Skip to main content

Full text of "Oeuvres de L.B. Picard .."

See other formats


^'*^**^iSrf^ 


-W  ' 


m 


ll'^-; 


Va 


Accessions 


Slieir  Xo 


JJar/o/t  Liùjrnr^  ^^^  ^ 


■:JÂûr/iY,ùj  c^y/g-U'ir/y/'iP  ^s^r^lù/t. 


iljî^tmt  l^ulîltr  Ciltntm 


■»?T*4 


li*^ 


f.. 


OEUVRES 

DE 

L.  B.  PICARD. 


«»»aoeiea»oa» 


THEATRE.  —  TOME  IV. 


DE  L'IMPRIMERIE  DE  FIRMIN  DIDOT, 

IMPRIMEUR    DU    ROI,    RUE    JACOR,    ]Y°    l[\. 


A  PARIS, 

CHEZ  BOSSANGE,  PÈRE   ET   FILS,  LÎBtlAIRES, 

rue  de  Tournon ,  n°  6  bis. 

A   LONDRES,  chez  Martin  BOSSANGE  et  Compagnie, 

Libraii-es,  14  Great-Marlborough  street. 


OEUVRES 


DE 


L.  B.  PICARD, 


MEMBRE    DE    l'iKSTITUT   (  ACADÉMIE    FRANÇAISE). 


TOME    QUATRIÈME. 


A  PARIS, 

CHEZ  J.  N.  BARBA,   LIBRAIRE, 

ÉDITEUR -PROPRIÉTAIRE      DES     OEUVRES     DE     PIGAULX-LERRUIf , 

AU    PALAIS-ROYAL  j    N*'    5l. 


M  DCGG  XXI. 


C^4-iM4f  i  f-  0  /  0 


LE 

MARI  AMBITIEUX 

ou 
L'HOMME  QUI  VEUT  FAIRE  SON  CHEMIN, 

COMÉDIE 

EN   CINQ  ACTES  ET   EN   VERS, 

Représentée  pour  la  première  fois  le  i6  octobre  1802,, 


Qugerit  opes  et  amicitlas,  iuservit  bonori. 
HoRAT.  de  An.  poet. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

Boston  Public  Library 


http://www.archive.org/details/oeuvresdelbpicar04pica 


PREFACE. 


X^ORSQUE  je  composai  V Entrée  dans  le  monde  ^  j'avais  un 
grand  projet.  Je  voulais  faire  trois  comédies  en  cinq  actes , 
dontle  principal  personnage,  toujours  le  même,  mais  pris 
à  trois  âges  différents ,  aurait  été  présenté  sous  trois  diffé- 
rents aspects.  C'était  Hoi^ace  dans  son  Art  poétique  qui 
m'en  avait  inspiré  l'idée. 

Cereus  in  vitium  flecti,  monitorLbus  asper.* 

Tel  est  l'homme  dans  sa  jeunesse. 

Quaerit  opes  et  amicitias,  inservit  honori.  ** 
C'est  te  même  homme  arrivé  à  l'âge  mûr. 

Difficilis ,  querulus ,  laudator  temporis  .acti.  *** 

C'est  encore  le  même  homme,  s'il  parvient  à  la  vieillesse. 
Ces  trois  vers  me  fournissaient  à  la  fois  la  matière  et  les 
épigraphes  de  mes  trois  comédies. 

De    ces  trois  pièces ,   voici  la  seconde  ;   mais  j'ai  re- 


*  Un  jeune  homme  ,  toujours  bouillant  dans  ses  caprices  . 
Est  prompt  à  recevoir  l'impression  des  vices. 


**  L'âge  viril ,  plus  mûr ,  inspire  un  air  plus  sage , 
Se  pousse  auprès  des  grands,  s'intrigue,  se  ménage. 

***  La  vieillesse  chagrine  incessamment  amasse, 

Toujours  plaint  le  présent,  et  vante  le  passé. 

Boii.EÀU,  Art poéc. 


8  PRÉFACE. 

nonce  au  projet  de  prendre  pour  principal  personnage 
le  jeune  homme  qui  fait  le  sujet  de  la  première,  * 

UEntrée  dans  le  inonde  n'avait  pas  eu  un  succès  assez 
éclatant;  mon  jeune  Térigny  n'avait  pas  laissé  un  souvenir 
assez  profond  dans  l'ame  des  spectateurs  pour  qu'on  fût 
intéressé  à  le  revoir,  à  quarante  ans,  ambitieux  et  marié. 
C'est  sans  doute  ma  faute  ;  et  je  regrette  vivement  d'avoir 
eu  ce  premier  tort.  Horace ,  dans  ces  vers  et  dans  ceux 
qui  les  précèdent  et  qui  les  suivent ,  a  si  bien  exprimé  les 
passions ,  les  habitudes  et  les  ridicules  de  presque  tous 
les  hommes  dans  les  quatre  âges  de  leur  vie  !  En  laissant 
de  côté  l'enfance  dont  le  poète  comique  ne  peut  pas  s'em- 
parer, c'eût  été,  je  crois,  une  suite  d'ouvrages  intéres- 
sants pour  la  littérature  dramatique  que  trois  grandes 
comédies  (je  les  suppose  bien  exécutées)  où  l'on  aurait 
vu  le  même  homme ,  dans  les  trois  autres  époques  de  sa 
vie,  aux  prises  avec  les  passions  de  son  âge. 

Je  suis  forcé  d'en  faire  l'aveu.  Je  suis  presque  toujours 
bien  inspiré  dans  le  choix  de  mes  sujets  :  mais  trop  sou- 
vent je  ne  produis  qu'une  esquisse  au  lieu  d'un  tableau. 

Je  crois  que  le  Mari  Ambitieux  est  un  des  sujets  les 
plus  heureux  qu'on  puisse  rencontrer.  Quelques  vrais 
amis,  me  tenant  compte  du  bonheur  du  sujet,  persistent 
à  placer  la  pièce  au  premier  rang  de  mes  comédies ,  quoi- 
qu'ils soient  d'accord  avec  moi  sur  les  défauts  de  l'exé- 
cution. 

La  pièce  eut  le  plus  grand  succès  à  la  première  repré- 

Ce  désir  de  peindrfe  le  même  homme  livré  successivement  aux  di- 
verses passions  de  chaque  âge  de  sa  vie ,  ne  m'a  point  abandonué;  et  c'est 
l'idée  fondamentale  de  mon  roman  iHEusène  et  Guillaume, 


PRÉFACE.  9 

sentation.  Elle  essuya  bientôt  des  éloges  et  des  critiques 
qui  me  semblent  également  exagérés. 

On  me  reprocha  d'avoir  donné  à  Cléon  une  trop  petite, 
ambition.  «  Qu'est-ce,  me  disait -on,  que  cette  place 
«d'Armand  qu'il  sollicite?  Qu'est-ce  que  ce  Dulis  dési- 
«  gné  comme  un  homme  en  place ,  qui  dispose  d'emplois 
«  assez  considérables ,  que  Cléon  adule  comme  le  plus 
«  bas  protégé  ferait  le  plus  important  protecteur  ?  Enfin , 
■<  ajoutait -on ,  un  homme  moitié  amoureux,  moitié  am- 
'  bitieux ,  n'est  plus  qu'un  homme  sans  caractère.  » 

Au  moment  où  je  donnai  la  pièce  il  m'était  impossible 
de  spécifier  la  place  que  sollicitait  Cléon.  Nos  institutions 
étaient  trop  nouvelles  pour  qu'on  pût  déjà  les  mettre  en 
scène.  Il  me  fallut  donc  l'indiquer  d'une  manière  vague. 
La  place  d'Armand  peut  être  une  petite  sous -préfecture, 
comme  une  place  de  conseiller  d'état.  J'avoue  que  ce 
titre  de  Mari  Ambitieux  ouvre  un  champ  vaste  à  l'ima- 
gination du  spectateur.  Cependant  l'ambition  existe  dans 
toutes  les  conditions,  chez  les  artisans  comme  chez  les 
grands  seigneurs.  Les  circonstances  m'ont  forcé  de  rape- 
tisser l'ambition  de  Cléon;  mais  un  lecteur  indulgent 
peut  l'agrandir  à  son  gré.  Avant  la  révolution  j'aurais  fait 
de  Dulis  un  duc,  un  comte,  un  grand  seigneur,  et  de 
Cléon  un  de  ses  courtisans.  En  i8oa,  que  pouvais -je 
faire  de  Dulis  ?  un  ministre  ?  c'était  appeler  de  fausses  et 
malignes  applications  sur  des  personnages  importants; 
je  ne  le  pouvais ,  ni  ne  le  voulais. 

Un  homme  moitié  amoureux,  moitié  ambitieux  ,  n'est 
point  un  homme  sans  caractère  ;  c'est  un  homme  livré  à 
deux  passions  qui  se  combattent  :  et  le  choc  des  passions 
entre  elles ,  ou  d'une  passion  avec  le  caractère,  a  toujours 


lo  PREFACE. 

été  la  source  la  plus  féconde  et  la  plus  heureuse  du  pa- 
thétique dans  une  tiagédie,  du  comique  dans  une  comé- 
die. Dans  lame  de  Rodrigue  il  s'élève  entre  l'honneur  et 
l'amour  un  combat  qui  vous  attendrit;  direz -vous  que 
Rodrigue  est  un  homme  sans  caractère?  Dans  l'ame 
d'Harpagon  il  s'élève  entre  l'amour  et  l'avarice  un  com- 
bat qui  vous  fait  rire;  direz-vous  qu'Harpagon  est  un 
homme  sans  caractère?  Le  grand  maître  n'a  jamais  man- 
qué de  mettre  le  caractèi'e  aux  prises  avec  une  passion 
qui  lui  est  contraire.  Alceste  est  amoureux  d'une  co- 
quette. Tartufe  se  démasque  par  convoitise. 

Ce  ne  sont  pas  là  les  grands  défauts  de  l'ouvrage.  Les 
vrais  défauts,  c'est  la  vertu  inexpugnable  de  madame 
Cléon ,  c'est  la  générosité  bien  établie  de  Dulis.  Aucune 
des  deux  passions  de  Cléon  n'est  en  danger;  sa  femme 
ne  succombera  point;  Dulis  ne  le  punira  point  de  la 
vertu  de  sa  femme  :  et  voilà  ce  qui  affaiblit  à  la  fois 
l'intérêt  et  le  comique. 

Quant  au  rôle  de  Cléon  ,  il  me  paraît  ce  qu'il  doit  être , 
lorsqu'il  ignore ,  lorsqu'il  veut  ignorer  l'amour  de  Dulis; 
lorsque,  certain  de  la  vertu  de  sa  femme,  il  se  décide  à 
laisser  aller  les  choses;  lorsque,  malgré  sa  sécurité,  il 
varie  dans  les  conseils  qu'il  lui  donne  sur  la  conduite 
qu'elle  doit  tenir  avec  Dulis.  Ses  terreurs ,  pendant  qu'elle 
est  au  bal ,  sont  comiques ,  et  le  seraient  bien  davantage 
si  elles  pouvaient  paraître  un  peu  plus  fondées. 

Deux  autres  rôles  qui  me  semblent  vrais  et  comiques, 
ce  sont  ceux  du  complaisant  Montbrun,  et  de  l'intri- 
gante madame  Sain t-Alban.  Je  crois  que  cehti  de  Mont- 
brun  sur-tout  est  heureusement  imaginé.  H  pren(^  sur 
lui  toute  la  bassesse  de  l'action,  et  il  en  résulte  que, 


PREFACE.  II 

malgré  la  faiblesse  de  Cléon,  on  peut  encore  s'intéresser 
à  lui. 

J'ai  toujours  aimé  l'exposition  de  cette  pièce.  Elle  me 
paraît  naturelle,  claire  et  intéressante.  Dans  le  second 
et  le  troisième  actes,  la  situation  du  principal  person- 
nage me  paraît  comique  et  bien  graduée.  Le  quatrième 
acte  tout  entier  était  fort  applaudi.  Le  dénoûmeht  est 
obscur,  sérieux,  et  n'inspire  que  très -peu  d'intérêt. 
Qu'importe  que  madame  Cléon  soit  allée  au  bal  ou  n'y 
soit  pas  allée  ?  on  sait  bien  qu'elle  ne  cédera  pas  à  Dulis  ; 
on  sait  bien  que  Dulis  ne  l'enlèvera  pas. 

Faites  de  Dulis  un  homme  puissant  et  sans  frein  dans 
ses  passions,  faites  de  madame  Cléon  une  femme  que 
son  indignation  contre  son  mari  puisse  conduire  à  une 
faiblesse ,  et  je  crois  que  la  pièce  méritera  les  grands 
éloges  qu'un  journaliste  lui  donna  le  lendemain  de  la 
première  représentation. 

Que  ne  le  faites-vous,  me  dira- 1- on .f*  Je  le  voudrais, 
je  le  devrais,  je  n'ose.  Je  recule  devant  l'extrême  diffi- 
culté de  l'entreprise.  Qui  me  répond  que  je  réussirais  .i' 
Je  crois  plus  prudent  d'offrir  ma  pièce  au  lecteur  avec 
ce  qu'elle  peut  avoir  de  bon  et  ce  qu'elle  a  de  défectueux. 


PERSONNAGES. 

GLÉON. 

DULIS. 

DUPLESSIS ,  beau-père  de  Cléon. 

MONTBRUN,  ami  de  Cléon. 

DERCOUR. 

DUBOIS,  valet  de  chambre  de  Cléon. 

JOHN,  jokei  anglais. 

GERMAIN ,  valet  de  Cléon. 

Madame  CLÉON,  femme  de  Cléon,  fille  de  Duplessis, 

Madame  SAINT-ALBAN,  intrigante. 


La  scène  est  à  Paris ,  chez  Cléon. 


LE 

MARI  AMBITIEUX, 


ACTE  PREMIER, 


SCENE   I. 

Madame   GLÉON,   DUPLESSIS. 

duplessis. 

vJui,  mon  enfant,  c'est  moi,  c'est  ton  ami,  ton  père. 

MADAME    CL:É0K. 

Vous,  mon  père,  à  Paris!  se  peut-il?  quelle  affaire.... 

DUPLESSIS. 

Je  te  revois,  ma  fille;  et  me  voilà  content. 

Je  ne  t'avais  jamais  quittée  un  seul  instant, 

Et  voilà  bien  six  mois  que  ton  mari,  mon  gendre, 

Abandonna  Bordeaux  :  j'ai  voulu  vous  surprendre. 

A  mon  associé  je  laisse  ma  maison; 

Je  pars,  et  me  voilà.  Mais  où  donc  est  Cléon? 

MADAME    CLÉON. 

Ah  !  qu'il  vous  saura  gré ,  mon  père ,  du  voyage  ! 
Il  va  rentrer. 

DUPLESSIS. 

Fort  bien.  Comment  va  le  ménage? 
Comment  te  trouves-tu  du  séjour  de  Paris? 
Cléon  fait-il  fortune?  a-t-il  beaucoup  d'amis? 


i4  LE  MARI  AMBITIEUX. 

T'aime-t-il  toujours  bien?  quand  serai-je  grand-père? 
Du  plus  petit  détail  rends-moi  compte,  ma  chère. 

MADAME    CLÉ  ON. 

A  ma  félicité  mon  père  seul  manquait  : 

Mon  bonheur  loin  de  vous  peut-il  être  parfait  ! 

DUPLESSIS. 

Et  voilà  loin  de  toi  ce  que  ton  père  éprouve  : 
Moi  qui  fus  de  tout  temps  si  gai,  chacun  me  trouve 
Triste  et  sombre  à-présent!  Je  m'étais  bien  promis 
De  choisir  pour  mon  gendre  un  homme  du  pa3^s. 
J'aurais  mis  volontiers  dans  l'acte  du  notaire 
Que  ma  fille  jamais  ne  quitterait  son  père; 
Et  comme  quelque  temps  il  en  eut  le  projet , 
Peut-être  ton  Cléon  aurait-il  bien  mieux  fait 
De  suivre  mon  commerce  et  ma  manufacture, 
Entreprise  honorable,  avantageuse  et  sûre.... 
Mais  il  fallut  céder ,  et  ce  pauvre  Cléon , 
Tourmenté,  maîtrisé  par  son  ambition. 
Se  berçant  de  projets ,  de  grandeur ,  de  fortune , 
De  plus  en  plus  trouvant  ma  morale  importune , 
Me  prouvant  qu'il  fallait  pour  le  bien  de  l'état 
Qu'il  obtînt  à  Paris  quelque  poste  d'éclat. 
Homme  de  probité  d'ailleurs ,  plein  de  droiture , 
Instruit  et  très- versé  dans  la  littérature , 
Partit  et  t'emmena  :  mais  voyons,  c'est  fort  bien  : 
A  quel  point  en  est-il?  il  ne  m'en  écrit  rien. 

MADAME    CLÉON. 

Avant  de  m'épouser  Cléon  était  en  place  ; 

Le  départ  d'un  ministre  amena  sa  disgrâce. 

On  a  de  ses  talents  gardé  le  souvenir  : 

De  nouveau ,  lorsqu'il  cherche  encore  à  parvenir , 

Vous  sentez  qu'il  lui  faut  une  place  marquante. 

La  mort  du  brave  Armand  en  laisse  une  vacante.... 


ACTE  I,  SCENE  I.  i5 

DUPLESSIS. 

Qu'on  donne  à  ton  mari  !  Reçois  mon  compliment. 

MADAME    CLÉON. 

Pas  encor,  mais  Cléon  l'aura  probablement. 

DUPLESSIS. 

Ah  !  j'entends ,  il  ne  vit  encor  que  d'espérance  ; 

En  attendant,  chez  vous  grand  train,  grande  dépense, 

Des  valets,  des  chevaux,  maison  montée  enfin. 

MADAME    CLÉON. 

On  ne  peut  autrement  faire  ici  son  chemin. 
Pour  réussir ,  dit-il ,  il  faut  briller ,  paraître. 

DUPLESSIS. 

Oui ,  se  mettre  en  avant ,  pour  rien  n'avoir  peut-être  ; 

Je  m'en  rapporte  à  lui  Ih-desus  cependant  ; 

Et  pour  se  ruiner  je  le  crois  trop  prudent. 

Mais  toi,  simple  en  tes  goûts,  dis,  ma  bonne  Sophie, 

Comment  te  trouves-tu  de  ce  genre  de  vie  ? 

MADAME    CLÉON. 

Il  plaît  à  mon  mari. 

DUPLESSIS. 

C'est  dire  qu'il  te  plaît  ; 
Le  monde  et  ses  plaisirs  d'ailleurs  ont  un  attrait.... 
La  parure  toujours  flatte  une  jeune  femme. 
Ne  va  pas  en  conclure  au  moins  que  je  te  blâme. 
Sous  ces  brillants  habits  je  te  trouve  encor  mieux  : 
De  ma  fille ,  ma  foi ,  je  suis  presqu'orgueilleux. 
Dans  le  monde  chacun  te  cite,  je  parie; 
On  fait  bien  :  à  la  fois  douce,  aimable,  jolie.... 

MADAME    CLÉON. 

Pourvu  que  je  sois  belle  aux  yeux  de  mon  mari.... 

DUPLESSIS. 

C'est  tout  ce  qu'il  te  faut.  Bon ,  je  vois,  Dieu  merci, 
Que  vous  vivez  tous  deux  en  bonne  intelligence  ; 


i6  LE  MARI  AMBITIEUX. 

I 

Car,  si  tu  l'aimes  tant,  c'est  qu'il  t'aime,  je  pense. 

MADAME    CLÉON. 

Ah!  oui;  comme  du  mien,  je  réponds  de  son  cœur. 

DUPLESSIS. 

Ton  père ,  mon  enfant ,  jouit  de  ton  bonheur. 

SCÈNE   IL 

Mesdames  CLÉON,  SAINT- ALB AN;  DUPLESSIS, 
GERMAIN. 

GERMAIN,  annonçant. 
Madame  Saint- Alban. 

{H  sort.) 

MADAME    CLÉOK. 

Faites  entrer.  Mon  père, 
Ne  soyez  pas  surpris,  cette  femme  est  légère.... 

MADAME    SAINT -ALBAN,  entrant. 
Embrassez-moi ,  mon  cœur ,  et  grondez-moi  bien  fort. 
Huit  grands  jours  sans  vous  voir  !  oh  !  j'ai  tort ,  très  -  grand  tort 
On  me  vole  mon  temps;  c'est  affreux,  c'est  infâme.... 
Vous  le  savez,  je  suis  toute  amitié,  toute  ame. 
Mes  chevaux  sont  rendus ,  j'ai  couru  tout  Paris , 
J'ai  vu  vingt  fournisseurs ,  j'ai  vu  trente  commis  ; 
J'ai  choisi  pour  mon  meuble  une  charmante  étoffe. 
Le  ministre  Damon  faisait  le  philosophe; 
Mais  j'ai  forcé  sa  porte,  et  j'aurai  mon  brevet, 
PourMirvil,  vous  savez,  brave  homme,  mais  si  laid! 
Quel  dommage  !  Arminval  enfin  a  sa  régie , 
C'est  fait ,  sa  caution  par  mes  soins  est  fournie. 
Mais  venons  au  sujet  qui  m'amène  en  ces  lieux  ; 
C'est  un  fait  qui  vous  touche,  un  fait  très-sérieux. 


ACTE   I,    SCENE   IL  17 

Dorimène  a  toujours  grand  monde  à  sa  toilette; 
De  Paris  vous  savez  qu'on  y  tient  la  gazette. 
Il  se  répand  des  bruits  sur  vous  et  sur  Cléon 
Qui  m'ont  frappée  au  cœur  :  sans  indiscrétion, 
Peut-on  devant  monsieur  s'expliquer  ? 

MADAME    CLÉOIV. 

C'est  mon  père. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Ah!  monsieur,  recevez  mon  compliment  sincère. 

DUPLESSIS. 

C'est  moi....  Pardon,  quelle  est  madame? 

MADAME    SAÏNT-ALBAN. 

■"  Qui  je  suis? 

Une  femme  de  feu,  monsieur,  pour  ses  amis, 
Et  de  cœur  attachée  à  votre  aimable  fille. 

DUPLESSIS. 

Je  le  crois  ;  mais  quels  sont  ces  bruits  sur  ma  famille  ? 

MADAME    SAINT- ALBAN. 

Votre  fille!...  monsieur,  c'est  qu'elle  réunit 
Les  attraits  aux  vertus  ;  les  grâces  à  l'esprit. 
Qu'elle  mérite  peu  les  chagrins  qu'elle  éprouve! 

DUPLESSIS. 

Quoi? 

MADAME    SAINT-ALBAW. 

C'est  dans  le  malheur  que  l'amitié  se  prouve  ; 
Et  pour  vous  consoler  je  viens  exprès  vous  voir. 
Vous  m'aiderez,  monsieur. 

Madame  cleon. 

Je  ne  puis  concevoir 

MADAME    s  AIWT  -  ALBAN. 

Pure  méchanceté ,  mensonge  ,  calomnie  ; 
Mais  je  croirais  manquer  aux  devoirs  d'une  amie.... 
Tome  IV.  % 


i8  LE  MARI  AMBITIEUX. 

Et  puis  j'ai  tant  de  peine  à  garder  un  secret , 
Sur-tout  pour  ceux  à  qui  je  prends  quelque  intérêt. 
Dans  le  inonde  chacun  vous  aime ,  vous  estime  ; 
D'un  époux,  d'un  tyran  chacun  plaint  la  victime. 

DUPLESSIS. 

Sa  victime!  comment?  ne  nous  déguisez  pas.... 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

C'est  public;  à  l'oreille  on  se  le  dit  tout  bas. 

DUPLESSIS. 

Quoi  donc? 

MADAME    SAINT-ALBAF. 

Qu'en  affectant  le  train  de  l'opulence, 
Cléon  beaucoup  trop  loin  a  porté  sa  dépense  ; 
Qu'envers  ses  créanciers  son  bien  est  engagé; 
Que  par  l'ambition  et  le  chagrin  rongé. 
Il  néglige  sa  femme ,  et  qu'il  n'a  pas  pour  elle 
Ces  égards  que  mérite  une  épouse  fidèle, 
Aimable ,  riche  et  digne  enfin  d'un  meilleur  sort. 
On  lui  soupçonne  même  encore  un  autre  tort, 
Et  je  vous  avoûrai  que  j'en  suis  tout  émue. 
Cléon  fait  à  Dulis  une  cour  assidue. 
De  talents ,  de  vertus  modèle  intéressant , 
Dulis  est  militaire ,  en  place  ,  très-puissant  ; 
Mais  hélas  !  trop  connu  par  sa  galanterie , 
Et  toujours  faible  auprès  d'une  femme  jolie. 
De  vos  charmes  Dulis  a  senti  le  pouvoir. 
Et  Cléon  fait  semblant,  dit-on,  de  n'en  rien  voir. 

DUPLESSIS. 

Quels  propos!  quels  soupçons! 

MADAME    CLÉON. 

Vous  êtes  mal  instruite. 
De  Cléon  mieux  que  moi  qui  connaît  la  conduite? 


ACTE  I,   SCENE   IL  iq 

Il  fait  de  sa  fortune  un  noble  et  sage  emploi; 

Il  n'a  jamais  manqué  d'égards,  d'amour  pour  moi. 

Il  aspire  à  remplir  une  place  honorable  : 

Dès  long-temps  ses  talents  l'en  ont  rendu  capable. 

De  Dulis  il  cultive,  en  effet,  l'amitié: 

Digne  en  tout  du  beau  poste  à  ses  soins  confié, 

De  mon  mari  Dulis  a  mérité  l'estime. 

Cléon  n'est  point  tyran ,  je  ne  suis  point  victime. 

Si  Dulis  de  mes  yeux  a  senti  le  pouvoir, 

Je  suis  moi-même  encore  à  m'en  apercevoir. 

Quant  aux  bruits  plus  méchants  de  vile  complaisance 

Et  d'affectation  d'une  fausse  ignorance , 

Par  sa  conduite  intacte ,  et  son  honneur  connu , 

Je  crois  que  mon  mari  d'avance  a  répondu. 

MADAME    SAINT -ALBAIV. 

La  chose  est-elle  ainsi  que  vous  venez  de  dire? 

Vous  me  comblez ,  d'honneur.  Comme  on  se  plaît  à  nuire  ! 

C'est  affreux;  c'est  aussi  ce  que  je  leur  disais  : 

Un  honnête  mari  souffrirait....  fi!  jamais. 

Cléon  n'est  pas  encor  placé  !  c'est  une  honte. 

Il  le  sera  bientôt  ;  que  sur  mon  zèle  il  compte. 

Je  peux  tout,  vous  savez:  j'ai  l'oreille  des  gens; 

Je  devine  et  je  flatte  avec  art  leurs  penchants  ; 

Et  j'ai  déjà  placé  tant  d'hommes  de  mérite  ! 

Tenez ,  en  ce  moment  encor  je  sollicite 

Pour  le  petit  Dercour,  un  jeune  homme  charmant: 

Je  voudrais  qu'il  obtînt  l'emploi  d'Armand. 

DUPLESSIS. 

D'Armand  j 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Il  s'est  laissé  mourir,  il  faut  qu'on  le  remplace: 
Dulis  précisément  dispose  de  la  place. 


20  LE  MARI  AMBITIEUX, 

Vous  m'avez  mis  l'esprit  et  le  cœur  en  repos , 
Ma  chère ,  en  démentant  ces  odieux  propos.  ^ 
Je  viendrai  vous  revoir  peut-être  dans  mes  courses. 
De  grâce ,  disposez  de  toutes  mes  ressources  : 
Je  veux  absolument  être  utile  à  Cléon. 
Sur  un  ménage  uni  par  inclination 
Répandre  de  tels  bruits!  Oh!  rendez-moi  justice; 
Moi ,  je  n'en  ai  rien  cru.  Voulez-vous  que  je  glisse 
Quelques  mots  à  Dulis?  cela  ne  fait  pas  mal. 
A  vingt  autres  encor  je  puis  parler  au  bal, 
Chez  miladi ,  ce  soir  :  à  propos ,  vous  en  êtes. 
La  fête ,  m'a-t-on  dit ,  sera  des  plus  complètes. 

MADAME    CLÉON. 

Mais  non,  nous  n'irons  pas. 

MADAME    SAINT-ALBAF. 

Point  d'invitation 
A  Cléon  !  pas  possible  :  oubli ,  distraction. 
Mais  c'est  égal  :  Cléon  se  nommant  à  la  porte.... 

MADAME    CLÉON. 

Nous-mêmes  nous  avons  quelques  amis.... 

BIADAME    SAIFT-ALBAN. 

Qu'importe? 
A  minuit  au  plus  tôt  le  bal  commencera. 
Votre  amie  au  surplus  pour  vous  y  parlera. 
Un  mot  de  moi  suffît  ;  je  suis  si  répandue  ! 
Embrassez-moi,  mon  cœur;  monsieur,  je  vous  salue. 

i^Elle  sort.) 


ACTE  I,  SCENE  III.  ai 

SCÈNE    III. 

Madame    CLÉON,   DUPLESSIS. 

duplessis. 
Ma  fille? 

MADAME    CLÉON. 

Eh  bien  !  mon  père  ? 

DUPLESSIS. 

Ainsi  tu  me  trompais. 

MADAME    CLÉOIY. 

Moi?  mais  j'ai  répondu.... 

DUPLESSIS. 

Comme  tu  le  devais; 
C'est  bien  :  mais  ta  réponse  était-elle  sincère  ? 

MADAME    CLÉON. 

Vous  croiriez.... 

DUPLESSIS. 

Tu  rougis.  Je  sais  que  d'ordinaire 
Tous  ces  bruits  vont  plus  loin  que  la  réalité  ; 
Mais  n'ont-ils  pas  souvent  un  fond  de  vérité? 
Tu  fais  bien  de  cacher  ta  peine  à  cette  folle, 
Que  je  crois  plus  maligne  encore  que  frivole  ; 
Qui,  feignant  avec  toi  de  vouloir  s'affliger, 
Ne  vient  que  pour  s'instruire  et  pour  t'interroger. 
Mais  ma  fille  avec  moi  doit-elle  encor  se  taire? 
Crains-tu  de  confier  tes  chagrins  à  ton  père?  , 
Réponds ,  avais-je  tort  de  croire  à  ton  bonheur  ? 
Cette  femme  a  porté  le  trouble  dans  mon  cœur. 

MA.DAME    CLÉON, 

Eh  bien!  donc,  je  vous  dois  toute  ma  confiance. 
Aussi-bien ,  en  gardant  plus  long;-temps  le  silence . 


:.2  LE  MARI  AMBITIEUX. 

Peut-être  croiriez-vous  le  mal  plus  grand  qu'il  n'est. 

Malgré  moi,  de  mes  maux  je  vous  fis  un  secret. 

Verser  sur  son  mari  l'ombre  même  du  blâme , 

Hien  n'est  plus  affligeant,  plus  dur  pour  une  femme. 

Oui ,  son  ambition  l'absorbe  tout  entier  ; 

Il  s'agite,  il  s'intrigue  et  semble  m'oublier. 

Encor ,  dans  les  projets  trop  vastes  qu'il  médite , 

S'il  ne  voulait  devoir  rien  qu'à  son  seul  mérite. 

Je  crains  que  pour  sortir  de  son  état  obscur 

Il  n'ait  pris  un  chemin  moins  honnête  que  sûr. 

Les  succès  des  méchants,  cet  oubli  trop  funeste 

Qui  suit  presque  toujours  l'honnête  homme  modeste , 

L'ont  frappé  ;  dans  l'espoir  de  réussir  comme  eux , 

Il  imite  en  tout  point  ces  intrigants  heureux. 

Près  des  hommes  en  place  il  a  d'humbles  manières  ; 

Il  va  serrant  la  main  des  moindres  secrétaires; 

Et  pour  frayer  sa  route,  abaissant  son  orgueil, 

Il  fait  aux  valets  même  un  gracieux  accueil. 

DUPLESSIS. 

Lui  que  j'ai  vu  si  fier,  descendre  de  la  sorte  ! 
Et  sa  dépense  aussi  devient  beaucoup  trop  forte  ? 

MADAME    CLÉON. 

Si  j'ose  sur  ce  point  témoigner  ma  frayeur, 
Il  me  ferme  la  bouche  avec  une  rigueur! 
Quand  on  est  glorieux ,  et  que  l'on  s'humilie , 
Il  n'est  pas  étonnant  que  l'ame  soit  aigrie. 
Jugez  de  mes  chagrins  par  mon  amour  pour  lui.... 

DUPLESSIS. 

Qu'il  est  loin  de  payer  de  retour  aujourd'hui  ? 

MADAME    CLÉON. 

Ah!  croyez  que  toujours  à  Cléon  je  suis  chère; 
Et  même  jusqu'au  bout  faut-il  être  sincère , 
On  daigne  me  trouver  dans  la  société 


ACTE  I,   SCENE   III.  ^3 

Quelque  esprit  et  peut-être  aussi  quelque  beauté  : 
De  tous  les  compliments  qu'on  adresse  à  sa  femme , 
Cléon ,  quoique  jaloux ,  jouit  au  fond  de  l'ame. 
Il  est  fier  que  mon  nom  soit  par-tout  répété , 
Et  son  amour  pour  moi  tient  à  sa  vanité. 
Dans  les  cercles  il  aime  à  me  voir  entourée. 
A  son  gré  je  ne  suis  jamais  assez  parée. 

DUPLESSIS. 

Allons  ,  trop  délicats  et  trop  rares  maris , 
Prenez  de  ses  leçons.  Mais  quel  est  ce  Dulis  ? 

MADAME    CLÉON. 

C'est  un  homme  d'honneur ,  un  militaire  habile , 
Mais  léger,  mais  galant,  à  s'enflammer  facile. 
A  d'aimables  dehors  il  joint  un  grand  crédit, 
Près  des  femmes ,  dit-on ,  toujours  il  réussit  ; 
Et  dès-lors  il  s'est  fait  une  philosophie.... 
Nos  vertus  sont  l'objet  de  sa  plaisanterie. 
Comme  il  voit  maint  époux  volage,  négligent. 
En  amour  pour  lui-même  il  est  fort  indulgent. 
A  séduire ,  à  tromper ,  il  ne  voit  point  de  crime  ; 
Il  a  beaucoup  d'amour  pour  nous,  et  peu  d'estime. 
Cependant  dans  sa  place ,  austère ,  délicat , 
Amant  perfide ,  il  est  intègre  magistrat. 
De  l'attirer  ici  nourrissant  l'espérance, 
Cléon  tous  les  matins  est  à  son  audience. 

DUPLESSIS. 

C'est  à  cet  homme-là  que  Cléon  fait  la  cour  ? 
Il  est  donc  vrai;  Dulis  a  pour  toi  de  l'amour  ? 

MADAME    CLÉON. 

Je  voudrais  autrement  expliquer  sa  conduite  : 

Ses  discours ,  ses  regards  ne  m'ont  que  trop  instruite; 

Il  m'obsède  par-tout.  Dans  un  cercle  brillant 

H  fut  hier  encor  vif ,  empressé ,  galant. 


24  LE  MARI  AMBITIEUX. 

Avec  moi  Cléon  garde  un  ton  de  politesse 
Qui  semble  de  Dulis  excuser  la  faiblesse. 
Jusqu'ici  j'ai  cherché  moi-même  à  plaisanter, 
Avec  Dulis ,  d'un  feu  dont  je  voudrais  douter. 
Mais  la  vérité  perce. 

DUPLESSIS. 

Et  Cléon? 

MADAME    CLÉON. 

Il  l'ignore; 
Tout  le  monde  est  instruit,  il  ne  sait  rien  encore, 

DUPLESSIS. 

Fort  bien ,  suivant  l'usage ,  en  semblable  secret 
Celui  qu'il  intéresse  est  le  dernier  au  fait. 

MADAME    CLÉON. 

Tant  qu'il  fut  incertain  qu'on  cherchât  à  me  plaire, 
Avec  Cléon  toujours  j'ai  cru  devoir  me  taire. 
Je  sens  qu'il  faut  parler  à  présent,  j'en  frémis! 
Il  s'est  tant  fait  la  loi  de  complaire  à  Dulis! 

DUPLESSIS. 

Quoi!  lorsque  sur  ce  point  tu  rompras  le  silence,, 
A  ne  plus  voir  Dulis  penses-tu  qu'il  balance? 
Toi-même  jusque-là  douter  de  sa  vertu  ! 
Ma  fille,  il  faut  déjà  qu'il  soit  bien  corrompu. 

MADAME    CLÉOF. 

Cléon  a  de  grands  torts,  mais  mon  cœur  les  excuse; 
Ses  prétendus  amis  sont  les  seuls  que  j'accuse. 
Jaloux  de  le  compter  au  rang  de  leurs  pareils, 
Ils  lui  prêchent  le  mal  d'exemple  et  de  conseils. 
Cette  femme  d'abord,  qui  dans  l'instant  nous  quitte,. 
Qui,  par  état,  protège,  intrigue,  sollicite. 
Qui,  par  quelques  attraits  aidés  de  quelque  esprit, 
A  conquis  dans  le  monde  un  immense  crédit. 


ACTE   I,   SCÈNE   III.  aS 

Et ,  voilant  ses  défauts  sous  le  vernis  clés  grâces , 

Court  les  bureaux,  les  bals,  les  amants  et  les  places; 

Puis  un  Montbrun  doué,  dit-on,  d'un  fort  bon  cœur, 

Mais  très-peu  difficile  en  matière  d'honneur. 

Pour  lui  rien  n'est  honteux,  pour  lui  tout  est  honnête; 

Sa  conscience  à  tout  s'accommode,  se  prête; 

En  conseillant  le  mal ,  un  autre  s'avilit , 

C'est  un  devoir  d'ami  qu'à  l'entendre  il  remplit. 

Il  s'arrange  si  bien  que  par-tout  on  l'invite , 

Et  par-tout  on  le  voit  assidu  parasite. 

Payant  le  bon  accueil  que  le  monde  lui  fait 

De  quelque  vieux  bon  mot  qu'il  tient  toujours  tout  prêt» 

De  Dulis  il  connaît  les  valets,  les  maîtresses; 

Il  enivre  Cléon  d'espoir  et  de  promesses  ; 

Chacun  d'eux  tour  à  tour  est  client  et  patron  ; 

Cléon  flatte  Dulis ,  Montbrun  flatte  Cléon. 

Il  lui  donne  tout  bas  un  conseil  détestable, 

Et  célèbre  tout  haut  son  mérite  et  sa  table. 

DUPLESSIS. 

Cléon  doit  aller  loin  avec  de  tels  amis. 
Corbleu!  j'ai  donc  bien  fait  d'arriver  à  Paris! 

MADAME    CLÉOF. 

Vous  ne  pouviez  venir  plus  à  propos,  mon  père. 
Nous  voici  donc  enfin  un  ami  franc  ,  sévère , 
Qui  peut  rendre  Cléon  à  l'amour,  à  l'honneur; 
Qui  peut  me  consoler  au  moins  dans  ma  douleur. 

DUPLESSIS. 

Pauvre  garçon  !  hélas  !  il  se  donne  une  peine  ! 
Et  sans  savoir  encore  où  tout  cela  le  mène. 
Pour  la  place  importante  à  laquelle  il  prétend , 
Cette  femme  déjà  lui  donne  un  concurrent. 
Est-ce  le  seul  encor?  sur  l'intrigue  il  se  fonde  : 

o 

Moyen  facile  et  fait  pour  tenter  bien  du  monde. 


26  LE  MARI  AMBITIEUX. 

Songeons  à  le  sauver;  je  dois  tout  ignorer. 
Sans  retard  sur  Dulis ,  toi  ,  songe  à  l'éclairer. 
Suivant  l'impression  que  cet  aveu  va  faire, 
Je  verrai  si  je  dois  ou  parler  ou  me  taire. 
A  quelque  grand  emploi  qu'il  parvienne  ;  fort  bien  , 
Mais  s'il  en  peut  tout  haut  avouer  le  moyen. 
Lorsque  je  lui  donnai  ta  main ,  j'ai  dû  m'attendra 
A  devoir  le  bonheur  de  ma  fille  à  mon  gendre. 
Malgré  nous  s'il  persiste  encore  à  s'égarer, 
Celui  qui  vous  unit  saura  vous  séparer. 

MADAME    CLÉOIY. 

Non ,  vous  n'en  viendrez  pas  à  ce  moyen  extrême. 
Dans  le  fond  de  son  cœur  il  est  honnête ,  il  m'aime  ; 
Dulis  même,  à  son  tour,  m'inspire  quelque  espoir. 
Ils  sont  faits  pour  rentrer  tous  deux  dans  le  devoir. 

DUPLESSIS. 

Pour  leur  gloire  et  leur  bien  ils  ne  sauraient  mieux  faire. 
Puissent-ils  tous  les  deux.... 

MADAME    CLÉON. 

Voici  Cléon,  mon  père. 


SCENE    IV. 

Madame    CLÉON,    CLÉON,   DUPLESSIS 
GERMAIN,  UN  AUTRE  VALET. 

CLÉON,  le  Moniteur  a  la  maiii^  parlant  a  Germain. 
Que  chez  l'ambassadeur  on  m'écrive  aujourd'hui. 

{Parcourant  le  Moniteur.  ) 
Ah!  ah!  Derval  nommé;  j'irai  ce  soir  chez  lui. 

(  Germain  sort.  ) 


ACTE  I,   SCENE   IV.  -ij 

MADAME    CLÉON. 

Mon  amî ,  c'est  mon  père. 

DUPLESSIS. 

Oui ,  moi-même ,  mon  gendre. 
Embrassons-nous. 

c  L  É  o  ]y ,  embrassant  Duplessis. 

Comment!  vous!  ainsi  nous  surprendre! 
C'est  charmant  ! 

DUPLESSIS. 

N'es-tu  pas  enchanté  de  me  voir  ! 

CLÉOIf. 

Je  mettrai  tous  mes  soins  à  vous  bien  recevoir , 
Car  vous  logez  chez  moi? 

DUPLESSIS. 

Chez  qui  donc,  je  te  prie? 
Parbleu!  je  n'y  fais  pas  tant  de  cérémonie. 
Ne  suis-je  pas  chez  moi?  je  suis  chez  mes  enfants. 
Je  ne  peux  avec  vous  rester  que  peu  de  temps, 

CLÉON. 

Vous  parlez  de  partir,  vous  arrivez  à  peine. 

Oh  !  vous  nous  donnerez  au  moins  une  quinzaine  ; 

Mais  pardon. 

{^A  un  valet.) 
Chez  Montbrun  que  l'on  passe  à  l'instant. 
Et  chez  moi  dites-lui  qu'à  dîner  on  l'attend. 

(  Le  valet  sort.  ) 
C'est  un  de  mes  amis ,  honnête  ,  plein  de  zèle. 
Je  vous  dirai ,  madame ,  une  bonne  nouvelle  ; 
Enfin  j'aurai  Dulis.  Ce  soir  je  le  reçoi 
Et  Montbrun  s'est  fait  fort  de  l'amener  chez  moi. 

DUPLESSIS. 

Dulis? 


28  LE  MARI  AMBITIEUX. 

CLÉON. 

Un  personnage. 

OUPLESSIS. 

Ah  ! 

CLÉOIV. 

Qui  peut  m'être  utile  ^ 
Estimable,  estimé,  recherché  clans  la  ville. 
Vous  sentez  qu'il  n'est  pas  facile  de  l'avoir  : 
Jugez  de  mon  bonheur ,  il  vient  chez  moi  ce  soir. 

DUPLESSIS. 

Ah!  diable  !  je  t'en  fais  mon  compliment ,  mon  gendre 

Ma  foi ,  pour  réussir  c'est  à  toi  d'entreprendre  ; 

Et  si  tu  n'as  pas  fait  encore  ton  chemin , 

Je  te  retrouve  au  moins  sur  la  route,  en  bon  train. 

Des  amis  en  crédit,  de  belles  espérances; 

Ne  te  ralentis  point,  et  puis  si  tu  t'avances, 

C'est  toujours ,  j'en  suis  sûr ,  par  d'honnêtes  moyens  ^ 

Car  tes  principes  sont  aussi  purs  que  les  miens. 

Tu  fais  une  dépense  un  peu  considérable , 

Tu  la  règles,  sans  doute,  en  homme  raisonnable. 

Et  toujours  bon  ménage  entre  vous ,  mes  amis  ; 

On  dit  qu'on  en  voit  tant  de  mauvais  à  Paris, 

Sur-tout  parmi  les  gens  qui  se  mêlent  d'affaires. 

Ce  Dulis,  ce  Montbrun  sont  des  amis  sincères? 

CLÉON. 

Dulis  est  un  ami  bien  plus  qu'un  protecteur. 
Pour  Montbrun,  il  me  sert  avec  une  chaleur.... 
Avec  raison  sur  lui  tout  mon  espoir  se  fonde  ; 
C'est  l'homme  de  Paris  qui  voit  le  plus  de  monde. 

DUPr-ESSIS. 

Un  homme  à  rechercher  en  effet.  Mais  là-bas 
J'ai  vu  de  grands  apprêts  ;  tu  donnes  un  repas 


ACTE   I,   SCENE   V.  29 

Apparemment?  Quels  sont  tes  convives,  de  grâce? 

CLÉON. 

Mais...  des  premiers  commis...  quelques  hommes  en  place 

DUPLESSIS. 

Bon  !  à  ces  braves  gens  tu  vas  me  présenter  ; 
L'ambition,  je  crois,  aussi  va  me  tenter  : 
Tous  ces  ambitieux  ont  une  mine  austère  , 
Dit-on,  et  je  te  vois  tout  joyeux  au  contraire. 
L'exemple  de  mon  gendre  est  précieux  pour  moi; 
Tâche  de  me  pousser  en  même  temps  que  toi. 

SCÈNE   V. 

Madame  CLÉON,  CLÉON,  MONTBRUN, 
DUPLESSIS. 

MONTBRUN,  venant  de  dehors. 
Eh  !  bonjour ,  cher  Cléon. 

CLÉON. 

Ah!  Montbrun,  vous  voilà? 
Et  Duhs? 

MONTBRUN. 

Il  viendra. 

CLÉON. 

Se  peut-il?  il  viendra. 

MONTBRUN. 

De  son  valet  de  chambre  au  moins  j'ai  la  promesse  ; 
Un  homme  très-bien  né.  Ce  n'est  pas  sans  adresse 
Que  j'ai  pu  pénétrer.... 

DUPLESSIS. 

Dans  l'antichambre?  eh!  mais 
Il  faudrait  moins  de  soins  pour  un  traité  de  paix. 


3o  LE  MARI  AMBITIEUX. 

MOWTBRUjy,  a  Cléon. 
Quel  est  ce  monsieur-là? 

CLÉON. 

Le  père  de  madame. 
MONTERUN,  a  Duplessis. 
Monsieur,  je  suis  l'ami  de  Cléon ,  de  sa  femme.... 

(^  Cléon.  ) 
J'accours  pour  vous  instruire,  et  je  suis  tout  en  eau; 
Tantôt  j'irai  savoir  encor  l'air  du  bureau. 

DUPLESSIS. 

Que  de  zèle! 

CLÉON. 

Ah  !  sans  doute ,  et  comment  reconnaître... 

M  O  N  T  B  R  U  N. 

Soyez  heureux,  Montbrun  est  toujours  sûr  de  l'être. 

SCÈNE  VI. 

Madame  CLÉON ,  CLÉON ,  DUBOIS ,  MONTBRUN , 
DUPLESSIS. 

DUBOIS,  un  peu  en  arrière. 
Mon  hommage  siYicère  à  madame ,  à  monsieur. 

MONTBRUN. 

Ah!  c'est  monsieur  Dubois!  très-humble  serviteur. 
L'homme  dont  je  parlais,  valet  de  confiance 
De  Dulis ,  précieux  par  son  intelligence. 

DUPLESSIS. 

Ah  !  l'homme  très-bien  né  ? 

MONTBRUN. 

Juste. 

DUBOIS. 

Je  viens  savoir 


ACTE  I,  SCENE  y  U.  3i 

Si  monsieur  peut  chez  vous  se  présenter  ce  soir. 

CL  ÉON. 

Dites  que  je  Tattends  avec  impatience. 

M  ON  TER  UN. 

Vous  avais-je  trompé? 

CLÉON. 

Non  :  quelle  jouissance  ! 
Mon  cher  Montbrun ,  quel  coup  pour  tous  mes  envieux  ! 

DUBOIS. 

J'étais  sûr  d'apporter  le  bonheur  en  ces  lieux; 
Et  vu  la  circonstance ,  en  dépit  de  l'usage , 
J'ai  voulu  me  charger  moi-même  du  message. 

CLÉON. 

Trop  bon ,  mon  cher  Dubois. 

DUBOIS. 

Messieurs,  j'ai  bien  l'honneur... 
(  //  sort.  ) 

SCÈNE    VIL 

Madame  CLÉON,  CLÉON,  MONTBRUN, 
DUPLESSIS. 

DUPLESSIS. 

Peste  !  monsieur  Dubois  a  le  ton  protecteur. 

CLÉON. 

Il  viendra.  Plus  de  doute.  A  lui,  mon  cher  beau-pêre, 
Je  veux  vous  présenter.  Vous  l'aimerez ,  j'espère. 
Vous ,  madame  ,  pour  lui  soyez  aux  petits  soins  : 
Quel  bonheur!  sa  visite  aura  trente  témoins. 

DUPLESSIS. 

Je  vois  qu'elle  te  flatte  un  peu  plus  que  la  mienne. 


32  LE   MARI  AMBITIEUX. 

CLÉOIY. 

Non  pas  ,  mais  dans  mon  plan  j'ai  besoin  de  la  sienne. 

SCÈNE  VIII. 

Madame  CLÉON,  CLÉON,  MONTBRUN, 
DUPLESSIS,   GERMAIN. 

CLÉOPf. 

Qu'est-ce  ? 

GERMAIN,  du  fond. 
On  attend  monsieur  dans  son  appartement  : 
Ce  chanteur  étranger,  le  docteur  allemand, 
Et  de  l'ambassadeur  ce  petit  secrétaire. 

M  ONT  BRUN. 

Peste  !  chacun  d'entre  eux  nous  est  fort  nécessaire. 
Le  chanteur  a,  dit-on,  la  femme  du  docteur; 
Avec  le  secrétaire  on  tient  l'ambassadeur  ; 
Celui-ci  du  docteur  est  le  meilleur  malade  : 
Si  bien  qu'avec  eux  trois  on  mène  l'ambassade. 

CLÉ  ON. 

Je  cours  les  recevoir. 

DUPLESSIS. 

Mais  un  moment.... 

CLÉON. 

Pardon. 
Ne  tardez  pas,  madame,  à  vous  rendre  au  salon. 

(  //  sort  avec  Montbrun.  ) 


ACTE   I,   SCENE   IX.  33 

SCÈNE   IX. 

Madame  CLÉON,  DUPLESSIS. 

duplessis. 
Je  m'efforce  de  rire  et  n'en  ai  guère  envie. 

MADAME    CLEO  jy. 

Cléon  de  vos  discours  a  senti  l'ironie. 

DUPLESSIS. 

Tu  le  plains  ;  moi  j'ai  peine  à  cacher  mon  humeur. 
Si  je  ne  lui  croyais  quelques  restes  d'honneur.... 
Suis-moi  :  sur  ses  dangers  il  est  temps  qu'on  l'éclairé. 
S'il  est  sourd  à  la  voix  d'une  épouse ,  d'un  père , 
De  lui  je  me  détache,  et  le  voue  au  mépris 
Oui  des  lâches  époux  sont  le  trop  juste  prix. 


FIJY    DU    PREMIER    ACTE, 


Tome  IF. 


34  I-E  MARI   AMBITIEUX. 


ACTE    SECOND. 

t 

SCÈNE  I. 

CLÉON,  DUPLESSIS. 

DUPLESSIS. 

Viens  donc ,  je  te  fais  signe  afin  que  tu  me  suives  ; 
Au  diable  ton  dîner  et  tes  tristes  convives  ! 

CLÉON. 

Quoi  !  tout  ce  que  la  mode  a  de  plus  élégant , 
Tout  ce  que  la  finance  a  de  plus  opulent; 
Des  gens  d'affaires ,  tous ,  dans  la  plus  belle  passe  : 
Chez  les  gens  comme  il  faut ,  ils  sont  tous  à  leur  place. 

DUPLESSIS. 

L'un,  pour  vous  divertir,  veut  me  mystifier; 

L'autre  fait  Thonnête  homme  et  fut  banqueroutier. 

Des  gens  âgés  cherchant  à  se  donner  des  grâces; 

Des  fats,  pour  se  mirer,  se  disputant  les  glaces; 

Un  jeune  homme  charmant ,  son  oncle  est  général  ! 

Un  homme  de  génie,  il  rédige  un  journal! 

Des  femmes  accourant  embrasser  d'autres  femmes, 

A  leurs  embrassements  mêlant  les  épi  grammes. 

A  l'esprit  suppléant  par  la  malignité , 

Mangeant  sans  appétit,  s'enivrant  sans  gaîté; 

En  jeux  de  mots  chacun  à  qui  mieux  mieux  s'escrime. 


ACTE   II,   SCENE   I.  35 

Le  maître  du  logis,  lui-même  en  est  victime  : 
Ils  te  flattent  tout  haut,  te  déchirent  tout  bas; 
Tu  le  sais  :  glorieux  déjà  de  ton  repas, 
Moins  fier  de  leurs  fadeurs  que  de  leur  perfidie , 
Ton  orgueil  à  longs  traits  savoure  leur  envie. 
Mon  cher  Cléon,  causons  un  moment  d'amitié. 
Tiens,  tu  leur  fais  envie,  et  tu  me  fais  pitié. 

c  L  É  o  ]V. 
Ma  présence  au  salon  devient  indispensable. 

DUPLESSIS. 

Eh  !  laisse  donc  ;  à  peine  est-on  sorti  de  table , 
Et  presque  tous  se  sont  enfuis  sans  dire  adieu; 
Le  reste,  avec  fureur  ,  s'est  déjà  mis  au  jeu. 
Logement  magnifique  et  table  somptueuse  ; 
Tous  les  soirs  jeu ,  concert ,  société  nombreuse  : 
Pour  ces  dépenses-là ,  comment  t'arranges-tu  ? 

CLÉOIV. 

Une  place  augmentant  bientôt  mon  revenu.... 

DUPLESSIS. 

Une  place!....  Voilà  six  mois  de  vaine  attente; 
Celle  que  tu  poursuis  dès  long-temps  est  vacante; 
Pourquoi  ne  l'as-tu  pas?  t'aurait-on  refusé? 

CLÉON. 

Mais  je  ne  me  suis  pas  encore  proposé. 

DUPLESSIS. 

Quoi  !  ne  pas  demander  la  place  qu'on  désire  ! 

CLÉON. 

La  demander  c'était  pour  me  faire  éconduire  : 

Plus  je  désire  et  moins  je  semble  désirer. 

D'un  air  insouciant  je  cherche  à  me  parer. 

De  mes  rivaux  je  trompe  ainsi  la  vigilance  ; 

Sans  qu'on  s'en  doute,  ainsi  vers  mon  but  je  m'avance. 

Cette  place  dépend  tout-à-fait  de  Dulis. 


36  LE   MARI   AMBITIEUX. 

J'emploie  auprès  de  lui  tout  ce  que  j'ai  d'ainis. 

Autant  que  je  le  peux  avec  lui  je  me  lie; 

Depuis  deux  mois  en  vain  tous  les  jours  je  le  prie; 

Enfin  il  vient  ce  soir,  c'est  un  grand  pas  de  fait. 

Alors,  tantôt  gardant  avec  soin  mon  secret 

Et  n'aspirant  qu'à  vivre  en  homme  obscur,  tranquille. 

Et  tantôt  à  l'État  honteux  d'être  inutile, 

Laissant  pour  cette  place  échapper  mon  désir. 

Je  l'amène  aisément  lui-même  à  me  l'offrir. 

DUPLESSIS. 

Je  conçois  :  sourdement  on  prépare  sa  trame  ; , 
Tout  haut  contre  l'intrigue  on  s'élève ,  on  déclame.; 
On  manque,  on  n'a  pas  eu  l'air  de  solliciter; 
On  triomphe ,  on  se  fait  prier  pour  accepter. 
Mélange  de  faiblesse  et  d'orgueil  misérable  ! 
Du  beau  poste  vacant  es-tu  vraiment  capable. 
Franchement  à  Dulis  ose  le  demander  : 
S'il  a  les  qualités  qu'on  lui  daigne  accorder, 
La  franchise ,  voilà  ta  route  la  plus  sûre  ; 
Au  lieu  de  t'avancer,  l'intrigue  doit  t'exclure. 

CLÉON. 

Mon  Dieu  !  qu'il  n'en  va  pas  ainsi  que  vous  pensez  ! 
Ces  moyens ,  comme  à  vous ,  m'ont  paru  déplacés  : 
Mais  chacun  les  condamne ,  et  chacun  les  emploie. 
C'est  que  pour  arriver  il  n'est  que  cette  voie  ; 
C'est  qu'il  est  bien  prouvé  que,  sans  être  intrigant. 
Il  faut  d'un  peu  d'intrigue  appuyer  son  talent. 
Et  puisque  l'on  ne  peut  réussir  sans  manège, 
A  ne  pas  m'en  mêler  moi  seul  m'obstinerai-je? 
En  recherchant  Dulis  fais-je  donc  un  grand  mal  ? 
Eh!  mon  Dieu,  non;  je  suis  l'exemple  général. 
Ainsi  la  politesse  est  fausse  en  ses  formules  ; 
Chacun  se  les  permet  cependant  sans  scrupules. 


ACTE   II,  SCÈNE  I.  3- 

Et  lorsque  tant  de  gens  font  métier  de  flatter , 
Pourquoi ,  tout  franchement ,  ,ne  pas  les  imiter  ? 

DUPLESSIS. 

Ferme  !  En  si  beau  chemin ,  mon  gendre ,  qui  t'arrête  ? 

Il  est  tant  de  fripons  !  pourquoi  serais-je  honnête? 

C'est  là  que  te  conduit  ton  beau  raisonnement. 

Ah  !  je  rougis  pour  toi  de  ton  aveuglement. 

Ainsi ,  quand  on  compose  avec  sa  conscience , 

Dans  le  chemin  du  vice  à  grands  pas  on  avance  ; 

Ainsi  de  plus  en  plus,  pour  toi-même  indulgent, 

Tu  seras  de  Dulis  le  plus  vil  complaisant. 

Eh  !  crois-tu  l'emporter  encor  quand  tu  calcules 

Jusqu'à  quel  point  tu  peux  étendre  ses  scrupules? 

Moyen  tout  à  la  fois  honteux  et  mal  choisi. 

Les  demi-probités  n'ont  jamais  réussi. 

Ces  hommes  délicats  suivant  les  circonstances , 

Dans  leurs  frêles  vertus  qui  mettent  des  nuances , 

Aux  pièges  des  fripons  les  premiers  sont  surpris , 

Et  des  honnêtes  gens ,  comme  eux,  ont  le  mépris. 

Il  faut  choisir  comment  tu  veux  que  l'on  te  nomme  : 

Etre  fripon  parfait ,  ou  parfait  honnête  homme. 

Si  jamais  sur  ce  choix  tu  pouvais  balancer , 

Tu  sens  bien  qu'à  nous  voir  il  faudrait  renoncer. 

Il  est  un  autre  point  peut-être  encore  plus  grave, 

Va ,  fais-toi  de  Dulis  le  complaisant ,  l'esclave  ; 

Quand  tu  sauras  quel  prix  il  réserve  à  tes  soins.... 

(Car  tu  n'es  pas  instruit,  j'aime  à  le  croire  au  moins)..... 

Ta  femme  t'apprendra  la  vérité  cruelle. 

(  lei  madame  Cléon  paraît.  ) 
Je  l'aperçois;  adieu,  je  te  laisse  avec  elle. 
C'est  pour  elle  et  pour  toi  que  je  viens  à  Paris; 
Mais  il  m'y  reste  encor  quelques  bons  vieux  amis^ 
Avec  lesquels  je  veux  renouer  connaissance. 


38  LE   MARI   AMBITIEUX. 

Aucun  d'eux  n'eut  jamais  de  basse  complaisance  ;    - 

A  flatter ,  à  ramper  nul  ne  s'est  abaissé  : 

Dans  son  état  pourtant  chacun  s'est  avancé. 

Ils  sont  riches ,  heureux  ;  quelques-uns  sont  en  place. 

La  vertu  n'est  donc  pas ,  quoi  que  l'intrigue  fasse , 

Un  moyen  si  certain  de  ne  rien  obtenir. 

Adieu;  sur  ce  sujet  tâche  de  réfléchir. 

(  //  sort,  ) 

SCÈNE   IL 

Madame  GLÉON,  CLÉON. 

CLÉ  ON. 

Madame,  expliquez-moi  ce  que  ceci  veut  dire. 
Quel  est  donc  le  secret  dont  vous  devez  m'instruire  ? 
Vous  seriez-vous  permis  des  plaintes  contre  moi? 

MADA  ME  CLÉON. 

Moi ,  me  plaindre  de  vous ,  cher  Cléon  !  et  pourquoi  ! 
Ne  savez-vous  pas  bien  à  quel  point  je  vous  aime  ? 
Votre  amour  n'est-il  pas  pour  moi  toujours  le  même? 
Mon  père  s'est  peut-être  un  peu  trop  alarmé 
D'un  luxe  qui  déjà  par  d'autres  est  blâmé. 
Il  m'a ,  sur  ce  sujet ,  d'abord  interrogée , 
Et  sa  crainte  par  moi  se  trouve  partagée. 

CLÉOIY. 

Quoi  !  n'est-ce  que  cela  ?  Vous  me  blâmez  à  tort  : 
Mon  bien  pour  ma  dépense  est  suffisant ,  d'abord  ; 
Et  bien  loin  que  déjà  ma  fortune  chancelle, 
Quel  homme  a  jamais  eu  perspective  plus  belle  ? 
Vous  l'avez  entendu  :  Dulis  viendra  ce  soir. 
Madame,  c'est  à  vous  à  le  bien  recevoir. 


ACTE  II,  SCÈNE  IL  39 

MADAME    CLÉON. 

Est-ce  bien  pour  Dulis  qu'une  femme  sensée , 
Monsieur,  doit  se  montrer  prévenante ,  empressée? 

CLÈOIV, 

Pour  qui  donc,  si  ce  n'est  pour  notre  protecteur? 
En  se  rendant  chez  moi  Dulis  me  fait  honneur; 
Et  n'eût-il  pas  pour  lui  ses  talents ,  son  mérite , 
A  le  bien  accueillir  mon  intérêt  m'invite. 

MADAME    CLÉON. 

Près  des  femmes ,  monsieur ,  ses  principes  connus 

Ne  balancent-ils  pas  l'éclat  de  ses  vertus  ? 

On  sait  dans  tout  Paris  ses  intrigues  nombreuses  ; 

Bien  des  femmes,  par  lui,  ne  sont  que  trop  fameuses; 

Et,  puisque  vous  voulez  vous  en  faire  un  appui, 

Souffrez  que  je  conserve  un  ton  froid  avec  lui. 

Je  n'eus  jamais  besoin  d'avoir  tant  de  prudence  ; 

Déjà  veille  sur  nous  l'active  médisance. 

A  sa  nialignité  craignons  d'ouvrir  le  champ  : 

Il  n'est  que  trop  prouvé ,  Cléon ,  que  le  méchant 

Trouve  d'autres  méchants  toujours  prêts  à  le  croire. 

Aussi  pour  mon  repos,  sur-tout  pour  votre  gloire, 

Je  voudrais  que  Dulis  ici  n'eût  point  accès. 

CLÉON. 

Comment!....  mais  c'est  pousser  le  scrupule  à  l'excès. 
Et  je  peux  avec  vous  braver  la  calomnie. 
Yotre  vertu ,  madame ,  est  trop  bien  établie.... 

MADAME   CLÉOK. 

Et  si  je  vous  disais  que  malheureusement 

Mes  craintes  ne  sont  pas  sans  quelque  fondement  ; 

Que  ce  Dulis,  objet  de  votre  complaisance, 

Et  que  vous  attendez  avec  impatience , 

Que  vous  me  prescrivez  de  si  bien  recevoir, 

A  sur  moi  des  projets  qu'il  ne  doit  point  avoir. 


/,o  LE   MARI   AMBITIEUX. 

CLÉ  G  N. 

Que  di(es-voiis?....  Mais  non  ;  voilà  comme  vous  êtes, 
Mesdames.  A  la  l'ois  et  prudes  et  coquettes , 
De  ces  contes  en  Pair  vous  bercez  vos  maris  : 
A  vous  croire,  de  vous  tout  le  monde  est  épris. 
Apparemment  ainsi  vous  pensez  mieux  nous  plaire. 
Voilà  donc  ce  secret  dont  parlait  votre  père! 
Mais  voyons;  vous  avez  voulu  me  faire  peur. 
D'où  vous  vient  cette  idée,  ou  plutôt  cette  erreur? 

MADAME    CLÉON. 

M'avez-vous  jamais  vue  ou  cocpiette,  ou  légère? 

CLÉON. 

Mon  Dieu  !  non,  j'en  conviens  ;  mais  quoi  !  Ton  abeau  faire. 

Ou  ne  se  défeud  pas  d'un  peu  de  vanité, 

Et  sur  le  grand  effet  que  produit  sa  beauté, 

A  se  tromper  soi-même  une  femme  est  sujette  : 

La  votre  à  tous  les  yeux  comme  aux  miens  est  parfaite, 

Sans  doute;  mais  pour  moi  l'on  connaît  votre  amour. 

Qui  se  hasarderait  à  vous  faire  la  cour? 

Je  suis  donc  sur  Dulis  tranquille,  fort  tranquille, 

Et  la  preuve  à  donner  serait  si  difficile.... 

M  A  DAME    CLÉOF. 

Ah!  Cléon,  vous  parlez  de  mon  amour  pour  vous; 
Peut-on  me  croire,  moi,  bien  chère  à  mon  époux? 
Dans  le  monde  on  nous  voit  bien  rarement  ensemble; 
Et  lorsque  le  hasard  quelquefois  nous  rassemble. 
Vous  paraissez  distrait,  préoccupé,  rêveur. 
Quel  espoir  ne  doit  pas  donner  votre  froideur  ? 

CLÉON. 

Nous  nous  aimons;  faut-il  nous  le  dire  sans  cesse? 
Devant  des  étrangers  faire  assaut  de  tendresse? 
Revenons  à  Dulis  ;  de  son  amour  pour  vous , 
Madame,  s'il  vous  plaît,  quelle  preuve  avcz-vous? 


.     Ar/IJ:   If,  SCh.Nh    If.  /•,, 

M  A  l>  A  MK    CLÉOff. 

.]<:  ne.  Vr)Js  nulle  f>;irt.  que  iJulis  ne  s'y  ttouve. 

'^;  f ,  É  o  T. 
OiJ  rinvjf.f;  partout;  qu'est-ce  que  cela  prouve? 

M  A  i^  A  M  F,    r;  J.  K  o  N. 

I^ririout  je  veux  en  vaijj  éviter  son  regartJ. 
Modestie  et  réserve,  au  fond,  de  votre  part. 

M  A  o  A  ME    CLÉOA'. 

Mon  entretien  ,  dit-il  ,  est  celui  qu'il  préfère. 
r;LÉO  Y. 

fJulis  a  de  l'esprit,  le*  vôtre  floit  lui  pia/rc. 

3IAlJA.\ffc    CLi:f>\. 

iJe  njes  charmes  sans  cesse  il  me  fait  co/nplirnent. 

CLiéoir. 
Preuve  qu'il  est  poli  ,  non  qu'il  est  votre  amant. 

:\rAJJA3I£    CLJÎOJN'. 

A  l'entendre ,  je  suis  une  femme  adorable. 

o  f-  K  o  .V. 
Ivieux  communs  qu'il  débite  à  toutx;  femme  aimable. 

MADAME    CLKOIS^. 

linfin  y  b/er.... 

C  J  -  h  o  ,\ . 

Hier.... 

MADAME   CLiON. 

Tandis  qu'en  beau  joueur 
Vous  perdiez,  et  cacbiez  si  gaînient  votre  humeur, 
Jusqu'à  s'expliquer  mieux  Dulis  poussa  l'audace. 
Forcée,  en  jougissant ,  de  lui  céder  la  place, 
Je  vis  que  notre  vif  et  trop  long  entretien 
De  tous  les  spectateurs  fut  remarqué  si  bien , 
Que  le  bruit  aujourd'hui  dans  Paris  en  circule  : 
Vous  seuT,  sur  cet  amour,  serez- vous  incrédule? 


[\i  LE  MARI   AMBITIEUX. 

Pour  moi ,  si  jusqu'ici  j'ai  pu  vous  le  celer, 
Tout  me  fait  un  devoir  aujourd'hui  de  parler. 

CLÉON. 

Allons ,  vous  le  voulez ,  ainsi  que  votre  père  : 
Hé  bien  !  Dulis  aspire  en  effet  à  vous  plaire  ; 
Mais  voyons,  sur-le-champ  convient-il  d'éclater  ? 
Vous  me  permettrez  bien  encore  de  douter. 

MADAME    CLÉON. 

En  vous  faisant,  Cléon,  cet  aveu  nécessaire, 
Je  méritais  au  moins  que  l'on  me  crût  sincère. 

SCÈNE    III. 

Madame  CLÉON,  CLÉON,  MONTBRUN. 

MONTER  UN,  venant  du  dehors. 
Il  me  suit.  Je  causais  encor  dans  ses  bureaux, 
Pour  le  conduire  ici  l'on  mettait  ses  chevaux. 
Pour  le  coup  je  l'ai  vu,  je  l'ai  bien  vu  lui-même. 
Si  vous  saviez,  Cléon,  à  quel  point  il  vous  aime, 
J'en  pleure  de  plaisir;  quel  zèle,  quelle  ardeur! 
De  madame  et  de  vous  quel  éloge  flatteur! 

CLÉON. 

Qui?  Dulis!  il  faisait  l'éloge  de  ma  femme? 

MONTBRUN. 

Et  l'éloge,  mon  cher,  partait  du  fond  de  l'ame. 

Peste!  je  m'y  connais;  il  y  mettait  un  feu 

Ses  occupations  le  gêneront  un  peu. 

11  a  ce  soir  beaucoup  de  visites  à  faire; 

C'est  chez  vous,  m'a-t-il  dit,  qu'il  fera  la  première. 

De  saluer  madame  il  est  impatient; 


ACTE  II,   SCENE   IV.  /,3 

Puis  soudain,  sans  éclat,  il  s'éclipse  un  instant, 
Fait  ses  courses,  revient,  et  toute  la  soirée 
A  son  ami  Cléon  se  trouve  consacrée. 

CLÉON. 

C'est  charmant. 

M  A.  D  A  M  E    CLÉON. 

J'ai  parlé  comme  je  le  devais; 
Vous  attendez  Dulis ,  ne  trouvez  pas  mauvais 
Que,  bornée  aux  égards  de  simple  politesse, 
Je  ne  partage  pas  vos  transports.  Je  vous  laisse. 
A  l'attirer  chez  vous  mettez  tout  votre  orgueil; 
Mais  moi  je  ne  lui  dois  que  le  plus  froid  accueil. 

i^Elle  sort.) 

SCÈNE   IV. 

CLÉON,  MONTBRUN. 

M  O  N  T  B  R  U  N. 

Eh  mais!  mon  cher  ami,  votre  femme  est  donc  folle; 
Froid  accueil  à  Dulis  :  ah!  bon  Dieu,  quelle  école! 
Un  homme  que  partout  on  recherche  avec  soin; 
L'homme  précisément  dont  nous  avons  besoin. 
Il  y  faut  amitié,  prévenance  au  contraire. 
Autrement  nous  manquons  tout-à-fait  notre  affaire; 
Il  peut  vous  perdre,  ainsi  qu'il  peut  vous  protéger. 

CLÉOF. 

A  le  bien  accueillir  je  ne  vois  nul  danger, 
En  effet;  car  enfin  Dulis  est  honnête  homme, 
N'est-ce  pas? 

MONTBRUN. 

En  tous  lieux  c'est  ainsi  qu'on  le  nomme. 


44  LE   MARI   AMBITIEUX. 

CLÉON. 

Et  ce  nom  par  Dulis  fut  toujours  mérité? 

M  O  N  T  B  R  U  ]Y. 

Oh!  toujours;  et  c'est  bien  la  pure  probité, 
L'honneur... 

CLÉON. 

Et  dans  ses  mœurs,  quoique  galant,  volage, 
II  craindrait  de  troubler  l'union  d'un  ménage. 

M  o  N  T  B  R  u  N. 
Par  exemple  ceci...  c'est  un  peu  différent, 
Et  je  ne  serais  pas  là-dessus  son  garant. 

c  L  É  O  lY. 

Vous  croyez? 

MON  TER  UN. 

Mais  de  grâce,  à  quoi  bon  ce  langage? 

CLÉ  ON. 

Oh!  vous  entendez  bien  que  c'est  un  badinage. 
Dites-moi  :  comme  il  est  en  crédit...  ses  amours. 
Des  oisifs,  des  malins,  font  souvent  les  discours. 
Quel  est  dans  ce  moment  la  femme  qui  l'attache? 

•MONTBRUF. 

Mais  il  peut  en  avoir  quelques  autres  qu'il  cache  : 
La  petite  Doris  est  sa  maîtresse  en  nom. 

CLÉON. 

Médiocre  beauté,  point  d'esprit,  du  jargon. 

M  ONT  BRUN. 

Eh  bien!  depuis  six  mois  il  la  prend,  il  la  quitte, 
Il  la  reprend:  elle  est  adroite,  la  petite. 
Il  l'aime  d'autant  plus  qu'il  en  est  plus  trahi  : 
Il  est  riche,  amoureux;  on  le  traite  en  mari. 

CLÉ  ON. 

En  mari,  cherMontbrun?  c'est  fort  plaisant. 


ACTE  II,   SCENE  V.  45 

MONTBRUN. 

Sans  doute. 
Tous  n'imaginez  pas  tout  ce  qu'elle  lui  coûte. 
Il  se  fâche,  et  jamais  les  raccommodements 
Ne  finissent,  dit-on,  sans  quelques  diamants. 
Avec  de  l'ordre  aussi  serait-elle  opulente, 
(Car  sa  femme  de  chambre  a  mille  écus  de  rente.) 
Mais  quoi!  de  ses  amours  il  n'est  pas  question  : 
Il  va  venir;  mon  cher,  suivez  bien  ma  leçon. 
Sachez  pour  demander  saisir  la  circonstance. 
Une  fois  sur  les  rangs,  de  la  persévérance. 
Celui  qu'on  éconduit  et  qui  sait  revenir, 
En  lassant  les  refus,  finit  par  obtenir. 
Que  de  gens  ici-bas  doivent  leur  réussite 
A  l'importunité  bien  plus  qu'au  vrai  mérite  ! 
Sur-tout  qu'il  soit  fêté  de  toute  la  maison  : 
Il  faut  que  votre  femme  entende  un  peu  raison. 

CLÉON. 

Qu'entends-je,  est-ce  un  ami,  grandDieu  !  quimepropose.. 

MON  TER  UN. 

Vous-même  sur  quel  ton  prenez-vous  donc  la  chose? 

CLÉOJN. 

Oh!  ne  prenez  pas  garde  à  tout  ce  que  je  dis. 
Cher  Montbrun  :  vains  propos  dont  moi-même  je  ris. 

SCÈNE   V. 

CLÉON,  Madame  SAINT-ALBAN,  MONTBRUN 

MADAME  SAINT-ALBAN. 

Eh!  bonsoir,  cher  Cléon.  Montbrun,  je  vous  salue. 
Pour  vous  voir  ce  matin  j'étais  déjà  ve^ue; 


46  LE   MARI    AMBITIEUX. 

Votre  femme  m'a  dit  des  choses....  C'est  charmant, 
Une  femme  fidèle,  un  mari  presque  amant, 
C'est  si  beau,  c'est  si  rare;  ah!  j'en  suis  pénétrée; 
Elle  m'a,  sur  Dulis,  tout-à-fait  rassurée. 

CLÉOIV. 

Sur  Dulis!  et  de  grâce,  on  disait.... 

MADAME  SAINT-ALBAN. 

Rien,  des  bruits 
Ridicules  et  faux ,  et  que  j'ai  démentis. 

MONT  BRUN. 

Il  serait  fort  plaisant  qu'on  voulût  faire  croire 
Dulis  mal  avec  lui,  quand  il  est  très-notoire 
Que  Dulis  de  Cléon  est  le  meilleur  ami; 
L'instant  par  les  méchants  serait  fort  mal  choisi. 

MADAME   SAINT-ALBAN. 

Nous  l'aimons  tous  Cléon,  et  c'est  du  fond  de  l'ame; 

C'est  ce  que  je  disais  tantôt  à  votre  femme. 

Pour  vous  faut-il  agir,  courir,  parler,  prier, 

Soit  Dulis,  soit  tout  autre,  oh!  l'on  peut  m'employer. 

CLÉON. 

Bien  sensible,  madame,  à  votre  zèle  extrême. 

MONT  BRUN. 

Et  croyez  que  Cléon  se  suffit  à  lui-même. 
Nous  ne  sommes  pas  mal  près  de  Dulis  aussi; 
Et  comme  il  est  certain  qu'il  vient  ce  soir  ici.... 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Il  vient  ici  ce  soir? 

MONT  BRUN. 

Fort  à  votre  service  ; 
C'est  donc  Cléon  qui  peut  vous  rendre  un  bon  office. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Mais  cela  se  rencontre  à  merveille,  vraiment; 
11  ne  faut  pas  laisser  échapper  le  moment, 


ACTE   II,  SCENE  V.  47 

Quanti  on  veut  obtenir  ce  que  l'on  sollicite  : 
A  passer  la  soirée  avec  vous  je  m'invite. 
Je  ne  vous  gêne  pas  au  moins. 

CLÉON. 

Nous  gêner,  vous? 
Mais  j'allais  vous  prier  de  rester  avec  nous. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Ah!  trop  bon.  De  Dulis  j'aurais  une  audience? 

Je  crois  que  chez  un  tiers  on  a  bien  plus  d'aisance  : 

Là,  je  demande  avec  bien  plus  de  liberté; 

Il  refuse  avec  moins  d'opiniâtreté  ; 

Vous  concevez... 

*  CLÉON. 

Très-bien  ;  mais  quelle  est  donc  l'affaire  ? 

MADAME     SAINT-ALBAJY. 

Mon  Dieu,  je  ne  veux  pas  vous  en  faire  un  mystère! 
Vous  connaissez  Dercour,  un  jeune  homme  charmant. 
Je  prétends  qu'on  le  nomme  à  la  place  d'Armand. 

CLÉON. 

Ah!  ah! 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Place  à  la  fois  lucrative,  honorable, 
c  L  É  o  ]V. 
De  ce  poste  important  Dercour  est-il  capable? 

MADAME    SAIIYT-ALBAN. 

Très-capable,  mon  cher;  esprit,  bon  sens,  raison, 
Figure  intéressante,  enfin  le  meilleur  ton. 
Dercour  est  né  pour  faire  honneur  à  sa  patrie; 
Il  a  je  ne  sais  quoi  qui  promet  le  génie. 
Ne  le  trouvez-vous  pas.... 

MOIVTBRUN. 

Au  jeune  homme  charmant 
D'autres  disputeront  cette  place  d'Armand. 


48  LE   MARI   AMBITIEUX. 

MADAIME   SAINT-ALBAN. 

Mon  Dieu  !  je  suis  au  fait  de  leurs  petites  trames  ; 
Mais  je  ne  les  crains  pas.  Dulis  aime  les  dames  ; 
Et  quand  je  lui  dirai  que  c'est  moi  qui  le  veux.... 

CLÉOIV. 

Oh  !  je  ne  doute  pas  du  pouvoir  de  vos  yeux  : 
Dulis ,  homme  galant ,  doit  leur  rendre  les  armes. 
Sur  Dulis  homme  en  place  ont-ils  les  mêmes  charmes  ? 

MADAME   SAINT-ALBAJN^. 

Fi  donc  !  et  quand  j'aurais  quelque  ascendant  sur  lui, 

Voudrais-je  pour  Dercour  m'en  servir  aujourd'hui? 

Outre  que  le  moyen  ne  serait  pas  honnête, 

Mon  cher,  à  certain  point  mon  amitié  s'arrêfe. 

Le  fait  est  que  Dercour  est  un  joli  sujet, 

Qu'il  est  peut-être  encore  un  peu  jeune,  indiscret  : 

Mais  qu'il  est  bon  enfant,  que  tout  le  monde  l'aime, 

Que  vous  venez  ainsi  de  le  juger  vous-même; 

Qu'enfin ,  en  sa  faveur ,  pour  décider  Dulis , 

Il  faut  nous  réunir  tous  les  trois,  mes  amis. 

Attendez  :  il  me  vient  une  idée  excellente. 

Chez  vous ,  mon  cher  Cléon ,  ce  soir  je  le  présente. 

CLÉON. 

Chez  moi?  mais  permettez  :  je  ne  puis... 

MADAME   SAINT-ALBAN. 

La  raison  ! 
Vous  avez  trop  de  monde.  Eh!  mon  cher,  sans  façon. 
Dercour  vous  gênerait  ;  mais  que  Dulis  le  voie  : 
C'est  tout  ce  qu'il  nous  faut,  et  puis  je  le  renvoie. 
Vraiment  il  ne  faut  pas  nous  gêner  avec  lui. 
N'est-il  pas  trop  heureux  ?  vous  avoir  pour  appui  ! 
Deux  mots,  vous  l'allez  voir  accourir,  j'en  suis  sûre. 


ACTE  II,  SCENE  VIL  49 

SCÈNE   VI. 

CLÉON,  Madame  SAINT  -  ALBAN  ,  GERxMAIN, 
MONTBRUN. 

GERMAIN,  annonçant. 
Monsieur  Dulis. 

CLÉON. 

Dulis  ! 

GERMAIN. 

Il  descend  de  voiture. 

MADAME     SAINT-ALBAN. 

Vite  à  Dercour  j'écris  dans  votre  cabinet, 
Et  puis  un  de  vos  gens  portera  mon  billet. 
Je  sors. 

(  Elle  sort  par  le  fond.  ) 

SCÈNE  VIL 

CLÉON,  MONTBRUN. 

CLÉON. 

Mais  cette  femme  est  sans  cérémonie, 

MONTBRUN. 

Laissons-la  :  ne  songeons  qu'à  Dulis ,  je  vous  prie. 

CLÉON. 

Sans  doute  ;  mais  Dercour ,  un  petit  ignorant , 

Qui  se  mêle  déjà  de  faire  l'intrigant  ! 

Ah  !  oui,  je  l'appuierai  de  la  bonne  manière. 

MONTBRUN. 

Fort  bien.  Contre  Dercour  j'aime  votre  colère  : 
Tome  J.F.  4 


5o  LE  MARI  AMBITIEUX. 

Sur-tout  ne  soyez  plus  inquiet,  indécis. 

CLÉON. 

Qui?  moi?  Je  suis  charmé  de  recevoir  Dulls. 

MOWTBRUN. 

Le  voilà. 

SCÈNE  VIII. 

CLÉON,  DULIS,  MONTBRUN. 

CLÉON. 

Recevez  mon  hommage  sincère , 
Monsieur. 

MONTBRUN. 

Votre  visite  à  Cléon  est  bien  chère; 
Ce  jour  sera  compté  parmi  ses  jours  heureux , 
Et  de  vous  posséder  il  est  tout  radieux. 

DULIS. 

En  venant  chez  Cléon ,  je  m'oblige  moi-même. 
3e  fais  grand  cas  de  vous  ;  je  fais  mieux ,  je  vous  aime. 
En  ami,  sans  façon  je  viens  vous  visiter; 
De  grâce  daignez  donc  en  ami  me  traiter. 

CLÉON. 

Ah  !  monsieur. 

MONTBRUN. 

En  ami  !  quelle  délicatesse  î 

DULIS. 

Je  voudrais  vainement  déguiser  ma  faiblesse. 
Ma  place,  cher  Cléon,  a  des  charmes  pour  moi: 
Occuper  dans  l'état  un  glorieux  emploi. 
Par  d'utiles  travaux  pouvoir  marquer  sa  vie , 
Certes ,  c'est  un  bonheur  bien  digne  qu'on  l'envie  l 


ACTE  II,  SCENE   VIII.  5i 

Ces  travaux  ont  pourtant  avec  eux  quelque  ennui  ; 
Pour  vous  voir  un  moment  je  m'échappe  aujourd'hui. 
A  madame  Cléon  il  faut  qu'on  me  présente. 

MONTBRUN. 

Comme  nous  de  vous  voir  elle  est  impatiente. 

CLEO  If. 

Avec  quelques  amis  elle  est  dans  le  salon. 
Voulez- vous  bien,  monsieur.... 

DU  LIS. 

Oui ,  sans  doute.  Pardon , 
Mon  valet  doit  venir,  priez  qu'on  m'avertisse. 

MONTBRUN. 

Je  me  charge,  monsieur,  de  ce  léger  service. 

DU  LIS. 

Oui ,  Cléon ,  vous  m'avez  appris  à  vous  chérir  : 
Je  me  tiendrais  heureux  de  pouvoir  vous  servir. 

CLÉON. 

Honorable  amitié ,  monsieur ,  que  j'apprécie. 
Mais  quoi  !  voulez-vous  bien  joindre  la  compagnie  ? 

DULIS. 

Pour  madame  et  pour  vous,  Cléon,  je  viens  ce  soir. 

MONTBRUIf. 

Toujours  galant  ! 

CLÉOIY. 

Venez ,  monsieur ,  vous  l'allez  voir. 


FIN    D.U  -SECOND     ACTE. 


4. 


52  LE   MARI   AMBITIEUX. 


ACTE  TROISIEME, 

SCÈNE  I. 

DULIS,  DUBOIS. 

DU  LIS. 

Fort  bien  !  Elle  n'est  pas  au  salon.  On  m'évite. 

DUBOIS. 

D'après  votre  ordre ,  ici ,  monsieur ,  j'accours  bien  vite. 
Ce  ministre  étranger  vous  attend... 

DULIS. 

Je  vous  suis. 
Dubois,  avez-vous  vu  cet  honnête  commis? 

DUBOIS. 

Et  j'en  suis  tout  ému.  Le  digne  et  galant  homme  ! 
ïl  ouvrait  de  grands  yeux  en  voyant  cette  somme. 

DULIS. 

Vous  vous  êtes  sur-tout  gardé  de  me  nommer. 

DUBOIS. 

A  se  taire  avec  vous  il  faut  s'accoutumer. 

DULIS,  a  part. 
Ah!  madame  Cléon,  vous  fuyez  ma  présence! 
Mais  c'est  aussi  pousser  trop  loin  la  prévoyance. 

(^  Dubois.) 
Parbleu  !  cela  me  pique.  Ecoutez  :  miladi 
Donne  un  grand  bal  ce  soir.  Sans  doute,  par  oubli. 


ACTE   III,   SCENE  I.  53 

Cléon  n'est  pas  prié  :  Dubois,  faites  en  sorte 
Qu'il  le  soit  sans  délais.  A  vous  je  m'en  rapporte  ; 
Vous  avez  de  l'esprit  pour  ces  sortes  d'emplois. 

DUBOIS. 

Je  n'aurai  pas  de  peine  à  réussir,  je  crois. 

D  i:  L I  s ,  h  part. 
Il  faudrait  qu'elle  y  vînt  sans  Cléon ,  pour  bien  faire. 
Je  saurai  l'occuper  aisément,  je  l'espère  ; 
Et  pour  peu  que  ce  soir  on  me  daigne  accueillir, 
Pour  conduire  madame  alors  j'ose  m'offrir. 
D'accepter,  son  mari  la  pressera,  je  gage. 
Ils  nous  servent  toujours,  ces  maris  :  c'est  l'usage. 
J'estime  celui-ci ,  sans  doute ,  et  son  talent 
Est  fait  pour  lui  valoir  quelque  poste  éminent  ; 
Mais  il  n'en  est  pas  moins  toujours  froid  auprès  d'elle , 
Et  madame  à  mes  vœux  n'en  est  que  plus  rebelle... 
A-t-elle  tort,  au  fait?  Hélas!  au  fond  du  cœur, 
Je  sens  trop  que  moi  seul  suis  coupable. 

DUBOIS. 

A  monsieur 
Pourrais-je  demander  une  petite  grâce  ? 

DULIS. 

Quoi? 

DUBOIS. 

Sans  égard  pour  vous  qui  l'aviez  mis  en  place. 
On  a  destitué  mon  frère. 

DULIS. 

On  a  bien  fait. 
Votre  frère ,  Dubois ,  est  un  mauvais  sujet. 
Plus  j'aurai  pour  quelqu'un  montré  de  bienveillance , 
Moins  il  doit  de  ma  part  espérer  d'indulgence , 
Dès  qu'il  ne  se  rend  pas  digne  de  mes  bienfaits. 
Voici  Cléon  :  passez  chez  miladi. 


54  LE  MARI  AMBITIEUX. 

DUBOIS. 

J'y  vais. 

{Il  son.) 

SCÈNE  IL 

CLÉON,  DULIS. 

DU  LIS. 

Votre  réunion  est  complète  et  charmante. 
Quel  aimable  coup  d'œil  votre  salon  présente , 
Mon  cher  Cléon  !  ma  foi ,  n'en  déplaise  aux  censeurs , 
Nos  femmes  ont  un  goût  qu'on  cherche  en  vain  ailleurs  ; 
Et  dans  telle  qu'hier  je  trouvais  déjà  belle , 
Aujourd'hui  je  découvre  une  grâce  nouvelle. 

CLÉON. 

Des  femmes  vous  parlez  en  amateur,  Dulis.        ^ 

DULIS. 

Je  me  piquai  toujours  d'être  de  leurs  amis» 

SCÈNE   III. 

MONTBRUN,  CLÉON,  DULIS. 

MONTBRUN,  Venant  du foud. 
Je  ne  suis  pas  de  trop.  Auriez-vous  à  vous  dire 
Quelque  chose  en  secret?  parlez  :  je  me  retire. 

CLÉON. 

Restez ,  Montbrun  :  monsieur  me  faisait  compliment 
Sur  ma  société. 

MONTBRUN. 

Son  plus  bel  ornement , 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  55 

C'est  à  vous  qu'il  le  doit.  Comme  à  votre  arrivée , 
Monsieur,  chaque  personne  aussitôt  s'est  levée! 
Soudain  j'ai  vu  sur  vous  se  fixer  tous  les  yeux. 
Ce  jour  au  cher  Cléon  fait  plus  d'un  envieux. 

DULIS. 

C'est  mettre  trop  de  prix...  Mais  où  donc  est  madame? 
Vous  parlez  de  bonheur  :  c'est  une  telle  femme 
Qui  doit  vous  attirer,  Cléon,  bien  des  jaloux. 

CLÉON. 

Mais  elle  est  assez  bien ,  j'en  conviens  avec  vous. 

SCÈNE   IV. 

MONTBRUN,  CLÉON,  DULIS,  Madame  SAINT- 
ALBAN,  DERCOUR. 

MADAME    SAINT-ALBAIV. 

Entrez,  mon  jeune  ami  :  le  voilà,  c'est  lui-même. 

(  Présentant  Dercour  a  Dulis.  ) 
Dercour,  qui  de  vous  voir  a  le  désir  extrême. 

DERCOUR. 

Mille  excuses  :  je  suis  peut-être  un  indiscret. 
De  madame  à  l'instant  je  reçois  le  billet  : 
Par  son  style  pressant  j'ai  cru  devoir  comprendre 
Que  Cléon  même  ici  m'invitait  à  me  rendre. 

CLÉON. 

Certes  je  suis  ravi  de  recevoir  monsieur. 
Madame  sert  les  gens  avec  une  chaleur.... 

MADAME    SAINT- ALEA  N. 

Pas  vrai?  Que  voulez-vous?  C'est  dans  mon.  caractère  : 
Ne  rien  faire  à  demi.  Venons  à  notre  affaire  : 
Cher  Dulis,  vous  voyez  mon  jeune  homme... 


56  LE  MARI  AMBITIEUX, 

DULIS. 

Ah!  celui 
Pour  lequel  vous  vouliez  me  parler  aujourd'hui? 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Lui-même.  Avancez  donc  :  il  faut  qu'on  l'encourage, 
Il  est  timide  encor.  C'est  tout  simple  :  à  son  âge.... 
Vous  concevez.  Parlez.  , 

DERCOUR. 

Quelle  obligation 
N'ai-je  pas  à  madame,  ainsi  qu'au  cher  Cléon! 
C'est  par  eux  que  j'obtiens  l'honneur  de  vous  connaître, 
Yous  qu'avec  tant  d'éclat  nous  avons  vu  paraître 
Dans  les  camps,  au  conseil,  dont  les  talents  acquis... 

DULIS. 

C'est  assez.  De  mon  mieux  j'ai  servi  mon  pays , 
J'ai  rempli  mon  devoir  :  c'est  un  faible  mérite. 
On  me  gêne,  monsieur,  quand  on  m'en  félicite. 

MONTERUN. 

Sans  doute  ;  et  vous  saurez ,  jeune  homme ,  avec  le  temps, 
Qu'il  ne  faut  pas ,  en  face ,  outrer  les  compliments. 

DERCOUR. 

Pardon;  mais... 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

C'est  par  zèle  et  non  par  flatterie. 
Moiîsieur  pousse  trop  loin  aussi  la  modestie. 
Puis,  de  vous  voir  de  près  il  est  tout  étourdi. 
L'homme  d'un  vrai  talent  est  rarement  hardi, 

DULIS. 

Puis-je  savoir  enfin  ce  que  monsieur  désire? 

MADAME    SAINT-ALBAW. 

Allons,  mon  cher  Dercour,  c'est  à  vous  à  le  dire, 

DERCOUR. 

Quoique  jeune ,  déjà  j'ai  beaucoup  voyagé. 


ACTE  III,  SCENE  IV.  Sy 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Quoique  très-répandu,  je  sais  qu'il  est  rangé. 
DERCOUR,  présentant  un  mémoire. 
Je  suis  connu  :  daignez  lire  cette  apostille. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Mervil,  s'il  est  placé,  doit  lui  donner  sa  fille. 

DERCOUR,  a  Dulis  qui  parcourt  le  mémoire. 
Vous  voyez  :  sur  mon  compte  on  s'explique  assez  bien. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Enfin ,  de  l'avancer  nous  cherchons  le  moyen. 

DULIS. 

Mais  en  me  supposant  à  monsieur  favorable, 
Je  ne  vois  pas  pour  lui  de  place  convenable. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

J'en  sais  une. 

DULIS. 

Laquelle  ? 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Eh!  mais,  celle  d'Armand. 
i^Ici  Cléon  paraît  gêné  ;  son  embarras  doit  redoubler 
jusqu'à  la  sortie  de  Dulis.) 

DULIS. 

C'est  là  ce  que  monsieur  demande? 

MONTBRUW. 

Seulement  ! 
Le  timide  jeune  homme  a  de  la  confiance. 

DULIS. 

