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Full text of "Oeuvres de L.B. Picard .."

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OEUVRES 


DE 


L.  B.  PICARD. 


«A  s^-ff^  «-«-«-9  «Mi»  s 


THÉJTBE.— TOME  VIL 


DE  L'IMPRIMERIE  DE  FIRMIN  DIDOT, 

IMPRIMEUR    DU    ROI,    RUE    JACOB,    N°    ll\. 


A  PARIS, 

CHEZ   BOSSANGE,  PÈRE   ET    FILS,   LIBRAIRES, 

rue  de  Tournon ,  n°  6  bis. 

A    LONDRES,  chez  Martin  BOSSANGE  et  Compagnie, 

Libraires,  14  Great-Marlboi'ough  street. 


OEUVRES 


DE 


L.  B.  PICARD, 


MEMBRE     DE    l'institut   (  ACADEMIE    FRANÇAISE). 


TOME    SEPTIEME. 


A  PARIS, 

CHEZ   J.  N.  BARBA,   LIBRAIRE, 

ÉDITEUR -PROPRIÉTAIRE      DES     OEUVRES      DE     PIGAULT  -  LEBRUN, 

AU    PALAIS-ROYAL,    N^    5x. 

M  DGCG  XXI. 


t/ke€v,jfy, 


/ù 


M.  DE  BOULANVILLE 


ou 


LA  DOUBLE  REPUTATION, 

COMÉDIE  EN  TROIS  ACTES  ET  EN  PROSE, 

Représentée  pour  la  première  fois  le  8  février  1816. 


L'aigle  d'une  maison  est  uu  sot  dans  une  autre. 
Gresset. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

Boston  Public  Library 


http://www.archive.org/details/oeuvresdelbpicar07pica 


PREFACE 


Vjette  pièce  était  en  cinq  actes  lorsque  je  la  fis  jouer; 
je  la  présente  au  lecteur  réduite  en  trois  actes.  Peut- 
être  aurais-je  dû  être  encore  plus  sévère,  et  la  réduire 
en  un  acte  :  elle  n'obtint  qu'un  très-faible  succès,  et  elle 
ne  méritait  pas  un  meilleur  sort.  Cependant  il  y  a  je  crois, 
dans  le  sujet ,  une  idée  de  comédie  qui  demande  grâce 
pour  la  pièce. 

Un  passage  du  roman  de  Joseph  Andrews,  deFielding, 
m'avait  fourni  le  sujet  des  Ricochets  ;   un  passage  du 
même  roman  me  fournit  le  sujet  de   la  Double  Repu 
tation. 

Le  vicaire  Abraham  Adams  s'est  arrêté  dans  une  au 
berge.  Il  demande  à  deux  voyageurs  quel  est  le  maître 
d'un  château  qu'il  aperçoit  dans  la  campagne  :  1  un  des 
deux  fait  le  panégyrique  le  plus  pompeux  du  maître  du 
château  ;  l'autre  peint  le  même  personnage  sous  les  cou 
leurs  les  plus  odieuses.  Le  bon  vicaire  est  si  troublé  de 
cette  différence  d'opinion  sur  le  même  homme,  qu'il 
s'imagine  qu'ils  sont  deux.  L'aubergiste  éclaircit  bientôt 
ses  idées  en  lui  apprenant  que  ce  maître  du  château,  en 
sa  qualité  de  juge-de-paix,  a  fait  perdre  un  procès  à 
l'un  des  deux  voyageurs ,  et  en  a  fait  gagner  un  à 
l'autre.  On  n'a  point  de  peine  à  deviner  que  l'homme 
.^qui  chantait  les  louanges  du  juge-de-paix  n'était  pas  celui 
'■,  qui  avait  perdu  son  procès. 

Avant  de  commencer   la  pièce,  je  me  demandai  s'il 


8  PREFACE. 

fallait  que  mon  homme  méritât  ses  deux  réputations , 
ou  s'il  fallait  qu'il  n'en  méritât  aucune  des  deux.  L'un  et 
l'autre  parti  me  semblaient  offrir  des  chances  d'un  vé- 
ritable comique.  Je  me  décidai  pour  le  dernier  parti , 
mais  alors  j'eus  tort  de  vouloir  faire  cinq  actes.  Un 
homme  qui  ne  mérite  ni  le  bien  ni  le  mal  qu'on  dit  de 
lui,  est  un  homme  sans  caractère,  sans  physionomie, 
qui  doit  n'être  ni  bon  ni  méchant  ni  sot ,  ni  spirituel. 
Un  tel  personnage  peut  être  comique  dans  une  ou  deux 
scènes;  mais  ensuite  il  faut  qu'il  agisse,  qu'il  montre 
des  qualités  ou  des  défauts  ,  et  il  perd  nécessairement 
de  son  originalité. 

Le  rôle  était  excessivement  difficile  à  faire;  car  il  ne 
peut  être  ni  assez  passionné  pour  intéiesser,  ni  assez 
ridicule  pour  faire  rire  aux  éclats.  H  y  a  quelque  mérite 
à  ne  pas  l'avoir  tout-à-fait  manqué.  L'action  est  roma- 
nesque ;  l'amour  des  deux  jeunes  gens  n'inspire  pas  un 
intérêt  suffisant.  Le  père  est  trop  crédule;  l'hôtesse  est 
plus  étourdie  qu'adroite;  son  mari  est  un  bavard  pré- 
tentieux ;  il  dit  quelquefois  de  bonnes  choses ,  assez  bien 
exprimées,  mais  ce  sont  plutôt  des  discours  sur  le  sujet 
que  le  développement  du  sujet.  Ces  deux  derniers  rôles 
rentrent  dans  le  domaine  de  l'ancien  théâtre  :  au  lieu 
d'être ,  suivant  les  règles  de  la  bonne  et  vraie  comédie , 
la  peinture  d'originaux  existants  dans  le  monde,  ce  sont, 
comme  les  Daves  et  les  autres  valets  de  nos  vieilles 
pièces,  des  personnages  de  convention  théâtrale  dont 
on  ne  trouve  le  modèle  nulle  part. 

Ce  qui  est  bien  ,  c'est  l'arrivée  des  deux  fermiers  expri- f 
înant  avec  une  fiauchise  grossière ,  l'un  la  bonne  opinion 


PREFACE.  9 

que  son  intérêt  satisfait  lui  inspire  de  M.  de  Boulanville, 
l'autre  la  mauvaise  opinion  que  son  intérêt  trompé  lui 
inspire  de  ce  même  Boulanville;  c'est  le  retour  de  ces 
deux  hommes  mis  en  présence  de  Boulanville;  c'est  le 
brusque  changement  de  leur  opinion  et  de  leur  langage , 
changement  encore  opéré  par  un  intérêt  satisfait  et  par 
un  intérêt  trompé.  Cette  idée  de  dénoùment  me  paraît 
assez  ingénieuse.  Mais  l'art  s'y  fait  trop  sentir,  donc  elle 
n'est  pas  arrangée  avec  assez  d'art. 

J'aime  le  personnage  de  Boulanville  dans  toute  la 
première  partie  de  son  rôle.  C'est  là  qu'il  me  semble 
assez  bien  représenter  un  de  ces  hommes  si  communs 
dans  le  monde,  roulant  leur  vie,  si  je  puis  m'exprimer 
ainsi,  sans  vices,  sans  vertus,  sans  chagrins,  sans  jouis- 
sances. 

Il  m'est  arrivé  plusieurs  fois  de  faire  de  mes  pièces 
des  espèces  d'allégories  ,  de  placer  la  scène  dans  les 
classes  inférieures ,  en  laissant  au  spectateur  le  soin  d'ap- 
pliquer l'action  et  le  but  moral  aux  classes  supérieures. 
C'est  ce  que  j'ai  exécuté  assez  heureusement  dans  les 
Marionnettes,  beaucoup  moins  heureusement  dans  les 
Capitulations  de  conscience  et  ici.  Faites  vm  grand  sei- 
gneur de  mon  petit  propriétaire  de  province,  faites  de 
mes  deux  paysans  deux  hommes  de  la  haute  société  :  et 
vous  aurez  un  tableau  fidèle  des  exagérations  auxquelles 
les  hommes  se  li"\'rent  sur  le  compte  de  leurs  semblables , 
quand  ils  sont  aveuglés  par  l'intérêt ,  par  la  passion ,  par 
l'esprit  de  parti. 

J'ai  lu,  je  ne  sais  où,  qu'Alexandre  VI,  entrant  en 
vainqueur  dans  une  petite  ville  d'Italie,  aperçut  quel- 


lo  PREFACE. 

ques  habitants  se  hâtant  d'abattre  une  potence  où  l'on 
avait  attaché  un  mannequin  qui  le  représentait,  et  quel- 
ques autres  se  hâtant  de  redresser  une  de  ses  statues 
qu'on  avait  renversée  ;  et  que  ce  bon  pape ,  se  retour- 
nant vers  son  neveu  César  Borgia  lui  dit:  Vides  rnijiliy 
quant  levé  discrimen  inter patibulwn  et  statuam. 


PERSONNAGES. 

DORICOUR,  négociant,  ancien  marin. 

RAYMOND,  officier. 

M.  DE  BOULANVILLE,  propriétaire. 

DUHOUSSAYE,    )    ,       . 

}    rernuers. 
BERTRAND,         j 

LÉONARD,  aubergiste. 

Madame  LÉONARD,  femme  de  Léonard. 

Madame  DE  VERBOIS  ,    veuve    et  parente  de  M.   de  Bou- 

lanville. 

HENRIETTE,  fille  de  M.  Doricour. 

MARIANNE ,  servante  de  Léonard. 


La  scène   est  chez  Léonard ,  dans    un   gros  bourg ,  sur   la  route 
d'Orléans  à  Tours ,  à  deux  ou  trois  lieues  d'Orléans. 


M.  DE  BOULA NVILLE. 

ACTE   PREMIER. 

Le  théâtre  représeute  une  salle  d'auberge, 

SCÈNE   I. 

Madame    LÉONARD,    BERTRAND,   LÉONARD, 
DUHOUSSAYE,  MARIANNE. 

MADAME  LÉONARD,  entrant  en  scene. 

UowwEZ-vous  la  peine  d'entrer,  monsieur. 

BERTRAND,  euveloppé  d'iui  grand  manteau. 
Ah!  quel  temps,  quel  temps  affreux!  j'enrage. 

MADAME  LÉONARD,  appelant, 
Marianne ,   monsieur   Léonard ,    aidez- moi  donc  à 
servir  monsieur. 

LÉONARD,  entrant  en  scène. 
Un  moment ,  ma  femme  ;  j'indiquais  notre  salle  :s 
cet  autre  voyageur. 

DUHOUSSAYE,  entrant  en  scène  enveloppé,  comme 
Bertrand,  d'un  grand  manteau. 
Ouf!  je  suis  trempé;  quel   orage!  Allons,  il  faut 
prendre  son  parti. 


12  M.  DE   BOULANVILLE. 

LÉONARD,  à  Duhoussaje. 
Je  ne  m'en  plains  pas,  puisqu'il  amène  si  bonne 
compagnie  dans  mon  auberge. 

{^Léonard  et  sa  femme  s'empressent  auprès  des  deux 
voyageurs .  Bertrand  et  Duhoussaje  sont  chacun 
a  un  coin  du  théâtre.  Chacun  pose  son  fouet  et 
son  chapeau  sur  une  table  ou  sur  une  chaise  y  et 
se  débandasse  de  son  manteau^ 

MADAME    LÉONARD. 

Marianne,  Marianne. 

MARiAJNNE,  entrant  en  scène. 
Me  voilà,  madame. 

MADA^ME    LÉONARD. 

Eh!  vite  un  fagot  dans  la  cheminée  de  la  chambre 
verte;  ces  deux  messieurs  causeront  ensemble  en  se 
chauffant.  (.^  Bertrand^)  Monsieur  voudrait-il  prendre 
quelque  chose  ? 

{Pendant  le  dialogue  suivant ,  Bertrand  et  Duhous- 
saye  n'entendent  rien  de  ce  que  Vautre  dit, 
Léonard  et  sa  femme  vont  de  Vun  a  Vautre^  et 
témoignent  leur  surprise. 

BERTRAND,  avcc  liumcur. 
Rien.  Parbleu  !  c'est  un  bien  vilain  homme  que  ce 
monsieur  de  Boulanville. 

LÉONARD. 

C'est  possible.  Je  ne  le  connais  pas.  Il  n'y  a  qu'un 
mois  que  je  tiens  cette  auberge. 

BERTRAND. 

Vous  ne  le  connaîtrez  que  trop  tôt.  C'est  le  proprié- 
taire de  ce  beau  château  qui  est  au  bout  de  cette 
grande  avenue. 


ACTE  I,  SCENE  I.  i3 

LÉONARD. 

Ah!  oui. 

DUHOUSSAYE,  foH  gaiement. 

Eh!  la  fille,  monsieur  l'hôte,  madame,  une  tranche 
de  jambon ,  une  bouteille  de  vin  vieux.  Cela  me  fera 
passer  le  temps.  Ah  !  quel  honnête  homme ,  quel  brave 
homme  que  ce  monsieur  de  Boulanville  ! 

MADAME    LÉONARD. 

Ah!  ah! 

LÉONARD. 

Monsieur ,  tout  le  monde  n'en  pense  pas  ainsi. 

DUHOUSSAYE. 

Tant  pis  pour  ceux  qui  ne  savent  pas  apprécier  son 
mérite. 

BERTRAND. 

M'oter  sa  ferme  ! 

DUHOUSSAYE. 

Me  choisir  pour  son  fermier  ! 

BERTRAND. 

Après  dix-huit  ans  !  quelle  horreur  ! 

DUHOUSSAYE. 

Quelle  courtoisie  ! 

BERTRAND. 

Malgré  la  protection  de  madame  de  Verbois ,  sa  pa- 
rente ,  à  qui  j'avais  promis  des  épingles. 

DUHOUSSAYE. 

Moyennant  un  léger  pot-de-vin. 

BERTRAND. 

Je  ne  lui  pardonnerai  de  ma  vie, 

DUHOUSSAYE. 

Je  n'oublierai  jamais  sa  bonté. 


i4  M.   DE   BOULANVILLE. 

LÉONARD. 

Marianne,  un  autre  fagot  dans  la  chambre  n®  5. 
Ces  deux  messieurs  pourraient  se  gêner ,  s'ils  se  chauf- 
faient au  même  feu. 

DUHOUSSAYE. 

Je  viens  de  chez  lui  ;  j'ai  sa  parole ,  et  cela  vaut 
mieux  que  les  meilleurs  écrits.  L'ancien  fermier  avait 
promis  des  épingles  à  une  certaine  dame  ;  mais  mon- 
sieur de  Boulanville  n'est  pas  homme  à  se  laisser  in- 
fluencer par  de  pareilles  manœuvres  :  moi,  je  lui  ai 
promis  un  pot-de-vin,  c'est  différent;  c'est  pour  lui- 
même. 

BERTRAND. 

Je  me  moque  bien  des  regrets  qu'il  me  témoigne 
par  sa  lettre  de  congé.  Parce  que  je  suis  veuf,  il  me 
renvoie.  Au  moment  où  je  commençais  à  me  consoler 
de  la  mort  de  ma  femme ,  il  renouvelle  ma  douleur  en 
me  retirant  sa  ferme. 
MARIANNE,  qui  pendant  tout  le  dialogue  a  couru 
d'une  chambre  a  Vautre. 
Si  ces  messieurs  veulent  entrer ,  il  y  a  du  feu  dans 
les  deux  chambres. 

DUHOUSSAYE. 

Fort  bien.  (^  Zec»/2<3'r<i.)  Monsieur  l'aubergiste,  vous 
êtes  tout  neuf  dans  ce  pays  ;  si  vous  avez  besoin  d'un 
protecteur  honnête  homme  ,  n'en  cherchez  pas  d'autre 
que  monsieur  de  Boulanville. 

(//  entre  dans  une  chambre.^ 

BERTRAND. 

Il  n'en  est  pas  quitte.  Il  vient  de  s'établir  à  Orléans 
un  procureur ,  un  avoué  normand  qui  trouve  des  pro- 
cès oii  l'on  veut.  Je  vais  chez  lui  ;  il   faut  qu'il  m'in- 


ACTE  î,  SCÈNE  II.  i5 

vente  quelque  chicane A  présent  que  nous  lisons 

les  journaux  et  les  romans,  on  ne  nous  mène  plus, 
nous  autres  paysans.  (  A  Léonard.  )  Je  vous  félicite  de 
ne  pas  connaître  encore  ce  méchant  homme  ;  tâchez 
de  ne  rien  avoir  à  démêler  avec  lui.  C'est  ce  que  je 
vous  souhaite. 

(  //  entre  dans  une  autre  chambre.  ) 

SCÈNE   II. 

Madame  LÉONARD,  LÉONARD. 

MADAME    LÉONARD. 

Tu  fais  bien  de  ne  pas  les  loger  dans  la  même 
chambre  ;  ils  se  battraient. 

LÉONARD. 

Comme  la  passion  rend  les  gens  communicatifs  ! 
Nos  paysans  se  forment  :  les  voilà  qui  savent,  comme 
à  la  ville ,  offrir  des  épingles  et  des  pots-de-vin.  Quelle 
bonne  et  quelle  mauvaise  réputation  ils  sont  en  train 
de  faire  au  même  homme  !  Ainsi ,  tout  est  passion , 
tout  est  prévention  ;  c'est  parce  que  monsieur  de  Bou- 
lanville  les  a  frappés  dans  leur  intérêt ,  que  l'un  de  ces 
deux  paysans  le  traite  d'homme  de  bien ,  et  que  l'autre 
le  traite  de  méchant  homme  ;  il  en  serait  de  même 
quand  il  ne  s'agirait  que  d'une  différence  d'opinions. 
Il  n'y  a  ni  honneur ,  ni  bonté ,  ni  esprit  chez  nos  en- 
nemis :  chez  nos  amis ,  il  n'y  a  ni  lâcheté  ,  ni  méchan- 
ceté ,  ni  sottise. 

MADABIE    LÉONARD. 

Courage ,  monsieur  Léonard  ;  perdez  votre  temps  à 
jUaire  des  réllexions  sur  les  voyageurs  qui  nous  arrivent. 


i6  M.  DE  BOULANYILLE. 

LÉOIYARD. 

Eh  1  n'est-ce  pas  pour  cela  que  je  me  suis  fait  au- 
bergiste, madame  Léonard?  Né,  j'ose  le  dire,  avec  un 
génie  observateur  que  l'éducation  et  l'expérience  ont 
perfectionné,  après  avoir  amassé  quelque  argent  dans 
les  divers  métiers  que  j'ai  été  obligé  de  faire  pour  ga- 
gner ma  vie,  après  avoir  eu  le  bonheur  de  toucher 
votre  cœur  et  la  dot  assez  ronde  que  vous  m'avez  ap- 
portée en  mariage ,  j'ai  pensé  que  je  devais  me  choisir 
pour  retraite  un  état  où,  vovant  beaucoup  de  monde, 
et  toujours  du  monde  nouveau,  je  pusse  exercer  per- 
pétuellement cet  heureux  talent  d'observer  les  hommes 
et  les  choses.  Me  voilà  depuis  un  mois  maître  de  la 
belle  auberge  du  Cheval-Blanc,  dans  un  gros  bourg, 
tout  près  d'Orléans,  sur  la  route  de  Bordeaux  à  Paris; 
et  quelles  délices  pour  moi  de  pouvoir  faire  jaser  tour- 
à-tour  le  parisien  qui  veut  se  dépavser,  le  provincial 
qui  veut  voir  la  grande  ville,  la  jeime  veuve  qui  va 
tenter  la  fortune ,  l'ambitieux  qui ,  plein  d'inquiétude 
et  d'impatience ,  va  briguer  une  place ,  et  que ,  huit  à 
dix  jours  après,  je  vois  revenir  tantôt  fier,  joyeux, 
impertinent ,  vantant  son  crédit  et  ses  amis ,  car  il  a 
réussi;  tantôt  sombre,  humble  ou  colère,  se  plaignant 
des  ministres,  de  leurs  commis,  et  méditant  une  pé- 
tition à  la  Chambre  des  députés  ,  car  il  a  échoué  ! 

MADAME    LÉONARD. 

Moi,  je  voudrais  que  votre  manie  d'observer  ne  vous 
empêchât  pas  de  veiller  aux  intérêts  de  votre  maison: 
nous  ne  faisons  déjà  plus  ce  que  nous  devrions  faire; 
et  l'aubergiste  du  Cheval-!Xoir ,  à  qui  notre  établisse- 
ment avait  d'abord  causé  tant  d'ombrage,  commence 
à  se  moquer  de  nous. 

t 


ACTE   I,  SCEXE    IL  17 

LÉO^TARD. 

Oh!  pour  celui-là,  je  le  déteste;  m'enlever  le  diner 
de  la  diligence,  où  il  se  trouve  toujours  quatre  ou  cinq 
originaux  pour  le  moins ,  Gascons ,  Périgourdins  ou 
Parisiens!  C'est  un  intrigant,  c'est....  Eh  bien!  qu'est- 
ce  que  je  fais?  je  blâme  la  passion  chez  les  autres,  et 
me  voilà  moi-même  partial  et  passionné  !  Pauvres 
humains  ! 

MADAME    LÉONARD. 

Eh!  croyez-vous  qu'il  soit  bien  beau,  bien  généreux, 
de  chercher^  ainsi  à  tout  savoir  pour  le  seul  plaisir 
d'être  instruit?  Et  moi  aussi,  je  suis  curieuse,  très- 
curieuse  ;  mais  je  ne  cherche  à  pénétrer  le  secret  des 
gens ,  que  pour  les  aider  de  mes  conseils.  Si  je  pro- 
voque leurs  confidences ,  c'est  pour  les  consoler  dans 
leurs  peines ,  les  flatter  dans  leurs  espérances ,  les  ser- 
vir même  de  tout  mon  pouvoir  dans  leurs  desseins.  Je 
tiens  fort  à  mes  intérêts;  mais  je  crois  les  bien  enten- 
dre, en  m'occupant  beaucoup  de  ceux  d'autrui. 

LÉONARD. 

Eh  bien!  c'est  à  merveille.  Tu  te  mêles  de  tout,  je 
ne  me  mêle  de  rien,  ou  de  peu  de  chose.  i\Iais,  prends 
garde  ;  avec  cette  ardeur  de  rendre  service ,  on  se  pré- 
pare souvent  des  chagrins,  et  on  ne  termine  pas  tou- 
jours ceux  des  autres. 

MADAME     LÉOTfARD. 

Toi  qui  te  piques  de  raisonner  si  juste,  prétends-tu 
changer  mon  caractère?  Tu  n'y  parviendras  pas  plus  qu'à 
changer  le  tien  :  tu  veux  te  faire  égoïste,  et  tu  seras 
toujours  serviable  et  bon  homme. 

LÉONARD. 

J'en  ai  peur. 
Tome  m.  2 


3  8  M.  DE  BOULANVILLE. 

SCÈNE  III. 

Madame  LÉONARD,  LÉONARD,  MARIANNE. 

MARIANNE. 

Encore  un  voyageur,  et  il  nous  annonce  une  ber- 
line qui  nous  amène  un  monsieur ,  sa  fille ,  une  femme 
de  chambre  et  deux  laquais.  C'est  une  journée  de  béné- 
diction pour  notre  auberge.  Quant  à  celui  qui  nous 
arrive,  c'est  un  jeune  homme  du  pays;  il  a  sa  mère  et 
un  oncle  à  trois  lieues  d'ici  :  c'est  un  officier ,  monsieur 
Raymond  de  Courval. 

LÉONARD. 

Raymond  de  Courval  !  celui  dont  la  mère  t'a  élevée , 
avec  qui  tu  as  passé  ton  enfance ,  et  qui  a  eu  tant  de 
bontés  pour  moi  en  Italie ,  lorsqu'il  était  aide-de-camp 
du  général  dont  j'étais  maître  d'hôtel. 

MARIANNE. 

Le  voici. 

SCÈNE  IV. 

LÉONARD,  Madame   LÉONARD,  RAYMOND. 

RAYMOND. 

Mon  cher  Léonard,  ma  bonne  Louise,  quel  bon- 
heur de  vous  trouer  ici  !  j'ai  besoin  d'amis  discrets ,  in- 
telligents ,  dévoués. 

MADAME    LÉONARD. 

Serions-nous  assez  heureux  pour  pouvoir  vous  rendre 
un  service?  nous  vous  avons  tant  d'obligations! 


ACTE  I,  SCENE  IV.  19 

LÉOIVARD. 

Quelle  est  l'affaire  qui  vous  amène? 

MADAME    LÉONARD. 

Un  mariage?  une  succession?  un  procès? 

RAYMOND. 

Oui ,  un  procès ,  contre  un  cousin.  Il  faut  que  je 
voie  le  notaire  de  ce  bourg,  pour  des  papiers  impor- 
tants que  je  veux  dès  ce  soir  remettre  à  ma  mère  :  mais 
que  m'importe  ce  procès ,  ma  fortune  même ,  près  du 
motif  qui   a  précipité  mon  voyage?  Je   n'aurais  pas 

quitté  Paris  sans  une  circonstance Dans  la  berline 

qui   me   suit ,   se    trouve   une  jeune  personne    char- 
mante. 

MADAME    LÉONARD.      • 

Ah!  c'est  de  l'amour!  parlez,  parlez,  monsieur, 
voilà  qui  m'intéresse  encore  plus  vivement. 

RAYMOND. 

Il  y  a  un  mois,  dans  un  bal,  je  la  vis  pour  la  pre- 
mière fois.  Le  lendemain ,  je  fus  assez  heureux  pour 
me  faire  présenter  chez  sa  tante  :  et  chaque  jour ,  j'ai 
mieux  senti  combien  Henriette  est  bonne ,  douce ,  af- 
fable.... 

LÉONARD. 

Parfaite,  suivant  l'usage. 

RAYMOND. 

Oui ,  mon  ami ,  parfaite  :  je  n'avais  pas  encore  osé 
déclarer  mon  amour;  mais  je  me  félicitais  de  me  voir 
assez  bien  accueilli.  Quel  est  mon  désespoir ,  lorsque 
hier  j'apprends  que  le  père ,  de  retour  d'un  long  voyage  j 
a  le  matin  même  emmené  sa  fille?  Ils  ont  pris  la  route 
d'Orléans  :  on  présume  qu'il  est  question  d'un  mariage. 
Ah!  grand  dieu!  la  marier!  Je  pars,  je  vole  sur  leurs 


20  M.  DE  BOULANVILLE. 

traces.  Ce  n'est  qu'à  la  poste  d'Orléans  que  je  parviens 
à  les  atteindre.  Leur  postillon  me  dit  qu'ils  doivent 
s'arrêter  dans  ce  bourg ,  à  l'auberge  du  Cheval-Blanc , 
et  je  ne  les  précède  que  d'un  moment! 

MADAME    LÉONARD. 

Voilà  une  affaire  qui  n'est  pas  fort  avancée,  et,  il 
s'il  vous  plaît,  le  nom,  l'état  du  père  de  la  jeune  per- 
sonne ? 

RAYMOND. 

Henriette  est  la  fille  unique  d'un  armateur  de  Nantes , 
monsieur  Doricour. 

LÉONARD. 

Doricour!  monsieur  Doricour  l'armateur  aurait  déjà 
une  fille  en  âge  d'être  mariée! 

RAYMOND. 

Tu  le  connais  !  ^ 

MADAME    LÉONARD. 

Il  connaît  tout  le  monde,  mon  cher  mari. 

LÉONARD. 

J'ai  fait  tant  de  métiers ,  parcouru  tant  de  pays  ! 
J'étais  spadassin,  libertin,  apprenti  littérateur  sur  le 
pavé  de  Paris ,  lorsque  j'ai  connu  monsieur  Doricour 
qui  travaillait  dans  une  maison  de  commerce.  S'il  n'a 
pas  changé,  il  est  homme  d'honneur;  mais  il  a  de 
grandes  prétentions  à  la  finesse ,  à  la  prudence  ;  il 
prend  un  air  grave,  important,  mystérieux  en  vous 
parlant,  et  il  est  enthousiaste  et  crédule,  allant,  pour 
ainsi  dire,  au-devant  de  l'erreur  avec  tant  d'impétuo- 
sité ,  que  c'est  plutôt  lui-même  qui  se  trompe  qu'il  n'est 
trompé  par  les  autres. 

RAYMOND. 

Oui,  comme  tous  les  marins,  connaissant  peu  les 
hommes.... 


ACTE   I,   SCENE   V.  21 

MADAME    LÉONARD. 

Je  devine  ce  que  vous  attendez  de  nous.  Il  faut  dé- 
couvrir si  monsieur  Doricour  vient  en  effet  dans  le 
pays  pour  y  marier  sa  fille ,  trouver  des  obstacles  à  ce 
mariage,  s'il  est  vrai  qu'il  en  soit  question,  vous  ai- 
der à  vous  faire  aimer  de  la  fille ,  du  père.... 

LÉONARD. 

Ma  femme ,  je  suis  plein  d'attachement  et  de  recon- 
naissance pour  monsieur  Raymond  ;  mais  je  ne  veux 
nuire  ni  déplaire  à  monsieur  Doricour.  Monsieur  ne 
m'en  trouvera  pas  moins  prêt  à  lui  administrer  tous 
les  conseils,  toutes  les  consolations  que  m'inspireront 
mon  amitié,  les  circonstances  et  ma  philosophie. 

MADAME    LÉONARD. 

C'est  bien    parler  en    homme  froid,  insensible 

N'écoutez  pas  mon  mari;  je  le  forcerai  à  vous  servir, 
si  vous  avez  besoin  de  lui. 

SCÈNE   V. 

LÉONARD,  Madame  LÉONARD,  RAYMOND, 
DORICOUR,  HENRIETTE,  MARIANNE. 

MARIANNE,  accouraut. 
Voici  les  gens  de  la  berline.  J'ai  tout  préparé  dans 
le  grand  appartement.  (  A  Doricour  et  a  sa  Jîlle.  ) 
Entrez  ,  monsieur  ;  entrez  ,  mademoiselle.  (  Aux  la- 
quais qui  suivent  Doricour.  )  Et  vous  autres ,  sui- 
vez-moi. 

{Marianne  sort  avec  les  gens  de  Doricour^ 
DORICOUR,  entrant  en  scène. 
Oh!  oh!  ce  n'est  pas  moi  qu'on  trompe,  je  suis  fin. 
Monsieur   l'aubergiste,  bonne  chère,  bon  feu,  bons 


22  M.  DE  BOULANVILLE. 

lits  :  nous  resterons  chez  vous  plus  d'un  jour.  {^A  sa 
fille.  )  Corbleu  !  mon  enfant ,  ne  crains  rien  ;  le  bon- 
heur de  ma  fille,  voilà  mon  premier  devoir,  et  tu 
peux  t'en  rapporter  à  ma  tendresse  et  à  ma  sagacité. 

HENRIETTE. 

Je  connais  l'une  et  l'autre,  mon  père;  mais  ne  se- 
rait-il pas  possible  que  nous  ne  vissions  pas  les  choses 
précisément  de  la  même  manière?  et  comme  c'est  mon 
bonheur  que  vous  désirez....  {^Apercevant  Raymond.) 
Ah! 

DORICOTJR. 

Eh  bien!  qu'as-tu  donc? 

HENRIETTE. 

Eh,  mon  dieu!  mon  père,  voilà  une  rencontre 

une  rencontre  bien  singulière...  Monsieur  est  ce  jeune 
homme  que  j'ai  vu  au  bal. 

DORICOUR. 

Ce  monsieur  Raymond  dont  ma  sœur  et  toi  n'avez 
cessé  de  me  parler? 

MADAME    LÉONARD,  Ci  part. 

Ah  !  la  tante  et  la  nièce  en  ont  parlé  au  père. 

RAYMOND. 

Rencontre  bien  heureuse  pour  moi ,  Mademoiselle. 

DORICOUR,  a  Raymond. 
Monsieur,  j'ai  bien  l'honneur....  {A  sajîlle.)  Une 
figure  fort  intéressante. 

HENRIETTE. 

Monsieur  loge  dans  cette  auberge  ? 

MADAME    LÉONARD. 

Monsieur  ne  fait  que  passer  ;  il  va  chez  sa  mère ,  à 
trois  lieues  d'ici. 


ACTE  T,   SCENE  V.  28 

HENRIETTE. 

En  effet ,  je  m'en  souviens;  monsieur  nous  a  dit  qu'il 
était  des  environs  d'Orléans. 

LÉONARD. 

Tandis  que  nous  sommes  en  train  de  faire  des  recon- 
naissances.... Monsieur  Doricour  ne  se  remet  pas  mes 
traits... 

DORICOUR. 

Pardonnez -moi,  monsieur  l'hote  :  je  crois Eh! 

mais,  vraiment,  c'est  Léonard. 

LÉONARD. 

Tout  prêt  à  vous  servir.  Monsieur. 

DORICOUR. 

Et  par  quel  hasard,  toi  que  j'ai  vu  si  brillant  à 
Paris  ?... 

LÉONARD. 

Hélas!  Monsieur,  des  malheurs.... 

DORICOUR. 

Ah!  oui,  des  malheurs;  le  jeu,  les  femmes... 

LÉONARD. 

Chut  !  ne  parlez  pas  de  mes  fredaines  devant  ma 
femme. 
DORICOUR,  regardant  galamment  madame  Léonard. 

Ah  !  c'est  ta  femme.  J'espère  que  tu  ne  comptes  pas 
ton  mariage  au  nombre  de  tes  malheurs.  Parbleu  !  mon 
cher  Léonard,  je  ne  suis  pas  fâché  de  loger  chez  une 
personne  de  connaissance.  Tu  pourras  m'être  utile.  Je 
sais  mettre  à  profit  toutes  les  circonstances ,  moi. 

RAYMOND. 

Je  vous  laisse  ,  Monsieur;  j'ai  quelques  affaires  à  ter- 
miner dans  ce  bourg  :  me  permettrez-vous  d'avoir  l'hon-. 
neur  de  vous  saluer  avant  mon  départ? 


24  M.  DE  BOULANVILLE. 

DO  RI  COUR. 

Oui,  sans  doute,  Monsieur,  et  j'espère  bien  que  ce 
n'est  pas  la  dernière  fois  que  nous  nous  verrons.  Je 
viens  tout  exprès  pour  visiter  une  terre  que  j'ai  achetée 
dans  ce  canton. 

RAYMOND,  avec  joie. 

Comment,  Monsieur,  c'est  là  le  but,  le  but  unique 
de  votre  voyage  ? 

DORICOUR. 

Oh!  unique!  c'est  ce  qui  vous  reste  à  savoir. 

RAYMOND. 

Ah!  Monsieur,  quel  plaisir  vous  me  faites  en  m'an- 
nonçant....  Que  ma  mère  sera  flattée  d'un  voisinage 
comme  le  vôtre! 

(^11  sort.) 

DORICOUR. 

Il  est  fort  poli. 

HENRIETTE. 

N'est-il  pas  vrai ,  mqn  père  ? 

DORICOUR. 

Un  peu  curieux...  Mais  tu  dois  avoir  besoin  de  repos, 
mon  enfant. 

MADAME   LÉONARD. 

Je  vajis  conduire  mademoiselle  à  son  appartement. 

HENRIETTE. 

Mon  père ,  je  dois  avoir  et  j'ai  toute  confiance  en 
vous  ;  mais ,  je  vous  en  prie  ,  ne  décidez  rien  sans  moi. 

DORICOUR. 

Sois  tranquille. 

MADAME    LÉONARD. 

Venez,  Mademoiselle. 

(  Elle  sort  avec  Henriette.  ) 


ACTE  I,  SCENE  YI.  aS 

SCÈNE  VI. 

DORICOUR,    LÉONARD,   Madame    LÉONARD, 

QUI    RENTRE    QUELQUES    MOMENTS    APRÈS    LE     COM- 
MENCEMENT DE  LA   SCÈNE. 

DORICOUR. 

Oui ,  mon  cher  Léonard ,  un  fondé  de  pouvoir  a 
effectivement  acheté  pour  moi  une  terre  dans  les  en- 
virons de  ce  bourg.  Je  n'en  connais  que  le  produit  : 
c'est  quelque  chose.  Je  viens  la  visiter;  mais  mon 
voyage  a  un  but  bien  autrement  important.  Yous  avez 
un  monsieur  de  Boulanville  dans  ce  canton? 

LÉONARD. 

Oui ,  Monsieur  ;  il  habite  un  château  à  deux  pas 
d'ici. 

DORICOUR. 

Quel  homme  est-ce  ? 

LÉONARD. 

Je  ne  sais.  Etabli  seulement  depuis  un  mois  dans  cette 
auberge.... 

DORICOUR. 

Tu  ne  le  connais  pas  ? 

LÉONARD. 

Non ,  Monsieur, 

DORICOUR. 

Tant  pis. 

LÉONARD. 

Mais  j'ai  précisément  dans  ma  maison  deux  hommes 
qui  y  sont  entrés  à  cause  de  l'orage,  et  qui,  tout-à-l'heure, 
parlaient  de  lui. 


26  M.  DE  BOULANVILLE. 

DORICOUR. 

Fort  bien.  Il  faudra  que  je  les  voie. 

MADAME  LÉONARD,  s' avançant. 
Monsieur  a  donc  un  grand  intérêt  à  connaître  ce 
monsieur  de  Boulanville  ? 

DORICOUR. 

Un  très-grand  intérêt. 

MADAME    LÉONARD. 

Et  peut-on  savoir?...  Pardon  ;  mais  l'ancien  attache- 
ment de  mon  mari  pour  vous  ,  que  je  partage  bien  sin- 
cèrement, justifie  mon  indiscrétion. 

DORICOUR,  avec  importance. 

Vous  êtes  les  seules  personnes  que  je  connaisse  dans 
le  pays  ;  vous  n'avez  pas ,  vous  ne  pouvez  pas  avoir  de 
motifs  pour  vouloir  me  tromper  :  vous  le  voudriez, 
d'ailleurs ,  vous  n'y  parviendriez  pas.  Je  ne  vois  pas  ce 
qui  m'empêcherait  de  me  confier  à  vous. 

MADAME    LÉONARD. 

Confiance  qui  nous  honore ,  Monsieur  :  nous  écou- 
tons. 

LÉONARD,  «/?<2/'^ 

Il  n'est  pas  changé;  il  se  croit  discret,  et  il  dit 
tout. 

DORICOUR. 

J'avais  un  ami ,  un  cher  et  tendre  ami ,  Charles  de 
Boulanville ,  riche  habitant  de  la  Guadeloupe  ;  il  était 
né  en  France ,  à  Orléans.  La  haine  d'une  belle-mère 
l'avait  forcé  de  s'expatrier.  Il  me  parlait  avec  aigreur 
de  deux  jeunes  frères,  tous  deux  fils  de  sa  belle-mère. 
Ils  avaient  aidé,  disait-il,  à  le  dépouiller,  à  le  chasser 
de  la  maison  paternelle.  Plein  de  ressentiment  contre 
sa  famille ,  il  avait  fait  depuis  plusieurs  années  un  tes- 


ACTE  I,   SCENE  VI.  27 

tament ,  par  lequel  il  m'instituait  son  légataire  univer- 
sel :  je  suis  loin  de  mépriser  la  fortune ,  mais  la  mienne 
me  suffit  ;  j'éprouvais  de  la  répugnance  à  me  voir  l'hé- 
ritier de  mon  ami  aux  dépens  de  ses  héritiers  naturels, 
et  j'essayai  sincèrement  de  l'engager  à  changer  ses  dis- 
positions. Tous  mes  efforts  furent  inutiles.  H  y  a  six 
mois,  j'étais  encore  à  la  Guadeloupe  :  il  tombe  ma- 
lade ,  il  m'appelle  au  chevet  de  son  lit ,  il  me  serre  dans 
ses  bras  :  mon  cher  Doricour,  me  dit-il,  ne  tente  pas 
d'obtenir  la  révocation  de  mon  testament;  je  pardonne 
à  mes  parents ,  mais  je  ne  leur  dois  rien ,  je  dois  tout 
à  ton  amitié ,  et  je  m'acquitte  en  assurant  ma  fortune 
à  ta  chère  Henriette;  je  n'ai  qu'une  grâce  à  te  deman- 
der :  par  des  nouvelles  indirectes  que  j'ai  reçues ,  j'ai 
appris  que  mes  deux  frères  n'existaient  plus.  Mon  frère 
l'abbé  ne  laisse  personne  après  lui  ;  mais  l'autre  a  eu 
un  fils.  Ce  fils  demeure  dans  une  terre  près  d'Orléans  : 
il  me  serait  bien  doux  d'emporter  au  tombeau  l'espé- 
rance que  ta  fille  épousera  mon  neveu.  Tu  vas  retour- 
ner en  France  ;  puisse  le  fils  de  mon  frère  te  convenir 
et  plaire  à  ta  fille!  Remarque  bien,  ajoute-t-il,  que  ce 
n'est  pas  une  loi  que  je  t'impose ,  c'est  une  prière  que 
je  t'adresse.  Tu  ne  me  l'adresses  pas  en  vain,m'écriai-je 
en  pleurant  ;  je  remplirai  religieusement  tes  volontés. 
Deux  jours  après  il  meurt.  Je  recueille  et  je  réalise  sa 
succession.  Quoi  qu'il  arrive,  j'en  ferai  bon  usage; 
curieux  de  voir  la  terre  qu'on  vient  d'acheter  pour 
moi,  mais  jaloux  sur-tout  d'accomplir  les  derniers 
vœux  de  mon  ami ,  je  pars  avec  ma  fille  et  me  voilà. 
Vous  voyez  maintenant  quel  est  le  but  de  mon  voyage. 

LÉONARD. 

Oui,  oui,  Monsieur,  je  vois;  ce  M.  de  Boulanville, 


28  M.   DE  BOULANVILLE. 

notre  voisin  ,  est  le  neveu  de  votre  ami ,  et  vous  voulez 
en  faire  votre  gendre. 

DORICOUR. 

C'est  cela  même. 

MADAME    LÉONARD. 

Ainsi,  vous  allez  sacrifier  votre  fille,  la  donner  h  un 
inconnu. 

DORICOUR. 

Que  parlez -vous  de  la  sacrifier?  Je  suis  trop  bon 
père ,  pour  vouloir  marier  mon  enfant  à  quelqu'un  qui 
ne  la  mériterait  pas.  Je  n'ai  point  oublié  les  derniers 
mots  de  mon  ami  mourant  :  11  faut  que  mon  neveu  te 
convienne  et  qu'il  plaise  à  ta  fille. 

MADAME    LÉONARD. 

Eh  bien  !  à  la  bonne  heure,  monsieur;  j'aime  à  vous 
entendre  parler  de  la  sorte. 

DORICOUR. 

Les  mœurs ,  le  caractère  ,  la  bonté ,  avant  toutes  les 
autres  convenances.  Ce  n'est  pas  tout ,  je  tiens  beaucoup 
à  la  réputation  ;  voilà  pourquoi ,  avant  de  voir  monsieur 
de  Boulanville ,  je  suis  bien  aise  de  savoir  ce  que  les 
autres  en  pensent.  Un  père  qni  veut  se  choisir  un 
gendre,  est  comme  un  prince  qui  veut  se  choisir  un 
ministre.  Pour  bien  choisir ,  il  faut  bien  connaître  ; 
pour  bien  connaître  il  faut  examiner  ,  causer,  observer. 
(_-^  Léonard.)  Conduis-moi  vers  ces  deux  hommes  de 
la  connaissance  de  Boulanville ,  que  tu  as  dans  ton 
auberge. 

LÉONARD. 

Justement,  voici  l'un  des  deux. 

MADAME    LÉONARD,    à  part. 

Je  suis  curieuse  de  voir  comment  il  va  prendre  les 
discours  de  ces  deux  messieurs. 


ACTE   I,  SCENE  VIL  29 

SCÈNE   VIL 

DORICOUR,    LÉONARD,    Madame    LÉONARD, 
DUHOUSSAYE. 

DUHOUSSAYE. 

Je  me  sens  mieux  ;  je  peux  braver  la  pluie.  Hé  !  la 
fille,  mon  cheval. 

DORICOUR,  à  Duhoussaje. 
Monsieur  est  un  habitant  du  pays,  m'a-t-on  dit. 

DUHOUSSAYE. 

On  vous  a  dit  vrai.  Vous  voyez  en  moi  Guillaume 
Duhoussaye,  laboureur  et  vigneron.  Est-ce  du  blé, 
est-ce  du  vin  que  monsieur  veut  acheter  ? 

DORICOUR. 

Monsieur,  je  désirerais  prendre  des  informations  sur 
un  monsieur  de  Boulanville  :  le  connaîtriez-vous  ? 

DUHOUSSAYE. 

Oui ,  monsieur ,  j'ai  l'honneur ,  j'ai  le  bonheur  de  le 
connaître. 

DORICOUR. 

Ah!  ah!  (A  Léonard.)  Cela  commence  bien.  {Haui'.) 
Ainsi ,  vous  l'estimez  ? 

DUHOUSSAYE. 

Si  je  l'estime!  c'est  un  trésor  de  bonté,  un  prodige 
de  vertu. 

DORICOUR. 

En  vérité!  Il  doit  être  jeune. 

DUHOUSSAYE. 

Mais  oui,  c'est  un  jeune  homme;  trente  à  trente- 
deux  ans.  Bien  fait,  figure  agréable,  franche,  ouverte. 


3o  M.   DE   BOULA.1N  VILLE. 

DORicouR,  à  part. 
De  mieux  en  mieux.  {Haui.)  A-t-il  de  la  fortune  ? 

DUHOUSSATE. 

C'est  un  des  plus  riches  propriétaires  du  pays;  et 
quel  emploi  délicat  il  fait  de  sa  richesse  !  ses  amis  ne 
l'implorent  jamais  en  vain  :  c'est  le  père  des  pauvres. 

DORICOUR. 

Il  est  fort  beau  d'être  charitable  ;  mais  alors  ne  serait- 
il  pas  un  peu  prodigue  ? 

DLHOUSSAYE. 

Point.  De  l'ordre ,  point  de  dettes  ;  une  maison  fort 
honorable ,  et  tenue  avec  une  économie  ! 

MADAME    LÉONARD. 

Il  est  marié  peut-être  ? 

DUHOUSSAYE. 

Pas  encore. 

DORICOUR,  a  part. 
Tant  mieux. 

DUHOUSSAYE. 

Les  mères  se  le  disputent  pour  leurs  filles;  on  m'a 
parlé  d'une  de  ses  parentes,  une  veuve  qui  habite 
Orléans,  dont  j'ignore  le  nom  ,  et  qui  a  des  prétentions 
sur  son  cœur. 

MADAME   LÉONARD. 

A.h  !  une  de  ses  parentes  a  des  prétentions  ! 

DUHOUSSAYE. 

C'est-à-dire,  qu'elle  est  folle  de  lui.  Il  est  bien  fait 
pour  inspirer  des  passions.  Entre  nous ,  je  ne  vois  pas 
dans  le  pays  un  seul  parti  digne  de  monsieur  de  Bou- 
lanville.  Je  félicite  de  tout  mon  cœur  la  femme  qu'il 
épousera.  Elle  sera  heureuse  celle-là  !  Il  a  des  mœurs , 
une  joyeuse  humeur,  une  belle  ame,  des  goûts  purs, 


ACTE  I,  SCENE  VIL  3i 

innocents  ;  il  aime  la  chasse ,  la  pêche ,  et  l'agriculture  ; 
il  n'est  pas  ennemi  de  la  bonne  chère,  mais  jamais 
d'excès;  il  est  obligeant,  brave;  il  n'a  jamais  fait  la 
guerre ,  mais  il  ne  faudrait  pas  qu'on  Tinsultât  ;  beau- 
coup d'esprit,  je  m'y  connais;  d'une  excellente  famille, 
et  il  n'en  est  pas  plus  fier;  il  sait  tenir  son  rang  sans^ 
orgueil;  un  philosophe  d'ailleurs,  ami  des  idées...  Com- 
ment notre  sous-préfet  les  appelle-t-il  donc  ?  Ami  des 
idées  libérales  et  philantropiques. 

MADAME    LÉOIYARD. 

C'est  un  homme  parfait. 

DUHOUSSAYE. 

Du  moins  ne  lui  connais -je  pas  un  défaut.  Je  ne 
finirais  pas,  si  je  vous  racontais  tous  les  beaux  traits 
qui  sont  à  son  honneur  ;  mais  pardon  ,  mon  cheval  doit 
être  prêt,  (  A  Léonard.  )  Monsieur  l'aubergiste ,  j'ai 
compté  avec  votre  servante.  Votre  vin  est  bon ,  et  pas 
trop  cher  ;  j'en  puis  juger ,  puisque  j'en  vends.  Ce  soir , 
s'il  pleut  encore ,  j'en  reviendrai  goûter  ;  car  c'est  ce 
soir  que  je  termine  pour  ma  nouvelle  ferme.  [A  Doii- 
cour^i  Ne  croyez  pas  que  je  parle  ainsi  de  monsieur  de 
Boulanville  par  reconnaissance  des  services  qu'il  a  pu 
me  rendre;  c'est  par  justice,  c'est  sans  passion.  Inter- 
rogez ses  valets ,  ses  nombreux  amis ,  ses  ennemis  même , 
s'il  en  a ,  ce  que  je  ne  crois  pas;  je  défie  qu'on  vous  en 
dise  du  mal.  Je  parie  que  tous  vous  en  diront  du  bien. 

{Il  sort.) 


32  M.  DE   BOULANVILLE. 

SCÈNE    VIII. 

DORICOUR,  LÉONARD,  Madame  LÉONARD. 

DORicouR,  tres-jojeux. 
Eh  bien  !  mes  amis ,  voilà ,  je  crois ,  un  éloge  bien 
complet. 

LÉONARD. 

Si  complet,  que  je  le  trouve  un  peu  exagéré. 

MADAME  LÉONARD,  ironiquement. 
Oh  !  un  peu. 

DORICOUR. 

Ainsi ,  je  peux  remplir  les  veux  de  mon  ami,  rendre 
sa  fortune  à  son  neveu,  marier  ma  fille  à  un  honnête 
homme,  à  un  homme  de  mérite Un  moment,  cepen- 
dant ;  le  témoignage  d'un  seul  homme  ne  me  suffît  pas. 
Je  ne  suis  pas  de  ces  gens  enthousiastes ,  qui  se  livrent 
sans  réflexion. 

LÉONARD. 

J'étais  étonné  que  monsieur  oubliât  sa  prudence  ac- 
coutumée. 

DORICOUR. 

Tu  vois  que  je  ne  tarde  pas  à  y  revenir. 

MADAME    LÉONARD. 

Voici  l'autre  voyageur  que  vous  pouvez  interroger 
à  son  tour. 


ACTE  I,  SCENE  IX.  33 

SCÈNE   IX. 

DORICOUR  ,  LÉONARD  ,  Madame  LÉONARD , 
RERTRAND. 

BERTRAND. 

La  pluie  a  cessé,  c'est  fort  heureux.  (^A  madame 
Léonard.^  Combien  vous  dois-je ,  madame? 

MADAME    LÉONARD. 

Eh!  mon  dieu!  monsieur,  presque  rien.  Vous  comp- 
terez avec  la  fille.  Deux  mots,  de  grâce.  (^Montrant 
Doricoiir.  )  Monsieur,  que  voilà  ,  s'informait  à  nous  de 
monsieur  de  Roulanville. 

DORICOUR. 

On  m'a  dit  que  vous  le  connaissiez. 

BERTRAND. 

Hélas!  oui,  monsieur ,  j'ai  le  malheur  de  le  connaître, 

DORICOUR,  a  part. 
Oh  !  oh  !  (Haut.^  On  m'en  a  parlé  comme  d'un  fort 
honnête  homme. 

BERTRAND. 

Ah!  oui,  joli  sujet! 

DORICOUR. 

Comment  donc  ? 

BERTRAND. 

Ma  foi,  monsieur,  je  ne  vois  pas  pourquoi  je  ne  vous 
dirais  pas  ce  que  j'en  pense;  je  ne  le  crains  pas,  et 
je  lui  parlerais  en  face  comme  je  vais  vous  parler.  C'est 

un  homme  avare,  avide,  injuste,  et  d'une  probité 

Est-il  bien  sûr  qu'il  ait  de  la  probité  ? 
DORICOUR,  a. part. 
Voilà  un  langage  bien  différent..... 

Tome  Fil.  3 


34  M.  DE  BOULANVILLE. 

MADAME    LÉONARD. 

N'est-il  pas  question  d'un  mainage  entre  lui  et  une 
veuve?.... 

BERTRAND. 

Madame  de  Verbois. 

MADAME    LÉONARD. 

Elle  s'appelle  madame  de  Verbois. 

BERTRAND. 

Une  fort  honnête  femme.  Que  je  la  plains,  si  elle  se 
marie  à  ce  méchant  homme  !  Mais  c'est  encore  un  ma- 
riage manqué  comme  tant  d'autres.  Personne  ne  veut 
de  lui  dès  qu'on  le  connaît. 

DORICOTJR. 

Cependant  il  est  jeune. 

BERTRAND. 

Il  fait  le  jeune  homme  ;  mais  il  a  bien  la  quarantaine. 

MADAME    LÉONARD. 

Il  a  une  figure  agréable. 

BERTRAND. 

Figure  basse,  le  regard  en  dessous. 

DO  RI  COUR. 

Il  a  de  l'esprit. 

BERTRAND. 

Si  vous  appelez  cela  de  l'esprit,...  j'en  ai  donc,  moi 
qui  vous  parle.  Il  ne  sait  que  chasser,  pêcher,  jouer 
aux  cartes,  boire,  et  tourmenter  ceux  qui  l'entourent. 

MADAME    LÉONARD. 

Il  est  d'une  bonne  famille  ? 

BERTRAND. 

Assez  bonne.  Cela  ne  l'a  pas  empêché,  à  certaines 
époques,  d'avoir  des  opinions  très-exaltées:  une  vraie 
girouette,  pour  ne  rien  dire  de  plus. 


ACTE   I,  SCENE  X.  3S 

D  O  R I C  O  II  R. 

Il  est  riche. 

B  E  R  T  R  A  N  bi 

Oh!  riche;  je  crois  sa  fortune  très-dérangée;  il  dé- 
pense beaucoup  pour  son  propre  compte,  quoiqu'étant 
vilain  pour  les  autres,  et  sans  pitié  pour  ses  débi- 
teurs. Il  fait  le  brave;  mais  il  fallait  voir  comme  il  était 
humble  et  soumis  pendant  le  congé  de  mon  fils  le 
militaire.  Ses  valets  le  détestent,  ses  fermiers  le  re* 
doutent,  ses  égaux  le  fuient.  Si  vous  exceptez  cinq  ou 
six  flatteurs  qui  vont  dîner  chez  lui,  il  n'a  pas  d'amis. 
D  o  R I  c  o  u  R. 

Mais  c'est  donc  un  monstre,  que  cet  homme-là. 

BERTRAND. 

Non,  ce  n'est  pas  précisément  un  monstre;  il  peut 
avoir  quelques  qualités;  mais  il  les  cache  bien.  J'ai 
vingt  traits  de  lui  dans  ma  mémoire,  que  je  vous  ra- 
conterais, si  je  n'étais  pressé  d'arriver  à  Orléans.  Au 
surplus,  interrogez  qui  bon  vous  semblera;  tout  le 
monde  vous  rendra  le  même  témoignage  que  moi  Jé- 
rôme Bertrand,  fermier  propriétaire  très-connu  dans 
le  pays.  Après  cela,  faites  affaire  avec  lui,  si  vous 
voulez.  Je  vous  souhaite  bien  le  bon  soir. 

{Il  sort.) 

SCÈNE   X. 

DORICOUR,  LÉONARD,  Madame  LÉONARD. 

D  o  R  I  G  o  U  R. 

Je  reste  confondu. 

MADAME    LÉONARD. 

Et  moi  donc,  monsieur. 


36  M.   DE  BOULANVILLE. 

LÉONARD,  a  part. 
Yoilà  deux  hommes  bien  modérés  dans  leurs  pas- 
sions. 

DORICOUR. 

Est-il  possible  que  ce  soit  du  même  homme  qu'on 
fasse  deux  portraits  si  différents? 

MADAME    LÉONARD. 

Par  ma  foi,  ces  gens-là  nous  jettent  dans  une  grande 
perplexité. 

DORICOUR. 

Suivant  celui-là,  c'est  le  meilleur  des  hommes. 

MADAME    LÉONARD. 

Si  l'on  en  croit  celui-ci,  c'est  un  homme  pervers, 
égoïste  et  sans  foi. 

DORICOUR. 

Est-ce  qu'il  y  en  aurait  deux? 

LÉONARD. 

Eh!  non,  je  vais  vous  expliquer... 
MADAME   LÉONARD,  interrompant  son  mari. 
Et  pourquoi   voulez -vous  empêcher  monsieur   de 
croire  qu'il  j  en  a  deux? 

LÉONARD. 

Comment,  pourquoi? 

MADAME     LÉONARD 

Etablis  depuis  un  mois  dans  le  canton,  connaissons- 
nous  tous  les  propriétaires  des  environs?  Quant  à  moi, 
d'après  le  rapport  des  deux  hommes  qui  nous  quittent, 
je  ne  serais  pas  étonnée  qu'il  y  en  eût  deux. 

DORICOUR 

Deux  frères,  peut-être. 

MADAME    LÉONARD. 

Ou  d«ux  cousins. 


ACTE  I,  SCENE  X.  3; 

DORICOUR. 

Cela  se  peut.  Mon  ami  Charles  de  Boulaiiville  ne 
m'a  parlé  que  d'un  neveu;  mais  il  a  pu  ignorer^. 

MADAME     LÉONARD. 

Il  était  si  loin  ! 

DORICOUR. 

Lui-même  avait  deux  frères. 

MADAME  LÉONARD, 

Alors... 

DORICOUR. 

Celui  qu'il  appelait  son  frère  l'abbé... 

MADAME    LÉONARD 

A  pu  quitter  l'état  ecclésiastique.... 

DORICOU  R 

Avant  de  prendre  les  ordres.... 

MADAME  LÉONARD. 

Se  marier.... 

DORICOUR. 

Avoir  un  fils.... 

MADAME     LÉONARD 

C'est  cela  même  :  ce  sont  deux  cousins. 

DORICOUR. 

Voilà  qui  est  prouvé;  il  y  en  a  deux. 

MADAME     LÉONARD. 

Oui ,  c'est  prouvé. 

LÉONARD,  Stupéfait. 

Ah  !  c'est  prouvé. 

DORICOUR, pi^enant  sa  canne  et  son  chapeau. 

Savez-vous  ce  que  je  vais  faire?  11  n'est  pas  tard, 
je  n'aime  pas  à  perdre  mon  temps,  (^^éppelant.)  Hen- 
riette! Il  faut  que  je  la  prévienne;,  elle  n'est  pas  si  pru- 
dente que  moi.... 


38  M.  DE  BOULANVILLE. 

SCÈNE   XL 

DORICOUR,  LÉONARD,  Madame  LÉONARD, 
HENRIETTE. 

HENRIETTE. 

Qu'est-ce  donc,  mon  père? 

DORICOUR. 

Grande,  grande  nouvelle,  mon  enfant!  il  y  a  deux 
messieurs  de  Boulanville. 

HENRIETTE. 

Il  y  en  a  deux! 

DORICOUR. 

Oui,  tous  deux  neveux  de  mon  ami,  cousins  ger- 
mains :  l'un  jeune,  aimable,  riche,  spirituel,  honnête; 
l'autre,  âgé,  méchant,  sot,  dérangé  dans  ses  mœurs 
et  dans  sa  fortune,  et  d'une  probité  fort  équivoque. 

HENRIETTE. 

Et  comment  savez- vous?...  Qui  vous  a  dit? 

DORICOUR 

Comment  je  sais?....  On  ne  me  l'a  pas  dit,  je  l'ai 
deviné. 

HENRIETTE 

Ah!  mon  père,  je  ne  veux  pas  épouser  le  méchant. 

DORICOUR. 

Je  ne  veux  pas  non  plus  que  tu  l'épouses;  mais  l'hon- 
nête homme!...  Ah!  l'honnête  homme!  Il  s'agit  de  sa- 
voir où  il  est.  Le  méchant  fait  la  cour  à  une  madame 
de  Verbois;  qu'il  l'épouse.  Une  veuve  dont  on  ne  m'a 
pas  dit  le  nom,  est  éprise  de  l'honnête  homme;  nous 
arrivons  à  temps  pour  empêcher  ce  mariage.  J'ai  voulu 


ACTE   1,   SCENE  XII.  89 

t'avertir;  et  je  vais  de  ce  pas  chez  l'un  des  deux  qui 
demeure  tout  près  d'ici. 

HENRIETTE. 

Ah!  si  l'un  des  deux  pouvait  ressembler.... 

DORICOUR. 

A  qui? 

HENRIETTE. 

A  personne,  mon  père.  Je  suis  si  surprise  de  la 
nouvelle...  Ne  prenez  pas  garde  à  ce  que  je  dis  :  il  y 
en  a  unjeune,  aimable,  spirituel;  je  dois  être  contente ^ 
et  j'attends  votre  retour  avec  impatience. 

DORICOUR. 

Je  te  rendrai  bon  compte  de  celui  que  je  vais  voir. 

{Il  sort.) 

SCÈNE    XII. 

LÉONARD,  Madame  LÉONARD,  HENRIETTE. 

LÉONARD,  bas  à  sa  femme. 
Ma  femme,  quel  est  votre  projet? 

MADAME    LÉONARD. 

De  servir  monsieur  Raymond. 

LÉONARD. 

Mais  pourquoi  laisser  croire  à  monsieur  Doricour 
qu'il  y  a  deux  messieurs  de  Roulanville? 

MADAME    LÉONARD. 

Il  y  en  a  peut-être  deux ,  il  y  en  a  peut-être  trois. 
Tâchons  adroitement  de  gagner  la  confiance  de  la  jeune 
personne.  Mademoiselle!...  Je  suis  fort  embarrassée, 

HENRIETTE. 

Eh  bien!  madame. 


4o  M.  DE  BOULANVILLE. 

MADAME    LÉONARD. 

Mon  mari  est  sincèrement  attaché  à  monsieur  Do- 
ricour.  Il  lui  a  eu  jadis  de  si  grandes  obligations  !  Ce 
serait  un  motif....  quand  bien  même,  dès  la  première 
vue,  vous  ne  m'auriez  pas  inspiré  le  plus  vif  intérêt... 
Mademoiselle....  monsieur  votre  père  a  confié  à  mon 
mari  et  à  moi  le  véritable  but  de  votre  voyage...  Ose- 
rais-je  vous  demander  si  le  mariage  qui  se  prépare 
vous  convient? 

LÉONARD,  à  pan. 
Allons,  la  voilà  lancée. 

{Pendant  la  scène  suivante,  Léonard  s' occuppe  au 
fond  du  théâtre^  sort  et  rentre ^  sans  écouter  les 
deux  autres  personnages?) 

HENRIETTE. 

Vous  êtes  curieuse,  madame. 

MADAME    LÉONARD. 

Beaucoup,  je  l'avoue,  sur-tout  pour  ce  qui  touche 
les  personnes  que  j'aime. 

HENRIETTE. 

Bien  certaine  que  mon  père  veut  mon  bonheur ,  et 
qu'il  saura  l'assurer,  je  suis  prête  à  lui  obéir. 

MADAME    LÉONARD. 

Parfaitement  répondu  ,  mademoiselle....  Mais  quel- 
quefois le  choix  des  parents  contrarie  nos  vœux  se- 
crets.... Une  jeune  fille  peut-elle  toujours  résister  aux 
soupirs,  aux  regards,  aux  déclarations?....  Il  y  a  des 
jeunes  gens  si  adroits,  si  séducteurs....  Par  exemple, 
ce  jeune  monsieur  Raymond,  qui  était  ici  au  moment 
où  vous  êtes  entrée....  Qu'est-ce,  mademoiselle?  vous 
vous  troublez,  vous  rougissez? 

HENRIETTE. 

Moi,  madame,  je  rougis!  Mon  dieu!  non,  je  ne  rou- 


ACTE  I,   SCENE  XII.  4i 

gis  pas  :  quand  cela  serait ,  vous  seriez  bien  méchante 
de  le  remarquer. 

M/iDAME  LÉONARD,  d'iiu  tou  grave. 
Prenez  garde,  mademoiselle;  je  sais  jusqu'où   les 
passions  peuvent  entraîner  les  cœurs  sensibles.  Con- 
naissez-vous ce  jeune  homme? 

HEIYRIETTE. 

Eh  !  mais ,  madame ,  au  ton  dont  vous  m'en  parlez , 
vous  me  feriez  craindre  qu'il  ne  fût  pas  digne  de  l'es- 
time  qu'il  a  inspirée non  pas  à  moi,  mais  à  ma 

tante.  Vous-même,  le  connaîtriez- vous? 

MADAME    LÉONARD. 

Oui,  oui,  mademoiselle,  je  le  connais;  mais  je  ne 
m'expliquerai  sur  son  compte  qu'autant  que  vous  au- 
rez quelque  confiance  en  moi. 

HENRIETTE. 

Et  que  voulez- vous  que  je  vous  confie? 

MADAME    LÉONARD. 

Ce  que  vous  -  même  vous  pensez  de  monsieur  Ray- 
mond. 

HENRIETTE. 

Eh  bien!...  vous  ne  voudriez  pas  me  tromper;  ce 
serait  bien  mal  reconnaître  les  obligations  que  votre 
mari  peut  avoir  à  mon  père.  Au  bal ,  où ,  pour  la  pre- 
mière fois,  j'ai  vu  ce  jeune  homme,  et  dans  les  entre- 
tiens que,  depuis,  j'ai  eus  avec  lui  chez  ma  tante,  je 
l'ai  trouvé  aimable...  très-aimable...  Je  crois  que,  si  je  ne 
l'avais  jamais  vu,  j'aurais  entendu  avec  moins  d'effroi 
mon  père  me  parler  de  son  monsieur  de  Boulan ville... 
Mais  je  n'en  suis  pas  moins  résignée...  décidée,  veux- 
je  dire,  à  épouser  celui  que  mon  père  aura  choisi. 
Etes  -  vous  contente?  je    vous    ouvre  mon  cœur  avec 


42  M.  DE  BOULANVILLE. 

franchise  :  maintenant ,  tenez  votre  parole  ;  que  savez- 
vous  de  monsieur  Raymond? 

MADAME  LÉONARD. 

Ce  que  je  sais,  mademoiselle,  c'est  ce  que  vous  sa- 
vez vous  -  même ,  quoiqu'il  ne  vous  l'ait  pas  avoué  : 
c'est  qu'il  vous  aime ,  c'est  que  l'amour  l'a  fait  voler 
sur  vos  traces ,  bien  plus  que  le  désir  de  voir  ses  pa- 
rents, quoiqu'il  soit  vrai  qu'il  en  ait  dans  le  pays,  et 
qui  sont  généralement  aimés  et  considérés.  Ah!  made- 
moiselle, que  vous  me  mettez  à  mon  aise!  Je  n'aurais 
pas  voulu  servir  ce  jeune  homme,  si  vous  ne  vous  étiez 
senti  aucune  répugnance  pour  le  mariage  projeté  par 
monsieur  votre  père  ;  mais  du  moment  que  vous  m'a- 
vouez avoir  au  fond  du  cœur  un  sentiment  de  préfé- 
rence pour  monsieur  Raymond ,  c'en  est  fait ,  il  faut 
que  ce  soit  lui  que  vous  épousiez. 

HENRIETTE. 

Vous  vous  trompez ,  madame  ;  je  vous  assure  que 
vous  vous  trompez.  Je  n'ai  de  sentiment  de  préférence 
pour  personne. 

{Elle  rentre  dans  son  appartement^ 

MADAME    LÉONARD. 

Voilà  de  bonnes  nouvelles  à  porter  à  monsieur 
Raymond. 

(  Elle  sort,  ) 

LÉONARD  ,    seul. 

Ma  femme...  mais  écoute  donc...  la  voilà  partie... 
Elle  sera  toujours  étourdie.  Mais  quel  est-il  ce  mon- 
sieur Boulanville  dont  on  parle  si  diversement  qu'on 
peut  croire  en  effet  qu'il  y  en  a  deux;  mérite-t-il  l'une 
ou  l'autre  réputation  ?  les  mérite-t-il  toutes  les 
deux  ?  n'en  mérite-t-il  aucune  des  deux  ?  tout  cela  s'est 
vu  ;  tout  cela  se  voit  encore  ;  que  de  pajiivres  passent 


ACTE  I,   SCÈNE  XII.  43 

pour  riches  !  que  de  sots  à  qui  l'on  trouve  du  génie  ! 
que  de  coquettes  qu'on  prend  pour  des  saintes  !  que 
de  fripons  dont  on  vante  la  probité  !  sans  compter  les 
hommes  de  mérite  qu'on  traite  d'imbécilles  ;  c'est  plus 
rare,  mais  cela  se  rencontre  encore  quelquefois. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


44  M.  DE  BOULANVILLE. 


ACTE  SECOND. 


SCÈNE  I. 

DORICOUR  ,  HENRIETTE  ,  Madame  LÉONARD. 

DORICOUR. 

Me  voilà  de  retour. 

HENRIETTE. 

Eh  bien  !  mon  père  ? 

MADAME    LÉONARD. 

Eh  bien  !  monsieur  ? 

HENRIETTE. 

Vous  avez  vu  le  maître  du  château  voisin  ? 

MADAME    LÉONARD. 

Auquel  des  deux  portraits  vous  a-t-il  paru  ressembler? 
Est-ce  le  vieux?  Est-ce  le  jeune?  Est-ce  le  bonhomme? 
Est-ce  le  méchant?  Vous  aurez  jugé  cela  du  premier 
coup  d'œil. 

