Presented to the
LiBRARY of the
UNIVERSITY OF TORONTO
by
Prof. Robert Finch
Digitized by the Internet Archive
in 2010 witii funding from
University of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/oeuvresdejjrouss15rous
£ U V R ES
D E
J.J.ROUSSEAU,
DE GENEVE.
Avec Figures.
TOME QUINZIEME.
Kh
O U
DE L'ÉDUCATION.
Sanabihbus œgroratnus malis ; ipfiquc nos in reûum
genicos ii.'.tura , fi emendari velirnus , juvac.
Ssn. de ira. L. IL c. 13.
TOME PRE xM 1ER.
A PARIS,
Cher DEFER de MAISONNEUVE,
Libraire , rue du Foin.
l
ijpi,
V>i E Recueil de réflexions &
dobfervations , fans ordre , &
prefque fans fuite, fut commencé
pour complaire à une bonne mère
qui fait p enfer. Je n'avois d'abord
projette qu\in Mémoire de quel-
ques pages : mon fujet m'entrai-
nant malgré moi , ce Pv'Iémoire
devint infenfiblement une efpèce
d'ouvrage, trop gros, fans doute,
pour ce qu'il contient, mais trop
petit pour la matière qu'il traite.
J'ai balancé long-tems à le publier;
& fouvent il m'a fait fentir, en y
travaillant, qu'il ne fuflit pas d'a-
voir écrit quelques brochures pour
fa voir compofer un livre. Après de
vains eiforts pour mieux faire, je
crois devoir le donner tel qu'il eft,
jugeant qu'il importe de tourner
l'attention publique de ce coté-là;
& que, quand mes idées feroient
mauvaifes , fi j'en fais naître de
bonnes à d'autres , je n'anrai pas
tout-à-fait perdu mon tans, Uq
A 2
4-
homme qui, de fa retraite, jette
fes feuilles dans le Public, fans
preneurs, fans parti qui les défende,
fans favoir même ce qu'on en penfe
ou ce qu'on en dit, ne doit pas
craindre que , s'il fc trompe , on
admette fes erreurs fans examen.
Je parlerai peu de l'importance
d'une bonne éducation; je ne m'ar-
rêterai pas non plus à prouver que
celle qui eft en ufage eft mauvaife;
mille autres Tont fait avant moi ,
& je n'aime point à remplir un livre
de chofes que tout le monde fait.
Je remarquerai feulement que de-
puis des tems infinis il n'y a qu'un
cri contre la pratique établie, fans
que perfonne s'avife d'en propofer
une meilleure. La littérature & le
favoir de notre fiècle tendent beau-
coup plus à détruire qu'à édifier.
On cenfure d'un ton de maître ;
pour piopofer, il en faut prendre
un autre, auquel la hauteur philo-
fophiquefe complaît moins. Malgré
s
tant décrits, qui n'ont, dit-on, pour
but que Futilité publique, la pre-
mière de toutes les utilités, qui
eft l'art de former des hommes, ell
encore oubliée. Mon fujet étoit tout
neuf après le livre de Lock, & je
crains fort qu'il ne le foit encore
après le mien.
On ne connoît point l'enfance ;
fur les fauffes idées qu'on en a ,
plus on va , plus on s'égare. Les
plus fages s'attachent à ce qu'il im-
porte aux homm^es de favoir, fans
confidérer ce que les enfans font
en état d'apprendre. Ils cherchent
toujours l'homme dans l'enfant ,
fans penfer à ce qu'il eft avant que
d'être homme. Voilà l'étude à la-
quelle je me fuis le plus appliqué,
afin que, quand toute ma méthode
feroit chimérique & fauffc, on put
toujours profiter de mes obferva-
lions. Je puis avoir très - mal vu
ce qu'il faut faire ; mais je crois
avoir bien vu le fujet fur lequel on
A5
doit opérer. Commencez donc par
mieux étudier vos élèves; car très-
afTurément, vous ne les connoiiTcz
point. Or fi vous lifez ce livre
dans cette vue , je ne le crois pas
fans utilité pour vous.
A l'égard de ce qu'on appellera
la partie fyllémaiique , qui n'efl:
autre chofe ici que la marche de
la Nature , c'eft-là ce qui dérou-
tera îe plus le Lecteur; c'efl: aulïi
par-là qu'on m'attaquera fans doute ;
& peut-être n'aura-t-on pas tort.
On croira moins lire un Traité
d'éducation , que les rêveries d'un
vifionnaire fur l'éducation. Qu'y
faire ? Ce n'eft pas fur les idées
d'autrui que j'écris ; c'eft fur les
miennes. Je ne vois point comme
les autres hommes ; il y a long-
tems qu'on me l'a reproché. Mais
dépend-il de moi de me donner
d'autres yeux , & de m'afFecler
d'autres idées ? Non. Il dépend
de moi , de ne point abonder dans
7
mon fens, de ne point croire être
feul plus fage que tout le monde ;
il dépend de moi, non de chan-
ger de fentiment ; mais de me dé-
fier du mien : voilà tout ce que
je puis faire , & ce que je fais.
Que fi je prends quelquefois le
ton affirmatif, ce n'eft point pour
en impofer au Le£Leur; c'efî: pour
lui parler comme je penfe. Pour-
quoi propoferois - je par forme de
doute ce dont, quant à moi, je ne
doute point ? Je dis exactement
ce qui fe paiTe dans mon efprit.
En expofant avec liberté mon
fentiment , j'entends fi peu qu'il
fafle autorité , que j'y joins tou-
jours mes raifons , afin qu'on les
pefe & qu'on me juge: mais quoi-
que je ne veuille point m'obfti-
ner à défendre mes idées , je ne
me crois pas moins obligé de les
propofer ; car les maximes fur lef-
quelles je fuis d'un avis contraire
à celui des autres, ne font point
A ±
s
indifférentes. Ce font de celles
dont la vérité ou la fauiïeté im-
porte à connoître, & qui font le
bonheur ou le malheur du genre-
humain.
Propofez ce qui eft faifable, ne
ceiTe-î-on de me répéter. C'efl
comme fi l'on me difoit; propofez
de faire ce qu'on fait; ou du moins,
propofez quelque bien qui s'allie
avec le mal exiftant. Un tel pro-
jet ^ fur certaines matières , eft
beaucoup plus chimérique que les
miens : car dans cette alliage le bien
fe gâte, & le mal ne fe guérit pas.
J'aimerois mieux^fuivre en tout la
pratique établie , que d'en pren-
dre une bonne à demi : il y au-
roit moins de contradiction dans
l'homme ; il ne peut tendre à la
fois a deux buts oppofés. Pères
& Mères, ce qui eft faifable eft
ce que vous voulez faire. Dois-jo
vépondre de votre volonté?
En toute efpèce de projet , il
9
y â deux chofes à confidérer :
premièrement , la bonté abfolue
du projet; en fécond lieu^ la fa-
cilité de l'exécution.
Au premier égard , il fuffit ,
pour que le projet foit admifTible
& praticable en lui-même, que ce
qu'il a de bon foit dans la nature
delachofe; ici, par exemple, que
l'éducation propofée foit convena-
ble à l'homme, & bien adaptée au
cœur humain.
La féconde confidération dépend
des rapports donnés dans certaines
fituations: rapports accidentels à la
chofe, lefquels, par confequent, ne
font point néceffaires, & peuvent
varier à l'infini. Ainli telle éduca-
tion peut être praticable en SuilTe &
ne l'être pas en France; telle autre
peut l'être chez les bourgeois, &
telle autre parmi les Grands. La
facilité plus ou moins grande de
l'exécution dépend de mille circonf-
taiices; qu'il efl impoiTiblede déter-
A î
10
miner autrement que dans une ap-
plication particulière de la méthode
a tel ou à tel pays, à telle ou à telle
condition. Or toutes ces applica-
tions particulières, n'étant pas ef-
fentielles à mon fujet , n'entrent
point dans mon plan. D'autres
pourront s'en occuper^ s'ils veu-
lent, chacun pour le Pays ou l'Etat
qu'il aura en vue. Il me fuffit que
par-tout où naîtront des hommes ,
on puifle en faire ce que je propofe;
& qu'ayant fait d'eux ce que je pro-
pofe , on ait fait ce qu'il y a de
meilleur & pour eux-mêmes & pour
autrui. Si je ne remplis pas cet en-
gagement 3 j'ai tort fans doute: mais
fi je le remplis, on auroit tort aufïl
d'exiger de moi davantage j car je
ne promets .que cela.
Explications
Il
EXPLICATIONS
DES Figures.
I. La Figure qui fe rapporte au premier
Livre & fert de Front if pice à l'Ouvrage,
repréfente Thécis plongeant fou fils dans
le Styx , pour le rendre invulnérable.
Voyez T. I. p. 49.
II. La Figure qui ejl à la tête du Livre
fécond ^ repréfente Chiron exerçant le
petit Achille à la courfe. Voyez T. I.
p. 394.
III. La Figure qui efl à la tête du troi'
fleme Livre «S* du fécond Tome^ repréfente
Hermès gravant fur des colonnes les élc~
mens des Sciences. Voyez T. II. p. 'j6y
IV. La. Figure qui appartient an qua-^
trième Livre , & qui efl à la tête du Tome
troifièmej repréfente Orphée, enfcignant
aux hommes le culte des Dieux. Voyez
T. m. p. ïiS,
A ^
V. La Figure qui ejl à la te te du cîn-i
qulème Livre & du quatrième Tome j
repréfente Circé fe donnant à Ulyfle ,
quelle ri a pu transformer. Voyez. T. IV.
p. 304.
EMILE,
O U
DE LÉDUCATION.
LIVRE PREMIER.
X o u T eft bien fortant des mains
de l'Auteur des chufes : tout dégéiicre
entre les mains de l'homme. Il force
une terre à nourrir les produâiions d'une
autre, un arbre à porrer les fruits d'un
autre, il mêle & confond les climats,
les élémens, les faifons: i! mutile fou
chien, fon cheval, fon efclave: il boule-
verfe tout, il déhgure tout: il aime la
difformité, les monf^res: il ne veut rien,'
tel que l'a fait la nature ; pas même
l'homme : il le faut drelfer pour lui ,
comme un cheval de manège j il le faut
contourner à fa mode, comme un aibre
de {on jardin. '
Sans cela tout iroir plus mal encore,"
& notre efpèce ne veut pas être fa-
çonnée à demi. Dans l'état où font dé-
formais les chofes , un homme aban-
donné, des fa naiflance , à lui-même,
parmi les autres , feroit le plus défi-
guré de tous. Les préjugés , l'autorité ,
la néceffîté , l'exemple , toutes les inf-
titutions fociales dans lefquelles nous
nous trouvons fubmergcs, ctoufferoient
en lui la Nature, ôc ne mettroient rien
a la place. Elle y feroit comme un ar-
brilTeau que le hazard fait naître au milieu
d'un chemin , & que les pafTans font
bientôt périr , en le heurtant de toutes
parts, 'Se le pliant dans tous les fens.
C'eft à toi que je m'adrelTe , tendre
& prévoyante mère (i), qui fus t'écarter
(i) La première éducation eft celle qui importe le
plus ; &c cette première éducation appartient incontef-
ublemcm aa\ Icmmcs ; ii i'Auceui de U Nature eût
ov DE l'Éducation, i|
de la grande route. Se garantir l'ar-
brifTeau naijfTanc du choc des opinions
humaines. Cultive, arrofe la jeune plante
avant qu'elle meure \ fes fruits feront
un jour tes délices. Forme de bonne
heure une enceinte autour de l'ame
voulu qu'elle appartînt anx hommes , il leur eût donné
du lait pour nourrir les cnfans. Pariez donc toujours
aux femmes, par préférence, dans vos Traités d'éduca-
tion ■■) car , outre qu'elles font à portée d'y veiller de
plus près que les hommes & qu'elles y influent toujours
davantage , le fuccès les intérefle aulîi beaucoup plus,
puifque la plupart des veuves fe trouve prefque à la
merci de leurs enfans, & qu'alors ils leur font vivement
fentir , en bien ou en mal, l'cfïer de la manière dont
elles les ont élevés. Les loix , toujours fi occupées des
biens & C\ peu des perfonnes, parce qu'elles ont pour
objet la paix Se non la vertu , ne donnent pas aflez
d'autorité aux mères. Cependant leur état e/l plus sût
que celui des pères ■■, leurs devoirs font plus pénibles j
leurs foins emportent plus au bon ordre de la famille ;
généralement elles ont plus d'attachement pour les
enfans. Il y a des occatlons où un fi!s qui manq^ue de
refpedt à fon père, peut, en quelque forte, être excufé:
mais fi , dans quelque occaûon que ce fût, un enfant
étoit afTez dénaturé pour en manquer à fa mère , à
celle qui l'a porté dans fon fein , qui l'a nourri de fon
hit , qui durant des années , s'eft oubliée elle-même
pour ne s'occuper que de lui , on devroit fe hâter
d'étouffer ce mifcrablc, comme un monllre indigne de
voir le jour. Les mères , dit-on , gâtent leurs enfans. En
cela, fans doute, elles ont tort, mais moins de tort
que vous , peut-être , qui les dépravez. La mcre veuB
<ji!c fon enfant foit heureux, qu'il le foii des à préfcûtj
X'6 È M I L £ j
de ton enfant : un autre en peut mar-
quer le circuit j mais toi feule y doit
pofer la barrière.
On façonne les plantes par la cul-
ture , ôc les hommes par l'éducation.
Si l'homme naiflfoit grand & fort , fa
taille & fa force lui feroient inutiles ,
jufqu'à ce qu'il eût appris à s'en servir:
elles lui feroient préjudiciables , en
empêchant les autres de fonger à l'af-
fifter (i')j ôc abandonné à lui-même, il
mourroit de mifere avant d'avoir connu
fes befoins. On fe plaint de l'état de
l'enfance j on ne voit pas que la race
en cela elle a raifon : quand elle fe trompe fur les
moyens , il faut l'éclairer. L'ambicion , l'avarice , la
tyrannie , la faulTe prévoyance des pcres , leur négH-
gence, leur dure infcnfibilité , font cent fois plus funeftcs
aux enfaiis, que l'aveugle tendre ire des mères. Au refte,
il faut expliquer le fens que je donne à ce nom de mère >
& c'eft ce qui fera fait ci-après.
(î.) Semblable a eux à l'extérieur , & privé de la pa-
role, ainlî qne des idées qu'elle exprime, il feroit hors
d'état de leur faire entendre le befoin qu'il auroit de
leurs fecours , Sc rien en lui ne kur nunifeftcroit ce
befoin.
eu DE l'ÉdUCATIOK. 17
humaine eue péri , Ci l'homme n'eût
commencé par être enfant.
Nous naKTons foibles , nous avons
befoin de forces : nous naiflons dépour-
vus de tout, nous avons befoin d'afiif-
tance: nous nailTons ftupides, nous avons
befoin de jugement. Tout ce que nous
n'avons pas à notre naiffance ôc dont
nous avons befoin étant grands , nous
eft donné par l'éducation.
Cette éducation nous vient de la Na-
ture , ou des hommes , ou des chofes*
Le développement interne de nos fa-
cultés ôc de nos organes , eft l'éduca-
tion de la Nature : l'ufage qu'on nous
apprend à faire de ce développement ,
eft l'éducation des hommes ; & l'ac-
quis de notre propre expérience fur
les objets qui nous afteélent, eft l'édu-
cation des chofes.
Chacun de nous eft donc formé par
trois fortes de Maîtres. Le Difciple
dans lequel leurs diverfes leçons fe
contrarient eft mal élevé , & ne fera
t$ É M I L Ej
jamais d'accord avec lui-même : ce-
lui dans lequel elles tombent toutes
fur les mêmes points, ô< tendent aux
mêmes fins, va feul à fon but, & vit
conféquemment. Celui-là feul eft bien
élevé.
Or 5 de ces trois éducations diffc-
rentes, celle de la Nature ne dépend
point de nous j celle des chofes n'en
dépend qu'à certains, égards , celle des
hommes eft la feule dont nous foyons
vraiment les maîtres : encore ne le
fommes-nous que par fuppofition ; car
qui eft-ce qui peut efpérer de diriger
entièrement les difcours & les actions
de tous ceux qui environnent un enfant ?
Si tôt donc que l'éducation eft un
art , il eft prefque impoflible qu'elle
réulîîlTe , puifque le concours nécef-
faire à fon fuccès ne dépend de per-
fonne. Tout ce qu'on peur faire à
force de foins eft d'approcher plus
ou moins au but , mais il faut du
bonheur pour l'atteindre.
Qv VT. VÈducatioïJ. 15
Quel eft ce but ? c'eft celai même
de la Nature; cela vient d'être prouvé.
Puifque le concours d^s trois éduca-
tions eft néceflaire à leur perfection j
c'eft fur celle à laquelle nous ne pou-
vons rien qu'il faut diriger les deux
autres. Mais peut-être ce mot de Na-
ture a-t-il un fens trop vague : il faut
tâcher ici de le fixer.
La Nature , nous dit-on , n'eft que
l'habitude. Que fignifie cela ? N'y
a - t - il pas des habitudes qu'on ne
contra(5le que par force & qui n'é-
toufTent jamais la Nature ? Telle eft ,
par exemple , l'habitude des plantes
dont on gêne la diredtion verticale.
La plante mife en liberté garde l'in-.
clination qu'on l'a forcée à prendre :
mais la févfe n'a point changé pour
cela fa direélion primitive , & fi la
plante continue à végéter , fon pro-
longement redevient vettical. Il en eft
de même des inclinations des hommes.
10 É M J L i,'.
Tant qu'on refte dans le nisme état,
on peut garder celles qui réfulrent
de l'habitade & qui nous font le moins
naturelles; mais fitôt que la ficuation
chanjze , l'hnbitude cclfc & le naturel
revient. L'éducation n'eft certainement
qu'une habi:ucie. Or n'y a t il pas àcs
gens qui oublient 6<: perder.t leur édu-
cation ; d'autres qui la gardent? D'où
vient cette différence ? S'il faut borner
le nom de Nature aux hàbirudes con-
formes à la Nature, on peut s'épargner
ce galimathias.
Nous naiflons fenfibles, &: àks no-
tre naiflance nous fommes afFeélés de
diverfes manières par les objets qui
nous environnent. Si - tôt que nous
avons , pour ainfi dire , la confcience
de nos fenfations , nous fommes dif-
pofés à rechercher ou à fuir les ob-
jets qui les produifent , d'abord félon
qu'elles nous font agréables ou déplai-
fantes , puis félon la convenance ou
ou DE l'Education. ii
dlfconvenance que nous tr uivons en-
tre nous (Se ces objets, &: eniin félon
les jugemens que nous en portons fur
ridée de bonheur ou de perfeftion que
la raifon nous donne. Ces difpofitions
s'étendent & s'afîermiflent à mefure
que nous devenons plus fenfibles &
plus éclaires : mais , contraintes par
nos habitudes , elles s'altèrent plus ou
moins par nos opinions. Avant cette
altération , elles font ce que j'appelle
en nous la Nature.
C'eft àonc à ces difpofitions primi-
tives qu'il faudroit tout rapporter j &
cela fe pourroit, fi nos trois éducations
n'étoient que différentes: mais que faire,"
quand elles font oppofées ? quand ,
au -lieu d'élever un homme pour lui-
même , on veut l'élever pour les au-
tres ? alors le concert efl: impofljble."
Forcé de combattre la Nature ou les
inftitutions fociales, il faut opter entre
faite un homme ou un citoyen ; car
on ne peut faire .à la fois l'un & l'autre.
21 Ë M I L Ey
Toute fociété partielle , quand elle
cft étroite & bien unie , s'aliène de la
grande. Tout patriote eft dur aux étran-
gers : ils ne font qu'hommes , ils ne
font rien a (qs yeux ( 3 j. Cet inconvé-
nient eft inévitable , mais il eft foibic.
L'eiïentiel eft d'être bon aux zQns avec
qui l'on vit. Au dehors le Spartiate
étoit ambitieux , avare , inique : mais
le défintéreiïement, l'équité, la con-
corde, régnoienc dans fes mu's. Dé-
fiez-vous de ces cofmopolites qui vont
chercher au loin dans leurs livres des
devoirs qu'ils dédaignent de remplir
îuuour d'eux. Tel Philofophe aime les
Tartares, pour être difpenfé d'aimer fes
voifins.
L'homme naturel eft tout pour lui :
il eft l'unité numérique \ l'entier ab-
folu qui n'a de rapport qu'à lui-même
ou à fon femblable. L'homme civil
(5) Au/Ti les guerres ries Républiques font-elles p!(;s
cruelles que celles des Monarchies, Mais fi la guerre des
Rtis eft modérée, c'eft leur paix qui eft terrible.
ou DE l'Éducation. 25
n'eft qu'une unité fradtionnaire qui
tient au dénominateur, ôc dont la va-
leur eft dans fon rapport avec l'entier,
qui eft le corps focial. Les bonnes
inftitutions fociales font celles qui fa-
vent le mieux dénaturer l'homme, lui
ôter fon exiftence abfolue pour lui en
donner une relative , ôc tranfporter
le moi dans l'unité commune j en forte
que chaque particulier ne fe croye
plus un , mais partie de l'unité , & ne
foit plus fenfible que dans le tout. Un
citoyen de Rome n'étoit ni Caïus, ni
Lucius y c'étoit un Romain : même il
aimoit la patrie exclusivement à lui.
Régulus fe prétendoit Carthaginois ,'
comme étant devenu le bien de £es
maîtres. En fa qualité d'étranger il re-
fufoit de fiéger au Sénat de Romej il
fallut qu'un Carthaginois le lui ordon-
nât. Il s'indignoit qu'on voulût lui
ûuver la vie. Il vainquit , ôc s'en re-
tourna triomphant mourir dans les
fupplices. Cela n'a pas grand rapport.
24 EMILE,
ce ine femble , aux hommes que nous
connoiflons.
Le Lacédémonien Pcdarère fe pré-
fente pour être admis au Confeil des
trois-cents ; il eft rejette. II sqvx retour-
ne tout joyeux de ce qu'il s'eft trouvé
dans Sparte trois-cents hommes valant
mieux que lui. Je fuppofe cette dé-
monftration fincere, & il y a lieu de
croire qu'elle l'étoit. Voilà le citoyen.
Une femme de Sparte avoit cinq
fils à l'armée, & attendoit des nouvel •
les de la bataille. Un Ilote arrive ;
elle lui en demande en tremblant... Vos
cinq fils ont été tués... Vil Efclave, t'ai-
je demandé cela ? . . Nous avons gagné
la vidoire... La mère court au Temple
&: rend grâce aux Dieux. Voilà la ci-
toyenne.
Celui qui , dans l'ordre civil , veut
conferver la primauté Aqs fentimens
de la Nature , ne fait ce qu'il veut.
Toujours en contradidion avec lui-
tnême, toujours flottant entre ks pen-
chans
ou DE l'Education, i^
clians ôc fes devoirs , il ne fera jamais
ni homme ni citoyen j il ne fera bon ni
pour lui ni pour les autres. Ce fera un
de ces hommes de no5 jours j un Fran-
çois , un Anglois , un Bourgeois j ce ne
fera rien.
Pour être quelque chofe , pour être
foi-même 6c toujours un , il faut agir
comme on parle ; il faut être toujours
décidé fur le parti qu'on doit prendre,
le prendre hautement , & le fuivre tou-
jours. J'attends qu'on me montre ce
prodige , pour fwoir s'il eft homme ou
citoyen , ou comment il s'y prend pour
être à la fois l'un & l'autre.
De ces objets néceffairement oppofés
viennent deux formes d'inftitutions con-
traires j l'une publique 6: commune , l'au-
tre particulière (îL' domeftique.
Voulez - vous prendre une idée de
l'éducation publique ? Lifez la répu-
blique de Platon. Ce n'eft point un
ouvrage de politique , comme le pen-
fent ceux qui ne jugent des livres que
Tome J, B
lô Emile,
pat leurs titres. C'eft le plus beau Traité
d'éducation qu'on ait jamais fait.
Quand on veut renvoyer au pays des
chimères , on nomme l'inftitution de
Platon. Si Lycurgue n'eut mis la fîenne
que par écrit , je la trouverois bien
plus chiméfique. Platon n'a fait qu'épu-
rer le cœur de l'homme ; Licurgue Ta
dénaturé.
L'inftitution publique n'exifte plus ,"
& ne peur plus exifter -, parce qu'où il
n'y a plus de patrie , il ne peut plus y
ayoir de citoyens. Ces deux mors , pa-
trie ôc citoyen , doivent être efFacés des
langues modernes. J'en fais bien la raifoii ,
mais je ne veux pas la dire j elle ne faic
rien à mon fajcc.
Je n'envifage pas comme une infti-
fution publique ces rifibles établiffe-
mens qu'on appelle Collèges *. Je ne
compte pas non> plus l'éducation du
* Il y a dans l'acadcmie de Genève &c dans l'Uni-
vwlùé de Paris des ProfefTeurs que j'aime , que j'eflime
^oaucoi!^ , 9c que je croit cfds- capables de bien iôtltuire
ou DE l'Éducation. xj
monde , parce que cette éducation , ten-
dant a deux fins contraires , les man-
que toutes deux : elle n'eft: propre qu'à
faire àQ% hommes doubles , paroiiTartt
toujours rapporter tout aux autres , &:
ne rapportant jamais rien qu'à eux feuls.
Or ces démonftrations étant communes
à tout le monde , n'abufent perfonne.
Ce font autant de foins perdus.
De ces contradi6tions naît celle que
nous éprouvons fans celTe en nous-mê-
mes. Entraînés par la nature & par les
hommes dans des routes contraires , for-
cés de nous partager entre c^% diverfes
impulfions , nous en fuivons une com-
pofée qui ne nous mené ni à Tun ni I
l'autre but. Ainfi combattus & flottans
durant tout le cours de notre vie , nous
la terminons fans avoir pu nous accor-
der avec nous , & fans avoir été bons
ni pour nous ni pour les autres.
1.1 jeunefTe , s'ils n'ctoienc forcés ds fuivre l'ufage établi.
J'exhorte l'un d'cntr'eux à publier le projet de réforme
iju'il a conçu. L'on fera peut-être enfin tenti de guérir -
U nul , en voyajjt qu'il u'eû pas fans remède.
Rede enfin l'éducation domeftique ou
celle de la Nature. Mais que deviendra
pour les îiutres un homme unique-
ment élevé pour lui ? Si peut - être le
double objet qu'on fe propofe pouvoic
fe réunir en un feul , en ôtant les con-
tradiélions de l'homme , on ôteroit un
grand obftacle à fon bonheur. Il fau-
droit , pour en juger , le voir tout for-
mé j il faudroit avoir obfervé {qs pen-
chans , vu Tes progrès , fuivi fa marche :
il faudroit , en un mot , connoître
l'homme naturel. Je crois qu'on aura
fait quelques pas dans ces recherches ,
après avoir lu cet écrit.
Pour former cet homme rare , qu'a-
vons-nous à faire ? Beaucoup , fans
doute ; c'eft d'empêcher que rien ne
foit fait. Quand il ne s'agit que d'al-
ler contre le vent , on louvoyé • mais
fi la mer eft forte , de qu'on veuille ref-
ter en place , il faut jeter lancre. Prends
garde , jeune pilote , que ton cable ne
file , ou que ton ancre ne laboure , &
ou DE l'Éducation. 29
que le vaifleau ne dérive avant que tH
t'en fois apperçu.
Dans l'ordre focial , où toutes les
places font marquées, chacun doit être
élevé pour la fienne. Si un Particulier
formé pour fa place en fort , il n'eft
plus propre à rien. L'éducation n'eft
utile qu'autant que la fortune s'accorde
avec la vocation des parens j en tout
autre cas elle eft nuifîble à l'élevé , ne
fût-ce que par les préjugés qu'elle lui
a donnés. En Egypte , où le fils étoit
obligé d'embraiïer l'état de fon père ,
l'éducation du moins avoit un but af-
fûté ; mais parmi nous , où les rangs
feuls demeurent, ôc où les hommes en
changent fans cefTe, nul ne fait fi , en
élevant fon fils pour le fîen, il ne tra-
vaille pas contre lui.
Dans l'ordre naturel , les hommes
étant tous égaux , leur vocation com-
mune eft l'état d'homme, <3j quiconque
eft bien élevé pour celui - là ne peut
mal remplir ceux qui sy rapportent.
B 3
3 o Emile,
Qu'on deftin-e mon élevé à l'épce , d
l'églife , au barreau , ptu m'importe.
Avant la vocation des parens, la Nature
l'appelle à la vie humaine. V^ivre eft le
métier que je lui veux apprendre. En
ibrtant de mes mains, il ne fera, j'en
conviens , ni magiftrat , ni foldat , ni
prêtre : il fera premièrement homme ;
tout ce qu'un homme doit être, il faura
l'être au befoin tout auHi bien que qui
que ce foit, & la fortuiie aura beau le
faire changer de place, il fera toujours
à la (ienne. Occupavi ce, fortuna ^ atquc
cepi : omnesque aditus tuos interclufi, ut
ad me afprrare non pojjes (4).
Notre véritable étude cil celle de la
condition humaine. Celui d'entre nous
qui fait le mieux fupporter les biens &
\qs niaux de cette vie, eftj à mon gré,
le mieux élevé : d'où il fuir que la vé-
ritable éducation coniifte moins en pré-
ceptes qu'en exercices. Nous commen-
çons à nous inftruire, en commençant
(4) Tufcul. V-
ou DE l'Éducation» 51
d vivre ; notre éducation commence
avec nous j notre premier précepteur
eft notre nourrice. Auffi ce mot édu^
cation avoit-il-chez les Anciens un autre
fens , que nous ne lui donnons plus ;
il fignifioit nourriture. Educit ohflc"
trix y dit Varron, educat nutrix , infli-
tu'u p<edûgogus , docet mag'ijler (5). Ainfi
l'éducation j l'inftitution , l'inftruc^lion ,
font trois chofes auiïl différentes dans
leur objet , que la gouvernante , le
précepteur & le maître. Mais ces dif-
tindlions font mal entendues; &, pour
çtre bisn conduit, l'enfant ne doit fuivre
qu'un feiil guide.
11 fuit donc généralifer nos vues ,
Se confidérer dans notre élevé l'homme
abftrait , l'homme expofé à tous les
accidens de la vie humaine. Si les hommes
nailToient attachés au fol d'un pays ,
fi la même faifon duroit toute l'an-
née , fi chacun tenoit à fi fortune de
manière à n'en pouvoir jamais chan-
(5) Non. Marcell.
C 4
32 È Àf I L E ^
ger, la pratique établie feioit bonne à
certains égards j l'enfant élevé pour (on
état, n'en fortant jamais , ne pourroic
être expofé aux inconvéniens ci'un au-
tre. Mais vu Ja mobilité des chofcs
humaines j vu Tefprit inquiet' Se re-
muant de ce Ciech qui bouleverfe tout
à chaque génération , peut - on conce-
voir une méthode plus infenfée que
d'élever un enfant comme n'ayant ja-
tnais ■ à îortir de fa chambre , comme
devant être fans celle entouré de (es
. gens ? Si le malheureux fait un feul
pas fur la terre , s'il defcend d'un feul
degré , il eft perdu. Ce n'eft pas lui
apprenrde à fuppotter la peine j c'cft
l'exercer à la fentir.
On ne fonge qu'à conferver (on en-
faj^it j ce n'eft pas affez : on doit lui
apprendre à fe conferver étant homme,
à fupporter les coups du fort , ù bra-
ver l'opulence <S<; la miferè., à vivre,
s'il le faut , dans les glaces d'iflande
ou fur le brûlant rocher de Malte.
ov DE l'Éducation, 7,3
Vous avez beau prendre des précautions
pour qu'il ne meure pas , il faudra
pourtant qu'il meure : Se quand fa
mort ne feroit pas l'ouvrage de vos
foins, encore feroient-ils mal entendus.
Il s'agit moins de l'empêcher de mou-
rir , que de le faire vivre. Vivre, ce
n'eft pas refpirer j c'eft agir , c'eft faire
ufage de nos organes , de nos fens ,
de nos facultés , de toutes les parties
de nous - mêmes qui nous donnent le
fentiment de notre exiftence. L'homme
qui a le plus vécu n'eft pas celui qui
a compté le plus d'années; mais celui
qui a le plus fenti la vie. Tel s'ett
fait enterrer à cent ans , qui mourut
dès fa nailTance. Il eût gaçné de mou-
rir jeune , au moins eût-il vécu jufqu'a
ce tems-là.
Toute notre fageffe confifte en pré-
jugés ferviles ; tous nos ufages ne font
qu'alfujettiiTcment , gêne & contrainte.
L'homme civil naît , vit , de meure
dans l'efclavage : à fii naii-Fance , on le
B s
^f É M I L E3
coud dans un maillot j à fa mort, on le
cloue dans une bière; tant qu'il garde
^ la figure humaine , il eO: enchaîné par
nos inftitutions.
, On dit que plufîeurs Sages -Femmes
prétendent , en paitriflant la tête des
enfans nouveaux-ncs , lui donner une
forme plus convenable : Ôc on le fouf-
fre! Nos têtes feroient mal de la façon
de l'Auteur de notre être ! il nous les
faut façonnées au dehors par les Siges-
Femmes, Se au-dedans par les Philo-
fophes ! Les Caraïbes font de la moitié
plus heureux que nous.
« A peine Tenfxnt eft-il forti du fein
30 de la mère, &: à peine jouit-il de la
M liberté de mouvoir ^' d'étendre fes
» membres, qu'on lui donne de nou-
33 veaux liens. On i'emmaillotte , on
1' le couche la tête fixée de \qs jambes
M allongées, les bras pendans à côté du'
3-> corps; il eft entouré de- linges & de
î) bandages de toute efpece, qui ne lui
.3> permettent pas de changer de fitua-
ou x)E l'Education, 35
» tion. Heureux , fi on ne l'a pas ferré
n au point de l'empêcher de refpirer ,
» & fi on a eu la précaution de le cou-
»> cher fur le côté , afin que les eaux
3» qu'il doit rendre par la bouche puif-
w fent tomber d'elles-mêmes j car il
» n'auroit pas la liberté de tourner la
»> tète fur le côté pour en faciliter l'é-
3j coulenient (<?)"•
L'enfant nouveau-né a befoin d'éten-
dre & de mouvoir (ts membres , pour
les tirer de l'engourdifilement où, raf-
femblés en un peloton , ils ont refté fi
lonc! tems. On les étend , il efl vrai :
mais on les empêche de fe mouvoir j
oa afiiijettit la tète même par des tê-
tières: il femble qu'on a peur qu'il n'ait
Tair d'ctre en vie.
Ainfi l'impullion des parties internes
d'un corps qui tend à l'accroifiement ,
trouve un obftacle infurmonrable aux
mouvemens qu'elle lui demande. L'en-
{r^) Hift. Nat. T. lY. p. i^o. m-ii.
B c
3 ^ É M I L E ^
fani fait concinuellemen: des efforts
inutiles qui épuifent fes forces ou re-
tardent leur progrès. Il ctoic moins à
récroit, monis gêné, moins comprimé
dans Tamnios , qu'il n'eft dans iQS
langes ; je ne vois pas ce qu'il a gagné
de naître.
Uinadion , la contrainte où l'on
retient les membres d'un enfant, ne
peuvent que gêner la circulation du fang,
des humeurs , empêcher l'enfant de fe
fortifier , de croître , &: altérer fa
conftitution. Dans les lieux où l'on n'a
point ces précautions extravagantes, \qs
hommes font tous grands forts, bien
proportionnés ( 7 ). Les pays où l'on
emmaillotte les enfans font ceux qui
fourmillent de bolTus, de boiteux, de
cagneux, de noués, de rachitiques, de
oens contrefaits de toute efpece. De
peur que Its corps ne fe déforment par
àts mouvemens libres, on fe hâte de U%
(7) Voyez in cote 14 de la £, Tp.
ou z>E l'Éducation. 37
déformer en les mettant en prefTe. On
les renJroit volontiers perclus, pour les
empêcher de s'eftropier.
Une contrainte Ç\ cruelle pourroit-elle
ne pas influer fur leur humeur, ainfî
que fur leur tempérament ? Leur premier
fentiment eft un fentiment de douleur
& de peine : ils ne trouvent qu'obftacles
à tous les mouvemens dont ils ont
befoin: plus malheureux qu'un criminel
aux fers, ils font de vains efforts, ils
s'irritent , ils crient. Leurs premières
voix , dites - vous , font des pleurs , je
le crois bien : vous les contrariez dès
leur naiflance j les premiers dons qu'ils
reçoivent de vous font àQS chaînes ,
les premiers traite mens qu'ils éprouvent
font des tourmens. N'ayant rien de hbre
que la voix, comment ne s'en fervi-
roient-ils pas pour fe plaindre ! ils crient
du mal que vous leur faites : ainfi ga-
rottés, vous crieriez plus fort qu'eux.
D'où vient cet ufage déraifonnable ?
d'un uGge dénaturé. Depuis que les
38 E M I L Éy
mères, méprifanc lenr piemier devoir,'
n'onr plus voulu nourrir leurs enfans,
il a fallu les confier à des femmes mer-
cenaires, qui, fe trouvant aind mères
d'enfans étrangers, pour qui la Nature
ne leur difoit rien, n'ont cherché qu'a
s'épargner de la peine. II eût fallu veil-
ler fans cefle fur un enfant en liberté :
mais, quand il eft bien lié, on le jette
dans un coin, fans s'embarrafler de fes
cris. Pourvu qu'il n'y ait pas de preu-
ves de la négligence de la nourrice ,
pourvu que le nourriçon ne fe calTe ni
bras ni jambes, qu'importe au furplus
qu'il périfie , ou qu'il demeure inhrmc
le refte de (gs jours ? On conferve (ts
membres aux dépens de fon corps j & ,
quoi qu'il arrive, la nourrice eft dif-
culpée.
Ces douces mères, qui, dcbarrafTées
de leurs ^n^zns , fe livrent gaiement
aux amufemens de la ville , favent-
elles cependant quel traitement l'en-
fant dans fon maillot reçoit au villacre ?
ou DE VÈdUCATIOK. 5^
Au moindre tracas qui furvient, on le
fufpend à un clou comme un paquet
de hardes : & tandis que, fans fe pref-
fer, la nourrice vaque à fes affaires, le
malheureux refte ainfi crucifié. Tous
ceux qu'on a trouvés dans cette fitua-
tion , avoient le vifage violet : la poi-
trine fortement comprimée, ne laifTant
pas circuler le fang , il remcntoit à U
tcte \ &c l'on croyoit le patient fort
tranquille , parce qu'il n'avoit pas la
force de crier. J'ignore combien d'heu-
res un enfant peut reflet en cet ctat fans
perdre la vie : mais je doute que cela
puifle aller fort loin. Voilà , je penfe ,
une des plus grandes commodités du
maillot.
On prétend que les enfans en liberté
pourroient prendre de mauvaifes fitua-
lions , & fe donner des mouvemens
capables de nuire à la bonne confor-
mation de leurs membres. C'eft - là uti
de ces vains raifonnemens de notrs
ÉaulTe fageffe , Se que jamais aucune
'^o Emile,
expérience n'a confirmés. De cette mul-
titude d'enfans qui , chez des Peuples
plus fenfés que nous , font nouiris dans
toute la liberté de leurs membres , on
n'en voit pas un feul qui fe blelTe , ni
s'eftropie : ils ne fauroient donner à
leurs mouvemens la force qui peut les
rendre dangereux j & quand ils pren-
nent une fituation violente, la douleur
hs avertit bientôt d'en changer.
Nous ne nous fommes pas encore
avifés de mettre au maillot les petits
des chiens , ni des chats *, voit on qu'il
réfulte pour eux quelque inconvénient
de cette néirhc^ence ? Les enfans font
plus lourds ; d'accord : mais à propor-
tion ils font auffi plus foibles. A peine
peuvent-ils fe mouvoir : comment s'ef-
tropieroient - ils ? Si on les étendoit fur
le dos, ils mourroient dans cette fitua-
tion , comme la tortue , fans pouvoir
jamais fe retourner.
Non contentes d'avoir celTé d'allai-
ter leurs enfans , les femmes ceflenx
ou DE l'Education. 41
d'en vouloir faire 5 la conféquence efl;
naturelle. Dès que l'état de mère eft
onéreux , on trouve bientôt le moyen
de s'en délivrer tout- à- fait: on veut
faire un ouvrage inutile, afin de le re-
commencer toujours j & l'on tourne au
préjudice de l'efpece , l'attrait donné
pour la multiplier. Cet ufage , ajouté
aux autres caufes de dépopulation, nous
anncnce le fort prochain de l'Europe.
Les fciences , les arts , la philofophie
ôc les mœurs qu'elle engendre , ne tar-
deront pas d'en faire un défert. Elle
fera peuplée de bètes féroces j elle n'aura
pas beaucoup changé d'habitans.
J'ai vu quelquefois le petit manège
des jeunes femmes qui feignent de vou-
loir nourrir leurs enfans. On fait fe
faire prelTer de renoncer à cette fantai-
sie : on fait adroitement intervenir les
époux , les Médecins , fur - tout les
mères. Un mari qui ôferoit confentir
que fa femme nourrît fon enfant, fe-
roit un homme perdu. L'on en feroit
4i É M I L ■£ ,
un afTaflln qui veut fe défaire d'elle.
Maris prudens , il faut immoler à la
paix l'amour paternel. Heureux qu'on
trouve à la campagne des femmes plus
continentes que les vôtres ! Plus heu-
reux, fi le tems que celles-ci gagnent
n'eft pas deftiné pour d'autres que
vous !
Le devoir àts femmes n'eft pas dou-
teux: mais on difpute fi, dans le mé-
pris qu'elles en font, il eft égal pour
les en£\ns d'être nourris de leur lait
ou d'un autre? Je tiens cette qucftion,
dont les Médecins font les Juges ^ pour
décidée au fouhaic des femmes ; &
pour moi , je penferois bien auflî qu'il
vaut mieux que l'enfant fuce le laie
d'une nourrice en fanté , que d'une
mère gâtée, s'il avoit quelque nouveau
mai à craindre du même fang donc il
eft: formé.
Mais la queftiion doit - elle s'envifa-
ger feulement par le coté phyfique , &
l'enfant a til moins befoin des f^ins
ou DE l'Éducation. 45
cî'une mère que de fa mammelle ? D'au-
tres femmes , des bètes même pour-
ront lui donner le laie qu'elle lui refu-
fe : la follicirude maternelle ne fe fup-
plée point. Celle qui nourrie l'enfan*
d'une autre, au lieu du fien , eft une mau-
vaife mère; comment fera- 1- elle une
bonne nourrice? Elle pourra le deve-
nir , mais lentement j il faudra que
l'habitude change la Nature ; ôc l'en-
fant mal foigné aura le tems de périr
cent fois , avant que fa nourrice aie
pris pour Itii une tendreffe de mère.
De cet avantage même réfulte un
inconvénient ', qui feul devroit ôter
à toute femme fenfible le courage de
faire nourrir fon enfant par une autre î
c'efl: celui de partager le droit de mère
ou plutôt de l'aliéner ; de voir fon en-
fant aimer une autre femme, autant ôc
plus qu'elle; de fcntir que la tendrefle
qu'il conferve pour fa propre mère
eil une grâce, ôc que celle qu'il a pour
fa mère adoptive eft un devoir : car
44 L M I L E,
où j'ai trouvé les foins d'une mère , ne
<3ois-je pas ratcacliemenc d'un fils?
La manière dont on remédie à cet
inconvénient , eft d'infpirer aux enfans
du mépris pour leur nourrice , en les
traitant en véritables fervantes. Quand
leur fervice eft: achevé, on retire l'en-
fant, ou l'on congédie la nourrice ;
à force de la mal recevoir , on la
rebute de venir voir £on nourriçon.
Au bout de quelques années, il ne la
voit plus , il ne la connoît plus. La
mère qui croit fe fubftituer à elle, ôc
réparer fa négligence par fa cruauté ,
fe trompe. Au-lieu de faire un tendre
fils d'un nourriçon dénaturé , elle l'e-
xerce à l'ingratitude j elle lui apprend
à méprifer un jour celle qui lui donna
la vie, comme celle qui l'a nourri de
fon lait.
Combien j'infifterois fur ce point,
s'il étoit moins décourageant de re-
battre en vain des fujets utiles ! Ceci
^ieiit à plus de chofes qu'on ne penfe.
ou DE l'Éducation, 45
Voulez vous rendre chacun à (qs pre-
miers devoirs : commencez par les mè-
res ; vous ferez étonnés des change-
mens que vous produirez. Tout vient
fuccefîivement de cette première dé-'
pravation : tout l'ordre moral s'altère ;
Je naturel s'éteint dans tous les cœurs ;
l'intérieur des maifons prend un air
moins vivant ^ le fpedacle touchant
d'une famille naiflante n'attache plus
\qs maris , n'impofe plus d'égards aux
étrangers \ on refpeéle moins la mère
dont on ne voit pas les enfansj il ny
a point de rélidence dans les familles ,
l'habitiide ne renforce plus \qs liens dh
fang j il n'y a plus ni pères ni mè-
res , ni enfans , ni frères, ni fœurs;
tous fe connoifTent à peine : comment
s'aimeroient - ils ? Chacun ne fonge
plus qu'à foi. Quand la maifon n'eft
qu'une trifte folitude , il faut bien al-,
1er s'égayer ailleurs.
Mais que les mères daignent nourrir
leurs çn^diïis , les mœurs vont fe ré^
É M I L E^
former d'elles-mêmes , \ts fentimens
de la Nature fô réveiller dans tous les
cœurs j TEtat va fe peupler; ce premier
point, ce point fcul va tout réunir.
L'attrait de la vie domeftique eft le
meilleur contre poifon des mauvaifes
moeurs. Le tracas des enfans, qu'on croie
importun , devient agréable ; il rend le
père & la mère plus nécclfaircs , plus
chers l'un à l'autre , il refTerre entr'eux
le lien conjugal. Quand la famille ell-
vivante ^ animée , les foins domefti-
ques font la plus chsre occupation de
la femme ^ le plus doux amufement
du mari. Amfi de ce feul abus cor*»
rigé réfukeroic bientôt une réforme
générale j bientôt la Nature auToit re-
pris tous fes droits. Qu'une fois \qs
femmes redeviennent mercs , bientôt
les hommes redeviendront percs &c
maris.
Difcours fuperflus ! l'ennui même
des plaifirs du Monde ne ramené ja-
mais à ceux-là. Les femmes on: cefle
ou DE l'Éducation. ^j
d'être mères •, elles ne h feront plus ;
elles ne veulent plus Terre. Quand elles
le voudroient , à peine le pourroient-
elles: aujourd'hui que l'ufage contraire
efl: établi , chacune auroit à combattre
roppofition de toutes celles qui l'ap-
prochent , liguées contre un exemple
que les unes n'ont pas donné , & que
les autres ne veulent pas fuivre.
Il fe trouve pourtant quelquefois
encore de jeunes perfonnes d'un bon
naturel, qui, fur ce point, ôfant braver
l'empiie de la mod« Se les clameurs de
leur f^xe , remplilTent avec une ver-
tueufe intrépidité ce devoir Ci doux
que la Nature leur impofe. Puiffe leur
nombre augmenter par l'attrait des
biens deftinés à celles qui s'y livrent !
Fondé fur des conféquences que donne
Je plus fimpîe raifonnement , & fur
àes ebfervations que je n'ai jamais vu
démenties , j'ôfe promettre à ces di-
gnes mères un attachement folide &
cpnftant de la parc de leurs m^ris, une
4S È M I L ~E ^
tendrefTe vraiment filiale de la part de
leurs enfans , TePcime &: le refped du
Public, d'heureufes couches fans acci-
dent (k fans fuite, une fanté ferme
& vigoureufe , enfin le plaifir de fe voir
un jour imiter par leurs filles , & citer
en exemple à celles d'autruî.
Point de mère , point d'enfant. En-
tr'eux les devoirs font réciproques j &
s'ils font mal remplis d'un côté , ils
feront négligés de l'autre. L'enfant doit
aimer fa mère, avant de favoir qu'il le
doit. Si la voix du fancj n'eft fortifiée
par l'habitude & les foins, elle s'éteint
dans les premières années , &c le cœur
meurt , pour ainfi dire , avant que de
naître : Nous voila dès les premiers pas
hors de la Nature.
On en fort encore par une route
oppofée, lorfqu'au-lieu de négliger les
foins de mère , une femme les porte
à l'excès j lorfqu'elle fait de fon en-
fant fon idole j qu'elle augmente &c
nourrit fa foibleife pour l'empêcher de
la
ou DE l'ÉdUCATIOÎJ: ^^'^
la fentir , et qu efpéraiic le fouftraire
aux loix de la Nature , elle écarte de
lui les atteintes pénibles , fans fongec
combien , pour quelques incommodi-
tés dont elle le préferve un moment ,
elle accumule au loin d'accidens ôc de
périls fur fa tête, et combien c'eft une
précaution barbare de prolonger la foi-
blelTe de l'enfance fous les fatigues
des hommes faits. Thctis , pour rendre
fon fils invulnérable , le plongea , die
la Fable , dans l'eau du Sryx. Cette al-
légorie eft belle Ôc claire. Les mères
cruelles dont je parle font autrement :
à force de plonger leurs enfans dans
la moUelTe, elles les préparent à la
fouffrance , elles ouvrent leurs pores
aux maux de toute efpece , dont ils ne
manqueront pas d'être la proie étanc
grands.
Obfervez la Nature , et fuivez'ïa
route qu'elle vous trace. Elle exerce
continuellement les enfans j elle en-
durcit leur tempérament par des épreur
Tome L C
5'o Emile,
ves de toure efpice ; elle leur apprend
de bonne heure ce que c'eft que peine
& douleur. Les denrs qui percent leur
donnent la fièvre j des coliques aigucs
leur donnent des convulfions ; de lon-
gues toux les fuffoquent \ les vers \qs
tourmentent ; la pléthore corrompt
leur fang j des levains divers y fer-
mentent , & caufent des éruptions pé-
rilleufes. Prefque tout le premier âge
eft maladie & danger : la moitié àts
enfans qui naiirejit périt avant la hui-
tième année. -Les épreuves faites, l'en-
fant a gagné des forces , et fi-tôt qu'il
peut ufer de la vie , le principe en de-
vient plus alTuré.
Voilà la recèle de la N-uurc. Pour-'
quoi la contrariez -vous ? Ne voyez -
vous pas qu'en penfant la corriger
vous détruifez fon ouvrage , vous em-
pêchez l'effet de fes foins ? Faire au-
dehors ce qu'elle fait au dedans, c'eft,
félon vous , redoubler le danger \ ôc ,
au contraire , c'eft y faire diverfion j
ou DE l'Éducation. 51
c'eft l'exténaer. L'expérience apprend
qu'il meiuc encore plus d'enfans éle-
vés délicatemenn que d'autres. Pour-
vu qu'on ne paffe pas la mefure de
leurs forces , on rifque moins à les
employer qu'à les ménager. Exercez-
les donc aux atteintes qu'ils auront à.
fupporter un jour. Endurciiïez leur
corps aux intempéries des faifons , des
climats , des élémens j a. li faim , à la
foif, à la fatigue j trempez - les dans
l'eau du S:yx. Avant que. l'habitude du
corps foit acquife , on lui donne celle
qu'on veut fans danger : mais quand
une fois il eil dans fa confiftance ,
toute altération lui devient périlleufe.
Un enfant fupportera d-js changemens
que ne fupporteroit pas un homme :
les tibres du premier , molles et flexi-
bles , prennent fans effort le pli qu'on
leur donne ; celles de l'homme , plus
endurcies , ne changent plus qu'avec
violence le pli qu'elles ont reçu. On
peut djnc rendre un enfant robufte
Cl
52 È M I L E ^
fans expofer fa vie et fa faaréj et quand
il y aiiroit quelque rifque , encore ne
faudroic-il pas balancer. Puifque ce font
desrifquesinféparables de la vie humaine ,
peut-on mieux faire que de les rejetter
fur le tems de fa durée où ils font le
moins défavantageux ?
Un enfant devient plus précieux en
avançant en âge. Au prix de fa perfon-
ne fe joint celui des foins qu'il a coû-
tés; à la perte de fa vie fe joint en lui
le fentiment de la mort. C'eft donc
fur-tout à l'avenir qu'il faut fonger en
veillant à fa confervation ; c*eft contre
les maux de la jeunefiTe qu'il faut l'ar-
mer , avant qu'il y foit parvenu : car
fi le prix de la vie augmente jufqu'à
l'âge de la rendre utile , quelle folie
n'eft-ce point d'épargner quelques maux
à l'enfance , en les multipliant fur l'âge
de raifon ? Sont-ce-U les leçons du
maître ?
Le fort de l'homme eft de foufFcir
dans tous les tems. Le foin même
ou DE L^ ÉDUCATION.'' 5$
de fa confervation efl attaché à la pei-
ne. Heureux de ne connoître dans ion
enfance que les maux phyfiques ! maux
bien moins cruels , bien moins doulou-
reux que les autres , & qui bien plus
rarement qu'eux nous font renoncer à
la vie. On ne fe tue point pour les dou-
leurs de la goutte ; il n'y a guères que
celles de l'ame qui produifent le défef-
poir. Nous plaignons le fort de l'enfance,
et c'eft le nôtre qu'il faudroit plaindre.
Nos plus grands maux nous viennent de
nous.
En naiiïant , un enfant crie j fa pre-
mière enfance fe palfe à pleurer. Tan-
tôt on l'agite , on le flatte pour l'ap-
paifer ; tantôt on le menace , on le
bat pour le faire taire. Ou nous fai-
fons ce qui lui plaît , ou nous en exi-
geons ce qui nous plaît : ou nous
nous foumettons à {es fantaifies , ou
nous les foumettons aux nôtres : point
de milieu , il faut qu'il donne des or-
dres , ou qu'il en reçoive. Ainfi fes
C 3
54 Emile,
premières idées font celles d'empire &:
de fervitude. Avanc de favoir parler ,
il commande \ avanc de pouvoir agir ,
il obéit -y et qnelcjuefois on le châtie ,
avanc qu'il puilîe connoîcre (ts fautes
ou pkuôc en cominetcre. C'eft ainfi
qu'on verfe de bonne heure dans fon
jeune cœur les paflions qu'on impuce en-
fiiite à la Nature , et qu'après avoir pris
peine à le rendre méchant , on fe plaint
de le trouver tel.
Un enfant palfe C\x ou fept ans de
cetce manière encre les mains d&s fem-
mes , vidlime de leur caprice et du
{\Qvi : et après lui avoir fait apprendre
ceci <5<: cela \ c'eft-à-dire , après avoir
chargé fa mémoire ou de mots qu'il
ne peut entendre , ou de chofes qui
ne lui font bonnes à rien \ après avoir
étoufîé le naturel par les pailions qu'on
a fait naître , on remet cet être fac-
tice entre les mains d'un Précepteur ,
lequel achevé de développer les ger-
mes artificiels qu'il trouve àé]\ touc
ou DE l'ÉdUCJTION. 55
formés, &c lui apprend tout , hors à fe
connoîrre , hors à cirer parti de Uù-
même , hors à favoir vivre et fe ren-
dre heureux. Enfin , quand cet enfant
efclave & tyran , plein de fcience &
dépourvu de d^ns , également débile
de corps & d'ame , eft jeté dans le
Monde j en y montrant (ow ineptie,
fon orgueil & tous its vices , il fait
déplorer la mifere & la perverficé hu-
maine. On fe trompe \ c'eft-là l'homme
de nos fantailîes : celui de la nature eft
fait autrement.
Voulez - vous donc qu'il garde fa
forme originelle : confervez - là dès
l'in fiant qu'il vient au monde. Si-tôt
qu'il naît , emparez-vous de lui , & ne
le quittez plus qu'il ne foit homme :
vous ne réullirez jamais fans cela.
Comme la véritable nourrice t^ la mère ,
le véritable précepteur eft le père. Qu'ils
s'accordent dans l'ordre de leurs fonc-
tions ainfi que dans leur fyftême : qufi
des mains de l'un l'enfant palfe dans
C4
5(? È M I L E ^
celles de l'âurre. Il fera mieux élevé
par un père judicieux &C bonié , que par
le plus habile maîcre du monde j car le
zèle fuppléera mieux au talent , que le
talent au zèle.
Mais les affaires , les fondions , \qs
devoirs Ah ! les devoirs : fans doute
le dernier efl: celui de père (8) ? Ne
nous étonnons pas qu'un homme dont
ia femme a dédaigné de nourrir le fruit
de leur union , dédaigne de l'élever. Il
n'y a point de tableau plus charmant
que celui de la Emilie j mais un feul
trait manqué défigure tous les autres.
Si la mère a trop peu de fanté pour être
(8) Quand on lit dans Plutarque que Caton !c Ccn-
feur , qui gouverna Rome avc-c tant d; c,loire, cltva
lui-mênr:c fon fils dès le berceau & avec un tel foin ,
qu'il quittoi: tout pour être préfcnt quand la nourrice ,
c'eft-à dire la merc- le rcinuoit &; le lavoir •, quand on
lit dans Suétone qu'Augufte, maître du Monde , qu'il
avoir conquis et qu'il régiiroit lui-même , cnfeignoit
lui-même à fes petits-lîls a écrire , à nager , les élémens
des Sciences , & qu'il les avoir fans ccffc autour de
lui , on ne peut s'empêcher de rire des petites bonnes
gens de ce tems-là qui s'amufoient à de pareilles niai-
feries ; trop bornes , fans doute . pour favoir vaquer
aux grandes affaire* des gtancls - hommes de nos
jours.
ou DE l'Éducation, j7
nourrice , le père aura trop d'affaires
pour être précepteur. Les enfans , éloi-
gnés , difperfés , dans des pen fions ,
ulans des couvens , dans des collèges ,
porteront ailleurs l'amour de la mai-
fon paternelle , ou , pour mieux dire ,
ils y rapporteroHt l'habitude de n'être
attachés à rien. Les frères ôc les fœurs
fe connoîtront a peine. Quand tous fe-
ront raflemblés en cérémonie , ils pou-
ront être fort polis entr'eux 5 ils fe
traiteront en étrangers. Si-tôt qu'il n'y
a plus d'intimité entre les parens , fi-
tôt que la fociécé de la famille ne faic
plus la douceur de la vie , il faut bien
recourir aux mauvaifes mœurs pour y
fuppléer. Où eft l'homme affez ftupi-
de pour ne pas voir la chaîne de tout
cela ?
Un père quand il engendre & nour-
rit des enfans, ne fait en cela que le
tiers de fa tâche. Il doit des hommes
à fon efpece , il doit à la fociété des
hommes fociables, il doit des citoyens
c 5
58 É M T L Ej
à TEcat. Tout homme qui peut payer
cette triple dette , & ne le fait pas , eft
coupable, ôc plus coupable , peut-être,
quand il la paye à demi. Celui qui ne
peut remplir les devoirs de père , n'a
point droit de le devenir. Il n'y a ni
pauvreté, ni travaux, ni refpedt hu-
main , qui le difpenfent de nourrir (es
enfans , & de les élever lui-même.
Ledeurs , vous pouvez m'en croire : je
prédis à quiconque a des entrailles &
néglige de C\ faints devoirs, qu'il ver-
fera Io-il; rems fur fa faute des larmes
ameres , & n'en fera jamais confolé.
Mais que fait cet homme riche , ce
père de fimille fi affairé, & forcé, fé-
lon lui , de lailfer fes enfans à l'aban-
don ? il piye un autre homme pour
remplir (çs foins qui lui font à charge.
Ame vénale ! crois - tu donner à ton
fils un autre père avec de l'argent. Ne
t'y trompe poiiu : ce n'cft pas même
un maître que tu lui doimes j c'tft un
valet, li eu fotmeta bientôt un fécond.
ot; DE l^Eduqatioî^, 59
On raifonne beaucoup fur les qua-
lités d'un bon gouverneur. La pre-
mière que j'en exigerois ( & celle-U
feule en fuppofe beaucoup d'autres ) ,
c'eft de n'être point un homme à ven-
dre. Il y a ^es métiers fi nobles, qu'on
ne peut les £\ire pour de l'argent fans
fe montrer indigne de les faire : tel eft
celai de l'homme de guerre ; tel eft
celui de l'inftituteur. Qui donc élèvera
mon enfant ?.... Je te Tai déjà dit ; toi-
même.... Je ne le peux.... Tu le peux !
Fais roi donc un ami. Je ne vois point
d'autre relTource.
Un gouverneur î o quelle ame fubli-
me !... En vérité, pour faire un homme,
il faut être ou père ou plus qu'homme
foi - même. Voilà la fonction que vous
confiez iranquiUement à des merce-
naires !
Plus on y pènfe , plus on apperçoîc
de nouvelles dliïicu'tcs. Il faudroit que
le gouverneur eût été élevé pour fon
élevé, que les domeftiques euffent été
C 6
da È M Z L Ej
élevés pour leur maître , que tous ceux
qui l'approchent eaflent reçu les im-
prelîions qu'ils doivent lui communi-
quer j il faudroic , d'éducation en édu-
cation , remonter jufqu'on ne fait où.
Comment fe peut-il qu'un enfant foie
bien élevé par qui n'a pas été bien éle-
vé lui-même ?
Ce rare mortel eft-il introuvable ? Je
l'ignore. En ces tems d'avililTement , qui
fait à quel point de vertu peut attein-
dre encore une ame humaine ? Mais fup-
pofons ce prodige trouvé. C'eft en con-
sidérant ce qu'il doit faire , que nous
verrons ce qu'il doit être. Ce que je
crois voir d'avance eft qu'un père qui
fentiroit tout le prix d'un bon gouver-
neur prendroit le parti de s'en palfer j
car il mettroit plus de peine à l'acqué*
rir qu'à le devenir lui-même. Veut - il
donc fe faire un ami : qu'il élève fon
fils pour l'être j le voilà difpenfé de le
chercher ailleurs , & la Nature a déjà-
fait h moitié de l'ouvrage.
ou DE l'Éducation. '<iv.
Quelqu'un , dont je ne connois que
le rang, m'a fait propofer d'élever fon
fils. II m'a fait beaucoup d'honneur fans
doute ; mais , loin de fe plaindre de
mon refus , il doit fe louer de ma dif-
crétion. Si j'avois accepté fon offre , &
que j'eufTe erré dans ma méthode , c'étoic
une éducation manquée : fi j'avois
réuflî , c'eût été bien pis. Son fils auroiç
renié fon titre ; il n'eût plus voulu être
Prince.
Je fuis trop pénétré de la grandeur
des devoirs d'un précepteur , je fens
trop mon incapacité pour accepter ja-
mais un pareil emploi , de quelque parc
qu'il me foit offert \ et l'intérêt de l'a-
mitié même ne feroit pour moi qu'un
nouveau motif de refus. Je crois qu'a-
près avoir lu ce livre, peu de gens fe-
ront tentés de me faire cet offre , &
|e prie ceux qui pourroient l'être , de
n'en plus prendre l'inutile peine. J'ai
fait autrefois un fuffifant elTai de ce
métier , pour être alfuré que je n'y fuis
êi Emile,
pas propre ; ôc mon écat m'en dirpen-
feroit , quand mes talens m'en ren-
droient capable. J'ai cru devoir cette dé-
claration publique à ceux qui paroifTent
ne pas m'accorder aHez d'eftime pour
ne croire fincere ôc fondé dans mes ré-
folutions.
Hors d'état de remplir la tâche la
plus utile , j'oferai du moins elfayer de
la plus aifée. A l'exemple de tant d'au-
tres , je ne mettrai point la main à l'œu-
vre , mais à ma plume j & au-lieu de
faire ce qu'il faut , je m'efforcerai de le
dire.
Je fais que , dans les enrrepri fes pa-
reilles à celle-ci, l'Auteur, toujours a
fon aife dans des fyftèmes qu'il tft dif-
peiilé de mettre en pratique, donne
fans peine beaucoup de beaux précep-
tes impoflibles à fuivre , 3c que, faute
de détails & d'exemples , ce qu'il die
même de pratiquable refte fans ufage^
quand il n'en a pas montré l'applicar
tion.
017 i?E l'Éducation. ^j
J'ai donc pris le parti de me don*^
ner un Elevé imaginaire , de me fup-
pofer l'âge, la fanté , les cpnnoilfanr
ces , & tous les taJens convenables
pour travailler à fon éducation , de la
conduire depuis le moment de fa naif-
fance jufqu'à celui où, devenu homme
fait, il n'aura plus beCpiii d'autre guide
que lui-même. Cette méihode me pa-
roît utile pour empêcher un auteur qui
fe défie de lui de s'égarer dans des vi-
dons ; car dès qu'il s écane de la prati-
que ordinaire , il n'a qu'à faire l'é-
preuve de la fienne fur fon Elevé j il
fentira bientôt, ou le lecftcur fentira
pour lui , s'il fuit le progrès de l'en-
fance , ôi. la marche naturelle au cccuc
humain.
