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OEUVRES
DE
L. B. PICARD.
«»»aoeiea»oa»
THEATRE. — TOME IV.
DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
IMPRIMEUR DU ROI, RUE JACOR, ]Y° l[\.
A PARIS,
CHEZ BOSSANGE, PÈRE ET FILS, LÎBtlAIRES,
rue de Tournon , n° 6 bis.
A LONDRES, chez Martin BOSSANGE et Compagnie,
Libraii-es, 14 Great-Marlborough street.
OEUVRES
DE
L. B. PICARD,
MEMBRE DE l'iKSTITUT ( ACADÉMIE FRANÇAISE).
TOME QUATRIÈME.
A PARIS,
CHEZ J. N. BARBA, LIBRAIRE,
ÉDITEUR -PROPRIÉTAIRE DES OEUVRES DE PIGAULX-LERRUIf ,
AU PALAIS-ROYAL j N*' 5l.
M DCGG XXI.
C^4-iM4f i f- 0 / 0
LE
MARI AMBITIEUX
ou
L'HOMME QUI VEUT FAIRE SON CHEMIN,
COMÉDIE
EN CINQ ACTES ET EN VERS,
Représentée pour la première fois le i6 octobre 1802,,
Qugerit opes et amicitlas, iuservit bonori.
HoRAT. de An. poet.
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Boston Public Library
http://www.archive.org/details/oeuvresdelbpicar04pica
PREFACE.
X^ORSQUE je composai V Entrée dans le monde ^ j'avais un
grand projet. Je voulais faire trois comédies en cinq actes ,
dontle principal personnage, toujours le même, mais pris
à trois âges différents , aurait été présenté sous trois diffé-
rents aspects. C'était Hoi^ace dans son Art poétique qui
m'en avait inspiré l'idée.
Cereus in vitium flecti, monitorLbus asper.*
Tel est l'homme dans sa jeunesse.
Quaerit opes et amicitias, inservit honori. **
C'est te même homme arrivé à l'âge mûr.
Difficilis , querulus , laudator temporis .acti. ***
C'est encore le même homme, s'il parvient à la vieillesse.
Ces trois vers me fournissaient à la fois la matière et les
épigraphes de mes trois comédies.
De ces trois pièces , voici la seconde ; mais j'ai re-
* Un jeune homme , toujours bouillant dans ses caprices .
Est prompt à recevoir l'impression des vices.
** L'âge viril , plus mûr , inspire un air plus sage ,
Se pousse auprès des grands, s'intrigue, se ménage.
*** La vieillesse chagrine incessamment amasse,
Toujours plaint le présent, et vante le passé.
Boii.EÀU, Art poéc.
8 PRÉFACE.
nonce au projet de prendre pour principal personnage
le jeune homme qui fait le sujet de la première, *
UEntrée dans le inonde n'avait pas eu un succès assez
éclatant; mon jeune Térigny n'avait pas laissé un souvenir
assez profond dans l'ame des spectateurs pour qu'on fût
intéressé à le revoir, à quarante ans, ambitieux et marié.
C'est sans doute ma faute ; et je regrette vivement d'avoir
eu ce premier tort. Horace , dans ces vers et dans ceux
qui les précèdent et qui les suivent , a si bien exprimé les
passions , les habitudes et les ridicules de presque tous
les hommes dans les quatre âges de leur vie ! En laissant
de côté l'enfance dont le poète comique ne peut pas s'em-
parer, c'eût été, je crois, une suite d'ouvrages intéres-
sants pour la littérature dramatique que trois grandes
comédies (je les suppose bien exécutées) où l'on aurait
vu le même homme , dans les trois autres époques de sa
vie, aux prises avec les passions de son âge.
Je suis forcé d'en faire l'aveu. Je suis presque toujours
bien inspiré dans le choix de mes sujets : mais trop sou-
vent je ne produis qu'une esquisse au lieu d'un tableau.
Je crois que le Mari Ambitieux est un des sujets les
plus heureux qu'on puisse rencontrer. Quelques vrais
amis, me tenant compte du bonheur du sujet, persistent
à placer la pièce au premier rang de mes comédies , quoi-
qu'ils soient d'accord avec moi sur les défauts de l'exé-
cution.
La pièce eut le plus grand succès à la première repré-
Ce désir de peindrfe le même homme livré successivement aux di-
verses passions de chaque âge de sa vie , ne m'a point abandonué; et c'est
l'idée fondamentale de mon roman iHEusène et Guillaume,
PRÉFACE. 9
sentation. Elle essuya bientôt des éloges et des critiques
qui me semblent également exagérés.
On me reprocha d'avoir donné à Cléon une trop petite,
ambition. « Qu'est-ce, me disait -on, que cette place
«d'Armand qu'il sollicite? Qu'est-ce que ce Dulis dési-
« gné comme un homme en place , qui dispose d'emplois
« assez considérables , que Cléon adule comme le plus
« bas protégé ferait le plus important protecteur ? Enfin ,
■< ajoutait -on , un homme moitié amoureux, moitié am-
' bitieux , n'est plus qu'un homme sans caractère. »
Au moment où je donnai la pièce il m'était impossible
de spécifier la place que sollicitait Cléon. Nos institutions
étaient trop nouvelles pour qu'on pût déjà les mettre en
scène. Il me fallut donc l'indiquer d'une manière vague.
La place d'Armand peut être une petite sous -préfecture,
comme une place de conseiller d'état. J'avoue que ce
titre de Mari Ambitieux ouvre un champ vaste à l'ima-
gination du spectateur. Cependant l'ambition existe dans
toutes les conditions, chez les artisans comme chez les
grands seigneurs. Les circonstances m'ont forcé de rape-
tisser l'ambition de Cléon; mais un lecteur indulgent
peut l'agrandir à son gré. Avant la révolution j'aurais fait
de Dulis un duc, un comte, un grand seigneur, et de
Cléon un de ses courtisans. En i8oa, que pouvais -je
faire de Dulis ? un ministre ? c'était appeler de fausses et
malignes applications sur des personnages importants;
je ne le pouvais , ni ne le voulais.
Un homme moitié amoureux, moitié ambitieux , n'est
point un homme sans caractère ; c'est un homme livré à
deux passions qui se combattent : et le choc des passions
entre elles , ou d'une passion avec le caractère, a toujours
lo PREFACE.
été la source la plus féconde et la plus heureuse du pa-
thétique dans une tiagédie, du comique dans une comé-
die. Dans lame de Rodrigue il s'élève entre l'honneur et
l'amour un combat qui vous attendrit; direz -vous que
Rodrigue est un homme sans caractère? Dans l'ame
d'Harpagon il s'élève entre l'amour et l'avarice un com-
bat qui vous fait rire; direz-vous qu'Harpagon est un
homme sans caractère? Le grand maître n'a jamais man-
qué de mettre le caractèi'e aux prises avec une passion
qui lui est contraire. Alceste est amoureux d'une co-
quette. Tartufe se démasque par convoitise.
Ce ne sont pas là les grands défauts de l'ouvrage. Les
vrais défauts, c'est la vertu inexpugnable de madame
Cléon , c'est la générosité bien établie de Dulis. Aucune
des deux passions de Cléon n'est en danger; sa femme
ne succombera point; Dulis ne le punira point de la
vertu de sa femme : et voilà ce qui affaiblit à la fois
l'intérêt et le comique.
Quant au rôle de Cléon , il me paraît ce qu'il doit être ,
lorsqu'il ignore , lorsqu'il veut ignorer l'amour de Dulis;
lorsque, certain de la vertu de sa femme, il se décide à
laisser aller les choses; lorsque, malgré sa sécurité, il
varie dans les conseils qu'il lui donne sur la conduite
qu'elle doit tenir avec Dulis. Ses terreurs , pendant qu'elle
est au bal , sont comiques , et le seraient bien davantage
si elles pouvaient paraître un peu plus fondées.
Deux autres rôles qui me semblent vrais et comiques,
ce sont ceux du complaisant Montbrun, et de l'intri-
gante madame Sain t-Alban. Je crois que cehti de Mont-
brun sur-tout est heureusement imaginé. H pren(^ sur
lui toute la bassesse de l'action, et il en résulte que,
PREFACE. II
malgré la faiblesse de Cléon, on peut encore s'intéresser
à lui.
J'ai toujours aimé l'exposition de cette pièce. Elle me
paraît naturelle, claire et intéressante. Dans le second
et le troisième actes, la situation du principal person-
nage me paraît comique et bien graduée. Le quatrième
acte tout entier était fort applaudi. Le dénoûmeht est
obscur, sérieux, et n'inspire que très -peu d'intérêt.
Qu'importe que madame Cléon soit allée au bal ou n'y
soit pas allée ? on sait bien qu'elle ne cédera pas à Dulis ;
on sait bien que Dulis ne l'enlèvera pas.
Faites de Dulis un homme puissant et sans frein dans
ses passions, faites de madame Cléon une femme que
son indignation contre son mari puisse conduire à une
faiblesse , et je crois que la pièce méritera les grands
éloges qu'un journaliste lui donna le lendemain de la
première représentation.
Que ne le faites-vous, me dira- 1- on .f* Je le voudrais,
je le devrais, je n'ose. Je recule devant l'extrême diffi-
culté de l'entreprise. Qui me répond que je réussirais .i'
Je crois plus prudent d'offrir ma pièce au lecteur avec
ce qu'elle peut avoir de bon et ce qu'elle a de défectueux.
PERSONNAGES.
GLÉON.
DULIS.
DUPLESSIS , beau-père de Cléon.
MONTBRUN, ami de Cléon.
DERCOUR.
DUBOIS, valet de chambre de Cléon.
JOHN, jokei anglais.
GERMAIN , valet de Cléon.
Madame CLÉON, femme de Cléon, fille de Duplessis,
Madame SAINT-ALBAN, intrigante.
La scène est à Paris , chez Cléon.
LE
MARI AMBITIEUX,
ACTE PREMIER,
SCENE I.
Madame GLÉON, DUPLESSIS.
duplessis.
vJui, mon enfant, c'est moi, c'est ton ami, ton père.
MADAME CL:É0K.
Vous, mon père, à Paris! se peut-il? quelle affaire....
DUPLESSIS.
Je te revois, ma fille; et me voilà content.
Je ne t'avais jamais quittée un seul instant,
Et voilà bien six mois que ton mari, mon gendre,
Abandonna Bordeaux : j'ai voulu vous surprendre.
A mon associé je laisse ma maison;
Je pars, et me voilà. Mais où donc est Cléon?
MADAME CLÉON.
Ah ! qu'il vous saura gré , mon père , du voyage !
Il va rentrer.
DUPLESSIS.
Fort bien. Comment va le ménage?
Comment te trouves-tu du séjour de Paris?
Cléon fait-il fortune? a-t-il beaucoup d'amis?
i4 LE MARI AMBITIEUX.
T'aime-t-il toujours bien? quand serai-je grand-père?
Du plus petit détail rends-moi compte, ma chère.
MADAME CLÉ ON.
A ma félicité mon père seul manquait :
Mon bonheur loin de vous peut-il être parfait !
DUPLESSIS.
Et voilà loin de toi ce que ton père éprouve :
Moi qui fus de tout temps si gai, chacun me trouve
Triste et sombre à-présent! Je m'étais bien promis
De choisir pour mon gendre un homme du pa3^s.
J'aurais mis volontiers dans l'acte du notaire
Que ma fille jamais ne quitterait son père;
Et comme quelque temps il en eut le projet ,
Peut-être ton Cléon aurait-il bien mieux fait
De suivre mon commerce et ma manufacture,
Entreprise honorable, avantageuse et sûre....
Mais il fallut céder , et ce pauvre Cléon ,
Tourmenté, maîtrisé par son ambition.
Se berçant de projets , de grandeur , de fortune ,
De plus en plus trouvant ma morale importune ,
Me prouvant qu'il fallait pour le bien de l'état
Qu'il obtînt à Paris quelque poste d'éclat.
Homme de probité d'ailleurs , plein de droiture ,
Instruit et très- versé dans la littérature ,
Partit et t'emmena : mais voyons, c'est fort bien :
A quel point en est-il? il ne m'en écrit rien.
MADAME CLÉON.
Avant de m'épouser Cléon était en place ;
Le départ d'un ministre amena sa disgrâce.
On a de ses talents gardé le souvenir :
De nouveau , lorsqu'il cherche encore à parvenir ,
Vous sentez qu'il lui faut une place marquante.
La mort du brave Armand en laisse une vacante....
ACTE I, SCENE I. i5
DUPLESSIS.
Qu'on donne à ton mari ! Reçois mon compliment.
MADAME CLÉON.
Pas encor, mais Cléon l'aura probablement.
DUPLESSIS.
Ah ! j'entends , il ne vit encor que d'espérance ;
En attendant, chez vous grand train, grande dépense,
Des valets, des chevaux, maison montée enfin.
MADAME CLÉON.
On ne peut autrement faire ici son chemin.
Pour réussir , dit-il , il faut briller , paraître.
DUPLESSIS.
Oui , se mettre en avant , pour rien n'avoir peut-être ;
Je m'en rapporte à lui Ih-desus cependant ;
Et pour se ruiner je le crois trop prudent.
Mais toi, simple en tes goûts, dis, ma bonne Sophie,
Comment te trouves-tu de ce genre de vie ?
MADAME CLÉON.
Il plaît à mon mari.
DUPLESSIS.
C'est dire qu'il te plaît ;
Le monde et ses plaisirs d'ailleurs ont un attrait....
La parure toujours flatte une jeune femme.
Ne va pas en conclure au moins que je te blâme.
Sous ces brillants habits je te trouve encor mieux :
De ma fille , ma foi , je suis presqu'orgueilleux.
Dans le monde chacun te cite, je parie;
On fait bien : à la fois douce, aimable, jolie....
MADAME CLÉON.
Pourvu que je sois belle aux yeux de mon mari....
DUPLESSIS.
C'est tout ce qu'il te faut. Bon , je vois, Dieu merci,
Que vous vivez tous deux en bonne intelligence ;
i6 LE MARI AMBITIEUX.
I
Car, si tu l'aimes tant, c'est qu'il t'aime, je pense.
MADAME CLÉON.
Ah! oui; comme du mien, je réponds de son cœur.
DUPLESSIS.
Ton père , mon enfant , jouit de ton bonheur.
SCÈNE IL
Mesdames CLÉON, SAINT- ALB AN; DUPLESSIS,
GERMAIN.
GERMAIN, annonçant.
Madame Saint- Alban.
{H sort.)
MADAME CLÉOK.
Faites entrer. Mon père,
Ne soyez pas surpris, cette femme est légère....
MADAME SAINT -ALBAN, entrant.
Embrassez-moi , mon cœur , et grondez-moi bien fort.
Huit grands jours sans vous voir ! oh ! j'ai tort , très - grand tort
On me vole mon temps; c'est affreux, c'est infâme....
Vous le savez, je suis toute amitié, toute ame.
Mes chevaux sont rendus , j'ai couru tout Paris ,
J'ai vu vingt fournisseurs , j'ai vu trente commis ;
J'ai choisi pour mon meuble une charmante étoffe.
Le ministre Damon faisait le philosophe;
Mais j'ai forcé sa porte, et j'aurai mon brevet,
PourMirvil, vous savez, brave homme, mais si laid!
Quel dommage ! Arminval enfin a sa régie ,
C'est fait , sa caution par mes soins est fournie.
Mais venons au sujet qui m'amène en ces lieux ;
C'est un fait qui vous touche, un fait très-sérieux.
ACTE I, SCENE IL 17
Dorimène a toujours grand monde à sa toilette;
De Paris vous savez qu'on y tient la gazette.
Il se répand des bruits sur vous et sur Cléon
Qui m'ont frappée au cœur : sans indiscrétion,
Peut-on devant monsieur s'expliquer ?
MADAME CLÉOIV.
C'est mon père.
MADAME SAINT-ALBAN.
Ah! monsieur, recevez mon compliment sincère.
DUPLESSIS.
C'est moi.... Pardon, quelle est madame?
MADAME SAÏNT-ALBAN.
■" Qui je suis?
Une femme de feu, monsieur, pour ses amis,
Et de cœur attachée à votre aimable fille.
DUPLESSIS.
Je le crois ; mais quels sont ces bruits sur ma famille ?
MADAME SAINT- ALBAN.
Votre fille!... monsieur, c'est qu'elle réunit
Les attraits aux vertus ; les grâces à l'esprit.
Qu'elle mérite peu les chagrins qu'elle éprouve!
DUPLESSIS.
Quoi?
MADAME SAINT-ALBAW.
C'est dans le malheur que l'amitié se prouve ;
Et pour vous consoler je viens exprès vous voir.
Vous m'aiderez, monsieur.
Madame cleon.
Je ne puis concevoir
MADAME s AIWT - ALBAN.
Pure méchanceté , mensonge , calomnie ;
Mais je croirais manquer aux devoirs d'une amie....
Tome IV. %
i8 LE MARI AMBITIEUX.
Et puis j'ai tant de peine à garder un secret ,
Sur-tout pour ceux à qui je prends quelque intérêt.
Dans le inonde chacun vous aime , vous estime ;
D'un époux, d'un tyran chacun plaint la victime.
DUPLESSIS.
Sa victime! comment? ne nous déguisez pas....
MADAME SAINT-ALBAN.
C'est public; à l'oreille on se le dit tout bas.
DUPLESSIS.
Quoi donc?
MADAME SAINT-ALBAF.
Qu'en affectant le train de l'opulence,
Cléon beaucoup trop loin a porté sa dépense ;
Qu'envers ses créanciers son bien est engagé;
Que par l'ambition et le chagrin rongé.
Il néglige sa femme , et qu'il n'a pas pour elle
Ces égards que mérite une épouse fidèle,
Aimable , riche et digne enfin d'un meilleur sort.
On lui soupçonne même encore un autre tort,
Et je vous avoûrai que j'en suis tout émue.
Cléon fait à Dulis une cour assidue.
De talents , de vertus modèle intéressant ,
Dulis est militaire , en place , très-puissant ;
Mais hélas ! trop connu par sa galanterie ,
Et toujours faible auprès d'une femme jolie.
De vos charmes Dulis a senti le pouvoir.
Et Cléon fait semblant, dit-on, de n'en rien voir.
DUPLESSIS.
Quels propos! quels soupçons!
MADAME CLÉON.
Vous êtes mal instruite.
De Cléon mieux que moi qui connaît la conduite?
ACTE I, SCENE IL iq
Il fait de sa fortune un noble et sage emploi;
Il n'a jamais manqué d'égards, d'amour pour moi.
Il aspire à remplir une place honorable :
Dès long-temps ses talents l'en ont rendu capable.
De Dulis il cultive, en effet, l'amitié:
Digne en tout du beau poste à ses soins confié,
De mon mari Dulis a mérité l'estime.
Cléon n'est point tyran , je ne suis point victime.
Si Dulis de mes yeux a senti le pouvoir,
Je suis moi-même encore à m'en apercevoir.
Quant aux bruits plus méchants de vile complaisance
Et d'affectation d'une fausse ignorance ,
Par sa conduite intacte , et son honneur connu ,
Je crois que mon mari d'avance a répondu.
MADAME SAINT -ALBAIV.
La chose est-elle ainsi que vous venez de dire?
Vous me comblez , d'honneur. Comme on se plaît à nuire !
C'est affreux; c'est aussi ce que je leur disais :
Un honnête mari souffrirait.... fi! jamais.
Cléon n'est pas encor placé ! c'est une honte.
Il le sera bientôt ; que sur mon zèle il compte.
Je peux tout, vous savez: j'ai l'oreille des gens;
Je devine et je flatte avec art leurs penchants ;
Et j'ai déjà placé tant d'hommes de mérite !
Tenez , en ce moment encor je sollicite
Pour le petit Dercour, un jeune homme charmant:
Je voudrais qu'il obtînt l'emploi d'Armand.
DUPLESSIS.
D'Armand j
MADAME SAINT-ALBAN.
Il s'est laissé mourir, il faut qu'on le remplace:
Dulis précisément dispose de la place.
20 LE MARI AMBITIEUX,
Vous m'avez mis l'esprit et le cœur en repos ,
Ma chère , en démentant ces odieux propos. ^
Je viendrai vous revoir peut-être dans mes courses.
De grâce , disposez de toutes mes ressources :
Je veux absolument être utile à Cléon.
Sur un ménage uni par inclination
Répandre de tels bruits! Oh! rendez-moi justice;
Moi , je n'en ai rien cru. Voulez-vous que je glisse
Quelques mots à Dulis? cela ne fait pas mal.
A vingt autres encor je puis parler au bal,
Chez miladi , ce soir : à propos , vous en êtes.
La fête , m'a-t-on dit , sera des plus complètes.
MADAME CLÉON.
Mais non, nous n'irons pas.
MADAME SAINT-ALBAF.
Point d'invitation
A Cléon ! pas possible : oubli , distraction.
Mais c'est égal : Cléon se nommant à la porte....
MADAME CLÉON.
Nous-mêmes nous avons quelques amis....
BIADAME SAIFT-ALBAN.
Qu'importe?
A minuit au plus tôt le bal commencera.
Votre amie au surplus pour vous y parlera.
Un mot de moi suffît ; je suis si répandue !
Embrassez-moi, mon cœur; monsieur, je vous salue.
i^Elle sort.)
ACTE I, SCENE III. ai
SCÈNE III.
Madame CLÉON, DUPLESSIS.
duplessis.
Ma fille?
MADAME CLÉON.
Eh bien ! mon père ?
DUPLESSIS.
Ainsi tu me trompais.
MADAME CLÉOIY.
Moi? mais j'ai répondu....
DUPLESSIS.
Comme tu le devais;
C'est bien : mais ta réponse était-elle sincère ?
MADAME CLÉON.
Vous croiriez....
DUPLESSIS.
Tu rougis. Je sais que d'ordinaire
Tous ces bruits vont plus loin que la réalité ;
Mais n'ont-ils pas souvent un fond de vérité?
Tu fais bien de cacher ta peine à cette folle,
Que je crois plus maligne encore que frivole ;
Qui, feignant avec toi de vouloir s'affliger,
Ne vient que pour s'instruire et pour t'interroger.
Mais ma fille avec moi doit-elle encor se taire?
Crains-tu de confier tes chagrins à ton père? ,
Réponds , avais-je tort de croire à ton bonheur ?
Cette femme a porté le trouble dans mon cœur.
MA.DAME CLÉON,
Eh bien! donc, je vous dois toute ma confiance.
Aussi-bien , en gardant plus long;-temps le silence .
:.2 LE MARI AMBITIEUX.
Peut-être croiriez-vous le mal plus grand qu'il n'est.
Malgré moi, de mes maux je vous fis un secret.
Verser sur son mari l'ombre même du blâme ,
Hien n'est plus affligeant, plus dur pour une femme.
Oui , son ambition l'absorbe tout entier ;
Il s'agite, il s'intrigue et semble m'oublier.
Encor , dans les projets trop vastes qu'il médite ,
S'il ne voulait devoir rien qu'à son seul mérite.
Je crains que pour sortir de son état obscur
Il n'ait pris un chemin moins honnête que sûr.
Les succès des méchants, cet oubli trop funeste
Qui suit presque toujours l'honnête homme modeste ,
L'ont frappé ; dans l'espoir de réussir comme eux ,
Il imite en tout point ces intrigants heureux.
Près des hommes en place il a d'humbles manières ;
Il va serrant la main des moindres secrétaires;
Et pour frayer sa route, abaissant son orgueil,
Il fait aux valets même un gracieux accueil.
DUPLESSIS.
Lui que j'ai vu si fier, descendre de la sorte !
Et sa dépense aussi devient beaucoup trop forte ?
MADAME CLÉON.
Si j'ose sur ce point témoigner ma frayeur,
Il me ferme la bouche avec une rigueur!
Quand on est glorieux , et que l'on s'humilie ,
Il n'est pas étonnant que l'ame soit aigrie.
Jugez de mes chagrins par mon amour pour lui....
DUPLESSIS.
Qu'il est loin de payer de retour aujourd'hui ?
MADAME CLÉON.
Ah! croyez que toujours à Cléon je suis chère;
Et même jusqu'au bout faut-il être sincère ,
On daigne me trouver dans la société
ACTE I, SCENE III. ^3
Quelque esprit et peut-être aussi quelque beauté :
De tous les compliments qu'on adresse à sa femme ,
Cléon , quoique jaloux , jouit au fond de l'ame.
Il est fier que mon nom soit par-tout répété ,
Et son amour pour moi tient à sa vanité.
Dans les cercles il aime à me voir entourée.
A son gré je ne suis jamais assez parée.
DUPLESSIS.
Allons , trop délicats et trop rares maris ,
Prenez de ses leçons. Mais quel est ce Dulis ?
MADAME CLÉON.
C'est un homme d'honneur , un militaire habile ,
Mais léger, mais galant, à s'enflammer facile.
A d'aimables dehors il joint un grand crédit,
Près des femmes , dit-on , toujours il réussit ;
Et dès-lors il s'est fait une philosophie....
Nos vertus sont l'objet de sa plaisanterie.
Comme il voit maint époux volage, négligent.
En amour pour lui-même il est fort indulgent.
A séduire , à tromper , il ne voit point de crime ;
Il a beaucoup d'amour pour nous, et peu d'estime.
Cependant dans sa place , austère , délicat ,
Amant perfide , il est intègre magistrat.
De l'attirer ici nourrissant l'espérance,
Cléon tous les matins est à son audience.
DUPLESSIS.
C'est à cet homme-là que Cléon fait la cour ?
Il est donc vrai; Dulis a pour toi de l'amour ?
MADAME CLÉON.
Je voudrais autrement expliquer sa conduite :
Ses discours , ses regards ne m'ont que trop instruite;
Il m'obsède par-tout. Dans un cercle brillant
H fut hier encor vif , empressé , galant.
24 LE MARI AMBITIEUX.
Avec moi Cléon garde un ton de politesse
Qui semble de Dulis excuser la faiblesse.
Jusqu'ici j'ai cherché moi-même à plaisanter,
Avec Dulis , d'un feu dont je voudrais douter.
Mais la vérité perce.
DUPLESSIS.
Et Cléon?
MADAME CLÉON.
Il l'ignore;
Tout le monde est instruit, il ne sait rien encore,
DUPLESSIS.
Fort bien , suivant l'usage , en semblable secret
Celui qu'il intéresse est le dernier au fait.
MADAME CLÉON.
Tant qu'il fut incertain qu'on cherchât à me plaire,
Avec Cléon toujours j'ai cru devoir me taire.
Je sens qu'il faut parler à présent, j'en frémis!
Il s'est tant fait la loi de complaire à Dulis!
DUPLESSIS.
Quoi! lorsque sur ce point tu rompras le silence,,
A ne plus voir Dulis penses-tu qu'il balance?
Toi-même jusque-là douter de sa vertu !
Ma fille, il faut déjà qu'il soit bien corrompu.
MADAME CLÉOF.
Cléon a de grands torts, mais mon cœur les excuse;
Ses prétendus amis sont les seuls que j'accuse.
Jaloux de le compter au rang de leurs pareils,
Ils lui prêchent le mal d'exemple et de conseils.
Cette femme d'abord, qui dans l'instant nous quitte,.
Qui, par état, protège, intrigue, sollicite.
Qui, par quelques attraits aidés de quelque esprit,
A conquis dans le monde un immense crédit.
ACTE I, SCÈNE III. aS
Et , voilant ses défauts sous le vernis clés grâces ,
Court les bureaux, les bals, les amants et les places;
Puis un Montbrun doué, dit-on, d'un fort bon cœur,
Mais très-peu difficile en matière d'honneur.
Pour lui rien n'est honteux, pour lui tout est honnête;
Sa conscience à tout s'accommode, se prête;
En conseillant le mal , un autre s'avilit ,
C'est un devoir d'ami qu'à l'entendre il remplit.
Il s'arrange si bien que par-tout on l'invite ,
Et par-tout on le voit assidu parasite.
Payant le bon accueil que le monde lui fait
De quelque vieux bon mot qu'il tient toujours tout prêt»
De Dulis il connaît les valets, les maîtresses;
Il enivre Cléon d'espoir et de promesses ;
Chacun d'eux tour à tour est client et patron ;
Cléon flatte Dulis , Montbrun flatte Cléon.
Il lui donne tout bas un conseil détestable,
Et célèbre tout haut son mérite et sa table.
DUPLESSIS.
Cléon doit aller loin avec de tels amis.
Corbleu! j'ai donc bien fait d'arriver à Paris!
MADAME CLÉOF.
Vous ne pouviez venir plus à propos, mon père.
Nous voici donc enfin un ami franc , sévère ,
Qui peut rendre Cléon à l'amour, à l'honneur;
Qui peut me consoler au moins dans ma douleur.
DUPLESSIS.
Pauvre garçon ! hélas ! il se donne une peine !
Et sans savoir encore où tout cela le mène.
Pour la place importante à laquelle il prétend ,
Cette femme déjà lui donne un concurrent.
Est-ce le seul encor? sur l'intrigue il se fonde :
o
Moyen facile et fait pour tenter bien du monde.
26 LE MARI AMBITIEUX.
Songeons à le sauver; je dois tout ignorer.
Sans retard sur Dulis , toi , songe à l'éclairer.
Suivant l'impression que cet aveu va faire,
Je verrai si je dois ou parler ou me taire.
A quelque grand emploi qu'il parvienne ; fort bien ,
Mais s'il en peut tout haut avouer le moyen.
Lorsque je lui donnai ta main , j'ai dû m'attendra
A devoir le bonheur de ma fille à mon gendre.
Malgré nous s'il persiste encore à s'égarer,
Celui qui vous unit saura vous séparer.
MADAME CLÉOIY.
Non , vous n'en viendrez pas à ce moyen extrême.
Dans le fond de son cœur il est honnête , il m'aime ;
Dulis même, à son tour, m'inspire quelque espoir.
Ils sont faits pour rentrer tous deux dans le devoir.
DUPLESSIS.
Pour leur gloire et leur bien ils ne sauraient mieux faire.
Puissent-ils tous les deux....
MADAME CLÉON.
Voici Cléon, mon père.
SCENE IV.
Madame CLÉON, CLÉON, DUPLESSIS
GERMAIN, UN AUTRE VALET.
CLÉON, le Moniteur a la maiii^ parlant a Germain.
Que chez l'ambassadeur on m'écrive aujourd'hui.
{Parcourant le Moniteur. )
Ah! ah! Derval nommé; j'irai ce soir chez lui.
( Germain sort. )
ACTE I, SCENE IV. -ij
MADAME CLÉON.
Mon amî , c'est mon père.
DUPLESSIS.
Oui , moi-même , mon gendre.
Embrassons-nous.
c L É o ]y , embrassant Duplessis.
Comment! vous! ainsi nous surprendre!
C'est charmant !
DUPLESSIS.
N'es-tu pas enchanté de me voir !
CLÉOIf.
Je mettrai tous mes soins à vous bien recevoir ,
Car vous logez chez moi?
DUPLESSIS.
Chez qui donc, je te prie?
Parbleu! je n'y fais pas tant de cérémonie.
Ne suis-je pas chez moi? je suis chez mes enfants.
Je ne peux avec vous rester que peu de temps,
CLÉON.
Vous parlez de partir, vous arrivez à peine.
Oh ! vous nous donnerez au moins une quinzaine ;
Mais pardon.
{^A un valet.)
Chez Montbrun que l'on passe à l'instant.
Et chez moi dites-lui qu'à dîner on l'attend.
( Le valet sort. )
C'est un de mes amis , honnête , plein de zèle.
Je vous dirai , madame , une bonne nouvelle ;
Enfin j'aurai Dulis. Ce soir je le reçoi
Et Montbrun s'est fait fort de l'amener chez moi.
DUPLESSIS.
Dulis?
28 LE MARI AMBITIEUX.
CLÉON.
Un personnage.
OUPLESSIS.
Ah !
CLÉOIV.
Qui peut m'être utile ^
Estimable, estimé, recherché clans la ville.
Vous sentez qu'il n'est pas facile de l'avoir :
Jugez de mon bonheur , il vient chez moi ce soir.
DUPLESSIS.
Ah! diable ! je t'en fais mon compliment , mon gendre
Ma foi , pour réussir c'est à toi d'entreprendre ;
Et si tu n'as pas fait encore ton chemin ,
Je te retrouve au moins sur la route, en bon train.
Des amis en crédit, de belles espérances;
Ne te ralentis point, et puis si tu t'avances,
C'est toujours , j'en suis sûr , par d'honnêtes moyens ^
Car tes principes sont aussi purs que les miens.
Tu fais une dépense un peu considérable ,
Tu la règles, sans doute, en homme raisonnable.
Et toujours bon ménage entre vous , mes amis ;
On dit qu'on en voit tant de mauvais à Paris,
Sur-tout parmi les gens qui se mêlent d'affaires.
Ce Dulis, ce Montbrun sont des amis sincères?
CLÉON.
Dulis est un ami bien plus qu'un protecteur.
Pour Montbrun, il me sert avec une chaleur....
Avec raison sur lui tout mon espoir se fonde ;
C'est l'homme de Paris qui voit le plus de monde.
DUPr-ESSIS.
Un homme à rechercher en effet. Mais là-bas
J'ai vu de grands apprêts ; tu donnes un repas
ACTE I, SCENE V. 29
Apparemment? Quels sont tes convives, de grâce?
CLÉON.
Mais... des premiers commis... quelques hommes en place
DUPLESSIS.
Bon ! à ces braves gens tu vas me présenter ;
L'ambition, je crois, aussi va me tenter :
Tous ces ambitieux ont une mine austère ,
Dit-on, et je te vois tout joyeux au contraire.
L'exemple de mon gendre est précieux pour moi;
Tâche de me pousser en même temps que toi.
SCÈNE V.
Madame CLÉON, CLÉON, MONTBRUN,
DUPLESSIS.
MONTBRUN, venant de dehors.
Eh ! bonjour , cher Cléon.
CLÉON.
Ah! Montbrun, vous voilà?
Et Duhs?
MONTBRUN.
Il viendra.
CLÉON.
Se peut-il? il viendra.
MONTBRUN.
De son valet de chambre au moins j'ai la promesse ;
Un homme très-bien né. Ce n'est pas sans adresse
Que j'ai pu pénétrer....
DUPLESSIS.
Dans l'antichambre? eh! mais
Il faudrait moins de soins pour un traité de paix.
3o LE MARI AMBITIEUX.
MOWTBRUjy, a Cléon.
Quel est ce monsieur-là?
CLÉON.
Le père de madame.
MONTERUN, a Duplessis.
Monsieur, je suis l'ami de Cléon , de sa femme....
(^ Cléon. )
J'accours pour vous instruire, et je suis tout en eau;
Tantôt j'irai savoir encor l'air du bureau.
DUPLESSIS.
Que de zèle!
CLÉON.
Ah ! sans doute , et comment reconnaître...
M O N T B R U N.
Soyez heureux, Montbrun est toujours sûr de l'être.
SCÈNE VI.
Madame CLÉON , CLÉON , DUBOIS , MONTBRUN ,
DUPLESSIS.
DUBOIS, un peu en arrière.
Mon hommage siYicère à madame , à monsieur.
MONTBRUN.
Ah! c'est monsieur Dubois! très-humble serviteur.
L'homme dont je parlais, valet de confiance
De Dulis , précieux par son intelligence.
DUPLESSIS.
Ah ! l'homme très-bien né ?
MONTBRUN.
Juste.
DUBOIS.
Je viens savoir
ACTE I, SCENE y U. 3i
Si monsieur peut chez vous se présenter ce soir.
CL ÉON.
Dites que je Tattends avec impatience.
M ON TER UN.
Vous avais-je trompé?
CLÉON.
Non : quelle jouissance !
Mon cher Montbrun , quel coup pour tous mes envieux !
DUBOIS.
J'étais sûr d'apporter le bonheur en ces lieux;
Et vu la circonstance , en dépit de l'usage ,
J'ai voulu me charger moi-même du message.
CLÉON.
Trop bon , mon cher Dubois.
DUBOIS.
Messieurs, j'ai bien l'honneur...
( // sort. )
SCÈNE VIL
Madame CLÉON, CLÉON, MONTBRUN,
DUPLESSIS.
DUPLESSIS.
Peste ! monsieur Dubois a le ton protecteur.
CLÉON.
Il viendra. Plus de doute. A lui, mon cher beau-pêre,
Je veux vous présenter. Vous l'aimerez , j'espère.
Vous , madame , pour lui soyez aux petits soins :
Quel bonheur! sa visite aura trente témoins.
DUPLESSIS.
Je vois qu'elle te flatte un peu plus que la mienne.
32 LE MARI AMBITIEUX.
CLÉOIY.
Non pas , mais dans mon plan j'ai besoin de la sienne.
SCÈNE VIII.
Madame CLÉON, CLÉON, MONTBRUN,
DUPLESSIS, GERMAIN.
CLÉOPf.
Qu'est-ce ?
GERMAIN, du fond.
On attend monsieur dans son appartement :
Ce chanteur étranger, le docteur allemand,
Et de l'ambassadeur ce petit secrétaire.
M ONT BRUN.
Peste ! chacun d'entre eux nous est fort nécessaire.
Le chanteur a, dit-on, la femme du docteur;
Avec le secrétaire on tient l'ambassadeur ;
Celui-ci du docteur est le meilleur malade :
Si bien qu'avec eux trois on mène l'ambassade.
CLÉ ON.
Je cours les recevoir.
DUPLESSIS.
Mais un moment....
CLÉON.
Pardon.
Ne tardez pas, madame, à vous rendre au salon.
( // sort avec Montbrun. )
ACTE I, SCENE IX. 33
SCÈNE IX.
Madame CLÉON, DUPLESSIS.
duplessis.
Je m'efforce de rire et n'en ai guère envie.
MADAME CLEO jy.
Cléon de vos discours a senti l'ironie.
DUPLESSIS.
Tu le plains ; moi j'ai peine à cacher mon humeur.
Si je ne lui croyais quelques restes d'honneur....
Suis-moi : sur ses dangers il est temps qu'on l'éclairé.
S'il est sourd à la voix d'une épouse , d'un père ,
De lui je me détache, et le voue au mépris
Oui des lâches époux sont le trop juste prix.
FIJY DU PREMIER ACTE,
Tome IF.
34 I-E MARI AMBITIEUX.
ACTE SECOND.
t
SCÈNE I.
CLÉON, DUPLESSIS.
DUPLESSIS.
Viens donc , je te fais signe afin que tu me suives ;
Au diable ton dîner et tes tristes convives !
CLÉON.
Quoi ! tout ce que la mode a de plus élégant ,
Tout ce que la finance a de plus opulent;
Des gens d'affaires , tous , dans la plus belle passe :
Chez les gens comme il faut , ils sont tous à leur place.
DUPLESSIS.
L'un, pour vous divertir, veut me mystifier;
L'autre fait Thonnête homme et fut banqueroutier.
Des gens âgés cherchant à se donner des grâces;
Des fats, pour se mirer, se disputant les glaces;
Un jeune homme charmant , son oncle est général !
Un homme de génie, il rédige un journal!
Des femmes accourant embrasser d'autres femmes,
A leurs embrassements mêlant les épi grammes.
A l'esprit suppléant par la malignité ,
Mangeant sans appétit, s'enivrant sans gaîté;
En jeux de mots chacun à qui mieux mieux s'escrime.
ACTE II, SCENE I. 35
Le maître du logis, lui-même en est victime :
Ils te flattent tout haut, te déchirent tout bas;
Tu le sais : glorieux déjà de ton repas,
Moins fier de leurs fadeurs que de leur perfidie ,
Ton orgueil à longs traits savoure leur envie.
Mon cher Cléon, causons un moment d'amitié.
Tiens, tu leur fais envie, et tu me fais pitié.
c L É o ]V.
Ma présence au salon devient indispensable.
DUPLESSIS.
Eh ! laisse donc ; à peine est-on sorti de table ,
Et presque tous se sont enfuis sans dire adieu;
Le reste, avec fureur , s'est déjà mis au jeu.
Logement magnifique et table somptueuse ;
Tous les soirs jeu , concert , société nombreuse :
Pour ces dépenses-là , comment t'arranges-tu ?
CLÉOIV.
Une place augmentant bientôt mon revenu....
DUPLESSIS.
Une place!.... Voilà six mois de vaine attente;
Celle que tu poursuis dès long-temps est vacante;
Pourquoi ne l'as-tu pas? t'aurait-on refusé?
CLÉON.
Mais je ne me suis pas encore proposé.
DUPLESSIS.
Quoi ! ne pas demander la place qu'on désire !
CLÉON.
La demander c'était pour me faire éconduire :
Plus je désire et moins je semble désirer.
D'un air insouciant je cherche à me parer.
De mes rivaux je trompe ainsi la vigilance ;
Sans qu'on s'en doute, ainsi vers mon but je m'avance.
Cette place dépend tout-à-fait de Dulis.
36 LE MARI AMBITIEUX.
J'emploie auprès de lui tout ce que j'ai d'ainis.
Autant que je le peux avec lui je me lie;
Depuis deux mois en vain tous les jours je le prie;
Enfin il vient ce soir, c'est un grand pas de fait.
Alors, tantôt gardant avec soin mon secret
Et n'aspirant qu'à vivre en homme obscur, tranquille.
Et tantôt à l'État honteux d'être inutile,
Laissant pour cette place échapper mon désir.
Je l'amène aisément lui-même à me l'offrir.
DUPLESSIS.
Je conçois : sourdement on prépare sa trame ; ,
Tout haut contre l'intrigue on s'élève , on déclame.;
On manque, on n'a pas eu l'air de solliciter;
On triomphe , on se fait prier pour accepter.
Mélange de faiblesse et d'orgueil misérable !
Du beau poste vacant es-tu vraiment capable.
Franchement à Dulis ose le demander :
S'il a les qualités qu'on lui daigne accorder,
La franchise , voilà ta route la plus sûre ;
Au lieu de t'avancer, l'intrigue doit t'exclure.
CLÉON.
Mon Dieu ! qu'il n'en va pas ainsi que vous pensez !
Ces moyens , comme à vous , m'ont paru déplacés :
Mais chacun les condamne , et chacun les emploie.
C'est que pour arriver il n'est que cette voie ;
C'est qu'il est bien prouvé que, sans être intrigant.
Il faut d'un peu d'intrigue appuyer son talent.
Et puisque l'on ne peut réussir sans manège,
A ne pas m'en mêler moi seul m'obstinerai-je?
En recherchant Dulis fais-je donc un grand mal ?
Eh! mon Dieu, non; je suis l'exemple général.
Ainsi la politesse est fausse en ses formules ;
Chacun se les permet cependant sans scrupules.
ACTE II, SCÈNE I. 3-
Et lorsque tant de gens font métier de flatter ,
Pourquoi , tout franchement , ,ne pas les imiter ?
DUPLESSIS.
Ferme ! En si beau chemin , mon gendre , qui t'arrête ?
Il est tant de fripons ! pourquoi serais-je honnête?
C'est là que te conduit ton beau raisonnement.
Ah ! je rougis pour toi de ton aveuglement.
Ainsi , quand on compose avec sa conscience ,
Dans le chemin du vice à grands pas on avance ;
Ainsi de plus en plus, pour toi-même indulgent,
Tu seras de Dulis le plus vil complaisant.
Eh ! crois-tu l'emporter encor quand tu calcules
Jusqu'à quel point tu peux étendre ses scrupules?
Moyen tout à la fois honteux et mal choisi.
Les demi-probités n'ont jamais réussi.
Ces hommes délicats suivant les circonstances ,
Dans leurs frêles vertus qui mettent des nuances ,
Aux pièges des fripons les premiers sont surpris ,
Et des honnêtes gens , comme eux, ont le mépris.
Il faut choisir comment tu veux que l'on te nomme :
Etre fripon parfait , ou parfait honnête homme.
Si jamais sur ce choix tu pouvais balancer ,
Tu sens bien qu'à nous voir il faudrait renoncer.
Il est un autre point peut-être encore plus grave,
Va , fais-toi de Dulis le complaisant , l'esclave ;
Quand tu sauras quel prix il réserve à tes soins....
(Car tu n'es pas instruit, j'aime à le croire au moins).....
Ta femme t'apprendra la vérité cruelle.
( lei madame Cléon paraît. )
Je l'aperçois; adieu, je te laisse avec elle.
C'est pour elle et pour toi que je viens à Paris;
Mais il m'y reste encor quelques bons vieux amis^
Avec lesquels je veux renouer connaissance.
38 LE MARI AMBITIEUX.
Aucun d'eux n'eut jamais de basse complaisance ; -
A flatter , à ramper nul ne s'est abaissé :
Dans son état pourtant chacun s'est avancé.
Ils sont riches , heureux ; quelques-uns sont en place.
La vertu n'est donc pas , quoi que l'intrigue fasse ,
Un moyen si certain de ne rien obtenir.
Adieu; sur ce sujet tâche de réfléchir.
( // sort, )
SCÈNE IL
Madame GLÉON, CLÉON.
CLÉ ON.
Madame, expliquez-moi ce que ceci veut dire.
Quel est donc le secret dont vous devez m'instruire ?
Vous seriez-vous permis des plaintes contre moi?
MADA ME CLÉON.
Moi , me plaindre de vous , cher Cléon ! et pourquoi !
Ne savez-vous pas bien à quel point je vous aime ?
Votre amour n'est-il pas pour moi toujours le même?
Mon père s'est peut-être un peu trop alarmé
D'un luxe qui déjà par d'autres est blâmé.
Il m'a , sur ce sujet , d'abord interrogée ,
Et sa crainte par moi se trouve partagée.
CLÉOIY.
Quoi ! n'est-ce que cela ? Vous me blâmez à tort :
Mon bien pour ma dépense est suffisant , d'abord ;
Et bien loin que déjà ma fortune chancelle,
Quel homme a jamais eu perspective plus belle ?
Vous l'avez entendu : Dulis viendra ce soir.
Madame, c'est à vous à le bien recevoir.
ACTE II, SCÈNE IL 39
MADAME CLÉON.
Est-ce bien pour Dulis qu'une femme sensée ,
Monsieur, doit se montrer prévenante , empressée?
CLÈOIV,
Pour qui donc, si ce n'est pour notre protecteur?
En se rendant chez moi Dulis me fait honneur;
Et n'eût-il pas pour lui ses talents , son mérite ,
A le bien accueillir mon intérêt m'invite.
MADAME CLÉON.
Près des femmes , monsieur , ses principes connus
Ne balancent-ils pas l'éclat de ses vertus ?
On sait dans tout Paris ses intrigues nombreuses ;
Bien des femmes, par lui, ne sont que trop fameuses;
Et, puisque vous voulez vous en faire un appui,
Souffrez que je conserve un ton froid avec lui.
Je n'eus jamais besoin d'avoir tant de prudence ;
Déjà veille sur nous l'active médisance.
A sa nialignité craignons d'ouvrir le champ :
Il n'est que trop prouvé , Cléon , que le méchant
Trouve d'autres méchants toujours prêts à le croire.
Aussi pour mon repos, sur-tout pour votre gloire,
Je voudrais que Dulis ici n'eût point accès.
CLÉON.
Comment!.... mais c'est pousser le scrupule à l'excès.
Et je peux avec vous braver la calomnie.
Yotre vertu , madame , est trop bien établie....
MADAME CLÉOK.
Et si je vous disais que malheureusement
Mes craintes ne sont pas sans quelque fondement ;
Que ce Dulis, objet de votre complaisance,
Et que vous attendez avec impatience ,
Que vous me prescrivez de si bien recevoir,
A sur moi des projets qu'il ne doit point avoir.
/,o LE MARI AMBITIEUX.
CLÉ G N.
Que di(es-voiis?.... Mais non ; voilà comme vous êtes,
Mesdames. A la l'ois et prudes et coquettes ,
De ces contes en Pair vous bercez vos maris :
A vous croire, de vous tout le monde est épris.
Apparemment ainsi vous pensez mieux nous plaire.
Voilà donc ce secret dont parlait votre père!
Mais voyons; vous avez voulu me faire peur.
D'où vous vient cette idée, ou plutôt cette erreur?
MADAME CLÉON.
M'avez-vous jamais vue ou cocpiette, ou légère?
CLÉON.
Mon Dieu ! non, j'en conviens ; mais quoi ! Ton abeau faire.
Ou ne se défeud pas d'un peu de vanité,
Et sur le grand effet que produit sa beauté,
A se tromper soi-même une femme est sujette :
La votre à tous les yeux comme aux miens est parfaite,
Sans doute; mais pour moi l'on connaît votre amour.
Qui se hasarderait à vous faire la cour?
Je suis donc sur Dulis tranquille, fort tranquille,
Et la preuve à donner serait si difficile....
M A DAME CLÉOF.
Ah! Cléon, vous parlez de mon amour pour vous;
Peut-on me croire, moi, bien chère à mon époux?
Dans le monde on nous voit bien rarement ensemble;
Et lorsque le hasard quelquefois nous rassemble.
Vous paraissez distrait, préoccupé, rêveur.
Quel espoir ne doit pas donner votre froideur ?
CLÉON.
Nous nous aimons; faut-il nous le dire sans cesse?
Devant des étrangers faire assaut de tendresse?
Revenons à Dulis ; de son amour pour vous ,
Madame, s'il vous plaît, quelle preuve avcz-vous?
. Ar/IJ: If, SCh.Nh If. /•,,
M A l> A MK CLÉOff.
.]<: ne. Vr)Js nulle f>;irt. que iJulis ne s'y ttouve.
'^; f , É o T.
OiJ rinvjf.f; partout; qu'est-ce que cela prouve?
M A i^ A M F, r; J. K o N.
I^ririout je veux en vaijj éviter son regartJ.
Modestie et réserve, au fond, de votre part.
M A o A ME CLÉOA'.
Mon entretien , dit-il , est celui qu'il préfère.
r;LÉO Y.
fJulis a de l'esprit, le* vôtre floit lui pia/rc.
3IAlJA.\ffc CLi:f>\.
iJe njes charmes sans cesse il me fait co/nplirnent.
CLiéoir.
Preuve qu'il est poli , non qu'il est votre amant.
:\rAJJA3I£ CLJÎOJN'.
A l'entendre , je suis une femme adorable.
o f- K o .V.
Ivieux communs qu'il débite à toutx; femme aimable.
MADAME CLKOIS^.
linfin y b/er....
C J - h o ,\ .
Hier....
MADAME CLiON.
Tandis qu'en beau joueur
Vous perdiez, et cacbiez si gaînient votre humeur,
Jusqu'à s'expliquer mieux Dulis poussa l'audace.
Forcée, en jougissant , de lui céder la place,
Je vis que notre vif et trop long entretien
De tous les spectateurs fut remarqué si bien ,
Que le bruit aujourd'hui dans Paris en circule :
Vous seuT, sur cet amour, serez- vous incrédule?
[\i LE MARI AMBITIEUX.
Pour moi , si jusqu'ici j'ai pu vous le celer,
Tout me fait un devoir aujourd'hui de parler.
CLÉON.
Allons , vous le voulez , ainsi que votre père :
Hé bien ! Dulis aspire en effet à vous plaire ;
Mais voyons, sur-le-champ convient-il d'éclater ?
Vous me permettrez bien encore de douter.
MADAME CLÉON.
En vous faisant, Cléon, cet aveu nécessaire,
Je méritais au moins que l'on me crût sincère.
SCÈNE III.
Madame CLÉON, CLÉON, MONTBRUN.
MONTER UN, venant du dehors.
Il me suit. Je causais encor dans ses bureaux,
Pour le conduire ici l'on mettait ses chevaux.
Pour le coup je l'ai vu, je l'ai bien vu lui-même.
Si vous saviez, Cléon, à quel point il vous aime,
J'en pleure de plaisir; quel zèle, quelle ardeur!
De madame et de vous quel éloge flatteur!
CLÉON.
Qui? Dulis! il faisait l'éloge de ma femme?
MONTBRUN.
Et l'éloge, mon cher, partait du fond de l'ame.
Peste! je m'y connais; il y mettait un feu
Ses occupations le gêneront un peu.
11 a ce soir beaucoup de visites à faire;
C'est chez vous, m'a-t-il dit, qu'il fera la première.
De saluer madame il est impatient;
ACTE II, SCENE IV. /,3
Puis soudain, sans éclat, il s'éclipse un instant,
Fait ses courses, revient, et toute la soirée
A son ami Cléon se trouve consacrée.
CLÉON.
C'est charmant.
M A. D A M E CLÉON.
J'ai parlé comme je le devais;
Vous attendez Dulis , ne trouvez pas mauvais
Que, bornée aux égards de simple politesse,
Je ne partage pas vos transports. Je vous laisse.
A l'attirer chez vous mettez tout votre orgueil;
Mais moi je ne lui dois que le plus froid accueil.
i^Elle sort.)
SCÈNE IV.
CLÉON, MONTBRUN.
M O N T B R U N.
Eh mais! mon cher ami, votre femme est donc folle;
Froid accueil à Dulis : ah! bon Dieu, quelle école!
Un homme que partout on recherche avec soin;
L'homme précisément dont nous avons besoin.
Il y faut amitié, prévenance au contraire.
Autrement nous manquons tout-à-fait notre affaire;
Il peut vous perdre, ainsi qu'il peut vous protéger.
CLÉOF.
A le bien accueillir je ne vois nul danger,
En effet; car enfin Dulis est honnête homme,
N'est-ce pas?
MONTBRUN.
En tous lieux c'est ainsi qu'on le nomme.
44 LE MARI AMBITIEUX.
CLÉON.
Et ce nom par Dulis fut toujours mérité?
M O N T B R U ]Y.
Oh! toujours; et c'est bien la pure probité,
L'honneur...
CLÉON.
Et dans ses mœurs, quoique galant, volage,
II craindrait de troubler l'union d'un ménage.
M o N T B R u N.
Par exemple ceci... c'est un peu différent,
Et je ne serais pas là-dessus son garant.
c L É O lY.
Vous croyez?
MON TER UN.
Mais de grâce, à quoi bon ce langage?
CLÉ ON.
Oh! vous entendez bien que c'est un badinage.
Dites-moi : comme il est en crédit... ses amours.
Des oisifs, des malins, font souvent les discours.
Quel est dans ce moment la femme qui l'attache?
•MONTBRUF.
Mais il peut en avoir quelques autres qu'il cache :
La petite Doris est sa maîtresse en nom.
CLÉON.
Médiocre beauté, point d'esprit, du jargon.
M ONT BRUN.
Eh bien! depuis six mois il la prend, il la quitte,
Il la reprend: elle est adroite, la petite.
Il l'aime d'autant plus qu'il en est plus trahi :
Il est riche, amoureux; on le traite en mari.
CLÉ ON.
En mari, cherMontbrun? c'est fort plaisant.
ACTE II, SCENE V. 45
MONTBRUN.
Sans doute.
Tous n'imaginez pas tout ce qu'elle lui coûte.
Il se fâche, et jamais les raccommodements
Ne finissent, dit-on, sans quelques diamants.
Avec de l'ordre aussi serait-elle opulente,
(Car sa femme de chambre a mille écus de rente.)
Mais quoi! de ses amours il n'est pas question :
Il va venir; mon cher, suivez bien ma leçon.
Sachez pour demander saisir la circonstance.
Une fois sur les rangs, de la persévérance.
Celui qu'on éconduit et qui sait revenir,
En lassant les refus, finit par obtenir.
Que de gens ici-bas doivent leur réussite
A l'importunité bien plus qu'au vrai mérite !
Sur-tout qu'il soit fêté de toute la maison :
Il faut que votre femme entende un peu raison.
CLÉON.
Qu'entends-je, est-ce un ami, grandDieu ! quimepropose..
MON TER UN.
Vous-même sur quel ton prenez-vous donc la chose?
CLÉOJN.
Oh! ne prenez pas garde à tout ce que je dis.
Cher Montbrun : vains propos dont moi-même je ris.
SCÈNE V.
CLÉON, Madame SAINT-ALBAN, MONTBRUN
MADAME SAINT-ALBAN.
Eh! bonsoir, cher Cléon. Montbrun, je vous salue.
Pour vous voir ce matin j'étais déjà ve^ue;
46 LE MARI AMBITIEUX.
Votre femme m'a dit des choses.... C'est charmant,
Une femme fidèle, un mari presque amant,
C'est si beau, c'est si rare; ah! j'en suis pénétrée;
Elle m'a, sur Dulis, tout-à-fait rassurée.
CLÉOIV.
Sur Dulis! et de grâce, on disait....
MADAME SAINT-ALBAN.
Rien, des bruits
Ridicules et faux , et que j'ai démentis.
MONT BRUN.
Il serait fort plaisant qu'on voulût faire croire
Dulis mal avec lui, quand il est très-notoire
Que Dulis de Cléon est le meilleur ami;
L'instant par les méchants serait fort mal choisi.
MADAME SAINT-ALBAN.
Nous l'aimons tous Cléon, et c'est du fond de l'ame;
C'est ce que je disais tantôt à votre femme.
Pour vous faut-il agir, courir, parler, prier,
Soit Dulis, soit tout autre, oh! l'on peut m'employer.
CLÉON.
Bien sensible, madame, à votre zèle extrême.
MONT BRUN.
Et croyez que Cléon se suffit à lui-même.
Nous ne sommes pas mal près de Dulis aussi;
Et comme il est certain qu'il vient ce soir ici....
MADAME SAINT-ALBAN.
Il vient ici ce soir?
MONT BRUN.
Fort à votre service ;
C'est donc Cléon qui peut vous rendre un bon office.
MADAME SAINT-ALBAN.
Mais cela se rencontre à merveille, vraiment;
11 ne faut pas laisser échapper le moment,
ACTE II, SCENE V. 47
Quanti on veut obtenir ce que l'on sollicite :
A passer la soirée avec vous je m'invite.
Je ne vous gêne pas au moins.
CLÉON.
Nous gêner, vous?
Mais j'allais vous prier de rester avec nous.
MADAME SAINT-ALBAN.
Ah! trop bon. De Dulis j'aurais une audience?
Je crois que chez un tiers on a bien plus d'aisance :
Là, je demande avec bien plus de liberté;
Il refuse avec moins d'opiniâtreté ;
Vous concevez...
* CLÉON.
Très-bien ; mais quelle est donc l'affaire ?
MADAME SAINT-ALBAJY.
Mon Dieu, je ne veux pas vous en faire un mystère!
Vous connaissez Dercour, un jeune homme charmant.
Je prétends qu'on le nomme à la place d'Armand.
CLÉON.
Ah! ah!
MADAME SAINT-ALBAN.
Place à la fois lucrative, honorable,
c L É o ]V.
De ce poste important Dercour est-il capable?
MADAME SAIIYT-ALBAN.
Très-capable, mon cher; esprit, bon sens, raison,
Figure intéressante, enfin le meilleur ton.
Dercour est né pour faire honneur à sa patrie;
Il a je ne sais quoi qui promet le génie.
Ne le trouvez-vous pas....
MOIVTBRUN.
Au jeune homme charmant
D'autres disputeront cette place d'Armand.
48 LE MARI AMBITIEUX.
MADAIME SAINT-ALBAN.
Mon Dieu ! je suis au fait de leurs petites trames ;
Mais je ne les crains pas. Dulis aime les dames ;
Et quand je lui dirai que c'est moi qui le veux....
CLÉOIV.
Oh ! je ne doute pas du pouvoir de vos yeux :
Dulis , homme galant , doit leur rendre les armes.
Sur Dulis homme en place ont-ils les mêmes charmes ?
MADAME SAINT-ALBAJN^.
Fi donc ! et quand j'aurais quelque ascendant sur lui,
Voudrais-je pour Dercour m'en servir aujourd'hui?
Outre que le moyen ne serait pas honnête,
Mon cher, à certain point mon amitié s'arrêfe.
Le fait est que Dercour est un joli sujet,
Qu'il est peut-être encore un peu jeune, indiscret :
Mais qu'il est bon enfant, que tout le monde l'aime,
Que vous venez ainsi de le juger vous-même;
Qu'enfin , en sa faveur , pour décider Dulis ,
Il faut nous réunir tous les trois, mes amis.
Attendez : il me vient une idée excellente.
Chez vous , mon cher Cléon , ce soir je le présente.
CLÉON.
Chez moi? mais permettez : je ne puis...
MADAME SAINT-ALBAN.
La raison !
Vous avez trop de monde. Eh! mon cher, sans façon.
Dercour vous gênerait ; mais que Dulis le voie :
C'est tout ce qu'il nous faut, et puis je le renvoie.
Vraiment il ne faut pas nous gêner avec lui.
N'est-il pas trop heureux ? vous avoir pour appui !
Deux mots, vous l'allez voir accourir, j'en suis sûre.
ACTE II, SCENE VIL 49
SCÈNE VI.
CLÉON, Madame SAINT - ALBAN , GERxMAIN,
MONTBRUN.
GERMAIN, annonçant.
Monsieur Dulis.
CLÉON.
Dulis !
GERMAIN.
Il descend de voiture.
MADAME SAINT-ALBAN.
Vite à Dercour j'écris dans votre cabinet,
Et puis un de vos gens portera mon billet.
Je sors.
( Elle sort par le fond. )
SCÈNE VIL
CLÉON, MONTBRUN.
CLÉON.
Mais cette femme est sans cérémonie,
MONTBRUN.
Laissons-la : ne songeons qu'à Dulis , je vous prie.
CLÉON.
Sans doute ; mais Dercour , un petit ignorant ,
Qui se mêle déjà de faire l'intrigant !
Ah ! oui, je l'appuierai de la bonne manière.
MONTBRUN.
Fort bien. Contre Dercour j'aime votre colère :
Tome J.F. 4
5o LE MARI AMBITIEUX.
Sur-tout ne soyez plus inquiet, indécis.
CLÉON.
Qui? moi? Je suis charmé de recevoir Dulls.
MOWTBRUN.
Le voilà.
SCÈNE VIII.
CLÉON, DULIS, MONTBRUN.
CLÉON.
Recevez mon hommage sincère ,
Monsieur.
MONTBRUN.
Votre visite à Cléon est bien chère;
Ce jour sera compté parmi ses jours heureux ,
Et de vous posséder il est tout radieux.
DULIS.
En venant chez Cléon , je m'oblige moi-même.
3e fais grand cas de vous ; je fais mieux , je vous aime.
En ami, sans façon je viens vous visiter;
De grâce daignez donc en ami me traiter.
CLÉON.
Ah ! monsieur.
MONTBRUN.
En ami ! quelle délicatesse î
DULIS.
Je voudrais vainement déguiser ma faiblesse.
Ma place, cher Cléon, a des charmes pour moi:
Occuper dans l'état un glorieux emploi.
Par d'utiles travaux pouvoir marquer sa vie ,
Certes , c'est un bonheur bien digne qu'on l'envie l
ACTE II, SCENE VIII. 5i
Ces travaux ont pourtant avec eux quelque ennui ;
Pour vous voir un moment je m'échappe aujourd'hui.
A madame Cléon il faut qu'on me présente.
MONTBRUN.
Comme nous de vous voir elle est impatiente.
CLEO If.
Avec quelques amis elle est dans le salon.
Voulez- vous bien, monsieur....
DU LIS.
Oui , sans doute. Pardon ,
Mon valet doit venir, priez qu'on m'avertisse.
MONTBRUN.
Je me charge, monsieur, de ce léger service.
DU LIS.
Oui , Cléon , vous m'avez appris à vous chérir :
Je me tiendrais heureux de pouvoir vous servir.
CLÉON.
Honorable amitié , monsieur , que j'apprécie.
Mais quoi ! voulez-vous bien joindre la compagnie ?
DULIS.
Pour madame et pour vous, Cléon, je viens ce soir.
MONTBRUIf.
Toujours galant !
CLÉOIY.
Venez , monsieur , vous l'allez voir.
FIN D.U -SECOND ACTE.
4.
52 LE MARI AMBITIEUX.
ACTE TROISIEME,
SCÈNE I.
DULIS, DUBOIS.
DU LIS.
Fort bien ! Elle n'est pas au salon. On m'évite.
DUBOIS.
D'après votre ordre , ici , monsieur , j'accours bien vite.
Ce ministre étranger vous attend...
DULIS.
Je vous suis.
Dubois, avez-vous vu cet honnête commis?
DUBOIS.
Et j'en suis tout ému. Le digne et galant homme !
ïl ouvrait de grands yeux en voyant cette somme.
DULIS.
Vous vous êtes sur-tout gardé de me nommer.
DUBOIS.
A se taire avec vous il faut s'accoutumer.
DULIS, a part.
Ah! madame Cléon, vous fuyez ma présence!
Mais c'est aussi pousser trop loin la prévoyance.
(^ Dubois.)
Parbleu ! cela me pique. Ecoutez : miladi
Donne un grand bal ce soir. Sans doute, par oubli.
ACTE III, SCENE I. 53
Cléon n'est pas prié : Dubois, faites en sorte
Qu'il le soit sans délais. A vous je m'en rapporte ;
Vous avez de l'esprit pour ces sortes d'emplois.
DUBOIS.
Je n'aurai pas de peine à réussir, je crois.
D i: L I s , h part.
Il faudrait qu'elle y vînt sans Cléon , pour bien faire.
Je saurai l'occuper aisément, je l'espère ;
Et pour peu que ce soir on me daigne accueillir,
Pour conduire madame alors j'ose m'offrir.
D'accepter, son mari la pressera, je gage.
Ils nous servent toujours, ces maris : c'est l'usage.
J'estime celui-ci , sans doute , et son talent
Est fait pour lui valoir quelque poste éminent ;
Mais il n'en est pas moins toujours froid auprès d'elle ,
Et madame à mes vœux n'en est que plus rebelle...
A-t-elle tort, au fait? Hélas! au fond du cœur,
Je sens trop que moi seul suis coupable.
DUBOIS.
A monsieur
Pourrais-je demander une petite grâce ?
DULIS.
Quoi?
DUBOIS.
Sans égard pour vous qui l'aviez mis en place.
On a destitué mon frère.
DULIS.
On a bien fait.
Votre frère , Dubois , est un mauvais sujet.
Plus j'aurai pour quelqu'un montré de bienveillance ,
Moins il doit de ma part espérer d'indulgence ,
Dès qu'il ne se rend pas digne de mes bienfaits.
Voici Cléon : passez chez miladi.
54 LE MARI AMBITIEUX.
DUBOIS.
J'y vais.
{Il son.)
SCÈNE IL
CLÉON, DULIS.
DU LIS.
Votre réunion est complète et charmante.
Quel aimable coup d'œil votre salon présente ,
Mon cher Cléon ! ma foi , n'en déplaise aux censeurs ,
Nos femmes ont un goût qu'on cherche en vain ailleurs ;
Et dans telle qu'hier je trouvais déjà belle ,
Aujourd'hui je découvre une grâce nouvelle.
CLÉON.
Des femmes vous parlez en amateur, Dulis. ^
DULIS.
Je me piquai toujours d'être de leurs amis»
SCÈNE III.
MONTBRUN, CLÉON, DULIS.
MONTBRUN, Venant du foud.
Je ne suis pas de trop. Auriez-vous à vous dire
Quelque chose en secret? parlez : je me retire.
CLÉON.
Restez , Montbrun : monsieur me faisait compliment
Sur ma société.
MONTBRUN.
Son plus bel ornement ,
ACTE III, SCÈNE IV. 55
C'est à vous qu'il le doit. Comme à votre arrivée ,
Monsieur, chaque personne aussitôt s'est levée!
Soudain j'ai vu sur vous se fixer tous les yeux.
Ce jour au cher Cléon fait plus d'un envieux.
DULIS.
C'est mettre trop de prix... Mais où donc est madame?
Vous parlez de bonheur : c'est une telle femme
Qui doit vous attirer, Cléon, bien des jaloux.
CLÉON.
Mais elle est assez bien , j'en conviens avec vous.
SCÈNE IV.
MONTBRUN, CLÉON, DULIS, Madame SAINT-
ALBAN, DERCOUR.
MADAME SAINT-ALBAIV.
Entrez, mon jeune ami : le voilà, c'est lui-même.
( Présentant Dercour a Dulis. )
Dercour, qui de vous voir a le désir extrême.
DERCOUR.
Mille excuses : je suis peut-être un indiscret.
De madame à l'instant je reçois le billet :
Par son style pressant j'ai cru devoir comprendre
Que Cléon même ici m'invitait à me rendre.
CLÉON.
Certes je suis ravi de recevoir monsieur.
Madame sert les gens avec une chaleur....
MADAME SAINT- ALEA N.
Pas vrai? Que voulez-vous? C'est dans mon. caractère :
Ne rien faire à demi. Venons à notre affaire :
Cher Dulis, vous voyez mon jeune homme...
56 LE MARI AMBITIEUX,
DULIS.
Ah! celui
Pour lequel vous vouliez me parler aujourd'hui?
MADAME SAINT-ALBAN.
Lui-même. Avancez donc : il faut qu'on l'encourage,
Il est timide encor. C'est tout simple : à son âge....
Vous concevez. Parlez. ,
DERCOUR.
Quelle obligation
N'ai-je pas à madame, ainsi qu'au cher Cléon!
C'est par eux que j'obtiens l'honneur de vous connaître,
Yous qu'avec tant d'éclat nous avons vu paraître
Dans les camps, au conseil, dont les talents acquis...
DULIS.
C'est assez. De mon mieux j'ai servi mon pays ,
J'ai rempli mon devoir : c'est un faible mérite.
On me gêne, monsieur, quand on m'en félicite.
MONTERUN.
Sans doute ; et vous saurez , jeune homme , avec le temps,
Qu'il ne faut pas , en face , outrer les compliments.
DERCOUR.
Pardon; mais...
MADAME SAINT-ALBAN.
C'est par zèle et non par flatterie.
Moiîsieur pousse trop loin aussi la modestie.
Puis, de vous voir de près il est tout étourdi.
L'homme d'un vrai talent est rarement hardi,
DULIS.
Puis-je savoir enfin ce que monsieur désire?
MADAME SAINT-ALBAW.
Allons, mon cher Dercour, c'est à vous à le dire,
DERCOUR.
Quoique jeune , déjà j'ai beaucoup voyagé.
ACTE III, SCENE IV. Sy
MADAME SAINT-ALBAN.
Quoique très-répandu, je sais qu'il est rangé.
DERCOUR, présentant un mémoire.
Je suis connu : daignez lire cette apostille.
MADAME SAINT-ALBAN.
Mervil, s'il est placé, doit lui donner sa fille.
DERCOUR, a Dulis qui parcourt le mémoire.
Vous voyez : sur mon compte on s'explique assez bien.
MADAME SAINT-ALBAN.
Enfin , de l'avancer nous cherchons le moyen.
DULIS.
Mais en me supposant à monsieur favorable,
Je ne vois pas pour lui de place convenable.
MADAME SAINT-ALBAN.
J'en sais une.
DULIS.
Laquelle ?
MADAME SAINT-ALBAN.
Eh! mais, celle d'Armand.
i^Ici Cléon paraît gêné ; son embarras doit redoubler
jusqu'à la sortie de Dulis.)
DULIS.
C'est là ce que monsieur demande?
MONTBRUW.
Seulement !
Le timide jeune homme a de la confiance.
DULIS.
Pardon; mais il nous faut plus que de l'espérance.
Cette place, au défaut de services rendus,
Doit être au moins le prix de talents reconnus.
De tous les siens monsieur me donne bien la liste :
Sur les preuves sur-tout trouvez bon que j'insiste.
58 LE MARI AMBITIEUX.
MADAME SAINT-ALBAN.
Nous VOUS les fournirons les preuves, cher Dulis.
Placez-le : vous servez l'état et vos amis ,
Et moi qui vous en fais ardemment la prière.
Aux femmes , de tout temps , vous avez voulu plaire ,
Et quand de m'obliger vous avez le pouvoir....
DULIS.