Pardon;  mais  il  nous  faut  plus  que  de  l'espérance. 
Cette  place,  au  défaut  de  services  rendus, 
Doit  être  au  moins  le  prix  de  talents  reconnus. 
De  tous  les  siens  monsieur  me  donne  bien  la  liste  : 
Sur  les  preuves  sur-tout  trouvez  bon  que  j'insiste. 


58  LE  MARI   AMBITIEUX. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Nous  VOUS  les  fournirons  les  preuves,  cher  Dulis. 

Placez-le  :  vous  servez  l'état  et  vos  amis , 

Et  moi  qui  vous  en  fais  ardemment  la  prière. 

Aux  femmes ,  de  tout  temps ,  vous  avez  voulu  plaire , 

Et  quand  de  m'obliger  vous  avez  le  pouvoir.... 

DULIS. 

Ce  que  je  ne  crois  pas  conforme  à  mon  devoir, 
Je  sais  le  refuser  à  vous-mêmes ,  mesdames. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Mon  Dieu!  vous  n'avez  point  à  craindre  d'épigrammes. 
Le  monde  va  d'abord  approuver  un  tel  choix  : 
N'est-ce  pas,  cher  Cléon? 

c  L  É  o  N  ,  a^^ec  contrainte. 

Eh  !  mais ,  oui  :  je  le  crois. 

DULIS. 

Mais  madame  Cléon  se  fait  long-temps  attendre. 

MONTBRUN. 

(  //  sonne ,  un  valet  entre.  ) 
C'est  vrai.  Priez  madame  en  ces  lieux  de  se  rendre. 

CLÉON. 

Eh  !  oui. 

MONTBRUN,  en  montixint  Dulis. 
Prévenez-la  que  monsieur  est  ici. 
CLÉON,  montrant  madame  Saint-Alban  et  Dercour. 
Que  madame  et  monsieur  veulent  la  voir  aussi. 

MADAME  SAINT-ALBAN. 

Oui ,  sans  doute ,  courez. 

(  Le  valet  sort.  ) 

DULIS. 

Fort  bien  !  je  la  salue. 
Et  je  m'enfuis,  Cléon,  dès  que  je  l'aurai  vue. 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  Sg 

MADAME    SAINT-ALBAiy. 

De  sa  présence,  moi,  je  me  fais  un  plaisir. 
Elle  va  pour  Dercour  à  nous  se  réunir  ; 
Car  de  Cléon  déjà  nous  avons  le  suffrage. 

CLÉON. 

Mon  suffrage! 

MADAME    SAINT-ALBAW. 

Et  j'invoque  ici  son  témoignage. 

C  L  É  O  F. 

Mais  vous  allez  bien  vite. 

MADAME    SAIIVT-ALBAN. 

Eh!  non;  je  m'en  souvien  : 
Tantôt  du  cher  Dercour  vous  m'avez  dit  un  bien... 

DERCOUR. 

Ah  !  de  ma  gratitude  agréez  l'assurance. 

CLÉOW. 

Eh  !  monsieur ,  modérez  votre  reconnaissance. 
Ni  pour  ni  contre  vous  je  n'ai  pu  prendre  feu  : 
Nous  ne  nous  connaissons  tous  les  deux  que  fort  peu. 
Madame  vous  protège  ;  et  loin  que  je  la  blâme , 
Je  l'admire  au  contraire.... 

{^Allant  au  devant  de  sajemine.) 

SCÈNE  V. 

MONTBRUN,  CLÉON,  Madame  CLÉON,  DULIS, 
Madame  SAINT-ALBAN,  DERCOUR. 

CLÉON. 

Elî  !  venez  donc ,  madame. 
Vous  me  laissez  tout  seul  recevoir  mes  amis. 
Madame  Saint- Alban,  Dercour,  monsieur  Duhs. 


6o  LE  MARI  AMBITIEUX. 

DERCOUR. 

Ah!  madame,  enchanté... 

MADAME    SAINT-ALRAN. 

Bonsoir ,  ma  chère  amie. 
Depuis  tantôt  encor  je  la  trouve  embeUie. 

DU  LIS. 

Du  plaisir  de  vous  voir  pourquoi  donc  nous  priver? 
Près  de  vous,  de  Cléon,  heureux  de  me  trouver; 
Heureux  que  l'amitié  quelquefois  me  délasse 
Des  travaux ,  des  soucis  attachés  à  ma  place , 
Puis-je  de  vous  parler  laisser  fuir  le  moment? 

MADAME    SAINT- ALRAN. 

Comme  à  tout  ce  qu'il  dit  il  donne  un  tour  charmant  1 

MONTRRUN,  has  Cl  Cléou. 
Eh  !  mais ,  dites-lui  donc ,  Cléon ,  qu'elle  réponde. 

CLÉON,  bas  à  sa  femme. 
En  effet,  pour  Dulis,  comme  pour  tout  le  monde, 
Soyez  polie,  au  moins. 

MADAME    CLÉON. 

Je  sens  qu'il  m'est  bien  doux 
De  voir  en  vous,  monsieur,  l'ami  de  mon  époux. 
Que ,  pour  votre  crédit ,  la  foule  vous  révère , 
C'est  bien  ;  mais  ce  qu'en  vous  sur-tout  je  considère... 

CLÉON,  se  hâtant  d'interrompre. 
Sans  doute,  c'est  l'ami  délicat,  plein  d'honneur.... 

(^Bas  a  sa  femme.  ^ 
Vous  êtes  bien  émue  en  parlant  à  monsieur. 

MADAME    SAINT-ALRAN. 

Fort  bien  :  comme  Dercour  votre  femme  est  timide  : 
Vous  vous  complimentez,  et  rien  ne  se  décide. 

(^  madame  Cléon. ^ 
Ma  chère ,  toutes  deux  faisons-lui  notre  cour. 


ACTE   III,   SCÈNE  V.  6i 

(  A  Dulis.  ) 
Il  faut  absolument  que  vous  nommiez  Dercour. 

D  u  L I  s ,  «!  madame.  Saint- Alban. 
Pardon. 

(  A  madame  Cléon.  ) 
Permettez-vous  que  souvent  je  revienne, 
A  l'estime  de  tous  Cléon  unit  la  mienne  : 
Il  est  fait  pour  remplir  de  grandes  fonctions.... 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Répondez  donc. 

DULIS,  à  madame  Saint- Alban. 

Eh  bien  !  madame,  nous  verrons. 
i^A  Cléon.) 
Pour  vous,  mon  cher  Cléon,  que  faut-il  que  je  fasse? 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Nous  verrons  !  nous  verrons  !  c'est  style  d'homme  en  place; 
Mais  j'insiste ,  et  je  veux  un  mot  plus  positif. 

DULIS,  a  madame  Saint- Alban. 
Madame,  l'amitié,  voilà  le  seul  motif 
Qui  chez  Cléon  m'amène;  et  franchement  d'affaires, 
Hors  de  mon  cabinet,  je  ne  m'occupe  guères. 

MONTBRUN. 

C'est  vrai  :  pour  s'égayer  monsieur  vient  chez  Cléon  ; 
Et  vous  lui  décochez  une  pétition. 

MADA.ME    SAINT-ALBAN. 

Point  de  bruit.  Dercour  veut  seulement  qu'on  l'écoute  : 
Il  pourra  donc  chez  vous  se  présenter  ? 

DULIS. 

Sans  doute. 
{^A  Cléon  et  a  sa  femme.  ) 
Il  me  faut  vous  quitter.  C'est  bien  contre  mon  gré  ; 
Mais  ce  soir ,  je  l'espère ,  encor  je  reviendrai. 


62  LE  MARI  AMBITIEUX. 

MADAME  SAINT-ALBAN,  CL  DerCOUV. 

Allons;  remerciez. 

DU  LIS. 

Il  n'est  pas  nécessaire. 
Oui,  j'ai  pour  vous,  Cléon,  une  estime  sincère; 
Aussi,  comptez,  non  pas  sur  ma  protection. 
Mais  bien  sur  ma  constante  et  franche  affection. 

CLÉON,  reconduisant. 
Permettez.... 

DULIS. 

Restez  donc,  point  de  cérémonie. 

MONTBRUN. 

Ah  1  laissez-nous  vous  voir  plus  long-temps ,  je  vous  prie. 

(  Il  sort  avec  Dulis  et  Cléon.  ) 

SCÈNE   VI. 

Madame  CLÉON,   DERCOUR,  Madame  SAINT- 
ALBAN. 

MADAME    SAINT-ALEAjy. 

Eh  !  le  succès  n'est  pas  encore  bien  certain. 
DERCOUR,  d'un  ton  tres-suffisant. 
Eh  bien  !  moi ,  j'en  réponds ,  chez  lui  j'irai  demain  ; 
Je  l'emporte ,  et  l'honneur  en  est  à  vous ,  mesdames. 
En  sa  faveur ,  heureux  qui  peut  avoir  les  femmes  ! 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Vous  parlez  à  présent;  mais  vous  étiez  bien  sot 
Devant  Dulis  :  à  peine  osait-il  dire  un  mot. 

DERCOUR. 

Pour  la  première  fois,  quand  on  aborde  un  homme, 
Et  qu'il  sait  tout  au  plus  encor  comme  on  vous  nomme , 


ACTE  III,  SCENE  VIL  63 

Il  n'est  pas  étonnant  qu'on  soit  intimidé  ; 
Mais  c'est  fini,  demain  je  suis  plus  décidé. 
J'ai  reconnu  son  faible ,  et  je  fais  sa  conquête. 
Un  homme  très-profond,  ce  Dulis ,  une  tête... 
Oh  !  du  premier  coup  d'œil  ainsi  je  l'ai  jugé; 
On  s'y  connaît  un  peu ,  quand  on  a  voyagé. 

MADAME    SAIIVT-ALBAN. 

Je  le  crois.  Mais  bon  Dieu  !  qu'avez-vous  donc ,  ma  chère  ? 
Vous  paraissez  rêveuse  et  pensive. 

MADAME    CLÉON. 

Au  contraire, 
De  monsieur  je  partage  avec  vous  le  bonheur. 

DERCOUR. 

J'en  suis  reconnaissant,  madame,  de  tout  cœur. 

SCÈNE    VIL 

Madame  CLÉON,  DERCOUR,  CLÉON,  Madame 
SAINT-ALBAN. 

DERCOUR,  allant  au  devant  de  Cléon. 
Venez ,  qu'on  vous  embrasse  et  qu'on  vous  remercie  ; 
Mon  cher  Cléon,  je  suis  tout  vôtre  pour  la  vie. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Là,  dites-moi,  Cléon,  franchement,  sans  flatter. 
Dercour  sur  le  succès  a-t-il  lieu  de  compter. 

CLÉON. 

Vous  avez  de  Dulis  vu  tout  l'enthousiasme. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

J'ai  cru  voir  dans  son  air  tant  soit  peu  de  sarcasme. 

C'est  égal,  je  saurai  si  bien  l'environner.... 

Or  çà,  je  ne  veux  pas  plus  long-temps  vous  gêner. 


64  LE  MARI   AMBITIEUX. 

Chez  sa  mère  Dercour  pour  un  instant  m'emmène. 
Pauvre  femme ,  il  faut  bien  l'aller  tirer  de  peine , 
Lui  conter  les  progrès  et  l'espoir  de  son  fils. 
Je  serai  de  retour  aussitôt  que  Dulis. 

DERCOUR. 

Touchez  là,  cher  Cléon;  si,  comme  je  l'espère, 
Je  réussis ,  chez  moi  grand  festin ,  grande  chère. 
De  Dulis  et  de  vous  je  porte  la  santé; 
Vous  verrez!  que  je  sois  riche,  et,  sans  vanité, 
A  manger  mon  argent  je  mettrai  tant  de  grâce.... 

MADAME    s  AINT- ALBAN. 

Vous  l'aiderez  au  moins ,  cher  Cléon ,  dans  sa  place, 

DERCOUR. 

Et  comme  vous  serez  employé  quelque  jour. 
Mon  cher,  je  vous  rendrai  la  pareille  à  mon  tour; 
Nous  vivrons  tous  les  deux  en  amis,  en  confrères. 
L'un  chez  l'autre  en  dînant  nous  ferons  nos  affaires, 
Et  mutuellement  nous  nous  protégerons  : 
Madame,  recevez  mes  salutations. 

MADAME    SAINT- ALBAN. 

Sans  adieu,  car  ce  soir  vous  me  verrez  encore. 


î 


SCÈNE    VIII. 

Madame  CLÉON,  CLÉON. 

'■   '  CLÉON. 

Si  ce  fat  est  nommé ,  Dulis  se  déshonore. 
Quant  à  vous ,  recevez  tout  mon  remercîment. 
Il  faut  vous  arracher  de  votre  appartement. 
Vous  vous  imaginez  que  cet  homme  vous  aime; 
Rien  n'est  moins  évident. 


ACTE  III,  SCÈNE  VIII.  65 

MADAMECLÉON. 

Eh  quoi  !  devant  vous-même 
Cette  femme  s'obstine  à  le  solliciter; 
Sans  répondre,  il  s'obstine  à  me  complimenter; 
Je  surprends  ses  regards  sur  moi  fixés  sans  cesse; 
Pour  faire  votre  éloge ,  à  moi  seul  il  s'adresse. 
Tout  ce  qu'il  vous  a  dit  d'aimable ,  de  flatteur , 
Il  le  pense,  je  crois;  Dulis  n'est  pas  menteur. 
Mais,  d'après  les  aveux  qu'il  m'a  fallu  vous  faire, 
Son  amour  à  vos  yeux  peut-il  être  un  mystère? 
En  doutant ,  vous  semblez  moi-même  m'outrager  ; 
En  doutant ,  vous  semblez  vouloir  l'encourager. 

CLÉON,  avec  impatience. 
Eh!  qu'avais-je  besoin  de  cette  confidence? 

MADAME    CLÉON. 

Que  dites-vous? 

CLÉOK. 

Sans  doute;  en  vous  j'ai  confiance. 
Sûr  de  votre  vertu,  que  me  font  ses  amours? 
Et  pour  lui  résister ,  vous  faut-il  mon  secours  ? 
Supposons  qu'il  vous  aime  ;  il  s'en  faut  qu'il  vous  plaise. 
Ne  me  doutant  de  rien,  je  pouvais  à  mon  aise 
Demander ,  accepter  :  voilà  que ,  grâce  à  vous , 
Je  me  sens  près  de  lui  gêné ,  presque  jaloux  ; 
Vous  m'avez  rendu  là  grand  service. 

MADAME    CLÉON. 

Qu'entends-jeî 
Ah!  Cléon,  à  quel  point  l'ambition  vous  change! 
Persistez  donc  toujours,  monsieur,  à  ne  rien  voir; 
Mais  ne  me  blâmez  pas  d'avoir  fait  mon  devoir. 

CLÉON. 

Eh  bien!  puisqu'à  Dulis  vous  croyez  être  chère, 
Avec  moi,  j'en  conviens,  vous  ne  pouviez  vous  taire  : 
Tome  IV.  5 


66  LE  MARI  AMBITIEUX. 

Cependant  vous  savez  que  de  lui  j'ai  besoin  ; 

Pour  l'attirer  chez  moi  quelle  peine ,  quel  soin  ! 

Et  tout  d'un  coup  je  perds  toutes  mes  espérances, 

Pour  des  mots  mal  compris,  de  fausses  apparences. 

Et  cette  femme  encor ,  pour  son  petit  Dercour , 

A  Dulis ,  sous  mes  yeux  et  chez  moi ,  fait  la  cour , 

Demande  justement  l'emploi  que  je  désire  ; 

Et  moi ,  je  suis  forcé  d'écouter  sans  rien  dire  : 

Que  voulez-vous  de  plus?  pouvais-je  mieux  agir? 

Déjà  de  ma  conduite  avez-vous  à  rougir? 

Faut-il  être  incivil  avec  lui  pour  vous  plaire? 

Ce  serait  un  peu  trop  flatter  votre  chimère. 

Mais  plus  j'en  agis  bien ,  plus  vous  me  tourmentez  ; 

De  mon  amour  pour  vous  à  présent  vous  doutez. 

Je  ne  vous  en  veux  pas  d'un  excès  de  tendresse; 

Mais ,  par  égard  pour  vous ,  lorsque  j'ai  la  faiblesse 

De  laisser  de  mes  mains  échapper  le  bonheur, 

Ma  foi ,  vous  pouvez  bien  me  passer  quelque  humeur. 

MADAME    CLÉON. 

Cher  Cléon ,  vous  cherchez  à  vous  tromper  vous-même  ; 

Vous  n'êtes  que  trop  sûr  que  cet  homme-là  m'aime. 

Je  devine  et  je  plains  votre  position  ; 

Flottant  entre  l'honneur  et  votre  ambition, 

Vous  tremblez ,  vous  doutez  du  parti  qu'il  faut  prendre. 

Puisse  l'amour  aussi  de  vous  se  faire  entendre! 

Il  joint  sa  faible  voix  à  celle  de  l'honneur. 

CLÉON. 

Eh  !  mon  Dieu  !  vous  ave:^  tout  pouvoir  sur  mon  cœur , 
Vous  le  savez  trop  bien  ;  mais  laissons  là ,  de  grâce , 
Dulis  et  ses  amours. 

MADAME    CLÉON. 

Mon  entretien  vous  lasse. 
J'entends  Montbrun ,  je  sors  et  le  laisse  avec  vousj 


ACTE  III,  SCÈNE  IX.  67 

Sans  doute  ses  conseils  vous  sembleront  plus  doux. 
En  voulant  obliger,  puisse-t-il  ne  pas  nuire! 
Par  vous-même,  Cléon,  tâchez  de  vous  conduire; 
Tâchez  de  mériter  toujours  comme  aujourd'hui. 
Et  votre  propre  estime ,  et  l'estime  d'autrui. 

{^Elle  sort.) 

SCÈNE   IX. 

CLÉON,  MONTBRUN. 

MONTBRUW. 

Là-dedans ,  mon  ami ,  j'ai  dit  à  tout  le  monde 
Que  Dulis  reviendrait.  Or  çà,  que  je  vous  gronde. 

CLÉON. 

Me  gronder!  eh!  pourquoi? 

MONTBRUN. 

Pour  un  homme  d'esprit, 
Vous  vous  êtes ,  mon  cher ,  bien  gauchement  conduit. 
Après  six  mois,  avec  une  peine  infinie. 
J'amène  enfin  Dulis.  C'est  un  coup  de  partie. 
Il  vient  :  et  vous  voilà  déjà  déconcerté. 
A  madame ,  Dulis  veut  être  présenté  : 
Celle-ci  prend  soudain  un  petit  air  de  prude. 
Je  vois  sur  votre  front  régner  l'inquiétude. 
Etaient-ce  là,  morbleu!  nos  projets,  notre  plan? 
Voyez,  mon  cher,  voyez  madame  Saint-Alban, 
C'est  là  bien  posséder  le  métier  des  affaires;  . 
Je  rends  justice  moi,  même  à  mes  adversaires. 

CLÉON. 

A  qui  le  dites-vous?  Cette  femme  me  perd; 
Pendant  cet  entretien  à  quel  point  j'ai  souffert  ! 

5. 


,-V'-^:> 


68  LE   MARI  AMBITIEUX. 

Dercour ,  sa  protectrice ,  et  Dulis  et  ma  femme 
Semblent  se  réunir  pour  me  déchirer  l'ame. 

MOlVTBRUIf. 

Il  n'est  pas  encor  temps  de  se  désespérer; 

Le  mal  est  grand ,  sans  doute  ;  il  peut  se  réparer. 

En  le  recevant  mieux... 

CLÉON. 

Puis-je  être  assez  infâme 
Pour  bien  traiter  Dulis  quand  il  aime  ma  femme  ? 

MONTBRUN. 

Votre  femme!.,.  Dulis!....  Je  reste  stupéfait. 

CLÉON. 

Blâmez-moi  près  de  lui  d'être  confus,  muet. 

MOIVTBRUIV. 

Ali  !  mon  Dieu  î  jusqu'au  cœur  un  tel  discours  me  frappe. 

CLÉON. 

C'est  malgré  moi ,  Montbrun ,  que  ce  secret  m'échappe, 
N'allez  pas  révéler.... 

MONTBRUW. 

Fi  donc!  Mais,  mon  ami, 
Êtes-vous  bien  certain  que  cela  soit  ainsi  ? 

(cLÉoiy. 
Eh!  parbleu!  je  le  tiens  de  ma  femme  elle-même, 

MONTBRUTf. 

De  madame  Cléon  la  prudence  est  extrême; 

Il  faut  bien  qu'il  en  soit  quelque  chose  ;  et  Dulis 

A  madame  a  donc  fait  un  aveu  bien  précis? 

CLÉON. 

Et  que  sais-je?  en  mon  trouble  ai-je  pu  savoir  d'elle... 

MONTBRUN. 

Tout  s'explique  à  présent,  et  quand  je  me  rappelle.... 
Aussi  je  me  disais,... 


ACTE  III,  SCÈNE  IX.  69 

CLÉON. 

Ainsi  rien  n'est  plus  clair 
A  vos  yeux ,  n'est-ce  pas  ? 

MONTBRUN. 

Pas  tout-à-fait,  mon  cher. 
Mais  Dulis  est  galant ,  votre  femme  est  aimable  ; 
Ecoutez-donc ,  la  chose  est  assez  vraisemblable. 

CLÉON. 

Puis-je  donc  autrement  me  conduire  aujourd'hui? 

MONTBRUN. 

Oh  !  non ,  c'est  impossible  ;  il  faut  rompre  avec  lui , 
Je  le  vois  :  et  malgré  son  crédit ,  sa  puissance , 
Vous  ne  pouvez  fonder  sur  lui  nulle  espérance. 
On  vous  dira  qu'il  est  des  époux  dans  Paris 
Qui  de  votre  aventure  au  fond  seraient  ravis. 

GLÉON. 

Comment? 

MOIVTBRUJV. 

Oui,  de  Dulis  l'amour  vous  importune; 
Bien  d'autres  n'y  verraient  qu'un  moyen  de  fortune. 

G  LÉO  F. 

Vous  penseriez  qu'il  est  des  hommes  assez  bas.... 

MONTBRUK. 

Les  exemples,  mon  cher,  ne  me  manqueraient  pas  : 
Tel  semble  aimer  sa  femme  et  souffre  qu'on  l'adore; 
Tel  sait  tout ,  et  paraît  tout  ignorer  encore  ; 
Tel  de  son  accident  plaisante  le  premier;    * 
Tel  s'en  fait  un  honneur,  tel  autre  en  fait  métier: 
Et  c'est  à  qui  pourtant  à  ces  maris  honnêtes 
Prodiguera  l'accueil ,  les  cadeaux  et  les  fêtes  ; 
Tant  les  mœurs  parmi  nous  passent  pour  préjugés. 

CLÉON. 

Que  de  mépris  et  d'or  ils  demeurent  chargés. 


70  LE  MARI  AMBITIEUX. 

On  ne  me  confondra  jamais  avec  ces  lâches. 

MONTBRUN. 

Jamais.  Restons  toujours  délicats,  purs,  sans  taches. 
Faisons  notre  chemin ,  mais  sans  nous  dégrader. 

CLÉON, 

Et  cependant  Dulis  est  prêt  à  m'accorder.... 
Vous  l'avez  vu,  Montbrun,  d'amitiés  il  m'accable. 
Y  répondre  sans  être  à  mes  yeux  méprisable, 
Impossible  :  et  je  suis  sans  place  ,  ruiné. 
Ma  dépense  est  énorme,  et  mon  bien  très-borné. 
Que  résoudre?  que  faire?  ah!  quel  état  pénible! 

MOWTBRUW. 

A  vos  peines ,  Cléon ,  combien  je  suis  sensible  ! 
Un  conseil  à  donner  est  fort  embarrassant. 
Ce  Dulis....  toutefois  en  y  réfléchissant, 
Sa  passion  pour  vous  est-elle  dangereuse  ? 

CLÉON. 

Comment  donc  ? 

MONTBRUN. 

Votre  femme  est  sage ,  vertueuse. 

CLÉON. 

Certes  ;  mais  je  saurai  qu'il  l'aime. 

MONTBRUN. 

J'en  convien  ; 
C'est  votre  propre  cœur  que  vous  craignez  ;  c'est  bien. 
Mais  cependant  pourquoi ,  vous  forgeant  des  chimères , 
Par  scrupule  manquer  les  plus  belles  affaires? 
J'ai  des  principes ,  moi.  D'ailleurs ,  en  tout  ceci , 
Ai-je  d'autre  intérêt  que  celui  d'un  ami  ? 
Avant  que  l'on  remarque  ici  ce  qui  se  passe , 
Mettez-vous  sur  les  rangs  pour  obtenir  la  place. 

CLÉON. 

Moi? 


ACTE    III,   SCENE    IX.  71 

M  ONT  BRUN. 

Vous ,  et  dès  ce  soir. 

CLÉON. 

Eh  quoi!  vous  prétendez.., 

M  ONT  BRUN. 

Une  place  est  vacante  et  vous  la  demandez , 

Point  de  mal  à  cela  ;  mais  Dulis  en  dispose , 

Il  aime  votre  femme  :  eh  bien  !  je  le  suppose  ; 

Ne  peut-il  donc  l'aimer  sans  que  vous  le  sachiez  ? 

Est-ce  sur  cet  amour  que  vous  vous  appuyez  ? 

En  possédez-vous  moins  les  talents  nécessaires  ? 

Que  Dulis ,  dans  l'espoir  d'avancer  ses  affaires , 

Vous  accorde  l'emploi  que  vous  sollicitez  ; 

Que  vous  importe  encor ,  si  vous  le  méritez  ? 

De  ses  intentions  êtes-vous  responsable  ? 

Et  des  fautes  d'autrui  peut-on  être  coupable? 

Vous  croira-t-on  soudain  complice  de  Dulis? 

Oui ,  si  vous  n'étiez  pas  l'exemple  des  maris  ; 

Si  vous  étiez  moins  pur ,  votre  femme  moins  sage  ; 

Mais  vous  dont  en  tous  lieux  on  cite  le  ménage , 

Souffrir  un  tel  amour  ,  ou  le  favoriser  ! 

Votre  ennemi  craindrait  de  vous  en  accuser. 

A  de  tels  arguments  cherchez  une  réplique  ; 

C'est  en  vain ,  tant  ils  sont  clairs  et  forts  en  logique. 

CLÉON. 

Par  un  pareil  obstacle  au  fait  être  arrêté, 

C'est  faiblesse  ,  sottise  ,  imbécille  fierté. 

Mon  cœur  est  pur ,  mes  droits  sont  de  toute  évidence  ; 

De  ma  femme  on  connaît  la  vertu ,  la  prudence  ; 

Qu'aurais-je  à  craindre  encor?  les  propos  des  méchants? 

Sur  tous  les  bons  esprits  leurs  traits  sont  impuissants, 

Quant  à  ceux  qui  d'y  croire  ont  l'extrême  sottise  , 


72  LE  MARI    AMBITIEUX. 

Loin  de  les  redouter,  le  sage  les  méprise. 
Dès  long-temps  n'ai-je  pas  médité  mon  dessein  ? 
Dès  long-temps  le  succès  n'en  est-il  pas  certain  ? 
Un  obstacle  imprévu  survient  ;  il  faut  le  vaincre. 
Supposons  qu'on  parvienne  enfin  à  me  convaincre  : 
Sûr  que  dans  ses  projets  il  ne  peut  réussir , 
De  Dulis  pour  les  miens  ne  puis-je  me  servir  ? 
Allons ,  Cleon ,  reprends  un  peu  de  caractère  ; 
Qu'importe  un  fol  amour  dans  une  grande  affaire  ? 
Poursuis  ton  plan.  Montbrun  ,  rejoignons  nos  amis  ; 
Reprenons  un  air  calme,  accueillons  bien  Dulis. 
Pour  lui  certes  jamais  de  basse  complaisance  ; 
Mais  de  ce  que  je  vaux  ayant  la  conscience , 
J'oserai  demander ,  sans  croire  m'avilir , 
L'emploi  que  je  me  sens  capable  de  remplir. 

MOKTBRUN. 

Bien  ;  c'est  prendre  un  parti. . . 

CLÉON. 

Paix  !  j'entends  mon  beau-père. 
Il  faut  dissimuler;  c'est  un  homme  sévère.... 

S?GÈNE  X. 

CLÉON,  DUPLESSIS,  MONTBRUN. 

DUPLESSIS. 

Me  voilà  de  retour  ;  j'ai  revu  mes  amis  ; 
Et  toi ,  Cléon  ,  as-tu  reçu  ton  cher  Dulis  ? 

CLÉON. 

Je  l'ai  vu. 

DUPLESSTS. 

Ou'as-tu  donc  ?  ta  mine  est  abattue  ; 


ACTE  III,  SCENE  XL  78 

Tu  ne  me  parais  pas  content  de  l'entrevue. 

CLÉON. 

Pardonnez-moi ,  je  suis  de  Dulis  très-content , 
Et  j'ai  lieu  d'espérer...  Excusez,  on  m'attend. 

DUPLESSIS. 

Mais  pourquoi ,  quand  j'arrive ,  as-tu  toujours  affaire  ? 
Tu  dois  à  tes  amis  me  préférer ,  j'espère. 

CLÉON. 

A  demain ,  s'il  vous  plaît ,  remettons  l'entretien  ; 
Impossible  ce  soir...  Du  reste  tout  va  bien; 
Je  suis  près  de  Dulis  en  très-bonne  posture , 
Et  je  ne  fus  jamais  plus  gai ,  je  vous  assure. 

{Il  sort.) 

MONTBRUiy. 

Oui ,  monsieur ,  tout  est  bien ,  tout  va  bien ,  tout  nous  rit , 
Et  sa  félicité  moi-même  m'éblouit. 

{Il  sort.) 

SCÈNE  XL 

Madame  CLÉON,  DUPLESSIS. 

MADAME    CLÉON. 

Ah!  je  VOUS  attendais  avec  impatience. 

DUPLESSIS. 

Eh  bien  !  ma  fille  ? 

MADAME    CLÉOIV. 

Eh  bien  !  j'ai  rompu  le  silence  ; 
De  l'amour  de  Dulis  Cléon  voudrait  douter  ; 
A  le  bien  accueillir  il  ose  m'exciter. 

DUPLESSIS. 

A  bien  traiter  Dulis  c'est  Cléon  qui  t'invite  ? 


74  LE  MARI  AMBITIEUX. 

MADAME    CLÉON, 

Lui-même;  et  contre  lui  ce  procédé  m'irrite. 

DUPLESSIS. 

Attends...  Projet  bizarre. 

MADAME    CLÉON. 

Eh  quoi  ? 

DUPLESSIS. 

Suis  ses  avis. 
Feins  de  les  suivre  au  moins  ;  accueille  bien  Dulis. 

MADAME    CLÉON. 

Qui  ?  moi  !  vous  me  donnez  un  tel  conseil ,  mon  père  ? 

DUPLESSIS. 

Ce  n'est  pas  encor  là  tout  ce  que  je  veux  faire. 
Parmi  mes  vieux  amis  je  viens  de  retrouver 
Dorval ,  un  galant  homme  à  qui ,  pour  s'élever , 
Peut-être  il  ne  faudrait  que  moins  de  modestie; 
Son  ami  peut  avoir  pour  lui  de  l'industrie  : 
Quand  il  en  sera  temps  j'irai  trouver  Dulis , 
Et  comme,  malgré  moi,  Cléon  vint  à  Paris... 
Mais  nous  y  reviendrons  ;  maintenant  ce  qui  presse , 
C'est  d'avoir  pour  Dulis  beaucoup  de  politesse. 

MADAME    CLÉON. 

Ciel  !  un  homme  en  amour  entreprenant ,  hardi , 
Estimable  d'ailleurs ,  par  moi  bien  accueilli  ! 

DUPLESSIS. 

Que  peux-tu  redouter,  quand  tu  n'agis,  ma  chère , 
Que  d'après  les  conseils,  sous  les  yeux  de  ton  père? 

MADAME   CLÉON. 

Oui...  je  sens,  quoi  qu'il  puisse  en  coûter  à  mon  cœur , 
Que  c'est  le  seul  moyen....  Jugez  de  sa  douleur  : 
Il  m'aime;  que  va-t-il  penser  de  ma  conduite? 


itr'y 


ACTE  III,  SCÈNE  XL  75 

DUPLESSIS. 

Viens.  Puisqu'entre  une  place  et  sa  femme  il  hésite, 
Pour  son  propre  intérêt  nous  devons  l'affliger , 
Et  c'est  le  servir  mal  que  de  le  ménager. 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE. 


76  LE  MARI   AMBITIEUX. 


ACTE  QUATRIÈME. 


SCENE  I. 

Madame  CLÉ0N,DULIS. 

DULTS. 

Enfin  donc ,  sans  témoins ,  je  puis  parler ,  madame  ; 
Je  vous  ai  révélé  les  secrets  de  mon  ame. 

MADAME    CLÉON. 

Allons,  monsieur,  cessez  ces  propos  de  romans, 
Ou  bien  permettez-moi  d'en  rire  à  vos  dépens. 

DULIS. 

Tout-à-l'heure  au  salon  d'un  œil  plus  favorable 
Vous  paraissiez  me  voir.  Caprice  inconcevable! 
Eh  quoi!  devant  le  monde  en  ami  me  traiter, 
Et  quand  nous  sommes  seuls  soudain  me  plaisanter! 
Croire  que  l'on  se  moque  en  disant  qu'on  vous  aime, 
De  quiconque  a  des  yeux  c'est  vous  moquer  vous-même. 
Eh!  mon  Dieu!  je  ne  suis  que  de  trop  bonne  foi. 

MADAME    CLÉ  ON. 

Plus  vous  me  l'assurez,  monsieur,  moins  je  vous  croi. 

DULIS. 

Qui?  moi!  je  mentirais  lorsque  je  vous  répète 
Que  j'ai  conçu  pour  vous  une  estime  parfaite! 

MADAME    CLÉON. 

Eh!  mais,  qu'entendez-vous  par  estime,  monsieur! 


ACTE  IV,  SCENE  I.  77 

DULIS. 

Ce  mot ,  dans  notre  langue ,  a-t-il  un  sens  trompeur , 
Sur-tout  quand  c'est  à  vous,  madame,  qu'il  s'adresse? 

MADAME    CLÉON. 

Pour  l'époux  qui  jouit  de  toute  ma  tendresse 
Vous  paraissiez  tantôt  avoir  quelque  amitié. 

DULIS. 

Oui ,  de  cœur  et  d'esprit  à  lui  je  suis  lié, 

MADAME    CLÉON. 

Est-ce  donc  vous  montrer  son  ami  bien  intime 
Que  d'avoir  pour  sa  femme  une  aussi  haute  estime  ? 

DULIS. 

Ah!  madame,  parlons  plus  sérieusement. 

Mà^DABIE    CLÉON. 

Oui,  je  me  sens  gênée  involontairement 

Par  le  ton  qu'avec  vous  j'avais  cru  devoir  prendre. 

Très-sérieusement  aussi  daignez  m'entendre. 

On  perd  son  temps,  monsieur,  à  me  faire  la  cour. 

Attachée  à  Cléon,  par  devoir,  par  amour.... 

DULIS. 

Ah  !  lais^z-moi  penser  que  mes  soins ,  ma  constance  ^ 
Peut-être  de  Cléon  le  peu  de  prévenance.... 
Pardon;  mais  il  paraît  bien  faiblement  épris: 
Du  trésor  qu'il  possède  il  méconnaît  le  prix. 
Souffrez.... 

MADAME    CLÉON. 

Si  vous  n'avez  autre  chose  à  me  dire, 
Trouvez  bon  qu'à  l'instant,  monsieur,  je  me  retire. 

DULIS. 

Ah  !  madame ,  de  grâce ,  un  mot. 

MADAME    CLÉON. 

Voici  Cléon  : 
Poursuivez  devant  lui  la  conversation. 


78  LE  MARI  AMBITIEUX. 

SCÈNE   II. 

Madame  CLÉON,  CLÉON,  DULIS. 

CLÉON. 

Pourquoi  donc  quittez-vous  ainsi  la  compagnie  ? 

DULIS. 

Ah!  c'est  vous?  Que  fait-on  là-dedans,  je  vous  prie? 

CLÉON. 

Mais  on  joue. 

DULIS. 

Ah!  fort  bien.  Je  ne  suis  point  joueur: 
Nous  nous  entretenions  de  vous. 

CLÉON. 

De  moi,  monsieur? 

DULIS. 

Sans  doute. 

m 

CLÉON. 

C'est  pousser  trop  loin  la  complaisance. 

DULIS. 

Non ,  vous  savez  de  vous  tout  le  bien  que  je  pense. 
Je  viens  ce  soir  chez  vous  pour  la  première  fois; 
Mais  nous  nous  connaissons  tous  deux  depuis  six  mois. 
Plein  d'une  ambition  juste  autant  que  louable, 
Vous  brûlez  de  remplir  une  place  honorable  : 
La  mienne  me  permet  de  servir  mes  amis. 
Parlez,  et  vos  désirs  seront  bientôt  remplis. 

CLÉON. 

Était-ce  là  l'objet  que  vous  traitiez  ensemble 


ACTE  IV,   SCENE  IL  79 

Quand  je  vous  ai  troublés? 

DULIS. 

A  peu  près,  ce  me  semble. 

MADAME    CLÉON. 

Mais  oui  :  quoi  qu'il  en  soit ,  ce  langage  flatteur 
Doit  vous  plaire  sur-tout  de  la  part  de  monsieur. 

CLÉON. 

Je  sais  apprécier  cette  offre  généreuse; 

Mais  quoiqu'elle  puisse  être  à  mes  yeux  précieuse , 

A  la  seule  amitié  je  ne  veux  rien  devoir  : 

Sur  mes  propres  moyens  j'ai  fondé  mon  espoir. 

MADAME    CLÉOW. 

Ah!  Cléon,  c'est  bien  mal  répondre. 

CLÉON. 

En  quoi ,  madame? 

MADAME    CLÉON. 

Ce  sentiment  sans  doute  annonce  une  belle  ame  : 
Il  ne  faut  rien  pousser  à  l'excès  cependant. 
Il  est  bien  de  fonder  ses  droits  sur  son  talent; 
Mais  pourquoi  repousser  un  ami  serviable  ? 

CLÉON. 

Pourquoi  ? 

DULIS. 

Madame  parle  en  femme  raisonnable. 
L'estime  a  précédé  pour  vous  mon  amitié. 
Avec  honneur  déjà  vous  fûtes  employé  : 
Vous  placer,  ce  n'est  point  faveur,  mais  c'est  justice. 
A  moi-même ,  à  l'état  c'est  rendre  un  vrai  service. 

CLÉON. 

D'un  si  vif  intérêt,  monsieur,  je  suis  confus. 

MADAME    CLÉON. 

Eh!  pourquoi  donc?  Vraiment  je  ne  vous  connais  plus. 


8o  LE   MARI  AMBITIEUX. 

Faut-il  que  ce  soit  moi  qui  pour  vous  sollicite? 
Tantôt  vous  méditiez  toute  une  autre  conduite; 
Vous  vouliez  à  monsieur  confier  vos  projets. 

DULIS. 

Serait-il  vrai ,  Cléon  ? 

CLÉON. 

J'en  conviens.  Je  voulais 
Sur  mes  secrets  désirs  m'expliquer  ce  soir  même  ; 
Mais  à  présent...' 

MADAME    CLÉON. 

Eh  bien  !  pourquoi  ce  trouble  extrême  ? 
Je  conçois  :  quel  que  fût  en  monsieur  votre  espoir, 
Cet  excès  d'amitié  ne  pouvait  se  prévoir. 
Vous  êtes  étonné  de  cette  offre  imprévue  ; 
Moi-même  j'avoûrai  que  j'en  suis  toute  émue. 

DULIS. 

Mais  si  madame  et  vous  parlez  sincèrement , 

Il  m'est  doux  d'inspirer  un  pareil  sentiment, 

Et  je  justifîrai  votre  reconnaissance. 

Vous  vous  taisez  :  pour  vous  je  peux  parler,  je  pense. 

Ai-je  deviné  juste  ?  Il  est  quelques  emplois 

Vacants ,  et  dont  je  peux  disposer  à  mon  choix. 

A  Bordeaux,  par  exemple,  une  place  importante, 

D'autres  ailleurs;  enfin  la  perte  encor  récente 

Du  brave  Armand  me  laisse  un  grand  vide  à  remplir. 

Madame  Saint-Alban  chez  vous  a  fait  venir 

Son  jeune  protégé  :  vous  gardiez  le  silence; 

J'ai  cru  même  vous  voir  gêné  par  sa  présence. 

CLÉON. 

D'autres  à  cette  place  ont  peut-être  des  droits; 
Mais  autant  que  Dercour  j'en  suis  digne ,  je  crois. 

DU  LIS. 

Et  moi,  dont  le  devoir  n'est  pas  toujours  d'attendre 


ACTE  IV,   SCENE  II.  8i 

Que  les  gens  aux  emplois  s'avisent  de  prétendre , 
Déjà  pour  cette  place  à  vous  j'avais  pensé. 

CLÉOJY. 

A  moi? 

DULIS. 

Mon  choix  pourtant  n'est  pas  encor  fixé. 
Quoiqu'il  soit  incertain  que  vous  ayez  la  place, 
Voudriez-vous ,  Gléon ,  m'accorder  une  grâce  ? 
Il  existe  un  travail  par  Armand  commencé, 
Difficile,  important,  et  sur-tout  fort  pressé. 
Pour  que  vous  l'acheviez ,  souffrez  qu'on  vous  l'envoie. 

CLÉOK. 

Travail  bien  précieux,  que  j'accepte  avec  joie! 
Puissé-je  le  finir,  monsieur,  à  votre  gré! 

DU  LIS. 

Et  peut-être  bientôt  je  me  déciderai. 

Mais  quoi  !  devant  madame  ainsi  parler  d'affaires  ! 

MADAME    CLÉOW. 

A  mon  cœur  celles-ci  ne  peuvent  qu'être  chères. 
De  la  tendre  amitié  que  vous  avez  pour  nous 
Je  me  sens  pénétrée  autant  que  mon  époux. 

CLÉOF,  a  sa  femme. 
Mais  je  m'en  aperçois. 

DULIS. 

Oh  !  vous  êtes  trop  bonne. 
N'êtes-vous  pas  du  bal  que  miladi  nous  donne  ? 

CLÉON". 

Mais  on  ne  nous  a  pas  envoyé  de  billet.... 

DULIS. 

Vraiment  ?  Oh  !  c'est  sans  doute  un  oubli  de  valet 
Que  miladi  ce  soir  va  réparer  peut-être. 
L'heure  approche  :  un  moment  il  me  faut  y  paraître  ; 
Et  ce  bal  m'offrirait  un  plaisir  bien  plus  doux, 
Tome  IF.  6 


82  LE   MARI   AMBITIEUX. 

Si  j'étais  bien  certain  d'y  voir  madame  et  vous. 
De  mon  respect,  madame,  agréez  l'assurance. 
De  vous  servir,  Cléon  ,  j'emporte  l'espérance, 
Et  je  dois  m'applaudir  de  ce  court  entretien. 

{IL  sort.) 

SCÈNE    III. 

Madame  CLÉON,  CLÉON. 

CLÉON.      . 

Je  le  crois  :  il  s'en  va  par  vous  traité  fort  bien. 

MADAME    CLÉON. 

Vous  vovez  que  je  fais  tout  pour  vous  satisfaire, 
Et  de  moi  vous  devez  être  content,  j'espère  : 
Pour  Dulis  ai-je  assez  montré  d'empressement  ? 

CLÉON. 

Mais  je  ne  reviens  pas  de  mon  étonnement. 
Vous ,  madame ,  tenir  une  telle  conduite , 
Et  vouloir  avec  moi  vous  en  faire  un  mérite  ! 
Vous ,  qui  de  vos  devoirs  parlez  à  tous  moments , 
Prodiguer  à  Dulis ,  tant  de  remercîments  ! 

MADA.ME    CLÉON. 

Vous ,  monsieur ,  me  blâmer  d'être  reconnaissante 
Pour  l'homme  qui  vous  donne  une  place  importante. 
Vous  qui  m'encouragiez  à  le  bien  accueillir. 
Avant  qu'il  eût  rien  fait  encor  pour  nous  servir  ! 

CLÉON. 

Avez-vous  oublié  que  tantôt  ici  même 

Vous  m'avez  révélé  crue  cet  homme  vous  aime  ? 

MADAME    CLÉON. 

Avez-vous  oublié  qu'à  vos  yeux  cet  aveu 


ACTE  IV,  SCENE  III.  83 

Ne  parut  de  ma  part  qu'une  chimère ,  un  jeu  ? 

CLÉON. 

Mais  si  d'un  fait  réel  vous  avez  cru  m'instruira, 
Au  salon  avec  lui  pourquoi  causer  et  rire  ? 

MADAME    CLÉON. 

De  quelques  mots  galants  fallait-il  me  choquer,, 
Et  des  méchants  ainsi  me  faire  remarquer  ? 

CLÉON. 

Mais  au  moins  avec  lui  pourquoi  ce  tête-à-tête  ? 

MADAME    CLÉOIY. 

Mais  j'allais  vous  rejoindre  :  il  survient,  il  m'arrête 

CLÉON. 

Et  de  votre  entretien  quel  était  le  sujet? 

MADAME    CLÉON. 

Ne  vous  l'a-t-il  pas  dit  ?  De  vous  il  me  parlait. 

CLÉOIV. 

A-t-il  dit  vrai ,  madame  ? 

MADAME    CLÉOF. 

Eh  !  mais,  mon  Dieu,  qu'importe  ? 
Pourquoi  s'inquiéter,  s'il  vous  plaît,  de  la  sorte i^ 
N'êtes-vous  pas  certain,  Cléon,  de  mon  amour? 

CLÉOJV. 

S'il  est  vrai  cependant  qu'il  vous  fasse  la  cour.... 
Rien  ne  peut  altérer  en  vous  ma  confiance.... 
Mais  vous  avez  montré  tant  de  reconnaissance.... 
De  vos  remercîments  il  sort  tout  glorieux , 
Et  de  joie  et  d'espoir  j'ai  vu  briller  ses  yeux. 

MADAME    CLÉOF. 

Eh  !  mais,  qu'importe  encor  qu'il  s'abuse  et  qu'il  m'aime? 
Cet  amour,  qui  d'abord  m'épouvantait  moi-même, 
Vous  effraie  à  présent  :  nous  avions  tort  tous  deux; 
Car  enfin  qu'a-t-il  donc  pour  nous  de  dangereux  ? 
Voyons  l'événement  du  coté  favorable. 

6. 


84  LE  MARI   AMBITIEUX. 

Vous  voilà  presque  sûr  de  la  place  honorable 

Que  depuis  si  long-temps  vous  ambitionnez  ; 

Vous  voilà  dans  le  monde  un  état.  Convenez 

Que  plus  on  a  douté  d'un  succès ,  plus  il  flatte  : 

En  toute  liberté  que  votre  joie  éclate. 

Nous  sommes  sans  témoins  :  pourquoi  feindre  avec  moi? 

N'êtes-vous  pas  charmé  d'avoir  un  tel  emploi? 

CLÉ  ON. 

Eh  !  madame,  quittez  ce  ton-là,  je  vous  prie. 
J'aime  à  croire  qu'il  n'est  qu'une  plaisanterie, 
Mais  n'est-ce  pas  prouver  que  vous  m'aimez  bien  peu 
Que  de  mon  embarras  ainsi  vous  faire  un  jeu? 

MADAME    CLÉON. 

A  votre  tour  calmez  un  tel  transport,  de  grâce. 

Moi ,  ne  pas  vous  aimer  !  Ah  !  Cléon ,  quoi  qu'il  fasse^ 

Ne  cessera  jamais  d'être  cher  à  mon  cœur, 

Et  l'amour  me  défend  encor  plus  que  l'honneur  ! 

CLÉON. 

Je  le  crois  ;  mais  enfin  à  quoi  tend  ce  mystère  ? 
Pourquoi  cette  conduite  obscure  et  singulière? 

.  SCENE  IV. 

Madame  CLÉON,  CLÉON,  DUPLESSIS. 

DUPLESSIS. 

C'est  toi ,  mon  gendre  ?  Eh  bien  !  tout  ton  monde  est  parti  : 
Les  voilà  tous  qui  vont  au  bal  chez  miladi, 
EtDulis? 

madame    CLÉON. 

A  l'instant  il  nous  quitte ,  mon  père. 

DUPLESSIS. 

Et  toujours  il  est  bien  avec  toi,  je  l'espère? 


ACTE  IV,   SCENE  IV.  85 

MADAME    CLÉON. 

Il  n'a  pas  attendu  que  Cléon  demandât.. 

DUPLESStS. 

Se  pourrait-il?  Dulis.... 

MADAME    CLÉOiy. 

En  ami  délicat 
Lui-même  il  nous  prévient,  il  s'informe,  nous  presse; 
De  l'emploi  désiré  nous  donne  la  promesse. 

DUPLESSIS. 

Oh  !  par  ma  foi ,  Dulis  est  un  homme  charmant. 
Te  voilà  donc  placé  :  reçois  mon  compliment. 
Tu  dois  être  enchanté  ? 

CLÉON. 

Qui  ?  moi  !  je  suis  aux  anges. 

DUPLESSIS. 

A  Dulis  tu  n'as  pas  épargné  les  louanges, 
Ni  les  remercîments  ? 

CLÉojy. 
Qu'en  était-il  besoin  ? 
De  le  remercier  madame  a  pris  le  soin. 

DUPLESSIS. 

Ma  fille?  Elle  a  bien  fait. 

CLÉON. 

Vous  l'approuvez? 

DUPLESSIS. 

Je  pense 
Que  nous  lui  devons  tous  de  la  reconnaissance  ; 
Si  j'avais  été  là,  je  l'aurais  embrassé, 
Cet  ami  généreux  ! 

CLÉON. 

Mais  si  je  suis  placé, 
A  madame  sur-tout  je  dois  en  rendre  grâce. 


86  LE  MARI   AMBITIEUX. 

DUPLESSIS. 

Bon  !  comment? 

CLÉ  ON. 

Mais  avant  qu'on  m'offrît  cette  place, 
Madame  avec  Dulis  fort  long-temps  a  parié , 
Et  d'amitié  pour  moi  Dulis  a  redoublé. 

DUPLESSIS. 

Voilà  ce  qui  s'appelle  une  femme  sublime. 
Pour  ma  fille  en  effet  il  a  beaucoup  d'estime  ; 
Je  m'en  suis  aperçu.  Protéger  son  mari  ! 
C'est  fort  bien ,  il  est  beau  de  se  conduire  ainsi. 

CLÉOIV. 

Allons,  pour  me  railler,  vous  semblez  vous  entendre. 

DUPLESSIS. 

Quel  est  donc  ce  discours  que  je  ne  puis  comprendre  ? 
Je  connais  peu  les  mœurs  de  ce  pays ,  d'accord  ; 
J'en  sais  assez  pour  voir  qu'elle  est  loin  d'avoir  tort; 
Au  lieu  de  la  blâmer,  pour  moi  je  l'encourage. 
Que  ton  avancement  devienne  son  ouvrage; 
C'est  aux  femmes  à  faire  un  sort  à  leurs  maris, 
Et  c'est  la  seule  mode  immuable  à  Paris. 

CLÉON. 

Quelques  droits  que  votre  âge  et  que  le  nom  de  père 
Vous  donnent  en  ces  lieux,  ce  ton  doit  me  déplaire. 
Quel  est  votre  dessein?  Expliquez-vous,  monsieur. 
Déjà  me  croyez-vous  un  époux  sans  honneur? 

DUPLESSIS. 

Quels  singuliers  propos  me  tiens-tu  là  ?  de  grâce , 
S'agit-il  de  l'honneur?  il  s'agit  d'une  place 
Que  tu  veux  obtenir,... 


ACTE   IV,   SCENE   V.  87 

SCÈNE    V. 

Madame  CLÉON,  CLÉON,  DUPLESSIS, 
JOHN,  DUBOIS. 

DUBOIS. 

Votre  valet,  messieurs; 
Vous  nous  voyez  chargés  de  messages  flatteurs  : 
Le  mien  est  pour  monsieur,  et  le  sien  pour  madame, 

CLÉOW. 

Que  dites-vous?  comment,  un  message  à  ma  femme  ! 

JOHN,  donnant  une  lettre  a  madame  Cléon, 
Yès,  de  milédi  je  suis  petit  jokei. 
Et  pour  mistriss  Cléon  j'apporte  ce  billet. 

DUBOIS,  donnant  un  paquet  sous  enveloppe  a  Cléon. 
Moi ,  de  monsieur  Dulis  homme  de  confiance , 
J'apporte  pour  monsieur  ce  paquet  d'importance. 

DUPLESSIS. 

Qu'est-ce  donc  ? 

C  L  É  O  K. 

Un  travail  par  Armand  commencé, 
Que  lui-même  à  l'instant  il  m'avait  annoncé. 

DUPLESSIS. 

A  merveille  !  déjà  te  donner  de  l'ouvrage  ! 
C'est  te  donner  la  place. 

MADAME  CLÉON,  remettant  le  bUlet  a  Cléon. 

Au  bal  on  nous  engage 
Tous  les  deux,  cher  Cléon. 

CLÉON. 

C'est  s'y  prendre  un  peu  tard. 


88  LE  MARI   AMBITIEUX, 

JOHN. 

Il  est  le  faute  à  moi,  s'il  est  quelque  retard: 
Dès  hier  soir  j'avais  le  billet  clans  ma  veste  ; 
Par  malheur,  j'oublie;  milédi,  je  proteste, 
Me  grondera  très-fort,  si  vous  manquez  ce  soir; 
Je  dirai  qu'on  aura  le  plaisir  de  vous  voir; 
Pas  vrai,  promettez-moi,  madame;  je  salue. 

(  //  sort  avec  Dubois.  ) 

SCÈNE  VI. 

Madame  CLÉON,  CLÉON,  DUPLESSIS. 

CLÉON. 

A  me  désespérer,  je  crois,  tout  contribue; 
J'aurais  voulu  paraître  à  ce  bal  un  moment, 
Et  ce  travail  chez  moi  me  retv  nt  forcément  ; 
Il  faut  à  le  finir  passer  la  nuit  entière  ; 
Il  est  de  plus  en  plus  pressant  et  nécessaire. 

DUPLESSIS. 

Je  conçois  que  cela  doit  vous  contrarier. 

A  ce  bal,  où  l'on  vient  tous  deux  de  vous  prier, 

Ma  fille,  comme  toi,  voudrait  aller,  je  gage. 

MADAME    CLÉON. 

Moi? 

DUPLESSIS. 

Toi  ;  l'on  aime  encore  à  danser  à  ton  âge, 

CLÉOJY. 

Vous  voyez  que  je  suis  retenu  malgré  moi'. 

DUPLESSIS. 

Oh  !  c'est  tout  simple ,  il  faut  que  tu  travailles ,  toi  ; 
Mais  ma  fille  ce  soir  n'a  pas  d'ouvrage  à  faire; 


ACTE  IV,  SCENE  VI.  89 

Les  plaisirs d'une  femme  unique  et  grande  affaire! 

Consens  qu'elle  aille  au  bal.  Tu  le  dois  par  égard 
Pour  cette  miladi  qui  vous  prie  un  peu  tard. 
On  vous  croirait  piqués,  cela  nuirait  peut-être; 
Ainsi  l'un  de  vous  deux  au  moins  doit  y  paraître. 

CLÉoiy. 
Comment  ? 

DUPLESSIS. 

Oui ,  sois  tranquille ,  elle  t'excusera. 
On  ne  t'en  voudra  plus  dès  qu'elle  paraîtra. 

CLÉoiy. 
Mais  seule  ? 

DUPLESSIS. 

Seule  ?  non. 

CLÉON. 

Quoi  ? 

•  DUPLESSIS. 

J'y  vais  avec  elle. 
Je  ne  suis  pas  prié  :  la  chose  est  naturelle , 
On  ne  sait  pas  encor  mon  arrivée  ici. 
J'accompagne  ma  fille  au  lieu  de  son  mari, 
Et  l'on  me  recevra  très-bien,  je  le  parie. 

CLÉOIY. 

Vous  au  bal  !  c'est  sans  doute  une  plaisanterie, 

DUPLESSIS. 

Non.* S'il  faut  être  franc,  je  me  fais  un  plaisir 
De  voir  comme  à  Paris  on  sait  se  divertir. 
Et  d'ailleurs  à  ce  bal  Dulis  sera  sans  doute  ? 

CLÉ  ON. 

Oui  vraiment. 

DUPLESSIS. 

Il  faut  donc ,  mon  cher ,  quoi  qu'il  t'en  coûte, 
Que  ta  femme  se  rende  à  l'invitation , 


90  LE  MARI   AMBITIEUX. 

Rien  n'est  à  négliger  dans  ta  position  , 

Et  nous  pourrons  trouver  un  moment  favorable 

Pour  te  rendre  à  Dulis  encor  plus  agréable. 

CLÉOINT. 

Quoi  !  sérieusement  ? 

DUPLESSIS. 

Très-sérieusement. 
Allons,  nous  n'avons  pas  à  perdre  un  seul  moment, 
Ni  toi  non  plus  ;  partons ,  ma  fille ,  tout  à  l'heure. 

CLÉOW. 

De  grâce... 

MADAME    CLÉOW. 

Exigez-vous,  Cléon,  que  je  demeure? 

DUPLESSIS. 

Fi  donc  !  Cléon  n'est  pas  un  tyran ,  un  jaloux. 

CLÉON. 

Non ,  sans  doute.  • 

DUPLESSIS. 

Il  sait  trop  qu'un  délicat  époux 
D'un  plaisir  innocent  ne  prive  point  sa  femme. 

CLÉoiy. 
Puisque  vous  le  voulez,  allez  au  bal,  madame. 
Mais  j'y  vais  avec  vous. 

DUPLESSIS. 

Toi  !  tu  n'y  penses  pas. 
De  ce  brillant  emploi  fais-tu  si  peu  de  cas  ? 
Pour  un  bal  oublier  un  travail  d'importance  ! 
Que  penserait  Dulis  de  cette  insouciance? 

CLEO  F. 

Il  est  trop  vrai,  je  sens  que  cela  me  perdrait. 

(  Fort  embarrassé ,   marchant  et  se  parlant  a  lui- 
mênie.  ) 
Est-ce  lui  jeu  ?  pense-t-il  ce  qu'il  dit  en  effet  ? 


ACTE  IV,   SCENE  VI.  91 

Il  faut  prendre  un  parti  pourtant.  J'en  perds  la  tête. 
Ferai-je  ce  travail?  irai-je  à  cette  fête? 
Y  laisserai-je  aller  ma  femme  ?  Eh  quoi  !  sans  moi  ! 
Quand  Dulis  y  doit  être,  et  quand  je  m'aperçoi 
Qu'on  a  presque  vaincu  pour  lui  sa  répugnance. 

MADAME  CLÉON,  Cl  part  CL  soii  père. 
Mon  père,  vous  voyez  qu'il  souffre,  qu'il  balance. 

DUPLESsis,  bas  a  sa  fille. 
Bien.  Il  faut  l'achever. 

CLÉON,  a  part. 

Je  vais  trouver  Montbrun; 
Oui,  je  veux  qu'à  ce  bal  il  surveille  chacun.... 

DUPLESSIS,  haut. 
Partons,  ma  fille;  au  bal  ne  te  fais  pas  attendre: 
Toi ,  dans  ton  cabinet  renferme-toi ,  mon  gendre. 

c  L  É  o  w. 
Allons ,  madame ,  à  vous  je  dois  m'en  rapporter , 
Et  vous  savez  comment  il  faut  vous  comporter... 
Avec  Dulis  sur-tout. 

DUPLESSIS. 

Beaucoup  de  prévenance , 
Beaucoup  d'empressement  et  de  reconnaissance. 

CLÉON. 

Eh!  non;  ce  n'est  pas  là  ce  que  j'entends,  monsieur. 

MADAME    CLÉOW. 

Bien ,  un  air  de  réserve  et  même  de  froideur. 

CLÉON. 

Ce  n'est  pas  là  non  plus  ce  que  j'ai  voulu  dire, 

MADAME    CLÉOW. 

Pour  vous  plaire  comment  faut-il  donc  me  conduire  ? 

c  L  É  o  N. 
Comment  ?..^mais  vous  devez,  je  pense,  le  savoir. 


92  LE   MARI  AMBITIEUX. 

DUPLESSIS. 

Eh  !  oui ,  parbleu  !  la  chose  est  simple  à  concevoir. 
Conduis-toi  de  façon  que  Cléon  ait  la  place. 

CLÉOW. 

Sans  doute...  cependant...  mais  quoi!  le  temps  se  passe. 

Il  faut  que  ce  travail  soit  fini  pour  demain. 

De  votre  amour  pour  moi  jusqu'à  présent  certain , 

Je  dois  me  confier  à  vous ,  à  votre  père. 

Tous  les  deux  vous  savez  ce  que  vous  devez  faire  ; 

Quant  à  moi ,  de  ce  bal  oii  vous  voulez  aller , 

Pressé  par  mon  travail ,  je  ne  puis  me  mêler. 

{Il  sort.) 


SCENE   VIL 

DUPLESSIS,  Madame  CLÉON. 


DUPLESSIS. 

Eh  bien!  m'étais-je  donc  abusé  sur  son  compte? 
Tour  à  tour  il  redoute  et  désire  sa  honte. 

MADAME    CLÉON. 

Vous  le  voyez  aussi;  Dulis  a  des  projets. 

Ces  deux  lettres  ensemble...  on  l'aurait  fait  exprès. 

DUPLESSIS. 

On  voudrait  à  ce  bal  te  voir  seule ,  ma  chère. 
Eh  bien,  on  t'y  verra,  ma  fille,  avec  ton  père; 
Et  c'est  là  qu'à  Dulis  parlant  comme  je  doi, 
De  mon  ami  Dorval,  de  Ciéon  et  de  toi.... 


ACTE  IV,  SCENE  VIII.  93 

SCÈNE  VIII. 

DUPLESSIS,  Madame  CLÉON,  GERMAIN. 


GERMAIN. 

Monsieur  Dulis. 

DUPLESSIS. 

Encor  ! 

MADAME    CLÉOW. 

Que  peut-il  donc  prétendre? 

GERMAIN. 

Il  demande  à  vous  voir. 

MADAME    CLÉON. 

A  cette  heure  ! 

GERMAIN. 

Il  va  prendre 
Sa  sœur  pour  la  conduire  au  bal  chez  miladi. 
Comme  il  sait  que  madame  y  doit  aller  aussi, 
Avec  sa  sœur,  dit-il,  il  peut  mener  madame. 

DUPLESSIS. 

Qu'il  vienne. 

(  Germain  sort.  ) 

MADAME    C  LÉON. 

Vous  voulez... 

DUPLESSIS. 

Lire  au  fond  de  son  ame. 
Dulis  a  des  vertus.  Que  des  flatteurs,  des  sots, 
En  belles  qualités  érigent  ses  défauts  ; 
Moi,  je  vais  lui  parler  en  honnête  homme,  en  père. 
Qu'il  entende  une  fois  la  vérité  sévère. 


94  LE  MARI   AMBITIEUX. 

MADAME    CLÉOF. 

C'est  lui-même. 

DUPLESSIS. 

A  merveille,  il  vient  ici  pour  toi. 
Sans  rien  faire  paraître,  avec  lui  laisse-moi. 

SCÈNE   IX. 

>  DUPLESSIS,  Madame  CLÉON,  GERMAIN, 

DULIS. 

DU  LIS. 

Vous  sortez. 

madame    CLÉON. 

Oui,  monsieur;  pardon,  je  me  retire: 
Mon  père  que  je  laisse  a  deux  mots  à  vous  dire. 

(^E lie  sort.) 

SCÈNE   X. 

DUPLESSIS,  DULIS. 

DULIS. 

Quoi!  madame  Cléon... 

DUPLESSIS. 

Est  ma  fille,  monsieur. 
Et  c'est  moi  qui,  ce  soir,  lui  sers  de  conducteur. 
Bien  sensible  pourtant  à  votre  offre  agréable. 
Puis-je  mettre  à  profit  ce  hasard  favorable  ? 
Avec  vous  j'ai  besoin  d'un  moment  d'entretien  ; 
Vous  passez  dans  Paris  pour  un  homme  de  bien; 


ACTE  IV,   SCENE  X.  gS 

Vous  tenez  un  haut  rang ,  vous  estimez  mon  gendre. 
'  Juste  dans  mes  désirs ,  j'ai  donc  lieu  de  m'attendre 
Que  de  vous  j'obtiendrai  bientôt  ce  que  je  veux. 

DU  LIS. 

Parlez,  en  vous  servant  c'est  moi  qui  suis  heureux. 

DUPLESSIS. 

Du  brave  Armand  la  place  est  encore  vacante; 
Dorval ,  dont  les  talents ,  la  probité  constante , 
Sans  doute  sont  connus  de  vous  comme  de  moi. 
Sans  l'oser  demander,  prétend  à  cet  emploi. 

DU  LIS. 

Dorval  est  en  effet  un  homme  respectable, 
Digne  par  ses  vertus,  par  ses  talents  capable 
D'obtenir,  d'occuper  cette  place  d'Armand. 
Mais,  monsieur,  pardonnez  à  mon  étonnement. 

DUPLESSIS. 

Quel  est-il? 

DULIS. 

Est-ce  donc  à  moi  de  vous  instruire 
Que  Cléon ,  votre  gendre ,  à  cette  place  aspire  ? 

DUPLESSIS. 

Je  le  savais,  monsieur. 

DULIS. 

Vous  le  saviez? 

DUPLESSIS. 

Mais  oui. 

DULIS. 

Pourquoi  la  demander  pour  un  autre  que  lui? 

DUPLESSIS. 

Monsieur,  j'ai  mes  raisons. 

DULIS. 

Ne  pourriez-vous  les  dire? 


96  LE  MARI   AMBITIEUX. 

DUPLESSIS. 

Mais,  comme  dès  long-temps,  d'abord  je  le  désire, 
Je  voudrais  que  Cléon ,  comme  moi  commerçant.... 

DULIS. 

Ah!  j'entends;  mais  peut-on  surmonter  son  penchant? 
Tel,  mauvais  commerçant,  serait  ministre  habile. 
C'est  en  suivant  ses  goûts  qu'on  peut  se  rendre  utile. 

DUPLESSIS. 

Eh  bien  !  monsieur ,  faut-il  vous  parler  franchement  ? 

Cette  place  dépend  de  vous  uniquement; 

Tout  en  appréciant  les  qualités,  le  zèle 

Qui  vous  ont  mérité  l'estime  universelle, 

Je  voudrais,  puisqu'il  faut  qu'il  suive  enfin  ses  goûts, 

Que  Cléon  fût  placé  par  d'autres  que  par  vous. 

DULIS. 

Pourquoi  ? 

DUPLESSIS. 

Qu'est-il  besoin  d'en  dire  davantage? 
Ne  devinez-vous  pas,  monsieur,  à  mon  langage, 
Que  de  vos  vœux  secrets  ma  fille  m'a  parlé? 

DULIS. 

Comment? 

DUPLESSIS. 

A  Cléon  même  elle  a  tout  révélé. 
Je  ne  vous  parle  pas  du  tort  que  vous  vous  faites, 
En  agissant  ainsi ,  dans  la  place  où  vous  êtes. 
Des  mœurs  des  magistrats  vous  devez  trop  savoir 
Sur  les  publiques  mœurs  l'ascendant ,  le  pouvoir. 
Et  cet  esprit  galant  que  le  beau  monde  estime , 
Faiblesse  pour  tout  autre ,  en  eux  est  presque  un  crime. 
Ce  sont  vos  intérêts,  je  ne  m'en  mêle  pas; 
Et  franchement  je  crains  trop  peu  les  résultats 
D'un  amour  sans  espoir,  comme  il  est  sans  excuse; 


ACTE  IV,  SCENE  X.  9^ 

Mais  des  torts  de  Cléon  souffrez  qu'on  vous  accuse. 

Quoique  trop  bien  instruit  de  ce  fatal  amour, 

Mon  gendre  continue  à  vous  faire  la  cour. 

Vous  courtisez  sa  femme ,  et  c'est  vous  qu'il  implore. 

Vous  sentez  qu'un  bienfait  de  vous  le  déshonore. 

Que  d'autres  briguent  donc  votre  protection  ; 

Moi,  je  brigue,  monsieur,  votre  oubli  pour  Cléon  : 

Oui ,  cet  oubli  peut  seul  nous  rendre  tous  tranquilles. 

Pour  vous-même  étouffez  des  désirs  inutiles. 

Et  pour  nous  à  Cléon  refusez  votre  appui. 

De  la  place  Dorval  est  digne  autant  que  lui  : 

Servez ,  en  le  plaçant ,  Dorval  et  sa  famille. 

En  l'oubliant ,  servez  Cléon  même  et  ma  fille  ; 

Ma  fille,  qui  jamais  ne  pourra  vous  aimer. 

Mais  qui  du  moins  alors  pourra  vous  estimer. 

DULIS. 

Monsieur,  votre  discours  a  lieu  de  me  surprendre; 
Singulière  façon  de  servir  votre  gendre  : 
Briguer  une  disgrâce  avec  plus  de  chaleur 
Que  l'on  n'en  mit  jamais  à  briguer  la  faveur! 
Vous  vous  hâtez  aussi  de  croire  aux  apparences, 
Et  vous  êtes  un  peu  vif  dans  vos  remontrances. 
Vous  m'avez  mal  connu ,  si  vous  avez  pensé 
Que  je  fusse  aujourd'hui  moi-même  intéressé 
A  donner  à  Cléon  la  place  qu'il  désire. 
Les  passions  sur  moi  peut-être  ont  trop  d'empire, 
Mais  ne  me  font  jamais  manquer  à  mon  honneur. 
De  Cléon  le  mérite  est  le  seul  protecteur  ; 
Et  comme  c'est  lui  seul  qui  pourrait  me  résoudre , 
D'un  indigne  motif  il  doit  aussi  m'absoudre. 
Ce  que  vous  m'avez  dit  est  assez  important , 
Monsieur,  pour  mériter  qu'on  y  pense  un  instant. 

Tome  IF.  .7 


98  LE  MARI  AMBITIEUX. 

Au  bal,  chez  milacli,  nous  nous  verrons,  je  pense. 
Dans  tous  les  cas  comptez  sur  ma  reconnaissance. 
J'estimerai  toujours,  même  dans  son  erreur, 
L'homme  qui  dit  tout  haut  ce  qu'il  a  dans  le  cœur. 
Monsieur ,  je  vous  salue. 

(  //  sort.  )    . 

SCÈNE    XL 

DUPLESSIS,   SEUL. 

Oui ,  cet  homme  est  honnête , 
Mais  il  est  entraîné....  J'ai  mon  dessein  en  tête; 
Sauvons-les  tous  les  deux.  Sur  mon  ancien  valet 

(  //  appelle.  ) 
Je  peux  compter.  Germain  1  II  est  adroit ,  discret  ; 
C'est  un  vieux  serviteur  de  toute  la  famille  , 
Et  qui  ne  m'a  quitté  que  pour  suivre  ma  fille. 

SCÈNE   XII. 

DUPLESSIS,  GERMAIN. 

GERMAIN. 

Que  veut  monsieur  ? 

DUPLESSIS. 

Germain,  puis-je  compter  sur  toi 
Pour  rendre  un  grand  service  à  ta  maîtresse,  à  moi? 

GERMAIN. 

Oui  sans  doute,  monsieur,  du  meilleur  de  mon  anie. 


ACTE  IV,  SCENE  XII.  99 

Que  ne  ferais-je  pas  pour  vous  et  pour  madame  ! 

DUPLESSrS. 

Je  le  sais.  Suis-moi  donc  ;  sur-tout  souviens-toi  bien 
Qu'il  faut  que  de  ceci  Cléon  ne  sache  rien. 


FIN    DU    QUATRIEME    ACTE. 


loo  LE  MARI   AMBITIEUX. 


ACTE  CINQUIÈME. 


SCENE  I. 

CLÉON,  SEUL,  son  travail  a  la  main ,  très  -  agité , 
s' asseyant ,  se  levant  ^  se  promenant  a  grands  pas 
pendant  tout  le  monologue. 

Une  heure  du  matin!  elle  n'est  pas  rentree! 

De  craintes ,  malgré  moi ,  mon  ame  est  déchirée. 

Que  fait-elle  ?  Pour  moi ,  préoccupe ,  distrait , 

De  ce  travail  à  peine  encore  ai-je  rien  fait. 

Je  serai  plus  tranquille  ici.  Si- cet  ouvrage 

De  Dulis  tout-à-fait  me  gagne  le  suffrage , 

J'obtiens  donc  cette  place,  objet  de  tous  mes  vœux, 

Et  grâce  au  ciel  enfin  je  suis  heureux....  Heureux! 

Où  je  vais  le  chercher,  le  bonheur  peut-il  être? 

Ah!  j'en  doute.  Le  jour  n'est  pas  près  de  paraître. 

C'est  le  temps  du  sommeil ,  du  repos  général  : 

Tout  dort;  moi  je  travaille,  et  ma  femme  est  au  bal. 

Funeste  ambition  !  mais  quoi  ?  quelle  folie  ! 

Ma  femme  est  vertueuse  autant  qu'elle  est  jolie. 

Je  ne  concevais  pas  qu'on  pût  être  jaloux; 

Et  je  le  deviendrais!  Allons,  rassurons-nous; 

Songeons  que  cette  place  assure  ma  fortune; 

Si  je  l'obtiens,  je  sors  de  la  classe  commune. 

Le  trop  modeste  Armand  l'occupait  sans  éclat, 

Mais  moi  je  m'en  ferai  le  plus  brillant  état; 


ACTE  V,  SCÈNE  II.  loi 

Et  jeune  encor ,  lancé  dans  les  grandes  affaires , 

De  là ,  pour  arriver  aux  dignités  premières , 

En  prenant  bien  mon  temps ,  il  ne  me  faut  qu'un  pas. 

Poursuivons....  Mais  ma  femme....  Elle  ne  paraît  pas. 

L'officieux  Montbrun  lui-même  m'abandonne, 

Il  devait  revenir ,  et  je  ne  vois  personne. 


SCENE    IL 

CLÉOIN,    MONTBRUN. 

CLEO  K . 

Ah  !  c'est  lui. 

MONTBRUN. 

Me  voici,  je  vous  l'avais  promis, 
Et  je  ne  sais  jamais  manquer  à  mes  amis. 

CLÉ  ON. 

Eh  bien!  mon  cher,  ce  bal  où  ma  femme  est  allée? 

MONTBRUN. 

Non ,  je  n'ai  jamais  vu  de  plus  belle  assemblée. 
Ah!  combien  je  vous  ai  regretté,  cher  Cléon! 
Tous  les  ambassadeurs ,  les  gens  du  meilleur  ton  ; 
Des  parures  d'un  goût  !  un  luxe  !  une  élégance  ! 
Et  les  femmes,  mon  cher!  mais  la  danse,  la  danse! 

CLÉON. 

Oui ,  l'on  danse  par-tout  à  ravir  à  présent , 
Je  le  sais  ;  mais  venons  au  point  intéressant. 
Ma  femme.... 

MONTBRUN. 

Miladi  met  les  gens  à  leur  aise. 


loi  LE  MARI  AMBITIEUX. 

Elle  a  du  tact,  du  goût,  on  la  croirait  Française. 
Ce  bal  lui  fait  honneur. 

CLÉON. 

Oh!  je  n'en  doute  pas. 
Je  fais  de  miladi  déjà  bien  plus  de  cas 
Depuis  ce  bal  fameux  dont  vous  faites  l'éloge. 
C'est  sur  ma  femme ,  ami ,  que  je  vous  interroge. 

MONTBRUIV. 

Sur  votre  femme! 

CLÉON. 

Eh  !  oui ,  ne  me  déguisez  rien. 
De  lui  parler  Dulis  a-t-il  trouvé  moyen? 
Son  père  exactement  a-t-il  veillé  sur  elle? 
Vous  me  devez  de  tout  un  récit  bien  fidèle. 

MONTBRUIV. 

Et  vous  comptez  sur  moi,  mon  cher,  avec  raison. 
Je  m'informais  à  tous  de  madame  Cléon , 
Lorsque  de  loin  j'ai  vu  votre  honnête  beau-père 
Causer  avec  Dulis. 

CLÉOiV. 

Plait-il  ?  autre  mystère  ! 
Comment!  avec  Dulis? 

MONTBRUN. 

Pour  un  provincial 
Le  beau-père  a  fort  bien  tenu  sa  place  au  bal. 

CLÉOW. 

Je  le  crois  ;  c'est  de  moi  qu'ils  parlaient ,  je  parie. 

MONTBRUN. 

Une  tournure  aisée,  un  air  de  bonhomie.  .  .  . 

CLÉOIN^. 

Eiifin  que  disaient-ils? 

MOIVTBRUW. 

Je  n'ai  pu  le  savoir. 


ACTE  V,  SCÈNE  IL  io3 

CLÉON. 

Bien  !  Vous  avez  tout  vu ,  hors  ce  qu'il  fallait  voir. 

MONTBRUN. 

Pardonnez-moi  :  j'ai  vu  des  choses  très-piquantes , 
Et  pour  vous,  cher  Cléon,  surtout  intéressantes. 

CLÉON. 

Eh  !  quoi  donc ,  s'il  vous  plait  ? 

MONTBRUN. 

Madame  Saint-Alban 
Et  son  petit  Dercour ,  fidèles  à  leur  plan , 
Pour  approcher  Dulis  se  donnaient  une  peine. . . . 
Dulis,  qui  cependant  paraissait  à  la  gêne, 
Les  évitait  partout  :  et  comme  tout  se  sait. 
De  Dulis  et  de  vous  assez  haut  on  parlait; 
De  madame  Cléon  chacun  vantait  la  grâce; 
Du  brave  Armand  déjà  l'on  vous  donnait  la  place. 
Madame  Saint-Alban  ne  se  possédait  pas; 
Elle  affectait  de  rire,  et  murmurait  tout  bas: 
C'était  plaisant. 

CLÉOIV. 

Allons  :  à  la  fois  tout  m'accable  ; 
De  Paris,  je  le  vois,  je  suis  déjà  la  fable. 
Cette  place!  à  quel  prix  me  la  fait-on  avoir? 

MONTBRUjy. 

Mais  avez-vous  rien  fait  contre  votre  devoir  ? 
Jouissez  des  effets ,  sans  remonter  aux  causes  ; 
Et  quand  elles  vont  bien ,  laissez  aller  les  choses. 

CLÉOW. 

Mais  vous  ne  venez  point  à  l'objet  principal  : 
Ma  femme,  dites-moi,  que  faisait-elle  au  bal? 

MONTBRUN. 

Vous  saurez  que  par-tout  j'ai  promené  ma  vue.... 
Mais  comment  distinguer....  Un  monde,  une  cohue! 


io4  LE  MARI  AMBITIEUX.  ' 

J'ai  trouvé  force  gens  qu'à  peine  je  connais, 

Sans  pouvoir  rencontrer  tous  ceux  que  je  cherchais. 

CLÉON. 

Que  dites-vous?  comment!  vous  ne  l'avez  pas  vue? 
MONTBRUN. 

Ma  foi  non. 

CLÉON. 

Je  m'y  perds;  qu'est-elle  devenue? 
Serais-je  dans  l'erreur  en  la  croyant  au  bal? 

MONTBRUN. 

Eh!  tranquillisez-vous.  Pour  en  agir  si  mal 
Elle  a  trop  de  bon  sens.  Pour  votre  grande  affaire, 
Elle  sent  trop  qu'au  bal  elle  était  nécessaire. 
Il  est  vrai  que  par-tout  je  l'ai  cherchée  en  vain  : 
Mais  elle  était  au  bal,  Cléon,  j'en  suis  certain. 

CLÉOF. 

Moi ,  j'en  doute  ;  et  comment  expliquer  sa  conduite  ? 

SCÈNE  III. 

CLÉON,  MONTBRUN,  GERMAIN. 

GERMAIN. 

Eh  !  mais ,  comme  en  plein  jour  chacun  vous  fait  visite. 
Madame  Saint-Alban. 

MONTBRUN. 

Bon  !  je  la  reconnais. 
Au  bal  chez  miladi,  comme  je  vous  disais, 
J'ai  vu  qu'elle  enrageait  dans  le  fond  de  son  ame. 
Peut-être  avec  Dulis  elle  a  vu  votre  femme  ; 
Inquiète,  elle  accourt  pour  vous  faire  parler. 
Et  de  notre  bonheur  nous  allons  l'accabler. 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  io5 

SCÈNE   IV. 

CLÉON,  Madame  SAINT -ALBAN,  MONTBRUN. 

MADAME    SAIIVT-ALBATV. 

Ma  visite ,  sans  doute ,  est  étrange  à  cette  heure. 
Je  sors  du  bal.  Avant  de  gagner  ma  demeure 
J'ai  voulu,  cher  Cléon ,  moi-même  m'informer.... 
(Les  cœurs  sensibles  sont  si  prompts  à  s'alarmer....) 
Pourquoi  donc  à  ce  bal,  ni  vous,  ni  votre  femme?.... 

CLÉON. 

Ni  ma  femme  !  comment 

MOIVTBUN. 

Vous  vous  trompez ,  madame. 

MADAME    SATWT-ALEAIV. 

Vous  étiez  invités  tous  les  deux  cependant. 

MONTBRUN. 

Dulis  charge  Cléon  d'un  ouvrage  important: 

A  l'achever  Cléon  passe  la  nuit  entière. 

Quant  à  sa  femme,  elle  est  au  bal  avec  son  père. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Le  beau-père ,  d'accord  ;  mais  madame  Cléon  ? 

CLÉON. 

Quoi  !  ma  femme  n'est  pas  chez  miladi  ? 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Mais  non, 

CLÉON. 

Se  peut-il? 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Et  Dulis ,  ce  soir  même  a  l'adresse 
De  charger  le  mari  d'un  ouvrage  qui  presse  ! 


io6  LE  MARI   AMBITIEUX. 

Je  ne  m'étonne  plus  qu'un  instant  on  l'ait  vu, 
Et  que  du  bal  il  ait  lestement  disparu. 

CLÉON. 

Disparu  !  Qui?  Dulis?  se  peut-il?  quel  mystère  ! 

Holà  !  quelqu'un  !  Germain  !  Mais  conçoit-on  son  père  ? 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Au  surplus ,  on  vous  nomme  à  la  place  d'Armand  : 
C'est  public.  Recevez ,  Cléon ,  mon  compliment. 
A  ce  choix  on  pourra  soupçonner  une  cause  : 
Certes,  je  ne  crois  pas  que  tout  haut  on  en  cause; 
Mais  on  dira  tout  bas  qu'à  servir  son  ami 
Dulis  trouve  peut-être  un  avantage  aussi. 

CLÉON. 

Je  ne  sais  pas  du  tout  ce  que  vous  voulez  dire  ; 

Mais  quoi  que  l'on  invente  aujourd'hui  pour  me  nuire, 

Je  suis,  sans  vanité,  digne  de  cet  emploi. 

MOWTBRUW. 

Mieux  que  Dercour,  au  moins. 

SCÈNE   V. 

CLÉON,   MADAME  SAINT-ALBAN,  MOISTBRUN, 
GERMAIN. 

CLÉON. 

C'est  toi ,  Germain  ?  Dis-moi , 
C'est  pour  aller  au  bal  que  ma  femme  est  sortie  ? 

GERMAIN. 

Monsieur  doit  le  savoir. 

CLÉON. 

Son  père  l'a  suivie  ? 

GERMAIN. 

Mais  madame  sortant  sans  monsieur  aujourd'hui, 


ACTE  V,  SCENE  VI.  107 

Peut-elle  aller  au  bal  avec  d'autres  que  Jui  ? 

CLÉON. 

Mes  chevaux  à  l'instant.  Je  vole  sur  sa  trace. 

MA.DAME    SAINT-ALBAF. 

Quel  délire  !  Songez  que  vous  avez  la  place. 

CLÉON. 

L'abandonner  ainsi  !  C'en  est  fait  :  je  le  voi; 
Je  suis  trompé,  perdu. 

GERMAITT. 

Son  père  mieux  que  moi 
Peut  instruire  monsieur  :  il  vient. 

(  //  y^este  au  fond.  ) 

CLÉON. 

Eh  quoi  !  sans  elle. 

SCÈNE  VI. 

CLÉON,  Madame  SAINT- ALBAN,  MONTBRUN, 
DUPLESSIS. 

DUPLESSIS. 

Je  t'apporte,  Cléon,  une  bonne  nouvelle. 

CLÉoir. 
Votre  fille  ?  ma  femme  ? 

DUPLESSIS. 

Enfin,  c'est  décidé: 
C'est  à  toi  que  l'emploi  d'Armand  est  accordé. 

CLÉOIV. 

Mais  ma  femme,  monsieur? 

DUPLESSIS. 

Emploi  considérable 
Qui  te  donne  à  Paris  un  état  honorable. 


io8  LE  MARI  AMBITIEUX. 

CLÉojy. 
Eh  !  cet  état!..,,  au  prix  que  je  crains  d'entrevoir.... 
Il  eût  fait  mon  bonheur,  il  fait  mon  désespoir. 

DUPLESSIS. 

Vraiment  !  trouves-tu  donc  que  trop  cher  il  te  coûte? 
N'es-tu  pas  maître  encor  de  refuser? 

CLÉOW. 

Sans  doute. 
Refuser  !  je  le  veux....  je  le  dois....  Mais  après 
Que  vais-je  devenir? 

DUPLESSIS. 

C'est  où  je  t'attendais. 
Cet  effroi  d'un  refus  qui  serait  nécessaire, 
De  ton  peu  d'énergie  est  la  preuve  trop  claire. 
Refuser ,  toi  !  jamais  :  je  l'avais  bien  prévu. 
Tu  n'aurais  même  pas  ce  reste  de  vertu. 
Il  n'en  est  pas  besoin,  grâce  au  ciel.  Ton  beau-père 
A  su  faire  pour  toi  ce  que  tu  devais  faire. 
Ta  femme  que  toi-même  avais  mise  en  danger, 
En  dépit  de  toi-même  a  su  se  protéger; 
Et  Dulis,  éclairé  sur  sa  propre  faiblesse, 
A  su  te  préserver ,  Cléon ,  d'une  bassesse. 
Germain  ! 

GERMAIiY. 

Je  vous  entends. 

{Il  sort.) 

CLÉON. 

Qu'est-ce  donc? 

MONTBRUN. 

Permettez 
Je  suis  de  trop  ;  je  sors. 

MADAME    SAIiVT-ALBAK. 

Adieu  ,  Cléon. 


ACTE  V,  SCENE  VIL  109 

DUPLESSIS. 

Restez. 
Sur  ma  fille  je  sais,  grâce  aux  torts  de  mon  gendre, 
Tous  les  affreux  soupçons  qu'on  se  plaît  à  répandre. 
Vous  vous  êtes  hâtés  les  premiers,  tous  les  deux. 
D'apprendre  à  son  mari  ces  bruits  calomnieux  : 
Les  premiers  apprenez  aussi  son  innocence. 
Et  sur  elle  songez  à  garder  le  silence. 
Dulis  et  vous  au  bal  vous  la  cherchiez  en  vain  ; 
Et  tandis  que  Cléon ,  toujours  plus  incertain , 
De  leurs  devoirs  communs  se  reposait  sur  elle , 
Tandis  que  des  méchants ,  dans  leur  gaîté  cruelle , 
Sur  elle  répandaient  les  discours  les  plus  faux. 
Ma  fille  était  bien  loin  de  goûter  le  repos. 
Sans  doute  :  mais  au  moins  c'est  dans  la  solitude 
Que,  pour  l'ingrat  Cléon  pleine  d'inquiétude, 
Elle  attendait  ici  mon  retour  de  ce  bal , 
Qu'on  aurait  voulu  rendre  à  tous  deux  si  fatal. 
La  voilà  :  de  sa  chambre  elle  n'est  pas  sortie. 

SCÈNE  VIL 

CLÉON,  DUPLESSIS,  Madame  SAINT -ALBAN, 
MONTBRUN,   Madame   CLÉON   dans   le   plus 

GRAND  NÉGLIGÉ. 

CLÉON. 

Ma  femme  ! 

MONTBRUN. 

C^est  bien  elle  ! 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Eh  !  mais ,  quelle  folie  î 


iio  LE  MARI  AMBITIEUX. 

DUPLESSIS. 

Seul  j'étais  à  ce  bal  où  j'ai  trouvé  Dulis. 
Malgré  tous  mes  discours ,  incertain ,  indécis  , 
En  vantant  de  Cléon  le  talent ,  le  mérite , 
A  mes  yeux  il  tentait  d'excuser  sa  conduite. 
Persistez  donc,  lui  dis-je  alors,  ayant  recours 
A  l'unique  moyen  d'étouffer  ses  amours  ; 
Persistez  à  donner  à  Cléon  cette  place , 
Quand  il  ne  doit  de  vous  tenir  aucune  grâce  : 
Et  ma  fille,  en  partant,  vous  ravit  tout  espoir; 
Je  l'emmène.  Cléon  méconnaît  son  devoir  : 
Sur  elle  je  reprends  l'autorité  d'un  père. 
Le  pouvoir  même  ici  ne  m'est  pas  nécessaire  : 
De  Cléon  elle  sent  qu'il  vaut  mieux  être  loin, 
Que  d'être  de  sa  honte  ou  complice  ou  témoin. 
Dulis,  quoique  trompé  dans  sa  folle  espérance. 
Hésitait;  et  moi,  fort  de  toute  la  puissance 
Que  sur  un  homme  droit,  malgré  lui  criminel. 
Peuvent  donner  l'honneur  et  l'amour  paternel. 
J'insiste  en  demandant  la  place  pour  un  autre. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Ah  !  fort  bien ,  pour  Dercour  ? 

CLÉOJV. 

Quel  projet  est  le  votre? 

MONTBRUW. 

Pour  qui  donc ,  s'il  vous  plaît  ? 

CLÉOW. 

Et  qu'a-t-il  répondu? 

DUPLESSIS. 

De  mon  langage  austère  étonné,  confondu, 

Il  me  dit  qu'en  ces  lieux  lui-même  il  va  se  rendre. 

Le  voilà. 


ACTE   V,   SCÈNE  VIII.  m 

SCÈNE    VIII. 

Madame  CLÉON,  CLÉON,  DUPLESSIS,  DULIS, 
Madame  SAINT -ALB AN,  MONTBRUN. 

DULIS. 

Ma  présence  a  droit  de  vous  surprendre. 
Pour  Bordeaux  vous  pouviez  hâter  votre  départ  : 
Combien  j'aurais  gémi  qu'un  instant  de  retard 
M'eut  privé  du  bonheur  de  vous  ouvrir  mon  ame! 

(y  A  madame  Saini-Alban.) 
Je  suis  bien  aise  ici  de  vous  trouver,  madame. 

MADAME    SAINT-ALBAN. 

Moi ,  monsieur  ? 

DULIS. 

Vous  m'avez  demandé  pour  Dercour 
Un  emploi  dont  il  peut  se  rendre  digne  un  jour , 
Mais  dont  il  s'en  faut  bien  qu'il  soit  déjà  capable. 
Qu'il  tâche  d'acquérir  le  talent  convenable  ; 
A  l'emploi  qu'il  mérite ,  alors  pour  le  porter 
Vous  n'aurez  pas  besoin  de  me  solliciter. 

{A  Cléon.  ) 
Que  mes  torts  envers  vous,  Cléon,  me  semblent  graves  ^ 
Puisqu'à  votre  bonheur  ils  mettent  des  entraves  ! 
Oui ,  quoique  cet  emploi  par  vous  soit  mérité  , 
Quoique  votre  talent  et  votre  probité 
Aient  en  votre  faveur  fait  pencher  la  balance , 
Bien  plus  qu'une  trompeuse  et  coupable  espérance, 
C'est  un  autre  que  vous  qu'il  m'a  fallu  choisir , 
Dorval.  Mais  qu'il  me  soit  permis  de  vous  servir: 


IE2  LE  MARI  AMBITIEUX. 

Je  l'implore  de  vous ,  Cléon ,  comme  une  grâce. 
A  Bordeaux  justement  il  est  une  autre  place, 
Aussi  belle  peut-être ,  et  je  viens  vous  l'offrir. 
Cet  emploi ,  de  Paris  vous  forçant  à  partir , 
Pourra  dans  ses  projets  tromper  la  médisance, 
Sans  être  d'aucun  poids  pour  votre  conscience. 
Point  de  remercîments  :  mon  offre  est  un  devoir; 
C'est  vous  qui  m'obligez  en  daignant  recevoir. 
Songez  bien  qu'un  refus  de  votre  part  m'accable , 
Et  qu'envers  vous  alors  je  suis  toujours  coupable. 

{^A  Duplessis.) 
Quant  à  vous ,  croyez-moi ,  consentez  que  Cléon  ^ 
Monsieur,  se  livre  encore  à  son  ambition. 
Vous  ne  parviendriez  jamais  à  la  détruire  : 
Vos  efforts  et  les  siens  doivent  donc  se  réduire 
A  savoir  \«rs  le  bien  toujours  la  diriger. 
Mais  si  de  caractère  on  ne  peut  pas  changer , 
Il  est  des  passions  au  moins  que  l'on  peut  vaincre  : 
C'est  de  quoi  je  saurai,  j'espère,  vous  convaincre. 
Adieu,  messieurs. 

[Il  sort.) 


SCENE   IX. 

Madame  CLÉON,  CLÉON,  DUPLESSIS,  Madame 
SAINT-ALBAN,  MONTBRUN. 


MADAME    SATNT-ALBAN. 

Fort  bien!  c'est  superbe,  d'honneur. 
Ainsi  le  cher  Dercour  est  seul  dans  le  malheur. 
Mais  c'est  égal  :  sur  vous ,  sur  Cléon ,  sur  sa  femme , 


ACTE  V,  SCENE  X.  ii3 

Sur  Dulis,  on  pourrait  faire  le  plus  beau  drame. 
11  est  tard;  excusez...  Le  beau  trait!..  Le  beau  trait!.. 

(  Elle  sort,  ) 

M  O  N  T  B  R  U  ]V. 

Je  VOUS  Tavais  bien  dit  que  tout  s'arrangerait. 
J'étais  sûr  qu'il  vaincrait  sa  passion  fatale  : 
A  mes  moments  perdus  j'écris  sur  la  morale, 
Je  noterai  ce  trait  parmi  les  traits  choisis. 
Vous,  comptez-moi  toujours  au  rang  de  vos  amis. 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE    X. 

Madame   CLÉON,  CLÉON,  DUPLESSIS, 


DUPLESSIS. 

Tu  dois  sentir  qu'après  l'éclat  de  cette  affaire. 
Avec  moi  ton  départ  est  presque  nécessaire. 

CLÉOW. 

Une  place  à  Bordeaux!  mais  c'est  comme  un  exil. 

DUPLESSIS. 

Là  du  moins  ton  honneur  ne  court  aucun  péril. 
Du  courage ,  Cléon  ,  remplis  mon  espérance  ; 
Va,  je  ne  suis  que  trop  enclin  à  l'indulgence. 
Ici-bas  je  sais  trop  que  tous  nous  nous  devons. 
Pour  nos  torts  mutuels,  de  mutuels  pardons; 
Mais  si  l'on  peut  aux  gens  passer  quelques  faiblesses , 
Jamais  on  ne  leur  doit  pardonner  de  bassesses. 

