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Full text of "Oeuvres de J.J. Rousseau"

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Presented  to  the 
LiBRARY  of  the 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 

Prof.   Robert  Finch 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/oeuvresdejjrouss15rous 


£  U  V  R  ES 

D  E 

J.J.ROUSSEAU, 

DE    GENEVE. 

Avec      Figures. 
TOME    QUINZIEME. 


Kh 


O  U 


DE  L'ÉDUCATION. 


Sanabihbus    œgroratnus   malis  ;  ipfiquc  nos  in  reûum 

genicos  ii.'.tura  ,  fi  emendari  velirnus ,  juvac. 

Ssn.   de   ira.    L.   IL  c.    13. 


TOME     PRE  xM  1ER. 


A     PARIS, 

Cher  DEFER  de   MAISONNEUVE, 
Libraire ,  rue  du  Foin. 


l 


ijpi, 


V>i  E  Recueil  de  réflexions  & 
dobfervations  ,  fans  ordre  ,  & 
prefque  fans  fuite,  fut  commencé 
pour  complaire  à  une  bonne  mère 
qui  fait  p enfer.  Je  n'avois  d'abord 
projette  qu\in  Mémoire  de  quel- 
ques pages  :  mon  fujet  m'entrai- 
nant  malgré  moi  ,  ce  Pv'Iémoire 
devint  infenfiblement  une  efpèce 
d'ouvrage,  trop  gros,  fans  doute, 
pour  ce  qu'il  contient,  mais  trop 
petit  pour  la  matière  qu'il  traite. 
J'ai  balancé  long-tems  à  le  publier; 
&  fouvent  il  m'a  fait  fentir,  en  y 
travaillant,  qu'il  ne  fuflit  pas  d'a- 
voir écrit  quelques  brochures  pour 
fa  voir  compofer  un  livre.  Après  de 
vains  eiforts  pour  mieux  faire,  je 
crois  devoir  le  donner  tel  qu'il  eft, 
jugeant  qu'il  importe  de  tourner 
l'attention  publique  de  ce  coté-là; 
&  que,  quand  mes  idées  feroient 
mauvaifes ,  fi  j'en  fais  naître  de 
bonnes  à  d'autres ,  je  n'anrai  pas 
tout-à-fait  perdu   mon   tans,    Uq 

A  2 


4- 

homme  qui,  de  fa  retraite,  jette 
fes  feuilles  dans  le  Public,  fans 
preneurs,  fans  parti  qui  les  défende, 
fans  favoir  même  ce  qu'on  en  penfe 
ou  ce  qu'on  en  dit,  ne  doit  pas 
craindre  que ,  s'il  fc  trompe ,  on 
admette  fes  erreurs  fans  examen. 

Je  parlerai  peu  de  l'importance 
d'une  bonne  éducation;  je  ne  m'ar- 
rêterai pas  non  plus  à  prouver  que 
celle  qui  eft  en  ufage  eft  mauvaife; 
mille  autres  Tont  fait  avant  moi , 
&  je  n'aime  point  à  remplir  un  livre 
de  chofes  que  tout  le  monde  fait. 
Je  remarquerai  feulement  que  de- 
puis des  tems  infinis  il  n'y  a  qu'un 
cri  contre  la  pratique  établie,  fans 
que  perfonne  s'avife  d'en  propofer 
une  meilleure.  La  littérature  &  le 
favoir  de  notre  fiècle  tendent  beau- 
coup plus  à  détruire  qu'à  édifier. 
On  cenfure  d'un  ton  de  maître  ; 
pour  piopofer,  il  en  faut  prendre 
un  autre,  auquel  la  hauteur  philo- 
fophiquefe  complaît  moins.  Malgré 


s 

tant  décrits,  qui  n'ont,  dit-on,  pour 
but  que  Futilité  publique,  la  pre- 
mière de  toutes  les  utilités,  qui 
eft  l'art  de  former  des  hommes,  ell 
encore  oubliée.  Mon  fujet  étoit  tout 
neuf  après  le  livre  de  Lock,  &  je 
crains  fort  qu'il  ne  le  foit  encore 
après  le  mien. 

On  ne  connoît  point  l'enfance  ; 
fur  les  fauffes  idées  qu'on  en  a , 
plus  on  va ,  plus  on  s'égare.  Les 
plus  fages  s'attachent  à  ce  qu'il  im- 
porte aux  homm^es  de  favoir,  fans 
confidérer  ce  que  les  enfans  font 
en  état  d'apprendre.  Ils  cherchent 
toujours  l'homme  dans  l'enfant , 
fans  penfer  à  ce  qu'il  eft  avant  que 
d'être  homme.  Voilà  l'étude  à  la- 
quelle je  me  fuis  le  plus  appliqué, 
afin  que,  quand  toute  ma  méthode 
feroit  chimérique  &  fauffc,  on  put 
toujours  profiter  de  mes  obferva- 
lions.  Je  puis  avoir  très  -  mal  vu 
ce  qu'il  faut  faire  ;  mais  je  crois 
avoir  bien  vu  le  fujet  fur  lequel  on 

A5 


doit  opérer.  Commencez  donc  par 
mieux  étudier  vos  élèves;  car  très- 
afTurément,  vous  ne  les  connoiiTcz 
point.  Or  fi  vous  lifez  ce  livre 
dans  cette  vue ,  je  ne  le  crois  pas 
fans  utilité  pour  vous. 

A  l'égard  de  ce  qu'on  appellera 
la   partie   fyllémaiique ,    qui    n'efl: 
autre  chofe  ici  que  la  marche  de 
la  Nature ,   c'eft-là  ce  qui  dérou- 
tera îe  plus  le  Lecteur;  c'efl:  aulïi 
par-là  qu'on  m'attaquera  fans  doute  ; 
&  peut-être  n'aura-t-on  pas  tort. 
On   croira    moins   lire  un   Traité 
d'éducation ,  que  les  rêveries  d'un 
vifionnaire    fur   l'éducation.   Qu'y 
faire  ?  Ce  n'eft   pas  fur   les  idées 
d'autrui  que  j'écris  ;   c'eft  fur  les 
miennes.  Je  ne  vois  point  comme 
les  autres  hommes  ;  il  y  a   long- 
tems  qu'on  me  l'a  reproché.  Mais 
dépend-il   de  moi  de  me  donner 
d'autres   yeux  ,    &    de    m'afFecler 
d'autres  idées  ?    Non.    Il    dépend 
de  moi ,  de  ne  point  abonder  dans 


7 

mon  fens,  de  ne  point  croire  être 
feul  plus  fage  que  tout  le  monde  ; 
il  dépend  de  moi,  non  de  chan- 
ger de  fentiment  ;  mais  de  me  dé- 
fier du  mien  :  voilà  tout  ce  que 
je  puis  faire ,  &  ce  que  je  fais. 
Que  fi  je  prends  quelquefois  le 
ton  affirmatif,  ce  n'eft  point  pour 
en  impofer  au  Le£Leur;  c'efî:  pour 
lui  parler  comme  je  penfe.  Pour- 
quoi propoferois  -  je  par  forme  de 
doute  ce  dont,  quant  à  moi,  je  ne 
doute  point  ?  Je  dis  exactement 
ce  qui  fe  paiTe  dans  mon  efprit. 

En  expofant  avec  liberté  mon 
fentiment ,  j'entends  fi  peu  qu'il 
fafle  autorité ,  que  j'y  joins  tou- 
jours mes  raifons ,  afin  qu'on  les 
pefe  &  qu'on  me  juge:  mais  quoi- 
que je  ne  veuille  point  m'obfti- 
ner  à  défendre  mes  idées ,  je  ne 
me  crois  pas  moins  obligé  de  les 
propofer  ;  car  les  maximes  fur  lef- 
quelles  je  fuis  d'un  avis  contraire 
à  celui  des  autres,  ne  font  point 

A  ± 


s 

indifférentes.  Ce  font  de  celles 
dont  la  vérité  ou  la  fauiïeté  im- 
porte à  connoître,  &  qui  font  le 
bonheur  ou  le  malheur  du  genre- 
humain. 

Propofez  ce  qui  eft  faifable,  ne 
ceiTe-î-on   de  me  répéter.  C'efl 
comme  fi  l'on  me  difoit;  propofez 
de  faire  ce  qu'on  fait;  ou  du  moins, 
propofez  quelque   bien   qui  s'allie 
avec  le  mal  exiftant.  Un  tel  pro- 
jet ^    fur    certaines    matières  ,    eft 
beaucoup  plus  chimérique  que  les 
miens  :  car  dans  cette  alliage  le  bien 
fe  gâte,  &  le  mal  ne  fe  guérit  pas. 
J'aimerois  mieux^fuivre  en  tout  la 
pratique  établie ,  que  d'en  pren- 
dre une   bonne  à  demi  :   il  y  au- 
roit  moins   de  contradiction    dans 
l'homme  ;  il   ne  peut   tendre  à  la 
fois    a   deux  buts   oppofés.    Pères 
&  Mères,    ce  qui  eft  faifable  eft 
ce  que  vous  voulez  faire.  Dois-jo 
vépondre  de  votre  volonté? 
En  toute  efpèce  de  projet ,   il 


9 

y  â  deux  chofes  à  confidérer  : 
premièrement ,  la  bonté  abfolue 
du  projet;  en  fécond  lieu^  la  fa- 
cilité de  l'exécution. 

Au  premier  égard  ,  il  fuffit , 
pour  que  le  projet  foit  admifTible 
&  praticable  en  lui-même,  que  ce 
qu'il  a  de  bon  foit  dans  la  nature 
delachofe;  ici,  par  exemple,  que 
l'éducation  propofée  foit  convena- 
ble à  l'homme,  &  bien  adaptée  au 
cœur  humain. 

La  féconde  confidération  dépend 
des  rapports  donnés  dans  certaines 
fituations:  rapports  accidentels  à  la 
chofe,  lefquels,  par  confequent,  ne 
font  point  néceffaires,  &  peuvent 
varier  à  l'infini.  Ainli  telle  éduca- 
tion peut  être  praticable  en  SuilTe  & 
ne  l'être  pas  en  France;  telle  autre 
peut  l'être  chez  les  bourgeois,  & 
telle  autre  parmi  les  Grands.  La 
facilité  plus  ou  moins  grande  de 
l'exécution  dépend  de  mille  circonf- 
taiices;  qu'il  efl  impoiTiblede  déter- 

A  î 


10 


miner  autrement  que  dans  une  ap- 
plication particulière  de  la  méthode 
a  tel  ou  à  tel  pays,  à  telle  ou  à  telle 
condition.  Or  toutes  ces  applica- 
tions particulières,  n'étant  pas  ef- 
fentielles  à  mon  fujet ,  n'entrent 
point  dans  mon  plan.  D'autres 
pourront  s'en  occuper^  s'ils  veu- 
lent, chacun  pour  le  Pays  ou  l'Etat 
qu'il  aura  en  vue.  Il  me  fuffit  que 
par-tout  où  naîtront  des  hommes , 
on  puifle  en  faire  ce  que  je  propofe; 
&  qu'ayant  fait  d'eux  ce  que  je  pro- 
pofe ,  on  ait  fait  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  &  pour  eux-mêmes  &  pour 
autrui.  Si  je  ne  remplis  pas  cet  en- 
gagement 3  j'ai  tort  fans  doute:  mais 
fi  je  le  remplis,  on  auroit  tort  aufïl 
d'exiger  de  moi  davantage  j  car  je 
ne  promets  .que  cela. 


Explications 


Il 


EXPLICATIONS 

DES     Figures. 

I.  La  Figure  qui  fe  rapporte  au  premier 
Livre  &  fert  de  Front  if pice  à  l'Ouvrage, 
repréfente  Thécis  plongeant  fou  fils  dans 
le  Styx ,  pour  le  rendre  invulnérable. 
Voyez  T.  I.  p.  49. 

II.  La  Figure  qui  ejl  à  la  tête  du  Livre 
fécond ^    repréfente    Chiron     exerçant    le 
petit   Achille  à  la  courfe.    Voyez  T.  I. 
p.  394. 

III.  La  Figure  qui  efl  à  la  tête  du  troi' 
fleme  Livre  «S*  du  fécond  Tome^  repréfente 
Hermès  gravant  fur  des  colonnes  les  élc~ 
mens  des  Sciences.  Voyez  T.  II.  p.  'j6y 

IV.  La.  Figure  qui  appartient  an  qua-^ 
trième  Livre ,  &  qui  efl  à  la  tête  du  Tome 
troifièmej  repréfente  Orphée,  enfcignant 
aux  hommes  le  culte  des  Dieux.  Voyez 
T.  m.  p.  ïiS, 

A  ^ 


V.  La  Figure  qui  ejl  à  la  te  te  du  cîn-i 
qulème  Livre  &  du  quatrième  Tome  j 
repréfente  Circé  fe  donnant  à  Ulyfle  , 
quelle  ri  a  pu  transformer.  Voyez.  T.  IV. 
p.  304. 


EMILE, 

O  U 

DE  LÉDUCATION. 


LIVRE     PREMIER. 

X  o  u  T  eft  bien  fortant  des  mains 
de  l'Auteur  des  chufes  :  tout  dégéiicre 
entre  les  mains  de  l'homme.  Il  force 
une  terre  à  nourrir  les  produâiions  d'une 
autre,  un  arbre  à  porrer  les  fruits  d'un 
autre,  il  mêle  &  confond  les  climats, 
les  élémens,  les  faifons:  i!  mutile  fou 
chien,  fon  cheval,  fon  efclave:  il  boule- 
verfe  tout,  il  déhgure  tout:  il  aime  la 
difformité,  les  monf^res:  il  ne  veut  rien,' 
tel  que  l'a  fait  la  nature  ;  pas  même 
l'homme  :  il  le   faut  drelfer  pour  lui , 


comme  un  cheval  de  manège j  il  le  faut 
contourner  à  fa  mode,  comme  un  aibre 
de  {on  jardin.      ' 

Sans  cela  tout  iroir  plus  mal  encore," 
&  notre  efpèce  ne  veut  pas  être  fa- 
çonnée à  demi.  Dans  l'état  où  font  dé- 
formais les  chofes  ,  un  homme  aban- 
donné, des  fa  naiflance  ,  à  lui-même, 
parmi  les  autres  ,  feroit  le  plus  défi- 
guré de  tous.  Les  préjugés ,  l'autorité  , 
la  néceffîté  ,  l'exemple  ,  toutes  les  inf- 
titutions  fociales  dans  lefquelles  nous 
nous  trouvons  fubmergcs,  ctoufferoient 
en  lui  la  Nature,  ôc  ne  mettroient  rien 
a  la  place.  Elle  y  feroit  comme  un  ar- 
brilTeau  que  le  hazard  fait  naître  au  milieu 
d'un  chemin  ,  &  que  les  pafTans  font 
bientôt  périr ,  en  le  heurtant  de  toutes 
parts,  'Se  le  pliant  dans  tous  les  fens. 

C'eft  à  toi  que  je  m'adrelTe  ,  tendre 
&  prévoyante  mère  (i),  qui  fus  t'écarter 


(i)  La  première  éducation  eft  celle  qui  importe  le 
plus  ;  &c  cette  première  éducation  appartient  incontef- 
ublemcm   aa\  Icmmcs  ;   ii  i'Auceui  de  U  Nature  eût 


ov  DE  l'Éducation,        i| 

de  la  grande  route.  Se  garantir  l'ar- 
brifTeau  naijfTanc  du  choc  des  opinions 
humaines.  Cultive,  arrofe  la  jeune  plante 
avant  qu'elle  meure  \  fes  fruits  feront 
un  jour  tes  délices.  Forme  de  bonne 
heure    une    enceinte    autour    de    l'ame 


voulu  qu'elle  appartînt  anx  hommes ,  il  leur  eût  donné 
du  lait  pour  nourrir  les  cnfans.  Pariez  donc  toujours 
aux  femmes,  par  préférence,  dans  vos  Traités  d'éduca- 
tion ■■)  car ,  outre  qu'elles  font  à  portée  d'y  veiller  de 
plus  près  que  les  hommes  &  qu'elles  y  influent  toujours 
davantage ,  le  fuccès  les  intérefle  aulîi  beaucoup  plus, 
puifque  la  plupart  des  veuves  fe  trouve  prefque  à  la 
merci  de  leurs  enfans,  &  qu'alors  ils  leur  font  vivement 
fentir ,  en  bien  ou  en  mal,  l'cfïer  de  la  manière  dont 
elles  les  ont  élevés.  Les  loix  ,  toujours  fi  occupées  des 
biens  &  C\  peu  des  perfonnes,  parce  qu'elles  ont  pour 
objet  la  paix  Se  non  la  vertu ,  ne  donnent  pas  aflez 
d'autorité  aux  mères.  Cependant  leur  état  e/l  plus  sût 
que  celui  des  pères  ■■,  leurs  devoirs  font  plus  pénibles  j 
leurs  foins  emportent  plus  au  bon  ordre  de  la  famille  ; 
généralement  elles  ont  plus  d'attachement  pour  les 
enfans.  Il  y  a  des  occatlons  où  un  fi!s  qui  manq^ue  de 
refpedt  à  fon  père,  peut,  en  quelque  forte,  être  excufé: 
mais  fi  ,  dans  quelque  occaûon  que  ce  fût,  un  enfant 
étoit  afTez  dénaturé  pour  en  manquer  à  fa  mère ,  à 
celle  qui  l'a  porté  dans  fon  fein  ,  qui  l'a  nourri  de  fon 
hit ,  qui  durant  des  années ,  s'eft  oubliée  elle-même 
pour  ne  s'occuper  que  de  lui  ,  on  devroit  fe  hâter 
d'étouffer  ce  mifcrablc,  comme  un  monllre  indigne  de 
voir  le  jour.  Les  mères ,  dit-on  ,  gâtent  leurs  enfans.  En 
cela,  fans  doute,  elles  ont  tort,  mais  moins  de  tort 
que  vous  ,  peut-être  ,  qui  les  dépravez.  La  mcre  veuB 
<ji!c  fon  enfant  foit  heureux,  qu'il  le  foii  des  à  préfcûtj 


X'6  È   M   I   L    £  j 

de  ton  enfant  :  un  autre  en  peut  mar- 
quer le  circuit  j  mais  toi  feule  y  doit 
pofer  la  barrière. 

On  façonne  les  plantes  par  la  cul- 
ture ,  ôc  les  hommes  par  l'éducation. 
Si  l'homme  naiflfoit  grand  &  fort  ,  fa 
taille  &  fa  force  lui  feroient  inutiles , 
jufqu'à  ce  qu'il  eût  appris  à  s'en  servir: 
elles  lui  feroient  préjudiciables  ,  en 
empêchant  les  autres  de  fonger  à  l'af- 
fifter  (i')j  ôc  abandonné  à  lui-même,  il 
mourroit  de  mifere  avant  d'avoir  connu 
fes  befoins.  On  fe  plaint  de  l'état  de 
l'enfance  j  on  ne  voit  pas   que   la   race 


en  cela  elle  a  raifon  :  quand  elle  fe  trompe  fur  les 
moyens  ,  il  faut  l'éclairer.  L'ambicion  ,  l'avarice  ,  la 
tyrannie  ,  la  faulTe  prévoyance  des  pcres  ,  leur  négH- 
gence,  leur  dure  infcnfibilité  ,  font  cent  fois  plus  funeftcs 
aux  enfaiis,  que  l'aveugle  tendre  ire  des  mères.  Au  refte, 
il  faut  expliquer  le  fens  que  je  donne  à  ce  nom  de  mère  > 
&   c'eft  ce  qui  fera  fait   ci-après. 

(î.)  Semblable  a  eux  à  l'extérieur ,  &  privé  de  la  pa- 
role, ainlî  qne  des  idées  qu'elle  exprime,  il  feroit  hors 
d'état  de  leur  faire  entendre  le  befoin  qu'il  auroit  de 
leurs  fecours ,  Sc  rien  en  lui  ne  kur  nunifeftcroit  ce 
befoin. 


eu   DE    l'ÉdUCATIOK.  17 

humaine    eue    péri  ,    Ci    l'homme    n'eût 
commencé  par  être  enfant. 

Nous  naKTons  foibles  ,  nous  avons 
befoin  de  forces  :  nous  naiflons  dépour- 
vus de  tout,  nous  avons  befoin  d'afiif- 
tance:  nous  nailTons  ftupides,  nous  avons 
befoin  de  jugement.  Tout  ce  que  nous 
n'avons  pas  à  notre  naiffance  ôc  dont 
nous  avons  befoin  étant  grands  ,  nous 
eft  donné  par  l'éducation. 

Cette  éducation  nous  vient  de  la  Na- 
ture ,  ou  des  hommes  ,  ou  des  chofes* 
Le  développement  interne  de  nos  fa- 
cultés ôc  de  nos  organes ,  eft  l'éduca- 
tion de  la  Nature  :  l'ufage  qu'on  nous 
apprend  à  faire  de  ce  développement  , 
eft  l'éducation  des  hommes  ;  &  l'ac- 
quis de  notre  propre  expérience  fur 
les  objets  qui  nous  afteélent,  eft  l'édu- 
cation des  chofes. 

Chacun  de  nous  eft  donc  formé  par 
trois  fortes  de  Maîtres.  Le  Difciple 
dans  lequel  leurs  diverfes  leçons  fe 
contrarient   eft  mal   élevé ,   &  ne  fera 


t$  É    M   I   L    Ej 

jamais  d'accord  avec  lui-même  :  ce- 
lui dans  lequel  elles  tombent  toutes 
fur  les  mêmes  points,  ô<  tendent  aux 
mêmes  fins,  va  feul  à  fon  but,  &  vit 
conféquemment.  Celui-là  feul  eft  bien 
élevé. 

Or  5  de  ces  trois  éducations  diffc- 
rentes,  celle  de  la  Nature  ne  dépend 
point  de  nous  j  celle  des  chofes  n'en 
dépend  qu'à  certains,  égards ,  celle  des 
hommes  eft  la  feule  dont  nous  foyons 
vraiment  les  maîtres  :  encore  ne  le 
fommes-nous  que  par  fuppofition  ;  car 
qui  eft-ce  qui  peut  efpérer  de  diriger 
entièrement  les  difcours  &  les  actions 
de  tous  ceux  qui  environnent  un  enfant  ? 

Si  tôt  donc  que  l'éducation  eft  un 
art  ,  il  eft  prefque  impoflible  qu'elle 
réulîîlTe ,  puifque  le  concours  nécef- 
faire  à  fon  fuccès  ne  dépend  de  per- 
fonne.  Tout  ce  qu'on  peur  faire  à 
force  de  foins  eft  d'approcher  plus 
ou  moins  au  but  ,  mais  il  faut  du 
bonheur  pour  l'atteindre. 


Qv  VT.  VÈducatioïJ.        15 

Quel  eft  ce  but  ?  c'eft  celai  même 
de  la  Nature;  cela  vient  d'être  prouvé. 
Puifque  le  concours  d^s  trois  éduca- 
tions eft  néceflaire  à  leur  perfection  j 
c'eft  fur  celle  à  laquelle  nous  ne  pou- 
vons rien  qu'il  faut  diriger  les  deux 
autres.  Mais  peut-être  ce  mot  de  Na- 
ture a-t-il  un  fens  trop  vague  :  il  faut 
tâcher  ici  de  le  fixer. 

La  Nature  ,  nous  dit-on  ,  n'eft  que 
l'habitude.  Que  fignifie  cela  ?  N'y 
a  -  t  -  il  pas  des  habitudes  qu'on  ne 
contra(5le  que  par  force  &  qui  n'é- 
toufTent  jamais  la  Nature  ?  Telle  eft , 
par  exemple  ,  l'habitude  des  plantes 
dont  on  gêne  la  diredtion  verticale. 
La  plante  mife  en  liberté  garde  l'in-. 
clination  qu'on  l'a  forcée  à  prendre  : 
mais  la  févfe  n'a  point  changé  pour 
cela  fa  direélion  primitive  ,  &  fi  la 
plante  continue  à  végéter  ,  fon  pro- 
longement redevient  vettical.  Il  en  eft 
de  même  des  inclinations  des  hommes. 


10  É    M    J    L    i,'. 

Tant  qu'on  refte  dans  le  nisme  état, 
on  peut  garder  celles  qui  réfulrent 
de  l'habitade  &  qui  nous  font  le  moins 
naturelles;  mais  fitôt  que  la  ficuation 
chanjze  ,  l'hnbitude  cclfc  &  le  naturel 
revient.  L'éducation  n'eft  certainement 
qu'une  habi:ucie.  Or  n'y  a  t  il  pas  àcs 
gens  qui  oublient  6<:  perder.t  leur  édu- 
cation ;  d'autres  qui  la  gardent?  D'où 
vient  cette  différence  ?  S'il  faut  borner 
le  nom  de  Nature  aux  hàbirudes  con- 
formes à  la  Nature,  on  peut  s'épargner 
ce  galimathias. 

Nous  naiflons  fenfibles,  &:  àks  no- 
tre naiflance  nous  fommes  afFeélés  de 
diverfes  manières  par  les  objets  qui 
nous  environnent.  Si  -  tôt  que  nous 
avons ,  pour  ainfi  dire  ,  la  confcience 
de  nos  fenfations  ,  nous  fommes  dif- 
pofés  à  rechercher  ou  à  fuir  les  ob- 
jets qui  les  produifent  ,  d'abord  félon 
qu'elles  nous  font  agréables  ou  déplai- 
fantes ,    puis   félon    la    convenance    ou 


ou  DE  l'Education.        ii 

dlfconvenance  que  nous  tr  uivons  en- 
tre nous  (Se  ces  objets,  &:  eniin  félon 
les  jugemens  que  nous  en  portons  fur 
ridée  de  bonheur  ou  de  perfeftion  que 
la  raifon  nous  donne.  Ces  difpofitions 
s'étendent  &  s'afîermiflent  à  mefure 
que  nous  devenons  plus  fenfibles  & 
plus  éclaires  :  mais  ,  contraintes  par 
nos  habitudes ,  elles  s'altèrent  plus  ou 
moins  par  nos  opinions.  Avant  cette 
altération ,  elles  font  ce  que  j'appelle 
en  nous  la  Nature. 

C'eft  àonc  à  ces  difpofitions  primi- 
tives qu'il  faudroit  tout  rapporter  j  & 
cela  fe  pourroit,  fi  nos  trois  éducations 
n'étoient  que  différentes:  mais  que  faire," 
quand  elles  font  oppofées  ?  quand  , 
au -lieu  d'élever  un  homme  pour  lui- 
même  ,  on  veut  l'élever  pour  les  au- 
tres ?  alors  le  concert  efl:  impofljble." 
Forcé  de  combattre  la  Nature  ou  les 
inftitutions  fociales,  il  faut  opter  entre 
faite  un  homme  ou  un  citoyen  ;  car 
on  ne  peut  faire  .à  la  fois  l'un  &  l'autre. 


21  Ë   M   I   L   Ey 

Toute  fociété  partielle  ,  quand  elle 
cft  étroite  &  bien  unie ,  s'aliène  de  la 
grande.  Tout  patriote  eft  dur  aux  étran- 
gers :  ils  ne  font  qu'hommes ,  ils  ne 
font  rien  a  (qs  yeux  (  3  j.  Cet  inconvé- 
nient eft  inévitable ,  mais  il  eft  foibic. 
L'eiïentiel  eft  d'être  bon  aux  zQns  avec 
qui  l'on  vit.  Au  dehors  le  Spartiate 
étoit  ambitieux ,  avare  ,  inique  :  mais 
le  défintéreiïement,  l'équité,  la  con- 
corde, régnoienc  dans  fes  mu's.  Dé- 
fiez-vous de  ces  cofmopolites  qui  vont 
chercher  au  loin  dans  leurs  livres  des 
devoirs  qu'ils  dédaignent  de  remplir 
îuuour  d'eux.  Tel  Philofophe  aime  les 
Tartares,  pour  être  difpenfé  d'aimer  fes 
voifins. 

L'homme  naturel  eft  tout  pour  lui  : 
il  eft  l'unité  numérique  \  l'entier  ab- 
folu  qui  n'a  de  rapport  qu'à  lui-même 
ou    à    fon    femblable.    L'homme    civil 


(5)  Au/Ti  les  guerres  ries  Républiques  font-elles  p!(;s 
cruelles  que  celles  des  Monarchies,  Mais  fi  la  guerre  des 
Rtis  eft  modérée,  c'eft  leur  paix  qui  eft  terrible. 


ou  DE  l'Éducation.        25 

n'eft  qu'une  unité  fradtionnaire  qui 
tient  au  dénominateur,  ôc  dont  la  va- 
leur eft  dans  fon  rapport  avec  l'entier, 
qui  eft  le  corps  focial.  Les  bonnes 
inftitutions  fociales  font  celles  qui  fa- 
vent  le  mieux  dénaturer  l'homme,  lui 
ôter  fon  exiftence  abfolue  pour  lui  en 
donner  une  relative ,  ôc  tranfporter 
le  moi  dans  l'unité  commune  j  en  forte 
que  chaque  particulier  ne  fe  croye 
plus  un ,  mais  partie  de  l'unité ,  &  ne 
foit  plus  fenfible  que  dans  le  tout.  Un 
citoyen  de  Rome  n'étoit  ni  Caïus,  ni 
Lucius  y  c'étoit  un  Romain  :  même  il 
aimoit  la  patrie  exclusivement  à  lui. 
Régulus  fe  prétendoit  Carthaginois ,' 
comme  étant  devenu  le  bien  de  £es 
maîtres.  En  fa  qualité  d'étranger  il  re- 
fufoit  de  fiéger  au  Sénat  de  Romej  il 
fallut  qu'un  Carthaginois  le  lui  ordon- 
nât. Il  s'indignoit  qu'on  voulût  lui 
ûuver  la  vie.  Il  vainquit ,  ôc  s'en  re- 
tourna triomphant  mourir  dans  les 
fupplices.  Cela  n'a  pas  grand  rapport. 


24  EMILE, 

ce  ine  femble ,  aux  hommes  que  nous 
connoiflons. 

Le  Lacédémonien  Pcdarère  fe  pré- 
fente  pour  être  admis  au  Confeil  des 
trois-cents  ;  il  eft  rejette.  II  sqvx  retour- 
ne tout  joyeux  de  ce  qu'il  s'eft  trouvé 
dans  Sparte  trois-cents  hommes  valant 
mieux  que  lui.  Je  fuppofe  cette  dé- 
monftration  fincere,  &  il  y  a  lieu  de 
croire  qu'elle  l'étoit.  Voilà  le  citoyen. 

Une  femme  de  Sparte  avoit  cinq 
fils  à  l'armée,  &  attendoit  des  nouvel • 
les  de  la  bataille.  Un  Ilote  arrive  ; 
elle  lui  en  demande  en  tremblant...  Vos 
cinq  fils  ont  été  tués...  Vil  Efclave,  t'ai- 
je  demandé  cela  ? . .  Nous  avons  gagné 
la  vidoire...  La  mère  court  au  Temple 
&:  rend  grâce  aux  Dieux.  Voilà  la  ci- 
toyenne. 

Celui  qui  ,  dans  l'ordre  civil ,  veut 
conferver  la  primauté  Aqs  fentimens 
de  la  Nature ,  ne  fait  ce  qu'il  veut. 
Toujours  en  contradidion  avec  lui- 
tnême,  toujours  flottant  entre  ks  pen- 

chans 


ou  DE  l'Education,  i^ 
clians  ôc  fes  devoirs  ,  il  ne  fera  jamais 
ni  homme  ni  citoyen  j  il  ne  fera  bon  ni 
pour  lui  ni  pour  les  autres.  Ce  fera  un 
de  ces  hommes  de  no5  jours  j  un  Fran- 
çois ,  un  Anglois  ,  un  Bourgeois  j  ce  ne 
fera  rien. 

Pour  être  quelque  chofe  ,  pour  être 
foi-même  6c  toujours  un  ,  il  faut  agir 
comme  on  parle  ;  il  faut  être  toujours 
décidé  fur  le  parti  qu'on  doit  prendre, 
le  prendre  hautement  ,  &  le  fuivre  tou- 
jours. J'attends  qu'on  me  montre  ce 
prodige  ,  pour  fwoir  s'il  eft  homme  ou 
citoyen  ,  ou  comment  il  s'y  prend  pour 
être  à  la  fois  l'un  &  l'autre. 

De  ces  objets  néceffairement  oppofés 
viennent  deux  formes  d'inftitutions  con- 
traires j  l'une  publique  6:  commune ,  l'au- 
tre particulière  (îL'  domeftique. 

Voulez  -  vous  prendre  une  idée  de 
l'éducation  publique  ?  Lifez  la  répu- 
blique de  Platon.  Ce  n'eft  point  un 
ouvrage  de  politique  ,  comme  le  pen- 
fent  ceux  qui  ne  jugent  des  livres  que 

Tome  J,  B 


lô  Emile, 

pat  leurs  titres.  C'eft  le  plus  beau  Traité 
d'éducation  qu'on  ait  jamais  fait. 

Quand  on  veut  renvoyer  au  pays  des 
chimères  ,  on  nomme  l'inftitution  de 
Platon.  Si  Lycurgue  n'eut  mis  la  fîenne 
que  par  écrit  ,  je  la  trouverois  bien 
plus  chiméfique.  Platon  n'a  fait  qu'épu- 
rer le  cœur  de  l'homme  ;  Licurgue  Ta 
dénaturé. 

L'inftitution  publique  n'exifte  plus  ," 
&  ne  peur  plus  exifter  -,  parce  qu'où  il 
n'y  a  plus  de  patrie  ,  il  ne  peut  plus  y 
ayoir  de  citoyens.  Ces  deux  mors ,  pa- 
trie ôc  citoyen  ,  doivent  être  efFacés  des 
langues  modernes.  J'en  fais  bien  la  raifoii , 
mais  je  ne  veux  pas  la  dire  j  elle  ne  faic 
rien  à  mon  fajcc. 

Je  n'envifage  pas  comme  une  infti- 
fution  publique  ces  rifibles  établiffe- 
mens  qu'on  appelle  Collèges  *.  Je  ne 
compte   pas    non>   plus    l'éducation    du 


*  Il  y  a  dans  l'acadcmie  de  Genève  &c  dans  l'Uni- 
vwlùé  de  Paris  des  ProfefTeurs  que  j'aime  ,  que  j'eflime 
^oaucoi!^ ,  9c  que  je  croit  cfds- capables  de  bien  iôtltuire 


ou  DE  l'Éducation.       xj 

monde  ,  parce  que  cette  éducation  ,  ten- 
dant a  deux  fins  contraires  ,  les  man- 
que toutes  deux  :  elle  n'eft:  propre  qu'à 
faire  àQ%  hommes  doubles  ,  paroiiTartt 
toujours  rapporter  tout  aux  autres  ,  &: 
ne  rapportant  jamais  rien  qu'à  eux  feuls. 
Or  ces  démonftrations  étant  communes 
à  tout  le  monde  ,  n'abufent  perfonne. 
Ce  font  autant  de  foins  perdus. 

De  ces  contradi6tions  naît  celle  que 
nous  éprouvons  fans  celTe  en  nous-mê- 
mes. Entraînés  par  la  nature  &  par  les 
hommes  dans  des  routes  contraires ,  for- 
cés de  nous  partager  entre  c^%  diverfes 
impulfions ,  nous  en  fuivons  une  com- 
pofée  qui  ne  nous  mené  ni  à  Tun  ni  I 
l'autre  but.  Ainfi  combattus  &  flottans 
durant  tout  le  cours  de  notre  vie ,  nous 
la  terminons  fans  avoir  pu  nous  accor- 
der avec  nous  ,  &  fans  avoir  été  bons 
ni  pour  nous  ni  pour  les  autres. 


1.1  jeunefTe ,  s'ils  n'ctoienc  forcés  ds  fuivre  l'ufage  établi. 
J'exhorte  l'un  d'cntr'eux  à  publier  le  projet  de  réforme 
iju'il  a  conçu.  L'on  fera  peut-être  enfin  tenti  de  guérir  - 
U  nul ,  en  voyajjt  qu'il  u'eû  pas  fans  remède. 


Rede  enfin  l'éducation  domeftique  ou 
celle  de  la  Nature.  Mais  que  deviendra 
pour  les  îiutres  un  homme  unique- 
ment élevé  pour  lui  ?  Si  peut  -  être  le 
double  objet  qu'on  fe  propofe  pouvoic 
fe  réunir  en  un  feul  ,  en  ôtant  les  con- 
tradiélions  de  l'homme  ,  on  ôteroit  un 
grand  obftacle  à  fon  bonheur.  Il  fau- 
droit ,  pour  en  juger  ,  le  voir  tout  for- 
mé j  il  faudroit  avoir  obfervé  {qs  pen- 
chans  ,  vu  Tes  progrès ,  fuivi  fa  marche  : 
il  faudroit  ,  en  un  mot  ,  connoître 
l'homme  naturel.  Je  crois  qu'on  aura 
fait  quelques  pas  dans  ces  recherches  , 
après  avoir  lu  cet  écrit. 

Pour  former  cet  homme  rare  ,  qu'a- 
vons-nous à  faire  ?  Beaucoup  ,  fans 
doute  ;  c'eft  d'empêcher  que  rien  ne 
foit  fait.  Quand  il  ne  s'agit  que  d'al- 
ler contre  le  vent  ,  on  louvoyé  •  mais 
fi  la  mer  eft  forte  ,  de  qu'on  veuille  ref- 
ter  en  place ,  il  faut  jeter  lancre.  Prends 
garde  ,  jeune  pilote  ,  que  ton  cable  ne 
file  ,  ou  que  ton  ancre  ne  laboure  ,  & 


ou  DE  l'Éducation.        29 

que  le  vaifleau  ne  dérive  avant  que  tH 
t'en   fois   apperçu. 

Dans  l'ordre  focial  ,  où  toutes  les 
places  font  marquées,  chacun  doit  être 
élevé  pour  la  fienne.  Si  un  Particulier 
formé  pour  fa  place  en  fort ,  il  n'eft 
plus  propre  à  rien.  L'éducation  n'eft 
utile  qu'autant  que  la  fortune  s'accorde 
avec  la  vocation  des  parens  j  en  tout 
autre  cas  elle  eft  nuifîble  à  l'élevé ,  ne 
fût-ce  que  par  les  préjugés  qu'elle  lui 
a  donnés.  En  Egypte ,  où  le  fils  étoit 
obligé  d'embraiïer  l'état  de  fon  père , 
l'éducation  du  moins  avoit  un  but  af- 
fûté ;  mais  parmi  nous ,  où  les  rangs 
feuls  demeurent,  ôc  où  les  hommes  en 
changent  fans  cefTe,  nul  ne  fait  fi  ,  en 
élevant  fon  fils  pour  le  fîen,  il  ne  tra- 
vaille pas  contre  lui. 

Dans  l'ordre  naturel  ,  les  hommes 
étant  tous  égaux ,  leur  vocation  com- 
mune eft  l'état  d'homme,  <3j  quiconque 
eft  bien  élevé  pour  celui  -  là  ne  peut 
mal   remplir   ceux    qui    sy   rapportent. 

B  3 


3  o  Emile, 

Qu'on  deftin-e  mon  élevé  à  l'épce ,  d 
l'églife  ,  au  barreau  ,  ptu  m'importe. 
Avant  la  vocation  des  parens,  la  Nature 
l'appelle  à  la  vie  humaine.  V^ivre  eft  le 
métier  que  je  lui  veux  apprendre.  En 
ibrtant  de  mes  mains,  il  ne  fera,  j'en 
conviens ,  ni  magiftrat ,  ni  foldat ,  ni 
prêtre  :  il  fera  premièrement  homme  ; 
tout  ce  qu'un  homme  doit  être,  il  faura 
l'être  au  befoin  tout  auHi  bien  que  qui 
que  ce  foit,  &  la  fortuiie  aura  beau  le 
faire  changer  de  place,  il  fera  toujours 
à  la  (ienne.  Occupavi  ce,  fortuna  ^  atquc 
cepi  :  omnesque  aditus  tuos  interclufi,  ut 
ad  me  afprrare  non  pojjes  (4). 

Notre  véritable  étude  cil  celle  de  la 
condition  humaine.  Celui  d'entre  nous 
qui  fait  le  mieux  fupporter  les  biens  & 
\qs  niaux  de  cette  vie,  eftj  à  mon  gré, 
le  mieux  élevé  :  d'où  il  fuir  que  la  vé- 
ritable éducation  coniifte  moins  en  pré- 
ceptes qu'en  exercices.  Nous  commen- 
çons  à  nous  inftruire,   en   commençant 

(4)  Tufcul.  V- 


ou  DE  l'Éducation»        51 

d  vivre  ;  notre  éducation  commence 
avec  nous  j  notre  premier  précepteur 
eft  notre  nourrice.  Auffi  ce  mot  édu^ 
cation  avoit-il-chez  les  Anciens  un  autre 
fens ,  que  nous  ne  lui  donnons  plus  ; 
il  fignifioit  nourriture.  Educit  ohflc" 
trix  y  dit  Varron,  educat  nutrix ,  infli- 
tu'u  p<edûgogus ,  docet  mag'ijler  (5).  Ainfi 
l'éducation  j  l'inftitution  ,  l'inftruc^lion  , 
font  trois  chofes  auiïl  différentes  dans 
leur  objet  ,  que  la  gouvernante  ,  le 
précepteur  &  le  maître.  Mais  ces  dif- 
tindlions  font  mal  entendues;  &,  pour 
çtre  bisn  conduit,  l'enfant  ne  doit  fuivre 
qu'un  feiil  guide. 

11  fuit  donc  généralifer  nos  vues , 
Se  confidérer  dans  notre  élevé  l'homme 
abftrait  ,  l'homme  expofé  à  tous  les 
accidens  de  la  vie  humaine.  Si  les  hommes 
nailToient  attachés  au  fol  d'un  pays , 
fi  la  même  faifon  duroit  toute  l'an- 
née ,  fi  chacun  tenoit  à  fi  fortune  de 
manière   à    n'en    pouvoir   jamais    chan- 

(5)  Non.  Marcell. 

C  4 


32  È    Àf   I    L    E  ^ 

ger,  la  pratique  établie  feioit  bonne  à 
certains  égards  j  l'enfant  élevé  pour  (on 
état,  n'en  fortant  jamais  ,  ne  pourroic 
être  expofé  aux  inconvéniens  ci'un  au- 
tre. Mais  vu  Ja  mobilité  des  chofcs 
humaines  j  vu  Tefprit  inquiet'  Se  re- 
muant de  ce  Ciech  qui  bouleverfe  tout 
à  chaque  génération  ,  peut  -  on  conce- 
voir une  méthode  plus  infenfée  que 
d'élever  un  enfant  comme  n'ayant  ja- 
tnais  ■  à  îortir  de  fa  chambre ,  comme 
devant  être  fans  celle  entouré  de  (es 
.  gens  ?  Si  le  malheureux  fait  un  feul 
pas  fur  la  terre  ,  s'il  defcend  d'un  feul 
degré ,  il  eft  perdu.  Ce  n'eft  pas  lui 
apprenrde  à  fuppotter  la  peine  j  c'cft 
l'exercer  à  la  fentir. 

On  ne  fonge  qu'à  conferver  (on  en- 
faj^it  j  ce  n'eft  pas  affez  :  on  doit  lui 
apprendre  à  fe  conferver  étant  homme, 
à  fupporter  les  coups  du  fort  ,  ù  bra- 
ver l'opulence  <S<;  la  miferè.,  à  vivre, 
s'il  le  faut  ,  dans  les  glaces  d'iflande 
ou   fur    le    brûlant    rocher    de    Malte. 


ov  DE  l'Éducation,        7,3 

Vous  avez  beau  prendre  des  précautions 
pour    qu'il    ne    meure    pas ,    il    faudra 
pourtant     qu'il    meure  :     Se    quand    fa 
mort    ne    feroit    pas    l'ouvrage    de    vos 
foins,  encore  feroient-ils  mal  entendus. 
Il  s'agit  moins  de   l'empêcher   de  mou- 
rir ,   que   de  le  faire  vivre.   Vivre,   ce 
n'eft  pas  refpirer  j  c'eft  agir ,  c'eft  faire 
ufage    de    nos    organes ,    de   nos  fens , 
de    nos   facultés  ,   de   toutes   les  parties 
de  nous  -  mêmes   qui    nous  donnent    le 
fentiment  de  notre  exiftence.  L'homme 
qui   a   le  plus    vécu  n'eft   pas  celui    qui 
a  compté    le   plus  d'années;  mais  celui 
qui   a    le    plus   fenti    la    vie.    Tel   s'ett 
fait  enterrer  à   cent    ans ,    qui   mourut 
dès  fa  nailTance.  Il  eût  gaçné  de  mou- 
rir  jeune ,  au  moins  eût-il  vécu  jufqu'a 
ce  tems-là. 

Toute  notre  fageffe  confifte  en  pré- 
jugés ferviles  ;  tous  nos  ufages  ne  font 
qu'alfujettiiTcment ,  gêne  &  contrainte. 
L'homme  civil  naît  ,  vit  ,  de  meure 
dans  l'efclavage  :  à  fii  naii-Fance ,  on  le 

B  s 


^f  É   M    I    L    E3 

coud  dans  un  maillot  j  à  fa  mort,  on  le 
cloue  dans  une   bière;  tant  qu'il  garde 
^    la  figure  humaine  ,  il  eO:  enchaîné  par 
nos  inftitutions. 

,  On  dit  que  plufîeurs  Sages -Femmes 
prétendent  ,  en  paitriflant  la  tête  des 
enfans  nouveaux-ncs  ,  lui  donner  une 
forme  plus  convenable  :  Ôc  on  le  fouf- 
fre!  Nos  têtes  feroient  mal  de  la  façon 
de  l'Auteur  de  notre  être  !  il  nous  les 
faut  façonnées  au  dehors  par  les  Siges- 
Femmes,  Se  au-dedans  par  les  Philo- 
fophes  !  Les  Caraïbes  font  de  la  moitié 
plus  heureux   que  nous. 

«  A  peine  Tenfxnt  eft-il  forti  du  fein 
30  de  la  mère,  &:  à  peine  jouit-il  de  la 
M  liberté  de  mouvoir  ^'  d'étendre  fes 
»  membres,  qu'on  lui  donne  de  nou- 
33  veaux  liens.  On  i'emmaillotte ,  on 
1'  le  couche  la  tête  fixée  de  \qs  jambes 
M  allongées,  les  bras  pendans  à  côté  du' 
3->  corps;  il  eft  entouré  de- linges  &  de 
î)  bandages  de  toute  efpece,  qui  ne  lui 
.3>  permettent   pas  de  changer  de  fitua- 


ou  x)E  l'Education,        35 

»  tion.  Heureux ,  fi  on  ne  l'a  pas  ferré 
n  au  point  de  l'empêcher  de  refpirer  , 
»  &  fi  on  a  eu  la  précaution  de  le  cou- 
»>  cher  fur  le  côté ,  afin  que  les  eaux 
3»  qu'il  doit  rendre  par  la  bouche  puif- 
w  fent  tomber  d'elles-mêmes  j  car  il 
»  n'auroit  pas  la  liberté  de  tourner  la 
»>  tète  fur  le  côté  pour  en  faciliter  l'é- 
3j  coulenient   (<?)"• 

L'enfant  nouveau-né  a  befoin  d'éten- 
dre &  de  mouvoir  (ts  membres  ,  pour 
les  tirer  de  l'engourdifilement  où,  raf- 
femblés  en  un  peloton  ,  ils  ont  refté  fi 
lonc!  tems.  On  les  étend ,  il  efl  vrai  : 
mais  on  les  empêche  de  fe  mouvoir  j 
oa  afiiijettit  la  tète  même  par  des  tê- 
tières: il  femble  qu'on  a  peur  qu'il  n'ait 
Tair  d'ctre  en  vie. 

Ainfi  l'impullion  des  parties  internes 
d'un  corps  qui  tend  à  l'accroifiement  , 
trouve  un  obftacle  infurmonrable  aux 
mouvemens  qu'elle  lui  demande.  L'en- 


{r^)  Hift.    Nat.  T.  lY.  p.  i^o.  m-ii. 

B  c 


3  ^  É   M    I    L    E  ^ 

fani  fait  concinuellemen:  des  efforts 
inutiles  qui  épuifent  fes  forces  ou  re- 
tardent leur  progrès.  Il  ctoic  moins  à 
récroit,  monis  gêné,  moins  comprimé 
dans  Tamnios  ,  qu'il  n'eft  dans  iQS 
langes  ;  je  ne  vois  pas  ce  qu'il  a  gagné 
de  naître. 

Uinadion  ,  la  contrainte  où  l'on 
retient  les  membres  d'un  enfant,  ne 
peuvent  que  gêner  la  circulation  du  fang, 
des  humeurs ,  empêcher  l'enfant  de  fe 
fortifier  ,  de  croître  ,  &:  altérer  fa 
conftitution.  Dans  les  lieux  où  l'on  n'a 
point  ces  précautions  extravagantes,  \qs 
hommes  font  tous  grands  forts,  bien 
proportionnés  (  7  ).  Les  pays  où  l'on 
emmaillotte  les  enfans  font  ceux  qui 
fourmillent  de  bolTus,  de  boiteux,  de 
cagneux,  de  noués,  de  rachitiques,  de 
oens  contrefaits  de  toute  efpece.  De 
peur  que  Its  corps  ne  fe  déforment  par 
àts  mouvemens  libres,  on  fe  hâte  de  U% 

(7)  Voyez  in  cote  14  de   la  £,   Tp. 


ou  z>E  l'Éducation.       37 

déformer  en  les  mettant  en  prefTe.  On 
les  renJroit  volontiers  perclus,  pour  les 
empêcher  de  s'eftropier. 

Une  contrainte  Ç\  cruelle  pourroit-elle 
ne  pas  influer  fur  leur  humeur,  ainfî 
que  fur  leur  tempérament  ?  Leur  premier 
fentiment  eft  un  fentiment  de  douleur 
&  de  peine  :  ils  ne  trouvent  qu'obftacles 
à  tous  les  mouvemens  dont  ils  ont 
befoin:  plus  malheureux  qu'un  criminel 
aux  fers,  ils  font  de  vains  efforts,  ils 
s'irritent  ,  ils  crient.  Leurs  premières 
voix  ,  dites  -  vous  ,  font  des  pleurs  ,  je 
le  crois  bien  :  vous  les  contrariez  dès 
leur  naiflance  j  les  premiers  dons  qu'ils 
reçoivent  de  vous  font  àQS  chaînes  , 
les  premiers  traite  mens  qu'ils  éprouvent 
font  des  tourmens.  N'ayant  rien  de  hbre 
que  la  voix,  comment  ne  s'en  fervi- 
roient-ils  pas  pour  fe  plaindre  !  ils  crient 
du  mal  que  vous  leur  faites  :  ainfi  ga- 
rottés,  vous  crieriez  plus  fort  qu'eux. 

D'où  vient  cet  ufage  déraifonnable  ? 
d'un    uGge    dénaturé.    Depuis    que   les 


38  E    M    I    L    Éy 

mères,  méprifanc  lenr  piemier  devoir,' 
n'onr   plus  voulu   nourrir  leurs  enfans, 
il  a  fallu  les  confier  à  des  femmes  mer- 
cenaires,  qui,   fe   trouvant   aind   mères 
d'enfans  étrangers,  pour   qui  la  Nature 
ne  leur  difoit   rien,   n'ont  cherché  qu'a 
s'épargner  de  la  peine.  II  eût  fallu  veil- 
ler fans  cefle  fur   un  enfant  en  liberté  : 
mais,  quand  il  eft  bien  lié,  on  le  jette 
dans  un  coin,  fans  s'embarrafler  de  fes 
cris.  Pourvu   qu'il  n'y  ait   pas  de   preu- 
ves   de    la  négligence    de    la    nourrice  , 
pourvu  que  le  nourriçon  ne  fe  calTe  ni 
bras  ni   jambes,   qu'importe    au  furplus 
qu'il  périfie ,   ou  qu'il   demeure  inhrmc 
le  refte  de   (gs  jours  ?  On  conferve  (ts 
membres  aux  dépens  de  fon  corps  j  & , 
quoi    qu'il   arrive,  la  nourrice  eft   dif- 
culpée. 

Ces  douces  mères,  qui,  dcbarrafTées 
de  leurs  ^n^zns  ,  fe  livrent  gaiement 
aux  amufemens  de  la  ville  ,  favent- 
elles  cependant  quel  traitement  l'en- 
fant dans  fon  maillot  reçoit  au  villacre  ? 


ou  DE    VÈdUCATIOK.  5^ 

Au  moindre  tracas  qui  furvient,  on  le 
fufpend  à  un  clou  comme  un  paquet 
de  hardes  :  &  tandis  que,  fans  fe  pref- 
fer,  la  nourrice  vaque  à  fes  affaires,  le 
malheureux  refte  ainfi  crucifié.  Tous 
ceux  qu'on  a  trouvés  dans  cette  fitua- 
tion  ,  avoient  le  vifage  violet  :  la  poi- 
trine fortement  comprimée,  ne  laifTant 
pas  circuler  le  fang ,  il  remcntoit  à  U 
tcte  \  &c  l'on  croyoit  le  patient  fort 
tranquille  ,  parce  qu'il  n'avoit  pas  la 
force  de  crier.  J'ignore  combien  d'heu- 
res un  enfant  peut  reflet  en  cet  ctat  fans 
perdre  la  vie  :  mais  je  doute  que  cela 
puifle  aller  fort  loin.  Voilà ,  je  penfe , 
une  des  plus  grandes  commodités  du 
maillot. 

On  prétend  que  les  enfans  en  liberté 
pourroient  prendre  de  mauvaifes  fitua- 
lions  ,  &  fe  donner  des  mouvemens 
capables  de  nuire  à  la  bonne  confor- 
mation de  leurs  membres.  C'eft  -  là  uti 
de  ces  vains  raifonnemens  de  notrs 
ÉaulTe    fageffe ,    Se    que    jamais    aucune 


'^o  Emile, 

expérience  n'a  confirmés.  De  cette  mul- 
titude d'enfans  qui  ,  chez  des  Peuples 
plus  fenfés  que  nous ,  font  nouiris  dans 
toute  la  liberté  de  leurs  membres ,  on 
n'en  voit  pas  un  feul  qui  fe  blelTe ,  ni 
s'eftropie  :  ils  ne  fauroient  donner  à 
leurs  mouvemens  la  force  qui  peut  les 
rendre  dangereux  j  &  quand  ils  pren- 
nent une  fituation  violente,  la  douleur 
hs  avertit  bientôt  d'en  changer. 

Nous  ne  nous  fommes  pas  encore 
avifés  de  mettre  au  maillot  les  petits 
des  chiens ,  ni  des  chats  *,  voit  on  qu'il 
réfulte  pour  eux  quelque  inconvénient 
de  cette  néirhc^ence  ?  Les  enfans  font 
plus  lourds  ;  d'accord  :  mais  à  propor- 
tion ils  font  auffi  plus  foibles.  A  peine 
peuvent-ils  fe  mouvoir  :  comment  s'ef- 
tropieroient  -  ils  ?  Si  on  les  étendoit  fur 
le  dos,  ils  mourroient  dans  cette  fitua- 
tion  ,  comme  la  tortue  ,  fans  pouvoir 
jamais  fe  retourner. 

Non  contentes  d'avoir  celTé  d'allai- 
ter  leurs   enfans  ,    les    femmes   ceflenx 


ou  DE  l'Education.       41 

d'en  vouloir  faire  5  la  conféquence  efl; 
naturelle.  Dès  que  l'état  de  mère  eft 
onéreux  ,  on  trouve  bientôt  le  moyen 
de  s'en  délivrer  tout- à- fait:  on  veut 
faire  un  ouvrage  inutile,  afin  de  le  re- 
commencer toujours  j  &  l'on  tourne  au 
préjudice  de  l'efpece  ,  l'attrait  donné 
pour  la  multiplier.  Cet  ufage  ,  ajouté 
aux  autres  caufes  de  dépopulation,  nous 
anncnce  le  fort  prochain  de  l'Europe. 
Les  fciences ,  les  arts ,  la  philofophie 
ôc  les  mœurs  qu'elle  engendre ,  ne  tar- 
deront pas  d'en  faire  un  défert.  Elle 
fera  peuplée  de  bètes  féroces  j  elle  n'aura 
pas  beaucoup  changé  d'habitans. 

J'ai  vu  quelquefois  le  petit  manège 
des  jeunes  femmes  qui  feignent  de  vou- 
loir nourrir  leurs  enfans.  On  fait  fe 
faire  prelTer  de  renoncer  à  cette  fantai- 
sie :  on  fait  adroitement  intervenir  les 
époux  ,  les  Médecins  ,  fur  -  tout  les 
mères.  Un  mari  qui  ôferoit  confentir 
que  fa  femme  nourrît  fon  enfant,  fe- 
roit   un  homme  perdu.   L'on  en  feroit 


4i  É   M    I    L    ■£  , 

un  afTaflln  qui  veut  fe  défaire  d'elle. 
Maris  prudens  ,  il  faut  immoler  à  la 
paix  l'amour  paternel.  Heureux  qu'on 
trouve  à  la  campagne  des  femmes  plus 
continentes  que  les  vôtres  !  Plus  heu- 
reux, fi  le  tems  que  celles-ci  gagnent 
n'eft  pas  deftiné  pour  d'autres  que 
vous  ! 

Le  devoir  àts  femmes  n'eft  pas  dou- 
teux: mais  on  difpute  fi,  dans  le  mé- 
pris qu'elles  en  font,  il  eft  égal  pour 
les  en£\ns  d'être  nourris  de  leur  lait 
ou  d'un  autre?  Je  tiens  cette  qucftion, 
dont  les  Médecins  font  les  Juges  ^  pour 
décidée  au  fouhaic  des  femmes  ;  & 
pour  moi ,  je  penferois  bien  auflî  qu'il 
vaut  mieux  que  l'enfant  fuce  le  laie 
d'une  nourrice  en  fanté ,  que  d'une 
mère  gâtée,  s'il  avoit  quelque  nouveau 
mai  à  craindre  du  même  fang  donc  il 
eft:  formé. 

Mais  la  queftiion  doit  -  elle  s'envifa- 
ger  feulement  par  le  coté  phyfique  ,  & 
l'enfant    a  til    moins    befoin    des    f^ins 


ou  DE  l'Éducation.        45 

cî'une  mère  que  de  fa  mammelle  ?  D'au- 
tres femmes  ,  des  bètes  même  pour- 
ront lui  donner  le  laie  qu'elle  lui  refu- 
fe  :  la  follicirude  maternelle  ne  fe  fup- 
plée  point.  Celle  qui  nourrie  l'enfan* 
d'une  autre,  au  lieu  du  fien ,  eft  une  mau- 
vaife  mère;  comment  fera- 1- elle  une 
bonne  nourrice?  Elle  pourra  le  deve- 
nir ,  mais  lentement  j  il  faudra  que 
l'habitude  change  la  Nature  ;  ôc  l'en- 
fant  mal  foigné  aura  le  tems  de  périr 
cent  fois  ,  avant  que  fa  nourrice  aie 
pris  pour  Itii  une  tendreffe  de  mère. 

De  cet  avantage  même  réfulte  un 
inconvénient  ',  qui  feul  devroit  ôter 
à  toute  femme  fenfible  le  courage  de 
faire  nourrir  fon  enfant  par  une  autre  î 
c'efl:  celui  de  partager  le  droit  de  mère 
ou  plutôt  de  l'aliéner  ;  de  voir  fon  en- 
fant aimer  une  autre  femme,  autant  ôc 
plus  qu'elle;  de  fcntir  que  la  tendrefle 
qu'il  conferve  pour  fa  propre  mère 
eil  une  grâce,  ôc  que  celle  qu'il  a  pour 
fa   mère   adoptive    eft    un    devoir  :   car 


44  L   M    I    L    E, 

où  j'ai  trouvé  les  foins  d'une  mère ,  ne 

<3ois-je  pas  ratcacliemenc  d'un  fils? 

La  manière  dont  on  remédie  à  cet 
inconvénient ,  eft  d'infpirer  aux  enfans 
du  mépris  pour  leur  nourrice ,  en  les 
traitant  en  véritables  fervantes.  Quand 
leur  fervice  eft:  achevé,  on  retire  l'en- 
fant, ou  l'on  congédie  la  nourrice  ; 
à  force  de  la  mal  recevoir  ,  on  la 
rebute  de  venir  voir  £on  nourriçon. 
Au  bout  de  quelques  années,  il  ne  la 
voit  plus ,  il  ne  la  connoît  plus.  La 
mère  qui  croit  fe  fubftituer  à  elle,  ôc 
réparer  fa  négligence  par  fa  cruauté , 
fe  trompe.  Au-lieu  de  faire  un  tendre 
fils  d'un  nourriçon  dénaturé ,  elle  l'e- 
xerce à  l'ingratitude  j  elle  lui  apprend 
à  méprifer  un  jour  celle  qui  lui  donna 
la  vie,  comme  celle  qui  l'a  nourri  de 
fon   lait. 

Combien  j'infifterois  fur  ce  point, 
s'il  étoit  moins  décourageant  de  re- 
battre en  vain  des  fujets  utiles  !  Ceci 
^ieiit  à  plus  de  chofes  qu'on  ne  penfe. 


ou  DE  l'Éducation,       45 

Voulez  vous  rendre   chacun    à  (qs  pre- 
miers devoirs  :  commencez  par  les  mè- 
res ;    vous    ferez    étonnés   des    change- 
mens   que   vous  produirez.   Tout  vient 
fuccefîivement    de    cette    première    dé-' 
pravation  :  tout  l'ordre   moral  s'altère  ; 
Je  naturel  s'éteint  dans  tous  les  cœurs  ; 
l'intérieur    des    maifons    prend    un    air 
moins    vivant  ^    le    fpedacle    touchant 
d'une    famille    naiflante    n'attache    plus 
\qs   maris ,   n'impofe  plus  d'égards   aux 
étrangers  \   on   refpeéle   moins   la    mère 
dont  on  ne  voit  pas  les  enfansj    il  ny 
a  point  de  rélidence  dans  les  familles , 
l'habitiide  ne  renforce  plus  \qs  liens  dh 
fang  j    il    n'y   a    plus    ni   pères   ni    mè- 
res ,   ni   enfans  ,  ni  frères,   ni    fœurs; 
tous   fe  connoifTent  à   peine  :   comment 
s'aimeroient  -  ils    ?    Chacun    ne    fonge 
plus  qu'à    foi.    Quand   la   maifon   n'eft 
qu'une  trifte  folitude  ,  il  faut  bien   al-, 
1er  s'égayer  ailleurs. 

Mais  que  les  mères  daignent  nourrir 
leurs   çn^diïis ,  les  mœurs  vont  fe   ré^ 


É   M    I    L    E^ 

former    d'elles-mêmes  ,    \ts    fentimens 
de  la  Nature  fô  réveiller  dans  tous  les 
cœurs j  TEtat  va  fe  peupler;  ce  premier 
point,    ce    point   fcul   va    tout    réunir. 
L'attrait   de    la    vie    domeftique   eft    le 
meilleur    contre    poifon    des    mauvaifes 
moeurs.  Le  tracas  des  enfans,  qu'on  croie 
importun  ,  devient  agréable  ;  il  rend  le 
père   &  la   mère  plus  nécclfaircs  ,  plus 
chers  l'un  à  l'autre  ,  il  refTerre  entr'eux 
le   lien  conjugal.    Quand    la   famille  ell- 
vivante    ^   animée  ,   les   foins   domefti- 
ques  font   la   plus   chsre  occupation  de 
la  femme  ^  le   plus  doux   amufement 
du   mari.   Amfi    de   ce   feul    abus   cor*» 
rigé    réfukeroic    bientôt    une     réforme 
générale  j  bientôt  la  Nature  auToit  re- 
pris  tous    fes    droits.    Qu'une    fois    \qs 
femmes    redeviennent    mercs ,    bientôt 
les    hommes    redeviendront    percs     &c 
maris. 

Difcours  fuperflus  !  l'ennui  même 
des  plaifirs  du  Monde  ne  ramené  ja- 
mais à  ceux-là.  Les  femmes  on:  cefle 


ou  DE  l'Éducation.        ^j 

d'être  mères  •,  elles  ne  h  feront  plus  ; 
elles  ne  veulent  plus  Terre.  Quand  elles 
le  voudroient ,  à  peine  le  pourroient- 
elles:  aujourd'hui  que  l'ufage  contraire 
efl:  établi ,  chacune  auroit  à  combattre 
roppofition  de  toutes  celles  qui  l'ap- 
prochent ,  liguées  contre  un  exemple 
que  les  unes  n'ont  pas  donné ,  &  que 
les  autres   ne   veulent    pas  fuivre. 

Il  fe  trouve  pourtant  quelquefois 
encore  de  jeunes  perfonnes  d'un  bon 
naturel,  qui,  fur  ce  point,  ôfant  braver 
l'empiie  de  la  mod«  Se  les  clameurs  de 
leur  f^xe ,  remplilTent  avec  une  ver- 
tueufe  intrépidité  ce  devoir  Ci  doux 
que  la  Nature  leur  impofe.  Puiffe  leur 
nombre  augmenter  par  l'attrait  des 
biens  deftinés  à  celles  qui  s'y  livrent  ! 
Fondé  fur  des  conféquences  que  donne 
Je  plus  fimpîe  raifonnement  ,  &  fur 
àes  ebfervations  que  je  n'ai  jamais  vu 
démenties ,  j'ôfe  promettre  à  ces  di- 
gnes mères  un  attachement  folide  & 
cpnftant  de  la  parc  de  leurs  m^ris,  une 


4S  È    M    I    L    ~E  ^ 

tendrefTe  vraiment  filiale  de  la  part  de 
leurs  enfans ,  TePcime  &:  le  refped  du 
Public,  d'heureufes  couches  fans  acci- 
dent (k  fans  fuite,  une  fanté  ferme 
&  vigoureufe ,  enfin  le  plaifir  de  fe  voir 
un  jour  imiter  par  leurs  filles ,  &  citer 
en  exemple  à  celles  d'autruî. 

Point  de  mère  ,  point  d'enfant.  En- 
tr'eux  les  devoirs  font  réciproques  j  & 
s'ils  font  mal  remplis  d'un  côté  ,  ils 
feront  négligés  de  l'autre.  L'enfant  doit 
aimer  fa  mère,  avant  de  favoir  qu'il  le 
doit.  Si  la  voix  du  fancj  n'eft  fortifiée 
par  l'habitude  &  les  foins,  elle  s'éteint 
dans  les  premières  années  ,  &c  le  cœur 
meurt ,  pour  ainfi  dire  ,  avant  que  de 
naître  :  Nous  voila  dès  les  premiers  pas 
hors  de  la  Nature. 

On  en  fort  encore  par  une  route 
oppofée,  lorfqu'au-lieu  de  négliger  les 
foins  de  mère ,  une  femme  les  porte 
à  l'excès  j  lorfqu'elle  fait  de  fon  en- 
fant fon  idole  j  qu'elle  augmente  &c 
nourrit  fa  foibleife  pour  l'empêcher  de 

la 


ou  DE   l'ÉdUCATIOÎJ:  ^^'^ 

la   fentir ,   et   qu  efpéraiic   le   fouftraire 
aux  loix   de  la  Nature  ,  elle  écarte  de 
lui  les   atteintes    pénibles  ,  fans  fongec 
combien  ,    pour   quelques    incommodi- 
tés dont  elle  le  préferve  un  moment  , 
elle   accumule  au  loin  d'accidens  ôc  de 
périls  fur  fa  tête,  et  combien  c'eft  une 
précaution  barbare  de  prolonger  la  foi- 
blelTe    de    l'enfance    fous    les    fatigues 
des  hommes  faits.  Thctis ,  pour  rendre 
fon  fils   invulnérable  ,  le  plongea  ,  die 
la  Fable ,  dans  l'eau  du  Sryx.  Cette  al- 
légorie   eft   belle  Ôc   claire.   Les   mères 
cruelles  dont  je  parle   font  autrement  : 
à  force    de    plonger  leurs    enfans   dans 
la    moUelTe,    elles    les    préparent    à    la 
fouffrance  ,    elles    ouvrent   leurs   pores 
aux  maux  de  toute  efpece  ,  dont  ils  ne 
manqueront    pas   d'être   la   proie  étanc 
grands. 

Obfervez   la   Nature  ,    et    fuivez'ïa 
route    qu'elle    vous    trace.    Elle  exerce 
continuellement    les    enfans  j    elle    en- 
durcit leur  tempérament  par  des  épreur 
Tome  L  C 


5'o  Emile, 

ves  de  toure  efpice  ;  elle  leur  apprend 
de  bonne  heure  ce  que  c'eft  que  peine 
&  douleur.  Les  denrs  qui  percent  leur 
donnent  la  fièvre  j  des  coliques  aigucs 
leur  donnent  des  convulfions  ;  de  lon- 
gues toux  les  fuffoquent  \  les  vers  \qs 
tourmentent  ;  la  pléthore  corrompt 
leur  fang  j  des  levains  divers  y  fer- 
mentent ,  &  caufent  des  éruptions  pé- 
rilleufes.  Prefque  tout  le  premier  âge 
eft  maladie  &  danger  :  la  moitié  àts 
enfans  qui  naiirejit  périt  avant  la  hui- 
tième année. -Les  épreuves  faites,  l'en- 
fant a  gagné  des  forces  ,  et  fi-tôt  qu'il 
peut  ufer  de  la  vie  ,  le  principe  en  de- 
vient plus  alTuré. 

Voilà  la  recèle  de  la  N-uurc.  Pour-' 
quoi  la  contrariez -vous  ?  Ne  voyez - 
vous  pas  qu'en  penfant  la  corriger 
vous  détruifez  fon  ouvrage  ,  vous  em- 
pêchez l'effet  de  fes  foins  ?  Faire  au- 
dehors  ce  qu'elle  fait  au  dedans,  c'eft, 
félon  vous  ,  redoubler  le  danger  \  ôc  , 
au  contraire ,    c'eft   y    faire  diverfion  j 


ou  DE  l'Éducation.        51 

c'eft    l'exténaer.     L'expérience    apprend 
qu'il   meiuc  encore    plus    d'enfans    éle- 
vés  délicatemenn    que     d'autres.    Pour- 
vu   qu'on    ne    paffe   pas    la    mefure    de 
leurs    forces  ,    on    rifque    moins  à    les 
employer    qu'à    les    ménager.    Exercez- 
les    donc   aux  atteintes  qu'ils    auront  à. 
fupporter    un     jour.     Endurciiïez    leur 
corps   aux    intempéries  des  faifons ,  des 
climats  ,  des  élémens  j  a.  li   faim  ,  à  la 
foif,   à    la  fatigue  j    trempez  -  les    dans 
l'eau  du  S:yx.  Avant  que.  l'habitude  du 
corps  foit    acquife ,  on   lui  donne   celle 
qu'on    veut    fans    danger  :   mais    quand 
une    fois    il    eil    dans    fa    confiftance , 
toute    altération    lui    devient  périlleufe. 
Un   enfant  fupportera  d-js    changemens 
que   ne   fupporteroit   pas    un    homme  : 
les  tibres   du  premier ,  molles  et  flexi- 
bles ,  prennent  fans    effort  le  pli  qu'on 
leur  donne  ;    celles  de    l'homme  ,    plus 
endurcies  ,    ne   changent    plus    qu'avec 
violence   le  pli    qu'elles    ont    reçu.    On 
peut    djnc    rendre    un    enfant    robufte 

Cl 


52  È    M    I    L    E  ^ 

fans  expofer  fa  vie  et  fa  faaréj  et  quand 
il  y  aiiroit  quelque  rifque ,  encore  ne 
faudroic-il  pas  balancer.  Puifque  ce  font 
desrifquesinféparables  de  la  vie  humaine  , 
peut-on  mieux  faire  que  de  les  rejetter 
fur  le  tems  de  fa  durée  où  ils  font  le 
moins  défavantageux  ? 

Un  enfant  devient  plus  précieux  en 
avançant  en  âge.  Au  prix  de  fa  perfon- 
ne  fe  joint  celui  des  foins  qu'il  a  coû- 
tés; à  la  perte  de  fa  vie  fe  joint  en  lui 
le  fentiment  de  la  mort.  C'eft  donc 
fur-tout  à  l'avenir  qu'il  faut  fonger  en 
veillant  à  fa  confervation  ;  c*eft  contre 
les  maux  de  la  jeunefiTe  qu'il  faut  l'ar- 
mer ,  avant  qu'il  y  foit  parvenu  :  car 
fi  le  prix  de  la  vie  augmente  jufqu'à 
l'âge  de  la  rendre  utile  ,  quelle  folie 
n'eft-ce  point  d'épargner  quelques  maux 
à  l'enfance ,  en  les  multipliant  fur  l'âge 
de  raifon  ?  Sont-ce-U  les  leçons  du 
maître  ? 

Le  fort  de  l'homme  eft  de  foufFcir 
dans    tous    les    tems.    Le    foin   même 


ou   DE    L^ ÉDUCATION.''         5$ 

de  fa  confervation  efl  attaché  à  la  pei- 
ne. Heureux  de  ne  connoître  dans  ion 
enfance  que  les  maux  phyfiques  !  maux 
bien  moins  cruels  ,  bien  moins  doulou- 
reux que  les  autres ,  &  qui  bien  plus 
rarement  qu'eux  nous  font  renoncer  à 
la  vie.  On  ne  fe  tue  point  pour  les  dou- 
leurs de  la  goutte  ;  il  n'y  a  guères  que 
celles  de  l'ame  qui  produifent  le  défef- 
poir.  Nous  plaignons  le  fort  de  l'enfance, 
et  c'eft  le  nôtre  qu'il  faudroit  plaindre. 
Nos  plus  grands  maux  nous  viennent  de 
nous. 

En  naiiïant  ,  un  enfant  crie  j  fa  pre- 
mière enfance  fe  palfe  à  pleurer.  Tan- 
tôt on  l'agite  ,  on  le  flatte  pour  l'ap- 
paifer  ;  tantôt  on  le  menace ,  on  le 
bat  pour  le  faire  taire.  Ou  nous  fai- 
fons  ce  qui  lui  plaît ,  ou  nous  en  exi- 
geons ce  qui  nous  plaît  :  ou  nous 
nous  foumettons  à  {es  fantaifies  ,  ou 
nous  les  foumettons  aux  nôtres  :  point 
de  milieu  ,  il  faut  qu'il  donne  des  or- 
dres ,  ou    qu'il    en   reçoive.  Ainfi  fes 

C  3 


54  Emile, 

premières  idées  font  celles  d'empire  &: 
de  fervitude.  Avanc  de  favoir  parler , 
il  commande  \  avanc  de  pouvoir  agir  , 
il  obéit  -y  et  qnelcjuefois  on  le  châtie  , 
avanc  qu'il  puilîe  connoîcre  (ts  fautes 
ou  pkuôc  en  cominetcre.  C'eft  ainfi 
qu'on  verfe  de  bonne  heure  dans  fon 
jeune  cœur  les  paflions  qu'on  impuce  en- 
fiiite  à  la  Nature  ,  et  qu'après  avoir  pris 
peine  à  le  rendre  méchant ,  on  fe  plaint 
de  le  trouver  tel. 

Un  enfant   palfe  C\x  ou  fept  ans  de 
cetce  manière  encre  les  mains  d&s  fem- 
mes ,    vidlime   de    leur   caprice    et    du 
{\Qvi  :  et  après   lui  avoir  fait    apprendre 
ceci  <5<:   cela  \    c'eft-à-dire  ,  après   avoir 
chargé   fa   mémoire   ou    de   mots    qu'il 
ne    peut  entendre  ,    ou    de    chofes    qui 
ne  lui  font  bonnes  à  rien  \   après   avoir 
étoufîé  le  naturel  par  les   pailions  qu'on 
a   fait  naître  ,   on  remet    cet  être    fac- 
tice   entre    les    mains   d'un  Précepteur  , 
lequel   achevé   de    développer   les   ger- 
mes  artificiels    qu'il    trouve    àé]\    touc 


ou    DE    l'ÉdUCJTION.  55 

formés,  &c  lui  apprend  tout ,  hors  à  fe 
connoîrre  ,  hors  à  cirer  parti  de  Uù- 
même  ,  hors  à  favoir  vivre  et  fe  ren- 
dre heureux.  Enfin  ,  quand  cet  enfant 
efclave  &  tyran  ,  plein  de  fcience  & 
dépourvu  de  d^ns  ,  également  débile 
de  corps  &  d'ame  ,  eft  jeté  dans  le 
Monde  j  en  y  montrant  (ow  ineptie, 
fon  orgueil  &  tous  its  vices  ,  il  fait 
déplorer  la  mifere  &  la  perverficé  hu- 
maine. On  fe  trompe  \  c'eft-là  l'homme 
de  nos  fantailîes  :  celui  de  la  nature  eft 
fait  autrement. 

Voulez  -  vous    donc    qu'il    garde    fa 
forme     originelle    :    confervez  -  là    dès 
l'in fiant    qu'il    vient    au   monde.   Si-tôt 
qu'il  naît ,  emparez-vous  de  lui  ,  &  ne 
le    quittez   plus   qu'il  ne  foit    homme  : 
vous     ne    réullirez    jamais     fans    cela. 
Comme  la  véritable  nourrice  t^  la  mère  , 
le  véritable  précepteur  eft  le  père.  Qu'ils 
s'accordent  dans   l'ordre  de   leurs    fonc- 
tions ainfi  que   dans  leur  fyftême  :  qufi 
des   mains  de  l'un   l'enfant   palfe  dans 

C4 


5(?  È   M   I   L    E  ^ 

celles  de  l'âurre.  Il  fera  mieux  élevé 
par  un  père  judicieux  &C  bonié  ,  que  par 
le  plus  habile  maîcre  du  monde  j  car  le 
zèle  fuppléera  mieux  au  talent ,  que  le 
talent  au  zèle. 

Mais  les   affaires  ,   les   fondions ,  \qs 

devoirs Ah  !  les  devoirs  :  fans  doute 

le  dernier  efl:  celui  de  père  (8)  ?  Ne 
nous  étonnons  pas  qu'un  homme  dont 
ia  femme  a  dédaigné  de  nourrir  le  fruit 
de  leur  union  ,  dédaigne  de  l'élever.  Il 
n'y  a  point  de  tableau  plus  charmant 
que  celui  de  la  Emilie  j  mais  un  feul 
trait  manqué  défigure  tous  les  autres. 
Si  la  mère  a  trop  peu  de  fanté  pour  être 


(8)  Quand  on  lit  dans  Plutarque  que  Caton  !c  Ccn- 
feur ,  qui  gouverna  Rome  avc-c  tant  d;  c,loire,  cltva 
lui-mênr:c  fon  fils  dès  le  berceau  &  avec  un  tel  foin  , 
qu'il  quittoi:  tout  pour  être  préfcnt  quand  la  nourrice  , 
c'eft-à  dire  la  merc-  le  rcinuoit  &;  le  lavoir  •,  quand  on 
lit  dans  Suétone  qu'Augufte,  maître  du  Monde  ,  qu'il 
avoir  conquis  et  qu'il  régiiroit  lui-même  ,  cnfeignoit 
lui-même  à  fes  petits-lîls  a  écrire  ,  à  nager  ,  les  élémens 
des  Sciences ,  &  qu'il  les  avoir  fans  ccffc  autour  de 
lui  ,  on  ne  peut  s'empêcher  de  rire  des  petites  bonnes 
gens  de  ce  tems-là  qui  s'amufoient  à  de  pareilles  niai- 
feries  ;  trop  bornes  ,  fans  doute  .  pour  favoir  vaquer 
aux  grandes  affaire*  des  gtancls  -  hommes  de  nos 
jours. 


ou  DE  l'Éducation,       j7 

nourrice  ,  le  père  aura  trop  d'affaires 
pour  être  précepteur.  Les  enfans ,  éloi- 
gnés ,  difperfés  ,  dans  des  pen  fions  , 
ulans  des  couvens  ,  dans  des  collèges  , 
porteront  ailleurs  l'amour  de  la  mai- 
fon  paternelle  ,  ou  ,  pour  mieux  dire  , 
ils  y  rapporteroHt  l'habitude  de  n'être 
attachés  à  rien.  Les  frères  ôc  les  fœurs 
fe  connoîtront  a  peine.  Quand  tous  fe- 
ront raflemblés  en  cérémonie  ,  ils  pou- 
ront  être  fort  polis  entr'eux  5  ils  fe 
traiteront  en  étrangers.  Si-tôt  qu'il  n'y 
a  plus  d'intimité  entre  les  parens  ,  fi- 
tôt  que  la  fociécé  de  la  famille  ne  faic 
plus  la  douceur  de  la  vie  ,  il  faut  bien 
recourir  aux  mauvaifes  mœurs  pour  y 
fuppléer.  Où  eft  l'homme  affez  ftupi- 
de  pour  ne  pas  voir  la  chaîne  de  tout 
cela  ? 

Un  père  quand  il  engendre  &  nour- 
rit des  enfans,  ne  fait  en  cela  que  le 
tiers  de  fa  tâche.  Il  doit  des  hommes 
à  fon  efpece  ,  il  doit  à  la  fociété  des 
hommes  fociables,  il   doit  des  citoyens 

c  5 


58  É   M   T  L    Ej 

à  TEcat.  Tout  homme  qui  peut  payer 
cette  triple  dette ,  &  ne  le  fait  pas ,  eft 
coupable,  ôc  plus  coupable  ,  peut-être, 
quand  il  la  paye  à  demi.  Celui  qui  ne 
peut  remplir  les  devoirs  de  père ,  n'a 
point  droit  de  le  devenir.  Il  n'y  a  ni 
pauvreté,  ni  travaux,  ni  refpedt  hu- 
main ,  qui  le  difpenfent  de  nourrir  (es 
enfans  ,  &  de  les  élever  lui-même. 
Ledeurs  ,  vous  pouvez  m'en  croire  :  je 
prédis  à  quiconque  a  des  entrailles  & 
néglige  de  C\  faints  devoirs,  qu'il  ver- 
fera  Io-il;  rems  fur  fa  faute  des  larmes 
ameres ,  &  n'en  fera  jamais  confolé. 

Mais  que  fait  cet  homme  riche ,  ce 
père  de  fimille  fi  affairé,  &  forcé,  fé- 
lon lui ,  de  lailfer  fes  enfans  à  l'aban- 
don ?  il  piye  un  autre  homme  pour 
remplir  (çs  foins  qui  lui  font  à  charge. 
Ame  vénale  !  crois  -  tu  donner  à  ton 
fils  un  autre  père  avec  de  l'argent.  Ne 
t'y  trompe  poiiu  :  ce  n'cft  pas  même 
un  maître  que  tu  lui  doimes  j  c'tft  un 
valet,  li  eu  fotmeta  bientôt  un  fécond. 


ot;  DE  l^Eduqatioî^,        59 

On  raifonne  beaucoup  fur  les  qua- 
lités d'un  bon  gouverneur.  La  pre- 
mière que  j'en  exigerois  (  &  celle-U 
feule  en  fuppofe  beaucoup  d'autres  ) , 
c'eft  de  n'être  point  un  homme  à  ven- 
dre. Il  y  a  ^es  métiers  fi  nobles,  qu'on 
ne  peut  les  £\ire  pour  de  l'argent  fans 
fe  montrer  indigne  de  les  faire  :  tel  eft 
celai  de  l'homme  de  guerre  ;  tel  eft 
celui  de  l'inftituteur.  Qui  donc  élèvera 
mon  enfant  ?....  Je  te  Tai  déjà  dit  ;  toi- 
même....  Je  ne  le  peux....  Tu  le  peux  ! 
Fais  roi  donc  un  ami.  Je  ne  vois  point 
d'autre   relTource. 

Un  gouverneur  î  o  quelle  ame  fubli- 
me  !...  En  vérité,  pour  faire  un  homme, 
il  faut  être  ou  père  ou  plus  qu'homme 
foi  -  même.  Voilà  la  fonction  que  vous 
confiez  iranquiUement  à  des  merce- 
naires ! 

Plus  on  y  pènfe  ,  plus  on  apperçoîc 
de  nouvelles  dliïicu'tcs.  Il  faudroit  que 
le  gouverneur  eût  été  élevé  pour  fon 
élevé,   que  les  domeftiques  euffent  été 

C  6 


da  È  M  Z   L  Ej 

élevés  pour  leur  maître ,  que  tous  ceux 
qui  l'approchent  eaflent  reçu  les  im- 
prelîions  qu'ils  doivent  lui  communi- 
quer j  il  faudroic  ,  d'éducation  en  édu- 
cation ,  remonter  jufqu'on  ne  fait  où. 
Comment  fe  peut-il  qu'un  enfant  foie 
bien  élevé  par  qui  n'a  pas  été  bien  éle- 
vé lui-même  ? 

Ce  rare  mortel  eft-il  introuvable  ?  Je 
l'ignore.  En  ces  tems  d'avililTement ,  qui 
fait  à  quel  point  de  vertu  peut  attein- 
dre encore  une  ame  humaine  ?  Mais  fup- 
pofons  ce  prodige  trouvé.  C'eft  en  con- 
sidérant ce  qu'il  doit  faire  ,  que  nous 
verrons  ce  qu'il  doit  être.  Ce  que  je 
crois  voir  d'avance  eft  qu'un  père  qui 
fentiroit  tout  le  prix  d'un  bon  gouver- 
neur prendroit  le  parti  de  s'en  palfer  j 
car  il  mettroit  plus  de  peine  à  l'acqué* 
rir  qu'à  le  devenir  lui-même.  Veut  -  il 
donc  fe  faire  un  ami  :  qu'il  élève  fon 
fils  pour  l'être  j  le  voilà  difpenfé  de  le 
chercher  ailleurs  ,  &  la  Nature  a  déjà- 
fait  h  moitié  de  l'ouvrage. 


ou  DE  l'Éducation.       '<iv. 

Quelqu'un ,  dont  je  ne  connois  que 
le  rang,  m'a  fait  propofer  d'élever  fon 
fils.  II  m'a  fait  beaucoup  d'honneur  fans 
doute  ;  mais ,  loin  de  fe  plaindre  de 
mon  refus  ,  il  doit  fe  louer  de  ma  dif- 
crétion.  Si  j'avois  accepté  fon  offre  ,  & 
que  j'eufTe  erré  dans  ma  méthode  ,  c'étoic 
une  éducation  manquée  :  fi  j'avois 
réuflî ,  c'eût  été  bien  pis.  Son  fils  auroiç 
renié  fon  titre  ;  il  n'eût  plus  voulu  être 
Prince. 

Je  fuis  trop  pénétré  de  la  grandeur 
des  devoirs  d'un  précepteur ,  je  fens 
trop  mon  incapacité  pour  accepter  ja- 
mais un  pareil  emploi ,  de  quelque  parc 
qu'il  me  foit  offert  \  et  l'intérêt  de  l'a- 
mitié même  ne  feroit  pour  moi  qu'un 
nouveau  motif  de  refus.  Je  crois  qu'a- 
près avoir  lu  ce  livre,  peu  de  gens  fe- 
ront tentés  de  me  faire  cet  offre  ,  & 
|e  prie  ceux  qui  pourroient  l'être  ,  de 
n'en  plus  prendre  l'inutile  peine.  J'ai 
fait  autrefois  un  fuffifant  elTai  de  ce 
métier ,  pour  être  alfuré  que  je  n'y  fuis 


êi  Emile, 

pas  propre  ;  ôc  mon  écat  m'en  dirpen- 
feroit  ,  quand  mes  talens  m'en  ren- 
droient  capable.  J'ai  cru  devoir  cette  dé- 
claration publique  à  ceux  qui  paroifTent 
ne  pas  m'accorder  aHez  d'eftime  pour 
ne  croire  fincere  ôc  fondé  dans  mes  ré- 
folutions. 

Hors  d'état  de  remplir  la  tâche  la 
plus  utile  ,  j'oferai  du  moins  elfayer  de 
la  plus  aifée.  A  l'exemple  de  tant  d'au- 
tres ,  je  ne  mettrai  point  la  main  à  l'œu- 
vre ,  mais  à  ma  plume  j  &  au-lieu  de 
faire  ce  qu'il  faut ,  je  m'efforcerai  de  le 
dire. 

Je  fais  que  ,  dans  les  enrrepri fes  pa- 
reilles à  celle-ci,  l'Auteur,  toujours  a 
fon  aife  dans  des  fyftèmes  qu'il  tft  dif- 
peiilé  de  mettre  en  pratique,  donne 
fans  peine  beaucoup  de  beaux  précep- 
tes impoflibles  à  fuivre  ,  3c  que,  faute 
de  détails  &  d'exemples  ,  ce  qu'il  die 
même  de  pratiquable  refte  fans  ufage^ 
quand  il  n'en  a  pas  montré  l'applicar 
tion. 


017  i?E  l'Éducation.  ^j 
J'ai  donc  pris  le  parti  de  me  don*^ 
ner  un  Elevé  imaginaire  ,  de  me  fup- 
pofer  l'âge,  la  fanté  ,  les  cpnnoilfanr 
ces  ,  &  tous  les  taJens  convenables 
pour  travailler  à  fon  éducation  ,  de  la 
conduire  depuis  le  moment  de  fa  naif- 
fance  jufqu'à  celui  où,  devenu  homme 
fait,  il  n'aura  plus  beCpiii  d'autre  guide 
que  lui-même.  Cette  méihode  me  pa- 
roît  utile  pour  empêcher  un  auteur  qui 
fe  défie  de  lui  de  s'égarer  dans  des  vi- 
dons ;  car  dès  qu'il  s  écane  de  la  prati- 
que ordinaire  ,  il  n'a  qu'à  faire  l'é- 
preuve de  la  fienne  fur  fon  Elevé  j  il 
fentira  bientôt,  ou  le  lecftcur  fentira 
pour  lui  ,  s'il  fuit  le  progrès  de  l'en- 
fance ,  ôi.  la  marche  naturelle  au  cccuc 
humain. 