DORICOUR. 

Oui,  si  je  l'avais  vu.  Il  était  à  la  chasse  depuis  le 
matin  ;  ses  gens  m'ont  dit  qu'il  allait  revenir ,  j'ai  at- 
tendu. Je  me  suis  promené  dans  le  parc,  dans  le  châ- 
teau. Triste  séjour  :  une  grande  masure  assez  gothique, 
des  allées  sombres  et  droites,  de  vieux  meubles,  une 
bibliothèque  insignifiante  et  dépareillée  ;  tout  cela  n'em- 
pêche pas  d'être  honnête  homme.  J'ai  cherché  à  faire 


ACTE   II,   SCENE  I.  45 

jaser  les  valets.  Ce  sont  des  imbécilles,  qui  n'ont  pu 
me  dire  ni  l'âge,  ni  la  fortune,  ni  le  caractère  de  leur 
maître.  Je  me  suis  impatienté;  j'ai  voulu  laisser  au 
moins  mon  nom  :  on  a  eu  toutes  les  peines  du  monde 
à  me  trouver  une  plume  et  de  l'encre.  Il  paraît  qu'on 
n'écrit  pas  beaucoup  dans  cette  maison.  (  A  madame 
Léonard,^  Or  çà,  je  puis  aller  chez  votre  notaire  pour 
ce  domaine  dont  j'ai  fait  l'acquisition. 

MADAME    LÉONARD. 

Vous  ne  le  trouverez  pas.  Il  vient  de  partir  pour 
un  inventaire.  Il  ne  rentrera  que  ce  soir.  C'est  ce  que 
m'a  dit  ce  monsieur  Raymond  que  vous  avez  vu  ici  à 
votre  arrivée,  et  qui  sortait  de  chez  lui. 

DORICOUR. 

Allons,  il  me  faut  remettre  toutes  mes  affaires. 

MADAME    LÉONARD. 

Ce  monsieur  Raymond  est  un  jeune  homme  bien 
intéressant. 

DORICOUR. 

C'est  possible. 

MADAME    LÉONARD. 

On  parle  avec  beaucoup  d'estime  de  sa  mère  et  de 
toute  sa  famille. 

DORICOUR. 

J'en  suis  bien  aise. 

MADAME    LÉONARD. 

Il  est  jeune,  il  est  riche,  et...  je  ne  sais  pourquoi... 
en  causant  avec  lui,  je  lui  trouvais  quelque  ressem- 
blance avec  le  portrait  charmant  que  le  premier  voya- 
geur qui  nous  a  parlé  nous  a  fait  du  bon  monsieur  de 
Boulanville. 

DORICOUR. 

Oui?  mais  il  se  nomme  Raymond. 


46  M.  DE  BOÛLANVILLE. 

MADAME    LÉONARD. 

C'est-à-dire  que  pour  vous  plaire  ^  il  faut  se  nommer 
monsieur  de  Boulanville. 

DORICOUR. 

Précisément. 

SCÈNE  IL 

DORICOUR,  HENRIETTE,  Madame  LÉONARD. 
MARIANNE. 

MARIANNE. 

Le  propriétaire  du  château  qui  est  au  bout  de 
l'avenue,  demande  à  parler  à  monsieur  Doricour. 

DORICOUR. 

Monsieur  de  Boulanville? 

MARIANNE. 

Lui-même.  Il  rentrait  chez  lui ,  comme  vous  en 
sortiez,  et  il  accourt  vous  rendre  sa  visite  [Indiquant 
ime/enêtre  ouverte.)  Tenez ,  le  voilà  qui  cause  devant 
notre  porte  avec  monsieur  Léonard. 

DORICOUR,  allant  à  la  fenêtre. 
Ah  !  ah  !  voyons. 

HENRIETTE,  regardant  par  la  fenêtre. 
Voyons.   Ah!  mon  père,  ce  n'est  pas  là  le  jeune 
homme. 

DORICOUR,  regardant  par  la  fenêtre. 
Qu'est-ce  que  tu  dis  donc?  Cet  homme-là  n'a  pas 
quarante  ans. 

HENRIETTE. 

Mais  il  en  a  plus  de  trente.  Est-ce  que  vous  lui 
trouvez  cette  figure  franche,  ouverte  qu'on  vous  avait 
annoncée  ? 


ACTE  II,   SCENE  IIL  47 

DORICOUR. 

Du  moins ,  n  a-t-il  ni  la  figure  basse ,  ni  le  regard  en 
dessous. 

MADAME  LÉONARD,  regardant  par  la  fenêtre. 

Oui,  c'est  une  physionomie  comme  on  en  voit  beau- 
coup, pas  trop  basse,  pas  trop  noble. 

DORICOUR. 

Voilà  un  entretien  bien  important  pour  nous  !  Il 
faudrait  trouver  un  motif  de  conversation  pour  dis- 
cerner tout  d'un  coup 

MADAME    LÉONARD. 

Cela  vous  regarde,  monsieur;  vous  avez  bien  plus 
d'imagination  que  moi. 

DORICOUR. 

C'est  vrai.  Aussi  je  cherche.... 

MADAME    LÉONARD. 

Ma  foi,  monsieur,  vous  n'avez  le  temps  de  rien 
imaginer.  Le  voici  qui  vient  avec  mon  mari. 

DORICOUR. 

De  l'attention ,  de  la  prudence. 

SCÈNE   IIL 

DORICOUR,  HENRIETTE,  Madame  LÉONARD, 
LÉONARD,  MARIANNE,  ROULANVILLE. 

BOULANVILLE. 

Eh  bien  !  oii  est-il  donc  ce  monsieur  qui  paraît  si 
impatient  de  me  voir  ? 

LÉONARD. 

Le  voilà. 

ROULANVILLE. 

Bien  fâché,  monsieur,  de  ne  m'être  pas  trouvé  chez 


48  M.  DE  BOULANVÏLLE. 

moi,  quand  vous  vous  y  êtes  présenté.  J'étais  à  la 
chasse  :  je  me  pique  d'y  être  habile.  Celle  d'aujourd'hui 
a  été  heureuse.  En  voyant  votre  nom ,  je  me  suis  dit  : 
Il  fait  beau,  je  ne  suis  pas  las,  je  n'ai  rien  à  faire,  je 
peux  aller  moi-même  au  Cheval-Blanc  savoir  ce  que 
me  veut  ce  monsieur  Daricour....  Déricour. 

DORICOUR. 

Doricour. 

BOULAIYVILLE. 

Doricour.  Quand  on  ne  connaît  pas  les  personnes , 
on  peut  se  tromper  sur  les  noms. 

DORICOUR. 

C'est  tout  simple. 

LÉONARD,  h  sajemine. 
Sortons,  ma  femme. 

MADAME    LÉONARD. 

Monsieur  Doricour  est  bien  aise  que  nous  soyons 
présents. 

LÉONARD. 

Ah  !  tant  mieux. 

BOULANVÏLLE. 

Ainsi,  monsieur,  vous  allez  me  dire  le  motif  de  votre; 
visite.  Est-ce  un  service  que  vous  venez  me  demander? 
Est-ce  un  service  que  vous  venez  me  rendre?  Dans 
tous  les  cas,  me  voilà. 

DORICOUR,  h  sajîlle. 

Il  paraît  bon  homme.  (Haut.)  Le  motif  de  ma  visite 
est  tout  naturel.  Je  viens  d'acheter  une  terre  dans  ce 
canton.  Je  suis  pressé  de  faire  connaissance  avec  mes 
voisins,  et  je  voulais  commencer  par  vous. 

BOULANVÏLLE. 

Alors,   monsieur,  je   me  félicite    d'avoir  été  auss 


ACTE   II,  SCENE  III.  49 

prompt  à  vous  rendre  votre  politesse.  Je  serai  trop 
heureux,  si  ma  société  peut  contribuer  à  vous  faire 
trouver  quelque  agrément  dans  notre  pays.  (^Montrant 
Henriette.^  Serait-ce  mademoiselle  votre  fille? 

DORICOUR. 

Oui,  monsieur. 

BOULANVILLE. 

Il  y  a  un  air  de  famille.  Nous  autres  gentilshommes 
campagnards ,  nous  sommes  un  peu  gauches  en  fait  de 
compliments;  mais,  sur  mon  ame,  je  ne  crois  pas  que,, 
dans  toute  notre  province,  il  y  ait  une  personne  qui 
approche  de  mademoiselle  pour  la  grâce  et  pour  la 
beauté. 

DORICOUR. 

Il  est  galant. 

BOULANVILLE. 

Quelle  est  la  terre  dont  monsieur  a  fait  l'emplette? 

DORICOUR. 

La  terre  de  Montfort,  à  trois  lieues  d'ici ,  sur  la 
route  de  Beaugency. 

BOULANVILLE. 

Une  très-belle  propriété.  Cela  touche  à  la  ferme 
d'une  madame  de  Fondbelle,  une  veuve  sur  le  retour, 
fort  coquette.  {Riant  assez  niaisement.^)  kx\  surplus, 
quelle  femme  ne  l'est  pas? 

H  EN  R  I  E  T  T  E ,  à  J"C»/2  ^ère. 

Est-ce  encore  là  de  la  galanterie  ? 

BOULANVILLE. 

J'entends  par  coquetterie  ce  désir  de  plaire  qui  est 
comme  inné  chez  toutes  nos  dames...  Monsieur  compte- 
t-il  habiter  le  pays  toute  l'année? 

DORICOUR. 

Non;  j'ai  gardé  ma  maison  à  Paris. 
Tome  ni,  4 


5o  M.  DE  BOULAINVILLE. 

BOULAWVILLE. 

Ah!  Monsieur  est  de  Paris? 

DORICOUR. 

J'en  arrive,  monsieur. 

BOULANVILLE. 

Eh  bien!  monsieur,  quelles  nouvelles?  Nous  ne  li- 
rons que  demain  les  journaux  d'hier. 

DORICOUR. 

Eh!  mais,  monsieur,  à  Paris,  comme  dans  toute  la 
France,  on  se  réjouit  du  retour  de  la  paix,  on  se  con- 
sole des  peines  passées  par  l'espérance  d'un  meilleur 
avenir. 

ROULAWVILLE. 

Ah!  monsieur,  il  était  temps  que  cela  finît.  Toutes 
ces  dissensions  nous  ont-elles  fait  assez  de  malj?  J'étais 
bien  jeune  quand  elles  ont  commencé.  Je  conçois  qu'au 
degré  où  déjà  les  lumières  étaient  parvenues ,  de  grands 
changements  d'administration  étaient  nécessaires. 

DORICOUR. 

Monsieur,  à  ce  qu'il  me  paraît, était  partisan  de  ces 
changements? 

BOULAN  VILLE. 

Mon  dieu!  non,  monsieur. 

DORICO  u  R. 

Vous  les  blâmiez? 

B  OU  LAN  VIL  LE. 

Mon  dieu!  non,  monsieur. 

DORICOUR. 

Oh!  oh!  Et  quelle  était  donc  votre  opinion?  quavez- 
vous  fait?... 

BOULA  NVILLE. 

Moi,  monsieur ,  j'ai  fait  mes  récoltes,  j'ai  chassé  dans 


ACTE  II,  SCENE  III.  5i 

mes  bois,  péché  dans  mes  étangs,  poursuivi  le  paie- 
ment de  mes  fermages ,  attendant  paisiblement  que 
tous  les  partis  fussent  d'accord. 

DO  RI  COUR. 

Franchement,  doit-on  se  faire  honneur  d'une  pareille 
insouciance? 

BOULAWVILLE. 

Du  reste,  j'ai  monté  ma  garde,  quand  on  m'a  com- 
mandé; je  me  suis  rendu  aux  assises,  quand  j'ai  été 
nommé  juré;  à  mon  assemblée  électorale,  quand  on 
l'a  convoquée;  j'ai  payé  un  homme  pour  la  conscrip- 
tion, un  autre  pour  les  gardes  d'honneur.  Entre  nous, 
je  crois  que  beaucoup  de  gens  auraient  bien  fait  de 
ne  pas  se  mêler  plus  que  moi  de  la  chose  publique. 
En  matière  de  politique  et  de  gouvernement ,  laissons 
se  débattre  ceux  que  cela  regarde;  et  que  les  autres 
fassent  leur  mérier. 

DORicouR  surpris. 

Ah!  ah! 

LÉONARD,  à  sa  femme. 

Un   de   ces  hommes   si  communs  dans  le  monde 
bonnes  gens  n'oubliant  pas  leurs  intérêts. 
BOULA]YviLLE,(2  Doricour  qui  l'a  regardé  attentive- 
ment pendant  le  mot  de  Léonard  a  sa  femme. 

Eh!  mais,  monsieur,  vous  me  regardez!  On  dirait 
que  vous  cherchez  à  vous  rappeler  mes  traits...  Nous 
ne  nous  sommes  jamais  vus. 

DORICOUR. 

Non;  mais  j'ai  connu  dans  mes  voyages  un  homme 
fort  estimable,  qui  portait  votre  nom....  Charles  de 
Boulanville,  à  la  Guadeloupe.  Seriez-vous  son  parent? 

BOULANVILLE. 

Moi,  monsieur,  je  n'ai  jamais  eu  de   parent  à  la 

4. 


52  M.  DE  BOULANVILLE. 

Guadeloupe.    Attendez  donc  ;  cela  se  pourrait  pour- 
tant: ....  oui,  mon  oncle  le  mauvais  sujet. 

DORICOUK. 

Plaît-il? 

BOULANVILLE. 

Pardon:  c'était  peut-être  votre  ami,  mais  voilà 
comme  on  le  nommait  dans  la  famille.  Vous  savez  : 
dans  presque  toutes  les  familles  il  y  a  quelqu'un  qui 
se  dérange.  Celui-ci  s'était  enfui  tout  jeune  de  chez 
mon  grand-père,  il  y  a  bien  quarante  ans,  avant  ma 
naissance;  et  depuis,  nous  n'en  avons  jamais  entendu 
parler. 

D  o  R  I  c  o  u  R. 

C'est  cela  même. 

BOULANVILLE. 

Il  nous  a  donné  bien  du  chagrin ,  bien  de  l'inquié- 
tude; il  était  brutal,  envieux,  à  ce  qu'on  m'a  dit;  on 
tremblait  d'apprendre  qu'il  n'eût  mal  fini.  Quant  à 
moi,  je  me  suis  toujours  félicité  qu'il  eût  disparu.  D'a- 
bord, son  absence  rendait  ma  part  plus  forte;  et  puis 
il  menait  une  conduite  si  déplorable,  il  y  avait  de 
quoi  nous  ruiner. 

DORicouR,  a  sa  Jîlle. 

Rien  n'est  plus  clair;  c'est  le  méchant  homme. 

BOULANVILLE. 

3'ai  peut-être  tort  d'en  parler  si  mal;  il  a  pu  s'a- 
mender. J'ai  entendu  dire  à  mon  père  qu'on  avait  eu 
de  très-mauvais  procédés  envers  lui.  Mon  père  en 
rejetait  la  faute  sur  son  autre  frère.  Etqu'est-il  devenu, 
mon  oncle  le  mauvais  sujet?  est-ce  qu'il  vivrait  encore? 

DORICOUR. 

Non,  monsieur,  il  est  mort. 


ACTE   II,  SCENE  III.  53 

EOTJL  ANVILLE. 

Il  est  mort!  Eh  bien!  cela  me  fait  de  la  peine;  mon 
pauvre  oncle!  Eh  quoi!  je  n'entends  parler  de  lui  après 
si  long-temps,  que  pour  apprendre  sa  mort,   et  finir 
ainsi  loin  de  sa  famille ,  de  son  pays  !  C'est  triste. 
DORicouR,  à  saJïUe. 

Il  a  bon  cœur  pourtant. 

EOU  LAN  VILLE. 

Et  dites-moi,  monsieur,  avait- il  fait  fortune  dans 
cette  Guadeloupe?  Ah!  oui,  on  revient  si  riche  des 
îles!  quand  on  en  revient. 

DORICOUR. 

C'est  ce  que  je  ne  sais  pas  ;  je  l'avais  perdu  de  vue 
depuis  long-temps.  Quelques  personnes  m'ont  dit  qu'il 
s'était  marié,  qu'il  avait  fait  de  mauvaises  affaires  , 
qu'après  sa  mort,  sa  femme  et  ses  enfants  s'étaient 
embarqués ,  pour  venir  en  France  implorer  les  secours 
de  sa  famille. 

BOULA^NVILLE. 

Diable  ! 

DORICOUR. 

S'il  en  était  ainsi,  cette  femme  et  ces  enfants  pour- 
raient-ils compter  sur  vous? 

BOULANVILLE. 

Compter  sur  moi!  écoutez  donc,  monsieur,  chacun 

pour  soi;  chacun   a   ses   charges Ma  fortune  n'est 

pas  si  considérable.  Je  ne  suis  pas  seul  de  la  famille... 
Moi  -  même ,  j'espère  bien  avoir  des  enfants Pour- 
quoi diable  mon  oncle  s'est -il  si  mal  conduit?  Pour- 
quoi s'est-il  marié? 

DORICOUR,  a  part. 

C'est  un    égoïste.    {Haut.^  En    effet,   ses    enfants 


54  M.  DE  BOULANVILLE. 

peuvent  réclamer    sa    part  dans   l'héritage   de   votre 
grand-père. 

BOULANVILLE. 

Pas  du  tout,  nous  sommes  en  règle;  mon  grand- 
père  l'avait  déshérité.  Ce  n'est  pas  que,  si  par  mon 
crédit,  mes  connaissances,  je  pouvais  être  utile  à  ses 
fils  ou  à  ses  filles ,  je  ne  le  fisse  de  tout  mon  cœur.  On 
se  doit  à  ses  parents. 

DORicoiJR,  a  part. 

Il  ne  manque  pas  de  sensibilité.  (^Haut.^)  D'autres 
personnes  m'ont  dit  qu'il  était  mort  fort  riche. 

BOULANVILLE. 

Cela  serait  bien  différent.  Il  y  aurait  donc  une  suc- 
cession. 

DORICOUR. 

Oui;  mais  s'il  y  a  des  enfants? 

BOULANVILLE. 

Vous  avez  raison.  Croyez -vous  qu'il  y  ait  des  en- 
fants ? 

DORICOUR. 

D'ailleurs,  vous  n'êtes  pas  seul  de  la  famille;  votre 
cousin.... 

BOULANVILLE. 

J'en  ai  plus  d'un;  mais  je  ne  les  crains  pas ,  je  sau- 
rai soutenir  mes  droits  :  il  y  en  a  un  avec  qui  je  suis 
en  procès. 

DORICOUR. 

Enfin ,  s'il  faut  en  croire  d'autres  bruits  répandus 
sur  votre  oncle ,  il  aurait  laissé  une  fille  ,  une  fille 
fort  aimable;  et  de  son  vivant,  il  aurait  témoigné  le 
désir  de  la  marier  en  France  à  quelqu'un  de  sa  fa- 
mille. 


ACTE  II,  SCENE  III.  55 

BOULANVILLE. 

Eh!  mais  vraiment,  cette  fille  serait  ma  cousine, 
ma  cousine  germaine.  Avec  des  dispenses  je  pourrais 
l'épouser. 

MADAME    LÉONARD. 

Mais  êtes-vous  libre?  On  nous  a  parlé  d'une  femme... 

BOULANVILLE. 

D'une  femme  !  Je  suis  garçon. 

MADAME    LÉONARD. 

Je  le  sais;  mais  n'avez  -vous  pas  des  engagements 
avec  une  veuve,  une  parente? 

BOULANVILLE. 

Je  vois  ce  que  vous  voulez  dire.  Oui ,  une  parente 
plus  éloignée,  qui  m'aime,  et  à  laquelle  je  pourrai 
bien  songer,  si  je  ne  trouve  pas  mieux.  Bonne  femme, 
sans  doute;  mais  qu'elle  est  loin  d'avoir  les  qualités 
que  je  voudrais  trouver  dans  la  personne  que  j'épou- 
serai ! 

HENRIETTE. 

Et  quelles  sont  les  qualités  que  Monsieur  désirerait 
rencontrer  dans  sa  femme? 

BOULANVILLE. 

Mademoiselle ,  si  j'avais  le  bonheur  de  plaire  à  une 
femme  qui  vous  ressemblât.... 

HENRIETTE. 

Laissons  les  compliments. 

BOULANVILLE. 

Eh  bien!  mademoiselle,  je  voudrais  d'abord....  une 
dot,  une  belle  dot;  c'est  tout  simple.  J'ai  par  moi- 
même  une  fort  jolie  fortune.  En  me  mariant,  je  serais 
bien  aise  de  m'arrondir.  C'est  ce  que  je  trouverais 
avec  ma  cousine,  si  mon  oncle  s'est  enrichi.  Je  ne  se- 


56  M.  DE  BOULANVILLE. 

rais  pas  fâché  de  rencontrer  de  la  jeunesse ,  quelque 
beauté  ;  or ,  ma  cousine ,  si  j'en  ai  une  ,  doit  encore 
être  fort  jeune;  mais  ce  que  j'exigerais  sur-tout,  c'est 
un  bon  caractère.  Qu'est-ce  qu'il  nous  faut  à  nous 
autres  qui  restons  dans  nos  terres?  Une  femme  qui 
nous  laisse  vivre  à  notre  fantaisie ,  et  que  nous  lais- 
sions vivre  à  la  sienne;  la  plus  grande  liberté,  pas 
trop  d'amour,  pas  trop  de  jalousie;  en  un  mot,  une 
ménagère  qui  nous  donne  des  enfants,  pour  ne  pas 
laisser  éteindre  notre  maison  ;  qui  fasse  les  honneurs 
de  notre  table,  quand  nous  recevons;  qui  veille  sur 
nos  gens,  tandis  que  nous  allons  chasser  ou  faire  des 
visites  dans  les  environs,  et  que  nous  soyons  sûrs  de 
trouver  toujours  de  bonne  humeur  à  notre  retour. 

HENRIETTE. 

Il  y  a  beaucoup  de  femmes  qui  ne  trouveraient  pas 
cette  manière  de  vivre  fort  agréable. 

DORICOUR. 

Mais  il  y  en  a  beaucoup  d'autres  qui  s'en  accommo- 
deraient, 

BOUL  ANVILLE. 

N'est  -  ce  pas?  Or,  comme  j'espère  que  ma  cousine 
est  du  nombre.... 

DORICOUR. 

Au  surplus,  monsieur,  je  ne  peux  rien  vous  dire 
de  positif  sur  ce  sujet;  mais  nous  y  reviendrons. 

BOULAIVVILLE. 

Oui ,  certainement ,  monsieur ,  nous  y  reviendrons  ; 
vous  me  donnerez  des  renseignements;  j'en  prendrai 
de  mon  côté;  nous  écrirons;  mais  je  ne  m'aperçois 
pas  que  je  prolonge  ma  visite,  et  que  je  laisse  passer 
l'heure  de  la  pêche.  Croyez  ,  monsieur ,  que  je  suis  en- 


ACTE  II,  SCENE  IV.  37 

chanté  d'avoir  pour  voisin  un  homme  aussi  recom- 
mandable  que  vous  paraissez  l'être.  Quant  à  mon  oncle, 
s'il  y  a  une  succession,  ou  une  fille  à  épouser,  c'est 
une.  très-bonne  affaire.  S'il  y  a  une  veuve  et  des  en- 
fants dans  la  misère,  l'affaire  n'est  plus  si  bonne;  il 
n'en  faut  pas  moins  les  secourir....  Mais  j'aime  mieux 
penser  qu'il  y  a  une  fortune  ;  et  alors ,  vous  en  convien- 
drez avec  moi ,  c'était  un  bien  brave  homme  que  mon 
oncle  le  mauvais  sujet.  Monsieur  et  mademoiselle,  j'ai 
bien  l'honneur  de  vous  saluer. 

{Il  sort.) 
LÉONARD,  a  part. 
Où  diantre  ces  deux  hommes  ont -ils  été  chercher 
tous  les  vices  et  toutes  les  vertus  qu'ils  lui  supposent  ? 

SCÈNE  IV. 

DORICOUR,  HENRIETTE,  Madame  LÉONARD, 
LÉONARD. 

DORICOUR. 

Par  ma  foi ,  cet  homme  -  là  m'échappe  ;  au  moment 
où  je  suis  tenté  de  le  croire  un  bon  homme,  il  me 
fait  une  réponse  qui  décèle  une  ame  étroite ,  avide , 
intéressée  :  je  le  presse,  et  je  suis  tout  étonné  d'en- 
tendre sortir  de  sa  bouche  des  expressions  qui  annon- 
cent un  homme  sensible,  pensant  bien,  et  sans  mé- 
chanceté. 

HENRIETTE. 

Je  suis  loin  de  croire  qu'il  mérite  tout  le  mal  qu'on 
vous  a  dit  d'un  des  deux  Boulanville;  mais  se  pour- 
rait-il que  ce  fût  cet  homme-là  dont  on  vous  a  fait  un 
si  grand  éloge? 


58  M.  DE  BOULAN^^ILLE. 

DORICOUR. 

Et  cependant ,  c'est  l'un  des  deux.  Il  faut  voir  l'autre. 

MADAME    LÉONARD. 

Je  conçois   qu'après  ce  premier  entretien  il   serait 

injuste  de  prononcer Mais  quelle  différence  entre 

ce  monsieur  de  Boulanville  et  tel  galant  homme...;  ce 
jeune  officier  par  exemple,  monsieur  Raymond!...  Oh! 
celui-là,  on  n'a  pas  besoin  d'un  long  examen.  Mais  le 
voici. 


SCENE  V.. 

DORICOUR,  HENRIETTE,  Madame  LÉONARD, 
LÉONARD, RAYMOND. 

MADAME    LÉONARD,    à  DovicOUr. 

Par  curiosité,  pour  passer  le  temps,  si  vous  l'inter- 
rogiez à  son  tour  sur  ses  sentiments,  ses  opinions,  ses 
projets...;  je  vous  seconderai. 

DORICOUR. 

A  quoi  bon?.... 

RAYMOND. 

Je  vais  vous  paraître  importun ,  monsieur  ;  mais  je 
n'ai  pu  résister  au  désir  de  vous  revoir. 

DORICOL  R. 

Monsieur,  c'est  fort  honnête  à  vous.  i^A  safille.^ 
En  effet,  il  a  un  autre  ton  que  l'homme  qui  nous 
quitte. 

RAYMOND. 

Je  n'ai  point  oublié  tout  le  charme  que  j'ai  goûté  à 
Paris,  dans  l'entretien  de  mademoiselle  et  de  sa  respec- 
table tante;  et  je  souhaite  si  vivement  que  vous  vou- 
hez  bien  former  une  liaison  d'amitié  avec  ma  mère.... 


ACTE  II,   SCENE    V.  Sg 

MADAME    LÉONARD. 

C'est  aussi  le  vœu  de  monsieur  Doricour  et  de  sa 
fille  ;  mais ,  monsieur ,  quand  on  veut  se  lier  avec  quel- 
qu'un ,  il  est  bon  qu'on  s'en  fasse  connaître  ;  et  mon- 
sieur Doricour  serait  bien  aise  de  savoir  comment  vous 
vivez  avec  votre  famille,  quel  est  votre  sort,  quelle  est 
votre  ambition. 

DORICOUR. 

Monsieur,  ne  me  croyez  pas  assez  indiscret..., 

MADAME    LÉONARD. 

Ce  n'est  point  une  indiscrétion;  je  suis  sûr  que 
monsieur  Raymond  ne  trouve  pas  d'indiscrétion  dans 
ma  demande;  quand  on  n'a  point  à  rougir  de  sa  con- 
duite, on  ne  craint  pas  les  enquêtes. 

RAYMOND. 

Ma  mère  demeure  avec  un  de  mes  oncles,  son  frère, 
qui  a  servi,  et  à  qui  je  dois  mon  éducation;  c'est  lui 
qui ,  dès  mon  enfance ,  m'a  inspiré  les  sentiments ,  m'a 
enseigné  les  devoirs  d'un  vrai  militaire.  Je  passe  auprès 
de  ma  mère  dans  ce  pays  tout  le  temps  que  me  laisse 
mon  service.  C'est  un  bonheur  pour  moi  de  pouvoir 
reconnaître,  par  mes  soins,  tous  ceux  qu'elle  m'a  pro- 
digués; et  pendant  mon  séjour  auprès  d'elle,  je  m'at- 
tache à  la  seconder  dans  le  bien  qu'elle  fait  à  tous 
ceux  qui  l'entourent. 

MADAME    LÉONARD,    à    DoricOUr. 

Vous  l'entendez;  c'est  une  famille  de  bonnes  gens^ 
comme  la  vôtre. 

RAYMOND. 

Pourquoi  faut-il  que  la  mort  m'ait  privé  de  mon 
père  et  d'un  autre  oncle  que  je  n'ai  jamais  vu,  qui  a 
péri  sans  doute  en  voyageant ,  et  que  ma  mère  ne  cesse 
de  regretter  !  Un  seul  homme  semble  vouloir  troubler 


6o  M.  DE  BOULA.NVILLE. 

l'union  de  notre  famille  :  c'est  un  cousin  qui  s'obstine 
à  plaider  contre  nous;  ma  mère  voulait  transiger, 
mais  mon  oncle  et  moi  nous  lui  avons  fait  sentir  que 
c'était  faiblesse  plutôt  que  bonté  de  céder  aux  mé- 
chants. 

DORicouR,  h  sa  fille. 
Eh  bien  !  voilà  un  homme  qui  se  prononce  ;  on  n'est 
pas  obligé  comme  avec  l'autre  de  passer  d'une  opinion 
à  une  opinion  contraire. 

HEIN'RIETTE. 

C'est  ainsi  que  je  l'ai  jugé  quand  il  s'est  présenté 
chez  ma  tante. 

MADAME    LÉONARD. 

Avec  de  tels  sentiments,  si  jamais  monsieur  songe  à 
se  marier,  je  suis  bien  sûre  qu'il  ne  s'y  décidera  par 
aucun  calcul  de  fortune  ou  de  vanité. 
LÉONARD,  Cl  part. 

allons,  voilà  ma  femme.... 

RAYMOND. 

Non ,  certes  ;  loin  de  moi  ces  viles  pensées.  Il  s'en 
faut  que  je  dédaigne  la  fortune  ;  mais  je  n'ai  jamais 
songé  à  augmenter  la  mienne.  Il  s'en  faut  que  je  sois 
sans  ambition  ;  mais  c'est  à  moi  seul  que  je  veux  devoir 
mon  avancement;  et,  dès  mes  plus  jeunes  années,  je 
me  suis  fait  une  douce  habitude  de  penser  que  jamais 
je  ne  me  choisirais  une  compagne  que  par  amour,  par 
convenance  de  goûts  et  de  caractère,  par  désir,  par 
besoin  d'être  heureux  en  la  rendant  heureuse. 

DORICOUR. 

Ce  jeune  homme  a,  dans  ses  discours,  dans  toute  sa 
personne ,  quelque  chose  qui  vous  attire ,  qui  vous 
entraîne....  .T'en  suis  touché.  Monsieur,  tout  ce  que  je 


ACTE  II,  SCENE  VI.  6i 

viens  d'entendre  me  fait  prendre  une  très-bonne  opi- 
nion de  vous,  de  madame  votre  mère.  Certainement 
je  me  ferai  un  plaisir  de  cultiver  sa  société. 

RAYMOND. 

Ah!  monsieur,  vous  m'enchantez.,.  Croyez  sur-tout 
que  je  vous  ai  dit  la  vérité.  J'ai  beaucoup  de  défauts, 
sans  doute;  mais  je  ne  sais  ni  mentir,  ni  dissimuler. 
Pardon  ;  j'ai  quelques  ordres  à  donner  à  mon  valet  que 
je  vais  envoyer  chez  ma  mère.  Mademoiselle ,  je  vous 
salue. 

(//  sort.) 

SCÈNE  VI. 

DORICOUR,  HENRIETTE,  Madame  LÉONARD, 
LÉONAto. 

DORICOUR 

Parbleu!  ce  jeune  homme  est  bien  aimable. 

MADAME    LÉONARD. 

N'est-ce  pas ,  monsieur  ? 

DORICOUR. 

Je  ne  désire  pas  trouver  mieux  dans  le  bon  monsieur 
de  Boulanville. 

MADAME    LÉONARD. 

Eh!  mais,  monsieur,  si  c'était  lui. 

DORICOUR. 

Comment ,  si  c'était  lui  ? 

PIENRIETTE. 

Plaît-il ,  madame  ? 

LÉONARD,  à  part. 
Ah!  c'est  trop  fort. 


6i  M.  DE  BOULANVILLE. 

DORICOUR. 

Parlez ,  expliquez-vous. 

MADAME    LÉONARD. 

Moi ,  monsieur  ?  Je  dis  que  de  plus  en  plus  je  trouve 
une  ressemblance  frappante  entre  lui  et  le  portrait  que 
vous  a  fait  le  premier  voyageur. 

DORICOUR,  vivement. 

Je  vais  plus  loin  :  je  vois  une  grande  ressemblance 
entre  lui  et  mon  ami ,  l'oncle  des  Boulanville.  Oui , 
mon  pauvre  ami  avait  la  même  générosité ,  le  même 
désintéressement. 

HENRIETTE. 

Mais  il  se  nomme  Raymond. 

DORICOUR. 

Il  a  peut-être  deux  noms.  Raymond  !  c  est  un  pré- 
nom ;  il  y  a  un  saint  qui  s'appelle  Raymond.  Cepen- 
dant je  ne  dis  pas....  mais  tous  les  jours  les  plus  hon- 
nêtes gens  n'ont-ils  pas  des  motifs  pour  taire  leur 
véritable  nom. 

MADAME    LÉONARD. 

Un  procès,  une  affaire  d'honneur,  une  intrigue 
d'amour. 

DORICOUR. 

Avez-vous  remarqué  les  rapports ,  les  analogies  qui 
existent  entre  sa  famille  et  celle  des  Boulanville. 

MADAME    LÉONARD. 

Comment? 

DORICOUR. 

Il  regrette  un  de  ses  oncles  qu'il  n'a  jamais  connu  ; 
il  est  en  procès  avec  un  cousin. 

MADAME    LÉONARD. 

C'est  vrai. 


ACTE  II,  SCENE  VI.  63 

DORICOUR. 

Qui  sait  si  ce  n'est  pas  pour  se  garantir  des  em- 
bûches de  ce  mauvais  cousin,  qu'il  prend  le  nom  de 
Raymond. 

MADAME    LÉONARD. 

Non,  je  croirais  plutôt Malgré  votre  prudence, 

nous  ne   sommes  pas  les   premiers   à   qui  vous  ayez 
confié  le  motif  de  votre  voyage. 

DORICOUR. 

Quand  ce  ne  serait  qu'à  ma  sœur. 

MADAME    LEONARD. 

Je  ne  doute  pas  de  la  discrétion  de  madame  votre 
sœur  ;  mais  la  femme  la  plus  discrète  a  au  moins  un 
confident. 

DORICOUR. 

Il  aura  été  instruit  par  ma  sœur,  ou  par  sa  femme 
de  chambre,  à  qui  elle  dit  tout. 

MADAME     LÉONARD. 

Et  alors,  jaloux  de  se  faire  aimer  pour  lui-même,  et 
non  pour  la  mémoire  de  son  oncle.... 

DORICOUR. 

Il  aura  pris  la  résolution  de  ne  se  faire  connaître  que 
sous  le  nom  de  Raymond. 

MADAME    LÉONARD. 

Il  aura  recommandé  à  ses  gens,  à  tous  ceux  qu'il  a 
vus  dans  le  pays,  de  ne  lui  donner  que  le  nom  de  Ray- 
mond. 

DORICOUR. 

Ce  serait  fort  délicat. 

HENRIETTE. 

Oui,  si  c'est  là  son  motif.... 

DORICOUR. 

Et  quel  autre  motif  pourrait-il  avoir  ? 


64  M.  DE    BOULANVILLE. 

MADAME    LÉONARD. 

Aucun. 

DORICOUR. 

Voilà  qui  est  prouvé;  oui,  c'est...  quand  je  dis  que 
c'est  prouvé...,  un  instant.  Qu'en  penses-tu  toi,  Léo- 
nard ?  crois-tu  que  ce  soit  là  en  effet  le  bon  monsieur 
de  Boulanville  ? 

LÉONARD. 

Ma  foi ,  monsieur.... 

MADAME    LÉONARD. 

Oui,  oui,  monsieur,  mon  mari  le  croit;  il  le  croit 
comme  moi  ,  n'est-il  pas  vrai? 

LÉONARD. 

Allons,  puisque  ma  femme  le  veut.... 

MADAME    LÉONARD. 

Vous  l'entendez ,  il  en  est  sûr. 

LÉONARD,  rt/?<2r/. 

Je  n'y  tiens  plus,  et  j'aime  mieux  sortir. 

{Il  sort.) 

DORICOUR. 

Il  est  clair  qu'il  y  en  a  deux  :  si  ce  jeune  homme  est 
le  bon ,  il  est  clair  que  le  premier  est  le  méchant  :  il  ne 
m'a  pas  paru  tel  ;  mais  qui  sait  s'il  n'y  a  pas  beaucoup 
d'hypocrisie  dans  son  fait? 

HENRIETTE. 

Mon  Dieu!  que  je  voudrais  que  mon  père  ne  se 
trompât  pas  dans  ses  conjectures  ! 

MADAME    LÉONARD. 

Chut!  il  revient. 

{^11  s  sortent.) 


ACTE  II,  SCENE  VIL  65 

SCÈNE   VIL 

DORICOUR,  HENRIETTE,  Madame  LÉONARD, 
RAYMOND. 

DORICOUR. 

Or  çà ,  monsieur  Raymond ,  car  vous  vous  nommez 
Raymond,  n'est-ce  pas? 

RAYMOND. 

Vous  en  doutez  ! 

DORICOUR. 

Qui  vous  dit  que  j'en  doute  ?  Eh  bien  1  monsieur 
Raymond,  j'entends  que  vous  n'ayez  rien  de  caché  pour 
moi ,  et  que  vous  me  fassiez  un  aveu  naïf  de  ce  qui  se 
passe  dans  votre  amç. 

RAYMOND. 

Qui?  moi ,  Monsieur?  que  je  vous  avoue.... 

MADAME    LÉONARD. 

Eh!  oui,  parlez  franchement. 

RAYMOND. 

Eh  bien!  Monsieur,  je  n'ai  pu  voir  mademoiselle 
votre  fille  sans  éprouver  un  sentiment.... 

DORICOUR. 

Vous  l'aimez?  Le  beau  secret,  je  l'avais  deviné.  Est-ce 
là  tout  ? 

RAYMOND. 

Que  pourrais-je  ajouter? 

DORICOUR. 

N'êtes-vous  pas  jaloux  de  vous  faire  aimer  pour  vous- 
même,  et  non  à  cause  des  avantages  que  pourraient 
ToîJie  VIL  5 


66  M.  DE  BOU  LAN  VILLE. 

vous  donner  certaines  considérations  de  famille  ou  de 
fortune  ? 

MADAME    LÉONARD. 

Allons,  répondez. 

RAYMOND. 

Oui,  certainement,  Monsieur,  c'est  pour  moi-même 
que  je  voudrais  être  aimé  :  jamais  je  n'ai  pensé  à  tirer 
vanité  de  ma  fortune  ou  de  mon  nom. 

MADAME    LÉONARD. 

Il  l'avoue. 

DORICOUR. 

Il  l'avoue.  Or,  vous  savez  à  qui,  pour  obéir  aux 
dernières  volontés  d'un  ami,  j'ai  pris  le  dessein  de 
donner  mon  Henriette. 

RAYMOND. 

Hélas!  oui,  Monsieur,  je  ne  le  sais  que  trop  ! 

MADAME    LÉONARD, 

Il  était  instruit. 

DORICOUR. 

Il  était  instruit.  Eh  bien  !  mon  cher ,  je  ne  vous  dirai 
pas  précisément  que  ma  fille  vous  aime;  mais  au  moins 
puis-je  vous  avouer  qu'elle  n'aurait  aucune  répugnance 
à  vous  épouser.  Vous  la  donnerai-je  ?  Ne  vous  la  don- 
nerai-je  pas?  C'est  ce  que  vous  saurez,  quand  vous  aurez 
achevé  de  me  parler  avec  franchise. 

MADAME    LÉONARD. 

Pourquoi  dissimuler? 

RAYMOND.     - 

Eh!  mais.  Monsieur,  je  ne  conçois  pas...  je  vous  l'ai 
dit  :  j'aime  mademoiselle  votre  fille  ;  et  sachant  que  vous 
la  destinez  à  un  autre.... 


ACTE   II,   SCENE  VIL  67 

DORICOUR. 

Rusé  que  vous  êtes ,  vous  savez  bien  que  c'est  à  vous 
que  je  la  destine. 

RAYMOND. 

Eh  quoi!  n'est-ce  pas  au  neveu  de  votre  ami  mon- 
sieur de  Boulanville? 

DORICOUR. 

Oui,  à  l'un  de  ses  neveux. 

RAYMOND. 

Hé  bien  ! 

DORICOUR. 

Hé  bien'  vous  vous  nommez  Raymond  :  je  le  crois, 
mais  n'avez-vous  pas  un  autre  nom? 

RAYMOND. 

Oui,  je  me  nomme  Raymond..., 

MADAME  LÉONARD,  VinteiTompant. 
Raymond  de  Boulanville. 

RAYMOND. 

De  Boulanville  !  Hé  quoi  !  madame ,  vous  vous  êtes 
permis  ?... 

MADAME    LÉONARD. 

Moi ,  je  ne  me  suis  rien  permis  ;  c'est  monsieur. 

DORICOUR. 

Oui ,  c'est  moi  ;  et  ma  fille  vous  a  deviné  comme 
moi. 

HENRIETTE. 

Paix  donc,  mon  père. 

RAYMOND. 

Eh!  quoi? 

DORICOUR. 

Vous  venez  de  me  l'avouer;  pourquoi  le  tairiez-vous 
à  ma  fille?  elle  n'en  serait  pas  plus  fâchée  que  moi. 


68  M.  DE  BOULAISYILLE. 

RAYMOND. 

Hé,  quoi!  mademoiselle  désirerait.... 

HENRIETTE. 

Je  ne  dis  pas  cela. 

DORICOUR. 

Hé!  mais  que  dis-tu  donc?  Yeux-tu  me  fâcher,  avec 
tes  réticences  ? 

HENRIETTE. 

Hé,  bien!  mon  père,  puisque  vous  m'y  autorisez.... 

RAYMOND. 

Ah!  monsieur,  ah!  mademoiselle,  ce  nom  de  Bou- 
lan ville  me  vaut  tant  de  bonheur!  Vous  me  forcez 

DORICOUR. 

Oui,  par  ma  perspicacité.... 

MADAME    LÉONARD. 

Soyez  content ,  monsieur  :  ce  n'est  pas  à  cause  de 
ce  nom  de  Boulanville  que  mademoiselle  vous  a  distin- 
gué. Quand  bien  même  ce  nom  ne  serait  pas  le  vôtre, 
les  sentiments  dont  vous  vous  êtes  montré  animé,  suf- 
firaient pour  vous  mériter  son  estime. 

HENRIETTE. 

Je  suis  trop  franche  pour  démentir  madame. 

RAYMOND. 

N'oubliez  pas  cet  aveu ,  qui  me  comble  de  joie.  J'en 
atteste  l'honneur.  Ces  sentiments  ne  cesseront  jamais 
d'être  les  miens. 

DORICOUR. 

Et  moi  aussi,  je  préférerais  les  sentiments  au  nom; 
mais  vous  avez  le  nom  et  les  sentiments ,  c'est  encore 
mieux. 


ACTE   II,   SCENE   IX.  69 

SCÈNE  VIII. 

DORICOUR,   RAYMOND,    Madame   LÉONARD, 
HENRIETTE,  MARIANNE. 

MARI  A]VNE. 

Madame ,  voilà  un  de  ces  deux  hommes  qui  sont 
entrés  hier  dans  l'auberge  à  cause  de  la  pluie ,  et  qui 
avaient  promis  de  revenir. 

MADAME    LÉOIVARD,   Cl  part. 

Oh  !  la  maladroite  ! 

DORICOUR. 

Ah  !  ah  !  lequel  ? 

MARIAWNE. 

Le  plus  jeune,  celui  qui  était  si  gai.^ 

DORICOUR. 

C'est  Duhoussaye,  votre  protégé,  qui  nous  a  dit  tant 
de  bien  de  vous. 

SCÈNE   IX. 

DORICOUR,   RAYMOND,   Madame  LÉONARD, 
HENRIETTE,  DUHOUSSAYE. 

DORICOUR,  a  Duhoussaye, 
Vous  venez  à  propos ,  brave  homme  ;  vous   allez 
trouver  ici  quelqu'un  de  votre  connaissance,  l'homme 
que  vous  estimez  par-dessus  tous  les  autres. 

DUHOUSSAYE. 

Qui  donc  ?  monsieur  de  Roulanville  ? 

DORICOUR. 

Lui-même;  le  voilà. 


^o  M.  DE  BOULANVILLE. 

DUHOUSSAYE ,  allant  a  Raymond  avec  transport  y  et 
devenant  stupéfait  en  le  voyant. 
Ah!  mon  cher  protecteur...  mon  cher  bienfaiteur... 
Monsieur...  j'ai  bien  l'honneur  de  vous  saluer. 

DO  RI  COUR. 

Eh  bien!  quoi?  qu'est-ce?...  Vous  voilà  tout  stupé- 
fait. 

RAYMOND,  a  part. 
Que  je  souffre  ! 

MADAME    LÉONARD,  CL  part. 

Je  devais  m'y  attendre. 

DUHOUSSAYE. 

C'est  là  le  monsieur  que  vous  appelez  Boulanville? 

DORICOUR. 

Eh  !  quoi  ?  ne  le  reconnaissez-vous  pas  ? 

DUHOUSSAYE. 

Monsieur  peut  être  un  fort  honnête  homme;  mais... 

DOR^ICOUR. 

Ce  n'est  pas  l'homme  généreux  dont  vous  m'avez 
parlé  ? 

DUHOUSSAYE. 

Non ,  parbleu  ! 

DORICOUR. 

Que  veut  dire  ceci? M'aurait-on  trompé?  Oui, 

on  m'a  trompé...  La  confusion  du  jeune  homme,  l'em- 
barras de  l'hôtesse...  Morbleu!... 

RAYMOND,  a  madame  Léonard. 

Vous  voyez  dans  quel  abyme  vous  me  plongez. 

DUHOUSSAYE. 

Oh  !  oh  !  il  paraît  que  ma  déclaration  vous  cause  à 
tous  surprise  ,  chagrin,  colère;  vous  êtes  donc  bien 
curieux  de  connaître  monsieur  de  Boulanville  ? 


ACTE    II,    SCENE   X.  71 

DORICOUR. 

Et  je  me  flatte  qne  la  connaissance  ne  peut  être  que 
fort  agréable  pour  lui. 

DUHOITSSA.YE. 

En  ce  cas ,  attendez-moi.  Je  me  souviens  que  tantôt 
il  m'a  dit  que  je  le  trouverais ,  péchant  à  la  ligne  sur 
le  bord  de  son  petit  étang  :  c'est  à  deux  pas. 

MADAME    LÉONARD,    Cl  part. 

Ah  !  voilà  de  quoi  nous  achever. 

DORICOUR. 

Entendons-nous;  il  y  a  deuxBoulanville  :  c'est  l'hon- 
nête homme  que  je  veux  voir. 

DUHOUSSAYE. 

Je  ne  sais  s'il  y  en  a  deux;  mais  je  sais  que  celui 
que  je  vais  vous  amener,  est  le  meilleur  homme...  Je 
suis  à  vous  dans  un  instant. 

(//  sort.) 

SCÈNE    X. 

DORICOUR  ,   RAYMOND  ,  Madame  LÉONARD , 
HENRIETTE. 

MADAME    LÉONARD. 

Je  suis  si  confuse ,  que  je  n'ai  pas  la  force  de  le  re- 
tenir. 

RAYMOND. 

Monsieur,  je  ne  vous  ai  trompé  ni  sur  mon  amour 
pour  votre  charmante  fille ,  ni  même  sur  mon  nom , 
que  vous  n'avez  pas  voulu  entendre.  Je  ne  suis  pas  vm 
Boulanville,  je  me  nomme  Raymond  de  Courval.  Si 
mon  amour  pour  mademoiselle  ,  si  l'engagement  que 


72  M.  DE  BOULANVILLE. 

je  prends  devant  vous  de  consacrer  toute  ma  vie  à  son 
bonheur,  pouvaient  vous  faire  oublier... 

DORICOUR. 

Eh,  quoi!  vous  oseriez  encore  prétendre?,.. 

RAYMOND. 

Interrogez  sur  moi  tous  les  gens  du  pays ,  mes  chefs , 
mes  camarades... 

DORICOUR. 

Je  n'ai  besoin  d'interroger  personne  ;  je  n'ai  point 
d'affaire  avec  vous,  monsieur. 

HENRIETTE. 

Il  paraît  sincère,  cependant. 

DORICOUR. 

Vas-tu  prendre  sa  défense  ?  étais-tu  d'intelligence 
avec  lui  ?  Je  vous  trouve  bien  imprudente  d'avoir  osé 
avouer  devant  moi  que  vous  l'estimiez. 

HENRIETTE. 

Hé  !  mais,  mon  père ,  c'est  vous  qui  m'y  avez  encou- 
ragée... 

DORICOUR. 

Je  vous  y  ai  encouragée....  N'étais-je  pas  dupe?  Je 
ne  l'aurais  pas  été  long-temps;  et  j'avais  déjà  remarqué 
certain  air  de  fausseté  dans  ses  discours.  Ventrebleu  ! 
rentrez  dans  votre  appartement ,  mademoiselle  ;  reti- 
rez-vous, monsieur. 

HENRIETTE. 

Ah!  mon  père,  je  ne  peux  supporter  votre  colère. 
Combien  j'en  veux  à  monsieur  Raymond ,  à  madame  , 
à  moi-même!....  Il  m'est  affreux  de  penser  qu'il  n'est 
qu'un  imposteur.  "" 

(  Elle  sort.  ) 

MADAME    LÉONARD,   CL  RajlHOnd. 

Revenez  me  trouver  dès  que  je  serai  seule. 


ACTE   II,   SCENE  XL  73 

RAYMOND,  h  madame  Léonard. 
Eh  !  madame ,  vous  avez  voulu  me  servir  :  vous 
m'avez  perdu.  Je  ne  veux  plus  m'en  rapporter  qu'à 
moi  seul.  Je  verrai  ce  monsieur  de  Boulanville.  {^4  Do~ 
?'icou?\^  Oui,  monsieur,  je  sors.  Je  conçois  votre  cour- 
roux. Je  n'ai  pas  été  l'artisan  du  mensonge  ;  mais  c'est 
pour  moi  qu'on  a  menti.  Cependant,  j'ose  encore  vous 
supplier  de  ne  pas  changer  en  mépris  l'estime  que  vous 
m'avez  témoignée,  et  dont  je  ne  suis  pas  tout-à-fait 
indigne. 

{^11  sort. ^ 

SCÈNE     XL 

DORICOUR,  LÉONARD,  Madame  LÉONARD, 

MADAME    LÉONARD. 

Il  a  raison  ;  c'est  moi  seule  qui  suis  coupable. 

DORICOUR. 

Je  le  sais;  c'est  vous... 

LÉONARD,  en  entrant. 
Hé  bien!  monsieur,  êtes-vous  toujours  enchanté? 

DORICOUR. 

Ah!  te  voilà,  maître  Léonard;  viens-tu  seconder  la 
fourberie  de  ta  femme?  Il  est  trop  tard,  mon  cher  ami. 
C'est  à  présent  que  tout  est  découvert. 
LÉONARD,  à  sa  femme. 

Là ,  quand  je  te  le  disais. 

DORICOUR. 

Prétendrais-tu  me  faire  croire  que  tu  n'étais  pour 
rien  dans  le  complot  ?  A  d'autres  ;  je  te  connais  de 
longue  date. 


74  M.  DE  BOULANVILLE. 

MADAME    LÉONARD. 

Monsieur,  n'accusez  pas  mon  mari;  il  n'était  pas 
mon  complice  :  c'est  un  honnête  homme. 

LÉONARD. 

Sur  mon  ame,  monsieur,  je  le  savais;  mais  je  n'y 
trempais  pas. 

DORICOUR. 

Vraiment!  En  ce  cas,  je  te  plains  d'avoir  une  femme 
aussi  peu  scrupuleuse. 

LÉONARD. 

Monsieur,  n'accusez  pas  madame  Léonard;  c'est  une 
honnête  femme ,  et  je  n'ai  point  à  redouter  qu'elle  me 
rende  jamais....  un  homme  à  plaindre. 

DORICOUR. 

A  merveille!  tu  prends  le  parti  de  ta  femme;...  le 
mien,... 

LÉONARD. 

Oui,  monsieur,  en  homme  modéré,  je  blâme  tour- 
à-tour  les  exagérations  des  deux  parts,  votre  obstina- 
tion, son  étourderie, 

DORICOUR. 

Mon  obstination  ! 

MADAME^    LÉONARD. 

Mon  étourderie! 

LÉONARD. 

Et  comme  il  ne  manque  jamais  d'arriver,  je  m'attu'e 
les  inimitiés  de  tous  les  partis. 

MADAME    LÉONARD. 

He,  monsieur,  est-ce  ma  faute  si  au  premier  mot 
que  je  vous  dis  vous  allez  vous  persuader  que  monsieur 
Raymond  de  Gourval  se  nomme  Raymond  de  Boulan- 
ville.^  Est-ce  ma  faute  si  ce  jeune  homme  est  aimable, 


ACTE  II,  SCÈNE  XL  7$ 

modeste ,  généreux  ;  s'il  plaît  à  votre  fille  et  à  vous- 
même?  Que  je  voudrais  que  mon  mari  lui  ressemblât! 
Mais  qu'est-ce  que  je  dis?  mon  Léonard  a  bien  quel- 
ques défauts  ;  mais  il  est  bon  homme ,  et  j'en  suis  con- 
tente ;  et  franchement ,  est-ce  vous  conduire  en  homme 
prudent  et  raisonnable ,  d'exposer  le  bonheur  de  votre 
fille  pour  accomplir  les  derniers  vœux  d'un  ami?  En- 
core ,  si  vous  étiez  un  homme  avide  ou  pauvre  ;  si 
vous  songiez  à  retenir  la  fortune  qui  vous  a  été  léguée  : 
mais  non ,  vous  voulez  la  rendre  ;  vous  êtes  riche ,  vous 
êtes  désintéressé.  Et,  par  un  bizarre  entêtement,  pas- 
sez-moi le  terme ,  vous  devenez  ,  sans  le  vouloir ,  un 
aussi  mauvais  père  que  ceux  qui  tyrannisent  leurs  en- 
fants par  cupidité  ou  par  vanité. 

DORICOUR. 

Combien  ce  jeune  homme  vous  a-t-il  promis,  vous 
a-t-il  donné  pour  défendre  si  bien  ses  intérêts?  Vous 
entendez  bien  qu'après  un  pareil  tour,  je  ne  suis  pas 
assez  sot,  pour  rester  dans  votre  maison.  Dès  que  Du- 
houssaye  sera  revenu,  je  vous  quitte  pour  aller  m'établir 
à  cette  autre  auberge. 

LÉONARD. 

Au  Cheval-Noir  !  Vous  iriez  au  Cheval-Noir  !  chez 
mon  ennemi  !  Morbleu  !  madame ,  vous  voyez  comme 
vous  compromettez  ma  maison,  ma  réputation. 

MADAME    LÉONARD. 

Allons,  tout  le  monde  s'en  prend  à  moi. 


76  M.  DE  BOULANVILLE. 


SCÈNE    XII. 

DORICOUR,  LÉONARD,    Madame    LÉONARD, 
DUHOUSSAYE ,  BOULANVILLE. 

DUHOUSSAYE,  parlant  de  la  coulisse. 
Le  voilà ,  le  voilà ,  mon  généreux  bienfaiteur, 

DORICOUR. 

Ah  !  nous  allons  le  voir,  ce  bon  monsieur  de  Boulan- 
ville. 

DUHOUSSAYE, 

Je  l'ai  trouvé  au  rendez-vous  qu'il  m'avait  indiqué; 
je  lui  ai  dit  que  vous  n'aviez  que  des  choses  agréables 
à  lui  confier;  le  voilà. 

BOULANVILLE. 

Oui ,  me  voilà. 

DORICOUR,  en  vojant  Boulanville. 
Eh  !  quoi ,  c'est  monsieur ,  dont  vous  m'avez  fait  un 
si  pompeux  éloge  ! 

DUHOUSSAYE. 

Et  qui  mérite  encore  bien  plus.... 

DORICOUR. 

Eh  !  mais,  c'est  monsieur  que  j'ai  vu  tout-à -l'heure. 

BOULANVILLE, 

Il  est  vrai;  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de  voir  monsieur; 
puis-je  savoir  ce  qu'il  a  d'agréable  à  me  communiquer? 

DORICOUR. 

Monsieur ,  ce  que  j'ai  à  vous  communiquer ,  c'est 

que Pardon,  je  voudrais  dire  deux  mots  à  monsieur 

Duhoussaye. 


ACTE   II,   SCENE   XII.  77 

BOULANVILLE. 

A  votre  aise,  monsieur. 

DORICOUR. 

Êtes -vous  bien  sûr  que  cet  homme  ait  un  si  rare 
mérite?  Il  ne  le  prodiguait  pas  dans  sa  première  visite. 

DUHOUSSAYE. 

Modestie,  noble  simplicité. 

DORICOUR. 

Au  fait,  vous  devez  le  connaître  mieux  que  moi.  Ce 
n'est  pas  sur  une  simple  entrevue....  Il  se  pourrait 

MADAME    LÉONARD,    Ci  part. 

Tout  est  perdu;  j'étouffe; j'ai  besoin  de  prendre  l'air. 
(  Elle  ouvre  une  fenêtre  comme  pour  prendre  Vair  et 
pousse  un  cri  après  F  avoir  ouverte.  )  Ah  ! 

LÉONARD,  courant  a  sa  femme. 
Eh!  qu'as-tu  donc,  ma  chère  amie? 

MADAME  LÉONARD ,  appelant  par  la  fenêtre. 
Monsieur  Bertrand ,  monsieur  Bertrand  !  on  a  deux 
mots  à  vous  dire.  (  allant  à  Doricour.  )  C'est  l'autre 
voyageur  que  vous  avez  vu  tantôt;  il  passait  sur  son 
cheval  sans  s'arrêter.  Marianne  '  priez  monsieur  Ber- 
trand de  monter.  [A  Doricour?)  Je  pense  que  vous  ne 
serez  pas  fâché  de  le  voir. 

{Elle  soi^t.) 

DORICOUR. 

Eh!  mais,  vraiment  ta  femme  est  folle. 

LEONAED. 

Un  peu. 

BOULANVILLE,  CL   DukoUSSClje. 

Diable  !  c'est  le  fermier  que  je  congédie  pour  vous, 

DUHOUSSAYE. 

Vous  fait-il  peur  ?  * 


78  M.  DE  BOULANVILLE. 

BOULANVILLE. 

Non ,  parbleu  ! 

SCÈNE   XIII. 

DORICOUR,    LÉONARD,    Madame    LÉONARD, 
DUHOUSSAYE,  BOULANVILLE,  BERTRAND. 

MADAME  LÉONARD,  amenant  Beî^trand. 
C'est  l'affaire   d'un   instant.  Il  s'agit  seulement  de 
savoir  si  un  certain  monsieur  de  Boulanville,  que  nous 
avons  dans  notre  auberge,  est  celui  dont  vous  avez 
parlé  tantôt  à  monsieur  :  tenez  le  voilà. 

BERTRAND,  vojant  BoulanvUle, 
C'est  lui-même. 

DORICOUR,  a  Bertrand. 
C'est  lui  ! 

BERTRAND. 

Oui,  c'est  lui;  ce  méchant  homme.... 

BOULANVILLE. 

Qu'est-ce,  père  Bertrand?  Tu  m'en  veux  :  c'est  ta 
faute  ;  pourquoi  n'as  -  tu  pas  avec  moi  d'aussi  bonnes 
manières  que  monsieur  Duhoussaye  ? 

BERTRAND. 

Je  vous  conseille  de  vous  glorifier  de  votre  conduite. 
Elle  ne  m'étonne  pas  ;  on  vous  connaît  pour  ce  que 
vous  êtes  dans  le  pays,  c'est-à-dire,  pour  un  homme 
dur,  intraitable,  égoïste. 

BOULANVILLE. 

Monsieur  Bertrand,  ne  le  prenez  pas  sur  un  ton  si 

haut.  • 


ACTE   II,   SCENE   XIII.  79 

UUHOUSSAYE. 

Ne  vous  compromettez  pas  avec  cet  homme-là,  mon 
cher  protectem\  Qu'en  voulez-vous  dire  ?  Oui,  monsieur 
de  Boulanville  est  connu  pour  ce  qu'il  est  par  tout  le 
monde,  c'est-à-dire,  pour  un  homme  juste,  obligeant, 
charitable. 

EOUL  AWVILLE. 

C'est  vrai. 

MADAME    LÉONARD,    à  pai^L 

C'est  égal  ;  les  injures  de  l'un  amortissent  les  louanges 
que  lui  donne  l'autre. 

DORicoTJR,  h  Duhoussaje. 
Je  n'en  reviens  pas.  Répondez-moi  :  où  est  l'honnête 
homme  dont  vous  m'avez  parlé  ! 

DUHOussAYE  ,  moutmnt  Boulanville. 
Le  voici. 

DORicouR,  a  Bertrand. 
Où  est  l'homme  dont  vous  m'avez  dit  tant  de  mal. 

BERTRAiyD,  montrant  Boulanville. 
Le  voilà. 

DORICOUR. 

Quoi?  le  même  ! 

LÉONARD. 

Eh'  oui,  monsieur,  le  même,  qui  n'est  ni  meilleur 
ni  plus  méchant  qu'un  autre  ;  car  il  faut  que  je  dise  la 
vérité,  enfin  :  il  n'y  en  a  qu'un. 

DORICOU  R. 

Il  n'y  en  a  qu'un  !  [A  madame  Léonard^  Ali  !  traî- 
tresse ! 

BERTRAND. 

Je  ne  sais  s'il  y  en  a  deux.  Je  crois  qu'il  n'y  en  a 
qu'un ,  et  c'est  beaucoup  trop. 


8o  M.  DE  BOULANVILLE. 

DUHOUSSAYE. 

Oui  ;  il  n'y  en  a  qu'un ,  et  c'est  grand  dommage.  11 
serait  bien  à  souhaiter  qu'il  y  eût  beaucoup  d'hommes 
de  cette  trempe. 

BOULAHVtLLE. 

Maître  Bertrand,  vous  vous  oubliez.  Duhoussaye,  je 
vous  remercie  de  votre  zèle.  {A  Doncou7\^  Monsieur, 
ce  n'est  pas  sans  doute  pour  assister  à  une  pareille 
scène  que  vous  avez  désiré  de  me  voir.  Je  suis  pressé; 
que  me  voulez-vous  ? 

DORICOUR. 

Ce  que  je  vous  veux?  Ma  foi!  monsieur vous  le 

saurez;  mais  pour  l'instant   je    ne    crois   pas   devoir 
m'expliquer 

BOULANVILLE. 

C'était  bien  la  peine  de  me  déranger  de  ma  pêche... 
j'y  retourne.  Quand  il  vous  plaira  de  me  parler,  vous 
savez  où  je  demeure....  Je  suis  votre  serviteur. 

{Il  SOî^t.) 

SCÈNE   XIV. 

DORICOUB,   LÉONARD,   Madame   LÉONARD, 
DUHOUSSAYE,  BERTRAND. 

DORICOUR. 

Mais  lequel  de  vous  deux  dit  la  vérité? 

BERTRAND  et  DUHOUSSAYE,  ensemble. 
C'est  moi. 

DUHOUSSAYE. 

Voulez- vous  des  faits?  Il  est  prouvé  qu'une  vieille 
cousine  de  sa  mère  ne  subsiste  que  par  une  rente 
viagère  qu'il  a  eu  la  générosité  de  lui  assurer. 


ACTE  II,   SCENE   XVI.  8r 

BERTRAND. 

Il  est  prouvé  qu'il  est  débiteur  bien  réel  de  cette 
rente ,  et  que  la  cousine  n'a  pu  demeurer  avec  lui ,  tant 
il  a  eu  de  mauvais  procédés  pour  elle  ! 

DUHOUSSAYE. 

Bref,  monsieur ,  je  confirme  et  j'affirme  tout  ce  que 
j'en  ai  dit.  Yous  pouvez  traiter  en  toute  confiance  avec 
monsieur  de  Boulanville  ;  il  a  trop  d'esprit  pour  être 
dupe ,  trop  de  bonne  foi  pour  vouloir  duper  les  autres. 

\  Il  sort.) 

BERTRAND. 

J'affirme  et  je  confirme  tout  ce  que  j'en  ai  dit  :  ce 
n'est  pas  un  bon  homme,  ce  n'est  pas  un  homme 
d'esprit,  ce  n'est  pas  un  homme  sûr;  et  je  vous  quitte 
pour  aller  de  ce  pas  commencer  une  petite  procédure 
contre  lui. 

(//  sort.) 

SCÈNE    XV. 

DORICOUR,  LÉONARD,  Madame  LÉONARD. 

DORICOUR. 

Est -il  bon?  est-il  méchant?  Je  ne  sais;  mais  je  ne 
reste  pas  dans  cette  maison ,  et  ce  soir  même  je  couche 
au  Cheval-Noir. 

(//  sort.) 

SCÈNE   XVI. 

LÉONARD,  MADAME  LÉONARD. 

LÉONARD. 

Au  Cheval-Noir  !  quelle  mortification  ! 

Tome  VU.  6 


8^  M.  DE  BOULANVILLE. 

MADAME     LÉONARD. 

Ah!  je  suis  consternée. 

LÉONARD. 

Tu  as  fait  un  beau  chef-d'œuvre!  Il  quitte  notre 
maison ,  et  la  jeune  personne  t'aura  l'obligation  d'épou- 
ser Boulanville  avec  un  peu  plus  de  regret. 


SCENE   XVII. 

LÉONARD,  Madame  LÉONARD,  MARIANNE. 

MARIANNE. 

Une  dame  fort  comme  il  faut,  qui  arrive  dans  l'au- 
berge; elle  commande  d'un  ton  impérieux. 

MADAME    LÉONARD,    tOUJourS  aSSise. 

Recevez-la,  donnez-lui  une  chambre;  je  suis  bien 
en  humeur  d'aller  faire  des  politesses. 

LÉONARD. 

Y  pensez-vous,  madame  Léonard?  négliger  d'avoir 
des  égards  pour  les  voyageurs  !  voilà  comme  vous  nous 
perdez. 

SCÈNE  XVIII. 

LÉONARD,   Madame    LÉONARD,    MARIANNE, 
Madame  de  VERBOIS. 

madame  de  verbois. 
Il  est  inconcevable  qu'on  soit  aussi  mal  servi  dans 
une  auberge;  je  ne  vois  que  des  valets  et  des  servantes. 
Où  est  le  maître  ?  où  est  la  maîtresse  ? 


ACTE  II,  SCENE  XVIII.  83 

LÉONARD. 

Me  voici,  madame.  Allons  donc,  Marianne,  Pierre, 
François,  servez  madame. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Dites-moi ,  monsieur  l'hôte ,  auriez- vous  vu  par  ha- 
sard un  certain  Bertrand ,  fermier  de  monsieur  de  Bou- 
lanville  ? 

LÉONARD. 

Oui,  madame;  il  était  ici  tout  à  l'heure  :  il  reve- 
nait d'Orléans. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Auriez- vous  quelqu'un  que  je  pusse  lui  dépêcher? 

LÉONARD. 

Sur-le-champ,  si  madame  le  veut. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Je  VOUS  avertirai.  Ah!  monsieur  de  Boulanville, 
vous  me  jouez  de  ces  tours-là  ! 

MADAME  LÉONARD,  se  levant  avec  vivacité. 

Madame  aurait  à  se  plaindre  de  monsieur  de  Bou- 
lanville  ? 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Beaucoup. 

MADAME    LÉONARD. 

Madame,  soyez  la  bienvenue  dans  ma  maison.  Al- 
lons donc ,  Marianne ,  hâtez  -  vous  de  tout  préparer. 
Madame  parlait  tout  à  l'heure  du  vieux  Bertrand; 
n'aurais-je  pas  l'honneur  de  parler  à  cette  parente  de 
monsieur  de  Boulanville,  madame  de  Verbois? 

MADAME     DE     VERBOIS. 

Précisément. 

MADAME    LÉONARD,    hout. 

Eh  bien!  Marianne,  la  chambre  de  madame? 


84  M.  DE  BOULANVILLE. 

MARIANNE. 

Elle  est  prête. 

MADAME    LÉONARD. 

Beaucoup  d'attentions ,  de  soins ,  de  prévenances  ;  je 
vous  en  prie,  Marianne. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Le  traître  !  se  conduire  aussi  mal  avec  mes  protégés  ! 
Il  me  traite  déjà  comme  sa  femme. 

{Elle  sort  avec  Marianne?) 

SCÈNE   XIX. 

LÉONARD,  Madame  LÉONARD,  RAYMOND, 

MADAME    LÉONARD. 

C'est  par  là,  madame. 

LÉONARD. 

Fort  bien!  Occupe -toi  de  madame;  je  vais  tâcher 
de  retenir  monsieur  Doricour.  Maudit  aubergiste  du 
Cheval -Noir! 

(  //  sort.  ) 

MADAME    LÉONARD. 

Oui,  j'entrevois  un  espoir;  c'est  le  ciel  qui  envoie 
ioi  cette  bonne  dame! 

