un  devoir  de  les  aider 
de  ma  plume  dans  un  embarras  dont  j'avois  été 
Toccasion ,  j'entrepris  la  réfutation  des  Ze^^re^ 
écrites  de  la  campagne ^  et  j'en  parodiai  le  titre 
par  celui  de  Lettres  écrites  de  la  montagne  que 
je  mis  aux  miennes.  Je  fis  cette  entreprise  et  je 
l'exécutai  si  secrètement  que ,  dans  un  rendez- 
vous  que  j  eus  à  Thonon  avec  les  chefs  des  re- 
présentants, pour  parler  de  leurs  affaires,  et  où 
ils  me  montrèrent  l'esquisse  de  leur  réponse,  je 
ne  leur  dis  pas  un  mot  de  la  mienne  qui  étoit  déjà 
faite  ,  craignant  qu'il  ne  survînt  quelque   ob- 
stacle à  l'impression ,  s'il  enparvenoit  le  moindre 
vent  soit  aux  magistrats,  soit  à  mes  ennemis 
particuliers.  Je  n'évitai  pourtant  pas  que  cet  ou- 
vrage ne  fût  connu  en  France  avant  la  publica- 
tion ;  mais  on  aima  mieux  le  laisser  paroître  que 
de  me  faire  trop  comprendre  comment  on  avoit 
découvert  mon  secret.  Je  dirai  là-dessus  ce  que 
j'ai  su,  qui  se  borne  à  très  peu  de  chose  ;  je  me 
tairai  sur  ce  que  j'ai  conjecturé. 

J  avois  à  Moticrs  presque  autant  de  visites  que 
j'en  avois  eu  à  l'Hermitage  et  à  IMontmorency  ; 
mais  elles  étoient  la  plupart  d'une  espèce  fort 
différente.  Ceux  qui  m'étoieat  venus  voir  jus- 
qu'alors étoient  des  gens  qui,  ayant  avec  moi 
des  rapports  de  talents,  de  goûts,  de  maximes, 
les  alléguoient  pour  cause  de  leurs  visites  ,  et  me 
mettoient  d'abord  sur  des  matières  dont  je  pou- 


55o  LES   CONFESSIONS, 

vois  m'entretenir  avec  eux.  A  Motiers ,  ce  n'ctoit 
plus  cela ,  sur-tout  du  côté  rie  France.  Cétoient 
(les  officiers  ou  d'autres  gens  qui  n'avoient  aucun 
goût  pour  la  littérature,  qui  même,  pour  la  plu- 
part,  n'avoicnt  jamais  lu  mes  écrits,  et  qui  ne 
laissoient  pas  d'avoir  fait,  à  ce  qu'ils  disoient, 
trente,  quarante,  soixante,  cent  lieues  pour 
me  venir  voir  et  admirer  l'homme  illustre,  le 
grand  homme,  l'homme  céléhre,  etc.;  car  dès- 
lors  on  n'a  cessé  de  me  jeter  grossièrement  à  la 
face  les  plus  impudentes  flagorneries,  dont  l'es- 
time de  ceux  qui  m'ahordoient  m'a  voit  ga- 
ranti jusqu'alors.  Comme  laphipart  de  ces  sur- 
venants ne  daignoient  ni  se  nommer  ni  me  ilire 
leur  état ,  que  leurs  connoissances  et  les  miennes 
ne  tomhoient  pas  sur  les  mêmes  points,  et  qu'ils 
n'avoient  ni  lu  ni  parcouru  mes  ouvrages  ,  je  ne 
savois  de  quoi  leur  parler  :  j'attendois  (pi  ils  par- 
lassent eux-mêmes ,  puisque  cctoit  à  eux  à  sa- 
voir et  à  me  dire  pourquoi  ils  me  venoient  voir. 
On  sent  que  cela  ne  faisoit  pas  pour  moi  des 
conversations  bien  intéressantes  ,  quoiqu'elles 
pussent  l'être  pour  eux,  selon  ce  qu'ils  vouloient 
savoir;  car ,  comme j'étois  sans  défiance ,  je  m'ex- 
primois  sans  réserve  sur  toutes  les  (piestions 
qu'ils  jugeoient  à  propos  de  me  faire, et  ils  s'en 
retournoient  pour  l'ordinaire  aussi  savants  «pic 
moi  sur  tous  les  détails  de  ma  sittiatiou. 

.l'eus,  j)ar  exenqde  ,  de  ccHc  façon,  M.  de 
Feins,  ccuyer  de  la  reine  et  capitaine  de  cavale- 
rie dans  le  régiment  de  la  reine  ,  lequel  eut  la 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  55ï 

constance  de  passer  plusieurs  jours  à  Motiers , 
et  même  de  me  suivre  pëdestrement  jusqu  à  la 
Perrière,  menant  son  cheval  par  la  bride,  sans 
avoir  avec  moi  dViutre  point  de  réunion,  sinon 
que  nous  connoissions  tous  deux  mademoiselle 
Fel ,  et  que  nous  jouions  l'un  et  l'autre  au  bilbo- 
quet. 

J'eus ,  avant  et  après  M.  de  Feins ,  une  autre 
visite  bien  plus  extraordinaire.  Deux  hommes 
arrivent  à  pied,  conduisant  chacun  un  mulet 
chargé  de  son  petit  bagage,  logent  à  l'auberge, 
pansent  leurs  mulets  eux-mêmes,  et  demandent 
à  me  venir  voir.  A  leur  équipage  ,  on  prit  ces 
muletiers  pour  des  contrebandiers  ;  et  la  nou- 
velle courut  aussitôt  que  des  contrebandiers 
venoient  me  rendre  visite.  Leur  seule  façon  de 
m'aborder  m'apprit  que  c'étoient  des  gens  d'une 
autre  étoffe;  mais ,  sans  être  des  contrebandiers, 
ce  pouvoit  être  des  aventuriers,  et  ce  doute  me 
tint  quelque  temps  en  garde.  Ils  ne  tardèrent 
pas  à  me  tranquilliser.  L'un  étoit  M.  de  Montau- 
ban,  appelé  le  comte  de  La  Tour-du-Pin,  gen- 
tilhomme duDauphiné;  l'autre  étoit  M.  Dastier , 
de  Garpentras ,  ancien  militaire,  qui  avoit  mis 
sa  croix  de  S.-Louis  dans  sa  poche,  ne  voulant 
pas  l'étaler  à  la  queue  de  son  mulet.  Ces  mes- 
sieurs, tous  deux  très  aimables,  avoient  tous 
deux  beaucoup  desprit;  leur  conversation  étoit 
agréable  et  intéressante  :  leur  manière  de  voya- 
ger ,  si  bien  dans  mon  goût  et  si  peu  dans  celui  des 
gentilshommes  françois,  me  donna  pour  eux 


552  LES   CO^'FESSIONS. 

une  sorte  crattachcnient  que  leur  commerce  ne 
pouvoit  qu  affermir.  Cette  connoissance  même 
ne  finit  pas  là ,  puisqu'elle  dure  encore ,  et  qu'ils 
me  sont  revenus  voir  diverses  fois,  non  plus  à 
pied  cependant,  cela  étoit  Ijon  pour  le  début  ; 
mais  plus  j'ai  vu  ces  messieurs,  moins  j'ai  trouvé 
de  rapports  entre  leurs  goûts  et  les  miens,  moins 
j'ai  senti  que  leurs  maximes  fussent  les  miennes, 
que  mes  écrits  leur  lussent  familiers  ,  qu  il  y  eût 
aucune  véritable  sympathie  entre  eux  et  moi. 
Que  me  vouloient-ils  donc?  Pourquoi  me  venir 
voir  dans  cet  é([uipa{;e.^  Pourquoi  rester  plu- 
sieurs jours?  Pounpioi  revenir  plusieurs  fois? 
Pourquoi  désirer  si  fort  de  m'avoir  pour  bote  ? 
Je  ne  m'avisai  pas  alors  de  me  faire  toutes  ces 
questions.  Je  me  les  suis  faites  (Quelquefois  de- 
puis ce  temps-là. 

Touché  de  leurs  avances ,  mon  cœur  se  livroit 
sans  raisonner,  sur-tout  à  M.  Dastier,  dont  l'air 
plus  ouvert  me  plaisoit  tlavantage.  Je  demeurai 
même  en  correspondance  avec  lui  ;  et,  quand  je 
voulus  faireimprimerles  Lettres  de  la  montagne^ 
je  songeaiàm'adresser  àluipour  donner  le  chan- 
ge à  ceux  qui  atteudoi(  ut  mon  pa([uet  sur  la 
route  de  Hollande.  11  m'avoit  parlé  beaucoup  de 
la  liberté  de  la  presse  à  Avignon  ;  il  m'avoit  of- 
fert ses  soins  si  j'avois  quelque  chose  à  y  faire 
imprimer  ;  je  me  prévalus  de  cette  offre,  et  je 
lui  adressai  successivement  jiar  la  ]>oste  mes 
premiers  cahiers.  Après  les  avoir  gardés  assez 
long-temps  ,  il  me  les  renvoya,  en  me  marquant 


PARTIE   II,   LIVRE  XII.  553 

qu'aucun  libraire  n'avoit  osé  s'en  charger;  et  je 
fus  contraint  de  revenir  à  Rey,  prenant  soin  de 
n'envoyer  mes  cahiers  que  l'un  après  1  autre,  et 
de  ne  lâcher  les  suivants  qu'après  avoir  reçu 
avis  de  la  réception  des  premiers.  Avant  la  pu- 
blication de  l'ouvrage,  je  sus  qu'il  avoit  été  vu 
dans  les  bureaux  des  ministres  ;  et  Descherny  , 
de  Neuchâtel ,  me  parla  d'un  livre  de  VHomme 
de  la  montagne ^c[iie  d'Holbach  lui  avoit  dit  être 
de  moi.  Je  l'assurai,  comme  il  étoit  vrai,  n'avoir 
jamais  fait  aucun  ouvragequieûtcetitre.  Quand 
mes  lettres  parurent  il  étoit  furieux  ,  et  m'accusa 
de  mensonge  ,  quoique  je  ne  lui  eusse  dit  que  la 
vérité.  Voilà  comment  j'eus  l'assurance  que  mon 
manuscrit  étoit  connu.  Sur  de  la  fidélité  de  Rey, 
je  fus  forcé  de  porter  ailleurs  mes  conjectures, 
et  celle  à  laquelle  j'aimai  le  mieux  m  arrêter  fut 
que  mes  paquets  avoient  été  ouverts  à  la  poste. 

Une  autre  connoissance  à-peu-près  du  même 
temps ,  mais  qui  se  fit  d'abord  seulement  par 
lettres,  fut  celle  d'un  M.  Laliaud ,  de  Nîmes,  le- 
quel m'écrivit  de  Paris,  pour  me  prier  de  lui  en- 
voyer mon  profil  à  la  silhouette,  dont  il  avoit, 
disoit-il ,  besoin  pour  mon  buste  en  marbre  qu'il 
faisoit  faire  par  Lemoine ,  pour  le  placer  dans 
sa  bibliothèque.  Si  c'étoit  une  cajolerie  inventée 
pour  m'apprivoiscr ,  elle  réussit  pleinement.  Je 
jugeai  qu'un  homme  qui  vouloit  avoir  mon  buste 
en  marbre  dans  sa  bibliothèque  étoit  plein  de 
mes  ouvrages,  par  conséquent  de  mes  principes, 
et  qu'il  m'aimoit  parceque  son  ame  étoit  au  ton 


554  1  KS   CONFESSIONS. 

de  la  mienne.  II  étoit  difficile  que  cette  idée  ne 
me  séduisît  pas.  J'ai  vu  M,  Laliaud  dans  la  suite; 
je  l'ai  trouvé  très  zélé  pour  me  rendre  beaucoup 
de  petits  services,  pour  s'entremêler  beaucoup 
dans  mes  petites  affaires;  mais,  du  reste,  je 
doute  qu'aucun  de  mes  écrits  ait  été  du  petit 
nombre  de  livres  qu'il  a  lus  en  sa  vie.  J'iffnore 
s'il  a  une  bibliothêcpie ,  et  si  c'est  un  meuble  à 
son  usage  ;  et ,  quant  au  buste ,  il  s'est  borné  à 
une  mauvaise  esquisse  en  terre,  sur  laquelle  il 
a  fait  graver  un  portrait  bideux ,  qui  ne  laisse 
pas  de  courir  sous  mon  nom ,  comme  s  il  avoit 
avec  moi  quelque  ressemblance. 

Le  seul  François  qui  parut  me  venir  voir  par 
goût  pour  mes  sentiments  et  pour  mes  ouvrages 
fut  un  jeune  officier  du  régiment  de  Limousin, 
appelé  M.  Séguier  de  Saint -Brisson  ,  qu'on  a  vu 
et  qu'on  voit  peut-être  encore  briller  à  l^aris  et 
dans  le  monde  par  des  talents  assez  aimables  et 
par  des  prétentions  au  bel  esprit.  Il  m  étoit  venu 
voir  à  Montmorency  l'hiver  qui  précéda  ma  ca- 
tastrophe. Je  lui  trouvai  une  vivacité  de  senti- 
ment qui  me  plut.  11  m'écrivit  dans  la  suite  à 
Motiers  ;  et ,  soit  (ju'il  voulût  nu^  cajoler  ,  ou  (jue 
réellement  la  tête  lui  tournât  de  \  Emile ,  il  m'ap- 
j)iit  (ju'il  (juittoit  le  service  pour  vivre  indi'pcn- 
<lant,  et  (ju'il  apprenoit  le  nutierde  menuisier. 
11  avoit  un  frère  aîné,  capitaine  dans  le  même 
régiment,  pour  lecjuel  étoit  toute  la  prédilection 
de  la  mère,  cpii  ,  dévote  outrée,  et  dirigée  par 
je  ne  sais  quel  abbé  tartufe,  en  usoit  très  mal 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  Sdj 

avec  le  cadet,  qu'elle  accusoit  d'irréligion,  et 
même  du  crime  irrémissible  d'avoir  des  liaisons 
avec  moi.  Voilà  les  griefs  sur  lesquels  il  voulut 
rompre  avec  sa  mère,  et  prendre  le  parti  dont 
je  viens  de  parler  ;  le  tout  pour  faire  le  petit 
Emile. 

Alarmé  de  cette  pétulance ,  je  me  hâtai  de  lui 
écrire  pour  le  faire  changer  de  résolution ,  et  je 
mis  à  mes  exhortations  toute  la  force  dont  j'é- 
tois  capable.  Elles  furent  écoutées  ;  il  rentra 
dans  son  devoir  vis-à-vis  de  sa  mère ,  et  il  retira 
des  mains  de  son  colonel  sa  démission  qu'il  lui 
avoit  donnée  ,  et  dont  celui-ci  avoit  eu  la  pru- 
dence de  ne  faire  aucun  usage  ,  pour  lui  laisser 
le  temps  d'y  mieux  réHéchir.  Saint-Brisson  ,  re- 
venu de  ses  folies  ,  en  fit  une  un  peu  moins  cho- 
quante ,  mais  qui  n'étoit  guère  plus  de  mon 
goût  ;  ce  fut  de  se  faire  auteur.  Il  donna  coup 
sur  coup  deux  ou  trois  brochures ,  qui  n'annon- 
çoient  pas  un  homme  sans  talents,  mais  sur 
lesquelles  je  n  aurai  pas  à  me  reprocher  de  lui 
avoir  donné  des  éloges  bien  encourageants  pour 
poursuivre  cette  carrière. 

Quelque  temps  après  il  me  vint  voir,  et  nous 
fîmes  ensemble  le  pèlerinage  de  l'île  de  Saint- 
Pierre.  Je  le  trouvai ,  dans  ce  voyage  ,  différent 
de  ce  que  je  l'avois  vu  à  Montmorency.  Il  avoit 
je  ne  sais  quoi  d'affecté  qui  d'abord  ne  me  cho- 
qua pas  beaucoup ,  iTiais  qui  m'est  revenu  sou- 
vent en  mémoire  depuis  ce  temps-là.  Il  me  vint 
voir  encore  une  fois  à  l'hôtel  de  Saint-Simon ,  à 


556  LES   CONFESSIONS, 

mon  passage  à  Paris  pour  aller  en  Anp,lelerre. 
J'appris  lace  quil  ne  m  avoit  pas  dit ,  qu'il  vivoit 
dans  les  plus  grandes  sociétés ,  et  qu'il  voyoit 
assez  souvent  madame  de  TAixenibourg.  Il  ne 
me  donna  aucun  signe  de  vie  à  Tryc ,  et  ne  me 
fit  rien  dire  par  sa  parente  mademoiselle  Sé- 
guier ,  qui  étoit  ma  voisine ,  et  qui  ne  m'a  ja- 
mais paru  bien  favorablement  disposée  pour 
moi.  En  un  mot ,  1  engouement  de  M.  de  Saint- 
Brisson  finit  tout  d'un  coup  ,  comme  la  liaison  de 
M.  de  Feins  :  mais  celui-ci  ne  me  devoit  rien  ,  et 
lautrc  me  devoit  au  moins  (piebpie  souvenir,  à 
moins  que  les  sottises  que  je  1  avois  enq)èelié  de 
faire  n'eussent  été  qu'un  jeu  de  sa  part  ;  ce  qui , 
dans  le  fond,  pourroit  très  bien  être. 

J'eus  aussi  des  visites  de  Genève  tant  et  plus. 
Les  Deluc  père  et  fds  me  cboisirent  successive- 
ment pour  leur  garde-malade  ;  le  père  tomba 
malade  en  route  ;  le  fils  l'étoit  en  ]iartant  de  (ie- 
iiève  :  tous  deux  vinrent  se  rétablir  cbez  moi. 
Des  ministres  ,  des  parents  ,  des  cagots ,  des  (jui- 
dams  de  toute  espèce  ,  venoient  de  Genève  et  de 
Suisse,  non  pas,  coninie  ceux  de  France,  pour 
m'admirer  et  me  persiller,  mais  pour  me  lan- 
cer et  catécbiser.  liC  seul  qui  me  lit  plaisir  fut 
Mouitou,  qui  vint  passer  trois  ou  quatre  jours 
avec  moi ,  et  que  j'y  aurois  ])ien  voulu  retenir 
davantage;  le  plus  constant  de  tous,  celui  (jui 
sopiniàna  le  plus,  et  <|ui  nie  sid)]ugua  à  force 
d  ituportuiiités,  fut  un  M.  (Tlvernois ,  couimer- 
eant  de  Genève,  François  réfugié,  et  parent  du 


PARTIE    II,   LIVRE   XIT.  Sjy 

procureur- général  de  Neucbâtel.  Ce  M.  dlver- 
nois  ,  de  Genève  ,  passoit  à  Motiers  deux  fois 
l'an  tout  exprès  pour  m'y  venir  voir,  restoit  chez 
moi  du  matin  au  soir  plusieurs  jours  de  suite, 
se  mettoit  de  mes  promenades ,  m'apportoit 
mille  sortes  de  petits  cadeaux,  s'insinuoit  malgré 
moi  dans  ma  confidence  ,  se  mêloit  de  toutes 
mes  affaires  ,  sans  qu  il  y  eût  entre  lui  et  moi 
aucune  communion  d'idées  ,  ni  d'inclinations  , 
ni  de  sentiments  ,  ni  de  connoissances.  Je  doute 
qu'il  ait  lu  dans  toute  sa  vie  un  livre  entier  d  au- 
cune espèce ,  et  qu  il  sache  même  de  quoi  trai- 
tent les  miens.  Quand  je  commençai  dherbori- 
ser ,  il  me  suivit  dans  mes  courses  de  botanique, 
sans  goût  pour  cet  amusement ,  et  sans  avoir 
rien  à  me  dire  ,  ni  moi  à  lui.  11  eut  même  le  cou- 
rage de  passer  avec  moi  trois  jours  entiers  tête 
à  tête  dans  un  cabaret  à  Goumoins,  d'où  j'avois 
cru  le  chasser  à  force  de  lennuycr  et  de  lui  faire 
sentir  combien  il  m'cnnuyoit  :  et  tout  cela,  sans 
qu'il  m'ait  été  possible  jamais  de  rebuter  son 
incroyable  constance  ,  ni  d'en  pénétrer  le  motif. 
Parmi  toutes  ces  liaisons  ,  que  je  ne  lis  et 
n'entretins  que  par  force,  je  ne  dois  pas  omet- 
tre la  seule  qui  m'ait  été  agréable,  et  à  laquelle 
j'ai  mis  un  véritable  intérêt  de  cœur:  c'est  celle 
d'un  jeune  Hongrois  qui  vint  se  fixer  à  Neu- 
cbâtel, et  de  là  à  Motiers,  quelques  mois  après 
que  j'y  fus  établi  moi-même.  On  l'appeloit  dans 
le  pays  le  baron  de  .Sauttern ,  nom  sous  lequel 
il  y  a  voit  été  recommandé  de  Zurich.  11  étoit 


558  LES   CONFESSIONS, 

grand  et  bien  fait,  tl'unc  Fif^urc  aj^rcable ,  dune 
société  liante  et  douce.  [I  dit  à  tout  le  monde  et 
Die  fit  entendre  à  moi-même  qu'il  n  etoit  venu 
à  jN'eucbâtel  qu'à  cause  de  moi,  et  pour  tormer 
sa  jeunesse  à  la  vertu  par  mon  commerce.  Sa 
physionomie,  son  ton,  ses  manières,  me  paru- 
rent d'accord  avec  ses  discours;  et  j  aurois  cru 
manquer  à  lun  des  plus  (ji-ands  devoirs  en  écon- 
duisant  un  jeune  homme  en  qui  je  ne  voyois 
rien  que  d  aimable ,  et  qui  me  recherchoit  par 
un  si  respectable  motif.  Mon  cœur  no  sait  j>oiiit 
se  livrer  à  demi.  Bientôt  il  eut  toute  mon  ami- 
tié, toute  ma  confiance:  nous  devînmes  insépa- 
rables. 11  étoit  de  toutes  mes  courses  pédestres; 
il  y  prenoit  f^oût.  Je  le  menai  chez  milord-ma- 
récbal,  qui  lui  lit  mille  caresses.  Comme  il  ne 
pouvoit  encore  s'exprimer  en  franc^ois ,  il  ne  me 
parloit  et  ne  m'écrivoit  qu'en  latin,  je  lui  répon- 
dois  en  François ,  et  ce  mélanfi[o  des  deux  lanj^ues 
ne  rendoit  nos  entretiens  ni  moins  coulants,  ni 
moins  vifs  à  tous  égards.  Il  me  parla  de  sa  fa- 
mille, de  ses  affaires,  de  ses  aventures,  de  la  cour 
de  Vienne,  dont  il  paroissoit  bien  connoitre  les 
détails   domesti(iucs.   EnWn  ,  pendant   près   de 
deux  ans  que  nous  passâmes  dans  la  plus  grande 
intimité,  je  ne  lui  trouvai  cpiune  douceur  de 
caractère  à  toute  épreuve ,  des  mœurs  non  seu- 
lement honnêtes  mais  élégantes  ,   une  grande 
propreté  sur  sa  personne ,  une  décence  extrême 
dans  tous  ses  discours,  enfin  tontes  les  marques 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  55g 

clun  homme  bien  ne ,  qui  me  le  rendirent  trop 
estimable  pour  ne  pas  me  le  rendre  cher. 

Dans  le  fort  de  mes  liaisons  avec  lui,  d'Iver- 
nois  de  Genève  m'écrivit  que  je  prisse  garde  au 
jeune  Hongrois  qui  étoit  venu  setablir  près  de 
moi;  qu'il  savoit  de  bonne  part  que  c'étoit  un 
espion  que  le  ministère  de  France  avoit  mis  au- 
près de  moi.  Cet  avis  pouvoit  paroître  d'autant 
plus  inquiétant  que,  dans  le  pays  où  j'étois,  tout 
le  monde  m'avertissoit  de  me  tenir  sur  mes  gar- 
des ,  qu'on  me  guettoit ,  et  qu'on  cherchoit  à 
m'attirer  sur  le  territoire  de  France  pour  m'y 
faire  un  mauvais  parti. 

Pour  fermer  la  bouche  une  fois  pour  toutes  à 
ces  ineptes  donneurs  d'avis  ,  je  proposai  à  Saut- 
tern,  sans  le  prévenir  de  rien,  une  promenade 
pédestre  à  Pontarlier;  il  y  consentit.  Quand  nous 
fûmes  arrivés  à  Pontarlier,  je  lui  donnai  à  lire 
la  lettre  de  d'Ivernois  ;  et  puis ,  en  l'embrassant 
avec  ardeur,  je  lui  dis  :  Sauttern  n'a  pas  besoin 
que  je  lui  prouve  ma  confiance,  mais  le  public 
a  besoin  que  je  lui  prouve  que  je  la  sais  bien 
placer.  Cet  embrassement  fut  bien  doux  ;  ce  fut 
un  de  ces  plaisirs  de  lame  que  les  persécuteurs 
ne  sauroient  connoître ,  ni  les  ôter  aux  oppri- 
més. 

Je  ne  croirai  jamais  que  Sauttern  fût  un  es- 
pion, ni  quil  m  ait  trahi;  mais  il  m'a  trompé. 
Quand  j'épanchois  avec  lui  mon  cœur  sans  ré- 
serve, il  eut  le  courage  de  me  fermer  constam- 


56o  LES   CONFESSIONS. 

ment  le  sien ,  et  de  ni'abuser  par  des  mensonges 
Il  me  controuva  je  ne  sais  quelle  histoire  qui 
me  fit  juger  ([uc  sa  présence  étoit  nécessaire 
dans  son  pays.  Je  l'exhortai  de  partir  au  plus 
vite:  il  partit;  et,  quand  je  le  croyois  déjà  en 
Hongrie  ,  j'appris  qu'il  étoit  à  Strasbourg.  Ce 
n'étoit  pas  la  preniiérc  fois  qui!  y  avoit  été.  Il 
y  avoit  jeté  du  désordre  dans  un  ménage;  le 
mari,  sachant  que  je  le  voyois,  m'avoit  écrit.  Je 
n'avois  omis  aucun  soin  pour  ramener  Sauttern 
à  la  vertu,  et  la  jeune  femme  à  son  devoir. 

Quand  je  les  croyois  pariaitenient  détachés 
fun  de  l'autre,  ils  s'étoient  ainsi  rapprochés;  et 
le  mari  môme  eut  la  complaisance  de  reprendre 
le  jeune  homme  dans  sa  maison  :  dès-lors  je  n  eus 
plus  rien  à  dire.  J  appris  que  le  prétendu  ])aron 
m'en  avoit  imposé  par  un  tas  de  mensonges.  Il 
ne  s'appeloit  point  Sauttern,  il  s'appcloit  Saut- 
tersheim.  A  lé{;ard  du  titre  de  baron  (ju  on  lui 
donnoit  en  Suisse ,  je  ne  pouvois  le  lui  repro- 
clier,  parcequ'il  ne  favoit  jamais  pris;  mais  je 
ne  doute  pas  tpi  il  ne  fût  bien  gentilhomme  :  et 
milord-maréchal ,  qui  se  connoiasoit  en  hom- 
mes et  qui  avoit  été  dans  son  pays,  l'a  toujours 
regardé  et, traité  comme  tel. 

Sitôt  qu'il  fut  parti,  la  servante  de  l'auberge 
oii  il  nuuigcoit  à  Motiersse  dcclara  grosse  de  son 
fait.  (J étoit  iin(>  si  vilaine  salope,  et  Sauttern, gé- 
néralement estimé  et  considéré  dans  tout  le  pays 
par  sa  conduite  et  ses  nueurs  honnêtes,  se  pi- 
quoit  si  fort  de  propreté  t^ue  cette  impudence 


PARTIE    II,    LIVRE    Xîl,  56ï 

clioqua  tout  le  monde.  Les  plus  aimaLles  per- 
sonnes du  pays,  qui  luiavoient  inutilement  pro- 
digué leurs  agaceries  ,  étoient  furieuses  ;  j'étois 
outré  d  indignation.  Je  fis  tous  mes  efforts  pour 
faire  arrêter  cette  effrontée ,  offrant  de  payer  tous 
les  frais  et  de  cautionner  Sauttersheim.  Je  lui 
écrivis ,  dans  la  forte  persuasion  non  seulement 
que  cette  grossesse  netoit  pas  de  son  fait,  mais 
qu'elle  étoit feinte,  et  que  tout  celan'étoit  qu'un 
jeu  joué  par  ses  ennemis  et  les  miens.  Je  voulois 
qu'il  revînt  dans  le  pays   confondre   cette  co- 
quine et  ceux  qui  la  faisoient  parler.  Je  fus  sur- 
pris de  la  mollesse  de  sa  réponse.  Il  écrivit  au 
pasteur  dont  la  salope  étoit  paroissienne .   et 
fit  en  sorte  d'assoupir  l'affaire  ;  ce  que  voyant,  je 
cessai  de  m'en  mêler,  fort  étonné  qu'un  homme 
aussi  crapuleux  eût  pu  être  assez  maître  de  lui- 
même  pour  m'en  imposer  par  sa  réserve  dans  la 
plus  intime  familiarité. 

De  Strasbourg  Sauttersheim  fut  à  Paris  cher- 
cher fortune,  et  n'y  trouva  que  de  la  misère.  Il 
m'écrivit  en  disant  son  peccavi.  Mes  entrailles 
s'émurent  au  sou  venir  de  notre  ancienne  amitié  ; 
je  lui  envoyai  quelque  argent.  L'année  suivante, 
à  mon  passage  à  Paris ,  je  le  revis  à-peu-près  dans 
le  même  état ,  mais  grand  ami  de  M.  Laliaud  , 
sans  que  j'aie  pu  savoir  d'où  lui  venoit  cette  con- 
noissance,  et  si  elle  étoit  ancienne  ou  nouvelle. 
Deux  ans  après,  Sauttersheim  retourna  à  Straî:^ 
hourg ,  d'oîi  il  m'écrivit,  et  où  il  est  mort.  Voilà 
l'histoire  abrégée  de  nos  liaisons ,  et  ce  que  je 

i4.  3G 


56ii  LES   C0NFESS10^^S. 

sais  (le  ses  aventures;  mais  en  déplorant  le  sort 
de  ce  malheureux  jeune  homme ,  je  ne  cesserai 
jamais  de  croire  (ju'il  étoit  bien  né ,  et  que  tout 
le  désordre  de  sa  conduite  fut  Teffct  des  situations 
où  il  s'est  trouvé. 

Telles  lurent  les  acquisitions  que  je  fis  à 
Motiers  en  fait  de  liaisons  et  de  connoissances. 
Qu'il  en  auroit  fallu  de  pareilles  pour  compen- 
ser les  cruelles  pertes  que  je  lis  dans  le  même 
temps  ! 

La  première  fut  celle  de  M.  de  Luxembourg, 
qui  ,  après  avoir  été  tourmenté  lon[;-temps  par 
les  médecins,  fut  enfin  leur  victime,  traité  de  la 
goutte,  quils  ne  voulurent  point  reconnoître , 
comme  d'un  mal  qu'ils  pouvoient  guérir. 

Si  l'on  doit  s'en  rapporter  sur  ce  triste  événe- 
ment à  la  relation  que  m  en  écrivit  La  Roche, 
Ihomme  de  confiance  de  madame  la  maréchale, 
c'est  bien  par  cet  exemple,  aussi  cruel  que  mé- 
morable, quil  faut  déplorer  les  misères  de  la 
j^;ran(lein\ 

La  perte  de  ce  bon  seigneur  me  fui  d  autant 
plus  sensible ,  que  c'étoit  le  seul  ami  vrai  que 
j'eusse  en  France  ;  et  la  douceur  de  son  caractère 
étoit  telle  (ju'elle  m  avoit  lait  oublier  tout-à-lait 
son  ran.j;,  pour  m'attacht  i'  à  lui  comme  à  mon 
égal.  Nos  liaisons  ne  cessèrent  point  par  ma  re- 
traite, et  il  continua  de  mécrire comme  aupara- 
vant. .Te  crus  pourtant  remarquer  que  fabsence, 
ou  mon  mallunr,  a\oit  attic^li  son  affection.  Il 
oi  l)i(ii  (linicile  (|n"nn  courtisan  garde  le  même 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  563 

attachement  pour  quelqu'un  qu'il  sait  être  dans 
la  dis(ïrace  des  puissances.  J'ai  jug^c  d'ailleurs  que 
le  grand  ascendant  qu'avoit  sur  lui  madame  la 
maréchale  ne  m'avoit  pas  été  favorable ,  et  qu'elle 
avoit  profité  de  mon  éloignement  pour  me  nuire 
dans  son  esprit.  Pour  elle,  malgré  quelques  dé- 
monstrations affectées  et  toujours  plus  rares, 
elle  cacha  moins  de  jour  en  jour  son  changement 
à  mon  égard.  Elle  m'écrivit  quatre  ou  cinq  fois 
en  Suisse,  de  temps  à  autre,  après  quoi  elle  ne 
m'écrivit  plus  du  tout;  et  il  falloit  toute  la  pré- 
vention ,  toute  la  confiance,  tout  laveuglement 
oii  j'étois  encore,  pour  ne  pas  voir  évidemment 
en  elle  plus  que  du  refroidissement  envers  moi. 
Le  libraire  Guy  ,  associé  de  Duchesne,  qui  de- 
puis moi  fréquentoit  beaucoup  Thôtel  de  Luxem- 
bourg, m'écrivit  que  j'étois  sur  le  testament  de 
M.  le  maréchal.  Il  n'y  avoit  rien  là  que  de  très 
naturel  et  de  très  croyable;  ainsi  je  n'en  doutai 
pas.  Gela  me  ht  délibérer  en  moi-même  comment 
je  me  comporterois  sur  ce  legs.  Tout  bien  pesé, 
je  résolus  de  l'accepter,  quel  qu'il  pût  être,  et  de 
rendre  cet  honneur  à  la  mémoire  d'un  honnête 
homme  qui  m  avoit  honoré  d'une  sincère  amitié, 
[qui  dans  un  rang  où  l'amitié  nepénètre guère ,  en 
avoit  eu  une  véiitable  pour  moi.]  J'ai  été  dispen- 
sé de  ce  devoir,  n  ayant  plus  entendu  parler  de  ce 
legs  vrai  ou  faux  ;  et  en  vérité  j'aurois  été  peiné 
de  blesser  une  des  grandes  maximes  de  ma  mo- 
rale ,  en  profitant  de  quel([ue  chose  à  la  mort  de 
(|uel([u  un  (pii  ni  avoit  été  cher.  Durant  la  der- 


5G4  LES    CONCESSIONS. 

lîière maladie  de  notre  aniijMussard,Lenieps  me 
proposa  de  profiter  de  la  sensibilité  quil  mar- 
quoit  à  nos  soins,  pour  lui  insinuer  quelques  dis- 
positions en  notre  faveur.  Ah  !  cher  Lenieps,  lui 
dis-je  ,  ne  souillons  pas,  par  des  idées  d  intérêt, 
les  tristes  mais  sacrés  devoirs  que  nous  rendons 
à  notre  ami  mourant  ;  j'espère  n'êtixî  jamais  dans 
le  testament  de  personne,  et  jamais  du  moins 
dans  celui  d'aucun  de  mes  amis.  Ce  lut  à-peu- 
près  dans  ce  même  tenqis-ci  que  milord-maré- 
chal  me  parla  du  sien  ,  de  ce  (ju  il  avoit  dessein 
dy  faire  pour  moi,  et  que  je  lui  fis  la  réponse 
dont  j  ai  parlé  dans  ma  première  partie. 

Ma  seconde  jDferte,  plus  sensible  encore  et  plus 
irréparal)le  ,  fut  celle  de  la  meilleure  des  femmes 
et  des  mères,  qui ,  déjà  charjjée  tlans  et  surchar- 
gée d'infirmités  et  de  misères  ,  quitta  cette  vallée 
de  larmes  pour  passer  dans  le  séjour  des  bons ,  oii 
l'aimable  souvenir  du  bien  qu  on  a  fait  ici-bas  en 
fait  léternelle  récompense.  Allez,  anu"  douce  et 
bienfaisante,  auprès  i\c<,  IVnélon  ,  des  Bernex, 
des  Gatinat,  et  de  ceux  qui,  dans  un  état  ])lus 
humble,  ont  ouvert  comme  eux  leurs  en  ursà  la 
charité  véritable  ;  allez  goûter  le  fruit  delà  vôtre, 
et  pré[)arer  à  votre  élève  la  place  qu'il  espère  oc- 
cuper ini  join  auprès  de  vous  :  heureuse  dans  vos 
infortunes,  <[uc  le  ciel  en  les  terminant  vous  ait 
éparj^né  le  cruel  spectacle  des  siennes!  Craif;nant 
de  contrister  son  cœur  par  le.  ici  it  do  nu\s  pre- 
miers désastres  ,  je  ne  lui avois  point  écrit  dcjHiis 


PARTIE    II,    LIVRE    XII.  565 

mon  arrivée  en  Suisse;  mais  j'écrivis  à  M.  de  Gon- 
zié  pour  m  informer  d'elle ,  et  ce  fut  lui  qui  m'ap- 
prit qu'elle  avoit  cessé  de  soulager  ceux  qui  souf- 
iroient  et  de  souffrir  elle-même.  Bientôt  je  cesse- 
rai de  souffrir  aussi  ;  mais,  si  jecroyois  ne  lapas 
revoir  dans  l'autre  vie ,  ma  foihle  imaf^ination 
se  refuseroit  à  lidée  du  bonheur  parfait  que  je 
m'y  promets. 

Ma  troisième  perte  et  la  dernière ,  car,  depuis 
lors,  il  ne  m'est  plus  resté  d'amis  à  perdre,  fut 
celle  de  milordniaréchal.  Il  ne  mourut  pas;  mais, 
las  de  servir  des  ingrats ,  il  quitta  Neuchâtel ,  et 
depuis  lors  je  ne  l'ai  pas  revu.  Il  vit,  et  me  survi- 
vra ,  je  l'espère  ;  il  vit ,  et  grâce  à  lui ,  tous  mes  at- 
tachements ne  sont  pas  rompus  sur  la  terre  :  il  y 
reste  un  homme  digne  de  mon  amitié:  car  son 
vrai  prix  est  encore  plus  dans  celle  qu'on  sent 
que  dans  celle  qu'on  inspire;  mais  j'ai  perdu  les 
douceurs  que  la  sienne  me  prodiguoit,  et  je  ne 
peux  plus  le  mettre  qu'au  rang  de  ceux  que  j  ai- 
me encore ,  mais  avec  qui  je  n'ai  plus  de  liaison. 
Il  alloit  en  Angleterre  recevoir  sa  grâce  du  roi , 
et  racheter  en  Ecosse  ses  biens  jadis  confisqués. 
Nous  ne  nous  séparâmes  point  sans  des  projets 
de  réunion  ,  quiparoissoient  presque  aussi  doux 
pour  lui  que  pour  moi.  Il  vouloit  se  fixer  à  son 
château  de  Kcith-IIalI,  près  d'Aberdcen,  et  je  de- 
vois  m'y  rendre  auprès  de  lui  ;  mais  ce  projet  me 
flattoit  trop  pour  que  j'en  pusse  espérer  le  suc- 
cès. Il  ne  resta  point  en  Ecosse.  Les  tendres  soU 


5G6  LES   CONFESSIONS. 

licitations  du  roi  de  Prusse  le  rappelèrent  à  Ber- 
lin; et  l'on  verra  bientùtcommentjefus  empêché 
de  l'y  aller  joindre. 

Avant  son  départ,  prévovant  lOraj^e  fpie  ion 
commenroit  à  susciter  contre  moi,  il  m  envoya 
de  son  propre  mouvement  des  lettres  de  natura- 
lité ,  qui  sembloient  être  une  précaution  très 
sûre  pour  qu'on  ne  j)ût  pas  me  chasser  du  pays. 
La  communauté  de  Gouvctdans  le  Val-dc-Tra- 
vers  imita  l'exemple  du  {gouverneur,  et  me  don- 
na des  lettres  de  Communier,  p,ratuites  comme 
les  premières.  Ainsi,  devenu  de  tout  ])oint  ci- 
toyen du  pays,  j'étois  à  l'abri  de  toute  expulsion 
légale ,  même  tle  la  paît  du  prince  ;  mais  ce  n  a 
jamais  été  par  des  voies  ](''|';itimes  ([u'on  a  pu 
persécuter  celui  de  tous  les  liouiincs  <[ui  a  tou- 
jours le  plus  respecté  les  lois. 

Je  ne  crois  pas  devoir  compter  au  nombre 
des  pertes  que  je  fis  en  ce  même  teiiq^s  celle  de 
l'abbé  de  Mably.  .Vavois  eu  d  anciennes  liaisons 
avec  lui,  mais  jamais  bien  intimes;  et  jai  lieu 
de  présumer  que  ses  sentiments  à  mon  ('oard 
avoient  chanf^é  de  nature  ,  dcimis  (pie  j'avois 
acquis  plus  de  célébrité  «pu*  lui.  Mais  ce  Fut  à  la 
publication  des  Lettres  écrites  de  lu  uiouiafine 
que  j  eus  le  premier  sif^ne  de  sa  mauvaise  vo- 
lonté pour  moi.  On  fit  courir  sous  son  nom 
dans  Genève  une  lettre  à  inadinne  Saladin  ,  dans 
lacpielle  il  parloit  de  ( et  ()u^  raf;e  comme  des  cla- 
nu'urs  séditieuses  d  un  (l(Munj;o;;iio  <'ffVéné.  Les- 
time  que  j  avois  pour  1  abhé  de  ^lafily,  et  le  cas 


\ 


PARTIE    II,    LIVRE   XIL  S67 

que  je  faisois  de  ses  lumières,  ne  nie  permirent 
pas  un  instant  de  croire  que  cette  extravagante 
lettre  fut  de  lui.  Je  pris  le  parti  que  m'inspira 
ma  franchise.  Je  lui  envoyai  une  copie  de  la  let- 
tre, en  l'avertissant  qu'on  la  lui  attrihuoit.  Il  ne 
me  fit  aucune  réponse.  Ce  silence  me  surprit; 
mais  qu'on  juge  de  ma  surprise,  quand  madame 
de  Chenonceaux  me  manda  que  la  lettre  étoit 
bien  réellement  de  l'abbé,  et  que  la  mienne  l'a- 
voit  fort  embarrassé.  Car  enfin ,  quand  même 
il  auroit  eu  raison  ,  comment  pouvoit-il  excuser 
une  démarche  éclatante  et  publique ,  faite  de 
jjaieté  de  cœur,  sans  obligation,  sans  nécessité, 
dont  l'effet  étoit  d'accabler,  au  fort  de  tous  ses 
malheurs,  un  homme  auquel  il  avoit  toujours 
montré  de  la  bienveillance,  et  qui  n'avoit  jamais 
démérité  de  lui  ?  Quelque  temps  après ,  parurent 
les  Dialogues  de  Phocion,  où  je  ne  vis  qu'une 
conq^ilalion  de  mes  écrits,  faite  sans  retenue  et 
sans  honte.  Je  compris,  à  la  lecture  de  ce  livre, 
que  l'auteur  avoit  pris  son  parti  à  mon  éfjard, 
et  que  je  n'aurois  point  désormais  de  plus  cruel 
ennemi.  Je  crois  quil  ne  m'a  pardonné  ni  le 
Contrat  social,  trop  au-dessus  de  ses  forces,  ni 
la  Paix  perpétuelle,  et  qu'il  n'avoit  paru  désirer 
que  je  fisse  1  extrait  de  fabbé  de  Saint-Pierre  que 
dans  lespoir  que  je  m'en  tirerois  mal. 