Ce que je ne crois pas conforme à mon devoir,
Je sais le refuser à vous-mêmes , mesdames.
MADAME SAINT-ALBAN.
Mon Dieu! vous n'avez point à craindre d'épigrammes.
Le monde va d'abord approuver un tel choix :
N'est-ce pas, cher Cléon?
c L É o N , a^^ec contrainte.
Eh ! mais , oui : je le crois.
DULIS.
Mais madame Cléon se fait long-temps attendre.
MONTBRUN.
( // sonne , un valet entre. )
C'est vrai. Priez madame en ces lieux de se rendre.
CLÉON.
Eh ! oui.
MONTBRUN, en montixint Dulis.
Prévenez-la que monsieur est ici.
CLÉON, montrant madame Saint-Alban et Dercour.
Que madame et monsieur veulent la voir aussi.
MADAME SAINT-ALBAN.
Oui , sans doute , courez.
( Le valet sort. )
DULIS.
Fort bien ! je la salue.
Et je m'enfuis, Cléon, dès que je l'aurai vue.
ACTE III, SCÈNE V. Sg
MADAME SAINT-ALBAiy.
De sa présence, moi, je me fais un plaisir.
Elle va pour Dercour à nous se réunir ;
Car de Cléon déjà nous avons le suffrage.
CLÉON.
Mon suffrage!
MADAME SAINT-ALBAW.
Et j'invoque ici son témoignage.
C L É O F.
Mais vous allez bien vite.
MADAME SAIIVT-ALBAN.
Eh! non; je m'en souvien :
Tantôt du cher Dercour vous m'avez dit un bien...
DERCOUR.
Ah ! de ma gratitude agréez l'assurance.
CLÉOW.
Eh ! monsieur , modérez votre reconnaissance.
Ni pour ni contre vous je n'ai pu prendre feu :
Nous ne nous connaissons tous les deux que fort peu.
Madame vous protège ; et loin que je la blâme ,
Je l'admire au contraire....
{^Allant au devant de sajemine.)
SCÈNE V.
MONTBRUN, CLÉON, Madame CLÉON, DULIS,
Madame SAINT-ALBAN, DERCOUR.
CLÉON.
Elî ! venez donc , madame.
Vous me laissez tout seul recevoir mes amis.
Madame Saint- Alban, Dercour, monsieur Duhs.
6o LE MARI AMBITIEUX.
DERCOUR.
Ah! madame, enchanté...
MADAME SAINT-ALRAN.
Bonsoir , ma chère amie.
Depuis tantôt encor je la trouve embeUie.
DU LIS.
Du plaisir de vous voir pourquoi donc nous priver?
Près de vous, de Cléon, heureux de me trouver;
Heureux que l'amitié quelquefois me délasse
Des travaux , des soucis attachés à ma place ,
Puis-je de vous parler laisser fuir le moment?
MADAME SAINT- ALRAN.
Comme à tout ce qu'il dit il donne un tour charmant 1
MONTRRUN, has Cl Cléou.
Eh ! mais , dites-lui donc , Cléon , qu'elle réponde.
CLÉON, bas à sa femme.
En effet, pour Dulis, comme pour tout le monde,
Soyez polie, au moins.
MADAME CLÉON.
Je sens qu'il m'est bien doux
De voir en vous, monsieur, l'ami de mon époux.
Que , pour votre crédit , la foule vous révère ,
C'est bien ; mais ce qu'en vous sur-tout je considère...
CLÉON, se hâtant d'interrompre.
Sans doute, c'est l'ami délicat, plein d'honneur....
(^Bas a sa femme. ^
Vous êtes bien émue en parlant à monsieur.
MADAME SAINT-ALRAN.
Fort bien : comme Dercour votre femme est timide :
Vous vous complimentez, et rien ne se décide.
(^ madame Cléon. ^
Ma chère , toutes deux faisons-lui notre cour.
ACTE III, SCÈNE V. 6i
( A Dulis. )
Il faut absolument que vous nommiez Dercour.
D u L I s , «! madame. Saint- Alban.
Pardon.
( A madame Cléon. )
Permettez-vous que souvent je revienne,
A l'estime de tous Cléon unit la mienne :
Il est fait pour remplir de grandes fonctions....
MADAME SAINT-ALBAN.
Répondez donc.
DULIS, à madame Saint- Alban.
Eh bien ! madame, nous verrons.
i^A Cléon.)
Pour vous, mon cher Cléon, que faut-il que je fasse?
MADAME SAINT-ALBAN.
Nous verrons ! nous verrons ! c'est style d'homme en place;
Mais j'insiste , et je veux un mot plus positif.
DULIS, a madame Saint- Alban.
Madame, l'amitié, voilà le seul motif
Qui chez Cléon m'amène; et franchement d'affaires,
Hors de mon cabinet, je ne m'occupe guères.
MONTBRUN.
C'est vrai : pour s'égayer monsieur vient chez Cléon ;
Et vous lui décochez une pétition.
MADA.ME SAINT-ALBAN.
Point de bruit. Dercour veut seulement qu'on l'écoute :
Il pourra donc chez vous se présenter ?
DULIS.
Sans doute.
{^A Cléon et a sa femme. )
Il me faut vous quitter. C'est bien contre mon gré ;
Mais ce soir , je l'espère , encor je reviendrai.
62 LE MARI AMBITIEUX.
MADAME SAINT-ALBAN, CL DerCOUV.
Allons; remerciez.
DU LIS.
Il n'est pas nécessaire.
Oui, j'ai pour vous, Cléon, une estime sincère;
Aussi, comptez, non pas sur ma protection.
Mais bien sur ma constante et franche affection.
CLÉON, reconduisant.
Permettez....
DULIS.
Restez donc, point de cérémonie.
MONTBRUN.
Ah 1 laissez-nous vous voir plus long-temps , je vous prie.
( Il sort avec Dulis et Cléon. )
SCÈNE VI.
Madame CLÉON, DERCOUR, Madame SAINT-
ALBAN.
MADAME SAINT-ALEAjy.
Eh ! le succès n'est pas encore bien certain.
DERCOUR, d'un ton tres-suffisant.
Eh bien ! moi , j'en réponds , chez lui j'irai demain ;
Je l'emporte , et l'honneur en est à vous , mesdames.
En sa faveur , heureux qui peut avoir les femmes !
MADAME SAINT-ALBAN.
Vous parlez à présent; mais vous étiez bien sot
Devant Dulis : à peine osait-il dire un mot.
DERCOUR.
Pour la première fois, quand on aborde un homme,
Et qu'il sait tout au plus encor comme on vous nomme ,
ACTE III, SCENE VIL 63
Il n'est pas étonnant qu'on soit intimidé ;
Mais c'est fini, demain je suis plus décidé.
J'ai reconnu son faible , et je fais sa conquête.
Un homme très-profond, ce Dulis , une tête...
Oh ! du premier coup d'œil ainsi je l'ai jugé;
On s'y connaît un peu , quand on a voyagé.
MADAME SAIIVT-ALBAN.
Je le crois. Mais bon Dieu ! qu'avez-vous donc , ma chère ?
Vous paraissez rêveuse et pensive.
MADAME CLÉON.
Au contraire,
De monsieur je partage avec vous le bonheur.
DERCOUR.
J'en suis reconnaissant, madame, de tout cœur.
SCÈNE VIL
Madame CLÉON, DERCOUR, CLÉON, Madame
SAINT-ALBAN.
DERCOUR, allant au devant de Cléon.
Venez , qu'on vous embrasse et qu'on vous remercie ;
Mon cher Cléon, je suis tout vôtre pour la vie.
MADAME SAINT-ALBAN.
Là, dites-moi, Cléon, franchement, sans flatter.
Dercour sur le succès a-t-il lieu de compter.
CLÉON.
Vous avez de Dulis vu tout l'enthousiasme.
MADAME SAINT-ALBAN.
J'ai cru voir dans son air tant soit peu de sarcasme.
C'est égal, je saurai si bien l'environner....
Or çà, je ne veux pas plus long-temps vous gêner.
64 LE MARI AMBITIEUX.
Chez sa mère Dercour pour un instant m'emmène.
Pauvre femme , il faut bien l'aller tirer de peine ,
Lui conter les progrès et l'espoir de son fils.
Je serai de retour aussitôt que Dulis.
DERCOUR.
Touchez là, cher Cléon; si, comme je l'espère,
Je réussis , chez moi grand festin , grande chère.
De Dulis et de vous je porte la santé;
Vous verrez! que je sois riche, et, sans vanité,
A manger mon argent je mettrai tant de grâce....
MADAME s AINT- ALBAN.
Vous l'aiderez au moins , cher Cléon , dans sa place,
DERCOUR.
Et comme vous serez employé quelque jour.
Mon cher, je vous rendrai la pareille à mon tour;
Nous vivrons tous les deux en amis, en confrères.
L'un chez l'autre en dînant nous ferons nos affaires,
Et mutuellement nous nous protégerons :
Madame, recevez mes salutations.
MADAME SAINT- ALBAN.
Sans adieu, car ce soir vous me verrez encore.
î
SCÈNE VIII.
Madame CLÉON, CLÉON.
'■ ' CLÉON.
Si ce fat est nommé , Dulis se déshonore.
Quant à vous , recevez tout mon remercîment.
Il faut vous arracher de votre appartement.
Vous vous imaginez que cet homme vous aime;
Rien n'est moins évident.
ACTE III, SCÈNE VIII. 65
MADAMECLÉON.
Eh quoi ! devant vous-même
Cette femme s'obstine à le solliciter;
Sans répondre, il s'obstine à me complimenter;
Je surprends ses regards sur moi fixés sans cesse;
Pour faire votre éloge , à moi seul il s'adresse.
Tout ce qu'il vous a dit d'aimable , de flatteur ,
Il le pense, je crois; Dulis n'est pas menteur.
Mais, d'après les aveux qu'il m'a fallu vous faire,
Son amour à vos yeux peut-il être un mystère?
En doutant , vous semblez moi-même m'outrager ;
En doutant , vous semblez vouloir l'encourager.
CLÉON, avec impatience.
Eh! qu'avais-je besoin de cette confidence?
MADAME CLÉON.
Que dites-vous?
CLÉOK.
Sans doute; en vous j'ai confiance.
Sûr de votre vertu, que me font ses amours?
Et pour lui résister , vous faut-il mon secours ?
Supposons qu'il vous aime ; il s'en faut qu'il vous plaise.
Ne me doutant de rien, je pouvais à mon aise
Demander , accepter : voilà que , grâce à vous ,
Je me sens près de lui gêné , presque jaloux ;
Vous m'avez rendu là grand service.
MADAME CLÉON.
Qu'entends-jeî
Ah! Cléon, à quel point l'ambition vous change!
Persistez donc toujours, monsieur, à ne rien voir;
Mais ne me blâmez pas d'avoir fait mon devoir.
CLÉON.
Eh bien! puisqu'à Dulis vous croyez être chère,
Avec moi, j'en conviens, vous ne pouviez vous taire :
Tome IV. 5
66 LE MARI AMBITIEUX.
Cependant vous savez que de lui j'ai besoin ;
Pour l'attirer chez moi quelle peine , quel soin !
Et tout d'un coup je perds toutes mes espérances,
Pour des mots mal compris, de fausses apparences.
Et cette femme encor , pour son petit Dercour ,
A Dulis , sous mes yeux et chez moi , fait la cour ,
Demande justement l'emploi que je désire ;
Et moi , je suis forcé d'écouter sans rien dire :
Que voulez-vous de plus? pouvais-je mieux agir?
Déjà de ma conduite avez-vous à rougir?
Faut-il être incivil avec lui pour vous plaire?
Ce serait un peu trop flatter votre chimère.
Mais plus j'en agis bien , plus vous me tourmentez ;
De mon amour pour vous à présent vous doutez.
Je ne vous en veux pas d'un excès de tendresse;
Mais , par égard pour vous , lorsque j'ai la faiblesse
De laisser de mes mains échapper le bonheur,
Ma foi , vous pouvez bien me passer quelque humeur.
MADAME CLÉON.
Cher Cléon , vous cherchez à vous tromper vous-même ;
Vous n'êtes que trop sûr que cet homme-là m'aime.
Je devine et je plains votre position ;
Flottant entre l'honneur et votre ambition,
Vous tremblez , vous doutez du parti qu'il faut prendre.
Puisse l'amour aussi de vous se faire entendre!
Il joint sa faible voix à celle de l'honneur.
CLÉON.
Eh ! mon Dieu ! vous ave:^ tout pouvoir sur mon cœur ,
Vous le savez trop bien ; mais laissons là , de grâce ,
Dulis et ses amours.
MADAME CLÉON.
Mon entretien vous lasse.
J'entends Montbrun , je sors et le laisse avec vousj
ACTE III, SCÈNE IX. 67
Sans doute ses conseils vous sembleront plus doux.
En voulant obliger, puisse-t-il ne pas nuire!
Par vous-même, Cléon, tâchez de vous conduire;
Tâchez de mériter toujours comme aujourd'hui.
Et votre propre estime , et l'estime d'autrui.
{^Elle sort.)
SCÈNE IX.
CLÉON, MONTBRUN.
MONTBRUW.
Là-dedans , mon ami , j'ai dit à tout le monde
Que Dulis reviendrait. Or çà, que je vous gronde.
CLÉON.
Me gronder! eh! pourquoi?
MONTBRUN.
Pour un homme d'esprit,
Vous vous êtes , mon cher , bien gauchement conduit.
Après six mois, avec une peine infinie.
J'amène enfin Dulis. C'est un coup de partie.
Il vient : et vous voilà déjà déconcerté.
A madame , Dulis veut être présenté :
Celle-ci prend soudain un petit air de prude.
Je vois sur votre front régner l'inquiétude.
Etaient-ce là, morbleu! nos projets, notre plan?
Voyez, mon cher, voyez madame Saint-Alban,
C'est là bien posséder le métier des affaires; .
Je rends justice moi, même à mes adversaires.
CLÉON.
A qui le dites-vous? Cette femme me perd;
Pendant cet entretien à quel point j'ai souffert !
5.
,-V'-^:>
68 LE MARI AMBITIEUX.
Dercour , sa protectrice , et Dulis et ma femme
Semblent se réunir pour me déchirer l'ame.
MOlVTBRUIf.
Il n'est pas encor temps de se désespérer;
Le mal est grand , sans doute ; il peut se réparer.
En le recevant mieux...
CLÉON.
Puis-je être assez infâme
Pour bien traiter Dulis quand il aime ma femme ?
MONTBRUN.
Votre femme!.,. Dulis!.... Je reste stupéfait.
CLÉON.
Blâmez-moi près de lui d'être confus, muet.
MOIVTBRUIV.
Ali ! mon Dieu î jusqu'au cœur un tel discours me frappe.
CLÉON.
C'est malgré moi , Montbrun , que ce secret m'échappe,
N'allez pas révéler....
MONTBRUW.
Fi donc! Mais, mon ami,
Êtes-vous bien certain que cela soit ainsi ?
(cLÉoiy.
Eh! parbleu! je le tiens de ma femme elle-même,
MONTBRUTf.
De madame Cléon la prudence est extrême;
Il faut bien qu'il en soit quelque chose ; et Dulis
A madame a donc fait un aveu bien précis?
CLÉON.
Et que sais-je? en mon trouble ai-je pu savoir d'elle...
MONTBRUN.
Tout s'explique à présent, et quand je me rappelle....
Aussi je me disais,...
ACTE III, SCÈNE IX. 69
CLÉON.
Ainsi rien n'est plus clair
A vos yeux , n'est-ce pas ?
MONTBRUN.
Pas tout-à-fait, mon cher.
Mais Dulis est galant , votre femme est aimable ;
Ecoutez-donc , la chose est assez vraisemblable.
CLÉON.
Puis-je donc autrement me conduire aujourd'hui?
MONTBRUN.
Oh ! non , c'est impossible ; il faut rompre avec lui ,
Je le vois : et malgré son crédit , sa puissance ,
Vous ne pouvez fonder sur lui nulle espérance.
On vous dira qu'il est des époux dans Paris
Qui de votre aventure au fond seraient ravis.
GLÉON.
Comment?
MOIVTBRUJV.
Oui, de Dulis l'amour vous importune;
Bien d'autres n'y verraient qu'un moyen de fortune.
G LÉO F.
Vous penseriez qu'il est des hommes assez bas....
MONTBRUK.
Les exemples, mon cher, ne me manqueraient pas :
Tel semble aimer sa femme et souffre qu'on l'adore;
Tel sait tout , et paraît tout ignorer encore ;
Tel de son accident plaisante le premier; *
Tel s'en fait un honneur, tel autre en fait métier:
Et c'est à qui pourtant à ces maris honnêtes
Prodiguera l'accueil , les cadeaux et les fêtes ;
Tant les mœurs parmi nous passent pour préjugés.
CLÉON.
Que de mépris et d'or ils demeurent chargés.
70 LE MARI AMBITIEUX.
On ne me confondra jamais avec ces lâches.
MONTBRUN.
Jamais. Restons toujours délicats, purs, sans taches.
Faisons notre chemin , mais sans nous dégrader.
CLÉON,
Et cependant Dulis est prêt à m'accorder....
Vous l'avez vu, Montbrun, d'amitiés il m'accable.
Y répondre sans être à mes yeux méprisable,
Impossible : et je suis sans place , ruiné.
Ma dépense est énorme, et mon bien très-borné.
Que résoudre? que faire? ah! quel état pénible!
MOWTBRUW.
A vos peines , Cléon , combien je suis sensible !
Un conseil à donner est fort embarrassant.
Ce Dulis.... toutefois en y réfléchissant,
Sa passion pour vous est-elle dangereuse ?
CLÉON.
Comment donc ?
MONTBRUN.
Votre femme est sage , vertueuse.
CLÉON.
Certes ; mais je saurai qu'il l'aime.
MONTBRUN.
J'en convien ;
C'est votre propre cœur que vous craignez ; c'est bien.
Mais cependant pourquoi , vous forgeant des chimères ,
Par scrupule manquer les plus belles affaires?
J'ai des principes , moi. D'ailleurs , en tout ceci ,
Ai-je d'autre intérêt que celui d'un ami ?
Avant que l'on remarque ici ce qui se passe ,
Mettez-vous sur les rangs pour obtenir la place.
CLÉON.
Moi?
ACTE III, SCENE IX. 71
M ONT BRUN.
Vous , et dès ce soir.
CLÉON.
Eh quoi! vous prétendez..,
M ONT BRUN.
Une place est vacante et vous la demandez ,
Point de mal à cela ; mais Dulis en dispose ,
Il aime votre femme : eh bien ! je le suppose ;
Ne peut-il donc l'aimer sans que vous le sachiez ?
Est-ce sur cet amour que vous vous appuyez ?
En possédez-vous moins les talents nécessaires ?
Que Dulis , dans l'espoir d'avancer ses affaires ,
Vous accorde l'emploi que vous sollicitez ;
Que vous importe encor , si vous le méritez ?
De ses intentions êtes-vous responsable ?
Et des fautes d'autrui peut-on être coupable?
Vous croira-t-on soudain complice de Dulis?
Oui , si vous n'étiez pas l'exemple des maris ;
Si vous étiez moins pur , votre femme moins sage ;
Mais vous dont en tous lieux on cite le ménage ,
Souffrir un tel amour , ou le favoriser !
Votre ennemi craindrait de vous en accuser.
A de tels arguments cherchez une réplique ;
C'est en vain , tant ils sont clairs et forts en logique.
CLÉON.
Par un pareil obstacle au fait être arrêté,
C'est faiblesse , sottise , imbécille fierté.
Mon cœur est pur , mes droits sont de toute évidence ;
De ma femme on connaît la vertu , la prudence ;
Qu'aurais-je à craindre encor? les propos des méchants?
Sur tous les bons esprits leurs traits sont impuissants,
Quant à ceux qui d'y croire ont l'extrême sottise ,
72 LE MARI AMBITIEUX.
Loin de les redouter, le sage les méprise.
Dès long-temps n'ai-je pas médité mon dessein ?
Dès long-temps le succès n'en est-il pas certain ?
Un obstacle imprévu survient ; il faut le vaincre.
Supposons qu'on parvienne enfin à me convaincre :
Sûr que dans ses projets il ne peut réussir ,
De Dulis pour les miens ne puis-je me servir ?
Allons , Cleon , reprends un peu de caractère ;
Qu'importe un fol amour dans une grande affaire ?
Poursuis ton plan. Montbrun , rejoignons nos amis ;
Reprenons un air calme, accueillons bien Dulis.
Pour lui certes jamais de basse complaisance ;
Mais de ce que je vaux ayant la conscience ,
J'oserai demander , sans croire m'avilir ,
L'emploi que je me sens capable de remplir.
MOKTBRUN.
Bien ; c'est prendre un parti. . .
CLÉON.
Paix ! j'entends mon beau-père.
Il faut dissimuler; c'est un homme sévère....
S?GÈNE X.
CLÉON, DUPLESSIS, MONTBRUN.
DUPLESSIS.
Me voilà de retour ; j'ai revu mes amis ;
Et toi , Cléon , as-tu reçu ton cher Dulis ?
CLÉON.
Je l'ai vu.
DUPLESSTS.
Ou'as-tu donc ? ta mine est abattue ;
ACTE III, SCENE XL 78
Tu ne me parais pas content de l'entrevue.
CLÉON.
Pardonnez-moi , je suis de Dulis très-content ,
Et j'ai lieu d'espérer... Excusez, on m'attend.
DUPLESSIS.
Mais pourquoi , quand j'arrive , as-tu toujours affaire ?
Tu dois à tes amis me préférer , j'espère.
CLÉON.
A demain , s'il vous plaît , remettons l'entretien ;
Impossible ce soir... Du reste tout va bien;
Je suis près de Dulis en très-bonne posture ,
Et je ne fus jamais plus gai , je vous assure.
{Il sort.)
MONTBRUiy.
Oui , monsieur , tout est bien , tout va bien , tout nous rit ,
Et sa félicité moi-même m'éblouit.
{Il sort.)
SCÈNE XL
Madame CLÉON, DUPLESSIS.
MADAME CLÉON.
Ah! je VOUS attendais avec impatience.
DUPLESSIS.
Eh bien ! ma fille ?
MADAME CLÉOIV.
Eh bien ! j'ai rompu le silence ;
De l'amour de Dulis Cléon voudrait douter ;
A le bien accueillir il ose m'exciter.
DUPLESSIS.
A bien traiter Dulis c'est Cléon qui t'invite ?
74 LE MARI AMBITIEUX.
MADAME CLÉON,
Lui-même; et contre lui ce procédé m'irrite.
DUPLESSIS.
Attends... Projet bizarre.
MADAME CLÉON.
Eh quoi ?
DUPLESSIS.
Suis ses avis.
Feins de les suivre au moins ; accueille bien Dulis.
MADAME CLÉON.
Qui ? moi ! vous me donnez un tel conseil , mon père ?
DUPLESSIS.
Ce n'est pas encor là tout ce que je veux faire.
Parmi mes vieux amis je viens de retrouver
Dorval , un galant homme à qui , pour s'élever ,
Peut-être il ne faudrait que moins de modestie;
Son ami peut avoir pour lui de l'industrie :
Quand il en sera temps j'irai trouver Dulis ,
Et comme, malgré moi, Cléon vint à Paris...
Mais nous y reviendrons ; maintenant ce qui presse ,
C'est d'avoir pour Dulis beaucoup de politesse.
MADAME CLÉON.
Ciel ! un homme en amour entreprenant , hardi ,
Estimable d'ailleurs , par moi bien accueilli !
DUPLESSIS.
Que peux-tu redouter, quand tu n'agis, ma chère ,
Que d'après les conseils, sous les yeux de ton père?
MADAME CLÉON.
Oui... je sens, quoi qu'il puisse en coûter à mon cœur ,
Que c'est le seul moyen.... Jugez de sa douleur :
Il m'aime; que va-t-il penser de ma conduite?
itr'y
ACTE III, SCÈNE XL 75
DUPLESSIS.
Viens. Puisqu'entre une place et sa femme il hésite,
Pour son propre intérêt nous devons l'affliger ,
Et c'est le servir mal que de le ménager.
FIN DU TROISIEME ACTE.
76 LE MARI AMBITIEUX.
ACTE QUATRIÈME.
SCENE I.
Madame CLÉ0N,DULIS.
DULTS.
Enfin donc , sans témoins , je puis parler , madame ;
Je vous ai révélé les secrets de mon ame.
MADAME CLÉON.
Allons, monsieur, cessez ces propos de romans,
Ou bien permettez-moi d'en rire à vos dépens.
DULIS.
Tout-à-l'heure au salon d'un œil plus favorable
Vous paraissiez me voir. Caprice inconcevable!
Eh quoi! devant le monde en ami me traiter,
Et quand nous sommes seuls soudain me plaisanter!
Croire que l'on se moque en disant qu'on vous aime,
De quiconque a des yeux c'est vous moquer vous-même.
Eh! mon Dieu! je ne suis que de trop bonne foi.
MADAME CLÉ ON.
Plus vous me l'assurez, monsieur, moins je vous croi.
DULIS.
Qui? moi! je mentirais lorsque je vous répète
Que j'ai conçu pour vous une estime parfaite!
MADAME CLÉON.
Eh! mais, qu'entendez-vous par estime, monsieur!
ACTE IV, SCENE I. 77
DULIS.
Ce mot , dans notre langue , a-t-il un sens trompeur ,
Sur-tout quand c'est à vous, madame, qu'il s'adresse?
MADAME CLÉON.
Pour l'époux qui jouit de toute ma tendresse
Vous paraissiez tantôt avoir quelque amitié.
DULIS.
Oui , de cœur et d'esprit à lui je suis lié,
MADAME CLÉON.
Est-ce donc vous montrer son ami bien intime
Que d'avoir pour sa femme une aussi haute estime ?
DULIS.
Ah! madame, parlons plus sérieusement.
Mà^DABIE CLÉON.
Oui, je me sens gênée involontairement
Par le ton qu'avec vous j'avais cru devoir prendre.
Très-sérieusement aussi daignez m'entendre.
On perd son temps, monsieur, à me faire la cour.
Attachée à Cléon, par devoir, par amour....
DULIS.
Ah ! lais^z-moi penser que mes soins , ma constance ^
Peut-être de Cléon le peu de prévenance....
Pardon; mais il paraît bien faiblement épris:
Du trésor qu'il possède il méconnaît le prix.
Souffrez....
MADAME CLÉON.
Si vous n'avez autre chose à me dire,
Trouvez bon qu'à l'instant, monsieur, je me retire.
DULIS.
Ah ! madame , de grâce , un mot.
MADAME CLÉON.
Voici Cléon :
Poursuivez devant lui la conversation.
78 LE MARI AMBITIEUX.
SCÈNE II.
Madame CLÉON, CLÉON, DULIS.
CLÉON.
Pourquoi donc quittez-vous ainsi la compagnie ?
DULIS.
Ah! c'est vous? Que fait-on là-dedans, je vous prie?
CLÉON.
Mais on joue.
DULIS.
Ah! fort bien. Je ne suis point joueur:
Nous nous entretenions de vous.
CLÉON.
De moi, monsieur?
DULIS.
Sans doute.
m
CLÉON.
C'est pousser trop loin la complaisance.
DULIS.
Non , vous savez de vous tout le bien que je pense.
Je viens ce soir chez vous pour la première fois;
Mais nous nous connaissons tous deux depuis six mois.
Plein d'une ambition juste autant que louable,
Vous brûlez de remplir une place honorable :
La mienne me permet de servir mes amis.
Parlez, et vos désirs seront bientôt remplis.
CLÉON.
Était-ce là l'objet que vous traitiez ensemble
ACTE IV, SCENE IL 79
Quand je vous ai troublés?
DULIS.
A peu près, ce me semble.
MADAME CLÉON.
Mais oui : quoi qu'il en soit , ce langage flatteur
Doit vous plaire sur-tout de la part de monsieur.
CLÉON.
Je sais apprécier cette offre généreuse;
Mais quoiqu'elle puisse être à mes yeux précieuse ,
A la seule amitié je ne veux rien devoir :
Sur mes propres moyens j'ai fondé mon espoir.
MADAME CLÉOW.
Ah! Cléon, c'est bien mal répondre.
CLÉON.
En quoi , madame?
MADAME CLÉON.
Ce sentiment sans doute annonce une belle ame :
Il ne faut rien pousser à l'excès cependant.
Il est bien de fonder ses droits sur son talent;
Mais pourquoi repousser un ami serviable ?
CLÉON.
Pourquoi ?
DULIS.
Madame parle en femme raisonnable.
L'estime a précédé pour vous mon amitié.
Avec honneur déjà vous fûtes employé :
Vous placer, ce n'est point faveur, mais c'est justice.
A moi-même , à l'état c'est rendre un vrai service.
CLÉON.
D'un si vif intérêt, monsieur, je suis confus.
MADAME CLÉON.
Eh! pourquoi donc? Vraiment je ne vous connais plus.
8o LE MARI AMBITIEUX.
Faut-il que ce soit moi qui pour vous sollicite?
Tantôt vous méditiez toute une autre conduite;
Vous vouliez à monsieur confier vos projets.
DULIS.
Serait-il vrai , Cléon ?
CLÉON.
J'en conviens. Je voulais
Sur mes secrets désirs m'expliquer ce soir même ;
Mais à présent...'
MADAME CLÉON.
Eh bien ! pourquoi ce trouble extrême ?
Je conçois : quel que fût en monsieur votre espoir,
Cet excès d'amitié ne pouvait se prévoir.
Vous êtes étonné de cette offre imprévue ;
Moi-même j'avoûrai que j'en suis toute émue.
DULIS.
Mais si madame et vous parlez sincèrement ,
Il m'est doux d'inspirer un pareil sentiment,
Et je justifîrai votre reconnaissance.
Vous vous taisez : pour vous je peux parler, je pense.
Ai-je deviné juste ? Il est quelques emplois
Vacants , et dont je peux disposer à mon choix.
A Bordeaux, par exemple, une place importante,
D'autres ailleurs; enfin la perte encor récente
Du brave Armand me laisse un grand vide à remplir.
Madame Saint-Alban chez vous a fait venir
Son jeune protégé : vous gardiez le silence;
J'ai cru même vous voir gêné par sa présence.
CLÉON.
D'autres à cette place ont peut-être des droits;
Mais autant que Dercour j'en suis digne , je crois.
DU LIS.
Et moi, dont le devoir n'est pas toujours d'attendre
ACTE IV, SCENE II. 8i
Que les gens aux emplois s'avisent de prétendre ,
Déjà pour cette place à vous j'avais pensé.
CLÉOJY.
A moi?
DULIS.
Mon choix pourtant n'est pas encor fixé.
Quoiqu'il soit incertain que vous ayez la place,
Voudriez-vous , Gléon , m'accorder une grâce ?
Il existe un travail par Armand commencé,
Difficile, important, et sur-tout fort pressé.
Pour que vous l'acheviez , souffrez qu'on vous l'envoie.
CLÉOK.
Travail bien précieux, que j'accepte avec joie!
Puissé-je le finir, monsieur, à votre gré!
DU LIS.
Et peut-être bientôt je me déciderai.
Mais quoi ! devant madame ainsi parler d'affaires !
MADAME CLÉOW.
A mon cœur celles-ci ne peuvent qu'être chères.
De la tendre amitié que vous avez pour nous
Je me sens pénétrée autant que mon époux.
CLÉOF, a sa femme.
Mais je m'en aperçois.
DULIS.
Oh ! vous êtes trop bonne.
N'êtes-vous pas du bal que miladi nous donne ?
CLÉON".
Mais on ne nous a pas envoyé de billet....
DULIS.
Vraiment ? Oh ! c'est sans doute un oubli de valet
Que miladi ce soir va réparer peut-être.
L'heure approche : un moment il me faut y paraître ;
Et ce bal m'offrirait un plaisir bien plus doux,
Tome IF. 6
82 LE MARI AMBITIEUX.
Si j'étais bien certain d'y voir madame et vous.
De mon respect, madame, agréez l'assurance.
De vous servir, Cléon , j'emporte l'espérance,
Et je dois m'applaudir de ce court entretien.
{IL sort.)
SCÈNE III.
Madame CLÉON, CLÉON.
CLÉON. .
Je le crois : il s'en va par vous traité fort bien.
MADAME CLÉON.
Vous vovez que je fais tout pour vous satisfaire,
Et de moi vous devez être content, j'espère :
Pour Dulis ai-je assez montré d'empressement ?
CLÉON.
Mais je ne reviens pas de mon étonnement.
Vous , madame , tenir une telle conduite ,
Et vouloir avec moi vous en faire un mérite !
Vous , qui de vos devoirs parlez à tous moments ,
Prodiguer à Dulis , tant de remercîments !
MADA.ME CLÉON.
Vous , monsieur , me blâmer d'être reconnaissante
Pour l'homme qui vous donne une place importante.
Vous qui m'encouragiez à le bien accueillir.
Avant qu'il eût rien fait encor pour nous servir !
CLÉON.
Avez-vous oublié que tantôt ici même
Vous m'avez révélé crue cet homme vous aime ?
MADAME CLÉON.
Avez-vous oublié qu'à vos yeux cet aveu
ACTE IV, SCENE III. 83
Ne parut de ma part qu'une chimère , un jeu ?
CLÉON.
Mais si d'un fait réel vous avez cru m'instruira,
Au salon avec lui pourquoi causer et rire ?
MADAME CLÉON.
De quelques mots galants fallait-il me choquer,,
Et des méchants ainsi me faire remarquer ?
CLÉON.
Mais au moins avec lui pourquoi ce tête-à-tête ?
MADAME CLÉOIY.
Mais j'allais vous rejoindre : il survient, il m'arrête
CLÉON.
Et de votre entretien quel était le sujet?
MADAME CLÉON.
Ne vous l'a-t-il pas dit ? De vous il me parlait.
CLÉOIV.
A-t-il dit vrai , madame ?
MADAME CLÉOF.
Eh ! mais, mon Dieu, qu'importe ?
Pourquoi s'inquiéter, s'il vous plaît, de la sorte i^
N'êtes-vous pas certain, Cléon, de mon amour?
CLÉOJV.
S'il est vrai cependant qu'il vous fasse la cour....
Rien ne peut altérer en vous ma confiance....
Mais vous avez montré tant de reconnaissance....
De vos remercîments il sort tout glorieux ,
Et de joie et d'espoir j'ai vu briller ses yeux.
MADAME CLÉOF.
Eh ! mais, qu'importe encor qu'il s'abuse et qu'il m'aime?
Cet amour, qui d'abord m'épouvantait moi-même,
Vous effraie à présent : nous avions tort tous deux;
Car enfin qu'a-t-il donc pour nous de dangereux ?
Voyons l'événement du coté favorable.
6.
84 LE MARI AMBITIEUX.
Vous voilà presque sûr de la place honorable
Que depuis si long-temps vous ambitionnez ;
Vous voilà dans le monde un état. Convenez
Que plus on a douté d'un succès , plus il flatte :
En toute liberté que votre joie éclate.
Nous sommes sans témoins : pourquoi feindre avec moi?
N'êtes-vous pas charmé d'avoir un tel emploi?
CLÉ ON.
Eh ! madame, quittez ce ton-là, je vous prie.
J'aime à croire qu'il n'est qu'une plaisanterie,
Mais n'est-ce pas prouver que vous m'aimez bien peu
Que de mon embarras ainsi vous faire un jeu?
MADAME CLÉON.
A votre tour calmez un tel transport, de grâce.
Moi , ne pas vous aimer ! Ah ! Cléon , quoi qu'il fasse^
Ne cessera jamais d'être cher à mon cœur,
Et l'amour me défend encor plus que l'honneur !
CLÉON.
Je le crois ; mais enfin à quoi tend ce mystère ?
Pourquoi cette conduite obscure et singulière?
. SCENE IV.
Madame CLÉON, CLÉON, DUPLESSIS.
DUPLESSIS.
C'est toi , mon gendre ? Eh bien ! tout ton monde est parti :
Les voilà tous qui vont au bal chez miladi,
EtDulis?
madame CLÉON.
A l'instant il nous quitte , mon père.
DUPLESSIS.
Et toujours il est bien avec toi, je l'espère?
ACTE IV, SCENE IV. 85
MADAME CLÉON.
Il n'a pas attendu que Cléon demandât..
DUPLESStS.
Se pourrait-il? Dulis....
MADAME CLÉOiy.
En ami délicat
Lui-même il nous prévient, il s'informe, nous presse;
De l'emploi désiré nous donne la promesse.
DUPLESSIS.
Oh ! par ma foi , Dulis est un homme charmant.
Te voilà donc placé : reçois mon compliment.
Tu dois être enchanté ?
CLÉON.
Qui ? moi ! je suis aux anges.
DUPLESSIS.
A Dulis tu n'as pas épargné les louanges,
Ni les remercîments ?
CLÉojy.
Qu'en était-il besoin ?
De le remercier madame a pris le soin.
DUPLESSIS.
Ma fille? Elle a bien fait.
CLÉON.
Vous l'approuvez?
DUPLESSIS.
Je pense
Que nous lui devons tous de la reconnaissance ;
Si j'avais été là, je l'aurais embrassé,
Cet ami généreux !
CLÉON.
Mais si je suis placé,
A madame sur-tout je dois en rendre grâce.
86 LE MARI AMBITIEUX.
DUPLESSIS.
Bon ! comment?
CLÉ ON.
Mais avant qu'on m'offrît cette place,
Madame avec Dulis fort long-temps a parié ,
Et d'amitié pour moi Dulis a redoublé.
DUPLESSIS.
Voilà ce qui s'appelle une femme sublime.
Pour ma fille en effet il a beaucoup d'estime ;
Je m'en suis aperçu. Protéger son mari !
C'est fort bien , il est beau de se conduire ainsi.
CLÉOIV.
Allons, pour me railler, vous semblez vous entendre.
DUPLESSIS.
Quel est donc ce discours que je ne puis comprendre ?
Je connais peu les mœurs de ce pays , d'accord ;
J'en sais assez pour voir qu'elle est loin d'avoir tort;
Au lieu de la blâmer, pour moi je l'encourage.
Que ton avancement devienne son ouvrage;
C'est aux femmes à faire un sort à leurs maris,
Et c'est la seule mode immuable à Paris.
CLÉON.
Quelques droits que votre âge et que le nom de père
Vous donnent en ces lieux, ce ton doit me déplaire.
Quel est votre dessein? Expliquez-vous, monsieur.
Déjà me croyez-vous un époux sans honneur?
DUPLESSIS.
Quels singuliers propos me tiens-tu là ? de grâce ,
S'agit-il de l'honneur? il s'agit d'une place
Que tu veux obtenir,...
ACTE IV, SCENE V. 87
SCÈNE V.
Madame CLÉON, CLÉON, DUPLESSIS,
JOHN, DUBOIS.
DUBOIS.
Votre valet, messieurs;
Vous nous voyez chargés de messages flatteurs :
Le mien est pour monsieur, et le sien pour madame,
CLÉOW.
Que dites-vous? comment, un message à ma femme !
JOHN, donnant une lettre a madame Cléon,
Yès, de milédi je suis petit jokei.
Et pour mistriss Cléon j'apporte ce billet.
DUBOIS, donnant un paquet sous enveloppe a Cléon.
Moi , de monsieur Dulis homme de confiance ,
J'apporte pour monsieur ce paquet d'importance.
DUPLESSIS.
Qu'est-ce donc ?
C L É O K.
Un travail par Armand commencé,
Que lui-même à l'instant il m'avait annoncé.
DUPLESSIS.
A merveille ! déjà te donner de l'ouvrage !
C'est te donner la place.
MADAME CLÉON, remettant le bUlet a Cléon.
Au bal on nous engage
Tous les deux, cher Cléon.
CLÉON.
C'est s'y prendre un peu tard.
88 LE MARI AMBITIEUX,
JOHN.
Il est le faute à moi, s'il est quelque retard:
Dès hier soir j'avais le billet clans ma veste ;
Par malheur, j'oublie; milédi, je proteste,
Me grondera très-fort, si vous manquez ce soir;
Je dirai qu'on aura le plaisir de vous voir;
Pas vrai, promettez-moi, madame; je salue.
( // sort avec Dubois. )
SCÈNE VI.
Madame CLÉON, CLÉON, DUPLESSIS.
CLÉON.
A me désespérer, je crois, tout contribue;
J'aurais voulu paraître à ce bal un moment,
Et ce travail chez moi me retv nt forcément ;
Il faut à le finir passer la nuit entière ;
Il est de plus en plus pressant et nécessaire.
DUPLESSIS.
Je conçois que cela doit vous contrarier.
A ce bal, où l'on vient tous deux de vous prier,
Ma fille, comme toi, voudrait aller, je gage.
MADAME CLÉON.
Moi?
DUPLESSIS.
Toi ; l'on aime encore à danser à ton âge,
CLÉOJY.
Vous voyez que je suis retenu malgré moi'.
DUPLESSIS.
Oh ! c'est tout simple , il faut que tu travailles , toi ;
Mais ma fille ce soir n'a pas d'ouvrage à faire;
ACTE IV, SCENE VI. 89
Les plaisirs d'une femme unique et grande affaire!
Consens qu'elle aille au bal. Tu le dois par égard
Pour cette miladi qui vous prie un peu tard.
On vous croirait piqués, cela nuirait peut-être;
Ainsi l'un de vous deux au moins doit y paraître.
CLÉoiy.
Comment ?
DUPLESSIS.
Oui , sois tranquille , elle t'excusera.
On ne t'en voudra plus dès qu'elle paraîtra.
CLÉoiy.
Mais seule ?
DUPLESSIS.
Seule ? non.
CLÉON.
Quoi ?
• DUPLESSIS.
J'y vais avec elle.
Je ne suis pas prié : la chose est naturelle ,
On ne sait pas encor mon arrivée ici.
J'accompagne ma fille au lieu de son mari,
Et l'on me recevra très-bien, je le parie.
CLÉOIY.
Vous au bal ! c'est sans doute une plaisanterie,
DUPLESSIS.
Non.* S'il faut être franc, je me fais un plaisir
De voir comme à Paris on sait se divertir.
Et d'ailleurs à ce bal Dulis sera sans doute ?
CLÉ ON.
Oui vraiment.
DUPLESSIS.
Il faut donc , mon cher , quoi qu'il t'en coûte,
Que ta femme se rende à l'invitation ,
90 LE MARI AMBITIEUX.
Rien n'est à négliger dans ta position ,
Et nous pourrons trouver un moment favorable
Pour te rendre à Dulis encor plus agréable.
CLÉOINT.
Quoi ! sérieusement ?
DUPLESSIS.
Très-sérieusement.
Allons, nous n'avons pas à perdre un seul moment,
Ni toi non plus ; partons , ma fille , tout à l'heure.
CLÉOW.
De grâce...
MADAME CLÉOW.
Exigez-vous, Cléon, que je demeure?
DUPLESSIS.
Fi donc ! Cléon n'est pas un tyran , un jaloux.
CLÉON.
Non , sans doute. •
DUPLESSIS.
Il sait trop qu'un délicat époux
D'un plaisir innocent ne prive point sa femme.
CLÉoiy.
Puisque vous le voulez, allez au bal, madame.
Mais j'y vais avec vous.
DUPLESSIS.
Toi ! tu n'y penses pas.
De ce brillant emploi fais-tu si peu de cas ?
Pour un bal oublier un travail d'importance !
Que penserait Dulis de cette insouciance?
CLEO F.
Il est trop vrai, je sens que cela me perdrait.
( Fort embarrassé , marchant et se parlant a lui-
mênie. )
Est-ce lui jeu ? pense-t-il ce qu'il dit en effet ?
ACTE IV, SCENE VI. 91
Il faut prendre un parti pourtant. J'en perds la tête.
Ferai-je ce travail? irai-je à cette fête?
Y laisserai-je aller ma femme ? Eh quoi ! sans moi !
Quand Dulis y doit être, et quand je m'aperçoi
Qu'on a presque vaincu pour lui sa répugnance.
MADAME CLÉON, Cl part CL soii père.
Mon père, vous voyez qu'il souffre, qu'il balance.
DUPLESsis, bas a sa fille.
Bien. Il faut l'achever.
CLÉON, a part.
Je vais trouver Montbrun;
Oui, je veux qu'à ce bal il surveille chacun....
DUPLESSIS, haut.
Partons, ma fille; au bal ne te fais pas attendre:
Toi , dans ton cabinet renferme-toi , mon gendre.
c L É o w.
Allons , madame , à vous je dois m'en rapporter ,
Et vous savez comment il faut vous comporter...
Avec Dulis sur-tout.
DUPLESSIS.
Beaucoup de prévenance ,
Beaucoup d'empressement et de reconnaissance.
CLÉON.
Eh! non; ce n'est pas là ce que j'entends, monsieur.
MADAME CLÉOW.
Bien , un air de réserve et même de froideur.
CLÉON.
Ce n'est pas là non plus ce que j'ai voulu dire,
MADAME CLÉOW.
Pour vous plaire comment faut-il donc me conduire ?
c L É o N.
Comment ?..^mais vous devez, je pense, le savoir.
92 LE MARI AMBITIEUX.
DUPLESSIS.
Eh ! oui , parbleu ! la chose est simple à concevoir.
Conduis-toi de façon que Cléon ait la place.
CLÉOW.
Sans doute... cependant... mais quoi! le temps se passe.
Il faut que ce travail soit fini pour demain.
De votre amour pour moi jusqu'à présent certain ,
Je dois me confier à vous , à votre père.
Tous les deux vous savez ce que vous devez faire ;
Quant à moi , de ce bal oii vous voulez aller ,
Pressé par mon travail , je ne puis me mêler.
{Il sort.)
SCENE VIL
DUPLESSIS, Madame CLÉON.
DUPLESSIS.
Eh bien! m'étais-je donc abusé sur son compte?
Tour à tour il redoute et désire sa honte.
MADAME CLÉON.
Vous le voyez aussi; Dulis a des projets.
Ces deux lettres ensemble... on l'aurait fait exprès.
DUPLESSIS.
On voudrait à ce bal te voir seule , ma chère.
Eh bien, on t'y verra, ma fille, avec ton père;
Et c'est là qu'à Dulis parlant comme je doi,
De mon ami Dorval, de Ciéon et de toi....
ACTE IV, SCENE VIII. 93
SCÈNE VIII.
DUPLESSIS, Madame CLÉON, GERMAIN.
GERMAIN.
Monsieur Dulis.
DUPLESSIS.
Encor !
MADAME CLÉOW.
Que peut-il donc prétendre?
GERMAIN.
Il demande à vous voir.
MADAME CLÉON.
A cette heure !
GERMAIN.
Il va prendre
Sa sœur pour la conduire au bal chez miladi.
Comme il sait que madame y doit aller aussi,
Avec sa sœur, dit-il, il peut mener madame.
DUPLESSIS.
Qu'il vienne.
( Germain sort. )
MADAME C LÉON.
Vous voulez...
DUPLESSIS.
Lire au fond de son ame.
Dulis a des vertus. Que des flatteurs, des sots,
En belles qualités érigent ses défauts ;
Moi, je vais lui parler en honnête homme, en père.
Qu'il entende une fois la vérité sévère.
94 LE MARI AMBITIEUX.
MADAME CLÉOF.
C'est lui-même.
DUPLESSIS.
A merveille, il vient ici pour toi.
Sans rien faire paraître, avec lui laisse-moi.
SCÈNE IX.
> DUPLESSIS, Madame CLÉON, GERMAIN,
DULIS.
DU LIS.
Vous sortez.
madame CLÉON.
Oui, monsieur; pardon, je me retire:
Mon père que je laisse a deux mots à vous dire.
(^E lie sort.)
SCÈNE X.
DUPLESSIS, DULIS.
DULIS.
Quoi! madame Cléon...
DUPLESSIS.
Est ma fille, monsieur.
Et c'est moi qui, ce soir, lui sers de conducteur.
Bien sensible pourtant à votre offre agréable.
Puis-je mettre à profit ce hasard favorable ?
Avec vous j'ai besoin d'un moment d'entretien ;
Vous passez dans Paris pour un homme de bien;
ACTE IV, SCENE X. gS
Vous tenez un haut rang , vous estimez mon gendre.
' Juste dans mes désirs , j'ai donc lieu de m'attendre
Que de vous j'obtiendrai bientôt ce que je veux.
DU LIS.
Parlez, en vous servant c'est moi qui suis heureux.
DUPLESSIS.
Du brave Armand la place est encore vacante;
Dorval , dont les talents , la probité constante ,
Sans doute sont connus de vous comme de moi.
Sans l'oser demander, prétend à cet emploi.
DU LIS.
Dorval est en effet un homme respectable,
Digne par ses vertus, par ses talents capable
D'obtenir, d'occuper cette place d'Armand.
Mais, monsieur, pardonnez à mon étonnement.
DUPLESSIS.
Quel est-il?
DULIS.
Est-ce donc à moi de vous instruire
Que Cléon , votre gendre , à cette place aspire ?
DUPLESSIS.
Je le savais, monsieur.
DULIS.
Vous le saviez?
DUPLESSIS.
Mais oui.
DULIS.
Pourquoi la demander pour un autre que lui?
DUPLESSIS.
Monsieur, j'ai mes raisons.
DULIS.
Ne pourriez-vous les dire?
96 LE MARI AMBITIEUX.
DUPLESSIS.
Mais, comme dès long-temps, d'abord je le désire,
Je voudrais que Cléon , comme moi commerçant....
DULIS.
Ah! j'entends; mais peut-on surmonter son penchant?
Tel, mauvais commerçant, serait ministre habile.
C'est en suivant ses goûts qu'on peut se rendre utile.
DUPLESSIS.
Eh bien ! monsieur , faut-il vous parler franchement ?
Cette place dépend de vous uniquement;
Tout en appréciant les qualités, le zèle
Qui vous ont mérité l'estime universelle,
Je voudrais, puisqu'il faut qu'il suive enfin ses goûts,
Que Cléon fût placé par d'autres que par vous.
DULIS.
Pourquoi ?
DUPLESSIS.
Qu'est-il besoin d'en dire davantage?
Ne devinez-vous pas, monsieur, à mon langage,
Que de vos vœux secrets ma fille m'a parlé?
DULIS.
Comment?
DUPLESSIS.
A Cléon même elle a tout révélé.
Je ne vous parle pas du tort que vous vous faites,
En agissant ainsi , dans la place où vous êtes.
Des mœurs des magistrats vous devez trop savoir
Sur les publiques mœurs l'ascendant , le pouvoir.
Et cet esprit galant que le beau monde estime ,
Faiblesse pour tout autre , en eux est presque un crime.
Ce sont vos intérêts, je ne m'en mêle pas;
Et franchement je crains trop peu les résultats
D'un amour sans espoir, comme il est sans excuse;
ACTE IV, SCENE X. 9^
Mais des torts de Cléon souffrez qu'on vous accuse.
Quoique trop bien instruit de ce fatal amour,
Mon gendre continue à vous faire la cour.
Vous courtisez sa femme , et c'est vous qu'il implore.
Vous sentez qu'un bienfait de vous le déshonore.
Que d'autres briguent donc votre protection ;
Moi, je brigue, monsieur, votre oubli pour Cléon :
Oui , cet oubli peut seul nous rendre tous tranquilles.
Pour vous-même étouffez des désirs inutiles.
Et pour nous à Cléon refusez votre appui.
De la place Dorval est digne autant que lui :
Servez , en le plaçant , Dorval et sa famille.
En l'oubliant , servez Cléon même et ma fille ;
Ma fille, qui jamais ne pourra vous aimer.
Mais qui du moins alors pourra vous estimer.
DULIS.
Monsieur, votre discours a lieu de me surprendre;
Singulière façon de servir votre gendre :
Briguer une disgrâce avec plus de chaleur
Que l'on n'en mit jamais à briguer la faveur!
Vous vous hâtez aussi de croire aux apparences,
Et vous êtes un peu vif dans vos remontrances.
Vous m'avez mal connu , si vous avez pensé
Que je fusse aujourd'hui moi-même intéressé
A donner à Cléon la place qu'il désire.
Les passions sur moi peut-être ont trop d'empire,
Mais ne me font jamais manquer à mon honneur.
De Cléon le mérite est le seul protecteur ;
Et comme c'est lui seul qui pourrait me résoudre ,
D'un indigne motif il doit aussi m'absoudre.
Ce que vous m'avez dit est assez important ,
Monsieur, pour mériter qu'on y pense un instant.
Tome IF. .7
98 LE MARI AMBITIEUX.
Au bal, chez milacli, nous nous verrons, je pense.
Dans tous les cas comptez sur ma reconnaissance.
J'estimerai toujours, même dans son erreur,
L'homme qui dit tout haut ce qu'il a dans le cœur.
Monsieur , je vous salue.
( // sort. ) .
SCÈNE XL
DUPLESSIS, SEUL.
Oui , cet homme est honnête ,
Mais il est entraîné.... J'ai mon dessein en tête;
Sauvons-les tous les deux. Sur mon ancien valet
( // appelle. )
Je peux compter. Germain 1 II est adroit , discret ;
C'est un vieux serviteur de toute la famille ,
Et qui ne m'a quitté que pour suivre ma fille.
SCÈNE XII.
DUPLESSIS, GERMAIN.
GERMAIN.
Que veut monsieur ?
DUPLESSIS.
Germain, puis-je compter sur toi
Pour rendre un grand service à ta maîtresse, à moi?
GERMAIN.
Oui sans doute, monsieur, du meilleur de mon anie.
ACTE IV, SCENE XII. 99
Que ne ferais-je pas pour vous et pour madame !
DUPLESSrS.
Je le sais. Suis-moi donc ; sur-tout souviens-toi bien
Qu'il faut que de ceci Cléon ne sache rien.
FIN DU QUATRIEME ACTE.
loo LE MARI AMBITIEUX.
ACTE CINQUIÈME.
SCENE I.
CLÉON, SEUL, son travail a la main , très - agité ,
s' asseyant , se levant ^ se promenant a grands pas
pendant tout le monologue.
Une heure du matin! elle n'est pas rentree!
De craintes , malgré moi , mon ame est déchirée.
Que fait-elle ? Pour moi , préoccupe , distrait ,
De ce travail à peine encore ai-je rien fait.
Je serai plus tranquille ici. Si- cet ouvrage
De Dulis tout-à-fait me gagne le suffrage ,
J'obtiens donc cette place, objet de tous mes vœux,
Et grâce au ciel enfin je suis heureux.... Heureux!
Où je vais le chercher, le bonheur peut-il être?
Ah! j'en doute. Le jour n'est pas près de paraître.
C'est le temps du sommeil , du repos général :
Tout dort; moi je travaille, et ma femme est au bal.
Funeste ambition ! mais quoi ? quelle folie !
Ma femme est vertueuse autant qu'elle est jolie.
Je ne concevais pas qu'on pût être jaloux;
Et je le deviendrais! Allons, rassurons-nous;
Songeons que cette place assure ma fortune;
Si je l'obtiens, je sors de la classe commune.
Le trop modeste Armand l'occupait sans éclat,
Mais moi je m'en ferai le plus brillant état;
ACTE V, SCÈNE II. loi
Et jeune encor , lancé dans les grandes affaires ,
De là , pour arriver aux dignités premières ,
En prenant bien mon temps , il ne me faut qu'un pas.
Poursuivons.... Mais ma femme.... Elle ne paraît pas.
L'officieux Montbrun lui-même m'abandonne,
Il devait revenir , et je ne vois personne.
SCENE IL
CLÉOIN, MONTBRUN.
CLEO K .
Ah ! c'est lui.
MONTBRUN.
Me voici, je vous l'avais promis,
Et je ne sais jamais manquer à mes amis.
CLÉ ON.
Eh bien! mon cher, ce bal où ma femme est allée?
MONTBRUN.
Non , je n'ai jamais vu de plus belle assemblée.
Ah! combien je vous ai regretté, cher Cléon!
Tous les ambassadeurs , les gens du meilleur ton ;
Des parures d'un goût ! un luxe ! une élégance !
Et les femmes, mon cher! mais la danse, la danse!
CLÉON.
Oui , l'on danse par-tout à ravir à présent ,
Je le sais ; mais venons au point intéressant.
Ma femme....
MONTBRUN.
Miladi met les gens à leur aise.
loi LE MARI AMBITIEUX.
Elle a du tact, du goût, on la croirait Française.
Ce bal lui fait honneur.
CLÉON.
Oh! je n'en doute pas.
Je fais de miladi déjà bien plus de cas
Depuis ce bal fameux dont vous faites l'éloge.
C'est sur ma femme , ami , que je vous interroge.
MONTBRUIV.
Sur votre femme!
CLÉON.
Eh ! oui , ne me déguisez rien.
De lui parler Dulis a-t-il trouvé moyen?
Son père exactement a-t-il veillé sur elle?
Vous me devez de tout un récit bien fidèle.
MONTBRUIV.
Et vous comptez sur moi, mon cher, avec raison.
Je m'informais à tous de madame Cléon ,
Lorsque de loin j'ai vu votre honnête beau-père
Causer avec Dulis.
CLÉOiV.
Plait-il ? autre mystère !
Comment! avec Dulis?
MONTBRUN.
Pour un provincial
Le beau-père a fort bien tenu sa place au bal.
CLÉOW.
Je le crois ; c'est de moi qu'ils parlaient , je parie.
MONTBRUN.
Une tournure aisée, un air de bonhomie. . . .
CLÉOIN^.
Eiifin que disaient-ils?
MOIVTBRUW.
Je n'ai pu le savoir.
ACTE V, SCÈNE IL io3
CLÉON.
Bien ! Vous avez tout vu , hors ce qu'il fallait voir.
MONTBRUN.
Pardonnez-moi : j'ai vu des choses très-piquantes ,
Et pour vous, cher Cléon, surtout intéressantes.
CLÉON.
Eh ! quoi donc , s'il vous plait ?
MONTBRUN.
Madame Saint-Alban
Et son petit Dercour , fidèles à leur plan ,
Pour approcher Dulis se donnaient une peine. . . .
Dulis, qui cependant paraissait à la gêne,
Les évitait partout : et comme tout se sait.
De Dulis et de vous assez haut on parlait;
De madame Cléon chacun vantait la grâce;
Du brave Armand déjà l'on vous donnait la place.
Madame Saint-Alban ne se possédait pas;
Elle affectait de rire, et murmurait tout bas:
C'était plaisant.
CLÉOIV.
Allons : à la fois tout m'accable ;
De Paris, je le vois, je suis déjà la fable.
Cette place! à quel prix me la fait-on avoir?
MONTBRUjy.
Mais avez-vous rien fait contre votre devoir ?
Jouissez des effets , sans remonter aux causes ;
Et quand elles vont bien , laissez aller les choses.
CLÉOW.
Mais vous ne venez point à l'objet principal :
Ma femme, dites-moi, que faisait-elle au bal?
MONTBRUN.
Vous saurez que par-tout j'ai promené ma vue....
Mais comment distinguer.... Un monde, une cohue!
io4 LE MARI AMBITIEUX. '
J'ai trouvé force gens qu'à peine je connais,
Sans pouvoir rencontrer tous ceux que je cherchais.
CLÉON.
Que dites-vous? comment! vous ne l'avez pas vue?
MONTBRUN.
Ma foi non.
CLÉON.
Je m'y perds; qu'est-elle devenue?
Serais-je dans l'erreur en la croyant au bal?
MONTBRUN.
Eh! tranquillisez-vous. Pour en agir si mal
Elle a trop de bon sens. Pour votre grande affaire,
Elle sent trop qu'au bal elle était nécessaire.
Il est vrai que par-tout je l'ai cherchée en vain :
Mais elle était au bal, Cléon, j'en suis certain.
CLÉOF.
Moi , j'en doute ; et comment expliquer sa conduite ?
SCÈNE III.
CLÉON, MONTBRUN, GERMAIN.
GERMAIN.
Eh ! mais , comme en plein jour chacun vous fait visite.
Madame Saint-Alban.
MONTBRUN.
Bon ! je la reconnais.
Au bal chez miladi, comme je vous disais,
J'ai vu qu'elle enrageait dans le fond de son ame.
Peut-être avec Dulis elle a vu votre femme ;
Inquiète, elle accourt pour vous faire parler.
Et de notre bonheur nous allons l'accabler.
ACTE V, SCÈNE IV. io5
SCÈNE IV.
CLÉON, Madame SAINT -ALBAN, MONTBRUN.
MADAME SAIIVT-ALBATV.
Ma visite , sans doute , est étrange à cette heure.
Je sors du bal. Avant de gagner ma demeure
J'ai voulu, cher Cléon , moi-même m'informer....
(Les cœurs sensibles sont si prompts à s'alarmer....)
Pourquoi donc à ce bal, ni vous, ni votre femme?....
CLÉON.
Ni ma femme ! comment
MOIVTBUN.
Vous vous trompez , madame.
MADAME SATWT-ALEAIV.
Vous étiez invités tous les deux cependant.
MONTBRUN.
Dulis charge Cléon d'un ouvrage important:
A l'achever Cléon passe la nuit entière.
Quant à sa femme, elle est au bal avec son père.
MADAME SAINT-ALBAN.
Le beau-père , d'accord ; mais madame Cléon ?
CLÉON.
Quoi ! ma femme n'est pas chez miladi ?
MADAME SAINT-ALBAN.
Mais non,
CLÉON.
Se peut-il?
MADAME SAINT-ALBAN.
Et Dulis , ce soir même a l'adresse
De charger le mari d'un ouvrage qui presse !
io6 LE MARI AMBITIEUX.
Je ne m'étonne plus qu'un instant on l'ait vu,
Et que du bal il ait lestement disparu.
CLÉON.
Disparu ! Qui? Dulis? se peut-il? quel mystère !
Holà ! quelqu'un ! Germain ! Mais conçoit-on son père ?
MADAME SAINT-ALBAN.
Au surplus , on vous nomme à la place d'Armand :
C'est public. Recevez , Cléon , mon compliment.
A ce choix on pourra soupçonner une cause :
Certes, je ne crois pas que tout haut on en cause;
Mais on dira tout bas qu'à servir son ami
Dulis trouve peut-être un avantage aussi.
CLÉON.
Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire ;
Mais quoi que l'on invente aujourd'hui pour me nuire,
Je suis, sans vanité, digne de cet emploi.
MOWTBRUW.
Mieux que Dercour, au moins.
SCÈNE V.
CLÉON, MADAME SAINT-ALBAN, MOISTBRUN,
GERMAIN.
CLÉON.
C'est toi , Germain ? Dis-moi ,
C'est pour aller au bal que ma femme est sortie ?
GERMAIN.
Monsieur doit le savoir.
CLÉON.
Son père l'a suivie ?
GERMAIN.
Mais madame sortant sans monsieur aujourd'hui,
ACTE V, SCENE VI. 107
Peut-elle aller au bal avec d'autres que Jui ?
CLÉON.
Mes chevaux à l'instant. Je vole sur sa trace.
MA.DAME SAINT-ALBAF.
Quel délire ! Songez que vous avez la place.
CLÉON.
L'abandonner ainsi ! C'en est fait : je le voi;
Je suis trompé, perdu.
GERMAITT.
Son père mieux que moi
Peut instruire monsieur : il vient.
( // y^este au fond. )
CLÉON.
Eh quoi ! sans elle.
SCÈNE VI.
CLÉON, Madame SAINT- ALBAN, MONTBRUN,
DUPLESSIS.
DUPLESSIS.
Je t'apporte, Cléon, une bonne nouvelle.
CLÉoir.
Votre fille ? ma femme ?
DUPLESSIS.
Enfin, c'est décidé:
C'est à toi que l'emploi d'Armand est accordé.
CLÉOIV.
Mais ma femme, monsieur?
DUPLESSIS.
Emploi considérable
Qui te donne à Paris un état honorable.
io8 LE MARI AMBITIEUX.
CLÉojy.
Eh ! cet état!..,, au prix que je crains d'entrevoir....
Il eût fait mon bonheur, il fait mon désespoir.
DUPLESSIS.
Vraiment ! trouves-tu donc que trop cher il te coûte?
N'es-tu pas maître encor de refuser?
CLÉOW.
Sans doute.
Refuser ! je le veux.... je le dois.... Mais après
Que vais-je devenir?
DUPLESSIS.
C'est où je t'attendais.
Cet effroi d'un refus qui serait nécessaire,
De ton peu d'énergie est la preuve trop claire.
Refuser , toi ! jamais : je l'avais bien prévu.
Tu n'aurais même pas ce reste de vertu.
Il n'en est pas besoin, grâce au ciel. Ton beau-père
A su faire pour toi ce que tu devais faire.
Ta femme que toi-même avais mise en danger,
En dépit de toi-même a su se protéger;
Et Dulis, éclairé sur sa propre faiblesse,
A su te préserver , Cléon , d'une bassesse.
Germain !
GERMAIiY.
Je vous entends.
{Il sort.)
CLÉON.
Qu'est-ce donc?
MONTBRUN.
Permettez
Je suis de trop ; je sors.
MADAME SAIiVT-ALBAK.
Adieu , Cléon.
ACTE V, SCENE VIL 109
DUPLESSIS.
Restez.
Sur ma fille je sais, grâce aux torts de mon gendre,
Tous les affreux soupçons qu'on se plaît à répandre.
Vous vous êtes hâtés les premiers, tous les deux.
D'apprendre à son mari ces bruits calomnieux :
Les premiers apprenez aussi son innocence.
Et sur elle songez à garder le silence.
Dulis et vous au bal vous la cherchiez en vain ;
Et tandis que Cléon , toujours plus incertain ,
De leurs devoirs communs se reposait sur elle ,
Tandis que des méchants , dans leur gaîté cruelle ,
Sur elle répandaient les discours les plus faux.
Ma fille était bien loin de goûter le repos.
Sans doute : mais au moins c'est dans la solitude
Que, pour l'ingrat Cléon pleine d'inquiétude,
Elle attendait ici mon retour de ce bal ,
Qu'on aurait voulu rendre à tous deux si fatal.
La voilà : de sa chambre elle n'est pas sortie.
SCÈNE VIL
CLÉON, DUPLESSIS, Madame SAINT -ALBAN,
MONTBRUN, Madame CLÉON dans le plus
GRAND NÉGLIGÉ.
CLÉON.
Ma femme !
MONTBRUN.
C^est bien elle !
MADAME SAINT-ALBAN.
Eh ! mais , quelle folie î
iio LE MARI AMBITIEUX.
DUPLESSIS.
Seul j'étais à ce bal où j'ai trouvé Dulis.
Malgré tous mes discours , incertain , indécis ,
En vantant de Cléon le talent , le mérite ,
A mes yeux il tentait d'excuser sa conduite.
Persistez donc, lui dis-je alors, ayant recours
A l'unique moyen d'étouffer ses amours ;
Persistez à donner à Cléon cette place ,
Quand il ne doit de vous tenir aucune grâce :
Et ma fille, en partant, vous ravit tout espoir;
Je l'emmène. Cléon méconnaît son devoir :
Sur elle je reprends l'autorité d'un père.
Le pouvoir même ici ne m'est pas nécessaire :
De Cléon elle sent qu'il vaut mieux être loin,
Que d'être de sa honte ou complice ou témoin.
Dulis, quoique trompé dans sa folle espérance.
Hésitait; et moi, fort de toute la puissance
Que sur un homme droit, malgré lui criminel.
Peuvent donner l'honneur et l'amour paternel.
J'insiste en demandant la place pour un autre.
MADAME SAINT-ALBAN.
Ah ! fort bien , pour Dercour ?
CLÉOJV.
Quel projet est le votre?
MONTBRUW.
Pour qui donc , s'il vous plaît ?
CLÉOW.
Et qu'a-t-il répondu?
DUPLESSIS.
De mon langage austère étonné, confondu,
Il me dit qu'en ces lieux lui-même il va se rendre.
Le voilà.
ACTE V, SCÈNE VIII. m
SCÈNE VIII.
Madame CLÉON, CLÉON, DUPLESSIS, DULIS,
Madame SAINT -ALB AN, MONTBRUN.
DULIS.
Ma présence a droit de vous surprendre.
Pour Bordeaux vous pouviez hâter votre départ :
Combien j'aurais gémi qu'un instant de retard
M'eut privé du bonheur de vous ouvrir mon ame!
(y A madame Saini-Alban.)
Je suis bien aise ici de vous trouver, madame.
MADAME SAINT-ALBAN.
Moi , monsieur ?
DULIS.
Vous m'avez demandé pour Dercour
Un emploi dont il peut se rendre digne un jour ,
Mais dont il s'en faut bien qu'il soit déjà capable.
Qu'il tâche d'acquérir le talent convenable ;
A l'emploi qu'il mérite , alors pour le porter
Vous n'aurez pas besoin de me solliciter.
{A Cléon. )
Que mes torts envers vous, Cléon, me semblent graves ^
Puisqu'à votre bonheur ils mettent des entraves !
Oui , quoique cet emploi par vous soit mérité ,
Quoique votre talent et votre probité
Aient en votre faveur fait pencher la balance ,
Bien plus qu'une trompeuse et coupable espérance,
C'est un autre que vous qu'il m'a fallu choisir ,
Dorval. Mais qu'il me soit permis de vous servir:
IE2 LE MARI AMBITIEUX.
Je l'implore de vous , Cléon , comme une grâce.
A Bordeaux justement il est une autre place,
Aussi belle peut-être , et je viens vous l'offrir.
Cet emploi , de Paris vous forçant à partir ,
Pourra dans ses projets tromper la médisance,
Sans être d'aucun poids pour votre conscience.
Point de remercîments : mon offre est un devoir;
C'est vous qui m'obligez en daignant recevoir.
Songez bien qu'un refus de votre part m'accable ,
Et qu'envers vous alors je suis toujours coupable.
{^A Duplessis.)
Quant à vous , croyez-moi , consentez que Cléon ^
Monsieur, se livre encore à son ambition.
Vous ne parviendriez jamais à la détruire :
Vos efforts et les siens doivent donc se réduire
A savoir \«rs le bien toujours la diriger.
Mais si de caractère on ne peut pas changer ,
Il est des passions au moins que l'on peut vaincre :
C'est de quoi je saurai, j'espère, vous convaincre.
Adieu, messieurs.
[Il sort.)
SCENE IX.
Madame CLÉON, CLÉON, DUPLESSIS, Madame
SAINT-ALBAN, MONTBRUN.
MADAME SATNT-ALBAN.
Fort bien! c'est superbe, d'honneur.
Ainsi le cher Dercour est seul dans le malheur.
Mais c'est égal : sur vous , sur Cléon , sur sa femme ,
ACTE V, SCENE X. ii3
Sur Dulis, on pourrait faire le plus beau drame.
11 est tard; excusez... Le beau trait!.. Le beau trait!..
( Elle sort, )
M O N T B R U ]V.
Je VOUS Tavais bien dit que tout s'arrangerait.
J'étais sûr qu'il vaincrait sa passion fatale :
A mes moments perdus j'écris sur la morale,
Je noterai ce trait parmi les traits choisis.
Vous, comptez-moi toujours au rang de vos amis.
( // sort. )
SCÈNE X.
Madame CLÉON, CLÉON, DUPLESSIS,
DUPLESSIS.
Tu dois sentir qu'après l'éclat de cette affaire.
Avec moi ton départ est presque nécessaire.
CLÉOW.
Une place à Bordeaux! mais c'est comme un exil.
DUPLESSIS.
Là du moins ton honneur ne court aucun péril.
Du courage , Cléon , remplis mon espérance ;
Va, je ne suis que trop enclin à l'indulgence.
Ici-bas je sais trop que tous nous nous devons.
Pour nos torts mutuels, de mutuels pardons;
Mais si l'on peut aux gens passer quelques faiblesses ,
Jamais on ne leur doit pardonner de bassesses.
MADAME CLÉON.
Loin de toi, cher Cléon, de coupables regrets!
Tome ir. 8
ii4 LE MARI AMBITIEUX.