Voilà ce que j'ai tâché de faire dans
toutes les diflicultés qui fe font pré-
fentées. Pour ne pas groflic inutilement
le livre , je me fuis contenté de po-
fer les principes dont chacun devoit
fenur la vérité. Mais quanc aux règles
€4 É M 1 L ■£ ^
qui pouvoienc avoir befoin de preu-
vêis , ]Q les ai toutes appliquées à mon
Emile ou à d'autres exemples , & j'ai
fait voir dans des détails très-étendus
comment ce que j'écablilfois pouvoic
être pratiqué : tel eft du moins le plan
que je me fuis propofé de fuivre. C'eft
au ledeur à juger fi j'ai réuflî.
Il eft arrivé de-Ià que j'ai d'abord
peu parlé d'Emile , parce que mes pre-
mières maximes d'éducation, bien que
contraires à celles qui font établies ,
font d'une évidence à laquelle il eft
difficile à tout homme raifonnable de
refufer fon confentement. Mais à me-
fure que j'avance , mon Elevé , autre-
ment conduit que les vôtres , n'eft plus
un enfant ordinaire j il lui faut un ré-
;gime exprès pour lui. Alors il paroît
plus fréquemment fur la fcène, & vers
\&s derniers tems je ne le perdi plus un
moment de vue,jufqu'à ce que, quoi
qu'il en dife , il n'ait plus le moindre
befoin de moi.
ou DE L*ÉdUC^TION. ^5
Je ne parle point ici des qualités
d'un bon Gouverneur j je les fuppofe ,•
ôc je me fuppofe moi-même doué de
toutes ces qualités. En lifant cet ou-
vrage, on verra de quelle libéralité j'ufe
envers moi.
Je remarquerai feulement , contre
Topinion commune , que le Gouver-
neur d'un enfant doit être jeune , 6c
même auffi jeune que peut l'être un
homme fage. Je voudrois qu'il fût lui-
même enfant s'il étoit poflible ; qu'il
pût devenir le compagnon de fon Elè-
ve , ôc s'attirer fa confiance en parta-
geant fes amufemens. Il n'y a pas afiez
de chofes communes entre l'enfance
& l'âge mûr , pour qu'il fe forme ja-
mais un attachement bien folide à cette
diftance. Les enfans flattent quelquefois
les vieillards j mais ils ne les aiment
jamais.
On voudroit que le Gouverneur eût
déjà fait une éducation. C'efl; trop : un
même homme nea peut faire qu'une :
€4 É M I L E j,
s'il en falloir deux pour réuffîr , de
quel droit entreprendroic - on la pre-
mière ?
Avec plus d'expérience on fauroit
mieux faire j mais on ne le pourroit
plus. Quiconque a rempli cet état une
fois affez bien pour en fencir toutes
les peines , ne tente point de s'y ren-
gager j & s'il l'a mal rempli la première
fois, c'eft un mauvais préjugé pour la
féconde.
Il efl: fort différent , j'en conviens ,
de fuivre un jeune homme durant
quatre ans , ou de le conduire durant
vmgt-cinq. Vous donnez un Gouver-
neur à votre fils àé'jù. tout formé ; moi
je veux qu'il en ait un avant que de
naître. Vorre homme , à chaque luftre,
peut changer d'Elevé ^ le mien n'en
aura jamais qu'un. Vous diftinguez le
Précepteur, du Gouverneur^ autre fo-
lie : diftinguez -vous le Difciple , de
l'Elevé ? Il n'y a qu'une fcience à en-
ieigner aux enfans y c'eft celle des
ou HE l'Éducatjoij. 6j
devoirs de rhomme. Cette fcience eft
une , & , quoi qu'ait die Xéiiophon d&
réducation <lts Perles, elle ne fc par-
tage pas. Au refte, j'appelle plutôt Gou-
verneur que Précepteur le Maître de
cette fcience j parce qu'ils s'agit moins
pour lui d'instruire que de conduire. Il
ne doit point donner de préceptes j il
doit les faire trouver.
S'il faut choifir avec tant de foia
le Gouverneur , il lui eft bien permis
de choilir auflî fon Elevé , fur-tout
quand il s'agit d'un modèle à propofer.
Ce choix ne peut tomber ni fur le génie
ni fur le caïadtere de l'enfam , qu'on ne
connoît qu'à la fin de l'ouvrage , &: que
j'adopte avant qu'il fgic né. Quand je
pourrais ehoifir , je ne prendrois qu'un
efprit commun , tel que je f ippofe mon
ELve. On n'a btfoin d'élever que les
hommei vulgaires ; leur éducation doit
feule fervir d'exemple à celle de leurs
fenibiables. Les autres s'élèvent malgré
qu'pn pli aiî. ..,.:.,.
6% É M 1 L E j
Le pays n'eft pas indifférent à ia
Culture des hommes j ils ne (om tout
ce qu'ils peuvent être que dans les cli-
mats tempérés. Dans les climats extrê-
mes , le défavantage eft vifible. Un
homme n'eft pas planté comnie un ar-
bre dans un pays pour y demeurer tou-
jours , & celui qui part d'un des extrê-
mes pour arriver à l'autre , eft forcé de
faire le double du chemin que fait ,
pour arriver au même terme , celui qui
part du terme moyen. •
Que l'habitant du pays tempéré par-
coure fucceflivement les deux extrê-
mes, fon avantage eft encore évident:
car bien qu'il foit autant modifié que
celui qui va d'un extrême à l'autre , il
s'éloigne pourtant de la moitié moins
de fa conftitution naturelle. Un Fran-
çois vit en Guinée & en Laponie ;
mais un Nègre ne vivra pas de même
à Tornéa , ni un Samoyède au Bénin.
Il paroît encore que l'organifation du
cerveau eft moins parfaite aux deux ex-
ou DE l'Éducation, 6^
trèmes. Les Nègres ni les Lapons n'ont
pas le (ens des Européens. Si je veux
donc que mon Elevé pui^Te êcre habi-
tant de la terre , je le prendrai dans une
zone tempérée , en France , par exem"»
pie , plutôt qu'ailleurs.
Dans le Nord , les hommes confom-
ment beaucoup fur un fol ingrat ;
dans le Midi ils confomment peu fur
un fol fertile. De-là naît une non-'
velle différence qui rend les uns labo*
lieux & les autres contemplatifs. La
fociété nous offre en un même lieu
l'image de ces différences entre les pau-
vres ôc les riches. Les premiers habi^
tent le fol ingrat , ôc les autres le pays
fertile.
Le pauvre n'a pas befoin d'éduca-
tion ; celle de fon état eft forcée , il
n'en fauroit avoir d'autre : au con-
traire , l'éducation que le riche reçoit
de fon état, eft celle qui lui convient
le moins , Se pour lui-mcme , ôc poui*
la fociété. D'ailleurs , l'éducation na-
70 É M I L E ,
rurelle doit rendre un hommage propre
à toutes les conditions humaines : or
il efl: moins raifonnable d'élever un
j>auYrepour être riche , qu'un riche pour
être pauvre ; car , à proportion du nom-
bre des deux états , il y a plus de rui-
nés que de parvenus. ChoififTons donc
un riche : nous ferons sûrs au moins
d'avoir fair un homme de plus , au-lieu
Tju'un pauvre peut devenir homme de
lui-même.
Par la même raifon , je ne ferai pas
fâché qu'Emile ait de la nailfance. Ce
fera toujours une viétime arrachée au
préjugé.
Emile eft orphelin. Il n'importe qu'il
ait fon père &c fa mère. Charge de leurs
devoirs , je (iKceàs à tous leurs droits.
11 doit honorer fes parensj mais il ne
doit obéir qu'A moi. C'eft: ma première
ou plutôt ma feula condition.
J'y dois ajouter celk-ci , 'qui n'en
efl: qu'une fuite , qu'on ne 'nous ôtera
jamais l'an à l'autre que de notre con-
ou DE l'Éducation. 71
fcnternent. Cetre claufe efl: enentielle,
Ôc je voudrois même que l'Elevé ôc le
Gouverneur ie regardaflent tellement
comme inféparables , que le fort de
leurs jours fût toujours entr'eux ua
objet commun. Si-côc qu'ils envifagent
dans l'éloignement leur féparation ,
fi-tôt qu'ils prévoient le moment qui
doit les rendre étrangers l'un à l'autre,
ils le font déjà ; chacun fait fon petit
fyftcme à part , &L tous deux , occupés
du tems où ils ne feront pius enfem-
ble , n'y refient qu'à contre-cœur. Le
Difciple ne regarde le Maître que
comme l'enfeiî^ne & le fléau de l'en-
{"ance j le Maître ne regarde le Difci-'
pic que comme un lourd fardeau dort
il brûle d'être déchargé : ils afpirent
de concert au moment de fe voir dé-
livrés l'un de l'autre , & comme il n'y
a jamais entr'eux de véritable attache-
ment, l'un doit avoir peu de vigilance ^^
l'autre peu de docilité.
Mais quand ils fe regardent comme
-ji, Emile,
devant palTer leurs jours enfemble , il
leur importe de fe faire aimer l'un de
l'autre, & par cela même ils fe devien-
nent chers. L'Elevé ne rougit point de
fuivre dans fon enfance l'ami qu'il doit
avoir étant grand ^ le Gouverneur prend
intérêt a des foins dont il doit recueillir
le fruit , de tout le mérite qu'il donne
à fon Elevé eft un fonds qu'il place au
profit de fes vieux jours.
Ce traité , fait d'avance , fuppofe un
accouchement heureux , un enfant bien
formé, vigoureux & fain. Un père n'a
point de choix , & ne doit point avoir
de préférence dans la famille que Dieu
lui donne : tous i^s enfans font égale-
ment (qs enfans ; il leur doit à tous les
mêmes foins et la même tendrefle.
Qu'ils foient eftropics ou non , qu'ils
foient languifTans ou robuftes , chacun
d'eux eft un dépôt dont il doit compte
à la main dont il le tient , & le mariage
éft un contrat fait avec la Nature aufli
bien qu'entre les conjoints.
Mais
ou DE l'Education. 75
Mais quiconque s'impofe un devoir
que la Nature ne lui a point impofé ,
doit s'aflurer auparavant des moyens
de le remplir ; autrement il fe rend
comptable , même de ce qu'il n'aura
pu faire. Celui qui fe chsrge d'un
Élevé infirme &c valétudinaire , change
fa fonction de Gouverneur en celle de
Garde-malade j il perd à foigner une
vie inutile le tems qu'il deftinoit à en
augmenter le prix ; il s'expofe à voir
une mère éplorée lui reprocher un jour
la mort d'un fils qu'il lui aura long-
tems confervé.
Je ne me chargerois pas d'un enfant
maladif & cacochyme , dût -il vivre
quatre - vingts ans. Je ne veux point
d'un Elevé toujours inutile à lui-mê-
me & aux autres , qui s'occupe uni-
quement à fe conferver, & dont le
corps nuife à l'éducation de l'ame. Que
ferois-je en lui prodiguant vainement
mes foins , finon doubler la perte de
la fociété & lui ôcer deux hommes
Tome I, D
74 É M I L Ej
pour un? Qu'un autre, à mon défaut;
fe charge de cet infirme, j'y confens,
& j'approuve fa charité ; mais mon ta-
lent à moi n'efl: pas celui-là: je ne fais
point apprendre à vivre à qui ne fonge
qu'à s'empêcher de mourir.
Il faut que le corps ait de la vi-
gueur pour obéir à l'ame : un bon fer-
viteur doit être robufte. Je fais que
l'intempérance excite les paflions j elle
exténue auflî le corps à la longue , les
macérations i les jeûnes produifent fou-
vent le même effet par une caufe oppo-
fée. Plus le corps eft foible , plus il
commande j plus il eft fort , plus il
obéit. Toutes les paflions fenfuelles lo-
gent dans des corps efféminés j ils s'en
irritent d'autant plus , qu'ils peuvent
moins les fatisfaire.
Un corps débile affoiblit l'ame. De-
là l'empire de la Médecine , art plus
pernicieux aux hommes que tous les
maux qu'il prétend guérir. Je ne fais ,
pour moi , de quelle maladie nous gué-
ou DE l'Éducation, j<f
rifTenc les Médecins : mais je fais qu'ils
nous en donnenc <ie bien funeftes ; la
lâcheté , la pufillanimité , la crédulité ,'
la terreur de la mort : s'ils guérifTent le
corps , ils tuent le courage. Que nous
importe qu'ils fafTent marcher des ca-
davres ? Ce font des hommes qu'il
nous faut, Se l'on n'en voit point fortir
de leurs mains.
La Médecine eft à la mode parmi
nous ; elle doit l'être. C'eû l'amufe-
ment des gens oififs & défœuvrés, qui;
ne fâchant que faire de leur tems, le
palTent à fe conferver. S'ils avoient eu
le malheur de naître immortels, ils fe-
roient les plus miférables des êtres. Une
vie qu'ils n'auroient jamais peur de
perdre, ne feroit pour eux d'aucun prix.'
Il faut à ces gens- là des Médecins qui
les menacent pour les flatter , ôc qui
leur donnent chaque jour le feul plaifir
dont ils foient fufceptibles , celui de
n'être pas morts.
Je n'ai nul deffein de m'étendre ici
D 1
75 EMILE,
fur la vanité de la Médecine. Mon ob-
jet n'eft que de la confidcrer par le côté
moral. Je ne puis pourtant m'empê-
cher d'obferver que les hommes font
fur fon ufage les mêmes fophifmes que
fur la recherche de la vérité. Ils fup-
pofent toujours qu'en traitant un ma-
lade on le guérit, & qu'en cherchant
une vérité on la trouve : ils ne voienc
pas qu'il faut balancer l'avantage d'une
guérifon que le Médecin opcre , par la
mort de cent malades qu'il a tués, &
l'utilité d'une vérité découverte, par le
tort que font les erreurs qui pafTent en
même tems. La Science qui inftruit 6c
la Médecine qii guérit font fort bon-
nes , fans doute ; mais la Science qui
trompe & la Médecine qui tue font
mauvaifôs. Apprenez nous donc à le5
diftiqguer. Voilà le nœud de la quef-
tion: fi nous favions ignorer la vérité,
nous ne ferions jamais les dupes du
menfonge ; fi nous favions ne vouloir
pas guérir malgré la' Nature , nous ne
ou DE V ÉDUCATION, 77
mourrions jamais par la main du Mé-
decin. Ces deux abftinences feroient
figes j on gdgneroit évidemment à s'y
foumettre. Je ne difpure donc pas quie
la Médecine ne foie utile à quelques
hommes ; mais je dis qu'elle eft funefte
au genre humain.
On me dira , comme on fait fans
cefle, que les faïu-es font du Médecin,
mais que la médecine en elle - même
eft infaillible. A la bonne-heure ; mais
qu'elle vienne donc fans le Médecin :
car tant qu'ils viendront enfemble, il
y aura cent fois plus à craindre des er-
reurs de l'artifte , «ju'à efpérer du fe-
cours de l'arr.
Cet art menfonger, plus fait pour
\q5 maux de i'efpric que pour ceux du
corps , n'eft pas plus utile aux uns
qu'aux autres: il nous guérit mofns de
nos maladies qu'il ne nous en irnorime
l'efFroi. Il recule moins la mort qu'rl
ne la fait fcntir d'avance j il ufs la
vie, au-lieu de la prolonger: Sz quakd
D 3
7$ Ê M 1 L lE i
il la prolongeroic, ce feroit encore au
préjudice de refpcce j puifqu'il nous
ôte à la fociété par les foins qu'il nous
' impofe , & à nos devoirs par les frayeurs
qu'il nous donne. C'eft la connoilTance
des dangers qui nous les fait craindre :
celui qui fe croiroit invulnérable n'au-
joic peur de rien. A force d'armer
- Achille contre le péril , le Poëte lui
ôte le mérite de la valeur: tout autre
a fa place eût été un Achille au même
prix.
Voulez -vous trouver à&s hommes
d'un vrai courage? Cherchez- les dans
les lieux où il n'y a point de Médecins,
où l'on ignore les conféquences des ma-
ladies, & où l'on ne fonge guère à la
mort. Naturellement l'homme fait fouf-
frir conrtamment , Se meurt en paix,
Ce font les Médecins avec leurs ordon-
nances, les Philofophes avec leurs pré-
ceptes, les Prêtres avec leurs exhorta-
tions, qui l'aviliflent de cœur, ^ lui
font défapprendre à mourir.
ou DE l'Éducation, 7^
Qu'on me donne donc un Elevé qui
n'ait pas befoin de tous ces gens-là , ou
je le refufe. Je ne veux point que d'au-
tres gâtent mon ouvrage : je veux l'éle-
ver feul , ou ne m'en pas mêler. Le fa-
ge Locke, qui avoir paiTé une partie de
fa vie à l'étude de la Alédecine, recom-
mande fortement de ne jamais drogueu
les enfans, ni par précaution, ni pour
de légères incommodités. J'irai plus
loin, & je déclare que, n'appellant ja-
mais de Médecin pour moi , je n'en
appellerai jamais pour mon Emile , à
moins que fa vie ne foie dans un danger
évident j car alors il ne peut pas lui faire
pis que de le tuer.
Je fais bien que le Médecin ne man-
quera pas dû tirer avantage de ce délai.
Si l'enfant meurt, oii l'aura appelle
trop tard j s'il réchappe , ce fera lui
qui l'aura fauve. Soit: que le Médecin
triomphe ; mais fur-tout qu'il ne foie
appelle qu'à l'extrémité.
Faute de fivoir fe guérir , que l'en-
D 4
8o É M I L i ,
fant fâche erre n^iilade j cec art fuppUe
à l'aiure , & foisvent réunît beaucoup
mieux; ceft l'art de h Narure. Quand
l'animal eft malade, il foutfre en (i-
lence ôc fe tient coi: or, on ne voit
pas plus d'animaux langui (Tans que
d'hommes. Combien l'impatience , la
crainte, l'inquiétude, &: fur - tout les
remèdes ont tué de gens que leur
maladie auroic épargnés , & que le
tcms feul auroit guéris ! On me dira
que les animaux , vivant d'une manière
plus conforme à la Nature , doivent
être fujets à moins de maux que nous.
Hé ! bien , cette manitre de vivre cft
précifément celle que je veux donner
à mon Elevé ; il en doit donc tirer le-
même proiir.
La loule partie utile de la Médecine
eft l'hygiene. Encore l'hygiène eft-clle
moins une fcience qu'une vertu. La.
tempérance de le travail font les deux
vrais Médecins de l'homme : le travail
aiguife fon appétit, &c la tempérance
l'empêche d'en abufer.
ou DE L'ÉDUCATION. Si
Pour favoir quel régime eft le plus
utile à la vie & à la fancé, il ne faur
cjiie favoir quel régime oMervenc les
Peuples qui fe portent le mieux , font
\qs plus robuftes, & vivent le plus
long-tems. Si par les obfervations gé-
nérales on ne trouve pas que l'ufage
de la Médecine donne aux hommes
une famé plus ferme ou une plus lon-
gue viej par cela même que cet art
n'eft pas utile, il efl nuifible; puifqu'il
emploie le tems, les hommes de les
chofes à pure perce. Non feulement le
tems qu'on paife à conferver la vie
éran: perdu pour en ufer, il l'en faut
déduire ; mais quand ce rems eft em-
ployé à nous tourmenter, il efl: pis que
nul , il ed négatif j & pour calculer
équitablement, il en faut ôter autant
de celui qui nous refte. Un homme qui
vit dix ans fans Médecins , vie plus
pour lui-même 6^ pour autrui, que
celui qui vit trente ans leur viéiime.
D s
Sz Ê M J L £j
Ayant fait l'une (Se l'autre épreuve , je
me crois plus en droit que perfonne
d'en tirer la conclufion.
Voilà mes raifons pour ne vouloir
qu'un Élevé robufte & fain , & mes
principes' pour le maintenir tel. Je ne
m'arrêterai pas à prouver au long
l'utilité des travaux manuels de des
exercices du corps pour renforcer le
tempérament & la fanté j c'eft ce que
perfonne ne difpute : les exemples des
plus longues vies fe tirent prefque tous
d nommes qui ont fait le plus d'exercice,
qui ont fupporté le plus de fitigue &
de travail *. Je n'entrerai pas, non
* En voici un exemple tiré des papiers Anglois , lequel
je ne puis ni'empêclicr de rapporrer, tant il offre de
réflexions à faire relatives à mon fujet.
« Un Particulier romiré Patrice Orteil, né en
a» 1^47, vient île fe remarier en 17^0 pour la fcptie-
» me fois 11 fervit dans les Dragons la dLx-feprieme
» année du règne de Charles II , 8c dans diftércns
35 corps jurqu'en J740 qu'il obtint Ton congé. Il a fait
5> toutes les Campagnes d 1 Roi Guillaume & du Duc
5> de Marlboroug. Cet homme n'a jamais bu que de
5) la bier;e ordiuairej U s'ell toujours nourri de vcgé-
ou DE L Education, S3
plus , dans de longs détails fur les
foins que je prendrai pour ce feul ob-
jet. On verra qu'ils entrent fi nécefTai-
rement dans ma pratique , qu'il fuffic
d'en prendre l'efprit pour n'avoir pas
befoin d'autre explication.
Avec la vie commencent les befoins.
Au nouveau-né il faut une nourrice.
Si la mère confent à remplir fon de-
voir , à la bonne heure j on lui don-
nera (qs diredions par écrit : car cet
avantage a fon contre-poids & tient
le Gouverneur un peu plus éloigné de
fon Élevé. Mais il eft à croire que l'in-
térêt de l'enfant , &c l'eftime pour ce-
lui à qui elle veut bien confier un dé-
SI taux & n'a manpc de la viande que dans quelques
« repas qu'il donnoit à fa famille. Son ufage a tou-
3> jours été de Ce lever & de fe coucher avec le Soleil,
31 à moins que Tes devoirs ne l'en aient empêché. II
5> eft à préfent dans fa cent-trcizieme année , entendant
» bien , fe portant bien , & marchant fans canne.
« Malgré fon grand âge , il ne refte pas un feul mo-
5J ment oi(îf , & tous les Dimanches il va à fa FaroifTe,
5j accompagné de fes cnfans , pctits-cnfans èi arriere-
» petits-cr.fcins. jj
D 6
«4 É Af I L Ej
pot fi cher , rendront la mère attentive
aux avis du Maître; & tout ce qu'elle
voudra faire , on efl: fur qu'elle le fera
mieux qu'une autre. S'il nous faut une
nourrice étrangère , commençons par la
bien choifir.
Une des miferes des gens riches eft
d'être trompés en tout. S'ils jugent mal
des hommes, faut-il s'en étonner? Ce
font les richelTes qui les corrompent j
&j par un jufte recour, ils fentent les
premiers le défaut du feul inftrument
qui leur foit connu. Tout eft mal fait
chez eux, excepté ce qu'ils y font eux-
nièmes, & ils n'y font prefque jamais
tien. S'agit-il de chercher une nourri
ce, o-n la fait choifir par l'accoucheur,
Qu'arrive-t-il de-là ? Que la meilleure
eft toujours celle qui l'a mieux payé.
Je n'irai donc pas confiiiter un accou-
cheur pour celle d'Emile ; j'aurai foin
de la choifir moi-même. Je ne raifon-
nerai peut-ctre pas là-delTus fi diferte-
îïient qu'un Chirurgien^ mais à coup
ou DE l'Éducation. 85
fur je ferai de meilleure foi, Se mon
zèle me trompera moins que fon ava-
rice.
Ce choix n'eft point un fi grand myC-
tere j les règles en font connues : mais
je ne fais fi l'on ne devroit pas faire
un peu plus d'attention à l'âge du laie
aufli bien qu'à fa qualité. Le nouveau
lait eft rout-à-fait féreux j il doit prel-
qu'êrre apéritif pour purger les reftes du
meconium épailîi dans les inreftins de
l'enfant qui vient de naître. Peu- à-peu
le lait prend de la confiffcance & four-
nit une nourrirure plus folide à l'en-
fant devenu p!js fort pour la digérer.
Ce n'ell sûrement pas pour rien que
dans les femelles de toute efpece la Nature
change la confiftance du lait félon l'âge
du nourrilfon.
Il fandroit donc une nourrice nou-
vellement accouchée à un enfant nou-
vellement né. Ceci a fon embarras, je
le fais: mais fi-tôt qu'on fort de l'or-
dre naturel , tout a ïi% embarras pour
8(j Emile,
bien faire. Le feul expédient commoJe
eft de faire mal j c'eft auflî celui qu'on
choifir.
II faudroit une nourrice aurti faine
de cœur que de corps : l'intempérie des
partions peut, comme celle des hu-
meurs, altérer fon lait j de plus, s'en
tenir uniquement au phyfique , c'eil
ne voir que la moitié de l'objet. Le
lait peut être bon , & la nourrice mau-
vaife j un bon caractère eft auHl effen-
tiel qu'un bon tempérament. Si Ton
prend une femme vicieufe , je ne dis
pas que fon nourriffon contra6lera (es
vices , mais je dis qu'il en pâtira. Ne
Jui doit-elle pas, avec fon lait, des
foins qui demandent du zèle, de la pa-
tience, de la douceur j de la propreté?
Si elle eft gourmande, intempérante,
elle aura bientôt gâté fon lait; Ci elle
eft négligente ou emportée, que va de-
venir à fa merci un pauvre malheu-
reux qui ne peut ni fe défendre, ni fe
plaindre ? Jamais , en quoi que ce puifîe
ou DE l'Éducation, S7
être , les médians ne font bons à rien
de bon.
Le choix de la nourrice importe
d'autanc plus , que fon nourriflon ne
doit point avoir d'autre Gouvernante
qu'elle , comme il ne doit point avoir
d'autre Précepteur que fon Gouverneur,
Cet ufage étoit celui des Anciens,
moins raifonneurs & plus fages que
nous. Après avoir nourri des enfans de
leur fexe , les nourrices ne les quittoient
plus. Voilà pourquoi dans leurs pièces
de théâtre la plupart des confidentes
font des nourrices. Il eft importible
qu'un enfant qui palTe fucceiTivemenc
par tant de mains différentes, foit ja-
mais bien élevé. A chaque changement,
il fait de fecrettes comparaifons qui
tendent toujours à diminuer fon eftimie
pour ceux qui le gouvernent , de con-
féquemment leur autorité fur lui. S'il
vient une fois à penfer qu'il y a de
grandes per fon nés qui n'ont pas plus de
raifon que des enfans, toute l'autorité
8*8 Ê M I L Ey
de l'âge eH perdue, ^ l'éducation msn;
quée. Un eiifriu ne doit connoitre d'au-
tres fiipérieiirs que fon père & fa mère,
o'-i , à leur défaut , fa nourrice &: fon
Gouverneur : encore eft-ce déjà trop
d'un des deux ; mnis ce partage ell
inévitable , &: tout ce qu'on peur faire
pour y remédier , ert que les perfonnès
dQS deux (cxQs qui le gouvernent ,
foient fi bien d'accord fur fon compte,
que les deux ne foient qu'un pour lui.
Il faut que la nourrice vive un peu
.plus commodément, qu'elle prenne des
fllimens un p^u plus fubftantiels , mais
non qu'elle change toui-à-fait de ma-
nière de vivre ; car un changement
prompt & total , mèm.e de mal en
mieux , eft toujours dangereux pour la
-fanté ; & puifque fon régime ordinaire
l'a laide ou rendu faine & bien conf-
tiîLiée, à quoi bon lui en faire changer?
Lfcs Payfai-.nes mangent moins de
viande &i plus àt légumes que les
femmes de la ville j ce. régime végétal
ou DE L'ÉdVCJTION. . 89
paroît plus favorable que conrraire i
elles & à leurs enfans. Quand elles ont
des nourriffons Bourgeois, on leur donne
dQS pot-au-feux, perfuadé que le potage
ôc le bouillon de viande leur font un
meilleur chyle ôc fournilTent plus de
lait. Je ne fuis point du tout de ce
fentiment , & j'ai pour moi l'expé-
rience, qui nous apprend que les enfans
aind nourris font plus fujers à la colique
& aux vers que les autres.
Cela n'eft guère étonnant ; puîfque
la lubilance animale en putréFadlion
fourmille de vers ; ce qui n'arrive pas
de même à la fubftance végétale. Le
lait, bien qu'élaboré dans le corps
de Tanimal , eft une fubftance végcra-
ie (10); fon analyfe le démontre j il
tourne facilement à l'acide, &•, lom
(10) Les femmes mangent du pain, Hcs légumes, «lu
laic.ii;e : les femelles des chiens Se des chnts ea maa-
%eoi aulïï; les louves même paiirent. Voilà des fucî
végétaux pour leur lait j rcAe à examiner celui des eC-
50^ È M I L t ,
de donner aucun vertige d'alcali volatil ,
comme font les fubftances animales, il
donne, comme les plantes, un fel neutre
elTentiel.
Le lait des femelles herbivores eft
plus doux Se plus falutaire que celui (.hs
carnivores. Formé d'une fubftance ho-
mogène à la Tienne , il en confervs
mieux fa nature, ôc devient moins
fujet à la putréfadion. Si l'on regarde
à la quantité, chacun fait que les fa-
rineux font plus de fang que la vian-
de j ils doivent donc faire auflî plus
de lait. Je ne puis croire qu'un enfant
qu'on ne fevreroit point trop tôt , ou
qu'on ne fevreroit qu'avec des nourri*
tures végétales, & dont la nourrice ne
vivroit aufli que de végétaux, fût jamais
fujet aux vers.
Il fe peut que les nourritures végé-
tales donnent un lait plus prompt à
s'aigrir j mais je fuis fort éloigné de
peces qui ne peuvent abfolumcnc fe nourrir que de
chair, s'il y en a de telles j de quoi )e doute.
ou DE L^ Éducation: çr
regarder le lait aigri comme une nour-;
ricure mal-faine : des peuples entiers ,
qui i\Qn ont point d'autre , s'en trou-
vent fort bien \ ôc tout cet appareil
d'abforbans me paroît une pure char-
latanerie. Il y a des tempéramens aux-
quels le lait ne convient point, de
alors nul abforbant ne le leur rend fup-
portable ; les autres le fupportent
fans abforbans. On craint le lait trié
ou caillé j c'eft une folie, puifqu'on
fait que le lait fe caille toujours dans
l'eftomac. C'eft ainfi qu'il devient un
aliment aflez folide pour nourrir les
cnfans, & les petits des animaux: s'il
ne fe cailloit point, il ne feroit que
pafTer, il ne les nourriroit pas (*). On
a beau couper le lait de mille maniè-
res, ufer de mille abforbans, qui-
(*) Bien que les fucs qui nous nourrilTcnc foient
en liqueur , ils doivent être exprimés d'alimens foli-
des. Uu liomme au travail , qui ne vivrait que de
bouillon, dépériroit très-pronipcement. Il fe foutiea-
droic beaucoup mieux avec du lait, parce qu'il fc
caille.
fl É M I L E f
conque mange du lait digère du fro-
mage j cela eft fans exception. L'eftc-
mac eft fi bien fait pour cailler le lait,
que c'efl: avec l'eftomac de veau que fe
fait la prelTure.
Je penfe donc qu'au lieu de changer
la nourriture ordinaire àes nourrices,
il fuffit' de la leur donner plus abon-
dante , ôi mieux choifie dans fon ef-
pece. Ce n'eft pas par la. nature des
aiimens que le maigre échauffe : c'eft
leur aiïaifonnement feul qui les rend
mal-fains. Réformez les règles de votre
cuifine ; n'ayez ni roux ni friture j que
le beurre , ni le fel , ni le laitage
ne paffent point fur le feu j que vos
légumes cuits à l'eau ne foicnt alTai-
fonnés qu'arrivant tout chauds fur la
cable ; le maigre , loin d'échautîer la
nourrice , lui fournira du lait- en abon-
dance Se de la meilleure qualité ( i i ).
(n) Ceux qui voudront difcuter plus au long les
aVc)nt2g,cs âc les inconvénicns du régime Pyrliagoricien ,
pourront conrulrcr les Traites que les Doâcurs Cotchi ,
£c Biauchi loJi advtrùire , ont t'ai:s fur cet important
fujec.
ou DE l'Éducation. 95
Se pOLiri-oit-il que , le régime végétal
étant reconnu le meilleur pour l'en-
fant, le ré^iine animal fût le meilleur
pour la nourrice ? il y a de la contra-
didlion à cela.
C'eft fur -tout dans les premières
années de la vie , que l'air agit fur la
conftitution des enfans. Dans une peau
délicate & molle , il pénètre par tous les
pores, il affede puifTamment ces corps
naifTans , il leur laiffe àQS impreflîons
qui ne s'effacent point. Je ne ferois
donc pas d'avis qu'on tirât une Payfan-
ne de fon village pour l'enfermer en
ville dans une chambre , & faire nour-
rir l'enfant chez foi. J'aime mieux qu'il
aille refpirer le bon air de la campa-
gne , qu'elle le mauvais air de la ville.
Il prendra l'état de fa nouvelle mère ,
il habitera fa maifon ruftique , & fon
Gouverneur l'y fuivra. Le ledeur fe
fouviendra bien qu€ ce Gouverneur
n'fcft pas un homme à gages \ c'eft l'ami
du pete. Mais quand cet ami ne fô
CJ4 É M I L E ^
trouve pas; quand ce iranfport n'eft pas
facile ; quand rien de ce que vous
confeillez n'çft faifable, que faire à la
place, me dira-t-on ?... Je vous l'ai
<léjà dit y ce que vous faites : on n'a
pas befoin de confeil pour cela.
Les hommes ne font point faits pour
être entafles en fourmilJieres, mais épars
fur la terre qu'ils doivent cultiver. Plus
ils fe raflemblent, plus ils fe corrom-
pent. Les infirmités du corps, ainfi
que les vices de l'ame, font l'infaillible
effet de ce concours trop nombreux.
L'homme eft de tous \qs animaux celui
qui peut le moins vivre en troupeau.
Des hommes entafles comme des mou-
tons périroient tous en très-peu de tems.
L'haleine de l'homme eft mortelle à Çqs
femblables : cela n'eft pas moins vrai au
propre qu'au figuré.
Les villes font le gouffre de l'efpece
humaine. Au bout de quelques géné-
tations, les races périffent ou dégé-
heremj il faut les renouveller, de c'eft
ou DE l'Éducation. 9^
toâijours la campagne qui fournit à ce
renouvellement. Envoyez donc vos en-
fans fe renouveller , pour ainfi dire ,
eux-mêmes, & reprendre, au milieu des
champs , la vigueur qu'on perd dans
l'air mal-fain des lieux tfop peuplés.
Les femmes grofles qui font à la cam-
pagne fe hâtent de revenir accoucher à
la ville j elles devroient faire tout le
"contraire j celles fur-tout qui veulent
nourrir leurs enfans. Elles auroient
moins à regretter qu'elles ne penfenr j
ôc dans un féjour plus naturel à l'ef-
pece , les plaifirs attaches aux devoirs
de la Nature leur ôteroient bientôt Je
goût de ceux qui ne s'y rapportent pas.
D'abord après l'accouchement , oij
lave Tenfant avec quelque eau tiède où
l'on mêle ordinairement du vin. Cette
addition du vin me paroît peu nécef-
faire. Comme la Nature ne produit rien
de fermenté, il n'efl: pas à croire que
l'ufage d'une liqueur artificielle importe
^ la vie de Îq^ créatures.
9^ É M I L Ey
Par la mcme raifon , cette prcc.iu-
tion de faire tiédir l'eau n'eft pas non
plus indifpenfable, & en effet des mul-
titudes de Peuples lavent les enfans
nouveaux-nés dans les rivières ou à la
mer fans autre ffçon : mais les nôtres,
amollis avant que de naître par la mol-
lelfe àçs pères &: des mères, apportent
en venant au monde un tempérament
déjà gâté, qu'il ne faut pas expofer
d'abord à toutes les épreuves qui doi-
vent le rétablir. Ce n'eft que par de-
grés qu'on peut les ramener à leur vi-
gueur primitive. Commencez donc
d'abord par fuivre l'ufage , & lae vous
en écartez que peu-à-peu. Lavez fou-
vent les eaifans \ leur mal-propreté eu
montre le befoin: quand o;rne fait- que
les eflliyer , on les déchire. Mais à me-
fure qu'ils fe renforcent , diminuez par
degrés la tiédeur de l'eau , jufqu'à ce
qu'enfin vous les laviez été & hiv^r â
l'eau, froide & même glacée. Comme , ^
pour ne pas les expofer, il importe que
cette
ou D^ L'j^DUCATlON. 97
cette diminution foie lente , fuçceflive
de infenhble, on peut fe iervir du ther-
momètre pour la mefurtr exad:emen.r.
Cet uffige du bain une fois établi , ne
doit plus être interrompu , & il importe
de le garder toute fa vie. Je le con-
lldère , non- feulemeiic du côté de la
propreté àc de la fanté actuelle , mais
auflî comme une précaution falucaire
pour rendre plus flexible la texture des
fibres , & les faire céder fans effort &
fans rifque aux divers degrés de cha-
leur & de froid. Pour cela je voudrois
qu'en grandiifant on s'accoutumât peu-
a-peu à fe baigner , quelquefois dans
des eaux chaudes à tous les degrés fup-
portables , & fouvent dans êiQs eaux
froides à tous les degrés poflSbles. Ainfî
après s'être habitué à fupporter les di-
verfes températures de l'eau, qui, étant
un fluide plus denfe , nous touche pat
plus de points & nous affeéle davan-
tage , on deviendroit prefque infenfible
à celles de l'air.
Tome I, E
9^ Ê M I L E y
Au moment que l'enfant refpire en
fortant de fes enveloppes , ne fouffrez
pas qu'on lui en donne d'autres qui le
tiennent plus à l'étroit. Poir>t de têtiè-
res , point de bandes , point de mail-
lot 5 des langes flottans ôc larges , qui
lailTent tous fes membres en liberté ,
& ne foient , ni alTez pefans pour gê-
ner fes mouvemens , ni affez chauds
pour empêcher qu'il ne fente les im-
prellîons de l'air (12). Placez-le dans
un grand berceau (13) bien rembourré
où il puilTe fe mouvoir à l'aife & fans
danger. Quand il commence à fe for-
tifier , laiffez-le remper par la cham-
bre ', laiiïez - lui développer , étendre
fes petits membres : vous les verrez fe
(il) On crouffe les enfjiis dans les villes , à force de i^s
teair renfermés & vêtus. Ceux qui les goaverncnr
en font encore â favoir que l'air froid , loin de leur f.iit?
du mal , les renforce. Se que l'air chaud les alioiblic ,
leur donne la fièvre & les tue.
(1;) Je dis un berceau pour employer un mot u/ué ,
faute d'autre ; car , d'ailleurs , je fuis perfuadé qu'il n'cft
jamais nécefTairc de bercer les enfans , ôc nue cet ^ifigc
|:uc .cd fouYçnt pernicieux.
ou DE L'ÉdVCATIOK. 5»9
renforcer de jour en jour. Comparez-
]e avec un enfant bien emmailloté da
même âge , vous ferez étonné de la dif-.
férence de leur progrès (14).
On doit s'attendre à de grandes op*
(14) ce Les anciens Péruviens laiflbient les bras 11-
» bres aux enfans dans un maillot fore large ; lorfqu'ils
3> les eu droicnr , ils les mectoienc en liberté dans un
31 trou fait en terre &: garni de linges , daiïs lequel ils
•c les defcendoient jufqu'à la moitié du corps ; de cette
3î façon ils avoient les bras libres , & ils pouvoienc
)> mouvoir leur tète &: fléchir leur corps à leur grc
» fans tomber ôc fans fe blelfer : Ati qu'ils pouvoienc
« faire uu pas , on leur préfcncoit la mammelle d'un
» peu loin , comme un appât pour les obliger à mar-
33 cher. Les petits Nègres font quelquefois dans une
33 fituation bien plus fatiguante pour tettcr ; ils embraf-
33 fcnt l'une des hanches de la mère avec leurs genoux
31 &: leurs pieds, & ils la ferrent si bien , qu'ils peuvent
13 s'y foutenir fans le fecours des bras de la mère ; ils
13 s'attachent à la mammelle avec leurs mains , & ils
1) la fucent conftamment fans fe déranger &c fans tom-
ji ber , malgré les ditïerens mouvemcns de la mère ,
31 qui , pendant ce tems , travaille à fon ordinaire. Ces
33 enfans commencent â marcher dès le fécond mois »
33 ou plutôt à fe traîner fur les genoux & fur les mains :
31 cet exercice leur donne pour la fuite la facilité de
\i courir dans cette fituation prefquc aulfi vite que s'ils
33 étoient fL\)/t leurs pieds, si Hiji. Nat. T. IK. in-ii ,
fagt I9i.
A ces exemples , M. de Buffon aufoit pu ajouter celui
de l'Anglctorre , où l'extravagante &: barbare pratique
du maillot s'abolit de jour en jour. Voyez auflî Ia
Louberc , Voyage de Siam \ le Sieur le Beau , Vo^ago
£ z
loo Emile,
pofitions de la parc des nourrices à
qui l'enfant bien garotté donne moins
de peines que celui qu'il faut veiller.
incelTammenc. D'ailleurs , fa mal-pror
prêté devient plus fenfible dans un
habit ouvert j il le faut nettoyer plus
fouvent. Enfin , la coutume eft un ar-
gument qu'on ne réfutera jamais en
certains pays au gré du Peuple de tous
les états.
Ne raifonnez point avec les nour-
rices. Ordonnez , voyez faire , & n'é-
pargnez rien pour rendre aifcs dans
la pratique les foins que vous aurez
prefcrits. Pourquoi ne les partageriez-
vous pas ? Dansr les nourritures or-
dinaires où l'on ne regarde qu'au phy-
ilque , pourvu que l'enfant vive & qu'il
ne dépériHe point , le refte n'importe
^uère : mais ici où l'éducation com-
mence avec la vie , en naiflant Ten-
du Canada, Sic. Je remplirois vingt pages de citations,
fi:j'aYoi£ befoin de cooHmicr ceci par des fait;.
ou DE L'ÉdVCATIOK, loi
faut eft àcjà Difciple , non cîu Gouver-
neur , mais de la Nature. Le Gouver-
neur ne fait qu'étudier fous ce premier
Maître , & empêcher que fes foins ne
foient contrariés. Il veille le nourrif-
fon , il i'obfervG , il le fuit ; épie avec
vigilance la première lueur de fon
foible entendement , comme aux ap-
proches du premier quartier les Mu-
fulmans épient Tinfliant du lever de la
lune.
Nous naiflons capables d'apprendre ,
mais ne fâchant rien , ne connoilTaHC
rien. L'ame enchaînée dans des orga^
nés imparfaits Se demi -formés, n'a pas
même le fentiment de fa propre exif-
tence. Les mouvemens , les cris de
l'enfant qui vient de naître (onr des
effets purement méchaniques , dépour-
vus de connoidànce Se de volonté.
Suppofons qu'un enfant eût, à fa naif-
fince , la ftature ôc la force d'un hom-
me fait ; qu'il fortît , pour ainfi dire ,
tout armé du feiii de fa mère , comme
E 3
loi È M 2 L Ej
Pallas da cerveau de Jupiter j ter
homme enfant feroic un parfait imbé-
cile , un automate , une ftatue im-
mobile &c prefque infenfible. Il ne
verroit rien , il n'enrendroit rien , il n«
connoîtroit perfonne , il ne fauroit pas
rourner les yeux vers ce qu'il auroit
befoin de voir. Non-feulement il n'ap-
percevroit aucun objet hors de lui , il
n'en rapporteroic mcme aucun dans
î'organe du fens qui !e lui feroit ap-
percevoir ; les couleurs ' ne feroienc
point dans fes yeux , les fons ne fe-
roienc point dans fes oreilles , les corps
<]u'il toucheroit ne feroienc point fur
le fien j il ne fauroit pas même qu'il
en a un j le contact de fes mains feroic
dans fon cerveau j toutes (es fenfations
fe réuniroienc dans un feul point y il
îi'exifteroic que dans J^e commun fcn-
forium , il n'auroit qu'une feule Idée ,
favoir celle du moi , à laquelle il rap-
potteroit toutes fes fenfations , & cette
idée , ou plutôt ce fentiment feroit la
ou DE l'Éducation. 105
feule chofe qu'il auroit de plus qu'un
enfant ordinaire.
Cet homme , formé touc-à-coup , ne
fauroit pas non plus fe redrefler fut (es
pieds , il lui faudroit beaucoup de tems
pour apprendre à s'y fou tenir en équi-
libre ^ peut-êcxe n'en feroit-il pas même
refTai , & vous verriez ce grand corps
fort & robufte refter en place comme
une pierre, ou remp^r &c fe traîner comme
un jeune chien.
Il fentiroit le mal-aife des befoins
fans les connoîcre , ôc fans imagine»
aucun moyen d'y pourvoir. Il n'y a
nulle immédiate communication entre
Iqs muf-Ies de l'eftomac & ceux des
bras Ôc des jambes, qui, même entouré
d'alimens , lui fît faire un pas pour
en approcher , ou étendre la main pour
les faifir j & comme fon corps auroic
pris (on accroilfement , que {qs mem-
bres feroient tout développés , qu'il
n'auroit par conféquent ni les inquié^
tudes ni les mouvemens continuels des
E4
104 Emile,
enfans , il pourroic mourir de faim
avant cîe s'être mû pour chercher fa
fubfiftance. Pour peu qu'on ait réfléchi
-fur l'ordre & le progrès de nos con-
noiflances , on ne peut nier que tel ne
fût à-peu-près l'état primitif d'igno-
rance &■ de ftupidité naturel à l'homme,
avant qu'il eût rien appris de l'expérience
ou de Tes femblables.
On connoît donc, ou l'on peut con«
noître , le premier point d'où part cha-
cun de nous pour arriver au degré
commun de l'entendement j mais qui
eft-ce qui connoît l'autre extrémité ?
Chacun avance plus ou moins félon fon
génie , fon goût , fes befoins , dis ta-
lens , fon zèle , & les occafions qu'il a
de s'y livrer. Je ne fâche pas qu'aucun
Philofophe ait encore été alTez hardi
pour dire : voilà le terme où l'homme
peut parvenir , Se qu'il ne fauroit paf-
fer. Nous ignorons ce que notre na-
ture nous permet d'être j nul de nous
n'a mefuré la diftance qui peut fe
ou DE L'EdUCATIOK, I05
trouver entre un homme & un autre
homme. Quelle eft l'ame bafTe que
cette idée n échaufFera jamais , de qui ne
fe dit pas quelquefois dans fon or-
gueil ; combien j'en ai déjà paflTés !
combien j'en puis encore atteindre !
pourquoi mon égal iroit-ii plus loin que
moi ?
Je le répète : l'éducation de l'homme
commence à fa nailTance ; avant de
parler , avant que d'entendre , il s'inf-
truit déjà. L'expérience prévient les
leçons ; au moment qu'il connoît fa
nourrice , il a déjà beaucoup acquis.
On feroit furpris des connoiffances de
rhomme le plus groflier , fî l'on fuivoit
fon progrès depuis le moment oii il eft
né jufqu'à celui où il eft parvenu. Si
l'on partageoit toute la fcience humaine
en deux parties, l'une commune à tous
les hommes , l'autre particulière aux
favans , celle-ci feroit très-petite eu
comparaifon de l'autre ; mais nous ne
fongeons guère aux acquifitions géiîé-
E 5
10^ É M 1 L E j
raies , parce qu'elles fe font fans qu'on
y penfe & même avant l'âge de raifon ^
que d'ailleurs le favoir ne fe fait re-
marquer que par (es différences ; de
que , comme dans les équations d'algè-
fcre , les quantités communes fe comp-
tent pour rien.
Les animaux mêmes acquièrent beau-
coup. Ils ont des fens , il faut qu'ils
apprennent à en faire ufage : ils ont
des befoins , il faut qu'ils aprennent
à y pourvoir : il faut qu'ils apprennent
à mander ^ à marcher , à voler. Les
<juadrupèdes , qui fe tiennent fur leurs
pieds dès leur naiflance , ne favent pas
marcher pour cela j on voit à leurs
premiers pas que ce font des eflais mal
aflTurés : les Serins échappés de leurs
cages ne favent point voler , parce
qu'ils n'ont jamais volé. Tout eft inf-
trudion pour les êtres animés ik fen-
fibles. Si les plantes avoient un mou-
vement progreifif , il faudroit qu'elles
culfent des fens ôc qu'elles acquilTejit
ou DE L'ÊdUCJTION, 107
<îes connoiiïances : autrement les efpe-
ces périroient bientôt.
Les premières fenfations des enfans
font purement afFedives j ils n'apper-
çoivent que le plaifir & la douleur.
Ne pouvant ni marcher ni faidr , ils
ont befoin de beaucoup de tems pour
fe former peu-à-peu les fenfations re-
préfentatives qui leur montrent les
objets hors d'eux-mêmes 5 mais en
attendant que ces objets s'étendent ,
s'éloignent , pour ainfi dire , de leurs
yeux , & prennent pour eux des dimen-
fions &c des figures , le retour des fen-
fations affeftives commence à les fou-
mettre à l'empire de l'habitude : ou
voit leurs yeux fe tourner fans ceîTe
vers la lumière , & fi elle leur vient
de côté , prendre infenfiblemenr cette
dired:ion ; en forte qu'on doit avoir
foin de leur oppofer le vifage au jour ,
de peur qu'ils ne deviennent louches
ou ne s'accoutument à regarder de tra-
vers. Il faut aulli qu'ils s'habituent
£ 6
loS E M I L Ej
de bonne heure aux ténèbres ; autre-
ment , ils pleurent ôc crient fi-tôt qu'ils
fe trouvent à l'obfcurité. La nourriture
& le fommeii, trop exadement mefu-
tés , leur deviennent néceflfaires aii
Jbout des mêmes intervalles , & bien-
tôt le defir ne vient plus du befoin ,
mais de l'habitude , ou plutôt , l'habi-
tude ajoute un nouveau befoin à celui
•ae la Nature : voilà ce qu'il faut pré-
venir.
La feule habitude qu'on doit lainer
prendre à l'enfant , §ft de n'en con-
tradler aucune ; qu'on ne le porte pas
plus fur un bras que fur l'autre , qu'on
ne l'accoutume pas à préfenter une
main plutôt que l'autre , à s'en fervir
plus fouvent , à vouloir manger , dor-
mir j agir aux mêmes heures , à ne
pouvoir refter feul ni nuit ni jour. Pré-
parez de loin le règne de fa liberté 6c
l'ufage de {qs forces , en laifTant à fon
corps l'habitude naturelle , en le met-
tant en état d'être toujours maître de
ou DE L^ÉdVCATION, 10^
lui-même , & de faire en toute chofe
fa volonté, fi-tôt qu'il en aura une.
Dès que l'enfant commence à dif-
tinguer les objets , il importe de met-
tre du choix dans c€ux qu'on lui mon-
tre. Naturellement tous \qs nouveaux
objets intéreffent l'homme. Il fe fent
fî foible , qu'il craint tout ce qu'il ne
connoîc pas : l'habitude de voir des
objets nouveaux , fans en être affe(5té ,
détruit cette crainte. Les enfans éle-
vés dans des maifons propres , où l'on
ne fouffre point d'araignées , ont peur
des araignées , & cette peur leur de-
meure fouvent étant grands. Je n'ai
jamais vu de payfans, ni homme, ni
femme, ni enfant , avoir peur des arai-
gnées.
Pourquoi donc l'éducation d'un en-
fant ne commenceroit-elle pas avant
qu'il parle & qu'il entende , puifque
le feul choix des objets qu'on lui pré-
fente efl: propre à le rendre timide ou
courageux ? Je veux qu'on l'habicue à
I I O É M I L E y
voir des objets nouveaux, des animaiTX
Jaids , dégOLUans , bifarres \ mais peu-
à-peu , de loin , jufcju'à ce qu'il y foit
accoutumé , & qu'à force de les voir
manier à d'autres , il les manie enfin
lui-même. Si durant fon enfance il a
vu fans effroi des crapauds , des fer-
pens , des écrevilTçs , il verra fans hor-
reur , étant grand , quelque animal que
ce foit. 11 n'y a point d'objets affreux
pour qui en voit tous les jonrs.
Tous les enfans ont peur des maf-
ques. Je commence par montrer .1
Emile un mafque d'une figure agréa-
ble. Enfuite , quelqu'un s'applique de-
vant lui ce mafque fur le vifage j je
me mets à rire , tout le monde rit, &
l'enfant rit comme les autres. Peuà-
peu je l'accoutume à des mafques
moins agréables , & enfin à des figures
hideufes. Si j'ai bien ménagé ma gra-
dation , loin de s'eifrayer au dernier
mafque , il en rira comme du pre-
mier. Apres cela , je ne crains plus
ou DE € Éducation, m
qu'on TefFraye avec àQS mafques.
Quand , dans les adieux d'Androma--
que & d'Hector , le petit Aftyanax ,
effrayé du panache qui flotte fur le
cafque de fon père, le méconnoît , fe
jette en criant fur le fein de fa nourri-
ce, & arrache à fa mère un fouris mêlé
de larmes , que faut-il faire pour gué-
rir CQi effroi ? Précifément ce cjue fait
Hector j pofer le cafque à terre, &: puis
caieffer l'enfant. Dans un moment plus
tranquille , on ne s'en tiendroit pas là ;
on s'approcheroit du cafque , on joue-
roit avec les plumes , on les feroit ma-
nier à l'enfant, enfin la nourrice pren-
droit le cafque &: le poferoit, en riant,
fur fa propie tête ; fî toutefois la main
d'une femme ôfoit toucher aux aimes
d'Hedor.
S'agit -il d'exercer Emile au bruit
d'une arme à feu ? Je brûle d'abord
une amorce dans un piftolet. Cette
flamme brufque & paffagere , cette ef-
pece u'cclair le réjouit j je répète la
m È M î L E y
même chofe avec plus de poudre : peu-
â-peu j'ajoute au piftolec une petite
charge fans bourre, puis une plus grande :
enfin, je l'accoutume aux coups de fufil,
aux boëtes , aux canons , aux détonations
\t^ plus terribles.
J'ai remarqué que les en fans ont
rarement peur du tonnerre , à moins
que les éclats ne foient affreux & ne
bleffent réellement lorgane de l'ouïe.
Autrement, cette peur ne leur vient
que quand ils ont appris que le ton-
nerre bleiïe ou tue quelquefois. Quand
la raifon commence à les effrayer ,
faites que l'habitude les raffure. Avec
une gradation lente & ménagée , on
rend l'homme & l'enfant intrépides à
tout.
Dans le commencement de la vie
où la mémoire & l'imagination font
encore inaârives , l'enfant n'cft atten-
tif qu'à ce qui affecte aétuellemenc fcs
fens. Ses fenfations étant les premiers
matériaux de fes connoilfances , les lui
ou DE VÉdUCJTION, 113
offrir dans un ordre convenable, c'eft
préparer fa mémoire à les fournir un
jour dans le même ordre à fon enten-
dement : mais comme il n'eft attentif
qu'à fes fenfations , il fuffit d'abord de
lui montrer bien difttn<f>ement la liai-
fon de ces mêmes fenfations avec les ob-
jets qui les caufent. Il veut tout toucher,
tout manier ; ne vous oppofez point a
cette inquiétude ; elle lui fuggere un
apprentiflfage très-néceflTaire. C'eft aind
qu'il apprend à fentir la chaleur , le
froid , la dureté , la molleffe , la pe-
fanteur , la légèreté des corps , à juger
de leur grandeur , de leur figure de de
toutes leurs qualités fenfibles , en re-
gardant, palpant (15) , écoutant , fur-
tout en comparant Ja vue au toucher ,
(ij) L'odorat cfl de tous les fens celui qui fe déve-
loppe le plus tard dans les enfans ; jufqu'à l'âge de deux
ou trois ans il ne paroît pas qu'ils l'oient feniîblcs ni
aux bonnes ni aux mauvaifes odeurs ; ils ont à cet égard
l'indiff-érence , ou plutôt l'inlcalibilicé ^u'oa remarque
dans plufleurs auinuux.
114 Emile,
en eftîmaiit à l'œil la fenfation qu'ils
feroient fous fes doigts.
Ce ii'eft que par le mouvement , que
nous apprenons qu'il y a àcs chofes
qui ne font pas nous ; & ce n'eft que
par notre propre mouvement , que nous
acquérons l'idée de l'étendue. C'eft:
parce que l'enfant n'a point cette idée ,
qu'il tend indifféremment la main pour
faifir l'objet qui le touche , ou l'objet
qui efl: à cent pas de lui. Cet effort qu'il
fait vous paroît un figne d'empire , un
ordre qu'il donne à l'objet de s'appro-
cher ou à vous de le lui apporter j 6c
point du tout , c'eft feulement que les
mêmes objets qu'il voyoit d'abord dans
(on cerveau , puis fur ses yeux , il les
voit maintenant au bout de fes brasj-
& n'imagine d'étendue que celle où
il peut atteindre. Ayez donc foin de
le promener fouvent , de le tranfpor-
ter d'une place à l'autre , de lui faire
fentir le changement de lieu j afin de
lui apprendre à juger des diftances.
ocr DE l'Éducation. 115
Quand il commencera de les connoî-
ire , alors il faut changer de mÉLho-
de, & ne le porter que comme il vous
plaît & non comme il lui plaît j car
fi-tôt qu'il n'eft plus nbufé par le fens ,
fon effort change de caufe : ce change-
ment eft remarquable , <Sc demande
explication.
Le mal aife des befoins s'exprime
par des fignes , quand le fecours d'au-
trui eft nécelTaire pour y pourvoir. De-
là les cris des enfant. Ils pleurent beau-
coup : cela doit ctre, Puifque toutes
leurs fenfarions font affedives , quand
elUs font agréables j ils en jouiflent en
filence ; quand elles font pénibles > ils
le difent dans leur langage àc deman-
dent du foulagement. Or , tant qu'ils
font éveillés , ils ne peuvent prefque
refter dans un état d'indifférence j ils
dorment ou font affedlés.
Toutes nos langues font àts ouvra-
ges de l'art. On a long-tems cherche
s'ils y avoit une Langue naturelle &
ii6 Emile;
commune à tous les hommes : fans
doute, il y en a une ; Se c'efl: celle que
hs enfnns pirleiu avant de favoir
parler. Cette Langue n'eft pas articu-
lée j mais elle eft accentuée , fonore ,
intellicîible. L'ufa^e des nôtres nous
Ta fait négliger au point de l'oublier
tout-àfait. Etudions les enfans , 8c
bientôt nous la rapprendrons auprès
d'eux. Les nourrices font nos maîtres
dans cette Langue : elles entendent
tout ce que difent leurs nourriçons ,
elles leur repondent , elles ont avec
eux des dialogues très - bien fuivis , Se
quoiqu'elles prononcent des mots , ces
jîiots fon parfaitement inutiles j ce
n'eft point le fens du mot qu'ils enten-
dent , mais l'accent dont il eft accom-
pagné.
Au langage de la voix fe joint celui
du.gefte, non moins énergique. Ce gcfte
n'eft pas dans des faibles mains des en-
fans ; il eft fur leurs vifages. Il eft éton-
nant combien ces phyfionomies mal
ou DE l'Éducation, 117
formées ont déjà d'exprçflîon : leurs
traits changent d'un inftant à l'autre
avec une inconcevable rapidité. Vous
y voyez le fourire , le defir , l'effroi
naître & pafTer comme autant d'éclairs ;
à chaque fois vous croyez voir un autre
vifa^e. Ils ont certainement hs muf-
cies de la face plus mobiles que nous.
En revanche leurs yeux ternes ne di-
fent prefque rien. Tel doit être le genre
de leurs fignes dans un âge où l'on n'a
que des befoins corporels ; l'expreffion
des fenfations eft dans les grimaces ^
l'expreflion des fentimens eft dans les
regards.
Comme le premier état de l'homme
eft la mifere & la foiblelfe , fes pre-
mières voix font la plainte Se les pleurs.
L'enfant fent (es befoins de ne les peut
fatisfaire , il implore le fecours d'au-
rrui par des cris j s'il a faim ou foif, il
pleure j s'il a trop froid ou trop chaud ,
il pleure j s'il a befoin de mouvement
ôc qu'on le tienne en repos , il pleure ;
1 ! 8 É h>I 1 L 1. ,
s'il veut dormir & qu'on Tagire , il
pleure. Moins fa manière d'ùre eft à fa
difpofition , plus il demande fréquem-
ment qu'on la change. Il n'a qu'un lan-
gage , parce qu'il n'a, pour ainfi dire,
qu'une forte de mal-être: dans l'imper-
fection de (qs organes , il ne dilHngue
point leurs impreffions diverfes \ tous
les maux ne forment pour lui qu'une
fenfation de doulecir.
De ces pleurs qu'on croiroit C\ peu
dignes d'attention , naît le premier rap-
port de l'homme à tout ce qui l'envi-
ronne : ici fe forge le premier anneau
de cette longue chaîne dont l'ordre fo-
cial eft formé.
Quand l'enfant pleure , il eft mal à
fon aife , il a quelque befoin qu'il ne
fauroit fatisfaire ; on examine , on
cherche ce befoin , on le trouve , on
y pourvoir. Quand on ne le trouve pas
ou quand on n'y peut pourvoir , les
pleurs continuent , on en eft impor-
tuné , oa flatte l'enfant pour le faire
ou DE l'Éducation. 119
taire , on le berce , on lui chante pour
l'endormir : s'il s'opiniâtre , on s'im-
patiente , on le menace j des nourrices
brutales le frappent quelquefois. Voilà
d'étranges leçons pour fon entrée à
la vie.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu un
de ces incommodes pleureurs ainfi
frappé par fa nourrice. Il fe tut fur le
champ , je le crus intimidé. Je me di-
fois : ce fera une ame fervile dont on
n'obtiendra rien que par la rigueur. Je
me trompois , le malheureux fufFo-
quoit de colère , il avoir perdu la ref-
pîration , je le vis devenir violer. Un
moment après vinrent les cris aigus: tous
les fignes du relTêntiment , de la fureur,
du défefpoir de cer âge, étoierit dans fes
accens. Je craignis qu'il n'expirât dans
cette agitation. Quand j'aurois douté
que le fentiment du jufte ôc de l'injufte
fût inné dans le cœur de l'homme, cet
exemple feul m'auroit convaincu. Je
fuis fui: qu'un tifon ardent tombé par
110 É M I L E y
hafard fur la main de cet enfant , lui
eût été moins fenlibie que ce coup allez
léger , mais donné dans i'mteniion ma-
nifefte de roftenfer.
Cette difpofition des enfans à l'em-
portement , au dépit , à la colère , de-
mande des ménagemens exceflifs. Boer-
rhave penfe que leurs maladies font ,
pour la plupart , de la claiïe des convul-
fives , parce que la tére étant propor-
tionnellement plus groffe j ôc le fyftême
des nerfs plus étendu que dans les aduU
les , le genre nerveux eft plus fufcep-
tible d'irritation. Eloignez d'eux avec
le plus grand foin les domelHques qui
les agacent , les irritent , les impa-
tientent j ils leur font cent fois plus
dangereux , plus funeftes que les inju-
res de l'air &: des faifons. Tant que
les enfans ne trouveront de réfîltance
que dans les chofes & jamais dans les
volontés , ils ne deviendront ni mu-»
tins ni colères , &: fe conferveronc
mieux en fanté, Ceft ici une éiQs rai-
fons
ou DE l'Education. m
fons pourquoi les eiifans da Peuple
plus libres, plus indépendans , fonc
généralement moins infirmes , moins
délicats, plus robuftes que ceux qu'on
prétend mieux élever en les contra-
riant fans ceffe : mais il faut fonger
toujours qu'il y a bien de la différence
entre leur obéir 8c ne les pas contra-
rier.
Les premiers pleurs des enfans font
des prières : (i on n'y prend garde ,
elles deviennent bientôt des ordres j ils
commencent par fe faire allîfter , ils
finilTent par fe faire feivir. Ainfi de
leur propre foiblefie , d'où vient d'a-
bord le fentiment de leur dépendance,
naît enfaite l'idée de l'empire & de la
domination ; mais cette idée étant
moins excitée par leurs befoins que
par nos fervices, ici commencent à fo
faire appercevoir les effets moraux
dont la caufe immédiate n'eft p.is dans
la Nature, ôc l'on voit déjà pourquoi;"
dès ce premier âge, il importe de dé-*
Tome I. F
12 2 E M T L E ^
mêler l'inrcnrioa fccrctce (]ae dicle le
gefle ou le cri.