Plus  j'avance  dans  mes  récits,  moins  j'y  puis 
mettre  d'ordre  et  de  suite.  L'agitation  du  reste 
de  ma  vie  n'a  plus  laissé  aux  événements  le  temps 
de  s'arranger  dans  ma  tète.  Ils  ont  été  trop  nom- 


568  LES   CONFESSIONS. 

breux  ,  trop  mêlés,  trop  désagréables  pour  pou 
voir  être  narrés  sans  confusion.  La  seule  im- 
pression forte  qiiils  mont  laissée  est  celle  de 
rhorrihlc  mystère  qui  rouvre  leur  cause,  et  de 
Tétat  déplorable  ou  ils  m'ont  réduit.  Mon  récit 
ne  peut  plus  marcher  qu'à  Taventure,  et  selon 
que  les  idées  me  reviendront  à  l'esprit.  Je  me 
rappelle  que,  dans  le  temps  dont  je  parle  ,  tout 
occupé  de  mes  confessions  ,  j  en  parlois  très  im- 
prudemment à  tout  le  monde,  n'imafrinant  pas 
même  que  personne  eût  intérêt,  ni  volonté,  ni 
pouvoir,  de  mettre  obstacle  à  cette  entreprise; 
et ,  quand  je  laurois  cru,  je  n'en  aurois  guère  été 
plus  discret,  par  l'impossibilité  totale  où  je  suis 
par  mon  naturel  détenir  caché  rien  de  ce  (jue 
je  sens  et  de  ce  que  je  pense.  Cette  entreprise 
connue  fut,  autant  que  j'en  puis  juger,  la  véri- 
table cause  de  l'orage  qu'on  excita  pour  m'ex- 
pulser  de  la  Suisse,  et  me  livrer  entre  des  mains 
qui  m'empêchassent  de  l'exécuter. 

J'en  avois  une  autre  qui  n'étoit  guère  vue  de 
meilleur  œil  par  ceux  qui  craignoient  la  pre- 
mière ;  c'étoit  celle  d  une  édition  générale  de  mes 
écrits.  Cette  éilitic^n  me  paroissoit  nc'cessairt^ 
pour  constater  ceux  des  écrits  pori;inf  inon  nom 
qui  étoicnt  véritablement  de  moi,  et  mettre  le 
pid)lic  en  état  de  les  distinguer  de  ces  écrits 
pseudonvnies  que  mes  ennemis  me  prêtoicnt 
pour  nie  discré(liter<'t  m  avilir.  Onirc  cela  ,  cette 
édition  étoit  un  uïovcm  siniplc  cl  honnête  de 
m'assurer  du  paiu  ;  et  c  etoit  le  seul ,  puis(j[u  ayant 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  669 

renoncé  à  faire  des  livres ,  mes  mémoires  ne 
pouvant  paroître  de  mon  vivant,  ne  gagnant 
pas  un  sou  d'aucune  autre  manière ,  et  dépen- 
sant toujours,  je  voyoisla  fin  de  mes  ressources 
dans  celle  du  produit  de  mes  derniers  écrits. 
Cette  raison  m'avoit  pressé  de  donner  mon  Dic- 
tionnaire de  musique  encore  informe.  Il  m'avoit 
valu  cent  louis  comptant  et  cent  écus  de  rente 
viagère,  mîjis  encore  devoit-on  voir  bientôt  la 
fin  de  cent  louis ,  quand  on  en  dépensoit  an- 
nuellementplus  de  soixante  ;  et  cent  écus  de  rente 
étoient  comme  rien  pour  un  homme  sur  qui  les 
quidams  et  les  gueux  venoient  incessamment 
fondre  comme  des  étourneaux. 

Il  se  présenta  une  compagnie  dg  négociants 
de  INeuchâtel  pour  fentreprise  de  mon  édition 
générale;  et  un  imprimeur  ou  libraircdeLyon  , 
appelé  Reguillat,  vint,  je  ne  sais  comment,  se 
fourrer  parmi  eux  pour  la  diriger.  L'accord  se  fit 
sur  un  pied  très  raisonnable,  et  suffisant  pour 
bien  remplir  mon  objet.  J'avois  ,  tant  en  ouvra- 
ges imprimés  qu'en  pièces  encore  manuscrites, 
de  quoi  fournir  six  volumes  in-quarto;  je  m'en- 
gageois  de  plus  à  veiller  sur  lédition  :  au  moyen 
de  quoi  ils  dévoient  me  faire  une  pension  via- 
gère de  seize  cents  livres  de  France,  et  un  pré- 
sent de  mille  écus  une  fois  payés. 

Le  traité  étoit  conclu ,  non  encoresigné ,  quand 
les  Lettres  écrites  de  la  montagne  parurent.  La 
terrible  explosion  qui  se  fit  contre  cet  infernal 
ouvrage  .,  et  contre  son  abominable  auteur,  épou- 


570  lt:s  co^'FEssIONS. 

vanta  la  conipa(|nie,  et  l'entreprise  s'évanouit. 
Je  conipai  erois  Teffet  de  ce  dernier  voyage  à  ce- 
lui de  la  Lettre  sur  la  musique  françoise ,  si  cette 
lettre,  en  ni'attirant  la  haine,  et  m  exposant  au 
péril ,  ne  m  eût  laissé  du  moins  la  considération 
et  l'estime.  Mais ,  après  ce  dernier  ouvrage  ,  on 
parut  s'étonner,  à  Genève  et  à  Versailles,  (juil 
y  eût  quelque  contrée  au  monde  où  1  on  laissât 
respirer  un  monstre  tel  que  moi.  Le  petit  con- 
seil, excité  par  le  résident  de  France,  et  dirigé 
parle  procureur- général,  donna  luie  déclara- 
tion sur  mon  ouvrage^  par  latjucllc ,  avec  les 
qualifications  les  plus  atroces,  il  le  déclare  in- 
digne d'être  brûlé  par. le  bourreau ,  et  ajoute, 
avec  une  adresse  qui  tient  du  burlesque,  qu'on 
ne  peut,  sans  se  déshonorer,  y  répondre,  ni 
même  en  faire  aucune  mention.  Je  voudrois  de 
tout  mon  cœur  pouvoir  transcrire  ici  cette  cu- 
rieuse pièce;  mais  malheureusement  je  ne  lai 
pas ,  et  ne  m'en  souviens  exactement  pas  d'un 
seul  mot.  Je  désire  ardemment  que  quchpi  un 
de  mes  lecteurs  ,  animé  du  zèle  de  la  vérité  et  de 
ré([uité,  veuille  relire  en  entier  les  Lettres  écrites 
de  la  montagne  :  il  sentira  ,  j'ose  le  dire ,  la 
stoïque  modération  (jui  règne  dans  cet  ouvrajje, 
après  les  sensibles  et  cruels  ouliages  dont  «m 
venoit  à  l'envi  d accabler  l'auteur.  Mais,  ne  pou- 
vant répondre  aux  injures  ,  parcecjn  il  n  y  en 
avoit  point,  ni  aux  raisons  ,parcequ  elles  étoient 
sans  réponse ,  ils  prirent  le  parti  de  paroître  trop 
courroucés  pour  vouloir  répondre  ;  et  il  est  vrai 


PARTIE   II,    LIVRE    XH.  5-1 

que,  sils  prenoient  les  arfifuments  invincibles 
pour  des  injures,  ils  dévoient  se  sentir  fort  in- 
juriés. 

Les  représentants, loin  de  faire  aucune  plainte 
sur  cette  odieuse  déclaration,  suivirent  la  route 
qu'elle  leur  traçoit  ;  et,  au  lieu  de  faire  trophée 
des  Lettres  de  la  montagne ,  qu  ils  voilèrent  pour 
s'en  faire  un  bouclier,  ils  eurent  la  lâcheté  de  ne 
rendre  ni  honneur  ni  justice  à  cet  ouvrage,  ni  le 
citer,  ni  le  nommer,  quoic{u'ils  en  tirassent  ta- 
citement tous  leurs  arguments ,  et  que  l'exacti- 
tude avec  laquelle  ils  ont  suivi  le  conseil  par 
lequel  finit  cet  ouvrage  ait  été  la  seule  cause  de 
leur  salut  et  de  leur  victoire.  Ils  m'avoient  im- 
posé ce  devoir ,  je  l'avois  rempli  ;  j'avois  jusqu'au 
bout  servi  la  patrie  et  leur  cause.  .le  les  priai  d'a- 
bandonner la  mienne ,  et  de  ne  songer  qu'à  eux 
dans  leurs  démêlés.  Ils  me  prirent  au  mot ,  et  je 
ne  me  suis  plus  mêlé  de  leurs  affaires  que  pour 
les  exhorter  sans  cesse  à  la  paix,  ne  doutant  pas 
f|ue,  s'ils  s'obstinoient ,  ils  ne  fussent  écrasés  par 
la  France.  Gela  n'est  pas  arrivé  :  j'en  comprends 
la  raison;  mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  la  dire. 

L'effet  des  Lettres  de  la  montagne  à  Neuchâ- 
tel  fut  d'al)ord  très  paisible.  J'en  envoyai  un 
exemplaire  à  M.  de  MontmoUin  ;  il  le  reçut  bien 
et  le  lut  sans  objection.  II  étoit  malade  :  il  me 
vint  voir  amicalement  quand  il  fut  rétabli,  et 
ne  me  parla  de  rien.  Cependant  kin^umeur  com- 
mençoit  ;  on  brida  le  livre  je  ne  sais  oii.  De  Ge- 
nève ,  de  Berne,  et  de  Versailles  peut-être,  le 


672  LES   CONFESSIONS. 

foyer  de  i'effervescence  passa  bientôt  à  Neuchâ- 
tel ,  et  sur  -  tout  dan5  le  Val-de-Travcrs  ,  où  , 
avant  même  que  la  classe  eût  fait  aucun  mou- 
vement apparent,  on  avoit  commencé  d'ameu- 
ter le  peuple  par  des  pratiques  souterraines.  Je 
devois  ,  j'ose  le  dire  ,  être  aimé  dans  ce  pays-là, 
conmie  je  l'avois  été  dans  tous  ceux  où  j'avois 
vécu,  versant  les  aumônes  à  pleines  mains,  ne 
laissant  sans  assistance  aucun  indif;ent  autour 
de  moi ,  ne  refusant  à  personne  aucun  service 
que  je  pusse  rendre  et  qui  fut  dans  la  justice, 
ine  familiarisant  troj)  peut-être  avec  tout  1« 
inonde ,  et  me  dérobant  de  tout  mon  pouvoir 
à  toute  distinction  qui  pût  exciter  la  jalousie. 
Tout  cela  n'empêcha  pas  ((ue  le  peuple  ,  soulevé 
secrètement  je  ne  sais  par  qui ,  ne  s'animât  con- 
tre moi  par  déférés  jusqu'à  la  fureur,  qu'il  ne 
m'insultât  publiquement  en  plein  jour,  non  seu- 
lement dans  la  campaj^ne  et  dans  les  chemins, 
mais  en  pleine  rue.  Ceux  à  (jui  j  avois  lait  \v  phis 
de  bien  étoient  les  plus  acharnés ,  et  des  {;ens 
même  à  qui  je  continuois  d'en  faire,  n'osant  se 
montrer,  excitoicnt  les  autres,  et  sembloient 
vouloir  se  venger  ainsi  de  1  humiliation  de  mètre 
obli{^cs.  Montmollin  paroissoitne  rien  voir,  et  ne 
se  nioiuroit  ])oint  encore.  Mais,  comni«^  on  n|i- 
prochoit  d  un  temps  de  romnuinion,  il  vint  (liez 
moi  pour  me  conseiller  (]c  m'abstenir  de  m'y 
présenter,  m'assuranl  «jne  du  reste  il  ne  m'en 
vouloit  point  ,  cl  (|u'il  nie  Inisseroit  tranquille. 
Je  trouvai  le  conq)linK'nt  bizarre:  il  me  rappc- 


PARTIE    II,   LIVRE   XII.  SyS 

loit  îa  lettre  de  madame  de  Boufflers ,  et  je  ne 
pouvois  concevoir  à  qui  donc  il  importoit  si  fort 
que  je  communiasse  ou  non.  Gomme  je  regar- 
dois cette  condescendance  de  ma  part  comme 
un  acte  de  lâcheté  ,  et  que  d'ailleurs  je  ne  vou- 
lois  pas  donner  au  peuple  ce  nouveau  prétexte 
de  crier  à  l'impie,  je  refusai  net  le  ministre,  et 
il  s'en  retourna  mécontent ,  me  faisant  entendre 
que  je  m'en  repentirois. 

Il  ne  pouvoit  pas  m'interdire  la  communion 
de  sa  seule  autorité;  il  falloit  celle  du  consistoire 
qui  m'avoit  admis ,  et ,  tant  que  le  consistoire 
n'avoit  rien  dit ,  je  pouvois  me  présenter  liardi- 
ment  sans  crainte  de  refus.  Montmollin  se  fit 
donner  commission  par  la  classe  de  me  citer  au 
consistoire  pour  y  rendre  compte  de  ma  foi,  et 
de  m'excommunier  en  cas  de  refus.  Cette  ex- 
communication ne  pouvoit  se  faire  non  plus  que 
par  le  consistoire  et  à  la  pluralité  des  voix.  Mais 
les  paysans  qui ,  sous  le  nom  d'anciens  ,  compo- 
soient  cette  assemblée ,  présidés  et ,  comme  on 
comprend  bien,  gouvernés  par  leur  ministre ,  ne 
dévoient  pas  naturellement  être  d  an  autre  avis 
que  le  sien  ,  principalement  sur  des  matières 
théologi({ues ,  qu'ils  entendoient  encore  moins 
que  lui.  Je  fus  donc  cité ,  et  je  résolus  de  com- 
paroître. 

Quelle  circonstance  heureuse ,  et  quel  triom  ' 
plie  pour  moi ,  si  j'avois  su  parler,  et  que  j'eusse 
eu,  pour  ainsi  dire ,  ma  plume  dans  ma  bouche  ! 
Avec  quelle  facilité ,  avec  quelle  supériorité  j'au- 


^74  LES   CONFESSIONS. 

rois  terrassé  ce  pauvre  ministre  an  milieu  de  ses 
six  paysans  !  L'avidité  de  dominer  ayant  fait  ou- 
blier au  clergé  protestant  tous  les  principes  de 
la  réformation  ,  je  n'avois  ,  pour  ly  lappeler  çt 
le  réduire  au  silence,  qu'à  commenter  mes  pre- 
mières Lettres  de  la  montaf^ne,  sur  lesquelles  ils 
avoient  la  bctise  de  m'épilopuer.  Mon  texte  étoit 
tout  fait,  je  n  avois  qu  a  létendre  ,  et  mon  hom- 
me étoit  confondu,  .le  n'aurois  pas  été  assez  sot 
pour  me  tenir  sur  la  défensive  ;  il  m'étoit  aisé 
de  devenir  a[;resseur  sans  même  qu'il  s  en  aper- 
çut. Les  prestoiel.s  de  la  classe,  non  nu)ins  ét(jur- 
dis  qu  i[jnorants,  m'avoient  mis  eux-mêmes  dans 
la  position  la  plus  lieureuse  que  j  aurois  pu  dé- 
sirer pour  les  écraser  à  plaisir.  Mais  quoi  !  il  fal- 
loit  parler,  et  parler  sur-le-champ,  trouver  les 
idées, les  nu)ts,  les  tours,  au  moment  du  besoin, 
avoir  toujours  l'esprit  présent ,  être  toujours 
de  san{}  froid ,  ne  jamais  me  troubler  un  mo- 
ment. Que  pouvois-je  espérer  de  moi ,  qui  senlois 
si  bien  mon  inaptitude  à  m  exprimer  impromp- 
tu ?  J'avois  été  réduit  au  silence  le  plus  humi- 
liant à  Genève,  devant  une  assemblée  toute  eu 
ma  faveur,  et  déjà  résolue  à  tout  approuver.  Ici 
c étoit  tout  le  contraire;  j'avois  affaire  à  un  tra- 
cassier  qui  met  toit  l'astuce  à  la  plirce  i\n  savoir, 
(pii  nu-  ttndroit  cent  pié(^;es  avant  que  j  en  apei- 
çusse  un  ,  et  tout  déterminé  à  me  prendre  en 
faute  à  (pi(l<pie  prix  (pie  ce  fiit.  Plus  j  examinai 
cette  position  ,  plus  elle  me  parut  périlleuse  ;  et, 
sentant  limpossibilité  de  m  en  liicr  avec  succès, 


PARTIE   II,   LIVRE   X)I.  ^75 

j'imaginai  un  autre  expédient.  Je  méditai  un 
discours  que  je  prononcerois  devant  le  consis- 
toire pour  le  récuser  et  me  dispenser  de  répon- 
dre ;  la  chose  étoit  très  facile.  J  écrivis  ce  dis- 
cours ,  et  je  me  mis  à  letudier  par  cœur  avec 
une  ardeur  sans  égale.  Thérèse  se  moquoit  de 
moi  en  m'entendant  répéter  et  marmotter  inces- 
samment les  mêmes  phrases  pour  tâcher  de  les 
fourrer  dans  ma  tête.  J  espérois  tenir  enfin  mon 
discours  ;  je  savois  que  le  châtelain ,  comme  of- 
ficier du  prince  ,  assisteroit  au  consistoire  ;  que, 
malgré  les  manœuvres  et  les  bouteilles  de  Mont- 
mollin  ,  la  plupart  des  anciens  étoient  bien  dis- 
posés pour  moi  ;  j'avois  en  ma  faveur  la  raison , 
la  vérité,  la  justice  ,  la  protection  du  roi,  Tau- 
torité  du  conseil  d'état ,  les  vœux  de  tous  les 
bons  patriotes  ,  que  l'affaire  intéressoit  ;  tout 
contribuoit  à  m'encourager. 

La  veille  dvi  jour  marqué,  je  savois  mon  dis- 
cours par  cœur;  je  le  récitai  sans  faute.  Je  le  re- 
mémorai toute  la  nuit  dans  ma  tête;  le  matin 
je  ne  le  savois  plus,  j'hésite  à  chaque  mot,  je 
ire  trouble ,  je  balbutie,  ma  tête  se  perd  ;  enfin, 
presque  au  moment  d'aller,  le  courage  me  man- 
que totalement;  je  reste  chez  moi,  et  je  prends 
le  parti  d'écrire  au  consistoire,  en  disant  mes 
raisons  à  la  hâte,  et  prétextant  mes  incommo- 
dités, qui  véritablement,  dans  l'état  où  j'étois 
alors  ,  m'auroient  difficilement  laissé  soutenir 
la  séance  entière. 

Le  ministre,  embarrassé  de  ma  lettre,  remit 


576  LES   CONFESSIONS. 

l'affaire  à  une  autre  séance.  Dans  l'intervalle  ,  il 
se  donna,  par  lui-même  et  par  ses  créatures, 
mille  mouvements  pour  séduire  ceux  des  an- 
ciens qui,  suivant  les  inspirations  de  leur  con- 
science plutôt  que  les  siennes,  n  opiuoient  pas 
au  gré  de  la  classe  et  au  sien.  Quelque  puissants 
que  ses  arguments,  tous  tirés  de  sa  cave,  dus- 
sent être  pour  ces  sortes  de  gens,  il  n'en  put  ga- 
gner aucun  autre  que  les  deux  ou  trois  qui  lui 
étoient  dévoués,  et  qu'on  appeloit  ses  âmes  dam- 
nées. L'officier  du  prince  et  le  colonel  Tuiv,  qui 
se  porta  dans  celte  affaire  avec  beaucoup  de 
zélé,  maintinrent  les  autres  dans  leur  devoir; 
et,  quand  ce  Montmollin  voulut  procéder  à  l'ex- 
communication ,  son  consistoire,  à  la  pluralité 
des  voix,  le  refusa  tout  à  plat.  Réduit  alors  au 
dernier  expédient  d'ameuter  la  populace ,  il  se 
mit ,  avec  ses  confrères  et  d'autres  gens ,  à  y  tra- 
vailler ouvertement,  et  avec  un  tel  succès,  que, 
malgré  les  forts  et  fréquents  rescrits  du  roi,  mal- 
gré tous  les  ordres  du  conseil  d'état,  je  fus  cnt'n 
forcé  de  quitter  le  pays,  pour  ne  pas  e\|)0ser 
l'officier  du  prince  à  s'y  faire  assassiner  lui-mêi\'e 
en  me  défendant. 

Je  n'ai  qu'un  souvenir  si  confus  de  toute  cette 
affaire,  (|uil  m'est  impossiMc  de  niettre  aucun 
ordre,  aucune  liaison,  dans  les  idées  qui  m  en 
reviennent,  et  (jue  je  ne  les  puis  i-cndrc  <juc- 
parscs  et  isolées,  comme  elles  se  présentent  à 
mon  esprit.  .Te  me  rappelle  cju  il  v  avoit  eu  avec 
la  classe  quelque  espèce  de  négociation ,  dont 


PARTIE   IT,  LIVRE   XII.  677 

Montniollin  avoit  été  rentrenietteur.  Il  avoit 
feint  qu'on  craignoit  que  ,  par  mes  écrits  ,  je  ne 
troublasse  le  repos  du  pays.  Il  ni'avoit  fait  en- 
tendre que,  si  je  ni'engageois  à  ne  plus  écrire, 
on  seroit  coulant  sur  le  passé.  J'avois  pris  déjà 
cet  eng^agement  avec  moi-même;  je  ne  balançai 
point  à  le  prendre  avec  la  classe,  mais  condi- 
tionnel ,  et  seulement  sur  les  matières  de  reli- 
gion. Il  trouva  le  moyen  d'avoir  cetécrit  à  double. 
La  condition  ayant  été  rejetée  ,  je  redemandai 
mon  écrit;  il  me  rendit  un  des  doubles,  et  parda 
l'autre ,  prétextant  qu'il  l'avoit  égaré.  Après  cela, 
le  peuple,  ouvertement  excité  par  les  ministres, 
se  moqua  des  rescrits  du  Roi,  des  ordres  du 
conseil  d'état,  et  ne  connut  plus  de  frein.  Je  fus 
prêché  en  chaire,  nommé  l'antechrist,  et  pour- 
suivi dans  la  campagne  comme  un  loup-garou. 
Mon  habit  d'Arménien  servoit  de  renseignement 
à  la  populace;  j'en  sentois  cruellement  l'incon- 
vénient ;  mais  le  quitter  dans  ces  circonstances 
me  sembloit  une  lâcheté  :  je  ne  pus  m'y  résou- 
dre, et  je  me  promenois  tranquillement  dans  le 
pays  avec  mon  cafetan  et  mon  bonnet  fourré, 
entouré  des  huées  de  la  canaille,  et  quelquefois 
de  ses  cailloux.  Plusieurs  fois ,  en  passant  devant 
des  maisons,  j'entendois  dire  à  ceux  qui  les  ha- 
bitoient  :  «Apportez-moi  mon  fusil,  que  je  lui 
<'  tire  dessus.  »  Je  n'en  allois  pas  plus  vite  :  ils 
n'en  étoient  que  plus  furieux  ;  mais  ils  s'en  tin- 
rent toujours  aux  metiaces,  du  moins  pour  l'ar- 
ticle des  armes  à  feu. 

14.  37 


5y3  LES   CONFESSIONS. 

Durant  toute  cette  fermentation ,  je  ne  laissai 
pas  d'avoir  deux  grands  plaisirs ,  auxquels  je  fus 
bien  sensible.  lie  premier  fut  de  pouvoir  faire 
un  acte  de  reconnoissance  par  le  canal  de  mi- 
lortl-maréclial.  Tous  les  honnêtes  gens  de  Neu- 
châtel  j  indignés  des  traitements  que  j'essuyois , 
et  des  manœuvresdontj'ctois  la  victime,  avoient 
les  ministres  en  exécration  ,  sentant  bien  qu  ils 
suivoient  des  impulsions  étrangères  ,  et  qu'ils 
n'étoient  que  les  satellites  d'autres  gens  qui  se 
cacboient  en  les  faisant  agir,  et  craignant  que 
mon  exemple  ne  tirât  à  conséquence  pour  réta- 
blissement d'une  véritable  inquisition.  Les  ma- 
gistrats, et  sur-tout  M.  Meuron  ,  qui  avoit  suc- 
cédé à  M.  d  Ivernois  dans  la  charge  de  procu- 
reur-général ,  faisoient  tous  leurs  efforts  pour 
me  défendre.  Le  colonel  Pury,  quoique  simple 
particulier,  en  fit  davantage  et  réussit  mieux. 
Ce  fut  lui  (jui  trouva  le  moyen  de  faire  boucpier 
Montmollin  tlans  son  consistoire,  en  retenant 
les  anciens  dans  leur  devoir.  Comme  il  avoit  du 
crédit ,  il  l'employa  tant  (|U  il  put  pour  arrêter  la 
sédition;  niais  il  n avoit  que  1  autorité  des  lois, 
de  la  justice ,  et  de  la  raison,  à  opposer  à  celle  de 
l'argent  et  du  vin  :  la  partie  n  étoit  pas  égale  ;  et, 
dans  ce  point,  IMontinollin  triompha  de  lui.  Ce- 
pendant ,  sensible  à  ses  soins  et  à  son  zèle,  j  au- 
rois  voulu  pouvoir  lui  rendre  bon  office  pour 
bon  office,  et  m'ac(juitter  avec  lui  de  ([uehjue 
fa(]on.  .le  savois  (juil  convoitoit  fort  une  place  de 
conseiller  d  état  •  mais,  s  étant  mal  conduit  dani 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  679 

Taffairc  du  ministre  Petit-Pierre,  il  étoit  en  dis- 
grâce à  la  cour  et  près  du  gouverneur.  Je  ris- 
quai pourtant  d'écrire  en  sa  faveur  à  niilord- 
maréchal  :  j'osai  même  parler  de  l'emploi  qu'il 
desiroit ,  et  si  heureusement,  que,  contre  1  at- 
tente de  tout  le  monde ,  il  lui  lut  presque  aussi- 
tôt conféré  par  le  roi.  C'est  ainsi  que  le  sort,  qui 
m'a  toujours  mis  en  même  temps  trop  haut  et 
trop  bas  ,  continuoit  à  me  ballotter  d'un  ex- 
trême à  l'autre  ;  et,  tandis  que  la  populace  me 
couvroit  de  fange,  je  faisois  un  conseiller  d'état. 
Mon  autre  grand  plaisir  fut  une  visite  que 
vint  me  faire  madame  de  Verdelin  avec  sa  fille, 
qu'elle  avoit  menée  aux  bains  de  Bourbonne, 
d'où  elle  poussa  jusqu'à  Motiers ,  et  logea  chez 
moi  deux  ou  trois  jours.  A  force  d'attentions  et 
de  soins ,  elle  avoit  enfin  surmonté  ma  longue 
répugnance;  et  mon  cœur,  vaincu  par  ses  ca- 
resses ,  lui  rendoit  toute  l'amitié  qu'elle  m'avoit 
si  long-temps  témoignée.  Je  fus  touché  de  ce 
voyage,  sur-tout  dans  la  circonstance  oîije  me 
trouvois  ,  et  où  j'avois  grand  besoin ,  pour  sou- 
tenir mon  courage,  des  consolations  de  l'ami- 
tié. Je  craignois  qu'elle  ne  s  affectât  des  insultes 
que  je  recevois  de  la  populace,  et  j'aurois  voulu 
lui  en  dérober  le  spectacle,  pour  ne  pas  contris- 
ter  son  cœur  ;  mais  cela  ne  me  fut  pas  possible; 
et,  quoique  sa  présence  contînt  un  peu  les  in- 
solents dans  nos  promenades ,  elle  en  vit  assez 
pour  juger  de  ce  qui  se  passoit  dans  les  autres 
temps.  Ce  fut  môme  durant  son  séjour  chez  moi 


58o  LES   CONFESSIONS, 

que  je  commençai  tVêtre  attaqué  de  nuit  dans 
ma  propre  habitation.  Sa  lemme-de-chambre 
trouva  ma  fenêtre  couverte  un  matin  des  pierres 
qu'on  y  avoit  jetées  pendant  la  nuit.  Un  banc 
très  massif,  qui  étoit  dans  la  rue ,  à  côté  de  ma 
porte ,  et  fortement  attaché,  fut  détaché ,  enlevé, 
et  posé  debout  contre  la  porte;  de  sorte  que,  si 
Ton  ne  s'en  fût  aperçu,  les  premiers  qui,  j)Our 
sortir ,  auroient  ouvert  la  porte  d'entrée,  dévoient 
naturellement  être  assommés.  Madame  de  Ver- 
delin  n'ignoroit  rien  de  ce  qui  se  passoit  ;  car, 
outre  ce  quelle  voyoit  elle-même,  son  domes- 
tique, homme  de  confiance,  étoit  très  répandu 
dans  le  village,  y  accostoit  tout  le  monde,  et  on 
le  vit  même  en  conférence  avec  Montmollin. 
Cependant  elle  me  parut  ne  faire  aucune  atten- 
tion à  rien  de  ce  qui  m'arrivoit,  ne  me  parla  ni 
de  Montmollin  ni  de  personne,  et  répondit  peu 
de  chose  à  ce  que  je  lui  en  dis  quehjuefois  :  seu- 
lement, paroissant  persuadée  que  le  séjour  de 
l'Angleterre  me  convenoit  plus  qu'aucun  autre, 
elle  me  parla  beaucoup  de  M.  Hume,  (jui  étoit 
alors  à  Paris,  de  son  amitié  pour  moi  ,  et  du 
désir  qu  elle  avoit  de  m  être  utile  dans  son  pays. 
11  est  temps  de  dire  quelque  chose  de  ce  M.  Hume. 
11  s'étoit  acquis  une  grande  réputation  en 
France,  et  sur-tout  parmi  les  encycloj)édistes, 
par  ses  Traités  de  Conniierce  et  de  Politi<pie ,  et , 
en  dernier  lieu  ,  j)ar  son  Histoire  de  la  maison 
Stuard^  le  seul  de  ses  écrits  dont  j  avois  lu  quel- 
f[uc  chose  dans  la  traduction  de  labbé  Prévôt. 


PARTIE   II,   LIVRE   XIT.  58l 

Faute  d'avoir  lu  ses  autres  ouvrages ,  j  etois  per- 
suadé ,  sur  ce  qu'on  ni'avoit  dit  de  lui  ,  que 
M.  Hume  associoit  une  ame  très  républicaine 
aux  paradoxes  anglois  en  faveur  du  luxe.  Sur 
cette  opinion ,  je  regardois  toute  son  Apologie 
de  Charles  P'"  comme  un  prodige  d'impartialité, 
et  j'avois  une  aussi  grande  idée  de  sa  vertu  que 
de  son  génie.  Le  désir  de  connoître  cet  homme 
rare  et  d'obtenir  son  amitié  avoit  beaucoup  aug- 
menté les  tentations  de  passer  en  Angleterre , 
que  me  donnoient  les  sollicitations  de  madame 
de  Boufflers,  intime  amie  de  M.  Hume.  Arrivé 
en  Suisse,  j'y  reçus  de  lui,  par  la  voie  de  cette 
dame,  une  lettre  extrêmement  flatteuse,  dans 
laquelle,  aux  plus  grandes  louanges  sur  mon 
génie,  il  joignoit  l'invitation  de  passer  en  An- 
gleterre, et  l'offre  de  tout  son  crédit  et  de  tous 
ses  amis  pour  m'en  rendre  le  séjour  agréable. 
Je  trouvai  sur  les  lieux  milord  -  maréchal ,  le 
compatriote  et  l'ami  de  M.  Hume,  qui  me  con- 
firma tout  le  bien  que  j'en  pensois,  et  qui  m'ap- 
prit même  à  son  sujet  une  anecdote  littéraire 
qui  l'avoit  beaucoup  frappé ,  et  qui  me  frappa 
de  même.  Vallace,  qui  avoit  écrit  contre  Hume 
au  sujet  de  la  population  des  anciens  ,  étoit  ab- 
sent, tandis  qu'on  imprimoit  son  ouvrage.  Hume 
se  chargea  de  revoir  les  épreuves  et  de  veiller  à 
ledition.  Cette  conduite  étoit  dans  mon  tour 
d'esprit.  C'est  ainsi  que  j'avois  débité  des  copies 
à  six  sous  pièce  d'une  chanson  qu'on  avoit  faite 
contre  moi.  J'avois  donc  toute  sorte  de  préjugés 


582  LES   CONFESSIONS, 

en  faveur  de  Ifunie  ,  f|uaiul  madaiiio  de  Verde- 
lin  vint  me  parler  vivement  de  1  amitié  ({u  il  di- 
soit  avoir  pour  moi ,  et  de  son  empressement  à 
me  faire  les  honneurs  de  TAnnleterre,  carcest 
ainsi  qu'elle  sexprimoit.  Elle  me  pressa  beau- 
coup de  profiter  de  ce  zèle,  et  d  écrire  à  M.  lin  me. 
Comme  je  n'avois  pas  naturellement  de  jien- 
chant  pour  l'Angleterre,  et  que  je  ne  voulois 
prendre  ce  parti  qu'à  l'extrémité,  je  ne  voulus 
ni  écrire  ni  promettre;  mais  je  la  laissai  la  maî- 
tresse de  faire  tout  ce  qu'elle  jufjeroit  à  propos 
pour  maintenii-  TTumc  dans  ses  honnes  disposi- 
tions. En  quittant  Motiers,  elle  me  laissa  per- 
suadé par  tout  ce  qu'elle  m'avoit  dit  de  cet  homme 
illustre,  qu'il  étoit  de  mes  amis,  et  qu'elle  étoit 
encore  plus  de  ses  amies. 

Après  son  départ  ,  Montmollin  poussa  ses  ma- 
nœuvres, et  la  populace  ne  connut  plus  de  frein. 
Je  continuois  cependant  à  me  promener  tran- 
quillement au  nulieu  de  ses  huées;  et  le  f;out  de 
la  botanique  que  j  avois  cfimmencé  de  picndrc 
auprès  du  docteur  divernois  ,  donnant  iiii  nou- 
vel intérêt  à  mes  promenades,  me  faisoit  par- 
courir le  pays  en  herborisant,  sans  m  émouvoir 
des  clameurs  de  toute  cette  canaille,  dont  ce 
san{^-froid  ne  faisoit  qu'irriter  la  fureur.  Enc  i\c^ 
choses  ([ni  m'affectèrent  le  plus  fut  de  voir  les 
familles  de  mes  amis  (i),  ou  des  {jeus  (jui  por- 


(l)  Cette  fatalité   avoit  rninnini(  r  des   mon   séjour  à 
Yvciduu:  car  le  baniierct  lloî'uiii  étant  mort  un  an  ou 


PARTIE    II,   LIVRE   XII.  583 

toient  ce  nom,  entrci  assez  ouvertement  dans 
la  ligue  de  mes  persécuteurs;  comme  les  dlver- 
nois  ,  sans  en  excepter  même  le  père  et  le  frère 
de  mon  Isabelle;  Boy  de  La  Tour,  parent  de  Ta- 
mie  chez  qui  j'étois  logé,  et  madame  Girardier, 
sa  belle-sœur.  Ce  Pierre  Boy  étoit  si  butor,  si 
bête ,  et  se  comporta  si  brutalement  que ,  pour 
ne  pas  me  mettre  en  colère  ,  je  me  permis  de  le 
plaisanter ,  et  je  fis  ,  dans  le  goût  du  petit  pro- 
phète ,  une  petite  brochure  de  quelques  pages , 
intitulée  la  Vision  de  Pierre  de  la  montagne ,  dit 
le  Voyant^  dans  laquelle  je  trouvai  le  moyen  de 
tirer  en  même  temps  assez  plaisamment  sur  les 
miracles ,  qui  faisoient  alors  le  grand  prétexte 
de  ma  persécution.  Du  Peyrou  fit  imprimer  à 
Genève  ce  chiffon,  qui  n'eut  dans  le  pays  qu'un 
succès  médiocre ,  les  Neuchâtelois ,  avec  tout  leur 
esprit ,  ne  sentant  guère  le  sel  attique  ni  la  plai- 
santerie ,  sitôt  qu'elle  est  un  peu  fine. 

deux  après  mon  départ  de  cette  ville ,  le  vieux  papa  Ro- 
guin  eut  la  bonne  foi  de  me  marquer  avec  douleur  qu'on 
avoit  trouvé  dans  les  papiers  de  son  parent  des  preuves 
qu'il  étoit  entré  dans  le  complot  pour  m'expulser  d'Y- 
verdun  et  de  l'état  de  Cerne.  Cela  prouvoit  bien  claire- 
ment que  ce  couiplot  n'étoit  pas,  comme  on  voiiloit  le 
faire  croire,  une  affaire  de  cajjolisme,  puisque  le  ban- 
neret  Roguin  ,  loin  d'être  un  dévot,  poussoit  le  matéria- 
lisme et  l'incrédulité  jusqu'à  l'intolérance  et  au  fana- 
tisme. Au  reste,  personne  à  Yverdun  ne  s'étoit  si  fort 
euiparé  de  moi,  ne  m'avoit  tant  prodigué  de  caresses, 
de  louanges,  et  de  llatterie,  que  ledit  banncret.  Il  suivoit 
fulclement  le  plan  chéri  de  mes  persécuteurs. 


584  I^ES   CONFESSIOISS. 

Je  mis  un  peu  plus  de  soin  à  un  autre  écrit  Jit 
même  temps,  dont  on  trouvera  le  manuscrit 
parmi  mes  papiers  ,  et  dont  il  faut  dire  ici  le 
sujet. 

Dans  la  plus  grande  fureur  des  décrets  et  de  la 
persécution  ,  les  Genevois  s'étoient  particulière- 
ment signalés  en  criant  haro  de  toute  leur  force, 
et  mon  ami  Vcrnes  entre  autres,  avec  une  géné- 
rosité vraiment  théologique  ,  choisit  précisé- 
ment ce  temps-là  ])our  publier  contre  moi  des 
lettres  où  il  prétendoit  prouver  que  je  n'étois 
pas  chrétien.  Ces  lettres,  écrites  avec  un  ton  de 
suffisance  ,  n'en  étoient  pas  meilleures  ,  <|uoi- 
qu  on  assurât  que  le  naturaliste  Bonnet  y  avoit 
niis  la  main  :  car  ledit  Bonnet,  quoique  maté- 
rialiste ,  ne  laisse  pas,  sitôt  ((u'il  s'agit  de  moi , 
tiêtre  d'une  orthodoxie  très  intolérante.  Je  ne 
fus  assurément  pas  tenté  de  répondre  à  cet  ou- 
vrage :  mais  l'occasion  s'étant  ])résentée  den  dire 
un  mot  dans  les  Lettres  de  la  montagne,  j  y  in- 
sérai une  petite  note  assez  dédaigneuse  qui  mit 
Vernes  en  fureur.  Il  remplit  (Tcnéve  des  cris  de 
sa  rage,  et  divcrnois  me  marqua  (juil  ne  se 
possédoit  pas.  Quehjue  tenq)S  après  parut  une 
feuille  anonyme  qui  semhloit  écrite,  au  lieu 
d'encre ,  avec  l'eau  du  Phlégéton.  On  m'accusoit 
hautement,  dans  cette  lettre,  d'avoir  exjiosé  mes 
enfants  dans  les  rues  ,  de  traîner  aprè^nioi  une 
coureuse  de  corps-de-garde  ,  dètre  usé  de  déhau- 
che  ,  pourri  de  vérole  ,  et  d  autres  gentillesses  du 
même  ton.  11  ne  me  fut  pas  difficile  de  recon- 


PARTIE   II,  LIVRE   XII.  585 

noître  mon  homme.  Ma  première  idée,  à  la  lec- 
ture de  ce  libelle ,  fut  de  mettre  à  son  vrai  prix 
tout  ce  qu'on  appelle  renommée  et  réputation 
parmi  les  hommes,  en  voyant  traiter  de  coureur 
de  bordel  un  homme  qui  n'y  fut  de  sa  vie,  et 
dont  le  plus  grand  défaut  fut  toujours  d'être  ti- 
mide et  honteux  comme  une  vierge ,  et  en  me 
voyant  passer  pour  être  pourri  de  vérole,  moi 
qui ,  non  seulement  n'eus  de  mes  jours  la  moin- 
dre atteinte  d'aucun  mal  de  cette  espèce ,  mais 
que  des  gens  de  l'art  ont  même  cru  conformé  de 
manière  à  n'en  pouvoir  contracter.  Tout  bien 
pesé ,  je  crus  ne  pouvoir  mieux  réfuter  ce  libelle 
qu'en  le  faisant  imprimer  dans  la  ville  où  j'avois 
vécu,et  je  l'envoyai  àDuchesnepourlefaire  im- 
primer tel  qu'il  étoit,  avec  un  avertissement  où 
je  nommois  M.  Vernes ,  et  quelques  courtes  notes 
pour  l'éclaircissement  des  faits.  Non  content  d'a- 
voir fait  imprimer  cette  feuille,  je  l'envoyai  à 
plusieurs  personnes ,  et  entre  autres  à  M.  le  prince 
Louis  de  Wirtemberg,  qui  m'avoit  fait  des  avan- 
ces très  honnêtes  ,  et  avec  lequel  j'étois  alors  en 
correspondance.  Ce  prince,  du  Peyrou ,  et  d'au- 
tres ,  parurent  douter  que  Vernes  fût  l'auteur  du 
libelle  ,  et  me  blâmèrent  de  l'avoir  nommé  trop 
légèrement.  Sur  leurs  représentations,  le  scrupule 
me  prit ,  et  j'écrivis  à  Duchesne  de  supprimer 
cette  feuille.  Guy  m'écrivit  lavoir  supprimée;  je 
ne  sais  pas  s'il  l'a  fait;  je  lai  trouvé  menteur  en 
tant  d'occasions  que  celle-là  déplus  ne  seroit  pas 
une  merveille,  et  dès-lors  j'étois  enveloppé  de 


586  LES   CONFESSIONS. 

CCS  profondes   téncl)res  à   travers  lesquelles    il 

m'est  impossible  de  pénétrer  aucune  sorte  de 

vérité. 