Toi-même aurais bientôt gémi de ton succès.
CLÉOJY.
Oui, de ce qui s'est fait, je dois vous rendre grâce.
Sans ma femme pourtant j'aurais eu l'autre place.
FIN DU CINQUIKME A.CTE.
LE
VIEUX COMÉDIEN,
COMÉDIE
EN UN ACTE ET EN PROSE,
Représentée pour la première fois le 19 septembre 180 3..
PRÉFACE.
Branchement je trouve cette petite comédie fort
agréable. Je ne vois guère d'autre reproche à lui faire
qu'un peu de bizarrerie dans la fuite des deux jeunes
gens, et dans l'expédient du vieux comédien qui se fait
passer pour mort. Une fois cet expédient adopté, la
pièce marche vivement et rapidement. Le dialogue me
paraît piquant. Les deux pères , le comédien , sa femme ,
et la jeune comédienne qui prend le médecin et l'avocat
pour des débutants , me semblent bien imaginés , et tou-
jours dans une situation comique.
Mes Comédiens ambulants m'avaient brouillé avec les
comédiens trop glorieux de leur état. Je voulus faire ma
paix avec eux par cette petite pièce. Je crois que les gens
sensés trouveront de la mesure dans l'éloge que je fais
de la profession.
C'est à dessein de rappeler le célèbre Préville que j'ai
placé la scène à Senlis. C'est dans cette ville qu'il s'était
retiré après avoir quitté le théâtre. Quand je rencontre
des amateurs de la bonne et vieille comédie qui n'ont pas
vu Préville, je ne peux m'empêcher de les plairKlre. J'ai
vu des acteurs naturels , mais froids; j'en ai vu d'autres
pleins de chaleur, mais souvent outrés. Préville réunis-
sait au naturel la chaleur, l'esprit, la grâce, et la verve.
Jamais comédien n'est mieux entré dans la pensée de
l'auteur.
Après vingt ou trente représentations, un journaliste,
qui probablement est indigné au fond de l'âme de la fa-
ii8 PRÉFACE.
meuse scène d'Harpagon avec son fils clans V Avare , s'a-
visa de me reprocher d'avoir humilié les pères devant les
enfants , en amenant mes deux jeunes gens en présence de
leurs pères revêtus de costumes de comédie. En dépit du
censeur , le public continua de rire de la mascarade , sans
y trouver d'inconvenance. Il y a des gens qui veulent
que la comédie soit une école de mœurs. Moi, je crois
qu'elle ne doit être qu'un tableau des mœurs et des ridi-
cules. Tant mieux pour l'auteur si son tableau peut
corriger, ou au moins faire réfléchir le spectateur ; mais
son but est atteint quand il a été vrai et comique.
Dois -je l'avouer .f' cette idée bizarre de se faire passer
pour mort m'a souvent roulé dans la tête. J'ai été tenté
de prier un ami de faire un petit article nécrologique
sur moi , afin de savoir ce qu'on penserait de mes co-
médies après ma mort. J'y ai renoncé. Il y a trop de
danger. Ce serait s'exposer à entendre plus d'une vérité
désagréable ; et presque tous les morts sont si vite
oubliés !
PERSONNAGES.
DUMONT, dit Floridor, ancien comédien.
Madame FLORIDOR, sa femme.
DUMONT DE MORINVILLE, avocat, cousin de Floridor.
DUMONT DE FLORANGEAC , médecin, aussi cousin de
Floridor.
AUGUSTE, fils de Morinville, amant de Lise.
LISE, fille de Florangeac.
Mademoiselle BEAUPRÉ , comédienne.
PASCAL, valet de Floridor.
La scène est chez l'ioridor , à Senlis^
LE
VIEUX COMÉDIEP»^.
Le théâtre représente un salon et deux cabinets , l'un à droite et l'autre
à gauche.
SCÈNE I.
Madame FLORIDOR, FLORIDOR,
floridor.
IVlAis, madame Floridor...,
MADAME FLORIDOR.
Mais, monsieur Floridor....
FLORIDOR.
Pour une femme qui, pendant vingt ans de sa vie,
a joué les amoureuses et les ingénuités, c'est avoir
l'humeur bien revêche et bien acariâtre.
MADAME FLORIDOR.
Pour un homme qui , pendant trente ans , a joué lea
valets et les intrigants, c'est être bien crédule, bien
faible et bien complaisant.
FLORIDOR.
Tiens, ma bonne amie, tu fais tout ce que tu peux
pour paraître méchante ; mais au fond tu es une bonne
femme.
MADAME FLORIDOR.
C'est vous qui , bien évidemment, êtes un bonhomme
et un très-bon homme : vous avez fait de belle besogne
I20 LE VIEUX COMEDIEN.
pendant les quinze jours que je viens de passer à la
campagne ! j'arrive , et il n'est question d'autre chose
dans toute la ville de Senlis. Comment, monsieur Flo-
ridor, vous qui êtes aimé, considéré, reçu dans les
meilleures maisons, qui menez au sein du plus heureux
ménage une vie exemplaire, qui jouissez honorable-
ment d'une fortune acquise par l'exercice de votre art,
recevoir , accueillir un petit libertin , un petit mauvais
sujet qui s'est rendu coupable d'un enlèvement! car,
vous en direz tout ce que vous voudrez, c'est un enlè-
vement. Dans les drames et les comédies que nous
avons joués tous les deux autrefois , c'est fort bien ;
mais hors de la scène , c'est fort mal : et , pour comble
de scandale, loger chez vous la victime intéressante,
une petite folle, une petite inconséquente, pour ne pas
dire quelque chose de pis! car enfin, une fille qui
abandonne ses parents, pour suivre un ravisseur, ne
mérite-t-elle pas?. . . Vous avez raison, je suis bonne,
douce , indulgente; mais sur mon ame , il y a là de quoi
révolter , et cela me révolte.
FLORIDOR.
Mais , d'abord , ma femme , il n'y a pas d'enlèvement
dans tout ceci : la jeune personne est arrivée toute
seule par la diligence; le jeune homme est venu de son
côté à pied et son petit bagage sur son dos. J'étais à
la répétition, à donner les traditions du baron d'Al-
bikrac à cette troupe de comédiens qui est venue pour
la foire : on vient me dire qu'une jeune demoiselle de-
mande à parler à son cousin le comédien. Vous savez
que, quoique je ne joue plus la comédie, je ne suis
connu que sous ce nom-là dans la famille et dans la
ville. Je vois une petite personne d'une mine assez
éveillée, mais, les yeux baissés, rougissant, hésitant,
SCENE L 121
et, d'une voix tremblante, me disant qu'elle est en-
chantée de faire ma connaissance; qu'Auguste et elle
n'ont plus de ressource qu'en moi; qu'Auguste doit
arriver le lendemain; qu'il faut que je les marie malgré
leurs parents, et qu'en attendant il faut que je les cache
tous les deux chez moi ; que j'ai la réputation d'un galant
homme, et que ma physionomie ne dément pas la
bonne opinon qu'elle avait de moi. Comment diable
voulez-vous qu'on résiste, madame Floridor? Après les
avoir bien grondés , j'ai envoyé le petit cousin à l'au-
berge, où, à la vérité, je paye tous les repas qu'il ne
prend pas chez moi ; et j'ai gardé à la maison la petite
cousine , que vous trouverez en effet très-intéressante.
En bonne conscience, pouvais -je fermer ma porte
à deux parents, et deux parents très-proches? puis-
qu'Auguste est fils de monsieur Dumont de Morin ville ,
mon cousin, l'aigle du barreau de Brive-la-Gaillarde , et
que Lise est fille de monsieur Dumont de Florangeac,
son frère, le médecin le plus actif de tout le Limousin.
MADAME FLORIDOR.
Et c'est précisément parce qu'ils sont vos parents que
vous deviez être sévère, intraitable, inflexible, d'abord
pour les bonnes mœurs , et ensuite pour la rancune que
vous devez garder à toute votre famille. Lorsqu'il y a
quarante ans, entraîné par votre talent (car vous aviez
un vrai talent, monsieur Floridor), vous vous livi^âtes
à la comédie, comment se conduisit avec vous toute
cette famille ? à l'exception , cependant , de votre frère
l'armateur, à qui je rends justice. On vous accabla
d'affronts, de mauvais traitements, de persécutions; les
procès , les chicanes , les lettres de cachet qu'on eut le
crédit d'obtenir ; les tentatives pour vous faire déshériter
par votre père ; les cabales pour vous faire siffler : voilà
J22 LE VIEUX COMÉDIEN.
les exploits de vos chers parents, qui vous maudis-
saient, qui refusaient constamment de vous voir. Et
quels étaient les plus acharnés après vous? Ce monsieur
Morinville , l'avocat, et ce monsieur Florangeac, le
médecin, que je ne connais pas, que je n'ai jamais vus
• et que j'espère bien ne voir jamais. Depuis , vous avez
fait fortune ; vous avez quitté la comédie : point de dé-
marches qu'ils n'aient tentées pour se réconcilier avec
vous. Vous avez eu la fierté de ne vouloir rien entendre ;
c'est bien. Quand je suis pauvre , vous mie reniez : quand
je suis riche , vous me recherchez. Fi donc ! il faut du
caractère ; vous en avez eu jusqu'ici : pourquoi donc en
manquez-vous aujourd'hui, monsieur Floridor?
FLORIDOR.
C'est qu'ils se conduisent précisément avec ces pauvres
jeunes gens comme ils se sont conduits avec moi.
Auguste et Lise s'aiment depuis leur enfance ; leurs
pères , qui ne sont pas riches , se sont brouillés pour les
limites d'un pré; depuis ce temps-là, le médecin dit
dans toutes les sociétés que son frère l'avocat est un
chicaneur : l'avocat prétend que son frère le médecin
a tué plus de malades qu'il n'a ruiné de clients. Les
mauvais procédés , cela se pardonne ; mais les mauvais
propos, cela ne s'oublie pas. Les voilà donc irrécon-
ciliables : les pauvres enfants en souffrent, comme
j'aurais souffert , dans le temps , de leur inimitié , si j'a-
vais eu besoin d'eux.
MADAME FLORIDOR.
Et vous voulez vous mêler de tout cela? Laissez tous
ces mauvais parents se disputer entre eux. Les enfants
ne valent pas mieux que les pères , je le parierais. Nous
ne nous disputons pas , nous autres : nous nous sommes
adorés , tant que nous avons été jeunes ; nous nous
SCÈNE IL 123
aimons depuis que nous ne le sommes plus. Voulez-vous
conserver la paix clans votre ménage ? renvoyez - moi
bien vite, comme ils sont venus, ce petit vaurien et
cette petite étourdie. Quelques louis dans la poche aux
enfants; une bonne lettre d'avis, bien sèche et bien
piquante aux parents, où vous leur ferez sentir qu'il y
a moins de mal à jouer la comédie qu'à laisser échapper
ses enfants de chez soi.
FLORIDOR.
Allons, pour avoir la paix... ïu sais bien que je fais
toujours ce que tu veux; mais charge-toi de leur an-
noncer leur départ, je n'en aurais pas le courage.
MADAMEFLORIDOR.
Oh bien! je l'aurai, moi; laisse-moi faire. Beaucoup
d'honnêteté, beaucoup de politesse, mais ferme et sé-
vère ; tu vas voir.
FLORIDOR.
Tiens, justement, voilà Lise.
SCÈNE IL
FLORIDOR, Madame FLORIDOR, LISE.
LISE.
Ce qu'on vient de me dire serait-il vrai, mon cousin
le comédien? ma cousine votre femme est revenue de
la campagne ?
FLORIDOR.
Oui , ma chère enfant , la voilà.
LISE.
Ah ! ma cousine , que j'attendais votre retour avec
impatience !
124 LE VIEUX COMÉDIEN.
MADABIE FLORIDOR.
Mademoiselle....
LISE.
Votre mari vous aura raconté tous mes malheurs ,
toutes mes fautes ; accusez-moi , plaignez-moi. Quoique
mon père en ait agi bien durement avec moi, je suis
loin de lui en vouloir ; je n'en veux qu'à moi-même ,
d'avoir été assez faible pour quitter sa maison , de con-
cert avec Auguste ; mais, en vérité, je n'ai pas pu faire
autrement. C'est une fatalité qui m'a entraînée : heu-
reusement, Auguste et moi ne pouvions tomber en de
meilleures mains. Votre cher mari a été si indulgent
pour nous ! il nous a promis que vous le seriez aussi.
Ah ! je vous en prie , ma chère cousine , qu'il ait dit la
vérité ! car , voyez-vous , si vous ne daignez m'accorder
votre appui, je suis bien malheureuse: nous n'avons
plus que vous deux pour ressource , pour amis , pour
parents.
MADAME FLORIDOR.
Il est sûr, mademoiselle, que jusqu'à un certain
point... je ne saurais blâmer mon mari... {A son mari ^
Elle a vraiment un son de voix qui touche. . . {^A
Lise.^ Cependant je prendrai la liberté de vous dire...
Aidez-moi donc, monsieur Floridor, à lui parler sévè-
rement.
FLORIDOR.
Eh! mais, c'est toi qui t'es chargée d'être sévère.
MADAME FLORIDOR.
J'entends bien; mais, dès le premier abord, je ne
peux pas lui dire des duretés. '
LISE.
Qu'avez -vous donc? vous semblez vous eonsulter
ensemble.
SCENE II. 125
FLORIDOR.
C'est qu'au moment où tu es entrée , petite cou-
aine, ma femme me faisait certaines petites observa-
tions, dont le résultat...
LISE.
Eh bien! le résultat...
FLORIDOR.
Est, qu'il faut vous renvoyer sans délai, Auguste
et toi, à vos parents.
LISE.
Ah! mon Dieu!
FLORIDOR.
Ce n'est pas mon avis, au moins, mais c'est celui
de ma femme.
LISE.
Serait-il vrai, ma cousine?
MADAME FLORIDOR.
Eh! mais.... oui sans doute, il faudra bien finir
par là ; mais il n'est pas question de partir sur-le-
champ.
FLORIDOR.
C'est que, vois-tu bien. Lise , ma femme tient beau-
coup à la réputation ; et recevoir deux fugitifs comme
vous...
LISE.
Oui, je le sens, cela peut vous compromettre. . .
Allons, il faut donc se résigner.
MADAME FLORIDOR.
Ce n'est pas que si l'on avait quelque espérance
de faire entendre raison à monsieur de Florangeac
et à monsieur de Morinville... Mais le moyen! deux
126 LE VIEUX COMÉDIEN.
entêtés ! deux orgueilleux ! Quand je pense à tous Ici
mauvais tours qu'ils ont joués à mon pauvre Flori-
dor....
FLORIDOR.
Il n'est pas question de moi, ma femme; je ne fais
plus d'étourderies de jeunesse; il s'agit de ces deux
enfants. Je vais donc retenir une place à la diligence
pour Lise : quant à monsieur Auguste, il marche bien.
Ainsi...
MADAME FLORIDOR.
Mais un moment, monsieur Floridor ; vous êtes d'une
vivacité...
FLORIDOR.
Eh bien! madame Floridor, quand je vous disais que
vous ne pouviez pas être méchante... Allons, embrasse
ta petite cousine.
MADAME FLORIDOR.
De tout mon cœur.
FLORIDOR.
Ah! voilà monsieur Auguste; il vient bien à propos.
SCÈNE III.
FLORIDOR, AUGUSTE, Madame FLORIDOR,
LISE.
FLORIDOR
Entrez, entrez, jeune homme; voulez -vous bien
permettre que je vous présente à ma femme?
AUGUSTE.
Ah! madame, je viens d'apprendre par la maîtresse
de l'auberge où mon cousin m'a logé que vous étiez ar-
SCÈ]S[E III. 127
rivée : elle m'a dit une chose à laquelle je devais m'at-
tendre , que vous étiez fâchée que votre mari nous eût
aussi bien reçus. Vous avez raison, madame; des en-
fants qui fuient de chez leurs parents ne méritent aucune
pitié; mais, de grâce, ne confondez pas Lise avec moi:
c'est moi seul qui suis coupable ; c'est moi qui l'ai déci-
dée à venir se réfugier chez vous, dans un moment où
j'avais vraiment perdu la tête. Ainsi, madame, n'acca-
blez que moi seul, et épargnez ma cousine. Vous êtes
si bonne, m'a-t-on dit; il ne faut pas traiter avec trop
de rigueur une parente , dont le seul crime est d'avoir
pour moi plus d'amour que je n'en mérite.
MADAME FLORIDOR.
Que vous n'en méritez, mon cher cousin? Mais quand
on s'exprime avec autant de désintéressement, de gé-
nérosité... {^A son mari.) li n'est pas mal ce jeune
homme.
LISE.
N'est-ce pas?
FLORIDOR.
Allons, nigaud, salue ta cousine, embrasse-la, et
parlons d'affaires.
MADAME FLORIDOR.
Oui, mon cher cousin, tout est pardonné.
FLORIDOR.
Enfin , voilà un jeune homme coupable d'un rapt.
AUGUSTE.
D'un rapt, mon cousin?
FLORIDOR.
Donnez à ce petit accident-là tel nom que vous vou-
drez : il s'agit, pour me servir des termes du métier de;
ton père l'avocat, de civiliser l'affaire.
128 LE VIEUX COMEDIEN.
LISE.
Impossible, mon cher cousin : si vous saviez, ils se
détestent autant que nous nous aimons.
AUGUSTE.
J'avais pensé à un moyen qui serait sûr.
FLORIDOR.
Et lequel? voyons, petit cousin.
AUGUSTE.
Il faut commencer par me marier à Lise.
FLORIDOR.
Sans le consentement de ton père , du sien? mariage
nul.
AUGUSTE.
Ils finiront par l'approuver. En attendant , j'ai de la
mémoire, de l'organe , de la jeunesse ; je me fais comé-
dien , comme vous ; je n'ai besoin de personne. Comme
vous, je fais fortune; et nos parents nous pardonneront,
comme ils vous ont pardonné.
MADAME FLORIDOR.
Il a raison ; c'est ce qu'il y a de mieux à faire.
FLORIDOR.
Mon cher Auguste , me préserve le ciel de déprécier
une profession dans laquelle j'ai vécu tTente ans avec
honneur. La comédie est un art qui tient fort bien sa
place après les autres ; mais , comme dans tous les arts ,
il faut y être poussé , pour ainsi dire , par une force
irrésistible. Toi , tu veux te faire comédien par déses-
poir d'amolir ? Sottise , abus. Il faut que tu épouses ta
cousine , et que tu sois avocat comme ton père. Il ne
s'agit donc que d'obtenir son agrément.
MADAME FLORIDOR.
Oui : mais comment y parvenir ?
SCENE IIL 129
FLORIDOR.
Croyez -VOUS donc que je n'y aie pas songé? Voilà
dix jours que ces chers enfants sont chez moi ; en voilà
neuf que j'ai écrit à leurs parents.
LISE.
Vous avez écrit à mon père ?
FLORIDOR.
Ils savent que c'est chez moi que vous vous êtes ré-
fugiés.
AUGUSTE.
Ils le savent!
FLORIDOR.
J'attends leur réponse aujourd'hui même.
LISE.
Aujourd'hui !
FLORIDOR.
Et je suis prêt à les recevoir.
AUGUSTE.
Gomment ! à les recevoir ?
FLORIDOR.
Oui , d'après les lettres qui leur sont parvenues , je
crois bien qu'ils se seront mis en route tous les deux.
LISE.
Oh ciel ! comment nous présenter devant eux.
FLORIDOR.
Oh ! j'ai bien présumé que vous seriez un peu em-
barrassés ; mais je ne le serai pas , moi ; j'essuierai le
premier choc , et vous ne paraîtrez que quand il en
sera temps.
Tome IF.
i3o LE VIEUX COMÉDIEN.
SCENE IV.
AUGUSTE , FLORIDOR , Madame FLORIDOR ,
LISE, PASCAL.
Pascal, remettant a Floridor deux lettres cachetées
en noir.
Monsieur , voilà des lettres que le facteur m'a dit
de vous remettre ; mais , c'est singulier ; elles sont à
l'adresse de monsieur Dorval , homme de loi , à Senlis.
Ils disent que vous avez été dire vous-même à la poste
qu'on vous envoyât toutes les lettres, en cachet noir,
qui seraient à cette adresse-là.
FLORIDOR.
Oui, elles sont pour moi. Laisse-nous.
SCÈNE V.
AUGUSTE, FLORIDOR, Madame FLORIDOR,
LISE.
FLORIDOR.
Justement , c'est ce que j'attendais.
MADAME FLORIDOR.
Qu'est-ce que cela signifie ? monsieur Dorval , homme
de loi !
FLORIDOR.
C'est un nom de comédie que je me suis donné.
MADAME FLORIDOR.
Un nom de comédie !
SCENE V» î3i
FLORIDOR.
Écoutez-moi : vous avez de très-grands torts ; mais
il faut bien excuser les folies de jeunesse , quand elles
n'annoncent pas un mauvais cœur. Tu as dix-huit ans ;
Lise en a seize, et je me souviens qu'à votre âge , le
diable m'emporte si je savais ce que je faisais ; vos
parents eux-mêmes ont bien quelque chose à se re-
procher à votre égard. Quant à moi, je leur garde
une vieille rancune : je prétends nous venger tous ré-
ciproquement les uns des autres, en faisant votre
bonheur. Tenez, lisez ces lettres, adressées à monsieur
Dorval, homme de loi. {^A Lise.) Voilà celle de ton
père. (^ Auguste. ) Et voilà celle du tien.
KVQJ] STB, lisant.
« Monsieur, j'étais à l'audience, et je plaidais contre
« un père qui veut marier sa fille malgré elle , lors-
« qu'avec une surprise inexprimable j'ai appris les deux
« nouvelles foudroyantes que vous m'annoncez par votre
« lettre du g du courant. Il est donc vrai que mon
« libertin de fils avait été demander un asyle à son
« cousin le comédien , et qu'il est arrivé précisément
« pour assister aux derniers moments de ce parent
« estimable que je regretterai toute ma vie.
MADAME FLORIDOR.
Qu'il regrettera toute sa vie !
FLORIDOR.
L ton tour , Lise.
LISE, lisant.
« Monsieur, je revenais de sauver un riche proprié-
« taire de nos environs d'une maladie incurable lorsque
« j'ai appris en même temps l'évasion de ma fille , sa
« retraite chez son cousin le comédien, et la mort de ce
« respectable parent.
9-
i32 LE VIEUX COMÉDIEN.
MADAME FLORIDOR.
Que veut dire ceci , s'il vous plaît ?
FLORIDOR.
Cela veut dire que je suis mort. Continuez.
AUGUSTE, lisant.
« Je me félicite que mon cousin ait choisi pour son
« exécuteur testamentaire un aussi galant homme que
« vous paraissez l'être. Comme nous sommes en va-
« cances , je pars en même temps que ma lettre , pour
« assister à l'ouverture du testament , morigéner et
a ramener mon fugitif, et présenter mes hommages et
« l'expression de mes regrets à la veuve Floridor , ma
« cousine , avec laquelle je brûle de faire connaissance.
LISE, lisant.
« Comme il n'y a pas beaucoup de maladies cet au-
« tomne, j'arriverai aussitôt que ma lettre. Je regrette
« de n'avoir pas été appelé pour la maladie de mon
« cousin : j'ai assez de confiance dans mes faibles talents
« en médecine pour croire que je l'aurais sauvé, jj
FLORIDOR.
C'est bien d'un médecin.
AUGUSTE, lisant.
« Si la succession entraîne quelque procès , suivant
ce l'usage , nous nous entendrons tous les deux en bons
« confrères pour les terminer, ou plaider à outrance,
« s'il y a lieu. »
MADAME FLORIDOR.
C'est bien d'un avocat.
FLORIDOR.
Comme ils connaissent tous les deux mon écriture ,
j'ai fait écrire mes lettres par le clerc du juge de paix;
SCÈNE V. i33
j'ai signé hardiment Dorval , homme de loi ; j'ai donné
le mot aux voisins, à la poste. H y a trente ans qu'ils
ne m'ont vu ; ils ne me reconnaîtront pas , et je les
attends. Je leur ai marqué que la veuve Floridor avait
provisoirement placé Lise dans une honnête pension de
demoiselles ; que j'avais envoyé Auguste à deux heues
chez un ami ; que la veuve s'était retirée pour quelque
temps chez une voisine. Ainsi vous pouvez vous ren-
fermer tous les trois dans l'appartement de ma femme ,
et me laisser seul avec eux pour le petit projet que je
médite.
MADAME FLORIDOR.
Oh ! non pas, j'en veux être; je ne suis pas fâchée
de profiter de l'occasion ; j'ai de bonnes vérités à leur
dire. Il y a dix ans que je n'ai joué la comédie, mais je
retrouverai tout mon talent pour me bien moquer
d'eux.
AUGUSTE.
Pour vous bien moquer d'eux ! Mais c'est ce que
Lise et moi nous ne devons pas souffrir.
FLORIDOR.
Cela ne vous regarde pas, c'est mon affaire : vous
leur devez respect et soumission ; mais moi qui ne suis
que leur cousin.... me venger d'eux, c'est justice. C'est
mon état, d'ailleurs, qu'ils ont attaqué; c'est mon état
que je veux venger. Leurs utiles professions ne seront
ni moins honorables , ni moins honorées , parce que je
me serai un peu égayé aux dépens de quelques indi-
vidus qui les exercent.
AUGUSTE.
Mais enfin, mon cousin , expliquez-nous donc...
i34 LE VIEUX COMÉDIEN.
I, I s E
Je brûle de savoir....
MADAME FLORIDOR.
Pour que je puisse jouer un rôle dans la pièce , il faut
me mettre au fait.
FLORIDOR.
C'est juste; nous n'avons pas de temps à perdre ; ils
peuvent arriver d'un instant à l'autre. Vous saurez
donc....
SCÈNE VI.
AUGUSTE, FLORIDOR, Madame FLORIDOR,
LISE, PASCAL.
PASCAL.
Monsieur , voilà une de ces dames qui jouent la
comédie qui demande à vous voir ; mademoiselle Beau-
pré , je crois, c'est son nom.
FLORIDOR.
Ah ! diable ! elle vient mal à propos.
MADAME FLORIDOR.
Il faut bien vite nous en délivrer.
SCÈNE VII.
AUGUSTE, FLORIDOR, Madame FLORIDOR,
LISE, Mademoiselle BEAUPRÉ.
mademoiselle beaupré.
Eh! bonjour, mon cher camarade; bonjour, ma
SCENE VIL i35
bonne Floridor; votre servante, petit cousin. Eh bien !
que faites-vous donc là? nous vous attendons pour la
répétition ; don Japhet d'Arménie , que nous montons
avec tous ses agréments, la cavalcade, le combat du
taureau. Vous avez joué le rôle ; ce pauvre Roqueville
n'y entend rien ; et puis son accent ! Il faut que vous
l'aidiez, que vous l'encouragiez. C'est là qu'il y a une
foule de traditions. Allons , venez , partons.
FLORIDOR.
Impossible ce matin, j'ai des affaires.
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Oh ! il n'y a pas d'affaires qui tiennent. Comment?
lorsque nous avons le bonheur de posséder dans la ville
que nous tenons un ancien comédien qui a joué à Paris
et chez l'étranger, qui a gagné vingt mille livres de
rente , nous ne profiterions pas de l'occasion pour nous
former, pour nous instruire?.... M'avez-vous vue hier
dans Nicole du Bourgeois gentilhomme? N'est-ce pas
que j'étais bien mise, et que j'ai ri de bon cœur? Ma
foi nous n'aurons pas à nous plaindre de la foire : la
salle était pleine. Oh ! le charmant état que le nôtre ;
on y rit de tout , même de la détresse , quand il y en a :
jugez comme on s'amuse quand les affaires vont bien.
On parle des tracasseries des comédiens ; est-ce qu'on
n'en voit pas dans tous les états? Est-ce que le mar-
chand ne cherche pas à décrier son voisin ? Est-ce que
les médecins ne courent pas les malades , les procureurs
les procès, et les musiciens les poëmes d'opéra? On
nous reproche notre amour-propre ; qui est-ce qui n'en
a pas? quand un perruquier se dit artiste, un huissier
jurisconsulte , et tel barbouilleur de papier , homme de
lettres !
j36 le vieux comédien.
floridor,
C'est parfaitement bien raisonné ; mais pardon , je
suis occupé....
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Ah] mon Dieu! que je suis indiscrète! je vous ai
dérangé; vous étiez en famille. Ah ça! je dirai donc à
nos camarades que vous ne pouvez pas venir aujour-
d'hui, mais que demain sans faute ils vous verront;
n'est-ce pas?
FLORIDOR.
Je vous le promets.
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Allons, je m'en vais, je vous laisse; personne n'aime
moins que moi à être importune. A propos, vous
savez la nouvelle? Floribel nous quitte. lia un engage-
ment pour Lyon; je crois qu'il fait une sottise; il n'a
pas assez de moyens pour jouer la tragédie, et il était
si bien dans les petits - maîtres ! Il veut vous acheter
un habit.
FLORIDOR.
Eh! mon Dieu! je ne le vendrai pas, je le prierai
de l'accepter ; mais pardon encore une fois.
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
C'est juste , je pars. Embrassez-moi , ma bonne Flo-
ridor; comme c'est aimable à vous de vouloir bien
jouer dans ma représentation. C'est convenu, vous
vous habillerez dans ma loge : vous verrez comme je
l'ai fait arranger; elle est charmante. C'est une petite
galanterie que je vous ai ménagée. Eh bien ! vous avez
été bien surprise, en arrivant de la campagne, de voir
chez vous le petit cousin et la petite cousine : ils sont
bien intéressants , n'est-ce pas ? Quand les mariez-vous,
SCENE VIII. 137
monsieur Floridor? oh! nous voulons être de la noce;
enfin vous êtes leur père.
FLORIDOR.
Et c'est précisément pour avancer leur mariage
qu'il faut que je cause avec eux et avec ma femme.
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Adieu, adieu; je ne dis plus qu'un mot. J'ai reçu
une lettre de Paris ; on a donné une pièce nouvelle
qui a le plus grand succès ; il y a un rôle de soubrette
magnifique , mais celui de l'amoureuse ne signifie rien :
il faudra que vous vous serviez de votre influence pour
décider mademoiselle Monval à le jouer; vous me le
promettez, n'est-ce pas? Je me sauve... Ah! j'oubliais :
trois débuts très -brillants, un drame tombé, un mélo-
drame aux nues , c'est une rage ; mais ils auront beau
faire , ils ne tueront pas la comédie.
SCÈNE VIII.
AUGUSTE, FLORIDOR, Madame FLORIDOR,
LISE , Mademoiselle REAUPRÉ , PASCAL.
PASCAL.
Monsieur, voilà un monsieur en deuil qui arrive
par la diligence; il demande votre maison et monsieur
Dorval, homme de loi.
FLORIDOR.
Ah! mon Dieu! en voilà déjà un. Un moment, ma-
demoiselle Reaupré. Toi, Pascal, reste ici pour les
recevoir. Vous autres , allez m'attendre avec ma femme
dans son appartement.
i38 LE VIEUX COMÉDIEN.
MADAME FLORIDOR.
Venez, mes enfants.
[Elle sort avec Auguste et Lise.)
FLORIDOR.
Vous, mademoiselle Beaupré, vous sortirez par la
petite porte dérobée. Ah ! ne m'avez-vous pas dit qu'il
vous manquait deux sujets? j'ai peut-être votre affaire;
revenez après la répétition.
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Je n'y manquerai pas : deux sujets présentés par
vous, ils ne peuvent pas être sans talent, sans réper-
toire.... Je vais l'annoncer à tous nos camarades. Oh!
quelle reconnaissance! ils seront enchantés, ravis :
c'est charmant! c'est adorable! c'est délicieux!
{Elle sort.)
FLORIDOR, à Pascal.
Oui, monsieur, non, monsieur.... voilà tout ce que
tu dois répondre à ce monsieur , ainsi qu'à son frère ,
qui ne peut tarder ; et des sanglots , des soupirs :
pleure , ou mets ton mouchoir sur tes yeux , si tu n'en
peux venir à bout : ce n'est pas bien difficile , je compte
sur toi et je te laisse.
(Il sort. )
SCENE IX.
PASCAL, SEUL.
Des sanglots , des soupirs , pleurer , tirer son mou-
choir.... Allons, il prépare encore quelque drôlerie,
c'est sûr. Chut! voilà notre homme, faisons ce que
monsieur nous a dit.
SCÈNE X. i39
SCÈNE X. -^
PASCAL, MORINVILLE.
M OR IN VILLE.
C'est ici que demeure madame Floridor, mon ami?
PASCAL, pleurant.
Oui, monsieur.... Ah!...
MORIIVVILLE.
Voudriez-vous aller lui annoncer que c'est son cousin
Dumont de Morinville , avocat à Brive-la-Gaillarde , qui
demande à la voir. Elle est absente , je le sais , mais la
maison où elle s'est retirée après le funeste événement
ne doit pas être loin d'ici.
PASCAL, a part.
Qu'est-ce qu'il dit donc?.... (^Haut et en pleurant.)
Oui, monsieur, ah!..,.
MORINVILLE.
Un moment, mon ami, vos larmes font honneur à
votre ame et prouvent l'attachement que vous aviez
pour votre maître.... Je suis pénétré comme vous....
mais enfin nous sommes tous mortels.... et en bonne
foi la vie est sujette à tant de traverses.... quand on
a le malheur d'être père de famille, comme moi....
D'ailleurs mon cousin Floridor était déjà d'un certain
âge.... Monsieur Dorval, homme de loi, demeure-t-il
loin d'ici?
PASCAL.
[A part.) M. Dorval! {Haut et en pleurant.) Non,
i4o LE VIEUX COMEDIEN.
monsieur. {A Part.) Qu'est-ce que c'est donc ? on di-
rait qu'il fait semblant de pleurer comme moi.
MORIWVILLE.
Faites-moi le plaisir de l'avertir aussi de mon arrivée.
Vous me permettrez d'attendre ici.
PASCAL.
Oui, monsieur.... ah!
MORIJV VILLE.
Allons, allons, mon ami, un peu de courage, un
peu de philosophie ; il en faut. Moi qui vous parle ,
j'en ai besoin plus qu'un autre.
PASCAL.
Ah! monsieur.
MORIWVILLE.
C'est bon, allez, allez, mon ami.
SCÈNE XL
MORINVILLE, seul.
Ce pauvre garçon m'a vraiment attendri
(' Examinant V appartement. ) Un bel appartement ,
un très - bel appartement ! de beaux meubles , de très-
beaux meubles! il n'y a pas d'enfants; mais il y a un
frère. Le mien, qui me traite d'homme processif, est
capable de faire du chagrin à cette pauvre veuve. Je
la défendrai , c'est mon devoir. Je suis l'aîné ; j'entends
les affaires, et je le verrai venir. Je ne demanderais pas
mieux que de lui rendre mon amitié, c'est mon frère;
mais comment oublier tous les sujets de plainte.... et
sa fille qui semble se joindre à lui , qui tourne la tête
SCÈNE XII. i4r
à mon étourdi et lui fait faire une démarche.... oh! je
ne consentirai jamais à ce mariage. Il y aura du scan-
dale; eh bien! tant pis pour ma nièce et pour son
père..,. Ce monsieur Dorval, l'homme de loi, pa-
raît un galant homme; c'est lui qui nous a réconciliés
avec le cousin; et puisqu'on nous appelle pour le
testament, il faut bien que nous y soyons pour quelque
chose.
SCÈNE XII.
MORINVILLE, FLORANGEAC.
FLORA.NGEAC, du deJiors.
Je vous dis qu'il faut la faire saigner sur-le-champ.
MORINVILLE.
N'est-ce pas la voix de mon frère que j'entends?
FLORANGEAC, entrant.
Mais quel bonheur qu'un médecin se soit trouvé là
tout à propos. Il semble que cette bonne femme ait
attendu exprès, pour tomber en paralysie, que je des-
cendisse de mon cheval.
MORINVILLE.
Ah! vous voilà, mon frère?
FLORANGEAC.
C'est vous , mon frère ?
MORINVILLE.
Enchanté de vous voir.
FLORANGEAC.
Ravi de vous rencontrer.
MORINVILLE.
Vous venez pour le testament du cousin?
i42 LE VIEUX COMÉDIEN.
FLORAFGEAC.
Soyez franc ; c'est ce motif qui vous amène. Moi je
viens consoler une veuve respectable.
MORINVILLE.
J'ai le même but , mon frère ; mais je viens aussi
pour emmener mon libertin de fils.
FLORANGEAC.
Un joli garçon que votre fils ! enlever sa cousine !
MORINVILLE.
Laissons cela , mon frère. Grâce à la prudence de
monsieur Dorval , et de la veuve , notre cousine , nos
enfants ont été séparés dès leur arrivée. Nous termi-
nerons avec eux quand nous aurons pris connaissance
du testament. Ce pauvre cousin Floridor, après toute
la rancune qu'il nous a conservée pendant sa vie , c'est
bien aimable à lui d'avoir songé à nous !
FLOR ANGEAC.
Certainement. C'est bien ce qui prouve combien on
a eu tort, dans le temps, de le persécuter, de le tour-
menter.
MORINVILLE.
Oserez-vous soutenir que ce n'est pas vous qui avez
été le moteur , l'instigateur de tous les chagrins qu'on
lui a causés ?
FLORANGEAC.
Moi! c'est vous plutôt. N'êtes -vous pas l'aîné, le
chef de la famille? n'est-ce pas vous qui, par vos belles
phrases , montiez la tête à tout le monde ?
MORINVILLE.
Dites donc que , comme chef de famille , car je le
suis en effet , j'étais obligé de me montrer , de pa-
raître; tandis que les autres employaient des menées
SCENE XIIL 143
sourdes, de petites manœuvres. Mais je gémissais
tout bas de ce qu'on me faisait faire. Moi, moi, grand
Dieu ! blâmer mon cousin Floridor de jouer la comé-
die ! moi , qui ai eu une passion de comédie ; moi qui ai
fait la moitié d'un premier acte : car , Dieu merci , on
sait que les avocats sont des gens de lettres.
FLORANGEAC.
Je me flatte que les médecins sont autant littérateurs
que les avocats.
MORI]>fVILLE.
Et moi je me flatte que le cousin Floridor aura tou-
jours su me distinguer du reste de la famille.
FLORANGEAC.
C'est ce que nous ne tarderons pas à savoir. J'en-
tends quelqu'un ; c'est probablement monsieur Dorval ,
l'homme de loi.
SCÈNE XIIL
MORINVILLE, FLORIDOR, FLORANGEAC.
FLORIDOR.
Messieurs , j'ai bien l'honneur Vous êtes , sans
doute , les deux cousins de mon malheureux ami ?
MORINVILLE.
Vous voyez en moi Dumont de Morinville, l'avocat...
FLORANGEAC.
Et Dumont de Florangeac , le médecin , qui a l'hon-
neur de vous saluer.
FLORIDOR.
Moi , messieurs , je suis Dorval , l'homme de loi , exé-
i44 LE VIEUX COMÉDIEN.
cuteur testamentaire. J'ai reçu , ce matin même , les
deux lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire.
FLORAIVGEAC.
Elles ne vous ont exprimé que faiblement la funeste
et terrible impression que l'affreuse nouvelle.... Ah!
monsieur , voilà de ces choses quand on songe. . . .
quoique accoutumé par état....
FLORIDOR.
Oui , vous êtes médecin.
FLORANGEAC.
Je ne saurais vous peindre... Parlez donc , mon frère ,
vous dont l'état est de parler.
MORIJVVILLE.
S'il est facile pour un homme exercé à parler de
trouver quelque éloquence peut-être dans les discus-
sions qu'il est de son ministère de discuter, combien
il est pénible et douloureux de se trouver dans une po-
sition... où par le concours des circonstances... il faut...
Ah! c'est un événement bien malheureux.
FLORAIVGEAC.
11 est certain, monsieur, que si... Quelle était donc
la maladie de mon cher cousin?
FLORIDOR.
Sa maladie.... Ma foi, je n'en sais rien.... Les mé-
decins n'en savaient pas plus que moi ; ils l'ont fait
saigner.
FLORANGEAC.
Saigner dans une maladie inconnue ! pauvre cousin !
il a été bien mal traité.
FLORIDOR.
La douleur sincère que vous cause la perte de votre
parent m'est suffisamment prouvée par vos lettres et
SCENE XIV. 145
par vos discours. En attendant madame Floridor, per-
mettez-moi de vous parler de vos enfants.
FLORANGEAC.
Vous avez très-prudemment agi à leur égard, mon-
sieur.
FLORIDOR.
Il paraît que vous êtes absolument décidés à ne pas
les unir.
FLORAJYGEAC.
Monsieur, pour ma part, je ne dis pas... mais cer-
tainement je ne me compromettrai jamais jusqu'à faire
une démarche....
MORIJVVJLLE.
Finissons les affaires de la succession , monsieur
Dorval ; nous pourrons nous occuper ensuite du sort
de nos enfants.
FLORIDOR.
Elles ne seront pas longues. Je me suis fait délivrer
une expédition du testament. Justement, voici madame
Floridor.
SCENE XIV.
MORINVÏLLE , FLORIDOR, FLORANGEAC;
Madame FLORIDOR , en grand deuil.
FLORIDOR.
Entrez, mon intéressante amie; ce sont vos deux
cousins , monsieur de Morinville , monsieur de Flo-
rangeac.
Tome II. I O
i46 LE VIEUX COMEDIEN.
MADAME FLOFvIDOR.
Messieurs...
FLORA]>fGEAC.
Il eût été bien plus doux pour nous, madame, de
faire une connaissance aussi chère que la vôtre dans un
tout autre moment.
MORINVILLE.
Au milieu du chagrin bien réel que nous cause la
perte de notre parent , c'est une grande consolation
pour nous que de penser qu'il n'a pas emporté au
tombeau le ressentiment.... trop juste peut-être qu'il
nous a si long-temps conservé.
FLORANGE AC.
Et nous aimons à croire qu'aussi indulgente que
lui vous daignerez accorder votre amitié à des parents
qui....
MADAME FLORIDOR.
Je vous demande pardon , messieurs ; mais vous auriez
tort de vous en flatter. Monsieur Floridor vous en a
voulu toute sa vie; au moment de mourir il a fait le
sacrifice de sa colère : quand j'en serai là , peut - être
ferai-je le sacrifice de la mienne; mais jusqu'à ce mo-
ment n'y comptez pas. ,
MORINVILLE.
Mais, madame, il me semble....
FORAWGEAC.
Que dans une circonstance aussi triste....
MADAME FLORIDOR.
Oui, messieurs, je suis triste, fort triste; mais le
chagrin chez moi ne fait que donner plus de force à
l'humeur.
SCENE XIV. 147
MORINVILLI'.
Vous qui aimiez tant votre mari!
MADAME FLORIDOR.
Oui, messieurs, je l'aimais, je l'aime encore, je
l'aimerai toujours; et c'est précisément en vertu de cet
amour que j'en veux beaucoup à ceux à qui il a du
les seuls chagrins qu'il ait éprouvés pendant sa vie.
FLORANGEAC.
Madame, ce n'est pas moi..,.
MADAME FLORIDOR.
Je voudrais bien savoir , messieurs , quelles bonnes
raisons vous pourriez apporter pour soutenir ce vieux
préjugé qui flétrissait l'état de comédien.
MORINVILLE.
Je conviens avec vous, madame....
MADAME FLORIDOR.
Je conviens avec vous , monsieur , qu'il offre à la so-
ciété plus d'agrément que d'utilité; mais est-il le seul?
C'est le sort des arts; instruire un peu, amuser beau-
coup , c'est quelque chose.
FLORANGEAC.
Oh! certainement, madame....
MADAME FLORIDOR.
Or, parce que telle profession est moins utile que
telle ou telle autre, celui qui l'exerce en est-il moins
honnête homme?
MORINVILLE.
Non , sans doute.
MADAME FLORIDOR.
Moins utile dans ses succès , n'est-elle pas moins nui-
sible dans ses erreurs? Et l'acteur qui joue mal, ne fait-
10,
i48 LE VIEUX COMÉDIEN.
il pas moins de tort aux gens que le médecin qui se
trompe ou l'avocat qui bavarde ?
MORINVILLE.
Il est certain, madame.,..
MADAME FLORIDOR.
Si la réflexion vous avait rendu raisonnables en-
core! mais non : je vois que vous êtes aussi insensés
qu'autrefois; et la manière dont vous vous conduisez
avec des enfants que vous forcez à s'enfuir de chez
vous....
MORINVILLE.
Oh! madame, pour cette affaire....
MADAME FLORIDOR.
Vous avez raison; cela ne me regarde pas; je ne
m'en mêle point : j'étais seulement bien aise de soulager
mon cœur.... J'en avais besoin; je suis si désolée....
Ah ! monsieur Dorval , vous étiez l'ami de ce cher
Floridor.... Mes larmes m'empêchent de poursuivre.
Vous vous êtes hâtés de venir, messieurs, pour prendre
connaissance du testament. Monsieur Dorval va vous
en faire lecture.
{Floridor et sa femme font approcher des fauteuils
par Pascal, qui affecte encore de pleurer^
FLORAiYGEAC, bcu h son frcrc.
Mon frère?
MORTNviLLE, de même.
Eh bien ! mon frère ?
F L o R A w G E A c , de même.
Cette femme-là ne nous aime pas beaucoup.
MORiNViLLE, de même.
Nous l'apaiserons. (Haut.) Écoutons le testament.
{Ils s' asseyent tous.)
SCENE xiy. 149
FLORIDOR.
Avant de procéder à la lecture je crois devoir vous
rappeler le caractère du testateur ; il était vindicatif.
TLORANGEAC.
Eh quoi ! ce testament serait - il un monument de
vengeance ?
MORINVILLE.
De ceux que nous autres gens de métier nommons
ab irato.
FLORIDOR.
Pas tout-à-fait ; mais il se pourrait que vous le trou-
vassiez un peu bizarre. Monsieur Morinvilie , vous qui
êtes fort instruit dans la pratique , connaissez - vous
votre théâtre !
MORIJVVILLE.
Mais un peu , je m'en flatte.
FLORIDOR.
Connaissez - vous une comédie intitulée Les trois
Jumeaux vénitiens?
MORINVILLE.
Les trois Jumeaux vénitiens? Je l'ai vue autrefois
MADAME FLORIDOR.
Ah! comme mon pauvre Floridor jouait Arlequin
dans cette pièce-là!
FLORANGEAC, Cl part.
Arlequin!
MORINVILLE, Cl part.
Mon cousin, l'Arlequin!
MADAME FLORIDOR.
Oui , messieurs , il y rappelait Carlin.
i5o LE VIEUX COMEDIEN.
MORINVILLE.
Mais qu'ont de commun, je vous prie, ces trois Ju-
meaux vénitiens?...
FLORIDOR.
C'est qu'il est question dans cette pièce d'un testa-
ment et d'une petite condition imposée par le testateur
à ses légataires.
MORINVILLE.
Une condition! laquelle?
FLORIDOR.
De porter toute leur vie un habit vert galonné en or.
MORINVILLE.
Le vert galonné en or ne convient guère à un avocat-
FLORANGEAC-
Ni à un médecin.
MORINVILLE.
Cependant on peut se résoudre....
FLOR ANGEAC.
Pour prouver jusqu'à quel point le souvenir de notre
parent nous est cher....
MORINVILLE.
Et s'il était possible que cette condescendance de
notre part nous réconciliât avec notre chère cousine...
FLORIDOR.
La condition de l'habit vert n'est pas tout-à-fait la
même que celle du présent testament; mais elle en
approche. Voici les deux articles qui vous concernent.
(^Lisant.) « Item, je donne et lègue à mon cousin
« Augustin Dumont de Morinville , l'avocat , en consi-
« deration des liens du sang qui nous joignent, de
« l'amitié que j'eus autrefois pour lui , et que je re-
SCENE XIV. i5i
ce trouve en cet instant.... une somme de trente mille
« francs , qui sera prélevée sur le plus clair de la suc-
« cession, pour lui être comptée sur sa simple quit-
« tance.
MORIFVILLE.
Ce pauvre cousin! Moi, je ne peux pas entendre la
lecture d'un testament sans me sentir ému, pénétré....
FLORiDOR, continuant.
« Mais comme ledit Duraont de Morinville m'a lons-
D
« temps persécuté dans ma jeunesse pour m'empêcher
« de prendre l'état de comédien, auquel je dois ma
« fortune, et par conséquent le moyen de prouver au-
« dit Morinville combien il m'est cher, j'entends et je
« prétends que, par forme d'expiation envers l'état de
« comédien ,....
MORINVILLE.
Eh bien...
FLORIDOR, continuant.
« Le présent legs ne lui soit délivré que lorsqu'il
« aura été à pied , en plein jour , signer la quittance
« chez le notaire, en habit de Crispin,...
MORINVILLE.
De Crispin !
FLORIDOR.
« Avec l'épée , les gants , la fraise , la coiffe et la
« ceinture. w
FLORANGEAC.
Ah ! mon Dieu !
MORINVILLE.
Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie-là , monsieur ?
MADAME FLORIDOR.
Hélas ! monsieur de Morinville , nous ne sommes guère
en humeur de plaisanter.
i52 LE VIEUX COMEDIEN,
FLORANGEAC.
Mon frère en Crispin !
FLORIDOR.
Passons à l'article de monsieur de Florangeac.
FLORANGEAC.
A mon article !
FLORIDOR, lisant.
« Item , pour les mêmes causes et motifs que ci-des-
« sus , je donne et lègue à mon cousin Jean-Chrysostome
cf Dumont de Florangeac, le médecin, une pareille
« somme de trente mille francs;...
FLORANGEAC.
Jusqu'ici c'est charmant.
FLORIDOR, continuant.
« Lui imposant , pour condition , d'aller chercher
« ledit legs à pied , en plein jour , dans mon costume
a complet d'Osmin des trois Sultanes. »
FLORANGEAC.
Qu'est-ce que c'est que le costume d'Osmin ?
MADAME FLORIDOR.
Hélas ! Osmin était le chef des eunuques du grand
Soliman.
FLORANGEAC.
Le chef des eunuques !
MORINVILLE.
Habit turc, mon frère.
FLORIDOR.
Voilà , messieurs , tout ce qui vous concerne dans le
testament.
MORINVILLE.
Vous entendez bien, monsieur, qu'il nous est im-
SCENE XIV. i53
possible.... Ou c'est une vérité, ou c'est une plaisan-
terie.... Si c'est une plaisanterie, elle est fort indécente ,
fort déplacée; si c'est une vérité.... trente mille francs...
un habit de Crispin.
FLORANGEAC.
Un habit turc... non, monsieur.... jamais.... cepen-
dant.... C'est une tyrannie, c'est une infamie.
MORINVILLE.
Clause illusoire, dérisoire, abusive, inadmissible, et
nous ferons casser le testament.
FLORIDOR.
Faites-le casser , et vous n'êtes alors ni légataires ni
héritiers.
MORINVILLE.
Comment, monsieur!... (^E?i réfléchissant.^ C'est
vrai.
FLORAIVGEAC.
MORINVILLE.
C'est vrai ?
C'est vrai.
FLORIDOR.
Je répugnais à vous communiquer ces deux articles;
mais mon devoir..,. Je sens qu'il vous est impossible
d'exécuter les conditions.... Je sais bien qu'on pourrait
vous dire qu'un quart d'heure est bientôt passé ; que
vous en avez fait passer plus d'un bien cruel à votre
cher cousin ; que vous n'êtes pas fortunés , et que trente
mille francs pour une petite promenade chez un notaire
ne sont pas à dédaigner. Mais je me garderai de vous
faire la moindre observation ; seulement j'ai fait pré-
parer dans ces deux cabinets les deux habits qui vous
sont destinés : ( indiquant le cabinet a droite ) là , l'ha-
i54 LE VIEUX COMEDIEN,
bit de Crispin ; ( indiquant le cabinet a gauche ) là ,
l'habit du chef des eunuques.
MO R IN VIL LE.
Eh quoi ! monsieur, vous penseriez....
FLORIDOR.
Voyez, messieurs, réfléchissez; dans un moment je
reviens savoir votre résolution.
MORIWVILLE.
Mais permettez donc , monsieur , vous qui êtes l'exé-
cuteur testamentaire, ne pourriez -vous pas arranger
tout cela ?
FLORIDOR.
Qu'osez-vous me proposer, monsieur?
MORIIVVILLE.
Qui le saura? Tenez, nous sommes forcés de re-
noncer au legs, si vous persistez, parce que vous en-
tendez bien qu'un avocat , un médecin ne peuvent
pas.... se feraient moquer d'eux.... Enfin, le cher
cousin nous a destiné ces soixante mille francs; quand
nous ne nous déguiserions pas, à qui cela ferait-il tort?
à personne ; personne ne compte là-dessus. Madame ,
joignez-vous à nous.
MADAME FLORIDOR.
Qui ? moi ! Ah ! messieurs , la lecture des deux ar-
ticles de ce testament à rouvert toutes mes blessures ;
on y reconnaît si bien le bon cœur de mon pauvre mari !
Ah ! qu'il est dur de perdre ce qu'on aime ! qu'une
pauvre veuve est à plaindre !... Je ne saurais parler.
Venez, monsieur Dorval ; messieurs, je suis votre très-
humble servante.
FLORIDOR.
Messieurs, j'ai bien l'honneur... Je ne vous dis pas
adieu.
SCENE XV- i55
SCÈNE XV.
MORINVILLE, FLORANGEAC.
MORINVILLE.
Mon frère?
FLORANGEAC. *
Eh bien ! mon frère ?
MORINVILLE.
Nous sommes joués, mon frère.
FLORANGEAC.
On se moque de nous, mon frère.
MORINVILLE.
Même après sa mort , mystifier les gens !
FLORANGEA^C.
Voilà le premier défunt qui puisse s'amuser aux dé-
pens d'un médecin.
MORINVILLE.
Un avocat en Crispin !
FLORANGEAC.
Un médecin en Turc !
MORINVILLE.
Nous faire faire un voyage de soixante lieues pour
cette belle équipée !
FLORANGEAC.
Si nous étions en carnaval encore.
MORINVILLE.
Ah ! je ne dis pas....
i56 LE VIEUX COMÉDIEN.
FLORANGEAC.
Trente mille francs... si l'on était bien sûr que cela
ne parvînt pas jusqu'à Brives.
MORINVILLE.
Ils sont capables de le faire insérer dans les journaux.
FLORANGEAC.
Le notaire ne peut pas demeurer bien loin.
MORINVILLE.
Mais il a des clercs. La belle figure que nous ferions
devant ces jeunes gens !
FLORANGEAC.
Allons, allons; j'emmène ma fille et je pars.
MORINVILLE.
Moi je me fais indiquer la maison de campagne oii
l'on a envoyé mon fils; je vais le chercher moi-même,
et je retourne à Brives.
FLORANGEAC.
Oui, partons.
MORINVILLE.
Sur-le-champ.
FLORANGEAC.
C'est vous pourtant , mon frère , qui nous valez cette
humiliation.
MORINVILLE.
Allons, encore des reproches ; vous êtes bien in-
téressé, mon frère; car, je le vois. Vous seriez sur
le point de céder et d'endosser l'habit du chef des eu-
nuques.
FLORANGEAC.
Moi? dites plutôt que vous seriez charmé que je vous
donnasse l'exemple.
. SCENE XV. iSy
MORINVILLE.
Allons, ne vous gênez pas; votre bel habit turc est
dans ce cabinet.
FLORANGEAC.
Votre habillement complet de Crispin est dans ce-
lui - là.
MORINVILLE.
Que maudit soit l'auteur de ces trois Jumeaux vé-
nitiens, avec son habit vert galonné en or!
FLORANGEAC.
Oui , sans doute , c'est lui qui a donné à mon cou-
sin l'idée de cette détestable condition.
MORINVILLE.
Eh bien ! qu'attendons-nous encore ? partons.
FLORANGEAC.
Oui , sans doute , allons-nous-en , nous n'avons plus
rien à faire ici.
MORIIVVILLE.
Eh bien! qu'est-ce que vous faites donc? vous ap-
prochez de ce cabinet?
FLORANGEAC.
Pas du tout, je pars; mais il n'y a pas de mal à re-
garder, par pure curiosité, l'habit.... que je ne mettrai
pas.
MORINVILLE.
La curiosité pourrait bien vous porter à l'essayer.
FLORANGEAC.
L'essayer! non certes... cependant l'essayer ne serait
pas encore me montrer dans les rues. [Il om>re le ca-
bineti) Ah! mon Dieu! on ne nous a pas trcfhipés. Le
voilà sur une chaise.
i58 LE VIEUX COMÉDIEN.
MORINVILLE.
Fort bien, mon frère; vous voilà presque décidé.
Voulez-vous que je vous serve de valet de chambre?
FLORANGEAC.
Taisez -vous donc, mon frère : vous imaginez -vous
que je sois capable... Mais vous-même, vous approchez
de ce cabinet.
MORINVILLE.
Mon Dieu, non; je prends ma canne et mon cha-
peau pour partir.
FLORANGEAC.
Et moi, de mon coté.... Trente mille francs.... Je ne
veux plus regarder.... Ah! ah! c'est là où se trouve la
bibliothèque de mon cousin ; il y a peut-être des livres
de médecine.
MORINVILLE.
Vous cherchez nn prétexte pour entrer.
FLORAWGEAC.
Il est certain que ces livres.... cet habit.... Ma foi ,
pendant que mon cheval blanc se repose...
(// entre dans le cabinet^
SCENE XVI.
MORINVILLE, seul.
Eh bien! qu'est-ce que c'est? comment ! le voilà dans
le cabinet! Pauvre frère! l'argent lui a toujours tenu
au cœur. Oh! certainement, à ce prix je ne lui envie-
rai pas...'înais je mourrais de dépit qu'il fût plus riche
que moi. Si je voulais un prétexte comme lui , il y a
SCENE XVII. i59
des livres de son côté; et du mien, il y a des gravures,
des gravures superbes, et moi qui m'y connais! En-
trerai-je? Ah ! mon Dieu ! qu'on a de peines dans la
vie!... Il n'y a personne; entrons.
(// entî^e dans Vautre cabinet^
SCENE XVIL
FLORIDOR, Madame FLORIDOR, entrant.
PARLEFOND.
FLORIDOR.
Ils sont entrés tous les deux.
MADAME FLORIDOR.
Ils mettront les habits, j'en suis sûre.
FLORIDOR.
Ils les mettent déjà ; je le parierais.
MA.DAME B-LORIDOR.
Voyez pourtant où la soif de l'argent nous mène.
FLORIDOR.
Plût au ciel encore qu'on n'employât jamais , pour en
gagner , des moyens plus coupables ! Tu sens bien que
je ne les laisserai pas aller chez le notaire. Mon frère
l'armateur et ta sœur la douairière sont, comme nous,
riches et sans enfants ; nous pouvons faire un petit sa-
crifice pour ceux-ci. Je cours préparer le reste de mon
projet, et je retourne ensuite au jardin calmer nos
jeunes gens, qui sont bien inquiets. Toi, reste ici pour
recevoir les vieillards; sur-tout modère-toi. Pauvres
cousins ! ils sont déjà assez dignes de pitié.
i6o LE VIEUX COMÉDIEN.
MADAME FLORIDOR.
Olî ! ils n'en sont pas quittes ; je ne leur ai pas en-
core dit tout ce que j'avais sur le cœur.
SCENE XVIII.
FLORIDOR, Madame FLORIDOR, Mademoiselle
BEAUPRÉ.
mademoiselle beaupré.
Eh bien! me voilà. J'ai laissé la répétition au second
acte; j'étais si curieuse de voir les débutants que vous
nous avez annoncés... Sont-ils arrivés? Où sont-ils ?Ont-
ils un physique avantageux, un bon ton? J'ai vu le
moment oii tous nos camarades allaient venir pour
faire connaissance avec eux.
FLORIDOR.
Bien sensible à cet empressement , ma chère demoi-
selle Beaupré. Oui , ils sont arrivés ; mais vous allez
rire. A peine débarqués, ils se sont enfermés dans ces
deux cabinets pour repasser leurs rôles de début; et je
ne serais pas étonné que , pour mieux se pénétrer de
leurs personnages, ils n'eussent essayé leurs habits.
mademoiselle beaupré.
Allons donc.
FLORIDOR.
Oh! ce sont deux vrais amateurs; ils ont une pas-
sion pour leur art.... Pardon, je laisse à ma femme le
soin de vous les présenter ; j'ai une petite affaire à ter-
miner ; je reviens dans l'instant.
(// sort.)
SCENE XX. i6j
SCÈNE XIX.
Madame FLORIDOR, mademoiselle BEAUPRÉ.
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Il a perdu la tête, votre cher mari. Mais vous-
même, cet habit....
MADAME FLORIDOR.
Je vous expliquerai cela dans un autre moment.
Daignez m'excuser, comme mon mari; j'ai quelques
ordres à donner. Entre camarades , on se présente soi-
même. {A pai^t^ Je ne veux point en avoir le démenti;
et en dépit de monsieur Floridor, je veux leur amener
leurs enfants.
[Elle sort.)
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Eh! mais, écoutez donc, madame Floridor, c'est in-
concevable ! me laisser seule ici avec deux inconnus î
SCÈNE XX.
Mademoiselle BEAUPRÉ; FLORANGEAC,
HABILLÉ EN TURC.
FLORAJVGEAC.
Il faut convenir que l'homme est bien faible dans
ses résolutions!
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Eh! mais, que vois-je? Eh! vraiment oui; monsieur
Floridor ne m'avait pas trompée ; en voilà déjà un en
costume.
Tome II. II
i62 LE VIEUX COMEDIEN.
FLORANGEAC.
Dieu sait comme mon frère va se moquer de moi !
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous souhaiter le
bonjour.
FLORANGEAC.
Oh! ciel, quelqu'un. Où me cacher?
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Enchantée d'être la première de la troupe à faire
connaissance avec un camarade qui est tellement pos-
sédé de l'amour de son art, qu'il prend son costume
avant la représentation.
FLORANGEAC.
Mais, madame, permettez....
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Quel est le genre de monsieur? est-ce l'opéra, le
tragique, le comique? Va-t-il jouer Mahomet, Oros-
mane, Bajazet, le marchand de Smyrne, ou Sander
de Zémire et Azor?
FLORAJVGEAC.
Mais, madame, je voudrais....
SCÈNE XXI.
MORINVILLE, en crispin; Mademoiselle
BEAUPRÉ, FLORANGEAC.
M0RINVILLE.
Je n'ose faire un pas.
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Oh ! pour celui - là , on n'a pas besoin de demander
SCENE XXL i63
son emploi; c'est mon Crispin. Approchez; venez pré-
senter vos hommages à votre Lisette.
MORINVILLE, Cl part.
Ah! mon Dieu, une femme! et mon frère en Turc!
FLORA NGEAc , de même.
Mon frère en Crispin !
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
« Bonjour, Crispin, bonjour.» Allons donc, à vous,
puisque je vous donne la réplique. « Bonjour, belle
Lisette.» Vous voyez en moi Eulalie de Beaupré, la
première soubrette de la troupe dans laquelle vous allez
débuter.
FLORANGEAC.
Comment ? dans laquelle nous allons débuter !
MORINVILLE.
Pour qui nous prenez- vous ?
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Pour les deux comédiens que nous attendons*
MORINVILLE.
Pour les deux comédiens ! voilà pourtant à quoi
votre ridicule faiblesse nous expose, mon frère.
FLORAWGEAC.
Mais il me semble , mon frère , que nous n'avons
rien à nous reprocher
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Ah çà! permettez doîic, mes chers messieurs; vous
avez l'air un peu gauche sous ces habits. Est-ce que
vous ne seriez pas les comédiens quon nous a promis?
morijvville.
Les comédiens?... [Bas.) Diable! gardons-nous de
j 1 .
i64 LE VIEUX COMÉDIEN.
dire qui je suis . . . ( Haut. ) Oui , oui , madame ; nous
sommes les comédiens.
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Eh bien! moi je n'en crois rien, je m'y connais;
c'est un tour qu'on vous joue.
FLORANGEAC.
Un tour ! . . . . hélas ! oui , madame , nous ne le sa-
vons que trop.
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Il est malin , le cher Floridor.
MORINVILLE.
Mais pourquoi veut- il l'être, même après sa mort?
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Comment ! après sa mort ?
SCÈNE XXII.
MORINVILLE, Mademoiselle BEAUPRÉ, LISE,
AUGUSTE,. Madame FLORIDOR.
MADAME FLORIDOR.
Venez , venez , mes chers enfants ; il y a ici des per-
sonnes que vous serez bien aises de voir.
MORIWVILLE.
O ciel ! que vois-je ? mon fils ! . . . .
FLORAIVGEAC.
Ah ! grand dieu ! c'est ma fille ! . . . . Il m'est ^im-
possible .... dans cet équipage .... Je reviens tout à
l'heure.
( // se saui^e dans le cabinet ou il s'est habillé.)
SCÈNE XXIII. i65
MORINVILLE.
Comment, libertin!.... attends, attends, nous allons
nous parler dans un moment.
( // se sauve dans son cabinet. )
SCÈNE XXIII.
AUGUSTE, Madame FLORIDOR, LISE,
Mademoiselle BEAUPRÉ.
MADAME FLORIDOR.
Ah ! les pauvres gens ! on n'est pas plus honteux.
AUGUSTE.
Je ne me trompe pas; c'est mon père que je viens
d'apercevoir.
LISE.
C'est le mien qui vient de se sauver dans ce cabinet.
AUGUSTE.
Que signifie ce déguisement?
LISE.
Pourquoi cette mascarade ?
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Ah çà , ma chère madame Floridor , mettez - moi
donc dans la confidence; car, pour une soubrette aussi
curieuse que moi , c'est un supplice de voir qu'il y a
un secret et de l'ignorer. Tout-à-l'heure, c'étaient des
comédiens qui devaient jouer avec nous , et mainte-
nant ce sont les pères de ces deux jeunes gens. Je n'y
entends rien ; expliquez - moi donc
MADAME FLORIDOR.
Ma foi , que monsieur Floridor vous explique lui-
même .... Justement le voici.
i66 LE VIEUX COMÉDIEN.
SCÈNE XXIV.
AUGUSTE, MA.DEMOISELLE BEAUPRÉ, LISE,
Madame FLORIDOR, FLORIDOR.
floridok.
Eh bien ! qu'est-ce ? d'où vient tout ce bruit ?
• AUGUSTE.
Ah ! c'est vous , monsieur ? j'ignore de quel moyen
vous avez pu vous servir; mais il paraît que vous vous
êtes cruellement vengé de mon père et de celui de
Lise; je ne suis pas homme à le souffrir, et. . . .
LISE.
En effet, mon cousin, c'est nous faire bien cruelle-
ment acheter l'hospitalité que vous nous avez accordée.
FLORIDOR.
Allons, ma femme n'a pu résister au désir de vous
montrer vos parents en costume. Calmez - vous , et
vous verrez que s'il y a un peu de malice dans mon
fait, il n'y a pas de méchanceté. Du reste, il paraît
bien constant que nos deux légataires se sont résignés.
MADAME FLORIDOR.
Oh ! parfaitement résignés. Demandez à mademoi-
selle Beaupré , elle les a vus là , tout comme moi , en
costume bien complet.
MADEMOISELLE REAUPRÉ.
Oui, très-complet, l'un en Turc, l'autre enCrispin;
mais enfin pourrais-je savoir
FLORIDOR.
Patience, patience, mes chers enfants.
SCÈNE XXVI. 167
SCENE XXV.
AUGUSTE, Madame FLORIDOR , FLORIDOR ,
Mademoiselle BEAUPRÉ , LISE ; FLOR ANGEAC ,
DANS SON PREMIER HABIT.
FLORANGEAC.
Ah! ah! mademoiselle, je vous retrouve. C'est donc
VOUS qui VOUS évadez de la maison paternelle !
SCÈNE XXVI.
MORINVILLE, dans son premier habit; AUGUSTE,
Madame FLORIDOR, FLORIDOR, Mademoi-
selle BEAUPRÉ, LISE, FLORANGEAC.
MORINVILLE.
Vous voilà donc enfin, mauvais sujet, qui, pour un
fol amour , contrariant mes vœux les plus chers
Mais nous nous expliquerons hors de cette maison, où
le diable, je crois, m'a fait entrer. Partons.
AUGUSTE ET LISE.
Mais , mon père ....
FLORANGEAC.
Point de supplications , mademoiselle , elles seraient
inutiles ; je pars et je vous emmène.
MORINVILLE.
A l'égard du testament de mon cousin Floridor, je
i68 LE VIEUX COMÉDIEN.
vous déclare à vous, monsieur l'exécuteur testamen-
taire , que je renonce formellement au legs oppressif
et ridicule ....
FLORANGEAC.
Et moi de même.
MORINVILLE.
Il ne sera pas dit qu'Augustin Dumont de Morin-
ville , l'avocat , se soit compromis jusqu'au point ....
J'ai bien l'honneur de vous souhaiter le bonjour.
( // veut sortir. )
FLORiDOR, le retenant.
Un moment , messieurs ; souffrez qu'avant de partir
je vous fasse lecture d'un petit codicille qui vous re-
garde.
MORINVILLE.
Comment ! d'un codicille ?
FLORIDOR.
Oui , messieurs , qui vient à l'appui du testament
de mon ami Floridor , et que je ne devais vous com-
muniquer que dans le cas où vous auriez essayé les
habits.
FLORANGEAC.
Oh ! les maudits habits !
MORIJVVILLE.
Non , je ne veux plus rien entendre.
FLORIDOR.
Ecoutez au moins ; cela ne vous engage à rien.
FLORAWGEAC.
En effet, mon frère.
MORIIVVILLE.
Voyons donc, monsieur, que dit ce codicille.^
SCENE XXVI. 169
FLORIDOR.
Il dit que , pourvu que vous ayez essayé les deux
habits, vous êtes dispensés d'aller plus loin, et que
même, en considération de cette première démarche,
les deux legs qui vous sont assignés seront doublés,...
FLORANGEAC.
Ah ! mon Dieu ! mais , c'est magnifique , c'est magna-
nime de la part de mon cousin.
FLORIDOR.
Le cousin Floridor ne mettant d'autre condition à
cette adition de legs....
MORINVILLE.
Aye , aye ! une condition !
FLORIDOR.
Que le mariage de vos enfants.
MORINVILLE.
Le mariage de nos enfants?
AUGUSTE.
Ah ! mon cousin , quelle reconnaissance !
LISE.
Se pourrait-il?
MADAME FLORIDOR.
Qu'en dites-vous? voilà ce qui s'appelle des condi-
tions justes, honnêtes et raisonnables; acceptez-les, et
je vous pardonne.
LISE.
Mon père , ne vous paraît-il pas plus convenable de
me marier à mon cousin?....
FLORAWGEAC.
Mon frère, qu'en dis-tu?
Ï70 LE VIEUX COMÉDIEN.
MORIIVVILLE.
Et que veux-tu que j'en dise ? réconcilions-nous , et
marions nos enfants.
FLORAIYGEAC.
A merveille! or çà, ce n'est pas l'intérêt qui me fait
parler; mais comme il pourrait y avoir encore un autre
codicille , quand pourrons-nous toucher nos sommes ?
FLORIDOR.
Mais les soixante mille francs qui doivent servir de
dot à ces chers enfants sont tout prêts; quant aux
soixante autres mille francs qui vous sont légués par le
testament, il ne manque plus qu'une petite formalité
pour qu'on vous les compte.
MORINVILLE.
Laquelle ?
FLORIDOR.
C'est que je sois mort.
MADAME FLORIDOR.
Et il n'en a pas encore envie , je vous en réponds.
FLORAWGEA C.
Qu'est-ce que vous dites donc ?