Quand l'enfanr rend la mnin avec
^effort fans rien dire , il croit atteindre
à l'objet, parce qu'il n(:n euime pas la
•diftance ; il cft da;:5 l'erreur : mais
quand il fe plaint & crie en tendanc
.la main, alors il ne s'abufe plus fur
la diftance, il commande à l'objet de
Rapprocher , ou à vous de le lui ap-
poïEer. Dans le premier cas , portez-le
à l'objet lentement & à petits pas :
dans le fécond , ne faites pas feulement
femblant de l'entendre ; plus il criera ,
moins vous devez l'ccouter. Il importo
de l'accoutumer de bonne heure à ne
commander, ni aux hommes, car il
n'eft pas leur maître ; ni aux chofes ,
car elles ne l'entendent point. Ainli ,
quand un enfant dehre quelque chofe
qu'il voit Se qu'on veut lui donner, il
yaut mieux porter l'enfant à l'objet
que d'apporter l'objet à l'enfant: il
tire de cette praiique une conclufion
ou DE l'Éducation. hj
qui eft de fon âge , Se il n'y a poinc
d'autre moyen de la lui fuggérer.
L'Abbé de Saine-Pierre appelloic les
hommes de grands enfans ; on pour-
roit appeller réciproquement les en-
fims de petits hommes. Ces propo-
fir'ons ont leur vérité comme fenten-
ces j comme principes, elles ont be-
foin d'écIaircifTement : mais quand
Hobbes appelloic le méchant un enfant
robufte , il difoic une chofe abfolu-
ment conrradidoire. Toute méchan-
ceté vient de foiblenTe , l'enfant n'eft
méchant que parce qu'il eft foible ;
rendez-le fort , il fera bon : celui qui
pourroit tout , ne feroic jamais de mai.
De tous les attributs de la Divinité
toute- puilTan te, la bonté eft celui fans
lequel on la peut le moins conce-
voir. Tous les Peuples qui ont re-
connu deux principes, ont toujours
regardé le mauvais comme inférieur
au bon , fans quoi ils auroient fait
une fiippoficion abfurde. Voyez ci-
F 2.
J14 E M I Z E ^
après la profelîiaii de foi du Vicaire
Savoyard.
La raifoti feule nous apprend à con-
noîcre le bien & le mal. La confcience,
qui nous fait aimer l'un & haïr l'au-
tre, quoiqu'indépendante de la raifon,
ne peut donc fe développer fans elle.
Avant l'âge de raifon nous faifons le
bien & le mal fans le connoître ; &c
il n'y a point de moralité dans nos
ûdions, quoiqu'il y en ait quelque-
fois dans le fentiment des adions d'au-
trui qui ont rapport à nous. Un en-
fant veut déranger tout ce qu'il voir,
il caflTe , il brife tout ce qu'il peut at-
teindre, il empoigne un oifeau comme
il empoigneroit une pierre , de l'étouffé
fans favoir ce qu'il fait.
Pourquoi cela ? D'abord la Philo-
fophie en va rendre raifon par àqs
vices naturels \ l'orgueil , l'efprit de
domination, l'amour-propre, la mé-
chanceté de l'homme j le fentiment
de fa foiblefle, pourra-t-elle ajouter.
ou i>E l'Éducation. 115
rend Tenfanc avide de faire des adtes
de force , 6c de fe prouver à lui-même
fon propre pouvoir. Mais voyez ce
Vieillard infirme Ôc cafTé, ramené par
le cercle de la vie humaine à la foi-
blefTe de l'enfance j non- feulement
il refte immobile & paiHble , il veiic
encore que tout y refte autour de lui j
Je moindre changement le trouble
& rinquiette , il voudroic voir régner
un calme univerfel. Comment la mê-
me impuillance , jointe aux mêmes
pallions, produiroir -elle des effets fi
différens dans les deux â^^es , fi la caufe
primitive n'étoic changée ? Se où peut-
on chercher cette diverfité de caufes ,
fi ce n'eft dans l'état phyfique des deux
individus ? Le principe adlif commua
à tous deux fe développe dans l'un ôc
s'éteint dans l'autre ; l'un fe forme &
l'autre fe détruit, l'un tend à la vie,
ôc l'autre à la mort. L'activité défail-
lante fe concentre dans le cœur du
vieillard j dans celui de l'enfant elle
F 3
ri6 E M J L' E ^
eft furabondante & s'étend au-dehors j
il fe fent , pour ainfi dire , afTez de
Vie pour animer tout ce qui l'environ-
ne. Qu'il fa(re ou qu'il défalTe , il n'im-
porte : il fuffit qu'il change l'crat des
chofcs ; Se tout changement eft une
adion. Que s'il feu/oie avoir plus de
penchant à détruire, ce n'eft peint par
méchanceté j c'eft que l'adion qui for-
me eft toujours lente, d: que celle qui
détruit, étant plus rapide, convient
mieux à fa vivacité.
En même rems que l'Auteur de la
Nature donne aux enfans ce principe
adif, il prend fjin qu'il foit peu nui-
iible, en leur lailTant peu de force pour
s'y livrer. Mais fi-tôt qu'ils peuvent
confidérer les gens qui les environ-
nent comme des inftrumens qu'il dé-
pend d'eux de faire agir, ils s'en fer-
vent pour fuivre leur penchant & fup-
pléer à leur propre foibleffe. Voild
comment ils deviennent incommodes,
tyrans, impérieux, méchans, indomp-
ou DE l'Éducation» 117
tables j progrès qui ne vienc pas d'un
cTprit naturel de doaiination , mais
qui lè leur donne ; car il ne faut pas
une longue expérience pour fentic
combien il ell agréable d'agir par les
mains d'autrui , ik: de n'avoir befoiii
que de Tenvuer la langue pour faire
mouvoir FUnivers.
En grandiilanc on acquiert des for-
ces, on devient moins inquiet, moins
remuant , on fe renferme davantage
en foi-même. L'ame ôc le corps fe
mettent, pour ainii dire, en équilibre,
& la Nature ne nous demande plus que
le niouve aient néceifaire a notre con-
fervation. Mais le defir de comman-
der ne s'éteint pas avec le befoin qui
l'a fait naîcre ; l'empire éveille ôc flatte
l'amour-propre , ôc l'habitude le forti-
fie : ainlî fuccede la fantailie au befoin ;
ainfi prennent leurs premières racines les
préjugés ôc l'opinion.
Le principe une fois connu , nous
voyons clairement le point , où l'on
Il8 É M I L E^
quitte la route de la Nature ; voyou-,
ce qu'il faut faire pour s'y maintenir.
Loin d'avoir àts forces fiiperfliies ,
les enfans n'en ont pas mcme de fuffi-
fantes pour tout ce que leur demande
la Nature: il faut donc leur lailler l'u-
fage de toutes celles qu'elle leur donne
& dont ils ne fauroient abufer. Première
maxime.
Il faut les aider , & fuppléer à ce qui
leur manque , foit en intelligence , foie
en force , dans tout ce qui eft du befoin
phyfique. Deuxième maxime.
Il faut , dans les fecours qu'on leur
donne , fe borner uniquement à l'utile
réel , fans rien accorder à la fantaifie
ou au defir fans raifon j car la fantaifie
ne les tourmentera point , quand on ne
l'aura pas fait naître , attendu qu'elle
n'efl: pas de la Nature. Ttoifieme ma-
xime*
Il faut étudier avec foin leur lan^a-
ge & leurs fignes , afin que, dans un
âge où ils ne favent point diflimuler.
ou DE l'Éducation. 129
on diftingiie dans leurs defirs ce qui
vient immédiatsment de la Nature , &
ce qui vient de l'opinion. Quatrième
maxime.
L'efprit de ces règles eft d'accorder
aux enfans plus de liberté véritable 3c
moins d'empire , de leur laifTer plus
faire par eux-mêmes & moins exiger
d'autrui. Ainfi s'accoutumant de bonne
heure à borner leurs defirs à leurs for-
ces , ils fentiront peu la privation de ce
qui ne fera pas en leur pouvoir.
Voila donc une raifon nouvelle &
très-importante pour laiîTer les corps
& les membres des enfans abfolument
libres, avec la feule précaution de les
éloigner du danger des chiites , & d'é-
carter de leurs mains tout ce qui peuc
les blelTer.
Infailliblement un enfant , dont le
corps & les bras font libres , pleurera
moins qu'un enfant embandé dans un
maillot. Celui qui ne connoît que les
befoins phyfiqueSj ne pleure que quand
f 5
130 Ê M I L Ey
il fouffre , & c'eft un très-grand avan-
tage j car alors on fait à point nommé
quand il a befoin de fecours \ Se l'on
ne doic pas tnrder un moment à le lui
donner , s'il eft poflible. Mais fi vous
ne pouvez le foulager , reftez tran-
fjuille , fans le flatter pour l'appaifer ;
vos careifes ne guériront pas fa colique :
cependant il fe fouviendra de ce qu'il
faut faire pour ttre flatte , & s'il faic
une fois vous occuper de lui à fa vo-
lonté , le voilà devenu votre maître;
roue eft perdu.
Moins contrariés dans leurs mou-
vemens , les enfans pleureront moins ;
iTioins importuné de leurs pleurs , on
fe tourmentera moins pour les faire
taire: menacés ou flattés moins fouvent ,
ils feront moins craintifs ou moins opi-
niâtres , Se refteronc mieux dans leur
état naturel. C'eft moins en lailfanc
pleurer les enfans , qu'en s'empreflanc
pour les appaifer , qu'on leur fait ga-
gner des defcemcs ; & ma preuve eft
ov DE l'Education. 151
que les enfans les plus négligés y font
bien moins fujets que les autres. Je
fuis fort éloigné de Vouloir pour cela
qu'on les néglige j au contraire , il im-
porte qu'on les piévienne , de qLb'on
ne fe lailfe pas avertir cle leurs bcfoins
par leurs cris. Mais je ne veux pas,
non plus j que les foins qu'on leur
rend foient mal entendus. Pourqtioi
fe feroient-ils faute de pleurer , dès
qu'ils voient que leurs pleurs font bon?
à tant de chofes ? Inftruits du prix qu'on
met à leur filence, ils fe gardent bien
de le prodiguer. Ils le font à la fin
tellement valoir, qu'on ne peut plus le
payer , & c'eft alors qu'à force de pleu-
rer fans fuccès , ils s'efforcent , sépui-
iQi\z & fe tuent.
Les longs pleurs d'un enfint qui n'eft:
ni lié ni malade , & qu'on ne laiiTe
manquer de rien , ne font que des
pleurs d'habitude &c d'obftination, ll^
ne font point l'ouvrage de la Na-
ture , mais de la Nourrice, qui, pour
F 6
131 É M I L E j
n'en favoir endurer l'importunité , la.
miilciplie , fans fonger qu'en faifant
taire l'enfant aujourd'hui , on l'excite à
pleurer demain davantage.
Le fiul moyen de guérir ou préve-
nir cette habitude, eft de n'y faire au-
cune attention. Perfanne n'aime à pren-
dre une peine inutile , pas même les
cnfans. Ils font obftinés dans leurs ten-
tatives j mais fi vous avez plus de conf-
iance , qu'eux d'opiniâtreté , ils fe re-
butent , ôc n'y reviennent plus. C'eft
ainfi qu'on leur épargne des pleurs , &
qu'on les accoutume à n'en verfer que
quand la douleur les y force.
Au refte , quand ils pleurent par
fantaifie ou par cbftination , un moyen
fur pour les empêcher de continuer ,
cfl: de les diftraire par quelque objet
agréable ôc frappant , qui leur fafle
oublier qu'ils vouloient pleurer. La
p lupart des Nourrices excellent dans
cet art ; «Sî , bien ménagé, il eft très uti-
le y mais il eft de la dernière importance
ou DE l'Éducation. 133
que l'enfant n'apperçoive pas l'inten-
tion de le diftraire , & qu'il s'amufe,
fans croire qu'on fonge à lui : or , voilà
fur quoi toutes \qs Nourrices font mal-,
adroites.
On fevre trop tôt tous les enfans;
Le tems où l'on doit les fevrer eft indi-
qué par l'éruption des dents , &z CQtie
éruption eft communément pénible
&: douloureufe. Par un inftindt machi-
nal , l'enfant porte alors fréquemment
à fa bouche tout ce qu'il tient , pour
le mâcher. On penfe faciliter l'opé-
ration j en lui donnant pour hochet
quelque corps dur , comme l'ivoire
ou la dent de loup. Je crois qu'on fe
trompe. Ces corps durs , appliqués fur
les gencives , loin de les ramollir ,
les rendent cailleufes , les endurciffenr ,
préparent un déchirement plus péni-
ble ôc pkis douloureux. Prenons tou-
jours l'inftindl pour exemple. On ne
voit point les jeunes chiens exercer
leurs deats naiifances fur des cailloux,
134 EMILE,
fur du fef , fi;r des os , mais fur du
bois , du cuir , des chiffons , des ma-
tières molles qui cèdenc &c où la dent
s'imprime.
On ne fait plus êire fimple en rien ,
pas même autour des enfans. Des gre-
lots d'argent , d'or, du corail, des crif-
taux à facettes , des hochets de tout
prix &: de toute efpece. Que d'apprêts
inutiles ôc per'^icieux ! Rien de tout
cela. Point de grelots , po.nt de ho-
chets ; de petites branches d'arbre avec
leurs fruits & leurs feuilles , une tcte
de pavot, dans laquelle on entend fon-
ner les graines , un bâton de régliife
qu'il peut fucer et mâcher j l'amufe-
ront autant que ces magnifiques coli-
fichets , & n'auront pas l'inconvénient
de l'accoutumer au luxe des fa naif-
fance.
ïl a été reconnu que la bouillie n'efl:
pas une nourriture fort faine. Le laie
cuit Se la farine crue font beaucoup
4e faburre <Sc conviennent mal à notre
ou DE l'Éducation. 135
eftomac. Dans la bouillie la farine efi:
moins cuite que dans le pain , & de
plus elle n'a pas fermenté ; la panade ,
la crème de riz me paroiflTent préféra-
bles. Si Ton veut abfolumenc faire de
la bouillie , il convient de griller un
peu la farine auparavant. On fait dans
mon pays , de la farine ainfi torréfiée ,
une foupe fort agréable Se fort faine.
Le bouillon de viande & le potage
font encore un médiocre aliment dont
il ne faut ufer que le moins qu'il eft
poffible. II importe que les enfans
s'accoutument d'abord à mâcher ; c'efl
Je vrai moyen de faciliter l'éruption
des dents : & quand ils commencent
d'avaler , les fucs falivaires , mêles
avec. les alimens , en facilitent la di-
geftion.
Je leur ferois donc mâcher d'abord
des fruits Cecs , des croûtes. Je leur
donnerons pour jouer de petits barons
de pain dur ou de bifcuit feniblable
au pain de Piémont , qu'on appelle dans
t^^ Emile,
le pays des Griffes, A force de ramollir
ce pain dans leur bouciie, ils en avale-
roient enfin quelque peu , leurs dents
fe rrouveroient forties ; & ils fe trou-
veroieiu fevrcs prefque avant qu'on
s'en fût apperçu. Les Payfans ont pour
l'ordinaire l'eftomac fort bon , & l'on
ne les fevre pas avec plus de façon que
cela.
Les enfans entendent parler (\hs leur
naiiTance j on leur parle non - feule-
menc avant qu'ils comprennent ce qu'on
leur dit , mais avant qu'ils puilfent ren-
dre les voix qu'ils entendent. Leur or-
gane, encore engourdi, ne fe prête que
peu-à-peu aux imitations des fous qu'on
leur dide , & il n'eli pas même alfuré
que CQS ious fe portent d'abord à leur
oreille aufli diftindement qu'à la nô-
tre. Je ne défapprouve pas que la Nour-
rice amufe l'enfant par des chants &
par des accens très-gais &c très- variés ;
mais je défapprouve qu'elle l'étourdiffe
inceirammeiu d'une multitude de paro-
ou DE l'Éducation. 137
les inutiles , auxquelles il ne com-
prend rien que le ton qu'elle y mer.
Je voudrois que les premières ariicu-
iations qu'on lui fait entendre fiifTen:
rares , faciles , diftindes , fouvenc ré-
pétées , ôc que les mots qu'elles ex-
priment , ne fe rapportafïent qu'à des
objets fenfibles , qu'on pùc d'abord
montrer à l'enfant. La malheureufe fa-
cilité que nous avons à nous payer de
mots que nous n'entendons point, com-
mence plutôt qu'on ne penfe. L'Eco-
lier écoute en clafTe le verbiage de fon
Régent , comme il écoutoit au mail-
lot le babil de fa Nourrice. Il me fem-
ble que ce feroit l'inftruife forr utile-
ment que de l'élever à n'y rien com-
prendre.
Les réflexions naifTent en foule ,"
quand on veut s'occuper de la forma-
tion du langage ôc des premiers dif-
cours des cnfans. (^uoi qu'on falfe , ils
apprendront toujours à parler de la
138' Emile,
même manière , ôc tomes les fpécula-
tions philofophiques font ici de !a plus
grande inuriliré.
D'abord ils ont, pour ainfi dire, une
grammaire de leur âge , dont la fvn-
raxe a des règles plus générales que la
nôtre ; Se fi l'on y faifoit bien atren-
lion , l'on feroit étonné de l'exadtitude
avec laquelle ils fiiivent certaines ana-
logies , très-vicieiifes , fi l'on veut ,
mais très-régulieres , & qui ne font
choquantes que par leur dureté , ou
parce que l'ufage ne les admet pas. Je
viens d'entendre un pauvre enfant bien
grondé par fon père , pour lui avoir
die : mon père , irai jet y ? Or , on
voit que cet enfant fuivoit mieux l'a-
nalogie que nos Grammairiens \ car
puifqu'on lui difoit : vas • y , pourquoi
n'auroit-il pas dit : ïrai-jc t-y ? Remar-
quez , de plus , avec quelle adrelTe il
éviioit l'hiatus de irai-je y , ou , ^ irai-
je ? Eft-ce la faute du pauvre enfant ,
«Z7 BE VÈDUXATlOïf. 159
Ç\ nous avons mai - à • propos ôté de la
phrafe cet adverbe direrminant , y ,
parce que nous n'en favions que faire ?.
G'esc une pédanterie infiipportable &c
un foin des plus furperflus , de s'atcacber
à corriger dans les enfans toutes ces pe-
tites fautes contre l'ufage , defquelles
ils ne manquenq jamais de fe corriger
d'eux- mcines avec le tems. Parlez tou-
jours corredWrïîerît devant eux, faites
qu'ils ne fe plaifenc avec perfonne ,
autan? qu'avec-- vous , & foyez sûrs,
qu'infenlîfclemei^t lewr langage s'épurera^
fur îe vôtre ^ f^fis que vous les ayez ja-
mais repris.
Mais un abus d'une toute autre im-
portance , & qu'il n'eft pas moins aifé
de prévenir , eft qu'on fe prelTe trop
de les faire parler , comme fi l'on avoir
peur qu'ils n'apprilTent pas à parler
d'eux-mêmes. Cet empreflfement in-
difcret produit un effet directement
contraire à celui qu'on cherche. Ils en
1^0 É M 2 L Ej
parlent plus tard , plus confu/emeiu :
l'extrême attention qu'on donne à tout
ee qu'ils difent , les difpenfe de bien
articuler ; & comme ils daignent à pei-
ne ouvrir la bouche , plufieurs d'en-
tr'eux en confervent toute leur vie un
vice de prononciation , ^ un parlée
confus qui les rend prefque inintelli-
gibles.
J'ai beaucoup vécu parmi les Pay-
fans 5 & nen ouïs jamais graffeyer au-
cun , ni homme ni femme , ni fille
ni garçon. D'où vient cela ? Les orga-
nes des Payfans font-ils autrement
conftruits que les nôtres ? Non ; mais
ils font autrement exercés. Vis-àvis de
ma fenêtre eft un tertre fur lequel fe
ralTemblent , pour jouer , les enfans
du lieu. Quoiqu'ils fuient alTez éloi-
gnés de moi , je diftingue parfaite-
ment tout ce qu'ils difent , oc j'en tire
fouvent de bons mémoires pour cet
Ecrit. Tous \qs jours mon oreille me
ou DE L*ÉDZ/CATI0N, 141
trompe fur leur âge j j'entends des
voix d'enfans de dix ans , je regarde ,
je vois la ftatiire & les traits d'enfans
de trois à quatre. Je ne borne pas à
moi feul cette expérience ; les urbains
qui me viennent voir , ôc que je con-
fults là-defTus , tombent tous dans la
même erreur.
Ce qui la produit eft que , jufqu'à
cinq ou lîx ans les enfuns des Villes ,
élevés dans la chambre & fous l'aîle
d'une Gouvernante , n'ont befoin que
de marmoter pour fe faire entendre; fi-
tôt qu'ils remuent les lèvres , on prend
peine à les écouter ; on leur diète des
mots qu'ils rendent ma! , & , à force
d'y faire attention , les mêmes gens
étant fans cefle autour d'eux , devinent
ce qu'ils ont voulu dire , plutôt que ce
qu'ils ont dit.
A la campagne c'eft toute autre cho-
fes. Une Payfanne n'eft pas fans ceûe
autour de fon enfant , il eft forcé d'ap-
14Z É M I L Ey
prendre à, dire crès-iietceinciit 5^" .très,-
haiu ce qu'il a befgin de lui faire en-
tendre. Aux champs, les enfans ép.irs ,
éloignés du pe.re ,■ de , la .mère «Se des
autres enfans , s'exercent à fe faire en-
tendre à diftance , ôc à mefurer la
force de la voix fur l'intervalle qui les
fépare de ceux donc ils veulent être
entendus. V^jilà comment on apprend
véritablement à prononcer , ôc non pas
en bcgayaut quelques voyellçs à l'o-
reille d'une Gouvernante attentive.
Aufli quand on interroge l'enfant d'un
Payfan , la honte peut 1,'empécher de
répondre j mais ce qu'il dit, il le dit
nettement^ au -lieu qu'il faut que k
Bonne ferve d'interprète à l'enfant de
la Ville , fins quoi l'on n'entend
rien à ce qu'il gïommelle entre ùs
dents (i^).
{\6) Ceci n'efl: pas fjns exception ; foiivenc les en-
fans q^ui fe font d'abord le moins entendre deviennent
ou DB l'Éducation. 143
En grandillanc , [qs garçons de-
vroienc fe corriger de ce défaut dans
les Collèges, & les filles dans les Coii-
wQns j en effet , les uns & les autres
parlent en général plus diftin(5lement
que ceux qui ont été toujours iÏQyés
dans la maifon paternelle. Mais ce
qui les empêche d'acquérir jamais une
prononciation aulïî nette que celle des
Payûns , c'eft la nécefficé d'apprendre
par coeur beaucoup de chofes , & de
réciter tout haut ce qu'ils ont appris :
car, eu étudiant, ils s'habituent à bar-
bouiller, à prononcer négligemment
(Ik mal ^ en récitant, c'eft; pis encore;
ils recherchent leurs mots avec effort.
eafuite les plus écourdiirans , q'.iand ils ont commencé
d 'élever la voix. Mais s'il falloic entrer danc toutes
ces mimicies , je ne fiuirois pasj tout ledenr fenfédoit
voir que l'excès 6c le défaut , dérivés du même abus ,
font égaleraeiic corrigés par ma méthode. Je regarde
c;s deux miximes comme infcparables : toujours ajje\ ;
âc jamais trop. De la première bien écablic , l,îautrc
s'enfuit nécciTairement.
144 Emile;
ils traînent 8c allongent leurs fyllables :
il n'efl: pas poflible que, quand la mé-
moire vacille , la langue ne balbutie
auflî. Ainfi fe contractent ou fe confer-
vent les vices de la Prononciation. On
verra ci-après que mon Emile n'aura
pas ceux-là, ou du moins qu'il ne les
aura pas contrariés par les mêmes cau-
fes.
Je conviens que le Peuple & les Vil-
lageois tombent dans une autre extré-
mité , qu'ils parlent prefque toujours
plus haut qu'il ne faut ; qu'en pronon-
çant trop exaéVement , ils ont les arti-
culations fortes & rudes , qu'ils ont
trop d'accent, qu'ils choifilîent mal
leurs termes, &c.
Mais premièrement , cette extrémi-
té me paroît beaucoup moins vicieufe
que l'autre , attendu que , la première
loi du difcours étant de fe faire enten-
dre, la plus grande faute qu'on puifTe
faire, eft de parler fans être entendu.
Se
017 DE l'ÉdUCATIOîÎ. ij^y
Se piquer de n'avoir point d'accent ,
c'eft fe piquer d'ôcer aux phrafes leur
grâce & leur énergie. L'accent eft l'ame
du difcours ; il lui donne le fentiment
êc la vérité. L'accent ment moins que
la parole. C'eft peut-être pour cela que
les gens biens élevés le craignent tant.
C'eft; de l'ufage de tout dire fur le mê-
me ton qu'eft venu celui de perfiffler
Iqs gens fans qu'ils le fentenr. A l'ac-
cent profciit , fuccedent des manières
de prononcer ridicules , affedées , Se
fujectes à la mode , telles qu'on les re-
marque , fur-tout dans les jeunes gens
de la Cour. Cette affeétation de parole
6c de maintien , eft ce qui rend géné-
ralement l'abord du François repouf-
fant & défagréable aux autres Nations.
Au lieu de mettre de l'accent dans
fon parler, il met de l'air. Ce n'eft:
pas le moyen de prévenir en fa far
veur.
Tous ces petits défauts de langage
Tome J. G
I4(J É M I L Ey
qu'on craint tant de laiffer contradcr
aux enfans, ne font rien; on les pié-
vient ou on \qs corrige avec la plus
grande facilité : mais ceux qu'on leur
fait contrader , en rendant leur parler
fourd , confus , timide , en critiquant
incelTamment leur ton , en épluchant
tous leurs mots , ne fe corrigent ja-
mais. Un homme qui n'apprit à parler
que dans les ruelles , fe fera mal en-
tendre à la tête d'un Bataillon, & n'en
impofera guère au Peuple dans une
émeute. Enfeignez premièrement aux
enfans à parler aux hommes j ils fau-
ront bien parler aux femmes , quand il
faudra.
Nourris à la campagne dans toute la
rufticité champêtre, vos enfans y pren-
dront une voix plus fonore , ils n'y
contrarieront point le confus bégaie-
ment des enfans de la Ville j ils n'y
contraderont pas non plus les expref-
fions , ni le ton du Village , ou du
OV DE VÉDUCATIOJSr. 14-7
moins ils 1-es perdront aifément , lorf-
que le Maître vivant avec eux dès leur
naiiFance, & y vivant de jour en jour
plus exclufivement, préviendra ou ef-
facera par la correction de ion lan-
gage rimpreflîon du langage des Pay-
fans. Emile parlera un François tout
aufll pur que je peux le favoir , mais
il le parlera plus diftindtement ,
& l'articulera beaucoup mieux que
moi.
L'enfant qui veut parler ne doit
écouter que les mots qu'il peut enten-
dre, ni dire que ceux qu'il peut arti-
culer. Les efforts qu'il fait pour cela ,
le portent à redoubler la même fyl-
labe , comme pour s'exercer à la pro-
noncer plus diftindement. Quand il
commence à balbutier , ne vous tour-
mentez pas fi fort à deviner ce qu'il
dit. Prétendre être toujours écouté , eft
encore une forte d'empire j &c Tenfaii
n'en doi t exercer aucun. Qu'il vous
G 1
148 EMILE,
fuffife de powrvoir très - attentivement
au nécelTaire j c'efl; à lui de tacher de
vous faire entendre ce qui ne l'eft pas.
Bien moins encore faut-il fe hâter d'exi-
ger qu'il parle : il faura bien parler de
lui - même , à mefure qu'il en fentira
l'utilité.
On remarque, il cft vrai, que ceux
qui commencent à parler fort tard , ne
parlent jamais fi diftindement que \ès
autres j mais ce n'efl: pas parce qu'ils
ont parlé tard , que l'organe refte em-
barraflfé, c'elt , nu contraire, parce qu'ils
font nés avec un crgane embarralTé ,
qu'ils commencent tard à parler j car,
fans cela, pourquoi parleroient-ils plus
tard que les autres? Ont-ils moins l'oc-
cafion de parler , & les y excite-t-on
moins ? Au contraire , l'inquiétude que
donne ce retard , aulU - tôt qu'on s'en
apperçoic , fait qu'on fe tourmente
beaucoup plus à les faire balbutier, que
ceux qui ont articulé de meilleure
ou DE L^ÉDUCATJOK. T49
heure; & cet einpreiremenc lual enreii-
dii peut contribuer beaucoup à rendre
confus leur parler , qu'avec moins de
précipitation ils auroient eu le tems de
perfectionner davantage.
. Les enfans qu'on preffe trop de
parler, n'ont le tems ni d'apprendre à
bien prononcer, ni de bien concevoir
ce qu'on leur fait dire: au lieu que,
quand on les laide aller d'eux - mê-
mes , ils s'exercent d'abord aux fylla-
bes les plus faciles à prononcer , ôc y
joignant peu-à-peu quelque fignifica-
tion qu'on entend par leurs geftes, ils
vous donnent leurs mots avant de re-
cevoir les vôrres : cela fait qu'ils ne
reçoivent ceux - ci qu'après les avoir
entendus. N'étant point preflTés de
s'en fervir , ils commencent par bien
©bferver quel fens vous leur donnez j
ôc quand ils s'en font allures , ils les
adoptent.
G 5
1 5 0 Emile,
Le plus grand mal de la précipita-
tion avec laquelle on fiic parler les
enfans avant 1 âge , n'eft pas que les
premiers difcours qu'on leur tient &
\qs premiers mots qu'ils difeur, n'aient
aucun fens pour eux , mais qu'ils aient
un autre fens que le nôrre, fans que
nous fâchions nous en appercevoir j en
ferre que , paroilTant nous repondre
fort exacHremenr, ils nous parlent fans
nous entendre & fans que jious \qs
entendions. C'eft pour l'ordinaire à
de pareilles équivoques qu'eft due la
furprife où nous Jettent quelquefois
leurs propos , auxquels nous prêtons
des idées qu'ils n'y ont point jointes.
Cette inattention de notre part au
véritable fens que les mots ont pour
\qs enfans , me paroîc être la caufe
de leurs premières erreurs j &c ces er-
reurs, même après qu'ils en font gué-
ris , influent fur leur tour d'efpric
ov DE l'Éducation. 151
pour le refte de leur vie. J'aurai plus
d'une occafion, dans la fuite, d'éclaircir
ceci par des exemples.
Renverrez donc le plus qu'il efi: pof-
fible le vocabulaire de l'enbnr. C'eft
un très -grand inconvénient qu'il aie
plus de mots que d'idées , qu'il fâche
dire plus de chofes qu'il n'en peut penfer.
Je crois qu*une des raifons pourquoi les
Payfans ont généralement l'efprit plus
jufte que les gens de la ville, eft que
leur diélionnaiie eft moins étendu. Ils
ont peu d'idées, mais ils les comparent
très-bien.
Les premiers développemens de l'en-
fance fe font prefque tout à la fois.
L'enfant apprend à parler , à manger ,
à marcher à - peu - près dans le même
tems. C'eft ici proprement la première
époque de fa vie. Auparavant il n'cft
rien de plus que ce qu'il étoit dans le
fein de fa mère; il n'a nul fcntimenr,
nulle idée, à peine a-t-il des fcnfa-;
G4
'i^i Emile,
rions j il ne fent pas même fa propre
exiftence.
yivitj & ejl vli£ nefcius ipfe fua (17).
(17) Ovid. TïiÇt. I }.
Fin du premier Livre
o u
DE LE DU CATION.
LIVRE SECOND.
V^'est ici le fécond terme de \\ vie ,
&: celui auquel proprement finit l'en-
fance ; car les mots infans & puer ne font
pas fynonymes. Le premier eft compris
dans l'autre, & fignilie qui ne peut parler'^
d'où vient que dans Valere Maxime ou
trouve puerum infantem. Mais je conti-
nue à me fervir de ce mot félon l'ufige
de notre Langue, jufqu'à l'âge pour le-
quel elle a d'autres noms.
Quand les enfans commencent à
G 5
154 É M J L É y
parler , ils pleurent moins. Ce progrès
eft naturel j un langage eft fubftitué
à l'autre. Si - tôt qu'ils peuvent dire
qu'ils fouffrent avec des paroles, pout-
quoi le diroient-ils avec des cris. Il ce
n'efl: quand la douleur eft trop vive
pour que la parole puiHe l'exprimer ?
S'ils continuent alors à pleurer , c'eft
la faute des gens qui font autour d'eux.
Dès qu'une fois Emile aura dit : j'at
mal y il faudra des douleurs bien vives
pour le forcer de pleurer.
Si l'enfant eft délicat, feniîble, que
naturellement il fe mette à crier pour
rien, en rendant fes cris inutiles «Se
fans effet , j'en taris bientôt la fource.
Tant qu'il pleure, je ne vais point à
lui; j'y cours, £-tôt qu'il s'eft tû. Bien-
tôt fa manière de ni'appeller fera de
fe taire , ou tout au plus de jeter un
feul cri. C'eft par l'effet fenfible des
fignes, que les enfins jugent de leur
feus j il n'y a point d'autre convention
ou DE l'Education. 155
pour eux : quelque mal qu'un enfanr
fe ùfCe , il cft très-rare qu'il pleure
quand il eft feul , à moins qu'il n'aie
l'gfpoir d'être entendu.
S'il tombe, s'il fe fait une boffe à la
tête 5 s'il iaigne du nez , s'il fe coupe
les doigts j au-lieu de m'empreirer .au-
tour de lui d'un air allarmé, je referai
tranquille , au moins pour un peu de
tems. Le mal eft fait, c'cft une nécef-'
fité qu'il l'endure ; tout mon em-
prelTement ne ferviroit qu'à l'effrayer
davanta<7e & augmenter fa fenfibiliré.
Au fond, c'eft moins le coup, que la-
crainte, qui tourmente, quand on s'eft^
bleffé. Je lui épargnerai du moins cette
dernière angoifle ; car tiès-fîirement il
jugera de fon mal comme il verra que
j'en juge : s'il me voit accourir avec
inquiétude , le confoler , le plaindre ,
il s'eftimera perdu : s'il me voit gar-
der mon fang-froid , il reprendra bien-
tôt le Clin , &c crûira le mal guéri,
quand il ne le fentira plus. C'eft à
G 6
IjtJ È M J L ■£ y
cet âge qu'on prend les premières le-
çons de courage , & que , fouffranc
fans effroi de légères douleurs , on
apprend par dégrés à fupporter les
«zrandes.
o
Loin d'être attentif à éviter qu'E-
mile ne fe bleflTe , Je ferois fort fâché
qu'il ne fe blefsât jamais , & qu'il gran-
dît fans connoître la douleur. Souffrir
cft la première chofe qu'il doit ap-
prendre , & celle qu'il aura le plus
grand befoin de favoir. Jl femble que
les enfans ne foient petits ^ foibles
que pour prendre ces importantes le-»
çons fans danger. Si l'enfant tombe de
fon haut, il ne fe calTera pas la jambe;
s'il fe frappe avec un baron , il ne fc
cafTera pas le bras ; s'il failit un fer
tranchant, il ne ferrera gutres , & ne
fe coupera pas bien avant. Je ne fâche
pas qu'on ait jamais vu d'enfant en li-
berté fe tuer, s'eftropier, ni fe faire un
mal confidérable , à moins qu'on ne
l'ait indifcrettement ^xpofé fur êiQ^ lieux
ou DE V Éducation, i^j
élevés, ou feul autour du feu, ou qu'on
n'aie lailTé des inftrumens dangereux i\
fa portée. Que dire de ces magafins
de machines , qu'on raflfemble autour
d'un enfant , pour l'armer de toutes
pièces contre la douleur , jufqu'à ce
que , devenu grand , il refte à fa mer-
ci , fans courage ôc fans expérience ,
qu'il fe croye mort à la première pi-
qûure , Se s'évanouiffe en voyant la
première goutte de fon fang?
Notre manie enfeignante 6c pédan-
tefque eft toujours d'apprendre aux en-
fans ce qu'ils apprendroient beaucoup
mieux d'eux - mêmes , Se d'oublier ce
que nous aurions pu feuls leur enfeigner,
Y a-t-il rien de plus fot que la peine
qu'on prend pour leur apprendre à mar-
cher , comme Ci l'on eu avoir vu quel-
qu'un , qui , par la négligence de fa
nourrice, ne sût pas marcher étant grand?
Combien voit-on de gens, au contraire,
marcher mal toute leur vie, parce qu'on
leur a mal appris à marcher ?
i 5 8 É M I L E y
Emile n'aura ni bourlets , ni paniers
roulans, ni charriots, ni lilleres, ou, du
moins, dès qu'il commencera de favoir
mettre un pied devant l'autre, on ne le
foutiendra que fur les lieux pavés , &
l'on ne fera qu'y pafler en hâte(i). Au
lieu de le laiffer croupir dans l'air ufé
d'une chambre , qu'on le mené jour-
nellement au milieu d'un pré. Là qu'il
coure, qu'il s'ébatte, qu'il tombe cent
fois le jour , tant mieux : il en apprendra
plutôt à fe relever. Le bien - être de
la liberté rachette beaucoup de blef-
fures. Mon Elevé aura fouvcnt àQS
contufions; en revanche il fera toujours
gai: (î les vôtres en cm moins, ils
font toujours contrariés, toujours en-
chaînés , toujours trilles. Je doute que
le profit foit de leur côté.
Un autre progrès rend aux enfms
la plainte moins ncceffalre, c'efl: celui
(i) Il n'y a rien à.: plus ridicule &; de plus mal afTuré
que la déinarche des gens qu'on a :rop menés par la
Jifierc étant petits j c'eft encore ici une de ces ohfcr-
vations triviales à force d'être julksj Se (jui fout j.uflc9
ta plus d'un fens.
ou de f Éducation. 159
de leur force. Pouvant plus par eux-
mêmes , ils ont un befoin moins fré-
quent de recourir à autrui. Avec leur
force fe développe la connoilfance qui
\qs met en état de la diriger. C'eft à
ce fécond degré que commence pro-
prement la vie de l'individu : c'eft alors
qu'il prend la confcience de lui-même.
La mémoire étend le fentiment de l'i-
dentité fur rous \qs momens de fon
exiftence ; il devient véritablement un,
le même , & par conféquent déjà capa-
ble de bonheur ou de mifere. 11 im-
porte donc de commencer à le con(i-
dérer ici comme un être moral.
Quoiqu'on afTigne à-peu-près le plus
long terme de la vie humaine & les
probabilités qu'on a d'approcher de
ce terme à chaque âge , rien n'eft p!i>s
incertain que la durée de la vie de cha-
que homme en particulier ; très-pea
parviennent à ce plus long terme. Les
plus grands rifqaes de la vie font dans
fon commencement j moins on a vécu ,
i6o Emile,
moins on doit efpérei- de vivre. Des
enfans qui naiffenc , la moitié , tout
au plus , parvient à l'adolefcence , 3<. il
eft probable que votre Elevé n'attein-
dra pas l'âge d'homme.
Que faut - il donc penfer de cette
éducation barbare qui facrihe le pré-
fent à un avenir incertain , qui char-
ge un enfant de chaînes de toute ef-
pece , & commence par le rendre mi-
lérable pour lui préparer au loin je
ne Cals quel prétendu bonheur dont
il efl: à croire qu'il ne jouira jamais ?
Quand je fuppoferois cette éducation
raifonnable dans fon objet, commen:
voir fans indignation de pauvres in-
fortunés fournis à un joug infuppor-
table, ôc condamnés à des travaux con-
tinuels comme des galériens, fans être
aluirés que tant de foins leur feront
jamais utiles ? L'âge de la gaieté fe
paffe au milieu des pleurs , des châti-
mens , des menaces , de l'efclavage.
On tourmente le malheureux pour fon
ou DE l'ÉdVCATJOÎ^. i^ï
bien, &c l'on ne voie pas la mort qu'on
appelle, &c qui va le faifir au milieu de
ce trifte appareil. Qai fait combien d'en-
fans périlfent vidimes de l'extravaganre
fageOFe d'un père ou d'un maître? Heu-
reux d'échapper à fa cruauté , le fei>l
avantage qu'ils tirent des maux qu'il
leur a fait fouffrir , eft de mourir fans
regretter la vie , dont ils n'ont connu
que les tourmens.
Hommes , foyez humains , c'efl votre
premier devoir : foyez - le pour tous les
états , pour tous les âges , pour tout
ce qui n'eft pas étranger à l'homme.
Quelle fagefle y a t-il pour vous hors
de l'Humanité? Aimez l'enfance; favo-
rifez fes jeux, (qs plaifirs, fon aimable
inftindt. Qui de vous n'a pas regretté
quelquefois cet âge, où le rire eft tou-
jours fur les lèvres , S>c où l'ame eft tou-
jours en paix ? Pourquoi voulez - vous
ôrer à ces petits innocens la jouifTance
d'un tems fi court qui leur échappe. Se
d'un bien Ci précieux dont ils ne fau-
iéx É M J L Ej
roient abiifer? Pourquoi voulez - vous
remplir d'amercume & de douleurs ces
premiers ans fi rapides, qui ne revien-
dront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent
revenir pour vous? Pères, favez-vous le
moment où la more attend vos enfans?
Ne vous préparez pas des regrets en leur
ornnt le peu d'inftans que la Nature leur
donne : aufîi-toc qu'ils peuvent fentir
Je plaifir d'être , faites qu'ils en jouif-
fent ; faites qu'à quelque heure que
Dieu les appelle, ils ne meurent point
fans avoir o-oîné la vie.
o
Que de voix vont s'élever contre
moi! J'entends de loui les clameurs de
cette fauffe fagefTe qui nous jette incef-
fammenc hors de nous^ qui compte
toujours le préfent pour ritn, ôc pour-
fuivant fans relâche un avenir qui fuit
à mefure qu'on avance, à force de nous
tranfporter où nous ne fommes pas, nous
tranfporte où nous ne ferons jamais.
C'eft , me répondrez vous , le tems
de corriger les mauvaifcs inclinations
ou DE VÊDUCATION. l&^
c!e l'homme \ c'eft dans 1 âge de l'en-
fance , où les peines font le moins
fenfibles , qu'il faut Jes multiplier pour
les épargner dans l'âge de raifon. Mais
qui vous dit que tout cet arrangement
elt à votre dilpofition , & que toutes
ces belles inftruârions dont vous acca-
blez le foible efprit d''un enfant , ne
lui feronr pas un jour plus pernicieufes
qu'utiles ? Qui vous afsûre que vous
épargnez quelque cliofe par les cha-
grins que vous lui prodiguez ? Pour-
quoi lui donnez - vous plus de maux
que fon état n'en comporte , fans être
sûr que ces maux préfens font à la
décharge de l'avenir ? £<. comment me
prouverez - vous que cqs mauvais pen-
chans dont vous prétendez le guérir ,
ne lui viennent pas de vos foins mal-
entendus, bien plus que de la Nature?
Malheureufe prévoyance, qui rend un
erre aduellement miférable fur l'efpoir
bien ou mal fondé de le rendre heu-
reux un jour ! Que fî ces raifonneurs
vulgaires confondent la licence avec
la liberté, &: l'enfant qu'on rend heu-
reux avec l'enfant qu'on gâte , appre-
nons-leur a. les difcinguer.
Pour ne point courir après des chi-
mères, n'oublions pas ce qui convient
à notre condition. L'humanité a fa
place dans l'ordre des chofesj l'enfance
a la fienne dans l'ordre de la vie hu-
maine j il faut confidérer l'homme
dans l'homme , ôc l'enfant dans l'en-
fant. Alligner à chacun fa place & l'y
fixer j ordonner les paflions humaines
félon la conftitution de l'homme , eft
tout ce que nous pouvons faire pour
fon bien-être. Le relie dépend de caufes
étrangères qui ne font point en notre
pouvoir.
Nous ne favons ce que c'eft que
bonheur ou malheur abfolu. Tout eft:
mêlé dans cette vie , on n'y goûre au-
cun fentiment pur , on n'y refte pas
deux momens dans le même état. Les
affections de nos âmes, ainfi que les
modifications de nos corps j font dans
ou DE l'Éducation. i6^
un flux continuel. Le bien & le mal
nous font communs à tous j mais en
différentes mefures. Le plus heureux
eft celui qui fouffre le moins de pei-
nes j le plus miférable eft celui qui
fent le moins de plaifirs. Toujours
plus de fouffrances que de jouiOances ,
voilà la différence commune a tous.
La félicité de l'homme ici-bas n'eft
donc qu'un état négatif j on doit la
mefurer par la moindre quantité des
maux qu'il fouffre.
Tout fentinient de peine eft infépa-
rable du defir de s'en délivrer : toute
idée de plaifir eft infcparable du defir
d'en jouir: tout defir fuppofe privation,
& toutes les privations qu'on fent font
pénibles j c'eft donc dans la difpropor-
tion de nos defirs ôc de nos facultés,
que confifte notre mifere. Un être (qïI'
(ibie dont les facultés égaleroient les de*
firs, feroit yn être abfolument heureux,"
En quoi cjonc confifte la fageffe hu-
maine ou la route du vrai bonhçur?
ï6<j Emile,
Ce n'efl: pas précifcmenc à diminuer nos
defjrs j car s'ils étoieiit au - delfous de
notre puiflance , une partie de nos fa-
cultés refteioit oiiîve , de nous ne
jouirions pas de tout notre être. Ce
n'eft pas non plus à étendre nos facul-
tés, car fi nos defirs s'étendoient à la
fois en plus grand rapporc , nous n'en
deviendrions que plus miferables: mais
c'eft à diminuer l'excès des defirs fur
les facultés , & à mettre en égalité
parfaite la puilîance & la volonté.
C'eft alors feulement que toutes \ç,s
forces étant en adion , l'ame cepen-
dant reftera pailible, & que l'homme
fe trouvera bien fubordonné.
C'eft ainfi que la Nature, qui fait tout
pour le mieux , l'a d'abord inftitué. Elle
ne lui donne immédiatement que les
defirs néceftaires à fa confcrvation , &
les facultés fuftifantes pour les fitif-
fàire. Elle a mis toutes les autre;, comme
en réferve au fond de fon ame, pour
s'y développer au befoin. Ce n'eft que
ou DE L* Éducation. \6j
(3ans cet état primitif que l'équilibre
du pouvoir & du defir fe rencontre, ^
que l'homme n'eft pas malheureux. Si-
tôt que (qs facultés virtuelles fe met-
tent en adlion , l'imagination , la plus
adive de toutes , s'éveille & [qs de-
vance. C'eft l'imagination qui étend
pour nous la mefure des poflibles foie
en bien foit en mal , & qui par con-
féquent excite & nourrit les defirs par
l'efpoir de les fatisfaire. Mais l'objet
qui paroilfoit d'abord fous la main ,'
fuit plus vite qu'on ne peut le pourfui-
vre ; quand on croie l'atteindre , il fe
transforme & fe montre au loin de-
vant nous. Ne voyant plus le pays déjà
parcouru, nous le comptons pour rien;
celui qui refte à parcourir, s'aggrandir,
s'étend fans celFe : ainfi l'on s'épuife
fans arriver au terme; & plus nous ga-
gnons fur la jouifTance, plus le bonheur
s'éloigne de nous.
Au contraire, plus l'homme efl: refté
près de fa condition naturelle , plus?
i6S Emile,
h différence de fcs facultés à Tes defirs
eft petite , & moins par conféquent il
eft éloigné d'être heureux. Il n'eft ja-
mais moins miférable que quand il
paroît dépourvu de tout : car la mifere ne
confifte pas dans la privation des chofes ,
mais dans le befoin q«i^'en fait fentir.
Le monde réel a fcs bornes, le monde
imaginaire eft infini : ne pouvant élar-
gir l'un, rétrécilfons l'autre j car c'cft
de leur feule différence que naiifent
toutes les peines qui nous rendent vrai-
ment malheureux. Otez la force , la
fanté, le bon témoignage de foi, tous
les biens de cette vie font dans l'opi-
nion ; ôtez les douleurs du corps Se ks
remords de la confcience , tous nos
maux font imaginaires. Ce principe eft
commun, dira-t-on: j'en conviens. Mais
l'application pratique n'en eft pas com-
mune ; & c'eft uniquement de la pratique
dont il s'agit ici.
Quand on dit que l'homme eft foi-
ble, que veut-on dire? Ce mot àc foi-
bug'c
ou DE l'Éducation, kt^
blcjje indique un rapport , un rapport
de l'être auquel on l'applique. Celui
donc la force palFe les befoins j fùc-il
un infcde , un ver , efl: un être fort :
celui dont les beToins paflent la force ,"
fiit-il un éléphant, un lion j fût-il un
Conquérant, uf jéros ; fût-il un Dieu,
c'eft un être foible. L'Ange rebelle qui
méconnut fa nature ctoit plus foible
que l'heureux mortel qui vit en paix
félon la fienne. L'homme eft très-fort ,
quand il fe contente d'être ce qu'il eft:
il eft très-foible, quand il veut s'élever
au-deflus de l'Humanité. N'allez donc
pas vous figurer qu'en étendant vos fa-
cultés vous étendez vos forces j vous
les diminuez, au contraire, fi votre
orgueil s'étend plus qu'elles. Mefurons
le rayon de notre fphère , & reftons au
centre , comme l'infeéte au milieu de
fa toile : nous nous fufîîrons toujours
à nous-mêmes , & nous n'aurons poinc
à. nous plaindre de notre foiblefte j car
nous ne la fentirons jamais.
Tome I, H
X70 Ê M I L E^
Tous les animaux ont exademcnt
les facultés nécefTaires pour fe con-
ferver. L'homme feul en a de fuper-
flues. N'eft-il pas bien étrange que ce
fuperflu foie l'inflrument de fa mifere?
Dans tout pays les bras d'un homme
valent plus que fa fubfiftance. S'il étoit
affez fage pour compter ce fuperflu
pour rien, il auroic toujours le nécef-
faire , parce qu'il n'auroit jamais rien
de trop. Les grands befoins , difoit
Favorin (2) , naiflent des grands biens ,
& fouvent le meilleur moyen de fe
donner les chofes dont on manque , eft
de s'oter celles qu'on a : c'eft à force
de -nous travailler pour augmenter notre
bonheur , que nous le changeons en
mifere. Tout homme qui ne voudroic
que vivre , vivroit heureux ; par confé-
*quent il vivroit bon , car où feroit pour
lui l'avantage d'être méchant ?
Si nous étions immortels , nous fe-
rions des êtres très-miférables. Il ell
(i)Noft. Amcl.IX. C 8,
ou DE L'ÊdUCATIOK. 171)
dur de mourir , fans douce \ mais il efl:
doux d'efpérer qu'on ne vivra pas tou-
jours , &c qu'une meilleure vie finira les
peines de celle-ci. Si l'on nous ofFroit
l'immortalité fur la terre , qui eft - ce
qui vûudroit accepter ce trifte préfent ?
Quelle relTouti^, quel efpoir , quelle
coufolation nous refteroit-il contre les
rigueurs du fort & contre les injuftices
des hommes ? L'ignorant qui ne prévoit
rien , fent peu 'le prix de la vie Se craint
peu de la perdre j l'homme éclairé voit
des biens d'un plus grand prix qu'il
préfère à celui là. II n'y a que le demi-
favoir ôc la faufle fageffe qui , prolon-
geant nos vues jufqu'à la mort, & pas
au-delà , en font pour nous le pire des
maux. La ncceifité de moutir n'eft â
l'homme fage qu'une raifon pour fup-
porter les peines de la vie. Si l'on n'é-
toit pas sûr de la perdre une fois , elle
coûtcroit trop à conferver.
Nos maux moraux font tous dans
l'opinion , hors un feul , qui eft le cri-
H 2.
iyb É M I L E j
me , & celui-là dcpend de nous : nos
maux phyfiques fe détruifent ou nous
détruifent. Le tems ou la more font
nos ' remèdes : mais nous fouffrons
d'autant plus que nous favoiis moins
foufFrir , ôc nous nous donnons plus
de tourment pour guérir nos ma!a«
dies , que nous n'en aurions à les fup-
porter. Vis félon la Nature , fois pa-
tient , ôc challe les Médecins : tu n'é-
viteras pas la mort j mais tu ne la fen-
tiras qu'une fois , tandis qu'ils la por-
tent chaque jour dans ton imagina-
tion troublée , & que leur 'art men-
fonger , au lieu de prolonger tes jours,
t'en ôte la jouifTance. Je demanderai
toujours quel vrai bien cet art a fait
aux hommes ? Quelques-uns de ceux
qu'il guérit mourroient , il eft vrai ;
mais des millions qu'il tue refteroient
en vie. Homme fenfé , ne mets point
à cette loterie où trop de chances font
tontre toi. Souffre , meurs ou guéris ;
mais fur-tout vis jufqu'à ta dernière heure»
or/ DE i^ Éducation. 175
Tout n'eft que folie & contradidion
dans \qs infticucions humaines. Nous
nous inquiétons plus de notre vie,
à mefure qu'elle perd de fou prix.
Les Vieillards la regrettent plus quq
\^s jeunes Ç[,q\\s ^ ils ne veulent pas per-
dre les apprêts qu'ils ont faits pour en
jouir ^ à foixante ans il eft bien cruel
de mourir avant d'avoir commencé de
vivre. On croit que l'homm.e a un vif
amour pour fa confervation , &c cela
eft vrai; mais on ne voit pas que cet
amour, tel que nous le fentons , eft en
grande partie l'ouvrage des hommes.
Naturellement l'homme ne s'inquiète
pour fe conferver qu'autant que les
moyens en font en fon pouvoir ; fi-tôt
que ces moyens lui échappent , il fe
tranquillife &c meurt fans fe tourmen-
ter inutilement. La première loi de la
réfignation nous vient de la Nature.
Les Sauvages, ainfi que les bêces, fe
débattent fort peu contre la mort , «Se
i'ewdurenc prefque fans fe plaindre.
H 3
174 É M I L JE i
Cette loi détruite , il itn forme tine
autre qui vient de la raifon • mais peu
lavent l'en tirer , & cette réfignation
tadice n eft jamais auffi pleine & entière
que la première.
La prévoyance ! la prévoyance , qui
nous porte fans cefîe au-delà de nous
& fouvent nous place ou nous n'arri-
verons point j voilà la véritable fource
de toutes nos miferer. Quelle manie à
Un être aufli palTiger que Thomme de
regarder toujours au loin dans un ave-
nir qui vient fi rarement , & de né-
gliger le préfent dont il eft sûr ! manie
d'autant plus funefte qu'elle augmente
incefîamment avec l'âge , & que les
Vieillards, toujours défians, prévoyans ,
avares , aiment mieux le refufer au-
jourd'hui le néceflaire , que d'en man-
quer dans cent ans. Ainfi nous tenons
à tout , nous nous accrochons à tout ,
\qs rems, les lieux, les hommes > les
chofes , tout ce qui eft , tout ce qui
fera , importe à chacun de nous : no-
©17- DE l'Éducation» 175
tre individu n'eft plus que la moindre
partie de nous - mêmes. Chacun s'é-
tend , pour ainfi dire , fur la terre en-
tière , ôc devient fenfible fur toute certe
grande furface. Eft-il étonnant que
nos maux fe multiplient dans tous
les points par où Ton peut nous bief-
fer ? Que de Princes fe défolent pour
la perte d'un pays qu'ils n'ont jamais
vu ? Que de Marchands il fuffit de
toucher aux Indes , pour les faire crier
à Paris ?
Eft-ce la Nature qui porte ainfi les
hommes fi loin d'eux - mêmes ? Eft-
ce elle qui veut que chacun apprenne
fon deftin des autres , & quelquefois
l'apprenne le dernier j enforte que tel
eft mort heureux ou miférable , fans
en avoir jamais rien fu ? Je vois un
homme frais , gai , vigoureux , bien
portant -, fa préfence infpire la joiej fes
yeux annoncent le contentement , le
bien-être : il porte avec lui l'image du
bonheur. Vient une lettre de la pofte j
H 4
Ij6 É M I L E ^
l'homme heureux la rcf^arde ; elle eft k
ion atlrelTe, il l'ouvre, il la lie. A l'inf-
tant ion air change ; il pâlit , il tombe
en défaillance. Revenu à lui, il pleu-
re , il s'agite 5 il gémit , il s'arrache
les cheveux , il fait retentir l'air de
(qs cris , il femble attaqué d'affreufes
convuHîons. Iiifenfé , cjuel mal t'a donc
fait ce papier ? quel membre t'a-t-il
ôté ? quel crime t'a-t il fiit cammet-
tte ? enfin, qu'a-t il changé dans toi-
même pour te mettre dans l'état où je
te vois ?
Que la lettre fe fût égarée , qu'une
main charitable l'eCu jetée au feu , le
fort de ce mortel heureux & malheu-
reux à la. fois , eût été , ce me femble ,
un étrange problème. Son malheur ,
direz-vous , étoit réel. Fort bien \ mais
il ne le fentoit pas : ou étoit-il donc ?
Son bonheur étoit imaginaire. J'en-
tends ^ la fanté , la gaieté , le bien-
être , le contentement d'efprit ne font
plus qr.s des vifionv ! Nous n'exiftons
eu DE l'éducation. ' 177
p;]us où nous femmes, nous n'exiftcns
qu'où nous ne fommes pas l eft ce la
peine d'avoir une fi grande peur de la
more , pourvu que ce en quoi n^us vi-
vons refte ?
O homme ! refferre ton exiftence
au-dedans de toi , & tu ne feras plus
miférable. Refte à la place que la Na-
ture t'alîigiie dans la chaîne des êtres ,
rien ne t'en pourra fliire fortir: ne re-
gimbe point contre la dure loi de la
nécefliré , & n'épuife pas , à vouloir lui
rcfifter , des forces que le Ciel ne t'a
point données pour étendre ou prolon-
ger ton exiftence , mais feulement pour
la conferver comme il lui plaît , & au-
tant qu'il lui plaît. Ta liberté , ton
pouvoir ne s'étendent qu'aufti loin que
tes forces naturelles , ^ pas au-delà j
tout le refte n'eft qu'efclavage , lUafion,
preftige. La domination même eft ier-
vile , quand elle tient à l'opinion : car
ta dépends des préjugés de ceux que tu
gouvenits par les préjugés. Pour les
17» Emile;
conduire comme il te plaîc , il faut te
conduire comme il leur plaîc. Ils n'ont
qu'à changer de manière de penfer , il
faudra bien par force que tu changes
de manière d'agir. Ceux qui t'appro-
chent n'ont qu'à favoir gouverner les
opinions du Peuple que tu crois gou-
verner j ou des favoris qui te gouver-
nent , ou celles de ta famille , ou les
tiennes propres •, ces Vilîrs , ces Cour-
tifans , ces Prêtres , ces Soldats , ces
Valets , ces Caillettes , &: jufqu'à des
enfans , quand tu ferois un Thémillo-
cle en génie (3), vont te mener comme
un enfant toi-même au milieu de tes
légions. Tu as beau faire ; jamais ton
autorité réelle n'ira plus loin que tes
facultés réelles. Si-iôt qu'il faut voir par
(3) Ce petit garçon que vous Toyez-Ià , difoit Thé-
mirtocle à fes amis , ell l'arbicre de !a Grèce j car il
gouverne fa mère , fa mère me gouverne , je gouverne
les Athéniens , & les Athéniens gouveri-.-nt les (.-•recs.
Oh ! quels petits co:idadeurs on trouveroit foiivenr
aux plus grands £r. p res , (î du Prince on defcendoit
par degrés jufqu'à la première main qui donne le branle
CD fecrec 1
ou BB l'Éducation, 171;
les yeux des ancres , il faut vouloir par
leurs volontés. Mes Peuples font mes
Sujets , dis-tu fièrement. Soit j mais
toi j qu'es-tu ? le fujet de tes Minif-
tres: & tes Miniftres , à leur tour, que
font-ils ? les Sujets de leurs Commis ,
de leurs MaîtrefTes, les Valets de leurs
Valets, Prenez tout , ufurpez tout , &
puis verfez l'argent à pleines mains ,
dredez des batteries de canon , élevez
des gibets, des roues, donnez des Loix ,
des Edits , multipliez les Efpions , les
Soldats, les Bourreaux, les Prifons ,
les chaînes ; pauvres petits hommes,
de quoi vous fert tout cela ? Vous n'eu
ferez ni mieux fervis , ni moins volés ,
ni moins trompés , ni plus abfolus.
Vous direz toujours , nous voulons , &
vous ferez toujours ce que voudront les
autres.
Le feul qui fait fa volonté eft celui
qui n'a pas befoin , pour la faire , de met-
tre \qs bras d'un autre au bouc àqs (iens,
d'où il fuit , que le premier de tous [qs
H 5
iSo E M île;
biens n'tfl: pas r.iiuoritc , mais la li-
berté. L'homme vraiment libre ne veut
que ce qu'il peut , Se fait ce qu'il lui
plaît. Voilà ma maxime fondamentale.
11 ne s'agit que de l'appliquer à l'en-
fance , & toutes les règles de l'éduca-
tion vont en découler.
La fociété a fait l'homme plus foi-
ble , non-feulement en lui étant le
droit qu'il avoit fur fes propres forces ,
mais fur- tout en les lui rendant in-
fuffifantes. Voilà pourquoi Ces defirs
fe multiplient avec fa foiblefle , ôc
voilà ce qui fait celle de l'enfance com-
parée à l'âge d'homme. Si l'homme eft
un être fort oc fi l'enfant eft un être
foible , ce n'eft pas parce que le pre-
mier a plus de force abfolue que le
fécond , mais c'eft parce que le pre-
mier peut naturellement fe fufïire a
lui-mè.ne & que l'autre ne le peur.
L'homme doit donc a oir pi is de vo-
lontés & l'enfant plus de fàaiaiiies j
ou DE l'Éducation. i8i
mot par lequel j'entends tous les defirs
qui ne font pas de vrais befoins , ôc
qu'on ne peut contenter qu'avec le fe-
cours d'autrui.
J'ai dit la raifon de cet état de
foibleffe. La Nature y pourvoit pat
l'attachement des pères & des mères :
mais cet attachement peut avoir fou
excès , (on défaut , fes abus. Des pa-
ïens qui vivent dans l'état civil , y
tranfportent leur enfant avant l'âge.
En lui donnant plus de befoins qu'il
n'en a , ils ne foulagent pas fa foiblefie ,
ils l'augmentent. Ils l'augmentent en-
core, en exigeant de lui ce que la Na-
ture n'exigeoit pas ; en foumettant à
leurs volontés, le peu de force qu'il a
pour fervir les fiennes ; en changeant ,
de part ou d'aurre , en efclavage , la
dépendance réciproque où le tient fa
foiblelfe , de où les ti^^nt leur attache-
ment.
L'homme fige fait refler à fa place ;
mais l'enfant qui ne connoîc pas la
/
iÈi Emile,
fienne , ne faiiroit s'y maintenir. II a
parmi nous mille iffues pour en fortir ;
c'eft à ceux qui le gouvernent à l'y re-
tenir, ôc cette lâche n'eft pas facile. Il
ne doit être ni bète ni homme , mais
enfant ; il faut qu'il fente fa foiblefTe ,
& non qu'il en foufFre j il faut qu'il dé-
pende , 8c non qu*il obéifTe j il faut qu'il
demande , de non qu'il commande. Il
n'eft fournis aux autres qu'à caufe de
fes befoins , Si parce qu'ils voient mieux
que lui ce qui lui eft utile , ce qui peut
contribuer ou nuire à. fa confervation.
Nul n'a droit , pas même le père , de
commander à l'enfant ce qui ne lui efl
bon à rien.
Avant que les préjugés Se les infti-
tutions humaines aient altéré nos pen-
chans naturels , le bonheur des enfans ,
ainfi que des hommes , confifte dans
l'ufige de leur Uberté ; mais cette li-
berté, dans les premiers, eft bornée par
leur fcibleffe. Quiconque fait ce qu'il
veut , eft heureux , s'il fe fuftit à lui-
ou HE l'Éducation. 185
même j c'eft le cas de l'homme vivant
dans l'écac de la Nature. Quiconque fait
ce qu'il veut, n'eft pas heureux, fi fes
befoins paffenc Ces forces j c'eft le cas
de l'enfant dans le même état. Les en-
fans ne jouilTenr , même dans 1 état de
Nature , que d'une liberté imparfaite ,
iemblable à celle dont jouilfent les
hommes dans l'état civil. Chacun de
nous, ne pouvant plus fe palfer des au-
tres, redevient à cet égard foible ôc
miférable. Nous étions faits pour être
hommes j les loix de la fociété nous ont
replongés dans l'enfance. Les Riches ,
les Grands , les Rois , font tous des en-
fans qui , voyant qu'on s'emprelle à
foulager leur mifere, tirent de cela
même une vanité puérile , ôc font tout
fiers des foins qu'on ne leur rendroit
pas , s'ils étoient hommes faits.