(  Elle  sort.  ) 


FIN    DU    SECOND    ACTE. 


ACTE   III,   SCÈNE   L  85 


ACTE  TROISIEME 


SCENE   I. 

» 

LÉONARD,  DORICOUR,  HENRIETTE. 

DORICOUR. 

Non,  je  ne  veux  rien  entendre;  je  quitte  ta  maison  : 
tu  as  beau  rejeter  tous  les  torts  sur  ta  femme.  Tant  pis 
pour  toi  si  tu  te  laisses  mener  par  ta  femme. 

LÉOWA.RD. 

Eh  !  mais ,  monsieur ,  vous  serez  très  -  mal  au  Che- 
val-Noir. 

HENRIETTE,  entrant  611  scène. 

Eh  quoi  !  mon  père ,  il  n'y  en  a  qu'un ,  et  c'est  cet 
homme  si  peu  aimable  que  nous  avons  vu  hier  au 
soir? 

DORICOUR. 

Je  te  réponds,  ma  fille,  qu'il  est  plus  aimable  qu'il 
ne  paraît  au  premier  coup  d'oeil;  au  moins  ne  cache- 
t-il  point  ce  qu'il  est.  Je  serais  un  fou  d'attendre  un 
homme  parfait.  Donc ,  il  doit  me  suffire  que  monsieur 
de  Boulanville  n'ait  point  les  vices  que  ce  Bertrand  lui 
suppose. 

HENRIETTE. 

Ah!  mon  père,  je  voudrais  au  moins  qu'il  eût  quel- 
ques-unes des  vertus  que  lui  trouve  Duhoussaye. 


86  M.  DE  BOULANVILLE. 

DORICOUR. 

Il  en  a  plus  d'une.  Il  est  impossible  qu'un  homme 
fasse  un  aussi  grand  éloge  d'un  autre  homme ,  sans  que 
cet  éloge  soit  mérité  dans  quelque  partie. 

HENRIETTE. 

Il  est  impossible  qu'un  homme  dise  autant  de  mal 
d'un  autre  homme,  sans  qu'il  y  ait  quelque  vérité. 

DORICOUR. 

Il  est  évident  que   l'un  des  deux  a  menti  ou  s'est. 
trompé.  Pourquoi  ne  pas  croire  que  l'imposteur   est 
celui  qui  en  dit  du  mal? 

HENRIETTE. 

Pourquoi  ne  pas  croire  que  celui  qui  en  a  dit  du 
bien  est  un  complaisant  et  un  flatteur? 

LÉONARD. 

Dût  votre  colère  contre  moi  s'augmenter  encore , 
monsieur,  je  dois  vous  dire  ce  que  je  remarque ,  ce  que 
je  pense,  ce  que  j'observe ,  puisque  je  fais  métier  d'é- 
pier les  gestes  et  les  discours  pour  deviner  le  fond  des 
âmes.  Ah!  que  je  reconnais  bien  en  vous,  comme  en 
Bertrand  et  Duhoussaye,  les  effets  de  la  prévention, 
cette  suite  fatale  et  nécessaire  de  toutes  nos  passions , 
qui  souvent  nous  met  à  la  merci  du  fripon  que  nous 
croyons  honnête  homme ,  et  qui ,  parfois ,  nous  met  en 
défiance  contre  l'honnête  homme  que  nous  croyons  un 
fripon  !  Eh  bien  !  moi ,  monsieur ,  qui  suis  impartial , 
je  vous  dirai  que  cet  homme  ne  mérite  ni  le  bien  ni 
le  mal  qu'on  en  débite  ;  qu'il  n'est  ni  beau  ni  laid ,  ni 
sot  ni  spirituel,  ni  excellent  ni  pervers;  en  un  mot, 
qu'il  est  de  la  grande  famille  des  hommes  vulgaires ,  si 
universellement  répandue  sur  le  globe  ;  et  s'il  en  est 
ainsi  pour  un  pauvre  petit  gentilhomme  campagnard, 
étonnez-vous  que  ceux  qui  jouent  un  plus  grand  rôle 


ACTE  III,  SCENE  I.  87 

dans  le  monde  aient  deux ,  trois ,  quatre  réputations , 
sans  que  souvent  il  y  en  ait  une  seule  qui  soit  méritée  î 
Étonnez  -  vous  d'entendre  dire  à  -  la  -  fois  du  même 
homme  :  Quel  aigle!  Quel  oison!  C'est  un  cœur  d'or! 
C'est  une  ame  de  boue!  Certes,  il  est  de  belles  et  de 
vilaines  actions,  de  bons  et  de  méchants  ouvrages, 
des  hommes  de  mérite  et  des  sots  ,  sur  lesquels  la 
grande  majorité  s'accorde.  Mais  encore,  le  bien  trouve 
des  frondeurs ,  le  mal  trouve  des  flatteurs.  Après  cela , 
fiez-vous  aux  réputations!  Nous  ne  sommes  justes  que 
pour  les  morts,  et  encore....  Où  voulais-je  en  venir? 
J'y  suis.  Oui  ,  monsieur,  pour  l'acquit  de  ma  con- 
science ,  je  dois  vous  dire  que  vous  seriez  coupable  de 
refuser  votre  fille  au  jeune  homme  qu'elle  aime,  et 
dont  elle  est  aimée,  pour  la  donner....  Et  gardez- vous 
d'imputer  mes  avis  à  l'intérêt  personnel  ;  si  je  ne  son- 
geais qu'à  moi,  loin  de  vous  contrarier,  j'abonderais 
dans  votre  sens....  Sur- tout,  monsieur,  n'allez  pas  au 
Cheval-Noir  ;  car ,  j'en  parle  sans  passion ,  mon  confrère 
l'aubergiste  est  un  arabe ,  un  intrigant  et  un  mauvais 
cuisinier. 

DORICOUR. 

Tu  en  parles  sans  passion,  et  tu  l'accables  d'in- 
jures ! 

HENRIETTE. 

Mon  père,  serais-je  heureuse  avec  monsieur  de  Bou- 
lanville  ? 

LÉONARD. 

Non,  mademoiselle,  vous  ne  seriez  pas  heureuse. 
Monsieur  Raymond  est-il  l'auteur  de  la  ruse?  N'est-ce 
pas  ma  femme  qui  a  voulu  vous  tromper  ?  [A  Doricour^ 
N'est-ce  pas  vous  qui  vous  êtes  trompé  vous-même? 


88  M.  DE  BOULANVILLE. 

DORICOUR. 

Morbleu!  tu  me  rends  à  toute  ma  colère,  en  me 
parlant  de  ta  femme.  Monsieur  de  Boulanville  est  le  seul 
et  unique  neveu  de  mon  ami ,  et  c'est  à  lui  que  je  don- 
nerai ma  fille. 

SCÈNE  IL 

LÉONARD,  DORICOUR,  HENRIETTE,  Madame 
LÉONARD. 

MADAME    LÉONARD,  d'uil    tOTl   COmpOsé. 

Monsieur,  je  croirais  manquer  à  mon  devoir,  si  je 
ne  me  hâtais  de  vous  prévenir  d'un  nouvel  incident, 

DORICOUR. 

Encore  quelque  mensonge! 

LÉONARD. 

Encore  quelque  folie  ! 

MADAME    LÉONARD. 

Non ,  mon  ami ,  je  ne  ferai  point  de  folie.  Non , 
monsieur,  je  ne  me  permettrai  plus  de  nouvelles  ruses; 
je  me  reproche  celles  que  je  me  suis  permises,  et  je 
me  borne  à  vous  prévenir  qu'il  vient  d'arriver  d'ici , 
dans  mon  auberge ,  une  dame  qui  connaît  beaucoup 
l'homme  que  vous  voulez  faire  épouser  à  mademoiselle 
votre  fille. 

HENRIETTE. 

Une  dame  ! 

DORICOUR. 

Quelle  dame? 

MADAME    LÉONARD. 

Comme  je  vous  suis  suspecte ,  je  lui  laisse  le  soin  de 
s'expliquer  elle-même.  La  voici. 


ACTE  III,  SCENE  III.  89 

SCÈNE  III. 

LÉONARD,  DORICOUR,  HENRIETTE,  Madame 
LÉONARD,  Madame  de  VERBOIS. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Est-ce  monsieur  qui ,  peu  content  des  renseignements 
qu'il  a  déjà  pris  sur  monsieur  de  Boulan ville ,  désirerait 
en  avoir  de  nouveaux? 

DORICOUR. 

Oui,  Madame. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Monsieur,  je  suis  bien  votre  très-humble  servante. 
{Voyant Henriette. ^\]ne]o\\e  personne.  {En soupirant.) 
Eh  bien  !  que  vous  a-t-on  dit  de  monsieur  de  Boulan- 
ville? 

DORICOUR. 

On  me  l'a  peint  d'abord  comme  un  homme  honnête, 
bon. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Il  y  a  quelque  chose  de  vrai. 

DORICOUR. 

Puis,  comme  un  homme  avide,  personnel,  sans  grand 
génie. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

C'est  encore  vrai. 

LÉONARD. 

C'est-à-dire  que  suivant  madame ,  il  mérite  les  deux 
réputations  qu'on  lui  fait. 

MADAME    LÉONARD. 

Bref,  monsieur  ferait-il  bien  de  lui  donner  sa  fille? 


90  M.  DE  BOULANVILLE. 

MADAME    DE    VE  Pi  BOIS. 

Plaît-il?  Comment  !  expliquez-vous.  Est-ce  qu'il  serait 
question  de  le  marier  à  mademoiselle?  Est-ce  qu'il  aurait 
voulu  vous  faire  croire  qu'il  est  amoureux  de  mademoi- 
selle ?  Voici  bien  autre  chose.  Monsieur ,  croyez  à  tout 
le  mal  qu'on  vous  en  a  dit  ;  mais  cela  ne  se  peut  pas  ; 
il  est  épris  d'une  autre  femme.  0 

DORICOUR. 

On  me  l'a  dit  :  dois-je  le  croire  ? 

MA^DAME    DE    VERBOIS. 

Pourquoi  dissimuler?  cette  autre  femme ,  c'est  moi. 

DORICOUR. 

Madame  est  apparemment  cetfee  parente ,  cette 
veuve..,. 

MADAME    LÉONARD. 

Qui,  selon  monsieur  de  Boulanville,  est  folle  de  lui. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Il  VOUS  a  dit  cela  !  l'impertinent  !  il  ne  lui  manquait 
plus  que  d'être  fat.  C'est  lui,  au  contraire,  qui  m'a 
obsédée ,  tourmentée ,  persécutée ,  depuis  que  j'ai  le 
malheur  d'être  veuve.  Quand  il  n'y  aurait  pour  preuve 
que  la  promesse  de  mariage  qu'il  m'a  forcée  d'accep- 
ter.... 

DORICOUR. 

Une  promesse  de  mariage  ! 

MADAME    LÉONARD. 

Il  VOUS  a  fait  une  promesse  de  mariage  ? 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Oui,  madame  :  je  saurai  la  produire,  s'il  est  néces- 
saire. Mon  avocat  dit  qu'elle  ne  vaut  rien  :  mais  mon 
avocat  est  un  imbécille  ;  il  y  a  des  procureurs  de  par  le 
monde.  Les  procès  ne  me  font  pas  peur;  je  viens  d'en 


ACTE  III,  SCENE  IV.  91 

gagner  un  et  d'en  perdre  deux,  contre  les  héritiers  de 
monsieur  de  Verbois.  Ainsi,  mademoiselle,  ne  vous 
flattez  pas  de  me  l'enlever  ;  non  que  j'y  tienne  par  in- 
clination ,  au  moins ,  mais  l'amour-propre  et  le  voisi- 
nage de  nos  deux  terres,  qui  n'en  feraient  plus  qu'une... 
J'ai  déposé  ma  promesse  chez  le  notaire  de  ce  bourg;  je 
vais  la  chercher.  Je  suis  bien  fâchée  de  déranger  vos 
projets  ;  mais  mademoiselle  serait  très-malheureuse  avec 
lui.  Il  faut  à  cet  homme-là  une  femme  de  tête ,  de  ca- 
ractère ,  qui  lui  résiste ,  qui  le  dirige ,  qui  le  mène  , 
comme  j'ai  mené  feu  mon  pauvre  mari,  dont  je  vais 
bientôt  quitter  le  deuil ,  mais  que  je  ne  cesserai  ja- 
mais de  regretter.  Monsieur ,  j'ai  l'honneur  de  vous 
saluer. 

(^Elle  sort.) 

SCÈNE    IV. 

LÉONARD,  DORICOUR,  HENRIETTE,  Madame 
LÉONARD. 

MADAME    LÉONARD. 

J'espère  que  monsieur  ne  songe  plus  à  cet  homme-là. 

HENRIETTE. 

Une  promesse  de  mariage  à  une  autre  femme  ? 

BIADAME     LÉONARD. 

Je  ne  parle  pas  de  la  valeur  du  titre;  je  veux  bien 
le  croire  nul ,  comme  l'avocat  de  madame  de  Verbois. 
Mais  quels  sont  les  hommes  qui  signent  des  promesses 
de  mariage?  Des  libertins,  s'ils  ont  affaire  à  déjeunes 
personnes  ;  des  hommes  cupides,  s'ils  s'adressent  à  des 
femmes  sur  le  retour.  Voyez  dans  quelle  classe  \l  vous 
plaît  de  le  ranger. 


92  M.  DE  BOULANVILLE. 

DORICOUR. 

C'est  un  obstacle.  Ce  n'est  pas  que  nous  puissions  en 
faire  un  crime  à  Boulanville;  il  ne  nous  connaissait 
pas;  il  ne  sait  même  pas  encore  que  je  songe  à  lui.  Et 
puis,  c'est  cette  femme  qui  avance  le  fait.  Cette  promesse 
existe-t-elle  ?  il  faudra  la  voir. 

MADAME    LÉONARD. 

C'est  cela.  Monsieur  est  trop  prudent  pour  agréer 
la  recherche  de  monsieur  de  Boulanville ,  avant  d'avoir 
la  preuve  bien  authentique ,  que  cette  femme  n'a  aucun 
droit. 

DORICOUR. 

Je  sais  ce  que  j'ai  à  faire ,  madame. 

SCÈNE  V. 

LÉONARD,  DORICOUR,  HENRIETTE,  Madame 
LÉONARD,  MARIANNE. 

M  A  RI  ANNE. 

J'ai  fait  servir  le  déjeûner  de  monsieur  dans  son  ap- 
partement. 

DORICOUR. 

Bonne  nouvelle  ! 

MADAME    LÉONARD. 

Il  paraît  que  monsieur  n'est  plus  en  colère  contre 
nous? 

LÉONARD. 

Qu'il  ne  songe  plus  à  quitter  notre  maison  ? 

MADAME    LÉONARD. 

Il  doit  voir  que  c'est  le  zèle.... 


ACTE  III,  SCENE  VI.  93 

LÉONARD. 

L'amitié ,  s'il  m'est  permis  de  me  servir  de  ce  mot. 

DORICOUR. 

Ah  !  patelin....  Je  ne  dis  pas  encore  que  je  resterai 
dans  votre  maison  ;  mais  en  attendant  que  je  sois  dé- 
cidé.... 

HENRIETTE. 

Je  suis  sûre  que  monsieur  Raymond  n'a  fait  de  pro- 
messe de  mariage  à  personne. 

DORICOUR. 

Qui  sait  ?  Les  hommes!...  par  ma  foi!...  On  m'en  dit 
tant ,  et  de  toutes  les  façons  sur  Boulanville ,  qu'en  vé- 
rité... Allons  déjeûner. 

(  //  sort  avec  sa  fille.  ) 

SCÈNE    VI. 

LÉONARD,  Madame  LÉONARD,  MARIANNE. 

MADAME    LÉONARD. 

Rien  n'est  perdu. 

LÉONARD. 

Rien  n'est  sauvé. 

MADAME    LÉONARD. 

Ce  brave  monsieur  Raymond  !  cette  aimable  Hen- 
riette! ce  serait  un  meurtre  qu'ils  ne  s'épousassent  pas; 
ils  s'aiment  tant!  Ce  nigaud  de  Boulanville;  cette  ridicule 
madame  de  Verbois  !  ils  se  conviennent  si  bien  !  il  faut 
qu'ils  se  marient.  Marianne,  le  plus  grand  silence,  la 
plus  grande  discrétion ,  et  ne  répondez  pas  si  l'on  vous 
interroge, 

{Elle  sort.) 


94  M.  DE  BOULANVÏLLE. 

LÉONARD. 

Elle  a  bon  cœur,  ma  femme  ;  elle  veut  que  tout  le 
monde  se  marie. 

{Il  sort.) 
MARIANNE,  seule. 
Ne  rien  dire  et  ne  rien  savoir!  c'est  dur;  pour  une 
fille  sur-tout.  Heureusement  on  devine.  Allons  voir  si 
monsieur  Doricour  n'a  pas  besoin  de  mes  services. 

SCÈNE  VIL 

BOULANVILLE,  MARIANNE. 

BOULANViLLE,  iiiie  lettre  a  la  main. 
Écoutez  donc,  la  fille,  mademoiselle,  mon  enfant. 

M  A  RI  ANNE. 

C'est  vous  ,  monsieur  ;  que  me  voulez- vous  ? 

BOULANVILLE. 

Ce  que  je  veux?....  Hé,  mais,  vraiment,  c'est  moi 
qui  serais  bien  aise  de  savoir  ce  que  me  veulent  les 
autres.  D'abord ,  ce  monsieur  Doricour  qui  s'informe 
de  moi  à  tout  le  monde  ;  puis  un  monsieur  Raymond 
qui  m'écrit  pour  me  demander  un  rendez-vous ,  et  à 
qui  j'ai  fait  dire  qu'il  me  trouverait  au  Cheval-Blanc. 
.T'ai  terminé  mon  affaire  avec  Duhoussaye.  Me  voilà  ; 
vous  vovez  qu'il  faut  que  vous  me  disiez.... 

MARIANNE. 

Vous  vous  adressez  mal;  je  ne  sais  rien.  J'ai  ordre 
de  ne  rien  dire  ;  et  comme  je  crains  de  commettre 
quelque  indiscrétion,  même. en  ne  sachant  rien,  je  vous 
souhaite  bien  le  bon  jour. 

{Elle  sort.  ) 


ACTE   III,  SCÈNE  IX.  95 

SCÈNE   VIII. 

BOULANVILLE,  seul. 

Oh!  oh!  on  a  défendu  à  cette  petite  de  parler....  Il 
n'en  faut  pas  douter ,  ce  monsieur  Doricour  a  quelque 
grand  secret  à  me  révéler  ;  et  qu'est-ce  que  c'est  que 
ce  monsieur  Raymond?  son  style  ressemble  à  celui  d'un 
cartel.  Je  ne  l'ai  jamais  vu,  il  ne  peut  pas  m'en  vouloir; 
apparemment ,  c'est  sa  manière  d'écrire.  Quoi  qu'il  en 
soit,  tenons-nous  sur  nos  gardes. 

SCÈNE  IX. 

RAYMOND,  BOULANVILLE. 

RAYMOND,  dans  le  Jond  du  théâtre. 
C'est  lui,  sans  doute;  approchons.  {A  Boidanville^j 
Est-ce  à  monsieur  de  Boulanville  que  j'ai  l'honneur  de 
parler  ? 

BOULANVILLE. 

A  lui-même ,  monsieur. 

RAYMOND. 

Moi,  monsieur,  je  me  nomme  Raymond  de  Courval. 

BOULANVILLE. 

Eh  bien!  monsieur,  me  voilà  :  causons. 

RAYMOND. 

Causons. 

BOULANVILLE. 

Par  votre  billet,  vous  semblez  désirer  en  moi  de  la 


96  M.  DE  BOULANVILLE. 

franchise  ;  je  ne  sais  pas  mentir  :  de  la  générosité  ;  je 
m'en  pique.  Du  reste,  je  ne  suis  ni  querelleur,  ni 
fanfaron  ;  mais  je  sais  me  défendre  quand  on  m'at- 
taque. 

R  A.YMOND. 

Monsieur,  vous  pouvez  me  rendre  un  grand  service. 

BOULANVILLE. 

Parlez,  monsieur,  je  suis  prêt.  Ah  dieu!  je  suis  si 
heureux  quand  il  se  présente  une  occasion  d'obliger 
mes  semblables  ! 

RAYMOND. 

Monsieur ,  vous  devez  épouser  une  femme  dont  je 
suis  passionnément  amoureux. 

BOULANVILLE. 

Moi,  monsieur! 

RAYMOND. 

Et  je  suis  le  plus  malheureux  des  hommes,  si  vous 
n'êtes  assez  généreux  pour  me  la  céder. 

BOULANVILLE. 

Monsieur,  voilà  une  proposition...  {^A part^  S'agi- 
rait-il de  madame  de  Verbois  ?  (  En  riant.  )  Ce  serait 

fort  singulier.   (^HaïU.)   Monsieur,  je  ne   dis  pas 

cela  me  coûtera  sans  doute....  mais  j'en  aurai  plus  de 
mérite. 

RAYMOND. 

Se  pourrait-il  ?  Ah!  monsieur,  quelle  reconnaissance! 

BOULANVILLE. 

Mais  franchement ,  monsieur ,  je  suis  un  peu  sur- 
pris.... Car  enfin  ,  qu'un  homme  comme  moi,  habitant 
la  province ,  vivant  dans  ses  terres ,  ait  songé  à  épouser 
une  femme  comme  celle  dont  il  est  question,  c'est  tout 
simple.  Mais  qu'un  jeune  militaire,  qui  doit  aspirer  à 


ACTE  III,  SCÈNE  IX.  97 

se  distinguer,  à  se  pousser  dans  le  monde,  ait  conçu 
pour  elle  une  passion  aussi  vive  que  celle  dont  vous 
paraissez  animé  ;  c'est  ce  que  j'ai  peine  à  comprendre. 

RAYMOND. 

Eh  !  monsieur ,  n'a-t-elle  pas  toutes  les  vertus ,  tous 
les  charmes,  toutes  les  grâces?.... 

BOULANVILLE. 

Toutes  les  vertus......  elle  en  a  beaucoup;  tous  les 

charmes....,  il  lui  en  reste  encore  certainement. 

RAYMOND. 

Comment  ?  il  lui  en  reste  encore  ! 

BOULANVILLE,  CL  part. 

Comme  l'amour  nous  fascine  les  yeux  !  Et  moi  aussi , 
je  lui  ai  trouvé  des  charmes. 

RAYMOND. 

Eh!  mais,  monsieur,  j'ai  peur  que  nous  ne  nous 
entendions  pas. 

BOULANVILLE. 

Vous  croyez?....  Cela  se  peut.  N'est-ce  pas  de  ma- 
dame de  Verbois  que  vous  voulez  me  parler  ? 

RAYMOND. 

Madame  de  Verbois  ! 

BOULANVILLE. 

La  femme  que  je  vous  cède.  Elle  en  souffrira;  car 
elle  m'aime  ;  elle  m'aime  prodigieusement ,  la  pauvre 
femme  ! 

RAYMOND. 

Je  ne  la  connais  pas. 

BOULANVILLE. 

Mais  je  n'en  dois  pas  épouser  d'autre. 

RAYMOND. 

Eh!  quoi,  monsieur,  vous  ignorez?.... 
Tome  VU.  7 


98  M.  DE  BOULâNVILLE. 

EOULANVILLE. 

Eh!  mon  Dieu  oui,  j'ignore  tout. 

RAYMOND. 

Ah!  monsieur,  prenez  pitié  de  ma  situation.  Si  vous 
saviez  à  quelles  peines  ,  à  quels  tourments  je  suis  en 
proie!...  je  n'ai  plus  d'espoir  qu'en  vous. 

BOULANVILLE. 

Bon  jeune  homme!  comme  il  est  troublé!  11  m'at- 
tendrit; remettez-vous,  et  confiez-vous  à  moi. 

RAYMOND. 

Eh  bien  !  monsieur  ,  apprenez  qu'un  homme  fort 
respectable ,  par  suite  de  certaines  dispositions  testa- 
mentaires d'un  de  ses  amis,  vous  destine  sa  fille. 

BOULANVILLE. 

En  vérité  !  sans  me  connaître  !  diable  !  c'est  bien  dif- 
férent !  Hé ,  dites-moi ,  monsieur ,  la  personne  est 
jeune? 

RAYMOND. 

Elle  n'a  pas  vingt  ans. 

BOULANVILLE. 

C'est  un  bel  âge  !  Elle  est  jolie  ? 

RAYMOND. 

Charmante. 

BOULANVILLE. 

J'aime  beaucoup  les  jolies  femmes Ce  n'est  pas 

que Vous  en  paraissez  si  vivement  épris....  Sa  for- 
tune ?.... 

R  A  Y  M  O  N  D. 

Son  père  a  quarante  mille  francs  de  rente. 

BOULANVILLE. 

Quarante  mille  francs  !  ah  !  mon  Dieu  !  mais  c'est 
une  affaire  snperbe.  Mon  cher  monsieur,  je  compatis 


ACTE   m,  SCENE  IX.  99 

sincèrement  à  vos  peines.  Mais  vous  voyez  bien  que  je 
serais  un  sot  de  faire  un  pareil  sacrifice. 

RAYMOND. 

Comment  ? 

BOULANVILLE. 

Mettez- vous  à  ma  place  ;  le  feriez-vous  ? 

RAYMOIVD. 

Eh!  mais,  monsieur.... 

boulanVille. 

Non,  vous  ne  le  feriez  pas,  ou  vous  auriez  tort.  Il 

ne  me  reste  plus  qu'à  la  connaître.  Attendez  donc 

je  devine.  Ne  serait-ce  pas  la  fille  de  ce  monsieur  Do- 

ricour?  Oui,  voilà  le  motif  qui  le  rend  si  curieux 

Vous  avez  raison  de  la  trouver  charmante  ;  et  vous 
dites  que  c'est  par  suite  de  dispositions  testamentaires?... 
J'y  suis  ;  c'est  mon  oncle  le  mauvais  sujet  qui  aura  fait 
un  testament.  Elle  paraît  avoir  de  l'esprit;  j'aime  beau- 
coup l'esprit ,  moi  ;  de  la  douceur  dans  le  caractère ,  de 
la  raison ,  point  de  coquetterie  ;  c'est  un  trésor  qu'une 
femme  comme  celle-là. 

RAYMOND. 

Mais  ne  l'ayant  vue  qu'aujourd'hui ,  vous  ne  pouvez 
pas  l'aimer 

BOULANVILLE. 

Pardonnez-moi ,  je  l'adore.  Oui  ;  du  premier  mo- 
ment que  j'ai  vu  cette  aimable  fille  de  monsieur  Do- 
ricour....  Comment  s'appelle-t-elle  ? 

RAYMOND. 

Henriette. 

BOULANVILLE. 

Du  premier  moment  que  j'ai  vu  la  céleste  Henriette 
je  me  suis  senti  atteint  d'une  passion.... 

7» 


mo  M.  DE  BOULANVILLE. 

RAYMOND. 

Et  c'est  ainsi  que  vous  savez  être  généreux  ! 

BOULANVILLE. 

Oui,  monsieur^  la  délicatesse,  la  générosité  forment 
la  base  de  mon  caractère  :  vous  l'avez  vu  ;  j'étais  prêt 
à  vous  abandonner  madame  de  Verbois  ,  une  femme 
d'un  vrai  mérite;  mais  à  présent  pourquoi  céderais-je? 
Pourquoi  vous-même  ne  vous  montreriez-vous  pas  gé- 
néreux? Allons,  jeune  homme,  du  courage;  surmontez 
votre  amour  ;  il  est  si  beau  de  se  vaincre  soi-même  !  Je 
vous  V  engage  d'autant  plus ,  que ,  par  le  choix  du  père 
et  les  dispositions  de  mon  oncle,  j'ai  des  droits  qu'il 
est  de  mon  devoir,  de  mon  honneur,  de  faire  valoir. 
Je  ne  connais  pas  encore  le  testament  ;  mais  il  paraît 
qu'il  faut  que  j'épouse  pour  avoir  le  bien.  C'est  le  vœu 
de  mon  oncle,  c'est  le  vœu  dn  père,  c'est  le  mien; 
ce  sera  celui  de  la  jeune  fille. 

RAYMOND. 

Eh!  monsieur,  prenez  toute  sa  fortune,  prenez  la 
mienne,  et  laissez-moi  sa  main. 

BOULANVILLE. 

Allons  donc,  vous  plaisantez....  Je  ne  dis  pas  que  si 

cela  se  pouvait; mais  il  s'agit  bien  de  fortune  ici! 

Voilà  donc  pourquoi  on  s'est  avisé  de  vouloir  persuader 
à  monsieur  Doricour  que  nous  étions  deux;...  et  quand 
j'y  pense...  Un  nouveau  trait  de  lumière!  Jeune  homme, 
ne  serait-ce  pas  vous  qui  auriez  essayé  de  vous  faire 
passer  pour  un  Boulanville  ? 

RAYMOND. 

Cela  vous  déplaît-il ,  monsieur  ? 

BOULANVILLE. 

Vous  l'avouez. 


ACTE  III,   SCENE  IX.  loi 

RAYMOND. 

Vous  en  trouvez-vous  offensé? 

BOULAjyVILLE. 

Point  du  tout  :  ruse  de  jeune  homme,  ruse  d'amour! 
stratagème  inspiré  par  la  passion!  je  vous  le  pardonne; 
je  sais  trop,  par  ma  propre  expérience,  à  quelles  fo- 
lies l'amour  peut  nous  entraîner. 

RAYMOND. 

Je  vous  réponds  que  je  ne  serais  pas  fâché  de  vous 
en  rendre  raison. 

BOULANVILLE. 

Je  vous  réponds,  moi,  que  je  ne  vous  en  veux  pas 
du  tout;  n'en  parlons  plus,  je  suis  tout  à  mon  amour. 

RAYMOND. 

Allons,  vous  ne  voulez  pas  m'entendre. 

BOUL  ANVILLE. 

Pardonnez  -  moi ,  je  vous  entends  à  merveille  :  une 

fille  unique  qui  n'a  pas   vingt   ans quarante  mille 

francs  de  rente....  belle....  spirituelle....  aimable....  la 
fortune  de  mon  oncle....  vous  voyez  bien  que  je  vous 
entends.  Je  cours  trouver  monsieur  Doricour ,  sa  fille^ 
Ah!  trop  heureux  Boulanville  ! 

RAYMOND. 

Mais,  monsieur.... 

BOULANVILLE. 

Mais ,  monsieur ,  je  vous  répète  que  je  ne  vous  sais 
pas  mauvais  gré  d'avoir  cherché  à  l'emporter  sur  moi... 
Je  crois  que  c'est  me  montrer  assez  généreux;  n'exigez 
rien  de  plus ,  et  laissez  -  moi  me  livrer  tout  entier  à 
mon  amour  et  à  mon  bonheur, 

(//  sort.) 


to2  M.  DE  BOULANVILLE. 

RAYMOND,   seul. 

Il  n'y  a  pas  moyen  d'amener  cet  homme  -  là  à  ce 
qu'on  désire  de  lui. 

SCÈNE  X. 

Madame   LÉONARD,   RAYMOND. 

MADAME    LÉONARD. 

Ah!  vous  voilà;  je  vous  cherche  de  tous  les  côtés  : 
il  est  survenu  un  obstacle  au  mariage  de  monsieur 
de  Boulanville  :  une  femme  qu'il  était  sur  le  point  d'é- 
pouser, qui  réclame  ses  droits. 

RAYMOND. 

Serait-ce  cette  madame  de  Verbois,  qu'il  me  cédait 
si  généreusement  tout  à  l'heure  ? 

MADAME    LÉONARD. 

Hé  quoi!  l'avez-vous  vu?  lui  avez-vous  appris?... 

RAYMOND. 

J'ai  cru  que  mon  amour  le  toucherait;  mais  dès  qu'il 
a  su  la  fortune  du  père ,  il  s'est  senti  pour  la  fille  une 
passion  subite,  insurmontable....  et  il  m'a  quitté  pour 
entrer  chez  monsieur  Doricour. 

MADAME    LÉONARD. 

Vous  avez  eu  tort  ;  n'importe  ;  l'arrivée  de  madame 
de  Verbois  ne  lui  en  sera  pas  moins  fatale.  Pour  l'ache- 
ver, il  me  faudrait  Bertrand Bertrand,  fermier  au 

hameau  des  Ormes,  à  un  quart  de  lieue  d'ici;  courez 
le  chercher. 

RAYMOND. 

Bertrand!  je  le  connais  :  c'est  le  père  d'un  maréchal- 
des-logis  de  ma  compagnie. 


ACTE  III,  SCENE  XL  io3 

MADAME    LÉONARD. 

Tant  mieux  !  il  dira  du  bien  de  vous ,  du  mal  de 
monsieur  de  Boulanville:  je  ne  veux  pas  lui  nuire; 
mais  je  veux  vous  servir.  Partez,  partez  vite.  J'entends 
monsieur  Doricour  qui  vient  avec  monsieur  de  Bou- 
lanville. 

{Rajmond  sort.) 

SCÈNE  XL 

DORICOUR,  BOULANVILLE,  Madame 
LÉONARD. 

DORICOUR. 

Hé  !  mais ,  monsieur ,  que  voulez-vous  de  plus  ?  Oui , 
j'étais  l'ami  intime  de  votre  oncle;  je  suis  son  légataire 
universel;  sa  fortune  est  à  moi;  vous  n'y  avez  pas 
plus  de  droits  qu'à  la  main  de  ma  fille.  Je  désire  trou- 
ver un  gendre  dans  le  neveu  de  mon  ami.  Mais  vous 
devez  sentir  que  j'ai  besoin  de  vous  connaître ,  de  vous^ 
éprouver. 

BOULANVILLE. 

Eprouvez-moi.  K\\  !  monsieur ,  que  mon  oncle  a  bien 
fait  de  choisir  pour  légataire  un  homme  aussi  juste, 
aussi  délicat!...  D'autrfes  voudraient  voir  le  testament, 
plaider,  chicaner;  mais  moi!....  je  respecte  l'ami  de 
mon  oncle,  je  souscris  aveuglément  à  ses  dernières 
volontés;  et  d'ailleurs  épris  comme  je  le  suis  de  votre 
charmante  fille...  Oui...  sa  vue  seule  a  suffi  pour  al- 
lumer dans  mon  cœur  une  passion.... 

madame  LÉONA.RD,  bcis  à  Doricouf\ 

Et  madame  de  Verbois? 

DORICOUR,  a  madame  Léonard. 

N'ayez  pas  peur  que  je  l'oublie.  j^A  Boulannlle.) 


to4  M.  DE  BOULANYILLE. 

Mais  qu'est  -  ce  que  c'est  qu'une  certaine  madame  de 
Verbois  ? 

BOULANVILLE. 

Madame  de  Verbois!  Comment!...  On  vous  a  parlé 
d'elle?  Hé,  mon  dieu  oui,  dès  que  nous  autres  gens  un 
peu  marquants  dans  le  pays  nous  avons  la  moindre 
aventure,  cela  devient  la  nouvelle  de  toutes  les  socié- 
tés. Petite  intrigue  déjà  rompue,  et  qui  ne  doit  pas 
vous  causer  la  plus  légère  inquiétude. 

DORTCOUR. 

Petite  intrigue! 

BOULANYILLE. 

Tenez,  monsieur  Doricour,  j'ai  des  ennemis.  Vous 
savez  comme  mon  oncle  le  mauvais  sujet,  votre  res- 
pectable ami ,  a  été  victime  d'affreuses  calomnies.  De 
grâce  ne  croyez  pas  à  celles  qu'on  vous  débitera  sur 
mon  compte. 

DORICOUR. 

Monsieur  de  Boulanville ,  je  vais  chez  le  notaire  du 
bourg,  que  j'aurais  déjà  dû  voir.  Tâchez  de  vous  faire 
estimer  de  moi,  de  ma  fille;  mais,  avant  tout,  appor- 
tez-moi la  promesse  de  mariage  que  vous  avez  faite  à 
madame  de  Verbois ,  ou  un  écrit  d'elle  qui  me  prouve 
qu'elle  renonce  à  vous.  Sans  cela,  point  d'affaires.  Bien 
le  bon  jour  :  nous  nous  reverrons. 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE   XII. 

BOULANVILLE,  Madame  LÉONARD. 

BOULANVILLE. 

Ah  !  mon  dieu  !  comment  a-t-il  su  qu'il  y  avait  une 


ACTE  m,  SCÈNE  XIII.  io5 

promesse?  Comment  décider  madame  de  Verbois  à  la 
rendre?... Pauvre  femme!  je  la  plains  :  il  faudra  pour- 
tant bien  qu'elle  en  vienne  là. 

SCÈNE   XIII. 

BOUL  AN  VILLE,  Madame  LÉONARD,  LÉONARD, 

LÉONARD. 

Monsieur,  cette  dame  qui  est  arrivée  tantôt,  vient 
de  rentrer  par  la  petite  porte  du  jardin;  on  lui  a  dit 
que  vous  étiez  dans  la  maison  ;  elle  veut  vous  voir  tout 
de  suite. 

BOULANVILLE. 

Quelle  dame? 

LÉONARD. 

Madame  de  Verbois. 

BOULANVILLE. 

Elle  est  ici?  Eh!  que  diable  vient-elle  y  faire?  c'est 
pour  ce  Bertrand,  je  le  parierais.  Allons,  il  ne  faut  pas 
perdre  la  tête,  il  faut  profiter  de  l'occasion  pour  l'a- 
mener... Mais  comment? i^A  Madame  Léonard.^ 

Madame,  vous  qui  avez  tant  d'esprit,  aidez-moi. 

MADAME     LÉONARD. 

Moi ,  monsieur ,  je  n'ai  pas  d'esprit;  et  ce  n'est  ni 
mon  métier,  ni  mon  goût  de  me  mêler  des  affaires 
d'autrui. 

BOULANVILLE. 

J'entends  bien;  mais.... 

MADAME    LÉONARD. 

Et  je  défends  à  mon  mari  de  s'en  mêler. 

BOULANVILLE. 

Eh  quoi!  monsieur  l'hôte,  vous  ne  pourriez  pas?... 


io6  M.  DE  BOULANVILLE. 

LÉON  A.RD. 

Ma  femme  me  le  défend.  C'est  égal  ;  monsieur  Do- 
ricour  n'ira  pas  au  Cheval-Noir. 

(//  sort  avec  sajemme.) 

SCÈNE   XIV. 

BOULANVILLE,  seul. 

Je  vois  ce  que  c'est  :  ils  sont  dans  les  intérêts  de 
mon  rival.  Mais ,  morbleu  !  ils  ne  parviendront  pas  à 
l'emporter  sur  moi.  Ma  foi!  je  vais  dire  tout  simple- 
ment à  madame  de  Verbois Que  lui  dirai -je?.... 

La  circonstance  m'inspirera.  Ciel  !  la  voici. 

SCÈNE  XV. 

BOULANVILLE,  Madame  de  VERBOIS. 

BOULANVILLE. 

Eh!  c'est  vous,  ma  chère  madame  de  Verbois, 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Oui,  c'est  moi,  perfide. 

BOULANVILLE. 

Perfide!  Je  le  vois;  vous  êtes  instruite.  De  grâce, 
calmez-vous,  et  veuillez  entendre  la  raison. 

MADAME    DE   VERBOIS. 

Que  je  me  calme!  infidèle,  parjure! 

BOULANVILLE. 

Vous  sentez  bien  que  je  ne  puis  plus  vous  épouser, 
puisqu'il  se  présente  un  parti  plus  avantageux. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Il   est  naïf.  Concevez  -  vous   un   tel   excès  d'effron- 


ACTE  III,  SCENE   XV.  107 

terie;  comment  se  fait -il  que  j'aie  placé  mes  affections 
sur  un  homme  d'un  caractère  aussi  avide,  aussi  sordide  ? 
Ne  crois  pas  m'échapper;  je  vais  trouver  celle  que  tu 
me  préfères;  je  vais  trouver  son  père.  J'ai  ta  promesse, 
je  la  ferai  valoir  devant  les  tribunaux  ;  et  quand  j'au- 
rai fait  manquer  le  mariage  que  tu  médites,  je  te  re- 
fuserai, ou  je  t'épouserai  pour  avoir  le  plaisir  de  te 
faire  enrager, 

B  ou  LAN  VIL  LE. 

Je  suis  touché,  profondément  touché  de  l'amour  vio- 
lent que  vous  ressentez  pour  moi  ;  mais ,  puisque  vous 
m'aimez,  par  intérêt  pour  moi-même,  ne  devez-vous 
pas  me  laisser  libre? 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Que  voilà  bien  le  langage  d'un  égoïste!  Eh!  que 
m'importent  à  moi  les  avantages  que  vous  trouverez 
avec  une  autre?  Je  devrais  songer  à  ceux  que  j'aurais 
trouvés  avec  vous,  à  ceux  que  j'ai  négligés  pour  vous; 
mais  au  milieu  des  sentiments  qui  dominent  mon  cœur, 
l'amour,  la  délicatesse,  l'honneur,  puis -je  m'occuper 
de  mes  intérêts? 

BOULANVILLE. 

Mon  dieu!  qu'on  est  malheureux  d'inspirer  d'aussi 
fortes  passions! 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Me  voilà  bien  récompensée  d'avoir  interrompu  par 
mon  amour  pour  lui  la  juste  et  vive  douleur  que  me 
causait  la  mort  d'un  époux  chéri!  Ah!  Boulanville, 
Boulanville,  quelle  conduite  affreuse!  Que  vous  me 
faites  de  mal  ! 

{Elle  se  jette  dans  unjauteuil.) 

BOULANVILLE. 

Nous  sommes  seuls  ;  écoutez-moi ,  ma  chère  amie. 


io8  M.  DE  BOULANVILLK 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Qui?  moi?  votre  chère  amie! 

BOULANVILLE. 

Je  vous  aime,  et  je  me  crois  obligé  de  vous  aban- 
domier.  Oui ,  les  dernières  volontés  de  mon  oncle  m'en 
font  un  devoir;  car  les  dernières  volontés  d'un  mou- 
rant.... c'est  sacré.  Eh  bien!  si,  à  mon  exemple,  vous 
aviez  le  courage  de  surmonter  votre  amour ,  en  consi- 
dérant que  vous  pouvez  y  trouver  un  avantage ,  ou  au 
moins  un  dédommagement... 

MADAME  DE  VERBOIS,  suspendwit  ses  larmes. 

Plaît-il? 

BOULANVILLE. 

Il  n'y  a  point  de  dédit  stipulé  dans  ma  promesse  ; 
on  dit  même  que  c'est  une  cause  de  nullité  ;  eh  bien  ! 
si  j'agissais  comme  s'il  y  avait  un  dédit ,  si  je  vous  fai- 
sais, en  échange  de  ma  promesse,  un  bon  écrit  par 
lequel  je  m'obligerais  à  vous  payer,  le  jour  où  je 
signerai  mon  contrat  de  mariage  avec  une  autre ,  une 
somme  de vingt  mille  francs. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Ah!  ah!...  ne  croyez  pas  que  l'intérêt Oh!  non, 

je  n'en  suis  pas  moins  blessée  au  cœur....  Ceci  demande 
réflexion. 

BOULANVILLE. 

Réfléchissez ,  réfléchissez ,  ma  chère  amie  ;  mais ,  de 
grâce ,  réfléchissez  promptement.  {A  part.)  Je  la  tiens. 
Oh  !  je  suis  fin ,  moi  ;  avec  de  l'esprit  et  de  l'argent ,  de 
quoi  ne  vient-on  pas  à  bout?  [Haut.)  Eh  bien  !  ma 
chère  parente,  avez-vous  réfléchi? 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Comme  il  est  pressé  de  se  délivrer  de  moi  !  [A part.) 


ACTE  III,  SCENE  XV.  jog 

Mon  avocat  soutient  que  la  promesse  ne  vaut  rien.... 
Nous  ferions  mauvais  ménage. 

BOULANVILLE. 

Eh  bien  !  ma  tendre  amie  ? 

MADA-ME    DE    VERBOIS. 

Comment  dites-vous  ?  un  dédommagement  de  vine^t- 
cinq  mille  francs  ? 

BOULANVILLE. 

Vingt-cinq?...  Ai-je  dit  vingt-cinq?...  Eh  bien  !  oui , 
ma  chère  parente ,  de  vingt-cinq  mille  francs. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Vous  n'avez  jamais  eu  le  moindre  égard  pour  moi , 
ôter  votre  ferme  au  vieux  Bertrand,  mon  protégé ,  votre 
fermier  depuis  dix-huit  ans!  Quand  je  pense  à  un  pareil 
trait,  je  suis  tentée  de  reprendre  ma  colère. 
BOULAN VILLE,  vivemeut. 

Non,  ne  la  reprenez  pas;  il  n'y  a  encore  rien  de 
fait  sur  cet  article  ;  il  n'y  aurait  pas  de  temps  à  perdre, 
c'est  demain  qu'aux  termes  de  l'acte  je  perds  la  faculté 
de  me  dédire.  Voulez-vous  que  je  rende  la  ferme  à 
Bertrand,  que  je  la  retire  à  Duhoussaye,  que  je  leur 
écrive  à  tous  les  deux.  Moi  je  ne  suis  pas  plus  l'ami  de 
l'un  que  l'ennemi  de  l'autre.  Je  ne  tiens  qu'à  ne  point 
renoncer  à  vous  d'une  manière  incivile,  et  à  remplir 
les  dernières  volontés  de  mon  oncle, 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Ah  !  fripon ,  vous  faites  de  moi  tout  ce  que  vous 
voulez. 

BOULANVILLE. 

Terminons;  vous  avez  ma  promesse? 

MADAMEDEVERBOIS. 

Oui. 


iio  M.  DE  BOULANVÏLLE. 

BOULANViLLE,  S Œssejant pour  écrire. 
Eh  bien  !  voilà  des  plumes ,  de  l'encre.  Ah  !  je  vous 
regretterai. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Commencez  par  la  lettre  à  Duhoussaye;  annoncez- 
lui  que  vous  retirez  votre  parole. 

BOULAWViLLE,  écrwaiit. 

Soit  :  je  le  dédommagerai...  je  le  lui  promets,  au 
moins....  Je  lui  marque  qu'il  peut  envoyer  reprendre 
chez  moi  le  petit  à-compte  qu'il  m'a  donné  sur  le  pot- 
de-vin  convenu.  Oh!  je  suis  exact  en  affaires,  moi.  Je 
lui  exprime  mes  regrets  bien  sincères  de  lui  avoir  donné 
de  l'espoir. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

A  la  bonne  heure.  A  Bertrand  maintenant. 

BOULANVÏLLE,  écrwcmt. 
Je  vous  entends;  une  lettre  qui  lui  annonce  que  je 
lui  rends  la  ferme  ? 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Que  vous  n'auriez  pas  dû  lui  oter. 
BOULANVÏLLE  ,   Continuant  d'écrire  et  cachetant  les 
lettres. 

C'est  vrai.  Femme  vraiment  estimable  !  au  milieu  de 
vos  chagrins  personnels ,  songer  aux  intérêts  des  autres  ! 
Car  ce  n'est  certainement  pas  à  cause  des  épingles  qu'il 
vous  a  promises ,  que  vous  vous  occupez  si  vivement 
de  Bertrand. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Fi  donc!  c'est  par  justice,  c'est  par  humanité.  A 
présent ,  le  titre  que  vous  m'avez  promis.  Vous  entendez 
mieux  les  affaires  que  moi ,  vous  ne  voudriez  pas  me 
tromper;  je  m'en  rapporte  à  votre  probité,  à  votre 


ACTE  m,  SCENE  XV.  m 

amitié.  Un  bon  petit  écrit  bien  en  règle  ;  c'est  tout  ce 
que  je  vous  demande. 

B0ULA.NVTLLE,  achevant  d'écrire. 
Je  crois  que  tout  est  prévu ,  que  rien  n'est  oublié.  (// 
se  levé,) 

MADAME  DE  VERBOis,  voulant  prendre  le  papier. 
Voyons. 

BOULANViLLE,  retenant  le  papier. 
Un  moment ,  ma  promesse  ? 
MADAME  DE  VERBOis ,  tirant  la  proîuesse  de  son  sac. 

La  voilà. 
BOULANViLLE,  montrant  le  billet  qu'il  vient  d'écrire., 
mais  le  tenant  toujours. 
Hé  bien  !  lisez. 

MADAME    DE    VERBOIS,  Usant. 

C'est  fort  bien. 

BOULANVILLE. 

Changeons 
MADAME  DE  VERBOis,  donnant  la  promesse  d'une  main 
et  prenant  le  titre  de  l'autî^e. 
Voilà  votre  promesse. 
BOULANVILLE,  dowiaut  le  titre  d'une  main,  et  prenant 
la  promesse  de  l'autre. 
Voilà  votre  titre. 

MADAME    DE   VERBOIS,    a  part. 

Allons,  c'est  une  consolation  dans  mon  malheur. 

BOULANVILLE,   Cl  part. 

Monsieur  Doricour   n'aura  plus  d'objection  à   me 
faire. 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Il  ne  s'agit  plus  que  d'instruire  Bertrand  et  Duhous- 


112  M.  DE  BOULANVILLE. 

saye  ;  donnez-moi  les  deux  lettres  ;  à  l'instant  je  les  fais 
porter. 

BOULANVILLE. 

Ah!  combien  il  en  coûte  à  mon  cœur  !... 

MADAME    DE    VERBOIS. 

Mais  vingt -cinq  mille  francs;  pas  davantage.  Nous 
resterons  amis,  mon  cher  parent,  et  je  me  fais  une 
fête  de  cultiver  la  société  de  votre  petite  femme. 

{^Elle  soi^t.) 

SCÈNE    XVI. 

BOULANVILLE,  seul. 

C'est  une  bien  bonne  personne;  je  croyais  trouver 
plus  de  difficultés.  La  jeune  demoiselle  m'aimera;  je 
vais  être  si  aimable  avec  elle.  Quant  à  ce  jeune  homme 
qui  s'avise  d'en  être  amoureux,  je  le  plains;  mais  c'est 
bien  assez  de  lui  enlever  celle  qu'il  aime,  et  je  n'aurai 
jamais  l'odieux  procédé  de  me  battre  avec  lui. 

SCÈNE    XVII. 

BOULANVILLE,  DORIGOUR. 

DORICOUR. 

Je  suis  très-content  de  mon  acquisition. 

BOULANVILLE,  couvaiit  tout  jojeux ,  a  Doricoitr. 

Ah!  monsieur,  que  je  suis  aise  de  vous  voir!  Ap- 
prenez... {^Prenant  tout-a-coup  un  ton  grave.  ^Islow- 
sieur ,  vous  avez  paru  attacher  une  grande  importance 
à  ce  que  je  pusse  me  dégager  de  la  promesse  de  ma- 
riage faite   à   madame   de  Verbois   dans  un  moment 


ACTE  III,  SCENE  XVIII.  ii3 

d'effervescence,  bien  excusable  de  la  part  d'un  jeune 
homme.  Tenez ,  prenez,  lisez.  (//  lui  remet  la  promesse?) 
DORicouR,  prenant  la  promesse. 
Elle  vous  l'aurait  rendue? 

BOULANVILLE. 

Vous  voyez;  cet  écrit  n'annonce  ni  un  libertin  ni 
un  spéculateur;  c'est  que  je  ne  suis  ni  l'un  ni  l'autre; 
il  annoncerait  plutôt  un  homme  sensible  :  c'est  que  je 
le  suis  bien  réellement,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous 
ne  rempliriez  pas  les  vœux  de  mon  oncle,  les  vôtres 
les  miens,  les  nôtres. 

DORicouR,  a  part. 

En  effet,  je  n'ai  plus  de  motif.  Dois-je  m'en  féliciter. 
Il  y  a  des  hommes  qui  valent  moins;  mais  il  y  en  a 
qui  valent  mieux. 

BOULANVILLE. 

Qu'il  me  tarde  de  voir  votre  aimable  Henriette  !  Mais 
c'est  elle. 

SCÈNE   XVIII. 

BOULANVILLE,  DORICOUR,  HENRIETTE. 

DORICOUR. 

Hé  bien ,  mon  enfant ,  madame  de  Verbois  a  rendu 
sa  promesse  à  monsieur  Boulanville  ;  la  voilà ,  je  la 
tiens. 

HENRIETTE. 

Se  peut-il  ? 

BOULANVILLE. 

Ah  !  mademoiselle ,  il  m'est  donc  permis  de  faire 
éclater   devant   vous ,   devant    monsieur    votre    père , 
Tome  FJI.  8 


ii4  M.  DE  BOULANVILLE. 

l'amour  brûlant  que  vous  m'inspirez,  et  que  justifient 
si  bien  vos  grâces  et  vos  vertus. 

HENRIETTE. 

La  facilité  avec  laquelle  une  autre  femme  renonce  à 
vous,  est-elle  une  bonne  recommandation? 

BOUL  AN  VILLE. 

Facilité!...  Mademoiselle,  il  n'y  a  pas  eu  de  facilité, 
cela  m'a  coûté...  beaucoup  de  peine  au  contraire...  Mais 
enfin  j'ai  peint  avec  tant  d'énergie  ma  passion  pour 
vous,  que  par  délicatesse...  Voulez-vous  que  je  vous  dise 
ce  qui  m'a  éloigné  de  madame  de  Verbois?  c'est  que, 
depuis  cette  fatale  promesse ,  j'avais  cru  reconnaître 
qu'elle  avait  peu  d'élévation  dans  l'ame  ;  enfin ,  made- 
moiselle, par  mon  amour,  par  mes  soins  empressés, 
par  mon  dévouement  complet  à  ses  moindres  désirs , 
je  me  sens  capable  de  rendre  parfaitement  heureuse  la 
femme  qui  aura  bien  voulu  agréer  ma  recherche. 

HENRIETTE. 

Ce  langage  est  un  peu  différent  de  celui  que  vous 
teniez  tantôt. 

BOUL  AN  VILLE. 

Tantôt, mademoiselle,  c'était  une  conversation  sans 
conséquence...  maintenant,  c'est  plus  sérieux...  Je  vous 
ouvre  le  fond  de  mon  cœur...  Monsieur,  si  j'osais  vous 
prier  de  me  faire  l'honneur  d'accepter  aujourd'hui 
même  un  modeste  repas...  chez  moi...  dans  mon  asyle. 

DORICOUR. 

Chez  vous  !  avec  ma  fille  !  ce  serait  un  peu  prompt  ; 
venez  plutôt  dîner  avec  nous,  sans  façon  dans  cette 
auberge. 

BOULANVILLE. 

J'accepte,  j'accepte  avec  transport;  je  vais  vous  en- 


ACTE  III,   SCENE  XIX.  ii5 

voyer  ma  chasse  et  ma  pêche  ;  et  pour  oter  tout  pré- 
texte à  la  malveillance ,  je  vais  vous  apporter  mes 
titres,  mes  papiers.  Mon  château  n'est  qu'à  deux  pas, 
je  cours  et  je  reviens.  {^A  madame  Léonard  qui  entre 
avec  son  mari,  )  C'est  vous,  madame;  je  ne  vous  en 
veux  plus,  je  n'en  veux  plus  à  personne;  madame  de 
Yerbois  m'a  remis  ma  promesse;  je  l'ai  remise  à  mon- 
sieur, et  je  suis  certain  d'épouser  mademoiselle. 

(//  sort.) 

SCÈNE  XIX. 

DORICOUR,  HENRIETTE,  LÉONARD,  Mada^me 
LÉONARD. 

MADAME    LÉONARD. 

Serait-il  vrai ,  monsieur  ?  serait-il  vrai ,  mademoiselle  ? 

HENRIETTE. 

Hélas  !  oui ,  ma  chère  madame  Léonard. 

DORICOUR. 

Et  il  vient  de  déployer  devant  nous  des  sentiments 
nobles,  délicats.... 

HENRIETTE. 

Est-il  sincère  dans  ces  sentiments  ? 

MADAME    LÉONARD. 

Non ,  il  ne  l'est  pas.  H  y  a  bien  moins  de  mal  à  se 
laisser  donner  un  nom  qui  n'est  pas  le  sien  ,  qu'à  feindre 
des  sentiments  qu'on  n'a  pas. 

DORICOUR. 

C'est  possible  ;  mais  au  lieu  de  nous  faire  des  remon- 
trances, madame  ,  songez  plutôt  que  j'ai  invité  monsieur 
de  Boulanville. 

8. 


ii6  M.  DE  BOULANVILLE. 

MADAME    LÉONARD. 

Ma  foi ,  monsieur ,  ce  repas  est  trop  triste  pour  moi  ; 
je  n'ai  pas  le  cœur  de  m'en  occuper. 

LÉONARD, 

Encore  madame  Léonard  !  vous  voulez  donc  faire  la 
fortune  du  Cheval-Noir!  Soyez  tranquille,  monsieur, 
je  vais  donner  le  coup-d'œil  du  maître,  et  vous  serez 
content. 

(//  sort^  et  rentre  quelques  instants  après.  ^ 

MADAME    LÉONARD,  h  part. 

Et  monsieur  Raymond ,  qui  ne  revient  pas  î 

DORicouR,  relisant  la  promesse. 
Cette  femme  pouvait  le  mener  très-loin  avec  cette 
promesse. 

HENRIETTE,   a  pai't. 

Pauvres  jeunes  filles!  faites-vous  donc  dans  votre  en- 
fance un  portrait  flatteur  du  mari  que  vous  épouserez. 

SCÈNE  XX. 

DORICOUR,  HENRIETTE,  LÉONARD,  Madame 
LÉONARD,  RAYMOND,  BERTRAND, 

MADAME    LÉONARD, 

Voici  monsieur  Bertrand  :  c'est  heureux. 

DORICOUR,  apercevant  Raymond. 
Ah!  ah!  encore  ce  jeune  homme! 

HENRIETTE. 

Que  vient-il  faire  ici? 

BERTRAND. 

Mademoiselle ,  c'est  le  capitaine ,  le  bienfaiteur  de 
mon  fils,  et  c'est  un  devoir  pour  moi  de  vous  assurer 


ACTE  III,  SCÈNE  XXII.  117 

que  monsieur  Raymond  est  aussi  honnête,  aussi  obli- 
geant ,  aussi  bon  que  monsieur  de  Boulanville  est  sour- 
nois... dur... 

DORICOUR. 

Eh  !  monsieur ,  vous  m'en  avez  déjà  dit  assez  de 
mal. 

BERTRAND. 

Non,  je  ne  vous  en  ai  pas  assez  dit;  sachez... 

SCÈNE    XXI. 

DORICOUR,  HENRIETTE,  LÉONARD,  Madame 
LÉONARD,  RAYMOND,  BERTRAND,  MA- 
RIANNE. 

MARIANNE. 

On  m'a  dit  que  monsieur  Bertrand  venait  d'arriver, 
(  En  remettant  une  lettre  à  Bertrand.  )  C'est  une  lettre 
de  monsieur  de  Boulanville,  que  madame  de  Verbois 
m'avait  chargée  d'envoyer  chez  vous  ;  j'ai  remis  à  mon- 
sieur Duhoussaye  celle  qui  était  pour  lui ,  et  voilà  toutes 
mes  commissions  faites. 

(  Elle  sort.  ) 

SCÈNE  XXII. 

DORICOUR,  HENRIETTE,  LÉONARD,  Madame 
LÉONARD,  RAYMOND,  BERTRAND. 

MADAME    LÉONARD. 

Une  lettre  !  Qu'est-ce  que  cette  lettre  ? 

BERTRAND. 

Encore  quelque  horreur,  quelque  nouveau  tour  de 


ii8  M.  DE  BOULANVILLE. 

sa  façon.  Cet  homme-là  me  poursuivra  jusqu'au  tom- 
beau. Vous  permettez.  {^11  décachette  la  lettrée,  )  «  Mon 
«  cher  Bertrand,»  (^S' interrompant^  —  Ah!  oui,  je  lui 
suis  bien  cher,  en  effet.  {^Reprenant  la  lecture  de  la 
lettre?)  «J'ai  reconnu  la  justice  de  vos  droits.»  (5V;2/er- 
rompant.  )  Oh  !  oh  !  c'est  un  autre  style  que  celui  au- 
quel je  m'attendais.  {^Reprenant  sa  lecture.)  «  N'ayant 
«  signé  qu'un  compromis  avec  Duhoussaye,  je  peux 
«  revenir  sur  mes  pas  ;  je  vous  rends  ma  ferme ,  et  je 
«  vous  prie  de  continuer  à  la  faire  valoir  avec  l'intelli- 
«  gence ,  la  capacité  et  la  probité  que  vous  avez  mon- 
te trées  déjà  dans  l'exploitation.  »  (^  Apres  avoir  lu.)  Il 
me  rend  ma  ferme ,  il  reconnaît  la  justice  de  mes  droits  ; 
il  avoue  qu'il  a  eu  tort.  J'ai  peut-être  eu  tort  aussi ,  moi , 
de  vous  en  dire  tant  de  mal. 

MADAME    LÉONARD. 

Allons ,  le  voilà  qui  va  en  faire  l'éloge. 

BERTRAÎfD. 

Certes  ;  je  suis  loin  de  démentir  tout  le  bien  que  je 
vous  ai  dit  du  capitaine  Raymond  ;  mais  puisque  mon- 
sieur de  Boulanville  reconnaît  ses  torts,  c'est  un  sou- 
lagement pour  moi  de  lui  rendre  mon  estime. 

DORICOUR. 

Ah!  ah! 

SCÈNE  XXIIl. 

DORICOUR,  HENRIETTE,  LÉONARD,  Madame 
LÉONARD,  RAYMOND,  BERTRAND,  DU- 
HOUSSAYE. 

DUHOUSSAYE ,  la  lettre  de  Boulanville  a  la  main. 
Je  suis  ftirieux  ;  comptez  donc  sur  les  promesses  des 


ACTE  III,   SCENE  XXIV.  119 

gens.   i^A  Doricour.)  Monsieur,  oubliez  tout  le  bien 
que  j'ai  pu  vous  dire  de  monsieur  de  Boulanville. 

DORICOUR. 

A  l'autre,  à  présent. 

DUHOUSSAYE. 

C'est  un  homme  sans  foi,  sans  procédés,  sans  hon- 
neur. Me  retirer  sa  parole  !  Le  pauvre  sot  se  sera  laissé 
abuser  par  quelque  intrigapt. 

RERTRAND. 

Qu'appelez-vous  intrigant  ?  dites  plutôt  qu'il  y  avait 
une  intrigue  ourdie  pour  me  faire  tort,  en  abusant  ce 
bon  monsieur  de  Boulanville.  * 

LÉONARD, 

Fort  bien  :  ils  vont  se  disputer. 

SCÈNE   XXIV. 

DORICOUR,  HENRIETTE,  LÉONARD,  Madame 
LÉONx^RD,  RAYMOND,  BERTRAND,  DU- 
HOUSSAYE, BOULAN^TLLE. 

BOULANVILLE. 

Je  n'ai  pas  été  long-temps.  Ah!  quand  l'amour  vous 
donne  des  ailes...  Ma  chasse  et  ma  pêche  vont  arriver, 
et  voici  mes  papiers.  [Apercevant  Bertrand^  C'est  toi, 
père  Bertrand?  eh  bien!  tu  es  content  de  moi,  n'est-ce 
pas?  i^A  Do7icouî\)  Mon  acte  de  naissance.  (^Aper- 
cevant Diihoussaye.^  Je  suis  bien  fâché,  mon  cher 
Duhoussaye ,  mais  je  vous  dédommagerai...  Je  vous  ren- 
drai votre  pot-de-vin.  [A  Doricour.)  L'extrait  mor- 
tuaire de  mon  père.  {Apercevant  Raymond.)  Ah  !  jeune 
homme,  vous  voyez,  il  faut  prendre  votre  parti;  j'aime^ 
je  suis  aimé. 


I20  M.  DE  BOULANVILLE. 

RAYMOND. 

Eh  !  monsieur ,  je  n'ai  que  faire  de  vos  conseils.  (// 
se  retire  au  fond  du  théâtre.  ) 

BERTRAND. 

Si  je  suis  content  de  vous,  mon  cher  monsieur?  en- 
chanté ,  voilà  le  mot. 

DUHOUSSAYE. 

Ce  serait  encore  mieux,, si  vous  gardiez  l'argent. 

DORicouR,  a  Bertrand. 
Ainsi,  l'honnête  homme  que  vous  me  vantez?... 

BERTRAND,  monti^aut  Boulanville. 
C'est  monsieur, 

DORICOUR. 

Quoi!  le  même  dont  vous  m'avez  dit  tant  de  mal? 

BERTRAND. 

J'étais  aveuglé  par  la  colère. 

DORICOUR,  a  Duhoussaye. 
Le  méchant  dont  vous  vous  plaignez  avec  tant  d'a- 
mertume?... 

DUHOUSSAYE,  montrant  Boulanville. 
C'est  monsieur. 

DORICOUR. 

Quoi  !  le  même  dont  vous  m'avez  dit  tant  de  bien  ? 

DUHOUSSAYE. 

Je  me  trompais. 

DORICOUR. 

Avec  quelle  franchise  et  quelle  abondance  de  cœur 
ils  se  démentent  eux-mêmes  ! 

BERTRAND,  Cl  Duhoussaye. 
C'est  à  votre  tour  à  enrager ,  mon  petit  monsieur. 

DUHOUSSAYE. 

Vous  ne  tenez  rien  encore;  je  plaiderai. 


ACTE  III,  SCENE  XXIV.  121 

RAYBIOWD. 

Eh!  messieurs,  tout  peut  facilement  s'arranger  entre 
vous  ;  la  ferme  de  Montigny  que  j'avais  promise  à  Ber- 
trand, je  la  donne  à  monsieur,  sans  épingles,  sans 
pot-de-vin. 

BOULAWVILLE. 

Eh  bien  !  tout  est  arrangé. 

DUHOUSSAYE. 

La  ferme  de  Montigny  !  joli  morceau  :  voilà  un  hon- 
nête homme. 

DORICOUR. 

C'est  vrai. 

LÉONARD. 

Vous  l'entendez ,  il  fait  du  bien  à  tout  le  monde , 
tout  le  monde  vous  en  dit  du  bien;  tandis  que  les 
mêmes  hommes  tour  à  tour  exaltent  et  humilient  mon- 
sieur de  Boulanville.  C'est  une  bascule  ;  quand  l'un 
hausse,  l'autre  baisse.  Vous  êtes  tous  d'accord;  je  vais 
vous  le  prouver.  Monsieur  de  Boulanville,  convenez 
que  si  mademoiselle  n'avait  pas  de  dot ,  vous  en  seriez 
bien  moins  amoureux;  et  que  vous  vous  consoleriez 
facilement  de  ne  pas  l'épouser,  si  monsieur  Doricour 
vous  rendait  la  fortune  de  votre  oncle  le  mauvais 
sujet. 

BOULANVILLE; 

Monsieur,  voilà  une  question.... 

DORICOUR. 

Répondez. 

BOULANVILLE. 

C'est  difficile ,  parce  que ,  lorsqu'il  s'élève  un  combat 
dans  le  cœur.... 

DORICOUR. 

Je  vous  devine,  vous  renonceriez  à  ma  fille. 


Î22  M.  DE  BOULANVILLE. 

LÉONARD. 

Et  VOUS,  monsieur  Raymond,  n'est-ce  pas  que  c'est 
de  mademoiselle ,  et  non  de  sa  dot ,  que  vous  êtes  épris , 
et  que,  sa  fortune  fût-elle  réduite  à  rien,  vous  vous 
croiriez  encore  heureux  de  l'épouser  ? 

RAYMOND. 

Oui,  sans  doute. 

DORICOUR. 

C'est  fort  bien  ;  mais.... 

LÉONARD. 

Et  vous ,  monsieur  Doricour ,  n'est-il  pas  vrai  que , 
s'il  vous  était  démontré  que  le  mariage  de  mademoi- 
selle avec  monsieur  exposât  son  bonheur,  vous  feriez 
volontiers  le  sacrifice  de  la  fortune  dont  vous  êtes  lé- 
gataire ? 

DORICOUR. 

Moi! 

HENRIETTE. 

Oui,  mon  père  m'aime  trop  pour  hésiter. 

DORICOUR. 

Ma  foi  oui ,  j'en  ferais  le  sacrifice;  je  ne  veux  pas  être 
moins  généreux  que  ma  fille. 

BOULANVILLE. 

Vrai?  vous  m'abandonneriez  la  fortune!  {^A  Ray- 
mond.^ Soyez  heureux,  jeune  homme.  [A  Doricour^ 
Rendez-moi  ma  promesse,  je  retourne  à  madame  de 
Verbois. 

MADAME    LÉONARD,    vwement ,    allant  embrasser 
son  mari. 

Il  est  charmant ,  mon  cher  mari  ;  il  faut  que  je  l'em- 
brasse. 

LÉONARD,  à  sa  femme. 

Me  reprocheras-tu  encore  de  ne  pas  me  mêler  assez 


ACTE  III,   SCENE  XXIV.  laS 

des  affaires  de  mes  amis  ?  l'important  est  de  savoir  s'en 
mêler  à  propos.  Eh  bien  !  en  êtes-vous  tous  convaincus? 
Il  y  a  peu  ou  point  de  réputation  unanime.  Parce  que 
vous  avez  à  vous  louer  d'un  homme ,  ne  le  traitez  pas 
de  héros  ;  c'est  pousser  trop  loin  la  reconnaissance  : 
parce  que  vous  avez  à  vous  en  plaindre ,  ne  le  traitez 
pas  de  scélérat  ;  c'est  pousser  trop  loin  la  rancune. 

DORICOUR. 

Voilà  qui  est  prouvé. 


FIN    DU    TROISIEME    ET    DERNIER    ACTE, 


LES 

DEUX  PHILIBERT 

COMÉDIE 
EN  TROIS  ACTES  ET  EN  PROSE, 

Représentée  pour  la  première  fois  ie  lo  août  1816. 