LISE.
Eh ! mais , mon père , c'est monsieur Floridor lui-
même qui vous parle.
AUGUSTE.
Eh! oui, notre cousin le comédien.
FLORANGEAC.
Est-il possible !
MORINVILLE.
Il faut avouer que je suis une grande dupe.
FLORIDOR.
Le défunt vous remercie de tout l'attachement que
SCENE XXVI. 171
vous lui avez témoigné. Touchez là , chers cousins ,
nous sommes quittes : plus de querelles entre nous.
Vous avez fait tous vos efforts dans le temps pour me
faire déshériter par mon père; je me venge en dotant
vos enfants, et en vous plaçant dans mon testament.
MADEMOISELLE BEAUPRÉ.
Mais les deux sujets que vous nous avez promis?
FLORIDOR.
Je me charge de vous les trouver. ( Aux pères. )
Vos enfants ont de grands torts envers vous; mais ils
s'aiment, ils ont bon cœur, et je vous garantis qu'ils
feront un excellent ménage. Quant à vous , puissé-je
vous avoir convaincus que c'est aux méchants et aux
fripons de tous les états que l'homme raisonnable doit
réserver toute sa haine, et que le comédien honnête
homme a tout autant de droits qu'un autre à l'estime
des honnêtes gens!
FIN DU VIEUX COMEDIEN.
MONSIEUR MUSARD,
OU
COMME LE TEMPS PASSE,
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE
Représentée pour la première fois le 2 3 novembre i8o3.
Et depuis que je l'ai vu trois -quarts d'heure durant
cracher dans un puits pour faire des ronds....
Molière , Misanthrope , acte V , scène IV,
PREFACE.
C_(ETTE petite pièce obtint un très -grand succès. J'ai
souvent fait la remarque que c'est celle de mes comédies
où j'ai été le plus économe d'esprit. Il y a peu de traits ,
mais il y a du naturel , de la vérité , de la vivacité dans
le dialogue j il y a surtout un caractère bien pris sur le
fait , s'annonçant , se développant et se soutenant d'une
manière satisfaisante depuis le premier mot jusqu'au
dernier.
Un homme de beaucoup d'esprit m'en fournit le sujet.
S'amuser, me dit-il, c'est quelque chose,- mais muser
vaut bien mieux : et il part de là pour me faire un éloge
très -piquant du bonheur d'un homme qui n'a rien à
faire , ou plutôt qui perd son temps à des riens. Je
n'oubliai pas une seule de ses paroles , et depuis il les a
toutes reconnues dans ma comédie.
Je craignais d'être froid et lent. Je me sentis sauvé
quand j'eus trouvé pour caractère d'opposition celui de
monsieur Lerond, homme actif qui va droit au fait et
ne perd pas une minute. Le rôle de madame Musard ,
s'impatientant des lenteurs de son mari, me paraît aussi
assez heureusement imaginé. Enfin , en donnant à Mu-
sard de l'impatience , de la colère et des préventions ,
en faisant promener ses lenteurs , ses digressions , ses
176 PRÉFACE.
musarderies sur une grande variété d'objets, je me suis
garanti du danger de la froideur et de la monotonie.
Parmi le peu de critiques que l'ouvrage essuya , il en
est une que je m'étais faite à moi-même. Pourquoi faire
de Musard un négociant? c'est l'état le plus incompa-
tible avec son caractère. C'est vrai : mais il en résulte
que c'est l'état pour lequel un pareil caractère est le
plus dangereux. Pour faire ressortir un caractère, il faut
le mettre en opposition avec tout ce qui l'entoure. Ici
le caractère est en opposition avec l'état du personnage.
Je cberchai d'ailleurs à pallier ce défaut en disant que
Musard a renvoyé , deux mois avant le moment où je
le mets en scène, le commis qui jusque-là avait été à la
tête de sa maison de commerce.
J'indique avec soin et avec franchise toutes les sources
où j'ai puisé. J'avais lu le Négligent de Dufresny. Je ne
me rappelle pas qu'en le lisant j'eusse pensé à faire
M. Musard. Je le relus quand un journaliste prétendit
que j'avais pris ma comédie dans celle de Dufresny, qu'il
mettait d'ailleurs bien au-dessus de la mienne. Personne
ne professe plus de vénération que moi pour les ou-
vrages des maîtres de la scène; mais pourquoi perpé-
tuellement, et sans nulle exception, exalter les morts
aux dépens des vivans? Je donnerais plusieurs de mes
comédies pour V Esprit de Contradiction , mais je crois
que Monsieur Musard vaut mieux que le Négligent.
La piincipale cause du succès de Monsieur Musard ,
c'est qu'à la différence de presque tous les autres
défauts mis en scène , chacun avoue fianchement qu'il
est atteint de celui-ci. Personne ne veut être avare ,
PRÉFACE. 177
joueur, glorieux. Tout le monde consent à être musard.
Que dis -je? on s'en fait gloire ou au moins on s'en fait
une excuse. C'est un caractère qui n'exclut ni l'esprit,
ni l'honneur, ni la bonté. Quel homme de génie j'aurais
été, dit en confidence tel honnête homme à sa femme,
si je n'avais été un vrai musard ! Quelle fortune j'aurais
faite, dit tel autre, si j'avais donné mon temps à mes affaires !
Je suis tout feu pour obliger mes amis, dit un autre,
mais le temps passe si vite ! Aussi combien de gens ont
prétendu que j'avais pensé à eux ! que de femmes m'ont
répété : C'est monmari que vous avez voulu peindre !
Tome IV. 12
PERSONNAGES.
Monsieur MUSARD, négociant de Saint-Quentin.
Madame MUSARD , sa femme.
EUGÈNE, leur fils.
LEROND, négociant de Saint-Quentin.
SOPHIE, sa fille.
DELAIGLE, maître d'hôtel garni.
JOSEPH , domestique de Musard.
UN HUISSIER.
UN COMMIS.
UN MARCHAND de baromètres.
DEUX PORTEURS.
La scène se passe à Paris , dans un hôtel garni.
MONSIEUR MUSARD.
SCENE I.
Madame MUSARD, MUSARD.
[^ Au lever du rideau^ Musard, en robe de chambre et
les cheveux roulés , est occupé a regarder des pois-
sons dans un bocal sur une table; il s'amuse a
agiter Veau avec une plume pour les faire remuer. )
MADAME MUSARD, entrant.
Kh quoi! monsieur Musard , vous n'êtes pas sorti?
vous n'êtes pas habillé ? vous n'êtes pas coiffé ? mais
dix heures vont sonner.
MUSARD, tifunt sa montre.
Qu'est-ce que vous dites donc, ma femme.... C'est
vrai ! Ah ! mon Dieu ! comme le temps passe ! Allons ,
allons, je serai bientôt prêt. J'achevais d'écrire le jour-
nal de mon voyage , et je regardais ces petits poissons
rouges dans un bocal : cela orne un salon , n'est-ce pas ?
Ma foi , mon fils nous a logés dans un très-bon hôtel ;
rien n'y manque.
MADAME MUSARD.
Mais vous avez ce matin les affaires les plus impor-
tantes pour vous, pour votre fils, pour moi. Vous
m'aviez bien promis .que, dès le lendemain de votre
arrivée à Paris , vous feriez vos courses , vos visites ; et
. 12 .
i8o MONSIEUR MUSARD,
vous vous amusez à regarder des poissons rouges dans
un bocal!
MUSARD.
Eh bien ! quoi ? ces courses , ces visites , je m'en vais
les faire.... Va, sois tranquille, toutes ces affaires im-
portantes qui te tracassent, c'est moins que rien; en
une matinée j'aurai tout arrangé.
MADAME MUSARD.
Moins que rien ! le mari de feue ma sœur , qui ,
après nous avoir écrit des lettres charmantes, pleines
d'amitié, où il nous proposait de transiger à l'amiable,
s'avise de nous envoyer une citation, et qui veut plai-
der à toute outrance contre moi, pour la succession
de mon grand-père.
M u s A. R D.
C'est un chicaneur , je le mettrai à la raison.
MADAME MUSARD.
Votre fils, que nous avons envoyé à Paris pour tra-
vailler , qui était sur le point d'obtenir la place de re-
ceveur de l'enregistrement à Saint-Quentin, où nous
sommes établis , et qui tout d'un coup voit ses amis et
les vôtres lui tourner le dos quand il les rencontre , et
lui fermer leurs portes quand il va les voir.
MUSARD.
Mon fils est jeune, il aura fait quelque fredaine qu'il
nous cache. Je verrai tous ces honnêtes gens-là : il aura
îa place.
MADAME MUSARD.
Enfin, monsieur Forlis, notre correspondant, qui
ne veut plus vous envoyer de marchandises , et qui
prétend vous forcer par huissier à compter avec hii.
SCENE I. i8i
MUSARD.
Très-mauvais procédé de sa part! procédure encore
plus mauvaise! On verra mes comptes; c'est lui qui
est mon débiteur, je le parierais.
MADAME MUSARD.
Je n'en doute pas, vous avez raison sur tous les
points; mais vous finirez par avoir tort, si vous tar-
dez , si vous niaisez , si vous ne sortez pas , si vous ne
vous occupez pas très-sérieusement de vos affaires.
MUSARD.
Eh bien! ne t'amuse donc pas à bavarder, si tu veux
que je m'en occupe.
MADAME MUSARD,
Ah! combien vous avez eu tort de renvoyer, il y a
deux mois , ce jeune homme , ce commis , qui entendait
mieux votre commerce que vous!
MUSARD.
J'ai eu tort.... un brouillon, un homme impatient,
qui venait à tout moment me relancer pour des comptes ,
pour des signatures, dans mon jardin, dans mes so-
ciétés , au café , au billard ; qui m'empêchait d'être à
mon jeu.
MADAME MUSARD.
Oui; mais il faisait vos affaires , et elles allaient bien.
Depuis que vous vous en mêlez , elles vont tout de tra-
vers. Monsieur Lerond , votre perpétuel antagoniste ,
l'a pris avec lui , et s'en trouve bien.
MUSARD.
Ah parbleu! je ne le lui envie pas; ils sont à mer-
veille ensemble : monsieur Lerond! un homme que je
déteste.
i82 MONSIEUR MUSARD,
MADAME MUSARD.
Mais habillez - vous donc, je vous en prie. Tenez,
voilà votre fils que son impatience amène, et que vos
lenteurs mettent au désespoir.
SCÈNE IL
Madame MUSARD, EUGÈNE, MUSARD.
EUGÈNE.
Comment, mon père, vous voilà encore en robe de
chambre ! Je venais apprendre le résultat de vos
courses ; je vous croyais de retour.
MUSARD.
Eh bien ! qu'est - ce que c'est donc , monsieur ? vous
ne souhaitez seulement pas le bonjour à votre mère.
EUGÈNE.
Pardon, ma mère.
MADAME MUSARD.
Bonjour, mon ami, bonjour.
EUGÈNE, a son père.
N'étions-nous pas convenus hier au soir , en soupant ,
que vous sortiriez de grand matin?
MUSARD.
Eh bien! voyons, suis-je en retard? crois-tu que je
perde mon temps? {Il appelle?^ Eh! Joseph? monsieur
Delaigle? Il semble à vous entendre que je ne sache
pas me conduire. Ne faut-il pas aller réveiller les gens ?
Oui, je l'avoue, quand je suis maître de ma journée,
c'est un délice pour moi.... M'éveiller sans savoir ce
que je ferai, sortir sans savoir oti j'irai, observer les
SCENE III i83
passants, deviner à quel point en sont un homme et
une femme qui se donnent ie bras, c'est fort agréable ;
mais cela n'empêche pas que je n'aie, quand il le faut,
de l'activité, de la promptitude. Monsieur Delaigle?
SCENE III.
MADAME MUSARD, MUSARD, EUGÈNE,
DELAIGLE.
DELAIGLE.
Qu'y a-t-il pour le service de monsieur?
MUSARD.
Ah! monsieur Delaigle, eh bien! ce perruquier qui
coiffe dans votre hôtel ?
DELAIGLE.
Eh ! mais , monsieur , voilà une heure qu'il est dans
votre chambre.
MUSARD.
Que ne le disiez-vous donc? Allons, j'y vais; je suis
pressé, très - pressé. Joseph.... {A sa femme et a son
fils.) Et croyez - moi , cette incertitude , ce vague heu-
reux de l'esprit, me fait goûter un plaisir plus réel,
plus durable , que tous vos bals , vos concerts , vos
spectacles.
EUGÈNE.
Oh ! je n'en doute pas , mon père ; mais ]|j|ur en
mieux jouir , il faudrait n'avoir aucune inquiétude.
MUSARD.
C'est juste. Joseph.... Eh bien! voyez si ce drôle-Ià
répondra !
i84 MONSIEUR MUSARD,
SCÈNE IV.
Madame MUSARD, JOSEPH, MUSARD,
EUGÈNE, DELAIGLE.
JOSEPH.
Me voilà , monsieur.
MUSARD.
Accoutumez - vous donc à servir avec intelligence;
vous me faites gronder par mon fils. Ma petite boîte
à broyer du tabac.
JOSEPH.
Elle est sur la table , monsieur.
(// sort>)
MUSARD, allant a la table.
Ah ! bon ! je ne la voyais pas.
(// se met a broyer son tabac?)
EUGÈNE.
Mais , mon père....
MUSARD.
C'est l'affaire d'un instant. Je suis très -content de
votre hôtel , monsieur Delaigle ; bonne table , bons lits ;
vous devez avoir beaucoup de monde ?
DELAIGLE.
Eh ! mais , monsieur , je ne me plains pas.
Ifl; MUSARD.
C'est bien , c'est bien ; j'aime à voir prospérer les
honnêtes gens.
MADAME MUSARD.
Eh! mais, mon mari, ce perruquier attend.
SCÈNE V. i85
M usARD , en mettant du tabac dans sa tabatière.
Eh bien! ma femme, j'y suis, c'est fini. Monsieur
Delaigle, avez-vous des journaux?
DELAIGLE.
Tous, monsieur; je vais vous les chercher.
SCÈNE V.
EUGÈNE, Madame MUSARD , MUSARD.
EUGÈNE.
Allons , les journaux , à présent.
MUSARD.
C'est excellent à lire en se faisant coiffer. Je suis
persuadé, mon fils, que je vais découvrir quelque
chose que vous cachez à votre mère et à moi. Il est
impossible que des gens que j'estime , et qui sans va-
nité ont besoin de moi, se soient décidés contre vous
sans motifs.
EUGÈNE.
Vous n'avez jamais eu à vous plaindre de ma con-
duite.
MUSARD.
Je n'ai jamais eu à me plaindre.... quand il n'y au-
rait que cette demande que vous m'avez faite de vous
marier à cette petite Sophie, la fille de monsieur Le-
rond.
EUGÈNE.
Que pouvez -vous reprocher à la fille de monsieur
Lerond , votre voisin , votre compatriote , et , comme
vous , à la tête d'une maison en crédit ?
j86 monsieur MUSARD,
MUSARD.
A la fille ? rien. Elle est jolie , elle chante avec goût,
elle danse avec grâce; et moi qui adore la musique....
un excellent cœur... un esprit naturel... mais son père!
son père.... On nous a déjà réconciliés plusieurs fois,
mais il y a quarante-cinq ans que je lui en veux ; dès
le collège , en affaires d'intérêt , en affaires d'amour-
propre , en affaires à' amour.... {Pendant ce couplet,
madame Miisard, impatientée , a été chercher la taba-
tière de son mati, et la lui remet, en le pressant de
sortir.^ Pardon , madame Musard , mais c'est la vérité ,
et avant de vous connaître il m'était bien permis....
Enfin j'ai toujours trouvé ce diable d'homme sur mon
chemin. C'est un intrigant qui m'a soufflé tout ce que
je voulais avoir.
EUGÈNE.
Mais , mon père....
MADAME MUSARD.
Mais , mon fils , si vous contrariez votre père , il n'en
finira pas ; vous parlerez de monsieur Lerond et de sa
fille à son retour.
MUSARD.
Oh ! non pas, c'est inutile : tout est dit sur ce sujet,
je vous en réponds.
SCÈNE VI.
EUGÈNE, MUSARD, DELAIGLE,
Madame MUSARD.
DELAIGLE.
Monsieur , voilà les journaux. '
SCÈNE VIL 187
MUSARD.
Ah! bon. {Tout en ouvrant les journaux.) Oh! quand
une fois j'ai pris mon parti....
MADAME MUSARD.
Eh bien! n'allez -vous pas hre les journaux ici ! en
vous faisant coiffer, comme vous disiez.
MUSARD.
Mais en vérité , madame Musard , vous êtes d'une
vivacité.... Je suis vif aussi quand je veux.... Monsieur
Delaigle , j'ai besoin de Joseph pour m'habiller ; faites-
moi le plaisir de m'envover chercher une voiture sur-
le-champ.
DELAIGLE.
J'y cours.
( // sort. )
SCENE VIL
EUGÈNE, MUSARD, Madame MUSARD.
MUSARD.
Avant qu'elle soit arrivée, je serai coiffé, habillé. A
l'égard de mademoiselle Lerond , je vous répète, mon-
sieur ....
MADAME MUSARD, le Conduisant à la porte de sa
chambre.
Eh! mais, allez donc, allez donc, si vous voulez
trouver quelqu'un.
MUSARD, s'en calant en lisant un journal.
Eh ! mon Dieu ! je trouverai tout le monde ; on se
i88 MONSIEUR MUSARD,
lève si tard à Paris .... Ah ! ah ! un nouveau vaude-
ville ! j'irai ; oh ! j'aurai terminé mes affaires.
MADAME MUSARD.
Mais allez donc, allez donc,
( Musard sort. )
SCÈNE VIIL
EUGÈNE, Madame MUSARD.
MADAME MUSARD.
Ah ! quel homme ! quel homme ! Voilà vingt - cinq
ans que nous sommes mariés , je l'ai toujours vu
comme cela. Je lui conseille d'ériger sa manie en sys-
tème de plaisir; pêcher à la ligne, chasser à l'oiseau,
s'asseoir sur un pont pour voir couler l'eau : voilà
d'aimables délassements !
EUGÈNE.
Vous voilà donc enfin à Paris ; malgré toutes les
promesses de mon père , qui m'annonçait qu'il allait se
mettre en route, je désespérais presque de vous y voir.
MADAME MUSARD.
Vraiment ce n'est pas sans peine ; malgré l'impor-
tance des affaires qui l'appelaient, il s'arrangeait tou-
jours si bien, il s'y prenait toujours si tard, qu'il n'y
avait de place pour nous dans aucune voiture. Eh !
quel voyage ! pas un postillon , pas un aubergiste , pas
im voyageur qu'il n'ait impatienté, retardé, fatigué de
questions, de digressions sur la politique, la littéra-
ture, les chevaux, les modes, l'agriculture; que sais-
je? et c'est, grâce à lui, que notre diligence est arrivée
deux heures plus tard qu'à l'ordinaire.
SCÈNE VIIL ,89
EUGÈNE.
Réunissons - nous , ma mère , pour faire en sorte
qu'il mette à profit ce voyage. Votre procès avec mon
oncle, les embarras que mon père éprouve dans son
commerce , les refus des gens qui m'avaient promis de
me servir , tout cela est bien triste sans doute. Mon
père m'accuse d'être l'auteur de tous ces malheurs ; je
croirais plutôt que c'est sa négligence qui les a oc-
casionés ; et , quels qu'ils soient , je suis persuadé
qu'avec un peu d'activité de sa part tout s'expliquerait,
tout se terminerait heureusement. Vous le savez ; si je
désire une place , quelque fortune , c'est pour en faire
hommage à l'aimable Sophie; c'est dans l'espoir de
vaincre la répugnance de mon père. Vous ne la par-
tagez pas, vous estimez monsieur Lerond.
MADAME MUSARD.
Moi, mon fils?
EUGÈNE.
Oui , oui , vous l'estimez ; vous vous avouez à vous-
même que si dans toutes les occasions il l'a emporté
sur mon père , c'est qu'avec autant de mérite et de
probité il a l'avantage d'aller directement à son but.
Peut-être a-t-il eu tort de se permettre quelques plai-
santeries sur les éternelles lenteurs de son voisin , mais
il a toujours rendu justice à ses excellentes qualités;
il l'a défendu plusieurs fois contre ses ennemis. Et sa
fille .... sa fille est charmante! .... Ne mérite-t-elle
pas? .... Mais, pardon, j'ai un rendez -vous très -im-
portant avec un ami, le seul qui veuille bien encore
me recevoir ; et je reviens bientôt savoir ce qu'aura
fait mon père. Ne le quittez pas, pressez-le, qu'il
s'habille, qu'il sorte, qu'il m'obt,ienne la place que je
190 MONSIEUR MUSARD,
sollicite , et qui doit me rapprocher de Sophie. Vous
aimez votre fils , et ce n'est qu'avec elle qu'il peut être
heureux.
{Il sort.)
SCÈNE IX,
Madame MUSARD, seule.
Ce cher Eugène ! Oui sans doute je l'aime , et je
serais charmée .... Que monsieur Lerond s'amuse un
peu de mon mari , est-ce un si grand mal ? Mon fils et
moi, si nous l'osions....
SCÈNE X.
JOSEPH, Madame MUSARD.
(Joseph appointe un violon qu'il met sur une
toilette, et un pupitre chargé de musique
qu'il place a côté de la toilette.^
madame MUSARD.
Eh bien ! qu'est-ce que vous faites donc , Joseph ?
JOSEPH.
C'est monsieur qui m'a chargé d'arranger sa mu-
sique dans cette salle,
MADAME MUSARD.
Ah! mon Dieu! voudrait -il faire de la musique à
présent ?
JOSEPH.
Hon , madame ; c'est pour ce soir. Monsieur dit qu'il
SCÈNE XL 191
est pressé ce matin; et cela ne l'empêche pas de jaser
avec son perruquier, qui est bien son homme, et qui
s'interrompt pour lui répondre , en gesticulant avec
son peigne.
( // sort. )
MADAME MUSARD.
Allons , il ne lui manquait plus qu'un perruquier
bavard ! Oh ! je vais ....
( Elle "veut aller chez son marL )
SCÈNE XL
Madame MUSARD , LEROND , SOPHIE , DE-
LAIGLE , DEUX PORTEURS CHARGÉS DE MALLES ET
DE PAQUETS.
LEROND, </i^ dehors, aux porteurs.
Allons , allons , montez , mes amis. ,
MADAME MUSARD, retenue par la voix de Lerond.
Quelle est cette voix? ... je crois reconnaître . . .
DELAIGLE, entrant avec les poi^teurs.
Par-ici, par-ici, monsieur. {^A madame Musard.)
C'est un voyageur qui arrive avec une jolie demoiselle ,
ma foi! et à qui je donne cet appartement en face du
vôtre. [Aux porteurs , en leur indiquant une chambre.)
Portez tout cela là -dedans.
LEROND, en entrant avec sa Jille, aux porteurs.
C'est bon, mes enfants, monsieur Delaigle vous
paiera ; je vous souhaite bien le bonjour.
( Delaigle et les porteurs sortent. )
iga MONSIEUR MUSARD,
MADAME MUSARD.
Eh! mais, je ne me trompe pas, c'est monsieur Le-
rond ?
LEROND.
Moi-même , madame Musard , qui viens ici pour
quelques affaires, mais sur -tout pour celles de votre
mari , et qui ne suis pas fâché de profiter de l'occasion
pour faire voir Paris à ma fille.
MADAME MUSARD, (X Sophie.
Eh ! bonjour, mon aimable voisine.
LE ROND.
c'est bon , vous aurez tout le temps de vous faire
des compliments. J'ai appris votre départ hier matin,
je me suis mis en route deux heures après ; j'ai su
l'hôtel où vous étiez descendus ; je viens m'y loger ;
votre vieille tante m'a conté tous vos chagrins , et je
viens pour les terminer.
MADAME MUSARD.
Eh quoi ! monsieur , vous seriez assez généreux . . .
L E R o N D.
En deux mots, Musard m'en veut, il a raison; je lui
ai joué bien des tours en ma vie, mais c'est un peu
sa faute ; il n'est pas défendu de songer à soi et aux
siens. J'ai profité de sa nonchalance pour m'avancer
moi-même ; dès qu'il désirait quelque chose , j'étais là
pour l'obtenir à sa place ; et pour me servir d'un terme
de chasseur, c'est lui qui faisait lever le lièvre, c'est
moi qui le tuais. Aujourd'hui je suis bien , je peux
songer aux autres. Votre mari vient à Paris pour des
éclaircissements , des sollicitations ; le pauvre diable
n'en finirait pas , je ferai tout pour lui. Votre beau-
frère veut plaider contre vous, je sais l'adresse de son
SCENE XL 193
avocat: votre fils veut avoir une place a Saint-Quen-
tin ; j'ai des %nis qui valent bien ceux de Musard :
votre correspondant ne veut plus vous envoyer de
marchandises ; je saurai pourquoi , et en travaillant
pour vous , je travaille encore pour moi : votre fils
aime ma fille , il en est aimé , n'est-ce pas Sophie ?
marions-les ; c'est ce que nous avons de mieux à ^re.
SOPHIE.
Mais , mon père ....
LEROND.
Eh ! oui , tu l'aimes , c'est convenu ; tu ne me l'as pas
dit, mais je l'ai deviné.
MADAME MUSARD.
En vérité, monsieur Lerond, vous êtes un homme
expéditif ! Ah ! pourquoi mon mari ne vous ressemblâ-
t-il pas?
LEROND.
Parbleu , madame , vous savez que votre mariage
avec Musard est la seule chose pour laquelle il ait su
me prévenir; mais ne nous plaignons pas : j'ai été
heureux avec ma pauvre défunte , vous êtes heureuse
avec lui..;.
MADAME MUSARD.
Heureuse ! ah ! oui , fort heureuse !
LEROND.
Oui , madame. Musard a un cœur excellent ; et puis-
que nous ne pouvons être parfaits, la bonté, grand
Dieu ! la bonté rachète tous les défauts.
Tome IF. j3
194 MONSIEUR MUSARD,
SCÈNE XII. ^
DEL AIGLE, Madame MUSARD, LEROND,
SOPHIE.
DELAIGLE.
Madame , la voiture que monsieur votre mari a de-
mandée est à la porte depuis long-temps.
LEROFD.
Musard a demandé une voiture? c'est bon, je vais la
prendre.
MADAME MUSARD.
Comment ! vous allez la prendre ?
LE ROND.
Eh! oui : suite d'habitude; je saisis au passage tout
ce qu'il demande ; mais cette fois c'est pour le servir. Ne
lui dites pas que je suis à Paris : il croirait que je viens
exprès pour lui nuire. Monsieur Delaigle , à une heure
précise un bon déjeuner; du gibier, du poisson, du
Rordeaux, du Champagne. Toi , ma fille , entre dans ton
appartement; madame Musard voudra bien te tenir
compagnie. Demain nous songerons à nous divertir ;
aujourd'hui repose - toi. Quant à votre mari , ne le
pressez plus tant de sortir, puisque je cours à sa place.
( // sort. )
SOPHIE, a madame Musard.
Je n'ai pas le temps de causer avec vous ; mais mon-
sieur Eugène .... sa santé ?
MADAME MUSARD.
Excellente ; il va venir tout à l'heure , vous le verrez.
SCÈNE XIII. 195
SOPHIE.
Ah ! ma bonne voisine , combien je trouve mon père
aimable de m'avoir amenée à Paris.
MADAME MUSARD.
C'est bon , c'est bon , voici monsieur Musard.
( Sophie entre dans son appartement. )
SCÈNE XIIl.
Madame MUSARD; MUSARD, sortant en courant
de sa chambre, le visage couvert de poudre, un
petit couteau de toilette dune main, et un journal
de Vautre.
MUSARD.
Je l'ai devinée ; je l'ai devinée ; eh ! vite , une plume ,
de l'encre ; oh ! elle n'était pas facile.
MADAME MUSARD.
Eh ! quoi donc ?
MUSARD.
La charade.
MADAME MUSARD.
La charade !
MUSARD.
Eh! oui, la charade du journal. Un prix pour ie
premier OEdipe. Ce n'est pas l'importance du prix,
mais l'amour-propre ! et d'ailleurs un camée représen-
tant les mariages Samnites , cela doit être superbe !
et il est à moi, j'en réponds. Il est impossible que
d'autres puissent avant moi.... «Mon premier, par
« mon second, mange mon tout. » Tu ne devines pas?
Chiendent; c'est clair. Appelle Joseph, qu'il porte bien
i3.
196 MONSIEUR MUSARD,
vite à l'adresse indiquée.... Diable ! il ne faut pas se
laisser prévenir.
MADAME MUSARD.
Fort bien, ne vous laissez pas prévenir pour des
charades.... Oh! en vérité, il y a de quoi perdre la
tête. Habillez- vous , sortez ou ne sortez pas , faites vos
affaires ou devinez des logogriphes, je vous assure qu'à
présent tout cela m'est fort indifférent.
{Elle sort.)
SCENE XIV.
MUSARD, SEUL, ÉCRIVANT.
Elî mais ! qu'est-ce qu'elle a donc ma femme ? elle
est folle. Comment ! quand elle devrait partager ma
joie.... Joseph!
SCÈNE XV.
MUSARD, EUGÈNE, ensuite JOSEPH.
MUSARD, apercevant Eugène.
Ah ! te voilà?... Joseph?
EUGÈNE.
Comment, mon père, vous en êtes encore là de
votre toilette !
MUSARD.
C'est que j'avais une lettre très-pressée à écrire pour
une charade.
SCENE XV. 197
EUGÈNE.
Pour une charade !
MUSARD, à Joseph qui entre.
Ah ! Joseph , vite , porte cette lettre à son adresse ,
j'achèverai de m'habiller sans toi ; je n'ai que ma robe
de chambre à 6 ter.
( Joseph sort. )
EUGÈWE.
Comment , mon père , pour une charade !
MUSARD.
Eh ! oui , pour une charade , dont je ne veux pas te
dire le mot , parce que tu serais capable de souffler le
prix à ton père. ( En ôtant une manche de sa robe de
chambre. ) Allons , vite , vite , à présent , donne - moi
mon habit, qui est là sur une chaise.
EUGÈNE.
Eh quoi ! vous voulez mettre votre habit avant d'ôter
votre poudre ?
MUSARD.
( Jl prend le journal et le couteau de toilette qui est
sur la table, et va a la toilette, sa robe de
chambre a moitié Stée. )
Oh! tu as raison; qu'est-ce que je fais donc, moi!
c'est que , vois-tu , je me dépêche. ( On entend un pré-
lude de piano dans la chambre de Sophie. ) Ah ! ah !
qu'entends-je ?
SOPHIE chante de sa chambre.
En affaires comme en voyage
Choisissons le plus court chemin j
Suivons le précepte du sage,
Ne remettons rien à demain.
ïgS MONSIEUR MUSARD,
Jeune avocat à la tribune ,
Jeune amant près d'un tendre objet ,
Vous tous qui courez la fortune,
Souvenez-vous de mon couplet.
En affaires comme en voyage, etc.
MUSARD.
C'est une aimable voisine que monsieur Delaigle
aura logée dans cet appartement. Jolie voix!
EUGÈNE, a part.
Eh mais ! cette voix.... me tromperais-je.... c'est
Sophie.
MUSARD, prenant son violon.
Chut ! chut ! une petite galanterie ; je vais l'engager
à continuer sa chanson.
[Il va a la porte de Sophie la manche de sa robe
de chambre pendante, et joue la ritournelle de
l'air. )
SOPHIE chante.
Depuis six mois Biaise aime Lise ,
Près d'elle il soupire et se tait;
Depuis six mois , Lise , indécise ,
Attend qu'il chante mon couplet:
En affaires comme en voyage.
Choisissons le plus court chemin ;
Suivons le précepte du sage, •
Ne remettons rien à demain.
EUGÈNE, a part.
Je n'en peux plus douter , c'est elle-même. Elle serait
à Paris ? quel bonheur !
MUSARD, d'un air gai.
Parbleu ! c'est une aventure qu'il faut suivre. Eh !
, SCENE XVI. 199
vite , achevons de nous habiller. ( // quitte sa robe de
chambre et va prendre son habit. ) Ah ! si j'étais à
votre âge, monsieur mon fils... mais, au mien même,
je serais capable de vous donner des leçons.
EUGÈNE, a part.
Par quel moyen m'instruire....
MUSARD.
Oui, pendant que madame Musard n'y est pas...
Vous entendez bien, mon fils, que c'est une petite
plaisanterie innocente.
EUGÈNE.
Oh ! je n'en doute pas.
MUSARD.
C'est à Paris que vous devriez faire un choix, et
non pas à Saint-Quentin. Cette petite Sophie!... Oh!
je saurai vous surveiller de si près que vous ne la
verrez pas.
( Ici Sophie ouvre doucement sa porte. )
EUGÈNE, bas.
Ciel ! la porte s'ouvre ; c'est elle-même.
( On entend dans la rue des chanteurs italiens qui
chantent pendant une partie de la scène suivante.)
SCÈNE XVI.
MUSARD, EUGÈNE, SOPHIE.
MUSARD.
Ah ! ah! encore de la musique? eh mais ! c'est en-
chanteur ! Ah ! c'est dans la rue.
( Il ouvre la fenêtre et i^egarde. )
200 MONSIEUR MUSARD,
EUGÈNE, bas a Sophie.
Ah ! Sophie.
SOPHIE, de même.
Prenez garde.
MUSARD, de lajenêtre , sans se retourner.
Musique itahenne, chanteurs itahens, ils ont un
goût, une manière qui n'est qu'à eux.
EUGÈNE, bas a Sophie.
Quel heureux hasard vous conduit à Paris ?
SOPHIE, ûfe méW.
Je viens d'arriver avec mon père ; j'ai déjà vu ma-
dame votre mère.
MUSARD se retourne; Sophie ferme vite sa poite.
Bravo ! bravo ! Ah ! parbleu , ils méritent bien...
{^A Eugène, après avoir cherché dans ses proches.^
As-tu quelque monnaie sur toi?
EUGÈNE , hd donnant de la monnaie.
Oui , mon père , en voilà.
MUSARD, enveloppant la monnaie dans un morceau
du journal quil a porté sur la toilette.
Fort bien , je l'enveloppe dans ma charade. Ces
pauvres gens ! il faut encourager les arts dans tous
les états.
SOPHIE, entrouvrant sa porte.
Mon père est sorti pour arranger les affaires du vôtre.
Il nous fait espérer que nous serons heureux.
EUGÈNE.
Ah ! Sophie , que je vais l'aimer !
( Ici les chanteurs cessent. )
MUSARD , après avoir lancé sa monnaie par lajenêtre.
Là ! voilà ce que c'est ; tout près de la boutique du
SCENE XVII. 201
parfumeur : bien le bonjour, mes amis. {^11 ferme la
fenêtre et retourne a la toilette; il aperçoit Sophie
dans la glace.) Ab ! ah ! mon fils avec la voisine ! voyons
un peu.
( // va en reculant doucement vers Eugène. )
EUGÈNE.
Mais, quand pourrai-je causer avec vous, avec votre
père? j'ai mille cboses à vous dire.
SOPHIE, apercevant Musard près d'Eugène.
Paix!
MUSARD, se retournant vivement.
Ab ! je vous y prends, monsieur mon fils ! Ciel ! que
vois~je? Sophie ! je la reconnais. (^Sophie a ferme sa
porte en voyant Musard.) Comment, monsieur, vous
osez en ma présence!... Mademoiselle Lerond à Paris!
dans mon hôtel! avec son père, sans doute. Monsieur
Delaigle, monsieur Delaigle!
EUGÈNE.
En vérité, mon père, je ne sais...
MUSARD.
Vous ne savez , monsieur ! et moi , je sais et je vois
que vous vous moquez de votre père, que vous vous
entendez avec ses ennemis. Monsieur Delaigle.... Et
c'est elle que j'accompagnais; si j'avais su... Monsieur
Delaigle!
SCÈNE XVII.
EUGÈNE, MUSARD, DELAIGLE.
DELAIGLE.
Eh! mon Dieu! monsieur, me voilà.
ao2 MONSIEUR MUSARD,
MUSARD.
Quelles sont les personnes qui occupent cet appar-
tement ?
DELAIGLE.
Un voyageur , un homme de votre pays précisément,
qui vient d'arriver avec sa fille.
MUSARD.
C'est lui-même, il n'en faut pas douter. Ah! vous
logez monsieur Lerond?
DELAIGLE.
Oui, monsieur, c'est son nom.
MUSARD.
Eh bien ! monsieur , vt>us pouvez compter que je ne
coucherai pas ce soir dans votre maison. Je le vois,
c'était arrangé; mon fils était au fait, il a choisi ex-
près cette maison... et vous-même, monsieur Delaigle,
vous êtes complice....
DELAIGLE.
Monsieur , je ne sais ce que vous voulez dire ; ma
maison est connue; puis -je refuser les voyageurs qui
me font l'honneur de descendre chez moi ?
MUSARD.
Comment si vous pouvez refuser? un bel honneur
qu'il vous fait là, en effet! On prévient ses locataires
au moins.
SCÈNE XVIII.
EUGÈNE, MUSARD, Madame MUSARD,
DELAIGLE.
madame MUSARD.
Eh! mais,, d'où vient donc tout ce bruit?
SCENE XVIII. 2o3
MUSARD.
C'est vous , madame. Venez remercier votre fils , il
nous a bien choisi notre appartement. Monsieur Le-
rond , qui vient d'arriver ici , qui loge là , en face de
nous ; sa fille qui ose s'entretenir devant moi avec mon
fils! Quel dessein l'amène à Paris? Il ne vient que pour
me nuire , me contrarier , me barrer tous les passages.
Mais je le préviendrai ; je lui prouverai que quand je
m'en mêle j'ai aussi de la tenue , de l'activité. Eh bien !
monsieur Delaigle , cette voiture que j'ai demandée
depuis une heure ?
DELAIGLE.
Eh bien ! monsieur , il y a une heure qu'elle est ar-
rivée.
MUSARD.
Eh que ne le disiez-vous donc ?
DELAIGLE.
Mais on l'a prise , monsieur.
MUSARD.
Comment , on l'a prise ! eh ! qui donc ?
DELAIGLE.
Le voyageur de cet appartement.
MUSARD.
Monsieur Lerond a pris ma voiture ? eh bien ! le
voilà déjà qui commence ses manœuvres. C'est pour
agir contre moi, je le parierais; mais je lui appren-
drai.... J'irai à pied, j'aurai plus tôt fait. {A Eugène^
Monsieur , je vous défends de voir mademoiselle Le-
rond. Madame , veillez sur votre fils ; vous sentez qu'il
y va de votre gloire, que vous me compromettriez...
Ma canne, mon chapeau.... mon parapluie, le temps
n'est pas sûr. {Delaigle lui donne son chapeau et son
2o4 MONSIEUR MUSARD,
parapluie^ Ah! monsieur Delaigle, vous logez mes
ennemis , et vous laissez pi'endre ma voiture. Il faut
que l'un de nous deux sorte de chez vous , je vous en
préviens.
DELAIGLE.
Ma foi, monsieur, je ne ferai pas pour vous une
malhonnêteté à un galant homme qui paraît disposé à
faire une grande dépense, qui m'a ordonné un grand
déjeuner.
MTJSARD.
Croyez-vous donc que je ne sois pas en état de faire
autant de dépense que lui? (// tire sa montre?) Onze
heures et demie! Ah! mon Dieu! comme le temps
passe! Pas possible! voyons la votre.... {Delaigle lui
Juitvoirla sienne^ Et je retarde encore.
(// veut i^égler sa montre^
MADAME MUSARD.
Mais, mon ami, vous êtes pressé....
MUSARD.
Ah! tu as raison; je la réglerai aux Tuileries. Venez
avec moi , monsieur Delaigle ; et , en passant dans votre
salle à manger, je vous ordonnerai un repas qui
vaudra bien celui de monsieur Lerond; venez. (//
sort et revient.^ Ah! mes gants?.... ils sont dans ma
poche.
{Il sort.)
SCÈNE XIX.
EUGÈNE, Madame MUSARD.
EUGÈNE.
Enfin le voilà parti.
SCENE XXI. io5
MADAME MUSARD.
Il ne fera rien , il ne trouvera personne , j'en ré-
ponds ; mais tranquillise - toi : monsieur Lerond s'est
chargé d'agir et de voir tout le monde à sa place.
EUGÈNE.
Quelle bonté! Mais, ma mère, vous qui êtes rai-
sonnable...,
SCÈNE XX.
EUGÈNE, Madame MUSARD, MUSARD.
MUSARD, en rentrant.
Attendez-moi, je suis à vous dans l'instant.
MADAME MUSARD.
Eh bien! c'est encore vous?
MUSARD, allant a la toilette.
C'est ma tabatière que j'ai oubliée.
EUGÈNE , prenant la tabatière sur la table.
La voilà , mon père.
MUSARD.
C'est bon; je ne serai pas long-temps absent. Son-
gez à ce que je vous ai dit, monsieur.
EUGÈNE, le reconduisant.
Oui, oui, mon père, j'y songe.
[Musard sort.)
SCÈNE XXI.
EUGÈNE, Madame MUSARD.
EUGÈNE.
Ah! ma mère, Sophie est là; elle aura entendu la
2o6 MONSIEUR MUSARD,
défense qu'on vient de me faire; elle n'osera paraître.
Si vous vouliez permettre.... si vous vouliez m'aider à
lui persuader qu'elle me sera toujours chère , que ,
malgré l'animosité de mon père, elle doit encore me
voir, me souffrir auprès d'elle avec quelque indulgence.
MADAME MUSARD.
Comment! si je le permets! je vous y engage même.
[En allant ouvrir la pointe de Sophie.) Il est vif, mon
fils ! On a bien raison de dire que les garçons tiennent
de leurs mères. Venez, venez, mademoiselle; monsieur
Musard est sorti.
SCENE XXII.
EUGÈNE, Madame MUSARD, SOPHIE.
SOPHIE.
Ah! monsieur Eugène , que votre père est cruel!
EUGÈJYE.
Je vous revois, Sophie; ne troublez pas cet instant
par le souvenir de ce que vient de dire mon père. Ja-
mais, je le jure, je n'aurai d'autre épouse que vous.
SOPHIE.
Jamais il ne consentira à notre mariage.
MADAME musard.
Allons , allons , ne vous désespérez pas , enfants que
vous êtes. Monsieur Lerond et moi nous sommes
pour vous. Votre père a fait tant de mal à mon mari
quand ils étaient rivaux, qu'il ne peut manquer de
lui faire du bien quand il devient son ami. Monsieur
Musard a bien des ridicules, mais il est juste et bon;
SCENE XXIII 207
et quand il devra tout à votre père, il ne pourra refu-
ser son consentement.
SCÈNE XXIII.
EUGÈNE, LEROND, Madame MUSARD,
SOPHIE.
LEROND, en entrant.
Qu'il ne s'en aille pas , je remonte en voiture sur-
le-champ. Me voilà. Bonjour Eugène. J'ai le temps
de vous rendre compte de mes courses. Du fond de
mon fiacre je viens d'apercevoir Musard lisant je ne
sais quelle affiche au coin de la rue , sous son para-
pluie , car il commence à pleuvoir. Bonnes et mau-
vaises nouvelles. D'abord point de procès avec votre
beau-frère ; il y a deux ans qu'il propose une transac-
tion toute à votre avantage ; Musard l'a acceptée , mais
il remet de jour en jour à envoyer sa procuration.
Votre beau -frère ne voulait plaider que parce qu'il
était excédé de ses éternelles remises. J'ai vu son avo-
cat; il rédige la transaction; dans un quart d'heure je
l'apporte à Musard , et il faut espérer qu'il prendra sur
lui de signer. Quant à la place que le jeune homme
sollicitait, il faut y renoncer; d'hier matin elle est
donnée à un concurrent, qui n'aurait rien obtenu si
Musard avait répondu à vingt lettres qu'on lui a écrites ,
s'il avait songé à rendre mille petits servises qu'on lui
demandait, qu'il promettait et qu'il oubliait. Mais je
projette pour toi, mon cher Eugène, quelque chose
qui te dédommagera. J'ai vu monsieur Forhs, votre
correspondant; il est furieux. Votre mari est ruiné,
dit-il; et lui-même, s'il ne rompt pas avec Musard, est
2o8 MONSIEUR MUSARD,
obligé de manquer. Il y a un mois qu'il attend une
rentrée considérable que votre mari doit lui faire ,
point de nouvelles. Il dit que , depuis que Musard a
renvoyé ce commis intelligent que j'ai pris chez moi ,
et dont je suis fort content, il est impossible qu'il ter-
mine une affaire.
MADAME MUSARD.
Erh! mais, mon mari m'a parlé en effet d'une lettre
de change de trente mille francs qu'il devait porter
lui-même à la poste il y a un mois. Ab! mon Dieu!
serait-elle égarée?
LEROND.
Qu'il devait porter lui-même à la poste! il se sera
amusé quelque part, et la lettre ne sera pas partie.
Mais permettez , madame , j'ai connu dans mes voyages
un homme du caractère de Musard; sa femme avait
une excellente habitude; tous les soirs elle visitait les
poches de son mari , et par cette précaution elle lui a
épargné bien des malheurs.
MADAME MUSARD.
Eh ! mon Dieu ! monsieur , j'y ai pensé plus d'une
fois; mais je n'ai jamais osé.
LEROND.
Beau scrupule avec un homme de ce caractère ! Son-
gez donc que c'est pour lui rendre service ; cette lettre
de change perdue ! c'est peut-être le seul moyen de sa-
voir ce qu'elle est devenue; je gage que nous trouve-
rons à Saint-Quentin, ou ici même...
MADAME MUSARD
Eh! oui, vraiment, ici; il s'est amusé à emballer
tous ses habits, comme si nous devions rester huit
mois à Paris ; et comme il ne souffre pas que son do-
SCÈNE XXIV. 209
niestique y touche , parce qu'il passe une heure à les
brosser lui-môme tous les matins....
LEKOND.
Allons, allons , un peu de hardiesse; l'intention nous
justifie; et d'ailleurs, en votre présence, en présence
de son fils, il ne peut pas y avoir de mal.
M A.DAME MUSARD.
Et nous allons peut-être découvrir encore quelque
nouveau malheur dont nous ne nous doutons pas.
SCÈNE XXIV.
EUGÈNE, LEROND, Madame MUSARD, JOSEPH.
JOSEPH, remettant un papier a madame Musard.
Madame , monsieur que je viens de rencontrer dans
la rue du Coq-Saint-Honoré, où il examine des cari-
catures nouvelles chez un marchand d'estampes , m'a
chargé de vous remettre ce reçu de l'auteur de la cha-
rade , et de vous dire que par malheur il était le cent
soixante-dix-huitième OEdipe.
LEROND.
Nous avons une autre énigme à deviner.
MADAME MUSARD.
Oui. Venez, Joseph; j'ai quelques ordres à vous
donner.
( Elle sort avec Joseph. )
Tome IV. I 4
210 MONSIEUR MUSARD,
SCÈNE XXV.
EUGÈNE, LEROND, SOPHIE.
LEROND.
Eh bien! Eugène, tu ne dis rien à ma fille ?
EUGÈNE.
Pardon , monsieur ; mais je songe aux malheurs de
mon père, qu'il est loin de prévoir, qu'il a peut-être
provoqués, mais que sa probité, son honneur, et la
pureté de son ame étaient loin de lui mériter.
SOPHIE.
Eh bien! monsieur Eugène, nous nous réunirons à
vous pour le consoler; qu'il consente à me nommer sa
fille, et mes soins et les vôtres, partagés entre lui et
mon père, assureront le bonheur de nos deux familles.
EUGÈNE.
Ah! mademoiselle, puis -je encore songer à vous
épouser?
LEROND.
Et pourquoi donc n'y songerais -tu plus, je t'en
prie?
SOPHIE.
Que dites-vous donc là , monsieur Eugène ?
EUGÈNE.
Si mon père est ruiné, si un autre a la place que je
sollicitais.
LEROND.
D'abord, trente mille francs ne ruineront pas ton
père; ils ne sont pas encore perdus d'ailleurs. Quant
SCENE XXVI.
à la place , eh bien ! si je te trouve assez riche pour
ma fille !
SOPHIE.
Là, qu'aurez-vous à dire?
SCÈNE XXVI.
EUGÈNE , LEROND , JOSEPH , Madame MUS ARD ,
SOPHIE.
(Joseph a les mains pleines des papiej^s au il a trouvés
dans les poches de Musard.
MADAME MUSARD.
Apportez tout cela , Joseph. {^A Lerond. ) Voilà tout
ce que nous avons trouvé.
LEROIYD.
Parbleu ! c'est bien assez. Procédons à l'inventaire,
( Prenant les papiers les uns après les autres. ) « Recueil
« de chansons inédites pour mariages , fêtes , et autres
« réunions. « C'est de son écriture ; le pauvre homme !....
Un papier chiffonné ! « Acrostiche satirique contre
monsieur Lerond. »
MADAME MUSARD.
Ah ! monsieur, que je suis honteuse !....
LEROND , remettant ce papier a madame Musard, qui
le déchire.
Eh! non, madame, il faut en rire comme moi. Des
lettres toutes cachetées , dont l'adresse est de son écri-
ture : une pour Marseille, une pour Bordeaux.
MADAME MUSARD.
Il y a peut-être cinq ou six mois qu'elles sont dans sa
poche.
14.
ai2 MOÎ^SIEUR MUSARD,
LEROND.
« A madame Raymond , boulevard Montmartre. »
MADAME MUSARD.
C'est ma marchande de modes ; c'est de mon écritm^e.
J'avais chargé monsieur Musard d'envoyer cette lettre
avec les siennes , je ne m'étonne plus si je n'ai pas reçu
ma capote de satin violet.
L E R o N D , continuant son inventaire.
D'autres chiffonnées et décachetées , à l'adresse de
Musard : tenez, madame, lisez, cela vous regarde
Vivat ! voilà celle que nous cherchions ; cinq cachets ,
à monsieur Forlis ; les lettres de change sont là-dedans ,
je le parierais. {_A Joseph, en lui l'emettant les papiers . )
Tiens, mon garçon, celle-ci à la poste, celle-là à son
adresse : on trouvera la date un peu ancienne, c'est
égal ; vaut mieux tard que jamais ; il sera censé avoir
écrit de Saint-Pétersbourg. Quant à celle du correspon-
dant, je m'en charge, et j'y retourne,
( Joseph sort. )
MADAME MUSARD, examinant d'autres papiers.
Ah ! mon Dieu !
LEE.OND.
Quoi donc ?
MADAME MUSARD.
Voici bien autre chose. Des billets à ordre qui n'ont
pas été payés.... une seconde lettre du marchand qui
les a envoyés , et qui nous annonce le protêt. On a dû
le signifier à domicile avant -hier, le jour de notre
départ.
LEROND.
Allons , allons , calmez-vous ; tout peut encore se ré-
parer; mais voici qui augmente les courses que j'ai à
SCENE XX7II. 2i3
faire. Viens avec moi, Eugène, tu m'aideras. Mais,
madame, savez -vous sur qui étaient ces lettres de
change ?
MADAME MUSARD.
Sur un monsieur Dorneville.
LEROND.
Diable ! tant pis î voilà quinze jours qu'il a suspendu
ses paiements.
MADAME MUSARD.
Voyez que quand même on les retrouverait, c'est
autant de perdu ; et qu'au contraire , si on les avait pré-
sentées à l'échéance il y a un mois....
LEROWD.
J'entends Musard, je sors par cette porte; toi, ma
fille , rentre dans notre appartement ; du courage ,
madame , vous aurez bientôt de mes nouvelles. Viens ,
Eugène.
( // sort avec Eugène. )
SCENE XXVII.
Madame MUSARD, seule.
A merveille! des créanciers qu'on ne paie pas, des
débiteurs qui font banqueroute , et tout cela par sa
faute ! Allons , rien n'est plus constant , cet homme-là
ne peut plus continuer son commerce; et plût au ciel
encore qu'il l'eût quitté plus tôt ! Lui , négociant ! il ne
l'a jamais été; sans cet honnête commis qu'il a renvoyé^
il y a long-temps qu'il serait ruiné.
ai4 MONSIEUR MUSARD,
SCÈNE XXVIII.
Madame MUSARD; MUSARD, portant de la
musique et des caricatures ; un garçon
MARCHAND , portant un baromètre.
MUSARD.
Posez tout cela sur cette table. Pardon , ma femme ,
tu as à te plaindre de moi.... je vais t'expliquer cela
tout à l'heure , et pour faire la paix , j'ai voulu te faire
un petit cadeau : un baromètre excellent; ce n'est qu'à
Paris qu'on peut trouver de ces choses-là.
madame MUSARD.
Oui, oui, continuez, achetez, satisfaites tous vos
goûts ; vous êtes trop riche.
MUSARD.
Mais regarde donc ; cela fera-t-il un assez joli effet
dans notre salle , sur notre tapisserie à personnages ,
en regard avec notre pendule en marqueterie. C'est un
louis que je vous dois, mon ami; tenez. (^Le garçon
examine le louis. ) Oh ! il est de poids , je les pèse tous
moi-même.
LE MARCHAND, remettant des adresses imprimées
a MiLsard.
Si monsieur est content, voilà des adresses.
MUSARD.
Donnez , donnez ; je les distribuerai à tout Saint-
Quentin. Rien le bonjour, mon ami. ( Le garçon soi^t. )
Et puis deux sonates nouvelles pour violon ou forte-
piano , ad libitum.
( Il fredonne. )
SCENE XXVIII. 2i5
MADAME MUSARD.
Oui , chantez , chantez !
MUSARD.
Et puis une collection de caricatures , oh ! vraiment
comiques !
MADAME MUSARD.
On devrait bien en faire une sur vous.
MUSARD.
Or çà, maintenant, il faut que je te dise : tu t'ima-
gines que j'ai été par-tout? Eh bien! point du tout, je
n'ai été nulle part.
MADAME MUSARD.
Comment ! vous n'avez été nulle part.
MUSARD.
Ecoute donc , il était tard ; on ne peut pas marcher
dans Paris comme on veut. Comment passer devant
ces belles boutiques de meubles , de bijouterie , sans
s'arrêter , sans examiner , quand on est curieux de belles
choses ; et d'ailleurs j'ai marchandé un elzévir chez un
libraire bouquiniste ; il était trop cher : ensuite , comme
il pleuvait, je n'ai pas pu sortir des galeries de bois;
et enfin j'ai fait des réflexions.... J'irai demain, ou plutôt
j'écrirai; car vois-tu, est-il bien que j'aie l'air de courir
après les gens? Je leur demanderai un rendez-vous.
MADiAME MUSARD.
Moi , monsieur , j'ai appris de belles nouvelles pen-
dant votre absence.
MUSARD.
Eh quoi ! donc . . . ( Admirant son baromètre. ) Le
beau baromètre !
MADAME MUSARD.
D'abord, la place que votre fils sollicitait est donnée
à un autre.
■2i6 MONSIEUR MUSARD,
MUSARD.
On ne l'aura pas jugé capable'. . . {^Prenant les so-
Tiates.) Les sonates sont de Pleyel.
MADAME MUSARD.
Pardonnez-moi, votre fils est capable de tout; tout
son malheur est d'avoir un père qui n'est capable de
rien.
MUSARD.
Ah ! capable de rien , madame Musard ?
MADAME MUSARD.
N'avez-vous pas souscrit des billets à ordre pour le
quinze ?
MUSARD.
Eh bien ! qu'on se présente.
MADAME MUSARD.
On s'est présenté , vous n'avez pas payé , on a pro-
testé.
MUSARD.
Allons donc . . . Eh ! mais , c'est possible ; le quinze
au matin j'ai fait dire que je n'étais pas visible ; je
voulais achever le dernier volume de ce roman si in-
téressant.
MADAME MUSARD.
Et ces lettres de change sur Dorneville, que vous
deviez mettre à la poste? Elles ne sont pas parties?
MUSARD.
Ah ! mon Dieu ! je m'en souviens : en me disputant
avec le directeur de la poste sur un apophthegme de mé-
decine (car il est aussi médecin notre directeur de la
poste), j'ai mis la lettre dans ma poche, et je l'ai suivi
chez un malade. J'ai eu tant d'occupations depuis ce
temps-là !
SCENE XXVIII. 217
MADAME M USARD.
Et depuis un mois, monsieur Dorneville n'a-t-il
pas suspendu ses paiements !
MUSARD.
On me l'a dit.
MADAME MUSARD.
Etonnez-vous, après ces beaux chefs-d'œuvre, que
votre correspondant ne veuille plus faire d'affaires avec
vous, qu'on ait donné la place à un autre qu'à votre
fils ; et ce procès dont me menaçait mon beau - frère !
si par aventure monsieur Lerond ....
MUSARD.
Monsieur Lerond ? je l'aurais parié ; il est pour beau-
coup dans tout cela. Maudit homme ! c'est lui qui
m'attire tous ces malheurs.
MADAME MUSARD.
Eh ! non , non , monsieur ; c'est vous seul qui par
votre inertie, votre insouciance, ce que vous appelez
le vague heureux de l'esprit, avez tout fait, tout pré-
paré, tout perdu. Or, maintenant, achetez des baro-
mètres, faites des recueils de chansons, félicitez - vous
de vous lever tous les matins sans savoir ce que vous
ferez dans la journée , de sortir sans savoir oii vous
irez , de vous égarer dans vos promenades , d'interro-
ger les passants , d'examiner les boutiques , de deviner
à quel point en sont deux personnes qui se donnent le
bras ; trente mille francs perdus , des billets à ordre
protestés , notre fils sans état : c'est charmant !
MUSARD.
Oh ! pour cette fois j'ai tort. Mais allons , il ne faut
pas perdre la tête ; tu vas voir que je sais agir.
tii8 MONSIEUR MUSARD,
MADAME MUSARD.
Eh ! mon Dieu ! restez tranquille , c'est tout ce que
je vous demande. Qu'allez- vous faire? entamer des
démarches pour ne les pas achever, sortir pour aller
dans un endroit, et aller dans un autre : restez, niai-
sez , musez , et laissez faire aux autres.
MUSARD.
Mais cependant, ma femme, il me semble .... Al-
lons, allons, je pars et je prends une voiture, afin de
n'être pas tenté de m'amuser en route. Joseph ....
Mais comment diable as -tu fait pour découvrir tout
cela ?
MADAME MUSARD.
En faisant ce que j'aurais dû faire depuis long-
temps, en me faisant donner par Joseph tout ce qui
était dans vos habits.
MUSARD.
Comment ! on s'est permis ....
SCENE XXIX.
Madame MUSARD , JOSEPH, MUSARD.
JOSEPH.
Me voilà , monsieur.
MUSARD.
Je vous trouve bien hardi , monsieur , d'oser fouiller
dans mes poches !
JOSEPH.
Eh ! mais, monsieur, c'est madame ....
MADAME MUSARD.
Elî! oui, monsieur, c'est moi; n'allez -vous pas me
SCENE XXIX. 219
gronder encore, quand c'est à cet expédient que je
dois la découverte de tous vos malheurs ?
(^Joseph va à la table y ou il regarde les
caricatures, )
MUSARD.
Vous gronder ? non pas ; mais cela n'en est pas
moins très-indiscret.,.. Ne vous exposiez-vous pas à
trouver telle chose .... telle lettre qui vous aurait
déplu, ma femme.
MADAME MUSARD.
Oui, je vous le conseille; faites l'homme à bonnes
fortunes'! Eh! que pouvais -je trouver qui m'affligeât
plus que ce que j'ai appris ?
MUSARD.
Mais enfin qu'avez-vous fait de ces lettres de change?
MADAME MUSARD.
Ne fallait -il pas vous les remettre pour que vous
les oubliassiez encore? Je les ai confiées.. . .
MUSARD.
A qui donc ?
MADAME MUSARD.
Eh vraiment .... à votre fils.
MUSARD.
A mon fils! Beau chef-d'œuvre! Un étourdi, tout
entier à son ridicule amour , qui ne s'occupera pas
plus de mes affaires .... Fort bien ! Comme si ce n'était
pas assez de mes sottises , il faut encore que je songe
à réparer celles des autres.
220 MONSIEUR MUSARD,
SCÈNE XXX.
Madame MUSARD, MUSARD, DELAIGLE,
JOSEPH.
DELAIGLE.
Dans quelle chambre monsieur veut - il qu'on serve
le déjeuner?
MUSARD.
Eh bien! voyez si l'on peut terminer une chose sé-
rieuse quand on est importuné, dérangé pour des ba-
gatelles. {^A Delaigle.) Dans la chambre du fond. (^
sa femme. ) C'est vous , madame , qui devriez au moins
vous mêler de tous ces petits détails. (^A Delaigle.^
Trois couverts. Allons, je vais tâcher de rejoindre
mon fils; je prendrai moi-même une voiture sur la
place. Joseph , allez aider monsieur Delaigle. Je cours
chez Dornevilie , chez Forlis.
DELAIGLE, à Josepll.
Eh ! mais , venez donc , mon ami ; comment ! vous
vous amusez à regarder des caricatures quand votre
maître vous ordonne de me suivre.
(// sort cwec Joseph. )
MUSARD.
Je passe ensuite chez l'homme à l'ordre duquel j'ai
souscrit des billets ...
( Il veut sortir. )
. SCÈNE XXXI. ^
Madame MUSARD, MUSARD, L'HUISSIER,
l'huissier.
Monsieur Musard?
SCENE XXXI. 221
MUSARD.
C'est moi-même , monsieur.
l'huissier.
Monsieur, j'ai l'iionneur d'être huissier.
MADAME MUSARD.
Là ! un huissier !
MUSARD.
Hélas! monsieur, je sais pourquoi vous venez.
l'huissier.
Ah! vous le savez.
MUSARD.
Il s'agit de certains hillets à ordre ?
l'huissier.
Précisément.
MUSARD.
On aura découvert que je suis arrivé à Paris....
l'huissier.
D'hier au soir.
MUSARD.
Eh bien! monsieur, j'y ferai honneur, sans doute;
mais j'ai besoin de quelques jours ; il faut que j'écrive
à Saint-Quentin.
l'huissier.
Mais point du tout, monsieur; vous venez de m'en-
voyer les fonds nécessaires pour faire des offres réelles
à la personne à laquelle ils sont dus.
MUSARD.
Qu'est-ce que vous dites donc?
l'huissier.
La vérité. Vos prénoms , s'il vous plaît ? Ne les
sachant pas , je les ai laissés en blanc.
(// va à la table.)
111 MONSIEUR MUSARD,
M u s A R D , le suivant.
Mes prénoms? mais je voudrais savoir....
SCÈNE XXXII.
Madame MUSARD, UN COMMIS MARCHAND,
MUSARD, L'HUISSIER.
LE COMMIS.
C'est à monsieur Musard que j'ai l'honneur de parler?
Je suis le premier commis de monsieur Forlis, votre
correspondant; il part à l'instant pour la campagne,
et je viens en son absence....
MUSARD.
Ah ! monsieur , il s'agit de ces lettres de change sur
Dorneville : je ne sais comment il se fait qu'elles ne
soient point arrivées...
LECOMMIS.
Il est certain que ce retard avait alarmé et aigri
contre vous monsieur Forlis; mais enfin, au moment
de monter en voiture , il vient de recevoir de votre part
le paquet que vous deviez charger à la poste...
MUSARD.
De ma part , dites-vous ?
LE COMMIS.
Oui, monsieur; ce retard était d'autant plus fatal,
que depuis quinze jours le débiteur avait suspendu ses
paiements ; mais comme les lettres de change viennent
d'être endossées et acquittées par un homme très-solide..
MUSARD.
Endossées , acquittées par un homme très-solide ! Et
par qui donc?
SCENE XXXIII. 223
l'huissier. #
Pardon , monsieur ; mais je suis très-pressé ; vos pré-
noms , s'il vous plaît ?
LE COMMIS.
Je le suis aussi. Faites-moi le plaisir de signer ce petit
accord entre vous et monsieur Forlis , qui continuera
très-volontiers de servir de correspondant à votre mai-
son.
MUSARD.
Mes prénoms! signer ! on paie mes dettes! on endosse
et on acquitte les effets d'un homme en faillite!.. Per-
mettez donc, messieurs ; je veux savoir auparavant quel
est l'honnête homme qui s'est mêlé si heureusement de
mes affaires.
SCÈNE XXXIII.
EUGÈNE, Madame MUSARD, LEROND , MU-
SARD, LE COMMIS, L'HUISSIER.
LEROND , qui est entré avec Eugène pendant que
Mus ard parlait.
Eh parbleu ! c'est moi.
MUSARD.
Monsieur Lerond !
MADAME MUSARD.
Je m'en doutais.
EUGÈNE.
Ah ! mon père , quelle reconnaissance ne devons-nous
pas à ce brave monsieur Lerond !
LEROND.
Paix , Eugène. Ce que j'ai fait est tout simple ; les bil-
lets à ordre protestés,... bagatelle ; Musard aurait payé
9.24 MONSIEUR MUSARI)',
Ébus quelques jours, j'avance la somme; il n'y a rien
à en conclure contre la solidité de ta maison. Il est
constant , par la date de la lettre que tu avais oubliée ,
qu'il y a un mois que les lettres de change devraient
être à Paris. Ce n'f^st pas ta faute si Dorneville a, dans
l'intervalle , suspendu ses paiements ; mais ce n'est pas
la sienne non plus ; c'est un galant homme qui éprouve
un embarras momentané. En endossant et en acquittant
ses effets, je ne risque rien. Voilà la transaction entre
ton beau-frère et toi; j'en ai donné connaissance à
Eugène; elle est telle que tu pouvais la désirer. Ton
fils n'a point la place qu'il sollicitait, mais si tu m'en
crois, tu ratifieras ce que j'ai cru devoir mettre dans
l'accord entre Forlis et toi ; seule condition d'ailleurs à
laquelle Forlis consente à continuer d'être ton corres-
pondant. Tu associes ton fils , et tu le mets à la tête de
ta maison ; un homme comme toi a besoin d'un commis
de confiance, et ton fils est le meilleur que tu puisses
choisir. Avec lui tu pourras, sans te compromettre,
lire des romans, faire de la musique, te promener,
t'égarer, enfin muser tout à ton aise. Quand tu n'auras
plus rien à faire, tu seras l'homme du monde le plus
aimable. Ne me remercie pas de t'avoir rendu service ,
ne parlons plus du passé, et embrasse-moi.
MUSA.RD.
Ma foi, de tout mon cœur.
LEROND.
Nous avons encore une autre affaire à terminer: signe
la transaction, finis avec ces messieurs, je reviens dans
l'instant.
( // i^entre chez lui. )
- SCÈNE XXXIV. 225
SCÈNE XXXIV.
EUGÈNE, Madame MUSARD, MUSARD , LE
COMMIS , L'HUISSIER.
MUSARD.
Ah, sans doute, je signe, je finis. Ce cher Lerond 1
comme je l'ai méconnu !
l'huissier.
Enfin, monsieur, vos prénoms?
MUSARD.
Mes prénoms, c'est juste. . . Moi, qui croyais qu'il
ne venait à Paris que pour agir contre moi.
MADAME MUSARD.
Ecrivez, monsieur, Jacques - Alexandre.
MUSARD.
Jacques - Alexandre , c'est cela même.
( L'huissier sort. )
LE COMMIS.
Ainsi, monsieur, vous consentez à signer?
MUSARD.
Comment! si j'y consens? je croirais manquer à îa
reconnaissance, si je ne ratifiais pas tout ce qu'a fait
ce cher Lerond.
EUGÈNE, lui pj^ésentant une plume.
Mon père, voici la plume.
MUSARD.
Ah! j'approuve ton impatience, elle est naturelle..,.
Mais, dis-moi donc; tu as donc couru par-tout avWlui ?
EUGÈNE.
Eh! mon père, je ne vous donnerai aucune expli-
cation que vous n'ayez signé.
Tome IF. 1 5
226 MONSIEUR MUSARD,
MUSARD.
Tu as raison. Ah! mon Dieu! la mauvaise plume!
donne-moi donc un canif que je la taille.
EUGÈNE.
Tenez, mon père, en voilà une autre.
MUSARD,
Allons, allons, je me dépêche. {Il signe et se leçe.)
Maintenant , dis - moi ....
MADAME MUSARD.
Mais il y a encore la transaction.
MUSARD, signanL
Ah ! la transaction C'est que je suis d'une joie ,
-d'un contentement {Madame Musard, cr^ojant
qu'il a fini y veut j^etirer le papier.^ Attendez donc, et
mon paraphe donc ! Diable ! c'est important ! Grâce à
mon paraphe, je suis peut-être le seul négociant dont
on ne puisse contrefaire la signature. Là , voilà ce que
c'est. (// se ïhve.^ J'espère qu'à présent tu vas me
conter .... [Le commis sort.)
SCÈNE XXXV.
Madame MUSARD, MUSARD, LEROND, SOPHIE,
EUGÈNE.
LEROND.
Eh bien! a-t-il signé?
%j| MADAME MUSARD.
Oui, Dieu merci, mais ce n'est pas sans peine.
LEROND.
Maintenant, mon cher, voici ma fille.
SCÈNE XXXVII. 227
MUSARD.
Je t'entends. Ces deux enfants s'aiment, il faut les
marier. Eh bien! mon cher Lerond, dispose, ordonne,
arrange tout, je t'en laisse le maître. (yA Sophie.^
Comme elle était jolie la chanson que vous avez
chantée à mon fripon de fils ! Mais vous devez être
contente de moi ?
SOPHIE.
Ah oui , monsieur , bien contente !
MUSA.RD.
N'est-ce pas que je n'ai pas mal accompagné ?
SCÈNE XXXVI.
Madame MUS ARD , MUS ARD , LEROND, SOPHIE,
EUGÈNE, JOSEPH.
JOSEPH, a monsieur Miisard.
Quand monsieur voudra se mettre à table , tout est
prêt dans la chambre du fond.
SCÈNE XXXVII.
Madame MUSARD, MUSARD, LEROND, SOPHIE,
JOSEPH, DELAIGLE.
DELAIGLE, à înousieur Leroud.
Monsieur, je viens de faire servir dans votre appar-
tement le repas que vous avez commandé.
LEROND.
Eh! vite, monsieur Delaigle, réunissez les deux ser-»
vices en un. Déjeunons tous ensemble, et courons chez
le notaire.
i5.
228 MONSIEUR MUSARD.
MUSARD.
Oui, sans doute, chez le notaire. Mon cher Lerond,
ma chère femme , mes chers enfants ... et Dieu merci ,
nous aurons fait assez d'affaires dans mie matinée.
( // tire sa montre. ) Deux heures ! ah ! mon Dieu !
comme le temps passe quand on s'occupe !
LEROND.
Eh bien! sachons l'employer.
FIN DE MONSIEUR MUSARD.
LES
TRACASSERIES,
ou
MONSIEUR ET MADAME TATILLON
COMÉDIE EN QUATRE ACTES
ET EN PROSE,
Représentée pour la première fois le iS juin iSo4-
PRÉFACE.
JJjNCOURAGÉ par le succès de Monsieur Masard, je cher-
chais un autre caractère qui pût encore faire une jolie
pièce en un acte. Celui de Tatillon vint s'offrir à moi.
Malheureusement je crus voir la nécessité de donner plus
d'étendue aux développements du caractère de M. Tatillon,
qui veut tout faire, que je n'en avais donné aux déve-
loppements du caractère de M. Musard qui ne fait rien ,
et je me décidai à mettre la pièce en trois actes. Bientôt
je crus que, pour bien peindre M. Tatillon, il fallait le
représenter brouillant tout le monde autour de lui, et
je vis la matière de cinq actes. Enfin il me parut plaisant
qu'après avoir brouillé tout le monde pendant la pièce ,
on le brouillât avec sa femme au dénoûment, et je fus
conduit à faire le rôle de madame Tatillon.