Ces confidérations font importan-
tes , & fervent à réfoudre toutes les
contradiélions du fyftême focial. Il y
a deux fortes de dépendances. Celle
l84 É M J L M
des chofes , qui eft de la Nature ; celle
^es hommes, qui ert de la focicté. La
dépendance des chofes, n'ayant aucune
moralité, ne nuit point à la liberté,
& n'engendre point de vices: la dépen-
dance àQS hommes , étant défordon-
née (4), les engendre tous, & c'eft
par elle que le Maître & l'Efclave fe
dépravent mutuellement. S'il y a quel-
que moyen de remédier à ce mal dans
la fociété, c'eft de fubfticuer la loi à
l'homme , & d'armer les volontés gé-
nérales d'une force réelle, fupérieute à
l'adiion de toute volonté particulière.
Si \qs Loix des Nations pouvoient
avoir, comme celles de la Nature, une
inflexibilité que jamais aucune force
humaine ne pût vaincre , la dépendance
àts hommes redeviendroit alors celle
des chofes j on rcuniroit dans la Ré.-
publique tous les avantages de l'état
(4) Dans mes principes du droit politique , il eft
Jémoiuré «jue nulle volomc particulière Jie peut être
•idonnée dans le fyilêpic lecial.
ou DE l'Éducation. 185
naturel à ceux de l'érat civil ; on join-
droit à la liberté qui maintient l'homme
exempt de vices , là moralité qui l'élevé
à la vertu.
Maintenez l'enfant dans la feule dé-
pendance des chofes ; vous aurez fuivi
l'ordre de la Nature dans le progrès de
fon éducation. N'offrez jamais à (qs vo-
lontés indifcrettes que àQS obttacles
phyHques ou âQs punitions qui naif-
fent des adions mêmes , & qu'il fe
rappelle dans roccafion : fans lui dé-
fendre de mal faire, il fuffit de l'en
empêcher. L'expérience ou l'impuif»
fanre doivent feules lui tenir lieu de
loix. N'accordez rien à (qs defirs, parce
qu'il le demande j mais parce qu'il en a
befoin. Qu'il ne fâche ce que c'eft
qu'obéilTance , quand il agitj ni ce que
c'tfi: qu'empire, quand on agit pour lui;
Qu'il fenre également fa libeité dans
{es aétious & dans les vôcres. Suppléez
à la force qui lui manque, autant pré-
cifémenc qu'il en a befoia pour être
l8<> E M 1 L ■£ y
libre , & non pas impérieux ; (]u'eBi
recevant vos fervices avec une forte
d'humiliation , il afpire au moment où
il pourra s'en pafifer , & où il aura
l'honneur de fe fervir lui-même.
La Nature a, pour fortifier le corps
& le faire croître, des moyens qu'on
ne doit jamais contrarier. Il ne faur
point contraindre un enfant de refter,
quand il veut aller j ni d'aller , quand
il veut refter en place. Quand la vo-
lonté àQS enfans n'eft point gâtée par
notre faute, ils ne veulent rien inutile^
ment. Il faut qu'ils fautent, qu'ils cou-
rent, qu'ils crient, quand ils en ont en-
vie. Tous leurs mouvemens font des
befoins de leur conftitution qui cher-
che à fe fortifier: mais on doit fe dé-
fier de ce qu'ils défirent , fans le pou-
voir faire eux-mêmes , & que d'autres
font obligés de faire pour eux. AIgts
il faut diftinguer avec foin le vrai be-
foin , le befoin naturel , du befoin de
fantaifie qui commence à naître j ou de
ou DE L'ÉDVCjiTlON, 187
«eîui qui ne vient que de la furabon-
dance de vie dont j'ai parlé.
J'ai déjà dit ce qu'il faut faire, quand
un enfant pleure pour avoir ceci ou
cela. J'ajouterai feulement que , dès
qu'il peut demander en parlant ce qu'il
délire, &, que pour l'obtenir plus vite,
ou pour vaincre un refus, il appuie de
pleurs fa demande , elle lui doit être
irrévocablement refufée. Si le befoin
Ta fait parler, vous devez le favoir ôc
faire auffi-tôt ce qu'il demande : mais
céder quelque chofe à (es larmes, c'eft
l'exciter à en verfer , c'eft lui appren-
dre à douter de votre bonne volonté ,
& a croire que l'importunité peut plus
fur vous que la bienveillance. S'il ne
VOU5 croit pas bon , bientôt il fera
méchant ; s'il vous croit foible , il
fera bientôt opiniâtre : il importe d'ac-
corder toujours au premier figne ce
qu*on ne veut pas refufer. Ne foyez
point prodigue en refus , mais ne les
révoquez jamais.
igS É M 1 L E i
Gardez-vous fur-tout de donner â
l'enfant de vaines formules de poli-
telTe qui lui fervent au befoin de pa-
roles magiques , pour foumettre à ies
volontés tout ce qui l'entoure , & ob-
tenir à l'inftant ce qu'il lui plaît. Dans
rédticatioii £içonniere des riches , on
ne manque jamais de les rendre poli-
ment impérieux , en leur prefcrivanr les
termes dont ils doivent fe fervir pour
que perfonne n'ôfe leur réfifter : leurs
enfans n'ont ni tons, ni tours fupplians j
ils font auflî arrogans , mcme plus ,
quand ils prient, que quand ils com-
mandent , comme étant bien plus sûrs
d'être obcis. On voit d'abord que sil
vous plaît lignifie dans leur bouche
il me plaît ^ & que je vous prie (igni-
fie je vous ordonne. Admirable poli-
teiTc , qui n'aboutit pour eux qu'à
changer le fens des mots , & à ne pou-
voir jamais parier autrement qu'avec
empire ! Quant à moi qui crains moins
qu'Emile ne foie gtolîier qu'arrogant ,
ou DE l'ÉdxJCATIOÎ^, 1^9
j'aime beaucoup mieux qu'il dife , en
priant , faites cela , qu'en commandant
je vous prie. Ce n'eft pas le terme dont
il fe fert qui m'importe , mais bien
l'acception qu'il y joint.
Il y a un excès de rigueur & un ex-
cès d'indulgence tous deux également
à éviter. Si vous lailfez pâtir les en-
fans , vous expofez leur fanté , leur
vie , vous les rendez adtuellemenc mi-
férabies ; (\ vous leur épargnez avec
trop de foin toute efpèce de mal-ètre ,
vous leur préparez de grandes mife-
res , vous les rendez délicats , fenfi-
blés , vous les fortez de leur étai d'hom-
mes , dans lequel ils rentreront un jour
malgré vous. Pour ne les pas expo-
fer à quelques maux de la Nature ,
vous êtes l'artifan de ceux qu'elle ne
leur a pas donnés. Vous me direz que
je tombe dans le cas de ces mauvais
percs , auxquels je reprochois de fa-
criHer le bonheur d&s enfans , à la
ipo Emile,
confidcration d'un tems éloigné qui
peut ne jamais être.
Non pas : car la liberté que je don-
ne à mon Elevé , le dédommage am-
plement des légères incommodités aux-
quelles je le laiiîè expofé. Je vois
de petits poliflons jouer fur la neige ,
violets , tranfis ôc pouvant à peine
remuer des doigts. Il ne tient qu'à eux
de s'aller chauffer , ils n'en font rien j
Cl on les y forçoit , ils fentiroient cent
fois plus les rigueurs de la contrainte ,
qu'ils ne fente celles du froid. De
quoi donc vous plaignez - vous ? Ren-
drai-je votre enfant miférable , en ne
l'expofant qu'aux incommodités qu'il
veut bien fouffrir ? Je fais fon bien
dans le moment préfent , en le laiHant
libre ; je fais fon bien dans l'avenir ,
en l'armant contre les maux qu'il doit
fupporter. S'il avoir le choix d'être mon
Élevé ou le vôtre , penfez-vous qu'il
balançât un inftant ?
Concevez - vous quelque vrai bon-
ou DE l'Education, 191
heur poflible pour aucun ctre hors de
fa conflitution ? & n'eft-ce pas for tir
l'homme de fa confticution , que de
vouloir l'exempter également de rous
les maux de fon efpece ? Oui , je le
fouclens \ pour fentir les grands biens ,
il faut qu'il connoi{Te les petits maux ;
telle eft fa nature. Si le phyfique va
trop bien , le moral fe corrompt.
L'homme qui ne connoîrroit pas la
douleur , ne connoitroit ni i'attendrif-
fement de l'Humanité , ni la douceur de
la commifération ; fon cœur ne feroic
ému de rien , il ne feroit pas fociable,
il feroit un monftre parmi (es femblaw
bles.
Savez -vous quel eft le plus sûr
moyen de rendre votre enfant miféra-
ble ? c'eft de l'accoutumer à tout ob-
tenir ; car fes defirs croifTant incef-*
famment par la facilité de les fatis-
faire , tôt ou tard l'impullfance vous
forcera , malgré vous , d'en venir au
Ï92. É M I L E ^
refus , ôc ce refus inaccoutumé lui
donnera plus de tourment que la pri-
vation mcirie de ce qu'il dcfire. D'a-
bord il voudra la canne que vous te-
nez i bientôt il voudra votre montre j
enfuite il voudra l'oifeau qui vole ;
il voudra l'étoile qu'il voit briller, il
voudra tout ce qu'il verra : à moins d'être
Dieu, comment le contenterez-vous ?
C'eft une difpofition naturelle a
l'homme de regarder comme fien tout
ce qui eft en fon pouvoir. En ce fens.
Je principe de Hobbes eft vrai jufqu'à
certain point j multipliez avec nos
defirs les moyens de les fatisfaire, cha-
cun fe fera le maître de tour. L'enfant
donc qui n'a qu'à vouloir pour obte-
nir , fe croit le propriétaire de 1 Uni-
vers y il regarde tous les hommes comme
fes efclaves : & quand enfin l'on eft
forcé de lui refufer quelque chofe ,
Jui, croyant tout poOfible quand il com-
mande , prend ce refus pour un uùq
de
ou DE L*£duCATIOîJ, xpj
de rébellion ; toutes les raifons qu'on
lui donne dans un âge incapable de
raifonnement, ne fonr, à fon gré, que
des prétextes ; il voie par - tout de la
mauvaife volonté : le fentiment d'une
injuftice prétendue aigriflant fon natu-
rel , il prend tout le monde en haine,'
& fans jamais favoir gré de la com-
plaifance , il s'indigne de toute oppo-.
lîtion.
Comment concevrois - je qu'un en-r
fant ainfî dominé par la colère , & dé-
voré des pallions les plus irafcibles,'
puilTe jamais être heureux ? Heureux,
lui ! c'efl: un Defpote y c'eft à la fois
le plus vi'i des efclaves , & la plus mi-
férable des créatures. J'ai vu des en fans
élevés de cette manière, qui vouloient
q-u'on renversât la maifon d'un coup
dcpaule ; qu'on leur donnât le coq
qu'ils voyoient fur un clocher ; qu'on
arrêtât un Régiment en marche pour
entendre les tambours plus long-tems,
Ôc qui perçoienc l'air de leurs crij
Tome 1. I
194' '^ MILE ,
fans -vouloir écouter perfonne , aufll-
tôt qu'on tardoic à leur obéir. Tout
s'emprefToic vainement à leur com-
plaire j leurs defirs s'irricant par la
facilité d'obtenir , ils s'obllinoient aux
cliofes impoflibles , & ne trouvoienc
par-tout que contradictions , qu'obfta-
cles , que peines, que douleurs. Tou-
jours grondans , toujours mutins , tou-
jours furieux , ils palToient les jours
à crier , à fe plaiudre : étoient-ce là
des êtres bien forituics ? La foibleiïê
& la domination rjéunies n'engendrent
que folie &c miferé. De deux enfans
gâtés, l'un bat la table, ôc l'autre fut
fouetter la mer ; ils auront bien à
fouetter & à batrre, avant de vivre coa-
tens.
'Si ces idées d'empire & de tyran-
nie les. irendent miférables dès leur en-
fance 9 que fera-ce quand ils grandi-
ront s & que leurs rel.uions avec les
autres hommes commenceront à s'é-
tendre & fe multiplier? Accoutumés'
ov DE l'Education. 195
à vo.ir tout fléchir devant eux, quelle
farprife, en entrant dans le monde, de
fentir que tout leur léfifte , & de Te
trouver éciafés. du poids de cet Uni-
vers qu'ils penfoient mouvoir à leur
gré î Leurs airs infolens, leur puérile
vanité ne leur attirent que mortifica-
tions , dédains , railleries j ils boivent
les affronts comme l'eau ; de cruelles
épreuves leur apprennent bientôt qu'ils
ne connoillent ni leur état , ni leurs
forces j ne pouvant tout , ils croient
ne rien pouvoir: tant d'obftacles inac-
conrumcs les rebutent , tant de mépris
les avilirfent j ils deviennent lâches ,
craintifs, rempans , 6c retombent au-
tant au - de'Jous d'eux - mêmes qu'ils
s'étoienc élevés au-deflTus.
Revenons à la règle primitive. La
Nature a fait les enfins pour être ai-
mes «Se fccourus , mais les a-t-elle faits
pour c:re obiis de craints? Leur a-t-elle
donné un air impofan:, un œil févere,
une voix rude ec menaçante pour fe
I z
I^(> E M I L E j
faire redouter ? Je comprends que le
rugiflement d'un lion épouvante les
animaux , & qu'ils tremblent en voyant
fa terrible hure: mais fi jamais on vit
un fpeclacle indécent , odieux , lili-
ble > c'eft un Corps de Magillrats , le
Chef à la tête, en habit de cétémonie ,
profternés devant un enfant au mail-
lot , qu'ils haranguent en termes pom-
peux , & qui crie ôc bave pour toute
réponfe.
A confidérer l'enfance en elle-même,
y a-t-il au monde un ctre plus foible ,
plus miférable, plus à la merci de tout
ce qui Tenvironne, qui ait fi grand be-
foin de pitié , de foins , de proteciion
qu'un enfant? Ne femble-til pas qu'il
ne montre une figure (i douce de un
air fi touchant qu'afin que tout ce qui
l'approche s'intérefie à fa foiblefie, &
s'empreiïe à le fccourir ? Qu'y a-t-il
donc de plus choquant , de plus con-
traire à l'ordre, que de voir un enfant
impérieux Se mutin commander à tout
ou DE l'Éducation, 197
ce qui l'enroiue , & prendre impu-
demment le ton de Maître avec ceux
qui n'ont qu'à l'abandonner pour le
faire périr ?
D'autre part , qui ne voit que la
foibleire du premier âge enchaîne ks
enfans de tant de manières, qu'il cil
barbare d'ajouter à cet aîTujertifiement
celui de nos caprices , en leur ô:ant
une liberté fi bornée , de laquelle ils
peuvent fi peu abufer , & dont il eft
fi peu utile à eux & à nous qu'on les
prive ? S'il n'y a point d'objet fi di-
gne de rifée qu'un enfant hautain , il
n'y a point d'objet h digne de pitié
qu'un enfant craintif. Puifqu*avec l'a-;
ge de raifon commence la fervitude
civile , pourquoi la prévenir par la
fervitude privée ? Soufirons qu'un mo-
inent de la vie foit exempt de ce joug
que la Nature ne nous a pas impofé ,
ôc lailfons à l'enfance l'exercice de la
liberté naturelle, qui l'éloigné au moins
pour un tems , des vices que l'on
I 3
ipS EMILE,
contradte dans l'efclavage. Que ces
Inflitiueiirs féveres , que ces pères af-
fervis à leurs enhins , viennent donc
les uns &c les autres avec leurs hivoles
obje(5tions, & qu'avant de vanter leurs
méthodes, ils apprennent une fois celle
de la Nature.
Je reviens à la pratique. J'ai déjà
die que votre enfant ne doit rien ob-
tenir, parce qu'il le demande j mais parce
qu'il en a befoin ( 5 ' j ni rien faire
par obéiiTance , mais feulement par
néceflîté : ainfî les mots à'obéir ik de
commander feront profcrits de fon
Didtionnaire , encore plus ceux de
devoir ôc d'obligation • mais ceux de
(5) On doit fentir que, ccmnis la peine eft fouvcnt
une nccefliic, le pl.iifir cft quelquefois un befoin. 11 n'y
a donc qu'un feul dcfîr des cntans auquel on ne doive
jamais complaire; c'ell celui de fe faire obéir. D'où il
fuir, que, dans tout ce qu'ils demandent, c'eft fur-tout
au motif qui les porte à le demander qu'il fiut faire
attention. Accordez-leur, tant qu'il eft poflib'.e , tout
ce qui peut leur faire un pbifir réel; rcfufei-lcur tou-
jours ce qu'ils ne demandent que pat fantailie , ou pour
faire un .i6tc d'ati'-ojjté.
ou DE l'Éducation. 199
force 5 de néceffite , d'impuijjance ôc
de contrainte y doivent tenir une grande
place. Avant l'âge de raifoii , l'on ne
fauroit avoir aucane idée des êtres
moraux lù des relations fociales j il
faut ô^onc éviter , autant qu'il fe
peut , d'employer des mots qui les
expriment, de peur que IViifanc n'at-
taciie d'abord à ces mors ; de faulTes
idées qu'on ne faura point, ^ qu'on
ne pourra plus détruire. La première
faufle idée qui entre dans fa tête eft en
lui le germe .de l'erreur' &: uu vice:
c'eft à , ce premier pas 'qu'il faut fur-
îciî: 'faire attentiori.- Faiff^ç que îant
qu'il n'eft frappé que Aqs choÇts kn-
fiWes j' 'toutes fcs idées s'arrêtent aux
fenfationsj faites que de toutes parts il
n'apperçoive autour de lui que le mon-
de^ pliy-ïique -. £x^As quoi Toyez fiir qu'il
Ile ; vôW'i ëeoufétà pèirir dii -tout , ou
qu'il fe f,'ra du mondé moral ,' dont
vous lai "parlez i'- cts 'notions fancafti-
ques que vous n'efficerez de la vie.
I4
1X30 Emile,
Raifonner avec les enfans croit la
grande maxime de Locke j c'eft la
plus en vogue aujourd'hui : {on fuccès
ne me paroîc pourtant pas fort propre
à la mettre en crédit j ôc pour moi je
ne vois rien de plus fot que ces en-
fans avec qui l'on a tant raifonné. De
toutes les facultés de l'homme la rai-
fon, qui n'eft-, pour ainfi dire, qu'un
compofé de toures les autres, cil celle
qui fe développe îe plus difficilement
ik le plus tard: de c'cfi: de celle-là
qu'on veut fe fervir pour développer
les premières ! Le chefd'œuvre d'une
bomie éducation eft de faire un homme
raifonnabîe : ôc l'on prétend élever
un enfant par la raifon ! C'eft com-
mencer par la fin , c'eft vouloir faire
rinftrument, de l'ouvrage. Si les enfàns
entendoient raifou , ils n'auroient pas
befoin d'être élevés j mais en leur par-
lant dès leur bas âge une langue qu'ils
n'entendent point , on les accoutume
à fe payer de mots , à contrôler touc
eu DE L'ÈdUCAI'ION, 201
ce qu'on leur dit, à fe croire auffi fa-
ges que leurs Maîtres , à devenir dif-
puteurs & mutins , & tout ce qu'on
penfe obtenir d'eux par des motifs
raifonnables , on ne lobtienc jamais
que par ceux de convoitife , ou de
crainte, ou de vanité, qu'on eft toujours
forcé d'y joindre.
, Voici la formule a laquelle peuvent
fe réduire, à-peu-près, toutes les leçons
de morale qu'on fait de qu'on peut
faire aux enfans.
Le Maure.
Il ne faut pas faire cela.
Lenfant.
Et pourquoi ne faut-il pas faire cela?
Le Maure.
Parce que c'eft mal fiit.
V enfant.
Mal fait! Queftce qui eft mal fiiit ?
Le Mahrz.
Ce qu'on vous déi-cn.!.
Venfanc,
Quel mal y a-t-il à faire ce qu'on me
défend ? le
loi E M I L E f
Le Maître.
Oïi vous punie pour avoir défobéi»
Lenfant.
Je ferai en forte qu'on n'en fachc
rien.
Le Maître.
On vous épiera.
Venfant.
Je me cacherai.
Le Maître,
On vous queftionner<i.
Venfant.
Je mentirai.
Le Maître.
11 ne faut pas mentir.
L'enfant.
Pourquoi ne faut-il pas mentir ?
Le Maître.
Parce que c'tfl: mal fait, &c.
Voilà le cercle inévitable. Sortez-
en ; l'enfant ne vous entend plus. Ne
font-ce pas là àt% inftrudions fort uti-
les? Je ferois bien curieux de favoir
ce qu'on pourroit mettre à la place de
ou Ds l'Éducation. 203
ce dialogue ? Locke lui-même y eût,
à cdiip sûr , été fore embarra(îc. Coii-
noître le bien & le mal , fentir la *.il-
foii des devoirs de l'homme , n'ell . pas
l'affaire d'un enfanr. r-:
La Nature veut que les enfans foie ne
enfans , avant que d'être hommes. Si
nous voulons pervertir cet ordre,
jious produirons des fruits précoces
qui' n'auront ni maturité ni faveur, Se
ne tarderont pas à fe corrompre : nous
aurons de jeunes doéteiirs &: de vieux
enfans. L'enfance a des manières de
voir , de penfer , de fentir , qui lui {onz
propres ; rieni n'efl: moins fenfé que
d'y vouloir fabftiuuer les nôtres ; ôc
j'aimerois autant exiger qu'un enfant
eût cinq pied de haut, que du juge-
ment à dix ans. En effet , à quoi lui
ferviroic la raifon à cet âge ? Elle cft le
frein de la force , & l'enfant n'a pas
befoin de ce frein.
En elTayant de perfuader à vos Ele-
vés le devoir de' l'obéillance , vous joi-
I 6
104 E M 1 L E^
gnez à cette prétendue perfiialîon la
force & les menaces , ou , qui pis eft , la
flatterie & les promeires. Aialî donc,
amorcés par l'intérêt , ou contraints
par la force, ils font fembinnt d'être
convaincus par la raifon. Ils voient
rrès-bien que l'obéilTance leur efl avan-
tageufe & la rébellion nuifible , auffi-
tôt que vous vous appercevez de l'une
ou de l'autre. Mais comme vous n'exi-
gez rien d'eux qui ne leur loit défk-
gréable , & qu'il eft toujours pénible
de faire les volontés d'autrui , ils fe ca-
chent pour faire les leurs , perfuadés
qu'ils font bien , fi l'on ignore leur dé-
fobéifTance , mais prêts à convenir
qu'ils font mal , s'ils font découverts j
de crainte d'un plus grand mal. La
raifon du devoir n'étant pas de leiir
âge , il n'y a homme au monde qiii
vînt à bout de la leur rendre vraiment
fenfible: mais la crainte du châtiment,
l'efpoir du pardon , l'importunité ,
l'embarras de fé^-oncre, leur arracheac
ou T>E l'Éducation, 205
tous les aveux qu'on exige , & l'on
croie les avoir convaincus , quand on
ne les a qu'ennuyés ou intimidés,
Qu'arrive-t-il de là? Premièrement,
qu'en leur impofanc un devoir qu'ils
ne fèritent pas , vous les indiCpofez
contre votre tyrannie , Se les détour-
nez de vous aimer j que vous leur
apprenez à devenir diffimulés , faux,
menteurs , pour extorquer ê^Qs r-écom-
penfes ou fe dérober aux châtimens;
qu'enfin , les accoutumant à couvrir
toujours d'un motif apparent un mo-
tif fecret , vous leur donnez vous-
même le moyen de vous abufer fans
-cefle , de vous ôrer la connoifTance de
leur vrai caraûere , & de payer vous
& les autres de vaines paroles , dans
l'occafion. Les loix , direz-vous , quoi-
qu'obligatoires pour la confcience j
ufent de même de contrainte avec
les hommes faits. J'en conviens : mais
que font ces hommes, finon ^qs en-
fans gâtes par l'éducation ? Voilà pré-
20^ Emile;
cifément ce qu'il faut prévenir. Em-
iployez' la force avec les enfans , &c
la raifou avec les hommes : tel efl:
l'ordre naturel : le fage n'a pas befoiii
de loix. ' : .
Trakez votre Elevé félon (on ace.
Mettez-le d'abord à fa place , &: zq-
nez-l'y:^' ifi bien , qu'il ne tente plus
d'en ibrtir. • Alors, avant de ' fa voir
ce qiïfe c'efl: que fagefle , il en prati-
querai''la plus 'importante leçon. Ne \\xi
commandez jamais rien , quoi que ce
foir au monde , abfolument rien. Ne
lui laiik-z pas même imaginer que vous
prétendii^z avoir -aucune aurorit-é fur
lui. Qu'il fiche feulement qu'il eft foi-
ble de que vous c tes fort, que par-fdli
ctat & le vôtre il èft néceffairemenc à
votre merci \ qu'il le fâché , qu'il l'ap-
prenne , qu'il le fente : qu'il fente de
bonne 'heui^ fur fa tète altiere le dur
joug que ht' Nature impofe à l'homme ,
Je pefaht joiig de la nécertité , fous le-
quel il faut que- tout être fini ployé: qu'il
voye cette nccefîité dans les chofes ,
ou DE l'Éducation. 207
jamais dans le caprice [6) des hommes j
que le frein qui le retient foit la
force , & non l'aurorité. Ge dont il
doit s'abftenir, ne le lui défendez pas,
empêchez- le de le faire, fans expl'ica-
tions , fans raifonnemens : ce que vous
lui accordez , accordez - le à fon pre-
mier mot , fans follicitations, fans prières;
fur-tout fans condition. Accordez avec
plaifir, ne refufez qu'avec répugnance;
mais que tous vos refus foienr -irrévo-
cables , qu'aucune importunité ne- vous
ébranle, que le non prononcé^ foit un
mur d'airain , contre lequel l'enfant
n'aura pas épuifé cinq oii fix fois fes forces,
qu'il ne tentera plus de le renverfer.^ ■'
C'eft ainfi que vous le rendez- pa-
tient , égal , rélîgné , paifible , même
quand il n'aura pas ce qu'il a voulu ;
• • • ■ > ! t >
•* rt
(«) On doit eue sûr que Tcnfant traitera fie c^ric?
toute volonté contraire à la ficnne, & dont il ne fen-
tira pas la raifon. Or, un enfant ne fcnt la raiCon de
ricnj dans tout ce qui choque fes fautaifîes.
to8 Emile,
Car il eft dans la nature de l'homme
d'endurer patiemment la néceflité àes
chofes , mais non la mauvaife volonté
d'autrui. Ce mot , // n'y en a plus , eft
une léponfe contre laquelle jamais en-
fant ne s'eft mutiné , à moins qu'il
ne crût que c'étoit un menfonge. Au
relie, il n'y a point ici de milieu; il
faut n'en rien exiger du tout, ou le plier
d'abord à la plus parfaite obéifiance.
La pire éducation eft de le laifter flot-
tant entre i^es volontés ôc les vôtres ,
& de difputer fans cefTe entre vous ôc
lui, à qui des deux fera le maitre; j'ai-
merois cent fois mieux qu'il le fut tou-
jours.
Il eft bien étrange que, depuis qu'on
fe mêle d'élever des enfans , on n'aie
imaginé d'autre inftrument pour les
conduite, que l'émulation, la jaloufîe,
l'envie;, la vanité , l'avidité , la vile
crainte^ toutes les paflions les plus dan-
gereufes. Se les plus promptes à fermen-
ter, & ks plus propres à corrompre
ou DE L'Education. 209
J'ame , même avant que le corps foit
formé. A chaque inftrudicn précoce,
qu'on veut faire entrer dans leur tére,
on plante un vice au fond de leur cœur;
d'infenfés infticuteurs penfent faire des
merveilles , en les rendant méchans
pour leur apprendre ce que c*eft que
bonté 'y ôc puis ils nous difent grave-
ment : tel eft l'homme. Oui , tel eft
l'homme que vous avez fait.
On a effayé tous les inflrumens, hors
un: le feul précifément qui peut réuflirj
la liberté bien réglée. Il ne faut point
fe mêler d'élever un enfant, quand on
ne fait pas le conduire où l'on veut, par
les feules loix du poflîble ôc de l'impof-
fible. La fphere de l'un & de l'autre lui
étant également inconnue, on l'étend ,
on la refferre autour de lui comme on
veut. On l'enchaîne, on le poufle, on le
retient avec le feul lien de la néceffité ,
fans qu'il en murmure : on le rend
fouple &: docile pnr la feule force des
chofes , fans qu'aucun vice ait l'occa-
IIO E M I L E y
ûon de germer en lui : car jamais les
padioiis ne s'animent j tant qu'elles font
de nul effec.
Ne donnez à votre Elevé aucune
efpece de leçon verbale , il n'en doit
recevoir que de l'expéiience ; ne lui
infligez aucune elpcce de châçimeuc >
car il ne fait ce que c'eft qu'erre en
faute j qe lui £.ices jamais demander
pardon , car il ne fauroit vous offen*
fer. Dépourvu de toute moralité dans
{es actions , il ne peut rien faire qui
foie moralement mal , 8c qui mérice
ni châtiment, ni réprimande.
Je vois déjà le Ledeur effrayé ju-
ger de cet enfant par les . nôtres : il
fe trompe. La gêne perpétuelle oii vous
tenez vos Elevés irrite leur vivacité ;
plus ils font cdntrainïs fous vos yeux ,
plus iljs font turbulens au hioment
qulils s-échhppenc;. iil faut- bien, qu'ils fe
dédomlnagent, quand ils peuvent , de
ia durs contrainte où vous les tenez.
X)eu3!: écoliers de la ville feront plus
ou DE l'Éducation. tu
de dégâc dans un pays que la JeiineîTe
de tout un village. Enfermez un petic
Monfieur & un petit payfan dans une
chambre , le premier aura tout ren-
verfé, tour brifé , avant que le feccnd
foie forti de fa place. Pourquoi cela ?
il ce n'eft que l'un fe hâte d'abufer
d'un moment de licence , tandis que
l'autre, toujours sûr de fa liberté, ne
fe prefTe jamais d'en ufer. Et cepen-
dant les enfans des villageois, fouvent
flattés ou contrariés , font encore bien
loin de l'état où je veux qu'on les
tienne.
Pofons pour maxime inconteftable
que les premiers mouvemens de la
Nature font toujours droits ; il n'y a
point de perverficé originelle dans le
cœur humain. Il ne s'y trouve pns un
feul vice dont on ne puifle dire com-
ment & par oii il y eft entré. La feule
paiïion naturelle à l'homme , eft l'amour
de foi -môme, ou l'amour- propre pris
dans un fens étendu. Cet amour-pro-
Ul É M 1 L E j
pre, en foi ou relativemenc à nous, eft
bon & utile , & comme ii n'a peine
de rapport néceflaire à autrui, il eft, à
cet égard , naturellement indifférent j
il ne devient bon ou mauvais que par
l'application qu'on en fait èc les rela-
tions qu'on lui donne. Jufqu'à ce que
le guide de l'amour-propre , qui eft la
raifon, puilfe naître, il importe donc
<ja'un enfant ne faffe rien, parce qu'il
eft vu ou entendu , rien en un mot
par rapport aux autres , mais feu-
lement ce que la Nature lui de-
mande j & alors il ne fera rien que de
bien.
Je n'entends pas qu'il ne fera ja-
mais de dégât , qu'il ne fe blelfera
point , qu'il ne brifera pas peut-être
un meuble de prix, s'il le trouve à fa
portée. Il pourroit faire beaucoup de
' lal fans mal faire, parce que la mau-
'aife adion dcpeud de l'intention de
uire , & qu'il n'aura jamais cette in-
jntion. S'il l'avoit une feule fois , tout
ou D-E L*ÊDUeAT20}f, iij
feroic déjà perdu ; il feroit méchant
prefque fans relfource.
Telle chofe eft mal aux yeux de l'a-
varice , qui ne l'eft pas aux yeux de k
raifon. En laifTanc les enfans en pleine
liberté d'exercer leur écourderie , il
convient d'écarter d'eux tout ce qui
pourroit la rendre coûteufe , ôc de ne
laifler à leur portée rien de fragile ôc
de précieux. Que leur appartement
foit garni de meubles greffiers & Co'
lides : point de miroirs , point de por-
celaines , point d'objets de luxe. Quant
à mon Emile , que j'élève à la campa-
gne , fa chambre n'aura rien qui la
difiingue de celle d'un Payfan. A quoi
bon la parer avec tant de foin , puif-
qu'il y doit refter fi peu ? Mais je me
trompe ? il la parera lui-même , &
nous verrons bientôt de quoi.
Que, fi malgré vos précautions, l'en-
fant vient à faire quelque défordre , a
cafler quelque pièce utile , ne le pu-
niflTez point de votre négligence , ne
214 Émit^e',-
le grondez point j qu'il n'entende pas
un fcul mot de reproche ; ne lui laif-
fez pas même enuevoir qu'il vous aie
donné du chagrin , agillcz exactement
comme il le meuble fe iûc cailc de
lui-même j enfin croyez avoir beau-
coup fair, fi vous pouvez ne rien dire.
Oferai je expofer ici la plus grande ,
la pUis importante, la plus utile rè-
gle, de, toute l'éducation ! ce n'ell pas
de eagner du tems , c'efk d'en perdre.
Leéleurs vulgaires , pardonnez - moi
mes paradoxes: il en faut faire, quand
on réflécliit \ & , quoi que vous puiflicz
dire, j'aime mieux être homme à pa-
radoxes qu'homme à préjugés. Le plus
dangereux intervalle de la vie hu-
maine , eft celui de la nailTance à l'âge
de douze ans. C'eft le tems cù ger-
ment les erreurs & les vices , fans
qu'on ait encore aucun inftrument pour
les détruire ; <Sc quand l'inftrumenc
vient , les racines font fi profondes ,
qu'il n'eft plus tems de les arracher. Si
ou DE l'Éducation. zx ^
les enfans faucoienc roue d'un coup
de 11 mammclle à l'âge de raifon ,
l'édutanon qu'on leur donne pour-
roit leur convenir ; mais , félon le
progrès naturel , il leur en faur une
r^ure contraire. Il faudroic qu'ils ne
fiiTent rien de leur ame juf-iu'à ce
qu'elle eût toutes Tes facultés; car
il eft impoilible qu'elle apperçoive
le flambeau que vous lui préfcnrez ,
tandis qu'elle eft aveu;!e , & qu'elle
fuive, da'is l'iniinenfe plaine des idées,
une route que la raifon trace encore Ci
légcrenient pour les meilleurs yeux.
La première éducation doit donc
être purement négative. Elle confifte
jion point à enfeigner la verru ni la
vérité -, mais à garantir le cœur du vice
& TeTprit de l'erreur. Si vous pouviez
ne rien faire ôc ne rien laiifcr faire ,
fi vous pouviez amener votre Elevé
fain &c robiifte à l'aG^e de douze ans,
fans qu'il sût diftinguer fa main droire
de fa main gauche , dh vos premières
Il6 E M I L E i
leçons , les yeux de fou entendement
s'ouvriioient à la raifon j fans préju-
gé , fans habitude , il n'auroit rien en
lui qui pût contrarier l'effet de vos
foins. Bientôt il devienuroit entre vos
mains le plus fage des hommes, & en
commençant par ne rien faire , vous
auriez fait un prodige d'éducation.
Prenez le contre-pied de l'ufage, &
vous ferez prefque toujours bien. Com-
me on ne veut pas faire d'un enfant un
enfant, mais un Doâ:eur, les Pères &
les Maîtres n'ont jamais aflez tôt tan-
cé, corrigé, réprimandé, flatté, me-
nacé , promis , inftruit , parlé raifon.
Faites mieux , foyez raifonnable , &
ne raifonnez point avec votre Elevé ,
fur-tout pour lui faire approuver ce
qui lui déplaît j car amener ainfi tou-
jours la raifon dans les chofes défa-
gréables , ce n'eft que la lui rendre en-
nuyeufe , & la décréditer de bonne
heure dans un efprit qui n'eft pas en-
core en état de l'entendre. Exercez (oxi
corps ,
ou DE L'Éducation. hj
corps, fies organes , fes Cens, fes for-
ces ; mais tenez foii ame oifive aulîî
long-tems qu'il fe pourra. Redoutez
tous les fentimens antérieurs au juge-
ment qui les apprécie. Retenez , ar-
rêtez les impielîîons étrangères : ôc ,
pour empêcher le mal de naître, ne
vous prelTez point de faire le bien ;
car il n'eft jamais tel , que quand la
raifon i'éclaire. Regardez tous les dé-
lais comme des avantages j c'eft ga-
gner beaucoup que d'avancer vers le
terme fans rien perdre ; laiflez mûrir
l'enfance dans les enfans. Enfin quel-
que leçon leur devient-elle néceiïaire :
gardez-vous de la donner aujourd'hui ,
fi vous pouvez diftérer jufqu'à demain
fans danger. "
Une autre confidération q'ii confir-
me rutiliié de cette méthode, eft celle
du génie particulier de l'enfant , qu'il
faut bien connoître pour favoir quel
régime moral lui convitp.r. Chaque
efprit a fa forme propre , fcluii laquelle
Tome I. K
xi9 Emile,
il a befoin d être gouverne ; 6c il im-
porte au fuccès des foins qu'on prend,
qu'il foie gouverné par cette forme &
non par une autre. Homme prudent ,
épiez long-tems la Nature , obfervez
bien votre Elevé , avant de lui dire le
premier mot j lailTez d'abord le germe
de fon caradere en pleine liberté de
fe montrer , ne le contraignez en auoi
que ce puifTe être , afin de le mieux voir
tout entier, Penfez-vous que ce rems
de liberté foit perdu pour lui ? Tout
au contraire , il fera le mieux employé j
car c'eft ainfi que vous apprendrez à
ne pas perdre un feul moment dans un
tems plus précieux : au-lieu que , (î
vous commencez d'agir avant de fa-
voir ce qu'il faut faire , vous agirez au
hafard j fujet à vous tromper , il faudra
revenir fur vos pas ; vous ferez plus
éloigné du but que fi vous eufliez été
moins prefTé de l'atteindre. Ne faites
donc pas comme l'avaie , qui perd beau-
coup ppur ne vouloir rien perdre. Sa-
ou DE L'ÉdUCATIOIT. 11^
ciifiez dans le premier âge un tems
que vous regagnerez avec ufure dans
un âge plus avancé. Le fage Médecin
ne donne pas étourdîment des ordon-
nances à la première vue 5 mais il
étudie premièrement le tempérament
du malade avant de lui rien prefcrire :
il commence tard à le traiter, mais il
le guérit j tandis que le Médecin trop
prefle le tue.
Mais où placerons -nous cet enfant
pour l'élever comme un être infenfî-
ble , comme un automate ? Le tien-
drons-nous dans le globe de la Lune ,
dans une ifle déferre ? L'écarterons-
nous de tous les humains ? N'aura-t-il
pas continuellement , dans le monde ,
le fpedacle & l'exemple des pallions
d'autrui ? Ne verra- t-il jamais d'autres
enfans de fon âge ? Ne verra-t-il pas
fes parens , les voifins , fa Nourrice , fa
Gouvernante , fon Laquais , fon Gou-
verneur même , qui , après tout , ne
fera pas un Ange ?
K i
210 È M IL E,
Cetre objedion eft forte Se folide.
Mais vous ai- je an que ce fût une en-
trcprife aifée qu'une éducation natu-
relle ? O hommes ! eft-ce ma faute fi
vous avez rendu difficile tout ce qui
eft bien ? Je fens ces difficultés , j'en
conviens : peut-être font-elles infur-
montables. Mais toujours eft - il sûr
qu'en s'appliquant à les prévenir , on
les prévient jufqu'à certain point. Je
montre le but qu'il faut qu'on fe propo-
fe: je ne dis pas qu'on y puilTe arriver;
mais je dis que celui qui en approchera
davantaîre , aura le mieux réuffij
Souvenez- vous qu'avant d'ôfer en-
treprendre de former un homme , il faut
s'être fait homme foi-même \ il £iuc
trouver en foi l'exemple qu'il fe doit
propofer. Tandis que l'enfant eft en-
core fans connoiflance , on a le tems
de préparer tout ce qui l'approche à
ne frapper fes premiers regards que
des objets qu'il lui convient de voir.
Rendez - vous refoedable à tout le
ou DE l'Éducation. m
monde j commencez pnr vous faire ai-
mer , afin que chacun cherche à vous
complaire. Vous ne ferez point maî-
tre de l'enfant , fi vous ne l'êtes de tout
ce qui l'encoure , Se cect(^ autorité ne
fera jamais fuffifante , fi elle n'eft fuii-
dée fur l'eftime de la vertu. 11 ne s'a-
git point d'épuifer fa bourfe & de ver-
fer l'argent à pleines mains j je n'ai
jamais vu que l'argent fît aimer per-
fonne. Il ne faut point être avare &
dur , ni plaindre la mifere qu'on peut
foulager ; mais vous aurez beau ouvrir
vos coffres : fi vous n'ouvrez aulTi vo-
tre cœur , celui des autres vous reftera
toujours fermé. C'eft vorre tems , ce
font vos foins, vos aifedlions , c'eft
vous-même qu'il fiut donner j car,
quoi que vous puifiiez faire , on ùnz
toujours que votre argen: n'eft point
vous. Il y a des témoignages d'intérêt
ôc de bienveillance qui font plus
d'effet , ôc font réellement plus utiles
que tous les dons: combien de mal-
211 Ê M I L Ey
heureux , de malades ont plus befoin
(ie confolation que d'aumône ! com-
bien d'opprimés à qui la proceilion
fert plus que l'argenc ! Raccommodez
les gens qui fe brouillent , prévenez
\ts procès , portez les enfans au de-
voir , îes pères à l'indulgence , favo-
rifez d'heureux mariages , empcchez
les vexations , employez , prodiguez
le crédit des parens de votre Elevé en
faveur du foible à qui on refufe juftice
& que le puilfant accable. Déclarez-
vous hautement le proteâreur ^qs mal-
heureux. Soyez jufte, humain , bien*
faifanr. Ne faites pas feulement l'au-
mône , faites la charité j les œuvres de
miféricoide fouîagent plus de maux
que l'argent : aimez les autres , <?c ils
vous aimeront : fervez-les , & ils vous
fçrviront j foyez leur frère , &c ils fe-
ront vos enfans,
C'eft encore ici une des raifons pour-
quoi je veux élever Emile à la cam-
pagne, loin de la canaille, des valets,
ou DE L^ÊDUCATTON. llj
les derniers des hommes après leurs
maîtres y loin des noires mœurs des
villes que le vernis dont on les cou-
vre rend féduifantes & contîigieufes
pour Iqs enfans : au-lieu que les vices
dus payfans , fans apprêt & dans toute
leur grolliereté , font plus propres à re-
buter qu'à féduire , quand on n'a nul
intérêt à les imiter.
Au village , un Gouverneur fera beau-
coup plus maître des objets qu'il vou-
dra préfenter à l'enfant ; fa réputation ,
fes difcours , fon exemple , auront une
autorité qu'ils ne fauroient avoir à la
ville : étant utile à tout le monde , cha-
cun s'empreflera de l'obliger , d'être
eftimé de lui , de fe montrer au dif-
ciple tel que le Maître voudroit qu'on
fût en effet ; & fi l'on ne fe corrige pas
du vice , on s'abftiendra du fcandale ;
c'efl: tout ce dont nous avons befoiii
pour notre objet.
CeflTez de vous en prendre aux au-
tres de vos propres fautes : le mal que
K ^
224 É M I L £ ,
les enfans voienc les corrompt moins
que celui que vous leur apprenez. Tou-
jours fermoneurs , toujours moraliftes ,
toujours pédans , pour une idée que vous
- leur donnez la croyant bonne , vous leur
en donnez à la fois vingt autres qui
ne valent rien j pleins de ce qui fe paf-
fe dans votre tète , vous ne voyez pas
l'efTet que vous produifez dans la leur.
Parmi ce long flux de paroles dont
vous les excédez incefTamment , pen-
fez-vous qu'il n'y en ait pas une qu'ils
faiiîiTent à faux ? Pcnfez vous qu'ils ne
commentent pas à leur manière vos
explications diffufes , ôc qu'ils n'y trou-
vent pas de quoi fe faire un fyftème
à leur portée qu'ils fauront vous op-
pofcr dans l'occafion ?
Ecoutez un petit bon-homme qu'on
vient d'endoftfiner ; laiflez-le jafcr ,
queftionner , extravaguer à fon aife ,
vc vous allez être furpris du tour étran-
ge qu'ont pris vos raifonnemens dans
ion efprit : il confond tout ; il renverfe
ou DE L'EdlXATION, Z2 5
tour , il vous impatiente , il vous dé-
fole quelquefois par d^s objedlions
imprévues. 11 vous réduit à vous taire ,
ou à le faire taire : & que peur-il pen-
fer de ce filence , de la parc d'un hom-
me qui aime tant à parltr ? Si jamais
il remporte cet avantage , & qu'il s'en
apperçoive, adieu l'éducation; tout efi;
fini âh$ ce moment : il ne cherche plus
à s'inllruiie , il cherche à vous ré-
futer.
Maîtres zélés , fuyez (impies , dif-
cre ts , retenus j ne vous hâtez jamais
d'agir , que pour empêcher d'agir les
autres \ je le répéterai fans ceffe , ren-
voyez , s'il fe peut, une bonne inftruc-
tion , de peur à^Qw donner une mau-
vaife. Sur cette terre dont la jNarure
eût fait le premier paradis de l'hom-
me , craii^nez d'exercer remnloi du zen-
tateur , en voulant donner à l'iiinacen-
: ce la connoilTance du bien & du mal:
ne pouvant empèJier que l'enfaiu ne
s'in[truife au-dehors par des exemples.
ii(j Emile,
bornez route votre vigilance a impri-
mer CQS exemples dans fon efprit , fous
l'image qui lui convient.
Les partions impétueufes produifent
un grand effet fur l'enfant qui en efl:
témoin , parce qu'elles ont des fîgnes
très-fenfibles , qui le frappent ôc le
forcent d'y faire attention. La colère
fur-tout eft fi bruyante dans (es em-
portemcns , qu'il cft impofllble de ne
pas s'en appercevoir , étant à portée.
Il ne faut pas demander fi c'eft-là pour
un Pédagogue Toccafion »d'entamer un
beau difcours. Eh ! point de beaux dif-
cours : rien du tout , pas un feul mot.
Laifiez venir l'enfant : cconné du fpec-
tacle , il ne manquera p.is de vous
queftionner. La réponfe eft fimple ;
elle fe tire des objets mêmes qui frap-
pent fes (giis, 11 voit un vifage enflam-
mé , des yeux étincelans , un gefte
menaçant , il entend des cris 5 tous
lignes que le corps n'eft pas dans fon
afliecce. Dices-lui pofément , fais af-
Oc; DE L*EdVCATI0N. iiy
fe(5katioii , fans myftere : ce pauvre
homme eft malade , il eft dans un ac-
cès de fièvre. Vous pouvez de-là tirer
occafion de lui donner , mais en peu
de mots , une idée dçs maladies , Se
de leurs effets : car cela aullî eft de la
Nature, ôc c'eft un des liens de la né-
ceflité auxquels il fe doit fentir alTu-
jetti.
Se peut-il que , fur cette idée , qui
n'eft pas faufle , il ne contrade pas de
bonne heure une certaine répugnance
à fe livrer aux excès des partions , qu'il
regardera comme des maladies ; &
croyez - vous qu'une pareille notion ,
donnée à propos , ne produira pas un
effet aufli falutaire , que le plus en-
nuyeux ftrmcn de morale ? Mais
voyez dans l'avenir les confcquences
de cette notion ! vous voilà autorifé ,
fi jamais vous y êtes contraint , à trai-
ter un enfant mnrin , comme un en-
fant malade ; à l'enfermer dans fa
chambre, dans fon lit, s'il le fautj a
K 6
2i8 Emile,
le renir îiu régime , à l'effrayer lui-
même de fes vices naiflTans ; à les lui
rendre odieux & redoutables , fans
que jamais il puifle regarder comme
nn châcimenr la févcrité dont vous
ferez peut-être forcé d'ufer pour l'en
guérir. Que s'il vous arrive à vous-
même , dans quelque moment de vi-
vacité , de fortir du fang froid &: de
la. modération dont vous devez faire
votre étude , ne cherchez point à lui
déguifer votre faute : mais dites-îui
franchement avec un teiidre reproche:
lïîon ami j vous m'avez fait mal.
Au refte , il importe que toutes les
naïvetés que peut produire dans un
enfant la simplicité des .idées dont il
eft nourri,; ne foienc jamais relevées
en fa préfence, ni citées de manière
qu'il puiiTe l'apprendre. Un éclat de
lire indifcret peut garer le travail de
.^x mo^s , 6c faire un toit irréparable
pour toute la vie. Te ne puis affez re-
dire que, pour ccre le maii,re de l'en-
ou D'B l'Éducation, 219
fane , il faut être fou propre maître. Je
me repi éfcnte mon petit Emiie , au
fore d'une rixe entre deux voifines ,
s'avjnçant vers la plus furieufi , Ôc lai
difant d'un ton de commifération :
Ma Bonne j vous ct.cs malade ^ j'en fuis
bien fâché, A coup sûr, cette faillie ne
reftcra pas fins effet fur les Spediateurs ,
ni peur-ctre fur les Adrices. Sans rire,
fp.ns le gronder , fins le louer, je l'em-
mene de gré ou de force, avant qu'il
puiiïe appercevoir cet effet , ou du
moins avant qu'il y penfe , & je me
hâte de le dillraire fur d'autres objets
qui le lui falfent b'en vite oublier-
Mon deffcin n'eH: point d'entrer dans
tous leurs détail; ; mais feulement d'ex-
pofer les maximes générales , & de
donner des exemples ^^ns les occa-
/ions difficiles. Je tiens pour impo(fi-
ble qu'au fcin de la fociécé, l'on puilîe
amener un enfant à l'âge de dtiuze ans,
fans lui donner quelque idée des rap-
ports d'homme à homme, & de la mo*
i^o Emile,
ralité des adlions humaines. II" fuffic
qu'on s'applique à lui rendre ces no-
tions néceflaires le plus tard qu'il fe
pourra , & que , quand elles devien-
dront inévitables , on les borne à l'a-
tilité préfente , feulement pour qu'il
ne fe croye pas le maîrre de tout , 5c
qu'il ne faiïe pas du mal à autrui fans
fcrupule & fans le favoir. Il y a des
caradères doux & tranquilles qu'on
peut mener loin fans danger dans leur
première innocence j mais il y a audî
des naturels violens , dont la férocité
fe développe de bonne heure , & qu'il
faut fe hârer de faire hommes pour
n'être pas obligé de les enchaîner.
Nos premiers devoirs font envers
nous ; nos fentimens primitifs fe con-
centrent en nous-mêmes , tons nos
inouvemens naturels fe rapportent d'a-
bord à notre confervation ôc à notre
bien-être. Ainfi , le premier fcntimenc
de la juftice ne nous vient pas de celle
que nous devons , mais de celle qui
ou DE l'Éducation. 251
nous efl: due; ôc c'eft encore un des
contre-fens des éducations communes ,
que , parlant d'abord aux enfans de leurs
devoirs , jamais de leurs droits, on
commence par leur dire le contraire
de ce qu'il faut ; ce qu'ils ne fauroienc
entendre , Se ce qui ne peut les inté-
reffer.
Si j'avois donc à conduire un de ceux
que je viens de fuppofer , je me di-
rois : un enfant ne s'attaque pas aux
perfonnes (7) , mais aux chofes ; &c
bientôt il apprend, par l'expérience, à
refpeârer quiconque le palfe en âge de
en force : mais les chofes ne fe détren-
(7) On ne doit j.imais foiiifrir qu'un enfhnt fe joue
aux grandes perfonnes comme avec fes intérieurs , ni
même comme avec fcs éc,.^nx. S'il ôfoit fr.ipper féricu-
femem q'ielqii'un , fût-ce fon Laquais, fût-ce le Bour-
reau , faites qu'on lui rende toujours fes coups avec
ufure , &: de manière à lui ûter l'envie d'y revenir.
J'ai vu d'imprudentes Gouvernantes animer h mutine-
rie d'un enfant , l'exciter à battre, s'en 'aiflcr battre
elles mcmes , & rire de fcs foibles coups , Ouïs fongcr
qu'ils étoient aut.'.iu de meurtres dms l'intention du
petit furieux , Ce que celui qui veut battre étant jeuae^
voudra tuer étant grand.
2^1 E M J J, E ,
dent pas elles-mêmes. La première
idée qu'il faut lui donner cft donc
moins celle de la liberté , que de la pro-
prictc j ôc pour qu'il puilfe avoir cette
idée , il faut qu'il ait quelque chofe
en propre. Lui citer Cqs hardes , (gs
meubles , Tes jouets , c'eft ne lui rien
dire ; puifque , bien qu'il difpofe de ces
chofes , il ne fait ni pourquoi, ni com-
ment il les a. Lui dire qu'il les a , parce
qu'on les lui a données , c'eft ne faire
gueres mieux j car pour donner , il faut
avoir : voilà donc une propriété anté-
rieure a la fienne , ôc c'eft le principe
de la propriété qu'on lui veut expli-
quer j fans compter que le don eft une
convention , ôc que l'enfant ne peut
favoir encore ce que c'eft que conven-
tion ( 8 ). Ledeurs , remarquez , je
(8) Voilà pourquoi la plupart «les cnfins vonlcot
ravoir ce qa'ils ont donné, &: p'x-'.irent q :aiK| o;i ne
le îciir veut pas r^-iulrt;. Cela nj leur arrive pl'J?, qii.md
îîs cnr oa-.i coniju ce que c'c't q'.ie donj feukmcnt ils
foi;t alors piu; cJicoDi'i'cdls ù ilouncr.
ou DE l'Éducation. 233
vous plie , dans cet exemple & dans
cent-mille autres, comment , fourrant
dans la tête dQS enfans des mots qui
n'ont aucun fens à leur portée , on
croit pourtant les avoir fort bien inf-
truirs.
Il s'asit donc de remonter à l'origi-
ne de la propriété ; cir c'eft de-là que
la première idée en doit naître. L'en-
fant , vivant à la campagne , aura pris
quelque notion des travaux champê-
tres j il ne f^ut pour cela que des
yeux , du loifir ; il aura l'un 8c l'autre.
Il eft de tout âge , fur-tout du fien , de
vouloir créer j imiter , produire , don-
ner des figues de puilTance Se d'aéli-
vité. Il n'aura pas vu deux fois labou-
rer un jardin , fcmer , lever , croîrre
des légumes qu'il voudra jardiner à fon
tour.
Par les principes ci devant établis, je
ne m'oppofe point à fon envie \ au con-
traire je la favoiife, je pirtage fon goût
je travaille avec lui, non pour fon plai-
154 Ê M J L Ej
fîr , mais pour le mien ; du moins ii le
croit ainfi : je deviens fon garçon jardi-
nier j en attendant qu'il ait des bras , je
laboure pour lui la terre; il en prend
polîeflîoa en y plantant une fève , & fû-
rement cette pofTerfion eft plus facrée &
plus refpecftable que celle que prenoit
Nugnès Balboa de l'Amérique méridio-
nale au nom du Roi d'Efpagne , en
plantant fon étendard fur les Côtes de
la mer du Sud.
On vient tous les jours arrofer les
fèves, on les voit lever dans des tranf-
ports de joie. J'augmente cette joie
en lui difant : cela vous appartient ;
& lui expliquant alors ce terme d'ap-
partenir , je lui fais fentir qu'il a mis
là fon tems , fon travail , fa peine ,
fa perfonne enfin ; qu'il y a dans cette
terre quelque chofe de lui-même qu'il
peut réclamer contre qui que ce foit ,
comme il pourroit retirer fon bras de
la main d'un autre homme qui voudroic
le retenir malgré lui.
ou DE L^ÉdUCATION. I35
Un beau jour il arrive emprefle Se
l'arrofoir à la main. O fpeftacle ! o dou-
leur ! toutes les fèves font arrachées ,
tout le terrein eft bouleverfé , la place
même ne fe reconnoît plus. Ah ! qu'eft
devenu mon travail , mon ouvrage , le
doux fruit de mes foins ôc de mes
fueurs ? Qui m'a ravi mon bien ? qui
m'a pris mes fèves ? Ce jeune cœur fe
fouleve; le premier fentiment de l'in-
juftice y vient verfer fa ttifte amertu-
me. Les larmes coulent en ruifleaux ;
l'enfant défolé remplit l'air de gémif-
femens & de cris. On prend part à fa
peine, à fon indignation; on cherche,
on s'informe, on fait des perquifitions ,
enfin , l'on découvre que le Jardinier
a fait le coup : on le fait venir.
Mais nous voici bien loin de comp-
te. Le Jardinier , apprenant de quoi
l'on fe plaint , commence à fe plaindre
plus haut que nous. Quoi! Meilleurs,
c'ell: vous qui m'avez ainfi gâté mon
ouvrage ? J'avois femé là des melons
1^6 É M I L Ej
de Malte , dont la graine m'avolt été
donnée comme un tréfor , 6c defquels
j'efpérois vous régaler , quand ils fc-
roient murs : mais voilà que , pour y
planter vos miférables févcs , vous
m'avez détruit mes melons déjà tout
levés , & que je ne remplacerai jamais.
Vous m'avez fait un tort irréparable ,
êc vous vous êtes privés vous mêmes
du plaifîr de manger des melons ex-
quis.
Jean Jacques»
« Fxcufez-nous , mon pauvre Ro-
» bert. Vous aviez mis là votre ira-
î> vail , votre peine. Je vois bien que
sï nous avons eu tort de gâter votre
» ouvrage j mais nous vous terons ve-
33 nir d'autre graine de Malte , & nous
» ne travaillerons plus la terre, avant
» de favoir fi quelqu'un n'y a point mis
» la main avant nous. .
Rolfen,
9» Oh ! bien , Meilleurs , vous pouvez
p donc vous repofer j car il n'y a plus
ou DE L^ÊdUCATION. 237
« gueres de terre en friche. Moi , je
») travaille celle que mon père a bo-
« nifiée ; chacun en fait autaiic de foii
« côté , ôc toutes les terres que vous
» voyez font occupées depuis long-
» tems.
Emile,
33 Monfieur Roberr , il y a donc
» fouvent de la graine de melon per-
» due ?
Rohert,
M Pardonnez-moi , mon Jeune ca-
« det j car il ne nous vient pas fouvent
« de petits Meffieurs aufll étourdis
33 que vous. Perfonne ne touche an
>3 jardin de fon voifin j chacun refpec-
33 te le travail des autres , afin que le
»> fien foie en fureté.
EmUe.
jj Mais taoi , je n'ai point de jar-
» din,
Robert.
« Que m'importe ? fi vous gâtez le
»» -iQÎen , je ne vous y laifierai plus pro*
*i8 Emile,
j> mener ; car , voyez-vous ! je ne veux
» pas perdre ma peine.
Jean Jacques,
y» Ne pourroit-on pas propofer un
t> arrangement au bon Robert ? qu'il
» nous accorde, à mon petit ami 6c à
» moi , un coin de (on jardin pour le
»j cultiver , à condition qu'il aura U
»> moitié du produit.
Robert,
» Je vous l'accorde fans condition.
« Mais fouvenez-vous que j'irai labou-
rer vos fèves , fi vous touchez a mes
33 meloiu. f»
Dans cet eflai de la manière d'in-
culquer aux enfans les notions primi-
tives , on voit comment l'idée de la
propriété remonte naturellement au
droit de premier occupant par le tra-
vail. Cela eft clair , net > fimple , &
toujours à la portée de l'enfant. De-
là jufqu'au droit de propriété & aux
échanges il n'y a plus qu'un pas , après
OV DE L'ÉDUCATION, ij^
lequel il faut s'arrêter tout court.
On voit encore qu'une explication,
que je renferme ici dans deux pages
d'écriture , fera peut-être l'affaire d'un
an pour la pratique : car dans la car-
rière des idées morales, on ne peut
avancer trop lentement , ni trop bien
s'affermir à chaque pas. Jeunes Maî-
tres , penfez , je vous prie , à cet exem-
ple, & fouvenez-vous qu'en toute
chofe vos leçons doivent être plus en
adions qu'en difcours j car les enfans
oublient aifément ce qu'ils ont dit &
ce qu'on leur a dit , mais non pas ce
qu'ils ont fait Se ce qu'on leur a fait;
De pareilles inftru(ftions fe doivent
donner, comme je l'ai dit, plutôt ou
plus tard , félon que le naturel paifi-
ble , ou turbulent de l'Elevé en accé-
lère ou retarde le befoin ; leur ufase
cft d'une évidence qui faute aux yeux :
mais pour ne rien omettre d'impor-
tant dans les chofes difficiles, donnons
encore un exemple.
1^0 É M I L Ej
Votre enfaiK difcole gâte tout ce
qu'il touche , ne vous fâchez point j
mettez hors de fa portée ce qu'il peut
gâter. Il brife les meubles dont il fe.
fert : ne vous hâtez point de lui en
donner d'autres j lailTez-lui fencir le
préjudice de la privation. Il ca(Tè les
fenêtres de fa chambre : laiflTez le venc
foufïler fur lui nuit «Se jour fans vous
foncier des rhumes j car il vaut mieux
qu'il foit enrhumé que fou. Ne vous
plaignez jamais des incommodités
quil vous caufe , mais faites qu'il les
fente le premier. A la fin vous faites
raccommoder les vîtres , toujours fans
rien dire : il les calfe encore j changez
alors de méthode : dites -lui féche-
ment mais faiis colère : les fenêtres
font à moi , elles ont été mifes là par
mes foins, je veux les garantir; puis
vous l'enfermerez à l'obfcuriré dans
un lieu fans fenèrre. A ce procédé Ci
nouveau, il commence par crier, tem-
pêter 5 perfonne ne* l'ccoate. Bientôt
il
ou DE l'Éducation. 141
il fe lafTe & change de ton. Il fe plaint,
il gémit : un domeftique fe préfente ,
le mutin le prie de le délivrer. Sans
chercher de prétextes pour n'en rien
faire , le domeftique répond : fai auffi
des vitres à conjerver ^ ôc s'en va. Enfin
après que l'enfant aura demeuré la
plufieurs heures, aflez long-tems peut
s'y ennuyer & sen fouvenir , quelqu'un
lui fuggérera de vous propofer un ac-
cord au moyen duquel vous lui ren-
driez la liberté, ôc il ne cafleroit plus
de vitres : il ne demandera pas mieux.
Il vous fera prier de le venir voir ,
vous viendrez ; il vous fera fa propo-
fition, & vous l'accepterez à l'inftant,
en lui difant : c'ed très-bien penfé ,
nous y gagnerons tous deux ; que n*a-
vez-vous eu plutôt cette bonne idée?
Et puis, fans lui demander ni pro-
teftation , ni confirmation de fa promef-
fe, vous l'embrafferez avec joie & rem-
mènerez fur le champ dans fa cham-
bre , regardant cet accord comme fa-
Tome /. L
i4i Emile,
crc Se inviokbie autant qr.e fi le fer-
ment y avoit pane. Quelle idée peii-
fez-vous qu'il prendra , fur ce procédé ,
de la foi des engagemens & de leur
utilité? Je fuis trompé s'il y a fur la
terre un feul enfant , non déjà gâté ,
à répreuve de cette conduite , Se qui
s'avife, après cela, de cafler une fenêtre
à defleirt (9). Suivez la chaîne de tout
cela. Le petit méchant ne fongeoic
guères , en faifant un trou pour planter
(9) Au refie , quand ce devoir de tenir fes eng.ige-
mens ne feroit pas sffïïimi dans l'clprit de l'enfant par
le poids de Ion utilité , b'cntôt le fentimcnt intérieur ,
commençant à poindre, l^'-ii impofcroit comme une
loi de la confcience, comme un principe inné qui
n'attend, pour fe développer, que les connoiirmccs aux-
quelles il s'applique. Ce premier trait n'elt point mar-
qué par la main de<; hommes , mais gravé dàîis nos
cœurs par l'Auteur de toute jurtice. Otez la loi pri-
mitive des conventions & l'obâigation qu'elle impofe ,
tout eft illufoire, 6v vain dans la fociété humaine.
Qui ne tient que par fon prohc à fa piomeflc, n'cit
guères plus lié que s'il r.'eût rien promis ; ou tout
au plus il en fera du pouvoir de la violer comme de la
bifque des Joueurs, qui r.e tardent à s'en prévaloir,
que pour attend iç le moment de s'en prévaloir avec
plus d'aVantnpe. Ce pr'ncipe cfl; de la dernière impor-
tance , & mérite d'être .-) [ ic. iondi ; car c'ell ici que
'homme commence à fe mi.ti;c en contradidion avec
iii-même.
ou DE VÈdUCATIOK, 245
fa fève, qu'il fe creuioit. un cachot
où fa fcieace ne tarderoic pas à le
faire enfermer.