Voilà  ce  que  j'ai  tâché  de  faire  dans 
toutes  les  diflicultés  qui  fe  font  pré- 
fentées.  Pour  ne  pas  groflic  inutilement 
le  livre  ,  je  me  fuis  contenté  de  po- 
fer  les  principes  dont  chacun  devoit 
fenur  la  vérité.  Mais  quanc  aux  règles 


€4  É  M   1   L    ■£  ^ 

qui  pouvoienc  avoir  befoin  de  preu- 
vêis  ,  ]Q  les  ai  toutes  appliquées  à  mon 
Emile  ou  à  d'autres  exemples  ,  &  j'ai 
fait  voir  dans  des  détails  très-étendus 
comment  ce  que  j'écablilfois  pouvoic 
être  pratiqué  :  tel  eft  du  moins  le  plan 
que  je  me  fuis  propofé  de  fuivre.  C'eft 
au  ledeur  à  juger  fi  j'ai  réuflî. 

Il  eft  arrivé  de-Ià  que  j'ai  d'abord 
peu  parlé  d'Emile  ,  parce  que  mes  pre- 
mières maximes  d'éducation,  bien  que 
contraires  à  celles  qui  font  établies , 
font  d'une  évidence  à  laquelle  il  eft 
difficile  à  tout  homme  raifonnable  de 
refufer  fon  confentement.  Mais  à  me- 
fure  que  j'avance  ,  mon  Elevé  ,  autre- 
ment conduit  que  les  vôtres  ,  n'eft  plus 
un  enfant  ordinaire  j  il  lui  faut  un  ré- 
;gime  exprès  pour  lui.  Alors  il  paroît 
plus  fréquemment  fur  la  fcène,  &  vers 
\&s  derniers  tems  je  ne  le  perdi  plus  un 
moment  de  vue,jufqu'à  ce  que,  quoi 
qu'il  en  dife ,  il  n'ait  plus  le  moindre 
befoin  de  moi. 


ou   DE   L*ÉdUC^TION.  ^5 

Je  ne  parle  point  ici  des  qualités 
d'un  bon  Gouverneur  j  je  les  fuppofe  ,• 
ôc  je  me  fuppofe  moi-même  doué  de 
toutes  ces  qualités.  En  lifant  cet  ou- 
vrage, on  verra  de  quelle  libéralité  j'ufe 
envers  moi. 

Je  remarquerai  feulement  ,  contre 
Topinion  commune  ,  que  le  Gouver- 
neur d'un  enfant  doit  être  jeune  ,  6c 
même  auffi  jeune  que  peut  l'être  un 
homme  fage.  Je  voudrois  qu'il  fût  lui- 
même  enfant  s'il  étoit  poflible  ;  qu'il 
pût  devenir  le  compagnon  de  fon  Elè- 
ve ,  ôc  s'attirer  fa  confiance  en  parta- 
geant fes  amufemens.  Il  n'y  a  pas  afiez 
de  chofes  communes  entre  l'enfance 
&  l'âge  mûr ,  pour  qu'il  fe  forme  ja- 
mais un  attachement  bien  folide  à  cette 
diftance.  Les  enfans  flattent  quelquefois 
les  vieillards  j  mais  ils  ne  les  aiment 
jamais. 

On  voudroit  que  le  Gouverneur  eût 
déjà  fait  une  éducation.  C'efl;  trop  :  un 
même  homme  nea  peut  faire  qu'une  : 


€4  É    M    I   L    E  j, 

s'il  en  falloir  deux  pour  réuffîr  ,  de 
quel  droit  entreprendroic  -  on  la  pre- 
mière ? 

Avec  plus  d'expérience  on  fauroit 
mieux  faire  j  mais  on  ne  le  pourroit 
plus.  Quiconque  a  rempli  cet  état  une 
fois  affez  bien  pour  en  fencir  toutes 
les  peines  ,  ne  tente  point  de  s'y  ren- 
gager j  &  s'il  l'a  mal  rempli  la  première 
fois,  c'eft  un  mauvais  préjugé  pour  la 
féconde. 

Il  efl:  fort  différent ,  j'en  conviens  , 
de  fuivre  un  jeune  homme  durant 
quatre  ans  ,  ou  de  le  conduire  durant 
vmgt-cinq.  Vous  donnez  un  Gouver- 
neur à  votre  fils  àé'jù.  tout  formé  ;  moi 
je  veux  qu'il  en  ait  un  avant  que  de 
naître.  Vorre  homme  ,  à  chaque  luftre, 
peut  changer  d'Elevé  ^  le  mien  n'en 
aura  jamais  qu'un.  Vous  diftinguez  le 
Précepteur,  du  Gouverneur^  autre  fo- 
lie :  diftinguez -vous  le  Difciple  ,  de 
l'Elevé  ?  Il  n'y  a  qu'une  fcience  à  en- 
ieigner    aux    enfans  y    c'eft    celle    des 


ou  HE  l'Éducatjoij.       6j 

devoirs  de  rhomme.  Cette  fcience  eft 
une  ,  &  ,  quoi  qu'ait  die  Xéiiophon  d& 
réducation  <lts  Perles,  elle  ne  fc  par- 
tage pas.  Au  refte,  j'appelle  plutôt  Gou- 
verneur que  Précepteur  le  Maître  de 
cette  fcience  j  parce  qu'ils  s'agit  moins 
pour  lui  d'instruire  que  de  conduire.  Il 
ne  doit  point  donner  de  préceptes  j  il 
doit  les  faire  trouver. 

S'il  faut  choifir  avec  tant  de  foia 
le  Gouverneur  ,  il  lui  eft  bien  permis 
de  choilir  auflî  fon  Elevé  ,  fur-tout 
quand  il  s'agit  d'un  modèle  à  propofer. 
Ce  choix  ne  peut  tomber  ni  fur  le  génie 
ni  fur  le  caïadtere  de  l'enfam ,  qu'on  ne 
connoît  qu'à  la  fin  de  l'ouvrage  ,  &:  que 
j'adopte  avant  qu'il  fgic  né.  Quand  je 
pourrais  ehoifir ,  je  ne  prendrois  qu'un 
efprit  commun  ,  tel  que  je  f  ippofe  mon 
ELve.  On  n'a  btfoin  d'élever  que  les 
hommei  vulgaires  ;  leur  éducation  doit 
feule  fervir  d'exemple  à  celle  de  leurs 
fenibiables.  Les  autres  s'élèvent  malgré 
qu'pn  pli  aiî.    ..,.:.,. 


6%  É    M    1    L    E  j 

Le  pays  n'eft  pas  indifférent  à  ia 
Culture  des  hommes  j  ils  ne  (om  tout 
ce  qu'ils  peuvent  être  que  dans  les  cli- 
mats tempérés.  Dans  les  climats  extrê- 
mes ,  le  défavantage  eft  vifible.  Un 
homme  n'eft  pas  planté  comnie  un  ar- 
bre dans  un  pays  pour  y  demeurer  tou- 
jours ,  &  celui  qui  part  d'un  des  extrê- 
mes pour  arriver  à  l'autre  ,  eft  forcé  de 
faire  le  double  du  chemin  que  fait , 
pour  arriver  au  même  terme ,  celui  qui 
part  du  terme  moyen.  • 

Que  l'habitant  du  pays  tempéré  par- 
coure fucceflivement  les  deux  extrê- 
mes, fon  avantage  eft  encore  évident: 
car  bien  qu'il  foit  autant  modifié  que 
celui  qui  va  d'un  extrême  à  l'autre  ,  il 
s'éloigne  pourtant  de  la  moitié  moins 
de  fa  conftitution  naturelle.  Un  Fran- 
çois vit  en  Guinée  &  en  Laponie  ; 
mais  un  Nègre  ne  vivra  pas  de  même 
à  Tornéa  ,  ni  un  Samoyède  au  Bénin. 
Il  paroît  encore  que  l'organifation  du 
cerveau  eft  moins  parfaite  aux  deux  ex- 


ou  DE  l'Éducation,       6^ 

trèmes.  Les  Nègres  ni  les  Lapons  n'ont 
pas  le  (ens  des  Européens.  Si  je  veux 
donc  que  mon  Elevé  pui^Te  êcre  habi- 
tant de  la  terre  ,  je  le  prendrai  dans  une 
zone  tempérée  ,  en  France ,  par  exem"» 
pie ,  plutôt  qu'ailleurs. 

Dans  le  Nord  ,  les  hommes  confom- 
ment  beaucoup  fur  un  fol  ingrat  ; 
dans  le  Midi  ils  confomment  peu  fur 
un  fol  fertile.  De-là  naît  une  non-' 
velle  différence  qui  rend  les  uns  labo* 
lieux  &  les  autres  contemplatifs.  La 
fociété  nous  offre  en  un  même  lieu 
l'image  de  ces  différences  entre  les  pau- 
vres ôc  les  riches.  Les  premiers  habi^ 
tent  le  fol  ingrat ,  ôc  les  autres  le  pays 
fertile. 

Le  pauvre  n'a  pas  befoin  d'éduca- 
tion ;  celle  de  fon  état  eft  forcée  ,  il 
n'en  fauroit  avoir  d'autre  :  au  con- 
traire ,  l'éducation  que  le  riche  reçoit 
de  fon  état,  eft  celle  qui  lui  convient 
le  moins ,  Se  pour  lui-mcme  ,  ôc  poui* 
la   fociété.  D'ailleurs ,  l'éducation   na- 


70  É    M    I    L    E  , 

rurelle  doit  rendre  un  hommage  propre 
à  toutes  les  conditions  humaines  :  or 
il  efl:  moins  raifonnable  d'élever  un 
j>auYrepour  être  riche  ,  qu'un  riche  pour 
être  pauvre  ;  car ,  à  proportion  du  nom- 
bre des  deux  états  ,  il  y  a  plus  de  rui- 
nés que  de  parvenus.  ChoififTons  donc 
un  riche  :  nous  ferons  sûrs  au  moins 
d'avoir  fair  un  homme  de  plus  ,  au-lieu 
Tju'un  pauvre  peut  devenir  homme  de 
lui-même. 

Par  la  même  raifon  ,  je  ne  ferai  pas 
fâché  qu'Emile  ait  de  la  nailfance.  Ce 
fera  toujours  une  viétime  arrachée  au 
préjugé. 

Emile  eft  orphelin.  Il  n'importe  qu'il 
ait  fon  père  &c  fa  mère.  Charge  de  leurs 
devoirs  ,  je  (iKceàs  à  tous  leurs  droits. 
11  doit  honorer  fes  parensj  mais  il  ne 
doit  obéir  qu'A  moi.  C'eft:  ma  première 
ou  plutôt  ma  feula  condition. 

J'y  dois  ajouter  celk-ci  ,  'qui  n'en 
efl:  qu'une  fuite  ,  qu'on  ne  'nous  ôtera 
jamais  l'an  à  l'autre  que  de  notre  con- 


ou  DE  l'Éducation.       71 

fcnternent.   Cetre  claufe   efl:  enentielle, 
Ôc  je  voudrois  même  que  l'Elevé  ôc  le 
Gouverneur    ie    regardaflent    tellement 
comme    inféparables  ,    que    le  fort    de 
leurs    jours    fût    toujours    entr'eux    ua 
objet  commun.   Si-côc   qu'ils  envifagent 
dans     l'éloignement     leur     féparation  , 
fi-tôt  qu'ils   prévoient   le    moment    qui 
doit  les  rendre  étrangers  l'un  à  l'autre, 
ils   le   font   déjà  ;  chacun  fait  fon  petit 
fyftcme  à  part ,  &L  tous    deux  ,  occupés 
du   tems  où  ils   ne   feront  pius  enfem- 
ble  ,    n'y   refient    qu'à  contre-cœur.   Le 
Difciple     ne     regarde    le     Maître    que 
comme  l'enfeiî^ne   &   le  fléau    de  l'en- 
{"ance  j   le   Maître  ne  regarde   le  Difci-' 
pic  que  comme  un  lourd    fardeau  dort 
il   brûle    d'être    déchargé  :    ils   afpirent 
de   concert  au   moment  de  fe   voir  dé- 
livrés l'un  de  l'autre  ,  &  comme  il  n'y 
a  jamais  entr'eux    de  véritable  attache- 
ment, l'un  doit  avoir  peu  de  vigilance  ^^ 
l'autre  peu  de  docilité. 

Mais  quand  ils  fe  regardent  comme 


-ji,  Emile, 

devant  palTer  leurs  jours  enfemble ,  il 
leur  importe  de  fe  faire  aimer  l'un  de 
l'autre,  &  par  cela  même  ils  fe  devien- 
nent chers.  L'Elevé  ne  rougit  point  de 
fuivre  dans  fon  enfance  l'ami  qu'il  doit 
avoir  étant  grand  ^  le  Gouverneur  prend 
intérêt  a  des  foins  dont  il  doit  recueillir 
le  fruit ,  de  tout  le  mérite  qu'il  donne 
à  fon  Elevé  eft  un  fonds  qu'il  place  au 
profit  de  fes  vieux  jours. 

Ce  traité  ,  fait  d'avance  ,  fuppofe  un 
accouchement  heureux ,  un  enfant  bien 
formé,  vigoureux  &  fain.  Un  père  n'a 
point  de  choix ,  &  ne  doit  point  avoir 
de  préférence  dans  la  famille  que  Dieu 
lui  donne  :  tous  i^s  enfans  font  égale- 
ment (qs  enfans  ;  il  leur  doit  à  tous  les 
mêmes  foins  et  la  même  tendrefle. 
Qu'ils  foient  eftropics  ou  non  ,  qu'ils 
foient  languifTans  ou  robuftes  ,  chacun 
d'eux  eft  un  dépôt  dont  il  doit  compte 
à  la  main  dont  il  le  tient ,  &  le  mariage 
éft  un  contrat  fait  avec  la  Nature  aufli 

bien  qu'entre  les  conjoints. 

Mais 


ou  DE  l'Education.       75 

Mais  quiconque  s'impofe  un  devoir 
que  la  Nature  ne  lui  a  point  impofé  , 
doit  s'aflurer  auparavant  des  moyens 
de  le  remplir  ;  autrement  il  fe  rend 
comptable ,  même  de  ce  qu'il  n'aura 
pu  faire.  Celui  qui  fe  chsrge  d'un 
Élevé  infirme  &c  valétudinaire ,  change 
fa  fonction  de  Gouverneur  en  celle  de 
Garde-malade  j  il  perd  à  foigner  une 
vie  inutile  le  tems  qu'il  deftinoit  à  en 
augmenter  le  prix  ;  il  s'expofe  à  voir 
une  mère  éplorée  lui  reprocher  un  jour 
la  mort  d'un  fils  qu'il  lui  aura  long- 
tems  confervé. 

Je  ne  me  chargerois  pas  d'un  enfant 
maladif  &  cacochyme  ,  dût -il  vivre 
quatre  -  vingts  ans.  Je  ne  veux  point 
d'un  Elevé  toujours  inutile  à  lui-mê- 
me &  aux  autres ,  qui  s'occupe  uni- 
quement à  fe  conferver,  &  dont  le 
corps  nuife  à  l'éducation  de  l'ame.  Que 
ferois-je  en  lui  prodiguant  vainement 
mes  foins  ,  finon  doubler  la  perte  de 
la  fociété  &  lui  ôcer  deux  hommes 
Tome  I,  D 


74  É    M   I   L    Ej 

pour  un?  Qu'un  autre,  à  mon  défaut; 
fe  charge  de  cet  infirme,  j'y  confens, 
&  j'approuve  fa  charité  ;  mais  mon  ta- 
lent à  moi  n'efl:  pas  celui-là:  je  ne  fais 
point  apprendre  à  vivre  à  qui  ne  fonge 
qu'à  s'empêcher  de  mourir. 

Il  faut  que  le  corps  ait  de  la  vi- 
gueur pour  obéir  à  l'ame  :  un  bon  fer- 
viteur  doit  être  robufte.  Je  fais  que 
l'intempérance  excite  les  paflions  j  elle 
exténue  auflî  le  corps  à  la  longue ,  les 
macérations  i  les  jeûnes  produifent  fou- 
vent  le  même  effet  par  une  caufe  oppo- 
fée.  Plus  le  corps  eft  foible ,  plus  il 
commande  j  plus  il  eft  fort ,  plus  il 
obéit.  Toutes  les  paflions  fenfuelles  lo- 
gent dans  des  corps  efféminés  j  ils  s'en 
irritent  d'autant  plus  ,  qu'ils  peuvent 
moins  les  fatisfaire. 

Un  corps  débile  affoiblit  l'ame.  De- 
là l'empire  de  la  Médecine ,  art  plus 
pernicieux  aux  hommes  que  tous  les 
maux  qu'il  prétend  guérir.  Je  ne  fais , 
pour  moi ,  de  quelle  maladie  nous  gué- 


ou  DE  l'Éducation,        j<f 

rifTenc  les  Médecins  :  mais  je  fais  qu'ils 
nous  en  donnenc  <ie  bien  funeftes  ;  la 
lâcheté ,  la  pufillanimité  ,  la  crédulité  ,' 
la  terreur  de  la  mort  :  s'ils  guérifTent  le 
corps ,  ils  tuent  le  courage.  Que  nous 
importe  qu'ils  fafTent  marcher  des  ca- 
davres ?  Ce  font  des  hommes  qu'il 
nous  faut,  Se  l'on  n'en  voit  point  fortir 
de  leurs  mains. 

La  Médecine  eft  à  la  mode  parmi 
nous  ;  elle  doit  l'être.  C'eû  l'amufe- 
ment  des  gens  oififs  &  défœuvrés,  qui; 
ne  fâchant  que  faire  de  leur  tems,  le 
palTent  à  fe  conferver.  S'ils  avoient  eu 
le  malheur  de  naître  immortels,  ils  fe- 
roient  les  plus  miférables  des  êtres.  Une 
vie  qu'ils  n'auroient  jamais  peur  de 
perdre,  ne  feroit  pour  eux  d'aucun  prix.' 
Il  faut  à  ces  gens- là  des  Médecins  qui 
les  menacent  pour  les  flatter ,  ôc  qui 
leur  donnent  chaque  jour  le  feul  plaifir 
dont  ils  foient  fufceptibles ,  celui  de 
n'être  pas  morts. 

Je  n'ai  nul  deffein  de  m'étendre  ici 

D  1 


75  EMILE, 

fur  la  vanité  de  la  Médecine.  Mon  ob- 
jet n'eft  que  de  la  confidcrer  par  le  côté 
moral.  Je  ne  puis  pourtant  m'empê- 
cher  d'obferver  que  les  hommes  font 
fur  fon  ufage  les  mêmes  fophifmes  que 
fur  la  recherche  de  la  vérité.  Ils  fup- 
pofent  toujours  qu'en  traitant  un  ma- 
lade on  le  guérit,  &  qu'en  cherchant 
une  vérité  on  la  trouve  :  ils  ne  voienc 
pas  qu'il  faut  balancer  l'avantage  d'une 
guérifon  que  le  Médecin  opcre  ,  par  la 
mort  de  cent  malades  qu'il  a  tués,  & 
l'utilité  d'une  vérité  découverte,  par  le 
tort  que  font  les  erreurs  qui  pafTent  en 
même  tems.  La  Science  qui  inftruit  6c 
la  Médecine  qii  guérit  font  fort  bon- 
nes ,  fans  doute  ;  mais  la  Science  qui 
trompe  &  la  Médecine  qui  tue  font 
mauvaifôs.  Apprenez  nous  donc  à  le5 
diftiqguer.  Voilà  le  nœud  de  la  quef- 
tion:  fi  nous  favions  ignorer  la  vérité, 
nous  ne  ferions  jamais  les  dupes  du 
menfonge  ;  fi  nous  favions  ne  vouloir 
pas  guérir  malgré  la'  Nature ,  nous  ne 


ou   DE    V ÉDUCATION,  77 

mourrions  jamais  par  la  main  du  Mé- 
decin. Ces  deux  abftinences  feroient 
figes  j  on  gdgneroit  évidemment  à  s'y 
foumettre.  Je  ne  difpure  donc  pas  quie 
la  Médecine  ne  foie  utile  à  quelques 
hommes  ;  mais  je  dis  qu'elle  eft  funefte 
au  genre  humain. 

On  me  dira  ,  comme  on  fait  fans 
cefle,  que  les  faïu-es  font  du  Médecin, 
mais  que  la  médecine  en  elle  -  même 
eft  infaillible.  A  la  bonne-heure  ;  mais 
qu'elle  vienne  donc  fans  le  Médecin  : 
car  tant  qu'ils  viendront  enfemble,  il 
y  aura  cent  fois  plus  à  craindre  des  er- 
reurs de  l'artifte ,  «ju'à  efpérer  du  fe- 
cours  de  l'arr. 

Cet  art  menfonger,  plus  fait  pour 
\q5  maux  de  i'efpric  que  pour  ceux  du 
corps  ,  n'eft  pas  plus  utile  aux  uns 
qu'aux  autres:  il  nous  guérit  mofns  de 
nos  maladies  qu'il  ne  nous  en  irnorime 
l'efFroi.  Il  recule  moins  la  mort  qu'rl 
ne  la  fait  fcntir  d'avance  j  il  ufs  la 
vie,  au-lieu  de  la  prolonger:  Sz  quakd 

D   3 


7$  Ê    M   1    L  lE  i 

il  la  prolongeroic,  ce  feroit  encore  au 
préjudice  de  refpcce  j  puifqu'il  nous 
ôte  à  la  fociété  par  les  foins  qu'il  nous 

'  impofe ,  &  à  nos  devoirs  par  les  frayeurs 
qu'il  nous  donne.  C'eft  la  connoilTance 
des  dangers  qui  nous  les  fait  craindre  : 
celui  qui  fe  croiroit  invulnérable  n'au- 
joic    peur    de    rien.    A    force    d'armer 

-  Achille  contre  le  péril  ,  le  Poëte  lui 
ôte  le  mérite  de  la  valeur:  tout  autre 
a  fa  place  eût  été  un  Achille  au  même 
prix. 

Voulez -vous  trouver  à&s  hommes 
d'un  vrai  courage?  Cherchez- les  dans 
les  lieux  où  il  n'y  a  point  de  Médecins, 
où  l'on  ignore  les  conféquences  des  ma- 
ladies, &  où  l'on  ne  fonge  guère  à  la 
mort.  Naturellement  l'homme  fait  fouf- 
frir  conrtamment ,  Se  meurt  en  paix, 
Ce  font  les  Médecins  avec  leurs  ordon- 
nances, les  Philofophes  avec  leurs  pré- 
ceptes, les  Prêtres  avec  leurs  exhorta- 
tions, qui  l'aviliflent  de  cœur,  ^  lui 
font  défapprendre  à  mourir. 


ou  DE  l'Éducation,        7^ 

Qu'on  me  donne  donc  un  Elevé  qui 
n'ait  pas  befoin  de  tous  ces  gens-là ,  ou 
je  le  refufe.  Je  ne  veux  point  que  d'au- 
tres gâtent  mon  ouvrage  :  je  veux  l'éle- 
ver feul ,  ou  ne  m'en  pas  mêler.  Le  fa- 
ge  Locke,  qui  avoir  paiTé  une  partie  de 
fa  vie  à  l'étude  de  la  Alédecine,  recom- 
mande fortement  de  ne  jamais  drogueu 
les  enfans,  ni  par  précaution,  ni  pour 
de  légères  incommodités.  J'irai  plus 
loin,  &  je  déclare  que,  n'appellant  ja- 
mais de  Médecin  pour  moi ,  je  n'en 
appellerai  jamais  pour  mon  Emile ,  à 
moins  que  fa  vie  ne  foie  dans  un  danger 
évident  j  car  alors  il  ne  peut  pas  lui  faire 
pis  que  de  le   tuer. 

Je  fais  bien  que  le  Médecin  ne  man- 
quera pas  dû  tirer  avantage  de  ce  délai. 
Si  l'enfant  meurt,  oii  l'aura  appelle 
trop  tard  j  s'il  réchappe  ,  ce  fera  lui 
qui  l'aura  fauve.  Soit:  que  le  Médecin 
triomphe  ;  mais  fur-tout  qu'il  ne  foie 
appelle  qu'à  l'extrémité. 

Faute  de  fivoir  fe  guérir ,  que   l'en- 

D  4 


8o  É    M    I    L    i  , 

fant  fâche  erre  n^iilade  j  cec  art  fuppUe 
à  l'aiure  ,  &  foisvent  réunît  beaucoup 
mieux;  ceft  l'art  de  h  Narure.  Quand 
l'animal  eft  malade,  il  foutfre  en  (i- 
lence  ôc  fe  tient  coi:  or,  on  ne  voit 
pas  plus  d'animaux  langui  (Tans  que 
d'hommes.  Combien  l'impatience ,  la 
crainte,  l'inquiétude,  &:  fur  -  tout  les 
remèdes  ont  tué  de  gens  que  leur 
maladie  auroic  épargnés ,  &  que  le 
tcms  feul  auroit  guéris  !  On  me  dira 
que  les  animaux ,  vivant  d'une  manière 
plus  conforme  à  la  Nature ,  doivent 
être  fujets  à  moins  de  maux  que  nous. 
Hé  !  bien  ,  cette  manitre  de  vivre  cft 
précifément  celle  que  je  veux  donner 
à  mon  Elevé  ;  il  en  doit  donc  tirer  le- 
même  proiir. 

La  loule  partie  utile  de  la  Médecine 
eft  l'hygiene.  Encore  l'hygiène  eft-clle 
moins  une  fcience  qu'une  vertu.  La. 
tempérance  de  le  travail  font  les  deux 
vrais  Médecins  de  l'homme  :  le  travail 
aiguife  fon  appétit,  &c  la  tempérance 
l'empêche  d'en  abufer. 


ou    DE    L'ÉDUCATION.  Si 

Pour  favoir  quel  régime  eft  le  plus 
utile  à  la  vie  &  à  la  fancé,  il  ne  faur 
cjiie  favoir  quel  régime  oMervenc  les 
Peuples  qui  fe  portent  le  mieux ,  font 
\qs  plus  robuftes,  &  vivent  le  plus 
long-tems.  Si  par  les  obfervations  gé- 
nérales on  ne  trouve  pas  que  l'ufage 
de  la  Médecine  donne  aux  hommes 
une  famé  plus  ferme  ou  une  plus  lon- 
gue viej  par  cela  même  que  cet  art 
n'eft  pas  utile,  il  efl  nuifible;  puifqu'il 
emploie  le  tems,  les  hommes  de  les 
chofes  à  pure  perce.  Non  feulement  le 
tems  qu'on  paife  à  conferver  la  vie 
éran:  perdu  pour  en  ufer,  il  l'en  faut 
déduire  ;  mais  quand  ce  rems  eft  em- 
ployé à  nous  tourmenter,  il  efl:  pis  que 
nul  ,  il  ed  négatif  j  &  pour  calculer 
équitablement,  il  en  faut  ôter  autant 
de  celui  qui  nous  refte.  Un  homme  qui 
vit  dix  ans  fans  Médecins ,  vie  plus 
pour  lui-même  6^  pour  autrui,  que 
celui   qui  vit    trente  ans  leur    viéiime. 

D  s 


Sz  Ê    M    J    L    £j 

Ayant  fait  l'une  (Se  l'autre  épreuve ,  je 
me  crois  plus  en  droit  que  perfonne 
d'en  tirer  la  conclufion. 

Voilà  mes  raifons  pour  ne  vouloir 
qu'un  Élevé  robufte  &  fain ,  &  mes 
principes'  pour  le  maintenir  tel.  Je  ne 
m'arrêterai  pas  à  prouver  au  long 
l'utilité  des  travaux  manuels  de  des 
exercices  du  corps  pour  renforcer  le 
tempérament  &  la  fanté  j  c'eft  ce  que 
perfonne  ne  difpute  :  les  exemples  des 
plus  longues  vies  fe  tirent  prefque  tous 
d  nommes  qui  ont  fait  le  plus  d'exercice, 
qui  ont  fupporté  le  plus  de  fitigue  & 
de    travail    *.    Je    n'entrerai   pas,    non 


*  En  voici  un  exemple  tiré  des  papiers  Anglois ,  lequel 
je  ne  puis  ni'empêclicr  de  rapporrer,  tant  il  offre  de 
réflexions   à  faire   relatives  à  mon   fujet. 

«  Un  Particulier  romiré  Patrice  Orteil,  né  en 
a»  1^47,  vient  île  fe  remarier  en  17^0  pour  la  fcptie- 
»  me  fois  11  fervit  dans  les  Dragons  la  dLx-feprieme 
»  année  du  règne  de  Charles  II ,  8c  dans  diftércns 
35  corps  jurqu'en  J740  qu'il  obtint  Ton  congé.  Il  a  fait 
5>  toutes  les  Campagnes  d  1  Roi  Guillaume  &  du  Duc 
5>  de  Marlboroug.  Cet  homme  n'a  jamais  bu  que  de 
5)  la   bier;e  ordiuairej  U  s'ell  toujours  nourri  de  vcgé- 


ou  DE  L Education,       S3 

plus  ,  dans  de  longs  détails  fur  les 
foins  que  je  prendrai  pour  ce  feul  ob- 
jet. On  verra  qu'ils  entrent  fi  nécefTai- 
rement  dans  ma  pratique ,  qu'il  fuffic 
d'en  prendre  l'efprit  pour  n'avoir  pas 
befoin  d'autre   explication. 

Avec  la  vie  commencent  les  befoins. 
Au  nouveau-né  il  faut  une  nourrice. 
Si  la  mère  confent  à  remplir  fon  de- 
voir ,  à  la  bonne  heure  j  on  lui  don- 
nera (qs  diredions  par  écrit  :  car  cet 
avantage  a  fon  contre-poids  &  tient 
le  Gouverneur  un  peu  plus  éloigné  de 
fon  Élevé.  Mais  il  eft  à  croire  que  l'in- 
térêt de  l'enfant ,  &c  l'eftime  pour  ce- 
lui à  qui  elle  veut  bien  confier  un  dé- 


SI  taux  &  n'a  manpc  de  la  viande  que  dans  quelques 
«  repas  qu'il  donnoit  à  fa  famille.  Son  ufage  a  tou- 
3>  jours  été  de  Ce  lever  &  de  fe  coucher  avec  le  Soleil, 
31  à  moins  que  Tes  devoirs  ne  l'en  aient  empêché.  II 
5>  eft  à  préfent  dans  fa  cent-trcizieme  année  ,  entendant 
»  bien ,  fe  portant  bien ,  &  marchant  fans  canne. 
«  Malgré  fon  grand  âge  ,  il  ne  refte  pas  un  feul  mo- 
5J  ment  oi(îf ,  &  tous  les  Dimanches  il  va  à  fa  FaroifTe, 
5j  accompagné  de  fes  cnfans  ,  pctits-cnfans  èi  arriere- 
»  petits-cr.fcins.  jj 

D  6 


«4  É   Af   I   L    Ej 

pot  fi  cher ,  rendront  la  mère  attentive 
aux  avis  du  Maître;  &  tout  ce  qu'elle 
voudra  faire ,  on  efl:  fur  qu'elle  le  fera 
mieux  qu'une  autre.  S'il  nous  faut  une 
nourrice  étrangère ,  commençons  par  la 
bien  choifir. 

Une  des  miferes  des  gens  riches  eft 
d'être  trompés  en  tout.  S'ils  jugent  mal 
des  hommes,  faut-il  s'en  étonner?  Ce 
font  les  richelTes  qui  les  corrompent  j 
&j  par  un  jufte  recour,  ils  fentent  les 
premiers  le  défaut  du  feul  inftrument 
qui  leur  foit  connu.  Tout  eft  mal  fait 
chez  eux,  excepté  ce  qu'ils  y  font  eux- 
nièmes,  &  ils  n'y  font  prefque  jamais 
tien.  S'agit-il  de  chercher  une  nourri 
ce,  o-n  la  fait  choifir  par  l'accoucheur, 
Qu'arrive-t-il  de-là  ?  Que  la  meilleure 
eft  toujours  celle  qui  l'a  mieux  payé. 
Je  n'irai  donc  pas  confiiiter  un  accou- 
cheur pour  celle  d'Emile  ;  j'aurai  foin 
de  la  choifir  moi-même.  Je  ne  raifon- 
nerai  peut-ctre  pas  là-delTus  fi  diferte- 
îïient  qu'un   Chirurgien^  mais   à  coup 


ou  DE  l'Éducation.        85 

fur  je  ferai  de  meilleure  foi,  Se  mon 
zèle  me  trompera  moins  que  fon  ava- 
rice. 

Ce  choix  n'eft  point  un  fi  grand  myC- 
tere  j  les  règles  en  font  connues  :  mais 
je  ne  fais  fi  l'on  ne  devroit  pas  faire 
un  peu  plus  d'attention  à  l'âge  du  laie 
aufli  bien  qu'à  fa  qualité.  Le  nouveau 
lait  eft  rout-à-fait  féreux  j  il  doit  prel- 
qu'êrre  apéritif  pour  purger  les  reftes  du 
meconium  épailîi  dans  les  inreftins  de 
l'enfant  qui  vient  de  naître.  Peu- à-peu 
le  lait  prend  de  la  confiffcance  &  four- 
nit une  nourrirure  plus  folide  à  l'en- 
fant devenu  p!js  fort  pour  la  digérer. 
Ce  n'ell  sûrement  pas  pour  rien  que 
dans  les  femelles  de  toute  efpece  la  Nature 
change  la  confiftance  du  lait  félon  l'âge 
du   nourrilfon. 

Il  fandroit  donc  une  nourrice  nou- 
vellement accouchée  à  un  enfant  nou- 
vellement né.  Ceci  a  fon  embarras,  je 
le  fais:  mais  fi-tôt  qu'on  fort  de  l'or- 
dre naturel ,  tout  a  ïi%  embarras  pour 


8(j  Emile, 

bien  faire.   Le  feul  expédient  commoJe 

eft  de  faire  mal  j  c'eft  auflî  celui  qu'on 

choifir. 

II  faudroit  une  nourrice  aurti  faine 
de  cœur  que  de  corps  :  l'intempérie  des 
partions  peut,  comme  celle  des  hu- 
meurs, altérer  fon  lait  j  de  plus,  s'en 
tenir  uniquement  au  phyfique ,  c'eil 
ne  voir  que  la  moitié  de  l'objet.  Le 
lait  peut  être  bon ,  &  la  nourrice  mau- 
vaife  j  un  bon  caractère  eft  auHl  effen- 
tiel  qu'un  bon  tempérament.  Si  Ton 
prend  une  femme  vicieufe ,  je  ne  dis 
pas  que  fon  nourriffon  contra6lera  (es 
vices ,  mais  je  dis  qu'il  en  pâtira.  Ne 
Jui  doit-elle  pas,  avec  fon  lait,  des 
foins  qui  demandent  du  zèle,  de  la  pa- 
tience, de  la  douceur j  de  la  propreté? 
Si  elle  eft  gourmande,  intempérante, 
elle  aura  bientôt  gâté  fon  lait;  Ci  elle 
eft  négligente  ou  emportée,  que  va  de- 
venir à  fa  merci  un  pauvre  malheu- 
reux qui  ne  peut  ni  fe  défendre,  ni  fe 
plaindre  ?  Jamais ,  en  quoi  que  ce  puifîe 


ou  DE  l'Éducation,       S7 

être ,  les   médians  ne  font  bons  à  rien 
de  bon. 

Le  choix  de  la  nourrice  importe 
d'autanc  plus ,  que  fon  nourriflon  ne 
doit  point  avoir  d'autre  Gouvernante 
qu'elle ,  comme  il  ne  doit  point  avoir 
d'autre  Précepteur  que  fon  Gouverneur, 
Cet  ufage  étoit  celui  des  Anciens, 
moins  raifonneurs  &  plus  fages  que 
nous.  Après  avoir  nourri  des  enfans  de 
leur  fexe ,  les  nourrices  ne  les  quittoient 
plus.  Voilà  pourquoi  dans  leurs  pièces 
de  théâtre  la  plupart  des  confidentes 
font  des  nourrices.  Il  eft  importible 
qu'un  enfant  qui  palTe  fucceiTivemenc 
par  tant  de  mains  différentes,  foit  ja- 
mais bien  élevé.  A  chaque  changement, 
il  fait  de  fecrettes  comparaifons  qui 
tendent  toujours  à  diminuer  fon  eftimie 
pour  ceux  qui  le  gouvernent ,  de  con- 
féquemment  leur  autorité  fur  lui.  S'il 
vient  une  fois  à  penfer  qu'il  y  a  de 
grandes  per  fon  nés  qui  n'ont  pas  plus  de 
raifon  que  des  enfans,  toute  l'autorité 


8*8  Ê    M    I    L    Ey 

de  l'âge  eH  perdue,  ^  l'éducation  msn; 
quée.  Un  eiifriu  ne  doit  connoitre  d'au- 
tres fiipérieiirs  que  fon  père  &  fa  mère, 
o'-i ,  à   leur  défaut ,   fa   nourrice  &:  fon 
Gouverneur  :    encore    eft-ce    déjà    trop 
d'un    des    deux  ;    mnis    ce    partage    ell 
inévitable ,  &:  tout  ce  qu'on  peur  faire 
pour  y  remédier ,  ert  que  les  perfonnès 
dQS    deux    (cxQs    qui     le    gouvernent  , 
foient  fi  bien  d'accord  fur  fon  compte, 
que   les  deux  ne  foient  qu'un  pour  lui. 
Il    faut   que  la   nourrice  vive  un   peu 
.plus  commodément,  qu'elle  prenne  des 
fllimens  un   p^u   plus  fubftantiels  ,  mais 
non  qu'elle  change   toui-à-fait   de   ma- 
nière   de    vivre  ;    car    un    changement 
prompt    &     total ,    mèm.e    de    mal    en 
mieux  ,   eft   toujours   dangereux  pour  la 
-fanté  ;  &   puifque  fon  régime  ordinaire 
l'a  laide  ou  rendu   faine  &  bien  conf- 
tiîLiée,  à  quoi  bon  lui  en  faire  changer? 
Lfcs    Payfai-.nes    mangent    moins    de 
viande    &i    plus    àt    légumes    que    les 
femmes  de  la  ville  j  ce.  régime  végétal 


ou    DE   L'ÉdVCJTION.        .  89 

paroît  plus  favorable  que  conrraire  i 
elles  &  à  leurs  enfans.  Quand  elles  ont 
des  nourriffons  Bourgeois,  on  leur  donne 
dQS  pot-au-feux,  perfuadé  que  le  potage 
ôc  le  bouillon  de  viande  leur  font  un 
meilleur  chyle  ôc  fournilTent  plus  de 
lait.  Je  ne  fuis  point  du  tout  de  ce 
fentiment ,  &  j'ai  pour  moi  l'expé- 
rience, qui  nous  apprend  que  les  enfans 
aind  nourris  font  plus  fujers  à  la  colique 
&  aux  vers  que  les  autres. 

Cela  n'eft  guère  étonnant  ;  puîfque 
la  lubilance  animale  en  putréFadlion 
fourmille  de  vers  ;  ce  qui  n'arrive  pas 
de  même  à  la  fubftance  végétale.  Le 
lait,  bien  qu'élaboré  dans  le  corps 
de  Tanimal ,  eft  une  fubftance  végcra- 
ie  (10);  fon  analyfe  le  démontre  j  il 
tourne    facilement    à    l'acide,   &•,    lom 


(10)  Les  femmes  mangent  du  pain,  Hcs  légumes,  «lu 
laic.ii;e  :  les  femelles  des  chiens  Se  des  chnts  ea  maa- 
%eoi  aulïï;  les  louves  même  paiirent.  Voilà  des  fucî 
végétaux  pour  leur  lait  j  rcAe  à  examiner  celui  des  eC- 


50^  È   M   I   L    t  , 

de  donner  aucun  vertige  d'alcali  volatil , 
comme  font  les  fubftances  animales,  il 
donne,  comme  les  plantes,  un  fel  neutre 
elTentiel. 

Le  lait  des  femelles  herbivores  eft 
plus  doux  Se  plus  falutaire  que  celui  (.hs 
carnivores.  Formé  d'une  fubftance  ho- 
mogène à  la  Tienne ,  il  en  confervs 
mieux  fa  nature,  ôc  devient  moins 
fujet  à  la  putréfadion.  Si  l'on  regarde 
à  la  quantité,  chacun  fait  que  les  fa- 
rineux font  plus  de  fang  que  la  vian- 
de j  ils  doivent  donc  faire  auflî  plus 
de  lait.  Je  ne  puis  croire  qu'un  enfant 
qu'on  ne  fevreroit  point  trop  tôt  ,  ou 
qu'on  ne  fevreroit  qu'avec  des  nourri* 
tures  végétales,  &  dont  la  nourrice  ne 
vivroit  aufli  que  de  végétaux,  fût  jamais 
fujet  aux  vers. 

Il  fe  peut  que  les  nourritures  végé- 
tales donnent  un  lait  plus  prompt  à 
s'aigrir  j    mais    je   fuis   fort    éloigné   de 

peces  qui    ne   peuvent    abfolumcnc    fe   nourrir    que    de 
chair,  s'il  y  en  a  de  telles  j  de  quoi  )e  doute. 


ou  DE  L^ Éducation:  çr 
regarder  le  lait  aigri  comme  une  nour-; 
ricure  mal-faine  :  des  peuples  entiers  , 
qui  i\Qn  ont  point  d'autre  ,  s'en  trou- 
vent fort  bien  \  ôc  tout  cet  appareil 
d'abforbans  me  paroît  une  pure  char- 
latanerie.  Il  y  a  des  tempéramens  aux- 
quels le  lait  ne  convient  point,  de 
alors  nul  abforbant  ne  le  leur  rend  fup- 
portable  ;  les  autres  le  fupportent 
fans  abforbans.  On  craint  le  lait  trié 
ou  caillé  j  c'eft  une  folie,  puifqu'on 
fait  que  le  lait  fe  caille  toujours  dans 
l'eftomac.  C'eft  ainfi  qu'il  devient  un 
aliment  aflez  folide  pour  nourrir  les 
cnfans,  &  les  petits  des  animaux:  s'il 
ne  fe  cailloit  point,  il  ne  feroit  que 
pafTer,  il  ne  les  nourriroit  pas  (*).  On 
a  beau  couper  le  lait  de  mille  maniè- 
res,   ufer    de    mille     abforbans,     qui- 

(*)  Bien  que  les  fucs  qui  nous  nourrilTcnc  foient 
en  liqueur ,  ils  doivent  être  exprimés  d'alimens  foli- 
des.  Uu  liomme  au  travail ,  qui  ne  vivrait  que  de 
bouillon,  dépériroit  très-pronipcement.  Il  fe  foutiea- 
droic  beaucoup  mieux  avec  du  lait,  parce  qu'il  fc 
caille. 


fl  É   M   I    L    E  f 

conque  mange  du  lait  digère  du  fro- 
mage j  cela  eft  fans  exception.  L'eftc- 
mac  eft  fi  bien  fait  pour  cailler  le  lait, 
que  c'efl:  avec  l'eftomac  de  veau  que  fe 
fait  la  prelTure. 

Je  penfe  donc  qu'au  lieu  de  changer 
la  nourriture  ordinaire  àes  nourrices, 
il  fuffit' de  la  leur  donner  plus  abon- 
dante ,  ôi  mieux  choifie  dans  fon  ef- 
pece.  Ce  n'eft  pas  par  la.  nature  des 
aiimens  que  le  maigre  échauffe  :  c'eft 
leur  aiïaifonnement  feul  qui  les  rend 
mal-fains.  Réformez  les  règles  de  votre 
cuifine  ;  n'ayez  ni  roux  ni  friture  j  que 
le  beurre  ,  ni  le  fel  ,  ni  le  laitage 
ne  paffent  point  fur  le  feu  j  que  vos 
légumes  cuits  à  l'eau  ne  foicnt  alTai- 
fonnés  qu'arrivant  tout  chauds  fur  la 
cable  ;  le  maigre ,  loin  d'échautîer  la 
nourrice  ,  lui  fournira  du  lait-  en  abon- 
dance Se  de  la  meilleure   qualité  (  i  i  ). 

(n)  Ceux  qui  voudront  difcuter  plus  au  long  les 
aVc)nt2g,cs  âc  les  inconvénicns  du  régime  Pyrliagoricien , 
pourront  conrulrcr  les  Traites  que  les  Doâcurs  Cotchi , 
£c  Biauchi  loJi  advtrùire ,  ont  t'ai:s  fur  cet  important 
fujec. 


ou  DE  l'Éducation.       95 

Se  pOLiri-oit-il  que  ,  le  régime  végétal 
étant  reconnu  le  meilleur  pour  l'en- 
fant, le  ré^iine  animal  fût  le  meilleur 
pour  la  nourrice  ?  il  y  a  de  la  contra- 
didlion  à  cela. 

C'eft    fur -tout    dans    les    premières 
années  de  la  vie  ,  que  l'air  agit  fur  la 
conftitution  des  enfans.  Dans  une  peau 
délicate  &  molle ,  il  pénètre  par  tous  les 
pores,  il  affede  puifTamment  ces  corps 
naifTans ,   il   leur   laiffe   àQS    impreflîons 
qui    ne    s'effacent    point.    Je    ne    ferois 
donc  pas  d'avis  qu'on  tirât  une  Payfan- 
ne    de    fon  village  pour  l'enfermer   en 
ville  dans  une  chambre ,  &  faire  nour- 
rir l'enfant  chez  foi.  J'aime  mieux  qu'il 
aille   refpirer  le  bon  air  de  la  campa- 
gne ,  qu'elle  le  mauvais  air  de  la  ville. 
Il  prendra  l'état  de  fa  nouvelle  mère , 
il   habitera  fa   maifon  ruftique ,  &  fon 
Gouverneur    l'y    fuivra.    Le    ledeur    fe 
fouviendra    bien    qu€     ce    Gouverneur 
n'fcft  pas  un  homme  à  gages  \  c'eft  l'ami 
du   pete.   Mais  quand   cet   ami   ne    fô 


CJ4  É    M   I   L    E  ^ 

trouve  pas;  quand  ce  iranfport  n'eft  pas 
facile  ;  quand  rien  de  ce  que  vous 
confeillez  n'çft  faifable,  que  faire  à  la 
place,  me  dira-t-on  ?...  Je  vous  l'ai 
<léjà  dit  y  ce  que  vous  faites  :  on  n'a 
pas  befoin  de  confeil  pour  cela. 

Les  hommes  ne  font  point  faits  pour 
être  entafles  en  fourmilJieres,  mais  épars 
fur  la  terre  qu'ils  doivent  cultiver.  Plus 
ils  fe  raflemblent,  plus  ils  fe  corrom- 
pent. Les  infirmités  du  corps,  ainfi 
que  les  vices  de  l'ame,  font  l'infaillible 
effet  de  ce  concours  trop  nombreux. 
L'homme  eft  de  tous  \qs  animaux  celui 
qui  peut  le  moins  vivre  en  troupeau. 
Des  hommes  entafles  comme  des  mou- 
tons périroient  tous  en  très-peu  de  tems. 
L'haleine  de  l'homme  eft  mortelle  à  Çqs 
femblables  :  cela  n'eft  pas  moins  vrai  au 
propre  qu'au   figuré. 

Les  villes  font  le  gouffre  de  l'efpece 
humaine.  Au  bout  de  quelques  géné- 
tations,  les  races  périffent  ou  dégé- 
heremj  il  faut  les  renouveller,  de  c'eft 


ou  DE  l'Éducation.        9^ 

toâijours  la  campagne  qui  fournit  à  ce 
renouvellement.  Envoyez  donc  vos  en- 
fans  fe  renouveller ,  pour  ainfi  dire , 
eux-mêmes,  &  reprendre,  au  milieu  des 
champs ,  la  vigueur  qu'on  perd  dans 
l'air  mal-fain  des  lieux  tfop  peuplés. 
Les  femmes  grofles  qui  font  à  la  cam- 
pagne fe  hâtent  de  revenir  accoucher  à 
la  ville  j  elles  devroient  faire  tout  le 
"contraire  j  celles  fur-tout  qui  veulent 
nourrir  leurs  enfans.  Elles  auroient 
moins  à  regretter  qu'elles  ne  penfenr  j 
ôc  dans  un  féjour  plus  naturel  à  l'ef- 
pece ,  les  plaifirs  attaches  aux  devoirs 
de  la  Nature  leur  ôteroient  bientôt  Je 
goût  de  ceux  qui  ne  s'y  rapportent  pas. 
D'abord  après  l'accouchement ,  oij 
lave  Tenfant  avec  quelque  eau  tiède  où 
l'on  mêle  ordinairement  du  vin.  Cette 
addition  du  vin  me  paroît  peu  nécef- 
faire.  Comme  la  Nature  ne  produit  rien 
de  fermenté,  il  n'efl:  pas  à  croire  que 
l'ufage  d'une  liqueur  artificielle  importe 
^  la  vie  de  Îq^  créatures. 


9^  É     M    I     L     Ey 

Par  la  mcme  raifon ,  cette  prcc.iu- 
tion  de  faire  tiédir  l'eau  n'eft  pas  non 
plus  indifpenfable,  &  en  effet  des  mul- 
titudes de  Peuples  lavent  les  enfans 
nouveaux-nés  dans  les  rivières  ou  à  la 
mer  fans  autre  ffçon  :  mais  les  nôtres, 
amollis  avant  que  de  naître  par  la  mol- 
lelfe  àçs  pères  &:  des  mères,  apportent 
en  venant  au  monde  un  tempérament 
déjà  gâté,  qu'il  ne  faut  pas  expofer 
d'abord  à  toutes  les  épreuves  qui  doi- 
vent le  rétablir.  Ce  n'eft  que  par  de- 
grés qu'on  peut  les  ramener  à  leur  vi- 
gueur primitive.  Commencez  donc 
d'abord  par  fuivre  l'ufage ,  &  lae  vous 
en  écartez  que  peu-à-peu.  Lavez  fou- 
vent  les  eaifans  \  leur  mal-propreté  eu 
montre  le  befoin:  quand  o;rne  fait- que 
les  eflliyer ,  on  les  déchire.  Mais  à  me- 
fure  qu'ils  fe  renforcent ,  diminuez  par 
degrés  la  tiédeur  de  l'eau ,  jufqu'à  ce 
qu'enfin  vous  les  laviez  été  &  hiv^r  â 
l'eau,  froide  &  même  glacée.  Comme ,  ^ 
pour  ne  pas  les  expofer,  il  importe  que 

cette 


ou    D^   L'j^DUCATlON.  97 

cette  diminution  foie  lente  ,  fuçceflive 
de  infenhble,  on  peut  fe  iervir  du  ther- 
momètre pour  la  mefurtr  exad:emen.r. 

Cet  uffige  du  bain  une  fois  établi ,  ne 
doit  plus  être  interrompu ,  &  il  importe 
de  le  garder  toute  fa  vie.  Je  le  con- 
lldère  ,  non- feulemeiic  du  côté  de  la 
propreté  àc  de  la  fanté  actuelle  ,  mais 
auflî  comme  une  précaution  falucaire 
pour  rendre  plus  flexible  la  texture  des 
fibres ,  &  les  faire  céder  fans  effort  & 
fans  rifque  aux  divers  degrés  de  cha- 
leur &  de  froid.  Pour  cela  je  voudrois 
qu'en  grandiifant  on  s'accoutumât  peu- 
a-peu  à  fe  baigner ,  quelquefois  dans 
des  eaux  chaudes  à  tous  les  degrés  fup- 
portables  ,  &  fouvent  dans  êiQs  eaux 
froides  à  tous  les  degrés  poflSbles.  Ainfî 
après  s'être  habitué  à  fupporter  les  di- 
verfes  températures  de  l'eau,  qui,  étant 
un  fluide  plus  denfe  ,  nous  touche  pat 
plus  de  points  &  nous  affeéle  davan- 
tage ,  on  deviendroit  prefque  infenfible 
à  celles  de  l'air. 

Tome  I,  E 


9^  Ê      M     I     L     E  y 

Au  moment  que  l'enfant  refpire  en 
fortant  de   fes  enveloppes ,  ne  fouffrez 
pas  qu'on  lui  en  donne  d'autres  qui  le 
tiennent  plus  à  l'étroit.  Poir>t  de  têtiè- 
res ,   point  de  bandes  ,  point  de  mail- 
lot 5   des  langes  flottans  ôc  larges  ,  qui 
lailTent   tous   fes   membres    en   liberté , 
&  ne  foient  ,  ni   alTez  pefans  pour  gê- 
ner  fes  mouvemens ,   ni    affez    chauds 
pour    empêcher   qu'il  ne  fente  les  im- 
prellîons  de    l'air    (12).   Placez-le   dans 
un  grand  berceau  (13)   bien  rembourré 
où  il  puilTe  fe   mouvoir  à  l'aife  &  fans 
danger.  Quand  il  commence  à  fe  for- 
tifier ,  laiffez-le    remper    par   la   cham- 
bre  ',    laiiïez  -  lui    développer  ,    étendre 
fes  petits  membres  :  vous  les  verrez  fe 


(il)  On  crouffe  les  enfjiis  dans  les  villes ,  à  force  de  i^s 
teair  renfermés  &  vêtus.  Ceux  qui  les  goaverncnr 
en  font  encore  â  favoir  que  l'air  froid  ,  loin  de  leur  f.iit? 
du  mal  ,  les  renforce.  Se  que  l'air  chaud  les  alioiblic , 
leur  donne  la  fièvre  &  les  tue. 

(1;)  Je  dis  un  berceau  pour  employer  un  mot  u/ué , 
faute  d'autre  ;  car  ,  d'ailleurs  ,  je  fuis  perfuadé  qu'il  n'cft 
jamais  nécefTairc  de  bercer  les  enfans ,  ôc  nue  cet  ^ifigc 
|:uc  .cd  fouYçnt  pernicieux. 


ou   DE    L'ÉdVCATIOK.  5»9 

renforcer  de  jour  en  jour.  Comparez- 
]e  avec  un  enfant  bien  emmailloté  da 
même  âge  ,  vous  ferez  étonné  de  la  dif-. 
férence  de  leur  progrès  (14). 

On  doit  s'attendre  à  de  grandes  op* 


(14)  ce  Les  anciens  Péruviens  laiflbient  les  bras  11- 
»  bres  aux  enfans  dans  un  maillot  fore  large  ;  lorfqu'ils 
3>  les  eu  droicnr  ,  ils  les  mectoienc  en  liberté  dans  un 
31  trou  fait  en  terre  &:  garni  de  linges ,  daiïs  lequel  ils 
•c  les  defcendoient  jufqu'à  la  moitié  du  corps  ;  de  cette 
3î  façon  ils  avoient  les  bras  libres  ,  &  ils  pouvoienc 
)>  mouvoir  leur  tète  &:  fléchir  leur  corps  à  leur  grc 
»  fans  tomber  ôc  fans  fe  blelfer  :  Ati  qu'ils  pouvoienc 
«  faire  uu  pas  ,  on  leur  préfcncoit  la  mammelle  d'un 
»  peu  loin  ,  comme  un  appât  pour  les  obliger  à  mar- 
33  cher.  Les  petits  Nègres  font  quelquefois  dans  une 
33  fituation  bien  plus  fatiguante  pour  tettcr  ;  ils  embraf- 
33  fcnt  l'une  des  hanches  de  la  mère  avec  leurs  genoux 
31  &:  leurs  pieds,  &  ils  la  ferrent  si  bien  ,  qu'ils  peuvent 
13  s'y  foutenir  fans  le  fecours  des  bras  de  la  mère  ;  ils 
13  s'attachent  à  la  mammelle  avec  leurs  mains ,  &  ils 
1)  la  fucent  conftamment  fans  fe  déranger  &c  fans  tom- 
ji  ber  ,  malgré  les  ditïerens  mouvemcns  de  la  mère  , 
31  qui ,  pendant  ce  tems ,  travaille  à  fon  ordinaire.  Ces 
33  enfans  commencent  â  marcher  dès  le  fécond  mois  » 
33  ou  plutôt  à  fe  traîner  fur  les  genoux  &  fur  les  mains  : 
31  cet  exercice  leur  donne  pour  la  fuite  la  facilité  de 
\i  courir  dans  cette  fituation  prefquc  aulfi  vite  que  s'ils 
33  étoient  fL\)/t  leurs  pieds,  si  Hiji.  Nat.  T.  IK.  in-ii  , 
fagt   I9i. 

A  ces  exemples ,  M.  de  Buffon  aufoit  pu  ajouter  celui 
de  l'Anglctorre  ,  où  l'extravagante  &:  barbare  pratique 
du  maillot  s'abolit  de  jour  en  jour.  Voyez  auflî  Ia 
Louberc ,  Voyage  de  Siam  \  le  Sieur  le  Beau  ,  Vo^ago 

£  z 


loo  Emile, 

pofitions  de  la  parc  des  nourrices  à 
qui  l'enfant  bien  garotté  donne  moins 
de  peines  que  celui  qu'il  faut  veiller. 
incelTammenc.  D'ailleurs  ,  fa  mal-pror 
prêté  devient  plus  fenfible  dans  un 
habit  ouvert  j  il  le  faut  nettoyer  plus 
fouvent.  Enfin  ,  la  coutume  eft  un  ar- 
gument qu'on  ne  réfutera  jamais  en 
certains  pays  au  gré  du  Peuple  de  tous 
les  états. 

Ne  raifonnez  point  avec  les  nour- 
rices. Ordonnez  ,  voyez  faire ,  &  n'é- 
pargnez rien  pour  rendre  aifcs  dans 
la  pratique  les  foins  que  vous  aurez 
prefcrits.  Pourquoi  ne  les  partageriez- 
vous  pas  ?  Dansr  les  nourritures  or- 
dinaires où  l'on  ne  regarde  qu'au  phy- 
ilque  ,  pourvu  que  l'enfant  vive  &  qu'il 
ne  dépériHe  point  ,  le  refte  n'importe 
^uère  :  mais  ici  où  l'éducation  com- 
mence  avec   la   vie ,   en    naiflant   Ten- 


du Canada,  Sic.  Je  remplirois  vingt  pages  de  citations, 
fi:j'aYoi£  befoin  de  cooHmicr  ceci  par  des  fait;. 


ou  DE    L'ÉdVCATIOK,         loi 

faut  eft  àcjà  Difciple  ,  non  cîu  Gouver- 
neur ,  mais  de  la  Nature.  Le  Gouver- 
neur ne  fait  qu'étudier  fous  ce  premier 
Maître  ,  &  empêcher  que  fes  foins  ne 
foient  contrariés.  Il  veille  le  nourrif- 
fon  ,  il  i'obfervG  ,  il  le  fuit  ;  épie  avec 
vigilance  la  première  lueur  de  fon 
foible  entendement  ,  comme  aux  ap- 
proches du  premier  quartier  les  Mu- 
fulmans  épient  Tinfliant  du  lever  de  la 
lune. 

Nous  naiflons  capables  d'apprendre  , 
mais  ne  fâchant  rien  ,  ne  connoilTaHC 
rien.  L'ame  enchaînée  dans  des  orga^ 
nés  imparfaits  Se  demi -formés,  n'a  pas 
même  le  fentiment  de  fa  propre  exif- 
tence.  Les  mouvemens  ,  les  cris  de 
l'enfant  qui  vient  de  naître  (onr  des 
effets  purement  méchaniques ,  dépour- 
vus de  connoidànce  Se  de  volonté. 

Suppofons  qu'un  enfant  eût,  à  fa  naif- 
fince  ,  la  ftature  ôc  la  force  d'un  hom- 
me fait  ;  qu'il  fortît ,  pour  ainfi  dire  , 
tout  armé  du  feiii  de  fa  mère ,  comme 

E  3 


loi  È    M    2    L   Ej 

Pallas  da  cerveau  de  Jupiter  j  ter 
homme  enfant  feroic  un  parfait  imbé- 
cile ,  un  automate  ,  une  ftatue  im- 
mobile &c  prefque  infenfible.  Il  ne 
verroit  rien  ,  il  n'enrendroit  rien ,  il  n« 
connoîtroit  perfonne  ,  il  ne  fauroit  pas 
rourner  les  yeux  vers  ce  qu'il  auroit 
befoin  de  voir.  Non-feulement  il  n'ap- 
percevroit  aucun  objet  hors  de  lui  ,  il 
n'en  rapporteroic  mcme  aucun  dans 
î'organe  du  fens  qui  !e  lui  feroit  ap- 
percevoir  ;  les  couleurs  '  ne  feroienc 
point  dans  fes  yeux ,  les  fons  ne  fe- 
roienc point  dans  fes  oreilles ,  les  corps 
<]u'il  toucheroit  ne  feroienc  point  fur 
le  fien  j  il  ne  fauroit  pas  même  qu'il 
en  a  un  j  le  contact  de  fes  mains  feroic 
dans  fon  cerveau  j  toutes  (es  fenfations 
fe  réuniroienc  dans  un  feul  point  y  il 
îi'exifteroic  que  dans  J^e  commun  fcn- 
forium  ,  il  n'auroit  qu'une  feule  Idée  , 
favoir  celle  du  moi  ,  à  laquelle  il  rap- 
potteroit  toutes  fes  fenfations ,  &  cette 
idée  ,  ou  plutôt  ce  fentiment  feroit  la 


ou  DE  l'Éducation.        105 

feule  chofe   qu'il   auroit  de  plus  qu'un 
enfant  ordinaire. 

Cet  homme  ,  formé  touc-à-coup ,  ne 
fauroit  pas  non  plus  fe  redrefler  fut  (es 
pieds  ,  il  lui  faudroit  beaucoup  de  tems 
pour  apprendre  à  s'y  fou  tenir  en  équi- 
libre ^  peut-êcxe  n'en  feroit-il  pas  même 
refTai  ,  &  vous  verriez  ce  grand  corps 
fort  &  robufte  refter  en  place  comme 
une  pierre,  ou  remp^r  &c  fe  traîner  comme 
un  jeune  chien. 

Il  fentiroit  le  mal-aife  des  befoins 
fans  les  connoîcre  ,  ôc  fans  imagine» 
aucun  moyen  d'y  pourvoir.  Il  n'y  a 
nulle  immédiate  communication  entre 
Iqs  muf-Ies  de  l'eftomac  &  ceux  des 
bras  Ôc  des  jambes,  qui,  même  entouré 
d'alimens  ,  lui  fît  faire  un  pas  pour 
en  approcher  ,  ou  étendre  la  main  pour 
les  faifir  j  &  comme  fon  corps  auroic 
pris  (on  accroilfement ,  que  {qs  mem- 
bres feroient  tout  développés  ,  qu'il 
n'auroit  par  conféquent  ni  les  inquié^ 
tudes  ni  les  mouvemens  continuels  des 

E4 


104  Emile, 

enfans  ,  il  pourroic  mourir  de  faim 
avant  cîe  s'être  mû  pour  chercher  fa 
fubfiftance.  Pour  peu  qu'on  ait  réfléchi 
-fur  l'ordre  &  le  progrès  de  nos  con- 
noiflances ,  on  ne  peut  nier  que  tel  ne 
fût  à-peu-près  l'état  primitif  d'igno- 
rance &■  de  ftupidité  naturel  à  l'homme, 
avant  qu'il  eût  rien  appris  de  l'expérience 
ou  de  Tes  femblables. 

On  connoît  donc,  ou  l'on  peut  con« 
noître  ,  le  premier  point  d'où  part  cha- 
cun de  nous  pour  arriver  au  degré 
commun  de  l'entendement  j  mais  qui 
eft-ce  qui  connoît  l'autre  extrémité  ? 
Chacun  avance  plus  ou  moins  félon  fon 
génie ,  fon  goût ,  fes  befoins  ,  dis  ta- 
lens ,  fon  zèle ,  &  les  occafions  qu'il  a 
de  s'y  livrer.  Je  ne  fâche  pas  qu'aucun 
Philofophe  ait  encore  été  alTez  hardi 
pour  dire  :  voilà  le  terme  où  l'homme 
peut  parvenir  ,  Se  qu'il  ne  fauroit  paf- 
fer.  Nous  ignorons  ce  que  notre  na- 
ture nous  permet  d'être  j  nul  de  nous 
n'a    mefuré    la    diftance    qui    peut    fe 


ou  DE   L'EdUCATIOK,         I05 

trouver  entre  un  homme  &  un  autre 
homme.  Quelle  eft  l'ame  bafTe  que 
cette  idée  n  échaufFera  jamais  ,  de  qui  ne 
fe  dit  pas  quelquefois  dans  fon  or- 
gueil ;  combien  j'en  ai  déjà  paflTés  ! 
combien  j'en  puis  encore  atteindre  ! 
pourquoi  mon  égal  iroit-ii  plus  loin  que 
moi  ? 

Je  le  répète  :  l'éducation  de  l'homme 
commence  à  fa  nailTance  ;  avant  de 
parler  ,  avant  que  d'entendre  ,  il  s'inf- 
truit  déjà.  L'expérience  prévient  les 
leçons  ;  au  moment  qu'il  connoît  fa 
nourrice  ,  il  a  déjà  beaucoup  acquis. 
On  feroit  furpris  des  connoiffances  de 
rhomme  le  plus  groflier ,  fî  l'on  fuivoit 
fon  progrès  depuis  le  moment  oii  il  eft 
né  jufqu'à  celui  où  il  eft  parvenu.  Si 
l'on  partageoit  toute  la  fcience  humaine 
en  deux  parties,  l'une  commune  à  tous 
les  hommes  ,  l'autre  particulière  aux 
favans  ,  celle-ci  feroit  très-petite  eu 
comparaifon  de  l'autre  ;  mais  nous  ne 
fongeons   guère    aux   acquifitions    géiîé- 

E  5 


10^  É    M   1   L    E  j 

raies ,  parce  qu'elles  fe  font  fans  qu'on 
y  penfe  &  même  avant  l'âge  de  raifon  ^ 
que  d'ailleurs  le  favoir  ne  fe  fait  re- 
marquer que  par  (es  différences  ;  de 
que  ,  comme  dans  les  équations  d'algè- 
fcre  ,  les  quantités  communes  fe  comp- 
tent pour  rien. 

Les  animaux  mêmes  acquièrent  beau- 
coup. Ils  ont  des  fens  ,  il  faut  qu'ils 
apprennent  à  en  faire  ufage  :  ils  ont 
des  befoins  ,  il  faut  qu'ils  aprennent 
à  y  pourvoir  :  il  faut  qu'ils  apprennent 
à  mander  ^  à  marcher  ,  à  voler.  Les 
<juadrupèdes  ,  qui  fe  tiennent  fur  leurs 
pieds  dès  leur  naiflance  ,  ne  favent  pas 
marcher  pour  cela  j  on  voit  à  leurs 
premiers  pas  que  ce  font  des  eflais  mal 
aflTurés  :  les  Serins  échappés  de  leurs 
cages  ne  favent  point  voler  ,  parce 
qu'ils  n'ont  jamais  volé.  Tout  eft  inf- 
trudion  pour  les  êtres  animés  ik  fen- 
fibles.  Si  les  plantes  avoient  un  mou- 
vement progreifif  ,  il  faudroit  qu'elles 
culfent  des   fens  ôc  qu'elles  acquilTejit 


ou  DE   L'ÊdUCJTION,        107 

<îes  connoiiïances  :   autrement  les  efpe- 
ces  périroient  bientôt. 

Les  premières  fenfations  des  enfans 
font  purement  afFedives  j  ils  n'apper- 
çoivent  que  le  plaifir  &  la  douleur. 
Ne  pouvant  ni  marcher  ni  faidr  ,  ils 
ont  befoin  de  beaucoup  de  tems  pour 
fe  former  peu-à-peu  les  fenfations  re- 
préfentatives  qui  leur  montrent  les 
objets  hors  d'eux-mêmes  5  mais  en 
attendant  que  ces  objets  s'étendent , 
s'éloignent  ,  pour  ainfi  dire  ,  de  leurs 
yeux ,  &  prennent  pour  eux  des  dimen- 
fions  &c  des  figures  ,  le  retour  des  fen- 
fations affeftives  commence  à  les  fou- 
mettre  à  l'empire  de  l'habitude  :  ou 
voit  leurs  yeux  fe  tourner  fans  ceîTe 
vers  la  lumière  ,  &  fi  elle  leur  vient 
de  côté  ,  prendre  infenfiblemenr  cette 
dired:ion  ;  en  forte  qu'on  doit  avoir 
foin  de  leur  oppofer  le  vifage  au  jour  , 
de  peur  qu'ils  ne  deviennent  louches 
ou  ne  s'accoutument  à  regarder  de  tra- 
vers.   Il   faut    aulli    qu'ils     s'habituent 

£  6 


loS  E   M   I    L    Ej 

de  bonne  heure  aux  ténèbres  ;  autre- 
ment ,  ils  pleurent  ôc  crient  fi-tôt  qu'ils 
fe  trouvent  à  l'obfcurité.  La  nourriture 
&  le  fommeii,  trop  exadement  mefu- 
tés  ,  leur  deviennent  néceflfaires  aii 
Jbout  des  mêmes  intervalles  ,  &  bien- 
tôt le  defir  ne  vient  plus  du  befoin  , 
mais  de  l'habitude  ,  ou  plutôt  ,  l'habi- 
tude ajoute  un  nouveau  befoin  à  celui 
•ae  la  Nature  :  voilà  ce  qu'il  faut  pré- 
venir. 

La  feule  habitude  qu'on  doit  lainer 
prendre  à  l'enfant  ,  §ft  de  n'en  con- 
tradler  aucune  ;  qu'on  ne  le  porte  pas 
plus  fur  un  bras  que  fur  l'autre  ,  qu'on 
ne  l'accoutume  pas  à  préfenter  une 
main  plutôt  que  l'autre ,  à  s'en  fervir 
plus  fouvent ,  à  vouloir  manger  ,  dor- 
mir j  agir  aux  mêmes  heures  ,  à  ne 
pouvoir  refter  feul  ni  nuit  ni  jour.  Pré- 
parez de  loin  le  règne  de  fa  liberté  6c 
l'ufage  de  {qs  forces  ,  en  laifTant  à  fon 
corps  l'habitude  naturelle  ,  en  le  met- 
tant en   état  d'être   toujours  maître  de 


ou   DE   L^ÉdVCATION,        10^ 

lui-même  ,   &  de  faire  en  toute  chofe 
fa  volonté,  fi-tôt  qu'il  en  aura  une. 

Dès  que  l'enfant  commence  à  dif- 
tinguer  les  objets  ,  il  importe  de  met- 
tre du  choix  dans  c€ux  qu'on  lui  mon- 
tre. Naturellement  tous  \qs  nouveaux 
objets  intéreffent  l'homme.  Il  fe  fent 
fî  foible ,  qu'il  craint  tout  ce  qu'il  ne 
connoîc  pas  :  l'habitude  de  voir  des 
objets  nouveaux ,  fans  en  être  affe(5té  , 
détruit  cette  crainte.  Les  enfans  éle- 
vés dans  des  maifons  propres  ,  où  l'on 
ne  fouffre  point  d'araignées  ,  ont  peur 
des  araignées  ,  &  cette  peur  leur  de- 
meure fouvent  étant  grands.  Je  n'ai 
jamais  vu  de  payfans,  ni  homme,  ni 
femme,  ni  enfant ,  avoir  peur  des  arai- 
gnées. 

Pourquoi  donc  l'éducation  d'un  en- 
fant ne  commenceroit-elle  pas  avant 
qu'il  parle  &  qu'il  entende ,  puifque 
le  feul  choix  des  objets  qu'on  lui  pré- 
fente efl:  propre  à  le  rendre  timide  ou 
courageux  ?  Je   veux  qu'on  l'habicue  à 


I  I O  É    M   I   L    E  y 

voir  des  objets  nouveaux,  des  animaiTX 
Jaids  ,  dégOLUans  ,  bifarres  \  mais  peu- 
à-peu  ,  de  loin ,  jufcju'à  ce  qu'il  y  foit 
accoutumé  ,  &  qu'à  force  de  les  voir 
manier  à  d'autres  ,  il  les  manie  enfin 
lui-même.  Si  durant  fon  enfance  il  a 
vu  fans  effroi  des  crapauds ,  des  fer- 
pens  ,  des  écrevilTçs  ,  il  verra  fans  hor- 
reur ,  étant  grand ,  quelque  animal  que 
ce  foit.  11  n'y  a  point  d'objets  affreux 
pour  qui  en  voit  tous  les  jonrs. 

Tous  les  enfans  ont  peur  des  maf- 
ques.  Je  commence  par  montrer  .1 
Emile  un  mafque  d'une  figure  agréa- 
ble. Enfuite  ,  quelqu'un  s'applique  de- 
vant lui  ce  mafque  fur  le  vifage  j  je 
me  mets  à  rire  ,  tout  le  monde  rit,  & 
l'enfant  rit  comme  les  autres.  Peuà- 
peu  je  l'accoutume  à  des  mafques 
moins  agréables  ,  &  enfin  à  des  figures 
hideufes.  Si  j'ai  bien  ménagé  ma  gra- 
dation ,  loin  de  s'eifrayer  au  dernier 
mafque  ,  il  en  rira  comme  du  pre- 
mier.  Apres    cela  ,   je    ne    crains    plus 


ou  DE  €  Éducation,      m 

qu'on  TefFraye  avec  àQS  mafques. 

Quand  ,  dans  les  adieux  d'Androma-- 
que  &  d'Hector  ,  le  petit  Aftyanax  , 
effrayé  du  panache  qui  flotte  fur  le 
cafque  de  fon  père,  le  méconnoît  ,  fe 
jette  en  criant  fur  le  fein  de  fa  nourri- 
ce, &  arrache  à  fa  mère  un  fouris  mêlé 
de  larmes  ,  que  faut-il  faire  pour  gué- 
rir CQi  effroi  ?  Précifément  ce  cjue  fait 
Hector  j  pofer  le  cafque  à  terre,  &:  puis 
caieffer  l'enfant.  Dans  un  moment  plus 
tranquille  ,  on  ne  s'en  tiendroit  pas  là  ; 
on  s'approcheroit  du  cafque  ,  on  joue- 
roit  avec  les  plumes  ,  on  les  feroit  ma- 
nier à  l'enfant,  enfin  la  nourrice  pren- 
droit  le  cafque  &:  le  poferoit,  en  riant, 
fur  fa  propie  tête  ;  fî  toutefois  la  main 
d'une  femme  ôfoit  toucher  aux  aimes 
d'Hedor. 

S'agit -il  d'exercer  Emile  au  bruit 
d'une  arme  à  feu  ?  Je  brûle  d'abord 
une  amorce  dans  un  piftolet.  Cette 
flamme  brufque  &  paffagere  ,  cette  ef- 
pece  u'cclair   le   réjouit  j   je   répète    la 


m  È   M   î   L   E  y 

même  chofe  avec  plus  de  poudre  :  peu- 
â-peu  j'ajoute  au  piftolec  une  petite 
charge  fans  bourre,  puis  une  plus  grande  : 
enfin,  je  l'accoutume  aux  coups  de  fufil, 
aux  boëtes  ,  aux  canons ,  aux  détonations 
\t^  plus  terribles. 

J'ai  remarqué  que  les  en  fans  ont 
rarement  peur  du  tonnerre ,  à  moins 
que  les  éclats  ne  foient  affreux  &  ne 
bleffent  réellement  lorgane  de  l'ouïe. 
Autrement,  cette  peur  ne  leur  vient 
que  quand  ils  ont  appris  que  le  ton- 
nerre bleiïe  ou  tue  quelquefois.  Quand 
la  raifon  commence  à  les  effrayer  , 
faites  que  l'habitude  les  raffure.  Avec 
une  gradation  lente  &  ménagée  ,  on 
rend  l'homme  &  l'enfant  intrépides  à 
tout. 

Dans  le  commencement  de  la  vie 
où  la  mémoire  &  l'imagination  font 
encore  inaârives  ,  l'enfant  n'cft  atten- 
tif qu'à  ce  qui  affecte  aétuellemenc  fcs 
fens.  Ses  fenfations  étant  les  premiers 
matériaux  de  fes  connoilfances ,  les  lui 


ou   DE   VÉdUCJTION,        113 

offrir  dans  un  ordre  convenable,  c'eft 
préparer  fa  mémoire  à  les  fournir  un 
jour  dans  le  même  ordre  à  fon  enten- 
dement :  mais  comme  il  n'eft  attentif 
qu'à  fes  fenfations  ,  il  fuffit  d'abord  de 
lui  montrer  bien  difttn<f>ement  la  liai- 
fon  de  ces  mêmes  fenfations  avec  les  ob- 
jets qui  les  caufent.  Il  veut  tout  toucher, 
tout  manier  ;  ne  vous  oppofez  point  a 
cette  inquiétude  ;  elle  lui  fuggere  un 
apprentiflfage  très-néceflTaire.  C'eft  aind 
qu'il  apprend  à  fentir  la  chaleur ,  le 
froid ,  la  dureté  ,  la  molleffe  ,  la  pe- 
fanteur ,  la  légèreté  des  corps  ,  à  juger 
de  leur  grandeur ,  de  leur  figure  de  de 
toutes  leurs  qualités  fenfibles ,  en  re- 
gardant,  palpant  (15)  ,  écoutant  ,  fur- 
tout  en  comparant  Ja  vue  au  toucher  , 


(ij)  L'odorat  cfl  de  tous  les  fens  celui  qui  fe  déve- 
loppe le  plus  tard  dans  les  enfans  ;  jufqu'à  l'âge  de  deux 
ou  trois  ans  il  ne  paroît  pas  qu'ils  l'oient  feniîblcs  ni 
aux  bonnes  ni  aux  mauvaifes  odeurs  ;  ils  ont  à  cet  égard 
l'indiff-érence ,  ou  plutôt  l'inlcalibilicé  ^u'oa  remarque 
dans  plufleurs  auinuux. 


114  Emile, 

en  eftîmaiit   à   l'œil   la  fenfation  qu'ils 
feroient  fous  fes  doigts. 

Ce  ii'eft  que  par  le  mouvement ,  que 
nous  apprenons  qu'il  y  a  àcs  chofes 
qui  ne  font  pas  nous  ;  &  ce  n'eft  que 
par  notre  propre  mouvement ,  que  nous 
acquérons  l'idée  de  l'étendue.  C'eft: 
parce  que  l'enfant  n'a  point  cette  idée  , 
qu'il  tend  indifféremment  la  main  pour 
faifir  l'objet  qui  le  touche  ,  ou  l'objet 
qui  efl:  à  cent  pas  de  lui.  Cet  effort  qu'il 
fait  vous  paroît  un  figne  d'empire  ,  un 
ordre  qu'il  donne  à  l'objet  de  s'appro- 
cher ou  à  vous  de  le  lui  apporter  j  6c 
point  du  tout  ,  c'eft  feulement  que  les 
mêmes  objets  qu'il  voyoit  d'abord  dans 
(on  cerveau  ,  puis  fur  ses  yeux  ,  il  les 
voit  maintenant  au  bout  de  fes  brasj- 
&  n'imagine  d'étendue  que  celle  où 
il  peut  atteindre.  Ayez  donc  foin  de 
le  promener  fouvent  ,  de  le  tranfpor- 
ter  d'une  place  à  l'autre  ,  de  lui  faire 
fentir  le  changement  de  lieu  j  afin  de 
lui    apprendre    à    juger    des    diftances. 


ocr  DE  l'Éducation.      115 

Quand  il  commencera  de  les  connoî- 
ire  ,  alors  il  faut  changer  de  mÉLho- 
de,  &  ne  le  porter  que  comme  il  vous 
plaît  &  non  comme  il  lui  plaît  j  car 
fi-tôt  qu'il  n'eft  plus  nbufé  par  le  fens  , 
fon  effort  change  de  caufe  :  ce  change- 
ment eft  remarquable  ,  <Sc  demande 
explication. 

Le  mal  aife  des  befoins  s'exprime 
par  des  fignes  ,  quand  le  fecours  d'au- 
trui  eft  nécelTaire  pour  y  pourvoir.  De- 
là les  cris  des  enfant.  Ils  pleurent  beau- 
coup :  cela  doit  ctre,  Puifque  toutes 
leurs  fenfarions  font  affedives ,  quand 
elUs  font  agréables  j  ils  en  jouiflent  en 
filence  ;  quand  elles  font  pénibles  >  ils 
le  difent  dans  leur  langage  àc  deman- 
dent du  foulagement.  Or  ,  tant  qu'ils 
font  éveillés  ,  ils  ne  peuvent  prefque 
refter  dans  un  état  d'indifférence  j  ils 
dorment  ou  font  affedlés. 

Toutes  nos  langues  font  àts  ouvra- 
ges de  l'art.  On  a  long-tems  cherche 
s'ils    y  avoit    une   Langue    naturelle  & 


ii6  Emile; 

commune  à  tous  les  hommes  :  fans 
doute,  il  y  en  a  une  ;  Se  c'efl:  celle  que 
hs  enfnns  pirleiu  avant  de  favoir 
parler.  Cette  Langue  n'eft  pas  articu- 
lée j  mais  elle  eft  accentuée  ,  fonore  , 
intellicîible.  L'ufa^e  des  nôtres  nous 
Ta  fait  négliger  au  point  de  l'oublier 
tout-àfait.  Etudions  les  enfans  ,  8c 
bientôt  nous  la  rapprendrons  auprès 
d'eux.  Les  nourrices  font  nos  maîtres 
dans  cette  Langue  :  elles  entendent 
tout  ce  que  difent  leurs  nourriçons  , 
elles  leur  repondent  ,  elles  ont  avec 
eux  des  dialogues  très  -  bien  fuivis  ,  Se 
quoiqu'elles  prononcent  des  mots  ,  ces 
jîiots  fon  parfaitement  inutiles  j  ce 
n'eft  point  le  fens  du  mot  qu'ils  enten- 
dent ,  mais  l'accent  dont  il  eft  accom- 
pagné. 

Au  langage  de  la  voix  fe  joint  celui 
du.gefte,  non  moins  énergique.  Ce  gcfte 
n'eft  pas  dans  des  faibles  mains  des  en- 
fans  ;  il  eft  fur  leurs  vifages.  Il  eft  éton- 
nant   combien    ces    phyfionomies     mal 


ou  DE  l'Éducation,      117 

formées  ont  déjà  d'exprçflîon  :  leurs 
traits  changent  d'un  inftant  à  l'autre 
avec  une  inconcevable  rapidité.  Vous 
y  voyez  le  fourire ,  le  defir ,  l'effroi 
naître  &  pafTer  comme  autant  d'éclairs  ; 
à  chaque  fois  vous  croyez  voir  un  autre 
vifa^e.  Ils  ont  certainement  hs  muf- 
cies  de  la  face  plus  mobiles  que  nous. 
En  revanche  leurs  yeux  ternes  ne  di- 
fent  prefque  rien.  Tel  doit  être  le  genre 
de  leurs  fignes  dans  un  âge  où  l'on  n'a 
que  des  befoins  corporels  ;  l'expreffion 
des  fenfations  eft  dans  les  grimaces  ^ 
l'expreflion  des  fentimens  eft  dans  les 
regards. 

Comme  le  premier  état  de  l'homme 
eft  la  mifere  &  la  foiblelfe  ,  fes  pre- 
mières voix  font  la  plainte  Se  les  pleurs. 
L'enfant  fent  (es  befoins  de  ne  les  peut 
fatisfaire ,  il  implore  le  fecours  d'au- 
rrui  par  des  cris  j  s'il  a  faim  ou  foif,  il 
pleure  j  s'il  a  trop  froid  ou  trop  chaud , 
il  pleure  j  s'il  a  befoin  de  mouvement 
ôc  qu'on  le  tienne  en  repos ,  il  pleure  ; 


1  !  8  É    h>I    1    L    1.  , 

s'il  veut  dormir  &  qu'on  Tagire  ,  il 
pleure.  Moins  fa  manière  d'ùre  eft  à  fa 
difpofition  ,  plus  il  demande  fréquem- 
ment qu'on  la  change.  Il  n'a  qu'un  lan- 
gage ,  parce  qu'il  n'a,  pour  ainfi  dire, 
qu'une  forte  de  mal-être:  dans  l'imper- 
fection de  (qs  organes  ,  il  ne  dilHngue 
point  leurs  impreffions  diverfes  \  tous 
les  maux  ne  forment  pour  lui  qu'une 
fenfation  de  doulecir. 

De  ces  pleurs  qu'on  croiroit  C\  peu 
dignes  d'attention  ,  naît  le  premier  rap- 
port de  l'homme  à  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne :  ici  fe  forge  le  premier  anneau 
de  cette  longue  chaîne  dont  l'ordre  fo- 
cial  eft  formé. 

Quand  l'enfant  pleure  ,  il  eft  mal  à 
fon  aife  ,  il  a  quelque  befoin  qu'il  ne 
fauroit  fatisfaire  ;  on  examine  ,  on 
cherche  ce  befoin  ,  on  le  trouve  ,  on 
y  pourvoir.  Quand  on  ne  le  trouve  pas 
ou  quand  on  n'y  peut  pourvoir  ,  les 
pleurs  continuent  ,  on  en  eft  impor- 
tuné ,   oa  flatte  l'enfant  pour  le  faire 


ou  DE  l'Éducation.      119 

taire ,  on  le  berce  ,  on  lui  chante  pour 
l'endormir  :  s'il  s'opiniâtre  ,  on  s'im- 
patiente ,  on  le  menace  j  des  nourrices 
brutales  le  frappent  quelquefois.  Voilà 
d'étranges  leçons  pour  fon  entrée  à 
la  vie. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  un 
de  ces  incommodes  pleureurs  ainfi 
frappé  par  fa  nourrice.  Il  fe  tut  fur  le 
champ  ,  je  le  crus  intimidé.  Je  me  di- 
fois  :  ce  fera  une  ame  fervile  dont  on 
n'obtiendra  rien  que  par  la  rigueur.  Je 
me  trompois  ,  le  malheureux  fufFo- 
quoit  de  colère ,  il  avoir  perdu  la  ref- 
pîration  ,  je  le  vis  devenir  violer.  Un 
moment  après  vinrent  les  cris  aigus:  tous 
les  fignes  du  relTêntiment ,  de  la  fureur, 
du  défefpoir  de  cer  âge,  étoierit  dans  fes 
accens.  Je  craignis  qu'il  n'expirât  dans 
cette  agitation.  Quand  j'aurois  douté 
que  le  fentiment  du  jufte  ôc  de  l'injufte 
fût  inné  dans  le  cœur  de  l'homme,  cet 
exemple  feul  m'auroit  convaincu.  Je 
fuis  fui:   qu'un  tifon  ardent  tombé  par 


110  É    M   I    L    E  y 

hafard  fur  la  main  de  cet  enfant  ,  lui 
eût  été  moins  fenlibie  que  ce  coup  allez 
léger  ,  mais  donné  dans  i'mteniion  ma- 
nifefte  de  roftenfer. 

Cette  difpofition  des  enfans  à  l'em- 
portement ,  au  dépit ,  à   la  colère ,  de- 
mande des  ménagemens  exceflifs.   Boer- 
rhave  penfe    que   leurs   maladies   font , 
pour  la  plupart ,  de  la  claiïe  des  convul- 
fives  ,  parce  que  la  tére    étant    propor- 
tionnellement plus  groffe  j  ôc  le  fyftême 
des  nerfs  plus  étendu  que  dans  les  aduU 
les  ,  le  genre   nerveux   eft  plus    fufcep- 
tible    d'irritation.    Eloignez    d'eux   avec 
le  plus  grand  foin  les  domelHques  qui 
les   agacent  ,    les    irritent  ,    les    impa- 
tientent j  ils    leur   font    cent    fois   plus 
dangereux  ,   plus  funeftes  que  les  inju- 
res   de  l'air    &:   des    faifons.   Tant   que 
les   enfans  ne   trouveront   de  réfîltance 
que  dans   les  chofes   &  jamais  dans  les 
volontés  ,  ils  ne    deviendront   ni    mu-» 
tins    ni    colères   ,     &:    fe    conferveronc 
mieux  en  fanté,  Ceft  ici  une  éiQs  rai- 

fons 


ou  DE  l'Education.       m 

fons  pourquoi  les  eiifans  da  Peuple 
plus  libres,  plus  indépendans ,  fonc 
généralement  moins  infirmes ,  moins 
délicats,  plus  robuftes  que  ceux  qu'on 
prétend  mieux  élever  en  les  contra- 
riant fans  ceffe  :  mais  il  faut  fonger 
toujours  qu'il  y  a  bien  de  la  différence 
entre  leur  obéir  8c  ne  les  pas  contra- 
rier. 

Les  premiers  pleurs  des  enfans  font 
des  prières  :  (i  on  n'y  prend  garde , 
elles  deviennent  bientôt  des  ordres  j  ils 
commencent  par  fe  faire  allîfter ,  ils 
finilTent  par  fe  faire  feivir.  Ainfi  de 
leur  propre  foiblefie ,  d'où  vient  d'a- 
bord le  fentiment  de  leur  dépendance, 
naît  enfaite  l'idée  de  l'empire  &  de  la 
domination  ;  mais  cette  idée  étant 
moins  excitée  par  leurs  befoins  que 
par  nos  fervices,  ici  commencent  à  fo 
faire  appercevoir  les  effets  moraux 
dont  la  caufe  immédiate  n'eft  p.is  dans 
la  Nature,  ôc  l'on  voit  déjà  pourquoi;" 
dès  ce  premier  âge,  il  importe  de  dé-* 
Tome  I.  F 


12  2  E    M    T    L    E  ^ 

mêler   l'inrcnrioa  fccrctce   (]ae   dicle  le 

gefle    ou  le  cri. 