M.  Vernes  supporta  cette  imputation  avec  une 
modération  plus  qu'étonnante  dans  un  homme 
qui  ne  l'auroit  pas  méritée  ,  après  la  Fureur  qu'il 
avoit  montrée  auparavant.  Il  m'écrivit  deux  ou 
trois  lettres  très  mesurées ,  dont  le  but  me  parut 
être  de  tâcher  de  pénétrer,  par  mes  réponses,  à 
quel  point  j'étois  instruit,  et  si  j'avois  quelques 
preuves  contre  lui.  Je  lui  fis  deux  réponses  cour- 
tes ,  sèches  ,  dures  dans  le  sens ,  mais  sans  mal- 
honnêteté dans  les  termes,  et  dont  il  ne  se  fâcha 
point.  A  sa  troisième  lettre ,  voyant  qu'il  vouloit 
lier  une  espèce  de  correspondance,  je  ne  réj)on- 
dis  plus  :  il  me  fit  parler  par  d'Ivernois.  Madame 
Cramer  écrivit  à  du  Peyrou  qu'elle  étoit  sure 
que  le  libelle  n'étoit  pas  de  Vernes.  Tout  cela  n'e- 
branla  point  ma  persuasion.  Mais  comme  enfin 
je  pouvois  me  tromper,  et  tpien  ce  cas  je  devois 
à  Vernes  une  réparation  authentique,  je  lui  fis 
dire  par  d'Ivernois  que  je  la  lui  ferois  telle  (ju'il 
en  seroit  content,  s'il  pouvoit  m'indicjuer  le  vé- 
jjtablc  auteur  du  libelle  ,  ou    me  prouver   du 
moins  qu'il  ne  l'étoit  pas.  Je  fis  plus  :  sentant 
bien  f[u'après  tout,  s'il  n'étoit  pas  coupable  ,  je 
n'avois  pas  droit  d'exi(>er  qu'il  me  ]ir()nvà(  rien, 
je  pris  \v  j)arli  (fcrrire  ,  dans  un  mémoire  assez 
anqile,  les  raisons  de  ma  persuasion,  et  df  les 
soumettre  au  jugement  d'un  arbitre  ([uc  Vernes 


PARTIE    II,    LIVRE   XII.  687 

me  put  récuser.  Ou  ne  deviueroit  pas  quel  fut  cet 
arbitre?  le  conseil  de  Genève.  Je  déclarai  à  la  fin 
du  mémoire  que  si ,  après  Favoir  examiné  et  avoir 
fait  les  perquisitions  quil  jugeroit  à  propos,  et 
qu'il  étoit  bien  à  portée  de  faire  avec  succès ,  le 
conseil  prononroit  que  M.  Vernes  n'étoit  pas 
l'auteur  du  mémoire,  dès  l'instant  je  cesserois 
sincèrement  de  croire  qu'il  l'est,  je  partirois 
pour  m'aller  jeter  à  ses  pieds  ,  et  lui  demander 
pardon  jusqu'à  ce  que  je  l'eusse  obtenu.  J'ose  le 
dire ,  jamais  mon  zèle  ardent  pour  l'équité ,  jamais 
la  droiture,  la  générosité  de  mon  ame,  jamais 
ma  confiance  dans  cet  amour  de  la  justice, inné 
dans  tous  les  cœurs,  ne  se  montrèrent  plus  plei- 
nement, plus  évidemment  que  dans  ce  sage  et 
touchant  mémoire,  où  je  prenois  sans  hésiter 
mes  plus  implacables  ennemis  pour  arbitres  su- 
prêmes entre  le  calomniateur  et  moi.  Je  lus  cet 
écrit  à  du  Peyrou  :  il  fut  d'avis  de  le  supprimer, 
et  je  .le  supprimai.  Il  me  conseilla  d'attendre  les 
preuves  que  Vernes  promettoit  ;  je  les  attendis 
et  je  les  attends  encore  :  il  me  conseilla  de  me 
taire  en  attendant ,  je  me  tus  et  me  tairai  le  reste 
de  ma  vie  ,  blâmé  d'avoir  chargé  Vernes  d'une 
imputation  grave,  fausse  et  sans  preuve,  quoi- 
que je  reste  intérieurement  aussi  persuadé,  aussi 
convaincu  qu'il  est  l'auteur  du  libelle,  que  je  le 
ëuis  de  ma  propre  existence.  Mon  mémoire  est 
entre  les  mains  de  M.  du  Peyrou.  Si  jamais  il 
voit  le  jour,  on  y  trouvera  mes  raisons  ,  et  Ton 


588  LES   CONFESSIONS. 

y  connoîtra,  je  Tespèrc,  lame  tic  Jean-Jacques, 

que  mes  contemporains  ont  si  peu  voulu  con- 

noître. 

Il  est  temps  d'en  venir  à  ma  catastrophe  de 
Motiers,  et  à  mon  départ  du  Val-de-Travers , 
après  deux  ans  et  demi  de  séjour,  et  huit  mois 
d'une  constance  incl)ranlahle  à  souffrir  les  plus 
indifynes  traitements  ïl  m'est  impossible  de  me 
rappeler  nettement  les  détails  de  cette  désagréa- 
ble époque,  mais  on  les  trouvera  dans  la  rela- 
tion qu'en  publia  M.  du  Peyrou ,  et  dont  j'aurai 
à  parler  dans  la  suite. 

Depuis  le  départ  de  madame  de  Verdelin,  la 
fermentation  devcnoit  plus  vive;  et,  malgré  les 
rescrits  réitérés  du  roi,  malgré  les  ordres  fré- 
quents du  conseil  d'état ,  malgré  les  soins  du 
châtelain  et  des  magistrats  du  lieu ,  le  peuple  , 
me  regardant  tout  de  bon  comme  l'antechrist, 
et  voyant  toutes  ses  clameurs  inutiles,  parois- 
soit  enfin  vouloir  en  venir  aux  voies  défait: 
déjà  dans  les  chemins  les  cailloux  commencoient 
à  rouler  après  moi ,  lancés  Cependant  encore 
d'un  peu  trop  loin  pour  pouvoir  m'atteindre. 
Enfin  la  nuit  de  la  foire  de  Motiers  ,  qui  est  au 
commencement  de  septembre  ,  je  fus  attaqué 
dans  ma  maison,  de  manière  à  mettre  en  dan- 
ger la  vie  de  ceux  (|ui  riiabitoient. 

A  minuit,  j'entendis  un  grand  bruit  dans  la 
galerie  qui  régnoit  sur  le  <Ierrière  de  la  maison. 
Une  grêle  de  raille mi\  lancés  contre  la  fenêtre  et 
la  jiorte  (|ui  donuoient  sur  cette  galerie  y  tom- 


PARTIE   II,   LIVRE    XII.  689 

bèrent  avec  tant  de  fracas  ,  que  mon  chien ,  qui 
couclioit  dans  la  galerie  et  qui  avoit  commencé 
par  aboyer,  se  tut  de  fraveur,  et  se  sauva  dans 
un  coin ,  rongeant  et  grattant  les  planches  pour 
tâcher  de  fuir.  Je  me  lève  au  bruit,  j'allois  sor- 
tir de  ma  chambre  pour  passer  dans  la  cuisine, 
quand  un  caillou ,  lancé  d'une  main  vigoureuse , 
traversa  la  cuisine  ,  après  en  avoir  cassé  la  fenê- 
tre, vint  ouvrir  la  porte  de  ma  chambre  et  tom- 
ber au  pied  de  mon  lit ,  de  sorte  que,  si  je  m'é- 
tois  pressé  d'une  seconde,  j'avois  le  caillou  dans 
l'estomac.  Je  jugeai  que  le  bruit  avoit  été  fait 
pour  m'attirer,  et  le  caillou  lancé  pour  nî'ac- 
cueillir.  Je  saute  dans  la  cuisine.  Je  trouve  Thé- 
rèse qui  s'étoit  aussi  levée,  et  qui,  toute  trem- 
blante ,  accouroit  à  moi.  Nous  nous  rangeons 
contre  un  mur  hors  de  la  direction  de  la  fenê- 
tre, pour  éviter  l'atteinte  des  pierres,  et  délibé- 
rer sur  ce  que  nous  avions  à  faire  :  car  sortir 
pour  appeler  du  secours  étoit  le  moyen  de  nous 
faire  assommer.  Heureusement  la  servante  d'un 
vieux  bon  homme  qui  logcoit  au-dessous  de  moi, 
se  leva  au  bruit,  et  courut  appeler  M.  le  châte- 
lain dont  nous  étions  porte  à  porte.  Il  saute  de 
son  lit,  prend  sa  robe  de  chambre  à  la  hâte,  et 
vient  à  l'instant  avec  la  garde,  qui,  à  cause  de  la 
foire,  faisoit  la  ronde  cette  nuit-là,  et  se  trouva 
tout  à  portée.  Le  châtelain  vit  le  dégât  avec  un 
tel  effroi  qu'il  en  pâlit,  et,  à  la  vue  des  cailloux 
dont  la  galerie  étoit  pleine,  il  s'écria  :  Mon  Dieu! 
c'est  une  carrière!  En  visitant  le  bas,  on  trouva 


590  LES    CONFESSIO>'S. 

que  la  porte  dune  cour  de  derrière  avoit  été 
forcée,  et  qu'on  avoit  tenté  de  pénétrer  dans  la 
maison  par  la  (jalerie.  En  recherchant  pourquoi 
la^jarde  n  avoit  point  aperçu  ou  empêché  le  dés- 
ordre, il  se  trouva  que  ceux  de  Motiers  s'étoient 
obstinés  à  vouloir  faire  cette  garde  hors  de  leur 
rang,  quoique  ce  fût  le  tour  d'un  autre  village. 

Le  lendemain  le  châtelain  envoya  son  rapport 
au  conseil  d'état ,  qui ,  deux  jours  après  ,  lui  en- 
voya l'ordre  d'informer  sur  cette  affaire,  de  pro- 
mettre une  récompense  et  le  secret  à  ceux  qui 
dénonccroient  les  couj)ahle8 ,  et  de  mettre  en 
attendant ,  aux  frais  du  prince,  des  gardes  à  ma 
maison  et  à  celle  du  châtelain  qui  la  touchoit. 
Le  lendemain  le  colonel  Pury,  le  procureur-gé- 
néral Meuron,  le  châtelain  Martinet,  le  receveur 
Guyenet,  le  trésorier  d'Ivernois  et  son  père,  en 
un  mot  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  gens  distiii(;ués 
dans  le  pays  vinrent  me  voir,  et  réunirent  leurs 
sollicitations  pour  m'engager  à  céder  à  l'orage, 
et  à  sortir  au  moins  pour  un  temps  d'une  pa- 
roisse où  je  ne' pouvois  plus  vivre  en  sûreté  ni 
avec  honneur.  Je  m  aperçus  même  <juo  \c  châte- 
lain ,  effrayé  des  fureurs  de  ce  peuple  forcené, 
et  craignant  qu'elles  ne  s'étendissent  jus(pi'à  lui , 
auroit  été  bien  aise  de  m'en  voir  partir  au  plus 
vite  pour  n'avoir  plus  leinbarias  de  m  y  proté- 
ger,  et  pouvoir  le  (piitler  lui-même,  comme  il 
lit  après  mon  départ.  .le  cédai  donc,  et  même 
avec  peu  de  peine,  car  le  spectacle  de  la  haine 


PARTIE   II,   LIVRE    XII.  Gyl 

du  peuple  me  causoit  un  déchirement  de  cœur 
que  je  ne  pouvois  plus  supporter. 

J'avois  plus  d'une  retraite  à  choisir.  Depuis  le 
retour  de  madame  de  Verdelin  à  Paris,  elle  m'a- 
voit  parlé  dans  plusieurs  lettres  d'un  M.  Wal- 
pole,  qu'elle  appeloit  milord,  lequel,  pris  d'un 
{^rand  zèle  en  ma  faveur ,  me  proposoit  dans  une 
de  ses  terres  un  asile,  dont  elle  me  faisoit  les 
descriptions  les  plus  agréables ,  entrant ,  par  rap- 
port au  logement  et  à  la  subsistance,  dans  des 
détails  qui  marquoient  à  quel  point  ledit  mi- 
lord Walpole  s'occupoit  avec  elle  de  ce  projet. 
Milord  -  maréchal  m'avoit  toujours  conseillé 
l'Angleterre  ou  l'Ecosse ,  et  m'y  offroit  aussi  un 
asile  dans  ses  terres  ;  mais  il  m'en  offroit  un  qui 
me  tentoit  beaucoup  davantage  à  Potzdam,  au- 
près de  lui.  Il  venoit  de  me  faire  part  d'un  pro- 
pos que  le  roi  lui  avoit  tenu  à  mon  sujet ,  et  qui 
étoit  une  espèce  d'invitation  de  m'y  rendre;  et 
madame  la  duchesse  de  Saxe-Gotha  comptoit 
si  bien  que  je  profiterois  de  cette  invitation  , 
qu'elle  m'écrivit  pour  me  presser  d'aller  la  voir 
en  passant,  et  de  m'arrêter  quelque  temps  au- 
près d'elle  ;  mais  j'avois  un  tel  attachement  pour 
la  Suisse  que  je  ne  pouvois  me  résoudre  à  la 
quitter,  tant  qu'il  me  seroit  possible  d'y  vivre  , 
et  je  pris  ce  temps  pour  exécuter  un  projet  dont 
j'étois  occupé  depuis  quelques  mois,  et  dont  je 
n'ai  pu  parler  encore  pour  ne  pas  couper  le  fil 
de  mon  récit. 


5^2  LES    CONFESSIOJSS. 

Ce  projet  consistoit  à  m'aller  établir  à  lile  de 
Saint -Pierre,  domaine  de  Ihôpital  de  Berne, 
au  milieu  du  lac  de  Biennc.  Dans  un  pèlerinage 
pédestre  que  j  avois  fait  1  été  précédent  avec  du 
Peyrou  ,  nous  avions  visité  cette  île  ,  et  j'en 
avois  été  tellement  enchanté  que  je  n'avois  cessé 
depuis  ce  temps-là  de  songer  aux  moyens  dy 
l'ail  e  ma  demeure.  Le  plus  grand  obstacle  étoit 
que  l'île  appartenoit  aux  Bernois  qui,  trois  ans 
auparavant,  m'avoient  vilainement  chassé  de 
chez  eux  ;  et ,  outre  que  ma  fierté  pâtissoit  à  re- 
tourner chez  des  gens  cjui  mavoient  si  mal  reçu, 
j'avois  lieu  de  craindre  qu'ils  ne  me  laissassent 
pas  plus  en  repos  dans  cette  île  qu'ils  n  avoient 
fait  à  Yverdun.  J  avois  consulté  là-tlessus  mi- 
lord-maréchal  qui,  pensant  comme  moi,  ((ue 
les  Bernois  bien  aises  de  me  voir  relégué  dans 
cette  petite  île  et  de  m'y  tenir  en  otage  pour  les 
écrits  ([ue  je  pourrois  être  tenté  de  faire ,  avoit 
fait  sonder  là-dessus  les  dispositions  de  leurs  ex- 
cellences par  un  M.  Sturler,  son  ancien  voisin 
de  Colombier.  M,  Sturler  s'adressa  à  plusieurs 
chefs  de  l'état,  et,  sur  leur  réponse,  assura  mi- 
lord  que  les  Bernois,  honteux  de  leur  conduite, 
ne  demandoient  pas  mieux  que  de  me  voir  do- 
micilié dans  l'île  de  Saint-Pierre  ,  et  de  m'y  lais- 
ser tran((uille.  Pour  surcroît  <le  précaution  , 
avant  de  risquer  de  m'y  transporter,  je  fis  pren- 
dre de  nouvelles  informations  par  le  colonel 
(Ihaillet  ,  (pii  me  confirma  les  nu'mes  choses  ; 
et  le  receveur  de  lile  ayant  eu  de  ses  maîtres  la 


PARTIE  II,   LIVRE  XII.  SgS 

permission  de  nie  lop^er,  je  crus  ne  rien  risquer 
d'aller  ni'établir  chez  lui,  avec  l'agrément  tacite 
tant  du  souverain  que  des  propriétaires  ;  car  je 
ne  pouvois  pas  espérer  que  messieurs  de  Berne 
reconnussent  ouvertement  l'injustice  qu'ils  m'a- 
voient  faite ,  et  péchassent  ainsi  contre  la  plus 
inviolable  maxime  de  tous  les  souverains. 

L'île  de  Saint-Pierre ,  appelée  à  Neuchâtel  l'île 
de  la  Mothe,  au  milieu  du  lac  de  Bienne ,  a  en- 
viron demi-lieue  de  tour;  mais,  dans  ce  petit 
espace ,  elle  fournit  toutes  les  principales  pro- 
ductions nécessaires  à  la  vie.  Elle  a  des  champs, 
des  prés  ,  des  vergers ,  des  bois  ,  des  vignes  ;  et 
le  tout ,  à  la  faveur  d'un  terrain  varié  et  monta- 
gneux ,  forme  une  distribution  d'autant  plus 
agréable  que  ses  parties  ne  se  découvrant  pas 
toutes  ensemble  se  font  valoir  mutuellement , 
et  font  estimer  Fîle  plus  grande  (pi'elle  n'est  en 
effet.  Une  terrasse  fort  élevée  forme  la  partie 
occidentale  de  l'île  qui  regarde  Gleresse  et  la 
bonne  ville.  On  a  planté  cette  terrasse  d'une 
longue  allée  qu'on  a  coupée  dans  son  milieu  par 
un  grand  salon,  où,  durant  les  vendanges ,  on 
se  rassemble  les  dimanches  de  tous  les  rivages 
voisins,  pour  danser  et  se  réjouir.  11  n'y  a  dans 
l'île  qu'une  seule  maison ,  mais  vaste  et  com- 
mode, où  loge  le  receveur,  et  située  dans  uu 
enfoncement  (jui  la  tient  à  l'abri  des  vents. 

A  ciu(j  ou  six  cents  pas  de  l'île,  est,  du  côté 
du  sud  ,  une  autre  île  beaucoup  plus  petite,  in- 
culte et  déserte,  qui  paroît  avoir  été  détachée 

il-  3S 


•J94  Î-ES  CONFESSIONS, 

autrefois  de  la  grande  par  les  orages ,  et  ne  pro- 
duit paruii  ses  graviers  que  des  saules  et  des 
persicaires  ,  mais  où  est  cependant  un  tertre 
élevé,  bien  gazonné,  et  très  agréable,  La  forme 
de  ce  lac  est  un  ovale  presque  régulier.  Ses  rives, 
moins  ricbes  que  celles  des  lacs  de  Genève  et  de 
Neucbâtel ,  ne  laissent  pas  de  former  une  assez 
belle  décoration,  sur-toutdanslapartic  occiden- 
tale, ({ui  est  très  peuplée,  et  bordée  de  vignes  au 
pied  d'une  chaîne  de  montagnes,  à -peu -près 
comme  à  Côte-Rôtie  ,  mais  qui  ne  donnent  pas 
d'aussi  bon  vin.  On  y  trouve ,  en  allant  du  sud 
au  nord  ,  le  Jiailliage  de  Saint-Jean ,  la  bonne- 
Ville ,  Bienne,  et  Nidau,  à  Textrémité  du  lac; 
le  tout  entremêlé  de  villages  très  agréables. 

Tel  étoit  Tasile  que  je  m'étois  ménagé ,  et  où 
je  résolus  d'aller  m'établir  en  quittant  le  Val- 
de-Travers  (i).  Ce  choix  étoit  si  conforme  à  mon 
goût  pacifique,  à  mon  humeur  solitaire  et  pa- 
resseuse, que  je  le  conque  parmi  les  douces  rê- 
veries dont  je  me  suis  le  plus  vivement  .passion- 
né. Il  me  sembloit  que  ,  dans  cette  île,  je  serois 
plus  séparé  des  hommes ,  plus  à  Tabri  de  leurs 

(i)  Il  n'est  peut-être  pas  inutile  cravcrtir  que  j'y  lais- 
sois  un  ennemi  particulier  clans  un  .M.  du  Terreaux  , 
maire  des  Verrières,  en  très  médiocre  estime  dans  Je 
pays,  mais  qui  a  un  frère,  qu'on  dit  honnêt(î  iiommc, 
à  Paris,  dans  les  bureaux  de  M.  de  Saint-Florentin.  Le 
maire  rcl«)it  allé  voir  cjuchpie  temps  avant  m(»n  aven- 
ture. [  IjCS  petites  remarques  de  cette  espèce,  qui  par 
elles-mêmes  ne  sont  rien  ,  peuvent  mener  dans  la  suite- 
à  la  découverte  de  bien  des  souterrains.  ] 


PARTIE   II,  LIVRE   XII.  ^gS 

outrages  ,  plus  oublié  d'eux ,  plus  livré  en  un 
mot  aux  douceurs  du  désœuvrement  et  de  la  vie 
contemplative.  J'aurois  voulu  être  tellement  con- 
finé dans  cette  île ,  que  je  n'eusse  plus  de  com- 
merce avec  les  mortels  ;  et  il  est  certain  que  je 
pris  toutes  les  mesures  imaginables  pour  me 
soustraire ,  autant  qu'il  étoit  possible ,  à  la  né- 
cessité d'en  entretenir. 

Il  s'agissoit  de  subsister;  et,  tant  par  la  cherté 
des  denrées  que  par  la  difficulté  des  transports , 
la  subsistance  est  chère  dans  cette  île ,  où  d'ail- 
leurs on  est  à  la  discrétion  du  receveur.  Cette 
difficulté  fut  levée  par  un  arrangement  que  du 
Peyrou  voulut  bien  prendre  avec  moi  ,  en  se 
substituant  à  la  place  de  la  compagnie  qui  avoit 
entrepris  et  abandonné  mon  édition  générale. 
Je  lui  remis  tous  les  matériaux  de  cette  édition. 
J'en  fis  l'arrangement  et  la  distribution  :  j'y  joi- 
gnis l'engagement  de  lui  remettre  les  mémoires 
de  ma  vie  ,  et  je  le  fis  dépositaire  généralement 
de  tous  mes  papiers  ,  avec  la  condition  expresse 
de  n'en  faire  usage  qu'après  ma  mort ,  ayant  à 
cœur  d'achever  tranquillement  ma  carrière ,  sans 
plus  faire  souvenir  le  public  de  moi.  Au  moven 
de  cela,  la  pension  viagère  quil  se  chargeoit  de 
m:e  payer  suffisoit  pour  ma  subsistance.  Milord- 
maréchal ,  ayant  recouvré  tous  ses  biens ,  m'en 
avoit  offert  une  de  douze  cents  francs ,  que  j'a- 
vois  acceptée  en  la  réduisant  à  la  moitié.  Il  m'en 
voulut  envoyer  le  capital,  que  je  refusai,  par 
l'embarras  de  le  placer.  Il  fit  passer  ce  capital  à 


596  LES  CONFESSIOINS. 

du  Peyrou ,  entre  les  mains  de  qui  il  est  resté 
[  et  qui  m'en  paye  la  rente  via()ère  sur  le  pied 
convenu  avec  le  constituant].  Joignant  donc 
mon  traité  avec  du  Peyrou ,  la  pension  de  mi- 
lord-maréchal  dont  les  deux  tiers  étoient  réver- 
sibles à  Thérèse  après  ma  mort,  et  la  rente  de 
trois  cents  francs  que  j'avois  sur  Duchesne ,  je 
pouvois  compter  sur  une  subsistance  honnête, 
et  pour  moi ,  et  après  moi  pour  Thérèse  ,  à  qui 
je  laissois  sept  cents  francs  de  rente ,  tant  de  la 
pension  de  Rey  que  de  celle  de  milord-maréchal  : 
ainsi  je  n'avois  plus  à  craindre  (|ue  le  pain  lui 
manquât  non  plus  quà  moi.  Mais  il  étoit  écrit 
que  l'honneur  m'ôteroit  toutes  les  ressources 
que  la  fortune  et  mon  travail  mettroient  à  ma 
portée  ,  et  que  je  mourrois  aussi  pauvre  (pie  j'ai 
vécu.  On  jujjcra  si ,  à  moins  d  être  le  dcj  nier  des 
infâmes,  j  ai  pu  tenir  des  arrangements  (pion 
a  toujours  pris  soin  de  me  rendre  ignominieux, 
en  m'ôtant  en  même  temps  toute  autre  ressour- 
ce ,  j)our  me  forcer  de  conscnlir  à  mon  déshon- 
neur. Gomment  se  douteroieni-ils  de  mtm  t  hoix 
en  pareille  alternative?  Us  ont  toujouis  jugé  de 
mon  cœur  par  les  leurs. 

En  repos  de  ce  côté,  j'étois  sans  souci  de  tout 
autre.  Quoi([ue  j  abandonnasse  dans  le  monde 
le  chann)  libnî  à  nies  ennemis,  je  laissois  dans 
le  noble  enthousiasme  qui  avoit  dicté  mes  écrits, 
et  dans  la  constante  uniformité  de  mes  princi- 
j)es,  un  ténjoignage  démon  ame  qui  réj)ondoit 
à  celui  que  toiUe  ma  concUute  icndoit  île  mon 


PARTIE   II,    LIVRE   XII.  Sgy 

caractère.  Je  n'avois  pas  ])esoin  d'une  autre  dé- 
fense contre  mes  vils  calomniateurs.  Ils  pou- 
voient  peindre  sous  mon  nom  un  autre  homme, 
mais  ils  ne  pouvoient  tromper  que  ceux  qui  vou- 
loient  être  trompes.  Je  pouvois  leur  donner  ma 
vie  à  épiloguer  d'un  bout  à  l'autre;  j'ctois  sûr 
qu  à  travers  mes  fautes  et  mes  foiblesses  ^  à  tra- 
vers mon  inaptitude  à  supporter  aucun  joug, 
on  trouveroit  toujours  un  homme  juste,  bon, 
sans  fiel  et  sans  haine  ;  prompt  à  reconnoître 
ses  propres  torts ,  plus  prompt  à  oublier  ceux 
d'autrui,  cherchant  toute  sa  félicité  dans  les  pas- 
sions aimantes  et  douces ,  et  portant  en  toute 
chose  la  sincérité  jusqu'à  l'imprudence,  jusqu'au 
plus  incroyable  désintéressement. 

Je  prcnois  donc  en  quelque  sorte  congé  de 
mon  siècle  et  de  mes  contemporains ,  et  je  fai- 
sois  mes  adieux  au  monde,  en  me  confinant  dans 
cette  île  pour  le  reste  de  mes  jours  ;  car  telle  étoit 
ma  résolution,  et  c'étoit  là  que  je  comptois  exé- 
cuter enfin  le  grand  projet  de  cette  vie  oiseuse  , 
auquel  j'avois  inutilement  consacré  jusqu'alors 
tout  le  peu  d'activité  que  le  Ciel  m'avoit  dépar- 
tie. Cette  île  alloit  devenir  pour  moi  celle  de 
Papimanie  ,  ce  bienheureux  pays  où  l'on  dort  : 

On  y  fait  plus,  on  n'y  fait  nulle  chose. 

'  Ce  plus  étoit  tout  pour  moi;  car  depuis  ({ue 
j'ai  perdu  le  sommeil  je  lai  peu  regretté  ;  loisi- 
veté  me  suffit,  et ,  pourvu  que  je  ne  fasse  rien  , 
j'aime  encore  mieux  rêver  éveillé  qu'en  songe. 


BgS  LES   CONFESSIONS. 

L'âf^o  des  projets  romanesques  étant  passé,  et 
la  fumée  de  la  gloriole  mayant  plus  étourdi  que 
flatté ,  il  ne  me  restoit  plus ,  pour  dernière  es- 
pérance, que  de  vivre  sans  gêne  dans  un  loisir 
éternel.  C'est  la  vie  des  bienheureux  dans  l'autre 
inonde,  et  j'en  faisois  désormais  mon  bonheur 
suprême  dans  celui-ei. 

Ceux  qui  me  reprochent  tant  de  contradic- 
tions ne  manqueront  pas  ici  de  m'en  reprocher 
encore  une.  J'ai  dit  que  l'oisiveté  des  cercles  me 
les  rendoit  insupportables,  et  me  voilà  recher- 
chant la  solitude  uni((uemcut  pour  m'y  livrer  à 
l'oisiveté.  G  est  pourtant  ainsi  que  je  suis  ;  s  il  y 
a  là  de  la  contradiction,  elle  est  du  fait  de  la 
nature,  et  non  pas  du  mien;  mais  il  y  en  a  si 
peu ,  que  c'est  par-là  précisément  que  je  suis  tou- 
jours moi.  L  oisiveté  des  cercles  est  tuante,  par- 
cequ'elle  est  de  nécessité;  celle  de  la  solitude  est 
charmante,  parcequ'elle  est  libre  et  de  volonté. 
Dans  une  comjiagnie,  il  m'est  cruel  de  ne  rien 
faire,  parceque  j'y  suis  forcé.  11  faut  que  je  reste 
là  cloué  sur  ma  chaise  ou  debout,  planté  comme 
un  piquet,  sans  remuer  ni  pied  ni  patte,  n'osant 
ni  coiuir,  ni  sauter,  ni  chanter,  ni  crier,  ni  ges- 
ticuler (piand  j'en  ai  envie,  n'osant  pas  même 
rêver;  ayant  à-la-fois  tout  l'ennui  de  l'oisiveté  et 
tout  le  tourment  delà  coiitrainte;  oblip,é  d'être 
attentif  à  touhvs  les  sottises  (pii  se  disent  et  à 
tous  les  compliments  cpù  se  font,  et  de  fatiguer 
incessamment  ma  Minerve  pour  ne  pas  man- 
quer de  placer  à  mon  tour  mon  rébus  et  ma 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  Sgg 

"nienterie.  Et  vous  appelez  cela  de  l'oisiveté  !  c'est 
un  travail  de  forçat. 

L'oisiveté  que  j'aime  n'est  pas  celle  d'un  fai- 
néant qui  reste  là  les  bras  croisés  dans  une  inac- 
tion totale,  et  ne  pense  pas  plus  qu'il  n'agit.  C'est 
à-la-fois  celle  d'un  enfant  qui  est  sans  cesse  en 
mouvement  pour  ne  rien  faire,  et  celle  d'un  ra- 
doteur dont  la  tête  bat  la  campagne  sitôt  que 
ses  bras  sont  en  repos.  J'aime  à  m'occuper  sans 
cesse  à  faire  des  riens  ;  à  commencer  cent  clioses, 
et  à  n'en  achever  aucune  ;  à  aller  et  venir  comme 
la  tête  me  chante  ;  à  changer  à  chaque  instant 
de  projet  ;  à  suivre  une  mouche  dans  toutes  ses 
allures;  à  vouloir  déraciner  un  rocher;  à  entre- 
prendre sans  crainte  un  travail  de  dix  ans  ,  et  à 
l'aliandonner  au  bout  de  dix  minutes  ;  à  muser 
enfin  toute  la  journée  sans  ordre  et  sans  suite, 
et  à  ne  suivre  en  toute  chose  que  le  caprice  du 
moment. 

La  botanique,  telle  que  je  l'ai  toujours  consi- 
dérée, et  telle  qu'elle  commençoit  à  devenir  pas- 
sion pour  moi,  étoit  précisément  une  étude  oi- 
seuse ,  propre  à  remplir  tout  le  vide  de  mes 
loisirs,  sans  y  laisser  place  au  délire  de  l'imagi- 
nation ,  ni  à  l'ennui  d  un  désœuvrement  total. 
Errer  nonchalamment  dans  les  bois  et  dans  la 
campagne,  prendre  machinalement  çà  et  là  tan- 
tôt une  flem-,  et  tantôt  une  autre,  brouter  mon 
foin  presque  au  hasard,  observer  mille  et  mille 
fois  les  mêmes  choses,  et  toujours  avec  le  même 
intérêt,  parceque  je  les  oubliois  toujours,  étoit 


6oo  LES  co^FESSlo^'S. 

de  quoi  passer  léternité  sans  pouvoir  ni'cnnuycr 
un  moment.  Quelque  élégante  ,  quelque  admi- 
rable ,  quelque  diverse  que  soit  la  structure  des 
végétaux,  elle  ne  frappe  pas  assez  un  œil  igno- 
rant pour  1  intéresser.  Cette  constante  analogie, 
et  pourtant  cette  variété  prodigieuse  qui  régne 
dans  leur  organisation,  ne  transporte  que  ceux 
qui  ont  déjà  quelque  idée  du  système  végétal. 
Les  autres  n'ont,  à  1  aspect  de  tous  ces  trésors 
de  la  nature,  qu'une  admiration  stupide  et  mo- 
notone. Ils  ne  voient  rien  en  détail,  parcequ'ils 
ne  savent  pas  même  ce  «ju  il  faut  regarder,  et  ils 
ne  voient  pas  non  plus  renscmble,  parccquils 
n'ont  aucune  idée  de  cette  chaîne  de  rapports  et 
de  combinaisons  qui  accable  de  ses  merveilles 
l'esprit  de  lobservatcur.  .Vétois,  et  mon  défaut 
de  mémoire  me  de  voit  tenir  toujours  dans  cet 
heureux  point  d'en  savoir  assez  peu  pour  que 
tout  me  fût  nouveau,  et  assez  pour  que  tout 
me  fût  sensible.  Les  divers  sols  dans  les(juels 
l'île,  quoique  petite,  étoit  partagée, m'offroient 
une  suffisante  variété  de  plantes  pour  l'élude 
ou  plutôt  l'amusement  de  toute  ma  vie.  .le  n'y 
voulois  pas  laisser  un  pod  dlieibe  sans  un  exa- 
men particulier,  et  je  m'arrangeois  déjà  pour 
faire  avec  un  recueil  immense  d'observations 
curieuses  la  Flora  Petrinsularis. 

.le  Hs  vt'nir  Thérèse  avec  ukvs  livres  cl  mr'S 
effets.  Nous  nous  mîmes  en  pcMision  chez  le  re- 
ceveur de  file.  Sa  fennne  avoit  à  Nidau  des  sœurs 
qui  la  venoient  voir  tour-à-touj-,  et  qui  faisoient 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  6or 

à  Tliérèse  une  compagnie.  Je  fis  là  Tessai  d  une 
douce  vie  dans  laquelle  j'aurois  voulu  passer  la 
mienne ,  et  dont  le  goût  que  j'y  pris  ne  servit 
qu'à  nie  faire  mieux  sentir  l'amertume  de  celle 
qui  devoit  si  promptement  y  succéder. 

J'ai  toujours  aimé  l'eau  passionnément,  et  sa 
vue  me  jette  dans  une  rêverie  délicieuse,  quoi- 
que souvent  sans  objet  déterminé.  Je  ne  man- 
quois  point  à  mon  lever,  lorsqu'il  faisoit  beau, 
de  courir  humer  sur  la  terrasse  l'air  salubre  et 
frais  du  matin ,  et  planer  des  yeux  sur  l'horizon 
de  ce  beau  lac ,  dont  les  rives  et  les  montagnes 
qui  le  bordent  encliantoient  ma  vue.  Je  ne  trouve 
point  de  plus  digne  hommage  à  la  divinité  que 
cette  admiration  muette  qu'excite  la  contem- 
plation de  ses  œuvres ,  et  ne  s'exprime  point  par 
des  actes  développés.  Je  comprends  comment 
les  habitants  des  villes,  qui  ne  voient  que  des 
murs  et  des  rues ,  ont  peu  de  foi ,  mais  je  ne  puis 
comprendre  comment  des  campagnards,  et  sur- 
tout des  solitaires ,  peuvent  n'en  point  avoir. 
Gomment  leur  ame  ne  s'éléve-t-elle  pas  cent  fois 
le  jour  avec  extase  à  fauteur  des  merveilles  qui 
les  frappent?  Pour  moi,  c'est  sur-tout  à  mon 
lever,  affaissé  par  mes  insomnies,  qu'une  lon- 
gue habitude  me  porte  à  cette  élévation  de  cœur 
qui  n'impose  point  la  fatigue  de  penser.  Mais  il 
faut  pour  cela  que  mes  yeux  soient  frappés  du 
ravissant  spectacle  de  la  nature.  Dans  ma  cham- 
bre ,  je  prie  plus  rarement  et  plus  sèchement  ; 
mais,  à  l'aspect  d'un  beau  paysage,  je  me  sens 


602  LES   CONFESSIO>^S. 

ému  sans  pouvoir  dire  de  quoi.  J  ai  lu  qu'un  saint 
ëvèque ,  dans  la  visite  de  son  diocèse ,  trouva 
une  vieille  femme  qui,  pour  toute  prière,  ne 
savoit  dire  que  O!  et  il  lui  dit:  Bonne  mère, 
continuez  de  prier  toujours  ainsi  ;  votre  prière 
vaut  mieux  que  les  nôtres.  Cette  meilleure  prière 
est  aussi  la  mienne. 

Après  le  déjeuné,  je  me  hâtois  d'écrire  en  re- 
cliijjnant  quelques  malheureuses  lettres,  aspi- 
rant avec  ardeur  au  moment  de  n'en  plus  écrire 
du  tout.  Je  tracassois  quelques  moments  autour 
<le  mes  livres  et  papiers,  pour  les  déballer  et 
arran[;er  plutôt  que  pour  les  lire;  et  cet  arran- 
gement, qui  dcvcnoit  pour  moi  l'œuvre  de  Pé- 
nélope, me  donnoit  le  plaisir  de  muser  quel- 
ques moments,  après  quoi  je  m'en  ennuyois  et 
le  ((uittois  pour  passer  les  trois  ou  quatre  heures 
qui  me  restoient  de  la  matinée  à  l'étude  de  la 
))Otanique,  et  sur-tout  du  système  de  Linn.eus, 
pour  lecpu^l  je  pris  une  passion  dont  jamais  je 
n'ai  pu  bien  me  {ijuérir,  même  après  en  avoir 
senti  le  vide.  Ce  [^rand  ohservateur  est  à  mon 
(^ré  le  seul  avec  Lud\vi}>  (jui  ait  vu  jus(|u'i(i  la 
botaniijue  en  naturaliste  et  en  philosophe;  mais 
il  l'a  trop  étudiée  dans  des  herbiers  et  dans  des 
jardins,  et  j)as  assez  dans  la  nature  elle-même. 
Pour  moi  ,  cpii  prenois  pour  jardin  lile  entière, 
iiitôt  (pie  |a\(ii,s  besoin  de  iaire  ou  vérifier  (piel- 
quc  observation  ,  je  «-ouroisdans  les  bois  ou  dans 
les  prés  ,  mon  livre  sous  le  bras  :  là,  je  me  cou- 
chois  parterre  auprès  de  la  plante  en  question j 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  6o3 

et  cette  méthotle ma  beaucoup  servi  pour  con- 
noître  les  végétaux  dans  leur  état  naturel,  avant 
qu'ils  aient  été  cultivés  et  dénaturés  par  la  main 
des  hommes.  On  dit  que  Fagon,  premier  méde- 
cin de  Louis  XIV,  qui  nommoit  et  connoissoit 
parfaitement  toutes  les  plantes  du  jardin  royal , 
étoit  d'une  telle  ignorance  dans  la  campagne , 
qu'il  n'y  reconnoissoit  plus  rien.  Je  suis  précis 
sèment  le  contraire.  Je  connois  quelque  chose 
à  l'ouvrage  de  la  nature ,  mais  rien  à  celui  du 
jardinier. 

Pour  les  après-dînécs ,  je  les  livrois  totalement 
à  mon  humeur  oiseuse  et  nonchalante ,  et  à 
suivre  sans  régie  limpulsion  du  moment.  Sou- 
vent, quand  l'air  étoit  calme  ,  j'allois  immédia- 
tement en  sortant  de  table  me  jeter  seul  dans 
un  petit  bateau  ,  que  le  receveur  m'avoit  appri.» 
à  mener  avec  une  seule  rame  ;  je  m'avancois  en 
pleine  eau.  Le  moment  où  je  dérivois  me  don- 
noit  une  joie  qui  alloit  jusqu'au  tressaillement, 
et  dont  il  m'est  impossible  de  dire  ni  de  bien 
comprendre  la  cause,  [si  ce  n'étoit  peut-être 
une  fclicitation  secrète  dêtre  en  cet  état  hors 
de  l'atteinte  des  méchants.]  J'crrois  ensuite  seul 
dans  ce  lac,  approchant  quel(|uefois  du  rivage, 
mais  n'y  abordant  jamais.  Souvent  laissant  aller 
mon  bateau  tout-à-fait  à  la  merci  de  lair  et  de 
l'eau,  je  me  livrois  à  des  rêveries  sans  objet,  et 
qui ,  pour  être  stupides  ,  n'en  étoient  pas  moins 
délicieuses.  [Je  m'écriois  parfois  avec  attendris- 
sement :  O  naturel  O  ma  mère!  me  voici  sous 


6o4  l'ES   CONFESSIONS, 

ta  seule  (yarde  ;  il  n'y  a  point  ici  cVliomme  adroit 
et  fourbe  qui  s  interpose  entre  toi  et  moi.  Je 
iu'éloif]fnois  ainsi  jusqu'à  demi-lieue  de  terre  ; 
j  aurois  voulu  que  ce  lac  eut  été  l'océan.]  Cepen- 
dant ,  pour  complaire  à  mon  chien  ,  qui  n'aimoit 
pas  autant  que  moi  les  stations  sur  1  eau,  je  sui- 
vois  d'ordinaire  un  Init  de  promenade,  cétoit 
'  d'aller  débarquer  à  la  petite  ile ,  de  m'y  prome- 
ner une  heure  ou  deux  ,  ou  de  m'étendrc  au  som- 
met du  tertre  sur  le  fjazon,  pour  m  assouvir  du 
plaisir  d'admirer  le  lac  et  ses  environs ,  pour 
examiner  et  dissécpier  toutes  les  lierbes  ([ui  se 
trouvoient  àmaportée,  et  pour  me  bâtir,  comme 
un  autre  llobinson  ,  une  demeure  imaginaire 
dans  cette  petite  île.  Je  m'affectionnai  fortement 
à  cette  butte.  Quand  j'y  pouvois  mener  prome- 
ner Thérèse  avec  la  receveuse  et  ses  sœurs  ,  com- 
me j'étois  lier  d'être  leur  pilote  et  leur  guide  ! 
ISous  y  j)ortâmes  en  pompe  des  lapins  jiour  la 
peupler.  Autre  fête  pour  Jean-Jacques,  Cette  pe- 
tite peuplade  me  rendit  la  petite  ile  encore  plus 
intéressante.  J'y  aiiois  plus  souvent  et  avec  plus 
de  plaisir  depuis  ce  temps-là ,  pour  recheicher 
des  traces  du  progrès  des  nouveaux  habitants. 