MADAME    CLÉON. 

Loin  de  toi,  cher  Cléon,  de  coupables  regrets! 
Tome  ir.  8 


ii4  LE  MARI  AMBITIEUX. 

Toi-même  aurais  bientôt  gémi  de  ton  succès. 

CLÉOJY. 

Oui,  de  ce  qui  s'est  fait,  je  dois  vous  rendre  grâce. 
Sans  ma  femme  pourtant  j'aurais  eu  l'autre  place. 


FIN     DU     CINQUIKME     A.CTE. 


LE 

VIEUX  COMÉDIEN, 

COMÉDIE 

EN  UN  ACTE  ET  EN  PROSE, 

Représentée  pour  la  première  fois  le  19  septembre  180 3.. 


PRÉFACE. 


Branchement  je  trouve  cette  petite  comédie  fort 
agréable.  Je  ne  vois  guère  d'autre  reproche  à  lui  faire 
qu'un  peu  de  bizarrerie  dans  la  fuite  des  deux  jeunes 
gens,  et  dans  l'expédient  du  vieux  comédien  qui  se  fait 
passer  pour  mort.  Une  fois  cet  expédient  adopté,  la 
pièce  marche  vivement  et  rapidement.  Le  dialogue  me 
paraît  piquant.  Les  deux  pères ,  le  comédien ,  sa  femme , 
et  la  jeune  comédienne  qui  prend  le  médecin  et  l'avocat 
pour  des  débutants ,  me  semblent  bien  imaginés ,  et  tou- 
jours dans  une  situation  comique. 

Mes  Comédiens  ambulants  m'avaient  brouillé  avec  les 
comédiens  trop  glorieux  de  leur  état.  Je  voulus  faire  ma 
paix  avec  eux  par  cette  petite  pièce.  Je  crois  que  les  gens 
sensés  trouveront  de  la  mesure  dans  l'éloge  que  je  fais 
de  la  profession. 

C'est  à  dessein  de  rappeler  le  célèbre  Préville  que  j'ai 
placé  la  scène  à  Senlis.  C'est  dans  cette  ville  qu'il  s'était 
retiré  après  avoir  quitté  le  théâtre.  Quand  je  rencontre 
des  amateurs  de  la  bonne  et  vieille  comédie  qui  n'ont  pas 
vu  Préville,  je  ne  peux  m'empêcher  de  les  plairKlre.  J'ai 
vu  des  acteurs  naturels  ,  mais  froids;  j'en  ai  vu  d'autres 
pleins  de  chaleur,  mais  souvent  outrés.  Préville  réunis- 
sait au  naturel  la  chaleur,  l'esprit,  la  grâce,  et  la  verve. 
Jamais  comédien  n'est  mieux  entré  dans  la  pensée  de 
l'auteur. 

Après  vingt  ou  trente  représentations,  un  journaliste, 
qui  probablement  est  indigné  au  fond  de  l'âme  de  la  fa- 


ii8  PRÉFACE. 

meuse  scène  d'Harpagon  avec  son  fils  clans  V Avare ,  s'a- 
visa de  me  reprocher  d'avoir  humilié  les  pères  devant  les 
enfants ,  en  amenant  mes  deux  jeunes  gens  en  présence  de 
leurs  pères  revêtus  de  costumes  de  comédie.  En  dépit  du 
censeur ,  le  public  continua  de  rire  de  la  mascarade ,  sans 
y  trouver  d'inconvenance.  Il  y  a  des  gens  qui  veulent 
que  la  comédie  soit  une  école  de  mœurs.  Moi,  je  crois 
qu'elle  ne  doit  être  qu'un  tableau  des  mœurs  et  des  ridi- 
cules. Tant  mieux  pour  l'auteur  si  son  tableau  peut 
corriger,  ou  au  moins  faire  réfléchir  le  spectateur  ;  mais 
son  but  est  atteint  quand  il  a  été  vrai  et  comique. 

Dois -je  l'avouer  .f'  cette  idée  bizarre  de  se  faire  passer 
pour  mort  m'a  souvent  roulé  dans  la  tête.  J'ai  été  tenté 
de  prier  un  ami  de  faire  un  petit  article  nécrologique 
sur  moi ,  afin  de  savoir  ce  qu'on  penserait  de  mes  co- 
médies après  ma  mort.  J'y  ai  renoncé.  Il  y  a  trop  de 
danger.  Ce  serait  s'exposer  à  entendre  plus  d'une  vérité 
désagréable  ;  et  presque  tous  les  morts  sont  si  vite 
oubliés  ! 


PERSONNAGES. 

DUMONT,  dit  Floridor,  ancien  comédien. 

Madame  FLORIDOR,  sa  femme. 

DUMONT  DE  MORINVILLE,  avocat,  cousin  de  Floridor. 

DUMONT  DE  FLORANGEAC ,    médecin,    aussi    cousin  de 

Floridor. 
AUGUSTE,  fils  de  Morinville,  amant  de  Lise. 
LISE,  fille  de  Florangeac. 
Mademoiselle  BEAUPRÉ ,  comédienne. 
PASCAL,  valet  de  Floridor. 

La  scène  est  chez  l'ioridor ,  à  Senlis^ 


LE 

VIEUX  COMÉDIEP»^. 


Le  théâtre  représente  un  salon  et  deux  cabinets ,  l'un  à  droite  et  l'autre 
à  gauche. 


SCÈNE   I. 

Madame  FLORIDOR,  FLORIDOR, 

floridor. 
IVlAis,  madame  Floridor..., 

MADAME    FLORIDOR. 

Mais,  monsieur  Floridor.... 

FLORIDOR. 

Pour  une  femme  qui,  pendant  vingt  ans  de  sa  vie, 
a  joué  les  amoureuses  et  les  ingénuités,  c'est  avoir 
l'humeur  bien  revêche  et  bien  acariâtre. 

MADAME    FLORIDOR. 

Pour  un  homme  qui ,  pendant  trente  ans ,  a  joué  lea 
valets  et  les  intrigants,  c'est  être  bien  crédule,  bien 
faible  et  bien  complaisant. 

FLORIDOR. 

Tiens,  ma  bonne  amie,  tu  fais  tout  ce  que  tu  peux 
pour  paraître  méchante  ;  mais  au  fond  tu  es  une  bonne 
femme. 

MADAME    FLORIDOR. 

C'est  vous  qui ,  bien  évidemment,  êtes  un  bonhomme 
et  un  très-bon  homme  :  vous  avez  fait  de  belle  besogne 


I20  LE  VIEUX   COMEDIEN. 

pendant  les  quinze  jours  que  je  viens  de  passer  à  la 
campagne  !  j'arrive ,  et  il  n'est  question  d'autre  chose 
dans  toute  la  ville  de  Senlis.  Comment,  monsieur  Flo- 
ridor,  vous  qui  êtes  aimé,  considéré,  reçu  dans  les 
meilleures  maisons,  qui  menez  au  sein  du  plus  heureux 
ménage  une  vie  exemplaire,  qui  jouissez  honorable- 
ment d'une  fortune  acquise  par  l'exercice  de  votre  art, 
recevoir ,  accueillir  un  petit  libertin ,  un  petit  mauvais 
sujet  qui  s'est  rendu  coupable  d'un  enlèvement!  car, 
vous  en  direz  tout  ce  que  vous  voudrez,  c'est  un  enlè- 
vement. Dans  les  drames  et  les  comédies  que  nous 
avons  joués  tous  les  deux  autrefois ,  c'est  fort  bien  ; 
mais  hors  de  la  scène ,  c'est  fort  mal  :  et ,  pour  comble 
de  scandale,  loger  chez  vous  la  victime  intéressante, 
une  petite  folle,  une  petite  inconséquente,  pour  ne  pas 
dire  quelque  chose  de  pis!  car  enfin,  une  fille  qui 
abandonne  ses  parents,  pour  suivre  un  ravisseur,  ne 
mérite-t-elle  pas?. . .  Vous  avez  raison,  je  suis  bonne, 
douce ,  indulgente;  mais  sur  mon  ame ,  il  y  a  là  de  quoi 
révolter ,  et  cela  me  révolte. 

FLORIDOR. 

Mais ,  d'abord ,  ma  femme ,  il  n'y  a  pas  d'enlèvement 
dans  tout  ceci  :  la  jeune  personne  est  arrivée  toute 
seule  par  la  diligence;  le  jeune  homme  est  venu  de  son 
côté  à  pied  et  son  petit  bagage  sur  son  dos.  J'étais  à 
la  répétition,  à  donner  les  traditions  du  baron  d'Al- 
bikrac  à  cette  troupe  de  comédiens  qui  est  venue  pour 
la  foire  :  on  vient  me  dire  qu'une  jeune  demoiselle  de- 
mande à  parler  à  son  cousin  le  comédien.  Vous  savez 
que,  quoique  je  ne  joue  plus  la  comédie,  je  ne  suis 
connu  que  sous  ce  nom-là  dans  la  famille  et  dans  la 
ville.  Je  vois  une  petite  personne  d'une  mine  assez 
éveillée,  mais,  les  yeux  baissés,  rougissant,  hésitant, 


SCENE    L  121 

et,  d'une  voix  tremblante,  me  disant  qu'elle  est  en- 
chantée de  faire  ma  connaissance;  qu'Auguste  et  elle 
n'ont  plus  de  ressource  qu'en  moi;  qu'Auguste  doit 
arriver  le  lendemain;  qu'il  faut  que  je  les  marie  malgré 
leurs  parents,  et  qu'en  attendant  il  faut  que  je  les  cache 
tous  les  deux  chez  moi  ;  que  j'ai  la  réputation  d'un  galant 
homme,  et  que  ma  physionomie  ne  dément  pas  la 
bonne  opinon  qu'elle  avait  de  moi.  Comment  diable 
voulez-vous  qu'on  résiste,  madame  Floridor?  Après  les 
avoir  bien  grondés ,  j'ai  envoyé  le  petit  cousin  à  l'au- 
berge, où,  à  la  vérité,  je  paye  tous  les  repas  qu'il  ne 
prend  pas  chez  moi  ;  et  j'ai  gardé  à  la  maison  la  petite 
cousine ,  que  vous  trouverez  en  effet  très-intéressante. 
En  bonne  conscience,  pouvais -je  fermer  ma  porte 
à  deux  parents,  et  deux  parents  très-proches?  puis- 
qu'Auguste  est  fils  de  monsieur  Dumont  de  Morin ville , 
mon  cousin,  l'aigle  du  barreau  de  Brive-la-Gaillarde ,  et 
que  Lise  est  fille  de  monsieur  Dumont  de  Florangeac, 
son  frère,  le  médecin  le  plus  actif  de  tout  le  Limousin. 

MADAME    FLORIDOR. 

Et  c'est  précisément  parce  qu'ils  sont  vos  parents  que 
vous  deviez  être  sévère,  intraitable,  inflexible,  d'abord 
pour  les  bonnes  mœurs ,  et  ensuite  pour  la  rancune  que 
vous  devez  garder  à  toute  votre  famille.  Lorsqu'il  y  a 
quarante  ans,  entraîné  par  votre  talent  (car  vous  aviez 
un  vrai  talent,  monsieur  Floridor),  vous  vous  livi^âtes 
à  la  comédie,  comment  se  conduisit  avec  vous  toute 
cette  famille  ?  à  l'exception ,  cependant ,  de  votre  frère 
l'armateur,  à  qui  je  rends  justice.  On  vous  accabla 
d'affronts,  de  mauvais  traitements,  de  persécutions;  les 
procès ,  les  chicanes ,  les  lettres  de  cachet  qu'on  eut  le 
crédit  d'obtenir  ;  les  tentatives  pour  vous  faire  déshériter 
par  votre  père  ;  les  cabales  pour  vous  faire  siffler  :  voilà 


J22  LE  VIEUX   COMÉDIEN. 

les  exploits  de  vos  chers  parents,  qui  vous  maudis- 
saient, qui  refusaient  constamment  de  vous  voir.  Et 
quels  étaient  les  plus  acharnés  après  vous?  Ce  monsieur 
Morinville ,  l'avocat,  et  ce  monsieur  Florangeac,  le 
médecin,  que  je  ne  connais  pas,  que  je  n'ai  jamais  vus 
•  et  que  j'espère  bien  ne  voir  jamais.  Depuis ,  vous  avez 
fait  fortune  ;  vous  avez  quitté  la  comédie  :  point  de  dé- 
marches qu'ils  n'aient  tentées  pour  se  réconcilier  avec 
vous.  Vous  avez  eu  la  fierté  de  ne  vouloir  rien  entendre  ; 
c'est  bien.  Quand  je  suis  pauvre ,  vous  mie  reniez  :  quand 
je  suis  riche ,  vous  me  recherchez.  Fi  donc  !  il  faut  du 
caractère  ;  vous  en  avez  eu  jusqu'ici  :  pourquoi  donc  en 
manquez-vous  aujourd'hui,  monsieur  Floridor? 

FLORIDOR. 

C'est  qu'ils  se  conduisent  précisément  avec  ces  pauvres 
jeunes  gens  comme  ils  se  sont  conduits  avec  moi. 
Auguste  et  Lise  s'aiment  depuis  leur  enfance  ;  leurs 
pères ,  qui  ne  sont  pas  riches ,  se  sont  brouillés  pour  les 
limites  d'un  pré;  depuis  ce  temps-là,  le  médecin  dit 
dans  toutes  les  sociétés  que  son  frère  l'avocat  est  un 
chicaneur  :  l'avocat  prétend  que  son  frère  le  médecin 
a  tué  plus  de  malades  qu'il  n'a  ruiné  de  clients.  Les 
mauvais  procédés  ,  cela  se  pardonne  ;  mais  les  mauvais 
propos,  cela  ne  s'oublie  pas.  Les  voilà  donc  irrécon- 
ciliables :  les  pauvres  enfants  en  souffrent,  comme 
j'aurais  souffert ,  dans  le  temps ,  de  leur  inimitié ,  si  j'a- 
vais eu  besoin  d'eux. 

MADAME    FLORIDOR. 

Et  vous  voulez  vous  mêler  de  tout  cela?  Laissez  tous 
ces  mauvais  parents  se  disputer  entre  eux.  Les  enfants 
ne  valent  pas  mieux  que  les  pères ,  je  le  parierais.  Nous 
ne  nous  disputons  pas ,  nous  autres  :  nous  nous  sommes 
adorés ,  tant  que  nous  avons  été  jeunes  ;  nous  nous 


SCÈNE   IL  123 

aimons  depuis  que  nous  ne  le  sommes  plus.  Voulez-vous 
conserver  la  paix  clans  votre  ménage  ?  renvoyez  -  moi 
bien  vite,  comme  ils  sont  venus,  ce  petit  vaurien  et 
cette  petite  étourdie.  Quelques  louis  dans  la  poche  aux 
enfants;  une  bonne  lettre  d'avis,  bien  sèche  et  bien 
piquante  aux  parents,  où  vous  leur  ferez  sentir  qu'il  y 
a  moins  de  mal  à  jouer  la  comédie  qu'à  laisser  échapper 
ses  enfants  de  chez  soi. 

FLORIDOR. 

Allons,  pour  avoir  la  paix...  ïu  sais  bien  que  je  fais 
toujours  ce  que  tu  veux;  mais  charge-toi  de  leur  an- 
noncer leur  départ,  je  n'en  aurais  pas  le  courage. 

MADAMEFLORIDOR. 

Oh  bien!  je  l'aurai,  moi;  laisse-moi  faire.  Beaucoup 
d'honnêteté,  beaucoup  de  politesse,  mais  ferme  et  sé- 
vère ;  tu  vas  voir. 

FLORIDOR. 

Tiens,  justement,  voilà  Lise. 

SCÈNE   IL 

FLORIDOR,  Madame  FLORIDOR,  LISE. 

LISE. 

Ce  qu'on  vient  de  me  dire  serait-il  vrai,  mon  cousin 
le  comédien?  ma  cousine  votre  femme  est  revenue  de 
la  campagne  ? 

FLORIDOR. 

Oui ,  ma  chère  enfant ,  la  voilà. 

LISE. 

Ah  !  ma  cousine ,  que  j'attendais  votre  retour  avec 
impatience  ! 


124  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

MADABIE    FLORIDOR. 

Mademoiselle.... 

LISE. 

Votre  mari  vous  aura  raconté  tous  mes  malheurs , 
toutes  mes  fautes  ;  accusez-moi ,  plaignez-moi.  Quoique 
mon  père  en  ait  agi  bien  durement  avec  moi,  je  suis 
loin  de  lui  en  vouloir  ;  je  n'en  veux  qu'à  moi-même , 
d'avoir  été  assez  faible  pour  quitter  sa  maison ,  de  con- 
cert avec  Auguste  ;  mais,  en  vérité,  je  n'ai  pas  pu  faire 
autrement.  C'est  une  fatalité  qui  m'a  entraînée  :  heu- 
reusement, Auguste  et  moi  ne  pouvions  tomber  en  de 
meilleures  mains.  Votre  cher  mari  a  été  si  indulgent 
pour  nous  !  il  nous  a  promis  que  vous  le  seriez  aussi. 
Ah  !  je  vous  en  prie ,  ma  chère  cousine ,  qu'il  ait  dit  la 
vérité  !  car ,  voyez-vous ,  si  vous  ne  daignez  m'accorder 
votre  appui,  je  suis  bien  malheureuse:  nous  n'avons 
plus  que  vous  deux  pour  ressource ,  pour  amis ,  pour 
parents. 

MADAME    FLORIDOR. 

Il  est  sûr,  mademoiselle,  que  jusqu'à  un  certain 
point...  je  ne  saurais  blâmer  mon  mari...  {A  son  mari ^ 
Elle  a  vraiment  un  son  de  voix  qui  touche.  .  .  {^A 
Lise.^  Cependant  je  prendrai  la  liberté  de  vous  dire... 
Aidez-moi  donc,  monsieur  Floridor,  à  lui  parler  sévè- 
rement. 

FLORIDOR. 

Eh!  mais,  c'est  toi  qui  t'es  chargée  d'être  sévère. 

MADAME    FLORIDOR. 

J'entends  bien;  mais,  dès  le  premier  abord,  je  ne 
peux  pas  lui  dire  des  duretés.         ' 

LISE. 

Qu'avez -vous  donc?  vous  semblez  vous  eonsulter 
ensemble. 


SCENE   II.  125 

FLORIDOR. 

C'est  qu'au  moment  où  tu  es  entrée ,  petite  cou- 
aine,  ma  femme  me  faisait  certaines  petites  observa- 
tions, dont  le  résultat... 

LISE. 

Eh  bien!  le  résultat... 

FLORIDOR. 

Est,  qu'il  faut  vous  renvoyer  sans  délai,  Auguste 
et  toi,  à  vos  parents. 

LISE. 

Ah!  mon  Dieu! 

FLORIDOR. 

Ce  n'est  pas  mon  avis,  au  moins,  mais  c'est  celui 
de  ma  femme. 

LISE. 

Serait-il  vrai,  ma  cousine? 

MADAME    FLORIDOR. 

Eh!  mais....  oui  sans  doute,  il  faudra  bien  finir 
par  là  ;  mais  il  n'est  pas  question  de  partir  sur-le- 
champ. 

FLORIDOR. 

C'est  que,  vois-tu  bien.  Lise ,  ma  femme  tient  beau- 
coup à  la  réputation  ;  et  recevoir  deux  fugitifs  comme 
vous... 

LISE. 

Oui,  je  le  sens,  cela  peut  vous  compromettre. .  . 
Allons,  il  faut  donc  se  résigner. 

MADAME    FLORIDOR. 

Ce  n'est  pas  que  si  l'on  avait  quelque  espérance 
de  faire  entendre  raison  à  monsieur  de  Florangeac 
et  à  monsieur  de  Morinville...  Mais  le  moyen!  deux 


126  LE   VIEUX   COMÉDIEN. 

entêtés  !  deux  orgueilleux  !  Quand  je  pense  à  tous  Ici 
mauvais  tours  qu'ils  ont  joués  à  mon  pauvre  Flori- 
dor.... 

FLORIDOR. 

Il  n'est  pas  question  de  moi,  ma  femme;  je  ne  fais 
plus  d'étourderies  de  jeunesse;  il  s'agit  de  ces  deux 
enfants.  Je  vais  donc  retenir  une  place  à  la  diligence 
pour  Lise  :  quant  à  monsieur  Auguste,  il  marche  bien. 
Ainsi... 

MADAME    FLORIDOR. 

Mais  un  moment,  monsieur  Floridor  ;  vous  êtes  d'une 
vivacité... 

FLORIDOR. 

Eh  bien!  madame  Floridor,  quand  je  vous  disais  que 
vous  ne  pouviez  pas  être  méchante...  Allons,  embrasse 
ta  petite  cousine. 

MADAME    FLORIDOR. 

De  tout  mon  cœur. 

FLORIDOR. 

Ah!  voilà  monsieur  Auguste;  il  vient  bien  à  propos. 

SCÈNE  III. 

FLORIDOR,  AUGUSTE,  Madame  FLORIDOR, 
LISE. 

FLORIDOR 

Entrez,  entrez,  jeune  homme;  voulez -vous  bien 
permettre  que  je  vous  présente  à  ma  femme? 

AUGUSTE. 

Ah!  madame,  je  viens  d'apprendre  par  la  maîtresse 
de  l'auberge  où  mon  cousin  m'a  logé  que  vous  étiez  ar- 


SCÈ]S[E   III.  127 

rivée  :  elle  m'a  dit  une  chose  à  laquelle  je  devais  m'at- 
tendre ,  que  vous  étiez  fâchée  que  votre  mari  nous  eût 
aussi  bien  reçus.  Vous  avez  raison,  madame;  des  en- 
fants qui  fuient  de  chez  leurs  parents  ne  méritent  aucune 
pitié;  mais,  de  grâce,  ne  confondez  pas  Lise  avec  moi: 
c'est  moi  seul  qui  suis  coupable  ;  c'est  moi  qui  l'ai  déci- 
dée à  venir  se  réfugier  chez  vous,  dans  un  moment  où 
j'avais  vraiment  perdu  la  tête.  Ainsi,  madame,  n'acca- 
blez que  moi  seul,  et  épargnez  ma  cousine.  Vous  êtes 
si  bonne,  m'a-t-on  dit;  il  ne  faut  pas  traiter  avec  trop 
de  rigueur  une  parente ,  dont  le  seul  crime  est  d'avoir 
pour  moi  plus  d'amour  que  je  n'en  mérite. 

MADAME    FLORIDOR. 

Que  vous  n'en  méritez,  mon  cher  cousin?  Mais  quand 
on  s'exprime  avec  autant  de  désintéressement,  de  gé- 
nérosité... {^A  son  mari.)  li  n'est  pas  mal  ce  jeune 
homme. 

LISE. 

N'est-ce  pas? 

FLORIDOR. 

Allons,  nigaud,  salue  ta  cousine,  embrasse-la,  et 
parlons  d'affaires. 

MADAME    FLORIDOR. 

Oui,  mon  cher  cousin,  tout  est  pardonné. 

FLORIDOR. 

Enfin ,  voilà  un  jeune  homme  coupable  d'un  rapt. 

AUGUSTE. 

D'un  rapt,  mon  cousin? 

FLORIDOR. 

Donnez  à  ce  petit  accident-là  tel  nom  que  vous  vou- 
drez :  il  s'agit,  pour  me  servir  des  termes  du  métier  de; 
ton  père  l'avocat,  de  civiliser  l'affaire. 


128  LE  VIEUX   COMEDIEN. 

LISE. 

Impossible,  mon  cher  cousin  :  si  vous  saviez,  ils  se 
détestent  autant  que  nous  nous  aimons. 

AUGUSTE. 

J'avais  pensé  à  un  moyen  qui  serait  sûr. 

FLORIDOR. 

Et  lequel?  voyons,  petit  cousin. 

AUGUSTE. 

Il  faut  commencer  par  me  marier  à  Lise. 

FLORIDOR. 

Sans  le  consentement  de  ton  père ,  du  sien?  mariage 
nul. 

AUGUSTE. 

Ils  finiront  par  l'approuver.  En  attendant ,  j'ai  de  la 
mémoire,  de  l'organe ,  de  la  jeunesse  ;  je  me  fais  comé- 
dien ,  comme  vous  ;  je  n'ai  besoin  de  personne.  Comme 
vous,  je  fais  fortune;  et  nos  parents  nous  pardonneront, 
comme  ils  vous  ont  pardonné. 

MADAME    FLORIDOR. 

Il  a  raison  ;  c'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire. 

FLORIDOR. 

Mon  cher  Auguste ,  me  préserve  le  ciel  de  déprécier 
une  profession  dans  laquelle  j'ai  vécu  tTente  ans  avec 
honneur.  La  comédie  est  un  art  qui  tient  fort  bien  sa 
place  après  les  autres  ;  mais ,  comme  dans  tous  les  arts , 
il  faut  y  être  poussé ,  pour  ainsi  dire ,  par  une  force 
irrésistible.  Toi ,  tu  veux  te  faire  comédien  par  déses- 
poir d'amolir  ?  Sottise ,  abus.  Il  faut  que  tu  épouses  ta 
cousine ,  et  que  tu  sois  avocat  comme  ton  père.  Il  ne 
s'agit  donc  que  d'obtenir  son  agrément. 

MADAME    FLORIDOR. 

Oui  :  mais  comment  y  parvenir  ? 


SCENE   IIL  129 

FLORIDOR. 

Croyez -VOUS  donc  que  je  n'y  aie  pas  songé?  Voilà 
dix  jours  que  ces  chers  enfants  sont  chez  moi  ;  en  voilà 
neuf  que  j'ai  écrit  à  leurs  parents. 

LISE. 

Vous  avez  écrit  à  mon  père  ? 

FLORIDOR. 

Ils  savent  que  c'est  chez  moi  que  vous  vous  êtes  ré- 
fugiés. 

AUGUSTE. 

Ils  le  savent! 

FLORIDOR. 

J'attends  leur  réponse  aujourd'hui  même. 

LISE. 

Aujourd'hui  ! 

FLORIDOR. 

Et  je  suis  prêt  à  les  recevoir. 

AUGUSTE. 

Gomment  !  à  les  recevoir  ? 

FLORIDOR. 

Oui ,  d'après  les  lettres  qui  leur  sont  parvenues ,  je 
crois  bien  qu'ils  se  seront  mis  en  route  tous  les  deux. 

LISE. 

Oh  ciel  !  comment  nous  présenter  devant  eux. 

FLORIDOR. 

Oh  !  j'ai  bien  présumé  que  vous  seriez  un  peu  em- 
barrassés ;  mais  je  ne  le  serai  pas ,  moi  ;  j'essuierai  le 
premier  choc ,  et  vous  ne  paraîtrez  que  quand  il  en 
sera  temps. 


Tome  IF. 


i3o  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 


SCENE   IV. 

AUGUSTE ,  FLORIDOR ,  Madame  FLORIDOR  , 
LISE,  PASCAL. 

Pascal,  remettant  a  Floridor  deux  lettres  cachetées 
en  noir. 
Monsieur ,  voilà  des  lettres  que  le  facteur  m'a  dit 
de  vous  remettre  ;  mais ,  c'est  singulier  ;  elles  sont  à 
l'adresse  de  monsieur  Dorval ,  homme  de  loi ,  à  Senlis. 
Ils  disent  que  vous  avez  été  dire  vous-même  à  la  poste 
qu'on  vous  envoyât  toutes  les  lettres,  en  cachet  noir, 
qui  seraient  à  cette  adresse-là. 

FLORIDOR. 

Oui,  elles  sont  pour  moi.  Laisse-nous. 

SCÈNE   V. 

AUGUSTE,    FLORIDOR,    Madame    FLORIDOR, 

LISE. 

FLORIDOR. 

Justement ,  c'est  ce  que  j'attendais. 

MADAME    FLORIDOR. 

Qu'est-ce  que  cela  signifie  ?  monsieur  Dorval ,  homme 
de  loi  ! 

FLORIDOR. 

C'est  un  nom  de  comédie  que  je  me  suis  donné. 

MADAME    FLORIDOR. 

Un  nom  de  comédie  ! 


SCENE  V»  î3i 

FLORIDOR. 

Écoutez-moi  :  vous  avez  de  très-grands  torts  ;  mais 
il  faut  bien  excuser  les  folies  de  jeunesse ,  quand  elles 
n'annoncent  pas  un  mauvais  cœur.  Tu  as  dix-huit  ans  ; 
Lise  en  a  seize,  et  je  me  souviens  qu'à  votre  âge  ,  le 
diable  m'emporte  si  je  savais  ce  que  je  faisais  ;  vos 
parents  eux-mêmes  ont  bien  quelque  chose  à  se  re- 
procher à  votre  égard.  Quant  à  moi,  je  leur  garde 
une  vieille  rancune  :  je  prétends  nous  venger  tous  ré- 
ciproquement les  uns  des  autres,  en  faisant  votre 
bonheur.  Tenez,  lisez  ces  lettres,  adressées  à  monsieur 
Dorval,  homme  de  loi.  {^A  Lise.)  Voilà  celle  de  ton 
père.  (^  Auguste.  )  Et  voilà  celle  du  tien. 
KVQJ] STB,  lisant. 

«  Monsieur,  j'étais  à  l'audience,  et  je  plaidais  contre 
«  un  père  qui  veut  marier  sa  fille  malgré  elle ,  lors- 
«  qu'avec  une  surprise  inexprimable  j'ai  appris  les  deux 
«  nouvelles  foudroyantes  que  vous  m'annoncez  par  votre 
«  lettre  du  g  du  courant.  Il  est  donc  vrai  que  mon 
«  libertin  de  fils  avait  été  demander  un  asyle  à  son 
«  cousin  le  comédien ,  et  qu'il  est  arrivé  précisément 
«  pour  assister  aux  derniers  moments  de  ce  parent 
«  estimable  que  je  regretterai  toute  ma  vie. 

MADAME    FLORIDOR. 

Qu'il  regrettera  toute  sa  vie  ! 

FLORIDOR. 

L  ton  tour ,  Lise. 

LISE,  lisant. 

«  Monsieur,  je  revenais  de  sauver  un  riche  proprié- 
«  taire  de  nos  environs  d'une  maladie  incurable  lorsque 
«  j'ai  appris  en  même  temps  l'évasion  de  ma  fille ,  sa 
«  retraite  chez  son  cousin  le  comédien,  et  la  mort  de  ce 
«  respectable  parent. 

9- 


i32  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

MADAME    FLORIDOR. 

Que  veut  dire  ceci ,  s'il  vous  plaît  ? 

FLORIDOR. 

Cela  veut  dire  que  je  suis  mort.  Continuez. 
AUGUSTE,  lisant. 

«  Je  me  félicite  que  mon  cousin  ait  choisi  pour  son 
«  exécuteur  testamentaire  un  aussi  galant  homme  que 
«  vous  paraissez  l'être.  Comme  nous  sommes  en  va- 
«  cances ,  je  pars  en  même  temps  que  ma  lettre ,  pour 
«  assister  à  l'ouverture  du  testament ,  morigéner  et 
a  ramener  mon  fugitif,  et  présenter  mes  hommages  et 
«  l'expression  de  mes  regrets  à  la  veuve  Floridor ,  ma 
«  cousine  ,  avec  laquelle  je  brûle  de  faire  connaissance. 
LISE,  lisant. 

«  Comme  il  n'y  a  pas  beaucoup  de  maladies  cet  au- 
«  tomne,  j'arriverai  aussitôt  que  ma  lettre.  Je  regrette 
«  de  n'avoir  pas  été  appelé  pour  la  maladie  de  mon 
«  cousin  :  j'ai  assez  de  confiance  dans  mes  faibles  talents 
«  en  médecine  pour  croire  que  je  l'aurais  sauvé,  jj 

FLORIDOR. 

C'est  bien  d'un  médecin. 

AUGUSTE,  lisant. 

«  Si  la  succession  entraîne  quelque  procès ,  suivant 
ce  l'usage ,  nous  nous  entendrons  tous  les  deux  en  bons 
«  confrères  pour  les  terminer,  ou  plaider  à  outrance, 
«  s'il  y  a  lieu.  » 

MADAME    FLORIDOR. 

C'est  bien  d'un  avocat. 

FLORIDOR. 

Comme  ils  connaissent  tous  les  deux  mon  écriture , 
j'ai  fait  écrire  mes  lettres  par  le  clerc  du  juge  de  paix; 


SCÈNE  V.  i33 

j'ai  signé  hardiment  Dorval ,  homme  de  loi  ;  j'ai  donné 
le  mot  aux  voisins,  à  la  poste.  H  y  a  trente  ans  qu'ils 
ne  m'ont  vu  ;  ils  ne  me  reconnaîtront  pas ,  et  je  les 
attends.  Je  leur  ai  marqué  que  la  veuve  Floridor  avait 
provisoirement  placé  Lise  dans  une  honnête  pension  de 
demoiselles  ;  que  j'avais  envoyé  Auguste  à  deux  heues 
chez  un  ami  ;  que  la  veuve  s'était  retirée  pour  quelque 
temps  chez  une  voisine.  Ainsi  vous  pouvez  vous  ren- 
fermer tous  les  trois  dans  l'appartement  de  ma  femme , 
et  me  laisser  seul  avec  eux  pour  le  petit  projet  que  je 
médite. 

MADAME    FLORIDOR. 

Oh  !  non  pas,  j'en  veux  être;  je  ne  suis  pas  fâchée 
de  profiter  de  l'occasion  ;  j'ai  de  bonnes  vérités  à  leur 
dire.  Il  y  a  dix  ans  que  je  n'ai  joué  la  comédie,  mais  je 
retrouverai  tout  mon  talent  pour  me  bien  moquer 
d'eux. 

AUGUSTE. 

Pour  vous  bien  moquer  d'eux  !  Mais  c'est  ce  que 
Lise  et  moi  nous  ne  devons  pas  souffrir. 

FLORIDOR. 

Cela  ne  vous  regarde  pas,  c'est  mon  affaire  :  vous 
leur  devez  respect  et  soumission  ;  mais  moi  qui  ne  suis 
que  leur  cousin....  me  venger  d'eux,  c'est  justice.  C'est 
mon  état,  d'ailleurs,  qu'ils  ont  attaqué;  c'est  mon  état 
que  je  veux  venger.  Leurs  utiles  professions  ne  seront 
ni  moins  honorables ,  ni  moins  honorées ,  parce  que  je 
me  serai  un  peu  égayé  aux  dépens  de  quelques  indi- 
vidus qui  les  exercent. 

AUGUSTE. 

Mais  enfin,  mon  cousin ,  expliquez-nous  donc... 


i34  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

I,  I  s  E 

Je  brûle  de  savoir.... 

MADAME    FLORIDOR. 

Pour  que  je  puisse  jouer  un  rôle  dans  la  pièce ,  il  faut 
me  mettre  au  fait. 

FLORIDOR. 

C'est  juste;  nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre  ;  ils 
peuvent  arriver  d'un  instant  à  l'autre.  Vous  saurez 
donc.... 

SCÈNE  VI. 

AUGUSTE,  FLORIDOR,  Madame  FLORIDOR, 
LISE,  PASCAL. 

PASCAL. 

Monsieur ,  voilà  une  de  ces  dames  qui  jouent  la 
comédie  qui  demande  à  vous  voir  ;  mademoiselle  Beau- 
pré ,  je  crois,  c'est  son  nom. 

FLORIDOR. 

Ah  !  diable  !  elle  vient  mal  à  propos. 

MADAME    FLORIDOR. 

Il  faut  bien  vite  nous  en  délivrer. 

SCÈNE  VII. 

AUGUSTE,  FLORIDOR,  Madame  FLORIDOR, 
LISE,  Mademoiselle  BEAUPRÉ. 

mademoiselle  beaupré. 
Eh!  bonjour,  mon  cher  camarade;  bonjour,   ma 


SCENE   VIL  i35 

bonne  Floridor;  votre  servante,  petit  cousin.  Eh  bien  ! 
que  faites-vous  donc  là?  nous  vous  attendons  pour  la 
répétition  ;  don  Japhet  d'Arménie ,  que  nous  montons 
avec  tous  ses  agréments,  la  cavalcade,  le  combat  du 
taureau.  Vous  avez  joué  le  rôle  ;  ce  pauvre  Roqueville 
n'y  entend  rien  ;  et  puis  son  accent  !  Il  faut  que  vous 
l'aidiez,  que  vous  l'encouragiez.  C'est  là  qu'il  y  a  une 
foule  de  traditions.  Allons ,  venez ,  partons. 

FLORIDOR. 

Impossible  ce  matin,  j'ai  des  affaires. 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Oh  !  il  n'y  a  pas  d'affaires  qui  tiennent.  Comment? 
lorsque  nous  avons  le  bonheur  de  posséder  dans  la  ville 
que  nous  tenons  un  ancien  comédien  qui  a  joué  à  Paris 
et  chez  l'étranger,  qui  a  gagné  vingt  mille  livres  de 
rente ,  nous  ne  profiterions  pas  de  l'occasion  pour  nous 
former,  pour  nous  instruire?....  M'avez-vous  vue  hier 
dans  Nicole  du  Bourgeois  gentilhomme?  N'est-ce  pas 
que  j'étais  bien  mise,  et  que  j'ai  ri  de  bon  cœur?  Ma 
foi  nous  n'aurons  pas  à  nous  plaindre  de  la  foire  :  la 
salle  était  pleine.  Oh  !  le  charmant  état  que  le  nôtre  ; 
on  y  rit  de  tout ,  même  de  la  détresse ,  quand  il  y  en  a  : 
jugez  comme  on  s'amuse  quand  les  affaires  vont  bien. 
On  parle  des  tracasseries  des  comédiens  ;  est-ce  qu'on 
n'en  voit  pas  dans  tous  les  états?  Est-ce  que  le  mar- 
chand ne  cherche  pas  à  décrier  son  voisin  ?  Est-ce  que 
les  médecins  ne  courent  pas  les  malades ,  les  procureurs 
les  procès,  et  les  musiciens  les  poëmes  d'opéra?  On 
nous  reproche  notre  amour-propre  ;  qui  est-ce  qui  n'en 
a  pas?  quand  un  perruquier  se  dit  artiste,  un  huissier 
jurisconsulte ,  et  tel  barbouilleur  de  papier ,  homme  de 
lettres  ! 


j36  le  vieux  comédien. 

floridor, 
C'est  parfaitement  bien  raisonné  ;  mais  pardon ,  je 
suis  occupé.... 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Ah]  mon  Dieu!  que  je  suis  indiscrète!  je  vous  ai 
dérangé;  vous  étiez  en  famille.  Ah  ça!  je  dirai  donc  à 
nos  camarades  que  vous  ne  pouvez  pas  venir  aujour- 
d'hui, mais  que  demain  sans  faute  ils  vous  verront; 
n'est-ce  pas? 

FLORIDOR. 

Je  vous  le  promets. 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Allons,  je  m'en  vais,  je  vous  laisse;  personne  n'aime 
moins  que  moi  à  être  importune.  A  propos,  vous 
savez  la  nouvelle?  Floribel  nous  quitte.  lia  un  engage- 
ment pour  Lyon;  je  crois  qu'il  fait  une  sottise;  il  n'a 
pas  assez  de  moyens  pour  jouer  la  tragédie,  et  il  était 
si  bien  dans  les  petits  -  maîtres  !  Il  veut  vous  acheter 
un  habit. 

FLORIDOR. 

Eh!  mon  Dieu!  je  ne  le  vendrai  pas,  je  le  prierai 
de  l'accepter  ;  mais  pardon  encore  une  fois. 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

C'est  juste ,  je  pars.  Embrassez-moi ,  ma  bonne  Flo- 
ridor;  comme  c'est  aimable  à  vous  de  vouloir  bien 
jouer  dans  ma  représentation.  C'est  convenu,  vous 
vous  habillerez  dans  ma  loge  :  vous  verrez  comme  je 
l'ai  fait  arranger;  elle  est  charmante.  C'est  une  petite 
galanterie  que  je  vous  ai  ménagée.  Eh  bien  !  vous  avez 
été  bien  surprise,  en  arrivant  de  la  campagne,  de  voir 
chez  vous  le  petit  cousin  et  la  petite  cousine  :  ils  sont 
bien  intéressants ,  n'est-ce  pas  ?  Quand  les  mariez-vous, 


SCENE   VIII.  137 

monsieur  Floridor?  oh!  nous  voulons  être  de  la  noce; 
enfin  vous  êtes  leur  père. 

FLORIDOR. 

Et  c'est  précisément  pour  avancer  leur  mariage 
qu'il  faut  que  je  cause  avec  eux  et  avec  ma  femme. 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Adieu,  adieu;  je  ne  dis  plus  qu'un  mot.  J'ai  reçu 
une  lettre  de  Paris  ;  on  a  donné  une  pièce  nouvelle 
qui  a  le  plus  grand  succès  ;  il  y  a  un  rôle  de  soubrette 
magnifique ,  mais  celui  de  l'amoureuse  ne  signifie  rien  : 
il  faudra  que  vous  vous  serviez  de  votre  influence  pour 
décider  mademoiselle  Monval  à  le  jouer;  vous  me  le 
promettez,  n'est-ce  pas?  Je  me  sauve...  Ah!  j'oubliais  : 
trois  débuts  très -brillants,  un  drame  tombé,  un  mélo- 
drame aux  nues ,  c'est  une  rage  ;  mais  ils  auront  beau 
faire ,  ils  ne  tueront  pas  la  comédie. 

SCÈNE  VIII. 

AUGUSTE,   FLORIDOR,    Madame   FLORIDOR, 
LISE ,  Mademoiselle  REAUPRÉ  ,  PASCAL. 

PASCAL. 

Monsieur,  voilà  un  monsieur  en  deuil  qui  arrive 
par  la  diligence;  il  demande  votre  maison  et  monsieur 
Dorval,  homme  de  loi. 

FLORIDOR. 

Ah!  mon  Dieu!  en  voilà  déjà  un.  Un  moment,  ma- 
demoiselle Reaupré.  Toi,  Pascal,  reste  ici  pour  les 
recevoir.  Vous  autres ,  allez  m'attendre  avec  ma  femme 
dans  son  appartement. 


i38  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

MADAME    FLORIDOR. 

Venez,  mes  enfants. 

[Elle  sort  avec  Auguste  et  Lise.) 

FLORIDOR. 

Vous,  mademoiselle  Beaupré,  vous  sortirez  par  la 
petite  porte  dérobée.  Ah  !  ne  m'avez-vous  pas  dit  qu'il 
vous  manquait  deux  sujets?  j'ai  peut-être  votre  affaire; 
revenez  après  la  répétition. 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Je  n'y  manquerai  pas  :  deux  sujets  présentés  par 
vous,  ils  ne  peuvent  pas  être  sans  talent,  sans  réper- 
toire.... Je  vais  l'annoncer  à  tous  nos  camarades.  Oh! 
quelle  reconnaissance!  ils  seront  enchantés,  ravis  : 
c'est  charmant!  c'est  adorable!  c'est  délicieux! 

{Elle  sort.) 
FLORIDOR,  à  Pascal. 
Oui,  monsieur,  non,  monsieur....  voilà  tout  ce  que 
tu  dois  répondre  à  ce  monsieur ,  ainsi  qu'à  son  frère , 
qui  ne  peut  tarder  ;  et  des  sanglots  ,  des  soupirs  : 
pleure ,  ou  mets  ton  mouchoir  sur  tes  yeux ,  si  tu  n'en 
peux  venir  à  bout  :  ce  n'est  pas  bien  difficile ,  je  compte 
sur  toi  et  je  te  laisse. 

(Il  sort.  ) 


SCENE  IX. 

PASCAL,   SEUL. 

Des  sanglots  ,  des  soupirs  ,  pleurer ,  tirer  son  mou- 
choir.... Allons,  il  prépare  encore  quelque  drôlerie, 
c'est  sûr.  Chut!  voilà  notre  homme,  faisons  ce  que 
monsieur  nous  a  dit. 


SCÈNE  X.  i39 

SCÈNE  X.     -^ 

PASCAL,   MORINVILLE. 

M  OR  IN  VILLE. 

C'est  ici  que  demeure  madame  Floridor,  mon  ami? 

PASCAL,  pleurant. 
Oui,  monsieur....  Ah!... 

MORIIVVILLE. 

Voudriez-vous  aller  lui  annoncer  que  c'est  son  cousin 
Dumont  de  Morinville ,  avocat  à  Brive-la-Gaillarde ,  qui 
demande  à  la  voir.  Elle  est  absente ,  je  le  sais ,  mais  la 
maison  où  elle  s'est  retirée  après  le  funeste  événement 
ne  doit  pas  être  loin  d'ici. 

PASCAL,  a  part. 

Qu'est-ce  qu'il  dit  donc?....  (^Haut  et  en  pleurant.) 
Oui,  monsieur,  ah!..,. 

MORINVILLE. 

Un  moment,  mon  ami,  vos  larmes  font  honneur  à 
votre  ame  et  prouvent  l'attachement  que  vous  aviez 
pour  votre  maître....  Je  suis  pénétré  comme  vous.... 
mais  enfin  nous  sommes  tous  mortels....  et  en  bonne 
foi  la  vie  est  sujette  à  tant  de  traverses....  quand  on 
a  le  malheur  d'être  père  de  famille,  comme  moi.... 
D'ailleurs  mon  cousin  Floridor  était  déjà  d'un  certain 
âge....  Monsieur  Dorval,  homme  de  loi,  demeure-t-il 
loin  d'ici? 

PASCAL. 

[A  part.)  M.  Dorval!  {Haut  et  en  pleurant.)  Non, 


i4o  LE  VIEUX  COMEDIEN. 

monsieur.  {A  Part.)  Qu'est-ce  que  c'est  donc  ?  on  di- 
rait qu'il  fait  semblant  de  pleurer  comme  moi. 

MORIWVILLE. 

Faites-moi  le  plaisir  de  l'avertir  aussi  de  mon  arrivée. 
Vous  me  permettrez  d'attendre  ici. 

PASCAL. 

Oui,  monsieur....  ah! 

MORIJV  VILLE. 

Allons,  allons,  mon  ami,  un  peu  de  courage,  un 
peu  de  philosophie  ;  il  en  faut.  Moi  qui  vous  parle , 
j'en  ai  besoin  plus  qu'un  autre. 

PASCAL. 

Ah!  monsieur. 

MORIWVILLE. 

C'est  bon,  allez,  allez, mon  ami. 

SCÈNE  XL 


MORINVILLE,  seul. 

Ce    pauvre    garçon    m'a    vraiment    attendri 

('  Examinant  V appartement.  )  Un  bel  appartement , 
un  très  -  bel  appartement  !  de  beaux  meubles ,  de  très- 
beaux  meubles!  il  n'y  a  pas  d'enfants;  mais  il  y  a  un 
frère.  Le  mien,  qui  me  traite  d'homme  processif,  est 
capable  de  faire  du  chagrin  à  cette  pauvre  veuve.  Je 
la  défendrai ,  c'est  mon  devoir.  Je  suis  l'aîné  ;  j'entends 
les  affaires,  et  je  le  verrai  venir.  Je  ne  demanderais  pas 
mieux  que  de  lui  rendre  mon  amitié,  c'est  mon  frère; 
mais  comment  oublier  tous  les  sujets  de  plainte....  et 
sa  fille  qui  semble  se  joindre  à  lui ,  qui  tourne  la  tête 


SCÈNE   XII.  i4r 

à  mon  étourdi  et  lui  fait  faire  une  démarche....  oh!  je 
ne  consentirai  jamais  à  ce  mariage.  Il  y  aura  du  scan- 
dale; eh  bien!  tant  pis  pour  ma  nièce  et  pour  son 
père..,.  Ce  monsieur  Dorval,  l'homme  de  loi,  pa- 
raît un  galant  homme;  c'est  lui  qui  nous  a  réconciliés 
avec  le  cousin;  et  puisqu'on  nous  appelle  pour  le 
testament,  il  faut  bien  que  nous  y  soyons  pour  quelque 
chose. 

SCÈNE    XII. 

MORINVILLE,  FLORANGEAC. 

FLORA.NGEAC,  du  deJiors. 
Je  vous  dis  qu'il  faut  la  faire  saigner  sur-le-champ. 

MORINVILLE. 

N'est-ce  pas  la  voix  de  mon  frère  que  j'entends? 
FLORANGEAC,  entrant. 

Mais  quel  bonheur  qu'un  médecin  se  soit  trouvé  là 
tout  à  propos.  Il  semble  que  cette  bonne  femme  ait 
attendu  exprès,  pour  tomber  en  paralysie,  que  je  des- 
cendisse de  mon  cheval. 

MORINVILLE. 

Ah!  vous  voilà,  mon  frère? 

FLORANGEAC. 

C'est  vous ,  mon  frère  ? 

MORINVILLE. 

Enchanté  de  vous  voir. 

FLORANGEAC. 

Ravi  de  vous  rencontrer. 

MORINVILLE. 

Vous  venez  pour  le  testament  du  cousin? 


i42  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

FLORAFGEAC. 

Soyez  franc  ;  c'est  ce  motif  qui  vous  amène.  Moi  je 
viens  consoler  une  veuve  respectable. 

MORINVILLE. 

J'ai  le  même  but ,  mon  frère  ;  mais  je  viens  aussi 
pour  emmener  mon  libertin  de  fils. 

FLORANGEAC. 

Un  joli  garçon  que  votre  fils  !  enlever  sa  cousine  ! 

MORINVILLE. 

Laissons  cela ,  mon  frère.  Grâce  à  la  prudence  de 
monsieur  Dorval ,  et  de  la  veuve ,  notre  cousine ,  nos 
enfants  ont  été  séparés  dès  leur  arrivée.  Nous  termi- 
nerons avec  eux  quand  nous  aurons  pris  connaissance 
du  testament.  Ce  pauvre  cousin  Floridor,  après  toute 
la  rancune  qu'il  nous  a  conservée  pendant  sa  vie ,  c'est 
bien  aimable  à  lui  d'avoir  songé  à  nous  ! 

FLOR  ANGEAC. 

Certainement.  C'est  bien  ce  qui  prouve  combien  on 
a  eu  tort,  dans  le  temps,  de  le  persécuter,  de  le  tour- 
menter. 

MORINVILLE. 

Oserez-vous  soutenir  que  ce  n'est  pas  vous  qui  avez 
été  le  moteur ,  l'instigateur  de  tous  les  chagrins  qu'on 
lui  a  causés  ? 

FLORANGEAC. 

Moi!  c'est  vous  plutôt.  N'êtes -vous  pas  l'aîné,  le 
chef  de  la  famille?  n'est-ce  pas  vous  qui,  par  vos  belles 
phrases ,  montiez  la  tête  à  tout  le  monde  ? 

MORINVILLE. 

Dites  donc  que ,  comme  chef  de  famille ,  car  je  le 
suis  en  effet ,  j'étais  obligé  de  me  montrer ,  de  pa- 
raître; tandis  que  les  autres  employaient  des  menées 


SCENE   XIIL  143 

sourdes,  de  petites  manœuvres.  Mais  je  gémissais 
tout  bas  de  ce  qu'on  me  faisait  faire.  Moi,  moi,  grand 
Dieu  !  blâmer  mon  cousin  Floridor  de  jouer  la  comé- 
die !  moi ,  qui  ai  eu  une  passion  de  comédie  ;  moi  qui  ai 
fait  la  moitié  d'un  premier  acte  :  car ,  Dieu  merci ,  on 
sait  que  les  avocats  sont  des  gens  de  lettres. 

FLORANGEAC. 

Je  me  flatte  que  les  médecins  sont  autant  littérateurs 
que  les  avocats. 

MORI]>fVILLE. 

Et  moi  je  me  flatte  que  le  cousin  Floridor  aura  tou- 
jours su  me  distinguer  du  reste  de  la  famille. 

FLORANGEAC. 

C'est  ce  que  nous  ne  tarderons  pas  à  savoir.  J'en- 
tends quelqu'un  ;  c'est  probablement  monsieur  Dorval , 
l'homme  de  loi. 

SCÈNE  XIIL 

MORINVILLE,  FLORIDOR,  FLORANGEAC. 

FLORIDOR. 

Messieurs ,  j'ai  bien  l'honneur Vous  êtes ,  sans 

doute ,  les  deux  cousins  de  mon  malheureux  ami  ? 

MORINVILLE. 

Vous  voyez  en  moi  Dumont  de  Morinville,  l'avocat... 

FLORANGEAC. 

Et  Dumont  de  Florangeac ,  le  médecin ,  qui  a  l'hon- 
neur de  vous  saluer. 

FLORIDOR. 

Moi ,  messieurs ,  je  suis  Dorval ,  l'homme  de  loi ,  exé- 


i44  LE  VIEUX   COMÉDIEN. 

cuteur  testamentaire.   J'ai  reçu ,  ce  matin  même ,  les 
deux  lettres  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire. 

FLORAIVGEAC. 

Elles  ne  vous  ont  exprimé  que  faiblement  la  funeste 
et  terrible  impression  que  l'affreuse  nouvelle....  Ah! 

monsieur ,  voilà  de  ces  choses quand  on  songe. . . . 

quoique  accoutumé  par  état.... 

FLORIDOR. 

Oui ,  vous  êtes  médecin. 

FLORANGEAC. 

Je  ne  saurais  vous  peindre...  Parlez  donc ,  mon  frère , 
vous  dont  l'état  est  de  parler. 

MORIJVVILLE. 

S'il  est  facile  pour  un  homme  exercé  à  parler  de 
trouver  quelque  éloquence  peut-être  dans  les  discus- 
sions qu'il  est  de  son  ministère  de  discuter,  combien 
il  est  pénible  et  douloureux  de  se  trouver  dans  une  po- 
sition... où  par  le  concours  des  circonstances...  il  faut... 
Ah!  c'est  un  événement  bien  malheureux. 

FLORAIVGEAC. 

11  est  certain,  monsieur,  que  si...  Quelle  était  donc 
la  maladie  de  mon  cher  cousin? 

FLORIDOR. 

Sa  maladie....  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien....  Les  mé- 
decins n'en  savaient  pas  plus  que  moi  ;  ils  l'ont  fait 
saigner. 

FLORANGEAC. 

Saigner  dans  une  maladie  inconnue  !  pauvre  cousin  ! 
il  a  été  bien  mal  traité. 

FLORIDOR. 

La  douleur  sincère  que  vous  cause  la  perte  de  votre 
parent  m'est  suffisamment  prouvée  par  vos  lettres  et 


SCENE   XIV.  145 

par  vos  discours.  En  attendant  madame  Floridor,  per- 
mettez-moi de  vous  parler  de  vos  enfants. 

FLORANGEAC. 

Vous  avez  très-prudemment  agi  à  leur  égard,  mon- 
sieur. 

FLORIDOR. 

Il  paraît  que  vous  êtes  absolument  décidés  à  ne  pas 
les  unir. 

FLORAJYGEAC. 

Monsieur,  pour  ma  part,  je  ne  dis  pas...  mais  cer- 
tainement je  ne  me  compromettrai  jamais  jusqu'à  faire 
une  démarche.... 

MORIJVVJLLE. 

Finissons  les  affaires  de  la  succession ,  monsieur 
Dorval  ;  nous  pourrons  nous  occuper  ensuite  du  sort 
de  nos  enfants. 

FLORIDOR. 

Elles  ne  seront  pas  longues.  Je  me  suis  fait  délivrer 
une  expédition  du  testament.  Justement,  voici  madame 
Floridor. 


SCENE   XIV. 

MORINVÏLLE ,  FLORIDOR,  FLORANGEAC; 
Madame  FLORIDOR ,  en   grand  deuil. 

FLORIDOR. 

Entrez,  mon  intéressante  amie;  ce  sont  vos  deux 
cousins ,  monsieur  de  Morinville ,  monsieur  de  Flo- 
rangeac. 

Tome  II.  I O 


i46  LE  VIEUX  COMEDIEN. 

MADAME    FLOFvIDOR. 

Messieurs... 

FLORA]>fGEAC. 

Il  eût  été  bien  plus  doux  pour  nous,  madame,  de 
faire  une  connaissance  aussi  chère  que  la  vôtre  dans  un 
tout  autre  moment. 

MORINVILLE. 

Au  milieu  du  chagrin  bien  réel  que  nous  cause  la 
perte  de  notre  parent ,  c'est  une  grande  consolation 
pour  nous  que  de  penser  qu'il  n'a  pas  emporté  au 
tombeau  le  ressentiment....  trop  juste  peut-être  qu'il 
nous  a  si  long-temps  conservé. 

FLORANGE  AC. 

Et  nous  aimons  à  croire  qu'aussi  indulgente  que 
lui  vous  daignerez  accorder  votre  amitié  à  des  parents 
qui.... 

MADAME    FLORIDOR. 

Je  vous  demande  pardon ,  messieurs  ;  mais  vous  auriez 
tort  de  vous  en  flatter.  Monsieur  Floridor  vous  en  a 
voulu  toute  sa  vie;  au  moment  de  mourir  il  a  fait  le 
sacrifice  de  sa  colère  :  quand  j'en  serai  là ,  peut  -  être 
ferai-je  le  sacrifice  de  la  mienne;  mais  jusqu'à  ce  mo- 
ment n'y  comptez  pas.      , 

MORINVILLE. 

Mais,  madame,  il  me  semble.... 

FORAWGEAC. 

Que  dans  une  circonstance  aussi  triste.... 

MADAME    FLORIDOR. 

Oui,  messieurs,  je  suis  triste,  fort  triste;  mais  le 
chagrin  chez  moi  ne  fait  que  donner  plus  de  force  à 
l'humeur. 


SCENE  XIV.  147 

MORINVILLI'. 

Vous  qui  aimiez  tant  votre  mari! 

MADAME    FLORIDOR. 

Oui,  messieurs,  je  l'aimais,  je  l'aime  encore,  je 
l'aimerai  toujours;  et  c'est  précisément  en  vertu  de  cet 
amour  que  j'en  veux  beaucoup  à  ceux  à  qui  il  a  du 
les  seuls  chagrins  qu'il  ait  éprouvés  pendant  sa  vie. 

FLORANGEAC. 

Madame,  ce  n'est  pas  moi..,. 

MADAME    FLORIDOR. 

Je  voudrais  bien  savoir ,  messieurs ,  quelles  bonnes 
raisons  vous  pourriez  apporter  pour  soutenir  ce  vieux 
préjugé  qui  flétrissait  l'état  de  comédien. 

MORINVILLE. 

Je  conviens  avec  vous,  madame.... 

MADAME    FLORIDOR. 

Je  conviens  avec  vous ,  monsieur ,  qu'il  offre  à  la  so- 
ciété plus  d'agrément  que  d'utilité;  mais  est-il  le  seul? 
C'est  le  sort  des  arts;  instruire  un  peu,  amuser  beau- 
coup ,  c'est  quelque  chose. 

FLORANGEAC. 

Oh!  certainement,  madame.... 

MADAME    FLORIDOR. 

Or,  parce  que  telle  profession  est  moins  utile  que 
telle  ou  telle  autre,  celui  qui  l'exerce  en  est-il  moins 
honnête  homme? 

MORINVILLE. 

Non ,  sans  doute. 

MADAME     FLORIDOR. 

Moins  utile  dans  ses  succès ,  n'est-elle  pas  moins  nui- 
sible dans  ses  erreurs?  Et  l'acteur  qui  joue  mal,  ne  fait- 

10, 


i48  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

il  pas  moins  de  tort  aux  gens  que  le  médecin  qui  se 
trompe  ou  l'avocat  qui  bavarde  ? 

MORINVILLE. 

Il  est  certain,  madame.,.. 

MADAME    FLORIDOR. 

Si  la  réflexion  vous  avait  rendu  raisonnables  en- 
core! mais  non  :  je  vois  que  vous  êtes  aussi  insensés 
qu'autrefois;  et  la  manière  dont  vous  vous  conduisez 
avec  des  enfants  que  vous  forcez  à  s'enfuir  de  chez 
vous.... 

MORINVILLE. 

Oh!  madame,  pour  cette  affaire.... 

MADAME    FLORIDOR. 

Vous  avez  raison;  cela  ne  me  regarde  pas;  je  ne 
m'en  mêle  point  :  j'étais  seulement  bien  aise  de  soulager 
mon  cœur....  J'en  avais  besoin;  je  suis  si  désolée.... 
Ah  !  monsieur  Dorval ,  vous  étiez  l'ami  de  ce  cher 
Floridor....  Mes  larmes  m'empêchent  de  poursuivre. 
Vous  vous  êtes  hâtés  de  venir,  messieurs,  pour  prendre 
connaissance  du  testament.  Monsieur  Dorval  va  vous 
en  faire  lecture. 

{Floridor  et  sa  femme  font  approcher  des  fauteuils 
par  Pascal,  qui  affecte  encore  de  pleurer^ 
FLORAiYGEAC,  bcu  h  son frcrc. 
Mon  frère? 

MORTNviLLE,  de  même. 
Eh  bien  !  mon  frère  ? 

F  L  o  R  A  w  G  E  A  c ,  de  même. 
Cette  femme-là  ne  nous  aime  pas  beaucoup. 

MORiNViLLE,  de  même. 
Nous  l'apaiserons.  (Haut.)  Écoutons  le  testament. 

{Ils  s' asseyent  tous.) 


SCENE  xiy.  149 

FLORIDOR. 

Avant  de  procéder  à  la  lecture  je  crois  devoir  vous 
rappeler  le  caractère  du  testateur  ;  il  était  vindicatif. 

TLORANGEAC. 

Eh  quoi  !  ce  testament  serait  -  il  un  monument  de 
vengeance  ? 

MORINVILLE. 

De  ceux  que  nous  autres  gens  de  métier  nommons 
ab  irato. 

FLORIDOR. 

Pas  tout-à-fait  ;  mais  il  se  pourrait  que  vous  le  trou- 
vassiez un  peu  bizarre.  Monsieur  Morinvilie  ,  vous  qui 
êtes  fort  instruit  dans  la  pratique ,  connaissez  -  vous 
votre  théâtre  ! 

MORIJVVILLE. 

Mais  un  peu ,  je  m'en  flatte. 

FLORIDOR. 

Connaissez  -  vous  une  comédie  intitulée  Les  trois 
Jumeaux  vénitiens? 

MORINVILLE. 

Les  trois  Jumeaux  vénitiens?  Je  l'ai  vue  autrefois 

MADAME     FLORIDOR. 

Ah!  comme  mon  pauvre  Floridor  jouait  Arlequin 
dans  cette  pièce-là! 

FLORANGEAC,    Cl  part. 

Arlequin! 

MORINVILLE,    Cl  part. 

Mon  cousin,  l'Arlequin! 

MADAME    FLORIDOR. 

Oui ,  messieurs ,  il  y  rappelait  Carlin. 


i5o  LE  VIEUX  COMEDIEN. 

MORINVILLE. 

Mais  qu'ont  de  commun,  je  vous  prie,  ces  trois  Ju- 
meaux vénitiens?... 

FLORIDOR. 

C'est  qu'il  est  question  dans  cette  pièce  d'un  testa- 
ment et  d'une  petite  condition  imposée  par  le  testateur 
à  ses  légataires. 

MORINVILLE. 

Une  condition!  laquelle? 

FLORIDOR. 

De  porter  toute  leur  vie  un  habit  vert  galonné  en  or. 

MORINVILLE. 

Le  vert  galonné  en  or  ne  convient  guère  à  un  avocat- 

FLORANGEAC- 

Ni  à  un  médecin. 

MORINVILLE. 

Cependant  on  peut  se  résoudre.... 

FLOR  ANGEAC. 

Pour  prouver  jusqu'à  quel  point  le  souvenir  de  notre 
parent  nous  est  cher.... 

MORINVILLE. 

Et  s'il  était  possible  que  cette  condescendance  de 
notre  part  nous  réconciliât  avec  notre  chère  cousine... 

FLORIDOR. 

La  condition  de  l'habit  vert  n'est  pas  tout-à-fait  la 
même  que  celle  du  présent  testament;  mais  elle  en 
approche.  Voici  les  deux  articles  qui  vous  concernent. 
(^Lisant.)  «  Item,  je  donne  et  lègue  à  mon  cousin 
«  Augustin  Dumont  de  Morinville ,  l'avocat ,  en  consi- 
«  deration  des  liens  du  sang  qui  nous  joignent,  de 
«  l'amitié  que  j'eus  autrefois  pour  lui ,  et  que  je  re- 


SCENE  XIV.  i5i 

ce  trouve  en  cet  instant....  une  somme  de  trente  mille 
«  francs ,  qui  sera  prélevée  sur  le  plus  clair  de  la  suc- 
«  cession,  pour  lui  être  comptée  sur  sa  simple  quit- 
«  tance. 

MORIFVILLE. 

Ce  pauvre  cousin!  Moi,  je  ne  peux  pas  entendre  la 
lecture  d'un  testament  sans  me  sentir  ému,  pénétré.... 
FLORiDOR,  continuant. 
«  Mais  comme  ledit  Duraont  de  Morinville  m'a  lons- 

D 

«  temps  persécuté  dans  ma  jeunesse  pour  m'empêcher 
«  de  prendre  l'état  de  comédien,  auquel  je  dois  ma 
«  fortune,  et  par  conséquent  le  moyen  de  prouver  au- 
«  dit  Morinville  combien  il  m'est  cher,  j'entends  et  je 
«  prétends  que,  par  forme  d'expiation  envers  l'état  de 
«  comédien ,.... 

MORINVILLE. 

Eh  bien... 

FLORIDOR,  continuant. 

«  Le  présent  legs  ne  lui  soit  délivré  que  lorsqu'il 
«  aura  été  à  pied ,  en  plein  jour ,  signer  la  quittance 
«  chez  le  notaire,  en  habit  de  Crispin,... 

MORINVILLE. 

De  Crispin  ! 

FLORIDOR. 

«  Avec  l'épée ,  les  gants ,  la  fraise ,  la  coiffe  et  la 
«  ceinture. w 

FLORANGEAC. 

Ah  !  mon  Dieu  ! 

MORINVILLE. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  plaisanterie-là ,  monsieur  ? 

MADAME    FLORIDOR. 

Hélas  !  monsieur  de  Morinville ,  nous  ne  sommes  guère 
en  humeur  de  plaisanter. 


i52  LE  VIEUX  COMEDIEN, 

FLORANGEAC. 

Mon  frère  en  Crispin  ! 

FLORIDOR. 

Passons  à  l'article  de  monsieur  de  Florangeac. 

FLORANGEAC. 

A  mon  article  ! 

FLORIDOR,  lisant. 

«  Item ,  pour  les  mêmes  causes  et  motifs  que  ci-des- 
«  sus ,  je  donne  et  lègue  à  mon  cousin  Jean-Chrysostome 
cf  Dumont  de  Florangeac,  le  médecin,  une  pareille 
«  somme  de  trente  mille  francs;... 

FLORANGEAC. 

Jusqu'ici  c'est  charmant. 

FLORIDOR,  continuant. 

«  Lui  imposant ,  pour  condition ,  d'aller  chercher 
«  ledit  legs  à  pied ,  en  plein  jour ,  dans  mon  costume 
a  complet  d'Osmin  des  trois  Sultanes.  » 

FLORANGEAC. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  le  costume  d'Osmin  ? 

MADAME    FLORIDOR. 

Hélas  !  Osmin  était  le  chef  des  eunuques  du  grand 
Soliman. 

FLORANGEAC. 

Le  chef  des  eunuques  ! 

MORINVILLE. 

Habit  turc,  mon  frère. 

FLORIDOR. 

Voilà ,  messieurs ,  tout  ce  qui  vous  concerne  dans  le 
testament. 

MORINVILLE. 

Vous  entendez  bien,  monsieur,  qu'il  nous  est  im- 


SCENE   XIV.  i53 

possible....  Ou  c'est  une  vérité,  ou  c'est  une  plaisan- 
terie.... Si  c'est  une  plaisanterie,  elle  est  fort  indécente , 
fort  déplacée;  si  c'est  une  vérité....  trente  mille  francs... 
un  habit  de  Crispin. 

FLORANGEAC. 

Un  habit  turc...  non,  monsieur....  jamais....  cepen- 
dant.... C'est  une  tyrannie,  c'est  une  infamie. 

MORINVILLE. 

Clause  illusoire,  dérisoire,  abusive,  inadmissible,  et 
nous  ferons  casser  le  testament. 

FLORIDOR. 

Faites-le  casser ,  et  vous  n'êtes  alors  ni  légataires  ni 
héritiers. 

MORINVILLE. 

Comment,  monsieur!...  (^E?i  réfléchissant.^   C'est 


vrai. 


FLORAIVGEAC. 


MORINVILLE. 


C'est  vrai  ? 
C'est  vrai. 

FLORIDOR. 

Je  répugnais  à  vous  communiquer  ces  deux  articles; 
mais  mon  devoir..,.  Je  sens  qu'il  vous  est  impossible 
d'exécuter  les  conditions....  Je  sais  bien  qu'on  pourrait 
vous  dire  qu'un  quart  d'heure  est  bientôt  passé  ;  que 
vous  en  avez  fait  passer  plus  d'un  bien  cruel  à  votre 
cher  cousin  ;  que  vous  n'êtes  pas  fortunés ,  et  que  trente 
mille  francs  pour  une  petite  promenade  chez  un  notaire 
ne  sont  pas  à  dédaigner.  Mais  je  me  garderai  de  vous 
faire  la  moindre  observation  ;  seulement  j'ai  fait  pré- 
parer dans  ces  deux  cabinets  les  deux  habits  qui  vous 
sont  destinés  :  (  indiquant  le  cabinet  a  droite  )  là ,  l'ha- 


i54  LE  VIEUX  COMEDIEN, 

bit  de  Crispin  ;  (  indiquant  le  cabinet  a  gauche  )  là , 
l'habit  du  chef  des  eunuques. 

MO  R  IN  VIL  LE. 

Eh  quoi  !  monsieur,  vous  penseriez.... 

FLORIDOR. 

Voyez,  messieurs,  réfléchissez;  dans  un  moment  je 
reviens  savoir  votre  résolution. 

MORIWVILLE. 

Mais  permettez  donc ,  monsieur  ,  vous  qui  êtes  l'exé- 
cuteur testamentaire,  ne  pourriez -vous  pas  arranger 
tout  cela  ? 

FLORIDOR. 

Qu'osez-vous  me  proposer,  monsieur? 

MORIIVVILLE. 

Qui  le  saura?  Tenez,  nous  sommes  forcés  de  re- 
noncer au  legs,  si  vous  persistez,  parce  que  vous  en- 
tendez bien  qu'un  avocat ,  un  médecin  ne  peuvent 
pas....  se  feraient  moquer  d'eux....  Enfin,  le  cher 
cousin  nous  a  destiné  ces  soixante  mille  francs;  quand 
nous  ne  nous  déguiserions  pas,  à  qui  cela  ferait-il  tort? 
à  personne  ;  personne  ne  compte  là-dessus.  Madame , 
joignez-vous  à  nous. 

MADAME    FLORIDOR. 

Qui  ?  moi  !  Ah  !  messieurs ,  la  lecture  des  deux  ar- 
ticles de  ce  testament  à  rouvert  toutes  mes  blessures  ; 
on  y  reconnaît  si  bien  le  bon  cœur  de  mon  pauvre  mari  ! 
Ah  !  qu'il  est  dur  de  perdre  ce  qu'on  aime  !  qu'une 
pauvre  veuve  est  à  plaindre  !...  Je  ne  saurais  parler. 
Venez,  monsieur  Dorval  ;  messieurs,  je  suis  votre  très- 
humble  servante. 

FLORIDOR. 

Messieurs,  j'ai  bien  l'honneur...  Je  ne  vous  dis  pas 
adieu. 


SCENE  XV-  i55 

SCÈNE   XV. 

MORINVILLE,  FLORANGEAC. 


MORINVILLE. 

Mon  frère? 

FLORANGEAC.  * 

Eh  bien  !  mon  frère  ? 

MORINVILLE. 

Nous  sommes  joués,  mon  frère. 

FLORANGEAC. 

On  se  moque  de  nous,  mon  frère. 

MORINVILLE. 

Même  après  sa  mort ,  mystifier  les  gens  ! 

FLORANGEA^C. 

Voilà  le  premier  défunt  qui  puisse  s'amuser  aux  dé- 
pens d'un  médecin. 

MORINVILLE. 

Un  avocat  en  Crispin  ! 

FLORANGEAC. 

Un  médecin  en  Turc  ! 

MORINVILLE. 

Nous  faire  faire  un  voyage  de  soixante  lieues  pour 
cette  belle  équipée  ! 

FLORANGEAC. 

Si  nous  étions  en  carnaval  encore. 

MORINVILLE. 

Ah  !  je  ne  dis  pas.... 


i56  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

FLORANGEAC. 

Trente  mille  francs...  si  l'on  était  bien  sûr  que  cela 
ne  parvînt  pas  jusqu'à  Brives. 

MORINVILLE. 

Ils  sont  capables  de  le  faire  insérer  dans  les  journaux. 

FLORANGEAC. 

Le  notaire  ne  peut  pas  demeurer  bien  loin. 

MORINVILLE. 

Mais  il  a  des  clercs.  La  belle  figure  que  nous  ferions 
devant  ces  jeunes  gens  ! 

FLORANGEAC. 

Allons,  allons;  j'emmène  ma  fille  et  je  pars. 

MORINVILLE. 

Moi  je  me  fais  indiquer  la  maison  de  campagne  oii 
l'on  a  envoyé  mon  fils;  je  vais  le  chercher  moi-même, 
et  je  retourne  à  Brives. 

FLORANGEAC. 

Oui,  partons. 

MORINVILLE. 

Sur-le-champ. 

FLORANGEAC. 

C'est  vous  pourtant ,  mon  frère ,  qui  nous  valez  cette 
humiliation. 

MORINVILLE. 

Allons,  encore  des  reproches  ;  vous  êtes  bien  in- 
téressé, mon  frère;  car,  je  le  vois.  Vous  seriez  sur 
le  point  de  céder  et  d'endosser  l'habit  du  chef  des  eu- 
nuques. 

FLORANGEAC. 

Moi?  dites  plutôt  que  vous  seriez  charmé  que  je  vous 
donnasse  l'exemple. 


.     SCENE   XV.  iSy 

MORINVILLE. 

Allons,  ne  vous  gênez  pas;  votre  bel  habit  turc  est 
dans  ce  cabinet. 

FLORANGEAC. 

Votre  habillement  complet  de  Crispin  est  dans  ce- 
lui -  là. 

MORINVILLE. 

Que  maudit  soit  l'auteur  de  ces  trois  Jumeaux  vé- 
nitiens,  avec  son  habit  vert  galonné  en  or! 

FLORANGEAC. 

Oui ,  sans  doute ,  c'est  lui  qui  a  donné  à  mon  cou- 
sin l'idée  de  cette  détestable  condition. 

MORINVILLE. 

Eh  bien  !  qu'attendons-nous  encore  ?  partons. 

FLORANGEAC. 

Oui ,  sans  doute ,  allons-nous-en ,  nous  n'avons  plus 
rien  à  faire  ici. 

MORIIVVILLE. 

Eh  bien!  qu'est-ce  que  vous  faites  donc?  vous  ap- 
prochez de  ce  cabinet? 

FLORANGEAC. 

Pas  du  tout,  je  pars;  mais  il  n'y  a  pas  de  mal  à  re- 
garder, par  pure  curiosité,  l'habit....  que  je  ne  mettrai 
pas. 

MORINVILLE. 

La  curiosité  pourrait  bien  vous  porter  à  l'essayer. 

FLORANGEAC. 

L'essayer!  non  certes...  cependant  l'essayer  ne  serait 
pas  encore  me  montrer  dans  les  rues.  [Il  om>re  le  ca- 
bineti)  Ah!  mon  Dieu!  on  ne  nous  a  pas  trcfhipés.  Le 
voilà  sur  une  chaise. 


i58  LE  VIEUX   COMÉDIEN. 

MORINVILLE. 

Fort  bien,  mon  frère;  vous  voilà  presque  décidé. 
Voulez-vous  que  je  vous  serve  de  valet  de  chambre? 

FLORANGEAC. 

Taisez -vous  donc,  mon  frère  :  vous  imaginez -vous 
que  je  sois  capable...  Mais  vous-même,  vous  approchez 
de  ce  cabinet. 

MORINVILLE. 

Mon  Dieu,  non;  je  prends  ma  canne  et  mon  cha- 
peau pour  partir. 

FLORANGEAC. 

Et  moi,  de  mon  coté.... Trente  mille  francs....  Je  ne 
veux  plus  regarder....  Ah!  ah!  c'est  là  où  se  trouve  la 
bibliothèque  de  mon  cousin  ;  il  y  a  peut-être  des  livres 
de  médecine. 

MORINVILLE. 

Vous  cherchez  nn  prétexte  pour  entrer. 

FLORAWGEAC. 

Il  est  certain  que  ces  livres....  cet  habit....  Ma  foi , 
pendant  que  mon  cheval  blanc  se  repose... 

(//  entre  dans  le  cabinet^ 


SCENE  XVI. 

MORINVILLE,  seul. 

Eh  bien!  qu'est-ce  que  c'est?  comment  !  le  voilà  dans 
le  cabinet!  Pauvre  frère!  l'argent  lui  a  toujours  tenu 
au  cœur.  Oh!  certainement,  à  ce  prix  je  ne  lui  envie- 
rai pas...'înais  je  mourrais  de  dépit  qu'il  fût  plus  riche 
que  moi.  Si  je  voulais  un  prétexte  comme  lui ,  il  y  a 


SCENE   XVII.  i59 

des  livres  de  son  côté;  et  du  mien,  il  y  a  des  gravures, 
des  gravures  superbes,  et  moi  qui  m'y  connais!  En- 
trerai-je?  Ah  !  mon  Dieu  !  qu'on  a  de  peines  dans  la 
vie!...  Il  n'y  a  personne;  entrons. 

(//  entî^e  dans  Vautre  cabinet^ 


SCENE   XVIL 


FLORIDOR,  Madame    FLORIDOR,  entrant. 

PARLEFOND. 
FLORIDOR. 

Ils  sont  entrés  tous  les  deux. 

MADAME    FLORIDOR. 

Ils  mettront  les  habits,  j'en  suis  sûre. 

FLORIDOR. 

Ils  les  mettent  déjà  ;  je  le  parierais. 

MA.DAME    B-LORIDOR. 

Voyez  pourtant  où  la  soif  de  l'argent  nous  mène. 

FLORIDOR. 

Plût  au  ciel  encore  qu'on  n'employât  jamais ,  pour  en 
gagner ,  des  moyens  plus  coupables  !  Tu  sens  bien  que 
je  ne  les  laisserai  pas  aller  chez  le  notaire.  Mon  frère 
l'armateur  et  ta  sœur  la  douairière  sont,  comme  nous, 
riches  et  sans  enfants  ;  nous  pouvons  faire  un  petit  sa- 
crifice pour  ceux-ci.  Je  cours  préparer  le  reste  de  mon 
projet,  et  je  retourne  ensuite  au  jardin  calmer  nos 
jeunes  gens,  qui  sont  bien  inquiets.  Toi,  reste  ici  pour 
recevoir  les  vieillards;  sur-tout  modère-toi.  Pauvres 
cousins  !  ils  sont  déjà  assez  dignes  de  pitié. 


i6o  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

MADAME    FLORIDOR. 

Olî  !  ils  n'en  sont  pas  quittes  ;  je  ne  leur  ai  pas  en- 
core dit  tout  ce  que  j'avais  sur  le  cœur. 


SCENE    XVIII. 

FLORIDOR,  Madame  FLORIDOR,  Mademoiselle 
BEAUPRÉ. 

mademoiselle  beaupré. 
Eh  bien!  me  voilà.  J'ai  laissé  la  répétition  au  second 
acte;  j'étais  si  curieuse  de  voir  les  débutants  que  vous 
nous  avez  annoncés...  Sont-ils  arrivés?  Où  sont-ils ?Ont- 
ils  un  physique  avantageux,  un  bon  ton?  J'ai  vu  le 
moment  oii  tous  nos  camarades  allaient  venir  pour 
faire  connaissance  avec  eux. 

FLORIDOR. 

Bien  sensible  à  cet  empressement ,  ma  chère  demoi- 
selle Beaupré.  Oui ,  ils  sont  arrivés  ;  mais  vous  allez 
rire.  A  peine  débarqués,  ils  se  sont  enfermés  dans  ces 
deux  cabinets  pour  repasser  leurs  rôles  de  début;  et  je 
ne  serais  pas  étonné  que ,  pour  mieux  se  pénétrer  de 
leurs  personnages,  ils  n'eussent  essayé  leurs  habits. 
mademoiselle  beaupré. 

Allons  donc. 

FLORIDOR. 

Oh!  ce  sont  deux  vrais  amateurs;  ils  ont  une  pas- 
sion pour  leur  art....  Pardon,  je  laisse  à  ma  femme  le 
soin  de  vous  les  présenter  ;  j'ai  une  petite  affaire  à  ter- 
miner ;  je  reviens  dans  l'instant. 

(//  sort.) 


SCENE    XX.  i6j 

SCÈNE    XIX. 

Madame    FLORIDOR,  mademoiselle   BEAUPRÉ. 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Il  a  perdu  la  tête,  votre  cher  mari.  Mais  vous- 
même,  cet  habit.... 

MADAME    FLORIDOR. 

Je  vous  expliquerai  cela  dans  un  autre  moment. 
Daignez  m'excuser,  comme  mon  mari;  j'ai  quelques 
ordres  à  donner.  Entre  camarades ,  on  se  présente  soi- 
même.  {A pai^t^  Je  ne  veux  point  en  avoir  le  démenti; 
et  en  dépit  de  monsieur  Floridor,  je  veux  leur  amener 
leurs  enfants. 

[Elle  sort.) 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Eh!  mais,  écoutez  donc,  madame  Floridor,  c'est  in- 
concevable !  me  laisser  seule  ici  avec  deux  inconnus  î 

SCÈNE   XX. 

Mademoiselle  BEAUPRÉ;  FLORANGEAC, 

HABILLÉ    EN    TURC. 
FLORAJVGEAC. 

Il  faut  convenir  que  l'homme  est  bien  faible  dans 
ses  résolutions! 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Eh!  mais,  que  vois-je?  Eh!  vraiment  oui;  monsieur 
Floridor  ne  m'avait  pas  trompée  ;  en  voilà  déjà  un  en 
costume. 

Tome  II.  II 


i62  LE  VIEUX  COMEDIEN. 

FLORANGEAC. 

Dieu  sait  comme  mon  frère  va  se  moquer  de  moi  ! 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Monsieur,  j'ai  bien  l'honneur  de  vous  souhaiter  le 
bonjour. 

FLORANGEAC. 

Oh!  ciel,  quelqu'un.  Où  me  cacher? 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Enchantée  d'être  la  première  de  la  troupe  à  faire 
connaissance  avec  un  camarade  qui  est  tellement  pos- 
sédé de  l'amour  de  son  art,  qu'il  prend  son  costume 
avant  la  représentation. 

FLORANGEAC. 

Mais,  madame,  permettez.... 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Quel  est  le  genre  de  monsieur?  est-ce  l'opéra,  le 
tragique,  le  comique?  Va-t-il  jouer  Mahomet,  Oros- 
mane,  Bajazet,  le  marchand  de  Smyrne,  ou  Sander 
de  Zémire  et  Azor? 

FLORAJVGEAC. 

Mais,  madame,  je  voudrais.... 

SCÈNE  XXI. 

MORINVILLE,  en   crispin;   Mademoiselle 
BEAUPRÉ,    FLORANGEAC. 

M0RINVILLE. 

Je  n'ose  faire  un  pas. 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Oh  !  pour  celui  -  là ,  on  n'a  pas  besoin  de  demander 


SCENE  XXL  i63 

son  emploi;  c'est  mon  Crispin.  Approchez;  venez  pré- 
senter vos  hommages  à  votre  Lisette. 

MORINVILLE,  Cl  part. 

Ah!  mon  Dieu,  une  femme!  et  mon  frère  en  Turc! 

FLORA NGEAc  ,  de  même. 
Mon  frère  en  Crispin  ! 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

«  Bonjour,  Crispin,  bonjour.»  Allons  donc,  à  vous, 
puisque  je  vous  donne  la  réplique.  «  Bonjour,  belle 
Lisette.»  Vous  voyez  en  moi  Eulalie  de  Beaupré,  la 
première  soubrette  de  la  troupe  dans  laquelle  vous  allez 
débuter. 

FLORANGEAC. 

Comment  ?  dans  laquelle  nous  allons  débuter  ! 

MORINVILLE. 

Pour  qui  nous  prenez- vous  ? 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Pour  les  deux  comédiens  que  nous  attendons* 

MORINVILLE. 

Pour  les  deux  comédiens  !  voilà  pourtant  à  quoi 
votre  ridicule  faiblesse  nous  expose,  mon  frère. 

FLORAWGEAC. 

Mais  il  me  semble ,  mon  frère ,  que  nous  n'avons 
rien  à  nous  reprocher 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Ah  çà!  permettez  doîic,  mes  chers  messieurs;  vous 

avez  l'air  un  peu  gauche  sous  ces  habits.  Est-ce  que 

vous  ne  seriez  pas  les  comédiens  quon  nous  a  promis? 

morijvville. 

Les  comédiens?...  [Bas.)  Diable!  gardons-nous  de 

j  1 . 


i64  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

dire  qui  je  suis . . .  (  Haut.  )  Oui ,  oui ,  madame  ;  nous 
sommes  les  comédiens. 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Eh  bien!  moi  je  n'en  crois  rien,  je  m'y  connais; 
c'est  un  tour  qu'on  vous  joue. 

FLORANGEAC. 

Un  tour  ! . . . .  hélas  !  oui ,  madame ,  nous  ne  le  sa- 
vons que  trop. 

MADEMOISELLE     BEAUPRÉ. 

Il  est  malin ,  le  cher  Floridor. 

MORINVILLE. 

Mais  pourquoi  veut- il  l'être,  même  après  sa  mort? 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Comment  !  après  sa  mort  ? 

SCÈNE   XXII. 

MORINVILLE,  Mademoiselle  BEAUPRÉ,  LISE, 
AUGUSTE,.  Madame  FLORIDOR. 

MADAME    FLORIDOR. 

Venez ,  venez ,  mes  chers  enfants  ;  il  y  a  ici  des  per- 
sonnes que  vous  serez  bien  aises  de  voir. 

MORIWVILLE. 

O  ciel  !  que  vois-je  ?  mon  fils  ! . . . . 

FLORAIVGEAC. 

Ah  !  grand  dieu  !  c'est  ma  fille  ! . . . .  Il  m'est  ^im- 
possible ....  dans  cet  équipage ....  Je  reviens  tout  à 
l'heure. 

(  //  se  saui^e  dans  le  cabinet  ou  il  s'est  habillé.) 


SCÈNE  XXIII.  i65 

MORINVILLE. 

Comment,  libertin!....  attends,  attends, nous  allons 
nous  parler  dans  un  moment. 

(  //  se  sauve  dans  son  cabinet.  ) 

SCÈNE  XXIII. 

AUGUSTE,  Madame  FLORIDOR,  LISE, 
Mademoiselle   BEAUPRÉ. 

MADAME    FLORIDOR. 

Ah  !  les  pauvres  gens  !  on  n'est  pas  plus  honteux. 

AUGUSTE. 

Je  ne  me  trompe  pas;  c'est  mon  père  que  je  viens 
d'apercevoir. 

LISE. 

C'est  le  mien  qui  vient  de  se  sauver  dans  ce  cabinet. 

AUGUSTE. 

Que  signifie  ce  déguisement? 

LISE. 

Pourquoi  cette  mascarade  ? 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Ah  çà ,  ma  chère  madame  Floridor ,  mettez  -  moi 
donc  dans  la  confidence;  car,  pour  une  soubrette  aussi 
curieuse  que  moi ,  c'est  un  supplice  de  voir  qu'il  y  a 
un  secret  et  de  l'ignorer.  Tout-à-l'heure,  c'étaient  des 
comédiens  qui  devaient  jouer  avec  nous ,  et  mainte- 
nant ce  sont  les  pères  de  ces  deux  jeunes  gens.  Je  n'y 
entends  rien  ;  expliquez  -  moi  donc 

MADAME    FLORIDOR. 

Ma  foi ,  que  monsieur  Floridor  vous  explique  lui- 
même  ....  Justement  le  voici. 


i66  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

SCÈNE    XXIV. 

AUGUSTE,  MA.DEMOISELLE  BEAUPRÉ,  LISE, 
Madame  FLORIDOR,  FLORIDOR. 

floridok. 
Eh  bien  !  qu'est-ce  ?  d'où  vient  tout  ce  bruit  ? 

•     AUGUSTE. 

Ah  !  c'est  vous  ,  monsieur  ?  j'ignore  de  quel  moyen 
vous  avez  pu  vous  servir;  mais  il  paraît  que  vous  vous 
êtes  cruellement  vengé  de  mon  père  et  de  celui  de 
Lise;  je  ne  suis  pas  homme  à  le  souffrir,  et. . .  . 

LISE. 

En  effet,  mon  cousin,  c'est  nous  faire  bien  cruelle- 
ment acheter  l'hospitalité  que  vous  nous  avez  accordée. 

FLORIDOR. 

Allons,  ma  femme  n'a  pu  résister  au  désir  de  vous 
montrer  vos  parents  en  costume.  Calmez  -  vous  ,  et 
vous  verrez  que  s'il  y  a  un  peu  de  malice  dans  mon 
fait,  il  n'y  a  pas  de  méchanceté.  Du  reste,  il  paraît 
bien  constant  que  nos  deux  légataires  se  sont  résignés. 

MADAME   FLORIDOR. 

Oh  !  parfaitement  résignés.  Demandez  à  mademoi- 
selle Beaupré ,  elle  les  a  vus  là ,  tout  comme  moi ,  en 
costume  bien  complet. 

MADEMOISELLE    REAUPRÉ. 

Oui,  très-complet,  l'un  en  Turc,  l'autre  enCrispin; 
mais  enfin  pourrais-je  savoir 

FLORIDOR. 

Patience,  patience,  mes  chers  enfants. 


SCÈNE   XXVI.  167 


SCENE  XXV. 

AUGUSTE,  Madame  FLORIDOR  ,  FLORIDOR  , 
Mademoiselle  BEAUPRÉ ,  LISE  ;  FLOR  ANGEAC , 

DANS  SON  PREMIER   HABIT. 

FLORANGEAC. 

Ah!  ah!  mademoiselle,  je  vous  retrouve.  C'est  donc 
VOUS  qui  VOUS  évadez  de  la  maison  paternelle  ! 

SCÈNE  XXVI. 

MORINVILLE,  dans  son  premier  habit;  AUGUSTE, 
Madame  FLORIDOR,  FLORIDOR,  Mademoi- 
selle BEAUPRÉ,  LISE,  FLORANGEAC. 

MORINVILLE. 

Vous  voilà  donc  enfin,  mauvais  sujet,  qui,  pour  un 

fol  amour ,  contrariant  mes  vœux  les  plus  chers 

Mais  nous  nous  expliquerons  hors  de  cette  maison,  où 
le  diable,  je  crois,  m'a  fait  entrer.  Partons. 

AUGUSTE    ET    LISE. 

Mais ,  mon  père  .... 

FLORANGEAC. 

Point  de  supplications ,  mademoiselle ,  elles  seraient 
inutiles  ;  je  pars  et  je  vous  emmène. 

MORINVILLE. 

A  l'égard  du  testament  de  mon  cousin  Floridor,  je 


i68  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

vous  déclare  à  vous,  monsieur  l'exécuteur  testamen- 
taire ,  que  je  renonce  formellement  au  legs  oppressif 
et  ridicule .... 

FLORANGEAC. 

Et  moi  de  même. 

MORINVILLE. 

Il  ne  sera  pas  dit  qu'Augustin  Dumont  de  Morin- 
ville ,  l'avocat ,  se  soit  compromis  jusqu'au  point .... 
J'ai  bien  l'honneur  de  vous  souhaiter  le  bonjour. 

(  //  veut  sortir.  ) 
FLORiDOR,  le  retenant. 
Un  moment ,  messieurs  ;  souffrez  qu'avant  de  partir 
je  vous  fasse  lecture  d'un  petit  codicille  qui  vous  re- 
garde. 

MORINVILLE. 

Comment  !  d'un  codicille  ? 

FLORIDOR. 

Oui ,  messieurs  ,  qui  vient  à  l'appui  du  testament 
de  mon  ami  Floridor ,  et  que  je  ne  devais  vous  com- 
muniquer que  dans  le  cas  où  vous  auriez  essayé  les 
habits. 

FLORANGEAC. 

Oh  !  les  maudits  habits  ! 

MORIJVVILLE. 

Non ,  je  ne  veux  plus  rien  entendre. 

FLORIDOR. 

Ecoutez  au  moins  ;  cela  ne  vous  engage  à  rien. 

FLORAWGEAC. 

En  effet,  mon  frère. 

MORIIVVILLE. 

Voyons  donc,  monsieur,  que  dit  ce  codicille.^ 


SCENE  XXVI.  169 

FLORIDOR. 

Il  dit  que ,  pourvu  que  vous  ayez  essayé  les  deux 
habits,  vous  êtes  dispensés  d'aller  plus  loin,  et  que 
même,  en  considération  de  cette  première  démarche, 
les  deux  legs  qui  vous  sont  assignés  seront  doublés,... 

FLORANGEAC. 

Ah  !  mon  Dieu  !  mais ,  c'est  magnifique ,  c'est  magna- 
nime de  la  part  de  mon  cousin. 

FLORIDOR. 

Le  cousin  Floridor  ne  mettant  d'autre  condition  à 
cette  adition  de  legs.... 

MORINVILLE. 

Aye ,  aye  !  une  condition  ! 

FLORIDOR. 

Que  le  mariage  de  vos  enfants. 

MORINVILLE. 

Le  mariage  de  nos  enfants? 

AUGUSTE. 

Ah  !  mon  cousin ,  quelle  reconnaissance  ! 

LISE. 

Se  pourrait-il? 

MADAME    FLORIDOR. 

Qu'en  dites-vous?  voilà  ce  qui  s'appelle  des  condi- 
tions justes,  honnêtes  et  raisonnables;  acceptez-les,  et 
je  vous  pardonne. 

LISE. 

Mon  père ,  ne  vous  paraît-il  pas  plus  convenable  de 
me  marier  à  mon  cousin?.... 

FLORAWGEAC. 

Mon  frère,  qu'en  dis-tu? 


Ï70  LE  VIEUX  COMÉDIEN. 

MORIIVVILLE. 

Et  que  veux-tu  que  j'en  dise  ?  réconcilions-nous ,  et 
marions  nos  enfants. 

FLORAIYGEAC. 

A  merveille!  or  çà,  ce  n'est  pas  l'intérêt  qui  me  fait 
parler;  mais  comme  il  pourrait  y  avoir  encore  un  autre 
codicille ,  quand  pourrons-nous  toucher  nos  sommes  ? 

FLORIDOR. 