PRÉFACE. 


J  E  venais  d'essayer  de  composer  une  comédie  sur  un 
homme  à  qui  l'on  fait  une  double  réputation  et  qui  n'en 
mérite  aucune  des  deux  :  je  pensai  qu'il  pourrait  être 
comique  de  présenter  un  homme  à  qui  l'on  croit  les 
qualités  d'un  autre,  qu'on  est  tout  étonné  de  trouver 
fort  différent  du  portrait  que  Ion  s'en  était  fait ,  de  la  ré- 
putation qu'on  lui  attribuait ,  et  je  fis  les  Deux  Philibert. 

Pour  cette  fois  je  ne  me  trompai  point;  la  pièce  est 
comptée  au  nombre  de  mes  bonnes  comédies.  EUe  obtint 
le  plus  grand  succès.  J'en  fus  d'autant  plus  content  que 
le  pubUc  commençait  à  ne  me  plus  gâter.  Il  était  déjà 
devenu  aussi  sévère  pour  les  ouvrages  que  je  lui  offrais, 
qu'il  s'était  montré  indulgent  pour  mes  premiers  essais. 

Les  premières  scènes  sont  peut-être  un  peu  embar- 
rassées ;  mais  m'étant  décidé  à  faire  passer  le  premier 
acte  dans  une  rue  ,  je  crois  avoir  réussi  à  choquer  le 
moins  possible  la  vraisemblance.  Il  se  peut  à  la  rigueur 
que  les  choses  se  passent  ainsi  dans  une  rue  isolée. 

C'est  un  peu  la  manière  des  opéras  comiques  de  Sé- 
daine,  et  je  ne  dis  pas  cela  comme  un  reproche  que  je 
me  fais.  L'intervention  du  traiteur  de  l'allée  des  \euves 
qui  Aâent  demander  à  Philibert  l'homme  de  mérite  le 
prix  du  repas  servi  à  Philibert  le  mauvais  sujet ,  me  pa- 
raît une  exposition  heureuse  et  comique. 

Un  critique  me  reprocha  d  avoir  montré  un  homme 
raisonnable  comme  M.  Buparc,  se  choisissant  un  gendre 


128  PREFACE. 

sur  la  parole  d'un  maître  de  musique.  Mon  ancien  no- 
taire n'en  agit  pas  ainsi.  Il  me  paraît  tout  naturel  que , 
désirant  marier  sa  fille,  il  demande  à  Clairville,  qui  est 
fort  répandu  dans  le  monde,  s'il  ne  connaîtrait  pas  quel- 
que jeune  homme  qui  convînt  à  sa  fille ,  tout  en  se  re- 
servant de  bien  prendre  ensuite  ses  informations.  Le 
lecteur  aura  sans  doute  rencontré  comme  moi  de  bons 
pères  de  famille,  qui,  dans  l'inquiétude  de  bien  marier 
leur  enfant,  disaient  volontiers  à  tout  venant:  «Trou- 
«  vez-moi  donc  un  mari  pour  ma  fille.  » 

Un  autre  critique  prétendit  que  j'aurais  du  donner 
plus  de  développement  au  rôle  de  l'homme  de  mérite. 
On  m'avait  déjà  fait  un  reproche  à  peu  près  semblable 
pour  les  Marionnettes.  On  aurait  voulu  que ,  dans  cette 
dernière  pièce,  je  développasse  le  personnage  du  riche 
ruiné  autant  que  celui  du  pauvre  enrichi.  Je  crois  les 
deux  observations  mal  fondées.  Une  des  premières  rè- 
gles, selon  moi,  de  lart  dramatique,  est  de  tout  subor- 
donner à  un  principal  personnage.  Tous  les  autres  rôles 
doivent  se  grouper  autour  de  lui ,  soit  comme  rôles 
d'opposition ,  soit  comme  rôles  servant  à  développer  le 
caractère  de  ce  principal  personnage.  Dans  les  Marion- 
nettes, c'est  l'enivrement  de  Marcelin  que  j'ai  dû  pein- 
dre; il  me  suffit  d'avoir  indiqué  que  Dorvilé  est  ruiné. 
Dans  les  Deux  Philibert,  c'est  Philibert  le  mauvais  sujet 
dont  je  dois  développer  le  caractère  ;  il  me  suffit  d'indi- 
quer que  son  frère  est  un  homme  de  mérite. 

La  fin  du  premier  acte  et  tout  le  second,  me  parais- 
sent comiques  et  renfermant  des  détails  de  mœurs  assez 
vrais.  Il  y  a  un  rôle  presque  épisodique  qui  fait  rire  : 
c'est  celui  du  cousin  Pastoureau.  Franchement,  je  n'en 


PREFACE. 


129 


attendais  pas  autant  d'effet ,  il  me  semblait  un  peu 
chargé. 

Le  troisième  acte  n'est  pas  le  plus  fort,  et  c'est  celui 
qui  réussit  le  plus  à  la  représentation.  Je  crois  y  avoir 
employé  un  moyen  de  succès  qui  n'est  pas  à  dédaigner. 
C'est  plutôt  une  suite  de  tableaux  qu'une  suite  de  scènes, 
Philibert  aîné  et  son  valet  arrivant  tout  essoufflés  et  en 
désordre ,  s'asseyant  sur  des  bancs  de  pierre ,  sonnant 
à  la  grille  de  la  maison  de  Duparc  ;  Philibert  cadet  au 
balcon  du  café,  tantôt  aiguisant  sa  queue  de  billard, 
tantôt  buvant  un  petit  verre  de  liqueur,  puis  rajustant 
la  toilette  de  son  frère,  et  de  retour  au  balcon  du  café 
s'accusant  lui-même  :  tout  cela,  je  crois,  devait  plaire 
dans  un  temps  où  le  public  préfère  l'action  aux  déve- 
loppements. 

Mais  la  principale  cause  du  succès ,  c'est  que ,  tout  en 
riant  de  mon  mauvais  sujet,  on  s'intéresse  à  lui,  et  qu'au 
milieu  de  son  libertinage,  il  est  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  un  bon  enfant.  C'est  un  grand  bonheur  pour 
l'auteur  comique  d'avoir  à  peindre  un  ridicule  qui  ne 
retire  pas  au  personnage  l'affection  du  spectateur.  Ce  bon- 
heur m'était  arrivé  déjà  dans  M.  Musard. 

Il  y  a  d'ailleurs  dans  la  pièce  un  fond  de  vérité  qui 
dut  frapper  beaucoup  de  monde.  Il  est  peu  de  familles 
qui  n'ait  son  mauvais  sujet.  On  le  gronde,  on  l'aime; 
on  le  repousse,  on  l'accueille;  on  se  plaint  de  ses  fi^e- 
daines,  on  en  rit;  on  jure  qu'on  ne  fera  plus  rien  pour 
lui,  et  l'on  finit  toujours  par  venir  à  son  aide. 


Tome   VII. 


PERSONNAGES. 

PHILIBERT  aîné. 

PHILIBERT  cadet. 

DUPARC ,  ancien  notaire. 

CLAIRVILLE,  maître  de  musique. 

PAiSTOUREAU ,  cousin  de  Duparc. 

JOSEPH ,  valet  de  Duparc. 

COMTOIS ,  valet  de  Philibert  aîné. 

LE  POPiTIER  de  la  maison  de  M.  Duparc. 

Un  TRAITEUR. 

Madame  DERVIGNY  ,  belle-mère  de  Duparc. 

SOPHIE,  fille  de  Duparc. 

MARIANNE,  servante  de  Duparc,  femme  de  Joseph. 


Le  prerniei'  acte  sje  passe  à  Paris,  les  deux  autres  à  la  campagne. 


LES 

DEUX  PHILIBERT. 

ACTE  PREMIER. 


Le  théâtre  représente  une  rue  solitaire  dans  le  quartier  des  Invalides.  D'un 
côté ,  la  maison  de  Duparc  ;  de  l'autre ,  celle  où  demeure  Philibert  aîné.  On 
voit  au  fond  les  boulevards. 


SCENE  I. 

PHILIBERT  aîné,  le  PORTIER. 

PHILIBERT  AINE,  sovtant  de  chez  lui. 

En  qualité  de  voisin ,  il  est  tout  naturel  que  je  fasse 
une  visite  à  son  père. 

LE  PORTIER,  qui  ochevait  de  balayer  le  devant  de 
la  porte ,  voyant  Philibert  qui  s'approche  de  la 
maison  de  Duparc. 
Où  allez-vous  donc,  monsieur?  voilà  le  portier.  Qui 
demandez-vous  ? 

PHILIBERT    aîné. 

Monsieur  Duparc. 

LE  PORTIER,  riant. 
Eh  !  mais  monsieur ,  il  n'y  a  que  moi  d'éveillé  dans 
toute  la  maison. 

9- 


3  32  LES  DEUX  PHILIBERT. 

PHILIBERT  AINE,  tirant  S  a  montre. 
Pas  encore  sept  heures.  [A part ^  Je  n'ai  pas  dormi 
de  la  nuit.  J'étais  si  content  de  loger  tout  près  d'elle! 
LE  PORTIER,  toujours  riant. 
Il  faut  être  amoureux ,  ou  avoir  des  affaires  bien 
pressantes,  pour  venir  de  si  bonne  heure  chez  les  gens. 
Si  monsieur  veut  attendre,   en  se  promenant  sur  le 
boulevard  des  Invalides.... 

PHILIBERT    aîné. 

Mon  ami,  dites,  je  vous  prie,  à  monsieur  Duparc, 
que  la  personne  qui  a  loué  le  petit  appartement  de  la 
maison  en  face  de  la  sienne,  est  venue  pour  avoir 
l'honneur  de  le  saluer,  ainsi  que  sa  belle -mère  et  sa 
fille. 

LE    PORTIER, 

Ah!  c'est  monsieur  qui  a  loué  cet  appartement? 

C'est  singulier....  On  le  dit  petit,  incommode  et  cher, 
et  il  a  été  loué  tout  de  suite.  Moi ,  qui  vois  tout  ce  qui 
se  passe  dans  le  quartier,  à  peine  ai-je  eu  le  temps  de 
remarquer  l'écriteau. 

PHILIBERT    aîné. 

Vous  souviendrez -vous  de  mon  nom?  Philibert. 
Mais,  si  vous  permettez,  je  vais  m'écrire. 

LE    PORTIER. 

Oui,  c'est  plus  honnête  et  plus  siir.  J'ai  bonne  mé- 
moire, mais  je  pourrais  oublier Je  vais  vous  ouvrir 

ma  loge  ;  vous  y  trouverez  ce  qu'on  chei-che  en  vain 
chez  la  plupart  de  mes  collègues ,  du  papier  propre  et 
de  bonnes  plumes. 

(  //  entre  dans  la  maison  de  Duparc  avec  Phili- 
bert aîné.) 


ACTE  I,  SCÈNE  11.  i33 

SCÈNE  IL 

SOPHIE,  MARIANNE,  PHILIBERT  aîné. 

{^Pendant  la  scène  précédente ,  on  a  vu  Marianne 
tirer  les  i^ideaux  et  ouvrir  une  fenêtre  de  la 
maison  de  Duparc.  ) 

MARIANNE,  o.  la  fenêtre. 
Pas  un  seul  nuage.  Mon  mari  qui  me  soutenait  hier 
qu'il  pleuvrait  aujourd'hui.  Mademoiselle,  venez  donc 
voir  :  nous  aurons  un  temps  superbe. 
SOPHIE,  a  sa  fenêtre. 
Tant  mieux. 

MARIANNE. 

Monsieur  sera  bien  content.  Comme  c'eût  été  con- 
trariant, si  nous  avions  eu  mauvais  temps,  un  jour  oii 
il  reçoit  tant  de  monde  à  la  campagne,  oii  il  donne  un 
bal  pour  la  fête  du  village  ! 

SOPHIE,  voyant  Philibert  aîné  qui  sort  de  la  maison 
de  Duparc,  et  se  retirant  précipitamment  de  la 
fenêtre. 
Ah  !  mon  Dieu  ! 

MARIANNE. 

Eh  !  quoi  donc ,  mademoiselle  ? 

SOPHIE. 

C'est  le  soleil  qui  m'a  éblouie.  (  Voyant  que  Phili- 
bert aîné  ne  regarde  pas  du  coté  de  la  fenêtre.  )  Mais 
je  m'y  accoutume.  N'est-ce  pas  ma  bonne  maman  qui 
te  sonne? 


i34  LES  DEUX  PHILIBERT. 

M  ARI  A]VNE. 

J'y  suis.  Quel  bonheur!  Nous  danserons  dans  le 
jardin. 

{^Elle  quitte  la  fenêtre.^ 
SOPHIE,  toujours  .a  la  fenêtre. 
C'est  encore  lui.  C'est  le  jeune  homme  que ,  depuis 
un  mois,  je  rencontre  par-tout.  Il  sort  de  notre  mai- 
son. Que  veut  dire   ceci  ?  Eh  bien  !   il  entre  dans  la 
maison  en  face  de  la  nôtre.  Est-ce  que  ce   serait  lui 
qui  aurait  loué  cet  appartement?....  Pour  le  coup,  ce 
serait  bien  une  preuve...  Quel  est-il?  que  me  veut-il? 
{Philibert  aîné  reparaît^  Il  revient  ;  je  n'oserai  plus 
ouvrir    cette   fenêtre.    (  Elle  quitte  la  fenêtre  et  la 
feiine.  ) 

SCÈNE  III. 

PHILIBERT   AINE,   COMTOIS. 

PHILIBERT  AINE,  appelant. 
Comtois  ! 

COMTOIS,  entrant  en  scène. 
Me  voilà ,  monsieur. 

PHILIBERT    aîné. 

Eh  bien  !  mes  livres ,  mes  gravures  ? 

COMTOIS. 

Eh  !  mais  ,  monsieur  ,  vous  vous  pressez  ,  vous  me 
pressez,  et  tout  cela  pour  nous  établir  dans  un  quartier 
perdu,  entre  les  Invalides  et  la  rue  de  Babylone. 

PHILIBERT    aîné. 

Ah!  mon  ami,  mon  cher  Comtois,  c'est  le  plus  beau 
quartier  de  Paris  pour  moi. 


ACTE   I,   SCENE   III.  i35 

COMTOIS. 

Je  sais.  {^Montrant  la  maison  de  Diiparc.)  C'est  là 
que  demeure  la  jeune  personne  qui  depuis  un  mois 
vous  tourne  la  tête.  Aussi  votre  déménagement  a  été 
si  prompt ,  qu'on  eût  dit  d'un  homme  qui  craint  une 
saisie  de  créanciers  ;  et ,  grâce  au  ciel ,  nous  marchons 
tête  levée,  nous  ne  devons  rien.  Mais,  monsieur,  mon 
attachement  pour  vous  ,  et  la  confiance  dont  vous 
m'honorez ,  m'autorisent  à  vous  parler  librement.  Si , 
comme  vous  me  l'avez  dit,  cette  jeune  Sophie  est  jolie, 
riche ,  d'une  famille  estimable  et  estimée ,  pourquoi 
n'en  pas  faire  la  demande  ? 

PHILIBERT    aîné. 

Je  n'ose....  Paraîtrai-je  à  ses  parents  un  parti  assez 
avantageux  ? 

COMTOIS, 

Allons  donc  ;  un  jeune  homme  aimable ,  instruit , 
bien  fait,  attaché  au  ministère  des  affaires  étrangères , 
ayant  déjà  été  honoré  d'une  mission  dans  le  Levant, 
jouissant  d'une  excellente  réputation  ,  et  la  méritant, 
ce  qui  est  plus  rare!  Rendez-vous  justice,  mon  cher 
maître  ;  quelle  différence  entre  vous  et  monsieur  votre 
frère,  le  mauvais  sujet! 

PHILIBERT    aîné. 

Comtois,  je  vous  ai  déjà  défendu  de  mal  parler  de 
mon  frère. 

COMTOIS. 

Ma  foi ,  monsieur,  je  lui  donne  le  nom  qu'il  se  donne 
lui-même  dans  ses  moments  de  franchise. 


i36  LES  DEUX  PHILIBERT. 

SCÈNE  IV. 

PHILIBERT  aîné,  COMTOIS,  im  TRAITEUR. 

LE    TRAITEUR. 

Pourvu  qu'il  y  ait  un  numéro  neuf  dans  cette  rue. 

Le  voilà.   (^11  s'approche  de  la  maison  de  Philibert.^ 

Ah  !  ma  femme ,  cela  tombe-t-il  sous  le  sens  ?  faire 

crédit  à  un  inconnu,  ne  pas  exiger  de  gage!  Oh!  elle 

est  compatissante  pour  les  jeunes  gens. 

COMTOIS,  au  moment  oii  le  traîtew^  va  frapper  a 

la  porte. 

Monsieur  demande  quelqu'un  dans  cette  maison? 

LE    TRAITEUR. 

Oui  :  monsieur  Philibert. 

PHILIBERT    AINE. 

C'est  moi. 

LE    TRAITEUR. 

Ah!  Dieu  merci,  je  tremblais  qu'on  ne  m'eût  fait 
un  mensonge.  {A  PhUibert aîné.^  Parbleu,  monsieur, 
puisque  vous  déménagiez,  il  me  semble  que  vous  au- 
riez aussi  bien  fait  de  donner  à  ma  femme  votre  nou- 
velle adresse  ,  sans  me  faire  courir  à  cette  rue  des 
Trois-Frères ,  où  l'on  m'a  dit  que  vous  demeuriez  ici. 

PHILIBERT    aîné. 

Enfin,  monsieur,  que  me  voulez- vous? 

LE    TRAITEUR. 

Pardon ,  si  je  vous  dérange.  Comme  c'est  aujourd'hui 
mon  jour  de  recouvrements.... 

COMTOIS. 

Comment,  votre  jour  de  recouvrements? 


ACTE  I,  SCENE  lY.  iSy 

LE    TRAITEUR. 

Je  suis  un  des  traiteurs  de  l'allée  des  Veuves,  aux 
Champs-Elysées.  C'est  pour  ce  petit  repas  que  mon- 
sieur est  venu  faire  hier  au  soir  chez  moi ,  et  dont  il  a 
été  si  content. 

PHILIRERT    AIjyÉ. 

Moij  monsieur,  j'ai  soupe  chez  vous  hier  au  soir! 

LE    TRAITEUR. 

Oui,  monsieur,  avec  deux  dames  et  un  de  vos  amis. 

COMTOIS. 

Qu'est-ce  que  vous  dites? 

LE    TRAITEUR. 

Je  dis,  que  par  malheur  j'étais  absent,  mais  que  je 
suis  rentré  un  moment  après  le  départ  de  monsieur  et 
de  sa  compagnie ,  et  que  ma  femme  m'a  raconté  tout 
ce  qui  s'était  passé. 

COMTOIS. 

Allez,  allez,  l'ami,   mon  maître  ne  soupe  pas  chez/ 
les  traiteurs. 

LE    TRAITEUR. 

Plaît-il  ? 

COMTOIS. 

Et  il  n'a  pas  de  connaissances  parmi  les  dames  qui 
vont  souper  à  l'allée  des  Veuves. 

LE    TRAITEUR. 

Eh  !  parbleu  !  voici  votre  carte. 

COMTOIS. 

Vous  rêvez 

LE    TRAITEUR. 

Et  votre  adresse  de  la  rue  des  Ïrois-Frères ,  écrite 
au  bas,  de  votre  main. 


i38  LES  DEUX  PHILIBERT. 

PHILIBERT  KiifiÈ,  prenant  le  billet  que  lui  pré- 
sente le  traiteur. 
Mon  adresse  ! 

LE    TRAITEUR. 

Nierez-vous  votre  écriture? 

PHILIBERT    aîné. 

Ah!  mon  Dieu!  c'est  de  la  main  de  mon  frère. 

COMTOIS. 

Là  !  encore  un  de  ses  tours. 

LE    TRAITEUR. 

Eh  bien  !  messieurs  ? 

COMTOIS. 

Eh  bien ,  mon  cher  ami  :  tâchez  de  trouver  celui  qui 
a  écrit  cette  adresse.  Ce  n'est  pas  mon  maître. 

LE    TRAITEUR. 

Là  !  encore  un  repas  de  perdu. 

COMTOIS. 

Sachez  qu'il  y  a  deux  Philibert;  monsieur,  qu'on 
appelle  l'homme  de  mérite,  et  son  frère,  connu  sous 
le  nom  du  mauvais  sujet. 

PHILIBERT    AÎNÉ. 

Tais-toi  donc. 

COMTOIS. 

Laissez  donc ,  monsieur  ;  il  faut  bien  dire  la  vérité. 
Je  ne  m'étonne  pas  que  le  frère  de  monsieur  ait  été 
souper  chez  vous  avec  des  amis  et  des  dames.  Dieu 
sait  quelles  dames  !  Je  ne  m'étonne  pas  qu'il  ait  donné 
notre  adresse;  mais  j'espère  que  monsieur  se  lassera 
de  payer  ses  créanciers,  et  qu'il  va  commencer  par 
vous. 

LE    TRAITEUR. 

Permettez;  que  monsieur  cesse  de  payer  les  detteb 


âCïE  I,  SCENE  IV.  1^9 

de  son  frère ,  il  fera  fort  bien  ;  mais  après  avoir  ac- 
quitté le  petit  souper  d'hier.  C'est  une  bagatelle.  En- 
core celle-là ,  monsieur.  Vous  êtes  trop  juste ,  trop  bon 

frère D'ailleurs,  je  ne  connais  que  monsieur;  c'est 

l'adresse  de  monsieur  qu'on  a  donnée  à  ma  femme  ; 
monsieur  se  nomme  Philibert.  C'est  donc  monsieur 
que  j'attaque ,  en  lui  laissant ,  bien  entendu ,  son  re- 
cours contre  son  frère. 

COMTOIS. 

Nous  ne  vous  craignons  pas,  et  nous  ne  vous  paie- 
rons pas. 

LE    TRAITEUR. 

C'est  ce  qu'il  faudra  voir. 

PHILIBERT    aîné. 

Allons,  pour  mon  entrée  dans  mon  nouveau  loge- 
ment ,  du  bruit ,  un  scandale.  Finissons.  C'est  cin- 
quante-trois francs  qui  vous  sont  dus. 

COMTOIS. 

Eh  quoi!  vous  voudriez  encore?.... 

PHILIBET    aîné. 

Paix.  En  voilà  cinquante-cinq. 

COMTOIS. 

C'est  bien  dur.  Payer  un  souper  qu'on  n'a  pas 
mangé  ! 

LE    TRAITEUR. 

Monsieur  laisse ,  sans  doute ,  le  reste  pour  les  gar- 
çons ? 

b 

PHILIBERT    AINE. 

Soit. 

COMTOIS. 

Et  les  garçons  encore  ! 

LE    TRAITEUR. 

Mille  pardons ,  monsieur  ,  de  ma  vivacité  ;  mais  il  y 


i4o  LES  DEUX  PHILIBERT. 

a  tant  de  pertes  dans  notre  état.  Nous  sommes  des 
jeunes  gens  qui  commençons. 

COMTOIS. 

Il  suffit;  vous  êtes  payé. 

LE    TRAITEUR. 

C'est  vrai  ;  mais  convenez  que  ma  femme  n'en  a  pas 
moins  fait  une  sottise ,  parce  que  n'ayant  pas  l'honneur 
de  connaître  monsieur  votre  frère....  Mon  dieu!  qu'on 
est  heureux  de  rencontrer  de  temps  en  temps  des  hon- 
nêtes gens  comme  monsieur! 

(//  sort.) 

SCÈNE  V. 

PHILIBERT   aîné,   COMTOIS. 

COMTOIS. 

Courage,  monsieur;  donnez -vous  de  la  peine  pour 
faire  fortune.  Il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que  jamais 
vous  soyez  riche ,  puisqu'à  mesure  que  vous  gagnez  de 
l'argent,  monsieur  votre  frère  le  dépense. 

PHILIBERT    aîné. 

]Ve  me  gronde  pas  ;  c'est  mon  frère  ;  il  a  eu  des  mal- 
heurs :  et  c'eût  été  hien  m'annoncer  dans  ce  quartier 
que  de  passer  pour  ne  pas  payer  mes  dettes. 

COMTOIS. 

Je  conçois  ;  faiblesse  pour  lui  ;  considération  pour 
vous-même.  Ah!  monsieur,  vous  êtes  trop  bon,  et 
monsieur  votre  frère  en  abuse.  Lui  malheureux!  je  ne 
vois  pas  cela.  Il  ne  sait  que  rire,  boire  et  se  divertir. 
Dès  qu'il  a  un  peu  d'argent ,  il  brûle  le  pavé  de  Paris 
en  cabriolet  élégant,  recherché  dans  sa  parure,  don- 


ACTE  I,  SCENE   V.  i4r 

nant  tles  fêtes,  faisant  des  cadeaux,  et  vous  envoyant 
à  vous-même  des  bijoux,  des  livres  et  des  bourriches. 

PHILIBERT    aîné. 

Eh  bien  !  c'est  bonté ,  c'est  reconnaissance. 

COMTOIS. 

Point  du  tout:  c'est  vanité,  c'est  foUe;  moi  je  l'ai 
toujours  cru  un  peu  timbré.  Deux  jours  après,  ne  le 
voyons -nous  pas  revenir  à  nous  à  pied,  se  plaignant 
des  hommes  et  du  sort,  et  le  porte  -  feuille  rempli  de 
reconnaissances  du  Mont-de-Piété? 

PHILIBERT    AINE. 

Comtois,  vous  allez  trop  loin. 

COMTOIS. 

Non ,  monsieur;  dussiez-vous  me  chasser,  il  faut  que 
je  me  soulage.  Après  la  mort  de  madame  votre  mère, 
n'est  -  ce  pas  lui  qui  a  bouleversé  et  vendu  à  bas  prix 
sa  maison  de  commerce?  Et  toutes  les  places  que  vous 
lui  avez  obtenues  par  votre  crédit ,  dans  les  vivres ,  au 
greffe  du  palais,  dans  les  contributions,  au  ministère 
même  oii  vous  êtes  employé,  et  qu'il  a  perdues  par  sa 
faute,  après  un  ou  deux  mois  d'exercice!  Enfin,  mon- 
sieur ,  les  choses  en  sont  venues  à  un  tel  point ,  que  vous 
n'osez  plus  avouer  aux  personnes  qui  ne  le  connais- 
sent pas  que  vous  avez  un  frère ,  que  vous  n'osez  plus 
rien  solliciter  pour  lui,  et  que  vous  aimez  mieux  lui 
faire  une  pension  que  de  vous  exposer  à  vous  brouil- 
ler avec  les  gens  à  qui  vous  le  recommanderiez. 

PHILIBERT    aîné. 

Oui ,  il  est  vif  et  fougueux  dans  ses  passions.  Par- 
lons de  mon  amour  pour  Sophie.  Crois  -  tu  qu'il  soit 
temps  de  me  présenter  de  nouveau  chez  son  père?  Je 


i42  LES  DEUX  PHILIBERT. 

n'ose J'hésite Il   est  si  fâcheux  d'être  obhgé  de 

s'annoncer  soi-même  ! 

{Ici  on  entend  Claùville  chanter  dans  la  coulisse.) 

Mais  on.  revient  toujours 
A  ses  premiers  amours. 

PHILIBERT  AINE,  regardant  du  coté  ou  Von  entend 
chanter. 
Eh!  mais  cette  voix....  Je  ne  me  trompe  pas;  c'est 
Clairville ,  le  maître  de  musique.  Aurait-il  des  écoliers 
dans  ce  quartier  ? 

COMTOIS. 

Vous  avez  de  l'amitié  pour  monsieur  Clairville.  Je 
parierais  que  vous  n'avez  pas  osé  lui  parler  de  mon- 
sieur votre  frère. 

PHILIBERT    AINE. 

C'est  vrai;  laisse-moi  avec  lui. 

COMTOIS. 

Il  n'y  aura  bientôt  plus  que  ses  créanciers  qui  sau- 
ront que  vous  êtes  deux  frères. 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE    VI.   ^ 

PHILIBERT  aîné,  CLAIRVILLE. 
CLAIRVILLE,  entre  en  chantant. 

Te,  bien  aimer ,  ô  ma  chère  Zélie  ! 

Eh!  c'est  vous,  monsieur  Philibert?  Par  quel  hasard 
de  si  bonne  heure  dans  ce  quartier? 

PHILIBERT     aîné. 

Je  loge  là  d'hier  soir. 

CLAIRVILLE. 

Je  m'en  félicite  ;  si  vous  le  permettez ,  nous  pour- 


ACTE   I,   SCENE   VI.  i43 

rons  faire  une  connaissance  plus  intime.  {Montrant  la 
maison  de  Duparc.)  Je  viens  tous  les  deux  jours  chez 
votre  voisin. 

PHILIBERT     AIIVÉ. 

Monsieur  Duparc  ! 

CL  AIRVÎLLE. 

Sa  fille  est  une  de  mes  écolières. 

PHILIBERT     A.INÉ. 

Sa  fille! 

CLAIRVILLE. 

Une  de  mes  meilleures  écolières.  J'avais  été  le  pro- 
fesseur de  sa  mère  avant  qu'elle  fût  mariée,  et  madame 
Dervigny  sa  grand'mère  a  bien  voulu  se  souvenir  de 
moi.  Cela  ne  me  rajeunit  pas,  comme  vous  voyez; 
mais  c'est  une  preuve  d'estime  qui  m'honore  et  me 
flatte  infiniment.  La  jeune  personne  a  moins  de  voix, 
mais  plus  de  goût  que  sa  mère.  Oh!  les  Italiens  ont 
bien  perfectionné  la  méthode.  [Il  fredonne.) 

...Pietà...  pietà... 
PHILIBERT    aîné. 

Et  vous  venez  donner  votre  leçon  ? 

CLAIRVILLE. 

Non  pas  aujourd'hui.  Monsieur  Duparc  m'a  fait 
riionneur  de  m'inviter  à  dîner  à  sa  maison  de  cam- 
pagne. Je  devais  partir  avec  toute  la  famille ,  mais  j'ai 
tant  d'affaires  !  Je  viens  leur  dire  que  j'irai  de  mon 
côté. 

PHILIBERT    AIWÉ. 

Vous  allez  dîner  à  la  maison  de  campagne  de  mon- 
sieur Duparc.  Vous  êtes  bien  heureux  ! 

CLAIRVILLE. 

Mais,  oui  :  on  y  fait  bonne  chère  ;  il  y  a  très-bonne 
société. 


i44  LES  DEUX  PHILIBERT. 

PHILIBERT    AINE. 

Ainsi  vous  êtes  l'ami  de  la  maison  ? 

CLAIRVILLE. 

J'ose  me  donner  ce  titre.  Par  mes  faibles  talents ,  je 
suis  Tame  des  fêtes  et  des  soirées  que  donne  madame 
Dervigny  ;  par  mon  caractère ,  ma  conduite  et  un  cer- 
tain usage  du  monde,  j'ai  mérité  sa  confiance  et  celle 
de  son  gendre. 

PHILIBERT    AIIVÉ. 

Quel  homme  est-ce  que  monsieur  Duparc? 

CLAIRVILLE. 

Un  très-honnête  homme ,  qui ,  après  avoir  été  vingt 
ans  notaire  à  Paris ,  a  conservé  une  telle  passion  pour 
les  affaires ,  que ,  dans  la  crainte  de  s'ennuyer,  il  s'est 
fait  l'intendant  de  deux  ou  trois  de  ses  anciens  clients 
entre  autres  du  duc  de  Mircour,  un  de  mes  écoliers 
qui  vient  d'être  nommé  ministre.  Madame  Dervigny 
aussi  bonne  femme  que  son  gendre  est  bon  homme 
se  fait  remarquer  par  sa  tendresse  pour  sa  petite-fille 
qu'elle  aurait  gâtée  si  cette  jeune   personne  n'eût  été 
douée  du  plus  heureux  naturel.  Il  y  a  en  celle  -  ci  un 
mélange  de  naïveté,  de  raison  et  d'innocente  coquet- 
terie, qui  enchante  tous  ceux  qui   la  voient.  Elle  est 
fort  bien. 

PHILIBERT    aîné. 

Oui,  c'est  bien  elle;  sans  lui  avoir  jamais  parlé,  je 
la  reconnais  à  ce  charmant  portrait.  Ah!  mon  cher 
Clairville! 

CLAIRVILLE. 

Eh  bien? 

PHILIBERT    AINE. 

Il  y  a  un  mois  que ,  pour  la  première  fois ,  aux  Tui- 
leries, j'ai  vu  mademoiselle  Duparc;  j'avais  été  frappé 


ACTE  I,   SCÈNE   VI.  145 

de  sa  beauté  ;  mais  combien  je  me  sentis  ému  des  soins 
qu'elle  prodiguait  à  sa  bonne  grand'mère  !  Sans  affec- 
tation, je  passai  plusieurs  fois  dans  l'allée  oii  elles 
étaient  assises.  Elles  se  levèrent,  je  les  suivis.  La  vieille 
femme  s'appuyait  sur  le  bras  de  la  jeune  fille.  Quel 
échange  de  doux  regards  entre  elles  deux  !  Dans  ceux 
de  la  grand'mère,  c'était....  comme  une  espèce  de  re- 
connaissance. Dans  ceux  de  la  jeune  fille,  c'était  de 
l'affection,  du  dévouement,  une  expression  angélique 
de  tendresse  filiale.  Depuis  ce  temps ,  je  vais  m'asseoir 
à  quelque  distance  d'elle  dans  les  promenades  qu'elle 
fréquente.  A  l'église,  derrière  un  pilier,  j'admire  sa 
douce  et  sincère  piété.  Au  spectacle,  je  me  place  dans 
la  galerie  au-dessous  de  la  loge  qu'elle  occupe-  je 
cherche  à  saisir  quelques  mots  de  son  entretien  avec 
son  père  ou  sa  bonne  maman  :  je  remarque  dans  ceux 
qui  arrivent  jusqu'à  moi,  de  l'esprit,  du  sens,  de  la 
bonté.  Je  n'ose  me  flatter  d'en  avoir  été  remarqué- 
mais  pas  un  jour  ne  s'est  passé  sans  que  j'eusse  le  bon- 
heur de  la  voir. 

CLAIRVILLE. 

C'est  fort  intéressant.  Il  ne  faut  plus  vous  demander 
pourquoi ,  depuis  quelque  temps ,  on  vous  voit  si  rare- 
ment chez  monsieur  Forlis. 

PHILIBERT    aîné. 

Mademoiselle  Forhs  est  aimable  et  bonne;  je  suis 
touché  de  l'amitié  que  son  père  me  témoigne;  mais 
outre  que  je  ne  suis  pas  assez  fat  pour  croire  que  l'on 
songe  à  moi,  c'en  est  fait,  je  ne  puis  aimer  que  la 
fille  de  monsieur  Duparc.  Mon  cher  Clairville,  puis- 
je  compter  sur  vous? 

CLAIRVILLE. 

Compter   sur   moi!   Ecoutez,   monsieur   Philibert 
Tome  FIT.  lO 


i46  LES  DEUX  PHILIBERT. 

voilà  vingt  ans  que  je  fais  métier  de  donner  des  leçons 
de  musique;  oui,  vingt  ans.  Car  je  commençai  immé- 
diatement après  la  chute  de  mon  opéra,  lequel  fut 
donné  un  an  juste  après  que  j'eus  remporté  le  grand 
prix  de  composition  musicale. 

PHILIBERT    aîné. 

Au  fait  de  grâce. 

CLAIRVILLE. 

Je  fais  fort  bien  mes  affaires.  Outre  les  leçons  par- 
ticulières, j'ai  deux  collèges  et  trois  pensionnats  de 
jeunes  personnes.  Or,  à  quoi  dois-je  mes  succès?  à 
mon  talent  d'abord;  quand  on  a  formé  presque  tous 
les  premiers  sujets  des  théâtres  lyriques  de  Paris  et  des 
départements....  ;  mais  c'est  à  la  régularité  de  mes 
mœurs  que  je  dois  l'amitié  des  parents,  l'estime  des 
instituteurs ,  le  respect  et  la  reconnaissance  des  élèves. 
Je  ne  prétends  pas  avoir  été  plus  qu'un  autre  à  l'abri 
de  tendres  erreurs  ;  j'ai  même  eu  quelques  bonnes  for- 
tunes assez  remarquables;  mais  jamais  parmi  mes  éco- 
lières.  Je  n'ai  fait  la  cour  qu'à  une  seule,  que  j'ai 
épousée ,  et  qui  depuis  quinze  ans  fait  mon  bonheur. 
Aussi  j'ai  la  jouissance  de  voir  qu'on  vante  mes  prin- 
cipes de  morale  presque  autant  que  mes  principes  de 
chant  et  de  mélodie. 

PHILIBERT     AINE. 

Je  le  sais;  mais.... 

CLAIRVILLE. 

Ce  n'est  pas  tout.  Bien  loin  de  consentir  à  me  mêler 
d'aucune  intrigue ,  je  me  suis  fait  une  loi  de  ne  rece- 
voir aucune  confidence  d'amour ,  même  quand  les  vues 
sont  honnêtes,  et  je  me  reproche  presque  d'avoir  en- 
tendu la  vôtre.  On  se  plaît  tant  à  médire  sur  le 
compte  des  artistes!    Ainsi,   mon  cher  monsieur,  je 


ACTE  î,   SCENE   VI.  147 

vous  aime  de  tout  mon  cœur.  Je  crois  que  mademoi- 
selle Duparc  serait  très -heureuse  avec  vous.  Je  désire 
vivement  que  vous  obteniez  sa  main  ;  mais  ne  comptez 
pas  sur  moi. 

PHILIBERT    AINE. 

Je  ne  vous  demande  qu'une  faveur;  c'est  de  me  pré- 
senter à  monsieur  Duparc  comme  un  de  vos  amis  qui 
voudrait  profiter  du  voisinage  pour  se  lier  avec  lui. 

CLAIRVILLE. 

Comme  un  de  mes  amis! 

PHILIBERT     aîné. 

Vous  ne  mentirez  pas. 

CLAIRVILLE. 

C'est   beaucoup  d'honneur  que  vous  me  faites 

Mais  pourquoi  m'avez  -  vous  avoué  que  vous  aimiez  sa 
fille?  Cela  va  me  gêner,...  Cependant  j'y  réfléchirai.... 
Et  demain.... 

PHILIBERT    AIJVÉ. 

Pourquoi  pas  tout  de  suite? 

CLAIRVILLE. 

Non.  Je  connais  le  bon  monsieur  Duparc;  il  est 
pressé  d'aller  à  la  campagne  :  toute  visite  qui  retarde- 
rait son  départ  lui  serait  importune. 

PHILIBERT    aîné. 

En  ce  cas ,  je  n'insiste  plus.  Je  cours  chez  mon  pro- 
priétaire ;  j'étais  si  pressé,  que  je  me  suis  emparé  de 
l'appartement  avant  d'avoir  signé  le  bail.  Ainsi  vous 
me  promettez.... 

CLAIRVILLE. 

Je  ne  vous  promets  rien. 

PHILIBERT    aîné. 

Pardonnez  -  moi ,  vous  promettez  de  ne  pas  m'être 

10. 


i/,8  LES  DEUX  PHILIBERT. 

contraire;  et  vous  ne  manquerez  pas  à  la  sévérité  de 
vos  principes  en  assurant  à  monsieur  Duparc  que  sa 
fille  serait  avec  moi  la  plus  heureuse  et  la  plus  aimée 
des  femmes. 

(  //  sort.  ) 

CLAIRVILLE,    Seill. 

Il  est  aimable;  je  le  crois  honnête  et  bon,  et  je  re- 
grette véritablement  que  mes  justes  scrupules  ne  me 
permettent  pas  de  lui  être  plus  utile. 

(//  s'approche  de  la  maison  de   Duparc  en 
fredonnant.  ) 

Je  suis  Lindor,  ma  naissance  est... 

SCÈNE   VIL 

CLAIRVILLE,  DUPARC. 

DUPARC,  sortant  de  chez  lui. 
Déjà  ici,  mon  cher  Clairville?  vous  venez  prendre 
ces  dames? 

CLAIRVILLE. 

Je  viens  les  prier  de  ne  pas  m'attendra. 

DUPARC. 

Comment  ! 

CLAIRVILLE. 

Oh  !  j'irai  dîner  avec  vous  ;  mais  j'arriverai  tard , 
j'ai  à  courir  dans  Paris. 

DUPARC. 

C'est  comme  moi. 

CLAIRVILLE. 

Les  affaires  avant  les  plaisirs. 

DUPARC. 

C'est  cela,  mon    cher;  les  femmes  sont  bien  heu- 


ACTE   I,   SCENE   VIL  149 

reuses  :  pendant  qu'elles  ne  songent  qu'à  se  parer  et  à 
s'amuser,  nous  autres,  nous  travaillons,  nous  nous  in- 
quiétons de  l'avenir  pour  elles  et  pour  nous. 

CLAIRVILLE. 

Ce  n'est  pas  vous  que  l'avenir  doit  inquiéter. 

DUPARC. 

Quand  votre  petite  sera  en  âge  d'être  mariée,  vous 
saurez  ce  que  c'est  que  les  embarras  d'un  père  de  famille. 

CLAIRVILLE. 

Avec  votre  fortune  et  une  fille  aussi  aimable  que  la 
vôtre,  on  peut  choisir. 

DUPARC. 

Tenez,  mon  cher  Clairville,  je  puis  me  confier  à 
vous.  Vous  connaissez  mon  caractère  prompt  et  impa- 
tient. Je  me  suis  toujours  dit  que  je  marierais  ma  fille 
à  dix-huit  ans ,  et  parce  qu'elle  en  a  dix-sept ,  depuis 
quelques  mois ,  je  me  crois  déjà  en  retard.  Je  me 
trouve  pressé  d'ailleurs  par  une  circonstance...; le  duc 
de  Mircour ,  qui  vient  d'être  nommé  ministre ,  m'honore 
de  son  amitié.  Il  vaque  en  ce  moment  près  de  lui  une 
place  superbe,  et  il  a  eu  la  bonté  de  me  faire  enten- 
dre, qu'il  la  donnerait  volontiers  à  celui  que  je  choi- 
sirais pour  mon  gendre. 

CLAIRVILLE. 

Cela  fait  une  belle  dot. 

DUPARC. 

Qui  rendra  moins  exigeant  sur  celle  que  je  comptais 
donner  ;  mais  vous  sentez  qu'il  n'y  a  pas  de  temps  à 
perdre  ;  car  il  faut  que  la  place  soit  remplie,  et  si  je 
tarde  à  proposer  un  sujet  au  duc,  il  en  prendra  un  de 
la  main  d'un  autre ,  qui  a  peut-être  aussi  une  fille  à 
marier.  Or,  vous  savez  que  ma  belle-mère  a  imagine 


i5o  LES  DEUX  PHILIBERT. 

de  donner  des  bals  à  Paris  et  à  la  campagne ,  préten- 
dant que  plus  d'une  mère  avait  trouvé  de  la  sorte  un 
mari  pour  sa  fille. 

CLAIRVILLE. 

Oui,  cela  se  pratique  ainsi  dans  beaucoup  d'honnêtes 
maisons. 

DUPARC. 

Et  cela  réussit. 

CLAIRVILLE. 

Quelquefois. 

DUPARC. 

Eh  bien  !  nous  venons  de  passer  en  revue  tous  les 
jeunes  gens  de  notre  connaissance,  et  nous  n'en  voyons 
pas  un  seul  qui  réunisse  toutes  les  qualités....  Il  y  a 
bien  notre  cousin  Pastoureau ,  que  je  crois  amoureux 
de  Sophie. 

CLAIRVILLE. 

Le  tendre  faiseur  d'élégies ,  mon  fournisseur  de  ro- 
mances, le  grand  joueur  de  boston  et  de  billard. 

DUPARC. 

Il  a  quelque  fortune ,  il  est  avocat ,  il  plaide  peu  ; 
mais  ma  belle-mère  veut  une  inclination  réciproque , 
et  moi-même,  si  je  pouvais  trouver  mieux....  Parbleu! 
mon  ami,  vous  qui  donnez  des  leçons  aux  jeunes  gens 
des  meilleures  familles  ,  vous  devriez  bien  me  chercher 
mon  affaire  parmi  vos  écoliers. 

CLAIRVILLE. 

Moi! 

DUPARC. 

Oui,  VOUS.  Il  faut  au  duc  un  homme  actif,  intelli- 
gent, instruit;  il  faut  à  ma  fille  un  jeune  homme  ai- 
mable, sensible.  Moi,  je  veux  un  gendre  d'une  humeur 


ACTE  I,  SCENE  VIIL  i5i 

égale,  facile.  De  la  probité,  de  bonnes  mœurs,  cela 
va  sans  dire.  Trouvez-nous  cela,  mon  cher  ami  :  je 
donne  au  jeune  homme  une  fortune  assez  considérable 
après  moi ,  et  dès  à  présent  une  belle  place  et  une  jo- 
lie femme.  Cela  n'est  pas  à  dédaigner? 

CLAIRVILLE. 

Non  vraiment;  et  quoiqu'un  homme,  tel  qu'il  le  faut 
à  vous,  au  duc  et  à  votre  fille,  ne  soit  pas  très-com- 
mun, par  le  temps  qui  court,  je  croirais  assez  que 
celui  dont  je  viens  de  recevoir  la  confidence.... 

DU  PARC. 

Vous  avez  reçu  la  confidence  d'un  jeune  homme? 

CLAIRVILLE. 

Oui;  mais  je  ne  veux  vous  en  rien  dire. 

DUPARC. 

Pourquoi  donc  cela  ? 

CLAIRVILLE. 

C'est  si  délicat  !  vous  connaissez  ma  répugnance  à 
me  mêler  de  ces  sortes  d'affaires. 

DUPARC. 

Je  la  connais ,  je  l'approuve  et  je  vous  en  estime 
davantage.  Mais  ici  songez  que  c'est  le  père  de  la  jeune 
fille  qui  vous  presse.  Tenez,  voici  ma  belle-mère  qui 
va  se  joindre  à  moi. 

SCÈNE  VIIL 

CLAIRVILLE,   DUPARC,  Madame   DERVÏGNY. 

MADAME    DERVÏGNY. 

Concevez-vous  ma  petite-fille  qui  n'est  pas  encore 
prête! 


i52  LES  DEUX  PHILIBERT. 

DUPARC. 

Il  n'y  a  pas  de  mal.  Clairville  ne  part  pas  avec  vous  ; 
il  viendra  de  son  côté.  Mais  il  me  parlait  d'une  affaire 
bien  importante.  Il  a  reçu  tout  à  l'heure  la  confidence 
d'un  jeune  homme  très-convenable  pour  la  place  et 
pour  ma  fille. 

CLAIRVILLE. 

C'est-à-dire,  que  je  le  crois;  mais  je  n'assure  rien. 

MADAME    DERVIGNT. 

En  vérité?  Qu'est-ce  que  ce  jeune  homme?  Est-il 
aimable,  de  bon  ton,  bien  fait,  riche?  Ah!  que  je  se- 
rais contente!  Parlez,  mon  cher  Clairville  ;  mais  parlez 
donc. 

CLAIRVILLE. 

Eh  bien  !  il  peut  avoir  vingt-sept  à  vingt-huit  ans. 

MADAME    DERVIGNY. 

Bon  !  ni  trop  vieux  ni  trop  jeune. 

CLAIRVILLE. 

Il  est  attaché  au  ministère  des  affaires  étrangères. 

DUPARC. 

Donc,  il  conviendrait  à  M.  le  duc. 

CLAIRVILLE. 

Il  a  rempli  pendant  quatre  ans  des  fonctions  impor- 
tantes, dans  je  ne  sais  quelle  légation. 

MADAME    DERVIGNY. 

Si  un  jour  il  était  nommé  secrétaire  d'ambassade. 

DUPARC,   en  riant. 
Ah  !  oui ,  ambassadeur. 

CLAIRVILLE. 

Je  l'ai  connu  chez  M.  Forlis ,  le  banquier  ;  et  vrai- 
ment il  ne  tiendrait  qu'à  lui  d'épouser  la  petite  Forhs  ; 
car  il  plaît  beaucoup  au  père  et  à  la  fille. 


ACTE  ï,  SCÈNE  VIII.  i53 

DUPARC. 

Diable  !  voilà  un  obstacle. 

CLAIRVILLE. 

Ne  vous  effrayez  pas  ;  il  est  passionnément  amou- 
reux de  votre  fille. 

MADAME    DERVIGJVY. 

Il  est  amoureux  de  ma  petite-fille? 

CLAIRVILLE. 

Sans  lui  avoir  parlé ,  sans  avoir  jamais  osé  lui  par- 
ler. Voilà  ce  qu'il  vient  de  me  confier. 

MADAME    DERVIGNY, 

Il  se  nomme  ? 

CLAIRVILLE. 

Philibert. 

DUPARC. 

Philibert  !  C'est  le  nom  de  la  personne  qui  s'est  fait 
écrire  chez  moi  de  si  grand  matin  ;  un  nouveau  voisin , 
à  ce  que  m'a  dit  mon  portier. 

CLAIRVILLE. 

Il  est  venu  se  loger  là  tout  exprès  pour  voir  plus 
souvent  votre  fille. 

MADAME    DERVIGNY. 

Savez- VOUS  que  voilà  une  preuve  d'amour  fort  dé- 
licate ? 

DUPARC. 

Philibert!  J'ai  connu  un  Philibert  dans  ma  jeunesse. 

CLAIRVILLE. 

Un  négociant. 

DUPARC. 

De  Rouen. 

CLAIRVILLE, 

C'était  son  père. 


i54  LES  DEUX  PHILIBERT. 

DUPARC. 

Il  y  a  eu  entre  lui  et  moi  un  échange  de  services  et 
de  bons  procédés.  J'aimerais  fort  pour  mon  gendre  le 
fils  d'un  ancien  ami. 

MADAME    DERVIGWY. 

Puisqu'il  vous  a  fait  une  visite  ce  matin ,  ne  serait-il 
pas  de  la  politesse  de  la  lui  rendre  ? 

DUPARC. 

Sans  doute. 

CLAIRVILLE. 

Il  n'est  pas  chez  lui. 

DUPARC. 

Je  n'ai  pas  le  temps  d'attendre.  Je  vais  mettre  une 
carte  à  sa  porte. 

CLAIRVILLE. 

Voulez -vous  me  la  donner?  Je  m'en  charge. 

DUPARC,  remettant  la  carte  a  Clair  ville. 
Aurez-vous  cette  complaisance  ? 

MADAME    DERVIGNY. 

Et  vous  nous  répondez  de  tout  ce  que  vous  venez 
d'avancer  sur  son  compte. 

CLAIRVILLE. 

Un  moment....  Je  ne  voudrais  pas....  (^Comme  se 
décidant.  )  Eh  bien  !  oui.  Allons ,  malgré  tous  mes 
scrupules ,  me  voilà  lancé  dans  une  négociation  de  ma- 
riage. C'est  la  première  fois....  Je  me  trompe;  j'ai  été 
pour  quelque  chose  dans  celui  de  la  petite  Ernestine 
Dercour,  qui  plaide  aujourd'hui  en  séparation;  mais 
ici,  j'espère  qu'il  n'en  sera  pas  de  même.  Cependant, 
comme  je  ne  me  soucie  pas  d'avoir  toute  la  responsabi- 
lité.... Vous  connaissez  monsieur  de  Préval,  monsieur 
Derlange  ?  Interrogez-les,  interrogez  monsieur  Forhs 
lui-même. 


ACTE  I,  SCÈNE   VIII.  i55 

DUPARC. 

Justement,  je  vais  dans  le  quartier  de  Forlis.  En  m'y 
prenant  avec  finesse,  je  saurai  si,  en  effet,  il  songeait 
à  lui  donner  sa  fille.  Et  ma  foi ,  si  son  témoignage  et 
celui  des  autres  s'accordent  avec  le  vôtre,  j'aime  à 
mener  les  affaires  brusquement  ;  c'est  le  fils  d'un  ancien 
ami;  je  donne  un  grand  bal  ce  soir  à  la  campagne; 
nous  manquons  de  danseurs.  Pourquoi  n'inviterais -je 
pas  ce  jeune  Philibert? 

MADAME    DERVIGNY. 

Monsieur  Clairville  pourrait  se  charger  de  l'amener. 

CLAIRVILLE. 

Impossible  :  mes  courses  ne  me  permettront  pas  de 
me  mettre  en  route  avant  quatre  heures. 

MADAME    DERVIGNY. 

Pourquoi  ne  viendrait-il  pas  avec  monsieur  Pastou- 
reau? Il  m'a  fait  dire  qu'il  avait  une  place  à  donner 
dans  son  cabriolet. 

CLAIRVILLE. 

Vous  le  feriez  voyager  avec  un  rival? 

MADAME    DERVÏGH  Y. 

Oh!  un  rival.  Je  vous  assure  que  monsieur  Pastou- 
reau me  paraît  encore  bien  moins  ce  qu'il  nous  faut, 
depuis  que  vous  m'avez  parlé  de  votre  aimable  jeune 
homme. 

DUPARCI 

Convenons  de  nos  faits.  {A  madame  Dejvigny.^)  Vous 
allez  partir  avec  ma  fille  et  Marianne  dans  la  calèche  ; 
moi  je  prends  le  cabriolet;  je  vais  chez  Forlis;  je  m'in- 
forme du  jeune  homme  ;  si  les  réponses  sont  favorables, 
je  lui  écris  de  chez  Forlis  même  un  petit  billet  d'invi- 
tation que  Joseph  vient  lui  apporter  ici ,  tandis  que  je 


i56  LES  DEUX  PHILIBERT, 

termine  mes  autres  affaires.  Le  jemie  homme  part  avec 
le  cousin  Pastoureau;  et  l'ami  Clairville  vient  nous 
joindre  le  plus  tôt  qu'il  pourra. 

MADAME    DERVIGIYY. 

C'est  entendu. 

DUPARC. 

Chut!  Voici  ma  fille. 

MADAME    DERVIGNY, 

Il  ne  faut  rien  dire  devant  elle. 

SCÈNE  IX. 

CLAIRVILLE,   DUP ARC,  Madame   DERVIGNY  , 
SOPHIE,  MARIANNE,  JOSEPH. 

MADAME    DERVIGNY. 

Allons  donc,  mon  enfant;  comment  te  trouves-tu  en 
retard ,  toi  qui  ordinairement  es  si  prompte  ?  Nous 
n'avons  pas  de  temps  à  perdre.  Nous  aurons  du  monde , 
beaucoup  de  monde;  des  personnes  qui  viennent  pour 
la  première  fois  chez  mon  gendre. 

DUP  ARC,  a  madame  Deivignj. 

Taisez-vous  donc. 

MADAME    DERVIGNY,   Cl   DuparC. 

Vous  avez  raison.  [Haut.)  Oh  !  tout  cela  se  réduira 
peut-être  à  un  convive  de  plus;  un  jeune  homme,  un 
ami  de  monsieur  Clairville. 

DUPARC,  à  madame  Deivigny. 

Encore. 

SOPHIE. 

Un  ami  de  monsieur  Clairville! 


ACTE   I,    SCENE   IX.  iSy 

MADAME    DERVIGIYY. 

Allons  ,  partons ,  partons.  Marianne ,  Joseph. 

SOPHIE,  à  part. 
Je  ne  crois  pas  m'être  trompée  ;  à  travers  les  rideaux , 
j'ai  vu  ce  jeune  homme  causer  avec  monsieur  Clairville. 
JOSEPH  ,  entrant  en  scène. 
Les  voitures  sont  sur  le  boulevard ,  au  coin  de  la 
rue  de  Varennes. 

DUPARC. 

C'est  bon. 

MADAME  DERViGNY,  appelant. 

Marianne  ! 

MARIANNE ,  entrant  en  scène  chai^gée  de  paquets. 

Eh  !  mais ,  madame ,  quand  il  faut  fermer  toutes  les 
portes ,  descendre  tous  les  paquets.  Voilà  vos  clefs , 
votre  ombrelle,  le  carton  de  dessins  et  la  musique  de 
mademoiselle.  [A  Joseph?)  Toi,  porte  tout  cela  dans 
la  calèche. 

JOSEPH,  prenant  les  paquets. 

Que  je  te  voie  encore  causer  avec  le  portier. 

MARIANNE. 

Si  je  t'avais  cru  si  jaloux,  je  ne  t'aurais  pas  épousé. 

{Joseph  sort.^ 

DUPARC. 

Des  courses  dans  Paris,  une  fête  à  la  campagne, 
une  belle  place  à  donner ,  une  fille  à  marier  ;  que 
d'affaires  !  Embrasse -moi,  mon  enfant.  Sans  adieu, 
belle-mère;  à  tantôt,  Clairville. 

(//  sort.) 

MADAMEDERVIGNY,  à  Sophïe. 

Tu  fais  bien  d'emporter  tes  dessins  et  ta  musique. 
Je  veux  que  tu  brilles ,  qu'on  t'admire.  {Bas  à  Clairville.) 


î58  LES  DEUX  PHILIBERT. 

Ah!  monsieur  Clairville,  si  le  jeune  homme  ressemble 

au  portrait  que  vous   en  faites,  c'est  un  trésor;  mais 

convenez  que  j'ai  un  ange  à  lui  donner  pour  femme. 

[Haut.^  Allons,  viens,  ma  petite  fille.  {A  Clairville?) 

Ne  tardez  pas  ;  nous  vous  attendons  avec  impatience. 

(^Elle  sort  avec  Sophie  et  Marianne.  Philibert 

aîné  paraît  et  se  retire  précipitamment ^  comme 

craignant  d'être  vu  y  au  moment  ou  madame 

Dervignj  sort.  ) 

CLAIRVILLE,    SCul. 

Voilà  une  affaire  qui  marche  plus  vite  que  je  ne 
croyais  :  tant  mieux. 

SCÈNE   X. 

PHILIBERT   AiwÉ,   CLAIRVILLE. 

PHILIBERT  K\^±  ^  accourant. 
Vous  venez  de  causer  avec  madame  Dervigny,  je 
n'ai  pas  osé  me  montrer. 

CLAIRVILLE. 

En  deux  mots ,  j'avais  refusé  de  prendre  l'initiative  ; 
mais  le  père  l'a  prise  avec  moi.  Il  me  pressait  de  lui 
trouver  un  jeune  homme  qui  fût  digne  à  la  fois  de  sa 
fille  et  d'une  place  majeure  dont  le  duc  de  Mircour  lui 
permet  de  disposer.  Je  lui  ai  parlé  de  vous.  Il  s'est 
souvenu  d'avoir  été  l'ami  de  votre  père  ;  il  voulait  vous 
rendre  votre  visite ,  et  voilà  sa  carte  que  je  me  suis 
chargé  de  vous  remettre. 

PHILIBERT  aîné,  prenant  la  carte. 

Il  me  rend  ma  visite  ! 

CLAIRVILLE. 

Attendez  donc.  Il  connaît  monsieur  de  Préval,  mon- 


ACTE  I,  SCENE   X.  169 

sieur  Derlange ,  monsieur  Forlis,  il  est  allé  chez  eux; 
et  si,  comme  je  l'espère,  ces  braves  gens  lui  font  votre 
éloge,  vous  allez  recevoir  une  invitation  cle  venir  au- 
jourd'hui même  dîner  à  sa  maison  de  campagne. 

PHILIBERT    aîné. 

Aujourd'hui  !  chez  son  père  !  avec  elle  ! 

CLAIRVILLE. 

Attendez  donc  ;  un  de  ses  cousins  viendra  vous 
prendre  et  vous  amènera  dans  son  cabriolet. 

PHILIBERT    AIWÉ. 

J'en  mourrai  de  joie. 

CLAIRVILLE. 

Une  bonne  idée.  C'est  aujourd'hui  la  fête  du  village. 
Il  donne  un  bal;  en  attendant  l'invitation  et  le  cousin, 
faites  des  couplets,  une  romance,  une  ronde.  Si  j'ai  le 
temps ,  j'y  adapterai  un  air  de  ma  composition.  A  pré- 
sent que  j'ai  commencé,  je  me  fais  un  point  d'honneur 
d'achever.  Je  vais  brusquer  toutes  mes  affaires  pour 
être  plutôt  avec  vous.  N'oubliez  pas  des  couplets.  De 
l'esprit,  du  sentiment,  quelques  traits  de  génie,  voilà 
tout  ce  qu'il  faut. 

(//  soi^t  en  fredonnant^ 

PHILIBERT    AINE,    Seul. 

Quel  ami  précieux  que  ce  bon  Clairville  !  Quel  hon- 
nête homme  que  ce  monsieur  Duparc!  Voyons  si,  en 
me  promenant,  je  pourrai  trouver  quelques  idées. 
(//  tire  des  tablettes  de  sa  pochée) 


i6o  LES  DEUX  PHILIBERT. 

SCÈNE    XL 

PHILIBERT  aîné,  PHILIBERT  cadet. 

PHILIBERT    CADET. 

Ah  !  te  voilà  donc ,  mon  frère. 

PHILIBERT  AINE,  brusquement. 
C'est  toi ,  mon  frère  ;  que  me  veux-tu  ? 

PHILIBERT    CADET. 

Comme  tu  me  traites  durement!  Ce  que  je  te  veux? 
Je  viens  te  faire  une  querelle. 

PHILIBERT    aîné. 

A  moi  ! 

PHILIBERT    CADET. 

Un  sage ,  un  philosophe ,  déménager  sans  avertir 
ijersonne  !  C'est  bon  pour  nous  autres ,  aimables  vau- 
riens. Qu'en  résulte-t-il?  Hier  soir,  je  donne  un  souper 
délicat,  trop  délicat,  puisque  lorsqu'il  s'agit  de  payer, 
je  me  trouve  dénué  de  fonds.  J'étais  un  peu  gai,  et 
ma  foi  j'ai  trouvé  plaisant  de  prendre  ton  nom  et  ta 
qualité.  Ce  matin,  par  procédé,  je  veux  te  prévenir, 
et  il  me  faut  courir  jusqu'aux  boulevards  des  Invalides 
pour  te  trouver.  Heureusement  j'ai  une  affaire  qui 
m'amène  dans  ce  quartier  :  oui ,  je  viens  chercher  un 
homme  à  qui  mon  ami  Salomon  a  dû  me  recommander. 
Mais  vois  à  quoi  tu  m'exposes,  à  quoi  tu  t'exposes 
toi-même  ;  si  le  traiteur  va  te  chercher  à  ton  ancien 
domicile?.... 

PHILIBERT    aîné. 

On  s'y  est  présenté. 

PHILIBERT    CADET. 

Vois-tu  ? 


ACTE  I,  SCENE  XI.  i6i 

PHILIBERT    AINE. 

On  est  venu  me  relancer  jusqu'ici. 

PHILIBERT    CADET. 

Déjà? 

PHILIBERT    AINE; 

Et  j'ai  payé. 

PHILIBERT    CADET. 

Tu  as  payé  !  tu  as  bien  fait.  J'en  suis  enchanté  pour 
ces  bonnes  gens;  car,  suivant  toute  apparence,  je  les 
aurais  fait  attendre.  Tu  as  payé,  mon  frère!  voilà  un 
trait  !  j'en  pleure  d'attendrissement  et  de  reconnaissance. 
Mais  je  suis  accoutumé  à  tes  belles  actions. 

PHILIBERT    AINE. 

N'as-tu  pas  de  honte  de  mener  ainsi  une  vie  d'aven- 
turier? Sans  reproche,  ne  devrais -je  pas  être  las  de 
venir  à  ton  secours?  Tu  n'as  pas  pu  rester  même  au 
ministère  auquel  je  suis  attaché.  Tu  crois  te  justifier, 
en  disant  que  tu  as  une  mauvaise  tête  et  un  bon  cœur. 
Belle  excuse  !  c'est  celle  de  tous  les  gens  qui  se  con- 
duisent mal.  J'ai  une  mauvaise  tête,  donc  j'ai  un  bon 
cœur.  Très-mauvaise  conséquence.  Oui ,  tu  es  bon  ;  je 
le  sais ,  moi  ;  mais  ceux  qui  ne  te  connaissent  que  par 
tes  folies ,  ne  sont-ils  pas  en  droit  d'en  douter  ?  Que 
leur  importe  ,  d'ailleurs ,  que  tes  fautes  viennent  de 
méchanceté  ou  d'étourderie?....  Mais,  qu'est-ce  que  je 
fais?  Ce  que  je  te  dis-là,  je  te  l'ai  dit  cent  fois;  je 
devrais  être  bien  guéri  de  la  manie  de  te  prêcher  :  je 
me  tais. 

Philibert  cadet. 

Non,  parle,  continue,  continue,  mon  cher  frère;  tu 
as  raison;  je  ne  suis  ton  cadet  que  d'un  an;  et  je  pa- 
rais plus  vieux  que  toi;  et  combien  je  me  trouve  en 
arrière  de  ta  réputation  et  de  ta  fortune  !  Cela  me  fait 
Tome  VIT.  I  T 


i62  LES  DEUX  PHILIBERT. 

honte.  Combien  de  fois  ne  m'est-il  pas  arrivé,  en  me 
faisant  annoncer  quelque  part,  d'entendre  qu'on  se  di- 
sait :  «  Monsieur  Philibert  ;  est-ce  l'homme  de  mérite  ? 
«  Non  ,  c'est  son  frère.  »  —  Tu  conviendras  que  c'est 
fort  désagréable.  Mais  tu  ne  m'écoutes  pas. 

PHILIBERT    aîné. 

Parle,  parle  toujours,  je  t'entends  de  reste. 
{Philibert  aîné  se  promené^  s'assied  sur  un  banc 
devant  sa  porte ,  écrit  sur  ses  tablettes?) 

PHILIBERT    CADET. 

Veux-tu  que  je  te  dise  ?  tout  le  mal  vient  de  ce  que 
j'ai  été  gâté  par  ma  mère,  tandis  que  mon  père  te  fai- 
sait élever  admirablement  dans  un  collège  de  Paris. 
Après  tout,  ces  emplois  que  tu  m'avais  obtenus,  je 
ne  les  ai  plus  :  est-ce  un  si  grand  malheur  ?  Je  ne  veux 
plus  de  place.  Il  me  faut  une  existence  libre,  active, 
indépendante.   Je  veux  faire  des  affaires.   Oui,  mon 
ami,  des  affaires  de  courtage  et  de  commission,  mais 
en  grand ,  d'une  manière  vaste  et  avantageuse  à  mes 
concitoyens.  J'ai  déjà  commencé.  L'homme  que  je  viens 
chercher  dans  cette  rue  précisément,  peut  m'être  très- 
utile  ;  et  tiens,  chez  ce  traiteur,  hier....  c'était  un  petit 
souper  de  spéculation.  Nous  avions   la  maîtresse  du 
commis  d'un  gros  négociant...  Cela  nous  a  coûté  cher, 
parce  que  ces  femmes  aimables....  c'est  gourmand  et 
fort  exigeant  en  fait  de  bonne  chère.  Mais  j'ai  jeté  là 
les  fondements  d'une  affaire....  Tu  verras,  tu  verras. 
Je  ferai  fortune,  je  serai  riche,  très-riche,  et  alors.... 
ah  dieu  !  il  me  serait  si  doux  de  reconnaître  ce  que  tu 
as  fait  pour  moi  !  Je  te  dois  tant;  je  te  dois  tout.  Eprouve 
quelque  malheur  seulement;  j'entends  que  tu  ne  t'a- 
dresses pas  à  d'autre  qu'à  moi. 


ACTE  I,   SCENE  XL  ï63 

PHILIBERT    AINE. 

Je  te  remercie  de  ta  protection,  et  je  ne  manquerai 
pas  de  la  réclamer  en  temps  et  lieu.  En  attendant, 
compte  toujours  sur  mes  services.  Mais  je  t'en  prie, 
n'en  exige  pas  plus  que  je  n'en  peux  rendre. 

PHILIBERT    CADET. 

Fi  donc  !  Pour  avancer  ma  conversion ,  veux-tu  me 
donner  à  dîner  aujourd'hui?  tu  me  feras  de  la  morale, 
je  te  conterai  mes  projets. 

PHILIBERT    aîné. 

Je  ne  peux  pas. 

PHILIBERT    CADET. 

Ah  !  tant  pis.  Heureux  frère  !  tu  es  invité  dans  quel- 
que bonne  maison,  peut-être  chez  ton  ministre.  Mais 
quel  secret  as-tu  donc  pour  plaire  ainsi  à  tout  le  monde, 
pour  te  mettre  sur-le-champ  au  ton  et  au  goût  de 
chacun?  Moi,  quand  je  me  trouve  avec  des  gens  sen- 
sés et  de  mœurs  régulières ,  si  je  veux  prendre  leurs 
manières,  je  suis  gêné;  si  je  veux  m'égayer,  je  sens 
que  je  vais  trop  loin. 

PHILIBERT  AINE,  avec  vwacité. 

Eh!  de  grâce,  laisse-moi....  Mais  je  ne  veux  pas  me 
mettre  en  colère  aujourd'hui.  Je  ne  veux  songer  qu'au 
bonheur  qui  m'arrive. 

PHILIBERT    CADET. 

Vrai  ?  il  t'arrive  un  bonheur.  Que  tu  le  mérites  bien  ! 
Mais  conte -moi  donc... 

PHILIBERT     aîné. 

Allons,  tu  ne  veux  pas  voir  que  je  suis  occupé.  C'est 
moi  qui  te  cède  la  place.  Je  rentre  chez  moi.  [A part ^ 
Aussi-bien,  il  faut  que  je  change  d'habit;....  pour  un 
bal!...  Ma  toilette  m'a  toujours  fort  peu  occupé  ;  mais 

1 1 . 


i64  LES  DEUX  PHILIBERT. 

clois-je  rien  négliger  pour  tâcher  de  plaire....?  J'aurai 
encore  le  temps.... 

(//  rentre  chez  lui  en  relisant  ce  qu'il  a  écrit  sur 
ses  tablettes,  pendant  la  scène. ^ 

PHILIBERT    CADET,  seul. 