A  ces  amusements,  j  en  joignois  un  (jui  me 
rappcloitla  douce  vie  des  Charmettes,  et  auquel 
la  saison  m'invitoit  particulièrenient.  Cétoit  un 
détail  de  soins  rustiijues  j)oin'  la  récolte  des  lé- 
gumes et  des  fruits,  et  que  nous  nous  faisions 
une  fête,  Tliérèse  et  moi,  de  partager  avec  la 
receveuse  et  sa  famille.  Je  me  souviens  qu  un 


Tcmif  i4'. 


PARTIE    II,   LIVRE   XII.  6o5 

Bernois  ,  nommé  M.  Kirkcbergher ,  m  étant  venu 
voir  ,  me  trouva  perché  sur  un  grand  arbre,  un 
sac  attaché  autour  de  ma  ceinture,  et  déjà  si 
plein  de  pommes,  que  je  ne  pouvois  plus  me 
remuer.  Je  ne  lus  pas  fâché  de  cette  rencontre 
et  de  quelques  autres  pareilles.  J'espérois  que  les 
Bernois,  témoins  de  l'emploi  de  mes  loisirs  ,  ne 
songeroient  plus  à  en  troubler  la  tranquillité , 
et  me  laisseroicnt  en  paix  dans  ma  solitude. 
.1  aurois  bien  mieux  aimé  y  être  confiné  par  leur 
volonté  que  par  la  mienne  :  j'aurois  été  plus 
assuré  de  n'y  point  voir  troubler  mon  repos. 

Me  voici  encore  réduit  à  l'un  de  ces  aveux  sur 
lesquels  je  suis  sûr  d'avance  de  l'incrédulité  des 
lecteurs  ,  obstinés  à  juger  toujours  de  moi  par 
eux-mêmes,  quoiquils  aient  été  forcés  de  voir, 
dans  tout  le  cours  de  ma  vie,  mille  affections  in- 
ternes qui  ne  ressembl oient  point  aux  leurs.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  bizarre  est  qu'en  me  refusant  tous 
les  sentiments  bons  ou  indifférents  qu'ils  n'ont 
pas  ,  ils  ne  font  aucune  difficulté  de  m'en  prêter 
de  si  mauvais  qu'ils  ne  sauroient  même  entrer 
dans  un  cœur  d'homme;  ils  trouvent  tout  simple 
de  me  mettre  en  contradiction  même  avec  la  na- 
ture, et  de  flaire  de  moi  un  monstre  tel  qu'il  n'en 
peut  exister.  Bien  d  absurde  ne  leur  paroît  in- 
croyable pourvu  (juil  tende  à  me  noircir;  ils  ne 
s'arment  d'incrédulité  contre  ce  qui  est  extraor- 
dinaire que  lorsqu'il  n'est  pas  criminel. 

Mais,  quoi  (ju'ils  en  puissent  croire  ou  dire, 
je  n'en  continuerai  pas  moins  de  rapporter  fi- 


6o6  LES   CONFESSIONS. 

délemeiit  ce  que  fut,  fit,  et  pensa,  J.  J.  Rous- 
seau ,  sans  expliquer  ni  justifier  la  sinffularité  de' 
ses  sentiments  et  de  ses  idées,  ni  rechercher  si 
d'autres  ont  pensé  comme  lui.  Je  pris  tant  de 
goût  à  rhabitation  de  Tîle  Saint -Pierre,  et  son 
séjour  nie  convenoit  si  parfaitement,  qu'à  force 
d'inscrire  tous  mes  désirs  dans  cette  île,  je  m'en 
fis  un  de  n'eu  sortir  janiais.  Les  visites  que  j  a- 
vois  à  rendre  au  voisinage ,  les  courses  qu'il  me 
faudroit  faiie  à  iSeuchàtel , à  Bienne,  à  Yverdun, 
àNidau,  fatiguoient  déjà  mon  imagination;  un 
jour  à  passer  hors  de  liJe  me  paroissoit  retran- 
ché de  mon  honheur;  et  sortir  de  l'enceinte  de  ce 
lac  étoit  pour  moi  sortir  de  mon  élément.  D  ail- 
leurs Icxpérience  du  passé  m'avoit  rendu  crain- 
lii".  llsuffisoit  que  quelque  bien  Hattât  mon  cœur 
pour  que  je  dusse  m'attendre  à  le  perdre  ,  et  l'ar- 
dent désir  de  (inir  mes  jours  dans  cette  île  étoit 
inséparable  de  la  crainte  d  être  forcé  d'en  sortir. 
J'avois  pris  l'habitude  d'aller  les  soirs  m'asseoir 
sur  la  grève ,  sur-tout  quand  le  lac  étoit  agité. 
Je  sentois  un  plaisir  singulier  à  voir  les  Ilots  se 
briser  à  mes  pieds;  je  m'en  laisois  fimajje  du 
tumulte  du  monde  et  de  la  paix  de  mon  habita- 
tion, et  je  m'attendrissois  quelquefois  à  cette 
douce  idée  ,  au  point  de  sentir  i\c^  larmes  couler 
de  mes  yeux.  Ce  repos,  dont  je  jouissois  avec 
passion  ,  n'étoit  troublé  que  par  l'inquiétude  de 
le  perdre;  mais  cette  in<juiélude  albiii  au  point 
d  en  altérer  toute  la  douceur.  .\c  sentois  ma  si- 
tuation si  précaire,  (pie  je  n'osois  y  conq)ter.  Ah! 


PARTIE    II,    LIVRE   XII.  607 

que  je  cliangerois  volontiers,  me  disois-je  ,  la  li- 
berté de  sortir  d'ici,  dont  je  ne  me  soucie  point, 
avec  l'assurance  d'y  pouvoir  rester  toujours  !  Au 
lieu  de  n'y  être  que  par  grâce  ,  que  n'y  suis-je  par 
force!  Ceux  qui  ne  font  que  m'y  souffrir  peuvent 
à  chaque  instant  m'en  chasser  ;  [etpuis-je  espé- 
rer que  mes  persécuteurs  ,  m'y  voyant  heureux, 
m'y  laissent  continuer  de  l'être.'  Ah  !  ]  c'est  peu 
qu'on  me  permette  d'y  vivre,  je  voudrois  qu'on 
m'y  condamnât  ;  et  je  voudrois  être  contraint 
d'y  rester,  pour  ne  l'être  pas  d'en  sortir.  Je  jetois 
un  œil  d'envie  sur  l'heureux  Micheli  Ducret ,  qui, 
tranquille  au  château  d'Arherg,  n'avoit  eu  qu'à 
vouloir  être  heureux  pour  l'être.  Enfin  ,  à  force 
de  me  livrer  à  ces  réflexions,  et  aux  pressenti- 
ments inquiétants  des  nouveaux  orages  toujours 
prêts  à  fondre  sur  moi ,  j  en  vins  à  désirer,  mais 
avec  une  ardeur  incroyable,  qu'au  lieu  de  tolérer 
seulement  mon  habitation  dans  cette  île,  on  me 
la  donnât  pour  prison  perpétuelle;  et  je  puis  ju- 
rer que  s'il  n'eût  tenu  qu'à  moi  de  m'y  faire  con- 
damner je  l'aurois  fait  avec  la  plus  grande  joie  , 
préférant  mille  fois  la  nécessité  d'y  passer  le  reste 
de  ma  vie  au  danger  d'en  être  expulsé. 

Cette  crainte  ne  demeura  pas  long  -  temps 
vaine:  au  moment  où  je  m'y  attendois  le  moins, 
je  reçus  une  lettre  de  M.  le  bailli  de  Nidau,  dans 
le  gouvernement  duquel  étoit  l'île  de  Saint- 
Pierre,  par  laquelle  il  m'intimoit,  de  la  part  de 
leurs  excellences ,  l'ordre  de  sortir  de  l'île  et  de 
leurs  états.  Je  crus  rêver  en  la  lisant.  Rien  de 


C)oS  LES   CONFESSIO^'S. 

moins  naturel,  rien  de  moins  raisonnai )le,  de 
moins  prévu  même,  quun  pareil  ordre;  ear  j  a- 
vois  plutôt  rOj"[ardé  mes  secrets  pressentiments 
comme  les  inquiétudes  d  un  homme  elïarouché 
par  ses  malheurs,  que  comme  une  prévoyance 
qui  pût  avoir  le  moindre  fondement.  T.es  me- 
sures que  j'avois  prises  pour  m'assurcr  de  l'aj^ré- 
inent  tacite  du  souverain  ,  la  tran([uiililL'  avec 
laquelle  on  m'avoit  laissé  faire  mon  établisse- 
ment, les  visites  de  plusieurs  Bernois,  et  du 
bailli  de  iSidau  lui-même,  cpii  m  avoit  comblé 
d'amitié  et  de  prévenances  ,  la  rigueur  de  la  sai- 
son ,  dans  laquelle  il  étoit  barbare  d'expulser  un 
homme  infirme  ,  tout  me  fit  croire,  avec  beau- 
coup de  gens,  qu'il  y  avoit  quehpie  malenten- 
du dans  cet  ordre,  et  que  les  malintentionnés 
avoient  pris  exprès  le  temps  des  vendanj^cs  et 
de  riniré([uence  du  sénat  poiu'  me  porter  brus- 
quement ce  coup. 

Si  j'avois  écouté  ma  première  indignation  ,  je 
serois  parti  sur-le-champ.  Mais  où  aller?  Que  de- 
venir à  l'entiée  de  l'hiver,  sans  but ,  sans  piépa- 
ratif  ,sans  conducteur ,  sans  voiture?  A  mt>insdc 
laisser  tout  à  l'abandon ,  mes  papiers ,  mes  effets, 
toutes  mes  affaires,  il  me  falloit  un  temps  pour 
y  poiuvoir  ,  et  il  n'étoit  pas  dit  dans  l'ordre  si  on 
m  en  laissoit  ou  non.  La  coMlinuitc  t\vs  niailicuis 
conniHiicoii  d  altérer  mon  courage.  Pour  la  pre- 
mière fois  je  sentis  ma  fierté  naturelle  flét^hir 
sous  le  joug  de  la  nécessite;  et,  malgn*  les  mur- 
mures de  mou  ca:iu',  il  fallut  m  abaisser  à  de- 


PARTIE    II,   LIVRE   XII.  609 

mander  un  délai.  C'étoit  à  M.  de  Graffenried, 
qui  nVavoit  envoyé  l'ordre,  que  je  m'adressai 
pour  le  faire  interpréter.  Sa  lettre  porioit  une 
très  vive  improbation  de  ce  même  ordre ,  qu'il 
ne  m'intimoit  qu'avec  le  plus  vif  re^o^ret  ;  et  les 
témoignages  de  douleur  et  d'estime  dont  elle 
étoit  remplie  me  sembloient  autant  d'invitations 
bien  douces  de  lui  parler  à  cœur  ouvert  ;  je  le  fis. 
Je  ne  doutois  pas  même  que  ma  lettre  ne  fît  ou- 
vrir les  yeux  à  ces  hommes  iniques  sur  leur  bar- 
barie, et  que,  si  l'on  ne  révoquoit  pas  un  ordre 
si  cruel ,  on  ne  m'accordât  du  moins  un  délai 
raisonnable  et  peut-être  l'hiver  entier ,  pour  me 
préparer  à  la  retraite  et  pour  en  choisir  le  lieu. 
En  attendant  la  réponse,  je  me  mis  à  réflé- 
chir sur  ma  situation  et  à  délibérer  sur  le  parti 
que  j'avois  à  prendre.  Je  vis  tant  de  difficultés 
de  toutes  parts ,  le  chagrin  ni  avoit  si  fort  affec- 
té, et  ma  santé  en  ce  moment  étoit  si  mauvaise, 
que  je  me  laissai  tout-à-fait  abattre,  et  que 
l'effet  de  mon  découragement  fut  de  ni'ôter  le 
peu  de  ressources  qui  pouvoient  me  rester  dans 
l'esprit ,  pour  tirer  le  meilleur  parti  possible  de 
ma  triste  situation.  En  c[uelque  asile  que  je  pusse 
me  réfugier ,  je  ne  pouvois  me  soustraire  à  au- 
cune des  deux  manières  qu'on  avoit  prises  de 
m'expulser;  lune  en  soulevant  contre  moi  la 
populace  par  des  manœuvres  souterraines,  l'au- 
tre en  me  chassant  à  force  ouverte,  sans  en  dire 
aucune  raison.  Je  ne  pouvois  donc  compter  sur 
aucune  retraite  assurée  ,  à  moins  de  laller  clier- 


6iO  LES   CONFESSIOISS. 

cher  plus  loin  que  mes  forces  et  la  saison  ne  scm- 
bloient  me  le  permettre.  Tout  cela  me  rame- 
nant à  lidéc  dont  je  v^nois  de  ni'occuper ,  j'osai 
désirer  et  proposer  qu'on  voulût  plutôt  disposer 
de  moi  dans  une  captivité  perpétuelle,  que  de 
me  lairc  errer  incessamment  sur  la  terre  en 
m'expulsant  successivement  de  tous  les  asiles 
que  j  aurois  choisis.  Deux  jours  après  ma  pre- 
mière lettre,  j  en  écrivis  une  seconde  à  ]M.  de 
Gralfcnried  ,  pour  le  prier  d'en  faiie  la  proposi- 
tion à  leurs  excellences.  La  réponse  de  Berne  à 
lune  et  à  l'autie  fut  un  ordre  couru  daus  les 
termes  les  plus  durs  de  sortir  de  lile  et  de  tout 
le  territoire  médiat  et  immédiat ,  dans  l'espace 
de  vin{jt-(iuatre  heures  ,  el  de  n'y  rentrer  jamais, 
sous  les  [dus  (^rièves  peines. 

Ce  moment  fut  aifi  eux.  Je  me  suis  trouvé  sou- 
vent dans  de  pires  anjjoisses,  jamais  dans  un 
plus  f^rand  eml)arra5.  Mais  ce  (jui  maflli{]ea  le 
plus  fut  d'être  forcé  de  renoncer  au  |)rojei  (|ui 
m  a  voit  fait  désirer  de  passer  Ihiver  dans  1  lie. 
Il  est  temps  de  rapporter  l'anecdote  fatale  (|ui  a 
mis  le  comble  à  mes  désastres,  et  (jui  a  entraîne 
dans  ma  ruine  un  peuple  infortuné  ,  dont  les 
naissantes  vertus  promettoi<  iit  déjà  dijjaler  un 
jour  celles  de  Sparte  et  de  Home. 

Javois  parlé  des  Corses  daus  le  Contrat  social 
comme  dun  peuple  neuf,  le  seul  de  ILurope 
<|ui  ne  fût  pas  usé  pour  la  lé{]islatiou  ;  et  j  avois 
marqué  la  fjraftde  espérance  <|u On  dcvoit  avoir 
d'im  tel  peuple,  s  il  avoit  le  bonheur  de  trouver 


i 


PARTIE    II,    LIVRE   XII.  6lt 

tin  sage  instituteur.  Mon  onvrafre  fut  lu  par  quel* 
ques  Corses  qui  furent  sensibles  à  la  manière 
dont  je  parlois  d'eux  ,  et  le  cas  où  ils  se  trou- 
voient  de  travailler  à  rétablissement  de  leur  ré- 
publique fit  son(>er  à  leurs  chefs  à  me -demander 
mes  idées  sur  cet  important  ouvraf^e.Un  M.  Rut- 
tafuoco ,  d'une  des  premières  familles  du  pays, 
et  capitaine  en  France  dans  Royal-Italien  ,  m'é- 
crivit à  ce  sujet  plusieurs  lettres,  et  me  fournit 
beaucoup  de  pièces  que  je  lui  avois  demandées 
pour  me  mettre  au  fait  de  l'histoire  de  la  nation 
et  de  l'état  du  pays.  M.  Paoli  m'écrivit  aussi 
plusieurs  fois  ;  et,  quoique  je  sentisse  urie  pa- 
reille entreprise  au-dessus  de  mes  forces  ,  je  crus 
ne  pouvoir  les  refuser  pour  concourir  à  une 
si  grande  et  belle  œuvre,  lorsque  j'aurois  pris 
toutes  les  instructions  dont  j'avois  besoin  pour 
cela.  Ce  fut  dans  ce  sens  que  je  répondis  à  l'un 
et  à  l'autre ,  et  cette  correspondance  continua 
jusqu'à  mon  départ. 

Précisément  dans  le  même  temps  j  appris  que 
la  France  cnvoyoit  des  troupes  en  Corse  ,  et 
qu'elle  avoit  fait  un  traité  avec  les  Génois.  Ce 
traité ,  cet  envoi  de  troupes ,  m'in(piiétèrent  ;  et, 
sans  m'imaginer  encore  avoir  aucun  ra])port  à 
tout  cela  ,  je  jugeois  impossible  et  ridicule  de 
travailler  à  un  ouvrage  qui  demande  un  aussi 
profond  repos  (|ue  l'institution  d'un  peuple,  au 
moment  où  il  alloit  ])(Mit-être  être  subjugué.  Je 
ne  cachai  pas  mes  inquiétudes  à  M.  Buttafuoco , 
qui  me  rassura  par  la  certitude  que,  s'il  y  avoit 

39. 


6l2  LES  CONFESSIONS, 

dans  ce  traité  des  choses  contraires  à  la  lil)erlé 
de  sa  nation,  un  aussi  hon  citoyen  que  lui  ne 
resteroit  pas ,  comme  il  iaisoit ,  au  service  de 
France.  En  effet ,  son  zèle  pour  la  législation  des 
Corses  ,  et  ses  étroites  liaisons  avec  M.  Paoli ,  ne 
pouvoient  me  laisser  aucun  soupçon  sur  son 
compte  ;  et  quand  j  appris  qu'il  Iaisoit  de  Iré- 
qiients  voyages  à  Versailles  et  à  Fontainchlcau, 
et  qu  il  avoit  des  relations  avec  M.  de  Clioiscul , 
je  n'en  conclus  autre  chose  sinon  qu'il  avoit  sur 
les  véritables  intentions  de  la  cour  de  France 
des  sûretés  qu  il  me  laissoit  entendre,  mais  sur 
lesquelles  il  ne  vouloit  pas  s  expli(juer  ouverte- 
ment par  lettres. 

Tout  cela  me  rassuroit  en  partie.  Cependant, 
ne  comprenant  rien  à  cet  envoi  de  troupes  Iran- 
çoises  ,  et  ne  ])ouvant  raisonnahlcment  ])ens(  r 
quelles  fussent  là  pour  protéger  la  liherlé  des 
Corses  ,  qu'ils  étoient  bien  en  état  de  défendre 
seuls  contre  les  Génois  ,  je  ne  pouvois  me  tran- 
quilliser parfaitement  ni  me  mêler  tout  de  bon 
de  la  législation  proposée  ,  jnsqu  a  ce  (jne  j  eusse 
des  preuves  solitles  que  tout  cela  n  étoit  pas  un 
jeu  pour  se  moquer  de  moi.  .l'aurois  extrême- 
ment désiré  une  entrevue  avec  M.  liuttafuoco; 
c'étoit  le  seul  moyen  den  tirer  les  éclaircisse- 
ments dont  j'avois  besoin.  11  me  la  lit  csjx  rc  iim 
moment  ,  et  je  lattendois  ;»vee  la  plus  giande 
impatience.  Four  lui,  je  ne  sais  s'il  en  avoit  vé- 
ritablement le  j)rt>jet  ;   mais,  «punid  il  lauroit 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  6l3 

cil ,  mes  désastres  mauroicnt  cnipêehé  d'en  pro-- 
fîter. 

Plus  je  mcditois  sur  l'entreprise  proposée , 
plus  j'avançois  dans  l'examen  des  pièces  que  j'a- 
vois  reçues  ,  et  plus  je  sentois  la  nécessité  d'étu- 
dier de  près  ,  et  le  peuple  qu  il  s'agissoit  d  insti- 
tuer,  et  le  sol  qu'il  habitoit ,  et  tous  les  rapports 
par  lesquels  il  lui  falloit  approprier  cette  insti- 
tution..Je  sentis  qu'il  m'étoit  impossible  d'acqué- 
rir de  loin  toutes  les  lumières  nécessaires  pour 
me  guider.  Je  l'écrivis  à  M.  Buttafuoco  ;  il  le  sen- 
tit lui-même  :  et  si  je  ne  formai  pas  précisément 
la  résolution  de  passer  en  Corse ,  je  m'occupai 
beaucoup  des  moyens  de  faire  ce  voyage.  J'en 
parlai  à  M.  Dastier,  qui  ayant  autrefois  servi 
dans  cette  île  ,  sous  M.  de  Maillebois  ,  devoit  la 
connoîtrc.  Il  n'épargna  rien  pour  me  détourner 
de  ce  dessein  ;  et  j'avoue  que  la  peinture  affreuse 
qu'il  me  fit  des  Corses  et  de  leur  pays  refroidit 
beaucoup  le  désir  que  j'avois  d'aller  vivre  au 
milieu  d'eux. 

Mais  quand  les  persécutions  de  Motiers  me  fi- 
rent songer  à  quitter  la  Suisse ,  ce  désir  se  ranima 
par  lespoir  de  trouver  enfin  cbez  ces  insulaires 
le  repos  qu'on  ne  me  laissoit  nulle  part.  Une 
chose  seulement  m'effarouchoit  sur  ce  voyage; 
c'étoit  l'inaptitude  et  l'aversion  que  j'eus  tou- 
jouis  pour  la  vie  active  à  laquelle  j'allois  être 
condamné.  Fait  pour  méditer  à  loisir  dans  la  sa 
litude,  je  ne  l'étois  point  pour  parler ,  agir,  trai- 


\ 


6l4  Lt:S   CONFESSIONS. 

ter  d'affaires  avec  les  hommes.  La  nature,  qui 
m'avoit  donné  le  premier  talent ,  m'a  voit  refusé 
l'autre.  Cependant  je  sentois  que ,  même  sans 
prendre  part  directement  aux  affaires puhlifjues, 
je  serois  nécessité,  sitôt  c|uc  je  serois  en  Corse, 
de  me  livrer  à  l'empressement  du  peuple,  et  de 
conférer  très  souvent  avec  les  chefs.  L'ohjet  mê- 
me de  mon  voyage  exif^^eoit  qu'au  lieu  de  cher- 
cher la  retraite,  je  cherchasse,   au  sein  de  la 
nation  ,  les  lumières  dont  j'avois  hcsoin.  Il  étoit 
clair  que  je  ne  pourrois  plus  disposer  de  moi- 
même,  et  ({n'entraîné  malfifré  moi  dans  un  toin- 
])illon  jjour  h-qucl  je  n'étois  point  ne  j  v  mène- 
rois  une  vie  toute  contraire  à  mon  î;oût  ,  et  ne 
m'y  montrerois  qu'à  mon  désavantafie.  Je  pré- 
voyois  que,  soutenant  mal  par  ma  présence  l'o- 
pinion de    capacité  (juavoient  jui  leur  donner 
mes  livres  ,  je  me  décréditerois  chez  les  (torses, 
ctpenlro's,  autant  à  leur  préjudice  qu  au  mien, 
la  confiance  qu'ils  m  a  voient  donnée  ,  et  sans  la- 
quelle je  ne  pouvois  faire  avec  succès  l'œuvre 
qu'ils  attendoient  de  moi.  .l'etois  sûr  qu'en  sor- 
tant ainsi  de  ma  sphère  je  leur  deviendrois  inu- 
tile, et  me  rend  rois  maliieureux. 

Tourmenté,  ])attu  d'oraf;es  de  toute  espèce , 
fati{];ué  de  voya^ifcs  et  de  persécutions  depuis  plu- 
sieurs aniH'es,  je  sentois  viven)ent  le  h«"soin  (hi 
repo3,  dont  mes  harhares  ennemis  sétoieni  lait 
un  jeu  de  me  priver  ;  je  soupirois  après  cette  ai- 
mable oisiveté,  après  cette  douce  quiétude  d'es- 
prit et  de  corps  que  j'avois  tant  convoiic'e,  et  à 


PARTIE   II,   LIVRE  XII.  6l5 

laquelle,  revenu  des  chimères  de  l'amour  et  de 
Tamitié  ,  mon  cœur  bornoit  sa  félicité  suprême. 
Je  n'envisageois  qu'avec  effroi  les  travaux  que 
j'allois  entreprendre,  la  vie  tumultueuse  à  la- 
quelle j'allois  me  livrer;  et  si  la  grandeur,  la 
beauté,  l'utilité  de  l'objet  animoient  mon  cou- 
rage, l'impossibilité  de  payer  de  ma  personne 
avec  succès  me  l'ôtoit  absolument.  Vingt  ans  de 
méditation  profonde  à  part  moi  m'auroient 
moins  coûté  que  six  mois  d'une  vie  active  ail 
milieu  des  hommes  et  des  affaires ,  et  certain  d'y 
mal  réussir. 

Je  m'avisai  d  un  expédient  qui  me  parut  pro- 
pre à  tout  concilier.  Poursuivi  dans  tous  mes 
refuges  par  les  menées  souterraines  de  mes  se- 
crets persécuteurs ,  et  ne  voyant  plus  que  la  Corse 
où  je  pusse  espérer  ,  pour  mes  vieux  jours,  le 
repos  qu'ils  ne  vouloient  me  laisser  nulle  part, 
je  résolus  de  m'y  rendre  avec  les  directions  de 
Buttafuoco  ,  aussitôt  que  j'en  aurois  la  possibi- 
lité, mais,  pour  y  vivre  tranquille,  de  renoncer, 
du  moins  en  apparence,  au  travail  de  la  législa- 
tion, et  de  me  borner  ,  pour  payer  en  quelque 
sorte  à  mes  hôtes  leur  hospitalité,  à  écrire  sur 
les  lieux  leur  hi5itoire,sauf  à  prendre  sans  bruit 
les  instructions  nécessaires  pour  leur  devenir 
plus  utile  après  le  départ  des  troupes  françoises, 
si  je  voyois  jour  à  y  réussir.  En  commençant 
ainsi  par  ne  m'engager  à  rien  ,  j'espérois  êtreea 
état  de  méditer  en  secret  et  plus  à  mon  aise  un 
plan  qui  put  leur  convenir  ,  et  cela  sans  renon- 


6i6  LES  coînfessio:n'5. 

cer  beaucoup  à  ma  chère  solitude  ,  ni  prendre 
un  genre  de  vie  qui  me  mettoit  au  supplice  ,  et 
dont  je  navois  pas  le  talent. 

IMais  ce  Yoyage  dans  ma  situation  n  ctoit  pas 
une  chose  aisée  à  exécuter.  A  la  manière  dont 
M.  Dastier  mavoit  parlé  de  la  Corse,  je  n'y  de- 
vois  trouver  des  plus  simples  commodités  de  la 
vie  que  celles  que  j'y  porterois  :  linge  ,  habits  , 
vaisselle,  batterie  de  cuisine  ,  j)apicr,  livres,  il 
falloit  tout  porter  avec  soi.  Pour  m'y  transplan- 
ter avec  ma  gouvernante,  il  falloit  franchir  les 
Alpes,  et,  dans  un  trajet  de  deux  cents  lieues  , 
traîner  à  ma  suite  tout  un  bagage  ;  il  falloit  trou- 
ver le  passage  libre  à  travers  les  états  de  plu- 
sieurs souverains  ;  et ,  sur  le  ton  donné  par  toute 
l'Europe,  je  devois  naturellement  m  attendre  , 
après  mes  malheurs ,  à  trouver  par-tout  des  ob- 
stacles et  à  voir  chacun  se  faire  un  honneur  de 
m'accablcr  de  <}ueh[ue  nouvelU; disgrâce,  et  vio- 
ler avec  moi  tous  les  droits  tics  gens  et  de  1  hu- 
manité. Les  frais  immenses  ,  les  fatigues,  les 
risques  d'un  pareil  voyage,  m'obligeoient  d'en 
prévoir  d'avance  et  d'en  bien  peser  toutes  les  dif- 
ficultés. L  idée  de  me  trouver  enfin  seul ,  sans 
ressource  ,  et  loin  de  toutes  mes  connoissanccs, 
à  la  merci  de  ce  peuple  leroee  et  demi-sauvage , 
tel  que  me  le  dépeignoit  M.  Dastier,  étoit  bien 
proj)re  à  me  faire  rêver  sur  une  résolution  pa- 
reille avant  de  l'cxécnt»  r.  Je  d(>-;ii;u  passionné- 
ment une  entrevue  avecbuttaluoco  pourconfé— 


PARTIE    n,    LIVRE   XII.  617 

rer  avec  lui  sur  tout  cela;  et  comme  il  m'en 
avoit  donné  l'espérance,  j'attendois  qu'il  la  rem- 
plît pour  prendre  tout-à-fait  mon  parti. 

Tandis  que  je  balançois  ainsi,  \inrent  les  per- 
sécutions de  Motiers ,  qui  me  forcèrent  à  la  re- 
traite. Je  n'étois  pas  prêt  pour  un  long  voyage, 
bien  moins  encore  pour  celui  de  Corse.  J'atten- 
dois des  nouvelles  de  Buttafuoco;  je  me  réfugiai 
dans  l'île  de  Saint  -  Pierre  ,  d  où  je  fus  chassé  à 
lentrée  de  l'hiver,  comme  j'ai  dit  ci-devant.  Les 
Alpes  couvertes  de  neiffc  rendoient  alors  pour 
moi  cette  émigration  impraticable,  [sur-tout 
avec  la  précipitation  qu'on  me  prescrivoit.  11  est 
vrai  que  l'extravagance  d'un  pareil  ordre  le  rcn- 
doit  impossible  à  exécuter:  car  du  milieu  de  cette 
solitude  enfermée  au  milieu  des  eaux,  n'ayant 
que  vingt-quatre  heures  depuis  l'intimation  de 
l'ordre  pour  me  préparer  au  départ ,.  pour  trou- 
ver bateaux  et  voitures  pour  sortir  de  lîle  et  de 
tout  le  territoire  ;  quand  j'aurois  eu  des  ailes  ^ 
j'aurois  eu  peine  à  pouvoir  obéir.  Je  l'écrivis  à 
M.  le  bailli  de  Nidau ,  en  répondant  à  sa  lettre  ^ 
et  je  m'empressai  de  sortir  de  ce  pays  d'iniquité. 
Voilà  comment]  il  fallut  renoncer  à  mon  projet 
chéri.  N'ayant  pu ,  dans  mon  découragement , 
obtenir  quoii  disposât  de  moi,  sur  finvitation 
de  milord-maréchal ,  je  n>c  déterminai  pour  le 
voyage  de  Berlin ,  laissant  Thérèse  hiverner  à 
l'île  de  Saint-Pierre,  avec  mes  effets  et  mes  livres, 
et  mettant  mes  papiers  en  dépôt  dans  les  mains 


6l(S  LES   CONFESSIONS. 

de  M.  (lu  Peyrou.  [Je  fis  une  telle  diligence  (i) , 

que,  dès  le  lendemain  matin  ,  je  partis  de  1  Ile 

et  me  rendis  à  Bienne  encore  avant  midi.  Peu 

s'en   fallut  (|ue  je  n'y  terminasse  mon  voyage 

par  un  incident  dont  le  récit  ne  doit  pa*  être 

omis. 

Sitôt  que  le  bruit  s'étoit  répandu  que  javois 
ordre  de  quitter  mon  asile,  j'eus  une  afHuence 
de  visites  du  voisinage,  et  sur-tout  de  Bernois 
qui  venoient  avec  la  plus  détestable  fausseté  me 
llagorncr  ,  m  adoucir  ,  et  me  protester  qu'on 
avoit  pris  le  njoment  des  vacances  et  de  linfré- 
quencc  du  sénat  pour  minuter  et  m  intimer  cet 
ordre ,  contre  lequel  ,  disoient-ils  ,  tout  le  Deux- 
cent  fut  indigné.  Parmi  ce  tas  de  consolateurs, 
il  en  vint  (piebjues  uns  de  la  ville  de  liicnne, 
petit  état  libre  enclavé  dans  celui  de  Berne,  et 
entre  autres  un  jeune  bomme,  appelé  Wildre- 
met ,  dont  la  famille  tenoit  le  premier  rang,  et 
avoit  le  principal  crédit  dans  cette  petite  ville. 
Wildremet  me  conjura  vivement,  au  nom  de  ses 
concitoyens,  de  cboisir  ma  retraite  au  milieu 
d'eux,  m'assurant  qu'ils  desiroient  avec  empres- 
sement de  m  y  recevoir,  cpi  ils  se  feroient  une 

(i)  Tout  ce  fjui  est  enfermé  entre  deux  rrorhefs,  «le- 
puis  ces  mots,  Je  fis  une  telle  diligence,  etc.  ,  iusqu'à 
ceux-ci,  marquant  mon  nouK'eau  désastre,  ne  se  trouve 
point  dans  le  ui;uiu>-rrit  au(of;r;»plie.  dans  lequel,  après 
ces  mots ,  dans  les  mains  de  M.  du  Pe)  rou  ^  on  lit  de  suite 
ceux-ci  (  de  la  page  0^4  ) ,  On  verra  dans  ma  troisième 
partie^  etc. 


PARTIE    II,   LIVRE   XII.  619 

gloire  et  un  devoir  de  m'y  faire  oublier  les  per- 
sécutions que  j'avois  souffertes  ,  que  je  n'avoià 
à  craindre  chez  eux  aucune  influence  des  Ber- 
nois, que  Bienne  étoit  une  ville  Iil)re,  qui  ne  re- 
cevoit  des  lois  de  personne  ,  et  que  tous  les  ci- 
toyens étoient  unanimement  déterminés  à  n'é- 
couter aucune  sollicitation  qui  me  fût  contraire. 

Wildremet  vf>yaiit  qu'il  ne  m'ébranloit  pas, 
se  fit  appuver  de  plusieurs  autres  personnes, 
tant  de  Bienne  et  des  environs  que  de  Berne 
nicme,  et  entre  autres,  du  mèmeKirkebcr[jher, 
dont  j'ai  parlé ,  qui  m'avoit  recherché  depuis  ma 
retraite  en  Suisse,  et  que  ses  talents  et  ses  prin- 
cipes me  rendoient  intéressant.  Mais  des  solli- 
citations moins  prévues  et  plus  prépondérantes 
furent  cebes  de  M.  Barthès  ,  secrétaire  d'ambas- 
sade de  France,  qui  vint  me  voir  avec  Wildre- 
met, m'exhorta  fort  de  me  rendre  à  son  invita- 
tion ,  et  m'étonna  par  l'intérêt  vif  et  tendre  qu'il 
paroissoitprendreàmoi.  Je  ne  connoissois  point 
du  tout  M.  Barthès;  cependant  je  le  voyois  met- 
tre à  ses  discours  la  cbaleur,  le  zèle  de  l'amitié; 
etje  voyois  qu'il  luiteiioit  véritablement  au  c.eur 
de  me  persuader  de  m'établir  à  Bienne.  Il  me  fit 
l'éloge  le  plus  pompeux  de  cette  ville  et  de  ses 
habitants,  avec  lesquels  il  se  montroit  si  inti- 
mement lié,  qu'il  les  a[)pela  plusieurs  fois  de- 
vant moi  ses  patrons  et  ses  pères. 

Cette  démarche  de  Barthès  me  dérouta  dans 
toutes  mes  conjectures.  J'avois  toujours  soup-» 
conné   iNÎ.  de  Choiscul  d'être  l'auteur  racbc  do 


620  LES    CONFESSIO>'S. 

toutes  les  persécutions  quej  éprouvois  en  Suisse. 
I^a  conduite  du  résident  de  France  à  Genève , 
cellederambassadeuràSoleure,necon{irmoient 
que  trop  ces  soupçons;  je  vovois  la  France  in- 
fluer en  secret  sur  tout  ce  qui  niarrivoit  à  Berne, 
à  Genève,  à  Neucliâtel;  et  je  ne  croyois  avoir  en 
France  aucun  ennemi  puissant  que  le  seul  duc 
de  Choiseul.  Que  pouvois-je  donc  penser  de  la 
visite  tle  Barthès,  et  du  tendre  intérêt  (pi  il  pa- 
raissoit  prendre  à  mon  sort  ?  Mes  malheurs  n'a- 
voicnt  pas  encore  détruit  cette  confiance  natu- 
relle à  mon  cœur,  et  1  expérience  ne  mavoit  pas 
encoreappris  à  voir  par-tout  des  embûches  sous 
les  caresses.  Je  cherchois  avec  surprise  la  raison 
de  cette  bienveillance  de  Barthès  ;  je  n'étois  pas 
assez  sot  pour  croire  qu  il  lit  cette  démarche  de 
son  chef;  j'y  voyois  une  publicité  ,  et  même  une 
affectation  qui  marquoit  une  intention  cachée; 
et  j'étois  bien  éloi{^né  travoir  jamais  trouvé  dans 
tous  ces  petits  ajjents  subaUcrnes  cette  intré|)i- 
dité  fjénéreuse  qui,  dans  un  poste  seml)hd)lc, 
avoit  souvent  fait  bouillonner  mon  cœur. 

J'avois  autrefois  un  peu  connu  le  chevalier  de 
Beauteville  chv/.  M.  dv  Luxcmbour{;;  il  mavoit 
témoifjné  quelque  bienveillance;  depuis  son  am- 
bassade, il  m'avoitcncore  donné  qnehjues  sif^nrs 
de  souvenir,  et  mavoit  même  fait  invitera  I  aller 
voir  à  Soleure  :  luvilaliou  dont,  sans  m'y  ren- 
(he,  j'avois  élc  IoiicIk",  n  av;Mit  pas  accoutumé 
tlêtre  traité  si  honuêtemeni  parles  j;ensen  plact  i 
Je  présumai  que  M.  de  lîeautcville,  forcé  desui- 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  62Ï 

vre  ses  instructions  en  ce  qui  regardoit  les  af- 
faires de  Genève,  nie  plaignant  cependant  dans 
mes  malheurs,  m'a  voit  ménagé,  par  des  soins 
particuliers  ,  cet  asile  de  Bicnne  pour  y  pouvoir 
vivre  tranquille  sous  ses  auspices.  Je  fus  sensible 
à  cette  attention,  mais  sans  en  vouloir  profiter  ; 
et,  déterminé  tout-à-fait  au  voyage  de  Berlin, 
j'aspirois  avec  ardeur  au  moment  de  rejoindre 
milord-maréchal,  persuadé  que  ce  n'étoit  plus 
qu  auprès  de  lui  que  je  trouverois  un  vrai  repos 
et  un  bonheur  durable. 

A  mon  départ  de lîle ,  Kirkebergher  m'accom- 
pagna jusqu  à  Bienne.  J'y  trouvai  Wildremet  et 
quelques  autres  Biennois  qui  m'attendoient  à  la 
descente  du  bateau.  Nous  dînâmes  tous  ensem- 
ble à  lauberge;  et ,  en  y  arrivant ,  mon  premier 
soin  fut  de  faire  chercher  une  chaise,  voulant 
partir  dès  le  lendemain  matin.  Pendant  le  dîner, 
ces  messieurs  reprirent  leurs  instances  pour  me 
retenir  parmi  eux,  et  cela  avec  tant  de  chaleur 
et  des  protestations  si  touchantes  que  ,  malgré 
toutes  mes  résolutions,  mon  cœur,  qui  n'a  ja- 
mais su  résister  aux  caresses,  se  laissa  émouvoir 
aux  leurs  :  sitôt  quils  me  virent  ébranlé,  ils  re- 
doublèrent si  bien  leurs  efforts,  qu'enfin  je  me 
laissai  vaincre,  et  consentis  de  rester  à  Bienne, 
au  moins  jusqu'au  printenqDs  prochain. 