Mais  les  soixante  mille  francs  qui  doivent  servir  de 
dot  à  ces  chers  enfants  sont  tout  prêts;  quant  aux 
soixante  autres  mille  francs  qui  vous  sont  légués  par  le 
testament,  il  ne  manque  plus  qu'une  petite  formalité 
pour  qu'on  vous  les  compte. 

MORINVILLE. 

Laquelle  ? 

FLORIDOR. 

C'est  que  je  sois  mort. 

MADAME    FLORIDOR. 

Et  il  n'en  a  pas  encore  envie ,  je  vous  en  réponds. 

FLORAWGEA  C. 

Qu'est-ce  que  vous  dites  donc  ? 

LISE. 

Eh  !  mais ,  mon  père ,  c'est  monsieur  Floridor  lui- 
même  qui  vous  parle. 

AUGUSTE. 

Eh!  oui,  notre  cousin  le  comédien. 

FLORANGEAC. 

Est-il  possible  ! 

MORINVILLE. 

Il  faut  avouer  que  je  suis  une  grande  dupe. 

FLORIDOR. 

Le  défunt  vous  remercie  de  tout  l'attachement  que 


SCENE  XXVI.  171 

vous  lui  avez  témoigné.  Touchez  là ,  chers  cousins , 
nous  sommes  quittes  :  plus  de  querelles  entre  nous. 
Vous  avez  fait  tous  vos  efforts  dans  le  temps  pour  me 
faire  déshériter  par  mon  père;  je  me  venge  en  dotant 
vos  enfants,  et  en  vous  plaçant  dans  mon  testament. 

MADEMOISELLE    BEAUPRÉ. 

Mais  les  deux  sujets  que  vous  nous  avez  promis? 

FLORIDOR. 

Je  me  charge  de  vous  les  trouver.  (  Aux  pères.  ) 
Vos  enfants  ont  de  grands  torts  envers  vous;  mais  ils 
s'aiment,  ils  ont  bon  cœur,  et  je  vous  garantis  qu'ils 
feront  un  excellent  ménage.  Quant  à  vous ,  puissé-je 
vous  avoir  convaincus  que  c'est  aux  méchants  et  aux 
fripons  de  tous  les  états  que  l'homme  raisonnable  doit 
réserver  toute  sa  haine,  et  que  le  comédien  honnête 
homme  a  tout  autant  de  droits  qu'un  autre  à  l'estime 
des  honnêtes  gens! 


FIN    DU    VIEUX    COMEDIEN. 


MONSIEUR   MUSARD, 

OU 

COMME  LE  TEMPS  PASSE, 

COMÉDIE  EN  UN  ACTE  ET  EN  PROSE 

Représentée  pour  la  première  fois  le  2  3  novembre  i8o3. 


Et  depuis  que  je  l'ai  vu  trois -quarts  d'heure  durant 
cracher  dans  un  puits  pour  faire  des  ronds.... 
Molière  ,  Misanthrope ,  acte  V ,  scène  IV, 


PREFACE. 


C_(ETTE  petite  pièce  obtint  un  très -grand  succès.  J'ai 
souvent  fait  la  remarque  que  c'est  celle  de  mes  comédies 
où  j'ai  été  le  plus  économe  d'esprit.  Il  y  a  peu  de  traits , 
mais  il  y  a  du  naturel ,  de  la  vérité ,  de  la  vivacité  dans 
le  dialogue  j  il  y  a  surtout  un  caractère  bien  pris  sur  le 
fait ,  s'annonçant ,  se  développant  et  se  soutenant  d'une 
manière  satisfaisante  depuis  le  premier  mot  jusqu'au 
dernier. 

Un  homme  de  beaucoup  d'esprit  m'en  fournit  le  sujet. 
S'amuser,  me  dit-il,  c'est  quelque  chose,-  mais  muser 
vaut  bien  mieux  :  et  il  part  de  là  pour  me  faire  un  éloge 
très -piquant  du  bonheur  d'un  homme  qui  n'a  rien  à 
faire ,  ou  plutôt  qui  perd  son  temps  à  des  riens.  Je 
n'oubliai  pas  une  seule  de  ses  paroles ,  et  depuis  il  les  a 
toutes  reconnues  dans  ma  comédie. 

Je  craignais  d'être  froid  et  lent.  Je  me  sentis  sauvé 
quand  j'eus  trouvé  pour  caractère  d'opposition  celui  de 
monsieur  Lerond,  homme  actif  qui  va  droit  au  fait  et 
ne  perd  pas  une  minute.  Le  rôle  de  madame  Musard , 
s'impatientant  des  lenteurs  de  son  mari,  me  paraît  aussi 
assez  heureusement  imaginé.  Enfin ,  en  donnant  à  Mu- 
sard de  l'impatience ,  de  la  colère  et  des  préventions , 
en  faisant  promener  ses  lenteurs ,  ses  digressions ,   ses 


176  PRÉFACE. 

musarderies  sur  une  grande  variété  d'objets,  je  me  suis 
garanti  du  danger  de  la  froideur  et  de  la  monotonie. 

Parmi  le  peu  de  critiques  que  l'ouvrage  essuya ,  il  en 
est  une  que  je  m'étais  faite  à  moi-même.  Pourquoi  faire 
de  Musard  un  négociant?  c'est  l'état  le  plus  incompa- 
tible avec  son  caractère.  C'est  vrai  :  mais  il  en  résulte 
que  c'est  l'état  pour  lequel  un  pareil  caractère  est  le 
plus  dangereux.  Pour  faire  ressortir  un  caractère,  il  faut 
le  mettre  en  opposition  avec  tout  ce  qui  l'entoure.  Ici 
le  caractère  est  en  opposition  avec  l'état  du  personnage. 
Je  cberchai  d'ailleurs  à  pallier  ce  défaut  en  disant  que 
Musard  a  renvoyé ,  deux  mois  avant  le  moment  où  je 
le  mets  en  scène,  le  commis  qui  jusque-là  avait  été  à  la 
tête  de  sa  maison  de  commerce. 

J'indique  avec  soin  et  avec  franchise  toutes  les  sources 
où  j'ai  puisé.  J'avais  lu  le  Négligent  de  Dufresny.  Je  ne 
me  rappelle  pas  qu'en  le  lisant  j'eusse  pensé  à  faire 
M.  Musard.  Je  le  relus  quand  un  journaliste  prétendit 
que  j'avais  pris  ma  comédie  dans  celle  de  Dufresny,  qu'il 
mettait  d'ailleurs  bien  au-dessus  de  la  mienne.  Personne 
ne  professe  plus  de  vénération  que  moi  pour  les  ou- 
vrages des  maîtres  de  la  scène;  mais  pourquoi  perpé- 
tuellement, et  sans  nulle  exception,  exalter  les  morts 
aux  dépens  des  vivans?  Je  donnerais  plusieurs  de  mes 
comédies  pour  V Esprit  de  Contradiction ,  mais  je  crois 
que  Monsieur  Musard  vaut  mieux  que  le  Négligent. 

La  piincipale  cause  du  succès  de  Monsieur  Musard , 
c'est  qu'à  la  différence  de  presque  tous  les  autres 
défauts  mis  en  scène ,  chacun  avoue  fianchement  qu'il 
est  atteint  de  celui-ci.  Personne   ne  veut   être  avare  , 


PRÉFACE.  177 

joueur,  glorieux.  Tout  le  monde  consent  à  être  musard. 
Que  dis -je?  on  s'en  fait  gloire  ou  au  moins  on  s'en  fait 
une  excuse.  C'est  un  caractère  qui  n'exclut  ni  l'esprit, 
ni  l'honneur,  ni  la  bonté.  Quel  homme  de  génie  j'aurais 
été,  dit  en  confidence  tel  honnête  homme  à  sa  femme, 
si  je  n'avais  été  un  vrai  musard  !  Quelle  fortune  j'aurais 
faite,  dit  tel  autre,  si  j'avais  donné  mon  temps  à  mes  affaires  ! 
Je  suis  tout  feu  pour  obliger  mes  amis,  dit  un  autre, 
mais  le  temps  passe  si  vite  !  Aussi  combien  de  gens  ont 
prétendu  que  j'avais  pensé  à  eux  !  que  de  femmes  m'ont 
répété  :  C'est  monmari  que  vous  avez  voulu  peindre  ! 


Tome  IV.  12 


PERSONNAGES. 

Monsieur  MUSARD,  négociant  de  Saint-Quentin. 

Madame  MUSARD ,  sa  femme. 

EUGÈNE,  leur  fils. 

LEROND,  négociant  de  Saint-Quentin. 

SOPHIE,  sa  fille. 

DELAIGLE,  maître  d'hôtel  garni. 

JOSEPH ,  domestique  de  Musard. 

UN  HUISSIER. 

UN  COMMIS. 

UN  MARCHAND  de  baromètres. 

DEUX  PORTEURS. 


La  scène  se  passe  à  Paris  ,  dans  un  hôtel  garni. 


MONSIEUR   MUSARD. 


SCENE   I. 

Madame  MUSARD,  MUSARD. 

[^  Au  lever  du  rideau^  Musard,  en  robe  de  chambre  et 
les  cheveux  roulés ,  est  occupé  a  regarder  des  pois- 
sons dans  un  bocal  sur  une  table;  il  s'amuse  a 
agiter  Veau  avec  une  plume  pour  les  faire  remuer.  ) 

MADAME  MUSARD,  entrant. 

Kh  quoi!  monsieur  Musard ,  vous  n'êtes  pas  sorti? 
vous  n'êtes  pas  habillé  ?  vous  n'êtes  pas  coiffé  ?  mais 
dix  heures  vont  sonner. 

MUSARD,  tifunt  sa  montre. 
Qu'est-ce  que  vous  dites  donc,  ma  femme....  C'est 
vrai  !  Ah  !  mon  Dieu  !  comme  le  temps  passe  !  Allons , 
allons,  je  serai  bientôt  prêt.  J'achevais  d'écrire  le  jour- 
nal de  mon  voyage ,  et  je  regardais  ces  petits  poissons 
rouges  dans  un  bocal  :  cela  orne  un  salon ,  n'est-ce  pas  ? 
Ma  foi ,  mon  fils  nous  a  logés  dans  un  très-bon  hôtel  ; 
rien  n'y  manque. 

MADAME    MUSARD. 

Mais  vous  avez  ce  matin  les  affaires  les  plus  impor- 
tantes pour  vous,   pour  votre   fils,  pour  moi.  Vous 
m'aviez   bien  promis  .que,  dès  le  lendemain  de  votre 
arrivée  à  Paris ,  vous  feriez  vos  courses ,  vos  visites  ;  et 
.  12  . 


i8o  MONSIEUR  MUSARD, 

vous  vous  amusez  à  regarder  des  poissons  rouges  dans 
un  bocal! 

MUSARD. 

Eh  bien  !  quoi  ?  ces  courses ,  ces  visites ,  je  m'en  vais 
les  faire....  Va,  sois  tranquille,  toutes  ces  affaires  im- 
portantes qui  te  tracassent,  c'est  moins  que  rien;  en 
une  matinée  j'aurai  tout  arrangé. 

MADAME    MUSARD. 

Moins  que  rien  !  le  mari  de  feue  ma  sœur ,  qui , 
après  nous  avoir  écrit  des  lettres  charmantes,  pleines 
d'amitié,  où  il  nous  proposait  de  transiger  à  l'amiable, 
s'avise  de  nous  envoyer  une  citation,  et  qui  veut  plai- 
der à  toute  outrance  contre  moi,  pour  la  succession 
de  mon  grand-père. 

M  u  s  A.  R  D. 
C'est  un  chicaneur ,  je  le  mettrai  à  la  raison. 

MADAME  MUSARD. 

Votre  fils,  que  nous  avons  envoyé  à  Paris  pour  tra- 
vailler ,  qui  était  sur  le  point  d'obtenir  la  place  de  re- 
ceveur de  l'enregistrement  à  Saint-Quentin,  où  nous 
sommes  établis ,  et  qui  tout  d'un  coup  voit  ses  amis  et 
les  vôtres  lui  tourner  le  dos  quand  il  les  rencontre ,  et 
lui  fermer  leurs  portes  quand  il  va  les  voir. 

MUSARD. 

Mon  fils  est  jeune,  il  aura  fait  quelque  fredaine  qu'il 
nous  cache.  Je  verrai  tous  ces  honnêtes  gens-là  :  il  aura 
îa  place. 

MADAME  MUSARD. 

Enfin,  monsieur  Forlis,  notre  correspondant,  qui 
ne  veut  plus  vous  envoyer  de  marchandises ,  et  qui 
prétend  vous  forcer  par  huissier  à  compter  avec  hii. 


SCENE   I.  i8i 

MUSARD. 

Très-mauvais  procédé  de  sa  part!  procédure  encore 
plus  mauvaise!  On  verra  mes  comptes;  c'est  lui  qui 
est  mon  débiteur,  je  le  parierais. 

MADAME     MUSARD. 

Je  n'en  doute  pas,  vous  avez  raison  sur  tous  les 
points;  mais  vous  finirez  par  avoir  tort,  si  vous  tar- 
dez ,  si  vous  niaisez ,  si  vous  ne  sortez  pas ,  si  vous  ne 
vous  occupez  pas  très-sérieusement  de  vos  affaires. 

MUSARD. 

Eh  bien!  ne  t'amuse  donc  pas  à  bavarder,  si  tu  veux 
que  je  m'en  occupe. 

MADAME    MUSARD, 

Ah!  combien  vous  avez  eu  tort  de  renvoyer,  il  y  a 
deux  mois ,  ce  jeune  homme ,  ce  commis ,  qui  entendait 
mieux  votre  commerce  que  vous! 

MUSARD. 

J'ai  eu  tort....  un  brouillon,  un  homme  impatient, 
qui  venait  à  tout  moment  me  relancer  pour  des  comptes , 
pour  des  signatures,  dans  mon  jardin,  dans  mes  so- 
ciétés ,  au  café ,  au  billard  ;  qui  m'empêchait  d'être  à 
mon  jeu. 

MADAME    MUSARD. 

Oui;  mais  il  faisait  vos  affaires ,  et  elles  allaient  bien. 
Depuis  que  vous  vous  en  mêlez ,  elles  vont  tout  de  tra- 
vers. Monsieur  Lerond  ,  votre  perpétuel  antagoniste , 
l'a  pris  avec  lui ,  et  s'en  trouve  bien. 

MUSARD. 

Ah  parbleu!  je  ne  le  lui  envie  pas;  ils  sont  à  mer- 
veille ensemble  :  monsieur  Lerond!  un  homme  que  je 
déteste. 


i82  MONSIEUR  MUSARD, 

MADAME    MUSARD. 

Mais  habillez  -  vous  donc,  je  vous  en  prie.  Tenez, 
voilà  votre  fils  que  son  impatience  amène,  et  que  vos 
lenteurs  mettent  au  désespoir. 

SCÈNE    IL 

Madame   MUSARD,  EUGÈNE,  MUSARD. 

EUGÈNE. 

Comment,  mon  père,  vous  voilà  encore  en  robe  de 
chambre  !  Je  venais  apprendre  le  résultat  de  vos 
courses  ;  je  vous  croyais  de  retour. 

MUSARD. 

Eh  bien  !  qu'est  -  ce  que  c'est  donc ,  monsieur  ?  vous 
ne  souhaitez  seulement  pas  le  bonjour  à  votre  mère. 

EUGÈNE. 

Pardon,  ma  mère. 

MADAME     MUSARD. 

Bonjour,  mon  ami,  bonjour. 

EUGÈNE,  a  son  père. 
N'étions-nous  pas  convenus  hier  au  soir ,  en  soupant , 
que  vous  sortiriez  de  grand  matin? 

MUSARD. 

Eh  bien!  voyons,  suis-je  en  retard?  crois-tu  que  je 
perde  mon  temps?  {Il appelle?^  Eh!  Joseph?  monsieur 
Delaigle?  Il  semble  à  vous  entendre  que  je  ne  sache 
pas  me  conduire.  Ne  faut-il  pas  aller  réveiller  les  gens  ? 
Oui,  je  l'avoue,  quand  je  suis  maître  de  ma  journée, 
c'est  un  délice  pour  moi....  M'éveiller  sans  savoir  ce 
que  je  ferai,  sortir  sans  savoir  oti  j'irai,  observer  les 


SCENE  III  i83 

passants,  deviner  à  quel  point  en  sont  un  homme  et 
une  femme  qui  se  donnent  ie  bras,  c'est  fort  agréable  ; 
mais  cela  n'empêche  pas  que  je  n'aie,  quand  il  le  faut, 
de  l'activité,  de  la  promptitude.  Monsieur  Delaigle? 


SCENE    III. 

MADAME  MUSARD,  MUSARD,  EUGÈNE, 
DELAIGLE. 

DELAIGLE. 

Qu'y  a-t-il  pour  le  service  de  monsieur? 

MUSARD. 

Ah!  monsieur  Delaigle,  eh  bien!  ce  perruquier  qui 
coiffe  dans  votre  hôtel  ? 

DELAIGLE. 

Eh  !  mais ,  monsieur ,  voilà  une  heure  qu'il  est  dans 
votre  chambre. 

MUSARD. 

Que  ne  le  disiez-vous  donc?  Allons,  j'y  vais;  je  suis 
pressé,  très  -  pressé.  Joseph....  {A  sa  femme  et  a  son 
fils.)  Et  croyez  -  moi ,  cette  incertitude ,  ce  vague  heu- 
reux de  l'esprit,  me  fait  goûter  un  plaisir  plus  réel, 
plus  durable ,  que  tous  vos  bals ,  vos  concerts ,  vos 
spectacles. 

EUGÈNE. 

Oh  !  je  n'en  doute  pas ,  mon  père  ;  mais  ]|j|ur  en 
mieux  jouir ,  il  faudrait  n'avoir  aucune  inquiétude. 

MUSARD. 

C'est  juste.  Joseph....  Eh  bien!  voyez  si  ce  drôle-Ià 
répondra  ! 


i84  MONSIEUR  MUSARD, 

SCÈNE   IV. 

Madame    MUSARD,    JOSEPH,    MUSARD, 
EUGÈNE,  DELAIGLE. 

JOSEPH. 

Me  voilà ,  monsieur. 

MUSARD. 

Accoutumez  -  vous  donc  à  servir  avec  intelligence; 
vous  me  faites  gronder  par  mon  fils.  Ma  petite  boîte 
à  broyer  du  tabac. 

JOSEPH. 

Elle  est  sur  la  table ,  monsieur. 

(//  sort>) 
MUSARD,  allant  a  la  table. 
Ah  !  bon  !  je  ne  la  voyais  pas. 

(//  se  met  a  broyer  son  tabac?) 

EUGÈNE. 

Mais  ,  mon  père.... 

MUSARD. 

C'est  l'affaire  d'un  instant.  Je  suis  très -content  de 
votre  hôtel ,  monsieur  Delaigle  ;  bonne  table ,  bons  lits  ; 
vous  devez  avoir  beaucoup  de  monde  ? 

DELAIGLE. 

Eh  !  mais ,  monsieur ,  je  ne  me  plains  pas. 

Ifl;  MUSARD. 

C'est  bien ,  c'est  bien  ;  j'aime  à  voir  prospérer  les 
honnêtes  gens. 

MADAME    MUSARD. 

Eh!  mais,  mon  mari,  ce  perruquier  attend. 


SCÈNE  V.  i85 

M  usARD ,  en  mettant  du  tabac  dans  sa  tabatière. 
Eh  bien!  ma  femme,  j'y  suis,  c'est  fini.  Monsieur 
Delaigle,  avez-vous  des  journaux? 

DELAIGLE. 

Tous,  monsieur;  je  vais  vous  les  chercher. 

SCÈNE  V. 

EUGÈNE,  Madame  MUSARD  ,  MUSARD. 

EUGÈNE. 

Allons ,  les  journaux ,  à  présent. 

MUSARD. 

C'est  excellent  à  lire  en  se  faisant  coiffer.  Je  suis 
persuadé,  mon  fils,  que  je  vais  découvrir  quelque 
chose  que  vous  cachez  à  votre  mère  et  à  moi.  Il  est 
impossible  que  des  gens  que  j'estime ,  et  qui  sans  va- 
nité ont  besoin  de  moi,  se  soient  décidés  contre  vous 
sans  motifs. 

EUGÈNE. 

Vous  n'avez  jamais  eu  à  vous  plaindre  de  ma  con- 
duite. 

MUSARD. 

Je  n'ai  jamais  eu  à  me  plaindre....  quand  il  n'y  au- 
rait que  cette  demande  que  vous  m'avez  faite  de  vous 
marier  à  cette  petite  Sophie,  la  fille  de  monsieur  Le- 
rond. 

EUGÈNE. 

Que  pouvez -vous  reprocher  à  la  fille  de  monsieur 
Lerond ,  votre  voisin  ,  votre  compatriote  ,  et ,  comme 
vous ,  à  la  tête  d'une  maison  en  crédit  ? 


j86  monsieur  MUSARD, 

MUSARD. 

A  la  fille  ?  rien.  Elle  est  jolie  ,  elle  chante  avec  goût, 
elle  danse  avec  grâce;  et  moi  qui  adore  la  musique.... 
un  excellent  cœur...  un  esprit  naturel...  mais  son  père! 
son  père....  On  nous  a  déjà  réconciliés  plusieurs  fois, 
mais  il  y  a  quarante-cinq  ans  que  je  lui  en  veux  ;  dès 
le  collège ,  en  affaires  d'intérêt ,  en  affaires  d'amour- 
propre ,  en  affaires  à' amour....  {Pendant  ce  couplet, 
madame  Miisard,  impatientée ,  a  été  chercher  la  taba- 
tière de  son  mati,  et  la  lui  remet,  en  le  pressant  de 
sortir.^  Pardon  ,  madame  Musard  ,  mais  c'est  la  vérité  , 
et  avant  de  vous  connaître  il  m'était  bien  permis.... 
Enfin  j'ai  toujours  trouvé  ce  diable  d'homme  sur  mon 
chemin.  C'est  un  intrigant  qui  m'a  soufflé  tout  ce  que 
je  voulais  avoir. 

EUGÈNE. 

Mais  ,  mon  père.... 

MADAME    MUSARD. 

Mais ,  mon  fils ,  si  vous  contrariez  votre  père ,  il  n'en 
finira  pas  ;  vous  parlerez  de  monsieur  Lerond  et  de  sa 
fille  à  son  retour. 

MUSARD. 

Oh  !  non  pas,  c'est  inutile  :  tout  est  dit  sur  ce  sujet, 
je  vous  en  réponds. 

SCÈNE    VI. 

EUGÈNE,  MUSARD,  DELAIGLE, 
Madame  MUSARD. 

DELAIGLE. 

Monsieur  ,  voilà  les  journaux.  ' 


SCÈNE  VIL  187 

MUSARD. 

Ah!  bon.  {Tout  en  ouvrant  les  journaux.)  Oh!  quand 
une  fois  j'ai  pris  mon  parti.... 

MADAME    MUSARD. 

Eh  bien!  n'allez -vous  pas  hre  les  journaux  ici  !  en 
vous  faisant  coiffer,  comme  vous  disiez. 

MUSARD. 

Mais  en  vérité ,  madame  Musard ,  vous  êtes  d'une 
vivacité....  Je  suis  vif  aussi  quand  je  veux....  Monsieur 
Delaigle ,  j'ai  besoin  de  Joseph  pour  m'habiller  ;  faites- 
moi  le  plaisir  de  m'envover  chercher  une  voiture  sur- 
le-champ. 

DELAIGLE. 

J'y  cours. 

(  //  sort.  ) 


SCENE    VIL 

EUGÈNE,  MUSARD,  Madame  MUSARD. 

MUSARD. 

Avant  qu'elle  soit  arrivée,  je  serai  coiffé,  habillé.  A 
l'égard  de  mademoiselle  Lerond ,  je  vous  répète,  mon- 
sieur .... 

MADAME  MUSARD,  le  Conduisant  à  la  porte  de  sa 
chambre. 
Eh!   mais,  allez  donc,  allez  donc,  si  vous  voulez 
trouver  quelqu'un. 

MUSARD,  s'en  calant  en  lisant  un  journal. 
Eh  !  mon  Dieu  !  je  trouverai  tout  le  monde  ;  on  se 


i88  MONSIEUR  MUSARD, 

lève  si  tard  à  Paris ....  Ah  !  ah  !  un  nouveau  vaude- 
ville !  j'irai  ;  oh  !  j'aurai  terminé  mes  affaires. 

MADAME    MUSARD. 

Mais  allez  donc,  allez  donc, 

(  Musard  sort.  ) 

SCÈNE    VIIL 

EUGÈNE,  Madame  MUSARD. 

MADAME    MUSARD. 

Ah  !  quel  homme  !  quel  homme  !  Voilà  vingt  -  cinq 
ans  que  nous  sommes  mariés ,  je  l'ai  toujours  vu 
comme  cela.  Je  lui  conseille  d'ériger  sa  manie  en  sys- 
tème de  plaisir;  pêcher  à  la  ligne,  chasser  à  l'oiseau, 
s'asseoir  sur  un  pont  pour  voir  couler  l'eau  :  voilà 
d'aimables  délassements  ! 

EUGÈNE. 

Vous  voilà  donc  enfin  à  Paris  ;  malgré  toutes  les 
promesses  de  mon  père ,  qui  m'annonçait  qu'il  allait  se 
mettre  en  route,  je  désespérais  presque  de  vous  y  voir. 

MADAME    MUSARD. 

Vraiment  ce  n'est  pas  sans  peine  ;  malgré  l'impor- 
tance des  affaires  qui  l'appelaient,  il  s'arrangeait  tou- 
jours si  bien,  il  s'y  prenait  toujours  si  tard,  qu'il  n'y 
avait  de  place  pour  nous  dans  aucune  voiture.  Eh  ! 
quel  voyage  !  pas  un  postillon ,  pas  un  aubergiste ,  pas 
im  voyageur  qu'il  n'ait  impatienté,  retardé,  fatigué  de 
questions,  de  digressions  sur  la  politique,  la  littéra- 
ture, les  chevaux,  les  modes,  l'agriculture;  que  sais- 
je?  et  c'est,  grâce  à  lui,  que  notre  diligence  est  arrivée 
deux  heures  plus  tard  qu'à  l'ordinaire. 


SCÈNE  VIIL  ,89 

EUGÈNE. 

Réunissons  -  nous ,  ma  mère ,  pour  faire  en  sorte 
qu'il  mette  à  profit  ce  voyage.  Votre  procès  avec  mon 
oncle,  les  embarras  que  mon  père  éprouve  dans  son 
commerce ,  les  refus  des  gens  qui  m'avaient  promis  de 
me  servir ,  tout  cela  est  bien  triste  sans  doute.  Mon 
père  m'accuse  d'être  l'auteur  de  tous  ces  malheurs  ;  je 
croirais  plutôt  que  c'est  sa  négligence  qui  les  a  oc- 
casionés  ;  et ,  quels  qu'ils  soient ,  je  suis  persuadé 
qu'avec  un  peu  d'activité  de  sa  part  tout  s'expliquerait, 
tout  se  terminerait  heureusement.  Vous  le  savez  ;  si  je 
désire  une  place ,  quelque  fortune ,  c'est  pour  en  faire 
hommage  à  l'aimable  Sophie;  c'est  dans  l'espoir  de 
vaincre  la  répugnance  de  mon  père.  Vous  ne  la  par- 
tagez pas,  vous  estimez  monsieur  Lerond. 

MADAME    MUSARD. 

Moi,  mon  fils? 

EUGÈNE. 

Oui ,  oui ,  vous  l'estimez  ;  vous  vous  avouez  à  vous- 
même  que  si  dans  toutes  les  occasions  il  l'a  emporté 
sur  mon  père ,  c'est  qu'avec  autant  de  mérite  et  de 
probité  il  a  l'avantage  d'aller  directement  à  son  but. 
Peut-être  a-t-il  eu  tort  de  se  permettre  quelques  plai- 
santeries sur  les  éternelles  lenteurs  de  son  voisin ,  mais 
il  a  toujours  rendu  justice  à  ses  excellentes  qualités; 
il  l'a  défendu  plusieurs  fois  contre  ses  ennemis.  Et  sa 
fille ....  sa  fille  est  charmante!  ....  Ne  mérite-t-elle 
pas? ....  Mais,  pardon,  j'ai  un  rendez -vous  très -im- 
portant avec  un  ami,  le  seul  qui  veuille  bien  encore 
me  recevoir  ;  et  je  reviens  bientôt  savoir  ce  qu'aura 
fait  mon  père.  Ne  le  quittez  pas,  pressez-le,  qu'il 
s'habille,  qu'il  sorte,  qu'il  m'obt,ienne  la  place  que  je 


190  MONSIEUR  MUSARD, 

sollicite ,  et  qui  doit  me  rapprocher  de  Sophie.  Vous 
aimez  votre  fils ,  et  ce  n'est  qu'avec  elle  qu'il  peut  être 
heureux. 

{Il  sort.) 

SCÈNE    IX, 

Madame  MUSARD,  seule. 

Ce  cher  Eugène  !  Oui  sans  doute  je  l'aime ,  et  je 
serais  charmée  ....  Que  monsieur  Lerond  s'amuse  un 
peu  de  mon  mari ,  est-ce  un  si  grand  mal  ?  Mon  fils  et 
moi,  si  nous  l'osions.... 

SCÈNE  X. 

JOSEPH,  Madame  MUSARD. 

(Joseph  appointe  un  violon  qu'il  met  sur  une 
toilette,  et  un  pupitre  chargé  de  musique 
qu'il  place  a  côté  de  la  toilette.^ 

madame    MUSARD. 

Eh  bien  !  qu'est-ce  que  vous  faites  donc ,  Joseph  ? 

JOSEPH. 

C'est  monsieur  qui  m'a  chargé  d'arranger  sa  mu- 
sique dans  cette  salle, 

MADAME    MUSARD. 

Ah!  mon  Dieu!  voudrait -il  faire  de  la  musique  à 
présent  ? 

JOSEPH. 

Hon ,  madame  ;  c'est  pour  ce  soir.  Monsieur  dit  qu'il 


SCÈNE  XL  191 

est  pressé  ce  matin;  et  cela  ne  l'empêche  pas  de  jaser 
avec  son  perruquier,  qui  est  bien  son  homme,  et  qui 
s'interrompt  pour  lui  répondre ,  en  gesticulant  avec 
son  peigne. 

(  //  sort.  ) 

MADAME    MUSARD. 

Allons  ,  il  ne  lui  manquait  plus  qu'un  perruquier 
bavard  !  Oh  !  je  vais  .... 

(  Elle  "veut  aller  chez  son  marL  ) 

SCÈNE  XL 

Madame    MUSARD  ,    LEROND  ,    SOPHIE  ,  DE- 

LAIGLE  ,    DEUX  PORTEURS  CHARGÉS  DE  MALLES  ET 
DE    PAQUETS. 

LEROND,  </i^  dehors,  aux  porteurs. 
Allons ,  allons ,  montez ,  mes  amis.  , 
MADAME  MUSARD,  retenue  par  la  voix  de  Lerond. 
Quelle  est  cette  voix? ...  je  crois  reconnaître  .  . . 

DELAIGLE,  entrant  avec  les poi^teurs. 
Par-ici,  par-ici,  monsieur.  {^A  madame  Musard.) 
C'est  un  voyageur  qui  arrive  avec  une  jolie  demoiselle , 
ma  foi!  et  à  qui  je  donne  cet  appartement  en  face  du 
vôtre.  [Aux porteurs ,  en  leur  indiquant  une  chambre.) 
Portez  tout  cela  là -dedans. 

LEROND,  en  entrant  avec  sa  Jille,  aux  porteurs. 
C'est  bon,   mes   enfants,   monsieur   Delaigle    vous 
paiera  ;  je  vous  souhaite  bien  le  bonjour. 

(  Delaigle  et  les  porteurs  sortent.  ) 


iga  MONSIEUR  MUSARD, 

MADAME    MUSARD. 

Eh!  mais,  je  ne  me  trompe  pas,  c'est  monsieur  Le- 
rond  ? 

LEROND. 

Moi-même  ,  madame  Musard ,  qui  viens  ici  pour 
quelques  affaires,  mais  sur -tout  pour  celles  de  votre 
mari ,  et  qui  ne  suis  pas  fâché  de  profiter  de  l'occasion 
pour  faire  voir  Paris  à  ma  fille. 

MADAME  MUSARD,  (X  Sophie. 

Eh  !  bonjour,  mon  aimable  voisine. 

LE  ROND. 

c'est  bon ,  vous  aurez  tout  le  temps  de  vous  faire 
des  compliments.  J'ai  appris  votre  départ  hier  matin, 
je  me  suis  mis  en  route  deux  heures  après  ;  j'ai  su 
l'hôtel  où  vous  étiez  descendus  ;  je  viens  m'y  loger  ; 
votre  vieille  tante  m'a  conté  tous  vos  chagrins ,  et  je 
viens  pour  les  terminer. 

MADAME     MUSARD. 

Eh  quoi  !  monsieur ,  vous  seriez  assez  généreux .  . . 

L  E  R  o  N  D. 

En  deux  mots,  Musard  m'en  veut,  il  a  raison;  je  lui 
ai  joué  bien  des  tours  en  ma  vie,  mais  c'est  un  peu 
sa  faute  ;  il  n'est  pas  défendu  de  songer  à  soi  et  aux 
siens.  J'ai  profité  de  sa  nonchalance  pour  m'avancer 
moi-même  ;  dès  qu'il  désirait  quelque  chose ,  j'étais  là 
pour  l'obtenir  à  sa  place  ;  et  pour  me  servir  d'un  terme 
de  chasseur,  c'est  lui  qui  faisait  lever  le  lièvre,  c'est 
moi  qui  le  tuais.  Aujourd'hui  je  suis  bien ,  je  peux 
songer  aux  autres.  Votre  mari  vient  à  Paris  pour  des 
éclaircissements ,  des  sollicitations  ;  le  pauvre  diable 
n'en  finirait  pas ,  je  ferai  tout  pour  lui.  Votre  beau- 
frère  veut  plaider  contre  vous,  je  sais  l'adresse  de  son 


SCENE  XL  193 

avocat:  votre  fils  veut  avoir  une  place  a  Saint-Quen- 
tin ;  j'ai  des  %nis  qui  valent  bien  ceux  de  Musard  : 
votre  correspondant  ne  veut  plus  vous  envoyer  de 
marchandises  ;  je  saurai  pourquoi ,  et  en  travaillant 
pour  vous ,  je  travaille  encore  pour  moi  :  votre  fils 
aime  ma  fille ,  il  en  est  aimé ,  n'est-ce  pas  Sophie  ? 
marions-les  ;  c'est  ce  que  nous  avons  de  mieux  à  ^re. 

SOPHIE. 

Mais ,  mon  père  .... 

LEROND. 

Eh  !  oui ,  tu  l'aimes ,  c'est  convenu  ;  tu  ne  me  l'as  pas 
dit,  mais  je  l'ai  deviné. 

MADAME    MUSARD. 

En  vérité,  monsieur  Lerond,  vous  êtes  un  homme 
expéditif  !  Ah  !  pourquoi  mon  mari  ne  vous  ressemblâ- 
t-il pas? 

LEROND. 

Parbleu ,  madame ,  vous  savez  que  votre  mariage 
avec  Musard  est  la  seule  chose  pour  laquelle  il  ait  su 
me  prévenir;  mais  ne  nous  plaignons  pas  :  j'ai  été 
heureux  avec  ma  pauvre  défunte ,  vous  êtes  heureuse 
avec  lui..;. 

MADAME    MUSARD. 

Heureuse  !  ah  !  oui ,  fort  heureuse  ! 

LEROND. 

Oui ,  madame.  Musard  a  un  cœur  excellent  ;  et  puis- 
que nous  ne  pouvons  être  parfaits,  la  bonté,  grand 
Dieu  !  la  bonté  rachète  tous  les  défauts. 


Tome  IF.  j3 


194  MONSIEUR  MUSARD, 


SCÈNE  XII.  ^ 


DEL  AIGLE,   Madame  MUSARD,   LEROND, 
SOPHIE. 

DELAIGLE. 

Madame ,  la  voiture  que  monsieur  votre  mari  a  de- 
mandée est  à  la  porte  depuis  long-temps. 

LEROFD. 

Musard  a  demandé  une  voiture?  c'est  bon,  je  vais  la 
prendre. 

MADAME    MUSARD. 

Comment  !  vous  allez  la  prendre  ? 

LE  ROND. 

Eh!  oui  :  suite  d'habitude;  je  saisis  au  passage  tout 
ce  qu'il  demande  ;  mais  cette  fois  c'est  pour  le  servir.  Ne 
lui  dites  pas  que  je  suis  à  Paris  :  il  croirait  que  je  viens 
exprès  pour  lui  nuire.  Monsieur  Delaigle ,  à  une  heure 
précise  un  bon  déjeuner;  du  gibier,  du  poisson,  du 
Rordeaux,  du  Champagne.  Toi ,  ma  fille ,  entre  dans  ton 
appartement;  madame  Musard  voudra  bien  te  tenir 
compagnie.  Demain  nous  songerons  à  nous  divertir  ; 
aujourd'hui  repose  -  toi.  Quant  à  votre  mari ,  ne  le 
pressez  plus  tant  de  sortir,  puisque  je  cours  à  sa  place. 

(  //  sort.  ) 
SOPHIE,  a  madame  Musard. 

Je  n'ai  pas  le  temps  de  causer  avec  vous  ;  mais  mon- 
sieur Eugène ....  sa  santé  ? 

MADAME    MUSARD. 

Excellente  ;  il  va  venir  tout  à  l'heure ,  vous  le  verrez. 


SCÈNE  XIII.  195 

SOPHIE. 

Ah  !  ma  bonne  voisine ,  combien  je  trouve  mon  père 
aimable  de  m'avoir  amenée  à  Paris. 

MADAME    MUSARD. 

C'est  bon ,  c'est  bon ,  voici  monsieur  Musard. 

(  Sophie  entre  dans  son  appartement.  ) 

SCÈNE    XIIl. 

Madame  MUSARD;  MUSARD,  sortant  en  courant 
de  sa  chambre,  le  visage  couvert  de  poudre,  un 
petit  couteau  de  toilette  dune  main,  et  un  journal 
de  Vautre. 

MUSARD. 

Je  l'ai  devinée  ;  je  l'ai  devinée  ;  eh  !  vite ,  une  plume , 
de  l'encre  ;  oh  !  elle  n'était  pas  facile. 

MADAME    MUSARD. 

Eh  !  quoi  donc  ? 

MUSARD. 

La  charade. 

MADAME    MUSARD. 

La  charade  ! 

MUSARD. 

Eh!  oui,  la  charade  du  journal.  Un  prix  pour  ie 
premier  OEdipe.  Ce  n'est  pas  l'importance  du  prix, 
mais  l'amour-propre  !  et  d'ailleurs  un  camée  représen- 
tant les  mariages  Samnites ,  cela  doit  être  superbe  ! 
et  il  est  à  moi,  j'en  réponds.  Il  est  impossible  que 
d'autres  puissent  avant  moi....  «Mon  premier,  par 
«  mon  second,  mange  mon  tout.  »  Tu  ne  devines  pas? 
Chiendent;  c'est  clair.  Appelle  Joseph,  qu'il  porte  bien 

i3. 


196  MONSIEUR  MUSARD, 

vite  à  l'adresse  indiquée....  Diable  !  il  ne  faut  pas  se 
laisser  prévenir. 

MADAME    MUSARD. 

Fort  bien,  ne  vous  laissez  pas  prévenir  pour  des 
charades....  Oh!  en  vérité,  il  y  a  de  quoi  perdre  la 
tête.  Habillez- vous ,  sortez  ou  ne  sortez  pas  ,  faites  vos 
affaires  ou  devinez  des  logogriphes,  je  vous  assure  qu'à 
présent  tout  cela  m'est  fort  indifférent. 

{Elle  sort.) 


SCENE    XIV. 

MUSARD,  SEUL,    ÉCRIVANT. 

Elî  mais  !  qu'est-ce  qu'elle  a  donc  ma  femme  ?  elle 
est  folle.  Comment  !  quand  elle  devrait  partager  ma 
joie....  Joseph! 

SCÈNE   XV. 

MUSARD,  EUGÈNE,  ensuite   JOSEPH. 

MUSARD,  apercevant  Eugène. 
Ah  !  te  voilà?...  Joseph? 

EUGÈNE. 

Comment,  mon  père,  vous  en  êtes  encore  là  de 
votre  toilette  ! 

MUSARD. 

C'est  que  j'avais  une  lettre  très-pressée  à  écrire  pour 
une  charade. 


SCENE  XV.  197 

EUGÈNE. 

Pour  une  charade  ! 

MUSARD,  à  Joseph  qui  entre. 
Ah  !  Joseph ,  vite ,  porte  cette  lettre  à  son  adresse  , 
j'achèverai  de  m'habiller  sans  toi  ;  je  n'ai  que  ma  robe 
de  chambre  à  6 ter. 

(  Joseph  sort.  ) 

EUGÈWE. 

Comment ,  mon  père ,  pour  une  charade  ! 

MUSARD. 

Eh  !  oui ,  pour  une  charade ,  dont  je  ne  veux  pas  te 
dire  le  mot ,  parce  que  tu  serais  capable  de  souffler  le 
prix  à  ton  père.  (  En  ôtant  une  manche  de  sa  robe  de 
chambre.  )  Allons ,  vite ,  vite ,  à  présent ,  donne  -  moi 
mon  habit,  qui  est  là  sur  une  chaise. 

EUGÈNE. 

Eh  quoi  !  vous  voulez  mettre  votre  habit  avant  d'ôter 
votre  poudre  ? 

MUSARD. 

(  Jl  prend  le  journal  et  le  couteau  de  toilette  qui  est 
sur  la  table,   et  va  a  la  toilette,  sa  robe  de 
chambre  a  moitié  Stée.  ) 
Oh!  tu  as  raison;  qu'est-ce  que  je  fais  donc,  moi! 
c'est  que ,  vois-tu  ,  je  me  dépêche.  (  On  entend  un  pré- 
lude de  piano  dans  la  chambre  de  Sophie.  )  Ah  !  ah  ! 
qu'entends-je  ? 

SOPHIE  chante  de  sa  chambre. 

En  affaires  comme  en  voyage 
Choisissons  le  plus  court  chemin  j 
Suivons  le  précepte  du  sage, 
Ne  remettons  rien  à  demain. 


ïgS  MONSIEUR  MUSARD, 

Jeune  avocat  à  la  tribune , 
Jeune  amant  près  d'un  tendre  objet , 
Vous  tous  qui  courez  la  fortune, 
Souvenez-vous  de  mon  couplet. 
En  affaires  comme  en  voyage,  etc. 

MUSARD. 

C'est  une  aimable  voisine   que   monsieur  Delaigle 
aura  logée  dans  cet  appartement.  Jolie  voix! 
EUGÈNE,  a  part. 
Eh  mais  !  cette   voix....  me  tromperais-je....   c'est 
Sophie. 

MUSARD,  prenant  son  violon. 
Chut  !  chut  !  une  petite  galanterie  ;  je  vais  l'engager 
à  continuer  sa  chanson. 

[Il  va  a  la  porte  de  Sophie  la  manche  de  sa  robe 
de  chambre  pendante,  et  joue  la  ritournelle  de 
l'air.  ) 

SOPHIE  chante. 

Depuis  six  mois  Biaise  aime  Lise , 

Près  d'elle  il  soupire  et  se  tait; 

Depuis  six  mois ,  Lise ,  indécise , 

Attend  qu'il  chante  mon  couplet: 

En  affaires  comme  en  voyage. 

Choisissons  le  plus  court  chemin  ; 

Suivons  le  précepte  du  sage,  • 

Ne  remettons  rien  à  demain. 

EUGÈNE,  a  part. 
Je  n'en  peux  plus  douter ,  c'est  elle-même.  Elle  serait 
à  Paris  ?  quel  bonheur  ! 

MUSARD,  d'un  air  gai. 
Parbleu  !  c'est  une  aventure  qu'il  faut  suivre.  Eh  ! 


,       SCENE  XVI.  199 

vite ,  achevons  de  nous  habiller.  (  //  quitte  sa  robe  de 
chambre  et  va  prendre  son  habit.  )  Ah  !  si  j'étais  à 
votre  âge,  monsieur  mon  fils...  mais,  au  mien  même, 
je  serais  capable  de  vous  donner  des  leçons. 
EUGÈNE,  a  part. 
Par  quel  moyen  m'instruire.... 

MUSARD. 

Oui,  pendant  que  madame  Musard  n'y  est  pas... 
Vous  entendez  bien,  mon  fils,  que  c'est  une  petite 
plaisanterie  innocente. 

EUGÈNE. 

Oh  !  je  n'en  doute  pas. 

MUSARD. 

C'est  à  Paris  que  vous  devriez  faire  un  choix,  et 
non  pas  à  Saint-Quentin.  Cette  petite  Sophie!...  Oh! 
je  saurai  vous  surveiller  de  si  près  que  vous  ne  la 
verrez  pas. 

(  Ici  Sophie  ouvre  doucement  sa  porte.  ) 
EUGÈNE,  bas. 
Ciel  !  la  porte  s'ouvre  ;  c'est  elle-même. 
(  On  entend  dans  la  rue  des  chanteurs  italiens  qui 
chantent  pendant  une  partie  de  la  scène  suivante.) 

SCÈNE   XVI. 

MUSARD,  EUGÈNE,  SOPHIE. 

MUSARD. 

Ah  !  ah!  encore  de  la  musique?  eh  mais  !  c'est  en- 
chanteur !  Ah  !  c'est  dans  la  rue. 

(  Il  ouvre  la  fenêtre  et  i^egarde.  ) 


200  MONSIEUR  MUSARD, 

EUGÈNE,  bas  a  Sophie. 
Ah  !  Sophie. 

SOPHIE,  de  même. 
Prenez  garde. 

MUSARD,  de  lajenêtre ,  sans  se  retourner. 
Musique  itahenne,   chanteurs  itahens,   ils  ont  un 
goût,  une  manière  qui  n'est  qu'à  eux. 
EUGÈNE,  bas  a  Sophie. 
Quel  heureux  hasard  vous  conduit  à  Paris  ? 

SOPHIE,  ûfe  méW. 
Je  viens  d'arriver  avec  mon  père  ;  j'ai  déjà  vu  ma- 
dame votre  mère. 

MUSARD  se  retourne;  Sophie  ferme  vite  sa  poite. 
Bravo  !  bravo  !  Ah  !  parbleu  ,    ils  méritent  bien... 
{^A  Eugène,  après  avoir  cherché  dans  ses  proches.^ 
As-tu  quelque  monnaie  sur  toi? 

EUGÈNE ,  hd  donnant  de  la  monnaie. 
Oui ,  mon  père ,  en  voilà. 
MUSARD,  enveloppant  la  monnaie  dans  un  morceau 
du  journal  quil  a  porté  sur  la  toilette. 
Fort  bien  ,  je  l'enveloppe  dans   ma  charade.    Ces 
pauvres  gens  !   il  faut  encourager  les  arts  dans  tous 
les  états. 

SOPHIE,  entrouvrant  sa  porte. 
Mon  père  est  sorti  pour  arranger  les  affaires  du  vôtre. 
Il  nous  fait  espérer  que  nous  serons  heureux. 

EUGÈNE. 

Ah  !  Sophie ,  que  je  vais  l'aimer  ! 

(  Ici  les  chanteurs  cessent.  ) 
MUSARD ,  après  avoir  lancé  sa  monnaie  par  lajenêtre. 
Là  !  voilà  ce  que  c'est  ;  tout  près  de  la  boutique  du 


SCENE  XVII.  201 

parfumeur  :  bien  le  bonjour,  mes  amis.  {^11  ferme  la 
fenêtre   et   retourne  a  la  toilette;  il  aperçoit  Sophie 
dans  la  glace.)  Ab  !  ah  !  mon  fils  avec  la  voisine  !  voyons 
un  peu. 

(  //  va  en  reculant  doucement  vers  Eugène.  ) 

EUGÈNE. 

Mais,  quand  pourrai-je  causer  avec  vous,  avec  votre 
père?  j'ai  mille  cboses  à  vous  dire. 

SOPHIE,  apercevant  Musard près  d'Eugène. 

Paix! 

MUSARD,  se  retournant  vivement. 

Ab  !  je  vous  y  prends,  monsieur  mon  fils  !  Ciel  !  que 
vois~je?  Sophie  !  je  la  reconnais.  (^Sophie  a  ferme  sa 
porte  en  voyant  Musard.)  Comment,  monsieur,  vous 
osez  en  ma  présence!...  Mademoiselle  Lerond  à  Paris! 
dans  mon  hôtel!  avec  son  père,  sans  doute.  Monsieur 
Delaigle,  monsieur  Delaigle! 

EUGÈNE. 

En  vérité,  mon  père,  je  ne  sais... 

MUSARD. 

Vous  ne  savez ,  monsieur  !  et  moi ,  je  sais  et  je  vois 
que  vous  vous  moquez  de  votre  père,  que  vous  vous 
entendez  avec  ses  ennemis.  Monsieur  Delaigle....  Et 
c'est  elle  que  j'accompagnais;  si  j'avais  su...  Monsieur 
Delaigle! 

SCÈNE    XVII. 

EUGÈNE,  MUSARD,  DELAIGLE. 

DELAIGLE. 

Eh!  mon  Dieu!  monsieur,  me  voilà. 


ao2  MONSIEUR  MUSARD, 

MUSARD. 

Quelles  sont  les  personnes  qui  occupent  cet  appar- 
tement ? 

DELAIGLE. 

Un  voyageur ,  un  homme  de  votre  pays  précisément, 
qui  vient  d'arriver  avec  sa  fille. 

MUSARD. 

C'est  lui-même,  il  n'en  faut  pas  douter.  Ah!  vous 
logez  monsieur  Lerond? 

DELAIGLE. 

Oui,  monsieur,  c'est  son  nom. 

MUSARD. 

Eh  bien  !  monsieur ,  vt>us  pouvez  compter  que  je  ne 
coucherai  pas  ce  soir  dans  votre  maison.  Je  le  vois, 
c'était  arrangé;  mon  fils  était  au  fait,  il  a  choisi  ex- 
près cette  maison...  et  vous-même,  monsieur  Delaigle, 
vous  êtes  complice.... 

DELAIGLE. 

Monsieur ,  je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire  ;  ma 
maison  est  connue;  puis -je  refuser  les  voyageurs  qui 
me  font  l'honneur  de  descendre  chez  moi  ? 

MUSARD. 

Comment  si  vous  pouvez  refuser?  un  bel  honneur 
qu'il  vous  fait  là,  en  effet!  On  prévient  ses  locataires 
au  moins. 

SCÈNE  XVIII. 

EUGÈNE,  MUSARD,  Madame  MUSARD, 
DELAIGLE. 

madame    MUSARD. 

Eh!  mais,,  d'où  vient  donc  tout  ce  bruit? 


SCENE  XVIII.  2o3 

MUSARD. 

C'est  vous ,  madame.  Venez  remercier  votre  fils ,  il 
nous  a  bien  choisi  notre  appartement.  Monsieur  Le- 
rond ,  qui  vient  d'arriver  ici ,  qui  loge  là ,  en  face  de 
nous  ;  sa  fille  qui  ose  s'entretenir  devant  moi  avec  mon 
fils!  Quel  dessein  l'amène  à  Paris?  Il  ne  vient  que  pour 
me  nuire ,  me  contrarier ,  me  barrer  tous  les  passages. 
Mais  je  le  préviendrai  ;  je  lui  prouverai  que  quand  je 
m'en  mêle  j'ai  aussi  de  la  tenue ,  de  l'activité.  Eh  bien  ! 
monsieur  Delaigle ,  cette  voiture  que  j'ai  demandée 
depuis  une  heure  ? 

DELAIGLE. 

Eh  bien  !  monsieur ,  il  y  a  une  heure  qu'elle  est  ar- 
rivée. 

MUSARD. 

Eh  que  ne  le  disiez-vous  donc  ? 

DELAIGLE. 

Mais  on  l'a  prise ,  monsieur. 

MUSARD. 

Comment ,  on  l'a  prise  !  eh  !  qui  donc  ? 

DELAIGLE. 

Le  voyageur  de  cet  appartement. 

MUSARD. 

Monsieur  Lerond  a  pris  ma  voiture  ?  eh  bien  !  le 
voilà  déjà  qui  commence  ses  manœuvres.  C'est  pour 
agir  contre  moi,  je  le  parierais;  mais  je  lui  appren- 
drai.... J'irai  à  pied,  j'aurai  plus  tôt  fait.  {A  Eugène^ 
Monsieur  ,  je  vous  défends  de  voir  mademoiselle  Le- 
rond. Madame ,  veillez  sur  votre  fils  ;  vous  sentez  qu'il 
y  va  de  votre  gloire,  que  vous  me  compromettriez... 
Ma  canne,  mon  chapeau....  mon  parapluie,  le  temps 
n'est  pas  sûr.  {Delaigle  lui  donne  son  chapeau  et  son 


2o4  MONSIEUR  MUSARD, 

parapluie^  Ah!  monsieur  Delaigle,  vous  logez  mes 
ennemis ,  et  vous  laissez  pi'endre  ma  voiture.  Il  faut 
que  l'un  de  nous  deux  sorte  de  chez  vous ,  je  vous  en 
préviens. 

DELAIGLE. 

Ma  foi,  monsieur,  je  ne  ferai  pas  pour  vous  une 
malhonnêteté  à  un  galant  homme  qui  paraît  disposé  à 
faire  une  grande  dépense,  qui  m'a  ordonné  un  grand 
déjeuner. 

MTJSARD. 

Croyez-vous  donc  que  je  ne  sois  pas  en  état  de  faire 

autant  de  dépense  que  lui?  (//  tire  sa  montre?)  Onze 

heures    et    demie!  Ah!  mon  Dieu!  comme   le   temps 

passe!  Pas  possible!  voyons  la  votre....  {Delaigle  lui 

Juitvoirla  sienne^  Et  je  retarde  encore. 

(//  veut  i^égler  sa  montre^ 

MADAME    MUSARD. 

Mais,  mon  ami,  vous  êtes  pressé.... 

MUSARD. 

Ah!  tu  as  raison;  je  la  réglerai  aux  Tuileries.  Venez 
avec  moi ,  monsieur  Delaigle  ;  et ,  en  passant  dans  votre 
salle  à  manger,  je  vous  ordonnerai  un  repas  qui 
vaudra  bien  celui  de  monsieur  Lerond;  venez.  (// 
sort  et  revient.^  Ah!  mes  gants?....  ils  sont  dans  ma 
poche. 

{Il  sort.) 

SCÈNE   XIX. 

EUGÈNE,  Madame  MUSARD. 

EUGÈNE. 

Enfin  le  voilà  parti. 


SCENE  XXI.  io5 

MADAME    MUSARD. 

Il  ne  fera  rien ,  il  ne  trouvera  personne ,  j'en  ré- 
ponds ;  mais  tranquillise  -  toi  :  monsieur  Lerond  s'est 
chargé  d'agir  et  de  voir  tout  le  monde  à  sa  place. 

EUGÈNE. 

Quelle  bonté!  Mais,  ma  mère,  vous  qui  êtes  rai- 
sonnable..., 

SCÈNE  XX. 

EUGÈNE,  Madame  MUSARD,  MUSARD. 

MUSARD,  en  rentrant. 
Attendez-moi,  je  suis  à  vous  dans  l'instant. 

MADAME    MUSARD. 

Eh  bien!  c'est  encore  vous? 

MUSARD,  allant  a  la  toilette. 
C'est  ma  tabatière  que  j'ai  oubliée. 

EUGÈNE  ,  prenant  la  tabatière  sur  la  table. 
La  voilà ,  mon  père. 

MUSARD. 

C'est  bon;  je  ne  serai  pas  long-temps  absent.  Son- 
gez à  ce  que  je  vous  ai  dit,  monsieur. 

EUGÈNE,  le  reconduisant. 
Oui,  oui,  mon  père,  j'y  songe. 

[Musard  sort.) 

SCÈNE  XXI. 

EUGÈNE,  Madame  MUSARD. 

EUGÈNE. 

Ah!  ma  mère,  Sophie  est  là;  elle  aura  entendu  la 


2o6  MONSIEUR  MUSARD, 

défense  qu'on  vient  de  me  faire;  elle  n'osera  paraître. 
Si  vous  vouliez  permettre....  si  vous  vouliez  m'aider  à 
lui  persuader  qu'elle  me  sera  toujours  chère ,  que , 
malgré  l'animosité  de  mon  père,  elle  doit  encore  me 
voir,  me  souffrir  auprès  d'elle  avec  quelque  indulgence. 

MADAME    MUSARD. 

Comment!  si  je  le  permets!  je  vous  y  engage  même. 
[En  allant  ouvrir  la  pointe  de  Sophie.)  Il  est  vif,  mon 
fils  !  On  a  bien  raison  de  dire  que  les  garçons  tiennent 
de  leurs  mères.  Venez,  venez,  mademoiselle;  monsieur 
Musard  est  sorti. 


SCENE  XXII. 

EUGÈNE,    Madame   MUSARD,    SOPHIE. 

SOPHIE. 

Ah!  monsieur  Eugène ,  que  votre  père  est  cruel! 

EUGÈJYE. 

Je  vous  revois,  Sophie;  ne  troublez  pas  cet  instant 
par  le  souvenir  de  ce  que  vient  de  dire  mon  père.  Ja- 
mais, je  le  jure,  je  n'aurai  d'autre  épouse  que  vous. 

SOPHIE. 

Jamais  il  ne  consentira  à  notre  mariage. 

MADAME    musard. 

Allons ,  allons ,  ne  vous  désespérez  pas ,  enfants  que 
vous  êtes.  Monsieur  Lerond  et  moi  nous  sommes 
pour  vous.  Votre  père  a  fait  tant  de  mal  à  mon  mari 
quand  ils  étaient  rivaux,  qu'il  ne  peut  manquer  de 
lui  faire  du  bien  quand  il  devient  son  ami.  Monsieur 
Musard  a  bien  des  ridicules,  mais  il  est  juste  et  bon; 


SCENE  XXIII  207 

et  quand  il  devra  tout  à  votre  père,  il  ne  pourra  refu- 
ser son  consentement. 

SCÈNE  XXIII. 

EUGÈNE,  LEROND,  Madame  MUSARD, 
SOPHIE. 

LEROND,  en  entrant. 
Qu'il  ne  s'en  aille  pas ,  je  remonte  en  voiture  sur- 
le-champ.  Me  voilà.  Bonjour  Eugène.  J'ai  le  temps 
de  vous  rendre  compte  de  mes  courses.  Du  fond  de 
mon  fiacre  je  viens  d'apercevoir  Musard  lisant  je  ne 
sais  quelle  affiche  au  coin  de  la  rue ,  sous  son  para- 
pluie ,  car  il  commence  à  pleuvoir.  Bonnes  et  mau- 
vaises nouvelles.  D'abord  point  de  procès  avec  votre 
beau-frère  ;  il  y  a  deux  ans  qu'il  propose  une  transac- 
tion toute  à  votre  avantage  ;  Musard  l'a  acceptée ,  mais 
il  remet  de  jour  en  jour  à  envoyer  sa  procuration. 
Votre  beau -frère  ne  voulait  plaider  que  parce  qu'il 
était  excédé  de  ses  éternelles  remises.  J'ai  vu  son  avo- 
cat; il  rédige  la  transaction;  dans  un  quart  d'heure  je 
l'apporte  à  Musard ,  et  il  faut  espérer  qu'il  prendra  sur 
lui  de  signer.  Quant  à  la  place  que  le  jeune  homme 
sollicitait,  il  faut  y  renoncer;  d'hier  matin  elle  est 
donnée  à  un  concurrent,  qui  n'aurait  rien  obtenu  si 
Musard  avait  répondu  à  vingt  lettres  qu'on  lui  a  écrites , 
s'il  avait  songé  à  rendre  mille  petits  servises  qu'on  lui 
demandait,  qu'il  promettait  et  qu'il  oubliait.  Mais  je 
projette  pour  toi,  mon  cher  Eugène,  quelque  chose 
qui  te  dédommagera.  J'ai  vu  monsieur  Forhs,  votre 
correspondant;  il  est  furieux.  Votre  mari  est  ruiné, 
dit-il;  et  lui-même,  s'il  ne  rompt  pas  avec  Musard,  est 


2o8  MONSIEUR  MUSARD, 

obligé  de  manquer.  Il  y  a  un  mois  qu'il  attend  une 
rentrée  considérable  que  votre  mari  doit  lui  faire , 
point  de  nouvelles.  Il  dit  que ,  depuis  que  Musard  a 
renvoyé  ce  commis  intelligent  que  j'ai  pris  chez  moi , 
et  dont  je  suis  fort  content,  il  est  impossible  qu'il  ter- 
mine une  affaire. 

MADAME     MUSARD. 

Erh!  mais,  mon  mari  m'a  parlé  en  effet  d'une  lettre 
de  change  de  trente  mille  francs  qu'il  devait  porter 
lui-même  à  la  poste  il  y  a  un  mois.  Ab!  mon  Dieu! 
serait-elle  égarée? 

LEROND. 

Qu'il  devait  porter  lui-même  à  la  poste!  il  se  sera 
amusé  quelque  part,  et  la  lettre  ne  sera  pas  partie. 
Mais  permettez ,  madame ,  j'ai  connu  dans  mes  voyages 
un  homme  du  caractère  de  Musard;  sa  femme  avait 
une  excellente  habitude;  tous  les  soirs  elle  visitait  les 
poches  de  son  mari ,  et  par  cette  précaution  elle  lui  a 
épargné  bien  des  malheurs. 

MADAME    MUSARD. 

Eh  !  mon  Dieu  !  monsieur ,  j'y  ai  pensé  plus  d'une 
fois;  mais  je  n'ai  jamais  osé. 

LEROND. 

Beau  scrupule  avec  un  homme  de  ce  caractère  !  Son- 
gez donc  que  c'est  pour  lui  rendre  service  ;  cette  lettre 
de  change  perdue  !  c'est  peut-être  le  seul  moyen  de  sa- 
voir ce  qu'elle  est  devenue;  je  gage  que  nous  trouve- 
rons à  Saint-Quentin,  ou  ici  même... 

MADAME    MUSARD 

Eh!  oui,  vraiment,  ici;  il  s'est  amusé  à  emballer 
tous  ses  habits,  comme  si  nous  devions  rester  huit 
mois  à  Paris  ;  et  comme  il  ne  souffre  pas  que  son  do- 


SCÈNE  XXIV.  209 

niestique  y  touche ,  parce  qu'il   passe  une  heure  à  les 
brosser  lui-môme  tous  les  matins.... 

LEKOND. 

Allons,  allons ,  un  peu  de  hardiesse;  l'intention  nous 
justifie;  et  d'ailleurs,  en  votre  présence,  en  présence 
de  son  fils,  il  ne  peut  pas  y  avoir  de  mal. 

M  A.DAME    MUSARD. 

Et  nous  allons  peut-être  découvrir  encore  quelque 
nouveau  malheur  dont  nous  ne  nous  doutons  pas. 

SCÈNE    XXIV. 

EUGÈNE,  LEROND,  Madame  MUSARD,  JOSEPH. 

JOSEPH,  remettant  un  papier  a  madame  Musard. 

Madame ,  monsieur  que  je  viens  de  rencontrer  dans 
la  rue  du  Coq-Saint-Honoré,  où  il  examine  des  cari- 
catures nouvelles  chez  un  marchand  d'estampes ,  m'a 
chargé  de  vous  remettre  ce  reçu  de  l'auteur  de  la  cha- 
rade ,  et  de  vous  dire  que  par  malheur  il  était  le  cent 
soixante-dix-huitième  OEdipe. 

LEROND. 

Nous  avons  une  autre  énigme  à  deviner. 

MADAME    MUSARD. 

Oui.  Venez,  Joseph;  j'ai  quelques  ordres  à  vous 
donner. 

(  Elle  sort  avec  Joseph.  ) 


Tome  IV.  I  4 


210  MONSIEUR  MUSARD, 

SCÈNE  XXV. 

EUGÈNE,  LEROND,  SOPHIE. 

LEROND. 

Eh  bien!  Eugène,  tu  ne  dis  rien  à  ma  fille  ? 

EUGÈNE. 

Pardon ,  monsieur  ;  mais  je  songe  aux  malheurs  de 
mon  père,  qu'il  est  loin  de  prévoir,  qu'il  a  peut-être 
provoqués,  mais  que  sa  probité,  son  honneur,  et  la 
pureté  de  son  ame  étaient  loin  de  lui  mériter. 

SOPHIE. 

Eh  bien!  monsieur  Eugène,  nous  nous  réunirons  à 
vous  pour  le  consoler;  qu'il  consente  à  me  nommer  sa 
fille,  et  mes  soins  et  les  vôtres,  partagés  entre  lui  et 
mon  père,  assureront  le  bonheur  de  nos  deux  familles. 

EUGÈNE. 

Ah!  mademoiselle,  puis -je  encore  songer  à  vous 
épouser? 

LEROND. 

Et  pourquoi  donc  n'y  songerais -tu  plus,  je  t'en 
prie? 

SOPHIE. 

Que  dites-vous  donc  là ,  monsieur  Eugène  ? 

EUGÈNE. 

Si  mon  père  est  ruiné,  si  un  autre  a  la  place  que  je 
sollicitais. 

LEROND. 

D'abord,  trente  mille  francs  ne  ruineront  pas  ton 
père;  ils  ne  sont  pas  encore  perdus  d'ailleurs.  Quant 


SCENE  XXVI. 


à  la  place ,  eh  bien  !  si  je  te  trouve  assez  riche  pour 
ma  fille  ! 

SOPHIE. 

Là,  qu'aurez-vous  à  dire? 

SCÈNE    XXVI. 

EUGÈNE ,  LEROND ,  JOSEPH ,  Madame  MUS ARD  , 
SOPHIE. 

(Joseph  a  les  mains  pleines  des  papiej^s  au  il  a  trouvés 
dans  les  poches  de  Musard. 

MADAME   MUSARD. 

Apportez  tout  cela ,  Joseph.  {^A  Lerond. )  Voilà  tout 
ce  que  nous  avons  trouvé. 

LEROIYD. 

Parbleu  !  c'est  bien  assez.  Procédons  à  l'inventaire, 
(  Prenant  les  papiers  les  uns  après  les  autres.  )  «  Recueil 
«  de  chansons  inédites  pour  mariages ,  fêtes ,  et  autres 
«  réunions.  «  C'est  de  son  écriture  ;  le  pauvre  homme  !.... 
Un  papier  chiffonné  !  «  Acrostiche  satirique  contre 
monsieur  Lerond.  » 

MADAME    MUSARD. 

Ah  !  monsieur,  que  je  suis  honteuse  !.... 
LEROND ,  remettant  ce  papier  a  madame  Musard,  qui 
le  déchire. 

Eh!  non,  madame,  il  faut  en  rire  comme  moi.  Des 
lettres  toutes  cachetées ,  dont  l'adresse  est  de  son  écri- 
ture :  une  pour  Marseille,  une  pour  Bordeaux. 

MADAME    MUSARD. 

Il  y  a  peut-être  cinq  ou  six  mois  qu'elles  sont  dans  sa 
poche. 

14. 


ai2  MOÎ^SIEUR  MUSARD, 

LEROND. 

«  A  madame  Raymond ,  boulevard  Montmartre.  » 

MADAME    MUSARD. 

C'est  ma  marchande  de  modes  ;  c'est  de  mon  écritm^e. 
J'avais  chargé  monsieur  Musard  d'envoyer  cette  lettre 
avec  les  siennes  ,  je  ne  m'étonne  plus  si  je  n'ai  pas  reçu 
ma  capote  de  satin  violet. 

L  E  R  o  N  D ,  continuant  son  inventaire. 

D'autres  chiffonnées  et  décachetées ,  à  l'adresse  de 

Musard  :  tenez,  madame,  lisez,  cela  vous  regarde 

Vivat  !  voilà  celle  que  nous  cherchions  ;  cinq  cachets , 
à  monsieur  Forlis  ;  les  lettres  de  change  sont  là-dedans , 
je  le  parierais.  {_A  Joseph,  en  lui  l'emettant  les  papiers .  ) 
Tiens,  mon  garçon,  celle-ci  à  la  poste,  celle-là  à  son 
adresse  :  on  trouvera  la  date  un  peu  ancienne,  c'est 
égal  ;  vaut  mieux  tard  que  jamais  ;  il  sera  censé  avoir 
écrit  de  Saint-Pétersbourg.  Quant  à  celle  du  correspon- 
dant, je  m'en  charge,  et  j'y  retourne, 

(  Joseph  sort.  ) 

MADAME  MUSARD,  examinant  d'autres  papiers. 

Ah  !  mon  Dieu  ! 

LEE.OND. 

Quoi  donc  ? 

MADAME    MUSARD. 

Voici  bien  autre  chose.  Des  billets  à  ordre  qui  n'ont 
pas  été  payés....  une  seconde  lettre  du  marchand  qui 
les  a  envoyés ,  et  qui  nous  annonce  le  protêt.  On  a  dû 
le  signifier  à  domicile  avant -hier,  le  jour  de  notre 
départ. 

LEROND. 

Allons ,  allons ,  calmez-vous  ;  tout  peut  encore  se  ré- 
parer; mais  voici  qui  augmente  les  courses  que  j'ai  à 


SCENE  XX7II.  2i3 

faire.  Viens  avec  moi,  Eugène,  tu  m'aideras.  Mais, 
madame,  savez -vous  sur  qui  étaient  ces  lettres  de 
change  ? 

MADAME    MUSARD. 

Sur  un  monsieur  Dorneville. 

LEROND. 

Diable  !  tant  pis  î  voilà  quinze  jours  qu'il  a  suspendu 
ses  paiements. 

MADAME    MUSARD. 

Voyez  que  quand  même  on  les  retrouverait,  c'est 
autant  de  perdu  ;  et  qu'au  contraire ,  si  on  les  avait  pré- 
sentées à  l'échéance  il  y  a  un  mois.... 

LEROWD. 

J'entends  Musard,  je  sors  par  cette  porte;  toi,  ma 
fille ,  rentre  dans  notre  appartement  ;  du  courage , 
madame ,  vous  aurez  bientôt  de  mes  nouvelles.  Viens , 
Eugène. 

(  //  sort  avec  Eugène.  ) 


SCENE    XXVII. 

Madame  MUSARD,  seule. 

A  merveille!  des  créanciers  qu'on  ne  paie  pas,  des 
débiteurs  qui  font  banqueroute ,  et  tout  cela  par  sa 
faute  !  Allons ,  rien  n'est  plus  constant ,  cet  homme-là 
ne  peut  plus  continuer  son  commerce;  et  plût  au  ciel 
encore  qu'il  l'eût  quitté  plus  tôt  !  Lui ,  négociant  !  il  ne 
l'a  jamais  été;  sans  cet  honnête  commis  qu'il  a  renvoyé^ 
il  y  a  long-temps  qu'il  serait  ruiné. 


ai4  MONSIEUR  MUSARD, 

SCÈNE   XXVIII. 

Madame  MUSARD;  MUSARD,  portant  de  la 
musique  et  des  caricatures  ;  un  garçon 
MARCHAND ,  portant  un  baromètre. 

MUSARD. 

Posez  tout  cela  sur  cette  table.  Pardon ,  ma  femme , 
tu  as  à  te  plaindre  de  moi....  je  vais  t'expliquer  cela 
tout  à  l'heure ,  et  pour  faire  la  paix  ,  j'ai  voulu  te  faire 
un  petit  cadeau  :  un  baromètre  excellent;  ce  n'est  qu'à 
Paris  qu'on  peut  trouver  de  ces  choses-là. 

madame    MUSARD. 

Oui,  oui,  continuez,  achetez,  satisfaites  tous  vos 
goûts  ;  vous  êtes  trop  riche. 

MUSARD. 

Mais  regarde  donc  ;  cela  fera-t-il  un  assez  joli  effet 
dans  notre  salle ,  sur  notre  tapisserie  à  personnages , 
en  regard  avec  notre  pendule  en  marqueterie.  C'est  un 
louis  que  je  vous  dois,  mon  ami;  tenez.  (^Le  garçon 
examine  le  louis.  )  Oh  !  il  est  de  poids ,  je  les  pèse  tous 
moi-même. 
LE  MARCHAND,  remettant  des  adresses  imprimées 

a  MiLsard. 
Si  monsieur  est  content,  voilà  des  adresses. 

MUSARD. 

Donnez ,  donnez  ;  je  les  distribuerai  à  tout  Saint- 
Quentin.  Rien  le  bonjour,  mon  ami.  (  Le  garçon  soi^t.  ) 
Et  puis  deux  sonates  nouvelles  pour  violon  ou  forte- 
piano  ,  ad  libitum. 

(  Il  fredonne.  ) 


SCENE  XXVIII.  2i5 

MADAME    MUSARD. 

Oui ,  chantez ,  chantez  ! 

MUSARD. 

Et  puis  une  collection  de  caricatures ,  oh  !  vraiment 
comiques  ! 

MADAME    MUSARD. 

On  devrait  bien  en  faire  une  sur  vous. 

MUSARD. 

Or  çà,  maintenant,  il  faut  que  je  te  dise  :  tu  t'ima- 
gines que  j'ai  été  par-tout?  Eh  bien!  point  du  tout,  je 
n'ai  été  nulle  part. 

MADAME    MUSARD. 

Comment  !  vous  n'avez  été  nulle  part. 

MUSARD. 

Ecoute  donc ,  il  était  tard  ;  on  ne  peut  pas  marcher 
dans  Paris  comme  on  veut.  Comment  passer  devant 
ces  belles  boutiques  de  meubles ,  de  bijouterie ,  sans 
s'arrêter ,  sans  examiner ,  quand  on  est  curieux  de  belles 
choses  ;  et  d'ailleurs  j'ai  marchandé  un  elzévir  chez  un 
libraire  bouquiniste  ;  il  était  trop  cher  :  ensuite  ,  comme 
il  pleuvait,  je  n'ai  pas  pu  sortir  des  galeries  de  bois; 
et  enfin  j'ai  fait  des  réflexions....  J'irai  demain,  ou  plutôt 
j'écrirai;  car  vois-tu,  est-il  bien  que  j'aie  l'air  de  courir 
après  les  gens?  Je  leur  demanderai  un  rendez-vous. 

MADiAME    MUSARD. 

Moi ,  monsieur ,  j'ai  appris  de  belles  nouvelles  pen- 
dant votre  absence. 

MUSARD. 

Eh  quoi  !  donc  . .  .  (  Admirant  son  baromètre.  )  Le 
beau  baromètre  ! 

MADAME    MUSARD. 

D'abord,  la  place  que  votre  fils  sollicitait  est  donnée 
à  un  autre. 


■2i6  MONSIEUR  MUSARD, 

MUSARD. 

On  ne  l'aura  pas  jugé  capable'. . .  {^Prenant  les  so- 
Tiates.)  Les  sonates  sont  de  Pleyel. 

MADAME    MUSARD. 

Pardonnez-moi,  votre  fils  est  capable  de  tout;  tout 
son  malheur  est  d'avoir  un  père  qui  n'est  capable  de 
rien. 

MUSARD. 

Ah  !  capable  de  rien ,  madame  Musard  ? 

MADAME    MUSARD. 

N'avez-vous  pas  souscrit  des  billets  à  ordre  pour  le 
quinze  ? 

MUSARD. 

Eh  bien  !  qu'on  se  présente. 

MADAME    MUSARD. 

On  s'est  présenté ,  vous  n'avez  pas  payé ,  on  a  pro- 
testé. 

MUSARD. 

Allons  donc  . .  .  Eh  !  mais ,  c'est  possible  ;  le  quinze 
au  matin  j'ai  fait  dire  que  je  n'étais  pas  visible  ;  je 
voulais  achever  le  dernier  volume  de  ce  roman  si  in- 
téressant. 

MADAME    MUSARD. 

Et  ces  lettres  de  change  sur  Dorneville,  que  vous 
deviez  mettre  à  la  poste?  Elles  ne  sont  pas  parties? 

MUSARD. 

Ah  !  mon  Dieu  !  je  m'en  souviens  :  en  me  disputant 
avec  le  directeur  de  la  poste  sur  un  apophthegme  de  mé- 
decine (car  il  est  aussi  médecin  notre  directeur  de  la 
poste),  j'ai  mis  la  lettre  dans  ma  poche,  et  je  l'ai  suivi 
chez  un  malade.  J'ai  eu  tant  d'occupations  depuis  ce 
temps-là  ! 


SCENE  XXVIII.  217 

MADAME    M  USARD. 

Et  depuis  un  mois,  monsieur  Dorneville  n'a-t-il 
pas  suspendu  ses  paiements  ! 

MUSARD. 

On  me  l'a  dit. 

MADAME    MUSARD. 

Etonnez-vous,  après  ces  beaux  chefs-d'œuvre,  que 
votre  correspondant  ne  veuille  plus  faire  d'affaires  avec 
vous,  qu'on  ait  donné  la  place  à  un  autre  qu'à  votre 
fils  ;  et  ce  procès  dont  me  menaçait  mon  beau  -  frère  ! 
si  par  aventure  monsieur  Lerond .... 

MUSARD. 

Monsieur  Lerond  ?  je  l'aurais  parié  ;  il  est  pour  beau- 
coup dans  tout  cela.  Maudit  homme  !  c'est  lui  qui 
m'attire  tous  ces  malheurs. 

MADAME    MUSARD. 

Eh  !  non ,  non ,  monsieur  ;  c'est  vous  seul  qui  par 
votre  inertie,  votre  insouciance,  ce  que  vous  appelez 
le  vague  heureux  de  l'esprit,  avez  tout  fait,  tout  pré- 
paré, tout  perdu.  Or,  maintenant,  achetez  des  baro- 
mètres, faites  des  recueils  de  chansons,  félicitez  -  vous 
de  vous  lever  tous  les  matins  sans  savoir  ce  que  vous 
ferez  dans  la  journée ,  de  sortir  sans  savoir  oii  vous 
irez ,  de  vous  égarer  dans  vos  promenades ,  d'interro- 
ger les  passants ,  d'examiner  les  boutiques ,  de  deviner 
à  quel  point  en  sont  deux  personnes  qui  se  donnent  le 
bras  ;  trente  mille  francs  perdus  ,  des  billets  à  ordre 
protestés ,  notre  fils  sans  état  :  c'est  charmant  ! 

MUSARD. 

Oh  !  pour  cette  fois  j'ai  tort.  Mais  allons ,  il  ne  faut 
pas  perdre  la  tête  ;  tu  vas  voir  que  je  sais  agir. 


tii8  MONSIEUR  MUSARD, 

MADAME    MUSARD. 

Eh  !  mon  Dieu  !  restez  tranquille ,  c'est  tout  ce  que 
je  vous  demande.  Qu'allez- vous  faire?  entamer  des 
démarches  pour  ne  les  pas  achever,  sortir  pour  aller 
dans  un  endroit,  et  aller  dans  un  autre  :  restez,  niai- 
sez ,  musez ,  et  laissez  faire  aux  autres. 

MUSARD. 

Mais  cependant,  ma  femme,  il  me  semble ....  Al- 
lons, allons,  je  pars  et  je  prends  une  voiture,  afin  de 
n'être  pas  tenté  de  m'amuser  en  route.  Joseph .... 
Mais  comment  diable  as -tu  fait  pour  découvrir  tout 
cela  ? 

MADAME    MUSARD. 

En  faisant  ce  que  j'aurais  dû  faire  depuis  long- 
temps, en  me  faisant  donner  par  Joseph  tout  ce  qui 
était  dans  vos  habits. 

MUSARD. 

Comment  !  on  s'est  permis  .... 

SCENE  XXIX. 

Madame  MUSARD ,  JOSEPH,  MUSARD. 

JOSEPH. 

Me  voilà ,  monsieur. 

MUSARD. 

Je  vous  trouve  bien  hardi ,  monsieur ,  d'oser  fouiller 
dans  mes  poches  ! 

JOSEPH. 

Eh  !  mais,  monsieur,  c'est  madame  .... 

MADAME    MUSARD. 

Elî!  oui,  monsieur,  c'est  moi;  n'allez -vous  pas  me 


SCENE  XXIX.  219 

gronder  encore,  quand  c'est  à  cet  expédient  que  je 
dois  la  découverte  de  tous  vos  malheurs  ? 

(^Joseph  va  à  la  table  y  ou  il  regarde  les 
caricatures,  ) 

MUSARD. 

Vous  gronder  ?  non  pas  ;  mais  cela  n'en  est  pas 
moins  très-indiscret.,..  Ne  vous  exposiez-vous  pas  à 
trouver  telle  chose ....  telle  lettre  qui  vous  aurait 
déplu,  ma  femme. 

MADAME    MUSARD. 

Oui,  je  vous  le  conseille;  faites  l'homme  à  bonnes 
fortunes'!  Eh!  que  pouvais -je  trouver  qui  m'affligeât 
plus  que  ce  que  j'ai  appris  ? 

MUSARD. 

Mais  enfin  qu'avez-vous  fait  de  ces  lettres  de  change? 

MADAME    MUSARD. 

Ne  fallait -il  pas  vous  les  remettre  pour  que  vous 
les  oubliassiez  encore?  Je  les  ai  confiées.. . . 

MUSARD. 

A  qui  donc  ? 

MADAME    MUSARD. 

Eh  vraiment ....  à  votre  fils. 

MUSARD. 

A  mon  fils!  Beau  chef-d'œuvre!  Un  étourdi,  tout 
entier  à  son  ridicule  amour  ,  qui  ne  s'occupera  pas 
plus  de  mes  affaires ....  Fort  bien  !  Comme  si  ce  n'était 
pas  assez  de  mes  sottises ,  il  faut  encore  que  je  songe 
à  réparer  celles  des  autres. 


220  MONSIEUR  MUSARD, 

SCÈNE    XXX. 

Madame  MUSARD,  MUSARD,  DELAIGLE, 
JOSEPH. 

DELAIGLE. 

Dans  quelle  chambre  monsieur  veut  -  il  qu'on  serve 
le  déjeuner? 

MUSARD. 

Eh  bien!  voyez  si  l'on  peut  terminer  une  chose  sé- 
rieuse quand  on  est  importuné,  dérangé  pour  des  ba- 
gatelles. {^A  Delaigle.)  Dans  la  chambre  du  fond.  (^ 
sa  femme.  )  C'est  vous ,  madame ,  qui  devriez  au  moins 
vous  mêler  de  tous  ces  petits  détails.  (^A  Delaigle.^ 
Trois  couverts.  Allons,  je  vais  tâcher  de  rejoindre 
mon  fils;  je  prendrai  moi-même  une  voiture  sur  la 
place.  Joseph ,  allez  aider  monsieur  Delaigle.  Je  cours 
chez  Dornevilie ,  chez  Forlis. 

DELAIGLE,    à   Josepll. 

Eh  !  mais ,  venez  donc ,  mon  ami  ;  comment  !  vous 
vous  amusez  à  regarder  des  caricatures  quand  votre 
maître  vous  ordonne  de  me  suivre. 

(//  sort  cwec  Joseph.  ) 

MUSARD. 

Je  passe  ensuite  chez  l'homme  à  l'ordre  duquel  j'ai 
souscrit  des  billets ... 

(  Il  veut  sortir.  ) 

.  SCÈNE   XXXI.       ^ 

Madame  MUSARD,  MUSARD,  L'HUISSIER, 

l'huissier. 
Monsieur  Musard? 


SCENE  XXXI.  221 

MUSARD. 

C'est  moi-même ,  monsieur. 

l'huissier. 
Monsieur,  j'ai  l'iionneur  d'être  huissier. 

MADAME    MUSARD. 

Là  !  un  huissier  ! 

MUSARD. 

Hélas!  monsieur,  je  sais  pourquoi  vous  venez. 

l'huissier. 
Ah!  vous  le  savez. 

MUSARD. 

Il  s'agit  de  certains  hillets  à  ordre  ? 

l'huissier. 
Précisément. 

MUSARD. 

On  aura  découvert  que  je  suis  arrivé  à  Paris.... 

l'huissier. 
D'hier  au  soir. 

MUSARD. 

Eh  bien!  monsieur,  j'y  ferai  honneur,  sans  doute; 
mais  j'ai  besoin  de  quelques  jours  ;  il  faut  que  j'écrive 
à  Saint-Quentin. 

l'huissier. 

Mais  point  du  tout,  monsieur;  vous  venez  de  m'en- 
voyer  les  fonds  nécessaires  pour  faire  des  offres  réelles 
à  la  personne  à  laquelle  ils  sont  dus. 

MUSARD. 

Qu'est-ce  que  vous  dites  donc? 
l'huissier. 
La  vérité.   Vos  prénoms  ,   s'il  vous  plaît  ?  Ne  les 
sachant  pas ,  je  les  ai  laissés  en  blanc. 

(//  va  à  la  table.) 


111  MONSIEUR  MUSARD, 

M  u  s  A  R  D ,  le  suivant. 
Mes  prénoms?  mais  je  voudrais  savoir.... 

SCÈNE   XXXII. 

Madame  MUSARD,  UN  COMMIS  MARCHAND, 
MUSARD,  L'HUISSIER. 

LE    COMMIS. 

C'est  à  monsieur  Musard  que  j'ai  l'honneur  de  parler? 
Je  suis  le  premier  commis  de  monsieur  Forlis,  votre 
correspondant;  il  part  à  l'instant  pour  la  campagne, 
et  je  viens  en  son  absence.... 

MUSARD. 

Ah  !  monsieur ,  il  s'agit  de  ces  lettres  de  change  sur 
Dorneville  :  je  ne  sais  comment  il  se  fait  qu'elles  ne 
soient  point  arrivées... 

LECOMMIS. 

Il  est  certain  que  ce  retard  avait  alarmé  et  aigri 
contre  vous  monsieur  Forlis;  mais  enfin,  au  moment 
de  monter  en  voiture ,  il  vient  de  recevoir  de  votre  part 
le  paquet  que  vous  deviez  charger  à  la  poste... 

MUSARD. 

De  ma  part ,  dites-vous  ? 

LE    COMMIS. 

Oui,  monsieur;  ce  retard  était  d'autant  plus  fatal, 
que  depuis  quinze  jours  le  débiteur  avait  suspendu  ses 
paiements  ;  mais  comme  les  lettres  de  change  viennent 
d'être  endossées  et  acquittées  par  un  homme  très-solide.. 

MUSARD. 

Endossées ,  acquittées  par  un  homme  très-solide  !  Et 
par  qui  donc? 


SCENE  XXXIII.  223 

l'huissier.  # 

Pardon ,  monsieur  ;  mais  je  suis  très-pressé  ;  vos  pré- 
noms ,  s'il  vous  plaît  ? 

LE    COMMIS. 

Je  le  suis  aussi.  Faites-moi  le  plaisir  de  signer  ce  petit 
accord  entre  vous  et  monsieur  Forlis ,  qui  continuera 
très-volontiers  de  servir  de  correspondant  à  votre  mai- 
son. 

MUSARD. 

Mes  prénoms!  signer  !  on  paie  mes  dettes!  on  endosse 
et  on  acquitte  les  effets  d'un  homme  en  faillite!..  Per- 
mettez donc,  messieurs  ;  je  veux  savoir  auparavant  quel 
est  l'honnête  homme  qui  s'est  mêlé  si  heureusement  de 
mes  affaires. 

SCÈNE  XXXIII. 

EUGÈNE,   Madame   MUSARD,    LEROND ,   MU- 
SARD, LE  COMMIS,  L'HUISSIER. 

LEROND ,  qui  est  entré  avec  Eugène  pendant  que 
Mus  ard  parlait. 
Eh  parbleu  !  c'est  moi. 

MUSARD. 

Monsieur  Lerond  ! 

MADAME    MUSARD. 

Je  m'en  doutais. 

EUGÈNE. 

Ah  !  mon  père ,  quelle  reconnaissance  ne  devons-nous 
pas  à  ce  brave  monsieur  Lerond  ! 

LEROND. 

Paix ,  Eugène.  Ce  que  j'ai  fait  est  tout  simple  ;  les  bil- 
lets à  ordre  protestés,...  bagatelle  ;  Musard  aurait  payé 


9.24  MONSIEUR  MUSARI)', 

Ébus  quelques  jours,  j'avance  la  somme;  il  n'y  a  rien 
à  en  conclure  contre  la  solidité  de  ta  maison.  Il  est 
constant ,  par  la  date  de  la  lettre  que  tu  avais  oubliée , 
qu'il  y  a  un  mois  que  les  lettres  de  change  devraient 
être  à  Paris.  Ce  n'f^st  pas  ta  faute  si  Dorneville  a,  dans 
l'intervalle ,  suspendu  ses  paiements  ;  mais  ce  n'est  pas 
la  sienne  non  plus  ;  c'est  un  galant  homme  qui  éprouve 
un  embarras  momentané.  En  endossant  et  en  acquittant 
ses  effets,  je  ne  risque  rien.  Voilà  la  transaction  entre 
ton  beau-frère  et  toi;  j'en  ai  donné  connaissance  à 
Eugène;  elle  est  telle  que  tu  pouvais  la  désirer.  Ton 
fils  n'a  point  la  place  qu'il  sollicitait,  mais  si  tu  m'en 
crois,  tu  ratifieras  ce  que  j'ai  cru  devoir  mettre  dans 
l'accord  entre  Forlis  et  toi  ;  seule  condition  d'ailleurs  à 
laquelle  Forlis  consente  à  continuer  d'être  ton  corres- 
pondant. Tu  associes  ton  fils ,  et  tu  le  mets  à  la  tête  de 
ta  maison  ;  un  homme  comme  toi  a  besoin  d'un  commis 
de  confiance,  et  ton  fils  est  le  meilleur  que  tu  puisses 
choisir.  Avec  lui  tu  pourras,  sans  te  compromettre, 
lire  des  romans,  faire  de  la  musique,  te  promener, 
t'égarer,  enfin  muser  tout  à  ton  aise.  Quand  tu  n'auras 
plus  rien  à  faire,  tu  seras  l'homme  du  monde  le  plus 
aimable.  Ne  me  remercie  pas  de  t'avoir  rendu  service , 
ne  parlons  plus  du  passé,  et  embrasse-moi. 

MUSA.RD. 

Ma  foi,  de  tout  mon  cœur. 

LEROND. 

Nous  avons  encore  une  autre  affaire  à  terminer:  signe 
la  transaction,  finis  avec  ces  messieurs,  je  reviens  dans 
l'instant. 

(  //  i^entre  chez  lui.  ) 


-    SCÈNE  XXXIV.  225 

SCÈNE    XXXIV. 

EUGÈNE,  Madame  MUSARD,  MUSARD  ,  LE 
COMMIS ,  L'HUISSIER. 

MUSARD. 

Ah,  sans  doute, je  signe, je  finis.  Ce  cher  Lerond  1 
comme  je  l'ai  méconnu  ! 

l'huissier. 
Enfin,  monsieur,  vos  prénoms? 

MUSARD. 

Mes  prénoms,  c'est  juste. . .  Moi,  qui  croyais  qu'il 
ne  venait  à  Paris  que  pour  agir  contre  moi. 

MADAME    MUSARD. 

Ecrivez,  monsieur,  Jacques  -  Alexandre. 

MUSARD. 

Jacques  -  Alexandre ,  c'est  cela  même. 

(  L'huissier  sort.  ) 

LE    COMMIS. 

Ainsi,  monsieur,  vous  consentez  à  signer? 

MUSARD. 

Comment!  si  j'y  consens?  je  croirais  manquer  à  îa 
reconnaissance,  si  je  ne  ratifiais  pas  tout  ce  qu'a  fait 
ce  cher  Lerond. 

EUGÈNE,  lui  pj^ésentant  une  plume. 

Mon  père,  voici  la  plume. 

MUSARD. 

Ah!  j'approuve  ton  impatience,  elle  est  naturelle..,. 
Mais,  dis-moi  donc;  tu  as  donc  couru  par-tout  avWlui  ? 

EUGÈNE. 

Eh!  mon  père,  je  ne  vous  donnerai  aucune  expli- 
cation que  vous  n'ayez  signé. 

Tome  IF.  1 5 


226  MONSIEUR  MUSARD, 

MUSARD. 

Tu  as  raison.  Ah!  mon  Dieu!   la  mauvaise  plume! 
donne-moi  donc  un  canif  que  je  la  taille. 

EUGÈNE. 

Tenez,  mon  père,  en  voilà  une  autre. 

MUSARD, 

Allons,  allons,  je  me  dépêche.  {Il  signe  et  se  leçe.) 
Maintenant ,  dis  -  moi .... 

MADAME    MUSARD. 

Mais  il  y  a  encore  la  transaction. 
MUSARD,  signanL 

Ah  !  la  transaction C'est  que  je  suis  d'une  joie , 

-d'un  contentement {Madame  Musard,   cr^ojant 

qu'il  a  fini  y  veut  j^etirer  le  papier.^  Attendez  donc,  et 
mon  paraphe  donc  !  Diable  !  c'est  important  !  Grâce  à 
mon  paraphe,  je  suis  peut-être  le  seul  négociant  dont 
on  ne  puisse  contrefaire  la  signature.  Là ,  voilà  ce  que 
c'est.  (//  se  ïhve.^  J'espère  qu'à  présent  tu  vas  me 
conter ....  [Le  commis  sort.) 

SCÈNE  XXXV. 

Madame  MUSARD,  MUSARD,  LEROND,  SOPHIE, 

EUGÈNE. 

LEROND. 

Eh  bien!  a-t-il  signé? 

%j|  MADAME    MUSARD. 

Oui,  Dieu  merci,  mais  ce  n'est  pas  sans  peine. 

LEROND. 

Maintenant,  mon  cher,  voici  ma  fille. 


SCÈNE   XXXVII.  227 

MUSARD. 

Je  t'entends.  Ces  deux  enfants  s'aiment,  il  faut  les 
marier.  Eh  bien!  mon  cher  Lerond,  dispose,  ordonne, 
arrange  tout,  je  t'en  laisse  le  maître.  (yA  Sophie.^ 
Comme  elle  était  jolie  la  chanson  que  vous  avez 
chantée  à  mon  fripon  de  fils  !  Mais  vous  devez  être 
contente  de  moi  ? 

SOPHIE. 

Ah  oui ,  monsieur ,  bien  contente  ! 

MUSA.RD. 

N'est-ce  pas  que  je  n'ai  pas  mal  accompagné  ? 

SCÈNE   XXXVI. 

Madame  MUS ARD ,  MUS ARD ,  LEROND,  SOPHIE, 
EUGÈNE,  JOSEPH. 

JOSEPH,  a  monsieur  Miisard. 
Quand  monsieur  voudra  se  mettre  à  table ,  tout  est 
prêt  dans  la  chambre  du  fond. 

SCÈNE    XXXVII. 

Madame  MUSARD,  MUSARD,  LEROND,  SOPHIE, 
JOSEPH,  DELAIGLE. 

DELAIGLE,  à  înousieur  Leroud. 
Monsieur,  je  viens  de  faire  servir  dans  votre  appar- 
tement le  repas  que  vous  avez  commandé. 

LEROND. 

Eh!  vite,  monsieur  Delaigle,  réunissez  les  deux  ser-» 
vices  en  un.  Déjeunons  tous  ensemble,  et  courons  chez 
le  notaire. 

i5. 