Quand   l'enfanr    rend    la    mnin    avec 
^effort  fans  rien  dire  ,   il  croit  atteindre 

à  l'objet,  parce  qu'il  n(:n  euime  pas  la 
•diftance  ;    il    cft    da;:5     l'erreur  :     mais 

quand   il   fe  plaint   &   crie  en    tendanc 
.la    main,    alors   il    ne  s'abufe    plus    fur 

la  diftance,  il  commande  à  l'objet  de 
Rapprocher  ,  ou  à  vous  de  le  lui  ap- 
poïEer.  Dans  le  premier  cas ,  portez-le 
à  l'objet  lentement  &  à  petits  pas  : 
dans  le  fécond  ,  ne  faites  pas  feulement 
femblant  de  l'entendre  ;  plus  il  criera , 
moins  vous  devez  l'ccouter.  Il  importo 
de  l'accoutumer  de  bonne  heure  à  ne 
commander,  ni  aux  hommes,  car  il 
n'eft  pas  leur  maître  ;  ni  aux  chofes , 
car  elles  ne  l'entendent  point.  Ainli , 
quand  un  enfant  dehre  quelque  chofe 
qu'il  voit  Se  qu'on  veut  lui  donner,  il 
yaut  mieux  porter  l'enfant  à  l'objet 
que  d'apporter  l'objet  à  l'enfant:  il 
tire  de    cette  praiique    une    conclufion 


ou  DE  l'Éducation.       hj 

qui  eft  de  fon   âge ,  Se   il  n'y  a  poinc 
d'autre  moyen   de  la  lui  fuggérer. 

L'Abbé  de  Saine-Pierre  appelloic  les 
hommes    de   grands    enfans  ;   on   pour- 
roit     appeller    réciproquement    les    en- 
fims    de    petits    hommes.    Ces    propo- 
fir'ons   ont   leur  vérité   comme   fenten- 
ces  j    comme    principes,    elles    ont    be- 
foin      d'écIaircifTement  :      mais      quand 
Hobbes  appelloic  le  méchant  un  enfant 
robufte ,    il    difoic    une    chofe    abfolu- 
ment    conrradidoire.    Toute    méchan- 
ceté   vient    de   foiblenTe ,    l'enfant    n'eft 
méchant    que    parce    qu'il    eft    foible  ; 
rendez-le  fort ,  il   fera   bon  :  celui  qui 
pourroit  tout ,  ne  feroic  jamais  de  mai. 
De    tous   les    attributs    de    la    Divinité 
toute- puilTan te,  la   bonté  eft  celui  fans 
lequel    on    la    peut    le    moins    conce- 
voir.   Tous    les    Peuples    qui    ont    re- 
connu   deux     principes,     ont     toujours 
regardé    le    mauvais    comme    inférieur 
au    bon ,    fans    quoi    ils   auroient    fait 
une     fiippoficion    abfurde.    Voyez    ci- 

F    2. 


J14  E    M    I    Z    E  ^ 

après  la  profelîiaii  de  foi  du  Vicaire 
Savoyard. 

La  raifoti  feule  nous  apprend  à  con- 
noîcre  le  bien  &  le  mal.  La  confcience, 
qui  nous  fait  aimer  l'un  &  haïr  l'au- 
tre, quoiqu'indépendante  de  la  raifon, 
ne  peut  donc  fe  développer  fans  elle. 
Avant  l'âge  de  raifon  nous  faifons  le 
bien  &  le  mal  fans  le  connoître  ;  &c 
il  n'y  a  point  de  moralité  dans  nos 
ûdions,  quoiqu'il  y  en  ait  quelque- 
fois dans  le  fentiment  des  adions  d'au- 
trui  qui  ont  rapport  à  nous.  Un  en- 
fant veut  déranger  tout  ce  qu'il  voir, 
il  caflTe ,  il  brife  tout  ce  qu'il  peut  at- 
teindre, il  empoigne  un  oifeau  comme 
il  empoigneroit  une  pierre ,  de  l'étouffé 
fans  favoir  ce  qu'il  fait. 

Pourquoi  cela  ?  D'abord  la  Philo- 
fophie  en  va  rendre  raifon  par  àqs 
vices  naturels  \  l'orgueil ,  l'efprit  de 
domination,  l'amour-propre,  la  mé- 
chanceté de  l'homme  j  le  fentiment 
de   fa   foiblefle,    pourra-t-elle   ajouter. 


ou  i>E  l'Éducation.       115 

rend  Tenfanc  avide  de  faire  des  adtes 
de  force ,  6c  de  fe  prouver  à  lui-même 
fon  propre  pouvoir.  Mais  voyez  ce 
Vieillard  infirme  Ôc  cafTé,  ramené  par 
le  cercle  de  la  vie  humaine  à  la  foi- 
blefTe  de  l'enfance  j  non- feulement 
il  refte  immobile  &  paiHble ,  il  veiic 
encore  que  tout  y  refte  autour  de  lui  j 
Je  moindre  changement  le  trouble 
&  rinquiette ,  il  voudroic  voir  régner 
un  calme  univerfel.  Comment  la  mê- 
me impuillance ,  jointe  aux  mêmes 
pallions,  produiroir -elle  des  effets  fi 
différens  dans  les  deux  â^^es ,  fi  la  caufe 
primitive  n'étoic  changée  ?  Se  où  peut- 
on  chercher  cette  diverfité  de  caufes , 
fi  ce  n'eft  dans  l'état  phyfique  des  deux 
individus  ?  Le  principe  adlif  commua 
à  tous  deux  fe  développe  dans  l'un  ôc 
s'éteint  dans  l'autre  ;  l'un  fe  forme  & 
l'autre  fe  détruit,  l'un  tend  à  la  vie, 
ôc  l'autre  à  la  mort.  L'activité  défail- 
lante fe  concentre  dans  le  cœur  du 
vieillard  j    dans   celui    de    l'enfant    elle 

F  3 


ri6  E   M   J    L'  E  ^ 

eft  furabondante  &  s'étend  au-dehors  j 
il  fe  fent ,  pour  ainfi  dire ,  afTez  de 
Vie  pour  animer  tout  ce  qui  l'environ- 
ne. Qu'il  fa(re  ou  qu'il  défalTe ,  il  n'im- 
porte :  il  fuffit  qu'il  change  l'crat  des 
chofcs  ;  Se  tout  changement  eft  une 
adion.  Que  s'il  feu/oie  avoir  plus  de 
penchant  à  détruire,  ce  n'eft  peint  par 
méchanceté  j  c'eft  que  l'adion  qui  for- 
me eft  toujours  lente,  d:  que  celle  qui 
détruit,  étant  plus  rapide,  convient 
mieux  à  fa  vivacité. 

En  même  rems  que  l'Auteur  de  la 
Nature  donne  aux  enfans  ce  principe 
adif,  il  prend  fjin  qu'il  foit  peu  nui- 
iible,  en  leur  lailTant  peu  de  force  pour 
s'y  livrer.  Mais  fi-tôt  qu'ils  peuvent 
confidérer  les  gens  qui  les  environ- 
nent comme  des  inftrumens  qu'il  dé- 
pend d'eux  de  faire  agir,  ils  s'en  fer- 
vent pour  fuivre  leur  penchant  &  fup- 
pléer  à  leur  propre  foibleffe.  Voild 
comment  ils  deviennent  incommodes, 
tyrans,  impérieux,    méchans,   indomp- 


ou  DE  l'Éducation»       117 

tables  j  progrès  qui  ne  vienc  pas  d'un 
cTprit  naturel  de  doaiination ,  mais 
qui  lè  leur  donne  ;  car  il  ne  faut  pas 
une  longue  expérience  pour  fentic 
combien  il  ell  agréable  d'agir  par  les 
mains  d'autrui  ,  ik:  de  n'avoir  befoiii 
que  de  Tenvuer  la  langue  pour  faire 
mouvoir  FUnivers. 

En  grandiilanc  on  acquiert  des  for- 
ces,  on  devient  moins  inquiet,  moins 
remuant ,  on  fe  renferme  davantage 
en  foi-même.  L'ame  ôc  le  corps  fe 
mettent,  pour  ainii  dire,  en  équilibre, 
&  la  Nature  ne  nous  demande  plus  que 
le  niouve aient  néceifaire  a  notre  con- 
fervation.  Mais  le  defir  de  comman- 
der ne  s'éteint  pas  avec  le  befoin  qui 
l'a  fait  naîcre  ;  l'empire  éveille  ôc  flatte 
l'amour-propre ,  ôc  l'habitude  le  forti- 
fie :  ainlî  fuccede  la  fantailie  au  befoin  ; 
ainfi  prennent  leurs  premières  racines  les 
préjugés  ôc  l'opinion. 

Le  principe  une  fois  connu ,  nous 
voyons    clairement    le    point ,    où    l'on 


Il8  É    M    I    L    E^ 

quitte  la  route  de  la  Nature  ;  voyou-, 
ce  qu'il  faut  faire  pour  s'y  maintenir. 

Loin  d'avoir  àts  forces  fiiperfliies , 
les  enfans  n'en  ont  pas  mcme  de  fuffi- 
fantes  pour  tout  ce  que  leur  demande 
la  Nature:  il  faut  donc  leur  lailler  l'u- 
fage  de  toutes  celles  qu'elle  leur  donne 
&  dont  ils  ne  fauroient  abufer.  Première 
maxime. 

Il  faut  les  aider ,  &  fuppléer  à  ce  qui 
leur  manque  ,  foit  en  intelligence ,  foie 
en  force ,  dans  tout  ce  qui  eft  du  befoin 
phyfique.  Deuxième  maxime. 

Il  faut ,  dans  les  fecours  qu'on  leur 
donne ,  fe  borner  uniquement  à  l'utile 
réel ,  fans  rien  accorder  à  la  fantaifie 
ou  au  defir  fans  raifon  j  car  la  fantaifie 
ne  les  tourmentera  point ,  quand  on  ne 
l'aura  pas  fait  naître ,  attendu  qu'elle 
n'efl:  pas  de  la  Nature.  Ttoifieme  ma- 
xime* 

Il  faut  étudier  avec  foin  leur  lan^a- 
ge  &  leurs  fignes  ,  afin  que,  dans  un 
âge  où  ils  ne  favent  point  diflimuler. 


ou  DE  l'Éducation.        129 

on  diftingiie  dans  leurs  defirs  ce  qui 
vient  immédiatsment  de  la  Nature ,  & 
ce  qui  vient  de  l'opinion.  Quatrième 
maxime. 

L'efprit  de  ces  règles  eft  d'accorder 
aux  enfans  plus  de  liberté  véritable  3c 
moins  d'empire  ,  de  leur  laifTer  plus 
faire  par  eux-mêmes  &  moins  exiger 
d'autrui.  Ainfi  s'accoutumant  de  bonne 
heure  à  borner  leurs  defirs  à  leurs  for- 
ces ,  ils  fentiront  peu  la  privation  de  ce 
qui   ne  fera  pas  en  leur  pouvoir. 

Voila  donc  une  raifon  nouvelle  & 
très-importante  pour  laiîTer  les  corps 
&  les  membres  des  enfans  abfolument 
libres,  avec  la  feule  précaution  de  les 
éloigner  du  danger  des  chiites ,  &  d'é- 
carter de  leurs  mains  tout  ce  qui  peuc 
les  blelTer. 

Infailliblement  un  enfant  ,  dont  le 
corps  &  les  bras  font  libres  ,  pleurera 
moins  qu'un  enfant  embandé  dans  un 
maillot.  Celui  qui  ne  connoît  que  les 
befoins  phyfiqueSj  ne  pleure  que  quand 

f  5 


130  Ê   M   I   L   Ey 

il  fouffre  ,  &  c'eft  un  très-grand  avan- 
tage j  car  alors  on  fait  à  point  nommé 
quand  il  a  befoin  de  fecours  \  Se  l'on 
ne  doic  pas  tnrder  un  moment  à  le  lui 
donner  ,  s'il  eft  poflible.  Mais  fi  vous 
ne  pouvez  le  foulager  ,  reftez  tran- 
fjuille ,  fans  le  flatter  pour  l'appaifer  ; 
vos  careifes  ne  guériront  pas  fa  colique  : 
cependant  il  fe  fouviendra  de  ce  qu'il 
faut  faire  pour  ttre  flatte ,  &  s'il  faic 
une  fois  vous  occuper  de  lui  à  fa  vo- 
lonté ,  le  voilà  devenu  votre  maître; 
roue  eft  perdu. 

Moins  contrariés  dans  leurs  mou- 
vemens ,  les  enfans  pleureront  moins  ; 
iTioins  importuné  de  leurs  pleurs ,  on 
fe  tourmentera  moins  pour  les  faire 
taire:  menacés  ou  flattés  moins  fouvent , 
ils  feront  moins  craintifs  ou  moins  opi- 
niâtres ,  Se  refteronc  mieux  dans  leur 
état  naturel.  C'eft  moins  en  lailfanc 
pleurer  les  enfans  ,  qu'en  s'empreflanc 
pour  les  appaifer  ,  qu'on  leur  fait  ga- 
gner des   defcemcs  ;  &   ma  preuve  eft 


ov  DE  l'Education.       151 

que  les  enfans  les  plus  négligés  y  font 
bien  moins  fujets  que  les  autres.  Je 
fuis  fort  éloigné  de  Vouloir  pour  cela 
qu'on  les  néglige  j  au  contraire ,  il  im- 
porte qu'on  les  piévienne ,  de  qLb'on 
ne  fe  lailfe  pas  avertir  cle  leurs  bcfoins 
par  leurs  cris.  Mais  je  ne  veux  pas, 
non  plus  j  que  les  foins  qu'on  leur 
rend  foient  mal  entendus.  Pourqtioi 
fe  feroient-ils  faute  de  pleurer  ,  dès 
qu'ils  voient  que  leurs  pleurs  font  bon? 
à  tant  de  chofes  ?  Inftruits  du  prix  qu'on 
met  à  leur  filence,  ils  fe  gardent  bien 
de  le  prodiguer.  Ils  le  font  à  la  fin 
tellement  valoir,  qu'on  ne  peut  plus  le 
payer  ,  &  c'eft  alors  qu'à  force  de  pleu- 
rer fans  fuccès  ,  ils  s'efforcent  ,  sépui- 
iQi\z  &  fe  tuent. 

Les  longs  pleurs  d'un  enfint  qui  n'eft: 
ni  lié  ni  malade  ,  &  qu'on  ne  laiiTe 
manquer  de  rien  ,  ne  font  que  des 
pleurs  d'habitude  &c  d'obftination,  ll^ 
ne  font  point  l'ouvrage  de  la  Na- 
ture ,  mais   de  la  Nourrice,   qui,  pour 

F  6 


131  É   M    I   L    E  j 

n'en  favoir  endurer  l'importunité ,  la. 
miilciplie ,  fans  fonger  qu'en  faifant 
taire  l'enfant  aujourd'hui  ,  on  l'excite  à 
pleurer  demain  davantage. 

Le  fiul  moyen  de  guérir  ou  préve- 
nir cette  habitude,  eft  de  n'y  faire  au- 
cune attention.  Perfanne  n'aime  à  pren- 
dre une  peine  inutile  ,  pas  même  les 
cnfans.  Ils  font  obftinés  dans  leurs  ten- 
tatives j  mais  fi  vous  avez  plus  de  conf- 
iance ,  qu'eux  d'opiniâtreté  ,  ils  fe  re- 
butent ,  ôc  n'y  reviennent  plus.  C'eft 
ainfi  qu'on  leur  épargne  des  pleurs  ,  & 
qu'on  les  accoutume  à  n'en  verfer  que 
quand  la  douleur  les  y  force. 

Au  refte  ,  quand  ils  pleurent  par 
fantaifie  ou  par  cbftination  ,  un  moyen 
fur  pour  les  empêcher  de  continuer  , 
cfl:  de  les  diftraire  par  quelque  objet 
agréable  ôc  frappant  ,  qui  leur  fafle 
oublier  qu'ils  vouloient  pleurer.  La 
p  lupart  des  Nourrices  excellent  dans 
cet  art  ;  «Sî  ,  bien  ménagé,  il  eft  très  uti- 
le y  mais  il  eft  de  la  dernière  importance 


ou  DE  l'Éducation.       133 

que  l'enfant  n'apperçoive  pas  l'inten- 
tion de  le  diftraire  ,  &  qu'il  s'amufe, 
fans  croire  qu'on  fonge  à  lui  :  or ,  voilà 
fur  quoi  toutes  \qs  Nourrices  font  mal-, 
adroites. 

On  fevre  trop  tôt  tous  les  enfans; 
Le  tems  où  l'on  doit  les  fevrer  eft  indi- 
qué par  l'éruption  des  dents  ,  &z  CQtie 
éruption  eft  communément  pénible 
&:  douloureufe.  Par  un  inftindt  machi- 
nal ,  l'enfant  porte  alors  fréquemment 
à  fa  bouche  tout  ce  qu'il  tient ,  pour 
le  mâcher.  On  penfe  faciliter  l'opé- 
ration j  en  lui  donnant  pour  hochet 
quelque  corps  dur  ,  comme  l'ivoire 
ou  la  dent  de  loup.  Je  crois  qu'on  fe 
trompe.  Ces  corps  durs  ,  appliqués  fur 
les  gencives  ,  loin  de  les  ramollir , 
les  rendent  cailleufes ,  les  endurciffenr , 
préparent  un  déchirement  plus  péni- 
ble ôc  pkis  douloureux.  Prenons  tou- 
jours l'inftindl  pour  exemple.  On  ne 
voit  point  les  jeunes  chiens  exercer 
leurs  deats  naiifances  fur  des  cailloux, 


134  EMILE, 

fur  du  fef ,  fi;r  des  os  ,  mais  fur  du 
bois ,  du  cuir  ,  des  chiffons ,  des  ma- 
tières molles  qui  cèdenc  &c  où  la  dent 
s'imprime. 

On  ne  fait  plus  êire  fimple  en  rien  , 
pas  même  autour  des  enfans.  Des  gre- 
lots d'argent  ,  d'or,  du  corail,  des  crif- 
taux  à  facettes  ,  des  hochets  de  tout 
prix  &:  de  toute  efpece.  Que  d'apprêts 
inutiles  ôc  per'^icieux  !  Rien  de  tout 
cela.  Point  de  grelots  ,  po.nt  de  ho- 
chets ;  de  petites  branches  d'arbre  avec 
leurs  fruits  &  leurs  feuilles ,  une  tcte 
de  pavot,  dans  laquelle  on  entend  fon- 
ner  les  graines  ,  un  bâton  de  régliife 
qu'il  peut  fucer  et  mâcher  j  l'amufe- 
ront  autant  que  ces  magnifiques  coli- 
fichets ,  &  n'auront  pas  l'inconvénient 
de  l'accoutumer  au  luxe  des  fa  naif- 
fance. 

ïl  a  été  reconnu  que  la  bouillie  n'efl: 
pas  une  nourriture  fort  faine.  Le  laie 
cuit  Se  la  farine  crue  font  beaucoup 
4e  faburre  <Sc  conviennent  mal  à  notre 


ou  DE  l'Éducation.       135 
eftomac.    Dans  la  bouillie  la  farine  efi: 
moins    cuite  que   dans   le   pain  ,  &   de 
plus  elle  n'a  pas  fermenté  ;  la  panade  , 
la  crème  de  riz  me  paroiflTent  préféra- 
bles.  Si    Ton  veut  abfolumenc    faire  de 
la    bouillie ,    il    convient   de   griller   un 
peu  la  farine  auparavant.   On  fait  dans 
mon  pays  ,  de  la  farine  ainfi  torréfiée  , 
une  foupe   fort  agréable    Se  fort   faine. 
Le    bouillon    de  viande    &    le   potage 
font  encore   un  médiocre  aliment   dont 
il  ne  faut  ufer  que   le  moins  qu'il  eft 
poffible.    II    importe     que    les     enfans 
s'accoutument  d'abord  à   mâcher  ;   c'efl 
Je    vrai   moyen    de    faciliter    l'éruption 
des   dents  :  &    quand  ils   commencent 
d'avaler  ,     les    fucs    falivaires  ,    mêles 
avec.   les  alimens  ,  en  facilitent   la  di- 
geftion. 

Je  leur  ferois  donc  mâcher  d'abord 
des  fruits  Cecs  ,  des  croûtes.  Je  leur 
donnerons  pour  jouer  de  petits  barons 
de  pain  dur  ou  de  bifcuit  feniblable 
au  pain  de  Piémont ,  qu'on  appelle  dans 


t^^  Emile, 

le  pays  des  Griffes,  A  force  de  ramollir 
ce  pain  dans  leur  bouciie,  ils  en  avale- 
roient  enfin  quelque  peu  ,  leurs  dents 
fe  rrouveroient  forties  ;  &  ils  fe  trou- 
veroieiu  fevrcs  prefque  avant  qu'on 
s'en  fût  apperçu.  Les  Payfans  ont  pour 
l'ordinaire  l'eftomac  fort  bon ,  &  l'on 
ne  les  fevre  pas  avec  plus  de  façon  que 
cela. 

Les  enfans  entendent  parler  (\hs  leur 
naiiTance  j  on  leur  parle  non  -  feule- 
menc  avant  qu'ils  comprennent  ce  qu'on 
leur  dit ,  mais  avant  qu'ils  puilfent  ren- 
dre les  voix  qu'ils  entendent.  Leur  or- 
gane, encore  engourdi,  ne  fe  prête  que 
peu-à-peu  aux  imitations  des  fous  qu'on 
leur  dide  ,  &  il  n'eli  pas  même  alfuré 
que  CQS  ious  fe  portent  d'abord  à  leur 
oreille  aufli  diftindement  qu'à  la  nô- 
tre. Je  ne  défapprouve  pas  que  la  Nour- 
rice amufe  l'enfant  par  des  chants  & 
par  des  accens  très-gais  &c  très- variés  ; 
mais  je  défapprouve  qu'elle  l'étourdiffe 
inceirammeiu  d'une  multitude  de  paro- 


ou  DE  l'Éducation.       137 

les    inutiles   ,    auxquelles    il    ne    com- 
prend  rien   que  le  ton  qu'elle    y   mer. 
Je   voudrois    que   les   premières    ariicu- 
iations   qu'on    lui    fait   entendre    fiifTen: 
rares  ,  faciles  ,   diftindes ,  fouvenc  ré- 
pétées ,    ôc    que    les   mots   qu'elles    ex- 
priment ,   ne   fe   rapportafïent  qu'à  des 
objets     fenfibles  ,     qu'on    pùc    d'abord 
montrer  à  l'enfant.  La  malheureufe  fa- 
cilité que  nous  avons   à  nous  payer  de 
mots  que  nous  n'entendons  point,  com- 
mence  plutôt    qu'on   ne   penfe.    L'Eco- 
lier écoute   en  clafTe  le  verbiage  de  fon 
Régent  ,   comme    il   écoutoit   au  mail- 
lot le  babil  de  fa  Nourrice.  Il  me  fem- 
ble  que  ce  feroit  l'inftruife  forr  utile- 
ment  que  de  l'élever  à  n'y  rien   com- 
prendre. 

Les  réflexions  naifTent  en  foule ," 
quand  on  veut  s'occuper  de  la  forma- 
tion du  langage  ôc  des  premiers  dif- 
cours  des  cnfans.  (^uoi  qu'on  falfe  ,  ils 
apprendront    toujours    à    parler    de    la 


138'  Emile, 

même  manière  ,  ôc  tomes  les  fpécula- 
tions  philofophiques  font  ici  de  !a  plus 
grande  inuriliré. 

D'abord  ils  ont,  pour  ainfi  dire,  une 
grammaire  de  leur  âge  ,  dont  la  fvn- 
raxe  a  des  règles  plus  générales  que  la 
nôtre  ;  Se  fi  l'on  y  faifoit  bien  atren- 
lion  ,  l'on  feroit  étonné  de  l'exadtitude 
avec  laquelle  ils  fiiivent  certaines  ana- 
logies ,  très-vicieiifes  ,  fi  l'on  veut , 
mais  très-régulieres  ,  &  qui  ne  font 
choquantes  que  par  leur  dureté ,  ou 
parce  que  l'ufage  ne  les  admet  pas.  Je 
viens  d'entendre  un  pauvre  enfant  bien 
grondé  par  fon  père  ,  pour  lui  avoir 
die  :  mon  père  ,  irai  jet  y  ?  Or  ,  on 
voit  que  cet  enfant  fuivoit  mieux  l'a- 
nalogie que  nos  Grammairiens  \  car 
puifqu'on  lui  difoit  :  vas  •  y  ,  pourquoi 
n'auroit-il  pas  dit  :  ïrai-jc  t-y  ?  Remar- 
quez ,  de  plus  ,  avec  quelle  adrelTe  il 
éviioit  l'hiatus  de  irai-je  y  ,  ou  ,  ^  irai- 
je  ?  Eft-ce   la  faute   du   pauvre  enfant , 


«Z7  BE  VÈDUXATlOïf.  159 
Ç\  nous  avons  mai  -  à  •  propos  ôté  de  la 
phrafe  cet  adverbe  direrminant  ,  y  , 
parce  que  nous  n'en  favions  que  faire  ?. 
G'esc  une  pédanterie  infiipportable  &c 
un  foin  des  plus  furperflus  ,  de  s'atcacber 
à  corriger  dans  les  enfans  toutes  ces  pe- 
tites fautes  contre  l'ufage  ,  defquelles 
ils  ne  manquenq  jamais  de  fe  corriger 
d'eux- mcines  avec  le  tems.  Parlez  tou- 
jours corredWrïîerît  devant  eux,  faites 
qu'ils  ne  fe  plaifenc  avec  perfonne , 
autan?  qu'avec--  vous  ,  &  foyez  sûrs, 
qu'infenlîfclemei^t  lewr  langage  s'épurera^ 
fur  îe  vôtre  ^  f^fis  que  vous  les  ayez  ja- 
mais repris. 

Mais  un  abus  d'une  toute  autre  im- 
portance ,  &  qu'il  n'eft  pas  moins  aifé 
de  prévenir  ,  eft  qu'on  fe  prelTe  trop 
de  les  faire  parler ,  comme  fi  l'on  avoir 
peur  qu'ils  n'apprilTent  pas  à  parler 
d'eux-mêmes.  Cet  empreflfement  in- 
difcret  produit  un  effet  directement 
contraire  à  celui  qu'on  cherche.   Ils  en 


1^0  É    M    2    L    Ej 

parlent  plus  tard  ,  plus  confu/emeiu  : 
l'extrême  attention  qu'on  donne  à  tout 
ee  qu'ils  difent ,  les  difpenfe  de  bien 
articuler  ;  &  comme  ils  daignent  à  pei- 
ne ouvrir  la  bouche  ,  plufieurs  d'en- 
tr'eux  en  confervent  toute  leur  vie  un 
vice  de  prononciation  ,  ^  un  parlée 
confus  qui  les  rend  prefque  inintelli- 
gibles. 

J'ai  beaucoup  vécu  parmi  les  Pay- 
fans  5  &  nen  ouïs  jamais  graffeyer  au- 
cun ,  ni  homme  ni  femme ,  ni  fille 
ni  garçon.  D'où  vient  cela  ?  Les  orga- 
nes des  Payfans  font-ils  autrement 
conftruits  que  les  nôtres  ?  Non  ;  mais 
ils  font  autrement  exercés.  Vis-àvis  de 
ma  fenêtre  eft  un  tertre  fur  lequel  fe 
ralTemblent  ,  pour  jouer  ,  les  enfans 
du  lieu.  Quoiqu'ils  fuient  alTez  éloi- 
gnés de  moi  ,  je  diftingue  parfaite- 
ment tout  ce  qu'ils  difent ,  oc  j'en  tire 
fouvent  de  bons  mémoires  pour  cet 
Ecrit.   Tous    \qs  jours  mon    oreille  me 


ou   DE    L*ÉDZ/CATI0N,         141 

trompe  fur  leur  âge  j  j'entends  des 
voix  d'enfans  de  dix  ans ,  je  regarde  , 
je  vois  la  ftatiire  &  les  traits  d'enfans 
de  trois  à  quatre.  Je  ne  borne  pas  à 
moi  feul  cette  expérience  ;  les  urbains 
qui  me  viennent  voir  ,  ôc  que  je  con- 
fults  là-defTus ,  tombent  tous  dans  la 
même  erreur. 

Ce  qui  la  produit  eft  que ,  jufqu'à 
cinq  ou  lîx  ans  les  enfuns  des  Villes  , 
élevés  dans  la  chambre  &  fous  l'aîle 
d'une  Gouvernante  ,  n'ont  befoin  que 
de  marmoter  pour  fe  faire  entendre;  fi- 
tôt  qu'ils  remuent  les  lèvres ,  on  prend 
peine  à  les  écouter  ;  on  leur  diète  des 
mots  qu'ils  rendent  ma!  ,  &  ,  à  force 
d'y  faire  attention  ,  les  mêmes  gens 
étant  fans  cefle  autour  d'eux  ,  devinent 
ce  qu'ils  ont  voulu  dire ,  plutôt  que  ce 
qu'ils  ont  dit. 

A  la  campagne  c'eft  toute  autre  cho- 
fes.  Une  Payfanne  n'eft  pas  fans  ceûe 
autour  de  fon  enfant ,  il  eft  forcé  d'ap- 


14Z  É   M    I    L    Ey 

prendre  à,  dire    crès-iietceinciit  5^"  .très,- 
haiu  ce  qu'il  a  befgin   de  lui  faire  en- 
tendre. Aux  champs,  les  enfans  ép.irs , 
éloignés  du  pe.re  ,■   de ,  la  .mère   «Se    des 
autres  enfans  ,  s'exercent  à  fe  faire  en- 
tendre   à    diftance  ,    ôc    à    mefurer     la 
force   de  la   voix  fur  l'intervalle  qui  les 
fépare    de    ceux   donc    ils   veulent    être 
entendus.   V^jilà   comment   on   apprend 
véritablement  à  prononcer  ,  ôc  non  pas 
en    bcgayaut    quelques    voyellçs    à   l'o- 
reille    d'une     Gouvernante     attentive. 
Aufli  quand  on  interroge  l'enfant  d'un 
Payfan ,   la    honte   peut    1,'empécher   de 
répondre  j  mais  ce  qu'il   dit,  il   le   dit 
nettement^   au -lieu    qu'il    faut   que   k 
Bonne  ferve  d'interprète  à   l'enfant   de 
la    Ville ,     fins     quoi     l'on     n'entend 
rien   à    ce    qu'il    gïommelle    entre   ùs 
dents   (i^). 


{\6)   Ceci  n'efl:  pas    fjns    exception  ;  foiivenc  les    en- 
fans  q^ui  fe  font  d'abord  le  moins  entendre  deviennent 


ou  DB  l'Éducation.  143 
En  grandillanc  ,  [qs  garçons  de- 
vroienc  fe  corriger  de  ce  défaut  dans 
les  Collèges,  &  les  filles  dans  les  Coii- 
wQns  j  en  effet ,  les  uns  &  les  autres 
parlent  en  général  plus  diftin(5lement 
que  ceux  qui  ont  été  toujours  iÏQyés 
dans  la  maifon  paternelle.  Mais  ce 
qui  les  empêche  d'acquérir  jamais  une 
prononciation  aulïî  nette  que  celle  des 
Payûns ,  c'eft  la  nécefficé  d'apprendre 
par  coeur  beaucoup  de  chofes ,  &  de 
réciter  tout  haut  ce  qu'ils  ont  appris  : 
car,  eu  étudiant,  ils  s'habituent  à  bar- 
bouiller, à  prononcer  négligemment 
(Ik  mal  ^  en  récitant,  c'eft;  pis  encore; 
ils   recherchent  leurs  mots   avec   effort. 


eafuite  les  plus  écourdiirans  ,  q'.iand  ils  ont  commencé 
d 'élever  la  voix.  Mais  s'il  falloic  entrer  danc  toutes 
ces  mimicies ,  je  ne  fiuirois  pasj  tout  ledenr  fenfédoit 
voir  que  l'excès  6c  le  défaut ,  dérivés  du  même  abus  , 
font  égaleraeiic  corrigés  par  ma  méthode.  Je  regarde 
c;s  deux  miximes  comme  infcparables  :  toujours  ajje\  ; 
âc  jamais  trop.  De  la  première  bien  écablic ,  l,îautrc 
s'enfuit  nécciTairement. 


144  Emile; 

ils  traînent  8c  allongent  leurs  fyllables  : 
il  n'efl:  pas  poflible  que,  quand  la  mé- 
moire vacille ,  la  langue  ne  balbutie 
auflî.  Ainfi  fe  contractent  ou  fe  confer- 
vent  les  vices  de  la  Prononciation.  On 
verra  ci-après  que  mon  Emile  n'aura 
pas  ceux-là,  ou  du  moins  qu'il  ne  les 
aura  pas  contrariés  par  les  mêmes  cau- 
fes. 

Je  conviens  que  le  Peuple  &  les  Vil- 
lageois tombent  dans  une  autre  extré- 
mité ,  qu'ils  parlent  prefque  toujours 
plus  haut  qu'il  ne  faut  ;  qu'en  pronon- 
çant trop  exaéVement ,  ils  ont  les  arti- 
culations fortes  &  rudes ,  qu'ils  ont 
trop  d'accent,  qu'ils  choifilîent  mal 
leurs  termes,  &c. 

Mais  premièrement ,  cette  extrémi- 
té me  paroît  beaucoup  moins  vicieufe 
que  l'autre ,  attendu  que  ,  la  première 
loi  du  difcours  étant  de  fe  faire  enten- 
dre, la  plus  grande  faute  qu'on  puifTe 
faire,   eft  de  parler  fans  être  entendu. 

Se 


017   DE    l'ÉdUCATIOîÎ.        ij^y 

Se  piquer  de  n'avoir  point  d'accent  , 
c'eft  fe  piquer  d'ôcer  aux  phrafes  leur 
grâce  &  leur  énergie.  L'accent  eft  l'ame 
du  difcours  ;  il  lui  donne  le  fentiment 
êc  la  vérité.  L'accent  ment  moins  que 
la  parole.  C'eft  peut-être  pour  cela  que 
les  gens  biens  élevés  le  craignent  tant. 
C'eft;  de  l'ufage  de  tout  dire  fur  le  mê- 
me ton  qu'eft  venu  celui  de  perfiffler 
Iqs  gens  fans  qu'ils  le  fentenr.  A  l'ac- 
cent profciit ,  fuccedent  des  manières 
de  prononcer  ridicules  ,  affedées ,  Se 
fujectes  à  la  mode ,  telles  qu'on  les  re- 
marque ,  fur-tout  dans  les  jeunes  gens 
de  la  Cour.  Cette  affeétation  de  parole 
6c  de  maintien ,  eft  ce  qui  rend  géné- 
ralement l'abord  du  François  repouf- 
fant &  défagréable  aux  autres  Nations. 
Au  lieu  de  mettre  de  l'accent  dans 
fon  parler,  il  met  de  l'air.  Ce  n'eft: 
pas  le  moyen  de  prévenir  en  fa  far 
veur. 

Tous  ces  petits   défauts   de   langage 
Tome  J.  G 


I4(J  É    M    I    L    Ey 

qu'on  craint  tant  de  laiffer  contradcr 
aux  enfans,  ne  font  rien;  on  les  pié- 
vient  ou  on  \qs  corrige  avec  la  plus 
grande  facilité  :  mais  ceux  qu'on  leur 
fait  contrader ,  en  rendant  leur  parler 
fourd ,  confus ,  timide  ,  en  critiquant 
incelTamment  leur  ton  ,  en  épluchant 
tous  leurs  mots ,  ne  fe  corrigent  ja- 
mais. Un  homme  qui  n'apprit  à  parler 
que  dans  les  ruelles ,  fe  fera  mal  en- 
tendre à  la  tête  d'un  Bataillon,  &  n'en 
impofera  guère  au  Peuple  dans  une 
émeute.  Enfeignez  premièrement  aux 
enfans  à  parler  aux  hommes  j  ils  fau- 
ront  bien  parler  aux  femmes  ,  quand  il 
faudra. 

Nourris  à  la  campagne  dans  toute  la 
rufticité  champêtre,  vos  enfans  y  pren- 
dront une  voix  plus  fonore  ,  ils  n'y 
contrarieront  point  le  confus  bégaie- 
ment des  enfans  de  la  Ville  j  ils  n'y 
contraderont  pas  non  plus  les  expref- 
fions ,   ni   le    ton   du   Village ,    ou    du 


OV    DE    VÉDUCATIOJSr.         14-7 

moins  ils  1-es  perdront  aifément ,  lorf- 
que  le  Maître  vivant  avec  eux  dès  leur 
naiiFance,  &  y  vivant  de  jour  en  jour 
plus  exclufivement,  préviendra  ou  ef- 
facera par  la  correction  de  ion  lan- 
gage rimpreflîon  du  langage  des  Pay- 
fans.  Emile  parlera  un  François  tout 
aufll  pur  que  je  peux  le  favoir ,  mais 
il  le  parlera  plus  diftindtement  , 
&  l'articulera  beaucoup  mieux  que 
moi. 

L'enfant  qui  veut  parler  ne  doit 
écouter  que  les  mots  qu'il  peut  enten- 
dre, ni  dire  que  ceux  qu'il  peut  arti- 
culer. Les  efforts  qu'il  fait  pour  cela , 
le  portent  à  redoubler  la  même  fyl- 
labe ,  comme  pour  s'exercer  à  la  pro- 
noncer plus  diftindement.  Quand  il 
commence  à  balbutier ,  ne  vous  tour- 
mentez pas  fi  fort  à  deviner  ce  qu'il 
dit.  Prétendre  être  toujours  écouté  ,  eft 
encore  une  forte  d'empire  j  &c  Tenfaii 
n'en   doi  t  exercer    aucun.    Qu'il    vous 

G  1 


148  EMILE, 

fuffife  de  powrvoir  très  -  attentivement 
au  nécelTaire  j  c'efl;  à  lui  de  tacher  de 
vous  faire  entendre  ce  qui  ne  l'eft  pas. 
Bien  moins  encore  faut-il  fe  hâter  d'exi- 
ger qu'il  parle  :  il  faura  bien  parler  de 
lui  -  même  ,  à  mefure  qu'il  en  fentira 
l'utilité. 

On  remarque,  il  cft  vrai,  que  ceux 
qui  commencent  à  parler  fort  tard ,  ne 
parlent  jamais  fi  diftindement  que  \ès 
autres  j  mais  ce  n'efl:  pas  parce  qu'ils 
ont  parlé  tard ,  que  l'organe  refte  em- 
barraflfé,  c'elt ,  nu  contraire,  parce  qu'ils 
font  nés  avec  un  crgane  embarralTé  , 
qu'ils  commencent  tard  à  parler j  car, 
fans  cela,  pourquoi  parleroient-ils  plus 
tard  que  les  autres?  Ont-ils  moins  l'oc- 
cafion  de  parler  ,  &  les  y  excite-t-on 
moins  ?  Au  contraire ,  l'inquiétude  que 
donne  ce  retard ,  aulU  -  tôt  qu'on  s'en 
apperçoic  ,  fait  qu'on  fe  tourmente 
beaucoup  plus  à  les  faire  balbutier,  que 
ceux    qui    ont    articulé    de    meilleure 


ou   DE    L^ÉDUCATJOK.         T49 

heure;  &  cet  einpreiremenc  lual  enreii- 
dii  peut  contribuer  beaucoup  à  rendre 
confus  leur  parler  ,  qu'avec  moins  de 
précipitation  ils  auroient  eu  le  tems  de 
perfectionner  davantage. 

.  Les  enfans  qu'on  preffe  trop  de 
parler,  n'ont  le  tems  ni  d'apprendre  à 
bien  prononcer,  ni  de  bien  concevoir 
ce  qu'on  leur  fait  dire:  au  lieu  que, 
quand  on  les  laide  aller  d'eux  -  mê- 
mes ,  ils  s'exercent  d'abord  aux  fylla- 
bes  les  plus  faciles  à  prononcer ,  ôc  y 
joignant  peu-à-peu  quelque  fignifica- 
tion  qu'on  entend  par  leurs  geftes,  ils 
vous  donnent  leurs  mots  avant  de  re- 
cevoir les  vôrres  :  cela  fait  qu'ils  ne 
reçoivent  ceux  -  ci  qu'après  les  avoir 
entendus.  N'étant  point  preflTés  de 
s'en  fervir  ,  ils  commencent  par  bien 
©bferver  quel  fens  vous  leur  donnez  j 
ôc  quand  ils  s'en  font  allures  ,  ils  les 
adoptent. 

G  5 


1 5  0  Emile, 

Le  plus  grand  mal  de  la  précipita- 
tion avec  laquelle  on  fiic  parler  les 
enfans  avant  1  âge  ,  n'eft  pas  que  les 
premiers  difcours  qu'on  leur  tient  & 
\qs  premiers  mots  qu'ils  difeur,  n'aient 
aucun  fens  pour  eux  ,  mais  qu'ils  aient 
un  autre  fens  que  le  nôrre,  fans  que 
nous  fâchions  nous  en  appercevoir  j  en 
ferre  que  ,  paroilTant  nous  repondre 
fort  exacHremenr,  ils  nous  parlent  fans 
nous  entendre  &  fans  que  jious  \qs 
entendions.  C'eft  pour  l'ordinaire  à 
de  pareilles  équivoques  qu'eft  due  la 
furprife  où  nous  Jettent  quelquefois 
leurs  propos  ,  auxquels  nous  prêtons 
des  idées  qu'ils  n'y  ont  point  jointes. 
Cette  inattention  de  notre  part  au 
véritable  fens  que  les  mots  ont  pour 
\qs  enfans  ,  me  paroîc  être  la  caufe 
de  leurs  premières  erreurs  j  &c  ces  er- 
reurs, même  après  qu'ils  en  font  gué- 
ris ,    influent    fur     leur     tour    d'efpric 


ov  DE  l'Éducation.       151 

pour  le  refte  de  leur  vie.  J'aurai  plus 
d'une  occafion,  dans  la  fuite,  d'éclaircir 
ceci  par  des  exemples. 

Renverrez  donc  le  plus  qu'il  efi:  pof- 
fible  le  vocabulaire  de  l'enbnr.  C'eft 
un  très -grand  inconvénient  qu'il  aie 
plus  de  mots  que  d'idées ,  qu'il  fâche 
dire  plus  de  chofes  qu'il  n'en  peut  penfer. 
Je  crois  qu*une  des  raifons  pourquoi  les 
Payfans  ont  généralement  l'efprit  plus 
jufte  que  les  gens  de  la  ville,  eft  que 
leur  diélionnaiie  eft  moins  étendu.  Ils 
ont  peu  d'idées,  mais  ils  les  comparent 
très-bien. 

Les  premiers  développemens  de  l'en- 
fance fe  font  prefque  tout  à  la  fois. 
L'enfant  apprend  à  parler  ,  à  manger  , 
à  marcher  à  -  peu  -  près  dans  le  même 
tems.  C'eft  ici  proprement  la  première 
époque  de  fa  vie.  Auparavant  il  n'cft 
rien  de  plus  que  ce  qu'il  étoit  dans  le 
fein  de  fa  mère;  il  n'a  nul  fcntimenr, 
nulle  idée,  à   peine   a-t-il  des  fcnfa-; 

G4 


'i^i  Emile, 

rions  j   il  ne  fent   pas    même  fa  propre 
exiftence. 

yivitj  &  ejl  vli£  nefcius  ipfe  fua  (17). 
(17)  Ovid.  TïiÇt.  I  }. 

Fin  du  premier  Livre 


o  u 
DE  LE  DU  CATION. 


LIVRE    SECOND. 

V^'est  ici  le  fécond  terme  de  \\  vie  , 
&:  celui  auquel  proprement  finit  l'en- 
fance ;  car  les  mots  infans  &  puer  ne  font 
pas  fynonymes.  Le  premier  eft  compris 
dans  l'autre,  &  fignilie  qui  ne  peut  parler'^ 
d'où  vient  que  dans  Valere  Maxime  ou 
trouve  puerum  infantem.  Mais  je  conti- 
nue à  me  fervir  de  ce  mot  félon  l'ufige 
de  notre  Langue,  jufqu'à  l'âge  pour  le- 
quel elle  a  d'autres  noms. 

Quand    les    enfans    commencent    à 

G  5 


154  É    M    J    L    É  y 

parler  ,  ils  pleurent  moins.  Ce  progrès 
eft  naturel  j  un  langage  eft  fubftitué 
à  l'autre.  Si  -  tôt  qu'ils  peuvent  dire 
qu'ils  fouffrent  avec  des  paroles,  pout- 
quoi  le  diroient-ils  avec  des  cris.  Il  ce 
n'efl:  quand  la  douleur  eft  trop  vive 
pour  que  la  parole  puiHe  l'exprimer  ? 
S'ils  continuent  alors  à  pleurer  ,  c'eft 
la  faute  des  gens  qui  font  autour  d'eux. 
Dès  qu'une  fois  Emile  aura  dit  :  j'at 
mal  y  il  faudra  des  douleurs  bien  vives 
pour   le   forcer   de  pleurer. 

Si  l'enfant  eft  délicat,  feniîble,  que 
naturellement  il  fe  mette  à  crier  pour 
rien,  en  rendant  fes  cris  inutiles  «Se 
fans  effet ,  j'en  taris  bientôt  la  fource. 
Tant  qu'il  pleure,  je  ne  vais  point  à 
lui;  j'y  cours,  £-tôt  qu'il  s'eft  tû.  Bien- 
tôt fa  manière  de  ni'appeller  fera  de 
fe  taire ,  ou  tout  au  plus  de  jeter  un 
feul  cri.  C'eft  par  l'effet  fenfible  des 
fignes,  que  les  enfins  jugent  de  leur 
feus  j  il  n'y  a  point   d'autre  convention 


ou  DE  l'Education.       155 

pour  eux  :  quelque  mal  qu'un  enfanr 
fe  ùfCe  ,  il  cft  très-rare  qu'il  pleure 
quand  il  eft  feul  ,  à  moins  qu'il  n'aie 
l'gfpoir   d'être  entendu. 

S'il  tombe,  s'il  fe  fait  une  boffe  à  la 
tête  5  s'il  iaigne  du  nez  ,  s'il  fe  coupe 
les  doigts  j  au-lieu  de  m'empreirer  .au- 
tour de  lui  d'un  air  allarmé,  je  referai 
tranquille  ,  au  moins  pour  un  peu  de 
tems.  Le  mal  eft  fait,  c'cft  une  nécef-' 
fité  qu'il  l'endure  ;  tout  mon  em- 
prelTement  ne  ferviroit  qu'à  l'effrayer 
davanta<7e  &  augmenter  fa  fenfibiliré. 
Au  fond,  c'eft  moins  le  coup,  que  la- 
crainte,  qui  tourmente,  quand  on  s'eft^ 
bleffé.  Je  lui  épargnerai  du  moins  cette 
dernière  angoifle  ;  car  tiès-fîirement  il 
jugera  de  fon  mal  comme  il  verra  que 
j'en  juge  :  s'il  me  voit  accourir  avec 
inquiétude  ,  le  confoler  ,  le  plaindre  , 
il  s'eftimera  perdu  :  s'il  me  voit  gar- 
der mon  fang-froid  ,  il  reprendra  bien- 
tôt le  Clin  ,  &c  crûira  le  mal  guéri, 
quand    il    ne    le    fentira    plus.   C'eft   à 

G  6 


IjtJ  È    M    J    L    ■£  y 

cet  âge  qu'on  prend  les  premières  le- 
çons de  courage  ,  &  que  ,  fouffranc 
fans  effroi  de  légères  douleurs  ,  on 
apprend     par    dégrés     à    fupporter    les 

«zrandes. 
o 

Loin  d'être  attentif  à  éviter  qu'E- 
mile ne  fe  bleflTe ,  Je  ferois  fort  fâché 
qu'il  ne  fe  blefsât  jamais  ,  &  qu'il  gran- 
dît fans  connoître  la  douleur.  Souffrir 
cft  la  première  chofe  qu'il  doit  ap- 
prendre ,  &  celle  qu'il  aura  le  plus 
grand  befoin  de  favoir.  Jl  femble  que 
les  enfans  ne  foient  petits  ^  foibles 
que  pour  prendre  ces  importantes  le-» 
çons  fans  danger.  Si  l'enfant  tombe  de 
fon  haut,  il  ne  fe  calTera  pas  la  jambe; 
s'il  fe  frappe  avec  un  baron  ,  il  ne  fc 
cafTera  pas  le  bras  ;  s'il  failit  un  fer 
tranchant,  il  ne  ferrera  gutres  ,  &  ne 
fe  coupera  pas  bien  avant.  Je  ne  fâche 
pas  qu'on  ait  jamais  vu  d'enfant  en  li- 
berté fe  tuer,  s'eftropier,  ni  fe  faire  un 
mal  confidérable ,  à  moins  qu'on  ne 
l'ait  indifcrettement  ^xpofé  fur  êiQ^  lieux 


ou  DE  V Éducation,      i^j 

élevés,  ou  feul  autour  du  feu,  ou  qu'on 
n'aie  lailTé  des  inftrumens  dangereux  i\ 
fa  portée.  Que  dire  de  ces  magafins 
de  machines ,  qu'on  raflfemble  autour 
d'un  enfant ,  pour  l'armer  de  toutes 
pièces  contre  la  douleur  ,  jufqu'à  ce 
que ,  devenu  grand ,  il  refte  à  fa  mer- 
ci ,  fans  courage  ôc  fans  expérience  , 
qu'il  fe  croye  mort  à  la  première  pi- 
qûure  ,  Se  s'évanouiffe  en  voyant  la 
première   goutte  de  fon  fang? 

Notre  manie  enfeignante  6c  pédan- 
tefque  eft  toujours  d'apprendre  aux  en- 
fans  ce  qu'ils  apprendroient  beaucoup 
mieux  d'eux  -  mêmes ,  Se  d'oublier  ce 
que  nous  aurions  pu  feuls  leur  enfeigner, 
Y  a-t-il  rien  de  plus  fot  que  la  peine 
qu'on  prend  pour  leur  apprendre  à  mar- 
cher ,  comme  Ci  l'on  eu  avoir  vu  quel- 
qu'un ,  qui ,  par  la  négligence  de  fa 
nourrice,  ne  sût  pas  marcher  étant  grand? 
Combien  voit-on  de  gens,  au  contraire, 
marcher  mal  toute  leur  vie,  parce  qu'on 
leur  a  mal  appris  à  marcher  ? 


i  5  8  É  M  I  L  E  y 

Emile  n'aura  ni  bourlets ,  ni  paniers 
roulans,  ni  charriots,  ni  lilleres,  ou,  du 
moins,  dès  qu'il  commencera  de  favoir 
mettre  un  pied  devant  l'autre,  on  ne  le 
foutiendra  que  fur  les  lieux  pavés ,  & 
l'on  ne  fera  qu'y  pafler  en  hâte(i).  Au 
lieu  de  le  laiffer  croupir  dans  l'air  ufé 
d'une  chambre  ,  qu'on  le  mené  jour- 
nellement au  milieu  d'un  pré.  Là  qu'il 
coure,  qu'il  s'ébatte,  qu'il  tombe  cent 
fois  le  jour ,  tant  mieux  :  il  en  apprendra 
plutôt  à  fe  relever.  Le  bien  -  être  de 
la  liberté  rachette  beaucoup  de  blef- 
fures.  Mon  Elevé  aura  fouvcnt  àQS 
contufions;  en  revanche  il  fera  toujours 
gai:  (î  les  vôtres  en  cm  moins,  ils 
font  toujours  contrariés,  toujours  en- 
chaînés ,  toujours  trilles.  Je  doute  que 
le  profit   foit  de  leur  côté. 

Un    autre    progrès    rend  aux   enfms 
la  plainte   moins    ncceffalre,   c'efl:  celui 

(i)  Il  n'y  a  rien  à.:  plus  ridicule  &;  de  plus  mal  afTuré 
que  la  déinarche  des  gens  qu'on  a  :rop  menés  par  la 
Jifierc  étant  petits  j  c'eft  encore  ici  une  de  ces  ohfcr- 
vations  triviales  à  force  d'être  julksj  Se  (jui  fout  j.uflc9 
ta  plus  d'un  fens. 


ou  de  f Éducation.       159 

de  leur  force.  Pouvant  plus  par  eux- 
mêmes  ,  ils  ont  un  befoin  moins  fré- 
quent de  recourir  à  autrui.  Avec  leur 
force  fe  développe  la  connoilfance  qui 
\qs  met  en  état  de  la  diriger.  C'eft  à 
ce  fécond  degré  que  commence  pro- 
prement la  vie  de  l'individu  :  c'eft  alors 
qu'il  prend  la  confcience  de  lui-même. 
La  mémoire  étend  le  fentiment  de  l'i- 
dentité fur  rous  \qs  momens  de  fon 
exiftence  ;  il  devient  véritablement  un, 
le  même ,  &  par  conféquent  déjà  capa- 
ble de  bonheur  ou  de  mifere.  11  im- 
porte donc  de  commencer  à  le  con(i- 
dérer  ici  comme  un  être  moral. 

Quoiqu'on  afTigne  à-peu-près  le  plus 
long  terme  de  la  vie  humaine  &  les 
probabilités  qu'on  a  d'approcher  de 
ce  terme  à  chaque  âge ,  rien  n'eft  p!i>s 
incertain  que  la  durée  de  la  vie  de  cha- 
que homme  en  particulier  ;  très-pea 
parviennent  à  ce  plus  long  terme.  Les 
plus  grands  rifqaes  de  la  vie  font  dans 
fon  commencement  j  moins  on  a  vécu , 


i6o  Emile, 

moins  on  doit  efpérei-  de  vivre.  Des 
enfans  qui  naiffenc ,  la  moitié  ,  tout 
au  plus ,  parvient  à  l'adolefcence ,  3<.  il 
eft  probable  que  votre  Elevé  n'attein- 
dra pas  l'âge  d'homme. 

Que  faut  -  il  donc  penfer  de  cette 
éducation  barbare  qui  facrihe  le  pré- 
fent  à  un  avenir  incertain ,  qui  char- 
ge un  enfant  de  chaînes  de  toute  ef- 
pece ,  &  commence  par  le  rendre  mi- 
lérable  pour  lui  préparer  au  loin  je 
ne  Cals  quel  prétendu  bonheur  dont 
il  efl:  à  croire  qu'il  ne  jouira  jamais  ? 
Quand  je  fuppoferois  cette  éducation 
raifonnable  dans  fon  objet,  commen: 
voir  fans  indignation  de  pauvres  in- 
fortunés fournis  à  un  joug  infuppor- 
table,  ôc  condamnés  à  des  travaux  con- 
tinuels comme  des  galériens,  fans  être 
aluirés  que  tant  de  foins  leur  feront 
jamais  utiles  ?  L'âge  de  la  gaieté  fe 
paffe  au  milieu  des  pleurs ,  des  châti- 
mens ,  des  menaces  ,  de  l'efclavage. 
On  tourmente  le  malheureux  pour  fon 


ou  DE  l'ÉdVCATJOÎ^.  i^ï 
bien,  &c  l'on  ne  voie  pas  la  mort  qu'on 
appelle,  &c  qui  va  le  faifir  au  milieu  de 
ce  trifte  appareil.  Qai  fait  combien  d'en- 
fans  périlfent  vidimes  de  l'extravaganre 
fageOFe  d'un  père  ou  d'un  maître?  Heu- 
reux d'échapper  à  fa  cruauté ,  le  fei>l 
avantage  qu'ils  tirent  des  maux  qu'il 
leur  a  fait  fouffrir ,  eft  de  mourir  fans 
regretter  la  vie ,  dont  ils  n'ont  connu 
que  les  tourmens. 

Hommes ,  foyez  humains ,  c'efl  votre 
premier  devoir  :  foyez  -  le  pour  tous  les 
états  ,  pour  tous  les  âges ,  pour  tout 
ce  qui  n'eft  pas  étranger  à  l'homme. 
Quelle  fagefle  y  a  t-il  pour  vous  hors 
de  l'Humanité?  Aimez  l'enfance;  favo- 
rifez  fes  jeux,  (qs  plaifirs,  fon  aimable 
inftindt.  Qui  de  vous  n'a  pas  regretté 
quelquefois  cet  âge,  où  le  rire  eft  tou- 
jours fur  les  lèvres ,  S>c  où  l'ame  eft  tou- 
jours en  paix  ?  Pourquoi  voulez  -  vous 
ôrer  à  ces  petits  innocens  la  jouifTance 
d'un  tems  fi  court  qui  leur  échappe.  Se 
d'un  bien  Ci  précieux  dont  ils  ne  fau- 


iéx  É   M    J    L    Ej 

roient  abiifer?  Pourquoi  voulez  -  vous 
remplir  d'amercume  &  de  douleurs  ces 
premiers  ans  fi  rapides,  qui  ne  revien- 
dront pas  plus  pour  eux  qu'ils  ne  peuvent 
revenir  pour  vous?  Pères,  favez-vous  le 
moment  où  la  more  attend  vos  enfans? 
Ne  vous  préparez  pas  des  regrets  en  leur 
ornnt  le  peu  d'inftans  que  la  Nature  leur 
donne  :  aufîi-toc  qu'ils  peuvent  fentir 
Je  plaifir  d'être  ,  faites  qu'ils  en  jouif- 
fent  ;  faites  qu'à  quelque  heure  que 
Dieu  les  appelle,  ils  ne  meurent  point 
fans  avoir  o-oîné  la  vie. 

o 

Que  de  voix  vont  s'élever  contre 
moi!  J'entends  de  loui  les  clameurs  de 
cette  fauffe  fagefTe  qui  nous  jette  incef- 
fammenc  hors  de  nous^  qui  compte 
toujours  le  préfent  pour  ritn,  ôc  pour- 
fuivant  fans  relâche  un  avenir  qui  fuit 
à  mefure  qu'on  avance,  à  force  de  nous 
tranfporter  où  nous  ne  fommes  pas,  nous 
tranfporte  où  nous  ne  ferons  jamais. 

C'eft ,  me  répondrez  vous  ,  le  tems 
de    corriger    les   mauvaifcs   inclinations 


ou   DE   VÊDUCATION.         l&^ 

c!e  l'homme  \   c'eft   dans  1  âge    de    l'en- 
fance ,    où    les    peines    font    le    moins 
fenfibles ,  qu'il  faut  Jes  multiplier  pour 
les  épargner  dans  l'âge  de  raifon.  Mais 
qui  vous  dit  que  tout  cet  arrangement 
elt  à   votre   dilpofition  ,   &  que    toutes 
ces  belles  inftruârions   dont    vous   acca- 
blez   le    foible    efprit   d''un    enfant  ,  ne 
lui  feronr  pas  un  jour  plus    pernicieufes 
qu'utiles  ?    Qui    vous    afsûre    que    vous 
épargnez    quelque    cliofe    par    les    cha- 
grins   que    vous    lui   prodiguez  ?    Pour- 
quoi   lui    donnez  -  vous    plus    de    maux 
que  fon   état  n'en   comporte  ,   fans   être 
sûr    que    ces    maux    préfens    font    à    la 
décharge   de  l'avenir  ?    £<.   comment   me 
prouverez  -  vous   que  cqs  mauvais  pen- 
chans   dont    vous    prétendez    le    guérir , 
ne  lui   viennent   pas  de    vos  foins   mal- 
entendus, bien  plus  que  de   la  Nature? 
Malheureufe    prévoyance,   qui   rend   un 
erre  aduellement   miférable  fur  l'efpoir 
bien   ou   mal  fondé  de    le   rendre   heu- 
reux un   jour  !  Que    fî    ces  raifonneurs 


vulgaires  confondent  la  licence  avec 
la  liberté,  &:  l'enfant  qu'on  rend  heu- 
reux avec  l'enfant  qu'on  gâte  ,  appre- 
nons-leur a.  les  difcinguer. 

Pour  ne  point  courir  après  des  chi- 
mères, n'oublions  pas  ce  qui  convient 
à  notre  condition.  L'humanité  a  fa 
place  dans  l'ordre  des  chofesj  l'enfance 
a  la  fienne  dans  l'ordre  de  la  vie  hu- 
maine j  il  faut  confidérer  l'homme 
dans  l'homme ,  ôc  l'enfant  dans  l'en- 
fant. Alligner  à  chacun  fa  place  &  l'y 
fixer  j  ordonner  les  paflions  humaines 
félon  la  conftitution  de  l'homme ,  eft 
tout  ce  que  nous  pouvons  faire  pour 
fon  bien-être.  Le  relie  dépend  de  caufes 
étrangères  qui  ne  font  point  en  notre 
pouvoir. 

Nous  ne  favons  ce  que  c'eft  que 
bonheur  ou  malheur  abfolu.  Tout  eft: 
mêlé  dans  cette  vie ,  on  n'y  goûre  au- 
cun fentiment  pur ,  on  n'y  refte  pas 
deux  momens  dans  le  même  état.  Les 
affections  de  nos  âmes,  ainfi  que  les 
modifications  de  nos  corps  j   font   dans 


ou  DE  l'Éducation.       i6^ 

un  flux  continuel.  Le  bien  &  le  mal 
nous  font  communs  à  tous  j  mais  en 
différentes  mefures.  Le  plus  heureux 
eft  celui  qui  fouffre  le  moins  de  pei- 
nes j  le  plus  miférable  eft  celui  qui 
fent  le  moins  de  plaifirs.  Toujours 
plus  de  fouffrances  que  de  jouiOances , 
voilà  la  différence  commune  a  tous. 
La  félicité  de  l'homme  ici-bas  n'eft 
donc  qu'un  état  négatif  j  on  doit  la 
mefurer  par  la  moindre  quantité  des 
maux  qu'il  fouffre. 

Tout  fentinient  de  peine  eft  infépa- 
rable  du  defir  de  s'en  délivrer  :  toute 
idée  de  plaifir  eft  infcparable  du  defir 
d'en  jouir:  tout  defir  fuppofe  privation, 
&  toutes  les  privations  qu'on  fent  font 
pénibles  j  c'eft  donc  dans  la  difpropor- 
tion  de  nos  defirs  ôc  de  nos  facultés, 
que  confifte  notre  mifere.  Un  être  (qïI' 
(ibie  dont  les  facultés  égaleroient  les  de* 
firs,  feroit  yn  être  abfolument  heureux," 
En  quoi  cjonc  confifte  la  fageffe  hu- 
maine  ou   la   route   du   vrai  bonhçur? 


ï6<j  Emile, 

Ce  n'efl:  pas  précifcmenc  à  diminuer  nos 
defjrs  j   car  s'ils  étoieiit  au  -  delfous   de 
notre   puiflance ,  une   partie  de  nos  fa- 
cultés    refteioit     oiiîve  ,    de     nous    ne 
jouirions    pas    de    tout    notre    être.    Ce 
n'eft  pas  non  plus  à  étendre  nos  facul- 
tés,  car  fi  nos   defirs   s'étendoient  à  la 
fois   en  plus   grand  rapporc ,    nous   n'en 
deviendrions  que  plus  miferables:  mais 
c'eft  à  diminuer   l'excès    des  defirs    fur 
les    facultés  ,    &    à    mettre    en    égalité 
parfaite     la     puilîance     &     la    volonté. 
C'eft    alors    feulement    que    toutes    \ç,s 
forces  étant   en    adion  ,    l'ame    cepen- 
dant reftera   pailible,    &    que    l'homme 
fe  trouvera  bien  fubordonné. 

C'eft  ainfi  que  la  Nature,  qui  fait  tout 
pour  le  mieux ,  l'a  d'abord  inftitué.  Elle 
ne  lui  donne  immédiatement  que  les 
defirs  néceftaires  à  fa  confcrvation ,  & 
les  facultés  fuftifantes  pour  les  fitif- 
fàire.  Elle  a  mis  toutes  les  autre;,  comme 
en  réferve  au  fond  de  fon  ame,  pour 
s'y  développer  au  befoin.  Ce  n'eft  que 


ou  DE  L* Éducation.       \6j 

(3ans    cet    état    primitif  que    l'équilibre 
du  pouvoir  &  du  defir  fe  rencontre,  ^ 
que  l'homme  n'eft  pas   malheureux.  Si- 
tôt que   (qs  facultés    virtuelles  fe  met- 
tent  en   adlion ,   l'imagination ,  la   plus 
adive  de   toutes  ,    s'éveille   &   [qs   de- 
vance.   C'eft    l'imagination    qui    étend 
pour  nous   la   mefure  des  poflibles  foie 
en   bien  foit  en  mal ,  &  qui  par  con- 
féquent  excite  &  nourrit  les  defirs  par 
l'efpoir  de  les    fatisfaire.    Mais    l'objet 
qui    paroilfoit    d'abord    fous    la    main  ,' 
fuit  plus  vite  qu'on  ne  peut  le  pourfui- 
vre  ;  quand  on   croie   l'atteindre ,    il    fe 
transforme    &    fe   montre   au    loin    de- 
vant nous.  Ne  voyant  plus  le  pays  déjà 
parcouru,  nous  le  comptons  pour  rien; 
celui  qui  refte  à  parcourir,  s'aggrandir, 
s'étend    fans    celFe  :    ainfi    l'on    s'épuife 
fans  arriver  au  terme;  &  plus  nous  ga- 
gnons fur  la  jouifTance,  plus  le  bonheur 
s'éloigne  de  nous. 

Au  contraire,  plus  l'homme  efl:  refté 
près    de   fa   condition   naturelle ,   plus? 


i6S  Emile, 

h  différence  de  fcs  facultés  à  Tes  defirs 
eft  petite  ,  &  moins  par  conféquent  il 
eft  éloigné  d'être  heureux.  Il  n'eft  ja- 
mais moins  miférable  que  quand  il 
paroît  dépourvu  de  tout  :  car  la  mifere  ne 
confifte  pas  dans  la  privation  des  chofes  , 
mais  dans  le  befoin  q«i^'en  fait  fentir. 

Le  monde  réel  a  fcs  bornes,  le  monde 
imaginaire  eft  infini  :  ne  pouvant  élar- 
gir l'un,  rétrécilfons  l'autre j  car  c'cft 
de  leur  feule  différence  que  naiifent 
toutes  les  peines  qui  nous  rendent  vrai- 
ment malheureux.  Otez  la  force  ,  la 
fanté,  le  bon  témoignage  de  foi,  tous 
les  biens  de  cette  vie  font  dans  l'opi- 
nion ;  ôtez  les  douleurs  du  corps  Se  ks 
remords  de  la  confcience  ,  tous  nos 
maux  font  imaginaires.  Ce  principe  eft 
commun,  dira-t-on:  j'en  conviens.  Mais 
l'application  pratique  n'en  eft  pas  com- 
mune ;  &  c'eft  uniquement  de  la  pratique 
dont  il  s'agit  ici. 

Quand  on  dit  que  l'homme  eft  foi- 
ble,  que  veut-on  dire?  Ce  mot  àc  foi- 

bug'c 


ou  DE  l'Éducation,      kt^ 

blcjje  indique  un    rapport  ,    un    rapport 
de    l'être   auquel    on    l'applique.    Celui 
donc  la   force  palFe   les   befoins  j    fùc-il 
un   infcde  ,  un  ver  ,    efl:  un   être  fort  : 
celui  dont  les  beToins  paflent  la   force  ," 
fiit-il   un  éléphant,  un  lion  j  fût-il  un 
Conquérant,  uf    jéros  ;  fût-il  un  Dieu, 
c'eft  un  être  foible.  L'Ange  rebelle  qui 
méconnut    fa    nature    ctoit    plus    foible 
que    l'heureux    mortel  qui  vit    en  paix 
félon  la   fienne.  L'homme  eft  très-fort , 
quand  il  fe  contente  d'être  ce  qu'il  eft: 
il  eft  très-foible,  quand  il  veut  s'élever 
au-deflus  de  l'Humanité.     N'allez    donc 
pas  vous  figurer  qu'en  étendant  vos  fa- 
cultés   vous    étendez  vos   forces  j    vous 
les    diminuez,    au    contraire,    fi    votre 
orgueil  s'étend  plus   qu'elles.    Mefurons 
le  rayon  de  notre  fphère  ,  &  reftons  au 
centre  ,  comme  l'infeéte  au   milieu   de 
fa    toile  :    nous   nous  fufîîrons   toujours 
à  nous-mêmes ,   &  nous  n'aurons  poinc 
à.  nous  plaindre  de  notre  foiblefte  j  car 
nous  ne  la  fentirons  jamais. 

Tome  I,  H 


X70  Ê   M   I    L   E^ 

Tous  les  animaux  ont  exademcnt 
les  facultés  nécefTaires  pour  fe  con- 
ferver.  L'homme  feul  en  a  de  fuper- 
flues.  N'eft-il  pas  bien  étrange  que  ce 
fuperflu  foie  l'inflrument  de  fa  mifere? 
Dans  tout  pays  les  bras  d'un  homme 
valent  plus  que  fa  fubfiftance.  S'il  étoit 
affez  fage  pour  compter  ce  fuperflu 
pour  rien,  il  auroic  toujours  le  nécef- 
faire  ,  parce  qu'il  n'auroit  jamais  rien 
de  trop.  Les  grands  befoins  ,  difoit 
Favorin  (2) ,  naiflent  des  grands  biens  , 
&  fouvent  le  meilleur  moyen  de  fe 
donner  les  chofes  dont  on  manque  ,  eft 
de  s'oter  celles  qu'on  a  :  c'eft  à  force 
de  -nous  travailler  pour  augmenter  notre 
bonheur  ,  que  nous  le  changeons  en 
mifere.  Tout  homme  qui  ne  voudroic 
que  vivre ,  vivroit  heureux  ;  par  confé- 
*quent  il  vivroit  bon ,  car  où  feroit  pour 
lui  l'avantage  d'être  méchant  ? 

Si  nous  étions  immortels  ,    nous  fe- 
rions   des   êtres    très-miférables.    Il    ell 


(i)Noft.  Amcl.IX.  C  8, 


ou  DE   L'ÊdUCATIOK.         171) 

dur  de  mourir ,  fans  douce  \  mais  il  efl: 
doux  d'efpérer  qu'on  ne  vivra  pas  tou- 
jours ,  &c  qu'une  meilleure  vie  finira  les 
peines  de  celle-ci.  Si  l'on  nous  ofFroit 
l'immortalité  fur  la  terre  ,  qui  eft  -  ce 
qui  vûudroit  accepter  ce  trifte  préfent  ? 
Quelle  relTouti^,  quel  efpoir ,  quelle 
coufolation  nous  refteroit-il  contre  les 
rigueurs  du  fort  &  contre  les  injuftices 
des  hommes  ?  L'ignorant  qui  ne  prévoit 
rien  ,  fent  peu  'le  prix  de  la  vie  Se  craint 
peu  de  la  perdre  j  l'homme  éclairé  voit 
des  biens  d'un  plus  grand  prix  qu'il 
préfère  à  celui  là.  II  n'y  a  que  le  demi- 
favoir  ôc  la  faufle  fageffe  qui  ,  prolon- 
geant nos  vues  jufqu'à  la  mort,  &  pas 
au-delà ,  en  font  pour  nous  le  pire  des 
maux.  La  ncceifité  de  moutir  n'eft  â 
l'homme  fage  qu'une  raifon  pour  fup- 
porter  les  peines  de  la  vie.  Si  l'on  n'é- 
toit  pas  sûr  de  la  perdre  une  fois ,  elle 
coûtcroit  trop  à  conferver. 

Nos    maux    moraux  font  tous    dans 
l'opinion  ,  hors  un  feul ,  qui  eft  le  cri- 

H  2. 


iyb  É  M  I  L  E  j 

me  ,  &  celui-là  dcpend  de  nous  :  nos 
maux  phyfiques  fe  détruifent  ou  nous 
détruifent.  Le  tems  ou  la  more  font 
nos  '  remèdes  :  mais  nous  fouffrons 
d'autant  plus  que  nous  favoiis  moins 
foufFrir  ,  ôc  nous  nous  donnons  plus 
de  tourment  pour  guérir  nos  ma!a« 
dies ,  que  nous  n'en  aurions  à  les  fup- 
porter.  Vis  félon  la  Nature  ,  fois  pa- 
tient ,  ôc  challe  les  Médecins  :  tu  n'é- 
viteras pas  la  mort  j  mais  tu  ne  la  fen- 
tiras  qu'une  fois  ,  tandis  qu'ils  la  por- 
tent chaque  jour  dans  ton  imagina- 
tion troublée  ,  &  que  leur  'art  men- 
fonger  ,  au  lieu  de  prolonger  tes  jours, 
t'en  ôte  la  jouifTance.  Je  demanderai 
toujours  quel  vrai  bien  cet  art  a  fait 
aux  hommes  ?  Quelques-uns  de  ceux 
qu'il  guérit  mourroient ,  il  eft  vrai  ; 
mais  des  millions  qu'il  tue  refteroient 
en  vie.  Homme  fenfé  ,  ne  mets  point 
à  cette  loterie  où  trop  de  chances  font 
tontre  toi.  Souffre  ,  meurs  ou  guéris  ; 
mais  fur-tout  vis  jufqu'à  ta  dernière  heure» 


or/  DE  i^ Éducation.       175 

Tout  n'eft  que  folie  &  contradidion 
dans  \qs  infticucions  humaines.  Nous 
nous  inquiétons  plus  de  notre  vie, 
à  mefure  qu'elle  perd  de  fou  prix. 
Les  Vieillards  la  regrettent  plus  quq 
\^s  jeunes  Ç[,q\\s  ^  ils  ne  veulent  pas  per- 
dre les  apprêts  qu'ils  ont  faits  pour  en 
jouir  ^  à  foixante  ans  il  eft  bien  cruel 
de  mourir  avant  d'avoir  commencé  de 
vivre.  On  croit  que  l'homm.e  a  un  vif 
amour  pour  fa  confervation  ,  &c  cela 
eft  vrai;  mais  on  ne  voit  pas  que  cet 
amour,  tel  que  nous  le  fentons  ,  eft  en 
grande  partie  l'ouvrage  des  hommes. 
Naturellement  l'homme  ne  s'inquiète 
pour  fe  conferver  qu'autant  que  les 
moyens  en  font  en  fon  pouvoir  ;  fi-tôt 
que  ces  moyens  lui  échappent  ,  il  fe 
tranquillife  &c  meurt  fans  fe  tourmen- 
ter inutilement.  La  première  loi  de  la 
réfignation  nous  vient  de  la  Nature. 
Les  Sauvages,  ainfi  que  les  bêces,  fe 
débattent  fort  peu  contre  la  mort  ,  «Se 
i'ewdurenc    prefque     fans    fe     plaindre. 

H  3 


174  É   M   I   L   JE  i 

Cette  loi  détruite  ,  il  itn  forme  tine 
autre  qui  vient  de  la  raifon  •  mais  peu 
lavent  l'en  tirer  ,  &  cette  réfignation 
tadice  n  eft  jamais  auffi  pleine  &  entière 
que  la  première. 

La  prévoyance  !  la  prévoyance ,  qui 
nous  porte  fans  cefîe  au-delà  de  nous 
&  fouvent  nous  place  ou  nous  n'arri- 
verons point  j  voilà  la  véritable  fource 
de  toutes  nos  miferer.  Quelle  manie  à 
Un  être  aufli  palTiger  que  Thomme  de 
regarder  toujours  au  loin  dans  un  ave- 
nir qui  vient  fi  rarement  ,  &  de  né- 
gliger le  préfent  dont  il  eft  sûr  !  manie 
d'autant  plus  funefte  qu'elle  augmente 
incefîamment  avec  l'âge  ,  &  que  les 
Vieillards,  toujours  défians,  prévoyans , 
avares  ,  aiment  mieux  le  refufer  au- 
jourd'hui le  néceflaire ,  que  d'en  man- 
quer dans  cent  ans.  Ainfi  nous  tenons 
à  tout ,  nous  nous  accrochons  à  tout  , 
\qs  rems,  les  lieux,  les  hommes >  les 
chofes  ,  tout  ce  qui  eft  ,  tout  ce  qui 
fera  ,  importe  à  chacun  de  nous  :  no- 


©17-  DE  l'Éducation»     175 

tre  individu  n'eft  plus  que  la  moindre 
partie  de  nous  -  mêmes.  Chacun  s'é- 
tend ,  pour  ainfi  dire ,  fur  la  terre  en- 
tière ,  ôc  devient  fenfible  fur  toute  certe 
grande  furface.  Eft-il  étonnant  que 
nos  maux  fe  multiplient  dans  tous 
les  points  par  où  Ton  peut  nous  bief- 
fer  ?  Que  de  Princes  fe  défolent  pour 
la  perte  d'un  pays  qu'ils  n'ont  jamais 
vu  ?  Que  de  Marchands  il  fuffit  de 
toucher  aux  Indes ,  pour  les  faire  crier 
à  Paris  ? 

Eft-ce  la  Nature  qui  porte  ainfi  les 
hommes  fi  loin  d'eux  -  mêmes  ?  Eft- 
ce  elle  qui  veut  que  chacun  apprenne 
fon  deftin  des  autres  ,  &  quelquefois 
l'apprenne  le  dernier  j  enforte  que  tel 
eft  mort  heureux  ou  miférable  ,  fans 
en  avoir  jamais  rien  fu  ?  Je  vois  un 
homme  frais  ,  gai  ,  vigoureux  ,  bien 
portant  -,  fa  préfence  infpire  la  joiej  fes 
yeux  annoncent  le  contentement  ,  le 
bien-être  :  il  porte  avec  lui  l'image  du 
bonheur.  Vient  une  lettre  de  la  pofte  j 

H  4 


Ij6  É   M    I    L    E  ^ 

l'homme  heureux  la  rcf^arde  ;  elle  eft  k 
ion  atlrelTe,  il  l'ouvre,  il  la  lie.  A  l'inf- 
tant  ion  air  change  ;  il  pâlit ,  il  tombe 
en  défaillance.  Revenu  à    lui,    il  pleu- 
re ,    il    s'agite  5     il  gémit  ,  il    s'arrache 
les   cheveux  ,    il    fait   retentir    l'air    de 
(qs   cris ,    il    femble    attaqué  d'affreufes 
convuHîons.  Iiifenfé  ,  cjuel  mal  t'a  donc 
fait    ce    papier  ?    quel    membre    t'a-t-il 
ôté  ?    quel   crime   t'a-t  il    fiit    cammet- 
tte  ?    enfin,    qu'a-t  il   changé    dans  toi- 
même  pour  te  mettre   dans  l'état  où  je 
te  vois  ? 

Que  la  lettre  fe  fût  égarée  ,  qu'une 
main  charitable    l'eCu  jetée    au  feu  ,  le 
fort  de  ce  mortel   heureux  &   malheu- 
reux à  la.  fois  ,  eût  été  ,  ce  me  femble  , 
un    étrange    problème.    Son    malheur  , 
direz-vous  ,  étoit  réel.  Fort  bien  \  mais 
il  ne  le  fentoit  pas  :  ou  étoit-il  donc  ? 
Son    bonheur    étoit    imaginaire.     J'en- 
tends ^    la   fanté  ,    la   gaieté  ,   le  bien- 
être  ,  le  contentement  d'efprit  ne   font 
plus  qr.s  des  vifionv  !   Nous    n'exiftons 


eu  DE  l'éducation.  '    177 

p;]us  où  nous  femmes,  nous  n'exiftcns 
qu'où  nous  ne  fommes  pas  l  eft  ce  la 
peine  d'avoir  une  fi  grande  peur  de  la 
more ,  pourvu  que  ce  en  quoi  n^us  vi- 
vons refte  ? 

O  homme  !  refferre  ton  exiftence 
au-dedans  de  toi  ,  &  tu  ne  feras  plus 
miférable.  Refte  à  la  place  que  la  Na- 
ture t'alîigiie  dans  la  chaîne  des  êtres  , 
rien  ne  t'en  pourra  fliire  fortir:  ne  re- 
gimbe point  contre  la  dure  loi  de  la 
nécefliré  ,  &  n'épuife  pas  ,  à  vouloir  lui 
rcfifter ,  des  forces  que  le  Ciel  ne  t'a 
point  données  pour  étendre  ou  prolon- 
ger ton  exiftence  ,  mais  feulement  pour 
la  conferver  comme  il  lui  plaît  ,  &  au- 
tant qu'il  lui  plaît.  Ta  liberté  ,  ton 
pouvoir  ne  s'étendent  qu'aufti  loin  que 
tes  forces  naturelles ,  ^  pas  au-delà  j 
tout  le  refte  n'eft  qu'efclavage  ,  lUafion, 
preftige.  La  domination  même  eft  ier- 
vile  ,  quand  elle  tient  à  l'opinion  :  car 
ta  dépends  des  préjugés  de  ceux  que  tu 
gouvenits   par    les    préjugés.    Pour   les 


17»  Emile; 

conduire  comme  il  te  plaîc ,  il  faut  te 
conduire  comme  il  leur  plaîc.  Ils  n'ont 
qu'à  changer  de  manière  de  penfer ,  il 
faudra  bien  par  force  que  tu  changes 
de  manière  d'agir.  Ceux  qui  t'appro- 
chent n'ont  qu'à  favoir  gouverner  les 
opinions  du  Peuple  que  tu  crois  gou- 
verner j  ou  des  favoris  qui  te  gouver- 
nent ,  ou  celles  de  ta  famille  ,  ou  les 
tiennes  propres  •,  ces  Vilîrs  ,  ces  Cour- 
tifans  ,  ces  Prêtres ,  ces  Soldats  ,  ces 
Valets ,  ces  Caillettes  ,  &:  jufqu'à  des 
enfans ,  quand  tu  ferois  un  Thémillo- 
cle  en  génie  (3),  vont  te  mener  comme 
un  enfant  toi-même  au  milieu  de  tes 
légions.  Tu  as  beau  faire  ;  jamais  ton 
autorité  réelle  n'ira  plus  loin  que  tes 
facultés  réelles.  Si-iôt  qu'il  faut  voir  par 


(3)  Ce  petit  garçon  que  vous  Toyez-Ià ,  difoit  Thé- 
mirtocle  à  fes  amis  ,  ell  l'arbicre  de  !a  Grèce  j  car  il 
gouverne  fa  mère  ,  fa  mère  me  gouverne  ,  je  gouverne 
les  Athéniens  ,  &  les  Athéniens  gouveri-.-nt  les  (.-•recs. 
Oh  !  quels  petits  co:idadeurs  on  trouveroit  foiivenr 
aux  plus  grands  £r.  p  res ,  (î  du  Prince  on  defcendoit 
par  degrés  jufqu'à  la  première  main  qui  donne  le  branle 
CD  fecrec  1 


ou  BB  l'Éducation,      171; 

les  yeux  des  ancres  ,  il  faut  vouloir  par 
leurs  volontés.  Mes  Peuples  font  mes 
Sujets  ,  dis-tu  fièrement.  Soit  j  mais 
toi  j  qu'es-tu  ?  le  fujet  de  tes  Minif- 
tres:  &  tes  Miniftres ,  à  leur  tour,  que 
font-ils  ?  les  Sujets  de  leurs  Commis , 
de  leurs  MaîtrefTes,  les  Valets  de  leurs 
Valets,  Prenez  tout ,  ufurpez  tout ,  & 
puis  verfez  l'argent  à  pleines  mains , 
dredez  des  batteries  de  canon  ,  élevez 
des  gibets,  des  roues,  donnez  des  Loix , 
des  Edits  ,  multipliez  les  Efpions  ,  les 
Soldats,  les  Bourreaux,  les  Prifons , 
les  chaînes  ;  pauvres  petits  hommes, 
de  quoi  vous  fert  tout  cela  ?  Vous  n'eu 
ferez  ni  mieux  fervis  ,  ni  moins  volés  , 
ni  moins  trompés  ,  ni  plus  abfolus. 
Vous  direz  toujours  ,  nous  voulons  ,  & 
vous  ferez  toujours  ce  que  voudront  les 
autres. 

Le  feul  qui  fait  fa  volonté  eft  celui 
qui  n'a  pas  befoin ,  pour  la  faire  ,  de  met- 
tre \qs  bras  d'un  autre  au  bouc  àqs  (iens, 
d'où  il  fuit  ,  que  le  premier  de  tous  [qs 

H  5 


iSo  E  M  île; 

biens  n'tfl:  pas  r.iiuoritc ,  mais  la  li- 
berté. L'homme  vraiment  libre  ne  veut 
que  ce  qu'il  peut ,  Se  fait  ce  qu'il  lui 
plaît.  Voilà  ma  maxime  fondamentale. 
11  ne  s'agit  que  de  l'appliquer  à  l'en- 
fance ,  &  toutes  les  règles  de  l'éduca- 
tion vont  en  découler. 

La  fociété  a  fait  l'homme  plus  foi- 
ble  ,  non-feulement  en  lui  étant  le 
droit  qu'il  avoit  fur  fes  propres  forces , 
mais  fur- tout  en  les  lui  rendant  in- 
fuffifantes.  Voilà  pourquoi  Ces  defirs 
fe  multiplient  avec  fa  foiblefle  ,  ôc 
voilà  ce  qui  fait  celle  de  l'enfance  com- 
parée à  l'âge  d'homme.  Si  l'homme  eft 
un  être  fort  oc  fi  l'enfant  eft  un  être 
foible ,  ce  n'eft  pas  parce  que  le  pre- 
mier a  plus  de  force  abfolue  que  le 
fécond  ,  mais  c'eft  parce  que  le  pre- 
mier peut  naturellement  fe  fufïire  a 
lui-mè.ne  &  que  l'autre  ne  le  peur. 
L'homme  doit  donc  a  oir  pi  is  de  vo- 
lontés   &    l'enfant    plus    de   fàaiaiiies  j 


ou  DE  l'Éducation.  i8i 
mot  par  lequel  j'entends  tous  les  defirs 
qui  ne  font  pas  de  vrais  befoins ,  ôc 
qu'on  ne  peut  contenter  qu'avec  le  fe- 
cours  d'autrui. 

J'ai  dit  la  raifon  de  cet  état  de 
foibleffe.  La  Nature  y  pourvoit  pat 
l'attachement  des  pères  &  des  mères  : 
mais  cet  attachement  peut  avoir  fou 
excès ,  (on  défaut ,  fes  abus.  Des  pa- 
ïens qui  vivent  dans  l'état  civil  ,  y 
tranfportent  leur  enfant  avant  l'âge. 
En  lui  donnant  plus  de  befoins  qu'il 
n'en  a  ,  ils  ne  foulagent  pas  fa  foiblefie  , 
ils  l'augmentent.  Ils  l'augmentent  en- 
core, en  exigeant  de  lui  ce  que  la  Na- 
ture n'exigeoit  pas  ;  en  foumettant  à 
leurs  volontés,  le  peu  de  force  qu'il  a 
pour  fervir  les  fiennes  ;  en  changeant  , 
de  part  ou  d'aurre  ,  en  efclavage  ,  la 
dépendance  réciproque  où  le  tient  fa 
foiblelfe  ,  de  où  les  ti^^nt  leur  attache- 
ment. 

L'homme  fige  fait  refler  à  fa  place  ; 
mais    l'enfant    qui    ne    connoîc   pas    la 


/ 


iÈi  Emile, 

fienne ,  ne  faiiroit  s'y  maintenir.  II  a 
parmi  nous  mille  iffues  pour  en  fortir  ; 
c'eft  à  ceux  qui  le  gouvernent  à  l'y  re- 
tenir, ôc  cette  lâche  n'eft  pas  facile.  Il 
ne  doit  être  ni  bète  ni  homme  ,  mais 
enfant  ;  il  faut  qu'il  fente  fa  foiblefTe , 
&  non  qu'il  en  foufFre  j  il  faut  qu'il  dé- 
pende ,  8c  non  qu*il  obéifTe  j  il  faut  qu'il 
demande  ,  de  non  qu'il  commande.  Il 
n'eft  fournis  aux  autres  qu'à  caufe  de 
fes  befoins  ,  Si  parce  qu'ils  voient  mieux 
que  lui  ce  qui  lui  eft  utile  ,  ce  qui  peut 
contribuer  ou  nuire  à.  fa  confervation. 
Nul  n'a  droit  ,  pas  même  le  père  ,  de 
commander  à  l'enfant  ce  qui  ne  lui  efl 
bon  à  rien. 

Avant  que  les  préjugés  Se  les  infti- 
tutions  humaines  aient  altéré  nos  pen- 
chans  naturels ,  le  bonheur  des  enfans , 
ainfi  que  des  hommes  ,  confifte  dans 
l'ufige  de  leur  Uberté  ;  mais  cette  li- 
berté, dans  les  premiers,  eft  bornée  par 
leur  fcibleffe.  Quiconque  fait  ce  qu'il 
veut ,  eft  heureux ,  s'il  fe  fuftit  à  lui- 


ou  HE  l'Éducation.     185 

même  j  c'eft  le  cas  de  l'homme  vivant 
dans  l'écac  de  la  Nature.  Quiconque  fait 
ce  qu'il  veut,  n'eft  pas  heureux,  fi  fes 
befoins  paffenc  Ces  forces  j  c'eft  le  cas 
de  l'enfant  dans  le  même  état.  Les  en- 
fans  ne  jouilTenr ,  même  dans  1  état  de 
Nature ,  que  d'une  liberté  imparfaite , 
iemblable  à  celle  dont  jouilfent  les 
hommes  dans  l'état  civil.  Chacun  de 
nous,  ne  pouvant  plus  fe  palfer  des  au- 
tres, redevient  à  cet  égard  foible  ôc 
miférable.  Nous  étions  faits  pour  être 
hommes  j  les  loix  de  la  fociété  nous  ont 
replongés  dans  l'enfance.  Les  Riches , 
les  Grands ,  les  Rois ,  font  tous  des  en- 
fans  qui  ,  voyant  qu'on  s'emprelle  à 
foulager  leur  mifere,  tirent  de  cela 
même  une  vanité  puérile  ,  ôc  font  tout 
fiers  des  foins  qu'on  ne  leur  rendroit 
pas ,  s'ils  étoient  hommes  faits. 