Eh  bien  !  c'est  honnête  ;  il  ne  m'offre  pas  seulement 
de  me  montrer  son  nouvel  appartement.  Je  voudrais 
pourtant  bien  savoir  s'il  y  a  une  chambre  pour  moi , 
parce  que  s'il  m'arrivait  de  ne  savoir  oii  aller  coucher... 
Ma  foi ,  un  frère  peut  entrer  sans  façon  chez  son  frère , 

et  en  sortant  de  chez  la  personne  que  je  vais  voir 

J'ai  là  son  nom  (//  tire  un  papier  de  sa  poche.^  :  Mon- 
sieur Duparc ,  ancien  notaire.  Tiens  !  mon  ami  Salo- 
mon  a  oublié  le  numéro...  Mais  je  peux  m'informer... 
Mon  Dieu  !  que  je  suis  content  que  mon  brave  frère 
soit  en  train  d'être  heureux  ! 

SCÈNE  XII. 

PHILIBERT  CADET,  JOSEPH. 

JOSEPH,  un  billet  h  la  main. 
Gomme  les  maîtres  vous  font  courir  ! 

PHILIBERT    CADET. 

Ah!  mon  ami,  êtes-vous  de  ce  quartier? 

JOSEPH. 

Oui,  monsieur. 

PHILIBERT    CADET. 

Pourriez-vous  m'indiquer  la  demeure  d'un  monsieur 
Duparc,  ancien  notaire? 

JOSEPH. 

Vraiment!  c'est  mon  maître. 


ACTE  I,  SCENE  XII.  i65 

PHILIBERT    CADET. 

Eh  bien  !  conduisez-moi ,  annoncez-moi. 

JOSEPH. 

Il  n'y  est  pas.  Il  va  partir  pour  la  campagne,  et  il 
faut  que  j'aille  le  rejoindre  bien  vite  à  l'entrée  du  fau- 
bourg Saint- Antoine.  Le  nom  de  monsieur,  afin  que 
je  lui  dise.... 

PHILIBERT    CADET. 

Philibert. 

JOSEPH. 

Philibert  !  Vous  seriez  monsieur  Philibert?  Eh  bien  ! 
monsieur,  c'est  à  vous  que  j'ai  affaire.  Voilà  un  billet 
que  monsieur  m'a  chargé  de  vous  remettre. 

PHILIBERT    CADET. 

Un  billet  !  pour  moi  ! 

JOSEPH,  remettant  le  billet  a  Philibert  cadet. 
Eh!  oui,  pour  vous.  Le  voilà. 

PHILIBERT  CADET,  prenant  le  billet. 
Pour  moi  !  Je  vois  ce  que  c'est.  Mon  ami  Salomon 
lui  aura  si  bien  parlé  de  moi....  et  sachant  qu'aujour- 
d'hui même  je  devais  me  présenter  chez  lui...  Le  billet 
est  tout  ouvert,  sans  adresse.... 

JOSEPH. 

Monsieur  était  si  pressé....  Lisez. 

PHILIBERT    CADET. 

Lisons.  (//  lit.^  «  Monsieur  Duparc  prie  monsieur 
ce  Philibert  de  lui  faire  l'honneur  de  venir  dîner  au-. 
«  jourd'hui  à  sa  maison  de  campagne.  »  C'est  fort  hon- 
nête. 

JOSEPH. 

De  plus ,  monsieur  m'a  chargé  de  vous  dire ,  que 
son  cousin ,  monsieur  Pastoureau ,  allait  venir  vous 
prendre  et  vous  donner  une  place  dans  son  cabrioleto 


i66  LES  DEUX  PHILIBERT. 

PHILIBERT    CADET. 

Une  place  dans  le  cabriolet  d'un  cousin  !  c'est  encore 
plus  honnête. 

JOSEPH. 

Eh!  tenez,  le  voilà  monsieur  Pastoureau.  J'avais 
averti  son  jockei  en  passant  devant  sa  porte. 

SCÈNE  XIII. 

PHILIBERT  CADET,  JOSEPH,  PASTOUREAU. 

PASTOUREAU,  cVum  VOIX  doucereuse,  et  parlant  de 
la  coulisse. 
Reste  là,  Jacques,  et  prends  garde  que  ma  jument 
ne  se  cabre.  (^Entrant  en  scène.)  Eh  bien!  Joseph,  ce 
monsieur  que  je  dois  emmener,  est-il  là? 

JOSEPH,  montrant  Philibert  cadet. 
C'est  monsieur. 

PHILIBERT    CADET. 

Oui,  monsieur,  c'est  moi-même. 

JOSEPH,  h  Pastoureau. 

Le  fils  d'un  ancien  ami  de  mon  maître ,  à  ce  qu'il 
m'a  dit.  Voilà  ma  commission  faite ,  et  bien  faite.  Je 
vous  laisse. 

{Il  sort.) 

SCÈNE    XIV. 

PHILIBERT  CADET,  PASTOUREAU. 

PASTOUREAU. 

Monsieur,  je  serai  ravi  de  faire  la  route  avec  vous. 


ACTE  I,   SCENE  XIV.  167 

PHILIBERT    CADET. 

Monsieur,  je  serai  trop  heureux,  si  ma  société  peut 
vous  être  agréable. 

PASTOUREAU. 

Dans  le  premier  moment,  j'ai  trouvé  le  cousin  Du- 
parc  un  peu  indiscret  de  me  donner  pour  compagnon 
de  voyage  un  homme  que  je  n'ai  pas  l'honneur  de  con- 
naître ;  mais  la  manière  dont  vous  vous  présentez 

Et  puis,  il  était  l'ami  de  monsieur  votre  père, 

PHILIBERT    CADET. 

Ah  !  mon  père  était  son  ami  ?  c'est  possible.  Je  me 
souviens,  qu'étant  tout  petit,  j'ai  vu  chez  ma  mère  un 
notaire  de  Paris....  (^^ part.)  Le  cousin  Pastoureau  a 
une  petite  voix  douce  qui  prévient  en  sa  faveur. 

PASTOUREAU. 

Monsieur  est-il  déjà  venu  chez  mon  cousin  Duparc? 

PHILIBERT    CADET. 

Jamais. 

PASTOUREAU, 

Charmante  maison ,  point  de  gêne  ;  on  y  est  comme 
chez  soi. 

PHILIBERT    CADET. 

C'est  ce  qu'il  me  faut. 

PASTOUREAU. 

Bosquets  romantiques ,  bonne  table ,  un  billard. 
Jouez-vous  au  billard  ? 

PHILIBERT    CADET. 

Un  peu. 

PASTOUREAU. 

Nous  verrons  votre  force.  Je  suis  un  élève  du  garçon 
du  café  Turc.  Ma  petite  cousine  Sophie  Duparc  est 
une  personne  fort  intéressante.  Je  l'ai  vu  naître  ;  j'étais 


î68  LES  DEUX  PHILIBERT. 

bien  jeune.  Elle  promet  d'avoir  beaucoup  de  sensibilité. 
Mais  nous  causerons  aussi  bien  dans  le  cabriolet  que 
dans  la  rue.  Eh!  Jacques,  ôte  la  couverture  du  cheval. 

(//  sort?) 

PHILIBERT    CADET. 

J'aime  la  campagne ,  moi  ;  on  y  joue  des  proverbes , 
des  charades,  on  y  fait  des  niches.  Comme  je  vais  me 
divertir  chez  mon  ami  Duparc ,  que  je  ne  connais  pas  ! 
PASTOUREAU,  reparaissant  au  fond. 

Venez -vous,  monsieur? 

PHILIBERT    CADET. 

Me  voilà,  monsieur. 

(  //  sort  avec  Pastoureau,  au  moment  ou  Comtois 
entre.  ) 

SCÈNE    XV. 

COMTOIS ,  ET  ENSUITE  PHILIBERT  aîné. 

COMTOIS. 

Je  ne  conçois  pas  mon  maître.  Il  est  d'une  impatience  ! 
PHILIBERT   aîné  ,  entrant  en  scène  et  achevant  de 
s'habiller. 
Comtois! 

COMTOIS. 

Monsieur  ! 

PHILIBERT    aîné. 

Il  n'est  venu  personne  me  demander  ? 

COMTOIS. 

Personne,  monsieur. 

PHILIBERT    aîné. 

Ce  message  tarde  bien.  Oh!  l'on  va  venir,  et  me 


ACTE    I,   SCENE  XVL  169 

voilà  prêt.  Tout  en  m'habillant ,  j'ai  fait  trois  couplets  ; 
et  pour  peu  que  ce  monsieur  avec  qui  je  voyagerai , 
ne  soit  pas  trop  bavard,  j'en  pourrai  faire  un  quatrième 
pendant  la  route.  Cette  invitation  se  fait  bien  attendre. 
Comtois  ,  comment  me  trouves-tu  ? 

COMTOIS. 

A  merveille,  monsieur. 

PHILIBERT    aîné. 

Ail!  mon  cher  Comtois,  jamais  je  n'ai  eu  si  peur  de 
ne  pas  paraître  assez  aimable.  (  Tirant  sa  montre.  ) 
L'heure  se  passe,  et  je  ne  vois  paraître  ni  l'invitation, 
ni  ce  cousin  qui  doit  venir  me  prendre.  Pour  le  coup, 
ce  n'est  pas  sans  raison  que  je  m'alarme.  On  ne  vient 
pas.  Comtois,  frappe  à  cette  porte.  Demande  monsieur 
Duparc,  madame  pervigny,  une  servante,  un  valet. 
Attends,  je  frappe  moi-même.  Mille  chimères,  mille 
idées  fâcheuses  me  passent  par  la  tête. 

[Philibert  aîné  et  Comtois  frappent  tour  a 

tour,  et  a  coups  redoublés ,  a  la  porte  de 

Duparc.  ) 

PHILIBERT    AINE. 

Eh  bien  !  voyez  si  ce  portier  répondra. 

SCÈNE    XVL 

COMTOIS,  PHILIBERT  aîné,  LE  PORTIER. 

LE    PORTIER. 

Eh  !  bon  Dieu  !  voulez  -  vous  briser  notre  porte  ? 
(  Reconnaissant  Philibert  aîné.  )  Ah  !  c'est  vous  !  Par 
ma  foi,  vous  êtes  un  habile  homme.  Ce  matin,  vous 
venez  trop  tôt;  maintenant,  vous  venez  trop  tard. 


170  LES  DEUX  PHILIBERT, 

PHILIBERT    AIFÉ. 

Comment  ! 

LE    PORTIER. 

Ils  sont  tous  partis  pour  la  campagne. 

PHILIBERT    aîné. 

Tous  ? 

LE    PORTIER. 

Tous.. 

PHILIBERT    AIWÉ. 

Et  le  cousin  de  monsieur  Duparc? 

LE    PORTIER. 

Quel  cousin?  Ah  !  monsieur  Pastoureau  ?  il  sera  parti 
de  son  côté. 

PHILIBERT    AIWÉ. 

Que  faire  ?  quel  parti  prendre  ?  Mon  ami ,  savez-vous 
où  est  la  maison  de  campagne  de  monsieur  Duparc  ? 

LE    PORTIER. 

Parbleu!  c'est  à  un  joli  petit  village  entte  Saint- 
Maur,  Vincennes  et  Saint-Mandé. 

PHILIBERT    AIIVÉ. 

Mais  le  nom  de  ce  joli  petit  village  ? 

LE    PORTIER. 

Son  nom  ? 

PHILIBERT    AINE. 

Oui.  Le  savez-vous  ? 

LE    PORTIER. 

Parbleu!  c'est....  attendez  donc.  Je  l'ai  su.  Ils  me 
l'ont  dit  ;  mais  le  premier  cocher  venu  des  petites 
voitures  vous  indiquera  bientôt....  Entre  Vincennes, 
logent ,  Saint  -  Maur ,  Neuilly  -  sur  -  Marne  et  Saint  - 
Mandé.  Mademoiselle  Marianne  dit  que  le  pays  est 
charmant. 

(//  rentre^ 


ACTE   I,  SCENE   XVI.  171 

PHILIBERT    AINE. 

Me  voilà  bien  avancé.  Me  présenter  moi-même, 
seul,  sans  avoir  reçu  d'invitation!...  et  comment  trouver? 
N'importe,  je  chercherai.  Si  je  pouvais  rejoindre  Clair- 
ville;  mais  où  est- il  à  présent?  [A  Comtois?)  Eh  bien! 
tu  restes  là ,  comme  un  terme ,  à  me  regarder.  Va  me 
chercher  une  voiture.  Non  ,  j'y  vais  moi-même. 

COMTOIS. 

Vous  suivrai-je,  monsieur? 

PHILIBERT    AIIVÉ. 

Oui ,  sans  doute  ;  n'aurai-je  pas  besoin  de  toi  pour 
m'informer,  pour  chercher,  quand  je  serai  là;...  et 
quand  y  serai-je?....  Entre  Vincennes,  Saint-Maur  et 
Saint-Mandé...  Je  ne  sais  pas  où  je  vais.  Mais  c'est  égal , 
je  pars. 

COMTOIS. 

Oui ,  partons.  Mon  pauvre  maître  ! 


FIN  DU  PREMIER  ACTE, 


172  LES  DEUX  PHILIBERT. 


ACTE  SECOND. 

La  scène  est  à  la  maison  de  campagne  de  Duparc. 

Le  théâtre  représente  un  salon  donnant  sm-  un  jardin. 


SCENE  I. 

SOPHIE,  MARIANNE. 

MARIANNE. 

Par  ma  foi ,  mademoiselle ,  c'est  un  coup  d'œil  char- 
mant que  celui  d'une  fête  de  village.  Eh  !  mais ,  qu'avez- 
vous  donc?  Je  vous  ai  observée  pendant  la  route;  vous 
étiez  rêveuse,  distraite. 

SOPHIE. 

Puisque  tu  te  piques  de  si  bien  observer,  ma  chère 
Marianne,  n'as -tu  pas  remarqué  comme  ma  bonne 
maman  affectait  de  nous  dire  qu'elle  n'avait  pas  de 
secret,  et  que  je  n'étais  pour  rien  dans  l'entretien 
qu'elle  a  eu  avec  mon  père  avant  notre  départ? 

MARIANNE. 

C'est  vrai. 

SOPHIE. 

J'en  ai  conclu  qu'ils  n'avaient  de  secrets  que  pour 
moi,  et  que  c'est  de  moi  qu'ils  s'occupent. 

MARIANNE. 

Et  de  quelle  affaire  croyez-vous  qu'il  soit  question  ? 


ACTE  II,  SCENE  I.  173 

SOPHIE. 

De  quelle  affaire  peut-il  être  question  pour  une 
jeune  fille?  ' 

MARIANNE. 

D'un  mariage  !  d'un  mariage  pour  vous  !  Ah  !  made- 
moiselle ,  un^  noce  !  quel  plaisir  ! 

SOPHIE. 

Hélas!  sais-je  quel  est  l'homme  qu'ils  me  destinent? 
Quelquefois  j'ai  eu  peur  que  ce  ne  fût  mon  cousin 
Pastoureau. 

MARIANNE,  effrayée. 

Ah  !  mon  Dieu  ! 

SOPHIE. 

Je  suis  un  peu  rassurée  de  ce  côté.  Mais,  que  voulait 
dire  ma  bonne  maman,  en  nous  répétant  que  nous 
aurions  probablement  aujourd'hui  un  convive  de  plus? 

MARIANNE. 

C'est  peut-être  le  futur. 

SOPHIE. 

Le  futur!  Ah!  ma  bonne  Marianne,  si  tu  savais.... 
c'est  que  j'ai  mes  secrets  aussi...  Je  ne  les  ai  révélés  à 
personne....  Depuis  un  mois,  un  jeune  homme.... 

MARIANNE. 

Un  jeune  homme?... 

SOPHIE, 

Je  ne  sais  comment  il  s'y  prend ,  mais  nous  ne  pouvons 
aller  nulle  part,  qu'il  ne  s'y  trouve  en  même  temps 
que  nous.  Le  premier  jour  que  je  le  vis....- je  m'en 
souviens,  il  avait  l'air  en  extase  en  nous  regardant. 
Plus  d'une  fois,  il  m'a  semblé  qu'au  spectacle  il  prêtait 
l'oreille  avec  soin  à  notre  conversation  ;  et , . . . .  te 
l'avouerai-je?  jalouse  involontairement  de  m'en  faire 


Î74  LES  DEUX  PHILIBERT. 

estimer ,  sachant  que  j'étais  observée,  que  j'étais  écoutée 
par  ce  jeune  homme,  je  mettais  encore  plus  de  réserve 
et  de  scrupule  dans  mes  actions,  dans  mes  paroles. 
S'est-il  aperçu  que,  de  mon  coté,  je  cherchais  à  l'en- 
tendre causer  avec  ses  voisins?  Je  ne  sais,  mais  plus 
d'une  fois  aussi  ses  discours  m'ont  touchée ,  attendrie  ; 
et  j'en  étais  si  préoccupée ,  que  je  me  trouvais  fort' em- 
barrassée le  soir,  quand  ma  bonne  maman  me  deman- 
dait mon  opinion  sur  la  pièce  et  sur  les  acteurs. 

MARIANNE. 

Voilà  un  petit  commerce  bien  innocent ,  bien  méri- 
toire ;  il  ne  sert  qu'à  vous  rendre  meilleurs  tous  les  deux. 
On  n'accusera  pas  votre  jeune  homme  d'être  trop  en- 
treprenant. Depuis  un  mois,  se  borner  à  vous  suivre 
dans  les  promenades ,  au  spectacle  ! 

SOPHIE. 

Oh!  sans  doute;  mais.... 

MARIANNE. 

Quoi  ?  mais.... 

SOPHIE. 

Ce  matin ,  il  est  venu  rendre  une  visite  à  mon  père. 

MARIANNE. 

Ah!  ah! 

SOPHIE. 

Et  quand  je  pense  à  l'air  de  mystère  de  mon  père  et 
de  ma  bonne  maman.... 

MARIANNE. 

Est-ce  que  vous  croiriez  que  le  nouveau  convive 
qu'on  attend,  c'est 

SOPHIE. 

Qui? 


Votre  jeune  homme? 


MARIANNE. 


ACTE  II,  SCENE  IL  17^ 

^  SOPHIE. 

Toi-même ,  qu'en  penses-tu  ? 

MARIANNE. 

C'est  possible. 

ê 

SOPHIE. 

Etonne-toi  donc  que  je  sois  inquiète! 

MARIANNE. 

Seriez-vous  fâchée  que  ce  fût  lui? 

SOPHIE. 

Il  doit  m'être  et  il  m'est  bien  indifférent.  Je  crains 
seulement  de  rougir  en  le  voyant.  Je  t'en  prie,  si  tu 
es  là  quand  il  paraîtra,  tâche  qu'il  ne  s'aperçoive  pas 
de  mon  trouble. 

MARIANNE. 

Fiez -vous  à  moi.  Et  puis,  ce  n'est  peut-être  pas  lui. 
Chut  !  monsieur  votre  père  avec  votre  bonne  maman. 
A  votre  ouvrage ,  moi  au  mien ,  et  tâchons  de  devinei 
ce  qu'ils  veulent  nous  cacher. 

(^Sophie  brode  à  un  métier  de  tapisserie,  et 
Marianne ,  d'un  autre  côté,  s'occupe  d'un 
ouvrage  a  l'aiguille.  ) 

SCÈNE   IL 

MARIANNE,  SOPHIE,  DUPARC,  madame 
DERVIGNY. 

DUPARC. 

Vous  me  voyez  ravi ,  enthousiasmé.  S'il  faut  en 
croire  tous  ceux  que  j'ai  interrogés,  je  ne  saurais  mieux 
choisir. 

MADAME    DERVIGNY. 

Prenons  garde  que  Sophie  ne  nous  entende. 


376  LES  DEUX  PHILIBERT. 

DUP  ARC. 

Et  pourquoi  nous  cacherions-nous  d'elle  ? 

MADA.ME   DERVIGNY. 

En  effet;  n'avons -nous  pas  intérêt  à  ce  qu'elle  lui 
paraisse  aimable  ? 

DTjpARC ,  s' approchant  de  Sophie  qui  se  ïeve. 

Bonjour ,  ma  chère  enfant  ;  laisse  donc  là  ton  ouvrage. 
Eh  bien  !  comme  ta  bonne  maman  te  l'avait  annoncé , 
nous  aurons  un  nouveau  convive ,  un  jeune  homme. 

SOPHIE. 

Un  jeune  homme! 

DUPARC. 

Plein  d'esprit ,  du  meilleur  ton ,  fort  instruit ,  d'une 
conduite  exemplaire ,  joignant  aux  qualités  essentielles 
qui  constituent  l'honnête  homme ,  tous  les  petits  talents 
qui  font  l'homme  aimable.  Il  danse  à  ravir,  il  chante 
avec  goût,  il  fait  des  vers,  il  dessine. 

MADAME    DERVIGNY,   buS  CL  DuparC. 

Doucement  donc  ;  vous  en  dites  tant  de  bien ,  qu'elle 
va  l'aimer  avant  de  l'avoir  vu.  (^Haut.)  Certes,  je  suis 
loin  d'avoir  des  idées  sérieuses  sur  ce  jeune  homme  ; 
cependant,  s'il  a  réellement  tout  le  mérite  qu'on  nous 
annonce...  qui  sait?... 

DUPARC,  bas  a  madame  Dervigny. 

Eh!   mais  c'est  vous  qui  en   dites  beaucoup  trop, 
[Haut.)  J'étais  fort  lié  avec  son  père.  Il  se  nomme  Phi- 
libert. Il  m'a  fait  une  visite,  et  je  l'ai  invité. 
SOPHIE,  à  Marianne. 

C'est  lui. 

DUPARC. 

Je  suis  étonné  qu'il  ne  soit  pas  encore  arrivé  ;  j'aurais 
voulu  le  faire  causer,  l'éprouver  en  attendant  le  reste 
de  la  société. 


ACTE  II,  SCENE   ÎII.  177 

MADAME    DERVIGIVY. 

Et  moi  aussi,  je  l'éprouverai;  mais  il  faut  d'abord 
l'éblouir,  lui  plaire.  Il  s'agit  de  paraître  avec  tous  tes 
avantages,  ma  chère  enfant.  Ton  piano?  bon  :  le  voilà. 
Tes  dessins?  Marianne,  étalez-les  négligemment  sur 
cette  table.  Et  ce  soir,  tâche  de  bien  danser. 

SOPHIE. 

Je  ferai  de  mon  mieux.  {^A  Marianne.^  Est-ce  si 
maladroit  d'avoir  trouvé  le  moyen  de  se  faire  inviter 
par  mon  père? 

DU  PARC,  a  madame  Dervignj, 

Savez  -  vous  ma  crainte?  C'est  que  ce  ne  soit  un 
homme  trop  supérieur  ;  je  ne  serais  pas  flatté  d'avoir 
ViXï  gendre  qui  fût  trop  au-dessus  de  moi ,  simple  et  bon 
bourgeois.... 

MADAME    DERVIGMY. 

Oh  !  il  ne  faut  pas  trop  vous  déprécier  ;  et  d'ailleurs , 
s'il  fait  le  bonheur  de  votre  fille..., 

SCÈNE   III. 

SOPHIE,    MARIANNE,    DUPARC,    Madame 
DERVIGNY,  JOSEPH. 

JOSEPH. 

Voilà  monsieur  Pastoureau  qui  descend  de  voiture  ; 
il  est  avec  ce  monsieur  à  qui  j'ai  porté  tantôt  votre 
billet  d'invitation. 

MADAME    DERVIGWY. 

Ah  !  nous  allons  donc  le  voir,  ce  jeune  homme 
aimable. 

DUPARC. 

Spirituel ,  sensible ,  galant. 
,  Tome  VII.  12 


178  LES  DEUX   PHILIBERT. 

SOPHIE. 

Nous  allons  le  voir. 
MADAME  DERViGFY,  à  Sopkîe ,  Cil  arrangeant  ses  che- 
veux et  sa  T^obe. 
Allons,  ma  chère  petite,  ne  tremble  pas,  ne  rougis 
pas  ;  tu  es  charmante  et  tu  vas  lui  tourner  la  tête. 

(^Elle  lui  donne  un  baiser  sur  le  front?) 

JOSEPH. 

Je  lie  sais  ce  qui  lui  est  arrivé  d'heureux ,  mais  il  rit 
aux  éclats. 

DUPARC. 

Eh  bien  !  tant  mieux  s'il  est  gai. 

MADAME    DE  R  VIGNY. 

C'est  une  qualité  de  plus. 

SCÈNE  IV. 

SOPHIE,  MARIANNE,  DUPARC,  Madame  DER- 
VIGNY,  JOSEPH,  PASTOUREAU,  PHILIBERT 

GADET. 

PHILIBERT  CADET,  entî^ant  en  scène  et  se  frottant  la 
jambe. 
Morbleu!  voilà  un  fier  butor. 

DUPARC. 

Qu'est-ce  donc?  qu'avez-vous,  mon  cher  monsieur? 
PHILIBERT  CADET,   toujours  en  sc  frottant  la  jambe. 
Ce  n'est  rien....  J'ai  bien  l'honneur.... 

MADAME    DERVIGWY. 

Vous  vous  êtes  fait  mal? 

PHILIBERT     CADET. 

Au  contraire....  Enchante....  Aie! 


ACTE  II,  SCÈNE  IV.  179 

SOPHIE,  a  Maiianne. 
Ah!  ma  chère,  ce  n'est  pas  lui. 

MARIANNE,  Stupéfaite. 
Ce  n'est  pas  lui  ! 

PASTOUREAU,  entrant  en  scène. 
Y  pensez-vous,  monsieur?  en  descendant  de  voiture 
vous  mêler  à  la  walse  des  villageois! 

PHILIBERT    CADET. 

C'était  une  gaieté...  cela  m'a  bien  réussi...  Ce  gros 
paysan  qui,  en  pirouettant,  me  lance  un  coup  de  pied; 
mais  je  n'y  pense  plus.  C'est  à  monsieur  Duparc  que 
j'ai  l'honneur  de  parler?  Combien  je  suis  sensible  à 
l'aimable  invitation....! 

DUPARC. 

C'est  moi ,  monsieur ,  qui  vous  remercie  d'avoir  bien 
voulu  l'accepter. 

PHILIBERT    CADET. 

Comment  donc,  Monsieur?  je  n'avais  garde  de  re- 
fuser. 

DUPARC. 

-Vous  arrivez  bien  tard,  mon  cousin. 

PHILIBERT    CADET. 

Oh  !  c'est  ma  faute  ;  j'ai  promis  à  monsieur  Pastou- 
reau que  je  le  justifierais, 

PASTOUREAU. 

D'abord,  monsieur  n'a  pas  voulu  que  nous  prissions 
par  le  faubourg  Saint-Antoine. 

PHILIBERT    CADET. 

C'est  vrai.  Ce  faubourg  est  si  long,  si  triste....  {^A 
paj^t.)  Ce  maraud  de  tapissier,  près  les  Enfants-Trouvés, 
qui  prétend  que  je  lui  dois  de  l'argent. 

PASTOUREAU. 

Puis,  il  veut  conduire;  et  entraîné  par  la  chaleur 

1  2. 


i8o  LES  DEUX  PHILIBERT. 

(le  la  conversation,  je  ne  m'aperçois  pas  qu'il  nous  égare 

au  milieu  du  bois  de  Vincennes. 

PHILIBERT    CADET,  €11  Hcint. 

C'est  vrai.  Mais  n'est-ce  pas  que  je  mène  bien  ?  J'ai 
eu  aussi  un  cabriolet  ,•  moi  qui  vous  parle.  [En  saluant 
madame  Derçignj.)  C'est  madame  votre  belle-mère? 
Figure  noble  et  respectable.  {En  s'approchant  de  So- 
phie pour  la  saluer.)  Ab  !  Dieu  ! 

DUPARC. 

Quoi  donc? 

PHILIBERT    CADET. 

C'est  mademoiselle  votre  fille  ? 

DUPARC. 

Oui. 

PHILIBERT    CADET. 

Je  savais  que  j'allais  voir  une  cliarmante  personne  ; 
mais  en  approchant  de  j^iademoiselle ,  on  se  sent  en- 
core plus  émerveillé....  (^A  Duparc.)  Les  traits  de 
mademoiselle    votre    fîUe   me   rappellent    ceux    d'une 

femme....  qui  était  plus  grande fort  passionnée 

Souvenir  cher  et  cruel!  Et  vous  dites  donc,  monsieur 
Duparc ,  que  vous  avez  été  l'ami  de  mon  père  ;  c'était 
un  bien  honnête  homme.  [Prenant  un  ton  grave.) 
Monsieur ,  qu'il  est  honorable  pour  moi  que  vous  vou- 
liez bien  reporter  sur  le  fils  une  partie  de  l'amitié  que 
vous  aviez  pour  le  père  ! 

DUPARC. 

Monsieur,  j'espère.... 
PHILIBERT  CADET,  Serrant  la  main  de  Duparc. 

Monsieur ,  j'espère  aussi   que {^A  Pastoureau.) 

demandez  donc  à  déjeuner. 


ACTE  II,   SCENE  IV.  i8î 

PASTOUREAU. 

Or  çà ,  mon  cher  cousin ,  il  y  a  loin  d'ici  à  l'heure 
du  dîner. 

PHILIBERT    CADET. 

C'est  ce  que  je  disais  au  cousin  pendant  la  route^ 
La  petite  promenade  que  je  lui  ai  fait  faire  dans  le  bois 
de  Vincennes  nous  a  donné  de  l'appétit.  Ne  vous  dé- 
rangez pas  ;  monsieur  Pastoureau  va  me  conduire  à  la 
salle  à  manger. 

DUPARC. 

Eh  !  non ,  c'est  inutile.  Marianne  !  Joseph  !  faites 
servir  quelque  chose  à  ces  messieurs ,  ici ,  dans  ce 
salon. 

PHILIBERT  CADET,  Cl  Marianne. 
Ah!  mon  Dieu!  Mademoiselle ,  presque  rien ,  un  pâté, 
une  volaille  froide.  A  la  campagne ,  on  ne  fait  pas  de 
façons. 

{^Marianne  et  Joseph  sortent  et  rentrent  pres- 
que aussitôt  y  portant  un  déjeuner  qu'ils 
servent  sur  une  petite  table  ronde.  ) 

PHILIBERT    CADET. 

Une  très-belle  maison  que  vous  avez  là ,  monsieur 
Duparc!  je  m'en  accommoderais  bien!  c'est  comme  un 
château.  Ah!  quand  donc  aurai-je,  à  mon  tour,  quel- 
que bonne  petite  propriété! 

DUPARC. 

C'était  une  masure  lorsque  je  l'ai  achetée;  j'y  ai 
dépensé  beaucoup  d'argent.  C'est  moi  qui  ai  dessiné  le 
jardin.  Vous  verrez. 

PHILIBERT    CADET. 

Ah!  oui,  suivant  l'usage  de  tous  les  propriétaires, 
vous  brûlez  de  me  faire  admirer...  Eh  bien!  monsieur 


i82  LES   DEUX  PHILIBERT. 

Duparc,  je  suis  votre  homme,  j'admirerai  tout  ce  que 
vous  voulez  que  j'admire.  Mais  j'aperçois  le  déjeuner  ; 
mettons-nous  à  l'œuvre. 

PASTOUREAU. 

Je  ne  prendrai  presque  rien. 

PHILIBERT    CA.DET. 

C'est  comme  moi. 

PASTOUREAU. 

Je  ne  m'assieds  pas. 

PHILIBERT    CADET. 

Moi,  j'ai  l'habitude  de  manger  assis. 

(  //  s'assied  et  se  sert,  ) 
DUPARC,  à  madame  Dervignj. 
Il  se  met  à  son  aise. 

MADAME    DERVIGNY,  Cl  DuparC. 

Les  jeunes  gens  se  donnent  quelquefois  un  air  d'ai- 
sance pour  cacher  leur  timidité. 

MARiANiN^E,  à  Sophie. 
Ce  n'est  pas  votre  jeune  homme;  mais  il  annonce 
un  joyeux  caractère. 

SOPHIE,  à  Marianne. 
Ah  !  Marianne  ,  quelle  différence  ! 
PHILIBERT  CADET,  tendant  son  verre  a  Joseph. 
Versez ,  mon  cher  ami.  (//  attend  que  son  verre  soit 
plein.  )  Là ,  voilà  ce  que  c'est. 

JOSEPH,  a  part. 
Tiens ,  il  ne  hausse  pas. 
PHILIBERT  CADET,  se  levant pour  boire  a  la  santé  de 
Duparc ,  de  madame  Dervigny  et  de  Sophie. 
Monsieur ,  madame    et    mademoiselle ,  permettez- 
moi.... 


ACTE  II,   SCENE  IV.  i83 

D  u  p  A  R  c ,  S 'inclinant. 
Monsieur...  {A  madame  Deivigny.)  Il  a  peu  d'usage. 

MADAME    DERVIGNY,   Cl  DupavC. 

C'est  de  la  franchise ,  de  la  cordialité. 
PHILIBERT  CADET,  apves  avoir  goûtè  le  vin. 
Excellent  vin  !   Etre   ainsi  propriétaire  d'une  jolie 
maison,  d'une  bonne  cave,  et  père  d'une  demoiselle... 
Vous  êtes  un  heureux  mortel ,  monsieur  Duparc. 

(  //  boit.  ) 
MARIANNE,  regardant  boire  Philibert  cadet. 
Comme  il  boit  ! 

JOSEPH,   a  part. 
C'est  un  gaillard, 
PHILIBERT  CADET,  en posant  son  verre  sur  la 

table ,  et  regardant  Marianne. 
Voilà  une  jeune  servante  qui  a  l'air  bien  éveillé. 
JOSEPH,  passant  entre  Marianne  et  la  table. 
Il  est  peut-être  trop  gaillard. 

MADAME  DERviGNY,  tirant  à  part  Pastoureau, 
pendant  que  Philibert  cadet  boit ,  mange ,  et  re- 
garde Marianne. 

Monsieur  Pastoureau ,  vous  avez  causé  avec  lui  pen- 
dant la  route? 

DUPARC. 

Comment  avez-vpus  trouvé  sa  conversation  .^* 

PASTOUREAU. 

Très  -  amusante  ,  très  -  intéressante  ;  je  lui  crois  une 
vraie  sensibilité,  du  goût.  Il  s'est  récrié  d'admiration 
sur  ma  dernière  romance,  que  je  lui  ai  chantée  ;  vous 
savez  :  Sombres  bosquets.  Il  raisonne  sur  tous  les  jeux, 
et  particulièrement  sur  le  billard,  en  vrai  connaisseur. 
[Haut.)  A  propos  de  billard,  quand  tout  votre  monde 


î84  LES  DEUX   PHILIBERT. 

sera  venu ,  il  faudra  jouer  à  la  poule.  Monsieur  Phili- 
bert, je  voudrais  bien  éprouver  votre  talent. 

PHILIBERT  CADET,   se  levcuU  et pcuiaiit  la 
bouche  pleine. 
Je  suis  à  vos  ordres,  monsieur  Pastoureau. 

DUPAIIC. 

Comment,  vous  allez  au  billard! 

PHILIBERT    CADET. 

Un  second  verre  de  vin,  et  me  voilà* 

JOSEPH,  a  part. 
C'est  le  troisième. 

MARIANNE,  a  pari. 
Il  va  se  griser. 

PHILIBERT    CADET. 

C'est  pour  commencer  à  donner  mon  coup-d'œil 
admirateur  à  votre  maison.  Monsieur  Pastoureau  m'a 
dit  que  vous  aviez  une  salle  de  billard  ornée  avec  une 
élégance  !  et  un  billard  d'une  justesse  ! 

MADAME    DERVIGJYY. 

Si  nous  faisions  de  la  musique  ;  ma  petite-fille  a  une 
nouvelle  romance. 

PHILIBERT    CADET. 

Ah  !  la  romance  !  genre  délicieux.  Vous  savez  com- 
bien il  me  plaît,  monsieur  Pastoureau.  Faites  de  la 
musique.  Quant  à  nous,  partie,  revanche  et  l'honneur, 
et  nous  revenons  entendre  mademoiselle. 

DTJPARC. 

Nous  pourrions  nous  promener. 

PHILIBERT    CADET. 

Il  fait  si  chaud!  nous  avons  le  temps.  Votre  jardin 
est  sans  doute  charmant  ;  mais  ils  se  ressemblent  tous. 
Il  y  a  dans  le  votre  des  arbustes ,  une  chaumière ,  des 


ACTE   If,   SCÈNE  IV.  i85 

rochers ,  peut-être  un  pont  chinois  pour  joindre  deux 
buttes  qu'on  appelle  des  montagnes.  Y  a-t-il  de  l'eau 
sous  votre  pont  ? 

DUPARC. 

Une  rivière. 

PHILIBERT    CADET. 

Je  vous  en  fais  mon  compliment. 

DUPARC. 

Mais  permettez.... 

PHILIBERT    CADET. 

On  vient  à  la  campagne,  c'est  pour  se  divertir;  vous 
avez  un  billard ,  c'est  pour  qu'on  y  joue.  Conduisez-moi, 
monsieur  Pastoureau.  {^A  Diiparc.)  Eli!  mais,  quand 
j'y  pense ,  j'ai  à  vous  parler  d'affaires ,  monsieur  Du- 
parc.  Nous  nous  reverrons,  nous  causerons;  il  me  tarde 
de  vous  ouvrir  mon  ame.  [A part})  Cette  petite  ser- 
vante... [HaïU.)  J'aime  la  joie;  cela  ne  m'empêche  pas, 
quand  il  le  faut,  d'être  grave,  sensible,  sur-tout.  (^Je- 
tant sa  serviette  sur  une  chaise.  )  Me  voilà  en  état  d'at- 
tendre le  dîner.  Allons  jouer  au  billard. 

(  //  sort.  ) 

PASTOUREAU. 

Oui,  au  billard. 

(  //  sort.  ) 

MARIANNE. 

Il  me  regarde  plus  que  mademoiselle  ;  c'est  flatteur. 
(Elle  sort  en  emportant  une  partie  du  déjeuner.) 

"      JOSEPH. 

J'ai  fort  mauvaise  opinion  de  cet  homme-là;  il  mange 
fort,  il  boit  sec,  il  parle  la  bouche  pleine,  et  il  lorgne 
ma  femme. 

(//  sort  en  emportant  le  reste  du  déjeuner.) 


i86  LES  DEUX  PHILIBERT. 

SCÈNE  V. 

DUPARC  ,  Madame  DERVIGNY  ,  SOPHIE. 

DUPARC. 

C'est  déjà  loin  de  ce  que  j'attendais Vous  con- 
viendrez qu'il  ne  brille  pas  par  la  politesse Criti- 
quer mon  jardin  avant  de  l'avoir  vu  !  courir  du  dé- 
jeuner au  billard! 

MADAME    DERVIGNY, 

Oh!  il  faut  voir;  il  ne  faut  pas  précipiter  son  juge- 
ment. Et  puis,  n'est-ce  pas  monsieur  Pastoureau  qui 
l'entraîne  ? 

DUPARC. 

Oui  ;  il  ne  faut  pas  se  hâter  de  prononcer  :  mais  je 
vous  réponds  qu'ils  ne  feront  qu'une  partie.  Je  les  re- 
joins ;  je  m'empare  à  mon  tour  de  monsieur  Philibert. 
Je  vois  qu'il  est  de  bonne  humeur,  de  bon  appétit, 
c'est  fort  bien  ;  mais  ces  qualités  du  cœur  et  de  l'esprit 
qu'il  possède ,  m'a  - 1  -  on  dit ,  à  un  si  haut  degré  ,  je 
suis  impatient  de  les  admirer.  Moi  qui  craignais  qu'il 
ne  valût  mieux  que  moi  !  je  suis  rassuré  :  ce  n'est  pas 
un  aigle. 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE  VI. 

Madame  DERVIGNY,  SOPHIE. 

SOPHIE,  a  part. 
Voilà  mon  illusion  détruite. 

MADAME     DERVIGNY. 

Et  toi,  mon  enfant,  qu'en  dis-tu? 


ACTE  II,  SCÈNE  VIL  187 

SOPHIE. 

Je  suis  si  surprise ,  si  troublée ,  qu'en  vérité  la  pa- 
role me  manque.  D'après  vos  discours  et  ceux  de  mon 
père,  je  m'étais  fait  une  idée J'avais  conçu  un  es- 
poir...; je  me  suis  bien  trompée. 

MADAME     DERVIGNY. 

Ah!  voilà  comme  sont  les  jeunes  filles;  elles  se  pré- 
viennent sur-le-champ...  Eh  bien!  quoi?  on  nous  avait 
annoncé  un  jeune  homme  doux,  timide,  modeste  :  il 
se  trouve  qu'il  est  vif,  franc  et  jovial.  Il  y  a  compen- 
sation. 

SOPHIE. 

Ah  !  ma  bonne  maman  ;  vous  êtes  bien  indulgente, 

MADAME    DERVIGNY. 

N'es-tu  pas  un  peu  trop  sévère? 

SOPHIE. 

Est-ce  que  vous  ne  voyez  pas  déjà  en  lui  un  pauvre 
jeune  homme  qui  ne  réfléchit  ni  avant  déparier,  ni 
avant  d'agir,  un  homme  sans  éducation,  qui  veut  se 
donner,  parfois,  un  air  de  bonne  compagnie,  et  un 
étourdi  qui  se  croit  sensible? 

MADAME     DERVIGNY. 

Elle  a  de  l'esprit,  ma  petite  -  fille!....  Il  pourrait 
avoir  un  meilleur  ton;  mais  s'il  a  du  jugement,  un  bon 
cœur.... 

SCÈNE   VIL  , 

Madame  DERVIGNY,  SOPHIE,  MARIANNE, 

MARIANNE. 

Voilà  tout  notre  monde  qui  nous  arrive  ;  la  cour  est 
déjà  pleine  de  voitures. 


i88  LES  DEUX  PHILIBERT. 

MADAME     DERVIGIVY. 

Va  faire  les  honneurs  de  la  maison,  ma  chère  en- 
fant; tu  t'y  entends  si  bien?  J'attends  ici  mon  gendre 
et  monsieur  Phihbert.'Nous  en  serons  contents;  il  te 
paraîtra  aimable,  j'en  réponds  :  il  est  impossible  que 
Clairville  et  tant  d'honnêtes  gens  qui  en  ont  parlé  à 
monsieur  Duparc,  se  soient  trompés,  ou  se  soient  en- 
tendus pour  nous  tromper. 

SOPHIE. 

Ah!  monsieur  Clairville,  j'aime  à  croire  pour  votre 
honneur  que  vous  avez  d'autres  amis  qui  valent  mieux 
que  celui-là. 

{^Elle   sort.  ) 

MARIANNE. 

Ma  foi ,  madame ,  je  ne  sais  pas  si  ce  monsieur  Phi- 
libert a  beaucoup  de  mérite  ailleurs,  mais  il  n'en  man- 
que pas  au  billard,  toujours.  Je  viens  de  traverser  la 
salle  :  en  un  tour  de  main  ,  il  a  pris  je  ne  sais  combien 
de  points  à  monsieur  Pastoureau.  Et  tenez,  la  partie 
est  finie  ;  le  pauvre  monsieur  Pastoureau  est  battu.  Voilà 
monsieur  qui  vient  avec  le  vainqueur. 

MADAME    DERVIGNY. 

Laisse -nous....  Non  :  je  sors  avec  toi.  Je  vais  rece- 
voir mon  monde  et  je  reviens.  L'entretien  est  d'une 
grande  importance,  et  je  suis  bien  aise  d'avoir  tout 
mon  temps  à  moi. 

(  Elle  sort  cwec  Marianne.  ) 


ACTE  II,    SCENE   VIII.  189 

SCÈNE    VIII. 

DUPARC,  PHILIBERT  cadet. 

PHILIBERT  CADET,  parlant  de  la  coulisse. 
Je  suis  beau  joueur ,  monsieur  Pastoureau ,  et  je  ne 
m'en  irai  pas  sans  vous  donner  votre  revanche. 

DUPARC. 

Le  billard  a  donc  bien  de  l'attrait  pour  vous,  jeune 
homme  ? 

PHILIBERT    CADET. 

Beaucoup  d'attrait,  je  ne  m'en  cache  pas.  Avez- 
vous  vu  comme  j'ai  lestement  gagné  cette  première 
partie?  Je  pourrais  céder  des  points  à  l'élève  du  café 
Turc.  Laissons  cela.  Vous  avez  désiré  me  parler, 

DUPARC. 

Oui ,  monsieur. 

PHILIBERT    CADET. 

Moi-même,  j'ai  de  grands  projets  à  vous  confier. 

DUPARC. 

Eh  bien!  monsieur,  causons. 

PHILIBERT    CADET. 

Causons. 

DUPARC. 

C'est  d'après  le  témoignage  de  plusieurs  de  vos 
amis  que  nous  avons  cherché  à  faire  connaissance  avec 
vous. 

PHILIBERT    CADET. 

De  plusieurs  de  mes  amis  ! 

DUPARC. 

Oui. 


igo  LES  DEUX  PHILIBERT. 

PHILIBERT    CADET. 

C'est  possible.  J'ai  cru  qu'il  n'y  en  avait  qu'un  ;  tant 
mieux  s'il  y  en  a  plus. 

DUPAPlC. 

Tous  m'ont  vanté  vos  excellentes  qualités. 

PHILIBERT    CADET. 

Monsieur,  ces  amis-là  sont  bien  bons,  et  je  leur  ai 
beaucoup  d'obligation. 

DUPARC. 

Mais  pour  que  nous  vous  accordions  tout-à-fait  notre 
estime,  il  est  bon  que  vous  vous  fassiez  connaître  par 
vous-même. 

PHILIBERT    CADET. 

C'est  juste.  Je  vous  dirai  d'abord ,  monsieur ,  pour 
vous  rendre  votre  politesse,  qu'on  m'a  parlé  de  vous 
comme  d'un  homme  plein  de  probité ,  fort  habile ,  et 
qui,  ayant  la  confiance  de  plusieurs  très-riches  parti- 
culiers, pouvait  être  très -utile  aux  jeunes  gens  qui 
voulaient  faire  des  affaires. 

DUPARC. 

Plaît-il,  monsieur? 

PHILIBERT    CADET. 

Oh  !  c'est  la  vérité.  Vous  avez  beau  repousser  l'éloge, 
je  sais  que  vous  le  méritez.  Quant  à  moi,  vous  avez 
connu  mon  père;  ainsi  je  n'ai  rien  à  vous  apprendre 
sur  ma  famille.  J'ai  eu,  comme  tant  d'autres,  une  jeu- 
nesse un  peu  dissipée.  Il  est  temps  de  mettre  un  terme 
à  mes  fredaines  et  à  mes  caravanes.  Quand  on  a  de 
l'ame  et  des  sentiments,  on  ne  doit  jamais  perdre  cou- 
rage. 

DUPARC. 

Eh!  mais,  voilà  des  aveux.... 


ACTE  lï,  SCENE  VIII.  191 

PHILIBERT    CADET. 

Bien  francs,  n'est-il  pas  vrai?  Je  ne  cherche  pas  à 
me  faire  meilleur  que  je  ne  suis.  L'hypocrisie!  ah  dieu! 
quel  vice  affreux! 

DUPARC. 

Eh!  mais,  monsieur,  n'êtes-vous  pas  attaché  au  mi- 
nistère des  affaires  étrangères? 

PHILIBERT    CADET. 

Je  l'étais;  je  ne  le  suis  plus. 

DUPARC. 

Comment  ? 

PHILIBERT     CADET 

On  m'a  fait  des  injustices,  un  passe-droit  d'une 
iniquité  révoltante  :  j'ai  quitté ,  comme  précédemment 
j'avais  quitté  bien  d'autres  places.  Je  peux  m'en  passer. 

DUPARC. 

Vous  m'étonnez  beaucoup  ;  d'après  ce  que  m'avaient 
dit  les  personnes  que  je  me  suis  permis  d'interroger 
sur  vous.... 

PHILIBERT    CADET. 

Eh  bien  !  que  vous  ont-elles  dit  ces  personnes  ? 

DUPARC. 

Rien  qui  annonçât  ces  beaux  projets  d'affaires. 

PHILIBERT     CADET. 

Ecoutez  :  j'ai  cru  n'en  devoir  faire  confidence  qu'à 
mon  ami  Salomon.  Vous  connaissez  mon  ami  Salomon  ? 

DUPARC. 

Salomon!  Ah!  un  joaillier,  un  juif. 

PHILIBERT    CADET, 

Très-riche ,  très-considéré ,  ne  prêtant  que  de  grosses 
sommes,  ne  prêtant  pas  à  tout  le  mond>e«  {A part.)  Je 
le  sais;  malgré  notre  amitié.... 


192  LES   DEUX  PHILIBERT. 

DUPARC. 

Je  l'ai  vu  hier;  il  m'a  parlé  d'un  jeune  homme.... 

PHILIBERT    CADET. 

C'est  moi. 

DUPARC. 

C'est  vous  ! 

PHILIBERT    CADET. 

Moi-même  :  jeune  homme  délicat,  actif,  et,  j'ose  le 
dire,  capable  de  conduire  un  vaste  bureau  d'agence. 
Affaires  contentieuses  ou  administratives,  civiles  ou 
militaires;  j'embrasse  tout,  j'entreprends  tout.  J'ai  déjà 
en  vue  un  excellent  commis;  et  dès  que  j'aurai  un 
premier  client,  je  fais  imprimer  et  distribuer  mon 
prospectus. 

DUPARC. 

Votre  prospectus! 

PHILIBERT    CADET. 

C'est  de  vous ,  mon  cher  monsieur  Duparc,  que  j'at- 
tends ce  premier  client.  Soyez  mon  père. 

DUPARC. 

Votre  père! 

PHILIBERT     CADET. 

Oui,  mon  appui,  mon  protecteur;  vous  y  trouve- 
rez votre  compte. 

DUPARC,  a  part. 

Je  m'y  perds.  {Haut.^  Mais,  monsieur,  savez -vous 
bien  quelle  est  l'existence  d'un  agent  d'affaires? 

PHILIBERT    CADET. 

Si  je  le  sais?  A  huit  heures  chez  les  négociants,  les 
banquiers  et  les  jurisconsultes;  à  dix  heures  au  palais 
et  dans  les  ministères  ;  à  midi  chez  Tortoni  ou  quel- 
qu'autre,  suivant  le  quartier  où  l'on  se  trouve;  à  trois 


ACTE   II,   SCENE   VIIL  193 

heures  à  la  bourse  ou  au  bois  de  Boulogne;  a  six  on 
a  fait  sa  toilette  et  l'on  dîne;  à  huit  au  balcon  ou  au 
foyer  de  quelque  spectacle;  à  toute  heure  et  par -tout 
des  affaires;  et  le  lendemain  on  recommence. 

DUPARC. 

Voilà  une  journée  bien  remplie. 

PHILIBERT    CADET. 

Oui.  On  s'enrichit  et  on  s'amuse.  Cela  me  convient; 
car  je  veux  gagner;  pourquoi?  pour  dépenser  :  la  vie 
est  si  courte?  Que  je  réussisse,  et  je  fais  de  ma  maison 
le  rendez-vous  de  tous  les  plaisirs. 
DUPARC,  a  part. 

Allons,  allons.  J'en  ai  assez  entendu. 

PHILIBERT    CADET. 

Eh  bien!  monsieur  Duparc. 

DUPARC. 

Eh  bien!  monsieur,  cet  entretien  a  suffi  pour  fixer 
l'opinion  que  je  dois  avoir  de  vous. 

PHILIBERT  CADET,  lui  setTaiU  la  main. 
Je  le  crois  et  j'en  suis  enchanté.  {A parti)  Me  voilà 
très-bien  dans  l'esprit  de  l'ancien  notaire. 
DUPARC,  a  paît. 
Est-ce  que  ce  serait  une  mystification  que  Clairville 
aurait  voulu  nous  faire? 

PHILIBERT    CADET. 

Ainsi ,  nous  nous  reverrons  à  Paris. 

DUPARC. 

Oui,  à  Paris. 

PHILIBERT    CADET. 

Aujourd'hui  ne  songeons  qu'à  rire.  Nous   sommes 
ici  pour  cela. 

DUPARC. 

C'est  vrai.  (^A  part.)  Il  ne  m'amuse  guère.  Je  sors, 
Tome  FIL  l3 


T94  LES  DEUX  PHILIBERT. 

car  je  finirais  par  m'emporter.  {^A  madame  Dejvignj 
qui  paraît.^  Causez  avec  lui ,  vous  m'en  direz  des  nou- 
velles. 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE    IX. 

PHILIBERT  CADET,  Madame  DERVîGINY. 

MADAME     DERVIGNY. 

Oui ,  à  mon  tour  à  présent. 

PHILIBERT    CADET. 

Je  ne  vois  pas  ce  qui  m'empêcherait  de  retourner 
au  billard. 

(//  va  pour  sorti?'  et  rencontre  madame  DeTvignj.^ 

MADAME    DERVIGJNY. 

Monsieur  Philibert. 

PHILIBERT    CADET. 

Madame. 

MADAME    DERVIGNY. 

Je  suis  bien  aise  aussi  d'avoir  une  conversation  avec 
vous. 

PHILIBERT    CADET. 

Madame ,  c'est  beaucoup  d'honneur.... 

MADAME    DERVIGNY. 

Vous  avez  cherché  à  vous  lier  avec  mon  gendre,  et 
nous  nous  sommes  empressés  de  vous  inviter.  Notre 
maison  est  fort  agréable.  Nous  donnons  des  bals ,  des 
concerts,  et  quand  on  a  vos  talents.... 

PHILIBERT    CADET. 

Oh!  mes  talents. 


ACTE  II,  SCÈNE  IX.  îqS 

MA.DAME     DERVIGNY. 

On  nous  avait  bien  dit  que  vous  étiez  modeste. 

PHILIBERT    CADET. 

J'ai  quelque  sujet  de  l'être. 

MADAME    DERVIGNY. 

Vous  êtes  excellent  musicien? 

PHILIBERT    CADET. 

Je  joue  la  contre-danse. 

MADAME    DERVIGNY. 

Vous  dessinez? 

PHILIBERT    CADET. 

Pour  m'amuser,  je  crayonne. 

MADAME    DERVIGNY, 

Vous  faites  des  vers? 

PHILIBERT    CADET. 

Des  vers  !  moi  ! 

MADAME    DERVIGNY. 

Ne  vous  en  défendez  pas.  Mon  gendre  et  moi ,  nous 
aimons  beaucoup  la  poésie. 

PHILIBERT    CADET. 

Oh!  alors....  {^A part.)  Peste!  on  me  suppose  bien 
habile. 

MADAME    DERVIGNY. 

Mais  ce  que  j'estime  plus  que  le  talent,  c'est  le  ca- 
ractère. 

PHILIBERT    CADET. 

Le  mien  est  excellent. 

MADAME    DERVIGNY. 

C'est  la  conduite,  ce  sont  les  mœurs. 

PHILIBERT    CADET. 

Ah!  sous  ce  rapport.... 


196  LES  DEUX  PHILIBERT. 

MADAME      DERVIGNY. 

On  nous  a  fait  de  vous  un  éloge  qui  ne  laisse  rien 
à  désirer. 

PHILIBERT    CADET. 

En  vérité  I 

MADAME    DERVIGNY. 

Tenez  ,  monsieur  Philibert ,  je  suis  une  bonne 
femme,  qui  ne  sait  pas  cacher  ce  qu'elle  a  dans  le 
cœur;  d'ailleurs,  ce  que  j'ai  à  vous  dire  ne  nous  en- 
gage à  rien.  Mon  gendre  n'est  plus  là.  Est-ce  que  vous 
n'avez  jamais  songé  à  vous  marier  ? 

PHILIBERT    CADET. 

Mais....  je  ne  dis  pas  que,  s'il  se  présentait  un  bon 
parti,  sur-tout  une  femme  aimable....  aimante.... 

MADAME    DERVIGNY. 

Je  sais  ce  qui  vous  attire  ici. 

PHILIBERT    CADET. 

Vous  savez.... 

MADAME    DERVIGNY. 

Quand  il  n'y  aurait  que  la  vive  impression  qu'à  pro- 
tluite  sur  vous  la  vue  de  ma  petite-fille. 

PHILIBERT    CADET. 

Impression  bien  naturelle. 

MADAME    DERVIGNY. 

Oh!  oui,  bien  naturelle.  Nous  savons  que  vous  la 
trouvez  jolie. 

PHILIBERT    CADET. 

Charmante. 

MADAME    DERVIGNY. 

Parfaite ,  voilà  le  mot. 

PHILIBERT    CADET. 

Oui,  madame,  parfaite.  i^A pm^t.^  Est-ce  qu'on 
croirait  ?....  Ma  foi  ! 


ACTE  II,   SCENE   X.  197 

MADAME    DERVIGIVY. 

Soyez  franc ,  vous  l'aimez. 

PHILIBERT    CADET. 

Eh  bien!  oui,  madame,  je  l'aime.  {^^-4  part.)  Et 
pourquoi  pas? 

MADAME    DERVIGNY. 

Eh  bien!  monsieur,  c'est  à  vous  à  justifier  la  répu- 
tation qui  vous  a  précédé. 

PHILIBERT    CADET. 

Ah  !  diable  ! 

MADAME    DERVIGJNY. 

Et  vous  pouvez  espérer.... 

PHILIBERT    CADET. 

Oui,  madame,  je  m'amenderai,  je  nie  corrigerai. 

MADAME    DERVIGFY. 

Comment  vous  vous  corrigerez  ? 

PHILIBERT    CADET. 

C'est-à-dire,  je  conserverai  le  peu  de  vertus  qui  me 
restent;  je  tâcherai  d'y  joindre  celles  qui  me  manquent, 
et  si  j'ai  le  bonheur  de  devenir  le  gendre  de  monsieur 
votre  gendre Ah  Dieu!  quelle  félicité,  quelle  ten- 
dresse ,  quel  délicieux  avenir  !  (  ^  part.  )  Me  voilà 
lancé. 

MADAME    DERVIGNY,    Cl  part. 

Ce  jeune  homme  est  vraiment  original  !  Poursui- 
vons. 

SCÈNE   X. 

PHILIBERT   CADET,  MA.DAME  DERVIGNY, 
JOSEPH. 

.1  O  s  E  P  H.^ 

Madame. 


îgS  LES  DEUX  PHILIBERT. 

MADAME    DERVIGNY. 

Qu'est-ce  ? 

JOSEPH. 

J'ai  à  vous  parler. 

MADAME  DER VIGNY,  à  Philibert  cadet. 
Vous  permettez? 

PHILIBERT    CADET. 

Liberté ,  entière  liberté. 

JOSEPH,  bas  à  madame  Dervigny. 

Monsieur  Derlac,  le  gros  commissaire  des  guerres  et 
sa  petite  femme ,  qui  viennent  d'arriver ,  ont  paru 
tout  étonnés  de  voir  ici  ce  monsieur  Philibert. 

PHILIBERT    CADET,    Cl  part. 

Parbleu  !  qui  m'aurait  dit  qu'on  me  croirait  et  que 
je  deviendrais  amoureux ,  m'aurait  bien  surpris. 
JOSEPH,  a  madame  Derçignj. 

Monsieur  vous  prie  de  venir  le  trouver  tout  de  suite. 
Il  paraît  que  monsieur  Derlac  a  fait  à  monsieur  des 
révélations  fâcheuses  sur  ce  jeune  homme. 

MADAME    DERVIGFY. 

Ail  !  mon  Dieu  !  Eh  !  mais  ,  alors ,  comment  Clair- 
ville  a-t-il  pu  nous  engager ?  (.^  Philibert  cadet.) 

Pardon ,  monsieur ,  on  m'appelle. 

{Elle  sort  avec  Jjoseph.) 
PHILIBERT  CADET ,  suivant  madame  Den^igiij. 
Madame,  puis-je  me  flatter  que  j'aurai  le  plaisir  de 
vous  revoir....? 

SCÈNE    XL 

PHILIBERT    CADET,    SEUL. 

Je  n'en  reviens  pas.  Est-ce  que  la  jeune  personne , 


ICTE   II,  SCENE  XIL  199 

comme  dans  certains  romans ,  éprise  de  moi  à  mon 
insu....?  c'est  possible.  Oui,  c'est  cela.  Nous  autres, 
mauvais  sujets  ,  nous  inspirons  parfois  des  passions  à 
des  douairières,  à  des  héritières,  et  nous  finissons  par 
être  d'excellents  maris.  C'est  qu'il  y  a  dans  cette  mai- 
son un  air  d'opulence  qui  vraiment  fait  plaisir  à  voir  ; 
des  chevaux ,  des  valets ,  une  bonne  cave  !  comme  je 
ferais  sauter  tout  cela!  Philibert,  mon  ami,  tâchez  de 
vous  bien  conduire.  C'est  le  cas,  plus  que  jamais,  de 
vous  observer,  de  prendre  un  air  de  sagesse.  Mais  quel 
bonheur  !  comme  je  danserai  à  ma  noce  !  ta  la  la  ra  la  ; 
la  Monaco,  ta  la  la  la  ra. 

(//  chante  ^  danse  et  se  frotte  les  mains.  ^) 

SCÈNE   XIL 

PHILIBERT  CADET,  MARIANNE. 

MARIANNE,  vojant  dauser  Philibert  cadet. 
Vous  voilà  bien  gai ,  monsieur. 

PHILIBERT  CADET,  S 'interrompant. 
Ahî  c'est  la  petite  servante. 

MARIANNE. 

J'ai  cru  madame  ici. 

(  Elle  va  pour  sortir.  ) 
PHILIBERT  CADET,  la  retenant. 
Ecoutez  donc  ,  la  belle  enfant.  (  ^  part.  )   Elle  est 
vraiment  gentille,  éveillée  et  fort  appétissante. 

MARIANNE. 

Laissez-moi,  Jiionsieur;  mon  mari  m'a  défendu  de 
me  trouver  seule  avec  vous. 


200  LES  DEUX  PHILIBERT. 

PHILIBERT    CADET. 

Eh  !  mais ,  c'est  donc  un  brutal ,  un  homme  qui  ne 
sait  pas  vivre  que  ce  mari.  Oh  !  parbleu  !  (  //  regarde 
si  personne  ne  vient.)  Il  n'y  a  personne.  Je  veux  com- 
mencer la  connaissance  entre  nous.... 

(  //  cherche  a  l'embrasser.  ) 

MARIANNE. 

Finissez,  monsieur,  ou  je  vais  appeler. 


SCÈNE  XIIL 

PHILIBERT  CADET,  MARIANNE,  Madame  DER- 
VIGNY,  DUPARC,  JOSEPH. 

JOSEPH,  entrant  au  moment  ou  PJiilibert  cadet  em- 
brasse sa  femme. 
Oh  !  oh  ! 

MARIANNE. 

Ciel  !  mon  mari  ! 

PHILIBERT    CADET. 

Ah!  diable!  je  me  laisse  surprendre  par  le  mari! 

JOSEPH. 

Morbleu!  madame;  morbleu!  monsieur;  voilà  une 
belle  action  pour  le  premier  jour  que  vous  venez  chez 
nous. 

MADAME  DERviGNY,  entrant  avcc  Duparc. 

Eh!  bien,  qu'est-ce  donc  que  tout  ce  bruit? 

PHILIBERT    CADET,   Cl  part. 

Oh  !  c'est  bien  pis  :  la  grand'mère  avec  son  gendre  ! 

JOSEPH. 

Monsieur  qui  veut  embrasser  ma  femme,  et  madame 
qui  ne  se  défend  que  juste  autant  qu'il  faut  pour  céder. 


ACTE   II,   SCENE   XIV.  201 

MARIANNE. 

Je  suis  innocente  ;  je  me  défendais  d'aussi  bon  cœur 
que  monsieur  m'attaquait. 

PHILIBERT    CADET,    h  part. 

Là  î  au  moment  où  je  me  recommande  à  moi-même 
de  m'observer. 

MADAME     DERVIGNY. 

Eh  !  quoi ,  monsieur  ? 

DUPARC. 

A  merveille,  jeune  homme. 

PHILIBERT    CADET. 

Madame Monsieur (^  A  part.)  Parbleu!  c'est 

avoir  du  malheur. 

JOSEPH. 

Ventrebleu  !  ai-je  tort  d'être  jaloux  ? 

MARIANNE. 

Oui,  tu  as  tort;  et  je  t'assure.... 

MADAME    DERVIGN  Y. 

Sortez. 

PHILIBERT    CADET. 

Quelle  catastrophe  ! 

(  Marianne  et  Joseph  sortent.  ) 

SCÈNE  XIV. 

PHILIBERT  CADET,  Madame  DERVIGNY, 
DUPARC. 

MADAME    DERVIGNY. 

Ah!  monsieur  Philibert,  voilà  un  trait!.... 


PHILIBERT    CADET. 

Madame,  vous  concevez...  Nous  autres  jeunes  gens. 


202  LES  DEUX  PHILIBERT. 

le  cœur  n'y  est  pour  rien....  Ce  sont  de  ces  distrac- 
tions.... à  la  campagne....  {^A part.^  Je  sens  que  je 
m'embrouille.  (^Haut.)  Faut-il  m'en  vouloir  pour  une 
plaisanterie  ? 

DU  PARC. 

Est-ce  aussi  une  plaisanterie  que  votre  conduite 
avec  monsieur  Derlac  ? 

PHILIBERT     CADET. 

Derlac  !  le  gros  commissaire  des  guerres  ? 

DUPARC. 

Il  vient  de  me  la  raconter. 

PHILIBERT    CADET. 

Il  est  ici!  [A part^  Encore  un  malheur;  je  ne  puis 
aller  nulle  part  sans  trouver  un  créancier.  (Haut?)  Eh 
bien!  Derlac!  je  serai  enchanté  de  le  voir  :  c'est  mon 
ami  ;  je  l'ai  connu  quand  j'étais  dans  les  vivres.  Est-ce 
qu'il  vous  aurait  dit  du  mal  de  moi  ?  C'est  singulier. 
Ah!  je  vois  ce  que  c'est.  Tenez,  il  faut  vous  méfier  de 
lui.  Voici  le  fait.  Il  m'en  veut  parce  qu'entre  nous,  sa 
petite  femme  est  fort  jolie,  et  ma  foi.... 

DUPARC. 

Eh  !  mais,  l'excuse  est  encore  pire  que  la  chose. 

PHILIBERT    CADET. 

Eh  !  non ,  parce  que  ses  soupçons  n'avaient  pas  le 
sens  commun;  il  y  avait  encore  plus  de  jalousie  de  la 
part  du  mari ,  que  de  coquetterie  de  la  part  de  la 
femme. 

MADAME    DERVIGNY. 

Madame  Derlac  est  une  femme  respectable. 

PHILIBERT    CADET. 

Aussi ,  loin  de  contester  ses  vertus ,  je  veux  que  le 
diable  m'emporte.... 


ACTE  II,  SCÈNE  XIV.  2o3 

MADAME    DERVIGNY. 

Plaît-il,  monsieur? 

PHILIBERT    CADET. 

Eh  !  non,  je  ne  veux  pas  que  le  diable  m'emporte. 
{A part.)  Morbleu!  je  m'échappe  toujours. 

MADAME    DERVIGNY,    Cl  part. 

Ah!  quel  mauvais  ton! 

DUPARC. 

Eh  !  monsieur,  il  ne  s'agit  ni  de  la  coquetterie  de  la 
femme,  ni  de  la  jalousie  du  mari. 

PHILIBERT    CADET. 

Qu'est-ce  donc  alors?  Derlac  se  serait-il  permis  de 
parler  de  moi  d'une  manière  offensante  ?  Je  ne  suis  pas. 
homme  à  le  souffrir.  Je  vais  le  trouver. 

DUPARC. 

Eh  !  quoi  ?  une  scène  ,  une  querelle  chez  moi  1 

PHILIBERT    CADET. 

Vous  avez  raison,  point  de  scène;  et  même  par  égard 
pour  vous,  je  vous  promets  de  lui  faire  bonne  mine; 
d'ailleurs  il  m'en  veut,  moi  je  ne  lui  en  veux  pas.  Il 
vous  aura  peut-être  dit  que  je  lui  dois  de  l'argent;  c'est 
possible;  nous  avons  quelques  petits  comptes  ensem- 
ble. Eh!  mon  Dieu!  qu'il  vienne  me  voir  :  si  c'est  moi 
qui  lui  dois,  je  le  paierai,  je  le  paierai  sur-le-champ; 
si  c'est  lui  qui  me  doit,  je  lui  donnerai  tout  le  temps, 
toutes  les  facilités  qu'il  me  demandera.  N'est-ce  pas 
parler  et  agir  en  honnête  homme?  Pour  en  revenir  à 
mon  espièglerie  avec  votre  femme  de  chambre  :  eh 
bien!  oui,  je  suis  coupable,  très-coupable;  je  m'ac- 
cuse, je  me  repens.  (^  A  part.)  C'est  cela,  les  grands 
moyens  ;  il  faut  les  étourdir,  (Haut.)  Mais  l'indulgence 
est  une  si  belle  vertu!  Vous  avez  trop  de  bonté,  trop 


âo4  LES  DEUX  PHILIBERT. 

de  grandeur  d'ame, pour  ne  pas  pardonner  un  moment 

d'erreur Ainsi  donc,  voilà  tous   les  petits  nuages 

dissipés  entre  nous,  et  je  peux  me  livrer  sans  contrainte 
aux  plaisirs  de  la  fête. 

DUPARC,  h  madame  Deivignj. 
Allons,  définitivement,  c'est  un  bouffon  ou  un  fou. 

PHILIBERT    CADET. 

Qu'est-ce ,  madame  Dervigny  ?  Je  vois  encore  du 
sombre  sur  votre  physionomie  ;  est-ce  que  vous  dou- 
teriez de  la  sincérité  de  mes  sentiments? 