Qu'en résulta-t-il ? Je multipliai les personnages d'une
manière fatigante pour le spectateur. Les présentant tous
en querelle les uns contre les autres , je crus devoir don-
ner à la pièce un double titre, et je l'appelai les Tracas-
series. C'était agrandir mon sujet. J'eus le tort de ne pas
agrandir en même temps mon action. Car quoique sou-
vent les deux choses se touchent et se confondent, en-
core est -il vrai de dire qu'on se fait une plus grande
idée d'une tracasserie que d'un tatillonagej et ici l'action
232 PREFACE.
ne roule presque toujours que sur des tatillonages. Enfin
le caractère divisé entre le mari et la femme produisit
moins d'effet , et d'un sujet qui aurait pu faire une jolie
comédie en un acte, je fis une pièce médiocre en quatre
actes ; car après la première représentation je fus obligé
de supprimer un acte.
Tous mes personnages marchent par couples dans
cette comédie. On y voit Monsieur et Madame Tatillon ,
la jeune personne et son amant, le père et la mère de
la jeune personne, le père et la mère du jeune homme,
monsieur Granville et madame Lambert. Que de monde
employé pour arriver à un si mince résultat ! Le caractère
de monsieur et madame Tatillon me force à des détails
minutieux , qui le paraissent encore davantage lorsqu'ils
remplissent quatre actes tovit entiers. La marche de la pièce
qui me paraît assez bonne rappelle trop celle de plusieurs
de mes comédies. C'est une action nouée par le per-
sonnage ou les personnages ridicules , et dénouée par
l'homme raisonnable ou par le caractère d'opposition.
Le premier acte obtint beaucoup de succès et je crois
quille mérite. Le caractère de Tatillon s'y annonce bien.
Il y a une bonne scène au troisième acte, celle où M. Ta-
tillon se propose pour être l'arbitre des deux pères. Il y
a par-ci par-là quelques mots , quelques traits , et M. Tho-
mas est assez heureux dans les moyens qu'il emploie au
dernier acte pour réconcilier tout le monde , et brouiller
ensemble ceux qui ont brouillé les autres.
C'est un caractère fort commun dans la société et qui
pouvait être comique au théâtre que celui d'un brouil-
lon , d'un tracassier , d'un tatillon se mêlant de tout chez
PRÉFACE. 233
lui et chez les autres, brouillant les ménages, divisant
les amis , donnant des soupçons aux jeunes filles , de l'hu-
meur à leurs amants , et, sans être précisément méchant,
accumulant les méchancetés ; mais il faut que ce carac-
tère s'occupe d'un foule de minuties , de niaiseries. Qui
dit tatillon dit bavard et médisant. Il ne peut y avoir
d'intérêt que pour un acte: il faut bien plus de détails
que pour un acte. Plus ces détails sont vrais, plus ils
sont petits ; plus ils sont petits , plus l'intérêt diminue.
PERSONNAGES.
Monsieur TATILLON.
Madame TATILLON.
Monsieur GERVAULT , notaire.
Madame GERVAULT.
CHARLES , leur fils.
Monsieur DESJARDINS, marchand.
Madame DESJARDINS.
CÉCILE , leur fille.
Monsieur GRANVILLE, marchand forain.
Madame LAMBERT, marchande.
THOMAS, aubergiste.
GABRIEL , valet de M. Thomas.
Un PORTEUR.
La scène se passe clans un bourg.
LES
TRACASSERIES.
ACTE PREMIER.
Le tliéàtre représeute la place publique d'un gros bourg: d'un côté, l'auberge
de monsieur Thomas, avec cette enseigne, aux bons amis, Thomas
AUBERGISTE, I.OGE A PIBD ET A CHEVAL; de l'autre, la boutique de
monsieur Desjardins, avec cette enseigne, A la bonne foi, desjardins ,
MARCHAND DE DRAPS : plus loin , la maison de monsieur Gervault, avec
cette inscription, gervault, notaire.
SCENE L
GABRIEL, THOMAS.
THOMAS, sortant de sa maison, apportant une table
et deux chaises.
Hé! Gabriel?
GABRIEL, en dedans.
On y va.
THOMAS.
Allons donc ; il est six heures et le quart, voilà déjà
tous les petits marchands de la foire installés et à leurs
affaires ; songeons aux nôtres : la petite chambre verte
sur la rivière pour la veuve Lambert, cette jolie mar-
chande que tu as vue l'année dernière; le numéro 6
pour monsieur Granville le marchand de toiles , qu'elle
appelle son compère : ils arriveront tous les deux ce
matin. A la chaise de poste arrivée d'hier au soir, du
236 LES TRACASSERIES,
thé et des rôties : va ouvrir au numéro 8, chez ces
rouhers qui sont partis avant le jour. Vois si on est
éveillé au numéro 5. Le couvert au grand salon pour
le repas d'accordailles de nos voisins , quoiqu'on ne doive
se mettre à table qu'à trois heures ; ce qui est fait n'est
plus à faire, entends-tu.
GABRIEL, rentrant.
Oui, monsieur.
^
SCENE IL
TATILLON, THOMAS.
TATILLON, en voyageur , arrivant par le fond.
Un très-joli endroit! on me l'avait dit, et je l'avais
deviné sur la carte ; quoi qu'en puisse dire madame
Tatillon, c'est ici que je veux m'étabiir; ils appellent
cela une ville , c'est tout au plus un petit bourg : tant
mieux. La société y est charmante, m'a-t~on dit; je
n'y connais personne ; mais j'aurai bien vite fait con-
naissance. Je suis sûr d'ailleurs d'y trouver quelques
amis , quelques parents , ou quelque ami de mes amis.
J'en ai tant !
( Pendant ce couplet de Tatillon , Thomas va , vient,
range, s occupe, rentre dans sa maison, et en
sort avec sa canne et son chapeau. )
THOMAS.
Or çà , maintenant j'ai à courir pour le repas des
voisins.
TATILLON.
Il ne s'agit que d'aborder et d'interroger avec fran-
ACTE I, SCENE IL 287
chise le premier venu. {^Apercevant Thomas.^ Juste-
ment; monsieur, monsieur?
THOMAS.
Qu'est-ce que c'est?
TATILLON.
Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous saluer.
THOMAS.
Votre serviteur, monsieur ; qu'y a-t-il pour votre
service ?
TATILLON.
Voudriez-vous avoir la complaisance de m'accorder
un moment d'entretien ?
THOMAS.
Pardon, monsieur, mais j'ai beaucoup d'affaires.
TATILLON.
Oui, vous avez une foire aujourd'hui, à ce qu'il
paraît ; c'est un moment de crise pour les habitants ,
mais ils ne s'en plaignent pas : cela met de l'argent
dans le pays.
THOMAS.
Au fait, monsieur, je vous en prie.
TATILLON.
Monsieur est un habitant de ce village, de cette
ville, veux-je dire. Monsieur, je me nomme Tatillon;
j'habitais la ville qui est à douze lieues d'ici environ ;
je jouis d'une certaine aisance; j'ai une femme que
j'adore ; pourquoi ? c'est que son caractère sympathise
parfaitement avec le mien , et c'est bien la base du
parfait bonheur en ménage , vous en conviendrez.
THOMAS.
Oui sans doute.
238 LES TRACASSERIES,
TATILLON.
Monsieur, des circonstances que je vous détaillerai
me font quitter mon pays, on y est méchant, tracas-
sier, curieux, indiscret et bavard; et comme ces dé-
fauts sont mon antipathie , comme d'ailleurs mes pro-
priétés se trouvent situées dans le voisinage , j'ai résolu
de me fixer dans votre village : pardon, je me trompe
toujours, c'est dans votre ville que je voulais dire.
THOMAS.
Monsieur , j'aime à croire que cela sera fort heureux
pour la ville ou le village , comme vous voudrez ; mais
voulez- vous bien permettre....
( // veut sortir. )
TATILLON.
Un mot encore, s'il vous plaît. Nous sommes partis
hier dans ma chaise, avec un cheval à moi, sans
domestique , sans postillon ; car sans me flatter je ne
conduis pas mal , et d'ailleurs mon cheval me connaît ;
nous avons couché à deux lieues d'ici dans un petit
hameau, où nous aurions été bien plus mal traités si
je ne m'étais pas un peu mêlé de la cuisine. Ma femme
se sentait quelque répugnance pour votre pays ; sans
lui rien dire , je suis parti ce matin à pied , et tout en
me promenant je viens prendre des renseignements
sur les mœurs, le caractère des habitants : je vous ren-
contre , votre physionomie me prévient en votre faveur,
et je vous prie de vouloir bien m'aider , me guider dans
mes observations, parce qu'avant tout, point de tra-
casseries, point de caquets, ou je ne reste point chez
vous.
THOMAS.
Ma foi , monsieur , vous vous adressez mal ; j'ai ,
ACTE I, SCÈNE IL 289
grâce au ciel , un état qui m'occupe assez pour ne pas
me laisser le temps d'examiner la conduite et d'observer
le caractère de mes voisins; je les trouve quand j'ai
besoin d'eux, comme ils me trouvent quand ils ont
besoin de moi ; et au lieu de m'amuser à chercher
quelles sont leurs bonnes ou mauvaises qualités , je
jouis des unes et je leur passe les autres presque sans
m'en apercevoir ; ils agissent de même à mon égard ;
et comme il n'y a personne d'oisif dans le pays, tout
le monde vous y fera à peu près la même réponse. Je
vous souhaite bien le bonjour.
( // veut sortir. )
TATILLON.
Un moment, de grâce, monsieur. Votre réponse me
décide plus que tous les détails que vous pourriez me
donner; point d'oisifs, je ne le serai pas non plus, je
vous en réponds; ce n'est pas que j'aie tout-à-fait votre
caractère, c'est un bonheur pour moi que de savoir
les sentiments , les opinions , les aventures des per-
sonnes. Plus d'une fois je me suis surpris dans un lieu
public, dans un café, dans un spectacle, (car je n'ai
pas toujours habité mon pays ) , écoutant , recueillant
les conversations , donnant des conseils selon ma con-
science ; c'est curiosité peut-être , mais c'est sur - tout
désir d'obliger : on peut avoir votre caractère sans être
égoïste , comme on peut avoir le mien sans être tra-
cassier. Mais, pardon, je vous retiens. Faites -moi le
plaisir de m'indiquer une auberge où je puisse loger ,
en attendant que j'aie trouvé une maison convenable.
THOMAS.
Mais si vous ne connaissez personne, je vous in-
diquerai la mienne que voilà.
^40 LES TRACASSERIES,
TATILLON.
Quoi ! vous seriez.... (^Lisant V enseigne. ) aux Bons
Amis.... Enseigne touchante ! Je veux être des vôtres.
THOMAS.
Monsieur....
TATILLON.
Non , vraiment, votre conversation me plaît ; la situa-
tion de votre maison est agréable ; il paraît que ce sont
les gens recommandables de l'endroit qui demeurent
sur cette place , c'est là que je veux loger. Or çà , je
ne suis pas difficile; mais comme c'est une surprise que
je veux ménager à madame Tatillon , choisissez - moi
votre plus jolie chambre , je m'en rapporte absolument
à vous : cependant avant d'aller rejoindre ma femme ,
je serais bien aise de la voir.
THOMAS.
Rien de si facile. ( Appelant. ) Gabriel ! c'est mon
garçon. Il vous montrera mes chambres, vous choi-
sirez; pardon, mais je sortais....
TATILLON.
Vous vous moquez, faites vos affaires, c'est trop
juste; parbleu! monsieur Thomas, c'est votre nom,
n'est-ce pas? (je l'ai lu sur votre porte), je suis bien
enchanté que ma bonne étoile m'ait adressé à vous.
THOMAS.
Trop honnête.
SCÈNE III.
GABRIEL, THOMAS, TATILLON.
THOMAS.
Gabriel, montre à monsieur toutes les chambres,
ACTE I, SCENE IV. 241
excepté celles qui sont retenues pour les gens de la
foire, et sur-tout ne t'amuse point à babiller; fais tes
affaires , sans t'occuper de celles des autres. Monsieur ,
j'ai l'honneur de vous saluer.
{Il sort.)
TATILLON.
Un très-bon principe qu'il a là , monsieur Thomas !
SCÈNE IV.
TATILLON, GABRIEL,
GABRIEL.
Monsieur , je suis à vos ordres.
TATILLON.
C'est moi qui suis aux vôtres , mon ami ; je ne veux
pas vous faire perdre votre temps; un jour de foire
vous devez avoir bien de l'ouvrage.
GABRIEL.
Eh! mais , vraiment , monsieur , nous n'en manquons
pas ; n'avons-nous pas une noce encore !
TATILLON.
Une noce!...
GABRIEL.
C'est tout comme. Un repas d'accordàilles ou ils se-
ront plus de trente à table.
TATILLON.
Bah! qu'est-ce qui se marie donc?
GABRIEL.
Eh! vraiment, Charles Gervault, le fils du notaire
qui demeure là.
Tome ir. . ■ 16
a42 LES TRACASSERIES,
TATILLON.
Le notaire Gervault, celui qui fit le partage après
le décès du propriétaire de ce grand domaine?
GABRIEL.
Ah dame! je ne sais pas.
TATILLON.
Gela a fait du bruit jusque chez nous. Un homme
très-capable : et qui fait-il épouser à son fils?
GABRIEL.
Mademoiselle Desjardins, la fille du marchand de
draps dont voilà la boutique.
TATILLON.
Ah! ah! Desjardins; mais nous devons être alliés-
Il y a des Desjardins dans la famille de ma femme.
GABRIEL.
Cela se peut bien. Et cela fera , ma foi , un gentil
ménage; le jeune homme étudiait à Paris pour être
avocat.
TATILLON.
Ah ! fort bien : il est venu passer ses vacances ici ;
c'est le temps. -
GABRIEL.
Et ne voilà -t-il pas qu'il lui prend une belle fan-
taisie de ne plus retourner à Paris, et de prendre tout
bonnement la charge de son père.
TATILLON.
Et les deux jeunes gens s'aiment bien?
GABRIEL.
Ils ont été élevés ensemble; et ce mariage -là fait
plaisir à tout le monde, parce que d'abord ça finit des
procès qui duraient depuis six mois entre le père Ger-
ACTE I, SCENE V. ^43
vault et le père Desjardins, et que ça accommode de
petites querelles entre la mère Desjardins , qui est un
peu bavarde, et la mère Gervault, qui ne laisse pas
que d'être un peu fière. Mais qu'est-ce que je fais donc?
je babille avec vous, malgré la défense de monsieur
Thomas. Au fait, ce mariage -là me réjouit; et puis,
ma foi , le naturel l'emporte , j'aime à parler , comme
madame Desjardins ; je ne puis le cacher.
TATILLON.
Eh bien! mon ami , c'est quelque chose que d'avouer
ses défauts. Ce que vous dites d'ailleurs est bien fait
pour intéresser tout ce qui porte un cœur.... Un ma-
riage d'inclination , qui finit des procès , qui assoupit
des querelles! c'est touchant. Parbleu, puisque je suis
presque parent des Desjardins, et que je sais appré-
cier le mérite -de monsieur Gervault le notaire, je ne
négligerai pas l'occasion de leur faire agréer mes ci-
vilités.
GABRIEL.
Tenez, voilà justement le jeune marié, qui sort tout
habillé de chez son père. Dame! on est matinal un
jour comme celui-ci.
SCÈNE V.
TATILLON, GABRIEL, CHARLES.
CHARLES.
Ah ! c'est toi , Gabriel ; tu vois un homme au comble
de la joie. On n'est pas encore levé chez madame Des-
jardins ?
i6.
244 LES TRACASSERIES,
GABRIEL.
Au moins la porte n'est-elle pas encore ouverte.
TATILLON, a part.
Bon jeune homme ! son air de fête me rappelle des
souvenirs bien chers. Quand j'épousai madame Ta-
tillon , j'étais comme cela précisément. ( A Gabriel. )
Mon ami , présentez - moi donc à ce jeune homme ; je
serai enchanté de faire connaissance avec lui.
GABRIEL.
Monsieur Gervault , voilà un monsieur qui vient lo-
ger chez nous , et qui serait charmé de vous présentée
ses compliments.
TATILLOIV.
Oui sans doute, monsieur, je suis fait plus qu'un
autre pour apprécier votre bonheur. Vous êtes avocat
de Paris; vous excuserez ma rustique éloquence; et
d'ailleurs quand c'est le cœur qui parle.... Monsieur,
je suis ravi que vous épousiez, après tant de traverses,
l'objet que vous n'avez cessé d'aimer.
CHARLES.
Monsieur, bien sensible....
TATILLON.
Je sais tout. Vous faites à l'amour le sacrifice d'un
bel état à Paris, et peut-être de vos propres intérêts;
car enfin il était possible que monsieur votre père
eût raison dans ce procès contre le père de votre pré-
tendue.
CHARLES.
Ma foi , monsieur, quoique ce soit mon état, je vous
avoue que je n'ai jamais pu rien comprendre à ce mau-
dit procès. Mais enfin il est arrangé; mon contrat de
mariage avec Cécile et la transaction entre nos parents
ne fera qu'un seul et même acte.
ACTE I, SCÈNE VI. 9.45
TATILLON.
Ah ! cela n'est pas tout-à-fait dans la règle.
CHARLES.
Comment, monsieur....
TATILLON.
C'est égal; quand on est bien d'accord... Vous êtes
étonné de l'intérêt que je prends.... C'est dans mon
caractère ; je partage la peine et le bonheur des gens.
Monsieur , j'espère que j'aurai le plaisir de vous revoir.
{A Gabriel^ Venez , mon ami , me montrer la chambre
que vous me destinez.
CHARLES.
Ah! l'on ouvre chez monsieur Desjardins : c'est
Cécile.
TATILLON.
Est-ce la mariée? Voyons si elle est jolie.
SCÈNE VI.
GABRIEL, TATILLON, CHARLES, CÉCILE.
CÉCILE.
C'est vous, Charles....
CHARLES.
Cécile !
TATILLON.
Elle est charmante....
CÉCILE.
Ma mère achève de s'habiller , mon père se prépare
pour la pêche ; vous savez que c'est sa passion , et au-
jourd'hui sur-tout il veut se signaler.
246 LES TRACASSERIES.
CHA-RLES.
Moi j'ai laissé le mien qui voulait consulter ma mère
et moi sur les articles. Quel conseil aurais -je pu lui
donner? Je vous épouse; que m'importent toutes les
clauses, tous les arrangements du contrat.
TATILLON.
Noble désintéressement ! Mademoiselle , que je vous
félicite d'avoir inspiré un sentiment profond à un
homme aussi délicat! Cet amour vous honore vous-^
même, et donne une opinion bien avantageuse... sans
parler des grâces que la jeunesse et la beauté....
bref, je suis attendri du tableau de votre mutuelle
inclination.
CÉCILE.
Monsieur, je vous remercie... {A Charles^ Qu'est-
ce que c'est donc que ce monsieur-là?
CHARLES.
Je ne le connais pas ; mais il fait votre éloge , et je
ne peux trouver son compliment indiscret.
CÉCILE.
Il fait le votre , comment ne me plairait-il pas ? Voici
ma mère.
SCENE VIL
GABRIEL, TATILLON, CHARLES, CÉCILE,
Madame DESJARDINS.
MADAME DESJARDINS.
Ah! c'est VOUS, mes enfants; en vérité, ma fille, te
voilà toute rayonnante; et ton futur; n'est-il pas char-
ACTE I, SCÈNE YIIL 247
mant? Ma foi, mon cher avocat, vous avez bien fait
pour nous tous de venir passer vos vacances avec nous.
C'était cruel pour des voisins, de bonnes gens, d'être
comme cela sur la réserve. Ta mère est un peu fière ;
moi , l'on dit que je suis bavarde ; et puis ce malheu-
reux procès pour savoir à qui demeurerait le pré qui
est au bas du coteau! On avait monté la tête à mon-
sieur Desjardins; ma pauvre fille séchait sur pied:
grâce à toi et aux bons conseils de notre voisin l'au-
bergiste tout est arrangé. Il est si doux de vivre en
bonne intelligence!
TATILLOK.
Oh ! sans doute; et comme vous dites, madame, quel
dommage que de bonnes gens comme vous se trou-
vassent dans la nécessité des querelles
MA.D AME DESJARDINS.
Monsieur ....
TATILLON.
Vous cherchez où vous m'avez vu, n'est-ce pas?
Nulle part, et cependant nous ne sommes peut-être
pas étrangers l'un à l'autre, madame Desjardins.
MADAME DESJARDINS.
Comment donc ....
SCÈNE VIIL
GABRIEL, TATILLON, CHARLES, GERVAULT,
Madame GERVAULT, sortant de chez eux.
Madame DESJARDINS, CÉCILE.
madame GERVAULT.
Oui , monsieur Gervault , il ne nous convient pas
248 LES TRACASSERIES,
d'être mesquins. En fait de procédés , je ne veux jamais
rester en arrière : vu la dot que monsieur Desjardins
donne à sa fdle, nous devons porter le douaire à dix
mille francs.
GER^AULT.
Eh ! mais , madame Gervault , c'était si bien mon in-
tention , que les dix mille francs sont écrits sur ma
minute.
MADAME GERVAULT.
A la bonne heure. Ah! bonjour, ma voisine; bon-
jour, ma chère Cécile.
TATILLON.
C'est le père et la mère du jeune homme Un
air fort respectable.
GERVAULT.
Eh bien , voisine , nous les marions donc enfin , ces
chers enfants. Ah çà ! quoique ce ne soit pas encore
la noce , nous danserons , j'espère. Je vous retiens pour
la première contre-danse.
TATILLON.
Il paraît fort gai , le père Gervault
MADAME DESJARDINS.
Beaucoup d'honneur que vous me ferez , mon voisin ;
je voudrais que mon mari fût là pour vous rendre le
réciproque.
TATILLON.
Et sans ie connaître encore , j'oserais bien gager
qu'il n'y manquerait pas. {^A monsieur Gervault.^
Monsieur Gervault veut -il bien me permettre de lui
témoigner le plaisir que j'éprouve de saluer un homme
dont la réputation de science et d'intégrité s'est répan-
due d'une manière aussi brillante^
ACTE I, SCENE VIII. 249
GERVAULT.
Monsieur ...
TATILLOIY.
Vous ne me connaissez pas. Je vous connais , moi ,
de réputation : c'est vous qui avez fait l'inventaire et
le partage chez monsieur de Saint-Hilaire , à dix lieues
d'ici.
GERVAULT.
Il est vrai.
TATILLON.
C'était une affaire très - délicate et qui vous a fait
beaucoup d'honneur.
GERVAULT.
Ah! monsieur i^A madame Desjardins. ^ Con-
naissez-vous ce monsieur- là?
MADAME DESJARDINS.
Non , ma foi ; mais il est bien aimable , il fait des
compliments à tout le monde.
MADAME GERVAUT, bus CL Charles.
Dis donc , Charles , tu n'as pas parlé à Cécile de la
corbeille de mariage ; tu as bien fait , cela me regarde ,
c'est pour tantôt chez monsieur Thomas.
TATILLON, qui a entendu madame Gervault.
Hem! Plaît-il? la corbeille de mariage; fort bien,
ils pensent à tout, ces bonnes gens.
GERVAULT.
Eh bien! oii est-il donc, le voisin?
MADAME DESJARDINS.
Tenez, le voilà avec ses filets.
25o LES TRACASSERIES,
SCENE IX.
GABRIEL, TATILLON, CHARLES, GERVAULT,
Madame GERVAULT, DESJARDINS, Madame
DESJARDINS , CÉCILE.
DESJARDINS, portant des Jilets de pêche.
Bonjour tout le monde ; allons , enfants, de la joie,
de la gaieté , et bonne pêche , c'est ce que vous me
souhaitez, n'est-ce pas? Ce serait bien le diable si je
ne prenais rien le jour que je marie ma fille !
GERVAULT.
Ah çà , voisin , veux-tu que nous passions un mo-
ment chez toi pour examiner les articles? Mon confrère
du village voisin doit être ici de bonne heure ; et
comme c'est lui qui fera le contrat.
DESJARDIIVS.
Ma foi , Gervault , finis tout cela avec nos femmes ,
je n'y entends rien , je m'en rapporte à toi. Laisse-
moi arranger mes filets.
TATILLON, a monsieur Desjardins.
La pêche ! occupation douce , innocente passion qui
prouve bien dans un homme la pureté de son ame.
Nous n'y sommes pas novices; nous connaissons un
peu la ligne et l'épervier.
DESJARDINS.
Monsieur, je n'en doute pas .
TATILLON.
Nous ne nous sommes jamais vus , monsieur Desjar-
dins, nous sommes pourtant presque parents. Vous avez
ACTE I, SCENE IX. 261
entendu parler clans votre famille de mon épouse.
Elle est nièce ou cousine d'un Desjardins.
DESJA.RDTNS.
C'est possible , monsieur ....
TATILLON.
Cherchez, vous vous rappellerez : Pierrette Duca-
quet, femme Tatillon.
DESJARDINS.
Eh parbleu ! sa mère était cousine de la mienne.
TATILLON.
C'est cela même. Mais, pardon, la joie de rencontrer
une famille aussi intéressante , car vous n'en faites
plus qu'une , m'a rendu indiscret. Je ne veux pas l'être
davantage. Combien vous me faites chérir de plus en
plus ma résolution de me fixer dans votre pays ! Oui ,
je serai votre voisin , votre ami. Je jouirai de votre
bonheur, et vous contribuerez au mien. i^A Desjar-
clins.^ Nous irons à la pêche ensemble. (^ Ge?vaidt.)
Si vous daignez me consulter sur le contrat de ma-
riage, j'ai quelques connaissances des lois et des cou-
tumes. (Bas h madame Gervault^) Quant à la corbeille
de mariage dont je vous ai entendu parler , c'est mon
épouse dont le goût peut vous être très-utile. i^A Ga-
briel.^ Venez, mon ami, me montrer la chambre que
je dois occuper. [A tous^ J'ai bien l'honneur de vous
faire ma très-humble révérence.
( // entre chez Thomas. )
GABRIEL, aux autres.
C'est un original , mais c'est un bon homme.
252 LES TRACASSERIES,
SCENE X.
CHARLES, Madame GERVAULT, GERVAULT,
DESJARDINS, Madame DESJARDINS, CÉCILE.
MADAME GERVAULT.
Qu'est-ce donc que ce monsieur-là?....
CHARLES.
Ma foi nous ne le connaissons ni les uns ni les au-
tres, et il s'est empressé de nous faire des amitiés à
tous.
GERVAULT.
Il n'y a pas de mal à cela. C'est un plaisir que de
recevoir des compliments , même de gens inconnus.
MADAME DESJARDINS.
C'est si vrai que j'ai été presque tentée d'inviter ce
monsieur à notre repas...,
DESJARDINS.
Eh! mais, écoute donc, il est presque notre parent,
et on aime à avoir des témoins de son bonheur.
CHARLES.
Oh! sans doute. Convenez que rien n'est plus ai-
mable qu'une bonne et sincère réconciliation.
MADAME DESJARDINS.
Sur -tout quand on a eu des torts. Parce que nos
maris se trouvaient en difficultés d'intérêt, aller m'ima-
giner que la voisine prenait des tons avec moi , ne
voulait plus me saluer, et nous méprisait à cause de
notre commerce!
ACTE I, SCENE XL ^53
MADAME GERVAULT.
Et moi, qui ne pouvais m'oter de la pensée que la
voisine me mêlait dans tous ses bavardages!
GERVAULT.
Et moi , qui , comme un sot , suivais les conseils de
ce maudit procureur du bourg voisin , qui , un jour
après dîner, me mit cette belle imagination de procès
dans la tête ! il faut avouer que j'étais bien dupe.
DESJARDINS.
N'allais -je pas l'être davantage, quand, furieux de
payer tout ce fatras de papier timbré, je pensais à
donner ma fille à un autre que ton fils ?
CÉCILE.
Et moi, comme je souffrais quand j'entendais dire
que monsieur Charles allait se marier à une riche hé-
ritière à Paris !
MADAME DESJARDIJYS.
II s'ensuit donc que nous étions tous bien à plaindre,
et qu'au contraire , à présent , nos maris ne plaident
plus, nous sommes redevenues bonnes amies, nos en-
fants s'aiment plus que jamais, et nous les marions;
c'est charmant !
SCÈNE XL
CHARLES, Madame GERVAULT, GERVAULT,
THOMAS, GR ANVILLE, DES JARDINS, CÉCILE,
Madame DESJARDINS.
THOMAS, h un homme qui porte une hotte pleine de
provisions.
Portez tout cela chez moi ; dites à Gabriel qu'il vous
254 LES TRACASSERIES,
débarrasse Ah ! ah ! vous voilà tous ; c'est bien , et
pour surcroît de plaisir, je vous annonce un ami,
monsieur Granville , ce marchand de la ville qui est à
douze lieues; il vient pour la foire; le voilà.
GRANVILLE, arrivant. .
Eh bien! qu'est-ce que monsieur Thomas vient de
me dire? On se marie ici, on s'est réconcilié; bravo,
c'est d'un bon présage pour les affaires que je ferai à
la foire.
THOMAS,
Convenez qu'il ne manque plus pour voir tous vos
amis réunis que madame Lambert, votre commère.
GRANVILLE.
Est - ce qu'elle n'est pas encore arrivée ?
THOMAS.
Je l'attends ; j'ai fait préparer sa chambre , ainsi que
la vôtre au moins , monsieur Granville. Eh bien ! où en
sont vos amours avec elle ?
GRANVILLE.
Mais, moi, de plus en plus amoureux; elle, de plus
en plus maligne et coquette : nous nous rencontrons à
toutes les foires des environs ; elle me vend sa dentelle
au poids de l'or, elle prend ma toile pour rien: mais
patience; je finirai par faire un bon marché avec elle,
il faudra bien que je me marie à mon tour.
MADAME GERVAULT.
Au fond, c'est une bonne femme.
MADAME DESJARDINS.
Et d'une gaieté charmante; épousez -la, monsieur
Granville; elle vous fera bien un peu enrager, mais
vous serez heureux avec elle.
ACTE I, SCÈNE XII. 255
THOMAS.
A propos, j'ai chez moi un homme de votre pays.
DESJARDINS.
Bon! serait-ce ce monsieur qui est notre parent?
GERVAULT.
Et qui, pour la première fois qu'il nous voyait, nous
a fait des compliments à tous sur notre honheur.
GRANVILLE.
Bon ! et qui donc ?
THOMAS.
Tenez, le voilà.
SCÈNE XII.
CHARLES, Madame GERVAULT, GERVAULT,
THOMAS, GRANVILLE, DESJARDINS, CÉCILE,
Madame DESJARDINS, TATILLON.
TATILLON, en sortant de la maison.
Entendez -vous. Des lisières sous la porte, de l'eau
dans la carafe , et du papier à lettre sur la table.
GRANVILLE, reconnaissant Tatillon.
Ah! mon Dieu! c'est monsieur Tatillon.
TATILLON, allant a Thomas.
J'aurais mieux aimé la petite chambre qui donne
sur la rivière, mais puisqu'elle est retenue... (^Aper-
cevant Granville.) Que vois-je? c'est vous, mon cher
Granville. Que je vous embrasse; et par quel heureux
hasard vous trouvé-je en ces lieux? vous, le seul ami,
le seul homme estimable peut-être que je puisse citer
dans ma maudite ville.
GRANVILLE.
Monsieur, c'est beaucoup d'honneur pour moi....
256 LES TRACASSERIES,
TATII, LOF.
Messieurs et mesdames , voulez-vous bien permettre
que je vous présente monsieur Granville, négociant
très - considéré , un galant homme , mon ami , j'ose le
dire, et que je vous prierai d'aimer un peu à cause
de moi.
THOMAS.
Eh! mais, monsieur, l'ami Granville est connu de
nous depuis plus long - temps que vous ne l'êtes vous-
même.
TATILLON.
En vérité ! Ah ! c'est tout simple : il vient vous voir
de temps en temps pour son commerce , et quand j'y
pense, c'est la foire qui l'amène aujourd'hui. Eh bien!
puisque vous vous connaissez tous , je ne vous ferai pas
faire connaissance ; mais vous me permettrez bien de
me féliciter de la bonne rencontre ; ma femme sera
enchantée de vous voir.
GRANVILLE.
Comment! est-ce qu'elle est ici?
TATILLON.
Pas encore , mais elle y sera bientôt ; je cours la
chercher : elle est à deux lieues , je l'aurai bientôt ra-
menée. Vous ne savez pas ? c'est fini , je quitte notre
pays. Oh! je n'y pouvais plus tenir. Et vous ferez
comme moi tôt ou tard; on y est si méchant! Quelle
différence avec ce séjour, asyle de la paix, de l'inno-
cence! aussi je m'y établis. Je loge provisoirement aux
Bons Amis, chez monsieur Thomas. Parbleu ! si vous
n'avez pas d'auberge, il faut que vous y logiez aussi;
il y a encore des chambres charmantes.
THOMAS.
Eh! mais, mon Dieu! monsieur, vous vous empressez
ACTE I, SCÈNE XIII. ^57
ainsi de proposer, et tout ce que vous proposez est
fait d'avance. Granville ne loge jamais autre part que
chez moi, et c'est à lui qu'est réservée une des cham-
bres que mon garçon a dû vous refuser.
TATILLON.
Ah! ah! vous logez aussi aux Bons Amis. Surcroît
de bonheur. Allons , il me tarde de vous présenter ma
femme. {^Donnant la main a Granville.^ Sans adieu,
mon cher Granville. {^Donnant la main a Thomas.^
Sans adieu, brave Thomas; [a Charles.^ Jeune élève
de Thémis; [a CecileS) Aimable beauté; {aux mères.)
Tendres mères ; ( à Desjardins. ) Négociant intelligent ;
{a Gen^ault.) Savant jurisconsulte. Je ne tarderai pas
à revenir; je cours chercher ma femme, et j'aime à
croire que vous n'aurez qu'à vous applaudir d'avoir
pour voisin un ménage uni comme le fut toujours le
vôtre , et comme le sera celui de ces chers enfants. Je
vous souhaite bien le bonjour.
{Il sort.)
SCENE XIÏI.
CHARLES, Madame GERVAULT, GERVAULT,
THOMAS, GRANVILLE, DES JARDINS, CÉCILE,
Madame DESJARDINS.
DESJARDIWS.
Ma foi j'aime cet homme-là. Mais le temps se passe,
je vais à la pêche.
MADAME DESJARDINS.
Moi, j'ai quelques comptes à terminer dans la bou-
tique. Ecoute donc, mon ami, quand ce monsieur Ta-
Tome ir. 1 7
258 LES TRACASSERIES,
tillon sera de retour avec sa femme, ne serait -il pas
convenable de l'inviter à notre repas ?
DESJARDINS.
C'est juste , puisqu'il est notre parent.
GERVAULT.
Il nous a fait tant d'amitiés !
DESJARDINS.
Quant à monsieur Granville , il est prié d'avance ,
n'est-ce pas?
( Monsieur et madame Desjardins sortent. )
GERVAULT.
Ah ! oui : nous comptons sur vous.
GRANVILLE.
Avec plaisir; mais je voudrais vous dire....
GERVAULT.
Nous aurons le temps de causer dans la journée : il
faut que je donne un coup-d'œil à mon étude.
{Il sort.)
MADAME GERVAULT, baS h SOUjîls.
Moi je vais achever d'arranger la corbeille de ma-
riage : viens avec moi , Charles.
A tantôt, Cécile.
A tantôt, Charles.
CHARLES.
CECILE.
{Elle sort.)
{Il sort.)
{Elle sort.)
ACTE I, SCÈNE XIV. 9.59
SCÈNE XIV.
THOMAS, GRANVILLE.
GRANVILLE.
Est-il bien vrai que ce monsieur Tatillon loge dans
votre auberge ?
THOMAS.
Oui sans doute.
GRANVILLE.
Oh bien ! en ce cas-là , il faut que je vous prévienne...
THOMAS.
Mille pardons , mon cher Gran ville, ce monsieur Ta-
tillon précisément m'a fait perdre un temps... J'ai une
visite à faire chez le juge de paix, à une lieue d'ici....
Gabriel ?
GRANVILLE.
Eh ! mais , écoutez donc , il faut absolument que je vous
dise....
THOMAS.
Comme disait tout -à- l'heure monsieur Gervault,
nous aurons le temps de causer à mon retour. Je vous
laisse avec Gabriel, il va vous servir, vous conduire.
Sans adieu, mon cher Granville. {Il sort.)
SCÈNE XV.
GABRIEL, GRANVILLE.
GRANVILLE.
Allons , ils ne veulent pas m'écouter. Tant pis pour
17-
2^0 LES TRACASSERIES,
eux, mais je ne loge pas chez monsieur Thomas.
GABRIEL.
Eh! monsieur, est-ce que vous en voulez à notre
maître ?
GRAWVILLE.
Non , parbleu ! je viendrai le voir , je viendrai voir
madame Lambert, je viendrai dîner avec eux tous, je
serai toujours l'ami de monsieur Thomas, mais je ne
loge pas chez lui. Si l'on vient me chercher chez vous,
je loge à la Magdeleine.
GABRIEL.
Eh! mais, monsieur, qu'est-ce que je dirai à mon-
sieur Thomas ?
GRANVILLE.
Vous lui direz.... ma foi, vous lui direz que je suis
trop amoureux de mon repos pour coucher sous le
même toit que monsieur et madame Tatillon.
SCÈNE XVI.
GABRIEL SEUL.
Qu'est-ce qu'il dit donc là? il a l'air d'un si bon homme
ce monsieur Tatillon.... Après tout, ce n'est pas mon
affaire , et je vais à mon ouvrage.
FIF DU PREMIER ACTE.
ACTE II, SCÈNE I. 2G1
ACTE SECOND.
Le théâtre représente une salle d'auberge où se trouvent quatre portes
d'appartements sur lesquelles sont des numéros.
SCENE I.
TATILLON, Madame TATILLON, GABRIEL.
TATiLLOF, enù^ant.
Eh bien! garçon? la fille? où êtes-vous donc? Par
ici, par ici, ma bonne amie.
MADAME TATILLON.
Je n'en puis plus. Un fauteuil, je vous prie.
TATILLON.
En voici un, ma chère. Eh bien! ma femme, quand
je vous ai dit que c'était un endroit charmant.
MADAME TATILLON.
Olî ! charmant, charmant; voyons la chambre qui
nous est destinée ; est-ce celle où nous sommes ?
TATILLON.
Non : c'est la salle commune aux voyageurs ; mais
la voilà. Eh bien! où est donc le garçon?
GABRIEL entrant, chargé de tous les paquets de
monsieur et madame Tatillon.
Je ne savais où trouver cette maudite clef, et puis
je suis embarrassé de tous ces paquets.
■262 LES TRACASSERIES,
TATILLOW.
Donnez , donnez , je vais vous aider.
MADAME TATILLON.
Allons , ouvrez , ouvrez , mon ami.
tatillojy, a sa femme.
Eh bien?
MADAME tatillon, donnant uu coup-d'œil
a la chambre.
Fort gentille , très-gaie.
tatillon.
Tiens, vois -tu ; deux fenêtres, une cheminée, une
commode , un secrétaire.
MADAME tatillon.
J'examinerai tout cela en détail dans un instant. Po-
sez les paquets sur la table. J'aime mieux rester assise
ici, c'est plus vaste, j'y serai moins étouffée. {A Ga-
briel. ) Mon ami , avez-vous dit qu'on eût bien soin de
notre cheval?
tatillon.
Sois donc tranquille, ma bonne amie, c'est moi que
cela regarde peut-être. (^ Gabriel.) Prenez bien garde
à ces cartons, ce sont les bonnets de ma femme. -
( Gabriel sort. )
MADAME tatillon.
Et VOUS dites donc , monsieur , que précisément ,
pour le jour de notre arrivée , il y a une foire dans le
pays , un mariage dans notre auberge , une transaction
entre deux gens qui plaidaient , et une réconciliation
entre les deux femmes les plus marquantes de l'en-
droit. Et c'est le petit Gervault, le fils du notaire,
qui épouse une demoiselle Desjardins : effectivement,
coiAme vous dites, je suis alliée à ces gens -là. Du
ACTE II, SCENE I. îi63
reste , c'est fort aimable ; la foire va amener du monde ,
la noce va occuper tous les gens de l'auberge , et nous
ne serons pas servis.
TATILLON.
Oh! je saurai bien me faire servir, ou me servir
moi-même, et puis ces gens-là sont fort actifs, fort
intelligents; tu demanderas à l'ami Granville.
MA.DAME TATILLOIV.
A propos, il loge ici, je serai enchantée de le
voir. Un bon enfant. Je suis fâchée qu'il n'ait pas
épousé la petite lingère qui s'est établie derrière les
Récolets.
TATILLON.
Ah dame! il a une passion, dit-on; une jolie mar-
chande qui est toujours comme lui, par voies et par
chemins. Pour en revenir à ce que tu disais, une foire,
une noce , du monde ; eh bien ! cela amènera du bruit ,
de la joie ; on dansera , on jouera , on causera : cela
ne vaut-il pas mieux qu'une solitude monotone?
MADAME TATILLON.
Il est assez singulier qu,'étant nos parents ils ne nous
aient pas invités de leur repas.
TATILLON.
C'est une politesse dont je leur aurais su gré. Oh
dame! ils sont beaucoup.
MADAME TATILLON.
C'est ce qui m'empêche de le regretter, je n'aime
pas les cohues.
264 LES TRACASSERIES,
SCÈNE IL
TATILLON, Madame TATILLON, GARRIEL.
GABRIEL.
Quand monsieur et madame voudront entrer, tout
est prêt, tout est arrangé.
MADAME TATILLON.
Fort bien; mais dites-nous, mon ami, voilà d'autres
chambres à côté de la nôtre: on est bien aise de savoir
à côté de qui on loge, moi sur-tout. Je suis là-dessus
d'une susceptibilité....
TATILLON.
Oh ! c'est tout simple. Comme madame Tatillon n'a
rien à se reprocher, vous concevez... les femmes...
voyons : celle-ci ?
GABRIEL.
Eh bien! c'est là que doit loger madame Lambert?
MADAME TATILLON.
Qu'est-ce que c'est que madame Lambert?
GABRIEL.
Une jeune marchande qui n'est point encore arrivée.
TATILLON.
Jeune et jolie , sans doute ?
MADAME TATILLON.
Vous êtes bien curieux, monsieur Tatillon.
TATILLON.
Seriez-vous jalouse, madame Tatillon?
MADAME TATILLON.
Jalouse, non; mais ne soyez pas si galant. A-t-elle
son mari , cette madame Lambert ?
ACTE II, SCENE IL 263
GABRIEL.
Elle est veuve.
MADAME TATILLON.
Elle est veuve , et elle voyage toute seule.
GABRIEL.
Ma fine! oui, à moins que monsieur Granville ne lui
tienne compagnie.
TATILLON.
Ah ! ah ! serait-ce par aventure la passion du cher
Granville ?
GABRIEL.
Dame! on le dit : ce n'est pas qu'elle ait besoin de
personne pour son commerce ; elle s'entend , Dieu
merci, à vendre et à débiter ses dentelles.
TATILLON.
Ah! elle vend des dentelles. Dis donc, ma femme,
n'as-tu pas besoin d'une garniture de mantelet?
MADAME TATILLON.
Elî ! mon Dieu ! vous savez mieux que moi toutes ces
bagatelles.
TATILLON.
Et Granville notre ami, où loge-t-il donc?... où est-il
donc ?
MADAME TATILLON.
Il court chez ses pratiques sans doute.
GABRIEL.
Ma foi, madame, je ne sais; mais ce que je sais fort
bien, c'est qu'il ne loge pas chez nous.
TATILLON.
Comment ! il ne loge pas chez vous ? mais votre
maître m'a dit tantôt....
266 LES TRACASSERIES,
MADAME TATILLON.
J'espère que ce n'est pas à cause de nous.
TATILLON.
Fi donc ! Comment peux-tu croire que Granville qui
est notre ami.... Voilà ce que c'est, il aura vu que
vous aviez beaucoup d'embarras aujourd'hui; il n'aura
pas voulu vous gêner; il aura peut-être trouvé une
chambre chez quelqu'ami, il en a tant dans ce pays-ci!
oh! mais, nous nous reverrons, j'irai le trouver.
MADAME TATILLON.
Et tu feras bien. Il serait malhonnête à nous de ne
pas le voir.
TATILLON.
Vous savez où il loge ?
GABRIEL.
Oui , monsieur , à la Magdeleine , oii il y a une très-
jolie hôtesse.
TATILLON.
Ah! une jolie hôtesse.... C'est un galant que Granville.
MADAME TATILLON.
Ah çà î vous n'oublierez pas de m'envoyer un bouillon
le plus tôt possible.
GABRIEL.
Non, madame, je l'ai dit à la fille.
MADAME TATILLON.
Eh bien! monsieur, n'avez -vous pas des lettres à
écrire , une procuration à envoyer à Paris ?
TàTILLON.
C'est juste : et toi , ne faut-il pas que tu songes à ta
toilette? (^A Gabriel.^ Allons, vous n'avez pas tous
les jours des repas de trente personnes : oh ! vous êtes
ACTE II, SCÈNE IV. 267
moins embarrassés que d'autres, parce que le gibier....
il foisonne dans ce pays-ci. Bien le bonjour, mon ami.
( Il entre dans la chambre avec sa femme. )
SCENE III.
GABRIEL SEUL.
Qu'on vienne encore m'appeler bavard ; par ma foi ,
je ne suis rien auprès de ces gens-là. Ah ! voici ma-
dame Lambert, je crois.
SCENE IV.
GABRIEL; Madame LAMBERT, portant plusieurs
CARTONS.
MADAME LAMBERT.
Bonjour, Gabriel. Eh bien! qu'est-ce que c'est?
Monsieur Granville sait que je dois arriver ce matin ,
et il va loger à la Magdeleine ; et cela , m'a-t-on dit ,
pour éviter la rencontre de deux personnes de son
pays qu'il ne veut pas voir. Le grand malheur , quand
il achèterait un peu cher le plaisir de loger auprès
de moi.
GABRIEL.
Il a bien promis à monsieur Thomas qu'il viendrait
vous voir.
MADAME LAMBERT.
Une belle grâce qu'il nous fera là ! qu'il vienne ; oh !
268 LES TRACASSERIES,
je le recevrai de la bonne manière. Grâce au ciel , je
ne suis pas encore sa femme. Laissons cela. Je viens
de dire deux mots en passant à madame Desjardins. Ils
m'ont invitée à leur repas. Foi d'honnête marchande,
je suis enchantée de ce mariage, cela fera le plus joli
ménage....
GABRIEL.
Ma foi , madame , c'est ce que dit tout le monde.
MADAME LAMBERT.
Voilà ma chambre , n'est-ce pas ? Que je ne vous dé-
range pas, mon ami; allez à votre ouvrage.
GABRIEL.
Votre serviteur, madame.
■ (Il sortv)
SCENE V.
Madame LAMBERT seule, défaisant ses
CARTONS.
Ah ! monsieur Granville , vous vous enfuyez quand
j'arrive ; quels sont donc ces deux personnages si
dangereux qui vous empêchent de loger dans mon
auberge ?
SCENE VI.
TATILLON, Madame LAMBERT.
tatillon, parlant a sa femme.
Reste là, ma bonne amie , je vais descendre. Ecris,
ACTE II, SCENE VI. 269
puisque tu veux écrire ; je suis fait pour te servir peut-
être, ne suis-je pas ton mari?
MADAME LAMBERT.
C'est monsieur Tatillon , je crois, qu'on m'a dit qu'il
s'appelait.
TATILLON.
Ah! ah! l'on parle de moi.
MADAME LAMBERT.
Je serais bien aise de le voir.
TATILLOF.
Me voici, madame.
MADAME LAMBERT.
Comment, monsieur ?
TATILLON.
Qu'il est flatteur pour moi d'exciter quelque curio-
sité dans l'esprit d'une jeune et jolie femme !
MADAME LAMBERT.
Quoi ! c'est vous qui seriez monsieur....
TATILLOJN.
Tatillon , prêt à vous rendre mes devoirs , madame.
Pourrais-je savoir comment j'ai l'avantage d'être connu
de vous, de nom au moins? car je ne me rappelle pas
avoir eu l'honneur de vous voir. ( A part. ) Elle est
fort bien cette femme-là.
MADAME LAMBERT.
Je m'en vais vous le dire , monsieur. Vous connais-
sez monsieur Granville?
TATILLON.
Beaucoup , madame , un très - galant homme , mon
ami , j'ose le dire.
MADAME LAMBERT.
C'est ce qui vous trompe , monsieur ; car on vient
270 LES TRACASSERIES,
de me dire que monsieur Granville ne voulait pas lo-
ger dans cette auberge parce que vous y logiez.
TATILLON.
Allons donc , on a voulu rire : j'ai vu monsieur Gran-
ville ici ce matin. Nous nous sommes embrassés. Il y
a sans doute quelque autre motif. Mais permettez :
madame prend intérêt à monsieur Granville , à ce qu'il
me paraît?
MADAME LAMBERT.
Beaucoup, monsieur.
TATILLON.
Madame ne serait-elle pas cette jolie marchande dont
le garçon d'auberge m'a parlé; madame Lambert?
MADAME LAMBERT.
Précisément , monsieur.
TATILLON.
Il m'en coûte d'affliger madame; mais ce n'est pas
à cause de moi que monsieur Granville ne loge pas ici.
MADAME LAMBERT.
Bon! et quel peut donc être son motif?
TATILLON.
Ah! madame, les hommes.... non pas que j'accuse
positivement monsieur Granville , fi donc !
MADAME LAMBERT.
Je le crois bien.
TATILLON.
Mais enfin , c'est à la Magdeleine qu'il est allé loger.
MADAME LAMBERT.
Eh bien?
TATILLON.
Il y a une fort jolie hôtesse, à ce qu'on dit.
ACTE II, SCENE VI. 271
MADAME LAMBERT.
En vérité !
TATILLON.
Ce n'est pas que quand on la compare à madame...
(^ /7(2/t.) Mais c'est qu'elle est très-bien, d'honneur...
{Haut?) Madame , à ce qu'il paraît , fait le commerce
de dentelles?
MADAME LAMBERT,
Oui , monsieur.
TATILLON.
Ah! madame, qu'il est cruel de voir une jeune
femme comme vous obligée de se donner tant de
peine, quand l'univers tout entier devrait être à ses
pieds!
MADAME LAMBERT.
{A part?) Comment donc, il est galant, monsieur
Tatillon.
TATILLON.
[A part?) Ma foi , tant pis pour Granville.
MADAME LAMBERT.
{^A part?) Amusons-nous. {Haut.) Monsieur vou-
drait-il m'acheter une belle garniture?
{Lui montrant de la dentelle dans un carton?)
TATILLON.
Eh! mais, c'est possible; justement ma femme m'en
a demandé une.
MADAME LAMBERT.
Comment, votre femme! vous êtes marié?
TATILLON.
Marié.... Oui, madame... {A part ?^ Diable, il ne fal-
lait pas dire cela. {Haut?) C'est du point d'Alençon;
il est très-riche. Je m'y connais un peu„
9.72 LES TRACASSERIES,
MADAME LAMBERT.
Ah! VOUS êtes marié?
TATILLON.
Eh ! mon Dieu , oui , madame. Le dessein en est ma-
gnifique.
MADAME LAMBEE.T.
Mille pardons, monsieur; mais je me rappelle que
cette garniture est vendue. J'en ai d'autres que je pour-
rai montrer à madame. Comme vous le disiez tout-à-
l'heure, les hommes.... Allez, monsieur, votre femme
vous attend.
TATILLON.
Mais, madame, ma femme a le temps d'attendre,
et moi je suis trop heureux de vous avoir rencontrée.
MADAME LAMBERT.
Pardon , monsieur ; j'ai mes paquets à ranger , des
courses à faire , j'entre dans ma chambre un moment.
TATILLON.
Si madame voulait permettre que je lui offrisse mon
bras, j'attendrais dans cette chambre l'heure de sa
commodité.
MADAME LAMBERT.
Attendez, si vous voulez. {^A part.^ 0\x\^ oui, at-
tends, je sortirai par la petite porte dérobée. A quoi
donc pense Granville de redouter la présence de ces
gens-là? Il vaut bien mieux s'en divertir, c'est plus
gai. {_Haut.) Monsieur, je suis votre très-humble ser-
vante.
{Elle entre dans sa chambre?)
ACTE II, SCÈNE VIII. 278
SCÈNE VII.
TATILLON, SEUL.
Cette femme-là est charmante. Elle a paru écouter
mes compliments avec plaisir. Ma foi..,. Allons, pour
ne pas donner de soupçons à madame Tatillon , il faut
vite aller chercher ce qu'elle me demande, et revenir
ici guetter madame Lambert.
SCÈNE VIII.
TATILLON, CHARLES.
CHARLES.
Ah! monsieur, c'est vous que je cherchais.
TATILLON.
Moi, monsieur, trop heureux....
CHARLES.
Monsieur , vous nous avez témoigné tant d'intérêt
ce matin, et d'ailleurs les compliments que vous avez
adressés à mon père, que vous connaissez de réputa-
tion... Enfin vous vous trouvez allié de madame Des-
jardins, et je viens, au nom de ma famille, vous prier
de vouloir bien dîner avec nous.
TATILLOTf.
Aujourd'hui... A un repas de noces... Monsieur...
CHARLES.
Nous espérons que madame voudra bien aussi nous
faire l'honneur...
Tome IV. 1 8
274 LES TRACASSERIES,
TATILLON.
Comment donc, monsieur! mais c'est avec le plus
grand plaisir. . . . Ah ! voilà votre aimable Cécile.
Il semble que les amants aient un instinct qui les
avertisse du lieu et du moment où ils peuvent se ren-
contrer.
SCENE IX.
TATILLON , CHARLES , CÉCILE.
CÉCILE.
Vous ici, monsieur Charles!
TATILLON.
Comment! Est-ce que ce n'était pas lui que vous
cherchiez ?
CÉCILE.
Je suis trop franche pour lui cacher que je suis tou-
jours enchantée de le voir; mais je le suis trop aussi
pour lui dire que c'était lui que je cherchais.
TATILLON, à Charles.
La réponse est assez franche en effet.
CHARLES.
Et qui cherchiez-vous donc , mademoiselle ?
TATILLON, à Cécile.
Il est piqué , je crois.
CÉCILE.
Charles vient de vous inviter , sans doute , au nom
de sa famille ; et moi je viens , au nom de la mienne ,
réitérer l'invitation.
ACTE II, SCENE IX. 27$
TATILLON.
En vérité , mademoiselle , je suis confus des politesses
dont vos deux familles m'accablent. Mon épouse et
moi nous nous ferons un plaisir. Ainsi donc c'est moi
que vous cherchiez; et j'espère que monsieur n'en est
pas jaloux?
CÉCILE.
Lui! jaloux? monsieur. Ah! mon Dieu! non.
TATILLON.
Tant pis , mademoiselle , tant pis ; point de véritable
amour sans jalousie.
CÉCILE.
Vous croyez?
TATILLON.
C'est passé en proverbe.
CHARLES.
Quand on estime ce qu'on aime...
TATILLON.
Ah ! l'estime ! c'est bien froid.
CÉCILE.
En effet.
TATILLON, « Charles.
Allons donc, dépêchez - vous de lui jurer que vous
l'aimez, pour la calmer.
CHARLES.
J'ai si souvent assuré Cécile de mon amour, que
j'espère qu'elle n'en doute plus.
TATILLON, a Cécile.
Est-ce flatteur ce qu'il vous dit là ?
CÉCILE.
Ce sont de ces choses qu'on ne se lasse pas d'en-
tendre répéter.
ayô LES TRACASSERIES,
TATILLON, à Charles.
C'est assez juste ce qu'elle vous répond.
CHAR LE s.
Et de grâce, laissons là ces démêlés. Ne pourrai-je
avoir l'honneur de saluer madame votre épouse?
TATILLON.
Oui sans doute : dans l'instant. Elle achève mes
lettres. {Bas à Cécile.^ Il cherche à détourner la con-
versation. -
CÉCILE.
Vous croyez ?
TATILLON.
Eh quoi! monsieur Charles , quand on parle d'amour,
c'est vous qui le premier parlez d'autre chose.
CHARLES.
Eh! mais, monsieur...
TATILLON, à Charles.
Dites-lui donc que vous l'aimez, ou vous allez la
fâcher.
CHARLES.
Eh! mais, il semble que nous nous faisons un jeu
de nous piquer l'un contre l'autre. C'est une plai-
santerie.
CÉCILE.
Non, monsieur, je ne plaisante jamais sur un sujet
aussi important.
TATILLON.
C'est charmant ! J'ai souvent de ces petites disputes-
là avec madame Tatillon; il est vrai qu'elles ne vont
jamais si loin.
CHARLES.
Comment , si loin !
ACTE II, SCENE X. 277
CÉCILE.
Monsieur a raison. Vous prenez avec moi un petit
ton de supériorité...
CHARLES.
Point du tout, c'est vous qui interprétez mal...
TATILLON.
Eh bien ! qu'est-ce que c'est? Comment! se disputer
sérieusement sur des mots ! des gens qui s'aiment , qui
vont se marier! Allons, allons, apaisez - vous ; je vais
vous présenter à ma femme. {^Parlant a sa femme a
travers la porte. ) Ma bonne amie , c'est monsieur
Gervault le fils, et mademoiselle Desjardins, qui se-
raient bien aises de te voir.
MADAME TATILLON, répondant de sa chambre.
Je suis à eux tout à l'heure.
TATILLON.
Elle va venir. Pardon si je vous laisse , je reviens
dans l'instant : ne vous disputez pas trop pendant mon
absence, ma femme ou moi nous vous aurons bientôt
réconciliés.
{Il sort.)
SCÈNE X.
CHARLES, CÉCILE.
Charles?
Cécile ?
CECILE.
CHARLES.
CECILE.
Convenez que je suis bien enfant de me piquer ton!
»d'un coup.
278 LES TRACASSERIES,
CHARLES.
Mais je n'ai pas été trop raisonnable , je crois.
CÉCILE.
Pourquoi exiger que vous me répétiez à quel point
vous m'aimez , quand vous m'en donnez tant de preuves?
CHARLES.
Quand j'ai tant de plaisir à vous répéter que je vous
aime, pourquoi refuser de vous le dire?
CÉCILE.
Faisons la paix.
CHARLES.
Est-ce que nous sommes brouillés ?
CÉCILE.
Brouillés ou non, raccommodons-nous.
CHARLES, lui baisant la main.
Ah ! de tout mon cœur.
SCENE XL
CHARLES, CÉCILE; Madame TATILLON,
DES LETTRES A LA MAIN.
MADAME TATILLON.
Monsieur et mademoiselle.
CHARLES.
Madame est l'épouse de monsieur Tatillon ?
MADAME TATILLON.
Précisément, monsieur.... (^A pat^t.) Un fort joli
garçon. {Haut?) Mille pardons si je ne vous reçois pas
chez moi ; une chambre d'auberge ! on sait ce que c'est;
ACTE II, SCENE XL 279
elle est fort petite d'abord ; et puis quand on arrive ,
les sacs de nuit, les porte-manteaux... C'est mademoi-
selle Desjardins? Voulez-vous bien permettre....
{Elle embrasse Cécile.^
CÉCILE.
Madame...
MADAME TATlLLOiy.
En effet, je vous trouve un air de famille avec ma
tante Desjardins , que nous appelions la dévote , parce
qu'elle avait voulu se faire religieuse... Malheureuse-
ment elle n'avait point de dot , et elle a mieux aimé
prendre un mari qui l'a épousée pour ses beaux yeux.
Votre mère a dû vous raconter son histoire ?
CÉCILE.
Oui , madame.
MADAME TATILLON.
[A part.) Elle est fort gentille la petite.... Une
figure de vierge.... Point de tournure.
CHARLES.
Monsieur votre époux nous a fait espérer que vous
voudriez bien nous faire l'honneur de dîner avec nous.
MADAME TATILLON.
On ne peut pas plus sensible , monsieur et made-
moiselle, à votre politesse et à celle de vos parents.
Enchantée de votre bonheur; car on s'aime bien, n'est-
ce pas ?
CÉCILE.
Ah 1 oui , madame.
MADAME TATILLON.
C'est délicieux , je connais cela.
28o LES TRACASSERIES,
SCÈNE XIL
CHARLES, Madame TATILLON, TATILLON,
CÉCILE.
TATILLON, portant un bouillon .
Attendez-moi , ne faites rien sans moi ; il faut que
j'aille mettre le holà entre deux amants qui se que-
rellent. Ah ! ma femme est avec eux : eh bien ! cela
a-t-il le sens commun de se disputer ainsi?
MADAME TATILLON.
On est de la meilleure intelligence , au contraire.
CÉCILE.
Ah ! mon Dieu oui, ce n'était qu'un petit nuage.
CHARLES.
Qui s'est bientôt dissipé.
TATILLON.
Ah ! c'est différent. Tant mieux. C'est ma femme ,
monsieur et mademoiselle , que j'ai l'avantage de vous
présenter. Or çà , puisque tout est d'accord , à présent
je retourne en bas. Monsieur Thomas l'aubergiste est
un bien galant homme ; mais il est absent : son cuisinier
n'entend rien à faire une matelote , e%' je veux lui
montrer.... Tiens, ma chère amie, voilà ton bouillon,
il est excellent, je l'ai goûté. Votre très-humble ser-
viteur , monsieur et mademoiselle.
( // sort. )
ACTE II, SCÈNE XIII. 281
SCÈNE XIII.
CHARLES, Madame TATILLON, CÉCILE.
MADAME TATILLON , prenant les deux jeunes gens
par la main.
Ah çà, mes bons amis, vous excuserez la liberté
que je prends, en faveur de l'intérêt que vous êtes
faits tous deux pour m'inspirer ; voyons , sur quoi se
querellait-on ?
CHARLES.
Ah ! mon Dieu ! madame , pur enfantillage.
CÉCILE.
Une bagatelle à laquelle nous ne pensons plus.
MADAME TATILLON.
Prenez garde. Quand il s'agit de se lier pour la vie ,
on ne saurait assez se rendre compte mutuellement de
ses petits défauts , de ses petites faiblesses. Mon expé-
rience me donne le droit de vous parler franchement.
Voyons , il ne s'agissait pas d'affaires d'intérêt , d'articles
du contrat du mariage ?
CÉCILE.
Fi donc! madame.
MADAME TATILLON.
Cela regarde les parents , c'est tout simple ; peut-
être un léger défaut de confiance de la part du jeune
homme ?
CÉCILE.
Non , madame. Charles ne peut pas avoir de secrets
pour moi.
282 LES TRACASSERIES,
MADAME TATILLOIST.
Oh! ne peut pas les hommes les plus épris en
ont toujours, ma chère enfant; peut-être un petit
mouvement de coquetterie de la part de la jeune per-
sonne ? c'est bien naturel.
CHARLES.
I^jon , madame, Cécile n'est point coquette , elle ne
l'est pas assez même; fier de son amour, je voudrais
qu'elle cherchât davantage à plaire.
MADAME TATILLON.
Le reproche est nouveau. Avec cette belle confiance,
la querelle ne vient point de jalousie de sa part.
CÉCILE.
Hélas ! non , madame , il n'est point jaloux.
MADAME TATILLON.
Mais vous dites cela avec un air de regret.
CÉCILE.
C'est qu'en vérité , comme disait tout - à - l'heure
monsieur votre époux , il ne lui manque que cela pour
m'aimer parfaitement.
MADAME TATILLON.
Fort bien. La petite regrette qu'on ne soit pas ja-
loux, le jeune homme regrette que la jeune personne
ne soit pas coquette. Voilà ce que c'est. J'ai deviné.
La querelle vient de là. Vous avez tort de traiter cela
d'enfantillage. C'est plus sérieux que vous ne pensez.
CHARLES.
Sérieux, madame ! Depuis un mois que je suis dans
le pays, que je vois tous les jours Cécile, voilà la pre-
mière fois que nous nous trouvons en querelle.
MADAME TATILLON.
Mais ce ne sera peut-être pas la dernière ; car enfin ,
quand il y a différence d'opinion, de caractère....
ACTE II, SCÈNE XIII. 283
CHARLES,
Gomment, madame, différence de caractère ! vous
vous abusez.
MADAME TATILLON.
Tenez; tous les jours deux personnes très-honnêtes,
très-aimables, remplies d'excellentes qualités, croient
s'aimer, se marient, et l'on est étonné qu'elles fassent
mauvais ménage ; pourquoi ? c'est pour de petites exi-
gences, de petits défauts semblables. Minuties , baga-
telles; mais qui se retrouvent tous les jours dans le
tête-à-tête, et qui deviennent insupportables.
CÉCILE.
Si j'avais été coquette, peut-être s'en plaindrait -il
aujourd'hui? Quand nos parents étaient en procès, il
ne tenait qu'à moi d'accueillir un des nombreux partis
que mon père me proposait.
MADAME TATILLON.
Vous l'entendez, elle fait valoir ses sacrifices, vous
devez être content.
CHARLES,
Je pourrais à mon tour faire valoir les miens.
MADAME TATILLON.
Fort bien! vous allez recommencer la dispute.
CHARLES.
Je vois bien que c'est à moi d'être raisonnable. Eh
bien ! vous le voulez ; j'ai eu tort.
CÉCILE.
Une jolie manière de l'avouer !
MADAME TATILLON.
En effet , on voit bien à son ton qu'il est persuadé
du contraire.
CÉCILE.
Non , monsieur , vous avez raison , toujours raison.
284 LES TRACASSERIES,
MA.DAME TATILLON.
Tenez , les torts sont égaux des deux parts. Ce qu'il
y a de plus important , c'est que cela ne se renouvelle
plus.
CÉCILE, très -piquée.
Point du tout, c'est moi qui ai tort. Sans adieu,
tnadame. (^ Charles.^ Vous espérez peut-être que je
vais me raccommoder comme tout-à-l'lieure; vous vous
trompez : je sors pour n'en être pas tentée.
{^Elle sort.)
SCENE XIV.
CHARLES, Madame TATILLON.
MADAME TATILLON.
Eh bien ! vous la laissez aller ! Suivez-la donc , il ne
faut pas que cela dure plus long-temps.
CHARLES.
La suivre, moi? n'ai-je pas fait plus que je ne de-
vais ?
MADAME TATILLON.
Il faut passer des humeurs aux jolies personnes.
CHARLES.
Il me semble que dans ce moment c'est à elle à faire
les premiers pas.
MADAME TATILLON.
Non pas. Elle n'est pas encore votre femme.
CHARLES.
Ce n'est pas une raison pour me tourmenter.
ACTE II, SCÈNE XV. 285
SCÈNE XV.
CHARLES, Madame TATILLON, TATILLON.
TATILLON.
Enfin ils ne veulent pas suivre mes conseils; mais
c'est égal. Je viens vous annoncer autre chose. Made-
moiselle Eh bien! oii est-elle donc?
MADAMETATILLOW.
Elle vient de sortir.
TATILLON.
Ah! diable, tant pis. Ce serait bien le moment.
C'est la corbeille de mariage que madame Gervault
vient de faire apporter , et qui est vraiment d'un goût
délicieux. Il n'y manque que les dentelles de cette
madame Lambert qui m'est échappée , mais que je re-
trouverai. Quant à vous , courez après la jeune per-
sonne. Voilà l'instant de lui offrir
CHARLES.
La corbeille de mariage ; mais non , ce sera pour
tantôt. D'ailleurs elle est déjà bien loin.
TATILLON.
Au moins venez voir la corbeille , vous en serez
content.
CHARLES»
Ah! je la connais, j'avais pris tant de plaisir à l'ar-
ranger moi-même avec ma mère.... Mille pardons, j'ai
besoin de prendre l'air, et je vais dans le jardin de
monsieur Thomas.
TATILLON, allant a lui et l'arrêtant.
Comment ! il y a un jardin chez monsieur Thomas ?
286 LES TRACASSERIES,
nous verrons cela , je suis fou du jardinage , moi qui
vous parle.
CHARLES.
Monsieur et madame , je ne vous dis pas adieu.
{Il sort.)
SCÈNE XVI.
TATILLON, Madame TATILLON.
TATILLON.
Eh bien ! qu'est-ce qu'il a donc ?
MADAME TATILLON.
Je suis fâchée de le dire , mais ces deux jeunes gens-
là ne s'aiment pas du tout.
TATILLON.
Bah !
MADAME TATILLON.
Les voilà en querelle.
TATILLON.
En vérité !
MADAME TATILLON.
Ils se raccommoderont ; mais ce sera toujours à re-
commencer.
TATILLON.
Ma foi je pense comme toi. Je les ai jugés là tous
deux au premier coup-d'œil.
MADAME TATILLON.
Enfin ils ne sont pas encore mariés , et ce serait
peut-être un vrai service à leur rendre.....
ACTE II, SCENE XYI. 287
TATILLON.
Eh ! mon Dieu ! ce serait leur épargner bien des
chagrins.
MADAME TATILLON.
Mais nous ne pouvons pas nous mêler de cela.
TATILLON.
C'est juste. Nous arrivons dans le pays, il ne nous
convient pas....
MADAME TATILLON.
C'est leur affaire. Au surplus , puisqu'ils nous ont
fait la galanterie de nous inviter de leur repas , nous
devons une visite aux parents.
TATILLON.
Oui vraiment, je suis à tes ordres : allons -y sur-
le - champ.
MADAME TATILLON.
Oui, sur-le-champ; et si nous trouvons l'occasion
de dire un mot à ces bons parents.... Tiens, voilà ta
canne, ton chapeau.
TATILLON.
Voilà ton sac, ton schall. Eh bien! tu as laissé re-
froidir ton bouillon?
MADAME TATILLON.
J'étais si troublée de la scène entre ces deux amants...
je me sens mieux, je n'ai besoin de rien.
TATILLON.
Attends , il faut le descendre en nous en allant.
MADAME TATILLON.
Oui. Eh bien! où ai -je donc mis ces deux lettres
pour Paris qu'il m'a fallu écrire à votre place? Ah! les
voici.
!i88 LES TRACASSERIES,
TATILLOW.
Ah ! tu as écrit. Tu as bien fait. Donne , je me
charge de les mettre à la poste.
MADAME TATILLON.
C'est toujours quelque chose.
TATILLON.
En passant nous donnerons un coup-d'œil à cette
corbeille de mariage.
MADAME TATILLON.
Il faudrait qu'elle fût bien jolie pour qu'elle égalât
celle que tu me donnas la veille de nos noces. Enfin
je souhaite me tromper, mais je crains bien que ces
jeunes gens ne fassent pas bon ménage.
TATILLON.
Ah! les bons ménages! ils sont si rares!.... Allons
voir les parents.
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III, SCÈNE I. 289
ACTE TROISIEME.
SCENE I.
Madame DESJARDINS , Madame TATILLON ,
Madame GERYAULT.
MADAME TATILLON , amenant avec vivacité mesdames
Gervault et Desjardins.
Oui, mesdames, pour mie affaire aussi importante,
aussi pressée , aussi délicate , nous serons plus à notre
aise dans cette auberge que chez l'une ou chez l'autre.
Vos maris ni le mien ne viendront nous troubler, et
les maris ont la rage de s'établir les maîtres dans toutes
les affaires , tandis que les femmes qui ont plus de
justesse dans le coup d'œil , plus de promptitude
dans l'esprit, feraient tout bien mieux, et plus vite»
C'est une vérité convenue entre nous, n'est -il pas
vrai ?
MADAME GERVAULT.
Oui sans doute, mais enfin qu'avez-vous à nous dire
sur nos enfants?
MADAME DESJARDIIVS.