Ces  confidérations  font  importan- 
tes ,  &  fervent  à  réfoudre  toutes  les 
contradiélions  du  fyftême  focial.  Il  y 
a   deux   fortes   de    dépendances.    Celle 


l84  É   M   J  L   M 

des  chofes ,  qui  eft  de  la  Nature  ;  celle 
^es  hommes,  qui  ert  de  la  focicté.  La 
dépendance  des  chofes,  n'ayant  aucune 
moralité,  ne  nuit  point  à  la  liberté, 
&  n'engendre  point  de  vices:  la  dépen- 
dance àQS  hommes ,  étant  défordon- 
née  (4),  les  engendre  tous,  &  c'eft 
par  elle  que  le  Maître  &  l'Efclave  fe 
dépravent  mutuellement.  S'il  y  a  quel- 
que moyen  de  remédier  à  ce  mal  dans 
la  fociété,  c'eft  de  fubfticuer  la  loi  à 
l'homme ,  &  d'armer  les  volontés  gé- 
nérales d'une  force  réelle,  fupérieute  à 
l'adiion  de  toute  volonté  particulière. 
Si  \qs  Loix  des  Nations  pouvoient 
avoir,  comme  celles  de  la  Nature,  une 
inflexibilité  que  jamais  aucune  force 
humaine  ne  pût  vaincre  ,  la  dépendance 
àts  hommes  redeviendroit  alors  celle 
des  chofes  j  on  rcuniroit  dans  la  Ré.- 
publique    tous    les    avantages    de    l'état 


(4)  Dans  mes  principes  du  droit  politique ,  il  eft 
Jémoiuré  «jue  nulle  volomc  particulière  Jie  peut  être 
•idonnée  dans  le  fyilêpic  lecial. 


ou  DE  l'Éducation.      185 

naturel  à  ceux  de  l'érat  civil  ;  on  join- 
droit  à  la  liberté  qui  maintient  l'homme 
exempt  de  vices ,  là  moralité  qui  l'élevé 
à  la  vertu. 

Maintenez  l'enfant  dans  la  feule  dé- 
pendance des  chofes  ;  vous  aurez  fuivi 
l'ordre  de  la  Nature  dans  le  progrès  de 
fon  éducation.  N'offrez  jamais  à  (qs  vo- 
lontés indifcrettes  que  àQS  obttacles 
phyHques  ou  âQs  punitions  qui  naif- 
fent  des  adions  mêmes ,  &  qu'il  fe 
rappelle  dans  roccafion  :  fans  lui  dé- 
fendre de  mal  faire,  il  fuffit  de  l'en 
empêcher.  L'expérience  ou  l'impuif» 
fanre  doivent  feules  lui  tenir  lieu  de 
loix.  N'accordez  rien  à  (qs  defirs,  parce 
qu'il  le  demande  j  mais  parce  qu'il  en  a 
befoin.  Qu'il  ne  fâche  ce  que  c'eft 
qu'obéilTance ,  quand  il  agitj  ni  ce  que 
c'tfi:  qu'empire,  quand  on  agit  pour  lui; 
Qu'il  fenre  également  fa  libeité  dans 
{es  aétious  &  dans  les  vôcres.  Suppléez 
à  la  force  qui  lui  manque,  autant  pré- 
cifémenc   qu'il   en  a   befoia   pour  être 


l8<>  E    M    1   L    ■£  y 

libre ,  &  non  pas  impérieux  ;  (]u'eBi 
recevant  vos  fervices  avec  une  forte 
d'humiliation ,  il  afpire  au  moment  où 
il  pourra  s'en  pafifer ,  &  où  il  aura 
l'honneur  de  fe  fervir  lui-même. 

La  Nature  a,  pour  fortifier  le  corps 
&  le  faire  croître,  des  moyens  qu'on 
ne  doit  jamais  contrarier.  Il  ne  faur 
point  contraindre  un  enfant  de  refter, 
quand  il  veut  aller  j  ni  d'aller ,  quand 
il  veut  refter  en  place.  Quand  la  vo- 
lonté àQS  enfans  n'eft  point  gâtée  par 
notre  faute,  ils  ne  veulent  rien  inutile^ 
ment.  Il  faut  qu'ils  fautent,  qu'ils  cou- 
rent, qu'ils  crient,  quand  ils  en  ont  en- 
vie. Tous  leurs  mouvemens  font  des 
befoins  de  leur  conftitution  qui  cher- 
che à  fe  fortifier:  mais  on  doit  fe  dé- 
fier de  ce  qu'ils  défirent ,  fans  le  pou- 
voir faire  eux-mêmes  ,  &  que  d'autres 
font  obligés  de  faire  pour  eux.  AIgts 
il  faut  diftinguer  avec  foin  le  vrai  be- 
foin  ,  le  befoin  naturel ,  du  befoin  de 
fantaifie  qui  commence  à  naître  j  ou  de 


ou   DE   L'ÉDVCjiTlON,        187 

«eîui  qui  ne  vient  que  de  la  furabon- 
dance  de  vie  dont  j'ai  parlé. 

J'ai  déjà  dit  ce  qu'il  faut  faire,  quand 
un  enfant  pleure  pour  avoir  ceci  ou 
cela.  J'ajouterai  feulement  que ,  dès 
qu'il  peut  demander  en  parlant  ce  qu'il 
délire,  &,  que  pour  l'obtenir  plus  vite, 
ou  pour  vaincre  un  refus,  il  appuie  de 
pleurs  fa  demande  ,  elle  lui  doit  être 
irrévocablement  refufée.  Si  le  befoin 
Ta  fait  parler,  vous  devez  le  favoir  ôc 
faire  auffi-tôt  ce  qu'il  demande  :  mais 
céder  quelque  chofe  à  (es  larmes,  c'eft 
l'exciter  à  en  verfer ,  c'eft  lui  appren- 
dre à  douter  de  votre  bonne  volonté , 
&  a  croire  que  l'importunité  peut  plus 
fur  vous  que  la  bienveillance.  S'il  ne 
VOU5  croit  pas  bon ,  bientôt  il  fera 
méchant  ;  s'il  vous  croit  foible ,  il 
fera  bientôt  opiniâtre  :  il  importe  d'ac- 
corder toujours  au  premier  figne  ce 
qu*on  ne  veut  pas  refufer.  Ne  foyez 
point  prodigue  en  refus  ,  mais  ne  les 
révoquez  jamais. 


igS  É   M   1   L   E  i 

Gardez-vous    fur-tout    de    donner    â 
l'enfant    de    vaines    formules    de    poli- 
telTe  qui    lui   fervent    au  befoin  de  pa- 
roles  magiques  ,  pour   foumettre  à   ies 
volontés  tout  ce  qui  l'entoure  ,    &  ob- 
tenir à  l'inftant  ce  qu'il  lui  plaît.    Dans 
rédticatioii    £içonniere    des    riches  ,    on 
ne    manque    jamais   de    les  rendre  poli- 
ment impérieux  ,  en  leur  prefcrivanr  les 
termes    dont  ils  doivent    fe  fervir  pour 
que    perfonne    n'ôfe    leur    réfifter  :  leurs 
enfans  n'ont  ni  tons,  ni  tours  fupplians  j 
ils    font  auflî    arrogans  ,    mcme    plus  , 
quand  ils   prient,  que   quand    ils  com- 
mandent ,    comme  étant  bien  plus  sûrs 
d'être   obcis.   On  voit   d'abord  que  sil 
vous    plaît    lignifie     dans     leur    bouche 
il  me  plaît  ^  &    que  je  vous  prie  (igni- 
fie    je  vous     ordonne.   Admirable     poli- 
teiTc   ,    qui     n'aboutit    pour    eux     qu'à 
changer  le  fens  des  mots  ,  &  à  ne  pou- 
voir   jamais    parier    autrement    qu'avec 
empire  !  Quant  à  moi  qui  crains    moins 
qu'Emile   ne  foie  gtolîier  qu'arrogant , 


ou   DE  l'ÉdxJCATIOÎ^,  1^9 

j'aime  beaucoup  mieux  qu'il  dife ,  en 
priant ,  faites  cela  ,  qu'en  commandant 
je  vous  prie.  Ce  n'eft  pas  le  terme  dont 
il  fe  fert  qui  m'importe ,  mais  bien 
l'acception  qu'il  y  joint. 

Il  y  a  un  excès  de  rigueur  &  un  ex- 
cès   d'indulgence    tous   deux  également 
à  éviter.   Si   vous  lailfez   pâtir    les   en- 
fans  ,   vous    expofez    leur    fanté  ,  leur 
vie ,  vous  les  rendez   adtuellemenc  mi- 
férabies  ;    (\   vous    leur    épargnez    avec 
trop  de  foin  toute  efpèce  de  mal-ètre  , 
vous   leur    préparez   de    grandes    mife- 
res ,   vous    les    rendez   délicats  ,    fenfi- 
blés  ,  vous  les  fortez  de  leur  étai d'hom- 
mes ,  dans  lequel  ils  rentreront  un  jour 
malgré    vous.    Pour    ne    les    pas    expo- 
fer    à   quelques    maux   de    la    Nature  , 
vous  êtes  l'artifan    de  ceux    qu'elle   ne 
leur  a  pas  donnés.  Vous  me  direz  que 
je  tombe  dans   le   cas    de   ces  mauvais 
percs  ,    auxquels    je    reprochois    de   fa- 
criHer   le   bonheur   d&s    enfans  ,    à   la 


ipo  Emile, 

confidcration    d'un    tems     éloigné    qui 
peut  ne  jamais  être. 

Non  pas  :  car  la  liberté  que  je  don- 
ne à  mon  Elevé  ,  le  dédommage  am- 
plement des  légères  incommodités  aux- 
quelles je  le  laiiîè  expofé.  Je  vois 
de  petits  poliflons  jouer  fur  la  neige  , 
violets  ,  tranfis  ôc  pouvant  à  peine 
remuer  des  doigts.  Il  ne  tient  qu'à  eux 
de  s'aller  chauffer  ,  ils  n'en  font  rien  j 
Cl  on  les  y  forçoit  ,  ils  fentiroient  cent 
fois  plus  les  rigueurs  de  la  contrainte  , 
qu'ils  ne  fente  celles  du  froid.  De 
quoi  donc  vous  plaignez  -  vous  ?  Ren- 
drai-je  votre  enfant  miférable  ,  en  ne 
l'expofant  qu'aux  incommodités  qu'il 
veut  bien  fouffrir  ?  Je  fais  fon  bien 
dans  le  moment  préfent ,  en  le  laiHant 
libre  ;  je  fais  fon  bien  dans  l'avenir , 
en  l'armant  contre  les  maux  qu'il  doit 
fupporter.  S'il  avoir  le  choix  d'être  mon 
Élevé  ou  le  vôtre  ,  penfez-vous  qu'il 
balançât  un  inftant  ? 

Concevez  -  vous  quelque  vrai   bon- 


ou  DE  l'Education,      191 

heur  poflible  pour  aucun  ctre  hors  de 
fa  conflitution  ?  &  n'eft-ce  pas  for  tir 
l'homme  de  fa  confticution  ,  que  de 
vouloir  l'exempter  également  de  rous 
les  maux  de  fon  efpece  ?  Oui ,  je  le 
fouclens  \  pour  fentir  les  grands  biens , 
il  faut  qu'il  connoi{Te  les  petits  maux  ; 
telle  eft  fa  nature.  Si  le  phyfique  va 
trop  bien  ,  le  moral  fe  corrompt. 
L'homme  qui  ne  connoîrroit  pas  la 
douleur  ,  ne  connoitroit  ni  i'attendrif- 
fement  de  l'Humanité ,  ni  la  douceur  de 
la  commifération  ;  fon  cœur  ne  feroic 
ému  de  rien  ,  il  ne  feroit  pas  fociable, 
il  feroit  un  monftre  parmi  (es  femblaw 
bles. 

Savez -vous  quel  eft  le  plus  sûr 
moyen  de  rendre  votre  enfant  miféra- 
ble  ?  c'eft  de  l'accoutumer  à  tout  ob- 
tenir ;  car  fes  defirs  croifTant  incef-* 
famment  par  la  facilité  de  les  fatis- 
faire  ,  tôt  ou  tard  l'impullfance  vous 
forcera ,  malgré  vous ,   d'en   venir   au 


Ï92.  É    M    I    L    E  ^ 

refus  ,  ôc  ce  refus  inaccoutumé  lui 
donnera  plus  de  tourment  que  la  pri- 
vation mcirie  de  ce  qu'il  dcfire.  D'a- 
bord il  voudra  la  canne  que  vous  te- 
nez i  bientôt  il  voudra  votre  montre  j 
enfuite  il  voudra  l'oifeau  qui  vole  ; 
il  voudra  l'étoile  qu'il  voit  briller,  il 
voudra  tout  ce  qu'il  verra  :  à  moins  d'être 
Dieu,  comment   le   contenterez-vous  ? 

C'eft  une  difpofition  naturelle  a 
l'homme  de  regarder  comme  fien  tout 
ce  qui  eft  en  fon  pouvoir.  En  ce  fens. 
Je  principe  de  Hobbes  eft  vrai  jufqu'à 
certain  point  j  multipliez  avec  nos 
defirs  les  moyens  de  les  fatisfaire,  cha- 
cun fe  fera  le  maître  de  tour.  L'enfant 
donc  qui  n'a  qu'à  vouloir  pour  obte- 
nir ,  fe  croit  le  propriétaire  de  1  Uni- 
vers y  il  regarde  tous  les  hommes  comme 
fes  efclaves  :  &  quand  enfin  l'on  eft 
forcé  de  lui  refufer  quelque  chofe  , 
Jui,  croyant  tout  poOfible  quand  il  com- 
mande ,  prend  ce  refus   pour  un   uùq 

de 


ou   DE   L*£duCATIOîJ,  xpj 

de  rébellion  ;  toutes  les  raifons  qu'on 
lui  donne  dans  un  âge  incapable  de 
raifonnement,  ne  fonr,  à  fon  gré,  que 
des  prétextes  ;  il  voie  par  -  tout  de  la 
mauvaife  volonté  :  le  fentiment  d'une 
injuftice  prétendue  aigriflant  fon  natu- 
rel ,  il  prend  tout  le  monde  en  haine,' 
&  fans  jamais  favoir  gré  de  la  com- 
plaifance ,  il  s'indigne  de  toute  oppo-. 
lîtion. 

Comment  concevrois  -  je  qu'un  en-r 
fant  ainfî  dominé  par  la  colère  ,  &  dé- 
voré des  pallions  les  plus  irafcibles,' 
puilTe  jamais  être  heureux  ?  Heureux, 
lui  !  c'efl:  un  Defpote  y  c'eft  à  la  fois 
le  plus  vi'i  des  efclaves ,  &  la  plus  mi- 
férable  des  créatures.  J'ai  vu  des  en  fans 
élevés  de  cette  manière,  qui  vouloient 
q-u'on  renversât  la  maifon  d'un  coup 
dcpaule  ;  qu'on  leur  donnât  le  coq 
qu'ils  voyoient  fur  un  clocher  ;  qu'on 
arrêtât  un  Régiment  en  marche  pour 
entendre  les  tambours    plus  long-tems, 

Ôc   qui    perçoienc    l'air    de    leurs    crij 
Tome  1.  I 


194'  '^   MILE  , 

fans  -vouloir  écouter  perfonne ,  aufll- 
tôt  qu'on  tardoic  à  leur  obéir.  Tout 
s'emprefToic  vainement  à  leur  com- 
plaire j  leurs  defirs  s'irricant  par  la 
facilité  d'obtenir ,  ils  s'obllinoient  aux 
cliofes  impoflibles  ,  &  ne  trouvoienc 
par-tout  que  contradictions ,  qu'obfta- 
cles ,  que  peines,  que  douleurs.  Tou- 
jours grondans  ,  toujours  mutins  ,  tou- 
jours furieux  ,  ils  palToient  les  jours 
à  crier  ,  à  fe  plaiudre  :  étoient-ce  là 
des  êtres  bien  forituics  ?  La  foibleiïê 
&  la  domination  rjéunies  n'engendrent 
que  folie  &c  miferé.  De  deux  enfans 
gâtés,  l'un  bat  la  table,  ôc  l'autre  fut 
fouetter  la  mer  ;  ils  auront  bien  à 
fouetter  &  à  batrre,  avant  de  vivre  coa- 
tens. 

'Si  ces  idées  d'empire  &  de  tyran- 
nie les.  irendent  miférables  dès  leur  en- 
fance 9  que  fera-ce  quand  ils  grandi- 
ront s  &  que  leurs  rel.uions  avec  les 
autres  hommes  commenceront  à  s'é- 
tendre   &    fe    multiplier?    Accoutumés' 


ov  DE  l'Education.      195 

à  vo.ir  tout  fléchir  devant  eux,  quelle 
farprife,  en  entrant  dans  le  monde,  de 
fentir  que  tout  leur  léfifte ,  &  de  Te 
trouver  éciafés.  du  poids  de  cet  Uni- 
vers qu'ils  penfoient  mouvoir  à  leur 
gré  î  Leurs  airs  infolens,  leur  puérile 
vanité  ne  leur  attirent  que  mortifica- 
tions ,  dédains ,  railleries  j  ils  boivent 
les  affronts  comme  l'eau  ;  de  cruelles 
épreuves  leur  apprennent  bientôt  qu'ils 
ne  connoillent  ni  leur  état  ,  ni  leurs 
forces  j  ne  pouvant  tout  ,  ils  croient 
ne  rien  pouvoir:  tant  d'obftacles  inac- 
conrumcs  les  rebutent ,  tant  de  mépris 
les  avilirfent  j  ils  deviennent  lâches  , 
craintifs,  rempans ,  6c  retombent  au- 
tant au  -  de'Jous  d'eux  -  mêmes  qu'ils 
s'étoienc  élevés    au-deflTus. 

Revenons  à  la  règle  primitive.  La 
Nature  a  fait  les  enfins  pour  être  ai- 
mes «Se  fccourus ,  mais  les  a-t-elle  faits 
pour  c:re  obiis  de  craints?  Leur  a-t-elle 
donné  un  air  impofan:,  un  œil  févere, 
une   voix   rude   ec    menaçante    pour   fe 

I  z 


I^(>  E    M    I    L   E  j 

faire  redouter  ?  Je  comprends  que  le 
rugiflement  d'un  lion  épouvante  les 
animaux ,  &  qu'ils  tremblent  en  voyant 
fa  terrible  hure:  mais  fi  jamais  on  vit 
un  fpeclacle  indécent  ,  odieux  ,  lili- 
ble  >  c'eft  un  Corps  de  Magillrats  ,  le 
Chef  à  la  tête,  en  habit  de  cétémonie  , 
profternés  devant  un  enfant  au  mail- 
lot ,  qu'ils  haranguent  en  termes  pom- 
peux ,  &  qui  crie  ôc  bave  pour  toute 
réponfe. 

A  confidérer  l'enfance  en  elle-même, 
y  a-t-il  au  monde  un  ctre  plus  foible  , 
plus  miférable,  plus  à  la  merci  de  tout 
ce  qui  Tenvironne,  qui  ait  fi  grand  be- 
foin  de  pitié  ,  de  foins ,  de  proteciion 
qu'un  enfant?  Ne  femble-til  pas  qu'il 
ne  montre  une  figure  (i  douce  de  un 
air  fi  touchant  qu'afin  que  tout  ce  qui 
l'approche  s'intérefie  à  fa  foiblefie,  & 
s'empreiïe  à  le  fccourir  ?  Qu'y  a-t-il 
donc  de  plus  choquant ,  de  plus  con- 
traire à  l'ordre,  que  de  voir  un  enfant 
impérieux  Se  mutin  commander  à  tout 


ou  DE  l'Éducation,       197 

ce  qui  l'enroiue  ,  &  prendre  impu- 
demment le  ton  de  Maître  avec  ceux 
qui  n'ont  qu'à  l'abandonner  pour  le 
faire   périr  ? 

D'autre  part  ,  qui  ne  voit  que  la 
foibleire  du  premier  âge  enchaîne  ks 
enfans  de  tant  de  manières,  qu'il  cil 
barbare  d'ajouter  à  cet  aîTujertifiement 
celui  de  nos  caprices ,  en  leur  ô:ant 
une  liberté  fi  bornée ,  de  laquelle  ils 
peuvent  fi  peu  abufer ,  &  dont  il  eft 
fi  peu  utile  à  eux  &  à  nous  qu'on  les 
prive  ?  S'il  n'y  a  point  d'objet  fi  di- 
gne de  rifée  qu'un  enfant  hautain ,  il 
n'y  a  point  d'objet  h  digne  de  pitié 
qu'un  enfant  craintif.  Puifqu*avec  l'a-; 
ge  de  raifon  commence  la  fervitude 
civile  ,  pourquoi  la  prévenir  par  la 
fervitude  privée  ?  Soufirons  qu'un  mo- 
inent  de  la  vie  foit  exempt  de  ce  joug 
que  la  Nature  ne  nous  a  pas  impofé , 
ôc  lailfons  à  l'enfance  l'exercice  de  la 
liberté  naturelle,  qui  l'éloigné  au  moins 
pour    un    tems  ,    des    vices    que    l'on 

I  3 


ipS  EMILE, 

contradte  dans  l'efclavage.  Que  ces 
Inflitiueiirs  féveres  ,  que  ces  pères  af- 
fervis  à  leurs  enhins  ,  viennent  donc 
les  uns  &c  les  autres  avec  leurs  hivoles 
obje(5tions,  &  qu'avant  de  vanter  leurs 
méthodes,  ils  apprennent  une  fois  celle 
de  la  Nature. 

Je  reviens  à  la  pratique.  J'ai  déjà 
die  que  votre  enfant  ne  doit  rien  ob- 
tenir, parce  qu'il  le  demande  j  mais  parce 
qu'il  en  a  befoin  (  5  '  j  ni  rien  faire 
par  obéiiTance  ,  mais  feulement  par 
néceflîté  :  ainfî  les  mots  à'obéir  ik  de 
commander  feront  profcrits  de  fon 
Didtionnaire  ,  encore  plus  ceux  de 
devoir    ôc    d'obligation  •    mais    ceux    de 


(5)  On  doit  fentir  que,  ccmnis  la  peine  eft  fouvcnt 
une  nccefliic,  le  pl.iifir  cft  quelquefois  un  befoin.  11  n'y 
a  donc  qu'un  feul  dcfîr  des  cntans  auquel  on  ne  doive 
jamais  complaire;  c'ell  celui  de  fe  faire  obéir.  D'où  il 
fuir,  que,  dans  tout  ce  qu'ils  demandent,  c'eft  fur-tout 
au  motif  qui  les  porte  à  le  demander  qu'il  fiut  faire 
attention.  Accordez-leur,  tant  qu'il  eft  poflib'.e ,  tout 
ce  qui  peut  leur  faire  un  pbifir  réel;  rcfufei-lcur  tou- 
jours ce  qu'ils  ne  demandent  que  pat  fantailie ,  ou  pour 
faire   un  .i6tc   d'ati'-ojjté. 


ou  DE  l'Éducation.       199 

force  5     de     néceffite  ,    d'impuijjance    ôc 
de  contrainte  y  doivent  tenir  une  grande 
place.    Avant    l'âge   de   raifoii ,  l'on   ne 
fauroit    avoir    aucane     idée    des    êtres 
moraux    lù    des    relations    fociales  j    il 
faut     ô^onc     éviter  ,     autant     qu'il     fe 
peut  ,    d'employer     des     mots     qui    les 
expriment,   de    peur  que  IViifanc  n'at- 
taciie    d'abord    à    ces   mors  ;  de    faulTes 
idées   qu'on    ne    faura  point,    ^    qu'on 
ne    pourra   plus    détruire.    La    première 
faufle  idée  qui  entre  dans  fa  tête  eft  en 
lui   le  germe  .de    l'erreur'  &:    uu   vice: 
c'eft  à ,  ce  premier    pas   'qu'il  faut   fur- 
îciî:   'faire    attentiori.-  Faiff^ç    que   îant 
qu'il   n'eft  frappé   que   Aqs  choÇts   kn- 
fiWes  j' 'toutes    fcs    idées   s'arrêtent    aux 
fenfationsj  faites  que  de  toutes  parts  il 
n'apperçoive  autour  de  lui  que  le  mon- 
de^ pliy-ïique  -.  £x^As  quoi  Toyez  fiir    qu'il 
Ile  ;  vôW'i  ëeoufétà   pèirir  dii  -tout  ,    ou 
qu'il    fe    f,'ra   du  mondé    moral  ,'  dont 
vous   lai  "parlez  i'-  cts  'notions    fancafti- 
ques  que  vous  n'efficerez  de  la  vie. 

I4 


1X30  Emile, 

Raifonner  avec  les  enfans  croit  la 
grande  maxime  de  Locke  j  c'eft  la 
plus  en  vogue  aujourd'hui  :  {on  fuccès 
ne  me  paroîc  pourtant  pas  fort  propre 
à  la  mettre  en  crédit  j  ôc  pour  moi  je 
ne  vois  rien  de  plus  fot  que  ces  en- 
fans  avec  qui  l'on  a  tant  raifonné.  De 
toutes  les  facultés  de  l'homme  la  rai- 
fon,  qui  n'eft-,  pour  ainfi  dire,  qu'un 
compofé  de  toures  les  autres,  cil  celle 
qui  fe  développe  îe  plus  difficilement 
ik  le  plus  tard:  de  c'cfi:  de  celle-là 
qu'on  veut  fe  fervir  pour  développer 
les  premières  !  Le  chefd'œuvre  d'une 
bomie  éducation  eft  de  faire  un  homme 
raifonnabîe  :  ôc  l'on  prétend  élever 
un  enfant  par  la  raifon  !  C'eft  com- 
mencer par  la  fin ,  c'eft  vouloir  faire 
rinftrument,  de  l'ouvrage.  Si  les  enfàns 
entendoient  raifou  ,  ils  n'auroient  pas 
befoin  d'être  élevés  j  mais  en  leur  par- 
lant dès  leur  bas  âge  une  langue  qu'ils 
n'entendent  point  ,  on  les  accoutume 
à  fe  payer  de  mots  ,   à  contrôler    touc 


eu  DE   L'ÈdUCAI'ION,         201 

ce  qu'on  leur  dit,  à  fe  croire  auffi  fa- 
ges  que  leurs  Maîtres  ,  à  devenir  dif- 
puteurs  &  mutins  ,  &  tout  ce  qu'on 
penfe  obtenir  d'eux  par  des  motifs 
raifonnables ,  on  ne  lobtienc  jamais 
que  par  ceux  de  convoitife ,  ou  de 
crainte,  ou  de  vanité,  qu'on  eft  toujours 
forcé  d'y  joindre. 

,  Voici  la  formule  a  laquelle  peuvent 
fe  réduire,  à-peu-près,  toutes  les  leçons 
de  morale  qu'on  fait  de  qu'on  peut 
faire  aux  enfans. 

Le  Maure. 
Il  ne  faut  pas  faire  cela. 

Lenfant. 
Et  pourquoi  ne  faut-il  pas  faire  cela? 

Le  Maure. 
Parce  que  c'eft  mal  fiit. 

V  enfant. 
Mal  fait!  Queftce  qui  eft  mal  fiiit  ? 

Le  Mahrz. 
Ce   qu'on   vous  déi-cn.!. 

Venfanc, 
Quel  mal  y  a-t-il  à  faire  ce  qu'on  me 
défend  ?  le 


loi  E    M    I    L    E  f 

Le  Maître. 
Oïi   vous  punie  pour  avoir  défobéi» 

Lenfant. 
Je  ferai    en    forte   qu'on    n'en  fachc 
rien. 

Le  Maître. 
On  vous  épiera. 

Venfant. 
Je  me  cacherai. 

Le  Maître, 
On  vous  queftionner<i. 
Venfant. 
Je  mentirai. 

Le  Maître. 
11  ne  faut  pas  mentir. 
L'enfant. 
Pourquoi  ne  faut-il  pas  mentir  ? 

Le  Maître. 
Parce  que  c'tfl:  mal  fait,  &c. 

Voilà  le  cercle  inévitable.  Sortez- 
en  ;  l'enfant  ne  vous  entend  plus.  Ne 
font-ce  pas  là  àt%  inftrudions  fort  uti- 
les? Je  ferois  bien  curieux  de  favoir 
ce  qu'on  pourroit  mettre  à  la  place  de 


ou  Ds  l'Éducation.      203 

ce  dialogue  ?  Locke  lui-même  y  eût, 
à  cdiip  sûr  ,  été  fore  embarra(îc.  Coii- 
noître  le  bien  &  le  mal ,  fentir  la  *.il- 
foii  des  devoirs  de  l'homme  ,  n'ell .  pas 
l'affaire  d'un  enfanr.  r-: 

La  Nature  veut  que  les  enfans  foie  ne 
enfans ,  avant  que  d'être  hommes.  Si 
nous  voulons  pervertir  cet  ordre, 
jious  produirons  des  fruits  précoces 
qui'  n'auront  ni  maturité  ni  faveur,  Se 
ne  tarderont  pas  à  fe  corrompre  :  nous 
aurons  de  jeunes  doéteiirs  &:  de  vieux 
enfans.  L'enfance  a  des  manières  de 
voir ,  de  penfer ,  de  fentir ,  qui  lui  {onz 
propres  ;  rieni  n'efl:  moins  fenfé  que 
d'y  vouloir  fabftiuuer  les  nôtres  ;  ôc 
j'aimerois  autant  exiger  qu'un  enfant 
eût  cinq  pied  de  haut,  que  du  juge- 
ment à  dix  ans.  En  effet ,  à  quoi  lui 
ferviroic  la  raifon  à  cet  âge  ?  Elle  cft  le 
frein  de  la  force  ,  &  l'enfant  n'a  pas 
befoin  de  ce  frein. 

En  elTayant  de   perfuader  à  vos  Ele- 
vés le  devoir  de'  l'obéillance  ,  vous  joi- 

I  6 


104  E    M    1    L    E^ 

gnez  à  cette  prétendue  perfiialîon  la 
force  &  les  menaces ,  ou ,  qui  pis  eft ,  la 
flatterie  &  les  promeires.  Aialî  donc, 
amorcés  par  l'intérêt  ,  ou  contraints 
par  la  force,  ils  font  fembinnt  d'être 
convaincus  par  la  raifon.  Ils  voient 
rrès-bien  que  l'obéilTance  leur  efl  avan- 
tageufe  &  la  rébellion  nuifible  ,  auffi- 
tôt  que  vous  vous  appercevez  de  l'une 
ou  de  l'autre.  Mais  comme  vous  n'exi- 
gez rien  d'eux  qui  ne  leur  loit  défk- 
gréable  ,  &  qu'il  eft  toujours  pénible 
de  faire  les  volontés  d'autrui ,  ils  fe  ca- 
chent pour  faire  les  leurs  ,  perfuadés 
qu'ils  font  bien  ,  fi  l'on  ignore  leur  dé- 
fobéifTance  ,  mais  prêts  à  convenir 
qu'ils  font  mal  ,  s'ils  font  découverts  j 
de  crainte  d'un  plus  grand  mal.  La 
raifon  du  devoir  n'étant  pas  de  leiir 
âge ,  il  n'y  a  homme  au  monde  qiii 
vînt  à  bout  de  la  leur  rendre  vraiment 
fenfible:  mais  la  crainte  du  châtiment, 
l'efpoir  du  pardon  ,  l'importunité  , 
l'embarras  de  fé^-oncre,  leur  arracheac 


ou  T>E  l'Éducation,  205 
tous  les  aveux  qu'on  exige ,  &  l'on 
croie  les  avoir  convaincus ,  quand  on 
ne  les  a  qu'ennuyés  ou  intimidés, 

Qu'arrive-t-il  de  là?  Premièrement, 
qu'en  leur  impofanc  un  devoir  qu'ils 
ne  fèritent  pas ,  vous  les  indiCpofez 
contre  votre  tyrannie  ,  Se  les  détour- 
nez de  vous  aimer  j  que  vous  leur 
apprenez  à  devenir  diffimulés  ,  faux, 
menteurs  ,  pour  extorquer  ê^Qs  r-écom- 
penfes  ou  fe  dérober  aux  châtimens; 
qu'enfin  ,  les  accoutumant  à  couvrir 
toujours  d'un  motif  apparent  un  mo- 
tif fecret ,  vous  leur  donnez  vous- 
même  le  moyen  de  vous  abufer  fans 
-cefle ,  de  vous  ôrer  la  connoifTance  de 
leur  vrai  caraûere ,  &  de  payer  vous 
&  les  autres  de  vaines  paroles ,  dans 
l'occafion.  Les  loix  ,  direz-vous ,  quoi- 
qu'obligatoires  pour  la  confcience  j 
ufent  de  même  de  contrainte  avec 
les  hommes  faits.  J'en  conviens  :  mais 
que  font  ces  hommes,  finon  ^qs  en- 
fans  gâtes  par  l'éducation  ?   Voilà  pré- 


20^  Emile; 

cifément  ce  qu'il  faut  prévenir.  Em- 
iployez'  la  force  avec  les  enfans ,  &c 
la  raifou  avec  les  hommes  :  tel  efl: 
l'ordre  naturel  :  le  fage  n'a  pas  befoiii 
de  loix.  '    :  . 

Trakez  votre  Elevé  félon  (on  ace. 
Mettez-le  d'abord  à  fa  place  ,  &:  zq- 
nez-l'y:^' ifi  bien  ,  qu'il  ne  tente  plus 
d'en  ibrtir.  •  Alors,  avant  de  '  fa  voir 
ce  qiïfe  c'efl:  que  fagefle  ,  il  en  prati- 
querai''la  plus 'importante  leçon.  Ne  \\xi 
commandez  jamais  rien ,  quoi  que  ce 
foir  au  monde ,  abfolument  rien.  Ne 
lui  laiik-z  pas  même  imaginer  que  vous 
prétendii^z  avoir  -aucune  aurorit-é  fur 
lui.  Qu'il  fiche  feulement  qu'il  eft  foi- 
ble  de  que  vous  c tes  fort,  que  par-fdli 
ctat  &  le  vôtre  il  èft  néceffairemenc  à 
votre  merci  \  qu'il  le  fâché ,  qu'il  l'ap- 
prenne ,  qu'il  le  fente  :  qu'il  fente  de 
bonne 'heui^  fur  fa  tète  altiere  le  dur 
joug  que  ht' Nature  impofe  à  l'homme  , 
Je  pefaht  joiig  de  la  nécertité ,  fous  le- 
quel il  faut  que- tout  être  fini  ployé:  qu'il 
voye    cette    nccefîité    dans   les    chofes  , 


ou  DE  l'Éducation.       207 

jamais  dans  le  caprice  [6)  des  hommes  j 
que    le    frein    qui    le    retient    foit    la 
force  ,    &    non    l'aurorité.    Ge    dont   il 
doit  s'abftenir,  ne   le   lui  défendez  pas, 
empêchez- le    de    le   faire,  fans  expl'ica- 
tions ,  fans  raifonnemens  :  ce  que   vous 
lui   accordez ,   accordez  -  le   à   fon   pre- 
mier mot ,  fans  follicitations,  fans  prières; 
fur-tout   fans   condition.  Accordez   avec 
plaifir,  ne  refufez  qu'avec  répugnance; 
mais   que   tous  vos  refus  foienr  -irrévo- 
cables ,   qu'aucune  importunité   ne-  vous 
ébranle,   que    le   non  prononcé^  foit  un 
mur    d'airain  ,     contre     lequel    l'enfant 
n'aura  pas  épuifé  cinq  oii  fix  fois  fes  forces, 
qu'il  ne  tentera  plus  de  le  renverfer.^  ■' 
C'eft   ainfi   que  vous    le    rendez-  pa- 
tient ,    égal ,    rélîgné  ,    paifible  ,    même 
quand  il   n'aura  pas  ce  qu'il    a   voulu  ; 

•  •                                      •  ■  >  !  t     > 
•* rt 

(«)  On  doit  eue  sûr  que  Tcnfant  traitera  fie  c^ric? 
toute  volonté  contraire  à  la  ficnne,  &  dont  il  ne  fen- 
tira  pas  la  raifon.  Or,  un  enfant  ne  fcnt  la  raiCon  de 
ricnj  dans  tout  ce  qui  choque  fes  fautaifîes. 


to8  Emile, 

Car  il  eft  dans  la  nature  de  l'homme 
d'endurer  patiemment  la  néceflité  àes 
chofes ,  mais  non  la  mauvaife  volonté 
d'autrui.  Ce  mot ,  //  n'y  en  a  plus ,  eft 
une  léponfe  contre  laquelle  jamais  en- 
fant ne  s'eft  mutiné  ,  à  moins  qu'il 
ne  crût  que  c'étoit  un  menfonge.  Au 
relie,  il  n'y  a  point  ici  de  milieu;  il 
faut  n'en  rien  exiger  du  tout,  ou  le  plier 
d'abord  à  la  plus  parfaite  obéifiance. 
La  pire  éducation  eft  de  le  laifter  flot- 
tant entre  i^es  volontés  ôc  les  vôtres  , 
&  de  difputer  fans  cefTe  entre  vous  ôc 
lui,  à  qui  des  deux  fera  le  maitre;  j'ai- 
merois  cent  fois  mieux  qu'il  le  fut  tou- 
jours. 

Il  eft  bien  étrange  que,  depuis  qu'on 
fe  mêle  d'élever  des  enfans ,  on  n'aie 
imaginé  d'autre  inftrument  pour  les 
conduite,  que  l'émulation,  la  jaloufîe, 
l'envie;,  la  vanité  ,  l'avidité ,  la  vile 
crainte^  toutes  les  paflions  les  plus  dan- 
gereufes.  Se  les  plus  promptes  à  fermen- 
ter,  &    ks   plus    propres   à   corrompre 


ou  DE  L'Education.     209 

J'ame  ,  même  avant  que  le  corps  foit 
formé.  A  chaque  inftrudicn  précoce, 
qu'on  veut  faire  entrer  dans  leur  tére, 
on  plante  un  vice  au  fond  de  leur  cœur; 
d'infenfés  infticuteurs  penfent  faire  des 
merveilles  ,  en  les  rendant  méchans 
pour  leur  apprendre  ce  que  c*eft  que 
bonté  'y  ôc  puis  ils  nous  difent  grave- 
ment :  tel  eft  l'homme.  Oui ,  tel  eft 
l'homme  que   vous   avez   fait. 

On  a  effayé  tous  les  inflrumens,  hors 
un:  le  feul  précifément  qui  peut  réuflirj 
la  liberté  bien  réglée.  Il  ne  faut  point 
fe  mêler  d'élever  un  enfant,  quand  on 
ne  fait  pas  le  conduire  où  l'on  veut,  par 
les  feules  loix  du  poflîble  ôc  de  l'impof- 
fible.  La  fphere  de  l'un  &  de  l'autre  lui 
étant  également  inconnue,  on  l'étend  , 
on  la  refferre  autour  de  lui  comme  on 
veut.  On  l'enchaîne,  on  le  poufle,  on  le 
retient  avec  le  feul  lien  de  la  néceffité , 
fans  qu'il  en  murmure  :  on  le  rend 
fouple  &:  docile  pnr  la  feule  force  des 
chofes ,   fans   qu'aucun  vice  ait  l'occa- 


IIO  E    M    I    L    E  y 

ûon  de  germer  en  lui  :  car  jamais  les 
padioiis  ne  s'animent  j  tant  qu'elles  font 
de   nul   effec. 

Ne  donnez  à  votre  Elevé  aucune 
efpece  de  leçon  verbale  ,  il  n'en  doit 
recevoir  que  de  l'expéiience  ;  ne  lui 
infligez  aucune  elpcce  de  châçimeuc  > 
car  il  ne  fait  ce  que  c'eft  qu'erre  en 
faute  j  qe  lui  £.ices  jamais  demander 
pardon ,  car  il  ne  fauroit  vous  offen* 
fer.  Dépourvu  de  toute  moralité  dans 
{es  actions ,  il  ne  peut  rien  faire  qui 
foie  moralement  mal ,  8c  qui  mérice 
ni  châtiment,   ni   réprimande. 

Je  vois  déjà  le  Ledeur  effrayé  ju- 
ger de  cet  enfant  par  les .  nôtres  :  il 
fe  trompe.  La  gêne  perpétuelle  oii  vous 
tenez  vos  Elevés  irrite  leur  vivacité  ; 
plus  ils  font  cdntrainïs  fous  vos  yeux  , 
plus  iljs  font  turbulens  au  hioment 
qulils  s-échhppenc;.  iil  faut-  bien,  qu'ils  fe 
dédomlnagent,  quand  ils  peuvent ,  de 
ia  durs  contrainte  où  vous  les  tenez. 
X)eu3!:   écoliers   de   la   ville    feront  plus 


ou  DE  l'Éducation.       tu 

de  dégâc  dans  un  pays  que  la  JeiineîTe 
de  tout  un  village.  Enfermez  un  petic 
Monfieur  &  un  petit  payfan  dans  une 
chambre  ,  le  premier  aura  tout  ren- 
verfé,  tour  brifé ,  avant  que  le  feccnd 
foie  forti  de  fa  place.  Pourquoi  cela  ? 
il  ce  n'eft  que  l'un  fe  hâte  d'abufer 
d'un  moment  de  licence ,  tandis  que 
l'autre,  toujours  sûr  de  fa  liberté,  ne 
fe  prefTe  jamais  d'en  ufer.  Et  cepen- 
dant les  enfans  des  villageois,  fouvent 
flattés  ou  contrariés ,  font  encore  bien 
loin  de  l'état  où  je  veux  qu'on  les 
tienne. 

Pofons  pour  maxime  inconteftable 
que  les  premiers  mouvemens  de  la 
Nature  font  toujours  droits  ;  il  n'y  a 
point  de  perverficé  originelle  dans  le 
cœur  humain.  Il  ne  s'y  trouve  pns  un 
feul  vice  dont  on  ne  puifle  dire  com- 
ment &  par  oii  il  y  eft  entré.  La  feule 
paiïion  naturelle  à  l'homme ,  eft  l'amour 
de  foi -môme,  ou  l'amour- propre  pris 
dans    un  fens  étendu.   Cet   amour-pro- 


Ul  É   M    1   L    E  j 

pre,  en  foi  ou  relativemenc  à  nous,  eft 
bon  &  utile  ,  &  comme  ii  n'a  peine 
de  rapport  néceflaire  à  autrui,  il  eft,  à 
cet  égard  ,  naturellement  indifférent  j 
il  ne  devient  bon  ou  mauvais  que  par 
l'application  qu'on  en  fait  èc  les  rela- 
tions qu'on  lui  donne.  Jufqu'à  ce  que 
le  guide  de  l'amour-propre ,  qui  eft  la 
raifon,  puilfe  naître,  il  importe  donc 
<ja'un  enfant  ne  faffe  rien,  parce  qu'il 
eft  vu  ou  entendu ,  rien  en  un  mot 
par  rapport  aux  autres  ,  mais  feu- 
lement ce  que  la  Nature  lui  de- 
mande j  &  alors  il  ne  fera  rien  que  de 
bien. 

Je  n'entends  pas  qu'il  ne  fera  ja- 
mais de  dégât ,  qu'il  ne  fe  blelfera 
point ,  qu'il  ne  brifera  pas  peut-être 
un  meuble  de  prix,  s'il  le  trouve  à  fa 
portée.  Il  pourroit  faire  beaucoup  de 
'  lal  fans  mal  faire,  parce  que  la  mau- 
'aife  adion  dcpeud  de  l'intention  de 
uire ,  &  qu'il  n'aura  jamais  cette  in- 
jntion.  S'il  l'avoit  une  feule  fois ,  tout 


ou  D-E  L*ÊDUeAT20}f,         iij 

feroic    déjà    perdu  ;    il    feroit    méchant 
prefque   fans  relfource. 

Telle  chofe  eft  mal  aux  yeux  de  l'a- 
varice ,  qui  ne  l'eft  pas  aux  yeux  de  k 
raifon.  En  laifTanc  les  enfans  en  pleine 
liberté  d'exercer  leur  écourderie  ,  il 
convient  d'écarter  d'eux  tout  ce  qui 
pourroit  la  rendre  coûteufe  ,  ôc  de  ne 
laifler  à  leur  portée  rien  de  fragile  ôc 
de  précieux.  Que  leur  appartement 
foit  garni  de  meubles  greffiers  &  Co' 
lides  :  point  de  miroirs ,  point  de  por- 
celaines ,  point  d'objets  de  luxe.  Quant 
à  mon  Emile  ,  que  j'élève  à  la  campa- 
gne ,  fa  chambre  n'aura  rien  qui  la 
difiingue  de  celle  d'un  Payfan.  A  quoi 
bon  la  parer  avec  tant  de  foin  ,  puif- 
qu'il  y  doit  refter  fi  peu  ?  Mais  je  me 
trompe  ?  il  la  parera  lui-même  ,  & 
nous   verrons  bientôt  de  quoi. 

Que,  fi  malgré  vos  précautions,  l'en- 
fant vient  à  faire  quelque  défordre ,  a 
cafler  quelque  pièce  utile  ,  ne  le  pu- 
niflTez   point   de    votre    négligence ,    ne 


214  Émit^e',- 

le  grondez  point  j  qu'il  n'entende  pas 
un  fcul  mot  de  reproche  ;  ne  lui  laif- 
fez  pas  même  enuevoir  qu'il  vous  aie 
donné  du  chagrin  ,  agillcz  exactement 
comme  il  le  meuble  fe  iûc  cailc  de 
lui-même  j  enfin  croyez  avoir  beau- 
coup fair,  fi  vous  pouvez  ne  rien  dire. 
Oferai  je  expofer  ici  la  plus  grande  , 
la  pUis  importante,  la  plus  utile  rè- 
gle, de, toute  l'éducation  !  ce  n'ell  pas 
de  eagner  du  tems  ,  c'efk  d'en  perdre. 
Leéleurs  vulgaires  ,  pardonnez  -  moi 
mes  paradoxes:  il  en  faut  faire,  quand 
on  réflécliit  \  &  ,  quoi  que  vous  puiflicz 
dire,  j'aime  mieux  être  homme  à  pa- 
radoxes qu'homme  à  préjugés.  Le  plus 
dangereux  intervalle  de  la  vie  hu- 
maine ,  eft  celui  de  la  nailTance  à  l'âge 
de  douze  ans.  C'eft  le  tems  cù  ger- 
ment les  erreurs  &  les  vices  ,  fans 
qu'on  ait  encore  aucun  inftrument  pour 
les  détruire  ;  <Sc  quand  l'inftrumenc 
vient  ,  les  racines  font  fi  profondes  , 
qu'il  n'eft  plus  tems  de  les  arracher.   Si 


ou  DE  l'Éducation.       zx  ^ 

les  enfans  faucoienc  roue  d'un  coup 
de  11  mammclle  à  l'âge  de  raifon  , 
l'édutanon  qu'on  leur  donne  pour- 
roit  leur  convenir  ;  mais ,  félon  le 
progrès  naturel  ,  il  leur  en  faur  une 
r^ure  contraire.  Il  faudroic  qu'ils  ne 
fiiTent  rien  de  leur  ame  juf-iu'à  ce 
qu'elle  eût  toutes  Tes  facultés;  car 
il  eft  impoilible  qu'elle  apperçoive 
le  flambeau  que  vous  lui  préfcnrez  , 
tandis  qu'elle  eft  aveu;!e  ,  &  qu'elle 
fuive,  da'is  l'iniinenfe  plaine  des  idées, 
une  route  que  la  raifon  trace  encore  Ci 
légcrenient   pour   les  meilleurs  yeux. 

La  première  éducation  doit  donc 
être  purement  négative.  Elle  confifte 
jion  point  à  enfeigner  la  verru  ni  la 
vérité  -,  mais  à  garantir  le  cœur  du  vice 
&  TeTprit  de  l'erreur.  Si  vous  pouviez 
ne  rien  faire  ôc  ne  rien  laiifcr  faire , 
fi  vous  pouviez  amener  votre  Elevé 
fain  &c  robiifte  à  l'aG^e  de  douze  ans, 
fans  qu'il  sût  diftinguer  fa  main  droire 
de  fa  main  gauche ,  dh  vos  premières 


Il6  E    M   I   L   E  i 

leçons  ,  les  yeux  de  fou  entendement 
s'ouvriioient  à  la  raifon  j  fans  préju- 
gé ,  fans  habitude ,  il  n'auroit  rien  en 
lui  qui  pût  contrarier  l'effet  de  vos 
foins.  Bientôt  il  devienuroit  entre  vos 
mains  le  plus  fage  des  hommes,  &  en 
commençant  par  ne  rien  faire  ,  vous 
auriez  fait  un  prodige  d'éducation. 

Prenez  le  contre-pied  de  l'ufage,  & 
vous  ferez  prefque  toujours  bien.  Com- 
me on  ne  veut  pas  faire  d'un  enfant  un 
enfant,  mais  un  Doâ:eur,  les  Pères  & 
les  Maîtres  n'ont  jamais  aflez  tôt  tan- 
cé,  corrigé,  réprimandé,  flatté,  me- 
nacé ,  promis ,  inftruit ,  parlé  raifon. 
Faites  mieux  ,  foyez  raifonnable  ,  & 
ne  raifonnez  point  avec  votre  Elevé , 
fur-tout  pour  lui  faire  approuver  ce 
qui  lui  déplaît  j  car  amener  ainfi  tou- 
jours la  raifon  dans  les  chofes  défa- 
gréables ,  ce  n'eft  que  la  lui  rendre  en- 
nuyeufe  ,  &  la  décréditer  de  bonne 
heure  dans  un  efprit  qui  n'eft  pas  en- 
core en  état  de  l'entendre.   Exercez  (oxi 

corps , 


ou  DE  L'Éducation.  hj 
corps,  fies  organes ,  fes  Cens,  fes  for- 
ces ;  mais  tenez  foii  ame  oifive  aulîî 
long-tems  qu'il  fe  pourra.  Redoutez 
tous  les  fentimens  antérieurs  au  juge- 
ment qui  les  apprécie.  Retenez ,  ar- 
rêtez les  impielîîons  étrangères  :  ôc  , 
pour  empêcher  le  mal  de  naître,  ne 
vous  prelTez  point  de  faire  le  bien  ; 
car  il  n'eft  jamais  tel  ,  que  quand  la 
raifon  i'éclaire.  Regardez  tous  les  dé- 
lais comme  des  avantages  j  c'eft  ga- 
gner beaucoup  que  d'avancer  vers  le 
terme  fans  rien  perdre  ;  laiflez  mûrir 
l'enfance  dans  les  enfans.  Enfin  quel- 
que leçon  leur  devient-elle  néceiïaire  : 
gardez-vous  de  la  donner  aujourd'hui  , 
fi  vous  pouvez  diftérer  jufqu'à  demain 
fans  danger.  " 

Une  autre  confidération  q'ii  confir- 
me rutiliié  de  cette  méthode,  eft  celle 
du  génie  particulier  de  l'enfant  ,  qu'il 
faut  bien  connoître  pour  favoir  quel 
régime  moral  lui  convitp.r.  Chaque 
efprit  a  fa  forme  propre  ,  fcluii  laquelle 

Tome  I.  K 


xi9  Emile, 

il  a  befoin  d  être   gouverne  ;  6c  il  im- 
porte au  fuccès  des  foins  qu'on  prend, 
qu'il    foie  gouverné  par  cette  forme  & 
non  par  une  autre.    Homme   prudent  , 
épiez    long-tems    la    Nature ,    obfervez 
bien  votre  Elevé  ,  avant  de  lui  dire  le 
premier   mot  j  lailTez   d'abord  le  germe 
de   fon  caradere   en    pleine    liberté   de 
fe  montrer ,  ne  le  contraignez  en  auoi 
que  ce  puifTe  être  ,  afin  de  le  mieux  voir 
tout    entier,    Penfez-vous  que   ce  rems 
de   liberté   foit  perdu  pour   lui  ?  Tout 
au  contraire ,  il  fera  le  mieux  employé  j 
car  c'eft    ainfi  que    vous    apprendrez  à 
ne  pas  perdre  un  feul  moment  dans  un 
tems    plus    précieux  :    au-lieu    que  ,    (î 
vous    commencez  d'agir    avant    de  fa- 
voir  ce  qu'il  faut  faire  ,  vous  agirez  au 
hafard  j  fujet  à  vous  tromper ,  il  faudra 
revenir  fur  vos   pas  ;    vous   ferez  plus 
éloigné  du  but  que   fi   vous  eufliez  été 
moins   prefTé   de   l'atteindre.  Ne    faites 
donc  pas  comme  l'avaie ,  qui  perd  beau- 
coup ppur  ne  vouloir  rien  perdre.  Sa- 


ou   DE    L'ÉdUCATIOIT.        11^ 

ciifiez  dans  le  premier  âge  un  tems 
que  vous  regagnerez  avec  ufure  dans 
un  âge  plus  avancé.  Le  fage  Médecin 
ne  donne  pas  étourdîment  des  ordon- 
nances à  la  première  vue  5  mais  il 
étudie  premièrement  le  tempérament 
du  malade  avant  de  lui  rien  prefcrire  : 
il  commence  tard  à  le  traiter,  mais  il 
le  guérit  j  tandis  que  le  Médecin  trop 
prefle  le  tue. 

Mais  où  placerons -nous  cet  enfant 
pour  l'élever  comme  un  être  infenfî- 
ble  ,  comme  un  automate  ?  Le  tien- 
drons-nous dans  le  globe  de  la  Lune  , 
dans  une  ifle  déferre  ?  L'écarterons- 
nous  de  tous  les  humains  ?  N'aura-t-il 
pas  continuellement ,  dans  le  monde , 
le  fpedacle  &  l'exemple  des  pallions 
d'autrui  ?  Ne  verra- t-il  jamais  d'autres 
enfans  de  fon  âge  ?  Ne  verra-t-il  pas 
fes  parens  ,  les  voifins  ,  fa  Nourrice  ,  fa 
Gouvernante  ,  fon  Laquais ,  fon  Gou- 
verneur même  ,  qui  ,  après  tout ,  ne 
fera  pas  un  Ange  ? 

K  i 


210  È   M   IL    E, 

Cetre  objedion  eft  forte  Se  folide. 
Mais  vous  ai- je  an  que  ce  fût  une  en- 
trcprife  aifée  qu'une  éducation  natu- 
relle ?  O  hommes  !  eft-ce  ma  faute  fi 
vous  avez  rendu  difficile  tout  ce  qui 
eft  bien  ?  Je  fens  ces  difficultés  ,  j'en 
conviens  :  peut-être  font-elles  infur- 
montables.  Mais  toujours  eft  -  il  sûr 
qu'en  s'appliquant  à  les  prévenir ,  on 
les  prévient  jufqu'à  certain  point.  Je 
montre  le  but  qu'il  faut  qu'on  fe  propo- 
fe:  je  ne  dis  pas  qu'on  y  puilTe  arriver; 
mais  je  dis  que  celui  qui  en  approchera 
davantaîre  ,  aura  le  mieux  réuffij 

Souvenez- vous  qu'avant  d'ôfer  en- 
treprendre de  former  un  homme  ,  il  faut 
s'être  fait  homme  foi-même  \  il  £iuc 
trouver  en  foi  l'exemple  qu'il  fe  doit 
propofer.  Tandis  que  l'enfant  eft  en- 
core fans  connoiflance ,  on  a  le  tems 
de  préparer  tout  ce  qui  l'approche  à 
ne  frapper  fes  premiers  regards  que 
des  objets  qu'il  lui  convient  de  voir. 
Rendez  -  vous     refoedable    à    tout     le 


ou  DE  l'Éducation.       m 

monde  j  commencez  pnr  vous  faire  ai- 
mer ,  afin  que  chacun  cherche  à  vous 
complaire.  Vous  ne  ferez  point  maî- 
tre de  l'enfant ,  fi  vous  ne  l'êtes  de  tout 
ce  qui  l'encoure  ,  Se  cect(^  autorité  ne 
fera  jamais  fuffifante  ,  fi  elle  n'eft  fuii- 
dée  fur  l'eftime  de  la  vertu.  11  ne  s'a- 
git point  d'épuifer  fa  bourfe  &  de  ver- 
fer  l'argent  à  pleines  mains  j  je  n'ai 
jamais  vu  que  l'argent  fît  aimer  per- 
fonne.  Il  ne  faut  point  être  avare  & 
dur ,  ni  plaindre  la  mifere  qu'on  peut 
foulager  ;  mais  vous  aurez  beau  ouvrir 
vos  coffres  :  fi  vous  n'ouvrez  aulTi  vo- 
tre cœur ,  celui  des  autres  vous  reftera 
toujours  fermé.  C'eft  vorre  tems ,  ce 
font  vos  foins,  vos  aifedlions  ,  c'eft 
vous-même  qu'il  fiut  donner  j  car, 
quoi  que  vous  puifiiez  faire  ,  on  ùnz 
toujours  que  votre  argen:  n'eft  point 
vous.  Il  y  a  des  témoignages  d'intérêt 
ôc  de  bienveillance  qui  font  plus 
d'effet ,  ôc  font  réellement  plus  utiles 
que    tous   les  dons:    combien   de   mal- 


211  Ê    M    I    L     Ey 

heureux ,   de   malades  ont  plus    befoin 
(ie    confolation    que   d'aumône  !    com- 
bien   d'opprimés    à    qui    la    proceilion 
fert  plus  que    l'argenc  !   Raccommodez 
les   gens   qui    fe  brouillent  ,    prévenez 
\ts  procès ,    portez    les    enfans    au    de- 
voir ,  îes  pères   à   l'indulgence  ,    favo- 
rifez     d'heureux    mariages  ,    empcchez 
les     vexations  ,     employez  ,     prodiguez 
le  crédit  des  parens  de  votre   Elevé  en 
faveur  du  foible  à  qui   on  refufe  juftice 
&    que    le  puilfant    accable.    Déclarez- 
vous  hautement  le  proteâreur  ^qs  mal- 
heureux.   Soyez    jufte,    humain  ,  bien* 
faifanr.    Ne    faites  pas    feulement    l'au- 
mône  ,  faites  la  charité  j  les  œuvres  de 
miféricoide    fouîagent    plus     de     maux 
que    l'argent  :  aimez    les  autres  ,   <?c    ils 
vous   aimeront  :   fervez-les  ,  &   ils  vous 
fçrviront  j   foyez  leur  frère ,  &c    ils  fe- 
ront vos  enfans, 

C'eft  encore  ici  une  des  raifons  pour- 
quoi je  veux  élever  Emile  à  la  cam- 
pagne,  loin  de  la  canaille,  des  valets, 


ou    DE    L^ÊDUCATTON.         llj 

les  derniers  des  hommes  après  leurs 
maîtres  y  loin  des  noires  mœurs  des 
villes  que  le  vernis  dont  on  les  cou- 
vre rend  féduifantes  &  contîigieufes 
pour  Iqs  enfans  :  au-lieu  que  les  vices 
dus  payfans  ,  fans  apprêt  &  dans  toute 
leur  grolliereté  ,  font  plus  propres  à  re- 
buter qu'à  féduire ,  quand  on  n'a  nul 
intérêt  à  les  imiter. 

Au  village ,  un  Gouverneur  fera  beau- 
coup plus  maître  des  objets  qu'il  vou- 
dra préfenter  à  l'enfant  ;  fa  réputation , 
fes  difcours  ,  fon  exemple ,  auront  une 
autorité  qu'ils  ne  fauroient  avoir  à  la 
ville  :  étant  utile  à  tout  le  monde ,  cha- 
cun s'empreflera  de  l'obliger  ,  d'être 
eftimé  de  lui  ,  de  fe  montrer  au  dif- 
ciple  tel  que  le  Maître  voudroit  qu'on 
fût  en  effet  ;  &  fi  l'on  ne  fe  corrige  pas 
du  vice  ,  on  s'abftiendra  du  fcandale  ; 
c'efl:  tout  ce  dont  nous  avons  befoiii 
pour  notre  objet. 

CeflTez  de  vous  en  prendre  aux  au- 
tres de  vos  propres  fautes  :  le  mal  que 

K  ^ 


224  É    M    I    L    £  , 

les  enfans  voienc  les  corrompt  moins 
que  celui  que  vous  leur  apprenez.  Tou- 
jours fermoneurs  ,  toujours  moraliftes  , 
toujours  pédans  ,  pour  une  idée  que  vous 
-  leur  donnez  la  croyant  bonne ,  vous  leur 
en  donnez  à  la  fois  vingt  autres  qui 
ne  valent  rien  j  pleins  de  ce  qui  fe  paf- 
fe  dans  votre  tète  ,  vous  ne  voyez  pas 
l'efTet  que  vous  produifez  dans  la  leur. 
Parmi  ce  long  flux  de  paroles  dont 
vous  les  excédez  incefTamment  ,  pen- 
fez-vous  qu'il  n'y  en  ait  pas  une  qu'ils 
faiiîiTent  à  faux  ?  Pcnfez  vous  qu'ils  ne 
commentent  pas  à  leur  manière  vos 
explications  diffufes  ,  ôc  qu'ils  n'y  trou- 
vent pas  de  quoi  fe  faire  un  fyftème 
à  leur  portée  qu'ils  fauront  vous  op- 
pofcr  dans  l'occafion  ? 

Ecoutez  un  petit  bon-homme  qu'on 
vient  d'endoftfiner  ;  laiflez-le  jafcr  , 
queftionner  ,  extravaguer  à  fon  aife  , 
vc  vous  allez  être  furpris  du  tour  étran- 
ge qu'ont  pris  vos  raifonnemens  dans 
ion  efprit  :  il  confond  tout  ;  il  renverfe 


ou   DE   L'EdlXATION,         Z2  5 

tour  ,  il  vous  impatiente  ,  il  vous  dé- 
fole  quelquefois  par  d^s  objedlions 
imprévues.  11  vous  réduit  à  vous  taire  , 
ou  à  le  faire  taire  :  &  que  peur-il  pen- 
fer  de  ce  filence  ,  de  la  parc  d'un  hom- 
me qui  aime  tant  à  parltr  ?  Si  jamais 
il  remporte  cet  avantage ,  &  qu'il  s'en 
apperçoive,  adieu  l'éducation;  tout  efi; 
fini  âh$  ce  moment  :  il  ne  cherche  plus 
à  s'inllruiie ,  il  cherche  à  vous  ré- 
futer. 

Maîtres  zélés  ,  fuyez  (impies  ,  dif- 
cre ts ,  retenus  j  ne  vous  hâtez  jamais 
d'agir ,  que  pour  empêcher  d'agir  les 
autres  \  je  le  répéterai  fans  ceffe  ,  ren- 
voyez ,  s'il  fe  peut,  une  bonne  inftruc- 
tion  ,  de  peur  à^Qw  donner  une  mau- 
vaife.  Sur  cette  terre  dont  la  jNarure 
eût  fait  le  premier  paradis  de  l'hom- 
me ,  craii^nez  d'exercer  remnloi  du  zen- 
tateur  ,  en  voulant  donner  à  l'iiinacen- 
:  ce  la  connoilTance  du  bien  &  du  mal: 
ne  pouvant  empèJier  que  l'enfaiu  ne 
s'in[truife  au-dehors  par    des  exemples. 


ii(j  Emile, 

bornez  route  votre  vigilance  a  impri- 
mer CQS  exemples  dans  fon  efprit ,  fous 
l'image  qui  lui  convient. 

Les  partions  impétueufes  produifent 
un  grand  effet  fur  l'enfant  qui  en  efl: 
témoin  ,  parce  qu'elles  ont  des  fîgnes 
très-fenfibles  ,  qui  le  frappent  ôc  le 
forcent  d'y  faire  attention.  La  colère 
fur-tout  eft  fi  bruyante  dans  (es  em- 
portemcns  ,  qu'il  cft  impofllble  de  ne 
pas  s'en  appercevoir  ,  étant  à  portée. 
Il  ne  faut  pas  demander  fi  c'eft-là  pour 
un  Pédagogue  Toccafion  »d'entamer  un 
beau  difcours.  Eh  !  point  de  beaux  dif- 
cours  :  rien  du  tout  ,  pas  un  feul  mot. 
Laifiez  venir  l'enfant  :  cconné  du  fpec- 
tacle  ,  il  ne  manquera  p.is  de  vous 
queftionner.  La  réponfe  eft  fimple  ; 
elle  fe  tire  des  objets  mêmes  qui  frap- 
pent fes  (giis,  11  voit  un  vifage  enflam- 
mé ,  des  yeux  étincelans  ,  un  gefte 
menaçant  ,  il  entend  des  cris  5  tous 
lignes  que  le  corps  n'eft  pas  dans  fon 
afliecce.    Dices-lui    pofément  ,    fais    af- 


Oc;  DE  L*EdVCATI0N.        iiy 

fe(5katioii  ,  fans  myftere  :  ce  pauvre 
homme  eft  malade ,  il  eft  dans  un  ac- 
cès de  fièvre.  Vous  pouvez  de-là  tirer 
occafion  de  lui  donner  ,  mais  en  peu 
de  mots ,  une  idée  dçs  maladies ,  Se 
de  leurs  effets  :  car  cela  aullî  eft  de  la 
Nature,  ôc  c'eft  un  des  liens  de  la  né- 
ceflité  auxquels  il  fe  doit  fentir  alTu- 
jetti. 

Se  peut-il  que  ,  fur  cette  idée ,  qui 
n'eft  pas  faufle  ,  il  ne  contrade  pas  de 
bonne  heure  une  certaine  répugnance 
à  fe  livrer  aux  excès  des  partions  ,  qu'il 
regardera  comme  des  maladies  ;  & 
croyez  -  vous  qu'une  pareille  notion  , 
donnée  à  propos  ,  ne  produira  pas  un 
effet  aufli  falutaire ,  que  le  plus  en- 
nuyeux ftrmcn  de  morale  ?  Mais 
voyez  dans  l'avenir  les  confcquences 
de  cette  notion  !  vous  voilà  autorifé  , 
fi  jamais  vous  y  êtes  contraint ,  à  trai- 
ter un  enfant  mnrin ,  comme  un  en- 
fant malade  ;  à  l'enfermer  dans  fa 
chambre,  dans  fon  lit,  s'il   le   fautj  a 

K  6 


2i8  Emile, 

le  renir  îiu  régime  ,  à  l'effrayer  lui- 
même  de  fes  vices  naiflTans  ;  à  les  lui 
rendre  odieux  &  redoutables  ,  fans 
que  jamais  il  puifle  regarder  comme 
nn  châcimenr  la  févcrité  dont  vous 
ferez  peut-être  forcé  d'ufer  pour  l'en 
guérir.  Que  s'il  vous  arrive  à  vous- 
même  ,  dans  quelque  moment  de  vi- 
vacité ,  de  fortir  du  fang  froid  &:  de 
la.  modération  dont  vous  devez  faire 
votre  étude ,  ne  cherchez  point  à  lui 
déguifer  votre  faute  :  mais  dites-îui 
franchement  avec  un  teiidre  reproche: 
lïîon  ami  j  vous  m'avez  fait  mal. 

Au  refte  ,  il  importe  que  toutes  les 
naïvetés  que  peut  produire  dans  un 
enfant  la  simplicité  des  .idées  dont  il 
eft  nourri,;  ne  foienc  jamais  relevées 
en  fa  préfence,  ni  citées  de  manière 
qu'il  puiiTe  l'apprendre.  Un  éclat  de 
lire  indifcret  peut  garer  le  travail  de 
.^x  mo^s  ,  6c  faire  un  toit  irréparable 
pour  toute  la  vie.  Te  ne  puis  affez  re- 
dire que,   pour  ccre  le  maii,re  de  l'en- 


ou  D'B  l'Éducation,       219 

fane ,  il  faut  être  fou  propre  maître.  Je 
me  repi éfcnte  mon  petit  Emiie  ,  au 
fore  d'une  rixe  entre  deux  voifines , 
s'avjnçant  vers  la  plus  furieufi  ,  Ôc  lai 
difant  d'un  ton  de  commifération  : 
Ma  Bonne  j  vous  ct.cs  malade  ^  j'en  fuis 
bien  fâché,  A  coup  sûr,  cette  faillie  ne 
reftcra  pas  fins  effet  fur  les  Spediateurs  , 
ni  peur-ctre  fur  les  Adrices.  Sans  rire, 
fp.ns  le  gronder  ,  fins  le  louer,  je  l'em- 
mene  de  gré  ou  de  force,  avant  qu'il 
puiiïe  appercevoir  cet  effet  ,  ou  du 
moins  avant  qu'il  y  penfe ,  &  je  me 
hâte  de  le  dillraire  fur  d'autres  objets 
qui  le  lui  falfent  b'en  vite  oublier- 

Mon  deffcin  n'eH:  point  d'entrer  dans 
tous  leurs  détail;  ;  mais  feulement  d'ex- 
pofer  les  maximes  générales  ,  &  de 
donner  des  exemples  ^^ns  les  occa- 
/ions  difficiles.  Je  tiens  pour  impo(fi- 
ble  qu'au  fcin  de  la  fociécé,  l'on  puilîe 
amener  un  enfant  à  l'âge  de  dtiuze  ans, 
fans  lui  donner  quelque  idée  des  rap- 
ports d'homme  à  homme,  &  de  la  mo* 


i^o  Emile, 

ralité  des  adlions  humaines.  II"  fuffic 
qu'on  s'applique  à  lui  rendre  ces  no- 
tions néceflaires  le  plus  tard  qu'il  fe 
pourra  ,  &  que  ,  quand  elles  devien- 
dront inévitables ,  on  les  borne  à  l'a- 
tilité  préfente ,  feulement  pour  qu'il 
ne  fe  croye  pas  le  maîrre  de  tout ,  5c 
qu'il  ne  faiïe  pas  du  mal  à  autrui  fans 
fcrupule  &  fans  le  favoir.  Il  y  a  des 
caradères  doux  &  tranquilles  qu'on 
peut  mener  loin  fans  danger  dans  leur 
première  innocence  j  mais  il  y  a  audî 
des  naturels  violens  ,  dont  la  férocité 
fe  développe  de  bonne  heure  ,  &  qu'il 
faut  fe  hârer  de  faire  hommes  pour 
n'être  pas  obligé  de  les  enchaîner. 

Nos  premiers  devoirs  font  envers 
nous  ;  nos  fentimens  primitifs  fe  con- 
centrent en  nous-mêmes  ,  tons  nos 
inouvemens  naturels  fe  rapportent  d'a- 
bord à  notre  confervation  ôc  à  notre 
bien-être.  Ainfi  ,  le  premier  fcntimenc 
de  la  juftice  ne  nous  vient  pas  de  celle 
que   nous  devons  ,   mais    de    celle   qui 


ou  DE  l'Éducation.      251 

nous  efl:  due;  ôc  c'eft  encore  un  des 
contre-fens  des  éducations  communes , 
que  ,  parlant  d'abord  aux  enfans  de  leurs 
devoirs  ,  jamais  de  leurs  droits,  on 
commence  par  leur  dire  le  contraire 
de  ce  qu'il  faut  ;  ce  qu'ils  ne  fauroienc 
entendre  ,  Se  ce  qui  ne  peut  les  inté- 
reffer. 

Si  j'avois  donc  à  conduire  un  de  ceux 
que  je  viens  de  fuppofer  ,  je  me  di- 
rois  :  un  enfant  ne  s'attaque  pas  aux 
perfonnes  (7)  ,  mais  aux  chofes  ;  &c 
bientôt  il  apprend,  par  l'expérience,  à 
refpeârer  quiconque  le  palfe  en  âge  de 
en  force  :  mais   les   chofes  ne  fe  détren- 


(7)  On  ne  doit  j.imais  foiiifrir  qu'un  enfhnt  fe  joue 
aux  grandes  perfonnes  comme  avec  fes  intérieurs ,  ni 
même  comme  avec  fcs  éc,.^nx.  S'il  ôfoit  fr.ipper  féricu- 
femem  q'ielqii'un ,  fût-ce  fon  Laquais,  fût-ce  le  Bour- 
reau ,  faites  qu'on  lui  rende  toujours  fes  coups  avec 
ufure  ,  &:  de  manière  à  lui  ûter  l'envie  d'y  revenir. 
J'ai  vu  d'imprudentes  Gouvernantes  animer  h  mutine- 
rie d'un  enfant  ,  l'exciter  à  battre,  s'en  'aiflcr  battre 
elles  mcmes  ,  &  rire  de  fcs  foibles  coups ,  Ouïs  fongcr 
qu'ils  étoient  aut.'.iu  de  meurtres  dms  l'intention  du 
petit  furieux  ,  Ce  que  celui  qui  veut  battre  étant  jeuae^ 
voudra  tuer  étant  grand. 


2^1  E  M   J   J,  E  , 

dent  pas  elles-mêmes.  La  première 
idée  qu'il  faut  lui  donner  cft  donc 
moins  celle  de  la  liberté  ,  que  de  la  pro- 
prictc  j  ôc  pour  qu'il  puilfe  avoir  cette 
idée ,  il  faut  qu'il  ait  quelque  chofe 
en  propre.  Lui  citer  Cqs  hardes  ,  (gs 
meubles  ,  Tes  jouets  ,  c'eft  ne  lui  rien 
dire  ;  puifque  ,  bien  qu'il  difpofe  de  ces 
chofes  ,  il  ne  fait  ni  pourquoi,  ni  com- 
ment il  les  a.  Lui  dire  qu'il  les  a ,  parce 
qu'on  les  lui  a  données  ,  c'eft  ne  faire 
gueres  mieux  j  car  pour  donner  ,  il  faut 
avoir  :  voilà  donc  une  propriété  anté- 
rieure a  la  fienne  ,  ôc  c'eft  le  principe 
de  la  propriété  qu'on  lui  veut  expli- 
quer j  fans  compter  que  le  don  eft  une 
convention ,  ôc  que  l'enfant  ne  peut 
favoir  encore  ce  que  c'eft  que  conven- 
tion   (  8  ).     Ledeurs  ,    remarquez  ,    je 


(8)  Voilà  pourquoi  la  plupart  «les  cnfins  vonlcot 
ravoir  ce  qa'ils  ont  donné,  &:  p'x-'.irent  q  :aiK|  o;i  ne 
le  îciir  veut  pas  r^-iulrt;.  Cela  nj  leur  arrive  pl'J?,  qii.md 
îîs  cnr  oa-.i  coniju  ce  que  c'c't  q'.ie  donj  feukmcnt  ils 
foi;t  alors  piu;  cJicoDi'i'cdls  ù  ilouncr. 


ou  DE  l'Éducation.      233 

vous  plie  ,  dans  cet  exemple  &  dans 
cent-mille  autres,  comment  ,  fourrant 
dans  la  tête  dQS  enfans  des  mots  qui 
n'ont  aucun  fens  à  leur  portée  ,  on 
croit  pourtant  les  avoir  fort  bien  inf- 
truirs. 

Il  s'asit  donc  de  remonter  à  l'origi- 
ne  de  la  propriété  ;  cir  c'eft  de-là  que 
la  première  idée  en  doit  naître.  L'en- 
fant ,  vivant  à  la  campagne  ,  aura  pris 
quelque  notion  des  travaux  champê- 
tres j  il  ne  f^ut  pour  cela  que  des 
yeux  ,  du  loifir  ;  il  aura  l'un  8c  l'autre. 
Il  eft  de  tout  âge  ,  fur-tout  du  fien ,  de 
vouloir  créer  j  imiter  ,  produire  ,  don- 
ner des  figues  de  puilTance  Se  d'aéli- 
vité.  Il  n'aura  pas  vu  deux  fois  labou- 
rer un  jardin  ,  fcmer  ,  lever  ,  croîrre 
des  légumes  qu'il  voudra  jardiner  à  fon 
tour. 

Par  les  principes  ci  devant  établis,  je 
ne  m'oppofe  point  à  fon  envie  \  au  con- 
traire je  la  favoiife,  je  pirtage  fon  goût 
je  travaille  avec  lui,  non  pour  fon  plai- 


154  Ê    M   J   L    Ej 

fîr ,  mais  pour  le  mien  ;  du  moins  ii  le 
croit  ainfi  :  je  deviens  fon  garçon  jardi- 
nier j  en  attendant  qu'il  ait  des  bras ,  je 
laboure  pour  lui  la  terre;  il  en  prend 
polîeflîoa  en  y  plantant  une  fève  ,  &  fû- 
rement  cette  pofTerfion  eft  plus  facrée  & 
plus  refpecftable  que  celle  que  prenoit 
Nugnès  Balboa  de  l'Amérique  méridio- 
nale au  nom  du  Roi  d'Efpagne  ,  en 
plantant  fon  étendard  fur  les  Côtes  de 
la  mer  du  Sud. 

On  vient  tous  les  jours  arrofer  les 
fèves,  on  les  voit  lever  dans  des  tranf- 
ports  de  joie.  J'augmente  cette  joie 
en  lui  difant  :  cela  vous  appartient  ; 
&  lui  expliquant  alors  ce  terme  d'ap- 
partenir ,  je  lui  fais  fentir  qu'il  a  mis 
là  fon  tems  ,  fon  travail  ,  fa  peine , 
fa  perfonne  enfin  ;  qu'il  y  a  dans  cette 
terre  quelque  chofe  de  lui-même  qu'il 
peut  réclamer  contre  qui  que  ce  foit  , 
comme  il  pourroit  retirer  fon  bras  de 
la  main  d'un  autre  homme  qui  voudroic 
le  retenir  malgré  lui. 


ou    DE    L^ÉdUCATION.        I35 
Un  beau  jour  il  arrive  emprefle  Se 
l'arrofoir  à  la  main.  O  fpeftacle  !  o  dou- 
leur !  toutes   les  fèves    font  arrachées  , 
tout  le  terrein  eft  bouleverfé  ,  la   place 
même   ne  fe  reconnoît  plus.  Ah  !  qu'eft 
devenu  mon   travail  ,  mon   ouvrage ,  le 
doux    fruit    de    mes   foins   ôc    de   mes 
fueurs  ?   Qui  m'a  ravi  mon   bien  ?  qui 
m'a  pris  mes  fèves  ?  Ce  jeune  cœur  fe 
fouleve;  le  premier  fentiment  de  l'in- 
juftice  y    vient  verfer  fa  ttifte   amertu- 
me. Les   larmes   coulent  en   ruifleaux  ; 
l'enfant  défolé    remplit  l'air  de  gémif- 
femens  &   de  cris.  On  prend  part  à  fa 
peine,  à  fon  indignation;  on   cherche, 
on  s'informe,  on  fait  des  perquifitions , 
enfin  ,   l'on  découvre   que   le  Jardinier 
a  fait  le  coup  :  on  le  fait  venir. 

Mais  nous  voici  bien  loin  de  comp- 
te. Le  Jardinier ,  apprenant  de  quoi 
l'on  fe  plaint ,  commence  à  fe  plaindre 
plus  haut  que  nous.  Quoi!  Meilleurs, 
c'ell:  vous  qui  m'avez  ainfi  gâté  mon 
ouvrage  ?   J'avois  femé  là  des   melons 


1^6  É   M    I    L    Ej 

de  Malte ,  dont  la  graine  m'avolt  été 
donnée  comme  un  tréfor ,  6c  defquels 
j'efpérois  vous  régaler  ,  quand  ils  fc- 
roient  murs  :  mais  voilà  que  ,  pour  y 
planter  vos  miférables  févcs ,  vous 
m'avez  détruit  mes  melons  déjà  tout 
levés ,  &  que  je  ne  remplacerai  jamais. 
Vous  m'avez  fait  un  tort  irréparable , 
êc  vous  vous  êtes  privés  vous  mêmes 
du  plaifîr  de  manger  des  melons  ex- 
quis. 

Jean  Jacques» 

«  Fxcufez-nous  ,  mon  pauvre  Ro- 
»  bert.  Vous  aviez  mis  là  votre  ira- 
î>  vail ,  votre  peine.  Je  vois  bien  que 
sï  nous  avons  eu  tort  de  gâter  votre 
»  ouvrage  j  mais  nous  vous  terons  ve- 
33  nir  d'autre  graine  de  Malte  ,  &  nous 
»  ne  travaillerons  plus  la  terre,  avant 
»  de  favoir  fi  quelqu'un  n'y  a  point  mis 
»  la  main  avant  nous.  . 
Rolfen, 

9»  Oh  !  bien  ,  Meilleurs  ,  vous  pouvez 
p  donc  vous  repofer  j  car  il  n'y  a  plus 


ou   DE   L^ÊdUCATION.         237 

«  gueres  de  terre  en  friche.  Moi ,  je 
»)  travaille  celle  que  mon  père  a  bo- 
«  nifiée  ;  chacun  en  fait  autaiic  de  foii 
«  côté  ,  ôc  toutes  les  terres  que  vous 
»  voyez     font    occupées    depuis    long- 

»  tems. 

Emile, 

33  Monfieur    Roberr  ,    il    y    a  donc 

»  fouvent   de  la  graine  de  melon  per- 

»  due  ? 

Rohert, 

M  Pardonnez-moi  ,  mon  Jeune  ca- 
«  det  j  car  il  ne  nous  vient  pas  fouvent 
«  de  petits  Meffieurs  aufll  étourdis 
33  que  vous.  Perfonne  ne  touche  an 
>3  jardin  de  fon  voifin  j  chacun  refpec- 
33  te  le  travail  des  autres  ,  afin  que  le 
»>   fien  foie  en  fureté. 

EmUe. 
jj   Mais   taoi  ,  je   n'ai  point   de  jar- 
»  din, 

Robert. 

«  Que  m'importe  ?  fi  vous  gâtez  le 
»»  -iQÎen ,  je  ne  vous  y  laifierai  plus  pro* 


*i8  Emile, 

j>   mener  ;  car ,  voyez-vous  !  je   ne  veux 
»  pas  perdre  ma  peine. 

Jean  Jacques, 

y»  Ne  pourroit-on  pas  propofer  un 
t>  arrangement  au  bon  Robert  ?  qu'il 
»  nous  accorde,  à  mon  petit  ami  6c  à 
»  moi ,  un  coin  de  (on  jardin  pour  le 
»j  cultiver  ,  à  condition  qu'il  aura  U 
»>  moitié  du  produit. 
Robert, 

»  Je  vous  l'accorde  fans  condition. 
«  Mais  fouvenez-vous  que  j'irai  labou- 
rer vos  fèves ,  fi  vous  touchez  a  mes 
33  meloiu.  f» 

Dans  cet  eflai  de  la  manière  d'in- 
culquer aux  enfans  les  notions  primi- 
tives ,  on  voit  comment  l'idée  de  la 
propriété  remonte  naturellement  au 
droit  de  premier  occupant  par  le  tra- 
vail. Cela  eft  clair  ,  net  >  fimple  ,  & 
toujours  à  la  portée  de  l'enfant.  De- 
là jufqu'au  droit  de  propriété  &  aux 
échanges  il  n'y  a  plus  qu'un  pas  ,  après 


OV    DE    L'ÉDUCATION,  ij^ 

lequel     il    faut     s'arrêter    tout    court. 
On   voit  encore  qu'une  explication, 
que   je   renferme    ici   dans    deux  pages 
d'écriture  ,  fera   peut-être  l'affaire  d'un 
an  pour  la  pratique  :  car  dans   la   car- 
rière   des    idées  morales,    on    ne  peut 
avancer    trop  lentement ,  ni    trop  bien 
s'affermir  à    chaque    pas.   Jeunes  Maî- 
tres ,  penfez  ,  je  vous  prie  ,  à  cet  exem- 
ple,     &     fouvenez-vous    qu'en    toute 
chofe  vos    leçons  doivent  être    plus  en 
adions  qu'en   difcours  j   car    les  enfans 
oublient    aifément  ce   qu'ils    ont  dit  & 
ce  qu'on  leur  a  dit ,  mais   non  pas  ce 
qu'ils  ont  fait  Se  ce  qu'on   leur  a  fait; 
De   pareilles  inftru(ftions   fe    doivent 
donner,  comme   je   l'ai  dit,   plutôt  ou 
plus  tard  ,  félon  que    le  naturel    paifi- 
ble  ,  ou  turbulent    de  l'Elevé  en  accé- 
lère ou   retarde   le   befoin  ;  leur   ufase 
cft  d'une  évidence  qui  faute  aux  yeux  : 
mais  pour    ne    rien    omettre   d'impor- 
tant dans  les  chofes  difficiles,  donnons 
encore  un  exemple. 


1^0  É    M    I    L    Ej 

Votre    enfaiK    difcole    gâte    tout    ce 
qu'il  touche  ,    ne    vous    fâchez    point  j 
mettez  hors  de   fa  portée  ce  qu'il  peut 
gâter.  Il    brife   les  meubles   dont   il   fe. 
fert  :  ne   vous    hâtez    point    de    lui   en 
donner    d'autres  j    lailTez-lui    fencir    le 
préjudice   de  la    privation.    Il   ca(Tè    les 
fenêtres  de  fa  chambre  :  laiflTez  le  venc 
foufïler   fur   lui   nuit  «Se  jour   fans  vous 
foncier  des   rhumes  j  car  il  vaut  mieux 
qu'il    foit   enrhumé    que   fou.    Ne    vous 
plaignez      jamais      des      incommodités 
quil  vous  caufe  ,    mais   faites  qu'il  les 
fente   le    premier.   A    la  fin  vous   faites 
raccommoder   les   vîtres  ,    toujours  fans 
rien  dire  :  il  les  calfe  encore  j   changez 
alors    de    méthode  :     dites -lui    féche- 
ment     mais    faiis    colère  :    les    fenêtres 
font  à  moi  ,  elles  ont   été  mifes  là  par 
mes    foins,    je    veux  les  garantir;  puis 
vous     l'enfermerez    à     l'obfcuriré    dans 
un   lieu  fans   fenèrre.   A    ce  procédé  Ci 
nouveau,  il  commence  par  crier,  tem- 
pêter 5    perfonne   ne*  l'ccoate.    Bientôt 

il 


ou  DE  l'Éducation.      141 

il  fe  lafTe  &  change  de  ton.  Il  fe  plaint, 
il  gémit  :   un   domeftique    fe   préfente , 
le   mutin   le   prie   de    le    délivrer.    Sans 
chercher    de    prétextes   pour    n'en    rien 
faire ,    le  domeftique   répond  :  fai  auffi 
des  vitres  à  conjerver  ^  ôc  s'en  va.  Enfin 
après    que    l'enfant    aura    demeuré    la 
plufieurs   heures,   aflez   long-tems  peut 
s'y  ennuyer  &  sen  fouvenir ,  quelqu'un 
lui  fuggérera  de  vous  propofer  un  ac- 
cord au   moyen   duquel   vous   lui   ren- 
driez la  liberté,  ôc  il  ne  cafleroit  plus 
de  vitres  :  il  ne  demandera  pas   mieux. 
Il    vous    fera  prier   de   le  venir   voir , 
vous  viendrez  ;  il  vous   fera  fa   propo- 
fition,    &  vous  l'accepterez  à  l'inftant, 
en    lui    difant  :    c'ed    très-bien    penfé , 
nous  y  gagnerons  tous  deux  ;  que  n*a- 
vez-vous  eu  plutôt   cette    bonne  idée? 
Et    puis,    fans    lui    demander   ni   pro- 
teftation ,  ni  confirmation  de  fa  promef- 
fe,  vous  l'embrafferez  avec  joie  &  rem- 
mènerez fur  le  champ   dans  fa  cham- 
bre ,  regardant  cet   accord  comme   fa- 
Tome  /.  L 


i4i  Emile, 

crc  Se  inviokbie  autant  qr.e  fi  le  fer- 
ment y  avoit  pane.  Quelle  idée  peii- 
fez-vous  qu'il  prendra ,  fur  ce  procédé , 
de  la  foi  des  engagemens  &  de  leur 
utilité?  Je  fuis  trompé  s'il  y  a  fur  la 
terre  un  feul  enfant ,  non  déjà  gâté , 
à  répreuve  de  cette  conduite ,  Se  qui 
s'avife,  après  cela,  de  cafler  une  fenêtre 
à  defleirt  (9).  Suivez  la  chaîne  de  tout 
cela.  Le  petit  méchant  ne  fongeoic 
guères ,  en  faifant  un  trou  pour  planter 


(9)  Au  refie ,  quand  ce  devoir  de  tenir  fes  eng.ige- 
mens  ne  feroit  pas  sffïïimi  dans  l'clprit  de  l'enfant  par 
le  poids  de  Ion  utilité  ,  b'cntôt  le  fentimcnt  intérieur , 
commençant  à  poindre,  l^'-ii  impofcroit  comme  une 
loi  de  la  confcience,  comme  un  principe  inné  qui 
n'attend,  pour  fe  développer,  que  les  connoiirmccs  aux- 
quelles il  s'applique.  Ce  premier  trait  n'elt  point  mar- 
qué par  la  main  de<;  hommes  ,  mais  gravé  dàîis  nos 
cœurs  par  l'Auteur  de  toute  jurtice.  Otez  la  loi  pri- 
mitive des  conventions  &  l'obâigation  qu'elle  impofe , 
tout  eft  illufoire,  6v  vain  dans  la  fociété  humaine. 
Qui  ne  tient  que  par  fon  prohc  à  fa  piomeflc,  n'cit 
guères  plus  lié  que  s'il  r.'eût  rien  promis  ;  ou  tout 
au  plus  il  en  fera  du  pouvoir  de  la  violer  comme  de  la 
bifque  des  Joueurs,  qui  r.e  tardent  à  s'en  prévaloir, 
que  pour  attend iç  le  moment  de  s'en  prévaloir  avec 
plus  d'aVantnpe.  Ce  pr'ncipe  cfl;  de  la  dernière  impor- 
tance ,  &  mérite  d'être  .-)  [  ic. iondi  ;  car  c'ell  ici  que 
'homme  commence  à  fe  mi.ti;c  en  contradidion  avec 
iii-même. 


ou   DE    VÈdUCATIOK,         245 

fa  fève,  qu'il  fe  creuioit.  un  cachot 
où  fa  fcieace  ne  tarderoic  pas  à  le 
faire  enfermer. 

Nous  voilà  dans  le  monde  moral  j 
voilà  la  porce  ouverte  au  vice.  Avec 
les  conventions  &  les  devoirs ,  naif- 
fent  la  tromperie  &:  le  menfonge.  Dès 
qu'on  peut  faire  ce  qu'on  ne-  doic  pas, 
on  veut  cacher  ce  qu'on  n'a  pas  dû 
faire.  Dès  qu'un  intérêt  fait  promet- 
tre ,  un  intérêt  plus  grand  peut  faire 
violer  la  promeffe  ;  il  ne  s'agit  plus 
que  de  la  violer  .impunément.  La 
reiïource  ell:  naturelle;  on  fe  cache  &: 
l'on  ment.  N'ayant  pu  prévenir  le  vice  , 
nous  voici  déjà  dans  le  cas  de  le  pu- 
nir :  voilà  les  miferes  de  la  vie  hu- 
maine,  qui  commencent  avec  fes  er- 
reurs. 