Nous voilà dans le monde moral j
voilà la porce ouverte au vice. Avec
les conventions & les devoirs , naif-
fent la tromperie &: le menfonge. Dès
qu'on peut faire ce qu'on ne- doic pas,
on veut cacher ce qu'on n'a pas dû
faire. Dès qu'un intérêt fait promet-
tre , un intérêt plus grand peut faire
violer la promeffe ; il ne s'agit plus
que de la violer .impunément. La
reiïource ell: naturelle; on fe cache &:
l'on ment. N'ayant pu prévenir le vice ,
nous voici déjà dans le cas de le pu-
nir : voilà les miferes de la vie hu-
maine, qui commencent avec fes er-
reurs.
J'en ai die alfez pour faire enten-
dre qu'il ne faut jamais infliger aux
enfans le châtiment comme châtiment,,
mais qu'il doic toujours leur arriver
L 2
244 É M I L E j
comme une fuite naturelle de leur
mauvaife adtion. Ainfi, vous ne dé-
clamerez point contre le menfonge,
vous ne les punirez point précifcmenc
pour avoir menti j mais vous ferez que
tous les mauvais effets du menfonge,
comme de n'être point cru quand on
dit la vérité , d'être accufé du mal
qu'on n'a point fait, quoiqu'on s'en
défende , fe raflfemblent fur leur tête ,
quand ils ont menti. Mais expliquons ce
que c'eft que mentir pour les enfans.
Il y a deux fortes de menfonges j
celui de fait qui regarde le pa(fé , ce-
lui de droit qui regarde l'avenir. Le
premier a lieu , quand on nie d'avoir
fait ce qu'on a fait , ou quand on af-
firme avoir fait ce qu'on n'a pas fait ,
€c en général quand on parle fciem-
ment contre la vérité des chofes. L'au-
tre a lieu , quand on promet ce qu'on
n'a pas deflTein de tenir , ôc en géné-
ral quand on montre une intention
ou DE l^Education. 245
contraire à celle qu'on a. Ces deux
menfonges peuvent quelquefois Te raf-
ffiuibler dans le même (10); mais je
les confidere ici par ce qu'ils onc de
différent.
Celui qui fent le befoiii qu'il a du
fecours des autres , 6c qui ne ceffe
d'éprouver leur bienveuillance , n'a
nul intcrêc de les tromper j au con-
traire , il a un intérêt fenfible qu'ils
voyent les chofes comme elles font,
de peur qu'ils ne fe trompent à fon
préjudice. Il cft donc clair que le men-
fonge de fait n'eft pas naturel aux en-
fms y nuis c'ell la loi de l'obéilTance
qui produit la nécellîté de mentir ,
parce que, l'obéllfance étant pénible,
on s'en difpenfe en fecret le plus qu'on
peut , & que l'intérêt préfent d'éviter
le châtiment ou le reproche, l'empor-
te fur l'intcréc éloigné d'expo fer la
(10) Comme lorfqu'accufé d'une nauviilo adion ,
le coupable s'en défcr.d en le difant honnae - Jioiv.iiie.
Il nient alors dans le ijit fie dans le droit.
1- 5
1^6 Ê M I L Ej
vérité.. Dans l'éclucation naturelle 5c
libre , pourquoi donc votre enfant
vous mentiroic-il ? qu'a-t-il à vous
cacher ? Vous ' ne le reprenez point ,
vous ne le punilfcz de rien , vous
n'exigez rien de lui. Pourquoi ne vous
diroic-il pas tout ce qu'il a fait, auffi-
naïvement qu'à fon petit camarade ?
11 ne peut voir à cet aveu plus de dan-
ger d'un coté que de l'autre.
Le menfonge de droit efl moins
naturel encole , puifque les promelîes
de faire ou de s'abftenir font des ac-
tes conventionnels , qui fortent de
l'état de nature & dérogent à la li-
berté. Il y a plus ; tous les engage-
mens des enfans font nuis par eux-
mêmes , attendu que leur vue boriiée
ne pouvant s'étendre au-delà du pré-
fent , en s'engageanc , ils ne favent ce
qu'ils font. A peine l'enfant peut-il
mentir, quand il s'engage; car ne fon-
geant qu'à fe tirer d'affaire dans le
moment préfent , tout moyen qui n'a
ou BE l'Éducation, i^j
pas un cffeç préfenc lui devient égal:
en promeccanc pour un rems futur , il
ne promet rien , & fon imagination
encore endormie ne fait point étendre
fon être fur deux tems différens. S'il
pouvoit éviter le fouet , ou obtenir
un cornet de dragées en promettant
de fe jetter demain par la fenêtre, II
le promettroir à l'inflant. Voiià pour-
quoi les loix n'ont aucun égard aux
engagemens des enfans j & quand les
pères & les Maîtres plus féveres exi-
gent qu'ils les remplirent, c'eft feu-
lement dans ce que l'enEint devroit
faire, quand même il ne Tauroit pas
promis.
L'enfant ne fâchant ce qu'il fait
quand il s'engage , ne peut donc men-
tir en s'engageant. Il n'en efl pas de
même quand il manque à fa promeife,
ce qui efl encore ujie efpece de men-
fonge rétroadif j car il fe fouvlenr
très bien d'avoir fait cette promefle^
mais ce qu'il ne voit ps, c'eft 1 im-
L4
i4S É M I L £ j
porrance de Ja tenir. Hors d'éiat de
lire dans l'avenir , il ne peut pré-
voir les conféquences des chofes , &
quand il viole fijs engagemens , il
ne fait rien contre la raifon de fon
•âge.
Il fuit de - là que les menfonges des
•nfans font tous l'ouvrage des Maî-
tres , & que vouloir leur apprendre
à dire la vérité, n'eft autre chofe que
leur apprendre à mentir. Dans l'em-
prefleinent qu'on a de les régler, de
les gouverner , de les inftruire , on
ne fe trouve jamais affez d'inftrumens'
pour en venir à bout. On veut fe don-
ner de nouvelles prifes dans leur ef-
prit par des maximes fans fondement,
par des préceptes fans raifon , & l'on
aime mieux qu'ils fâchent leurs le-
çons ôc qu'ils mentent, que s'ils de-
meuroient ignorans d: vrais.
Pour nous , qui ne donnons à nos
Élevés que des leçons de pratique ,
& qui aimons mieux qu'ils foient bon^
ou DE L^ÊDVCATWÎ^, 14^
que favans , nous n'exigeons point
d'eux la vérité, de peur qu'ils ne la
déguifent , & nous ne leur faifons
rien promettre qu'ils foient tentés de
He pas tenir S'il s'eft fait en mon
abfeîice quelque mal , dont j'ignore
l'auteur , je me garderai d'accufer
Emile, ôc de lui dire : ejl-ce vous (i i)?
Car en cela que ferois-je autre chofe
fînon lui apprendre à le nier ? Que fi
fon naturel difficile me force à faire
avec lui quelque convention , je pren*-
drai fi bien mes mefures que la pro-
pofition en vienne toujours de lui ,
jamais de moi j que quand il s'eft en-
gagé, il ait toujours un intérêt préfenc
& fenfible à remplir fon engagement ^
(11) Rien n'eft plus in<lifcrct qu'une pareille quef-
tion , fur-coui qu^nd l'enfanc eft coupable; alors, s'il
croit que vous fùvrz ce qu'il a f.;ic , il Verra que vous
lui tendez un piège, & cette opinion ne peut mnnqifcr
de l'ii:difpo(Vr contre vous. S'il ne le croie p.is , il fe
dira : po ir]ti )i dîcouvrirois-je n\\ faïue ? 6c voiià la
pro niere truition du meii.'on^c devenue l'c/Fct de
vocic i;nprudwii:e qucAion,
L 5
& que, fi Jamais il y manque, ce men-
fonge atrire fur lui des maux qa'ii
voye forcir de l'ordre même des cho-
fes , & non pas de la vengeance de
ion Gouverneur. Mais , loin d'avoir
befoin de recourir à de ii cruels ex-
pédiens , je fuis prcfque fur qu'Emile
npprendra fort tard ce que c'eft que
mentir , & qu'en l'apprenant il fera
fort croiiné , ne pouvant concevoir à
quoi peut être bon le menfonge. 11 eâ
très-clair que plus je rends fon bien-
être indépendant , foit ^o.'^ volontés ,
foie des jugemens à^f^^ autres , plus je
coupe en lui tout intérêt de mentir.
Quand on n'eft point preHe d'inf-
truire , on n'eft point prefle d'exiger ,
& l'on prend fon tems pour ne rien
exiger qu'à propos. Alors l'enfant fe
forme, en ce qu'il ne fe gare point.
Mais cjuand un étourdi de Précepteur,
ne fâchant comment s'y prendre , lui
fait à chaque inftanr promettre ceci
ou cela , fans diftintlion , fans choix ,
ou DE l'Education, i^x
fans mefiire , renfanc ennuyé fur-
chargé de toutes ces promelîes , les
néglige, les oublie, les dédaigne ei\-
fiii j &c les regardant comme autant
de vaines formules , fe fiic un Jeu ce
les faire & de les violer. Voulez-vous
donc qu'il foit fidèle à tenir fa parole?
foyez difcret à l'exiger.
Le détail dans lequel je viens d'en-
trer fur le menfonge , peut , à bien des
égards , s'appliquer à tous les autres
devoirs, qu'on ne prefcrit aux enfans
qu'en les leur rendant non feulement
hailfables , mais impracicables. Pour
paroître leur prêcher la vertu , on leur
fait aimer tous les vices : on les leur
donne , en leur défendant de les avoir."
Veut-on les rendre pieux : on le me-
né s'ennuyer à l'Eglife; en leur fai-
fant incelTamment marrnoter des priè-
res; on les force d'afpirer au bonheuc
de ne plus prier Dieu. Pour leur inf->
pirer la charité, on leur fait donner,
l'aumône , comme fi l'en dédaicrxic
I. G ■'
EMILE,
la donner foi-même. £h! ce n'eft
|jas renfluu qui doit donner , c'eft le
Maître : quelque attachement qu'il aie
pour fou Élevé , il doit lui difputer
cet honneur , il doit lui faire juger
qu'à fon âge on n'en eft point encore
digne. L'aumône eft une adtion d'hom-
me qui connoîf la valeur de ce qu'il
donne, & le befoin que (on fembla-
ble en a. L'enfant qui ne connoît rien
de cela , ne peut avoir aucun mérite
a donner^ il donne fans charité, fans
bienfaifance ^ il eft prefque honteux de
donner, quand, fondé fur fon exemple
& le vôtre, il croit qu'il n'y a que
les enfans qui donnent , & qu'on ne
fait plus l'aumône étant grand.
Remarquez qu'on ne fait jamais
donner par l'enfant que des chofcs
dont il ignore la valeur j des pièces
de métal qu'il a dans fa poche , ôc
qui ne lui fervent qu'à cela. Un enfant
donne roit plutôt cent louis qu'un gâ-
ïeau Mais, engagez ce prodigue dillri-
ou DE l'Éducation. 255
buteur à donner les chofes qui lui font
chères , des jouets , des bonbons , fou
goûter -y Se nous faurons bientôt fi vous
Tavez rendu vraiment libéral.
On trouve encore un expédient à
cela -y c'eft de rendre bien vite à l'en-
fant ce qu'il a donné , de forte qu'il
s'accoutume à donner tout ce qu'il fait
bien qui lui va revenir. Je n'ai guè-
res vu dans les enfans que ces deux
efpeces de géncrofiré j donner ce qui
ne leur eil bon à rien , ou donner ce
qu'ils font fûrs qu'on va leur rendre.
Faites en forte , dit Locke , qu'ils
foient convaincus par expérience que
le plus libéral efl: toujours le mieux
partagé. C'eft-là rendre un enfant li-
béral en apparence. Se .avare en effet.
Il ajoure que les enfans coniradleronc
.linfi l'habitude de la libéralité j oui,
d'une libéralité ufuriere , qui donne un
œuf pour avoir un bccuf. Mais quand
il s'agira de donner tout de bon, adiea
riiabicude j lorfqu'on celî^ra de leur
i54 É M 1 L r,
rendre , ils cenciont bientôt de don-
ner. Il faut regarder à l'habirude de
l'ame pliitôc qu'à celle des mains. Tou-
tes les autres vertus qu'on apprend aux
cnfans refiemblent à ceiie-là , <5v: c'efl:
à leur prccher ces folides vertus, qu'on
ufe leurs jeunes ans dans la triftclfe.
Ne voilà- c- il pas une favance éduca-
tion ?
Maîtres, laifTez les fîmagrces, foyez
vertueux de bons j que vos exemples
fe gravent dans la mémoire de vos
Élevés, en attendant qu'ils puiflent
entrer dans leurs cœars. Au-lieu de me
hâter d'exiger du mien des ades de
charité , j'aime mieux les faire en fa
préfcncc , ô: lui ôrer même le moyen
de m'in>iter en cela , comme un hon-
neur qui n'efi: pas de (on âge j car il
importe qu'il ne s'accoutume pas à le-
garder les devoirs des hommes feu-
lement comme des devoirs d'enfans.
Que (i, me voyant alfifter les pauvres,
il me queftionne là-deiTus & qu'il foie
017 DE l'Éducation. ^55,
ttms de lui répondre (li), je lui di-
rai: et mon ami, c'efl: cjue , quand les
» pauvres onc bien voulu qu'il y eue
« des riches, les riches onc promis
y> de nourrir tous ceux qui n'auroienc
33 de quoi vivre ni par leur bien ^
3> ni par leur travail. Vous avez donc
« aulTi promis cela, reprendra- 1- il ?
» Sans doute. Je ne fuis maître du
» bien qui palfe par mes mains qu'a-
»> vec la condition qui elt attachée à
>3 fa propriété. »
Après avoir entendu ce difcours ,.
( & l'on a vu comment on peut mettre
un enfxnt ea état de l'entendre ) un
autre cju'Émiie fer^t tenté de m'imi-
ter 6c de fe conduire en homme ri-
che ^ en pareil cas, j'empêcherois au
moins que ce ne ffit avec oftentaiion ,.
(11) On doit concevoir que je ne réfoiis p.is fes quef-
tions quand il lui plaîc , mais quand il rac plaît ; au-
trement ce feroit m'affcrvir à fes volontci , & me
mettre dans la plus dan^^crcufc dépendance où un
GouYctnciir puilTc ûw de fon Elcye.
i$S Emile,
l'aimerois mieux qu'il me dérobât mon -
droit &c fe cachât pour donner. C'eft
une fraude de fon âge , & la feule que
je lui pardonnerois.
Je fais que toutes ces vertus par imi-
tarion font des vertus de finge , & que
jnille bonne acflion n'cft moralement
bonne que quand on la fait comme
telle , & non parce que d'autres la
font. Mais dans un âjje où le cœur ne
fent rien encore, il faut bien faire
imiter aux enfans les aâ:es dont on
veut leur donner l'habitude, en atten-
dant qu'ils \qs puilîènt faire par dif-
cernement & par amour du bien.
L'homme eft imitateur, l'animal mê-
me l'eft \ le goût de l'imitation cft de
la Nature bien ordonné j mais il dé-
génère en vice dans la ficiccc. Le
finge imite l'homme qu'il craint, «Se
n'imite pas les animaux qu'il méprife ;
il juge bon ce que fait un être meil-
leur que lui. Parmi nous , au con-
traire nos, Arlequins de toute cfpcce
ou DE l'Éducation. 157
imitent le beau pour le dégrader , pour
le rendre ridicule ; ils chercheur dans
le fenciment de leur bafleffe à s'égaler
ce qui vaur mieux qu'eux j ou s'ils
s'etforcent d'imiter ce qu'ils admirent ;
on voit dans le choix des objets le faux
goût des imitateurs j ils veulent bien
plus en impofer aux autres, ou faire
applaudir leur talent, que fe rendre
meilleurs ou plus fages. Le fondement
de l'imitation parmi nous , vient du
défit de fe tranfporter toujours hors
de foi. Si je réulîîs dans mon entre-
prife, Emile n'aura fCirement pas c%
delir. Il faut donc nous paflfer du bien
apparent qu'il peut produire.
Approfondi (Tez toutes les règles de
votre éducation , vous les trouverez
ainfi toutes à contre-fens , fur-tout en
ce L]ui concerne les vertus & les mœurs.
La feule leçon de morale qui convien-
ne à l'enfance, & la plus importante à
toute âge, efl de ne jamais faire de mal
à perfonne. Le précepte même de faire
1 5 8 E M I L E j
du bietij s'il n'tft fubordonnc à celui-là,
eft dangereux , faux , contiarli£loire.
Qui eft-ce qui ne faic pas du bien ? tout
le monde en fait, le incchant comme
les autres ; il fait un heureux aux dé-
pends de cent mifcrabics , & de-Ià vien-
nent toutes nos calamités. Les plus fu-
blimcs vertus font négatives : elles
font f»u(îi \qs plus difiiciles , parce
qu'elles font fans oftentation, & au-
delTus même de ce plaifir fi doux au
cœur âe l'homme , d'en renvoyer un au-
tre content de nous. O quel bien fait
uécelTiurement à fcs femblables celui
d'entr'eux , s'il en eft un , qui ne leur
fait jamais de mal ! De quelle intré-
pidité d'ame , de quelle vigueur de ca-
radlere il a befoin pour cela! Ce n'tfl
pas en raifonnant fur cette maxime, c'eft
en tâchant de la pratiquer, qu'on fent
combien il eft grand ôc pénible d'y
réuftir (13).
—
. (j j) Le précepte de ne jamais nuire à autrui ciuporis
ou DE l'Education^. 2^9
Voild quelques foibles idées des
précautions avec iefquelles je voudrois
qu'on donnât aux enfans les inftruc-
lions qu'on ne peut quelquefois leur
refufer ï^ns les expofer à nuire à eux-
mêmes & aux aurres , fur-rout à con-
trarier de mauvaifes habitudes dont
on auroit peine enfuite à les corriger:
mais foyons lûrs que cette néceflicé fe
préfentera rarement pour les enfans
élevés comme ils doivent' l'être \ parce
qu'il eft impodible qu'ils deviennent
indociles , méchans , menteurs , avi-
des , quand on n'aura pas femé dans
celui de tenir à la fociéré humaine le moins qu'il cft
j-olîîhle 5 car , dans l'érat Ibcial , le bien de l'un fait
nécciraireinenc le mal de l'autre. Ce rapport efl dans
rc/Tcnce de h chofe , & rien ne fauroit le changer j
qu'on chercl>e , fur ce principe , lequel eu le meilleur
«le l'homme focial, ou du folitairc. Un Auteur iiluftre
dit qu'il n'y a que le méchant qui foit feul ; moi je
dis qu'il n'y a que le bon qui foit feul: fi cctre prof ofition
cft moins fentcmieufe, elle eft plus vraie &: mieux rai-
fonuce que la précédente. Si le méchant étoit feul , quel
mil fcroit-il ? c'cft dans la fociétc qu'il drefle Ces
machines pour nuir» aux autres. Si l'on veut rétroquet
cet argument pour l'homme de bien , je réponds pa»
l'article auquel appartient cette note.
160 EMILE,
leurs cœurs les vices qui les rendent
tels. Ainfi, ce que j'ai dit fur ce point
fert plus aux exceptions qu'aux règles;
mais ces exceptions font plus fréquen-
tes à mefure que les enfans ont plus
d'occafions de fortir de leur état &
de contradler les vices des hommes. Il
faut néceflfairement à ceux qu'on élevé
au milieu du monde Acs inftructions
plus précoces qu'à ceux qu'on élevé
dans la retraite. Cette éducation folitaire
feroit donc préférable , quand elle ne
feroit que donner à l'enfance le tems
de mûrir.
Il eft un autre genre d'exceptions
contraires pour ceux qu'un heureux na-
turel élevé au-deflus de leur âge. Com-
me il y a ^Qs honmies qui ne fortent
jamais de l'enfance , il y en d'autres
qui, pour ainlî dire, n'y palfent point,
& font hommes prefque en naiffant.
Le mal eft que cette dernière excep-
tion eft très-raie , très -difficile à cou-
ou DE L*ÉdtJCATION. iCl
noîcre, & que chaque mère, imaginant
qu'un enfant peut être un prodige ,
nt doute point que le Ç\q\\ n'en foit
un. Elle font plus , elles prennent
pour des indices e«raordinaires , ceux
même qui marquent l'ordre accou-
tumé : la vivacité , les faillies , l'é-
tourderie , la piquante naïveté j tous
(\gnQS caraârériftiques de l'âge , & qui
montrent le mieux qu'un enfant n'efl:
qu'un enfant. Eft-il étonnant que ce-
lui qu'on fait beaucoup parler & à qui
l'on permet de tout dire , qui n'eft
gêné par aucun égard, par aucune
bienféance , faffe par hazard quelque
heureufe rencontre ? Il le feroit bien
plus qu'il n'en fit jamais j comme il
le feroit qu'avec mille menfonges un
Aftrologue ne prédît jamais aucune
vérité. Ils mentiront tant , difoic
Henri IV , qu'à la fin ils diront vrai.
Quiconque veut trouver quelques bons
mots , n'a qu'à dire beaucoup de for-
tifes, Dieu garde de mal les gens à la
l6t É M I L E j
mode qui n'ont pas d'autre mérite pour
êtie fctés.
Les penfées les plus brillantes peu-
vent tomber dans le cerveau des en-
fans , ou plutôt les meilleurs mots
dans leur bouche, comme les diamans
du plus grand prix fous leurs mains ,
fans eue pour cela ni les penfées , ni
les, diamans leur appartiennent ] il n'y
a point de véritable propriété pour
cet âge en aucun genre. Les chofes que
dit un enfant ne font pas pour lui
ce qu'elles font pour nous j il n'y joint
pas les mêmes idées. Ces idées , fi
tant ell: qu'il en ait, n'ont dans fa tcte
ni fuite ni liaifon ; rien de fixe , rien
d'aiïiiré dans tout ce qu'il penfe Exa-
minez votre prérendu prodige. En de
certains momens vous lui trouverez
un redort d'une extrême activité , une
clarté d'efprit à percer les nues. Le
plus fouvent ce même efprit vous pa-
r oît lâche , moîce , &: comme envi-
ronné d'un .épais brouillard. Tantôt il
ou DE l'Education. i6^
vous devance, & tanrôc il refte immo-
bile. Un iiiftanc vous diriez : c'eft uti
génie; & l'inftant d'après: c'eft un foc :
vous vous tromperiez . toujours ; c'eft
un enhijic. G'eft un aiglon qui fend
l'air un.iiiftant, & retombe i'inftaiit
d'après dais fon aire. ■ : ■> ^
Traitez- le donc félon fon* âg^ mal-^
gré les apparences , Ôc craignez d e-
puifer fes fjrces pour les avoir voulu
trop exercer. Si ce jeune cerveau s'é-
chauffe , fi vous voyez qu'il commen-
ce à bouillonner , laifTez-le d'abord
fermenter en bberté ; mais ne l'exci-
tez jamais , de peur que tout ne s'ex-
hale ; &: quand les premiers efprirs fe
feront évaporés , retenez , comprimez
les autres j jufqu'à ce qu'avec Iqs an-
nées tout fe tourne en chaleur & en
vériuble force. Autrement vous per-
drez votre tems & \os foins ; vous
détruirez votre propre ouvrage , ôc
après vous être indifcrettement enivrés
de toutes ces vapeurs inflammables ,
2<?4 E M I L E f
il ne vous reftera qu'un marc fans vi-
gueur.
Des enfans étourdis viennent les
hommes vulgaires j je ne fâche point
dobfervation plus générale Ôc plus
certaine que celle-là. Rien n'eft plus
difficile que de diftinguer dans l'en-
fance la ftupidité réelle > de cette ap-
parente Ôc trompeufe ftupidité qui eft
l'annonce des âmes fortes. II paroîc
d'abord étrange que les deux extrêmes
aient des lignes fi femblables, ôc cela
ê.oit pourtant être ; car dans un âge
où l'homme n'a encore nulles vérita-
bles idées , toute la différence qui fe
trouve entre celui qui a du génie, ôc
celui qui n'en a pas, efl: que le dernier
n'admet que de fauffes idées , ôc que
le premier, n'en trouvant que de telles,
n'en admet aucune ; il refTemble donc
au ftupide en ce que l'un n'eft capa-
ble de rien , ôc que rien ne convient
à l'autre. Le feul figne qui peut les
diftinguer dépend du hazaid qui peut
offrir
ou DE l'Éducation, 1^5
Q^rir au dernisr quelque idée à fa por-
tée , au-lieu que le premier eft tou-
jours le même par - tout. Le jeune Ca-,
ton , durant fon enfance , fembloit un
imbécille dans la niaifon. Il croit ta-
citurne & opiniâtre : voilà tout le ju-
gement qu'on portoit de lui. Ce ne
fut que dans l'anti-chambre de Sylla
que fon oncle apprit à le coiinoître.
S'il ne fût point entré dans cette anti-
chambre , peut-être eûc-il pafTé pour
une brute jufqu'à lage de raifon: fi Cé-
far n'eût point vécu , peut-être eût-on
toujours traité de vifionnaire ce même
Caton , qui pénétra fon funefte génie &
prévit tous Çqs projets de fi loin. O
que ceux qui jugent fi précipitamment
jcs enfans font fujets à fe tromper !
Ils font fouvent plus enfans qu'eux.
J'ai vu dans un âge alTez avancé un
homme qui m'honoroit de fon ami-
tic , palTer dans fa famille & chez (qs
amis , pour un efprit borné ; cette ex-
cellente tête fe mùiilToit en filence:
Tcmc /, M
1^(? É M I L E i
Tout -à-coup il s'efl: montic Philofo-
plie , & je ne cloute pas que la poflé-
rité ne lui marque une place honorable
6c diftinguée parmi les meilleurs rai-
fonneurs «Se les plus profonds mécaphy-
ficiens de fon fiecle.
Refpedez l'enfance , Se ne vous
prelTez point de la juger , foit en bien ,
foit en mal. Laiflez les exceptions
s'indiquer , fe prouver , fe confirmer
long-tems avant d'adopter pour elles
des méthodes particulières. Laiflez
lon^î-tems a^ir la Nature avant de vous
mêler d'agir à fa place , de peur de
contrarier ks opérations. Vous con-
noilfez , dites-vous , le prix du tenis ,
ôc n'en voulez point perdre. Vous ne
voyez pas que c'eft bien plus le perdre
d'en ufer mal , que de n'en rien faire ;
Se qu'un enfant mal inftruit , efl: plus
loin de la figefle , que celui qu'on n'a
point inftruit du tout. V^ous ères allar-
mé de le voir confumer [qs premières
'années à ne rien f.ûre. Comment !
ou DB l'Éducation. i6j
n'e{l-ûe> rien que d'être iieureux ? N'eft-
ce rien que de faiiier , jouer , . çouriç
toute la joutnée ? De, fa vie il ne fera
(î occupé. Platon , dans fa Républi-
que, qu'on croit fi auftere, n'élcve les
enfans qu'en fêtes , jeu:*:, .chanfons ,
paiTc-teras j on diroit qu'il a tout fait,
quand il leur a bien appris à fe ré-
jouir j ôc Sénèque , parlant de l'ancienne
Jeuneflfe Romaine : elle étoit , dit-il ,
toujours debout , on ne lui enfcignoic
rien qu'elle dût apprendre afîife. En
valoit elle moins , .parvenue à l'âge VÎ5
ril ? effrayez vous donc peu de cette
oiliveté prétendue. Que diriez- vous
d'un homme qui , pour mettre toure la
vie a profit , ne voudroit jamais dor-
mir ? Vous diriez : cet homme efi:
infenfé ; il ne jouit pas du tems , il fe
l'ôce : pour fiiir le fommeil , il court à
la mort. Soi^gez donc que c'eft ici la
même chofe , Ôc que l'enfance efl le
fommeil de la raifon.
L'apparente facilité d'apprendre eft
M 1
^^^ É M I z e;
caufe <le la perte des eiîfans." On ne
voie pas que cette facilite même eft la
preuve qu'ils n'apprennent rien. Leur
cerveau , liiTe & poli , rend comme un
miroir les objets qu'on lui préfenre
mais rien ne refte , rien ne pénètre.
L*enfant retient les mots , les idées fe
réfléchiflent j ceux qui l'écoutent le«
entendent , lui feul ne les entend point.
Quoique la mémoire & le raifonne-
ment foient deux facultés effentielle-
mem différentes ^ cependant l'une ne
fe développe véritablement qu'avec
l'autre. Avant l'âge de raifon , l'enfant
ne reçoit pas des idées , mais des ima-
ges; fifi il y a cette différence entre les
unes & les autres , que les images ne
font que des peintures abfolues des ob-
jets fenfibles , Ôc que les idées font
des notions des objets , déterminâmes
par des rapports. \JnQ image peut
Être feule dans l'esprit qui fe la repré-
fcnte 'y mais toute idée en fuppofe
(^'avitreSt Quand on imagine , on ne fait
6u DE l'Éducation, xG^
que voir ; quand on conçoit , on com-
pare. Nos fenfacions font purement
paflîves , au-lieu que toutes nos percep-
tions ou idées nailTent d'un principe
adif qui juge. Cela fera démontré ci-
après.
Je dis donc que les enfans , n'étant
pas capables de jugement , n'ont point
de véritable mémoire. Ils retiennent
des fons , des figures , des fenfations ,
rarement des idées , plus rarement
leurs liaifons. En m'objedtant qu'ils
apprennent quelques élcmens de Géo-
métrie , on croit bien prouver contre
moi ; & tout au contraire , c'eft pour
moi qu'on prouve : on montre que ,
loin de favoir raifonner d'eux-mêmes ,
ils ne favent pas môme retenir les rai-
fonnemens d'autrui \ car fuivez cqs
petits Géomètres dans leur méthode ,
vous voyez aurti-tôt qu'ils n'ont re-
tenu que l'exadte imprelîîon de la fi-
gure & les termes de k démonftra-
tion. A la moindre objccffcion nou-
M 5
IJO E M J L E y
velle , ils n'y font plus -, renverfez la
figuce^ ils n'y font plus. Tout leur
fàvoir cft dans la fenfation , rien n'a
fade lufqu'à l'entendemenr. Leur mé-
moire elle-même' n'efl: gucres plus
parfaire que leurs autres facultés j
puisqu'il faut prefque ton-ours qu'ils
rapprennent , érant grands , les chofes
dont ils ont appris les mots dans l'en-
fance.
Je fuis cependant bien éloigné de
penfer que les enfans n'aient aucune
efpece de raifonnement (14). Au con»
(14) J*ai fait cent fois réflexion, en écrivant ^ qu'il
efl impoiliblc , dans un lon^ ouvrige, Ac ciomier toii.-
joiirs les mêmes fcns aux mcmcs mots. !1 n y a point
<ie langue alTaz. riche pour fournir autant clc termes ,
Ai touti & de pLrafcs , que nos idées peuvent avoir de
modifîcacions. La méthode de définir tous les ternes ,
ti de l'ubUituer fans celle la dchiiition à la place du
déHni cft belle , mais impraticable -, car comment
éviter, le cercle ? les définitions pourtoi.nt être bonnes
fi l'on n'emplnyoit j\is des mots pour L's faire. Malj;re
cela , jp fui^ perftiadé qu'on jfeut être clau , même
dans la pauvreté de notre Langue ; non pas '•n don-
nant toujours les nièmes. .^ûccpCfQBS '/aux mêmes mots :
mais en faifant en force , a^tai.t de f-ji": qu'on emploie
chaque mot, que l'acception quNin lui donne- foit fulîi»
famraent dècermince par les idées qui s'y rapportent ,
ic que chaque période où ce mot fc trouve, lui letve.
ou DE l'Education, iji
traire , je vois qu'ils raifonnent très-
bien dans tout ce qu'ils connoilîent ,
& qui fe rapporte à leur intérê: pré-
feiîc ôc fenfible. Mais c'eO: fur leurs
connoiiïances que ïon fe trompo , en
Jeur prêtant celles qu'ils n'ont pas , oc
Us fAifanr raifonner fur ce qu'ils ne
fauroienc comprendre. On fe trompe
encore , en voulant les rendre attentifs
à des confidéraiions qui ne les tou-
chent en aucune manière, comme celle
de leur intérêt à venir , de leur bon-
heur étant hommes , de l'eftime qu'on
aura pour eux quand ils feront grands ;
difcours qui , tenus à des êtres dépour-
vus de toute prévoyance , ne (îgni-
lient abfolument rien pour eux. Or,
toutes les études forcées de cqs pau-
poiir ainH dire, de définition. Tr.ntôt je dis que le';
«nfans fonr incapables de riilonr.ement , & tantôt je
les fais raifonner avec aflez de fiiicire : je ne crois pas,
en ceh , me contredire dans incs idées ; mais je ne puiî
diTconvenir qje je ne me eontr^dilc fouvent dans mes
expreflioûs.
M 4
2'ji Emile,
vres infortunés tendent à ces objets
entièrement étrangers à leurs efprits.
Qu'on juge de l'attention qu'ils y peu-
vent donner.
Les Pédagogues , qui nous étalent
en grand appareil les inftruélions qu'ils
donnent à leurs difciples , font payés
pour tenir un autre langage : cepen-
dant on voit, par leur propre condui-
te , qu'ils penfent exaftement comme
moi ; car que leur apprennent-ils en»
fin ? des mots , encore des mots , Se
toujours des mots. Parmi les diverfes
fciences qu'ils fe vantent de leur en-
feigner , ils fe gardent bien de choi-
fir celles qui leur feroient véritable-
ment utiles , parce que ce feroient
des fciences de chofes , ôc qu'ils n'y
' réufliroient pas ; mais celles qu'on pa-
• loît favoir , quand on en fait les tecr
mes ; le Blafon , la Géographie j la
Chronologie , les Langues , Ôcc. Tou-
tes études fi loin de l'honame , Ôc fur-
ou DE l'Education. 275
tout de l'enfant , que c'eft une mer-
veille , fi rien de touc cela lui peut être
Uvile une feule fois en fa vie.
On fera furpris que je compte l'é-
tude des Langues au nombre des inu-
tilités de l'éducation j mais on fe fou-
yiendra que je ne parle ici que des
études du premier âge j & , quoi qu'oa
pui^fe dire , je ne crois pas que jufqu*à
1 âge de douze ou quinze ans , nul en-
fant, les prodiges à part , aie jamais
vraiment appris deux Langues.
Je conviens que, fi l'étude des Lan-
gues n'étoit que celle des mots j, c'cft-
à-dire , des figures ou des fons qui les
expriment , cène étude pourroit con-
venir aux enfans j mais les Langues y
en changeant les fignes , modifient aufii
les idées qu'ils repréfentent. Les tètes
fe forment fur les langages, les pen-
sées prennent la teinte des idiomes,
La raifon feule efl commune ; l'efprit
en chaque Langue a fa forme particu-
litiej diffctence qui pourroit bien être
M 5
274 H M I L E j
en partie la caufe ou Peffec des carac
tères narionaux -, & ce qui paroîc con-
firmer cette conjedture , &: que chez
toLues les Nations du monde la Lan-
gue fuit les viciflitudes des mœurs , de
fe conferve ou s'altère comme elles.
De CQS formes diverfes , l'ufage en
donne une à l'enfant , & c'eft la feule
qu'il garde jufqu'a ISge de raifon. Pour
en avoir deux , il faudroit qu'il fût
con. parer des idées j Ôc comment les
compareroit-il , quand il efl: à peine
en état de les concevoir ? Chaque cho-
fe peut avoir pour lui mille lignes dif-
férens ; mais chaque idée ne peut avoir
qu'une forme , il ne peut donc appren-
dre à parler qu'une Langue. Il en ap-
prend cependant plufieurs , me dit- on :
' je le nie. J'ai vu de ces petits prodi-
ges qui croyoienc parler cinq ou fix
Lanfzties. Je les ai entendu fuccefli-
vemenc parler Al'emand , en termes
Latins , en termes Fiançnis , en termes
Italiens j ils fe fetvoienr , à la vérité, de
ou DE l'Éducation. 275
cinq ou fix Didiontîaiies j mais ils ne
parloienc toujours qu'Allemand. En un
mot, donnez aux enfl\ns tanc de fyno-
nymes qu'il vous plaira , vous chan-
gerez les mois , non la Langue j ils n'en
fauront jamais qu'une.
C'eft pour cacher en ceci leur inap-
titude , qu'on les exerce par préférence
fur les Langues mortes , dont il n'y a
plus de juges qu'on ne puide recufer.
L'ufage familier de ces Langues étant
perdu depuis long-tems , on fe conten-
te d'imiter ce qu'on en trouve écrie
dans les livres , & l'on appelle cela
les parler. Si tel eft le Grec &c le Latin
des Maîtres , qu'on juge de celui des
enfans ? A peine ont-ils appris par
cœur le Rudiment , auqviel ils n'en-
tendent abfolument rien , qu'on leur
apprend d'abord à rendre un difcours
François en mots Latins ; puis , quand
ils font plus avancés , à coudre en
profe des phrafes de Ciciron , (S«: en
vers dès cenuons de Virgile. Alors ils
M 6
^■j6 Emile,
croient parler Latin : qui eft-ce qui
viendra les contredire ?
En quelqu'étude que ce puilTe erre j
fans l'idée des chofes repréfemces , les
jfignes repréfentans ne font rien. On
borne pourtant toujours l'enfant à ces
fîgnes , fans jamais pouvoir lui faire
comprendre aucune des chofes qu'ils
repréfentent. En penfant lui appren-
dre la defcription de la terre , on ne
lui apprend qu'à connoîcre des cartes :
on lui apprend des noms de Villes,
de Pays , de Rivières , qu'il ne con-
çoit pas exifter ailleurs que fur le pa-
pier où l'on les lui montre. Je me
fouviens d'avoir va quelque part une
Géographie qui commençoit ainfi :
Quejl-ce que le Monde f Cejl un glohe
de canon. Telle eft précifément la Géo-
graphie des enfans. Je pofe en fait
qu'après deux ans de fphcre èc de Cof-
mographie , il n'y a pas un feul en-
fant de dix ans , qui , fur les règles
^u'on lui a données , fût fe conduire
ou HE VÉducatioij, ijj
<3e Paris à Saint-Denys : Je pofc en fait
qu'il n'y en a pas un , qui , fur un
plan du jardin de fon père , fût en
érat d'en fuivre les détours fans s*é-
garer. Voilà ces Douleurs qui favent à
point nommé où font Pékin , Ifpa-
han , le Mexique , & tous les pays de
la terre.
J'entends dire qu'il convient d'occu-
per des enfans à des études où il ne
faille que les yeux j cela pourroit être >
s'il y avoic quelque étude où il ne fal-
lût que des yeux j mais je n'en cunnois
point de telle.
Par une erreur encore p'us ridicule ,
on leur fair étudier rHiil.)ire : oiî
s'imagine que l'Hiftoire eft à leur por-
tée , parce qu'elle n'eft qu'un recueil de
faits j mais qu'encend-on par ce mot
de faits? Groic-on que les rapports
qui déterminent les faits hiftoriques ,
foienc (\ faciles à faifir , que les idées
s'en forment fans peine dans l'efpric
des enfans f cioic-on que la véiicvible
178 E M 1 L ■£:,
connoifTance des événemens foie fépn-
rab'e de celle de leurs caufes , de
celle de leurs effers , !k. que riiiftori-
que tienne fi peu au moral , qu'oa
puiiïe connoître l'un fans l'autre ? Si
vous ne voyez dans les actions des
hommes que les mouvemens exté-
rieurs «St purement phydques , qu'ap-
prenez-vous dans l'Hiftoire ? abfolu-
ment rien ; & cette étude , dénuée de
tout intérêt , ne vous donne pas plus
de plaifir que dindruclion. Si vous
voulez apprécier ces aûlons par leurs
rapports moraux , elîayez de faire en-
tendre ces rapports à vos Elevés , &:
vous verrez alors fi l'Hil^oire efl: de
leur âge.
Leéteur , fouvenez - vous toujours
que celui qui vous parle , n'eft ni un
Savant ni un Philofophe , mais un
homme fimple , ami de la vérité , fans
parti , fans fyftcme j un folitaire , qui ,
vivant peu avec les hommes , a moins
d'occafions de simboire de leurs pré-
ou DE ^Education. 179
Ju^és , & plus de rems pour réfléchir
fur ce qui le frappe , quand il com-
merce avec eux. Mes raifoiinemens font
moins fondés fur des principes que
fur des fairs ; & je crois ne pouvoir
mieux vous metrre à portée d'en ju-
ger , que de vous rapporter fouvenc
quelque exemple des obf^rvations qui
me les fuggerenc.
j'écois allé pnlTer quelques jours à
la campagne chez une bonne mère de
famille qui prenoit grand foin de fes
enfans & de leur éducarion. Un ma-
tin que j'étois préfent aux leçons de
l'aîné , {on Gouverneur , qui l'avoic
très bien inftruic de l'Hiftoire ancienne,
reprenant celle d'Alexandre , tomba
fur le trait connu du Médecin Phi-
lippe qu'on a mis en tableau , <5c qui
sûrement en valoir bien la peine. Le
Gouverneur , homme de mérite , fit
fur l'intrépidité d'Alexandre plufieurs
refl.xions qui ne me pliirtnt point ,
mais que j évitai de combattre , pour
iSo E M I L Ej
ne pas le décréditer dans refpric de
fon Elevé. A table , on ne manqua
pas , félon la méthode françoife , de
faire beaucoup babiller le petic bon-
homme. La vivacité naturelle à fou
âge , ^ l'attente d'un applaudirTemenc
sûr, lui firent débiter mille fottifes,
tout à travers dcfqufclles partoient de
tems en tems quelques mots heu-
reux qui faifoieiit oublier le refte.
Enfin vint Thiftoire du médecin Phi-
lippe : il la raconta fort nettement ôc
avec beaucoup de grâce. Après l'ordi-
naire tribut d'éloges qu'exigeoit la rnere
& qu'attendoit le fils , on laifonna
fur ce qu'il avoir dit. Le plus grand
nombre blâma la témérité d'Altxandre j
quelques uns , à l'txen.ple du Gouver-
neur, admiroient (^ fermeté, fon cou-
rage : ce qui me fit comprendre qu'au-
cun de ceux qui étoient préfens ne
voyoit en quoi coniiftoit la véritable
beauté de ce trait. Pour moi , leur
dis-je , il me parojt que , s'il y a le
ou DE J^ÊdVCATION. l8l
moindre courage , la moindre fermeté
^nns faction d'Alexandre , elle n'eft
qu'une extravagance. Alors tout le
monde fe réunit , & convint que c'é-
roic une extravagance. J'allois répon-
dre & m'échauffer , quand une femme
qui étoit à coté de moi , & qui n'avoic
pas ouvert la bouche , fe pencha vers
mon oreille , & me dit tout bas : tais-
toi , Jean-Jacques ; ils ne t'entendront
pas. Je la regardai , je fus frappé , &
je me tus.
Après le dîner , foupçonnant fur plu-
fîeurs indices que mon jeune Dodeuc
n'avoit rien compris du tout à Thif-
loire qu'il avoir fi bien racontée , je
le pris par la main , je fis avec lui un
tour de parc , & l'ayant queftionné
tout à mon aife , je trouvai qu'il ad-
miroit plus que perfonne le courage C\
vanté d'Alexandre : mais favez - vous
où il voyoit ce courage ? uniquement
dans cehii d'avaler d'un feul trait ua
breuvage de mauvais goût > fans hé fi-
îSl Ê M I L E j
ter , fans marquer la moindre répu-
gnance. Le pauvre enfinc , à qui l'on
avoir fait prendre médecine il n'y
avoir pas quinze jours , & qui ne l'a-
voir prife qu'avec une peine infinie ,
en avoir encore le déboire à la bou'
che. La mort , J'empolfonnement ne
pafToient dans fun efprit que pour des
fenfations défagréables , &: il ne con-
cevoir pas , pont lui , d'autre poifon
que du fénc. Cependant il laat avouer
que la fermeté du Héros avoir fait une
grande impreffion fur fon jeune cœur ,
& qu'à la première médecine qu'il
faudroit avaler , il avoir bien réfolu
d'être un Alexandre. Sans entrer dans
des éclaircilfemens qui pafToient évi-
demment fa portée , je le confirmai
dans CQS difpofitions louables ^ & je
m'en retournai riant en moi-même de
la haute fagelle des Pères &: des Maî-
tres qui penfent apprendre l'hifloire
aux enfans.
Il eft aifé de mettre dans leurs bou-
ou DE l'ÉdUCJTIO:^. iSi
chcs les mots de Rois ^ d'Empires , de
Guerres , de Conquêtes y de Révolutions ,
de Loix ; mais quand il fera queftioii
d'attacher à ces mots des idées nettes »
il y aura loin de l'entretien du Jardi-
nier Robert à toutes ces explications.
Quelques lecfleurs , mécontens du
tais-toi , Jean- Jacques j demanderont ,
je le prévois , ce que je trouve enfin
de fi beau dans l'adion d'Alexandre ?
Infortunés 1 s'il faut vous le dire ,
comment le comprendrez-vous ? c'eft
C[u'A!exandre croyoit d la vertu ^ c'ttl
qu'il y croyoit fur fa tcte , fur fa pro-
pre vie ; c'eft que fa grande ame étoit
faite pour y croire. O que cette m'de-
cine avalée étoit une belle piofelîioii
de foi ! Non, jamais mortel n'en fit une
fi fublime: s'il eft quelque moderne
Alexandre , qu'on me le montre à de
pareils traits.
S'il n'y a point de fcience de mots ,
il n'y a point d'étude propre aux en-
fans. S'ils n'ont pas de vraies idées ,
1?4 E M I L Z^
ils n'ont poinc de véritable mémoire ;
car je n'appelle pas ainfi celle qui ne
retient que des fenfations. Que fert
d'infcrire dans leur tête un catalogue
de fignes qui ne repréfentent rien pour
eux ? En apprenant les chofes , n'ap-
prendront-ils pas les fîgnes ? Pour-
quoi leur donner la peine inutile de
les apprendre deux fois ? & cependant
quels dangereux préjugés ne commen-
ce-t-on pas à leur infpirer , en leur fai-
fant prendre pour de la fcience , des
mots qui n'ont aucun fens pour eux !
C'eft du premier mot dont l'enfant fe
paye , c'eft de la première chofe qu'il
apprend fur la parole d'autrui , fans
en voir l'utilité lui-même , que fon ju-
gement eft perdu : il aura long-tems
à briller aux yeux des fots , avant qu'il
répare une telle perte (15).
(if) La plupart Hes Savans le font à la manière dct
enfans. La vafte éruilition réfulte moins d'une multi-
tude d'idées que d'une multitude d'imapes. Les d.itcs ,
ïcs noms propres , les lieux , loiiî les objets ifolcs ou
ou DE l'Education» 1S5
Non ; Cl la Nature donne au cer-
veau d'un enfant cette fouplefle qui le
rend propre à recevoir toutes fortes
d'impreffions , ce n'eft pas pour qu'on
y grave des noms de Rois, des dates,
des termes de blafon , de fphère » de
géographie . Se tous ces mots fans au-
cun fens pour fon âge , & fans au-
cune utilité pour quelque âge que ce
foit , dont on accable fa trifte &
ftérile enfance j mais c'eft pour que
toutes les idées qu'il peut concevoir
*: qui lui font utiles , toutes celles qui
fe rapportent à fon bonheur, & doi-
dénués d'idées fe retiennent uniquement par la mé-
moire des figncs , 6c rarement fe rappelle-t-on quel-
qu'une de CCS chofcs fans voir en même tcms , le reiio
ou le verfo de la page où on l'a lue , ou la figure fous
liquellc on la vit la première fois. Telle étoit , à-peu»
près , la fcience à la mode des fiecles derniers -, celle de
notre fieclc eft autre chofe, On n'étudie plus , on
H'obferve plus -, on rcye, & l'on nous donne gravement
pour de la philofophie les rêves de quelques mauvaifei
Bujts, On n»e dira que je rêve auiïi , j'en conviens;
mais ( ce que les autres n'ont garde de faire ) je donne
mes rêrcs pour des rêves , laifTant chercher au Leiteut
s'ils ont quelque chofe d'ucik aux gens éYcilict.
iS'^- Emile,
venc l'éclairer un jour fur fcs dcvoifs ,
s'y tracent de bonne heure en caiac-
teres ineffaç?ibles , 6z lui fervent à fe
conduite pendant fa vie d'une ma-
nière convenable à fon être 6c à (qs
facultés.
Sans étudier dans les livres , l'efpece
de mémoire que peut avoir un enfant
ne rerte pas pour cela oilive ; tout ce
qu'il voit , tout ce qu'il entend le
frappe , & il s'en fouvient j il tient re-
gidre en lui-même ^qs adtions , des
difcours des hommes , Se tout ce qui
l'environne eft le livre dans lequel ,
fans y fonger , il enrichit continuel-
lement fa mémoire , en attendant que
fon jugement puifle en profiter. C'eft
dans le choix de cqs objets , c'eft dans
le foin de lui préfenter fans celTe ceux
qu'il peut connoître & de lui cacher
ceux qu'il doit ignorer , que conlîlle
le véritable art de cultiver en lui cette
première faculté ; iS: c'tft par-là qu'il
faut tâcher de lui former un magahn
ou DE l'Éducation. 287
cîe connoifTances qui ferve à fon éda-
cation durant fa jeunefle , & à fa con-
duite dans tous les rems. Cette mé-
thode, il eft vrai , ne forme point de
petits prodiges , ôc ne fait pas brille,r
les Gouvernantes & les Précepteurs J
mais elle forme des hommes judicieux j
robuftes , fains de corps de d'enten-
dement , qui , fans s'être fait admirer
étant jeunes , fe font honorer étant
grands.
Emile n'apprendra jamais rien par
coeur, pas même des fables, pas même
celles de Lafontaine , toutes naïves ,
toutes charmantes qu'elles font j car
les mots des fables ne font pas plus
les fables , que les mots de l'Hif-
toire ne font l'Hiftoire. Comment
peut-on s'aveugler aflez pour appellec
les fables la morale des enfans ; fans
fonger que l'apologue , en les amufant ,
les abufe ; que féduits par le menfonge,
ils laiflent échapper la vérité , ôc
que ce qu'on fait pour leur rendre
iS8 Emile;
rinftru(5tion agréable les empcche tl'e»
profitei ? Les fables peuvent inftruire
les hommes , mais il faut dire la vérité
nue a4.ix enfans ^ fi-tot qu'on la cou-
vre d'un voile , ils ne fe donnent plus
la peine de fe lever.
On fait apprendre \ts fables de La-
fonraine à tous les enfans , & il n'y en
a pas un feul qui \ts entende. Quand
ils les entendroient , ce feroit encore
pis ; car la morale en eft tellement
mêlée & fi difproportionnée à leur
â<ye, qu'elle les parteroit plus au vice
qu'a la vertu. Ce font encore là , direz-
VGUS , des paradoxes \ foir : mais voyons
(î ce font des vérités.
Je dis qu'un cnfan-c n'entend point
les fables qu'on lui fait apprendre ;
parc-e que , quelque effort qu'on faffe
pour les rendre fimples , l'iurtruâiion
qu'on en veut tirer force d'y faire en-
trer <les idées qu'il ne peut faifir , &
que le tour même de la poéfie , en \ts
lui rendant plus facilis à retenir , les
lui
ou DE l'Education, 289
lui rend plus difficiles à concevoir 5
en forte qu'on achetce l'agrément aux
dépens de la clarté. Sans citer cette
miiititucle de fables qui n'ont rien d'in-
telligible ni d'utile pour les enfans ,
ôc qu'on leur fait indifcrettement ap-
prendre avec les autres , parce qu'elles
s'y trouvent mêlées , bornons- nous à
celles que l'Auteur femble avoir faites
fpécialement pour eux.
Je ne connois dans tout le Recueil
de Lafontaine , que cinq ou fix fables
où brille éminemment la naïveté pué-
rile : de ces cinq ou fix , /e prends
pour exemple la première de toutes,
parce que c'efl: celle dont la morale eft
le plus de tout âge , celle que les en-
fans fainflfent le mieux , celle qu'ils
apprennent avec le plus de plaifir ,'
enfin celle que pour cela même l'Au-
teur a mife par piéférence à la tête
de fon livre. En lui fuppofant réelle-
ment l'objet d'être entendu des en-;
fans , de leur plaire Ôc de les ii>ftruire,'
Tome J, N
1^0 É M I L E i
cette fable elt afTarément fon chef-
d'œuvre : qu'on me permette donc
de la fuivre de de l'examiner en peu
de mots.
LE CORBEAU ET LE RENARD,
Fable.
Maître Ccrheaii , fur un arbre perché .y
Maure. Que fignihe ce mot en lai-
^lème? Que ilgnihe-t-ii au-devant d'un
nom propre ? Quel fèns a-t-il dans
cette occafion ?
Qu'fcft-ce qu'un Corbeau ?
Qu'eft ce qu'zv/z arbre perché"^, l'on ne
dit pas , fur un arbre perché : l'on dit ,
perché fur un arbre. Par confcquent il
faut palier des inversons de la Poélle ;
il faut dire ce que c'eft que Profe &
que Vers.
Teiiolt dans fon hcc un fromage.
Quel fromage ? Etait-ce un froma-
ge de SuilTe , de Brie , ou de Hol-
lande ? Si l'enfant n'a poinE vu de
ou DE l'Education. 291
Coi beau K , que g^ït^nez vi>us à lui eu
parler. S'il en a vu , comment conce-
vra-t-il qu'ils tiennent un fromage a
leur bec ! Faifons toujours des images
d'après Nature.
Maître Renard ^ par l'odeur alléché ,
Encore un maître ! mais pour celui-
ci , c'efl à bon titre : il eft maître pafle
dans les tours de fon métier. Il faut
dire ce que c'eft qu'un Renard , Qc
diftinguer fon vrai n.ituiel , du carac-
tère de convention qu'il a dans les
fables.
Alléché. Ce mot n'eft pas uficé. Il
le faut expliquer : il faut dire qu'on
ne s'en fert plus qu'en Vers. L'enfanc
demandera pourquoi l'on parle autre-
ment en Vers qu'en Profe. Que lui ré-
pondrez-vous?
AlUché -par V odeur d'un fromage. Ce
fromage tenu par un Coibsau perché
fur un arbte , devoir avoir beaucoup
d'odeur pour être fenti par le Renard
dans un taillis ou dans fon terrier î
N 1
2.t)l E M I L E î
Eft-ce ainfi que vous exercez votre
Eîeve à cen efpric de critique judicieu-
fe,& qui ne s'en laide impofer qu'à bon-
nes enfeignes , de fait difcerner la vé-
rité, du menfonge, dans les narrations
d'autrui.
Lui tint à peu-pris ce langage:
Ce langage. Les Renards parlent
donc ? Ils parlent donc la même lan-
gue que les Corbeaux ? Sage précep-
teur j prends garde à toi : pèfc bien ta
réponfe, avant de la faire. Elle importe
plus que tu n'as penfé.
Eh \ bon jour , Monjieur le Corbeau !
Monjîeur. Titre que l'enfant voit
tourner en dérifion , mcme avant qu'il
fâche que c'eft un titre d'honneur. Ceux
qui difent Monjîeur du Corbeau auront
bien d'autres affaires avant que d'avoir
expliqué ce du.
Que vous êtes charmant ! que vous me
ftmblc-:^ beau !
Cheville redondance inutile. L'en-
ou DE l'Éducation. 295
faut , voyant répéter la même chofe
en d'autres termes , apprend à parler
lâchement. Si vous dites que cette
redondance eft un art de l'Auteur , &c
entre dans le delfein du Renard , qui
veut paroître multiplier les éloges avec
les paroles j cette excufe fera bonne
pour moi , mais non pas pour mon
Elevé.
Sans mentir ^ fi votre ramage .^
Sans mentir. On ment donc quel-
quefois ? Où en fera l'enfant , fi vons
lui apprenez que le Renard ne dit ,
fans mentir , que parce qu'il ment ?
Répondoit à votre plumage*
Répondait. Que fignifie ce mot? Ap-
prenez à l'enfant à comparer è^ts qua-
lités auQi différentes que la voix & le
plumage ; vous verrez com.me il vous
entendra !
Vous ferle^ le Pkénix des kôtcs de ces hois.
Le Phénix. Qu'eft - ce qu'un Phé-
nix? Nous voici tout-à-coup jetés dans
N 3
a94 £ M I L Hj
la menteufe Antiquité j piefqne dans h
mythologie.
Les hôtes de ces bois. Quel cîif-
cours figuré ! Le flatteur ennoblit fon
langage , de lui donne plus de dignité
pour le rendre plus féduifant. Un enfant
entendra-t- il cette finefle ? fait-il feu-
lement , peut-il favoir , ce que c'tft
qu'un ftyle noble Sz un ftyle bas?
A ces mots , le Corbeau ne fe fent pas de joie;
Il faut avoir éprouvé déjà des paf-
fions bien vives pour fentir cette ex-
prefîîon proverbiale.
^t , pour montrer/a helle voix^
Noubliez pas que, pour entendre ce
vers & toute la fable , l'enfant doit fa-
voir ce que c'efl que la belle voix du
Corbeau.
Il ouvre un large bec , laijfe tomber fa proie»
Ce vers eft admirable ; l'harmonie
feule en fait image. Je vois un grand
vilain bec ouvert \ j'entends tomber le
fromage à travers les branches : mais
ou DE l'Éducation. 195
ces forres de beautés foiic perdues pour
les eiifans.
Le Renard s'enfdljît ; & dit : mon bon Mon-
Jîeur^
Voilà donc déjà la bonté transfor-
mée en bétife ! Afllirément on ne perd
pas de tems pour iuftruire les enfans.
AppreneT^^ que tout flatteur
Maxime générale \ nous n'y fommes
plus.
Vit aux dépens de celui qui Ve'coute.
Jamais enfant de dix ans n'entendit
ce vers-là .
Cette ieccn vaut hicn un fromage , fans doute.
Ceci s'entend , & la penfée eft très-
bonne. Cependant il y aura encore
bien peu d'enfans qui fâchent comp. -
rer une leçon à un fromage, &z qui ne
préféraffent le fromage à la leçon. Il
faut donc leur faire entendre que ce
propos n'efl: qu'une raillerie. Que de
fineffe pour d^s tnhns !
Le Corbeau, honteux & confus y
Autre pléonafme \ mais celui-ci eft
inexcufable.
N 4
XO.C Emile,
Jura , mais un peu tard , qu'on ne Vy pren-
droit plus,
Jura. Quel eft le foc de Maîrre qui
ofe expliquer à l'enfant ce cjue c'eft
qu'un ferment ?
Vcilà bien cies dctnils; bien moins
cependant qu'il n'en faudroit pour ana-
lyfer toutes les idées de cette fable , &
\q^ réduire aux idées fimples &' ciémen-
laires dont chacune d'elles eft compo-
fée. Mais qui eft- ce qui croit avoir be-
foin de cette analyfe pour fe faire en-
tendre à la Jeuneffe ? Nul de nous n'eft
affez philofophe pour favoir fe mettre
à la place d'un enfant. PalTons mainte-
nant à la morale.
! Je demande fi c'eft à àtz enfans de
fix ans qu'il faut apprendre qu'il y a
des hommes qui flattent & mentent
pour leur profit ? On pourroit tout au
plus leur apprendre qu'il y a des rail-
leurs qui perfiftlent les petits garçons ,
& fe moquent en fecret de leur fotte
vanité : mais le fromage gâte tout j
ou DE l'ÈdVCATiOA\ loy
on leur apprend moins à ne pas lé laiffer
tomber de leur bec , qu'à le faire tom-
ber du bec d'un auice. C'eft ici mon
fécond paradoxe , ôc ce n'eft pas le
moins important.
Suivez les enfans apprenant leurs
fables, ôc vous verrez que, quand ils
font en état d'en faire l'application ,
ils en font prefque toujours une con-
traire à l'intention de l'Auteur , &■
qu'au lieu de s'obferver fur le défaut
dont on les veut guérir ou préfer-
ver , ils penchent à aimer le vice
ave; lequel on tire parti des défauts
des auties. Dans la fable précédente,
les enfuis fe moquent du corbeau j
mais ils s'afFecVionnent tous au renard.
Daiîs la fabie qui fuit , vous croyez
leur donner là cigale pour exemple j
& point du tout , c'eft la fourmi qu'ils
choifiront. On n'aime point à s'humi-
lier ^ ils prendront toujours le beau
rôle j c'eft le choix de l'amour-pro-
pre , c'eft un choix très-naturel. Or ,
N 5
25)S Emile,
quelle horrible leçon pour l'enfance \
le plus odieux de tous les montres
feroic un enfant avare & dur , qui fau-
roic ce qu'on lui demande & ce qu'il
refafc. La fourmi fait plus encore ,
elle lui apprend à railler dans îts re-
fus.
Dans toutes les fables où le lion eft
un ^Qs perfon nages, comme c'eft d'or-
dinaire le plus brillant , l'enfant ne
manque point de fe faire lion j & quand
il préfide à quelque partage , bien
înftruit par ion modèle , il a quand
foin de s'emparer de tout. Mais quand
le moucheron terrafle le lion , c'eft
une autre affaire ; alors l'enfant n'eft
plus lion , il eft moucheron. Il ap-
prend à tuer un jour à coups d'aiguil-
lon ceux qu'il n'ofcroic attaquer de pied
ferme.
Dans la fable du loup maigre ^z du
chien gras , au lieu d'une leçon de
-modération qu'on prétend lui don-
ner, il en prend une de licence, Je
ou DE l'Éducation, z^^
n'oublierai jamais d'avoir va beaucoup
pleurer une petite hlle qu'on avoic
défolée avec cette fable , tout en lui
prêchant toujours la docilité. Ou eue
peine à favoir la caufe de fes pleurs ;
on la fut enfin. La pauvre enfant s'en-
nuyoit d'être à la chaîne : elle fe un-
toit le cou pelé j elle pleuroit de n'être
pas loup.
Ainfi donc la morale de la première
fable citée efl: pour l'enfant une leçon
de la plus baflfe flatterie j celle de la
féconde , une leçon d'inhumanité, celle
de la troifieme , une leçoa d'iiijuflice ;
celle de la quatrième , une leçon de fa-
tyre j celle de la cinquième , une le-
çon d'indépendance. Cette dernière le-
çon, pour être fuperflue à mon Elevé,
n'en eft pas plus convenable aux vô-
tres. Quand vous leur donnez des pré-
ceptes qui fe contredifent , quel fruit
.efpérez vous de vos foins ? Mais peut-
être, à cela près, toute cette morale qui
me fert d'objedlion contre Jqs fables ,
N 6
^OO Ê M J L Ej
foiirnîr-elle aucanr de raifons de les
conferver. Il £uit une morale en pa-
roles & une en acftions dans la fociété,
6c ces deux morales ne fe red^.mblenc
point. La première eft dans Je Caré-
chifme , ou on la laiffe ; l'autre eft
dans les Fables de Lafontaine pour les
enfans, & dans fes Contes pour les
raeres. Le même Auteur fuffit à tour.
Compofons , Monfieur de Lafon-
taine. Je promets , quant à moi , de
vous lire avec choix , de vous aimer ,
de m'inftruire dans vos Fables j car
j'efpere ne pas me tromper fur leur
objet. Mais pour mon Elevé , permet-
tez que je ne lui en laiffe pas étudier
une feule , jufqu'à ce que vous m'ayez
prouvé qu'il eft bon pour lui d'appren-
dre des clîofes dont il ne comprendra
pas le quart y que daiis celles qu'il
pourra comprendre , il ne prendra ja-
mais le change j"& qu'au-lieu de fe cor-
riger fur la dupe , il ne fe formera pas
fur le frippon.
ou TiE VÊdUCATION, jOî
En ôtanc ainfi tous hs devoirs des
enfans , ]oiq les inftrumeiis de leur
plus grande mifere , favoir les livres.
La ledure eft le fléau de l'enfance ,
& prefque la feule occupation qu'on
lui fait donner. A peine à douze ans
Emile faura-t-il ce que c'eft qu'un li-
vre. Mais il faut bien , au moins ,
dira-t-on , qu'il fâche lire. J'en con-
viens : il faut qu'il fâche lire , quand
la ledlure lui efl urile \ jufqu'alors elle
n'efl: bonne qu'à l'ennuyer.
Si l'on ne doit rien exiger des en-
fans par obcidance , il s'enfuit qu'ils
ne peuvent rien apprendre dont ils
ne fente nt l'avantage adtuel 6<, pré-
fent , foit d'agrément, foit d'utilité;
autrement , quel motif les porte roit à
l'apprendre ? L'art de parler aux abfens
& de les entendre , l'art de leur com-
muniquer au loin , fans médiateur , nos
fentimens , nos volontés , nos defirs ,
eft un art donc l'utilité peut être ren-
due fenfible à tous les âges. Par quel
30Î Emile,
prodige cet arc Çi utile & fi agréable eft-
il devenu un tourment pour l'enfance ?