Vous nous avez assuré que vous saviez la cause du
chasrin de Charles et de Cécile?
o
MADAME GERVAULT.
Et après beaucoup de difficultés, vous vous êtes en-
gagée à nous la révéler.
Tome IF. IQ
ago LES TRACASSERIES.
MADAME TATILLON.
C'est peut-être beaucoup moins important que
nous ne rimaginons; mais enfin quand il s'agit du bon-
heur.... rien n'est à négliger. Ecoutez - moi : vous ai-
mez vos enfants?
MADAME DESJARDIIYS.
Cela se demande-t-il ?
MADAME TATILLON.
Vous vous aimez toutes les deux?
MADAME GERVAULT.
Sans doute.
MADAME TATILLON.
Eh bien ! il est à craindre que vos enfants ne s'aiment
pas.
MADAME GERVAULT.
Allons donc...
MADAME TATILLON.
Permettez : ils ont cru s'aimer, ils le croient peut-
être encore; mais ils ne s'aiment pas.
MADAME GERVAULT.
Et sur quoi le jugez-vous?
MADAME TATILLON.
Sur une querelle très-vive , dont j'ai été témoin ici
même.
MADAME DESJARDINS.
Quoi! ce n'est que cela. Ils se raccommoderont.
MADAME TATILLON.
Permettez : la cause était légère ; mais il est échap-
pé des mots durs , mortifiants , qu'on ne dit pas quand
on aime , et qu'on n'oublie pas quand on lésa entendus.
D'abord la petite a parlé des partis qu'on lui avait
proposés, qu'elle a refusés.
ACTE m, SCÈNE I. agi
MADAME DESJARDINS.
Eh bien! c'est la vérité. Cécile est assez jolie pour
que d'autres que Charles l'aient recherchée en ma-
riage ; et madame Gervault le sait bien.
MADAME TATILLON.
Le jeune homme a riposté par quelques réflexions,
sur la facilité qu'il avait eue de se faire un état brillant
à Paris.
MADAME GERVAULT.
Il est certain qu'il n'a tenu qu'à lui ; par conséquent
il n'a pas eu tort de le dire, n'est-ce pas, ma voisine?
MADAME TATILLON.
Mais votre fille semblait avoir quelque regret d'avoir
refusé tous ces partis qui se sont présentés.
MADAME GERVAULT.
Des regrets , dites - vous ? mais nous serions fâchés
d'en donner à mademoiselle Desjardins.
MADAME TATILLON.
Vous entendez bien qu'alors votre fils a mis du dé-
pit dans sa réponse.
MADAME DESJARDlNS.
Du dépit! Je ne voudrais pas que monsieur Charles
épousât ma fille par dépit.
MADAME TATILLON.
Vous ne m'entendez pas; du dépit contre elle, qu'il
est possible de prendre pour de l'amour. Vous êtes
vives toutes les deux au moins ! Voilà déjà que vous
vous enflammez! Moi j'ai cru qu'il était de mon devoir
de vous prévenir, parce qu'étant toutes les deux bonnes
mères, bonnes amies, vous pourrez apaiser tout cela
dès le principe. Vous comprenez bien que les choses
étant si avancées, je suis loin de vous proposer de
rompre. 19.
292 LES TRACASSERIES.
MADAME GERVAULT.
Oui certainement, les choses sont très -avancées....
Cependant si mademoiselle Cécile a des regrets, je n'en
serai pas moins l'amiie intime de madame Desjardins;
mais....
MADAME DESJARDINS.
Écoutez donc , ma bonne amie : si monsieur Charles
a quelque dépit de n'être pas avocat à Paris, je serais
fâchée que son amour pour ma fille l'arrêtât dans son
avenir.
MADAME TATILLON.
Eh! mais, il ne s'agit pas de tout cela. Il s'agit tout
simplement d'amener entre eux une explication bien
franche et un raccommodement bien sincère , bien
solide.
MADAME DESJARDINS.
A la bonne heure ; mais je ne m'en mêlerai pas. J'y
serais trop gauche, car je trouve que ma fille a raison.
MADAME GERVAULT.
Moi je gâterais tout, car je suis persuadée que mon
fils n'a pas tort. Comme il est prouvé que ce mariage
était un sacrifice, que monsieur Gervault et moi fai-
sions à son bonheur....
MADAMETATILLON.
Un sacrifice ! Le mot est un peu dur , madame Ger-
vault.
MADAME DE s JARDIN s.
Je suis étonnée qu'il vous soit échappé, ma bonne
amie.
MADAME GERVAULT.
Je vous demande pardon, ma bonne amie; mais en-
fin le mot est juste. Avant Tarrlvée de mon fils, bien
certaine qu'il resterait à Paris , j'avais obtenu de mon-
ACTE III, SCENE I. 293
sieur Gervault que nous y ferions un petit voyage, et
qui sait même si nous n'aurions pas fini par nous y
fixer nous-mêmes.
MADAME DESJARDINS.
Avec les talents et la capacité de monsieur Gervault,
je ne doute pas qu'il n'eût été bientôt un des cent treize
notaires de Paris.
MADAME TATILLON.
Ah! madame Desjardins, vous prenez là un petit ton
ironique qui ne vous convient pas.
MADAME GERVAULT.
Laissez, madame : ce ton-là ne peut m'offenser; et
la plaisanterie tombe d'elle-même , quand elle s'adresse
à un homme comme monsieur Gervault. Que voulez-
vous? la voisine Desjardins, que j'aime de tout mon
cœur, n'a pas été élevée dans un certain monde.
MADAME DESJARDINS.
Plaît -il, ma voisine?... Je suis fâchée de vous le
dire ; mais on ne se corrige pas. L'orgueil vous perdra.
C'est ce que je répétais hier au soir à monsieur Tho-
mas. Il n'a pas voulu me croire.
MADAME GERVAULT.
A monsieur Thomas ! vous parliez de moi ? Eh bien !
vous venez de dire une grande vérité. On ne se corrige
pas. Je ne m'attendais pas qu'après tout ce qui s'est
passé entre nous je dusse être encore la victime de vos
bavardages.
MADAME DESJARDIIVS.
Ecoutez donc ; on n'est pas parfait , ma voisine , et
on se doit entre amis de s'avertir de ses défauts. Moi
je parlais des vôtres à monsieur Thomas , espérant qu'il
ne vous les laisserait pas ignorer. Ce n'est pas bavar-
dage, c'est amitié.
294 LES TRACASSERIES.
MADAME GERVAULT.
Au surplus, cela ne doit point m'étonner. Voilà à
quoi l'on s'expose quand on se lie avec de certaines gens.
MADAME DESJARDINS.
Comment ! avec de certaines gens ! il n'y a pas de
vice de cœur chez vous ; mais il est impossible d'être
plus fîère , plus orgueilleuse , plus méprisante.
MADAME GERVAULT.
Mais pourquoi quand vous êtes si bonne au fond de
l'ame, être si babillarde , si médisante?
MADAME TATILLON.
Elî bien! mesdames. Comment! deux voisines ! deux
amies ! quand vous ne devriez songer qu'à bien remettre
ensemble vos enfants.
MADAME DESJARDINS.
Eh mon Dieu ! que nos enfants restent brouillés ;
c'est peut-être ce qui peut arriver de plus heureux pour
eux et pour nous.
MADAME GERVAULT.
Voilà peut-être la meilleure parole que vous ayez
dite, madame Desjardins.
MADAME DESJARDINS.
Alors , monsieur Gervault ira s'établir avec son fils
à Paris ; on le regrettera lui. C'est un brave homme ;
mais on aura de quoi se consoler.
MADAME GERVAULT.
Qu'entendez-vous par-là, s'il vous plaît?
MADAME TATILLON.
Eh ! vraiment , c'est assez clair. Vous suivrez votre
mari apparemment.
MADAME GERVAULT.
Non, madame. Je ne vous débarrasserai pas de ma
ACTE III, SCÈNE II. agS
présence. Je resterai dans le pays tout exprès pour vous
braver.
MADAME DESJARDTNS.
Comment ! pour me braver ! que voulez-vous dire ?
MADAME TATILLON.
Il est certain qu'après un tel éclat vous aurez de la
peine à marier mademoiselle Desjardins.
MADAME DES,1 IRDINS.
C'est possible : mais j'aimerais mieux, je crois , qu'elle
restât fille toute sa vie....
MADAME GERVAULT.
Que d'épouser mon fils. Vous entendez bien que je
vous aime trop pour vous donner ce petit chagrin.
MADAME DESJARDINS.
Il n'y a qu'à décommander le repas, écrire à tous
les parents, il est encore temps.
SCÈNE IL
Madame DESJARDINS, DESJARDINS , Madame
TATILLON, Madame GERVAULT.
desjardins.
Vous voilà. Eh bien! oii sont donc nos amoureux?
ah ! on se prépare, on accuse la lenteur du jour.
madame desjardins.
Non, monsieur; il sont chacun de leur côté à se
bouder; ma fille avec raison, car elle n'est pas faite
pour être humiliée, ni moi non plus. C'est pourquoi
je vous déclare devant madame qu'il faut renoncer à ce
mariage , que je retire mon consentement , et que si
vous m'aimez, vous retirerez le votre.
296 LES TRACASSERIES.
DESJARDINS.
Plaît-il?
MADAME GERVAULT.
Et moi je vais faire la même déclaration à mon mari.
Monsieur et madame, je suis bien votre très -humble
servante.
^Elle sort.)
SCÈNE III.
Mesdames DESJARDINS, TATILLON,
DESJARDINS.
DESTARDIINTS.
Eh ! mais , écoutez donc , madame Gervault. Un mo-
ment. Que diable signifie tout cela ?
MADAME TATILLON.
Ce n'est rien du tout. Une petite querelle qui
s'apaisera d'elle-même. Madame Gervault a été vrai-
ment impertinente , votre femme un peu vive.
MADAME DESJARDINS.
Comment! madame, vous m'accusez quand elle se
permet de rabaisser notre famille. Enfin vous êtes alliée
à cette famille ; et je ne crois pas qu'on doive en rougir.
MADAME TATILLON.
Non certainement; on peut s'en glorifier au con-
traire , mais s'il fallait toujours être en querelle pour
des mots, on ne vivrait pas. Tenez, monsieur Desjar-
dins , faites entendre raison à votre femme , je vous
laisse avec elle , je cours après madame Gervault , et
je vous réponds que je vais si bien la prêcher qu'elle
viendra elle-même vous avouer tous ses torts; car elle
ACTE III, SCÈNE IV. 297
en a, oh ! elle en a beaucoup. Attendez -moi, je re-
viens dans l'instant.
{Elle sort. )
SCÈNE IV.
Monsieur et Madame DESJARDINS.
DES JARDINS.
Oh çà ! j'espère que tu vas me dire !
MADAME DESJARDIWS.
D'abord votre fille a eu une scène affreuse avec
monsieur Charles.
DSSTARDIjyS.
Petites querelles d'amants , qui ne font que rendre
l'amour plus vif.
MADAME DESJARDINS.
Madame Gervault m'a fait ici des reproches si hu-
miliants ! elle a pris avec moi un ton de supériorité si
insultant !
DESJARDINS.
Querelle de femmes, qui ne m'épouvante pas plus
que celle des deux jeunes gens. Le voisin Gervault et
moi nous sommes en bonne intelligence, et nous ne
nous brouillerons pas; voilà l'essentiel. Songe au bon-
heur de ta fille. Charles est un bon sujet , un bon
garçon; ils ne peuvent être heureux qu'ensemble....
MADAME DESJARDINS.
Eh ! vraiment, je l'ai cru jusqu'ici : je le crois bien
encore.... mais cette madame Gervault m'a dit des
choses si piquantes !
298 LES TRACASSERIES.
DESJARDIWS.
Et sans doute tu n'es pas demeurée en reste avec elle?
eh bien ! vous voilà quittes.
SCÈNE V.
GERVAULT, Madame DESJARDINS,
DESJARDINS.
GERVAULT.
Qu'est-ce que c'est donc, voisine? Je viens de ren-
contrer ma femme dans la rue, qui m'a dit qu'elle était
brouillée avec vous ; ma foi à ce mot-là il m'a pris un
éclat de rire que je n'ai pas pu retenir.
DESJARDIFS.
Ma foi, voisin, il a pensé m'en arriver autant quand
ma femme ma raconté tous ses griefs contre la tienne.
MADAME DESJARDINS.
Oui , riez, riez. C'est beaucoup plus sérieux que vous
ne pensez. Vous êtes un brave et galant homme, vous,
voisin, je le disais encore tout à l'heure; mais votre
femme.... votre femme....
GERVAULT.
Eh bien ! ma femme ! ma femme est une bonne
femme , qui vous aime de tout son cœur. Ne voulait-
elle pas aussi me faire toutes ses doléances? Heureuse-
ment cette madame Tatillon , qui courait après elle ,
est venue lui parler raison. Et moi je viens tout exprès
pour vous dire que je vous aime toujours tous les deux ,
que vous êtes des folles de vous disputer, que le repas
aura lieu , que nous signerons le contrat de mariage ,
ACTE III, SCENE V. 299
et que je vous retiens toujours pour la première
contre-danse.
MADAME DESJARDINS.
Mais cependant, voisin, si votre femme s'obstine..,.
GERVAULT.
Eh bien! je m'obstinerai de mon côté, et une fois
dans la vie on verra un homme qui aura plus de tête
que sa femme.
DESJARDIIVS.
Va , va , ma bonne amie , trouver ta fille. Il faut que
ce soit toi qui la raccommodes avec Charles ; et Ger-
vault et moi nous nous chargeons de réconcilier nos
femmes , ou bien vous resterez fâchées si cela vous
amuse ; mais nous n'en serons pas moins bons amis , et
nos enfants n'en seront pas moins mari et femme.
MADAME DESJARDINS.
Eh ! mon Dieu ! tu sais bien que , loin que les que-
relles m'amusent, je les déteste. Je rends bien justice à
la voisine ; mais il est de ces choses qui vraiment
mettent les gens hors d'eux-mêmes. Allons, je vais
trouver ma fille; mais je vous préviens que pour que
le raccommodement soit sincère, il faut que monsieur
Charles reconnaisse ses torts, et que sa mère prenne
l'engagement de ne plus être orgueilleuse à l'avenir.
( Elle sort. )
DE S JARDIN S.
C'est entendu ; on fera tout ce que tu voudras ; mais
raccommode- toi avec la voisine.
3oo LES TRACASSERIES.
SCÈNE VI.
GERYAULT, DESJARDINS.
GERVAULT.
Eh bien ! nos enfants se sont donc bien brouillés ?
DESJARDINS.
Je ne les ai pas vus, mais on dit qu'ils sont d'une
colère.
GERVAULT.
Ces pauvres jeunes gens ! j'en ris, mais je les plains.
DESJARDIIVS.
Et nos femmes , qu'en dis-tu ?
GERVAULT.
Oh! pour celles-là, je ne les plains pas ; il paraît que
les disputes sont nécessaires à leur santé.
DESJARDIFS.
As-tu vu ce monsieur Tatillon? il devait causer avec
toi sur le contrat du mariage.
GERVAULT.
Non, Je l'attendais chez moi; il n'est pas venu, et je
viens le chercher ici. J'ai apporté le projet d'acte.
DESJA.RDIKS.
Il paraît fort instruit en matières de droit , ce mon-
sieur Tatillon ?
GERVAULT.
Mais oui , il cause bien , et tu dois l'aimer ; c'est un
pêcheur intrépide , à ce qu'il paraît.
DESJARDINS.
Oui. Il m'a indiqué une manière de ligne de fond que
je veux essayer dès demain.
ACTE III, SCÈNE VII. 3oi
GERVAULT.
Tu ne sais pas. Cette madame Lambert qui est venue
me voir ne prétend-elle pas que ce monsieur Tatillon
lui fait la cour ?
DESJARDINS.
Allons donc ! autre conte. Un homme qui ne parle
que de son amour pour sa femme !
GERV AULT.
C'est ce que j'ai dit. Tu sais qu'elle aime à rire ,
madame Lambert.
DESJARDINS.
C'est cela. Ma foi, je suis enchanté que ces braves
gens se fixent dans le pays.
GERV AULT.
Or çà , en attendant notre homme , veux-tu que
nous relisions notre contrat ? Mais je l'entends , je
crois.
SCENE VIL
GERVAULT, TATILLON, DESJARDINS.
TATILLON, un arrosoir a la main.
Ouf! je n'en puis plus! j'ai tiré plus de trente seaux
d'eau. J'étais tout seul dans le jardin de monsieur
Thomas. Je l'ai ma foi arrosé tout entier; oh! il en
avait bon besoin. Eh bien ! à quoi pensé-je donc ? j'ap-
porte l'arrosoir ici. C'est égal, je le descendrai.
GERVAULT.
Comment ! vous l'avez arrosé ! . . . . mais arroser en
plein midi , cela ne vaut rien.
3o2 LES TRACASSERIES.
TATILLON.
Préjugé, erreur. Cela dépend des climats, et dans
ce pays-ci, à midi, c'est la bonne heure. Je n'ai jamais
pu le persuader à mon jardinier. Mille pardons. Vous
m'avez attendu chez vous; mais quand on s'occupe.,.,
d'ailleurs nous avons le temps. Dès qu'on est d'accord
sur le fond , la forme est bien beu de chose. Parlons
d'affaires.
GERVAULT.
La notre est bien simple , nous avions un procès
pour un pré.
DESJA RDINS.
Il nous ennuyait.
GERVAULT.
Nous transigeons.
DESJARDINS.
Nous marions nos enfants.
GERVAULT.
Et chacun d'eux apporte en dot ses droits, bien ou
mal fondés, sur l'objet en litige.
D ES TARD IN S-
Et voiltà tout.
TATILLON.
C'est fort bien. Vous ne voyez aujourd'hui entre vos
deux familles que tendresse , amitié , bonne intelligence ;
espérons que cela durera, car je suis loin de penser,
avec ma femme, que la petite querelle qui a eu lieu
entre vos enfants soit sérieuse. Eh non ! Plus on s'adore ,
plus on se pique , c'est reconnu. Mais enfin quand on
fait un contrat de mariage , monsieur le notaire , vous
devez le savoir, il faut penser à tout, aux divisions
qui peuvent survenir entre les familles, entre les en-
fants , entre les époux , aux séparations de corps ou de
ACTE III, SCENE VIL 3o3
biens, au divorce même : car enfin tout cela est pos-
sible et licite.
DESJARDINS.
Il n'y aura ni divorce, ni séparation.
GERVAULT.
Nos enfants s'aiment de tout leur cœur, et grâce au
ciel ils ne sont intéressés ni l'un ni l'autre.
TATILLON.
Eb! vraiment, c'est en affaires comme en politique;
pour avoir la paix, il faut être prêt à la guerre. Pour
ne pas avoir de procès, il faut les prévoir. Partons d'un
principe. Il faut que l'objet de la discussion appartienne
à l'un des conjoints, afin que le survivant puisse exer-
cer ses reprises sans renouveler les procès. Vous ne
voulez plus plaider; il faut cependant que vous soyez
jugés. Faisons un arbitrage, je serai votre arbitre, et
vous en passerez par ma décision.
GERVAULT.
A la bonne lieure.
DESJARDINS.
C'est convenu.
TATILLON.
En deux mots, l'historique du procès?
DESJARDINS.
J'avais tort.
GERVAULT.
Point du tout, c'est moi qui n'avais pas le sens
commun.
TATILLON.
Le fait?
GERVAULT.
Le pré était à moi par la succession de mon oncle.
3o4 LES TRACASSERIES.
TATILLON.
Eh bien! il n'y a pas de contestation.
DESJARDINS.
Mais son oncle avait fait un testament par lequel il
m'instituait légataire dudit pré.
TATILLON.
Par conséquent vos droits étant postérieurs anéan-
tissaient les siens.
GERVAULT.
Mais le pré étant un propre, il est clair que par la
coutume (le Code n'était pas encore en vigueur), mon
oncle n'avait pas le droit de le léguer.
TATILLON.
Ah ! c'était un propre ?
GERVAULT.
C'était un propre.
DES JARDINS.
Mais la question ayant déjà été jugée et plus d'un
testament maintenu
TATILLON.
Cela fait jurisprudence en votre faveur : et la juris-
prudence a force de loi; c'est un axiome.
GERVAULT.
Oui ; mais il y a eu d'autres jugements qui font
aussi jurisprudence en ma faveur.
TATILLON.
Par conséquent voilà deux jurisprudences.
DESJARDINS.
Oui; mais on a appelé de ces jugements-là, et ils
ont été cassés sur l'appel.
TATILLON.
Il faut dire infirmés ; c'est le mot , en matière d'ap-
pel. Ont -ils été infirmés?
ACTE III, SCENE VIL 3o5
GERVAULT.
Pas tous.
DESJARDIIfS.
Tous. Mon avocat me l'a dit.
GERVAULT.
Oh ! ton avocat est un bavard.
DESJARDINS.
Un honnête homme.
GERVAULT.
Ah ! honnête !
DESJARDINS.
Mon ami.
GERVAULT.
Ma foi il n'y a pas de quoi t'en faire compliment.
TATILLON.
Fort bien! vous voilà sur le ton plaisant.
DESJARDINS.
Il est fort instruit, mon avocat.
GERVAULT.
Oui, instruit! demande à mon fils.
DESJARDINS.
Je m'en rapporterai à une jeune tête comme ton fils.
GERVAULT.
Il est avocat aussi lui.
DESJARDINS.
Sans cause. Parce qu'il a fait son droit
GERVAULT.
C'est bien à un homme de commerce de prononcer
sur les gens de barreau.
TATILLON.
Messieurs, vous allez trop loin.
Tome ir. 20
3o6 LES TRACASSERIES.
GERVAULT.
Mais si tu méprises tant mon fils, pourquoi lui
donnes -tu ta fille?
DE s JARDIN s.
Ce n'-est parbleu pas moi, c'est elle qui n'en veut pas
d'autre.
TATILLON.
Messieurs, vous vous échauffez sur des incidents, et
vous vous écartez de la question. Il s'agit de savoir à
qui sera le pré.
GERVAULT.
Je tiens le pré. Il mériterait que je le gardasse.
DESJARDINS.
Si je m'en croyais, je plaiderais jusqu'à extinction
pour lui apprendre à respecter les dernières volontés
de son oncle.
TATILLON.
Messieurs, des mots durs ne sont pas des raisons.
GERVAULT.
Pourquoi traite-t-il si mal mon fils !
DESJARDINS.
Vous avez entendu comme il méprise le commerce.
TATILLON.
Messieurs , voulez-vous être aussi déraisonnables que
vos enfants que vous condamniez tout-à-l'heure ?
GERVAULT.
Ma foi si j'étais sûr que mon fils pût garder rancune
à sa Cécile
DESJARDINS.
Et moi si je croyais que le fils ne fût pas moins
obstiné que le père
GERVAULT.
C'est très-impertinent ce que vous me dites là.
ACTE III, SCENE VIL Sot
TATILLON.
Ah! VOUS avez tort, monsieur Desjardins.
DESJARDINS.
Fort bien ! vous me donnez tort , monsieur , avant de
m'entendre ; vous , notre arbitre ! cela ne se doit pas.
GERVAULT.
Vous voyez comme il prend les choses de travers.
TATILLON.
Vous avez tort dans vos réflexions , mais non pas
dans la question à laquelle il faut en revenir ; car enfin
le testament d'un oncle me paraît un titre bien légi-
time.
GERVAULT.
Ainsi donc c'est moi qui ai tort?
TATILLON.
Je ne dis pas encore cela.
GERVAULT.
Continuez : votre fille querelle mon fils , votre femme
insulte la mienne, et monsieur, qui est votre parent,
vous donne raison.
TATILLON.
Ah çà ! écoutez donc , messieurs , ne me mêlez pas
dans tous vos débats; je n'aime pas le bruit, et mon-
sieur me fait faire une réflexion. Vous m'avez prié
d'être votre arbitre ?
DESJARDINS.
Point du tout ; c'est vous qui vous êtes offert.
TATILLON.
Eh bien! je me suis offert, soit; mais je suis presque
votre parent : je dois donc me récuser ; et je me récuse
avec d'autant plus de plaisir que je commence à croire
que l'affaire ne sera pas très -facile à arranger. Vos
femmes sont donc aussi en querelle ?
20.
3o8 LES TRACASSERIES.
DESJARDINS.
Parbleu! madame Gervault qui se permet d'insulter
madame Desjardins.
TATILLON.
Les amants qui se boudent, les mères qui se dis-
putent, les pères qui sont sur le point de se quereller...
Savez-vous que voilà un mariage qui ne s'annonce pas
d'une manière bien heureuse. Quant à moi, je n'ai
qu'un mot à vous dire : le meilleur procès ne vaut
rien. Je ne peux pas être votre arbitre; prenez -en
un autre.
DESJARDINS.
Je le veux bien.
GERVAULT.
Qui?
TATILLON.
Monsieur Thomas , l'aubergiste.
DESJARDINS.
Monsieur Thomas , soit.
GERVAULT.
Vous le prenez ? je n'en veux pas.
TATILLON.
Eh bien! monsieur Granville.
GERVAULT.
Granville ; il est trop son ami : il fait des affaires
avec sa maison.
DESJARDINS.
Oh! je n'en voudrais pas non plus; il est trop pa-
cifique : il ne donnerait raison ni à l'un ni à l'autre.
TATILLON.
Mais si vous ne vous accordez pas sur le choix d'un
arbitre, il faudra donc plaider.
ACTE III, SCÈNE YII. 809
DESJ ARUIN s.
Eh bien! nous plaiderons.
GERVAULT.
Nous plaiderons.
TATILLON.
Comment , vous plaiderez ! et en attendant vous ma-
rierez vos enfants?
GERVAULT.
Nos enfants? Non parbleu. Je vais recommander à
mon fils d'avoir du caractère.
DESJARDIWS.
Moi je laisserai faire ma femme; elle saura bien em-
pêcher Cécile de penser à Charles.
TATILLON.
Eh quoi ! les parents priés , le repas préparé , votre
confrère qui va venir dresser le contrat! vous êtes trop
avancés, vous ne pouvez pas rompre. Ce serait un
scandale, un ridicule.
GERVAULT.
Qui retombera sur lui. On le connaît.
DESJARDINS.
Vous en aurez votre bonne part.
TATILLON.
Youlez-vous m'en croire? Si vous tenez absolument
à rompre le mariage arrêté, ce que je suis loin de vous
conseiller cependant, sauvez au moins les apparences :
laissez venir votre monde ; tâchez d'être gais, ayez
l'air bons amis , recommandez à vos femmes de dissi-
muler. Madame Tatillon et moi nous serons là pour
vous seconder; et ce soir vous ferez naître un pré-
texte pour différer, pour rompre même. Au moins
vous aurez gagné du temps, vous aurez préparé les
esprits , et cela vaudra beaucoup mieux.
3ro LES TRACASSERIES.
GERVAULT.
Vous avez raison. Contenons-nous.
DESJARDINS.
Oui , si je le peux.
TATILLON.
Vous le pourrez : on peut tout ce qu'on veut , comme
l'a dit certain auteur. Qui donc?... Et parbleu!....
chose.... Voltaire. Justement voici monsieur Thomas.
Comrhencez.
GERVAULT.
Amis , jusqu'à ce soir.
SCÈNE VIII.
GERVAULT, TATILLON, THOMAS,
DESJARDINS.
THOMAS.
Me voilà de retour. Ah ! c'est vous , voisins. Tant
mieux. Eh bien! voilà tous vos parents qui arrivent.
Dans une heure vous pourrez vous mettre à table. Il
s'agit de placer tout votre monde; j'ai préparé des
cartes pour les noms....
TATILLON.
Ah! fort bien! pour mettre sur les serviettes, comme
à Paris.
GERVAULT.
Ma foi, monsieur Thomas, que tout le monde se
place comme il voudra... Moi je n'y entends rien.
DESJARDINS.
Ni moi non plus.
ACTE III, SCENE IX. 3ri
THOMAS.
Que signifie cet air froid et réservé? On dirait que
vous êtes encore en querelle.
GERVAULT.
Nous? Ah! mon Dieu, non.
DES JARDINS.
Moi ? me brouiller avec monsieur Gervault !
TATILLON.
Rassurez-vous , monsieur Thomas ; ils sont tous deux
de la meilleure intelligence.
DESJARDINS.
C'est vrai ; pour ce que nous voulons faire , nous ne
nous sommes jamais si bien entendus. Pardon : je re-
viendrai ; mettez-vous toujours à table sans moi. Sans
adieu, voisins.
{Il sort.)
THOMAS.
Eh mais! écoutez donc, écoutez donc, monsieur
Desjardins.
SCENE IX.
GERVAULT, TATILLON, THOMAS.
GERVAULT.
Oui! il le prend sur ce ton-là. Ma foi...
TATILLON, à Gervault.
Chut. Vous allez tout faire deviner.
GERVAULT, à TatUlon.
C'est juste. Mais tenez, j'aime mieux sortir.... Par-
3i2 LES TRACASSERIES.
don, voisin. Monsieur vous expliquera... Je vous sou-
haite bien le bonjour....
{Il sort.)
THOMAS.
Elî mai^ ! mon Dieu ! qu'est - ce que tout cela si-
gnifie ?
SCÈNE X. ' ...
TATILLON, THOMAS.
TATILLON.
Un malentendu , une bagatelle. J'apaiserai tout cela.
Il y a de quoi perdre l'esprit; mais cela ne m'effraie
pas. Mais dites-moi donc, voilà tous les parents qui ar-
rivent. Je serais bien aise de les voir.
THOMAS.
Eh! monsieur, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Ex-
pliquez-moi, je vous en prie....
T A T I L L ON.
Ce n'est rien, vous dis-je, les amants se sont brouil-
lés , les mères sont en querelle.
THOMAS.
Comment! ce n'est rien.
TATILLON.
Eh non ! parce que les pères ont pris un excellent
parti : je vous conterai le fait. Quant aux autres, ma
femme s'en est chargée ; et tenez , la voilà qui va vous
en donner des nouvelles.
ACTE III, SCÈNE XI. 3i3
SCÈNE XL
TATILLON, Madame TATILLON, THOMAS.
THOMAS.
Eh bien ! madame , les avez- vous raccommodées.
MADAME TATILLON.
Impossible; plus impossible que jamais; et comme
j'étais avec madame Desjardins, son mari est rentré:
ne le voilà-t-il pas décidé à plaider de nouveau !
THOMAS.
A plaider, dites-vous?
TATILLON.
Il ne fallait pas le dire. Je les avais fait convenir
qu'ils en feraient un mystère jusqu'à ce soir.
MADAME TATILLON.
Eh! mais, écoute donc, ils ne m'avaient pas dit cela,
TATILLON.
Monsieur Thomas est un homme prudent, qui ne
nous compromettra pas... Cela me fait mal à moi.
MADAME TATILLON.
Oui, c'est affligeant, d'honneur!
TATILLON.
Si vous saviez ce que j'ai fait pour les détourner
de ce malheureux procès ; jusqu'à m'offrir pour leur
arbitre.
MADAME TATILLON.
Et moi donc , tout ce que j'ai dit aux deux femmes ,
ici même ; mais elles ne sont pas assez au-dessus des
faiblesses de leur sexe. Au surplus, elles m'ont priée
3i4 LES TRACASSERIES.
toutes les deux de vouloir bien faire les honneurs.
Viens , mon ami , joindre la compagnie.
TATILLOIY.
C'est cela , et puis j'irai les trouver et j'espère en-
core...,
MADAME TATILLON.
C'est difficile , très-difficile ; mais nous nous en char-
geons.
[Elle sort avec son mari.)
SCÈNE XIL
THOMAS, SEUL.
Je ne reviens pas de mon étonnement. A peine suis-
je deux heures absent, et je retrouve tout le monde
en querelle.
SCÈNE XIII.
THOMAS, Madame LAMBERT.
THOMAS.
Ah! c'est vous, madame Lambert; vous ne savez
pas....
MADAME LAMBERT.
Eh! je ne le sais que trop.... Mon Dieu! que j'étais
fâchée que vous fussiez sorti! J'ai fait tout ce que j'ai
pu pour les apaiser; mais impossible. Il semble que la
tête ait tourné à tout le monde. Ce Granville , qui sait
que je suis arrivée , et qui n'a pas encore paru de la
ACTE III, SCENE XIV. 3i5
journée! Apparemment qu'il se trouve bien auprès de
la jolie aubergiste de la Magdeleine.
THOMAS.
Tenez, le voici.
MADAME LAMBERT.
C'est fort heureux.
SCÈNE XIV.
THOMAS, GRANVILLE, Madame LAMBERT.
GRAIVVILLE.
J'arrive tard. Mille pardons. J'ai eu tant d'affaires.
Eh ! bonjour , belle dame ; ne me grondez pas : il n'y a
qu'un quart d'heure que je sais votre arrivée.
MADAME LAMBERT.
Bonjour monsieur. Elle est vraiment jolie l'hôtesse
de la Magdeleine. Elle a sans doute beaucoup d'esprit?
GRANVILLE.
Que voulez-vous dire?
THOMAS.
Eh ! madame , vous aurez tout le temps de chercher
dispute à Granville. Cela ne m'inquiète pas : vous êtes
raisonnables vous autres. Parlons des affaires de mon-
sieur Gervault et de monsieur Desjardins.
GRANVILLE,
Oui , c'est ce qui doit nous occuper... Tout le monde
est dans la joie? les parents sont arrivés? le contrat
est prêt?
THOMAS.
Oui , le contrat est prêt , mais on ne le signera pas.
3i6 LES TRACASSERIES.
GRANVILLE.
On ne le signera pas!
THOMAS.
Pendant mon absence ils se sont tous querellés,
disputés ; mais qui donc a soufflé la discorde entre les
deux familles?
GRANVILLE.
Oh! je sais qui.
Vous le savez ?
THOMAS.
GRAWVILLE.
Et parbleu, c'est monsieur Tatillon.
THOMAS.
Vous croyez?
GRANVILLE.
Et sa femme , j'en suis sûr. Vous n'avez pas voulu
m'écouter tantôt , quand j'ai voulu vous dire ce que
c'était que ces gens-là : vous en voilà punis. Vous vous
imaginez peut-être, comme ils vous l'ont dit, que ce
sont eux qui quittent notre ville. Point du tout , c'est la
ville qui les chasse. On leur a fermé toutes les portes.
Tracassiers , brouillons , importants, importuns, ils ont
précisément le même caractère ; aussi vivent - ils très-
bien ensemble, s'entendent-ils à merveille, mais c'est
pour fatiguer, tourmenter et brouiller tout ce qui les
approche ; et non contents de se mêler mal à propos de
ce qui touche autrui,.... dans ce qui les regarde eux-
mêmes, chacun a pris les fonctions de l'autre. C'est la
femme qui passe les baux , signe les quittances et place
l'argent; c'est le mari qui compte le linge et ordonne
le dîner. La femme fait les affaires , le mari fait le mé-
nage. Avec les meilleures intentions du monde , ils ont
brouillé les amis, les amants, et moi qui avais eu la
ACTE III, SCÈNE XIV. 817
précaution de ne pas loger avec eux , ils ont su m'at-
teindre. C'est monsieur Tatillon , ou sa femme , qui
vous aura dit que je courtisais la jolie hôtesse de la
Magdeleine, n'est-ce pas? je l'aurais parié. Vous avez
été bien heureux d'être obligé de sortir toute la mati-
née, monsieur Thomas; qui sait même si pendant
votre absence ils ne vous auront pas joué quelque tour
de leur façon?
THOMAS.
En vérité. Ah çà! écoutez donc, il est temps de
nous en mêler , et de mettre ordre à tous ces jeux de
leur esprit qui amènent aux uns de petits chagrins,
aux autres de grands malheurs. Les démêlés entre
vous et madame ,.... bagatelle qui est déjà oubliée ; mais
le mariage du jeune Gervault et de la petite Desjar-
dins! mais la bonne intelligence entre nos amis! c'est
plus sérieux.
MADAME LAMBERT.
Le jeune homme est si intéressant!
GRANVILLE.
La jeune personne est si gentille!
THOMAS.
Eh bien! tâchons d'abord d'amuser et de distraire
la société , sur-tout de trouver un prétexte pour expli-
quer l'absence des mariés , et des pères et mères, ^ela
n'est pas bien difficile. Les repas de noce sont comme
les baptêmes. Un retard d'une heure est presque obligé.
Ensuite nous irons trouver les gens en querelle.
GRAWVILLE.
Moi je réponds de Gervault et de Desjardins, •
MADAME LAMBERT.
Moi , de leurs femmes.
3i8 LES TRACASSERIES.
THOMAS.
Moi, de leurs enfants. Mais dites-moi donc , mon-
sieur et madame Tatillon , qui mettent si bien le monde
en querelle , ne se querellent-ils jamais ensemble ?
GRANVILLE.
Eh! mon Dieu! très-souvent. Il commencent; mais
ils sont bien vite interrompus et raccommodés par des
querelles qu'ils entretiennent, ou qu'ils suscitent entre
les autres.
THOMAS.
A'i^merveille. Vous le savez, je n'aime pas à me
mêler des affaires d'autrui ; mais quand il s'agit de
rendre service, et à des amis encore, sans me vanter
je suis aussi actif, aussi tracassier que monsieur et ma-
dame Tatillon.
FIN DU TROISIEME ACTE,
ACTE IV, SCÈNE I. 819
ACTE QUATRIÈME.
SCENE I.
CÉCILE, THOMAS, CHARLES.
THOMAS.
Voulez -VOUS bien venir avec moi tous les deux.
N'avez-vous pas de honte ? n'etes-vous pas de vérita-
bles enfants? ne mériteriez-vous pas?... Allons, vite,
qu'on se demande pardon de ses torts !
CÉCILE.
Qui? moi, monsieur Thomas, demander pardon
quand j'ai raison !
CHARLES.
Il est trop tard à présent.
THOMAS.
Non, il n'est point trop tard. Non, vous n'avez pas'
raison.
CÉCILE.
Si vous saviez
THOMAS.
Je sais tout, je devine tout. Je devine sur -tout que
vous vous aimez. Ainsi donc
3io LES TRACASSERIES.
SCÈNE IL
CÉCILE, THOMAS, TATILLON, CHARLES.
TATILLON.
Ainsi donc, on se boude toujours, n'est-ce pas?
laissez-moi faire, je les aurai bientôt réconciliés.
THOMAS.
Oh! je n'en doute pas. {^A part.^ Que le diable
l'emporte !
TATILLON.
Vous saurez donc, monsieur Thomas....
THOMAS.
C'est inutile , et tenez , entre nous , la querelle de
ces jeunes gens Misère, bagatelle, indigne de vos
grands talents. Celle de leurs parents est bien plus
importante.
TATILLON.
Il est vrai ; cependant....
THOMAS.
Celle des deux mères sur - tout .... Quand l'amour-
propre est attaqué chez les femmes d'un certain âge...
C'est là ce qui peut vous faire honneur et ce que je
n'oserais peut-être pas entreprendre; mais vous...
TATILLON.
Il est certain....
THOMAS.
En un mot, chargez-vous des mères, je me charge
des enfants.
ACTE IV, SCENE III. S^i
TATILLON.
A la bonne heure ; mais vous ne direz pas à ces
jeunes gens....
THOMAS.
Je leur dirai tout ce qu'il faut leur dire.
TATILLON.
Vous le voulez? soit, et j'espère.... Faites-leur bien
sentir.... Je cours chez les mamans.
THOMAS.
Bon ! nous en voilà délivrés !
SCENE III.
CÉCILE, THOMAS, CHARLES.
CÉCILE.
Il est parti ; mais c'est égal. Je vais raconter à mon-
sieur Thomas....
CHARLES.
Oui, qu'il nous juge sur votre propre récit.
THOMAS.
Pourquoi m'apprendre ce que vous devez oublier
vous - mêmes ? Je ne veux rien entendre que vous ne
soyez d'accord.
CHARLES.
Elî! mais, monsieur Thomas , vous nous pressez!....
CÉCILE.
Laissez -moi, du moins, le temps d'oublier ma
colère.
THOMAS.
Point de réflexions, point de faux orgueil.
Tome IV. 21
322 LES TRACASSERIES,
SCÈNE IV.
CÉCILE, THOMAS, Madame TATILLON,
CHARLES.
MADAME TATILLON.
Ah! VOUS voilà, je vous cherchais.
THOMAS, a part.
Allons , voilà la femme à présent.
MADAME TATILLON.
Eh bien! entend-on raison? se raccommode-t-on?
THOMAS.
Oui , oui , madame. On est réconcilié.
CHARLES.
Réconcilié , dites-vous "^
THOMAS.
Voulez-vous me démentir?
CÉCILE.
Vous démentir ! . . . Non . . . Mais . . .
MADAME TATILLON.
A merveille , mais est-ce bien sincère , bien solide ?
THOMAS, a part.
Si je la laisse faire, elle va les brouiller de nouveau.
MADAME TATILLON.
C'est qu'il faut bien prendre garde
THOMAS.
Vous avez raison ; il faut prendre garde à tout : c'est
pourquoi laissez-moi avec ces jeunes gens, j'ai envoyé
votre mari à madame Gervault et à madame Desjar-
dins. Mais ce qu'il y a de plus difficile , c'est d'apaiser
ACTE IV, SCENE V. 3a3
les pères. Un procès, l'entêtement de la vieillesse,
point d'autre passion qu'une ancienne rancune. C'est à
vous qu'est réservé ce chef-d'œuvre de négociation.
MADAME TATILLON.
J'entends parfaitement bien ; mais nous avons le
temps.
THOMAS.
Eh! point du tout, voyez monsieur Gervault, mon-
sieur Desjardins. Comme on dit que c'est votre mari
qui le premier a remis sur le tapis ce malheureux
procès , et qu'il est à craindre qu'il ne s'entende pas
îjeaucoup en procès....
MADAME TATILLON,
Voyez un peu, mon mari fait des bévues et il faut
que ce soit moi qui les répare. Attendez - moi , je ne
tarderai pas.
{Elle sort.)
THOMAS.
A merveille , voilà le mari et la femme bien occupés.
SCÈNE V.
CÉCILE, THOMAS, CHARLES.
CHARLES.
Eh! mais en supposant, comme vous le dites, que
nous soyons réconciliés, en serions-nous plus heureux?
CÉCILE.
Quand je pardonnerais à Charles (ce que je ne ferai
pas), nos parents ne sont-ils pas toujours en querelle?
21 .
324 LES TRACASSERIES.
CHARLES.
Olî! pour la querelle de nos parents, il est certain
que mon père a eu tort avec monsieur Desjardins.
CÉCILE.
Tout cela vient de ma mère. Si elle n'avait pas irrité
madame Gervault....
THOMAS.
Tout cela vient de vous. Si vous n'aviez pas fait la
sottise de vous brouiller les premiers....
CHARLES.
C'est possible : mais aussi pourquoi mademoiselle...
THOMAS.
Oui, vous voulez encore quereller? ma foi, tant pis
pour vous ; moi , je suis bien bon de me donner tant
de peine, de perdre mon temps pour des choses qui
ne me regardent pas. Querellez -vous, boudez -vous,
disputez-vous, je ne m'en mêle plus. {.A part ^ Pauvres
jeunes gens , ils ont eu besoin de monsieur Tatillon
pour se brouiller; mais ils n'ont pas besoin de moi pour
se réconcilier.
( // va pour sortir. )
CÉCILE.
Eh! mais, écoutez donc, monsieur Thomas, com-
ment voulez -vous que nous nous raccommodions si
vous nous abandonnez.
CHARLES.
Enseignez-nous au moins les moyens de rendre nos
parents bons amis.
CÉCILE.
Car enfin il n'est pas nécessaire qu'ils se détestent
parce que nous ne nous aimons plus.
THOMAS.
Oui dà! Eh bien, à votre prière je veux bien encore
ACTE IV, SCÈNE VI. 325
essayer. Tenez, voilà cléja madame Lambert qui nous
amène madame Gervault et madame Desjardins. Lais-
sez-moi faire et ne me démentez pas.
SCÈNE VI.
CÉCILE, THOMAS, CHARLES, Mesdames DES-
JARDINS, GERVAULT, LAMBERT.
MADAME LAMBERT, arrivant, aux deux femmes.
Non , mesdames , je n'écouterai rien de ce que cha-
cune veut me dire en secret qu'en présence de l'autre ,
en présence de vos enfants que voici , et de monsieur
Thomas pour qui vous avez toutes deux estime et
amitié.
MADAME DESJARDINS.
Encore ici , mademoiselle !
MADAME GERVAULT.
Mon fils avec mademoiselle Desjardins l
THOMAS.
Eh ! madame Gervault , de grâce , point d'emporte-
ment. Si vous n'êtes plus l'amie de madame Desjardins,
du moins respectez son malheur.
MADAME GERVAULT.
Comment son malheur?
MADAME DESJARDINS.
Mon malheur !
THOMAS.
Est-ce que par hasard vous ne sauriez pas......
MADAME DESJARDINS.
Eh ! mon Dieu , non , je ne sais rien.
326 LES TRACASSEBIES.
MADAME GERVAULT.
Elle ne sait rien. J'ai vu chez elle beaucoup de co-
lère , mais point de chagrin.
CHARLES, a part.
Que dit-il là?
THOMAS.
En vérité ! oh ! bien , la poste de demain vous appor-
tera sans doute la nouvelle.
MADAME DESJARDIW s.
Et quelle nouvelle donc ?
MADAME GERVAULT.
Expliquez-vous. Ne voyez-vous pas que vous la faites
mourir d'inquiétude ?
THOMAS.
Il est clair que j'ai eu tort de parler ; mais enfin
puisque le mot m'est échappé , il vaut mieux qu'tlle
soit instruite par moi Le commerce est sujet à de
grands accidents.
MADAME GERVAULT.
Eh! grand Dieu! que lui est -il donc arrivé à la
pauvre femme?
THOMAS , a madame Desjardins.
N'avez -vous pas à Paris un correspondant nommé
Dormeuil ou Dorneuil ?
MADAME DESJARDINS.
Dorneuil.
MADAME GERVAULT.
Eh! oui, Dorneuil. Mon mari le connaît. Un hon-
nête homme.
THOMAS.
C'est cela même. Il a fait banqueroute.
MADAME DESJARDINS.
Ah! ciel!
ACTE IV, SCENE VI. 327
MADAME GERVAULT.
Et comment avez - vous appris cela , monsieur
Thomas ?
THOMAS.
Comment C'est ce monsieur Tatillon qui connaît
tout le monde et qui a reçu une lettre....
MADAME DESJARDIFS.
Ah! ma pauvre fille, te voilà ruinée.
MADAME GERVAULT.
Ruinée ! ah ! Ma bonne voisine , vous entendez bien
qu'il n'est plus question de toutes nos petites querelles.
Pardonnez-moi tous mes torts.
MADAME DESJARDINS.
Et VOUS même , ma voisine , pardonnez - moi les
miens ; je reconnais bien votre cœur : mais quel ter-
rible événement !
MADAME GERVAULT.
Songez qu'il vous reste des amis : mon mari , mon
fils et moi ; n'est-ce pas Charles ?
CHARLES.
Oui sans doute, ma mère.
MADAME LAMBERT, CL ThoTUaS.
Ah ! çà , c'est un conte que vous leur faites là ?
THOMAS.
Non vraiment ce n'est pas un conte.
MADAME LAMBERT.
Eh! mais, écoutez-donc , c'est que ce monsieur Dor-
neuil est aussi mon correspondant.
328 LES TRACASSERIES.
SCÈNE VIL
Mesd OIES DESJARDINS, GERVAULT, LAMRERT;
THOMAS, CHARLES, CÉCILE, TATILLON.
TATILLOW.
Ail! les voilà. J'ai tant couru. Je ne m'étonne pas si
je n'ai pas trouvé ces dames chez elles. Madame Lam-
bert aussi! Enchanté.... essoufflé,
THOMAS.
Allons , encore monsieur Tatillon !
MADAME GERVAULT.
Ah! monsieur, dites-nous; cette lettre est-elle bien
authentique ? vient-elle d'une personne sûre ?
T A T I L L O JN.
Quelle lettre?
MADAME DESJARDINS.
Eh ! oui , la lettre qui nous annonce que monsieur
Dorneuil a fait banqueroute.
TATILLON.
Je n'ai pas reçu de lettre , je ne connais pas monsieur
Dorneuil.
MADAME LAMBERT.
Ah ! je respire.
MADAME DESJARDINS.
Comment ! que dites-vous !
TATILLON.
C'est un conte qu'on vous aura fait. Parlons d'af-
faires plus importantes, il ne s'agit que de s'entendre.
Il- est certain que monsieur Desjardins est un entêté^
ACTE IV, SCÈNE VII. Sag
monsieur Gervault un chicaneur; que le jeune homme
est susceptible, la jeune personne exigeante....
THOMAS.
Comment, monsieur!
TATILLOiy.
Eh! laissez donc, laissez donc. C'est pour amener
la réconciliation.
THOMAS.
Un joli moyen! {^A madame Lambert.^ Tâchez de
l'éloigner.
MADAME LAMBERT.
i^A Thomas.^ Vous avez raison. (^HautS) Ce qu'il y
a de plus important pour monsieur, c'est de me rac-
commoder avec Granville ; car c'est lui qui nous a
brouillés. Monsieur Granville n'est-il pas là-dedans?...
J'exige de monsieur qu'il vienne sur-le-champ dé-
mentir les propos qu'il a tenus.
TATILLON.
Je n'ai pas tenu de propos.... mais c'est égal, je vais
avec vous.... Au fait, monsieur Thomas suffira pour
vous convaincre .... Elle est aimable cette madame
Lambert . . . C'est votre affaire d'ailleurs . . . (^A Tho-
mas.^ N'allez pas dire à ma femme que je trouve ma-
dame Lambert aimable.
THOMAS.
Non, non, soyez tranquille.
MADAME LAMBERT.
Venez, monsieur, venez.
TATILLON.
De tout mon cœur , madame.
( // sort avec madame Lambert. )
33o LES TRACASSERIES.
SCÈNE VIII.
CÉCILE, Madame DESJARDINS, THOMAS,
Madame GERVAULT, CHARLES.
MADAME GERVAULT.
Eh! mais , monsieur Thomas , expHquez-nous donc. .
MADAME DESJARDINS.
En vérité je ne conçois pas....
CÉCILE.
Eh! quoi, ma mère, ne voyez-vous pas que tout ceci
n'était qu'une feinte de monsieur Thomas ?
CHARLES.
Qui voulait vous prouver à toutes deux que, mal-
gré votre querelle, vous êtes encore meilleures amies
que vous ne pensez.
CÉCILE.
Vous avez vu quel intérêt madame Gervault a pris
à la fausse nouvelle de votre malheur.
CHARLES.
Vous avez vu comme, au milieu de son chagrin,
madame Desjardins a été sensihle à votre amitié.
MADAME DESJARDINS.
Est-il possible ?
MADAME GERVAULT.
J'en suis tout interdite.
THOMAS.
Monsieur Dorneuil n'a pas manqué ; monsieur Ta-
tillon n'a pas reçu de lettre ; en faveur de votre rac-
commodement , monsieur Dorneuil me pardonnera
ACTE IV, SCÈNE X. 33r
d'avoir supposé un moment sa faillite ; en faveur de
votre amitié bien réelle, de vos excellentes qualités,
soyez mutuellement indulgentes, passez-vous mutuel-
lement quelques légers défauts et aidez-moi à rendre
vos maris aussi raisonnables que vous et vos enfants.
Justement voilà monsieur Granville qui nous amène
monsieur Desjardins.
SCENE IX.
CÉCILE, Madame DES JARDINS, DESJARDINS,
GRàNVILLE, THOMAS, Madame GERYAULT,
CHARLES.
GRANVILLE.
Venez, monsieur Desjardins. {A Desjardins ^ Mon-
sieur Thomas a quelque chose à vous dire. [^A Tho-
mas.^ En voilà déjà un, je vous le livre, et je cours
chercher l'autre.
( // sort. )
SCÈNE X.
CÉCILE, Madame DESJARDINS, DESJARDINS,
THOMAS, Madame GERVAULT, CHARLES.
DESJARDINS.
Tous vos discours, toutes vos représentations sont
inutiles; Gervault veut plaider; eh bien! nous plai-
derons.
332 LES TRACASSERIES.
THOMAS.
Eh! que diable! voisin, avez-vous oublié combien le
papier timbré est cher?
DESJARDINS.
C'est égal.
THOMAS.
A la bonne heure , mais votre fille qui a pardonné
à Charles !
DESJARDINS.
Je te croyais un peu plus de caractère , Cécile.
THOMAS.
Votre femme qui s'est réconciliée avec madame Ger-
vault !
DESJARDINS.
Ma femme est une folle.
THOMAS.
Madame Gervault qui convient qu'il y a bien des
torts de son coté !
DESJARDINS.
C'est impossible.
MADAME GERVAULT.
Je vous demande pardon , mon voisin , c'est très-
possible.
MADAME DESJARDINS.
Et je suis bien forcée de convenir que j'ai été beau-
coup trop vive.
DESJARDINS.
A merveille , vous voilà tous ligués contre moi.
THOMAS.
Eh bien , liguez-vous à votre tour avec nous contre
Gervault. Je l'entends.
ACTE IV, SCENE XI. 333
SCENE XL
CÉCILE, Madame DES JARDINS, DES JARDINS,
THOMAS, GRANVILLE, GERVAULT, Madame
GERVAULT,* CHARLES.
GRANVILLE.
Allons , monsieur Gervault , vous qui êtes d'un carac-
tère doux, d'un esprit sensé, cela doit vous coûter de
garder rancune aux gens. Embrassez monsieur Des-
jardins.
GERVAULT.
Moi ? l'embrasser !
THOMAS, a Gervault.
Ma foi, voisin, si vous avez tant envie de disputer,
vous disputerez tout seul; car votre femme, votre fils
et Desjardins sont de la meilleure intelligence.
DESJARDINS.
Un moment donc. Vous me faites aller un peu vite;
il s'en faut que je sois décidé....
THOMAS.
Non ? vous ne l'êtes pas ? Eh bien ! soit : plaidez ,
détestez-vous bien cordialement ; mais mariez vos en-
fants, ils s'aiment; vos femmes le désirent, vous voulez
leur bonheur....
GERVAULT.
Sans doute.
C'est vrai.
DESJARDINS.
THOM A S.
Et quand vous devriez rompre même, après avoir
334 LES TRACASSERIES.
signé le contrat, aujourd'hui au moins, comme vous
en étiez convenus en présence de vos parents, des
étrangers, de monsieur et madame Tatillon sur-tout,
ne donnez pas une mauvaise opinion de votre carac-
tère : feignez d'être de bonne intelligence , embrassez-
vous s'il le faut. ^
CHARLES.
Ah ! oui, mon père, je vous en prie.
CÉCILE.
Mon père, si mon bonheur vous est cher....
GERVAULT.
Soit : mais que sa femme et lui se modèrent, ou je
ne réponds de rien.
SCÈNE XII.
CÉCILE, Madame DESJARDINS , DESJARDINS,
THOMAS , GRANVILLE, GERVAULT, Madame
GERVAULT, CHARLES, Madame TATILLON.
MADAME TATILLON.
Ah ! vous voilà tous rassemblés. C'est fort heureux!
Dieu merci , on se donne assez de mal pour les autres ;
et voilà assez de fois que je fais le voyage de chez l'un
chez l'autre, et de chez tous deux chez monsieur
Thomas. ( A Thomas. ) Eh bien ! réussissez-vous ? ces
bonnes gens s'apaisent-ils ?
THOMAS.
Oui , madame , tout est fini. ( Bas a Desjardins. )
Dites comme moi. Voilà le moment.
ACTE IV, SCEHE XII. 335
GRANVILLE.
Oui, madame; et vous allez voir Gervault et Des-
jardins s'embrasser devant vous. ( Bas h Gervault. )
Songez qu'il est de la dernière importance devant
cette femme...
MA.DAME GERVAULT, à SOU mari.
Allons , mon ami , ne fais pas mentir monsieur Gran-
ville.
GERVAULT, bas à sa femme, en faisant quelques pas
vers Desjai^dins.
C'est par politique au moins.
MADAME DESJARDINS, bas CL son mari.
Vous voyez qu'il fait les premiers pas, monsieur
Desjardins. Vous ne resterez pas en arrière.
DES JARDINS, a sa femme.
Non, mais pas plus sincère que lui, je t'en réponds.
( Ils s'embrassent. )
THOMAS.
Là , voilà ce que c'est.
G^'EiyA.ui.T.^àsafemme.
Eh bien... qu'est-ce? il m'a embrassé de bon cœur,
je crois.
DESJARDINS, à SU femme.
Il s'est attendri, je crois (*).
MADAME TATILLON.
C'est touchant , très-touchant. Or çà , maintenant
expliquez-moi à qui demeure le pré en définitif.
* Ceci m'est arrivé. Je croyais avoir à me plaindre d'un ancien ami , et
je lui en voulais bien cordialement. On nous persuada qu'il fallait avoir l'air
de nous réconcilier. En feignant de nous embrasser , nous nous trouvâmes
entraînés à nous embrasser de si bonne foi que , de ce moment , toute que
relie fut oubliée.
336 LES TRACASSERIES.
DESJARDIFS.
A qui? ma foi , je n'en sais rien.
GERVAULT.
Ni moi non plus.
MADAME TATILLON.
C'est pourtant ce qu'il est fort essentiel de savoir,
car enfin....
THOMAS.
Permettez. Ils ont tout le temps de parler de leurs
affaires. J'ai quelque chose, moi, à vous dire, madame,
qui vous regarde personnellement.
MADAME TATILLOIV.
Eh quoi donc ?
THOMAS.
Cette madame Lambert qui loge chez moi, elle est
fort jolie.
MADAME TATILLON.
Oh ! figure de fantaisie.
THOMAS.
Justement , on prétend que votre mari a une fantaisie
pour elle.
MADAME TATILLON.
Allons donc !
THOMAS.
Demandez à ces dames si votre mari ne l'a pas
trouvée fort aimable, s'il n'est pas dans ce moment
auprès d'elle et s'il ne nous a pas recommandé de ne
pas vous le dire.
MADAME TATILLON.
Ah , mon Dieu ! je vous suis bien obligée , monsieur
Thomas. Je m'étais déjà doutée de la chose, à quelques
mots qui lui sont échappés. Oh ! le monstre ! Mille
pardons , messieurs et mesdames , de ne pouvoir m'oc-
ACTE IV, SCENE XIII. 337
cuper de vos intérêts; mais quand il s'agit des miens....
Ah ! perfide Tatillon !
i^Eïle sort.)
SCÈNE XIII.
CÉCILE, Madame DESJARDINS, DESJARDINS ^
THOMAS, GRANVILLE, GERVAULT, Madame
GERVAULT, CHARLES.
GERVAULT.
Quel diable de conte lui faites-vous là ?
THOMAS.
Vous saurez pourquoi. Revenons à vous. Je vous fais
mon compliment. A voir la manière franche dont vous
vous êtes embrassés, on eût juré que c'était sincère.
DESJARDINS.
Eh! mais, si je ne me trompe , Gervault m'a sincère-
ment serré dans ses bras.
GERVAULT.
Et comment faire autrement quand je te vois sur le
point de pleurer.
THOMAS.
Et moi , je l'avais prévu. Quelque violente que soit
leur colère, deux amis de vingt ans ne peuvent pas
impunément feindre de s'embrasser... Deux braves et
honnêtes gens comme vous ne peuvent pas se donner ,
comme on dit, un baiser de Judas. Allons, mes voisins,
un bon et véritable raccommodement. C'est ce qu'il
nous faut.
Tome IF, QQ.
338 LES TRACASSERIES.
GERVAULT.
Et vraiment je ferais volontiers ce que vous me con-
seillez tous, sans une inquiétude qui me reste.
THOMAS.
Laquelle ?
GERVAULT.
Qui nous répond que demain nos querelles ne re-
commenceront pas ?
DESJARDINS.
En effet : c'est de bon cœur qu'il y a quinze jours
nous étions raccommodés.
MADAME DESJARDIFS.
Et cependant, un rien, une bagatelle a suffi pour
nous brouiller de nouveau.
GRAIVVILLE.
J'ai un moyen infaillible pour empêcber entre vous
toutes querelles à venir. Convenons d'un fait. C'est ce
monsieur Tatillon et sa femme qui vous ont brouillés
tous ?
CHARLES.
En effet, c'est lui d'abord, et sa femme ensuite qui
m'a fait me fâcher contre Cécile.
MADAME DESJARDINS,
C'est la femme qui , en nous racontant les querelles
de nos enfants , m'a animée contre la voisine.
GERVAULT.
C'est le mari qui, en voulant s'établir notre arbitre,
nous a mis de nouveau dans la tête de plaider.
GRANVILLE.
Chassez-rnoi d'ici ce couple turbulent , si adroit à
brouiller, sans le vouloir, et si maladroit quand il veut
réconcilier, et je vous garantis pour toujours en bonne
intelligence.
ACTE IV, SCENE XIV. 339
GERVAULT, tendant la main a Desjardins.
Il a raison. Touche là , Desjardins.
MADAME DESJARDiws, eiiibi^assant madame Gervault.
Embrassez-moi, ma voisine.
CHARLES, à Cécile, en lui baisant la main.
Ah! Cécile.
SCENE XIV.
CÉCILE , Madame DESJARDINS , DESJARDINS ,
THOMAS , GRANVILLE , GERVAULT , Madame
GERVAULT, CHARLES, Ma^dabie LAMBERT.
MADAME LAMBERT.
A merveille, on est d'accord ici. Oh bien! il n'en est
pas de même là-dedans ; on se querelle , Dieu merci , et
tout de bon.
THOMAS.
Et qui donc?
MADAME LAMBERT.
Monsieur et madame Tatillon.
GRANVILLE.
En vérité !
MADAME LAMBERT.
Monsieur Tatillon est galant : je m'en étais déjà
aperçue , mais je ne savais pas que madame Tatillon ,
fût jalouse ; et tenez, les entendez-vous ?
22.
34o LES TRACASSERIES.
SCÈNE XV.
CÉCILE, Madame DESJARDINS, DESJARDINS ,
THOMAS , GRANVILLE , GERVAULT , Madame
GERVAULT, CHARLES, Madame LAMBERT,
TATILLON, Madame TATILLON.
TATILLON, en entrant.
En vérité , madame , pour me faire une scène aussi
affreuse et aussi injuste....
MADAME TATILLON.
En vérité, monsieur, il faudrait être douée d'une
patience plus qu'humaine....
TATILLON.
Taisez- vous donc , madame. Ne voyez- vous pas ma-
dame Lambert? Songez que c'est elle que vous insultez.
MADAME TATILLON.
Je respecte beaucoup madame. Mais vous, monsieur ,
vous devriez vous souvenir un peu plus des devoirs de
l'hymen et de l'amitié, et songer que votre extrava-
gance outrage à la fois, moi qui suis votre femme, et
monsieur Granville qui est votre ami.
TATILLON.
Eh ! mon Dieu ! madame , vous prenez bien vivement
la défense de monsieur Granville , que d'ailleurs j'estime
infiniment. Savez-vous que, si j'étais jaloux , il ne tien-
drait qu'à moi, d'après certains propos qui me sont
revenus , de penser bien des choses ?
MADAME TATILLON.
Quels sont ces propos qui vous sont revenus? quelles
sont ces choses que vous penseriez ? voilà bien ce qui
ACTE IV, SCENE XV. 34i
prouve que vous n'êtes , comme tout le monde le dit ,
qu'un brouillon , qu'un tracassier.
TATILLON.
C'est vous , madame , qui voyez des choses qui ne
sont pas , qui vous mêlez de tout , hors de ce qui vous
regarde.
THOMAS.
Là ; voilà qui est bien. Cette querelle ne fait de mal à
personne. Tâchez de continuer comme vous commencez ;
et puisque le ciel vous a doués tous les deux d'un esprit
remuant , quand les accès vous en prendront , au lieu
de vous entendre pour tourmenter les autres, vous,
monsieur, exercez votre caractère sur madame; vous,
madame , satisfaites votre humeur aux dépens de mon-
sieur : disputez-vous bien ensemble , et laissez en repos
votre prochain.
GRANVILLE.
Et voulez-vous que je vous donne un conseil ? vous
avez quitté notre petite ville ; vous vouliez vous fixer
dans ce bourg : ce n'est pas cela. Pour la tranquillité
de ces bonnes gens et pour votre gloire , allez à Paris.
THOMAS.
Ah ! oui , monsieur. En province les tracasseries sont
cruelles pour ceux qui en sont l'objet. Tout le monde
se connaît ; chaque mot porte coup ; d'ailleurs point de
variété : c'est la même vie , ce sont les mêmes habitudes.
GRANVILLE.
A Paris , on ne se connaît pas : on est isolé au milieu
de la foule; une nouvelle mode fait oublier une banque-
route ; une pièce nouvelle console de tous les malheurs.
Les cabales, les sociétés littéraires, les anecdotes du
jour; quel vaste champ pour vous, sans danger pour
autrui !
342 LES TRACASSERIES.
TATILLON.
Il y a un peu d'épigramme dans ce que vous dites.
MADAME TATILLON.
Mais il y a de la vérité.
TATILLON.
Ainsi donc, jaloux d'être témoin de votre bonheur,
nous dînons avec vous aujourd'hui, et demain nous
nous mettons en route pour Paris.
THOMAS.
C'est très-aimable de votre part. Allons nous mettre
à table.
FIN DU QUATRIEME ET DERNIER ACTE.
L'ACTE
DE NAISSANCE,
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE,
Représentée pour la première fois le 2 octobre 1804.
PRÉFACE.
Ljest bien peu de chose. J'attaque un ridicule bien usé
au théâtre , bien excusable chez nos dames : il est si cruel
de vieillir! C'est un proverbe plutôt qu'une comédie;
mais cette petite pièce me paraît assez bien conduite. Je
ne crois pas m'y montrer trop sévère pour les femmes
de quarante ans et au-delà. Le rôle de Louise a , je crois ,
de la grâce et de l'ingénuité, sans recherche et sans
afféterie. Mon jeune notaire est un personnage un peu
pâle ; mais mon vieux procureur me semble original et
comique. Il y a quelques mots heureux. La pièce a tou-
jours été vue avec plaisir.
C'est une anecdote qui m'en a fourni le sujet; mais
j'ai cru devoir changer quelque chose au dénoûment.
Suivant l'anecdote, la dame aima mieux perdre son pro-^
ces que de produire son acte de naissance.
PERSONNAGES.
Monsieur DUBOULOIR.
Monsieur CLAIRVILLE.
Madame de ROSEMONT.
LOUISE, sa fille.
ANDRÉ, valet de Clairville.
La scène est à Paris , chez madame de Rosemont.
L'ACTE
DE NAISSANCE
Le théâtre représente un salon ; une fenêtre sur un côté.
SCÈNE I.
Madame de ROSEMONT, seule.
[Elle regarde a travers les rideaux de la croisée^)
J^E voilà; quelle tournure aimable et décente! il est
avec des clients. Un vieillard, un jeune homme, une
jeune personne. C'est peut-être un contrat de mariage
qu'il achève. Ah! Clairville, quand songerez - vous au
vôtre.
SCÈNE IL
Madame de ROSEMONT, LOUISE.
LOUISE, apercevant sa mère.
Ah! mon Dieu, ma mère! et à la fenêtre encore!
comme c'est contrariant !
348 L'ACTE DE NAISSANCE.
MADAME DE ROSEMONT.
Ah! mon Dieu, il m'a vue, je crois, à travers les
carreaux.
{Elle ferme les rideaux et va précipitamment a,
l'autre côté du théâti^e.^
LOUISE.
Bon! elle s'éloigne.
{Elle va a son tour a la fenêtre et regarde^
MADAME DE ROSEMONT.
En vérité, j'en suis toute tremblante et toute pâle.
{Elle se regarde dans une glace. ^ Comme je suis coif-
fée aujourd'hui !
{Elle arrange sa coiffure?)
LOUISE.
Il est là , il m'a reconnue , prenons bien garde.
{Elle regai'de h travers les rideaux, et se détourne
pour voir si sa mère ne V aperçoit pas ^
MADAME DE ROSEMOIVT, tOUJourS h la glaCC.
Enfin je ne me suis pas trompée. Depuis huit jours
qu'il est notaire , et qu'il loge en face de moi , toutes
les fois que nous ouvrons notre fenêtre , il ouvre la
sienne. Quel maussade bonnet! et j'ai rerharqué des
regards, des signes.... ce n'est pas pour ma fille....
un enfant.... c'est donc pour moi.... Et en effet....
quand je me considère. . . . D'abord il est certain que
je ne parais pas mon âge.... mon âge!... Ai -je bien
mon âge?
LOUISE, quittant la fenêtre.
Je n'ose plus regarder... Que je suis folle cependant
de ne pas avouer à ma mère... elle m'aime tant... Al-
lons , encore un coup d'œil.
{Elle regarde encore a lafenêtre^
SCENE IL 349
MADAME DE ROSEMONT.
Qu'il est cruel de n'oser se confier à personne! car
enfin nous autres jeunes veuves avons -nous plus de
privilège que les jeunes filles.... Voyons s'il est encore
dans son cabinet.... iVojant sajille.^ Que fais -tu là,
ma fille?
LOUISE.
Moi, ma mère, ah! mon Dieu! rien; j'arrive et je
regardais... Je crois qu'il fera beau demain.
MADAME DE ROSEMONT.
Heureux âge! cela t'arrange pour ta promenade?
LOUISE.
Mais oui. {A part.) Elle ne se doute de rien.
MADAME DE ROSEMONT, à part.
Et pourquoi ne confierais -je pas à ma fille.... elle
commence à être raisonnable, et mon cœur a besoin
de s'épancher. Peut-être d'ailleurs apprendrait-elle par
d'autres, ou devinerait-elle... Il est de mon devoir de
la prévenir.
LOUISE, à part.
Allons un peu de hardiesse ; comme c'est aujourd'hui
qu'il doit envoyer... il faut absolument que je dise tout
à ma mère.
MADAME DE ROSEMOFT.
Louise ?
LOUISE
Ma mère?
MADAME DE ROSEMONT,
Vous avez quinze ans, mon enfant.
LOUISE.
J'en ai bientôt seize, maman.
35o L'ACTE DE NAISSANCE.
MADAME DE ROSEMONT.
Vous n'en avez que quinze, mademoiselle, car je
n'en ai que trente-deux.
LOUISE.
Trente...
MADAME DE ROSEMONT.
Oui , ma fille , je n'ai que trente-deux ans , entendez-
vous. Cependant comme vous avez un esprit, une rai-
son au-dessus de votre âge, j'ai une affaire... un pro-
jet... que je veux vous communiquer.
LOUISE.
Et moi , ma mère , j'ai de mon coté quelque chose à
vous dire.
MADAME DE ROSEMOFT.
Et quoi donc , mon enfant ?
LOUISE.
Parlez, ma mère, et je parlerai après.
MADAME DE ROSEMOIYT.
Eh bien! donc , ma chère , tu n'as pas remarqué, toi ,
ce jeune notaire qui depuis huit jours loge en face?
LOUISE.
Je vous demande pardon, ma mère. Il se nomme
Clairville.
MADAME DE ROSEMONT.
Précisément. Il est d'une tournure...
LOUISE.
Charmante. N'est-ce pas?
MADAME DE ROSEMONT.
Il est fort lié avec cet ancien ami de ton père , cet
honnête procureur qui s'est chargé de toutes mes af-
faires.
SCENE IL 35i
LOUISE.
Monsieur Dubouloir, qui toutes les fois qu'il nous
a parlé de Clairville , nous a fait son éloge.
MADAME DE ROSEMOWT.
Oui, il nous a dit que c'était un jeune homme in-
struit , rangé , d'une fortune honnête , et d'ailleurs ayant
un état.