MADAME    DERVIGNY. 

Oh  !  mon  dieu  !  non ,  monsieur ,  je  ne  doute  de  rien , 
et  je  vous  rends  pleinement  justice. 

PHILIBERT    CADET. 

Vous  ne  dites  pas  cela  de  bon  cœur  ! 

DUPARC. 

Pardon;  je  voudrais  causer  avec  ma  belle-mère. 

PHILIBERT    CADET. 

Non ,  je  ne  vous  quitte  pas  que  vous  ne  m'ayez  rendu 
votre  estime. 

DUPARC. 

Mais,  encore  une  fois,  monsieur.... 

SCÈNE   XV. 

PHILIBERT  CADET,  DUPARC,  Madame 
DERVIGNY,  PASTOUREAU. 

PASTOUREAU. 

Et  OÙ  voul  cachez -VOUS  donc,  monsieur?  je  vous 
cherche  de  tous  les  cotés.  Et  ma  revanche?  quand  me 
la  donnerez-vous  ? 


ACTE  II,  SCENE  XVI.  2o5 

PHILIBERT    CADET. 

Eh  !  monsieur  Pastoureau ,  il  est  trop  précieux  pour 
moi  de  continuer  mon  entretien  avec  monsieur  Duparc. 

DUPARC. 

Eh!  monsieur,  allez  jouer  au  billard;  personne  ne 
vous  retient. 

PHILIBERT    CADET. 

Oh!  il  faut  absolument  que  j'achève  de  me  justifier 
auprès  de  vous,  auprès  de  madame,  et  j'y  parviendrai. 

DUPARC. 

Morbleu  !  monsieur. 

PHILIBERT    CADET. 

Allons,  allons,  la  paix,  mon  bon  monsieur  Duparc  ; 
ne  vous  fâchez  pas.  Je  le  vois  ,  le  moment  n'est  pas 
favorable,  j'en  prendrai  un  autre.  Venez  vous  faire 
battre  encore  une  fois ,  monsieur  Pastoureau. 

PASTOU  REAU. 

C'est  ce  qu'il  faudra  voir,  monsieur ,  je  suis  en  verve. 

PHILIBERT    CADET. 

Quant  au  gros  Derlac,  dès  que  je  lui  aurai  dit  deux 
mots,  je  vous  réponds  qu'il  sera  pour  moi.  i^A part.\ 
Oui ,  en  lui  promettant  de  le  payer  sur  la  dot...  {Haui\) 
Venez  monsieur  Pastoureau. 

(//  so?'t  avec  Pastoureau^ 

SCÈNE  XVI. 

DUPARC,  Madame  DERVIGNY. 

DUPARC. 

Eh!  bien,  madame  Dervigny? 

MADAME    DERVIGNY. 

Eh!  bien,  monsieur  Duparc? 


2o6  LES  DEUX  PHILIBERT. 

DUPAllC. 

Voilà  donc  ce  modèle  de  toutes  les  vertus. 

MADAME    DERVIGIYY. 

C'est  un  modèle  de  sottise  et  d'impertinence. 

DUP  ARC. 

Quand  je  pense  aux  bons  témoignages  qu'on  m'en  a 
rendus....  je  suis  si  étonné....  que  je  lui  cherche  encore 
quelque  qualité. 

MADAME    DERVIGNY. 

Et  VOUS  ne  pouvez  lui  en  trouver  une  seule. 

DUP  ARC. 

Voilà  ma  fête  troublée  ;  comment  le  mettre  en  pré- 
sence de  Derlac  et  de  sa  femme?  Je  suis  très -irrité 
contre  Clairville ,  très-fâché  d'avoir  invité  le  personnage; 
encore  plus  fâché  qu'il  ait  accepté  l'invitation ,  et  fort 
embarrassé  de  ce  que  j'en  vais  faire. 

SCÈNE   XVIL 

DUP  ARC,  Madame  DERVIGNY  ,  SOPHIE. 

SOPHIE. 

J'attendais  avec  impatience  que  vous  fussiez  seuls. 
Vous  ne  voudriez  pas  me  sacrifier,  me  rendre  mal- 
heureuse ;  eh  bien  !  je  le  serais  avec  ce  monsieur  Phi- 
libert. 

madame    DERVIGNY. 

Sois  tranquille ,  mon  enfant  ;  nous  n'y  songeons  pas 
nous  n'y  songeons  plus. 

SOPHIE. 

J'aimerais  mieux,  je  crois,  mon  cousin  Pastoureau. 

DUPARC. 

Celui-là,  au  moins,  on  sait  ce  qu'il  est. 


ACTE  II,   SCENE  XVIII.  207 

SOPHIE. 

Mais  non,  je  ne  veux  ni  i'un  ni  l'autre. 

DUPARC. 

Mais  Forlis  qui  me  laisse  entrevoir  qu'en  effet  il  son- 
geait à  donner  sa  fille  à  ce  Philibert  ! 

MADAME    DERVIG]YY. 

Il  y  a  des  gens  bien  aveugles  dans  ce  monde. 

SOPHIE. 

Je  plains  d'avance  la  femme  qu'il  épousera. 

MADAME    DERVIGHY. 

Ce  ne  sera  toujours  pas  toi ,  ma  petite  -  fdle.  Non , 
monsieur  Duparc,  je  ne  le  souffrirai  pas. 

DUPARC. 

Eh  !  mon  dieu  !  madame  Dervigny ,  croyez- vous  que 
j'en  veuille  plus  que  vous  ? 

SOPHIE,  à  pari. 

Mais  cet  autre  jeune  homme  qui  nous  suit  par-tout 
et  qu'on  ne  voit  pas. 

SCÈNE   XVIII. 

DUPARC,  Madame   DERVIGNY,    SOPHIE, 

MARIANNE. 

MARIANNE. 

Monsieur,  venez  mettre  le  holà.  Voilà  une  querelle 
affreuse ,  sur  un  coup ,  entre  ce  monsieur  Philibert  et 
monsieur  Pastoureau,  qui  prétend  avoir  carambolé. 
Monsieur  Derlac  soutient  monsieur  Pastoureau;  une 
partie  de  la  galerie  s'est  prononcée  pour  monsieur  Phi- 
libert. On  commençait  à  crier  et  à  se  dire  des  mots 
fort  piquants  lorsque  je  les  ai  quittés  pour  venir  vous 
avertir. 


2o8  LES   DEUX  PHILIBERT. 

DUPARC. 

Allons,  voilà  un  scandale. 

MADAME    DE  R  VIGNY. 

Nous  avons  fait  là  une  bien  mauvaise  connaissance. 

SCÈNE    XIX. 

DUPARC  ,  Madame    DERVIGNY  ,    SOPHIE  , 
MARIANNE,    JOSEPH. 

JOSEPH. 

C'est  apaisé.  On  a  entraîné  monsieur  Derlac,  qui 
était  d'une  colère!....  Ils  se  sont  remis  tranquillemep:; 
au  jeu;  c'est-à-dire,  monsieur  Pastoureau  en  grondant 
entre  ses  dents ,  monsieur  Philibert  en  prenant  un  air 
encore  plus  insolent.  Voilà  trois  parties  qu'il  gagne  à 
l'autre.  Il  paraît  qu'ils  jouent  gros  jeu;  j'ai  vu  de  l'or. 

DUPARC. 

De  l'or  !  jouer  de  l'or  chez  moi  !  Ma  maison  n'est 
point  une  académie,  et  je  vais.... 

MADAME    DERVIGNY. 

Eh  !  laissez-les  ;  ne  vous  mêlez  pas  de  cela.  Tant  pis 
pour  monsieur  Pastoureau. 

DUPARC. 

Les  trois  grands  défauts  :  le  vin ,  le  jeu  et  les  femmes. 

SCÈNE  XX. 

DUPARC,  Madame  DERVIGNY,  SOPHIE, 
MARIANNE,  JOSEPH,  PASTOUREAU. 

PASTOUREAU. 

Votre  serviteur,  cousin  Duparc;  je  viens  chercher 
mon  chapeau.  Bon,  le  voilà. 


ACTE  II,  SCENE  XX.  209 

DUPARC. 

Pourquoi,  votre  chapeau? 

PASTOUREAU. 

Je  ne  suis  pas  d'humeur  de  me  trouver  à  table  avec 
un  homme  comme  monsieur  Phihbert. 

MADAME    DERVIGJYY. 

Que  vous  a-t-il  donc  fait  de  nouveau  ? 

PASTOUREAU. 

Comment ,  madame  ?  il  me  gagne  tout  mon  argent  ; 
et,  quand  je  veux  jouer  sur  parole,  il  me  dit  qu'il  est 
fatigué,  et  il  va  se  camper  sur  l'escarpolette,  en  face 
des  fenêtres  de  la  maison.  Tenez,  le  voyez -vous,  en 
l'air,  par-dessus  les  arbres? 

MADAME    DERVIGNY. 

Il  va  se  casser  le  cou. 

DUPARC. 

N'ayez  donc  pas  peur. 

PASTOUREAU. 

Et  je  ne  suis  pas  le  seul  qui  s'en  aille;  monsieur 
Derlac  a  demandé  ses  chevaux. 

MADAME    DERVIGNY. 

Eh  quoi  !  Derlac  aussi  ? 

DUPARC. 

Vous  voyez;  il  fait  fuir  toute  ma  société. 

MADAME    DERVIGNY. 

Joseph  !  allez  dire  au  cocher  de  monsieur  Derlac  de 
ne  pas  se  presser. 

DUPARC. 

C'est  pourtant  vous,  ma  chère  belle -mère,  qui,  ce 
matin,  en  me  conseillant  d'inviter  ce  beau  monsieur.... 

MADAME    DERVIGNY. 

C'est  vous ,  mon  gendre ,  qui ,  en  vous  avisant  de 
Tome  ni.  i4 


2IO  LES  DEUX  PHILIBERT. 

penser  à  un  inconnu  pour  votre  fille,  et  une  belle 

place Allez  donc  proposer  un  sujet  pareil,  à  un 

ministre;  il  y  aurait  de  quoi  vous  perdre  auprès  de 
monsieur  le  duc. 

DUPARC. 

Je  demande  un  gendre,  et  l'on  m'envoie  un  bouffon. 

PASTOUREAU. 

Eh  quoi  !  cousin  Duparc ,  me  charger  de  conduire 
dans  mon  cabriolet  un  homme  à  qui  vous  songez  pour 
votre  fille,  quand  il  est  à  votre  connaissance  que  je 
soupire  pour  elle! 

DUPARC. 

Je  vous  demande  pardon.  Le  meilleur  moyen  de  re- 
tenir Derlac,  c'est  de  chasser  sur-le-champ  cet  intri- 
gant, et  je  vais.... 

MADAME    DERVIGNY. 

Monsieur  Duparc ,  je  ne  veux  pas  que  vous  lui 
parliez. 

DUPARC. 

Comment  ? 

MADAME    DERVIGNY. 

Je  ne  vous  propose  pas  de  le  garder;  mais  vous  vous 
mettriez  en  colère ,  vous  vous  feriez  mal. 

PASTOUREAU. 

Voulez-vous  me  charger  de  l'expédition  ? 

SOPHIE. 

Oui;  chargez-en  monsieur  Pastoureau. 

PASTOUREAU. 

J'y  mettrai  des  formes. 

MARIANNE. 

De  la  politesse. 


ACTE  II,  SCENE  XXI.  an 

PASTOUREAU. 

Chut ,  le  voici. 

SCÈNE  XXI. 

DUPARC,  Madame  DERVIGNY,  SOPHIE, 
MARIANNE,  JOSEPH,  PASTOUREAU, 
PHILIBERT  CADET. 

PHILIBERT    CADET. 

Comme  on  s'amuse  à  la  campagne  ! 

DUPARC. 

J'ai  peine  à  me  contenir. 

PHILIBERT    CADET. 

Eh  bien  !  monsieur  Duparc,  êtes  -  vous  calmé  ?  Pou- 
vons-nous reprendre  l'aimable  entretien?... 

DUPARC. 

Parlez  à  mon  cousin  Pastoureau ,  monsieur;  il  vous 
dira  ce  que  je  pense  et  ce  que  j'exige  de  vous.  [A  Pas- 
toureau^ Qu'il  se  dépêche  de  partir,  ou  morbleu....  Je 
vais  parler  à  Derlac ,  et  je  reviens  vous  joindre. 

[Il  sort.) 
PHILIBERT  CADET,  CL  madame  Derngnj. 
Madame,  souffrez.... 

MADAME    DERVIGNY. 

Parlez  à  monsieur  Pastoureau.  (  A  part.  )  Ah  !  le 
vilain  homme. 

{Elle  sort.) 

PHILIBERT    CADET,  à  Sophte. 

Mademoiselle,  qu'il  serait  doux  pour  moi!... 

SOPHIE. 

Je  n'ai  rien  à  vous  dire ,  monsieur.  Il  faut  que  je  suive 

i4. 


212  LES  DEUX  PHILIBERT. 

mon  père  et  ma  bonne  maman.  Parlez  à  mon  cousin 
Pastoureau. 

{^Elle  sort.) 

SCÈNE  XXII. 

PHILIBERT  CADET ,  MARIANNE  ,  JOSEPH  , 
PASTOUREAU. 

PHILIBERT    CADET. 

Diable!  moi  qui  suis  déjà  tout  étourdi  de  ma  séance 
sur  l'escarpolette ,  un  pareil  accueil  n'est  pas  fait  pour 
me  remettre.  Eh  bien  !  monsieur  Pastoureau ,  puisque 
c'est  à  vous  à  m'expliquer.... 

PASTOUREAU. 

Monsieur,  je  vous  dirai.....  {A part.)  J'ai  pris  là  une 
commission  qui  ne  laisse  pas  d'être  fort  désagréable. 
[Haut.)  Monsieur,  je  suis  chargé  par  le  maître  de  la 
maison ,  dont  j'ai  l'honneur  d'être  le  parent ,  de  vous 
apprendre  qu'il  y  a  eu  erreur  dans  son  invitation. 

PHILIBERT    CADET. 

Comment  ! 

PASTOUREAU. 

Je  me  sers  d'un  terme  poli,  pour  vous  faire  entendre... 

PHILIBERT    CADET. 

Quoi  ? 

MARIANNE,  liU  donnant  son  chapeau. 
Voilà  votre  chapeau,  monsieur. 

PHILIBERT    CADET. 

Ah  !  ah  !  vous  croyez  que  je  suis  de  trop  ici. 

PASTOUREAU. 

ri  donc  !  monsieur  Duparc  sait  trop  bien  les  lois  de 
la  politesse  et  de  l'hospitalité....  Mais  il  craint  que,  ne 


ACTE  II,  SCENE  XXII.  2i3 

connaissant  ici  que  monsieur  Derlac,  vous  ne  soyez 
gêné,  mal  à  votre  aise. 

PHILIBERT    CADET. 

Pas  du  tout. 

PASTOUREAU. 

Pardonnez-moi ,  vous  vous  ennuieriez  avec  nous. 
PHILIBERT  CADET,  uu  peu  en  colere. 

Monsieur  Pastoureau.... 

PASTOUREAU,  de  même. 

Eh  bien!  monsieur....  {En  se  radoucissant  et  d'un 
ion  sentimental.^  Monsieur ,  remarquez  qu'on  ne  vous 
prescrit  rien ,  qu'on  vous  prie  seulement  de  considérer, 
s'il  ne  serait  pas  plus  généreux  à  vous....  Oui,  mon- 
sieur, par  égard,  par  procédé... 

PHILIBERT  CADET,  éclatant  de  rire  au  nez  de  mon- 
sieur Pastoureau. 

Par  procédé!  Oh!  par  ma  foi,  mon  cher  monsieur 
Pastoureau ,  vous  vous  entendez  à  merveille  à  tourner 
les  petits  compliments  qu'on  vous  charge  de  faire; 
vous  y  mettez  une  fermeté  de  caractère  et  une  dou- 
ceur d'organe  qui  enchantent  et  qui  désarment  :  on 
obtient  tout  ce  qu'on  veut  de  moi  en  m'attaquant  par 
les  sentiments. 

PASTOUREAU. 

Je  vous  sais  bien  bon  gré  de  prendre  ainsi  la  chose, 

PHILIBERT    CADET. 

Il  paraît  que  ces  bonnes  gens  se  sont  décidés....  Je 
me  décide  aussi.  Monsieur  Pastoureau,  je  vous  ai 
vaincu  au  billard ,  je  ne  veux  pas  vous  vaincre  ailleurs. 
Je  ne  suis  pas  mécontent  de  ma  matinée;  j'ai  respiré 
l'air  de  la  campagne,  je  vous  ai  gagné  votre  argent^ 
Je  ne  quitte  pas  encore  le  pays  ;  nous  nous  reverrona. 


2i4  LES  DEUX  PHILIBERT. 

ce  soir  à  la  fête  du  village ,  et  si  vous  pouvez  disposer 
d'une  place  dans  votre  cabriolet  en  retournant  à  Pa- 
ris, je  vous  prie  de  me  la  conserver.  Je  vous  salue  de 
tout  mon  cœur. 

{Il  sort  y  et  y  en  sortant,  il  embrasse  de  nouveau 
Marianne^ 

JOSEPH. 

Bon  voyage.  Je  vais  fermer  la  porte  sur  lui. 

(//  sort^ 

MARIANJVE. 

Nous  voilà  délivrés  d'un  fier  intrigant. 

{Elle  sort.) 
PASTOUREAU ,  posant  son  chapeau  sur  une  chaise. 
Il  n'y  a  plus  que  des  honnêtes  gens  dans  la  maison  ; 
j'y  peux  rester. 


FIIV^    DU     SECOND    ACTE. 


ACTE  III,    SCENE  I.  %i: 


ACTE  TROISIEME. 


Le  théâtre  représente  une  place  de  village  ;  on  voit  d'un  côté  la  grille  du 
jardin  de  Duparc,  de  l'autre  un  café  ;  on  lit  sur  les  portes  vitrées  du  café  , 
ICI  ON  JOUE  AU  NOBLE  JEU  DE  BILLARD;  à  côté  du  café ,  un  cabaret; 
au  fond  une  montagne. 


SCENE   I. 

PHILIBERT    CADET,    SEUL,   LES  MAINS    DERRIÈRE  LE 
DOS ,  FREDONNANT  UN   AIR  ENTRE  SES  DENTS. 

Je  me  suis  bien  promené  à  la  foire.  Pour  un  petit 
endroit  comme  celui-ci ,  elle  est  très-belle.  J'en  ai  vu 
toutes  les  curiosités ,  et  me  voilà  revenu  à  la  grille  de 
la  maison  de  monsieur  Duparc.  C'est  un  affront  qu'ils 
m'ont  fait  là,  pourtant;  il  faut  que  je  sois  aussi  bon 
enfant  que  je  le  suis,  pour  ne  pas  leur  en  demander 
raison.  Ils  sont  à  table ,  je  crois.  Eh  bien  !  je  ne  re- 
grette pas  leur  dîner  ;  il  aurait  fallu  peser  mes  paroles. 
Le  bon  ton!...  le  bon  ton  ne  vaut  pas  la  gaieté,  (^/z 
riant.  )  Parlez  -  moi  de  la  mauvaise  société ,  c'est  là 
qu'on  s'amuse.  Cette  bonne  grand'maman,  qui  me  je- 
tait pour  ainsi  dire  sa  petite-fille  à  la  tête....  Tout  est 
manqué; je  me  n'en  pendrai  pas.  S'il  est  vrai  cepen- 
dant que  la  jeune  personne  m'aime Des  parents, 

contrarier  ainsi  l'inclination  de  leur  enfant!  C'est  bien 
mal.  Quant  à  moi,  d'abord,  est-ce  un  si  bon  parti?  Il 
y  a  beaucoup  de   gens  qui  brillent,  et  qui  n'en   sont 


ai6  LES  DEUX   PHILIBERT. 

que  moins  riches.  Et  puis,  suis-je  né  pour  me  claque- 
murer dans  un  ménage  avec  une  femme  et  un  trou- 
peau d'enfants  ?  Et  d'ailleurs  ne  serait-ce  pas  faire  tort 
à  mon  frère?  C'est  lui  qui  doit  se  marier;  moi ,  je  dois 
faire  fortune  pour  laisser  tout  à  lui  et  à  sa  famille. 
Oui,  c'est  un  devoir;  par  amitié,  par  reconnaissance 
pour  mon  frère ,  il  faut  que  je  me  range ,  que  je  tra- 
vaille. Plus  de  femmes ,  plus  d'excès  de  table ,  plus  de 
jeu.  (//  se  trouve  près  du  cqfé^  et  il  lit.)  ici  on  joue 
AU  NOBLE  JEU  DE  BILLARD.  Commc  Ics  progrès  de  la 
civilisation  ont  répandu  par-tout  les  beaux-arts  et  la 
corruption!  Il  n'y  a  pas  un  village  en  France,  au- 
jourd'hui, où  l'on  ne  trouve  trois  ou  quatre  cafés  et 
au  moins  un  billard.  C'est  décidé;  demain  je  com- 
mence mon  plan  de  réforme  ;  aujourd'hui  je  peux  en- 
core m'en  donner. 


SCENE  IL 

PHILIBERT  AÎNÉ,  PHILIBERT  cadet, 

(  Philibert  aîné  paraît  sur  la  montagne ,  le  col 
lâche  ^  son  vêtement  couvert  de  poussière  ^  et 
s' essuyant  le  front  comme  un  homme  accablé 
de  fatigue.  ) 

PHILIBERT  aîné,  sur  la  montagne. 
Faudra-t-il  que  la  nuit  vienne  avant  d'avoir  trouvé 
la  maison?... 

PHILIBERT  CADET,  sans  voir  son  Jrère. 
J'ai  gagné  de  l'argent  au  billard  du  château  ;  pour- 
quoi n'en  gagnerais -je  pas  au  billard  du  village?  En- 
trons. 

(//  entre  dans  le  café.) 


ACTE  III,  SCENE   III.  217 

SCÈNE   III. 

PHILIBERT  AiwÉ,  COMTOIS. 

PHILIBERT  AINE,  apercevant  la  grille  de  la  maison 
de  Diiparc.  ^ 

C'est  ici,  c'est  ici.  {Appelant.)  Comtois!  Comtois! 

COMTOIS,  sans  paraître. 
Eh  bien  !  monsieur. 
PHILIBERT  aîné,  descendant  rapidement  la  montagne 
et  ne  se  ressentant  plus  de  la  fatigue. 
Nous  y  sommes.  Allons,  viens,  mon  ami,  un  peu 
de  courage. 

coMTois,  paraît  sur  la  montagne,  plus  en  désordre, 
et  ayant  V  air  encore  plus  fatigué  que  son  maître. 
Y  sommes-nous ,  monsieur  ?  C'est  bien  heureux. 

PHILIBERT    aîné. 

Oui;  voilà  le  village,  la  grille,  l'avenue,  la  maison. 

COMTOIS. 

Ah  !  monsieur ,  ces  paysans  sont  -  ils  assez  sots ,  ou 
plutôt  assez  malicieux  clans  leurs  indications  ?  Voilà 
trois  grandes  heures  que  nous  avons  quitté  notre  voi- 
ture ,  et  que  nous  marchons  à  l'aventure  par  des  che- 
mins du  diable,  de  village  en  village.  L'un  nous  dit  ; 
à  gauche  ;  non ,  c'est  à  droite ,  nous  dit  l'autre.  Vous 
êtes  sur  la  route ,  vous  n'y  êtes  pas  ;  prenez  le  petit 
sentier ,  suivez  le  pavé.  Ah  !  je  n'en  peux  plus  ;  je  tombe 
de  faim ,  de  fatigue  et  de  soif. 

(  //  s'assied  sur  un  banc  de  pierre  a  coté  de  la 
grille.  ) 

PHILIBERT     aîné. 

Nous  y  voilà.  Quel  bonheur!  Mais  que  dis-je?  il  est 


2i8  LES  DEUX  PHILIBERT. 

six  heures  du  soir;  comment  me  présenter  sans  avoir 
reçu  d'invitation?  S'il  y  a  eu  quiproquo,  mal  entendu, 
que  doivent- ils  penser  de  moi?  Toutes  mes  craintes  me 
reviennent.  Allons,  je  trouve  enfin  ce  que  je  cherche; 
et  ce  que  j'ai  de  mieux  à  faire,  c'est  de  reprendre  à 
l'instant  la  route  de  Paris. 

(//  s" assied  sur  un  banc  de  pierre  a  côté  du  café, 
en  face  de  celui  sur  lequel  Comtois  est  assis.) 
COMTOIS,  se  levant  avec  vivacité. 
Pourquoi   donc  cela,  mon  cher  maître?  Je  ne  sens 
plus  ni  la  faim  ni  la  soif  du  moment  que  je  vous  vois 
malheureux,  et  que  je  crois  pouvoir  vous  servir.  Je 
vais  entrer  dans  la  maison;  je  trouverai  là   quelque 
camarade  avec  qui  je  pourrai  causer,  savoir  ce  qui  s'est 
passé,  où  en  sont  les  choses.  La  grille  est  fermée,  mais 
il  y  a  une  sonnette. 

(//  sonne.) 
PHILIBERT  AINE,  sc  levant. 
Eh  bien!  soit,  mon  ami;  mais,  je  t'en  prie,  point 
de  gaucherie,  point  de  bavardage. 

COMTOIS. 

Laissez  donc ,  monsieur  ;  j'ai  de  l'esprit  peut-être. 

(Il  sonne  encore.) 

SCÈNE  IV. 

PHILIBERT  AÎNÉ,  COMTOIS,  JOSEPH. 

JOSEPH,  derrière  la  grille,  une  serviette  a  la  incdn. 
Un  moment ,  un  moment.  Que  voulez-vous  ? 

COMTOIS. 

Ah!  mon  ami,  mon  cher  camarade,  ouvrez-moi,  je 
vous  prie. 


ACTE  III,   SCENE  IV.  219 

JOSEPH. 

Pourquoi  ? 

COMTOIS. 

Je  voudrais  parler  à  monsieur  Duparc. 

JOSEPH. 

Cela  ne  se  peut  pas  ;  il  est  à  table. 

[Il  fait  un  pas  pour  se  retirer.) 

COMTOIS. 

Mais  attendez  donc,  c'est  de  la  part.... 

JOSEPH. 

De  qui? 

COMTOIS. 

De  monsieur  Philibert. 

JOSEPH. 

Ah!  bien  oui,  monsieur  me  ferait  une  jolie  scène. 
Allez  vous  promener  avec  monsieur  Philibert,  nous 
ne  voulons  plus  entendre  parler  de  monsieur  Phili- 
bert. 

(//  veut  encore  se  retirer^ 

COMTOIS. 

Permettez  donc  :  si  vous  ne  voulez  pas  nous  faire 
parler  à  monsieur  Duparc ,  avertissez  notre  ami  mon- 
sieur Clairville. 

JOSEPH,  revenant. 

Monsieur  Clairville  ?  c'est  bien  pis  ;  il  ne  fait  que 
d'arriver.  Monsieur  et  madame  lui  ont  fait  tant  de  re- 
proches ,  qu'il  est  encore  plus  furieux  que  les  autres 
contre  votre  monsieur  Philibert.  Il  le  renonce  à  jamais 
pour  son  ami.  C'était  bien  la  peine  de  m'interrompre 
dans  mon  service  ! 

{lise  retire^ 


220  LES  DEUX  PHILIBERT. 

SCÈNE  V. 

PHILIBERT  âiNÉ,  COMTOIS. 

COMTOIS. 

Eh!  mais,  écoutez ,  je  vous  en  prie...  Le  voilà  parti. 
Un  joli  accueil. 

(Le  maître  et  le  valet  se  regardent  d'un  air 
consterné.  ) 

PHILIBERT    AINE. 

Quand  je  te  disais  que  tout  était  perdu. 

COMTOIS. 

Non,  monsieur,  tout  n'est  pas  perdu.  Ce  valet  re- 
fuse de  m'ouvrir  la  grille;  mais  il  doit  y  avoir  une 
autre  porte,  je  vais  faire  le  tour.  Je  trouverai  un  con- 
cierge, un  jardinier,  une  servante,  quelqu'un,  enfin, 
que  j'attendrirai.  Reposez  -  vous ,  attendez  -  moi ,  vous 
aurez  bientôt  de  mes  nouvelles. 

(//  sort^ 

PHILIBERT     AINE,    Seul. 

Ce  bon  Comtois!  il  se  flatte;  mais  moi...  Comment 
se  fait-il  que  ce  parent  ne  soit  pas  venu  me  prendre? 
Je  n'ai  peut  -  être  pas  assez  attendu  ;  et  mes  couplets , 
mes  pauvres  couplets  que  j'avais  faits  avec  tant  de 
plaisir,  tant  d'amour!  Il  fallait  demander  à  Clairville 
le  nom  du  village ,  m'attacher  à  leurs  pas ,  suivre  leur 
voiture.  Ah!  je  suis  bien  maladroit,  je  suis  bien  mal- 
heureux. 

(  //  s'assied  sur  le  banc  de  pierre  h  côté  de  la 
grille.  ) 


ACTE  III,  SCENE  VI.  221 

SCÈNE  VI. 

PHILIBERT    AmÉ,    PHILIBERT    cadet. 

(  Philibert  cadet  paraît  sur  le  balcon  du  billard, 
tenant  d'mie  main  un  verre  de  liqueur,  et  de 
Vautre  une  queue  de  billard  avec  une  lime.  Il 
pose  son  verre  de  liqueur  sur  la  balustrade  du 
balcon ,  et  commence  à  limer  sa  queue.^ 

PHILIBERT    CADET. 

Si  j'ai  le  coup  d'œil  juste,  j'ai  affaire  là  à  de  grands 
innocents  qui  ne  sont  guère  plus  adroits  à  faire  la  bille 
que  monsieur  Pastoureau.  [Apercevant  Philibert  aîné?) 
Eh!  mais  je  ne  me  trompe  pas;  c'est  mon  frère  que 
j^aperçois.  [Appelant^  Philibert!  Philibert!  mon  frère, 
mon  ami! 

PHILIBERT  AINE,  levant  la  tête. 

Que  vois-je  ?  mon  frère  ! 
PHILIBERT  CA.DET,  reprenant  son  verre  de  liqueur. 

Attends,  attends-moi,  je  descends;  j'ai  furieusement 
de  choses  à  te  dire.  [Il  se  hâte  de  boire  son  verre  de 
liqueur  et  quitte  le  balcon.  ) 

PHILIBERT    aîné. 

Mon  frère!  mon  frère  ici!  Par  quel  hasard?  qu'y 
vient -il  faire?  Il  m'arrive  rarement  de  le  rencontrer 
sans  qu'il  m'en  survienne  quelque  malheur. 
PHILIBERT  CADET ,  entrant  en  scène  sans  chapeau,  et 
sa  queue  de  billard  a  la  main. 

Que  tu  viens  à  propos  !  que  je  suis  aise  de  te  voir! 
Embrassons-nous ,  mon  cher  frère.  (  //  embrasse  son 
frère  et  lui  serre  la  main  avec  tendresse.  )  C'est  mon  JDori 


2Si2  LES  DEUX  PHILIBERT. 

ange  qui  t'envoie  ici.  Il  faut  que  je  te  demande  ton  avis 
sur  une  affaire...  ;  parce  que  toi  qui  es  d'un  si  bon 
conseil ,  sur- tout  pour  ce  qui  touche  au  point  d'hon- 
neur.... Il  m'est  arrivé  dans  ce  pays  une  aventure 

qui  commençait  à  merveille,  qui  ne  finit  pas  si  bien... 
Tu  es  compromis,  nous  sommes  compromis,  la  famille 
est  compromise,  et  c'est  pour  toi  que  j'en  souffre;  car 
à  moi ,  qu'est-ce  que  cela  me  fait  ?  Mais  mon  frère  qui 
tient  à  la  considération,  et  qui  la  mérite.... 

PHILIBERT    aîné. 

Mais  enfin  m'expliqueras-tu  ?. . . 

PHILIBERT    CADET. 

Viens  ;  tu  es  un  honnête  homme ,  tu  es  connu  pour 
tel,  on  te  croira;  viens  leur  dire,  je  t'en  prie,  que  je 
suis  un  honnête  homme  aussi,  moi;  c'est-à-dire  un  bon 
enfant  qui  ai  fait  et  qui  ferai  encore  bien  des  étourde- 
ries,  mais  incapable  d'une  action.... 

PHILIBERT    AIWÉ. 

Quelle  action  ?  Qu'as-tu  fait  ?  encore  quelque  extra- 
vagance. 

PHILIBERT    CADET. 

Non ,  sur  mon  ame.  Tu  ne  te  serais  pas  mieux  con- 
duit. Ils  m'ont  comblé  de  politesses;  moi,  j'y  ai  répondu 
d'abondance  de  cœur;  et  tout  d'un  coup  ,  parce  que  je 
suis  aimable ,  parce  que  je  suis  gai ,  ils  changent  de 
manières  avec  moi ,  et....  il  faut  bien  que  je  te  l'avoue, 
ils  me  prient  de  sortir  de  la  maison. 

PHILIBERT     aîné. 

Tu  es  obscur  et  confus  dans  tes  discours  ;  mais  je 
tremble  de  trop  bien  deviner. 

PHILIBERT    CADET. 

Comment?   tu    n'entends  pas  qu'ils  m'ont  invité. 


ACTE  III,  SCENE  VI.  2^3 

amené  à  leur  maison  de  campagne  ;  qu'ils  ont  voulu 
que  j'eusse  des  talents,  que  je  susse  dessiner,  faire  des 
vers  et  de  la  musique,  et  qu'ensuite,  ils  m'ont  dit  qu'il 
y  avait  erreur  dans  l'invitation  ? 

PHILIBERT    AINE. 

Ah!  grand  Dieu!  Est-ce  de  cette  maison,  de  chez 
monsieur  Duparc  qu'on  t'a  congédié? 

PHILIBERT    CADET. 

Précisément.  Tu  es  indigné  d'un  pareil  procédé,  et 
moi  aussi;  mais  il  ne  faut  pas  que  cela  te  consterne  : 
nous  en  sortirons  à  notre  honneur. 

PHILIBERT    AIJNTÉ. 

Oh  !  bien  ,  maintenant ,  tout  est  éclairci. 

PHILIBERT    CADET. 

Mon  bon  frère,  si  tu  savais  combien  je  suis  touché 
du  chagrin  que  te  cause  mon  malheur  !  mais  ne  te  dé- 
sole donc  pas  pour  une  chose  dont  je  suis  tout  consolé; 
parlons  de  toi.  Où  en  es-tu  de  ce  bonheur  que  tu  m'as 
si  joyeusement  annoncé  ce  matin  ? 

PHILIBERT    aîné. 

Eh!  malheureux,  c'est  toi  qui  l'as  détruit. 

PHILIBERT    CADET. 

Moi  !  comment  cela  ? 

PHILIBERT    aîné. 

C'est  à  moi  que  la  lettre  d'invitation  de  monsieur  Du- 
parc était  destinée.  On  te  l'a  remise. 

PHILIBERT    CADET. 

Dieu!  n'achève  pas.  Eh  bien!  tu  me  croiras,  si  tu 
veux ,  je  m'en  suis  douté. 

PHILIBERT    aîné. 

Et,  grâce  à  tes  extravagances,  je  ne  puis  pas  me 
justifier ,  puisque  les  valets  eux-mêmes  refusent  de 
m'entendre. 


224  LES  DEUX  PHILIBERT. 

PHILIBERT    CADET. 

Il  faut  convenir  que  je  suis  un  grand  misérable  :  me 
voilà  donc  l'artisan  du  malheur  de  mon  frère ,  de  mon 
bienfaiteur,  du  meilleur  des  frères;  bats-moi,  accable- 
moi,  tue-moi,  je  le  mérite,  tu  te  rendras  service  et  à 
moi  aussi.  Au  surplus,  je  reconnais  ton  bon  goût  :  la 
jeune  personne  est  charmante;  elle  ressemble  à  cette 
femme  de  Lyon,  tu  sais,  Armantine ,  qui  m'a  tant  aimé  ; 
cela  m'a  frappé  du  premier  coup-d'oeil. 

SCÈNE   VIL 

PHILIBERT  AINE,  PHILIBERT  cadet;  COMTOIS, 

SORTAPfT    PAR    LA    GRILLE. 
COMTOIS. 

Ah  !  monsieur ,  j'ai  tout  appris  :  un  intrigant ,  un 
chevalier  d'industrie  a  pris  votre  nom ,  s'est  présenté 
à  votre  place,  a  été  admis,  s'est  fait  chasser. 

PHILIBERT    aîné. 

Eh  !  je  le  sais. 

PHILIBERT    CADET. 

Eh!  mon  Dieu  !  oui,  mon  pauvre  Comtois,  nous  sa- 
vons tout;  c'est  moi  qui  suis  l'intrigant. 

COMTOIS. 

Quoi!  monsieur,  vous  êtes  ici!  quoi,  c'est  vous?  Eh! 
mais,  c'est  donc  un  démon  acharné  après  vous  que  mon- 
sieur votre  frère.  (^  Philibert  cadet.^  Pardon,  mon- 
sieur.... 

PHILIBERT    CADET. 

Je  te  pardonne ,  Comtois  ;  tu  n'en  saurais  trop  dire. 

COMTOIS. 

Et ,  ce  n'est  plus  un  mystère  ;  monsieur  Duparc , 


ACTE  III,   SCENE   VIL  aaS 

pressé  par  les  circonstances,  vient  de  promettre  sa 
fille  et  la  place  à  monsieur  Pastoin^eau,  l'un  de  ses 
cousins. 

PHILIBERT    aîné. 

Se  peut-il  ? 

PHILIBERT    CADET. 

C'est  celui  qui  m'a  amené  dans  son  cabriolet. 

PHILIBERT    aîné. 

C'en  est  fait,  il  n'y  a  plus  d'espoir. 

COMTOIS. 

Pardonnez-moi,  mon  cher  maître,  il  y  en  a  encore. 
Si  vous  parvenez ,  si  je  puis  parvenir  à  vous  faire  par- 
ler à  quelqu'un  de  la  maison....  Ils  verront  bien  que 
vous  avez  un  autre  ton,  d'autres  manières.  {^En par- 
lant ainsi.  Comtois  arrange  la  cra^^ate  et  les  cheveux 
de  son  maître ,  il  ôte  avec  un  mouchoir  la  poussière  de 
V habit.  Philibert  cadet  tire  son  mouchoir  de  sa  poche 
et  ôte  de  son  côté  la  poussière  qui  est  sur  le  chapeau  de 
sonjrere.^  Ils  ne  veulent  pas  vous  recevoir.  Eh  bien! 
je  trouverai  le  moyen  de  vous  les  amener;  oui,  mon- 
sieur ,  il  y  a  dans  cette  maison  une  femme  de  chambre 
qui  me  paraît  fort  compatissante. 

PHILIBERT     cadet. 

C'est  celle  que  je  voulais  embrasser, 

COMTOIS. 

Si  je  peux  la  décider  à  venir  vous  trouver ,  j'espère 
encore. 

(//  SOJ^t.) 


Tome  F  IL 


i5 


aa6  LES  DEUX  PHILIBERT. 

SCÈNE  VIÏI. 

PHILIBERT  aîné,  PHILIBERT  cadet. 

PHILIBERT    CADET. 

Oui ,  reprends  courage  ;  nous  te  restons  :  veux-tu  que 
j'affronte  la  colère  du  père,  celle  de  la  grand'mère,  de 
la  jeune  fille,  que  je  m'accuse,  que  j'appelle  en  duel  ce 
monsieur  Pastoureau? 

PHILIBERT    aîné. 

Eh!  non,  je  t'en  prie,  je  t'en  conjure;  tu  ne  m'as 
déjà  fait  que  trop  de  mal  ;  ne  te  mêle  de  rien  ;  retourne 
à  Paris. 

PHILIBERT    CADET. 

Comment  ?  que  je  ne  me  mêle  de  rien  !  Eh  quoi  ! 
lorsque  je  suis  guidé  par  l'amour  fraternel  le  plus  pur, 
le  plus  désintéressé....  Tu  as  raison;  je  gâterais  tout, 
j'en  suis  capable  ;  mais  je  suis  trop  inquiet.  Au  lieu 
de  retourner  à  Paris,  je  rentre  au  billard,  et  je  t'en 
prie,  tiens -moi  au  courant  de  ce  qui  t'arrivera.  Si  tu 
as  besoin  de  moi ,  je  suis  là.  Mon  pauvre  frère  !  quelle 
désolation  pour  moi  !  tiens  ,  vois-tu  mes  larmes  ?  (  7/ 
pleure  et  s'essuie  les  yeux  avec  son  mouchoi?\  )  Bonne 
chance,  c'est  ce  que  je  te  souhaite,  et  à  moi  aussi. 
Mais  je  suis  plus  sûr  de  mon  fait  que  tu  ne  l'es  du  tien. 
Je  gagnerai  au  billard ,  c'est  certain.  Epouseras-tu  ta 
maîtresse?  c'est  douteux.  Sur- tout  ne  retourne  pas  à 
Paris  sans  moi. 

(  //  rentre  au  billard.  ) 

PHILIBERT    AINE,   Seul. 

Sa  main  promise  à  un  autre  !  et  Clairville  lui-même 


ACTE   III,  SCENE  IX.  227 

qui  refuse  d'écouter  mon  valet!  Je  le  conçois;  avec  ses 
scrupules.... 

SCÈNE  IX. 

PHILIBERT  aîné,  COMTOIS,  MARIANNE. 

COMTOIS. 

La  voilà,  monsieur  ;  je  lui  ai  parlé  avec  tant  d'élo- 
quence !  J'étais  si  pénétré  de  votre  situation  !  (  A  Ma- 
rianne.^^enez^venex,  mademoiselle...  madame,  veux- 
je  dire  ;  le  mauvais  sujet  n'y  est  plus;  il  n'y  a  que  mon 
maître. 

MARIANNE. 

Mais  si  mon  mari  allait  me  surprendre  ! 

PHILIBERT    AIIVÉ. 

Ah  !  de  grâce ,  daignez  vous  intéresser  à  moi.  J'aime, 
j'adore  votre  jeune  maîtresse;  je  ne  vous  demande  rien 
contre  vos  devoirs.  Ce  n'est  pas  auprès  d'elle  que  j'ose 
encore  réclamer  votre  appui  ;  non  ,  c'est  auprès  de  son 
père ,  de  sa  bonne  maman. 

COMTOIS. 

"Vous  voyez,  nous  sommes  d'honnêtes  gens;  c'est  aux 
parents  que  nous  vous  prions  de  nous  adresser. 

MARIANNE. 

Eh  bien!  à  la  bonne  heure;  voilà  un  jeune  homme 
qui  s'exprime  avec  grâce. 

PHILIBERT    aîné. 

Qu'ils  consentent  à  me  voir. 

COMTOIS. 

Qu'ils  ne  nous  rendent  pas  victimes  de  la  mauvaise 
conduite  qu'un  autre  a  pu  tenir  dans  leur  maison, 

i5. 


228  LES  DEUX  PHILIBERT. 

PHILIBERT    AINE. 

Il  y  aurait  de  l'injustice.... 

COMTOIS. 

De  l'inhumanité. 

PHILIBERT    aîné. 

Vous  paraissez  si  bonne! 

COMTOIS. 

Vous  êtes  si  gentille  ! 

MARIANNE. 

Eli!  mais,  vraiment,  le  maître  et  le  valet  sont  très- 
aimables. 

SCÈNE    X. 

^    PHILIBERT  aîné,  COMTOIS,  MARIANNE, 
JOSEPH. 

JOSEPH. 

Ma  femme  en  conversation  avec  deux  jeunes  gens! 
<3n  en  chasse  un ,  il  en  revient  deux. 

COMTOIS. 

Mon  cher  monsieur ,  au  lieu  de  gronder  votre 
femme ,  aidez-la  ;  joignez-vous  à  elle  pour  tâcher  de 
faire  rendre  justice  à  mon  maître. 

MARIANNE. 

Eh!  mais,  mon  ami,  ce  jeune  homme  est  bien  dif- 
férent du  premier  ;  il  a  bon  ton ,  bonnes  manières  :  il 
est  amoureux. 

JOSEPH. 

Amoureux  ! 

MARIANNE. 

De  mademoiselle. 


ACTE  m,    SCENE  X.  229 

PHILIBERT    AIFÉ. 

Mes  vues  sont  pures,  légitimes  ;  je  ne  demande  qu'à 
parler  à  monsieur  Duparc,  à  madame  Dervigny.  Te- 
nez, prenez  ceci.  (//  lui  donne  de  Vm^gent.^  Si  vous 
me  refusez ,  je  suis  bien  à  plaindre  :  prenez ,  prenez 
encore. 

JOSEPH. 

Monsieur ,  vous  me  touchez ,  vous  m'attendrissez. 

MARIANNE. 

Oh!  par  ma  foi,  je  ne  saurais  lui  tenir  rigueur  plus 
long-temps.  Ecoutez,  si  nous  vous  annonçons,  on  nous 
grondera ,  et  on  ne  voudra  pas  vous  voir.  On  est  sorti 
de  table  ;  les  uns  vont  faire  de  la  musique ,  les  autres 
vont  se  promener.  Je  vais  tâcher  d'attirer  monsieur  et 
madame  de  ce  côté. 

(  Elle  so?^t.  ) 

JOSEPH. 

OÙ  vas-tu  donc ,  ma  femme  ?  Un  moment. 

COMTOIS,  retenant  Joseph. 
Si,  pour  faire  connaissance,  vous  vouliez  accepter 
de  vous  rafraîchir  à  cette  maison  que  voilà. 

(  //  indique  le  cabaret  a  coté  du  café.  ) 

JOSEPH. 

Monsieur ^A  part.^   Le  maître  me  donne  pour 

boire ,  le  valet  me  paie  à  boire  ;  ce  sont  d'honnêtes 
gens. 

COMTOIS,  a  Philibert  aîné. 

Vivatl  les  valets  sont  pour  nous. 

PHILIBERT    AINE, 

C'est  quelque  chose. 


aSo  LES  DEUX  PHILIBERT. 

COMTOIS. 

C'est  beaucoup;  je  m'y  connais. 
(  Comtois  et  Joseph  entrent  au  cabaret  en  sejai- 
sant  de  grandes  politesses.  Comtois  force  Joseph 
a  entrer  le  premier.  ) 

PHILIBERT    AIWÉ,    SCul. 

Allons,  voilà  mes  affaires  en  assez  bon  train. 

(  On  entend  Philibert  cadet  dans  le  billard.  ) 

PHILIBERT    CADET. 

J'ai  touché,  monsieur;  je  suis  sûr  que  j'ai  touché. 

UNE    VOIX, 

Non,  monsieur,  vous  n'avez  pas  touché. 

PHILIBERT    CADET. 

Je  m'en  rapporte  à  la  galerie.  Parlez,  messieurs. 

PHILIBERT    aîné. 

Allons,  voilà  mon  frère  qui  se  dispute  au  billard. 

PHILIBERT    CADET. 

Fort  bien  ;  vous  êtes  tous  contre  moi.  Une  autre 
partie. 

PHILIBERT    aîné. 

Qu'il  joue,  qu'il  se  dispute;  il  ne  me  nuira  pas,  au 
moins. 

SCÈNE    XL 

PHILIBERT  aîné,  MARIANNE,  Madame  DER- 
VIGNYj  DUPARC. 

MARIANNE,  airivaut  la  première. 
Je  les  ai  rencontrés;  je  leur  ai  parlé  de  vous.  Ils  me 
suivent* 


ACTE   III,   SCENE   XI.  aSi 

D  u  p  A.  R  c  ,  entrant  en  scène. 
Eh  !  que  m'importe  que  mademoiselle  Marianne  le 
trouve  à  son  gré?  Je  ne  veux  plus  recevoir  d'inconnus 
à  la  campagne.    A-t-il   à   me  parler  d'affaires  ?  qu'il 
vienne  à  Paris. 

MADAME    DERVIGNY. 

Eh  bien  !  Marianne ,  où  est-il  ce  monsieur  qui  ne 
nous  demande  qu'un  moment  d'entretien? 

MARIANNE. 

Le  voilà,  madame. 

MADAME     DERVIGNY. 

Voyons,  monsieur,  que  nous  voulez-vous  ?  Que  pré- 
tendez-vous ?  Qui  êtes-vous  ? 

PHILIBERT    aîné. 

Madame,  je  suis....  je  viens....  pardon;  mais  je  me 

sens  tellement  déconcerté Faut-il  qu'une  méprise 

que  je  ne  pouvais  prévoir,  ni  empêcher,  ait  changé 
les  dispositions  favorables  que  vous  et  monsieur  aviez 
témoignées  à  mon  ami  Clairville  ! 

DUPARC. 

Vous  êtes  l'ami  de  monsieur  Clairville?  et  moi  aussi, 
je  l'aime  de  tout  mon  cœur;  mais  je  vous  avoue  qu'a- 
près ce  qui  s'est  passé,  ses  recommandations  ne  sont 
pas  d'un  grand  poids  auprès  de  nous. 

PHILIBERT    aîné. 

Je  conçois  et  j'approuve  votre  défiance.  Aussi,  n'est- 
ce  qu'en  tremblant  que  j'ose  vous  parler  ;  mais ,  mon- 
sieur, si  je  ne  possède  pas  toutes  les  vertus,  toutes  les 
qualités  dont  il  a  plu  à  son  amitié  de  me  gratifier , 
croyez  au  moins  à  tout  ce  qu'il  a  pu  vous  dire  de  mon 
estime  pour  vous,  de  mon  respect  pour  madame,  de 
mon  amour  pour  mademoiselle  votre  fille. 


iài  LES  DEUX  PHILIBERT. 

MADAME    DERVIGNY. 

Qu'est-ce  à  dire  ?  Vous  aimez  ma  petite-fille  ? 

PHILIBERT     aîné. 

Oui ,  madame ,  oui ,  monsieur  ;  content  de  la  voir , 
de  l'admirer,  n'osant  vous  parler,  n'osant  concevoir 
encore  aucune  espérance ,  depuis  un  mois ,  je  vous  ai 
suivies  par-tout. 

MARIANNE. 

Serait-ce  notre  jeune  homme?  Je  cours  chercher 
mademoiselle  ? 

(^Elle  sort,) 

MADAME    DERVIGNY. 

Eh!  mais  qu'a-t-elle  donc? 

DUPARC. 

Est-elle  folle? 

SCÈNE    XIL 

PHILIBERT  AINE,  Madame  DERVIGNY,  DUPARG. 

PHILIBERT  AINE,  auec  chaleui\ 
Ce  matin,  seulement,  je  me  confie  à  Glairviile  ;  il 
vous  révèle  mon  amour.  Vous  lui  faites  espérer  que 
vous  allez ,  aujourd'hui  même ,  m'inviter  à  venir  à  votre 
maison  de  campagne  ;  jugez  quelle  est  mon  inquiétude 
en  ne  voyant  pas  arriver  cette  invitation  si  ardemment 
désirée;  je  me  hasarde  à  me  présenter  sans  l'avoir 
reçue  ;  je  pars,  je  vous  trouve  enfin,  et  c'est  pour  ap- 
prendre que  vous  venez  de  promettre  la  main  de  votre 
fille  à  l'un  de  vos  parents.  Je  n'ai  aucun  titre,  je  n'ai 
aucun  droit;  mais  j'ai  eu  un  moment  d'espoir;  mais  il 
est  impossible  d'avoir  plus  d'amour. 


ACTE  III,   SCÈNE  XIII.  233 

DUPARC. 

Eh  quoi  !  monsieur ,  vous  soutenez  que  vous  êtes  la 
personne  dont  Clairville  m'a  parlé  ce  matin  ? 

PHILIBERT    aîné. 

Oui,  monsieur. 

MADAME    DERVIGNY. 

Que  vous  vous  nommez  Philibert? 

PHILIBERT     aîné. 

Oui ,  madame. 

DUPARC. 

Ah! ah! 

(/c^  on  entend  Clairville  chanter  dans  la  cou- 
lisse. ) 

Enfant  chéri  des  dames.... 

DUPARC. 

J'entends  Clairville,  nous  allons  voir. 

SCÈNE   XIIL 

PHILIBERT  aîné.  Madame  DERVIGNY,  DUPARC, 
PHILIBERT  CADET,  CLAIRVILLE. 

PHILIBERT  CADET,  au  balcon  du  café. 
C'est  fini;  j'ai  tout  perdu.  {^Apercevant  les  person- 
nages en  scene.^  Oh!  oh!  écoutons. 

DUPARC. 

Venez,  Clairville;  voici  un  jeune  homme.... 

CLAIRVILLE. 

Que  vois-je  ?  encore  ici ,  monsieur  ! 

PHILIBERT    AÎNÉ. 

De  grâce,  daignez  achever  votre  ouvrage. 

CLAIRVILLE. 

Point  du  tout  ;  je  me  reproche  de  l'avoir  commencé. 


234  LES  DEUX  PHILIBERT. 

MADAME    DERVIGNY. 

Mais  permettez.... 

CLAIRVILLE. 

Je  vous  l'ai  dit,  je  ne  veux  plus  me  mêler  de  rien, 

PHILIBERT    AINE. 

Si  vous  saviez.... 

CLAIRVILLE. 

Ah!  monsieur,  cela  m'a  bien  étonné. 

PHILIBERTAINÉ. 

Mais  écoutez. 

CLAIRVILLE. 

Je  ne  veux  rien  entendre  ;  d'ailleurs ,  monsieur  a 
promis  sa  fille  à  monsieur  Pastoureau  ;  ce  que  vous 
avez  de  mieux  à  faire,  c'est  d'étouffer  votre  amour,  et 
de  donner  congé  de  votre  nouvel  appartement. 

DUPARC. 

Eh  !  mais ,  ce  n'est  pas  monsieur  qui  est  venu ,  et 
que  nous  avons  congédié. 

CLAIRVILLE. 

Ce  n'est  pas  monsieur  !  et  qui  donc  ? 

PHILIBERT    CADET. 

Et  parbleu  !  c'est  moi. 

PHILIBERT    AINE. 

Ciel  !  mon  frère  ! 

DUPARC. 

Eh  !  oui,  c'est  lui. 

PHILIBERT    CADET. 

Attendez-moi,  je  suis  à  vous.  Je  vais  vous  expliquer,. 

(  //  quitte  le  balcon.  ) 

CLAIRVILLE. 

Qu'est-ce  que  c'est  donc  que  cet  homme? 


ACTE  m,  SCENE  XIII.  ^35 

PHILIBERT    AINE, 

Allons ,  Clairville  ne  veut  se  mêler  de  rien  ;  mon  frère 
veut  se  mêler  de  tout ,  et  je  me  trouve  froissé  entre  les 
deux. 

PHILIBERT  CADET,  entrant  en  scène. 

Parbleu  !  messieurs  et  madame ,  il  faut  que  vous  soyez 
bien  simples,  bien  innocents,  bien..... 

PHILIBERT    aîné. 

Tais-toi  donc. 

PHILIBERT    CADET.       / 

Laisse  donc,  c'est  une  figure  de  rhétorique  pour  en 
venir  à  les  flatter;  tu  vas  voir.  Eh  !  quoi?  vous  ne  com- 
prenez pas  que  nous  sommes  deux  frères? 

DUPARC    ET    MADAME    DERVIGNY. 

Deux  frères  ! 

CLAIRVILLE. 

Ah!  Ah! 

PHILIBERT    CADET. 

Eh  oui,  deux  frères.  Or,  si  l'on  a  vu  parfois  des 
frères  qui  se  ressemblaient  à  s'y  méprendre,  soit  au 
moral ,  soit  au  physique ,  soit  en  bien ,  soit  en  mal ,  que 
de  différences  entre  tant  d'autres,  depuis  Caïn  et  Abel 
jusqu'au  frère  de  Piron,  qui  était  un  imbécille  !  {^En 
riant,  )  Moi ,  messieurs ,  j'ai  une  pauvre  tête ,  peu  de 
jugement;  j'ai  été  gâté  par  ma  mère  ,  que  je  dominais. 
Tout  petit,  je  faisais  cent  tours  à  mon  maître  d'école: 
aussi,  je  ne  sais  rien  que  le  billard,  l'escrime,  le  trente 
et  un;  et  dès  mon  enfance,  on  m'appelait  Philibert  le 
mauvais  sujet.  {D'un  toji  graue.)  Mais  mon  frère,  en- 
voyé par  mon  père  dans  un  collège  de  Paris ,  a  ete 
élevé  avec  soin,  tendresse  et  sévérité.  Il  a  bon  cœur, 
jionne  tête  et  bon  jugement.  Il  sait  le  grec ,  le  latin ,  la 


236  LES  DEUX  PHILIBERT. 

philosophie ,  la  musique ,  la  danse  et  les  mathématiques  ; 
et ,  par  opposition ,  on  l'appelait  et  on  l'appelle  encore 
Philibert  l'homme  de  mérite.  (  En  riant.  )  Moi ,  mes- 
sieurs, je  suis  un  vaurien,  un  joueur;  je  m'amuse,  et 
je  passe  pour  avoir  un  excellent  ton  en  mauvaise  société. 
J'ai  mangé  mon  patrimoine,  la  maison  de  commerce  de 
ma  mère,  je  mangerais  le  diable.  {^D'un  ton  grave.^ 
Mais  mon  frère ,  l'homme  de  mérite ,  est  sage  dans  ses 
mœurs ,  raisonnable  dans  sa  conduite ,  modéré  dans  ses 
désirs.  Il  a  conservé ,  il  a  déjà  augmenté  sa  fortune  ; 
il  n'a  pas  de  dettes ,  et ,  plus  d'une  fois ,  il  a  payé  les 
miennes ,  [En  riant^  Moi ,  messieurs ,  franchement  je 
ferais  une  folie  de  me  marier ,  et  un  père  en  ferait  une 
plus  grande  de  me  donner  sa  fille.  Que  diable  pourrais- 
je  apprendre  à  mes  enfants?  {D'un  ton  grave?)  Mais  mon 
frère ,  l'homme  de  mérite  !  il  a  été  si  bon  lils  ,  il  est  si 
bon  frère  ,  qu'il  ne  peut  manquer  d'être  bon  père  et 
bon  mari.  Il  fera  souche  d'honnêtes  gens ,  d'hommes  de 
sens ,  d'hommes  d'esprit ,  parce  qu'il  a  de  l'honneur , 
du  sens  et  de  l'esprit.  C'est  mon  frère  que  vous  avez 
invité,  c'est  moi  qui  suis  venu.  Donc  je  ne  suis  pas  un 
intrigant  qui  ai  pris  un  faux  nom;  mais  mon  frère  a 
été  victime  d'un  quiproquo.  Es-tu  content,  frère?  T'ai- 
je  tenu  parole?  Je  crois  que  je  n'ai  pas  dit  de  sottises. 

DUP  ARC. 

Ainsi ,  c'est  de  monsieur ,  que  Clairville ,  Forhs , 
Préval,  Derlange,  m'ont  fait  un  si  grand  éloge. 

PHILIBERT    AIWÉ. 

Ah!  monsieur,  je  dois  cet  éloge  à  leur  indulgence. 
Mon  frère  ne  mérite  pas  tout  le  mal  qu'il  vient  de  dire 
de  lui-même;  mais  oui,  c'est  de  moi  qu'on  vous  a 
parlé  ;  c'est  moi  qui  vous  ai  fait  une  visite  ce  matin  ; 
c'est  à  moi  que  vous  l'avez  rendue.  {Tirant  de  sa  poche 


ACTE  IIT,  SCÈNE  XIV.  237 

la  carie  de  visite  de  Dupai^c^  Voici  la  carte  que  Clair- 
ville  m'a  remise  de  votre  part.  C'est  moi  qui  suis  at- 
taché au  ministère  des  affaires  étrangères;  c'est  moi  qui 
ai  eu  le  bonheur  de  remplir  avec  succès  inie  mission  à 
Smyrne. 

CLAIRVILLE. 

Eh  !  mais ,  mon  cher  monsieur ,  que  ne  me  disiez-vous 
que  vous  aviez  un  frère  ? 

PHILIBERT    CADET. 

Oh  !  il  n'y  a  pas  de  quoi  se  vanter. 

-  SCÈNE   XIV. 

PHILIBERT  aîné  ,  Madame  DER VIGNY ,  DUPARC , 
PHILIBERT  CADET,  CLAIRVILLE,  MARIANNE, 
SOPHIE. 

MARIANNE. 

Venez,  venez,  mademoiselle;  tenez,  le  voilà. 

SOPHIE,  vojant  Philibert  aîné. 
C'est  lui  ! 

MADAME    DERVIGNY. 

Qui  lui? 

MARIANNE. 

Le  jeune  homme  que  mademoiselle  a  remarqué. 

MADAME    DERVIGNY. 

Eh!  quoi?  mademoiselle.... 

PHILIBERT    AINE. 

J'aurais  été  assez  heureux  pour  fixer  votre  attention. 
Ah  !  monsieur ,  au  nom  de  l'amitié  que  vous  aviez  pour 
mon  père,  accordez -moi  la  main  de  votre  fille.  Point 
de  dot,  point  de  place,  et  je  suis  content;  et  ma  vie 
tout  entière  est  consacrée  au  soin  de  son  bonheur. 


238  LES  DEUX  PHILIBERT. 

MADAME    DERVIGNY. 

Voilà  du  désintéressement,  une  véritable  tendresse. 

SOPHIE. 

N'est-ce  pas ,  ma  bonne  maman  ? 

DUPARC. 

C'est  fort  embarrassant  :  les  engagements  que  je  viens 
de  prendre  avec  Pastoureau.... 

SOPHIE. 

Mon  père,  la  parole  que  vous  lui  avez  donnée  est- 
elle  donc  irrévocable? 

SCÈNE     XV    ET    DERNIÈRE. 

PHILIBERT  AINE, Madame  DERVIGNY ,  DUPARC , 
PHILIBERT  cadet,  CL  AIRVILLE  ,  MARI  ANNE , 
SOPHIE,  PASTOUREAU. 

PASTOUREAU. 

Me  voilà. 

MADAME    DERVIGIYY. 

N'est-ce  pas,  monsieur  Pastoureau,  que  vous  êtes 
trop  délicat  pour  vouloir  épouser  une  jeune  personne 
malgré  elle? 

PASTOUREAU. 

Comment  ? 

DUPARC. 

C'est  qu'il  faut  vous  dire  qu'il  y  a  eu  véritablement 
erreur. 

PASTOUREAU. 

Ab  !  ah  ! 


ACTE  III,  SCENE   XV.  289 

MADAME    DERVIGNY. 

Que  monsieui^,  qui  est  le  frère  de  monsieur,  est  la 
personne  que  nous  attendions. 

PASTOUREAU. 

Oh  !  oh  ! 

Madame  dervigny. 
Il  adore  ma  petite-fille.  Elle  vient  de  me  faire  en- 
tendre qu'elle  avait  beaucoup  d'estime  pour  vous,  mais... 

PASTOUREAU. 

Point  d'inclination. 

SOPHIE. 

Pardon,  mon  cousin. 

PASTOUREAU. 

Fort  bien  :  vous  allez  me  sacrifier. 

PHILIBERT    CADET. 

Croyez-moi ,  renoncez.  Vous  valez  mieux  que  moi  ; 
mais  mon  frère  l'homme  de  mérite  !... 

PASTOUREAU. 

Allons ,  me  voilà  encore  premier  garçon  de  noce  au 
mariage  d'une  demoiselle  que  j'aurai  été  sur  le  point 
d'épouser. 

PHILIBERT    AIWÉ. 

Ah  !  monsieur  Pastoureau ,  quelle  générosité  ! 

DU  PARC,  à  Philibert  aîné. 
Ma  fille  et  la  place  sont  à  vous. 

PHILIBERT    CADET. 

Allons ,  morbleu  !  de  la  joie ,  des  chansons ,  des  valses , 
des  rondes ,  des  allemandes  et  des  gavottes.  Ah  !  sans 
moi ,  comme  tu  serais  dans  l'embarras  !  Petite  sœur , 
aimez-moi  comme  un  bon  frère.  Et  vous,  papa  Duparc, 


24o  LES  DEUX  PHILIBERT. 

vous  trouvez  dans  l'aîné  un  bon  gendre,  et  dans  le 
cadet  un  bon  convive....  pour  un  repas  de  garçon;  je 
me  tairai  quand  nous  aurons  des  dames. 


FIN    DTI    TROISIEME    ET    DERNIER    ACTE. 


LE 

CAPITAINE  BELRONDE, 

COMÉDIE 
EN  TROIS  ACTES  ET  EN  PROSE, 

Représentée  pour  la  première  fois  le  4  mars  1817, 


Tome  ni.  16 


PREFACE 


l^A  première  idée  de  cette  comédie  me  fiit  suggérée 
par  un  passage  d'une  pièce  allemande.  Un  brave  mili- 
taire ,  déjà  sur  le  retour,  veut  épouser  une  jeune  per- 
sonne :  elle  lui  apprend  ingénument  qu'elle  est  éprise 
d'un  jeune  homme  ;  il  se  console  en  la  dotant ,  et  il  songe 
à  un  autre  mariage  :  pareille  aventure  lui  arrive  une  se- 
conde fois. 

Je  pensai  qu'au  lieu  de  ces  oncles  ,  de  ces  pères ,  de 
ces  tuteurs  avares  Jaloux ,  tyrans ,  ridicules  ou  méchants 
qu'on  voit  si  souvent  dans  nos  comédies,  il  serait  pi- 
quant de  mettre  sur  la  scène  un  homme  d'un  certain  âge , 
aimable ,  galant ,  spirituel  et  bon  ,  qui  n'aurait  d'autre 
ridicule  que  celui  de  vouloir  épouser  une  jeune  femme, 
ridicule  bien  excusable  dans  un  célibataire  ou  un  homme 
veuf  croyant  pouvoir  compenser  la  différence  d'âge  par 
une  grande  fortune  et  des  soins  assidus  ,  et  qui ,  tout  en 
voulant  se  rendre  heureux  lui-même,  se  propose  de 
rendre  parfaitement  heureuse  la  femme  qu'il  épousera. 
Je  pensai  que  pour  rendre  ce  rôle  comique  il  fallait  le 
montrer  perpétuellement  désappointé  ,  perpétuellement 
trompé  dans  ses  espérances ,  et  j'imaginai  de  le  faire 
amoureux  de  trois  jeunes  femmes  et  indécis  sur  le  choix 
à  faire  entre  les  trois.  Cette  hésitation  me  parut  un  trait 
caractéristique  de  mon  personnage.  A  vingt  ans ,  on  est 
vraiment  amoureux  et  l'on  ne  peut  avoir  de  passion  que 

i6. 


244  PRÉFACE. 

pour  un  seul  objet  :  à  cinquante  ans  on  peut  se  croire 
amoureux;  mais  on  n'a  réellement  qu'un  désir  vague, 
incertain  ,  et  l'on  est  tout  prêt  à  se  consoler  d'échouer 
près  d'une  belle ,  dès  qu'on  a  l'espérance  de  réussir  près 
d'une  autre.  Je  pensai  que ,  pour  exprimer  d'une  ma- 
nière comique  l'amour  un  peu  ridicule ,  et  le  dépit  tou- 
jours croissant  de  mon  homme,  il  fallait  lui  donner 
une  habitude  de  vivre ,  une  profession  qui  supposât  en 
lui  delà  franchise,  de  la  vivacité,  et  je  le  fis  ancien  ca- 
pitaine de  marine. 

L'anecdote  vraie  ou  fausse  d'un  voyageur  qui  se  trompe 
de  coche  à  Mâcon  et  retourne  à  Châlons ,  croyant  aller 
à  Lyon ,  un  joli  proverbe  de  Carmontelle  intitulé  le 
Boudoir,  et  une  bien  vieille  comédie  de  je  ne  sais  quel 
auteur,  qui  s'appelle,  je  crois,  le  Déniaisé,  me  fournirent 
les  incidents  et  les  caractères  secondaires  de  ma  co- 
médie. 

Les  deux  premiers  actes  me  semblent  présenter  sinon 
des  caractères ,  au  moins  des  physionomies  et  des  situa- 
tions comiques.  L'arrivée  successive  et  variée  des  trois 
jeunes  gens,  le  dépit  qu'ils  causent  au  capitaine,  l'ai- 
sance avec  laquelle  ils  s'installent  dans  son  château,  la 
confidence  de  Dutilleul  et  de  sa  femme,  le  brusque  chan- 
gement qui  s'opère  aux  yeux  du  spectateur  dans  les  ca- 
ractères d'Olivier  et  de  Victorine,  me  paraissent  des  res- 
sorts de  comédie  bien  imaginés  et  bien  exécutés. 

Au  troisième  acte,  je  suis  moins  heureux;  à  défaut 
de  bonnes  scènes ,  j'ai  des  jeux  de  théâti^e.  Ces  moyens 
réussissent  quelquefois  mieux  que  les  bonnes  scènes  ; 
mais  ils  ne  les  valent  pas. 


PREFACE.  245 

De  même  que  les  surprises ,  les  méprises ,  les  quipro- 
quo sont  des  sources  toujours  nouvelles  de  comique  j 
de  même  aussi ,  une  conversation  entendue  par  un  per- 
sonnage intéressé  sera  toujours  un  bon  moyen  d'intrigue. 
Notre  grand  maître,  dans  son  chef-d'œuvre  du  Tar- 
tufe, a  employé  deux  fois  ce  moyen  avec  toute  la  force 
de  son  génie.  Au  troisième  acte,  Damis  se  cache  dans 
un  cabinet  et  surprend  la  déclaration  de  Tartufe  à  El- 
mire.  Au  quatrième  acte ,  il  faut  faire  surprendre  Tar- 
tufe ,  par  Orgon  ;  mais ,  où  cacher  Orgon  ?  on  ne  peut 
plus  songer  au  cabinet ,  puisque  Tartufe  sait  que  précé- 
demment Damis  s'y  est  caché.  C'est  alors  que  tout  na- 
turellement arrive  l'invention  admirable  de  la  table  sous 
laquelle  se  tapit  l'époux  obstiné  :  c'est  alors  qu'Elmire 
est  sûre  de  tromper  Tartufe  ;  et  que ,  pour  compléter  sa 
sécurité,  elle  peut  lui  dire  : 

Il  n'importe  :  sortez ,  je  vous  prie ,  un  moment  ; 
Et  par-tout  là  deliors  voyez  exactement. 