228  MONSIEUR  MUSARD. 

MUSARD. 

Oui,  sans  doute,  chez  le  notaire.  Mon  cher  Lerond, 
ma  chère  femme ,  mes  chers  enfants ...  et  Dieu  merci , 
nous  aurons  fait  assez  d'affaires  dans  mie  matinée. 
(  //  tire  sa  montre.  )  Deux  heures  !  ah  !  mon  Dieu  ! 
comme  le  temps  passe  quand  on  s'occupe  ! 

LEROND. 

Eh  bien!  sachons  l'employer. 


FIN    DE    MONSIEUR    MUSARD. 


LES 

TRACASSERIES, 

ou 
MONSIEUR  ET  MADAME  TATILLON 

COMÉDIE   EN    QUATRE   ACTES 

ET   EN    PROSE, 

Représentée  pour  la  première  fois  le  iS  juin  iSo4- 


PRÉFACE. 


JJjNCOURAGÉ  par  le  succès  de  Monsieur  Masard,  je  cher- 
chais un  autre  caractère  qui  pût  encore  faire  une  jolie 
pièce  en  un  acte.  Celui  de  Tatillon  vint  s'offrir  à  moi. 
Malheureusement  je  crus  voir  la  nécessité  de  donner  plus 
d'étendue  aux  développements  du  caractère  de  M. Tatillon, 
qui  veut  tout  faire,  que  je  n'en  avais  donné  aux  déve- 
loppements du  caractère  de  M.  Musard  qui  ne  fait  rien , 
et  je  me  décidai  à  mettre  la  pièce  en  trois  actes.  Bientôt 
je  crus  que,  pour  bien  peindre  M.  Tatillon,  il  fallait  le 
représenter  brouillant  tout  le  monde  autour  de  lui,  et 
je  vis  la  matière  de  cinq  actes.  Enfin  il  me  parut  plaisant 
qu'après  avoir  brouillé  tout  le  monde  pendant  la  pièce , 
on  le  brouillât  avec  sa  femme  au  dénoûment,  et  je  fus 
conduit  à  faire  le  rôle  de  madame  Tatillon. 

Qu'en  résulta-t-il  ?  Je  multipliai  les  personnages  d'une 
manière  fatigante  pour  le  spectateur.  Les  présentant  tous 
en  querelle  les  uns  contre  les  autres  ,  je  crus  devoir  don- 
ner à  la  pièce  un  double  titre,  et  je  l'appelai  les  Tracas- 
series. C'était  agrandir  mon  sujet.  J'eus  le  tort  de  ne  pas 
agrandir  en  même  temps  mon  action.  Car  quoique  sou- 
vent les  deux  choses  se  touchent  et  se  confondent,  en- 
core est -il  vrai  de  dire  qu'on  se  fait  une  plus  grande 
idée  d'une  tracasserie  que  d'un  tatillonagej  et  ici  l'action 


232  PREFACE. 

ne  roule  presque  toujours  que  sur  des  tatillonages.  Enfin 
le  caractère  divisé  entre  le  mari  et  la  femme  produisit 
moins  d'effet ,  et  d'un  sujet  qui  aurait  pu  faire  une  jolie 
comédie  en  un  acte,  je  fis  une  pièce  médiocre  en  quatre 
actes  ;  car  après  la  première  représentation  je  fus  obligé 
de  supprimer  un  acte. 

Tous  mes  personnages  marchent  par  couples  dans 
cette  comédie.  On  y  voit  Monsieur  et  Madame  Tatillon , 
la  jeune  personne  et  son  amant,  le  père  et  la  mère  de 
la  jeune  personne,  le  père  et  la  mère  du  jeune  homme, 
monsieur  Granville  et  madame  Lambert.  Que  de  monde 
employé  pour  arriver  à  un  si  mince  résultat  !  Le  caractère 
de  monsieur  et  madame  Tatillon  me  force  à  des  détails 
minutieux ,  qui  le  paraissent  encore  davantage  lorsqu'ils 
remplissent  quatre  actes  tovit  entiers.  La  marche  de  la  pièce 
qui  me  paraît  assez  bonne  rappelle  trop  celle  de  plusieurs 
de  mes  comédies.  C'est  une  action  nouée  par  le  per- 
sonnage ou  les  personnages  ridicules  ,  et  dénouée  par 
l'homme  raisonnable  ou  par  le  caractère  d'opposition. 

Le  premier  acte  obtint  beaucoup  de  succès  et  je  crois 
quille  mérite.  Le  caractère  de  Tatillon  s'y  annonce  bien. 
Il  y  a  une  bonne  scène  au  troisième  acte,  celle  où  M.  Ta- 
tillon se  propose  pour  être  l'arbitre  des  deux  pères.  Il  y 
a  par-ci  par-là  quelques  mots ,  quelques  traits ,  et  M.  Tho- 
mas est  assez  heureux  dans  les  moyens  qu'il  emploie  au 
dernier  acte  pour  réconcilier  tout  le  monde ,  et  brouiller 
ensemble  ceux  qui  ont  brouillé  les  autres. 

C'est  un  caractère  fort  commun  dans  la  société  et  qui 
pouvait  être  comique  au  théâtre  que  celui  d'un  brouil- 
lon ,  d'un  tracassier ,  d'un  tatillon  se  mêlant  de  tout  chez 


PRÉFACE.  233 

lui  et  chez  les  autres,  brouillant  les  ménages,  divisant 
les  amis ,  donnant  des  soupçons  aux  jeunes  filles ,  de  l'hu- 
meur à  leurs  amants ,  et,  sans  être  précisément  méchant, 
accumulant  les  méchancetés  ;  mais  il  faut  que  ce  carac- 
tère s'occupe  d'un  foule  de  minuties ,  de  niaiseries.  Qui 
dit  tatillon  dit  bavard  et  médisant.  Il  ne  peut  y  avoir 
d'intérêt  que  pour  un  acte:  il  faut  bien  plus  de  détails 
que  pour  un  acte.  Plus  ces  détails  sont  vrais,  plus  ils 
sont  petits  ;  plus  ils  sont  petits ,  plus  l'intérêt  diminue. 


PERSONNAGES. 

Monsieur  TATILLON. 

Madame  TATILLON. 

Monsieur  GERVAULT  ,  notaire. 

Madame  GERVAULT. 

CHARLES ,  leur  fils. 

Monsieur  DESJARDINS,  marchand. 

Madame  DESJARDINS. 

CÉCILE ,  leur  fille. 

Monsieur  GRANVILLE,  marchand  forain. 

Madame  LAMBERT,  marchande. 

THOMAS,  aubergiste. 

GABRIEL ,  valet  de  M.  Thomas. 

Un  PORTEUR. 


La  scène  se  passe  clans  un  bourg. 


LES 

TRACASSERIES. 

ACTE  PREMIER. 

Le  tliéàtre  représeute  la  place  publique  d'un  gros  bourg:  d'un  côté,  l'auberge 
de  monsieur  Thomas,  avec  cette  enseigne,  aux  bons  amis,  Thomas 
AUBERGISTE,  I.OGE  A  PIBD  ET  A  CHEVAL;  de  l'autre,  la  boutique  de 
monsieur  Desjardins,  avec  cette  enseigne,  A  la  bonne  foi,  desjardins  , 
MARCHAND  DE  DRAPS  :  plus  loin ,  la  maison  de  monsieur  Gervault,  avec 
cette  inscription,   gervault,  notaire. 


SCENE  L 

GABRIEL,  THOMAS. 

THOMAS,  sortant  de  sa  maison,  apportant  une  table 
et  deux  chaises. 

Hé!  Gabriel? 

GABRIEL,  en  dedans. 
On  y  va. 

THOMAS. 

Allons  donc  ;  il  est  six  heures  et  le  quart,  voilà  déjà 
tous  les  petits  marchands  de  la  foire  installés  et  à  leurs 
affaires  ;  songeons  aux  nôtres  :  la  petite  chambre  verte 
sur  la  rivière  pour  la  veuve  Lambert,  cette  jolie  mar- 
chande que  tu  as  vue  l'année  dernière;  le  numéro  6 
pour  monsieur  Granville  le  marchand  de  toiles  ,  qu'elle 
appelle  son  compère  :  ils  arriveront  tous  les  deux  ce 
matin.  A  la  chaise  de  poste  arrivée  d'hier  au  soir,  du 


236  LES   TRACASSERIES, 

thé  et  des  rôties  :  va  ouvrir  au  numéro  8,  chez  ces 
rouhers  qui  sont  partis  avant  le  jour.  Vois  si  on  est 
éveillé  au  numéro  5.  Le  couvert  au  grand  salon  pour 
le  repas  d'accordailles  de  nos  voisins ,  quoiqu'on  ne  doive 
se  mettre  à  table  qu'à  trois  heures  ;  ce  qui  est  fait  n'est 
plus  à  faire,  entends-tu. 

GABRIEL,  rentrant. 
Oui,  monsieur. 


^ 


SCENE  IL 

TATILLON,  THOMAS. 

TATILLON,  en  voyageur ,  arrivant  par  le  fond. 
Un  très-joli  endroit!  on  me  l'avait  dit,  et  je  l'avais 
deviné  sur  la  carte  ;  quoi  qu'en  puisse  dire  madame 
Tatillon,  c'est  ici  que  je  veux  m'étabiir;  ils  appellent 
cela  une  ville ,  c'est  tout  au  plus  un  petit  bourg  :  tant 
mieux.  La  société  y  est  charmante,  m'a-t~on  dit;  je 
n'y  connais  personne  ;  mais  j'aurai  bien  vite  fait  con- 
naissance. Je  suis  sûr  d'ailleurs  d'y  trouver  quelques 
amis ,  quelques  parents ,  ou  quelque  ami  de  mes  amis. 
J'en  ai  tant  ! 

(  Pendant  ce  couplet  de  Tatillon ,  Thomas  va ,  vient, 
range,  s  occupe,  rentre  dans  sa  maison,  et  en 
sort  avec  sa  canne  et  son  chapeau.  ) 

THOMAS. 

Or  çà ,  maintenant  j'ai  à  courir  pour  le  repas  des 
voisins. 

TATILLON. 

Il  ne  s'agit  que  d'aborder  et  d'interroger  avec  fran- 


ACTE   I,   SCENE   IL  287 

chise  le  premier  venu.  {^Apercevant  Thomas.^  Juste- 
ment; monsieur,  monsieur? 

THOMAS. 

Qu'est-ce  que  c'est? 

TATILLON. 

Monsieur,  j'ai  bien  l'honneur  de  vous  saluer. 

THOMAS. 

Votre  serviteur,  monsieur  ;  qu'y  a-t-il  pour  votre 
service  ? 

TATILLON. 

Voudriez-vous  avoir  la  complaisance  de  m'accorder 
un  moment  d'entretien  ? 

THOMAS. 

Pardon,  monsieur,  mais  j'ai  beaucoup  d'affaires. 

TATILLON. 

Oui,  vous  avez  une  foire  aujourd'hui,  à  ce  qu'il 
paraît  ;  c'est  un  moment  de  crise  pour  les  habitants , 
mais  ils  ne  s'en  plaignent  pas  :  cela  met  de  l'argent 
dans  le  pays. 

THOMAS. 

Au  fait,  monsieur,  je  vous  en  prie. 

TATILLON. 

Monsieur  est  un  habitant  de  ce  village,  de  cette 
ville,  veux-je  dire.  Monsieur,  je  me  nomme  Tatillon; 
j'habitais  la  ville  qui  est  à  douze  lieues  d'ici  environ  ; 
je  jouis  d'une  certaine  aisance;  j'ai  une  femme  que 
j'adore  ;  pourquoi  ?  c'est  que  son  caractère  sympathise 
parfaitement  avec  le  mien ,  et  c'est  bien  la  base  du 
parfait  bonheur  en  ménage ,  vous  en  conviendrez. 

THOMAS. 

Oui  sans  doute. 


238  LES  TRACASSERIES, 

TATILLON. 

Monsieur,  des  circonstances  que  je  vous  détaillerai 
me  font  quitter  mon  pays,  on  y  est  méchant,  tracas- 
sier,  curieux,  indiscret  et  bavard;  et  comme  ces  dé- 
fauts sont  mon  antipathie ,  comme  d'ailleurs  mes  pro- 
priétés se  trouvent  situées  dans  le  voisinage ,  j'ai  résolu 
de  me  fixer  dans  votre  village  :  pardon,  je  me  trompe 
toujours,  c'est  dans  votre  ville  que  je  voulais  dire. 

THOMAS. 

Monsieur ,  j'aime  à  croire  que  cela  sera  fort  heureux 
pour  la  ville  ou  le  village ,  comme  vous  voudrez  ;  mais 
voulez- vous  bien  permettre.... 

(  //  veut  sortir.  ) 

TATILLON. 

Un  mot  encore,  s'il  vous  plaît.  Nous  sommes  partis 
hier  dans  ma  chaise,  avec  un  cheval  à  moi,  sans 
domestique ,  sans  postillon  ;  car  sans  me  flatter  je  ne 
conduis  pas  mal ,  et  d'ailleurs  mon  cheval  me  connaît  ; 
nous  avons  couché  à  deux  lieues  d'ici  dans  un  petit 
hameau,  où  nous  aurions  été  bien  plus  mal  traités  si 
je  ne  m'étais  pas  un  peu  mêlé  de  la  cuisine.  Ma  femme 
se  sentait  quelque  répugnance  pour  votre  pays  ;  sans 
lui  rien  dire ,  je  suis  parti  ce  matin  à  pied ,  et  tout  en 
me  promenant  je  viens  prendre  des  renseignements 
sur  les  mœurs,  le  caractère  des  habitants  :  je  vous  ren- 
contre ,  votre  physionomie  me  prévient  en  votre  faveur, 
et  je  vous  prie  de  vouloir  bien  m'aider ,  me  guider  dans 
mes  observations,  parce  qu'avant  tout,  point  de  tra- 
casseries, point  de  caquets,  ou  je  ne  reste  point  chez 
vous. 

THOMAS. 

Ma  foi ,  monsieur  ,  vous  vous  adressez  mal  ;  j'ai , 


ACTE  I,   SCÈNE   IL  289 

grâce  au  ciel ,  un  état  qui  m'occupe  assez  pour  ne  pas 
me  laisser  le  temps  d'examiner  la  conduite  et  d'observer 
le  caractère  de  mes  voisins;  je  les  trouve  quand  j'ai 
besoin  d'eux,  comme  ils  me  trouvent  quand  ils  ont 
besoin  de  moi  ;  et  au  lieu  de  m'amuser  à  chercher 
quelles  sont  leurs  bonnes  ou  mauvaises  qualités ,  je 
jouis  des  unes  et  je  leur  passe  les  autres  presque  sans 
m'en  apercevoir  ;  ils  agissent  de  même  à  mon  égard  ; 
et  comme  il  n'y  a  personne  d'oisif  dans  le  pays,  tout 
le  monde  vous  y  fera  à  peu  près  la  même  réponse.  Je 
vous  souhaite  bien  le  bonjour. 

(  //  veut  sortir.  ) 

TATILLON. 

Un  moment,  de  grâce,  monsieur.  Votre  réponse  me 
décide  plus  que  tous  les  détails  que  vous  pourriez  me 
donner;  point  d'oisifs,  je  ne  le  serai  pas  non  plus,  je 
vous  en  réponds;  ce  n'est  pas  que  j'aie  tout-à-fait  votre 
caractère,  c'est  un  bonheur  pour  moi  que  de  savoir 
les  sentiments ,  les  opinions ,  les  aventures  des  per- 
sonnes. Plus  d'une  fois  je  me  suis  surpris  dans  un  lieu 
public,  dans  un  café,  dans  un  spectacle,  (car  je  n'ai 
pas  toujours  habité  mon  pays  ) ,  écoutant ,  recueillant 
les  conversations  ,  donnant  des  conseils  selon  ma  con- 
science ;  c'est  curiosité  peut-être  ,  mais  c'est  sur  -  tout 
désir  d'obliger  :  on  peut  avoir  votre  caractère  sans  être 
égoïste ,  comme  on  peut  avoir  le  mien  sans  être  tra- 
cassier.  Mais,  pardon,  je  vous  retiens.  Faites -moi  le 
plaisir  de  m'indiquer  une  auberge  où  je  puisse  loger , 
en  attendant  que  j'aie  trouvé  une  maison  convenable. 

THOMAS. 

Mais  si  vous  ne  connaissez  personne,  je  vous  in- 
diquerai la  mienne  que  voilà. 


^40  LES  TRACASSERIES, 

TATILLON. 

Quoi  !  vous  seriez....  (^Lisant  V enseigne.  )  aux  Bons 
Amis....  Enseigne  touchante  !  Je  veux  être  des  vôtres. 

THOMAS. 

Monsieur.... 

TATILLON. 

Non ,  vraiment,  votre  conversation  me  plaît  ;  la  situa- 
tion de  votre  maison  est  agréable  ;  il  paraît  que  ce  sont 
les  gens  recommandables  de  l'endroit  qui  demeurent 
sur  cette  place ,  c'est  là  que  je  veux  loger.  Or  çà ,  je 
ne  suis  pas  difficile;  mais  comme  c'est  une  surprise  que 
je  veux  ménager  à  madame  Tatillon ,  choisissez  -  moi 
votre  plus  jolie  chambre  ,  je  m'en  rapporte  absolument 
à  vous  :  cependant  avant  d'aller  rejoindre  ma  femme , 
je  serais  bien  aise  de  la  voir. 

THOMAS. 

Rien  de  si  facile.  (  Appelant.  )  Gabriel  !  c'est  mon 
garçon.  Il  vous  montrera  mes  chambres,  vous  choi- 
sirez; pardon,  mais  je  sortais.... 

TATILLON. 

Vous  vous  moquez,  faites  vos  affaires,  c'est  trop 
juste;  parbleu!  monsieur  Thomas,  c'est  votre  nom, 
n'est-ce  pas?  (je  l'ai  lu  sur  votre  porte),  je  suis  bien 
enchanté  que  ma  bonne  étoile  m'ait  adressé  à  vous. 

THOMAS. 

Trop  honnête. 

SCÈNE   III. 

GABRIEL,  THOMAS,  TATILLON. 

THOMAS. 

Gabriel,  montre  à  monsieur  toutes  les  chambres, 


ACTE  I,  SCENE  IV.  241 

excepté  celles  qui  sont  retenues  pour  les  gens  de  la 
foire,  et  sur-tout  ne  t'amuse  point  à  babiller;  fais  tes 
affaires ,  sans  t'occuper  de  celles  des  autres.  Monsieur , 
j'ai  l'honneur  de  vous  saluer. 

{Il  sort.) 

TATILLON. 

Un  très-bon  principe  qu'il  a  là ,  monsieur  Thomas  ! 

SCÈNE    IV. 

TATILLON,   GABRIEL, 

GABRIEL. 

Monsieur ,  je  suis  à  vos  ordres. 

TATILLON. 

C'est  moi  qui  suis  aux  vôtres ,  mon  ami  ;  je  ne  veux 
pas  vous  faire  perdre  votre  temps;  un  jour  de  foire 
vous  devez  avoir  bien  de  l'ouvrage. 

GABRIEL. 

Eh!  mais ,  vraiment ,  monsieur ,  nous  n'en  manquons 
pas  ;  n'avons-nous  pas  une  noce  encore  ! 

TATILLON. 

Une  noce!... 

GABRIEL. 

C'est  tout  comme.  Un  repas  d'accordàilles  ou  ils  se- 
ront plus  de  trente  à  table. 

TATILLON. 

Bah!  qu'est-ce  qui  se  marie  donc? 

GABRIEL. 

Eh!  vraiment,  Charles  Gervault,  le  fils  du  notaire 
qui  demeure  là. 

Tome  ir.    .      ■  16 


a42  LES  TRACASSERIES, 

TATILLON. 

Le  notaire  Gervault,  celui  qui  fit  le  partage  après 
le  décès  du  propriétaire  de  ce  grand  domaine? 

GABRIEL. 

Ah  dame!  je  ne  sais  pas. 

TATILLON. 

Gela  a  fait  du  bruit  jusque  chez  nous.  Un  homme 
très-capable  :  et  qui  fait-il  épouser  à  son  fils? 

GABRIEL. 

Mademoiselle  Desjardins,  la  fille  du  marchand  de 
draps  dont  voilà  la  boutique. 

TATILLON. 

Ah!  ah!  Desjardins;  mais  nous  devons  être  alliés- 
Il  y  a  des  Desjardins  dans  la  famille  de  ma  femme. 

GABRIEL. 

Cela  se  peut  bien.  Et  cela  fera ,  ma  foi ,  un  gentil 
ménage;  le  jeune  homme  étudiait  à  Paris  pour  être 
avocat. 

TATILLON. 

Ah  !  fort  bien  :  il  est  venu  passer  ses  vacances  ici  ; 
c'est  le  temps.    - 

GABRIEL. 

Et  ne  voilà -t-il  pas  qu'il  lui  prend  une  belle  fan- 
taisie de  ne  plus  retourner  à  Paris,  et  de  prendre  tout 
bonnement  la  charge  de  son  père. 

TATILLON. 

Et  les  deux  jeunes  gens  s'aiment  bien? 

GABRIEL. 

Ils  ont  été  élevés  ensemble;  et  ce  mariage -là  fait 
plaisir  à  tout  le  monde,  parce  que  d'abord  ça  finit  des 
procès  qui  duraient  depuis  six  mois  entre  le  père  Ger- 


ACTE   I,   SCENE  V.  ^43 

vault  et  le  père  Desjardins,  et  que  ça  accommode  de 
petites  querelles  entre  la  mère  Desjardins ,  qui  est  un 
peu  bavarde,  et  la  mère  Gervault,  qui  ne  laisse  pas 
que  d'être  un  peu  fière.  Mais  qu'est-ce  que  je  fais  donc? 
je  babille  avec  vous,  malgré  la  défense  de  monsieur 
Thomas.  Au  fait,  ce  mariage -là  me  réjouit;  et  puis, 
ma  foi ,  le  naturel  l'emporte ,  j'aime  à  parler ,  comme 
madame  Desjardins  ;  je  ne  puis  le  cacher. 

TATILLON. 

Eh  bien!  mon  ami ,  c'est  quelque  chose  que  d'avouer 
ses  défauts.  Ce  que  vous  dites  d'ailleurs  est  bien  fait 
pour  intéresser  tout  ce  qui  porte  un  cœur....  Un  ma- 
riage d'inclination ,  qui  finit  des  procès ,  qui  assoupit 
des  querelles!  c'est  touchant.  Parbleu,  puisque  je  suis 
presque  parent  des  Desjardins,  et  que  je  sais  appré- 
cier le  mérite  -de  monsieur  Gervault  le  notaire,  je  ne 
négligerai  pas  l'occasion  de  leur  faire  agréer  mes  ci- 
vilités. 

GABRIEL. 

Tenez,  voilà  justement  le  jeune  marié,  qui  sort  tout 
habillé  de  chez  son  père.  Dame!  on  est  matinal  un 
jour  comme  celui-ci. 

SCÈNE  V. 

TATILLON,   GABRIEL,   CHARLES. 

CHARLES. 

Ah  !  c'est  toi ,  Gabriel  ;  tu  vois  un  homme  au  comble 
de  la  joie.  On  n'est  pas  encore  levé  chez  madame  Des- 
jardins ? 

i6. 


244  LES  TRACASSERIES, 

GABRIEL. 

Au  moins  la  porte  n'est-elle  pas  encore  ouverte. 
TATILLON,  a  part. 

Bon  jeune  homme  !  son  air  de  fête  me  rappelle  des 
souvenirs  bien  chers.  Quand  j'épousai  madame  Ta- 
tillon ,  j'étais  comme  cela  précisément.  (  A  Gabriel.  ) 
Mon  ami ,  présentez  -  moi  donc  à  ce  jeune  homme  ;  je 
serai  enchanté  de  faire  connaissance  avec  lui. 

GABRIEL. 

Monsieur  Gervault ,  voilà  un  monsieur  qui  vient  lo- 
ger chez  nous ,  et  qui  serait  charmé  de  vous  présentée 
ses  compliments. 

TATILLOIV. 

Oui  sans  doute,  monsieur,  je  suis  fait  plus  qu'un 
autre  pour  apprécier  votre  bonheur.  Vous  êtes  avocat 
de  Paris;  vous  excuserez  ma  rustique  éloquence;  et 
d'ailleurs  quand  c'est  le  cœur  qui  parle....  Monsieur, 
je  suis  ravi  que  vous  épousiez,  après  tant  de  traverses, 
l'objet  que  vous  n'avez  cessé  d'aimer. 

CHARLES. 

Monsieur,  bien  sensible.... 

TATILLON. 

Je  sais  tout.  Vous  faites  à  l'amour  le  sacrifice  d'un 
bel  état  à  Paris,  et  peut-être  de  vos  propres  intérêts; 
car  enfin  il  était  possible  que  monsieur  votre  père 
eût  raison  dans  ce  procès  contre  le  père  de  votre  pré- 
tendue. 

CHARLES. 

Ma  foi ,  monsieur,  quoique  ce  soit  mon  état,  je  vous 
avoue  que  je  n'ai  jamais  pu  rien  comprendre  à  ce  mau- 
dit procès.  Mais  enfin  il  est  arrangé;  mon  contrat  de 
mariage  avec  Cécile  et  la  transaction  entre  nos  parents 
ne  fera  qu'un  seul  et  même  acte. 


ACTE  I,   SCÈNE   VI.  9.45 

TATILLON. 

Ah  !  cela  n'est  pas  tout-à-fait  dans  la  règle. 

CHARLES. 

Comment,  monsieur.... 

TATILLON. 

C'est  égal;  quand  on  est  bien  d'accord...  Vous  êtes 
étonné  de  l'intérêt  que  je  prends....  C'est  dans  mon 
caractère  ;  je  partage  la  peine  et  le  bonheur  des  gens. 
Monsieur  ,  j'espère  que  j'aurai  le  plaisir  de  vous  revoir. 
{A  Gabriel^  Venez ,  mon  ami ,  me  montrer  la  chambre 
que  vous  me  destinez. 

CHARLES. 

Ah!  l'on  ouvre  chez  monsieur  Desjardins  :  c'est 
Cécile. 

TATILLON. 

Est-ce  la  mariée?  Voyons  si  elle  est  jolie. 

SCÈNE  VI. 

GABRIEL,   TATILLON,  CHARLES,  CÉCILE. 

CÉCILE. 

C'est  vous,  Charles.... 

CHARLES. 

Cécile  ! 

TATILLON. 

Elle  est  charmante.... 

CÉCILE. 

Ma  mère  achève  de  s'habiller ,  mon  père  se  prépare 
pour  la  pêche  ;  vous  savez  que  c'est  sa  passion ,  et  au- 
jourd'hui sur-tout  il  veut  se  signaler. 


246  LES  TRACASSERIES. 

CHA-RLES. 

Moi  j'ai  laissé  le  mien  qui  voulait  consulter  ma  mère 
et  moi  sur  les  articles.  Quel  conseil  aurais -je  pu  lui 
donner?  Je  vous  épouse;  que  m'importent  toutes  les 
clauses,  tous  les  arrangements  du  contrat. 

TATILLON. 

Noble  désintéressement  !  Mademoiselle ,  que  je  vous 
félicite  d'avoir  inspiré  un  sentiment  profond  à  un 
homme  aussi  délicat!  Cet  amour  vous  honore  vous-^ 
même,  et  donne  une  opinion  bien  avantageuse...  sans 
parler  des  grâces  que  la  jeunesse  et  la  beauté.... 
bref,  je  suis  attendri  du  tableau  de  votre  mutuelle 
inclination. 

CÉCILE. 

Monsieur,  je  vous  remercie...  {A  Charles^  Qu'est- 
ce  que  c'est  donc  que  ce  monsieur-là? 

CHARLES. 

Je  ne  le  connais  pas  ;  mais  il  fait  votre  éloge ,  et  je 
ne  peux  trouver  son  compliment  indiscret. 

CÉCILE. 

Il  fait  le  votre ,  comment  ne  me  plairait-il  pas  ?  Voici 
ma  mère. 


SCENE    VIL 

GABRIEL,   TATILLON,    CHARLES,    CÉCILE, 
Madame  DESJARDINS. 

MADAME      DESJARDINS. 

Ah!  c'est  VOUS,  mes  enfants;  en  vérité,  ma  fille,  te 
voilà  toute  rayonnante;  et  ton  futur;  n'est-il  pas  char- 


ACTE  I,  SCÈNE  YIIL  247 

mant?  Ma  foi,  mon  cher  avocat,  vous  avez  bien  fait 
pour  nous  tous  de  venir  passer  vos  vacances  avec  nous. 
C'était  cruel  pour  des  voisins,  de  bonnes  gens,  d'être 
comme  cela  sur  la  réserve.  Ta  mère  est  un  peu  fière  ; 
moi ,  l'on  dit  que  je  suis  bavarde  ;  et  puis  ce  malheu- 
reux procès  pour  savoir  à  qui  demeurerait  le  pré  qui 
est  au  bas  du  coteau!  On  avait  monté  la  tête  à  mon- 
sieur Desjardins;  ma  pauvre  fille  séchait  sur  pied: 
grâce  à  toi  et  aux  bons  conseils  de  notre  voisin  l'au- 
bergiste tout  est  arrangé.  Il  est  si  doux  de  vivre  en 
bonne  intelligence! 

TATILLOK. 

Oh  !  sans  doute;  et  comme  vous  dites,  madame,  quel 
dommage  que  de  bonnes  gens  comme  vous  se  trou- 
vassent dans  la  nécessité  des  querelles 

MA.D  AME    DESJARDINS. 

Monsieur .... 

TATILLON. 

Vous  cherchez  où  vous  m'avez  vu,  n'est-ce  pas? 
Nulle  part,  et  cependant  nous  ne  sommes  peut-être 
pas  étrangers  l'un  à  l'autre,  madame  Desjardins. 

MADAME   DESJARDINS. 

Comment  donc .... 


SCÈNE  VIIL 

GABRIEL,  TATILLON,  CHARLES,  GERVAULT, 
Madame  GERVAULT,  sortant  de  chez  eux. 
Madame  DESJARDINS,  CÉCILE. 

madame    GERVAULT. 

Oui ,  monsieur  Gervault ,  il  ne  nous  convient  pas 


248  LES  TRACASSERIES, 

d'être  mesquins.  En  fait  de  procédés ,  je  ne  veux  jamais 
rester  en  arrière  :  vu  la  dot  que  monsieur  Desjardins 
donne  à  sa  fdle,  nous  devons  porter  le  douaire  à  dix 
mille  francs. 

GER^AULT. 

Eh  !  mais ,  madame  Gervault ,  c'était  si  bien  mon  in- 
tention ,  que  les  dix  mille  francs  sont  écrits  sur  ma 
minute. 

MADAME    GERVAULT. 

A  la  bonne  heure.  Ah!  bonjour,  ma  voisine;  bon- 
jour, ma  chère  Cécile. 

TATILLON. 

C'est  le  père  et  la  mère  du  jeune  homme Un 

air  fort  respectable. 

GERVAULT. 

Eh  bien ,  voisine ,  nous  les  marions  donc  enfin ,  ces 
chers  enfants.  Ah  çà  !  quoique  ce  ne  soit  pas  encore 
la  noce ,  nous  danserons ,  j'espère.  Je  vous  retiens  pour 
la  première  contre-danse. 

TATILLON. 

Il  paraît  fort  gai ,  le  père  Gervault 

MADAME    DESJARDINS. 

Beaucoup  d'honneur  que  vous  me  ferez ,  mon  voisin  ; 
je  voudrais  que  mon  mari  fût  là  pour  vous  rendre  le 
réciproque. 

TATILLON. 

Et  sans  ie  connaître  encore  ,  j'oserais  bien  gager 
qu'il  n'y  manquerait  pas.  {^A  monsieur  Gervault.^ 
Monsieur  Gervault  veut -il  bien  me  permettre  de  lui 
témoigner  le  plaisir  que  j'éprouve  de  saluer  un  homme 
dont  la  réputation  de  science  et  d'intégrité  s'est  répan- 
due d'une  manière  aussi  brillante^ 


ACTE   I,   SCENE   VIII.  249 

GERVAULT. 

Monsieur ... 

TATILLOIY. 

Vous  ne  me  connaissez  pas.  Je  vous  connais ,  moi , 
de  réputation  :  c'est  vous  qui  avez  fait  l'inventaire  et 
le  partage  chez  monsieur  de  Saint-Hilaire ,  à  dix  lieues 
d'ici. 

GERVAULT. 

Il  est  vrai. 

TATILLON. 

C'était  une  affaire  très  -  délicate  et  qui  vous  a  fait 
beaucoup  d'honneur. 

GERVAULT. 

Ah!  monsieur i^A  madame  Desjardins. ^  Con- 
naissez-vous ce  monsieur- là? 

MADAME   DESJARDINS. 

Non ,  ma  foi  ;  mais  il  est  bien  aimable ,  il  fait  des 
compliments  à  tout  le  monde. 

MADAME  GERVAUT,  bus  CL  Charles. 

Dis  donc ,  Charles ,  tu  n'as  pas  parlé  à  Cécile  de  la 
corbeille  de  mariage  ;  tu  as  bien  fait ,  cela  me  regarde , 
c'est  pour  tantôt  chez  monsieur  Thomas. 

TATILLON,  qui  a  entendu  madame  Gervault. 
Hem!  Plaît-il?  la  corbeille  de  mariage;  fort  bien, 
ils  pensent  à  tout,  ces  bonnes  gens. 

GERVAULT. 

Eh  bien!  oii  est-il  donc,  le  voisin? 

MADAME    DESJARDINS. 

Tenez,  le  voilà  avec  ses  filets. 


25o  LES  TRACASSERIES, 


SCENE   IX. 

GABRIEL,  TATILLON,  CHARLES,  GERVAULT, 
Madame  GERVAULT,  DESJARDINS,  Madame 
DESJARDINS ,  CÉCILE. 

DESJARDINS,  portant  des  Jilets  de  pêche. 
Bonjour  tout  le  monde  ;  allons ,  enfants,  de  la  joie, 
de  la  gaieté ,   et  bonne  pêche ,  c'est  ce  que  vous  me 
souhaitez,  n'est-ce  pas?  Ce  serait  bien  le  diable  si  je 
ne  prenais  rien  le  jour  que  je  marie  ma  fille  ! 

GERVAULT. 

Ah  çà ,  voisin ,  veux-tu  que  nous  passions  un  mo- 
ment chez  toi  pour  examiner  les  articles?  Mon  confrère 
du  village  voisin  doit  être  ici  de  bonne  heure  ;  et 
comme  c'est  lui  qui  fera  le  contrat. 

DESJARDIIVS. 

Ma  foi ,  Gervault ,  finis  tout  cela  avec  nos  femmes , 
je  n'y  entends  rien ,  je  m'en  rapporte  à  toi.  Laisse- 
moi  arranger  mes  filets. 

TATILLON,  a  monsieur  Desjardins. 

La  pêche  !  occupation  douce ,  innocente  passion  qui 
prouve  bien  dans  un  homme  la  pureté  de  son  ame. 
Nous  n'y  sommes  pas  novices;  nous  connaissons  un 
peu  la  ligne  et  l'épervier. 

DESJARDINS. 

Monsieur,  je  n'en  doute  pas . 

TATILLON. 

Nous  ne  nous  sommes  jamais  vus ,  monsieur  Desjar- 
dins, nous  sommes  pourtant  presque  parents.  Vous  avez 


ACTE   I,   SCENE   IX.  261 

entendu  parler   clans  votre  famille  de   mon  épouse. 
Elle  est  nièce  ou  cousine  d'un  Desjardins. 

DESJA.RDTNS. 

C'est  possible ,  monsieur .... 

TATILLON. 

Cherchez,  vous  vous  rappellerez  :  Pierrette  Duca- 
quet,  femme  Tatillon. 

DESJARDINS. 

Eh  parbleu  !  sa  mère  était  cousine  de  la  mienne. 

TATILLON. 

C'est  cela  même.  Mais,  pardon,  la  joie  de  rencontrer 
une  famille  aussi  intéressante ,  car  vous  n'en  faites 
plus  qu'une ,  m'a  rendu  indiscret.  Je  ne  veux  pas  l'être 
davantage.  Combien  vous  me  faites  chérir  de  plus  en 
plus  ma  résolution  de  me  fixer  dans  votre  pays  !  Oui , 
je  serai  votre  voisin ,  votre  ami.  Je  jouirai  de  votre 
bonheur,  et  vous  contribuerez  au  mien.  i^A  Desjar- 
clins.^  Nous  irons  à  la  pêche  ensemble.  (^  Ge?vaidt.) 
Si  vous  daignez  me  consulter  sur  le  contrat  de  ma- 
riage, j'ai  quelques  connaissances  des  lois  et  des  cou- 
tumes. (Bas  h  madame  Gervault^)  Quant  à  la  corbeille 
de  mariage  dont  je  vous  ai  entendu  parler ,  c'est  mon 
épouse  dont  le  goût  peut  vous  être  très-utile.  i^A  Ga- 
briel.^ Venez,  mon  ami,  me  montrer  la  chambre  que 
je  dois  occuper.  [A  tous^  J'ai  bien  l'honneur  de  vous 
faire  ma  très-humble  révérence. 

(  //  entre  chez  Thomas.  ) 
GABRIEL,  aux  autres. 

C'est  un  original ,  mais  c'est  un  bon  homme. 


252  LES  TRACASSERIES, 


SCENE   X. 

CHARLES,  Madame   GERVAULT,  GERVAULT, 
DESJARDINS,  Madame  DESJARDINS,  CÉCILE. 

MADAME    GERVAULT. 

Qu'est-ce  donc  que  ce  monsieur-là?.... 

CHARLES. 

Ma  foi  nous  ne  le  connaissons  ni  les  uns  ni  les  au- 
tres, et  il  s'est  empressé  de  nous  faire  des  amitiés  à 
tous. 

GERVAULT. 

Il  n'y  a  pas  de  mal  à  cela.  C'est  un  plaisir  que  de 
recevoir  des  compliments ,  même  de  gens  inconnus. 

MADAME    DESJARDINS. 

C'est  si  vrai  que  j'ai  été  presque  tentée  d'inviter  ce 
monsieur  à  notre  repas..., 

DESJARDINS. 

Eh!  mais, écoute  donc,  il  est  presque  notre  parent, 
et  on  aime  à  avoir  des  témoins  de  son  bonheur. 

CHARLES. 

Oh!  sans  doute.  Convenez  que  rien  n'est  plus  ai- 
mable qu'une  bonne  et  sincère  réconciliation. 

MADAME    DESJARDINS. 

Sur -tout  quand  on  a  eu  des  torts.  Parce  que  nos 
maris  se  trouvaient  en  difficultés  d'intérêt,  aller  m'ima- 
giner  que  la  voisine  prenait  des  tons  avec  moi ,  ne 
voulait  plus  me  saluer,  et  nous  méprisait  à  cause  de 
notre  commerce! 


ACTE  I,   SCENE   XL  ^53 

MADAME    GERVAULT. 

Et  moi,  qui  ne  pouvais  m'oter  de  la  pensée  que  la 
voisine  me  mêlait  dans  tous  ses  bavardages! 

GERVAULT. 

Et  moi ,  qui ,  comme  un  sot ,  suivais  les  conseils  de 
ce  maudit  procureur  du  bourg  voisin  ,  qui ,  un  jour 
après  dîner,  me  mit  cette  belle  imagination  de  procès 
dans  la  tête  !  il  faut  avouer  que  j'étais  bien  dupe. 

DESJARDINS. 

N'allais -je  pas  l'être  davantage,  quand,  furieux  de 
payer  tout  ce  fatras  de  papier  timbré,  je  pensais  à 
donner  ma  fille  à  un  autre  que  ton  fils  ? 

CÉCILE. 

Et  moi,  comme  je  souffrais  quand  j'entendais  dire 
que  monsieur  Charles  allait  se  marier  à  une  riche  hé- 
ritière à  Paris  ! 

MADAME    DESJARDIJYS. 

II  s'ensuit  donc  que  nous  étions  tous  bien  à  plaindre, 
et  qu'au  contraire ,  à  présent ,  nos  maris  ne  plaident 
plus,  nous  sommes  redevenues  bonnes  amies,  nos  en- 
fants s'aiment  plus  que  jamais,  et  nous  les  marions; 
c'est  charmant  ! 

SCÈNE    XL 

CHARLES,  Madame  GERVAULT,  GERVAULT, 
THOMAS,  GR  ANVILLE,  DES  JARDINS,  CÉCILE, 
Madame  DESJARDINS. 

THOMAS,  h  un  homme  qui  porte  une  hotte  pleine  de 
provisions. 
Portez  tout  cela  chez  moi  ;  dites  à  Gabriel  qu'il  vous 


254  LES  TRACASSERIES, 

débarrasse Ah  !  ah  !  vous  voilà  tous  ;  c'est  bien ,  et 

pour  surcroît  de  plaisir,  je  vous  annonce  un  ami, 
monsieur  Granville ,  ce  marchand  de  la  ville  qui  est  à 
douze  lieues;  il  vient  pour  la  foire;  le  voilà. 

GRANVILLE,  arrivant.  . 
Eh  bien!  qu'est-ce  que  monsieur  Thomas  vient  de 
me  dire?  On  se  marie  ici,  on  s'est  réconcilié;  bravo, 
c'est  d'un  bon  présage  pour  les  affaires  que  je  ferai  à 
la  foire. 

THOMAS, 

Convenez  qu'il  ne  manque  plus  pour  voir  tous  vos 
amis  réunis  que  madame  Lambert,  votre  commère. 

GRANVILLE. 

Est  -  ce  qu'elle  n'est  pas  encore  arrivée  ? 

THOMAS. 

Je  l'attends  ;  j'ai  fait  préparer  sa  chambre ,  ainsi  que 
la  vôtre  au  moins ,  monsieur  Granville.  Eh  bien  !  où  en 
sont  vos  amours  avec  elle  ? 

GRANVILLE. 

Mais,  moi,  de  plus  en  plus  amoureux;  elle,  de  plus 
en  plus  maligne  et  coquette  :  nous  nous  rencontrons  à 
toutes  les  foires  des  environs  ;  elle  me  vend  sa  dentelle 
au  poids  de  l'or,  elle  prend  ma  toile  pour  rien:  mais 
patience;  je  finirai  par  faire  un  bon  marché  avec  elle, 
il  faudra  bien  que  je  me  marie  à  mon  tour. 

MADAME    GERVAULT. 

Au  fond,  c'est  une  bonne  femme. 

MADAME   DESJARDINS. 

Et  d'une  gaieté  charmante;  épousez -la,  monsieur 
Granville;  elle  vous  fera  bien  un  peu  enrager,  mais 
vous  serez  heureux  avec  elle. 


ACTE  I,  SCÈNE  XII.  255 

THOMAS. 

A  propos,  j'ai  chez  moi  un  homme  de  votre  pays. 

DESJARDINS. 

Bon!  serait-ce  ce  monsieur  qui  est  notre  parent? 

GERVAULT. 

Et  qui,  pour  la  première  fois  qu'il  nous  voyait,  nous 
a  fait  des  compliments  à  tous  sur  notre  honheur. 

GRANVILLE. 

Bon  !  et  qui  donc  ? 

THOMAS. 

Tenez,  le  voilà. 

SCÈNE   XII. 

CHARLES,  Madame  GERVAULT,  GERVAULT, 
THOMAS,  GRANVILLE,  DESJARDINS,  CÉCILE, 
Madame  DESJARDINS,  TATILLON. 

TATILLON,  en  sortant  de  la  maison. 
Entendez -vous.  Des  lisières  sous  la  porte,  de  l'eau 
dans  la  carafe ,  et  du  papier  à  lettre  sur  la  table. 
GRANVILLE,  reconnaissant  Tatillon. 
Ah!  mon  Dieu!  c'est  monsieur  Tatillon. 
TATILLON,  allant  a  Thomas. 
J'aurais  mieux  aimé  la  petite  chambre  qui  donne 
sur  la  rivière,  mais  puisqu'elle  est  retenue...  (^Aper- 
cevant Granville.)  Que  vois-je?  c'est  vous,  mon  cher 
Granville.  Que  je  vous  embrasse;  et  par  quel  heureux 
hasard  vous  trouvé-je  en  ces  lieux?  vous,  le  seul  ami, 
le  seul  homme  estimable  peut-être  que  je  puisse  citer 
dans  ma  maudite  ville. 

GRANVILLE. 

Monsieur,  c'est  beaucoup  d'honneur  pour  moi.... 


256  LES  TRACASSERIES, 

TATII,  LOF. 

Messieurs  et  mesdames ,  voulez-vous  bien  permettre 
que  je  vous  présente  monsieur  Granville,  négociant 
très  -  considéré ,  un  galant  homme ,  mon  ami ,  j'ose  le 
dire,  et  que  je  vous  prierai  d'aimer  un  peu  à  cause 
de  moi. 

THOMAS. 

Eh!  mais,  monsieur,  l'ami  Granville  est  connu  de 
nous  depuis  plus  long  -  temps  que  vous  ne  l'êtes  vous- 
même. 

TATILLON. 

En  vérité  !  Ah  !  c'est  tout  simple  :  il  vient  vous  voir 
de  temps  en  temps  pour  son  commerce ,  et  quand  j'y 
pense,  c'est  la  foire  qui  l'amène  aujourd'hui.  Eh  bien! 
puisque  vous  vous  connaissez  tous ,  je  ne  vous  ferai  pas 
faire  connaissance  ;  mais  vous  me  permettrez  bien  de 
me  féliciter  de  la  bonne  rencontre  ;  ma  femme  sera 
enchantée  de  vous  voir. 

GRANVILLE. 

Comment!  est-ce  qu'elle  est  ici? 

TATILLON. 

Pas  encore  ,  mais  elle  y  sera  bientôt  ;  je  cours  la 
chercher  :  elle  est  à  deux  lieues ,  je  l'aurai  bientôt  ra- 
menée. Vous  ne  savez  pas  ?  c'est  fini ,  je  quitte  notre 
pays.  Oh!  je  n'y  pouvais  plus  tenir.  Et  vous  ferez 
comme  moi  tôt  ou  tard;  on  y  est  si  méchant!  Quelle 
différence  avec  ce  séjour,  asyle  de  la  paix,  de  l'inno- 
cence! aussi  je  m'y  établis.  Je  loge  provisoirement  aux 
Bons  Amis,  chez  monsieur  Thomas.  Parbleu  !  si  vous 
n'avez  pas  d'auberge,  il  faut  que  vous  y  logiez  aussi; 
il  y  a  encore  des  chambres  charmantes. 

THOMAS. 

Eh!  mais, mon  Dieu!  monsieur,  vous  vous  empressez 


ACTE  I,  SCÈNE  XIII.  ^57 

ainsi  de  proposer,  et  tout  ce  que  vous  proposez  est 
fait  d'avance.  Granville  ne  loge  jamais  autre  part  que 
chez  moi,  et  c'est  à  lui  qu'est  réservée  une  des  cham- 
bres que  mon  garçon  a  dû  vous  refuser. 

TATILLON. 

Ah!  ah!  vous  logez  aussi  aux  Bons  Amis.  Surcroît 
de  bonheur.  Allons ,  il  me  tarde  de  vous  présenter  ma 
femme.  {^Donnant  la  main  a  Granville.^  Sans  adieu, 
mon  cher  Granville.  {^Donnant  la  main  a  Thomas.^ 
Sans  adieu,  brave  Thomas;  [a  Charles.^  Jeune  élève 
de  Thémis;  [a  CecileS)  Aimable  beauté;  {aux  mères.) 
Tendres  mères  ;  (  à  Desjardins.  )  Négociant  intelligent  ; 
{a  Gen^ault.)  Savant  jurisconsulte.  Je  ne  tarderai  pas 
à  revenir;  je  cours  chercher  ma  femme,  et  j'aime  à 
croire  que  vous  n'aurez  qu'à  vous  applaudir  d'avoir 
pour  voisin  un  ménage  uni  comme  le  fut  toujours  le 
vôtre ,  et  comme  le  sera  celui  de  ces  chers  enfants.  Je 
vous  souhaite  bien  le  bonjour. 

{Il  sort.) 


SCENE    XIÏI. 

CHARLES,  Madame  GERVAULT,  GERVAULT, 
THOMAS,  GRANVILLE,  DES  JARDINS,  CÉCILE, 
Madame  DESJARDINS. 

DESJARDIWS. 

Ma  foi  j'aime  cet  homme-là.  Mais  le  temps  se  passe, 
je  vais  à  la  pêche. 

MADAME    DESJARDINS. 

Moi,  j'ai  quelques  comptes  à  terminer  dans  la  bou- 
tique. Ecoute  donc,  mon  ami,  quand  ce  monsieur  Ta- 
Tome  ir.  1 7 


258  LES  TRACASSERIES, 

tillon  sera  de  retour  avec  sa  femme,  ne  serait -il  pas 
convenable  de  l'inviter  à  notre  repas  ? 

DESJARDINS. 

C'est  juste ,  puisqu'il  est  notre  parent. 

GERVAULT. 

Il  nous  a  fait  tant  d'amitiés  ! 

DESJARDINS. 

Quant  à  monsieur  Granville ,  il  est  prié  d'avance  , 
n'est-ce  pas? 

(  Monsieur  et  madame  Desjardins  sortent.  ) 

GERVAULT. 

Ah  !  oui  :  nous  comptons  sur  vous. 

GRANVILLE. 

Avec  plaisir;  mais  je  voudrais  vous  dire.... 

GERVAULT. 

Nous  aurons  le  temps  de  causer  dans  la  journée  :  il 
faut  que  je  donne  un  coup-d'œil  à  mon  étude. 

{Il  sort.) 

MADAME   GERVAULT,    baS  h  SOUjîls. 

Moi  je  vais  achever  d'arranger  la  corbeille  de  ma- 
riage :  viens  avec  moi ,  Charles. 


A  tantôt,  Cécile. 


A  tantôt,  Charles. 


CHARLES. 


CECILE. 


{Elle  sort.) 
{Il  sort.) 
{Elle  sort.) 


ACTE  I,  SCÈNE  XIV.  9.59 

SCÈNE  XIV. 

THOMAS,  GRANVILLE. 

GRANVILLE. 

Est-il  bien  vrai  que  ce  monsieur  Tatillon  loge  dans 
votre  auberge  ? 

THOMAS. 

Oui  sans  doute. 

GRANVILLE. 

Oh  bien  !  en  ce  cas-là ,  il  faut  que  je  vous  prévienne... 

THOMAS. 

Mille  pardons ,  mon  cher  Gran ville,  ce  monsieur  Ta- 
tillon précisément  m'a  fait  perdre  un  temps...  J'ai  une 
visite  à  faire  chez  le  juge  de  paix,  à  une  lieue  d'ici.... 
Gabriel  ? 

GRANVILLE. 

Eh  !  mais ,  écoutez  donc ,  il  faut  absolument  que  je  vous 
dise.... 

THOMAS. 

Comme  disait  tout -à- l'heure  monsieur  Gervault, 
nous  aurons  le  temps  de  causer  à  mon  retour.  Je  vous 
laisse  avec  Gabriel,  il  va  vous  servir,  vous  conduire. 
Sans  adieu,  mon  cher  Granville.  {Il  sort.) 

SCÈNE   XV. 

GABRIEL,  GRANVILLE. 

GRANVILLE. 

Allons ,  ils  ne  veulent  pas  m'écouter.  Tant  pis  pour 

17- 


2^0  LES  TRACASSERIES, 

eux,  mais  je  ne  loge  pas  chez  monsieur   Thomas. 

GABRIEL. 

Eh!  monsieur,  est-ce  que  vous  en  voulez  à  notre 
maître  ? 

GRAWVILLE. 

Non ,  parbleu  !  je  viendrai  le  voir ,  je  viendrai  voir 
madame  Lambert,  je  viendrai  dîner  avec  eux  tous,  je 
serai  toujours  l'ami  de  monsieur  Thomas,  mais  je  ne 
loge  pas  chez  lui.  Si  l'on  vient  me  chercher  chez  vous, 
je  loge  à  la  Magdeleine. 

GABRIEL. 

Eh!  mais,  monsieur,  qu'est-ce  que  je  dirai  à  mon- 
sieur Thomas  ? 

GRANVILLE. 

Vous  lui  direz....  ma  foi,  vous  lui  direz  que  je  suis 
trop  amoureux  de  mon  repos  pour  coucher  sous  le 
même  toit  que  monsieur  et  madame  Tatillon. 

SCÈNE    XVI. 

GABRIEL  SEUL. 

Qu'est-ce  qu'il  dit  donc  là?  il  a  l'air  d'un  si  bon  homme 
ce  monsieur  Tatillon....  Après  tout,  ce  n'est  pas  mon 
affaire ,  et  je  vais  à  mon  ouvrage. 


FIF    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  2G1 


ACTE    SECOND. 


Le  théâtre  représente  une  salle  d'auberge  où  se  trouvent  quatre  portes 
d'appartements  sur  lesquelles  sont  des  numéros. 


SCENE   I. 

TATILLON,  Madame  TATILLON,  GABRIEL. 

TATiLLOF,  enù^ant. 
Eh  bien!  garçon?  la  fille?  où  êtes-vous  donc?  Par 
ici,  par  ici,  ma  bonne  amie. 

MADAME    TATILLON. 

Je  n'en  puis  plus.  Un  fauteuil,  je  vous  prie. 

TATILLON. 

En  voici  un,  ma  chère.  Eh  bien!  ma  femme,  quand 
je  vous  ai  dit  que  c'était  un  endroit  charmant. 

MADAME    TATILLON. 

Olî  !  charmant,  charmant;  voyons  la  chambre  qui 
nous  est  destinée  ;  est-ce  celle  où  nous  sommes  ? 

TATILLON. 

Non  :  c'est  la  salle  commune  aux  voyageurs  ;  mais 
la  voilà.  Eh  bien!  où  est  donc  le  garçon? 

GABRIEL  entrant,  chargé  de  tous  les  paquets  de 
monsieur  et  madame  Tatillon. 

Je  ne  savais  où  trouver  cette  maudite  clef,  et  puis 
je  suis  embarrassé  de  tous  ces  paquets. 


■262  LES  TRACASSERIES, 

TATILLOW. 

Donnez  ,  donnez  ,  je  vais  vous  aider. 

MADAME    TATILLON. 

Allons  ,  ouvrez  ,  ouvrez  ,  mon  ami. 

tatillojy,  a  sa  femme. 
Eh  bien? 
MADAME  tatillon,  donnant  uu  coup-d'œil 
a  la  chambre. 
Fort  gentille ,  très-gaie. 

tatillon. 
Tiens,  vois -tu  ;  deux  fenêtres,  une  cheminée,  une 
commode ,  un  secrétaire. 

MADAME    tatillon. 

J'examinerai  tout  cela  en  détail  dans  un  instant.  Po- 
sez les  paquets  sur  la  table.  J'aime  mieux  rester  assise 
ici,  c'est  plus  vaste,  j'y  serai  moins  étouffée.  {A  Ga- 
briel. )  Mon  ami ,  avez-vous  dit  qu'on  eût  bien  soin  de 
notre  cheval? 

tatillon. 

Sois  donc  tranquille,  ma  bonne  amie,  c'est  moi  que 
cela  regarde  peut-être.  (^  Gabriel.)  Prenez  bien  garde 
à  ces  cartons,  ce  sont  les  bonnets  de  ma  femme.    - 

(  Gabriel  sort.  ) 

MADAME     tatillon. 

Et  VOUS  dites  donc ,  monsieur ,  que  précisément  , 
pour  le  jour  de  notre  arrivée ,  il  y  a  une  foire  dans  le 
pays ,  un  mariage  dans  notre  auberge ,  une  transaction 
entre  deux  gens  qui  plaidaient ,  et  une  réconciliation 
entre  les  deux  femmes  les  plus  marquantes  de  l'en- 
droit. Et  c'est  le  petit  Gervault,  le  fils  du  notaire, 
qui  épouse  une  demoiselle  Desjardins  :  effectivement, 
coiAme  vous  dites,  je  suis  alliée   à   ces  gens -là.  Du 


ACTE   II,   SCENE  I.  îi63 

reste ,  c'est  fort  aimable  ;  la  foire  va  amener  du  monde , 
la  noce  va  occuper  tous  les  gens  de  l'auberge ,  et  nous 
ne  serons  pas  servis. 

TATILLON. 

Oh!  je  saurai  bien  me  faire  servir,  ou  me  servir 
moi-même,  et  puis  ces  gens-là  sont  fort  actifs,  fort 
intelligents;  tu  demanderas  à  l'ami  Granville. 

MA.DAME    TATILLOIV. 

A  propos,  il  loge  ici,  je  serai  enchantée  de  le 
voir.  Un  bon  enfant.  Je  suis  fâchée  qu'il  n'ait  pas 
épousé  la  petite  lingère  qui  s'est  établie  derrière  les 
Récolets. 

TATILLON. 

Ah  dame!  il  a  une  passion,  dit-on;  une  jolie  mar- 
chande qui  est  toujours  comme  lui,  par  voies  et  par 
chemins.  Pour  en  revenir  à  ce  que  tu  disais,  une  foire, 
une  noce ,  du  monde  ;  eh  bien  !  cela  amènera  du  bruit , 
de  la  joie  ;  on  dansera ,  on  jouera ,  on  causera  :  cela 
ne  vaut-il  pas  mieux  qu'une  solitude  monotone? 

MADAME    TATILLON. 

Il  est  assez  singulier  qu,'étant  nos  parents  ils  ne  nous 
aient  pas  invités  de  leur  repas. 

TATILLON. 

C'est  une  politesse  dont  je  leur  aurais  su  gré.  Oh 
dame!  ils  sont  beaucoup. 

MADAME    TATILLON. 

C'est  ce  qui  m'empêche  de  le  regretter,  je  n'aime 
pas  les  cohues. 


264  LES  TRACASSERIES, 

SCÈNE  IL 

TATILLON,  Madame  TATILLON,  GARRIEL. 

GABRIEL. 

Quand  monsieur  et  madame  voudront  entrer,  tout 
est  prêt,  tout  est  arrangé. 

MADAME    TATILLON. 

Fort  bien;  mais  dites-nous,  mon  ami,  voilà  d'autres 
chambres  à  côté  de  la  nôtre:  on  est  bien  aise  de  savoir 
à  côté  de  qui  on  loge,  moi  sur-tout.  Je  suis  là-dessus 
d'une  susceptibilité.... 

TATILLON. 

Oh  !  c'est  tout  simple.  Comme  madame  Tatillon  n'a 
rien  à  se  reprocher,  vous  concevez...  les  femmes... 
voyons  :  celle-ci  ? 

GABRIEL. 

Eh  bien!  c'est  là  que  doit  loger  madame  Lambert? 

MADAME    TATILLON. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  madame  Lambert? 

GABRIEL. 

Une  jeune  marchande  qui  n'est  point  encore  arrivée. 

TATILLON. 

Jeune  et  jolie ,  sans  doute  ? 

MADAME    TATILLON. 

Vous  êtes  bien  curieux,  monsieur  Tatillon. 

TATILLON. 

Seriez-vous  jalouse,  madame  Tatillon? 

MADAME   TATILLON. 

Jalouse,  non;  mais  ne  soyez  pas  si  galant.  A-t-elle 
son  mari ,  cette  madame  Lambert  ? 


ACTE  II,   SCENE   IL  263 

GABRIEL. 

Elle  est  veuve. 

MADAME    TATILLON. 

Elle  est  veuve ,  et  elle  voyage  toute  seule. 

GABRIEL. 

Ma  fine!  oui,  à  moins  que  monsieur Granville  ne  lui 
tienne  compagnie. 

TATILLON. 

Ah  !  ah  !  serait-ce  par  aventure  la  passion  du  cher 
Granville  ? 

GABRIEL. 

Dame!  on  le  dit  :  ce  n'est  pas  qu'elle  ait  besoin  de 
personne  pour  son  commerce  ;  elle  s'entend ,  Dieu 
merci,  à  vendre  et  à  débiter  ses  dentelles. 

TATILLON. 

Ah!  elle  vend  des  dentelles.  Dis  donc,  ma  femme, 
n'as-tu  pas  besoin  d'une  garniture  de  mantelet? 

MADAME    TATILLON. 

Elî  !  mon  Dieu  !  vous  savez  mieux  que  moi  toutes  ces 
bagatelles. 

TATILLON. 

Et  Granville  notre  ami,  où  loge-t-il  donc?...  où  est-il 
donc  ? 

MADAME    TATILLON. 

Il  court  chez  ses  pratiques  sans  doute. 

GABRIEL. 

Ma  foi,  madame,  je  ne  sais;  mais  ce  que  je  sais  fort 
bien,  c'est  qu'il  ne  loge  pas  chez  nous. 

TATILLON. 

Comment  !  il  ne  loge  pas  chez  vous  ?  mais  votre 
maître  m'a  dit  tantôt.... 


266  LES  TRACASSERIES, 

MADAME    TATILLON. 

J'espère  que  ce  n'est  pas  à  cause  de  nous. 

TATILLON. 

Fi  donc  !  Comment  peux-tu  croire  que  Granville  qui 
est  notre  ami....  Voilà  ce  que  c'est,  il  aura  vu  que 
vous  aviez  beaucoup  d'embarras  aujourd'hui;  il  n'aura 
pas  voulu  vous  gêner;  il  aura  peut-être  trouvé  une 
chambre  chez  quelqu'ami,  il  en  a  tant  dans  ce  pays-ci! 
oh!  mais,  nous  nous  reverrons,  j'irai  le  trouver. 

MADAME    TATILLON. 

Et  tu  feras  bien.  Il  serait  malhonnête  à  nous  de  ne 
pas  le  voir. 

TATILLON. 

Vous  savez  où  il  loge  ? 

GABRIEL. 

Oui ,  monsieur ,  à  la  Magdeleine ,  oii  il  y  a  une  très- 
jolie  hôtesse. 

TATILLON. 

Ah!  une  jolie  hôtesse....  C'est  un  galant  que  Granville. 

MADAME    TATILLON. 

Ah  çà  î  vous  n'oublierez  pas  de  m'envoyer  un  bouillon 
le  plus  tôt  possible. 

GABRIEL. 

Non,  madame,  je  l'ai  dit  à  la  fille. 

MADAME    TATILLON. 

Eh  bien!  monsieur,  n'avez -vous  pas  des  lettres  à 
écrire ,  une  procuration  à  envoyer  à  Paris  ? 

TàTILLON. 

C'est  juste  :  et  toi ,  ne  faut-il  pas  que  tu  songes  à  ta 
toilette?  (^A  Gabriel.^  Allons,  vous  n'avez  pas  tous 
les  jours  des  repas  de  trente  personnes  :  oh  !  vous  êtes 


ACTE  II,   SCÈNE  IV.  267 

moins  embarrassés  que  d'autres,  parce  que  le  gibier.... 
il  foisonne  dans  ce  pays-ci.  Bien  le  bonjour,  mon  ami. 
(  Il  entre  dans  la  chambre  avec  sa  femme.  ) 


SCENE    III. 

GABRIEL  SEUL. 

Qu'on  vienne  encore  m'appeler  bavard  ;  par  ma  foi , 
je  ne  suis  rien  auprès  de  ces  gens-là.  Ah  !  voici  ma- 
dame Lambert,  je  crois. 


SCENE    IV. 

GABRIEL;  Madame  LAMBERT,  portant  plusieurs 

CARTONS. 
MADAME    LAMBERT. 

Bonjour,  Gabriel.  Eh  bien!  qu'est-ce  que  c'est? 
Monsieur  Granville  sait  que  je  dois  arriver  ce  matin , 
et  il  va  loger  à  la  Magdeleine  ;  et  cela ,  m'a-t-on  dit , 
pour  éviter  la  rencontre  de  deux  personnes  de  son 
pays  qu'il  ne  veut  pas  voir.  Le  grand  malheur ,  quand 
il  achèterait  un  peu  cher  le  plaisir  de  loger  auprès 
de  moi. 

GABRIEL. 

Il  a  bien  promis  à  monsieur  Thomas  qu'il  viendrait 
vous  voir. 

MADAME    LAMBERT. 

Une  belle  grâce  qu'il  nous  fera  là  !  qu'il  vienne  ;  oh  ! 


268  LES  TRACASSERIES, 

je  le  recevrai  de  la  bonne  manière.  Grâce  au  ciel ,  je 
ne  suis  pas  encore  sa  femme.  Laissons  cela.  Je  viens 
de  dire  deux  mots  en  passant  à  madame  Desjardins.  Ils 
m'ont  invitée  à  leur  repas.  Foi  d'honnête  marchande, 
je  suis  enchantée  de  ce  mariage,  cela  fera  le  plus  joli 
ménage.... 

GABRIEL. 

Ma  foi ,  madame ,  c'est  ce  que  dit  tout  le  monde. 

MADAME    LAMBERT. 

Voilà  ma  chambre ,  n'est-ce  pas  ?  Que  je  ne  vous  dé- 
range pas,  mon  ami;  allez  à  votre  ouvrage. 

GABRIEL. 

Votre  serviteur,  madame. 

■    (Il  sortv) 


SCENE    V. 

Madame  LAMBERT  seule,  défaisant  ses 

CARTONS. 

Ah  !  monsieur  Granville ,  vous  vous  enfuyez  quand 
j'arrive  ;  quels  sont  donc  ces  deux  personnages  si 
dangereux  qui  vous  empêchent  de  loger  dans  mon 
auberge  ? 


SCENE  VI. 

TATILLON,  Madame  LAMBERT. 

tatillon,  parlant  a  sa  femme. 
Reste  là,  ma  bonne  amie ,  je  vais  descendre.  Ecris, 


ACTE  II,  SCENE  VI.  269 

puisque  tu  veux  écrire  ;  je  suis  fait  pour  te  servir  peut- 
être,  ne  suis-je  pas  ton  mari? 

MADAME    LAMBERT. 

C'est  monsieur  Tatillon ,  je  crois,  qu'on  m'a  dit  qu'il 
s'appelait. 

TATILLON. 

Ah!  ah!  l'on  parle  de  moi. 

MADAME    LAMBERT. 

Je  serais  bien  aise  de  le  voir. 

TATILLOF. 

Me  voici,  madame. 

MADAME    LAMBERT. 

Comment,  monsieur  ? 

TATILLON. 

Qu'il  est  flatteur  pour  moi  d'exciter  quelque  curio- 
sité dans  l'esprit  d'une  jeune  et  jolie  femme  ! 

MADAME    LAMBERT. 

Quoi  !  c'est  vous  qui  seriez  monsieur.... 

TATILLOJN. 

Tatillon ,  prêt  à  vous  rendre  mes  devoirs ,  madame. 
Pourrais-je  savoir  comment  j'ai  l'avantage  d'être  connu 
de  vous,  de  nom  au  moins?  car  je  ne  me  rappelle  pas 
avoir  eu  l'honneur  de  vous  voir.  (  A  part.  )  Elle  est 
fort  bien  cette  femme-là. 

MADAME    LAMBERT. 

Je  m'en  vais  vous  le  dire ,  monsieur.  Vous  connais- 
sez monsieur  Granville? 

TATILLON. 

Beaucoup ,  madame  ,  un  très  -  galant  homme ,  mon 
ami ,  j'ose  le  dire. 

MADAME    LAMBERT. 

C'est  ce  qui  vous  trompe ,  monsieur  ;  car  on  vient 


270  LES  TRACASSERIES, 

de  me  dire  que  monsieur  Granville  ne  voulait  pas  lo- 
ger dans  cette  auberge  parce  que  vous  y  logiez. 

TATILLON. 

Allons  donc ,  on  a  voulu  rire  :  j'ai  vu  monsieur  Gran- 
ville ici  ce  matin.  Nous  nous  sommes  embrassés.  Il  y 
a  sans  doute  quelque  autre  motif.  Mais  permettez  : 
madame  prend  intérêt  à  monsieur  Granville ,  à  ce  qu'il 
me  paraît? 

MADAME    LAMBERT. 

Beaucoup,  monsieur. 

TATILLON. 

Madame  ne  serait-elle  pas  cette  jolie  marchande  dont 
le  garçon  d'auberge  m'a  parlé;  madame  Lambert? 

MADAME    LAMBERT. 

Précisément ,  monsieur. 

TATILLON. 

Il  m'en  coûte  d'affliger  madame;  mais  ce  n'est  pas 
à  cause  de  moi  que  monsieur  Granville  ne  loge  pas  ici. 

MADAME     LAMBERT. 

Bon!  et  quel  peut  donc  être  son  motif? 

TATILLON. 

Ah!  madame,  les  hommes....  non  pas  que  j'accuse 
positivement  monsieur  Granville ,  fi  donc  ! 

MADAME    LAMBERT. 

Je  le  crois  bien. 

TATILLON. 

Mais  enfin ,  c'est  à  la  Magdeleine  qu'il  est  allé  loger. 

MADAME    LAMBERT. 

Eh  bien? 

TATILLON. 

Il  y  a  une  fort  jolie  hôtesse,  à  ce  qu'on  dit. 


ACTE  II,   SCENE   VI.  271 

MADAME    LAMBERT. 

En  vérité  ! 

TATILLON. 

Ce  n'est  pas  que  quand  on  la  compare  à  madame... 
(^ /7(2/t.)  Mais  c'est  qu'elle  est  très-bien,  d'honneur... 
{Haut?)  Madame ,  à  ce  qu'il  paraît ,  fait  le  commerce 
de  dentelles? 

MADAME   LAMBERT, 

Oui ,  monsieur. 

TATILLON. 

Ah!  madame,  qu'il  est  cruel  de  voir  une  jeune 
femme  comme  vous  obligée  de  se  donner  tant  de 
peine,  quand  l'univers  tout  entier  devrait  être  à  ses 
pieds! 

MADAME    LAMBERT. 

{A part?)  Comment  donc,  il  est  galant,  monsieur 
Tatillon. 

TATILLON. 

[A  part?)  Ma  foi ,  tant  pis  pour  Granville. 

MADAME    LAMBERT. 

{^A part?)  Amusons-nous.  {Haut.)  Monsieur  vou- 
drait-il m'acheter  une  belle  garniture? 

{Lui  montrant  de  la  dentelle  dans  un  carton?) 

TATILLON. 

Eh!  mais,  c'est  possible;  justement  ma  femme  m'en 
a  demandé  une. 

MADAME    LAMBERT. 

Comment,  votre  femme!  vous  êtes  marié? 

TATILLON. 

Marié....  Oui,  madame...  {A part ?^  Diable,  il  ne  fal- 
lait pas  dire  cela.  {Haut?)  C'est  du  point  d'Alençon; 
il  est  très-riche.  Je  m'y  connais  un  peu„ 


9.72  LES  TRACASSERIES, 

MADAME    LAMBERT. 

Ah!  VOUS  êtes  marié? 

TATILLON. 

Eh  !  mon  Dieu ,  oui ,  madame.  Le  dessein  en  est  ma- 
gnifique. 

MADAME     LAMBEE.T. 

Mille  pardons,  monsieur;  mais  je  me  rappelle  que 
cette  garniture  est  vendue.  J'en  ai  d'autres  que  je  pour- 
rai montrer  à  madame.  Comme  vous  le  disiez  tout-à- 
l'heure,  les  hommes....  Allez,  monsieur,  votre  femme 
vous  attend. 

TATILLON. 

Mais,  madame,  ma  femme  a  le  temps  d'attendre, 
et  moi  je  suis  trop  heureux  de  vous  avoir  rencontrée. 

MADAME    LAMBERT. 

Pardon ,  monsieur  ;  j'ai  mes  paquets  à  ranger ,  des 
courses  à  faire ,  j'entre  dans  ma  chambre  un  moment. 

TATILLON. 

Si  madame  voulait  permettre  que  je  lui  offrisse  mon 
bras,  j'attendrais  dans  cette  chambre  l'heure  de  sa 
commodité. 

MADAME     LAMBERT. 

Attendez,  si  vous  voulez.  {^A part.^  0\x\^  oui,  at- 
tends, je  sortirai  par  la  petite  porte  dérobée.  A  quoi 
donc  pense  Granville  de  redouter  la  présence  de  ces 
gens-là?  Il  vaut  bien  mieux  s'en  divertir,  c'est  plus 
gai.  {_Haut.)  Monsieur,  je  suis  votre  très-humble  ser- 
vante. 

{Elle  entre  dans  sa  chambre?) 


ACTE  II,   SCÈNE   VIII.  278 

SCÈNE   VII. 

TATILLON,  SEUL. 

Cette  femme-là  est  charmante.  Elle  a  paru  écouter 
mes  compliments  avec  plaisir.  Ma  foi..,.  Allons,  pour 
ne  pas  donner  de  soupçons  à  madame  Tatillon ,  il  faut 
vite  aller  chercher  ce  qu'elle  me  demande,  et  revenir 
ici  guetter  madame  Lambert. 

SCÈNE  VIII. 

TATILLON,  CHARLES. 

CHARLES. 

Ah!  monsieur,  c'est  vous  que  je  cherchais. 

TATILLON. 

Moi,  monsieur,  trop  heureux.... 

CHARLES. 

Monsieur ,  vous  nous  avez  témoigné  tant  d'intérêt 
ce  matin,  et  d'ailleurs  les  compliments  que  vous  avez 
adressés  à  mon  père,  que  vous  connaissez  de  réputa- 
tion... Enfin  vous  vous  trouvez  allié  de  madame  Des- 
jardins, et  je  viens,  au  nom  de  ma  famille,  vous  prier 
de  vouloir  bien  dîner  avec  nous. 

TATILLOTf. 

Aujourd'hui...  A  un  repas  de  noces...  Monsieur... 

CHARLES. 

Nous  espérons  que  madame  voudra  bien  aussi  nous 
faire  l'honneur... 

Tome  IV.  1 8 


274  LES  TRACASSERIES, 

TATILLON. 

Comment  donc,  monsieur!  mais  c'est  avec  le  plus 
grand  plaisir. . . .  Ah  !  voilà  votre  aimable  Cécile. 
Il  semble  que  les  amants  aient  un  instinct  qui  les 
avertisse  du  lieu  et  du  moment  où  ils  peuvent  se  ren- 
contrer. 


SCENE  IX. 

TATILLON ,  CHARLES  ,   CÉCILE. 

CÉCILE. 

Vous  ici,  monsieur  Charles! 

TATILLON. 

Comment!  Est-ce  que  ce  n'était  pas  lui  que  vous 
cherchiez  ? 

CÉCILE. 

Je  suis  trop  franche  pour  lui  cacher  que  je  suis  tou- 
jours enchantée  de  le  voir;  mais  je  le  suis  trop  aussi 
pour  lui  dire  que  c'était  lui  que  je  cherchais. 
TATILLON,  à  Charles. 

La  réponse  est  assez  franche  en  effet. 

CHARLES. 

Et  qui  cherchiez-vous  donc ,  mademoiselle  ? 

TATILLON,    à  Cécile. 
Il  est  piqué ,  je  crois. 

CÉCILE. 

Charles  vient  de  vous  inviter ,  sans  doute ,  au  nom 
de  sa  famille  ;  et  moi  je  viens ,  au  nom  de  la  mienne , 
réitérer  l'invitation. 


ACTE  II,  SCENE  IX.  27$ 

TATILLON. 

En  vérité ,  mademoiselle ,  je  suis  confus  des  politesses 
dont  vos  deux  familles  m'accablent.  Mon  épouse  et 
moi  nous  nous  ferons  un  plaisir.  Ainsi  donc  c'est  moi 
que  vous  cherchiez;  et  j'espère  que  monsieur  n'en  est 
pas  jaloux? 

CÉCILE. 

Lui!  jaloux?  monsieur.  Ah!  mon  Dieu!  non. 

TATILLON. 

Tant  pis ,  mademoiselle ,  tant  pis  ;  point  de  véritable 
amour  sans  jalousie. 

CÉCILE. 

Vous  croyez? 

TATILLON. 

C'est  passé  en  proverbe. 

CHARLES. 

Quand  on  estime  ce  qu'on  aime... 

TATILLON. 

Ah  !  l'estime  !  c'est  bien  froid. 

CÉCILE. 

En  effet. 

TATILLON,  «  Charles. 
Allons  donc,  dépêchez  -  vous  de  lui  jurer   que  vous 
l'aimez,  pour  la  calmer. 

CHARLES. 

J'ai  si  souvent  assuré  Cécile  de  mon  amour,  que 
j'espère  qu'elle  n'en  doute  plus. 

TATILLON,  a  Cécile. 
Est-ce  flatteur  ce  qu'il  vous  dit  là  ? 

CÉCILE. 

Ce  sont  de  ces  choses  qu'on  ne  se  lasse  pas  d'en- 
tendre répéter. 


ayô  LES  TRACASSERIES, 

TATILLON,  à  Charles. 
C'est  assez  juste  ce  qu'elle  vous  répond. 

CHAR  LE  s. 

Et  de  grâce,  laissons  là  ces  démêlés.  Ne  pourrai-je 
avoir  l'honneur  de  saluer  madame  votre  épouse? 

TATILLON. 

Oui  sans  doute  :  dans  l'instant.  Elle  achève  mes 
lettres.  {Bas  à  Cécile.^  Il  cherche  à  détourner  la  con- 
versation. - 

CÉCILE. 

Vous  croyez  ? 

TATILLON. 

Eh  quoi!  monsieur  Charles ,  quand  on  parle  d'amour, 
c'est  vous  qui  le  premier  parlez  d'autre  chose. 

CHARLES. 

Eh!  mais,  monsieur... 

TATILLON,  à  Charles. 
Dites-lui  donc  que  vous  l'aimez,  ou  vous  allez  la 
fâcher. 

CHARLES. 

Eh!  mais,  il  semble  que  nous  nous  faisons  un  jeu 
de  nous  piquer  l'un  contre  l'autre.  C'est  une  plai- 
santerie. 

CÉCILE. 

Non,  monsieur,  je  ne  plaisante  jamais  sur  un  sujet 
aussi  important. 

TATILLON. 

C'est  charmant  !  J'ai  souvent  de  ces  petites  disputes- 
là  avec  madame  Tatillon;  il  est  vrai  qu'elles  ne  vont 
jamais  si  loin. 

CHARLES. 

Comment ,  si  loin  ! 


ACTE  II,  SCENE  X.  277 

CÉCILE. 

Monsieur  a  raison.  Vous  prenez  avec  moi  un  petit 
ton  de  supériorité... 

CHARLES. 

Point  du  tout,  c'est  vous  qui  interprétez  mal... 

TATILLON. 

Eh  bien  !  qu'est-ce  que  c'est?  Comment!  se  disputer 
sérieusement  sur  des  mots  !  des  gens  qui  s'aiment ,  qui 
vont  se  marier!  Allons,  allons,  apaisez  -  vous  ;  je  vais 
vous  présenter  à  ma  femme.  {^Parlant  a  sa  femme  a 
travers  la  porte.  )  Ma  bonne  amie ,  c'est  monsieur 
Gervault  le  fils,  et  mademoiselle  Desjardins,  qui  se- 
raient bien  aises  de  te  voir. 

MADAME  TATILLON,  répondant  de  sa  chambre. 

Je  suis  à  eux  tout  à  l'heure. 

TATILLON. 

Elle  va  venir.  Pardon  si  je  vous  laisse ,  je  reviens 
dans  l'instant  :  ne  vous  disputez  pas  trop  pendant  mon 
absence,  ma  femme  ou  moi  nous  vous  aurons  bientôt 
réconciliés. 

{Il  sort.) 

SCÈNE  X. 

CHARLES,  CÉCILE. 


Charles? 
Cécile  ? 


CECILE. 


CHARLES. 


CECILE. 

Convenez  que  je  suis  bien  enfant  de  me  piquer  ton! 
»d'un  coup. 


278  LES  TRACASSERIES, 

CHARLES. 

Mais  je  n'ai  pas  été  trop  raisonnable ,  je  crois. 

CÉCILE. 

Pourquoi  exiger  que  vous  me  répétiez  à  quel  point 
vous  m'aimez ,  quand  vous  m'en  donnez  tant  de  preuves? 

CHARLES. 

Quand  j'ai  tant  de  plaisir  à  vous  répéter  que  je  vous 
aime,  pourquoi  refuser  de  vous  le  dire? 

CÉCILE. 

Faisons  la  paix. 

CHARLES. 

Est-ce  que  nous  sommes  brouillés  ? 

CÉCILE. 

Brouillés  ou  non,  raccommodons-nous. 

CHARLES,  lui  baisant  la  main. 
Ah  !  de  tout  mon  cœur. 


SCENE  XL 

CHARLES,  CÉCILE;  Madame  TATILLON, 

DES    LETTRES   A    LA    MAIN. 
MADAME    TATILLON. 

Monsieur  et  mademoiselle. 

CHARLES. 

Madame  est  l'épouse  de  monsieur  Tatillon  ? 

MADAME    TATILLON. 

Précisément,  monsieur....  (^A  pat^t.)  Un  fort  joli 
garçon.  {Haut?)  Mille  pardons  si  je  ne  vous  reçois  pas 
chez  moi  ;  une  chambre  d'auberge  !  on  sait  ce  que  c'est; 


ACTE  II,   SCENE  XL  279 

elle  est  fort  petite  d'abord  ;  et  puis  quand  on  arrive  , 
les  sacs  de  nuit,  les  porte-manteaux...  C'est  mademoi- 
selle Desjardins?  Voulez-vous  bien  permettre.... 

{Elle  embrasse  Cécile.^ 

CÉCILE. 

Madame... 

MADAME    TATlLLOiy. 

En  effet,  je  vous  trouve  un  air  de  famille  avec  ma 
tante  Desjardins  ,  que  nous  appelions  la  dévote ,  parce 
qu'elle  avait  voulu  se  faire  religieuse...  Malheureuse- 
ment elle  n'avait  point  de  dot ,  et  elle  a  mieux  aimé 
prendre  un  mari  qui  l'a  épousée  pour  ses  beaux  yeux. 
Votre  mère  a  dû  vous  raconter  son  histoire  ? 

CÉCILE. 

Oui  ,  madame. 

MADAME  TATILLON. 

[A part.)  Elle  est  fort  gentille  la  petite....  Une 
figure  de  vierge....  Point  de  tournure. 

CHARLES. 

Monsieur  votre  époux  nous  a  fait  espérer  que  vous 
voudriez  bien  nous  faire  l'honneur  de  dîner  avec  nous. 

MADAME  TATILLON. 

On  ne  peut  pas  plus  sensible ,  monsieur  et  made- 
moiselle, à  votre  politesse  et  à  celle  de  vos  parents. 
Enchantée  de  votre  bonheur;  car  on  s'aime  bien,  n'est- 
ce  pas  ? 

CÉCILE. 

Ah  1  oui ,  madame. 

MADAME  TATILLON. 

C'est  délicieux  ,  je  connais  cela. 


28o  LES  TRACASSERIES, 

SCÈNE    XIL 

CHARLES,  Madame  TATILLON,  TATILLON, 
CÉCILE. 

TATILLON, portant  un  bouillon . 

Attendez-moi ,  ne  faites  rien  sans  moi  ;  il  faut  que 
j'aille  mettre  le  holà  entre  deux  amants  qui  se  que- 
rellent. Ah  !  ma  femme  est  avec  eux  :  eh  bien  !  cela 
a-t-il  le  sens  commun  de  se  disputer  ainsi? 

MADAME    TATILLON. 

On  est  de  la  meilleure  intelligence ,  au  contraire. 

CÉCILE. 

Ah  !  mon  Dieu  oui,  ce  n'était  qu'un  petit  nuage. 

CHARLES. 

Qui  s'est  bientôt  dissipé. 

TATILLON. 

Ah  !  c'est  différent.  Tant  mieux.  C'est  ma  femme , 
monsieur  et  mademoiselle ,  que  j'ai  l'avantage  de  vous 
présenter.  Or  çà ,  puisque  tout  est  d'accord ,  à  présent 
je  retourne  en  bas.  Monsieur  Thomas  l'aubergiste  est 
un  bien  galant  homme  ;  mais  il  est  absent  :  son  cuisinier 
n'entend  rien  à  faire  une  matelote ,  e%'  je  veux  lui 
montrer....  Tiens,  ma  chère  amie,  voilà  ton  bouillon, 
il  est  excellent,  je  l'ai  goûté.  Votre  très-humble  ser- 
viteur ,  monsieur  et  mademoiselle. 

(  //  sort.  ) 


ACTE  II,  SCÈNE  XIII.  281 

SCÈNE  XIII. 

CHARLES,  Madame  TATILLON,  CÉCILE. 

MADAME  TATILLON  ,  prenant  les  deux  jeunes  gens 
par  la  main. 

Ah  çà,  mes  bons  amis,  vous  excuserez  la  liberté 
que  je  prends,  en  faveur  de  l'intérêt  que  vous  êtes 
faits  tous  deux  pour  m'inspirer  ;  voyons  ,  sur  quoi  se 
querellait-on  ? 

CHARLES. 

Ah  !  mon  Dieu  !  madame ,  pur  enfantillage. 

CÉCILE. 

Une  bagatelle  à  laquelle  nous  ne  pensons  plus. 

MADAME    TATILLON. 

Prenez  garde.  Quand  il  s'agit  de  se  lier  pour  la  vie , 
on  ne  saurait  assez  se  rendre  compte  mutuellement  de 
ses  petits  défauts ,  de  ses  petites  faiblesses.  Mon  expé- 
rience me  donne  le  droit  de  vous  parler  franchement. 
Voyons ,  il  ne  s'agissait  pas  d'affaires  d'intérêt ,  d'articles 
du  contrat  du  mariage  ? 

CÉCILE. 

Fi  donc!  madame. 

MADAME    TATILLON. 

Cela  regarde  les  parents ,  c'est  tout  simple  ;  peut- 
être  un  léger  défaut  de  confiance  de  la  part  du  jeune 
homme  ? 

CÉCILE. 

Non ,  madame.  Charles  ne  peut  pas  avoir  de  secrets 
pour  moi. 


282  LES  TRACASSERIES, 

MADAME    TATILLOIST. 

Oh!  ne  peut  pas les  hommes  les  plus  épris  en 

ont  toujours,  ma  chère  enfant;  peut-être  un  petit 
mouvement  de  coquetterie  de  la  part  de  la  jeune  per- 
sonne ?  c'est  bien  naturel. 

CHARLES. 

I^jon ,  madame,  Cécile  n'est  point  coquette ,  elle  ne 
l'est  pas  assez  même;  fier  de  son  amour,  je  voudrais 
qu'elle  cherchât  davantage  à  plaire. 

MADAME    TATILLON. 

Le  reproche  est  nouveau.  Avec  cette  belle  confiance, 
la  querelle  ne  vient  point  de  jalousie  de  sa  part. 

CÉCILE. 

Hélas  !  non ,  madame ,  il  n'est  point  jaloux. 

MADAME    TATILLON. 

Mais  vous  dites  cela  avec  un  air  de  regret. 

CÉCILE. 

C'est  qu'en  vérité  ,  comme  disait  tout  -  à  -  l'heure 
monsieur  votre  époux ,  il  ne  lui  manque  que  cela  pour 
m'aimer  parfaitement. 

MADAME    TATILLON. 

Fort  bien.  La  petite  regrette  qu'on  ne  soit  pas  ja- 
loux, le  jeune  homme  regrette  que  la  jeune  personne 
ne  soit  pas  coquette.  Voilà  ce  que  c'est.  J'ai  deviné. 
La  querelle  vient  de  là.  Vous  avez  tort  de  traiter  cela 
d'enfantillage.  C'est  plus  sérieux  que  vous  ne  pensez. 

CHARLES. 

Sérieux,  madame  !  Depuis  un  mois  que  je  suis  dans 
le  pays,  que  je  vois  tous  les  jours  Cécile,  voilà  la  pre- 
mière fois  que  nous  nous  trouvons  en  querelle. 

MADAME    TATILLON. 

Mais  ce  ne  sera  peut-être  pas  la  dernière  ;  car  enfin , 
quand  il  y  a  différence  d'opinion,  de  caractère.... 


ACTE  II,  SCÈNE  XIII.  283 

CHARLES, 

Gomment,  madame,  différence  de  caractère  !  vous 
vous  abusez. 

MADAME    TATILLON. 

Tenez;  tous  les  jours  deux  personnes  très-honnêtes, 
très-aimables,  remplies  d'excellentes  qualités,  croient 
s'aimer,  se  marient,  et  l'on  est  étonné  qu'elles  fassent 
mauvais  ménage  ;  pourquoi  ?  c'est  pour  de  petites  exi- 
gences, de  petits  défauts  semblables.  Minuties ,  baga- 
telles; mais  qui  se  retrouvent  tous  les  jours  dans  le 
tête-à-tête,  et  qui  deviennent  insupportables. 

CÉCILE. 

Si  j'avais  été  coquette,  peut-être  s'en  plaindrait -il 
aujourd'hui?  Quand  nos  parents  étaient  en  procès,  il 
ne  tenait  qu'à  moi  d'accueillir  un  des  nombreux  partis 
que  mon  père  me  proposait. 

MADAME    TATILLON. 

Vous  l'entendez,  elle  fait  valoir  ses  sacrifices,  vous 
devez  être  content. 

CHARLES, 

Je  pourrais  à  mon  tour  faire  valoir  les  miens. 

MADAME    TATILLON. 

Fort  bien!  vous  allez  recommencer  la  dispute. 

CHARLES. 

Je  vois  bien  que  c'est  à  moi  d'être  raisonnable.  Eh 
bien  !  vous  le  voulez  ;  j'ai  eu  tort. 

CÉCILE. 

Une  jolie  manière  de  l'avouer  ! 

MADAME    TATILLON. 

En  effet ,  on  voit  bien  à  son  ton  qu'il  est  persuadé 
du  contraire. 

CÉCILE. 

Non ,  monsieur ,  vous  avez  raison ,  toujours  raison. 


284  LES  TRACASSERIES, 

MA.DAME    TATILLON. 

Tenez ,  les  torts  sont  égaux  des  deux  parts.  Ce  qu'il 
y  a  de  plus  important ,  c'est  que  cela  ne  se  renouvelle 
plus. 

CÉCILE,  très  -piquée. 
Point  du  tout,  c'est  moi  qui  ai  tort.    Sans   adieu, 
tnadame.  (^  Charles.^  Vous  espérez  peut-être  que  je 
vais  me  raccommoder  comme  tout-à-l'lieure;  vous  vous 
trompez  :  je  sors  pour  n'en  être  pas  tentée. 

{^Elle  sort.) 


SCENE    XIV. 

CHARLES,  Madame  TATILLON. 

MADAME    TATILLON. 

Eh  bien  !  vous  la  laissez  aller  !  Suivez-la  donc ,  il  ne 
faut  pas  que  cela  dure  plus  long-temps. 

CHARLES. 

La  suivre,  moi?  n'ai-je  pas  fait  plus  que  je  ne  de- 
vais ? 

MADAME    TATILLON. 

Il  faut  passer  des  humeurs  aux  jolies  personnes. 

CHARLES. 

Il  me  semble  que  dans  ce  moment  c'est  à  elle  à  faire 
les  premiers  pas. 

MADAME    TATILLON. 

Non  pas.  Elle  n'est  pas  encore  votre  femme. 

CHARLES. 

Ce  n'est  pas  une  raison  pour  me  tourmenter. 


ACTE   II,  SCÈNE    XV.  285 

SCÈNE  XV. 

CHARLES,  Madame  TATILLON,  TATILLON. 

TATILLON. 

Enfin  ils  ne  veulent  pas  suivre  mes  conseils;  mais 
c'est  égal.  Je  viens  vous  annoncer  autre  chose.  Made- 
moiselle   Eh  bien!  oii  est-elle  donc? 

MADAMETATILLOW. 

Elle  vient  de  sortir. 

TATILLON. 

Ah!  diable,  tant  pis.  Ce  serait  bien  le  moment. 
C'est  la  corbeille  de  mariage  que  madame  Gervault 
vient  de  faire  apporter ,  et  qui  est  vraiment  d'un  goût 
délicieux.  Il  n'y  manque  que  les  dentelles  de  cette 
madame  Lambert  qui  m'est  échappée ,  mais  que  je  re- 
trouverai. Quant  à  vous ,  courez  après  la  jeune  per- 
sonne. Voilà  l'instant  de  lui  offrir 

CHARLES. 

La  corbeille  de  mariage  ;  mais  non ,  ce  sera  pour 
tantôt.  D'ailleurs  elle  est  déjà  bien  loin. 

TATILLON. 

Au  moins  venez  voir  la  corbeille ,  vous  en  serez 
content. 

CHARLES» 

Ah!  je  la  connais,  j'avais  pris  tant  de  plaisir  à  l'ar- 
ranger moi-même  avec  ma  mère....  Mille  pardons,  j'ai 
besoin  de  prendre  l'air,  et  je  vais  dans  le  jardin  de 
monsieur  Thomas. 

TATILLON,  allant  a  lui  et  l'arrêtant. 

Comment  !  il  y  a  un  jardin  chez  monsieur  Thomas  ? 


286  LES  TRACASSERIES, 

nous  verrons  cela ,  je  suis  fou  du  jardinage ,  moi  qui 
vous  parle. 

CHARLES. 

Monsieur  et  madame ,  je  ne  vous  dis  pas  adieu. 

{Il  sort.) 

SCÈNE    XVI. 

TATILLON,  Madame  TATILLON. 

TATILLON. 

Eh  bien  !  qu'est-ce  qu'il  a  donc  ? 

MADAME    TATILLON. 

Je  suis  fâchée  de  le  dire ,  mais  ces  deux  jeunes  gens- 
là  ne  s'aiment  pas  du  tout. 

TATILLON. 

Bah  ! 

MADAME    TATILLON. 

Les  voilà  en  querelle. 

TATILLON. 

En  vérité  ! 

MADAME    TATILLON. 

Ils  se  raccommoderont  ;  mais  ce  sera  toujours  à  re- 
commencer. 

TATILLON. 

Ma  foi  je  pense  comme  toi.  Je  les  ai  jugés  là  tous 
deux  au  premier  coup-d'œil. 

MADAME    TATILLON. 

Enfin  ils  ne  sont  pas  encore  mariés ,  et  ce  serait 
peut-être  un  vrai  service  à  leur  rendre..... 


ACTE  II,  SCENE  XYI.  287 

TATILLON. 

Eh  !  mon  Dieu  !  ce  serait  leur  épargner  bien  des 
chagrins. 

MADAME    TATILLON. 

Mais  nous  ne  pouvons  pas  nous  mêler  de  cela. 

TATILLON. 

C'est  juste.  Nous  arrivons  dans  le  pays,  il  ne  nous 
convient  pas.... 

MADAME    TATILLON. 

C'est  leur  affaire.  Au  surplus ,  puisqu'ils  nous  ont 
fait  la  galanterie  de  nous  inviter  de  leur  repas ,  nous 
devons  une  visite  aux  parents. 

TATILLON. 

Oui  vraiment,  je  suis  à  tes  ordres  :  allons -y  sur- 
le  -  champ. 

MADAME    TATILLON. 

Oui,  sur-le-champ;  et  si  nous  trouvons  l'occasion 
de  dire  un  mot  à  ces  bons  parents....  Tiens,  voilà  ta 
canne,  ton  chapeau. 

TATILLON. 