LOUISE.
Oui, il nous a dit tout cela. C'est un bien honnête
homme que ce monsieur Dubouloir.
MADAME DE ROSEMONT.
Je l'estime beaucoup. Il est franc, sans façon, un
peu brusque, mais un cœur excellent, fort attaché à la
famille.
LOUISE.
Aussi je l'aime de tout mon cœur; mais pour en re-
venir à Clairville, ma mère....
MADAME DE ROSEMONT.
Eh bien! ma fille.... Clairville.... je ne lui ai pas
parlé encore; mais j'ai de bons yeux.
LOUISE.
Eh quoi! vous avez deviné....
MADAME DE ROSEMOJVT.
Cela n'était pas bien difficile. Quand l'amour s'em-
pare d'un jeune cœur, il lui fait commettre mille in-
discrétions.
LOUISE.
Eh! mon Dieu! oui.
MADAME DE ROSEMONT.
D'abord cette obstination à se tenir constamment à
la fenêtre.
LOUISE.
Même quand il pleut.
352 L'ACTE DE NAISSANCE.
MADAME DE ROSE M ON T.
Ces profondes révérences quand nous passons à côté
de lui.
LOUISE.
Oh! il est d'une politesse...
MADAME DE ROSEMONT.
Quelques signes que j'ai cru remarquer... Cette af-
fectation de baisser les yeux quand on le regarde.
LOUISE.
Vous avez vu tout cela , ma mère ?
MADAME DE ROSEMOWT.
Tout cela est si clair que je me propose aujourd'hui
même...
LOUISE.
Quoi donc?
M A D A. M E DE R O S E M O IN" T.
De prier monsieur Dubouloir de nous amener notre
jeune voisin.
LOUISE.
Oh ! je peux vous répondre qu'il viendra bien vite,
MADAME DE ROSEMONT.
Après t' avoir expliqué son secret, tu dois sentir que
le mien n'est pas difficile à deviner.
LOUISE.
Mais en effet, ma mère, je crois voir...
MADAME DE ROSEMONT.
Tu sais que je suis plutôt ton amie que ta mère
LOUISE.
Oh ! c'est vrai.
MADAME DE ROSEMONT.
Et tu as dû nécessairement sentir qu'à mon âge je
pourrais songer à me remarier.
SCENE II. 353
LOUISE.
A VOUS remarier !
MADAME DE ROSEMOWT.
Eh mais, oui Or, qu'ai-je besoin d'en dire da-
vantage? D'après cet entretien, tu comprends que mon
choix est fait.
LOUISE.
Votre choix . . . Serait-il possible ?
MADAME DE ROSEMOIVT.
Et que je suis décidée à épouser . . .
LOUISE.
A épouser . . . Monsieur Dubouloir peut-être ?
MADAME DE ROSEMONT.
Fi donc ! il m'en a parlé plus d'une fois , en riant.
Je l'ai refusé en riant de mon côté ; il a cinquante ans,
LOUISE.
Mais enfin qui donc?
MADAME DE ROSEMOIYT.
Eh mais vraiment , Clairville.
LOUISE.
Clairville !
MADAME DE ROSEMONT.
Oui, mon enfant, il m'aime, je n'en puis plus dou-
ter. La timidité l'a empêché de se déclarer; mais
monsieur Dubouloir nous l'amènera, et il parlera, je
t'en réponds.
LOUISE.
Ah ! grand dieu !
MADAME DE ROSE M ON T.
Eh bien , qu'as-tu donc , ma fille ? tu ne me blâmes
pas de répondre aux sentiments de ce bon jeune
homme, tu n'es pas fâchée.... et je te crois trop rai-
Tome IF. 3 3
354 L'ACTE DE NAISSANCE.
somiable pour craindre qu'un second mariage puisse
altérer jamais la tendresse que je te porte.
LOUISE.
Non sans doute... Soyez heureuse, ma mère, et je
jouirai de votre bonheur.
MADAME DE ROSEMONT.
Comme elle est aimable ! comme elle répond bien
cette chère enfant ! or çà maintenant je t'ai confié mon
secret, c'est à toi à me révéler le tien.
LOUISE.
Le mien , ma mère? oh ! à présent je n'ose ... je ne
puis. . . {A part ^ Oh ! mon Dieu ! mon Dieu! qui au-
rait jamais pu prévoir un pareil malheur?
MADAME DE ROSEMONT.
Voyons, veux-tu que je devine?
LOUISE.
Oh ! non , ne devinez pas.
MADAME DE ROSEMOIVT.
Pourquoi pas; ne sais-je pas ce qui occupe les jeunes
personnes de ton âge ? tu es fâchée de mener une vie
aussi retirée; tu voudrais aller anx fêtes, aux specta-
cles , voir le monde , être un peu plus parée ; c'est tout
simple. Après mon veuvage , j'avais renoncé à toutes
mes sociétés , et quand j'ai commencé à sortir , à pa-
raître, tu étais si jeune encore . . . mais sois tranquille,
tout cela va changer; tu vois que je ne te traite plus
en enfant déjà, puisque je te fais une confidence aussi
importante. Une fois madame Clairville , je te mène
partout avec moi ; Clairville et moi nous ne songei^ons
qu'à te rendre heureuse. Il s'agira de te marier à ton
tour, et nous saurons si bien diriger ton choix....
LOUISE.
Non, ma mère, je ne veux pas me marier.
SCÈNE III. 355
MADAME DE ROSEMONT.
Pauvre enfant! voilà ce qu'on dit à quinze ans, et
quand on aime aussi tendrement sa mère , on regarde
comme un malheur de la quitter pour un mari. Mais
comme on change! je le sais par ma propre expérience.
SCÈNE III.
Madame de ROSEMONT, LOUISE, ANDRÉ.
AJNDRÉ.
Pardon , madame. Mademoiselle Justine , la femme
de chambre, m'a dit que je trouverais ici madame de
Rosemont, sa maîtresse.
madame de ROSEMOÎfT.
C'est moi, mon ami.
AlYDRÉ.
Oh ! bien , moi , madame , je suis André , le domesti-
que de monsieur de Clairville, le notaire, votre voisin.
MADAME DE ROSEMONT.
De monsieur Clairville!
LOUISE, à part.
Là, tout était si bien arrangé.
K^D^i.^ présentant une lettre.
C'est une lettre que monsieur m'a chargé de re-
mettre à madame.
MADA.ME DE B-OS^MOTiT ^ prenant la lettre.
Donnez, mon ami. Eh bien! Louise, une lettre de
lui!
ANDRÉ, l^as a Louise, lui pi^ésentant une autre lettre.
Et en voilà une autre qu'il m'a chargé de remettre
en secret à mademoiselle.
23.
356 L'ACTE DE NAISSANCE.
LOUISE, a part.
Et il m'écrivait!
MADAME DE ROSEMOîN'T, Usant.
A merveille , une lettre de politesse, de convenance,
qui a Tair de ne rien signifier... et qui signifie beau-
coup. C'est charmant.
A IN" D R É , à Louise.
Prenez donc, mademoiselle.
LOUISE, bas a Aiidi^é.
Non, je ne peux pas, je ne veux pas.
MADAME DE ROSEMOIYT.
Dites à votre maître, mon ami, qu'il peut venu-,
que nous l'attendons, et qu'il est sûr d'être reçu avec
plaisir par ses voisines : n'est-ce pas , ma fille ?
LOUISE.
Oui , ma mère.
AlYDRE.
Madame ne veut pas me donner un mot d'écrit? {^A
Louise.^ Prenez donc.
MADAME DE ROSEJIOjN^T.
C'est inutile, qu'il vienne.
LOUISE.
Oui, qu'il vienne.
A ]y D R É , serrant la lettre.
Qu'il vienne. Allons , je vois bien qu'il faut que je
me contente de cette réponse. ÎMadame et mademoi-
selle, j'ai bien l'honneur de vous faire ma très-humble
révérence.
(// sort^
SCENE lY. 35;
SCÈNE IV.
Madame de ROSEMOXT, LOUISE.
j
MADAME DE ROSEMO^fT , montrant la lettre a sajilie.
Tiens, ma chère, lis, et tu verras. Il se reproche
de ne pas avoir encore demandé la permission de nous
faire sa cour, il veut se lier avec nous, il s'appuie de
son intimité avec monsieur Dubouloir , notre ami com-
mun. « Serait-il indiscret de venir nous présenter ses
liommages ce matin même?» Cela ne dit rien, cela dit
tout. Et combien cette démarche de sa part me met à
mon aise ! je voulais prier monsieur Dubouloir de nous
l'amener, c'était tout simple entre voisins. Eh bien ! il
y a des gens qui auraient été capables d'y trouver à
redire. J'aurais eu l'air de le rechercher; au lieu qu'à
présent, c'est évident, c'est lui qui me recherche.
iS^'es-tu pas enchantée comme moi de cette lettre?
LOUISE.
Oui , ma mère , enchantée.
MADAME DE ROSEMO>"T.
Tattends monsieur Dubouloir ; il vient pour me
parler de ce maudit procès , et il exige de moi des
choses . . . Eh bien î où les ai-je donc mis ces malheu-
reux papiers? Ah 1 ils sont dans mon sac . . . Oh ! nous
verrons : j'oserai tout dire à cet honnête Dubouloir.
Je le craignais , d'après ses folles prétentions ; mais
depuis que je t'ai ouvert mon cœur, depuis que ce
jeune homme m'a fait demander la permission de venir
me voir, je me sens encouragée. Je lui parlerai.
358 L'ACTE DE NAISSANCE.
LOUISE, à part.
Et moi aussi, je lui parlerai.
MADAME DE ROSEMONT.
Justement le voilà.
SCENE V.
Madame DE ROSEMONT, DUBOULOIR, LOUISE.
DUBOULOIR.
Bonjour, madame; bonjour, mon aimable pupille.
Toujours bien aise de voir la femme et la fille de mon
pauvre ami. Grâce au ciel, je peux vous consacrer
une bonne partie de ma journée. Voulez-vous me
donner à dîner ?
MADAME DE ROSEMONT.
J'allais moi-même vous prier....
DUBOULOIR.
Fort bien. J'ai deux ou trois courses à faire avant
quatre heures , et je suis à vous jusqu'au soir. Or çà ,
pour ne pas perdre un temps précieux , car on peut
l'employer beaucoup plus agréablement auprès de vous,
débarrassons - nous des affaires. Avez-vous les papiers
que je vous ai demandés ?
MADAME DE ROSEMOWT.
Les papiers.... oui, monsieur.... Laissez - nous , ma
fdle.
LOUISE.
Oui, ma mère. {^Bas a Dubouloir.) Il faut absolu-
ment que je cause avec vous.
DUBOULOIR.
Eh bien! quand vous voudrez, ma chère enfant.
SCENE VI. 359
MADAME DE ROSEMONT.
Que dis-tu à monsieur?
LOUISE.
Rien, ma mère; je vous laisse.
{^Elle soî't.)
DUBOULOiR, a part.
Ah! ah! du mystère!
SCÈNE VL
Madame DE ROSEMONT, DUBOULOIR.
MADAME DE ROSEMONT.
Comme ma fille n'entend rien aux affaires, j'ai dû
2.a renvoyer.
DUBOULOIR.
Comme celles - ci l'intéressent autant que vous , elle
aurait pu rester; mais c'est égal. Où sont ces papiers?
MADAME DE ROSEMOWT , tirant les papiers de son sac
et en séparant un.
Les voilà.
DUBOULOIR, prenant et examinant les papiers.
Donnez; c'est bon. Votre contrat de mariage.... le
testament de votre grand-père.... l'inventaire après le
décès de ce pauvre Rosemont; mais... il en manque un.
MADAME DE ROSEMONT.
Lequel donc , s'il vous plaît ?
DUBOULOIR.
Eh parbleu ! celui que je ne cesse de vous demander
depuis un mois.
MADAME DE ROSEMONT.
Mais vous les demandez tous.
36o L'ACTE DE NAISSANCE.
DUBOULOIR.
Oui, mais sur-tout....
MADAME DE ROSEMONT.
Quoi donc ?
DUBOULOIR.
Votre acte de naissance.
MADAME DE ROSEMOIMT»
Mon acte de naissance!
DUBOULOIR.
Ou votre extrait de baptême , comme vous voudrez.
MADAME DE ROSEMONT.
Eh! mon Dieu! est-il donc si nécessaire....
DUBOULOIR.
Comment! s'il est nécessaire! dans un procès où il
s'agit de prouver que vous étiez majeure à la mort de
votre grand-père.
MADAME DE ROSEMONT.
Majeure! suivant la nouvelle loi.
DUBOULOIR.
Et ne l'étiez - vous pas même suivant l'ancienne ? 11
nous le faut absolument.
MADAME DE ROSEMONT.
Eh bien ! vous l'aurez. Je voulais vous parler de ce
jeune homme , notre voisin , monsieur Clairville.
DUBOULOIR.
Eh bien! c'est un jeune homme, un bon garçon,
un notaire instruit ; je vous l'ai dit cent fois. Revenons
à votre acte de naissance.
MADAME DE ROSEMONT.
C'est que ce monsieur Clairville me fait demander
la permission de venir me voir; et puisque vous me
faites l'amitié de dîner avec moi, je voudrais l'in-
viter....
SCÈNE YI. 36j
DUBOULOIR.
Vous ferez fort bien. Mais voilà un mois que je vous
demande ce papier ; songez qu'il me le faut aujourd'hui ,
ou vous perdez votre procès.
MADAME DE ROSEMONT.
Eh ! mon Dieu î ce procès est-il donc si important ?
En vérité je serais tentée d'y renoncer.
DUBOULOIR.
• Quand vous seriez assez folle pour l'abandonner , je
suis là pour le suivre. C'est mon devoir. Ne suis-je pas
le subrogé -tuteur de votre aimable Louise? Mais je
vois ce que c'est. Vous ne voulez pas qu'on sache que
vous datez de cinquante-huit.
MADAME DE ROSEMONT.
Qui ? moi !
DUBOULOIR.
Chut. On ne nous entend pas. Nous sommes entre
nous; oui, de cinquante-huit ou cinquante-neuf; car,
moi qui vous parle, je suis de cinquante -deux, et je
n'ai guère que sept ou huit ans de plus que vous. Par-
don si je vous parle franchement; mais mon amitié
pour feu votre mari en a fait naître en mon ame une
.bien sincère pour vous et pour votre chère fille, et
j'aime mieux vous déplaire que de ne pas en remplir
les devoirs. Tenez, madame de Rosemont, vous êtes
une brave et digne femme, une excellente mère; mais
que diable ! pourquoi voulez - vous être encore une
jeune personne? Je le conçois; quand une femme a
atteint la quarantaine, avant qu'elle ait pris son parti
de passer ses jours à l'athénée ou à l'église, avant
qu'elle ait choisi , ou de lire des vers avec de beaux
esprits , ou de jouer au piquet avec son directeur , elle
362 L'ACTE DE NAISSANCE.
jette un coup d'œil de regret sur le monde; elle vou-
drait ne pas renoncer encore à tous les privilèges de la
jeunesse. C'est fort naturel , et je vous excuse ; mais ce
que je ne vous pardonne pas, c'est de vous préparer
des chagrins. Ne vaudrait-il pas mieux laisser la parure ,
la coquetterie , les prétentions à votre fille , et , comme
je vous l'ai déjà proposé plusieurs fois, m'épouser,
moi , qui déjà presque vieux garçon , vous trouve en-
core très-jeune, très-fraîche et très-agréable.
MADAME DE ROSEMONT.
Une jolie manière de me faire la cour!
DUE ou LOIR.
Ma foi, c'est celle qui convient à notre âge.
MADAME DE ROSEMOIVT.
Notre âge! notre âge! si vous me trouvez jeune
pour vous, n'est-il pas possible que je vous trouve âgé
pour moi.
DUBOULOIR.
A votre aise. Nous y reviendrons : vous m'épouserez,
j'en réponds. Je vous dirai seulement qu'il vaudrait
mieux que cela fût plus tôt que plus tard; car ni vous
ni moi n'avons le temps d'attendre. Laissons cela.
Définitivement, oui ou non, voulez -vous me donner
Votre acte de naissance?
MADAME DE ROSEMOFT.
Eh bien! monsieur, définitivement, non.
DUBOULOIR.
Eh bien! madame, je l'aurai malgré vous. Vous êtes
née à Paris, rue Sainte-Anne, ou de Grammont, pa-
roisse Saint -Roch. Sans adieu. En nous mettant à
table je vous dirai votre âge au juste , jour pour jour.
SCENE VIL 363
MADAME DE ROSEMONT.
Comment! monsieur....
DUBOULOIR.
Que voulez - vous ? quand nos amis ne veulent pas
être raisonnables, il faut bien que nous le soyons
pour eux,
MADAME DE ROSEMOiYT , liii donnant le papier.
Tenez , méchant homme que vous êtes , le voilà mon
extrait de baptême ; allez bien vite le publier , le mon-
trer et révéler à tout le monde....
DUBOULOIR.
Oh! pouvez -vous me croire capable.... Soyez sûre
que je n'en ferai que l'usage le plus discret. Je suis
brusque, exigeant; mais je ne manque pas d'indul-
gence : je sais respecter les faiblesses. Vous n'avez qu'à
me dire l'âge que vous voulez avoir, et, hors le tribu-
nal, je vous appuierai, je vous soutiendrai, je mentirai
pour vous sans rougir, et avec une intrépidité qui vous
fera plaisir.
MADAME DE ROSEMONT.
Taisez -vous donc. Cachez donc bien vite ce vilain
papier; voilà ma fille.
SCENE VIL
Madame de ROSEMONT, LOUISE, DUBOULOIR.
LOUISE.
Maman, c'est votre marchande de modes.
MADAME DE ROSEMOJVT.
J'y vais.
364 L'ACTE DE NAISSANCE.
DUBOULOIR.
Oh! c'est tout simple, la marchande de modes doit
l'emporter sur le procureur.
MADAME DE ROSEMONT.
N'avons-nous pas dit tout ce que nous avions à dire?
DUBOULOIR.
Et mon amour pour vous , et toutes les jolies choses
que vous m'inspirez! et notre mariage!
MADAME DE ROSEMONT.
Quoi que vous en disiez , nous avons le temps l'un et
l'autre d'y penser. Ma fille , dès que monsieur Clairville
arrivera , faites-moi avertir.
{Elle soî't.)
SCÈNE VIII.
LOUISE, DUBOULOIR.
DUBOULOIR.
Diable ! elle s'occupe beaucoup de Clairville.
LOUISE.
Eh ! vraiment , elle ne s'en occupe que trop,
DUBOULOIR.
Bon! Serait-ce là le sujet sur lequel vous voulez m'en-
tretenir , mon aimable pupille ?
LOUISE.
Précisément. Vous étiez l'ami de mon père , vous
voulez épouser ma mère. J'en serais bien contente , car
elle serait heureuse avec vous; et je vous dois tant de
reconnaissance pour la sincère amitié que vous m'avez
témoignée... Il se machine contre vous quelque chose
qui me fait bien de la peine.
SCENE VIII. 365
DUBOULOIR.
Eh ! quoi donc , ma chère enfant ?
LOUISE.
Ma mère veut épouser monsieur Clairville.
DUBOULOIR.
En vérité ! Ah ! pour le coup je ne la croyais pas si
folle.
LOUISE.
Eh! mais, écoutez donc; elle s'est imaginée que mon-
sieur Clairville était amoureux d'elle , et elle avait quel-
que raison de le croire.
DUBOULOIR.
Comment donc cela ?
LOUISE.
Il n'y a que huit jours qu'il est notaire, et qu'il de-
meure là, monsieur Clairville. Ma mère est encore
jeune.
DUBOULOIR.
Oh oui. Encore quelques années et la mère et la fille
seront du même âge , car tous les ans la fille en prend
un et tous les ans la mère se rajeunit de deux ou trois.
LOUISE.
Ses fenêtres sont en face des nôtres. Eh bien ! il fait
des signes, il lance des regards, il se confond en ré-
vérences, et tout à l'heure il vient de faire demander
à ma mère la permission de se présenter chez elle.
DUBOULOIR.
Est-ce que par aventure notre jeune notaire qui con-
naît la fortune de madame de Rosemont voudrait se
marier par spéculation ?
LOUISE.
Fi donc ! Monsieur Clairville est incapable de se
, laisser guider par des vues d'intérêt.
366 L'ACTE DE NAISSANCE.
DUBOULOIR.
Est-ce qu'il serait amoureux tout de bon ?
LOUISE.
Oui vraiment, tout de bon.
DUBOULOIR.
Amoureux?
LOUISE.
Oui, monsieur, amoureux. Mais ce n'est pas de ma
mère.
DUBOULOIR.
Et de qui donc ?
LOUISE.
C'est de moi , monsieur Dubouloir.
DUBOULOIR.
Ah ! de vous.
LOUISE.
Tous ces signes, tous ces regards, toutes ces révé-
rences, c'est pour moi.
DUBOULOIR.
Et comment le savez-vous ? .
LOUISE.
Comment? ma mère n'est pas toujours à la fenêtre
avec moi. Tous les soirs elle va au spectacle, dans ses
sociétés. Elle ne m'emmène jamais avec elle , parce que,
dit-elle, je ne suis qu'une enfant, et que d'ailleurs c'est
l'heure de mes leçons. Je ne sais comment cela s'est
fait ; mais depuis huit jours monsieur Clairville et moi
nous sommes toujours à la fenêtre à respirer le frais
du soir. Oh ! pour cela on peut dire qu'il mène une vie
bien retirée , bien solitaire. Depuis huit jours il ne lui
est pas arrivé de sortir une seule fois. C'est un garçon
bien rangé ; il ne chante pas fort bien ; mais il a une
SCENE VIII. SCy
voix qui va à l'ame , et puis ses romances sont si tou-
chantes, si bien choisies...,
DUBOULOIR.
Que vous avez deviné que c'était pour vous qu'il les
chantait.
LOUISE.
Jugez donc: quand ma mère m'a avoué qu'elle l'aimait,
qu'elle s'en croyait aimée, cela m'a fait un mal....
DUBOULOIR.
Comment ! est-ce que vous aimeriez Clairville , vous ?
LOUISE.
Mais je crois qu'oui....
DUBOULOIR.
Ah ! ah ! et sait-il que vous l'aimez ?
LOUISE.
Mais je crois qu'oui.
DUBOULOIR.
Et comment le croyez-vous?
LOUISE.
C'est qu'hier au soir précisément j'étais à cette fe-
nêtre....
DUBOULOIR.
Et lui à la sienne, c'est tout simple.
LOUISE.
Il ne passait personne dans la rue. Il s'est hasardé à
me parler, il m'a demandé si cela ne me contrarierait
pas qu'il obtînt de ma mère la permission de lui rendre
visite. Heureusement qu'il commençait à faire nuit, il
n'a pas pu voir que je rougissais. Moi je lui ai répondu
poliment, comme je le devais, que ma mère et moi
nous nous ferions un plaisir de recevoir un homme
honnête et qui nous paraissait aussi aimable. C'est alors
368 L'ACTE DE NAISSANCE.
qu'il est convenu avec moi que ce matin il enverrait
une lettre à ma mère. La lettre est venue, mais son
domestique en avait une autre qu'il voulait me donner
en cachette. Moi je n'ai pas voulu la recevoir, mais
quand ma mère a dit au domestique , en parlant de
monsieur Clairville , Qu'il vienne ; moi je n'ai pu m'em-
pêcher de répéter : Oui , qu'il vienne. Vous voyez ; je
vous dis tout. C'est la faute de ma mère. J'allais tout
lui révéler ce matin quand elle m'a prévenue. Il faut
pourtant que je parle à quelqu'un , et à qui pourrais-je
me confier, si ce n'est à mon tuteur , à l'ancien ami de
mon père, à l'ami de monsieur Clairville et à l'homme
raisonnable qui veut épouser ma mère ?
DUBOULOIR.
Chère enfant ! eh bien ! à la bonne heure , voilà ce
qui s'appelle un amour convenable. J'y avais déjà
pensé, moi.
LOUISE.
En vérité ! vous aviez pensé à me marier à Clairville ?
DUBOULOIR.
Oui, parbleu!
LOUISE.
Oh ! vous êtes un homme charmant.
DUBOULOIR.
J'avais bien prévu quelques oppositions de la part
de la maman ; son refrain ordinaire : Ma fille est une
enfant. Mais j'étais loin de penser qu'elle poussât la
folie jusqu'à devenir la rivale de sa fille.
LOUISE.
N'êtes- vous pas d'avis que vous et moi , qui aimons
tant ma mère , nous devons nous réunir pour l'empêcher
d'achever ce que vous appelez sa folie ?
SCENE IX. 369
DUBOULOIR.
Oui, sans cloute : mais c'est difficile, très -difficile.
Elle est vive , obstinée , la bonne dame , et l'amour-
propre....
LOUISE.
Oh ! d'abord, je suis tranquille: monsieur Clairville
ne consentira jamais à l'épouser. Mais cela ne suffit pas.
Ah! mon Dieu! c'est lui , je crois. Je tremble; voilà
la première fois que je me trouve avec lui.
DUBOULOIR.
Oui , mais ce n'est pas la première fois que vous vous
parlez.
SCENE IX.
LOUISE, DUBOULOIR, CLAIRVILLE.
CLAIRVILLE.
Madame de Rôsemont.... Ah ! monsieur Dubouloir.
DUBOULOIR.
Eh bien! qu'est-ce que c'est? il tremble aussi, lui de
son côté. Et que diable ! est-ce à celui qui porte le trouble
dans tous les cœurs à trembler comme un enfant ?
CLAIRVILLE.
Mademoiselle , j'ai bien l'honneur....
DUBOULOIR.
Laissez là toutes ces politesses. Depuis vingt-cinq
ans que je suis procureur j'ai pris l'habitude de mener
vivement les affaires; parlons des nôtres.
LOUISE, a Dubouloir.
N'allez pas dire au moins à monsieur Clairville....
Tome IF. 2 4
370 L'ACTE DE NAISSANCE.
DUBOULOIR.
Je sais ce que j'ai à dire. Vous aimez mademoiselle ;
mademoiselle vous aime....
LOUISE.
Eh mais! taisez-vous donc.
CLAIRVILLE.
Serait-il vrai , mademoiselle ?
DUBOULOIR.
Eh! oui. C'est entendu , c'est reconnu , c'est approuvé
par moi , votre ami , tuteur de mademoiselle et amant
passionné de sa mère. Car hors ce petit ridicule de ne
pas vouloir être de son âge , ridicule dont je la corri-
gerai, elle a toutes les qualités qui peuvent me rendre
heureux. L'âge , la fortune , le caractère , tout est par-
faitement convenable entre vous ; mais cela ne suffît
pas. Il nous faut le consentement de la mère de ma-
demoiselle. Or, cette mère que j'adore s'est avisée
d'imaginer que vous l'aimiez , et vous adore de son côté.
CLAIRVILLE.
Se peut-il?
DUBOULOIR.
Oui, elle est rivale de sa fille, et grâce à elle nous
voilà rivaux. Il ne faut pas perdre la tête ici, et j'ima-
gine une procédure.... je veux dire un stratagème qui
vous facilitera les moyens de vous voir, qui me don-
nera ceux de la persuader, qui vous laissera grandir,
qui la laissera vieillir.
CLAIRVILLE.
Eh ! mais , c'est un siècle d'attente que vous nous
proposez.
DUBOULOIR.
Ne semble-t-il pas que , parce que vous vous aimez ,
SCENE IX. 3^1
il faut qu'on vous marie dès demain ? Nous arriverons •
mais laissez-vous conduire. D'abord, vous, monsieur,
ayez, s'il vous plaît, la complaisance d'entretenir la
mère de mademoiselle dans son erreur; faites l'amant
passionné auprès d'elle.
LOUISE.
Auprès de ma mère ! je ne le souffrirai pas.
CLAIRVILLE.
Je n'y consentirai jamais. Je ne sais pas tromper.
DUBOULOIR.
Eh bien ! ne voilà - 1 - il pas déjà que vous vous
alarmez ? eh ! que diable ! mademoiselle , ne soyez pas
plus jalouse que je ne suis jaloux, moi qui aime si
ardemment madame votre mère, et qui engage un
jeune homme aimable à lui faire la cour. Et vous,
monsieur le scrupuleux , n'ayez point la folle délicatesse
de vous refuser à un subterfuge qui vous est proposé
par un ami que vous connaissez pour un galant homme.
Il faut de l'adresse pour amener les gens à la raison.
Madame de Rosemont en est arrivée à l'époque de
n'être plus jeune et d'avoir la manie de l'être; et,
d'après un entretien que je viens d'avoir avec elle, je
peux vous assurer qu'elle porte encore cette manie à
un tel degré , qu'elle est capable de vous fermer inhu-
mainement sa porte , non-seulement si elle devine que
vous aimez sa fille, mais même si vous ne parvenez à
lui persuader que vous êtes amoureux d'elle. Elle con-
damnera cette fenêtre, elle déménagera brusquement;
je la connais : et alors, adieu les signes, les regards,
les jolies romances; votre mariage et le mien sont à
tous les diables. Suivez mon conseil , au contraire ;
vous voyez mademoiselle tous les jours, vous gagnez
du temps, et moi qui ai quelquefois de l'empire sur
372 L'ACTE DE NAISSANCE.
madame de Rosemont, j'attends et je saisis le moment
favorable pour nous rendre heureux tous les quatre.
LOUISE.
J'entends parfaitement vos raisons, et je conviens
qu'il y a du danger à ne pas suivre vos conseils ; mais
comment voulez-vous que je le voie patiemment faire
la cour à ma mère ?
CLAIRVILLE.
Et que voulez-vous que je dise à madame de Rose-
mont ? je la respecte , je l'estime , mais c'est sa fille que
j'aime.
DUBOULOIR.
Tout ce que vous voudrez. Des mots entrecoupés ,
des phrases sans suite : elle vous regardera comme un
amant timide qu'il faut encourager. Des compliments
sur sa jeunesse, sur sa beauté, des tirades de romans:
elle prendra tous vos mensonges pour l'expression de
la vérité. Si vous vous sentez embarrassé, regardez
mademoiselle, imaginez-vous que c'est à elle (jue vous
parlez. La mère a bien cru que c'était elle que vous
admiriez de votre fenêtre. Elle prendra pour elle tout
ce que vous adresserez de tendre et de galant à sa fille.
Justement la voici. Commencez, ou plutôt laissez-moi
faire , je vais commencer pour vous.
CLAIRVILLE,
En vérité , vous me faites jouer un rôle qui ne me
convient pas du tout.
LOUISE.
Je ne me serais jamais avisée d'un moyen comme
celui-là.
SCENE X. 373
SCÈNE X.
LOUISE, Madame DE ROSEMONT, DUBOULOIR,
CLAIRYILLE.
DUBOULOIR.
Venez, madame, venez, et permettez qu'avant de
partir je vous présente mon ami Clairville que voici.
MADAME DE ROSEMONT.
Monsieur Clairville ! Et pourquoi ne m'avertissez-
vous pas , mademoiselle ?
LOUISE.
Mais, maman, monsieur arrive à l'instant.
DUBOULOIR.
Il est vrai. Je lui en veux, au moins, de m'avoir
prévenu par cette lettre qu'il vous a écrite ce matin.
Il aurait dû me laisser la satisfaction de vous prier
moi-même de le recevoir; mais voilà comme sont tous
les jeunes gens. ( A Clairville. ) Parlez donc.
CLAIRVILLE.
Puis -je espérer, madame, que vous voudrez bien
permettre à votre heureux voisin de cultiver votre
société ?
MADAME DE ROSEMONT.
Monsieur, il sera bien flatteur pour moi que vous y
trouviez quelques charmes.
DUBOULOIR.
Bon ! vous voilà tous les deux embarrassés dans les
compliments. Moi, je n'y entends rien. J'ai dit à Clair-
ville qu'il dînait aujourd'hui avec nous. C'est une chose
convenue, n'est-il pas vrai?
374 L'ACTE DE NAISSANCE.
CLATRVILLE.
Puisque madame veut bien me faire l'honneur....
DUBOiTLoiR,rt madame de Rosemont.
Il est fort bien ce jeune homme, vous aviez raison.
Au moment où vous êtes entrée , il me faisait votre éloge.
MADAME DE ROSEMONT.
En vérité ! Monsieur est trop indulgent de faire
l'éloge d'une pauvre veuve.
DUBOULOIR.
Qui n'est pas faite pour rester toujours veuve , n'est-
ce pas , Clairville ?
MADAME DE ROSEMONT.
Qu'il connaît à peine de vue.
DUBOULOIR.
c'est quelque chose de connaître les jolies femmes
de vue, n'est-ce pa^ , Clairville? Le fait est que j'ai
rencontré hier un de ses clients qui était tout étonné
de la manie qu'il avait de parler d'affaires à la fenêtre
de son cabinet.
CLAIRVILLE.
Il est certain.... »
LOUISE, a part.
Comme il est embarrassé ce pauvre jeune homme !
DUBOULOIR.
Or çà, je vous laisse. Comme je vous l'ai dit, j'ai
quelques courses à faire avant dîner. ( A Clairville. )
Du courage, et je reviens faire le jaloux. [A madame
de Rosemont. ) Quant aux papiers importants que vous
m'avez confiés , soyez tranquille sur l'usage que j'en
ferai. Vous le voyez, je fais tout ce que vous voulez.
Ah ! madame, quand vous déciderez-vous donc à com-
bler mon bonheur ?
(// sort. )
SCENE XI. 375
SCÈNE XL
LOUISE , Madame DE ROSEMONT, CLAIR VILLE.
CL AIRVILLE.
Ce monsieur Dubouloir est un bien galant homme.
MADAME DE ROSEMONT,
Il est vrai , je ne lui connais qu'un seul défaut.
CLAIRVILLE.
Lequel donc , madame ?
MADAME DE ROSE M ON T.
Il s'est mis dans la tête, je ne sais pourquoi, qu'il fal-
lait que je l'épousasse.
CLAIRVILLE.
Ah! madame... {^A part.^ Je ne sais que lui dire.
[Haut. ) C'est un désir si naturel qu'il me semble que
vous auriez tort de lui en vouloir.
LOUISE, à part.
Allons , le voilà qui commence.
MADAME DE ROSEMOIVT.
Oui , si ce qu'il appelle son amour était accompagné
d'une certaine délicatesse d'expressions.... mais il en
parle avec une franchise qui ressemble tellement à de
la brusquerie... et puis son âge... [A sajîlle.) Eh bien!
mademoiselle , est-ce que vous n'allez pas étudier votre
leçon de piano?
LOUISE.
Mais , ma mère , j'ai bien le temps.
MADAME DE ROSEMONT.
Comment! vous avez le temps; allez donc, made-
moiselle , je vous en prie.
376 L'ACTE DE NAISSANCE.
LOUISE.
Eh bien ! ma mère , j'y vais.
{Elle sort.)
SCÈNE XIL
Madame de ROSEMONT, CLAIRYILLE.
madame de rosemont.
Cette petite fille a des moments de caprice et de pa-
resse inconcevables.
CLAIRVILLE.
Ah! madame, elle est charmante!
MADAME DE ROSEMONT.
Charmante, dites- vous?
CLAIRVILLE.
Oui , oui , madame , dans son air , dans ses traits ,
elle promet d'être un jour aussi aimable que sa mère.
MADAME DE ROSEMONT, en minaudant.
Que sa mère... il ne lui faudra pas de grands efforts.
{A part.) Il paraît fort timide.
CLAIRVILLE, Cl part.
Allons, il faut bien que je parle. {Haut.) Ce mon-
sieur Dubouloir est si prompt à prendre la parole,
qu'à peine m'a-t-il laissé le temps de vous remercier
de la réponse aimable que vous avez faite ce matin à
mon domestique; et lui-même, en m'invitant à dîner
aujourd'hui en votre nom , m'a imposé le devoir de
vous témoigner toute la reconnaissance que j'éprouve...
{A part?)\je, diable m'emporte si je sais ce que je dis.
MADAME DE ROSEMONT.
(A part.) Le voilà déjà tout interdit. {Haut.) C'est
SCEJS[E XII. 377
moi, monsieur, qui vous dois mille remercîments
d'avoir bien voulu accepter.... Mais laissons de côté
toutes ces politesses. Comment trouvez -vous le nou-
veau quartier que vous habitez?
CLAIRVILLE.
Si agréable , que j'espère ne jamais le quitter.
MADAME DE ROSEMONT.
Monsieur Dubouloir vous a plaisanté sur la manie
que vous avez de vous tenir à votre fenêtre. Peut-être
trouverez- vous aussi qu'on pourrait me plaisanter à
mon tour?
CLAIRVILLE.
Je suis trop heureux de vous y voir pour me per-
mettre la plus légère plaisanterie.
MADAME DE ROSEMONT.
Prenez donc garde. Savez-vous que ce sont presque
des douceurs que vous me dites là?
CLAIRVILLE.
Vous croyez?
MADAME DE ROSEMONT.
Et que vous m'obligerez de ne pas tenir un pareil
langage devant monsieur Dubouloir.
CLAIRVILLE. >
Pourquoi donc cela, madame?
MADAME DE ROSEMONT.
Pourquoi?... S'il allait prendre de l'ombrage.
CLAIRVILLE.
De l'ombrage!
MADAME DE ROSEMONT.
Je vous ai dit qu'il me faisait la cour, qu'il voulait
m'épouser.
378 L'ACTE DE NAISSANCE.
CLAIRVILLE.
Ah! c'est vrai. Est-ce que vous partageriez ses sen-
timents ?
MADAME DE ROSEMONT,
Non pas précisément. Il était l'ami de monsieur de
Rosemont.
CLAIRVILLE.
Je le sais.
MADAME DE ROSEMONT.
C'est un fort honnête homme.
CLAIRVILLE.
J'en conviens.
MADAME DE ROSEMONT.
Un véritable ami à qui je dois des égards , des mé-
nagements.
CLAIRVILLE.
Oui sans doute ; mais tout cela n'est pas de l'amour.
MADAME DE ROSEMONT.
Non vraiment.
CLAIRVILLE.
Enfin , que pensez-vous de ses prétentions ?
MADAME DE ROSEMONT.
Ce que j'en pense... Vous êtes curieux au moins.
CLAIRVILLE.
Le désir de devenir à mon tour votre ami doit me
servir d'excuse.
MADAME DE ROSEMONT.
Chargé de toutes les affaires de famille, monsieur
Dubouloir s'y emploie avec un zèle, un désintéresse-
ment....
CLAIRVILLE.
Ah ! madame , qui ne s'empresserait de consacrer
SCENE XIII. 379
tous ses soins, tout son temps à une femme respec-
table... aimable... bonne... et faite en un mot pour in-
spirer...
MADAME DE HOSEMONT.
Fort bien, c'est vous qui êtes jaloux de monsieur
Dubouloir.
CLAIRVILLE.
Jaloux! moi.... J'avoue.... {A part^ Allons, je suis
pris. {Haut^ Il est certain...
MADAME DE ROSEMONT.
Il est certain....
SCÈNE XIII.
Madame de ROSEMONT , CLAIRVILLE , LOUISE.
LOUISE.
Me voilà.
MADAME DE ROSEMONT.
Comment! vous voilà, et que venez-vous faire ici?
LOUISE.
J'ai étudié ma leçon.
MADAME DE ROSEMONT.
Déjà!
LOUISE.
Oh! je suis prompte, moi, quand je veux,
MADAME DE ROSEMONT.
N'en avez- vous pas d'autres à étudier pour ce soir?
LOUISE.
Eh mais! maman, vous me renvoyez toujours...
38o L'ACTE DE NAISSANCE.
i
MADAME DE ROSEMONT.
Et votre dessin , votre géographie ? allez donc ,
mademoiselle, et ne revenez que quand on vous ap-
pellera.
LOUISE.
Eh bien! je m'en vais. [A part?) Mais je reviendrai.
{Elle sort.)
SCÈNE XIV.
Madame de ROSEMONT, CLAIRVILLE.
madame de rosemont.
Les enfants sont bien insupportables, on ne peut
pas causer; vous disiez donc...
CLAIRVILLE.
Je disais... {A part?) Que disais-je?
MADAME DE ROSEMONT.
Que monsieur Dubouloir était bien heureux.
CLAIRVILLE.
Oui, madame, depuis huit jours que j'ai l'avantage
de vous connaître de vue , j'ai souvent envié son sort.
MADAME DE ROSEMONT.
Je ne vois pas ce que son sort peut offrir de si dé-
sirable.
CLAIRVILLE,
Pouvoir à toute heure venir vous faire sa cour... et...
grâce aux droits de l'âge et de l'amitié , oser exprimer
tout haut ses sentiments !
MADAME DE ROSEMONT.
Si vous parlez d'âge , n'est-ce pas lui plutôt qui de-
vrait vous porter envie ?
SCENE XV. , 38i
CL A.IRVILLE.
Oh! non. Jeune, commençant à peine mon état, je
ne puis parler qu'avec crainte, et laisser deviner, pour
ainsi dire, ce qui se passe dans mon ame.
MADA.ME DE ROSEMONT.
Croyez que cette réserve vaut bien sa brusque sin-
cérité , et que cette manière de laisser deviner est aussi
claire et plus flatteuse que celle de tout dire.
CLAIRVILLE.
Peut-être; mais.... m'entendez- vous bien?
MADAME DE ROSEMONT.
Oui, je vous entends, je vous devine.
CLAIRVILLE.
J'ai bien peur que vous ne vous trompiez.
MADAME DE ROSEMONT.
Non, non, Clairville, je ne me trompe pas. On ne
peut pas se tromper sur des sentiments aussi délicate-
ment exprimés.
SCÈNE XV.
LOUISE, Madame DE ROSEMONT, CLAIRVILLE.
LOUISE.
Maman, c'est une visite qui vous arrive.
CLAIRVILLE, CL part.
Ah ! grâce au ciel.
MADAME DE ROSEMONT.
Je n'y suis pas.
LOUISE.
Eh ! mais , maman , c'est une visite de noces. Ma
cousine Hubert avec son mari. Ils vous attendent dans
38'2 L'ACTE DE NAISSANCE.
l'autre salon. Moi j'ai dit que vous y étiez. Il y a aussi
votre fermier qui vous apporte de l'argent.
MADA.ME DE ROSEMOWT.
Et pourquoi m'apporte - 1 - il de l'argent avant le
terme ?
LOUISE.
Mais il me semble que vous devriez lui en savoir gré?
CLAIRVILLE.
Que je ne vous gêne pas, madame. J'ai moi-même
une affaire à terminer chez moi. Je vous laisse et re-
viens dans l'instant.
MADAME DE ROSEMOWT.
Allez donc , ne tardez pas. Vous m'avez inspiré dans
cet entretien la plus parfaite estime.
CLAIRVILLE.
Votre estime m'est bien chère, et c'est là, je vous
assure , l'unique but de mes désirs.
( // sort. )
SCÈNE -XVL
LOUISE, Madame DE ROSEMONT.
MADAME DE ROSEMONT.
En vérité , mademoiselle , on dirait que vous faites
exprès de venir m'inlerrompre,
LOUISE.
Mais, maman, ce n'est pas ma faute.
MADAME DE ROSEMONT.
Restez là. Puisque vous avez dit que j'y étais, je
vais bien vite congédier votre cousine et ce fermier
qui m'apporte de l'argent.
SCENE XVII. 383
LOUISE.
Qu'a donc pu vous dire monsieur Clairville pour
vous donner tant d'humeur?
MADAME DE ROSEMONT.
De l'humeur ! Ce n'est pas contre lui. C'est contre
vous, ou plutôt contre les importuns i^En se ra-
doucissant. ) Je ne m'étais pas trompée , ma chère
enfant.
LOUISE.
Comment ?
MADAME DE ROSEMONT.
Si tu savais la manière délicate dont il m'a fait en-
tendre
LOUISE.
Il vous a donc dit....
MADAME DE ROSEMONT.
Attends -moi. Je reviens te conter tout cela. Ta
mère est la plus heureuse des femmes.
{Elle sort.')
-^ SCÈNE XVII.
LOUISE , SEULE.
Qu'a-t-il pu lui dire qui lui donne tant de confiance ?
J'étais sûre qu'il suivrait trop hien les conseils de ce
monsieur Dubouloir. Pauvre Louise ! il t'aime , et il
faut que tu lui voyes faire la cour à une autre. Et à
qui encore? à ma mère! Ah! mon Dieu! j'étais si
heureuse tous ces jours derniers! il ne manquait à mon
bonheur que de le voir, de lui parler. Je le vois, je
lui parle , et c'est là que commence mon chagrin.
384 L'ACTE DE NAISSANCE.
SCÈNE XVIII.
LOUISE, CI<AIRVILLE.
CLAIRVTLLE.
Ah! mademoiselle, vous voilà seule.
LOUISE.
C'est vous, monsieur?
CLAIRVILLE.
Je ne suis pas retourné chez moi. J'ai attendu que
madame votre mère vous eût laissée.
LOUISE.
Eh bien! monsieur , ma mère est enchantée de votre
déclaration.
CLAIRVILLE.
Eh bien ! mademoiselle , êtes - vous contente ? il m'a
fallu feindre d'en aimer une autre que vous ; mais vous
l'avez exigé.
LOUISE.
Moi, monsieur, je l'ai exigé; c'est vous qui vous
êtes empressé de suivre ce beau conseil de monsieur
Dubouloir ; et , pour comble de mauvais procédés ,
nous voilà seuls à présent: au lieu de me demander
pardon , vous perdez le temps à me chercher querelle.
Ma mère croit que vous l'aimez. Vous le lui avez juré:
et moi il a fallu que je le devinasse , vous ne m'en avez
encore rien dit.
CLAIRVILLE.
Ah ! Louise , la contrainte même que je viens de
m'imposer n'est -elle pas une preuve de mon amour
pour vous? Oui, enhardi par votre aimable colère,
SCENE XVIII. 385
j'ose vous répéter ce que je vous ai dit vingt fois dans
mon cœur. C'est vous, c'est vous seule que j'aime, je
n'aimerai jamais que vous seule.
LOUISE.
Eh bien ! à la bonne heure, c'est parler, cela.
CLAIRVILLE.
Puis-je à mon tour espérer un aveu?
LOUISE.
Oh! non, n'y comptez pas; mais demandez à mon
tuteur, à monsieur Dubouloir, ce que je pense sur
votre compte.
CLAIRVILLE.
Mais quel mauvais stratagème il a imaginé ?
LOUISE.
Il me déplaît autant qu'à vous au moins. D'abord
c'est ma mère; et c'est mal à nous de la tromper,
n'est-ce pas ?
CLAIRVILLE.
Et puis est-elle si méchante, si déraissonnable ?
LOUISE.
Eh! mon Dieu! non. Tenez, tantôt, précisément
quand elle m'a fait confidence de son amour pour vous,
j'étais sur le point de lui faire confidence du mien
du vôtre pour moi, je veux dire. Je n'ai pas osé. J'ai
eu tort. Car à présent que vous lui avez laissé entendre
que vous l'aimiez , la chose est bien plus difficile à dire,
je le sens. Nous n'avons pourtant pas d'autre parti à
prendre, et comme nous serons deux, nous nous en-
couragerons mutuellement.
CLAIRVILLE.
Oui , elle est trop bonne mère pour ne pas nous
pardonner; et d'ailleurs après l'entretien charmant que
Tome IV. 2 5
386 L'ACTE DE NAISSANCE.
nous venons d'avoir , il est au-dessus de mes forces de
dissimuler.
LOUISE.
J'aime à le croire ; mais comment nous y prendre
pour lui avouer
CLAIRVILLE.
Comment? Je n'en sais rien ; mais vous m'inspirerez.
Dans tous les cas, qu'elle me bannisse de sa présence,
qu'elle vous emmène, elle ne détruira jamais l'amour
que j'ai pour vous.
(// lui baise la main?)
SCÈNE XIX.
LOUISE, CLAIRVILLE, Madame de ROSEMONT.
MADAME DE ROSEMONT.
Que vois~je ?
CLAIRVILLE.
Ah ! mon Dieu ! c'est elle !
LOUISE,
Ah! ma mère, je vous conjure
MADAME DE ROSEM ONT.
Expliquez-moi
LOUISE.
Nous cherchions un moyen de vous dire la vérité
quand vous nous avez surpris.
CLAIRVILLE.
C'est mademoiselle votre fille que j'aime.
LOUISE.
Voilà le secret que je voulais vous dire ce matin»
SCENE XIX. 38;
CLAIRVILLE.
Je VOUS estime , je vous respecte comme une mère.
LOUISE.
Mais il lui est impossible d'avoir de l'amour pour
vous, puisqu'il en a pour moi.
MADAME DE ROSEMONT.
C'est ma fille que vous aimez , monsieur ! votre pro-
cédé est affreux.
LOUISE.
Ah ! maman , pardonnez-lui , pardonnez-moi.
MADAME DE ROSEMONT.
Me tromper! s'introduire dans ma maison pour sé-
duire ma fille , une enfant ! et vou?, mademoiselle , vous
jouer de votre mère!
LOUISE.
Oui, maman, c'est moi seule qui suis coupable. C'est
moi qui ai appris à monsieur que vous vous trompiez
sur ses véritables sentiments. C'est monsieur Dubou-
loir qui nous a conseillé d'entretenir votre erreur. Mon-
sieur Clairville ne s'y est prêté qu'aTegret.
MADAME DE ROSEMONT.
A regret, dites-vous! fort bien. Et c'est monsie-ur
Dubouloir qui vous a conseillé de me tromper; ainsi
donc je ne suis environnée que d'ennemis. Sortez,
monsieur.
LOUISE.
Ma mère....
MADAME DE ROSEMOWT.
Sortez, vous dis-je.
:5.
388 L'ACTE DE NAISSANCE.
SCÈNE XX.
LOUISE, Madame de R0SEM0NT,DUB0UL0IR,
CLAIR VILLE.
DUBOULOIR.
Eh bien! qu'est-ce que c'est donc que tout ce bruit?
MADAME DE ROSEMONT.
Venez, venez jouir de votre ouvrage, monsieur;
votre digne ami a bientôt fait connaître ses sentiments
pour moi.
DUBOULOIR.
Ses sentiments ! eh bien, je m'en étais douté. Mon-
sieur Clairville vous aime. Allons, il ne me manquait plus
que d'avoir un rival; mais il ne l'a pas encore emporté
sur moi, je saurai défendre mes droits. Jeune homme,
sachez que j'aime madame avant vous , et que je suis
capable de me porter aux plus. violentes extrémités....
MADAME DE ROSEMONT.
Eh! monsieur, ce n'est pas moi, c'est ma fille qu'il
aime, et vous ne le savez que trop bien.
LOUISE.
Eh! oui , nous avons tout avoué. Ma mère sait tout.
Et la voilà qui renvoie monsieur Clairville.
DUBOULOIR.
Ah! vous avez tout avoué. Cela change la thèse. Eh
bien! jeunes gens, quand je vous disais qu'il fallait
feindre et attendre. Au surplus, puisque tout est décou-
vert, voilà le moment de brusquer l'aventure. Retour-
nez chez vous , Clairville. Rentrez dans votre chambre ,
SCENE XXI. 389
ma chère pupille. Je ne tarderai pas à vous rappeler
tous les deux.
MADAME DE ROSEMOTfT.
Non, ne l'espérez pas, je suis outrée. Et je ne leur
pardonnerai jamais.
CLAIRVILLE.
Ah! monsieur, je remets mes intérêts entre vos
mains.
DUBOULOIR.
Soyez tranquille , vous serez son gendre et je serai
son mari.
( Louise et Clairville sortent. )
SCÈNE XXI.
Madame de ROSEMONT, DUBOULOIR.
MADAME DE ROSEMONT.
Vous , mon mari , monsieur ! Après l'indignité de
votre conduite , pouvez-vous encore vous en flatter ?
DUBOULOIR.
Oui , madame, je m'en flatte ; mais j'ai à vous parler
de votre procès.
MADAME DE ROSEMONT.
Eh ! monsieur , suis-je en état de vous entendre après
la scène affreuse....
DUBOULOIR.
Justement. Ce que j'ai à vous dire va vous causer
une utile diversion. Je quitte à l'instant votre partie
adverse. Vous le savez, c'est votre cousin germain, un
vieux garçon sans enfants. Quoique procureur, je
390 L'ACTE DE NAISSANCE.
n'aime pas les procès. Je lui ai parlé raison. 3e lui ai
proposé un arrangement tout à votre avantage, car
c'est la cession tout entière de ses droits. Il y a con-
senti.
MADAME DE ROSEMONT.
Il y a consenti!
DUBOULOIR.
Oui , mais il y met une condition. C'est que vous
marierez votre fille , et que c'est lui qui par contrat de
mariage lui assurera les cinquante mille francs dont il
s'agit. Un petit reste de vanité.
MADAME DE ROSEMONT.
Ah ! c'est-à-dire que c'est lui qui voudrait doter ma
fille. Non, monsieur, mes droits sont incontestables,
vous me l'avez toujours dit. Nous plaiderons.
DUBOULOIR.
Eh bien! madame, je ne m'en dédis pas. Vous ga-
gnerez votre procès. J'en réponds sur ma tête. Le point
essentiel était de prouver que vous étiez majeure à la
mort de votre grand -père. Votre acte de naissance
que voici en est la preuve incontestable. Il est de cin-
quante-neuf. Vous avez donc bien évidemment qua-
rante-cinq ans. Vous en aviez vingt-six à la mort du
grand-père, et pour confondre vos adversaires, il n'y
a pas de meilleur moyen que de donner la plus grande
publicité à votre acte de naissance.
MADAME DE ROSEMONT.
Comment, monsieur!
DUBOULOIR.
Oui, madame, je vais le confier à votre avocat. Juste-
ment il travaille à son mémoire. Il sera fort bien son
mémoire : et cet acte important va fournir de nou-
veaux traits à son éloquence. Il le citera dans les faits,
SCENE XXI. 391
dans les moyens, il l'imprimera à la fin du mémoire
comme pièce justificative.
MADAME DE ROSEMONT.
Comment ! il l'imprimera !
DUBOULOIR.
On distribuera le mémoire à vos juges, à votre ad-
versaire, à son avocat, à son procureur. Il faudra en
donner à vos amis , à vos connaissances.
MADAME DE ROSEMONT.
A. tout Paris , n'est-ce pas ?
DUBOULOIR.
Et h l'audience ! c'est là que cet acte précieux fera
un effet ! C'est la base du plaidoyer , de la réplique.
C'est là qu'il faut perpétuellement le rappeler, je ne
manquerai pas de le recommander à votre avocat, et
vous gagnerez votre cause.
MADAME DE ROSE M ON T.
Vous ne vous plaisez qu'à dire et à faire des choses
désagréables.
DUBOULOIR.
Comment ? quand je vous donne un moyen sûr de
gagner votre procès, en prouvant à tout Paris que
vous avez quarante-cinq ans. Je sais bien qu'à votre
place il y a des femmes qui aimeraient mieux accepter
la proposition du cousin, et marier sur-le-champ
Louise à Clairville.
MADAME DE ROSEMOIVT.
L'indigne ! me faire croire que c'est moi qu'il aime !
DUBOULOIR.
Oh ! il n'est pas coupable. Il vous a dit la vérité. C'est
moi qui lui ai conseillé ce beau stratagème. Ou plutôt
c'est vous qui avez cru deviner qu'il vous aimait.
392 L'ACTE DE NAISSANCE.
MADAME DE ROSEMONT.
J'en conviens avec vous ; mais pourquoi ne pas me
détromper ?
DUBOULOIR.
Ah! pourquoi? Tenez, ne revenons pas sur le passé.
Voyons notre situation présente. Il est impossible que
vous songiez encore à lui. Je ne vous parle pas des in-
convénients que pourrait avoir pour vous la publication
de votre acte de naissance. Fi donc ! une femme raison-
nable €omme vous est au-dessus de toutes ces petites
prétentions de jeunesse. Mais ces deux jeunes gens
s'aiment de tout leur cœur. Tout le mal vient de ce
qu'étant jeune vous-même, vous ne vous êtes pas
aperçue que Louise n'était plus une enfant ; mais vous
voyez que Clairville s'en est fort bien aperçu. Voudriez-
vous faire le malheur de votre fille ?
MADAME DE ROSEMONT.
A la bonne heure , je vous aime quand vous parlez
raison. Il est certain que je serais désespérée de rendre
ma fille malheureuse.
DUBOULOIR.
A merveille , j'en étais sûr. ( Courant a la fenêtre. )
Holà, monsieur Clairville, accourez. Il était encore
à cette malheureuse fenêtre , je l'aurais parié. Appro-
chez, mademoiselle Louise.
MADAME DE ROSEMONT.
Elî! mais, un moment, un moment donc. Comme
vous êtes vif!
DUBOULOIR.
Parbleu! quand il s'agit de faire le bonheur des autres
et le mien. Car il faudra bien que vous m'épousiez.
SCÈNE XXIII. 393
SCÈNE XXII.
LOUISE , Madame DE ROSEMONT , DUBOULOIR.
DUBOULOIR.
Allons, ma chère pupille, embrassez votre mère,
elle vous pardonne , elle consent à vous marier à Clair-
ville.
MADAME DE ROSEMONT.
Comment ! je consens !
DUBOULOIR.
Oui , madame , vous consentez , nous dînons en-
semble. Je vais chercher votre cousin. Je l'amène chez
votre notaire. Nous signons le contrat de mariage. Plus
de procès, plus de querelles, et votre avocat ne fera
pas imprimer son mémoire.
MADAME DE ROSEMONT.
Allons , vous me faites faire tout ce que vous voulez.
SCÈNE XXIII.
LOUISE , Madame DE ROSEMONT, DUBOULOIR.
CLAIRVILLE.
CLAIRVILLE.
J'accours, plein d'inquiétude; est-ce de l'aveu de
madame que vous m'appelez, monsieur Dubculoir?
DUBOULOIR.
Oui , oui , c'est de son aveu. Tout est oublié, tout est
394 L'ACTE DE NAISSANCE.
pardonné , comme je vous l'avais dit. Vous voilà son
gendre , je serai son mari. ( Bas a madame de Rose-
mont en lui remettant un papier. ) Et voilà votre acte
de naissance dont je n'ai plus besoin.
JFIIV DE L ACTE DE NAISSAIYCE.
LE
SUSCEPTIBLE,
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN PROSE,
Représentée pour la première fois le 27 décembre 1804.
Un souffle , nue ombre , un rien , tout lui donnait la fièvre .
L\ Fontaine,
PRÉFACE.
J E crois que le caractère est vrai , bien développé , bien
entouré. Un homme brusque, franc, et presque gros-
sier; un autre, ne doutant de rien, toujours sûr de
réussir, toujours content de lui-même et des autres; sa
femme assez intrigante, sans gêne, et gênant tout le
monde ; un valet louche : voilà , je crois , de quoi bien
faire ressortir toutes les nuances de la susceptibilité. Si
vous montrez ensuite le susceptible se tourmentant lui-
même , et tourmentant son ami , sa fille et son gendre
futur, il me semble que vous aurez indiqué tous les
dangers d'un pareil caractèi'e. C'est ce que j'ai t fait, et
cependant la pièce n'eut qu'un très -médiocre succès.
C'est que ce caractère, en même temps qu'il est vrai, est
plus souvent triste que comique. On peut rire dans la
société de quelques traits de susceptibilité. Rassemblez-
les sur un même homme , mettez cet homme au théâtre ,
et on sera plutôt tenté de le plaindre que d'en rire. Le
susceptible, comme le musard, peut être un homme de
mérite, un honnête homme, un bon homme. Je vais
plus loin. Souvent il n'est susceptible que par suite d'une
excessive sensibilité. On s'amuse de la faiblesse du mu-
sard, on s'afflige de celle du susceptible. Il est malheu-
reux, et il rend malheureux tous ceux qui lui sont atta-
chés. C'est ce que je sentis en composant la pièce. Ce-
pendant comme il y a, je crois , de la vérité et quelques
398 PRÉFACE.
jolies scènes, peut-être mon Susceptible réussira-t-il
plus à la lecture qu'à la représentation.
On m'a souvent reproché, comme je l'ai déjà dit , de
ne mettre en scène que des bourgeois. Ici surtout le
professeur du lycée d'Amiens et son ami le médecin
indignèrent vivement je ne sai^ quel journaliste. Pour-
quoi fait -on ce reproche à Dancourt comme à moi, et
ne le fait -on jamais à Molière dont presque tous les
personnages ont des mœui^s très- bourgeoises ? C'est, je
crois , parce que Molière n'indique que fort rarement la
qualité , la profession de ses principaux personnages ,
tandis que dans les pièces de Dancourt et dans les miennes
on voit toujours des financiers , des hommes de robe ou
des marchands. Par -là nous rapetissons nos tableaux,-
Molière agrandit les siens. Arnolphe, Orgon, Ghrysale et
tant d'autres sont représentés comme des chefs de famille,
comme des maîtres de maison. Quelle profession ont-
ils exercée ? en ont-ils jamais exercé une ? On n'en sait
rien , et leurs mœurs et leurs "ridicules peuvent s'appli-
quer à toutes les classes de la société. Il faut dire pour-
tant qu'aujourd'hui nous voyons bien moins que du
temps de Molière de ces bourgeois aisés, sans état, et
vivant de leur bien. Tout le monde s'occupe , ou veut
avoir l'air de s'occuper. On court à la fortune , chacun
veut être plus riche que ne le fut son père, et puis on
veut être quelque chose. Il y avait bien de l'ambition
dans toutes les têtes du temps de Molière ; mais elle était
bornée pour chacun par son rang dans la société. Le
oTand seioneur tendait à devenir ministre ou maréchal
de France. Le bourgeois visait à devenir marguillier de sa
PRÉFACE. 399
paroisse , syndic de sa communauté , échevin ou quar-
tinier.
La scène qui fait le dénouement du Susceptible me
paraît une bonne scène. C'est, je crois, une heureuse
idée de présenter un homme susceptible et un homme
bourru , finissant par s'entendre , grâce à leurs enfants.
La fille du susceptible veille à ce que son père ne s'offense
pas des discours du bourru , et le fils de celui - ci veille
à ce que son père ne choque pas trop vivement le père
de sa maîtresse.
On m'a reproché le caractère et les scènes de Bourval,
comme rappelant le caractère et les scènes de Lisimon
avec le comte de Tufière dans le Glorieux. La critique
est juste; mais avouons que, dans une comédie intitulée
le Susceptible , l'idée de donner pour opposition au prin-
cipal caractère un homme brusque et franc jusqu'à l'im-
politesse était naturelle et nécessaire. Ceci me conduit à
parler des rôles d'opposition. J'ai lu quelque part que Mo-
lière , poussé par le génie comique , n'avait pas pensé à
présenter des oppositions à son caractère principal , que
ces oppositions lui étaient venues pour ainsi dire de force.
Soit : mais ce que notre grand auteur , objet de désespoir
et d'admiration pour tous ceux qui feront des comédies ,
a dû à la seule inspiration de son génie , les autres peuvent
chercher à l'acquérir par le travail et la réflexion. Je l'ai
déjà dit , et tout notre théâtre le prouve: pour bien dé-
velopper un caractère , il faut le mettre en opposition
perpétuelle avec tout ce qui l'entoure , avec sa situation ^
avec les événements, avec ses passions ; et parmi ses op-
positions, celle qui résiilte du contraste des caractères
4oo PRÉFACE.
me paraît une des meilleures. Si le caractère principal est
bien choisi , il est à présumer que le caractère d'oppo-
sition viendra naturellement se présenter. Si cependant
il ne se présente pas , il n'est pas défendu de le chercher.
Il faut que ce caractère ne soit ni forcé, ni invraisem-
blable , ni mal amené. Dans le Glorieux , le rôle de Lisi-
mon vient à merveille : il est tout naturel qu'un homme
de qualité, pauvre et glorieux, recherche l'alliance d'un
financier, et que ce financier recherche l'alliance de
l'homme de qualité. Celui de Philinte ne me paraît ni
aussi bien amené , ni aussi bien fait. Je trouve de l'exa-
gération dans sa modestie et dans sa timidité , et c'est un
hasard singulier que le Glorieux se trouve avoir précisé-
ment pour rival un homme d'un caractère diamétralement
opposé au sien. Quand le caractère d'opposition ne vient
pas naturellement et par la seule force de l'intrigue faire
contraste avec le principal caractère , comme le fils dans
V Avare , comme Glitandre et Henriette dans les Femmes
Savantes , je crois qu'il faut l'appliquer à un père , à un
oncle, à un personnage exerçant une autorité ou un
droit d'amitié sur un ou plusieurs des personnages prin-
cipaux. Tels sont les frères de Molière dans beaucoup de
ses comédies , et Baliveau dans la Métromanie. Souvent
alors le caractère d'opposition se confond avec celui de
l'homme raisonnable, qu'en style de théâtre on appelle
le raisonneur ; mais souvent aussi ces deux caractères se
divisent en plusieurs personnages. Je crois que lorsque
le caractère principal est odieux , il est bon de donner
au même personnage le caractère d'opposition et celui de
l'homme raisonnable, comme a fait Molière dans le rôle
PRÉFACE. 4oi
de Cléante du Tartufe. On peut les diviser , quand le
caractère principal n'exclut ni l'honneur ni la bonté. Dans
les Femmes Savantes Gixl^Viàxe, et Henriette sont des carac-
tères d'opposition. Ariste est l'homme raisonnable.
Ces règles , si toutefois ce que je viens d'écrire mérite
d'être nommé ainsi, n'étaient point connues des premiers
maîtres de l'art \ ils ne se les ont point prescrites j mais
leur génie les leur a fait deviner. C'est d'après leurs
ouvrages que leurs successeurs ont réduit l'art en prin-
cipes et en ont donné les préceptes. C'est à nous à profi-
ter des inventions des premiers artistes , et des préceptes
donnés par leurs successeurs. Le premier peintre n'avait
pas appris à dessiner.
Tome IF. S"6
PERSONNAGES.
DUBUISSON. ^
URBAIN, médecin.
BOURVAL, négociant.
Jules BOURVAL, son fils.
FIERVILLE.
Madame FIERVILLE.
ADÈLE, fille de Dubuisson.
COMTOIS, domestique d'Urbain.
La scène est h. Paris, chez Urbain.
LE SUSCEPTIBLE.
Le théâtre représente le cabinet de M. Urbain.
SCENE L
DUBUISSON, URBAIN.
• DUBUISSON.
JNoN, je n'irai pas.
URBAIN.
Eh quoi ! chez Dorbel , notre ami commun , notre
ancien camarade de classe ! Il sera enchanté de te voir.
DUBUISSON.
Oui, enchanté! Ne sait-il pas que je suis à Paris?
URBAIN.
Je lui ai dit que je t'attendais.
DUBUISSON.
Et il ne m'a pas invité ! Je n'irai pas. S'il était cu-
rieux que j'allasse dîner avec toi chez lui , j'aurais
trouvé son billet hier en descendant de voiture. D'ail-
leurs il sait qu'il peut m'être utile. Il est en faveur,
fort bien auprès du ministre. Si je me permets d'aller
sans façon lui demander à dîner avec toi qui es for-
mellement invité, que sait-on? il trouvera peut-être
ma démarche familière ; je le choquerai peut-être. Les
honneurs changent les mœurs : c'est un vieux proverbe
plein de vérité. Non , je n'irai pas. Demain je me pré-
26.
4o4 LE SUSCEPTIBLE,
senterai pour rendre ma visite à l'ami du ministre. Si
je retrouve mon ancien camarade , à la bonne heure :
si je ne trouve qu'un protecteur, je m'en consolerai;
mais je ne le re verrai plus.
URBAIN.
Eh ! mon ami , Dorbel est , grâce au ciel , comme il
rétait au collège, officieux, obligeant, bon ami. Il a
fait son chemin dans les emplois, comme tu as fait le
tien dans les lettres, comme je suis en train de faire
le mien dans la médecine ; il te servira de tout son
cœur , et se gardera bien de te protéger.
DUBUISSOJY.
C'est ce que nous verrons.
URBAIN.
Mais, ma foi, si je me réjouis qu'il n'ait rien perdu
de son caractère , permets-moi de m'affliger que tu
aies aussi bien conservé le tien.
DUBUISSON.
Comment, le mien ! il offre donc de grandes imper-
fections! Suis-je un méchant, un lâche, un ingrat?
u R B A I ]V.
Eh bien ! ne voilà-t-il pas déjà que tu t'alarmes. Eh!
non, tu es lenieilleur homme de la terre; mais om-
brageux , susceptible.
DUBUISSON.
Susceptible! Ah! je suis susceptible, moi! Ils n'ont
tous que ce mot-là à me dire.
URBAIN.
Eh! mais, écoute donc : il y a six ans que nous ne
nous sommes vus ; mais dans le temps de ta pauvre
femme, qui était vraiment une personne de mérite, ne
t'ai-je pas vu jaloux, même de moi?
SCENE I. 4o5
DUBUISSOW.
Jaloux ! non : délicat, désirant éviter sur son compte
jusqu'au plus léger propos des malins, je l'ai toujours
estimée, et je la regrette sincèrement.
URBAIJY.
Je le crois; car tes excellentes qualités t'empêchent
de porter trop loin l'injustice de tes soupçons ; mais
le défaut n'en existe pas moins , et te voilà déjà fâché
contre Dorbel avant de l'avoir vu.
DUBUISSOjy.
Ah ! fort bien : je serais assez déraisonnable pom-
me fâcher contre quelqu'un, parce qu'il ne m'invite
pas à dîner. Dorbel a peut-être beaucoup de monde ;
une personne de plus le gênerait : il est tout naturel
que ce soit moi qu'il excepte ; un ami , et d'ailleurs un
homme de province peu important ! Laissons cela. Je
te l'ai dit hier. Mon voyage à Paris a deux objets :
d'abord j'ai quelques droits , je pense , à cette place de
professeur vacante dans un des lycées de Paris : je me
consolerai si je ne l'obtiens pas, quelle que soit la
personne que je me voie préférer. A mon âge, on est
assez accoutumé aux injustices pour ne pas s'en déses-
pérer, et je trouverais toute simple celle qu'on ferait
à un petit professeur d'Amiens, comme moi, sans ca-
bale , sans intrigue , et qui n'a pour lui que quelques
études.
URBAIN.
Eh ! mon Dieu ! tu obtiendras la place ; et si tu
voulais seulement venir dîner avec moi chez Dorbel:..
DUBUissoN, se hâtant d'interrompre.
Le second objet de mon voyage est de marier ma
fille , mon Adèle. Ce jeune Bourval , à qui je la destine ,
fils d'un marchand de Paris , est un de mes- élèves. Il
4o6 LE SUSCEPTIBLE.
est venu passer quelques mois à Amiens ; il est plein
d'égards , de politesse ; il aime ma fille , ma fille l'aime.
Le père est plus riche que "moi , cela me contrarie ;
mais, dussé-je me gêner, je prétends bien ne pas
rester en arrière avec lui pour la dot de ma fille unique.
Je ne connais pas ce père ; je ne l'ai pas vu même
pendant que je travaillais à l'éducation de son fils. Je
lui ai écrit sous prétexte d'affaires de commerce dans
lesquelles je me disais intéressé. Il m'a répondu en style
de négociant; mais depuis son retour le fils lui a parlé,
et s'est hâté de me mander que son père approuvait
son choix. Il ne reste donc plus qu'une petite forma-
lité à remplir ; c'est qu'on me fasse en règle la demande
de ma fille ; et j'aurais là - dessus un conseil à te de-
mander. Depuis ce matin ma fille me tourmente
Ah ! la voici.
SCÈNE IL
ADÈLE, URBAIN, DUBUISSON.
DUBUISSON.
Eh bien ! viens-tu encore me presser , me supplier ?
Tiens, précisément j'allais en parler à Urbain. Veux-
tu que nous le prenions pour juge ?