Aussitôt  Wildremet  se  pressa  de  me  pourvoir 
d'un  logement,  et  me  vanta  comme  une  trou- 
vaille une  vilaine  petite  chambre  sur  un  derrière 
au  troisième  étage,  donnant  sur  une  cour,  où 


622  LÈS   CONFESSIO>-S. 

j'avois  pour  verrai  Ictalaj^e  dos  peaux  puantos 
d'un  chaiiKj^seur.  Mon  hôteétoit  un  petit honinu' 
de  basse  mine  et  passal)lenicnt  fripon  ,  quej'ap- 
jiris  le  lendemain  être  dc-hauelic,  joueur,  et  en 
fort  mauvais  prédicameiit  dans  le  ipiartier;  il 
ii'avoit  ni  femme,  ni  eiiîaiils,  ni  domestiques; 
et  tristement  reclus  dans  ma  ciiand)re  solitaire, 
j'étois,  dans  le  plus  liant  pays  du  montle,  loj^é 
de  manière  à  périr  de  mélancolie  en  peu  dejours. 
Ce  qui  m'affecta  le  plus,  mal{jré  tout  ve  qu'on 
m'avoit  dit  de  rempressemcnt  des  hahitanls  à 
me  recevoir,  fut  de  n'apercevoir,  en  passant  dans 
les  rues,  rien  d'honnête  envers  moi  dans  leurs 
manières,  ni  d'oblifi^ant  dans  leurs  refjards.  .Vé- 
tois  pourtant  tout  déterminé  à  rester  là,  quand 
j'appris,  vis,  et  sentis  même  dès  le  jour  suivant 
tni'il  y  avoit  dans  la  ville  une  fermentation  ter- 
rible à  mon  éjCjard;  plusieurs  empressés  vinrent 
oljli'^eamment  m  avertir  qu  on  devoit  des  le  len- 
demain me  si{;nilicr,  le  plus  durement  quon 
pourroit ,  un  ordre  de  sortir  sur-le-champ  de 
l'état,  c'est-à-dire  de  la  ville.  Je  n'avois  j)ersonno 
à  qui  me  confier;  tous  ceux  qui  m'avoient  re- 
tenu s'étoicnt  éparpillés.  Wildremet  avoit  dis- 
paru, je  n'entendis  plus  parler  de  Barthès,  et  il 
ne  parut  pas  que  sa  recommandation  m'eût 
mis  en  grande  faveur  auprès  des  patrons  et  des 
pères  qu'il  s'étoit  donnés  devant  moi.  Un  M.  de 
Vau-Travers,  Bernois,  qui  avoit  une  jolie  mai- 
son proche  la  ville  ,  m'y  offrit  cej)cii(îant  un 
asile,  espérant,  me  dit-il,  que j  y  jiourrois  éviter 


PARTIE    II,    LIVRE   XII.  623 

(1  être  lapidé.  L'avantage  ne  me  parut  pas  assez 
flatteur  pour  me  tenter  de  prolonger  mon  sé- 
jour chez  ce  peuple  hospitalier. 

Cependant  ayant  perdu  trois  jours  à  ce  retard, 
j'avois  déjà  passé  de  beaucoup  les  vingt-quatre 
heures  que  les  Bernois  m'avoicnt  données  pour 
sortir  de  tous  leurs  états,  et  je  ne  laissois  pas, 
connoissant  leur  dureté  ,  d'être  en  quelque  peine 
sur  la  manière  dont  ils  me  les  laisscroicnl  tra- 
verser, quand  M.  le  bailli  de  Nidau  vint  tout  à 
propos  me  tirer  d'embarras.  Comme  il  avoit 
hautement  improuvé  le  violent  procédé  de  leurs 
excellences,  il  crut  dans  sa  générosité  me  devoir 
un  témoignage  public  ([u'il  n'y  prenoit  aucune 
part,  et  ne  craignit  pas  de  sortir  de  sou  bail- 
liage pour  venir  me  faire  une  visite  à  Bicnne.  Il 
vint  la  veille  de  mon  départ;  et,  loin  de  venir 
incognito,  il  affecta  même  du  cérémonial ,  vint 
in  fiocchi  dans  son  carrosse  avec  son  secrétaire, 
et  m'apporta  un  passe-port  en  son  nom  pour 
traverser  l'état  de  Berne  à  mon  aise  et  sans 
crainte  d'être  inquiété.  La  visite  me  toucha  plus 
que  le  passe-port.  Je  n'y  aurois  gncre  été  moins 
sensible  quand  elleauioit  eu  pour  objet  un  autre 
que  moi.  Je  ne  connois  rien  de  si  puissant  sur 
mon  cœur  qu'un  acte  de  courage  fait  à  propos 
en  faveur  du  loible  injustement  opprimé. 

Enfin  ,  après  mètre  avec  peine  procuré  une 
chaise  ,  je  partis  le  lendemain  matin  de  cette 
terre  homicide  ,  avant  l'arrivée  de  la  députation 
dont  on  devoit  m'honorer,  avant  même  d'avoir 


624  LES   COMESSIOM5. 

pu  revoir  Thérèse ,  à  ([ui  j'avois  marqué  de  me 
venir  joindre  ,  quand  j'avois  cru  m'arrêtcr  à 
Bicnne  ,  et  que  j  eus  à  peine  le  temps  de  contre- 
mander  par  un  mot  de  lettre,  en  lui  marquant 
mon  nouveau  désastre.  ]  On  verra  dans  ma  troi- 
sième partie,  si  jamais  j'ai  la  forée  de  l'écrire, 
comirrent ,  croyant  partir  pour  Berlin  ,  je  partis 
en  efïét  pour  rAnpleterre  ;  et  comment  les  deux 
dames  qui  vouloient  disposer  de  moi  et  de  ma 
réputation  ,  après  m'avoir  à  force  d'intrigues 
cliassé  de  la  Suisse  ,  oii  je  n Ctois  jias  assez  en 
leur  puissance,  parvinrent  enhn  à  me  livrer  à 
leur  ami. 

[  J'ajoutai  ce  qui  suit  dans  la  lecture  que  je  fis 
de  cet  écrit  à  monsieur  et  à  madame  la  comtesse 
d  Egmont ,  à  M.  le  prince  Pignatelli ,  à  madame 
la  marquise  de  Mesmes ,  et  à  M.  le  mar(|uis  de 
Juigné. 

«  J  ai  dit  la  vérité  ;  si  quelqu'un  sait  des  choses 
"  contraires  à  ce  (]ue  je  viens  d'exposer,  lussent- 
'"  elles  mille  fois  prouvées  ,  il  sait  des  mensonges 
'  et  des  impostures  ;  et ,  s  il  refuse  de  les  appro- 
«  fondir  et  de  les  éclaircir  avec  moi ,  tantlis  que 
"je  suis  en  vie,  il  n'ainu'  ni  la  justice  ni  la  vé- 
«(  rite.  Pour  moi ,  je  le  déclare  liautenicnt  et  sans 
«crainte:  Quiconque,  même  sans  a\(»ir  lu  mes 
'écrits,  examinera  par  ses  propres  yeux  mon 
.'  naturel,  mon  caractère,  nu\s  nuiurs,  mes  pcii- 
"  chants,  mes  j)laisirs,  mes  haljiludes,  et  ])ouri;i 


PARTIE   II,   LIVRE   XII.  625 

«  me  croire  un  malhonnête  homme  ,  est  lui- 
«  même  un  homme  à  étouffer.  » 

J'achevai  ainsi  ma  lecture ,  et  tout  le  monde 
se  tut.  Madame  d'Egmont  fut  la  seule  qui  me 
parut  émue  :  elle  tressaillit  visiblement ,  mais 
elle  se  remit  bien  vite,  et  garda  le  silence,  ainsi 
que  toute  la  compagnie.  Tel  fut  le  fruit  que  je 
tirai  de  cette  lecture  et  de  ma  déclaration.] 


FIN   DU    DOUZIEME   ET   DERNIER   LIVRE. 


»  'î.  4o 


TABLE 

DES  NOMS  ET  DES  MATIÈRES 

CONTENUS 

DANS  LES  DEUX  VOLUMES  DES  CONFESSIONS. 


Nota.  Le  tome  I  est  le  tome  XIII  de  cette  édition  de  Rousseau, 
et  le  tome  II  est  le  XIV.  La  lettre  N  désigne  les  notes. 


A. 

zVbeilles.  Comment  Jean-Jacques  étoit  devenu  familier 
avec  les  siennes.  Tome  I,  page  385. 

Abjuration  de  Jean -Jacques  a  Turin.  Son  costume  dans 
cette  cérémonie.  I,  107. — Produit  delà  quête  qui  fut 
faite  à  cette  occasion.  I,  log. 

Aadé.miciens,  Académies.  Ce  qu'en  pensoit  Jean-Jacques. 
II,   i4,  16,  17. 

Académie  Françoise.  Raisons  déduites  par  Jean-Jacques 
pour  ne  point  accepter  la  proposition  qu'on  lui  fait 
d'entrer  dans  cette  compagnie.  II,  4oi. 

Académie  des  sciences  de  Paris.  Jugement  qu'elle  porte 
d'un  ouvrage  de  Jean-Jacques  sur  la  manière  d'écrire 
la  musique.  II ,   i6. 

Acadéjiie  de  Dijon,  couronne  le  premier  discours  de  Jean- 
Jacques.  II,  i3i. — Propose  un  nouveau  sujet  de  prix 
auquel  Jean -Jacques  concourt  encore,  et  qui  donne 
lieu  au  Discours  sur  l'égalité.  II,  184. 

Adoration  de  Dieu,  est  sur-tout  l'effet  de  l'admiration  de 

ses  œuvres.  II,  601. 
Aiguillon  (madame  d').  Ses  liaisons  avec  l'abbé  de  Saint- 
Pierre.  II,  216. 

40. 


628  TABLE 

Alamanm  (le p.),  oratorien.  Tome  II,  page  498. 

Alary  (l'abbé),  de  racadémie  francoise.  II,  3.j. 

Albert (i),  chanteur,  est  chargé  d'exécuter  une  pièce  de 
Jean-Jacques.  II ,  gS. 

Algèbre.  JeaB-Jacques  l'étudié  ;  ce  qu'il  pense  de  l'ap- 
plication de  cette  science  à  la  {;éométrie.  I,  382. 

AxTUNA.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  11,49,  Ga. — Por- 
trait de  cet  aimable  jeune  homme;  tendre  attachement 
de  Jean-Jacques  pour  lui.  II ,  85. 

Amis.  Combien  leurs  soins  affectueux  pour  un  malade 
concourent  à  lui  rendre  la  santé.  I,  35G. 

Amour.  Effets  de  cette  passion  sur  Jean-Jacques.  I,  35i  ; 
II,  246 —  Voyez  Attachement.  —  L'impossibilité  de 
voir  réaliser  ses  idées  sur  ce  sentiment  lui  fait  compo- 
ser la  nouvelle  Iléloïse.  II,  204. —  Avec  quelle  violence 
il  l'éprouve  étant  sur  le  retour  de  l'âge.  II ,  271  ,  309. 

Anatoimie.  Effets  que  produit  sur  Jean-Jacques  l'étude 
de  cette  science.  I,  398. 

Akcelet,  officier  des  mousquetaires.  Ses  liaisons  avec 
Jean-Jacques.  II,  m',  386. — Quel  service  il  lui  rendii. 

11,179- 
A>"ET  (Claude),  domestique  et  confident  de  madame  de 

VVarens.  I,  16G. — Caractère  de  cet  lionnne  ;  inliniilé 

de  ses  liaisons  avec  sa  mailresse.  I,  282.  — Comnwnt 

et  pourquoi  il  souffre  que  Jean-Jacques  y  soit  associé. 

I,  322.  —  Sa  mort;  attachement  et  estime  de  Jean- 
Jacques  pour  lui.  I,  329. 

A.NGLOis.  Antipathie  de  Jean-Jacques  pour  cette  nation. 

II,  5o2. 

Annecy.  Arrivée  et  séjour  de  Jean-Jacques   dans  cette 

ville.  I,  72,  162. 
Antremont  (  marquis  d'  ).  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques. 

I,33G,  342. 
Anzoletta.  Conduite  généreuse  de  Jean-Jacques  envers 

cette  fille.  II,  78. 

(1)  Ce  nom  est  remplacé  djus  celle  édition  par  celui  de  Lagaidc 


DES    MATIÈRES.  629 

Archevêque  de  Paris.  Fait  un  mandement  au  sujet  de 
l'Emile  ;  Jean-Jacques  lui  répond.  Tome  II,  page  542. 

Archimandrite  de  Jérusalem.  Jean-Jacques  l'accompa- 
gne en  qualité  d'interprète.  1 ,  245. 

Arènes.  Voyez  Nismes  ,  Vérone. 

Argenson  (M.  d').  Injustice  que  ce  magistrat  commet 
envers  Jean-Jacques.  II,  180. 

Argent.  Comment  Jean-Jacques  avoit  tout  à-la-fois  du 
mépris  pour  ce  métal ,  et  de  l'avarice.  I,  54- 

Armentières  (le  marquis  d').  Cité.  II,  4ï3. 

Attachement.  Quels  étoient  les  sentiments  de  Jean- 
Jacques  et  les  besoins* de  son  cœur  à  cet  égard.  Voyez 
Amour.  II ,  228. 

AuRETERRE  (madanMo').  A  quelle  occasion  Jean-Jacques 
la  connut.  II,  4i5. 

Acronne  (M.  d'  ).  Voyez  D'Aubonne. 

AuMONT  (  duc  d')  fait  jouer  à  la  cour  le  Devin  du  village. 
II,  iG4,  170. 

Avarice.  Voyez  Argent. 


Bacle,  jeune  Genevois,  va  voir  Jean-Jacques  àTurin,et 

se  lie  d'amitié  avec  lui;  effets  de  cette  liaison.  I,  i55. 
Bagueret  ,  Genevois ,  enseigne  les  échecs  à  Jean-Jacquas. 

1 ,  353. 
Balexsert.  Stratagème  mis  en,  œuvre  sous  le  nom  de  ce 

particulier  pour  enlever  à  Jean-Jacques  l'invention  de 

l'Emile.  II,  491- 
Banchieri  (  le  P.  ).  Jean-Jacques  étudie  les  ouvrages  de 

cet  auteur  sur  la  musique.  I,  3c)5. 
Bardonanche  (la  présidente  de  ),   de  Grenoble,  cité(î- 

1,346. 
Barillot  père  et  fils,  de  Genève.  Leurs  liaisons  avec 

Jean-Jacques.  1 ,  346 ,  395. 
Barjac.  Ses  liaisons  avec  le  comte  de  Montaigu ,  qu'il  fait 

ambassadeur  à  Venise.  II,  32. 


C3o  TABLE 

Barthélémy  (  Tabbé  ).  Jiif;einent  qu'en  portoit  Jean- 
Jacques.  Tome  ÏI ,  page  390. 

Barthès  ,  secrétaire  d'ambassade  de  France  à  lîerne. 
Ses  efforts  pour  engager  Jean-Jacques  à  fixer  sa  de- 
meure à  Bienne ,  après  sa  sortie  de  l'île  de  Saint-Pierre. 
11,619. 

Basile  (  madame  ),  jeune  marchande  de  Turin  ,  accueille 
Jean-Jacques,  qui  lui  demandoit  de  l'ouvrage.  1 ,  114. 

—  Son  portrait.  1 ,  11 5. —  Portrait  d'un  commis  de  cette 
dame,  à  qui  son  mari   l'avoit  laissée  en  garde.  Ibid. 

—  Jean-Jacques  en  devient  amoureux.  1 ,  116.  —  Scène 
intéressante.  I,  117. — Retour  du  mari ,  qui  renvoie 
Jean-Jacques.  I,i'23. 

Bastide  (M.  de).  Traité  que  fait  avec  lui  Jean-Jacques 
pour  son  Projet  de  paix  perpétuelle,  et  comment  ce 
traité  fut  exécuté.  II,  447' 

Bastille  (la).  Jean-Jacques  faillit  y  être  mis  pour  avoir 
écrit  contre  la  musique  francoise.  II  ,  178. 

Batistix.  Une  des  cantates  de  cet  auteur  procure  à  Jean- 
Jacques  une  aventure  agréable.  I,  2'jo. 

Beauté.  Surprise  de  Jean-Jacques  en  voyant  de  jonnrs 
fdles  fort  laides  ,  et  qu'aux  charmes  de  leurs  chants  il 
avoit  jugées  devoir  être  d'une  beauté  extraordinaire. 
II,  65,66. 

Reauteville  (  le  chevalier  de  ).  Ses  liaisons  avec  Jean- 
Jacques.  Service  qu'il  veut  lui  rendre.  II,  620,  621. 

Bellay  Bon  accueil  que  reçut  Jean-,Ia(ques  en  passant 
par  cette  ville.  I,  204. 

Bellegarde  (  le  comte  de  ).  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques. 
I,  336. 

Bellegarde.  Voyez  FIoi-detot. 

BÉRARD,  chanteur,  est  chargé  d'exécuter  u rie  pièce  de 
Jean-Jacques.  Il,   95. 

Bernard  (  Samuel  ) ,  père  de  madame  r)nj)iu.  II ,   Ti. 

Bî-rxard  (Gabriel),   «»ncle   malenicl    rio  Jean-Jacques. 

.  I,  5.  —  Passe  au  service  fie  KFinpire.  Flmi.  —  Va  dans 
la  Caiolinc  pour  y  faire  bâtir  In  ville  de  Charlçs-Town; 


DES   MATIÈRES.  63  1 

il  y  meurt.  Tome  I,  page  347-  —  Livres  et  papiers 
ti'ouvés  par  Jean-Jacques  dans  sa  succession.  Ibid. 

Bernard,  fils  du  précédent,  et  cousin  de  Jean-Jacques  , 
est  mis  en  pension  avec  lui  chez  le  ministre  Lambercier; 
leur  amitié.  I,  i6. — Leur  séparation.  I,  65.  —  Meurt 
au  service  du  roi  de  Prusse.  1 ,  347- 

Bernard  (  Suzanne  ),  mère  de  Jean-Jacques,  meurt  en 
lui  donnant  le  jour.  1,6. 

Berne  (Sénat  de).  Sa  conduite  envers  Jean-Jacques  lors- 
qu'il se  retire  sur  son  territoire,  après  la  publication 
de  l'Emile.  II,  5i8. — Il  semble  ensuite  avoir  honte 
de  cette  conduite ,  et  le  laisse  quelque  temps  en  paix 
dans  l'île  de  Saint-Pierre.  II,  Sga.  — L'en  expulse, 
ainsi  que  de  tout  son  territoire.  II ,  6io. 

Bernex  (M.  DE  ),  évêque  deGenéve,  fait  faire  abjuration 
à  madame  de  Warens.  1 ,  76. —  Quelle  part  il  a  à  celle 
de  Jean-Jacques.  1, 83.  —  Comment  Jean-Jacques  con- 
tribue à  le  faire  passer  pour  saint.  1 ,  191. 

Bernis   (l'abbé  de),  cité.   II,  27. 

Berthier  (  le  p.  ) ,  jésuite.  A  quelle  occasion  JeanJacques 
le  connut.  II,  83.  —  Ce  qu'il  en  pensoit.  II,  478. 

Berthier  (le  P.  ),  oratorien.  Son  caractère;  ses  liaisons 
avec  Jean-Jacques.  II ,  376. 

Besse  (  M.  de).  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  iii. 

Bettina.  Ce  qu'étoit  cette  fille.  II ,  66. 

Beuzenval  (madame  de).  De  quelle  manière  Jean-Jacques 
fut  reçu  chez  elle.  II,  33.  —  Utilité  de  cette  connois- 
sance.  1 1 ,  32.  —  Sujet  de  leur  rupture.  II ,  82. 

Bienxe.  Jean-Jacques  invité  de  se  fixer  dans  cette  ville  au 
sortir  de  l'île  de  Saint-Pierre.  II,  618.  —  En  prend  la 
résolution.  II,  621.  — Il  y  reçoit  la  visite  du  bailli  de 
Nidau,  qui  lui  apporte  un  passe-port  pour  traverser 
en  sûreté  l'état  de  Berne.  II,  623. 

Bienne  (lac  de  ). Description  des  côtes  qui  l'avoisincnt. 
II,  593. 

BiNis  (  l'abbé  de).  Quelles  furent  ses  liaisons  avec  Jean- 
Jacques.  Il ,  33 ,  3g  ,  49  ,  61. 


632  TABLE 

Blainville  (madame  de).  A  quelle  occasion  Jean-Jacques 
la  connut.  Tome  II,  page  283.  —  Pourquoi  elle  conçut 
du  ressentiment  contre  lui.  II,  3Gg. 

Blaire  (  M.  de  ),  conseiller  au  parlement.  Jugement  qu'il 
porte  de  l'Emile.  II ,  490- 

Blanchard  (ral)bé),  maître  de  musique  à  Besancon. 
Jean-Jacques  se  rend  auprès  de  lui  pour  prendre  des 
leçons  de  composition.  I,  333. 

BoisGELou  (M.  de)  ,  cité.  H  ,  386. 

BoNAC  le  marquis  de).  A  quelle  occasion  il  connut  Jean- 
Jacques  ,  et  ce  qu'il  voulut  faire  pour  son  avancement. 
1 ,  249 ,  25o. 

BoNNEFOND.  A  qucllc  occasion  Jean-Jacques  le  connut. 
Avantages  qu'il  retira  de  celte  connoissance.  II,  12,  18. 

Bonnet.  Opinions  religieuses  de  ce  docteur.  Il  écrit  con- 
tre Jean-Jaccpies.  II ,  584-  * 

BoNNEVAL  (  M.  de),  intendant  des  Menus ,  fait  exécuter 
chez  lui  un  opéra  de  Jean-Jacques.  II ,  96. 

Bordes,  de  Lyon.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques  ,  à  qui 
il  donne  de  bonnes  reconnnandations  pour  Paris.  II ,  8. 

—  Celui-ci  le  néglige  ensuite  ;ef(éts  de  cet  oubli.  II,  10. 

—  Leurs  querelles  littéraires  ;  inimitié  qui  en  est  la 
suite.  II,  i48,   i49« 

Bordec  ,  médecin.  De  quelle  manière  et  avec  quel  succès 
il  traite  le  jeune  comte  de  Luxemliourg.  II,  4^1. 

BoRROMÉES.  Observations  de  Jean-Jac(jues  sur  ces  iles  du 
lac  de  Genève,  II,  81 ,  255.  —  Lieu  qu'il  compare  à  la 
plus  jolie.  II,  4o3. 

BossEY.  Jean-Jacques  est  mis  en  pension  dans  ce  village, 
près  de  Genève.  I,  i5. 

BoTAMQi'E.  Jean  -  Jacques  se  livre  à  l'étude  de  cette 
science.  Il ,  582.  —  De  quelle  manière  il  s'en  occu- 
yxiit.  Il ,  ;")(-)() ,  Cio  |. 

Bot'ciiAUD,  libraire  aChambéry  ;  ses  relalions  avec  Jeauf 
Jacques.  I,  3~'\. 

BoiJFKLERS  (  l'abbé  de  \  Ses  talents  ;  son  caractère  ;  ses  re- 
lalions avec  Jean-Jacques.  II,  453.  —  l'ait  le  portrait 


DES   MATIÈRES.  633 

de  madame  de  Luxembourg,  sur  lequel  Jean-Jacques 
a  la  maladresse  de  dire  son  avis.  Tome  II,  page  454- 

BouFFLERS  (la  comtesse  de).  Commencement  de  ses  liai- 
sons avec  Jean-Jacques.  II,  Sgg,  4i3.  —  Ses  liaisons 
avec  le  prince  de  Conti.  II ,  437  ,  438.  —  En  quoi  Jean- 
Jacques  lui  cause  du  déplaisir.  II  ,  458.  —  Jugement 
qu'elle  porte  de  l'Emile.  II,  489.  —  Sa  conduite  envers 
Jean-Jacques  lors  des  orages  que  lui  suscite  la  publi- 
cation de  cet  ouvrage.  II ,  495 ,  Soi ,  5o2  ,  5o5.  — i-  Elle 
le  réprimande  pour  s'être  réconcilié  avec  son  église,  et 
y  avoir  communié.  II,  Sl\o. 

BoiTFFLERs  (la  duchcsse  de),  citée.  II,  4i3. 

BouFFLERs  (  mademoiselle  de  ).  Voyez  Lauzun. 

Boulanger,  auteur  de  plusieurs  ouvrages  célèbres.  Ses 
liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  161. 

BouRBONNois  (  mademoiselle  ) ,  célèbre  cbanteuse  ,  est 
cliargée  d'exécuter  une  pièce  de  Jean-Jacques.  II ,  96. 

Boy  de  La  Tour  (M.  ).  Quelle  espèce  de  service  il  rendit 
à  Jean-Jacques.  II,  80. 

Boy  de  La  Tour  (  Pierre  ).  Caractère  de  cet  homme  ;  ses 
mauvais  procédés  envers  Jean-Jacques.  Il,  583. 

Boy  de  La  Tour  (  inadame  ).  Jean-Jacques  se  lie  d'une 
étroite  amitié  avec  cette  dame  et  ses  filles.  II,  5i5. 
—  Services  qu'elle  lui  rend.  II,  619,  539, 

BozE  (M.  de).  Accueil  que  Jean-Jacques  reçoit  chez  lui 
à  son  arrivée  à  Paris.  II,  12. 

BozE  (madame  de).  Combien  Jean- Jacques  étoit  timide 
et  embarrassé  dans  sa  compagnie.  II,  i3. 

Breil  (  madame  de).  Jean -Jacques  étant  à  son  service  , 
elle  le  traite  avec  dédain.  I,  i5i.  —  Pourquoi  elle  a 
ensuite  poiu-  lui  des  procédés  plus  affables.  I,  i54. 

Brefl  (mademoiselle  de).  Portrait  de  cette  jeune  per- 
sonne. I,  i48.  —  Amour  de  Jean-Jacques  pour  elle.  Ibid. 

Brignolé  (  madame  de  ).  Dans  quelle  société  Jean-Jacques 
la  connut.  II,  27. 

Broglie  (madame  de).  Jean -Jacques  fait  sa  connois- 
sance.  II ,  22.  —  Bon  office  qu'elle  lui  rend  chez  ma- 


634  TABLE 

dame  de  Beuzenval.  Tome  II,  pa{;tî  ?3.  —  Chcrclie  à  lui 
être  utile  ensuite  d'une  autre  manière.  Il,  3?,. 

Bruna,  chanteuse  italienne,  exécute  un  motet  de  la  com- 
position de  Jean-Jacques:  II,  3i  i. 

Bi'FFON  (M.  de).  En  quelle  société  Jean-Jacques  le  con- 
nut. U,  27. 

BuTTAFuoco.  Ses  relations  avec  Jean-Jacques.  Il  lui  de- 
mande ses  vues  sur  le  plan  de  {gouvernement  de  la 
Corse.  II,  6i  I. 


Cauusac  ayant  pour  maîtresse  une  actrice  de  l'opéra  , 

Griinm    tente    vainement   de    se    faire    aimer   d'elle  ; 

étran{;e  aventure  qui  en  est  la  suite.  H,  i').\. 
Camille.  Voyez  Coualline. 
Canavas,  musicien ,  jouoit  du  violoncelle  aux  concerts 

de  madame  de  Warens.  I,  297. 
Carrio,  secrétaire  d'ambassade  d'Espagne  à  Venise.  Ses 

liaisons  avec  Jean-Jacques.  II ,  47  ,  49 1  ^^  r  67 ,  70 ,  77. 

—  Il  vient  à  Paris,  et  renouvelle  sa  connoissancc  avec 
lui.  Par  quelle  cause  ils  cessent  de  se  voir.  II ,  38 1. 

Castel  (le  P.),  connoissancc  de  Jean-Jacques.  II,  22. 

—  Pourquoi  Jean-Jacques  cessa  de  le  voir.  II ,  82,  83. 
Castellane  (  le  comte  dfJ.  A  quelle  occasion  Jean-Jac- 
ques eut  des  relations  avec  lui.  II,  rli. 

Catanéo  (mademoiselle  de).  Pourquoi  Jean-Jacques  ne 
se  livra  pas  à  soft  fjoût  pour  cette  jeune  personne.  11,67. 

Caton  (le  P.),  cordelier.  A  quelle  occasion  Jean-Jacques 
en  fit  la  connoissancc.  I,  2o!S.  —  Portrait  de  ce  rrli- 
{;ieux.  I ,  o.r)6. 

Cayus  (le  comte  de),  af;réablc  connoissancc  de  .Iran- 
Jacques.  II ,  8. 

CiiAioNON  (M.  de),  rharf^é  des  affaires  de  France  à  Sion. 
Bonne  n-ceplion  «|n'il  fait  à  .Ican-Jacqucs.  If,  79. 

Chailles.  Ce  que  ce  lieu  de  la  Savoie  offre  de  curieux. 
l,  27.'>.  —  A  quoi  Jcan-.lacques  s'y  amusa.  1 ,  276. 


DES    MATIÈRES.  63S 

CiiAiixET  (  le  colonel  ).  Quel  service  il  rend  à  Jean-Jac- 
ques. Tome  II,  page  Sg^. 

Challes  (mademoiselle  de),  une  des  écolières  de  Jean- 
Jacques  pour  la  musique.  Son  portrait,  1 ,  3o3. 

Chambéry.  Arrivée  de  Jean-Jacques  dans  cette  capitale 
de  la  Savoie.  I,  276,  277.  —  Caractère  de  ses  habi- 
tants. I,  3o2. 

Chapplis.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II ,  ig4. 

Charly  (  madame  de  ) ,  mère  d'une  des  écolières  de  Jean- 
Jacques  pour  la  musique.  Portrait  de  cette  dame.  1 ,  3o3. 

Charmettes  (  les  ).  Description  de  cette  campagne  près 
de  Chambéry.  Jean-Jacques  s'y  retire  avec  madame  de 
Warens.  I,  SSg. 

Charolois  (le  comte  de).  Avec  quelle  barbarie  il  traitoit 
les  paysans.  lï ,  49 1  • 

Chatellt  (mademoiselle  du),  amie  de  madame  de  Wa- 
reng.  Portrait  de  cette  demoiselle  ;  ses  liaisons  avec 
Jean-Jacques.  I,  262,  272. 

Chenoxceaux  (M.  de).  Caractère  et  dispositions  de  ce 
jeune  homme.  Jean-Jacques  est  chargé  pendant  huit 
jours  de  son  éducation.  II,  28.  —  Quel  service  il  rend 
à  Jean-Jacques.  II,  201. 

Chenoxeaux  (  madame  de  ).  Caractère  de  cette  dame. 
Avec  quelle  considération  elle  traite  Jean-Jacques.  II, 
137.  —  Elle  l'engage  à  écrire  un  traité  sur  l'éduca- 
tion. II,  220.  —  Elle  continue  ses  liaisons  avec  lui  de- 
puis sa  retraite  à  la  campagne.  II ,  38o. 

Chenonceaux  ,*beau  château  en  Touraine  ;  pour  qui  bâti , 
par  qui  possédé.  II ,  log.  —  Pièces  qu'y  compose  Jean- 
Jacques.  Ibid. 

Chevrette  (  la  ).  Fréquents  voyages  de  Jean-Jacqnes  à  ce 
château.  II ,  1 1 5  ,  221,  222. 

Choiseul  (le  duc  de).  Témoignage  de  sa  bienveillance  à 
Jean-Jacques.  Opinion  de  celui-ci  sur  ce  ministre  et 
sur  sa  manière  de  gouverner.  II ,  455  ,  479 ,4^5.  —  Ce 
qui  arrive  à  Jeau-Jacques  pour  l'avoir  loué  dans  le 
Contrat  social,  11,494-  — Jean- Jacques  le  soupçonne 


636  TABLE 

de  lui  susciter  des  persécutions  en  Suisse.  Tome  I, 
page  343  N;  II,  619. 

Cirque.  Voyez  Vérone. 

Clairailt.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  390.  —  Ju- 
gement qu'il  porte  de  VEmilc.  II ,  4^9. 

Closure  (M.  DE  La),  résident  de  France  à  Genève,  de- 
vient amoureux  de  la   mère  de  Jean -Jacques.  I,  6. 

—  Tendre  souvenir  qu'il  on  conserve.  \ ,?»\(S.  —  Quels 
services  il  rend  à  (iaulfecourt.  1 ,  34 1. — Son  amitié  pour 
Jean-Jacques.  II,  79. 

Clôt  (madame).  Genevoise.  Espièglerie  que  lui  fit  Jean- 
Jacques.  1,12. 
CoccELLi  (madame),  commère  de  Joan-Jacques.  I,  3^8. 

—  Son  mari  s'empare  d'un  mémoire  que  Jcan-Jac(jues 
lui  avoit  confié.  I,  349- 

CoiMDET.  Ce  qu'il  étoit;  comment  il  se  lia  avec  Jean-Jac- 
ques. II,  379,  38o.  —  Comment  il  se  conduisif  à  son 
égard  relativement  à  un  ancien  ami,  II,  382.  —  Quel 
étoit  son  caractère.  II,  4'"5  4'ï'  — Comment  il  s'in- 
troduisoit  chez  les  amis  de  Jean-Jacques.  II,  4i<^- 

Colombier  (madame  du).  A  quelle  occasion  Jean-Jacques 
la  connut.  I,  399. 

Colombier,  château  dans  la  principauté  de  Neuchâtel. 
Fréquents  voyages  qu'y  fait  Jean-Jacques  pour  voir 
milord-maréchal.  II,  627. 

CÔME  (le  frère)  sonde  Jean-Jacques,  et  lui  explique  la 
nature  de  sa  maladie.  II ,  4^6.  ; 

Commères.  Voyez  Feiu\and  et  Minard.  —  Soupçons  que 
Jean-Jacques  conçut  contre  ceux  à  qui  on  donnuit  ce 
nom.  Fondement  de  ces  soupçons.  II ,  483. 

Concerts.  Voyez  Musique. 

(^o.ndamine  (  La  ).  Jugement  qu'il  porta  de  V Emile.  II ,  489. 

CoNDiLLAc  (  l'abhé  DE  ).  Comment  Jean-Jac(pu\s  fit  con- 
noissance  avec  lui.  II ,  8.  —  Leurs  liaisons.  Jug^emcnt 
qu'on  a  porté  Jean-Jac(jues.  II,  117,  38G. 

CoAD^LLAC.  Voyez  Madly. 


DES    MATIÈRES.  63-J 

Confessions.  A  quelle  occasion  Jean-Jacques  a  formé  le 

projet  d'écrire  les  siennes.  Tome  II,  page  Sgô. 
CoNTi  (le  prince  de).  Ses  liaisons  avec  madame  Darty. 
II ,  2.5,  26.  — Et  avec  madame  de  Boufflers.  II,  43g- 
-^  Sa  bienveillance  pour  Jean-Jacques.  Il  lui  fait  visite 
à  Montmorency.  II ,  \'i'j.  —  Sa  conduite  envers  lui  lors 
des  persécutions  qu'il  éprouve  à  l'occasion  de  V Emile. 

11,495. 

Contrat  social.  Somme  que  Jean-Jacques  retire  de  la 
vente  de  cet  ouvrage.  II ,  4^6.  —  Comment  il  est  ac- 
cueilli en  France.  II ,  4^5.  ■ 

CoNziÉ  (M.  DE  ).  Étroite  liaison  dans  laquelle  il  vécut  avec 
Jean-Jacques.  1 ,  342  ,  S^S. 

CoppiÉ  (le  P.),  jésuite.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  1,389, 

CoRALLiNE.  C'est  à  Jcaii-Jacqucs  que  le  théâtre  italien  de 
Paris  a  dû  la  possession  de  cette  actrice  célèbre.  II,  43. 

Corses.  Estime  de  Jean-Jacques  pour  ce  peuple.  Il  est 
char<ijé  de  présenter  des  vues  sur  l'organisation  de  son 
gouvernement.  II,  611. 

CoRVEzi  (M.  );,  intendant  d'Annecy.  Portrait  de  cet  hom- 
me. 1 ,  190.  —  Sa  brouillerie  avec  M.  d'Aubonne_,  qu'il 
force  de  quitter  Annecy.  I,  189. 

CoRVEZi  (  madame).  M.  d'Aubonne  en  devient  amoureux. 
I,  177.  —  Suites  de  cette  liaison.  I,  i8g. 

CouvET.  La  communauté  de  cet  endi'oit  donne  à  Jean- 
Jacques  des  lettres  de  communier.  II,  566. 

Cramer  (  madame  ).  Part  qu'elle  prend  dans  les  querelles 
de  Jean-Jacqvies  avec  le  ministre  Vernes.  II,  586. 

Créqui  (la  marquise  de).  Liaisons  de  Jean-Jacques  avec 
cette  dame.  II,  1 58,  38 1.  —  Cas  particulier  qu'il  faisoit 
d'elle  et  de  son  amitié.  II ,  38 1 . 
Crommelin  (M.),  résident  de  la  république  de  Genève 

en  France.  Caractère  de  cet  homme.  II,  196. 
CuuY  (M.  de),  intendant  des  menus-plaisirs,  fait  jouer  à 

la  cour  le  Devin  du  village.  II,  i64  ,  170. 
Cuvillier  ,  acteur  de  l'opéra  ,  joue  un  rôle  à  la  première 
représentation  du  Devin  du  villai^c.  W ,  i65. 


638  TABLE 

D, 

D'Alembert.  Commencement  de  ses  liaisons  avec  Jean- 
Jacques.  Tonin  II,  pajije  1 18.  —  A  quelle  occasion  et 
pourquoi  celui-ci  lui  écrit  sa  Letlrc  sur  les  spectacles. 
il ,  36o.  —  Quel  service  Jean-Jacquos  lui  rend.  II,  429. 
—  Quel  prix  il  en  reçoit.  II,  432  —  Jujjcnient  qu'il 
porte  de  VEniikt  II ,  \'6<^.  —  Jean-Jacques  le  soupçonne 
de  lui  avoir  soustrait  une  partie  de  ses  papiers;  motifs 
sur  lesquels  il  appuie  ce  soupçon.  II ,  .^45. 

D'Alibart,  auteur  d'un  ouvrage  sur  la  botanique.  II ,  i44- 

D.v.MESix  (M.),  écuyer  de  la  princesse  de  Carij^nan.  De 
quelle  utilité  fut  sa  connoissance  à  Jean-Jacques.  II, 
12. 

Darax.  Quels  secours  ce  médecin  administre  à  Jean- 
Jacques  dans  une  maladie  grave,  et  avec  quel  succès^ 

n,i4^>,47. 

Darty  (Tabbé).  Jean-Jacques  compose  pour  lui  lOraison. 
funèbre  du  duc  d'Orléans.  II,  483. 

Darty  (  madame) ,  sœur  de  madame  Dupin.  Portiait  de 
cette  dame.  II ,  2;),  26. 

Dastier  (M-),  ancien  militaire.  Singulière  manière  dont 
il  s'y  prend  pour  faire  connoissance  avec  Jean-Jacques. 
II,  55 1.  —  Jean-Jacques  lui  comnmniquc  le  dessein 
qu'il  a  de  passer  en  Corse.  II,  61 3. 

D'AuBONNE  (M.),  parent  de  madame  de  Warens  ;  quel 
homme  c'étoit.  I,  177. — Jugement  qu'il  porte  de  Jean- 
Jacques.  I,  178.  —  Ses  amours  avec  madame  de  Cor- 
vezi.  I,  177.  —  Quelle  en  fut  la  suite.  I,  1S9. 

DAti'HiNE  (madame  l.i  ).  Jugement  qu'elle  porte  d«;  lu 
ISouvclle  IJcïoïse.  il  ,  44'^- 

David,  musicien.  Obligations  que  lui  avoit  Jean-Jacques. 
11,8. 

Defiand  (madame  nr).  Caractère  de  cette  femme  bel- 
esprit.  l'our([uoi  elle  n'aimoit  pus  Jean-Jacques,  II, 
459. 


DES   MATIÈRES.  689 

Déjeuker.  Pour  quelle  raison  Jean-Jacques  airnoit  beau- 
coup ce  repas.  Tome  I ,  page  38o. 

Dele\ke,  connoissance  de  Jean-Jacques;  entre  dans  les 
tracasseries  qu'on  lui  faisoit.  II,  25 1.  —  Sa  conduite  à 
son  égard.  II,  260,  358. 

De  Linant  se  fait  passer  pour  l'auteur  des  paroles  d'un 
motet  dont  Jean- Jacques  fait  la  musique.  II,  3ii.  — 
Sa  conduite  envei's  lui.  II,  329. 

Deluc  ,  père  et  fis.  Leurs  liaisons  avec  Jean-Jacques. 
Leurs  efforts  pour  l'engager  à  se  fixer  à  Genève.  II, 
193,  556. 

Denis  (madame),  nièce  de  Voltaire.  Ses  liaisons  avec 
Jean-Jacques.  II,  i6i. 

Descherny.  Ses  relations  avec  Jean-Jacques.  II,  353. 

Desfontaines  (l'abbé),  cité  à  l'occasion  du  premier  ou- 
vrage que  Jean-Jacques  livre  à  l'impression.  II,  18. 

Desmahis.  Liaisons  de  Jean-Jacques  avec  cet  écrivain. 
Jugement  qu'il  en  porte.  II,  386. 

Des  Rouhns  (mademoiselle).  Jean-Jacques  lui  enseigne 
la  musique  suivant  son  nouveau  système.  Succès  de 
cette  méthode.  II,  18. 

Devix  bv  village;  où  ébauché.  II,  162.  —  Temps  que 
met  Jean-Jacques  à  l'achever.  II,  i63.  —  Essayé  ano- 
nyme. Ibid.-^3oué  à  la  cour.  II,  i65.  —  Obtient  un 
succès  éclatant.  II,  168.  —  Joué  à  l'opéra.  II,  ij4'  — 
Jalousies  que  cette  pièce  excite  contre  son  auteur.  II,. 
175.  —  Inutiles  elforts  de  Jean-Jacques  pour  la  retirer 
de  l'opéra.  II,  373. 

Deybens  (madame).  A  quelle  occasion  Jean-Jacques  fait 
connoissance  avec  elle.  1 ,  346.  —  Quel  service  elle  lui 
rendit.  I,  428,  43o. 

Dideuot.  Par  qui  Jean-Jacques  fait  connoissance  avec 
lui.  H,  12.  —  Leurs  liaisons.  II ,  20,  116. — Cause  de 
son  emprisonnement  ;  combien  Jean-Jacques  y  est 
sensible.  II,  119,  120.  —  Ses  efforts  pour  déterminer 
Jean«Iacques  à  accepter  et  même  à  solliciter  une  pen- 
sion de  la  cour  à  la  suite  des  succès  de  son  Dciin  du 


i)^0  TABLE 

village.  Tome  II,  page  ty2.  —  Quelle  conduite  il  lient 
ultérieurement  avec  lui.  II,  174^  '81,  186. —  Son  carac- 
tère. II,  186, 21 3, 356,  358, 363.  —  Sa  sensibilité  pour  les 
critiques.  II,  3o3.  —  Ses  mauvais  procéilés  pour  Jean- 
Jacques.  Coniinencement  de  leurs  démêlés.  II,  ?34 , 
260,  267.  — Publie  le  Fils  naturel.  Semence  dure  que 
Jean-Jacques  y  remarque.  II,  2g5.  —  Sa  réponse  à  une 
lettre  amicale  de  celui-ci.  II,  33i.  —  Suite  de  leurs 
brouilleries.  II,  33o,  344- — Jean-Jacques  rompt  publi- 
quement avec  lui;  à  quel  sujet.  II,  364- • — Sa  conduite 
ultérieure  à  son  égard.  II,  429. 