Parce qu'on l'a contraint de s'y appli-
quer malgré elle , <3c qu'on le met à
dts ufages auxquels elle ne comprend
rien. Un enfant n'eft pas fort curieux
de perfe(5tionner l'inftrument avec le-
quel on le tourmente j mais faites que
cet inftrument ferve à fes plaifirs ,
&c bientôt il sy appliquera malgré
vous.
On fe fait une grande affaire de
chercher les meilleures méthodes d'ap-
prendre à lire j on invente des bu-
reaux, des cartes: on fait de la cham-
bre d'un enfant un attelier d'Impri-
merie : Locke veut qu'il apprenne à
lire avec des dez. Ne voilà-t-il pas une
invention bien trouvée ? Quelle pi-
tié ! Un moyen plus sûr que tous ceux-
là , & celui qu'on oublie toujours , eft
1 defir d'apprendre. Donnez à l'en-
fant ce defir , puis laiflez-là vos bureaux
S<. vos dez j toute méthode lui fera bonne.
eu DE l'ÊbUCATIOî^. ^0|
L'intérêt préfenc ; voilà le grand
mobil© , le feiil qui mené sûrement
6c loin. Emile reçoit quelquefois de
fon père , de fa mère , de (zs parens ,
de (es amis , des billets d'invitation
pour un dîner, pour une promenade,
pour une partie fur l'eau , pour voir
quelque ^hiQ publique. Ces billets
font courts , clairs , nets , bien écrits.
Il faut trouver quelqu'un qui les lui
life ; ce quelqu'un , ou ne fe trouve pas
toujours à point nommé , ou rend à
l'enfant le peu de complaifance que
l'enfant eut pour lui la veille. Aiiifi
l'occafion , le moment fe paffe. On lui
lit enfin le billet , mais il n'eft plus
tems. Ah ! fi l'on eût fu lire foi-mème î
On en reçoit d'autres; ils font fi courts!
le fujet en eft fi inrérelfant ! on voa-
droit efiayer de les déchiffrer , on
trouve tantôt de l'aide & tantôt des
refus. On s'évertue \ on déchiffre en-
fin la moitié d'un billet j il s'agit
504 Emile,
d'aller demain manger de la crème,.. ^
on ne fait où ni avec qui . . . combien
on fait d'efForrs pour lire le refte ! je
ne crois pas qu'Emile aie hefoin du
bureau. Parlerai-je à préfent de l'é-
criture ? Non ^ j'ai honte de m'amufer
à CQS niaiferies dans un traité de l'édu-
cation.
J'ajouterai ce feul mot qui fait une
importante maxime j c'tft que , d'or-
dinaire , on obtient très-sûrement de
très - vîte ce qu'on n'eft point prefTé
d'obtenir. Je fuis prefque sûr qu'Emile
faura parfaitement lire & écrire avant
l'âge de dix ans , précifcmenc parce
qu'il m'importe fort peu qu'il le facile
avant quinze j mais j'aimerois mieux
qu'il ne sût jamais lire que d'acheter
cette fcience au pnx de tout ce qui
peut la rendre utile : de quoi lui fer-
vira la ledlure , quand on l'en aura re-
buté pour jamais ? Jd imprimis cavcre
vponcbu j ne Jludia qui amare non'
ou DE L^EdUCJTJON. 305
dùm poterit j oderlt , & amarïtud'uiem
femcl perceptam etïàm ultra rudes annos
reformidet (*).
Plus j'infifle fur ma méthode inac-
tive , plus je fens les objedions fe
renforcer. Si votre E!eve n'apprend
rien de vous, il apprendra 6iQS autres.
Si vous ne prévenez l'erreur par la
vérité , il apprendra àts menfonges \
les préjugés que vous craignez de lui
donner , il les recevra de roue ce qui
Tenvironne ; ils entreront par tous (qs
fens , ou ils corrompront fa raifon ,
même avant qu'elle foie formée , ou
fon efprit engourdi par une longue
înaâ:ion s'abforbera dans la matière.
L'inhabitude de penfer dans l'enfance
en ôte la faculté durant le refte de la
vie.
Il me femble que je pourrois aifé-
ment répondre à cela ; mais pourquoi
toujours àQS réponfes ? Si ma méthode
(*) Quintil. J. I. c. i.
-o6 Emile,
répond d'elle - même aux objedions ,
elle eft bonne ; fi elle n'y repond pas ,
elle ne vaut rien : je pourfuis.
Si, fur le plan que j'ai commencé de
tracer , vous fuivez les règles dlrede-
ment contraires à celles qui font éta-
blies j fi , au lieu de porter au loin l'ef-
prit de votre Elevé j fi , au-lieu de l'é-
gaier fans cefle en d'autres lieux , en
d'autres climats , en d'autres fiecles ,
aux extrémités de la terre Ôc Julques
dans les cieux , vous vous appliquez
à le tenir toujours en lui-même & at-
tentif à ce qui le touche immcdiate-
menr j alors vous le trouverez capa-
ble de perception , de mémoire , ôc
même de raifonnemenr : c'efl: l'ordre
de la Naiure. A mefure que l'être fcji-
fitif devient adlif , il acquiert un dif-
cernemenc proportionnel à fes forces j
ôc ce n'eft qu'avec la force fu: abon-
dante à celle dont il a befoin pour fe
conferver , que fe développe en lui la
faculté fpécularive propie à employer
ou DS l'Education. 307
cet Q\CQS de force à d'autres ufigcs.
Voulez -vous donc cultiver l'iiuelli-
gence de votre Eieve , cultiviez \qs
forces qu'elle doit gouverner. Exercez
coiitinuellemenc (on corps , rendez-le
robuflre & fain pour le rendre fage &c
raifonnable ; qu'il travaille, qu'il agifî'e,
qu'il coure , qu'il crie , qu'il foie tou-
jours en mouvement , qu'il foit hom-
me par la vigueur , Ôc bientôt il le fera
par la raifon.
Vous l'abrutiriez , il eft vrai , par
cette méthode , fi vous alliez toujours
le dirigeant, toujours lui difant : va ,
viens, refte j fais ceci, ne fais pas cela.
Si votre tête conduit toujours {qs bras,
la iienne lui devient inutile. Mais
fouvenez-vous de nos conventions ; fi
vous n'êtes qu'un pédant, ce n'efl: pas
la peine de me lire.
C'eft une erreur bien pitoyable di-
maginer que l'exercice du corps nuife
aux opérations de l'efpritj comme fi
ces deux adions ne dévoient pas mar-
JOS É M 1 L E j
cher de concert , & que l'une ne duc
pas toujours diriger l'autre.
Il y a deux fortes d'hommes dont
\qs corps font dans un exercice conti-
nuel , & qui sûrement fongent aufîl
peu les uns que les autres à cultiver
leur ame , favoir , les Payfans & les
Sauvages. Les premiers fonc ruftres ,
grofliers , mal - adroits ; les autres ,
connus par leur grand ÏQns , le font
encore par la fubrilité de leur ef-
prit : généralement il n'y a rien de
plus lourd qu'un Payfnn , rien de plus
fin qu'un Sauvage. D'où vient cette
différence ? c'eft que le premier , fai-
fant toujours ce qu'on lui commande ,
ou ce qu'il a vu faire à fon père , ou
ce qu'il a fait lui-même dès fa jeu-
neffe, ne va jamais que par routine;
& , dans fa vie prefque automate , oc-
cupé fans ceiïe des mêmes travaux ,
l'habitude Se l'obéilTance lui tiennent
lieu de raifon.
Pour le Sauvage , c'eft autre chofe j
ou DE l'Éducation, 309
n'cranc attaché à aurun lieu , n'ayant
point de tâche piefcrire , n'obéifTant
à perfonne j fans aime loi que fa vo-
loncé , il eft forcé de raifoiiner à cha-
que adtion de fa vie j il ne fait pas un
mouvement , pas un pas , fans en avoir
d'avance envifagé les fuites. Ainfi ,
plus fon corps s'exerce , plus fon ef-
pric s'éclaire j fa force & fa raifoii
croifTcnt à la fois , ôc s'étendent i'une
par l'autre.
Savant Précepteur , voyous lequel
de nos deux Elevés refl~emb!e au Sau-
vage , Ôc lequel lelTemble au Payfan.
Soumis en tout à une autorité toujours
enfeignante , le vôtre ne fait rien que
fur parole ; il n'ôfe manger quand il
a faim , ni rire quand il cft gai, ni
pleurer quand il eft trifte , ni préfenter
une main pour l'autre , ni remuer le
pied que comme on le lui prefcrit 5
bientôt il n'ofera refpirer que fur vos
règles. A quoi voulez-vous qu'il pen-
fe, quand vous penfez à tout pour lui?
'aïo Emile,
AflTuré de votre prévoyance , qii'a-t-il
befoiii d en avoir ? V^oy.inc que vous
vous chargez de fa coiifervacioii , de
(on bien-être , il fe feue délivré de ce
foin j (on. jugc-menc fe rtpofe fur le
vôtre j tour ce qi4e vous ne lai défen-
dez pas, il le fait fans rétlexion , fâ-
chant bien qu'il le fait fans rifque.
Qu'a-c-il befoin d'apprendre à prévoir
la pluie ? Il fait que vous regardez
au ciel pour lui. Qu'a-c-il befoin de
régler fa promenade ? Il ne crainc
pas que vous lui laiflîez pafler l'heure
du dîner. Tant que vous ne lui dé-
fendez pas de manger , il mange ;
quand vous le lui défendez, il ne mange
plus , il n'écoute plus les avis de fou
eftomac , mais \qs vôtres. Vous avez
beau ramollir fon corps dans l'inac-
tion, vous n'en rendez pas fon enten-
dement plus flexible. Tout au con-
traire , vous achevez de décréditer la rai-
fon dans fon efprit, en lui faifant ufer
le peu qu'il en a fur les chofes qui lui
ou DE l'Éducation. ^h
paroiflTent le plus inutiles. Ne voyant
jamais à quoi elle eft bonne, il juge
enfin qu'elle n'efl: bonne à rien. Le pis
qui pourra lui arriver de mal raifon-
ner , fera d'être repris , & il l'eft fl fou-
vent qu'il n'y fonge guères j un danger
fl commun ne l'effraye plus.
Vous lui trouvez pourtant de l'ef-
prit , & il en a pour babiller avec hs
femmes , fur le ton dont j'ai déjà parlé;
mais qu'il foit dans le cas d'avoir à
payer de fa perfonne , à prendre un
parti dans quelque occafion difficile ,
vous le verrez cent fois plus ftupide
& plus bcte que le fils du plus gros
manant.
Pour mon Elevé , ou plutôt celui
de la Nature , exercé de bonne heure
à fe fuffire à lui-même , autant qu'il
eft poilîble , il ne s'accoutume point à
recourir fans ceflTe aux autres , encore
moins à leur étaler Ton grand favoir.
En revanche il juge , il pré, oit , il
laifonne en tout ce qui fe rapporte
3ii Emile,
iinmédiatemein à lui. Il ne jûfe pas ,
il agic ^ il ne fair pas un mot de ce
qui fe faic dans le Monde , m.iis il
faic fore bien faire ce qui Li convient.
Comme il eft fans cefle en mouve-
ment , il tft forcé d'obferver beaucoup
de thofes , de connoître beaucoup
d'effets 'y il acquiert de bonne heure
une grande expérience , il prend fes
leçons de la Nature & non pas des
hommes \ il s'inftruit d'autant mieux
qu'il ne voit nulle parc l'intention de
l'inftruire. Ainfi fon corps & (on ef-
prit s'exercent à la fois. Agilîant tou-
jours d'après fa penfée , &c n'on d'après
celle d'un autre , il unit continuelle-
ment deux opérations \ plus il fe rend
fort & robufte , plus il devient fcnfc
& judicieux. C'ell le moyen d'avoir
un jour ce qu'on croie incompatible ,
& ce que prtfque tous les grands-
hom^mes ont réuni : la force du corps
& celle de l'ame j la raifon d'un fage
& la vigueur d'un athlète.
Jeune
ou DE L^ÊdUCATION, 315
Jeune lafticuteur , je vous prêche
un art difficile; c'cfl: de gouverner fans
préceptes, & de toiu faire en ne fai- .
fant rien. Cet arc, j'en conviens, n'eft
pas de votre âge ; il n'eft pas propre
à faire briller d'abord vos talens , ni
à vous faire valoir auprès des pères j
mais c'eft le feul propre à réuffir.
Vous ne parviendrez jamais à faire
des fages , fi vous ne faites d*aborcl
des poliflons : c'écoit l'éducation Aqs
Spartiates \ au - lieu de les coller fur
des livres , on commençoit par leur
apprendre à voler leur dîner. Les Spar-
tiates étoienc - ils pour cela grofliers
étant grands ? Qui ne connoîc la force
&: le fcl de leurs réparties? Toujours
faits pour vaincre , ils écrafoient leurs
ennemis en toute efpece de guerre ,
& les babillards Athéniens craignoienc
autant leurs mots que leurs coups.
Dans \qs éducations les plus foi-
gnées , le Maître commande & croit
gouverner ; c'eft en effet l'enfant qui
T ne 1. 0'
314 É M I L Ef ^^^'
gouverne. Il fe (en de ce que vous
exigez de lui pour obtenir de vous
ce qui lui plaît , &: il fait toujours
vous faire payer une lieure d'afliduiré
par huit jours de complaifaiice. A cha-
que infl-ant il faut paâiifer avec lui.
Ces traites , que vous propofez à votre
mode , ôc qu'il exécute à la fienne ,
tournent toujouis au profit de fes un-
raifies j fur-tout quand on a la mal-
adreffe de mettre en condition pour
fon profit ce qu'il eft bien sûr d'ob-
tenir , foit qu'il rempliflTe ou non la
condition qu'on lui impofe en échange.
L'enfant, pour l'ordinaire, lit beaucoup
mieux dans refprit du Maître , que
le Maître dans le cœur de l'enfant ,
ôc cela doit être j car toute la faga-
cité qu'eût employé l'enfant livré à
lui - même â pourvoir à la conferva-
tion de fa perfonne , il l'emploie à
fauver ù liberté naturelle des chaînes
de fon tyran : au - lieu que celui ci ,
n'ayant nul inrére: fi prefTanc à pvuetrer
ou BE l'Éducation. 315
l'autre, trouve quelquefois mieux fou
compte à lui lailfer fa pare^Te ou fa
vanité.
Prenez une route oppofée avec votre
Elevé , qu'il croye toujours être le
Maître, & que ce foit toujours vous
qui le foyez. II n'y a point d'afTujec-
tiiïement fi parfait que celui qui garde
l'apparence de la liberté ; on captive
ainfi la volonté même. Le pauvre enfant
qui ne fait rien , qui ne peut rien ,
qui ne connoît rien , neft-il pas à
votre merci? Ne difpofez - vous pas,
par rapport à lui , de tout ce qui
l'environne? N'êtes-vous pas le maître
de l'affeâier comme il vous plaît? Ses
travaux, fes jeux, (qs plaifirs, (qs peines,
tout n'eft-il pas dans vos mains fans
qu'il le fâche ? Sans doute , il ne
doit faire que ce qu'il veut \ mais il ne
doit vouloir que ce que vous voulez
qu'il faife \ il ne doit pas faire un pas
que vous ne l'ayez prévu , il ne doit
O 2
5I(> E M I L E y
pas ouvrir la bouche que vous ne fâchiez
ce qu'il va dire.
C'èft alors qu'il pourra fe livrer aux
exercices du corps , que lui demande
fou âge , fans abrutir fou efprit \ c'eft
alors qu'au lieu d'aiguifer fa rufe à
éluder un incommode empire , vous
le verrez s'occuper uniquement à tirer
de tout ce qui l'environne le parti le
plus avantageux pour fon bien - ccre
adtuel^ c'eft alors que vous ferez étonné
de k fubtilicé de its inventions, pour
s'approprier tous les objets auxquels
il peut atteindre , & pour jouir vrai-
ment des chofes , fans le fecours de
l'opinion.
En le laiiTant ainlî maître de i^%
volontés , vous ne fomenterez point
fes caprices. En ne faifant jamais que
ce qui lui convient , il ne fera bien-
tôt que ce qu'il doit faire; & bien
que fon corps foit dans un mouve-
ment continuel, tant qu'il s'agira de
ou DE l'Education. 517
fon intérêt 1 réfent & fenfible , vous
verrez toute la raiTon donc il eft ca-
pable fe développer beaucoup mieux ,
Se d'une manière beaucoup plus ap-
propriée à lui, que dans des études de
pure fpéculation.
Ainfi , ne vous voyant point attentif
à le contrarier, ne fe défiant point de
vous, n'ayant rien à vous cacher, il ne
vous trompera point, il ne vous men-
tira point , il fe montrera tel qu'il eft
fans crainte j vous pourrez l'étudier
tout à votre aife, & difpofer tout au-
tour de lui les leçons que vous voulez
lui donner, fans qu'il penfe jamais ea
recevoir aucune.
Il n'épiera point , non plus , vos
mœurs avec une curieufe jaloufie , ôc
ne fe fera point un plaifir fecret de
vous prendre en faute. Cet inconvé-
nient , que nous prévenons , eft très-
grand. Un des premiers foins des en-
fcins eft , comme je l'ai dit , de dé-
couvrir le foible de ceux qui les gou-
o ,
3 1 8 Emile,
vernenr. Ce penchant porte à la mé-
chanceté , mais il n'en vient pas : il
vient du befoin d'éluder une autorité
qui les importune. Surchargés du joug
qu*on leur impofe, ils cherchent à le
fecouer, & les défauts qu'ils trouvent
dans les Maîtres , leur fourninTent de
bons moyens pour cela. Cependant l'ha-
bitude fe prend dobfcrver les ç[^&ï\s
par leurs défauts , & de fe plaire à
leur en trouver. Il eft clair que voilà
encore une fonrce de vices bouchée
dans le cœur d'Emile j n'ayant nul in-
térêt à me trouver des défauts, il ne
m'en cherchera pas , & fera peu rente
d'en chercher à d'autres.
Toutes cts pratiques femblent dif-
ficiles parce qu'on ne s'en avife pas ,
mais dans le fond elles ne doivent
point l'être. On eft en droit de vous
fuppofer les lumières nécefifair^s pour
exercer le métier que vous avez choi-
fi \ on doit préfuraer que vous con-
noiffez la mardie naturelle du cceur
ou T>B L^ÉdUCATION. j l 5)
humain , que vous favez crudier l'hom-
me &c l'individu , que vous favez d'a-
vance à quoi fe pliera la volonré de
voae Elevé , à rocGafion de tous les
objets intéreffans pour ïon âge que
vous ferez paffec fous fes yeux. Or ,
avoir les inftrumens & bien favoir leur
ufage, n'eft-ce pas être maître de l'opé-
ration?
Vous objedez les caprices de l'en-
fant : & vous avez tort. Le caprice
des enfans n'eft jamais l'ouvrage de
la Nature, mais d'une mauvaife dif-
cipline : c'eft qu'ils ont obéi ou com-
mandé j &-j'ai dit cent fois ^u'il ne
falioit ni l'un ni l'autre'. Votre Élevé
n'aura donc de caprices que ceux que
vous lui aurez donnés; il cil jufte que
vous portiez, la peinç de vos fautes.
Mais, direz vous , comment y remé-
dier-? Cela fe peut encore , avec une
meilleure conduite & beaucoup de
patience.
Je m'écois chargé, durant quelques
O 4
3 lO É M I L E j
femaines, d'un enfant accoutumé, non-
feulement à £.ire (gs volontés , mais
encore à les faire faire à tout le monde ;
par conféquent plein de fantailles.
Dès le premier jour, pour mettre à
l'eflai ma complaifance , il voulut fe
lever à minuit. Au plus fort de mon
fommeil , il faute à bas de fon lit,
prend ù robe-de-chambre , ôc m'ap-
pelle. Je me levé , j'allume la chan-
delle j il n'en vouloir pas davantage:
au bout d'un quart-d'heure le fommeil
le gigne , &: il fe recouche content de
fon épreuve. Deux jours après , il la
réitère avec le même fuccès , & de
ma part fans le moindre figne d'impa-
tience. Comme il m'embrafToit en fe
recouchant , je lui dis très pofément :
mon petit ami , cela va fort bien ;
mais n'y revenez plus. Ce mot excita
fa curiofité, ôc dès le lendemain, vou-
lant voir un peu comment j'oferois
lui défobéir , il ne manqua pas de
fe relever à la mcme heure , ôc de
ou DE lÉdUCATION. 311
m'appeler. Je lui demandai ce qu'il
vouloir. II me dit qu'il ne pouvoir dor-
mir. Tant-pis , repris-je , de je me tins
coi. 11 me pria d'allumer la chandelle :
jpour quoi faire ? Se je me tins coi. Ce
ton laconique commençoit à l'embar-
raffer. Il s'en fut à tâtons chercher le
fufil , qu'il fit femblant de battre , de
je ne pouvois m'empêcher de rire en
l'entendant fe doniier des coups fun
les doigts. Enfin , bien convaincu qu'il
n'en viendroir pas à bout , il m'ap-
porta le briquet à mon lit : je lui dis
que je nen avois que faire, ôc me tour-
nai de l'autre côté. Alors il fe mit à
courir étourdiment par la chambre ,
criant , chantant , faifant beaucoup de
bruit , fe donnant à la table & aux
chaifes des coups , qu'il avoit grand
foin de modérer , ôc dont il ne laifloic
pas de crier bien fort , efpérant me
caufer de l'inquiétude. Tout cela ne
prenoit point , & Je vis que , comptant
far de belles exhortations ou far de
o 5
3 2i É M 1 L E i
la colère , il ne s'ctoic nullement ar-
rangé pour ce fang- froid.
Cependant , réfolu de vaincre ma
patience à force d'opiniâtreté , il con-
tinua fon tintamarre avec un tel fuc-
cès , qu'à la fin je m'échauffai , & pref-
fentant que j'allois tout garer par un
emportement hors de propos , Je pris
mon parti d'une autre manière. Je me
levai fans rien dire, j'allai au fufil
que je ne trouvai pomt \ je le lui de-
mande : il me le donne pccillant de
joie d'avoir enfin triomphé de moi. Je
bats le fufil , j'allume la chandelle , je
prends par la main mon petit bon-hom-
me , je le mené tranquillement dans
un cabinet voifin , dont \qs volets
étoient bien fermés , &: où il n'y avoir
rien à calfer j je l'y lalfle fans lumiè-
re, puis fermant fur lui la porte à la
clef, je retourne me coucher fans lui
avoir dit un feul mot. 11 ne faut pas
demander fi d'abord il y eut du va«
carme ) je m'y étois attendu , je ne
ou DB L'ÈdUCATIOS, |ij
m*en émus point. Enfui le brait s'Ap-
paife: j'écoute, je l'entends s'arranger,
je me tranquillife. Le lendemain j'entre
au jour dans le cabinet , je trouve
mon petit mutin couché fur un lie de
repos, & dormant d'un profond fom-
meil , dont , après tant de fatigue , il
dévoie avoir grand befoin.
L'affaire ne finit pas 1-î. la mere
apprit que l'enfant avoir paHé les deux
tiers de la nuit hors de fon lit. Auiîi-
tôt tout fut perdu j c'croit un enfinc
autant que mort. Voyant l'occafioii
bonne pour fe venger, il fit le malade,
fans prévoir qu'il n'y gagneroit rien.
Le Médecin fut appelé. Malheureu-
fement pour la mere , ce Médecin
écoit un plaifant , qui , pour s'amu-
fer de fes frayeurs , s'appliquoit à
les augmenter. Cependant il me dit à
l'oreille : laiflTez - moi faire ; je vous
promets que Tenfant fera guéri pour
quelque tems de la fantaifie d'être ma-
lade: en efîvit, la diète &c la chambre
O 6
314 Ê M J L E ^
furent prefcrices > & il fut recomman-'
dé à l'Apothicaire. Je foupirois de voir
cette pauvre mère ainfi la dupe de tout
ce qui l'environnoit , excepté moi feul,
qu'elle prit en haîne , précifément parce
que je ne la trompois pas.
Après des reproches adez durs , elle
me dit que fou fils écoit délicat, qu'il
ctoit l'unique héritier de fa famille ,
qu'il falloit le conferver à quelque prix
que ce fût , & qu'elle ne vouloit pas
qu'il fut contrarié. En cela j'ctois bien,
d'accord avec elle, mais elle entendoic
par le contrarier, ne lui pas obéir en
tout. Je vis qu'il falloit prendre avec
la mère le même ton qu'avec l'enfant.
Madame , lui dis-je aiïez froidement ,
je ne fais point comme on élevé un
héritier, 5c, qui plus eft, je ne veux
pas l'apprendre ; vous pouvez vou»
a.rranger là-deffus. On avoii befoin de
xpoi pour quelque tems encore : le père
appaifa tout , la mère écrivit au Pré-
cepteur de bâter fon retour j ôc l'enfanr.
ov DE l'Éducation. 515
voyant qu'il ne gagnoic rien à troubler
mon fcmmeil ni à être malade, piic
enfin le parti de dormir lui-même &
de fe bien porter.
On ne fauroit imaginer à combien
de pareils caprices le petit tyran avoit
alTervi Ton malheureux Gouverneur j
car l'éducation fe faifoit fous les yeux
de la mère, qui ne fouffroit pas que
l'héritier fût défobéi en rien. A quel-
que heure qu'il voulût fortir, il falloir
être prêt pour le mener, ou plutôt pour
le fuivre , ôc il avoit toujours grand
foin de choifir le moment où il voyoit
fon Gouverneur le plus occupé. Il voulut
ufer fur moi du même empire , & fe
venger, le jour, du repos qu'il étoit
forcé de me laifler la nuit. Je me prêtai
de bon cœur à tout , & je commençai
par bien conftater à fes propres yeux
le plaihr que j 'a vois à lui complaire.
Après cela , quand il fut queftion de
le guérir de fa faniaifie, je m'y pris
autrement.
51^ Emile,'
Il fallut d'abord le mettre dans (on
tort, & cela ne fut pas difficile. Sa-
chant que les enfans ne fongent jamais
qu'au préfent , je pris fur lui le facile
avantage de la prévoyance : j'tus foin
de lui procurer au logis un amiifemenc
que je favois être extrêmement de fon
goût; & dans le moment où je l'en vis
le plus engoué, j'allai lui propofer un
tour de promenade; il me renvoya bien
loin: j'infiftai , il ne m'ccouta point; il
fallut me rendre , ôc il nota précieu-
fement en lui-même ce iîgne d'afTujet-
tiiTement.
Le lendemain , ce fut mon tour. Il
s'ennuya, j'y avois pourvu: moi, au
contraire , je paroifTois profondément
occupé. Il ncn falloir pas tant pour le
déterminer. Il ne manqua pas de venir
m'arracher à mon travail pour le mener
promener au plus vite. Je refufai, il
s'obftina. Non , lui dis-je : en faifant votre
volonté , vous m'avez appris à faire la
mienne ; je ne veux pas fortir. Hé !
ou DE L^ÉdUCATION. 517
bien, repric-il vivement, je fortirai tout
feiil. Comme vous voudrez, ôc je re-
prends mon travail.
Il s'habille, un peu inquiet de voir
que je le lailfois faire , &c que je ne
rimitois pas. Prêt à fortir , il vient
me faluer, je le falue: il tâche de m'al-
larmer par le récit des courfcs qu'il va
faire; à l'entendre, on eut cru qu'il
alloit au bout du monde. Sans m'émoii-
voir, je lui fouhaite un bon voyage.
Son embarras redouble. Cependant il
fait bonne contenance, ôc prêt à for-
tir, il dit à {on laquais de le fuivre.
Le laquais , déjà prévenu , répond
qu'il n'a pas le rems, & qu'occupé par
mes ordres, il doit m'obcir plutôt qu'à
lui. Pour le coup, Tenfant n'y eft plus.
Comment concevoir qu'on le lailTe
fortir feul , lui qui fe croit l'être im-
portant à tous les autres , de penfe que
le ciel & la terre font intéreffés à fa
confervation? Cependant il commence
à femir fa foiblelfe j il comprend
'^28 Ê M I L Ej
qu'il va fe trouver feul au milieu de
gens qui ne le connoifTenc pas j il voie
d'avance les rifques qu'il va courir :
l'obfti nation feule le foutient encore ;
il defcend l'efcalier lentement & fore
interdit. Il entre enfin dans la rue, fe
confolanr un peu du mal qui lui peut
arriver, par l'efpoir qu'on m'en rendra
refpon fable.
C'ctoit là que je l'attendoiè. Tout
croit préparé d'avance j & comme il s'a-
gilToit d'une efpece de fcène publique,
je m'écois muni du confentement du
père. A peine avoit-il fait quelques pas
qu'il entend à droite & à gauche dif-
férens propos fur (on compte. Voifin ,
le joli Monfieurî où va-i-il ainli tout
feul? Il va fe perdre: je veux le prier
d'entrer chez nous.... Voifine , gardez-
vous-en bien. Ne voyez vous pas que
c'eft un petit libertin qu'on a chaffé de la
maifon de fon père, parce qu'il ne vou-
loir rien valoir? Il ne faut pas retirer
les libertins j laiffez-le aller où il vou-
ou DE L^ Éducation. 519
dra....Hé bien donc! que Dieu le con-
diiife j je ferois fâciiée qu'il lui arri-
vât malheur. Un peu plus loin il ren-
contre des polilfons à peu-près de fbii
âge , qui l'agacent & fe moquent de
lui. Plus il avance , plus il trouve
d'embarras. Seul & fans protedlion ,
il fe voit le jouet de tout le monde ,
& il éprouve , avec beaucoup de fur-
prife , que fon nœud d'épaule & fou
parement d'or ne le font pas plus ref-
pedler.
Cependant un de mes Amis qu'il
ne connoifloit point , ^ que j'avois
chargé de veiller fur lui , le fuivoic
pas à pas fans qu'il y prît garde , &
l'accofta j quand il en fut tems. Ce
rôle, qui reffembloit à celui de Sbrigani
dans Pourceaugnac , demandoit un
homme d'efprit , Ôc fut parfaitement
rempli. Sans rendre l'enfant timide &
craintif en le frappant d'un trop grand
effroi , il lui fit fi bien fentir l'impru-
dence de fon équipée , qu'au bout d'une
3 30 F. M 1 L E^
demi - heure il me le ramena foiipîe,
confus , & n'ôfanc lever les yeux.
Pour achever le déiaftre de (on ex-
pédition , précifément au moment qu'il
rentroic , fon peie defcendoit pour for-
tir & le rencontra fur l'efcalier. Il fal-
lut dire d'où il venoir , & pourquoi je
n'étois pas avec lui (i(?). Le pauvre
enfant eût voulu être cent pieds fous
terre. Sans s'amufer à lui faire une
longue réprimande , le père lui dit
plus sèchement que je ne m'y ferois
attendu : quand vous voudrez fortir
feul , vous en êtes le maître j mais com-
me je ne veux point d'un bandit dans
ma maifon, quand cela vous arrivera,
ayez foin de n'y plus rentrer.
Pour moi , je le reçus fans reproche
& fans raillerie , mais avec un peu de
gravité j & , de peur qu'il ne foupçon-
(lé) En cas pareil, on peut fans rifqiie, exiger rl'un
enfant la vérité ; car il fait bien alors qu'il ne faut oit.
U déguifer, & que, s'il ôfoit dire un mcnfoBge, il ea
ftfoit à l'inflant convaiacj.
Ou DE l'Education. 331
nâc que tout ce qui s'éroit paffe n'é-
toit qu'un jeu , je ne voulus point le
mener 'promener le même jour. Le len-
demain je vis, avec grand plaifir , qu'il
paffoit avec moi d'un air de triomphe
devant les mêmes gens qui s'étoient
moqués de lui la veille pour l'avoir
rencontré tout feul. On conçoit bien
qu'il ne me menaça plus de forcir [?.v.s
moi.
C'eft par ces moyens & d'autres fem-
blables , que , durant le peu de tems
que je fus avec lui , je vins à bout de
lui faire faire tout ce que je voulois fans
lui rien prefcrire , fans lui rien défen-
dre , fans fermons , uns exhortations ,
fans l'ennuyer de leçons inutiles. Aulîi
lan: que je parlois , il étoit content :
mais moH (îlence le tenoit en crain-
te j il comprenoic que quelque chofe
n'alloit pas bien, d<: toujours la leçon lui
venoit de la chofe même; mais revenons.
Non-feulement ces exercices conti-
nuels ainfi laifles à la feule diredion.
33i Emile,
de II Nature en fortifiant le corps n'a-
bruciffeiit point TeTprit j m.iis au con-
traire ils forment en nous la ftule ef-
pece de raifon dont le premier â^^e
foit fufceptible , & la plus nécedaire
à quelque âge que ce foir. Ils nous
apprennent à bien connoîcre l'ufage de
nos forces, les rapports de nos corps
aux corps environnans , Tufage àts
inftrumens naturels qui font à notre
portée, Se qui conviennent à nos or-
ganes. Y a-t-il quelque ftupiditc pa-
reille à celle d'un enfant élevé tou-
jours dans la chambre & fous les yeux
de fa mère, lequel, ignorant ce que
c'eft que poids & que réfiftance , veut
arracher un grand arbre, ou foulever un
locher ? La première fois que je forcis
de Genève, je voulois fuivre un che-
val au galop , je jetois des pierres con-
tre la montagne de Saleve, qui éroit à
deux lieues de moi; jouet de tous les
cnfans du village , j'étois un véritable
idiot pour eux. A dix- huit ans , on
ou DE L*ÉDVCATIOtr, 555
apprend en Phllofophie ce que c'efl:
qu'un levier: il n'y a point de petit
Payfan, à douze, qui ne fâche fe fervir
d'un levier miejx que le premier Mé-
chanicien de l'académie. Les leçons
que les Écoliers prennent entr'eux dans
la cour du Collège leur font cent fois
plus utiles que tout ce qu'on leur dira
jamais dans la ClafTè,
Voyez un chat entrer pour la pre-
mière fois dans une chambre ; il vi-
{ite , il reg.irde , il flaire , il ne refte
pas un moment en repos , il ne fe fie
à rien qu'après avoir tout examiné ,
tout connu. Ainfi fait un enfant com-
mençant à marcher, ôc entrant, pour
ainfi dire , dans Tefpace du Monde.
Toute la diffirence eft , qu'à la vue,
commune à l'enfant ôc au chat, le pre-
mier joint , pour obferver , ks mains
que liii donna la Nature , Ôc l'autre l'o-
dorat fubtil dont elle l'a doué. Cette
difpolition bien ou mal cultivée eft ce
qui rend les enfaiis adroits ou lourds ,
~ 334 Emile,
pefans ou difpos, écourJis ou pradens.
Les premiers mouvemens naturels
de l'homme étant donc de fe mefurer
avec tour ce qui l'environne , &: d'é-
prouver dans chaque objet qu'il ap-
perçoic routes les qualités fenfibles qui
peuvent fe rapporter à lui, fa premiè-
re étude eft une forte de Phyfique
expérimentale relative à fa propre coii-
fervation, & dont ou le détourne par
des études fpéculatives , avant qu'il ait
reconnu fa place ici-bas. Tandis -que
Ïqs organes délicats & flexibles peu-
vent s'ajufter aux corps fur lefquels ils
doivent agir, tandis que {<iS fens, en-
core purs , (o\M exempts d'illufions ,
c'eft le tem-; d'exercer les uns & I«
autres aux fonctions qui leur font pro-
pres j c'eft le tems d'appiendre à con-
noîrre les rapports fenfibles que \qs
chofes ont avec nous. Comme tout
-ce qui entre dans l'entendement hu-
main y vient par les fens, la premiè-
re raifon de l'homme eft une raifon
ou DE l'Éducation. ^^j
fenfitive, c'efl: elle qui fert de bafe à
la raiion intelledluelle : nos premiers
Maîcres de Philofophie font nos pieds,
nos mains , nos yeux. Siibfticuer des
livres à tout cela , ce n'eft pas nous
apprendre à raifonner , c'eft nous ap-
prendre à nous fervir de la raifon d'au-
trui j c'eil nous apprendre à beaucoup
croire, & à ne jan)ais rien favoir.
Pour exercer un art, il faut com-
mencer par s'en procurer les inftru-
mensj & pour pouvoir employer urile-
ment ces inftrumens , il faut ks faire
allez folides pour réfiflrer à leur ufage.
Pour apprendre à penfer , il faut donc
exercer nos membres, nos fens , nos
organes , qui font les inftrumens de
notre intelligence^ ôc , pour tirer tout le
par;, poflible de ces inftrumens, il fiuc
que le corps , qui les fournit , foie
robuftcî & fain. A'mCi , loin que la vé-
ritable r^iifon de l'homme fe forme in-
dépendamment du corps , c'eft la bonne
■ conftliution du corps qui rend les
3 3^ Emile,
opérations de l'efpric faciles Se sûres.
Eu montrant à quoi Ton doit em-
ployer la longue oifiveté de l'enfance ,
l'entre dans un détail qui paroîtra ridi-
cule. Plaifantes leçons, me dira- 1 -on,
qui , retombant fous votre critique ,
fe bornent à enfeigner ce que nul
n'a befoin d'apprendre ? Pourquoi con-
fum^r le tems à des in ft; ru étions qui
viennent toujours d'elles-mêmes, ôc ne
coCuent ni peines ni foins. Quel enfant
de douze ans ne fait pas tout ce que
vous voulez apprendre au vôtre, 6c de
plus ce que (qs Maîcres lui ont appris?
Meflieurs , vous vous trompez j
j'enfeigne à mon Elevé un art très-
long , très -pénible, & que n'ont af-
furément pas les vôtres ; cqÙ. celui
d'être ignorant; car la fcience de qui-
conque ne croit favoir que ce qu'il
fait , fe réduit à bien peu de chofe.
Vous donnez la fcience , à la bonne
heure ; moi je m'occupe de l'inftru-
ment propre à l'acquérir. On dit qu'un
jour
ou DE l'Education. 537
jour les Vénicitni mo.urant: en ocande
pompe leur rréfor de Saint Marc à
un Ambafladeur d'Efpagne , celui-ci ,
pour tout compliment , ayant regardé
fous les tables, leur dit : Qui non ce
la radice. Je ne vois jamais un Pré-
cepreur étaler le favoir de fou difciple,
fans être tenté de lui en dire auraat.
Tous ceux qui or.c réflé.-hi fur la
manière de vivre des Anciens , atcii-
buent aux exercices de la gymnaltique
cette vigueur de corps & d'pme qji les
dirtingue le plus fenfiblemeju des
Modernes. La manière donc M.)nta-
gne appuie ce fentiment , montre qu'il
en érolt fortement pénétre j il y re-
vient f;\ns cc(^i &: de mille f.iço'is. Ea
parlant de l'éducation d'un enfant:
pour lui roidir Tmic , il but, dit-il,
lui durcir les mulclcs; en l'a^-ctuuu-
mant au travail , on l'accoutume à la
douleur \ il le faut rompre à l'âprecé
des exercices, pour le dicllur à rjprjeté
de la diilocation , de la colique 6c de
Tome 1. ~ P
33S É M I L E y
tous les maux. Le fage Locke , le bon
Rolliii , le favanc Fleuri , le pédant de
Crouzas , fl différens entr'eux d^ns tout
le refte , s'accordent tous en ce feul
point d'exercer beaucoup les corps des
enfans. C'eft le plus judicieux de leurs
préceptes; c'eft celui qui cft &c fera
toujours le plus négligé. J'ai déjà fuf-
fifammenc parlé de fon importance ;
& comme on ne peut lâ-delTus donner
de meilleures raifons , ni des règles
plus fenfées que celles qu'on trouve
dans le livre de Locke , je me con-
tenterai d'y renvoyer , après avoir pris
la liberté d'ajouter quelques obfecva-
tions aux fiennes.
Les membres d'un corps qui croie
doivent être tous au large dans leur
vêtement ; rien ne doit gcner leur
mouvement , ni leur accroiflcment ;
rien de trop jufte , rien qui colle au
corps , point de ligature. L'habille-
ment François , gênant & mal-fain pour
les hommes , eft pernicieux fur-tout
017 r»E VÊducatjoj<!. 3 39
aux enfans. Les humeurs , ftagnantes ,
aiTC'cées dans leur circulation , crou-
piirent dans un repos qu'augmente la
vie iiiadtivc &: fétlentaire , fe corrcm-
pent & caufent le fcoibuc , maladie
tous les jours plus commune parmi
nous , & prefv.jue ignorée des Anciens ,
que leur manière de fe vêtir & de
vivre en préfervoit. L'habillement de
Houfard , loin de remédier à cet in-.
convénient , l'augmente , &: , pour fau-
ver aux enfans quelques ligatures , les
prefle par tout le corps. Ce qu'il y «
de mieux à faire , eft de les lailTer en
jaquette auffi long-tems qu'il eft pof-
fible , puis de leur donner un vête-
ment fort large , de de ne fe point pi-
quer de marquer leur taille ; ce qui
ne fert qu'à la déformer. Leurs dé-
fauts du corps &c de l'efprit viennent
prefque tous de la même caufe j on
les veut faire hommes avant le tems.
Il y a àcs couleurs gaies & des cou-
leurs ttiftes j les premières font plus
P 2
540 E M I L Ej
du eout des enfans: elles leur fiéenr
mieux aufli , & je ne vcîs pas pour-
quoi l'on ne confulreroic pas en ceci
àes convenances lî naturelles ; mais
du moment qu'ils préfèrent une étofFe
parce qu'elle eft riche , leurs coeurs
font déjà livrés au luxe , à toutes les
fantalGes de l'opinion j & ce goût ne
leur eft sûrement pas venu d'eux - mê-
mes. On ne fauroit dire combien le
choix des vêtemens & les motifs de
ce choix influent fur l'éducation. Non-
feulement d'aveugles mères promer-
tent à leurs enfans des parures pour
récompenfe ; on voit même d'infenfcs
Gouverneurs menacer leurs Elevés
d'un habit plus groflîer & plus fim-
ple , comme d'un châtiment. Si vous
n'étudiez mieux , li vous ne confer-
vez mieux vos hardes , on vous ha-
billera comme ce petit Payfin, C'eft
comme s'ils leur difoient : Sachez que
Thomme n'eft rien que par fes habirs ,
que votre prix eft tout dans les vôrres.
ou BE vEùUCAtlO^. 541
Faiu il s'cronner que de (\ fages leçons
piofitenc à la Jeuneire , qu'elle n'eftime
que la parure , ^' qu'elle ne juge du
mérire que fur le feul extérieur ?
Si j'avois à remettre la tête d'un ciT-
fant ainfi gâté , j'aurois foin que feis
habits les plus riches fuiïent les plus
incommodes; qu'il y fût toujours gène,
toujours contraint , toujours alTu-
jetti à mille manières : je ferais fuir
la liberté . la gaieté devant fa macîni-
ficence : s'il vouloit fe mêler aux
jeux d'autres enfans plus fimplemeiit
mis , tout ceiîeroit , tout difparoî'^
croit à Tinflant. Enfin , je l'ennuierois ,
je le raflafierois tellement de fon fafte,
je le rendrois tellement l'efclave de
fon habit doré , que j'en ferois le
Héau de fa vie , 6c qu'il verroit avec
moins d'effroi le plus noir cachot que
les apprêts de fa parure. Tant qu'on
n'a pas affervi l'enfant à nos préjugés ,
être à fon aife (Se libre eft toujours fon
premier defir: le vêtement le plus fim-
1^ 3
54^ Ê M I L E i
pie , le pins commode , celui qui l'af-
fujettic le moins , cft toujours le plus
précieux pour lui.
II y a une habirude du corps con-
venable aux exercices , dz une autre
plus convenable à l'inadion. Celle-ci ,
laiflaiît aux humeurs un cours égal &
uniforme , doic garantir le corps ^qs
aUérations de l'air ; l'autre le faifant
palTer Tans ceffe de l'agitation au re-
pos , & de la chaleur au froid , doit
Taccoutumer aux mêmes altérations.
li fuie de-là que \qs gens cafaniers &
-fédentaires doivent s'habiller chaude-
rnent en tout tems , afin de fe confer-
ver le corps dans une température uni-
forme, la même, à-peii-près, dans toutes
les faifons ôc à toutes les heures du
jour. Ceux , au contraire , qui vont ic
viennent, au vent , au foleil , à la pluie,
qui agiiîent beaucoup , & paifent la
plupart de leur tems fub dio j doivent
être toujours vctus légèrement , afin de
s'habituer à toutes les viciffitudes de
ov DE l'Éducation, 543
l'air , & à tous !es degrés de tempéra-
ture , fans eu être incommodés. Je con-
feillerois aux uns d: aux autres de ne
point changer d'habits fclon les fai-
Ibns , & ce fera Ja pratique confiante
de mon Emile : en c]uoi je n'e-ntends
pas qu'il porte l'été fes habits d hiver,
comme les gens fédentaires j mais
qu'il porte l'hiver ùs habits d'été,
comme les gens laborieux. Ce dernier
ufage a été celui du Chevalier Newton
pendant toute fa vie , & il a vécu
quatre-vingt ans.
Peu ou point de coëflPure en toute
faifon. Les anciens Egyptiens avoienc
toujours la tête nue; les Perfes la cou-
vroient de groffes tiares , ôc la cou-
vrent encore de gros turbans , dont ,
félon Chardin , l'air du pays leur rend
l'ufage ncceflaire. J'ai remarqué dans
im autre endroit (17) la diftinaion
que fit Hérodote fur un champ de ba-
(17) Lettre à M. rf'.Alenîbert fur les Spetlacles , pjge
top , première édition,
P 4
3 44 É M J L Ef
laille entre les crânes cies Perfes &
ceux des Égyptiens. Comme donc il
importe que les enux de la tête devien-
nent plus durs , plus compactes , moins
fragiles &" moins poreux pour mieux
armer le cerveau, non-feulement con-
tre bs bleffurcs , mais contre les rhu-
ines , les fluxions , &c toutes les im-
preffiuns de Tair , accoutumez vos mi'
fans à demeurer été (Se hiver , jour (5c
nuit , toujours tête nue. Que fi , pour la
propreté <?«: pour tenir leurs cheveux
en ordre , vous leur voulez donner une
Coëffure durant la nuit , que ce foit un
bonnet mince, à claire voie, ôc fem-
blable nu rezeau dans lequel les Baf-
ques enveloppent leurs cheveux. Je fais
bien que la plupart des mères , plus
frappées de l'obfervation de Chardin
que de mes raifons , croiront trouver
par- tout l'air de Perfe j mais moi Je
n'ai pas choifi mon Elevé Euro|>cen
pour en faire un Afiatique.
En gcncral , on habille trop les en-
ou BE VÉbuCATION. 345
fans , &C fur tout duran: le premier âge.
II faudroic plutôt endurcir au froid
qu'au chaud \ le grand froid ne les in-
commode jamais , quand on les y laifle
exDofés de bonne heure : mais le tilTu
de leur peau , trop tendre & trop lâ-
che encore , lailTant un trop libre paf-
f^ge à la tranfpiration , les livre par
i'exrréme chaleur à un épuifement iné-
vitable. Aufli remarque-t-on qu'il en
meurt plus dans le mois d'Août que
dans aucun autre mois. D'ailleurs , il
paroît confiant , par la comparaifon
des Peuples du Nord &c de ceux de
Midi , qu'on fe rend plus robufte en
fupportant l'excès du froid que l'excès
de la chaleur j mais à mefure que l'en-
fant grandit , &c que fes fibres fe for-
tifient , accoutumez - le peu-à-peu à
braver les rayons du foleil j en allant
par dégrés , vous l'endurciriez fans dan-
ger aux ardeurs de la Zone torride.
Locke , au milieu des préceptes mâ-
les (Se fenfés qu'il nous donne , rctora-
P 5
^4^ È M J L -E y
be dans à^s coiitradidions qu'on n'at-
rendioit pas d'un la.fonneur aulîi exa^.
Ce même homme qui veut que les en-
fans fe baignenr l'été dans l'eau glacée,
ne veut pas , quand ils ionc échauffés ,
qu'ils boivent frais , ni qu'ils fe cou-
chent par terre dans des endroits humi-
des (i^). Mais puifqu'il veut que les
fouliers des enfans prennent l'eau dans
tous les rems , la prendront-ils moins
quand l'enfant aura chaud, de ne peut-
cn pas lui faire , du corps par rapport
aux pieds , les mêmes induélions qu'il
fait dQS pieds par rapport aux mains ,
& du corps par rapport au vifage ? Si
vous voulez , lui dirois-je , que l'hom-
me foit tout vifage , pourquoi me blâ-
mez-vous de vouloir qu'il foit tout
pieds ?
(i8) Comme fi lîs petits Payfjns choififToicnt la.
terre bien fèche pour s'y aiTcoir ou pour s'y coucher,
fie qu'on eût jamais ouï dire que l'iiumidité de la terre
eût fait du mal à pas un d'eux. A écouter là-dcirus
les Mé.-lecins , on croiroit les Sauvages tout perclus de
rhumatiimcs.
0,U DE l'ÉdVCATIOK, ^47
Pour empêcher les enfans de boire
quand ils ont chaud, il prefcrit de les
accoutumer à manger préalablement
un morceau de pain avant que de boire.
Cela eft bien étrange , que , quand
l'enfant a foif , il faille lui donner a
manger j J'aimerois mieux , quand il
a faim , lui donner à boire. Jamais eu
ne me perfuadera que nos premiers
appétits foient fi déréglés , qu'on ne
puilTe les fatisfaire fans nous expofer
à périr. Si cela étoit , le genre-humain
fe fût cent fois détruit , avant qu'on
eût appris ce qu'il faut faire pour Is
conferver.
Toutes les fois qu'Èmi'e aura foif,
je veux qu'on lui donne à boire. Je
veux qu'on lui donne de l'eau pure 6c
fans aucune préparation , pas même de
la faire dégourdir, fût-il tout en nage,
& fût-on dans le cœur de l'hive*-. Le
feul foin que je recommande , eft de
diftinguer la qualité à^s eaux. Si c'efl:
de l'eau derivie re , donncz-là lui fur
P 6
54^ ^ AI I L E,
le champ telle qu'elle fort de la rivière.
Si c'eft de l'eau de fource , il la faut
Jaiiïer quelque tems à l'air , avant qu'il
la boive. Dans les faifons chaudes >
Us rivières fonr chaudes j il n'en eft
pas de même des fources , qui n'ont
pas reçu le contadl de l'air. Il faut at-
tendre qu'elles foienc à la température
<ie l'atmofphere. L'hiver, au contraire,
l'au de fource eft , à cet égard , moins
dangereufe que l'eau de rivière. Mais
il n'eft ni naturel ni fréquent qu'on
fe mette l'hiver en fuenr , fur-touc
en plein air. Car l'air froid , frappant
inceflamment fur la peau , répercute
en dedans la fueur , Se empêche les
pores de s'ouvrir affez pour lui don-
ner un paflage libre. Or , je ne pré-
tends pas qu'Emile s'exerce l'hiver au
coin d'un bon feu , mais dehors en
pleine campagne au milieu des gla-
ces. Tant qu'il ne s'échauffera qu'à
faire ik lancer àcs balles de neige >
lailfons-le boire quand il aura foif,,
ou DE l'Éducation. ^^^
qu'il continue de s'exercer après avoir
bu , ôc n'en craignions aucun accident.
Que Cl par quelqu'autre exercice il fe
mec en fueur , & qu'il ait foif , qu'il boive
froid , même en ce tems-là. Faites feu-
lement en forte de le m.ener au loin Ôc
à petits pas chercher fon eau. Par le
froid qu'on fuppofe , il fera fufnfam-
ment rafraîchi en arrivant , pour la boi-
re fans aucun danger. Sur-tout , prenez
CCS précautions , fans qu'il s'en apper-
çoive. J'aimerois mieux qu'il fût quel-
quefois malade , que fans celle attentif
à fa fauté.
Il faut un long fommeil aux en-
fans , parce qu'ils font un extrême exer-
cice. L'un fert de corredlif à l'autre -y.
aufli voit- on qu'ils ont befoin de tous
deux. Le tems du repos eft celui de la
nuit , il eft marqué par la Nature. C'eft
une obfervation confiante que le fom-
meil eft: plus tranquille & plus doux"
tandis que le foleil eft fous l'hoiifon y
ôi que air échauffé de fes rayons né
55© È M I L E 3
maintient pas nos fens dans un fi
grand calme. Ainfi l'habitude la plus
falutaire eft certainement de fe lever
& de fe coucher avec le foleil. D'où
il fuit que dans nos climats , l'homme
& tous les animaux ont en général
befoin de dorniir plus long-iems Thi-
ver que l'été. Mais la vie civile n'eft
pas affez fimple , affez naturelle , aifez
exempte de révolutions , d'accidens ,
pour qu'on doive accoutumer l'hom-
nie à une uniformité , au point de la
lui rendre nccelfaire. Sans doute il
faut s'affujettir aux règles ; mais \x
première eft de pouvoir les enfreindre
fans rifque , quand la nécefiité le veut.
N'allez donc pas amollir indifcrette-
ment votre Elevé dans la continuité
d'un paifible fommeil , qui ne loit ja-
mais interrompu. Livrez-le d'abord fans
gêne à la lof de la Nature , mais n'ou-
bliez pas que parmi nous il doit être
au-defTus de cette loi j qu'il doit pou-
voir fe coucher tard , fe lever maiin ,
017 DE l'Éducation. 551
être éveillé brLifquemeiit , paffer les
nuits debout , fans en être incommodé.
En s'y prenant alfez tôt , en allant tou-
jours doucement & par dégrés , on
forme le tempérament aux mêmes cho-
ies qui le détruifent , quand on Vy
foumet déjà tout forme.
11 importe de s'accoutumer d'abord
à être mal couché •, c'eft le moyen de ne
plus trouver de mauvais lit. En géné-
ral , la vie dure , une fois tournée en
habitude , multiplie les fenfations agréa-
bles : la vie molle en prépare une infi-
nicc de déplaifantes. Les gens élevés
irop délicatement ne trouvent plus le
fommeil que fur le duvet \ les gens ac-
coutumés à dormir fur d^s planches le
trouvent par tout : il n'y a point de lie
dur pour qui s'endort en fe couchant.
Un lit mollet , où l'on s'enfevelic
dans la plume ou dans l'édredon > fond
&c dilfout le corps , pour ainll dire. Les
reins enveloppés trop chnudement s'é-
chauffent. De-là léfultent fouvent la
piètre ou d'autres incommodités j Sc
infailliblement une complexion déli-
cate qui les nourrit toutes.
Le meilleur lit efc celui qui pro-
cure un meilleur fommeil. Voilà ce-
lui que nous nous préparons Emile
& moi pendant la journée. Nous n'a-
vons pas beloin qu'on nous amené des
efclaves de Perfe pour faire nos lits ^
en labourant la terre , nous remuons
nos matelas.
Je fais par expérience que , quand
nn enfant cft en fanté , l'on eft maître
de le faire dormir & veiller prefqu'a
volonté. Quand l'enfant ell couché ,
& que de Ion babil il ennuie fa Bon-
ne , elle lui dit , dorme:^ • c'eft comme
û elle lui difoit , portez-vous bien ,
quand il eft malade. Le vrai moyen
de le faire dormir eft de l'ennuyer lui-
même. Parlez tant , qu'il foie forcé de
fe taire , & bien-tô: il dormira : \qs
fermons font toujours bons à quelque
cKofe j autant vaut le prêcher que le
ou DE l'Éducation. J55
bercer : mais fi vous employez le fuir
ce narcotique , gardez- vous de l'em-
ployer le jour.
J'éveillerai quelquefois Emile, moins
de peur qu'il ne prenne l'habicude de
dormir trop long-rems, que pour l'ac-
coucumer à roue, même à ctre éveillé,
même à être éveillé brufquemenr. Au
furplus j'aurois bien peu de talent pour
mon em.ploi , fi je ne favois pas le for-
cer à s'éveiller de lui-même , & à f e
lever , pour ainfi dire , à ma volonté ,
farK que je lui dife un feul mot.
S'il ne dort pas aflez , je lui laifl*e
enrrevoir pour le lendemain une ma-
tinée ennuyeufe , & lui-même regar-
dera comme autant de gagné tout ce
qu'il pourra laifler au fommeil : s'il
dort trop , je lui montre à Ton réveil
un amufement de fon goût. Veux-je
qu'il s'éveille à point nommé , je lui
dis : demain à fix heures on part pour
la pèche , on fe va promener à tel en-
droit , voulez-vous en être ? il con--
^54 É Ài I L E j
fenr , il me prie de l'éveiller , je pro-
mers , ou je ne promets point , fclon
le bcfoin : s'il sévei'Ie trop tnrd , il
ine trouve parti. Il y aura du mal-
heur , Cl bientôt il n'onpitnd à scvc:!-
ler de lui- même.
Au re!^e , s'il arrivoir , ce qui eft
rare , que quelqu'enfant indolent eue
du penchant à croupir dans la parefTe ,
il ne faut point le livrer à ce pen-
chant , dans lequel il s'engourdiroit
tout-à fait , mais lui adminirtrer quel-
que ftimulant qui l'éveille. On con-
çoit bien qu'il n'eft pas queftion de
le faire agir par force , mais de l'é-
mouvoir par quelque appétit qui l'y
porte , ôc cet appétit , pris avec choix
dans l'ordre de la Nature , nous mené
à la fois à deux fins.
Je n'imagine rien dont , avec un
peu d'adrefTe , on ne pût infpirer le
goûc , même la fureur aux enfans, fans
vanité , fans émulation , fans jaloulie.
Leur vivacité , leur efprit imitateur
ou VE l'Éducation. 555
fuffifent \ fur-rout leur gaieté nacii-
relle , inftrumeiu donc la prife eft
sûre, &c dont jamais précep:eur ne fut
s'avifer. Dans tous les jeux où ils font
bien perfuadés que ce n'eft que )cu ,
ils fouffrent fans fe plaiiidre , &c même
en riant , ce qui's ne fouffriroienc
jamais autrement, fans verfer des tor-
rens de larmes. Les longs jeûnes , les
coups , la brûlure , les fatigues de
toute efpece font les amufemens à^s
jeunes fauvages ; preuve que la dou-
leur même à (on alîaifonnement , qui
peut en ôter l'amertume j mais il n'ap-
partient pas à tous les maîtres de fa-
.voir apprêter ce ragoût , ni peut-être
à tous hs difciples de le favourer fans
grimace. Me voilà de nouveau , C\ je
n'y prends garde , égaré dans les ex-
ceptions.
Ce qui n'en fouffre point eft ce-
pendant TalfujettilTement de l'homme
à la douleur , aux maux de iovi ef-
55^ Emile,
pece aux accidens , aux périls de U
vie, enfin â la mort; plus on le fa-
niiliarifera avec toutes ces idées, plus
on le guérira de l'importune fenfibi-
lité qui ajûûce au mal l'impatience de
l'endurer ; plus on l'apprivoifera avec
les foufF'ances qui peuve-.t l'atteindre )
plus on leur orera , comme eût dit
Montagne, la p&ir.rure de letrangeté ,
& plus ludi l'on rendra fon ame in-
vulnérable & dure ; fon corps fera
la cuiraffe qui rebouchera tous les
traits dont il pourroit être atteint
au vif. Les approches même de la
mort n'étant point la mort , à peine
la fentira-t-il comme telle j il ne
mourra pas , pour ainfi dire : il fera
vivant ou mort , rien de plus. C'eft de
lui que le môme Montagne eût pu dire
comme il a dit d'un Roi de Maroc ,
que nul homme n'a vécu fi avant dans
la mort. La conftance &: la fermeté
iont , ainfi que les autres vertus , des
ou DE l'Education. 357
■apprenti flTages de l'enfance : mais ce
ii'eft pas en apprenant leurs noms aux
enfans qu'on les leur enfeigne j c'eft:
en les leur faifant goûter , fans qu'ils
facheiu ce que c'eft.
Mais à propos de mourir , com-
ment nous conduirons-nous avec notre
Élevé , relativement au danger de la
petite vérole ? La lui ferons -nous ino-
culer en bas âge, ou Ci nous attendrons
qu'il la prenne naturellement ? Le pre-
mier parti , plus conforme à notre pra-
tique , garantit du pcril l'âge ou la
vie eft la plus précieufe , au rifque de
celui où elle l'eft: le moins j fi toutefois
on peut donner le nom de rifque à
l'inoculation bien adminiftrée.
Mais le fécond eft plus dans nos
principes généraux , de lailfer faire en
tout la Nature , dans les foins qu'elle
aime à prendre feule , & qu'elle aban-
donne aulfi tôt que l'homme veut s'en
p-ȍler. L'homme de la Nature eft tou-
358 É M I L Ej
jours préparé: laillons-le inoculer par
le maître y il choifira mieux le moment
que nous.
N'allez pas de-là conclurre que je
blâme l'inoculation : car le raifonne-
ir.enc fur lequel j'en exempte mon
Élevé iroir trcs-mal aux vôtres. Votre
éducation les prépare à ne point échap-
per à la petite vérole au moment qu'ils
en feront attaqués : fi vous la laiflez
venir au hafard , il eft probable qu'ils
en périront. Je vois que dans les diffé-
rens pays on rtfifte d'autant plus à
l'inoculation qu'elle y devient plus né-
celTaire , & la raifon de cela fe Tent ai-
fémenr. A peine auflî daignerai-je trai-
ter cette queftion pour mon Emile. Il
fera inoculé, ou il ne le fera pas, félon
le tems , les lieux , les circonftances :
cela e(l prefque indifférent pour lui. Si
on lui donne la petite vérole , on aura
l'avantage de prévoir ôc connoîrre fon
mal d'avance ; c'efi: quelque chofe '•
ou DE L^EDUCATlOîf, ^j^
niais ;/il la prend naturellement , nous
l'aurons préfervé du Médecin j c'eft
encore plus.
Vi^Q éducation exclufive , qui tend
feulement à diftinguer du peuple ceux
qui l'ont reçue , préfère toujours les
inftrudlions les plus coûteufes aux plus
communes , &; par cela même aux plus
utiles. Ainfi les jeunes gens élevés avec
foin , apprennent tous à monter à che-
val, parce qu'il en coûte beaucoup pour
cela 'y mais prefqu'aucun d'eux n'ap-
prend à nager , parce qu'il n'en coûte
rien , & qu'un Artifan peut favcir na-
ger au(li-bien que qui que ce foit. Ce-
pendant, fans avoir fait fon académie,
un voyageur monte à cheval , s'y lient
&z s'en fert afTez pour le befoin j mais
dans l'eau, Ci l'on ne nage, on fe noyé,
& l'on ne nage point Tans l'avoir ap-
pris. ïLnÇin y l'on n'eft pas obligé de
monter à cheval fous peine de la vie ,
au-lieu que nul n'eft sûr d'éviter un
danger auquel on eft i\ fouvent expo-
^6o É M 1 L E j
fé. lîmile fera dans Tcan comme fur
la terre ; que ne peur ii vivre dans
tous les élcmens? Si l'oii pouvoir ap-
prendre à voler dans les airs, j'i^n fe-
rois un aigle j j'en terois une falaman-
dre , fi Ton pouvoir s'endurcir au feu.
On craint qu'un enfant ne fe noyé
en apprenant à nager j qu'il fe noyé en
apprenant , ou pour n'avoir pas appris,
ce fera toujours votre faute. C'eit la
feule vanité qui nous rend téméraires ;
on ne l'eft point , quand on n'eft vu de
perfonne: Emile ne le feroit pas, quand
il feioit vu de tout l'Univets. Comme
l'exercice ne dépend pas du rifque ,
dans un canal du parc de fon père il
apprendroit à traverfer l'Hellefponr ;
mais il faut s'apprivoifer au rifque
même , pour apprendre à ne s'en pas
troubler j c'eft une partie elfentielle
de l'apprentifTage dont je parlois rout-à-
l'heure. Au refte , attentif à mefurer le
danger à {^s forces , & de le partager
toujours avec lui , je n'aurai guèrcs
d'imprudence
ou DE l'Éducation. 551
d'imprudence à craindre, quand je ré-
glerai le foin de fa confervation fur
celui que je dois à la mienne.
Un enfant eft moins grand qu'un
homme ; il n'a ni fa force ni fa raifon ;
mais il voie & entend auflî bien que
lui, ou à très -peu- près ; il a le goût
aufli fenfible, quoiqu'il l'ait moins dé-
licat, &■ diftingue aufli-bien les odeurs,"
quoiqu'il n'y mette pas la même (qvl"
fualitc. Les premières facultés qui fe
forment ôc fe perfedionnent en nous
font les fens. Ce font donc les pre-
miers qu'il faudroit cultiver ; ce fonc
les feules qu'on oublie , ou celles qu'on
néglige le plus.