ADÈLE.
Soit ; j'en passerai volontiers par la décision de
monsieur.
URBAIN.
De quoi s'agit-il donc ?
DUBUISSOIV.
Ces messieurs Bourval , père et fils , ignorent notre
SCENE II. 407
arrivée, et ma fille veut que je m'empresse de leur
écrire que nous sommes d'hier au soir à Paris.
URBAIN.
Eh bien ! quel obstacle trouves-tu ?
DUBUISSON.
Mais, après l'amour du jeune homme pour ma fille,
est-ce à moi de prévenir ce marchand ?
URBAIN.
Mais à qui donc ? Aimes - tu mieux que ce soit ta
fille qui écrive ?
DUBUISSOK.
Il ne s'agit pas de plaisanter. Est-il convenable que
la demande n'ayant pas encore été faite par le père....
URBAIN.
Ce mariage n'est-il pas en effet le but de ton voyage?
DUBUISSON.
Certes , malgré tout l'avantage que cette alliance
peut m'offrir, je ne serais jamais venu à Paris, si je
n'avais trouvé un prétexte dans cette place que je sol-
licite.
ADÎîLE.
N'avez -vous pas déjà été en correspondance avec
monsieur Bourval pour des affaires de commerce?...
DUBUISSON.
Qui, elles-mêmes, n'étaient encore qu'un prétexte.
URBAIN.
Eh bien! puisque tu aimes tant les prétextes, con-
tinue de t'en servir pour annoncer ton arrivée au
jeune Bourval.
DUBUISSON.
Au jeune homme? Ah! par exemple....
4o8 LE SUSCEPTIBLE.
A.DÈLE.
Ce n'est pas à lui que je vous prie d'écrire , mon
père.
URBAIN.
Et où diable vas-tu mettre de la réserve, des égards,
de l'étiquette dans une affaire que toi-même tu re-
gardes comme conclue. Allons , mets-toi là ; écris bien
vile au père Bourval que tu es chez moi depuis hier
avec ta fille.
DUBUISSON.
Avec ma fille ! En effet , il serait charmant de par-
ler de ma fille dans cette lettre !
URBAIN.
Ecris , te dis-je , ou j'écris pour toi , à ma tête.
DUBUISSON.
Toi! non parbleu. J'aime mieux me résigner. Allons,
j'écris.
(// s'assied et écrit. ^
URBAIN.
C'est cela , et d'après le portrait que vous m'en avez
fait, le jeune Bourval sera bientôt ici.
ADÈLE.
Mais je le crois.
DUEUissoN, s' interrompant.
Je vous préviens au moins que c'est un billet de
pure politesse.
URBAIN.
Tout ce que tu voudras, pourvu que tu écrives. (^
Adèle.) Enfin nous l'avons décidé.
ADÈLE.
Oui , mais je tremble sur - tout à cause de ce mon-
sieur Bourval auquel il écrit.
SCENE IL 409
URBAIN.
Pourquoi donc cela ?
ADÈLE.
Je ne le connais pas ; mais s'il faut en croire son
fils , c'est un fort honnête homme , un excellent cœur ,
mais sans façon, sans politesse même; très-prévenant,
très -affectueux, embrassant tout le monde à la pre-
mière vue , mais très-vif, très-emporté , et n'épargnant
pas les vérités aux gens dès que l'occasion se présente.
URBAIN.
Diable! avec un homme comme votre père...
ADÈLE.
Jugez si j'ai sujet de craindre...
URBAIN.
Chut. Nous nous réunirons , nous nous entendrons
pour faire en sorte qu'ils soient bons amis.
DUBUissoN, se levant.
Qu'est-ce que vous dites donc là tous les deux tout
bas?
URBAIN.
Nous parlions tout bas de peur de te déranger.
DUBUISSON.
Est-ce de moi que vous parliez?
URBAIN.
Eh ! mon Dieu ! nous ne pensions pas à toi.
DUBUISSON.
En effet, je ne vaux pas la peine qu'on s'occupe de
moi.
URBAIN.
As-tu fini ta lettre?
DUBUISSON.
Oui; je crois que c'est cela à peu près. (^Lismit.)
4io LE SUSCEPTIBLE.
« Monsieur, une affaire relative à mon état m'amène
à Paris. Vos lettres m'ont donné le désir de faire votre
connaissance. Indiquez -moi, je vous prie, le jour où
je pourrai me présenter chez vous. J'attends votre ré-
ponse. J'ai l'honneur d'être, etc. »
URBAIN.
C'est bien froid.
DUBUISSON.
Puis-je écrire autrement?
ADÈLE, faisant des signes à Urbain.
Non ; c'est bien , c'est très-bien.
URBAIN.
Allons , à la bonne heure ; mets l'adresse , et je vais
sur-le-champ... {Il appelle?) Comtois!
DUBUISSOW.
Eh non ! Tu peux avoir besoin de ton domestique ;
je vais envoyer un commissionnaire.
URBAIN.
Allons donc ; à quoi servirait souvent un domestique,
si l'on ne s'en servait pour ses amis ? ( // appelle. )
Comtois!
SCÈNE III.
ADÈLE, DUBUISSON, COMTOIS, URBAIN.
COMTOIS. {Il est louche.)
Monsieur ?
URBAIN.
Vite, porte cette lettre à son adresse.
COMTOIS.
A son adresse?
SCENE III. 4ii
DUBUISSON.
Et n'oubliez pas de demander une réponse, mon
ami.
COMTOIS.
Ah! il y a une réponse?
DUBUISSOW.
Oui, une réponse : m'entendez-vous?
COMTOIS.
Oui, monsieur.
DUBUISSOJV.
Eh bien ! qu'est-ce qu'il a donc , ce garçon-là ?
COMTOIS.
Oh! mon Dieu! rien du tout. J'y vais. C'est qu'il y
a là , dans l'antichambre , une dame avec son mari , qui
voudrait parler à monsieur.
URBAIN.
Qui donc?
COMTOIS.
Une madame Fierville de Rouen.
URBAIW.
Madame Fierville !
COMTOIS.
Elle m'a dit qu'elle était la parente de monsieur.
URBAIN.
A ce qu'ils prétendent. Faites entrer.
{Comtois sort.)
4i2^ LE SUSCEPTIBLE.
SCÈNE IV.
ADÈLE, DUBUISSON, URBAIN.
URBAIN.
Une franche provinciale , que j'ai eu le bonheur de
sauver d'une assez forte maladie , et qui depuis s'est
établie mon amie , m'accable de pots de confitures de
Rouen, et, en échange, me charge de vingt commis-
sions , et bavarde , bavarde ! sans gêne , et gênant tout
le monde ; et son mari , homme à prétentions , soi-di-
sant homme de lettres , s'imaginant que tout le monde
est extasié devant ses ouvrages ! Que diable me veu-
lent-ils ?
SCÈNE V.
ADÈLE, DUBUISSON, URBAIN, FIERVILLE,
Madame FÏERVILLE.
madame fiervillf.
Oîi est -il le cher docteur? Le voilà; que je l'em-
brasse. Vous êtes étonné , enchanté de me voir à Paris.
Il m'aime tant ce cher docteur!
FÏERVILLE.
Vous avez notre première visite, docteur. Nous des-
cendons de voiture ; nous n'avons pas encore d'auberge :
j'ai laissé mes malles à la messagerie. Nous étions si
impatients d'embrasser notre cher Esculape.
URBAIN.
Je suis bien flatté...
SCENE V. 4i3
MADAME FIERVILLE.
Nous aurons besoin de vous; vous nous appuierez,
vous nous soutiendrez. Il est si répandu ! si aimé ! Per-
sonne ne meurt entre ses mains.
DU BUIS SON, à Urbain.
Nous te laissons , mon cher Urbain ; te voilà en af-
faires. J'ai moi-même à sortir dans la matinée.
MADAME FIERVILLE.
Monsieur est un de vos amis , à ce qu'il me paraît ;
il sera le nôtre , il peut y compter.
FIERVILLE.
Oui sans doute.
MADAME FIERVILLE
Une très-jolie personne.
FIERVILLE.
Charmante.
URBAIN, a Fierville et a sa femme.
Pardon , je suis à vous dans l'instant. [A Dubuisson.)
Ah çà , je t'emmène chez Dorbel.
DUBUISSON.
Non parbleu!
URBAIN.
Allons, allons; d'ici à l'heure du dîner j'aurai le
temps de te décider. Il serait affreux que tu eusses l'air
de lui en vouloir.
DUBUISSON.
Mais je ne lui en veux pas. Ne va pas t'aviser de
lui dire que je lui en veux! Je dînerai ici tranquille-
ment avec ma fille , à moins que cela ne te gêne , et si
tu veux bien le permettre.
URBAIN.
Comment! si je veux bien le permettre! Mais re-
garde-toi comme chez toi , je t'en prie.
4i4 LE SUSCEPTIBLE.
MADAME FIERVILLE.
Gomme il est tout feu pour ses amis!
URBAIN.
Toute ma maison est à ton service : j'en userais de
même si j'allais chez toi. Un ami de trente ans !
MADAME FIERVILLE.
Il n'y a pas si long-temps que nous le connaissons.
FIERVILLE.
Mais nous l'aimons autant que monsieur, j'en ré-
ponds.
URBAIN.
Je t'en prie, ne te gêne pas. Si l'appartement que
je t'ai donné ne te convient pas, j'en ai d'autres.
MADAME FIERVILLE.
C'est charmant d'être si bien logé !
FIERVILLE.
Et dans Paris encore !
DUBUISSOF.
Je suis content de celui que tu m'as offert, mon
cher Urbain. Non , je ne suis pas susceptible , ombra-
geux; mais je me fais gloire d'être sensible à l'amitié :
la tienne me touche jusqu'aux larmes , et tu sais bien
que l'homme qui te parle n'est pas un ingrat.
{Il sort.)
URBAIN.
Brave homme! (^ A part.) Quel dommage!....
ADÈLE, a Urbain.
Pardonnez-lui son travers ; il l'efface par tant d'autres
qualités.
( Elle sort; Urbain la reconduit jusqu'à
la porte de son appartement. )
SCÈNE VI. 4î5
SCÈNE VI.
URBAIN, Madame FIERVILLE, FIER VILLE.
MADAME FIERVILLE.
C'est touchant , une amitié comme celle-là !
FIERVILLE.
Oui, c'est dramatique, élégiaque, véritablement.
MADAME FIERVILLE, h SOU mari.
Tu vois bien , mon ami , que nous avons eu une très-
bonne idée, et que nous ne commettrons pas d'indis-
crétion.
URBA.I1V.
Bien sensible , mon cher parent , à votre empresse-
ment; mais vous savez qu'un médecin n'est pas maître
de son temps : voilà justement l'heure de mes visites.
MADAME FIERVILLE.
Eh , mon Dieu ! nous ne le savons que trop. Faites
vos visites; que nous ne vous gênions pas.
URBAIiy.
Nous nous reverrons ; vous reviendrez : vous me
ferez dire oii vous logez, et j'aurai l'honneur moi-
même...
MADAME FIERVILLE.
C'est que.... Ma foi, docteur, vous savez que je suis
franche, et l'amitié qui existe entre nous m'autorise à
m'expliquer. .
FIERVILLE.
Ce n'est pas notre faute , si , dans votre voyage à
Rouen , vous n'avez pas logé chez nous.
4i6 LE SUSCEPTIBLE.
MADAME FIERVILLE.
On est si mal et si chèrement dans ces hôtels garnis
de Paris !
FIERVILLE.
Et comme nous sommes parents....
MADAME FIERVILLE.
Et que nous venons de vous entendre dire que vous
aviez d'autres appartements que celui que vous avez
donné à ce monsieur....
URBAIN.
Eh bien ?
FIERVILLE.
Eh bien ! nous venons sans façon vous prier de vou-
loir bien nous loger.
MADAME FIERVILLE.
Pour les cinq ou six jours que nous devons passer
à Paris.
URBAIN.
C'est beaucoup d'honneur que vous me faites, as-
surément; mais....
FIERVILLE.
Fi donc! de l'honneur! Nous vous faisons plaisir,
n'est-ce pas? et cela vaut beaucoup mieux.
URBAIN.
Si vous m'aviez prévenu d'avance..,.
MADAME FIERVILLE.
Je le voulais, moi.
FIERVILLE.
C'est moi qui en ai empêché ma femme; j'ai voulu
vous ménager une surprise agréable.
URBAIN.
Je ne sais si l'appartement que je pourrais vous
donner vous conviendra.
SCENE VI. 417
MADAME FIERVILLE.
Eh ! mon Die^i ! une chambre , un petit cabinet , c'est
tout ce qu'il nous faut.
FIERVILLE.
Nous ne voulons pas seulement le voir.
MADAME FIERVILLE.
Nous nous en rapportons absolument à vous.
FIERVILLE.
Faites vos affaires ; allez voir vos malades : nous , nous
allons chercher nos effets.
URRAIJV.
Permettez-moi de vous faire observer....
MADAME FIERVILLE.
Point de façons, sur-tout entre parents, entre amis :
vous dînez en ville; eh bien ! nous dînerons tranquille-
ment avec ce monsieur, votre ami de trente ans, et
sa fille.
FIERVILLE.
Il paraît fort aimable cet homme-là.
URBAIN.
Oui, il pousse la crainte d'être indiscret jusqu'au
scrupule.
FIERVILLE.
Il a raison ; voilà comme il faut être.
MADAME FIERVILLE.
Et au premier moment que nous aurons de libre ,
nous vous raconterons ce qui nous amène à Paris.
FIERVILLE.
Il est temps que je fasse quelque chose, je m'ennuie
de manger mon bien et mon talent en pure perte.
MADAME FIERVILLE.
Il vient tout exprès pour obtenir une place.
Tome ir. 27
4i8 LE SUSCEPTIBLE.
FIERVILLE.
Une place tout-à-fait dans mes goûts , une véritable
place d'homme de lettres.
MADAME FIERVILLE.
Vous pourrez nous être très-utile. On dit qu'à Paris
c'est la femme sur-tout qui doit solliciter pour le mari.
Vous me direz à quelles portes il faut frapper , quelles
gens il faut voir; vous me présenterez, vous me con-
duirez. Mais , adieu , adieu ; vous êtes pressé , et nous
aussi. Nous ne tarderons pas à revenir.
FIERVILLE.
Restez donc, mon cher cousin; n'allez- vous pas nous
reconduire ? Restez donc , je vous en prie ; nous sommes
de la maison.
(// sort avec sa femme. )
SCÈNE VIL
URBAIN SEUL.
Eh bien î c'est fort agréable : mais a-t-on jamais vu
des gens s'établir chez les autres avec cette aisance ,
cette tyrannie, et ne pas me laisser seulement un mot
à placer pour accepter ou pour refuser!
SCÈNE VIII.
DUBUISSON, URBAIN,
Il R B A 1 IV,
Ah ! te voilà : tu sors ?
SCÈNE VIII. 4r9
DUBUISSON.
Oui : j'ai des lettres de recommandation pour plu-
sieurs personnes, une sur-tout pour une madame de
Florange, la parente du ministre. Combien cela me
coûte d'aller chez des gens que je ne connais pas ! mais
enfin, puisqu'il le faut....
URBAIN.
Oui, plains-toi, je te le conseille. Qu'est-ce que cela
auprès de ce qui m'arrive?
DUBUISSON.
Qu'est-ce donc? Tu parais tout soucieux.
URBAIN.
Non : mais c'est fort aimable. Ainsi donc , on ne sera
plus maître chez soi.
DUBUISSON.
Plaît-il?
URBAIN.
S'il fallait loger tous ceux qu'on connaît....
DUBUISSON.
Ah! ah!
URBAIN.
En province, vous avez des maisons entières; vous
logez toute votre famille : à ¥a.rhs, il n'en est pas de
même.
DUBUISSON.
Serait-ce pour moi que tu parlerais ainsi ^
URBAIN.
Comment! pour toi !
DUBUISSON.
Pour qui donc ?
URBAIN.
Eh vraiment ! pour ce monsieur Fierville et sa femme,
27.
420 LE SUSCEPTIBLE.
DUBUISSON.
A quel propos ?
URBA.I1V.
Ne les voilà-t-il pas qui s'installent chez moi sans
m'en prévenir , sans me demander mon consentement !
DUBUISSON.
Vraiment ?
URBAIN.
Parce qu'ils sont mes parents , et qu'ils se disent mes
amis....
DUBUISSON.
Je conçois que cela doit te donner de l'humeur : mais
il nie semble que ce n'est pas devant moi que tu devrais
la faire paraître.
URBAIN.
Pourquoi donc cela ?
DUBUISSON.
Il fallait me dire plus tôt qu'il ne te convenait pas de
loger des étrangers.
URBAIN.
Je ne t'entends pas.
DUBUISSON.
Au fait; c'est toi qui m'as offert un appartement
chez toi.
URBAIN.
Oui ; mais je ne l'ai pas offert à cette madame Fier-
ville.
DUBUISSON.
Ecoute donc , mon ami , je suis arrivé d'hier ; mais ,
si tu le veux, je ne t'aurai pas gêné plus d'un jour.
URBAIN.
Comment donc?
SCÈNE VIII. 4ai
DUBUISSON.
Nous n'en serons pas moins bons amis; mais que ne
me disais-tu?....
URBAIN.
Et que t'aurais~je dit?
DUBUISSON.
Notre déménagement sera bientôt fait.
URBAIN.
Comment , ton déménagement !
DUBUISSON.
Qu'on loge un ami chez soi , c'est tout simple ; mais
deux à la fois! l'un avec sa fille, l'autre avec sa femme!
c'est trop ; et comme il est tout simple aussi que les
parents aient la préférence , je cède la place à monsieur
et madame Fierville , et je m'en vas.
URBAIN.
Te moques-tu de moi? perds-tu la tête? Il ne sera
donc plus permis à tes amis d'avoir un peu d'humeur
contre quelqu'un sans que tu prennes la chose pour
toi ! T'ai-je parlé de toi ? t'ai-je dit un mot qui pût te
faire croire que tu me gênais ? encore tout à l'heure ne
te donnais~je pas le choix dans mes appartements ?
DUBUISSON.
Eh , mon Dieu ! comme tu t'emportes ! comme tu te
fâches pour un mot ! On ne peut donc plus te parler.
URBAIN.
C'est bien à toi qu'il convient de me faire ce re-
proche! mais tu resteras, ou, pour le coup, je me
fâche avec toi, et tout de bon.
DUBUISSON.
Allons, allons, apaise-toi, je resterai.
URBAIN.
Quant à ce monsieur Fierville , il faudra bien qu'il
4^2 LE SUSCEPTIBLE.
reste aussi, puisque j'ai le malheur d'être logé assez
commodément pour le recevoir. Et puis, ne les voilà-
t-il pas qui me parlent de sollicitations, de démarches!
Il faudra bien que je m'emploie en effet pour lui ,
quand ce ne serait que pour m'en débarrasser. Mais tout
mon temps, tous mes soins sont d'abord pour toi. Va
voir les personnes auxquelles tu es recommandé : moi
je vais faire mes visites. Tiens, voilà Comtois qui te
rapporte la réponse de monsieur Bourval. Aller s'ima-
giner que c'est pour lui que je parle ! parbleu ! c'est
bien mal me connaître.
(// sort.)
DUBUISSON.
Oh ! il a beau dire , il y avait d'abord quelque chose
pour moi.
SCÈNE IX.
COMTOIS, DUBUISSON.
DUBUISSON.
Eh bien ! mon ami , avez - vous trouvé monsieur
Bourval?
COMTOIS.
Oui, monsieur, et voilà sa réponse.
DUBUISSON.
Ah! bon! donnez.... Ce garçon-là a une singulière
figure. Eh ! mais , ce n'est pas l'écriture de monsieur
Bourval.
COMTOIS.
Non, monsieur, c'est un de ses commis qu'il a prié
d'écrire à sa place.
SCENE X. 4^3
DUBUISSON.
Ah! un de ses commis.... N'importe, lisons.
SCÈNE X.
COMTOIS, DUBUISSON, ADÈLE.
ADÈLE.
Vous n'êtes pas encore sorti , mon père ?
DUBUISSON.
Non vraiment, et il faut que je reste. Voilà une ré-
ponse de monsieur Bourval.
ADÈLE.
De monsieur Bourval !
DUBUISSON.
Oui , qui me fait instruire par un de ses commis
qu'il va venir me voir ce matin même.
ADÈLE.
Eh bien ! mon père , vous devez être flatté de cet
empressement.
DUBUISSON.
Ah! oui, très-flatté.... (^ Comtois?) Avez-vous en-
core quelque chose à nous dire?
COMTOIS.
Ah ! mon Dieu , monsieur , rien , si ce n'est qu'il y
avait dans le cabinet de monsieur Bourval un jeune
homme en robe de chambre qui travaillait.
ADÈLE.
Son fils, peut-être?
COMTOIS.
Son fils précisément. Car aussitôt que monsieur
4a4 LE SUSCEPTIBLE.
Bourval a dit , après avoir lu votre billet , qu'il allait
venir vous voir ; voilà le jeune homme qui s'écrie :
Mademoiselle Dubuisson à Paris ! chez monsieur Ur-
bain ! oh ! j'y serai avant vous , mon père. Et c'est lui
qui a dit au père , qui ne voulait me donner de réponse
que verbalement, qu'il était plus honnête qu'il vous
écrivît.
DUBUISSON.
Ah ! il ne voulait pas même me faire écrire !
ADÈLE.
Eh ! mais , qu'avez-vous donc , mon père ?
DUBUISSON.
Moi, rien.... Mais dis-moi donc pourquoi ce do-
mestique m'en veut?
ADÈLE.
Comment , il vous en veut ! Et sur quoi jugez-vous...
DUBUISSON.
Je ne sais; mais depuis ce matin il a l'air de me
regarder de travers.
ADÈLE.
Eh ! mon père , ne voyez-vous pas qu'il a le malheur
d'être louche.
DUBUISSON, lui donnant de V argent.
Louche ! tenez , mon ami , acceptez cela pour boire
à ma santé.
COMTOIS.
Oh ! mon Dieu ! monsieur , cela n'en vaut pas la
peine.
DUBUISSON.
Comment î cela n'en vaut pas la peine. Eh ! quoi
donc , s'il vous plaît ?
SCÈNE XL 4^5
COMTOIS.
Ne vous fâchez pas, monsieur, je prends pour ne
pas vous désobliger.
{Il sort.)
SCÈNE XL
DUBUISSON, ADÈLE.
DUBUISSON.
Tu as bien fait de m'avertir ; pauvre garçon ! j'allais
le chagriner.
ADÈLE.
Vos humeurs contre les gens ont-elles souvent plus
de fondement ? Et ce monsieur que vous boudiez dans
la diligence, parce qu'il avait pris la place du fond,
et qui , un moment après , vous en demanda pardon ,
en vous apprennant qu'il ne pouvait supporter la voi-
ture autrement ; et votre confrère le professeur de
mathématiques , contre lequel vous vous fâchiez déjà
l'autre jour, parce que vous croyez qu'il vous mena-^
çait, lorsqu'il vous tendait la main avec amitié.
DUBUISSON.
Eh bien ! j'en conviendrai avec toi , oui , j'ai tort ;
mais que veux-tu ? c'est plus fort que moi ; par exemple
je ne me fâche jamais contre toi.
ADÈLE.
Plus rarement que contre les autres au moins ; mais
vous qui vous sentez naturellement de la bienveillance
pour tout le monde, pourquoi ne pas présumer les
mêmes sentiments dans les autres ?
4^6 LE SUSCEPTIBLE.
DUBUISSON.
C'est vrai ; cela vaudrait beaucoup mieux. Allons , je
suivrai tes conseils, ma fille, je me vaincrai, je me
corrigerai. Tu verras ; mais n'est-ce pas Jules que
j'entends ?
ADÈLE.
Lui-même.
SCÈNE XII.
DUBUISSON, ADÈLE, JULES.
JULES.
Âh! mademoiselle, j'accours, je précède mon père;
quel heureux voyage ! quel heureux augure je me per-
mets d'en tirer!
ADÈLE.
Saluez donc mon père, Jules.
DUBUISSQN.
Pourquoi donc cela? N'est- il pas tout simple qu'un
jeune amant ne voie d'abord que sa maîtresse et ne
s'aperçoive pas seulement que le père est là.
JULES.
Pardon , cent fois pardon ! mon cher professeur.
DUBUISSON.
Eh! non, c'est une plaisanterie. Bonjour, mon cher
élève.
JULES.
Je n'osais me flatter que vous vinssiez à Paris.
DUBUISSOIf.
Mon voyage a un motif assez important. Il s'agit
SCENE XII. 427
d'obtenir une place à laquelle je crois avoir quelques
droits.
JULES.
Ce voyage n'a-t-il pas encore un autre but?
DUBUISSOW.
Lequel donc?
JULES.
Eh ! mais , ne devinez-vous pas ?
DUBUISSON.
Eh bien , oui , mon ami ; je vous connais depuis
votre enfance. Je vous aime,' je vous estime. Je suis
trop franc pour ne pas vous dire que vous me conve-
nez sous tous les rapports , et si en effet monsieur
votre père désire ce mariage....
JULES.
Et pouvez -vous douter que ce mariage ne soit en
effet l'objet de tous ses vœux ?
DUBUISSOIV.
Je ne le sais que par vous. Il ne m'en a jamais rien
témoigné dans ses lettres.
JULES.
Ses lettres ne roulaient que sur des affaires, et un
négociant ne sait guère parler d'autre chose dans sa
correspondance.
DUBUISSOW.
Oui ; il a beaucoup d'affaires , monsieur votre père.
Il n'avait pas njême le temps de répondre à mon billet,
et c'est vous qui lui avez fait sentir qu'il valait mieux
écrire que de répondre verbalement.
JULES.
Il est vrai.
428 LE SUSCEPTIBLE.
DUBUISSON.
Une réponse verbale eût peut-être été aussi honnête
qu'un mot d'écrit par un commis.
ADÈLE.
Ah! voilà donc ce qui vous fâche.
DUBUISSON.
Ce qui me fâche, moi! mais non. J'aurais été flatté
de recevoir un mot de la main de monsieur votre père;
mais il s'en faut que je sois piqué. Non , je ne le suis
pas, et vous n'avez que faire de sourire à mes paroles,
ma fille.
ADÈLE.
Eh! mon Dieu! mon père, si je souris, c'est bien
involontairement; car la manière même dont vous dites
que vous n'êtes pas piqué me fait craindre....
DUBUISSON.
Vous fait craindre.... quoi, s'il vous plaît? Eh bien!
que signifient ces signes d'intelligence que vous vous
faites ?
JULES,
Je m'en vais me hâter de vous l'expliquer , mon cher
professeur. Vous allez voir mon père; et mademoiselle
et moi, nous voudrions vous prévenir... C'est un très-
galant homme , un excellent père ; mais il n'a pas tout-
à-fait cette politesse, ces manières délicates....
DUBUISSON.
Eh bien ! quoi ! c'est un homme sans façon ; tant
mieux , ce sont les gens que je préfère : ne semble-t-il
pas que je ne puisse pas vivre avec ceux. qui disent
franchement ce qu'ils ont dans le cœur ?
ADÈLE.
Nous ne disons pas cela; nous savons au contraire....
SCENE XIII. 429
SCÈNE XIII.
DUBUISSON, ADÈLE, JULES, BOURVAL.
BOiiRVAL, en dehors.
Que le diable les emporte ces maudits fiacres ; vous
n'en trouverez pas un sur cent qui ait de la monnaie.
JULES.
C'est mon père.
BOURVAL, entrant.
Là , peut-on faire un pas dans ce Paris sans être
impitoyablement rançonné ? Est-ce à monsieur Du-
buisson que j'ai l'avantage de parler? Oui, c'est bien
lui. Voilà mon fripon de fils qui m'a précédé, et voilà
sans doute l'aimable objet {^A son fils. ^ Tu ne
m'avais pas trompé, coquin; jolie, très-jolie. {^A Du-
buisson^ Commençons par nous embrasser, mon cher.
DUBUISSON.
Monsieur
BOURVAL.
Avec votre permission, je prends un fauteuil. Je suis
si las d'être perpétuellement debout dans mon ma-
gasin : quant à vous autres, restez debout, si vous
voulez. Liberté, libertas, c'est tout ce que je sais de
latin.
DUBUISSON.
Monsieur....
BOURVAL.
Eh! non, ne vous gênez pas; vous voyez que je ne
me gêne pas, moi. C'est la manière de votre serviteur
Guillaume Bourval , l'honnête homme qui vous parle.
43o LE SUSCEPTIBLE.
Ah çà, père, où en sommes-nous? Mais d'abord j'ai
une querelle à vous faire.
DUBUISSON.
Une querelle à moi?
JULES.
Mais, mon père....
BOURVAL.
Mais, mon père, mon père.... laisse-moi parler, fils;
oui , une grande querelle : pourquoi diable êtes-vous
venu vous loger chez ce bon homme de médecin que
j'estime infiniment d'ailleurs ? c'est chez moi qu'il fal-
lait venir.
DUBUISSON.
Monsieur, c'est une très-aimable querelle que vous
me faites là ; mais il me semble qu'aux termes où nous
en sommes....
BOURVAL.
Et c'est précisément parce que nous en sommes là
qu'il fallait venir chez moi. Voyons, voilà deux jeunes
gens qui s'aiment : vous avez joliment élevé mon fils;
oh ! je vous rends justice , et quoique votre fortune ne
soit pas tout-à-fait égale à la mienne....
DUBUISSOW.
Comment ! monsieur , vous me reprochez ma for-
tune ?
BOURVAL.
Et pas du tout ; laissez-moi donc parler , si vous vou-
lez m'entendre.
DUBUISSON.
Eh bien ! monsieur , parlez.
BOURVAL.
Je dis que je suis plus riche que vous , ce n'est pas
votre faute; mais je ne suis pas si savant que vous,
SCENE XIII. 43i
c'est la faute de mon père. Bref, mon fils et votre fille
s'aiment depuis un an ; votre fille vous l'a confié , mon
fils m'en a parlé ; il n'y a que les pères qui ne se sont
encore rien dit; mais c'est votre faute. Vous vous avi-
sez de m'écrire pour me parler d'affaires de commerce
auxquelles , par parenthèse , vous n'entendez rien. Moi
j'ai la malice de vous répondre simplement sur ce que
vous me mandez, sans faire semblant de m'apercevoir
que vous n'entamez la correspondance sur un sujet
étranger que pour en venir au sujet principal , le ma-
riage de nos enfants.
DUBUISSON.
Comment! monsieur, vous croyez que je ne vous
écrivais que pour en venir à proposer ma fille à votre
fils?
BOURVAL.
Pas tout- à -fait; mais laissez- moi donc dire. Pour
m' amener à demander votre fille en mariage pour
mon fils. Hem! j'ai deviné, n'est-ce pas? car voilà déjà
que vous rougissez comme une jeune fille.
DUBUISSON.
Je rougis.... Mais en effet, monsieur, vos discours
sont si singuliers !
BOURVAL.
Ma foi , je ne sais pas choisir mes phrases pour dire
ce que je veux dire; mais c'est égal. Nous ne nous
sommes rien dit par lettres , c'est fort bien ; mais main-
tenant que nous voilà en présence , parlons. Voulez-
vous donner votre fille à mon fils ?
DUBUISSON.
Monsieur....
432 LE SUSCEPTIBLE.
ADÈLE.
Le voilà qui fait la demande. Vous devez être con-
tent ?
DUBUISSON.
Oh oui! très-content.
JULES.
Eh ! mais , mon père , ce n'est pas tout-à-fait comme
cela que je vous avais prié de parler à monsieur.
BOURVAL.
Qu'est-ce que tu dis, toi? prétends -tu apprendre
à parler à ton père ? A quoi bon aller s'embarrasser
dans des phrases où je m'embrouille toujours. Mon-
sieur, voulez -vous me faire l'honneur?.... Monsieur,
serais-je assez heureux pour espérer.... Eh ! que diable!
moi je vais au fait. Vous vous honorerez tous les deux,
vous vous rendrez mutuellement heureux, et tant pis
pour qui se choque de mon discours. Ainsi c'est con-
venu; je demande votre fille, vous me l'accordez, n'est-
ce pas? je n'ai pas besoin d'attendre votre réponse.
Venons à la dot. J'associe mon fils à mon commerce;
je lui donne le bien de sa mère, quarante mille francs
par anticipation sur ma fortune : si peu que vous don-
niez à votre fille, je m'en contenterai; mais enfin que
lui donnez-vous?
DUBUISSON.
J'admire la promptitude avec laquelle vous expédiez
les choses , monsieur : et quand il s'agit du bonheur de
nos enfants , vous avez l'air d'en faire un marché.
BOURVAL.
Point du tout , le bonheur se trouve dans la conve-
nance des deux époux. Vous connaissez mon fils pour
im bon sujet ; moi je sais que mademoiselle est une
bonne fille, c'est d'accord cela. Il faut bien en venir
SCENE XIII. 433
aux affaires d'intérêt. Qu'est-ce que vous me parlez cle
marché? tout n'est -il pas marché dans ce monde?
Voyons , que donnez-vous à votre fille ?
DUBUISSOIY.
Ma foi, monsieur, je n'ai rien à répondre à des de-
mandes faites de la sorte.
BOURVAL.
Comment ! vous n'avez rien à répondre ! Ah ! fort
bien, je vous offense; mon fils me l'avait bien dit que
vous étiez susceptible , épiloguant sur un mot.
DUBUISSON.
Ah! monsieur votre fils s'était donné la peine de
vous faire mon portrait. Je lui en ai de grandes obli-
gations.
JULES.
Eh! mais, mon père, vous me perdez.
BOURVAL.
Comment ! je te perds ! Eh ! parbleu ! pourquoi
laisserais- je ignorer à monsieur que je connais ses
défauts ?
ADÈLE.
C'est que vous conviendrez que, sans être taxé de
trop de susceptibilité , on peut se choquer de la ma-
nière dont vous vous exprimez.
BOURVAL.
Eh bien! à la bonne heure , ma belle enfant, je n'en
disconviens pas, chacun a ses défauts, je suis brusque,
bourru, sans éducation; vous l'aviez peut-être dit à
votre père , comme mon fils m'avait dit qu'il était
ombrageux.
ADÈLE.
Monsieur, je ne me serais pas permis....
Tome IF. 28
434 LE SUSCEPTIBLE.
BOURVAL.
Allons, vous le lui aviez dit, n'est-il pas vrai? ne
me le cachez pas, je ne vous en voudrai pas ; mais cela
ne m'empêche pas d'être un bon homme , et d'avoir
ma dose de bon sens; et comme je ne me soucie pas
de me refondre pour monsieur votre père , je suis loin
d'exiger qu'il se refonde pour moi ; qu'il me passe mes
boutades, mes brusqueries, mes grosses vérités, je lui
passerai ses étiquettes, ses épilogues, ses petites bou-
deries, ses petites moues,.... tenez, comme celle qu'il
nous fait à présent.
DUBUISSOW.
Moi ? je ne boude pas.
BOURVAL.
Si fait, vous boudez. Pour vivre ensemble, il faut
être mutuellement indulgent ; et vous qui êtes savant ,
vous devez savoir cela?
ADÈLE.
Ah! mon père, voilà ce que vous m'avez répété
bien souvent.
DUBtllSSON.
Oui, sans doute, monsieur; l'indulgence réciproque
est d'une nécessité indispensable dans la société; et,
quoique monsieur Jules ait jugé à propos de m'annon-
cer à son père comme un susceptible, je me flatte de
ne 1 être pas encore assez pour me formaliser de quel-
ques mots ; mais c'est le fond des choses sur lequel
j'avoue sans crainte que je suis très-délicat.
BOURVAL.
Eh bien! est-ce que je vous aurais choqué, par
aventure, sur le fond des choses?
SCENE XIII. 435
DUBUISSON.
La manière dont vous exaltez votre fortune , et dont
vous rabaissez la mienne....
BOURVAL.
Ma foi , écoutez donc , il y a bien des pères à ma
place qui ne seraient pas si faciles. Un professeur,
certainement , jouit d'une grande considération , et
c'est une belle chose que la considération ; mais qu'est-
ce que cela pèse dans le commerce ? Enfin , vous venez
à Paris pour solliciter une place; combien y a-t-il de
gens qui vous diraient : Monsieur, je ne donnerai mon
fils à votre fille qu'autant que vous aurez obtenu la-
dite place.
DUEUISSON.
Permettez-moi de vous dire, monsieur
BOURVAL.
Eh bien ! quoi ? achevez donc ; mais avec quel diable
d'homme m'as-tu mis là en présence , mon fils ? Je
m'épuise en politesses pour lui faire sentir que , malgré
ma fortune, je me tiens heureux de devenir le beau-
père de sa fille, et il me cherche querelle parce que
je lui dis des choses honnêtes.
DUBUISSOIV.
Fort bien, monsieur, votre fortune, et toujours
votre fortune ! et vous avez l'air de me faire une grâce
en me demandant ma fille. En vérité, je vous admire,
Adèle , d'écouter tranquillement de semblables ex-
pressions.
ADÈLE.
Mais, mon père....
BOURVAL.
Eh bien ! vous voyez s'il est possible de le toucher
sans qu'il se croie égratigné. Oh ! ma foi , je quitte la
28.
436 LE SUSCEPTIBLE.
partie. Écoutez, je suis venu vous voir, je vous ai de-
mandé votre fille, je ne m'en dédis pas; mais morbleu!
je me pique aussi , il me semble que , quand j'ai fait
les premiers pas, vous pouvez faire les autres. Vous
savez mon adresse. Quand vous voudrez me faire ré-
ponse , je vous attends , et vous me trouverez chez
moi. Allons, toi qui as été son élève, fais à ton tour
son éducation ; je te jure que , si ce n'était l'intérêt
qu'inspire la jeune demoiselle qui n'a dit que des choses
raisonnables, tandis que son père déraisonnait, j'en-
verrais ce mariage-là à tous les diables. Adieu, made-
moiselle; comme je le disais tout-à-l'heure, chacun a
ses défauts dans ce bas monde ; mais , sur ma parole ,
j'aime encore mieux le mien que celui de monsieur
votre père; et, si c'est à l'étude qu'on doit ce joli petit
caractère, ma foi, serviteur à la science, et.... je suis
le vôtre de tout mon cœur.
{Il sort.)
SCÈNE XIV.
DUBUISSON, ADÈLE, JULES.
D U B U I s s O ]Y.
Vous avez bien fait de me prévenir qu'il était franc ,
monsieur votre père.
JULES.
Monsieur, je vous demande pardon pour lui, pour
moi.
nUBUïSSOlY.
Pardon! vous vous moquez. Vous avez dit que j'étais
un homme susceptible, insociable; c'est peut-être
SCENE XV. 437
vrai : il est riche, il voudrait marier avantageusement
son fils ; rien n'est plus naturel. Je ne vous blâme pas ,
je ne vous en veux ni à l'un , ni à l'autre.
JULES.
Oui , en rappelant à mon père toutes les obligations
que je vous ai , j'ai cru devoir le prévenir de votre
sensibilité peut-être excessive, comme j'ai cru devoir
vous prévenir vous-même de sa brusque franchise;
mais un mot indiscret qui m'est échappé sur votre
caractère doit -il me faire perdre tous mes droits à
votre estime? J'en appelle à votre cœur, monsieur
Dubuisson; réfléchissez, et vous rendrez justice à mon
père et à moi.
(Il sort.)
SCÈNE XV.
DUBUISSON, ADÈLE.
DUBUISSON.
Eh bien ! à la bonne heure , il est aussi franc que
son père, et il ne déplaît pas.
ADÈLE.
N'est-ce pas, mon père?
DUBUISSOF.
Que diable! je ne suis pas déraisonnable.
ADÈLE.
Ainsi vous oubliez la manière dont monsieur Bour-
val vous a parlé , et vous consentez à me marier à son
fils?
DUBUISSON.
Eh! mon Dieu! pour ma part, il n'y aura jamais
d'obstacle ; mais il en met lui-même.
438 LE SUSCEPTIBLE.
ADÈLE.
Comment donc?
DUBUISSON.
N'est -il pas clair qu'en me parlant de cette place
que je sollicite , il m'a mis dans la nécessité de ne re-
parler de l'union projetée que si je parviens à l'obtenir ?
ADÈLE.
Il vous a dit que d'autres à sa place pourraient pen-
ser et agir ainsi.
DUEuissorr.
Je suis fâché pour toi, ma fille, que tu ne veuilles
pas voir les choses comme elles sont ; mais moi qui
suis habitué à entendre ce qu'on veut dire plutôt que
ce qu'on dit... [Tirant une lettre cachetée de sa poche?)
Allons , ce n'était pas assez de la répugnance naturelle
que j'éprouve à solliciter , il fallait encore que j'y fusse
forcé par les conditions que m'impose cet homme
brusque et incivil. Allons donc porter cette lettre à
madame Florange. 11 est assez singulier qu'on m'ait
donné une lettre de recommandation toute cachetée,
ce n'est pas l'usage.
ADÈLE.
Eh quoi! penseriez-vous qu'elle fût dirigée contre
vous?
DUBUISSON.
Fi donc! Mais cette précaution ne m'autorise-t-elle
pas à croire que c'est une de ces froides recomman-
dations....
SCÈNE XVI. 439
SCÈNE XVI.
ADÈLE, DUBUISSON, FIERVILLE.
F I E R V T L L Ji , 611 rentrant.
Entendez-vous ? laissez tous ces paquets dans l'anti-
chambre jusqu'à ce que nous sachions dans quel ap-
partement nous logeons. Ah! monsieur, votre serviteur.
Le cher docteur est sorti : ah ! diable ! tant pis. Ma
femme , qui m'a laissé pour des courses essentielles ,
doit venir le prendre dans un quart d'heure pour aller
chez un de ses amis intimes , de qui dépend la place
que je veux avoir. Ah! monsieur, on est bien mal-
heureux d'avoir à solliciter dans ce pays-ci.
DUBUISSON.
Pourrait-on , sans indiscrétion , demander à mon-
sieur quelle est la place qu'il sollicite ?
FIERVILLE.
Ah ! mon Dieu ! à vous , l'ami du cher Urbain , logé
chez lui! je me garderai bien d'en faire un mystère;
une place de professeur vacante dans un des lycées
de Paris.
DUBUISSOIV^
Une place de professeur !
ADÎILE.
Que dit-il?
FIERVILLE.
On y a quelques droits , comme vous pouvez penser.
J'ai beaucoup cultivé mon esprit, j'ai fait quelques
vers français; en confidence même, j'ai jadis ébauché
une tragédie : nous avons d'ailleurs une certaine tra-
44o LE SUSCEPTIBLE.
duction.... Je me suis peu occupé de l'éducation jus-
qu'ici , si ce n'est en théorie ; mais comme il ne s'agit
pas d'apprendre à lire à des marmots , mais d'enseigner
à des jeunes gens , qui seront des hommes tout-à-
l'heure , l'éloquence , les belles-lettres , on peut , sans
se flatter, demander, obtenir et exercer dignement un
tel emploi. Qu'en pensez-vous, monsieur?
DUBUISSON.
Moi , monsieur ! puisque vous vous en sentez ca-
pable....
FIERVILLE.
Très -capable, mon cher; mais le mérite ne suffît
pas : il faut des protections, des connaissances; et avec
l'appui du cher Urbain....
DUBUISSOW.
Urbain vous a donc promis son appui ?
FIERVILLE.
Oui sans doute : depuis que j'ai l'avantage de le con-
naître, il n'a cessé de me faire des offres de service.
DU BUISSON.
Eh bien ! ma fille ?
FIERVILLE.
Je n'ai pas encore eu le temps de lui dire ce que je
désirais; mais je suis sûr de lui.
ADÈLE, à son père.
Vous voyez que monsieur Urbain ne sait pas même
qu'il sollicite la même place que vous.
FIERVILLE.
Mais où est-il donc? J'ai moi-même quelques courses
à faire; il me tarde de le prévenir. Ah! le voici. Vous
le voyez, tout me réussit. Ah! je suis né heureux, vé-
ritablement.
SCÈNE XVII. 44i
SCENE XVII.
ADÈLE, DUBUISSON, URBAIN, FIERVILLE.
FIERVILLE.
Quel bonheur que vous rentriez, docteur! Nous
n'avons pas eu le temps de nous expliquer. Savez-vous
quelle est la place que j'ambitionne ? celle de profes-
seur dans un des lycées de Paris.
URBAIN.
Vous, professeur!
FIERVILLE.
Oui, moi : c'est précisément Ce qui me convient
avec ma petite fortune , n'est-ce pas ? Cela m'arron-
dira, cela m'occupera. Ne trouvez-vous pas que c'est
supérieurement calculé ?
URBAIN.
Supérieurement calculé, en effet.
FIERVILLE.
J'étais sûr de votre approbation. On m'a dit que la
place dépendait sur-tout d'un certain monsieur Dorbel ,
avec lequel vous êtes intimement lié.
URBAIN.
Précisément : je sors de chez lui.
FIERVILLE.
Que je suis donc fâché de ne pas vous en avoir parlé
plus tôt! vous lui en auriez déjà touché quelques
mots.
URBAIN.
Consolez-vous ; je ne l'ai pas trouvé.
442 LE SUSCEPTIBLE.
FIERVILLE.
Ah ! bon ! Eh bien ! dans un quart d'heure ma femme
vient vous prendre ; vous allez ensemble chez ce mon-
sieur Dorbel , et là , ma foi , je m'en rapporte à vous :
parlez-lui de moi comme vous voudrez , avec franchise ;
je sais d'avance tout le mal que vous pourrez lui dire.
URBAIN, a Dubiiisson.
Eh bien ! il ne manque pas de confiance en lui-même.
DUBUISSON.
Ni en toi, à ce qu'il me paraît.
FIERVILLE.
On m'a dit que j'avais un concurrent.
URBAIN.
Il est vrai.
FIERVILLE.
Un certain professeur d'Amiens : on croit même qu'il
est à Paris.
URBAIN.
Oui , il y est.
FIERVILLE.
Ah ! vous le saviez : un homme de routine , un homme
de métier.
URBAIN.
Eh! mais, c'est quelque chose que d'avoir exercé un état.
FIERVILLE.
Oui, aux yeux de quelques sots; mais aux vôtres et
aux miens... Et quand on a autant de titres que moi....
URBAIN.
Et quels sont donc ces titres ?
DUBUISSON.
Monsieur a déjà daigné me les apprendre , et tu les
connais sans doute aussi bien que moi.
SCENE XVII. 443
URBAIN.
Ma foi, je les cherche....
DUEUISSOK.
N'y a-t-il pas d'abord une traduction ?
URBAIN.
Ah ! oui ; elle a été bien critiquée dans les journaux.
FIERVILLE.
Cabale, envie, calomnie : le plus grand succès. Il
n'en reste plus chez mon libraire.
URBAIN.
Oui , vous en avez fait beaucoup de cadeaux. J'en ai
reçu un exemplaire.
FIERVILLE.
Parbleu ! je n'ai pas oublié la lettre charmante que
vous m'avez écrite en remercîment.
DUBUISSON.
Oii tu en faisais sans doute le plus grand éloge ?
URBAIN.
Il s'y mêlait un peu de critique.
FIERVILLE.
Et voilà les éloges flatteurs : ce mélange de critique
annonce la franchise de la louange.
DUBUISSON.
N'y a-t~il pas aussi une tragédie ?
FIERVILLE.
Vous rappelez-vous la lecture que je vous en fis?
URBAIN.
Elle fut fort gaie , la lecture.
FIERVILLE.
Oui; il y avait déjeunes femmes, de jeunes auteurs;
mais comme ma femme sanglotait au dénoûment !
444 LE SUSCEPTIBLE.
DUBUISSO]>r.
Enfin , une profonde théorie sur l'éducation ?
URBA.I]y.
11 y a bien des gens qui regardent ces profondes
théories comme la science de ceux qui n'en ont pas.
FIER VILLE.
Ce n'est pas vous : vous savez bien que la théorie....
Souvenez- vous des entretiens graves et sérieux que
nous eiimes ensemble à Piouen ; comme vous étiez en-
thousiasmé des idées lumineuses que je vous développai!
URBAIN.
Enthousiasmé , dites-vous ?
FIERVILLE.
Oui , oui , enthousiasmé ; et , tenez , vous l'êtes en-
core. Ainsi c'est convenu ; vous attendez ma femme.
Moi , je cours me présenter chez les personnes qu'elle
n'aura pu voir. Ma foi , docteur , je suis fier de votre
estime ; mais avouez aussi qu'il est bien flatteur , quand
on s'emploie pour quelqu'un , que ce quelqu'un ne soit
pas tout-à-fait indigne de l'intérêt qu'on lui témoigne et
du bien qu'on en peut dire.
{Il sort.)
SCÈNE XVIII.
ADÈLE, DUBUISSON, UBBAIN.
URBAIN, î^lant.
Eh bien ! as-tu jamais vu un homme plus content de
lui-même et des autres?
DUBUISSON.
Tu n'étais donc pas sincère dans les compliments que
tu lui as faits.
SCENE XVIII. 445
ADÈLE.
Eh! mais, où avez -vous donc vu, mon père, que
monsieur Urbain lui eût adressé des compliments ?
DUBUISSON.
Enfin, il sort enchanté de toi.
URBAIN.
Parce qu'il veut bien l'être.
DUBUISSON.
Tu ne l'appuieras donc pas ?
URBAlJy.
Il te sied bien de me faire une pareille question ,
quand tu es sur les rangs pour la même place.
DUBUISSOW.
Eh! mais, écoute donc, je ne veux pas te gêner : si
tu crois que monsieur Fierville ait plus de mérite et
plus de droits que moi.... Je n'ai point fait de tragédie.
URBAIN.
Mais tu comptes des élèves qui font honneur à leur
maître.
DUBUISSOIV.
Je n'ai point fait cadeau de mes traductions.
URBAIN.
Mais ton libraire les a vendues.
ADÈLE.
Mon père, vous m'aviez promis... Vous affligez mon-
sieur Urbain,
DUBUISSON.
Je l'afflige!.... Ce n'est pas mon intention. Allons,
je suis un fou: pardonne - moi , mon ami. Va, je
compte sur toi , je dois y compter. Je vais chez cette
madame Florange. Au fait, ce monsieur Fierville avec
sa traduction , sa tragédie , sa théorie , ferait un profes-
446 LE SUSCEPTIBLE.
seur d'une singulière espèce ; et , tout homme de routine
et de métier que je puisse être, je rends trop justice à
ton discernement et sur-tout à ton amitié, pour
craindre que tu balances entre nous. Sans adieu , mon
cher Urbain.
(// son.)
SCÈNE XIX.,
ADÈLE, URBAIN.
URBAIN.
S'il était toujours comme cela encore.
ADÈLE.
Vous ne savez pas ce qu'il y a de plus malheureux :
monsieur Bourval est venu.
URBAIN.
Et votre père s'est piqué dès le premier mot.
ADÈLE.
Et maintenant mon père soutient que monsieur
Bourval ne me trouve pas assez riche pour son fils.
Jugez dans quel embarras nous nous trouvons ; mais
voici monsieur Jules.
SCÈNE XX.
ADÈLE, URBAIN, JULES.
URBAIN.
Le fils de monsieur Bourval! bien, jeune homme,
vous arrivez au moment où l'on vous désirait.
SCENE XX. 447
ADÈLE, a Jules.
c'est monsieur Urbain, le maître de cette maison.
URBAIN.
Oui, monsieur, Urbain, l'ami intime de son père,
médecin de profession , et qui voudrais bien m'établir
celui de mon pauvre ami ; car il en a besoin , et ce
qu'il y a de pis, c'est qu'il ne veut pas convenir qu'il
est malade. Il s'agit de bien nous concerter tous les
trois pour le rendre, en dépit de lui-même, aussi heu-
reux qu'd lui est possible de l'être. Où en êtes-vous
avec monsieur votre père?
JULES.
Eh ! monsieur, mon père ne pense déjà plus à ce
qui s'est passé; vous le savez, ces caractères violents
s'apaisent aussi aisément qu'ils s'emportent. Je vous ré-
ponds de le ramener dans un instant.
URBAIN.
Ecoutez , c'est moi qui me charge de solliciter pour
Dubuisson auprès de Dorbel. Quant à la réconciliation
entre vos parents, cela vous regarde. Allons, made-
moiselle , servez-vous de l'aimable ascendant que votre
douceur , votre tendresse vous donnent quelquefois sur
votre père ; tâchez de le rendre raisonnable , au moins
pour un moment : c'est difficile ; mais ce qui est plus
facile peut-être, c'est d'obtenir de monsieur Bourval
qu'il tempère ses vivacités , ses emportements ; que ,
jusqu'à la signature du contrat, il soit poli, complai-
sant, affable pour monsieur Dubuisson.
JULES.
Eh ! mon Dieu ! je vous réponds que mon père v
mettra toute la bonne volonté possible ; mais tiendra-t-il
tout ce qu'il se promettra à lui-même ? c'est ce que
je n'oserais garantir....
448 LE SUSCEPTIBLE.
ADÈLE.
Eh bien ! monsieur Jules , nous ne les quitterons pas;
nous interpréterons mutuellement ce qu'ils se diront.
JULES.
Je cours chercher mon père, et je suis là pour veiller
à ce qu'il ne lui échappe pas un seul mot qui ne soit
dicté par le désir de plaire au vôtre.
( // sort. )
SCÈNE XXI.
ADÈLE, URBAIN.
ADÈLE.
Et moi je suis là pour veiller sur le mien, afin qu'il
ne se fâche ni trop fort, ni trop aisément.
urbaijn^.
Et moi , avant que cette madame Fierville vienne
me relancer, je m'empresse -de courir chez Dorbel
pour lui parler de notre ami commun.
i^Il va pour sortir, madame Fieiville l'arrête.^
SCÈNE XXII.
ADÈLE, URBAIN, Madame FIERVILLE.
madame fierville.
Me voilà, je vous ai fait attendre; car mon mari
vous a sans doute prévenu que j'allais venir vous
prendre. Eh! vite, eh! vite, partons.
SCEJNE XXII. 449
URBAIN, a pari.
Allons, je n'ai pas pu l'éviter.
MADAME F I E R V I L L E.
J'ai une voiture en bas. Dorbel nous attend. Je lui
ai fait demander un rendez-vous en votre nom. J'ai
bien fait , n'est-ce pas , et il n'y a pas d'indiscrétion ?
URBAIN.
Mais je voudrais vous dire....
MADAME FIERVILLE.
Vous me direz tout cela en route, et moi je vous
conterai de mon coté tout ce que j'ai déjà fait. J'ai vu
vingt personnes, j'ai laissé mon nom dans vingt mai-
sons. J'ai joliment arrangé le professeur d'Amiens qui
s'avise d'être notre concurrent.
URBAIN.
Mais cependant, madame, il me semble....
MADAME FIERVILLE.
Eh! non, en pareil cas, il faut abymer ses rivaux.
On le dit honnête homme , eh bien ! quand monsieur
Fierville sera placé, je suis capable de le servir à mon
tour; mais il faut commencer par songer à soi, n'est-il
pas vrai ?
URBAIN.
Oui , c'est assez le principe du jour.
MADAME FIERVILLE.
Et de tous les temps. Ne nous faisons pas plus mé-
chants que ne l'étaient nos pères. Ils nous valaient , et
nous les valons. J'ai vu madame Florange, la parente
du ministre, une femme charmante, et, par paren-
thèse , j'y ai laissé le père de mademoiselle , et je lui ai
recommandé mon mari; on ne saurait avoir trop d'amis.
Tome IF. 29
45o LE SUSCEPTIBLE.
URBAIN.
Ah ! çà , madame , si vous me permettez de parler à
mon tour
MADAME FIERVILLE.
Oui sans doute, chez Dorbel, je vous laisserai par-
ler, je me tairai, mais ici, impossible : allons allons,
partons.
URBAIN.
Allons , madame , puisque vous le voulez absolu-
ment.... {^A part.^ Ma foi tant pis pour elle, ce n'est
pas ma faute.
MADAME FIERVILLE.
Sans adieu, ma belle demoiselle, nous ne tarderons
pas à revenir. Si vous voyez monsieur votre père avant
moi, demandez-lui ce qu'il a fait pour mon mari. Re-
commandez-le lui de nouveau : dites-lui que , puisqu'il
est l'ami du cher docteur depuis trente ans , il ne peut
pas se dispenser d'être le nôtre, entendez-vous. Adieu,
adieu. Donnez-moi la main, docteur, et partons.
URBAIN.
Eh bien! madame, partons.
( // soî't avec madame Fieiville. )
SCÈNE XXIII.
ADELE, SEULE.
Elle l'emmène. Allons, il faut convenir que le mari
et la femme sont bien faits l'un pour l'autre : là , venir
loger chez quelqu'un malgré lui, s'obstiner à croire
qu'on est enchanté de leur mérite , quand on leur dit
SCÈNE XXIV. 45i
précisément le contraire , et enlever pour ainsi dire les
personnes.... Ces gens-là feront leur chemin. Mais j'en-
tends mon père, je crois : allons, essayons au moins
de le décider à bien recevoir monsieur Bourval.
SCENE XXIV.
ADÈLE, DUBUISSON.
DUBUISSO]?f.
Je ne me suis pas trompé ; c'est bien lui.
ADÈLE.
Déjà de retour, mon père ?
DTJBUISSON.
Oui , ma fille , déjà.
ADÈLE.
Vous n'avez donc pas trouvé madame Elorange ?
DUBUISSOW.
Elle était chez elle.
ADÈLE.
Vous l'avez vue ?
DUBUISSON.
Oui, je l'ai vue.
ADÈLE.
Elle vous a bien reçu ?
DUBUISSON.
Parfaitement bien.
ADÈLE.
Vous voilà donc bien content?
DUBUISSOW.
Mais je crois que j'ai sujet de l'être ; car celte ma-
29.
452 LE SUSCEPTIBLE,
dame Florange a sans doute tout le crédit qu'elle s'ima-
gine ! Les compliments qu'elle m'a adressés ne sont
pas ce qu'on appelle de l'eau bénite de cour. Cepen-
dant, ce monsieur Fierville....
ADÈLE.
Est-ce que vous en avez parlé à madame Florange ?
DU BUISSON.
Crois-tu que je sois capable de chercher à nuire à
mes rivaux? Tous mes efforts tendent à ce qu'on dise
du bien de moi, et je regarderai toujours comme un
mauvais moyen de m'avancer, de dire du mal des au-
tres. Ce n'est pas là ce qui m'inquiète.
ADÈLE.
Quoi donc , en ce cas ?
DUBUISSOW.
Oh! je me garderai bien de dire un mot sur Urbain
devant toi. C'est ton protégé; mais, camme je rentrais,
je viens de le rencontrer en voiture avec madame Fier-
ville : j'ai fait tout ce que j'ai pu pour m'en faire re-
marquer ; il a détourné la tête : c'était sans dessein ; il
ne m'aura pas vu, et ce n'est pas de moi qu'ils par-
l^aient ; mais enfin sais-tu oii ils vont ensemble ?
ADÈLE.
Chez monsieur Dorbel.
DUBUISSON.
Chez Dorbel, dis-tu?
ADÈLE.
Oui, cette femme l'emmène chez Dorbel pour sol-
liciter en faveur de son mari.
D u B u I s s o ]y.
Eh bien ! j'avais tort.
ADÈLE.
Ahî c'en est trop, mon père. Permettez-moi de vous
SCENE XXIY. /|53
le dire , il est affreux, à vous de soupçonner un ami
comme monsieur Urbain : cette femme ne lui a pas
laissé le temps de placer une parole. J'ai vu monsieur
Urbain souffrir d'aller avec madame Fierville pour
solliciter contre elle; et si vous croyez non-seulement
qu'il puisse dire un mot qui vous nuise, mais même
qu'il ne vous serve pas avec toute la chaleur, toute
l'éloquence dont il est capable , soupçonnez donc aussi
votre fîlle ; car l'amitié de monsieur Urbain pour vous
égale presque la tendresse que je' vous porte.
DUBUISSON.
Eh ! là , là , mon enfant, calme-toi ; allons , j'ai tort,
j'ai toujours tort. Ah ! si ce monsieur Bourval ne faisait
pas de cette place une condition de ton mariage !
ADÈLE.
Mais vous vous trompez ; et puisque nous en sommes
sur cet article, n'avez -vous pas été un peu trop dif-
ficile, un peu trop exigeant avec lui?
DUBUISSON.
C'est possible.
ADÈLE.
Écoutez : son fils , malgré le serment que le père
avait fait de vous attendre chez lui , va le ramener.
DUBUISSON.
Le ramener ! je n'en crois rien.
ADÈLE.
S'il vient , ne trouverez-vous pas dans cette démarche
la preuve qu'il reconnaît ses torts : promettez-moi qu'a-
lors vous lui passerez quelques brusqueries.
DUBUISSON.
Soit; mais il ne viendra pas.
ADÈLE.
11 viendra , car le voicj.
454 LE SUSCEPTIBLE,
DUBUISSOIf.
Pas possible!.... C'est vrai,
SCÈNE XXV.
ADÈLE, DUBUISSON, BOURVAL, JULES,
BOTJRVAL.
Eh bien ! c'est encore moi ; me voilà revenu. ( A
Jules. ) Tu vas voir, je vais être honnête et galant avec
lui comme avec une jolie femme. [Haut^ Tenez, mon-
sieur Dubuisson, vous m'avez mal jugé si vous avez
cru que je n'étais pas un bon homme , et que je dé-
daignais votre alliance. ( A Jules. ) Est-ce bien ?
JULES.
A merveille.
DUBUISSOK.
Monsieur, je sens assurément tout ce que votre dé-
marche a d'honnête pour moi. {A sajille.^ Eh bien! à
la bonne heure, le voilà raisonnable.
ADÈLE,
N'est-ce pas?
BOURVAL.
Non, le diable m'emporte! Je suis fâché de m'être
mis en colère contre vous; j'aurais dû en rire.
JULES, (i son père.
Paix donc !
BOURVAL.
Je vous demande pardon ; je n'aurais pas dû en rire,
parce qu'enfin , comme on le sait , et , comme je vous
le repète encore, personne n'est parfait dans ce monde,
et que la perfection est une chose si éloignée de l'hu-
SCENE XXV. 455
manité... Eh bien! achève donc, toi, fils; ne vois-tu
pas que je m'embrouille ?
JULES.
Monsieur, mon père vient exprès pour vous dire
qu'une alliance avec vous est le plus cher de ses désirs ;
qu'il n'a jamais pensé à faire valoir sa fortune.
BOURVAL.
Jamais ; c'est la vérité.
JULES,
Que , soit que vous ayez la place , soit que vous ne
l'ayez pas, il n'en sera pas moins jaloux de m'obtenir
la main de votre fille.
BOURVAL.
Oui, il suffit que vous la méritiez; je suis riche,
vous êtes savant; j'ai gagné de l'argent, vous avez
bien élevé mon fils; partant, nous ne nous devons rien;
que mon argent soit pour votre fille un faible acquitte-
ment de ce que vous avez fait pour mon fils. N'est-ce
pas , que cela n'est pas mal dit ? Par conséquent , je
donne une dot; que vous en donniez une, ou que vous
n'en donniez pas, il n'en faut pas moins marier ces
chers enfants , puisque la tête leur en tourne à tous
les deux.
DUBUISSON.
Ma fille m'a fait connaître qu'elle distinguait monsieur
votre fils, et, quoique la tête ne lui en tourne pas....
ADÈLE.
Je ne rougis pas d'un sentiment que vous-même avez
approuvé ; voilà ce que monsieur a voulu dire , mon
père.
BOURVAL.
Oui , précisément ; voilà ce que j'ai voulu dire : ne
vous formalisez pas. •
456 LE SUSCEPTIBLE.
DUBUISSON.
Qui ? moi , monsieur , me formaliser quand vous me
comblez de politesses , et quand je vois à travers vos
expressions la bonté de votre cœur.
BOURVAL.
Monsieur, c'est vous qui me comblez.... [A sonjîls.)
Comment donc! mais il est charmant.
DUBUISSOF.
Quant à la dot, je vous crois trop raisonnable pour
me faire l'injure de croire....
BOURVAL.
Eh ! non; il n'y a pas d'injure.... il n'y a pas de mal
à n'être pas riche.
JULES, à son père.
Mon père....
BOURVAL.
Eh ! laisse donc ; c'est un compliment que je veux lui
faire.
ADÈLE.
Mon père veut dire que s'il n'est pas en état de donner
une dot aussi forte que vous , sa fortune lui permet de
m'en donner une, et qu'il compte assez sur votre dé-
licatesse pour croire que vous ne la refuserez pas.
BOURVAL.
Parbleu ! il n'y a pas de délicatesse à cela. Une dot!
cela ne se refuse pas , et cela ne nuit jamais dans un
ménage ; n'est-ce pas , mes enfants ?
ADÈLE.
Il est vrai.
BOURVAL.
Ah çà, maintenant, convenons d'une chose : je suis
brusque, impoli , vous êtes susceptible, exigeant... Non,
SCENE XXVI. 457
vous n'êtes pas susceptible, mais délicat, un peu fier,
n'est-ce pas? Cela tient à l'amour-propre. Voulez-vous
qu'avec mon gros bon sens je vous donne un conseil
qui ne part pas d'un imbécille ? Traitons nos affaires
par nos enfants. Mon fils a de l'esprit, votre fille n'est
pas sotte : que mon fils vous explique ce que je veux
vous dire , et vous ne vous en choquerez pas ; que votre
fille me dise ce qui vous pique, et je vous mettrai la
chose au net. Hem ! est-ce convenu ?
DUBUISSOIV.
Eh bien ! soit.
SCENE XXVI.
ADÈLE, DIJBUISS ON, BOUR VAL, JULES,,
FIERVILLE.
F 1ER VIL LE.
Félicitez-moi , félicitez-moi , cher docteur. Ah! il n'est
pas là. Mais c'est égal, j'aurai la place.
DITBUISSON.
Vous l'aurez!
FIERVILLE.
C'est sûr ; je quitte le ministre , le ministre lui-même :
il m'a fort bien reçu. On ne voulait pas me laisser
entrer; mais j'ai forcé la porte : il ne m'a dit qu'un
mot; il était fort occupé, car il me priait d'abord de
le laisser tranquille ; mais quand je lui ai expliqué mon
affaire, quand je lui ai dit que sa parente, madame
Florange , et monsieur Dorbel , son ami , lui parleraient
en ma faveur : La place est promise à quelqu'un qui a
fait ses preuves , me dit-il de la manière la plus affable ,
458 LE SUSCEPTIBLE,
et en me reconduisant presque jusqu'à la porte. Oh !
c'est un homme charmant, en vérité; je suis enchanté
de sa réception.
DUBUISSOIY.
J'en étais sûr.
BOURVAL, à Adèle.
Qu'est-ce que c'est donc que cet original-là ?
ADÈLE, bas a Bourual.
Un étourdi qui sollicite précisément la même plac«
que mon père.
BOURVAL.
Oui-da. Monsieur Dubuisson, cela ne change rien
à nos conventions : qui que ce soit qui l'emporte de
vous ou de monsieur , nous n'en marierons pas moins
nos enfants.
FIERYILLE.
Comment! qu'est-ce? Expliquez - moi : monsieur
serait-il mon compétiteur, par aventure?
SCÈNE XXVII.
JULES , ADÈLE , BOURVAL , DUBUISSON ,
URBAIN, Madame FIERVÏLLE, FIERVILLE.
MADAME FIERVILLE.
C'est une trahison ! c'est une perfidie !
URBATW.
Mais, madame....
MADAME FIERVILLE.
Non ; c'est abominable ; je le dirai tout haut. Ecoutez
tous le joli trait que vient de me faire monsieur Urbain :
SCENE XX^/II. 459
Monsieur se laisse mener par moi chez Dorbel pour
solliciter en notre faveur ; et là , en ma présence ,
monsieur demande , obtient la place pour un autre que
mon mari.
FIERVILLE.
Ah ! mon Dieu !
MADAME FIERVILLE.
Et quand je lui reproche sa conduite : C'est votre
faute, me dit-il ; si vous m'aviez laissé le temps de vous
le dire, vous sauriez qu'un autre avait avant vous des
droits à cette place et à mon estime. Et pour qui , s'il
vous plaît , monsieur se montre-t-il si prodigue des de-
voirs de l'amitié? C'est pour ce professeur du lycée
d'Amiens, dont je vous parlais avec tant de mépris.
DUBUISSOR.
Avec mépris, madame... ^
FIERVILLE.
Eh ! mais, c'est monsieur , ma bonne amie : je viens
de m'en douter tout à l'heure.
MADAME FIERVILLE,
Pas possible !
DUBUISSON.
Mais, au lieu de m'affliger de votre mépris, j'aime
bien mieux me féliciter de devoir tout à mon ami.
URBAIN.
Tu ne me dois rien : Dorbel n'a pas plus oublié que
moi notre ancienne amitié; ton nom seul avait suffi
pour le décider; et avant même que je lui eusse parlé
de toi, tu avais la place. i^A Fierville.^ Mon cher
parent, pourquoi vouloir commencer un état aux dé-
pens de ceux qui y ont consacré toute leur vie? Avec
votre fortune, vos talents aimables, ne pouvez -vous
donc mener une vie heureuse et indépendante ?
46o LE SUSCEPTIBLE.
F I E R V I L L E.
Ecoute donc, ma femme, quand nous nous déso-
lerons Ne sais-je pas au fond du cœur que je mérite
la place? Cela me suffît, et je pardonne au docteur.
MADAME FIERVILLE.
Cependant, mon ami, il est bien désagréable....
FIERVILLE.
Eh ! non ; voyons toujours les choses du bon côté :
me voilà rendu tout-à-fait au commerce des muses.
BOURV AL.
Joli commerce ! puisse-t-il vous prospérer comme le
mien m'a réussi ! Et vous , tâchez de prendre votre
bonheur avec résignation , comme monsieur prend son
malheur avec joie.
URBAIW.
J'espère qu'à présent tu ne te refuseras pas à venir
dîner avec moi chez Dorbel.
DUBUISSOIV.
Non sans doute.
URBAIN.
Si cependant tu faisais encore quelques difficultés ,
voici un billet d'invitation qu'il m'a chargé de te re-
mettre. Tu verras qu'il attend aussi monsieur Bourval
et son fils. Vous viendrez?
BOURVAL.
Parbleu ! il me tarde de le voir et de le remercier
ce brave homme. Un petit mot encore, monsieur Du-
buisson. Qu'un subalterne, qu'un homme malheureux,
trahi dans sa confiance, se fâche et s'inquiète au pre-
mier mot qu'on lui dit, il faut le plaindre et lui par-
donner; mais que cela vous arrive à vous, heureux
père , heureux ami , jouissant d'une honnête fortune
SCÈNE XXVII. 46i
et de l'estime générale , morbleu ! permettez-nous d'en
rire.
DUBUISSON.
Soit, riez, mais riez tout bas.
URBAIN.
Oui, qu'il ne s'en aperçoive pas; mais qu'il s'aper-
çoive sans cesse qu'il est aimé, chéri, estimé : voilà
l'ordonnance que je vous donne pour lui, et peut-être
parviendrons-nous à le guérir.
FIN DU SUSCEPTIBI-E
ET DU TOME IV.
TABLE
DES PIÈCES CONTENUES DANS CE VOLUME.
«««««««««A a«o«e
Pages.
Le Mari Ambitieux , ou l'Homme qui veut faire son che-
min I
Le Vieux Comédien ii5
Blonsieur Musard, ou comme le Temps passe. 178
Les Tracasseries, ou Monsieur et Madame Tatillon 228
L'Acte de Naissance , . 343
Le Susceptible SgS
FIN DE LA. TABLE DU QUATRIEME VOLUME.
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