Dijon.  Jean-Jacques  remporte  le  prix  proposé  par  l'aca- 
démie de  cette  ville.  II,  i3i. 

DiLLAN  (mademoiselle).  Portrait  de  cette  demoiselle.  II, 

5 16. 

Dissentions  civiles.  Jean-Jacques  fait  serment  de  ne  ja- 
mais tremper  dans  aucune.  I  ,  346.  —  Son  attention 
scrupuleuse  à  tenir  cette  promesse.  II,  547. 

DoRTAN  (l'abbé).  A  quelle  occasion  Jean-Jacques  en  fit 
la  connoissance.  1 ,  2o5. 

DucHAT  (la),  célèbre  marcbande  de  modes  à  Paris.  Quelle 
société  se  rassembloit  cliez  elle.  II ,  112. 

DucHESNE,  libraire  de  Paris.  Ses  relations  avec  Jean-Jac- 
ques. II,  428.  —  Traite  pour  le  manuscrit  de  l'I'mile. 
Il,  4^^'  —  Comment  il  se  conduit  dans  l'exécution  de 
ce  traité.  II,  471- 

DucLOS.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  157.  —  Servi- 
ces qu'il  lui  rend.  II,  i63,  373.  —  Conduite  franche  et 
loyale  qu'il  tient  à  son  égard.  II,  174  ,  182,  320.  —  Té- 
moignage public  que  Jean-Jacques  lui  donne  de  son 
estime.  Il,  175.  —  Jugement  qu'il  porte  de  l'Emile.  Sa 
conduite  en  cette  occasion.  II,  472. 

DucoMMUN  (M.),  graveur  à  (Jenève.  Jean-Jacques  est  mis 
en  ap|irentissage  chez  lui.  1  ,  45. 

Dt'cnET  (Michelli).  I"in  inalhenreuso  de  cet  homme  cé- 
lèbre. 1 ,  347,  348. 

DuoniNG,  nom  an^lois  «nu-  prit  Jcan-Jaccjues  dans  une 


DES   MATIÈRES.  6/[l 

circonstance  où  il  ne  vouloit  pas  dire  le  sien.  Tome  I , 
page  4oi.  —  Correspondance  sous  ce  nom.  I,4i4- 

DuDOYER  (M.),  caissier  de  M.  de  Francueil.  Espèce  de 
service  qu'il  rend  à  Jean-Jacques.  II,  i38. 

DuPiN  (M.),  fermier -général.  Comment  il  obtint  cette 
place  et  sa  femme.  II,  26. 

DupiN  (madame).  Portrait  de  cette  dame;  ses  sociétés. 
Jean-Jacques  est  introduit  chez  elle,  en  devient  amou- 
reux, écrit,  reçoit  une  réponse  qui  le  glace,  et  conti- 
nue d'être  reçu  dans  sa  maison.  II,  26  et  suiv.  —  Ce 
qu'elle  pense  de  ses  talents,  et  quelles  vues  elle  a  sur 
lui.  II,  107.  —  Elle  l'occupe  en  qualité  de  secrétaire. 
II ,  108.  —  Lui  fournit  des  secours  pour  se  mettre  dans 
ses  meubles  avec  Thérèse  Le  Vasseur.  Il ,  126.  —  L'en- 
gage à  faire  l'extrait  des  ouvrages  de  l'abbé  de  Saint- 
Pierre.  II,  216.  —  Fait  à  Thérèse  Le  Vasseur  et  à  sa 
mère  un  grand  nombre  de  cadeaux.  II,  234. — Jean- 
Jacques  continue  de  la  voir  depuis  sa  retraite  à  la  cam- 
pagne. II ,  38o. 

Dupont,  secrétaire  de  l'envoyé  de  France  à  Gênes.  Ses 
liaisons  avec  Jean-Jacques.  II ,  3G. 

Durand,  libraire  de  Paris.  Traité  qu'il  fit  avec  l'abbé  de 
Condillac  pour  son  premier  ouvrage.  II,  117. 

DuvERNois (mademoiselle).  Caractère  de  cette  fille.  Com- 
ment elle  contribua  à  faire  faire  à  Jean-Jacques  le  De- 
vin du  F^i liage.  II,  162. 

Du  ViLLAUD,  libraire  genevois.  Bon  office  qu'il  rendit  à 
Jean -Jacques.  II,  79,  80. 

DuviviER  (M.),  Lyonnois.  Comment  il  fut,  sans  le  vou- 
loir, la  cause  d'un  malheur  qui  arriva  à  Jean-Jacques. 
I,  334,  335. 

Du  Voisin.  Ses  relations  avec  Jean-Jacques.  Ce  qui  lui 
arrive  à  l'occasion  du  manuscrit  du  Contrat  social.  II , 
466. 


14. 


642  TABLE 

E. 

Eacbonne.  a  quelle  occasion  ce  lieu  est  devenu  mémo- 
rable pour  Jean-Jacques.  Tome  II ,  pajje  268, 

Échelle  (Pas  de  I').  Voyez.  Chailles. 

Échecs.  Passion  de  Jean-Jacques  pour  ce  jeu  ;  combien 
il  se  donne  de  peine  pour  l'apprendre.  I,  354;  ÏI?  ^79. 

—  Il  y  joue  avec  le  prince  de  Conti.  II,  438. 
EGMo^T  (le  comte  et  la  comtesse  d')  présents  à  une  lec- 
ture des  Confessions.  II  ,  624.  —  Émotion  que  cette 
lecture  cause  à  la  comtesse.  II,  625. 

Emile.  Madame;  de  Luxembourg  se  charç^e  de  faire  im- 
primer cet  ouvrage.  Il,  424?  4^^  ?  4^^-  —  Quelle  part  y 
prend  M.  de  Malesherbes.  II,  425,479-  — A  quelles 
conditions  Jean-Jacques  en  cède  la  propriété.  II,  466. 

—  Lenteurs  de  l'impression.  II,  471,  476- ■ — Pressenti- 
ments sinistres  qui  tourmentent  Jean-Jacques  pendant 
ce  temps.  II ,  !\']'i.  — Quel  accueil  éprouve  cet  ouvrage. 
H,  489.  —  Orages  contre  son  auteur.  II,  492.  —  Persé- 
cutions qui  en  sont  la  suite.  II ,  499'  •'^'6,  517,  etc. 

ÉACïCLOPÉDiE.  Jean-Jacques  y  travaille.  II ,  1 18.  —  Quelle 
fermentation  cause  la  publication  de  cet  ouvrage.  Jean- 
Jacques  tente  de  rapprocher  les  deux  partis.  II ,  263 , 
264. 

Enfants.  Jean-Jacques  fait  mettre  les  siens  aux  Enfants- 
trouvés.  II,  112,  ii3.  —  Motifs  de  cette  résolution  dé- 
duits. II,  ii3,  i33,  523.  —  Regrets  qu'il  en  éprouve.  II, 
523.  —  Pourquoi  néanmoins,  lorsque  madanu^le  Lu- 
xembourg en  fait  cliercber  un  pour  le  retirer,  il  n'est 
que  médiocren)ent  fâché  de  ce  qu'on  ne  peut  venir  a 
bout  de  le  retrouver.  II ,  463. 

Enfants-trouvés.  Mauvais  ordre  dans  les  registres  de  cet 
étal>lissem(Mit.  Il .  463. 

ExiiiiEN.  Voyez.  Montmorency. 

Épagn\  (  madame  d'  ).  Témoignage  qu'elle  rendoil  d» 
jngf-magc  d'Annecy.  I,  2->j. 


DES   MATIÈRES.  643 

Êphraïm.  Voyez  Lévite. 

Épinay  (M.  d').  Ses  liaisons  d'amitié  avec  Jean-Jacques. 
Tome  II,  pages  ii4,  367,  871.  —  Quelle  opinion  il 
avoit  de  ses  talents  en  musique.  II,  cJio. 

Épinay  (  madame  d'  ).  Commencement  de  ses  liaisons 
avec  Jean-Jacques.  II,  ii3,  114. — Elle  lui  fait  con- 
struire et  préparer  une  habitation  à  l'Hermitage.  II, 
197.  —  Leur  amitié  devient  intime.  11,222,  266.  —  Ce 
qu'on  en  pense  dans  le  public.  II ,  363.  —  Quelle  con- 
duite elle  tient  ensuite  avec  lui.  II,  282,  286,  3 12. — 
Caractère  de  cette  dame.  I,  ii4î  221,  222,  3i2,  317, 
820,  327.  —  Sa  rupture  avec  Jean-Jacques.  II ,  344 1  352» 

Ette  (mademoiselle  d').  Caractère  de  cette  demoiselle. 
11,114. 

Étude.  Diverses  méthodes  que  suivit  Jean-Jacques  avant 
de  parvenir  à  étudier  avec  succès.  I ,  iyS  ,  382. 

EucLiDE.  Jugement  de  Jean-Jacques  sur  les  ouvrages  de 
cet  auteur.  1 ,  382. 

Expérience  de  physique.  Voyez  physique. 

F. 

Fagoaga.  Liaisons  de  Jean-Jacques  avec  cet  Espagnol. 
II ,  66. 

Fagon  ,  premier  médecin  de  Louis  XIV,  Ses  connoissan- 
ces  en  botanique.  II,  6o3. 

Fanatisme  dévot,  peut  se  réunir  quelquefois  avec  le  fa- 
natisme athée.  Comment  et  dans  quelles  circonstances. 
11,478. 

Favria  (le  comte  de)  veut  faire  monter  Jean-Jacques  der- 
-rière  son  carrosse.  I,  i46.  —  A  quoi  il  l'occupe.  IbicL  — 
Service  important  qu'il  veut  lui  rendre  quelque  temps 
après.  I,  i58. 

Feins  (M.  de).  A  quel  propos  il  va  rendre  visite  à  Jean- 
Jacques  dans  sa  retraite  de  iMotiers-Travers ,  II,  55o, 
55i. 

Fel  (mademoiselle).  Grimm  devient  amoureux  de  cette 

4'. 


644  TABLE 

actrice;  singulière  aventure  qui  en  est  la  suite.  To- 
me II ,  page  i54-  —  Elle  joue  dans  le  De^in  du  village 
à  la  première  représentation  de  celte  pièce  à  Fontai- 
nebleau. II,  i65. 

FiiMMES.  Quels  appas  Jean-Jacques  aimoit  en  elles.  II, 
224. — Pourquoi  elles  l'aimoient  après  la  publication 
de  la  Nouvelle  Héloïse.  II ,  44^- 

FÉNÉLOS.  Jugement  de  Jean-Jacques  sur  cet  auteur  du 
Tcléniaque.  1 ,  367  ,  564- 

Ferrand.  Portrait  de  cet  bonime  ;  ses  liaisons  avec  Jean- 
Jacques.  II,  378. 

Filles  publiques.  Jean-Jacques  en  va  voir  deux  à  Venise. 
11,68. — Ce  qui  lui  arrive  cliez  la  seconde.  II,  72  et  suiv. 

FiNOCHiETTi  (le  cointe  de).  Considération  qu'il  avoit  pour 
Jean-Jacques.  II,  61. 

FiTZ-Mouis.  Ce  que  c'étoit  que  ce  médecin.  A  quelle  oc- 
casion et  avec  quel  succès  Jean-Jacques  se  mit  en 
pension  chez  lui.  1 ,  4i3. 

FizEs(M.  ).  Jean-Jacques  va  à  Montpellier  consulter  ce 
docteur.  I,  398,  4i3. 

Foi.  Pourquoi  elle  doit  être  plus  vive  chez  les  solitaires 
et  les  campagnards  que  chez  les  habitants  des  villes. 
11,601. 

Follau  (M.),  secrétaire  d'ambassade  à  Venise,  et  prédé- 
cesseur de  Jean-Jacques  dans  cette  place.  II ,  33. 

Fontaine  de  héron.  Espérance  de  fortune  fondée  sur  ce 
joujou  d'enfant.  1 ,  159. —  Comment  évanouie.  1 ,  161. 

Fontenelle.  Agréable  connoissance  de  Jean-Jacques,  qui 
en  reçoit  de  bons  conseils.  II ,  8. 

FORCADE  (M.  de).  Cité.  II.    III. 

FoKCALQiiF.R  (la  couitessc  de).  Dans  quelle  société  Jean- 

Jaccjues  la  connut.  II,  27. 
F'oRMEY  (M.).  Quelles  furent   ses  relations  avec   Joan- 

Jacques.  II ,  433. 
FoLCHY  (M.  de).  Est  nommé  commissaire  par  l'académie 

des  sciences  pour  examiner  le   l*rojet  de  ^lusique  de 

Jean-Jacques.  II,  iV 


DES  MATIÈRES.  645 

FotRMONT  (M.  de).  En  quelle  société  Jean-Jacques  le 
connut.  Tome  II, page  27. 

François.  Portrait  qu'en  fait  Jean-Jacques.  1 ,  255.  — Ju»- 
jement  qu'il  en  porte,  I,  [\ii.  —  Motifs  de  la  prédilec- 
tion qu'il  a  toujours  eue  pour  eux.  1 ,  291  ,  292.  — 
Souhait  remarquable.  I,  292.  —  Combien  il  a  eu  à  s'en 
plaindre.  II,  517. 

Francoeur.  Son  origine.  Gomment  on  l'appeloit.  Quelle 
part  il  eut  à  l'exécution  des  opéra  de  Jean-Jacques.  Il, 
96, 164. 

Francueil  (M.  de).  Commencement  des  liaisons  de  Jearv 
Jacques  avec  lui.  II,  28. — Anecdote  de  l'opéra.  I,  58. 

—  Ses  vues  sur  Rousseîm.  Services  qu'il  lui  rend,  ir, 
108,  ii4,  126.  —  Fait  des  changements  à  la  musique 
du  Devin  du  village.  II ,  i65. 

Francueil  (madame  de).  Portrait  de  cette  dame.  Ses  liai- 
sons avec  Jean-Jacques.  II,  28,  11 5, 

Frédéric,  roi  de  Prusse.  Voyez  Prusse. 

Fréron.  Usage  qu'il  fait  d'un  certificat  donné  par  Jean- 
Jacques  au  sujet  d'un  prétendu  miracle.  I,  i9;2. 

Frièze  (le  comte  de).  Cité.  U,  i25,  i53,  3x9. 

G. 

Gages  (  le  comte  de).  Savante  manœuvre  de  guerre  de 

ce  général.  II,  5i. 
Gaime  (  M.  ).    Portrait    de  cet  honnête   ecclésiastique. 

I,  142.  —  Service  qu'il  rend   à  Jean-Jacques.  I,    i43. 

—  L'un   des  originaux   du   vicaire   savoyard.  I,    i44' 

—  Voyez  Gatier.  , 

Galley  (mademoiselle).  Agréable  rencontre  que  Jean- 
Jacques  eut  avec  elle.  I,  214.  —  Suites  de  cette  rencon- 
tre. I,  2i5.  —  Comment  finit  la  liaison.  I,  219. 

Gard.  Voyez  Pont. 

Gase  (M.  de),  président  au  parlement  de  Bordeaux. 
Quelles  furent  ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  12. 

Gatier.  Caractère  de  ce  jeune  ecclésiastique.  U  se  charge 


646  TABLE 

d'instruire  Jean  Jacques  pendant  son  séjour  au  sémi- 
naire. Tome  I,  pages  187,  188. —  Ce  qu'il  devient.  I,  189. 

Gauffecourt.  Ce  qu'il  étoit;  ses  bonnes  fortunes.  I,  34o. 
—  Ses  liaisons  intimes  avec  Jean-Jacques.  Services  qu'il 
lui  rend.  II,  79,  90,  io3.  —  (Conduite  odieuse  et  basse 
qu'il  tient  ensuite  à  son  éf;ar(l.  II,  188.  — Cela  n'em- 
pêche pas  Jean-Jacques  de  lui  rendre  service  par  la 
suite.  II,  3o4- 

Gacssin  (  mademoiselle),  joue  un  rôle  dans  le  Narcisse 
de  Jean-Jacques.   H,    i83. 

Gautier,  Genevois.  Suite  de  son  démêlé  avec  le  père  de 
Jean-Jacques.  I,  i5. 

Gautier  de  Nancy.  Ses  querelles  littéraires  avec  Jean- 
Jacques.  Quel  en  fut  le  résultat.  Il,  1^7. 

GÊNES.  Jean-Jacques  est  obligé  d'y  faire  une  quarantaine 
au  lazaret.  II,  34. 

Genève  ,  patrie  de  Jean-Jacques.  1,4*  —  A  quelle  époquo 
il  quitte  cette  ville.  I,  64.  —  Il  y  retourne;  rentre  dans 
la  religion  protestante  (ju'il  nvoit  quittée,  et  dans  ses 
droits  de  citoyen.  II,  191. — L'accueil  qu'il  y  reçoit  lui 
fait  prendre  la  résolution  d'y  fixer  sa  demeure  pour  le 
reste  de  ses  jours.  Il,  193.  —  Il  renonce  ensuite  à  ce 
dessein  à  cause  du  mauvais  accueil  fait  par  le  conseil 
de  cette  ville  a  sou  Discours  sur  l'inc^alitc ,  qui  lui  est 
dédié.  II,  196,501. — (Conduite  de  ce  même  conseil  après 
la  publication  de  VÉniiie.  II ,  5i6.  —  Situation  de  cette 
ville  après  le  décret  lancé  contre  Jean-Jacf(ues.  II ,  547. 
— Il  renonce  à  son  droit  de  b()urgeoi,-»ic.II,548. — t^urllo 
conduite  tient  le  conseil  à  son  égard  après  la  publicaliou 
des  Lettres  écrites  fie  la  montagne.  II ,  S-jo,  etsuiv. 

'Céométrif.  Comment  Jean-Jac<jues  apprit  cette  scienct^, 

1 ,  387.. 
Gessneh.  Jean-Jacques  entreprend  un  poëme  à  son  iniil;»- 

tioD.  II,  5io. 
G1RARD1ER  (madame).  Met  Jean-.îacques  en  possession 
d-  son  logement  it  Mniiers.  II,  Sai.  —  Elle  se  range 
ensuite  au  nombre  «le  ses  persécuteurs.  Il,  583. 


DES  MATIÈRES.  647 

GiRATTD  (mademoiselle).  Ce  qu'elle  étoit.  Tome  I,  p.  ii-i 

—  Son  inclination  pour  Jean-Jacques;  Ibid.  —  Il  veut 
l'employer  à  servir  l'amour  qu'il  sent  pour  une  autre. 

I,  226. — Quel  parti  elle  prend  à  cette  occasion.  I,  22/. 
Godard  (  le  colonel  ).  Ses  procédés  avares  envers  Jean- 
Jacques.  I,  256. — Épître  satirique  en  vers  que  celui-ci 
lui  adresse  par  la  poste.  1 ,  267. 

GoDEFROY.  Caractère  de  cette  femme;  ses  liaisons  avec 
le  [chirurgien  Parisot  de  Lyon,  ami  de  Jean-Jacques. 

11,9- 

GoLDONi.  Reproche  fait  à  Diderot  d'avoir  pillé  dans  le 
théâtre  italien  de  cet  auteur  sa  pièce  du  Fils  naturel, 

II,  3o3. 

GoNTAUT  (le  ducDE).  Balourdise  échappée  à  Jean-Jacques 
en  sa  présence.   I,    i83. 

GoTON  (  mademoiselle).  Amour  de  Jean-Jacques  encore 
enfant  avec  cette  jeune  personne.  I,  3c). 

Goui\  (  mademoiselle  ).  Quel  service  elle  rendit  à  Jean- 
Jacques.  II,  ii3. 

GouvoN  (  le  comte  de  ).  Jean-Jacques  entre  chez  lui  en 
qualité  de  laquais.  I ,  i^5.  —  Il  le  traite  avec  bonté  ,  et 
veut  travailler  à  son  avancement.  I,  i5i ,  132. 

GouvoN  (  l'abbé  DE  ),  prend  en  amitié  Jean-Jacques  et  lui 
sert  de  précepteur.  I  ,  i:r2. — De  quelle  manière  Jean- 
Jacques  le  quitte.  I,   i58  ,   iSg. 

Graffenried  (  mademoiselle  de  ).  Ce  qu'elle  étoit;  agréa- 
ble rencontre   que  Jean-Jacques  eut  avec  elle.  I,  214. 

—  Suites  de  cette  rencontre.  I,  21 5.  —  Comment  finit 
cette  liaison.  1 ,  219. 

Graffenried  (M,  de),  père  de  la  précédente,  chargé 
d'intimer  à  Jean-Jacques  Tordre  du  sénat  dt;  Berne  qui 
l'expulse  del'île  de  Saint-Pierre.  Il,  60g,  610. 

Graffm^ny  (  madame  de).  Quels  bruits  cette  femme  au- 
teur répand  relativement  à  Jean-Jacques  et  à  Diderot. 
II,  3o3. 

Granvai.  (mademoiselle),  cumédien«e ,  joue  un  rôle 
dans  le  Narcisse  de  Jean-Jacques.  II,  i83. 


648  TABLE 

GnAviLiE  (  le  commandeur  de).  Caractère  de  cet  homme; 
dans  quelle  maison  Jean-Jacques  fait  sa  connoissance. 
Toine  II;,  page  i  lo. 

Griffet  (le p.),  jésuite.  A  quelle  occasion  il  cause  des- 
inquiétudes  à  Jean-Jacques.  II,  [\ — . 

Grimm.  Commencenientdeses  liaisons  avec  Jean-Jacques. 
II ,  121.  —  Ils  deviennent  intimes.  II ,  i25  ,  129.  — Faus- 
seté dans  Tamitié  de  Grimm.  II,  i53. — Étrange  mala- 
die dans  laquelle  le  jette  un  désespoir  amoureux.  II, 
i54.  —  Comment  il  en  use  avec  Jean-Jacques.  II,  i55, 
173,  181,  186,234,  284,  3o5,  3t2,  3-i3.  —  Caractère 
de  cet  homme.  II ,  3i5.  — Sa  morale.  II  ,317.  —  Sa  sen- 
sihilité.  II,3i8. — De  quelle  nature  étoit  son  amitié. 
II,  319.  —  Jean-Jacques  prend  la  résolution  de  rompre 
avec  lui;  madame  d'Epinay  veut  les  rapprocher;  ce  qui 
se  passe  entre  eux.  11,322.  —  Continue  ses  mauvais 
procédés.  II,  333,  339.  —  Rompt  brusquement  avec 
Jean-Jacques;  effets  de  cette  rupture.  II,  34^.  —  Com- 
ment il  s'y  prend  pour  faire  entrer  Diderot  et  le  baron 
d'Holbach  dans  ses  projets  de  vengeance.  II  ,357. — Ses 
liaisons  avec  la  mère  de  Théi'èse  Le  Vasseur  ;  il  lui 
paye  pension.  II ,  377 ,  464- 

Gros  (  M.  ).  Portrait  de  ce  prêtre.  I,  i85.  —  Il  se  cl»arge 
d'instruire  Jean-Jacques  ,  et  de  le  rendre  propre  à  l'état 
ecclésiastique.  Ibid. 

Grossi  (M.),  proto-médecin  à  Chambéry.  Portrait  da 
cet  homme  ;  ses  liaisons  avec  madame  de  Warens. 
1  ,  326.  —  Singulière  réponse  qu'il  fait  à  une  invitation 
de  dîner.  1 ,  327. 

Guérin  ,  libraire  de  Paris.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques» 
II,  375.  — Sa  conduite  relativement  à  VEmile.  II,  472- 
—  Soupçons  de  Jean-Jacques  contre  lui.  Il,  477- 

GiUGNKS  (  INI.  r»  ).  Jugement  qu'en  portoit  J.  J.  H ,  390. 

Guy  associé  du  libraire  Durhesnci  sa  conduite  envers 
Jean-.Iacques  relativement  à  l'impression  de  YEmile. 
II,  472  ,  47(^1 497-  — Sujets  de  plainte  de  Jean-Jacques 
contre  lui.  Il ,  585. 


DES  MATIÈRES,  649 

H. 

Harlem.  Voyez  Balexsert. 

Hellot,  l'un  des  commissaires  chargés  par  l'académie 
des  sciences  d'examiner  le  Projet  de  musique  de  Jean- 
Jacques.  Tome  II ,  page  i4- 

Héloïse  { la  Nouvelle  ).  Comment  Jean-Jacques  forma  le 
plan  de  ce  roman.  11,247,  254- — Jugement  qu'en 
porta  Diderot.  II,3o4. — Ce  qu'en  pensoit  Jean-Jacques. 
II,  262  ,  263 ,  268,  3o4 ,  444  6t  suiv. — Succès  étonnant  de 
cet  ouvrage.  11,442- — Jugements  divers  qu'on  en  porta 
dans  le  public.  II,  444- 

HELVÉTits ,  médecin,  traite  sans  succès  Jean-Jacques 
dans  une  maladie.  II  ,  i46. 

Hemet  (  le  P.  ).  Caractère  de  ce  jésuite  ;  ses  liaisons  avec 
Jean-Jacques.  I,  SSg. 

Héxault  (  le  président  ).  Pourquoi  il  n'aimoit  pas  Jean- 
Jacques.  II ,  458. 

Hermitage.  (  r  ).  Madame  d'Épinay  y  fait  construire  et 
préparer  une  habitation  agréable  et  commode  pour 
Jean-Jacques.   II,    197.  — Elle   l'y  installe.    II,   209. 

—  A  quelles  occupations  il  se  livre  dans  cette  retraite. 
II,  211.  —  Pourquoi  il  la  quitte.  II,  348. 

Hervey  (  milady  ).  Dans  quelle  société  Jean-Jacques  la 
connut.  II ,  27. 

Holbach  (le  baron  d').  Ce  qu'il  étoit  ;  ses  liaisons  avec 
Jean-Jacques,  II,  i53  ,_  i56. —  Sa  conduite  envers  lui. 
II,  174  et  suiv.  —  Mauvais  traitements  qu'il  lui  fait  en- 
durer ;  rupture.  II ,  1 8 1 ,  1 82.  —  Son  caractère.  II ,  356v 

—  Se  ligue  avec  les  ennemis  de  Jean-Jacques,  et  cette 
ligue  porte  le  nom  de  Coferie  Holbachiffut  ou  de  Holba- 
chiens.  II,  206,  260,  282.  —  Jean-Jacques  va  le  voir  à  la 
sollicitation  de  Diderot;  quel  accueil  il  en  reçoit.  Il,  3o5, 

Holbach  (madame  d').  Caractère  de  cette  femme;  sa 
conduite  envers  Jean-Jacques.  II,  182.  —  Accueil  froid 
quelle  lui  fait  à  sa  dernière  visite.  II,  3o5. 


C5o  TABLE 

IIoi-BACiiiExs.  Voyez  Holbach. 

Hôpital  (  le  marquis  (Icl').  A  quelle  occasion  Jean- 
Jacques  eut  correspondance  avec  lui.  Tome  II,  page  5 1 . 

Hospice  des  Catéchcmènes  à  Turin.  Jean-Jacques  ventre 
pour  être  instruit  dans  la  religion  catholique.  1 ,  92. 

—  Quelle   espèce  de  prosélytes  il  y  rencontre.  I,  93. 

—  Conférences  pour  parvenir  au  but  proposé.  I,   loi. 

—  Aventure  dégoûtante.   I,   io3. 

Hot'DETOT  (  le  comte  d'  ).  Ce  qu'en  pensoit  Jean-Jacques. 
II,  270.  —  Dans  quelle  circonstance  il  le  rencontra 
H,  369. 

IIoLDETOT  (  la  comtesse  d'  ).  Commencement  de  ses  liai- 
sons avec  Jean-Jacques.  II,  116,  256.  —  Portrait  de 
cette  dame  ;  Jean-Jacques  en  devient  cperdument 
amoureux.  II,  269. —  Quelle  conduite  elle  tient  avec 
■  lui.  II  ,  272.  —  Son  refroidissement  à  son  égard.  II ,  3o8. 

—  Ce  que  deviennent  leurs  liaisons.  II,  826,  334,  336, 

359,  362,369,370,  4^7,  44^' 
Hubert  (  l'abbé  ).  Quel  tort  il  fit  à  Jean-Jacques  sans  le 

vouloir,  II,  io3. 
IIi'ME.  Opinion  de  Jean-Jacques  sur  cet  écrivain  ;  leurs 

relations.  II ,   58o. 
Hfssox,  joueur  d'échecs,  avec  lequel  Jean-Jacques  fait 

connoissance.  II,  21. 


I. 

Inquisition.  Jean-Jacques  y  reçoit  l'absolution  du  crime 
d'hérésie.  I,  108. 

IvEHNois  (M.  d')  de  Genève.  Quels  éclaircissements  11 
donne  à  Jean -Jacques.  II,  /\ç)2.  —  Singulière  et  en- 
nuyeuse assiduité  de  cet  homme  auprès  de  Jean-Jac- 
ques. II ,  fiSi . 

ÏVEHNois  (M.  d'),  procureur-général  <le  Neurhâtel.  Il  se 
range  ouvertement  avec  son  fds  dans  le  parti  des  per- 
sécuteurs de  Jean-Jacques.  II,  583. 

IvERXois  (  Isabelle  d').  Jean-Jacques  se  lie  avec  elle  d'une 


DES     MATIÈRES.  65l 

amitié  particulière.  Tome  II,  page  534-— Présent  de 
noces  qu'il  lui  fait  ainsi  qu'à  sa  sœur,  et  à  quelle  condi- 
tion. 11,535. 


Jacqueline  ,  gouvernante  de  Jean-Jacques  dans  son  en- 
fance. 1 ,  8. 

Jalabert,  professeur  à  Genève.  II,  194. 

JÉLYOTE.  Quel  service  il  rend  à  Jean-Jacques.  II,  loy. 
—  Quelle  part  il  prend  à  la  représentation  du  Devin  du 
village.  II,  i65. 

JÉSUITES.  Quels  étoient  les  sentiments  de  Jean-Jacques  à 
leur  égard,  I,  389;  II,  83.  —  Soupçons  contre  eux. 

11,477- 

JoNviLLE  (  M.  de),. envoyé  de  France  à  Gênes;  ses  rela- 
tions avec  Jean-Jacques.  II,  35  ,  52,  383.  —  Caractère 
de  cet  homme  ;  pour  quelle  raison  Jean-Jacques  cesse 
de  le  voir.  11,383,  384» 

Journal  des  sava>'ts.  Jean-Jacques  refuse  d'en  être  un 
des  rédacteurs.  II ,  390. 

JuiGNÉ  (le  marquis  de),  présent  à  une  lecture  des  Coij^ 
fessions.  II,  624. 

K. 

Keith  (  milord  ).  Voyez  Maréchal, 

Kingston  (  le  duc  de).  Cité.  II,  25. 

KiRKEBERGHER  va  voir  Jean-Jac(jues  à  l'île  de  St. -Pierre; 
dans  quelle  occupation  il  le  trouve.  II ,  6o5.  —  Leurs 
liaisons.  II,  619.  —  Accompagne  Jean-Jacques  jusqu'à 
Bienne.  II,  G21. 

Klupffell,  chapelain  du  prince  de  Saxe-Gotha.  Ses  liai- 
sons avec  Jean-Jacques.  II,  121.  —  Singulier  amuse- 
ment qu'il  lui  donne  à  la  suite  d'un  souper.  II,  12g. 


C53  TABLE 


Lac  de  Bienne.  Voyez  Isle  de  Saint-Pierre. 

Lac  de  Genève.  Pourquoi  Jean -Jacques  a  préféré  ses^ 
Lords  pour  y  placer  les  personnages  de  sa  Nom-eile 
Heloïse.  Tome  I,  page  241  ;  II,  255. 

Lalial'd.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques  :  il  se  montre  très 
officieux  envers  lui.  II  ,353. 

Lambercier  (  M.  ).  Jean-Jacques  est  lais  en  pension  chez 
ce  ministre.  I ,  i5. 

Lambercier  (mademoiselle),  sœur  du  ministre,  concourt 
à  l'éducation  de  Jean-Jacques.  I,  18.  —  Lui  inflige  un 
châtiment  d'enfant  qui  produit  un  effet  contraire  au 
but  proposé.  I,  19.  —  Et  ce  châtiment  décide  de  ses 
goûts  pour  la  vie.  1 ,  20. 

Lambert.  (  madame).  Citée.  II,  379. 

Lami  (le  P.  ),  oratorien.  Combien  la  Icrteure  de  ses  ou- 
vrages fut  utile  à  Jean-Jacques  lorsqu'il  commença  de 
se  livrer  à  l'étude  des  sciences.  1 ,  3^2 ,  382. 

Lamoignon  (  le  président  de  ).  A  quelle  occasion  Jean- 
Jacques  en  fait  la  connoissance.  Il,  23. 

Lamoignon  (le  chancelier  de).  Ses  liaisons  avec  les  jé- 
suites. II ,  478. 

Lamoignon.  Voyez  Malesherbes. 

Langue  latine.  Comment  Jean-Jacques  parvint  à  l'ap- 
prendre seul.  1 ,  383. 

Lanove  ,  comédien  ,  fait  recevoir  au  théâtre  François  le 
Narcisse  de  Jean-Jacques.  II,  i83. 

Lard  (  mademoiselle  ),  écolière  de  Jean-Jacques  pour  la 
musique.  Portrait  de  cette  demoiselle.  I,  3o4. 

Lard  (madame),  mère  de  la  précédente;  caractère  de 
eette  femme.  I,  3o5.  —  Son  portrait  et  celui  de  sou 
mari.  Ihid. 

L.vRNAGE  (  madame  de).  Rencontre  que  Jean-Jacques  fait 
de  celte  dame.  1 ,  399.  —  Il  en  devient  amoureux.  Ibid. 
—  Suites  de  cette  aventure.  1 ,  4o3.  —  Portrait  de  cette 


DES   MATIÈRES.  653 

Femme.  Tome  I ,  page  4o5.  —  Jean-Jacques  renonce  à 

elle.  I,  417- 
Laroche,  valet-de-chambre  de  madame  de  Luxembourg, 

chargé  par  elle  de  faire  la  recherche  d'un  des  enfants 

de  Jean-Jacques  pour  le  retirer  des  Enfants-trouvés. 

II,  463.  —  Il  est  aussi  chargé  d'expédier  à  Jean-Jacques 

ses  papiers  après  sa  fuite.  II,  545. 
Laroquei^Ic  comte  de), neveu  de  la  comtesse  de  Vercellis. 

1, 12g.  —  Ce  qu'il  fit  pour  Jean-Jacques.  I,  i3i,  i34,  i\S. 
Latour  (la  comtesse  de).  Dans  quelle  société  Jean-Jac- 
ques la  connut.  I,  336. 
Latocr-du-pin.  Voyez  Montauban. 
Lausanjje.  Séjour  de  Jean-Jacques  dans  cette  ville;  il  y 

fait  ses  premiers  essais  de  musique ,  et  avec  quel  succès. 

I, 233, 234. 
Lautrec  (  le  comte  de  ).  Avantages  que  Jean -Jacques  a 

retirés  de  sa  connoissance  et  de  ses  promesses.  I,  338. 
Lauzun  (la  duchesse  de).  Combien  elle  éloit  aimable 

dans  sa  jeunesse  ;  ce  qui  arriva  à  Jean-Jacques  à  son 

occasion.  II ,  426  et  suiv. 
Lazaret  de  Gênes.  Jean-Jacques  y  fait  une  quarantaine. 

Description  de  ce  lieu.  II,  34. 
Leblond  (  M.  ),  consul  de  France  à  Venise  durant  le  séjour 

de  Jean-Jacques  en  cette  ville.  Leurs  relations.  II,  36, 

44 ,  48 ,  60 ,  62  ,  65.  —  Fait  un  voyage  à  Paris.  II ,  38'j. 
Leduc  (Goton).  Caractère  de  cette  fille.  II,  106. 
LÉGAL  (  M.  DE  ),  joueur  d'échecs  de  la  connoissance  de 

Jean-Jacques.  II,  21. 
Legs.  Voyez  Testaments. 
Le  Maître  (M.),  maître  de  musique  de  la  cathédrale 

d'Annecy.  Jean-Jacques  est  mis  en  pension  chez  lui. 

I,  193.  —  Caractère  de  cet  artiste.  I,  200.  —  Quitte 

brusquement  sa  place;  Jean -Jacques  l'accompagne 

dans  sa  fuite  ;  puis  l'abandonne  à  Lyon.  I,  2o5.  —  Quel 

malheur  il  éprouve  ensuite.  I,  209. 
Lenieps.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  16 1. 
Léon  (l'abbé  de),  depuis  chevalier  de  Rohan  ;  l'une  des 


654  taëLE 

premières  connoissauces  de  Jean-Jacques  à  Paris.  To- 
me II ,  page  12.  —  Le  prend  en  amitié  ,  et  désire  Tavoir 
pour  secrétaire.  II,  i3. 

Lespinasse  (  mademoiselle  de  ).  Pourquoi  elle  n'aimoit  pas 
Jean-Jacques.  II ,  459- 

Lettres-de-cacuet.  Voyez  Bastille. 

Lettres  écrites  de  la  campag?«e.  A  qu^elle  occasion  elles 
parurent  ;  quel  en  étoit  l'auteur.  II _,  549- 

Lettres  écrites  de  la  moktagne.  Jean-Jacques  les  publie 
en  réponse  aux  Lettres  écrites  de  la  campagne.  II ,  502. 

—  ElFet  qu'elles  produisent.  II,  569  et  suiv.  —  Persé- 
cution qu'il  éprouve  à  ce  sujet.  —  II ,  672. 

Le  Vassecr  (M.),  père  de  Thérèse;  caractère  de  cet 
lionnne.  Il ,  1  27.  —  Jean-Jacques  le  fait  placer  dans  un 
linpital  où  il  jneiirt.  II,  200,  201. 

Le  Vassevk  (madame),  mère  de  Thérèse  ;  caractère  de 
cette  femme.  II,  127,  i5i.  —  Désa(];rémcnts  qu'elle 
cause  à  Jean-Jacques  dans  son  ménage.  II,  i5i.  —  Ses 
mauvais  procédés  envers  lui  ;  elle  se  ligue  avec  ses  en- 
nemis. II,  234»  320,  347.  —  Jean-Jacques  la  renvoie  à 
Paris.  îl ,  349-  —  Elle  y  continue  ses  liaisons  avec  les 
ennemis  de  Jean-Jacques,  et  reçoit  d'eux  des  secours/ 
11,377,464. 

Le  Vasselr  (Thérèse),  maîtresse,  puis  fcninu^  de  Jean- 
Jacrjues.  Ce  qu'elle  étoit;  commenceujtaii  de  leur  liai- 
son. II,  89.  —  Scrupule  qui  la  retarde.  II,  91.  —  Ce 
que  deviennent  leurs  enfants.  H,  1 13.  —  Caractère  de 
cette  femme.  Il,  92,  93,  127 ,  i3o,  i5i ,  228,  233,  469- 

—  Les  amis  de  Jean-Jacques  chtrchcnt  à  la  dt'larher 
de  lui.  II,  1/3,  174.  —  (jaulfecourt  tente  delà  séduire. 
II,  188.  —  Caractère  de  l'attachement  de  Jean-Jacques 
pour  elle.  Il  ,  2>.7  ,  469-  —  Quelles  preuves  elK>  lui 
donne  du  sien  lorsqu'il  est  obligé  de  sortir  de  l'rauce. 
II,  r)o3.  —  Sou  refroidissement  pour  lui  ;  causes  de  ce 
changement.  II ,  622.  —  Elle  va  le  joiniire  dans  sa  re- 
traite. II ,  524* 


DES    MATIÈRES.  655 

LÉVITE  d'Éphraïm.  a  quelle  occasion  Jean -Jacques  com- 
pose un  poème  sur  ce  sujet.  Tome  II,  page  5io. 

Libraires.  Ce  que  pensoit  Jean-Jacques  de  ceux  de  Paris. 
11,117. 

LiNNiEUS.  Jean-Jacques  étudie  les  ouvrages  de  ce  savant 
naturaliste  suédois  ;  jugement  qu'il  en  porte.  II,  602. 

LivE  (M.  DE  La  ).  Cité.  II ,  Syi  ,  386. 

Livres  obscènes.  En  quoi  une  belle  dame  les  trouvoit  in- 
commodes. 1,61. 

LoBKowiTz  (  le  prince  de  ).  Ses  opérations  militaires  en 
Italie.  II,  5i. 

LoLME  (M.  de),  avocat.  Quel  service  il  rend  à  Jean- Jac- 
ques. II,  104. 

LoisGUEViLLE  (madame  de).  Comparaison  de  cette  prin- 
cesse avec  madame  de  Warens.  1 ,  77. 

Lorexza  (la  dame),  vieille  intendante  de  l'hospice  des 
catéchumènes  à  Turin.  I,  io5,  107. 

Lorenzy,  intendant  de  madame  de  Vercellis.  Relations 
forcées  de  Jean-Jacques  avec  lui  et  sa  femme.  I,  129, 
i3i ,  i32. 

LoREAZT  (  le  chevalier  de  ).  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques. 
II ,  389 ,  399 ,  438  ,  439.  —  Cité.  II ,  456 ,  46 1 ,  467. 

LoYSEAU  DE  Mauléox  (M.).  Scs  liaisons  avec  Jean-Jacques, 
qui  l'encourage  à  son  début  dans  la  carrière  du  bar- 
reau. II,  374. 

LuDwiG.  Jugement  de  Jean-Jacques  sur  ce  savant  natura- 
liste. II,  602.  • 

LuLLiN ,  professeur  à  Genève.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jac- 
ques. II ,  194. 

LuNEL.  Voyez  Pont. 