Voilà  ton  sac,  ton  schall.  Eh  bien!  tu  as  laissé  re- 
froidir ton  bouillon? 

MADAME     TATILLON. 

J'étais  si  troublée  de  la  scène  entre  ces  deux  amants... 
je  me  sens  mieux,  je  n'ai  besoin  de  rien. 

TATILLON. 

Attends ,  il  faut  le  descendre  en  nous  en  allant. 

MADAME     TATILLON. 

Oui.  Eh  bien!  où  ai -je  donc  mis  ces  deux  lettres 
pour  Paris  qu'il  m'a  fallu  écrire  à  votre  place?  Ah!  les 
voici. 


!i88  LES  TRACASSERIES, 

TATILLOW. 

Ah  !  tu  as  écrit.  Tu  as  bien  fait.  Donne ,  je  me 
charge  de  les  mettre  à  la  poste. 

MADAME     TATILLON. 

C'est  toujours  quelque  chose. 

TATILLON. 

En  passant  nous  donnerons  un  coup-d'œil  à  cette 
corbeille  de  mariage. 

MADAME     TATILLON. 

Il  faudrait  qu'elle  fût  bien  jolie  pour  qu'elle  égalât 
celle  que  tu  me  donnas  la  veille  de  nos  noces.  Enfin 
je  souhaite  me  tromper,  mais  je  crains  bien  que  ces 
jeunes  gens  ne  fassent  pas  bon  ménage. 

TATILLON. 

Ah!  les  bons  ménages!  ils  sont  si  rares!....  Allons 
voir  les  parents. 


FIN    DU    SECOND    ACTE. 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  289 


ACTE  TROISIEME. 


SCENE  I. 

Madame    DESJARDINS  ,    Madame    TATILLON , 
Madame  GERYAULT. 

MADAME  TATILLON ,  amenant  avec  vivacité  mesdames 
Gervault  et  Desjardins. 
Oui,  mesdames,  pour  mie  affaire  aussi  importante, 
aussi  pressée ,  aussi  délicate ,  nous  serons  plus  à  notre 
aise  dans  cette  auberge  que  chez  l'une  ou  chez  l'autre. 
Vos  maris  ni  le  mien  ne  viendront  nous  troubler,  et 
les  maris  ont  la  rage  de  s'établir  les  maîtres  dans  toutes 
les  affaires  ,  tandis  que  les  femmes  qui  ont  plus  de 
justesse  dans  le  coup  d'œil  ,  plus  de  promptitude 
dans  l'esprit,  feraient  tout  bien  mieux,  et  plus  vite» 
C'est  une  vérité  convenue  entre  nous,  n'est -il  pas 
vrai  ? 

MADAME    GERVAULT. 

Oui  sans  doute,  mais  enfin  qu'avez-vous  à  nous  dire 
sur  nos  enfants? 

MADAME    DESJARDIIVS. 

Vous  nous  avez  assuré  que  vous  saviez  la  cause  du 
chasrin  de  Charles  et  de  Cécile? 

o 

MADAME    GERVAULT. 

Et  après  beaucoup  de  difficultés,  vous  vous  êtes  en- 
gagée à  nous  la  révéler. 

Tome  IF.  IQ 


ago  LES  TRACASSERIES. 

MADAME    TATILLON. 

C'est  peut-être  beaucoup  moins  important  que 
nous  ne  rimaginons;  mais  enfin  quand  il  s'agit  du  bon- 
heur.... rien  n'est  à  négliger.  Ecoutez  -  moi  :  vous  ai- 
mez vos  enfants? 

MADAME      DESJARDIIYS. 

Cela  se  demande-t-il  ? 

MADAME    TATILLON. 

Vous  vous  aimez  toutes  les  deux? 

MADAME    GERVAULT. 

Sans  doute. 

MADAME    TATILLON. 

Eh  bien  !  il  est  à  craindre  que  vos  enfants  ne  s'aiment 
pas. 

MADAME    GERVAULT. 

Allons  donc... 

MADAME    TATILLON. 

Permettez  :  ils  ont  cru  s'aimer,  ils  le  croient  peut- 
être  encore;  mais  ils  ne  s'aiment  pas. 

MADAME    GERVAULT. 

Et  sur  quoi  le  jugez-vous? 

MADAME     TATILLON. 

Sur  une  querelle  très-vive ,  dont  j'ai  été  témoin  ici 
même. 

MADAME     DESJARDINS. 

Quoi!  ce  n'est  que  cela.  Ils  se  raccommoderont. 

MADAME    TATILLON. 

Permettez  :  la  cause  était  légère  ;  mais  il  est  échap- 
pé des  mots  durs ,  mortifiants ,  qu'on  ne  dit  pas  quand 
on  aime ,  et  qu'on  n'oublie  pas  quand  on  lésa  entendus. 
D'abord  la  petite  a  parlé  des  partis  qu'on  lui  avait 
proposés,  qu'elle  a  refusés. 


ACTE   m,   SCÈNE   I.  agi 

MADAME     DESJARDINS. 

Eh  bien!  c'est  la  vérité.  Cécile  est  assez  jolie  pour 
que  d'autres  que  Charles  l'aient  recherchée  en  ma- 
riage ;  et  madame  Gervault  le  sait  bien. 

MADAME    TATILLON. 

Le  jeune  homme  a  riposté  par  quelques  réflexions, 
sur  la  facilité  qu'il  avait  eue  de  se  faire  un  état  brillant 
à  Paris. 

MADAME    GERVAULT. 

Il  est  certain  qu'il  n'a  tenu  qu'à  lui  ;  par  conséquent 
il  n'a  pas  eu  tort  de  le  dire,  n'est-ce  pas,  ma  voisine? 

MADAME      TATILLON. 

Mais  votre  fille  semblait  avoir  quelque  regret  d'avoir 
refusé  tous  ces  partis  qui  se  sont  présentés. 

MADAME    GERVAULT. 

Des  regrets ,  dites  -  vous  ?  mais  nous  serions  fâchés 
d'en  donner  à  mademoiselle  Desjardins. 

MADAME    TATILLON. 

Vous  entendez  bien  qu'alors  votre  fils  a  mis  du  dé- 
pit dans  sa  réponse. 

MADAME      DESJARDlNS. 

Du  dépit!  Je  ne  voudrais  pas  que  monsieur  Charles 
épousât  ma  fille  par  dépit. 

MADAME    TATILLON. 

Vous  ne  m'entendez  pas;  du  dépit  contre  elle,  qu'il 
est  possible  de  prendre  pour  de  l'amour.  Vous  êtes 
vives  toutes  les  deux  au  moins  !  Voilà  déjà  que  vous 
vous  enflammez!  Moi  j'ai  cru  qu'il  était  de  mon  devoir 
de  vous  prévenir,  parce  qu'étant  toutes  les  deux  bonnes 
mères,  bonnes  amies,  vous  pourrez  apaiser  tout  cela 
dès  le  principe.  Vous  comprenez  bien  que  les  choses 
étant  si  avancées,  je  suis  loin  de  vous  proposer  de 
rompre.  19. 


292  LES  TRACASSERIES. 

MADAME    GERVAULT. 

Oui  certainement,  les  choses  sont  très -avancées.... 
Cependant  si  mademoiselle  Cécile  a  des  regrets,  je  n'en 
serai  pas  moins  l'amiie  intime  de  madame  Desjardins; 
mais.... 

MADAME    DESJARDINS. 

Écoutez  donc ,  ma  bonne  amie  :  si  monsieur  Charles 
a  quelque  dépit  de  n'être  pas  avocat  à  Paris,  je  serais 
fâchée  que  son  amour  pour  ma  fille  l'arrêtât  dans  son 
avenir. 

MADAME     TATILLON. 

Eh!  mais,  il  ne  s'agit  pas  de  tout  cela.  Il  s'agit  tout 
simplement  d'amener  entre  eux  une  explication  bien 
franche  et  un  raccommodement  bien  sincère  ,  bien 
solide. 

MADAME    DESJARDINS. 

A  la  bonne  heure  ;  mais  je  ne  m'en  mêlerai  pas.  J'y 
serais  trop  gauche,  car  je  trouve  que  ma  fille  a  raison. 

MADAME    GERVAULT. 

Moi  je  gâterais  tout,  car  je  suis  persuadée  que  mon 
fils  n'a  pas  tort.  Comme  il  est  prouvé  que  ce  mariage 
était  un  sacrifice,  que  monsieur  Gervault  et  moi  fai- 
sions à  son  bonheur.... 

MADAMETATILLON. 

Un  sacrifice  !  Le  mot  est  un  peu  dur ,  madame  Ger- 
vault. 

MADAME    DE  s  JARDIN  s. 

Je  suis  étonnée  qu'il  vous  soit  échappé,  ma  bonne 
amie. 

MADAME    GERVAULT. 

Je  vous  demande  pardon,  ma  bonne  amie;  mais  en- 
fin le  mot  est  juste.  Avant  Tarrlvée  de  mon  fils,  bien 
certaine  qu'il  resterait  à  Paris ,  j'avais  obtenu  de  mon- 


ACTE   III,   SCENE  I.  293 

sieur  Gervault  que  nous  y  ferions  un  petit  voyage,  et 
qui  sait  même  si  nous  n'aurions  pas  fini  par  nous  y 
fixer  nous-mêmes. 

MADAME     DESJARDINS. 

Avec  les  talents  et  la  capacité  de  monsieur  Gervault, 
je  ne  doute  pas  qu'il  n'eût  été  bientôt  un  des  cent  treize 
notaires  de  Paris. 

MADAME    TATILLON. 

Ah!  madame  Desjardins,  vous  prenez  là  un  petit  ton 
ironique  qui  ne  vous  convient  pas. 

MADAME     GERVAULT. 

Laissez,  madame  :  ce  ton-là  ne  peut  m'offenser;  et 
la  plaisanterie  tombe  d'elle-même ,  quand  elle  s'adresse 
à  un  homme  comme  monsieur  Gervault.  Que  voulez- 
vous?  la  voisine  Desjardins,  que  j'aime  de  tout  mon 
cœur,  n'a  pas  été  élevée  dans  un  certain  monde. 

MADAME    DESJARDINS. 

Plaît -il,  ma  voisine?...  Je  suis  fâchée  de  vous  le 
dire  ;  mais  on  ne  se  corrige  pas.  L'orgueil  vous  perdra. 
C'est  ce  que  je  répétais  hier  au  soir  à  monsieur  Tho- 
mas. Il  n'a  pas  voulu  me  croire. 

MADAME    GERVAULT. 

A  monsieur  Thomas  !  vous  parliez  de  moi  ?  Eh  bien  ! 
vous  venez  de  dire  une  grande  vérité.  On  ne  se  corrige 
pas.  Je  ne  m'attendais  pas  qu'après  tout  ce  qui  s'est 
passé  entre  nous  je  dusse  être  encore  la  victime  de  vos 
bavardages. 

MADAME    DESJARDIIVS. 

Ecoutez  donc  ;  on  n'est  pas  parfait ,  ma  voisine ,  et 
on  se  doit  entre  amis  de  s'avertir  de  ses  défauts.  Moi 
je  parlais  des  vôtres  à  monsieur  Thomas ,  espérant  qu'il 
ne  vous  les  laisserait  pas  ignorer.  Ce  n'est  pas  bavar- 
dage, c'est  amitié. 


294  LES  TRACASSERIES. 

MADAME   GERVAULT. 

Au  surplus,  cela  ne  doit  point  m'étonner.  Voilà  à 
quoi  l'on  s'expose  quand  on  se  lie  avec  de  certaines  gens. 

MADAME    DESJARDINS. 

Comment  !  avec  de  certaines  gens  !  il  n'y  a  pas  de 
vice  de  cœur  chez  vous  ;  mais  il  est  impossible  d'être 
plus  fîère ,  plus  orgueilleuse ,  plus  méprisante. 

MADAME    GERVAULT. 

Mais  pourquoi  quand  vous  êtes  si  bonne  au  fond  de 
l'ame,  être  si  babillarde ,  si  médisante? 

MADAME    TATILLON. 

Elî  bien!  mesdames.  Comment!  deux  voisines  !  deux 
amies  !  quand  vous  ne  devriez  songer  qu'à  bien  remettre 
ensemble  vos  enfants. 

MADAME  DESJARDINS. 

Eh  mon  Dieu  !  que  nos  enfants  restent  brouillés  ; 
c'est  peut-être  ce  qui  peut  arriver  de  plus  heureux  pour 
eux  et  pour  nous. 

MADAME    GERVAULT. 

Voilà  peut-être  la  meilleure  parole  que  vous  ayez 
dite,  madame  Desjardins. 

MADAME    DESJARDINS. 

Alors ,  monsieur  Gervault  ira  s'établir  avec  son  fils 
à  Paris  ;  on  le  regrettera  lui.  C'est  un  brave  homme  ; 
mais  on  aura  de  quoi  se  consoler. 

MADAME    GERVAULT. 

Qu'entendez-vous  par-là,  s'il  vous  plaît? 

MADAME    TATILLON. 

Eh  !  vraiment ,  c'est  assez  clair.  Vous  suivrez  votre 
mari  apparemment. 

MADAME    GERVAULT. 

Non,  madame.  Je  ne  vous  débarrasserai  pas  de  ma 


ACTE   III,  SCÈNE  II.  agS 

présence.  Je  resterai  dans  le  pays  tout  exprès  pour  vous 
braver. 

MADAME    DESJARDTNS. 

Comment  !  pour  me  braver  !  que  voulez-vous  dire  ? 

MADAME    TATILLON. 

Il  est  certain  qu'après  un  tel  éclat  vous  aurez  de  la 
peine  à  marier  mademoiselle  Desjardins. 

MADAME    DES,1  IRDINS. 

C'est  possible  :  mais  j'aimerais  mieux,  je  crois ,  qu'elle 
restât  fille  toute  sa  vie.... 

MADAME  GERVAULT. 

Que  d'épouser  mon  fils.  Vous  entendez  bien  que  je 
vous  aime  trop  pour  vous  donner  ce  petit  chagrin. 

MADAME    DESJARDINS. 

Il  n'y  a  qu'à  décommander  le  repas,  écrire  à  tous 
les  parents,  il  est  encore  temps. 

SCÈNE    IL 

Madame  DESJARDINS,  DESJARDINS  ,  Madame 
TATILLON,  Madame  GERVAULT. 

desjardins. 

Vous  voilà.  Eh  bien!  oii  sont  donc  nos  amoureux? 
ah  !  on  se  prépare,  on  accuse  la  lenteur  du  jour. 
madame  desjardins. 

Non,  monsieur;  il  sont  chacun  de  leur  côté  à  se 
bouder;  ma  fille  avec  raison,  car  elle  n'est  pas  faite 
pour  être  humiliée,  ni  moi  non  plus.  C'est  pourquoi 
je  vous  déclare  devant  madame  qu'il  faut  renoncer  à  ce 
mariage ,  que  je  retire  mon  consentement ,  et  que  si 
vous  m'aimez,  vous  retirerez  le  votre. 


296  LES  TRACASSERIES. 

DESJARDINS. 

Plaît-il? 

MADAME   GERVAULT. 

Et  moi  je  vais  faire  la  même  déclaration  à  mon  mari. 
Monsieur  et  madame,  je  suis  bien  votre  très -humble 
servante. 

^Elle  sort.) 

SCÈNE  III. 

Mesdames  DESJARDINS,  TATILLON, 
DESJARDINS. 

DESTARDIINTS. 

Eh  !  mais ,  écoutez  donc ,  madame  Gervault.  Un  mo- 
ment. Que  diable  signifie  tout  cela  ? 

MADAME    TATILLON. 

Ce  n'est  rien  du  tout.  Une  petite  querelle  qui 
s'apaisera  d'elle-même.  Madame  Gervault  a  été  vrai- 
ment impertinente ,  votre  femme  un  peu  vive. 

MADAME    DESJARDINS. 

Comment!  madame,  vous  m'accusez  quand  elle  se 
permet  de  rabaisser  notre  famille.  Enfin  vous  êtes  alliée 
à  cette  famille  ;  et  je  ne  crois  pas  qu'on  doive  en  rougir. 

MADAME    TATILLON. 

Non  certainement;  on  peut  s'en  glorifier  au  con- 
traire ,  mais  s'il  fallait  toujours  être  en  querelle  pour 
des  mots,  on  ne  vivrait  pas.  Tenez,  monsieur  Desjar- 
dins ,  faites  entendre  raison  à  votre  femme ,  je  vous 
laisse  avec  elle ,  je  cours  après  madame  Gervault ,  et 
je  vous  réponds  que  je  vais  si  bien  la  prêcher  qu'elle 
viendra  elle-même  vous  avouer  tous  ses  torts;  car  elle 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  297 

en  a,  oh  !  elle  en  a  beaucoup.  Attendez -moi,  je  re- 
viens dans  l'instant. 

{Elle  sort.  ) 

SCÈNE   IV. 

Monsieur  et  Madame  DESJARDINS. 

DES  JARDINS. 

Oh  çà  !  j'espère  que  tu  vas  me  dire  ! 

MADAME    DESJARDIWS. 

D'abord  votre  fille  a  eu  une  scène  affreuse  avec 
monsieur  Charles. 

DSSTARDIjyS. 

Petites  querelles  d'amants ,  qui  ne  font  que  rendre 
l'amour  plus  vif. 

MADAME    DESJARDINS. 

Madame  Gervault  m'a  fait  ici  des  reproches  si  hu- 
miliants !  elle  a  pris  avec  moi  un  ton  de  supériorité  si 
insultant  ! 

DESJARDINS. 

Querelle  de  femmes,  qui  ne  m'épouvante  pas  plus 
que  celle  des  deux  jeunes  gens.  Le  voisin  Gervault  et 
moi  nous  sommes  en  bonne  intelligence,  et  nous  ne 
nous  brouillerons  pas;  voilà  l'essentiel.  Songe  au  bon- 
heur de  ta  fille.  Charles  est  un  bon  sujet ,  un  bon 
garçon;  ils  ne  peuvent  être  heureux  qu'ensemble.... 

MADAME    DESJARDINS. 

Eh  !  vraiment,  je  l'ai  cru  jusqu'ici  :  je  le  crois  bien 
encore....  mais  cette  madame  Gervault  m'a  dit  des 
choses  si  piquantes  ! 


298  LES  TRACASSERIES. 

DESJARDIWS. 

Et  sans  doute  tu  n'es  pas  demeurée  en  reste  avec  elle? 
eh  bien  !  vous  voilà  quittes. 

SCÈNE    V. 

GERVAULT,  Madame  DESJARDINS, 
DESJARDINS. 

GERVAULT. 

Qu'est-ce  que  c'est  donc,  voisine?  Je  viens  de  ren- 
contrer ma  femme  dans  la  rue,  qui  m'a  dit  qu'elle  était 
brouillée  avec  vous  ;  ma  foi  à  ce  mot-là  il  m'a  pris  un 
éclat  de  rire  que  je  n'ai  pas  pu  retenir. 

DESJARDIFS. 

Ma  foi,  voisin,  il  a  pensé  m'en  arriver  autant  quand 
ma  femme  ma  raconté  tous  ses  griefs  contre  la  tienne. 

MADAME    DESJARDINS. 

Oui ,  riez,  riez.  C'est  beaucoup  plus  sérieux  que  vous 
ne  pensez.  Vous  êtes  un  brave  et  galant  homme,  vous, 
voisin,  je  le  disais  encore  tout  à  l'heure;  mais  votre 
femme....  votre  femme.... 

GERVAULT. 

Eh  bien  !  ma  femme  !  ma  femme  est  une  bonne 
femme ,  qui  vous  aime  de  tout  son  cœur.  Ne  voulait- 
elle  pas  aussi  me  faire  toutes  ses  doléances?  Heureuse- 
ment cette  madame  Tatillon ,  qui  courait  après  elle , 
est  venue  lui  parler  raison.  Et  moi  je  viens  tout  exprès 
pour  vous  dire  que  je  vous  aime  toujours  tous  les  deux  , 
que  vous  êtes  des  folles  de  vous  disputer,  que  le  repas 
aura  lieu ,  que  nous  signerons  le  contrat  de  mariage , 


ACTE   III,   SCENE  V.  299 

et  que  je    vous    retiens    toujours    pour  la   première 
contre-danse. 

MADAME    DESJARDINS. 

Mais  cependant,  voisin,  si  votre  femme  s'obstine..,. 

GERVAULT. 

Eh  bien!  je  m'obstinerai  de  mon  côté,  et  une  fois 
dans  la  vie  on  verra  un  homme  qui  aura  plus  de  tête 
que  sa  femme. 

DESJARDIIVS. 

Va ,  va ,  ma  bonne  amie  ,  trouver  ta  fille.  Il  faut  que 
ce  soit  toi  qui  la  raccommodes  avec  Charles  ;  et  Ger- 
vault  et  moi  nous  nous  chargeons  de  réconcilier  nos 
femmes  ,  ou  bien  vous  resterez  fâchées  si  cela  vous 
amuse  ;  mais  nous  n'en  serons  pas  moins  bons  amis ,  et 
nos  enfants  n'en  seront  pas  moins  mari  et  femme. 

MADAME    DESJARDINS. 

Eh  !  mon  Dieu  !  tu  sais  bien  que ,  loin  que  les  que- 
relles m'amusent,  je  les  déteste.  Je  rends  bien  justice  à 
la  voisine  ;  mais  il  est  de  ces  choses  qui  vraiment 
mettent  les  gens  hors  d'eux-mêmes.  Allons,  je  vais 
trouver  ma  fille;  mais  je  vous  préviens  que  pour  que 
le  raccommodement  soit  sincère,  il  faut  que  monsieur 
Charles  reconnaisse  ses  torts,  et  que  sa  mère  prenne 
l'engagement  de  ne  plus  être  orgueilleuse  à  l'avenir. 

(  Elle  sort.  ) 

DE  S  JARDIN  S. 

C'est  entendu  ;  on  fera  tout  ce  que  tu  voudras  ;  mais 
raccommode- toi  avec  la  voisine. 


3oo  LES   TRACASSERIES. 

SCÈNE  VI. 

GERYAULT,  DESJARDINS. 

GERVAULT. 

Eh  bien  !  nos  enfants  se  sont  donc  bien  brouillés  ? 

DESJARDINS. 

Je  ne  les  ai  pas  vus,  mais  on  dit  qu'ils  sont  d'une 
colère. 

GERVAULT. 

Ces  pauvres  jeunes  gens  !  j'en  ris,  mais  je  les  plains. 

DESJARDIIVS. 

Et  nos  femmes  ,  qu'en  dis-tu  ? 

GERVAULT. 

Oh!  pour  celles-là,  je  ne  les  plains  pas  ;  il  paraît  que 
les  disputes  sont  nécessaires  à  leur  santé. 

DESJARDIFS. 

As-tu  vu  ce  monsieur  Tatillon?  il  devait  causer  avec 
toi  sur  le  contrat  du  mariage. 

GERVAULT. 

Non,  Je  l'attendais  chez  moi;  il  n'est  pas  venu,  et  je 
viens  le  chercher  ici.  J'ai  apporté  le  projet  d'acte. 

DESJA.RDIKS. 

Il  paraît  fort  instruit  en  matières  de  droit ,  ce  mon- 
sieur Tatillon  ? 

GERVAULT. 

Mais  oui ,  il  cause  bien ,  et  tu  dois  l'aimer  ;  c'est  un 
pêcheur  intrépide ,  à  ce  qu'il  paraît. 

DESJARDINS. 

Oui.  Il  m'a  indiqué  une  manière  de  ligne  de  fond  que 
je  veux  essayer  dès  demain. 


ACTE  III,   SCÈNE  VII.  3oi 

GERVAULT. 

Tu  ne  sais  pas.  Cette  madame  Lambert  qui  est  venue 
me  voir  ne  prétend-elle  pas  que  ce  monsieur  Tatillon 
lui  fait  la  cour  ? 

DESJARDINS. 

Allons  donc  !  autre  conte.  Un  homme  qui  ne  parle 
que  de  son  amour  pour  sa  femme  ! 

GERV  AULT. 

C'est  ce  que  j'ai  dit.  Tu  sais  qu'elle  aime  à  rire , 
madame  Lambert. 

DESJARDINS. 

C'est  cela.  Ma  foi,  je  suis  enchanté  que  ces  braves 
gens  se  fixent  dans  le  pays. 

GERV  AULT. 

Or  çà  ,  en  attendant  notre  homme ,  veux-tu  que 
nous  relisions  notre  contrat  ?  Mais  je  l'entends ,  je 
crois. 


SCENE  VIL 

GERVAULT,  TATILLON,  DESJARDINS. 

TATILLON,  un  arrosoir  a  la  main. 
Ouf!  je  n'en  puis  plus!  j'ai  tiré  plus  de  trente  seaux 
d'eau.  J'étais  tout  seul  dans  le  jardin  de  monsieur 
Thomas.  Je  l'ai  ma  foi  arrosé  tout  entier;  oh!  il  en 
avait  bon  besoin.  Eh  bien  !  à  quoi  pensé-je  donc  ?  j'ap- 
porte l'arrosoir  ici.  C'est  égal,  je  le  descendrai. 

GERVAULT. 

Comment  !  vous  l'avez  arrosé  ! . . . .  mais  arroser  en 
plein  midi ,  cela  ne  vaut  rien. 


3o2  LES  TRACASSERIES. 

TATILLON. 

Préjugé,  erreur.  Cela  dépend  des  climats,  et  dans 
ce  pays-ci,  à  midi,  c'est  la  bonne  heure.  Je  n'ai  jamais 
pu  le  persuader  à  mon  jardinier.  Mille  pardons.  Vous 
m'avez  attendu  chez  vous;  mais  quand  on  s'occupe.,., 
d'ailleurs  nous  avons  le  temps.  Dès  qu'on  est  d'accord 
sur  le  fond  ,  la  forme  est  bien  beu  de  chose.  Parlons 
d'affaires. 

GERVAULT. 

La  notre  est  bien  simple  ,  nous  avions  un  procès 
pour  un  pré. 

DESJA  RDINS. 

Il  nous  ennuyait. 

GERVAULT. 

Nous  transigeons. 

DESJARDINS. 

Nous  marions  nos  enfants. 

GERVAULT. 

Et  chacun  d'eux  apporte  en  dot  ses  droits,  bien  ou 
mal  fondés,  sur  l'objet  en  litige. 

D  ES  TARD  IN  S- 

Et  voiltà  tout. 

TATILLON. 

C'est  fort  bien.  Vous  ne  voyez  aujourd'hui  entre  vos 
deux  familles  que  tendresse ,  amitié ,  bonne  intelligence  ; 
espérons  que  cela  durera,  car  je  suis  loin  de  penser, 
avec  ma  femme,  que  la  petite  querelle  qui  a  eu  lieu 
entre  vos  enfants  soit  sérieuse.  Eh  non  !  Plus  on  s'adore , 
plus  on  se  pique ,  c'est  reconnu.  Mais  enfin  quand  on 
fait  un  contrat  de  mariage ,  monsieur  le  notaire ,  vous 
devez  le  savoir,  il  faut  penser  à  tout,  aux  divisions 
qui  peuvent  survenir  entre  les  familles,  entre  les  en- 
fants ,  entre  les  époux ,  aux  séparations  de  corps  ou  de 


ACTE  III,  SCENE  VIL  3o3 

biens,  au  divorce  même  :  car  enfin  tout  cela  est  pos- 
sible et  licite. 

DESJARDINS. 

Il  n'y  aura  ni  divorce,  ni  séparation. 

GERVAULT. 

Nos  enfants  s'aiment  de  tout  leur  cœur,  et  grâce  au 
ciel  ils  ne  sont  intéressés  ni  l'un  ni  l'autre. 

TATILLON. 

Eb!  vraiment,  c'est  en  affaires  comme  en  politique; 
pour  avoir  la  paix,  il  faut  être  prêt  à  la  guerre.  Pour 
ne  pas  avoir  de  procès,  il  faut  les  prévoir.  Partons  d'un 
principe.  Il  faut  que  l'objet  de  la  discussion  appartienne 
à  l'un  des  conjoints,  afin  que  le  survivant  puisse  exer- 
cer ses  reprises  sans  renouveler  les  procès.  Vous  ne 
voulez  plus  plaider;  il  faut  cependant  que  vous  soyez 
jugés.  Faisons  un  arbitrage,  je  serai  votre  arbitre,  et 
vous  en  passerez  par  ma  décision. 

GERVAULT. 

A  la  bonne  lieure. 

DESJARDINS. 

C'est  convenu. 

TATILLON. 

En  deux  mots,  l'historique  du  procès? 

DESJARDINS. 

J'avais  tort. 

GERVAULT. 

Point  du  tout,  c'est  moi  qui  n'avais  pas  le  sens 
commun. 

TATILLON. 

Le  fait? 

GERVAULT. 

Le  pré  était  à  moi  par  la  succession  de  mon  oncle. 


3o4  LES  TRACASSERIES. 

TATILLON. 

Eh  bien!  il  n'y  a  pas  de  contestation. 

DESJARDINS. 

Mais  son  oncle  avait  fait  un  testament  par  lequel  il 
m'instituait  légataire  dudit  pré. 

TATILLON. 

Par  conséquent  vos  droits  étant  postérieurs  anéan- 
tissaient les  siens. 

GERVAULT. 

Mais  le  pré  étant  un  propre,  il  est  clair  que  par  la 
coutume  (le  Code  n'était  pas  encore  en  vigueur),  mon 
oncle  n'avait  pas  le  droit  de  le  léguer. 

TATILLON. 

Ah  !  c'était  un  propre  ? 

GERVAULT. 

C'était  un  propre. 

DES  JARDINS. 

Mais  la  question  ayant  déjà  été  jugée  et  plus  d'un 
testament  maintenu 

TATILLON. 

Cela  fait  jurisprudence  en  votre  faveur  :  et  la  juris- 
prudence a  force  de  loi;  c'est  un  axiome. 

GERVAULT. 

Oui  ;  mais  il  y  a  eu  d'autres  jugements  qui  font 
aussi  jurisprudence  en  ma  faveur. 

TATILLON. 

Par  conséquent  voilà  deux  jurisprudences. 

DESJARDINS. 

Oui;  mais  on  a  appelé  de  ces  jugements-là,  et  ils 
ont  été  cassés  sur  l'appel. 

TATILLON. 

Il  faut  dire  infirmés  ;  c'est  le  mot ,  en  matière  d'ap- 
pel. Ont -ils  été  infirmés? 


ACTE  III,  SCENE  VIL  3o5 

GERVAULT. 

Pas  tous. 

DESJARDIIfS. 

Tous.  Mon  avocat  me  l'a  dit. 

GERVAULT. 

Oh  !  ton  avocat  est  un  bavard. 

DESJARDINS. 

Un  honnête  homme. 

GERVAULT. 

Ah  !  honnête  ! 

DESJARDINS. 

Mon  ami. 

GERVAULT. 

Ma  foi  il  n'y  a  pas  de  quoi  t'en  faire  compliment. 

TATILLON. 

Fort  bien!  vous  voilà  sur  le  ton  plaisant. 

DESJARDINS. 

Il  est  fort  instruit,  mon  avocat. 

GERVAULT. 

Oui,  instruit!  demande  à  mon  fils. 

DESJARDINS. 

Je  m'en  rapporterai  à  une  jeune  tête  comme  ton  fils. 

GERVAULT. 

Il  est  avocat  aussi  lui. 

DESJARDINS. 

Sans  cause.  Parce  qu'il  a  fait  son  droit 

GERVAULT. 

C'est  bien  à  un  homme  de  commerce  de  prononcer 
sur  les  gens  de  barreau. 

TATILLON. 

Messieurs,  vous  allez  trop  loin. 

Tome  ir.  20 


3o6  LES   TRACASSERIES. 

GERVAULT. 

Mais  si  tu  méprises  tant  mon  fils,  pourquoi  lui 
donnes -tu  ta  fille? 

DE  s  JARDIN  s. 

Ce  n'-est  parbleu  pas  moi,  c'est  elle  qui  n'en  veut  pas 
d'autre. 

TATILLON. 

Messieurs,  vous  vous  échauffez  sur  des  incidents,  et 
vous  vous  écartez  de  la  question.  Il  s'agit  de  savoir  à 
qui  sera  le  pré. 

GERVAULT. 

Je  tiens  le  pré.  Il  mériterait  que  je  le  gardasse. 

DESJARDINS. 

Si  je  m'en  croyais,  je  plaiderais  jusqu'à  extinction 
pour  lui  apprendre  à  respecter  les  dernières  volontés 
de  son  oncle. 

TATILLON. 

Messieurs,  des  mots  durs  ne  sont  pas  des  raisons. 

GERVAULT. 

Pourquoi  traite-t-il  si  mal  mon  fils  ! 

DESJARDINS. 

Vous  avez  entendu  comme  il  méprise  le  commerce. 

TATILLON. 

Messieurs ,  voulez-vous  être  aussi  déraisonnables  que 
vos  enfants  que  vous  condamniez  tout-à-l'heure  ? 

GERVAULT. 

Ma  foi  si  j'étais  sûr  que  mon  fils  pût  garder  rancune 
à  sa  Cécile 

DESJARDINS. 

Et  moi  si  je  croyais  que  le  fils  ne  fût  pas  moins 
obstiné  que  le  père 

GERVAULT. 

C'est  très-impertinent  ce  que  vous  me  dites  là. 


ACTE   III,   SCENE   VIL  Sot 

TATILLON. 

Ah!  VOUS  avez  tort,  monsieur  Desjardins. 

DESJARDINS. 

Fort  bien  !  vous  me  donnez  tort ,  monsieur ,  avant  de 
m'entendre  ;  vous ,  notre  arbitre  !  cela  ne  se  doit  pas. 

GERVAULT. 

Vous  voyez  comme  il  prend  les  choses  de  travers. 

TATILLON. 

Vous  avez  tort  dans  vos  réflexions ,  mais  non  pas 
dans  la  question  à  laquelle  il  faut  en  revenir  ;  car  enfin 
le  testament  d'un  oncle  me  paraît  un  titre  bien  légi- 
time. 

GERVAULT. 

Ainsi  donc  c'est  moi  qui  ai  tort? 

TATILLON. 

Je  ne  dis  pas  encore  cela. 

GERVAULT. 

Continuez  :  votre  fille  querelle  mon  fils ,  votre  femme 
insulte  la  mienne,  et  monsieur,  qui  est  votre  parent, 
vous  donne  raison. 

TATILLON. 

Ah  çà  !  écoutez  donc ,  messieurs ,  ne  me  mêlez  pas 
dans  tous  vos  débats;  je  n'aime  pas  le  bruit,  et  mon- 
sieur me  fait  faire  une  réflexion.  Vous  m'avez  prié 
d'être  votre  arbitre  ? 

DESJARDINS. 

Point  du  tout  ;  c'est  vous  qui  vous  êtes  offert. 

TATILLON. 

Eh  bien!  je  me  suis  offert,  soit;  mais  je  suis  presque 
votre  parent  :  je  dois  donc  me  récuser  ;  et  je  me  récuse 
avec  d'autant  plus  de  plaisir  que  je  commence  à  croire 
que  l'affaire  ne  sera  pas  très -facile  à  arranger.  Vos 
femmes  sont  donc  aussi  en  querelle  ? 

20. 


3o8  LES   TRACASSERIES. 

DESJARDINS. 

Parbleu!  madame  Gervault  qui  se  permet  d'insulter 
madame  Desjardins. 

TATILLON. 

Les  amants  qui  se  boudent,  les  mères  qui  se  dis- 
putent, les  pères  qui  sont  sur  le  point  de  se  quereller... 
Savez-vous  que  voilà  un  mariage  qui  ne  s'annonce  pas 
d'une  manière  bien  heureuse.  Quant  à  moi,  je  n'ai 
qu'un  mot  à  vous  dire  :  le  meilleur  procès  ne  vaut 
rien.  Je  ne  peux  pas  être  votre  arbitre;  prenez -en 
un  autre. 

DESJARDINS. 

Je  le  veux  bien. 

GERVAULT. 

Qui? 

TATILLON. 

Monsieur  Thomas ,  l'aubergiste. 

DESJARDINS. 

Monsieur  Thomas ,  soit. 

GERVAULT. 

Vous  le  prenez  ?  je  n'en  veux  pas. 

TATILLON. 

Eh  bien!  monsieur  Granville. 

GERVAULT. 

Granville  ;  il  est  trop  son  ami  :  il  fait  des  affaires 
avec  sa  maison. 

DESJARDINS. 

Oh!  je  n'en  voudrais  pas  non  plus;  il  est  trop  pa- 
cifique :  il  ne  donnerait  raison  ni  à  l'un  ni  à  l'autre. 

TATILLON. 

Mais  si  vous  ne  vous  accordez  pas  sur  le  choix  d'un 
arbitre,  il  faudra  donc  plaider. 


ACTE  III,  SCÈNE  YII.  809 

DESJ  ARUIN  s. 

Eh  bien!  nous  plaiderons. 

GERVAULT. 

Nous  plaiderons. 

TATILLON. 

Comment ,  vous  plaiderez  !  et  en  attendant  vous  ma- 
rierez vos  enfants? 

GERVAULT. 

Nos  enfants?  Non  parbleu.  Je  vais  recommander  à 
mon  fils  d'avoir  du  caractère. 

DESJARDIWS. 

Moi  je  laisserai  faire  ma  femme;  elle  saura  bien  em- 
pêcher Cécile  de  penser  à  Charles. 

TATILLON. 

Eh  quoi  !  les  parents  priés ,  le  repas  préparé ,  votre 
confrère  qui  va  venir  dresser  le  contrat!  vous  êtes  trop 
avancés,  vous  ne  pouvez  pas  rompre.  Ce  serait  un 
scandale,  un  ridicule. 

GERVAULT. 

Qui  retombera  sur  lui.  On  le  connaît. 

DESJARDINS. 

Vous  en  aurez  votre  bonne  part. 

TATILLON. 

Youlez-vous  m'en  croire?  Si  vous  tenez  absolument 
à  rompre  le  mariage  arrêté,  ce  que  je  suis  loin  de  vous 
conseiller  cependant,  sauvez  au  moins  les  apparences  : 
laissez  venir  votre  monde  ;  tâchez  d'être  gais,  ayez 
l'air  bons  amis ,  recommandez  à  vos  femmes  de  dissi- 
muler. Madame  Tatillon  et  moi  nous  serons  là  pour 
vous  seconder;  et  ce  soir  vous  ferez  naître  un  pré- 
texte pour  différer,  pour  rompre  même.  Au  moins 
vous  aurez  gagné  du  temps,  vous  aurez  préparé  les 
esprits ,  et  cela  vaudra  beaucoup  mieux. 


3ro  LES   TRACASSERIES. 

GERVAULT. 

Vous  avez  raison.  Contenons-nous. 

DESJARDINS. 

Oui ,  si  je  le  peux. 

TATILLON. 

Vous  le  pourrez  :  on  peut  tout  ce  qu'on  veut ,  comme 
l'a  dit  certain  auteur.  Qui  donc?...  Et  parbleu!.... 
chose....  Voltaire.  Justement  voici  monsieur  Thomas. 
Comrhencez. 

GERVAULT. 

Amis ,  jusqu'à  ce  soir. 


SCÈNE   VIII. 

GERVAULT,  TATILLON,  THOMAS, 
DESJARDINS. 

THOMAS. 

Me  voilà  de  retour.  Ah  !  c'est  vous ,  voisins.  Tant 
mieux.  Eh  bien!  voilà  tous  vos  parents  qui  arrivent. 
Dans  une  heure  vous  pourrez  vous  mettre  à  table.  Il 
s'agit  de  placer  tout  votre  monde;  j'ai  préparé  des 
cartes  pour  les  noms.... 

TATILLON. 

Ah!  fort  bien!  pour  mettre  sur  les  serviettes,  comme 
à  Paris. 

GERVAULT. 

Ma  foi,  monsieur  Thomas,  que  tout  le  monde  se 
place  comme  il  voudra...  Moi  je  n'y  entends  rien. 

DESJARDINS. 

Ni  moi  non  plus. 


ACTE  III,  SCENE  IX.  3ri 

THOMAS. 

Que  signifie  cet  air  froid  et  réservé?  On  dirait  que 
vous  êtes  encore  en  querelle. 

GERVAULT. 

Nous?  Ah!  mon  Dieu,  non. 

DES  JARDINS. 

Moi  ?  me  brouiller  avec  monsieur  Gervault  ! 

TATILLON. 

Rassurez-vous ,  monsieur  Thomas  ;  ils  sont  tous  deux 
de  la  meilleure  intelligence. 

DESJARDINS. 

C'est  vrai  ;  pour  ce  que  nous  voulons  faire ,  nous  ne 
nous  sommes  jamais  si  bien  entendus.  Pardon  :  je  re- 
viendrai ;  mettez-vous  toujours  à  table  sans  moi.  Sans 
adieu,  voisins. 

{Il  sort.) 

THOMAS. 

Eh  mais!  écoutez  donc,  écoutez  donc,  monsieur 
Desjardins. 


SCENE  IX. 

GERVAULT,  TATILLON,  THOMAS. 

GERVAULT. 

Oui!  il  le  prend  sur  ce  ton-là.  Ma  foi... 

TATILLON,  à  Gervault. 
Chut.  Vous  allez  tout  faire  deviner. 

GERVAULT,  à  TatUlon. 
C'est  juste.  Mais  tenez,  j'aime  mieux  sortir....  Par- 


3i2  LES   TRACASSERIES. 

don,  voisin.  Monsieur  vous  expliquera...  Je  vous  sou- 
haite bien  le  bonjour.... 

{Il  sort.) 

THOMAS. 

Elî  mai^  !  mon  Dieu  !  qu'est  -  ce  que  tout  cela  si- 
gnifie ? 

SCÈNE   X.  '     ... 

TATILLON,  THOMAS. 

TATILLON. 

Un  malentendu ,  une  bagatelle.  J'apaiserai  tout  cela. 
Il  y  a  de  quoi  perdre  l'esprit;  mais  cela  ne  m'effraie 
pas.  Mais  dites-moi  donc,  voilà  tous  les  parents  qui  ar- 
rivent. Je  serais  bien  aise  de  les  voir. 

THOMAS. 

Eh!  monsieur,  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit.  Ex- 
pliquez-moi, je  vous  en  prie.... 

T  A T I L L ON. 

Ce  n'est  rien,  vous  dis-je,  les  amants  se  sont  brouil- 
lés ,  les  mères  sont  en  querelle. 

THOMAS. 

Comment!  ce  n'est  rien. 

TATILLON. 

Eh  non  !  parce  que  les  pères  ont  pris  un  excellent 
parti  :  je  vous  conterai  le  fait.  Quant  aux  autres,  ma 
femme  s'en  est  chargée  ;  et  tenez ,  la  voilà  qui  va  vous 
en  donner  des  nouvelles. 


ACTE  III,  SCÈNE  XI.  3i3 

SCÈNE   XL 

TATILLON,  Madame  TATILLON,  THOMAS. 

THOMAS. 

Eh  bien  !  madame ,  les  avez- vous  raccommodées. 

MADAME    TATILLON. 

Impossible;  plus  impossible  que  jamais;  et  comme 
j'étais  avec  madame  Desjardins,  son  mari  est  rentré: 
ne  le  voilà-t-il  pas  décidé  à  plaider  de  nouveau  ! 

THOMAS. 

A  plaider,  dites-vous? 

TATILLON. 

Il  ne  fallait  pas  le  dire.  Je  les  avais  fait  convenir 
qu'ils  en  feraient  un  mystère  jusqu'à  ce  soir. 

MADAME    TATILLON. 

Eh!  mais,  écoute  donc,  ils  ne  m'avaient  pas  dit  cela, 

TATILLON. 

Monsieur  Thomas  est  un  homme  prudent,  qui  ne 
nous  compromettra  pas...  Cela  me  fait  mal  à  moi. 

MADAME      TATILLON. 

Oui,  c'est  affligeant,  d'honneur! 

TATILLON. 

Si  vous  saviez  ce  que  j'ai  fait  pour  les  détourner 
de  ce  malheureux  procès  ;  jusqu'à  m'offrir  pour  leur 
arbitre. 

MADAME      TATILLON. 

Et  moi  donc ,  tout  ce  que  j'ai  dit  aux  deux  femmes , 
ici  même  ;  mais  elles  ne  sont  pas  assez  au-dessus  des 
faiblesses  de  leur  sexe.  Au  surplus,  elles  m'ont  priée 


3i4  LES   TRACASSERIES. 

toutes  les   deux  de  vouloir  bien  faire   les  honneurs. 

Viens ,  mon  ami ,  joindre  la  compagnie. 

TATILLOIY. 

C'est  cela ,  et  puis  j'irai  les  trouver  et  j'espère  en- 
core..., 

MADAME    TATILLON. 

C'est  difficile ,  très-difficile  ;  mais  nous  nous  en  char- 
geons. 

[Elle  sort  avec  son  mari.) 

SCÈNE  XIL 

THOMAS,  SEUL. 

Je  ne  reviens  pas  de  mon  étonnement.  A  peine  suis- 
je  deux  heures  absent,  et  je  retrouve  tout  le  monde 
en  querelle. 

SCÈNE  XIII. 


THOMAS,  Madame  LAMBERT. 


THOMAS. 

Ah!  c'est  vous,  madame  Lambert;  vous  ne  savez 
pas.... 

MADAME    LAMBERT. 

Eh!  je  ne  le  sais  que  trop....  Mon  Dieu!  que  j'étais 
fâchée  que  vous  fussiez  sorti!  J'ai  fait  tout  ce  que  j'ai 
pu  pour  les  apaiser;  mais  impossible.  Il  semble  que  la 
tête  ait  tourné  à  tout  le  monde.  Ce  Granville ,  qui  sait 
que  je  suis  arrivée ,  et  qui  n'a  pas  encore  paru  de  la 


ACTE  III,  SCENE  XIV.  3i5 

journée!  Apparemment  qu'il  se  trouve  bien  auprès  de 
la  jolie  aubergiste  de  la  Magdeleine. 

THOMAS. 

Tenez,  le  voici. 

MADAME     LAMBERT. 

C'est  fort  heureux. 

SCÈNE   XIV. 

THOMAS,  GRANVILLE,  Madame  LAMBERT. 

GRAIVVILLE. 

J'arrive  tard.  Mille  pardons.  J'ai  eu  tant  d'affaires. 
Eh  !  bonjour ,  belle  dame  ;  ne  me  grondez  pas  :  il  n'y  a 
qu'un  quart  d'heure  que  je  sais  votre  arrivée. 

MADAME    LAMBERT. 

Bonjour  monsieur.  Elle  est  vraiment  jolie  l'hôtesse 
de  la  Magdeleine.  Elle  a  sans  doute  beaucoup  d'esprit? 

GRANVILLE. 

Que  voulez-vous  dire? 

THOMAS. 

Eh  !  madame ,  vous  aurez  tout  le  temps  de  chercher 
dispute  à  Granville.  Cela  ne  m'inquiète  pas  :  vous  êtes 
raisonnables  vous  autres.  Parlons  des  affaires  de  mon- 
sieur Gervault  et  de  monsieur  Desjardins. 

GRANVILLE, 

Oui ,  c'est  ce  qui  doit  nous  occuper...  Tout  le  monde 
est  dans  la  joie?  les  parents  sont  arrivés?  le  contrat 
est  prêt? 

THOMAS. 

Oui ,  le  contrat  est  prêt ,  mais  on  ne  le  signera  pas. 


3i6  LES   TRACASSERIES. 

GRANVILLE. 

On  ne  le  signera  pas! 

THOMAS. 

Pendant  mon  absence  ils  se  sont  tous  querellés, 
disputés  ;  mais  qui  donc  a  soufflé  la  discorde  entre  les 
deux  familles? 

GRANVILLE. 


Oh!  je  sais  qui. 
Vous  le  savez  ? 


THOMAS. 


GRAWVILLE. 

Et  parbleu,  c'est  monsieur  Tatillon. 

THOMAS. 

Vous  croyez? 

GRANVILLE. 

Et  sa  femme ,  j'en  suis  sûr.  Vous  n'avez  pas  voulu 
m'écouter  tantôt ,  quand  j'ai  voulu  vous  dire  ce  que 
c'était  que  ces  gens-là  :  vous  en  voilà  punis.  Vous  vous 
imaginez  peut-être,  comme  ils  vous  l'ont  dit,  que  ce 
sont  eux  qui  quittent  notre  ville.  Point  du  tout ,  c'est  la 
ville  qui  les  chasse.  On  leur  a  fermé  toutes  les  portes. 
Tracassiers ,  brouillons ,  importants,  importuns,  ils  ont 
précisément  le  même  caractère  ;  aussi  vivent  -  ils  très- 
bien  ensemble,  s'entendent-ils  à  merveille,  mais  c'est 
pour  fatiguer,  tourmenter  et  brouiller  tout  ce  qui  les 
approche  ;  et  non  contents  de  se  mêler  mal  à  propos  de 
ce  qui  touche  autrui,....  dans  ce  qui  les  regarde  eux- 
mêmes,  chacun  a  pris  les  fonctions  de  l'autre.  C'est  la 
femme  qui  passe  les  baux ,  signe  les  quittances  et  place 
l'argent;  c'est  le  mari  qui  compte  le  linge  et  ordonne 
le  dîner.  La  femme  fait  les  affaires ,  le  mari  fait  le  mé- 
nage. Avec  les  meilleures  intentions  du  monde ,  ils  ont 
brouillé  les  amis,  les  amants,  et  moi  qui  avais  eu  la 


ACTE  III,  SCÈNE  XIV.  817 

précaution  de  ne  pas  loger  avec  eux ,  ils  ont  su  m'at- 
teindre.  C'est  monsieur  Tatillon ,  ou  sa  femme ,  qui 
vous  aura  dit  que  je  courtisais  la  jolie  hôtesse  de  la 
Magdeleine,  n'est-ce  pas?  je  l'aurais  parié.  Vous  avez 
été  bien  heureux  d'être  obligé  de  sortir  toute  la  mati- 
née, monsieur  Thomas;  qui  sait  même  si  pendant 
votre  absence  ils  ne  vous  auront  pas  joué  quelque  tour 
de  leur  façon? 

THOMAS. 

En  vérité.  Ah  çà!  écoutez  donc,  il  est  temps  de 
nous  en  mêler ,  et  de  mettre  ordre  à  tous  ces  jeux  de 
leur  esprit  qui  amènent  aux  uns  de  petits  chagrins, 
aux  autres  de  grands  malheurs.  Les  démêlés  entre 
vous  et  madame ,....  bagatelle  qui  est  déjà  oubliée  ;  mais 
le  mariage  du  jeune  Gervault  et  de  la  petite  Desjar- 
dins! mais  la  bonne  intelligence  entre  nos  amis!  c'est 
plus  sérieux. 

MADAME    LAMBERT. 

Le  jeune  homme  est  si  intéressant! 

GRANVILLE. 

La  jeune  personne  est  si  gentille! 

THOMAS. 

Eh  bien!  tâchons  d'abord  d'amuser  et  de  distraire 
la  société ,  sur-tout  de  trouver  un  prétexte  pour  expli- 
quer l'absence  des  mariés ,  et  des  pères  et  mères,  ^ela 
n'est  pas  bien  difficile.  Les  repas  de  noce  sont  comme 
les  baptêmes.  Un  retard  d'une  heure  est  presque  obligé. 
Ensuite  nous  irons  trouver  les  gens  en  querelle. 

GRAWVILLE. 

Moi  je  réponds  de  Gervault  et  de  Desjardins,      • 

MADAME    LAMBERT. 

Moi ,  de  leurs  femmes. 


3i8  LES   TRACASSERIES. 

THOMAS. 

Moi,  de  leurs  enfants.  Mais  dites-moi  donc  ,  mon- 
sieur et  madame  Tatillon ,  qui  mettent  si  bien  le  monde 
en  querelle ,  ne  se  querellent-ils  jamais  ensemble  ? 

GRANVILLE. 

Eh!  mon  Dieu!  très-souvent.  Il  commencent;  mais 
ils  sont  bien  vite  interrompus  et  raccommodés  par  des 
querelles  qu'ils  entretiennent,  ou  qu'ils  suscitent  entre 
les  autres. 

THOMAS. 

A'i^merveille.  Vous  le  savez,  je  n'aime  pas  à  me 
mêler  des  affaires  d'autrui  ;  mais  quand  il  s'agit  de 
rendre  service,  et  à  des  amis  encore,  sans  me  vanter 
je  suis  aussi  actif,  aussi  tracassier  que  monsieur  et  ma- 
dame Tatillon. 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE, 


ACTE  IV,   SCÈNE   I.  819 


ACTE  QUATRIÈME. 


SCENE   I. 

CÉCILE,  THOMAS,  CHARLES. 

THOMAS. 

Voulez -VOUS  bien  venir  avec  moi  tous  les  deux. 
N'avez-vous  pas  de  honte  ?  n'etes-vous  pas  de  vérita- 
bles enfants?  ne  mériteriez-vous  pas?...  Allons,  vite, 
qu'on  se  demande  pardon  de  ses  torts  ! 

CÉCILE. 

Qui?  moi,  monsieur  Thomas,  demander  pardon 
quand  j'ai  raison  ! 

CHARLES. 

Il  est  trop  tard  à  présent. 

THOMAS. 

Non,  il  n'est  point  trop  tard.  Non,  vous  n'avez  pas' 
raison. 

CÉCILE. 

Si  vous  saviez 

THOMAS. 

Je  sais  tout,  je  devine  tout.  Je  devine  sur -tout  que 
vous  vous  aimez.  Ainsi  donc 


3io  LES  TRACASSERIES. 

SCÈNE  IL 

CÉCILE,  THOMAS,  TATILLON,  CHARLES. 

TATILLON. 

Ainsi  donc,  on  se  boude  toujours,  n'est-ce  pas? 
laissez-moi  faire,  je  les  aurai  bientôt  réconciliés. 

THOMAS. 

Oh!  je  n'en  doute  pas.  {^A part.^  Que  le  diable 
l'emporte  ! 

TATILLON. 

Vous  saurez  donc,  monsieur  Thomas.... 

THOMAS. 

C'est  inutile ,  et  tenez ,  entre  nous ,  la  querelle  de 

ces  jeunes  gens Misère,  bagatelle,  indigne  de  vos 

grands  talents.   Celle  de  leurs  parents  est  bien  plus 
importante. 

TATILLON. 

Il  est  vrai  ;  cependant.... 

THOMAS. 

Celle  des  deux  mères  sur  -  tout ....  Quand  l'amour- 
propre  est  attaqué  chez  les  femmes  d'un  certain  âge... 
C'est  là  ce  qui  peut  vous  faire  honneur  et  ce  que  je 
n'oserais  peut-être  pas  entreprendre;  mais  vous... 

TATILLON. 

Il  est  certain.... 

THOMAS. 

En  un  mot,  chargez-vous  des  mères,  je  me  charge 
des  enfants. 


ACTE  IV,  SCENE  III.  S^i 

TATILLON. 

A  la  bonne  heure  ;  mais  vous  ne  direz  pas  à  ces 
jeunes  gens.... 

THOMAS. 

Je  leur  dirai  tout  ce  qu'il  faut  leur  dire. 

TATILLON. 

Vous  le  voulez?  soit,  et  j'espère....  Faites-leur  bien 
sentir....  Je  cours  chez  les  mamans. 

THOMAS. 

Bon  !  nous  en  voilà  délivrés  ! 


SCENE    III. 

CÉCILE,  THOMAS,  CHARLES. 

CÉCILE. 

Il  est  parti  ;  mais  c'est  égal.  Je  vais  raconter  à  mon- 
sieur Thomas.... 

CHARLES. 

Oui,  qu'il  nous  juge  sur  votre  propre  récit. 

THOMAS. 

Pourquoi  m'apprendre  ce  que  vous  devez  oublier 
vous  -  mêmes  ?  Je  ne  veux  rien  entendre  que  vous  ne 
soyez  d'accord. 

CHARLES. 

Elî!  mais,  monsieur  Thomas ,  vous  nous  pressez!.... 

CÉCILE. 

Laissez -moi,  du  moins,  le  temps  d'oublier  ma 
colère. 

THOMAS. 

Point  de  réflexions,  point  de  faux  orgueil. 
Tome  IV.  21 


322  LES  TRACASSERIES, 

SCÈNE   IV. 

CÉCILE,  THOMAS,  Madame  TATILLON, 
CHARLES. 

MADAME    TATILLON. 

Ah!  VOUS  voilà,  je  vous  cherchais. 

THOMAS,  a  part. 

Allons ,  voilà  la  femme  à  présent. 

MADAME    TATILLON. 

Eh  bien!  entend-on  raison?  se  raccommode-t-on? 

THOMAS. 

Oui ,  oui ,  madame.  On  est  réconcilié. 

CHARLES. 

Réconcilié ,  dites-vous  "^ 

THOMAS. 

Voulez-vous  me  démentir? 

CÉCILE. 

Vous  démentir  ! . . .  Non  .  . .  Mais  . . . 

MADAME    TATILLON. 

A  merveille ,  mais  est-ce  bien  sincère ,  bien  solide  ? 

THOMAS,  a  part. 
Si  je  la  laisse  faire,  elle  va  les  brouiller  de  nouveau. 

MADAME    TATILLON. 

C'est  qu'il  faut  bien  prendre  garde 

THOMAS. 

Vous  avez  raison  ;  il  faut  prendre  garde  à  tout  :  c'est 
pourquoi  laissez-moi  avec  ces  jeunes  gens,  j'ai  envoyé 
votre  mari  à  madame  Gervault  et  à  madame  Desjar- 
dins. Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile ,  c'est  d'apaiser 


ACTE   IV,  SCENE  V.  3a3 

les  pères.  Un  procès,  l'entêtement  de  la  vieillesse, 
point  d'autre  passion  qu'une  ancienne  rancune.  C'est  à 
vous  qu'est  réservé  ce  chef-d'œuvre  de  négociation. 

MADAME    TATILLON. 

J'entends  parfaitement  bien  ;  mais  nous  avons  le 
temps. 

THOMAS. 

Eh!  point  du  tout,  voyez  monsieur  Gervault,  mon- 
sieur Desjardins.  Comme  on  dit  que  c'est  votre  mari 
qui  le  premier  a  remis  sur  le  tapis  ce  malheureux 
procès ,  et  qu'il  est  à  craindre  qu'il  ne  s'entende  pas 
îjeaucoup  en  procès.... 

MADAME    TATILLON, 

Voyez  un  peu,  mon  mari  fait  des  bévues  et  il  faut 
que  ce  soit  moi  qui  les  répare.  Attendez  -  moi ,  je  ne 
tarderai  pas. 

{Elle  sort.) 

THOMAS. 

A  merveille ,  voilà  le  mari  et  la  femme  bien  occupés. 

SCÈNE  V. 

CÉCILE,  THOMAS,  CHARLES. 

CHARLES. 

Eh!  mais  en  supposant,  comme  vous  le  dites,  que 
nous  soyons  réconciliés,  en  serions-nous  plus  heureux? 

CÉCILE. 

Quand  je  pardonnerais  à  Charles  (ce  que  je  ne  ferai 
pas),  nos  parents  ne  sont-ils  pas  toujours  en  querelle? 

21  . 


324  LES  TRACASSERIES. 

CHARLES. 

Olî!  pour  la  querelle  de  nos  parents,  il  est  certain 
que  mon  père  a  eu  tort  avec  monsieur  Desjardins. 

CÉCILE. 

Tout  cela  vient  de  ma  mère.  Si  elle  n'avait  pas  irrité 
madame  Gervault.... 

THOMAS. 

Tout  cela  vient  de  vous.  Si  vous  n'aviez  pas  fait  la 
sottise  de  vous  brouiller  les  premiers.... 

CHARLES. 

C'est  possible  :  mais  aussi  pourquoi  mademoiselle... 

THOMAS. 

Oui,  vous  voulez  encore  quereller?  ma  foi,  tant  pis 
pour  vous  ;  moi ,  je  suis  bien  bon  de  me  donner  tant 
de  peine,  de  perdre  mon  temps  pour  des  choses  qui 
ne  me  regardent  pas.  Querellez -vous,  boudez -vous, 
disputez-vous,  je  ne  m'en  mêle  plus.  {.A part ^  Pauvres 
jeunes  gens ,  ils  ont  eu  besoin  de  monsieur  Tatillon 
pour  se  brouiller;  mais  ils  n'ont  pas  besoin  de  moi  pour 
se  réconcilier. 

(  //  va  pour  sortir.  ) 

CÉCILE. 

Eh!  mais,  écoutez  donc,  monsieur  Thomas,  com- 
ment voulez -vous  que  nous  nous  raccommodions  si 
vous  nous  abandonnez. 

CHARLES. 

Enseignez-nous  au  moins  les  moyens  de  rendre  nos 
parents  bons  amis. 

CÉCILE. 

Car  enfin  il  n'est  pas  nécessaire  qu'ils  se  détestent 
parce  que  nous  ne  nous  aimons  plus. 

THOMAS. 

Oui  dà!  Eh  bien,  à  votre  prière  je  veux  bien  encore 


ACTE  IV,  SCÈNE  VI.  325 

essayer.  Tenez,  voilà  cléja  madame  Lambert  qui  nous 
amène  madame  Gervault  et  madame  Desjardins.  Lais- 
sez-moi faire  et  ne  me  démentez  pas. 

SCÈNE    VI. 

CÉCILE,  THOMAS,  CHARLES,  Mesdames  DES- 
JARDINS, GERVAULT,  LAMBERT. 

MADAME  LAMBERT,  arrivant,  aux  deux  femmes. 
Non ,  mesdames ,  je  n'écouterai  rien  de  ce  que  cha- 
cune veut  me  dire  en  secret  qu'en  présence  de  l'autre , 
en  présence  de  vos  enfants  que  voici ,  et  de  monsieur 
Thomas  pour  qui  vous  avez  toutes  deux  estime  et 
amitié. 

MADAME    DESJARDINS. 

Encore  ici ,  mademoiselle  ! 

MADAME    GERVAULT. 

Mon  fils  avec  mademoiselle  Desjardins l 

THOMAS. 

Eh  !  madame  Gervault ,  de  grâce ,  point  d'emporte- 
ment. Si  vous  n'êtes  plus  l'amie  de  madame  Desjardins, 
du  moins  respectez  son  malheur. 

MADAME    GERVAULT. 

Comment  son  malheur? 

MADAME    DESJARDINS. 

Mon  malheur  ! 

THOMAS. 

Est-ce  que  par  hasard  vous  ne  sauriez  pas...... 

MADAME    DESJARDINS. 

Eh  !  mon  Dieu ,  non ,  je  ne  sais  rien. 


326  LES  TRACASSEBIES. 

MADAME    GERVAULT. 

Elle  ne  sait  rien.  J'ai  vu  chez  elle  beaucoup  de  co- 
lère ,  mais  point  de  chagrin. 

CHARLES,  a  part. 
Que  dit-il  là? 

THOMAS. 

En  vérité  !  oh  !  bien ,  la  poste  de  demain  vous  appor- 
tera sans  doute  la  nouvelle. 

MADAME    DESJARDIW s. 

Et  quelle  nouvelle  donc  ? 

MADAME    GERVAULT. 

Expliquez-vous.  Ne  voyez-vous  pas  que  vous  la  faites 
mourir  d'inquiétude  ? 

THOMAS. 

Il  est  clair  que  j'ai  eu  tort  de  parler  ;  mais  enfin 
puisque  le  mot  m'est  échappé ,  il  vaut  mieux  qu'tlle 

soit  instruite  par  moi Le  commerce  est  sujet  à  de 

grands  accidents. 

MADAME    GERVAULT. 

Eh!   grand  Dieu!   que  lui  est -il  donc  arrivé  à  la 
pauvre  femme? 

THOMAS ,  a  madame  Desjardins. 

N'avez -vous  pas  à  Paris  un  correspondant  nommé 
Dormeuil  ou  Dorneuil  ? 

MADAME    DESJARDINS. 

Dorneuil. 

MADAME    GERVAULT. 

Eh!  oui,  Dorneuil.  Mon  mari  le  connaît.  Un  hon- 
nête homme. 

THOMAS. 

C'est  cela  même.  Il  a  fait  banqueroute. 

MADAME    DESJARDINS. 

Ah!  ciel! 


ACTE  IV,  SCENE  VI.  327 

MADAME    GERVAULT. 

Et  comment  avez  -  vous  appris  cela  ,  monsieur 
Thomas  ? 

THOMAS. 

Comment C'est  ce  monsieur  Tatillon  qui  connaît 

tout  le  monde  et  qui  a  reçu  une  lettre.... 

MADAME    DESJARDIFS. 

Ah!  ma  pauvre  fille,  te  voilà  ruinée. 

MADAME    GERVAULT. 

Ruinée  !  ah  !  Ma  bonne  voisine ,  vous  entendez  bien 
qu'il  n'est  plus  question  de  toutes  nos  petites  querelles. 
Pardonnez-moi  tous  mes  torts. 

MADAME    DESJARDINS. 

Et  VOUS  même ,  ma  voisine ,  pardonnez  -  moi  les 
miens  ;  je  reconnais  bien  votre  cœur  :  mais  quel  ter- 
rible événement  ! 

MADAME    GERVAULT. 

Songez  qu'il  vous  reste  des  amis  :  mon  mari ,  mon 
fils  et  moi  ;  n'est-ce  pas  Charles  ? 

CHARLES. 

Oui  sans  doute,  ma  mère. 

MADAME    LAMBERT,  CL   ThoTUaS. 

Ah  !  çà ,  c'est  un  conte  que  vous  leur  faites  là  ? 

THOMAS. 

Non  vraiment  ce  n'est  pas  un  conte. 

MADAME    LAMBERT. 

Eh!  mais,  écoutez-donc ,  c'est  que  ce  monsieur Dor- 
neuil  est  aussi  mon  correspondant. 


328  LES  TRACASSERIES. 

SCÈNE    VIL 

Mesd  OIES  DESJARDINS,  GERVAULT,  LAMRERT; 
THOMAS,  CHARLES,  CÉCILE,  TATILLON. 

TATILLOW. 

Ail!  les  voilà.  J'ai  tant  couru.  Je  ne  m'étonne  pas  si 
je  n'ai  pas  trouvé  ces  dames  chez  elles.  Madame  Lam- 
bert aussi!  Enchanté....  essoufflé, 

THOMAS. 

Allons ,  encore  monsieur  Tatillon  ! 

MADAME    GERVAULT. 

Ah!  monsieur,  dites-nous;  cette  lettre  est-elle  bien 
authentique  ?  vient-elle  d'une  personne  sûre  ? 

T  A  T I  L  L O  JN. 

Quelle  lettre? 

MADAME    DESJARDINS. 

Eh  !  oui ,  la  lettre  qui  nous  annonce  que  monsieur 
Dorneuil  a  fait  banqueroute. 

TATILLON. 

Je  n'ai  pas  reçu  de  lettre ,  je  ne  connais  pas  monsieur 
Dorneuil. 

MADAME    LAMBERT. 

Ah  !  je  respire. 

MADAME    DESJARDINS. 

Comment  !  que  dites-vous  ! 

TATILLON. 

C'est  un  conte  qu'on  vous  aura  fait.  Parlons  d'af- 
faires plus  importantes,  il  ne  s'agit  que  de  s'entendre. 
Il- est  certain  que  monsieur  Desjardins  est  un  entêté^ 


ACTE  IV,  SCÈNE  VII.  Sag 

monsieur  Gervault  un  chicaneur;  que  le  jeune  homme 
est  susceptible,  la  jeune  personne  exigeante.... 

THOMAS. 

Comment,  monsieur! 

TATILLOiy. 

Eh!  laissez  donc,  laissez  donc.  C'est  pour  amener 
la  réconciliation. 

THOMAS. 

Un  joli  moyen!  {^A  madame  Lambert.^  Tâchez  de 
l'éloigner. 

MADAME    LAMBERT. 

i^A  Thomas.^  Vous  avez  raison.  (^HautS)  Ce  qu'il  y 
a  de  plus  important  pour  monsieur,  c'est  de  me  rac- 
commoder avec  Granville  ;  car  c'est  lui  qui  nous  a 
brouillés.  Monsieur  Granville  n'est-il  pas  là-dedans?... 
J'exige  de  monsieur  qu'il  vienne  sur-le-champ  dé- 
mentir les  propos  qu'il  a  tenus. 

TATILLON. 

Je  n'ai  pas  tenu  de  propos....  mais  c'est  égal,  je  vais 
avec  vous....  Au  fait,  monsieur  Thomas  suffira  pour 
vous  convaincre ....  Elle  est  aimable  cette  madame 
Lambert .  . .  C'est  votre  affaire  d'ailleurs . . .  (^A  Tho- 
mas.^ N'allez  pas  dire  à  ma  femme  que  je  trouve  ma- 
dame Lambert  aimable. 

THOMAS. 

Non,  non,  soyez  tranquille. 

MADAME    LAMBERT. 

Venez,  monsieur,  venez. 

TATILLON. 

De  tout  mon  cœur ,  madame. 

(  //  sort  avec  madame  Lambert.  ) 


33o  LES  TRACASSERIES. 

SCÈNE    VIII. 

CÉCILE,    Madame    DESJARDINS,    THOMAS, 
Madame  GERVAULT,  CHARLES. 

MADAME    GERVAULT. 

Eh!  mais ,  monsieur  Thomas ,  expHquez-nous  donc. . 

MADAME    DESJARDINS. 

En  vérité  je  ne  conçois  pas.... 

CÉCILE. 

Eh!  quoi, ma  mère,  ne  voyez-vous  pas  que  tout  ceci 
n'était  qu'une  feinte  de  monsieur  Thomas  ? 

CHARLES. 

Qui  voulait  vous  prouver  à  toutes  deux  que,  mal- 
gré votre  querelle,  vous  êtes  encore  meilleures  amies 
que  vous  ne  pensez. 

CÉCILE. 

Vous  avez  vu  quel  intérêt  madame  Gervault  a  pris 
à  la  fausse  nouvelle  de  votre  malheur. 

CHARLES. 

Vous  avez  vu  comme,  au  milieu  de  son  chagrin, 
madame  Desjardins  a  été  sensihle  à  votre  amitié. 

MADAME    DESJARDINS. 

Est-il  possible  ? 

MADAME    GERVAULT. 

J'en  suis  tout  interdite. 

THOMAS. 

Monsieur  Dorneuil  n'a  pas  manqué  ;  monsieur  Ta- 
tillon n'a  pas  reçu  de  lettre  ;  en  faveur  de  votre  rac- 
commodement ,    monsieur  Dorneuil    me   pardonnera 


ACTE  IV,   SCÈNE  X.  33r 

d'avoir  supposé  un  moment  sa  faillite  ;  en  faveur  de 
votre  amitié  bien  réelle,  de  vos  excellentes  qualités, 
soyez  mutuellement  indulgentes,  passez-vous  mutuel- 
lement quelques  légers  défauts  et  aidez-moi  à  rendre 
vos  maris  aussi  raisonnables  que  vous  et  vos  enfants. 
Justement  voilà  monsieur  Granville  qui  nous  amène 
monsieur  Desjardins. 


SCENE   IX. 

CÉCILE,  Madame  DES  JARDINS,  DESJARDINS, 
GRàNVILLE,  THOMAS,  Madame  GERYAULT, 
CHARLES. 

GRANVILLE. 

Venez,  monsieur  Desjardins.  {A  Desjardins ^  Mon- 
sieur Thomas  a  quelque  chose  à  vous  dire.  [^A  Tho- 
mas.^ En  voilà  déjà  un,  je  vous  le  livre,  et  je  cours 
chercher  l'autre. 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE  X. 

CÉCILE,  Madame  DESJARDINS,  DESJARDINS, 
THOMAS,  Madame  GERVAULT,  CHARLES. 

DESJARDINS. 

Tous  vos  discours,  toutes  vos  représentations  sont 
inutiles;  Gervault  veut  plaider;  eh  bien!  nous  plai- 
derons. 


332  LES  TRACASSERIES. 

THOMAS. 

Eh!  que  diable!  voisin,  avez-vous  oublié  combien  le 
papier  timbré  est  cher? 

DESJARDINS. 

C'est  égal. 

THOMAS. 

A  la  bonne  heure ,  mais  votre  fille  qui  a  pardonné 
à  Charles  ! 

DESJARDINS. 

Je  te  croyais  un  peu  plus  de  caractère ,  Cécile. 

THOMAS. 

Votre  femme  qui  s'est  réconciliée  avec  madame  Ger- 
vault  ! 

DESJARDINS. 

Ma  femme  est  une  folle. 

THOMAS. 

Madame  Gervault  qui  convient  qu'il  y  a  bien  des 
torts  de  son  coté  ! 

DESJARDINS. 

C'est  impossible. 

MADAME    GERVAULT. 

Je  vous  demande  pardon ,  mon  voisin ,   c'est  très- 
possible. 

MADAME    DESJARDINS. 

Et  je  suis  bien  forcée  de  convenir  que  j'ai  été  beau- 
coup trop  vive. 

DESJARDINS. 

A  merveille ,  vous  voilà  tous  ligués  contre  moi. 

THOMAS. 

Eh  bien ,  liguez-vous  à  votre  tour  avec  nous  contre 
Gervault.  Je  l'entends. 


ACTE  IV,  SCENE  XI.  333 


SCENE  XL 

CÉCILE,  Madame  DES  JARDINS,  DES  JARDINS, 
THOMAS,  GRANVILLE,  GERVAULT,  Madame 
GERVAULT,*  CHARLES. 

GRANVILLE. 

Allons ,  monsieur  Gervault ,  vous  qui  êtes  d'un  carac- 
tère doux,  d'un  esprit  sensé,  cela  doit  vous  coûter  de 
garder  rancune  aux  gens.  Embrassez  monsieur  Des- 
jardins. 

GERVAULT. 

Moi  ?  l'embrasser  ! 

THOMAS,  a  Gervault. 

Ma  foi,  voisin,  si  vous  avez  tant  envie  de  disputer, 
vous  disputerez  tout  seul;  car  votre  femme,  votre  fils 
et  Desjardins  sont  de  la  meilleure  intelligence. 

DESJARDINS. 

Un  moment  donc.  Vous  me  faites  aller  un  peu  vite; 
il  s'en  faut  que  je  sois  décidé.... 

THOMAS. 

Non  ?  vous  ne  l'êtes  pas  ?  Eh  bien  !  soit  :  plaidez , 
détestez-vous  bien  cordialement  ;  mais  mariez  vos  en- 
fants, ils  s'aiment;  vos  femmes  le  désirent,  vous  voulez 
leur  bonheur.... 

GERVAULT. 


Sans  doute. 
C'est  vrai. 


DESJARDINS. 


THOM  A  S. 

Et  quand  vous  devriez  rompre  même,  après  avoir 


334  LES  TRACASSERIES. 

signé  le  contrat,  aujourd'hui  au  moins,  comme  vous 
en  étiez  convenus  en  présence  de  vos  parents,  des 
étrangers,  de  monsieur  et  madame  Tatillon  sur-tout, 
ne  donnez  pas  une  mauvaise  opinion  de  votre  carac- 
tère :  feignez  d'être  de  bonne  intelligence ,  embrassez- 
vous  s'il  le  faut.  ^ 

CHARLES. 

Ah  !  oui,  mon  père,  je  vous  en  prie. 

CÉCILE. 

Mon  père,  si  mon  bonheur  vous  est  cher.... 

GERVAULT. 

Soit  :  mais  que  sa  femme  et  lui  se  modèrent,  ou  je 
ne  réponds  de  rien. 

SCÈNE    XII. 

CÉCILE,  Madame  DESJARDINS ,  DESJARDINS, 
THOMAS  ,  GRANVILLE,  GERVAULT,  Madame 
GERVAULT,  CHARLES,  Madame  TATILLON. 

MADAME    TATILLON. 

Ah  !  vous  voilà  tous  rassemblés.  C'est  fort  heureux! 
Dieu  merci ,  on  se  donne  assez  de  mal  pour  les  autres  ; 
et  voilà  assez  de  fois  que  je  fais  le  voyage  de  chez  l'un 
chez  l'autre,  et  de  chez  tous  deux  chez  monsieur 
Thomas.  (  A  Thomas.  )  Eh  bien  !  réussissez-vous  ?  ces 
bonnes  gens  s'apaisent-ils  ? 

THOMAS. 

Oui ,  madame  ,  tout  est  fini.  (  Bas  a  Desjardins.  ) 
Dites  comme  moi.  Voilà  le  moment. 


ACTE  IV,  SCEHE  XII.  335 

GRANVILLE. 

Oui,  madame;  et  vous  allez  voir  Gervault  et  Des- 
jardins s'embrasser  devant  vous.  (  Bas  h  Gervault.  ) 
Songez  qu'il  est  de  la  dernière  importance  devant 
cette  femme... 

MA.DAME  GERVAULT,  à  SOU  mari. 
Allons ,  mon  ami ,  ne  fais  pas  mentir  monsieur  Gran- 
ville. 

GERVAULT,  bas  à  sa  femme,  en  faisant  quelques  pas 
vers  Desjai^dins. 
C'est  par  politique  au  moins. 

MADAME  DESJARDINS,  bas  CL  son  mari. 
Vous  voyez  qu'il  fait  les  premiers  pas,  monsieur 
Desjardins.  Vous  ne  resterez  pas  en  arrière. 
DES  JARDINS,  a  sa  femme. 
Non,  mais  pas  plus  sincère  que  lui,  je  t'en  réponds. 

(  Ils  s'embrassent.  ) 

THOMAS. 

Là ,  voilà  ce  que  c'est. 

G^'EiyA.ui.T.^àsafemme. 
Eh  bien...  qu'est-ce?  il  m'a  embrassé  de  bon  cœur, 
je  crois. 

DESJARDINS,  à  SU  femme. 
Il  s'est  attendri,  je  crois  (*). 

MADAME    TATILLON. 

C'est  touchant ,  très-touchant.  Or  çà ,  maintenant 
expliquez-moi  à  qui  demeure  le  pré  en  définitif. 


*  Ceci  m'est  arrivé.  Je  croyais  avoir  à  me  plaindre  d'un  ancien  ami ,  et 
je  lui  en  voulais  bien  cordialement.  On  nous  persuada  qu'il  fallait  avoir  l'air 
de  nous  réconcilier.  En  feignant  de  nous  embrasser ,  nous  nous  trouvâmes 
entraînés  à  nous  embrasser  de  si  bonne  foi  que ,  de  ce  moment ,  toute  que 
relie  fut  oubliée. 


336  LES  TRACASSERIES. 

DESJARDIFS. 

A  qui?  ma  foi ,  je  n'en  sais  rien. 

GERVAULT. 

Ni  moi  non  plus. 

MADAME    TATILLON. 

C'est  pourtant  ce  qu'il  est  fort  essentiel  de  savoir, 
car  enfin.... 

THOMAS. 

Permettez.  Ils  ont  tout  le  temps  de  parler  de  leurs 
affaires.  J'ai  quelque  chose, moi,  à  vous  dire,  madame, 
qui  vous  regarde  personnellement. 

MADAME    TATILLOIV. 

Eh  quoi  donc  ? 

THOMAS. 

Cette  madame  Lambert  qui  loge  chez  moi,  elle  est 
fort  jolie. 

MADAME    TATILLON. 

Oh  !  figure  de  fantaisie. 

THOMAS. 

Justement ,  on  prétend  que  votre  mari  a  une  fantaisie 
pour  elle. 

MADAME    TATILLON. 

Allons  donc  ! 

THOMAS. 

Demandez  à  ces  dames  si  votre  mari  ne  l'a  pas 
trouvée  fort  aimable,  s'il  n'est  pas  dans  ce  moment 
auprès  d'elle  et  s'il  ne  nous  a  pas  recommandé  de  ne 
pas  vous  le  dire. 

MADAME    TATILLON. 

Ah  ,  mon  Dieu  !  je  vous  suis  bien  obligée ,  monsieur 
Thomas.  Je  m'étais  déjà  doutée  de  la  chose,  à  quelques 
mots  qui  lui  sont  échappés.  Oh  !  le  monstre  !  Mille 
pardons ,  messieurs  et  mesdames ,  de  ne  pouvoir  m'oc- 


ACTE  IV,  SCENE  XIII.  337 

cuper  de  vos  intérêts;  mais  quand  il  s'agit  des  miens.... 
Ah  !  perfide  Tatillon  ! 

i^Eïle  sort.) 

SCÈNE   XIII. 

CÉCILE,  Madame  DESJARDINS,  DESJARDINS ^ 
THOMAS,  GRANVILLE,  GERVAULT,  Madame 
GERVAULT,  CHARLES. 

GERVAULT. 

Quel  diable  de  conte  lui  faites-vous  là  ? 

THOMAS. 

Vous  saurez  pourquoi.  Revenons  à  vous.  Je  vous  fais 
mon  compliment.  A  voir  la  manière  franche  dont  vous 
vous  êtes  embrassés,  on  eût  juré  que  c'était  sincère. 

DESJARDINS. 

Eh! mais,  si  je  ne  me  trompe , Gervault  m'a  sincère- 
ment serré  dans  ses  bras. 

GERVAULT. 

Et  comment  faire  autrement  quand  je  te  vois  sur  le 
point  de  pleurer. 

THOMAS. 

Et  moi ,  je  l'avais  prévu.  Quelque  violente  que  soit 
leur  colère,  deux  amis  de  vingt  ans  ne  peuvent  pas 
impunément  feindre  de  s'embrasser...  Deux  braves  et 
honnêtes  gens  comme  vous  ne  peuvent  pas  se  donner , 
comme  on  dit,  un  baiser  de  Judas.  Allons,  mes  voisins, 
un  bon  et  véritable  raccommodement.  C'est  ce  qu'il 
nous  faut. 

Tome  IF,  QQ. 


338  LES  TRACASSERIES. 

GERVAULT. 

Et  vraiment  je  ferais  volontiers  ce  que  vous  me  con- 
seillez tous,  sans  une  inquiétude  qui  me  reste. 

THOMAS. 

Laquelle  ? 

GERVAULT. 

Qui  nous  répond  que  demain  nos  querelles  ne  re- 
commenceront pas  ? 

DESJARDINS. 

En  effet  :  c'est  de  bon  cœur  qu'il  y  a  quinze  jours 
nous  étions  raccommodés. 

MADAME    DESJARDIFS. 

Et  cependant,  un  rien,  une  bagatelle  a  suffi  pour 
nous  brouiller  de  nouveau. 

GRAIVVILLE. 

J'ai  un  moyen  infaillible  pour  empêcber  entre  vous 
toutes  querelles  à  venir.  Convenons  d'un  fait.  C'est  ce 
monsieur  Tatillon  et  sa  femme  qui  vous  ont  brouillés 
tous  ? 

CHARLES. 

En  effet,  c'est  lui  d'abord,  et  sa  femme  ensuite  qui 
m'a  fait  me  fâcher  contre  Cécile. 

MADAME    DESJARDINS, 

C'est  la  femme  qui ,  en  nous  racontant  les  querelles 
de  nos  enfants ,  m'a  animée  contre  la  voisine. 

GERVAULT. 

C'est  le  mari  qui,  en  voulant  s'établir  notre  arbitre, 
nous  a  mis  de  nouveau  dans  la  tête  de  plaider. 

GRANVILLE. 

Chassez-rnoi  d'ici  ce  couple  turbulent ,  si  adroit  à 
brouiller,  sans  le  vouloir,  et  si  maladroit  quand  il  veut 
réconcilier,  et  je  vous  garantis  pour  toujours  en  bonne 
intelligence. 


ACTE  IV,   SCENE  XIV.  339 

GERVAULT,  tendant  la  main  a  Desjardins. 
Il  a  raison.  Touche  là ,  Desjardins. 
MADAME  DESJARDiws,  eiiibi^assant  madame  Gervault. 
Embrassez-moi,  ma  voisine. 

CHARLES,  à  Cécile,  en  lui  baisant  la  main. 
Ah!  Cécile. 


SCENE    XIV. 

CÉCILE ,  Madame  DESJARDINS  ,  DESJARDINS  , 
THOMAS ,  GRANVILLE ,  GERVAULT ,  Madame 
GERVAULT,  CHARLES,  Ma^dabie  LAMBERT. 

MADAME    LAMBERT. 

A  merveille,  on  est  d'accord  ici.  Oh  bien!  il  n'en  est 
pas  de  même  là-dedans  ;  on  se  querelle ,  Dieu  merci ,  et 
tout  de  bon. 

THOMAS. 

Et  qui  donc? 

MADAME    LAMBERT. 

Monsieur  et  madame  Tatillon. 

GRANVILLE. 

En  vérité  ! 

MADAME    LAMBERT. 

Monsieur  Tatillon  est  galant  :  je  m'en  étais  déjà 
aperçue ,  mais  je  ne  savais  pas  que  madame  Tatillon , 
fût  jalouse  ;  et  tenez,  les  entendez-vous  ? 


22. 


34o  LES   TRACASSERIES. 

SCÈNE   XV. 

CÉCILE,  Madame  DESJARDINS,  DESJARDINS , 
THOMAS ,  GRANVILLE  ,  GERVAULT ,  Madame 
GERVAULT,  CHARLES,  Madame  LAMBERT, 
TATILLON,  Madame  TATILLON. 

TATILLON,  en  entrant. 
En  vérité ,  madame ,  pour  me  faire  une  scène  aussi 
affreuse  et  aussi  injuste.... 

MADAME    TATILLON. 

En  vérité,  monsieur,  il  faudrait  être  douée  d'une 
patience  plus  qu'humaine.... 

TATILLON. 

Taisez- vous  donc ,  madame.  Ne  voyez- vous  pas  ma- 
dame Lambert?  Songez  que  c'est  elle  que  vous  insultez. 

MADAME    TATILLON. 

Je  respecte  beaucoup  madame.  Mais  vous,  monsieur , 
vous  devriez  vous  souvenir  un  peu  plus  des  devoirs  de 
l'hymen  et  de  l'amitié,  et  songer  que  votre  extrava- 
gance outrage  à  la  fois,  moi  qui  suis  votre  femme,  et 
monsieur  Granville  qui  est  votre  ami. 

TATILLON. 

Eh  !  mon  Dieu  !  madame ,  vous  prenez  bien  vivement 
la  défense  de  monsieur  Granville ,  que  d'ailleurs  j'estime 
infiniment.  Savez-vous  que,  si  j'étais  jaloux  ,  il  ne  tien- 
drait qu'à  moi,  d'après  certains  propos  qui  me  sont 
revenus ,  de  penser  bien  des  choses  ? 

MADAME    TATILLON. 

Quels  sont  ces  propos  qui  vous  sont  revenus?  quelles 
sont  ces  choses  que  vous  penseriez  ?  voilà  bien  ce  qui 


ACTE  IV,  SCENE  XV.  34i 

prouve  que  vous  n'êtes ,  comme  tout  le  monde  le  dit , 
qu'un  brouillon ,  qu'un  tracassier. 

TATILLON. 

C'est  vous ,  madame ,  qui  voyez  des  choses  qui  ne 
sont  pas ,  qui  vous  mêlez  de  tout ,  hors  de  ce  qui  vous 
regarde. 

THOMAS. 

Là  ;  voilà  qui  est  bien.  Cette  querelle  ne  fait  de  mal  à 
personne.  Tâchez  de  continuer  comme  vous  commencez  ; 
et  puisque  le  ciel  vous  a  doués  tous  les  deux  d'un  esprit 
remuant ,  quand  les  accès  vous  en  prendront ,  au  lieu 
de  vous  entendre  pour  tourmenter  les  autres,  vous, 
monsieur,  exercez  votre  caractère  sur  madame;  vous, 
madame ,  satisfaites  votre  humeur  aux  dépens  de  mon- 
sieur :  disputez-vous  bien  ensemble ,  et  laissez  en  repos 
votre  prochain. 

GRANVILLE. 

Et  voulez-vous  que  je  vous  donne  un  conseil  ?  vous 
avez  quitté  notre  petite  ville  ;  vous  vouliez  vous  fixer 
dans  ce  bourg  :  ce  n'est  pas  cela.  Pour  la  tranquillité 
de  ces  bonnes  gens  et  pour  votre  gloire ,  allez  à  Paris. 

THOMAS. 

Ah  !  oui ,  monsieur.  En  province  les  tracasseries  sont 
cruelles  pour  ceux  qui  en  sont  l'objet.  Tout  le  monde 
se  connaît  ;  chaque  mot  porte  coup  ;  d'ailleurs  point  de 
variété  :  c'est  la  même  vie ,  ce  sont  les  mêmes  habitudes. 

GRANVILLE. 

A  Paris ,  on  ne  se  connaît  pas  :  on  est  isolé  au  milieu 
de  la  foule;  une  nouvelle  mode  fait  oublier  une  banque- 
route ;  une  pièce  nouvelle  console  de  tous  les  malheurs. 
Les  cabales,  les  sociétés  littéraires,  les  anecdotes  du 
jour;  quel  vaste  champ  pour  vous,  sans  danger  pour 
autrui  ! 


342  LES  TRACASSERIES. 

TATILLON. 

Il  y  a  un  peu  d'épigramme  dans  ce  que  vous  dites. 

MADAME    TATILLON. 

Mais  il  y  a  de  la  vérité. 

TATILLON. 

Ainsi  donc,  jaloux  d'être  témoin  de  votre  bonheur, 
nous  dînons  avec  vous  aujourd'hui,  et  demain  nous 
nous  mettons  en  route  pour  Paris. 

THOMAS. 

C'est  très-aimable  de  votre  part.  Allons  nous  mettre 
à  table. 


FIN    DU   QUATRIEME    ET    DERNIER    ACTE. 


L'ACTE 

DE  NAISSANCE, 

COMÉDIE  EN  UN  ACTE  ET  EN  PROSE, 

Représentée  pour  la  première  fois  le  2  octobre  1804. 


PRÉFACE. 


Ljest  bien  peu  de  chose.  J'attaque  un  ridicule  bien  usé 
au  théâtre ,  bien  excusable  chez  nos  dames  :  il  est  si  cruel 
de  vieillir!  C'est  un  proverbe  plutôt  qu'une  comédie; 
mais  cette  petite  pièce  me  paraît  assez  bien  conduite.  Je 
ne  crois  pas  m'y  montrer  trop  sévère  pour  les  femmes 
de  quarante  ans  et  au-delà.  Le  rôle  de  Louise  a ,  je  crois , 
de  la  grâce  et  de  l'ingénuité,  sans  recherche  et  sans 
afféterie.  Mon  jeune  notaire  est  un  personnage  un  peu 
pâle  ;  mais  mon  vieux  procureur  me  semble  original  et 
comique.  Il  y  a  quelques  mots  heureux.  La  pièce  a  tou- 
jours été  vue  avec  plaisir. 

C'est  une  anecdote  qui  m'en  a  fourni  le  sujet;  mais 
j'ai  cru  devoir  changer  quelque  chose  au  dénoûment. 
Suivant  l'anecdote,  la  dame  aima  mieux  perdre  son  pro-^ 
ces  que  de  produire  son  acte  de  naissance. 


PERSONNAGES. 


Monsieur  DUBOULOIR. 
Monsieur  CLAIRVILLE. 
Madame  de  ROSEMONT. 
LOUISE,  sa  fille. 
ANDRÉ,  valet  de  Clairville. 


La  scène  est  à  Paris ,  chez  madame  de  Rosemont. 


L'ACTE 

DE  NAISSANCE 


Le  théâtre  représente  un  salon  ;  une  fenêtre  sur  un  côté. 


SCÈNE  I. 

Madame  de  ROSEMONT,  seule. 

[Elle  regarde  a  travers  les  rideaux  de  la  croisée^) 

J^E  voilà;  quelle  tournure  aimable  et  décente!  il  est 
avec  des  clients.  Un  vieillard,  un  jeune  homme,  une 
jeune  personne.  C'est  peut-être  un  contrat  de  mariage 
qu'il  achève.  Ah!  Clairville,  quand  songerez  -  vous  au 
vôtre. 

SCÈNE   IL 

Madame  de  ROSEMONT,  LOUISE. 

LOUISE,  apercevant  sa  mère. 
Ah!  mon  Dieu,  ma  mère!  et  à  la  fenêtre  encore! 
comme  c'est  contrariant  ! 


348  L'ACTE   DE   NAISSANCE. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Ah!  mon  Dieu,  il  m'a  vue,  je  crois,  à  travers  les 
carreaux. 

{Elle  ferme  les  rideaux  et  va  précipitamment  a, 
l'autre  côté  du  théâti^e.^ 

LOUISE. 

Bon!  elle  s'éloigne. 

{Elle  va  a  son  tour  a  la  fenêtre  et  regarde^ 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

En  vérité,  j'en  suis  toute  tremblante  et  toute  pâle. 
{Elle  se  regarde  dans  une  glace. ^  Comme  je  suis  coif- 
fée aujourd'hui  ! 

{Elle  arrange  sa  coiffure?) 

LOUISE. 

Il  est  là ,  il  m'a  reconnue ,  prenons  bien  garde. 
{Elle  regai'de  h  travers  les  rideaux,  et  se  détourne 
pour  voir  si  sa  mère  ne  V aperçoit  pas ^ 

MADAME   DE    ROSEMOIVT,    tOUJourS  h  la  glaCC. 

Enfin  je  ne  me  suis  pas  trompée.  Depuis  huit  jours 
qu'il  est  notaire ,  et  qu'il  loge  en  face  de  moi ,  toutes 
les  fois  que  nous  ouvrons  notre  fenêtre ,  il  ouvre  la 
sienne.  Quel  maussade  bonnet!  et  j'ai  rerharqué  des 
regards,  des  signes....  ce  n'est  pas  pour  ma  fille.... 
un  enfant....  c'est  donc  pour  moi....  Et  en  effet.... 
quand  je  me  considère.  . . .  D'abord  il  est  certain  que 
je  ne  parais  pas  mon  âge....  mon  âge!...  Ai -je  bien 
mon  âge? 

LOUISE,  quittant  la  fenêtre. 

Je  n'ose  plus  regarder...  Que  je  suis  folle  cependant 
de  ne  pas  avouer  à  ma  mère...  elle  m'aime  tant...  Al- 
lons ,  encore  un  coup  d'œil. 

{Elle  regarde  encore  a  lafenêtre^ 


SCENE   IL  349 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Qu'il  est  cruel  de  n'oser  se  confier  à  personne!  car 
enfin  nous  autres  jeunes  veuves  avons -nous  plus  de 
privilège  que  les  jeunes  filles....  Voyons  s'il  est  encore 
dans  son  cabinet....  iVojant  sajille.^  Que  fais -tu  là, 
ma  fille? 

LOUISE. 

Moi,  ma  mère,  ah!  mon  Dieu!  rien;  j'arrive  et  je 
regardais...  Je  crois  qu'il  fera  beau  demain. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Heureux  âge!  cela  t'arrange  pour  ta  promenade? 

LOUISE. 

Mais  oui.  {A  part.)  Elle  ne  se  doute  de  rien. 

MADAME    DE    ROSEMONT,    à  part. 

Et  pourquoi  ne  confierais -je  pas  à  ma  fille....  elle 
commence  à  être  raisonnable,  et  mon  cœur  a  besoin 
de  s'épancher.  Peut-être  d'ailleurs  apprendrait-elle  par 
d'autres,  ou  devinerait-elle...  Il  est  de  mon  devoir  de 
la  prévenir. 