Avant  Molière ,  depuis  Molière ,  combien  n'y  a-t-il  pas 
de  pièces  où  un  personnage  se  cache  dans  un  cabinet, 
derrière  un  fauteuil,  ou  un  paravent!  Pour  donner  un 
peu  de  nouveauté  à  ce  moyen ,  j'ai  imaginé  une  grotte  à 
deux  issues,  et  une  brèche  dans  un  mur  de  jardin  :  j'ai 
eu  beau  faire  ;  cela  sent  toujours  un  peu  la  machine ,  mais 
enfin  l'effet  en  était  agréable  à  la  représentation. 

L'idée  de  marier  à  la  fin  le  capitaine  Belronde  à  la 
mère  de  l'une  des  trois  jeunes  personnes  qu'il  courtisait 
m'a  toujours  paru  un  heureux  dénoùment. 

En  composant  la  pièce,  je  regardai  comme  un  moyert 


246  PRÉFACE. 

de  succès  de  faire  passer  chacun  de  mes  actes  dans  une 
jolie  décoration  :  au  premier  acte,  un  parc  bien  orné, 
deux  grilles  élégantes ,  dont  l'une  domine  sur  la  grande 
route,  et  l'autre  sur  le  chemin  de  hallage  de  la  Saône; 
au  deuxième  acte,  un  joli  boudoir;  au  troisième  acte, 
un  site  agreste,  d'un  côté  un  mur  avec  une  brèche, 
dje  l'autre  une  grotte  en  coquillages.  Je  crois  que  les  dé- 
corations et  les  jeux  de  scènes  contribuèrent  au  succès 
de  l'ouvrage. 


PERSONNAGES. 

LE  CAPITAINE  BELRONDE ,  ancien  marin. 

CHARLES  DE  BELRONDE ,  son  neveu ,  officier  de  cavalerie. 

Madame  de  MONTCLAIR,  jeune  veuve  créole. 

Madame  DARMAINVILLE  ,  veuve  d'un  armateur  de  Nantes. 

ROSE  DARMAINVILLE ,  sa  fille. 

VICTORINE  DORSAY,  pupille  du  capitaine, 

DUTILLEUL ,  manufacturier  de  Lyon. 

OLIVIER  FORLIS  ,  étudiant  en  droit. 

THOMAS,  ancien  matelot,  valet  du  capitaine. 

BERTRAND,  jardinier  du  capitaine. 


La   scène  se  passe  dans  un  château  du  capitaine,  entre  Lyon  et  Mâconj 
sur  les  Lords  de  la  Saône. 


LE 

CAPITAINE   BELRONDE. 

ACTE  PREMIER. 

Le  théâtre  représente  une  partie  du  parc  en  jardin  anglais.  Au  fond  du  théâtre 
«ne  montagne  ;  sur  le  haut  de  la  montagne ,  un  pavillon  élégant  en  forme 
de  temple  grec  :  la  montagne  est  couverte  de  fleurs  et  d'arbustes.  Des 
deux  côtés,  près  de  l'avant-scène ,  une  grille.  Les  personnages  sont  censés 
voir  ,  par  l'une  des  grilles ,  la  Saône  et  le  chemin  de  hallage  ;  par  l'autre , 
la  grande  route  de  Paris  à  Lyon ,  par  la  Bourgogne. 


SCENE    I. 

Le  capitaine,  THOMAS,  ouvriers,  jardiniers 

ET    VALETS. 

{^Au  lever  du  rideau,  le  capitaine  est  sur  le  pen- 
chant de  la  montagne,  Thomas  au  haut  de  la 
montagne.  Le  capitaine,  une  canne  toisée  a  la 
main,  donne  ses  ordres  aux  ouvriers ,  jardiniers 
et  valets  qui  travaillent  dans  le  parc  et  trans- 
portent des  meubles  dans  le  pavillon.  Parmi  ces 
meubles  sont  une  harpe  dans  son  étui,  et  un 
pupitre  de  musique. 

LE    CA.PITAINE. 

Eh  bien  !  Thomas  ;  l'ouvrage  avance-t-  il  ? 

THOMAS. 

Oui,  mon  capitaine.  Dans  trois  petits  quarts  d'heure 
les  ébénistes  et  les  tapissiers  auront  fini. 


248  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE  CAPITAINE,  descendant  de  la  montagne. 

Ah  !  Dieu  merci ,  ce  matin  même ,  ces  dames  pour- 
ront jouir  de  mon  joli  pavillon, 

THOMAS,  descendant  la  montagne. 

Triple  sabord  !  comme  c'est  gracieux  !  Voilà  un  bou- 
doir qui  vaut  mieux  que  notre  chambre  de  capitaine 
sur  notre  fameux  corsaire ,  la  Belle-Française  ;  et  tan- 
dis que  vous  faites  orner  ce  pavillon  pour  les  dames 
de  votre  compagnie,  moi,  j'arrange  là-bas,  au  revers 
de  la  montagne ,  une  petite  tonnelle  en  feuillage  pour 
les  femmes  de  chambre. 

LE     CAPITAINE. 

Fripon!  • 

THOMAS. 

Ne  disons  pas  de  mal  de  la  Belle-Française  pour- 
tant. Nous  lui  devons  notre  fortune  ;  que  de  prises  elle 
a  faites!....  Vous  souvient-il,  mon  capitaine,  du  jour 
où  nous  allions  nous  faire  sauter.  Je  n'étais  encore  que 
simple  matelot.  J'avais  déjà  la  mèche  allumée  tout  près 
de  la  Sainte-Barbe,  n'attendant  plus  que  votre  signal... 

LE     CAPITAINE. 

Lorsque  ces  deux  gros  vaisseaux  anglais  de  la  com- 
pagnie des  Indes  amenèrent  leur  pavillon. 

SCÈNE  II. 

Le   CAPITAINE,  BERTRAND,  THOMAS. 

BERTRAND ,  présentant  des  bouquets  au  capitaine. 

Monsieur  le  capitaine  ,  voilà ,  suivant  l'usage  de 
chaque  matin ,  les  bouquets  pour  ces  dames  et  ces  de- 
moiselles. 


ACTE   I,  SCENE   IL  249 

LE     CAPITAINE. 

Donne.  Maintenant,  elles  peuvent  paraître  quand 
elles  voudront.  Thomas,  renvoie  les  ouvriers  du  de- 
hors ,  qu'il  ne  reste  plus  que  ceux  de  l'intérieur  ;  qu'on 
ne  puisse  encore  se  douter  de  rien.  (  Thomas  remonte 
et  renvoie  les  ouvriers.  )  Berti^nd ,  tu  n'oublieras  pas 
de  garnir  de  fleurs  les  vases  et  les  corbeilles  du  pa- 
villon. 

BERTRAJYD. 

Non,  monsieur  le  capitaine.  Grâce  aux  peintres  et 
aux  doreurs ,  c'est  superbe  à  voir  ;  grâce  à  moi  ce  sera 
parfumé...  Monsieur  le  capitaine,  c'est  fort  bien  de 
construire  des  grottes,  des  rochers,  des  pavillons  grecs, 
chinois  ou  turcs  ;  mais  est-ce  que  vous  ne  songerez 
pas  à  faire  réparer  les  brèches  qui  sont  à  nos  murs  de 
clôture  et  d'espalier? 

LE     CAPITAINE. 

J'ai  le  temps. 

BERTRAND. 

C'est  que ,  Dieu  merci ,  on  ne  nous  vole  pas  nos 
fleurs;  mais  nos  fruits!  On  nous  les  vole,....  c'est  une 
bénédiction.  Morgue,  il  y  a  conscience  de  faire  tort  à 
un  si  brave  homme.  Voilà  vingt  ans  que  je  suis  jardi- 
nier de  ce  château  ;  j'y  ai  vu  sept  à  huit  maîtres  avant 
vous ,  et  pas  un  qui  vous  valût.  Depuis  six  mois  que 
vous  l'avez  acheté,  comme  vous  faites  travailler  le 
pauvre  monde!  et  sur-tout  depuis  quatre  jours  que 
vous  êtes  venu  vous  y  établir  avec  ces  belles  madames 
de  Paris. 

LE     CAPITAINE. 

Flatteur  ! 

BERTRAND. 

Oh  !  je  sais  bien  que  c'est  l'usage  des  domestiques 


aSo  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

de  faire  l'éloge  des  maîtres  qu'ils  ont,  aux  dépens  de 
ceux  qu'ils  ont  eus.  Mais  vous  !  on  ne  vous  présente 
pas  un  mémoire  que  vous  ne  vous  mettiez  dans  une 
colère  de  tous  les  diables  ;  et  puis ,  vous  payez  sans 
compter ,  et  vous  n'oubliez  jamais  un  généreux  pour- 
boire. 

LE  CAPiTAiiNTE ,  donnant  de  V argent  a  Bertrand, 
Ah  !  tiens.  Voilà  pour  tes  bouquets. 

(  //  lui  donne  de  V argent.  ) 

BERTRAND. 

Grand  merci,  monsieur  le  capitaine. 
LE  CAPITAINE, />oj«!/z/f  les  bouquets  sur  un  banc. 

Avoir  trouvé  le  moyen  de  faire  venir  dans  ma  terre 
des  dames  charmantes ,  et  m'être  arrangé  si  bien  que 
je  suis  seul  auprès  d'elles!  {^avec  joie,  et  se  frottant 
les  mains^  ah!  capitaine,  est-ce  adroit  de  ta  part? 
Et  j'espère  que  personne  ne  viendra  troubler  ma  soli- 
tude, jusqu'à  ce  qu'un  heureux  mariage...  (^Regardant 
par  la  grille  a  droite.  )  Qu'est-ce  que  c'est  ?  comment  ? 
une  chaise  de  poste  dans  l'avenue  !  Morbleu  !  c'est  au 
moment  même  oii  je  me  félicite  de  n'avoir  personne... 
Thomas,  va  donc  voir. 

THOMAS. 

J'y  cours,  mon  capitaine. 

{Il  sort.) 

LE     CAPITAINE. 

Ventrebleu!  si  c'est  un  importun,  un  jeune  homme, 
il  sera  mal  reçu  :  non  pas  que  je  craigne  tous  ces  jeunes 
gens....  mais  enfin....  {Regardant par  la  grille.)  C'est 
un  militaire  ;  je  reconnais  l'uniforme.  Quoi  ?  ce  serait 
mon  fripon  de  neveu.  {A  Thomas  qui  retient.)  Eh 
bien,  Thomas? 


ACTE  I,   SCÈNE  III.  a5i 

THOMAS. 

Mon  capitaine ,  c'est  monsieur  Charles  de  Belronde , 
votre  neveu ,  le  lieutenant  de  dragons  ;  cet  aimable 
jeune  homme.... 

LE     CAPITAINE. 

Va  te  promener  avec  ton  aimable  jeune  homme;  il 
vient  voir,  en  sa  qualité  d'héritier,  si  je  lui  ai  fait  une 
bonne  acquisition.  Oh  !  il  ne  tient  point  encore  mon 
héritage. 

THOMAS. 

Ah,  mon  capitaine,  vous  le  jugez  mal  ;  il  aime  trop 
à  dépenser  pour  être  mtéressé. 

SCÈNE  III. 

Le  CAPITAINE,  BERTRAND,  THOMAS, 
CHARLES. 

CHARLES,  en  dehors. 
Qu'on  remise  ma  chaise,  et  dis  à  l'un  des  gens  de 
mon  oncle  de  t'indiquer  un  appartement  oii  tu  dépo- 
seras mon  porte-manteau. 

LE    CAPITAINE. 

Fort  bien.  Le  voilà  qui  s'installe. 
CHARLES,  entrant. 
Eh  !  bonjour ,  mon  cher  oncle. 

LE     CAPITAINE. 

Bonjour,  mon  cher  neveu.  Que  viens-tu  faire  ici? 

CHARLES. 

Vous  voir ,  mon  oncle ,  admirer  votre  nouveau  châ- 
teau, et  vous  aider  à  en  faire  les  honneurs.  Vous  aimez 
le  monde  ,  les  plaisirs.  Vous  avez ,  sans  doute ,  une 
nombreuse  société,  sans  compter  le  voisinage. 


252  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE     CAPITAINE. 

Point  du  tout,  je  n'ai  personne. 

CHARLES. 

Ah,  personne!  On  in'a  dit  que  vous  aviez  des  dames. 

LE     CAPITAINE. 

Eh  bien  !  ces  dames  ?  Si  elles  veulent  vivre  solitaires  ; 
si  je  ne  veux  pas  qu'on  les  voie. 

CHARLES. 

Ah  !  mon  oncle  ,  c'est  parler  en  tuteur  jaloux  ,  en 
mari  fâcheux  ;  je  ne  reconnais  pas  votre  caractère  ai- 
mable ,  confiant. 

LE     CAPITAINE. 

Je  veux  devenir  sévère  et  grondeur....  Je  n'ai  besoin 
de  personne  pour  faire  les  honneurs  de  ma  maison;  je 
les  ferai  bien  tout  seul ,  et  je  n'aime  pas  qu'on  vienne 
chez  moi  sans  être  invité. 

CHARLES. 

Seriez-vous  assez  cruel  pour  me  renvoyer  ? 

LE     CAPITAINE. 

Te  renvoyer?  non....  Mais.... 

CHARLES. 

Eh  !  voilà  votre  fidèle  Thomas ,  autrefois  votre  ma- 
telot d'ordonnance,  aujourd'hui  votre  valet  de  chambre. 
Bonjour,  Thomas....  {A  Bertrand^  Bonjour  aussi  à  toi 
que  je  ne  connais  pas.  Nous  ferons  connaissance. 

BERTRAND. 

Monsieur  l'officier,  c'est  bien  de  l'honneur.  [A  Tho- 
mas.^W.  a  l'air  d'un  brave  homme,  notre  neveu. 

THOMAS. 

C'est  de  famille. 

CHARLES. 

Je  ne  m'effraye  pas  de  voire  mauvais  accueil.  Yous 
m'aimez. 


ACTE  I,  SCENE  III.  ^53 

LE     CAPITAINE. 

Je  t'aime,  je  t'aime.  Je  t'en  ai  donné  assez  de  preuves 
en  payant  deux  ou  trois  fois  tes  dettes. 

CHARLES. 

Aussi ,  mon  oncle ,  est-ce  pour  vous  faire  plaisir  que 
j'ai  demandé  un  congé ,  et  que  je  viens  passer  avec 
vous  le  reste  de  la  belle  saison. 

LE     CAPITAINE. 

Le  reste  de  la  belle  saison  !  eh  bien  !  tu  te  trompes  ; 
tu  ne  me  fais  pas  plaisir;  je  ne  te  renvoie  pas,  mais 
demain  ou  après  demain,  quand  tu  auras  visité  mon 
château,  tu  m'obligeras  de  reprendre  la  route  de  Paris. 

CHARLES. 

Si  vous  l'exigez,  il  faudra  bien {^Examinant  le 

parc.  )  On  ne  m'avait  pas  trompé.  Voilà  une  propriété 
magnifique;  un  beau  château,  de  vastes  dépendances, 
dans  un  riche  pays,  entre  Lyon  et  Mâcon. 

LE    CAPITAINE. 

N'est-ce  pas?  cet  endroit  du  parc,  sur-tout.  Tiens, 
vois  [montrant  la  grille  a  sa  gauche^  par  cette  grille, 
à  deux  pas ,  la  Saône ,  la  paisible  Saône  et  ses  bords 
enchanteurs. 

THOMAS. 

Et  tous  les  matins ,  à  cette  heure-ci  à-peu-près ,  les 
diligences  d'eau,  ou  si  vous  l'aimez  mieux,  les  coches 
qui  descendent  de  Mâcon  à  Lyon  ou  qui  remontent 
de  Lyon  à  Mâcon. 

LE  CAPITAINE,  montrant  la  grille  a  droite. 

Et  par  cette  autre  grille,  la  grande  route  de  Paris  à 
Lyon,  par  la  Bourgogne. 

THOMAS. 

Et  les  rouliers,  les  voyageurs j,  les  passages  de  trou- 
pes, les  diligences  de  terre. 


254  I^E  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE    CA.PITAIWE. 

C'est  un  mouvement  perpétuel.  [A  part. ^  Mais, 
qu'est-ce  que  je  fais?  Je  me  calme,  comme  si  son  ar- 
rivée ne  me  contrariait  pas (-^  Thomas  et  a  Ber- 
trand.^ Laissez-nous,  vous  autres.  Sur-tout,  veillez  à 
ce  que  ces  dames  n'entrent  pas  dans  le  pavillon. 

BERTRAND. 

Oh  !  voirement ,  elles  sont  passablement  curieuses , 
sur-tout  les  jeunes  filles;  mais  je  les  ai  déroutées,  en 
leur  disant  que  c'était  une  vieille  masure  abandonnée , 
et  que  j'avais  perdu  la  clef. 

LE     CAPITAINE. 

Tu  as  bien  fait. 

(  Bertrand  sort.  ) 

CHARLES. 

Qu'est-ce  donc  que  ce  pavillon  ? 

LE    CAPITAINE. 

Oh  !  cela ,  mon  neveu  ;  c'est  un  secret. 

THOMAS. 

Oui,  une  surprise,  une  galanterie. 

LE     CAPITAINE. 

Tais-toi,  et  va-t'en. 

THOMAS. 

Je  m'en  vais,  mon  capitaine. 

(Il  sort.) 

SCÈNE  IV. 

Le  capitaine,  CHARLES. 

CHARLES, 

Un  pavillon,  un  secret,  des  surprises  !  Est-ce  que  le  bruit 
qui  court  sur  votre  compte  aurait  quelque  fondement? 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  aSS 

LE    CAPITAINE. 

Quel  bruit? 

CHARLES. 

Que  vous  allez  vous  marier. 

LE     CAPITAINE. 

Eh  bien  !  qui  est-ce  qui  se  permettrait  d'y  trouver  à 
redire  ?  Serait-ce  toi  ? 

CHARLES. 

Non ,  certes ,  et  je  danserai  de  bon  cceur  à  votre  noce, 

LE     CAPITAINE. 

Vrai? 

CHARLES. 

Oui,  mon  oncle,  vous  avez  mené  une  vie  laborieuse. 

LE    CAPITAINE. 

l'ai  couru  les  mers  pendant  trente  ans. 

CHARLES. 

Vous  y  avez  acquis  une  grande  fortune 

LE    CAPITAINE. 

Je  suis  millionnaire. 

CHARLES. 

N'est-il  pas  naturel  que  vous  songiez  à  jouir  en 
paix  et  agréablement  du  fruit  de  vos  travaux  avec  une 
aimable  compagne ,  et  à  donner  à  la  France ,  dans  les 
enfants  que  vous  aurez,  de  bons  citoyens  qui  ressem- 
blent à  leur  père? 

LE     CAPITAINE. 

Tu  ne  plaisantes  pas  à  mes  dépens ,  comme  cela  t'ar- 
rive  quelquefois? 

CHARLES. 

Ah!  mon  oncle,  vous  me  raillez  de  temps  en  temps, 
je  vous  rends  vos  railleries  ;  mais  je  crois  n'avoir  ja- 
mais manqué  au  respect  que  je  vous  dois ,  et  quand  il 
s'agit  de  choses  sérieuses....  Mariez-vous,  mon  oncle. 


256  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE    CAPITAINE. 

Je  te  ferai  le  moins  de  tort  que  je  pourrai,  et  en 
t'assurant  une  jolie  fortune ,  il  en  restera  toujours  as- 
sez pour  ma  femme  et  pour  moi. 

CHARLES. 

Ne  pensez  donc  pas  plus  que  moi  à  mes  intérêts, 
mon  cher  oncle. 

LE    CAPITAIIYE. 

Oh!  oui,  dans  le  fond,  tu  es  un  bon  neveu,  un 
ami.  Eh  bien  !  puisque  je  te  trouve  plus  raisonnable 
que  je  n'espérais,  je  ne  suis  plus  fâché.  Je  me  félicite 
même  que  tu  sois  venu,  et  je  vais  te  faire  ma  confi- 
dence tout  entière. 

CHARLES. 

Oui,  confiez -moi  vos  projets,  et  si  je  peux  vous  y 
servir.... 

LE    CAPITAINE. 

Eh!  mais  vraiment,  cela  n'est  pas  de  refus.  J'avais 
tort  de  te  craindre  d'ailleurs.  Ne  sais-je  pas  que  tu  as 
une  passion  dans  le  cœur  ? 

CHARLES. 

Moi,  mon  oncle! 

LE    CAPITAINE. 

N'as-tu  pas  un  portrait  qui  ne  te  quitte  pas ,  et  que 
tu  n'as  jamais  voulu  me  montrer.  Mais  comment  as-tu 
fait  pour  t'éloigner  de  l'objet  adoré  ? 

CHARLES. 

Elle  habite  ce  pays. 

LE    CAPITAINE. 

Elle  est  de  Lyon  peut  -  être  ?  et  tu  ne  veux  pas  ab- 
solument me  dire.... 

CHARLES. 

Pas  encore,  mon  oncle;  des  obstacles.... 


ACTE  I,  SCENE  IV.  aSy 

LE    CAPITAINE. 

Pauvre  garçon! 

CHARLES. 

Parlons  de  vous. 

LE     CAPITAINE. 

Je  suis  moins  discret  que  toi. 

CHARLES. 

Vous  êtes  donc  amoureux  aussi? 

LE     CAPITAINE. 

Comme  un  fou. 

CHARLES. 

De  qui? 

LE     CAPITAINE. 

Je  ne  sais  pas  encore. 

CHARLES. 

Comment? 

LE     CAPITAINE. 

Je  flotte,  je  balance  entre  trois  femmes  charmantes. 
Loin  de  m'être  déjà  déclaré,  je  ne  suis  pas  encore  fixé 
moi-même.  Je  venais  d'acheter  cette  terre,  quand  l'idée 
de  me  marier  m'est  arrivée.  Finement ,  j'ai  engagé  les 
trois  personnes  parmi  lesquelles  je  veux  choisir  à  venir 
y  passer  la  fin  de  l'été ,  l'automne ,  et  voilà  quatre  jours 
que  nous  y  sommes.  Me  trouvant  seul  avec  elles,  je  n'ai 
point  à  craindre  de  comparaison  désavantageuse  pour 
moi.  Je  leur  prodigue  les  petits  soins ,  les  politesses,  les 
attentions  délicates;  elles  voient  ces  terres,  ces  prés, 
ces  bois,  ces  belles  vignes  de  Bourgogne,  ce  parc,  ce 
château  que  j'ai  fait  réparer,  embellir  et  meubler  avec 
autant  d'élégance  que  de  goût;  elles  remarquent  cet 
air  d'opulence  qui  plaît  tant  aux  jeunes  et  aux  vieilles, 
cela  les  flatte,  les  touche  et  leur  inspire  nécessaire- 
Tome  VU,  17 


q58  le  capitaine  BELRONDE. 

ment  l'envie  de  partager  toutes  ces  jouissances  avec  le 
propriétaire.  Hem? 

CHARLES. 

C'est  très-savamment  combiné,  mon  oncle  ;  et  quelles 
sont  les  dames  entre  lesquelles  vous  flottez? 

LE    CAPITAINE. 

Tu  les  connais.  D'abord  Victorine  Dorsay ,  ma  pu- 
pille ,  la  fille  de  mon  pauvre  camarade  Dorsay ,  tué  à 
mes  côtés  sur  le  corsaire  la  Belle-Française ,  que  j'ai 
retirée,  il  y  a  un  mois,  de  la  pension  où  je  l'ai  fait 
élever  pendant  mes  courses. 

CHARLES. 

Fille  charmante.  Sans  connaître  les  autres,  je  me 
décide  pour  elle. 

LE    CAPITAINE. 

Attends  donc.  Madame  de  Montclair,  cette  jeune 
veuve ,  que  j'ai  ramenée  de  l'île  de  Bourbon  à  mon  der- 
nier voyage. 

CHARLES. 

Oh!  oh!  belle,  aimable,  spirituelle  :  on  la  croit  co- 
quette, parce  qu'elle  est  gaie;  moi  je  la  crois  très-sen- 
sible. Je  comprends  qu'on  peut  balancer. 

LE    CAPITAINE. 

Enfin  j'ai  chez  moi,  madame  Darmainville ,  la  veuve 
de  ce  brave  armateur  de  Nantes,  qui  me  confia  mon 
premier  navire. 

CHARLES. 

Une  femme  fort  agréable  encore,  de  bonne  mine. 

LE    CAPITAINE. 

Oui ,  mais  quand  on  fait  tant  que  de  se  marier ,  au- 
tant vaut  choisir  une  jeune  femme.  Madame  Darmain- 
ville a  de  trente  à  quarante  ans  . 


ACTE  I,  SCENE  IV.  aSg 

CHARLES. 

Tant  que  cela. 

LE    CAPITAINE. 

Mais  elle  a  une  fille  qui  n'en  a  pas  dix-huit,  et  qui 
est  ici  avec  elle. 

CHARLES. 

Une  fille!  ah!  oui,  je  l'ai  vue  dernièrement  dans  un  bal. 

LE     CAPITAINE. 

L'aimable  Rose  Darmainville. 

CHARLES. 

Oui,  aimable....  (^Se  reprenant  sans  trop  d'affecta- 
tion.^ La  trouvez -vous  aimable?  Elle  ma  paru  bien 
simple ,  bien  innocente ,  disant  tout  ce  qui  lui  passe 
par  la  tête,  et  d'une  crédulité...!  J'aimerais  mieux  la 
réserve ,  la  modestie ,  la  froideur  même  de  votre  pu- 
pille. Je  trouve  tout  naturel  que  vous  soyez  incertain , 
entre  madame   de  Montclair  et  Victorine;  mais  pour 

mademoiselle  Darmainville ma  foi,  je  crois  qu'elle 

ne  vous  convient  pas. 

LE     CAPITAINE. 

Elles  me  conviennent  toutes  trois.  Je  ne  me  pro- 
nonce pour  aucune,  je  n'en  rejette  aucune.  Toutes 
trois,  jeunes,  jolies,  pleines  de  talents,  sont  animées 
pour  moi  de  la  plus  sincère  amitié  ;  mais  aimant  avec 
ardeur,  je  veux  être  aimé  de  même.  Je  me  déciderai 
pour  celle  en  qui  j'aurai  découvert  le  plus  d'ame  et  de 
sensibilité  ;  je  serai  instruit  aujourd'hui  même.  Oui , 
puisque  j'ai  commencé  à  me  confier  à  toi,  je  peux  te 
dire  le  secret  du  pavillon.  C'est  moi  qui  l'ai  fait  con- 
struire, (^/z  montrant  le  pavillon  sur  la  montagne.^ 
Regarde.  En  dehors, c'est  un  petit  temple  grec  entouré 
d'arbres;  en  dedans,  c'est  un  boudoir,  un  cabinet  d'é- 

17. 


lîGo  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

tudes  charmant ,  orné  de  glaces ,  de  meubles  précieux , 
de  peintures  galantes  et  sentimentales.  Depuis  quatre 
jours  que  je  suis  arrivé,  tous  les  matins,  avant  que 
ces  dames  soient  éveillées,  je  viens  moi-même  presser 
et  dirisrer  les  ouvriers.  Tout  sera  terminé  dans  une 
heure ,  et  je  m'apprête  à  étudier  avec  soin  l'impression 
que  la  vue  de  ce  joli  pavillon  fera  sur  chacune  d'elles. 
J'ai  de  la  pénétration,  de  l'expérience.  Je  saurai  lire 
dans  le  cœur  de  madame  de  Montclair,  à  travers  sa 
gaieté,  dans  celui  de  Victorine,  malgré  sa  froideur, 
dans  celui  de  Rose ,  à  travers  son  insouciance.  Et  celle 
qui  daignera  m'entendre!....  Ah!  mon  neveu,  que 
d'amour  !  qu'elle  sera  heureuse  !  Je  retrouverai  auprès 
d'elle  tous  les  feux  de  la  jeunesse. 

CHARLES, 

Vous  êtes  un  bien  excellent  homme,  mon  oncle;  je 
ne  conseillerais  à  personne  de  se  faire  votre  rival  au- 
près d'une  de  vos  belles. 

LE    CAPITAINE. 

Ah!  vraiment!  qu'il  m'en  vienne  des  rivaux;  je  ne 
les  crains  pas.  Toutefois ,  pour  plus  de  sûreté,  j'aime 
autant  que  ces  dames  soient  dans  mon  château ,  loin 
des  séductions  de  Paris  et  des  fadeurs  de  nos  jeunes 
étourdis;  car  enfin  hier  j'ai  eu  cinquante  ans.  Il  ne 
faut  pas  le  dire. 

CHARLES. 

Non ,  ne  le  disons  pas ,  j'y  avais  pensé  pourtant ,  et 
je  voulais  fêter  votre  anniversaire. 

LE     CAPITAINE. 

Ne  t'avise  pas  de  cela.  Ne  parlons  pas  d'âge ,  c'est 
de  mauvais  ton. 

CHARLES. 

Mais  après  le  mariage  vous  retournerez  à  Paris ,  et 


ACTE  I,  SCENE  V.  261 

c'est  un  séjour  aussi  à  craindre    pour  les  maris  que 
pour  les  garçons  qui  veulent  se  marier. 

LE     CAPITAINE. 

Oui,  mais  mon  amour,  mes  prévenances,  la  vertu 
de  ma  femme.... 

CHARLES. 

C'est  juste. 

LE    CAPITAINE. 

Tiens,  voilà  les  deux  jeunes  filles.  Vois  comme  Rose 
accourt  et  comme  Victorine  la  suit  à  pas  comptés.  Eh! 
vite ,  mes  bouquets. 

(//  va  prendre  deux  des  bouquets  qud  a  déposés 
sur  un  banc  de  pierre  au  commencement  de  la 
scène.^ 

SCÈNE  V. 

Le  CAPITMNE,  CHARLES,  ROSE,  VICTORINE. 

ROSE,  accourant. 
Par  ici,  par  ici,  Victorine.  Quand  je  te  disais  qu'il 
était  arrivé  un  voyageur,  un  étranger,  un  militaire... 
(Se  trouvant  en  présence  de  Charles^  Ah  ! 
VICTORINE,  arrivant  lentement. 
Eh   bien  !  pourquoi   cette   surprise  ?  c'est  monsieur 
Charles,  le  neveu  de  mon  tuteur. 

ROSE. 

Oui,  c'est  vrai;  monsieur  Charles. 

CHARLES. 

Il  est  bien  flatteur  pour  moi,  mademoiselle,  que 
vous  daigniez  me  reconnaître. 

ROSE. 

Eh!  mais,  monsieur,  comment  ne  me  souviendrais- 


262  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

je  pas  du  neveu  de  monsieur  de  Belronde?  ma  mère 
ne  cesse  de  me  recommander  d'avoir  pour  monsieur 
votre  oncle  respect,  égards,  affection;  et  je  me  sens 
tout  naturellement  portée  à  lui  obéir.  J'aime  et  j'estime 
monsieur  le  capitaine  de  tout  mon  cœur. 
LE  CAPITAINE,  a  Charles. 

Tu  l'entends ,  elle  m'aime ,  elle  m'estime. 
ROSE,  a  Charles. 

Et  puis  vous  m'avez  tant  fait  rire  en  dansant  avec 
moi.  {A  Victorine^  Il  se  moquait  de  tout  le  monde , 
sur-tout  des  vieilles  filles ,  qui  enrageaient  de  ce  qu'on 
ne  les  priait  plus  de  danser;  et  puis  tout  d'un  coup, 
il  m'a  presque  fait  pleurer  en  me  parlant  des  bontés , 
des  vertus ,  des  excellentes  qualités  de  son  oncle. 
Allez,  allez,  monsieur  le  capitaine,  votre  neveu  vous 
aime  bien. 

LE     CAPITAINE. 

Je  te  sais  bon  gré  de  lui  avoir  fait  mon  éloge.  {Of- 
frant ses  bouquets  a  Rose  et  a  Victorine^  Mesdemoi- 
selles.... 

ROSE. 

Je  vous  remercie,  monsieur  le  capitaine. 

VICTORINE. 

Mon  cher  tuteur,  que  je  suis  touchée  de  vos  atten- 
tions ! 

LB  CAPITAINE,  CL  Charles. 

Tu  vois;  malgré  sa  froideur,  Victorine  est  touchée. 
Si  j'étais  un  fat,  ne  pourrais-je  pas  croire.... 

ROSE. 

Ah!  voici  madame  de  Montclair. 


ACTE  I,   SCÈNE   VI.  263 

LE    CAPITAINE. 

Madame  de  Montclair  :  eh  vite  un  autre  bouquet. 
(//  va  prendre  un  troisième  bouquet  sur  le  banc 
de  pierre.) 


SCENE    VI. 

Le  capitaine,  CHARLES,  ROSE,  VICTORINE, 
Madame  de  MONTCLAIR. 

le  capitaine,  offrant  un  bouquet. 
Belle  dame,  vonlez-vous  bien  permettre.... 

madame  de  montclair. 
Bon  jour,  mon  cher  capitaine. 

CHARLES. 

Madame,  j'ai  l'honneur.... 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

C'est  vous,  monsieur  Charles  ?  Qu'on  dise  donc  en- 
core que  votre  oncle  a  voulu  n'amener  que  des  dames 
à  sa  terre,  et  qu'il  craint  les  jeunes  gens;  le  voilà  qui 
invite  son  neveu. 

CHARLES. 

Mon  oncle  ne  m'a  pas  précisément  invité. 
LE  capitaine. 

Je  ne  l'attendais  pas;  mais  je  n'en  suis  pas  moins 
très-content  de  le  voir. 

madame  de   montclair. 

Pour  moi ,  je  vois  avec  plaisir  toutes  les  personnes  qui 
tiennent  à  vous.  Ah!  monsieur  de  Belronde,  je  n'ou- 
blierai jamais  vos  procédés  si  bons  ,  si  délicats  pendant 
cette  longue  traversée.  C'est  là  que  nous  nous  sommes 
liés  tous  les  deux  d'une  franche  amitié;  aussi  je  compte 


264  LE  CAPITAmE  BELRONDE. 

sur  vous,  et  si  l'occasion  de  me  rendre  de  nouveaux 
services  se  présentait,  je  sais  que  vous  ne  la  laisseriez 
pas  échapper. 

LE  CA.PITAI1VE,  avec feu. 
N'en  doutez  pas. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

N'oubliez  pas  cette  promesse,  mon  ami,  c'est  tout 
ce  que  je  vous  demande. 

LE  CAPITAINE,  a  Charles. 

Je  n'ai  qu'une  crainte ,  c'est  qu'en  choisissant  l'une 
des  trois,  je  ne  fasse  le  malheur  des  deux  autres. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Vous  saurez ,  monsieur  Charles ,  que  c'est  ici  qu'on  se 
réunit  tous  les  matins  avant  le  déjeuner.  Il  ne  nous 
manque  plus  que  madame  Darmainville. 

ROSE. 

Maman?  je  l'aperçois. 

SCÈNE   VIL 

Le  capitaine,  CHARLES,  ROSE,  VICTORINE, 
Madame  de  MONTCLAIR  ,  Madame  DAR- 
MAINVILLE. 

ROSE,  allant  au-devant  de  sa  mère. 
Eh  !  venez  donc  ,  venez  donc ,  maman.  Le  neveu  de 
monsieur  le  capitaine  qui  est  arrivé. 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Elî  bien  !  eh  bien  !  petite  fille ,  que  signifient  ces 
transports,  ces  éclats  ?  (^  Charles.  )  Monsieur,  je  vous 
salue.  i^A  part.^  Je  n'aime  pas  ce  neveu.  {Haut^  Par- 
lons de  vous  ,  mon  cher  capitaine  ;  vous  avez  bon  visage; 
co  mment  avez-vous  passé  la  nuit  ? 


ACÏE   1,  SCENE  VIL  265 

LE    CAPITAINE. 

Très-bien ,  grâce  au  ciel ,  [regardant  amoureusement 
les  trois  jeunes  femmes^  je  suis  si  heureux  dans  mon 
château. 

CHARLES,  donnant  le  quatrième  bouquet  a  son 
oncle. 

Vous  oubliez  le  quatrième  bouquet,  mon  oncle. 

LE    CAPITAINE. 

Tu  as  raison.  Donne.  {^Offrant  le  bouquet  a  ma- 
dame Dannainville.)  Madame.... 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Que  vous  êtes  galant!  Que  d'obligations  ma  fille  et 
moi  nous  vous  avons.  Je  sais  que  vous  avez  la  générosité 
de  dire  que  c'est  réciproque,  et  que  si  mon  mari  ne 
vous  avait  aidé  dans  votre  jeunesse  vous  n'auriez  pas 
fait  votre  grande  fortune.  C'est  ainsi  qu'entre  bonnes 
gens  la  vie  se  passe  tout  entière  en  échange  de  ser- 
vices et  de  reconnaissance.  (  A  Piose.  )  Eh  !  mais  ma- 
demoiselle, parlez  donc.  Dites  donc  à  monsieur  le  ca- 
pitaine que  vous  pensez  absolument  comme  moi. 

ROSE. 

Eh  !  mais  maman ,  monsieur  le  capitaine  le  sait 
bien. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Eh  !  madame ,  est-il  une  personne  ici ,  qui  n'ait  à  se 
louer  de  monsieur  de  Belronde. 

VICTORINE. 

Il  m'a  fait  élever  avec  tant  de  soin  ! 

CHARLES. 

Il  a  payé  mes  dettes. 

LE    CAPITAINE. 

Mesdames,  mesdemoiselles,  mon  neveu,  vous  me 
comblez ,  vous  m'enchantez. 


i66  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

ROSE,  regardant  par  la  grille  a  droite. 
Ah  !  voici  la  diligence  ! 

viCTORiNE,  un  peu  troublée. 
La  diligence  ! 

ROSE. 

Oh!  comme  elle  est  chargée  !  il  y  a  du  monde  jusque 
sur  l'impériale. 

LE  CAPITAINE,  regardant. 
Eh  bien  !  elle  s'arrête  devant  mon  château. 

ROSE. 

Voilà  un  jeune  homme  qui  saute  à  bas  de  la  voi- 
ture. 

CHARLES. 

Il  se  fait  donner  ses  paquets. 

MADAME    D  A  R  M  A I  N  V  I  L  L  E. 

Il  en  charge  un  petit  garçon  qui  passait  sur  la 
grande  route. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Il  vient  de  ce  côté. 

LE    C  API  T  AINE. 

Qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 

CHARLES. 

Cela  veut  dire,  mon  cher  oncle,  que  c'est  un  ami  qui 
vous  arrive. 

LE    CAPITAINE. 

Un  ami,  morbleu!  Un  neveu,  encore  passe;  mais 
Dieu  merci  je  n'en  ai  qu'un. 

ROSE. 

Oh  !  comme  il  court.  Le  voilà  déjà  à  la  grille.  {Au 
moment  ou  Olivier  sonne  a  la  grille  a  droite^  Attendez, 
ne  sonnez  pas,  je  vais  vous  ouvrir. 

(  Elle  va  ouvrir  la  grille.  ) 


ACTE   I,   SCENE    VIII.  267 

SCÈNE    VIII. 

Le  capitaine,  CHARLES,  ROSE,  VICTO- 
RINE,  Madame  de  MONTCLAIR,  Madame 
DARMAINVILLE ,  OLIVIER. 

OLIVIER,  entrant  en  scène  suivi  d'un  petit  garçon 
qui  porte  ses  paquets. 
Mademoiselle,  je  vous  remercie  bien.  [Au  petit  gar- 
çon^ Restez-là  mon  petit  ami.  Tout  à  l'heure  on  vous 
débarrassera  de  vos  paquets.  Ah  !  mon  Dieu  !  que  de 
dames  !  Je  n'ose  avancer. 

madame    de    MONTCLAIR. 

Il  paraît  timide. 

LE    CAPITAIJYE. 

Oui  timide ,  et  assez  niais  ;  mais  c'est  égal.  Que  de- 
mandez-vous ,  jeune  homme  ? 

OLIVIER. 

Monsieur  le  capitaine  Belronde?  i^En  montrant 
Charles.  )  Est-ce  monsieur  ? 

LE    CAPITAINE. 

Non ,  c'est  moi. 

OLIVIER. 

Ah!  pardon,  c'est  qu'un  capitaine...  A  l'uniforme... 
je  croyais...  J'oubliais...  que  monsieur  de  Belronde  est 
un  capitaine  de  marine,  retiré,  qui  ne  porte  plus  d'u- 
niforme. 

LE    CAPITAINE. 

Enfin,  que  me  voulez- vous? 

OLIVIER. 

Oh!  je  vous  reconnais  à  présent.  Vous  ne  me  recon- 
naissez pas ,  vous  ? 


^6S  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE    CAPITAINE. 

Non. 

OLIVIER. 

Je  vous  ai  pourtant  vu  bien  souvent  chez  mon  père , 
quand  j'étais  au  collège  ,  et  que  je  venais  dîner  à  la 
maison  ,  les  jeudis  et  les  dimanches ,  qui  sont  les  jours 
de  congé. 

LE    CAPITAINE. 

Cela  se  peut. 

OLIVIER. 

A  présent  que  je  suis  un  peu  remis  de  mon  trouble , 
je  reconnais  bien  aussi  monsieur  Charles  de  Belronde, 
votre  neveu  l'officier  ;  puis  madame  Darmainvilîe  et  sa 
fille;  puis  madame  de  Montclair,  qu'on  dit  bien  ma- 
ligne. (  En  montrant  Victorine.  )  Il  n'y  a  que  Mademoi- 
selle que  je  ne  reconnais  pas. 

LE    CAPITAINE. 

C'est  ma  pupille. 

OLIVIER. 

Ah  !  oui ,  VOUS  êtes  son  tuteur.  Elle  est  bien  jolie. 

ROSE,  a  Victorine. 
Mon  Dieu  !  qu'il  a  l'air  simple  ! 

VICTORINE. 

C'est  vrai. 

ROSE. 

C'est  dommage  ;  il  n'est  pas  mal. 

VICTORINE. 

Tu  trouves  ? 

LE    CAPITAINE. 

Enfin  monsieur ? 

OLIVIER. 

Je  suis  Olivier,  l'étudiant  en  droit,  fils  de  monsieur 
Eorlis  l'avocat,  votre  ami. 


ACTE   I,   SCENE  VIIL  269 

LE    CAPITAINE. 

Eh  bien  !  oui ,  Forlis  mon  ami ,  mon  avocat,  qui  clans 
le  temps  m'a  fait  gagner  plus  d'un  procès  au  conseil 
des  prises;  homme  de  mérite,  d'esprit,  de  talent. 

OLIVIER. 

Oh,  oui,  mon  père!...  Oh!  oh! 

LE    CAPITAIWE,    CL  part. 

Il  me  semble  que  son  fils  ne  lui  ressemble  guère. 

OLIVIER. 

Samedi  dernier,  chez  mon  père,  on  parlait  beau- 
coup de  cette  terre  que  vous  avez  achetée  entre  Lyon 
et  Mâcon  ;  on  disait  que  c'était  un  séjour...  divin!  Cela 
me  donna  l'envie  d'y  venir  passer  mes  vacances.  J'en 
fis  la  confidence  à  ma  mère.  Ma  mère  en  dit  deux  mots 
à  mon  père ,  et  mon  père  qui  dit  que  vous  n'avez  rien 
à  lui  refuser ,  me  permit  de  me  camper  sur  l'impériale 
de  la  diligence ,  parce  qu'il  n'y  avait  plus  de  place  ail- 
leurs ,  avec  une  lettre  de  recommandation  que  voici 
dans  mon  portefeuille.  (  //  tire  gauchement  ses  gants 
et  son  portefeuille.  )  Et  il  m'a  chargé  de  vous  dire  qu'il 
viendrait  lui-même  avec  ma  mère  et  ma  petite  sœur, 
à  la  fin  des  vacances. 

LE    CAPITAINE. 

Eh  !  mais ,  vraiment ,  mon  ami  Forlis  est  sans  gêne. 
Et  vous  venez  passer  les  vacances  chez  moi  ? 

OLIVIER. 

Toutes  les  vacances.  Quel  plaisir! 

LE     CAPITAINE. 

Et  combien  durent-elles  ? 

OLIVIER. 

Rien  que  deux  mois.  Mais,  quand  on  s'amuse,  on 
les  prolonge. 


270  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE    CAPITAINE. 

On  les  prolonge.  Voyons  la  lettre  du  père.  Vous 
permettez,  mesdames. 

(  //  décacheté  la  lettre.  ) 
CHARLES,  a  Olwier. 
Monsieur,  mon  oncle  se  fera  un  plaisir  de  rendre 
le  séjour  de  son  château  agréable  au  fils  d'un  de  ses 
amis. 

LE  CAPITAINE,  Ci  Cliaiies . 
Mais,  je  t'admire;  tu  fais  les  honneurs 

CHARLES. 

Je  vous  l'ai  dit ,  mon  oncle  ;  je  viens  exprès  pour 
cela. 

LE  CAPITAINE,^  part,  611  regardant  Olwier. 

Ce  n'est  pas  qu'un  jeune  homme,  aussi  gauche, 
puisse  être  bien  dangereux.  [Lisant^  «  Mon  cher  client, 
ce  comptant  sur  votre  amitié,...  je  me  permets  de  vous 

«  adresser  mon  fils J'espère  qu'il  ne  vous  gênera 

«  pas.  » 

OLIVIER. 

Ah!  mon  Dieu!  non;  je  me   promènerai,  je  tra- 
vaillerai. J'ai  apporté  mes  livres  et  mes  cahiers. 
LE  CAPITAINE,  lisant. 

«  C'est  un  jeune  homme  aimable  ,  un  peu  vif.  » 
iS' interrompant^  Ah!  il  est  vif.  {Continuant  de  lire.^ 
a  Plein  d'esprit.  » 

OLIVIER. 

Par  exemple,  pour  l'esprit.... 

LE  CAPITAINE,  à  Charles. 
Hem  !  Qu'en  dis-tu  ?  lui  crois-tu  de  l'esprit  ? 

CHARLES,  a  son  oncle. 
Son  père  lui  en  trouve. 


ACTE  I,  SCENE  VIII.  271 

LE  CAPITAINE,  à  Chciiies ^  d'im  ton  ironique. 
Oui,  la  tendresse  paternelle....  (A  Oli^^ier.)  Allons, 
monsieur  Olivier,  puisque  votre  père  vous  envoie!.... 

OLIVIER. 

Vous  me  gardez.  Ah  !  que  je  suis  content. 

ROSE,  regardant  par  la  grille  h  gauche. 
Voilà  la  diligence  d'eau  qui  va  de  Châlons  à  Lyon. 

OLIVIER,  regardant. 
Oh  !  que  de  monde  sur  le  tillac  ! 

CHARLES. 

Comme  on  voyage  en  France ,  à  présent  ! 

ROSE. 

Voilà  un  voyageur  qui  se  jette  dans  un  batelet. 

CHARLES. 

Un  homme  de  bonne  mine. 

OLIVIER. 

Et  fort  leste. 

ROSE. 

Oh  !  que  de  paquets  il  porte  avec  lui  ! 

MADAME    DARM  AIN  VILLE. 

Il  débarque  devant  le  château. 

CHARLES. 

Il  fait  comme  monsieur  Olivier;  il  charge  un  petit 
garçon  de  ses  paquets. 

LE     CAPITAINE. 

Il  va  suivre  le  chemin  de  hallage. 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Point  du  tout,  il  suit  l'avenue. 

CHARLES. 

Encore  un  ami ,  mon  cher  oncle. 

LE     CAPITAINE. 

Comment!   encore.   Eh  quoi!  je  ne  veux  recevoir 


272  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

personne  ;  et  il  m'arrive  du  monde  en  poste ,  par  la 
diligence ,  par  le  coche.  Qu'est-ce  que  c'est  encore  que 
celui-là  ? 

OLIVIER,  au  moment  ou  DutUleul  sonne. 
Le  voilà.   Attendez,  ne  sonnez  pas,  je  vais  vous 
ouvrir. 

LE     CAPITAINE. 

Et  ce  petit  sot  d'Olifier  qui  va~lui  ouvrir. 

SCÈNE   IX. 

Le  capitaine,  CHARLES,  ROSE,  VICTORINE, 
Madame  de  MONTCLAIR  ,  Madame  DARMAIN- 
VILLE  ,   OLIVIER  ;    DUTILLEUL  ,    suivi  d'un 

petit  garçon  qui  porte  ses  paquets. 

DUTILLEUL,  Cl  OUvier. 
Grand  merci ,  jeune  homme.  (  Au  petit  garçon.  ) 
Reste-là  petit,  et  attends  mes  ordres.  i^S' avançant.^ 
Oh  !  oh  !  des  dames  ,  à  merveille  ;  j'aime  beaucoup  les 
dames ,  moi.  [Au  capitaine^  J'ai  sans  doute  l'honneur 
de  parler  au  maître  de  la  maison,  ? 

{Pendant  cette  scène,  les  deux  petits  garçons  qui 
ont  apporté  les  paquets ,  causent  ensemble,  puis 
s'asseyent  sur  les  paquets^ 

LE     CAPITAINE. 

Oui,  monsieur,  au  capitaine  Belronde.  Après? 

DUTILLEUL. 

Monsieur,  c'est  une  aventure  assez  singulière  qui 
m'amène  chez  vous.  Je  suis  fabricant  d'étoffes  de  soie 
à  Lyon.  J'ai  une  maison  fort  connue  aux  Terreaux,  et 
ma  fabrique  dans  le  faubourg  de  Vaise.  Hier,  pour  un 


ACTE  I,  SCENE  IX..  2^3 

petit  voyage  de  pur  agrément ,  je  me  suis  embarqué 
sur  la  diligence  d'eau  qui  remonte  la  Saône  de  Lyon 
à  Châlons. 

LE  CAPITAINE. 

Comment  !  vous  vous  êtes  embarqué  pour  Châlons  ; 
eh  !  mais ,  le  coche  d'oii  vous  sortez  en  revient. 

DUTILLEUL. 

Attendez  donc ,  c'est  là  mon  aventure.  Vous  savez , 
ou  vous  ne  savez  pas ,  que  les  coches  qui  remontent  et 
ceux  qui  descendent  se  rencontrent  et  passent  la  nuit 
à  Mâcon.  Après  avoir  soupe  dans  une  très-bonne  au- 
berge, au  Sauvage,  je  me  suis  couché  de  bonne  heure. 
A  quatre  heures  du  matin  je  dormais  d'un  très-bon 
somme,  quand  le  garçon  d'auberge  est  venu  me  crier 
aux  oreilles  qu'on  allait  partir.  Je  me  suis  levé ,  ha- 
billé, je  suis  entré  dans  le  bateau,  machinalement, 
sans  me  réveiller,  pour  ainsi  dire,  et  me  voilà  installé 
dans  le  cabinet  de  Paris ,  où  je  me  rendors  tout-à-fait. 
Il  y  a  une  demi-heure,  à-peu-près,  je  me  suis  réveillé» 
Je  suis  monté  sur  le  tillac  pour  prendre  l'air.  On 
étouffe  dans  ces  coches,  et  je  croyais  dormir  encore, 
en  remarquant  que  nous  descendions  la  rivière ,  au 
lieu  de  la  remonter.  Mais  voilà  qu'une  grosse  femme , 
qui  se  trouvait  à  côté  de  moi ,  dit  à  son  nourrisson 
qu'elle  tenait  dans  ses  bras,  un  bel  enfant,  ma  foi  :  — 
Ne  crie  pas ,  mon  petit ,  nous  serons  à  Lyon  de  bonne 
heure,  tu  verras  papa,  tu  verras  maman... —  Comment, 
à  Lyon?  Est-ce  que  c'est  à  Lyon  que  va'  le  bateau  sur 
lequel  je  suis?  —  Certainement,  —  Comment,  mor- 
bleu!.... Pardon,  si  je  jure;  mais  c'est  à  Châlons  que 
je  veux  aller.  —  Mais  vous  lui  tournez  le  dos.  Au  mi- 
lieu de  la  nuit,  encore  tout  endormi,  au  lieu  de  m'era- 
barquer  dans  le  bateau  qui  allait  de  Lyon  à  Châlons, 
Tome  y II.  l8 


274  LE  CAPrrAlJNE  BELROIsDE. 

j'étais  entré  dans  celui  que  vous  voyez  encore  d'ici,  et 
depuis  quelques  heures,  sans  m'en  douter,  je  retour- 
nais rapidement  au  point  d'où  j'étais  parti  la  veille. 

OLIVIER. 

Ah!  c'est  drôle. 

DUTILLEUL. 

Ventrebleu!  m'écriai-je  ;....  pardon  si  je  jure,  mais 
je  jurais  bien  plus  fort  sur  le  coche ,  et  tous  les  voya- 
geurs rassemblés  autour  de  moi  riaient  aux  éclats,  ce 
qui  redoublait  ma  fureur,  lorsque  la  diligence  d'eau 
passe  devant  votre  château.  Je  demande  à  qui  ce  beau 
domaine  ?  on  me  répond  :  Au  capitaine  Belronde  ,  an- 
cien officier  de  marine  ,  homme  riche ,  bon ,  affable , 
hospitalier.  Mon  parti  est  bientôt  pris,  je  me  jette  dans 
un  batelet ,  me  voilà ,  et  je  vois  qu'on  ne  m'a  pas 
trompé  en  me  vantant  la  société  que  je  trouverais  chez 
vous. 

CHARLES,  au  capitaine. 

Il  paraît  aimable  et  fort  gai. 

LE     CAPITAINE. 

Oui,  très-gai.  Monsieur,  on  ne  vous  a  pas  trompé 
non  plus  en  vous  disant  que  j'étais  bon,  hospitalier.... 
pour  mes  amis,  et  poli  pour  tout  le  monde....  Je  vais 
vous  donner  un  guide ,  des  chevaux  même  qui  vous 
conduiront  au  prochain  village ,  où  il  y  a  une  excel- 
lente auberge  et  où  vous  trouverez  à  choisir  des  occa- 
sions  pour  vous  rendre  à  Châlons. 

DUTILLEUL. 

Monsieur,  bien  sensible  à  votre  bon  procédé.  Ah! 
j'oubliais...  Quand  j'ai  dit  que  j'allais  m'arrêter  à  votre 
château, le  commis  du  coche,  qui  me  connaît,  m'a  prié 
de  me  charger  d'un  ballot  de  Paris  à  votre  adresse. 


ACTE  I,  SCENE  X.  2^5 

LE     CAPITAINE. 

Ah!  oui,  c'est  de  la  musique,  des  romans  nouveaux, 
et  quelques  autres  bagatelles  que  je  fais  venir  de  Paris 
pour  ces  dames. 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Pour  nous  !  Quel  raffinement  de  galanterie  et  d'at- 
tention !  Remerciez  donc ,  ma  fille. 

LE     CAPITAI]yE. 

Je  vous  sais  gré ,  monsieur ,  d'avoir  bien  voulu  vous 
en  charger.  Mes  chevaux  sont  excellents,  et  avant  un 
quart  d'heure  vous  serez  au  village.  (  //  appelle.  ) 
Thomas. 

Charles'. 

Ah  !  mon  oncle ,  un  moment.  Monsieur  est  encore 
tout  étourdi  de  son  aventure.  Vous  qui  vous  piquez  de 
politesse ,  il  me  semble  que  vous  ne  pouvez  vous  dis- 
penser de  prier    monsieur  de  se  reposer. 

LE     CAPITAINE. 

Tu  crois  ?  En  effet ,  puisque  le  commis  de  la  dili- 
gence le  connaît  assez  pour  lui  confier  un  ballot  à  mon 
adresse....  Mais  monsieur  est  pressé  peut-être. 

DUTILLEUL. 

Pas  du  tout. 

SCÈNE   X. 

Le  CAPITAIISE,  CHARLES,  ROSE,  VICTORINE, 
Madame  de  MONTCLAIR,  Madame  DARMAIN- 
VILLE,  OLIVIER,  DUTILLEUL,  THOMAS. 

THOMAS. 

Mon  capitaine,  servira-t-on  le  déjeuner  sous  le  petit 
berceau? 

i8. 


â76  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE     CAPITAINE. 

Oui,  sans  doute.  Qu'on  se  dépêche, 

CHARLES. 

Oui,  qu'on  se  dépêche.  (^  Dutilleul.)  Si  monsieur 
voulait  nous  faire  l'honneur  avant  de  partir  de  déjeu- 
ner avec  nous. 

LE  CAPITAINE,  à  part. 

Eh  bien!  le  voilà  qui  invite.... 

DUTILLEUL. 

Eh  !  mais  si  monsieur  le  capitaine  ne  me  trouve  pas 
de  trop. 

LE  CAPITAINE,  a^^ec  cordialité. 
Monsieur.... 

DUTILLEUL. 

J*accepte. 

LE     CAPITAINE. 

C'est  fort  hoïinéte  de  votre  part.  {^A  pàrt.^  Allons 
passe  pour  le  déjeuner. 

DUTILLEUL. 

Franchement,  je  regrette  de  n'être  pas  connu  de 
vous,  brave  capitaine.  Je  vous  aurais  prié  de  vouloir 
bien  me  permettre  d'attendre  chez  vous  l'autre  coche. 

CHARLES. 

Passera-t-il  bientôt? 

DUTILLEUL. 

Demain  matin  ;   mais  vous  devez  sentir  que  je  ne 
suis  pas  assez  indiscret.... 
LE  CAPITAINE,  embarrassé  et  avec  beaucoup  de 
politesse. 
Monsieur,  vous  devez  sentir,  qu'ayant  l'honneur  de 
vous  voir  pour  la  première  fois,  et  vous-même  n'étant 
connu  d'aucune  des  personnes  qui  sont  chez  moi.... 


ACTE   I,  SCÈNE  X.  277 

iy  A  madame  Darmainville.^  Vous  ne  connaissez  pas 
monsieur  ? 

MADAME     DARMAINVILLE. 

Non. 

LE     CAPITAINE. 


Et  toi  ? 

CHARLES. 

Non. 

OLIVIER. 

Ni  moi. 

MADAME    DE    MOWTCLAIR 

Je  le  connais,  moi. 

LE     CAPITAINE. 

Vous ,  madame  ? 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

C'est  monsieur  Dutilleul ,  un  fort  galant  homme.  Je 
me  suis  trouvée  en  société  très-souvent  avec  lui ,  à 
I^yon  et  à  Paris. 

DUTILLEUL. 

Eh  !  c'est  l'aimable  et  belle  madame  de  Montclair. 
Pardon,  je  ne  vous  avais  pas  remarquée;  j'étais  si 
troublé,  si  embarrassé  de  la  manière  dont  je  me  pré- 
sentais. 

LE  CAPITAINE,  Cl  madame  Darmainvûle. 

Embarrassé  ;  mais  pas  trop.  Est-ce  que  vous  lui 
avez  trouvé  l'air  embarrassé  ? 

MADAME    D  ARM  AINVILLE. 

Il  avait  l'air  d'être  chez  lui. 

CHARLES. 

Eh  bien  !  du  moment  que  madame  de  Montclair 
connaît  monsieur.... 

LE    CAPITAINE. 

Un  instant {^A  madame  Darmamville.^   Qu'eu 


278  LE  CAPITAIISfE  BELRONDE. 

dites-vous  ?  mon  neveu  est  plus  maître  que  moi  dans 
ma  maison. 

MADAME    DE    MOJVTCLAIR. 

Monsieur  Dutilleul  allait  peut-être  au-devant  de  sa 
femme  ? 

DUTILLEUL. 

Précisément. 

MADAME    DE    MOWTCLAIK. 

Elle  a  dû  partir  de  Paris  presque  en  même  temps 
que  moi. 

•  LE     CAPITAINE. 

Monsieur  est  marié  ? 

DUTILLEUL. 

A  une  femme  que  j'adore. 

MADAME    DE    MONTCLAIll. 

Et  dont  il  est  tendrement  aimé. 

LE     CAPITAINE. 

Ah  !  vous  êtes  marié.  Eh  bien  !  monsieur ,  le  témoi- 
gnage de  madame  de  Montclair  est  tout  puissant  sur 
moi  ;  et.... 

DUTILLEUL. 

Et  vous  êtes  assez  bon  pour  me  permettre  d'attendre 
chez  vous  la  diligence  de  demain. 

CHARLES. 

Oui,  sans  doute. 

DUTILLEUL. 

Si  je  vous  gênais  cependant.... 

LE     CAPITAINE. 

Oh  !  mon  Dieu  !  non  ,  vous  ne  me  gênez  pas.  (  A 
part.  )  Grâce  au  ciel ,  voilà  l'heure  des  diligences  pas- 
sée* j'espère  qu'il  ne  m'arrivera  plus  personne. 


ACTE   I,   SCENE  X.  279 

DUTiLLEUL,  Ml  petit  garçoii  qui  a  porté  ses 
paquets. 
En   ce   cas-là  ,   petit ,  va   porter  mes  paquets   au 
château. 

OLIVIER,  a  Vautre  petit  garçon . 
Portez  aussi  les  miens,  mon  ami. 

(  Les  petits  garçons  sortent}) 

DUTILLEUL. 

Comme  je  vous  l'ai  dit,  je  faisais  un  voyage  de  pur 
agrément;  je  commençais  à  le  trouver  fort  désagréable  ; 
mais  à  présent  je  ne  jure  plus  et  je  suis  tenté  de  me 
réjouir  de  mon  quiproquo. 

LE     CAPITAINE. 

C'est,  en  effet,  un  homme  d'une  humeur  joyeuse. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Ah  !  quand  vous  aurez  causé  avec  lui ,  vous  regret- 
terez, comme  moi,  qu'il  ne  puisse  prolonger  son  sé- 
jour. Vous  voulez  faire  de  votre  château  le  rendez-vous 
de  tous  les  plaisirs....  Monsieur  Dutilleul  peut  vous  y 
aider  merveilleusement. 

DUTILLEUL. 

Oui,  j'aime  la  joie,  les  fêtes.... 

CHARLES. 

Mais  monsieur  pourra  revenir? 

DUTILLEUL. 

Si  ma  société  convient  à  monsieur  le  capitaine  ! 

CHARLES. 

Il  nous  amènera  sa  femme. 

DUTILLEUL. 

Elle  est ,  comme  moi ,  vive  et  gaie. 

CHARLES. 

En  attendant ,  c'est  de  la  musique  qui  vous  vient  de 


aSo  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

Paris ,  mon  oncle  ;  ce  soir  même  nous  pouvons  l'es- 
sayer. 

DU  TILLEUL. 

Je  joue  de  la  basse. 

CHARLES. 

Moi  du  violon, 

LE     CAPITAIIVE. 

Ces  dames,  du  piano,  de  la  harpe.  Et  vous,  mon- 
sieur Olivier  ? 

OLIVIER. 

Moi,  je  ne  sais  pas  une  note  de  musique,  mais  j'é- 
couterai ,  j'applaudirai  avec  vous ,  monsieur  le  ca- 
pitaine. 

DUTILLEUL. 

A  mon  second  voyage,  vous  aimez  la  chasse,  je 
connais  le  pays,  et  je  vous  indiquerai  les  bons  endroits. 
Ces  dames  nous  suivront  en  calèche  ;  le  soir ,  nous 
pourrons  jouer  des  proverbes ,  la  comédie.  Je  suis  fou 
de  la  comédie,  moi. 

CHARLES. 

Je  jouerai  les  valets. 

DUTILLEUL. 

Moi,  les  financiers. 

OLIVIER. 

Moi ,  les  amants. 

LE  CAPITAINE,  h  part. 
Oui,  les  niais, 

DUTILLEUL. 

Ces  dames ,  les  ingénuités ,  les  soubrettes  ,  les  ca- 
quettes. 

LE     CAPITAINE. 

Moi,  je  serai  le  souffleur.  Ma  foi,  messieurs,  votre 


ACTE  I,    SCÈNE  XI.  iSi 

gaieté  me  gagne ,  et  je  me  félicite  de  vous  avoir  chez 
moi.  Le  déjeuner  se  fait  bien  attendre. 

ROSE. 

Je  cours  voir  s'il  est  bientôt  prêt.  Viens  avec  moi , 
Victorine.  Ah!  ma  bonne  amie,  des  concerts,  la  co- 
médie, des  rendez-vous  de  chasse,  des  promenades  en 
calèche  !  Oh  !  je  suis  bien  contente. 

(  -Elle  sort  en  courant.  ) 
VICTORINE,  froidement. 
Comme  nous  allons  nous  amuser  ! 

(  Elle  sort.  ) 
DUTiLLEUL,  h  madame  Darmainvûle. 
Madame  ,  voulez-vous  bien  accepter  mon  bras  ?  [A 
Olivier.^  Allons  donc,  jeune  homme,  dépêchez-vous 
d'offrir  le  vôtre  à  madame  de  Montclair. 
OLIVIER ,  offrant  son  bras  a  madame  de  Montclair. 
Puisqu'on  m'y  exhorte....  Madame. 
(  Elle  sort  avec  Olwier.  Dutllleul  sort  avec  madame 
Darmainville.  ) 

SCÈNE  XI. 

Le  capitaine,  CHARLES. 

LE  CAPITAINE,  Cl  Charles. 
Mais  de  quoi  te  mêles-tu,  de  retenir  ce  monsieur 
Dutilleul  ? 

CHARLES. 

J'ai  cru  bien  faire.  Ai-je  eu  tort? 

LE     CAPITAINE. 

Tort?  non  pas  précisément Après  tout,  Olivier 


282  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

est  un  niais;  le  fabricant  de  Lyon  est  marié;  tu  as  une 
passion  dans  le  cœur;  donc,  je  suis  bien  tranquille  sur 
votre  compte  :  mais  il  m'est  arrivé  trois  jeunes  gens 
aujourd'hui;  il  peut  m'en  arriver  quatre  demain,  je 
n'ai  pas  de  temps  à  perdre.  Mon  pavillon  est  prêt  ;  tu 
m'as  promis  tes  services.... 

CHARLES. 

Oui ,  oui ,  mon  oncle.  Faut-il  vous  ménager  un  en- 
tretien, remettre  vos  billets-doux,  les  faire  s'expliquer, 
parler;  disposez  de  moi. 

LE     CAPITAINE. 

Brave  garçon;  comment  reconnaître? As-tu  en- 
core des  dettes?  me  voilà.  Nomme-moi  donc  l'objet  de 
ton  amour,  afin  que  je  lève  les  obstacles.... 

CHARLES. 

Quand  vous  aurez  fait  votre  choix,  mon  cher  oncle. 

LE     CAPITAINE. 

Je  compte  beaucoup  sur  mon  pavillon.  Il  y  a  de 
quoi  charmer  la  veuve ,  émouvoir  le  cœur  de  ma  pu- 
pille ,  et  donner  de  l'esprit  à  mademoiselle  Darmain- 
ville.  Sur  trois  femmes  charmantes  qui  ont  tant  d'amitié 
pour  moi,  ce  serait  bien  le  diable  qu'il  n'y  en  eût  pas 
une  qui  voulût  bien  changer  cette  amitié  contre  un 
peu  d'amour  ! 

CHARLES. 

C'est  impossible  ;  allons  rejoindre  ces  dames. 

(//j  sortent^) 

FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE  II,   SCÈNE  I.  283 


ACTE   SECOND. 


Le  théâtre  représente  l'intérieur  du  pavillon  dont  on  a  vu  l'extérieur  au 
premier  acte.  Il  est  richement  et  élégamment  orné ,  garni  de  meubles  , 
sophas,  tables,  consoles,  jardinières  et  corbeilles  de  fleurs.  Il  y  a  une 
grande  fenêtre  an  fond ,  à  travers  laquelle  on  voit  le  parc.  Parmi  les 
peintures  qui  décorent  ce  pavillon,  il  y  en  a  iine  représentant  Vénus  et 
Adonis,  surpris  par  Mars.  Une  harpe,  un  pupitre  chargé  de  papiers  de 
musique  ,  un  chevalet.  Sur  un   côté,   la  porte  vitrée  d'un  cabinet. 


SCENE  I. 

Le  capitaine,  CHARLES,   THOMAS, 
BERTRAND. 

(yAu  lever  du  rideau ^  on  voit  Bertrand  arrangeant  des 
fleurs  dans  les  corbeilles  et  les  jardinières.^) 

THOMAS. 

Entrez,  entrez,  mon  capitaine,  et  considérez. 

LE  CAPITAINE,  entrant. 
Viens ,  viens ,  mon  neveu.  Eh  bien  !  qu'en  dis-tu  ? 

CHARLES. 

C'est  encore  au-dessus  de  l'idée  que  je  m'en  étais 
faite. 

BERTRA]ND. 

Et  je  crois  que  mes  fleurs  ne  nuisent  pas  à  la  beauté 
de  l'ensemble. 


284  T-E  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE  CAPITAINE,  lui  donnant  de  V argent. 
C'est  bon.  Tiens  et  sors. 

WEKTYiK^vt .,  faisant  sonner  l'argent  dans  sa  main. 
Ah  !   je  vous  en  prie ,  monsieur   le   capitaine ,    ne 
vous  défaites  jamais  de  notre  château. 

(//  sort^ 

SCÈNE   IL 

Le  CAPITAINE,    CHARLES,   THOMAS, 

CHARLES,  examinant  le  pavillon. 
Ces  peintures.... 

LE    CAPITAINE. 

Ces  glaces.... 

CHARLES. 

Ces  meubles,  ces  vases... 

THOMAS. 