J'en  ai  die  alfez  pour  faire  enten- 
dre qu'il  ne  faut  jamais  infliger  aux 
enfans  le  châtiment  comme  châtiment,, 
mais    qu'il   doic   toujours    leur    arriver 

L  2 


244  É    M   I    L    E  j 

comme  une  fuite  naturelle  de  leur 
mauvaife  adtion.  Ainfi,  vous  ne  dé- 
clamerez point  contre  le  menfonge, 
vous  ne  les  punirez  point  précifcmenc 
pour  avoir  menti  j  mais  vous  ferez  que 
tous  les  mauvais  effets  du  menfonge, 
comme  de  n'être  point  cru  quand  on 
dit  la  vérité ,  d'être  accufé  du  mal 
qu'on  n'a  point  fait,  quoiqu'on  s'en 
défende  ,  fe  raflfemblent  fur  leur  tête , 
quand  ils  ont  menti.  Mais  expliquons  ce 
que  c'eft  que  mentir  pour  les  enfans. 

Il  y  a  deux  fortes  de  menfonges  j 
celui  de  fait  qui  regarde  le  pa(fé ,  ce- 
lui de  droit  qui  regarde  l'avenir.  Le 
premier  a  lieu  ,  quand  on  nie  d'avoir 
fait  ce  qu'on  a  fait ,  ou  quand  on  af- 
firme avoir  fait  ce  qu'on  n'a  pas  fait , 
€c  en  général  quand  on  parle  fciem- 
ment  contre  la  vérité  des  chofes.  L'au- 
tre a  lieu ,  quand  on  promet  ce  qu'on 
n'a  pas  deflTein  de  tenir ,  ôc  en  géné- 
ral   quand    on    montre    une   intention 


ou  DE  l^Education.       245 

contraire  à  celle  qu'on  a.  Ces  deux 
menfonges  peuvent  quelquefois  Te  raf- 
ffiuibler  dans  le  même  (10);  mais  je 
les  confidere  ici  par  ce  qu'ils  onc  de 
différent. 

Celui  qui  fent  le  befoiii  qu'il  a  du 
fecours  des  autres ,  6c  qui  ne  ceffe 
d'éprouver  leur  bienveuillance ,  n'a 
nul  intcrêc  de  les  tromper  j  au  con- 
traire ,  il  a  un  intérêt  fenfible  qu'ils 
voyent  les  chofes  comme  elles  font, 
de  peur  qu'ils  ne  fe  trompent  à  fon 
préjudice.  Il  cft  donc  clair  que  le  men- 
fonge  de  fait  n'eft  pas  naturel  aux  en- 
fms  y  nuis  c'ell  la  loi  de  l'obéilTance 
qui  produit  la  nécellîté  de  mentir , 
parce  que,  l'obéllfance  étant  pénible, 
on  s'en  difpenfe  en  fecret  le  plus  qu'on 
peut  ,  &  que  l'intérêt  préfent  d'éviter 
le  châtiment  ou  le  reproche,  l'empor- 
te    fur     l'intcréc    éloigné    d'expo  fer    la 


(10)  Comme  lorfqu'accufé  d'une  nauviilo  adion  , 
le  coupable  s'en  défcr.d  en  le  difant  honnae  -  Jioiv.iiie. 
Il  nient  alors  dans  le  ijit  fie  dans  le  droit. 


1-  5 


1^6  Ê    M    I    L    Ej 

vérité..  Dans  l'éclucation  naturelle  5c 
libre ,  pourquoi  donc  votre  enfant 
vous  mentiroic-il  ?  qu'a-t-il  à  vous 
cacher  ?  Vous  '  ne  le  reprenez  point , 
vous  ne  le  punilfcz  de  rien ,  vous 
n'exigez  rien  de  lui.  Pourquoi  ne  vous 
diroic-il  pas  tout  ce  qu'il  a  fait,  auffi- 
naïvement  qu'à  fon  petit  camarade  ? 
11  ne  peut  voir  à  cet  aveu  plus  de  dan- 
ger d'un  coté  que  de  l'autre. 

Le  menfonge  de  droit  efl  moins 
naturel  encole ,  puifque  les  promelîes 
de  faire  ou  de  s'abftenir  font  des  ac- 
tes conventionnels ,  qui  fortent  de 
l'état  de  nature  &  dérogent  à  la  li- 
berté. Il  y  a  plus  ;  tous  les  engage- 
mens  des  enfans  font  nuis  par  eux- 
mêmes  ,  attendu  que  leur  vue  boriiée 
ne  pouvant  s'étendre  au-delà  du  pré- 
fent ,  en  s'engageanc ,  ils  ne  favent  ce 
qu'ils  font.  A  peine  l'enfant  peut-il 
mentir,  quand  il  s'engage;  car  ne  fon- 
geant  qu'à  fe  tirer  d'affaire  dans  le 
moment  préfent ,  tout  moyen  qui   n'a 


ou  BE  l'Éducation,     i^j 

pas  un  cffeç  préfenc  lui  devient  égal: 
en  promeccanc  pour  un  rems  futur  ,  il 
ne  promet  rien ,  &  fon  imagination 
encore  endormie  ne  fait  point  étendre 
fon  être  fur  deux  tems  différens.  S'il 
pouvoit  éviter  le  fouet ,  ou  obtenir 
un  cornet  de  dragées  en  promettant 
de  fe  jetter  demain  par  la  fenêtre,  II 
le  promettroir  à  l'inflant.  Voiià  pour- 
quoi les  loix  n'ont  aucun  égard  aux 
engagemens  des  enfans  j  &  quand  les 
pères  &  les  Maîtres  plus  féveres  exi- 
gent qu'ils  les  remplirent,  c'eft  feu- 
lement dans  ce  que  l'enEint  devroit 
faire,  quand  même  il  ne  Tauroit  pas 
promis. 

L'enfant  ne  fâchant  ce  qu'il  fait 
quand  il  s'engage ,  ne  peut  donc  men- 
tir en  s'engageant.  Il  n'en  efl  pas  de 
même  quand  il  manque  à  fa  promeife, 
ce  qui  efl  encore  ujie  efpece  de  men- 
fonge  rétroadif  j  car  il  fe  fouvlenr 
très  bien  d'avoir  fait  cette  promefle^ 
mais   ce    qu'il   ne   voit  ps,  c'eft   1  im- 

L4 


i4S  É   M   I   L   £  j 

porrance  de  Ja  tenir.  Hors  d'éiat  de 
lire  dans  l'avenir ,  il  ne  peut  pré- 
voir les  conféquences  des  chofes ,  & 
quand  il  viole  fijs  engagemens ,  il 
ne  fait  rien  contre  la  raifon  de  fon 
•âge. 

Il  fuit  de  -  là  que  les  menfonges  des 
•nfans    font    tous    l'ouvrage    des    Maî- 
tres ,    &    que    vouloir    leur    apprendre 
à  dire  la  vérité,  n'eft  autre  chofe  que 
leur    apprendre    à    mentir.    Dans    l'em- 
prefleinent   qu'on    a    de   les   régler,   de 
les    gouverner ,    de    les    inftruire  ,    on 
ne  fe  trouve  jamais   affez  d'inftrumens' 
pour  en  venir  à  bout.  On  veut  fe  don- 
ner  de    nouvelles   prifes   dans    leur    ef- 
prit  par   des   maximes  fans  fondement, 
par   des    préceptes  fans    raifon  ,  &   l'on 
aime    mieux    qu'ils    fâchent    leurs    le- 
çons   ôc   qu'ils    mentent,   que   s'ils  de- 
meuroient  ignorans   d:   vrais. 

Pour  nous ,  qui  ne  donnons  à  nos 
Élevés  que  des  leçons  de  pratique , 
&  qui  aimons  mieux  qu'ils  foient  bon^ 


ou   DE   L^ÊDVCATWÎ^,        14^ 

que  favans ,  nous  n'exigeons  point 
d'eux  la  vérité,  de  peur  qu'ils  ne  la 
déguifent ,  &  nous  ne  leur  faifons 
rien  promettre  qu'ils  foient  tentés  de 
He  pas  tenir  S'il  s'eft  fait  en  mon 
abfeîice  quelque  mal  ,  dont  j'ignore 
l'auteur  ,  je  me  garderai  d'accufer 
Emile,  ôc  de  lui  dire  :  ejl-ce  vous  (i  i)? 
Car  en  cela  que  ferois-je  autre  chofe 
fînon  lui  apprendre  à  le  nier  ?  Que  fi 
fon  naturel  difficile  me  force  à  faire 
avec  lui  quelque  convention ,  je  pren*- 
drai  fi  bien  mes  mefures  que  la  pro- 
pofition  en  vienne  toujours  de  lui , 
jamais  de  moi  j  que  quand  il  s'eft  en- 
gagé, il  ait  toujours  un  intérêt  préfenc 
&  fenfible  à  remplir  fon  engagement  ^ 


(11)  Rien  n'eft  plus  in<lifcrct  qu'une  pareille  quef- 
tion  ,  fur-coui  qu^nd  l'enfanc  eft  coupable;  alors,  s'il 
croit  que  vous  fùvrz  ce  qu'il  a  f.;ic  ,  il  Verra  que  vous 
lui  tendez  un  piège,  &  cette  opinion  ne  peut  mnnqifcr 
de  l'ii:difpo(Vr  contre  vous.  S'il  ne  le  croie  p.is  ,  il  fe 
dira  :  po  ir]ti  )i  dîcouvrirois-je  n\\  faïue  ?  6c  voiià  la 
pro  niere  truition  du  meii.'on^c  devenue  l'c/Fct  de 
vocic  i;nprudwii:e  qucAion, 

L  5 


&  que,  fi  Jamais  il  y  manque,  ce  men- 
fonge  atrire  fur  lui  des  maux  qa'ii 
voye  forcir  de  l'ordre  même  des  cho- 
fes ,  &  non  pas  de  la  vengeance  de 
ion  Gouverneur.  Mais ,  loin  d'avoir 
befoin  de  recourir  à  de  ii  cruels  ex- 
pédiens ,  je  fuis  prcfque  fur  qu'Emile 
npprendra  fort  tard  ce  que  c'eft  que 
mentir ,  &  qu'en  l'apprenant  il  fera 
fort  croiiné  ,  ne  pouvant  concevoir  à 
quoi  peut  être  bon  le  menfonge.  11  eâ 
très-clair  que  plus  je  rends  fon  bien- 
être  indépendant ,  foit  ^o.'^  volontés , 
foie  des  jugemens  à^f^^  autres  ,  plus  je 
coupe  en   lui  tout  intérêt  de  mentir. 

Quand  on  n'eft  point  preHe  d'inf- 
truire ,  on  n'eft  point  prefle  d'exiger  , 
&  l'on  prend  fon  tems  pour  ne  rien 
exiger  qu'à  propos.  Alors  l'enfant  fe 
forme,  en  ce  qu'il  ne  fe  gare  point. 
Mais  cjuand  un  étourdi  de  Précepteur, 
ne  fâchant  comment  s'y  prendre  ,  lui 
fait  à  chaque  inftanr  promettre  ceci 
ou  cela  ,   fans  diftintlion  ,  fans  choix  , 


ou  DE  l'Education,      i^x 

fans  mefiire ,  renfanc  ennuyé  fur- 
chargé  de  toutes  ces  promelîes ,  les 
néglige,  les  oublie,  les  dédaigne  ei\- 
fiii  j  &c  les  regardant  comme  autant 
de  vaines  formules ,  fe  fiic  un  Jeu  ce 
les  faire  &  de  les  violer.  Voulez-vous 
donc  qu'il  foit  fidèle  à  tenir  fa  parole? 
foyez  difcret  à  l'exiger. 

Le  détail  dans  lequel  je  viens  d'en- 
trer fur  le  menfonge ,  peut ,  à  bien  des 
égards  ,  s'appliquer  à  tous  les  autres 
devoirs,  qu'on  ne  prefcrit  aux  enfans 
qu'en  les  leur  rendant  non  feulement 
hailfables  ,  mais  impracicables.  Pour 
paroître  leur  prêcher  la  vertu  ,  on  leur 
fait  aimer  tous  les  vices  :  on  les  leur 
donne ,  en  leur  défendant  de  les  avoir." 
Veut-on  les  rendre  pieux  :  on  le  me- 
né s'ennuyer  à  l'Eglife;  en  leur  fai- 
fant  incelTamment  marrnoter  des  priè- 
res; on  les  force  d'afpirer  au  bonheuc 
de  ne  plus  prier  Dieu.  Pour  leur  inf-> 
pirer  la  charité,  on  leur  fait  donner, 
l'aumône ,     comme    fi    l'en     dédaicrxic 

I.   G   ■' 


EMILE, 

la  donner  foi-même.  £h!  ce  n'eft 
|jas  renfluu  qui  doit  donner ,  c'eft  le 
Maître  :  quelque  attachement  qu'il  aie 
pour  fou  Élevé ,  il  doit  lui  difputer 
cet  honneur ,  il  doit  lui  faire  juger 
qu'à  fon  âge  on  n'en  eft  point  encore 
digne.  L'aumône  eft  une  adtion  d'hom- 
me qui  connoîf  la  valeur  de  ce  qu'il 
donne,  &  le  befoin  que  (on  fembla- 
ble  en  a.  L'enfant  qui  ne  connoît  rien 
de  cela ,  ne  peut  avoir  aucun  mérite 
a  donner^  il  donne  fans  charité,  fans 
bienfaifance  ^  il  eft  prefque  honteux  de 
donner,  quand,  fondé  fur  fon  exemple 
&  le  vôtre,  il  croit  qu'il  n'y  a  que 
les  enfans  qui  donnent ,  &  qu'on  ne 
fait  plus  l'aumône  étant  grand. 

Remarquez  qu'on  ne  fait  jamais 
donner  par  l'enfant  que  des  chofcs 
dont  il  ignore  la  valeur  j  des  pièces 
de  métal  qu'il  a  dans  fa  poche ,  ôc 
qui  ne  lui  fervent  qu'à  cela.  Un  enfant 
donne roit  plutôt  cent  louis  qu'un  gâ- 
ïeau  Mais,   engagez  ce  prodigue  dillri- 


ou  DE  l'Éducation.  255 
buteur  à  donner  les  chofes  qui  lui  font 
chères  ,  des  jouets  ,  des  bonbons  ,  fou 
goûter  -y  Se  nous  faurons  bientôt  fi  vous 
Tavez  rendu  vraiment  libéral. 

On  trouve  encore  un  expédient  à 
cela  -y  c'eft  de  rendre  bien  vite  à  l'en- 
fant ce  qu'il  a  donné  ,  de  forte  qu'il 
s'accoutume  à  donner  tout  ce  qu'il  fait 
bien  qui  lui  va  revenir.  Je  n'ai  guè- 
res  vu  dans  les  enfans  que  ces  deux 
efpeces  de  géncrofiré  j  donner  ce  qui 
ne  leur  eil  bon  à  rien  ,  ou  donner  ce 
qu'ils  font  fûrs  qu'on  va  leur  rendre. 
Faites  en  forte ,  dit  Locke ,  qu'ils 
foient  convaincus  par  expérience  que 
le  plus  libéral  efl:  toujours  le  mieux 
partagé.  C'eft-là  rendre  un  enfant  li- 
béral en  apparence.  Se  .avare  en  effet. 
Il  ajoure  que  les  enfans  coniradleronc 
.linfi  l'habitude  de  la  libéralité  j  oui, 
d'une  libéralité  ufuriere  ,  qui  donne  un 
œuf  pour  avoir  un  bccuf.  Mais  quand 
il  s'agira  de  donner  tout  de  bon,  adiea 
riiabicude  j    lorfqu'on    celî^ra    de    leur 


i54  É  M  1  L  r, 

rendre  ,  ils  cenciont  bientôt  de  don- 
ner. Il  faut  regarder  à  l'habirude  de 
l'ame  pliitôc  qu'à  celle  des  mains.  Tou- 
tes les  autres  vertus  qu'on  apprend  aux 
cnfans  refiemblent  à  ceiie-là  ,  <5v:  c'efl: 
à  leur  prccher  ces  folides  vertus,  qu'on 
ufe  leurs  jeunes  ans  dans  la  triftclfe. 
Ne  voilà- c- il  pas  une  favance  éduca- 
tion ? 

Maîtres,  laifTez  les  fîmagrces,  foyez 
vertueux  de  bons  j  que  vos  exemples 
fe  gravent  dans  la  mémoire  de  vos 
Élevés,  en  attendant  qu'ils  puiflent 
entrer  dans  leurs  cœars.  Au-lieu  de  me 
hâter  d'exiger  du  mien  des  ades  de 
charité ,  j'aime  mieux  les  faire  en  fa 
préfcncc ,  ô:  lui  ôrer  même  le  moyen 
de  m'in>iter  en  cela  ,  comme  un  hon- 
neur qui  n'efi:  pas  de  (on  âge  j  car  il 
importe  qu'il  ne  s'accoutume  pas  à  le- 
garder  les  devoirs  des  hommes  feu- 
lement comme  des  devoirs  d'enfans. 
Que  (i,  me  voyant  alfifter  les  pauvres, 
il  me  queftionne  là-deiTus  &  qu'il  foie 


017  DE  l'Éducation.      ^55, 

ttms  de  lui  répondre  (li),  je  lui  di- 
rai: et  mon  ami,  c'efl:  cjue ,  quand  les 
»  pauvres  onc  bien  voulu  qu'il  y  eue 
«  des  riches,  les  riches  onc  promis 
y>  de  nourrir  tous  ceux  qui  n'auroienc 
33  de  quoi  vivre  ni  par  leur  bien  ^ 
3>  ni  par  leur  travail.  Vous  avez  donc 
«  aulTi  promis  cela,  reprendra- 1- il  ? 
»  Sans  doute.  Je  ne  fuis  maître  du 
»  bien  qui  palfe  par  mes  mains  qu'a- 
»>  vec  la  condition  qui  elt  attachée  à 
>3  fa  propriété.  » 

Après  avoir  entendu  ce  difcours  ,. 
(  &  l'on  a  vu  comment  on  peut  mettre 
un  enfxnt  ea  état  de  l'entendre  )  un 
autre  cju'Émiie  fer^t  tenté  de  m'imi- 
ter  6c  de  fe  conduire  en  homme  ri- 
che ^  en  pareil  cas,  j'empêcherois  au 
moins  que  ce   ne   ffit  avec  oftentaiion  ,. 


(11)  On  doit  concevoir  que  je  ne  réfoiis  p.is  fes  quef- 
tions  quand  il  lui  plaîc ,  mais  quand  il  rac  plaît  ;  au- 
trement ce  feroit  m'affcrvir  à  fes  volontci ,  &  me 
mettre  dans  la  plus  dan^^crcufc  dépendance  où  un 
GouYctnciir  puilTc  ûw  de  fon   Elcye. 


i$S  Emile, 

l'aimerois  mieux  qu'il  me  dérobât  mon  - 
droit   &c    fe  cachât  pour    donner.    C'eft 
une  fraude  de  fon  âge  ,  &  la  feule  que 
je  lui  pardonnerois. 

Je  fais  que  toutes  ces  vertus  par  imi- 
tarion  font  des  vertus  de  finge ,  &  que 
jnille  bonne  acflion  n'cft  moralement 
bonne  que  quand  on  la  fait  comme 
telle ,  &  non  parce  que  d'autres  la 
font.  Mais  dans  un  âjje  où  le  cœur  ne 
fent  rien  encore,  il  faut  bien  faire 
imiter  aux  enfans  les  aâ:es  dont  on 
veut  leur  donner  l'habitude,  en  atten- 
dant qu'ils  \qs  puilîènt  faire  par  dif- 
cernement  &  par  amour  du  bien. 
L'homme  eft  imitateur,  l'animal  mê- 
me l'eft  \  le  goût  de  l'imitation  cft  de 
la  Nature  bien  ordonné  j  mais  il  dé- 
génère en  vice  dans  la  ficiccc.  Le 
finge  imite  l'homme  qu'il  craint,  «Se 
n'imite  pas  les  animaux  qu'il  méprife  ; 
il  juge  bon  ce  que  fait  un  être  meil- 
leur que  lui.  Parmi  nous ,  au  con- 
traire   nos,  Arlequins  de    toute   cfpcce 


ou  DE  l'Éducation.       157 

imitent  le  beau  pour  le  dégrader ,  pour 
le  rendre  ridicule  ;  ils  chercheur  dans 
le  fenciment  de  leur  bafleffe  à  s'égaler 
ce  qui  vaur  mieux  qu'eux  j  ou  s'ils 
s'etforcent  d'imiter  ce  qu'ils  admirent  ; 
on  voit  dans  le  choix  des  objets  le  faux 
goût  des  imitateurs  j  ils  veulent  bien 
plus  en  impofer  aux  autres,  ou  faire 
applaudir  leur  talent,  que  fe  rendre 
meilleurs  ou  plus  fages.  Le  fondement 
de  l'imitation  parmi  nous ,  vient  du 
défit  de  fe  tranfporter  toujours  hors 
de  foi.  Si  je  réulîîs  dans  mon  entre- 
prife,  Emile  n'aura  fCirement  pas  c% 
delir.  Il  faut  donc  nous  paflfer  du  bien 
apparent  qu'il   peut    produire. 

Approfondi (Tez  toutes  les  règles  de 
votre  éducation  ,  vous  les  trouverez 
ainfi  toutes  à  contre-fens ,  fur-tout  en 
ce  L]ui  concerne  les  vertus  &  les  mœurs. 
La  feule  leçon  de  morale  qui  convien- 
ne à  l'enfance,  &  la  plus  importante  à 
toute  âge,  efl  de  ne  jamais  faire  de  mal 
à  perfonne.  Le  précepte  même  de  faire 


1 5  8  E    M    I   L    E  j 

du  bietij  s'il  n'tft  fubordonnc  à  celui-là, 
eft  dangereux ,  faux  ,  contiarli£loire. 
Qui  eft-ce  qui  ne  faic  pas  du  bien  ?  tout 
le  monde  en  fait,  le  incchant  comme 
les  autres  ;  il  fait  un  heureux  aux  dé- 
pends de  cent  mifcrabics ,  &  de-Ià  vien- 
nent toutes  nos  calamités.  Les  plus  fu- 
blimcs  vertus  font  négatives  :  elles 
font  f»u(îi  \qs  plus  difiiciles  ,  parce 
qu'elles  font  fans  oftentation,  &  au- 
delTus  même  de  ce  plaifir  fi  doux  au 
cœur  âe  l'homme ,  d'en  renvoyer  un  au- 
tre content  de  nous.  O  quel  bien  fait 
uécelTiurement  à  fcs  femblables  celui 
d'entr'eux  ,  s'il  en  eft  un  ,  qui  ne  leur 
fait  jamais  de  mal  !  De  quelle  intré- 
pidité d'ame  ,  de  quelle  vigueur  de  ca- 
radlere  il  a  befoin  pour  cela!  Ce  n'tfl 
pas  en  raifonnant  fur  cette  maxime,  c'eft 
en  tâchant  de  la  pratiquer,  qu'on  fent 
combien  il  eft  grand  ôc  pénible  d'y 
réuftir  (13). 

— 

.  (j  j)  Le  précepte  de  ne  jamais  nuire  à  autrui  ciuporis 


ou  DE  l'Education^.     2^9 

Voild  quelques  foibles  idées  des 
précautions  avec  iefquelles  je  voudrois 
qu'on  donnât  aux  enfans  les  inftruc- 
lions  qu'on  ne  peut  quelquefois  leur 
refufer  ï^ns  les  expofer  à  nuire  à  eux- 
mêmes  &  aux  aurres  ,  fur-rout  à  con- 
trarier de  mauvaifes  habitudes  dont 
on  auroit  peine  enfuite  à  les  corriger: 
mais  foyons  lûrs  que  cette  néceflicé  fe 
préfentera  rarement  pour  les  enfans 
élevés  comme  ils  doivent'  l'être  \  parce 
qu'il  eft  impodible  qu'ils  deviennent 
indociles  ,  méchans ,  menteurs  ,  avi- 
des ,    quand    on    n'aura  pas    femé  dans 


celui  de  tenir  à  la  fociéré  humaine  le  moins  qu'il  cft 
j-olîîhle  5  car ,  dans  l'érat  Ibcial ,  le  bien  de  l'un  fait 
nécciraireinenc  le  mal  de  l'autre.  Ce  rapport  efl  dans 
rc/Tcnce  de  h  chofe ,  &  rien  ne  fauroit  le  changer  j 
qu'on  chercl>e  ,  fur  ce  principe  ,  lequel  eu  le  meilleur 
«le  l'homme  focial,  ou  du  folitairc.  Un  Auteur  iiluftre 
dit  qu'il  n'y  a  que  le  méchant  qui  foit  feul  ;  moi  je 
dis  qu'il  n'y  a  que  le  bon  qui  foit  feul:  fi  cctre  prof ofition 
cft  moins  fentcmieufe,  elle  eft  plus  vraie  &:  mieux  rai- 
fonuce  que  la  précédente.  Si  le  méchant  étoit  feul ,  quel 
mil  fcroit-il  ?  c'cft  dans  la  fociétc  qu'il  drefle  Ces 
machines  pour  nuir»  aux  autres.  Si  l'on  veut  rétroquet 
cet  argument  pour  l'homme  de  bien  ,  je  réponds  pa» 
l'article  auquel  appartient  cette  note. 


160  EMILE, 

leurs   cœurs   les    vices    qui    les  rendent 
tels.  Ainfi,  ce  que  j'ai  dit  fur  ce  point 
fert  plus  aux  exceptions   qu'aux    règles; 
mais  ces   exceptions   font   plus  fréquen- 
tes  à   mefure   que   les  enfans   ont  plus 
d'occafions    de    fortir    de    leur    état    & 
de  contradler  les  vices  des   hommes.  Il 
faut  néceflfairement  à  ceux  qu'on    élevé 
au   milieu    du   monde   Acs    inftructions 
plus    précoces    qu'à    ceux    qu'on    élevé 
dans  la  retraite.  Cette  éducation  folitaire 
feroit   donc   préférable  ,   quand    elle   ne 
feroit   que  donner  à   l'enfance  le   tems 
de   mûrir. 

Il  eft  un  autre  genre  d'exceptions 
contraires  pour  ceux  qu'un  heureux  na- 
turel élevé  au-deflus  de  leur  âge.  Com- 
me il  y  a  ^Qs  honmies  qui  ne  fortent 
jamais  de  l'enfance ,  il  y  en  d'autres 
qui,  pour  ainlî  dire,  n'y  palfent  point, 
&  font  hommes  prefque  en  naiffant. 
Le  mal  eft  que  cette  dernière  excep- 
tion eft   très-raie  ,   très -difficile  à  cou- 


ou   DE   L*ÉdtJCATION.  iCl 

noîcre,  &  que  chaque  mère,  imaginant 
qu'un    enfant    peut    être     un    prodige , 
nt   doute   point    que   le    Ç\q\\   n'en    foit 
un.     Elle    font    plus ,     elles     prennent 
pour  des   indices   e«raordinaires ,   ceux 
même     qui     marquent    l'ordre     accou- 
tumé :    la    vivacité ,    les    faillies ,    l'é- 
tourderie ,    la    piquante    naïveté  j    tous 
(\gnQS  caraârériftiques  de  l'âge  ,   &   qui 
montrent   le   mieux  qu'un    enfant   n'efl: 
qu'un    enfant.   Eft-il   étonnant   que   ce- 
lui qu'on  fait  beaucoup  parler  &  à  qui 
l'on    permet    de    tout    dire ,    qui    n'eft 
gêné    par     aucun    égard,     par    aucune 
bienféance  ,    faffe    par   hazard    quelque 
heureufe    rencontre  ?    Il    le   feroit    bien 
plus    qu'il    n'en   fit  jamais  j    comme    il 
le    feroit   qu'avec    mille  menfonges   un 
Aftrologue    ne     prédît     jamais    aucune 
vérité.      Ils      mentiront      tant ,      difoic 
Henri  IV  ,  qu'à  la  fin   ils  diront  vrai. 
Quiconque  veut   trouver  quelques  bons 
mots ,   n'a  qu'à  dire  beaucoup  de  for- 
tifes,   Dieu  garde  de  mal  les  gens  à  la 


l6t  É    M    I    L    E  j 

mode  qui  n'ont  pas  d'autre  mérite  pour 

êtie  fctés. 

Les  penfées  les  plus  brillantes  peu- 
vent tomber  dans  le  cerveau  des  en- 
fans  ,  ou  plutôt  les  meilleurs  mots 
dans  leur  bouche,  comme  les  diamans 
du  plus  grand  prix  fous  leurs  mains , 
fans  eue  pour  cela  ni  les  penfées ,  ni 
les,  diamans  leur  appartiennent  ]  il  n'y 
a  point  de  véritable  propriété  pour 
cet  âge  en  aucun  genre.  Les  chofes  que 
dit  un  enfant  ne  font  pas  pour  lui 
ce  qu'elles  font  pour  nous  j  il  n'y  joint 
pas  les  mêmes  idées.  Ces  idées ,  fi 
tant  ell:  qu'il  en  ait,  n'ont  dans  fa  tcte 
ni  fuite  ni  liaifon  ;  rien  de  fixe  ,  rien 
d'aiïiiré  dans  tout  ce  qu'il  penfe  Exa- 
minez votre  prérendu  prodige.  En  de 
certains  momens  vous  lui  trouverez 
un  redort  d'une  extrême  activité ,  une 
clarté  d'efprit  à  percer  les  nues.  Le 
plus  fouvent  ce  même  efprit  vous  pa- 
r oît  lâche ,  moîce ,  &:  comme  envi- 
ronné d'un  .épais   brouillard.  Tantôt  il 


ou  DE  l'Education.      i6^ 

vous  devance,  &  tanrôc  il  refte  immo- 
bile. Un  iiiftanc  vous  diriez  :  c'eft  uti 
génie;  &  l'inftant  d'après:  c'eft  un  foc  : 
vous  vous  tromperiez  .  toujours  ;  c'eft 
un  enhijic.  G'eft  un  aiglon  qui  fend 
l'air  un.iiiftant,  &  retombe  i'inftaiit 
d'après  dais  fon  aire.  ■  :  ■>    ^ 

Traitez- le  donc  félon  fon*  âg^  mal-^ 
gré  les  apparences ,  Ôc  craignez  d  e- 
puifer  fes  fjrces  pour  les  avoir  voulu 
trop  exercer.  Si  ce  jeune  cerveau  s'é- 
chauffe ,  fi  vous  voyez  qu'il  commen- 
ce à  bouillonner  ,  laifTez-le  d'abord 
fermenter  en  bberté  ;  mais  ne  l'exci- 
tez jamais  ,  de  peur  que  tout  ne  s'ex- 
hale ;  &:  quand  les  premiers  efprirs  fe 
feront  évaporés ,  retenez ,  comprimez 
les  autres  j  jufqu'à  ce  qu'avec  Iqs  an- 
nées tout  fe  tourne  en  chaleur  &  en 
vériuble  force.  Autrement  vous  per- 
drez votre  tems  &  \os  foins  ;  vous 
détruirez  votre  propre  ouvrage  ,  ôc 
après  vous  être  indifcrettement  enivrés 
de    toutes    ces    vapeurs    inflammables , 


2<?4  E   M   I   L    E  f 

il   ne  vous  reftera  qu'un  marc  fans  vi- 
gueur. 

Des    enfans    étourdis    viennent    les 
hommes   vulgaires  j   je   ne    fâche    point 
dobfervation     plus     générale     Ôc     plus 
certaine  que    celle-là.    Rien    n'eft    plus 
difficile    que    de    diftinguer    dans    l'en- 
fance la   ftupidité   réelle  >   de  cette  ap- 
parente Ôc   trompeufe   ftupidité  qui  eft 
l'annonce    des    âmes    fortes.    II    paroîc 
d'abord  étrange  que  les  deux   extrêmes 
aient  des  lignes  fi  femblables,   ôc   cela 
ê.oit    pourtant    être  ;   car   dans    un    âge 
où    l'homme    n'a   encore   nulles  vérita- 
bles  idées ,   toute    la  différence   qui   fe 
trouve  entre   celui  qui   a   du  génie,  ôc 
celui  qui  n'en  a  pas,  efl:  que  le  dernier 
n'admet   que   de  fauffes  idées  ,   ôc    que 
le  premier,  n'en  trouvant  que  de  telles, 
n'en  admet  aucune  ;   il  refTemble   donc 
au  ftupide  en   ce   que   l'un    n'eft  capa- 
ble de  rien  ,   ôc  que  rien   ne  convient 
à   l'autre.   Le    feul    figne    qui   peut  les 
diftinguer   dépend  du  hazaid  qui  peut 

offrir 


ou  DE  l'Éducation,     1^5 

Q^rir  au  dernisr  quelque  idée  à  fa  por- 
tée ,  au-lieu  que  le  premier  eft  tou- 
jours le  même  par  -  tout.  Le  jeune  Ca-, 
ton  ,  durant  fon  enfance  ,  fembloit  un 
imbécille  dans  la  niaifon.  Il  croit  ta- 
citurne &  opiniâtre  :  voilà  tout  le  ju- 
gement qu'on  portoit  de  lui.  Ce  ne 
fut  que  dans  l'anti-chambre  de  Sylla 
que  fon  oncle  apprit  à  le  coiinoître. 
S'il  ne  fût  point  entré  dans  cette  anti- 
chambre ,  peut-être  eûc-il  pafTé  pour 
une  brute  jufqu'à  lage  de  raifon:  fi  Cé- 
far  n'eût  point  vécu  ,  peut-être  eût-on 
toujours  traité  de  vifionnaire  ce  même 
Caton ,  qui  pénétra  fon  funefte  génie  & 
prévit  tous  Çqs  projets  de  fi  loin.  O 
que  ceux  qui  jugent  fi  précipitamment 
jcs  enfans  font  fujets  à  fe  tromper  ! 
Ils  font  fouvent  plus  enfans  qu'eux. 
J'ai  vu  dans  un  âge  alTez  avancé  un 
homme  qui  m'honoroit  de  fon  ami- 
tic  ,  palTer  dans  fa  famille  &  chez  (qs 
amis ,  pour  un  efprit  borné  ;  cette  ex- 
cellente tête  fe  mùiilToit  en  filence: 
Tcmc  /,  M 


1^(?  É    M   I   L    E  i 

Tout -à-coup  il  s'efl:  montic  Philofo- 
plie  ,  &  je  ne  cloute  pas  que  la  poflé- 
rité  ne  lui  marque  une  place  honorable 
6c  diftinguée  parmi  les  meilleurs  rai- 
fonneurs  «Se  les  plus  profonds  mécaphy- 
ficiens  de  fon  fiecle. 

Refpedez  l'enfance  ,  Se  ne  vous 
prelTez  point  de  la  juger  ,  foit  en  bien , 
foit  en  mal.  Laiflez  les  exceptions 
s'indiquer  ,  fe  prouver  ,  fe  confirmer 
long-tems  avant  d'adopter  pour  elles 
des  méthodes  particulières.  Laiflez 
lon^î-tems  a^ir  la  Nature  avant  de  vous 
mêler  d'agir  à  fa  place  ,  de  peur  de 
contrarier  ks  opérations.  Vous  con- 
noilfez  ,  dites-vous  ,  le  prix  du  tenis  , 
ôc  n'en  voulez  point  perdre.  Vous  ne 
voyez  pas  que  c'eft  bien  plus  le  perdre 
d'en  ufer  mal  ,  que  de  n'en  rien  faire  ; 
Se  qu'un  enfant  mal  inftruit ,  efl:  plus 
loin  de  la  figefle  ,  que  celui  qu'on  n'a 
point  inftruit  du  tout.  V^ous  ères  allar- 
mé  de  le  voir  confumer  [qs  premières 
'années    à    ne    rien     f.ûre.    Comment  ! 


ou  DB  l'Éducation.  i6j 
n'e{l-ûe>  rien  que  d'être  iieureux  ?  N'eft- 
ce  rien  que  de  faiiier  ,  jouer  , .  çouriç 
toute  la  joutnée  ?  De,  fa  vie  il  ne  fera 
(î  occupé.  Platon  ,  dans  fa  Républi- 
que,  qu'on  croit  fi  auftere,  n'élcve  les 
enfans  qu'en  fêtes  ,  jeu:*:,  .chanfons , 
paiTc-teras  j  on  diroit  qu'il  a  tout  fait, 
quand  il  leur  a  bien  appris  à  fe  ré- 
jouir j  ôc  Sénèque ,  parlant  de  l'ancienne 
Jeuneflfe  Romaine  :  elle  étoit  ,  dit-il  , 
toujours  debout  ,  on  ne  lui  enfcignoic 
rien  qu'elle  dût  apprendre  afîife.  En 
valoit  elle  moins  ,  .parvenue  à  l'âge  VÎ5 
ril  ?  effrayez  vous  donc  peu  de  cette 
oiliveté  prétendue.  Que  diriez- vous 
d'un  homme  qui ,  pour  mettre  toure  la 
vie  a  profit  ,  ne  voudroit  jamais  dor- 
mir ?  Vous  diriez  :  cet  homme  efi: 
infenfé  ;  il  ne  jouit  pas  du  tems ,  il  fe 
l'ôce  :  pour  fiiir  le  fommeil  ,  il  court  à 
la  mort.  Soi^gez  donc  que  c'eft  ici  la 
même  chofe  ,  Ôc  que  l'enfance  efl  le 
fommeil  de  la  raifon. 

L'apparente    facilité    d'apprendre    eft 

M  1 


^^^  É  M  I  z  e; 

caufe  <le  la  perte  des  eiîfans."  On  ne 
voie  pas  que  cette  facilite  même  eft  la 
preuve  qu'ils  n'apprennent  rien.  Leur 
cerveau  ,  liiTe  &  poli ,  rend  comme  un 
miroir  les  objets  qu'on  lui  préfenre 
mais  rien  ne  refte ,  rien  ne  pénètre. 
L*enfant  retient  les  mots  ,  les  idées  fe 
réfléchiflent  j  ceux  qui  l'écoutent  le« 
entendent ,  lui  feul  ne  les  entend  point. 

Quoique  la  mémoire  &  le  raifonne- 
ment  foient  deux  facultés  effentielle- 
mem  différentes  ^  cependant  l'une  ne 
fe  développe  véritablement  qu'avec 
l'autre.  Avant  l'âge  de  raifon  ,  l'enfant 
ne  reçoit  pas  des  idées ,  mais  des  ima- 
ges; fifi  il  y  a  cette  différence  entre  les 
unes  &  les  autres ,  que  les  images  ne 
font  que  des  peintures  abfolues  des  ob- 
jets fenfibles  ,  Ôc  que  les  idées  font 
des  notions  des  objets  ,  déterminâmes 
par  des  rapports.  \JnQ  image  peut 
Être  feule  dans  l'esprit  qui  fe  la  repré- 
fcnte  'y  mais  toute  idée  en  fuppofe 
(^'avitreSt  Quand  on  imagine ,  on  ne  fait 


6u  DE  l'Éducation,  xG^ 
que  voir  ;  quand  on  conçoit ,  on  com- 
pare. Nos  fenfacions  font  purement 
paflîves ,  au-lieu  que  toutes  nos  percep- 
tions ou  idées  nailTent  d'un  principe 
adif  qui  juge.  Cela  fera  démontré  ci- 
après. 

Je  dis  donc  que  les  enfans ,  n'étant 
pas  capables  de  jugement  ,  n'ont  point 
de  véritable  mémoire.  Ils  retiennent 
des  fons ,  des  figures ,  des  fenfations  , 
rarement  des  idées  ,  plus  rarement 
leurs  liaifons.  En  m'objedtant  qu'ils 
apprennent  quelques  élcmens  de  Géo- 
métrie ,  on  croit  bien  prouver  contre 
moi  ;  &  tout  au  contraire  ,  c'eft  pour 
moi  qu'on  prouve  :  on  montre  que  , 
loin  de  favoir  raifonner  d'eux-mêmes  , 
ils  ne  favent  pas  môme  retenir  les  rai- 
fonnemens  d'autrui  \  car  fuivez  cqs 
petits  Géomètres  dans  leur  méthode  , 
vous  voyez  aurti-tôt  qu'ils  n'ont  re- 
tenu que  l'exadte  imprelîîon  de  la  fi- 
gure &  les  termes  de  k  démonftra- 
tion.    A    la    moindre    objccffcion    nou- 

M  5 


IJO  E   M   J   L    E  y 

velle ,  ils  n'y  font  plus  -,  renverfez  la 
figuce^  ils  n'y  font  plus.  Tout  leur 
fàvoir  cft  dans  la  fenfation  ,  rien  n'a 
fade  lufqu'à  l'entendemenr.  Leur  mé- 
moire elle-même'  n'efl:  gucres  plus 
parfaire  que  leurs  autres  facultés  j 
puisqu'il  faut  prefque  ton-ours  qu'ils 
rapprennent ,  érant  grands  ,  les  chofes 
dont  ils  ont  appris  les  mots  dans  l'en- 
fance. 

Je  fuis  cependant  bien  éloigné  de 
penfer  que  les  enfans  n'aient  aucune 
efpece   de  raifonnement   (14).  Au  con» 


(14)  J*ai  fait  cent  fois  réflexion,  en  écrivant ^  qu'il 
efl  impoiliblc  ,  dans  un  lon^  ouvrige,  Ac  ciomier  toii.- 
joiirs  les  mêmes  fcns  aux  mcmcs  mots.  !1  n  y  a  point 
<ie  langue  alTaz.  riche  pour  fournir  autant  clc  termes  , 
Ai  touti  &  de  pLrafcs ,  que  nos  idées  peuvent  avoir  de 
modifîcacions.  La  méthode  de  définir  tous  les  ternes  , 
ti  de  l'ubUituer  fans  celle  la  dchiiition  à  la  place  du 
déHni  cft  belle  ,  mais  impraticable  -,  car  comment 
éviter,  le  cercle  ?  les  définitions  pourtoi.nt  être  bonnes 
fi  l'on  n'emplnyoit  j\is  des  mots  pour  L's  faire.  Malj;re 
cela  ,  jp  fui^  perftiadé  qu'on  jfeut  être  clau  ,  même 
dans  la  pauvreté  de  notre  Langue  ;  non  pas  '•n  don- 
nant toujours  les  nièmes.  .^ûccpCfQBS '/aux  mêmes  mots  : 
mais  en  faifant  en  force  ,  a^tai.t  de  f-ji":  qu'on  emploie 
chaque  mot,  que  l'acception  quNin  lui  donne-  foit  fulîi» 
famraent  dècermince  par  les  idées  qui  s'y  rapportent  , 
ic  que  chaque  période  où  ce  mot  fc  trouve,  lui  letve. 


ou  DE  l'Education,      iji 

traire  ,  je  vois  qu'ils  raifonnent  très- 
bien  dans  tout  ce  qu'ils  connoilîent , 
&  qui  fe  rapporte  à  leur  intérê:  pré- 
feiîc  ôc  fenfible.  Mais  c'eO:  fur  leurs 
connoiiïances  que  ïon  fe  trompo ,  en 
Jeur  prêtant  celles  qu'ils  n'ont  pas  ,  oc 
Us  fAifanr  raifonner  fur  ce  qu'ils  ne 
fauroienc  comprendre.  On  fe  trompe 
encore  ,  en  voulant  les  rendre  attentifs 
à  des  confidéraiions  qui  ne  les  tou- 
chent en  aucune  manière,  comme  celle 
de  leur  intérêt  à  venir ,  de  leur  bon- 
heur étant  hommes  ,  de  l'eftime  qu'on 
aura  pour  eux  quand  ils  feront  grands  ; 
difcours  qui ,  tenus  à  des  êtres  dépour- 
vus de  toute  prévoyance  ,  ne  (îgni- 
lient  abfolument  rien  pour  eux.  Or, 
toutes   les  études   forcées    de  cqs    pau- 


poiir  ainH  dire,  de  définition.  Tr.ntôt  je  dis  que  le'; 
«nfans  fonr  incapables  de  riilonr.ement  ,  &  tantôt  je 
les  fais  raifonner  avec  aflez  de  fiiicire  :  je  ne  crois  pas, 
en  ceh  ,  me  contredire  dans  incs  idées  ;  mais  je  ne  puiî 
diTconvenir  qje  je  ne  me  eontr^dilc  fouvent  dans  mes 
expreflioûs. 


M   4 


2'ji  Emile, 

vres  infortunés  tendent  à  ces  objets 
entièrement  étrangers  à  leurs  efprits. 
Qu'on  juge  de  l'attention  qu'ils  y  peu- 
vent donner. 

Les  Pédagogues  ,  qui  nous  étalent 
en  grand  appareil  les  inftruélions  qu'ils 
donnent  à  leurs  difciples  ,  font  payés 
pour  tenir  un  autre  langage  :  cepen- 
dant on  voit,  par  leur  propre  condui- 
te ,  qu'ils  penfent  exaftement  comme 
moi  ;  car  que  leur  apprennent-ils  en» 
fin  ?  des  mots  ,  encore  des  mots ,  Se 
toujours  des  mots.  Parmi  les  diverfes 
fciences  qu'ils  fe  vantent  de  leur  en- 
feigner ,  ils  fe  gardent  bien  de  choi- 
fir  celles  qui  leur  feroient  véritable- 
ment utiles  ,  parce  que  ce  feroient 
des  fciences  de  chofes  ,  ôc  qu'ils  n'y 
'  réufliroient  pas  ;  mais  celles  qu'on  pa- 
•  loît  favoir ,  quand  on  en  fait  les  tecr 
mes  ;  le  Blafon  ,  la  Géographie  j  la 
Chronologie  ,  les  Langues ,  Ôcc.  Tou- 
tes études  fi  loin  de  l'honame ,   Ôc  fur- 


ou  DE  l'Education.      275 

tout  de  l'enfant  ,  que  c'eft  une  mer- 
veille ,  fi  rien  de  touc  cela  lui  peut  être 
Uvile  une  feule  fois  en  fa  vie. 

On  fera  furpris  que  je  compte  l'é- 
tude des  Langues  au  nombre  des  inu- 
tilités de  l'éducation  j  mais  on  fe  fou- 
yiendra  que  je  ne  parle  ici  que  des 
études  du  premier  âge  j  &  ,  quoi  qu'oa 
pui^fe  dire  ,  je  ne  crois  pas  que  jufqu*à 
1  âge  de  douze  ou  quinze  ans  ,  nul  en- 
fant,  les  prodiges  à  part  ,  aie  jamais 
vraiment  appris  deux  Langues. 

Je  conviens  que,  fi  l'étude  des  Lan- 
gues n'étoit  que  celle  des  mots  j,  c'cft- 
à-dire  ,  des  figures  ou  des  fons  qui  les 
expriment  ,  cène  étude  pourroit  con- 
venir aux  enfans  j  mais  les  Langues  y 
en  changeant  les  fignes  ,  modifient  aufii 
les  idées  qu'ils  repréfentent.  Les  tètes 
fe  forment  fur  les  langages,  les  pen- 
sées prennent  la  teinte  des  idiomes, 
La  raifon  feule  efl  commune  ;  l'efprit 
en  chaque  Langue  a  fa  forme  particu- 
litiej  diffctence  qui  pourroit   bien  être 

M   5 


274  H    M    I    L    E  j 

en  partie  la  caufe  ou  Peffec  des  carac 
tères  narionaux  -,  &  ce  qui  paroîc  con- 
firmer cette  conjedture  ,  &:  que  chez 
toLues  les  Nations  du  monde  la  Lan- 
gue fuit  les  viciflitudes  des  mœurs  ,  de 
fe  conferve  ou  s'altère  comme  elles. 

De    CQS   formes    diverfes ,  l'ufage   en 
donne  une  à  l'enfant ,    &  c'eft  la  feule 
qu'il  garde  jufqu'a  ISge  de  raifon.  Pour 
en    avoir    deux  ,    il    faudroit    qu'il    fût 
con. parer    des    idées  j    Ôc    comment    les 
compareroit-il   ,    quand    il    efl:    à  peine 
en  état  de  les  concevoir  ?   Chaque  cho- 
fe  peut  avoir  pour  lui  mille  lignes  dif- 
férens  ;  mais  chaque  idée  ne  peut  avoir 
qu'une  forme  ,  il  ne  peut  donc  appren- 
dre  à  parler  qu'une   Langue.    Il  en  ap- 
prend  cependant  plufieurs  ,  me  dit- on  : 
'   je    le   nie.  J'ai   vu   de   ces    petits  prodi- 
ges   qui    croyoienc    parler    cinq   ou    fix 
Lanfzties.    Je    les    ai    entendu    fuccefli- 
vemenc    parler    Al'emand  ,    en    termes 
Latins  ,  en  termes  Fiançnis  ,  en  termes 
Italiens  j  ils  fe  fetvoienr ,  à  la  vérité,  de 


ou  DE  l'Éducation.      275 

cinq  ou  fix  Didiontîaiies  j  mais  ils  ne 
parloienc  toujours  qu'Allemand.  En  un 
mot,  donnez  aux  enfl\ns  tanc  de  fyno- 
nymes  qu'il  vous  plaira  ,  vous  chan- 
gerez les  mois ,  non  la  Langue  j  ils  n'en 
fauront  jamais  qu'une. 

C'eft  pour  cacher  en  ceci  leur  inap- 
titude ,  qu'on  les  exerce  par  préférence 
fur  les  Langues  mortes  ,  dont  il  n'y  a 
plus  de  juges  qu'on  ne  puide  recufer. 
L'ufage  familier  de  ces  Langues  étant 
perdu  depuis  long-tems  ,  on  fe  conten- 
te d'imiter  ce  qu'on  en  trouve  écrie 
dans  les  livres  ,  &  l'on  appelle  cela 
les  parler.  Si  tel  eft  le  Grec  &c  le  Latin 
des  Maîtres  ,  qu'on  juge  de  celui  des 
enfans  ?  A  peine  ont-ils  appris  par 
cœur  le  Rudiment  ,  auqviel  ils  n'en- 
tendent abfolument  rien  ,  qu'on  leur 
apprend  d'abord  à  rendre  un  difcours 
François  en  mots  Latins  ;  puis ,  quand 
ils  font  plus  avancés  ,  à  coudre  en 
profe  des  phrafes  de  Ciciron  ,  (S«:  en 
vers  dès    cenuons   de   Virgile.   Alors  ils 

M  6 


^■j6  Emile, 

croient    parler    Latin  :    qui    eft-ce    qui 

viendra  les  contredire  ? 

En  quelqu'étude  que  ce  puilTe  erre  j 
fans  l'idée  des  chofes  repréfemces  ,  les 
jfignes  repréfentans  ne  font  rien.  On 
borne  pourtant  toujours  l'enfant  à  ces 
fîgnes ,  fans  jamais  pouvoir  lui  faire 
comprendre  aucune  des  chofes  qu'ils 
repréfentent.  En  penfant  lui  appren- 
dre la  defcription  de  la  terre  ,  on  ne 
lui  apprend  qu'à  connoîcre  des  cartes  : 
on  lui  apprend  des  noms  de  Villes, 
de  Pays  ,  de  Rivières  ,  qu'il  ne  con- 
çoit pas  exifter  ailleurs  que  fur  le  pa- 
pier où  l'on  les  lui  montre.  Je  me 
fouviens  d'avoir  va  quelque  part  une 
Géographie  qui  commençoit  ainfi  : 
Quejl-ce  que  le  Monde  f  Cejl  un  glohe 
de  canon.  Telle  eft  précifément  la  Géo- 
graphie des  enfans.  Je  pofe  en  fait 
qu'après  deux  ans  de  fphcre  èc  de  Cof- 
mographie ,  il  n'y  a  pas  un  feul  en- 
fant de  dix  ans  ,  qui  ,  fur  les  règles 
^u'on  lui  a  données  ,    fût  fe  conduire 


ou  HE  VÉducatioij,      ijj 

<3e  Paris  à  Saint-Denys  :  Je  pofc  en  fait 
qu'il  n'y  en  a  pas  un  ,  qui  ,  fur  un 
plan  du  jardin  de  fon  père  ,  fût  en 
érat  d'en  fuivre  les  détours  fans  s*é- 
garer.  Voilà  ces  Douleurs  qui  favent  à 
point  nommé  où  font  Pékin  ,  Ifpa- 
han  ,  le  Mexique  ,  &  tous  les  pays  de 
la  terre. 

J'entends  dire  qu'il  convient  d'occu- 
per des  enfans  à  des  études  où  il  ne 
faille  que  les  yeux  j  cela  pourroit  être  > 
s'il  y  avoic  quelque  étude  où  il  ne  fal- 
lût que  des  yeux  j  mais  je  n'en  cunnois 
point  de  telle. 

Par  une  erreur  encore  p'us  ridicule  , 
on  leur  fair  étudier  rHiil.)ire  :  oiî 
s'imagine  que  l'Hiftoire  eft  à  leur  por- 
tée ,  parce  qu'elle  n'eft  qu'un  recueil  de 
faits  j  mais  qu'encend-on  par  ce  mot 
de  faits?  Groic-on  que  les  rapports 
qui  déterminent  les  faits  hiftoriques  , 
foienc  (\  faciles  à  faifir  ,  que  les  idées 
s'en  forment  fans  peine  dans  l'efpric 
des  enfans  f    cioic-on  que  la  véiicvible 


178  E    M    1    L    ■£:, 

connoifTance  des  événemens  foie  fépn- 
rab'e  de  celle  de  leurs  caufes  ,  de 
celle  de  leurs  effers ,  !k.  que  riiiftori- 
que  tienne  fi  peu  au  moral  ,  qu'oa 
puiiïe  connoître  l'un  fans  l'autre  ?  Si 
vous  ne  voyez  dans  les  actions  des 
hommes  que  les  mouvemens  exté- 
rieurs «St  purement  phydques  ,  qu'ap- 
prenez-vous  dans  l'Hiftoire  ?  abfolu- 
ment  rien  ;  &  cette  étude  ,  dénuée  de 
tout  intérêt  ,  ne  vous  donne  pas  plus 
de  plaifir  que  dindruclion.  Si  vous 
voulez  apprécier  ces  aûlons  par  leurs 
rapports  moraux  ,  elîayez  de  faire  en- 
tendre ces  rapports  à  vos  Elevés  ,  &: 
vous    verrez    alors    fi    l'Hil^oire    efl:    de 


leur  âge. 


Leéteur  ,  fouvenez  -  vous  toujours 
que  celui  qui  vous  parle  ,  n'eft  ni  un 
Savant  ni  un  Philofophe  ,  mais  un 
homme  fimple  ,  ami  de  la  vérité  ,  fans 
parti  ,  fans  fyftcme  j  un  folitaire  ,  qui  , 
vivant  peu  avec  les  hommes  ,  a  moins 
d'occafions   de   simboire  de  leurs  pré- 


ou  DE  ^Education.     179 

Ju^és ,  &  plus  de  rems  pour  réfléchir 
fur  ce  qui  le  frappe  ,  quand  il  com- 
merce avec  eux.  Mes  raifoiinemens  font 
moins  fondés  fur  des  principes  que 
fur  des  fairs  ;  &  je  crois  ne  pouvoir 
mieux  vous  metrre  à  portée  d'en  ju- 
ger ,  que  de  vous  rapporter  fouvenc 
quelque  exemple  des  obf^rvations  qui 
me  les  fuggerenc. 

j'écois    allé    pnlTer    quelques  jours    à 
la  campagne   chez  une  bonne  mère   de 
famille   qui    prenoit    grand    foin   de   fes 
enfans    &    de    leur  éducarion.  Un   ma- 
tin   que  j'étois    préfent    aux    leçons    de 
l'aîné  ,    {on    Gouverneur   ,    qui    l'avoic 
très  bien   inftruic  de  l'Hiftoire  ancienne, 
reprenant    celle    d'Alexandre   ,     tomba 
fur   le    trait    connu     du    Médecin    Phi- 
lippe   qu'on   a   mis  en  tableau  ,  <5c  qui 
sûrement    en    valoir    bien  la  peine.  Le 
Gouverneur  ,    homme    de    mérite  ,   fit 
fur    l'intrépidité    d'Alexandre    plufieurs 
refl.xions    qui     ne    me    pliirtnt    point , 
mais   que  j  évitai    de   combattre  ,  pour 


iSo  E   M   I   L    Ej 

ne    pas   le   décréditer    dans   refpric    de 
fon    Elevé.    A    table  ,  on    ne    manqua 
pas ,    félon    la    méthode    françoife  ,  de 
faire    beaucoup    babiller    le    petic    bon- 
homme.   La    vivacité    naturelle    à    fou 
âge  ,  ^    l'attente    d'un    applaudirTemenc 
sûr,    lui    firent   débiter    mille  fottifes, 
tout    à    travers    dcfqufclles    partoient  de 
tems     en    tems      quelques    mots     heu- 
reux    qui     faifoieiit     oublier    le    refte. 
Enfin    vint    Thiftoire    du   médecin    Phi- 
lippe :    il   la  raconta  fort  nettement  ôc 
avec  beaucoup    de    grâce.   Après   l'ordi- 
naire tribut  d'éloges  qu'exigeoit  la  rnere 
&     qu'attendoit    le    fils  ,     on    laifonna 
fur   ce   qu'il    avoir    dit.   Le    plus    grand 
nombre  blâma  la  témérité  d'Altxandre  j 
quelques  uns  ,   à  l'txen.ple  du    Gouver- 
neur,  admiroient  (^  fermeté,   fon  cou- 
rage :  ce  qui   me  fit  comprendre  qu'au- 
cun   de    ceux    qui    étoient    préfens    ne 
voyoit    en    quoi    coniiftoit    la    véritable 
beauté     de     ce    trait.    Pour    moi ,  leur 
dis-je  ,    il   me  parojt   que ,   s'il  y  a  le 


ou   DE   J^ÊdVCATION.        l8l 

moindre  courage  ,  la  moindre  fermeté 
^nns  faction  d'Alexandre  ,  elle  n'eft 
qu'une  extravagance.  Alors  tout  le 
monde  fe  réunit  ,  &  convint  que  c'é- 
roic  une  extravagance.  J'allois  répon- 
dre &  m'échauffer  ,  quand  une  femme 
qui  étoit  à  coté  de  moi ,  &  qui  n'avoic 
pas  ouvert  la  bouche  ,  fe  pencha  vers 
mon  oreille ,  &  me  dit  tout  bas  :  tais- 
toi  ,  Jean-Jacques  ;  ils  ne  t'entendront 
pas.  Je  la  regardai  ,  je  fus  frappé  ,  & 
je  me  tus. 

Après  le  dîner ,  foupçonnant  fur  plu- 
fîeurs  indices  que  mon  jeune  Dodeuc 
n'avoit  rien  compris  du  tout  à  Thif- 
loire  qu'il  avoir  fi  bien  racontée ,  je 
le  pris  par  la  main  ,  je  fis  avec  lui  un 
tour  de  parc  ,  &  l'ayant  queftionné 
tout  à  mon  aife  ,  je  trouvai  qu'il  ad- 
miroit  plus  que  perfonne  le  courage  C\ 
vanté  d'Alexandre  :  mais  favez  -  vous 
où  il  voyoit  ce  courage  ?  uniquement 
dans  cehii  d'avaler  d'un  feul  trait  ua 
breuvage  de  mauvais  goût  >  fans  hé  fi- 


îSl  Ê   M   I   L    E  j 

ter  ,  fans  marquer  la  moindre  répu- 
gnance. Le  pauvre  enfinc  ,  à  qui  l'on 
avoir  fait  prendre  médecine  il  n'y 
avoir  pas  quinze  jours  ,  &  qui  ne  l'a- 
voir prife  qu'avec  une  peine  infinie , 
en  avoir  encore  le  déboire  à  la  bou' 
che.  La  mort  ,  J'empolfonnement  ne 
pafToient  dans  fun  efprit  que  pour  des 
fenfations  défagréables  ,  &:  il  ne  con- 
cevoir pas  ,  pont  lui  ,  d'autre  poifon 
que  du  fénc.  Cependant  il  laat  avouer 
que  la  fermeté  du  Héros  avoir  fait  une 
grande  impreffion  fur  fon  jeune  cœur  , 
&  qu'à  la  première  médecine  qu'il 
faudroit  avaler  ,  il  avoir  bien  réfolu 
d'être  un  Alexandre.  Sans  entrer  dans 
des  éclaircilfemens  qui  pafToient  évi- 
demment fa  portée  ,  je  le  confirmai 
dans  CQS  difpofitions  louables  ^  &  je 
m'en  retournai  riant  en  moi-même  de 
la  haute  fagelle  des  Pères  &:  des  Maî- 
tres qui  penfent  apprendre  l'hifloire 
aux  enfans. 

Il  eft  aifé  de  mettre  dans  leurs  bou- 


ou  DE  l'ÉdUCJTIO:^.  iSi 
chcs  les  mots  de  Rois  ^  d'Empires  ,  de 
Guerres  ,  de  Conquêtes  y  de  Révolutions , 
de  Loix  ;  mais  quand  il  fera  queftioii 
d'attacher  à  ces  mots  des  idées  nettes  » 
il  y  aura  loin  de  l'entretien  du  Jardi- 
nier Robert  à  toutes  ces  explications. 

Quelques  lecfleurs  ,  mécontens  du 
tais-toi  ,  Jean- Jacques  j  demanderont  , 
je  le  prévois  ,  ce  que  je  trouve  enfin 
de  fi  beau  dans  l'adion  d'Alexandre  ? 
Infortunés  1  s'il  faut  vous  le  dire  , 
comment  le  comprendrez-vous  ?  c'eft 
C[u'A!exandre  croyoit  d  la  vertu  ^  c'ttl 
qu'il  y  croyoit  fur  fa  tcte  ,  fur  fa  pro- 
pre vie  ;  c'eft  que  fa  grande  ame  étoit 
faite  pour  y  croire.  O  que  cette  m'de- 
cine  avalée  étoit  une  belle  piofelîioii 
de  foi  !  Non,  jamais  mortel  n'en  fit  une 
fi  fublime:  s'il  eft  quelque  moderne 
Alexandre  ,  qu'on  me  le  montre  à  de 
pareils  traits. 

S'il  n'y  a  point  de  fcience  de  mots  , 
il  n'y  a  point  d'étude  propre  aux  en- 
fans.  S'ils   n'ont  pas   de   vraies    idées  , 


1?4  E   M    I   L    Z^ 

ils  n'ont  poinc  de  véritable  mémoire  ; 
car  je  n'appelle  pas  ainfi  celle  qui  ne 
retient  que  des  fenfations.  Que  fert 
d'infcrire  dans  leur  tête  un  catalogue 
de  fignes  qui  ne  repréfentent  rien  pour 
eux  ?  En  apprenant  les  chofes ,  n'ap- 
prendront-ils pas  les  fîgnes  ?  Pour- 
quoi leur  donner  la  peine  inutile  de 
les  apprendre  deux  fois  ?  &  cependant 
quels  dangereux  préjugés  ne  commen- 
ce-t-on  pas  à  leur  infpirer ,  en  leur  fai- 
fant  prendre  pour  de  la  fcience ,  des 
mots  qui  n'ont  aucun  fens  pour  eux  ! 
C'eft  du  premier  mot  dont  l'enfant  fe 
paye  ,  c'eft  de  la  première  chofe  qu'il 
apprend  fur  la  parole  d'autrui  ,  fans 
en  voir  l'utilité  lui-même  ,  que  fon  ju- 
gement eft  perdu  :  il  aura  long-tems 
à  briller  aux  yeux  des  fots  ,  avant  qu'il 
répare  une  telle  perte  (15). 


(if)  La  plupart  Hes  Savans  le  font  à  la  manière  dct 
enfans.  La  vafte  éruilition  réfulte  moins  d'une  multi- 
tude d'idées  que  d'une  multitude  d'imapes.  Les  d.itcs  , 
ïcs  noms    propres ,  les  lieux ,  loiiî   les  objets    ifolcs  ou 


ou  DE  l'Education»  1S5 
Non  ;  Cl  la  Nature  donne  au  cer- 
veau d'un  enfant  cette  fouplefle  qui  le 
rend  propre  à  recevoir  toutes  fortes 
d'impreffions  ,  ce  n'eft  pas  pour  qu'on 
y  grave  des  noms  de  Rois,  des  dates, 
des  termes  de  blafon  ,  de  fphère  »  de 
géographie .  Se  tous  ces  mots  fans  au- 
cun fens  pour  fon  âge ,  &  fans  au- 
cune utilité  pour  quelque  âge  que  ce 
foit ,  dont  on  accable  fa  trifte  & 
ftérile  enfance  j  mais  c'eft  pour  que 
toutes  les  idées  qu'il  peut  concevoir 
*:  qui  lui  font  utiles  ,  toutes  celles  qui 
fe  rapportent   à  fon   bonheur,  &  doi- 


dénués  d'idées  fe  retiennent  uniquement  par  la  mé- 
moire des  figncs  ,  6c  rarement  fe  rappelle-t-on  quel- 
qu'une de  CCS  chofcs  fans  voir  en  même  tcms  ,  le  reiio 
ou  le  verfo  de  la  page  où  on  l'a  lue ,  ou  la  figure  fous 
liquellc  on  la  vit  la  première  fois.  Telle  étoit  ,  à-peu» 
près ,  la  fcience  à  la  mode  des  fiecles  derniers  -,  celle  de 
notre  fieclc  eft  autre  chofe,  On  n'étudie  plus ,  on 
H'obferve  plus  -,  on  rcye,  &  l'on  nous  donne  gravement 
pour  de  la  philofophie  les  rêves  de  quelques  mauvaifei 
Bujts,  On  n»e  dira  que  je  rêve  auiïi ,  j'en  conviens; 
mais  (  ce  que  les  autres  n'ont  garde  de  faire  )  je  donne 
mes  rêrcs  pour  des  rêves  ,  laifTant  chercher  au  Leiteut 
s'ils  ont  quelque  chofe  d'ucik  aux  gens  éYcilict. 


iS'^-  Emile, 

venc  l'éclairer  un  jour  fur  fcs  dcvoifs  , 
s'y  tracent  de  bonne  heure  en  caiac- 
teres  ineffaç?ibles ,  6z  lui  fervent  à  fe 
conduite  pendant  fa  vie  d'une  ma- 
nière convenable  à  fon  être  6c  à  (qs 
facultés. 

Sans  étudier  dans  les  livres ,  l'efpece 
de  mémoire  que    peut  avoir   un  enfant 
ne   rerte  pas  pour  cela  oilive  ;    tout  ce 
qu'il    voit  ,    tout   ce    qu'il    entend    le 
frappe  ,  &  il  s'en  fouvient  j  il  tient  re- 
gidre   en    lui-même   ^qs    adtions  ,     des 
difcours  des  hommes  ,    Se  tout  ce  qui 
l'environne    eft    le    livre    dans    lequel  , 
fans    y    fonger  ,  il    enrichit    continuel- 
lement  fa  mémoire ,  en    attendant  que 
fon   jugement   puifle   en  profiter.    C'eft 
dans  le  choix  de  cqs  objets  ,  c'eft  dans 
le  foin  de  lui  préfenter  fans  celTe  ceux 
qu'il  peut   connoître   &    de    lui    cacher 
ceux    qu'il    doit    ignorer ,  que    conlîlle 
le  véritable  art  de  cultiver  en  lui  cette 
première    faculté  ;  iS:   c'tft    par-là    qu'il 
faut   tâcher   de  lui  former   un   magahn 


ou  DE  l'Éducation.      287 

cîe  connoifTances  qui  ferve  à  fon  éda- 
cation  durant  fa  jeunefle  ,  &  à  fa  con- 
duite dans  tous  les  rems.  Cette  mé- 
thode, il  eft  vrai  ,  ne  forme  point  de 
petits  prodiges ,  ôc  ne  fait  pas  brille,r 
les  Gouvernantes  &  les  Précepteurs  J 
mais  elle  forme  des  hommes  judicieux  j 
robuftes  ,  fains  de  corps  de  d'enten- 
dement ,  qui  ,  fans  s'être  fait  admirer 
étant  jeunes  ,  fe  font  honorer  étant 
grands. 

Emile  n'apprendra  jamais  rien  par 
coeur,  pas  même  des  fables,  pas  même 
celles  de  Lafontaine  ,  toutes  naïves , 
toutes  charmantes  qu'elles  font  j  car 
les  mots  des  fables  ne  font  pas  plus 
les  fables  ,  que  les  mots  de  l'Hif- 
toire  ne  font  l'Hiftoire.  Comment 
peut-on  s'aveugler  aflez  pour  appellec 
les  fables  la  morale  des  enfans  ;  fans 
fonger  que  l'apologue ,  en  les  amufant , 
les  abufe  ;  que  féduits  par  le  menfonge, 
ils  laiflent  échapper  la  vérité  ,  ôc 
que   ce    qu'on    fait    pour    leur  rendre 


iS8  Emile; 

rinftru(5tion  agréable  les  empcche  tl'e» 
profitei  ?  Les  fables  peuvent  inftruire 
les  hommes ,  mais  il  faut  dire  la  vérité 
nue  a4.ix  enfans  ^  fi-tot  qu'on  la  cou- 
vre d'un  voile  ,  ils  ne  fe  donnent  plus 
la  peine  de  fe  lever. 

On  fait  apprendre  \ts  fables  de  La- 
fonraine  à  tous  les  enfans ,  &  il  n'y  en 
a  pas  un  feul  qui  \ts  entende.  Quand 
ils  les  entendroient  ,  ce  feroit  encore 
pis  ;  car  la  morale  en  eft  tellement 
mêlée  &  fi  difproportionnée  à  leur 
â<ye,  qu'elle  les  parteroit  plus  au  vice 
qu'a  la  vertu.  Ce  font  encore  là  ,  direz- 
VGUS  ,  des  paradoxes  \  foir  :  mais  voyons 
(î  ce  font  des  vérités. 

Je  dis  qu'un  cnfan-c  n'entend  point 
les  fables  qu'on  lui  fait  apprendre  ; 
parc-e  que  ,  quelque  effort  qu'on  faffe 
pour  les  rendre  fimples  ,  l'iurtruâiion 
qu'on  en  veut  tirer  force  d'y  faire  en- 
trer <les  idées  qu'il  ne  peut  faifir ,  & 
que  le  tour  même  de  la  poéfie ,  en  \ts 
lui  rendant  plus   facilis  à  retenir ,  les 

lui 


ou  DE  l'Education,       289 

lui  rend  plus  difficiles  à  concevoir  5 
en  forte  qu'on  achetce  l'agrément  aux 
dépens  de  la  clarté.  Sans  citer  cette 
miiititucle  de  fables  qui  n'ont  rien  d'in- 
telligible ni  d'utile  pour  les  enfans , 
ôc  qu'on  leur  fait  indifcrettement  ap- 
prendre avec  les  autres ,  parce  qu'elles 
s'y  trouvent  mêlées  ,  bornons- nous  à 
celles  que  l'Auteur  femble  avoir  faites 
fpécialement  pour  eux. 

Je  ne  connois  dans  tout  le  Recueil 
de  Lafontaine  ,  que  cinq  ou  fix  fables 
où  brille  éminemment  la  naïveté  pué- 
rile :  de  ces  cinq  ou  fix ,  /e  prends 
pour  exemple  la  première  de  toutes, 
parce  que  c'efl:  celle  dont  la  morale  eft 
le  plus  de  tout  âge  ,  celle  que  les  en- 
fans  fainflfent  le  mieux  ,  celle  qu'ils 
apprennent  avec  le  plus  de  plaifir  ,' 
enfin  celle  que  pour  cela  même  l'Au- 
teur a  mife  par  piéférence  à  la  tête 
de  fon  livre.  En  lui  fuppofant  réelle- 
ment l'objet  d'être  entendu  des  en-; 
fans  ,  de  leur  plaire  Ôc  de  les  ii>ftruire,' 

Tome  J,  N 


1^0  É   M    I    L    E  i 

cette  fable  elt  afTarément  fon  chef- 
d'œuvre  :  qu'on  me  permette  donc 
de  la  fuivre  de  de  l'examiner  en  peu 
de    mots. 

LE  CORBEAU   ET    LE   RENARD, 

Fable. 

Maître  Ccrheaii ,  fur  un  arbre  perché  .y 

Maure.  Que  fignihe  ce  mot  en  lai- 
^lème?  Que  ilgnihe-t-ii  au-devant  d'un 
nom  propre  ?  Quel  fèns  a-t-il  dans 
cette  occafion  ? 

Qu'fcft-ce  qu'un  Corbeau  ? 

Qu'eft  ce  qu'zv/z  arbre  perché"^,  l'on  ne 
dit  pas  ,  fur  un  arbre  perché  :  l'on  dit  , 
perché  fur  un  arbre.  Par  confcquent  il 
faut  palier  des  inversons  de  la  Poélle  ; 
il  faut  dire  ce  que  c'eft  que  Profe  & 
que  Vers. 

Teiiolt  dans  fon  hcc  un  fromage. 

Quel  fromage  ?  Etait-ce  un  froma- 
ge de  SuilTe  ,  de  Brie ,  ou  de  Hol- 
lande ?    Si    l'enfant    n'a    poinE   vu    de 


ou  DE  l'Education.  291 
Coi  beau  K  ,  que  g^ït^nez  vi>us  à  lui  eu 
parler.  S'il  en  a  vu ,  comment  conce- 
vra-t-il  qu'ils  tiennent  un  fromage  a 
leur  bec  !  Faifons  toujours  des  images 
d'après  Nature. 

Maître  Renard  ^  par  l'odeur  alléché , 
Encore  un  maître  !  mais  pour  celui- 
ci  ,  c'efl  à  bon  titre  :  il  eft  maître  pafle 
dans  les  tours  de  fon  métier.  Il  faut 
dire  ce  que  c'eft  qu'un  Renard  ,  Qc 
diftinguer  fon  vrai  n.ituiel ,  du  carac- 
tère de  convention  qu'il  a  dans  les 
fables. 

Alléché.  Ce  mot  n'eft  pas  uficé.  Il 
le  faut  expliquer  :  il  faut  dire  qu'on 
ne  s'en  fert  plus  qu'en  Vers.  L'enfanc 
demandera  pourquoi  l'on  parle  autre- 
ment en  Vers  qu'en  Profe.  Que  lui  ré- 
pondrez-vous? 

AlUché  -par  V odeur  d'un  fromage.  Ce 
fromage  tenu  par  un  Coibsau  perché 
fur  un  arbte  ,  devoir  avoir  beaucoup 
d'odeur  pour  être  fenti  par  le  Renard 
dans   un    taillis   ou   dans   fon     terrier  î 

N  1 


2.t)l  E    M    I   L    E  î 

Eft-ce  ainfi  que  vous  exercez  votre 
Eîeve  à  cen  efpric  de  critique  judicieu- 
fe,&  qui  ne  s'en  laide  impofer  qu'à  bon- 
nes enfeignes  ,  de  fait  difcerner  la  vé- 
rité, du  menfonge,  dans  les  narrations 
d'autrui. 

Lui  tint  à  peu-pris  ce  langage: 
Ce  langage.  Les  Renards  parlent 
donc  ?  Ils  parlent  donc  la  même  lan- 
gue que  les  Corbeaux  ?  Sage  précep- 
teur j  prends  garde  à  toi  :  pèfc  bien  ta 
réponfe,  avant  de  la  faire.  Elle  importe 
plus  que  tu  n'as  penfé. 

Eh  \  bon  jour ,  Monjieur  le   Corbeau  ! 

Monjîeur.  Titre  que  l'enfant  voit 
tourner  en  dérifion  ,  mcme  avant  qu'il 
fâche  que  c'eft  un  titre  d'honneur.  Ceux 
qui  difent  Monjîeur  du  Corbeau  auront 
bien  d'autres  affaires  avant  que  d'avoir 
expliqué  ce  du. 

Que  vous  êtes  charmant  !  que  vous  me 
ftmblc-:^  beau  ! 

Cheville      redondance  inutile.  L'en- 


ou  DE  l'Éducation.       295 

faut  ,  voyant  répéter  la  même  chofe 
en  d'autres  termes  ,  apprend  à  parler 
lâchement.  Si  vous  dites  que  cette 
redondance  eft  un  art  de  l'Auteur ,  &c 
entre  dans  le  delfein  du  Renard  ,  qui 
veut  paroître  multiplier  les  éloges  avec 
les  paroles  j  cette  excufe  fera  bonne 
pour  moi  ,  mais  non  pas  pour  mon 
Elevé. 

Sans   mentir  ^  fi  votre  ramage  .^ 
Sans    mentir.    On    ment    donc  quel- 
quefois ?  Où   en  fera  l'enfant ,    fi  vons 
lui    apprenez  que   le    Renard   ne    dit  , 
fans  mentir ,  que  parce  qu'il  ment  ? 

Répondoit  à  votre  plumage* 
Répondait.  Que  fignifie  ce  mot?  Ap- 
prenez à  l'enfant  à  comparer  è^ts  qua- 
lités auQi  différentes  que  la  voix  &  le 
plumage  ;  vous  verrez  com.me  il  vous 
entendra  ! 

Vous  ferle^  le  Pkénix  des  kôtcs  de  ces  hois. 
Le    Phénix.    Qu'eft  -  ce     qu'un    Phé- 
nix? Nous  voici  tout-à-coup  jetés  dans 

N  3 


a94  £  M  I  L  Hj 

la  menteufe  Antiquité  j  piefqne  dans  h 
mythologie. 

Les  hôtes  de  ces  bois.  Quel  cîif- 
cours  figuré  !  Le  flatteur  ennoblit  fon 
langage  ,  de  lui  donne  plus  de  dignité 
pour  le  rendre  plus  féduifant.  Un  enfant 
entendra-t-  il  cette  finefle  ?  fait-il  feu- 
lement ,  peut-il  favoir  ,  ce  que  c'tft 
qu'un  ftyle  noble  Sz  un  ftyle  bas? 
A  ces  mots ,  le  Corbeau  ne  fe  fent  pas  de  joie; 

Il  faut  avoir  éprouvé  déjà  des  paf- 
fions  bien  vives  pour  fentir  cette  ex- 
prefîîon  proverbiale. 

^t ,  pour  montrer/a  helle  voix^ 

Noubliez  pas  que,   pour  entendre  ce 
vers  &  toute  la  fable ,  l'enfant  doit  fa- 
voir ce  que  c'efl   que   la  belle   voix  du 
Corbeau. 
Il  ouvre  un  large  bec  ,  laijfe  tomber  fa  proie» 

Ce  vers  eft  admirable  ;  l'harmonie 
feule  en  fait  image.  Je  vois  un  grand 
vilain  bec  ouvert  \  j'entends  tomber  le 
fromage   à  travers    les   branches  :  mais 


ou  DE  l'Éducation.       195 

ces  forres  de  beautés  foiic  perdues  pour 
les  eiifans. 

Le  Renard  s'enfdljît  ;  &  dit  :  mon  bon  Mon- 
Jîeur^ 
Voilà    donc    déjà   la    bonté  transfor- 
mée en  bétife  !  Afllirément  on  ne  perd 
pas  de  tems  pour  iuftruire  les  enfans. 
AppreneT^^  que    tout  flatteur 
Maxime   générale  \  nous  n'y   fommes 
plus. 

Vit  aux   dépens  de  celui  qui  Ve'coute. 
Jamais  enfant   de    dix   ans  n'entendit 
ce  vers-là  . 

Cette  ieccn  vaut  hicn  un  fromage ,  fans  doute. 
Ceci  s'entend  ,  &  la  penfée  eft  très- 
bonne.  Cependant  il  y  aura  encore 
bien  peu  d'enfans  qui  fâchent  comp. - 
rer  une  leçon  à  un  fromage,  &z  qui  ne 
préféraffent  le  fromage  à  la  leçon.  Il 
faut  donc  leur  faire  entendre  que  ce 
propos  n'efl:  qu'une  raillerie.  Que  de 
fineffe  pour  d^s  tnhns  ! 

Le  Corbeau,  honteux  &  confus  y 
Autre   pléonafme  \   mais    celui-ci   eft 
inexcufable. 

N  4 


XO.C  Emile, 

Jura  ,  mais  un  peu  tard ,  qu'on  ne  Vy pren- 
droit  plus, 

Jura.  Quel  eft  le  foc  de  Maîrre  qui 
ofe  expliquer  à  l'enfant  ce  cjue  c'eft 
qu'un  ferment  ? 

Vcilà  bien   cies   dctnils;    bien    moins 
cependant  qu'il  n'en  faudroit  pour  ana- 
lyfer  toutes  les  idées  de  cette  fable  ,   & 
\q^  réduire  aux  idées  fimples  &'  ciémen- 
laires   dont   chacune  d'elles   eft  compo- 
fée.  Mais  qui  eft- ce  qui  croit  avoir   be- 
foin  de  cette  analyfe  pour  fe  faire  en- 
tendre à  la  Jeuneffe  ?  Nul  de  nous  n'eft 
affez  philofophe    pour  favoir   fe    mettre 
à  la  place  d'un  enfant.  PalTons  mainte- 
nant à  la   morale. 
!       Je  demande  fi   c'eft  à   àtz  enfans  de 
fix  ans  qu'il    faut    apprendre   qu'il   y   a 
des    hommes    qui    flattent    &    mentent 
pour  leur   profit  ?  On   pourroit  tout   au 
plus    leur  apprendre  qu'il   y  a  des  rail- 
leurs qui  perfiftlent   les  petits  garçons  , 
&  fe  moquent    en    fecret  de  leur  fotte 
vanité  :    mais    le    fromage    gâte    tout  j 


ou  DE   l'ÈdVCATiOA\        loy 

on  leur  apprend  moins  à  ne  pas  lé  laiffer 
tomber  de  leur  bec ,  qu'à  le  faire  tom- 
ber du  bec  d'un  auice.  C'eft  ici  mon 
fécond  paradoxe  ,  ôc  ce  n'eft  pas  le 
moins  important. 

Suivez     les     enfans    apprenant    leurs 
fables,    ôc   vous  verrez  que,  quand  ils 
font    en    état  d'en    faire    l'application  , 
ils  en  font    prefque    toujours    une   con- 
traire    à    l'intention     de    l'Auteur  ,    &■ 
qu'au  lieu   de    s'obferver    fur  le  défaut 
dont    on    les    veut    guérir    ou    préfer- 
ver  ,     ils     penchent    à    aimer     le     vice 
ave;    lequel    on   tire    parti    des    défauts 
des    auties.    Dans   la  fable   précédente, 
les    enfuis     fe    moquent    du    corbeau  j 
mais  ils  s'afFecVionnent   tous  au   renard. 
Daiîs   la    fabie   qui    fuit  ,    vous    croyez 
leur    donner    là   cigale    pour   exemple  j 
&  point  du  tout ,  c'eft  la  fourmi  qu'ils 
choifiront.  On  n'aime    point  à  s'humi- 
lier ^    ils    prendront    toujours    le    beau 
rôle  j    c'eft    le    choix    de    l'amour-pro- 
pre  ,   c'eft    un    choix   très-naturel.   Or , 

N  5 


25)S  Emile, 

quelle  horrible  leçon  pour  l'enfance  \ 
le  plus  odieux  de  tous  les  montres 
feroic  un  enfant  avare  &  dur  ,  qui  fau- 
roic  ce  qu'on  lui  demande  &  ce  qu'il 
refafc.  La  fourmi  fait  plus  encore  , 
elle  lui  apprend  à  railler  dans  îts  re- 
fus. 

Dans  toutes  les   fables  où  le  lion  eft 
un  ^Qs  perfon nages,  comme  c'eft  d'or- 
dinaire   le   plus    brillant  ,    l'enfant    ne 
manque  point  de  fe  faire  lion  j  &  quand 
il    préfide    à    quelque    partage  ,    bien 
înftruit    par    ion    modèle  ,    il    a    quand 
foin  de  s'emparer  de  tout.  Mais  quand 
le    moucheron    terrafle    le    lion  ,    c'eft 
une    autre    affaire  ;    alors  l'enfant    n'eft 
plus    lion  ,    il    eft    moucheron.    Il    ap- 
prend  à  tuer  un  jour  à  coups  d'aiguil- 
lon ceux  qu'il  n'ofcroic  attaquer  de  pied 
ferme. 

Dans  la  fable  du  loup  maigre  ^z  du 
chien  gras  ,  au  lieu  d'une  leçon  de 
-modération  qu'on  prétend  lui  don- 
ner,  il   en   prend   une   de   licence,   Je 


ou  DE  l'Éducation,  z^^ 
n'oublierai  jamais  d'avoir  va  beaucoup 
pleurer  une  petite  hlle  qu'on  avoic 
défolée  avec  cette  fable  ,  tout  en  lui 
prêchant  toujours  la  docilité.  Ou  eue 
peine  à  favoir  la  caufe  de  fes  pleurs  ; 
on  la  fut  enfin.  La  pauvre  enfant  s'en- 
nuyoit  d'être  à  la  chaîne  :  elle  fe  un- 
toit  le  cou  pelé  j  elle  pleuroit  de  n'être 
pas  loup. 

Ainfi  donc  la  morale  de  la  première 
fable  citée  efl:  pour  l'enfant  une  leçon 
de  la  plus  baflfe  flatterie  j  celle  de  la 
féconde  ,  une  leçon  d'inhumanité,  celle 
de  la  troifieme  ,  une  leçoa  d'iiijuflice  ; 
celle  de  la  quatrième ,  une  leçon  de  fa- 
tyre  j  celle  de  la  cinquième  ,  une  le- 
çon d'indépendance.  Cette  dernière  le- 
çon, pour  être  fuperflue  à  mon  Elevé, 
n'en  eft  pas  plus  convenable  aux  vô- 
tres. Quand  vous  leur  donnez  des  pré- 
ceptes qui  fe  contredifent  ,  quel  fruit 
.efpérez  vous  de  vos  foins  ?  Mais  peut- 
être,  à  cela  près,  toute  cette  morale  qui 

me  fert    d'objedlion  contre  Jqs   fables , 

N  6 


^OO  Ê    M    J    L    Ej 

foiirnîr-elle  aucanr  de  raifons  de  les 
conferver.  Il  £uit  une  morale  en  pa- 
roles &  une  en  acftions  dans  la  fociété, 
6c  ces  deux  morales  ne  fe  red^.mblenc 
point.  La  première  eft  dans  Je  Caré- 
chifme  ,  ou  on  la  laiffe  ;  l'autre  eft 
dans  les  Fables  de  Lafontaine  pour  les 
enfans,  &  dans  fes  Contes  pour  les 
raeres.  Le  même  Auteur  fuffit  à  tour. 

Compofons  ,  Monfieur  de  Lafon- 
taine.  Je  promets  ,  quant  à  moi  ,  de 
vous  lire  avec  choix ,  de  vous  aimer , 
de  m'inftruire  dans  vos  Fables  j  car 
j'efpere  ne  pas  me  tromper  fur  leur 
objet.  Mais  pour  mon  Elevé  ,  permet- 
tez que  je  ne  lui  en  laiffe  pas  étudier 
une  feule ,  jufqu'à  ce  que  vous  m'ayez 
prouvé  qu'il  eft  bon  pour  lui  d'appren- 
dre des  clîofes  dont  il  ne  comprendra 
pas  le  quart  y  que  daiis  celles  qu'il 
pourra  comprendre  ,  il  ne  prendra  ja- 
mais le  change  j"&  qu'au-lieu  de  fe  cor- 
riger fur  la  dupe  ,  il  ne  fe  formera  pas 
fur  le  frippon. 


ou   TiE   VÊdUCATION,  jOî 

En  ôtanc  ainfi  tous  hs  devoirs  des 
enfans  ,  ]oiq  les  inftrumeiis  de  leur 
plus  grande  mifere  ,  favoir  les  livres. 
La  ledure  eft  le  fléau  de  l'enfance , 
&  prefque  la  feule  occupation  qu'on 
lui  fait  donner.  A  peine  à  douze  ans 
Emile  faura-t-il  ce  que  c'eft  qu'un  li- 
vre. Mais  il  faut  bien  ,  au  moins  , 
dira-t-on  ,  qu'il  fâche  lire.  J'en  con- 
viens :  il  faut  qu'il  fâche  lire  ,  quand 
la  ledlure  lui  efl  urile  \  jufqu'alors  elle 
n'efl:  bonne   qu'à  l'ennuyer. 

Si  l'on  ne  doit  rien  exiger  des  en- 
fans  par  obcidance  ,  il  s'enfuit  qu'ils 
ne  peuvent  rien  apprendre  dont  ils 
ne  fente nt  l'avantage  adtuel  6<,  pré- 
fent ,  foit  d'agrément,  foit  d'utilité; 
autrement  ,  quel  motif  les  porte roit  à 
l'apprendre  ?  L'art  de  parler  aux  abfens 
&  de  les  entendre  ,  l'art  de  leur  com- 
muniquer au  loin  ,  fans  médiateur  ,  nos 
fentimens  ,  nos  volontés  ,  nos  defirs  , 
eft  un  art  donc  l'utilité  peut  être  ren- 
due   fenfible  à  tous  les   âges.  Par  quel 


30Î  Emile, 

prodige  cet  arc  Çi  utile  &  fi  agréable  eft- 
il  devenu  un  tourment  pour  l'enfance  ? 
Parce  qu'on  l'a  contraint  de  s'y  appli- 
quer malgré  elle ,  <3c  qu'on  le  met  à 
dts  ufages  auxquels  elle  ne  comprend 
rien.  Un  enfant  n'eft  pas  fort  curieux 
de  perfe(5tionner  l'inftrument  avec  le- 
quel on  le  tourmente  j  mais  faites  que 
cet  inftrument  ferve  à  fes  plaifirs , 
&c  bientôt  il  sy  appliquera  malgré 
vous. 