LuTOLD,  musicien,  donne  des  consolations  à  Jean^Jac- 
ques  après  le  mauvais  succès  de  son  concert  de  Lau- 
zanne.  1 ,  238. 
Luxembourg  (  le  comte  de).  Causes  de  la  mort  de  ce  jeune 

homme.  II ,  45o. 
Luxembourg  (le  maréchal  duc  de).  Commencement  des 
liaisons  de  Jean-Jacques  avec  ce  seigneur.  II,  398  ,  399. 


656  TABLE 

—  Étroite  amitié  <^ui  se  forme  entre  eux.  Tom.  II,  p,4ot, 
4o4. — Caractère  de  cet  homme  estimable.  II,  4 1 1 . —  Sin- 
cérité de  son  attachement  pour  Jean-Jacques.  II,  ![io , 
424,  449»  466,  486.  —  Il  perd  sa  soeur  et  ses  enfants. 
II,  \bo.  —  Sa  conduite  envers  Jean -Jacques  pendant 
les  orages  que  lui  occasione  la  publication  de  V Emile. 
II,  494 1  5oi ,  5o3.  —  Avec  quels  regrets  mutuels  se  fait 
leur  séparation  lorsque  Jean -Jacques  est  obligé  de 
quitter  la  France.  II ,  5o6.  —  Son  absence  le  refroidit 
à  son  égard.  II,  56'i.  —  Causes  de  sa  mort.  II,  4^''  — 
Combien  Jean-Jacques  y  est  sensible.  II,  562. 

Luxembourg  (  madame  de  ).  Commencement  de  ses  liai- 
sons avec  Jean-Jacques.  II,  398,  899.  — Opinion  qu'il 
avoit  d'elle  auparavant.  II,  899.  —  Elle  le  prend  en 
amitié.  II,  4oo.  —  Ce  qu'il  éprouve  en  sa  compagnie  ; 
caractère  de  cette  dame.  II ,  404  ,  l\oS  ,  409-  —  I^^r 
quelle  gaucherie  il  s'attire  son  ressentiment.  I,  i83  ; 
II,  409,421  ,  4^2.  —  Services  qu'elle  lui  rend  pour  l'im- 
pression de  VEmile.  II,  426.  —  Elle  se  refroidit  à  son 
égard.  II,  44^,  4^3.  —  Ses  bontés  pour  Thérèse  Le  Vas- 
seur.  II,  462.  —  Elle  fait  rechercher  un  des  enfants  de 
Jean-Jacques  pour  le  retirer  des  Enfants- trouvés.  II, 
403.  —  Mouvements  qu'elle  se  donne  pour  avancer 
limpression  de  VEmilc.  II,  480.  —  Comment  elle  se 
conduit  avec  Jean -Jacques  lors  des  orages  qu'excite 
contre  lui  la  publication  de  cet  ouvrage.  II,  49-^ ,  499- 

—  Quels  témoignages  d'amitié  elle  lui  donne  lorsqu'il 
se  sépare  d'elle ,  II ,  5o5.  —  Son  changement  à  son 
égard.  II ,  563.  —  Soupçons  de  Jean-Jacques  contre  elle 
au  sujet  de  la  soustraction  de  ses  papiers.  H,  54^- 

Lyon.  Séjour  de  Jean-Jacques  dans  cette  ville  ;  aventure 
qu'il  y  éprouve.  1 ,  263.  —  Jugement  (ju'il  porte  de  ses 
habitants.  1 ,  1.6-.  —  Il  y  est  charge  de  l'éducalion  des 
enfants  de  M.  de  Mably.  1 ,  428. 


DES   MATIÈRES.  ÔSy 

M. 

Mably  (l'abbë  de  ).  Bons  offices  qu'il  rend  à  Jean-Jacques. 
II,  8  . —  Leurs  liaisons.  II,  20,  216,  386.  —  Il  devient 
ensuite  son  ennemi,  et  écrit  contre  lui.  II,  566,  667. 
—  Conduite  de  Jean-Jacques.  II,  667. 

Mably  (M.  de),  grand  prévôt  à  Lyon,  confie  l'éduca- 
tion de  ses  enfants  à  Jean-Jacques.  1 ,  428.  —  Conserve 
pour  lui  de  l'amitié  après  qu'il  a  quitté  cet  emploi.  11,8. 

Mably  (madame  de),  entreprend  de  former  les  manières 
de  Jean-Jacques ,  qui  devient  amoureux  d'elle.  1 ,  43o. 

Maine  (  duchesse  du  ).  Comment  elle  se  vengea  de  l'abbé 
de  Saint-Pierre.  II,  242. 

Mairan  (M.  de)  est  chargé  par  l'académie  des  sciences 
d'examiner  le  système  de  musique  de  Jean -Jacques. 
II,  14.  —  Quel  jugement  il  porte  d'un  autre  écrit  de 
cet  auteur.  II,  196.  —  Ses  liaisons  avec  lui.  II,  386,  390. 

Maîtresses.  Qualités  sur  lesquelles  Jean-Jacques  régloit 
son  choix  et  déterminoit  sa  préférence.  1 ,  212  ;  II ,  224. 

Malesherbes  (  M.  DE  ).  Liaisons  de  ce  magistrat  avec  Jean- 
Jacques  ;  quels  témoignages  d'amitié  il  lui  donne.  II , 
387,  389.  —  Services  qu'il  lui  rend.  II,  4^5,  465.  — 
Quelle  part  il  prend  à  l'impression  de  VEmile.  II,  4''8, 
479,  4^*^ 5  48 1.  —  Il  fait  redemander  à  Jean-Jacques  , 
au  moment  où  cet  ouvrage  paroît,  les  lettres  qu'il  lui 
avoit  écrites  à  ce  sujet.  II,  488. 

Malouin  (le  médecin)  traite  Jean-Jacques  sans  succès. 
II,  i46. 

Maltor  (M.  de).  Estime  particulière  de  Jean-Jacques 
y)our  ce  curé  de  village.  II ,  375. 

Mandard  (le  p.),  oratorien.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jac- 
ques. II ,  498. 

Marcet  de  Mézières.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques  ;  ju- 
gement (jue  celui-ci  en  porte.  II,  194. 
Marcocssis.  Agréables  promenades  que  faisoit  J.  J.  chez 
le  vicaire  de  ce  village,  et  avec  qui.  Il ,  158,  iSg. 
14.  42 


658  TABLE 

Maréchal  (  miloi'd-).  Son  caractère;  liaisons  de  Jean-Jac- 
ques avec  lui.  Tome  II,  page  ^)2^.  —  Son  portrait.  II, 
628.  —  Leur  séparation  et  leurs  projets  tle  réunion  , 
qui  demeurent  sans  effet.  II ,  565.  —  Offre  un  asile  à 
Jean-Jacques  dans  ses  terres  d'Ecosse ,  ou  auprès  de 
lui  à  Postdam.  II ,  Sqi  .  — Lui  fait  une  pension  viagère. 
II ,  595. 

Marge>cy  (>I.  de).  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  i8a, 
285,  386,  389,  390,  l\iS. 

Mari  (le  marquis),  ambassadeur  d'Espagne  à  Venise. 
Ses  liaisons  avec  le  comte  de  ÎMontai[;u ,  ambassadeur 
de  France  dans  la  même  ville.  II ,  39 ,  43.  —  Son  ami- 
tié pour  Jean-Jacques.  II,  Gi. 

Marianne  (M.  de),  dépositaire  d'un  des  prcmicrb  essais 
littéraires  de  Jean-Jacques.  I,  25i. 

Maiuon  ,  jeune  cuisinière  de  la  comtesse  de  Vercellis  ,  ca- 
lomniée par  Jean-Jacques.  I,  i32.  —  Remords  de  celui- 
ci.  I,  134. 

Marivaux.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  20. 

Maumontel.  a  quelle  occasion  il  connoît  Jean-Jacques  ; 
pourquoi  il  devient  son  ennemi.  H,  3j2. 

Martinet,  châtelain  du  Val-de-ïravers.  Ses  liaisons  avec 
Jean-Jacques.  II,  SaS. 

Martinière  (M.  de  La),  secrétaire  d'aujbassade  à  Soleure, 
présage  à  Jean-Jacques  sa  célébrité  l'uture.  I,  25o. 

Masseron  (  m.  ) ,  greffier.  Jean-Jacques  est  mis  en  appren- 
tissage chez  lui ,  et  n'y  reste  pas  long-temps.  1 ,  44- 

Mathas  (M.  de),  connoissance  et  hôte  de  Jean-Jacques  à 
Montmorency.  Services  qu'il  lui  rend.  II ,  348,  3^9,4  1 2. 

Mai  GIS  (Café  ),  où  Jean-Jacques  alloit  jouer  aux  échec». 
Connoissance  qu'il  y  fait.  II ,  21 . 

MaI'I.ÉoN.  Voyez  LoYSEAU. 

Médecine,  Ce  qu'<''piouvoit  Jean-Jacques  en  lisant  les  li- 
vres qui  traitent  de  cette  science.  1 ,  398. 

Médecins.  Quelle  confiance  Jean-.Iar(|ues  avoit  en  eux  et 
à  leurs  ordonnances.  I,  356.373.  —  Il  renonce  pouc 
toujours  aux  secours  de  leur  scionce.  II,  i8('. 


DES   MATIÈRES.  ÔSq 

Mellarède  (mademoiselle  de),  une  des  ccolières  de  Jean- 
Jacques  poui'  la  musique.  Portrait  de  cette  demoiselle. 
Tome  I,  3o2. 

Menou  (le  p.),  jésuite.  Comment  Jean-Jacques  le  traite 
dans  un  écrit  qu'il  publie  pour  le  réfuter.  II,  i/^y,  i48i 

Menthon  (mademoiselle  de),  une  des  écolières  de  Jean- 
Jacques  pour  la  musique.  Portrait  de  cette  demoiselle. 
1 ,  3o3. 

Menthon  (madame  de)  ,  mère  de  la  précédente.  Portrait 
de  cette  dame.  I,  3o7. 

Merceret,  femme-de-chambre  de  znadame  de  Warens. 
I ,  i66.  —  Portrait  de  cette  jeune  personne.  1 ,  211,  23 1 . 
—  Elle  prend  du  goût  pour  Jean-Jacques  ,  et  se  fait 
reconduire  par  lui  dans  son  pays.  I,  228. 

Merlou,  château.  M.  de  Luxembourg  veut  y  établir  Jean- 
Jacques.  II,  487.  ^ 

Merveilleux  (M.  de).  Comment  11  voulut  rendre  service 
à  Jean-Jacques.  I ,  sSi. 

Merveilleux  (  madame  de  ).  Portrait  de  cette  femme  ; 
bons  offices  qu'elle  rendit  à  Jean-JacqueS.  I,  204. 

Mesme  (la  marquise  de)  présente  à  une  lecture  des  Con- 
fessions. II,  624. 

Meuron  (  m.  ) ,  procureur-général  du  Val-de-Travers.  Ser- 
vices qu'il  rend  à  Jean-Jacques.  II,  578. 

Minard.  Portrait  de  cet  homme;  ses  liaisons  avec  Jean- 
Jacques.  II ,  378. 

MiNUTOLi  (INI.),  capitaine  de  porte  à  Genève.  Comment , 
sans  s'en  douter,  il  a  influé  sur  la  destinée  de  .Jean- 
Jacques.  1 ,  63. 

Miracle.  Comment  Jean-Jacques  a  passé  pour  en  avoir 
attesté  un.  I,  191. 

MiRAN  (M.  de).  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II ,  5i  i. 

M1REP01X  (madame  de).  Dans  quelle  société  Jean-Jac(jues 
la  connut.  II,  27. —  Ses  liaisons  avec  elle.  I,  i83;  II, 
421.  —  Caractère  de  cette  dame;  témoignage  d'affec- 
tion que  Jean-Jacques  en  reçut  au  moment  de  son  dé- 
part de  France.  Il ,  5o5. 

4a. 


66o  TADIE 

MoiRANs.  Ce  qui  arrive  à  Jean-Jacques  en  cet  endroit. 
Tome  I ,  pa{;e  399. 

MoiRY  DE  GiNGiNS  (M.  ) ,  })ailli  d'Yverdun.  Témoignages 
d'amitié  qu'il  donne  à  Jean-Jacques.  II,  5i8,  Sig. 

Montaigne.  Jugement  que  porte  Jean-Jacques  de  cet 
écrivain.  II,  Sgô. 

MoNTAiGU  (le  chevalier  de).  Quel  service  il  rendit  à  Jean- 
Jacques.  II ,  32. 

MoNTAiGU  (le  comte  de),  nommé  ambassadeur  à  Venise. 
II,  32.  — Caractère  de  cet  homme;  son  peu  de  capa- 
cité pour  sa  place.  II ,  33 ,  3^,  4o ,  4^  1  5 1  ,  et  suiv.  — 
Ses  mauvais  procédés  pour  Jean-Jacques  alors  son  se- 
crétaire. II,  Sy. — rriponnerie  qu'il  commet  à  sou 
égard.  II,  80.  —  Comment  il  termine  son  ambassade. 
Il ,  83. 

MoNTAUBAN  (INI.  DE ) ,  comtc  de  La  Tour-du-Pin.  Ses  liai- 
sons avec  Jean-Jacques;  singulière  visite  quil  lui  ren- 
dit à  Mo  tiers.  II,  55i. 

Mont -Louis.  Etablissement  et  séjour  de  Jean -Jacques 
dans  cette  demeure.  II ,  348,  4i  i,  \ii. 

MoNTMOLLiN  (M.  DE  ).  Conduite  de  ce  ministre  envers 
Jean-Jacques.  II,  54o,  571,  672. — Persécutions  qu'il 
lui  suscite  à Motiers-Travers.  Il,  676,  678,  58o,  682. 

Montmorency.  Jean-Jacques  y  va  demeurer  en  sortant  de 
rilermitage.  II,  348.  —  Description  de  ce  lieu  et  du 
château  du  même  nom.  II,  397,  4o2.  —  Insalubrité  de 
ses  eaux.  11 ,  473. 

Montmorency  (le  duc  de).  Sa  mort.  II,  4-^o. 

Montmorency  (la  duchesse  de).  Son  caractère.  II,  4f>o- — 
Citée.  II,  4» 3. 

Montpellier.  Jean-Jacques  va  se  faire  guérir  en  cette 
ville.  1,  399. — Quel  genre  de  vie  il  y  mène.  1,  4 '3, 

4i4. 

Morand,  médecin,  iraiic  J('an-Jac(jues  sans  succès  dans 

luie  maladie  grave.  II,  i4<>. 
Mohlane,  valet-de-cliambre-chirurgien  <lu  maréchal  de 

Luxembourg.  Comment  il  le  traite  de  la  goutte.  ll,4.'Ji. 


DES   MATIÈRES.  66l 

MoRRELLET  (  l'abbé  ).  A  quelle  occasion  il  se  fait  mettre 
à  la  Bastille;  Jean-Jacques  l'en  fait  sortir.  Tome  II, 
pafje  4'-?-9'>  43o- —  Comment  il  lui  en  témoigne  sa  recon- 
noissance.  II,  432. 

MoTiERS.  Jean-Jacques  s'y  retire  lors  de  sa  proscription 
en  France.  II,  5ig. —  Persécution  qu'il  y  éprouve,  et 
de  la  part  de  qui.  II ,  672 ,  Syô. 

MouLTou  le  fils.  Liaison  intime  dans  laquelle  il  vécut 
avec  Jean-Jacques.  II,  194,  4^^i  5^6. 

Musique.  Goût  naturel  de  Jean-Jacques  pour  cet  art  ; 
comment  il  parvient  à  l'apprendre.  I,  186,  igS,  271, 
289,  2g4,  395.  —  Il  l'enseigne  avant  de  la  savoir.  I, 
234.  —  Aventure  désagréable  qu'il  éprouve  à  Lausanne 
en  donnant  un  concert.  I,  236.  —  Il  en  donne  des  le- 
çons à  Chambéry.  I,  3oo.  —  Il  entreprend  de  simplifier 
la  manière  de  l'apprendre,  et  compose  un  nouveau 
système  pour  en  marquer  les  signes.  I,  436.  —  Il  pré- 
sente ce  projet  à  l'académie  des  sciences  de  Pai'is.  II, 
14.  —  Jugement  qu'elle  en  porte.  II,  16. —  Objections 
que  fait  Rameau  contre  ce  système.  Ibûi.  —  Jean-Jac- 
ques fait  imprimer  sur  cet  objet  un  ouvrage  qui  a  peu 
de  succès.  II ,  18.  —  Il  enseigne  la  musique  suivant  cette 
méthode,  et  l'éussit  complètement.  Ibid.  — Il  connoît 
la  musique  italienne  à  Venise,  et  se  passionne  pour 
elle.  II,  63  et  suiv.  —  Ravissants  concerts  qu'il  entend 
aux  Scuole  de  cette  ville.  II ,  64. — Il  compose  un  opéra 
ou  ballet  héroïque;  quel  en  est  le  succès.  II,  94,  93. 
—  Il  compose  le  Devin  du  village;  succès  éclatant  de 
cette  pièce.  II,  163,  170.  —  Fermentation  que  produit 
à  Paris  la  musique  italienne;  Jean-Jacques  prend  part 
à  cette  querelle,  et  écrit  contre  la  musique  franroise; 
ce  qui  en  résulte,  II,  178.  —  Dictionnaire  de  Musique. 
II,  220,  569. — Motets  et  autres  pièces  de  musique 
malgré  le  succès  desquels  les  détracteurs  de  Jean-Jac- 
ques s'efforcent  toujours  de  faire  croire  au  public  qu'il 
ne  la  sait  pas.  II ,  3 1 o ,  3 1 1, 


662  TABLE 

MrssARD  (M.) ,  peintre  genevois.  Effet  d'une  visite  qu'il 

rendit  à  Jean-Jacques  à  Turin.  Tome  I ,  page  i55. 
MussARD  ( M.  ) ,  joaillier ,  parent  et  ami  de  Jean-Jacques  ; 

cité.  II ,  I02.  —  Caractère  de  cet  homme  estimable.  II , 

i5g. 

N. 

Nadaillac  (madame  de),  dépositaire  d'un  recueil  intér 
rcssant  de  lettres  écrites  à  Jean-Jacques  au  sujet  de  la 
Nouvelle  Héloise.  II ,  4 44- 

Nanette,  maîtresse  ,  puis  femme  de  Diderot  ;  caractère 
de  cette  femme.  II ,  1 16. 

Nangis  (  le  comte  de).  C^ité.  I,  336. 

Narcisse,  comédie  présentée  et  reçue  aux  Italiens.  II, 
107.  — Jouée  aux  François;  avec  quoi  sucrés.  Il  ,  i83. 
—  Jean-Jacques  s'en  déclare  l'auteur.  Il ,  184. 

NÉAULME  (Jean),  libraire  à  Amsterdam;  ses  relations 
avec  Jean-Jacques.  II ,  3y5  ,  l\'x'^  ,  4^5  ,  47ï' 

Neuchatel.  Séjour  de  Jean-Jacques  en  cette  ville  ;  quels 
y  sont  ses  occupations.  1 ,  244*  —  Caractère  et  tournure 
d'esprit  des  habitants  de  ce  pays.  II,  626.  —  Les  mi- 
nistres de  cette  ville  cherchent  à  susciter  des  persécu- 
tions à  Jean-Jarques.  II,  53-. 

Nîmes.  Jugement  de  Jcni-Jacquc^s  sur  les  arènes  de  cette 
ville.  \^l\\\. 

Nobles  vénitiexs.  Couinicnt  ils  paveni  Inirs  dcltes.  II  ,4^. 

NoiRET  (M.),  de  (iliainbéry,  loue  à  madame  de  AVan-ns 
la  maison  de  campagne  des  Charmetles.  1 ,  36o,  380. 

NôNANT  (le  commandeur  de).  Caractère  de  cet  homuie; 
à  quelle  occasion  et  où  Jean-Jacques  le  connut.  H ,  1 1 1- 

O. 

Oisiveté.  Dans  quel  sens  elle  avoii  di'  iatlrait  jiour  Jean- 
Jacques.  Il ,  .598. 

Olivi.t,  capitaine  de  vaisseau  marscillois.  Service  im- 
portant que  Jean-Jacques  lui  rrndii  ;»  Venise.  II  ,43,  6g. 


DES   MATIÈRES.  663 

Oltmpe  (mont).  Motifs  de  la  prédilection  marquée  que 
Jean -Jacques  avoit  pour  cette  promenade  près  de 
Montmorency.  Tome  II,  pages  aSo,  280. 
Opéra  de  Paris.  Quelle  opinion  en  prend  Jean-Jacques 
après  l'avoir  vu,  et  en  le  comparant  à  ce  qu'il  avoit 
imaginé.  I,  aS/j..  —  Tl  y  fait  jouer  son  Devin  du  village. 
II,  174-  —  Il  en  reçoit  ensuite  toutes  sorles  d'outrages; 
ses  entrées  même  lui  sont  ôtées.  II ,  178 ,  17g.  —  Suites 
de  ce  démêlé.  II,  873,  874. 
Opéra  de  Venise.  Jean-Jacques  se  passionne  pour  ce  spec- 
tacle. II ,  63 ,  64. 


Padoana.  Ce  qui  arrive  à  Jean-Jacques  avec  cette  fille. 
11,68. 

Palais  (l'abbé),  musicien  et  organiste.  Liaisons  de  Jean- 
Jacques  avec  cet  artiste.  I,  sgS. 

Palissot.  Comment  il  est  puni  pour  avoir  joué  Jean-Jac- 
ques dans  une  pièce.  IF ,  202.  —  Sa  conduite  envers 
Jean-Jacques  et  Diderot.  II ,  427. 

Pallu  (M.),  de  Lyon.  Bon  office  qu'il  rend  à  Jean-Jac- 
ques. II ,  8. 

Paoli  (le  général)  écrittà  Jean-Jacques ,  et  pourquoi.  II, 
611. 

Paris.  Idée  qu'en  prit  Jean-Jacques  en  y  arrivant  par  le 
faubourg  Saint-Marceau.  1 ,  253.  —  Pourquoi  le  roman 
de  la  Nouvelle  Héloise  a  été  mieux  accueilli  dans  cette 
ville  que  par-tout  ailleurs.  II ,  443- 

Parlement  de  Paris.  Sa  conduite  à  l'égard  de  Jean-Jac- 
ques relativement  à  VEmile  ;  motifs  de  cette  conduite. 

II 5  49^,494,  497' •^•^o 5  5o^' 
Parisot.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  Caractère  de  cet 

estimable  chirurgien.  II ,  9. 
Pas  de  l'Échelle.  Voyez -Chailles. 
Passions.  Effets  qu'elles  ont  produits  sur  Jean-Jacques. 

I,  35i. 


664  TABLE 

Passy.  Amusements  qu'y  f;oùte  Jean-Jacques.  II  y  com^- 
mence  son  Devin  du  village.  Tome  II ,  pa^jes  1 5g  ,  i6o. 

Patizel  ,  chancelier  du  consulat  de  France  à  Venise. 
Quelles  relations  Jean-Jacqnes  eut  avec  lui.  II,  46. 

Perdriau.  Caractère  de  ce  ministre  ;  ses  liaisons  avec 
Jean-Jiicques.  II,  192,  ig3. 

Perret  (le  ministre),  passa  pour  avoir  été  mi  des  amants 
de  madame  de  Warens.  I,  3 17. 

Perrichon.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  I,  345. — 
Quel  service  il  lui  rendit.  II ,  9. 

Perrine  ,  servante  du  maître  de  musique  de  la  cathédrale 
d'Annecy.  1 ,  195. 

Perrotet.  JeanJacques  se  met  en  pension  chez  lui  à  Lau- 
sanne. 1 ,  234.  —  Portrait  de  cet  homme  ,  et  les  servi- 
ces qu'il  rend  à  son  hôte.  1 ,  234,  238,  244- 

Pervenche.  Vive  sensation  qu'éprouve  Jean-Jacques  à  la 
vue  de  cette  plante.  1 ,  363. 

PÉTAU  (le  P.).  Jean-Jacques  étudie  les  ouvraf;es  de  cet 
auteur  ;  jugement  qu'il  en  porte.  1 ,  385  ,  386. 

Petit-Chat  ,  surnom  donné  par  madame  de  Warens  an 
musicien  Le  Maître.  ï,  200.  ||i 

Petit-Pierre.  Pour  quelle  raison  ce  ministre  fut  chassé 
par  ses  confrères.  II,  526. 

Petits-Violons.  A  qui  on  donnoTt  ce  nom  dans  Paris ,  et 
pourquoi.  II ,  164. 

Ï'eyrou  (M.  du).  Son  caractère;  orifjine  de  ses  liaisons 
avec  Jcan-Jacqu!;s.  Il ,  535 ,  536.  —  Comment  il  est  de- 
venu dépositaire  de  ses  manuscrits  et  d'une  partie  de 
ses  papiers.  H,  5,  467,  ÎJ84,  587,  695. 

PniLiDOR.  A  quelle  occasion  Jean-Jacques  fait  connoîs- 
sanrc  avec  lui.  Il,  21.  — Leurs  liaisons.  II,  94- 

Physiologii..  Kffets  que  produit  sur  Jcan-Jac(|u«s  létude 
de  cette  science.  1 ,  398. 

Physique.  Quel  accident  éprouva  Jcan-,ïacqucs  en  vou- 
lant en  faire  une  expérience.  1 ,  35(t. 

PiATi  (le  cf)mte).  Italien,  cité.  Il,  53.  —  Bon  conseil 
qu'il  donne  à  Jean-Jacques,  il ,  08. 


DES   MATIÈRES.  665 

PrcoN  (le  comte),  gouverneur  de  Savoie;  quel  étoit  son 

caractère.  Tome  I ,  page  327. 
Pigeons.  Jusqu'à  quel  point  JeanJacques  avoit  appri- 
voisé les  siens.  I,  37.5. 
PiGNATELLi  (le  princc),  présent  à  une  lecture  des  Con- 
fessions. II ,  624. 
PiLLEu ,  maçon  à  Montmoreney.  Jean-Jacques  se  lie  d'a- 
mitié avec  lui.  II ,  4i4- 
PissoT,  libraire  de  Jean-Jacques.  Comment  il  lui  payoit 
-  le  prix  de  ses  ouvrages.  II ,  149. 

Plessis  (M.  du).  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  m. 
PoLiGNAC  (  cardinal  de  ).  Comment  il  se  vengea  de  l'abbé 

de  Saint-Pierre.  II ,  242. 
PoLiGNAC  (  madame  de  ).  Ce  qu'elle  pensoit  de  Jean-Jac- 
ques après  la  lecture  de  la  Nouvelle  He'loïse.  II ,  44^. 
PoMPADOUR  (madame  de).  Quelle  gratification  elle  donne 
à  Jean-Jacques  pour  son  Devin  du  village.  II,   181.  — ■ 
A  quelle  occasion  elle  le  connut;  quels  étoient  ses  sen- 
timents pour  lui.  II ,  388.  — •  Ce  que  Jean-Jacques  pen- 
soit d'elle.  II ,  456 ,  47^ ,  485. 
Pont  du  Gard.  Admiration  de  Jean-Jacques  à  la  vue  de 

cet  ouvrage  étonnant.  1 , 4 10. 
Pont  de  Lunel  ,  auberge  renommée  pour  la  bonne  chère 

qu'on  y  faisoit.  I,  [^\i. 
PoNTAL  (mademoiselle).  Ce  qu'elle  étoit;  à  quelle  occasion 
elle  eut  des  relations  avec  Jean- Jacques.  I,  129,  i32. 
PoNTVERRE  (  M.  de).  Caractère  de  cet  ecclésiastique  ;  con- 
seils qu'il  donne  à  Jean-Jacques  dans  sa  jeunesse  ;  sei'- 
vice  important  qu'il  lui  vend.  I,  70,  71. 
PoPLiNiÈRE  (  M.  DE  La  ).  Origine  de  ses  liaisons  avec  Jean- 
Jacques  ;  quel  en  est  l'effet.  II ,  gS. 
PopMNiÈRE  (  madame  de  La  ).  Ses  relations  avec  Jean-Jac- 
ques ;  cause  de  la  bainc  qu'elle  lui  portoit  et  des  mau- 
vais services  qu'elle  lui  rendit.  II ,  96. 
Port-Royal.  Ce  que  pensoit  Jean-Jacques  des  livres  élé- 
mentaires sortis  de  cette  célèbre  maison.  1 ,  372 ,  383 , 
388. 


666  TABLE 

PosTrLLoxs.  Comment  ils  se  conduisent  'en  France  à  Yé- 
ffartl  des  voyageurs.  II ,  5oy. 

Prévost  (  l'abbé  ).  Caractère  de  cet  écrivain  ;  ses  liaisons 
avec  Jean-Jacques.  II,  i6i. 

Prière.  Quels  étoient  les  principes  de  Jean-Jacques  sur 
cette  matière.  1 ,  3^9  ;  II ,  60 1  ,  602. 

Princesse  de  Clèves.  Jugement  que  portoit  Jean-Jacques 
de  cet  ouvrage.  II ,  44^- 

Prix.  Voyez  Académie. 

Procope.  Portrait  de  ce  médecin.  Ses  liaisons  avec  Jean- 
Jacques.  II,  161. 

Procope  (café  de  ).  Jean-Jacques  s'y  déclare  hautement 
l'auteur  d'une  pièce  qui  a  eu  un  mauvais  succès. 
II,  184. 

Prusse  (  prince  royal  de),  depuis  roi  sous  le  nom  de  Fré- 
déric le  Grand.  Effets  que  produisit  sur  Jean-Jacques 
la  lecture  de  sa  correspondance  avec  Voltaire.  I,  S43. 

—  Aversion  de  Jean-Jacques  pour  ce  monarque  -,  sur 
quoi  fondée.  II,  Sig. — Jean-Jacques  se  réfugie  dans 
ses  états  ;  comment  il  y  est  accueilli.  II,  53 1.  —  Il  lui 
écrit  relativement  à  ses  projets  militaires;  comment  sa 
lettre  est  reçue.  II,  532. 

PuRY  (colonel).  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  535. 

—  Services  qu'il  lui  rend.  11,578. — Heu  reçoit  un  à  son 
tour  de  grande  importance.  II ,  579. 

Q- 

QuiLLAU.  Fait  un  traité  avec  Jean-Jacques  pour  l'impres- 
sion de  son  premier  ouvrage.  II ,  18. 

QuiNAi  i.T  (  mademoiselle  ).  Bon  accueil  que  Jean-Jacques 
reçut  chez  elle.  II,  i83. 

R. 

Rameau.  Jugement  de  Jean-Jacques  sur  les  ouvrages  de 
cet  auteur.  1,  294,  352.  — Objection  qu'il  fait  à  son 


DES    MATIÈRES.  667 

tour  contre  la  nouvelle  manière  de  noter  la  musique 
inventée  par  Jean-Jacques,  Tome  II,  page  17.  — Ses 
liaisons  avec  Jean-Jacques  ;  jalousie  qu'il  conçoit  con- 
tre lui  ;  mauvais  service  qu'il  lui  rend,  II ,  g5. 

Haynal  (l'abbé).  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques;  sondé- 
vouement  pour  ses  amis.  II,  i54. 

RÉAUMUR.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  i3,  14. 

Rebel.  Son  origine,  comment  on  l'appeloit;  il  dirige  les 
répétitions  des  deux  opéra  de  Jean-Jacques.  II,  108, 
164. 

Reglillat,  libraire  à  Lyon.  Entreprend  de  diriger  une 
édition  générale  des  OEuvres  de  Jean-Jacques.  II ,  56g. 

Religion.  Principes  de  madame  de  Warens  sur  cette  ma- 
tière. 1 ,  367.  —  Quels  étoient  ceux  de  Jean-Jacques  ;  ses 
terreurs  à  ce  sujet;  et  moyens  ridicules  qu'il  cmployoil 
pour  s'en  délivrer,  l ,  889. 

Rey  (M.  M.),  libraire  boHandois.  II,  igS,  378.  — Sa 
conduite  généreuse  envers  Jean-Jacques.  11,388.  —  Il 
lui  fait  naître  l'idée  d'écrire  ses  Confessions.  II ,  396. 
—  Traite  pour  le  Contrat  social.  Il ,  4^6.  — Comment  il 
se  conduit  envers  lui.  II,  4^8. 

Reydelet,  curé  de  Seyssel.  Bon  accueil  qu'il  fit  à  Jean- 
Jacques.  1 ,  2o3. 

Reyneau  (  le  P.  ).  Étude  que  fit  Jean-Jacques  des  ouvra- 
ges de  cet  auteur.  1 ,  382. 

Richelieu  (  duc  de  }.  Comment  Jean-Jacques  fit  connois- 
sance   avec  lui.  II,  8.  —  Quels  services  il  en  reçut. 

11,97- 

RiCHARDSON.  Parallèle  que   fait  Jean-Jacques   des  écrits 

de  cet   auteur   anglois   avec  la    Nouvelle  Héloïse.  II, 

444 ,  445. 

Rival,  ami  de  Rousseau  père;  portrait  de  cet  liomme. 

I  ,  84. 
RoBECK  (la  princesse  de).  Ce  qui  arive  à  Diderot  pour 

l'avoir  offensée.  II,  427. — Sa  mort.  II,4jo- 
Roche  ,  maître  à  danser  qui  jouoit  du  violon  aux  con- 

perts  de  madame  de  Warens.  I,  295. 


668  TA  RLE 

RoGUiN.  Comment  il  connut  Jean -Jacques.  Tome  IT, 
page  12.  — Leurs  liiùsons.  Il,  i8,  8i ,  i  r6,  379.  —  Té- 
moignages d'amitié  qu'il  donne  à  Jean -Jacques.  II, 
5i2,  5i6  5i8. 

RoGUiN,  colonel,  neveu  du  précédent.  Ses  liaisons  avec 
Jean-Jacques  ;  témoignages  d'amitié  qu'il  lui  donne. 
II,  5r5,  5t8,  Bai. 

RoGuiiî ,  banneret.  Ses  procédés  faux  et  perfides  envers 
Jean-Jacques.  II,  58?,,  583  ;  N. 

RoHAN  (  la  princesse  de  ).  Dans  quelle  société  Jean-Jacques 
se  rencontre  avec  elle.  II,  27. 

RoLiCHON.  Rencontre  heureuse  qu€  fait  Jean-Jacques  de 
ce  religieux.  I,  270^ 

Rouelle.  Jean-Jacques  étudie  la  cliimie  sous  cet  habile 
maître.  II,  29,  109. 

Rousseau  (  Isaac),  père  de  Jean-Jacques;  sa  profession. 
I,  4.  — Devient  horloger  du  sérail  à  Constantinople. 
1,6.  —  Revient  à  Genève  et  perd  son  épouse  à  la  nais- 
.sance  de  son  second  fils.  Ibid.  —  Est  obligé  de  quitter 
Genève.  I,  i5. — Caractère  de  cet  homme.  I,  85. 

Rousseau  (  Jean- Jacques  ).  Ses  parents.  I,  4-  —  Cause 
la  mort  à  sa  mère  en  naissant.  1,6.  —  Son  enfance 
est  soignée  par  une  sœur  de  son  père.  1,7  —  Portrait 
de  cette  tante.  I,  i3.  —  Ses  premières  lectures  ;  effets 
qu'elles  produisent  en  lui.  1,8.  —  Ses  premières  in- 
clinations. I,  12.  —  On  le  met  en  pension  rhe/  le  mi- 
nistre Lambercier  avec  le  jeune  Bernard  ,  son  cousin; 
leur  amitié.  I,  rS.  —  Effets  que  produisent  en  lui  les 
corrections  de  mademoiselle  Lambercier.  I,  20.  —  Ca- 
ractère de  ses  passions.  I,  21.  — Leur  énergie  se  dé- 
veloppe H  la  suite  d'un  châtiment  non  mérité.  I  ,  2O. 
—  Ses  occupations  chez  son  oncle  Bernard.  I,  35. — Ses 
amours  avec  mademoiselle  de  Vulson  et  avec  made- 
moiselle Goton  ;  différence  de  ses  goûts  pour  Tune  et 
pour  l'autre.  I,  39. —  Devient  appn-nli  grcKier,  et  n'y 
reste  pas  long-temps.  1 ,  44-  —  ^^"  '^  naet  ensuite  ei> 
apprentissage  chez  un  graveur.  I ,  f\Ti. 


DES   MATIÈRES.  669 

HoussEAU.  Les  mauvais  traitements  qu'il  y  reçoit  chan- 
gent son  caractère  et  ses  inclinations.  Tome  I ,  p.  45. — - 
Il  y  contracte  l'habitude  de  dérober.  1 ,  48. — H  reprend 
le  goût  de  la  lecture;  effets  de  ce  retour,!,  59. — 11  sort 
de  chez  son  maître,  et  même  de  Genève.  I,  64.  — Son 
arrivée  à  Annecy  chez  madame  de  Warens.  1,  j3.  —  Sen- 
timents qu'il  conçoit  pour  elle.  I,  79.  — Il  va  à  Turin, 
comment  et  avec  qui  ;  agrément  de  ce  voyage.  1 ,  83.  — 
Son  entrée  à  l'hospice  des  catéchumènes  de  cette  ville. 
I,  91.  —  Il  y  fait  abjuration.  I,  107. — Ce  qu'il  devient 
en  sortant  de  l'hospice.  I,  109.  — Accueil  qu'il  reçoit 
de  madame  Basile  ;  il  en  devient  amoureux.  1 ,  1 14.  — 
Il  entre  en  qualité  de  laquais  chez  la  comtesse  de  Ver- 
cellis.  I,  126.  —  Action  honteuse  qu'il  commet  dans 
cette  maison.  I,  i32.  — Développement  de  ses  pas- 
sions; extravagances  qu'elles  lui  font  faire.  I,  i38. 
—  11  sprt  chez  le  comte  de  Gouvon.  I,  i45  ,  i46. — 
Il  y  est  traité  avec  une  bonté  qui  lui  annonce  qu'on 
a  des  vues  sur  lui.  I,  i54-  —  H  s'en  fait  renvoyer.  I, 
i58.  —  Il  retourne  chez  madame  de  Warens  ,  qui  le 
garde  chez  elle.  I ,  i63.  —  Liaison  intime  qui  s'établit 
entre  eux;  nature  des  sentiments  de  Jean-Jacques  pour 
cette  dame.  1 ,  168.  —  Genre  de  vie  qu'il  mène  chez 
elle.  I,  173.  —  li  y  contracte  le  goût  de  l'étude  ;  ses 
premières  lectures.  I,  175.  —  Jugement  que  porte  de 
lui  M.  d'Aubonne ,  parent  de  madame  de  Warens.  I, 
T78. — A  quoi  il  faut  attribuer  les  jugements  désa- 
vantageux qu'on  a  portés  de  lui  plus  d'une  fois  ;  ré- 
flexions sur  la  tournure  de  son  esprit ,  qui  dans  la 
conversation  Ta  souvent  fait  regarder  comme  un 
homme  médiocre.  I,  179,  184.  —  On  le  fait  entrer 
au  séminaire  pour  embrasser  l'état  ecclésiastique.  1  , 
186.  —  Honnête  ecclésiastique  qu'il  rencontre  dans 
cette  maison.  I  ,  187.  —  On  le  renvoie  comme  n'étant 
bon  à  rien  ,  pas  même  à  être  prêtre.  I,  192.  —  Com- 
mence à  étudier  la  musique  ,  et  avec  quel  succès.  1 , 
186,  193  ,  et  suiv. 


670  TABLÉ 

RoLSSEAC.  Abandonne  lâchement  à  Lyon  un  ami  qu  ii 
avoit  accompaf[né  dans  sa  fuite.  Tome  I ,  page  2o5- 
■ —  Ne  trouve  plus  madame  de  VVarens  en  retournant  à 
Annecy.  1 ,  207.  —  Est  réduit  à  la  misère.  1 ,  221 ,  232. 
Ses  goûts  en  fait  de  maîtresses.  I,  212.  —  Ses  idées  sur 
respérance  et  le  plaisir.  1 ,  232.  —  Se  fait  maître  de  mu- 
sique à  Lausanne,  sans  la  savoir.  I,  235.  —  Compose 
et  fait  exécuter  un  concert  chez  ^L  deTreytorens  :  suc- 
cès de  cette  tentative.  1 ,  236.  —  Va  à  Neuchàtel ,  où  il 
réussit  mieux.  I ,  :>J\\.  —  Il  y  rencontre  rarrhirnandrite 
de  Jérusalem  ,  et  s'attache  a  lui  en  qualité  d'inter- 
prète. 1 ,  245.  —  Il  est  retenu  à  Soleure  par  l'ambassa- 
deur de  France.  I,  249.  —  Il  vient  à  Paris;  à  quel  des- 
sein. Projets  chiméri<jues  qu'il  forme  en  roule.  I,  25i. 