LOUISE,  à  part. 

Allons  un  peu  de  hardiesse  ;  comme  c'est  aujourd'hui 
qu'il  doit  envoyer...  il  faut  absolument  que  je  dise  tout 
à  ma  mère. 

MADAME    DE    ROSEMOFT. 

Louise  ? 

LOUISE 

Ma  mère? 

MADAME    DE    ROSEMONT, 

Vous  avez  quinze  ans,  mon  enfant. 

LOUISE. 

J'en  ai  bientôt  seize,  maman. 


35o  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

MADAME   DE    ROSEMONT. 

Vous  n'en  avez  que  quinze,  mademoiselle,  car  je 
n'en  ai  que  trente-deux. 

LOUISE. 

Trente... 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Oui ,  ma  fille ,  je  n'ai  que  trente-deux  ans ,  entendez- 
vous.  Cependant  comme  vous  avez  un  esprit,  une  rai- 
son au-dessus  de  votre  âge,  j'ai  une  affaire...  un  pro- 
jet... que  je  veux  vous  communiquer. 

LOUISE. 

Et  moi ,  ma  mère ,  j'ai  de  mon  coté  quelque  chose  à 
vous  dire. 

MADAME    DE    ROSEMOFT. 

Et  quoi  donc ,  mon  enfant  ? 

LOUISE. 

Parlez,  ma  mère,  et  je  parlerai  après. 

MADAME    DE    ROSEMOIYT. 

Eh  bien!  donc ,  ma  chère ,  tu  n'as  pas  remarqué,  toi , 
ce  jeune  notaire  qui  depuis  huit  jours  loge  en  face? 

LOUISE. 

Je  vous  demande  pardon,  ma  mère.  Il  se  nomme 
Clairville. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Précisément.  Il  est  d'une  tournure... 

LOUISE. 

Charmante.  N'est-ce  pas? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Il  est  fort  lié  avec  cet  ancien  ami  de  ton  père ,  cet 
honnête  procureur  qui  s'est  chargé  de  toutes  mes  af- 
faires. 


SCENE   IL  35i 

LOUISE. 

Monsieur  Dubouloir,  qui  toutes  les  fois  qu'il  nous 
a  parlé  de  Clairville ,  nous  a  fait  son  éloge. 

MADAME    DE    ROSEMOWT. 

Oui,  il  nous  a  dit  que  c'était  un  jeune  homme  in- 
struit ,  rangé ,  d'une  fortune  honnête ,  et  d'ailleurs  ayant 
un  état. 

LOUISE. 

Oui,  il  nous  a  dit  tout  cela.  C'est  un  bien  honnête 
homme  que  ce  monsieur  Dubouloir. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Je  l'estime  beaucoup.  Il  est  franc,  sans  façon,  un 
peu  brusque,  mais  un  cœur  excellent,  fort  attaché  à  la 
famille. 

LOUISE. 

Aussi  je  l'aime  de  tout  mon  cœur;  mais  pour  en  re- 
venir à  Clairville,  ma  mère.... 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Eh  bien!  ma  fille....  Clairville....  je  ne  lui  ai  pas 
parlé  encore;  mais  j'ai  de  bons  yeux. 

LOUISE. 

Eh  quoi!  vous  avez  deviné.... 

MADAME    DE    ROSEMOJVT. 

Cela  n'était  pas  bien  difficile.  Quand  l'amour  s'em- 
pare d'un  jeune  cœur,  il  lui  fait  commettre  mille  in- 
discrétions. 

LOUISE. 

Eh!  mon  Dieu!  oui. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

D'abord  cette  obstination  à  se  tenir  constamment  à 
la  fenêtre. 

LOUISE. 

Même  quand  il  pleut. 


352  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

MADAME    DE    ROSE  M  ON  T. 

Ces  profondes  révérences  quand  nous  passons  à  côté 
de  lui. 

LOUISE. 

Oh!  il  est  d'une  politesse... 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Quelques  signes  que  j'ai  cru  remarquer...  Cette  af- 
fectation de  baisser  les  yeux  quand  on  le  regarde. 

LOUISE. 

Vous  avez  vu  tout  cela ,  ma  mère  ? 

MADAME    DE    ROSEMOWT. 

Tout  cela  est  si  clair  que  je  me  propose  aujourd'hui 
même... 

LOUISE. 

Quoi  donc? 

M  A  D  A.  M  E    DE    R  O  S  E M  O  IN"  T. 

De  prier  monsieur  Dubouloir  de  nous  amener  notre 
jeune  voisin. 

LOUISE. 

Oh  !  je  peux  vous  répondre  qu'il  viendra  bien  vite, 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Après  t' avoir  expliqué  son  secret,  tu  dois  sentir  que 
le  mien  n'est  pas  difficile  à  deviner. 

LOUISE. 

Mais  en  effet,  ma  mère,  je  crois  voir... 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Tu  sais  que  je  suis  plutôt  ton  amie  que  ta  mère 

LOUISE. 

Oh  !  c'est  vrai. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Et  tu  as  dû  nécessairement  sentir  qu'à  mon  âge  je 
pourrais  songer  à  me  remarier. 


SCENE  II.  353 

LOUISE. 

A  VOUS  remarier  ! 

MADAME    DE    ROSEMOWT. 

Eh  mais,  oui Or,  qu'ai-je  besoin  d'en  dire  da- 
vantage? D'après  cet  entretien,  tu  comprends  que  mon 
choix  est  fait. 

LOUISE. 

Votre  choix  .  . .  Serait-il  possible  ? 

MADAME    DE    ROSEMOIVT. 

Et  que  je  suis  décidée  à  épouser . . . 

LOUISE. 

A  épouser . .  .  Monsieur  Dubouloir  peut-être  ? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Fi  donc  !  il  m'en  a  parlé  plus  d'une  fois ,  en  riant. 
Je  l'ai  refusé  en  riant  de  mon  côté  ;  il  a  cinquante  ans, 

LOUISE. 

Mais  enfin  qui  donc? 

MADAME    DE    ROSEMOIYT. 

Eh  mais  vraiment ,  Clairville. 

LOUISE. 

Clairville  ! 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Oui,  mon  enfant,  il  m'aime,  je  n'en  puis  plus  dou- 
ter. La  timidité  l'a  empêché  de  se  déclarer;  mais 
monsieur  Dubouloir  nous  l'amènera,  et  il  parlera,  je 
t'en  réponds. 

LOUISE. 

Ah  !  grand  dieu  ! 

MADAME    DE    ROSE  M  ON  T. 

Eh  bien ,  qu'as-tu  donc ,  ma  fille  ?  tu  ne  me  blâmes 
pas  de  répondre  aux  sentiments  de  ce  bon  jeune 
homme,  tu  n'es  pas  fâchée....  et  je  te  crois  trop  rai- 

Tome  IF.  3  3 


354  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

somiable  pour  craindre  qu'un  second  mariage  puisse 
altérer  jamais  la  tendresse  que  je  te  porte. 

LOUISE. 

Non  sans  doute...  Soyez  heureuse,  ma  mère,  et  je 
jouirai  de  votre  bonheur. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Comme  elle  est  aimable  !  comme  elle  répond  bien 
cette  chère  enfant  !  or  çà  maintenant  je  t'ai  confié  mon 
secret,  c'est  à  toi  à  me  révéler  le  tien. 

LOUISE. 

Le  mien ,  ma  mère?  oh  !  à  présent  je  n'ose ...  je  ne 
puis. . .  {A part ^  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu!  qui  au- 
rait jamais  pu  prévoir  un  pareil  malheur? 

MADAME   DE    ROSEMONT. 

Voyons,  veux-tu  que  je  devine? 

LOUISE. 

Oh  !  non ,  ne  devinez  pas. 

MADAME    DE    ROSEMOIVT. 

Pourquoi  pas;  ne  sais-je  pas  ce  qui  occupe  les  jeunes 
personnes  de  ton  âge  ?  tu  es  fâchée  de  mener  une  vie 
aussi  retirée;  tu  voudrais  aller  anx  fêtes,  aux  specta- 
cles ,  voir  le  monde ,  être  un  peu  plus  parée  ;  c'est  tout 
simple.  Après  mon  veuvage ,  j'avais  renoncé  à  toutes 
mes  sociétés ,  et  quand  j'ai  commencé  à  sortir ,  à  pa- 
raître, tu  étais  si  jeune  encore  . . .  mais  sois  tranquille, 
tout  cela  va  changer;  tu  vois  que  je  ne  te  traite  plus 
en  enfant  déjà,  puisque  je  te  fais  une  confidence  aussi 
importante.  Une  fois  madame  Clairville ,  je  te  mène 
partout  avec  moi  ;  Clairville  et  moi  nous  ne  songei^ons 
qu'à  te  rendre  heureuse.  Il  s'agira  de  te  marier  à  ton 
tour,  et  nous  saurons  si  bien  diriger  ton  choix.... 

LOUISE. 

Non,  ma  mère,  je  ne  veux  pas  me  marier. 


SCÈNE   III.  355 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Pauvre  enfant!  voilà  ce  qu'on  dit  à  quinze  ans,  et 
quand  on  aime  aussi  tendrement  sa  mère ,  on  regarde 
comme  un  malheur  de  la  quitter  pour  un  mari.  Mais 
comme  on  change!  je  le  sais  par  ma  propre  expérience. 

SCÈNE    III. 

Madame  de  ROSEMONT,  LOUISE,  ANDRÉ. 

AJNDRÉ. 

Pardon ,  madame.  Mademoiselle  Justine ,  la  femme 
de  chambre,  m'a  dit  que  je  trouverais  ici  madame  de 
Rosemont,  sa  maîtresse. 

madame    de    ROSEMOÎfT. 

C'est  moi,  mon  ami. 

AlYDRÉ. 

Oh  !  bien ,  moi ,  madame ,  je  suis  André ,  le  domesti- 
que de  monsieur  de  Clairville,  le  notaire,  votre  voisin. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

De  monsieur  Clairville! 

LOUISE,  à  part. 
Là,  tout  était  si  bien  arrangé. 

K^D^i.^  présentant  une  lettre. 
C'est  une  lettre   que  monsieur  m'a  chargé  de  re- 
mettre à  madame. 

MADA.ME  DE  B-OS^MOTiT ^  prenant  la  lettre. 
Donnez,  mon  ami.  Eh  bien!  Louise,  une  lettre  de 
lui! 

ANDRÉ,  l^as  a  Louise,  lui pi^ésentant  une  autre  lettre. 
Et  en  voilà  une  autre  qu'il  m'a  chargé  de  remettre 
en  secret  à  mademoiselle. 

23. 


356  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

LOUISE,  a  part. 
Et  il  m'écrivait! 

MADAME    DE    ROSEMOîN'T,   Usant. 

A  merveille  ,  une  lettre  de  politesse,  de  convenance, 
qui  a  Tair  de  ne  rien  signifier...  et  qui  signifie  beau- 
coup. C'est  charmant. 

A  IN"  D  R  É  ,  à  Louise. 
Prenez  donc,  mademoiselle. 

LOUISE,  bas  a  Aiidi^é. 
Non,  je  ne  peux  pas,  je  ne  veux  pas. 

MADAME    DE    ROSEMOIYT. 

Dites  à  votre  maître,  mon  ami,  qu'il  peut  venu-, 
que  nous  l'attendons,  et  qu'il  est  sûr  d'être  reçu  avec 
plaisir  par  ses  voisines  :  n'est-ce  pas ,  ma  fille  ? 

LOUISE. 

Oui ,  ma  mère. 

AlYDRE. 

Madame  ne  veut  pas  me  donner  un  mot  d'écrit?  {^A 
Louise.^  Prenez  donc. 

MADAME    DE    ROSEJIOjN^T. 

C'est  inutile,  qu'il  vienne. 

LOUISE. 

Oui,  qu'il  vienne. 

A  ]y  D  R  É ,  serrant  la  lettre. 
Qu'il  vienne.  Allons ,  je  vois  bien  qu'il  faut  que  je 
me  contente  de  cette  réponse.  ÎMadame  et  mademoi- 
selle, j'ai  bien  l'honneur  de  vous  faire  ma  très-humble 
révérence. 

(//  sort^ 


SCENE  lY.  35; 

SCÈNE   IV. 

Madame  de  ROSEMOXT,  LOUISE. 


j 


MADAME  DE  ROSEMO^fT ,  montrant  la  lettre  a  sajilie. 
Tiens,  ma  chère,  lis,  et  tu  verras.  Il  se  reproche 
de  ne  pas  avoir  encore  demandé  la  permission  de  nous 
faire  sa  cour,  il  veut  se  lier  avec  nous,  il  s'appuie  de 
son  intimité  avec  monsieur  Dubouloir ,  notre  ami  com- 
mun. «  Serait-il  indiscret  de  venir  nous  présenter  ses 
liommages  ce  matin  même?»  Cela  ne  dit  rien,  cela  dit 
tout.  Et  combien  cette  démarche  de  sa  part  me  met  à 
mon  aise  !  je  voulais  prier  monsieur  Dubouloir  de  nous 
l'amener,  c'était  tout  simple  entre  voisins.  Eh  bien  !  il 
y  a  des  gens  qui  auraient  été  capables  d'y  trouver  à 
redire.  J'aurais  eu  l'air  de  le  rechercher;  au  lieu  qu'à 
présent,  c'est  évident,  c'est  lui  qui  me  recherche. 
iS^'es-tu  pas  enchantée  comme  moi  de  cette  lettre? 

LOUISE. 

Oui ,  ma  mère ,  enchantée. 

MADAME    DE    ROSEMO>"T. 

Tattends  monsieur  Dubouloir  ;  il  vient  pour  me 
parler  de  ce  maudit  procès ,  et  il  exige  de  moi  des 
choses . . .  Eh  bien  î  où  les  ai-je  donc  mis  ces  malheu- 
reux papiers?  Ah  1  ils  sont  dans  mon  sac  . . .  Oh  !  nous 
verrons  :  j'oserai  tout  dire  à  cet  honnête  Dubouloir. 
Je  le  craignais ,  d'après  ses  folles  prétentions  ;  mais 
depuis  que  je  t'ai  ouvert  mon  cœur,  depuis  que  ce 
jeune  homme  m'a  fait  demander  la  permission  de  venir 
me  voir,  je  me  sens  encouragée.  Je  lui  parlerai. 


358  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

LOUISE,  à  part. 
Et  moi  aussi,  je  lui  parlerai. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Justement  le  voilà. 


SCENE   V. 

Madame  DE  ROSEMONT,  DUBOULOIR,  LOUISE. 

DUBOULOIR. 

Bonjour,  madame;  bonjour,  mon  aimable  pupille. 
Toujours  bien  aise  de  voir  la  femme  et  la  fille  de  mon 
pauvre  ami.  Grâce  au  ciel,  je  peux  vous  consacrer 
une  bonne  partie  de  ma  journée.  Voulez-vous  me 
donner  à  dîner  ? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

J'allais  moi-même  vous  prier.... 

DUBOULOIR. 

Fort  bien.  J'ai  deux  ou  trois  courses  à  faire  avant 
quatre  heures ,  et  je  suis  à  vous  jusqu'au  soir.  Or  çà , 
pour  ne  pas  perdre  un  temps  précieux ,  car  on  peut 
l'employer  beaucoup  plus  agréablement  auprès  de  vous, 
débarrassons  -  nous  des  affaires.  Avez-vous  les  papiers 
que  je  vous  ai  demandés  ? 

MADAME    DE    ROSEMOWT. 

Les  papiers....  oui,  monsieur....  Laissez  -  nous ,  ma 
fdle. 

LOUISE. 

Oui,  ma  mère.  {^Bas  a  Dubouloir.)  Il  faut  absolu- 
ment que  je  cause  avec  vous. 

DUBOULOIR. 

Eh  bien!  quand  vous  voudrez,  ma  chère  enfant. 


SCENE  VI.  359 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Que  dis-tu  à  monsieur? 

LOUISE. 

Rien,  ma  mère;  je  vous  laisse. 

{^Elle  soî't.) 
DUBOULOiR,  a  part. 
Ah!  ah!  du  mystère! 

SCÈNE   VL 

Madame  DE  ROSEMONT,  DUBOULOIR. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Comme  ma  fille  n'entend  rien  aux  affaires,  j'ai   dû 
2.a  renvoyer. 

DUBOULOIR. 

Comme  celles  -  ci  l'intéressent  autant  que  vous ,  elle 
aurait  pu  rester;  mais  c'est  égal.  Où  sont  ces  papiers? 
MADAME  DE  ROSEMOWT ,  tirant  les  papiers  de  son  sac 
et  en  séparant  un. 

Les  voilà. 

DUBOULOIR,  prenant  et  examinant  les  papiers. 

Donnez;  c'est  bon.  Votre  contrat  de  mariage....  le 
testament  de  votre  grand-père....  l'inventaire  après  le 
décès  de  ce  pauvre  Rosemont;  mais...  il  en  manque  un. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Lequel  donc ,  s'il  vous  plaît  ? 

DUBOULOIR. 

Eh  parbleu  !  celui  que  je  ne  cesse  de  vous  demander 
depuis  un  mois. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Mais  vous  les  demandez  tous. 


36o  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

DUBOULOIR. 

Oui,  mais  sur-tout.... 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Quoi  donc  ? 

DUBOULOIR. 

Votre  acte  de  naissance. 

MADAME    DE    ROSEMOIMT» 

Mon  acte  de  naissance! 

DUBOULOIR. 

Ou  votre  extrait  de  baptême ,  comme  vous  voudrez. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Eh!  mon  Dieu!  est-il  donc  si  nécessaire.... 

DUBOULOIR. 

Comment!  s'il  est  nécessaire!  dans  un  procès  où  il 
s'agit  de  prouver  que  vous  étiez  majeure  à  la  mort  de 
votre  grand-père. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Majeure!  suivant  la  nouvelle  loi. 

DUBOULOIR. 

Et  ne  l'étiez  -  vous  pas  même  suivant  l'ancienne  ?  11 
nous  le  faut  absolument. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Eh  bien  !  vous  l'aurez.  Je  voulais  vous  parler  de  ce 
jeune  homme ,  notre  voisin ,  monsieur  Clairville. 

DUBOULOIR. 

Eh  bien!  c'est  un  jeune  homme,  un  bon  garçon, 
un  notaire  instruit  ;  je  vous  l'ai  dit  cent  fois.  Revenons 
à  votre  acte  de  naissance. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

C'est  que  ce  monsieur  Clairville  me  fait  demander 
la  permission  de  venir  me  voir;  et  puisque  vous  me 
faites  l'amitié  de  dîner  avec  moi,  je  voudrais  l'in- 
viter.... 


SCÈNE  YI.  36j 

DUBOULOIR. 

Vous  ferez  fort  bien.  Mais  voilà  un  mois  que  je  vous 
demande  ce  papier  ;  songez  qu'il  me  le  faut  aujourd'hui , 
ou  vous  perdez  votre  procès. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Eh  !  mon  Dieu  î  ce  procès  est-il  donc  si  important  ? 
En  vérité  je  serais  tentée  d'y  renoncer. 

DUBOULOIR. 

•  Quand  vous  seriez  assez  folle  pour  l'abandonner ,  je 
suis  là  pour  le  suivre.  C'est  mon  devoir.  Ne  suis-je  pas 
le  subrogé -tuteur  de  votre  aimable  Louise?  Mais  je 
vois  ce  que  c'est.  Vous  ne  voulez  pas  qu'on  sache  que 
vous  datez  de  cinquante-huit. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Qui  ?  moi  ! 

DUBOULOIR. 

Chut.  On  ne  nous  entend  pas.  Nous  sommes  entre 
nous;  oui,  de  cinquante-huit  ou  cinquante-neuf;  car, 
moi  qui  vous  parle,  je  suis  de  cinquante -deux,  et  je 
n'ai  guère  que  sept  ou  huit  ans  de  plus  que  vous.  Par- 
don si  je  vous  parle  franchement;  mais  mon  amitié 
pour  feu  votre  mari  en  a  fait  naître  en  mon  ame  une 
.bien  sincère  pour  vous  et  pour  votre  chère  fille,  et 
j'aime  mieux  vous  déplaire  que  de  ne  pas  en  remplir 
les  devoirs.  Tenez,  madame  de  Rosemont,  vous  êtes 
une  brave  et  digne  femme,  une  excellente  mère;  mais 
que  diable  !  pourquoi  voulez  -  vous  être  encore  une 
jeune  personne?  Je  le  conçois;  quand  une  femme  a 
atteint  la  quarantaine,  avant  qu'elle  ait  pris  son  parti 
de  passer  ses  jours  à  l'athénée  ou  à  l'église,  avant 
qu'elle  ait  choisi ,  ou  de  lire  des  vers  avec  de  beaux 
esprits ,  ou  de  jouer  au  piquet  avec  son  directeur ,  elle 


362  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

jette  un  coup  d'œil  de  regret  sur  le  monde;  elle  vou- 
drait ne  pas  renoncer  encore  à  tous  les  privilèges  de  la 
jeunesse.  C'est  fort  naturel ,  et  je  vous  excuse  ;  mais  ce 
que  je  ne  vous  pardonne  pas,  c'est  de  vous  préparer 
des  chagrins.  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  laisser  la  parure , 
la  coquetterie ,  les  prétentions  à  votre  fille ,  et ,  comme 
je  vous  l'ai  déjà  proposé  plusieurs  fois,  m'épouser, 
moi ,  qui  déjà  presque  vieux  garçon ,  vous  trouve  en- 
core très-jeune,  très-fraîche  et  très-agréable. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Une  jolie  manière  de  me  faire  la  cour! 

DUE  ou  LOIR. 

Ma  foi,  c'est  celle  qui  convient  à  notre  âge. 

MADAME    DE    ROSEMOIVT. 

Notre  âge!  notre  âge!  si  vous  me  trouvez  jeune 
pour  vous,  n'est-il  pas  possible  que  je  vous  trouve  âgé 
pour  moi. 

DUBOULOIR. 

A  votre  aise.  Nous  y  reviendrons  :  vous  m'épouserez, 
j'en  réponds.  Je  vous  dirai  seulement  qu'il  vaudrait 
mieux  que  cela  fût  plus  tôt  que  plus  tard;  car  ni  vous 
ni  moi  n'avons  le  temps  d'attendre.  Laissons  cela. 
Définitivement,  oui  ou  non,  voulez -vous  me  donner 
Votre  acte  de  naissance? 

MADAME    DE    ROSEMOFT. 

Eh  bien!  monsieur,  définitivement,  non. 

DUBOULOIR. 

Eh  bien!  madame,  je  l'aurai  malgré  vous.  Vous  êtes 
née  à  Paris,  rue  Sainte-Anne,  ou  de  Grammont,  pa- 
roisse Saint -Roch.  Sans  adieu.  En  nous  mettant  à 
table  je  vous  dirai  votre  âge  au  juste ,  jour  pour  jour. 


SCENE   VIL  363 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Comment!  monsieur.... 

DUBOULOIR. 

Que  voulez  -  vous  ?  quand  nos  amis  ne  veulent  pas 
être  raisonnables,  il  faut  bien  que  nous  le  soyons 
pour  eux, 

MADAME  DE  ROSEMOiYT ,  liii  donnant  le  papier. 

Tenez ,  méchant  homme  que  vous  êtes ,  le  voilà  mon 
extrait  de  baptême  ;  allez  bien  vite  le  publier ,  le  mon- 
trer et  révéler  à  tout  le  monde.... 

DUBOULOIR. 

Oh!  pouvez -vous  me  croire  capable....  Soyez  sûre 
que  je  n'en  ferai  que  l'usage  le  plus  discret.  Je  suis 
brusque,  exigeant;  mais  je  ne  manque  pas  d'indul- 
gence :  je  sais  respecter  les  faiblesses.  Vous  n'avez  qu'à 
me  dire  l'âge  que  vous  voulez  avoir,  et,  hors  le  tribu- 
nal, je  vous  appuierai,  je  vous  soutiendrai,  je  mentirai 
pour  vous  sans  rougir,  et  avec  une  intrépidité  qui  vous 
fera  plaisir. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Taisez -vous  donc.  Cachez  donc  bien  vite  ce  vilain 
papier;  voilà  ma  fille. 


SCENE   VIL 

Madame  de  ROSEMONT,  LOUISE,  DUBOULOIR. 

LOUISE. 

Maman,  c'est  votre  marchande  de  modes. 

MADAME    DE    ROSEMOJVT. 

J'y  vais. 


364  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

DUBOULOIR. 

Oh!  c'est  tout  simple,  la  marchande  de  modes  doit 
l'emporter  sur  le  procureur. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

N'avons-nous  pas  dit  tout  ce  que  nous  avions  à  dire? 

DUBOULOIR. 

Et  mon  amour  pour  vous ,  et  toutes  les  jolies  choses 
que  vous  m'inspirez!  et  notre  mariage! 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Quoi  que  vous  en  disiez ,  nous  avons  le  temps  l'un  et 
l'autre  d'y  penser.  Ma  fille ,  dès  que  monsieur  Clairville 
arrivera ,  faites-moi  avertir. 

{Elle  soî't.) 

SCÈNE   VIII. 

LOUISE,  DUBOULOIR. 

DUBOULOIR. 

Diable  !  elle  s'occupe  beaucoup  de  Clairville. 

LOUISE. 

Eh  !  vraiment ,  elle  ne  s'en  occupe  que  trop, 

DUBOULOIR. 

Bon!  Serait-ce  là  le  sujet  sur  lequel  vous  voulez  m'en- 
tretenir ,  mon  aimable  pupille  ? 

LOUISE. 

Précisément.  Vous  étiez  l'ami  de  mon  père ,  vous 
voulez  épouser  ma  mère.  J'en  serais  bien  contente  ,  car 
elle  serait  heureuse  avec  vous;  et  je  vous  dois  tant  de 
reconnaissance  pour  la  sincère  amitié  que  vous  m'avez 
témoignée...  Il  se  machine  contre  vous  quelque  chose 
qui  me  fait  bien  de  la  peine. 


SCENE   VIII.  365 

DUBOULOIR. 

Eh  !  quoi  donc ,  ma  chère  enfant  ? 

LOUISE. 

Ma  mère  veut  épouser  monsieur  Clairville. 

DUBOULOIR. 

En  vérité  !  Ah  !  pour  le  coup  je  ne  la  croyais  pas  si 
folle. 

LOUISE. 

Eh! mais,  écoutez  donc;  elle  s'est  imaginée  que  mon- 
sieur Clairville  était  amoureux  d'elle ,  et  elle  avait  quel- 
que raison  de  le  croire. 

DUBOULOIR. 

Comment  donc  cela  ? 

LOUISE. 

Il  n'y  a  que  huit  jours  qu'il  est  notaire,  et  qu'il  de- 
meure là,  monsieur  Clairville.  Ma  mère  est  encore 
jeune. 

DUBOULOIR. 

Oh  oui.  Encore  quelques  années  et  la  mère  et  la  fille 
seront  du  même  âge ,  car  tous  les  ans  la  fille  en  prend 
un  et  tous  les  ans  la  mère  se  rajeunit  de  deux  ou  trois. 

LOUISE. 

Ses  fenêtres  sont  en  face  des  nôtres.  Eh  bien  !  il  fait 
des  signes,  il  lance  des  regards,  il  se  confond  en  ré- 
vérences, et  tout  à  l'heure  il  vient  de  faire  demander 
à  ma  mère  la  permission  de  se  présenter  chez  elle. 

DUBOULOIR. 

Est-ce  que  par  aventure  notre  jeune  notaire  qui  con- 
naît la  fortune  de  madame  de  Rosemont  voudrait  se 
marier  par  spéculation  ? 

LOUISE. 

Fi  donc  !  Monsieur  Clairville  est  incapable  de  se 
,  laisser  guider  par  des  vues  d'intérêt. 


366  L'ACTE   DE  NAISSANCE. 

DUBOULOIR. 

Est-ce  qu'il  serait  amoureux  tout  de  bon  ? 

LOUISE. 

Oui  vraiment,  tout  de  bon. 

DUBOULOIR. 

Amoureux? 

LOUISE. 

Oui,  monsieur,  amoureux.  Mais  ce  n'est  pas  de  ma 
mère. 

DUBOULOIR. 

Et  de  qui  donc  ? 

LOUISE. 

C'est  de  moi ,  monsieur  Dubouloir. 

DUBOULOIR. 

Ah  !  de  vous. 

LOUISE. 

Tous  ces  signes,  tous  ces  regards,  toutes  ces  révé- 
rences, c'est  pour  moi. 

DUBOULOIR. 

Et  comment  le  savez-vous  ?  . 

LOUISE. 

Comment?  ma  mère  n'est  pas  toujours  à  la  fenêtre 
avec  moi.  Tous  les  soirs  elle  va  au  spectacle,  dans  ses 
sociétés.  Elle  ne  m'emmène  jamais  avec  elle ,  parce  que, 
dit-elle,  je  ne  suis  qu'une  enfant,  et  que  d'ailleurs  c'est 
l'heure  de  mes  leçons.  Je  ne  sais  comment  cela  s'est 
fait  ;  mais  depuis  huit  jours  monsieur  Clairville  et  moi 
nous  sommes  toujours  à  la  fenêtre  à  respirer  le  frais 
du  soir.  Oh  !  pour  cela  on  peut  dire  qu'il  mène  une  vie 
bien  retirée ,  bien  solitaire.  Depuis  huit  jours  il  ne  lui 
est  pas  arrivé  de  sortir  une  seule  fois.  C'est  un  garçon 
bien  rangé  ;  il  ne  chante  pas  fort  bien  ;  mais  il  a  une 


SCENE  VIII.  SCy 

voix  qui  va  à  l'ame ,  et  puis  ses  romances  sont  si  tou- 
chantes, si  bien  choisies..., 

DUBOULOIR. 

Que  vous  avez  deviné  que  c'était  pour  vous  qu'il  les 
chantait. 

LOUISE. 

Jugez  donc:  quand  ma  mère  m'a  avoué  qu'elle  l'aimait, 
qu'elle  s'en  croyait  aimée,  cela  m'a  fait  un  mal.... 

DUBOULOIR. 

Comment  !  est-ce  que  vous  aimeriez  Clairville ,  vous  ? 

LOUISE. 

Mais  je  crois  qu'oui.... 

DUBOULOIR. 

Ah  !  ah  !  et  sait-il  que  vous  l'aimez  ? 

LOUISE. 

Mais  je  crois  qu'oui. 

DUBOULOIR. 

Et  comment  le  croyez-vous? 

LOUISE. 

C'est  qu'hier  au  soir  précisément  j'étais  à  cette  fe- 
nêtre.... 

DUBOULOIR. 

Et  lui  à  la  sienne,  c'est  tout  simple. 

LOUISE. 

Il  ne  passait  personne  dans  la  rue.  Il  s'est  hasardé  à 
me  parler,  il  m'a  demandé  si  cela  ne  me  contrarierait 
pas  qu'il  obtînt  de  ma  mère  la  permission  de  lui  rendre 
visite.  Heureusement  qu'il  commençait  à  faire  nuit,  il 
n'a  pas  pu  voir  que  je  rougissais.  Moi  je  lui  ai  répondu 
poliment,  comme  je  le  devais,  que  ma  mère  et  moi 
nous  nous  ferions  un  plaisir  de  recevoir  un  homme 
honnête  et  qui  nous  paraissait  aussi  aimable.  C'est  alors 


368  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

qu'il  est  convenu  avec  moi  que  ce  matin  il  enverrait 
une  lettre  à  ma  mère.  La  lettre  est  venue,  mais  son 
domestique  en  avait  une  autre  qu'il  voulait  me  donner 
en  cachette.  Moi  je  n'ai  pas  voulu  la  recevoir,  mais 
quand  ma  mère  a  dit  au  domestique ,  en  parlant  de 
monsieur  Clairville ,  Qu'il  vienne  ;  moi  je  n'ai  pu  m'em- 
pêcher  de  répéter  :  Oui ,  qu'il  vienne.  Vous  voyez  ;  je 
vous  dis  tout.  C'est  la  faute  de  ma  mère.  J'allais  tout 
lui  révéler  ce  matin  quand  elle  m'a  prévenue.  Il  faut 
pourtant  que  je  parle  à  quelqu'un  ,  et  à  qui  pourrais-je 
me  confier,  si  ce  n'est  à  mon  tuteur ,  à  l'ancien  ami  de 
mon  père,  à  l'ami  de  monsieur  Clairville  et  à  l'homme 
raisonnable  qui  veut  épouser  ma  mère  ? 

DUBOULOIR. 

Chère  enfant  !  eh  bien  !  à  la  bonne  heure ,  voilà  ce 
qui  s'appelle  un  amour  convenable.  J'y  avais  déjà 
pensé,  moi. 

LOUISE. 

En  vérité  !  vous  aviez  pensé  à  me  marier  à  Clairville  ? 

DUBOULOIR. 

Oui,  parbleu! 

LOUISE. 

Oh  !  vous  êtes  un  homme  charmant. 

DUBOULOIR. 

J'avais  bien  prévu  quelques  oppositions  de  la  part 
de  la  maman  ;  son  refrain  ordinaire  :  Ma  fille  est  une 
enfant.  Mais  j'étais  loin  de  penser  qu'elle  poussât  la 
folie  jusqu'à  devenir  la  rivale  de  sa  fille. 

LOUISE. 

N'êtes- vous  pas  d'avis  que  vous  et  moi ,  qui  aimons 
tant  ma  mère ,  nous  devons  nous  réunir  pour  l'empêcher 
d'achever  ce  que  vous  appelez  sa  folie  ? 


SCENE  IX.  369 

DUBOULOIR. 

Oui,  sans  cloute  :  mais  c'est  difficile,  très -difficile. 
Elle  est  vive ,  obstinée ,  la  bonne  dame ,  et  l'amour- 
propre.... 

LOUISE. 

Oh  !  d'abord,  je  suis  tranquille:  monsieur  Clairville 
ne  consentira  jamais  à  l'épouser.  Mais  cela  ne  suffit  pas. 
Ah!  mon  Dieu!  c'est  lui ,  je  crois.  Je  tremble;  voilà 
la  première  fois  que  je  me  trouve  avec  lui. 

DUBOULOIR. 

Oui ,  mais  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  vous  vous 
parlez. 


SCENE   IX. 

LOUISE,  DUBOULOIR,  CLAIRVILLE. 

CLAIRVILLE. 

Madame  de  Rôsemont....  Ah  !  monsieur  Dubouloir. 

DUBOULOIR. 

Eh  bien!  qu'est-ce  que  c'est?  il  tremble  aussi,  lui  de 
son  côté.  Et  que  diable  !  est-ce  à  celui  qui  porte  le  trouble 
dans  tous  les  cœurs  à  trembler  comme  un  enfant  ? 

CLAIRVILLE. 

Mademoiselle ,  j'ai  bien  l'honneur.... 

DUBOULOIR. 

Laissez  là  toutes  ces  politesses.  Depuis  vingt-cinq 
ans  que  je  suis  procureur  j'ai  pris  l'habitude  de  mener 
vivement  les  affaires;  parlons  des  nôtres. 
LOUISE,  a  Dubouloir. 
N'allez  pas  dire  au  moins  à  monsieur  Clairville.... 
Tome  IF.  2  4 


370  L'ACTE   DE  NAISSANCE. 

DUBOULOIR. 

Je  sais  ce  que  j'ai  à  dire.  Vous  aimez  mademoiselle  ; 
mademoiselle  vous  aime.... 

LOUISE. 

Eh  mais!  taisez-vous  donc. 

CLAIRVILLE. 

Serait-il  vrai ,  mademoiselle  ? 

DUBOULOIR. 

Eh!  oui.  C'est  entendu ,  c'est  reconnu ,  c'est  approuvé 
par  moi ,  votre  ami ,  tuteur  de  mademoiselle  et  amant 
passionné  de  sa  mère.  Car  hors  ce  petit  ridicule  de  ne 
pas  vouloir  être  de  son  âge ,  ridicule  dont  je  la  corri- 
gerai, elle  a  toutes  les  qualités  qui  peuvent  me  rendre 
heureux.  L'âge ,  la  fortune ,  le  caractère ,  tout  est  par- 
faitement convenable  entre  vous  ;  mais  cela  ne  suffît 
pas.  Il  nous  faut  le  consentement  de  la  mère  de  ma- 
demoiselle. Or,  cette  mère  que  j'adore  s'est  avisée 
d'imaginer  que  vous  l'aimiez ,  et  vous  adore  de  son  côté. 

CLAIRVILLE. 

Se  peut-il? 

DUBOULOIR. 

Oui,  elle  est  rivale  de  sa  fille,  et  grâce  à  elle  nous 
voilà  rivaux.  Il  ne  faut  pas  perdre  la  tête  ici,  et  j'ima- 
gine une  procédure....  je  veux  dire  un  stratagème  qui 
vous  facilitera  les  moyens  de  vous  voir,  qui  me  don- 
nera ceux  de  la  persuader,  qui  vous  laissera  grandir, 
qui  la  laissera  vieillir. 

CLAIRVILLE. 

Eh  !  mais ,  c'est  un  siècle  d'attente  que  vous  nous 
proposez. 

DUBOULOIR. 

Ne  semble-t-il  pas  que ,  parce  que  vous  vous  aimez , 


SCENE  IX.  3^1 

il  faut  qu'on  vous  marie  dès  demain  ?  Nous  arriverons  • 
mais  laissez-vous  conduire.  D'abord,  vous,  monsieur, 
ayez,  s'il  vous  plaît,  la  complaisance  d'entretenir  la 
mère  de  mademoiselle  dans  son  erreur;  faites  l'amant 
passionné  auprès  d'elle. 

LOUISE. 

Auprès  de  ma  mère  !  je  ne  le  souffrirai  pas. 

CLAIRVILLE. 

Je  n'y  consentirai  jamais.  Je  ne  sais  pas  tromper. 

DUBOULOIR. 

Eh  bien  !  ne  voilà  - 1  -  il  pas  déjà  que  vous  vous 
alarmez  ?  eh  !  que  diable  !  mademoiselle ,  ne  soyez  pas 
plus  jalouse  que  je  ne  suis  jaloux,  moi  qui  aime  si 
ardemment  madame  votre  mère,  et  qui  engage  un 
jeune  homme  aimable  à  lui  faire  la  cour.  Et  vous, 
monsieur  le  scrupuleux  ,  n'ayez  point  la  folle  délicatesse 
de  vous  refuser  à  un  subterfuge  qui  vous  est  proposé 
par  un  ami  que  vous  connaissez  pour  un  galant  homme. 
Il  faut  de  l'adresse  pour  amener  les  gens  à  la  raison. 
Madame  de  Rosemont  en  est  arrivée  à  l'époque  de 
n'être  plus  jeune  et  d'avoir  la  manie  de  l'être;  et, 
d'après  un  entretien  que  je  viens  d'avoir  avec  elle,  je 
peux  vous  assurer  qu'elle  porte  encore  cette  manie  à 
un  tel  degré ,  qu'elle  est  capable  de  vous  fermer  inhu- 
mainement sa  porte ,  non-seulement  si  elle  devine  que 
vous  aimez  sa  fille,  mais  même  si  vous  ne  parvenez  à 
lui  persuader  que  vous  êtes  amoureux  d'elle.  Elle  con- 
damnera cette  fenêtre,  elle  déménagera  brusquement; 
je  la  connais  :  et  alors,  adieu  les  signes,  les  regards, 
les  jolies  romances;  votre  mariage  et  le  mien  sont  à 
tous  les  diables.  Suivez  mon  conseil ,  au  contraire  ; 
vous  voyez  mademoiselle  tous  les  jours,  vous  gagnez 
du  temps,  et  moi  qui  ai  quelquefois  de  l'empire  sur 


372  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

madame  de  Rosemont,  j'attends  et  je  saisis  le  moment 

favorable  pour  nous  rendre  heureux  tous  les  quatre. 

LOUISE. 

J'entends  parfaitement  vos  raisons,  et  je  conviens 
qu'il  y  a  du  danger  à  ne  pas  suivre  vos  conseils  ;  mais 
comment  voulez-vous  que  je  le  voie  patiemment  faire 
la  cour  à  ma  mère  ? 

CLAIRVILLE. 

Et  que  voulez-vous  que  je  dise  à  madame  de  Rose- 
mont  ?  je  la  respecte ,  je  l'estime ,  mais  c'est  sa  fille  que 
j'aime. 

DUBOULOIR. 

Tout  ce  que  vous  voudrez.  Des  mots  entrecoupés , 
des  phrases  sans  suite  :  elle  vous  regardera  comme  un 
amant  timide  qu'il  faut  encourager.  Des  compliments 
sur  sa  jeunesse,  sur  sa  beauté,  des  tirades  de  romans: 
elle  prendra  tous  vos  mensonges  pour  l'expression  de 
la  vérité.  Si  vous  vous  sentez  embarrassé,  regardez 
mademoiselle,  imaginez-vous  que  c'est  à  elle  (jue  vous 
parlez.  La  mère  a  bien  cru  que  c'était  elle  que  vous 
admiriez  de  votre  fenêtre.  Elle  prendra  pour  elle  tout 
ce  que  vous  adresserez  de  tendre  et  de  galant  à  sa  fille. 
Justement  la  voici.  Commencez,  ou  plutôt  laissez-moi 
faire ,  je  vais  commencer  pour  vous. 

CLAIRVILLE, 

En  vérité ,  vous  me  faites  jouer  un  rôle  qui  ne  me 
convient  pas  du  tout. 

LOUISE. 

Je  ne  me  serais  jamais  avisée  d'un  moyen  comme 
celui-là. 


SCENE   X.  373 

SCÈNE  X. 

LOUISE,  Madame  DE  ROSEMONT,  DUBOULOIR, 
CLAIRYILLE. 

DUBOULOIR. 

Venez,  madame,  venez,  et  permettez  qu'avant  de 
partir  je  vous  présente  mon  ami  Clairville  que  voici. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Monsieur  Clairville  !  Et  pourquoi  ne  m'avertissez- 
vous  pas ,  mademoiselle  ? 

LOUISE. 

Mais,  maman,  monsieur  arrive  à  l'instant. 

DUBOULOIR. 

Il  est  vrai.  Je  lui  en  veux,  au  moins,  de  m'avoir 
prévenu  par  cette  lettre  qu'il  vous  a  écrite  ce  matin. 
Il  aurait  dû  me  laisser  la  satisfaction  de  vous  prier 
moi-même  de  le  recevoir;  mais  voilà  comme  sont  tous 
les  jeunes  gens.  (  A  Clairville.  )  Parlez  donc. 

CLAIRVILLE. 

Puis -je  espérer,  madame,  que  vous  voudrez  bien 
permettre  à  votre  heureux  voisin  de  cultiver  votre 
société  ? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Monsieur,  il  sera  bien  flatteur  pour  moi  que  vous  y 
trouviez  quelques  charmes. 

DUBOULOIR. 

Bon  !  vous  voilà  tous  les  deux  embarrassés  dans  les 
compliments.  Moi,  je  n'y  entends  rien.  J'ai  dit  à  Clair- 
ville  qu'il  dînait  aujourd'hui  avec  nous.  C'est  une  chose 
convenue,  n'est-il  pas  vrai? 


374  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

CLATRVILLE. 

Puisque  madame  veut  bien  me  faire  l'honneur.... 

DUBOiTLoiR,rt  madame  de  Rosemont. 
Il  est  fort  bien  ce  jeune  homme,  vous  aviez  raison. 
Au  moment  où  vous  êtes  entrée ,  il  me  faisait  votre  éloge. 

MADAME   DE    ROSEMONT. 

En  vérité  !  Monsieur  est  trop  indulgent  de  faire 
l'éloge  d'une  pauvre  veuve. 

DUBOULOIR. 

Qui  n'est  pas  faite  pour  rester  toujours  veuve ,  n'est- 
ce  pas ,  Clairville  ? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Qu'il  connaît  à  peine  de  vue. 

DUBOULOIR. 

c'est  quelque  chose  de  connaître  les  jolies  femmes 
de  vue,  n'est-ce  pa^ ,  Clairville?  Le  fait  est  que  j'ai 
rencontré  hier  un  de  ses  clients  qui  était  tout  étonné 
de  la  manie  qu'il  avait  de  parler  d'affaires  à  la  fenêtre 
de  son  cabinet. 

CLAIRVILLE. 

Il  est  certain....  » 

LOUISE,  a  part. 
Comme  il  est  embarrassé  ce  pauvre  jeune  homme  ! 

DUBOULOIR. 

Or  çà,  je  vous  laisse.  Comme  je  vous  l'ai  dit,  j'ai 
quelques  courses  à  faire  avant  dîner.  (  A  Clairville.  ) 
Du  courage,  et  je  reviens  faire  le  jaloux.  [A  madame 
de  Rosemont.  )  Quant  aux  papiers  importants  que  vous 
m'avez  confiés ,  soyez  tranquille  sur  l'usage  que  j'en 
ferai.  Vous  le  voyez,  je  fais  tout  ce  que  vous  voulez. 
Ah  !  madame,  quand  vous  déciderez-vous  donc  à  com- 
bler mon  bonheur  ? 

(//  sort.  ) 


SCENE  XI.  375 

SCÈNE    XL 

LOUISE ,  Madame  DE  ROSEMONT,  CLAIR  VILLE. 

CL  AIRVILLE. 

Ce  monsieur  Dubouloir  est  un  bien  galant  homme. 

MADAME    DE    ROSEMONT, 

Il  est  vrai ,  je  ne  lui  connais  qu'un  seul  défaut. 

CLAIRVILLE. 

Lequel  donc  ,  madame  ? 

MADAME   DE    ROSE  M  ON  T. 

Il  s'est  mis  dans  la  tête,  je  ne  sais  pourquoi,  qu'il  fal- 
lait que  je  l'épousasse. 

CLAIRVILLE. 

Ah!  madame...  {^A  part.^  Je  ne  sais  que  lui  dire. 
[Haut.  )  C'est  un  désir  si  naturel  qu'il  me  semble  que 
vous  auriez  tort  de  lui  en  vouloir. 
LOUISE,  à  part. 

Allons ,  le  voilà  qui  commence. 

MADAME    DE    ROSEMOIVT. 

Oui ,  si  ce  qu'il  appelle  son  amour  était  accompagné 
d'une  certaine  délicatesse  d'expressions....  mais  il  en 
parle  avec  une  franchise  qui  ressemble  tellement  à  de 
la  brusquerie...  et  puis  son  âge...  [A  sajîlle.)  Eh  bien! 
mademoiselle ,  est-ce  que  vous  n'allez  pas  étudier  votre 
leçon  de  piano? 

LOUISE. 

Mais ,  ma  mère ,  j'ai  bien  le  temps. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Comment!  vous  avez  le  temps;  allez  donc,  made- 
moiselle ,  je  vous  en  prie. 


376  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

LOUISE. 

Eh  bien  !  ma  mère ,  j'y  vais. 

{Elle  sort.) 

SCÈNE   XIL 

Madame  de  ROSEMONT,  CLAIRYILLE. 

madame  de  rosemont. 
Cette  petite  fille  a  des  moments  de  caprice  et  de  pa- 
resse inconcevables. 

CLAIRVILLE. 

Ah!  madame,  elle  est  charmante! 

MADAME  DE    ROSEMONT. 

Charmante,  dites- vous? 

CLAIRVILLE. 

Oui ,  oui ,  madame ,  dans  son  air ,  dans  ses  traits , 
elle  promet  d'être  un  jour  aussi  aimable  que  sa  mère. 
MADAME  DE  ROSEMONT,   en  minaudant. 

Que  sa  mère...  il  ne  lui  faudra  pas  de  grands  efforts. 
{A  part.)  Il  paraît  fort  timide. 

CLAIRVILLE,    Cl  part. 

Allons,  il  faut  bien  que  je  parle.  {Haut.)  Ce  mon- 
sieur Dubouloir  est  si  prompt  à  prendre  la  parole, 
qu'à  peine  m'a-t-il  laissé  le  temps  de  vous  remercier 
de  la  réponse  aimable  que  vous  avez  faite  ce  matin  à 
mon  domestique;  et  lui-même,  en  m'invitant  à  dîner 
aujourd'hui  en  votre  nom ,  m'a  imposé  le  devoir  de 
vous  témoigner  toute  la  reconnaissance  que  j'éprouve... 
{A part?)\je,  diable  m'emporte  si  je  sais  ce  que  je  dis. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

(A  part.)  Le  voilà  déjà  tout  interdit.  {Haut.)  C'est 


SCEJS[E   XII.  377 

moi,  monsieur,  qui  vous  dois  mille  remercîments 
d'avoir  bien  voulu  accepter....  Mais  laissons  de  côté 
toutes  ces  politesses.  Comment  trouvez -vous  le  nou- 
veau quartier  que  vous  habitez? 

CLAIRVILLE. 

Si  agréable ,  que  j'espère  ne  jamais  le  quitter. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Monsieur  Dubouloir  vous  a  plaisanté  sur  la  manie 
que  vous  avez  de  vous  tenir  à  votre  fenêtre.  Peut-être 
trouverez- vous  aussi  qu'on  pourrait  me  plaisanter  à 
mon  tour? 

CLAIRVILLE. 

Je  suis  trop  heureux  de  vous  y  voir  pour  me  per- 
mettre la  plus  légère  plaisanterie. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Prenez  donc  garde.  Savez-vous  que  ce  sont  presque 
des  douceurs  que  vous  me  dites  là? 

CLAIRVILLE. 

Vous  croyez? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Et  que  vous  m'obligerez  de  ne  pas  tenir  un  pareil 
langage  devant  monsieur  Dubouloir. 

CLAIRVILLE.  > 

Pourquoi  donc  cela,  madame? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Pourquoi?...  S'il  allait  prendre  de  l'ombrage. 

CLAIRVILLE. 

De  l'ombrage! 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Je  vous  ai  dit  qu'il  me  faisait  la  cour,  qu'il  voulait 
m'épouser. 


378  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

CLAIRVILLE. 

Ah!  c'est  vrai.  Est-ce  que  vous  partageriez  ses  sen- 
timents ? 

MADAME    DE    ROSEMONT, 

Non  pas  précisément.  Il  était  l'ami  de  monsieur  de 
Rosemont. 

CLAIRVILLE. 

Je  le  sais. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

C'est  un  fort  honnête  homme. 

CLAIRVILLE. 

J'en  conviens. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Un  véritable  ami  à  qui  je  dois  des  égards ,  des  mé- 
nagements. 

CLAIRVILLE. 

Oui  sans  doute  ;  mais  tout  cela  n'est  pas  de  l'amour. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Non  vraiment. 

CLAIRVILLE. 

Enfin ,  que  pensez-vous  de  ses  prétentions  ? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Ce  que  j'en  pense...  Vous  êtes  curieux  au  moins. 

CLAIRVILLE. 

Le  désir  de  devenir  à  mon  tour  votre  ami  doit  me 
servir  d'excuse. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Chargé  de  toutes  les  affaires  de  famille,  monsieur 
Dubouloir  s'y  emploie  avec  un  zèle,  un  désintéresse- 
ment.... 

CLAIRVILLE. 

Ah  !  madame ,  qui   ne  s'empresserait  de  consacrer 


SCENE   XIII.  379 

tous  ses  soins,  tout  son  temps  à  une  femme  respec- 
table... aimable...  bonne...  et  faite  en  un  mot  pour  in- 
spirer... 

MADAME    DE    HOSEMONT. 

Fort  bien,  c'est  vous   qui  êtes  jaloux  de  monsieur 
Dubouloir. 

CLAIRVILLE. 

Jaloux!  moi....  J'avoue....  {A  part^  Allons,  je  suis 
pris.  {Haut^  Il  est  certain... 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Il  est  certain.... 

SCÈNE  XIII. 

Madame  de  ROSEMONT  ,  CLAIRVILLE ,  LOUISE. 

LOUISE. 

Me  voilà. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Comment!  vous  voilà,  et  que  venez-vous  faire  ici? 

LOUISE. 

J'ai  étudié  ma  leçon. 

MADAME   DE    ROSEMONT. 

Déjà! 

LOUISE. 

Oh!  je  suis  prompte,  moi,  quand  je  veux, 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

N'en  avez- vous  pas  d'autres  à  étudier  pour  ce  soir? 

LOUISE. 

Eh  mais!  maman,  vous  me  renvoyez  toujours... 


38o  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

i 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Et  votre  dessin ,  votre  géographie  ?  allez  donc , 
mademoiselle,  et  ne  revenez  que  quand  on  vous  ap- 
pellera. 

LOUISE. 

Eh  bien!  je  m'en  vais.  [A  part?)  Mais  je  reviendrai. 

{Elle  sort.) 

SCÈNE   XIV. 

Madame  de  ROSEMONT,  CLAIRVILLE. 

madame  de  rosemont. 
Les  enfants  sont  bien  insupportables,  on  ne  peut 
pas  causer;  vous  disiez  donc... 

CLAIRVILLE. 

Je  disais...  {A part?)  Que  disais-je? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Que  monsieur  Dubouloir  était  bien  heureux. 

CLAIRVILLE. 

Oui,  madame,  depuis  huit  jours  que  j'ai  l'avantage 
de  vous  connaître  de  vue ,  j'ai  souvent  envié  son  sort. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Je  ne  vois  pas  ce  que  son  sort  peut  offrir  de  si  dé- 
sirable. 

CLAIRVILLE, 

Pouvoir  à  toute  heure  venir  vous  faire  sa  cour...  et... 
grâce  aux  droits  de  l'âge  et  de  l'amitié ,  oser  exprimer 
tout  haut  ses  sentiments  ! 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Si  vous  parlez  d'âge ,  n'est-ce  pas  lui  plutôt  qui  de- 
vrait vous  porter  envie  ? 


SCENE   XV.  ,  38i 

CL  A.IRVILLE. 

Oh!  non.  Jeune,  commençant  à  peine  mon  état,  je 
ne  puis  parler  qu'avec  crainte,  et  laisser  deviner,  pour 
ainsi  dire,  ce  qui  se  passe  dans  mon  ame. 

MADA.ME    DE    ROSEMONT. 

Croyez  que  cette  réserve  vaut  bien  sa  brusque  sin- 
cérité ,  et  que  cette  manière  de  laisser  deviner  est  aussi 
claire  et  plus  flatteuse  que  celle  de  tout  dire. 

CLAIRVILLE. 

Peut-être;  mais....  m'entendez- vous  bien? 

MADAME   DE    ROSEMONT. 

Oui,  je  vous  entends,  je  vous  devine. 

CLAIRVILLE. 

J'ai  bien  peur  que  vous  ne  vous  trompiez. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Non,  non,  Clairville,  je  ne  me  trompe  pas.  On  ne 
peut  pas  se  tromper  sur  des  sentiments  aussi  délicate- 
ment exprimés. 

SCÈNE  XV. 

LOUISE,  Madame  DE  ROSEMONT,  CLAIRVILLE. 

LOUISE. 

Maman,  c'est  une  visite  qui  vous  arrive. 

CLAIRVILLE,  CL  part. 

Ah  !  grâce  au  ciel. 

MADAME   DE    ROSEMONT. 

Je  n'y  suis  pas. 

LOUISE. 

Eh  !  mais ,  maman ,  c'est  une  visite  de  noces.  Ma 
cousine  Hubert  avec  son  mari.  Ils  vous  attendent  dans 


38'2  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

l'autre  salon.  Moi  j'ai  dit  que  vous  y  étiez.  Il  y  a  aussi 
votre  fermier  qui  vous  apporte  de  l'argent. 

MADA.ME   DE    ROSEMOWT. 

Et  pourquoi  m'apporte  - 1  -  il  de  l'argent  avant  le 
terme  ? 

LOUISE. 

Mais  il  me  semble  que  vous  devriez  lui  en  savoir  gré? 

CLAIRVILLE. 

Que  je  ne  vous  gêne  pas,  madame.  J'ai  moi-même 
une  affaire  à  terminer  chez  moi.  Je  vous  laisse  et  re- 
viens dans  l'instant. 

MADAME    DE    ROSEMOWT. 

Allez  donc ,  ne  tardez  pas.  Vous  m'avez  inspiré  dans 
cet  entretien  la  plus  parfaite  estime. 

CLAIRVILLE. 

Votre  estime  m'est  bien  chère,  et  c'est  là,  je  vous 
assure ,  l'unique  but  de  mes  désirs. 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE -XVL 

LOUISE,  Madame  DE  ROSEMONT. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

En  vérité ,  mademoiselle ,  on  dirait  que  vous  faites 
exprès  de  venir  m'inlerrompre, 

LOUISE. 

Mais,  maman,  ce  n'est  pas  ma  faute. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Restez  là.  Puisque  vous  avez  dit  que  j'y  étais,  je 
vais  bien  vite  congédier  votre  cousine  et  ce  fermier 
qui  m'apporte  de  l'argent. 


SCENE  XVII.  383 

LOUISE. 

Qu'a  donc  pu  vous  dire  monsieur  Clairville  pour 
vous  donner  tant  d'humeur? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

De  l'humeur  !  Ce  n'est  pas  contre  lui.  C'est  contre 
vous,  ou  plutôt  contre  les  importuns i^En  se  ra- 
doucissant. )  Je  ne  m'étais  pas  trompée ,  ma  chère 
enfant. 

LOUISE. 

Comment  ? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Si  tu  savais  la  manière  délicate  dont  il  m'a  fait  en- 
tendre  

LOUISE. 

Il  vous  a  donc  dit.... 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Attends -moi.  Je  reviens  te  conter  tout  cela.  Ta 
mère  est  la  plus  heureuse  des  femmes. 

{Elle  sort.') 

-^      SCÈNE   XVII. 

LOUISE  ,    SEULE. 

Qu'a-t-il  pu  lui  dire  qui  lui  donne  tant  de  confiance  ? 
J'étais  sûre  qu'il  suivrait  trop  hien  les  conseils  de  ce 
monsieur  Dubouloir.  Pauvre  Louise  !  il  t'aime ,  et  il 
faut  que  tu  lui  voyes  faire  la  cour  à  une  autre.  Et  à 
qui  encore?  à  ma  mère!  Ah!  mon  Dieu!  j'étais  si 
heureuse  tous  ces  jours  derniers!  il  ne  manquait  à  mon 
bonheur  que  de  le  voir,  de  lui  parler.  Je  le  vois,  je 
lui  parle ,  et  c'est  là  que  commence  mon  chagrin. 


384  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

SCÈNE  XVIII. 

LOUISE,  CI<AIRVILLE. 

CLAIRVTLLE. 

Ah!  mademoiselle,  vous  voilà  seule. 

LOUISE. 

C'est  vous,  monsieur? 

CLAIRVILLE. 

Je  ne  suis  pas  retourné  chez  moi.  J'ai  attendu  que 
madame  votre  mère  vous  eût  laissée. 

LOUISE. 

Eh  bien!  monsieur ,  ma  mère  est  enchantée  de  votre 
déclaration. 

CLAIRVILLE. 

Eh  bien  !  mademoiselle ,  êtes  -  vous  contente  ?  il  m'a 
fallu  feindre  d'en  aimer  une  autre  que  vous  ;  mais  vous 
l'avez  exigé. 

LOUISE. 

Moi,  monsieur,  je  l'ai  exigé;  c'est  vous  qui  vous 
êtes  empressé  de  suivre  ce  beau  conseil  de  monsieur 
Dubouloir  ;  et ,  pour  comble  de  mauvais  procédés , 
nous  voilà  seuls  à  présent:  au  lieu  de  me  demander 
pardon ,  vous  perdez  le  temps  à  me  chercher  querelle. 
Ma  mère  croit  que  vous  l'aimez.  Vous  le  lui  avez  juré: 
et  moi  il  a  fallu  que  je  le  devinasse ,  vous  ne  m'en  avez 
encore  rien  dit. 

CLAIRVILLE. 

Ah  !  Louise ,  la  contrainte  même  que  je  viens  de 
m'imposer  n'est -elle  pas  une  preuve  de  mon  amour 
pour  vous?  Oui,  enhardi  par  votre  aimable  colère, 


SCENE  XVIII.  385 

j'ose  vous  répéter  ce  que  je  vous  ai  dit  vingt  fois  dans 
mon  cœur.  C'est  vous,  c'est  vous  seule  que  j'aime,  je 
n'aimerai  jamais  que  vous  seule. 

LOUISE. 

Eh  bien  !  à  la  bonne  heure,  c'est  parler,  cela. 

CLAIRVILLE. 

Puis-je  à  mon  tour  espérer  un  aveu? 

LOUISE. 

Oh!  non,  n'y  comptez  pas;  mais  demandez  à  mon 
tuteur,  à  monsieur  Dubouloir,  ce  que  je  pense  sur 
votre  compte. 

CLAIRVILLE. 

Mais  quel  mauvais  stratagème  il  a  imaginé  ? 

LOUISE. 

Il  me  déplaît  autant  qu'à  vous  au  moins.  D'abord 
c'est  ma  mère;  et  c'est  mal  à  nous  de  la  tromper, 
n'est-ce  pas  ? 

CLAIRVILLE. 

Et  puis  est-elle  si  méchante,  si  déraissonnable ? 

LOUISE. 

Eh!  mon  Dieu!  non.  Tenez,  tantôt,  précisément 
quand  elle  m'a  fait  confidence  de  son  amour  pour  vous, 

j'étais  sur  le  point  de  lui  faire  confidence  du  mien 

du  vôtre  pour  moi,  je  veux  dire.  Je  n'ai  pas  osé.  J'ai 
eu  tort.  Car  à  présent  que  vous  lui  avez  laissé  entendre 
que  vous  l'aimiez ,  la  chose  est  bien  plus  difficile  à  dire, 
je  le  sens.  Nous  n'avons  pourtant  pas  d'autre  parti  à 
prendre,  et  comme  nous  serons  deux,  nous  nous  en- 
couragerons mutuellement. 

CLAIRVILLE. 

Oui ,  elle  est  trop  bonne  mère  pour  ne  pas  nous 
pardonner;  et  d'ailleurs  après  l'entretien  charmant  que 

Tome  IV.  2  5 


386  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

nous  venons  d'avoir ,  il  est  au-dessus  de  mes  forces  de 
dissimuler. 

LOUISE. 

J'aime  à  le  croire  ;  mais  comment  nous  y  prendre 
pour  lui  avouer 

CLAIRVILLE. 

Comment?  Je  n'en  sais  rien  ;  mais  vous  m'inspirerez. 
Dans  tous  les  cas,  qu'elle  me  bannisse  de  sa  présence, 
qu'elle  vous  emmène,  elle  ne  détruira  jamais  l'amour 
que  j'ai  pour  vous. 

(//  lui  baise  la  main?) 

SCÈNE   XIX. 

LOUISE,  CLAIRVILLE,  Madame  de  ROSEMONT. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Que  vois~je  ? 

CLAIRVILLE. 

Ah  !  mon  Dieu  !  c'est  elle  ! 

LOUISE, 

Ah!  ma  mère,  je  vous  conjure 

MADAME    DE    ROSEM  ONT. 

Expliquez-moi 

LOUISE. 

Nous  cherchions  un  moyen  de  vous  dire  la  vérité 
quand  vous  nous  avez  surpris. 

CLAIRVILLE. 

C'est  mademoiselle  votre  fille  que  j'aime. 

LOUISE. 

Voilà  le  secret  que  je  voulais  vous  dire  ce  matin» 


SCENE   XIX.  38; 

CLAIRVILLE. 

Je  VOUS  estime ,  je  vous  respecte  comme  une  mère. 

LOUISE. 

Mais  il  lui  est  impossible  d'avoir  de  l'amour  pour 
vous,  puisqu'il  en  a  pour  moi. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

C'est  ma  fille  que  vous  aimez ,  monsieur  !  votre  pro- 
cédé est  affreux. 

LOUISE. 

Ah  !  maman ,  pardonnez-lui ,  pardonnez-moi. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Me  tromper!  s'introduire  dans  ma  maison  pour  sé- 
duire ma  fille ,  une  enfant  !  et  vou?,  mademoiselle ,  vous 
jouer  de  votre  mère! 

LOUISE. 

Oui,  maman,  c'est  moi  seule  qui  suis  coupable.  C'est 
moi  qui  ai  appris  à  monsieur  que  vous  vous  trompiez 
sur  ses  véritables  sentiments.  C'est  monsieur  Dubou- 
loir  qui  nous  a  conseillé  d'entretenir  votre  erreur.  Mon- 
sieur Clairville  ne  s'y  est  prêté  qu'aTegret. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

A  regret,  dites-vous!  fort  bien.  Et  c'est  monsie-ur 
Dubouloir  qui  vous  a  conseillé  de  me  tromper;  ainsi 
donc  je  ne  suis  environnée  que  d'ennemis.  Sortez, 
monsieur. 

LOUISE. 

Ma  mère.... 

MADAME    DE    ROSEMOWT. 

Sortez,  vous  dis-je. 


:5. 


388  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

SCÈNE  XX. 

LOUISE,  Madame  de  R0SEM0NT,DUB0UL0IR, 
CLAIR  VILLE. 

DUBOULOIR. 

Eh  bien!  qu'est-ce  que  c'est  donc  que  tout  ce  bruit? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Venez,  venez  jouir  de  votre  ouvrage,  monsieur; 
votre  digne  ami  a  bientôt  fait  connaître  ses  sentiments 
pour  moi. 

DUBOULOIR. 

Ses  sentiments  !  eh  bien,  je  m'en  étais  douté.  Mon- 
sieur Clairville  vous  aime.  Allons,  il  ne  me  manquait  plus 
que  d'avoir  un  rival;  mais  il  ne  l'a  pas  encore  emporté 
sur  moi,  je  saurai  défendre  mes  droits.  Jeune  homme, 
sachez  que  j'aime  madame  avant  vous ,  et  que  je  suis 
capable  de  me  porter  aux  plus. violentes  extrémités.... 

MADAME    DE  ROSEMONT. 

Eh!  monsieur,  ce  n'est  pas  moi,  c'est  ma  fille  qu'il 
aime,  et  vous  ne  le  savez  que  trop  bien. 

LOUISE. 

Eh!  oui ,  nous  avons  tout  avoué.  Ma  mère  sait  tout. 
Et  la  voilà  qui  renvoie  monsieur  Clairville. 

DUBOULOIR. 

Ah!  vous  avez  tout  avoué.  Cela  change  la  thèse.  Eh 
bien!  jeunes  gens,  quand  je  vous  disais  qu'il  fallait 
feindre  et  attendre.  Au  surplus,  puisque  tout  est  décou- 
vert, voilà  le  moment  de  brusquer  l'aventure.  Retour- 
nez chez  vous  ,  Clairville.  Rentrez  dans  votre  chambre  , 


SCENE  XXI.  389 

ma  chère  pupille.  Je  ne  tarderai  pas  à  vous  rappeler 
tous  les  deux. 

MADAME    DE    ROSEMOTfT. 

Non,  ne  l'espérez  pas,  je  suis  outrée.  Et  je  ne  leur 
pardonnerai  jamais. 

CLAIRVILLE. 

Ah!  monsieur,  je  remets  mes  intérêts  entre  vos 
mains. 

DUBOULOIR. 

Soyez  tranquille ,  vous  serez  son  gendre  et  je  serai 
son  mari. 

(  Louise  et  Clairville  sortent.  ) 

SCÈNE    XXI. 

Madame  de  ROSEMONT,  DUBOULOIR. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Vous ,  mon  mari ,  monsieur  !  Après  l'indignité  de 
votre  conduite ,  pouvez-vous  encore  vous  en  flatter  ? 

DUBOULOIR. 

Oui ,  madame,  je  m'en  flatte  ;  mais  j'ai  à  vous  parler 
de  votre  procès. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Eh  !  monsieur ,  suis-je  en  état  de  vous  entendre  après 
la  scène  affreuse.... 

DUBOULOIR. 

Justement.  Ce  que  j'ai  à  vous  dire  va  vous  causer 
une  utile  diversion.  Je  quitte  à  l'instant  votre  partie 
adverse.  Vous  le  savez,  c'est  votre  cousin  germain,  un 
vieux   garçon   sans    enfants.   Quoique   procureur,  je 


390  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

n'aime  pas  les  procès.  Je  lui  ai  parlé  raison.  3e  lui  ai 
proposé  un  arrangement  tout  à  votre  avantage,  car 
c'est  la  cession  tout  entière  de  ses  droits.  Il  y  a  con- 
senti. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Il  y  a  consenti! 

DUBOULOIR. 

Oui ,  mais  il  y  met  une  condition.  C'est  que  vous 
marierez  votre  fille ,  et  que  c'est  lui  qui  par  contrat  de 
mariage  lui  assurera  les  cinquante  mille  francs  dont  il 
s'agit.  Un  petit  reste  de  vanité. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Ah  !  c'est-à-dire  que  c'est  lui  qui  voudrait  doter  ma 
fille.  Non,  monsieur,  mes  droits  sont  incontestables, 
vous  me  l'avez  toujours  dit.  Nous  plaiderons. 

DUBOULOIR. 

Eh  bien!  madame,  je  ne  m'en  dédis  pas.  Vous  ga- 
gnerez votre  procès.  J'en  réponds  sur  ma  tête.  Le  point 
essentiel  était  de  prouver  que  vous  étiez  majeure  à  la 
mort  de  votre  grand -père.  Votre  acte  de  naissance 
que  voici  en  est  la  preuve  incontestable.  Il  est  de  cin- 
quante-neuf. Vous  avez  donc  bien  évidemment  qua- 
rante-cinq ans.  Vous  en  aviez  vingt-six  à  la  mort  du 
grand-père,  et  pour  confondre  vos  adversaires,  il  n'y 
a  pas  de  meilleur  moyen  que  de  donner  la  plus  grande 
publicité  à  votre  acte  de  naissance. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Comment,  monsieur! 

DUBOULOIR. 

Oui, madame,  je  vais  le  confier  à  votre  avocat.  Juste- 
ment il  travaille  à  son  mémoire.  Il  sera  fort  bien  son 
mémoire  :  et  cet  acte  important  va  fournir  de  nou- 
veaux traits  à  son  éloquence.  Il  le  citera  dans  les  faits, 


SCENE  XXI.  391 

dans  les  moyens,  il  l'imprimera  à  la  fin  du  mémoire 
comme  pièce  justificative. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Comment  !  il  l'imprimera  ! 

DUBOULOIR. 

On  distribuera  le  mémoire  à  vos  juges,  à  votre  ad- 
versaire, à  son  avocat,  à  son  procureur.  Il  faudra  en 
donner  à  vos  amis ,  à  vos  connaissances. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

A.  tout  Paris ,  n'est-ce  pas  ? 

DUBOULOIR. 

Et  h  l'audience  !  c'est  là  que  cet  acte  précieux  fera 
un  effet  !  C'est  la  base  du  plaidoyer ,  de  la  réplique. 
C'est  là  qu'il  faut  perpétuellement  le  rappeler,  je  ne 
manquerai  pas  de  le  recommander  à  votre  avocat,  et 
vous  gagnerez  votre  cause. 

MADAME    DE    ROSE  M  ON  T. 

Vous  ne  vous  plaisez  qu'à  dire  et  à  faire  des  choses 
désagréables. 

DUBOULOIR. 

Comment  ?  quand  je  vous  donne  un  moyen  sûr  de 
gagner  votre  procès,  en  prouvant  à  tout  Paris  que 
vous  avez  quarante-cinq  ans.  Je  sais  bien  qu'à  votre 
place  il  y  a  des  femmes  qui  aimeraient  mieux  accepter 
la  proposition  du  cousin,  et  marier  sur-le-champ 
Louise  à  Clairville. 

MADAME    DE    ROSEMOIVT. 

L'indigne  !  me  faire  croire  que  c'est  moi  qu'il  aime  ! 

DUBOULOIR. 

Oh  !  il  n'est  pas  coupable.  Il  vous  a  dit  la  vérité.  C'est 
moi  qui  lui  ai  conseillé  ce  beau  stratagème.  Ou  plutôt 
c'est  vous  qui  avez  cru  deviner  qu'il  vous  aimait. 


392  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

MADAME    DE   ROSEMONT. 

J'en  conviens  avec  vous  ;  mais  pourquoi  ne  pas  me 
détromper  ? 

DUBOULOIR. 

Ah!  pourquoi?  Tenez,  ne  revenons  pas  sur  le  passé. 
Voyons  notre  situation  présente.  Il  est  impossible  que 
vous  songiez  encore  à  lui.  Je  ne  vous  parle  pas  des  in- 
convénients que  pourrait  avoir  pour  vous  la  publication 
de  votre  acte  de  naissance.  Fi  donc  !  une  femme  raison- 
nable €omme  vous  est  au-dessus  de  toutes  ces  petites 
prétentions  de  jeunesse.  Mais  ces  deux  jeunes  gens 
s'aiment  de  tout  leur  cœur.  Tout  le  mal  vient  de  ce 
qu'étant  jeune  vous-même,  vous  ne  vous  êtes  pas 
aperçue  que  Louise  n'était  plus  une  enfant  ;  mais  vous 
voyez  que  Clairville  s'en  est  fort  bien  aperçu.  Voudriez- 
vous  faire  le  malheur  de  votre  fille  ? 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

A  la  bonne  heure ,  je  vous  aime  quand  vous  parlez 
raison.  Il  est  certain  que  je  serais  désespérée  de  rendre 
ma  fille  malheureuse. 

DUBOULOIR. 

A  merveille ,  j'en  étais  sûr.  (  Courant  a  la  fenêtre.  ) 
Holà,  monsieur  Clairville,  accourez.  Il  était  encore 
à  cette  malheureuse  fenêtre ,  je  l'aurais  parié.  Appro- 
chez, mademoiselle  Louise. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Elî!  mais,  un  moment,  un  moment  donc.  Comme 
vous  êtes  vif! 

DUBOULOIR. 

Parbleu!  quand  il  s'agit  de  faire  le  bonheur  des  autres 
et  le  mien.  Car  il  faudra  bien  que  vous  m'épousiez. 


SCÈNE  XXIII.  393 

SCÈNE   XXII. 

LOUISE ,  Madame  DE  ROSEMONT ,  DUBOULOIR. 

DUBOULOIR. 

Allons,  ma  chère  pupille,  embrassez  votre  mère, 
elle  vous  pardonne ,  elle  consent  à  vous  marier  à  Clair- 
ville. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Comment  !  je  consens  ! 

DUBOULOIR. 

Oui ,  madame ,  vous  consentez ,  nous  dînons  en- 
semble. Je  vais  chercher  votre  cousin.  Je  l'amène  chez 
votre  notaire.  Nous  signons  le  contrat  de  mariage.  Plus 
de  procès,  plus  de  querelles,  et  votre  avocat  ne  fera 
pas  imprimer  son  mémoire. 

MADAME    DE    ROSEMONT. 

Allons  ,  vous  me  faites  faire  tout  ce  que  vous  voulez. 

SCÈNE  XXIII. 

LOUISE ,  Madame  DE  ROSEMONT,  DUBOULOIR. 
CLAIRVILLE. 

CLAIRVILLE. 

J'accours,  plein  d'inquiétude;  est-ce  de  l'aveu  de 
madame  que  vous  m'appelez,  monsieur  Dubculoir? 

DUBOULOIR. 

Oui ,  oui ,  c'est  de  son  aveu.  Tout  est  oublié,  tout  est 


394  L'ACTE  DE  NAISSANCE. 

pardonné ,  comme  je  vous  l'avais  dit.  Vous  voilà  son 
gendre ,  je  serai  son  mari.  (  Bas  a  madame  de  Rose- 
mont  en  lui  remettant  un  papier.  )  Et  voilà  votre  acte 
de  naissance  dont  je  n'ai  plus  besoin. 


JFIIV     DE     L  ACTE     DE    NAISSAIYCE. 


LE 

SUSCEPTIBLE, 

COMÉDIE  EN  UN  ACTE  ET  EN  PROSE, 

Représentée  pour  la  première  fois  le  27  décembre  1804. 


Un  souffle  ,  nue  ombre  ,  un  rien ,  tout  lui  donnait  la  fièvre . 

L\  Fontaine, 


PRÉFACE. 


J  E  crois  que  le  caractère  est  vrai ,  bien  développé ,  bien 
entouré.  Un  homme  brusque,  franc,  et  presque  gros- 
sier; un  autre,  ne  doutant  de  rien,  toujours  sûr  de 
réussir,  toujours  content  de  lui-même  et  des  autres;  sa 
femme  assez  intrigante,  sans  gêne,  et  gênant  tout  le 
monde  ;  un  valet  louche  :  voilà ,  je  crois ,  de  quoi  bien 
faire  ressortir  toutes  les  nuances  de  la  susceptibilité.  Si 
vous  montrez  ensuite  le  susceptible  se  tourmentant  lui- 
même  ,  et  tourmentant  son  ami ,  sa  fille  et  son  gendre 
futur,  il  me  semble  que  vous  aurez  indiqué  tous  les 
dangers  d'un  pareil  caractèi'e.  C'est  ce  que  j'ai t  fait,  et 
cependant  la  pièce  n'eut  qu'un  très -médiocre  succès. 
C'est  que  ce  caractère,  en  même  temps  qu'il  est  vrai,  est 
plus  souvent  triste  que  comique.  On  peut  rire  dans  la 
société  de  quelques  traits  de  susceptibilité.  Rassemblez- 
les  sur  un  même  homme  ,  mettez  cet  homme  au  théâtre  , 
et  on  sera  plutôt  tenté  de  le  plaindre  que  d'en  rire.  Le 
susceptible,  comme  le  musard,  peut  être  un  homme  de 
mérite,  un  honnête  homme,  un  bon  homme.  Je  vais 
plus  loin.  Souvent  il  n'est  susceptible  que  par  suite  d'une 
excessive  sensibilité.  On  s'amuse  de  la  faiblesse  du  mu- 
sard, on  s'afflige  de  celle  du  susceptible.  Il  est  malheu- 
reux, et  il  rend  malheureux  tous  ceux  qui  lui  sont  atta- 
chés. C'est  ce  que  je  sentis  en  composant  la  pièce.  Ce- 
pendant comme  il  y  a,  je  crois  ,  de  la  vérité  et  quelques 


398  PRÉFACE. 

jolies  scènes,  peut-être  mon   Susceptible  réussira-t-il 
plus  à  la  lecture  qu'à  la  représentation. 

On  m'a  souvent  reproché,  comme  je  l'ai  déjà  dit ,  de 
ne  mettre  en  scène  que  des  bourgeois.  Ici  surtout  le 
professeur  du  lycée  d'Amiens  et  son  ami  le  médecin 
indignèrent  vivement  je  ne  sai^  quel  journaliste.  Pour- 
quoi fait -on  ce  reproche  à  Dancourt  comme  à  moi,  et 
ne  le  fait -on  jamais  à  Molière  dont  presque  tous  les 
personnages  ont  des  mœui^s  très- bourgeoises  ?  C'est,  je 
crois ,  parce  que  Molière  n'indique  que  fort  rarement  la 
qualité  ,  la  profession  de  ses  principaux  personnages , 
tandis  que  dans  les  pièces  de  Dancourt  et  dans  les  miennes 
on  voit  toujours  des  financiers  ,  des  hommes  de  robe  ou 
des  marchands.  Par -là  nous  rapetissons  nos  tableaux,- 
Molière  agrandit  les  siens.  Arnolphe,  Orgon,  Ghrysale  et 
tant  d'autres  sont  représentés  comme  des  chefs  de  famille, 
comme  des  maîtres  de  maison.  Quelle  profession  ont- 
ils  exercée  ?  en  ont-ils  jamais  exercé  une  ?  On  n'en  sait 
rien  ,  et  leurs  mœurs  et  leurs  "ridicules  peuvent  s'appli- 
quer à  toutes  les  classes  de  la  société.  Il  faut  dire  pour- 
tant qu'aujourd'hui  nous  voyons  bien  moins  que  du 
temps  de  Molière  de  ces  bourgeois  aisés,  sans  état,  et 
vivant  de  leur  bien.  Tout  le  monde  s'occupe  ,  ou  veut 
avoir  l'air  de  s'occuper.  On  court  à  la  fortune ,  chacun 
veut  être  plus  riche  que  ne  le  fut  son  père,  et  puis  on 
veut  être  quelque  chose.  Il  y  avait  bien  de  l'ambition 
dans  toutes  les  têtes  du  temps  de  Molière  ;  mais  elle  était 
bornée  pour  chacun  par  son  rang  dans  la  société.  Le 
oTand  seioneur  tendait  à  devenir  ministre  ou  maréchal 
de  France.  Le  bourgeois  visait  à  devenir  marguillier  de  sa 


PRÉFACE.  399 

paroisse ,  syndic  de  sa  communauté ,  échevin  ou  quar- 
tinier. 

La  scène  qui  fait  le  dénouement  du  Susceptible  me 
paraît  une  bonne  scène.  C'est,  je  crois,  une  heureuse 
idée  de  présenter  un  homme  susceptible  et  un  homme 
bourru ,  finissant  par  s'entendre  ,  grâce  à  leurs  enfants. 
La  fille  du  susceptible  veille  à  ce  que  son  père  ne  s'offense 
pas  des  discours  du  bourru ,  et  le  fils  de  celui  -  ci  veille 
à  ce  que  son  père  ne  choque  pas  trop  vivement  le  père 
de  sa  maîtresse. 

On  m'a  reproché  le  caractère  et  les  scènes  de  Bourval, 
comme  rappelant  le  caractère  et  les  scènes  de  Lisimon 
avec  le  comte  de  Tufière  dans  le  Glorieux.  La  critique 
est  juste;  mais  avouons  que,  dans  une  comédie  intitulée 
le  Susceptible ,  l'idée  de  donner  pour  opposition  au  prin- 
cipal caractère  un  homme  brusque  et  franc  jusqu'à  l'im- 
politesse était  naturelle  et  nécessaire.  Ceci  me  conduit  à 
parler  des  rôles  d'opposition.  J'ai  lu  quelque  part  que  Mo- 
lière ,  poussé  par  le  génie  comique ,  n'avait  pas  pensé  à 
présenter  des  oppositions  à  son  caractère  principal ,  que 
ces  oppositions  lui  étaient  venues  pour  ainsi  dire  de  force. 
Soit  :  mais  ce  que  notre  grand  auteur  ,  objet  de  désespoir 
et  d'admiration  pour  tous  ceux  qui  feront  des  comédies , 
a  dû  à  la  seule  inspiration  de  son  génie  ,  les  autres  peuvent 
chercher  à  l'acquérir  par  le  travail  et  la  réflexion.  Je  l'ai 
déjà  dit ,  et  tout  notre  théâtre  le  prouve:  pour  bien  dé- 
velopper un  caractère  ,  il  faut  le  mettre  en  opposition 
perpétuelle  avec  tout  ce  qui  l'entoure  ,  avec  sa  situation  ^ 
avec  les  événements,  avec  ses  passions  ;  et  parmi  ses  op- 
positions, celle  qui  résiilte  du  contraste  des  caractères 


4oo  PRÉFACE. 

me  paraît  une  des  meilleures.  Si  le  caractère  principal  est 
bien  choisi ,  il  est  à  présumer  que  le  caractère  d'oppo- 
sition viendra  naturellement  se  présenter.  Si  cependant 
il  ne  se  présente  pas ,  il  n'est  pas  défendu  de  le  chercher. 
Il  faut  que  ce  caractère  ne  soit  ni  forcé,  ni  invraisem- 
blable ,  ni  mal  amené.  Dans  le  Glorieux ,  le  rôle  de  Lisi- 
mon  vient  à  merveille  :  il  est  tout  naturel  qu'un  homme 
de  qualité,  pauvre  et  glorieux,  recherche  l'alliance  d'un 
financier,  et  que  ce  financier  recherche  l'alliance  de 
l'homme  de  qualité.  Celui  de  Philinte  ne  me  paraît  ni 
aussi  bien  amené  ,  ni  aussi  bien  fait.  Je  trouve  de  l'exa- 
gération dans  sa  modestie  et  dans  sa  timidité ,  et  c'est  un 
hasard  singulier  que  le  Glorieux  se  trouve  avoir  précisé- 
ment pour  rival  un  homme  d'un  caractère  diamétralement 
opposé  au  sien.  Quand  le  caractère  d'opposition  ne  vient 
pas  naturellement  et  par  la  seule  force  de  l'intrigue  faire 
contraste  avec  le  principal  caractère ,  comme  le  fils  dans 
V Avare ,  comme  Glitandre  et  Henriette  dans  les  Femmes 
Savantes ,  je  crois  qu'il  faut  l'appliquer  à  un  père ,  à  un 
oncle,  à  un  personnage  exerçant  une  autorité  ou  un 
droit  d'amitié  sur  un  ou  plusieurs  des  personnages  prin- 
cipaux. Tels  sont  les  frères  de  Molière  dans  beaucoup  de 
ses  comédies ,  et  Baliveau  dans  la  Métromanie.  Souvent 
alors  le  caractère  d'opposition  se  confond  avec  celui  de 
l'homme  raisonnable,  qu'en  style  de  théâtre  on  appelle 
le  raisonneur  ;  mais  souvent  aussi  ces  deux  caractères  se 
divisent  en  plusieurs  personnages.  Je  crois  que  lorsque 
le  caractère  principal  est  odieux ,  il  est  bon  de  donner 
au  même  personnage  le  caractère  d'opposition  et  celui  de 
l'homme  raisonnable,  comme  a  fait  Molière  dans  le  rôle 


PRÉFACE.  4oi 

de  Cléante  du  Tartufe.  On  peut  les  diviser ,  quand  le 
caractère  principal  n'exclut  ni  l'honneur  ni  la  bonté.  Dans 
les  Femmes  Savantes  Gixl^Viàxe,  et  Henriette  sont  des  carac- 
tères d'opposition.  Ariste  est  l'homme  raisonnable. 

Ces  règles ,  si  toutefois  ce  que  je  viens  d'écrire  mérite 
d'être  nommé  ainsi,  n'étaient  point  connues  des  premiers 
maîtres  de  l'art  \  ils  ne  se  les  ont  point  prescrites  j  mais 
leur  génie  les  leur  a  fait  deviner.  C'est  d'après  leurs 
ouvrages  que  leurs  successeurs  ont  réduit  l'art  en  prin- 
cipes et  en  ont  donné  les  préceptes.  C'est  à  nous  à  profi- 
ter des  inventions  des  premiers  artistes ,  et  des  préceptes 
donnés  par  leurs  successeurs.  Le  premier  peintre  n'avait 
pas  appris  à  dessiner. 


Tome  IF.  S"6 


PERSONNAGES. 

DUBUISSON.  ^ 

URBAIN,  médecin. 

BOURVAL,  négociant. 

Jules  BOURVAL,  son  fils. 

FIERVILLE. 

Madame  FIERVILLE. 

ADÈLE,  fille  de  Dubuisson. 

COMTOIS,  domestique  d'Urbain. 


La  scène  est  h.  Paris,  chez  Urbain. 


LE  SUSCEPTIBLE. 


Le  théâtre  représente  le  cabinet  de  M.  Urbain. 


SCENE  L 

DUBUISSON,  URBAIN. 

•  DUBUISSON. 

JNoN,  je  n'irai  pas. 

URBAIN. 

Eh  quoi  !  chez  Dorbel ,  notre  ami  commun ,  notre 
ancien  camarade  de  classe  !  Il  sera  enchanté  de  te  voir. 

DUBUISSON. 

Oui,  enchanté!  Ne  sait-il  pas  que  je  suis  à  Paris? 

URBAIN. 

Je  lui  ai  dit  que  je  t'attendais. 

DUBUISSON. 

Et  il  ne  m'a  pas  invité  !  Je  n'irai  pas.  S'il  était  cu- 
rieux que  j'allasse  dîner  avec  toi  chez  lui ,  j'aurais 
trouvé  son  billet  hier  en  descendant  de  voiture.  D'ail- 
leurs il  sait  qu'il  peut  m'être  utile.  Il  est  en  faveur, 
fort  bien  auprès  du  ministre.  Si  je  me  permets  d'aller 
sans  façon  lui  demander  à  dîner  avec  toi  qui  es  for- 
mellement invité,  que  sait-on?  il  trouvera  peut-être 
ma  démarche  familière  ;  je  le  choquerai  peut-être.  Les 
honneurs  changent  les  mœurs  :  c'est  un  vieux  proverbe 
plein  de  vérité.  Non ,  je  n'irai  pas.  Demain  je  me  pré- 

26. 


4o4  LE    SUSCEPTIBLE, 

senterai  pour  rendre  ma  visite  à  l'ami  du  ministre.  Si 
je  retrouve  mon  ancien  camarade ,  à  la  bonne  heure  : 
si  je  ne  trouve  qu'un  protecteur,  je  m'en  consolerai; 
mais  je  ne  le  re verrai  plus. 

URBAIN. 

Eh  !  mon  ami ,  Dorbel  est ,  grâce  au  ciel ,  comme  il 
rétait  au  collège,  officieux,  obligeant,  bon  ami.  Il  a 
fait  son  chemin  dans  les  emplois,  comme  tu  as  fait  le 
tien  dans  les  lettres,  comme  je  suis  en  train  de  faire 
le  mien  dans  la  médecine  ;  il  te  servira  de  tout  son 
cœur ,  et  se  gardera  bien  de  te  protéger. 

DUBUISSOJY. 

C'est  ce  que  nous  verrons. 

URBAIN. 

Mais,  ma  foi,  si  je  me  réjouis  qu'il  n'ait  rien  perdu 
de  son  caractère ,  permets-moi  de  m'affliger  que  tu 
aies  aussi  bien  conservé  le  tien. 

DUBUISSON. 

Comment,  le  mien  !  il  offre  donc  de  grandes  imper- 
fections! Suis-je  un  méchant,  un  lâche,  un  ingrat? 

u  R  B  A  I  ]V. 

Eh  bien  !  ne  voilà-t-il  pas  déjà  que  tu  t'alarmes.  Eh! 
non,  tu  es  lenieilleur  homme  de  la  terre;  mais  om- 
brageux ,  susceptible. 

DUBUISSON. 

Susceptible!  Ah!  je  suis  susceptible,  moi!  Ils  n'ont 
tous  que  ce  mot-là  à  me  dire. 

URBAIN. 

Eh!  mais,  écoute  donc  :  il  y  a  six  ans  que  nous  ne 
nous  sommes  vus  ;  mais  dans  le  temps  de  ta  pauvre 
femme,  qui  était  vraiment  une  personne  de  mérite,  ne 
t'ai-je  pas  vu  jaloux,  même  de  moi? 


SCENE   I.  4o5 

DUBUISSOW. 

Jaloux  !  non  :  délicat,  désirant  éviter  sur  son  compte 
jusqu'au  plus  léger  propos  des  malins,  je  l'ai  toujours 
estimée,  et  je  la  regrette  sincèrement. 

URBAIJY. 

Je  le  crois;  car  tes  excellentes  qualités  t'empêchent 
de  porter  trop  loin  l'injustice  de  tes  soupçons  ;  mais 
le  défaut  n'en  existe  pas  moins ,  et  te  voilà  déjà  fâché 
contre  Dorbel  avant  de  l'avoir  vu. 

DUBUISSOjy. 

Ah  !  fort  bien  :  je  serais  assez  déraisonnable  pom- 
me fâcher  contre  quelqu'un,  parce  qu'il  ne  m'invite 
pas  à  dîner.  Dorbel  a  peut-être  beaucoup  de  monde  ; 
une  personne  de  plus  le  gênerait  :  il  est  tout  naturel 
que  ce  soit  moi  qu'il  excepte  ;  un  ami ,  et  d'ailleurs  un 
homme  de  province  peu  important  !  Laissons  cela.  Je 
te  l'ai  dit  hier.  Mon  voyage  à  Paris  a  deux  objets  : 
d'abord  j'ai  quelques  droits ,  je  pense ,  à  cette  place  de 
professeur  vacante  dans  un  des  lycées  de  Paris  :  je  me 
consolerai  si  je  ne  l'obtiens  pas,  quelle  que  soit  la 
personne  que  je  me  voie  préférer.  A  mon  âge,  on  est 
assez  accoutumé  aux  injustices  pour  ne  pas  s'en  déses- 
pérer, et  je  trouverais  toute  simple  celle  qu'on  ferait 
à  un  petit  professeur  d'Amiens,  comme  moi,  sans  ca- 
bale ,  sans  intrigue ,  et  qui  n'a  pour  lui  que  quelques 
études. 

URBAIN. 

Eh  !  mon  Dieu  !  tu  obtiendras  la  place  ;  et  si  tu 
voulais  seulement  venir  dîner  avec  moi  chez  Dorbel:.. 
DUBUissoN,  se  hâtant  d'interrompre. 

Le  second  objet  de  mon  voyage  est  de  marier  ma 
fille ,  mon  Adèle.  Ce  jeune  Bourval ,  à  qui  je  la  destine , 
fils  d'un  marchand  de  Paris ,  est  un  de  mes-  élèves.  Il 


4o6  LE   SUSCEPTIBLE. 

est  venu  passer  quelques  mois  à  Amiens  ;  il  est  plein 
d'égards ,  de  politesse  ;  il  aime  ma  fille ,  ma  fille  l'aime. 
Le  père  est  plus  riche  que  "moi ,  cela  me  contrarie  ; 
mais,  dussé-je  me  gêner,  je  prétends  bien  ne  pas 
rester  en  arrière  avec  lui  pour  la  dot  de  ma  fille  unique. 
Je  ne  connais  pas  ce  père  ;  je  ne  l'ai  pas  vu  même 
pendant  que  je  travaillais  à  l'éducation  de  son  fils.  Je 
lui  ai  écrit  sous  prétexte  d'affaires  de  commerce  dans 
lesquelles  je  me  disais  intéressé.  Il  m'a  répondu  en  style 
de  négociant;  mais  depuis  son  retour  le  fils  lui  a  parlé, 
et  s'est  hâté  de  me  mander  que  son  père  approuvait 
son  choix.  Il  ne  reste  donc  plus  qu'une  petite  forma- 
lité à  remplir  ;  c'est  qu'on  me  fasse  en  règle  la  demande 
de  ma  fille  ;  et  j'aurais  là  -  dessus  un  conseil  à  te  de- 
mander. Depuis  ce  matin  ma  fille  me  tourmente 

Ah  !  la  voici. 

SCÈNE  IL 

ADÈLE,  URBAIN,  DUBUISSON. 

DUBUISSON. 

Eh  bien  !  viens-tu  encore  me  presser ,  me  supplier  ? 
Tiens,  précisément  j'allais  en  parler  à  Urbain.  Veux- 
tu  que  nous  le  prenions  pour  juge  ? 

ADÈLE. 

Soit  ;  j'en  passerai  volontiers  par  la  décision  de 
monsieur. 

URBAIN. 

De  quoi  s'agit-il  donc  ? 

DUBUISSOIV. 

Ces  messieurs  Bourval ,  père  et  fils ,  ignorent  notre 


SCENE  II.  407 

arrivée,  et  ma  fille  veut  que  je  m'empresse  de  leur 
écrire  que  nous  sommes  d'hier  au  soir  à  Paris. 

URBAIN. 

Eh  bien  !  quel  obstacle  trouves-tu  ? 

DUBUISSON. 

Mais,  après  l'amour  du  jeune  homme  pour  ma  fille, 
est-ce  à  moi  de  prévenir  ce  marchand  ? 

URBAIN. 

Mais  à  qui  donc  ?  Aimes  -  tu  mieux  que  ce  soit  ta 
fille  qui  écrive  ? 