On  fe  fait  une  grande  affaire  de 
chercher  les  meilleures  méthodes  d'ap- 
prendre à  lire  j  on  invente  des  bu- 
reaux, des  cartes:  on  fait  de  la  cham- 
bre d'un  enfant  un  attelier  d'Impri- 
merie :  Locke  veut  qu'il  apprenne  à 
lire  avec  des  dez.  Ne  voilà-t-il  pas  une 
invention  bien  trouvée  ?  Quelle  pi- 
tié !  Un  moyen  plus  sûr  que  tous  ceux- 
là  ,  &  celui  qu'on  oublie  toujours ,  eft 
1  defir  d'apprendre.  Donnez  à  l'en- 
fant ce  defir  ,  puis  laiflez-là  vos  bureaux 
S<.  vos  dez  j  toute  méthode  lui  fera  bonne. 


eu    DE    l'ÊbUCATIOî^.         ^0| 

L'intérêt    préfenc  ;     voilà    le    grand 
mobil©  ,    le    feiil    qui    mené   sûrement 
6c    loin.   Emile    reçoit    quelquefois    de 
fon  père  ,  de  fa  mère  ,  de  (zs  parens  , 
de   (es   amis  ,    des   billets    d'invitation 
pour  un   dîner,   pour  une  promenade, 
pour   une    partie    fur    l'eau  ,   pour   voir 
quelque      ^hiQ      publique.     Ces     billets 
font    courts ,  clairs  ,   nets  ,   bien    écrits. 
Il  faut   trouver    quelqu'un    qui   les    lui 
life  ;  ce  quelqu'un  ,  ou  ne  fe  trouve  pas 
toujours  à   point  nommé  ,    ou   rend    à 
l'enfant    le    peu   de    complaifance    que 
l'enfant    eut    pour    lui    la    veille.  Aiiifi 
l'occafion  ,  le  moment  fe  paffe.  On  lui 
lit    enfin    le   billet  ,    mais   il   n'eft  plus 
tems.  Ah  !  fi  l'on  eût  fu  lire  foi-mème  î 
On  en  reçoit  d'autres;  ils  font  fi  courts! 
le  fujet   en  eft  fi  inrérelfant  !   on   voa- 
droit    efiayer    de     les     déchiffrer  ,    on 
trouve  tantôt    de   l'aide   &    tantôt    des 
refus.   On   s'évertue  \    on   déchiffre  en- 
fin   la    moitié    d'un    billet  j    il    s'agit 


504  Emile, 

d'aller  demain  manger  de  la  crème,..  ^ 
on  ne  fait  où  ni  avec  qui . . .  combien 
on  fait  d'efForrs  pour  lire  le  refte  !  je 
ne  crois  pas  qu'Emile  aie  hefoin  du 
bureau.  Parlerai-je  à  préfent  de  l'é- 
criture ?  Non  ^  j'ai  honte  de  m'amufer 
à  CQS  niaiferies  dans  un  traité  de  l'édu- 
cation. 

J'ajouterai  ce  feul  mot  qui  fait  une 
importante  maxime  j  c'tft  que  ,  d'or- 
dinaire ,  on  obtient  très-sûrement  de 
très  -  vîte  ce  qu'on  n'eft  point  prefTé 
d'obtenir.  Je  fuis  prefque  sûr  qu'Emile 
faura  parfaitement  lire  &  écrire  avant 
l'âge  de  dix  ans ,  précifcmenc  parce 
qu'il  m'importe  fort  peu  qu'il  le  facile 
avant  quinze  j  mais  j'aimerois  mieux 
qu'il  ne  sût  jamais  lire  que  d'acheter 
cette  fcience  au  pnx  de  tout  ce  qui 
peut  la  rendre  utile  :  de  quoi  lui  fer- 
vira  la  ledlure  ,  quand  on  l'en  aura  re- 
buté pour  jamais  ?  Jd  imprimis  cavcre 
vponcbu  j     ne  Jludia     qui    amare    non' 


ou   DE    L^EdUCJTJON.        305 

dùm  poterit  j  oderlt ,  &  amarïtud'uiem 
femcl  perceptam  etïàm  ultra  rudes  annos 
reformidet  (*). 

Plus  j'infifle  fur  ma  méthode  inac- 
tive ,  plus  je  fens  les  objedions  fe 
renforcer.  Si  votre  E!eve  n'apprend 
rien  de  vous,  il  apprendra  6iQS  autres. 
Si  vous  ne  prévenez  l'erreur  par  la 
vérité  ,  il  apprendra  àts  menfonges  \ 
les  préjugés  que  vous  craignez  de  lui 
donner ,  il  les  recevra  de  roue  ce  qui 
Tenvironne  ;  ils  entreront  par  tous  (qs 
fens  ,  ou  ils  corrompront  fa  raifon  , 
même  avant  qu'elle  foie  formée  ,  ou 
fon  efprit  engourdi  par  une  longue 
înaâ:ion  s'abforbera  dans  la  matière. 
L'inhabitude  de  penfer  dans  l'enfance 
en  ôte  la  faculté  durant  le  refte  de  la 
vie. 

Il  me  femble  que  je  pourrois  aifé- 
ment  répondre  à  cela  ;  mais  pourquoi 
toujours  àQS  réponfes  ?   Si  ma   méthode 

(*)  Quintil.  J.  I.  c.  i. 


-o6  Emile, 

répond  d'elle  -  même  aux  objedions  , 
elle  eft  bonne  ;  fi  elle  n'y  repond  pas , 
elle  ne  vaut  rien  :  je  pourfuis. 

Si,  fur  le  plan  que  j'ai  commencé  de 
tracer  ,  vous  fuivez  les  règles  dlrede- 
ment  contraires  à  celles  qui  font  éta- 
blies j  fi  ,  au  lieu  de  porter  au  loin  l'ef- 
prit  de  votre  Elevé  j  fi  ,  au-lieu  de  l'é- 
gaier  fans  cefle  en  d'autres  lieux  ,  en 
d'autres  climats  ,  en  d'autres  fiecles  , 
aux  extrémités  de  la  terre  Ôc  Julques 
dans  les  cieux  ,  vous  vous  appliquez 
à  le  tenir  toujours  en  lui-même  &  at- 
tentif à  ce  qui  le  touche  immcdiate- 
menr  j  alors  vous  le  trouverez  capa- 
ble de  perception  ,  de  mémoire ,  ôc 
même  de  raifonnemenr  :  c'efl:  l'ordre 
de  la  Naiure.  A  mefure  que  l'être  fcji- 
fitif  devient  adlif ,  il  acquiert  un  dif- 
cernemenc  proportionnel  à  fes  forces  j 
ôc  ce  n'eft  qu'avec  la  force  fu: abon- 
dante à  celle  dont  il  a  befoin  pour  fe 
conferver ,  que  fe  développe  en  lui  la 
faculté    fpécularive  propie  à    employer 


ou  DS  l'Education.       307 

cet  Q\CQS  de  force  à  d'autres  ufigcs. 
Voulez -vous  donc  cultiver  l'iiuelli- 
gence  de  votre  Eieve  ,  cultiviez  \qs 
forces  qu'elle  doit  gouverner.  Exercez 
coiitinuellemenc  (on  corps ,  rendez-le 
robuflre  &  fain  pour  le  rendre  fage  &c 
raifonnable  ;  qu'il  travaille,  qu'il  agifî'e, 
qu'il  coure  ,  qu'il  crie  ,  qu'il  foie  tou- 
jours en  mouvement  ,  qu'il  foit  hom- 
me par  la  vigueur ,  Ôc  bientôt  il  le  fera 
par  la  raifon. 

Vous  l'abrutiriez  ,  il  eft  vrai  ,  par 
cette  méthode  ,  fi  vous  alliez  toujours 
le  dirigeant,  toujours  lui  difant  :  va  , 
viens,  refte  j  fais  ceci,  ne  fais  pas  cela. 
Si  votre  tête  conduit  toujours  {qs  bras, 
la  iienne  lui  devient  inutile.  Mais 
fouvenez-vous  de  nos  conventions  ;  fi 
vous  n'êtes  qu'un  pédant,  ce  n'efl:  pas 
la  peine  de  me   lire. 

C'eft  une  erreur  bien  pitoyable  di- 
maginer  que  l'exercice  du  corps  nuife 
aux  opérations  de  l'efpritj  comme  fi 
ces  deux  adions  ne  dévoient  pas  mar- 


JOS  É    M    1    L    E  j 

cher  de  concert ,    &   que    l'une  ne    duc 
pas  toujours    diriger    l'autre. 

Il  y  a  deux  fortes  d'hommes  dont 
\qs  corps  font  dans  un  exercice  conti- 
nuel ,  &  qui  sûrement  fongent  aufîl 
peu  les  uns  que  les  autres  à  cultiver 
leur  ame  ,  favoir ,  les  Payfans  &  les 
Sauvages.  Les  premiers  fonc  ruftres , 
grofliers  ,  mal  -  adroits  ;  les  autres  , 
connus  par  leur  grand  ÏQns ,  le  font 
encore  par  la  fubrilité  de  leur  ef- 
prit  :  généralement  il  n'y  a  rien  de 
plus  lourd  qu'un  Payfnn  ,  rien  de  plus 
fin  qu'un  Sauvage.  D'où  vient  cette 
différence  ?  c'eft  que  le  premier ,  fai- 
fant  toujours  ce  qu'on  lui  commande  , 
ou  ce  qu'il  a  vu  faire  à  fon  père  ,  ou 
ce  qu'il  a  fait  lui-même  dès  fa  jeu- 
neffe,  ne  va  jamais  que  par  routine; 
&  ,  dans  fa  vie  prefque  automate ,  oc- 
cupé fans  ceiïe  des  mêmes  travaux  , 
l'habitude  Se  l'obéilTance  lui  tiennent 
lieu  de  raifon. 

Pour   le  Sauvage  ,  c'eft  autre  chofe  j 


ou  DE  l'Éducation,       309 

n'cranc  attaché  à  aurun  lieu  ,  n'ayant 
point  de  tâche  piefcrire  ,  n'obéifTant 
à  perfonne  j  fans  aime  loi  que  fa  vo- 
loncé  ,  il  eft  forcé  de  raifoiiner  à  cha- 
que adtion  de  fa  vie  j  il  ne  fait  pas  un 
mouvement ,  pas  un  pas ,  fans  en  avoir 
d'avance  envifagé  les  fuites.  Ainfi , 
plus  fon  corps  s'exerce ,  plus  fon  ef- 
pric  s'éclaire  j  fa  force  &  fa  raifoii 
croifTcnt  à  la  fois  ,  ôc  s'étendent  i'une 
par  l'autre. 

Savant  Précepteur  ,  voyous  lequel 
de  nos  deux  Elevés  refl~emb!e  au  Sau- 
vage ,  Ôc  lequel  lelTemble  au  Payfan. 
Soumis  en  tout  à  une  autorité  toujours 
enfeignante  ,  le  vôtre  ne  fait  rien  que 
fur  parole  ;  il  n'ôfe  manger  quand  il 
a  faim  ,  ni  rire  quand  il  cft  gai,  ni 
pleurer  quand  il  eft  trifte ,  ni  préfenter 
une  main  pour  l'autre  ,  ni  remuer  le 
pied  que  comme  on  le  lui  prefcrit  5 
bientôt  il  n'ofera  refpirer  que  fur  vos 
règles.  A  quoi  voulez-vous  qu'il  pen- 
fe,  quand  vous  penfez  à  tout  pour  lui? 


'aïo  Emile, 

AflTuré  de  votre  prévoyance  ,  qii'a-t-il 
befoiii  d  en  avoir  ?  V^oy.inc  que  vous 
vous  chargez  de  fa  coiifervacioii ,  de 
(on  bien-être  ,  il  fe  feue  délivré  de  ce 
foin  j  (on.  jugc-menc  fe  rtpofe  fur  le 
vôtre  j  tour  ce  qi4e  vous  ne  lai  défen- 
dez pas,  il  le  fait  fans  rétlexion  ,  fâ- 
chant bien  qu'il  le  fait  fans  rifque. 
Qu'a-c-il  befoin  d'apprendre  à  prévoir 
la  pluie  ?  Il  fait  que  vous  regardez 
au  ciel  pour  lui.  Qu'a-c-il  befoin  de 
régler  fa  promenade  ?  Il  ne  crainc 
pas  que  vous  lui  laiflîez  pafler  l'heure 
du  dîner.  Tant  que  vous  ne  lui  dé- 
fendez pas  de  manger  ,  il  mange  ; 
quand  vous  le  lui  défendez,  il  ne  mange 
plus  ,  il  n'écoute  plus  les  avis  de  fou 
eftomac  ,  mais  \qs  vôtres.  Vous  avez 
beau  ramollir  fon  corps  dans  l'inac- 
tion, vous  n'en  rendez  pas  fon  enten- 
dement plus  flexible.  Tout  au  con- 
traire ,  vous  achevez  de  décréditer  la  rai- 
fon  dans  fon  efprit,  en  lui  faifant  ufer 
le  peu  qu'il  en  a  fur  les  chofes  qui  lui 


ou  DE  l'Éducation.       ^h 

paroiflTent  le  plus  inutiles.  Ne  voyant 
jamais  à  quoi  elle  eft  bonne,  il  juge 
enfin  qu'elle  n'efl:  bonne  à  rien.  Le  pis 
qui  pourra  lui  arriver  de  mal  raifon- 
ner  ,  fera  d'être  repris  ,  &  il  l'eft  fl  fou- 
vent  qu'il  n'y  fonge  guères  j  un  danger 
fl  commun  ne  l'effraye  plus. 

Vous  lui  trouvez  pourtant  de  l'ef- 
prit  ,  &  il  en  a  pour  babiller  avec  hs 
femmes  ,  fur  le  ton  dont  j'ai  déjà  parlé; 
mais  qu'il  foit  dans  le  cas  d'avoir  à 
payer  de  fa  perfonne  ,  à  prendre  un 
parti  dans  quelque  occafion  difficile  , 
vous  le  verrez  cent  fois  plus  ftupide 
&  plus  bcte  que  le  fils  du  plus  gros 
manant. 

Pour  mon  Elevé  ,  ou  plutôt  celui 
de  la  Nature  ,  exercé  de  bonne  heure 
à  fe  fuffire  à  lui-même  ,  autant  qu'il 
eft  poilîble  ,  il  ne  s'accoutume  point  à 
recourir  fans  ceflTe  aux  autres  ,  encore 
moins  à  leur  étaler  Ton  grand  favoir. 
En  revanche  il  juge  ,  il  pré, oit  ,  il 
laifonne    en    tout  ce    qui   fe    rapporte 


3ii  Emile, 

iinmédiatemein  à  lui.  Il  ne  jûfe  pas , 
il  agic  ^  il  ne  fair  pas  un  mot  de  ce 
qui  fe  faic  dans  le  Monde  ,  m.iis  il 
faic  fore  bien  faire  ce  qui  Li  convient. 
Comme  il  eft  fans  cefle  en  mouve- 
ment ,  il  tft  forcé  d'obferver  beaucoup 
de  thofes  ,  de  connoître  beaucoup 
d'effets  'y  il  acquiert  de  bonne  heure 
une  grande  expérience  ,  il  prend  fes 
leçons  de  la  Nature  &  non  pas  des 
hommes  \  il  s'inftruit  d'autant  mieux 
qu'il  ne  voit  nulle  parc  l'intention  de 
l'inftruire.  Ainfi  fon  corps  &  (on  ef- 
prit  s'exercent  à  la  fois.  Agilîant  tou- 
jours d'après  fa  penfée  ,  &c  n'on  d'après 
celle  d'un  autre  ,  il  unit  continuelle- 
ment deux  opérations  \  plus  il  fe  rend 
fort  &  robufte  ,  plus  il  devient  fcnfc 
&  judicieux.  C'ell  le  moyen  d'avoir 
un  jour  ce  qu'on  croie  incompatible , 
&  ce  que  prtfque  tous  les  grands- 
hom^mes  ont  réuni  :  la  force  du  corps 
&  celle  de  l'ame  j  la  raifon  d'un  fage 
&  la  vigueur  d'un  athlète. 

Jeune 


ou   DE   L^ÊdUCATION,  315 

Jeune  lafticuteur  ,  je  vous  prêche 
un  art  difficile;  c'cfl:  de  gouverner  fans 
préceptes,  &  de  toiu  faire  en  ne  fai-  . 
fant  rien.  Cet  arc,  j'en  conviens,  n'eft 
pas  de  votre  âge  ;  il  n'eft  pas  propre 
à  faire  briller  d'abord  vos  talens ,  ni 
à  vous  faire  valoir  auprès  des  pères  j 
mais  c'eft  le  feul  propre  à  réuffir. 
Vous  ne  parviendrez  jamais  à  faire 
des  fages ,  fi  vous  ne  faites  d*aborcl 
des  poliflons  :  c'écoit  l'éducation  Aqs 
Spartiates  \  au  -  lieu  de  les  coller  fur 
des  livres  ,  on  commençoit  par  leur 
apprendre  à  voler  leur  dîner.  Les  Spar- 
tiates étoienc  -  ils  pour  cela  grofliers 
étant  grands  ?  Qui  ne  connoîc  la  force 
&:  le  fcl  de  leurs  réparties?  Toujours 
faits   pour    vaincre ,  ils  écrafoient  leurs 

ennemis    en    toute    efpece   de  guerre  , 
&  les  babillards   Athéniens    craignoienc 

autant  leurs  mots  que  leurs  coups. 
Dans    \qs    éducations    les    plus    foi- 

gnées ,   le    Maître    commande    &  croit 

gouverner  ;   c'eft    en   effet    l'enfant   qui 
T  ne  1.  0' 


314  É    M    I    L    Ef    ^^^' 

gouverne.    Il  fe    (en  de  ce    que    vous 
exigez    de    lui    pour    obtenir    de    vous 
ce    qui    lui   plaît ,    &:    il    fait    toujours 
vous   faire  payer    une    lieure    d'afliduiré 
par  huit  jours  de  complaifaiice.  A   cha- 
que   infl-ant    il    faut    paâiifer    avec    lui. 
Ces  traites ,  que  vous  propofez  à  votre 
mode ,    ôc    qu'il    exécute    à    la   fienne  , 
tournent  toujouis  au  profit  de  fes  un- 
raifies  j    fur-tout    quand   on    a    la    mal- 
adreffe    de    mettre    en    condition    pour 
fon  profit   ce   qu'il   eft    bien   sûr    d'ob- 
tenir ,    foit   qu'il    rempliflTe    ou    non   la 
condition  qu'on   lui  impofe  en  échange. 
L'enfant,  pour  l'ordinaire,  lit  beaucoup 
mieux    dans    refprit    du    Maître  ,    que 
le   Maître    dans    le    cœur    de    l'enfant , 
ôc    cela    doit    être  j    car    toute    la   faga- 
cité    qu'eût    employé    l'enfant    livré    à 
lui  -  même  â  pourvoir    à    la    conferva- 
tion    de    fa    perfonne ,    il    l'emploie    à 
fauver   ù  liberté  naturelle   des   chaînes 
de    fon   tyran  :    au  -  lieu   que   celui    ci , 
n'ayant  nul  inrére:  fi  prefTanc  à  pvuetrer 


ou  BE  l'Éducation.      315 

l'autre,  trouve  quelquefois  mieux  fou 
compte  à  lui  lailfer  fa  pare^Te  ou  fa 
vanité. 

Prenez  une  route  oppofée  avec  votre 
Elevé ,  qu'il  croye  toujours  être  le 
Maître,  &  que  ce  foit  toujours  vous 
qui  le  foyez.  II  n'y  a  point  d'afTujec- 
tiiïement  fi  parfait  que  celui  qui  garde 
l'apparence  de  la  liberté  ;  on  captive 
ainfi  la  volonté  même.  Le  pauvre  enfant 
qui  ne  fait  rien ,  qui  ne  peut  rien , 
qui  ne  connoît  rien  ,  neft-il  pas  à 
votre  merci?  Ne  difpofez  -  vous  pas, 
par  rapport  à  lui  ,  de  tout  ce  qui 
l'environne?  N'êtes-vous  pas  le  maître 
de  l'affeâier  comme  il  vous  plaît?  Ses 
travaux,  fes  jeux,  (qs  plaifirs,  (qs  peines, 
tout  n'eft-il  pas  dans  vos  mains  fans 
qu'il  le  fâche  ?  Sans  doute  ,  il  ne 
doit  faire  que  ce  qu'il  veut  \  mais  il  ne 
doit  vouloir  que  ce  que  vous  voulez 
qu'il  faife  \  il  ne  doit  pas  faire  un  pas 
que   vous   ne   l'ayez  prévu ,    il  ne  doit 

O  2 


5I(>  E     M     I     L     E  y 

pas  ouvrir  la  bouche  que  vous  ne  fâchiez 
ce  qu'il  va  dire. 

C'èft  alors  qu'il  pourra  fe  livrer  aux 
exercices  du  corps  ,  que  lui  demande 
fou  âge ,  fans  abrutir  fou  efprit  \  c'eft 
alors  qu'au  lieu  d'aiguifer  fa  rufe  à 
éluder  un  incommode  empire  ,  vous 
le  verrez  s'occuper  uniquement  à  tirer 
de  tout  ce  qui  l'environne  le  parti  le 
plus  avantageux  pour  fon  bien  -  ccre 
adtuel^  c'eft  alors  que  vous  ferez  étonné 
de  k  fubtilicé  de  its  inventions,  pour 
s'approprier  tous  les  objets  auxquels 
il  peut  atteindre  ,  &  pour  jouir  vrai- 
ment des  chofes ,  fans  le  fecours  de 
l'opinion. 

En  le  laiiTant  ainlî  maître  de  i^% 
volontés ,  vous  ne  fomenterez  point 
fes  caprices.  En  ne  faifant  jamais  que 
ce  qui  lui  convient  ,  il  ne  fera  bien- 
tôt que  ce  qu'il  doit  faire;  &  bien 
que  fon  corps  foit  dans  un  mouve- 
ment   continuel,    tant    qu'il   s'agira  de 


ou  DE  l'Education.  517 
fon  intérêt  1  réfent  &  fenfible  ,  vous 
verrez  toute  la  raiTon  donc  il  eft  ca- 
pable fe  développer  beaucoup  mieux  , 
Se  d'une  manière  beaucoup  plus  ap- 
propriée à  lui,  que  dans  des  études  de 
pure  fpéculation. 

Ainfi ,  ne  vous  voyant  point  attentif 
à  le  contrarier,  ne  fe  défiant  point  de 
vous,  n'ayant  rien  à  vous  cacher,  il  ne 
vous  trompera  point,  il  ne  vous  men- 
tira point ,  il  fe  montrera  tel  qu'il  eft 
fans  crainte  j  vous  pourrez  l'étudier 
tout  à  votre  aife,  &  difpofer  tout  au- 
tour de  lui  les  leçons  que  vous  voulez 
lui  donner,  fans  qu'il  penfe  jamais  ea 
recevoir  aucune. 

Il  n'épiera  point  ,  non  plus ,  vos 
mœurs  avec  une  curieufe  jaloufie ,  ôc 
ne  fe  fera  point  un  plaifir  fecret  de 
vous  prendre  en  faute.  Cet  inconvé- 
nient ,  que  nous  prévenons ,  eft  très- 
grand.  Un  des  premiers  foins  des  en- 
fcins  eft ,  comme  je  l'ai  dit ,  de  dé- 
couvrir le  foible  de  ceux   qui  les  gou- 

o  , 


3 1 8  Emile, 

vernenr.  Ce  penchant  porte  à  la  mé- 
chanceté ,  mais  il  n'en  vient  pas  :  il 
vient  du  befoin  d'éluder  une  autorité 
qui  les  importune.  Surchargés  du  joug 
qu*on  leur  impofe,  ils  cherchent  à  le 
fecouer,  &  les  défauts  qu'ils  trouvent 
dans  les  Maîtres ,  leur  fourninTent  de 
bons  moyens  pour  cela.  Cependant  l'ha- 
bitude fe  prend  dobfcrver  les  ç[^&ï\s 
par  leurs  défauts  ,  &  de  fe  plaire  à 
leur  en  trouver.  Il  eft  clair  que  voilà 
encore  une  fonrce  de  vices  bouchée 
dans  le  cœur  d'Emile  j  n'ayant  nul  in- 
térêt à  me  trouver  des  défauts,  il  ne 
m'en  cherchera  pas ,  &  fera  peu  rente 
d'en   chercher   à   d'autres. 

Toutes  cts  pratiques  femblent  dif- 
ficiles parce  qu'on  ne  s'en  avife  pas , 
mais  dans  le  fond  elles  ne  doivent 
point  l'être.  On  eft  en  droit  de  vous 
fuppofer  les  lumières  nécefifair^s  pour 
exercer  le  métier  que  vous  avez  choi- 
fi  \  on  doit  préfuraer  que  vous  con- 
noiffez    la    mardie    naturelle    du    cceur 


ou   T>B    L^ÉdUCATION.         j  l  5) 

humain  ,  que  vous  favez  crudier  l'hom- 
me &c  l'individu  ,  que  vous  favez  d'a- 
vance à  quoi  fe  pliera  la  volonré  de 
voae  Elevé  ,  à  rocGafion  de  tous  les 
objets  intéreffans  pour  ïon  âge  que 
vous  ferez  paffec  fous  fes  yeux.  Or  , 
avoir  les  inftrumens  &  bien  favoir  leur 
ufage,  n'eft-ce  pas  être  maître  de  l'opé- 
ration? 

Vous  objedez  les  caprices  de  l'en- 
fant :  &  vous  avez  tort.  Le  caprice 
des  enfans  n'eft  jamais  l'ouvrage  de 
la  Nature,  mais  d'une  mauvaife  dif- 
cipline  :  c'eft  qu'ils  ont  obéi  ou  com- 
mandé j  &-j'ai  dit  cent  fois  ^u'il  ne 
falioit  ni  l'un  ni  l'autre'.  Votre  Élevé 
n'aura  donc  de  caprices  que  ceux  que 
vous  lui  aurez  donnés;  il  cil  jufte  que 
vous  portiez,  la  peinç  de  vos  fautes. 
Mais,  direz  vous ,  comment  y  remé- 
dier-? Cela  fe  peut  encore ,  avec  une 
meilleure  conduite  &  beaucoup  de 
patience. 

Je   m'écois   chargé,   durant   quelques 

O  4 


3  lO  É    M   I    L    E  j 

femaines,  d'un  enfant  accoutumé,  non- 
feulement  à  £.ire  (gs  volontés ,  mais 
encore  à  les  faire  faire  à  tout  le  monde  ; 
par  conféquent  plein  de  fantailles. 
Dès  le  premier  jour,  pour  mettre  à 
l'eflai  ma  complaifance  ,  il  voulut  fe 
lever  à  minuit.  Au  plus  fort  de  mon 
fommeil  ,  il  faute  à  bas  de  fon  lit, 
prend  ù  robe-de-chambre  ,  ôc  m'ap- 
pelle. Je  me  levé  ,  j'allume  la  chan- 
delle j  il  n'en  vouloir  pas  davantage: 
au  bout  d'un  quart-d'heure  le  fommeil 
le  gigne ,  &:  il  fe  recouche  content  de 
fon  épreuve.  Deux  jours  après ,  il  la 
réitère  avec  le  même  fuccès  ,  &  de 
ma  part  fans  le  moindre  figne  d'impa- 
tience. Comme  il  m'embrafToit  en  fe 
recouchant ,  je  lui  dis  très  pofément  : 
mon  petit  ami  ,  cela  va  fort  bien  ; 
mais  n'y  revenez  plus.  Ce  mot  excita 
fa  curiofité,  ôc  dès  le  lendemain,  vou- 
lant voir  un  peu  comment  j'oferois 
lui  défobéir  ,  il  ne  manqua  pas  de 
fe   relever   à   la    mcme    heure ,    ôc    de 


ou  DE   lÉdUCATION.  311 

m'appeler.  Je  lui  demandai  ce  qu'il 
vouloir.  II  me  dit  qu'il  ne  pouvoir  dor- 
mir. Tant-pis ,  repris-je  ,  de  je  me  tins 
coi.  11  me  pria  d'allumer  la  chandelle  : 
jpour  quoi  faire  ?  Se  je  me  tins  coi.  Ce 
ton  laconique  commençoit  à  l'embar- 
raffer.  Il  s'en  fut  à  tâtons  chercher  le 
fufil  ,  qu'il  fit  femblant  de  battre  ,  de 
je  ne  pouvois  m'empêcher  de  rire  en 
l'entendant  fe  doniier  des  coups  fun 
les  doigts.  Enfin  ,  bien  convaincu  qu'il 
n'en  viendroir  pas  à  bout  ,  il  m'ap- 
porta le  briquet  à  mon  lit  :  je  lui  dis 
que  je  nen  avois  que  faire,  ôc  me  tour- 
nai de  l'autre  côté.  Alors  il  fe  mit  à 
courir  étourdiment  par  la  chambre  , 
criant  ,  chantant  ,  faifant  beaucoup  de 
bruit  ,  fe  donnant  à  la  table  &  aux 
chaifes  des  coups  ,  qu'il  avoit  grand 
foin  de  modérer  ,  ôc  dont  il  ne  laifloic 
pas  de  crier  bien  fort ,  efpérant  me 
caufer  de  l'inquiétude.  Tout  cela  ne 
prenoit  point  ,  &  Je  vis  que  ,  comptant 
far   de    belles  exhortations    ou    far    de 

o  5 


3  2i  É    M   1    L    E  i 

la  colère  ,   il  ne   s'ctoic  nullement  ar- 
rangé pour  ce  fang- froid. 

Cependant  ,  réfolu  de  vaincre  ma 
patience  à  force  d'opiniâtreté  ,  il  con- 
tinua fon  tintamarre  avec  un  tel  fuc- 
cès  ,  qu'à  la  fin  je  m'échauffai  ,  &  pref- 
fentant  que  j'allois  tout  garer  par  un 
emportement  hors  de  propos  ,  Je  pris 
mon  parti  d'une  autre  manière.  Je  me 
levai  fans  rien  dire,  j'allai  au  fufil 
que  je  ne  trouvai  pomt  \  je  le  lui  de- 
mande :  il  me  le  donne  pccillant  de 
joie  d'avoir  enfin  triomphé  de  moi.  Je 
bats  le  fufil  ,  j'allume  la  chandelle  ,  je 
prends  par  la  main  mon  petit  bon-hom- 
me ,  je  le  mené  tranquillement  dans 
un  cabinet  voifin  ,  dont  \qs  volets 
étoient  bien  fermés ,  &:  où  il  n'y  avoir 
rien  à  calfer  j  je  l'y  lalfle  fans  lumiè- 
re, puis  fermant  fur  lui  la  porte  à  la 
clef,  je  retourne  me  coucher  fans  lui 
avoir  dit  un  feul  mot.  11  ne  faut  pas 
demander  fi  d'abord  il  y  eut  du  va« 
carme  )   je   m'y    étois   attendu  ,    je    ne 


ou    DB    L'ÈdUCATIOS,  |ij 

m*en  émus  point.  Enfui  le  brait  s'Ap- 
paife:  j'écoute,  je  l'entends  s'arranger, 
je  me  tranquillife.  Le  lendemain  j'entre 
au  jour  dans  le  cabinet  ,  je  trouve 
mon  petit  mutin  couché  fur  un  lie  de 
repos,  &  dormant  d'un  profond  fom- 
meil  ,  dont ,  après  tant  de  fatigue ,  il 
dévoie   avoir  grand  befoin. 

L'affaire  ne  finit  pas  1-î.  la  mere 
apprit  que  l'enfant  avoir  paHé  les  deux 
tiers  de  la  nuit  hors  de  fon  lit.  Auiîi- 
tôt  tout  fut  perdu  j  c'croit  un  enfinc 
autant  que  mort.  Voyant  l'occafioii 
bonne  pour  fe  venger,  il  fit  le  malade, 
fans  prévoir  qu'il  n'y  gagneroit  rien. 
Le  Médecin  fut  appelé.  Malheureu- 
fement  pour  la  mere  ,  ce  Médecin 
écoit  un  plaifant  ,  qui  ,  pour  s'amu- 
fer  de  fes  frayeurs  ,  s'appliquoit  à 
les  augmenter.  Cependant  il  me  dit  à 
l'oreille  :  laiflTez  -  moi  faire  ;  je  vous 
promets  que  Tenfant  fera  guéri  pour 
quelque  tems  de  la  fantaifie  d'être  ma- 
lade: en  efîvit,   la  diète  &c  la  chambre 

O    6 


314  Ê   M    J    L   E  ^ 

furent  prefcrices  >  &  il  fut  recomman-' 
dé  à  l'Apothicaire.  Je  foupirois  de  voir 
cette  pauvre  mère  ainfi  la  dupe  de  tout 
ce  qui  l'environnoit ,  excepté  moi  feul, 
qu'elle  prit  en  haîne ,  précifément  parce 
que  je   ne   la  trompois  pas. 

Après  des  reproches  adez  durs ,  elle 
me  dit  que  fou  fils  écoit  délicat,  qu'il 
ctoit  l'unique  héritier  de  fa  famille  , 
qu'il  falloit  le  conferver  à  quelque  prix 
que  ce  fût ,  &  qu'elle  ne  vouloit  pas 
qu'il  fut  contrarié.  En  cela  j'ctois  bien, 
d'accord  avec  elle,  mais  elle  entendoic 
par  le  contrarier,  ne  lui  pas  obéir  en 
tout.  Je  vis  qu'il  falloit  prendre  avec 
la  mère  le  même  ton  qu'avec  l'enfant. 
Madame ,  lui  dis-je  aiïez  froidement , 
je  ne  fais  point  comme  on  élevé  un 
héritier,  5c,  qui  plus  eft,  je  ne  veux 
pas  l'apprendre  ;  vous  pouvez  vou» 
a.rranger  là-deffus.  On  avoii  befoin  de 
xpoi  pour  quelque  tems  encore  :  le  père 
appaifa  tout  ,  la  mère  écrivit  au  Pré- 
cepteur de  bâter  fon  retour  j  ôc  l'enfanr. 


ov  DE  l'Éducation.       515 

voyant  qu'il  ne  gagnoic  rien  à  troubler 
mon  fcmmeil  ni  à  être  malade,  piic 
enfin  le  parti  de  dormir  lui-même  & 
de  fe  bien  porter. 

On  ne  fauroit  imaginer  à  combien 
de  pareils  caprices  le  petit  tyran  avoit 
alTervi  Ton  malheureux  Gouverneur  j 
car  l'éducation  fe  faifoit  fous  les  yeux 
de  la  mère,  qui  ne  fouffroit  pas  que 
l'héritier  fût  défobéi  en  rien.  A  quel- 
que heure  qu'il  voulût  fortir,  il  falloir 
être  prêt  pour  le  mener,  ou  plutôt  pour 
le  fuivre  ,  ôc  il  avoit  toujours  grand 
foin  de  choifir  le  moment  où  il  voyoit 
fon  Gouverneur  le  plus  occupé.  Il  voulut 
ufer  fur  moi  du  même  empire  ,  &  fe 
venger,  le  jour,  du  repos  qu'il  étoit 
forcé  de  me  laifler  la  nuit.  Je  me  prêtai 
de  bon  cœur  à  tout ,  &  je  commençai 
par  bien  conftater  à  fes  propres  yeux 
le  plaihr  que  j 'a vois  à  lui  complaire. 
Après  cela ,  quand  il  fut  queftion  de 
le  guérir  de  fa  faniaifie,  je  m'y  pris 
autrement. 


51^  Emile,' 

Il  fallut  d'abord  le  mettre  dans  (on 
tort,  &  cela  ne  fut  pas  difficile.  Sa- 
chant que  les  enfans  ne  fongent  jamais 
qu'au  préfent  ,  je  pris  fur  lui  le  facile 
avantage  de  la  prévoyance  :  j'tus  foin 
de  lui  procurer  au  logis  un  amiifemenc 
que  je  favois  être  extrêmement  de  fon 
goût;  &  dans  le  moment  où  je  l'en  vis 
le  plus  engoué,  j'allai  lui  propofer  un 
tour  de  promenade;  il  me  renvoya  bien 
loin:  j'infiftai ,  il  ne  m'ccouta  point;  il 
fallut  me  rendre ,  ôc  il  nota  précieu- 
fement  en  lui-même  ce  iîgne  d'afTujet- 
tiiTement. 

Le  lendemain  ,  ce  fut  mon  tour.  Il 
s'ennuya,  j'y  avois  pourvu:  moi,  au 
contraire ,  je  paroifTois  profondément 
occupé.  Il  ncn  falloir  pas  tant  pour  le 
déterminer.  Il  ne  manqua  pas  de  venir 
m'arracher  à  mon  travail  pour  le  mener 
promener  au  plus  vite.  Je  refufai,  il 
s'obftina.  Non  ,  lui  dis-je  :  en  faifant  votre 
volonté ,  vous  m'avez  appris  à  faire  la 
mienne  ;   je   ne   veux   pas  fortir.    Hé  ! 


ou   DE   L^ÉdUCATION.         517 

bien,  repric-il  vivement,  je  fortirai  tout 
feiil.  Comme  vous  voudrez,  ôc  je  re- 
prends  mon  travail. 

Il  s'habille,   un   peu  inquiet  de  voir 
que   je   le   lailfois  faire  ,    &c   que   je   ne 
rimitois    pas.    Prêt    à    fortir ,    il    vient 
me  faluer,  je  le  falue:  il  tâche  de  m'al- 
larmer  par  le  récit  des  courfcs  qu'il  va 
faire;    à   l'entendre,    on    eut    cru   qu'il 
alloit  au  bout  du  monde.  Sans  m'émoii- 
voir,    je   lui    fouhaite   un    bon    voyage. 
Son    embarras    redouble.    Cependant    il 
fait  bonne   contenance,   ôc    prêt  à  for- 
tir,  il  dit  à  {on    laquais    de    le   fuivre. 
Le     laquais  ,    déjà     prévenu  ,     répond 
qu'il  n'a  pas  le  rems,  &  qu'occupé  par 
mes  ordres,  il   doit  m'obcir  plutôt  qu'à 
lui.  Pour  le  coup,  Tenfant  n'y  eft  plus. 
Comment    concevoir     qu'on     le     lailTe 
fortir  feul  ,    lui  qui   fe  croit  l'être  im- 
portant à  tous  les  autres ,  de  penfe  que 
le  ciel  &   la  terre   font   intéreffés   à  fa 
confervation?   Cependant  il   commence 
à    femir    fa    foiblelfe  j    il    comprend 


'^28  Ê   M   I   L    Ej 

qu'il  va  fe  trouver  feul  au  milieu  de 
gens  qui  ne  le  connoifTenc  pas  j  il  voie 
d'avance  les  rifques  qu'il  va  courir  : 
l'obfti nation  feule  le  foutient  encore  ; 
il  defcend  l'efcalier  lentement  &  fore 
interdit.  Il  entre  enfin  dans  la  rue,  fe 
confolanr  un  peu  du  mal  qui  lui  peut 
arriver,  par  l'efpoir  qu'on  m'en  rendra 
refpon  fable. 

C'ctoit  là  que  je  l'attendoiè.  Tout 
croit  préparé  d'avance  j  &  comme  il  s'a- 
gilToit  d'une  efpece  de  fcène  publique, 
je  m'écois  muni  du  confentement  du 
père.  A  peine  avoit-il  fait  quelques  pas 
qu'il  entend  à  droite  &  à  gauche  dif- 
férens  propos  fur  (on  compte.  Voifin  , 
le  joli  Monfieurî  où  va-i-il  ainli  tout 
feul?  Il  va  fe  perdre:  je  veux  le  prier 
d'entrer  chez  nous....  Voifine ,  gardez- 
vous-en  bien.  Ne  voyez  vous  pas  que 
c'eft  un  petit  libertin  qu'on  a  chaffé  de  la 
maifon  de  fon  père,  parce  qu'il  ne  vou- 
loir rien  valoir?  Il  ne  faut  pas  retirer 
les  libertins  j   laiffez-le  aller  où  il   vou- 


ou  DE  L^ Éducation.       519 

dra....Hé  bien  donc!  que  Dieu  le  con- 
diiife  j  je  ferois  fâciiée  qu'il  lui  arri- 
vât malheur.  Un  peu  plus  loin  il  ren- 
contre des  polilfons  à  peu-près  de  fbii 
âge  ,  qui  l'agacent  &  fe  moquent  de 
lui.  Plus  il  avance  ,  plus  il  trouve 
d'embarras.  Seul  &  fans  protedlion  , 
il  fe  voit  le  jouet  de  tout  le  monde  , 
&  il  éprouve  ,  avec  beaucoup  de  fur- 
prife  ,  que  fon  nœud  d'épaule  &  fou 
parement  d'or  ne  le  font  pas  plus  ref- 
pedler. 

Cependant  un  de  mes  Amis  qu'il 
ne  connoifloit  point  ,  ^  que  j'avois 
chargé  de  veiller  fur  lui ,  le  fuivoic 
pas  à  pas  fans  qu'il  y  prît  garde  ,  & 
l'accofta  j  quand  il  en  fut  tems.  Ce 
rôle,  qui  reffembloit  à  celui  de  Sbrigani 
dans  Pourceaugnac  ,  demandoit  un 
homme  d'efprit  ,  Ôc  fut  parfaitement 
rempli.  Sans  rendre  l'enfant  timide  & 
craintif  en  le  frappant  d'un  trop  grand 
effroi ,  il  lui  fit  fi  bien  fentir  l'impru- 
dence de  fon  équipée ,  qu'au  bout  d'une 


3  30  F.    M    1    L    E^ 

demi  -  heure  il  me  le  ramena  foiipîe, 
confus  ,   &  n'ôfanc  lever  les   yeux. 

Pour  achever  le  déiaftre  de  (on  ex- 
pédition ,  précifément  au  moment  qu'il 
rentroic ,  fon  peie  defcendoit  pour  for- 
tir  &  le  rencontra  fur  l'efcalier.  Il  fal- 
lut dire  d'où  il  venoir ,  &  pourquoi  je 
n'étois  pas  avec  lui  (i(?).  Le  pauvre 
enfant  eût  voulu  être  cent  pieds  fous 
terre.  Sans  s'amufer  à  lui  faire  une 
longue  réprimande  ,  le  père  lui  dit 
plus  sèchement  que  je  ne  m'y  ferois 
attendu  :  quand  vous  voudrez  fortir 
feul ,  vous  en  êtes  le  maître  j  mais  com- 
me je  ne  veux  point  d'un  bandit  dans 
ma  maifon,  quand  cela  vous  arrivera, 
ayez  foin  de  n'y  plus  rentrer. 

Pour  moi ,  je  le  reçus  fans  reproche 
&  fans  raillerie  ,  mais  avec  un  peu  de 
gravité  j  & ,  de  peur  qu'il  ne  foupçon- 

(lé)  En  cas  pareil,  on  peut  fans  rifqiie,  exiger  rl'un 
enfant  la  vérité  ;  car  il  fait  bien  alors  qu'il  ne  faut  oit. 
U  déguifer,  &  que,  s'il  ôfoit  dire  un  mcnfoBge,  il  ea 
ftfoit  à  l'inflant  convaiacj. 


Ou  DE  l'Education.       331 

nâc  que  tout  ce  qui  s'éroit  paffe  n'é- 
toit  qu'un  jeu  ,  je  ne  voulus  point  le 
mener  'promener  le  même  jour.  Le  len- 
demain je  vis,  avec  grand  plaifir ,  qu'il 
paffoit  avec  moi  d'un  air  de  triomphe 
devant  les  mêmes  gens  qui  s'étoient 
moqués  de  lui  la  veille  pour  l'avoir 
rencontré  tout  feul.  On  conçoit  bien 
qu'il  ne  me  menaça  plus  de  forcir  [?.v.s 
moi. 

C'eft  par  ces  moyens  &  d'autres  fem- 
blables  ,  que  ,  durant  le  peu  de  tems 
que  je  fus  avec  lui ,  je  vins  à  bout  de 
lui  faire  faire  tout  ce  que  je  voulois  fans 
lui  rien  prefcrire  ,  fans  lui  rien  défen- 
dre ,  fans  fermons  ,  uns  exhortations  , 
fans  l'ennuyer  de  leçons  inutiles.  Aulîi 
lan:  que  je  parlois  ,  il  étoit  content  : 
mais  moH  (îlence  le  tenoit  en  crain- 
te j  il  comprenoic  que  quelque  chofe 
n'alloit  pas  bien,  d<:  toujours  la  leçon  lui 
venoit  de  la  chofe  même;  mais  revenons. 

Non-feulement  ces  exercices  conti- 
nuels ainfi  laifles  à   la  feule  diredion. 


33i  Emile, 

de  II  Nature  en  fortifiant  le  corps  n'a- 
bruciffeiit  point  TeTprit  j  m.iis  au  con- 
traire ils  forment  en  nous  la  ftule  ef- 
pece  de  raifon  dont  le  premier  â^^e 
foit  fufceptible  ,  &  la  plus  nécedaire 
à  quelque  âge  que  ce  foir.  Ils  nous 
apprennent  à  bien  connoîcre  l'ufage  de 
nos  forces,  les  rapports  de  nos  corps 
aux  corps  environnans  ,  Tufage  àts 
inftrumens  naturels  qui  font  à  notre 
portée,  Se  qui  conviennent  à  nos  or- 
ganes. Y  a-t-il  quelque  ftupiditc  pa- 
reille à  celle  d'un  enfant  élevé  tou- 
jours dans  la  chambre  &  fous  les  yeux 
de  fa  mère,  lequel,  ignorant  ce  que 
c'eft  que  poids  &  que  réfiftance  ,  veut 
arracher  un  grand  arbre,  ou  foulever  un 
locher  ?  La  première  fois  que  je  forcis 
de  Genève,  je  voulois  fuivre  un  che- 
val au  galop ,  je  jetois  des  pierres  con- 
tre la  montagne  de  Saleve,  qui  éroit  à 
deux  lieues  de  moi;  jouet  de  tous  les 
cnfans  du  village ,  j'étois  un  véritable 
idiot    pour    eux.    A    dix- huit    ans ,    on 


ou   DE    L*ÉDVCATIOtr,         555 

apprend  en  Phllofophie  ce  que  c'efl: 
qu'un  levier:  il  n'y  a  point  de  petit 
Payfan,  à  douze,  qui  ne  fâche  fe  fervir 
d'un  levier  miejx  que  le  premier  Mé- 
chanicien  de  l'académie.  Les  leçons 
que  les  Écoliers  prennent  entr'eux  dans 
la  cour  du  Collège  leur  font  cent  fois 
plus  utiles  que  tout  ce  qu'on  leur  dira 
jamais  dans  la  ClafTè, 

Voyez  un  chat  entrer  pour  la  pre- 
mière fois  dans  une  chambre  ;  il  vi- 
{ite ,  il  reg.irde ,  il  flaire ,  il  ne  refte 
pas  un  moment  en  repos ,  il  ne  fe  fie 
à  rien  qu'après  avoir  tout  examiné , 
tout  connu.  Ainfi  fait  un  enfant  com- 
mençant à  marcher,  ôc  entrant,  pour 
ainfi  dire  ,  dans  Tefpace  du  Monde. 
Toute  la  diffirence  eft ,  qu'à  la  vue, 
commune  à  l'enfant  ôc  au  chat,  le  pre- 
mier joint ,  pour  obferver ,  ks  mains 
que  liii  donna  la  Nature ,  Ôc  l'autre  l'o- 
dorat fubtil  dont  elle  l'a  doué.  Cette 
difpolition  bien  ou  mal  cultivée  eft  ce 
qui  rend  les  enfaiis  adroits  ou  lourds , 


~    334  Emile, 

pefans  ou  difpos,  écourJis   ou   pradens. 
Les    premiers     mouvemens    naturels 
de   l'homme  étant  donc   de   fe  mefurer 
avec   tour   ce    qui   l'environne ,  &:   d'é- 
prouver   dans    chaque    objet    qu'il    ap- 
perçoic  routes  les  qualités  fenfibles  qui 
peuvent  fe  rapporter  à   lui,  fa  premiè- 
re   étude    eft    une     forte    de    Phyfique 
expérimentale  relative  à  fa  propre  coii- 
fervation,  &  dont  ou    le   détourne  par 
des  études  fpéculatives ,  avant  qu'il  ait 
reconnu   fa    place    ici-bas.    Tandis  -que 
Ïqs    organes   délicats    &    flexibles    peu- 
vent  s'ajufter  aux  corps  fur  lefquels  ils 
doivent  agir,  tandis  que  {<iS  fens,   en- 
core   purs  ,    (o\M    exempts    d'illufions , 
c'eft   le   tem-;    d'exercer    les    uns  &    I« 
autres  aux  fonctions  qui  leur   font  pro- 
pres j  c'eft    le   tems  d'appiendre  à  con- 
noîrre     les    rapports     fenfibles    que    \qs 
chofes    ont    avec     nous.    Comme    tout 
-ce    qui    entre    dans    l'entendement    hu- 
main y   vient  par  les   fens,  la  premiè- 
re  raifon    de    l'homme   eft    une  raifon 


ou  DE  l'Éducation.      ^^j 

fenfitive,  c'efl:  elle  qui  fert  de  bafe  à 
la  raiion  intelledluelle  :  nos  premiers 
Maîcres  de  Philofophie  font  nos  pieds, 
nos  mains  ,  nos  yeux.  Siibfticuer  des 
livres  à  tout  cela  ,  ce  n'eft  pas  nous 
apprendre  à  raifonner ,  c'eft  nous  ap- 
prendre à  nous  fervir  de  la  raifon  d'au- 
trui  j  c'eil  nous  apprendre  à  beaucoup 
croire,  &  à   ne  jan)ais   rien   favoir. 

Pour  exercer  un  art,  il  faut  com- 
mencer par  s'en  procurer  les  inftru- 
mensj  &  pour  pouvoir  employer  urile- 
ment  ces  inftrumens ,  il  faut  ks  faire 
allez  folides  pour  réfiflrer  à  leur  ufage. 
Pour  apprendre  à  penfer ,  il  faut  donc 
exercer  nos  membres,  nos  fens ,  nos 
organes  ,  qui  font  les  inftrumens  de 
notre  intelligence^  ôc ,  pour  tirer  tout  le 
par;,  poflible  de  ces  inftrumens,  il  fiuc 
que  le  corps  ,  qui  les  fournit ,  foie 
robuftcî  &  fain.  A'mCi ,  loin  que  la  vé- 
ritable r^iifon  de  l'homme  fe  forme  in- 
dépendamment du  corps ,  c'eft  la  bonne 
■  conftliution    du    corps     qui     rend     les 


3  3^  Emile, 

opérations    de    l'efpric   faciles   Se   sûres. 

Eu  montrant  à  quoi  Ton  doit  em- 
ployer la  longue  oifiveté  de  l'enfance , 
l'entre  dans  un  détail  qui  paroîtra  ridi- 
cule. Plaifantes  leçons,  me  dira- 1 -on, 
qui  ,  retombant  fous  votre  critique , 
fe  bornent  à  enfeigner  ce  que  nul 
n'a  befoin  d'apprendre  ?  Pourquoi  con- 
fum^r  le  tems  à  des  in  ft;  ru  étions  qui 
viennent  toujours  d'elles-mêmes,  ôc  ne 
coCuent  ni  peines  ni  foins.  Quel  enfant 
de  douze  ans  ne  fait  pas  tout  ce  que 
vous  voulez  apprendre  au  vôtre,  6c  de 
plus  ce  que  (qs  Maîcres  lui  ont  appris? 

Meflieurs  ,  vous  vous  trompez  j 
j'enfeigne  à  mon  Elevé  un  art  très- 
long ,  très -pénible,  &  que  n'ont  af- 
furément  pas  les  vôtres  ;  cqÙ.  celui 
d'être  ignorant;  car  la  fcience  de  qui- 
conque ne  croit  favoir  que  ce  qu'il 
fait  ,  fe  réduit  à  bien  peu  de  chofe. 
Vous  donnez  la  fcience ,  à  la  bonne 
heure  ;  moi  je  m'occupe  de  l'inftru- 
ment  propre  à  l'acquérir.  On  dit  qu'un 

jour 


ou  DE  l'Education.       537 

jour  les  Vénicitni  mo.urant:  en  ocande 
pompe  leur  rréfor  de  Saint  Marc  à 
un  Ambafladeur  d'Efpagne  ,  celui-ci  , 
pour  tout  compliment  ,  ayant  regardé 
fous  les  tables,  leur  dit  :  Qui  non  ce 
la  radice.  Je  ne  vois  jamais  un  Pré- 
cepreur  étaler  le  favoir  de  fou  difciple, 
fans  être  tenté  de  lui  en  dire  auraat. 

Tous  ceux  qui  or.c  réflé.-hi  fur  la 
manière  de  vivre  des  Anciens  ,  atcii- 
buent  aux  exercices  de  la  gymnaltique 
cette  vigueur  de  corps  &  d'pme  qji  les 
dirtingue  le  plus  fenfiblemeju  des 
Modernes.  La  manière  donc  M.)nta- 
gne  appuie  ce  fentiment  ,  montre  qu'il 
en  érolt  fortement  pénétre  j  il  y  re- 
vient f;\ns  cc(^i  &:  de  mille  f.iço'is.  Ea 
parlant  de  l'éducation  d'un  enfant: 
pour  lui  roidir  Tmic  ,  il  but,  dit-il, 
lui  durcir  les  mulclcs;  en  l'a^-ctuuu- 
mant  au  travail  ,  on  l'accoutume  à  la 
douleur  \  il  le  faut  rompre  à  l'âprecé 
des  exercices,  pour  le  dicllur  à  rjprjeté 
de   la  diilocation  ,  de   la   colique  6c   de 

Tome  1.  ~  P 


33S  É         M         I         L  E    y 

tous  les  maux.  Le  fage  Locke  ,  le  bon 
Rolliii  ,  le  favanc  Fleuri ,  le  pédant  de 
Crouzas  ,  fl  différens  entr'eux  d^ns  tout 
le   refte  ,    s'accordent    tous   en   ce  feul 
point   d'exercer    beaucoup  les  corps  des 
enfans.  C'eft  le  plus  judicieux   de  leurs 
préceptes;  c'eft    celui    qui    cft    &c    fera 
toujours    le  plus   négligé.    J'ai  déjà  fuf- 
fifammenc    parlé    de    fon    importance  ; 
&  comme  on  ne  peut  lâ-delTus  donner 
de    meilleures    raifons  ,    ni    des    règles 
plus    fenfées    que    celles    qu'on    trouve 
dans   le  livre  de   Locke  ,    je    me  con- 
tenterai d'y  renvoyer  ,   après  avoir  pris 
la    liberté    d'ajouter    quelques    obfecva- 
tions  aux  fiennes. 

Les  membres  d'un  corps  qui  croie 
doivent  être  tous  au  large  dans  leur 
vêtement  ;  rien  ne  doit  gcner  leur 
mouvement  ,  ni  leur  accroiflcment  ; 
rien  de  trop  jufte  ,  rien  qui  colle  au 
corps  ,  point  de  ligature.  L'habille- 
ment François ,  gênant  &  mal-fain  pour 
les    hommes ,   eft    pernicieux    fur-tout 


017  r»E  VÊducatjoj<!.       3  39 

aux  enfans.  Les  humeurs  ,  ftagnantes  , 
aiTC'cées  dans  leur  circulation  ,  crou- 
piirent  dans  un  repos  qu'augmente  la 
vie  iiiadtivc  &:  fétlentaire ,  fe  corrcm- 
pent  &  caufent  le  fcoibuc  ,  maladie 
tous  les  jours  plus  commune  parmi 
nous  ,  &  prefv.jue  ignorée  des  Anciens  , 
que  leur  manière  de  fe  vêtir  &  de 
vivre  en  préfervoit.  L'habillement  de 
Houfard  ,  loin  de  remédier  à  cet  in-. 
convénient ,  l'augmente  ,  &: ,  pour  fau- 
ver  aux  enfans  quelques  ligatures  ,  les 
prefle  par  tout  le  corps.  Ce  qu'il  y  « 
de  mieux  à  faire ,  eft  de  les  lailTer  en 
jaquette  auffi  long-tems  qu'il  eft  pof- 
fible  ,  puis  de  leur  donner  un  vête- 
ment fort  large  ,  de  de  ne  fe  point  pi- 
quer de  marquer  leur  taille  ;  ce  qui 
ne  fert  qu'à  la  déformer.  Leurs  dé- 
fauts du  corps  &c  de  l'efprit  viennent 
prefque  tous  de  la  même  caufe  j  on 
les  veut  faire  hommes  avant  le  tems. 

Il  y  a  àcs  couleurs  gaies  &  des  cou- 
leurs ttiftes  j    les  premières   font   plus 

P    2 


540  E    M    I    L    Ej 

du   eout    des    enfans:  elles    leur   fiéenr 
mieux    aufli  ,    &    je    ne   vcîs   pas    pour- 
quoi   l'on    ne    confulreroic    pas  en   ceci 
àes    convenances     lî    naturelles   ;     mais 
du   moment   qu'ils   préfèrent  une  étofFe 
parce     qu'elle    eft    riche   ,    leurs    coeurs 
font  déjà   livrés  au  luxe   ,    à   toutes    les 
fantalGes  de   l'opinion  j    &    ce   goût  ne 
leur  eft  sûrement  pas  venu  d'eux  -  mê- 
mes.   On    ne    fauroit    dire    combien    le 
choix    des    vêtemens    &    les    motifs  de 
ce  choix  influent    fur  l'éducation.   Non- 
feulement     d'aveugles    mères     promer- 
tent    à  leurs    enfans    des    parures    pour 
récompenfe  ;    on  voit    même    d'infenfcs 
Gouverneurs      menacer      leurs      Elevés 
d'un     habit    plus    groflîer    &    plus    fim- 
ple  ,   comme    d'un    châtiment.    Si    vous 
n'étudiez     mieux  ,    li    vous    ne    confer- 
vez    mieux    vos    hardes  ,    on    vous    ha- 
billera   comme    ce    petit    Payfin,    C'eft 
comme  s'ils   leur  difoient  :   Sachez  que 
Thomme  n'eft  rien   que  par  fes   habirs  , 
que  votre  prix  eft  tout  dans  les  vôrres. 


ou   BE    vEùUCAtlO^.  541 

Faiu  il  s'cronner  que  de  (\  fages  leçons 
piofitenc  à  la  Jeuneire  ,  qu'elle  n'eftime 
que  la  parure ,  ^'  qu'elle  ne  juge  du 
mérire  que  fur  le  feul  extérieur  ? 

Si  j'avois  à  remettre  la  tête  d'un  ciT- 
fant  ainfi  gâté  ,  j'aurois  foin  que  feis 
habits  les  plus  riches  fuiïent  les  plus 
incommodes;  qu'il  y  fût  toujours  gène, 
toujours  contraint  ,  toujours  alTu- 
jetti  à  mille  manières  :  je  ferais  fuir 
la  liberté  .  la  gaieté  devant  fa  macîni- 
ficence  :  s'il  vouloit  fe  mêler  aux 
jeux  d'autres  enfans  plus  fimplemeiit 
mis  ,  tout  ceiîeroit  ,  tout  difparoî'^ 
croit  à  Tinflant.  Enfin  ,  je  l'ennuierois  , 
je  le  raflafierois  tellement  de  fon  fafte, 
je  le  rendrois  tellement  l'efclave  de 
fon  habit  doré  ,  que  j'en  ferois  le 
Héau  de  fa  vie  ,  6c  qu'il  verroit  avec 
moins  d'effroi  le  plus  noir  cachot  que 
les  apprêts  de  fa  parure.  Tant  qu'on 
n'a  pas  affervi  l'enfant  à  nos  préjugés  , 
être  à  fon  aife  (Se  libre  eft  toujours  fon 
premier  defir:  le  vêtement  le  plus  fim- 

1^   3 


54^  Ê   M   I   L   E  i 

pie  ,  le  pins  commode  ,  celui  qui  l'af- 
fujettic  le  moins  ,  cft  toujours  le  plus 
précieux  pour   lui. 

II  y  a  une  habirude  du  corps  con- 
venable aux  exercices  ,  dz  une  autre 
plus  convenable  à  l'inadion.  Celle-ci  , 
laiflaiît  aux  humeurs  un  cours  égal  & 
uniforme ,  doic  garantir  le  corps  ^qs 
aUérations  de  l'air  ;  l'autre  le  faifant 
palTer  Tans  ceffe  de  l'agitation  au  re- 
pos ,  &  de  la  chaleur  au  froid  ,  doit 
Taccoutumer  aux  mêmes  altérations. 
li  fuie  de-là  que  \qs  gens  cafaniers  & 
-fédentaires  doivent  s'habiller  chaude- 
rnent  en  tout  tems  ,  afin  de  fe  confer- 
ver  le  corps  dans  une  température  uni- 
forme, la  même,  à-peii-près,  dans  toutes 
les  faifons  ôc  à  toutes  les  heures  du 
jour.  Ceux  ,  au  contraire ,  qui  vont  ic 
viennent,  au  vent ,  au  foleil ,  à  la  pluie, 
qui  agiiîent  beaucoup  ,  &  paifent  la 
plupart  de  leur  tems  fub  dio  j  doivent 
être  toujours  vctus  légèrement ,  afin  de 
s'habituer   à    toutes    les    viciffitudes    de 


ov  DE  l'Éducation,  543 
l'air ,  &  à  tous  !es  degrés  de  tempéra- 
ture ,  fans  eu  être  incommodés.  Je  con- 
feillerois  aux  uns  d:  aux  autres  de  ne 
point  changer  d'habits  fclon  les  fai- 
Ibns  ,  &  ce  fera  Ja  pratique  confiante 
de  mon  Emile  :  en  c]uoi  je  n'e-ntends 
pas  qu'il  porte  l'été  fes  habits  d  hiver, 
comme  les  gens  fédentaires  j  mais 
qu'il  porte  l'hiver  ùs  habits  d'été, 
comme  les  gens  laborieux.  Ce  dernier 
ufage  a  été  celui  du  Chevalier  Newton 
pendant  toute  fa  vie  ,  &  il  a  vécu 
quatre-vingt  ans. 

Peu  ou  point  de  coëflPure  en  toute 
faifon.  Les  anciens  Egyptiens  avoienc 
toujours  la  tête  nue;  les  Perfes  la  cou- 
vroient  de  groffes  tiares  ,  ôc  la  cou- 
vrent encore  de  gros  turbans  ,  dont  , 
félon  Chardin  ,  l'air  du  pays  leur  rend 
l'ufage  ncceflaire.  J'ai  remarqué  dans 
im  autre  endroit  (17)  la  diftinaion 
que  fit  Hérodote  fur  un  champ  de  ba- 

(17)  Lettre  à  M.  rf'.Alenîbert  fur  les  Spetlacles ,  pjge 
top  ,  première  édition, 

P   4 


3  44  É    M    J    L    Ef 

laille    entre    les    crânes    cies    Perfes    & 
ceux    des    Égyptiens.    Comme    donc     il 
importe  que  les  enux  de  la  tête  devien- 
nent plus  durs  ,  plus  compactes  ,  moins 
fragiles    &"    moins    poreux    pour    mieux 
armer    le  cerveau,    non-feulement  con- 
tre bs  bleffurcs  ,    mais   contre  les  rhu- 
ines  ,  les    fluxions  ,    &c    toutes    les    im- 
preffiuns  de  Tair  ,    accoutumez  vos  mi' 
fans  à  demeurer  été  (Se  hiver  ,  jour  (5c 
nuit ,  toujours  tête  nue.  Que  fi ,  pour  la 
propreté    <?«:    pour    tenir    leurs    cheveux 
en  ordre  ,  vous  leur  voulez  donner  une 
Coëffure  durant  la  nuit  ,  que  ce  foit  un 
bonnet    mince,  à   claire   voie,  ôc  fem- 
blable  nu  rezeau    dans   lequel    les    Baf- 
ques   enveloppent  leurs  cheveux.  Je  fais 
bien    que    la    plupart    des   mères ,  plus 
frappées    de    l'obfervation    de    Chardin 
que    de    mes   raifons  ,  croiront    trouver 
par- tout    l'air    de    Perfe  j   mais    moi   Je 
n'ai    pas     choifi    mon    Elevé    Euro|>cen 
pour  en  faire  un  Afiatique. 

En  gcncral  ,    on   habille  trop  les  en- 


ou    BE    VÉbuCATION.         345 

fans ,  &C  fur  tout  duran:  le  premier  âge. 
II  faudroic  plutôt  endurcir  au  froid 
qu'au  chaud  \  le  grand  froid  ne  les  in- 
commode jamais  ,  quand  on  les  y  laifle 
exDofés  de  bonne  heure  :  mais  le  tilTu 
de  leur  peau  ,  trop  tendre  &  trop  lâ- 
che encore  ,  lailTant  un  trop  libre  paf- 
f^ge  à  la  tranfpiration ,  les  livre  par 
i'exrréme  chaleur  à  un  épuifement  iné- 
vitable. Aufli  remarque-t-on  qu'il  en 
meurt  plus  dans  le  mois  d'Août  que 
dans  aucun  autre  mois.  D'ailleurs ,  il 
paroît  confiant  ,  par  la  comparaifon 
des  Peuples  du  Nord  &c  de  ceux  de 
Midi ,  qu'on  fe  rend  plus  robufte  en 
fupportant  l'excès  du  froid  que  l'excès 
de  la  chaleur  j  mais  à  mefure  que  l'en- 
fant grandit  ,  &c  que  fes  fibres  fe  for- 
tifient ,  accoutumez  -  le  peu-à-peu  à 
braver  les  rayons  du  foleil  j  en  allant 
par  dégrés ,  vous  l'endurciriez  fans  dan- 
ger  aux  ardeurs  de  la  Zone  torride. 

Locke  ,  au   milieu  des  préceptes  mâ- 
les  (Se  fenfés  qu'il  nous  donne  ,  rctora- 

P   5 


^4^  È        M        J        L         -E     y 

be  dans  à^s  coiitradidions  qu'on  n'at- 
rendioit  pas  d'un  la.fonneur  aulîi  exa^. 
Ce  même  homme  qui  veut  que  les  en- 
fans  fe  baignenr  l'été  dans  l'eau  glacée, 
ne  veut  pas ,  quand  ils  ionc  échauffés  , 
qu'ils  boivent  frais ,  ni  qu'ils  fe  cou- 
chent par  terre  dans  des  endroits  humi- 
des (i^).  Mais  puifqu'il  veut  que  les 
fouliers  des  enfans  prennent  l'eau  dans 
tous  les  rems  ,  la  prendront-ils  moins 
quand  l'enfant  aura  chaud,  de  ne  peut- 
cn  pas  lui  faire  ,  du  corps  par  rapport 
aux  pieds ,  les  mêmes  induélions  qu'il 
fait  dQS  pieds  par  rapport  aux  mains  , 
&  du  corps  par  rapport  au  vifage  ?  Si 
vous  voulez  ,  lui  dirois-je  ,  que  l'hom- 
me foit  tout  vifage  ,  pourquoi  me  blâ- 
mez-vous de  vouloir  qu'il  foit  tout 
pieds  ? 


(i8)  Comme  fi  lîs  petits  Payfjns  choififToicnt  la. 
terre  bien  fèche  pour  s'y  aiTcoir  ou  pour  s'y  coucher, 
fie  qu'on  eût  jamais  ouï  dire  que  l'iiumidité  de  la  terre 
eût  fait  du  mal  à  pas  un  d'eux.  A  écouter  là-dcirus 
les  Mé.-lecins ,  on  croiroit  les  Sauvages  tout  perclus  de 
rhumatiimcs. 


0,U   DE   l'ÉdVCATIOK,         ^47 

Pour  empêcher  les  enfans  de  boire 
quand  ils  ont  chaud,  il  prefcrit  de  les 
accoutumer  à  manger  préalablement 
un  morceau  de  pain  avant  que  de  boire. 
Cela  eft  bien  étrange  ,  que  ,  quand 
l'enfant  a  foif ,  il  faille  lui  donner  a 
manger  j  J'aimerois  mieux  ,  quand  il 
a  faim  ,  lui  donner  à  boire.  Jamais  eu 
ne  me  perfuadera  que  nos  premiers 
appétits  foient  fi  déréglés  ,  qu'on  ne 
puilTe  les  fatisfaire  fans  nous  expofer 
à  périr.  Si  cela  étoit  ,  le  genre-humain 
fe  fût  cent  fois  détruit  ,  avant  qu'on 
eût  appris  ce  qu'il  faut  faire  pour  Is 
conferver. 

Toutes  les  fois  qu'Èmi'e  aura  foif, 
je  veux  qu'on  lui  donne  à  boire.  Je 
veux  qu'on  lui  donne  de  l'eau  pure  6c 
fans  aucune  préparation  ,  pas  même  de 
la  faire  dégourdir,  fût-il  tout  en  nage, 
&  fût-on  dans  le  cœur  de  l'hive*-.  Le 
feul  foin  que  je  recommande  ,  eft  de 
diftinguer  la  qualité  à^s  eaux.  Si  c'efl: 
de    l'eau   derivie  re  ,  donncz-là  lui  fur 

P   6 


54^  ^    AI   I   L   E, 

le  champ  telle  qu'elle  fort  de  la  rivière. 
Si  c'eft  de  l'eau  de  fource  ,  il  la  faut 
Jaiiïer  quelque  tems  à  l'air  ,  avant  qu'il 
la  boive.  Dans  les  faifons  chaudes  > 
Us  rivières  fonr  chaudes  j  il  n'en  eft 
pas  de  même  des  fources  ,  qui  n'ont 
pas  reçu  le  contadl  de  l'air.  Il  faut  at- 
tendre qu'elles  foienc  à  la  température 
<ie  l'atmofphere.  L'hiver,  au  contraire, 
l'au  de  fource  eft ,  à  cet  égard ,  moins 
dangereufe  que  l'eau  de  rivière.  Mais 
il  n'eft  ni  naturel  ni  fréquent  qu'on 
fe  mette  l'hiver  en  fuenr  ,  fur-touc 
en  plein  air.  Car  l'air  froid ,  frappant 
inceflamment  fur  la  peau  ,  répercute 
en  dedans  la  fueur  ,  Se  empêche  les 
pores  de  s'ouvrir  affez  pour  lui  don- 
ner un  paflage  libre.  Or  ,  je  ne  pré- 
tends pas  qu'Emile  s'exerce  l'hiver  au 
coin  d'un  bon  feu ,  mais  dehors  en 
pleine  campagne  au  milieu  des  gla- 
ces. Tant  qu'il  ne  s'échauffera  qu'à 
faire  ik  lancer  àcs  balles  de  neige  > 
lailfons-le    boire   quand    il    aura   foif,, 


ou  DE  l'Éducation.      ^^^ 

qu'il    continue  de  s'exercer  après  avoir 
bu  ,  ôc  n'en  craignions  aucun  accident. 

Que  Cl  par  quelqu'autre  exercice  il  fe 
mec  en  fueur  ,  &  qu'il  ait  foif ,  qu'il  boive 
froid  ,  même  en  ce  tems-là.  Faites  feu- 
lement en  forte  de  le  m.ener  au  loin  Ôc 
à  petits  pas  chercher  fon  eau.  Par  le 
froid  qu'on  fuppofe ,  il  fera  fufnfam- 
ment  rafraîchi  en  arrivant ,  pour  la  boi- 
re fans  aucun  danger.  Sur-tout ,  prenez 
CCS  précautions  ,  fans  qu'il  s'en  apper- 
çoive.  J'aimerois  mieux  qu'il  fût  quel- 
quefois malade  ,  que  fans  celle  attentif 
à  fa  fauté. 

Il  faut  un  long  fommeil  aux  en- 
fans  ,  parce  qu'ils  font  un  extrême  exer- 
cice. L'un  fert  de  corredlif  à  l'autre  -y. 
aufli  voit- on  qu'ils  ont  befoin  de  tous 
deux.  Le  tems  du  repos  eft  celui  de  la 
nuit  ,  il  eft  marqué  par  la  Nature.  C'eft 
une  obfervation  confiante  que  le  fom- 
meil eft:  plus  tranquille  &  plus  doux" 
tandis  que  le  foleil  eft  fous  l'hoiifon  y 
ôi  que  air       échauffé  de  fes   rayons  né 


55©  È   M   I   L    E  3 

maintient  pas  nos  fens  dans  un  fi 
grand  calme.  Ainfi  l'habitude  la  plus 
falutaire  eft  certainement  de  fe  lever 
&  de  fe  coucher  avec  le  foleil.  D'où 
il  fuit  que  dans  nos  climats  ,  l'homme 
&  tous  les  animaux  ont  en  général 
befoin  de  dorniir  plus  long-iems  Thi- 
ver  que  l'été.  Mais  la  vie  civile  n'eft 
pas  affez  fimple  ,  affez  naturelle  ,  aifez 
exempte  de  révolutions  ,  d'accidens , 
pour  qu'on  doive  accoutumer  l'hom- 
nie  à  une  uniformité  ,  au  point  de  la 
lui  rendre  nccelfaire.  Sans  doute  il 
faut  s'affujettir  aux  règles  ;  mais  \x 
première  eft  de  pouvoir  les  enfreindre 
fans  rifque  ,  quand  la  nécefiité  le  veut. 
N'allez  donc  pas  amollir  indifcrette- 
ment  votre  Elevé  dans  la  continuité 
d'un  paifible  fommeil  ,  qui  ne  loit  ja- 
mais interrompu.  Livrez-le  d'abord  fans 
gêne  à  la  lof  de  la  Nature  ,  mais  n'ou- 
bliez pas  que  parmi  nous  il  doit  être 
au-defTus  de  cette  loi  j  qu'il  doit  pou- 
voir fe  coucher  tard  ,    fe  lever  maiin  , 


017  DE  l'Éducation.      551 

être  éveillé  brLifquemeiit  ,  paffer  les 
nuits  debout ,  fans  en  être  incommodé. 
En  s'y  prenant  alfez  tôt ,  en  allant  tou- 
jours doucement  &  par  dégrés  ,  on 
forme  le  tempérament  aux  mêmes  cho- 
ies  qui  le  détruifent  ,  quand  on  Vy 
foumet  déjà  tout  forme. 

11  importe  de  s'accoutumer  d'abord 
à  être  mal  couché  •,  c'eft  le  moyen  de  ne 
plus  trouver  de  mauvais  lit.  En  géné- 
ral ,  la  vie  dure  ,  une  fois  tournée  en 
habitude  ,  multiplie  les  fenfations  agréa- 
bles :  la  vie  molle  en  prépare  une  infi- 
nicc  de  déplaifantes.  Les  gens  élevés 
irop  délicatement  ne  trouvent  plus  le 
fommeil  que  fur  le  duvet  \  les  gens  ac- 
coutumés à  dormir  fur  d^s  planches  le 
trouvent  par  tout  :  il  n'y  a  point  de  lie 
dur  pour  qui  s'endort  en  fe  couchant. 

Un  lit  mollet  ,  où  l'on  s'enfevelic 
dans  la  plume  ou  dans  l'édredon  >  fond 
&c  dilfout  le  corps  ,  pour  ainll  dire.  Les 
reins  enveloppés  trop  chnudement  s'é- 
chauffent.   De-là    léfultent    fouvent    la 


piètre  ou  d'autres  incommodités  j  Sc 
infailliblement  une  complexion  déli- 
cate qui  les  nourrit  toutes. 

Le  meilleur  lit  efc  celui  qui  pro- 
cure un  meilleur  fommeil.  Voilà  ce- 
lui que  nous  nous  préparons  Emile 
&  moi  pendant  la  journée.  Nous  n'a- 
vons pas  beloin  qu'on  nous  amené  des 
efclaves  de  Perfe  pour  faire  nos  lits  ^ 
en  labourant  la  terre  ,  nous  remuons 
nos  matelas. 

Je  fais  par  expérience  que  ,  quand 
nn  enfant  cft  en  fanté  ,  l'on  eft  maître 
de  le  faire  dormir  &  veiller  prefqu'a 
volonté.  Quand  l'enfant  ell  couché  , 
&  que  de  Ion  babil  il  ennuie  fa  Bon- 
ne ,  elle  lui  dit  ,  dorme:^  •  c'eft  comme 
û  elle  lui  difoit  ,  portez-vous  bien  , 
quand  il  eft  malade.  Le  vrai  moyen 
de  le  faire  dormir  eft  de  l'ennuyer  lui- 
même.  Parlez  tant  ,  qu'il  foie  forcé  de 
fe  taire  ,  &  bien-tô:  il  dormira  :  \qs 
fermons  font  toujours  bons  à  quelque 
cKofe  j  autant  vaut    le  prêcher  que  le 


ou  DE  l'Éducation.      J55 

bercer  :  mais  fi  vous  employez  le  fuir 
ce  narcotique  ,  gardez- vous  de  l'em- 
ployer le  jour. 

J'éveillerai  quelquefois  Emile,  moins 
de  peur  qu'il  ne  prenne  l'habicude  de 
dormir  trop  long-rems,  que  pour  l'ac- 
coucumer  à  roue,  même  à  ctre  éveillé, 
même  à  être  éveillé  brufquemenr.  Au 
furplus  j'aurois  bien  peu  de  talent  pour 
mon  em.ploi ,  fi  je  ne  favois  pas  le  for- 
cer à  s'éveiller  de  lui-même  ,  &  à  f e 
lever ,  pour  ainfi  dire  ,  à  ma  volonté , 
farK  que  je  lui  dife  un  feul  mot. 

S'il  ne  dort  pas  aflez ,  je  lui  laifl*e 
enrrevoir  pour  le  lendemain  une  ma- 
tinée ennuyeufe  ,  &  lui-même  regar- 
dera comme  autant  de  gagné  tout  ce 
qu'il  pourra  laifler  au  fommeil  :  s'il 
dort  trop  ,  je  lui  montre  à  Ton  réveil 
un  amufement  de  fon  goût.  Veux-je 
qu'il  s'éveille  à  point  nommé ,  je  lui 
dis  :  demain  à  fix  heures  on  part  pour 
la  pèche  ,  on  fe  va  promener  à  tel  en- 
droit ,    voulez-vous   en    être  ?    il   con-- 


^54  É  Ài  I  L  E  j 

fenr  ,  il  me  prie  de  l'éveiller  ,  je  pro- 
mers ,  ou  je  ne  promets  point  ,  fclon 
le  bcfoin  :  s'il  sévei'Ie  trop  tnrd  ,  il 
ine  trouve  parti.  Il  y  aura  du  mal- 
heur ,  Cl  bientôt  il  n'onpitnd  à  scvc:!- 
ler  de  lui- même. 

Au  re!^e  ,  s'il  arrivoir  ,  ce  qui  eft 
rare  ,  que  quelqu'enfant  indolent  eue 
du  penchant  à  croupir  dans  la  parefTe  , 
il  ne  faut  point  le  livrer  à  ce  pen- 
chant ,  dans  lequel  il  s'engourdiroit 
tout-à  fait ,  mais  lui  adminirtrer  quel- 
que ftimulant  qui  l'éveille.  On  con- 
çoit bien  qu'il  n'eft  pas  queftion  de 
le  faire  agir  par  force ,  mais  de  l'é- 
mouvoir par  quelque  appétit  qui  l'y 
porte  ,  ôc  cet  appétit ,  pris  avec  choix 
dans  l'ordre  de  la  Nature  ,  nous  mené 
à  la  fois  à  deux  fins. 

Je  n'imagine  rien  dont  ,  avec  un 
peu  d'adrefTe  ,  on  ne  pût  infpirer  le 
goûc ,  même  la  fureur  aux  enfans,  fans 
vanité  ,  fans  émulation  ,  fans  jaloulie. 
Leur    vivacité  ,   leur     efprit     imitateur 


ou  VE  l'Éducation.        555 

fuffifent  \    fur-rout    leur    gaieté     nacii- 
relle   ,     inftrumeiu     donc     la    prife    eft 
sûre,  &c  dont  jamais  précep:eur  ne  fut 
s'avifer.  Dans  tous  les  jeux  où    ils  font 
bien    perfuadés   que    ce  n'eft    que    )cu , 
ils  fouffrent  fans  fe  plaiiidre  ,  &c   même 
en    riant  ,  ce     qui's     ne    fouffriroienc 
jamais   autrement,  fans  verfer  des  tor- 
rens    de   larmes.   Les    longs   jeûnes ,  les 
coups   ,     la    brûlure  ,    les    fatigues    de 
toute    efpece    font    les   amufemens    à^s 
jeunes   fauvages  ;  preuve    que    la    dou- 
leur   même  à  (on  alîaifonnement  ,  qui 
peut  en  ôter   l'amertume  j  mais  il  n'ap- 
partient  pas    à   tous  les  maîtres  de  fa- 
.voir   apprêter   ce   ragoût  ,  ni    peut-être 
à  tous  hs  difciples   de  le  favourer  fans 
grimace.    Me  voilà   de    nouveau  ,  C\   je 
n'y   prends    garde ,    égaré   dans   les  ex- 
ceptions. 

Ce  qui  n'en  fouffre  point  eft  ce- 
pendant TalfujettilTement  de  l'homme 
à  la   douleur  ,    aux    maux    de   iovi  ef- 


55^  Emile, 

pece    aux    accidens  ,    aux    périls     de    U 
vie,  enfin    â    la    mort;  plus    on    le    fa- 
niiliarifera    avec    toutes   ces  idées,   plus 
on    le    guérira    de    l'importune    fenfibi- 
lité    qui    ajûûce  au  mal  l'impatience  de 
l'endurer  ;    plus    on    l'apprivoifera    avec 
les  foufF'ances  qui  peuve-.t  l'atteindre  ) 
plus    on     leur    orera  ,    comme    eût    dit 
Montagne,  la   p&ir.rure    de   letrangeté  , 
&  plus    ludi    l'on    rendra    fon    ame   in- 
vulnérable   &    dure  ;    fon     corps    fera 
la    cuiraffe     qui     rebouchera     tous    les 
traits      dont    il     pourroit     être     atteint 
au    vif.    Les    approches    même    de    la 
mort    n'étant    point    la    mort ,  à    peine 
la    fentira-t-il    comme    telle  j     il    ne 
mourra   pas  ,    pour   ainfi    dire  :   il    fera 
vivant  ou  mort  ,   rien  de  plus.  C'eft  de 
lui  que  le  môme  Montagne  eût  pu  dire 
comme   il   a    dit   d'un    Roi  de  Maroc  , 
que  nul  homme  n'a  vécu  fi  avant  dans 
la    mort.    La    conftance    &:   la    fermeté 
iont  ,    ainfi   que  les  autres  vertus  ,  des 


ou  DE  l'Education.      357 

■apprenti flTages  de  l'enfance  :  mais  ce 
ii'eft  pas  en  apprenant  leurs  noms  aux 
enfans  qu'on  les  leur  enfeigne  j  c'eft: 
en  les  leur  faifant  goûter  ,  fans  qu'ils 
facheiu  ce  que  c'eft. 

Mais  à  propos  de  mourir  ,  com- 
ment nous  conduirons-nous  avec  notre 
Élevé  ,  relativement  au  danger  de  la 
petite  vérole  ?  La  lui  ferons -nous  ino- 
culer en  bas  âge,  ou  Ci  nous  attendrons 
qu'il  la  prenne  naturellement  ?  Le  pre- 
mier parti  ,  plus  conforme  à  notre  pra- 
tique ,  garantit  du  pcril  l'âge  ou  la 
vie  eft  la  plus  précieufe  ,  au  rifque  de 
celui  où  elle  l'eft:  le  moins  j  fi  toutefois 
on  peut  donner  le  nom  de  rifque  à 
l'inoculation  bien  adminiftrée. 

Mais  le  fécond  eft  plus  dans  nos 
principes  généraux  ,  de  lailfer  faire  en 
tout  la  Nature  ,  dans  les  foins  qu'elle 
aime  à  prendre  feule  ,  &  qu'elle  aban- 
donne aulfi  tôt  que  l'homme  veut  s'en 
p-ȍler.  L'homme  de  la  Nature  eft  tou- 


358  É    M    I    L    Ej 

jours  préparé:  laillons-le  inoculer  par 
le  maître  y  il  choifira  mieux  le  moment 
que  nous. 

N'allez    pas    de-là    conclurre    que    je 
blâme   l'inoculation   :    car    le    raifonne- 
ir.enc    fur    lequel     j'en    exempte    mon 
Élevé    iroir    trcs-mal  aux    vôtres.   Votre 
éducation  les  prépare  à  ne  point  échap- 
per à  la  petite  vérole  au  moment  qu'ils 
en    feront   attaqués  :  fi    vous    la   laiflez 
venir  au  hafard  ,   il  eft  probable  qu'ils 
en  périront.  Je  vois  que  dans  les  diffé- 
rens    pays    on    rtfifte    d'autant    plus    à 
l'inoculation  qu'elle   y  devient  plus  né- 
celTaire  ,  &  la  raifon  de  cela  fe  Tent  ai- 
fémenr.  A  peine  auflî  daignerai-je  trai- 
ter  cette  queftion   pour   mon   Emile.  Il 
fera  inoculé,  ou  il  ne  le  fera  pas,  félon 
le  tems  ,   les  lieux  ,    les   circonftances  : 
cela  e(l  prefque  indifférent  pour  lui.  Si 
on  lui  donne  la  petite  vérole ,  on  aura 
l'avantage   de   prévoir  ôc  connoîrre  fon 
mal   d'avance    ;      c'efi:    quelque    chofe  '• 


ou   DE    L^EDUCATlOîf,        ^j^ 

niais  ;/il  la  prend  naturellement  ,  nous 
l'aurons  préfervé  du  Médecin  j  c'eft 
encore  plus. 

Vi^Q  éducation  exclufive  ,  qui  tend 
feulement  à  diftinguer  du  peuple  ceux 
qui  l'ont  reçue  ,  préfère  toujours  les 
inftrudlions  les  plus  coûteufes  aux  plus 
communes  ,  &;  par  cela  même  aux  plus 
utiles.  Ainfi  les  jeunes  gens  élevés  avec 
foin  ,  apprennent  tous  à  monter  à  che- 
val,  parce  qu'il  en  coûte  beaucoup  pour 
cela  'y  mais  prefqu'aucun  d'eux  n'ap- 
prend à  nager  ,  parce  qu'il  n'en  coûte 
rien  ,  &  qu'un  Artifan  peut  favcir  na- 
ger au(li-bien  que  qui  que  ce  foit.  Ce- 
pendant,  fans  avoir  fait  fon  académie, 
un  voyageur  monte  à  cheval  ,  s'y  lient 
&z  s'en  fert  afTez  pour  le  befoin  j  mais 
dans  l'eau,  Ci  l'on  ne  nage,  on  fe  noyé, 
&  l'on  ne  nage  point  Tans  l'avoir  ap- 
pris. ïLnÇin  y  l'on  n'eft  pas  obligé  de 
monter  à  cheval  fous  peine  de  la  vie  , 
au-lieu  que  nul  n'eft  sûr  d'éviter  un 
danger  auquel   on  eft  i\  fouvent  expo- 


^6o  É    M    1    L    E  j 

fé.  lîmile  fera  dans  Tcan  comme  fur 
la  terre  ;  que  ne  peur  ii  vivre  dans 
tous  les  élcmens?  Si  l'oii  pouvoir  ap- 
prendre à  voler  dans  les  airs,  j'i^n  fe- 
rois  un  aigle  j  j'en  terois  une  falaman- 
dre  ,  fi  Ton  pouvoir  s'endurcir  au  feu. 

On  craint    qu'un    enfant   ne  fe  noyé 

en  apprenant  à  nager  j  qu'il  fe  noyé  en 

apprenant  ,  ou  pour  n'avoir  pas  appris, 

ce    fera    toujours    votre    faute.   C'eit    la 

feule  vanité  qui  nous  rend  téméraires  ; 

on  ne  l'eft  point ,  quand  on  n'eft  vu  de 

perfonne:  Emile  ne  le  feroit  pas,  quand 

il   feioit  vu  de  tout  l'Univets.   Comme 

l'exercice    ne    dépend    pas    du    rifque  , 

dans    un   canal   du   parc   de  fon  père  il 

apprendroit     à     traverfer     l'Hellefponr  ; 

mais     il    faut     s'apprivoifer     au    rifque 

même ,    pour   apprendre   à   ne  s'en   pas 

troubler  j    c'eft    une    partie    elfentielle 

de  l'apprentifTage  dont  je  parlois  rout-à- 

l'heure.  Au  refte  ,  attentif  à  mefurer  le 

danger  à  {^s  forces  ,   &  de  le  partager 

toujours    avec    lui  ,    je   n'aurai   guèrcs 

d'imprudence 


ou  DE  l'Éducation.      551 

d'imprudence  à  craindre,  quand  je  ré- 
glerai le  foin  de  fa  confervation  fur 
celui  que  je  dois  à  la  mienne. 

Un  enfant  eft  moins  grand  qu'un 
homme  ;  il  n'a  ni  fa  force  ni  fa  raifon  ; 
mais  il  voie  &  entend  auflî  bien  que 
lui,  ou  à  très -peu- près  ;  il  a  le  goût 
aufli  fenfible,  quoiqu'il  l'ait  moins  dé- 
licat, &■  diftingue  aufli-bien  les  odeurs," 
quoiqu'il  n'y  mette  pas  la  même  (qvl" 
fualitc.  Les  premières  facultés  qui  fe 
forment  ôc  fe  perfedionnent  en  nous 
font  les  fens.  Ce  font  donc  les  pre- 
miers qu'il  faudroit  cultiver  ;  ce  fonc 
les  feules  qu'on  oublie  ,  ou  celles  qu'on 
néglige  le  plus. 

Exercer  les  fens  n'efl:  pas  feulement 
en  faire  ufage  ,  c'eft  apprendre  à  bien 
juger  par  eux,  c'efl  apprendre,  pour 
ainfi  dire  ,  à  fentir  ;  car  nous  ne  favons 
ni  toucher  ,  ni  voir  ,  ni  entendre  que 
comme  nous  avons  appris. 