Exercer les fens n'efl: pas feulement
en faire ufage , c'eft apprendre à bien
juger par eux, c'efl apprendre, pour
ainfi dire , à fentir ; car nous ne favons
ni toucher , ni voir , ni entendre que
comme nous avons appris.
Il y a un exercice purement natu-
rel & méclianique, qui Icit à rendre le
Tome' I, Q
^(Si Emile;
corps robufte , fans donner aucune
prife au jugement: nager, courir, fau-
ter , fouetter un fnbot , lancer des pier-
res ; tout cela eft fort bien : mais n'a-
vons-nous que des bras de des jambes ?
N'avons-nous pas aufïi des yeux, des
-oreilles , & ces organes font-ils fu-
perflus à l'ufage des premiers ? N'exer-
cez donc pas feulement les forces ,
exercez tous les fens qui les dirigent ,
tirez de chacun d'eux tout le parti pof-
fible 5 puis vérifiez l'impreffion de l'un
par l'autre. Mefurez , comptez , pefez ,
comparez. N'employez la force qu'a-
près avoir eftimé la réfiftance : faites
toujours en forte que l'eftimation de
l'effet précède l'ufage des moyens. Inté-
re0ez. l'enfant à ne jamais faire d'efforts
infuffifins ou fuperflus. Si vous l'accou-
tumez à prévoir ainfi l'effet de tous fes
mouvemens , ôc à redreffer fes erreurs
par l'expérience, n'eft-il pas clair que
plus il agira , plus il deviendra judi-
cieux ?
ou DT. l'Éj^ucation. 3<?5
S'agit-il d'ébranler une maffe ? s'il
prend un levier crop long , il déocn-
fera trop de mouvement \ s'il le prend
trop court , il n'aura pas alTez de force :
l'expérience lui peut apprendre à choi-;
fîr précifément le bâton qu'il lui faut.'
Cette fagelTe n'eft donc pas audeflus
de fon âge. S'agit-il de porter un far-
deau? s'il veut le prendre aufîi pe-
fant qu'il peut le porter, & n'en point
eifayer qu'il ne foulève , ne fera-t-il
pas forcé d'en eftimer le poids d la
vue ? Sait- il comparer des mafTes de
même matière & de différentes grof-
feurs ? qu'il choifilTe entre des mafles
de même grofleur & de différentes ma-
tières j il faudra bien qu'il s'applique
à comparer leurs poids fpécifiques."
J'ai vu un jeune homme , très bien
élevé , qui ne voulut croire qu'après
l'épreuve , qu'un feau plein de gros
cou peaux de bois de chcne fût moins
pefant que le même feau rempli d'eau.
Nous ne fommes pas également mai-
Q ^
3^4 Emile,
très de l'iifage de tous nos fens. II y en
a un , favoir le toucher , dont l'aélioii
n'eft jamais fupendue durant la veille j
il a été répandu fur la furface entière
de notre corps , comme une garde
continuelle , pour nous avertir de tout
ce qui peut l'ofFenfer. C'eft auflî celui
dont, bon gré, malgré, nous acquérons
le plutôt l'expérience par cet exercice
continuel , Se auquel par conféquent
nous avons moins befoin de donner
une culture particulière. Cependant
nous obfervons que les aveugles ont
le ta6t plus sûr & plus fin que nous y
parce que , n'étant pas guidés par la
vue, ils font forcés d'apprendre à tirer
uniquement du premier fens les ju-
gemens que nous fournit l'autre. Pour-
quoi donc ne nous exerce -t- on pas à
marcher comme eux dans l'obfcurité ,
à connoître les corps que nous pou-
vons atteindre , à juger des objets qui
nous environnent , à taire , en un mot ,
de nuit Se fans lumière , tout ce qu'ils
ou DE l'Éducation, 3(^5
font de jOQf & fans yeux ? Tant que
le foleil luit , nous avons fur eux l'a-
vaniage ; dans les ténèbres i!s font
nos guides à leur tour. Nous fommes
aveugles la moitié de la vie ; avec la
différence que les vrais aveugles fa-
vent toujours fe conduire , & que
nous n'ofons faire un pas au cœur d^e
la nuit. On a de la lumière , me di-
ra-t-on. Eh ! quoi , toujours des ma-
chines ! Qui vous répond qu'elles vous
fuivront par-tout au befoin? Pour ipoi,
j'aime mieux qu'Emile ait des yeux aU
bout de Ïqs doigts , que dans la bouti-
que d'un Chandelier.
Êtes-vous enfermé dans un édifice
au milieu de la nuit ? frappez des
mains j vous appercevrez au raifonne-
tnent du lieu , (i l'efpace eft grand ou
petit , fi vous êtes au milieu ou dans
un coin. A demi-pied d'un mur , l'aie
moins ambiant & plus réfléchi vous
porte une autre fenfation au vifige.
Reftez en place , & tournez-vous fuc-
Q 3
)66 E M j L :e j
ceflivemenc de tous les côtés ; s'il y a
une porte ouverte, un léger courant
d'air vous l'indiquera. Eres -vous dans
un bateau , vous connoîtrez , à la ma-
nière dont l'air vous frappera le vifage,
non- feulement en quel fens vous allez,
mais fi le fil de la rivière vous en-
traîne lentement ou vite. Ces obferva-
tions «Se mille autres femblables , ne
peuvent bien fe faire que de nuit j
quelque attention que nous voulions
leur donner en plein jour , nous fe-
rons aides ou diftraits par la vue , elles
nous' échapperont. Cependant il n'y a
encore ici ni mains , ni bâton : que de
connoiiïances oculaires on peut acqué-
rir par le toucher , même fans rien tou-
cher du tout !
Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis
eft plus important qu'il ne femble. La
nuit effraie naturellement les hom-
mes, & quelquefois les animaux (19).
(19) Cet efFroi devient très-inaniferte dans les graft-
des éclipfes de foleil.
ou DE l'Education. 3^7
La raifon , les connoitlaiices , l'ef-
pilt , le courage délivrent peu de
gens de ce tribut. J'ai vu des raifon-
neurs , des efptits- forts , des Philofo-
phes , ^QS Militaires intrépides en
plein jour , trembler la nuit , comme
des femmes, au bruit d'une feuille d'ar-
bre. On attribue cet effroi aux contes
des nourrices : on fe trompe ; il y a
une caufe naturelle. Quelle eft cette
caufe ? La même qui rend les fourds
défians & le peuple fuperilitieux ; l'i-
gnorance dQS chofes qui nous envi-
ronnent & de ce qui fe pafiTe autour de
nous (io). Accoutumé d'appercevoii*
de loin \qs objets, & de prévoir leurs
(10) Eu voici encore une autre caufe bien expliquée
par un Philofophc dont je cite fouvent le Livre ,
& dont les grandes vues m'inftruifenc encore plus
fouvent.
« Lorfque par de; circonftanccs particulières nous
» ne pouvons avoir une idée <Ie la lUrtance , Se que
■>■> nous ne pouvons juger des objets que par la graii-
>j deur de l'angle, ou plutôt de l'image qu'ils for-
Q 4
3^8 - Emile,
impreflîons d'avance , comment , ne
voyant plus rien de ce qui m'encoure ,
n'y fuppoferois-je pas mille êtres, mille
moLiveraens qui peuvent me nuire
& dont il m'eft impo/Tible de me ga-
* ment dans nos yeux , nous nous trompons alors
55 nécefTairement fur la grandeur de ces objets ; tout
35 le monde a éprouvé qu'en voyageant la nuit , on
3> prend un buifTon , dont on art près, pour un gr.md
yt arbre dont on eft loin , ou bien on prend un grand
3> arbre éloigné pour un bjîiroii qui eft voifîn : de
M même , (i on ne connoît pas les objets par leur for-
3) me, &c qu'on ne pullFi; avoir par ce moyen aucune
3)- idée de dillance , on Ce trompera encore néccflai-
» renient ; une mouche qui paHera avec rapidité à
3> quel.jues pouces de diftancc de nos yeux , nous pa-
31 roirra dans ce cas être un oifeau qui en feroit à une
•» grande diftance -, un chtYsi qi!! feroit fans luouve-
3> ment dans le milieu d'une campagne & qui feroit
n dans une atritude femblable , par exemple , à celle
3> d'un mouion , ne nous paroîtroit plus qu'un gros
5) mouton, tant que nous ne reconnoîtrons pas que
» c'ell un cheval ; mais dès que nous l'aurons rccon-
3> nu , il nous paroitra dans l'inftant gros comme un
n cheval , fie nous rcilifierons fur le champ notre pre-
» mier jugement.
53 Toutes les fois qu'on fe trouvera , dans la nuit ,
35 dans des lieux inconnus, où l'on ne pourra juger
35 de la diftance , & où l'on ne pourra reconnoîtrc
33 la forme des chofes à caufe de l'obfcurité , on fera
33 en danger de tomber à tout inftant dans l'erreur
35 au fujet des jugemens que l'on fera fur les objets
« qui fe préfeiueront ; c'cll dc-là que vieiit la frayeur
3) &c l'cTpece de crainte intérieure que l'obTcurieé de
ou DE L*£dUCATION. 5(^9
rantir ? J'ai beau favoir que je fuis en
sûreté dans le lieu où je me trouve .
je ne le fiiis jamais auflî bien que fi
je le voyois aduellement : j'ai donc
toujours un fujec de crainte que je
5} la nuit fair fennr à prefque tous les hommes ; c'eft
s> fur cela qu'eft fondée l'apparence des fpeûres & des
5> figures gigantefques &c épouvantables que tant de
>j gens difent avoir vues. On leur répond communç-
5> ment que ces figures étoicnt dans leur imagination ;
sj cependant elles pouvoient être réellement dans
35 leurs yeux , &C il elî très-poûible qu'ils aient en effet
» vu ce qu'ils difent avoir vui car il doit arriver né-
» ceiïairement , toutes les fois qu'on ne pourra iuger
M d'un objet que par l'angle qu'il forme dans l'œil ,
35 que cet objet inconnu grortira & grandira, à me •
» fure qu'on en fera plus voifin, 6c que, s'il a d'abord
35 para au fpedljteur qui ne peut connoîtrc ce qu'il
33 voit , ni juger à quelle diftance il le voit ; que , s'il
ij a paru , dis-je , d'abord de la hauteur de quelques
» pieds lorfqu'il étoit à la diUance de vingt ou trente
35 pas , il doit paroître haut de plufieurs toifes lorf-
" qu'il n'en fera plus éloigné que de quelques pieds ,
35 ce qui doit en effet l'étonner fie l'effrayer, jufqu'à
35 ce qu'enfin il vienne à toucher l'objet ou à le re-
33 connoître •, car dans l'inftant même qu'il reconnoî-
35 tra ce que c'eft , cet objet, qui lui paroiffoit gigan-
33 tefque , diminuera lout-à coup, fic^ ne lui paroîtra
>3 plus avoir que fa grandeur réelle ; m.iis fi Ton fuir
i3 ou qu'on ^'ôfe approcher , il eft certain qu'on n'aura
3) d'autre idée de cet objet que celle de l'im.ige qu'il
33 formoit dans l'œil , qu'on aura réellement vu une
35 figure gigantefque ou épouvantable par la grandeur
» & par la forme. Le préjugé des fpciftres cfl donc
» fondé dans la Nature, ôc ces apparences ne dépcn»
Q s
5 70 E M I L E j
n'avois pas en plein jour. Je fais, il
cft vrai , qu'un corps écranger ne peuc
guères agir fur le mien , fans s'annon-
cer par quelque bruit j aulîl, combien
j'ai fans celfe roreille alerte ! Au moin-
dre briiic donc je ne puis difcerner la
caiife , rintérêc de ma confervation
me fait d'abord fuppofer tour ce qui
doit le plus m'engager à me renir fur
mes gardes, & par conféquent tout ce
5> dent pas, comme le croient les Philofophes , uni-
55 quement de l'imagination, jj Hiji. Nat. T. f'^I, pag,
XI. in-12..
J'ai tâclié de montrer dans le texte comment il en
dépend toujours en partie, & quant à \» caufc expli-
quée dans ce paflage , on voit que l'hibitudc de mar-
cher la nuit doit nous apprendre à diftingucr les ap-
parences que la reiremblance des formes & la diver-
fîté des diflances font prendre aux objets à nos ycur
dans robfcurité : car lorfque l'air eft encore afTez
écl.'.iré pour nous laiflèr apperccvoir les contours des
objets , comme il y a plus d'air iaterpoTé dans un
plus grand cloignemsnt, nous devons toujours voir
ces contours moins marques , quand l'ol^jet cil plus
loin de nous ; ce qui fuffit , à force d'habitude , pour
nous garantir de l'erreur qu'explique ici NT. de Euifon.
Quelqu'exp'ication qu'on préfère, ma méthode ei\ donc
toujours efficace, & c'cll ce que l'exférience confirme
patfaiceracnt. ^
ou DE l'Education. 371
qui efi: le plus propre à m'effrayer.
N'entends-je abfolumenc rien ? Je ne
fuis pas pour cela tranquille j car en-
fin fans bruit on peut encore me fur-
prendre. 11 faut que je fuppofe les
chofes telles qu'elles étoient aupara-
vant , telles qu'elles doivent encore
être , que je voye ce que je ne vois
pas. Ainfi forcé de mettre en jeu mon
imagination , bientôt je n'en fuis plus
maître j & ce que j'ai fait pour me raf-
furer , ne fert qu'à m'allarmer davan-
tage. Si j'entends du bruit , j'entends
des voleufs j Ci je n'entends rien , je
vois des phantômes : la vigilance que
m'infpire le foin de me conferver ne
me donne que fujets de crainte. Tout
ce qui doit me ralFurer n'efl: que dans
ma raifon : l'indinâ: plus fort me parle
tout autrement qu'elle. A quoi bon pen-
fer qu'on n'a rien à craindre , puifqu'a-
lors on n'a rien à faire ?
La caufe du mal trouvée indique le
Q ^
37i Ê M I L Ey
remède. En toiire chofe l'habitude tne
l'imagination j il n'y a que les objets
nouveaux qui la réveillent. Dans ceux
que l'on voit tous ks jours , ce n'efl:
plus l'imagination qui agit, c'tfl: la
mémoire j & voilà la raifon de l'axiome
ab affueds non fie pajjio ; car ce n'efl;
qu'au feu de l'imagination que les paf-
llons s'allument. Ne raifonnez donc
pas avec celui que vous voulez guérir
de l'horreur des ténèbres : menez-l'y
fouvenc , & foyez sûr que tous les ar-
gumens de la Philofophie ne vaudront
pas cet ufage. La tète ne tourne point
aux couvreurs fur les toîts , & l'on ne
doit plus avoir peur dans l'obfcuricé
quiconque eft accoutumé d'y être.
Voilà donc pour nos jeux de nuic
un autre avantage ajouté au premier :
mais pour que ces jeux réuffilîenc , je
n'y puis trop recommander la gaieté.
Rien n'eft h trifte que les ténèbres :
n'allez pas enfermer votre enfant dans
ou DE L^ÉdUCJTTON. 57 j
un cachot. Qu'il rie en entrant dans
robfciirifé j que le rire le reprenne
avant qu'il en forte ; que , tandis qu'il
y eft , l'idée des amufemens qu'il
quitte, ôc de ceux qu'il va retrouver,
le défende des imaginations phantaf-
tiques qui pourroient l'y venir cher-
cher.
Il efl: un terme de la vie au-delà
duquel on rétrograde, en avançant. Je
fens que j'ai paffé ce terme. Je recom-
mence , pour ainh dire , une autre
carrière. Le vuide de l'âge mûr, qui
s'eft fait fentir à moi , me retrace ie
doux tems du premier âge. En vieil-
lilfant , je redeviens enfant, de je me
rappelle plus volontiers ce que j'ai
fait à dix ans , qu'à trente. Leâieurs ,
pardonnez-moi donc de tirer quelque-
fois mes exemples de moi-même j car ,
pour bien faire ce livre , il faut que je
le falTe avec plaifir.
J'étois à la campagne en penfîon ,
chez un Miniftre appelé M. Lambef-
374 E M I L Ej
cier. J'avois pour camarade un Con-
fia plus riche que moi , ôc qu'on trai-
toit en héritier , tandis qu'éloigné de
mon père , je n'ctois qu'un pauvre or-
phelin. iVlon grand coufin Bernard
ctuit fîngulierement poltron , fur-tout
la nuir. Je me moquai tant de fa frayeur,
que M. Lambercier, ennuyé de mes
vanteries , voulut mettre mon coura^^e
à répreuve. Un foir d'automne , qu'il
fàifoit très-obfcur , il me donna la clef
du Temple , de me dit d'aller chercher
dans la chaire la Bible qu'on y avoir
laiflee. Il ajouta, pour me piquer d'hon-
neur , quelques mots qui me mirent
dans rimpuilfance de reculer.
Je partis fans lumière ; fi j'en avois
eu , ç'auroir peut-être été pis encore.
11 falloit palfer par le cimetière , je
le iraverfai gaillardement ; car tant
que je me fentois en plein air, je n'eus
jamais de frayeurs nocturnes.
En ouvrant la porte , j'entendis à la
voûte un certain retsntilfement que
ou DE l'Education. 375
je crus reflembler à des voix , ôz qui
comnîenca d'ébranler ma fermeté ro-
maine. La porte ouverte , je voulus
entrer: mais à peine eus- je fait quel-
ques pas, que je m'arrêtai. En apper-
cevant robfcurlté profonde qui régnoin
dans ce vafte lieu , je fus faifi d'une
terreur qui me fit drefifer les cheveux j
je rétrograde , je fors , je me mets à
fuir tout tremblant. Je trouvai dans
]a cour un petit chien nommé Sultan,
donc les carefTes me rafTurerent. Hon-
teux de ma frayeur, je reviens fur mes
pas, tachant pourtant d'emmener avec
moi Sultan , qui ne voulut pas me
fuivre. Je franchis brufqaement la
porte , j'entre dans l'Eglife. A peine
y fus-je rentré , que la frayeur me
reprit , mais fi fortement , que je per-
dis la rite *, & quoique la chaire fCir
à droite, &i que je le fulfe très-bien,
ayant tourné fans m'en appercevoir ,
je la cherchai long tems à gauche , je
m'embarralfai dans les bancs , je ne
'37^ Ë M J L Ej
favois plus où j'étois j & , ne pouvait
trouver ni la chaire , ni la porte , je
tombai dans un bouleverfement inex-
primable. Enfin, j'apperçois la porre ,
je viens à bouc de fortir du Temple ,
& je m'en éloigne comnhe la première
fois, bien rcfolu de n'y Jamais rentrer
feu! qu'en plein jour.
Je reviens jufqu'à la maifon. Préc
à entrer , je diftingue la voix de M.
Lambercier à de grands éclats de rire.
Je les pteiîds pour moi d'avance , & ,
confus de m'y voir expofé , j'hélîte à
ouvrir la porte. Dans cet intervalle ,
j'entends Mademoifelle Lambercier
s'inquiéter de moi , dire à la fervanre
de prendre la lanterne , Se M. Lam-
bercier fe difpofer à me venir chercher,
efcorté de mon intrépide coufin , au-
quel enfuite on n'auroit pas manqué
de faire tout l'honneur de l'expédition,
A l'inftanc toutes mes frayeurs ceOTent ,
& ne me lailfent que celle d'être far-
pris dans ma fuite : je cours , je vole
ou DE l'Éducation. 377
au Temple : fans m'égarer , fans tâton-
ner , j'arrive à la chaire , j'y monte ,
je prends la Bible , je m'élance en
bas , dans trois faurs je fuis hors du
Temple , dont j'oubliai même de fer-
mer la porte j j'entre dans la chambre
hors d'haleine , je jette la Bible fur la
table, effaré, mais palpitant d'aife d'a-
voir prévenu le fecours qui m'ctoit
deftiné.
On me demandera (î je donne ce
trait pour un modèle à fuivre , & pour
un exemple de la gaieté que j'exige
dans ces fortes d'exercices ? Non \ mais
je le donne pour preuve que rien
n'eft plus capable de raffurer quicon»
que eft effrayé à^s ombres de la nuit ,
que d'entendre dans une chambre voi-
fine une compagnie alfemblée rire &
caufer tranquillement. Je voudrois
qu'au-lieu de s'amufer ainfi feul avec
fon Élevé , on raffemblât les foirs
beaucoup d'enfans de bonne humeur ;
qu'on ne les envoyât pas d'abord fé-
578 É M I L E j
parement , mais pîufieiirs cnfenible ,
ôc qu'on n'en Iiafardât aucun paihii-
tement feul , qu'on ne fe fûc bien af-
fûté d'avance qu'il n'en feroit pas trop
effrayé.
Je n'imagine rien de fi plaifanc Se
de fi utile que de pareils jeux , pour
peu qu'on voulût ufer d'adrefie à les
ordonner. Je feuois dans une grande
falle une efpece de labyrinthe , avec
des tables , des fauteuils , des chaifes ,
des paravents. Dans les inextricables
tortuoficés de ce labyrinthe , j'arran-
gerois au milieu de huit ou dix boîtes
d'attrape une autre boîte prefque fem-
blable , bien garnie de bonbons ; je
défignerois en termes clairs , mais fiic-
cinds , le lieu précis où fe trouve ia
bonne boîte; je donnerois le renfei-
gnement fuffîfant pour la diftinguer à
des gens plus attentifs de moins étour-
dis que des enfans (ii); puis, après
(il) Pour les exercer à l'aacntion, ne leur dites Ja?
ou DE l'Éducation. }yç
avoir fait tirer au fort les petits cou-
ciirrens , je les eiiverrois tous Tuii après
i'autre , jiifqu'à ce que la bonne boîte
fut trouvée j ce que j'aurois foin de
rendre 'difficile , à proportion de leur
habileté.
Figurcz-vous un petit Hercule arrivant
une boîte à la main , tout fier de fou
expédition. La boîte fe met fur la table ,
on l'ouvre en cérémonie. J'entends d'ici
les éclats de rire, les huées de la bande
joyeufe , quand , au-lieu des confitures
qu'on attendoit , on trouve bien pro-
prement arrangés fur de la moufle ou
fur du coton , un hanneton , un efcar-
got , du charbon , du gland , un na-
vet , ou quelque autre pareille denrée.
D'autres fois , dans une pièce nouvelle-
ment blanchie on fufpendra , près du
mur , quelque jouet , quelque petii
mais que des chofes qu'ils aient un intérêt fendble &
préfcnt à bien entendre ; fur-tout point de longueurs ,
jamais uu mot fuperflu. Mais aufTî ne laiflez daûs vos
difcouis ni oblcurité ni équivoque.
;8o E M 1 L E^
meuble qu'il s'agira d'aller chercher ,
fans toucher au mur. A peine celui
qui l'apporreia fera-t-il rentre , que ,
pour peu qu'il aie manqué à la condi-
tion 5 le bout de (on chapeau blanchi ,
le bout de fes fouliers , la bafque de
fon habit, fa marche trahiront fa mal-
adreffe. En voilà bien aifez, trop peut-
être, pour faire entendre l'efprit de
ces fortes de jeux. S'il faut tout vous
dire , ne me lifez point.
Quels avantages un homme ainfi
élevé n'aura-t-il pas la nuit fur les au-
tffcî hoiîimes ? Ses pieds accoutumes à
s'affermir dans les ténèbres , ùs mains
exercées à s'appliquer aifément à tous
les corps environnans , le condui-
ront fans peine dans la plus épailTe
bbfcurité. Son imagination , pleine des
jeux no6lurnes de fa jeunefTe , fe tour-
nera difficilement fur êi^s objets ef-
frayans. S'il croit entendre des éclats
de rire , au-lieu de ceux des efprits
follets, ce feront ceux de fes anciens
ov DE l'Education, 381
camarades; s'il fe peint une alTèmblée,
ce ne fera point pour lui le fabat, mais
la chambre de fon Gouverneur. La
nuit ne lui rappellanc que des idées
gaies ne lui fera jamais affreufe -, au»
lieu de la craindre , il l'aimera. S'a-
gic-il d'une expédition militaire: il
fera prêt à toute heure, aufîi-bien feul ,
qu'avec fa troupe. Il entrera dans le
camp de Saiil , il le parcourra fans s'é-
garer , il ira jufqu'à la tente du Roi
fans éveiller perfonne , il stn retour-
nera fans être apperçu. Faut-il enlever
les chevaux de Rhéfjs : adreffez-vous
à lui fans crainte. Parmi les sens au-
trement élevés . vous trouverez diffici*
lement un Ulyffe.
J'ai vu des gens vouloir , par à^s
furprifcs , accoutumer les enfans à ne
s'effrayer de rien la nuit. Cette mé-
thode eft très-mauvaife ; elle produit
un effet tout contraire à celui qu'on
cherche, oj ne fert qu'à les rendre tou-
jours plus craintifs. Ni la raifon , ni
3 Si É M I L Ej
l'habitiide ne peuvent rafliirer fur l'idée
d'un danger préfent, dont on ne peut
connoîcre le degré , ni l'efpece j ni
fur la crainte des furprifes , qu'on a
fouvent éprouvées. Cependant , com-
ment s'aiTurer de tenir tonjours votre
Élevé exempt de pareils accidens ?
Voici le meilleur avis, ce me femble,
' dont on puiffe le prévenir là-deffus.
Vous êtes alors , dirois-je à mon Emile ,
dans le cas d'une jufte défenfe ; car
l'àggreiTeur ne vous lailTe pas juger s'il
veut vous faire mal ou peur j &, comme
il a pris fes avantages, la fuite même
n'eft pas un refuse pour vous. Saifif-
fez donc hardiment celui qui vous fur-
prend de nuit , homme ou bcce , il
n'importe ; ferrez-le , empoignez- le de
toute votre force j s'il fe débat, frap-
pez , ne marchandez point les coups j
&, quoi qu'il puilTe dire ou faire, ne
lâchez jamais prife , que vous ne fâchiez
bien ce que c'eft : réclairci/fement
vous «pprendra probablem.ent qu'il
/.//'.//,
ou DE l'Éducation. 585
n'y avoic pas beaucoup à craindre,
& cette manière de traiter les plaifans
doit naturellement les rebuter d'
revenir.
Quoique le toucher foit de tous nos
fens celui dont nous avons le plus con-
tinuel exercice, fes jagemens reftent
pourtant, comme je l'ai dit, impar-
faits de grofliers, plus que ceux d'au-
cun autre j parce que nous mêlons con-
tinuellement à fon ufage celui de la
vue, ôc que, l'œil atteignant à l'objet
plutôt c]ue la main , l'efprit juge pref-
que toujours fans elle. En revanche ,
les jugemens du taâ: font les plus sûrs ,
précifément , parce qu'ils font les plus
bornés: car, ne s'étendant qn'auflî loin
que nos mains peuvent atteindre, ils
rectifient l'ctourderie des autres fens ,
qui s'élancent au loin fur des objets
qu'ils apperçoivent à peine ; au lieu
que tout ce qu'apperçoit le toucher ,
il l'apperçoic bien. Ajoutez que , joi-
gnant , quand il nous plaît , la force
384 Emile,
des mufcles à l'adion des nerfs , nous
iinillons , par une fenfation fimulta-
lîée , au jugement de la température ,
des grandeurs, des figures, le juge-
ment du poids & de la foliditc. AmCi
le toucher, étant de tous les fens celui
qui nous inftrult le mieux de l'impref-
fîon que les corps étrangers peuvent
£îire fur le nôtre , eft celui dont l'u-
fage eft le plus fréquent , ôc nous donne
le plus immédiatement la connoilTance
néceffaire a notre confervation.
Comme le toucher exercé fupplée a
la vue, pourquoi ne pourroit-t-il pas
aufll fuppicer à l'ouïe jufqu'à certain
point , puifque les fons excitent dans
les corps fonores des ébranlemens (en^
fibles au taél ? En pofant une main fur
le corps d'un violoncelle , on peut ,
fans le fecours des yeux ni des oreilles,
diftinguer à la feule manière dont le
bois vibre & frémit, fi le fon qu'il
rend eft grave ou aigu , s'il eft tiré
de la chanterelle ou du bourdon. Qu'on
exerce
ou DE L*ÊdVCATION. 585
exerce le fens à cqs différences , je ne
douce pas qu'avec le tems , on n'y pue
devenir fenlîble au point d'entendre
un air entier par les doigts. Or, ceci
fuppofé , il eft clair qu'on pourroic
aifément parler aux fourds en mufî-
que j car les fons &c les tems , n'éiant
pas moins fufceptibles de combinaifons
régulières que les articulations &: les
voix, peuvent être pris de même pour
les clémens du difcours.
Il y a des exercices qui émoujOfenc
le fens du toucher , & le rendent plus
obrus : d'autres , au contraire , l'aigui-
fent & le rendent plus délicat & plus
fin. Les premiers , joignant beaucoup de
mouvement & de force à la conti-
nuelle impreflion des corps durs , ren-
^ ^cni la peau rude , calleufe , & lui
\'^.ent le fentiment naturel j les féconds
font ceux qui varient ce même fenti-
ment par un tadt léger & fréquent,
en forte que l'efpric attentif à des im-
preffions inceflamment répétées , ac-
Tome L R
3 8<j É M I L E j
quiert la facilité de juger toutes leurs
modifications. Cette différence eft {q\\^
fible dans l'ufage des inftrumens de
mufique : le toucher dur & meurtrif-
fanc du violoncelle , de la contre-
balfe , du violon même , en rendant
\ts doigts plus flexibles , raccornit leurs
extrémités. Le toucher lice & poli du
claveffin les rend aufli flexibles & plus
fbnfibies en même tems. En ceci donc
le clavefîîa eft à préférer.
Il importe que la peau s'endurcifle
aux impreflions de l'air , & puifTe bra-
ver fes altérations j car c'eft elle qui
défend tout le refte. A cela près , je
ne voudrois pas que la main trop fervi-
lement appliquée aux mêmes travaux ,
vînt à s'endurcir , ni que fa peau , de-
venue prefque oll^ufe , perdît ce {qw^
riment exquis, qui donne à conno^-v^'
quels font les corps fur lefquels on la
palTe , & , félon l'efpece de contaél ,
nous fait quelquefois, dans l'obfjurité,
ffiironiîçr en diverfes manières.
ou DE l'Éducation. 5S7
Pourquoi faut-il que mon Elevé foit
forcé d'avoir toujours fous fes pieds
une peau de beuf? Quel mal y au-
roit-il que Ja fienne propre pût au
befoin lui fervir de femelle î 11 eft clair
qu'en cette partie , la délicatefle de îa
peau ne peut jamais être utile à rien ,
& peut fouvent beaucoup nuire. Eveil-
lés, à minuit, au cœur de l'hiver, par
l'ennemi dans leur ville , les Gene-
vois trouvèrent plutôt leurs fufils que
leurs fouHers. Si nul d'eux n'avoit fu
marcher nuds pieds , qui fait fi Ge-
nève n'eût point été prife ?
Armons toujours l'homme contre
les accidens imprévus. Qu'Emile coure
les matins à pieds nuds , en toiue fai-
Jon , par la chambre j par l'efcalier ,
par le jardin ; loin de l'en gronder ,
je l'imiterai y feulement j'aurai foin
d'écarter le verre. Je parlerai bienrôc
des travaux 5c des jeux manuels j du
refte , qu'il apprenne à faire tous les
pas qui favorifent hs évolutions du
R 2
388 Emile,
corps , a prendre dans toutes les at-
ticLides une pofition aifée ôc folide ;
qu'il fâche faurer en éloignemenc , en
hauteur , grimper fur un arbre , fran-
chir un mur j qu'il trouve toujours
fon équilibre ; que tous Ces mouvez
mens , fes geftes foient ordonnes félon
les loix de la pondération , long-tems
avant que la Statique fe mêle de les
lui expliquer. A la manière dont fon
pied pofe à terre , & dont fon corps
porte fur fa jambe , il doit fentir s'il
eft bien ou mal. Une adiette affurée
a toujours de la grâce , &: les pofbures
Us plus fermes font aulU les plus
élégantes. Si j'étois Maître à danfer ,
je ne ferois pas toutes les fingeries de
Marcel (11) , bonnes pour le pays oîi
(li) Célèbre Maure à danfer de Paris, lequel, con-
noifTanc bien Ion monde , faifoic i'excravaganc par rufe ,
Se donnoic à fon arc une importance qu'on feignoit de
trouver ridicule, mais pour laquelle on lui porcoic au-
fond le plus grand rcfpv;d. Dans un autre arc , non
moins frivole , on voit encore aujourd'hui un Artirtc
Comédien faire ainlî l'important &: le fou , Se ne
réulîîr pas moins bien. Cette méthode ell toujours fùre
en France. Le vrai talent , plus fimplo Se moins charlataa
ov DE l'Education. 389
il les fait : mais , aa-lieu ci'occuper
écernellement mon Élevé à àts gam-
bades , je le menerois au pied d'un ro-
cher : là, je lui montrerois quelle atti-
tude il faut prendre , comment il faut
porter le corps & la tête , quel mou-
vement il faut faire , de quelle ma-
nière il faut pofcr, tantôt le pied, tan-
tôt la main , pour fuivre légèrement
les fentiers efcarpés , raboteux & ru-
des , & s'élancer de pointe en pointe ,
tant en montant qu'en defcendant. J'en
ferois l'émule d'un chevreuil , plutôt
qu'un Danfeur de l'Opéra.
Autant le toucher concentre (qs opé-
rations autour de l'homme , autant la
vue étend les fîennes au-delà de lui.
C'eft-là ce qui rend celles-ci trom-
peufes ; d'un coup-d'œil un homme
embraffe la moitié de fon horizon.
Dans cette multitude de fenfations fi-
multanées & de jugemens qu'elles ex-
citent , comment ne fe tromper fur
•'y fait point fortune, La mocicftic y eft li vertu des fots.
R 3
190 Emile,
aucun ? Ainfi la vue cft de tous nos
fens le plus fautif, précifcment parce
qu'il eft le plus étendu , & que , pré-
cédant de bien loin tous les autres ,
fes opérations font trop promptes ôc
trop vaftes, pour pouvoir être reéti-
fiées par eux. Il y a plus ; les illufions
mêmes de la perfpeclive nous font
réceflaires pour parvenir à connoître
l'étendue , & à comparer ùs parties.
Sun s les faulTès apparences , nous ne
verrions rien dans Téloignement ; fans
les gradations de grandeur ôc de lu-
mière , nous ne pourrions eftimer au-
cune diftance , ou plutôt il n'y en au-
roit point pour nous. Si de deux arbres
égaux, celui qui eft à cent pas de nous
nous paroilToit auflî grand Se aufli dif*
linél que celui qui eft à dix , nous les
placerions à côté l'un de l'autre. Si nous
appercevions toutes les dimenfions des
objets fous leur véritable mefure , nous
ne verrioHS aucun efpace , ôc tout nous
paroîtroit fur notre œil.
Le fens de la vue la'a , pour juger
ou DE l'Éducation. 591.
la grandeur des objets & leur diftance ,
qu'une même niefure , favoir l'ouverture
de l'angle qu'ils font dans notre œil ;
ôc comme cette ouverture eft un effet
(împle d'une caufe compofée , le juge-
ment qu'il excite en nous laiffe chaque
caufe particulière indéterminée , ovi
devient néceflfairement fautif. Car com-
ment diftinguer à la fimple vue fi l'an-
gle par lequel je vois un objet plus
petit qu'un autre , eft tel parce que ce
premier objet eft en effet plus petit >
ou parce qu'il eft plus éloigné ?
Il faut donc fuivre ici une méthode
Contraire à la précédente •, au-lieu de
iîmplifier la fenfation , la doubler , la
vérifier toujours par une autre j affu-
jettir l'organe vifuel à l'organe tadtile ,
Se réprimer , pour aiiifi dire , l'impé-
tuofité du premier fens par la marche
pefante & réglée du fécond. Faute de
nous affervir à cette pratique, nos me*
fures par eftimation font très-inexac-
tes. Nous n'avons nulle précifion dans
R 4
je/i, Emile,
le coup-d'œll pour juger les hauteurs ,
les longueurs , les profondeurs , hs
diftances ; & la preuve que ce n'eft pas
tant la faute du fens que de fon ufage,
c'efl que les Ingénieurs , les Arpen-
teurs, les Architecfles , les Maçons, les
Peintres , ont en général le coupd'œil
beaucoup plus sûr que nous; & appré-
cient les mefures de l'étendue avec plus
de juftelfe ; parce que -jur métier leur
donnant en ceci l'expérience que nous
négligeons d'acquérir j ils otent l'équivo-
que de l'angle , par les apparences qui
l'accompagnent, & qui déterminent pliis
exaélcment, à leurs yeux, le rapport des
deux caufes de cet anîzle.
Tout ce qui donne du mouvement
au corps fans le contraindre , cft tou-
jours facile à obtenir des enfans. Il y
a mille moyens de les intérefTer à me-
furer , à connoître , à eftimer les dif-
tances. Voilà un cerilier fort haut ,
comment ferons-nous pour cueillir des
cerifes ? L'échelle de la grange eft-elle
OV DE l'ÊdVCATIOî^. 395.
bonne pour cela ? Voilà nn ruilTÊaii
fort lar^e, comment le naverferons-
nous? une des planches de la cour po-
fera-t-elle fur les deux bords ? Nous
voudrions de nos fenêtres pêcher dans
les foHes du Château ; combien de
braflfes doit avoir notre ligne ? Je vou-
drois faire une balançoire entre ces deux
arbres , une corde de deux toifes nous
fuffirat elle ? On me dit que dans l'autre
maifon notre chambre aura vingt-cinq
pieds quarrésj croyez-vous qu'elle nous
convienne? fera-t-elle plus grande que
celle-ci? Nous avons grand faim, voilà
deux villages j auquel d^s deux ferons-
nous plutôt pour dîner ? &c.
II s'agiffoit d'exercer à la courfe un
enfant indolent &c parefleux , qui ne
fe portoit pas de lui-même à cet exer-
cice ni à aucun autre , quoiqu'on le def-
tinât à l'état militaire : il s'étoit perfua-
dé , je ne fais comment , qu'un homme
de (on ranjî ne dévoie rien faire ni rien
favoir , 6c que fa noblelfe dévoie lui
R 5
j(j4 Emile,
tenir lieu de bras , de jambes , aiiifî que
de toute efpece de mérite. A faire d'un
tel Gentilhomme un Achille au pied
léger , l'adrefTe de Chiron même eût
eu peine à fuffire. La difficulté étoit
d'autant plus grande , que je ne vou-
lois lui prefcrire abfolument rien. J'avois
banni de mes droits les exhortations , les
promelTes , les menaces, l'émulation , le
defir de briller: comment lui donner ce-
lui de courir fans lui rien dire ? Courir
moi-même eût été un moyen peu sûr
6c fujet à inconvénient. D'ailleurs , il
s'agiiïoit encore de tirer de cet exer-
cice quelque objet d'inftrudion pour lui,
afin d'accoutumer les opérations de la
machine &: celles du jugement à marcher
toujours de concert. Voici comment je
m'y pris : moi , c'eft-à-dire , celui qui
parle dans cet exemple.
En m'allant promener avec lui les
après-midi , je mettois quelquefois
dans ma poche deux gâteaux d'une ef-
pece qu'il aimoic beaucoup j nous en
ou DE L'ÉdUCATIOIJ, 395
mangions chacun un à la promena-
de (ij), & nous revenions fort con-
tens. Un jour il s'apperçuc que j'avois
trois gâteaux j il en auroit pu manger
iîx , fans s'incommoder : il dépêche
promptement le fien pour me deman-
der le troifieme. Non , lui dis-je j je
le mangerois fore bien moi-même , ou
nous le partagerions t mais j'aime
mieux le voir difputer à la courfe pac
ces deux petits garçons que voilà. Je
les appelai , je leur montrai le gâteau
& leur propofai la condition. Ils ne
demandèrent pas mieux. Le gâteau fuc
pofé fur une grande pierre qui fervit
de but. La carrière fut marquée , nous
allâmes nous affeoir j au fignal donné
les petits garçons partirent : le vido-
rieux fe faifit du gâteau, & le mangea
■ à
(i}) Promenade champêtre, comme on verra dans
rinlimc. Les promenades publiques des villes font per-
nicicufes aux entans de l'un 6c de l'autre fexe. C'e/l-lâ
qu'ils coinnuncent à fe rendre vains & â vouloir être
regardé» ; c'e.'t au Luxembourg , aux Tuileries , fur-
tout au Palais toy.il, que la belle Jcuneire de Paris va
prendre cet air ir, rcrtinent Se fat qui la rend fi ridicule ,
ic la faic haer Si accelUt daus coûte l'Europe.
R 6
59^ É M I L E j
fans miféricorde aux yeux des fpe<^a-
teurs ôc du vaincu.
Cet amufement valoir mieux que
le gâteau ; mais il ne prie pas d'abord
6c ne produire lien. Je ne me rebutai,
ni ne me prefTai j l'inltitution des en-
fans efl: un métier où il faut favoir
perdre du tems pour en gagner. Nous
continuâmes nos promenades ; fouvenc
on prenoic trois gâteaux , quelquefois
quatre , ôc de rems à autre il y en avoir
un , même deux , pour les coureurs. Si
le prix n'étoic pas grand , ceux qui le
difputoient , n'étoienc pas ambitieux :
celui qui le remportoic étoit loué , fê-
té , tout fe faifoic avec appareil. Pour
donner lieu aux révolutions & aue-
menter l'intéicr , je marquois la car-
rière plus longue , j'y fouffrois plu-
fîeurs concurrens. A peine étoient-ils
dans la lice , que tous les p.-Jfans s'ar-
rêtoient pour \qs voir ; hs acclama-
tions, les cris, les battemens de mains
Us animoienc j je voyois quelquefois
ou DE L*ÈDUCATION. 397
mon petit bonhomme trefTaillir , fe
lever , s'écrier quand l'an ccoit près
d'atteindre ou de paffer l'autre : c'é-
toient pour lui les Jeux Olympiques.
Cependant les concurrens ufoienc
quelquefois de fupercherie ; ils fe re-
tenoient mutuellemenc ou fe faifoienc
tomber , ou pouflToient àcs cailloux au
palfage l'un de l'autre. Cela me four-
nit un fujet de les féparer , & de les
faire partir de diffcrens termes , quoi-
qu'également éloignés du but \ on
verra bientôt la r^ifon de cette pré-
voyance ; car je dois traiter cette im-
portante affaire dans un grand détail.
Ennuyé de voir toujours manger
fous fes yeux êiQs gâteaux qui lui fai-
foient grande envie , Monfieur le
Chevalier s'avifa de foupçonner en-
fin que bien courir pouvoir être bon
à quelque chofe , & voyant qu'il avoit
aufli deux jambes , il commença de sq^'
fayer en fecret. Je me gardai d'en rien
voir î mais je compris que mon flra-
398 Emile,
tagême avoir réufll. Quand il fe crut
aflez fort, { & je lus avant lui dans fa
penfée , ) il affeûa de m'importuner
pour avoir le gâteau reliant. Je le re-
fufe \ il s'obftine , & d'un air dépité
il me dit à la fin : Hé ! bien : mettez-
le fur la pierre , marquez le champ ,
& nous verrons. Bon ! lui dis-je en
liant; eft-ce qu'un Chevalier fait cou-
rir ? Vous gagnerez plus d'appétit , &c
non de quoi le fatisfaire. Piqué de ma
raillerie , il s'évertue & remporte le
prix d'autant plus aifément que j'avois
fait la lice très-courte , & pris foin d'é-
carter le meilleur coureur. On conçoit
comment , ce premier pas étant fait , il
me fut aifé de le tenir en haleine. Bien-
tôt il prit un tel goût à cet exercice ,
que , fans faveur , il étoit prefque sûr
de vaincre mes polilTons à la courfe ,
quelque longue que fût la carrière.
Cet avantage obtenu en produiht
un autre auquel je n'avois pas fongé.
Quand il remportoit rarement le prix ,
ou DE l'Éducation. 599
il le mangeoit prefque toujours feul ,
ainfî que faifoient fes concurrens ; mais
en s'accoutumant à la vidoire , il devint
généreux , ôc partageoic fouvent avec
les vaincus. Cela me fournie à moi-
même une obfervation morale , & j'ap-
pris par-là quel étoic le vrai principe de
la générofité.
En continuant avec lui de marquer
en différens lieux les termes d'où cha-
cun devoir partir à la fois , je fis , fans
qu'il s'en apperçCit , les difiaiices iné-
gales , de forte que l'un , ayant à faire
plus de chemin que l'autre pour ar-
river au même but, avoir un défavan-
tage vifible j mais , quoique je lailTaiïe le
choix à mon Difciple , il ne favoit pas
s'en prévaloir. Sap.s s'embarralfer de la
diftance , il préféroit toujours le beau
chemin j de forre que , prévoyant aifé-
ment i^on choix, j'ctois àpeuprcs le maî-
tre de lui faire perdre ou gagner le gâ-
teau à ma volonté , & cette adrelTe avoit
aufli fou ufage à plus d'une fin. Cepen-
400 Ê M 1 L Ef
dant: , comme mon deflein étoic qu'il
s'apperçLU de la différence , je tâchois
de la lui rendre fenfible j mais quoi-
qu'indolent dans le calme , il étoic ii
vif dans Tes jeux , & fe déhoit fi peu
de moi , que j'eus toutes les peines
du monde à lui faire appercevoir que
je le trichois. Enfin, j'en vins à bouc
malgré (on étourderie j il m'en fie
êiQS reproches. Je lui dis : de quoi vous
plaignez-vous ? Dans un don que je
veux bien faire , ne fuis -je pas maîcre
de mes conditions ? Qui vous force i
courir ? Vous ai-ie promis de faire les
lices égales ? N'avez-vous pas le choix ?
Prenez la plus courte , on ne vous en
empêche point : comment ne vovez-
vous pas que c'eft vous que je (ivo-
rife , & que l'inégalité dont vous mur-
murez eft toute à votre avantage, fi
vous favez vous en prévaloir ? Cela
étoic clair , il le comprit , & , pour
choifir , il fallut y regarder de plus
près.__ ^D'abord on voulut compter ki
ou dS L^ÉduCATION. 40Î
pas y mais la mefure des pas d*un en-
fant eft lente & fautive ; de plus , je
m'avifai de multiplier les courfes dans
un mcme jour , ôc alors l'amufemenc
devenant une efpece de paiTion , l'on
avoir regret de perdre à mefarer les
lices le tems deftiné à les parcourir.
La vivacité de l'enfance s'accommode
mal de ces lenteurs ; on s'exerça donc
d mieux voir , à mieux eftimer une
diftance à îa vue. Alors j'eus peu de
peine à étendre ôc nourrir ce goût.
Enfin , quelques mois d'épreuves Se
d'erreurs corrigées , lui formèrent tel-
lement le compas vifuel , que , quand
je lui metrois par la penféeun gâteau
fur quelque objet éloigné , il avoit le
coup-d'oeil prefque aufil fur que la chaîne
d'un Arpenteur.
Comme la vue eft de tous les uns
celui dont on peut le moins féparer
les jugemens de l'efprit , il faut beau-
coup de tems pour apprendre à voir ;
il faut avoir long-tems comparé la
401 F. M I L E ,
vue au toucher , pour accoutumer le
premier de ces deux fens à nous faire
un rapport fidèle des figures ôc des dif-
tances : fans le toucher , fans le mou-
vement progreffif , les yeux du monde
les plus perçans ne fauroienr nous don-
ner aucune idée de l'étendue. L'Uni-
vers entier ne doit être qu'un point
pour une huître j il ne lui paroîcroit
rien de plus, quand mcme une aine
humaine informeroit cette huître. Ce
n'eft qu'à force de marcher, de palper,
de nombrer , de mefurer les dimen-
/îons , qu'on apprend à les eftimer r
mais auilî , fi l'on mefuroit toujours, le
fens fe repofant fur rinftrument n'ac-
querroit aucune jufteffe. Il ne faut
pas non plus que l'enfant pafle tout
d'un coup de la mefure à l'eftimation ;
il faut d'abord que, continuant à com-
parer par parties ce qu'il ne fauroic
comparer tout-d'un-coup , à des ali-
quotes précifes , il fubftitue des ali-
cjuotes par appréciation , & qu'au lieu
Ou DE l'Education. 405
d'appliquer toujours avec la main la
mefure , il s'accoutume à l'appliquer
feulement avec les yeux. Je voudrois
pourtant qu'on vérifiât fcs premières
opérations par des mefures réelles, afin
qu'il corrigeât (qs erreurs, & que, s'il
relie dans le fens quelque fauflTe appa-
rence , il apprît à la rectifier par un
meilleur jugement. On a des mefures
naruielles qui font à-peu-près les mc-
mes en tous lieux \ les pas d'un homme ,
l'étendue de fes bras , fa ftature. Quand
l'enfant eftime la hauteur d'un étage ,
fon gouverneur peut lui fervir de
toifej s'il eftime la hauteur d'un clo-
cher , qu'il le toife avec les maifons.'
S'il veut favoir les lieues de chemin ,
qu'il compte \qs heures de marche ;
& fur-tout qu'on ne faiïe rien de tout
cela pour lui , mais qu'il le fafle lui-:
même.
On ne fauroit apprendre à bien ju-
ger de l'étendue & de la grandeur des
corps , qu'on n'apprenne à connoître
404 E M J L E j
auflî leurs figures , & même à les imi-
ter ; c.ir , au fond , cette imitation ne
tient abfolument qu'aux loix de la
perfpefbive , &c l'on ne peut eftimer
l'étendue fur {<:$ apparences , qu'on
n'ait quelque fentiment de ces loix.
Les enfans , grands imitateurs , ef-
fayent tors de deflîner j je voudrois
que le mien cultivât cet att , non pré-
cifément pour l'art même , mais pour
fe rendre l'œil jufte & la main flexi-
ble ; ôc en général il importe fort peu
qu'il fâche tel ou tel exercice , pourvu
qu'il acquierre la perfpicacitc du feus
& la bonne habitude du corps qu'on
gagne par cet exercice. Je me garderai
donc bien de lui donner un maître à
delliner, qui ne lui donneroit à imiter
que des imitations , & ne le feroit def-
finer que fur des deflins : je veux qu'il
n'ait d'autre maître que la Nature , ni
o'autre modèle que les objets. Je veux
qu'il ait fous les yeux l'original même
& non pas le papier qui le reprcfente.
ou DE l'Éducation, 405
qu'il crayonne une inaifon far une
mai Ton , un arbre fur un arbre , un
homme fur un homme, afin qu'il s'ac-
coutume à bien obferver les corps ôc
leurs apparences , ô€ non pas à pren-
dre des imitations faufTes & conven-
tionnelles pour de véritables imita-
tions. Je le détournerai même de rien
tracer de mémoire en l'abfence des
objets, jufqu'à ce que, p^r des obfer-
vations fréquentes , leurs figures exades
s'impriment bien dans fon imagina-
tion y de peur que , fubfticuant à la
vérité des chofes , des figures bifarres
ôc fantaftiques , il ne perde la con-
noiiïance des proportions , «Se le goût des
beautés de la Nature.
Je fais bien que, de cette manière,
il barbouillera long - tems fans rien
faire de reconnoilTable , qu'il prendra
tard l'clégance des contours & le traie
léger des Deflinateurs , peut-être ja-
mais le difcernement des effets pitto-
refques «^c le bon goût du defîin j eu
4o5 Emile,
revanche , il contradeia certainement
un coup-d'œil plus jufte , une main plus
sûre, la connoiflance des vrais rap-
ports de grandeur ôc de figure qui font
entre les animaux , les plantes , les
corps naturels & une plus prompte
expérience du jeu de la perfpedlive ;
voilà prccifément ce que j'ai voulu
faire , de mon inteniiGn n'eft pas tant
qu'il fâche imiter les objets que les
connoître; j'aime mieux qu'il me mon-
tre une plante d'acanthe , S< qu'il trace
moins bien le feuillage d'un chapi-
teau.
Au refle , dans cet exercice , ainfi
que dans tous les autres , je ne pré-
tends pas que mon Elevé en ait feui
l'amufement. Je veux le lui rendre
plus agréable encore , en le partageant
fans celle avec lui. Je ne veux point
qu'il ait d'autre émule que moi : mais
je ferai fon émule fans relâche & fans
rifque ; cela mettra de l'intérêt dans
{§s occupations fans caafer de jaloufid
ou DE l'Éducation, 407
ent.e nous. Je prendrai le crayon a
fcn exemple , je l'emploierai d'abord
aiifH mal -adroitement que lui. Je fe-
rois un Apelle que je ne me trouverai
qu'un barbouilleur. Je commencerai
par tracer un homme , comme les la-
quais les tracent contre les murs j une
barre pour chaque bras , une barre
pour chaque jambe , & les doigts plus
gros que le bras. Bien long-tems après
nous nous appercevrons l'un ou l'au-
tre de cette difproportion ^ nous re-
marquerons qu'une jambe a de l'épaif-
feur , que cette épailFeur n'eft pas
par- tout la même , que le bras a fa
longueur déterminée par rapport au
corps , Sec. Dans ce progrès je mar-
cherai tout au plus à côté de lui , ou je
le devancerai de fi peu , qu'il lui fera
toujours aifé de m'atteindre , & fou-
vent de me furpalfer. Nous aurons des
couleurs , des pinceaux ; nous tâche-
rons d'imiter le coloris des objets &
toute leur apparence , aulîi-bieii que
40S Ê M I L E 3
leur figure. Nous enluminerons , nous
peindrons , nous barbouillerons • mAis
dans tous nos barbouillages nous ne
cefiTerons d'épier la Nature : nous ne
ferons jamais rien que fous Jes yeux du
maître.
Nous étions en peine d'ornemens pour
notre chambre j en voilà de tout trou-
vés. Je fais encadrer nos delîins j je les
fais couvrir de beaux verres, afin qu'on
n'y touche plus , Se que, les voyant ref-
ter dans l'état où nous les avons mis ,
chacun ait intérêt de ne pas négliger
les fiens. Je les arrange par ordre au-
tour de la chambre , chaque delîîn
répété vingt, trente fois, & montrant,
à chaque exemplaire , le progrès de
l'Auteur , depuis le moment où la
maifon n'eft qu'un quatre prefqu'in-
forme , jufqu'à celui où fa fiçade , Ton
profil , fes proportions , fes ombres ,
font dans la plus exade vérité. Ces
gradations ne peuvent manquer de
nous offrir fans ceife des tableaux
intérelfans
ou r>E f Education, 40^
iméi'eflrans pour nous , curieux pour
d'autres , & d'exciter toujours plus
notre émulation. Aux premiers , aux
plus groîîîers de ces deflîns je mers
âes cadres bien brillans , bien do-
rés , qui les rehauffent ; mais quand
l'imitation devient plus exade , Se que
le deffin eft véritablement bon , alors
je ne lui donne plus qu'un cadre noir
très-fimple ; il n'a plus befoin d'autre
ornement que lui-même , & ce feroic
dommage que la bordure partageât l'at-
tention que mérite l'objet. Ainfî , cha-
cun de nous afpire à l'honneur du ca-
dre uni ; & quand l'un veut dédaigner
un deflin de l'autre , il le condamne
au cadre doré. Quelque jour , peut-
être , ces cadres dorés paflêront entre
nous en proverbe , Se nous admirerons
combien d'hommes fe rendent juftice ,
en fe faisant encadrer ainfi.
J'ai dit que la Géométrie n'ctoit pas
à la portée des enfans ; mais c'eft no-
tre faute. Nous ne fentons pas que
Tome I. S
410 Ê M j L e;
leur méthode n'eft point la nôtre , 6c
que ce qui devient pour nous l'art de
raifonner , ne doit être pour eux que
l'art de voir. Au-licu de leur donner
notre méthode , nous ferions mieux de
prendre la leur. Car notre manière
d'apprendre la Géométrie eft bien au-
tant une affaire d'imagination que de
raifonnement. Quand la propoficion
eft énoncée, il faut en imaginer la dé-
monftration , c'eft-à-dire , trouver de
quelle propofition déjà fue celle - là
doit être une conféquence , & , de tou-
tes les conféquences qu'on peut tirer
de cette m.ème propofition , choifir
précifément celle dont il s'agir.
De cette manière le raifonneur le
plus exaéV , s'il n'eft inventif, doit
refter court. AufTî qu'arrive-t-il de-là?
Qu'au-lieu de nous faire trouver les
démonftrations, on nous les diélej qu'au-
lieu de nous apprendre à raifonner , le
maître raifonne pour nous, & n'exerce
que notre mémoire.
OIT DE L'EdUCATIOV, 411'
Faites des figures exades , combi-
nez-les, pofez • les l'une fur l'autre ;
examinez leurs rapports , vous trouve-
rez toute la Géométrie élémentaire ea
marchant d'obfervation en obferva-
tioii , fans qu'il foit queftion ni de
définitions ni de problèmes , ni d'au-
cune autre forme démonftrative que
la fimple fuperpofition. Pour moi, je
ne prétends point apprendre la Géo-
métrie à Emile , c'eft lui qui me l'ap-
prendra : je chercherai les rapports , &
il les trouvera ; car je les chercherai
de manière à les lui faire trouver. Par
exemple, au lieu de me fervir d'un
compas pour tracer un cercle , je le
tracerai avec une pointe au bout d'un
fil tournant fur un pivot. Après cela,
quand je voudrai comparer les rayons
entr'eux , Emile fc moquera de moi ,
& il me fera comprendre que le même
fil toujours tendu ne peut avoir tracé
des diftances inégales.
Si je veux mefurer un angle de foi-
S z
j^lZ E M I Z E j
xante dégrés, je décris du fommet de
cet angle, non pas un arc, mais un
cercle entier ^ car avec les enfans il
ne faut jamais rien fous-encendre. Jô
trouve que la portion du cercle, coni-
prife entre les deux cotés de l'angle ,
#fl la fixieme partie du cercle. Après
cela je décris du même fommet un
autre plus grand cercle , & je trouve
que ce fécond arc eft encore la fixieme
partie de fon cercle ; je décris un
troifieme cercle concentrique fur lequel
je fais la même épreuve , ôc je la con-
tinue fur de nouveaux cercles, jufqu'à
ce qu'Emile, choqué de ma ftupidité ,
m'avertifle que chaque arc , grand ou
petit, compris par le même angle fera
toujours la fixieme partie de fon cer-
cle , ôic. Nous voilà tout-à-l'heure à
l'ufage du rapporteur.
Pour prouver que les angles de fuite
font égaux à deux droits , on décrit
un cercle; moi, tout au contraire ^ je
fais en forte qu'Emile remarque cela,
ou DE l'Éducation. 415
premièrement dans le cercle , & puis
je lui dis : Ci l'on ôtoit le cercle ,
6c qu'on laifsât les lignes droites , les
angles auroient - ils changé de gran-
deur? 8cc.
On néglige la juReHe des figures, on
la fuppofe, <3<: l'on s'attache à la démonf-
tration. Entre nous , au contraire , il
ne fera jamais queftion de démonftra-
tion. Notre plus importante affaire
fera de tirer des lignes bien droites ,
bien juftes, bien égales j de faire un
quarré bien parfait , de rracer un cer-
cle bien rond. Pour vérifier la jufteflTe
de la figure , nous l'examinerons par
toutes Ces propriétés fenfibles , Se cela
nous donnera occafion d'en dérouvrir
chaque jour de nouvelles. Nous plie-
rons par le diamètre les deux demi-
cercles, par la diagonale les deux moitiés
du quarré; nous comparerons nos deux
figures pour voir celle dont ks bords
conviennent le plus exadement , &
par conféquent la mieux faite j nous
S 3
414 É M 1 L Hy
difpiirerons fi cetce égalité de partage
doit avoir toujours lieu dans les pa-
rallélogrammes , dans les trapèzes ,
9cc. On eflaiera quelquefois de pré-
Yoir le fucccs de l'expérience avant
de la faire ; on tâchera de trouver dQs
raifons , &c.
La Géométrie n'eft pour mon Elevé
que Tart de fe bien fervir de la règle
àc du compas; il ne doit point la con-
fondre avec le deflîn , ou il n'em-
ploiera ni l'un ni l'autre de ces inftru-
mens; La règle & le compas feronc
rejifermés fous la clef, & l'on ne lui
en accordera que rarement l'ufage ^
pour peu de tems , afin qu'il ne s'ac-
coutume pas à barbouiller; mais nous
pourrons quelquefois porter nos figures
à la promenade , & caufer de ce que
nous aurons fait ou de ce que nous
voudrons faire. ^
Je n'oublierai JAmais d'avoir vu à
Turin un jeune homme, à qui, dans
fon enfance, on avoir appris les rap-
ou DE l'Education. 415
ports des contours & des furtaces , eu'
lui donnant chaque jour à choiiîr dans
toutes les figures géométriques des
gauffres ifopérimècres. Le petit gour-
mand avoit épuifé Tare d'Archimède
pour trouver dans laquelle il y avoir
le plus A mnnger.
Quand un enfan: joue au volant , il
s'exerce l'œil &; le bras à la juftefre j
quand il fouette un fabot , il accroît
{a force en s en fervant , mais fans rien
apprendre. J'ai demandé quelquefois
pourquoi l'on n'offroit pas aux enfans
les mêmes jeux d'adreffe qu'ont les
hommes : la paume , le mail , le bil-
lard , l'arc , le ballon , les înftrumens.
de mufique. On m'a répondu que quel-
ques-uns de ces jeux étoient au-delfus
de leurs forces, de que leurs membres
& leurs organes n'étoient pas aflfez for-
més pour les autres. Je trouve ces rai-
fons mauvaifcs ; un enfant n'a pas 1p.
taille d'un homme , de ne lailTe pas de
porter un habit fait comme le iîen. Je
S 4
41^ Ê M I L E ^
n'entends pas qu'il joue avec nos maf-
Us fuK un billard haut de trois pieds ,
je n'entends pas qu'il aille peloter dans
nos tripots , ni qu'on charge fa petite
main d'une raquette de Paumier j mais
qu'il joue dans une falle dont on aura
garanti las fenêtres ; qu'il ne fe fcrve
que de balles molles. , que ces premiè-
res raquettes foient de bois , puis de
parchemin , & enfin de corde à boyau-
bandée à proporàon' de fon progrès.
Vous préférez le volant , parce qu'il
fatigue moins & qu'il eft fans danger.
Vous avez tort par cc^ deux raifons.
Le volant eft un jeu de femmes j mais
il n'y en a pas une que ne fît fuir une
balle en mouvement. Leurs blanches,
peaux ne doivent pas s'endurcir aux
meurtrilTures , & ce ne font pas des
contulions qu'attendent leurs vifages.
Mais nous, faits pour être vigoureux,
croyons-nous le devenir fans peine \
ik de quelle défenfe ferons-nous capa-
bles , fi nous ne fommes jamais attaqués ?
ou DE l'ÉduCatio:^, 4Ï7
On joue toujours lâchement les jeux
où l'on peuc ctie mal-adroic fans rif-
cjue j un volant qui tombe ne fait de
mal à perfonne-, mais rien ne dégour-
die les bras comme d'avoir à couvrir
la tète , rien ne rend le cou-p-d'œil (1
jufte que d'avoir à garanrir les yeuv.
S'élancer du bout d'une falle à l'au-
tre , juger le bond d'une balle encore
en l'air, la renvoyer d'une main forte
& sûre , de tels jeux conviennent moins
à l'homme qu'ils ne fervent d le
former.
Les fibres d'un enfant, dit-on, font
trop molles, elles ont moins de reflTort.
Mais elles en font plus flexibles. Sou
bras eft foible, mais enfin c'efl: un bras.
On en doit faire, proportion gardée, tout
ce qu'on fait d'une autre machine fem-
blable. Les enlans n'ont dans les mains
nulle adreiïe; c'eft pour cela que je veux
qu'on leur en donne: un homme au/ïî
peu exercé qu'eux ntn auroit pas da-
vantage j nous ne pouvons ronnoîtrs
s 5
41 8 Emile,
ruCige de nos organes qu'après les
avoir employés. Il n'y a qu'une lon-
gue expérience qui nous apprenne a
tirer parti de nous-mcmes , «Se certe
expérience eft la véritable étude à la-
quelle on ne peut trop - tôt nous ap-
pliquer.
Tout ce qui fe fait efl faifable. Or,
rien n'cft plus commun que de voir
des enfans adroits ik découplés , avoir
dans les membres la même agilité que
peut avoir un homme. Dans prefque
routes les Foires on en voit faire des
équilibres , marcher fur les mnins >
fauter , danfer fur la corde. Durant
combien d'années des troupes d'en-
fans n'ont-elles pas attiré par leurs,
ballets des Speétareurs à la Comédie
Italienne ? Qui eft- ce qui n'a pas ouï
parler en Allemigne Se en Italie de la
Troupe pantomime du célèbre Nico-
lini? Quelqu'un a-t-il jamais remar-
qué dans ces enfans des niouvemens
moins développés , des attitudes moins.
ou DE l'Éducation, 41^
gracieiifes , une oreille moins jufle ,
une danfe moins légère que dans les
Danfeurs touc formés ? Qu'on aie d'a-
bord les doigts, épais, courts, peu mo-
biles ^ les mains potelées &c peu capa-
bles de rien empoigner, cela empèche-
t-il que plufieurs enfans ne fâchent
écrire ou deilîner à Tâge où d'autres ne
favent pas encore tenir le crayon ni la
plume ? Tout Paris fe fouvienc encore
de la petite Angloife qui faifoit à i x
ans des prodiges far le clavefîin. J'ai vu
chez ua Magiftrar , fon fils , petit bon-
homrne de huit ans , qu'on mettoit fur
la table, au delfert, comme une ftatue
au milieu des plateaux , jouer la d'un-
violon prefqu'aufîi grand que lui , &
furprendre par fon exécution les Ar-
tiftes mêmes.