DUBUISSOK. 

Il  ne  s'agit  pas  de  plaisanter.  Est-il  convenable  que 
la  demande  n'ayant  pas  encore  été  faite  par  le  père.... 

URBAIN. 

Ce  mariage  n'est-il  pas  en  effet  le  but  de  ton  voyage? 

DUBUISSON. 

Certes ,  malgré  tout  l'avantage  que  cette  alliance 
peut  m'offrir,  je  ne  serais  jamais  venu  à  Paris,  si  je 
n'avais  trouvé  un  prétexte  dans  cette  place  que  je  sol- 
licite. 

ADÎîLE. 

N'avez -vous  pas  déjà  été  en  correspondance  avec 
monsieur  Bourval  pour  des  affaires  de  commerce?... 

DUBUISSON. 

Qui,  elles-mêmes,  n'étaient  encore  qu'un  prétexte. 

URBAIN. 

Eh  bien!  puisque  tu  aimes  tant  les  prétextes,  con- 
tinue de  t'en  servir  pour  annoncer  ton  arrivée  au 
jeune  Bourval. 

DUBUISSON. 

Au  jeune  homme?  Ah!  par  exemple.... 


4o8  LE  SUSCEPTIBLE. 

A.DÈLE. 

Ce  n'est  pas  à  lui  que  je  vous  prie  d'écrire ,  mon 
père. 

URBAIN. 

Et  où  diable  vas-tu  mettre  de  la  réserve,  des  égards, 
de  l'étiquette  dans  une  affaire  que  toi-même  tu  re- 
gardes comme  conclue.  Allons ,  mets-toi  là  ;  écris  bien 
vile  au  père  Bourval  que  tu  es  chez  moi  depuis  hier 
avec  ta  fille. 

DUBUISSON. 

Avec  ma  fille  !  En  effet ,  il  serait  charmant  de  par- 
ler de  ma  fille  dans  cette  lettre  ! 

URBAIN. 

Ecris ,  te  dis-je ,  ou  j'écris  pour  toi ,  à  ma  tête. 

DUBUISSON. 

Toi!  non  parbleu.  J'aime  mieux  me  résigner.  Allons, 
j'écris. 

(//  s'assied  et  écrit.  ^ 

URBAIN. 

C'est  cela ,  et  d'après  le  portrait  que  vous  m'en  avez 
fait,  le  jeune  Bourval  sera  bientôt  ici. 

ADÈLE. 

Mais  je  le  crois. 

DUEUissoN,  s' interrompant. 
Je  vous  préviens  au  moins  que  c'est  un  billet  de 
pure  politesse. 

URBAIN. 

Tout  ce  que  tu  voudras,  pourvu  que  tu  écrives.  (^ 
Adèle.)  Enfin  nous  l'avons  décidé. 

ADÈLE. 

Oui ,  mais  je  tremble  sur  -  tout  à  cause  de  ce  mon- 
sieur Bourval  auquel  il  écrit. 


SCENE  IL  409 

URBAIN. 

Pourquoi  donc  cela  ? 

ADÈLE. 

Je  ne  le  connais  pas  ;  mais  s'il  faut  en  croire  son 
fils ,  c'est  un  fort  honnête  homme ,  un  excellent  cœur , 
mais  sans  façon,  sans  politesse  même;  très-prévenant, 
très -affectueux,  embrassant  tout  le  monde  à  la  pre- 
mière vue  ,  mais  très-vif,  très-emporté ,  et  n'épargnant 
pas  les  vérités  aux  gens  dès  que  l'occasion  se  présente. 

URBAIN. 

Diable!  avec  un  homme  comme  votre  père... 

ADÈLE. 

Jugez  si  j'ai  sujet  de  craindre... 

URBAIN. 

Chut.  Nous  nous  réunirons ,  nous  nous  entendrons 
pour  faire  en  sorte  qu'ils  soient  bons  amis. 
DUBUissoN,  se  levant. 

Qu'est-ce  que  vous  dites  donc  là  tous  les  deux  tout 
bas? 

URBAIN. 

Nous  parlions  tout  bas  de  peur  de  te  déranger. 

DUBUISSON. 

Est-ce  de  moi  que  vous  parliez? 

URBAIN. 

Eh  !  mon  Dieu  !  nous  ne  pensions  pas  à  toi. 

DUBUISSON. 

En  effet,  je  ne  vaux  pas  la  peine  qu'on  s'occupe  de 
moi. 

URBAIN. 

As-tu  fini  ta  lettre? 

DUBUISSON. 

Oui;  je  crois  que  c'est  cela  à  peu  près.  (^Lismit.) 


4io  LE  SUSCEPTIBLE. 

«  Monsieur,  une  affaire  relative  à  mon  état  m'amène 
à  Paris.  Vos  lettres  m'ont  donné  le  désir  de  faire  votre 
connaissance.  Indiquez -moi,  je  vous  prie,  le  jour  où 
je  pourrai  me  présenter  chez  vous.  J'attends  votre  ré- 
ponse. J'ai  l'honneur  d'être,  etc.  » 

URBAIN. 

C'est  bien  froid. 

DUBUISSON. 

Puis-je  écrire  autrement? 

ADÈLE,  faisant  des  signes  à  Urbain. 
Non  ;  c'est  bien ,  c'est  très-bien. 

URBAIN. 

Allons ,  à  la  bonne  heure  ;  mets  l'adresse ,  et  je  vais 
sur-le-champ...  {Il  appelle?)  Comtois! 

DUBUISSOW. 

Eh  non  !  Tu  peux  avoir  besoin  de  ton  domestique  ; 
je  vais  envoyer  un  commissionnaire. 

URBAIN. 

Allons  donc  ;  à  quoi  servirait  souvent  un  domestique, 
si  l'on  ne  s'en  servait  pour  ses  amis  ?  (  //  appelle.  ) 
Comtois! 

SCÈNE   III. 

ADÈLE,  DUBUISSON,  COMTOIS,  URBAIN. 

COMTOIS.  {Il est  louche.) 
Monsieur  ? 

URBAIN. 

Vite,  porte  cette  lettre  à  son  adresse. 

COMTOIS. 

A  son  adresse? 


SCENE  III.  4ii 

DUBUISSON. 

Et  n'oubliez  pas  de  demander  une  réponse,  mon 
ami. 

COMTOIS. 

Ah!  il  y  a  une  réponse? 

DUBUISSOW. 

Oui,  une  réponse  :  m'entendez-vous? 

COMTOIS. 

Oui,  monsieur. 

DUBUISSOJV. 

Eh  bien  !  qu'est-ce  qu'il  a  donc ,  ce  garçon-là  ? 

COMTOIS. 

Oh!  mon  Dieu!  rien  du  tout.  J'y  vais.  C'est  qu'il  y 
a  là ,  dans  l'antichambre ,  une  dame  avec  son  mari ,  qui 
voudrait  parler  à  monsieur. 

URBAIN. 

Qui  donc? 

COMTOIS. 

Une  madame  Fierville  de  Rouen. 

URBAIW. 

Madame  Fierville  ! 

COMTOIS. 

Elle  m'a  dit  qu'elle  était  la  parente  de  monsieur. 

URBAIN. 

A  ce  qu'ils  prétendent.  Faites  entrer. 

{Comtois  sort.) 


4i2^  LE   SUSCEPTIBLE. 

SCÈNE    IV. 

ADÈLE,   DUBUISSON,   URBAIN. 

URBAIN. 

Une  franche  provinciale ,  que  j'ai  eu  le  bonheur  de 
sauver  d'une  assez  forte  maladie ,  et  qui  depuis  s'est 
établie  mon  amie ,  m'accable  de  pots  de  confitures  de 
Rouen,  et,  en  échange,  me  charge  de  vingt  commis- 
sions ,  et  bavarde ,  bavarde  !  sans  gêne ,  et  gênant  tout 
le  monde  ;  et  son  mari ,  homme  à  prétentions ,  soi-di- 
sant homme  de  lettres ,  s'imaginant  que  tout  le  monde 
est  extasié  devant  ses  ouvrages  !  Que  diable  me  veu- 
lent-ils ? 


SCÈNE  V. 

ADÈLE,   DUBUISSON,  URBAIN,    FIERVILLE, 
Madame    FÏERVILLE. 

madame  fiervillf. 
Oîi  est -il  le   cher  docteur?  Le  voilà;  que  je  l'em- 
brasse. Vous  êtes  étonné ,  enchanté  de  me  voir  à  Paris. 
Il  m'aime  tant  ce  cher  docteur! 

FÏERVILLE. 

Vous  avez  notre  première  visite,  docteur.  Nous  des- 
cendons de  voiture  ;  nous  n'avons  pas  encore  d'auberge  : 
j'ai  laissé  mes  malles  à  la  messagerie.  Nous  étions  si 
impatients  d'embrasser  notre  cher  Esculape. 

URBAIN. 

Je  suis  bien  flatté... 


SCENE  V.  4i3 

MADAME   FIERVILLE. 

Nous  aurons  besoin  de  vous;  vous  nous  appuierez, 
vous  nous  soutiendrez.  Il  est  si  répandu  !  si  aimé  !  Per- 
sonne ne  meurt  entre  ses  mains. 

DU  BUIS  SON,  à   Urbain. 

Nous  te  laissons ,  mon  cher  Urbain  ;  te  voilà  en  af- 
faires. J'ai  moi-même  à  sortir  dans  la  matinée. 

MADAME    FIERVILLE. 

Monsieur  est  un  de  vos  amis ,  à  ce  qu'il  me  paraît  ; 
il  sera  le  nôtre ,  il  peut  y  compter. 

FIERVILLE. 

Oui  sans  doute. 

MADAME    FIERVILLE 

Une  très-jolie  personne. 

FIERVILLE. 

Charmante. 

URBAIN,  a  Fierville  et  a  sa  femme. 
Pardon ,  je  suis  à  vous  dans  l'instant.  [A  Dubuisson.) 
Ah  çà ,  je  t'emmène  chez  Dorbel. 

DUBUISSON. 

Non  parbleu! 

URBAIN. 

Allons,  allons;  d'ici  à  l'heure  du  dîner  j'aurai  le 
temps  de  te  décider.  Il  serait  affreux  que  tu  eusses  l'air 
de  lui  en  vouloir. 

DUBUISSON. 

Mais  je  ne  lui  en  veux  pas.  Ne  va  pas  t'aviser  de 
lui  dire  que  je  lui  en  veux!  Je  dînerai  ici  tranquille- 
ment avec  ma  fille ,  à  moins  que  cela  ne  te  gêne ,  et  si 
tu  veux  bien  le  permettre. 

URBAIN. 

Comment!  si  je  veux  bien  le  permettre!  Mais  re- 
garde-toi comme  chez  toi ,  je  t'en  prie. 


4i4  LE   SUSCEPTIBLE. 

MADAME    FIERVILLE. 

Gomme  il  est  tout  feu  pour  ses  amis! 

URBAIN. 

Toute  ma  maison  est  à  ton  service  :  j'en  userais  de 
même  si  j'allais  chez  toi.  Un  ami  de  trente  ans  ! 

MADAME    FIERVILLE. 

Il  n'y  a  pas  si  long-temps  que  nous  le  connaissons. 

FIERVILLE. 

Mais  nous  l'aimons  autant  que  monsieur,  j'en  ré- 
ponds. 

URBAIN. 

Je  t'en  prie,  ne  te  gêne  pas.  Si  l'appartement  que 
je  t'ai  donné  ne  te  convient  pas,  j'en  ai  d'autres. 

MADAME    FIERVILLE. 

C'est  charmant  d'être  si  bien  logé  ! 

FIERVILLE. 

Et  dans  Paris  encore  ! 

DUBUISSOF. 

Je  suis  content  de  celui  que  tu  m'as  offert,  mon 
cher  Urbain.  Non ,  je  ne  suis  pas  susceptible ,  ombra- 
geux; mais  je  me  fais  gloire  d'être  sensible  à  l'amitié  : 
la  tienne  me  touche  jusqu'aux  larmes ,  et  tu  sais  bien 
que  l'homme  qui  te  parle  n'est  pas  un  ingrat. 

{Il  sort.) 

URBAIN. 

Brave  homme!  (^  A  part.)  Quel  dommage!.... 

ADÈLE,  a  Urbain. 
Pardonnez-lui  son  travers  ;  il  l'efface  par  tant  d'autres 
qualités. 

(  Elle  sort;  Urbain  la  reconduit  jusqu'à 
la  porte  de  son  appartement.  ) 


SCÈNE  VI.  4î5 

SCÈNE  VI. 

URBAIN,  Madame  FIERVILLE,  FIER  VILLE. 

MADAME    FIERVILLE. 

C'est  touchant ,  une  amitié  comme  celle-là  ! 

FIERVILLE. 

Oui,  c'est  dramatique,  élégiaque,  véritablement. 
MADAME  FIERVILLE,  h  SOU  mari. 

Tu  vois  bien ,  mon  ami ,  que  nous  avons  eu  une  très- 
bonne  idée,  et  que  nous  ne  commettrons  pas  d'indis- 
crétion. 

URBA.I1V. 

Bien  sensible ,  mon  cher  parent ,  à  votre  empresse- 
ment; mais  vous  savez  qu'un  médecin  n'est  pas  maître 
de  son  temps  :  voilà  justement  l'heure  de  mes  visites. 

MADAME   FIERVILLE. 

Eh ,  mon  Dieu  !  nous  ne  le  savons  que  trop.  Faites 
vos  visites;  que  nous  ne  vous  gênions  pas. 

URBAIiy. 

Nous  nous  reverrons  ;  vous  reviendrez  :  vous  me 
ferez  dire  oii  vous  logez,  et  j'aurai  l'honneur  moi- 
même... 

MADAME    FIERVILLE. 

C'est  que....  Ma  foi,  docteur,  vous  savez  que  je  suis 
franche,  et  l'amitié  qui  existe  entre  nous  m'autorise  à 
m'expliquer.   . 

FIERVILLE. 

Ce  n'est  pas  notre  faute ,  si ,  dans  votre  voyage  à 
Rouen ,  vous  n'avez  pas  logé  chez  nous. 


4i6  LE  SUSCEPTIBLE. 

MADAME    FIERVILLE. 

On  est  si  mal  et  si  chèrement  dans  ces  hôtels  garnis 
de  Paris  ! 

FIERVILLE. 

Et  comme  nous  sommes  parents.... 

MADAME    FIERVILLE. 

Et  que  nous  venons  de  vous  entendre  dire  que  vous 
aviez  d'autres  appartements  que  celui  que  vous  avez 
donné  à  ce  monsieur.... 

URBAIN. 

Eh  bien  ? 

FIERVILLE. 

Eh  bien  !  nous  venons  sans  façon  vous  prier  de  vou- 
loir bien  nous  loger. 

MADAME    FIERVILLE. 

Pour  les  cinq  ou  six  jours  que  nous  devons  passer 
à  Paris. 

URBAIN. 

C'est  beaucoup  d'honneur  que  vous  me  faites,  as- 
surément; mais.... 

FIERVILLE. 

Fi  donc!  de  l'honneur!  Nous  vous  faisons  plaisir, 
n'est-ce  pas?  et  cela  vaut  beaucoup  mieux. 

URBAIN. 

Si  vous  m'aviez  prévenu  d'avance..,. 

MADAME    FIERVILLE. 

Je  le  voulais,  moi. 

FIERVILLE. 

C'est  moi  qui  en  ai  empêché  ma  femme;  j'ai  voulu 
vous  ménager  une  surprise  agréable. 

URBAIN. 

Je  ne  sais  si  l'appartement  que  je  pourrais  vous 
donner  vous  conviendra. 


SCENE  VI.  417 

MADAME     FIERVILLE. 

Eh  !  mon  Die^i  !  une  chambre ,  un  petit  cabinet ,  c'est 
tout  ce  qu'il  nous  faut. 

FIERVILLE. 

Nous  ne  voulons  pas  seulement  le  voir. 

MADAME    FIERVILLE. 

Nous  nous  en  rapportons  absolument  à  vous. 

FIERVILLE. 

Faites  vos  affaires  ;  allez  voir  vos  malades  :  nous ,  nous 
allons  chercher  nos  effets. 

URRAIJV. 

Permettez-moi  de  vous  faire  observer.... 

MADAME    FIERVILLE. 

Point  de  façons,  sur-tout  entre  parents,  entre  amis  : 
vous  dînez  en  ville;  eh  bien  !  nous  dînerons  tranquille- 
ment avec  ce  monsieur,  votre  ami  de  trente  ans,  et 
sa  fille. 

FIERVILLE. 

Il  paraît  fort  aimable  cet  homme-là. 

URBAIN. 

Oui,  il  pousse  la  crainte  d'être  indiscret  jusqu'au 
scrupule. 

FIERVILLE. 

Il  a  raison  ;  voilà  comme  il  faut  être. 

MADAME    FIERVILLE. 

Et  au  premier  moment  que  nous  aurons  de  libre , 
nous  vous  raconterons  ce  qui  nous  amène  à  Paris. 

FIERVILLE. 

Il  est  temps  que  je  fasse  quelque  chose,  je  m'ennuie 
de  manger  mon  bien  et  mon  talent  en  pure  perte. 

MADAME    FIERVILLE. 

Il  vient  tout  exprès  pour  obtenir  une  place. 
Tome  ir.  27 


4i8  LE   SUSCEPTIBLE. 

FIERVILLE. 

Une  place  tout-à-fait  dans  mes  goûts ,  une  véritable 
place  d'homme  de  lettres. 

MADAME    FIERVILLE. 

Vous  pourrez  nous  être  très-utile.  On  dit  qu'à  Paris 
c'est  la  femme  sur-tout  qui  doit  solliciter  pour  le  mari. 
Vous  me  direz  à  quelles  portes  il  faut  frapper ,  quelles 
gens  il  faut  voir;  vous  me  présenterez,  vous  me  con- 
duirez. Mais ,  adieu ,  adieu  ;  vous  êtes  pressé ,  et  nous 
aussi.  Nous  ne  tarderons  pas  à  revenir. 

FIERVILLE. 

Restez  donc,  mon  cher  cousin;  n'allez- vous  pas  nous 
reconduire  ?  Restez  donc ,  je  vous  en  prie  ;  nous  sommes 
de  la  maison. 

(//  sort  avec  sa  femme.  ) 

SCÈNE    VIL 

URBAIN  SEUL. 

Eh  bien  î  c'est  fort  agréable  :  mais  a-t-on  jamais  vu 
des  gens  s'établir  chez  les  autres  avec  cette  aisance , 
cette  tyrannie,  et  ne  pas  me  laisser  seulement  un  mot 
à  placer  pour  accepter  ou  pour  refuser! 

SCÈNE   VIII. 

DUBUISSON,  URBAIN, 

Il  R  B  A 1 IV, 

Ah  !  te  voilà  :  tu  sors  ? 


SCÈNE  VIII.  4r9 

DUBUISSON. 

Oui  :  j'ai  des  lettres  de  recommandation  pour  plu- 
sieurs personnes,  une  sur-tout  pour  une  madame  de 
Florange,  la  parente  du  ministre.  Combien  cela  me 
coûte  d'aller  chez  des  gens  que  je  ne  connais  pas  !  mais 
enfin,  puisqu'il  le  faut.... 

URBAIN. 

Oui,  plains-toi,  je  te  le  conseille.  Qu'est-ce  que  cela 
auprès  de  ce  qui  m'arrive? 

DUBUISSON. 

Qu'est-ce  donc?  Tu  parais  tout  soucieux. 

URBAIN. 

Non  :  mais  c'est  fort  aimable.  Ainsi  donc ,  on  ne  sera 
plus  maître  chez  soi. 

DUBUISSON. 

Plaît-il? 

URBAIN. 

S'il  fallait  loger  tous  ceux  qu'on  connaît.... 

DUBUISSON. 

Ah! ah! 

URBAIN. 

En  province,  vous  avez  des  maisons  entières;  vous 
logez  toute  votre  famille  :  à  ¥a.rhs,  il  n'en  est  pas  de 
même. 

DUBUISSON. 

Serait-ce  pour  moi  que  tu  parlerais  ainsi  ^ 

URBAIN. 

Comment!  pour  toi  ! 

DUBUISSON. 

Pour  qui  donc  ? 

URBAIN. 

Eh  vraiment  !  pour  ce  monsieur  Fierville  et  sa  femme, 

27. 


420  LE   SUSCEPTIBLE. 

DUBUISSON. 

A  quel  propos  ? 

URBA.I1V. 

Ne  les  voilà-t-il  pas  qui  s'installent  chez  moi  sans 
m'en  prévenir ,  sans  me  demander  mon  consentement  ! 

DUBUISSON. 

Vraiment  ? 

URBAIN. 

Parce  qu'ils  sont  mes  parents ,  et  qu'ils  se  disent  mes 
amis.... 

DUBUISSON. 

Je  conçois  que  cela  doit  te  donner  de  l'humeur  :  mais 
il  nie  semble  que  ce  n'est  pas  devant  moi  que  tu  devrais 
la  faire  paraître. 

URBAIN. 

Pourquoi  donc  cela  ? 

DUBUISSON. 

Il  fallait  me  dire  plus  tôt  qu'il  ne  te  convenait  pas  de 
loger  des  étrangers. 

URBAIN. 

Je  ne  t'entends  pas. 

DUBUISSON. 

Au  fait;  c'est  toi  qui  m'as  offert  un  appartement 
chez  toi. 

URBAIN. 

Oui  ;  mais  je  ne  l'ai  pas  offert  à  cette  madame  Fier- 
ville. 

DUBUISSON. 

Ecoute  donc ,  mon  ami ,  je  suis  arrivé  d'hier  ;  mais , 
si  tu  le  veux,  je  ne  t'aurai  pas  gêné  plus  d'un  jour. 

URBAIN. 

Comment  donc? 


SCÈNE   VIII.  4ai 

DUBUISSON. 

Nous  n'en  serons  pas  moins  bons  amis;  mais  que  ne 
me  disais-tu?.... 

URBAIN. 

Et  que  t'aurais~je  dit? 

DUBUISSON. 

Notre  déménagement  sera  bientôt  fait. 

URBAIN. 

Comment ,  ton  déménagement  ! 

DUBUISSON. 

Qu'on  loge  un  ami  chez  soi ,  c'est  tout  simple  ;  mais 
deux  à  la  fois!  l'un  avec  sa  fille,  l'autre  avec  sa  femme! 
c'est  trop  ;  et  comme  il  est  tout  simple  aussi  que  les 
parents  aient  la  préférence ,  je  cède  la  place  à  monsieur 
et  madame  Fierville ,  et  je  m'en  vas. 

URBAIN. 

Te  moques-tu  de  moi?  perds-tu  la  tête?  Il  ne  sera 
donc  plus  permis  à  tes  amis  d'avoir  un  peu  d'humeur 
contre  quelqu'un  sans  que  tu  prennes  la  chose  pour 
toi  !  T'ai-je  parlé  de  toi  ?  t'ai-je  dit  un  mot  qui  pût  te 
faire  croire  que  tu  me  gênais  ?  encore  tout  à  l'heure  ne 
te  donnais~je  pas  le  choix  dans  mes  appartements  ? 

DUBUISSON. 

Eh ,  mon  Dieu  !  comme  tu  t'emportes  !  comme  tu  te 
fâches  pour  un  mot  !  On  ne  peut  donc  plus  te  parler. 

URBAIN. 

C'est  bien  à  toi  qu'il  convient  de  me  faire  ce  re- 
proche! mais  tu  resteras,  ou,  pour  le  coup,  je  me 
fâche  avec  toi,  et  tout  de  bon. 

DUBUISSON. 

Allons,  allons,  apaise-toi,  je  resterai. 

URBAIN. 

Quant  à  ce  monsieur  Fierville ,  il  faudra  bien  qu'il 


4^2  LE   SUSCEPTIBLE. 

reste  aussi,  puisque  j'ai  le  malheur  d'être  logé  assez 
commodément  pour  le  recevoir.  Et  puis,  ne  les  voilà- 
t-il  pas  qui  me  parlent  de  sollicitations,  de  démarches! 
Il  faudra  bien  que  je  m'emploie  en  effet  pour  lui , 
quand  ce  ne  serait  que  pour  m'en  débarrasser.  Mais  tout 
mon  temps,  tous  mes  soins  sont  d'abord  pour  toi.  Va 
voir  les  personnes  auxquelles  tu  es  recommandé  :  moi 
je  vais  faire  mes  visites.  Tiens,  voilà  Comtois  qui  te 
rapporte  la  réponse  de  monsieur  Bourval.  Aller  s'ima- 
giner que  c'est  pour  lui  que  je  parle  !  parbleu  !  c'est 
bien  mal  me  connaître. 

(//  sort.) 

DUBUISSON. 

Oh  !  il  a  beau  dire ,  il  y  avait  d'abord  quelque  chose 
pour  moi. 

SCÈNE  IX. 

COMTOIS,  DUBUISSON. 

DUBUISSON. 

Eh  bien  !  mon  ami ,  avez  -  vous  trouvé  monsieur 
Bourval? 

COMTOIS. 

Oui,  monsieur,  et  voilà  sa  réponse. 

DUBUISSON. 

Ah!  bon!  donnez....  Ce  garçon-là  a  une  singulière 
figure.  Eh  !  mais ,  ce  n'est  pas  l'écriture  de  monsieur 
Bourval. 

COMTOIS. 

Non,  monsieur,  c'est  un  de  ses  commis  qu'il  a  prié 
d'écrire  à  sa  place. 


SCENE   X.  4^3 

DUBUISSON. 

Ah!  un  de  ses  commis....  N'importe,  lisons. 

SCÈNE   X. 

COMTOIS,  DUBUISSON,  ADÈLE. 

ADÈLE. 

Vous  n'êtes  pas  encore  sorti ,  mon  père  ? 

DUBUISSON. 

Non  vraiment,  et  il  faut  que  je  reste.  Voilà  une  ré- 
ponse de  monsieur  Bourval. 

ADÈLE. 

De  monsieur  Bourval  ! 

DUBUISSON. 

Oui ,  qui  me  fait  instruire  par  un  de  ses  commis 
qu'il  va  venir  me  voir  ce  matin  même. 

ADÈLE. 

Eh  bien  !  mon  père ,  vous  devez  être  flatté  de  cet 
empressement. 

DUBUISSON. 

Ah!  oui,  très-flatté....  (^  Comtois?)  Avez-vous  en- 
core quelque  chose  à  nous  dire? 

COMTOIS. 

Ah  !  mon  Dieu ,  monsieur ,  rien ,  si  ce  n'est  qu'il  y 
avait  dans  le  cabinet  de  monsieur  Bourval  un  jeune 
homme  en  robe  de  chambre  qui  travaillait. 

ADÈLE. 

Son  fils,  peut-être? 

COMTOIS. 

Son  fils  précisément.   Car   aussitôt   que   monsieur 


4a4  LE   SUSCEPTIBLE. 

Bourval  a  dit ,  après  avoir  lu  votre  billet ,  qu'il  allait 
venir  vous  voir  ;  voilà  le  jeune  homme  qui  s'écrie  : 
Mademoiselle  Dubuisson  à  Paris  !  chez  monsieur  Ur- 
bain !  oh  !  j'y  serai  avant  vous ,  mon  père.  Et  c'est  lui 
qui  a  dit  au  père ,  qui  ne  voulait  me  donner  de  réponse 
que  verbalement,  qu'il  était  plus  honnête  qu'il  vous 
écrivît. 

DUBUISSON. 

Ah  !  il  ne  voulait  pas  même  me  faire  écrire  ! 

ADÈLE. 

Eh  !  mais ,  qu'avez-vous  donc ,  mon  père  ? 

DUBUISSON. 

Moi,  rien....  Mais  dis-moi  donc  pourquoi  ce  do- 
mestique m'en  veut? 

ADÈLE. 

Comment ,  il  vous  en  veut  !  Et  sur  quoi  jugez-vous... 

DUBUISSON. 

Je  ne  sais;  mais  depuis  ce  matin  il  a  l'air  de  me 
regarder  de  travers. 

ADÈLE. 

Eh  !  mon  père ,  ne  voyez-vous  pas  qu'il  a  le  malheur 
d'être  louche. 

DUBUISSON,  lui  donnant  de  V argent. 

Louche  !  tenez ,  mon  ami ,  acceptez  cela  pour  boire 
à  ma  santé. 

COMTOIS. 

Oh  !  mon  Dieu  !   monsieur ,  cela  n'en  vaut  pas  la 
peine. 

DUBUISSON. 

Comment  î   cela  n'en   vaut  pas  la  peine.  Eh  !  quoi 
donc ,  s'il  vous  plaît  ? 


SCÈNE  XL  4^5 

COMTOIS. 

Ne  vous  fâchez  pas,  monsieur,  je  prends  pour  ne 
pas  vous  désobliger. 

{Il  sort.) 


SCÈNE  XL 

DUBUISSON,  ADÈLE. 

DUBUISSON. 

Tu  as  bien  fait  de  m'avertir  ;  pauvre  garçon  !  j'allais 
le  chagriner. 

ADÈLE. 

Vos  humeurs  contre  les  gens  ont-elles  souvent  plus 
de  fondement  ?  Et  ce  monsieur  que  vous  boudiez  dans 
la  diligence,  parce  qu'il  avait  pris  la  place  du  fond, 
et  qui ,  un  moment  après ,  vous  en  demanda  pardon , 
en  vous  apprennant  qu'il  ne  pouvait  supporter  la  voi- 
ture autrement  ;  et  votre  confrère  le  professeur  de 
mathématiques ,  contre  lequel  vous  vous  fâchiez  déjà 
l'autre  jour,  parce  que  vous  croyez  qu'il  vous  mena-^ 
çait,  lorsqu'il  vous  tendait  la  main  avec  amitié. 

DUBUISSON. 

Eh  bien  !  j'en  conviendrai  avec  toi ,  oui ,  j'ai  tort  ; 
mais  que  veux-tu  ?  c'est  plus  fort  que  moi  ;  par  exemple 
je  ne  me  fâche  jamais  contre  toi. 

ADÈLE. 

Plus  rarement  que  contre  les  autres  au  moins  ;  mais 
vous  qui  vous  sentez  naturellement  de  la  bienveillance 
pour  tout  le  monde,  pourquoi  ne  pas  présumer  les 
mêmes  sentiments  dans  les  autres  ? 


4^6  LE   SUSCEPTIBLE. 

DUBUISSON. 

C'est  vrai  ;  cela  vaudrait  beaucoup  mieux.  Allons ,  je 
suivrai  tes  conseils,  ma  fille,  je  me  vaincrai,  je  me 
corrigerai.  Tu  verras  ;  mais  n'est-ce  pas  Jules  que 
j'entends  ? 

ADÈLE. 

Lui-même. 

SCÈNE    XII. 

DUBUISSON,  ADÈLE,  JULES. 

JULES. 

Âh!  mademoiselle,  j'accours,  je  précède  mon  père; 
quel  heureux  voyage  !  quel  heureux  augure  je  me  per- 
mets d'en  tirer! 

ADÈLE. 

Saluez  donc  mon  père,  Jules. 

DUBUISSQN. 

Pourquoi  donc  cela?  N'est- il  pas  tout  simple  qu'un 
jeune  amant  ne  voie  d'abord  que  sa  maîtresse  et  ne 
s'aperçoive  pas  seulement  que  le  père  est  là. 

JULES. 

Pardon ,  cent  fois  pardon  !  mon  cher  professeur. 

DUBUISSON. 

Eh!  non,  c'est  une  plaisanterie.  Bonjour,  mon  cher 
élève. 

JULES. 

Je  n'osais  me  flatter  que  vous  vinssiez  à  Paris. 

DUBUISSOIf. 

Mon  voyage  a  un  motif  assez  important.  Il  s'agit 


SCENE   XII.  427 

d'obtenir  une  place  à  laquelle  je  crois  avoir  quelques 
droits. 

JULES. 

Ce  voyage  n'a-t-il  pas  encore  un  autre  but? 

DUBUISSOW. 

Lequel  donc? 

JULES. 

Eh  !  mais ,  ne  devinez-vous  pas  ? 

DUBUISSON. 

Eh  bien  ,  oui ,  mon  ami  ;  je  vous  connais  depuis 
votre  enfance.  Je  vous  aime,' je  vous  estime.  Je  suis 
trop  franc  pour  ne  pas  vous  dire  que  vous  me  conve- 
nez sous  tous  les  rapports  ,  et  si  en  effet  monsieur 
votre  père  désire  ce  mariage.... 

JULES. 

Et  pouvez -vous  douter  que  ce  mariage  ne  soit  en 
effet  l'objet  de  tous  ses  vœux  ? 

DUBUISSOIV. 

Je  ne  le  sais  que  par  vous.  Il  ne  m'en  a  jamais  rien 
témoigné  dans  ses  lettres. 

JULES. 

Ses  lettres  ne  roulaient  que  sur  des  affaires,  et  un 
négociant  ne  sait  guère  parler  d'autre  chose  dans  sa 
correspondance. 

DUBUISSOW. 

Oui  ;  il  a  beaucoup  d'affaires ,  monsieur  votre  père. 
Il  n'avait  pas  njême  le  temps  de  répondre  à  mon  billet, 
et  c'est  vous  qui  lui  avez  fait  sentir  qu'il  valait  mieux 
écrire  que  de  répondre  verbalement. 

JULES. 

Il  est  vrai. 


428  LE   SUSCEPTIBLE. 

DUBUISSON. 

Une  réponse  verbale  eût  peut-être  été  aussi  honnête 
qu'un  mot  d'écrit  par  un  commis. 

ADÈLE. 

Ah!  voilà  donc  ce  qui  vous  fâche. 

DUBUISSON. 

Ce  qui  me  fâche,  moi!  mais  non.  J'aurais  été  flatté 
de  recevoir  un  mot  de  la  main  de  monsieur  votre  père; 
mais  il  s'en  faut  que  je  sois  piqué.  Non ,  je  ne  le  suis 
pas,  et  vous  n'avez  que  faire  de  sourire  à  mes  paroles, 
ma  fille. 

ADÈLE. 

Eh!  mon  Dieu!  mon  père,  si  je  souris,  c'est  bien 
involontairement;  car  la  manière  même  dont  vous  dites 
que  vous  n'êtes  pas  piqué  me  fait  craindre.... 

DUBUISSON. 

Vous  fait  craindre....  quoi,  s'il  vous  plaît?  Eh  bien! 
que  signifient  ces  signes  d'intelligence  que  vous  vous 
faites  ? 

JULES, 

Je  m'en  vais  me  hâter  de  vous  l'expliquer ,  mon  cher 
professeur.  Vous  allez  voir  mon  père;  et  mademoiselle 
et  moi,  nous  voudrions  vous  prévenir...  C'est  un  très- 
galant  homme ,  un  excellent  père  ;  mais  il  n'a  pas  tout- 
à-fait  cette  politesse,  ces  manières  délicates.... 

DUBUISSON. 

Eh  bien  !  quoi  !  c'est  un  homme  sans  façon  ;  tant 
mieux ,  ce  sont  les  gens  que  je  préfère  :  ne  semble-t-il 
pas  que  je  ne  puisse  pas  vivre  avec  ceux. qui  disent 
franchement  ce  qu'ils  ont  dans  le  cœur  ? 

ADÈLE. 

Nous  ne  disons  pas  cela;  nous  savons  au  contraire.... 


SCENE  XIII.  429 

SCÈNE  XIII. 

DUBUISSON,  ADÈLE,  JULES,  BOURVAL. 

BOiiRVAL,  en  dehors. 
Que  le  diable  les  emporte  ces  maudits  fiacres  ;  vous 
n'en  trouverez  pas  un  sur  cent  qui  ait  de  la  monnaie. 

JULES. 

C'est  mon  père. 

BOURVAL,  entrant. 

Là  ,  peut-on  faire  un  pas  dans  ce  Paris  sans  être 
impitoyablement  rançonné  ?  Est-ce  à  monsieur  Du- 
buisson  que  j'ai  l'avantage  de  parler?  Oui,  c'est  bien 
lui.  Voilà  mon  fripon  de  fils  qui  m'a  précédé,  et  voilà 

sans   doute  l'aimable   objet {^A  son  fils. ^  Tu  ne 

m'avais  pas  trompé,  coquin;  jolie,  très-jolie.  {^A  Du- 
buisson^  Commençons  par  nous  embrasser,  mon  cher. 

DUBUISSON. 

Monsieur 

BOURVAL. 

Avec  votre  permission,  je  prends  un  fauteuil.  Je  suis 
si  las  d'être  perpétuellement  debout  dans  mon  ma- 
gasin :  quant  à  vous  autres,  restez  debout,  si  vous 
voulez.  Liberté,  libertas,  c'est  tout  ce  que  je  sais  de 
latin. 

DUBUISSON. 

Monsieur.... 

BOURVAL. 

Eh!  non,  ne  vous  gênez  pas;  vous  voyez  que  je  ne 
me  gêne  pas,  moi.  C'est  la  manière  de  votre  serviteur 
Guillaume  Bourval ,  l'honnête  homme  qui  vous  parle. 


43o  LE   SUSCEPTIBLE. 

Ah  çà,  père,  où  en  sommes-nous?  Mais  d'abord  j'ai 
une  querelle  à  vous  faire. 

DUBUISSON. 

Une  querelle  à  moi? 

JULES. 

Mais,  mon  père.... 

BOURVAL. 

Mais,  mon  père,  mon  père....  laisse-moi  parler,  fils; 
oui ,  une  grande  querelle  :  pourquoi  diable  êtes-vous 
venu  vous  loger  chez  ce  bon  homme  de  médecin  que 
j'estime  infiniment  d'ailleurs  ?  c'est  chez  moi  qu'il  fal- 
lait venir. 

DUBUISSON. 

Monsieur,  c'est  une  très-aimable  querelle  que  vous 
me  faites  là  ;  mais  il  me  semble  qu'aux  termes  où  nous 
en  sommes.... 

BOURVAL. 

Et  c'est  précisément  parce  que  nous  en  sommes  là 
qu'il  fallait  venir  chez  moi.  Voyons,  voilà  deux  jeunes 
gens  qui  s'aiment  :  vous  avez  joliment  élevé  mon  fils; 
oh  !  je  vous  rends  justice ,  et  quoique  votre  fortune  ne 
soit  pas  tout-à-fait  égale  à  la  mienne.... 

DUBUISSOW. 

Comment  !  monsieur ,  vous  me  reprochez  ma  for- 
tune ? 

BOURVAL. 

Et  pas  du  tout  ;  laissez-moi  donc  parler ,  si  vous  vou- 
lez m'entendre. 

DUBUISSON. 

Eh  bien  !  monsieur ,  parlez. 

BOURVAL. 

Je  dis  que  je  suis  plus  riche  que  vous ,  ce  n'est  pas 
votre  faute;  mais  je  ne  suis  pas  si  savant  que  vous, 


SCENE  XIII.  43i 

c'est  la  faute  de  mon  père.  Bref,  mon  fils  et  votre  fille 
s'aiment  depuis  un  an  ;  votre  fille  vous  l'a  confié ,  mon 
fils  m'en  a  parlé  ;  il  n'y  a  que  les  pères  qui  ne  se  sont 
encore  rien  dit;  mais  c'est  votre  faute.  Vous  vous  avi- 
sez de  m'écrire  pour  me  parler  d'affaires  de  commerce 
auxquelles ,  par  parenthèse ,  vous  n'entendez  rien.  Moi 
j'ai  la  malice  de  vous  répondre  simplement  sur  ce  que 
vous  me  mandez,  sans  faire  semblant  de  m'apercevoir 
que  vous  n'entamez  la  correspondance  sur  un  sujet 
étranger  que  pour  en  venir  au  sujet  principal ,  le  ma- 
riage de  nos  enfants. 

DUBUISSON. 

Comment!  monsieur,  vous  croyez  que  je  ne  vous 
écrivais  que  pour  en  venir  à  proposer  ma  fille  à  votre 
fils? 

BOURVAL. 

Pas  tout- à -fait;  mais  laissez- moi  donc  dire.  Pour 
m' amener  à  demander  votre  fille  en  mariage  pour 
mon  fils.  Hem!  j'ai  deviné,  n'est-ce  pas?  car  voilà  déjà 
que  vous  rougissez  comme  une  jeune  fille. 

DUBUISSON. 

Je  rougis....  Mais  en  effet,  monsieur,  vos  discours 
sont  si  singuliers  ! 

BOURVAL. 

Ma  foi ,  je  ne  sais  pas  choisir  mes  phrases  pour  dire 
ce  que  je  veux  dire;  mais  c'est  égal.  Nous  ne  nous 
sommes  rien  dit  par  lettres ,  c'est  fort  bien  ;  mais  main- 
tenant que  nous  voilà  en  présence ,  parlons.  Voulez- 
vous  donner  votre  fille  à  mon  fils  ? 

DUBUISSON. 

Monsieur.... 


432  LE   SUSCEPTIBLE. 

ADÈLE. 

Le  voilà  qui  fait  la  demande.  Vous  devez  être  con- 
tent ? 

DUBUISSON. 

Oh  oui!  très-content. 

JULES. 

Eh  !  mais ,  mon  père ,  ce  n'est  pas  tout-à-fait  comme 
cela  que  je  vous  avais  prié  de  parler  à  monsieur. 

BOURVAL. 

Qu'est-ce  que  tu  dis,  toi?  prétends -tu  apprendre 
à  parler  à  ton  père  ?  A  quoi  bon  aller  s'embarrasser 
dans  des  phrases  où  je  m'embrouille  toujours.  Mon- 
sieur, voulez -vous  me  faire  l'honneur?....  Monsieur, 
serais-je  assez  heureux  pour  espérer....  Eh  !  que  diable! 
moi  je  vais  au  fait.  Vous  vous  honorerez  tous  les  deux, 
vous  vous  rendrez  mutuellement  heureux,  et  tant  pis 
pour  qui  se  choque  de  mon  discours.  Ainsi  c'est  con- 
venu; je  demande  votre  fille,  vous  me  l'accordez,  n'est- 
ce  pas?  je  n'ai  pas  besoin  d'attendre  votre  réponse. 
Venons  à  la  dot.  J'associe  mon  fils  à  mon  commerce; 
je  lui  donne  le  bien  de  sa  mère,  quarante  mille  francs 
par  anticipation  sur  ma  fortune  :  si  peu  que  vous  don- 
niez à  votre  fille,  je  m'en  contenterai;  mais  enfin  que 
lui  donnez-vous? 

DUBUISSON. 

J'admire  la  promptitude  avec  laquelle  vous  expédiez 
les  choses ,  monsieur  :  et  quand  il  s'agit  du  bonheur  de 
nos  enfants ,  vous  avez  l'air  d'en  faire  un  marché. 

BOURVAL. 

Point  du  tout ,  le  bonheur  se  trouve  dans  la  conve- 
nance des  deux  époux.  Vous  connaissez  mon  fils  pour 
im  bon  sujet  ;  moi  je  sais  que  mademoiselle  est  une 
bonne  fille,  c'est  d'accord  cela.  Il  faut  bien  en  venir 


SCENE  XIII.  433 

aux  affaires  d'intérêt.  Qu'est-ce  que  vous  me  parlez  cle 
marché?  tout  n'est -il  pas  marché  dans  ce  monde? 
Voyons ,  que  donnez-vous  à  votre  fille  ? 

DUBUISSOIY. 

Ma  foi,  monsieur,  je  n'ai  rien  à  répondre  à  des  de- 
mandes faites  de  la  sorte. 

BOURVAL. 

Comment  !  vous  n'avez  rien  à  répondre  !  Ah  !  fort 
bien,  je  vous  offense;  mon  fils  me  l'avait  bien  dit  que 
vous  étiez  susceptible ,  épiloguant  sur  un  mot. 

DUBUISSON. 

Ah!  monsieur  votre  fils  s'était  donné  la  peine  de 
vous  faire  mon  portrait.  Je  lui  en  ai  de  grandes  obli- 
gations. 

JULES. 

Eh!  mais,  mon  père,  vous  me  perdez. 

BOURVAL. 

Comment  !  je  te  perds  !  Eh  !  parbleu  !  pourquoi 
laisserais- je  ignorer  à  monsieur  que  je  connais  ses 
défauts  ? 

ADÈLE. 

C'est  que  vous  conviendrez  que,  sans  être  taxé  de 
trop  de  susceptibilité ,  on  peut  se  choquer  de  la  ma- 
nière dont  vous  vous  exprimez. 

BOURVAL. 

Eh  bien!  à  la  bonne  heure ,  ma  belle  enfant,  je  n'en 
disconviens  pas,  chacun  a  ses  défauts,  je  suis  brusque, 
bourru,  sans  éducation;  vous  l'aviez  peut-être  dit  à 
votre  père  ,  comme  mon  fils  m'avait  dit  qu'il  était 
ombrageux. 

ADÈLE. 

Monsieur,  je  ne  me  serais  pas  permis.... 
Tome  IF.  28 


434  LE   SUSCEPTIBLE. 

BOURVAL. 

Allons,  vous  le  lui  aviez  dit,  n'est-il  pas  vrai?  ne 
me  le  cachez  pas,  je  ne  vous  en  voudrai  pas  ;  mais  cela 
ne  m'empêche  pas  d'être  un  bon  homme ,  et  d'avoir 
ma  dose  de  bon  sens;  et  comme  je  ne  me  soucie  pas 
de  me  refondre  pour  monsieur  votre  père ,  je  suis  loin 
d'exiger  qu'il  se  refonde  pour  moi  ;  qu'il  me  passe  mes 
boutades,  mes  brusqueries,  mes  grosses  vérités,  je  lui 
passerai  ses  étiquettes,  ses  épilogues,  ses  petites  bou- 
deries, ses  petites  moues,....  tenez,  comme  celle  qu'il 
nous  fait  à  présent. 

DUBUISSOW. 

Moi  ?  je  ne  boude  pas. 

BOURVAL. 

Si  fait,  vous  boudez.  Pour  vivre  ensemble,  il  faut 
être  mutuellement  indulgent  ;  et  vous  qui  êtes  savant , 
vous  devez  savoir  cela? 

ADÈLE. 

Ah!  mon  père,  voilà  ce  que  vous  m'avez  répété 
bien  souvent. 

DUBtllSSON. 

Oui,  sans  doute,  monsieur;  l'indulgence  réciproque 
est  d'une  nécessité  indispensable  dans  la  société;  et, 
quoique  monsieur  Jules  ait  jugé  à  propos  de  m'annon- 
cer  à  son  père  comme  un  susceptible,  je  me  flatte  de 
ne  1  être  pas  encore  assez  pour  me  formaliser  de  quel- 
ques mots  ;  mais  c'est  le  fond  des  choses  sur  lequel 
j'avoue  sans  crainte  que  je  suis  très-délicat. 

BOURVAL. 

Eh  bien!  est-ce  que  je  vous  aurais  choqué,  par 
aventure,  sur  le  fond  des  choses? 


SCENE  XIII.  435 

DUBUISSON. 

La  manière  dont  vous  exaltez  votre  fortune ,  et  dont 
vous  rabaissez  la  mienne.... 

BOURVAL. 

Ma  foi ,  écoutez  donc ,  il  y  a  bien  des  pères  à  ma 
place  qui  ne  seraient  pas  si  faciles.  Un  professeur, 
certainement ,  jouit  d'une  grande  considération ,  et 
c'est  une  belle  chose  que  la  considération  ;  mais  qu'est- 
ce  que  cela  pèse  dans  le  commerce  ?  Enfin ,  vous  venez 
à  Paris  pour  solliciter  une  place;  combien  y  a-t-il  de 
gens  qui  vous  diraient  :  Monsieur,  je  ne  donnerai  mon 
fils  à  votre  fille  qu'autant  que  vous  aurez  obtenu  la- 
dite place. 

DUEUISSON. 

Permettez-moi  de  vous  dire,  monsieur 

BOURVAL. 

Eh  bien  !  quoi  ?  achevez  donc  ;  mais  avec  quel  diable 
d'homme  m'as-tu  mis  là  en  présence ,  mon  fils  ?  Je 
m'épuise  en  politesses  pour  lui  faire  sentir  que ,  malgré 
ma  fortune,  je  me  tiens  heureux  de  devenir  le  beau- 
père  de  sa  fille,  et  il  me  cherche  querelle  parce  que 
je  lui  dis  des  choses  honnêtes. 

DUBUISSOIV. 

Fort  bien,  monsieur,  votre  fortune,  et  toujours 
votre  fortune  !  et  vous  avez  l'air  de  me  faire  une  grâce 
en  me  demandant  ma  fille.  En  vérité,  je  vous  admire, 
Adèle  ,  d'écouter  tranquillement  de  semblables  ex- 
pressions. 

ADÈLE. 

Mais,  mon  père.... 

BOURVAL. 

Eh  bien  !  vous  voyez  s'il  est  possible  de  le  toucher 
sans  qu'il  se  croie  égratigné.  Oh  !  ma  foi ,  je  quitte  la 

28. 


436  LE   SUSCEPTIBLE. 

partie.  Écoutez,  je  suis  venu  vous  voir,  je  vous  ai  de- 
mandé votre  fille,  je  ne  m'en  dédis  pas;  mais  morbleu! 
je  me  pique  aussi ,  il  me  semble  que ,  quand  j'ai  fait 
les  premiers  pas,  vous  pouvez  faire  les  autres.  Vous 
savez  mon  adresse.  Quand  vous  voudrez  me  faire  ré- 
ponse ,  je  vous  attends ,  et  vous  me  trouverez  chez 
moi.  Allons,  toi  qui  as  été  son  élève,  fais  à  ton  tour 
son  éducation  ;  je  te  jure  que ,  si  ce  n'était  l'intérêt 
qu'inspire  la  jeune  demoiselle  qui  n'a  dit  que  des  choses 
raisonnables,  tandis  que  son  père  déraisonnait,  j'en- 
verrais ce  mariage-là  à  tous  les  diables.  Adieu,  made- 
moiselle; comme  je  le  disais  tout-à-l'heure,  chacun  a 
ses  défauts  dans  ce  bas  monde  ;  mais ,  sur  ma  parole , 
j'aime  encore  mieux  le  mien  que  celui  de  monsieur 
votre  père;  et,  si  c'est  à  l'étude  qu'on  doit  ce  joli  petit 
caractère,  ma  foi,  serviteur  à  la  science,  et....  je  suis 
le  vôtre  de  tout  mon  cœur. 

{Il  sort.) 

SCÈNE    XIV. 

DUBUISSON,  ADÈLE,  JULES. 

D  U  B  U  I  s  s  O  ]Y. 

Vous  avez  bien  fait  de  me  prévenir  qu'il  était  franc , 
monsieur  votre  père. 

JULES. 

Monsieur,  je  vous  demande  pardon  pour  lui,  pour 
moi. 

nUBUïSSOlY. 

Pardon!  vous  vous  moquez.  Vous  avez  dit  que  j'étais 
un   homme   susceptible,    insociable;   c'est   peut-être 


SCENE  XV.  437 

vrai  :  il  est  riche,  il  voudrait  marier  avantageusement 
son  fils  ;  rien  n'est  plus  naturel.  Je  ne  vous  blâme  pas , 
je  ne  vous  en  veux  ni  à  l'un ,  ni  à  l'autre. 

JULES. 

Oui ,  en  rappelant  à  mon  père  toutes  les  obligations 
que  je  vous  ai ,  j'ai  cru  devoir  le  prévenir  de  votre 
sensibilité  peut-être  excessive,  comme  j'ai  cru  devoir 
vous  prévenir  vous-même  de  sa  brusque  franchise; 
mais  un  mot  indiscret  qui  m'est  échappé  sur  votre 
caractère  doit -il  me  faire  perdre  tous  mes  droits  à 
votre  estime?  J'en  appelle  à  votre  cœur,  monsieur 
Dubuisson;  réfléchissez,  et  vous  rendrez  justice  à  mon 
père  et  à  moi. 

(Il  sort.) 

SCÈNE  XV. 

DUBUISSON,  ADÈLE. 

DUBUISSON. 

Eh  bien  !  à  la  bonne  heure  ,  il  est  aussi  franc  que 
son  père,  et  il  ne  déplaît  pas. 

ADÈLE. 

N'est-ce  pas,  mon  père? 

DUBUISSOF. 

Que  diable!  je  ne  suis  pas  déraisonnable. 

ADÈLE. 

Ainsi  vous  oubliez  la  manière  dont  monsieur  Bour- 
val  vous  a  parlé ,  et  vous  consentez  à  me  marier  à  son 
fils? 

DUBUISSON. 

Eh!  mon  Dieu!  pour  ma  part,  il  n'y  aura  jamais 
d'obstacle  ;  mais  il  en  met  lui-même. 


438  LE   SUSCEPTIBLE. 

ADÈLE. 

Comment  donc? 

DUBUISSON. 

N'est -il  pas  clair  qu'en  me  parlant  de  cette  place 
que  je  sollicite ,  il  m'a  mis  dans  la  nécessité  de  ne  re- 
parler de  l'union  projetée  que  si  je  parviens  à  l'obtenir  ? 

ADÈLE. 

Il  vous  a  dit  que  d'autres  à  sa  place  pourraient  pen- 
ser et  agir  ainsi. 

DUEuissorr. 

Je  suis  fâché  pour  toi,  ma  fille,  que  tu  ne  veuilles 
pas  voir  les  choses  comme  elles  sont  ;  mais  moi  qui 
suis  habitué  à  entendre  ce  qu'on  veut  dire  plutôt  que 
ce  qu'on  dit...  [Tirant  une  lettre  cachetée  de  sa  poche?) 
Allons ,  ce  n'était  pas  assez  de  la  répugnance  naturelle 
que  j'éprouve  à  solliciter ,  il  fallait  encore  que  j'y  fusse 
forcé  par  les  conditions  que  m'impose  cet  homme 
brusque  et  incivil.  Allons  donc  porter  cette  lettre  à 
madame  Florange.  11  est  assez  singulier  qu'on  m'ait 
donné  une  lettre  de  recommandation  toute  cachetée, 
ce  n'est  pas  l'usage. 

ADÈLE. 

Eh  quoi!  penseriez-vous  qu'elle  fût  dirigée  contre 
vous? 

DUBUISSON. 

Fi  donc!  Mais  cette  précaution  ne  m'autorise-t-elle 
pas  à  croire  que  c'est  une  de  ces  froides  recomman- 
dations.... 


SCÈNE   XVI.  439 

SCÈNE    XVI. 

ADÈLE,  DUBUISSON,  FIERVILLE. 

F I E  R  V  T  L  L  Ji ,  611  rentrant. 
Entendez-vous  ?  laissez  tous  ces  paquets  dans  l'anti- 
chambre jusqu'à  ce  que  nous  sachions  dans  quel  ap- 
partement nous  logeons.  Ah!  monsieur,  votre  serviteur. 
Le  cher  docteur  est  sorti  :  ah  !  diable  !  tant  pis.  Ma 
femme ,  qui  m'a  laissé  pour  des  courses  essentielles , 
doit  venir  le  prendre  dans  un  quart  d'heure  pour  aller 
chez  un  de  ses  amis  intimes ,  de  qui  dépend  la  place 
que  je  veux  avoir.  Ah!  monsieur,  on  est  bien  mal- 
heureux d'avoir  à  solliciter  dans  ce  pays-ci. 

DUBUISSON. 

Pourrait-on ,  sans  indiscrétion ,  demander  à  mon- 
sieur quelle  est  la  place  qu'il  sollicite  ? 

FIERVILLE. 

Ah  !  mon  Dieu  !  à  vous ,  l'ami  du  cher  Urbain ,  logé 
chez  lui!  je  me  garderai  bien  d'en  faire  un  mystère; 
une  place  de  professeur  vacante  dans  un  des  lycées 
de  Paris. 

DUBUISSOIV^ 

Une  place  de  professeur  ! 

ADÎILE. 

Que  dit-il? 

FIERVILLE. 

On  y  a  quelques  droits ,  comme  vous  pouvez  penser. 
J'ai  beaucoup  cultivé  mon  esprit,  j'ai  fait  quelques 
vers  français;  en  confidence  même,  j'ai  jadis  ébauché 
une  tragédie  :  nous  avons  d'ailleurs  une  certaine  tra- 


44o  LE    SUSCEPTIBLE. 

duction....  Je  me  suis  peu  occupé  de  l'éducation  jus- 
qu'ici ,  si  ce  n'est  en  théorie  ;  mais  comme  il  ne  s'agit 
pas  d'apprendre  à  lire  à  des  marmots ,  mais  d'enseigner 
à  des  jeunes  gens ,  qui  seront  des  hommes  tout-à- 
l'heure ,  l'éloquence  ,  les  belles-lettres ,  on  peut ,  sans 
se  flatter,  demander,  obtenir  et  exercer  dignement  un 
tel  emploi.  Qu'en  pensez-vous,  monsieur? 

DUBUISSON. 

Moi ,  monsieur  !  puisque  vous  vous  en  sentez  ca- 
pable.... 

FIERVILLE. 

Très -capable,  mon  cher;  mais  le  mérite  ne  suffît 
pas  :  il  faut  des  protections,  des  connaissances;  et  avec 
l'appui  du  cher  Urbain.... 

DUBUISSOW. 

Urbain  vous  a  donc  promis  son  appui  ? 

FIERVILLE. 

Oui  sans  doute  :  depuis  que  j'ai  l'avantage  de  le  con- 
naître, il  n'a  cessé  de  me  faire  des  offres  de  service. 

DU  BUISSON. 

Eh  bien  !  ma  fille  ? 

FIERVILLE. 

Je  n'ai  pas  encore  eu  le  temps  de  lui  dire  ce  que  je 
désirais;  mais  je  suis  sûr  de  lui. 

ADÈLE,  à  son  père. 

Vous  voyez  que  monsieur  Urbain  ne  sait  pas  même 
qu'il  sollicite  la  même  place  que  vous. 

FIERVILLE. 

Mais  où  est-il  donc?  J'ai  moi-même  quelques  courses 
à  faire;  il  me  tarde  de  le  prévenir.  Ah!  le  voici.  Vous 
le  voyez,  tout  me  réussit.  Ah!  je  suis  né  heureux,  vé- 
ritablement. 


SCÈNE  XVII.  44i 

SCENE    XVII. 

ADÈLE,  DUBUISSON,  URBAIN,  FIERVILLE. 

FIERVILLE. 

Quel  bonheur  que  vous  rentriez,  docteur!  Nous 
n'avons  pas  eu  le  temps  de  nous  expliquer.  Savez-vous 
quelle  est  la  place  que  j'ambitionne  ?  celle  de  profes- 
seur dans  un  des  lycées  de  Paris. 

URBAIN. 

Vous,  professeur! 

FIERVILLE. 

Oui,  moi  :  c'est  précisément  Ce  qui  me  convient 
avec  ma  petite  fortune ,  n'est-ce  pas  ?  Cela  m'arron- 
dira, cela  m'occupera.  Ne  trouvez-vous  pas  que  c'est 
supérieurement  calculé  ? 

URBAIN. 

Supérieurement  calculé,  en  effet. 

FIERVILLE. 

J'étais  sûr  de  votre  approbation.  On  m'a  dit  que  la 
place  dépendait  sur-tout  d'un  certain  monsieur  Dorbel , 
avec  lequel  vous  êtes  intimement  lié. 

URBAIN. 

Précisément  :  je  sors  de  chez  lui. 

FIERVILLE. 

Que  je  suis  donc  fâché  de  ne  pas  vous  en  avoir  parlé 
plus  tôt!  vous  lui  en  auriez  déjà  touché  quelques 
mots. 

URBAIN. 

Consolez-vous  ;  je  ne  l'ai  pas  trouvé. 


442  LE    SUSCEPTIBLE. 

FIERVILLE. 

Ah  !  bon  !  Eh  bien  !  dans  un  quart  d'heure  ma  femme 
vient  vous  prendre  ;  vous  allez  ensemble  chez  ce  mon- 
sieur Dorbel ,  et  là ,  ma  foi ,  je  m'en  rapporte  à  vous  : 
parlez-lui  de  moi  comme  vous  voudrez ,  avec  franchise  ; 
je  sais  d'avance  tout  le  mal  que  vous  pourrez  lui  dire. 
URBAIN,  a  Dubiiisson. 

Eh  bien  !  il  ne  manque  pas  de  confiance  en  lui-même. 

DUBUISSON. 

Ni  en  toi,  à  ce  qu'il  me  paraît. 

FIERVILLE. 

On  m'a  dit  que  j'avais  un  concurrent. 

URBAIN. 

Il  est  vrai. 

FIERVILLE. 

Un  certain  professeur  d'Amiens  :  on  croit  même  qu'il 
est  à  Paris. 

URBAIN. 

Oui ,  il  y  est. 

FIERVILLE. 

Ah  !  vous  le  saviez  :  un  homme  de  routine ,  un  homme 
de  métier. 

URBAIN. 

Eh!  mais,  c'est  quelque  chose  que  d'avoir  exercé  un  état. 

FIERVILLE. 

Oui,  aux  yeux  de  quelques  sots;  mais  aux  vôtres  et 
aux  miens...  Et  quand  on  a  autant  de  titres  que  moi.... 

URBAIN. 

Et  quels  sont  donc  ces  titres  ? 

DUBUISSON. 

Monsieur  a  déjà  daigné  me  les  apprendre ,  et  tu  les 
connais  sans  doute  aussi  bien  que  moi. 


SCENE   XVII.  443 

URBAIN. 

Ma  foi,  je  les  cherche.... 

DUEUISSOK. 

N'y  a-t-il  pas  d'abord  une  traduction  ? 

URBAIN. 

Ah  !  oui  ;  elle  a  été  bien  critiquée  dans  les  journaux. 

FIERVILLE. 

Cabale,  envie,  calomnie  :  le  plus  grand  succès.  Il 
n'en  reste  plus  chez  mon  libraire. 

URBAIN. 

Oui ,  vous  en  avez  fait  beaucoup  de  cadeaux.  J'en  ai 
reçu  un  exemplaire. 

FIERVILLE. 

Parbleu  !  je  n'ai  pas  oublié  la  lettre  charmante  que 
vous  m'avez  écrite  en  remercîment. 

DUBUISSON. 

Oii  tu  en  faisais  sans  doute  le  plus  grand  éloge  ? 

URBAIN. 

Il  s'y  mêlait  un  peu  de  critique. 

FIERVILLE. 

Et  voilà  les  éloges  flatteurs  :  ce  mélange  de  critique 
annonce  la  franchise  de  la  louange. 

DUBUISSON. 

N'y  a-t~il  pas  aussi  une  tragédie  ? 

FIERVILLE. 

Vous  rappelez-vous  la  lecture  que  je  vous  en  fis? 

URBAIN. 

Elle  fut  fort  gaie ,  la  lecture. 

FIERVILLE. 

Oui;  il  y  avait  déjeunes  femmes,  de  jeunes  auteurs; 
mais  comme  ma  femme  sanglotait  au  dénoûment  ! 


444  LE    SUSCEPTIBLE. 

DUBUISSO]>r. 

Enfin ,  une  profonde  théorie  sur  l'éducation  ? 

URBA.I]y. 

11  y  a  bien  des  gens  qui  regardent  ces  profondes 
théories  comme  la  science  de  ceux  qui  n'en  ont  pas. 

FIER  VILLE. 

Ce  n'est  pas  vous  :  vous  savez  bien  que  la  théorie.... 
Souvenez- vous  des  entretiens  graves  et  sérieux  que 
nous  eiimes  ensemble  à  Piouen  ;  comme  vous  étiez  en- 
thousiasmé des  idées  lumineuses  que  je  vous  développai! 

URBAIN. 

Enthousiasmé ,  dites-vous  ? 

FIERVILLE. 

Oui ,  oui ,  enthousiasmé  ;  et ,  tenez ,  vous  l'êtes  en- 
core. Ainsi  c'est  convenu  ;  vous  attendez  ma  femme. 
Moi ,  je  cours  me  présenter  chez  les  personnes  qu'elle 
n'aura  pu  voir.  Ma  foi ,  docteur ,  je  suis  fier  de  votre 
estime  ;  mais  avouez  aussi  qu'il  est  bien  flatteur ,  quand 
on  s'emploie  pour  quelqu'un ,  que  ce  quelqu'un  ne  soit 
pas  tout-à-fait  indigne  de  l'intérêt  qu'on  lui  témoigne  et 
du  bien  qu'on  en  peut  dire. 

{Il  sort.) 

SCÈNE  XVIII. 

ADÈLE,  DUBUISSON,  UBBAIN. 

URBAIN,  î^lant. 
Eh  bien  !  as-tu  jamais  vu  un  homme  plus  content  de 
lui-même  et  des  autres? 

DUBUISSON. 

Tu  n'étais  donc  pas  sincère  dans  les  compliments  que 
tu  lui  as  faits. 


SCENE   XVIII.  445 

ADÈLE. 

Eh!  mais,  où  avez -vous  donc  vu,  mon  père,  que 
monsieur  Urbain  lui  eût  adressé  des  compliments  ? 

DUBUISSON. 

Enfin,  il  sort  enchanté  de  toi. 

URBAIN. 

Parce  qu'il  veut  bien  l'être. 

DUBUISSON. 

Tu  ne  l'appuieras  donc  pas  ? 

URBAlJy. 

Il  te  sied  bien  de  me  faire  une  pareille  question , 
quand  tu  es  sur  les  rangs  pour  la  même  place. 

DUBUISSOW. 

Eh!  mais,  écoute  donc,  je  ne  veux  pas  te  gêner  :  si 
tu  crois  que  monsieur  Fierville  ait  plus  de  mérite  et 
plus  de  droits  que  moi....  Je  n'ai  point  fait  de  tragédie. 

URBAIN. 

Mais  tu  comptes  des  élèves  qui  font  honneur  à  leur 
maître. 

DUBUISSOIV. 

Je  n'ai  point  fait  cadeau  de  mes  traductions. 

URBAIN. 

Mais  ton  libraire  les  a  vendues. 

ADÈLE. 

Mon  père,  vous  m'aviez  promis...  Vous  affligez  mon- 
sieur Urbain, 

DUBUISSON. 

Je  l'afflige!....  Ce  n'est  pas  mon  intention.  Allons, 
je  suis  un  fou:  pardonne  -  moi ,  mon  ami.  Va,  je 
compte  sur  toi ,  je  dois  y  compter.  Je  vais  chez  cette 
madame  Florange.  Au  fait,  ce  monsieur  Fierville  avec 
sa  traduction ,  sa  tragédie ,  sa  théorie ,  ferait  un  profes- 


446  LE  SUSCEPTIBLE. 

seur  d'une  singulière  espèce  ;  et ,  tout  homme  de  routine 
et  de  métier  que  je  puisse  être,  je  rends  trop  justice  à 
ton  discernement  et  sur-tout  à  ton  amitié,  pour 
craindre  que  tu  balances  entre  nous.  Sans  adieu ,  mon 
cher  Urbain. 

(//  son.) 
SCÈNE    XIX., 

ADÈLE,  URBAIN. 

URBAIN. 

S'il  était  toujours  comme  cela  encore. 

ADÈLE. 

Vous  ne  savez  pas  ce  qu'il  y  a  de  plus  malheureux  : 
monsieur  Bourval  est  venu. 

URBAIN. 

Et  votre  père  s'est  piqué  dès  le  premier  mot. 

ADÈLE. 

Et  maintenant  mon  père  soutient  que  monsieur 
Bourval  ne  me  trouve  pas  assez  riche  pour  son  fils. 
Jugez  dans  quel  embarras  nous  nous  trouvons  ;  mais 
voici  monsieur  Jules. 

SCÈNE  XX. 

ADÈLE,  URBAIN,  JULES. 

URBAIN. 

Le  fils  de  monsieur  Bourval!  bien,  jeune  homme, 
vous  arrivez  au  moment  où  l'on  vous  désirait. 


SCENE    XX.  447 

ADÈLE,  a  Jules. 
c'est  monsieur  Urbain,  le  maître  de  cette  maison. 

URBAIN. 

Oui,  monsieur,  Urbain,  l'ami  intime  de  son  père, 
médecin  de  profession ,  et  qui  voudrais  bien  m'établir 
celui  de  mon  pauvre  ami  ;  car  il  en  a  besoin ,  et  ce 
qu'il  y  a  de  pis,  c'est  qu'il  ne  veut  pas  convenir  qu'il 
est  malade.  Il  s'agit  de  bien  nous  concerter  tous  les 
trois  pour  le  rendre,  en  dépit  de  lui-même,  aussi  heu- 
reux qu'd  lui  est  possible  de  l'être.  Où  en  êtes-vous 
avec  monsieur  votre  père? 

JULES. 

Eh  !  monsieur,  mon  père  ne  pense  déjà  plus  à  ce 
qui  s'est  passé;  vous  le  savez,  ces  caractères  violents 
s'apaisent  aussi  aisément  qu'ils  s'emportent.  Je  vous  ré- 
ponds de  le  ramener  dans  un  instant. 

URBAIN. 

Ecoutez ,  c'est  moi  qui  me  charge  de  solliciter  pour 
Dubuisson  auprès  de  Dorbel.  Quant  à  la  réconciliation 
entre  vos  parents,  cela  vous  regarde.  Allons,  made- 
moiselle ,  servez-vous  de  l'aimable  ascendant  que  votre 
douceur ,  votre  tendresse  vous  donnent  quelquefois  sur 
votre  père  ;  tâchez  de  le  rendre  raisonnable ,  au  moins 
pour  un  moment  :  c'est  difficile  ;  mais  ce  qui  est  plus 
facile  peut-être,  c'est  d'obtenir  de  monsieur  Bourval 
qu'il  tempère  ses  vivacités ,  ses  emportements  ;  que , 
jusqu'à  la  signature  du  contrat,  il  soit  poli,  complai- 
sant, affable  pour  monsieur  Dubuisson. 

JULES. 

Eh  !  mon  Dieu  !  je  vous  réponds  que  mon  père  v 
mettra  toute  la  bonne  volonté  possible  ;  mais  tiendra-t-il 
tout  ce  qu'il  se  promettra  à  lui-même  ?  c'est  ce  que 
je  n'oserais  garantir.... 


448  LE  SUSCEPTIBLE. 

ADÈLE. 

Eh  bien  !  monsieur  Jules ,  nous  ne  les  quitterons  pas; 
nous  interpréterons  mutuellement  ce  qu'ils  se  diront. 

JULES. 

Je  cours  chercher  mon  père,  et  je  suis  là  pour  veiller 
à  ce  qu'il  ne  lui  échappe  pas  un  seul  mot  qui  ne  soit 
dicté  par  le  désir  de  plaire  au  vôtre. 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE  XXI. 

ADÈLE,  URBAIN. 

ADÈLE. 

Et  moi  je  suis  là  pour  veiller  sur  le  mien,  afin  qu'il 
ne  se  fâche  ni  trop  fort,  ni  trop  aisément. 
urbaijn^. 
Et  moi ,  avant  que  cette  madame  Fierville  vienne 
me   relancer,  je  m'empresse  -de    courir  chez  Dorbel 
pour  lui  parler  de  notre  ami  commun. 

i^Il  va  pour  sortir,  madame  Fieiville  l'arrête.^ 

SCÈNE   XXII. 

ADÈLE,  URBAIN,  Madame  FIERVILLE. 

madame  fierville. 
Me   voilà,  je  vous  ai  fait  attendre;  car  mon  mari 
vous   a  sans    doute   prévenu   que   j'allais   venir  vous 
prendre.  Eh!  vite,  eh!  vite,  partons. 


SCEJNE    XXII.  449 

URBAIN,  a  pari. 
Allons,  je  n'ai  pas  pu  l'éviter. 

MADAME    F I  E  R  V  I  L  L  E. 

J'ai  une  voiture  en  bas.  Dorbel  nous  attend.  Je  lui 
ai  fait  demander  un  rendez-vous  en  votre  nom.  J'ai 
bien  fait ,  n'est-ce  pas ,  et  il  n'y  a  pas  d'indiscrétion  ? 

URBAIN. 

Mais  je  voudrais  vous  dire.... 

MADAME    FIERVILLE. 

Vous  me  direz  tout  cela  en  route,  et  moi  je  vous 
conterai  de  mon  coté  tout  ce  que  j'ai  déjà  fait.  J'ai  vu 
vingt  personnes,  j'ai  laissé  mon  nom  dans  vingt  mai- 
sons. J'ai  joliment  arrangé  le  professeur  d'Amiens  qui 
s'avise  d'être  notre  concurrent. 

URBAIN. 

Mais  cependant,  madame,  il  me  semble.... 

MADAME    FIERVILLE. 

Eh!  non,  en  pareil  cas,  il  faut  abymer  ses  rivaux. 
On  le  dit  honnête  homme ,  eh  bien  !  quand  monsieur 
Fierville  sera  placé,  je  suis  capable  de  le  servir  à  mon 
tour;  mais  il  faut  commencer  par  songer  à  soi,  n'est-il 
pas  vrai  ? 

URBAIN. 

Oui ,  c'est  assez  le  principe  du  jour. 

MADAME    FIERVILLE. 

Et  de  tous  les  temps.  Ne  nous  faisons  pas  plus  mé- 
chants que  ne  l'étaient  nos  pères.  Ils  nous  valaient ,  et 
nous  les  valons.  J'ai  vu  madame  Florange,  la  parente 
du  ministre,  une  femme  charmante,  et,  par  paren- 
thèse ,  j'y  ai  laissé  le  père  de  mademoiselle  ,  et  je  lui  ai 
recommandé  mon  mari;  on  ne  saurait  avoir  trop  d'amis. 
Tome  IF.  29 


45o  LE  SUSCEPTIBLE. 

URBAIN. 

Ah  !  çà ,  madame ,  si  vous  me  permettez  de  parler  à 
mon  tour 

MADAME    FIERVILLE. 

Oui  sans  doute,  chez  Dorbel,  je  vous  laisserai  par- 
ler, je  me  tairai,  mais  ici,  impossible  :  allons  allons, 
partons. 

URBAIN. 

Allons ,  madame ,  puisque  vous  le  voulez  absolu- 
ment.... {^A part.^  Ma  foi  tant  pis  pour  elle,  ce  n'est 
pas  ma  faute. 

MADAME    FIERVILLE. 

Sans  adieu,  ma  belle  demoiselle,  nous  ne  tarderons 
pas  à  revenir.  Si  vous  voyez  monsieur  votre  père  avant 
moi,  demandez-lui  ce  qu'il  a  fait  pour  mon  mari.  Re- 
commandez-le lui  de  nouveau  :  dites-lui  que ,  puisqu'il 
est  l'ami  du  cher  docteur  depuis  trente  ans ,  il  ne  peut 
pas  se  dispenser  d'être  le  nôtre,  entendez-vous.  Adieu, 
adieu.  Donnez-moi  la  main,  docteur,  et  partons. 

URBAIN. 

Eh  bien!  madame,  partons. 

(  //  soî't  avec  madame  Fieiville.  ) 

SCÈNE   XXIII. 

ADELE,  SEULE. 

Elle  l'emmène.  Allons,  il  faut  convenir  que  le  mari 
et  la  femme  sont  bien  faits  l'un  pour  l'autre  :  là ,  venir 
loger  chez  quelqu'un  malgré  lui,  s'obstiner  à  croire 
qu'on  est  enchanté  de  leur  mérite ,  quand  on  leur  dit 


SCÈNE  XXIV.  45i 

précisément  le  contraire ,  et  enlever  pour  ainsi  dire  les 
personnes....  Ces  gens-là  feront  leur  chemin.  Mais  j'en- 
tends mon  père,  je  crois  :  allons,  essayons  au  moins 
de  le  décider  à  bien  recevoir  monsieur  Bourval. 


SCENE  XXIV. 

ADÈLE,  DUBUISSON. 

DUBUISSO]?f. 

Je  ne  me  suis  pas  trompé  ;  c'est  bien  lui. 

ADÈLE. 

Déjà  de  retour,  mon  père  ? 

DTJBUISSON. 

Oui ,  ma  fille ,  déjà. 

ADÈLE. 

Vous  n'avez  donc  pas  trouvé  madame  Elorange  ? 

DUBUISSOW. 

Elle  était  chez  elle. 

ADÈLE. 

Vous  l'avez  vue  ? 

DUBUISSON. 

Oui,  je  l'ai  vue. 

ADÈLE. 

Elle  vous  a  bien  reçu  ? 

DUBUISSON. 

Parfaitement  bien. 

ADÈLE. 

Vous  voilà  donc  bien  content? 

DUBUISSOW. 

Mais  je  crois  que  j'ai  sujet  de  l'être  ;  car  celte  ma- 

29. 


452  LE    SUSCEPTIBLE, 

dame  Florange  a  sans  doute  tout  le  crédit  qu'elle  s'ima- 
gine !  Les  compliments  qu'elle  m'a  adressés  ne  sont 
pas  ce  qu'on  appelle  de  l'eau  bénite  de  cour.  Cepen- 
dant, ce  monsieur  Fierville.... 

ADÈLE. 

Est-ce  que  vous  en  avez  parlé  à  madame  Florange  ? 

DU  BUISSON. 

Crois-tu  que  je  sois  capable  de  chercher  à  nuire  à 
mes  rivaux?  Tous  mes  efforts  tendent  à  ce  qu'on  dise 
du  bien  de  moi,  et  je  regarderai  toujours  comme  un 
mauvais  moyen  de  m'avancer,  de  dire  du  mal  des  au- 
tres. Ce  n'est  pas  là  ce  qui  m'inquiète. 

ADÈLE. 

Quoi  donc ,  en  ce  cas  ? 

DUBUISSOW. 

Oh!  je  me  garderai  bien  de  dire  un  mot  sur  Urbain 
devant  toi.  C'est  ton  protégé;  mais,  camme  je  rentrais, 
je  viens  de  le  rencontrer  en  voiture  avec  madame  Fier- 
ville  :  j'ai  fait  tout  ce  que  j'ai  pu  pour  m'en  faire  re- 
marquer ;  il  a  détourné  la  tête  :  c'était  sans  dessein  ;  il 
ne  m'aura  pas  vu,  et  ce  n'est  pas  de  moi  qu'ils  par- 
l^aient  ;  mais  enfin  sais-tu  oii  ils  vont  ensemble  ? 

ADÈLE. 

Chez  monsieur  Dorbel. 

DUBUISSON. 

Chez  Dorbel,  dis-tu? 

ADÈLE. 

Oui,  cette  femme  l'emmène  chez  Dorbel  pour  sol- 
liciter en  faveur  de  son  mari. 

D  u  B  u  I  s  s  o  ]y. 
Eh  bien  !  j'avais  tort. 

ADÈLE. 

Ahî  c'en  est  trop,  mon  père.  Permettez-moi  de  vous 


SCENE  XXIY.  /|53 

le  dire  ,  il  est  affreux,  à  vous  de  soupçonner  un  ami 
comme  monsieur  Urbain  :  cette  femme  ne  lui  a  pas 
laissé  le  temps  de  placer  une  parole.  J'ai  vu  monsieur 
Urbain  souffrir  d'aller  avec  madame  Fierville  pour 
solliciter  contre  elle;  et  si  vous  croyez  non-seulement 
qu'il  puisse  dire  un  mot  qui  vous  nuise,  mais  même 
qu'il  ne  vous  serve  pas  avec  toute  la  chaleur,  toute 
l'éloquence  dont  il  est  capable ,  soupçonnez  donc  aussi 
votre  fîlle  ;  car  l'amitié  de  monsieur  Urbain  pour  vous 
égale  presque  la  tendresse  que  je'  vous  porte. 

DUBUISSON. 

Eh  !  là  ,  là ,  mon  enfant,  calme-toi  ;  allons ,  j'ai  tort, 
j'ai  toujours  tort.  Ah  !  si  ce  monsieur  Bourval  ne  faisait 
pas  de  cette  place  une  condition  de  ton  mariage  ! 

ADÈLE. 

Mais  vous  vous  trompez  ;  et  puisque  nous  en  sommes 
sur  cet  article,  n'avez -vous  pas  été  un  peu  trop  dif- 
ficile, un  peu  trop  exigeant  avec  lui? 

DUBUISSON. 

C'est  possible. 

ADÈLE. 

Écoutez  :  son  fils ,  malgré  le  serment  que  le  père 
avait  fait  de  vous  attendre  chez  lui ,  va  le  ramener. 

DUBUISSON. 

Le  ramener  !  je  n'en  crois  rien. 

ADÈLE. 

S'il  vient ,  ne  trouverez-vous  pas  dans  cette  démarche 
la  preuve  qu'il  reconnaît  ses  torts  :  promettez-moi  qu'a- 
lors vous  lui  passerez  quelques  brusqueries. 

DUBUISSON. 

Soit;  mais  il  ne  viendra  pas. 

ADÈLE. 

11  viendra ,  car  le  voicj. 


454  LE   SUSCEPTIBLE, 

DUBUISSOIf. 

Pas  possible!....  C'est  vrai, 

SCÈNE  XXV. 

ADÈLE,  DUBUISSON,  BOURVAL,  JULES, 

BOTJRVAL. 

Eh  bien  !  c'est  encore  moi  ;  me  voilà  revenu.  (  A 
Jules.  )  Tu  vas  voir,  je  vais  être  honnête  et  galant  avec 
lui  comme  avec  une  jolie  femme.  [Haut^  Tenez,  mon- 
sieur Dubuisson,  vous  m'avez  mal  jugé  si  vous  avez 
cru  que  je  n'étais  pas  un  bon  homme ,  et  que  je  dé- 
daignais votre  alliance.  (  A  Jules.  )  Est-ce  bien  ? 

JULES. 

A  merveille. 

DUBUISSOK. 

Monsieur,  je  sens  assurément  tout  ce  que  votre  dé- 
marche a  d'honnête  pour  moi.  {A  sajille.^  Eh  bien!  à 
la  bonne  heure,  le  voilà  raisonnable. 

ADÈLE, 

N'est-ce  pas? 

BOURVAL. 

Non,  le  diable  m'emporte!  Je  suis  fâché  de  m'être 
mis  en  colère  contre  vous;  j'aurais  dû  en  rire. 
JULES,  (i  son  père. 
Paix  donc  ! 

BOURVAL. 

Je  vous  demande  pardon  ;  je  n'aurais  pas  dû  en  rire, 
parce  qu'enfin ,  comme  on  le  sait ,  et ,  comme  je  vous 
le  repète  encore,  personne  n'est  parfait  dans  ce  monde, 
et  que  la  perfection  est  une  chose  si  éloignée  de  l'hu- 


SCENE  XXV.  455 

manité...  Eh  bien!  achève  donc,  toi,  fils;  ne  vois-tu 
pas  que  je  m'embrouille  ? 

JULES. 

Monsieur,  mon  père  vient  exprès  pour  vous  dire 
qu'une  alliance  avec  vous  est  le  plus  cher  de  ses  désirs  ; 
qu'il  n'a  jamais  pensé  à  faire  valoir  sa  fortune. 

BOURVAL. 

Jamais  ;  c'est  la  vérité. 

JULES, 

Que ,  soit  que  vous  ayez  la  place ,  soit  que  vous  ne 
l'ayez  pas,  il  n'en  sera  pas  moins  jaloux  de  m'obtenir 
la  main  de  votre  fille. 

BOURVAL. 

Oui,  il  suffit  que  vous  la  méritiez;  je  suis  riche, 
vous  êtes  savant;  j'ai  gagné  de  l'argent,  vous  avez 
bien  élevé  mon  fils;  partant,  nous  ne  nous  devons  rien; 
que  mon  argent  soit  pour  votre  fille  un  faible  acquitte- 
ment de  ce  que  vous  avez  fait  pour  mon  fils.  N'est-ce 
pas ,  que  cela  n'est  pas  mal  dit  ?  Par  conséquent ,  je 
donne  une  dot;  que  vous  en  donniez  une,  ou  que  vous 
n'en  donniez  pas,  il  n'en  faut  pas  moins  marier  ces 
chers  enfants ,  puisque  la  tête  leur  en  tourne  à  tous 
les  deux. 

DUBUISSON. 

Ma  fille  m'a  fait  connaître  qu'elle  distinguait  monsieur 
votre  fils,  et,  quoique  la  tête  ne  lui  en  tourne  pas.... 

ADÈLE. 

Je  ne  rougis  pas  d'un  sentiment  que  vous-même  avez 
approuvé  ;  voilà  ce  que  monsieur  a  voulu  dire ,  mon 
père. 

BOURVAL. 

Oui ,  précisément  ;  voilà  ce  que  j'ai  voulu  dire  :  ne 
vous  formalisez  pas.  • 


456  LE   SUSCEPTIBLE. 

DUBUISSON. 

Qui  ?  moi ,  monsieur ,  me  formaliser  quand  vous  me 
comblez  de  politesses ,  et  quand  je  vois  à  travers  vos 
expressions  la  bonté  de  votre  cœur. 

BOURVAL. 

Monsieur,  c'est  vous  qui  me  comblez....  [A  sonjîls.) 
Comment  donc!  mais  il  est  charmant. 

DUBUISSOF. 

Quant  à  la  dot,  je  vous  crois  trop  raisonnable  pour 
me  faire  l'injure  de  croire.... 

BOURVAL. 

Eh  !  non;  il  n'y  a  pas  d'injure....  il  n'y  a  pas  de  mal 
à  n'être  pas  riche. 

JULES,  à  son  père. 
Mon  père.... 

BOURVAL. 

Eh  !  laisse  donc  ;  c'est  un  compliment  que  je  veux  lui 
faire. 

ADÈLE. 

Mon  père  veut  dire  que  s'il  n'est  pas  en  état  de  donner 
une  dot  aussi  forte  que  vous ,  sa  fortune  lui  permet  de 
m'en  donner  une,  et  qu'il  compte  assez  sur  votre  dé- 
licatesse pour  croire  que  vous  ne  la  refuserez  pas. 

BOURVAL. 

Parbleu  !  il  n'y  a  pas  de  délicatesse  à  cela.  Une  dot! 
cela  ne  se  refuse  pas ,  et  cela  ne  nuit  jamais  dans  un 
ménage  ;  n'est-ce  pas ,  mes  enfants  ? 

ADÈLE. 

Il  est  vrai. 

BOURVAL. 

Ah  çà,  maintenant,  convenons  d'une  chose  :  je  suis 
brusque,  impoli ,  vous  êtes  susceptible,  exigeant...  Non, 


SCENE  XXVI.  457 

vous  n'êtes  pas  susceptible,  mais  délicat,  un  peu  fier, 
n'est-ce  pas?  Cela  tient  à  l'amour-propre.  Voulez-vous 
qu'avec  mon  gros  bon  sens  je  vous  donne  un  conseil 
qui  ne  part  pas  d'un  imbécille  ?  Traitons  nos  affaires 
par  nos  enfants.  Mon  fils  a  de  l'esprit,  votre  fille  n'est 
pas  sotte  :  que  mon  fils  vous  explique  ce  que  je  veux 
vous  dire ,  et  vous  ne  vous  en  choquerez  pas  ;  que  votre 
fille  me  dise  ce  qui  vous  pique,  et  je  vous  mettrai  la 
chose  au  net.  Hem  !  est-ce  convenu  ? 

DUBUISSOIV. 

Eh  bien  !  soit. 


SCENE    XXVI. 

ADÈLE,  DIJBUISS ON,  BOUR VAL,  JULES,, 
FIERVILLE. 

F  1ER  VIL  LE. 

Félicitez-moi ,  félicitez-moi ,  cher  docteur.  Ah!  il  n'est 
pas  là.  Mais  c'est  égal,  j'aurai  la  place. 

DITBUISSON. 

Vous  l'aurez! 

FIERVILLE. 

C'est  sûr  ;  je  quitte  le  ministre ,  le  ministre  lui-même  : 
il  m'a  fort  bien  reçu.  On  ne  voulait  pas  me  laisser 
entrer;  mais  j'ai  forcé  la  porte  :  il  ne  m'a  dit  qu'un 
mot;  il  était  fort  occupé,  car  il  me  priait  d'abord  de 
le  laisser  tranquille  ;  mais  quand  je  lui  ai  expliqué  mon 
affaire,  quand  je  lui  ai  dit  que  sa  parente,  madame 
Florange  ,  et  monsieur  Dorbel ,  son  ami ,  lui  parleraient 
en  ma  faveur  :  La  place  est  promise  à  quelqu'un  qui  a 
fait  ses  preuves ,  me  dit-il  de  la  manière  la  plus  affable , 


458  LE   SUSCEPTIBLE, 

et  en  me  reconduisant  presque  jusqu'à  la  porte.  Oh  ! 
c'est  un  homme  charmant,  en  vérité;  je  suis  enchanté 
de  sa  réception. 

DUBUISSOIY. 

J'en  étais  sûr. 

BOURVAL,  à  Adèle. 
Qu'est-ce  que  c'est  donc  que  cet  original-là  ? 

ADÈLE,  bas  a  Bourual. 
Un  étourdi  qui  sollicite  précisément  la  même  plac« 
que  mon  père. 

BOURVAL. 

Oui-da.  Monsieur  Dubuisson,  cela  ne  change  rien 
à  nos  conventions  :  qui  que  ce  soit  qui  l'emporte  de 
vous  ou  de  monsieur ,  nous  n'en  marierons  pas  moins 
nos  enfants. 

FIERYILLE. 

Comment!  qu'est-ce?  Expliquez  -  moi  :  monsieur 
serait-il  mon  compétiteur,  par  aventure? 

SCÈNE   XXVII. 

JULES  ,     ADÈLE ,    BOURVAL ,    DUBUISSON , 
URBAIN,  Madame  FIERVÏLLE,  FIERVILLE. 

MADAME    FIERVILLE. 

C'est  une  trahison  !  c'est  une  perfidie  ! 

URBATW. 

Mais,  madame.... 

MADAME    FIERVILLE. 

Non  ;  c'est  abominable  ;  je  le  dirai  tout  haut.  Ecoutez 
tous  le  joli  trait  que  vient  de  me  faire  monsieur  Urbain  : 


SCENE  XX^/II.  459 

Monsieur  se  laisse  mener  par  moi  chez  Dorbel  pour 
solliciter  en  notre  faveur  ;  et  là ,  en  ma  présence , 
monsieur  demande ,  obtient  la  place  pour  un  autre  que 
mon  mari. 

FIERVILLE. 

Ah  !  mon  Dieu  ! 

MADAME    FIERVILLE. 

Et  quand  je  lui  reproche  sa  conduite  :  C'est  votre 
faute,  me  dit-il  ;  si  vous  m'aviez  laissé  le  temps  de  vous 
le  dire,  vous  sauriez  qu'un  autre  avait  avant  vous  des 
droits  à  cette  place  et  à  mon  estime.  Et  pour  qui ,  s'il 
vous  plaît ,  monsieur  se  montre-t-il  si  prodigue  des  de- 
voirs de  l'amitié?  C'est  pour  ce  professeur  du  lycée 
d'Amiens,  dont  je  vous  parlais  avec  tant  de  mépris. 

DUBUISSOR. 

Avec  mépris,  madame...  ^ 

FIERVILLE. 

Eh  !  mais,  c'est  monsieur ,  ma  bonne  amie  :  je  viens 
de  m'en  douter  tout  à  l'heure. 

MADAME    FIERVILLE, 

Pas  possible  ! 

DUBUISSON. 

Mais,  au  lieu  de  m'affliger  de  votre  mépris,  j'aime 
bien  mieux  me  féliciter  de  devoir  tout  à  mon  ami. 

URBAIN. 

Tu  ne  me  dois  rien  :  Dorbel  n'a  pas  plus  oublié  que 
moi  notre  ancienne  amitié;  ton  nom  seul  avait  suffi 
pour  le  décider;  et  avant  même  que  je  lui  eusse  parlé 
de  toi,  tu  avais  la  place.  i^A  Fierville.^  Mon  cher 
parent,  pourquoi  vouloir  commencer  un  état  aux  dé- 
pens de  ceux  qui  y  ont  consacré  toute  leur  vie?  Avec 
votre  fortune,  vos  talents  aimables,  ne  pouvez -vous 
donc  mener  une  vie  heureuse  et  indépendante  ? 


46o  LE   SUSCEPTIBLE. 

F  I  E  R  V  I  L  L  E. 

Ecoute  donc,  ma  femme,  quand  nous  nous  déso- 
lerons  Ne  sais-je  pas  au  fond  du  cœur  que  je  mérite 

la  place?  Cela  me  suffît,  et  je  pardonne  au  docteur. 

MADAME    FIERVILLE. 

Cependant,  mon  ami,  il  est  bien  désagréable.... 

FIERVILLE. 

Eh  !  non  ;  voyons  toujours  les  choses  du  bon  côté  : 
me  voilà  rendu  tout-à-fait  au  commerce  des  muses. 

BOURV  AL. 

Joli  commerce  !  puisse-t-il  vous  prospérer  comme  le 
mien  m'a  réussi  !  Et  vous ,  tâchez  de  prendre  votre 
bonheur  avec  résignation ,  comme  monsieur  prend  son 
malheur  avec  joie. 

URBAIW. 

J'espère  qu'à  présent  tu  ne  te  refuseras  pas  à  venir 
dîner  avec  moi  chez  Dorbel. 

DUBUISSOIV. 

Non  sans  doute. 

URBAIN. 

Si  cependant  tu  faisais  encore  quelques  difficultés , 
voici  un  billet  d'invitation  qu'il  m'a  chargé  de  te  re- 
mettre. Tu  verras  qu'il  attend  aussi  monsieur  Bourval 
et  son  fils.  Vous  viendrez? 

BOURVAL. 

Parbleu  !  il  me  tarde  de  le  voir  et  de  le  remercier 
ce  brave  homme.  Un  petit  mot  encore,  monsieur  Du- 
buisson.  Qu'un  subalterne,  qu'un  homme  malheureux, 
trahi  dans  sa  confiance,  se  fâche  et  s'inquiète  au  pre- 
mier mot  qu'on  lui  dit,  il  faut  le  plaindre  et  lui  par- 
donner; mais  que  cela  vous  arrive  à  vous,  heureux 
père ,  heureux  ami ,  jouissant  d'une  honnête  fortune 


SCÈNE   XXVII.  46i 

et  de  l'estime  générale ,  morbleu  !  permettez-nous  d'en 
rire. 

DUBUISSON. 

Soit,  riez,  mais  riez  tout  bas. 

URBAIN. 

Oui,  qu'il  ne  s'en  aperçoive  pas;  mais  qu'il  s'aper- 
çoive sans  cesse  qu'il  est  aimé,  chéri,  estimé  :  voilà 
l'ordonnance  que  je  vous  donne  pour  lui,  et  peut-être 
parviendrons-nous  à  le  guérir. 


FIN     DU     SUSCEPTIBI-E 
ET    DU    TOME    IV. 


TABLE 

DES  PIÈCES  CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


«««««««««A  a«o«e 


Pages. 

Le  Mari  Ambitieux ,  ou  l'Homme  qui  veut  faire  son  che- 
min   I 

Le  Vieux  Comédien ii5 

Blonsieur  Musard,  ou  comme  le  Temps  passe. 178 

Les  Tracasseries,  ou  Monsieur  et  Madame  Tatillon 228 

L'Acte  de  Naissance , .  343 

Le  Susceptible SgS 


FIN    DE    LA.    TABLE    DU    QUATRIEME    VOLUME. 


:>if^: 


# 


s*;-;^ 


'ê^^ 


m 


fSs^ 


\,    i. 


JsS^*^ 


^1?.,