Il  y  a  un  exercice  purement  natu- 
rel &  méclianique,  qui  Icit  à  rendre  le 

Tome' I,  Q 


^(Si  Emile; 

corps     robufte  ,     fans     donner     aucune 
prife  au  jugement:  nager,  courir,  fau- 
ter ,  fouetter  un  fnbot ,  lancer  des  pier- 
res ;  tout  cela  eft  fort  bien  :  mais   n'a- 
vons-nous que  des  bras  de  des  jambes  ? 
N'avons-nous   pas    aufïi    des   yeux,   des 
-oreilles ,     &    ces    organes    font-ils    fu- 
perflus  à  l'ufage  des   premiers  ?  N'exer- 
cez   donc    pas    feulement    les    forces  , 
exercez   tous   les  fens   qui  les  dirigent , 
tirez  de  chacun  d'eux  tout  le  parti  pof- 
fible  5    puis  vérifiez  l'impreffion  de   l'un 
par  l'autre.  Mefurez  ,  comptez  ,  pefez , 
comparez.    N'employez    la    force    qu'a- 
près   avoir    eftimé    la    réfiftance  :    faites 
toujours    en   forte    que    l'eftimation   de 
l'effet  précède  l'ufage  des  moyens.  Inté- 
re0ez.  l'enfant  à  ne  jamais  faire  d'efforts 
infuffifins  ou  fuperflus.  Si  vous  l'accou- 
tumez à  prévoir  ainfi  l'effet  de  tous  fes 
mouvemens ,  ôc   à  redreffer  fes  erreurs 
par   l'expérience,   n'eft-il  pas  clair   que 

plus   il   agira ,   plus  il   deviendra    judi- 
cieux ? 


ou  DT.  l'Éj^ucation.      3<?5 

S'agit-il    d'ébranler    une    maffe  ?    s'il 
prend   un    levier    crop   long ,    il    déocn- 
fera  trop  de    mouvement  \  s'il  le  prend 
trop  court ,  il  n'aura  pas  alTez  de  force  : 
l'expérience  lui   peut  apprendre  à  choi-; 
fîr   précifément  le  bâton    qu'il    lui  faut.' 
Cette   fagelTe   n'eft   donc    pas    audeflus 
de  fon  âge.  S'agit-il  de  porter   un  far- 
deau?   s'il    veut    le    prendre    aufîi    pe- 
fant  qu'il  peut  le  porter,  &  n'en  point 
eifayer    qu'il    ne    foulève  ,    ne    fera-t-il 
pas   forcé    d'en    eftimer    le    poids    d    la 
vue  ?    Sait- il    comparer   des     mafTes    de 
même    matière   &    de  différentes  grof- 
feurs  ?   qu'il    choifilTe    entre  des   mafles 
de  même  grofleur  &  de  différentes  ma- 
tières j    il    faudra    bien  qu'il    s'applique 
à     comparer     leurs     poids     fpécifiques." 
J'ai    vu    un    jeune    homme  ,    très  bien 
élevé ,    qui    ne    voulut    croire    qu'après 
l'épreuve  ,    qu'un    feau    plein    de    gros 
cou  peaux   de   bois    de   chcne   fût   moins 
pefant  que   le  même  feau   rempli  d'eau. 
Nous  ne  fommes  pas  également  mai- 

Q  ^ 


3^4  Emile, 

très  de  l'iifage  de  tous  nos  fens.  II  y  en 
a  un  ,  favoir  le  toucher ,  dont  l'aélioii 
n'eft  jamais  fupendue  durant  la  veille  j 
il  a  été  répandu  fur  la  furface  entière 
de  notre  corps ,  comme  une  garde 
continuelle ,  pour  nous  avertir  de  tout 
ce  qui  peut  l'ofFenfer.  C'eft  auflî  celui 
dont,  bon  gré,  malgré,  nous  acquérons 
le  plutôt  l'expérience  par  cet  exercice 
continuel ,  Se  auquel  par  conféquent 
nous  avons  moins  befoin  de  donner 
une  culture  particulière.  Cependant 
nous  obfervons  que  les  aveugles  ont 
le  ta6t  plus  sûr  &  plus  fin  que  nous  y 
parce  que ,  n'étant  pas  guidés  par  la 
vue,  ils  font  forcés  d'apprendre  à  tirer 
uniquement  du  premier  fens  les  ju- 
gemens  que  nous  fournit  l'autre.  Pour- 
quoi donc  ne  nous  exerce -t- on  pas  à 
marcher  comme  eux  dans  l'obfcurité , 
à  connoître  les  corps  que  nous  pou- 
vons atteindre ,  à  juger  des  objets  qui 
nous  environnent ,  à  taire ,  en  un  mot , 
de  nuit  Se  fans  lumière ,   tout  ce  qu'ils 


ou  DE  l'Éducation,      3(^5 

font  de  jOQf  &  fans  yeux  ?  Tant  que 
le  foleil  luit ,  nous  avons  fur  eux  l'a- 
vaniage  ;  dans  les  ténèbres  i!s  font 
nos  guides  à  leur  tour.  Nous  fommes 
aveugles  la  moitié  de  la  vie  ;  avec  la 
différence  que  les  vrais  aveugles  fa- 
vent  toujours  fe  conduire  ,  &  que 
nous  n'ofons  faire  un  pas  au  cœur  d^e 
la  nuit.  On  a  de  la  lumière  ,  me  di- 
ra-t-on.  Eh  !  quoi ,  toujours  des  ma- 
chines !  Qui  vous  répond  qu'elles  vous 
fuivront  par-tout  au  befoin?  Pour  ipoi, 
j'aime  mieux  qu'Emile  ait  des  yeux  aU 
bout  de  Ïqs  doigts ,  que  dans  la  bouti- 
que   d'un  Chandelier. 

Êtes-vous  enfermé  dans  un  édifice 
au  milieu  de  la  nuit  ?  frappez  des 
mains  j  vous  appercevrez  au  raifonne- 
tnent  du  lieu  ,  (i  l'efpace  eft  grand  ou 
petit  ,  fi  vous  êtes  au  milieu  ou  dans 
un  coin.  A  demi-pied  d'un  mur ,  l'aie 
moins  ambiant  &  plus  réfléchi  vous 
porte  une  autre  fenfation  au  vifige. 
Reftez   en  place  ,   &    tournez-vous  fuc- 

Q  3 


)66  E  M  j  L  :e  j 

ceflivemenc  de  tous  les  côtés  ;  s'il  y  a 
une  porte  ouverte,  un  léger  courant 
d'air  vous  l'indiquera.  Eres -vous  dans 
un  bateau ,  vous  connoîtrez  ,  à  la  ma- 
nière dont  l'air  vous  frappera  le  vifage, 
non- feulement  en  quel  fens  vous  allez, 
mais  fi  le  fil  de  la  rivière  vous  en- 
traîne lentement  ou  vite.  Ces  obferva- 
tions  «Se  mille  autres  femblables ,  ne 
peuvent  bien  fe  faire  que  de  nuit  j 
quelque  attention  que  nous  voulions 
leur  donner  en  plein  jour ,  nous  fe- 
rons aides  ou  diftraits  par  la  vue  ,  elles 
nous'  échapperont.  Cependant  il  n'y  a 
encore  ici  ni  mains ,  ni  bâton  :  que  de 
connoiiïances  oculaires  on  peut  acqué- 
rir par  le  toucher ,  même  fans  rien  tou- 
cher  du  tout  ! 

Beaucoup  de  jeux  de  nuit.  Cet  avis 
eft  plus  important  qu'il  ne  femble.  La 
nuit  effraie  naturellement  les  hom- 
mes, &  quelquefois  les  animaux  (19). 


(19)   Cet   efFroi  devient  très-inaniferte  dans  les  graft- 
des   éclipfes  de  foleil. 


ou  DE  l'Education.      3^7 
La    raifon ,    les    connoitlaiices  ,    l'ef- 
pilt ,     le     courage     délivrent     peu     de 
gens   de  ce   tribut.   J'ai   vu  des   raifon- 
neurs  ,    des    efptits- forts ,    des    Philofo- 
phes ,     ^QS     Militaires     intrépides     en 
plein    jour  ,    trembler   la   nuit  ,   comme 
des  femmes,  au  bruit  d'une  feuille  d'ar- 
bre. On  attribue   cet  effroi  aux   contes 
des   nourrices  :    on    fe    trompe  ;    il    y    a 
une    caufe    naturelle.    Quelle    eft    cette 
caufe  ?    La   même    qui    rend  les   fourds 
défians   &    le   peuple   fuperilitieux  ;   l'i- 
gnorance   dQS    chofes     qui    nous     envi- 
ronnent &  de  ce  qui  fe  pafiTe  autour  de 
nous     (io).     Accoutumé     d'appercevoii* 
de   loin  \qs  objets,  &   de  prévoir   leurs 


(10)  Eu  voici  encore  une  autre  caufe  bien  expliquée 
par  un  Philofophc  dont  je  cite  fouvent  le  Livre , 
&  dont  les  grandes  vues  m'inftruifenc  encore  plus 
fouvent. 

«  Lorfque  par  de;  circonftanccs  particulières  nous 
»  ne  pouvons  avoir  une  idée  <Ie  la  lUrtance ,  Se  que 
■>■>  nous  ne  pouvons  juger  des  objets  que  par  la  graii- 
>j  deur    de    l'angle,    ou   plutôt    de  l'image    qu'ils   for- 

Q  4 


3^8  -  Emile, 

impreflîons  d'avance  ,  comment ,  ne 
voyant  plus  rien  de  ce  qui  m'encoure  , 
n'y  fuppoferois-je  pas  mille  êtres,  mille 
moLiveraens  qui  peuvent  me  nuire 
&  dont  il  m'eft  impo/Tible  de   me  ga- 


*  ment  dans  nos  yeux ,  nous  nous  trompons  alors 
55  nécefTairement  fur  la  grandeur  de  ces  objets  ;  tout 
35  le  monde  a  éprouvé  qu'en  voyageant  la  nuit ,  on 
3>  prend  un  buifTon  ,  dont  on  art  près,  pour  un  gr.md 
yt  arbre  dont  on  eft  loin  ,  ou  bien  on  prend  un  grand 
3>  arbre  éloigné  pour  un  bjîiroii  qui  eft  voifîn  :  de 
M  même  ,  (i  on  ne  connoît  pas  les  objets  par  leur  for- 
3)  me,  &c  qu'on  ne  pullFi;  avoir  par  ce  moyen  aucune 
3)- idée  de  dillance ,  on  Ce  trompera  encore  néccflai- 
»  renient  ;  une  mouche  qui  paHera  avec  rapidité  à 
3>  quel.jues  pouces  de  diftancc  de  nos  yeux  ,  nous  pa- 
31  roirra  dans  ce  cas  être  un  oifeau  qui  en  feroit  à  une 
•»  grande  diftance  -,  un  chtYsi  qi!!  feroit  fans  luouve- 
3>  ment  dans  le  milieu  d'une  campagne  &  qui  feroit 
n  dans  une  atritude  femblable ,  par  exemple ,  à  celle 
3>  d'un  mouion ,  ne  nous  paroîtroit  plus  qu'un  gros 
5)  mouton,  tant  que  nous  ne  reconnoîtrons  pas  que 
»  c'ell  un  cheval  ;  mais  dès  que  nous  l'aurons  rccon- 
3>  nu ,  il  nous  paroitra  dans  l'inftant  gros  comme  un 
n  cheval ,  fie  nous  rcilifierons  fur  le  champ  notre  pre- 
»   mier  jugement. 

53  Toutes  les  fois  qu'on  fe  trouvera ,  dans  la  nuit , 
35  dans  des  lieux  inconnus,  où  l'on  ne  pourra  juger 
35  de  la  diftance ,  &  où  l'on  ne  pourra  reconnoîtrc 
33  la  forme  des  chofes  à  caufe  de  l'obfcurité  ,  on  fera 
33  en  danger  de  tomber  à  tout  inftant  dans  l'erreur 
35  au  fujet  des  jugemens  que  l'on  fera  fur  les  objets 
«  qui  fe  préfeiueront  ;  c'cll  dc-là  que  vieiit  la  frayeur 
3)  &c   l'cTpece   de    crainte    intérieure   que   l'obTcurieé  de 


ou   DE   L*£dUCATION.        5(^9 

rantir  ?  J'ai  beau  favoir  que  je  fuis  en 
sûreté  dans  le  lieu  où  je  me  trouve . 
je  ne  le  fiiis  jamais  auflî  bien  que  fi 
je  le  voyois  aduellement  :  j'ai  donc 
toujours    un    fujec    de    crainte    que    je 


5}  la  nuit  fair  fennr  à  prefque  tous  les  hommes  ;  c'eft 
s>  fur  cela  qu'eft  fondée  l'apparence  des  fpeûres  &  des 
5>  figures  gigantefques  &c  épouvantables  que  tant  de 
>j  gens  difent  avoir  vues.  On  leur  répond  communç- 
5>  ment  que  ces  figures  étoicnt  dans  leur  imagination  ; 
sj  cependant  elles  pouvoient  être  réellement  dans 
35  leurs  yeux  ,  &C  il  elî  très-poûible  qu'ils  aient  en  effet 
»  vu  ce  qu'ils  difent  avoir  vui  car  il  doit  arriver  né- 
»  ceiïairement  ,  toutes  les  fois  qu'on  ne  pourra  iuger 
M  d'un  objet  que  par  l'angle  qu'il  forme  dans  l'œil  , 
35  que  cet  objet  inconnu  grortira  &  grandira,  à  me  • 
»  fure  qu'on  en  fera  plus  voifin,  6c  que,  s'il  a  d'abord 
35  para  au  fpedljteur  qui  ne  peut  connoîtrc  ce  qu'il 
33  voit ,  ni  juger  à  quelle  diftance  il  le  voit  ;  que ,  s'il 
ij  a  paru  ,  dis-je  ,  d'abord  de  la  hauteur  de  quelques 
»  pieds  lorfqu'il  étoit  à  la  diUance  de  vingt  ou  trente 
35  pas  ,  il  doit  paroître  haut  de  plufieurs  toifes  lorf- 
"  qu'il  n'en  fera  plus  éloigné  que  de  quelques  pieds  , 
35  ce  qui  doit  en  effet  l'étonner  fie  l'effrayer,  jufqu'à 
35  ce  qu'enfin  il  vienne  à  toucher  l'objet  ou  à  le  re- 
33  connoître  •,  car  dans  l'inftant  même  qu'il  reconnoî- 
35  tra  ce  que  c'eft  ,  cet  objet,  qui  lui  paroiffoit  gigan- 
33  tefque ,  diminuera  lout-à  coup,  fic^  ne  lui  paroîtra 
>3  plus  avoir  que  fa  grandeur  réelle  ;  m.iis  fi  Ton  fuir 
i3  ou  qu'on  ^'ôfe  approcher ,  il  eft  certain  qu'on  n'aura 
3)  d'autre  idée  de  cet  objet  que  celle  de  l'im.ige  qu'il 
33  formoit  dans  l'œil ,  qu'on  aura  réellement  vu  une 
35  figure  gigantefque  ou  épouvantable  par  la  grandeur 
»  &  par  la  forme.  Le  préjugé  des  fpciftres  cfl  donc 
»  fondé  dans  la  Nature,   ôc   ces    apparences   ne  dépcn» 


Q  s 


5  70  E  M  I  L  E  j 

n'avois  pas  en  plein  jour.  Je  fais,  il 
cft  vrai ,  qu'un  corps  écranger  ne  peuc 
guères  agir  fur  le  mien  ,  fans  s'annon- 
cer par  quelque  bruit  j  aulîl,  combien 
j'ai  fans  celfe  roreille  alerte  !  Au  moin- 
dre briiic  donc  je  ne  puis  difcerner  la 
caiife  ,  rintérêc  de  ma  confervation 
me  fait  d'abord  fuppofer  tour  ce  qui 
doit  le  plus  m'engager  à  me  renir  fur 
mes  gardes,  &  par  conféquent  tout  ce 


5>  dent  pas,  comme  le  croient  les  Philofophes ,  uni- 
55  quement  de  l'imagination,  jj  Hiji.  Nat.  T.  f'^I,  pag, 
XI.  in-12.. 

J'ai  tâclié  de  montrer  dans  le  texte  comment  il  en 
dépend  toujours  en  partie,  &  quant  à  \»  caufc  expli- 
quée dans  ce  paflage  ,  on  voit  que  l'hibitudc  de  mar- 
cher la  nuit  doit  nous  apprendre  à  diftingucr  les  ap- 
parences que  la  reiremblance  des  formes  &  la  diver- 
fîté  des  diflances  font  prendre  aux  objets  à  nos  ycur 
dans  robfcurité  :  car  lorfque  l'air  eft  encore  afTez 
écl.'.iré  pour  nous  laiflèr  apperccvoir  les  contours  des 
objets ,  comme  il  y  a  plus  d'air  iaterpoTé  dans  un 
plus  grand  cloignemsnt,  nous  devons  toujours  voir 
ces  contours  moins  marques ,  quand  l'ol^jet  cil  plus 
loin  de  nous  ;  ce  qui  fuffit  ,  à  force  d'habitude  ,  pour 
nous  garantir  de  l'erreur  qu'explique  ici  NT.  de  Euifon. 
Quelqu'exp'ication  qu'on  préfère,  ma  méthode  ei\  donc 
toujours  efficace,  &  c'cll  ce  que  l'exférience  confirme 
patfaiceracnt.  ^ 


ou  DE  l'Education.      371 

qui    efi:     le     plus    propre    à     m'effrayer. 
N'entends-je  abfolumenc  rien  ?  Je    ne 
fuis  pas  pour  cela    tranquille  j   car    en- 
fin  fans  bruit  on  peut    encore   me  fur- 
prendre.    11    faut    que    je     fuppofe    les 
chofes    telles     qu'elles    étoient    aupara- 
vant ,    telles     qu'elles    doivent    encore 
être ,    que  je   voye   ce    que   je    ne    vois 
pas.  Ainfi  forcé  de  mettre  en  jeu  mon 
imagination  ,  bientôt   je    n'en   fuis   plus 
maître  j  &  ce  que  j'ai  fait  pour  me  raf- 
furer ,   ne   fert  qu'à   m'allarmer    davan- 
tage.   Si   j'entends   du  bruit  ,    j'entends 
des    voleufs  j    Ci    je    n'entends   rien  ,    je 
vois  des  phantômes  :    la   vigilance    que 
m'infpire  le  foin    de   me   conferver    ne 
me   donne  que  fujets  de  crainte.  Tout 
ce  qui  doit  me   ralFurer  n'efl:  que  dans 
ma  raifon  :  l'indinâ:  plus  fort  me  parle 
tout  autrement  qu'elle.  A  quoi  bon  pen- 
fer  qu'on  n'a   rien  à  craindre ,  puifqu'a- 
lors  on   n'a  rien  à  faire  ? 

La  caufe  du   mal  trouvée  indique  le 

Q  ^ 


37i  Ê   M   I    L    Ey 

remède.  En  toiire  chofe  l'habitude  tne 
l'imagination  j  il  n'y  a  que  les  objets 
nouveaux  qui  la  réveillent.  Dans  ceux 
que  l'on  voit  tous  ks  jours  ,  ce  n'efl: 
plus  l'imagination  qui  agit,  c'tfl:  la 
mémoire  j  &  voilà  la  raifon  de  l'axiome 
ab  affueds  non  fie  pajjio  ;  car  ce  n'efl; 
qu'au  feu  de  l'imagination  que  les  paf- 
llons  s'allument.  Ne  raifonnez  donc 
pas  avec  celui  que  vous  voulez  guérir 
de  l'horreur  des  ténèbres  :  menez-l'y 
fouvenc ,  &  foyez  sûr  que  tous  les  ar- 
gumens  de  la  Philofophie  ne  vaudront 
pas  cet  ufage.  La  tète  ne  tourne  point 
aux  couvreurs  fur  les  toîts  ,  &  l'on  ne 
doit  plus  avoir  peur  dans  l'obfcuricé 
quiconque   eft  accoutumé  d'y  être. 

Voilà  donc  pour  nos  jeux  de  nuic 
un  autre  avantage  ajouté  au  premier  : 
mais  pour  que  ces  jeux  réuffilîenc  ,  je 
n'y  puis  trop  recommander  la  gaieté. 
Rien  n'eft  h  trifte  que  les  ténèbres  : 
n'allez  pas  enfermer  votre  enfant  dans 


ou  DE   L^ÉdUCJTTON.        57 j 

un  cachot.  Qu'il  rie  en  entrant  dans 
robfciirifé  j  que  le  rire  le  reprenne 
avant  qu'il  en  forte  ;  que ,  tandis  qu'il 
y  eft  ,  l'idée  des  amufemens  qu'il 
quitte,  ôc  de  ceux  qu'il  va  retrouver, 
le  défende  des  imaginations  phantaf- 
tiques  qui  pourroient  l'y  venir  cher- 
cher. 

Il  efl:  un  terme  de  la  vie  au-delà 
duquel  on  rétrograde,  en  avançant.  Je 
fens  que  j'ai  paffé  ce  terme.  Je  recom- 
mence ,  pour  ainh  dire ,  une  autre 
carrière.  Le  vuide  de  l'âge  mûr,  qui 
s'eft  fait  fentir  à  moi ,  me  retrace  ie 
doux  tems  du  premier  âge.  En  vieil- 
lilfant  ,  je  redeviens  enfant,  de  je  me 
rappelle  plus  volontiers  ce  que  j'ai 
fait  à  dix  ans  ,  qu'à  trente.  Leâieurs , 
pardonnez-moi  donc  de  tirer  quelque- 
fois mes  exemples  de  moi-même  j  car , 
pour  bien  faire  ce  livre  ,  il  faut  que  je 
le  falTe  avec  plaifir. 

J'étois  à  la  campagne  en  penfîon , 
chez  un   Miniftre   appelé   M.   Lambef- 


374  E  M  I  L  Ej 

cier.  J'avois  pour  camarade  un  Con- 
fia plus  riche  que  moi ,  ôc  qu'on  trai- 
toit  en  héritier ,  tandis  qu'éloigné  de 
mon  père  ,  je  n'ctois  qu'un  pauvre  or- 
phelin. iVlon  grand  coufin  Bernard 
ctuit  fîngulierement  poltron  ,  fur-tout 
la  nuir.  Je  me  moquai  tant  de  fa  frayeur, 
que  M.  Lambercier,  ennuyé  de  mes 
vanteries ,  voulut  mettre  mon  coura^^e 
à  répreuve.  Un  foir  d'automne ,  qu'il 
fàifoit  très-obfcur  ,  il  me  donna  la  clef 
du  Temple ,  de  me  dit  d'aller  chercher 
dans  la  chaire  la  Bible  qu'on  y  avoir 
laiflee.  Il  ajouta,  pour  me  piquer  d'hon- 
neur ,  quelques  mots  qui  me  mirent 
dans  rimpuilfance  de  reculer. 

Je  partis  fans  lumière  ;  fi  j'en  avois 
eu  ,  ç'auroir  peut-être  été  pis  encore. 
11  falloit  palfer  par  le  cimetière  ,  je 
le  iraverfai  gaillardement  ;  car  tant 
que  je  me  fentois  en  plein  air,  je  n'eus 
jamais  de    frayeurs  nocturnes. 

En  ouvrant  la  porte  ,  j'entendis  à  la 
voûte    un    certain    retsntilfement    que 


ou  DE  l'Education.  375 
je  crus  reflembler  à  des  voix ,  ôz  qui 
comnîenca  d'ébranler  ma  fermeté  ro- 
maine.  La  porte  ouverte ,  je  voulus 
entrer:  mais  à  peine  eus- je  fait  quel- 
ques pas,  que  je  m'arrêtai.  En  apper- 
cevant  robfcurlté  profonde  qui  régnoin 
dans  ce  vafte  lieu ,  je  fus  faifi  d'une 
terreur  qui  me  fit  drefifer  les  cheveux  j 
je  rétrograde ,  je  fors ,  je  me  mets  à 
fuir  tout  tremblant.  Je  trouvai  dans 
]a  cour  un  petit  chien  nommé  Sultan, 
donc  les  carefTes  me  rafTurerent.  Hon- 
teux de  ma  frayeur,  je  reviens  fur  mes 
pas,  tachant  pourtant  d'emmener  avec 
moi  Sultan  ,  qui  ne  voulut  pas  me 
fuivre.  Je  franchis  brufqaement  la 
porte ,  j'entre  dans  l'Eglife.  A  peine 
y  fus-je  rentré ,  que  la  frayeur  me 
reprit ,  mais  fi  fortement ,  que  je  per- 
dis la  rite  *,  &  quoique  la  chaire  fCir 
à  droite,  &i  que  je  le  fulfe  très-bien, 
ayant  tourné  fans  m'en  appercevoir , 
je  la  cherchai  long  tems  à  gauche  ,  je 
m'embarralfai   dans   les     bancs ,   je    ne 


'37^  Ë   M   J    L    Ej 

favois  plus  où  j'étois  j  & ,  ne  pouvait 
trouver  ni  la  chaire ,  ni  la  porte ,  je 
tombai  dans  un  bouleverfement  inex- 
primable. Enfin,  j'apperçois  la  porre , 
je  viens  à  bouc  de  fortir  du  Temple  , 
&  je  m'en  éloigne  comnhe  la  première 
fois,  bien  rcfolu  de  n'y  Jamais  rentrer 
feu!  qu'en  plein  jour. 

Je  reviens  jufqu'à  la  maifon.  Préc 
à  entrer  ,  je  diftingue  la  voix  de  M. 
Lambercier  à  de  grands  éclats  de  rire. 
Je  les  pteiîds  pour  moi  d'avance  ,  &  , 
confus  de  m'y  voir  expofé ,  j'hélîte  à 
ouvrir  la  porte.  Dans  cet  intervalle , 
j'entends  Mademoifelle  Lambercier 
s'inquiéter  de  moi ,  dire  à  la  fervanre 
de  prendre  la  lanterne  ,  Se  M.  Lam- 
bercier fe  difpofer  à  me  venir  chercher, 
efcorté  de  mon  intrépide  coufin  ,  au- 
quel enfuite  on  n'auroit  pas  manqué 
de  faire  tout  l'honneur  de  l'expédition, 
A  l'inftanc  toutes  mes  frayeurs  ceOTent  , 
&  ne  me  lailfent  que  celle  d'être  far- 
pris    dans   ma   fuite  :  je    cours ,  je  vole 


ou  DE  l'Éducation.      377 

au  Temple  :  fans  m'égarer ,  fans  tâton- 
ner ,  j'arrive  à  la  chaire ,  j'y  monte , 
je  prends  la  Bible ,  je  m'élance  en 
bas ,  dans  trois  faurs  je  fuis  hors  du 
Temple ,  dont  j'oubliai  même  de  fer- 
mer la  porte  j  j'entre  dans  la  chambre 
hors  d'haleine  ,  je  jette  la  Bible  fur  la 
table,  effaré,  mais  palpitant  d'aife  d'a- 
voir prévenu  le  fecours  qui  m'ctoit 
deftiné. 

On  me  demandera  (î  je  donne  ce 
trait  pour  un  modèle  à  fuivre  ,  &  pour 
un  exemple  de  la  gaieté  que  j'exige 
dans  ces  fortes  d'exercices  ?  Non  \  mais 
je  le  donne  pour  preuve  que  rien 
n'eft  plus  capable  de  raffurer  quicon» 
que  eft  effrayé  à^s  ombres  de  la  nuit , 
que  d'entendre  dans  une  chambre  voi- 
fine  une  compagnie  alfemblée  rire  & 
caufer  tranquillement.  Je  voudrois 
qu'au-lieu  de  s'amufer  ainfi  feul  avec 
fon  Élevé  ,  on  raffemblât  les  foirs 
beaucoup  d'enfans  de  bonne  humeur  ; 
qu'on   ne    les   envoyât   pas  d'abord  fé- 


578  É  M   I  L   E j 

parement ,  mais  pîufieiirs  cnfenible  , 
ôc  qu'on  n'en  Iiafardât  aucun  paihii- 
tement  feul ,  qu'on  ne  fe  fûc  bien  af- 
fûté d'avance  qu'il  n'en  feroit  pas  trop 
effrayé. 

Je  n'imagine  rien  de  fi  plaifanc  Se 
de  fi  utile  que  de  pareils  jeux ,  pour 
peu  qu'on  voulût  ufer  d'adrefie  à  les 
ordonner.  Je  feuois  dans  une  grande 
falle  une  efpece  de  labyrinthe ,  avec 
des  tables  ,  des  fauteuils ,  des  chaifes  , 
des  paravents.  Dans  les  inextricables 
tortuoficés  de  ce  labyrinthe ,  j'arran- 
gerois  au  milieu  de  huit  ou  dix  boîtes 
d'attrape  une  autre  boîte  prefque  fem- 
blable ,  bien  garnie  de  bonbons  ;  je 
défignerois  en  termes  clairs ,  mais  fiic- 
cinds ,  le  lieu  précis  où  fe  trouve  ia 
bonne  boîte;  je  donnerois  le  renfei- 
gnement  fuffîfant  pour  la  diftinguer  à 
des  gens  plus  attentifs  de  moins  étour- 
dis   que   des    enfans    (ii);    puis,  après 

(il)  Pour  les  exercer  à  l'aacntion,  ne  leur  dites  Ja? 


ou  DE  l'Éducation.       }yç 

avoir  fait  tirer  au  fort  les  petits  cou- 
ciirrens ,  je  les  eiiverrois  tous  Tuii  après 
i'autre ,  jiifqu'à  ce  que  la  bonne  boîte 
fut  trouvée  j  ce  que  j'aurois  foin  de 
rendre  'difficile  ,  à  proportion  de  leur 
habileté. 

Figurcz-vous  un  petit  Hercule  arrivant 
une  boîte  à  la  main  ,  tout  fier  de  fou 
expédition.  La  boîte  fe  met  fur  la  table , 
on  l'ouvre  en  cérémonie.  J'entends  d'ici 
les  éclats  de  rire,  les  huées  de  la  bande 
joyeufe ,  quand ,  au-lieu  des  confitures 
qu'on  attendoit  ,  on  trouve  bien  pro- 
prement arrangés  fur  de  la  moufle  ou 
fur  du  coton ,  un  hanneton  ,  un  efcar- 
got ,  du  charbon ,  du  gland ,  un  na- 
vet ,  ou  quelque  autre  pareille  denrée. 
D'autres  fois ,  dans  une  pièce  nouvelle- 
ment blanchie  on  fufpendra ,  près  du 
mur ,     quelque    jouet ,     quelque    petii 


mais  que  des  chofes  qu'ils  aient  un  intérêt  fendble  & 
préfcnt  à  bien  entendre  ;  fur-tout  point  de  longueurs  , 
jamais  uu  mot  fuperflu.  Mais  aufTî  ne  laiflez  daûs  vos 
difcouis  ni  oblcurité  ni  équivoque. 


;8o  E   M    1    L    E^ 

meuble  qu'il  s'agira  d'aller  chercher  , 
fans  toucher  au  mur.  A  peine  celui 
qui  l'apporreia  fera-t-il  rentre ,  que , 
pour  peu  qu'il  aie  manqué  à  la  condi- 
tion 5  le  bout  de  (on  chapeau  blanchi , 
le  bout  de  fes  fouliers  ,  la  bafque  de 
fon  habit,  fa  marche  trahiront  fa  mal- 
adreffe.  En  voilà  bien  aifez,  trop  peut- 
être,  pour  faire  entendre  l'efprit  de 
ces  fortes  de  jeux.  S'il  faut  tout  vous 
dire  ,  ne  me  lifez  point. 

Quels  avantages  un  homme  ainfi 
élevé  n'aura-t-il  pas  la  nuit  fur  les  au- 
tffcî  hoiîimes  ?  Ses  pieds  accoutumes  à 
s'affermir  dans  les  ténèbres ,  ùs  mains 
exercées  à  s'appliquer  aifément  à  tous 
les  corps  environnans  ,  le  condui- 
ront fans  peine  dans  la  plus  épailTe 
bbfcurité.  Son  imagination  ,  pleine  des 
jeux  no6lurnes  de  fa  jeunefTe  ,  fe  tour- 
nera difficilement  fur  êi^s  objets  ef- 
frayans.  S'il  croit  entendre  des  éclats 
de  rire ,  au-lieu  de  ceux  des  efprits 
follets,  ce    feront  ceux  de  fes  anciens 


ov  DE  l'Education,      381 

camarades;  s'il  fe  peint  une  alTèmblée, 
ce  ne  fera  point  pour  lui  le  fabat,  mais 
la  chambre  de  fon  Gouverneur.  La 
nuit  ne  lui  rappellanc  que  des  idées 
gaies  ne  lui  fera  jamais  affreufe  -,  au» 
lieu  de  la  craindre ,  il  l'aimera.  S'a- 
gic-il  d'une  expédition  militaire:  il 
fera  prêt  à  toute  heure,  aufîi-bien  feul , 
qu'avec  fa  troupe.  Il  entrera  dans  le 
camp  de  Saiil ,  il  le  parcourra  fans  s'é- 
garer ,  il  ira  jufqu'à  la  tente  du  Roi 
fans  éveiller  perfonne ,  il  stn  retour- 
nera fans  être  apperçu.  Faut-il  enlever 
les  chevaux  de  Rhéfjs  :  adreffez-vous 
à  lui  fans  crainte.  Parmi  les  sens  au- 
trement  élevés .  vous  trouverez  diffici* 
lement  un  Ulyffe. 

J'ai  vu  des  gens  vouloir ,  par  à^s 
furprifcs ,  accoutumer  les  enfans  à  ne 
s'effrayer  de  rien  la  nuit.  Cette  mé- 
thode eft  très-mauvaife  ;  elle  produit 
un  effet  tout  contraire  à  celui  qu'on 
cherche,  oj  ne  fert  qu'à  les  rendre  tou- 
jours   plus    craintifs.  Ni   la    raifon ,   ni 


3  Si  É    M    I    L    Ej 

l'habitiide  ne  peuvent  rafliirer  fur  l'idée 
d'un  danger  préfent,  dont  on  ne  peut 
connoîcre     le     degré  ,    ni    l'efpece  j    ni 
fur    la    crainte    des   furprifes  ,    qu'on   a 
fouvent    éprouvées.    Cependant ,    com- 
ment s'aiTurer   de    tenir    tonjours    votre 
Élevé     exempt     de     pareils     accidens  ? 
Voici  le  meilleur  avis,  ce  me  femble, 
'  dont    on    puiffe    le    prévenir    là-deffus. 
Vous  êtes  alors ,  dirois-je  à  mon  Emile , 
dans    le    cas    d'une    jufte    défenfe  ;    car 
l'àggreiTeur  ne  vous  lailTe  pas  juger  s'il 
veut  vous  faire  mal  ou  peur  j  &,  comme 
il  a  pris  fes  avantages,   la  fuite  même 
n'eft   pas   un   refuse    pour    vous.   Saifif- 
fez  donc  hardiment  celui  qui  vous  fur- 
prend    de    nuit ,    homme    ou    bcce ,    il 
n'importe  ;    ferrez-le ,    empoignez- le    de 
toute   votre   force  j  s'il   fe  débat,   frap- 
pez ,    ne   marchandez   point   les    coups  j 
&,  quoi  qu'il  puilTe  dire  ou  faire,   ne 
lâchez  jamais  prife ,  que  vous  ne  fâchiez 
bien    ce     que     c'eft   :     réclairci/fement 
vous     «pprendra     probablem.ent     qu'il 


/.//'.//, 


ou  DE  l'Éducation.       585 

n'y    avoic    pas    beaucoup    à    craindre, 
&   cette  manière  de  traiter  les  plaifans 
doit     naturellement     les     rebuter     d' 
revenir. 

Quoique  le  toucher  foit  de  tous  nos 
fens  celui  dont  nous  avons  le  plus  con- 
tinuel   exercice,    fes    jagemens    reftent 
pourtant,    comme    je    l'ai    dit,    impar- 
faits  de  grofliers,   plus   que  ceux   d'au- 
cun autre  j  parce  que  nous  mêlons  con- 
tinuellement   à   fon   ufage    celui    de    la 
vue,  ôc  que,   l'œil  atteignant   à   l'objet 
plutôt  c]ue  la   main  ,    l'efprit  juge  pref- 
que    toujours   fans    elle.    En   revanche , 
les  jugemens  du  taâ:  font  les  plus  sûrs , 
précifément ,   parce   qu'ils  font  les   plus 
bornés:  car,  ne  s'étendant  qn'auflî  loin 
que    nos    mains   peuvent   atteindre,    ils 
rectifient    l'ctourderie   des   autres   fens , 
qui    s'élancent   au    loin    fur    des    objets 
qu'ils    apperçoivent    à     peine  ;     au  lieu 
que    tout   ce    qu'apperçoit    le    toucher  , 
il   l'apperçoic  bien.    Ajoutez   que ,    joi- 
gnant ,  quand   il   nous   plaît ,   la   force 


384  Emile, 

des  mufcles  à  l'adion  des  nerfs  ,  nous 
iinillons  ,  par  une  fenfation  fimulta- 
lîée ,  au  jugement  de  la  température , 
des  grandeurs,  des  figures,  le  juge- 
ment du  poids  &  de  la  foliditc.  AmCi 
le  toucher,  étant  de  tous  les  fens  celui 
qui  nous  inftrult  le  mieux  de  l'impref- 
fîon  que  les  corps  étrangers  peuvent 
£îire  fur  le  nôtre ,  eft  celui  dont  l'u- 
fage  eft  le  plus  fréquent ,  ôc  nous  donne 
le  plus  immédiatement  la  connoilTance 
néceffaire  a  notre  confervation. 

Comme  le  toucher  exercé   fupplée  a 
la  vue,    pourquoi  ne  pourroit-t-il    pas 
aufll    fuppicer    à    l'ouïe    jufqu'à    certain 
point  ,   puifque    les    fons    excitent  dans 
les  corps  fonores  des  ébranlemens  (en^ 
fibles  au  taél  ?  En  pofant  une  main  fur 
le    corps    d'un    violoncelle ,    on    peut , 
fans  le  fecours  des  yeux  ni  des  oreilles, 
diftinguer   à   la    feule    manière   dont  le 
bois    vibre    &    frémit,    fi    le    fon    qu'il 
rend    eft    grave   ou    aigu ,    s'il   eft    tiré 
de  la  chanterelle  ou  du  bourdon.  Qu'on 

exerce 


ou   DE   L*ÊdVCATION.  585 

exerce  le  fens  à  cqs  différences  ,  je  ne 
douce  pas  qu'avec  le  tems ,  on  n'y  pue 
devenir  fenlîble  au  point  d'entendre 
un  air  entier  par  les  doigts.  Or,  ceci 
fuppofé  ,  il  eft  clair  qu'on  pourroic 
aifément  parler  aux  fourds  en  mufî- 
que  j  car  les  fons  &c  les  tems  ,  n'éiant 
pas  moins  fufceptibles  de  combinaifons 
régulières  que  les  articulations  &:  les 
voix,  peuvent  être  pris  de  même  pour 
les  clémens  du  difcours. 

Il   y   a   des   exercices  qui    émoujOfenc 
le  fens  du  toucher  ,  &  le  rendent  plus 
obrus  :    d'autres  ,  au  contraire  ,   l'aigui- 
fent  &   le  rendent  plus  délicat  &  plus 
fin.  Les  premiers  ,  joignant  beaucoup  de 
mouvement    &    de   force    à    la    conti- 
nuelle  impreflion  des  corps  durs  ,  ren- 
^  ^cni    la   peau    rude  ,    calleufe ,   &    lui 
\'^.ent  le  fentiment   naturel  j  les  féconds 
font   ceux    qui   varient  ce    même  fenti- 
ment  par  un    tadt    léger    &    fréquent, 
en  forte  que  l'efpric  attentif  à  des  im- 
preffions    inceflamment    répétées  ,     ac- 
Tome  L  R 


3  8<j  É    M    I   L    E  j 

quiert  la  facilité  de  juger  toutes  leurs 
modifications.  Cette  différence  eft  {q\\^ 
fible  dans  l'ufage  des  inftrumens  de 
mufique  :  le  toucher  dur  &  meurtrif- 
fanc  du  violoncelle  ,  de  la  contre- 
balfe  ,  du  violon  même ,  en  rendant 
\ts  doigts  plus  flexibles  ,  raccornit  leurs 
extrémités.  Le  toucher  lice  &  poli  du 
claveffin  les  rend  aufli  flexibles  &  plus 
fbnfibies  en  même  tems.  En  ceci  donc 
le  clavefîîa  eft  à  préférer. 

Il  importe  que  la  peau  s'endurcifle 
aux  impreflions  de  l'air  ,  &  puifTe  bra- 
ver fes  altérations  j  car  c'eft  elle  qui 
défend  tout  le  refte.  A  cela  près  ,  je 
ne  voudrois  pas  que  la  main  trop  fervi- 
lement  appliquée  aux  mêmes  travaux  , 
vînt  à  s'endurcir ,  ni  que  fa  peau ,  de- 
venue prefque  oll^ufe  ,  perdît  ce  {qw^ 
riment  exquis,  qui  donne  à  conno^-v^' 
quels  font  les  corps  fur  lefquels  on  la 
palTe  ,  &  ,  félon  l'efpece  de  contaél , 
nous  fait  quelquefois,  dans  l'obfjurité, 
ffiironiîçr  en  diverfes  manières. 


ou  DE  l'Éducation.      5S7 

Pourquoi  faut-il  que  mon  Elevé  foit 
forcé  d'avoir  toujours  fous  fes  pieds 
une  peau  de  beuf?  Quel  mal  y  au- 
roit-il  que  Ja  fienne  propre  pût  au 
befoin  lui  fervir  de  femelle  î  11  eft  clair 
qu'en  cette  partie  ,  la  délicatefle  de  îa 
peau  ne  peut  jamais  être  utile  à  rien , 
&  peut  fouvent  beaucoup  nuire.  Eveil- 
lés,  à  minuit,  au  cœur  de  l'hiver,  par 
l'ennemi  dans  leur  ville ,  les  Gene- 
vois trouvèrent  plutôt  leurs  fufils  que 
leurs  fouHers.  Si  nul  d'eux  n'avoit  fu 
marcher  nuds  pieds  ,  qui  fait  fi  Ge- 
nève n'eût  point  été  prife  ? 

Armons  toujours  l'homme  contre 
les  accidens  imprévus.  Qu'Emile  coure 
les  matins  à  pieds  nuds  ,  en  toiue  fai- 
Jon  ,  par  la  chambre  j  par  l'efcalier , 
par  le  jardin  ;  loin  de  l'en  gronder , 
je  l'imiterai  y  feulement  j'aurai  foin 
d'écarter  le  verre.  Je  parlerai  bienrôc 
des  travaux  5c  des  jeux  manuels  j  du 
refte ,  qu'il  apprenne  à  faire  tous  les 
pas    qui    favorifent   hs   évolutions    du 

R  2 


388  Emile, 

corps ,  a  prendre  dans  toutes  les  at- 
ticLides  une  pofition  aifée  ôc  folide  ; 
qu'il  fâche  faurer  en  éloignemenc ,  en 
hauteur  ,  grimper  fur  un  arbre  ,  fran- 
chir un  mur  j  qu'il  trouve  toujours 
fon  équilibre  ;  que  tous  Ces  mouvez 
mens ,  fes  geftes  foient  ordonnes  félon 
les  loix  de  la  pondération  ,  long-tems 
avant  que  la  Statique  fe  mêle  de  les 
lui  expliquer.  A  la  manière  dont  fon 
pied  pofe  à  terre  ,  &  dont  fon  corps 
porte  fur  fa  jambe ,  il  doit  fentir  s'il 
eft  bien  ou  mal.  Une  adiette  affurée 
a  toujours  de  la  grâce  ,  &:  les  pofbures 
Us  plus  fermes  font  aulU  les  plus 
élégantes.  Si  j'étois  Maître  à  danfer  , 
je  ne  ferois  pas  toutes  les  fingeries  de 
Marcel    (11)  ,  bonnes   pour  le  pays   oîi 


(li)  Célèbre  Maure  à  danfer  de  Paris,  lequel,  con- 
noifTanc  bien  Ion  monde  ,  faifoic  i'excravaganc  par  rufe , 
Se  donnoic  à  fon  arc  une  importance  qu'on  feignoit  de 
trouver  ridicule,  mais  pour  laquelle  on  lui  porcoic  au- 
fond  le  plus  grand  rcfpv;d.  Dans  un  autre  arc  ,  non 
moins  frivole ,  on  voit  encore  aujourd'hui  un  Artirtc 
Comédien  faire  ainlî  l'important  &:  le  fou  ,  Se  ne 
réulîîr  pas  moins  bien.  Cette  méthode  ell  toujours  fùre 
en  France.  Le  vrai  talent ,  plus  fimplo  Se  moins  charlataa 


ov  DE  l'Education.       389 

il  les  fait  :  mais ,  aa-lieu  ci'occuper 
écernellement  mon  Élevé  à  àts  gam- 
bades ,  je  le  menerois  au  pied  d'un  ro- 
cher :  là,  je  lui  montrerois  quelle  atti- 
tude il  faut  prendre  ,  comment  il  faut 
porter  le  corps  &  la  tête  ,  quel  mou- 
vement il  faut  faire  ,  de  quelle  ma- 
nière il  faut  pofcr,  tantôt  le  pied,  tan- 
tôt la  main  ,  pour  fuivre  légèrement 
les  fentiers  efcarpés ,  raboteux  &  ru- 
des ,  &  s'élancer  de  pointe  en  pointe , 
tant  en  montant  qu'en  defcendant.  J'en 
ferois  l'émule  d'un  chevreuil  ,  plutôt 
qu'un  Danfeur  de  l'Opéra. 

Autant  le  toucher  concentre  (qs  opé- 
rations autour  de  l'homme  ,  autant  la 
vue  étend  les  fîennes  au-delà  de  lui. 
C'eft-là  ce  qui  rend  celles-ci  trom- 
peufes  ;  d'un  coup-d'œil  un  homme 
embraffe  la  moitié  de  fon  horizon. 
Dans  cette  multitude  de  fenfations  fi- 
multanées  &  de  jugemens  qu'elles  ex- 
citent ,    comment   ne    fe    tromper   fur 

•'y  fait  point  fortune,  La  mocicftic  y  eft  li  vertu  des  fots. 

R  3 


190  Emile, 

aucun  ?   Ainfi    la   vue    cft   de   tous  nos 
fens  le   plus  fautif,   précifcment   parce 
qu'il  eft  le  plus    étendu  ,   &  que  ,  pré- 
cédant   de    bien   loin    tous    les   autres , 
fes    opérations    font    trop    promptes   ôc 
trop    vaftes,    pour   pouvoir    être    reéti- 
fiées  par  eux.  Il  y  a  plus  ;   les  illufions 
mêmes    de     la    perfpeclive    nous    font 
réceflaires    pour    parvenir   à    connoître 
l'étendue  ,   &    à    comparer    ùs   parties. 
Sun  s    les    faulTès   apparences  ,    nous    ne 
verrions   rien   dans  Téloignement  ;   fans 
les   gradations  de    grandeur  ôc  de   lu- 
mière ,  nous    ne  pourrions  eftimer  au- 
cune diftance  ,  ou  plutôt  il   n'y  en  au- 
roit  point  pour  nous.  Si  de  deux  arbres 
égaux,  celui  qui  eft  à  cent  pas  de  nous 
nous  paroilToit   auflî  grand  Se  aufli  dif* 
linél  que  celui  qui   eft  à  dix  ,  nous  les 
placerions  à  côté  l'un  de  l'autre.  Si  nous 
appercevions    toutes  les   dimenfions  des 
objets  fous  leur   véritable  mefure  ,  nous 
ne  verrioHS  aucun  efpace ,  ôc  tout  nous 
paroîtroit  fur  notre  œil. 

Le  fens  de   la  vue  la'a  ,  pour  juger 


ou  DE  l'Éducation.      591. 

la  grandeur  des  objets  &  leur  diftance  , 
qu'une  même  niefure ,  favoir  l'ouverture 
de  l'angle  qu'ils  font  dans  notre  œil  ; 
ôc  comme  cette  ouverture  eft  un  effet 
(împle  d'une  caufe  compofée  ,  le  juge- 
ment qu'il  excite  en  nous  laiffe  chaque 
caufe  particulière  indéterminée  ,  ovi 
devient  néceflfairement  fautif.  Car  com- 
ment diftinguer  à  la  fimple  vue  fi  l'an- 
gle par  lequel  je  vois  un  objet  plus 
petit  qu'un  autre  ,  eft  tel  parce  que  ce 
premier  objet  eft  en  effet  plus  petit  > 
ou  parce  qu'il  eft  plus  éloigné  ? 

Il  faut  donc  fuivre  ici  une  méthode 
Contraire  à  la  précédente  •,  au-lieu  de 
iîmplifier  la  fenfation  ,  la  doubler  ,  la 
vérifier  toujours  par  une  autre  j  affu- 
jettir  l'organe  vifuel  à  l'organe  tadtile  , 
Se  réprimer ,  pour  aiiifi  dire ,  l'impé- 
tuofité  du  premier  fens  par  la  marche 
pefante  &  réglée  du  fécond.  Faute  de 
nous  affervir  à  cette  pratique,  nos  me* 
fures  par  eftimation  font  très-inexac- 
tes. Nous  n'avons    nulle  précifion  dans 

R  4 


je/i,  Emile, 

le  coup-d'œll  pour  juger  les  hauteurs  , 
les  longueurs  ,  les  profondeurs  ,  hs 
diftances  ;  &  la  preuve  que  ce  n'eft  pas 
tant  la  faute  du  fens  que  de  fon  ufage, 
c'efl  que  les  Ingénieurs  ,  les  Arpen- 
teurs, les  Architecfles ,  les  Maçons,  les 
Peintres  ,  ont  en  général  le  coupd'œil 
beaucoup  plus  sûr  que  nous;  &  appré- 
cient les  mefures  de  l'étendue  avec  plus 
de  juftelfe  ;  parce  que  -jur  métier  leur 
donnant  en  ceci  l'expérience  que  nous 
négligeons  d'acquérir  j  ils  otent  l'équivo- 
que de  l'angle ,  par  les  apparences  qui 
l'accompagnent,  &  qui  déterminent  pliis 
exaélcment,  à  leurs  yeux,  le  rapport  des 
deux  caufes  de  cet  anîzle. 

Tout  ce  qui  donne  du  mouvement 
au  corps  fans  le  contraindre  ,  cft  tou- 
jours facile  à  obtenir  des  enfans.  Il  y 
a  mille  moyens  de  les  intérefTer  à  me- 
furer ,  à  connoître  ,  à  eftimer  les  dif- 
tances.  Voilà  un  cerilier  fort  haut  , 
comment  ferons-nous  pour  cueillir  des 
cerifes  ?  L'échelle  de   la    grange  eft-elle 


OV    DE    l'ÊdVCATIOî^.  395. 

bonne  pour  cela  ?  Voilà  nn  ruilTÊaii 
fort  lar^e,  comment  le  naverferons- 
nous?  une  des  planches  de  la  cour  po- 
fera-t-elle  fur  les  deux  bords  ?  Nous 
voudrions  de  nos  fenêtres  pêcher  dans 
les  foHes  du  Château  ;  combien  de 
braflfes  doit  avoir  notre  ligne  ?  Je  vou- 
drois  faire  une  balançoire  entre  ces  deux 
arbres ,  une  corde  de  deux  toifes  nous 
fuffirat  elle  ?  On  me  dit  que  dans  l'autre 
maifon  notre  chambre  aura  vingt-cinq 
pieds  quarrésj  croyez-vous  qu'elle  nous 
convienne?  fera-t-elle  plus  grande  que 
celle-ci?  Nous  avons  grand  faim,  voilà 
deux  villages  j  auquel  d^s  deux  ferons- 
nous  plutôt  pour  dîner  ?  &c. 

II  s'agiffoit  d'exercer  à  la  courfe  un 
enfant  indolent  &c  parefleux  ,  qui  ne 
fe  portoit  pas  de  lui-même  à  cet  exer- 
cice ni  à  aucun  autre  ,  quoiqu'on  le  def- 
tinât  à  l'état  militaire  :  il  s'étoit  perfua- 
dé  ,  je  ne  fais  comment  ,  qu'un  homme 
de  (on  ranjî  ne  dévoie  rien  faire  ni  rien 
favoir  ,   6c   que  fa  noblelfe  dévoie   lui 

R  5 


j(j4  Emile, 

tenir  lieu  de  bras ,  de  jambes ,  aiiifî  que 
de  toute  efpece  de  mérite.  A  faire  d'un 
tel  Gentilhomme  un  Achille  au  pied 
léger ,  l'adrefTe  de  Chiron  même  eût 
eu  peine  à  fuffire.  La  difficulté  étoit 
d'autant  plus  grande  ,  que  je  ne  vou- 
lois  lui  prefcrire  abfolument  rien.  J'avois 
banni  de  mes  droits  les  exhortations ,  les 
promelTes ,  les  menaces,  l'émulation  ,  le 
defir  de  briller:  comment  lui  donner  ce- 
lui de  courir  fans  lui  rien  dire  ?  Courir 
moi-même  eût  été  un  moyen  peu  sûr 
6c  fujet  à  inconvénient.  D'ailleurs ,  il 
s'agiiïoit  encore  de  tirer  de  cet  exer- 
cice quelque  objet  d'inftrudion  pour  lui, 
afin  d'accoutumer  les  opérations  de  la 
machine  &:  celles  du  jugement  à  marcher 
toujours  de  concert.  Voici  comment  je 
m'y  pris  :  moi ,  c'eft-à-dire  ,  celui  qui 
parle  dans   cet    exemple. 

En  m'allant  promener  avec  lui  les 
après-midi  ,  je  mettois  quelquefois 
dans  ma  poche  deux  gâteaux  d'une  ef- 
pece qu'il  aimoic   beaucoup  j  nous  en 


ou   DE    L'ÉdUCATIOIJ,         395 

mangions  chacun  un  à  la  promena- 
de (ij),  &  nous  revenions  fort  con- 
tens.  Un  jour  il  s'apperçuc  que  j'avois 
trois  gâteaux  j  il  en  auroit  pu  manger 
iîx  ,  fans  s'incommoder  :  il  dépêche 
promptement  le  fien  pour  me  deman- 
der le  troifieme.  Non  ,  lui  dis-je  j  je 
le  mangerois  fore  bien  moi-même  ,  ou 
nous  le  partagerions  t  mais  j'aime 
mieux  le  voir  difputer  à  la  courfe  pac 
ces  deux  petits  garçons  que  voilà.  Je 
les  appelai  ,  je  leur  montrai  le  gâteau 
&  leur  propofai  la  condition.  Ils  ne 
demandèrent  pas  mieux.  Le  gâteau  fuc 
pofé  fur  une  grande  pierre  qui  fervit 
de  but.  La  carrière  fut  marquée ,  nous 
allâmes  nous  affeoir  j  au  fignal  donné 
les   petits    garçons   partirent  :  le  vido- 

rieux  fe  faifit  du  gâteau,  &  le  mangea 
■  à 

(i})  Promenade  champêtre,  comme  on  verra  dans 
rinlimc.  Les  promenades  publiques  des  villes  font  per- 
nicicufes  aux  entans  de  l'un  6c  de  l'autre  fexe.  C'e/l-lâ 
qu'ils  coinnuncent  à  fe  rendre  vains  &  â  vouloir  être 
regardé»  ;  c'e.'t  au  Luxembourg  ,  aux  Tuileries ,  fur- 
tout  au  Palais  toy.il,  que  la  belle  Jcuneire  de  Paris  va 
prendre  cet  air  ir,  rcrtinent  Se  fat  qui  la  rend  fi  ridicule  , 
ic  la  faic  haer  Si  accelUt  daus  coûte  l'Europe. 

R  6 


59^  É    M    I    L    E  j 

fans    miféricorde    aux   yeux   des  fpe<^a- 
teurs  ôc  du  vaincu. 

Cet  amufement  valoir  mieux  que 
le  gâteau  ;  mais  il  ne  prie  pas  d'abord 
6c  ne  produire  lien.  Je  ne  me  rebutai, 
ni  ne  me  prefTai  j  l'inltitution  des  en- 
fans  efl:  un  métier  où  il  faut  favoir 
perdre  du  tems  pour  en  gagner.  Nous 
continuâmes  nos  promenades  ;  fouvenc 
on  prenoic  trois  gâteaux  ,  quelquefois 
quatre ,  ôc  de  rems  à  autre  il  y  en  avoir 
un  ,  même  deux  ,  pour  les  coureurs.  Si 
le  prix  n'étoic  pas  grand ,  ceux  qui  le 
difputoient  ,  n'étoienc  pas  ambitieux  : 
celui  qui  le  remportoic  étoit  loué  ,  fê- 
té ,  tout  fe  faifoic  avec  appareil.  Pour 
donner  lieu  aux  révolutions  &  aue- 
menter  l'intéicr ,  je  marquois  la  car- 
rière plus  longue  ,  j'y  fouffrois  plu- 
fîeurs  concurrens.  A  peine  étoient-ils 
dans  la  lice  ,  que  tous  les  p.-Jfans  s'ar- 
rêtoient  pour  \qs  voir  ;  hs  acclama- 
tions, les  cris,  les  battemens  de  mains 
Us   animoienc  j   je    voyois    quelquefois 


ou   DE   L*ÈDUCATION.  397 

mon  petit  bonhomme  trefTaillir  ,  fe 
lever ,  s'écrier  quand  l'an  ccoit  près 
d'atteindre  ou  de  paffer  l'autre  :  c'é- 
toient  pour   lui    les  Jeux  Olympiques. 

Cependant  les  concurrens  ufoienc 
quelquefois  de  fupercherie  ;  ils  fe  re- 
tenoient  mutuellemenc  ou  fe  faifoienc 
tomber ,  ou  pouflToient  àcs  cailloux  au 
palfage  l'un  de  l'autre.  Cela  me  four- 
nit un  fujet  de  les  féparer ,  &  de  les 
faire  partir  de  diffcrens  termes ,  quoi- 
qu'également  éloignés  du  but  \  on 
verra  bientôt  la  r^ifon  de  cette  pré- 
voyance ;  car  je  dois  traiter  cette  im- 
portante affaire  dans  un  grand   détail. 

Ennuyé  de  voir  toujours  manger 
fous  fes  yeux  êiQs  gâteaux  qui  lui  fai- 
foient  grande  envie  ,  Monfieur  le 
Chevalier  s'avifa  de  foupçonner  en- 
fin que  bien  courir  pouvoir  être  bon 
à  quelque  chofe  ,  &  voyant  qu'il  avoit 
aufli  deux  jambes  ,  il  commença  de  sq^' 
fayer  en  fecret.  Je  me  gardai  d'en  rien 
voir  î  mais  je  compris   que  mon  flra- 


398  Emile, 

tagême  avoir  réufll.  Quand  il  fe  crut 
aflez  fort,  {  &  je  lus  avant  lui  dans  fa 
penfée ,  )  il  affeûa  de  m'importuner 
pour  avoir  le  gâteau  reliant.  Je  le  re- 
fufe  \  il  s'obftine ,  &  d'un  air  dépité 
il  me  dit  à  la  fin  :  Hé  !  bien  :  mettez- 
le  fur  la  pierre  ,  marquez  le  champ , 
&  nous  verrons.  Bon  !  lui  dis-je  en 
liant;  eft-ce  qu'un  Chevalier  fait  cou- 
rir ?  Vous  gagnerez  plus  d'appétit ,  &c 
non  de  quoi  le  fatisfaire.  Piqué  de  ma 
raillerie  ,  il  s'évertue  &  remporte  le 
prix  d'autant  plus  aifément  que  j'avois 
fait  la  lice  très-courte ,  &  pris  foin  d'é- 
carter le  meilleur  coureur.  On  conçoit 
comment ,  ce  premier  pas  étant  fait ,  il 
me  fut  aifé  de  le  tenir  en  haleine.  Bien- 
tôt il  prit  un  tel  goût  à  cet  exercice  , 
que  ,  fans  faveur  ,  il  étoit  prefque  sûr 
de  vaincre  mes  polilTons  à  la  courfe , 
quelque  longue   que  fût  la  carrière. 

Cet  avantage  obtenu  en  produiht 
un  autre  auquel  je  n'avois  pas  fongé. 
Quand  il  remportoit  rarement  le  prix  , 


ou  DE  l'Éducation.      599 

il  le  mangeoit  prefque  toujours  feul , 
ainfî  que  faifoient  fes  concurrens  ;  mais 
en  s'accoutumant  à  la  vidoire  ,  il  devint 
généreux ,  ôc  partageoic  fouvent  avec 
les  vaincus.  Cela  me  fournie  à  moi- 
même  une  obfervation  morale ,  &  j'ap- 
pris par-là  quel  étoic  le  vrai  principe  de 
la  générofité. 

En  continuant  avec  lui  de  marquer 
en  différens  lieux  les  termes  d'où  cha- 
cun devoir  partir  à  la  fois ,  je  fis ,  fans 
qu'il  s'en  apperçCit  ,  les  difiaiices  iné- 
gales ,  de  forte  que  l'un  ,  ayant  à  faire 
plus  de  chemin  que  l'autre  pour  ar- 
river au  même  but,  avoir  un  défavan- 
tage  vifible  j  mais  ,  quoique  je  lailTaiïe  le 
choix  à  mon  Difciple  ,  il  ne  favoit  pas 
s'en  prévaloir.  Sap.s  s'embarralfer  de  la 
diftance  ,  il  préféroit  toujours  le  beau 
chemin  j  de  forre  que  ,  prévoyant  aifé- 
ment  i^on  choix,  j'ctois  àpeuprcs  le  maî- 
tre de  lui  faire  perdre  ou  gagner  le  gâ- 
teau à  ma  volonté  ,  &  cette  adrelTe  avoit 
aufli  fou  ufage  à  plus  d'une  fin.  Cepen- 


400  Ê    M   1    L   Ef 

dant:  ,  comme  mon  deflein  étoic  qu'il 
s'apperçLU  de  la  différence  ,  je  tâchois 
de  la  lui  rendre  fenfible  j  mais  quoi- 
qu'indolent  dans  le  calme  ,  il  étoic  ii 
vif  dans  Tes  jeux  ,  &  fe  déhoit  fi  peu 
de  moi  ,  que  j'eus  toutes  les  peines 
du  monde  à  lui  faire  appercevoir  que 
je  le  trichois.  Enfin,  j'en  vins  à  bouc 
malgré  (on  étourderie  j  il  m'en  fie 
êiQS  reproches.  Je  lui  dis  :  de  quoi  vous 
plaignez-vous  ?  Dans  un  don  que  je 
veux  bien  faire  ,  ne  fuis -je  pas  maîcre 
de  mes  conditions  ?  Qui  vous  force  i 
courir  ?  Vous  ai-ie  promis  de  faire  les 
lices  égales  ?  N'avez-vous  pas  le  choix  ? 
Prenez  la  plus  courte  ,  on  ne  vous  en 
empêche  point  :  comment  ne  vovez- 
vous  pas  que  c'eft  vous  que  je  (ivo- 
rife  ,  &  que  l'inégalité  dont  vous  mur- 
murez eft  toute  à  votre  avantage,  fi 
vous  favez  vous  en  prévaloir  ?  Cela 
étoic  clair  ,  il  le  comprit  ,  &  ,  pour 
choifir  ,  il  fallut  y  regarder  de  plus 
près.__  ^D'abord   on   voulut    compter   ki 


ou   dS   L^ÉduCATION.         40Î 

pas  y  mais  la  mefure  des  pas  d*un  en- 
fant eft  lente  &  fautive  ;  de  plus ,  je 
m'avifai  de  multiplier  les  courfes  dans 
un  mcme  jour  ,  ôc  alors  l'amufemenc 
devenant  une  efpece  de  paiTion  ,  l'on 
avoir  regret  de  perdre  à  mefarer  les 
lices  le  tems  deftiné  à  les  parcourir. 
La  vivacité  de  l'enfance  s'accommode 
mal  de  ces  lenteurs  ;  on  s'exerça  donc 
d  mieux  voir  ,  à  mieux  eftimer  une 
diftance  à  îa  vue.  Alors  j'eus  peu  de 
peine  à  étendre  ôc  nourrir  ce  goût. 
Enfin  ,  quelques  mois  d'épreuves  Se 
d'erreurs  corrigées  ,  lui  formèrent  tel- 
lement le  compas  vifuel ,  que ,  quand 
je  lui  metrois  par  la  penféeun  gâteau 
fur  quelque  objet  éloigné ,  il  avoit  le 
coup-d'oeil  prefque  aufil  fur  que  la  chaîne 
d'un  Arpenteur. 

Comme  la  vue  eft  de  tous  les  uns 
celui  dont  on  peut  le  moins  féparer 
les  jugemens  de  l'efprit  ,  il  faut  beau- 
coup de  tems  pour  apprendre  à  voir  ; 
il    faut    avoir    long-tems    comparé    la 


401  F.    M    I   L    E  , 

vue  au  toucher  ,  pour  accoutumer  le 
premier  de  ces  deux  fens  à  nous  faire 
un  rapport  fidèle  des  figures  ôc  des  dif- 
tances  :  fans  le  toucher  ,  fans  le  mou- 
vement progreffif ,  les  yeux  du  monde 
les  plus  perçans  ne  fauroienr  nous  don- 
ner aucune  idée  de  l'étendue.  L'Uni- 
vers entier  ne  doit  être  qu'un  point 
pour  une  huître  j  il  ne  lui  paroîcroit 
rien  de  plus,  quand  mcme  une  aine 
humaine  informeroit  cette  huître.  Ce 
n'eft  qu'à  force  de  marcher,  de  palper, 
de  nombrer ,  de  mefurer  les  dimen- 
/îons ,  qu'on  apprend  à  les  eftimer  r 
mais  auilî ,  fi  l'on  mefuroit  toujours,  le 
fens  fe  repofant  fur  rinftrument  n'ac- 
querroit  aucune  jufteffe.  Il  ne  faut 
pas  non  plus  que  l'enfant  pafle  tout 
d'un  coup  de  la  mefure  à  l'eftimation  ; 
il  faut  d'abord  que,  continuant  à  com- 
parer par  parties  ce  qu'il  ne  fauroic 
comparer  tout-d'un-coup  ,  à  des  ali- 
quotes  précifes ,  il  fubftitue  des  ali- 
cjuotes  par  appréciation  ,    &  qu'au  lieu 


Ou  DE  l'Education.      405 

d'appliquer  toujours  avec  la  main  la 
mefure  ,  il  s'accoutume  à  l'appliquer 
feulement  avec  les  yeux.  Je  voudrois 
pourtant  qu'on  vérifiât  fcs  premières 
opérations  par  des  mefures  réelles,  afin 
qu'il  corrigeât  (qs  erreurs,  &  que,  s'il 
relie  dans  le  fens  quelque  fauflTe  appa- 
rence ,  il  apprît  à  la  rectifier  par  un 
meilleur  jugement.  On  a  des  mefures 
naruielles  qui  font  à-peu-près  les  mc- 
mes  en  tous  lieux  \  les  pas  d'un  homme , 
l'étendue  de  fes  bras ,  fa  ftature.  Quand 
l'enfant  eftime  la  hauteur  d'un  étage  , 
fon  gouverneur  peut  lui  fervir  de 
toifej  s'il  eftime  la  hauteur  d'un  clo- 
cher ,  qu'il  le  toife  avec  les  maifons.' 
S'il  veut  favoir  les  lieues  de  chemin , 
qu'il  compte  \qs  heures  de  marche  ; 
&  fur-tout  qu'on  ne  faiïe  rien  de  tout 
cela  pour  lui ,  mais  qu'il  le  fafle  lui-: 
même. 

On  ne  fauroit  apprendre  à  bien  ju- 
ger de  l'étendue  &  de  la  grandeur  des 
corps  ,    qu'on    n'apprenne   à    connoître 


404  E  M    J    L    E  j 

auflî  leurs  figures ,  &  même  à  les  imi- 
ter ;  c.ir ,  au  fond  ,  cette  imitation  ne 
tient  abfolument  qu'aux  loix  de  la 
perfpefbive  ,  &c  l'on  ne  peut  eftimer 
l'étendue  fur  {<:$  apparences  ,  qu'on 
n'ait  quelque  fentiment  de  ces  loix. 
Les  enfans  ,  grands  imitateurs  ,  ef- 
fayent  tors  de  deflîner  j  je  voudrois 
que  le  mien  cultivât  cet  att  ,  non  pré- 
cifément  pour  l'art  même  ,  mais  pour 
fe  rendre  l'œil  jufte  &  la  main  flexi- 
ble ;  ôc  en  général  il  importe  fort  peu 
qu'il  fâche  tel  ou  tel  exercice ,  pourvu 
qu'il  acquierre  la  perfpicacitc  du  feus 
&  la  bonne  habitude  du  corps  qu'on 
gagne  par  cet  exercice.  Je  me  garderai 
donc  bien  de  lui  donner  un  maître  à 
delliner,  qui  ne  lui  donneroit  à  imiter 
que  des  imitations  ,  &  ne  le  feroit  def- 
finer  que  fur  des  deflins  :  je  veux  qu'il 
n'ait  d'autre  maître  que  la  Nature  ,  ni 
o'autre  modèle  que  les  objets.  Je  veux 
qu'il  ait  fous  les  yeux  l'original  même 
&  non  pas  le  papier  qui   le  reprcfente. 


ou  DE  l'Éducation,       405 

qu'il    crayonne     une     inaifon    far    une 
mai  Ton  ,    un    arbre    fur    un    arbre ,    un 
homme  fur  un  homme,  afin  qu'il  s'ac- 
coutume  à    bien   obferver   les   corps  ôc 
leurs  apparences  ,   ô€   non  pas  à  pren- 
dre   des   imitations    faufTes   &    conven- 
tionnelles    pour     de     véritables     imita- 
tions.  Je  le    détournerai  même  de  rien 
tracer     de    mémoire    en    l'abfence    des 
objets,  jufqu'à  ce  que,  p^r   des  obfer- 
vations  fréquentes  ,  leurs  figures  exades 
s'impriment    bien     dans    fon   imagina- 
tion y    de    peur    que  ,    fubfticuant    à   la 
vérité  des   chofes ,    des    figures   bifarres 
ôc  fantaftiques  ,    il     ne    perde    la  con- 
noiiïance  des  proportions  ,  «Se  le  goût  des 
beautés  de  la  Nature. 

Je  fais  bien  que,  de  cette  manière, 
il  barbouillera  long  -  tems  fans  rien 
faire  de  reconnoilTable  ,  qu'il  prendra 
tard  l'clégance  des  contours  &  le  traie 
léger  des  Deflinateurs  ,  peut-être  ja- 
mais le  difcernement  des  effets  pitto- 
refques  «^c  le  bon  goût   du   defîin  j   eu 


4o5  Emile, 

revanche ,  il  contradeia  certainement 
un  coup-d'œil  plus  jufte ,  une  main  plus 
sûre,  la  connoiflance  des  vrais  rap- 
ports de  grandeur  ôc  de  figure  qui  font 
entre  les  animaux  ,  les  plantes  ,  les 
corps  naturels  &  une  plus  prompte 
expérience  du  jeu  de  la  perfpedlive  ; 
voilà  prccifément  ce  que  j'ai  voulu 
faire  ,  de  mon  inteniiGn  n'eft  pas  tant 
qu'il  fâche  imiter  les  objets  que  les 
connoître;  j'aime  mieux  qu'il  me  mon- 
tre une  plante  d'acanthe  ,  S<  qu'il  trace 
moins  bien  le  feuillage  d'un  chapi- 
teau. 

Au  refle ,  dans  cet  exercice ,  ainfi 
que  dans  tous  les  autres ,  je  ne  pré- 
tends pas  que  mon  Elevé  en  ait  feui 
l'amufement.  Je  veux  le  lui  rendre 
plus  agréable  encore  ,  en  le  partageant 
fans  celle  avec  lui.  Je  ne  veux  point 
qu'il  ait  d'autre  émule  que  moi  :  mais 
je  ferai  fon  émule  fans  relâche  &  fans 
rifque  ;  cela  mettra  de  l'intérêt  dans 
{§s  occupations  fans  caafer  de  jaloufid 


ou  DE  l'Éducation,     407 

ent.e   nous.    Je    prendrai    le    crayon    a 
fcn   exemple  ,    je   l'emploierai    d'abord 
aiifH    mal -adroitement   que   lui.  Je  fe- 
rois  un  Apelle  que  je  ne  me  trouverai 
qu'un     barbouilleur.     Je     commencerai 
par   tracer  un   homme  ,  comme  les  la- 
quais les  tracent   contre  les  murs  j  une 
barre    pour    chaque    bras  ,     une    barre 
pour  chaque  jambe  ,  &   les  doigts  plus 
gros  que  le  bras.  Bien  long-tems  après 
nous  nous    appercevrons    l'un  ou  l'au- 
tre   de   cette    difproportion  ^    nous    re- 
marquerons qu'une  jambe  a  de   l'épaif- 
feur  ,     que     cette    épailFeur    n'eft    pas 
par- tout    la   même  ,  que  le    bras    a    fa 
longueur    déterminée     par    rapport     au 
corps  ,   Sec.    Dans  ce   progrès  je   mar- 
cherai tout  au  plus  à  côté  de  lui ,  ou  je 
le  devancerai  de  fi  peu  ,  qu'il  lui   fera 
toujours   aifé   de    m'atteindre  ,   &   fou- 
vent  de  me  furpalfer.  Nous  aurons  des 
couleurs  ,     des    pinceaux  ;    nous    tâche- 
rons  d'imiter    le    coloris    des  objets   & 
toute   leur    apparence  ,    aulîi-bieii   que 


40S  Ê   M    I   L    E  3 

leur  figure.  Nous  enluminerons ,  nous 
peindrons ,  nous  barbouillerons  •  mAis 
dans  tous  nos  barbouillages  nous  ne 
cefiTerons  d'épier  la  Nature  :  nous  ne 
ferons  jamais  rien  que  fous  Jes  yeux  du 
maître. 

Nous  étions  en  peine  d'ornemens  pour 
notre  chambre  j  en  voilà  de  tout   trou- 
vés. Je  fais  encadrer  nos  delîins  j  je  les 
fais  couvrir  de  beaux  verres,  afin  qu'on 
n'y  touche  plus  ,  Se  que,  les  voyant  ref- 
ter  dans  l'état  où   nous    les  avons  mis , 
chacun    ait  intérêt  de   ne    pas  négliger 
les  fiens.  Je   les    arrange  par  ordre  au- 
tour   de     la    chambre  ,     chaque    delîîn 
répété  vingt,  trente  fois,  &  montrant, 
à    chaque    exemplaire ,    le    progrès    de 
l'Auteur  ,    depuis     le     moment    où    la 
maifon    n'eft    qu'un    quatre    prefqu'in- 
forme ,  jufqu'à  celui  où  fa  fiçade ,  Ton 
profil ,    fes    proportions  ,    fes    ombres  , 
font    dans     la    plus    exade    vérité.    Ces 
gradations     ne     peuvent    manquer     de 
nous     offrir     fans     ceife     des    tableaux 

intérelfans 


ou  r>E  f Education,       40^ 

iméi'eflrans  pour  nous  ,  curieux  pour 
d'autres ,  &  d'exciter  toujours  plus 
notre  émulation.  Aux  premiers  ,  aux 
plus  groîîîers  de  ces  deflîns  je  mers 
âes  cadres  bien  brillans  ,  bien  do- 
rés ,  qui  les  rehauffent  ;  mais  quand 
l'imitation  devient  plus  exade ,  Se  que 
le  deffin  eft  véritablement  bon ,  alors 
je  ne  lui  donne  plus  qu'un  cadre  noir 
très-fimple  ;  il  n'a  plus  befoin  d'autre 
ornement  que  lui-même  ,  &  ce  feroic 
dommage  que  la  bordure  partageât  l'at- 
tention que  mérite  l'objet.  Ainfî  ,  cha- 
cun de  nous  afpire  à  l'honneur  du  ca- 
dre uni  ;  &  quand  l'un  veut  dédaigner 
un  deflin  de  l'autre  ,  il  le  condamne 
au  cadre  doré.  Quelque  jour ,  peut- 
être  ,  ces  cadres  dorés  paflêront  entre 
nous  en  proverbe  ,  Se  nous  admirerons 
combien  d'hommes  fe  rendent  juftice  , 
en  fe  faisant  encadrer  ainfi. 

J'ai  dit  que  la  Géométrie  n'ctoit  pas 
à  la  portée  des  enfans  ;  mais  c'eft  no- 
tre   faute.    Nous    ne    fentons    pas    que 

Tome  I.  S 


410  Ê  M  j  L  e; 

leur  méthode  n'eft  point  la  nôtre ,  6c 
que  ce  qui  devient  pour  nous  l'art  de 
raifonner  ,  ne  doit  être  pour  eux  que 
l'art  de  voir.  Au-licu  de  leur  donner 
notre  méthode ,  nous  ferions  mieux  de 
prendre  la  leur.  Car  notre  manière 
d'apprendre  la  Géométrie  eft  bien  au- 
tant une  affaire  d'imagination  que  de 
raifonnement.  Quand  la  propoficion 
eft  énoncée,  il  faut  en  imaginer  la  dé- 
monftration  ,  c'eft-à-dire  ,  trouver  de 
quelle  propofition  déjà  fue  celle  -  là 
doit  être  une  conféquence  ,  &  ,  de  tou- 
tes les  conféquences  qu'on  peut  tirer 
de  cette  m.ème  propofition  ,  choifir 
précifément  celle  dont  il  s'agir. 

De  cette  manière  le  raifonneur  le 
plus  exaéV ,  s'il  n'eft  inventif,  doit 
refter  court.  AufTî  qu'arrive-t-il  de-là? 
Qu'au-lieu  de  nous  faire  trouver  les 
démonftrations,  on  nous  les  diélej  qu'au- 
lieu  de  nous  apprendre  à  raifonner  ,  le 
maître  raifonne  pour  nous,  &  n'exerce 
que  notre  mémoire. 


OIT  DE   L'EdUCATIOV,         411' 

Faites  des  figures  exades  ,  combi- 
nez-les, pofez  •  les  l'une  fur  l'autre  ; 
examinez  leurs  rapports ,  vous  trouve- 
rez toute  la  Géométrie  élémentaire  ea 
marchant  d'obfervation  en  obferva- 
tioii  ,  fans  qu'il  foit  queftion  ni  de 
définitions  ni  de  problèmes ,  ni  d'au- 
cune autre  forme  démonftrative  que 
la  fimple  fuperpofition.  Pour  moi,  je 
ne  prétends  point  apprendre  la  Géo- 
métrie à  Emile ,  c'eft  lui  qui  me  l'ap- 
prendra :  je  chercherai  les  rapports ,  & 
il  les  trouvera  ;  car  je  les  chercherai 
de  manière  à  les  lui  faire  trouver.  Par 
exemple,  au  lieu  de  me  fervir  d'un 
compas  pour  tracer  un  cercle  ,  je  le 
tracerai  avec  une  pointe  au  bout  d'un 
fil  tournant  fur  un  pivot.  Après  cela, 
quand  je  voudrai  comparer  les  rayons 
entr'eux  ,  Emile  fc  moquera  de  moi , 
&  il  me  fera  comprendre  que  le  même 
fil  toujours  tendu  ne  peut  avoir  tracé 
des  diftances  inégales. 

Si  je  veux  mefurer  un  angle  de  foi- 

S  z 


j^lZ  E   M    I   Z    E  j 

xante  dégrés,  je  décris  du  fommet  de 
cet  angle,  non  pas  un  arc,  mais  un 
cercle  entier  ^  car  avec  les  enfans  il 
ne  faut  jamais  rien  fous-encendre.  Jô 
trouve  que  la  portion  du  cercle,  coni- 
prife  entre  les  deux  cotés  de  l'angle , 
#fl  la  fixieme  partie  du  cercle.  Après 
cela  je  décris  du  même  fommet  un 
autre  plus  grand  cercle  ,  &  je  trouve 
que  ce  fécond  arc  eft  encore  la  fixieme 
partie  de  fon  cercle  ;  je  décris  un 
troifieme  cercle  concentrique  fur  lequel 
je  fais  la  même  épreuve ,  ôc  je  la  con- 
tinue fur  de  nouveaux  cercles,  jufqu'à 
ce  qu'Emile,  choqué  de  ma  ftupidité  , 
m'avertifle  que  chaque  arc ,  grand  ou 
petit,  compris  par  le  même  angle  fera 
toujours  la  fixieme  partie  de  fon  cer- 
cle ,  ôic.  Nous  voilà  tout-à-l'heure  à 
l'ufage  du  rapporteur. 

Pour  prouver  que  les  angles  de  fuite 
font  égaux  à  deux  droits ,  on  décrit 
un  cercle;  moi,  tout  au  contraire  ^  je 
fais  en  forte  qu'Emile  remarque  cela, 


ou  DE  l'Éducation.       415 

premièrement  dans  le  cercle ,  &  puis 
je  lui  dis  :  Ci  l'on  ôtoit  le  cercle  , 
6c  qu'on  laifsât  les  lignes  droites ,  les 
angles  auroient  -  ils  changé  de  gran- 
deur? 8cc. 

On  néglige  la  juReHe  des  figures,  on 
la  fuppofe,  <3<:  l'on  s'attache  à  la  démonf- 
tration.  Entre  nous ,  au  contraire ,  il 
ne  fera  jamais  queftion  de  démonftra- 
tion.  Notre  plus  importante  affaire 
fera  de  tirer  des  lignes  bien  droites , 
bien  juftes,  bien  égales  j  de  faire  un 
quarré  bien  parfait  ,  de  rracer  un  cer- 
cle bien  rond.  Pour  vérifier  la  jufteflTe 
de  la  figure  ,  nous  l'examinerons  par 
toutes  Ces  propriétés  fenfibles ,  Se  cela 
nous  donnera  occafion  d'en  dérouvrir 
chaque  jour  de  nouvelles.  Nous  plie- 
rons par  le  diamètre  les  deux  demi- 
cercles,  par  la  diagonale  les  deux  moitiés 
du  quarré;  nous  comparerons  nos  deux 
figures  pour  voir  celle  dont  ks  bords 
conviennent  le  plus  exadement  ,  & 
par   conféquent    la    mieux    faite  j    nous 

S  3 


414  É         M         1  L  Hy 

difpiirerons  fi  cetce  égalité  de  partage 
doit  avoir  toujours  lieu  dans  les  pa- 
rallélogrammes ,  dans  les  trapèzes  , 
9cc.  On  eflaiera  quelquefois  de  pré- 
Yoir  le  fucccs  de  l'expérience  avant 
de  la  faire  ;  on  tâchera  de  trouver  dQs 
raifons ,  &c. 

La  Géométrie  n'eft  pour  mon  Elevé 
que  Tart  de  fe  bien  fervir  de  la  règle 
àc  du  compas;  il  ne  doit  point  la  con- 
fondre avec  le  deflîn  ,  ou  il  n'em- 
ploiera ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  inftru- 
mens;  La  règle  &  le  compas  feronc 
rejifermés  fous  la  clef,  &  l'on  ne  lui 
en  accordera  que  rarement  l'ufage  ^ 
pour  peu  de  tems ,  afin  qu'il  ne  s'ac- 
coutume pas  à  barbouiller;  mais  nous 
pourrons  quelquefois  porter  nos  figures 
à  la  promenade  ,  &  caufer  de  ce  que 
nous  aurons  fait  ou  de  ce  que  nous 
voudrons  faire.  ^ 

Je  n'oublierai  JAmais  d'avoir  vu  à 
Turin  un  jeune  homme,  à  qui,  dans 
fon  enfance,    on    avoir   appris   les   rap- 


ou  DE  l'Education.       415 

ports  des  contours  &  des  furtaces  ,  eu' 
lui  donnant  chaque  jour  à  choiiîr  dans 
toutes  les  figures  géométriques  des 
gauffres  ifopérimècres.  Le  petit  gour- 
mand avoit  épuifé  Tare  d'Archimède 
pour  trouver  dans  laquelle  il  y  avoir 
le  plus  A  mnnger. 

Quand  un  enfan:  joue   au   volant ,  il 
s'exerce  l'œil  &;   le    bras   à   la  juftefre  j 
quand    il   fouette    un    fabot ,    il    accroît 
{a  force  en  s  en  fervant ,  mais  fans  rien 
apprendre.     J'ai     demandé     quelquefois 
pourquoi  l'on   n'offroit    pas    aux    enfans 
les    mêmes    jeux    d'adreffe    qu'ont     les 
hommes  :   la    paume  ,   le   mail ,    le  bil- 
lard ,   l'arc  ,    le   ballon  ,   les  înftrumens. 
de  mufique.  On  m'a  répondu  que  quel- 
ques-uns  de   ces  jeux   étoient  au-delfus 
de   leurs  forces,  de  que  leurs  membres 
&   leurs  organes  n'étoient  pas  aflfez  for- 
més pour  les  autres.  Je  trouve  ces  rai- 
fons    mauvaifcs  ;  un    enfant  n'a    pas    1p. 
taille  d'un  homme  ,  de   ne  lailTe  pas  de 
porter  un  habit  fait  comme  le  iîen.  Je 

S  4 


41^  Ê    M    I    L    E  ^ 

n'entends  pas  qu'il  joue  avec  nos  maf- 
Us  fuK  un  billard  haut  de  trois  pieds  , 
je  n'entends  pas  qu'il  aille  peloter  dans 
nos  tripots ,  ni  qu'on  charge  fa  petite 
main  d'une  raquette  de  Paumier  j  mais 
qu'il  joue  dans  une  falle  dont  on  aura 
garanti  las  fenêtres  ;  qu'il  ne  fe  fcrve 
que  de  balles  molles. ,  que  ces  premiè- 
res raquettes  foient  de  bois  ,  puis  de 
parchemin  ,  &  enfin  de  corde  à  boyau- 
bandée  à  proporàon'  de  fon  progrès. 
Vous  préférez  le  volant  ,  parce  qu'il 
fatigue  moins  &  qu'il  eft  fans  danger. 
Vous  avez  tort  par  cc^  deux  raifons. 
Le  volant  eft  un  jeu  de  femmes  j  mais 
il  n'y  en  a  pas  une  que  ne  fît  fuir  une 
balle  en  mouvement.  Leurs  blanches, 
peaux  ne  doivent  pas  s'endurcir  aux 
meurtrilTures  ,  &  ce  ne  font  pas  des 
contulions  qu'attendent  leurs  vifages. 
Mais  nous,  faits  pour  être  vigoureux, 
croyons-nous  le  devenir  fans  peine  \ 
ik  de  quelle  défenfe  ferons-nous  capa- 
bles ,  fi  nous  ne  fommes  jamais  attaqués  ? 


ou  DE  l'ÉduCatio:^,       4Ï7 

On  joue  toujours  lâchement  les  jeux 
où  l'on  peuc  ctie  mal-adroic  fans  rif- 
cjue  j  un  volant  qui  tombe  ne  fait  de 
mal  à  perfonne-,  mais  rien  ne  dégour- 
die les  bras  comme  d'avoir  à  couvrir 
la  tète ,  rien  ne  rend  le  cou-p-d'œil  (1 
jufte  que  d'avoir  à  garanrir  les  yeuv. 
S'élancer  du  bout  d'une  falle  à  l'au- 
tre ,  juger  le  bond  d'une  balle  encore 
en  l'air,  la  renvoyer  d'une  main  forte 
&  sûre ,  de  tels  jeux  conviennent  moins 
à  l'homme  qu'ils  ne  fervent  d  le 
former. 

Les  fibres  d'un  enfant,  dit-on,  font 
trop  molles,  elles  ont  moins  de  reflTort. 
Mais  elles  en  font  plus  flexibles.  Sou 
bras  eft  foible,  mais  enfin  c'efl:  un  bras. 
On  en  doit  faire,  proportion  gardée,  tout 
ce  qu'on  fait  d'une  autre  machine  fem- 
blable.  Les  enlans  n'ont  dans  les  mains 
nulle  adreiïe;  c'eft  pour  cela  que  je  veux 
qu'on  leur  en  donne:  un  homme  au/ïî 
peu  exercé  qu'eux  ntn  auroit  pas  da- 
vantage j    nous    ne    pouvons    ronnoîtrs 

s  5 


41 8  Emile, 

ruCige  de  nos  organes  qu'après  les 
avoir  employés.  Il  n'y  a  qu'une  lon- 
gue expérience  qui  nous  apprenne  a 
tirer  parti  de  nous-mcmes  ,  «Se  certe 
expérience  eft  la  véritable  étude  à  la- 
quelle on  ne  peut  trop  -  tôt  nous  ap- 
pliquer. 

Tout  ce  qui  fe  fait  efl  faifable.  Or, 
rien  n'cft  plus  commun  que  de  voir 
des  enfans  adroits  ik  découplés  ,  avoir 
dans  les  membres  la  même  agilité  que 
peut  avoir  un  homme.  Dans  prefque 
routes  les  Foires  on  en  voit  faire  des 
équilibres  ,  marcher  fur  les  mnins  > 
fauter  ,  danfer  fur  la  corde.  Durant 
combien  d'années  des  troupes  d'en- 
fans  n'ont-elles  pas  attiré  par  leurs, 
ballets  des  Speétareurs  à  la  Comédie 
Italienne  ?  Qui  eft- ce  qui  n'a  pas  ouï 
parler  en  Allemigne  Se  en  Italie  de  la 
Troupe  pantomime  du  célèbre  Nico- 
lini?  Quelqu'un  a-t-il  jamais  remar- 
qué dans  ces  enfans  des  niouvemens 
moins  développés ,  des  attitudes  moins. 


ou  DE  l'Éducation,  41^ 
gracieiifes  ,  une  oreille  moins  jufle  , 
une  danfe  moins  légère  que  dans  les 
Danfeurs  touc  formés  ?  Qu'on  aie  d'a- 
bord les  doigts,  épais,  courts,  peu  mo- 
biles ^  les  mains  potelées  &c  peu  capa- 
bles de  rien  empoigner,  cela  empèche- 
t-il  que  plufieurs  enfans  ne  fâchent 
écrire  ou  deilîner  à  Tâge  où  d'autres  ne 
favent  pas  encore  tenir  le  crayon  ni  la 
plume  ?  Tout  Paris  fe  fouvienc  encore 
de  la  petite  Angloife  qui  faifoit  à  i  x 
ans  des  prodiges  far  le  clavefîin.  J'ai  vu 
chez  ua  Magiftrar ,  fon  fils ,  petit  bon- 
homrne  de  huit  ans  ,  qu'on  mettoit  fur 
la  table,  au  delfert,  comme  une  ftatue 
au  milieu  des  plateaux ,  jouer  la  d'un- 
violon  prefqu'aufîi  grand  que  lui  ,  & 
furprendre  par  fon  exécution  les  Ar- 
tiftes  mêmes. 