Quelle  idée  il  prend  de  celte  ville  en  y  arrivant.  I, 

253.  —  Accueil  qu'il  y  reçoit.  1 ,  254.  —  11  quitte  Paris 
pour  aller  à  la  recherche  de  madame  de  Wareus.  1 ,  257. 
—  Situation  délicieuse  dans  laquelle  il  se  trouve  du- 
rant tout  le  cours  de  ce  voyage  ;  effets  des  voyages  à 
pied  sur  son  imagination.  I,  258,  273,  297.  —  Excel- 
lent repas  qu'il  fait  en  route  chez  un  bon  paysan  qui 
n'osoit  pas  le  lui  donner,  même  en  payant.  1,  2G0.  — 
Il  se  trouve  à  Lyon  dans  une  grande  détresse  ;  aven- 
tures qu'il  éprouve  dans  cette  ville.  I,  263,  264. —  il 
rejoint  madame  de  Warens  à  Chambéry ,  et  reprend 
son  logement  chez  elle.  1 ,  277  ,  278.  —  Elle  lui  procure 
un  euiploi.  1 ,  277.  —  Origine  et  motifs  de  sa  prédilic- 
lion  pour  la  nation  françoise.  I,  291.  —  Souhait  re- 
marquable en  sa  faveur.  I,  292.  —  Il  reprend  l'étude 
de  la  musique.  1 ,  289 ,  294.  —  H  (piitte  son  euiploi  pour 
se  liver  tout  entier  à  son  goût  pour  cet  art.  1 ,  299.  — 
Il  se  met  à  l'enseigner.  1 ,  3oo. —  Singulier  moyen  qu'em- 
ploie madanie  de  Warens  pour  le  préserver  de  la  sé- 
duction. I  ,  309.  —  Quel  effet  produit  en  lui  la  jouis- 
sance. 1 ,  3i5.  —  Il  pjirt  pour  Hesancon  dans  l'intention 
de  se  perfectionner  dans  la  musique,  et  d'y  apprendre 
lu  composition  sous  un  habile  maître.  F,  334- 


DES    MATIÈRES.  67Ï 

Rousseau.  Quel  accident  l'oblige  à  revenir  à  Chambéry* 
Tome  I,  page  336.  —  Il  manque  de  perdre  la  vue  en 
voulant  faire  une  expérience  de  physique.  I,  35o.  —  Il 
se  passionne  pour  le  jeu  d'échecs.  1 ,  353 ,  354-  —  Il 
tombe  malade:  tendres  soins  que  lui  prodigue  madame 
de  Warens  dans  cette  occasion.  1 ,  355.  —  11  va  demeu- 
rer avec  elle  à  la  campagne.  1 ,  359.  —  Quel  genre  de 
vie  il  y  mène  ;  incommodité  dont  il  est  affligé.  I,  364- 

—  Il  se  livre  à  l'étude  des  sciences  avec  une  grande  ac- 
tivité. 1 ,  372.  —  Il  s'égare  d'abord  dans  ses  études  par 
une  fausse  m^j^ode  qu'il  ne  tarde  pas  de  rectifier.  I, 
375 ,  376.  —  Il  apprend  le  latin.  1 ,  383.  —  Il  étudie  l'as- 
tronomie. I,  386. —  Aventure  plaisante  qui  lui  arrive 
à  cette  occasion.  1 ,  387.  —  Ses  principes  sur  la  prière, 
et  ses  idées  sur  la  religion.  1 ,  379 ,  389.  —  Ridicules 
expédients  qu'il  emploie  pour  se  délivrer  de  la  crainte 
de  l'enfer.  I,  390.  —  Réalisation  d'un  songe  qu'il  avoit 
fait  sept  ou  huit  ans  auparavant.  I-,  170,  393.  —  Effets 
que  produit  sur  lui  la  lecture  des  livres  de  médecine. 
1 ,  398.  —  Il  se  croit  malade  d'un  polype  au  cœur."  Ibid, 

—  Il  va  à  Montpellier  pour  se  faire  guérir;  ses  amours 
avec  madame  de  Larnage  durant  ce  voyage.  I,  399.  — 
Il  va  retrouver  madame  de  Warens;  accueil  froid  qu'il 
en  reçoit;  motifs  de  ce  changement.  I,  4^9  5  4^0.  — 
Combien  il  en  est  affecté.  I ,  [\ii.  —  Il  cherche  à  se 
faire  ami  de  son  rival.  I,  l\io.  —  Refroidissement  ab- 
solu de  madame  de  Warens  à  son  égard,  I,  427.  —  Il 
se  sépare  d'elle.  1 ,  428.  —  Il  va  à  Lyon  et  devient  pré- 
cepteur; ses  succès  dans  cette  carrière.  I,  4^8,  429. 

—  Il  y  renonce ,  et  retourne  auprès  de  madame  de 
Warens.  1,434- — H  ne  retrouve  plus  en  elle  ses  anciens 
sentiments  pour  lui.  Ibid.  —  Quels  projets  il  forme 
pour  la  préserver  de  sa  ruine  prochaine  et  de  la  mi- 
sère. I,  436.  —  Compose  \\\\  nouveau  système  sur  les 
signes  de  la  musique.  Ibid.  —  Il  part  pour  Paris  dans 
l'espérance  d'y  faire  fortune  avec  cette  découverte.  I, 
437.      » 


672  TABLE 

IlocssEAU.  Son  arrivée  en  cette  ville;  connoissances  qu'il 
y  fait.  Tome  II,  pajjes  11 ,  12.  —  Il  présente  son  projet 
de  musique  à  l'académie  des  sciences.  II,  14.  —  Juge- 
ment qu'elle  en  porte.  II,  17.  —  Il  compose  sur  ce  su- 
jet un  ouvraf;e  qu'il  fait  imprimer.  II ,  18.  —  Commen- 
cement de  ses  liaisons  avec  madame  Dupin  et  avec 
M.  de  Francueil»  II,  aft,  28.  —  Il  entreprend  de  com- 
poser un  opéra.  II ,  !^i.  —  11  part  pour  Venise  en  qua- 
lité de  secrétaire  d'ambassade.  Il,  33.  —  Ce  qui  lui  ar- 
rive dans  le  voyage.  II,  34»  —  Comment  il  remplit 
cette  place.  II,  36. — Mauvais  procédés^le  l'ambassadeur 
à  son  égard.  U^'ty. —  Il  le  quitte.  II,  60.  —  Descrip- 
tion des  amusements  dont  il  jouit  à  Venise.  II ,  Ga.  —  11 
y  devient  passionné  pour  la  musique  ilalienne.11,63. — 
Ce  qui  lui  arrive  chez  les  fdles  publiques.  11,66  et  suiv. — 
Sa  conduite  généreuse  envers  une  jeune  personne  qu'on 
lui  «voit  livrée.  II,  78.  —  De  retour  à  Paris,  il  se  dé- 
termine à  mener  une  vie  indépendante  et  à  tirer  parti 
de  ses   talents  ;  commencement  de  ses  liaisons  avec 
Thérèse  Le  Vasseur.  H  ,  <S8  ,  89.  —  Il  achève  son  opéra 
et  excite  la  jalousie  de  Rameau.  II ,  94  ,  9r>.  —  Il  est 
chargé  de  retoucher  une  pièce  de  cet  auteur,  dont 
Voltaire  avoit  fait  les  paroles.  II,  97.  —  On  lui  enlève 
l'honneur  de  son  travail.  II,  101.  —  Il  donne  nue  co- 
médie au  théâtre  italien  ;  elle  n'y  est  pas  jouée.  II ,  107. 
—  Mauvais  succès  de  son  opéra.  Il  se  dégoûte  de  cette 
carrière.  II,  108.  —  Il  se  fixe  chez  madame  Dupin,  et 
s'y  livre  à  Tétudc  de  la  chimie.  II ,  109.  —  Ce  qu'il  f;iit 
de  ses  enfants.  Il,   no,  »i3,   i3a.  —  Commencement 
de  ses  liaisons  avec  madame  d'Épinay.  II,  1 13^.  —  Ses 
liaisons  avec  Diderot,  dWlembert,  Condillac,  etc.  ;  il 
travaille  à  rKncyciopédie.  II,  116,  117.  —  Combien  il 
est  sensible  à  rai-reslation  de  Ditlciot.  II ,  119.  —  (^nels 
témoignages  «rattachement  il  lui  donne  ]n>ndant  sa 
détention.  U  ,  luo,  i>.i.  —  Commencement  de  ses  liai- 
sons avec  (irimm.  U,  lai ,  i25.  —  l'ait  venir  Thérèse 
Le  Vasseur  demeurer  avec  lui.  II,  126.  • 


DES   MATIÈRES.  6']3 

Rousseau.  Quelle  Vévolution  se  fait  dans  ses  idées  à  la 
lecture  du  sujet  de  prix  proposé  par  l'académie  de  Di- 
jon. Il  concourt  à  ce  prix.  Tome  II,  pages  i23,  124.  — 
11  le  remporte:  effets  que  cet  événement  opère  dans 
son  caractère.  II ,  1 3 1 .  —  Il  est  nommé  caissier  d'un  re- 
ceveur général  des  finances.  II,  i38.  —  Il  tombe  ma- 
lade, et  renonce  à  cette  place  pour  mener  une  vie  libre 
et  indépendante.  II,  i4i.  —  H  se  fait  copiste  de  musi- 
que. II ,  i44-  —  Commencement  de  ses  querelles  litté- 
raires. II,  147.  —  Il  réforme  son  costume  et  sa  ma- 
nière de  vivre;  affluence  que  cette  singularité  attire 
cbez  lui.  II ,  149.  —  Il  est  forcé  de  rester  dans  cette  car- 
rière ,  malgré  son  désir  de  la  quitter;  et  c'est  à  cela 
qu'il  attribue  le  ton  d'bumeur  qui  régne  dans  ses  pre- 
miers écrits.  II,  i52.  —  On  le  regarde  comme  misan- 
tlirope.  Ibid.  —  Ses  liaisons  avec  plusieurs  gens  de 
lettres  célèbres.  II,  i56,  161. —  Il  compose  le  Dei'irt 
du  village.  II,  162,  i63.  — Succès  de  cette  pièce.  II, 
168.  —  Il  quitte  précipitamment  Fontainebleau  pour 
éviter  d'être  présenté  au  roi  ;  motifs  de  cette  résolu- 
lution.  II,  17c.  —  Ce  qu'on  en  pense  dans  le  public; 
mécontentement  de  ses  amis  à  ce  sujet.  II,  172.  —  Sa 
Lettre  sur  la  musique  française  lui  attire  un  grand 
nombre  d'ennemis  ;  on  lui  ôte  ses  entrées  à  l'opéra. 
II,  178,  179.  —  Ses  amis  lui  tournent  le  dos.  II,  iSi. 
Il  fait  jouer  aux  François  sa  comédie  de  Narcisse ,  qui 
n'a  point  de  succès  ;  il  s'en  avoue  bautement  l'auteur, 
et  la  fait  imprimer.  II,  i83,  184.  —  Il  compose  son  Z)«- 
cours  sur  l'inegalite\  et  l'envoie  à  l'académie  de  Dijon 
pour  concourir  au  prix.  II,  184.  — '  Il  fait  un  voyage  à 
Genève.  II,  187.  —  Il  revoit  madame  de  Warens ,  et  la 
trouve  dans  la  plus  grande  misère.  II,  189.  —  Il  rentre 
dans  la  religion  protestante  qu'il  avoit  abjurée  autre- 
fois, et  se  fait  réintégrer  dans  ses  droits  de  citoyen  de 
Genève.  II,  192,  193. —  Quel  effet  produit  en  cette 
ville  la  dédicace  qu'il  met  en  tête  de  son  Discours  sur 
l'iurgaliCc.  II ,  196. 
.4.  43 


e-ji  TABLE 

Rousseau.  Renonèe  au  projet  d'aller  fixer  son  séjour  k 
Genève.  Tome  II,  page  197. —  Il  quitte  Paris,  et  va 
habiter  THermitage,  que  madame  d'Epinay  lui  avoit 
fait  préparer.  II,  206. —  Quel  plan  de  vie  il  se  trace 
dans  cette  habitation  champêtre.  II,  210.  —  Va'h  l'ex- 
trait des  ouvrages  de  l'abbé  de  Saint-Pierre.  II,  ixG. 

—  Travaille  à  son  Traite  des  Institutions  po/ilirjutf.  II, 
218. — Caractère  de  son  attachement  pour  Tln-rese  Le 
V^asseur;  bonheur  dont  il  jouit  dans  sa  société.  II, 
226,  238,  239,  244.  —  Pourquoi  il  met  ses  enfants -tux 
Enfants-trouvés.  II ,  23o.  —  Pourquoi  il  ailopte  un  cos- 
tume et  un  genre  de  vie  singuliers  ;  comment  il  de- 
vient enthousiaste  de  la  vertu,  et  éloquent  par  suite 
de  cet  enthousiastne.  II,  23  1  ,  282.  —  Chagrins  que  lui 
cause  madame  Le  Vasseur,  mcre  d(>  Thérèse.  II,  234- 

—  Quels  motifs  lui  font  abandonner  son  travail  sur 
les  écrits  de  l'abbé  de  Saint-Pierre.  II,  243.  — Ce  qui 
l'empêche  d'être  heureux  à  l'IIermitage.  II,  ^.f\('i. — 
Son  cœur  redevient  ivre  d'amour  au  souvenir  des  doux 
sentiments  qu'il  éprouva  dans  sa  jeunesse,  et  des  per- 
sonnes qui  les  firent  naître.  II,  248.  —  Les  images  et 
les  sentiments  que  lui  fournissent  ces  souvenirs  lui 
servent  d'éléments  j)onr  la  composition  tle  sa  3o//i<*/A; 
Hélolse.  II,  254. —  Il  devient  éperdumoni  amoureux 
de  madame  d'Houdetot.  11,271. — Suites  de  cet  amour. 
II,  280.  —  Conduite  de  u)adame  d'l'>pinay  dans  cette 
occasion.  II ,  285.  — Conduite  que  tient  avec  lui  Saint- 
Lambert  loi-^qu'il  en  est  instruit.  II ,  3o6.  — Change- 
ment de  madame  d'Houdetot  à  son  égard.  II,  3o8. — 
Ses  démêlés  avec  Diderot.  II ,  297,  329.  —  (Conduite  de 
Grimm  à  son  égard.  II,  32 1,  339.  —  Leur  rupture.  II, 
342.  —  Sa  rupture  avec  madame  d'Epinay.  Il,  345.  — 
11  quitte  l'Hermitage,  et  va  s'établir  à  Montmorency. 
Il ,  348.  —  (Causes  des  persécutions  que  lui  fait  soullrir 
la  coterie  holbachi(/i/c.  II,  355,  35C».  —  A  «juelle  occa- 
sion et  dans  quelle  ^ituati(>n  d'esprit  il  écrit  la  Lettre 
à  d'Alcnihcit  sur  les  Spcctacies.  Il ,  3Go. 


DES   MATIÈRES.  675 

Rousseau.  Succès  de  sa  Lettre  a  d' Alemhert  sur  les  Spec- 
tacles. Tome  II,  371.  — Il  rompt  publiquement  avec 
Diderot.  II ,  364-  —  Comment  sa  Lettre  sur  les  Specta- 
cles lui  attire  l'inimitié  de  Marmontel.  II,  372.  —  Ses 
sociéte's  à  Montmorency  et  aux  environs.  II,  374.  —  Re- 
ftise  d'être  un  des^rédacteurs  du  Journal  des  Savants,  II, 
390.  — Commencement  de  ses  liaisons  avec  M.  et  ma- 
dame de  Luxembourg.  II,  SgS.  —  Ils  lui  donnent  un 
logement  au  petit  château.  II ,  4o3.  —  Il  se  forme  entre 
eux  une  intime  amitié.  II,  4o4-  —  Le  prince  de  Conti 
lui  témoigne  de  l'amitié;  comment  il  en  use  avec  lui. 
II ,  437.  —  Publie  la  Nouvelle  Héloise;  succès  étonnant 
de  cet  ouvrage;  jugements  divers  qu'on  en  porte.  II 
442.  —  Il  commence  à  déchoir  dans  les  bonnes  f  races 
de  madame  de  Luxembourg.  II ,  l\\^.  —  Comment  il 
déplaît,  sans  le  savoir,  au  duc  de  Choiseul,  alors  mi- 
nistre. II,  457-  —  Madame  de  Luxembourg  fait  recher- 
cher un  de  ses  enfants  pour  le  retirer  des  Enfants- 
trouvés;  pourquoi  il  n'est  que  médiocrement  fâché  de 
ce  qu'on  ne  le  retrouve  pas,  II,  4G3. — Traite  avec  le 
libraire  Duchesne  pour  le  manuscrit  de  VÉmile.  II 
465.  —  Forme  le  projet  de  se  retirer  au  fond  d'une 
province  et  d'y  vivre  ignoré.  II ,  465  ,  467.  —  Lenteurs 

qu'éprouve  l'impression  de  VEmile.  II,  471»  476. 

Inquiétudes  et  sinistres  pressentiments  de  Jean-Jac- 
ques pendant  ce  temps.  II,  473,  476.  — Situation  de 
la  France  à  cette  époque.  —  II,  470.  —  Quelle  sensa- 
tion fait  la  publication  de  VEmile.  II ,  489.  —  Quels 
orages  s'élèvent  contre  l'auteur.  II ,  492.  —  Mouve- 
ments inutiles  que  se  donnent  ses  amis  pour  l'en  pa- 
ranlir.  II ,  499.  —  Il  est  décrété  de  prise  de  corps.  II , 
5oo.  —  11  se  détermine  à  quitter  la  France.  II,  Soi.  — 
Il  compose  un  poème  en  prose  durant  son  voyage.  II 
5 10. —  Conduite  des  magistrats  de  Genève  à  sou  égard. 
II,  5 16.  —  Il  en  éprouve  une  à-peu-près  semblable  de 
la  part  du  sénat  do  Berne.  II,  5i8. —  Il  se  réfugie  à 
Molicrs  ,  dans  le  Val-de-Travers.  II  j  621. 


G-jG  TABLE 

Rousseau.  Ses  liaisons  avec  milord  Keitli,  ou  iiiilonî- 
maréchal.  Tr  ne  II,  pa{]e  Su/j.  —  Il  ])rend  Thabit  armé- 
nien. II,  532. —  Il  apprend  à  faire  îles  lacets  ,  cl  se  livre 
tout  entier  à  cette  occupation.  II ,  534-  —  L'archevêque 
de  Paris  publie  un  Mandement  contre  lui  ;  réponse.  II, 
54?..  —  Il  achève  stjn  Dictionnaire  de  iVusii/iie.  Il ,  543. 

—  II  veut  travailler  à  ses  Mémoires ,  et  s'aperçoit  qu'on 
lui  a  soustrait  une  partie  de  ses  papiers.  II,  543.  —  Il 
soupçonne  d'Alembert  de  cette  soustraction.  II,  545. 

—  II  envoie  aux  magistrats  de  Genève  sa  renonciation 
au  droit  de  bourgeoisie.  H,  548. — A  ([uelle  occa^^ion 
il  publie  les  Lettres  écrites  de  la  montagne.  II ,  549-  — ■ 
Fermentation  qui  s'élève  contre  lui  au  sujet  de  cet 
écrit.  II,  5^0.  —  On  le  fait  insulter  par  la  ))opuIacc 
de  Motiers ,  qu'on  attroupe  à  cet  effet.  II  ,  Sj.? ,  58o. — 
Ces  excès  sont  portés  au  point  que  sa  vie  §e  trouve  en 
danger.  II,  588,  589.  —  Il  quitte  Motiers,  et  va  s'éta- 
blir à  l'île  de  Saint-Pierre,  II,  592.  —  Agréable  vie  qu'il 
y  mène;  il  s'y  plaît  au  j)oint  de  désirer  qu'on  lui  donne 
ce  séjour  pour  prison.  II ,  60 r.  —  Il  A'a  jusqu'à  le  faire 
demander  au  sénat  de  Uerne.  II,  Gio.  —  Et  reçoit, 
pour  toute  réponse,  l'ordre  d'en  sortir  sous  vingt-qua- 
tre heures,  ainsi  que  de  tout  le  (erritt)ire  de  la  répu- 
bliijue.  Ibid.  —  Il  se  reiul  à  Hieiuie.  Il,  G 18.  —  Il  en 
sort  dans  le  dessein  d'aller  à  Berlin  ,  après  avoir  déposé 
ses  papiers  entre  les  mains  de  du  Peyrou,  et  se  reiul  à 
liienne.  Ibid.  —  Pressé  de  se  fixer  dans  celte  petite 
ville;  par  <|ui.  II,  619. — Y  ])rend  un  logement.  Il, 
621.  —  Le  quitte  aussitôt.  II,  G23.  —  Fait  liuc  lecture 
des  Confessions ,  en  présence  de  qui.  Il ,  G24.  — ■*  Décla- 
ration qu'il  y  ajoute  ;  efftît  tprcllc  protbiit.  Ibid. 

Rorsshi.or.  ('onunissioix  tlésagréablc  dont  il  chargea  Jean- 
Jacques.  Il ,  /|«S. 

KovF.n.  Jugenu'ut  que  porta  Jean-Jacques  d'un  o[)éra  de 
cet  auteur.  Il ,  3o. 


DES   MATIÈRES.  677 


Sabran  et  sa  femme.  Ce  que  c'étoit  que  ces  personnages, 
Tomel,  pages  87,  88.  —  Ils  furent  la  cause  que  Jean- 
Jacques  fut  envoyé  à  Turin  pour  être  converti  ,  et 
furent  chargés  de  Ty  conduire.  I,  82.  —  Comment  ils  le 
dévalisèrent.  I,  92. 

Saint-Brice.  Connoissances  agréables  qu^avoit  Jean-Jac- 
ques dans  ce  village.  II,  SyS. 

Saint-Cyr  (M.  de).  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  6r. 

Saint-Florentin  (le  comte  de).  Conduite  de  ce  ministre 
envers  Jean-Jacques.  II,  SyS. 

Saint-Lambert.  Cité.  II,  217,  267.  —  Ses  bonnes  qualités; 
ses  liaisons  avec  la  comtesse  d'Houdetot.  II ,  270.  — 
Comment  il  se  conduit  avec  Jean-Jacques  après  avoir 
su  qu'il  a  aimé  sa  maîtresse.  II,  3o6,  827,  333,  309,  363. 

—  Il  se  brouille  avec  lui  au  sujet  de  Diderot.  II ,  366, 
367. —  Ils  se  raccommodent.  II,  369,  370. — Suite  de 
leurs  liaisons.  II,  l\l\i. 

Saint-Laurent  (le  comte  de  ).  Comment  madame  de  Wa- 
rens  obtint  son  amitié.  I,  282. 

Saint-Marcellin.  Ce  qui  arrive  à  Jean-Jacques  dans  ce 
bourg  du  Languedoc.  I,  4oi  et  suiv. 

Saint-Pierre  (l'abbé  de).  A  quel  occasion  Jean-Jacques 
le  connut.  II,  27.  —  Il  est  chargé  de  faire  l'extrait  de 
ses  ouvrages;  jugement  qu'il  en  porte.  II,  216.  —  W 
publie  le  Projet  de  Paix  perpétuelle.  II ,  447- 

Saint-Pierre  (le  comte  de),  neveu  de  l'abbé;  ses  liai- 
sons avec  Jean-Jacques.  H,  21  t. 

Saint-Pierre  (ile  de).  Jean-Jacques  va  s'y  établir.  II,  592. 

—  Description  de  cette  île.  II,  593.  — Il  désire  d'y  finir 
ses  jours,  et  va  jusqu'à  souhaiter  d'être  conchimné  à 
n'en  jamais  sortir.  Il,  60G.  — Le  sénat  de  Berne  lui  fait 
intimer  l'ordre  d'en  sortir,  ainsi  que  de  tout  son  terri- 
toire. II,  607,  610. 


C-jS  TABLfc 

Sallier  (l'abbé).  A  quelle  occasion  Jean-Jacques  le  con- 
nut. Tome  II,  page  27. 

Salomon.  Portrait  de  ce  médecin;  attachement  de  Jean- 
Jacques  pour  lui.  1,  Syi. —  Manière  dont  il  le  traitoit. 
I    ^"3 

Sandoz.  De  quelle  manière  milord-maréchal  lui  rend  ser- 
vice à  la  recommandation  de  Jean-Jacq.  Il,  629,  53o. 

Sacrin.  Il  fait  connoissance  avec  Jean-Jacques,  et  devient 
son  ennemi.  II,  i58. 

Sautern  ou  Sauttersheim.  Tendre  attachement  de  Jean- 
Jacques  pour  ce  jeune  homme.  Il,  567,  558.  —  De 
quelle  manière  celui-ci  y  répond  ;  fausseté  de  son  ca- 
ractère; ses  mœurs  crapuleuses.  II ,  56o. 

Savoyards.  Caractères  et  mœurs  de  ce  peuple.  I,  3oi,  3f)3. 

Saxe-Gotha  (le  prince  héréditaire  de).  Coniiuont  il  con- 
nut Jean-Jacques.  Il,  120. 

Saxe-Gotha  ( la  duchesse  de)  fait  à  Jean-Jacques  des  invi- 
tations de  l'aller  voir.  II,  591. 

ScHOMBERG  (le  comte  de).  Sa  conduite  envers  Jean-Jac- 
ques. II,  i54,  319. 

SroTTi  (marquis  de).  A  quelle  occasion  il  connut  Jean- 
Jacques.  II ,  38. 

ScuoLE.  Ce  que  c'est;  musique  ravissante  qui  s'exécutoit 
dans  ces  maisons.  H,  64- 

SÉGUiER  DE  Saint-Brisson.  Scs  lïaisons  avec  Jean-Jacques. 
Son  enthousiasme  à  la  lecture  de  VEniilc ;  folies  <jui  ea 
sont  la  suite.  H,  554» 

SiÎGiiiER  (  mademoiselle  ).  Quelles  étoient  ses  dispositions 
pour  Jean-Jacques.  II,  556. 

SutLE  (  madame  La).  Quelle  société  voyoit  Jean-Jacques 
dans  la  maison  de  celte  feunne.  II,  1 10,  i  1 1. 

Sellon  (M')î  lésident  de  Genève'à  Paris.  Uon  office  qu'il 

rend  à  Jean-Jacques.  II,  373. 
Senac.  Connnent  ce  njédecin  traita  la  singulière  maladie 

(h>  Grinini.  Il ,  i  55. 
Sennectiue  (nuirquis  dk;.  A  qu«'lle  occasion  lenn-Jarqius 
ht  connoissance  avec  lui,  1 ,  338. 


DES   MATIÈRES.  679 

"SerSï  (mademoiselle).  Jean-Jacques  fait  connoissance 
avec  elle.  Tome  I,  page  278.  — Il  en  devient  amoureux; 
caractère  de  cette  honnête  demoiselle.  II,  10. 

(Silhouette  (M.  de).  A  quelle  occasion  Jean-Jacques  lui 
écrit  ;  effets  de  sa  lettre.  II ,  420.     . 

Simon  (  M.  ) ,  juge-mage  d'Annecy.  A  quelle  occasion  Jean- 
Jacques  fit  connoissance  avec  lui.  I,  221. —  Portrait  de 
cet  homme.  I,  222,  228.  —  Aventure  plaisante.  1,  22.4- 
—  Mot  d'une  dame  à  son  sujet.  I,  226. 

Simon  (M.),  de  Genève,  cité.  I,  35o. 

SoLAR  (  maison  de  ).  Orthographe  de  la  devise  des  armes 
de  cette  famille  piémontoise ,  justifiée  par  Jean-Jac- 
ques. I,  i5o. 

S0RB0NNE  (la)  porte  une  censure  contre  Jean-Jacques  au. 
sujet  de  V Emile.  II ,  54 1. 

SouHAiTTi  (le  P.),  inventeur  d'un  système  pour  noter  la 
gamme  en  chiffres,  lequel  fut  perfectionné  par  Jean- 
Jacques.  II ,  i5. 

Spectacles.  Jugement  de  Jean-Jacques  sur  ceux  de  Ve- 
nise. II,  63.  . —  Lettre  de  Jean -Jacques  à  d'Alembert 
sur  les  spectacles  ;  jugement  de  l'auteur  sur  cet  écrit. 
II,36i. 

Stanislas  ,  roi  de  Pologne.  Ses  démêlés  littéraires  avec 
Jean-Jacques.  II ,  147.  —  Comment  il  venge  cet  auteur 
d'un  outrage  que  lui  avoit  fait  Palissot.  II,  202.  —  Sou 
Jugement  sur  la  Nouvelle  Héloïse.  II,  44^. 

Sturler.  Quel  service  il  rend  à  Jean-Jacques.  II ,  692. 

SuRBERC  (M.  de).  Accueil  qu'il  fit  à  Jean -Jacques  à  qiii 
on  l'avoit  adressé  et  recommandé  à  Paris.  J[,  254- 


Talmont  (la  princesse  de).  Effet  que  produit  sur  elle  la 
lecture  de  la  Nouvelle  He'loïse.  II,  445,  446- 

Tavel(M.  de).  Ses  liaisons  avec  madame  de  Warens.  I,  7!}. 
—  Quels  étoient  ses  principes  de  morale,  et  par  quels 
moyens  il  parv'int  à  séduire  cotte  dame,  l,  3iG,  36p. 


68o  TABLE 

Tempéra^ient.  L'importunité  de  celui  de  Jean-Jacques  lui 
fait  faire  des  extravagances.  Tome  I,  page  i38. — 
Aventure  plaisante.  I,  1.39,  i4o. 

Terreaux  (M.  du),  maire  des  Verrières,  dans  le  Val-dc- 
Travers.  Son  inimitié  contre  Jean-Jacques.  II,  St):"). 

Testaments.  Répugnance  de  Jean-Jacques  pour  être  porté 
comme  légataire  sur  ceux  de  ses  amis.  1,8-,  563. 

Thieriot.  Quel  service  il  rendit  à  Jean-Jacques.  II,  10-. 

Thierry,  médecin.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques-,  soins 
qu'il  lui  rend.  II ,  35i. 

Thun  (le  baron  de).  Nommé.  II,  120. 

TixGRY  (  le  prince  de).  Cité,  II,  '\  i3. 

ToRiOAX  (le  martjuis  de).  A  quelle  occasion  Jo;ui-Jac- 
ques  l'a  connu.  I,  4"i'  —  Caractère  de  cet  homme.  I, 
4o2. 

Touche  (  madame  de  La  ),  sœur  de  madame  Dnpin.  11,25. 

TouRAiNE  (  la).  Jean-Jacques  forme  le  projet  de  se  retirer 
dans  cette  province  pour  y  finir  ses  jours.  Il ,  487. 

Travers  (Val-de-).  Voyez  Motiers. 

Tressan  (  le  comte  de).  A  (pjelle  occasion  il  entre  en  cor- 
respondance avec  Jean-Jacques.  II,  202. 

Trévoux.  Conduite  du  rédacteur  de  ce  journal  envers 
Jean-Jacques  après  la  publication  de  VEmiU:.  II,  517. 

Treytorexs  (M.  de).  Jean-Jacques  compose  et  fait  exé- 
cuter un  concert  chez  lui  ;  quel  en  est  le  succès.  1 ,  23G. 

Tribu  (La),  fameuse  loueuse  de  livres  a  (ienéve.  I,  59. 

Trie  (le  château  de),  indiqué  comme  un  des  lieux  où 
Jean-Jacques  a  écrit  la  première  partie  de  ses  Cuiifcs- 
siuus.  II ,  C. 

Trimouille  (le  duc  de  La).  Accueil  (piil  lit  à  Jean-Jac- 
ques. I,  291. 

Tronchin,  médecin  genevois.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jac- 
ques. Il,  199.  —  Ses  procédés  envers  lui;  il  se  ligue 
avec  ses  ennemis,  et  enq>loie  toutes  sortes  de  moyens 
pour  lui  nuire.  II ,  Sïi ,  354  »  358,  5o2. 

TiioNCMiN  ,  jiroeureur-général  à  Genève,  cité  comme  au- 
teur des  LcUrci  dçriles  de  lu  caiiipaQuc.  II ,  548. 


DES   MATIÈRES.  68l 

Trublet  (l'abbé).  Cité.  Tome  II,  page  38 1.  —  Ses  rela- 
tions avec  Jean-Jacques.  II ,  4^3  et  suiv. 
Turin.  Arrivée  de  Jean-Jacques  en  cette  ville  ;  ce  qu'il  y 
devient.  I,  92.  —  Voyez  Hospice,  Basile,   Gouvox  , 

SOLAR,  VeRCELLIS,  CtC. 

Tyrax-le-Blaxc  ,  surnom  plaisant  donné  à  Grinim  par 
Gauffecourt.  II,  3i6. 

V. 

Valentinois  (la  comtesse  de).  Citée.  II,  4i3. 

Valmalette  (M.  de).  Liaisons  de  Jean- Jacques  avec  ce 
maître-d'Iiôtel  du  roi.  II,  102  ,  i6o. 

Valmalette  (  madame  de).  Citée.  Caractèie  de  cette  fem- 
me. II ,  161. 

Valory(  le  chevalier  de).  Quel  étoit  son  caractère.  II,  ii4« 

Vanloo(  madame).  Citée.  Portrait  de  cette  femme.  II,  161. 

Vatelet.  Ses  liaisons  avec  Jean-Jacques.  II,  386. 

Vaud  (  Pays  de),  (jaractère  des  femmes  de  ce  pays.  1 ,  176. 
—  Pourquoi  il  est  si  cher  à  Jean-Jacques.  Caractère  de 
ses  halntants.  I,  ^4  ^  ?  ^4^- 

Venise.  Séjour  de  Jean^Jacques  en  cette  ville  en  qualité 
de  seci'étaire  d'ambassade.  II,  36.  —  Description  des 
amusements  qu'elle  fournit  en  tout  temps  II,  62  et  suiv. 

Vénitiens.  Leur  conduitç  envers  la  France  pendant  que 
Jean-Jacques  étoit  secrétaire  d'ambassade  dans  leur 
ville.  II,  39,  4o. 

Véxiti'  ns  (nobles).  Comment  ils  payent  leurs  dettes.  11,48. 

Ventvre  de  Villeneuve.  Ce  qu'il  étoit;  comment  Jean- 
Jacques  lia  connoissance  avec  lui.  I,  196,  197.  —  Suites 
de  cette  liaison.  I,  21 1  ,  221,  222. — Dans  quel  état 
Jean-Jacques  le  revit  à  Paris.  II,  201.  1^ 

Vekcf.i.lis  (  la  comtesse  de  ).  Jean-Jacques  entre  à  son 

service  en  qualité  de  laquais  ;  portrait  de  cette  femme. 

1    ': — Mot  de  cette  dame  à  l'article  de  la  mort.  I,  i3i. 

>  ....  (  M.  de).  Portrait  agréable  de  cet  homme. 

Jl,4i5. 
14.  41 


682  TABLE 

Verdemn  (  la  marquise  de  ).  Caractère  de  cette  dame  ; 
comment  elle  entre  en  liaison  avec  Jean-Jacq.  Tome  II , 
jiaf;.  4' 5. — Mlle  va  le  visiter  à  Motiers-Travers,  et  veut 
le  déterminer  à  se  retirer  en  Angleterre.  II ,  Stq,  69 i. 

Vernes,  jeune  ministre  à  Genève.  Ses  liaisons  avec  Jean- 
Jacques.  II,  193.  —  Il  écrit  ensuite  contre  lui  et  tra- 
vaille à  le  diffamer;  vengeance  qu'en  tire  Jean-Jacques. 
II,  584. 

Vernet.  ,  théologien  à-Gexvêve.  Sa  conduite  envers  Jean- 
Jacques.  II ,  194- 

VÉRONE.  Ce  que  pensoit  Jean-Jacques  du  cirque  de  cette 
ville.  1 ,  4i^' 

T"ÉRONÈSE.  Comment  Jean-Jacques  obligea  cet  acteur  de 
se  rendre  au  tliéâtre  italien  de  Paris,  pour  l*;quel  il 
s'étoit  engagé  avec  ses  deux  fdles.  II ,  43  ,  44- 

Verrat,  compagnon  graveur.  Instruction  qu'il  donnoit 
à  Jean-Jacques  lorsqu'il  étoit  en.  apprentissage  avca 
lui.  I,  49. 

Vevai.  Affection  deJean-Jacques  pour  cette  petite  ville. 
I,  "il^i ,  2'43.  —  Pourquoi  il  l'a  choisie  pour  y  placer 
les  personnages  de  la  Nouvelle  Hcloïse.  II  ,  255. 

ViCAfRE  SAVOYARD.  Originaux  du  portrait  admirable  que 
Jean-Jacques  en  a  tracé  dans  son  Emile.  1,  i44i  '^9- 

Victor-Amédée,  roi  dcSardaigne,bienfaiteurde  madame 
de  Warens.  ï  ,  73. 

VtDONNE  (  l'abbé  de).  Son  démêlé  avec  le  maître  de  mu- 
sique de  la  cathédrale  d'Annecy  ;  quelles  en  furent  les 
suites  ,  et  la  part  qu'y  prit  Jean-.Iacques.  I,  aoi. 

Vir,i,F.ROY.  (  le  due  de  )  ;  cité.  II ,  4'^-  —  Amitié  qu'il  té- 
mcngnoit  à  Jean-slacqnes.  II ,  46o. 

Vii.leroy  (  la  duchesse  de).  Sa  mort.  II,  45o. 
^  V1L1.EROY  (  le  marquis  de  ).  Pourquoi  Jean-Jacques  et  lui 
ne  s'aimoient  pas.  II,  460. 

Vincent  (  M.  ),  chargé  des  affaires  de  France  à  Vienne. 
A  quelle  occasion,)ean-,Iacques  fut  en  relation  avec  lui. 
II,  5i. 
ViNTZENRiED.  Ce  qu'étoit  ce  jeune  homme;  comment  il 


DES   MATIÈRES.  683 

enleva  à  Jean-Jacques  l'affection  et  les  faveurs  de  ma- 
dame de  Warens.  Tome  I ,  page  420 ,  l^ii ,  42-5 ,  435. 
ViTALi.  Ce  que  c'était  que  cet  homme.  A  quelle  occasion 
il  conçut  de  la  haine  contre  Jean-Jacques.  II ,  53  ,  54» 

—  Quels  en  furent  les  effets.  ÏI,  56,  67. 

Vol.  Penchant  de  Jean-Jacques  pour  ce  vice.  I,  46,  49» 
5i ,  52  ,  58 ,  i32  ,  43i. 

Voltaire.  Effet  que  produisit  sur  l'esprit  de  .lean-Jac- 
ques  la  lecture  de  ses  écrits.  1 ,  343.  —  Dans  quelle 
société  il  le  rencontra.  II,  27.  — A  quelle  occasion  ils 
entrèrent  en  relations.  11,98,99,  198,  253,  433,  etsuiv. 

—  Quel  jugement  en  portoit  Jean-Jacques  ,  II,  448* 
WooTON.  C'est  où  Jean-Jacques  a  écrit  la  première  par 

lie  de  ses  Confessions.  II ,  6. 
Voyages  a  pied.  Quels  effets  ils  produisoient  sur  l'iraa» 

gination  de  Jean-Jacques.  I,  258,  275. 
VoYEU  (  M.  DE  )  empêche  que  Jean-Jacques  ne  soit  mis  à 

la  Bastille.  II  ,    179. 
VuLsox  (  mademoiselle   de  ).   Jean-Jacques  en   devient 

amoureux  dans  son  enfance.  I,  39. 
Walpole  (  milord  ).  Offre  un  asile  à  Jean-Jacques  dans 

ses  terres.  II,  591. 
Warexs  (  madame  de  ).  Ce  qu*elle  étoit  ;  son  origine.  I, 

72,  75.  —  Portrait  de  cette  femme.  I,   76,   176,  186. 

—  Arrivée  de  Jean-Jacques  chez  elle  ;  quelle  réception 
elle  lui  fait.  I,  7^,  74.  —  Attachement  qu'il  conçoit 
pour  elle.  1 ,  79  ,  169.  —  Comment  elle  contrihue  à  sa 
conversion.  1 ,  82.  —  Il  revient  chez  elle  ;  elle  le  garde 
dans  sa  maison.  I ,  i63.  —  Tableau  de  son  domestique. 
I,  166.  —  Quelles  étoient  leurs  occupations.  I,   173. 

—  Elle  va  à  Paris;  motifs  de  ce  voyage.  I,  207.  —  Jean- 
Jacques  la  retrouve  à  Chamhéry,  et  reprend  son  domi- 
cile chez  elle.  I,  276,  277.  —  De  quelle  manière  elle 
vit  avec  Claude  Anet,  son  domestique.  I,  282,  283. 
— Comment  elle  s'y  prend  poursauver  Jean-Jacques  de 
la  séduction.  1 ,  309.  —  Réflexions  sur  cette  démarche 
et  les  motifs  qui  purent  l'y  déterminer.  1 ,  3i3.  — Rare» 


684  TABLE    DES    MATIÈRES. 

qualités  qui  rachetoient  les  défauts  de  cette  dame.  To- 
me H,  p.  3i8 ,  322  ,-42i'  —  Son  penchant  pour  de  folles 
entreprises  qui  la  ruinent  et  la  rendent  dupe  des  char- 
latans. 1 ,  325  ,  33o  ,  3r)3.  —  Inutilité  des  remontrances 
de  Jean-Jacques  pour  Tengager  à  prévenir  sa  ruine.  I , 
345.  — Tendres  soins  qu'elle  lui  rend  durant  une  ma- 
ladie grave.  1 ,  335.  —  Elle  va  demeurer  avec  lui  à  la 
campagne.  I,  36o.  —  Ses  opinions  en  matière  de  reli- 
gion. I,  36-.  —  Ses  principes  de  morale.  I,  369.  —  Elle 
reçoit  et  installe  chez  elle  un  autre  jeune  homme  qui 
partage  avec  Jean-Jacques  son  affection  et  ses  faveurs. 
I,  4'-"^  1  ^'2^.  —  Son  attachement  pour  Jean-Jacques  se 
refroidit.  1 ,  427-  —  H  se  sépare  d'elle.  I,  428.  —  Com- 
ment elle  le  reçoit  lorsqu'il  revient  auprès  d'elle.  I  , 
434.  —  Il  s'en  sépare  une  seconde  fois.  1 ,  437.  —  Elle 
tombe  dans  la  misère.  Il  ,  i<»5. — Dans  quel  ('tal  Jean- 
Jacques  la  trouve  lorsqu'il  vient  la  revoir.  IF,  189. — 
t^lle  meurt  accablée  d'infirmités  et  de  misères.  II,  564. 

WiLDREMET  fait  à  Jean-Jacqucs  beaucoup  d'instances 
])our  le  retenir  à  Bienne  au  sortir  de  lile  do  Saint- 
Pierre.  II,  618. — Et  le  pourvoit  d'un  logement,  II,  62*1, 

Wirtemberg(  le  prince  de).  Ses  relations  avec  J.  J.  II,  585. 

Y. 

YvFnm'N.  Jean-Jacques  s'y  retire  après  avoir  été  décrété 
parle  j)arlement  de  Paris.  H,  5ii. —  Agréments  qu'il 
y  trouve.  11 ,  5i J, 


Zanftto  N.vm.  Comment  ce  noble  Vénilien  j)aya  une 
somme  qu'il  devoit  à  un  perruquier  de  Paris.  Il,  4<*^- 

ZrtiETTA.  Portrait  de  cette  fille.  Jean-Jacques  en  devient 
anmureux;  ce  (jui  lui  arrive  chez  elle.  II,  70,  r-x  cl  suiv, 

ZfSTiNiANi,  patricien  de  Venise.  Quel  dénu-lé  Jcan-Jac« 
ques  eut  avec  lui.  Il  ,  44 5  4'*- 

TW    DE    LA    TAUI  V.