Tous ces exemples 6c cent mille
autres prouvent, ce me fembîe , que
l'inaptitude qu'on fuppofe aux erifans
pour nos exercices eft imaginaire, ôc
que , Cl on ne les voit point réulîic
S S
4ÎO É M I L Ej
dans quelques-uns , c'ell qu'on ne U$
y a jamais exercés.
On me dira que je rom'oe ici , par
rapport au corps, dans le défauc de la
culture prématurée que je bîàme dans
les enfans, par rapport à refprit. La dif-
férence eft très-grande j car l'un de ces
progrès n'efl; qu'apparent , mais l'autre
eft réel. J'ai prouvé que l'efprit qu'ils
paroiiïent avoir, ils ne l'ont pasj au-iieu
que tour ce qu'ils paroilTent faire , ils
Je font. D'ailleurs , on doit toujours
fonger que tout ceci n'eft ou ne doit
être que jeu , direction facile & vo-
lontaire des mouvemens que la Nature
leur demande , art de varier leurs ama-
femens pour les leur rendre plus agréa-
bles, fans que jamais la moindre con-
trainte les tourne en travail : car enfin
de quoi s'amuferont-ils , dont je ne
puifTe faire un objet d'inftrudtion pour
eux? ôc quand je ne le pourrois pas,
pourvu qu'ils s'amufcnt fans inconvé-
nient (Se que le tems fe pafie, leur pro-
ou DE l'Éducation. 421
conte chofe n'importe . pas
quant à préfent ; au-lieii que, loilqu'il
faut nécefTairemenc leur apprendre ceci
ou cela , comme qu'on s'y prenne , il
cit toujours impoilible qu'on en vienne
à bouc fans contrainte, fans fâcherie Ôc
fans ennui.
Ce que j'ai die fur les deux fens
dont l'ufai^e eft le plus concina ôc le
plus important, peut fervir d'exemple
de la minière d'exercer les autres. La
vue j le toucher s'appliquent égale-
ment fur les corps en repos & fur les
corps qui fe meuvent ; mais comme
il n'y a que rcbranlement de l'air qui
puifTe émouvoir le fens de l'ouïe, il
n'y a qu'un corps en iliauvement qui
fafie du bruit ou du (on , & , (î tout
ctoit en repos, nous n'entendrions ja-
mais rien. La nuit donc où, ne nous
mouvant nous-mêmes qu'autant qu'il
nous plaît , nous n'avons à craindre
que les corps qui fe meuvent, il nous
importe d'avoir l'oreille alêne , de
42. î E M I L Ey
pouvoir juger par la fenfation qui
nous frappe, fi le corps qui la caufe efl:
grand ou périt , éloigné ou proche ,
il fou ébranlement efl: violent ou foi-
ble. Uair ébranlé eft fujet à des ré-
pc-rcudîons qui le réfléchiirent ; qui ,
produifant des échos , répètent la fenfa-
tion , Se font entendre le corps bruyant
ou fonore en un autre lieu que celui
où il eft:. Si dans une plaine ou dans
■ une vallée on met l'oreille à terre , on
entend la voix des hommes &c le pas
des chevaux de beaucoup plus loni
qu'en reflant debout.
Comme nous avons comparé la vue
au toucher , il eft bon de la compa-
rer de même à l'ouïe , ôc de favoir la-
quelle des deux impreflfions partant à
la fois du même corps arrivera le plu-
tôt à fon organe. Quand on voit le feu
d'un canon , on peut encore f e mettre
à l'abri du coup j mais fi-tôt qu'on en-
tend le bruit , il n'efl plus tems , le
boulet efl; là. Oa peut juger de la diC-
ou DE L^ÉDUCATION. 41 ^
tance où fe fait le tonnerre , par l'in-
tervalle de rems qui fe palTe de l'éclair
au coup. Faites eu forte que l'enfant
connoilTe toutes ces expériences ; qu'il
fafTe celles qui font à fa portée, Se qu'il
trouve \qs autres par induâiion ; mais
j'aime cent fois mieux qu'il les ignore »
que s'il faut que vous les lui difiez.
Nous avons un organe qui répond
à l'ouïe , favoir celui de la voix 5 nous
n'en avons pas de même qui réponde
à la vue, 3c nous ne rendons pas les
couleurs comme les fons. C'eft un
moyen de plus pour cultiver le premier
(ens en exerçant l'organe adlif ^" l'or-
gane palîîf l'un par l'autre.
L'homme a trois fortes de voix ; fa-
voir , la voix parlante ou articulée,.
Il vtit chantante ou mélodieufe , &
la voix pathétique ou accentuée, qui
fert de langage aux parlions, 6c qui ani-
me le chant ôc la paro!e. L'enfant a
ces trois fortes de voix ainfi que l'homme,
fans les favoir allier de même : il
414 Emile,
a comme nous le rire , les cris , les
plaintes , Texclamarion , les gémifTe-
mensj niais il ne fait pas en mêler les
inflexions aux deux autres voix. Une
mulîque parfaite eft celle qui réunie le
mieux ces trois voix. Les enfans fonz
incapables de cette mufique-là, &: leur
chant n'a jamais d'ame. De même, dans
la voix parlante leur langage n'a point
d'accent; ils crient, mais ils n'accen-
tuent pas-, de comme il y a peu d'é-
nergie dans leurs difcours, il y a peu
d'accent dans leur voix. Notre lîleve
aura le parler plus uni , plus fimple
encore , parce que {qs pafTions, n'étant
pas éveillées, ne mêleront point leur
langage au fîen. N'allez - àonc pas lui
donner à réciter des rôles de Tragédie
ôz de Comédie , ni vouloir lui apppren-
dre, comme on dit, à déclamer. Il
au ra trop de uns pour favoir donner
un ton à des chofes qu'il ne peut enten-
dre , ôc de l'expreiïion à des fentimens
c[ii'il n'ép touva jamais.
ou DE L*EdUCAT10N. 425
Aprenez - lui à parler uniment ,
clairemeni: , à bien articuler : à pro-
noncer exadlement & ùxns affedlation,
à conhoître ôc à fuivre l'accent grAm-
matical & la profodie , à donner tou-
jours aflTez de voix pour erre entendu,
mais à n'en donner jamais plus qu'il
ne faut ; défaut ordinaire aux enfans
élevés dans les Collèges : en toute chofe
rien de fuperflu.
De même dans le chant rendez fa
voix jufte , égale , flexible, fonore,fon
oreille fenfible à la mefure ôc à l'har-
monie , mais rien de plus. La mufique
imitative & théâtrale n'eft pas de fon
âge. Je ne voudrois pas même qu'il
chantât des paroles ; s'il en vouloir
chanter ? je tâcherois de lui faire des
chanfons exprès intérefianres pour fon
âge , & aufli (impies que fes idées.
On penfe bien qu'étant fi peu prelTé
de lui apprendre à lire l'écriture , je
ne le ferai pas , non plus , de lui appren-
dre à Ure la mufique. Écartons de fon
42^ É M I L Ey
cerveau toute attention trop pénible ,
& ne nous hâtons point de fixer fon
efpric fur des fignes de convention.
Ceci , je l'avoue , fenible avoir fa dif-
ficulté j car fi la connoilfance des no-
tes ne paroît pas d'abord plus nécef-
faire pour favoir chanter que celle diiS
lettres pour favoir parler , il y a pour-
tant cette différence , qu'en parlant,
nous rendons nos propres idées ., ôc
qu'en chantant nous ne rendons guères
que celle d'autrui. Or pour les ren-
dre , il faut les lire.
Mais premierem^ent , au-lieu de \q,s
lire on les peut ouïr , & un chant fe
rend à l'oreille encore plus fidèlement
qu'à l'œil. De plus , pour bien favoir
la mufique , il ne fuffit pas de la ren-
dre , il la faut compofer , & l'un doit
s'apprendre avec l'autre , fans quoi
l'on ne la fut jamais bien. Exercez vo-
tre petit Muficien d'abord à faire des'
phrafes bien régulières , bien caden-
cées j enfuite à les lier encr'clles par
eu Ds l'Éducation. 417
une modulation tiès-fimple j enfin à
marquer leurs différens rapports par
une pon(5luatioti corredle , ce qui fe
fait par le bon choix des cadences 6c
des repos. Sur - tout jamais de chanc
bifarre , jamais de pathétique ni d'ex-
preflion. Une mélodie toujours chan-
tante Se fimpie , toujours dérivante des
cordes effentielles du ton , ôc toujours
indiquant tellement la baiïe qu'il la
fente de l'accompagne fans peine j car ,
pour fe former la voix ôc l'oreille ,
il ne doit jamais -chanter qu'au cla-
vellîn.
Pour mieux marquer les fons , on les
articule en les prononçant j de-ld l'u-
fage de folfier avec certaines fyllabes.
Pour diftineuer les déorés , il faut
donner des noms & à ces dégrés ôc à
leurs différens termes fixes ; de-là les
noms des intervalles , & aulîi les let-
tres de l'alphabet dont on marque les
touches du clavier ôc les notes de la
gamme. C ôc A défignent des fons
428 É M 1 L E j
fixes , invariables , toujours reiuUis
par les mtmes rouches. i'r & la font
autre chofe. Uc eft conftamment la
tonique d'un mode majeur , ou la me-
d'iante d'un mode mineur, La eft conf-
tamment la tonique d'un mode mi-
neur, ou la fixieme note d'un mode ma-
jeur. Ainfi les lettres marquent les
termes immuables des rapports de no-
tre fyftème mufical , ôc les fyl'.abes
marquent les termes homologues des
rapports Semblables en divers tons.
Les lettres indiquent les touches du
clavier, &c les fyllabes les degrés du
mode. Les Muficieiîs François ont
étrangement brouillés ces diftin6cions j
ils ont confondu le fens des fyllabes
avec le Ceus des lettres , & doublant
inutilement les /ignés des touches, ils
n'en ont point laifTé pour exprimer ks
cordes des tons , en forte que pour eux
ut Ôc C font toujours la môme chofe :
ce qui n'eft pas , & ne doit pas être ;
car alors de quoi ferviroit C ? Aulli
ou DE L'ÉDUCJTIOif, 419
leur manière de follîer eft-e!Ie d'une
difficulté exceflive fans être d'aucune
utilité, fans porter aucune idée nette à
refprir, puifque par cette méthode ces
deux fyllabes ut ôc mi y par exemple,
peuvent également fignifier une tierce
majeure, mineure, fuperflue, ou dimi-
muce. Par quelle étrange fatalité Je
pays du monde où l'on écrit les plus
beaux livres fur la mufique , eft - il
precifément celui où on l'apprend le
plus difficilement?
Suivons avec notre Elevé une prati-
que plus fimple de plus claire j qu'il n'y
ait pour lui que deux modes dont les
rapports foient toujours les mêmes &
toujours indiqués par les mêmes fyl-
labes. Soit qu'il chante ou qu'il joue
d'un inftrument , qu'il fâche établir
fon mode fur chacun des douze tons
<jui peuvent lui fervir de bafe, 3c que,
foit qu'on module en D, en C, en
G, &c. la finale foit toujours ut ou ia
félon le mode. De cette manière il
'4J0 Emile,
vous concevra toujours , les rapports
eflentiels du mode pour chanter &
jouer jufte feront toujours préfens à
fon efpric , foa exécution fera plus
nette & fon progrès plus rapide. 11 n'y
a rien de plus bifarre que ce que \qs
François appellent folfier au naturel ;
c'eft éloigner les idées de la cliofe pour
en fubftituer d'étrangères qui ne îonz
qu'égarer. Rien n'eft plus naturel que
de folfier par tranfpolîcion, lorfque le
mode eft tranfpofé. Mais c'en eft trop
£ur la nuifique j enfeignez - la comme
vous voudrez , pourvu qu'elle ne foit
jamais qu'un amufement.
Nous voilà bien avertis de l'état des
corps étrangers par rapport au nôtre ,
de leur poids , de leur figure , de leurs
couleurs , de leur folidité , de leur
grandeur , de leur diflance , de lenr
température , de leur repos , de leur
mouvement. Nous fommes inlhuits de
ceux qu'il nous convient d'approcher
ou d'éloigner de nous, de la manière
ou DE l'Éducation. 451
dont il faut nous y prendre pour vain-
cre leur réfiftance , ou pour leur en
oppofer une qui nous préferve d'en
être offenfés j mais ce n'eft pas afifez,
notre propre corps s'épuife fans cefiTe ,
il a befoin d'être fans cq{^q renouvelle.
Quoique nous ayons la faculté d'en
changer d'autres en notre propre fubf-
tance , le choix n'eft pas indifférent:
tout n'eft pas alin^ent pour l'homme j
& , des fubftances qui peuvent l'être ,
il y en a de plus ou de moins conve-
nables j félon la conftitution de fon ef-
pece , félon le climat qu'il habite ,
félon fon tempérament particulier ,
ôz félon la manière de vivre que lui
prefcrit fon état.
Nous mourrions affamés ou empoi-
fonnés , s'il falloir attendre , pour choifir
les nourritures qui nous conviennent ,
que l'expérience nous eût appris à les
connoître & à les choifir: mais la fuprê-
me bonté qui a fait, du plaifir des êtres
fcnfibles, rinftrumenc de leur confer-
432- Ê M I L Ey
vation , nous averrit , par ce qui plaît
à notre palais , de ce qui convient à
notre eftomac. Il n'y a point naturelle-
ment pour l'homme de Médecin plus
sûr que (on propre appétit j & , à le
prendre dans fon état primitif , je ne
doute point qu'alors les alimens qu'il
trouvoit les plus agréables ne lui fuf-
fent auflî les plus fains.
11 y a plus. L'auteur des chofes ne
pourvoit pas feulement aux befoins
qu'il nous donne , mais encore à ceux
que nous nous donnons nous-mêmes j
& c'eft pour mettre toujours le dehr a
côté du befoia , qu'il fait que nos goûts
changent & s'altèrent avec nos maniè-
res de vivre. Plus nous nous éloignons
de l'état de nature, plus nous perdons
de nos goûts naturels j ou plutôt l'ha-
bitude nous fait une (econde nature
que nous fubftituons tellement à la
première, que nul d'entre nous ne con-
noît plus celle-ci.
Il fuit dcAi^ que les goûts les plus
naturels
ou DE l'Éducation, 435
naturels doivent être auffi les plus {im-
pies ; car ce font ceux qui fe tranf-
forment le plus aifcment : au-iieu cu'eii
s'aiguifanc , en s'irritant par nos fan-
raifies , ils prennent une forme qui ne
change plus. L'homme qui n'eft er.core
d'aucun pays fe fera fans peine aux ufa-
ges de quelque pays que ce foie ; mais
l'homme d'un pays ne devient plus
celui d'un autre.
Ceci me paroît vrai dans tous les
fens , & bien plus , appliqué au goûc
proprement dit. Notre premier ali-
ment eft le lait : nous ne nous accou-
tumons que par dégrés aux faveurs
fortes j d'abord elles nous repeignent.
Des fruits , des légumes , àcs herbes ,
& enfin quelques viandes grillées , fans
aîlaifonnement &: fans fel , firent les
feftins des premiers hommes (14). La
première fois qu'un Sauvage boit du
(14)' Voyez l'Arciclic Je Paufanias } voyez aufli le
naorce.iu de l'I marque traiifcric ci-après.
Tome I. T
^ZA. JE M I L E y
vîji , il fait la grimace & le rejette j
6l mcme paimi nous , quiconque a vécu
jufqu'à vingt ans fans goûter de liqueurs
fermentées , ne peut plus s'y accoucu-
■ mer : nous ferions tous abftêmes , C\ l'on
ne nous eût donné du vin dans nos
jeunes ans. Enfin , plus nos goûts font
{impies , plus il font univerfelsj les ré-
pugnances les plus communes tombent
fur dçs mets compofcs. Vit-on jamais
perfonne avoir en dégoût l'eau ni le
pain ? Voilà la trace de la Nature , voilA
donc aufli notre règle. Confervons à
l'enfant fon goûc primitif le plus qu'il
ed poflible j que fa nourriture foit com-
qiune & fimple , que fon palais ne fc
familiarife qu'à des faveurs peu rele-
vées , de ne fe fut me point un goût
exclu flf.
Je n'examine pas ici fi cette ma-
nière de vivre ell: plus faine ou non j
ce n'til pas ainfi que je l'cnvifage. Il
me fuffit de favoir j pour la préférer,
q-ie c'cft la plus conforme à la Nature,
ou DE L'ÉdUCATIOS. 435
Se celle qui peut le plus aifémenc fe
plier à toute autre. Ceux qui difenc
qu'il faut accoutumer les enfans aux
alimens dont ils uferont étant grands ,
ne raifonnent pas bien , ce me femble.
Pourquoi leur noarricure doit-elle être
la même , tandis que leur manière de
vivre eft fi différente ? Vn homme
épuifé de travail , de foucis, de peines,
a befoin d'alimens fiicculens , qui
lui portent de nouveaux efprics au
cerveau ; un enfant qui vient de s'é-
batrre , & dont le corps croît , a befoin
d'une nourriture abondante qui lui
faffe beaucoup de chyle. D'ailleurs,
l'homme fait a déjà fon ctat, Ton em-
ploi , fon domicile j mais qui eft-ce
qui peut être sûr de ce que la fortune
rcferve à l'enfant ? En toute chofe ne
lui donnons point une forme li déter-
minée , qu'il lui en coure trop d'é-
changer au befoin. Ne faifons pas
qu'il meure de faim dans d'autres pays,
s'il ne traîne partout à fa fuite un cui-
T i
45<5 É M I L jf ,
finier François, ni qu'il dife un jour
qu'on ne fait manger qu'en France.
Voilà , par parenthèfe , un plaifant
éloge ! Pour moi , je dirois , au con-
traire , qu'il n'y a que les François qui
ne favenc pas manger , puifqu'il faut
un. art fi parciculier pour leur rendre
les mets mangeables.
De nos fenfations diverfes , le août
donne celles qui généralement nous af-
fedent le plus. Aullî fommes-nous plus
intérelTcs à bien juger des fubftances
qui doivent faire partie de la nôtre ,
que de celles qui ne font que l'envi-
ronner. Mille chofes font indifFcren-
tes au toucher , à l'ouie , à la vue j
mais il n'y a prefque rieii d'inditférenc
au goût. De plus, l'adlivité de ce fens
ell toute pliyfique & matérielle j il eft
le feul qui ne dit rien à l'imagination,
du moins celui dans les fenfations du-
quel elle entre le moins ; au-lieu que
l'imltadon & l'imagination mêlent
fouveiu du moral à l'imprefllon de tous
ou DE L'ÉDÎi^CATJON. 437
les autres. AiifiTi , généralement , les
cœurs tendres & voluptueux , les ca-
radères paflionnés de vraiment fenCi-'
blés , faciles à émouvoir par les autres
fens s font-ils nflez tièdes fur celui-ci.
De cela même qui femble mettre le
goût au-dedous d'eux , & rendre plus
méprifable le penchant qui nous y li-
vre , je conclurois au contraire , que
le moyen le plus convenable p«ur gou-
verner les enfans efl: de les mener par
leur bouche. Le mobile de la gouc-
mandife eft fur-roiit préférable à celui
de la vanité , en ce que la première esc
un appétit de la Nature , tenant immé-
diatement au fens , Se que la fcconde
eft un ouvrage de l'opinion , lnjet au
caprice des homfties ôi à toutes fortes
d'abus. La gourmandife elb la pafîion
de l'enfance ; cette paillon ne tient de-
vant aucune autre ^ à la moindire con-
currence elle difparoît. Eh ! croyez-
moi -, l'enfant ne ccfTera que trop toc
de fonger à ce qu'il mange , & quand
T ;
438 É M J L E 3
fon cœur fera trop occupé , foii palais
ne l'occupera guères. Quand il fera
grand , mille fentimens impétueux
donneront le change à la gourmandife,
£<. ne ftronr qu'irriter la vanité ; car
cette dernière paHion feule fait fon pro-
iâr des autres, Se à la fin les engloutit
tout'SS. J'ai quelquefois examiné ces
gens qui donnoient de l'importance
aux bons morceaux , qui fongeoient en
«'éveillant à ce qu'ils mangeroient dans
la journée , 6«: décrivoient un repas
avec plus d'exaélitude que n'en met
Polybe à décrire un combat. J'ai trou-
vé que tous ces prétendus hommes
n'étoîent que Ùq.s entans de quarante
ans, fans vigueur Se fans confiftance ;
fruges confumere nati. La gourmandife
eit le vice des cœurs qui n'ont point
d'étoffe. L'ame d'un gourmand eft toute
dans fon palais , il n'elt fait que pour
manger ^ dans fa ftupitle incapacité il
n'efl; qu'à table à fa pL^ce , il ne fait
juger que des plats; lailfons-lui fans
ou DE l'Éducation, ^yj
regret cet emploi : mieux lui vaut ce-
lui Il qu'un autre , autant pour nous
que pour lui.
Craindre que la gourmandife ne
s'enracine dans un enfant capable do
quelque chofe , efl: U!ie précaution de
petit efprit. Dans l'enfance on ne longe
qu'a ce qu'on mange j dans i'adolef-
cence on n'y fonge plus , tout nous eft
bor. , & l'on a bien d'autres affaires.
Je ne voudrois pourtant p.is qu'on al-
lât faire un ufage indifcret d'un lel-
fort fi bas , ni ctayer d'un bon mor-
ceau riionneur de faire une belle ac-
tion. Mais je ne vois pas pourquoi .^
toute i'enfance n'étant ou ne devant
être que jeux Se folâtres amufemens ,
êiçs exercices purement corporels n'au-
roient pas un prix matériel & fenfible.
Qu'un petit Majorquain , voyant un pa-
nier fur le haut d'un arbre, l'abbatte à
coups de fronde, n'eft-il pas bien jufte
qu'il en profite , & qu'un bon déjeuner
T 4
440 Ê M ILE,
repare la force qu'il ufe à le gagner
(2 5 ? Qu'un jeune Spartiate , à travers les
rifcjties de cent coups de fouet , fe glilVo
habilement dans une ci.'ifine , qu'il y
vole un renardeau tout vivant, qu'en
l'emportant dans fa robe il en foit égra-
tigné» mordu, mis en fang, & que, pour
n'avoir par la honte d'être furpris , l'en-
fant fe lailFe déchirer les entrailles
fans foiirciller , fans pourfcr un feul
cri, n'eft-il pas jufte qu'il profite en-
fin de fa proie , ôc qu'il la mange après
en avoir été mangé ? Jamais un bon
repas ne doit ctre une récompenfe ;
mais pourquoi ne feruit-il pas l'effet
des foins qu'on a pris pour fe le pro-
curer ? Emile ne regarde point le gâ-
teau que j'ai mis fur la pierre comme
le prix d'avoir bien couru j il fait feu-
lement que le feul moyen d'avoir ce
(15) Il y a bien des ficdcs que les Majorquains ont
perdu cet ufage -, il eiï du tems de la ccK-bricc de leurs
Frondeurs.
oc; DE l^Édvcation. 441
gâteau eft d'y arriver plutôt qu'une autre.
Ceci ne contredit point les maxi-
mes que j'avançois tout-à4'hcure fur
la fnnplicité des mers j car pour flat-
ter l'appétit des enfans , il ne s'agit pas
d'exciter leur fenfualité , mais feule-
ment de la fatisfaire ; & cela s'obtien-
dra par les chofes du monde les plus
communes , fi l'on ne travaille pas à
leur rahner le goût. Leur appétit conti-
nuel qu'excite le bcfoin de croître, eft
un alTaifonnemeiit sûr qui leur tient
lieu de beaucoup d'autres. Des fruits,
du laitage , quelque pièce de four uti
peu plus délicate que le pain ordinaire ,
fur tout l'arc de difpenfcr fobrem.ent
tout cela : voilà de quoi mener àts
armées d'enfans au bout du Monde ,
fans leur donner du goût pour les fa-
veurs vives , ni rifquer de leur blafèr
le palais.-
Une àQS preuves que le goût de la
viande n'efl p\s naturel à l'homme ,
cfl liiidifférence- que les enfans ont
T 5
44i EMILE',
pour ce mets- là , & la préfcrence qu'ils
donnent tous à des nourritures végé-
tales , telles que le laitage, la pâtiflerie,
les fruits , &c. 11 importe fur-tout de
ne pas dénaturer ce goût primitif , &
de ne point rendre les enfans carnaf-
liers : (\ ce n'eft pour leur fanté , c'eO;
pour leur cara6lere ; car , de quelque
manière qu'on explique l'expérience , il
eft certain que les grands mangeurs de
viande font en général cruels S>c fé-
roces plus que les autres hommes j
cette obfervaticn eft ce tous les lieux
& de tous les tems : la barbarie an-
gloife eft connue (i6) j les Gaures , au
contraire , font les plus doux à^s hom>
mes (17). Tous les Sauvages font cruels
[m Je fais que les Anglois vantent beaucoup leur
humanité 6c le bon naturel c!e leur Nation , qu'ils ap-
jl^clcnt Good naturci pcople ; m.iis ils ont beau crier
cela tant qu'ils peuvent , pcrfonne ne le répète après
eux.
(2.7) Les Banians qui s'abfliennent de toute chair ,
plus févcrcment que les Gaures , l'ont prcfque auffi doux
qu'eux •, mais comme leur morale efl moins pi!re 6c
leur culte moins raifonaable, ils ne fout pas li iionnctcj-
gensc
ov DE l'Éducation, 443
& leurs mœurs ne les poifenc point: .1
l'crre ; cette cruauté vient de leurs ali-
mens. Ils vont à la guerre comme à la
chanTe , ^ traitent les hommes comms
les ours. En Angleterre même les Bovi-
chers ne font pas reçus en témoignage,
non plus que les Chirurgiens. Les
grands fcéléiats s'endurcifixMit au meurtre
en buvant du (^■i'i%. Homère fait , d^s
Cyclopes , mangeius de chair , des
hommes affreux , 6c , des Lotephages ,'
un Peuple (î aimable , qu'auiîî-tôt qu'on
avoir elHyi de leur coiimerce , on ou-
blioit jufqu'à fon pays pour vivre avec
eux.
« Tu me dem.indes « , difoit PIu-
tarque , c« pourquoi Pythagore s'abf-
» tenoit de manger de la chair des
» bcces 'y mais moi je ce demande , au
j> contraire , que! courage d'homme
» eut le premier qui approcha de fa
» bouche une chair meurtrie , qui
îî brifa de fa dent les os d'une bère
50 expirante , qui fit fervir devant lui
T €
444 É M ] L Ej
îj des corps morts , des cadavres , &
>» engloutit dans fon eftomach des
35 membres qui , le moment d'aupara-
»> vant, bèioienc , mugifToient , mar-
s5 choient Se voyoient ? Comment fa
» main puc-elle enfoncer un fer dans
3J le coeur d'un être fenfible ? Com-
33 ment fes yeux purent-ils fupporter
*î un meurtre ? Comment put-il voir
« faigner , écorcher , démembrer un
J3 pauvre animal fans défenfe ? Com-
» meut put-il fupporter i'afpc6b des
35 chairs pantelantes ? Comment leur
3ï odeur ne lui fit-elle pas foulever le
»3 cœur ? Comment ne fut-il pas dc-
33 guLité , repoufTé , faifî d'horreur ,
» quand il vint à manie? l'ordure de
33 ces blefTures , à néct-yer le fang noir
y? Ôc figé qui les couvroit ?
» Les peaux rampoient fur la terre ccorchées j
53 Les ch.iirs aa feu uiu^iiroient embrochées >
SD L'homme ne pi.c le manger fans frémir ,
3> Et dans fon feiu les entendit g{mir.
30 Voilà ce qu'il dut imaginer &
ou DE l'EdVCATIOî^, 445
53 fentir la première fois qu'il fiirmon-
»» ta la Nature pour faire cet horrible
» repas , la première fois qu'il eut
5î faim d'une bcte en vie , qu'il vou-
>j lut fe nourrir â'un animal qui paif-
» foie encore , & qu'il air comment il
3î falloir égorger, dépecer, cuire la bre-
» bis qui lui léchoit les mains. C'cft de
» ceux qui commencèrent ces cruels
>j feftins, & non de ceux qui les quit-
5> tent , qu'on a lieu de s'étonner : en-
>» core ces premiers U pourroient ils
»5 juftifier leur barbarie par àts excufes
» qui manquent à la nôrre , & dont le
5> défaut nous rend cent fois plus bac-
» bares qu'eux.
» Mortels bien - aimés âes Dieux:,
» nous diroient cts premiers hommes ,
» comparez les tems \ voyez combien
» vous tiQs lieureux & combien nous
» étions milcnbles ! La terre nouvel-
» Icment formée, & l'air chargé ce vi-
» peurs , étoient encore indociles â
»> l'ordre des iaifons j le cours iucer-
44<» É M I L E y
» tain des rivières dcgraJoit leurs rives
5î de toures pairs: des étangs, des lacs,
» de profonds marécages inonaoienc
»> les trois quarts de la furface du Mon-
» de , l'autre quart étoit couv ert de
55 bois & de forêts ftériles. La terre ne
» produifoit nuls bons fruirs \ nous
« n'avions nuls inftrumens de laboa-
3> rage , nous ignorions l'art de nous
" en fervir, &■ le rems de la moifFon
3j ne venoic jamais pour qui n'avoic
35 rien femé : ainfi la faim ne nous
3> quittoit point. L'hiver , la n-i0u(re
w & l'ccorce des arbres écoient ncs
» mers ordinaires. Quelques racines
j> verres de chien -dent & de bruyère
>' étoient pour nous un régal \ & quand
« les hommes avoient pu rrouver àe^
3î feines , des noix &: du gland , ils eu
>5 danfoient de joie autour d'un chêne
» ou d'iin hêtre , au (on de quelque
» chanfon ruftique , appelant la terre
» leur nourrice & leur mère : c'éroit-
» là leur unique fête , c'étoienc leurs
ou DE L'ÉdUCATIOK. 447
« uniques jeux : tout le refte de la vie
« humaine n'étoit que douleur , peine
33 êc mifere.
» Enfin , quand la terre dépouillée
« & nue ne nous offroit plus rien ,
« forcés d'outraeer la Nature pour nous
» conferver , nous mangeâmes les com-
j> pagiions de notre mifere plutôt que
» de périr avec eux. Mais vous , hom-
ï> mes cruels , q.ii vous force à verfer
» du fang ? Voyez quelle affluence
5} de b)eiis vous environne , combien
Ȕ de fruits vous produit la terre! Que
» de richeffes vous donnent les champs
» ôc les vignes 1 Que d'animaux vous
» offrent leur lait pour vous nourrir ,
>3 & leur toifon pour vous habiller î
» Que leur demandez-vous de plus ,
» & quelle rage vous porte à com-
>3 mettre tant de meurtres , ranfafiés
33 de biens 6c rejior^eant de vivres ?
33 Pourquoi mentez- vous contre notre
» mère , en l'accufant de ne pouvoir
13 vous nourrir ? Pourquoi péchez-
44^ EMILE,
» vous contre Cérès , inventrice deç
» faintes loix , & contre le gracieux
» Bacchiis , confolateur des hommes ,
»» comme fi leurs dor;S prodigués ne
» fuffifoienc pas à la confervarion du
33 genre humain ? Comment avez-
» vous le cœur de mêler avec leurs
>5 doux fruits des oOTemens fur vos ta-
3> blés , & de manger avec le lait le
33 fan^ de"; bctes oui vous le donnent?
33 Les panthères & les lions , que vous
)j appeliez bcces féroces , fui vent leur
»> inftindt par force tSc cuenr les autres
3î animaux pour vivre. Mais vous ,
}> cent fois plus féroces qu'elles, vons
33 combatte/ 1 inftin(5t fans néccflité ^
î> pour vous livrer à vos cruelles dé-
53 lices. Les animaux c]ue vous man-
33 gcz ne font pas ceux qui mangent
33 les aurres ^ vous ne îts mangez pas
33 ces animaux carnaAiers , vous les
33 innrez. Vous n'avez faim que des
33 bêtes innv)rentes & douces , qui ne
33 font de mal à perfonne , qui s'acca-
ou DE l'Éducation. 449
» client à vous , qui vous fervent , &
M que vous dévorez pour prix de leurs
>• fervices.
J5 O meurtrier contre Nature ! fi tu
»> t'obftines à foutenir qu'elle t'a fait
» pour dévorer tes femblables , des
« êtres de chair ôc d'os , fenfibles &
» vivans comme toi , étouffe donc
»> l'horreur qu'elle t'infpire pour ces
»> affreux repas j tue \çs animaux toi-
j> même , je dis de tes propres mains ,
îs fans ferremens , fans coutelas j dé-
33 chire-les avec tes ongles , comme
» font les lions ôc les ours ; mords
» ce beuf 6c le mets en pièces , en-
j5 fonce tes griffes dans fa peau \ man-
33 gent cet agneau tout vif, dévore fes
» chairs toutes chaudes , bois fon ame
j> avec fon fang. Tu frémis , tu n'ôfes
33 fentir palpiter fous ta dent ime chair
» vivante ? Homme pitoyable ! tu
» commences par tuer l'animal , ôc
» pais tu le manges , comme pour I-e
» faire mourir deux fois. Ce n'eil pas
^JO Ë M I L E _y
jj aflfez ; la chair, morte te répugne cu-
» core j tes entrailles ne peuvent U
» fupporter , il la faut transformer par
» le feu , la bouillir , la lôtir , l'affai-
» fonner de drogues qui la dcguifent ;
» il te faut des Charcuriers , des
M Cuîfiniers , des Rotifleurs, des gens
» pour t'ôter l'horreur du meurtre Se
» t'habiller des corps morts , afin que
« le fens du goût , trompé par ces dé-
ij guifemens , ne rejette point ce qui
« lui eft étrange , 3c (avoure avec plai-
âj lîr des cadavres dont rœil mCme eût
» peine à foufFrir rafpecl 3>.
Quoique ce morceau foit étranger
à mon fujer , je n'ai pu réfifter à la ten-
tation de le tranfcrire , ôc je crois que
peu de lecteurs m'en fauront mauvais
gré.
Au refte, quelque forte de régime
que vous donniez aux enfuis , pourvu
que vous ne les accoutumiez qu'à des
mets communs ôc fimples , laiflez-les
manger, courir ôc jouer t.mt qu'il leur
ou DE l'Éducation. 451
plaîc , ôc {oyez sûrs qu'ils ne mange-
ront jamais trop ôc n'auront point
d'indigeftions : mais fi vous les affa-
mez la moitié du tems , ôc quMs trou-
vent le moyen d'échapper à votre vi-
gilance , ils fe dédommageront de
toute leur force , ils mangeront Juf-
qu'à regorger , jufqu'à crever. Notre
appétit n'eft démefuré que parce que
nous voulons lui donner d'autres rè-
gles que celles de la Nature. Toujours
réglant , prefcrivant , ajoutant , retran-
chant , nous ne faifons rien que la ba-
lance à la main ; mais cette balance
efl: à la mefure de nos fantaifies , ôc
non pas à celle de notre eftomach. J'en
reviens toujours à mes exemples : chez
les Payfans , la huche 6c le fruitier fonc
toujours ouverts , ôc les enfans , non
plus que les hommes , n'y favenc ce
que c'eft qu'indigeftions.
S'il arrivoit pourtant qu'un enfant
mangeât trop , ( ce que je ne crois pas
pollible par ma méthode , ) avec des
'45 i È M 1 L -E i
amufemens de fon goût , il efl fi aile
de le diftraire , qu'on parviendroic à
l'épuifer d'inanition fans qu'il y fon-
geâr. Comment des moyens li sûrs &:
fi faciles échappent-ils à tous les Infti-
tuteurs ? Hérodote raconte que les Ly-
diens , prefTés d'une extrcme difette ,
s'aviferent d'inventer les jeux & d'au-
tres divertiflemens avec lefqueis ils
<Jonnoieni le change à leur faim , &
pafToient des jours entiers fp.ns fojiger
à manger (î.8). Vos favans instituteurs
ont peut-être lu cent fois ce pallage ,
fans ?oir l'application qu'on en peur
faire aux eutans. Quelqu'un d'eux
me dira peut-être qu'un enfant ne
(i8) Les anciens Hiftoriens font remplis de vues
don: on pourrait faire ufrige , ouind même les fai:s
qui les rcprcfenrcnt feroient faux : mais i;ous ne favons
tirer aucun vrai p.irci de l'iiiitoire -, la critique d'érudi-
tion abrorbe tout , comme s'il importoit beaucoup
qu'un fait fut vrai , pourvu qu'on en pût tirer une
iiiflrutlion utile. Les hommes fenles doivent' regarder
l'Hilloire comme un liffu de fables donc la inorali- ill
très-appropriée au cœur liuni.iin.
ou DE l'Education. 455
quitte pas volontiers fon dîner pour
aller étudier fii leçon. Maître , vous
avez raifon : je ne penfois pas à cet
amufement-là.
Le (qus de l'odorat efl: au goût ce
que celui de la vue eft au toucher :
il le prévient , il l'avertit de la ma-
nière dont telle ou telle fubflance
doit l'affeder , & difpofe à la recher-
cher ou à la fuir , félon l'impreflion
qu'on en reçoit d'avance. J'ai ouï-
dire que les Sauvages avoient l'odo-
rat tout autrement afFe<5té que le nô-
tre , de jugeoient tout différemment àçs
bonnes & iIqs mauvaifes odeurs. Pour
moi 5 je le croirois bien. Les odeurs
par elles - mêmes font des fenfations
foibles ; elles ébranlent plus l'imagi-
nation que le fens , & n'affeûent pas
tant parce qu'elles donnent que par
ce qu'elles font attendre. Cela fup-
pofé , les goûts des uns , devenus par
leurs manières de vivre fi différens
des goûts des autres , doivent leur
'454 È M 1 z E j
faire porter des jugemens bien oppo-
{es des faveurs , Se par coiiféqueni: des
odeurs qui les annonceur. Un Tartare
doit flairer avec autant de plaifir un
quartier puant de cheval mort , qu'un
de nos chafleurs une perdrix à moitié
pourrie.
Nos fenfations oifeufès , comme d e-
tre embaumé des fleurs d'un parterre ,
doivent être infenfibles à des hommes
qui marchent trop pour aimer à fe
promener , & qui ne travaillent pas
affez pour fe faire une volupté du re-
pos. Des gens toujours affamés ne fau-
roient prendre un grand plaifir à àes
parfums qui n'annoncent rien à man-
ger.
L'odorat eft le fens de l'imaoina-
tion. Donnant au nerfs un ton pins
fort , il doit beaucoup agiter le cer-
veau j c'eft pour cela qu'il ranime un
inoment le tempérament de l'épuife à
la longue. Il a , dans l'amour , des
effets alfez connus : le doux parfum
ou DB l'Educatioîj. 45 5
d'un cabinet de toilette n'eft pas un
piège aiiflî foible qu'on penfe ; & je
ne fais s'il faut féliciter ou plaindre
l'homme fage & peu fenfible , que
l'odeur des fleurs que fa maîtrefle a fur
le fein ne fît jamais palpiter.
L'odorat ne doit pas être fort acftif
dans le premier âge, où l'imagination,
que peu de pallions ont encore ani-
mée , n'eft guères fufceptible d'émo-
tion , & où l'on n'a pas encore afftz
d'expérience pour prévoir avec un fens
ce que nous en promet une autre. Aufli
cette conféquence eft-elle parfaitement
confirmée par l'obfervation j & il eft
certain que ce (qws cfl: encore cbrus
& prefqae hébété chez la plupart des
enfans : non que la fenfation ne foit
en eux aufli fine, & peut être plus , que
dans les hommes j mais parce que , n'y
joignant aucune autre idée , il ne s'en
afteâre pas aifément d'un fentiment
de plaifir ou de peine , & qu'ils n'en
font ni flattes ni blelfcs comme nous.
45^ £ M I L Ey
Je crois que , fans fortir du même fyf-
tême , & fans recourir à l'anatomie com-
parée des deux fexes ^ on trouveroit ai-
féaienc la raifon pourquoi les femmes
en général s'afFedtent plus vivement des
odeurs que les hommes.
On die que les Sauvages du Canada
fe rendent dès leur jeuneiTe l'odorat fi
fubtil , que , quoiqu'ils aient des chiens ,
ils ne daignent pas s'en fervir à la chaf-
f e , & fe fervent de chiens à eux-mê-
mes. Je conçois en effet que , fi l'on
élevoit les enfans à éventer leur dîner,
comme le cliien évente le gibier , on
parviendroic peut-être à leur perfec-
tionner l'odorat au même point j mais
je ne vois pas , au fond , qu'on puifTe en
eux tirer de ce fens un ufage fort utile ,
û ce n'efl: pour leur faire connoître fes
rapports avec celui du goût. La Na-
ture a pris foin de nous forcer à nous
mettre au fait de ces rapports. Elle a
rendu l'adion de ce dernier fens pref-
que inféparable de celle de l'autre , en
rendant
ou DE L*ÉdUCAT10N. 457
rendant leurs organes volfins , & pla-
çant cians la bouche une communica-
tion immédiate entre les deux , en
forte que nons ne goûtions rien fans
h flairer. Je voudrois feulement qu'on
n'altéiât pas ces rapports naturels pour
tromper un enfant , en couvrant , par
exemple , d'un aromate agréable le
déboire d'une médecine ; car la dif-
corde des deux (ens eft trop grande
alors pour pouvoir l'abufer : le ^Qns le
plus adif abforbant l'effet de l'autre ,
il n'en prend pas la médecine avec
moins de dégoût : ce dégoût s'étend
à toutes les fenfations qui le frappenc
en même tems ; à la préfence de la
plus foible , fon imagination lui rap-
pelle auffi l'autre j un parfum très-
fuave n'eft plus pour lui qu'une odeur
dégoiirance , & c'efl; ainfi que nos
indifcrettes précautions augmentent la
fomme des fenfations déplaifantes aux
dépends des agréables.
Il me refte à parler dans les livres
Tome L V
45? Emile,
fuivans de la culture d'une efpece de
fixieme fens appelle (tns commun ,
moins parce qu'il eft commun à tous
les hommes, que parce qu'il réfulre de
l'ufage bien réglé des autres fens , de
qu'il nous inftruit de la nature des cho-
fbs par le concours de toutes leurs ap-
parences. Ce fixieme {qws n'a point par
coijféquent d'organe particulier ; il ne
réfide que dans le cerveiu , & {ts (tn^
fations purement internes s'appellent
perceptions ou idées. C'eft par le nom-
bre de ces idées que fe mefure l'éten-
due de nos connoiflances ; c'eft leur
netteté , leur clarté qui fait la juftelfe
de l'efprit \ c'eft l'art de les comparer
entr'elles qu'on appelle raifon humaine,
Ainfi ce que j'appellois raifon fenfitive
ou puérile, confifte à former à.QS idées
fîmples par le concours de plu (leurs (cn-
fations j &: ce que j'appelle raifon intel-
leduelle ou humaine , confifte à former
des idées complexes pir le concours
de plufieurs idées fimples.
ou DE l'Éducation. 4^9
Suppofant donc que ma méthode
foit celle de la Nature , & que je ne me
fois pas trompé dans Tapplication
nous avons amené notre Élevé à travers
les pays des fenfations jufqu'aux confins
de la raifon puérile : le premier pas
que nous allons faire au-delà, doit être
\\\\ pas d'homme. Mais avant d'entrer
dans cQtZQ nouvelle carrière , jettons un
moment les yeux fur celle que nous
venons de parcourir. Chaque âge, chaque
état de la vie a fa perfection conve-
nable , fa forte de maturité qui lui eit
propre. Nous avons fouvent ouï parler
d'un homme fait , mais confidérons un
enfant fait : ce fpeétacle fera plus nou-
veau pour nous ^ & ne fera peur-être
pas moins agréable.
L'exiflence ^lqs êtres finis eft fi pau-
vre Se fi bornée , que , quand nous ne
voyons que ce qui eft , nous ne fommes
jamais émus. Ce font les chimères qui
ornent les objets réels , & fi l'imagina-
tion n'ajoute un charme à ce qui nous
V X
4(^0 É M I L EJ
£rappe , le ftérile plaifir qu'on y prend
fe borne à l'organe , &: laine toujours
le cœur froid. La rerre parée des tré-
fors de l'automne étale une richeffe
que l'œil admire : mais cette admira-
tion n'eft point touchante ^ elle vient
plus de la réflexion que du fentimcnt.
Au printems la campagne prefque nue
n'eft encore couverte de rien ; les bois
n'offrent point d'ombre , la verdure ne
fait que de poindre, & le cœur eft tou-
ciié à fon afpedt. En voyant renaître
ainfi la Nature , on fe fent ranimer foi-
mème ; l'image du plaifir nous envi-
ronne^ ces compagnes de la volupté^
ces douces larmes , toujours prêtes à fe
joindre à tout fentiment délicieux
font déjà fur le bord de nos paupières»
mais l'afpeâ: des vendanges a beau être
animé, vivant, agréable j on le voie
toujours d'un œil (qc.
Pourquoi cette différence ? C'eft
qu'au fpedacle du printems Timagi-
natioii joint celui d^s faifons qui ]e
ou DE l'Éducation. ^6t
doivent fuivre. A ces tendres bour-
geons que l'œil apperçoic , elle ajoiue
les fleurs , les fruits, hs ombrages,
quelquefois les myfteres qu'ils peuvent:
couvrir. Elle réunit en un point des
tems qui fe doivent fuccéder , ik voit
moins les objets comme ils feront que
comme elle les defîre, parce qu'il dé-
pend d'elle de les choifir. En automne ,
au contraire , on n'a plus à voir que
ce qui eft. Si l'on veut arriver au prin-
tems, l'hiver nous arrêts, de l'imagi-
nation glacée expire fur la neige &: fur
les frimats.
Telle eft la fource du charme qu'on
trouve a contempler une belle enfan-
ce , préférablement à la perfedtion de
l'agc mûr. Quand eft-ce que nous goû-
tons un vrai plaifir à voir un homme?
C'eft quand la mémoire de fes asSlions^
nous fait rétrograder fur fa vie & le
rajeunit , pour ainfi dire , à nos yeux.
i nous fommes réduits à le confidéret:
tel qu'il eft, ou à le fuppofer tel qu'il
fera dans fa vieillcfle , l'itlce de la
Nature déclinante efface tout notre plai-
iir. Il n'y en a point à voir avancer un
homme à grands pas vers fa tombe , 5c
l'image de la more enlaidit tout.
Mais quand je me figure un enfaiir
de dix à douze ans , vigoureux , bien
formé pour fon âge , il ne me fait pas
naître une idée qui ne foit agréable, foie
pour le préfent, foit pour l'avenir : je le
vois bouillant, vif, animé, fans fouci
rongeant, fans longue <St pénible pré-
voyance j tout entier à fon être aduel, &
joui (Tant d'une plénitude de vie qui fem-
ble vouloir s'étendre hors de lui. Je le
prévois dans un autre âge exerçant Je
fens, l'efprit, \qs forces qui fe dévelop-
pent en lui de jour en jour, &•: dont il
donne à chaque inftant de nouveaux
indices, je le contemple enfant, & il me
plaît \ je l'imagine homme , Se il me
plaît davantage : fon fang ardent fem-
ble réchauffer le mien : je crois vivre
de fa vie, & fa vivacité me rajeunir.
ou DE L^EdUCATION. 4^3
L'heure {oimo , quel changement 1
A l'inftant (on œil fe ternie , fa gaieté
s'efface , adieu la joie , adieu les folâ-
tres jeux. Un homme févere & fâché
le prend par la main , lui dit grave-
ment , allons Mon/îeur , & l'emmené.
Dans la chambre où ils entrent j'entre-
vois des livres. Des livres ! quel trille
ameublement pour (on âge ! le pauvre
enfant fe laiffe entraîner , tourne un
œil de regret fur tout ce qui l'envi-
ronne , fe taît , ôc part , les yeux gon-
flés de pleurs qu'il n'ofe répandre , Se
le cœur gros de foupirs qu'il n'ofe
exhaler.
O toi qui n'as rien de pareil à crain-
dre , toi pour qui nul tems de la vie
lî'efl: un tems de gène ik d'ennui , toi
qui vois venir le jour fans inquiétude,
la nuit fans impatience , &: ne comptes
les heures que par tes plaihrs , viens ,
mon heureux , mon aimable Elevé ,
nous confoler par ta préfence du dé-
part de cet infortuné; viens I{
v +
4^4 E M I L :e y
arrive » & |e itns à fon approche un
mouvement de joie que je lui vois par-
tager. C'eft fou ami, fon camarade,
e'eft le compagnon de fes jeux qu'il
aborde; il eft bien fur, en me voyant,
qu'il ne reftera pas long-tems fans amu-
fement : nous ne dépendons jamais
l'un de l'autre ; mais nous nous ac-
cordons toujours, 8c nous ne fommes
avec perfonne aufli-bien qu'enfem-
ble.
Sa figure, fon port, fa contenance
annoncent Taffurance & le contente-
ment j la fanté brille fur fon vifage \
fes pas affermis lui donnent un air de
vigueur ; fon teint délicat encore fans
ctre fade j n'a lien d'une molleffe effé-
minée ; l'air & le foleil y ont àé]X
mis l'empreinte honorable de fou
fexe \ fes mufcles encore arrondis com-
mencent à marquer quelques traits
d'une phyfionomie naidi^nte ; fes yeux,
que le feu du fentiment n'anime point
encore , ont au moins toute leur féré-
ou DE l'EdUCATJOîs. 4(?5
ïiité native (zp) ; de longs clingiias
ne les ont point obfcurcis , qqs plems
fans fin n'ont point fillonné fes joues.
Voyez clans fes mouvemens prompts ,
mais sûrs , la vivacité de fon âge , la
fermeté de l'indépendance , l'cxpé-
fience des exercices multipliés. îl a
l'air ouvert & libre , mais non pas in-
folent ni vain \ fon vifagc , qu oa n'a
pas collé fur des livres, ne tombe point
fur fon eftomach : on n'a pas befoin de
lui dire , leve-^ la tête j la honte ni la
crainte ne la lui firent jamais baiflcr.
Faifons-lui place au milieu de l'af-
femblée. Meffieurs , examinez - le ,
interrogez-le en toute confiance j ne
craignez ni fes importunités , ni fon
babil , ni fes queftions indifcrettes.
N'ayez pas peur qu'il s'empare de vous,
qu'il prétende vous occuper de lui
(i()) Katia. J'emploie ce mot dans une ncceprion
h.ilicnne , faute de lui trouver i!a fynon) me zn Fran-
çois. Si j'ai tore , peu importe , j-ourvu i^u'on m'en •
ttnde.
V 5
^66 E M I L E y
feul , & que vous ne puifliez plus vous
en défaire.
N'attendez pas, non pins, de lui
des propos agréables , ni qu'il vous dife
ce que je lui aurai di6lc j n'en atten^
dez que la vérité naïve & fimple ,
fans ornement, fans apprêt, fans vanité.'
II vous dira le m.il qu'il a fait ou celui
qu'il penfe, tout auiTi librement que le
bien , fans s'embarrafTer en aucune
forte de l'effet que fera fur vous ce
qu'il aura dit : il ufera de la parole
dans toute la fimplicité de fa première
inftitution.
L'on aime à bien augurer des enfans,
& l'on a toujours regret à ce flux d'i-
nepties qui vient prefque toujours ren-
verfer les efpérances qu'on voudroic
tirer de quelque heureufe rencontre ,
qui par hafard leur tombe fur la lan-
gue. Si le mien donne rarement de
telles efpérances , il ne donnera ja-
mais ce regret ; car il ne dit jamais un
mot inutile, & ne s'épuife pas fur un
ou VË L'EDUCATlOïi. 4(j7
babil qu'il fait qu'on n'écoute point.
Ses idées font bornées , mais nettes j
s'il ne fait rien par cœur, il fait beau-
coup par expérience. S'il lit moins
bien qu'un autre enfant dans nos livres,
il lit mieux dans celui de la Nature j
fon efprit n'eft pas dans fa langue ,
mais dans fa tète \ il a moins de
mémoire que de jugement : il ne faiç
parler qu'un langage \ mais il entend
ce qu'il dit , & s'il ne dit pas fi bien
que les autres difent , en revanche il
fait mieux qu'ils ne font.
Il ne fait ce que c'eft que routine ,
ufage , habitude j ce qu'il fit hier n'in-
flue point fur ce qu'il fait aujour-
d'hui (50): il ne fuit jamais de forma-
(50) L'attrait /le l'hjljitade vient de h pjrcfle na-
turelle à riiomme , &c cette pareffe augmente en s'y
livrant : on fait plus aifément ce qu'on a déjà fait, la
route étant frayée en devisnt plus facile à fuivre.
Auili pcuton remarquer que l'empire de llubitude"
eft très-grand fur les vieillards- & fur ks gens indo-
lens , très-petit fur la JeunelTe 6i fur les gens vifs. Ce
régime a'cfl bon qu'aux aines foiblcs , & les afFoiblic
V 6
4^8 Emile,
le, ne cède point à l'aurorité ni à l'exem-
ple , &: n'agit ni ne parle que comme
il lui convient. Ainfî , n'attendez pas
de lui des difcours d\ù.és ni des manières
étudiées , mais toujours l'exprefllon
fidelle de fes idées , ôc la conduite qui
naît de fes penchans.
Vous lui trouvez un petit nombre
de notions morales qui fe rapportent
à fon état a<ftuel , aucune fur l'état
relatif des hommes : & de quoi lui
ferviroienr- elles , puifqu'un enfant n'eft
pas encore un membre aéVif de la fo-
ciété ? Parlez-lui de liberté, de pro-
priété , de convention même j il peut
en favoir j*ufqnes-là : il faif pourquoi
ce qui eft à lui eft à lui , & pourquoi
ce qui n'eft pas à lui n'eft pas à lui,
PalTé cela, il ne fait plus rien. Parlez-hii
de devoir, d'obéiflance , il ne fait ce
davantage de jour en jotir. La feule habitude utile amt
enfans , ell de s'aflervir lans peine à la nécellité des
choies ; & la feule habitude utile aux hommes , eiï
de s'attervir fans peine à la laiibo. Toute autre habitude
tUt fauâc.
ou VE l'Éducation. 4(^9
que vous voulez dire ; commandez-lai
quelque chofe , il ne vous entendra
pas j mais dires lui : Ci vous me faifiez
tel plaifir, je vous le rendrois dans
l'occafion : à l'inftant il s'emprelTera
de vous complaire j car il ne demande
pas mieux que d'érendre fon domaine,
& d'acquérir fur vous des droits
qu'il fait être inviolables. Peut-être
même n'eft - il pas fâché de tenir une
place , de faire nombre , d'être compté
pour quelque chofe ; mais s'il a ce
dernier motif, le voila déjà forti de
la Nature , & vous n'avez pas bien
bouché d'avance toutes les portes de la
vanité.
De fon côté , s'il a befoin de quel-
que affiftance , il la demandera indif-
féremment au premier qu'il rencontre ,
il la demanderoit au Roi comme à fon
laquais j tous les hommes font encore
égaux à fes yeux. Vous voyez à l'air
dont il prie , qu'il feiit qu'on ne lui
470 E M I L Ey
doit rien. II fait que ce qu'il demancîe
eft une grâce, il faic aulîi que l'huma-
nirc porte à en accorder. Ses expref-
fions font fimples & laconiques. Sa
voix , fon regard , fon ^efte , font d'un
erre également accoutume à la coni-
plaifance & au refus. Ce n'eft ni la
rempante &: fcrvile foumilTîon d'un
efclave , ni l'impérieux accent d'un
Maître : c'eft; une modefte confiance
en fon femblable ; c'efl: la noble &
touchante douceur d'un ctre libre ,
mais fenfible èc foible , qui implore
l'aflîftance d'un ctre libre , mais fore
& bienfaifant. Si vous lui accordez ce
qu'il vous demande, il ne vous remer-
ciera pas j mais il fentira qu'il a con-
trarié une dette. Si vous le lui refufez,
il ne fe plaindra point , il n'infiflera
point, il fait que cela feroit inutile:
il ne fe dira point ; on. m'a refufé :
mais il fe dira ; cela ne pouvoit pas
être y ôc y comme je l'ai déjà dit , ou
Gu L'E l'Education. 47 t'
ne fe mutine guères contre la nécefïîté
bien reconnue.
Laiflez-le feul en liberté , voyez-le
agir fans lui rien dire ; confidcrez ce
qu'il fera 6c comme il s'y prendra.
N'ayant pas befoin de fe prouver qu'il
eft libre , il ne fait jamais rien par
étourderie , & feulement pour faire
un adle de pouvoir fur lui-même : ne
fait-il pas qu'il eft toujours maîrre de
lui? 11 effc alerte, léger, difpos; ùs
mouvemens ont toute la vivacité de
fon âge ; mais vous n'en voyez pas
un qui n'ait une fin. Quoi qu'il veuille
faire, il n'entreprendra jamais rien qui
foie au-deiïlis de Ces forces j car il les
a bien éprouvées & les connoît ; fes
moyens font toujours appropriés à
fes delleins , & rarement il agira fans
être aiïuré du succès. Il aura l'œil at-
tentif & judicieux^ il n'ira pas niai-
fement interrogeant les autres fur tout
ce qu'il voit , mais il l'examinera lui-
47i E M I L Ej
môme , ôc fe fatiguera pour trouver
ce qu'il veut apprendre , avant de lô
demander. S'il tombe dans des em-
barras imprévus , il fe troublera moins
qu'un autre j s'il y a du rifqae , il s'ef-
fraiera moins aufli. Comme (on ima-
gination refte encore inadlive &: qu'on
n'a rien fait pour l'animer , il ne voie
que ce qui eft , n'eftime les dangers
que ce qu'ils valent, ôc garde toujours
fon fang - froid. La néceflîté s'appe-
fantit trop fouvent fur lui pour qu'il
regimbe encore contr'elle j il en porte
le joug dès fa naiflance , l'y voilâ
bien accoutumé j il efi: toujours prêt à
tout.
Qu'il s'occupe ou qu'il s'amufe, l'un
ôc l'autre eft égal pour lui j fes jeux:
font {qs occupations , il n'y fent point
de différence. Il met à tout ce qu'il
fait un intérêt qui fait rire & une
liberté qui plaît, en montrant a la fois
le tour de (on efprit & la fphère de
ou DE l'Éducation. 475
fes connoiflances. N'ert-ce pas le fpec-
tacle de cet âge , un fpedlacie char-
mant & doux , de voir un joli enfant,
l'œil vif & gai , l'air content & fe-
rein , la phyfionomie ouverte & rian-
te , faire , en fe jouant , les chofes les
plus férieufes , ou profondément occupé
des plus frivoles amufemens ?
Voulez-vous à préfent le juger par
comparaifon ? Mêkz - le avec d'autres
enfans, & lailTez le faire. Vous verrez
bientôt lequel eft le plus vraiment
formé , lequel approche le mieux de
la perfedlion de leur âge. Parmi les
enfans de la ville nul n'eft plus adroit
que lui , mais il eft plus fort qu'aucun
autre. Parmi de jeunes payfans , il
les égale en force & les palTe en adref-
fe. Dans tout ce qui eft à portée de
l'enfance, il juge, il raifonne , il pré-
voit mieux qu'eux tous. Eft -il queftion
d'agir, de courir, de fauter, d'ébran-
let àQs corps , d'enlever des mafles 3
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d'eftimer des diftances , d'invenrcr des
jeux, d'emporter dçs prix: on diroic
que la Nacure eft à Ces ordres , tant il
fait aifément plier toute chofe a C^.s
volontés. Il eft fait pour guider , pour
gouverner Ces égaux: le talent, l'ex-
périence lui tiennent lieu de droit Se
d'autorité. Donnez- lui Thabit & le
nom qu'il vous ph^ira , peu importe ;
il primera par-tout, il deviendra par-
tout le chef des antres ; ils fentiront
toujours fa fupériorité fur eux. Sans
vouloir commander, il fera le maure j
fans croire obéir , ils obéiront.
Il eft parvenu à ia maturité de Ten-
fance , il a vécu de la vie d'un enfant,
il n'a point acheté fa perfection aux
dépends de fon bonheur : au contraire ,
ils ont concouru \\m à l'autre. En ac-
quérant toute la raifon de fon âge, il
a été heureux &: libre autant que fa
conftitution lui permet de l'ctre. Si la
fuale faulx vient moiflonncr en lui la
OIT DE l'ÊdUCAIIOU, 475
fleur de nos efpérances , nous n'aurons
point à pleurer à l.i fois fa vie & fa
mort , nous n'aigrirons point nos dou-
leurs du foHvenir de celles que nous
lui aurons caufées j nous nous dirons:
au moins il a joui de fon enfance j nous
ne lui avons rien fait perdre de ce que
la Nature lui avoit donné.
Le grand inconvénient de cette pre-
mière éducation eft qu'elle n'eft fenfi-
ble qu'aux hommes clairvoyans , &
que , dans un enfant élevé avec tant
de foin , àts yeux vulgaires ne voienc
qu'un poliiïon. Un Précepteur fonge à
fon intérêt plus qu'à celui de fon Dif-
ciple \ il s'attache à prouver qu'il ne
perd pas fon tenis & qu'il gagne bien
l'argent qu'on lui donne ; il le pour-:
voit d'un acquis de facile étalage &C
qu'on puilfe monter quand on veut;
il n'importe que ce qu'il lui apprend
foit utile , pourvu qu'il fe voye aifé-
ment j il .accumule fans choix , fans
47<> E M I Z E j
difcernement , cent fatras dans fa mé-
moire. Quand il s'agit ci'examiaer
l'enfant , on lui fait déployer fa mar-
chandife j il l'étalé , on eft content j
puis il replie fon ballot & s'en va. Mon
élevé n'eft pas Ci riche , il n'a point de
ballot à déployer , n'a rien à montrer
que lui-même. Or un enfant, non plus
qu'un homme, ne fe voit pas en un
moment. Où font les Obfervateurs
qui fâchent faifir au premier coup
d'œil les traits qui le caradtérifent ? H
en eft; mais il en eft peu, & fur cent
mille pères , il ne s'en trouvera pas un
de ce nombre.
Les queftioHS trop multipliées en-
nuient & rebutent tout Je monde , à
plus forte raifon les enfans. Au bout
de quelques minutes leur attention fe
lafle , ils n'écoutent plus ce qu'un obf-
tiné qneftionneur leur demande , ôc
ne répondent plus qu'au hafard. Cette
manière de les examiner cû vaine 6c
ou DE L'EduCATIOIî, 477
péiiancefque ; foiivent un mot pris à la
volée peine mieux leur fens ôc leur
efprit que ne feroient ce longs difcours :
m?Às il faut prendre garde que ce mot
ne foit ni li'tdté ni fortuit. Il faut avoir
beaucoup de Jugement foi-même pour
apprécier celui d'un enfant.
J'ai ouï racoiuer à feu Milord Hyde,"
qu'un de fes amis, revenu d'Italie après
trois ans d'abfence , voulut examiner
les progrès de fon fils âgé de neuf à
dix ans. Ils vont un foir fe promener ,
avec fon Gouverneur & lui , dans une
plaine où des Écpliers s'amufoient à
guider des cerf-volans. Le père en paf-
fant dit à fon fils , cù ejl U cerf volant
dont voilà fombre ? fans héfuer , fans
lever la tère , l'enfant dit , fur le grand
chemin. Et en effet , ajoûtoit Milord
Hyde , le grand chemin étoit entre
le foleil &c nous. Le père , à ce mot ,
embralT!i fcn fils, Se finiflTant-Ià fon exa-
men , SQ[\ va fans rien dire. Le len-
^7S Emile.
demain il envoya au Gouverneur l'ade
d'une penfion viagère , outre (qs appoin-
temens.
Quel homme que ce pere-là , & quel
fils lui éroic promis ! La queftion efi:
prccifément de l'âge \ la réponfe eft
bien fimple : mais voyez quelle netteté
de judiciaire enfantine elle fuppofe î
C'eft ainlî que l'Élevé d'Ariftote appri-
voifoit ce courfier célèbre qu'aucun
Ecuyer n'avoir pu dompter,
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du Livre deuxième & du Tome première