Tous  ces  exemples  6c  cent  mille 
autres  prouvent,  ce  me  fembîe  ,  que 
l'inaptitude  qu'on  fuppofe  aux  erifans 
pour    nos    exercices    eft    imaginaire,  ôc 

que  ,   Cl    on   ne    les    voit    point    réulîic 

S  S 


4ÎO  É   M    I    L    Ej 

dans  quelques-uns ,    c'ell    qu'on    ne    U$ 
y  a  jamais  exercés. 

On  me  dira  que  je  rom'oe  ici  ,  par 
rapport  au  corps,  dans  le  défauc  de  la 
culture  prématurée  que  je  bîàme  dans 
les  enfans,  par  rapport  à  refprit.  La  dif- 
férence eft  très-grande  j  car  l'un  de  ces 
progrès  n'efl;  qu'apparent ,  mais  l'autre 
eft  réel.  J'ai  prouvé  que  l'efprit  qu'ils 
paroiiïent  avoir,  ils  ne  l'ont  pasj  au-iieu 
que  tour  ce  qu'ils  paroilTent  faire  ,  ils 
Je  font.  D'ailleurs  ,  on  doit  toujours 
fonger  que  tout  ceci  n'eft  ou  ne  doit 
être  que  jeu  ,  direction  facile  &  vo- 
lontaire des  mouvemens  que  la  Nature 
leur  demande  ,  art  de  varier  leurs  ama- 
femens  pour  les  leur  rendre  plus  agréa- 
bles,  fans  que  jamais  la  moindre  con- 
trainte les  tourne  en  travail  :  car  enfin 
de  quoi  s'amuferont-ils ,  dont  je  ne 
puifTe  faire  un  objet  d'inftrudtion  pour 
eux?  ôc  quand  je  ne  le  pourrois  pas, 
pourvu  qu'ils  s'amufcnt  fans  inconvé- 
nient (Se  que  le  tems  fe  pafie,  leur  pro- 


ou  DE  l'Éducation.        421 

conte  chofe  n'importe  .  pas 
quant  à  préfent  ;  au-lieii  que,  loilqu'il 
faut  nécefTairemenc  leur  apprendre  ceci 
ou  cela ,  comme  qu'on  s'y  prenne ,  il 
cit  toujours  impoilible  qu'on  en  vienne 
à  bouc  fans  contrainte,  fans  fâcherie  Ôc 
fans  ennui. 

Ce  que  j'ai  die  fur  les  deux  fens 
dont  l'ufai^e  eft  le  plus  concina  ôc  le 
plus  important,  peut  fervir  d'exemple 
de  la  minière  d'exercer  les  autres.  La 
vue  j  le  toucher  s'appliquent  égale- 
ment fur  les  corps  en  repos  &  fur  les 
corps  qui  fe  meuvent  ;  mais  comme 
il  n'y  a  que  rcbranlement  de  l'air  qui 
puifTe  émouvoir  le  fens  de  l'ouïe,  il 
n'y  a  qu'un  corps  en  iliauvement  qui 
fafie  du  bruit  ou  du  (on ,  & ,  (î  tout 
ctoit  en  repos,  nous  n'entendrions  ja- 
mais rien.  La  nuit  donc  où,  ne  nous 
mouvant  nous-mêmes  qu'autant  qu'il 
nous  plaît ,  nous  n'avons  à  craindre 
que  les  corps  qui  fe  meuvent,  il  nous 
importe     d'avoir     l'oreille    alêne  ,    de 


42.  î  E    M    I    L    Ey 

pouvoir    juger     par     la     fenfation    qui 
nous  frappe,  fi  le  corps  qui  la  caufe  efl: 
grand    ou    périt  ,    éloigné    ou    proche  , 
il  fou   ébranlement   efl:  violent   ou   foi- 
ble.    Uair    ébranlé    eft    fujet  à  des    ré- 
pc-rcudîons    qui   le   réfléchiirent  ;    qui   , 
produifant  des  échos  ,  répètent  la  fenfa- 
tion ,  Se  font   entendre  le  corps  bruyant 
ou    fonore   en   un    autre   lieu  que  celui 
où  il  eft:.   Si   dans   une  plaine    ou    dans 
■  une  vallée  on  met  l'oreille  à  terre  ,  on 
entend  la    voix  des  hommes   &c   le  pas 
des     chevaux     de     beaucoup    plus    loni 
qu'en  reflant  debout. 

Comme  nous  avons  comparé  la  vue 
au  toucher ,  il  eft  bon  de  la  compa- 
rer de  même  à  l'ouïe  ,  ôc  de  favoir  la- 
quelle des  deux  impreflfions  partant  à 
la  fois  du  même  corps  arrivera  le  plu- 
tôt à  fon  organe.  Quand  on  voit  le  feu 
d'un  canon  ,  on  peut  encore  f  e  mettre 
à  l'abri  du  coup  j  mais  fi-tôt  qu'on  en- 
tend le  bruit ,  il  n'efl  plus  tems  ,  le 
boulet  efl;  là.  Oa  peut  juger  de  la  diC- 


ou   DE   L^ÉDUCATION.        41  ^ 

tance  où  fe  fait  le  tonnerre  ,  par  l'in- 
tervalle de  rems  qui  fe  palTe  de  l'éclair 
au  coup.  Faites  eu  forte  que  l'enfant 
connoilTe  toutes  ces  expériences  ;  qu'il 
fafTe  celles  qui  font  à  fa  portée,  Se  qu'il 
trouve  \qs  autres  par  induâiion  ;  mais 
j'aime  cent  fois  mieux  qu'il  les  ignore  » 
que  s'il  faut  que  vous  les  lui  difiez. 

Nous  avons  un  organe  qui  répond 
à  l'ouïe  ,  favoir  celui  de  la  voix  5  nous 
n'en  avons  pas  de  même  qui  réponde 
à  la  vue,  3c  nous  ne  rendons  pas  les 
couleurs  comme  les  fons.  C'eft  un 
moyen  de  plus  pour  cultiver  le  premier 
(ens  en  exerçant  l'organe  adlif  ^"  l'or- 
gane palîîf  l'un  par  l'autre. 

L'homme  a  trois  fortes  de  voix  ;  fa- 
voir ,  la  voix  parlante  ou  articulée,. 
Il  vtit  chantante  ou  mélodieufe ,  & 
la  voix  pathétique  ou  accentuée,  qui 
fert  de  langage  aux  parlions,  6c  qui  ani- 
me le  chant  ôc  la  paro!e.  L'enfant  a 
ces  trois  fortes  de  voix  ainfi  que  l'homme, 
fans    les    favoir    allier    de    même  :    il 


414  Emile, 

a    comme    nous   le    rire ,   les    cris ,    les 
plaintes  ,    Texclamarion  ,    les    gémifTe- 
mensj  niais  il  ne  fait  pas  en  mêler  les 
inflexions    aux    deux    autres    voix.    Une 
mulîque  parfaite  eft   celle  qui   réunie  le 
mieux   ces    trois    voix.   Les   enfans    fonz 
incapables    de   cette  mufique-là,  &:  leur 
chant  n'a  jamais  d'ame.  De  même,  dans 
la  voix  parlante   leur   langage  n'a  point 
d'accent;   ils   crient,    mais    ils    n'accen- 
tuent pas-,    de   comme    il  y  a   peu  d'é- 
nergie  dans  leurs   difcours,    il    y  a  peu 
d'accent     dans    leur    voix.    Notre   lîleve 
aura    le     parler    plus    uni ,    plus    fimple 
encore  ,  parce  que  {qs  pafTions,  n'étant 
pas   éveillées,   ne    mêleront    point    leur 
langage    au   fîen.    N'allez  -  àonc   pas   lui 
donner  à  réciter  des  rôles  de  Tragédie 
ôz  de  Comédie ,  ni  vouloir  lui  apppren- 
dre,     comme    on    dit,    à    déclamer.    Il 
au  ra  trop    de   uns   pour   favoir  donner 
un    ton  à  des  chofes  qu'il  ne  peut  enten- 
dre ,  ôc  de  l'expreiïion  à  des  fentimens 
c[ii'il  n'ép  touva  jamais. 


ou   DE   L*EdUCAT10N.       425 

Aprenez  -  lui  à  parler  uniment  , 
clairemeni: ,  à  bien  articuler  :  à  pro- 
noncer exadlement  &  ùxns  affedlation, 
à  conhoître  ôc  à  fuivre  l'accent  grAm- 
matical  &  la  profodie  ,  à  donner  tou- 
jours aflTez  de  voix  pour  erre  entendu, 
mais  à  n'en  donner  jamais  plus  qu'il 
ne  faut  ;  défaut  ordinaire  aux  enfans 
élevés  dans  les  Collèges  :  en  toute  chofe 
rien  de  fuperflu. 

De  même  dans  le  chant  rendez  fa 
voix  jufte  ,  égale  ,  flexible,  fonore,fon 
oreille  fenfible  à  la  mefure  ôc  à  l'har- 
monie ,  mais  rien  de  plus.  La  mufique 
imitative  &  théâtrale  n'eft  pas  de  fon 
âge.  Je  ne  voudrois  pas  même  qu'il 
chantât  des  paroles  ;  s'il  en  vouloir 
chanter  ?  je  tâcherois  de  lui  faire  des 
chanfons  exprès  intérefianres  pour  fon 
âge  ,  &  aufli  (impies  que  fes  idées. 

On  penfe  bien  qu'étant  fi  peu  prelTé 
de  lui  apprendre  à  lire  l'écriture  ,  je 
ne  le  ferai  pas ,  non  plus ,  de  lui  appren- 
dre à  Ure  la  mufique.  Écartons  de  fon 


42^  É    M    I    L    Ey 

cerveau  toute  attention  trop  pénible  , 
&  ne  nous  hâtons  point  de  fixer  fon 
efpric  fur  des  fignes  de  convention. 
Ceci  ,  je  l'avoue  ,  fenible  avoir  fa  dif- 
ficulté j  car  fi  la  connoilfance  des  no- 
tes ne  paroît  pas  d'abord  plus  nécef- 
faire  pour  favoir  chanter  que  celle  diiS 
lettres  pour  favoir  parler  ,  il  y  a  pour- 
tant cette  différence  ,  qu'en  parlant, 
nous  rendons  nos  propres  idées  .,  ôc 
qu'en  chantant  nous  ne  rendons  guères 
que  celle  d'autrui.  Or  pour  les  ren- 
dre ,   il  faut  les  lire. 

Mais  premierem^ent  ,  au-lieu  de  \q,s 
lire  on  les  peut  ouïr  ,  &  un  chant  fe 
rend  à  l'oreille  encore  plus  fidèlement 
qu'à  l'œil.  De  plus  ,  pour  bien  favoir 
la  mufique  ,  il  ne  fuffit  pas  de  la  ren- 
dre ,  il  la  faut  compofer  ,  &  l'un  doit 
s'apprendre  avec  l'autre  ,  fans  quoi 
l'on  ne  la  fut  jamais  bien.  Exercez  vo- 
tre petit  Muficien  d'abord  à  faire  des' 
phrafes  bien  régulières  ,  bien  caden- 
cées j   enfuite  à    les    lier  encr'clles   par 


eu  Ds  l'Éducation.      417 
une    modulation    tiès-fimple  j    enfin    à 
marquer     leurs    différens    rapports    par 
une    pon(5luatioti    corredle ,    ce    qui    fe 
fait    par  le   bon   choix   des  cadences  6c 
des    repos.    Sur  -  tout    jamais    de    chanc 
bifarre ,   jamais  de    pathétique   ni  d'ex- 
preflion.    Une    mélodie    toujours    chan- 
tante  Se  fimpie  ,  toujours  dérivante  des 
cordes    effentielles  du  ton  ,   ôc  toujours 
indiquant    tellement    la    baiïe    qu'il    la 
fente  de   l'accompagne  fans  peine  j  car  , 
pour  fe    former    la   voix    ôc    l'oreille  , 
il    ne    doit    jamais  -chanter   qu'au    cla- 
vellîn. 

Pour  mieux  marquer  les  fons  ,  on  les 
articule  en  les  prononçant  j  de-ld  l'u- 
fage  de  folfier  avec  certaines  fyllabes. 
Pour  diftineuer  les  déorés  ,  il  faut 
donner  des  noms  &  à  ces  dégrés  ôc  à 
leurs  différens  termes  fixes  ;  de-là  les 
noms  des  intervalles  ,  &  aulîi  les  let- 
tres de  l'alphabet  dont  on  marque  les 
touches  du  clavier  ôc  les  notes  de  la 
gamme.    C  ôc   A   défignent    des    fons 


428  É    M    1    L    E  j 

fixes  ,     invariables  ,     toujours     reiuUis 
par   les   mtmes  rouches.   i'r  &   la   font 
autre    chofe.     Uc    eft    conftamment    la 
tonique   d'un  mode  majeur  ,  ou  la  me- 
d'iante  d'un  mode  mineur,  La  eft  conf- 
tamment    la    tonique    d'un    mode    mi- 
neur, ou  la  fixieme  note  d'un  mode  ma- 
jeur.   Ainfi     les     lettres    marquent     les 
termes  immuables  des  rapports  de    no- 
tre   fyftème    mufical  ,    ôc    les    fyl'.abes 
marquent    les    termes    homologues    des 
rapports     Semblables    en     divers     tons. 
Les    lettres    indiquent    les    touches    du 
clavier,     &c    les    fyllabes    les    degrés   du 
mode.     Les     Muficieiîs     François      ont 
étrangement    brouillés   ces   diftin6cions  j 
ils    ont    confondu   le    fens    des    fyllabes 
avec  le   Ceus    des   lettres ,    &   doublant 
inutilement   les  /ignés   des   touches,   ils 
n'en  ont  point  laifTé  pour  exprimer  ks 
cordes  des  tons ,  en  forte  que  pour  eux 
ut  Ôc  C  font   toujours  la   môme  chofe  : 
ce  qui  n'eft  pas  ,  &  ne  doit   pas  être  ; 
car    alors    de   quoi  ferviroit    C  ?   Aulli 


ou   DE    L'ÉDUCJTIOif,         419 

leur  manière  de  follîer  eft-e!Ie  d'une 
difficulté  exceflive  fans  être  d'aucune 
utilité,  fans  porter  aucune  idée  nette  à 
refprir,  puifque  par  cette  méthode  ces 
deux  fyllabes  ut  ôc  mi  y  par  exemple, 
peuvent  également  fignifier  une  tierce 
majeure,  mineure,  fuperflue,  ou  dimi- 
muce.  Par  quelle  étrange  fatalité  Je 
pays  du  monde  où  l'on  écrit  les  plus 
beaux  livres  fur  la  mufique  ,  eft  -  il 
precifément  celui  où  on  l'apprend  le 
plus  difficilement? 

Suivons  avec  notre  Elevé  une  prati- 
que plus  fimple  de  plus  claire  j  qu'il  n'y 
ait  pour  lui  que  deux  modes  dont  les 
rapports  foient  toujours  les  mêmes  & 
toujours  indiqués  par  les  mêmes  fyl- 
labes. Soit  qu'il  chante  ou  qu'il  joue 
d'un  inftrument  ,  qu'il  fâche  établir 
fon  mode  fur  chacun  des  douze  tons 
<jui  peuvent  lui  fervir  de  bafe,  3c  que, 
foit  qu'on  module  en  D,  en  C,  en 
G,  &c.  la  finale  foit  toujours  ut  ou  ia 
félon   le   mode.    De    cette    manière   il 


'4J0  Emile, 

vous    concevra    toujours  ,    les    rapports 
eflentiels     du    mode    pour     chanter    & 
jouer    jufte    feront    toujours    préfens    à 
fon    efpric  ,    foa    exécution    fera    plus 
nette  &  fon  progrès  plus  rapide.  11  n'y 
a  rien  de  plus  bifarre  que   ce  que  \qs 
François    appellent    folfier    au    naturel  ; 
c'eft  éloigner  les  idées  de  la  cliofe  pour 
en    fubftituer    d'étrangères   qui   ne  îonz 
qu'égarer.   Rien   n'eft   plus   naturel   que 
de  folfier  par   tranfpolîcion,   lorfque  le 
mode   eft  tranfpofé.  Mais  c'en   eft  trop 
£ur    la   nuifique  j    enfeignez  -  la  comme 
vous   voudrez ,    pourvu    qu'elle   ne   foit 
jamais  qu'un  amufement. 

Nous  voilà  bien  avertis  de  l'état  des 
corps  étrangers  par  rapport  au  nôtre , 
de  leur  poids ,  de  leur  figure ,  de  leurs 
couleurs ,  de  leur  folidité  ,  de  leur 
grandeur  ,  de  leur  diflance  ,  de  lenr 
température ,  de  leur  repos ,  de  leur 
mouvement.  Nous  fommes  inlhuits  de 
ceux  qu'il  nous  convient  d'approcher 
ou   d'éloigner   de  nous,  de  la  manière 


ou  DE  l'Éducation.      451 

dont  il  faut  nous  y  prendre  pour  vain- 
cre leur  réfiftance  ,  ou  pour  leur  en 
oppofer  une  qui  nous  préferve  d'en 
être  offenfés  j  mais  ce  n'eft  pas  afifez, 
notre  propre  corps  s'épuife  fans  cefiTe  , 
il  a  befoin  d'être  fans  cq{^q  renouvelle. 
Quoique  nous  ayons  la  faculté  d'en 
changer  d'autres  en  notre  propre  fubf- 
tance  ,  le  choix  n'eft  pas  indifférent: 
tout  n'eft  pas  alin^ent  pour  l'homme  j 
& ,  des  fubftances  qui  peuvent  l'être , 
il  y  en  a  de  plus  ou  de  moins  conve- 
nables j  félon  la  conftitution  de  fon  ef- 
pece ,  félon  le  climat  qu'il  habite  , 
félon  fon  tempérament  particulier  , 
ôz  félon  la  manière  de  vivre  que  lui 
prefcrit   fon  état. 

Nous  mourrions  affamés  ou  empoi- 
fonnés  ,  s'il  falloir  attendre  ,  pour  choifir 
les  nourritures  qui  nous  conviennent , 
que  l'expérience  nous  eût  appris  à  les 
connoître  &  à  les  choifir:  mais  la  fuprê- 
me  bonté  qui  a  fait,  du  plaifir  des  êtres 
fcnfibles,   rinftrumenc   de  leur   confer- 


432-  Ê     M    I     L    Ey 

vation  ,  nous  averrit ,  par  ce  qui  plaît 
à  notre  palais  ,  de  ce  qui  convient  à 
notre  eftomac.  Il  n'y  a  point  naturelle- 
ment pour  l'homme  de  Médecin  plus 
sûr  que  (on  propre  appétit  j  &  ,  à  le 
prendre  dans  fon  état  primitif ,  je  ne 
doute  point  qu'alors  les  alimens  qu'il 
trouvoit  les  plus  agréables  ne  lui  fuf- 
fent  auflî  les  plus  fains. 

11  y  a  plus.   L'auteur  des  chofes   ne 
pourvoit     pas    feulement     aux    befoins 
qu'il   nous    donne  ,  mais  encore  à  ceux 
que   nous    nous   donnons    nous-mêmes  j 
&    c'eft  pour  mettre  toujours  le  dehr  a 
côté  du  befoia  ,  qu'il  fait  que  nos  goûts 
changent   &  s'altèrent  avec  nos   maniè- 
res de  vivre.  Plus  nous  nous   éloignons 
de  l'état  de  nature,  plus  nous  perdons 
de  nos  goûts  naturels  j   ou   plutôt  l'ha- 
bitude   nous    fait    une    (econde    nature 
que    nous    fubftituons    tellement    à    la 
première,  que  nul  d'entre  nous  ne  con- 
noît  plus  celle-ci. 

Il  fuit  dcAi^  que  les  goûts  les  plus 

naturels 


ou  DE  l'Éducation,     435 

naturels  doivent  être  auffi  les  plus  {im- 
pies ;  car  ce  font  ceux  qui  fe  tranf- 
forment  le  plus  aifcment  :  au-iieu  cu'eii 
s'aiguifanc ,  en  s'irritant  par  nos  fan- 
raifies ,  ils  prennent  une  forme  qui  ne 
change  plus.  L'homme  qui  n'eft  er.core 
d'aucun  pays  fe  fera  fans  peine  aux  ufa- 
ges  de  quelque  pays  que  ce  foie  ;  mais 
l'homme  d'un  pays  ne  devient  plus 
celui   d'un  autre. 

Ceci  me  paroît  vrai  dans  tous  les 
fens  ,  &  bien  plus  ,  appliqué  au  goûc 
proprement  dit.  Notre  premier  ali- 
ment eft  le  lait  :  nous  ne  nous  accou- 
tumons que  par  dégrés  aux  faveurs 
fortes  j  d'abord  elles  nous  repeignent. 
Des  fruits  ,  des  légumes  ,  àcs  herbes  , 
&  enfin  quelques  viandes  grillées  ,  fans 
aîlaifonnement  &:  fans  fel ,  firent  les 
feftins  des  premiers  hommes  (14).  La 
première    fois    qu'un    Sauvage    boit   du 


(14)'  Voyez   l'Arciclic  Je  Paufanias  }   voyez   aufli  le 
naorce.iu  de  l'I marque  traiifcric  ci-après. 
Tome  I.  T 


^ZA.  JE         M        I         L        E    y 

vîji ,  il  fait  la  grimace  &  le  rejette  j 
6l  mcme  paimi  nous ,  quiconque  a  vécu 
jufqu'à  vingt  ans  fans  goûter  de  liqueurs 
fermentées ,  ne  peut  plus  s'y  accoucu- 
■  mer  :  nous  ferions  tous  abftêmes ,  C\  l'on 
ne  nous  eût  donné  du  vin  dans  nos 
jeunes  ans.  Enfin  ,  plus  nos  goûts  font 
{impies  ,  plus  il  font  univerfelsj  les  ré- 
pugnances les  plus  communes  tombent 
fur  dçs  mets  compofcs.  Vit-on  jamais 
perfonne  avoir  en  dégoût  l'eau  ni  le 
pain  ?  Voilà  la  trace  de  la  Nature ,  voilA 
donc  aufli  notre  règle.  Confervons  à 
l'enfant  fon  goûc  primitif  le  plus  qu'il 
ed  poflible  j  que  fa  nourriture  foit  com- 
qiune  &  fimple  ,  que  fon  palais  ne  fc 
familiarife  qu'à  des  faveurs  peu  rele- 
vées ,  de  ne  fe  fut  me  point  un  goût 
exclu  flf. 

Je  n'examine  pas  ici  fi  cette  ma- 
nière de  vivre  ell:  plus  faine  ou  non  j 
ce  n'til  pas  ainfi  que  je  l'cnvifage.  Il 
me  fuffit  de  favoir  j  pour  la  préférer, 
q-ie  c'cft  la  plus  conforme  à  la  Nature, 


ou    DE    L'ÉdUCATIOS.         435 

Se  celle    qui  peut  le   plus   aifémenc  fe 
plier   à    toute    autre.    Ceux    qui   difenc 
qu'il    faut    accoutumer    les    enfans   aux 
alimens  dont  ils   uferont  étant  grands  , 
ne  raifonnent   pas  bien  ,   ce  me  femble. 
Pourquoi   leur  noarricure  doit-elle   être 
la  même  ,  tandis  que  leur  manière  de 
vivre    eft    fi    différente   ?     Vn    homme 
épuifé  de  travail  ,  de  foucis,  de  peines, 
a     befoin     d'alimens     fiicculens   ,      qui 
lui     portent     de    nouveaux    efprics    au 
cerveau  ;    un  enfant   qui   vient    de   s'é- 
batrre  ,  &  dont  le  corps  croît ,  a  befoin 
d'une     nourriture     abondante     qui     lui 
faffe     beaucoup    de    chyle.    D'ailleurs, 
l'homme  fait  a  déjà   fon  ctat,  Ton  em- 
ploi ,  fon    domicile  j    mais    qui    eft-ce 
qui  peut  être  sûr  de  ce  que  la  fortune 
rcferve   à   l'enfant  ?  En   toute   chofe   ne 
lui  donnons   point  une  forme  li  déter- 
minée ,  qu'il    lui    en    coure    trop    d'é- 
changer   au    befoin.     Ne     faifons     pas 
qu'il  meure  de  faim  dans  d'autres  pays, 
s'il  ne  traîne  partout  à  fa  fuite  un  cui- 

T  i 


45<5  É  M  I  L  jf  , 

finier  François,  ni  qu'il  dife  un  jour 
qu'on  ne  fait  manger  qu'en  France. 
Voilà  ,  par  parenthèfe  ,  un  plaifant 
éloge  !  Pour  moi  ,  je  dirois  ,  au  con- 
traire ,  qu'il  n'y  a  que  les  François  qui 
ne  favenc  pas  manger  ,  puifqu'il  faut 
un.  art  fi  parciculier  pour  leur  rendre 
les  mets  mangeables. 

De  nos  fenfations  diverfes ,  le  août 
donne  celles  qui  généralement  nous  af- 
fedent  le  plus.  Aullî  fommes-nous  plus 
intérelTcs  à  bien  juger  des  fubftances 
qui  doivent  faire  partie  de  la  nôtre  , 
que  de  celles  qui  ne  font  que  l'envi- 
ronner. Mille  chofes  font  indifFcren- 
tes  au  toucher  ,  à  l'ouie  ,  à  la  vue  j 
mais  il  n'y  a  prefque  rieii  d'inditférenc 
au  goût.  De  plus,  l'adlivité  de  ce  fens 
ell  toute  pliyfique  &  matérielle  j  il  eft 
le  feul  qui  ne  dit  rien  à  l'imagination, 
du  moins  celui  dans  les  fenfations  du- 
quel elle  entre  le  moins  ;  au-lieu  que 
l'imltadon  &  l'imagination  mêlent 
fouveiu  du  moral  à  l'imprefllon  de  tous 


ou  DE    L'ÉDÎi^CATJON.        437 

les  autres.  AiifiTi  ,  généralement  ,  les 
cœurs  tendres  &  voluptueux  ,  les  ca- 
radères  paflionnés  de  vraiment  fenCi-' 
blés ,  faciles  à  émouvoir  par  les  autres 
fens  s  font-ils  nflez  tièdes  fur  celui-ci. 
De  cela  même  qui  femble  mettre  le 
goût  au-dedous  d'eux  ,  &  rendre  plus 
méprifable  le  penchant  qui  nous  y  li- 
vre ,  je  conclurois  au  contraire  ,  que 
le  moyen  le  plus  convenable  p«ur  gou- 
verner les  enfans  efl:  de  les  mener  par 
leur  bouche.  Le  mobile  de  la  gouc- 
mandife  eft  fur-roiit  préférable  à  celui 
de  la  vanité  ,  en  ce  que  la  première  esc 
un  appétit  de  la  Nature  ,  tenant  immé- 
diatement au  fens ,  Se  que  la  fcconde 
eft  un  ouvrage  de  l'opinion  ,  lnjet  au 
caprice  des  homfties  ôi  à  toutes  fortes 
d'abus.  La  gourmandife  elb  la  pafîion 
de  l'enfance  ;  cette  paillon  ne  tient  de- 
vant aucune  autre  ^  à  la  moindire  con- 
currence elle  difparoît.  Eh  !  croyez- 
moi -,  l'enfant  ne  ccfTera  que  trop  toc 
de  fonger   à  ce    qu'il   mange ,  &  quand 

T   ; 


438  É   M    J    L   E  3 

fon  cœur  fera  trop  occupé  ,  foii  palais 
ne  l'occupera  guères.  Quand  il  fera 
grand  ,  mille  fentimens  impétueux 
donneront  le  change  à  la  gourmandife, 
£<.  ne  ftronr  qu'irriter  la  vanité  ;  car 
cette  dernière  paHion  feule  fait  fon  pro- 
iâr  des  autres,  Se  à  la  fin  les  engloutit 
tout'SS.  J'ai  quelquefois  examiné  ces 
gens  qui  donnoient  de  l'importance 
aux  bons  morceaux  ,  qui  fongeoient  en 
«'éveillant  à  ce  qu'ils  mangeroient  dans 
la  journée  ,  6«:  décrivoient  un  repas 
avec  plus  d'exaélitude  que  n'en  met 
Polybe  à  décrire  un  combat.  J'ai  trou- 
vé que  tous  ces  prétendus  hommes 
n'étoîent  que  Ùq.s  entans  de  quarante 
ans,  fans  vigueur  Se  fans  confiftance  ; 
fruges  confumere  nati.  La  gourmandife 
eit  le  vice  des  cœurs  qui  n'ont  point 
d'étoffe.  L'ame  d'un  gourmand  eft  toute 
dans  fon  palais  ,  il  n'elt  fait  que  pour 
manger  ^  dans  fa  ftupitle  incapacité  il 
n'efl;  qu'à  table  à  fa  pL^ce  ,  il  ne  fait 
juger   que    des    plats;  lailfons-lui    fans 


ou  DE  l'Éducation,  ^yj 
regret  cet  emploi  :  mieux  lui  vaut  ce- 
lui Il  qu'un  autre  ,  autant  pour  nous 
que  pour  lui. 

Craindre    que     la    gourmandife     ne 
s'enracine  dans    un   enfant    capable    do 
quelque   chofe  ,    efl:  U!ie  précaution  de 
petit  efprit.  Dans  l'enfance  on  ne  longe 
qu'a    ce   qu'on    mange  j    dans    i'adolef- 
cence  on  n'y  fonge  plus  ,  tout  nous  eft 
bor. ,  &    l'on    a    bien    d'autres    affaires. 
Je  ne  voudrois  pourtant  p.is  qu'on    al- 
lât  faire   un    ufage    indifcret   d'un    lel- 
fort    fi    bas ,  ni    ctayer    d'un   bon    mor- 
ceau riionneur   de   faire   une   belle   ac- 
tion.   Mais   je   ne    vois    pas    pourquoi  .^ 
toute   i'enfance    n'étant    ou    ne    devant 
être    que   jeux  Se   folâtres    amufemens , 
êiçs   exercices    purement  corporels  n'au- 
roient  pas  un  prix  matériel  &  fenfible. 
Qu'un  petit  Majorquain  ,  voyant  un  pa- 
nier fur  le  haut  d'un  arbre,  l'abbatte  à 
coups  de  fronde,   n'eft-il  pas  bien  jufte 
qu'il  en  profite  ,  &  qu'un  bon  déjeuner 

T  4 


440  Ê   M    ILE, 

repare  la  force  qu'il  ufe  à  le  gagner 
(2  5  ?  Qu'un  jeune  Spartiate  ,  à  travers  les 
rifcjties  de  cent  coups  de  fouet ,  fe  glilVo 
habilement  dans  une  ci.'ifine ,  qu'il  y 
vole  un  renardeau  tout  vivant,  qu'en 
l'emportant  dans  fa  robe  il  en  foit  égra- 
tigné»  mordu,  mis  en  fang,  &  que,  pour 
n'avoir  par  la  honte  d'être  furpris ,  l'en- 
fant fe  lailFe  déchirer  les  entrailles 
fans  foiirciller  ,  fans  pourfcr  un  feul 
cri,  n'eft-il  pas  jufte  qu'il  profite  en- 
fin de  fa  proie ,  ôc  qu'il  la  mange  après 
en  avoir  été  mangé  ?  Jamais  un  bon 
repas  ne  doit  ctre  une  récompenfe  ; 
mais  pourquoi  ne  feruit-il  pas  l'effet 
des  foins  qu'on  a  pris  pour  fe  le  pro- 
curer ?  Emile  ne  regarde  point  le  gâ- 
teau que  j'ai  mis  fur  la  pierre  comme 
le  prix  d'avoir  bien  couru  j  il  fait  feu- 
lement  que  le   feul    moyen   d'avoir   ce 


(15)  Il  y  a  bien  des  ficdcs  que  les  Majorquains  ont 
perdu  cet  ufage  -,  il  eiï  du  tems  de  la  ccK-bricc  de  leurs 
Frondeurs. 


oc;  DE  l^Édvcation.      441 

gâteau  eft  d'y  arriver  plutôt  qu'une  autre. 

Ceci  ne  contredit  point  les  maxi- 
mes que  j'avançois  tout-à4'hcure  fur 
la  fnnplicité  des  mers  j  car  pour  flat- 
ter l'appétit  des  enfans  ,  il  ne  s'agit  pas 
d'exciter  leur  fenfualité  ,  mais  feule- 
ment de  la  fatisfaire  ;  &  cela  s'obtien- 
dra par  les  chofes  du  monde  les  plus 
communes ,  fi  l'on  ne  travaille  pas  à 
leur  rahner  le  goût.  Leur  appétit  conti- 
nuel qu'excite  le  bcfoin  de  croître,  eft 
un  alTaifonnemeiit  sûr  qui  leur  tient 
lieu  de  beaucoup  d'autres.  Des  fruits, 
du  laitage ,  quelque  pièce  de  four  uti 
peu  plus  délicate  que  le  pain  ordinaire  , 
fur  tout  l'arc  de  difpenfcr  fobrem.ent 
tout  cela  :  voilà  de  quoi  mener  àts 
armées  d'enfans  au  bout  du  Monde  , 
fans  leur  donner  du  goût  pour  les  fa- 
veurs vives  ,  ni  rifquer  de  leur  blafèr 
le  palais.- 

Une  àQS  preuves  que  le  goût  de  la 
viande  n'efl  p\s  naturel  à  l'homme  , 
cfl    liiidifférence-    que     les    enfans    ont 

T   5 


44i  EMILE', 

pour  ce  mets- là  ,  &  la  préfcrence  qu'ils 
donnent  tous  à  des  nourritures  végé- 
tales ,  telles  que  le  laitage,  la  pâtiflerie, 
les  fruits ,  &c.  11  importe  fur-tout  de 
ne  pas  dénaturer  ce  goût  primitif  ,  & 
de  ne  point  rendre  les  enfans  carnaf- 
liers  :  (\  ce  n'eft  pour  leur  fanté  ,  c'eO; 
pour  leur  cara6lere  ;  car ,  de  quelque 
manière  qu'on  explique  l'expérience  ,  il 
eft  certain  que  les  grands  mangeurs  de 
viande  font  en  général  cruels  S>c  fé- 
roces plus  que  les  autres  hommes  j 
cette  obfervaticn  eft  ce  tous  les  lieux 
&  de  tous  les  tems  :  la  barbarie  an- 
gloife  eft  connue  (i6)  j  les  Gaures ,  au 
contraire ,  font  les  plus  doux  à^s  hom> 
mes  (17).  Tous  les  Sauvages  font  cruels 


[m  Je  fais  que  les  Anglois  vantent  beaucoup  leur 
humanité  6c  le  bon  naturel  c!e  leur  Nation  ,  qu'ils  ap- 
jl^clcnt  Good  naturci  pcople  ;  m.iis  ils  ont  beau  crier 
cela  tant  qu'ils  peuvent  ,  pcrfonne  ne  le  répète  après 
eux. 

(2.7)  Les  Banians  qui  s'abfliennent  de  toute  chair  , 
plus  févcrcment  que  les  Gaures ,  l'ont  prcfque  auffi  doux 
qu'eux  •,  mais  comme  leur  morale  efl  moins  pi!re  6c 
leur  culte  moins  raifonaable,  ils  ne  fout  pas  li  iionnctcj- 
gensc 


ov  DE  l'Éducation,      443 

&  leurs  mœurs  ne  les  poifenc  point:  .1 
l'crre  ;  cette  cruauté  vient  de  leurs  ali- 
mens.  Ils  vont  à  la  guerre  comme  à  la 
chanTe  ,  ^  traitent  les  hommes  comms 
les  ours.  En  Angleterre  même  les  Bovi- 
chers  ne  font  pas  reçus  en  témoignage, 
non  plus  que  les  Chirurgiens.  Les 
grands  fcéléiats  s'endurcifixMit  au  meurtre 
en  buvant  du  (^■i'i%.  Homère  fait  ,  d^s 
Cyclopes  ,  mangeius  de  chair  ,  des 
hommes  affreux  ,  6c  ,  des  Lotephages  ,' 
un  Peuple  (î  aimable  ,  qu'auiîî-tôt  qu'on 
avoir  elHyi  de  leur  coiimerce  ,  on  ou- 
blioit  jufqu'à  fon  pays  pour  vivre  avec 
eux. 

«  Tu  me  dem.indes  «  ,  difoit  PIu- 
tarque  ,  c«  pourquoi  Pythagore  s'abf- 
»  tenoit  de  manger  de  la  chair  des 
»  bcces  'y  mais  moi  je  ce  demande  ,  au 
j>  contraire  ,  que!  courage  d'homme 
»  eut  le  premier  qui  approcha  de  fa 
»  bouche  une  chair  meurtrie  ,  qui 
îî  brifa  de  fa  dent  les  os  d'une  bère 
50  expirante  ,  qui   fit  fervir  devant   lui 

T  € 


444  É   M   ]   L   Ej 

îj  des  corps  morts ,  des  cadavres  ,  & 
>»  engloutit  dans  fon  eftomach  des 
35  membres  qui ,  le  moment  d'aupara- 
»>  vant,  bèioienc  ,  mugifToient  ,  mar- 
s5  choient  Se  voyoient  ?  Comment  fa 
»  main  puc-elle  enfoncer  un  fer  dans 
3J  le  coeur  d'un  être  fenfible  ?  Com- 
33  ment  fes  yeux  purent-ils  fupporter 
*î  un  meurtre  ?  Comment  put-il  voir 
«  faigner  ,  écorcher  ,  démembrer  un 
J3  pauvre  animal  fans  défenfe  ?  Com- 
»  meut  put-il  fupporter  i'afpc6b  des 
35  chairs  pantelantes  ?  Comment  leur 
3ï  odeur  ne  lui  fit-elle  pas  foulever  le 
»3  cœur  ?  Comment  ne  fut-il  pas  dc- 
33  guLité  ,  repoufTé  ,  faifî  d'horreur  , 
»  quand  il  vint  à  manie?  l'ordure  de 
33  ces  blefTures  ,  à  néct-yer  le  fang  noir 
y?  Ôc   figé  qui  les  couvroit  ? 

»  Les  peaux  rampoient  fur  la  terre  ccorchées  j 

53  Les  ch.iirs  aa  feu  uiu^iiroient  embrochées  > 

SD  L'homme  ne  pi.c   le  manger  fans  frémir  , 

3>  Et  dans  fon  feiu  les  entendit  g{mir. 

30  Voilà    ce    qu'il    dut    imaginer   & 


ou    DE    l'EdVCATIOî^,         445 

53  fentir  la  première  fois  qu'il  fiirmon- 
»»  ta  la  Nature  pour  faire  cet  horrible 
»  repas  ,  la  première  fois  qu'il  eut 
5î  faim  d'une  bcte  en  vie  ,  qu'il  vou- 
>j  lut  fe  nourrir  â'un  animal  qui  paif- 
»  foie  encore  ,  &  qu'il  air  comment  il 
3î  falloir  égorger,  dépecer,  cuire  la  bre- 
»  bis  qui  lui  léchoit  les  mains.  C'cft  de 
»  ceux  qui  commencèrent  ces  cruels 
>j  feftins,  &  non  de  ceux  qui  les  quit- 
5>  tent  ,  qu'on  a  lieu  de  s'étonner  :  en- 
>»  core  ces  premiers  U  pourroient  ils 
»5  juftifier  leur  barbarie  par  àts  excufes 
»  qui  manquent  à  la  nôrre  ,  &  dont  le 
5>  défaut  nous  rend  cent  fois  plus  bac- 
»   bares  qu'eux. 

»  Mortels  bien  -  aimés  âes  Dieux:, 
»  nous  diroient  cts  premiers  hommes  , 
»  comparez  les  tems  \  voyez  combien 
»  vous  tiQs  lieureux  &  combien  nous 
»  étions  milcnbles  !  La  terre  nouvel- 
»  Icment  formée,  &  l'air  chargé  ce  vi- 
»  peurs  ,  étoient  encore  indociles  â 
»>  l'ordre   des  iaifons  j   le   cours   iucer- 


44<»  É    M    I    L    E  y 

»  tain  des  rivières  dcgraJoit  leurs  rives 
5î  de  toures  pairs:  des  étangs,  des  lacs, 
»  de  profonds  marécages  inonaoienc 
»>  les  trois  quarts  de  la  furface  du  Mon- 
»  de  ,  l'autre  quart  étoit  couv  ert  de 
55  bois  &  de  forêts  ftériles.  La  terre  ne 
»  produifoit  nuls  bons  fruirs  \  nous 
«  n'avions  nuls  inftrumens  de  laboa- 
3>  rage ,  nous  ignorions  l'art  de  nous 
"  en  fervir,  &■  le  rems  de  la  moifFon 
3j  ne  venoic  jamais  pour  qui  n'avoic 
35  rien  femé  :  ainfi  la  faim  ne  nous 
3>  quittoit  point.  L'hiver  ,  la  n-i0u(re 
w  &  l'ccorce  des  arbres  écoient  ncs 
»  mers  ordinaires.  Quelques  racines 
j>  verres  de  chien -dent  &  de  bruyère 
>'  étoient  pour  nous  un  régal  \  &  quand 
«  les  hommes  avoient  pu  rrouver  àe^ 
3î  feines  ,  des  noix  &:  du  gland  ,  ils  eu 
>5  danfoient  de  joie  autour  d'un  chêne 
»  ou  d'iin  hêtre  ,  au  (on  de  quelque 
»  chanfon  ruftique  ,  appelant  la  terre 
»  leur  nourrice  &  leur  mère  :  c'éroit- 
»  là  leur   unique  fête ,   c'étoienc   leurs 


ou   DE   L'ÉdUCATIOK.        447 

«  uniques  jeux  :  tout  le  refte  de  la  vie 
«  humaine  n'étoit  que  douleur ,  peine 
33  êc  mifere. 

»  Enfin  ,  quand  la  terre  dépouillée 
«  &  nue  ne  nous  offroit  plus  rien , 
«  forcés  d'outraeer  la  Nature  pour  nous 
»  conferver  ,  nous  mangeâmes  les  com- 
j>  pagiions  de  notre  mifere  plutôt  que 
»  de  périr  avec  eux.  Mais  vous ,  hom- 
ï>  mes  cruels  ,  q.ii  vous  force  à  verfer 
»  du  fang  ?  Voyez  quelle  affluence 
5}  de  b)eiis  vous  environne  ,  combien 
Ȕ  de  fruits  vous  produit  la  terre!  Que 
»  de  richeffes  vous  donnent  les  champs 
»  ôc  les  vignes  1  Que  d'animaux  vous 
»  offrent  leur  lait  pour  vous  nourrir  , 
>3  &  leur  toifon  pour  vous  habiller  î 
»  Que  leur  demandez-vous  de  plus  , 
»  &  quelle  rage  vous  porte  à  com- 
>3  mettre  tant  de  meurtres  ,  ranfafiés 
33  de  biens  6c  rejior^eant  de  vivres  ? 
33  Pourquoi  mentez- vous  contre  notre 
»  mère ,  en  l'accufant  de  ne  pouvoir 
13  vous     nourrir    ?     Pourquoi     péchez- 


44^  EMILE, 

»  vous  contre  Cérès  ,  inventrice  deç 
»  faintes  loix  ,  &  contre  le  gracieux 
»  Bacchiis  ,  confolateur  des  hommes , 
»»  comme  fi  leurs  dor;S  prodigués  ne 
»  fuffifoienc  pas  à  la  confervarion  du 
33  genre  humain  ?  Comment  avez- 
»  vous  le  cœur  de  mêler  avec  leurs 
>5  doux  fruits  des  oOTemens  fur  vos  ta- 
3>  blés  ,  &  de  manger  avec  le  lait  le 
33  fan^  de";  bctes  oui  vous  le  donnent? 
33  Les  panthères  &  les  lions  ,  que  vous 
)j  appeliez  bcces  féroces  ,  fui  vent  leur 
»>  inftindt  par  force  tSc  cuenr  les  autres 
3î  animaux  pour  vivre.  Mais  vous , 
}>  cent  fois  plus  féroces  qu'elles,  vons 
33  combatte/  1  inftin(5t  fans  néccflité  ^ 
î>  pour  vous  livrer  à  vos  cruelles  dé- 
53  lices.  Les  animaux  c]ue  vous  man- 
33  gcz  ne  font  pas  ceux  qui  mangent 
33  les  aurres  ^  vous  ne  îts  mangez  pas 
33  ces  animaux  carnaAiers  ,  vous  les 
33  innrez.  Vous  n'avez  faim  que  des 
33  bêtes  innv)rentes  &  douces  ,  qui  ne 
33  font   de  mal  à  perfonne  ,   qui  s'acca- 


ou  DE  l'Éducation.     449 

»  client  à  vous  ,  qui  vous  fervent  ,  & 
M  que  vous  dévorez  pour  prix  de  leurs 
>•   fervices. 

J5   O  meurtrier  contre  Nature  !  fi  tu 
»>   t'obftines    à    foutenir    qu'elle   t'a    fait 
»   pour    dévorer    tes    femblables  ,    des 
«  êtres   de   chair    ôc    d'os  ,  fenfibles   & 
»   vivans     comme     toi  ,    étouffe     donc 
»>    l'horreur    qu'elle     t'infpire     pour    ces 
»>   affreux    repas  j    tue    \çs  animaux    toi- 
j>   même  ,  je  dis  de  tes  propres  mains , 
îs  fans    ferremens  ,   fans   coutelas  j  dé- 
33  chire-les    avec    tes    ongles  ,   comme 
»   font    les    lions    ôc    les   ours  ;    mords 
»  ce  beuf  6c    le  mets  en  pièces  ,    en- 
j5   fonce  tes  griffes  dans  fa  peau  \  man- 
33  gent  cet  agneau  tout  vif,  dévore  fes 
»   chairs  toutes  chaudes  ,  bois  fon  ame 
j>   avec  fon  fang.  Tu  frémis  ,    tu  n'ôfes 
33   fentir  palpiter  fous  ta  dent  ime  chair 
»   vivante  ?     Homme     pitoyable  !     tu 
»   commences    par     tuer     l'animal  ,    ôc 
»   pais  tu   le  manges  ,   comme  pour   I-e 
»  faire   mourir  deux  fois.  Ce  n'eil  pas 


^JO  Ë    M   I    L    E  _y 

jj  aflfez  ;  la  chair,  morte  te  répugne  cu- 
»  core  j  tes  entrailles  ne  peuvent  U 
»  fupporter  ,  il  la  faut  transformer  par 
»  le  feu ,  la  bouillir  ,  la  lôtir  ,  l'affai- 
»  fonner  de  drogues  qui  la  dcguifent  ; 
»  il  te  faut  des  Charcuriers  ,  des 
M  Cuîfiniers  ,  des  Rotifleurs,  des  gens 
»  pour  t'ôter  l'horreur  du  meurtre  Se 
»  t'habiller  des  corps  morts  ,  afin  que 
«  le  fens  du  goût ,  trompé  par  ces  dé- 
ij  guifemens  ,  ne  rejette  point  ce  qui 
«  lui  eft  étrange  ,  3c  (avoure  avec  plai- 
âj  lîr  des  cadavres  dont  rœil  mCme  eût 
»   peine  à  foufFrir  rafpecl   3>. 

Quoique  ce  morceau  foit  étranger 
à  mon  fujer ,  je  n'ai  pu  réfifter  à  la  ten- 
tation de  le  tranfcrire  ,  ôc  je  crois  que 
peu   de  lecteurs    m'en   fauront  mauvais 

gré. 

Au  refte,  quelque  forte  de  régime 
que  vous  donniez  aux  enfuis  ,  pourvu 
que  vous  ne  les  accoutumiez  qu'à  des 
mets  communs  ôc  fimples  ,  laiflez-les 
manger,  courir  ôc  jouer  t.mt  qu'il  leur 


ou  DE  l'Éducation.       451 

plaîc ,  ôc  {oyez  sûrs  qu'ils  ne  mange- 
ront jamais  trop  ôc  n'auront  point 
d'indigeftions  :  mais  fi  vous  les  affa- 
mez la  moitié  du  tems ,  ôc  quMs  trou- 
vent le  moyen  d'échapper  à  votre  vi- 
gilance ,  ils  fe  dédommageront  de 
toute  leur  force  ,  ils  mangeront  Juf- 
qu'à  regorger  ,  jufqu'à  crever.  Notre 
appétit  n'eft  démefuré  que  parce  que 
nous  voulons  lui  donner  d'autres  rè- 
gles que  celles  de  la  Nature.  Toujours 
réglant  ,  prefcrivant ,  ajoutant ,  retran- 
chant ,  nous  ne  faifons  rien  que  la  ba- 
lance à  la  main  ;  mais  cette  balance 
efl:  à  la  mefure  de  nos  fantaifies  ,  ôc 
non  pas  à  celle  de  notre  eftomach.  J'en 
reviens  toujours  à  mes  exemples  :  chez 
les  Payfans  ,  la  huche  6c  le  fruitier  fonc 
toujours  ouverts  ,  ôc  les  enfans  ,  non 
plus  que  les  hommes  ,  n'y  favenc  ce 
que  c'eft  qu'indigeftions. 

S'il  arrivoit  pourtant  qu'un  enfant 
mangeât  trop  ,  (  ce  que  je  ne  crois  pas 
pollible  par   ma   méthode  ,  )  avec    des 


'45  i  È  M  1  L    -E  i 

amufemens  de  fon  goût  ,  il  efl  fi  aile 
de  le  diftraire  ,  qu'on  parviendroic  à 
l'épuifer  d'inanition  fans  qu'il  y  fon- 
geâr.  Comment  des  moyens  li  sûrs  &: 
fi  faciles  échappent-ils  à  tous  les  Infti- 
tuteurs  ?  Hérodote  raconte  que  les  Ly- 
diens ,  prefTés  d'une  extrcme  difette , 
s'aviferent  d'inventer  les  jeux  &  d'au- 
tres divertiflemens  avec  lefqueis  ils 
<Jonnoieni  le  change  à  leur  faim  ,  & 
pafToient  des  jours  entiers  fp.ns  fojiger 
à  manger  (î.8).  Vos  favans  instituteurs 
ont  peut-être  lu  cent  fois  ce  pallage , 
fans  ?oir  l'application  qu'on  en  peur 
faire  aux  eutans.  Quelqu'un  d'eux 
me     dira    peut-être     qu'un     enfant    ne 


(i8)  Les  anciens  Hiftoriens  font  remplis  de  vues 
don:  on  pourrait  faire  ufrige ,  ouind  même  les  fai:s 
qui  les  rcprcfenrcnt  feroient  faux  :  mais  i;ous  ne  favons 
tirer  aucun  vrai  p.irci  de  l'iiiitoire  -,  la  critique  d'érudi- 
tion abrorbe  tout  ,  comme  s'il  importoit  beaucoup 
qu'un  fait  fut  vrai  ,  pourvu  qu'on  en  pût  tirer  une 
iiiflrutlion  utile.  Les  hommes  fenles  doivent'  regarder 
l'Hilloire  comme  un  liffu  de  fables  donc  la  inorali-  ill 
très-appropriée  au  cœur  liuni.iin. 


ou  DE  l'Education.       455 

quitte  pas  volontiers  fon  dîner  pour 
aller  étudier  fii  leçon.  Maître  ,  vous 
avez  raifon  :  je  ne  penfois  pas  à  cet 
amufement-là. 

Le  (qus  de  l'odorat  efl:  au  goût  ce 
que  celui  de  la  vue  eft  au  toucher  : 
il  le  prévient  ,  il  l'avertit  de  la  ma- 
nière dont  telle  ou  telle  fubflance 
doit  l'affeder  ,  &  difpofe  à  la  recher- 
cher ou  à  la  fuir  ,  félon  l'impreflion 
qu'on  en  reçoit  d'avance.  J'ai  ouï- 
dire  que  les  Sauvages  avoient  l'odo- 
rat tout  autrement  afFe<5té  que  le  nô- 
tre ,  de  jugeoient  tout  différemment  àçs 
bonnes  &  iIqs  mauvaifes  odeurs.  Pour 
moi  5  je  le  croirois  bien.  Les  odeurs 
par  elles  -  mêmes  font  des  fenfations 
foibles  ;  elles  ébranlent  plus  l'imagi- 
nation que  le  fens  ,  &  n'affeûent  pas 
tant  parce  qu'elles  donnent  que  par 
ce  qu'elles  font  attendre.  Cela  fup- 
pofé  ,  les  goûts  des  uns  ,  devenus  par 
leurs  manières  de  vivre  fi  différens 
des   goûts    des    autres  ,    doivent    leur 


'454  È  M  1  z  E  j 

faire  porter  des  jugemens  bien  oppo- 
{es  des  faveurs  ,  Se  par  coiiféqueni:  des 
odeurs  qui  les  annonceur.  Un  Tartare 
doit  flairer  avec  autant  de  plaifir  un 
quartier  puant  de  cheval  mort  ,  qu'un 
de  nos  chafleurs  une  perdrix  à  moitié 
pourrie. 

Nos  fenfations  oifeufès ,  comme  d  e- 
tre  embaumé  des  fleurs  d'un  parterre  , 
doivent  être  infenfibles  à  des  hommes 
qui  marchent  trop  pour  aimer  à  fe 
promener ,  &  qui  ne  travaillent  pas 
affez  pour  fe  faire  une  volupté  du  re- 
pos. Des  gens  toujours  affamés  ne  fau- 
roient  prendre  un  grand  plaifir  à  àes 
parfums  qui  n'annoncent  rien  à  man- 
ger. 

L'odorat  eft  le  fens  de  l'imaoina- 
tion.  Donnant  au  nerfs  un  ton  pins 
fort  ,  il  doit  beaucoup  agiter  le  cer- 
veau j  c'eft  pour  cela  qu'il  ranime  un 
inoment  le  tempérament  de  l'épuife  à 
la  longue.  Il  a  ,  dans  l'amour  ,  des 
effets   alfez    connus  :    le    doux    parfum 


ou  DB  l'Educatioîj.  45  5 
d'un  cabinet  de  toilette  n'eft  pas  un 
piège  aiiflî  foible  qu'on  penfe  ;  &  je 
ne  fais  s'il  faut  féliciter  ou  plaindre 
l'homme  fage  &  peu  fenfible  ,  que 
l'odeur  des  fleurs  que  fa  maîtrefle  a  fur 
le   fein  ne  fît  jamais  palpiter. 

L'odorat    ne    doit    pas  être  fort  acftif 
dans  le  premier  âge,  où  l'imagination, 
que    peu    de    pallions  ont  encore  ani- 
mée ,   n'eft    guères    fufceptible   d'émo- 
tion ,  &   où    l'on    n'a    pas    encore  afftz 
d'expérience  pour  prévoir  avec  un  fens 
ce  que  nous  en  promet  une  autre.  Aufli 
cette  conféquence  eft-elle  parfaitement 
confirmée  par   l'obfervation  j     &   il  eft 
certain   que    ce    (qws    cfl:    encore    cbrus 
&    prefqae    hébété    chez   la  plupart  des 
enfans  :   non    que    la    fenfation    ne   foit 
en  eux  aufli  fine,  &  peut  être  plus ,  que 
dans  les  hommes  j  mais  parce  que  ,  n'y 
joignant    aucune  autre  idée  ,  il  ne  s'en 
afteâre     pas    aifément    d'un    fentiment 
de    plaifir  ou  de  peine  ,  &    qu'ils  n'en 
font  ni  flattes  ni  blelfcs    comme   nous. 


45^  £   M   I   L   Ey 

Je  crois  que  ,  fans  fortir  du  même  fyf- 
tême  ,  &  fans  recourir  à  l'anatomie  com- 
parée des  deux  fexes  ^  on  trouveroit  ai- 
féaienc  la  raifon  pourquoi  les  femmes 
en  général  s'afFedtent  plus  vivement  des 
odeurs  que  les  hommes. 

On  die  que  les  Sauvages  du  Canada 
fe   rendent   dès  leur  jeuneiTe  l'odorat  fi 
fubtil  ,  que  ,  quoiqu'ils  aient  des  chiens  , 
ils  ne  daignent  pas  s'en  fervir  à  la  chaf- 
f e  ,    &  fe  fervent  de  chiens  à  eux-mê- 
mes.  Je   conçois  en  effet  que  ,  fi   l'on 
élevoit   les  enfans  à  éventer  leur  dîner, 
comme    le   cliien  évente   le  gibier  ,  on 
parviendroic     peut-être    à    leur    perfec- 
tionner  l'odorat  au  même  point  j   mais 
je  ne  vois  pas  ,  au  fond  ,  qu'on  puifTe  en 
eux  tirer  de  ce  fens  un  ufage  fort  utile  , 
û  ce  n'efl:  pour  leur  faire  connoître  fes 
rapports   avec    celui   du  goût.    La  Na- 
ture a  pris  foin  de  nous  forcer  à  nous 
mettre  au  fait    de  ces  rapports.  Elle  a 
rendu  l'adion  de  ce  dernier  fens  pref- 
que  inféparable  de  celle  de  l'autre  ,  en 

rendant 


ou  DE    L*ÉdUCAT10N.         457 

rendant    leurs   organes  volfins ,   &  pla- 
çant  cians   la   bouche    une   communica- 
tion   immédiate    entre    les    deux  ,    en 
forte    que    nons   ne   goûtions   rien   fans 
h   flairer.   Je  voudrois  feulement  qu'on 
n'altéiât  pas  ces  rapports  naturels   pour 
tromper   un    enfant ,  en  couvrant ,   par 
exemple  ,    d'un     aromate     agréable    le 
déboire    d'une    médecine  ;    car    la    dif- 
corde    des    deux   (ens    eft    trop    grande 
alors   pour  pouvoir   l'abufer  :  le  ^Qns  le 
plus   adif  abforbant    l'effet   de    l'autre , 
il    n'en    prend    pas    la    médecine    avec 
moins    de    dégoût  :    ce    dégoût    s'étend 
à   toutes  les    fenfations  qui  le  frappenc 
en    même    tems  ;    à   la    préfence    de    la 
plus    foible ,    fon    imagination    lui    rap- 
pelle  auffi     l'autre  j    un    parfum    très- 
fuave  n'eft  plus  pour  lui   qu'une   odeur 
dégoiirance ,    &     c'efl;     ainfi     que    nos 
indifcrettes    précautions    augmentent    la 
fomme    des    fenfations   déplaifantes   aux 
dépends  des  agréables. 

Il  me   refte  à  parler   dans  les   livres 
Tome  L  V 


45?  Emile, 

fuivans  de  la  culture  d'une  efpece  de 
fixieme  fens  appelle  (tns  commun , 
moins  parce  qu'il  eft  commun  à  tous 
les  hommes,  que  parce  qu'il  réfulre  de 
l'ufage  bien  réglé  des  autres  fens ,  de 
qu'il  nous  inftruit  de  la  nature  des  cho- 
fbs  par  le  concours  de  toutes  leurs  ap- 
parences. Ce  fixieme  {qws  n'a  point  par 
coijféquent  d'organe  particulier  ;  il  ne 
réfide  que  dans  le  cerveiu  ,  &  {ts  (tn^ 
fations  purement  internes  s'appellent 
perceptions  ou  idées.  C'eft  par  le  nom- 
bre de  ces  idées  que  fe  mefure  l'éten- 
due de  nos  connoiflances  ;  c'eft  leur 
netteté  ,  leur  clarté  qui  fait  la  juftelfe 
de  l'efprit  \  c'eft  l'art  de  les  comparer 
entr'elles  qu'on  appelle  raifon  humaine, 
Ainfi  ce  que  j'appellois  raifon  fenfitive 
ou  puérile,  confifte  à  former  à.QS  idées 
fîmples  par  le  concours  de  plu  (leurs  (cn- 
fations  j  &:  ce  que  j'appelle  raifon  intel- 
leduelle  ou  humaine ,  confifte  à  former 
des  idées  complexes  pir  le  concours 
de  plufieurs  idées  fimples. 


ou  DE  l'Éducation.     4^9 

Suppofant    donc     que    ma    méthode 
foit  celle  de  la  Nature ,  &  que  je  ne  me 
fois    pas     trompé     dans    Tapplication 
nous  avons  amené  notre  Élevé  à  travers 
les  pays  des  fenfations  jufqu'aux  confins 
de   la    raifon    puérile  :    le    premier    pas 
que  nous  allons  faire  au-delà,  doit  être 
\\\\   pas   d'homme.   Mais  avant    d'entrer 
dans  cQtZQ  nouvelle  carrière ,  jettons  un 
moment    les    yeux    fur   celle    que   nous 
venons  de  parcourir.  Chaque  âge,  chaque 
état    de    la    vie    a    fa    perfection    conve- 
nable ,   fa  forte  de  maturité  qui  lui  eit 
propre.  Nous  avons  fouvent  ouï  parler 
d'un  homme  fait ,  mais  confidérons  un 
enfant  fait  :  ce  fpeétacle  fera  plus  nou- 
veau  pour   nous  ^   &   ne   fera  peur-être 
pas   moins  agréable. 

L'exiflence  ^lqs  êtres  finis  eft  fi  pau- 
vre Se  fi  bornée ,  que ,  quand  nous  ne 
voyons  que  ce  qui  eft ,  nous  ne  fommes 
jamais  émus.  Ce  font  les  chimères  qui 
ornent  les  objets  réels  ,  &  fi  l'imagina- 
tion n'ajoute   un  charme    à  ce  qui  nous 

V  X 


4(^0  É   M    I   L    EJ 

£rappe ,  le   ftérile  plaifir  qu'on   y  prend 
fe  borne   à   l'organe ,   &:   laine  toujours 
le  cœur  froid.   La  rerre  parée  des  tré- 
fors    de    l'automne    étale    une    richeffe 
que    l'œil  admire  :    mais    cette    admira- 
tion   n'eft   point    touchante  ^    elle    vient 
plus  de  la   réflexion    que  du    fentimcnt. 
Au  printems   la  campagne   prefque  nue 
n'eft  encore  couverte   de  rien  ;  les  bois 
n'offrent  point  d'ombre ,  la  verdure  ne 
fait  que  de  poindre,  &  le  cœur  eft  tou- 
ciié    à   fon    afpedt.    En    voyant    renaître 
ainfi  la  Nature ,  on  fe  fent  ranimer  foi- 
mème  ;    l'image    du  plaifir    nous    envi- 
ronne^   ces   compagnes    de   la    volupté^ 
ces  douces  larmes  ,  toujours  prêtes  à  fe 
joindre    à    tout     fentiment     délicieux 
font  déjà  fur  le  bord  de  nos  paupières» 
mais  l'afpeâ:  des  vendanges  a  beau   être 
animé,    vivant,    agréable  j    on   le    voie 
toujours  d'un  œil  (qc. 

Pourquoi  cette  différence  ?  C'eft 
qu'au  fpedacle  du  printems  Timagi- 
natioii    joint    celui    d^s   faifons    qui   ]e 


ou  DE  l'Éducation.      ^6t 

doivent  fuivre.  A  ces  tendres  bour- 
geons que  l'œil  apperçoic ,  elle  ajoiue 
les  fleurs  ,  les  fruits,  hs  ombrages, 
quelquefois  les  myfteres  qu'ils  peuvent: 
couvrir.  Elle  réunit  en  un  point  des 
tems  qui  fe  doivent  fuccéder ,  ik  voit 
moins  les  objets  comme  ils  feront  que 
comme  elle  les  defîre,  parce  qu'il  dé- 
pend d'elle  de  les  choifir.  En  automne  , 
au  contraire ,  on  n'a  plus  à  voir  que 
ce  qui  eft.  Si  l'on  veut  arriver  au  prin- 
tems,  l'hiver  nous  arrêts,  de  l'imagi- 
nation glacée  expire  fur  la  neige  &:  fur 
les     frimats. 

Telle  eft  la  fource  du  charme  qu'on 
trouve  a  contempler  une  belle  enfan- 
ce ,  préférablement  à  la  perfedtion  de 
l'agc  mûr.  Quand  eft-ce  que  nous  goû- 
tons un  vrai  plaifir  à  voir  un  homme? 
C'eft  quand  la  mémoire  de  fes  asSlions^ 
nous  fait  rétrograder  fur  fa  vie  &  le 
rajeunit ,  pour  ainfi  dire ,  à  nos  yeux. 
i  nous  fommes  réduits  à  le  confidéret: 
tel  qu'il   eft,  ou  à  le  fuppofer  tel  qu'il 


fera  dans  fa  vieillcfle ,  l'itlce  de  la 
Nature  déclinante  efface  tout  notre  plai- 
iir.  Il  n'y  en  a  point  à  voir  avancer  un 
homme  à  grands  pas  vers  fa  tombe  ,  5c 
l'image  de  la  more  enlaidit  tout. 

Mais  quand  je  me  figure  un  enfaiir 
de  dix  à  douze  ans ,  vigoureux ,  bien 
formé  pour  fon  âge ,  il  ne  me  fait  pas 
naître  une  idée  qui  ne  foit  agréable,  foie 
pour  le  préfent,  foit  pour  l'avenir  :  je  le 
vois  bouillant,  vif,  animé,  fans  fouci 
rongeant,  fans  longue  <St  pénible  pré- 
voyance j  tout  entier  à  fon  être  aduel,  & 
joui  (Tant  d'une  plénitude  de  vie  qui  fem- 
ble  vouloir  s'étendre  hors  de  lui.  Je  le 
prévois  dans  un  autre  âge  exerçant  Je 
fens,  l'efprit,  \qs  forces  qui  fe  dévelop- 
pent en  lui  de  jour  en  jour,  &•:  dont  il 
donne  à  chaque  inftant  de  nouveaux 
indices,  je  le  contemple  enfant,  &  il  me 
plaît  \  je  l'imagine  homme  ,  Se  il  me 
plaît  davantage  :  fon  fang  ardent  fem- 
ble  réchauffer  le  mien  :  je  crois  vivre 
de  fa   vie,  &  fa  vivacité  me  rajeunir. 


ou    DE    L^EdUCATION.        4^3 

L'heure  {oimo ,  quel  changement  1 
A  l'inftant  (on  œil  fe  ternie ,  fa  gaieté 
s'efface ,  adieu  la  joie  ,  adieu  les  folâ- 
tres jeux.  Un  homme  févere  &  fâché 
le  prend  par  la  main  ,  lui  dit  grave- 
ment ,  allons  Mon/îeur ,  &  l'emmené. 
Dans  la  chambre  où  ils  entrent  j'entre- 
vois des  livres.  Des  livres  !  quel  trille 
ameublement  pour  (on  âge  !  le  pauvre 
enfant  fe  laiffe  entraîner  ,  tourne  un 
œil  de  regret  fur  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne ,  fe  taît ,  ôc  part ,  les  yeux  gon- 
flés de  pleurs  qu'il  n'ofe  répandre  ,  Se 
le  cœur  gros  de  foupirs  qu'il  n'ofe 
exhaler. 

O  toi  qui  n'as  rien  de  pareil  à  crain- 
dre ,  toi  pour  qui  nul  tems  de  la  vie 
lî'efl:  un  tems  de  gène  ik  d'ennui ,  toi 
qui  vois  venir  le  jour  fans  inquiétude, 
la  nuit  fans  impatience  ,  &:  ne  comptes 
les  heures  que  par  tes  plaihrs ,  viens , 
mon  heureux ,  mon  aimable  Elevé , 
nous  confoler  par  ta  préfence  du  dé- 
part  de    cet  infortuné;    viens I{ 

v  + 


4^4  E  M  I  L  :e  y 

arrive  »  &  |e  itns  à  fon  approche  un 
mouvement  de  joie  que  je  lui  vois  par- 
tager. C'eft  fou  ami,  fon  camarade, 
e'eft  le  compagnon  de  fes  jeux  qu'il 
aborde;  il  eft  bien  fur,  en  me  voyant, 
qu'il  ne  reftera  pas  long-tems  fans  amu- 
fement  :  nous  ne  dépendons  jamais 
l'un  de  l'autre  ;  mais  nous  nous  ac- 
cordons toujours,  8c  nous  ne  fommes 
avec  perfonne  aufli-bien  qu'enfem- 
ble. 

Sa  figure,  fon  port,  fa  contenance 
annoncent  Taffurance  &  le  contente- 
ment j  la  fanté  brille  fur  fon  vifage  \ 
fes  pas  affermis  lui  donnent  un  air  de 
vigueur  ;  fon  teint  délicat  encore  fans 
ctre  fade  j  n'a  lien  d'une  molleffe  effé- 
minée ;  l'air  &  le  foleil  y  ont  àé]X 
mis  l'empreinte  honorable  de  fou 
fexe  \  fes  mufcles  encore  arrondis  com- 
mencent à  marquer  quelques  traits 
d'une  phyfionomie  naidi^nte  ;  fes  yeux, 
que  le  feu  du  fentiment  n'anime  point 
encore  ,  ont  au  moins  toute  leur  féré- 


ou   DE   l'EdUCATJOîs.        4(?5 

ïiité  native  (zp)  ;  de  longs  clingiias 
ne  les  ont  point  obfcurcis ,  qqs  plems 
fans  fin  n'ont  point  fillonné  fes  joues. 
Voyez  clans  fes  mouvemens  prompts  , 
mais  sûrs ,  la  vivacité  de  fon  âge ,  la 
fermeté  de  l'indépendance  ,  l'cxpé- 
fience  des  exercices  multipliés.  îl  a 
l'air  ouvert  &  libre  ,  mais  non  pas  in- 
folent  ni  vain  \  fon  vifagc  ,  qu  oa  n'a 
pas  collé  fur  des  livres,  ne  tombe  point 
fur  fon  eftomach  :  on  n'a  pas  befoin  de 
lui  dire  ,  leve-^  la  tête  j  la  honte  ni  la 
crainte  ne  la  lui  firent  jamais  baiflcr. 

Faifons-lui  place  au  milieu  de  l'af- 
femblée.  Meffieurs  ,  examinez  -  le  , 
interrogez-le  en  toute  confiance  j  ne 
craignez  ni  fes  importunités ,  ni  fon 
babil  ,  ni  fes  queftions  indifcrettes. 
N'ayez  pas  peur  qu'il  s'empare  de  vous, 
qu'il    prétende     vous    occuper     de    lui 


(i())  Katia.  J'emploie  ce  mot  dans  une  ncceprion 
h.ilicnne  ,  faute  de  lui  trouver  i!a  fynon)  me  zn  Fran- 
çois. Si  j'ai  tore  ,  peu  importe ,  j-ourvu  i^u'on  m'en  • 
ttnde. 

V  5 


^66  E       M      I       L       E    y 

feul ,  &  que  vous  ne  puifliez  plus  vous 
en  défaire. 

N'attendez  pas,  non  pins,  de  lui 
des  propos  agréables ,  ni  qu'il  vous  dife 
ce  que  je  lui  aurai  di6lc  j  n'en  atten^ 
dez  que  la  vérité  naïve  &  fimple , 
fans  ornement,  fans  apprêt,  fans  vanité.' 
II  vous  dira  le  m.il  qu'il  a  fait  ou  celui 
qu'il  penfe,  tout  auiTi  librement  que  le 
bien ,  fans  s'embarrafTer  en  aucune 
forte  de  l'effet  que  fera  fur  vous  ce 
qu'il  aura  dit  :  il  ufera  de  la  parole 
dans  toute  la  fimplicité  de  fa  première 
inftitution. 

L'on  aime  à  bien  augurer  des  enfans, 
&  l'on  a  toujours  regret  à  ce  flux  d'i- 
nepties qui  vient  prefque  toujours  ren- 
verfer  les  efpérances  qu'on  voudroic 
tirer  de  quelque  heureufe  rencontre , 
qui  par  hafard  leur  tombe  fur  la  lan- 
gue. Si  le  mien  donne  rarement  de 
telles  efpérances  ,  il  ne  donnera  ja- 
mais ce  regret  ;  car  il  ne  dit  jamais  un 
mot  inutile,  &  ne  s'épuife  pas  fur  un 


ou   VË    L'EDUCATlOïi.       4(j7 

babil  qu'il  fait  qu'on  n'écoute  point. 
Ses  idées  font  bornées ,  mais  nettes  j 
s'il  ne  fait  rien  par  cœur,  il  fait  beau- 
coup par  expérience.  S'il  lit  moins 
bien  qu'un  autre  enfant  dans  nos  livres, 
il  lit  mieux  dans  celui  de  la  Nature  j 
fon  efprit  n'eft  pas  dans  fa  langue , 
mais  dans  fa  tète  \  il  a  moins  de 
mémoire  que  de  jugement  :  il  ne  faiç 
parler  qu'un  langage  \  mais  il  entend 
ce  qu'il  dit ,  &  s'il  ne  dit  pas  fi  bien 
que  les  autres  difent ,  en  revanche  il 
fait  mieux  qu'ils  ne  font. 

Il  ne  fait  ce  que  c'eft  que  routine  , 
ufage ,  habitude  j  ce  qu'il  fit  hier  n'in- 
flue point  fur  ce  qu'il  fait  aujour- 
d'hui (50):  il  ne  fuit  jamais  de  forma- 


(50)  L'attrait  /le  l'hjljitade  vient  de  h  pjrcfle  na- 
turelle à  riiomme  ,  &c  cette  pareffe  augmente  en  s'y 
livrant  :  on  fait  plus  aifément  ce  qu'on  a  déjà  fait,  la 
route  étant  frayée  en  devisnt  plus  facile  à  fuivre. 
Auili  pcuton  remarquer  que  l'empire  de  llubitude" 
eft  très-grand  fur  les  vieillards-  &  fur  ks  gens  indo- 
lens  ,  très-petit  fur  la  JeunelTe  6i  fur  les  gens  vifs.  Ce 
régime  a'cfl   bon  qu'aux   aines  foiblcs ,   &   les  afFoiblic 

V  6 


4^8  Emile, 

le,  ne  cède  point  à  l'aurorité  ni  à  l'exem- 
ple ,  &:  n'agit  ni  ne  parle  que  comme 
il  lui  convient.  Ainfî  ,  n'attendez  pas 
de  lui  des  difcours  d\ù.és  ni  des  manières 
étudiées  ,  mais  toujours  l'exprefllon 
fidelle  de  fes  idées ,  ôc  la  conduite  qui 
naît   de  fes  penchans. 

Vous  lui  trouvez  un  petit  nombre 
de  notions  morales  qui  fe  rapportent 
à  fon  état  a<ftuel ,  aucune  fur  l'état 
relatif  des  hommes  :  &  de  quoi  lui 
ferviroienr- elles ,  puifqu'un  enfant  n'eft 
pas  encore  un  membre  aéVif  de  la  fo- 
ciété  ?  Parlez-lui  de  liberté,  de  pro- 
priété ,  de  convention  même  j  il  peut 
en  favoir  j*ufqnes-là  :  il  faif  pourquoi 
ce  qui  eft  à  lui  eft  à  lui ,  &  pourquoi 
ce  qui  n'eft  pas  à  lui  n'eft  pas  à  lui, 
PalTé  cela,  il  ne  fait  plus  rien.  Parlez-hii 
de   devoir,   d'obéiflance ,  il   ne   fait  ce 


davantage  de  jour  en  jotir.  La  feule  habitude  utile  amt 
enfans  ,  ell  de  s'aflervir  lans  peine  à  la  nécellité  des 
choies  ;  &  la  feule  habitude  utile  aux  hommes ,  eiï 
de  s'attervir  fans  peine  à  la  laiibo.  Toute  autre  habitude 
tUt  fauâc. 


ou  VE  l'Éducation.      4(^9 

que  vous  voulez  dire  ;  commandez-lai 
quelque  chofe ,  il  ne  vous  entendra 
pas  j  mais  dires  lui  :  Ci  vous  me  faifiez 
tel  plaifir,  je  vous  le  rendrois  dans 
l'occafion  :  à  l'inftant  il  s'emprelTera 
de  vous  complaire  j  car  il  ne  demande 
pas  mieux  que  d'érendre  fon  domaine, 
&  d'acquérir  fur  vous  des  droits 
qu'il  fait  être  inviolables.  Peut-être 
même  n'eft  -  il  pas  fâché  de  tenir  une 
place  ,  de  faire  nombre ,  d'être  compté 
pour  quelque  chofe  ;  mais  s'il  a  ce 
dernier  motif,  le  voila  déjà  forti  de 
la  Nature ,  &  vous  n'avez  pas  bien 
bouché  d'avance  toutes  les  portes  de  la 
vanité. 

De  fon  côté  ,  s'il  a  befoin  de  quel- 
que affiftance ,  il  la  demandera  indif- 
féremment au  premier  qu'il  rencontre  , 
il  la  demanderoit  au  Roi  comme  à  fon 
laquais  j  tous  les  hommes  font  encore 
égaux  à  fes  yeux.  Vous  voyez  à  l'air 
dont  il   prie ,   qu'il   feiit  qu'on  ne  lui 


470  E    M    I    L    Ey 

doit  rien.  II  fait  que  ce  qu'il  demancîe 
eft  une  grâce,  il  faic  aulîi  que  l'huma- 
nirc  porte  à  en  accorder.  Ses  expref- 
fions  font  fimples  &  laconiques.  Sa 
voix  ,  fon  regard  ,  fon  ^efte ,  font  d'un 
erre  également  accoutume  à  la  coni- 
plaifance  &  au  refus.  Ce  n'eft  ni  la 
rempante  &:  fcrvile  foumilTîon  d'un 
efclave ,  ni  l'impérieux  accent  d'un 
Maître  :  c'eft;  une  modefte  confiance 
en  fon  femblable  ;  c'efl:  la  noble  & 
touchante  douceur  d'un  ctre  libre  , 
mais  fenfible  èc  foible  ,  qui  implore 
l'aflîftance  d'un  ctre  libre  ,  mais  fore 
&  bienfaifant.  Si  vous  lui  accordez  ce 
qu'il  vous  demande,  il  ne  vous  remer- 
ciera pas  j  mais  il  fentira  qu'il  a  con- 
trarié une  dette.  Si  vous  le  lui  refufez, 
il  ne  fe  plaindra  point ,  il  n'infiflera 
point,  il  fait  que  cela  feroit  inutile: 
il  ne  fe  dira  point  ;  on.  m'a  refufé  : 
mais  il  fe  dira  ;  cela  ne  pouvoit  pas 
être  y   ôc  y    comme  je   l'ai  déjà   dit ,  ou 


Gu  L'E  l'Education.  47 t' 
ne  fe  mutine  guères  contre  la  nécefïîté 
bien  reconnue. 

Laiflez-le  feul  en  liberté  ,  voyez-le 
agir  fans  lui  rien  dire  ;  confidcrez  ce 
qu'il  fera  6c  comme  il  s'y  prendra. 
N'ayant  pas  befoin  de  fe  prouver  qu'il 
eft  libre ,  il  ne  fait  jamais  rien  par 
étourderie  ,  &  feulement  pour  faire 
un  adle  de  pouvoir  fur  lui-même  :  ne 
fait-il  pas  qu'il  eft  toujours  maîrre  de 
lui?  11  effc  alerte,  léger,  difpos;  ùs 
mouvemens  ont  toute  la  vivacité  de 
fon  âge  ;  mais  vous  n'en  voyez  pas 
un  qui  n'ait  une  fin.  Quoi  qu'il  veuille 
faire,  il  n'entreprendra  jamais  rien  qui 
foie  au-deiïlis  de  Ces  forces  j  car  il  les 
a  bien  éprouvées  &  les  connoît  ;  fes 
moyens  font  toujours  appropriés  à 
fes  delleins  ,  &  rarement  il  agira  fans 
être  aiïuré  du  succès.  Il  aura  l'œil  at- 
tentif &  judicieux^  il  n'ira  pas  niai- 
fement  interrogeant  les  autres  fur  tout 
ce  qu'il   voit ,   mais  il   l'examinera  lui- 


47i  E   M   I   L    Ej 

môme ,  ôc  fe  fatiguera  pour  trouver 
ce  qu'il  veut  apprendre  ,  avant  de  lô 
demander.  S'il  tombe  dans  des  em- 
barras imprévus  ,  il  fe  troublera  moins 
qu'un  autre  j  s'il  y  a  du  rifqae  ,  il  s'ef- 
fraiera moins  aufli.  Comme  (on  ima- 
gination refte  encore  inadlive  &:  qu'on 
n'a  rien  fait  pour  l'animer  ,  il  ne  voie 
que  ce  qui  eft  ,  n'eftime  les  dangers 
que  ce  qu'ils  valent,  ôc  garde  toujours 
fon  fang  -  froid.  La  néceflîté  s'appe- 
fantit  trop  fouvent  fur  lui  pour  qu'il 
regimbe  encore  contr'elle  j  il  en  porte 
le  joug  dès  fa  naiflance  ,  l'y  voilâ 
bien  accoutumé  j  il  efi:  toujours  prêt  à 
tout. 

Qu'il  s'occupe  ou  qu'il  s'amufe,  l'un 
ôc  l'autre  eft  égal  pour  lui  j  fes  jeux: 
font  {qs  occupations  ,  il  n'y  fent  point 
de  différence.  Il  met  à  tout  ce  qu'il 
fait  un  intérêt  qui  fait  rire  &  une 
liberté  qui  plaît,  en  montrant  a  la  fois 
le   tour  de  (on  efprit   &  la  fphère  de 


ou  DE  l'Éducation.      475 

fes  connoiflances.  N'ert-ce  pas  le  fpec- 
tacle  de  cet  âge ,  un  fpedlacie  char- 
mant &  doux  ,  de  voir  un  joli  enfant, 
l'œil  vif  &  gai  ,  l'air  content  &  fe- 
rein ,  la  phyfionomie  ouverte  &  rian- 
te ,  faire ,  en  fe  jouant ,  les  chofes  les 
plus  férieufes ,  ou  profondément  occupé 
des  plus  frivoles  amufemens  ? 

Voulez-vous  à  préfent  le  juger  par 
comparaifon  ?  Mêkz  -  le  avec  d'autres 
enfans,  &  lailTez  le  faire.  Vous  verrez 
bientôt  lequel  eft  le  plus  vraiment 
formé ,  lequel  approche  le  mieux  de 
la  perfedlion  de  leur  âge.  Parmi  les 
enfans  de  la  ville  nul  n'eft  plus  adroit 
que  lui ,  mais  il  eft  plus  fort  qu'aucun 
autre.  Parmi  de  jeunes  payfans  ,  il 
les  égale  en  force  &  les  palTe  en  adref- 
fe.  Dans  tout  ce  qui  eft  à  portée  de 
l'enfance,  il  juge,  il  raifonne  ,  il  pré- 
voit mieux  qu'eux  tous.  Eft -il  queftion 
d'agir,  de  courir,  de  fauter,  d'ébran- 
let   àQs   corps ,    d'enlever   des   mafles  3 


474  É    M    2    L    Ej 

d'eftimer  des  diftances  ,  d'invenrcr  des 
jeux,  d'emporter  dçs  prix:  on  diroic 
que  la  Nacure  eft  à  Ces  ordres ,  tant  il 
fait  aifément  plier  toute  chofe  a  C^.s 
volontés.  Il  eft  fait  pour  guider ,  pour 
gouverner  Ces  égaux:  le  talent,  l'ex- 
périence lui  tiennent  lieu  de  droit  Se 
d'autorité.  Donnez- lui  Thabit  &  le 
nom  qu'il  vous  ph^ira ,  peu  importe  ; 
il  primera  par-tout,  il  deviendra  par- 
tout le  chef  des  antres  ;  ils  fentiront 
toujours  fa  fupériorité  fur  eux.  Sans 
vouloir  commander,  il  fera  le  maure  j 
fans  croire  obéir  ,  ils  obéiront. 

Il  eft  parvenu  à  ia  maturité  de  Ten- 
fance ,  il  a  vécu  de  la  vie  d'un  enfant, 
il  n'a  point  acheté  fa  perfection  aux 
dépends  de  fon  bonheur  :  au  contraire  , 
ils  ont  concouru  \\m  à  l'autre.  En  ac- 
quérant toute  la  raifon  de  fon  âge,  il 
a  été  heureux  &:  libre  autant  que  fa 
conftitution  lui  permet  de  l'ctre.  Si  la 
fuale  faulx   vient  moiflonncr  en  lui  la 


OIT   DE   l'ÊdUCAIIOU,         475 

fleur  de  nos  efpérances  ,  nous  n'aurons 
point  à  pleurer  à  l.i  fois  fa  vie  &  fa 
mort ,  nous  n'aigrirons  point  nos  dou- 
leurs du  foHvenir  de  celles  que  nous 
lui  aurons  caufées  j  nous  nous  dirons: 
au  moins  il  a  joui  de  fon  enfance  j  nous 
ne  lui  avons  rien  fait  perdre  de  ce  que 
la  Nature  lui  avoit  donné. 

Le  grand  inconvénient  de  cette  pre- 
mière éducation  eft  qu'elle  n'eft  fenfi- 
ble  qu'aux  hommes  clairvoyans ,  & 
que  ,  dans  un  enfant  élevé  avec  tant 
de  foin  ,  àts  yeux  vulgaires  ne  voienc 
qu'un  poliiïon.  Un  Précepteur  fonge  à 
fon  intérêt  plus  qu'à  celui  de  fon  Dif- 
ciple  \  il  s'attache  à  prouver  qu'il  ne 
perd  pas  fon  tenis  &  qu'il  gagne  bien 
l'argent  qu'on  lui  donne  ;  il  le  pour-: 
voit  d'un  acquis  de  facile  étalage  &C 
qu'on  puilfe  monter  quand  on  veut; 
il  n'importe  que  ce  qu'il  lui  apprend 
foit  utile ,  pourvu  qu'il  fe  voye  aifé- 
ment  j    il    .accumule   fans   choix ,    fans 


47<>  E    M    I    Z    E  j 

difcernement ,  cent  fatras  dans  fa  mé- 
moire. Quand  il  s'agit  ci'examiaer 
l'enfant ,  on  lui  fait  déployer  fa  mar- 
chandife  j  il  l'étalé ,  on  eft  content  j 
puis  il  replie  fon  ballot  &  s'en  va.  Mon 
élevé  n'eft  pas  Ci  riche  ,  il  n'a  point  de 
ballot  à  déployer  ,  n'a  rien  à  montrer 
que  lui-même.  Or  un  enfant,  non  plus 
qu'un  homme,  ne  fe  voit  pas  en  un 
moment.  Où  font  les  Obfervateurs 
qui  fâchent  faifir  au  premier  coup 
d'œil  les  traits  qui  le  caradtérifent  ?  H 
en  eft;  mais  il  en  eft  peu,  &  fur  cent 
mille  pères ,  il  ne  s'en  trouvera  pas  un 
de  ce  nombre. 

Les  queftioHS  trop  multipliées  en- 
nuient &  rebutent  tout  Je  monde ,  à 
plus  forte  raifon  les  enfans.  Au  bout 
de  quelques  minutes  leur  attention  fe 
lafle ,  ils  n'écoutent  plus  ce  qu'un  obf- 
tiné  qneftionneur  leur  demande ,  ôc 
ne  répondent  plus  qu'au  hafard.  Cette 
manière   de  les  examiner  cû   vaine    6c 


ou  DE   L'EduCATIOIî,         477 

péiiancefque  ;  foiivent  un  mot  pris  à  la 
volée  peine  mieux  leur  fens  ôc  leur 
efprit  que  ne  feroient  ce  longs  difcours  : 
m?Às  il  faut  prendre  garde  que  ce  mot 
ne  foit  ni  li'tdté  ni  fortuit.  Il  faut  avoir 
beaucoup  de  Jugement  foi-même  pour 
apprécier  celui   d'un   enfant. 

J'ai  ouï  racoiuer  à  feu  Milord  Hyde," 
qu'un  de  fes  amis,  revenu  d'Italie  après 
trois    ans    d'abfence ,    voulut    examiner 
les  progrès   de  fon   fils  âgé  de  neuf  à 
dix  ans.  Ils  vont  un  foir  fe  promener  , 
avec  fon  Gouverneur  &  lui ,  dans  une 
plaine    où    des    Écpliers    s'amufoient    à 
guider   des  cerf-volans.   Le  père  en  paf- 
fant  dit  à  fon  fils  ,  cù  ejl  U  cerf  volant 
dont    voilà    fombre  ?   fans    héfuer  ,    fans 
lever  la  tère ,  l'enfant  dit  ,  fur  le  grand 
chemin.    Et    en    effet ,    ajoûtoit   Milord 
Hyde ,    le    grand    chemin    étoit    entre 
le  foleil  &c  nous.  Le  père ,  à  ce  mot , 
embralT!i  fcn  fils,  Se  finiflTant-Ià  fon  exa- 
men ,  SQ[\   va    fans  rien   dire.  Le  len- 


^7S  Emile. 

demain  il  envoya  au  Gouverneur  l'ade 
d'une  penfion  viagère ,  outre  (qs  appoin- 
temens. 

Quel  homme  que  ce  pere-là ,  &  quel 
fils  lui  éroic  promis  !  La  queftion  efi: 
prccifément  de  l'âge  \  la  réponfe  eft 
bien  fimple  :  mais  voyez  quelle  netteté 
de  judiciaire  enfantine  elle  fuppofe  î 
C'eft  ainlî  que  l'Élevé  d'Ariftote  appri- 
voifoit  ce  courfier  célèbre  qu'aucun 
Ecuyer  n'avoir  pu   dompter, 

F  I  N 

du  Livre  deuxième   &  du   Tome  première