Ces  vitraux,  jaunes,  rouges,  verts.... 

LE    CAPITAINE. 

Gela  répand  un  demi-jour  doux  et  délicat. 

THOMAS. 

Mille  grenades  !  cela  doit  faire  venir  aux  jeunes  filles 
des  idées.... 

LE    CAPITAINE. 

Admire  quelle  belle  vue.  Ouvre  cette  fenêtre,  Thomas. 
{Thomas  ouvre  la  fenêtre  dufond.^ 

CHARLES. 

Il  y  a  de  quoi  faire  vingt  paysages. 

LE    CAPITAINE. 

Et  comme  toutes  les  trois  dessinent  fort  agréable- 
ment.... tu  vois  :  un  chevalet,  des  crayons,  une  harpe, 
un  choix  de  musique  excellent. 


ACTE   II,   SCÈNE  IL  uS5 

CH  ARLES. 

Ah  !  mon  oncle ,  vous  êles  un  homme  bien  dangereux. 

LE    CAPITAINE. 

Eh!  dans  mon  temps...  Dès  que  je  mettais  pied  à 
terre  quelque  part,  j'étais  la  terreur  des  maris  et  des 
duègnes,  des  mères  et  des  tuteurs;  malheureusement, 
obligé  de  me  rembarquer ,  il  me  fallait  presque  toujours 
interrompre  une  intrigue  au  moment  le  plus  intéres- 
sant. Aujourd'hui ,  dans  mon  château,  j'ai  le  temps  de 
filer  et  de  finir  celles  que  je  commencerai.  Mais  non  ; 
adieu  les  aventures  galantes,  je  veux  me  ranger,  je  suis 
tout  à  un  sentiment  profond.... 

CHARLES. 

Est-ce  que  depuis  tantôt  vous  auriez  fait  votre  choix  ? 

LE    CAPITAINE. 

Je  crois  que  oui.  As-tu  remarqué  comme,  pendant 
le  déjeuner,  madame  Monclair  a  redoublé  d'attentions 
pour  moi.  Cependant  ces  deux  jeunes  filles  sont  si 
jolies....  Toute  la  compagnie  s'est  dispersée  dans  le 
parc.  Monsieur  Dutilleul  a  pris  un  fusil.  Olivier  est 
allé  pêcher  à  la  ligne.  Dès  que  ces  dames  verront  la 
porte  du  pavillon  ouverte,  elles  ne  vont  pas  manquer 
d'accourir  :  ma  foi  !  je  risque  ma  déclaration  à  la  pre- 
mière qui  vient  dans  mon  pavillon. 
THOMAS,  qui  pendant  cette  scène  s'est  occupé  de  ranger 
les  meubles  du  pavillon. 

Eh  bien  !  mon  capitaine ,  préparez-vous  ;  en  voici 
une  qui  s'approche. 

LE    CAPITAINE. 

Ah  diable  !  laquelle  ! 

THOMAS,  regardant  par  la  fenêtre. 
Je  ne  sais ,  elle  est  encore  loin. 


16  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE  CAPITAINE,  regardant  par  la  fenêtre. 
C'est  Rose ,  je  crois. 

THOMAS. 

Non. 

Victorine  ? 
Non, 


LE    CAPITAINE. 


THOMAS. 


LE    CAPITAINE. 

Madame  de  Monclair.  Tant  mieux.  [A  Charles^  Je 
vais  te  laisser  avec  elle  ;  tu  amèneras  adroitement  l'en- 
tretien, et  puis,  moi,  je  paraîtrai...  Oui  j'ai  le  temps 
de  me  jeter  dans  le  bosquet  voisin... 

CHARLES,  regardant  par  la  fenêtre. 

Eh!  non,  ne  vous  jetez  pas  dans  le  bosquet;  ce 
n'est  ni  Rose  ,  ni  la  pupille,  ni  la  veuve,  c'est  madame 
Darmainville ,  la  mère  de  Rose. 

LE    CAPITAINE. 

Que  dis-tu  ?  oh  !  mon  Dieu  !  oui ,  c'est  elle.  Je  reste  ; 
parbleu  !  c'est  avoir  du  malheur ,  je  n'ai  qu'une  mère 
chez  moi ,  et  c'est  elle  qui  vient  la  première  dans  mon 
pavillon. 

CHARLES. 

Eh  !  elle  est  encore  fort  bien. 

LE    CAPITAINE. 

Oui,  pour  une  mère. 

{Thomas  sort  au  moment  ou  madame  Darmainville 
entre.  ) 


ACTE  II,  SCENE  IIÏ.  287 

SCÈNE  III. 

LE  CAPITAINE ,  Madame  DARMAINVILLE  , 
CHARLES. 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Oh  !  c'est  délicieux  !  voilà  donc  ce  que  vous  nous 
cachiez  avec  tant  de  soin.  C'était  une  ruine  aban- 
donnée, disiez-vous.  Ah!  capitaine,  quel  goût,  quelle 
élégance ,  quelle  richesse  ! 

LE    CAPITAINE, 

N'est-ce  pas ,  madame  ? 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Les  beaux  tableaux  !  C'est  de  l'Histoire  sainte ,  je 
crois. 

LE    CAPITAINE. 

Eh  !  non ,  madame ,  c'est  de  la  Fable.  Vénus  et 
Adonis....  Diane  et  Endymion. 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Eh  !  oui ,  de  la  Fable.  Et  que  voulez-vous  faire  de 
ce  charmant  endroit? 

LE    CAPITAINE. 

Eh!  mais  un  cabinet  d'études  où  l'on  viendra  lire, 
se  reposer,  déjeuner,  prendre  le  café,  se  quereller,.... 
se  raccommoder. 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Ah!  oui,  se  raccommoder....  Ce  demi-jour  a  quel- 
que chose  de  religieux,  de  solennel,  de  tendre;  ces 
fleurs  répandent  un  doux  parfum.  Savez -vous  que  je 
ne  voudrais  pas  me  trouver  ici  en  tête-à-tête.... 

LE    CAPITAINE. 

Avec  moi  ?  Ma  foi ,  madame....  {A  Charles^  Admire 


288  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

l'effet  de  mon  pavillon.  La  mère  elle-même  m'y  paraît 
jeune  et  jolie. 

MADAME    DARMAIIN  VILLE. 

Que  dites-vous? 

CHARLES. 

Mon  oncle  et  moi ,  madame ,  nous  admirons  en  vous 
cet  air  de  fraîcheur,  de  jeunesse. 

MADAME    DARMAIFVILLE. 

Est-il  vrai?  ÇSe  levant?)  Mais  à  quoi  vais-je  penser? 
Quand  on  a  une  fille  à  marier....  Elle  est  bien  aimable, 
ma  fille. 

LE    CAPITAIJYE. 

Que  de  grâces!  que  d'attraits!  quel  heureux  caractère  ! 

CHARLES. 

Oui.  Je  n'ai  pas  l'honneur  de  la  connaître  autant  que 
la  pupille  de  mon  oncle.  C'est  celle-là  qui  joint  à  la 
plus  intéressante  figure  un  caractère  charmant.  Comme 
elle  est  bonne ,  sensible  !  {A  part?)  Quel  embarras  !  je 
voudrais  plaire  à  la  mère;  je  veux  empêcher  mon  oncle 
de  songer  à  la  fille. 

MADAME    DARMAIjyVILLE. 

Ma  fille,  sous  son  apparence  d'étourderie ,  a  beau- 
coup de  sensibilité,  et  que  de  talents!  Comme  elle  se 
fera  un  plaisir  de  venir  étudier  ici  le  dessin ,  la  musique  ! 

CHARLES. 

Oh!  pour  les  talents,  mon  oncle  peut  bien  dire  qu'il 
a  maintenant  dans  son  château  un  artiste ,  une  virtuose  ; 
madame  de  Montclair  est  d'une  force!.... 

MADAME    DARMAIWVILLE. 

Ma  fille  chante  avec  une  ame  ! 

CHARLES^. 

Puis  à  la  fois  spirituelle  et  gaie,  madame  de  Mont- 


ACTE  II,  SCENE  IV.  289 

clair  tient  sa  place  dans  un  cercle  d'une  manière  bril- 
lante..,, comme  vous,  madame. 

MADAME   DARMAIIVVILLE. 

C'est  trop  poli  de  votre  part. 

LE  CAPITAINE,  a  son  neveu. 
Eh  !  mais  laisse   donc   cette   bonne  mère   achever 
l'éloge  de  sa  fîUe. 

M  A.  DAME    DARMAINVILLE. 

Je  ne  conteste  pas  les  louanges  qu'on  donne  à  ma- 
dame de  Montclair.  D'autres  la  disent  coquette,  en- 
vieuse; je  ne  le  crois  pas;  elle  aime  à  rire  et  à  railler, 
voilà  tout.  Ma  fille.... 

CHARLES. 

Chut,  voici  madame  de  Montclair. 

LE    CAPITAINE. 

Ah  !  bon.  Qu'elle  est  belle  î 

SCÈNE    IV. 

Le    CAPITAINE,    Mada^me    DARMAINVILLE, 
CHARLES ,  Madame  de  MONTCLAIR. 

madame  de  montclair,  entrant. 
Ah  !  comme  c'est  joli  ! 

LE    capitaine. 

C'est  le  premier  mot  qui  échappe  à  tout  le  monde. 
madame  DE  MONTCLAIR,  regardant  le  pavillon. 
Eh!  mais,  capitaine,  c'est  le  temple  des  arts.  {^Exa- 
minant les  tableaux.  )   Sujets  bien    composés  ,    bien 
exécutés. 

le  capitaine. 
C'est  moi  qui  les  ai  tous  indiqués  à  mon  peintre. 
Tome  ru.  1 9 


290  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

MADAME  DE  MONTCLAiR ,  s' approchant  de  la  harpe. 
Ils  ne  sont  pas  très-neufs ,  mais  ils  sont  bien  choisis. 

CHARLES. 

Des  suffrages  éclairés  comme  les  vôtres  sont  bien 
faits  pour  plaire  à  mon  oncle. 

MADAME    DARMAINVILLE,  Cl  part. 

Comme  il  la  flatte! 

MADAME  DE  iMONTCLAiR ,  préludatit  sur  la  harpe. 

Une  harpe  excellente! 

LE    CAPITAINE. 

Entends-tu?  Quels  accords!  quels  préludes!  [Bas  h 
Charles.)  C'en  est  fait,  je  me  décide  pour  la  veuve. 
Tâche  de  lui  parler  en  ma  faveur. 

CHARLES,  bas  a  son  oncle. 

Emmenez  madame  Darmainville. 

LE    CAPITAIlNfE. 

Laisse-moi  faire. 

MADAME    DE    MOWTCLAIR. 

En  vérité,  capitaine,  votre  château  devient  un  palais 
enchanté.  Il  me  rappelle  les  jardins  d'Armide,  ceux 
d'Alcine. 

LE    CAPITAINE. 

Oui ,  mes  jardins  ne  sont  pas  mal.  Mon  boulingrin , 
ma  grotte ,  mon  labyrinthe  !  Vous  ne  connaisselz  pas 
mon  labyrinthe  madame  Darmainville.  J'y  projette  de 
grands  changements;  venez  le  voir...  {Bas  à  Charles.) 
Je  vais  l'égarer  dans  le  labyrinthe. 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Madame  ne  vient  pas  avec  nous  ? 

MADAME    DE   MONTCLAIR,  s'aSSCjant. 

Je  me  sens  un  peu  lasse. 

LE    CAPITAINE. 

Restez  avec  mon  neveu.  {A  madame  Darmainville.) 


ACTE  II,   SCENE  V.  291 

Nous  reviendrons  par  mon  verger,  mon  potager;  vous 
me  donnerez  vos  avis.  i^A  Charles.  )  Je  reviens  dans 
l'instant. 

MADAME    DARMA  IN  VILLE  ,  «^«ri'. 

Le  neveu  avec  madame  de  Montclair  !  le  prochain  ne 
sera  pas  épargné.  i^En  sortant,^  Oui,  capitaine,  ma 
fille  est  une  personne.... 

{Le  capitaine  sort  avec  madame  Darmainnlle.) 

SCÈNE  V. 

CHARLES,  Madame  de  MONTCLAIR. 

CHARLES. 

Je  suis  bien  aise  que  mon  oncle  et  madame  Dar- 
mainville  nous  laissent. 

MADAME    DE    MONTCLAIR,   SC   levant. 

Moi-même  je  me  félicite  de  rester  avec  vous. 

CHARLES. 

Auriez-vous  à  me  parler  ? 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Oui....  C'est-à-dire,  ce  n'est  pas  à  vous  précisément. 

^CHARLES. 

A  qui  donc? 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Votre  oncle  est  un  bien  galant  homme,  monsieur 
Charles. 

CHARLES. 

Qui  le  sait  mieux  que  moi,  madame?  (A part.)  Oh! 
oh  !  elle  commence  l'entretien  comme  je  le  désire. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Que  de  services  il  m'a  déjà  rendus  ! 

19. 


2g'i  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

CHARLES. 

Il  fait  son  bonheur  d'obliger. 

MADAME    DE   MOIVTCLAIR. 

Je  le  regarde  comme  mon  meilleur  ami. 

CHA  RLES. 

Il  a  pour  vous  le  plus  sincère  attachement.  [A pai^t^) 
Est-ce  qu'elle  l'aimerait? 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Eh  bien!  monsieur  Charles,  il  faut  absolument  que 
j'aie  avec  lui  une  conversation  très-sérieuse. 

CHARLES. 

Eh  bien!  madame,  je  suis  précisément  chargé  par 
mon  oncle  de  vous  prier  de  lui  accorder  un  entretien 
particulier.  (  A  part.  )  Mon  oncle  serait  très  -  heureux 
avec  cette  femme -là. 

MADAME   DE    MONTCLAIR. 

Un  entretien  particulier  ? 

CHARLES. 

Oui  madame;  mais  je  m'étonne  que  vous  jugiez  mon 
entremise  nécessaire  pour  vous  adresser  à  mon  oncle. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

En  effet;  mais  ce  que  j'ai  à  lui  dire  est  si  délicat!.... 

Me  trouvant  seule  avec  vous,  n'est-il  pas  naturel Il 

y  a  mieux;  vous  m'avez  inspiré  aussi  beaucoup  de 
confiance,  et  je  méditais  de  vous  faire  ma  confidence, 
pour  que  vous  la  fissiez  à  votre  oncle. 

CHARLES. 

Madame,  me  voilà  prêt  à  la  recevoir. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Apprenez  donc Mais  non,  puisque  monsieur  de 

Belronde  a  tant  d'amitié  pour  moi ,  je  m'encourage ,  je 
l'attends,  et  bientôt,  j'espère,  il  vous  instruira  lui- 
même  de  ce  que  je  lui  aurai  dit. 


ACTE  II,  SCÈNE  VI.  293 

CHARLES. 

A  la  bonne  heure,  il  va  revenir,  il  me  Ta  promis. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Et....  savez-vous  ce  qu'il  me  veut? 

CHARLES. 

Oui ,  madame. 

MADAME    DE    MONTCLA.IR. 

Qu'est-ce  ? 

CHARLES. 

Apprenez  donc...  Mais  non,  puisque  vous  avez  tant 
d'amitié  pour  mon  oncle,  je  veux  lui  laisser  la  satisfac- 
tion de  vous  expliquer  lui-même....  Et  tenez,  le  voici. 

MADAME    DE    MONT  CL  AIR,  à  part. 

Le  capitaine  est  un  honnête  homme,  un  véritable 
ami,  et  je  peux  tout  lui  dire. 

SCÈNE    VI. 

CHARLES,    Madame    de   MONTCLAIR, 
LE  CAPITAINE. 

LE    CAPITAINE. 

J'ai  laissé  madame  Darmainville  avec  sa  fille ,  qui  est 
venue  la  joindre  ,  et  je  me  hâte  d'accourir  près  de  vous, 
belle  dame.... 

madame  de  montclair. 
J'ai  toujours  du  plaisir  à  vous  voir,  {^A  part.^  Me 
voilà  toute  tremblante. 

le  capitaine,  a  Charles, 
Eh  bien  ! 

CHARLES  ,  au  capitaine. 
Parlez,  vous  serez  bien  reçu.  Il  n'aurait  tenu  qu'à 


294  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

moi  de  faire  pour  vous  une  déclaration;  mais  je  n'ai 
pas  voulu  vous  enlever  le  bonheur  d'entendre  de  sa 
bouche  son  premier  aveu. 

LE    CAPITAINE. 

Tu  as  bien  fait,  je  t'en  remercie. 

CHARLES,    (^Hailt.) 

Madame  vient  de  me  faire  entendre  qu'elle  désirait 
causer  avec  vous;  je  sors.  {^A  son  oncle.^  Faites  vos 
affaires  (^  A  part.)  Je  vais  faire  les  miennes,  et  tâcher 
de  me  réconcilier  avec  madame  Darmainville. 

{Il  sort.) 

SCÈNE  VIL 

Le  capitaine,  Madame  de  MONTCLAîR. 

le  capitaine. 
Madame. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Eh  bien  ! 

LE    CAPITAINE,  Cl  part. 

Allons  donc,  capitaine;  qu'est  devenu  ton  courage 
auprès  des  dames  ?  (  Haut.  )  Ainsi ,  madame ,  vous 
trouvez  du  goût  dans  l'arrangement  de  ce  pavillon. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Un  goût  exquis. 

LE    CAPITAINE. 

Quel  bonheur  pour  moi  de  pouvoir  en  faire  hom- 
mage à  la  beauté. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Ah!  capitaine,  quittez  ce  ton  complimenteur;  je 
vous  le  permets  devant  le  monde  ;  mais ,  seule  avec  un 


ACTE  II,  SCEjNE  vil  293 

sincère  ami  comme  vous,  n'ai-je  pas  droit  d'exiger  un 
langage  plus  sensé ,  plus  convenable  à  deux  personnes 
qui  se  trouvent  liées  entre  elles  par  le  sentiment,..., 
la  raison. 

LE   CAPITAINE. 

Oui ,  mon  aimable  et  tendre  amie  ;  ah  !  que  vous  me 
charmez!  Oui,  revenons  à  la  raison,...  au  sentiment... 

MADAME    DE    MOFTCLAIR. 

Votre  neveu  m'a  dit  que  vous  désiriez  avoir  un  en- 
tretien avec  moi. 

LE    CAPITAINE. 

Mon  neveu  vient  de  me  dire  que  vous  vous  proposiez 
de  me  faire  une  confidence. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Il  est  vrai. 

LE    CAPITAINE. 

Eh  bien!  madame...  parlez. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Non,  parlez  le  premier,  mon  ami. 

LE    CAPITAINE. 

Riche,  n'étant  pas  très -âgé,  doué  d'une  ame  sensi- 
ble, j'ai  pensé  qu'il  m'était  permis  encore  de  songer  à 
couler  doucement  mes  jours  avec  une  compagne... 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Eh  quoi ,  vous  seriez  amoureux  ? 

LE    CAPITAINE. 

Oui  ;  j'aime  :  mon  neveu  ,  garçon  sensé,  mon  unique 
héritier,  m'approuve,  m'encourage... 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Eh  !  qui  ne  vous  approuverait  pas ,  cher  capitaine  ? 
que  vous  méritez  bien..., 

LE    CAPITAINE. 

Ah  !  madame...  {^A par/..)  Elle  est  à  moi. 


296  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

MADAME   DE    MOWTCLAIR. 

Et  moi  aussi ,  j'aime. 

LE    CAPITAINE. 

Vous  aimez  ? 

MADAME    DE    MOIiTTCLAIR. 

Jeune ,  douée  de  quelques  agréments ,  comme  on  veut 
bien  me  le  dire,  aurais-je  pu  rester  insensible...? 

LE    CAPITAINE,    Cl  part. 

Oh!  quelle  tournure  délicate  de  m'a  vouer.... 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Mais  ce  n'est  pas  tout. 

LE    CAPITAINE. 

Comment..., 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Quoique  veuve ,  et  par  conséquent  maîtresse  de  mes 
actions,  je  dois  des  égards  à  ma  famille,  et  sur-tout  à 
mon  oncle  le  président,  de  qui  dépend  toute  ma  for- 
tune. Vous  êtes  lié  avec  lui;  vous  avez  tout  pouvoir 
sur  son  esprit. 

LE    CAPITAINE. 

Il  m'aime  et  m'estime,  j'ose  le  dire. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Puisque  j'ai  déjà  été  si  loin  avec  vous,  il  faut  que 
j'achève. 

LE    CAPITAINE. 

Oui ,  belle  et  sensible  amie ,  achevez» 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Mais  quoi  !  j'interromps  la  confidence  que  vous-même 
aviez  commencée. 

LE    CAPITAINE. 

N'est-ce  pas  m'occuper  de  mes  propres  intérêts,  que 
de  m'occuper  des  vôtres? 


ACTE  II,  SCENE  VIL  297 

MADAME    DE    MOWTCLAIR. 

Les  choses  sont  plus  avancées  que  vous  ne  pouvez, 
vous  l'imaginer. 

LE    CAPITAINE. 

Plait-il? 

MADAME    DE    MOWTCLAIR. 

En  vérité,  il  faut  que  j'aie  une  grande  confiance  en- 
vous  pour  oser.... 

LE    CAPITAINE. 

Osez.... 

MADAME    DE    MOWTCLAIR. 

Eh  bien!  donc,  je  suis mais  je  tremble,  j'hésite». 

LE    CAPITAINE. 

Vous  augmentez  mon  impatience.  Vous  êtes... 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Mariée. 

LE    CAPITAINE. 

Ah!  mon  Dieu! 

MADAME    DE    MOWTCLAIR. 

Secrètement ,  et  je  compte  sur  vous  pour  faire  con- 
naître mon  mariage  à  ma  famille. 

LE    CAPITAINE. 

Sur  moi  ? 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Oui ,  mon  ami,  et  je  vous  recommande  le  plus  pro- 
fond silence,  jusqu'à  ce  que  vous  soyez  parvenu  à  faire 
entendre  raison  à  mon  oncle  le  président. 

LE    CAPITAINE. 

Mariée!  et  à  qui  donc? 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

À.  monsieur  Dutilleul. 


298  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE    CAPITAINE. 

Quoi  !  ce  monsieur  qui  s'est  trompé  de  coche. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Il  ne  s'est  pas  trompé  ;  c'est  un  conte  qu'il  vous  a 
fait  pour  se  présenter  chez  vous.  C'était  convenu  avec 
moi. 

LE  capitaunte. 

Ah!  c'était  convenu. 

madame  de  montclair. 

Je  lui  avais  écrit  de  Paris  pour  lui  annoncer  que  je 
venais  avec  vous  dans  votre  terre ,  près  de  Lyon  qu'il 
habite  en  effet. 

le  capitaine. 

Vous  lui  aviez  écrit  ! 

madame  de  montclair. 

Je  lui  marquais  de  trouver  un  moyen  de  s'introduire 
chez  vous.  Il  a  imaginé  celui-là.  Quand  il  vous  a  dit 
qu'il  était  marié,  il  n'a  pas  menti,  puisque  je  suis  sa 
femme.  Quand  je  lui  ai  dit  que  probablement  il  allait 
au-devant  de  sa  femme,  je  savais  bien  que  je  devinais 
juste ,  puisqu'il  venait  en  effet  au-devant  de  moi.  Ce 
qui  m'a  fait  hâter  ma  confidence,  c'est  que,  ne  le  con- 
naissant pas,  demain  vous  l'auriez  forcé  de  reprendre 
la  diligence  quand  elle  passera  ;  au  lieu  qu'à  présent , 
sachant  quel  nœud ,  quel  amour  l'attache  à  moi ,  vous 
vous  ferez  un  plaisir,  un  devoir  d'amitié  de  le  garder 
au  château. 

le  capitaine. 

Se  peut- il  qu'une  femme  comme  madame  de  Mont- 
clair,  ait  choisi  pour  son  mari  monsieur  Dutilleul,  un 
homme  qui  me  paraît  sans  éducation! 


ACTE   II,   SCENE  VIII.  299 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Il  a  pris  ce  ton  sans  gêne  pour  se  donner  un  air  de 
bonne  foi  en  se  présentant. 

LE    CAPITAINE. 
Ah! 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Et  puis,  mon  ami.... 

LE    CAPITAINE,    CL  pM^t. 

Son  ami  ?  ce  mot  me  fait  un  mal  ! 

MADAME  DE  MONTCLAiR,  en  liant. 

Est-ce  un  si  mauvais  calcul  pour  une  femme  de  choi- 
sir un  mari  un  peu  au-dessous  de  soi?  elle  est  plus 
sûre  de  le  dominer.  H  ne  faut  pas  tant  le  dédaigner, 
d'ailleurs;  il  a  de  Tinstruction ,  de  la  littérature  même... 
pour  un  négociant.  J'aime  la  gaieté ,  et  sous  la  sienne 
il  cache  une  ame  vraiment  sensible.  C'est  comme  vous, 
mon  ami ,  qui  sous  la  rude  enveloppe  d'un  marin , 
cachez  une  véritable  délicatesse  et  un  cœur  d'or  pour 
vos  amis. 

LE    CAPITAINE. 

Il  faut  bien  en  effet  qu'il  ait  quelques  qualités  pour 
avoir  mérité  votre  amour. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Le  voici.  Je  lui  avais  dit  que  j'allais  vous  avouer 
notre  secret ,  et  je  l'avais  laissé  dans  une  inquié- 
tude.,..! 

SCÈNE  YIII. 

LE  CAPITAINE,  Madame  de  MONTCLAIR, 
DUTILLEUL. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

xlpproche ,  viens,  viens,  mon  ami. 


3oo  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE    CAPITAIJYE,    CL  part. 

Ah!  le  voilà  son  véritable  ami. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

J'ai  tout  dit  au  capitaine. 

DUTILLEUL. 

Vous  avez  tout  dit,  madame  de  Montclair.  Eh  bien, 
ma  bonne  amie,  tu  as  bien  fait. 

LE    CAPITAINE,   Cl  JKirt. 

Sa  bonne  amie  ! 

DUTILLEUL. 

Ah!  je  vous  en  conjure,  monsieur  le  capitaine,  dai- 
gnez vous  intéresser  au  sort  de  deux  jeunes  gens  qui 
méritent  toute  votre  bienveillance.  C'est  un  ancien 
amour  que  le  nôtre. 

LE    CAPITAINE. 

Comment  ? 

DUTILLEUL. 

Nous  avons  été  élevés  ensemble.  Sa  mère  était  de 
Lyon,  et  j'aimais  Caroline  avant  qu'elle  quittât  la 
France. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Caroline  est  mon  nom  de  fille.  Jugez  de  la  douleur 
d'Auguste  (il  se  nomme  Auguste  Dutilleul),  quand  il 
apprit  à  Lyon  que ,  forcée  par  ma  mère ,  je  m'étais 
mariée  à  l'île  Bourbon. 

DUTILLEUL. 

De  désespoir,  je  me  mariai  de  mon  coté. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Monsieur  de  Montclair  était  un  excellent  homme, 
pour  qui  j'ai  eu  tous  les  égards  que  méritaient  ses  bons 
procédés. 


ACTE   II,   SCÈNE   VIII.  3oi 

DUTILLEUL. 

J'ai    été    fort  à    plaindre    avec  madame  Dutilleul. 
C'était  une  méchante  femme. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

J'eus  le  malheur  de  perdre  mon  mafi. 

DUTILLEUL. 

La  mort  interrompit  mes  querelles  avec  ma  femme. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Je  revins  en  France. 

DUTILLEUL. 

Je  fis  un  voyage  à  Paris. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

J'appris  qu'il  était  veuf. 

DUTILLEUL. 

Il  me  revint  qu'elle  était  veuve. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Nous  nous  revîmes..... 

DUTILLEUL. 

Chez  un  ami  commun. 

MADAME    DE    MOIVTCLAIR. 

Notre  premier  feu  se  ralluma. 

DUTILLEUL. 

Il  ne  s'était  jamais  éteint. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Nous  nous  mariâmes. 

DUTILLEUL. 

Je  retournai  à  Lyon. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Je  restai  à  Paris. 

DUTILLEUL. 

Vous  voyez  bien  que  voilà  un  sentiment  respectable , 
intéressant 


3o2  LE  CAPITAINE  BELROISDE.. 

LE    CAPITAINE. 

Oui....  je  vois....  je  comprends....  [A part^  Allons, 
il  faut  prendre  son  parti.  [A  madame  de  Montclair,  en 
soupirant^  J'écrirai  à  votre  oncle  le  président  en  votre 
faveur.  [A part ^  Il  ne  me  reste  plus  à  choisir  qu'entre 
deux. 

DUTILLEUL. 

Ah  !  ma  chère ,  que  tu  as  bien  fait  de  te  confier  à 
ce  bon  capitaine  ! 

MADAME    DE    MO  NT  CLAIR. 

Digne  ami  ! 

LE  CAPITAINE,  h  part. 
Toutes  les  fois  qu'elle  m'appelle  son  ami,  c'est  comme 
si  elle  me  donnait  un  coup  de  poignard. 

DUTILLEUL. 

Or  çà,  maintenant  que  vous  savez  qui  je  suis,  de- 
main, vous  ne  me  forcerez  pas  à  partir,  et  si  vous 
étiez  assez  bon  pour  changer  mon  logement  dans  votre 
château.  Votre  femme  de  charge  m'a  relégué....  si  loin 
de  ma  femme  !  tout  au  bout  du  corridor ,  au  second. 
LE  CAPITAINE,  eii  soupirant. 

Je  vous  logerai  au  premier. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Que  je  me  reproche  de  vous  avoir  si  long -temps 
occupé  de  moi  !  mon  mari  n'est  pas  de  trop.  Mon  ami , 
le  capitaine  attend  de  moi  un  service. 

DUTILLEUL. 

Eh!  quoi,  ma  femme,  vous  pourriez  être  utile  au 
capitaine.  Ah  !  parlez,  parlez,  il  n'y  a  rien  dont  nous 
ne  soyons  capables..., 

LE    CAPITAINE. 

Hé  bien!...  c'est  un  conseil  que  je  vous  demande.  Je 
vous  l'ai  dit.  Je  songe  à  me  marier. 


ACTE  II,  SCENE  VIII.  3o3 

DUTILLEUL. 

Ah!  Ah! 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Il  n'y  a  pas  de  femme  qui  ne  se  trouvât  heureuse 
de  s'unir  à  vous. 

LE    CAPITAINE. 

Ah  !  vous  méjugez  trop  favorablement.  Je  vous  dirai 
que  j'hésite  entre  trois....  C'est-à-dire,  entre  deux. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Je  vous  devine,  nos  deux  jeunes  personnes,  Rose  et 
Victorine. 

LE    CAPITAINE. 

Précisément  ! 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Attendez  ;  vous  penchez  pour  l'une  des  deux. 

LE    CAPITAINE. 

Vous  croyez? 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Tantôt,  pendant  le  déjeuner,  on  a  de  nouveau  parlé 
de  jouer  la  comédie.  Vous  vous  êtes  empressé  de  nous 
dire  que  vous  aviez  une  pièce  de  prédilection ,  la  Pu- 
pille. Vous  vous  êtes  empressé  d'aller  la  chercher  dans 
votre  bibliothèque  ;  vous  vous  êtes  réservé ,  comme  de 
raison,  le  rôle  de  l'aimable  tuteur. 

LE  CAPITAINE,  comme  se  décidant. 

Eh  bien!  oui,  Victorine...  J'ai  été  l'ami  de  son  père... 
En  mourant,  il  m'a  confié  le  soin  de  son  bonheur.  C'est 
elle  que  j'aime. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Vous  ne  lui  avez  pas  déclaré  votre  amour  ? 

LE   CAPITAINE. 

Eh  !  mon  Dieu  !  non. 


3o4  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

MADAME   DE    MOFTCLAIR. 

Elle  a  beaucoup  d'amitié  pour  moi.  Voulez- vous  que 
je  cherche  à  pénétrer  ses  dispositions? 

LE    CAPITAINE. 

J'allais  vous  en  prier.  Mais  un  moment;  ce  n'est  pas 
sans  raison  que  j'ai  fait  orner  ce  pavillon  avec  tant  de 
recherche.  Victorine  est  réservée ,  froide  même.  J'aurais 
voulu  épier  l'impression  que  le  premier  aspect  fera  sur 
elle. 

DUTILLEUL. 

C'était  très-bien  vu. 

LE    CAPITAINE. 

Mais  je  pense  à  présent  qu'il  vaut  mieux  que  ce  soit 
madame  de  Montclair....  madame  Dutilleul  veux -je 
dire.... 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Appelez-moi  toujours  madame  de  Montclair,  jusqu'à 
ce  que  je  puisse  avouer  mon  mariage. 

LE    CAPITAINE. 

Il  vaut  mieux,  dis-je,  que  ce  soit  madame  qui  parle... 
ici,...  la  première  à  ma  pupille...  parce  que...  je  ne  sais 
pourquoi...  ou  plutôt...  je  sais  bien  pourquoi...  Me 
voilà  timide. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Vous ,  l'ancien  capitaine  de  la  Belle-Française  ! 

LE    CAPITAINE. 

Oh!  il  ne  s'agit  pas  ici  d'attaquer  un  navire. 

DUTILLEUL. 

Eh  bien!  Capitaine,  laissez  faire  ma  femme;  elle  a 
de  l'esprit,  elle  est  bonne  amie,  fort  compatissante 
pour  les  souffrances  du  cœur. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Oui ,  je  sais  ce  que  c'est. 


ACTE  II,   SCENE  X.  3o5 

SCÈNE  IX. 

LE  CAPITAINE ,  Madame  de  MONTCLAIR,  DU- 
TILLEUL  ;  OLIVIER  ,  IL  PARAIT  A  LA  FE]>riTRE  , 
QUI    EST    RESTÉE    OUVERTE. 

MADAME    DE    MONTCLAIR,    SaUS    VOÎr    Olwîer, 

Je  vais  chercher  Victorme,  l'amener  ici. 

LE   CAPITAINE. 

Et  moi,  je  reviens  bientôt,  guidé  par  l'impatience 
et  l'amour. 

DUTILLEUL. 

C'est  cela.  Attendez;  pour  être  à  l'abri  des  importuns, 
prenons  cette  clé.  Si  vous  aviez  besoin  de  moi,  je  suis 
à  vous.  En  attendant  je  vais  lire,  me  promener,  jouer 
au  billard. 

LE  CAPITAINE,  Cl  madame  de  Montclair. 
De  grâce ,  faites  valoir  mes  avantages ,  peignez  mes 
sentiments.... 

MADAME  DE  MONTCLAIR ,  sortont  avBC  le  Capitaine. 
Fiez -vous  à  moi. 

DUTILLEUL,  en  sortant. 
Fiez-vous  à  elle.  Ah  !  cet  oncle  de  ma  femme  !  s'il 
était  aussi  bon,  aussi  généreux  que  vous....  Sur-tout 
n'oubliez  pas  de  me  loger  au  premier. 

{Il  sort;  on  l' entend Jermer  la  porte.) 

SCÈNE   X. 

OLIVIER,    SEUL,    A    LA    FENÊTRE. 

Hé  bien  !  ils  ferment  la  porte.  C'est  égal  !  m'y  voilà. 
Tome  ni.  20 


3o6  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

{^11  saute  par^  la  Jenêtr^e,  et  parcourt  vivement  le 
théâtre.  )  Quel  bonheur  d'avoir  eu  la  curiosité  de  re- 
garder par  cette  fenêtre  !  J'ai  bien  joué  mon  rôle; 
ils  me  prennent  tous  pour  un  nigaud.  Elle  va  venir; 
mais  ils  seront  là.  Si  je  pouvais  me  cacher.  Bon  !  un 
cabinet.  (//  va  ouvrir  la  porte  du  cabinet^  Comment 
la  prévenir?  Ah!  ma  romance  qu'elle  connaît,  dont  j'ai 
composé  les  paroles  et  la  musique...  sur  ce  pupitre. 
[Il  pose  la  romance  sur  le  pupitre))  Ce  petit  dessin  de 
la  maison  de  campagne  de  sa  cousine ,  où  pour  la  pre- 
mière fois  j'ai  osé  lui  déclarer  mon  amour ,  un  amour 
éternel....  sur  ce  chevalet.  {^11  pose  le  dessin  sur  le 
chevalet.^  Elle  le  verra,  elle  le  reconnaîtra;  les  autres 
n'y  feront  pas  attention.  Victorine ,  ma  chère  Victorine , 
oh  !  qu'il  me  tarde  de  vieillir  pour  t'épouser.  Ne  vient- 
on  pas?  (^11  va  regarder  h  travers  la  setTure.^  Oui, 
c'est  elle,  c'est  elle  et  madame  de  Montclair.  C'est  une 
bonne  femme;  si  elle  voulait  s'intéresser  à  nous.  Elle 
s'en  ira  peut-être.  On  ouvre.  Eh  !  vite  à  mon  poste. 
(  //  se  cache  dans  le  cabinet.  ) 

SCÈNE    XI. 

Madame  de  MONTCLAIR,  VICTORINE; 
OLIVIER,  CACHÉ. 

MADAME   DE    MONTCLAIR. 

Venez,  venez,  ma  chère  enfant. 

viCTORiifE,  s' arrêtant  de  surprise. 
Ah! 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Hé  bien ,  qu'avez- vous  donc  ? 


ACTE  II,   SCENE  XL  807 

VICTORINE. 

C'est  charmant. 

MADAME    DE    MONTCLAIR, 

C'est  du  goût  de  votre  tuteur. 

VICTORINE. 

Je  lui  en  ferai  mon  compliment. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

C'est  une  nouvelle  galanterie  de  sa  part. 

TICTORINE. 

Pour  qui  ? 

MADAME   DE   MONTCLAIR. 

Eh  !  mais  !  pour  vous ,  sa  pupille ,  la  maîtresse  de  la 
maison. 

VICTORIIYE. 

Oh  !  pour  moi  ? 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Il  VOUS  aime  bien  votre  tuteur. 

VICTORIWE. 

Il  me  traite  comme  une  fille  chérie,  et  je  l'aime 
comme  un  père. 

MADAME    DE    MONTCLAIR,  h  part. 

Comme  un  père.  Ce  n'est  pas  là  tout-à-fait  ce  qu'il 
voudrait.  {Haut.)  Est-ce  que  la  vue  de  toutes  ces  jolies 
choses  ne  fait  pas  palpiter  votre  cœur  ? 

VICTORINE. 

Pardonnez-moi,  madame. 

MADAME    DE    MONTCLAIR,  à  part. 

Eh!  mais  mon  Dieu!  je  n'ai  jamais  été  si  froide  que 
cela. 

VICTORINE ,  feuilletant  le  cahier  de  musique  qui  est  sur 
le  pupitre ,  et  apercevant  la  romance. 

Ah! 

10. 


3o8  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

MADAME    DE    M  ONT  CL  AIR. 

Quoi  donc? 

"VICTORINE. 

J'examine  ces  airs,  cette  musique.  Elle  est  parfai- 
tement choisie. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

C'est  encore  du  goût  de  votre  tuteur. 
viCTORiNE,  remettant  la  romance  sur  le  pupitre. 
Je  lui  en  ai  bien  de  l'obligation. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Tout  à  riieure ,  ici  même ,  il  me  parlait  de  vous. 

VICTORINE. 

il  s'en  occupe  sans  cesse. 

MADAME    DE    MOjyTCLAIR,   Cl  part. 

Fort  bien.  {Haut.')  Il  me  disait  que  son  plus  grand 
désir  était  d'assurer  votre  bonheur  ;  qu'il  ne  serait 
content  que  lorsqu'il  vous  aurait  mariée  à  un  homme 
aimable,  empressé,  complaisant,  jaloux  de  vous  plaire, 
eX.  qui  aurait  pour  vous  tout  l'attachement  qu'il  se 
sent  lui-même. 

VICTORIIVE. 

Oh!  je  sais  apprécier  sa  tendresse.  (^Aperces^ant  le 
dessin  sur  le  chevalet^.  Ah  ! 

MADAME    DE    MOIYTCLAIR. 

Quoi  donc  encore? 
viCTORiNE,  cachant  précipitamment  le  dessin  sous 
les  autres. 

En  vérité,  on  marche  de  surprise  en  surprise  :  ces 
dessins.... 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Ils  sont  choisis  par  ce  cher  tuteur.  Tenez,  ma  chère 
asseyons -nous  et  causons  d'amitié. 


ACTE   II,   SCÈNE   XL  ^09 

VICTORINE. 

Nous  asseoir  !  Pardon,  mais  c'est  que.... 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Est-ce  que  vous  voudriez  être  seule  ? 

VICTORIFE. 

J'ai  beaucoup  de  plaisir  à  me  trouver  avec  vous , 
sans  doute....  mais  c'est  que....  vous  savez  bien,  nous 
devons  jouer  la  comédie  de  la  Pupille.  On  m'a  donné 
le  rôle  de  Julie,  J'ai  peu  de  mémoire ,  et  je  voudrais 
déjà  étudier.  J'ai  pris  le  livre.  Le  voilà. 

{^Elle  tire  une  brochure  de  son  sac.) 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Ah  !  ah  !  et  que  pensez-vous  de  ce  rôle  ? 

VICTORINE. 

Qu'il  n'est  pas  bien  difficile  à  jouer ,  quand  on  a 
un  aussi  bon  tuteur  que  le  mien. 

MADAME    DE    MO]>fTCLAIR,   Ci  part. 

C'est  un  aveu,  je  crois.  {Haut.)  Mais  pourquoi  tant 
vous  presser? 

VICTORINE. 

Cela  fera  plaisir  à  mon  tuteur. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Oui-da!  {A  part.)  Je  renonce  à  la  faire  s'expliquer 
davantage  ;  elle  dit  un  mot ,  et  se  tait.  (  Haut.  )  Eh 
bien!  mon  enfant,  je  vous  laisse.  Étudiez,  étudiez. 
Sans  adieu,  ma  chère  enfant. 

{Elle  sort.) 

VICTORINE. 

Sans  adieu,  madame. 

MADAME  DE  MONTCLAIR,  à  part,  cu  Sortant. 
Elle  aimera  son  tuteur,  autant  qu'elle  est  capable 
d'aimer.  {Elle  sort.) 


3io  LE  CAPITAINE  BELROINDE. 

SCÈNE   XIL 

OLIVIER,  VICTORINE- 

(^Au  moment  où  madame  de  Montclair  sort,  Victo- 
torine  la  suit  des  jeux  jusqu'à  la  porte.  Olivier, 
entr' ouvrant  la  porte  du  cabinet,  la  suit  de  même 
des  yeux  avec  impatience.  ) 

vicTORiNE,  tres-vivement. 
Plus  de  doute.  Olivier  est  ici.  Cette  romance,  ce 
dessin.... 

OLIVIER. 

Oui,  c'est  moi;  c'est  celui  qui  vous  aime,  et  qui 
vous  aimera  toujom-s. 

VICTORINE. 

C'est  vous ,  monsiem^  !  Laissez-moi  vous  gronder. 
Ce  matin,  quand  vous  êtes  entré,  pas  un  regard.  Je 
vous  avais  recommandé  de  feindre  de  ne  pas  me  con- 
naître. Vous  avez  parfaitement  suivi  mes  instructions. 
Vous  étiez  de  la  plus  belle  indifférence!.... 

OLIVIER. 

Et  vous ,  d'une  tranquillité  !  pas  un  moment  de 
trouble. 

VICTORINE. 

Ingrat!  qu'il  m'en  a  coûté  pour  cacher  mon  émo- 
tion !  Mais  tous  ces  yeux  fixés  sur  moi.... 

OLIVIER. 

Et  moi ,  que  j'ai  souffert  de  n'oser  vous  regarder  ! 
Mais  de  grâce,  ne  nous  querellons  pas.  Ah!  made- 
moiselle, ma  chère  Victorine,  depuis  le  jour  où  j'ai  eu 
le  bonheur  de  vous  voir,  à  la  fête  de  votre  maîtresse 


ACTE  II,  SCENE  XIII.  3ii 

de  pension,  j'ai  juré  que  jamais  je  n'aimerais  que  vous, 
que  je  n'aurais  pas  d'autre  femme  que  vous.  Il  y  a 
quinze  jours ,  à  la  maison  de  campagne  de  votre  cou- 
sine, vous  avez  bien  voulu  agréer  mon  amour.  Ma 
sœur,  votre  compagne ,  fut  notre  première  confidente; 
mais  j'ai  tout  dit  à  ma  mère. 

VICTORINE. 

Et  moi ,  je  médite  de  tout  confier  à  mon  tuteur. 
Mais  sortez.  Si  l'on  nous  surprenait  ! 

OLIVIER. 

Oui,  je  sors,  je  vous  obéis;  ah!  toujours  je  met- 
trai mon  bonheur  à  vous  obéir.  Quel  dommage  de 
quitter  ce  lieu  charmant!  Je  m'en  vais,  je  m'en  vais.... 
Que  vous  êtes  belle  !  {^En  se  précipitant  a  ses  genoux^ 
Avant  que  je  sorte,  assurez-moi  que  vous  m'aimez. 

VICTORIWE. 

Eh  bien  !  le  voilà  à  mes  genoux.  {S' éloignant  d'Oli- 
vier?j  Oui,  je  vous  aimerai  toujours;  mais  de  grâce, 
levez-vous. 
OLIVIER,  toujours  à  genoux,  suivant  Victorine. 

Oh  !  je  suis  si  bien  à  vos  genoux. 

VICTORINE. 

Mais  sortez  donc; non,  restez Vous  m'avez 

fait  bien  rire  tantôt  avec  votre  gaucherie Ciel,  on 

vient?.... 

SCÈNE   XIIL 

OLIVIER,  VICTORINE,  le  CAPITAINE,  Madame 
DE  MONTGLAIR, 

LE   CAPITAINE. 

Ah!  ahî 


3i2  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

VICTORINE. 

Mon  tuteur! 

OLIVIER,  se  relevant. 
Le  tuteur! 

LE    CAPITAINE. 

Corbleu!  madame,  vous  aviez  bien  affaire  de  m'a- 
mener  si  vite  pour  me  rendre  témoin  d'une  pareille 
scène. 

MADAME    DE  MONTCLAIR. 

J'étais  loin  de  m'y  attendre. 

OLIVIER. 

Eh  bien  !  puisqu'il  nous  a  surpris ,  je  n'ai  plus  de 
ménagements  à  garder.  Oui,  monsieur,  nous  nous 
aimons. 

LE     CAPITAINE. 

Vous  vous  aimez  ! 

VICTORINE. 

Je  l'ai  vu  pour  la  première  fois  à  la  fête  de  ma  maî- 
tresse de  pension.  Il  me  fut  présenté  par  sa  sœur,  ma 
meilleure  amie.  Toute  la  soirée  il  ne  voulut  danser 
qu'avec  moi. 

OLIVIER. 

Et  depuis  je  n'ai  cessé  de  songer  à  elle.  Ah!  mon- 
sieur le  capitaine ,  on  vous  dit  si  bon ,  si  indulgent ,  si 
compatissant!  Madame,  joignez-vous  à  nous  pour  fléchir 
monsieur  le  capitaine. 

LE     CAPITAINE. 

Tu  Dieu  !  comme  notre  petit  niais  en  débite  ! 

VICTORINE. 

Il  n'est  pas  niais.  C'est  un  rôle  qu'il  a  joué  pour 
être  reçu  ici ,  sans  vous  inspirer  de  défiance.  C'est  moi 
qui  avais  arrangé  tout  cela. 


ACTE  II,  SCÈNE  XIII.  3i3 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Ah!  ah!  cette  petite  pupille  si  froide,  si  réservée... 

LE     CAPITAINE. 

Mais,  par  oii  est-il  entré?  nous  avions  fermé  la 
porte. 

OLIVIEE. 

Par  la  fenêtre.  J'ai  entendu  l'entretien  de  madame 
avec  mademoiselle. 

MADAME    DE   MONTCLAIR. 

OÙ  étiez-vous  donc? 

OLIVIER. 

Dans  ce  cabinet. 

LE     CAPITAINE. 

Eh!  mais,  c'est  un  diable  que  ce  petit  nigaud-là. 

VICTORINE. 

J'ai  eu  tort  sans  doute  d'imaginer  cette  ruse.  En 
avais-je  besoin  avec  mon  tuteur?  Il  désire  si  ardem- 
ment mon  bonheur  ;  il  ne  refusera  pas  de  m'unir  à 
celui  que  j'aime. 

OLIVIER. 

Il  ne  nous  manque  que  votre  aveu.  J'ai  celui  de 
mon  père....  C'est-à-dire,  je  ne  lui  en  ai  pas  encore 
parlé,  mais  je  me  suis  confié  à  ma  mère,  j'en  fais  ce 

que  je  veux,  elle  mène  mon  père;  ainsi  donc Elle 

dit  que  nous  sommes  trop  jeunes  ;  mais  je  lui  démon- 
trerai qu'il  faut  qu'on  nous  marie  tout  de  suite.  Mon- 
sieur, vous  avez  si  généreusement  rempli  vos  devoirs 
de  tuteur.  N'abusez  pas  des  droits  que  vous  donne  ce 
titre.  C'est  de  vous,  de  vous  seul  que  je  veux  l'obtenir. 
Une  fois  le  mari  de  Victorine ,  avec  quelle  ardeur  je 
travaillerai  à  mon  état  !  comme  je  m'y  distinguerai  ! 


3i4  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

des  pauvres  enfants  ! 

LE    CAPITAINE. 

Comment,  madame,  vous  les  plaignez? 

MADAME    DE    MOTfTCLAIR. 

Pardon ,  mon  cher  capitaine ,  je  vous  plains  aussi. 
C'est  jouer  de  malheur,  mais  ils  m'attendrissent. 

LE     CAPITAINE. 

Ils  ne  m'attendrissent  pas,  moi.  {^A  Olivier.^  Vous 
introduire  chez  moi  pour  séduire  ma  pupille  î  vous 
allez  me  faire  le  plaisir  de  reprendre  sur-le-champ  la 
route  de  Paris. 


SCENE   XIV. 

OLIVIER,  VICTORINE,  le  CAPITAINE,  Madame 
DE  MONTCLAIR,  DUTILLEUL. 


dutilleul. 
Eh  bien  !  comment  cela  va-t-il  avec  la  pupille  ? 

LE     CAPITAINE. 

Morbleu!  monsieur,  je  ne  suis  pas  en  train  de  rire, 
et  vous  qui  vous  êtes  aussi  introduit  dans  mon  château 
par  surprise,  il  vous  sied  mal.... 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Paix,  tais-toi.  Nous  avons  surpris  le  jeune  étudiant 
aux  genoux  de  la  pupille. 

DUTILLEUL. 

Oh!  oh!  il  avait  raison  de  nous  dire  qu'il  voulait 
jouer  les  amants. 

VICTORINE,  crua  ton  caressant. 
Mon  bon  tuteur,  mon  ami,  mon  père.... 


ACTE  II,  SCENE  XIV.  3i5 

LE    CAPITAINE. 

Mon  père Morbleu!  l'un  arrive;  madame  le  re- 
tient, et  il  se  trouve  que  c'est  son  mari;  l'autre  fait 
le  niais,  et  c'est  un  sournois  qui  adore  ma  pupille. 
Que  de  trahisons! 

VICTORIA  E. 

Eh  !  quoi  ?  monsieur  est  le  mari  de  madame  de 
Montclair  ? 

MADAME    DE    MONTCLAIÊ. 

Ah!  capitaine,  vous  aviez  promis  de  nous  garder 
le  secret. 

LE     CAPITAINE. 

Eh!  qu'importe?  puisque  je  me  charge  d'instruire 
et  d'apaiser  votre  oncle. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Et  ces  jeunes  gens? 

LE  CAPITAINE,  auec  lui  rsste  de  colère. 
Ces  jeunes  gens....  (^  part.)  Allons,  il  ne  me  reste 
plus  à  choisir.  {^Haiit.)  Nous  verrons.  (^  Olivier.) 
J'écrirai  à  votre  père.  En  attendant,  quand  je  défen- 
drais à  ma  pupille  de  vous  aimer....,  ce  serait  l'expo- 
ser à  me  désobéir. 

OLIVIER,  sautant  au  cou  du  capitaine. 
Ah!  mon  cher  tuteur,  que  je  vous  embrasse. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Mon  ami. 

DUTILLEUL. 

Brave  capitaine. 

LE     CAPITAINE. 

C'est  bon ,  c'est  bon.  Mais  service  pour  service. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Disposez  de  moi  et  de  monsieur  Dutilleul. 


3i6  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

VICTORINE. 

Comptez  sur  moi  et  sur  monsieur  Olivier, 

OLIVIER. 

Nous  voilà  tous  les  quatre  à  vos  ordres. 

LECAPITAIIYE. 

Fort  bien,  à  mesure  que  j'échoue,  j'acquiers  des 
amis.  {^Prenant  a  part  madame  de  Montclair^  Il  me 
faut  renoncer  à  Yictorine;  c'est  dur;  mais  je  n'en  per- 
siste pas  moins  à  vouloir  me  marier  :  ma  pupille 

j'y  songeais  un  peu  ;  c'était  tout  naturel.  Mais  Rose  ! 
voilà  celle  que  j'aime  véritablement. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Hé  bien!  mon  ami,  ces  jeunes  gens  ne  sont  pas  de 
trop. 

LE     CAPITAINE. 

Non,  ils  ne  sont  pas  de  trop. 

MADAME    DE    MONTCLAIR,    Cl   VictoHlie. 

Votre  tuteur  est  amoureux  de  mademoiselle  Dar- 
mainville. 

VICTORINE. 

De  ma  bonne  amie!  Mon  tuteur,  c'est  là  un  bon 
choix  pour  vous. 

DUTILLEUL. 

Excellent. 

OLIVIER. 

Elle  vous  aime,  je  le  gagerais. 

DUTILLEUL. 

J'en  suis  sûr  ;  comment  ne  pas  vous  aimer  ?  Vous 
êtes  riche,  vous  êtes  bon,  vous  êtes  jeune. 

OLIVIER. 

Oui,  oui,  vous  êtes  jeune.  Ah,  que  je  suis  heureux 
que  vous  n'ayez  pas  pensé  à  votre  pupille  !  vous  auriez 
été  pour  moi  un  rival  dangereux. 


ACTE  II,  SCENE   XIV.  Sry 

DUTILLEUL. 

Eh  !  qu  avez-voLis  besoin  de  nos  services  ;  faites  la 
demande  vous-même  ;  elle  sera  bien  accueillie. 

VICTORINE. 

Plusieurs  fois  nous  avons  causé  ensemble  de  ma- 
riage, comme  c'est  l'usage  entre  jeunes  personnes,  et 
je  suis  sûre  que  mon  tuteur  lui  convient. 

LE     CAPITAINE. 

Je  le  crois;....  mais  ma  timidité;....  elle  va  en  aug- 
mentant. Je  suis  comme  un  vaisseau  battu  par  la 
tempête. 

VICTORINE. 

Eh  bien!  si  vous  le  permettez,  je  vais  parler  à  Rose. 

MADAME    DE    MOWTCLAIR. 

Moi,  je  vais  trouver  sa  mère. 

LE    CAPITAINE. 

Que  vous  êtes  bons ,  mes  chers  amis  !  Oui ,  certai- 
nement, j'écrirai;  je  vais  écrire  sur-le-champ  à  votre 
oncle,  à  votre  père. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Madame  Darmainville  sera  trop  heureuse  de  vous 
donner  sa  fille. 

VICTORINE. 

Rose  est  un  enfant  qui  suivra  mes  conseils  ;  j'ai 
beaucoup  d'empire  sur  elle. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Venez  avec  moi,  monsieur  Dutilleul. 

VICTORINE. 

Suivez-moi,  monsieur  Olivier. 

OLIVIER. 

Oui,  je  me  joins  à  vous....  Mon  cher  tuteur,  que  je 
vous  aime  !  que  vous  méritez  d'être  heureux  ! 

(  //  sort  avec  Victorine.  ) 


3i8  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

DUTILLEUL. 

Vous  aurez  bientôt  de  nos  nouvelles.  Je  suis  à  toi 
ma  femme. 

(  //  sort  avec  elle.  ) 


SCENE  XV. 

Le  capitaine,  seul. 

Sa  femme  !  les  voilà  tous  heureux.  Et  moi  !  oh  !  je 
le  serai  à  mon  tour.  Oui ,  Rose  m'aimera.  Maudit  pa- 
villon! il  m'a  porté  malheur;  je  le  ferai  abattre 

Pourquoi  donc  cela  ?  Quand  j'aurai  épousé  Rose ,  ce 
sera  un  charmant  boudoir  pour  madame  de  Belronde. 


FIN    DU    DEUXIÈME    ACTE. 


ACTE    III,  SCÈNE   II.  Srg 


ACTE  TROISIÈME. 


Le  théâtre  représente  une  autre  partie  du  parc  ;  il  est  fermé  du  côté  droit  par 
un  mur:  il  y  a  dans  le  mur,  le  plus  près  possible  de  l'avant-scène ,  une 
grande  brèche;  derrière  le  mur,  un  verger;  en  face  de  la  brèche  ,  une 
grotte  en  rocailles  ayant  deux  issues. 


SCENE  I. 

CHARLES,  SEUL. 
Je  cours  de  tous  les  côtés  après  mon  oncle ,  et  je  ne 
le  trouve  pas  ;  je  suis  dans  une  inquiétude  î  Ah  î  le 
voici. 

SCÈNE  IL 

Le  capitaine,  CHARLES,  THOMAS. 

LE  CAPITAINE,  tenant  deux  lettres  à  la  main. 
Il  y  en  a  qui  se  désespéreraient,  mais  moi.... 

CHARLES. 

Ah!  mon  oncle,  je  vous  trouve  enfin. 

LE    CAPITAINE. 

Laisse-moi  en  repos,  j'ai  bien  autre  chose  à  faire 
que  de  t'écouter.  (^  Thomas.)  Eh  bien!  Thomas,  que 
t'a  dit  madame  de  Montclair? 

THOMAS. 

Qu'elle  vous  priait  de  l'attendre  ici,  près  du  petit 
verger ,  entre  la  grotte  et  la  grande  brèche. 


320  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE    CAPITAINE. 

M'y  voilà.  Oh  !  je  ne  suis  pas  inquiet  de  ce  qui  la 
regarde. 

CHARLES. 

Mon  oncle,  je  voudrais  vous  dire.... 

LE    CAPITAITfE. 

Tais-toi  donc.  (  A  Thomas.  )  Et  Victorine  ? 

THOMAS. 

Je  l'ai  observée  de  loin  sans  lui  parler,  comme  vous 
me  l'aviez  recommandé  ;  elle  est  toujours  en  grande 
conversation  avec  mademoiselle  Rose  et  monsieur 
Olivier. 

LE    CAPITAINE. 

Pourvu  que  ma  pupille  aussi  réussisse Oli!  oui. 

Aimables  jeunes  gens ,  que  ma  pupille  et  ce  petit  Oli- 
vier !  Bonnes  gens  que  ce  monsieur  Dutilleul  et  ma- 
dame de  Montclair!  Que  je  suis  heureux  de  pouvoir 
contribuer  à  leur  bonheur  !  {Remettant  les  deux  lettres 
a  Thomas?)  Qu'on  porte  sur-le-champ  ces  deux  let- 
tres à  la  poste. 

THOMAS. 

Oui,  mon  capitaine. 

{Il  sort.) 

SCÈNE  III. 

Le  capitaine,  CHARLES. 

CHARLES. 

Enfin ,  mon  oncle ,  peut-on  vous  parler  ? 

LE    CAPITAINE. 

Que  me  veux- tu?  Je  n'aime  pas  que  tu  sois  sans 
cesse  à  m'épier. 


ACTE   III,   SCENE   III.  321 

CHARLES. 

OÙ  en  êtes-vous  avec  madame  de  Montclair? 

LE    CAPITAINE. 

Où  j'en  suis  ?  (  ^  part.  )  Diable  !   ne  disons  rien  à 
mon  neveu,  il  se  moquerait  de  moi. 

CHARLES. 

Votre  pavillon  a-t-il  opéré  des  merveilles  ? 

LE    CAPITAINE. 

Oui ,  oui ,  mon  neveu ,  des  merveilles. 

CHARLES. 

Ainsi,  madame  de  Montclair  vous  aime? 

LE    CAPITAINE. 

Oui ,  oui ,  mon  neveu ,  et  ma  pupille  aussi ,  avec  qui 

j'ai  causé  ensuite Mais  après  avoir  bien  réfléchi,  je 

crois  que  ni  l'une  ni  l'autre  ne  me  conviennent ,  et  je 
me  décide  pour  Rose  Darmainville. 

CHARLES. 

Pour  Rose?.... 

LE    CAPITAINE. 

Ah!  je  sais  que  tu  as  une  prévention  contre  elle  et 
contre  sa  mère;  ainsi,  je  ne  t' écoute  pas. 

CHARLES. 

Eh  !  mais ,  mon  oncle ,  elle  ne  vous  convient  pas  : 
c'est  celle  qui  vous  convient  le  moins.  Je  vous  aime 
trop  pour  ne  pas  m'y  opposer  :  ce  serait  un  très-mau- 
vais mariage.  Qu'est-ce  qu'il  vous  faut  à  vous  ,  qui 
voulez  faire  un  emploi  honorable  de  votre  fortune  ? 
une  femme  qui  ait  l'usage  du  grand  monde,  qui  puisse 
faire  convenablement  les  honneurs  de  votre  maison. 
C'est  ce  que  vous  ne  trouverez  pas  dans  cette  jeune 
fille;  étourdie,  babillarde,  elle  a  une  amitié  enfantine 
pour  tout  le  monde,  et  je  ne  la  crois  susceptible,  ni 

Tome  m.  21 


322  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

de  réflexion,  ni  d'amour.  Elle  est  jolie;  soit,  mais  un 
peu  d'esprit  ne  gâterait  rien. 

LE    CAPITAINE. 

Tais-toi;  je  ne  te  demande  pas  d'en  dire  du  bien 
comme  si  toi-même  en  étais  amoureux  ;  mais  du  moins 
n'en  dis  pas  de  mal.  Comment  cette  pauvre  petite  a- 
t-elle  mérité  ta  haine? 

CHARLES. 

Moi!  mon  oncle,  je  ne  la  hais  pas;  je  la  vois  telle 
qu'elle  est.  Prenez -y  garde,  ces  jeunes  personnes  si 
naïves ,  si  crédules ,  ne  sont  pas  exemptes  de  coquet- 
terie ;  ce  qui  est  d'autant  plus  dangereux ,  que  leur 
simplicité  les  laisse  sans  défense  contre  les  séductions... 
Relisez  votre  Molière. 

LE    CAPITAINE. 

Allons ,  tu  la  trouves  coquette  à  présent  ;  il  est  af- 
freux de  calomnier  ainsi  l'innocence,  la  candeur.... 

CHARLES. 

Vous  persistez;  eh!  bien,  mon  oncle,  je  suis  prêt  à 
vous  servir,  s'il  s'agit  de  vous  faire  épouser  une  des 
'deux  autres  ;  mais ,  pour  celle-là ,  ne  comptez  pas  sur 
moi. 

LE    CAPITAINE. 

Mais,  je  n'ai  pas  besoin  de  toi;  mais  je  me  suffirais 
bien  à  moi-même;  mais  j'ai  d'autres  amis  qui  travaillent 
en  ce  moment  pour  moi. 

CHARLES. 

D'autres  amis!  Qui  donc? 

LE    CAPITAINE. 

Qui  !  que  t'importe  ?  permets-moi  seulement  de  te 
donner  un  bon  conseil  ;  tâche  de  te  rendre  agréable  à 
Rose  ;  car  avant  peu ,  que  cela  te  plaise  ou  non ,  il 
faudra  que  tu  la  respectes  comme  ta  tante. 


ACTE  III,   SCÈNE  IV.  323 

CHARLES. 

Comme  ma  tante  !  Eh  !  Bien  !  mon  oncle  ^  je  change 
d'avis.  Oui,  je  vous  servirai....  (^  A  part.)  Je  vais  me 
jeter  au  genoux  de  la  mère,  me  déclarer  à  sa  fille,» 
{Haut.)  Oui,  mon  oncle,  je  cours  de  ce  pas.... 

LE    CAPITAINE. 

Point  du  tout,  je  ne  veux  pas  de  toi,  tu  m'es  sus- 
pect. 


SCENE   IV. 

Le  capitaine,  CHARLES,  DUTILLEUL. 

DUTILLEUL. 

Ce  n'est  qu'à  l'instant  même  que  nous  avons  pu 
commencer  notre  entretien  avec  madame  Darmainville. 
Je  ne  sais  ce  qui  l'a  rendue  furieuse  contre  vous ,  contre 
monsieur  votre  neveu  ;  mais  elle  veut  quitter  votre 
château,  elle  parle  d'envoyer  chercher  des  chevaux  de 
poste. 

LE    CAPITAINE. 

Des  chevaux  de  poste  !  Ah  !  mon  Dieu  ,  vous  voyez , 
monsieur  mon  neveu  ;  c'est  la  suite  de  vos  imperti- 
nences envers  cette  dame  respectable  ;  mais  morbleu  ! 
Il  ne  sera  pas  dit  que  vous  aurez  chassé  de  chez  moi 
des  personnes  que  j'aime,  que  j'estime,  que  j'ai  in- 
vitées   Vous  m'entendez,  monsieur,  je  ne  vous  re- 
tiens pas. 

CHARLES. 

Eh  !  mon  oncle ,  croyez  que  je  n'ai  parlé  que  pour 
votre  bien. 

21  . 


324  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE    CAPITAINE. 

Je  ne  veux  pas  que  tu  t'occupes  de  moi  :  suis-je  un 
mineur?  est-ce  toi  qui  es  l'oncle?  suis-je  le  neveu? 

CHARLES. 

Là,  là!  mon  oncle,  ne  vous  fâchez  pas,  je  vous 
laisse.  i^A  part^  en  sortant.^  Je  suis  perdu  si  je  ne 
trouve  le  moyen  de  parler  à  Rose. 

(//  sort.) 

SCÈNE  V. 

Le  capitaine,  DUTILLEUL. 

LE  CAPITAINE,  avec  colere. 
Corbleu!   (^D'iin  ton  abattu.)  Ah!  mon  cher  Du- 
tilleul ,   quel    malheur  !    Madame    Darmainville    veut 
partir  ! 

DUTILLEUL. 

Ne  vous  désespérez  pas.  Entre  nous ,  je  crois  que  ce 
sont  vos  assiduités  auprès  de  ma  femme  et  de  votre 
pupille  ,  qui  ont  vraiment  irrité  cette  bonne  dame  ; 
mais  elle  prend  pour  prétexte  le  persiflage  et  la  con- 
duite de  votre  neveu. 

LE    CAPITAINE. 

Comment  morbleu!  mon  libertin  de  neveu Oh! 

il  faut  absolument  qu'il  sorte  de  mon  château. 

DUTILLEUL. 

Voici  madame  Darmainville  ;  tenez-vous  un  moment 
à  l'écart.  Nous  la  retiendrons. 

LE     CAPITAINE. 

Oui,  oui,  mon  bon  ami,  tâchez  de  la  retenir. 
(  Le  capitaine  se  retire  au  fond  du  théâtre.  ) 


ACTE  III,  SCÈNE  VI.  SaS 

SCÈNE  VI. 

Le    capitaine,    DUTILLEUL,    Madame   DAR- 
MAINVILLE,  Madame  de  MONïCLAIR. 

MADAME    DE    MONTCLAIE. 

Eh  !  madame ,  pourquoi  partir  ? 

MADAME    DARMAIWVILLE. 

J'ai  mes  raisons. 

DUTILLEUL. 

Quel  chagrin  pour  ce  bon  capitaine  ! 

MADAME    DARMATNVILLE. 

N'a-t-il  pas  de  quoi  se  consoler?  La  société  de  ma- 
dame, celle  de  son  intéressante  pupille,  la  votre,  et 
sur-tout  celle  de  son  cher  neveu  ;  il  nous  a  fait  sentir 
assez  ce  matin ,  combien  il  se  souciait  peu  de  nous  ; 
tantôt  avec  madame ,  tantôt  avec  sa  pupille ,  jamais 
avec  moi  ni  avec  ma  fille.  Vous  entendez  bien  que  ce 

n'est  pas  ce  motif  qui  me  détermine! Mais  des 

affaires    d'intérêt ,    fort    importantes ,   m'appellent  à 
Paris. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Eh  !  mais ,  si  je  vous  disais  que  monsieur  Dutilleul 
et  moi,  nous  avons  à  vous  parler,  au  nom  du  capitaine, 
d'une  affaire  bien  plus  importante  pour  vous 

MADAME     DARMAIWVILLE. 

C'est  impossible. 

DUTILLEUL. 

Nous  sommes  chargés  par  lui  de  vous  demander 
votre  fille  en  mariage. 


$26  LE  CAPITAINE  BELRONDE, 

MADAME     DARMAIJYVILLE. 

Plaît-il  ?  ma  fille  ! 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Voilà  précisément  ce  que  je  voulais  vous  dire. 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Le  capitaine  demande  la  main   de  ma  fille  !  Vous 
aviez  raison,  ma  chère,  voilà  une  affaire  très-impor- 
tante. 
LE  CAPITAINE,  s' avançant ,  et  d'un  ton  timide  et 
galant. 
Voulez-vous  encore  quitter  mon  château? 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Eh  !  quoi  ?  vous  nous  écoutiez  ! 

LE     CAPITAINE. 

M'en  faites-vous  un  crime  ? 

MADAME    D  ARM  AIN  VILLE,   SOuHant, 

Je  reste, 

LE    CA^PITAINE. 

Ainsi,  vous  ne  me  défendez  pas  d'espérer? 

MADAEIE    DARMAINVILLE. 

Ah!  capitaine,...  ma  fille  est  à  vous. 

LE    CAPITAINE. 

Ah!....  mais  pardon  ;  vous  ordonnez;  moi,  je  veux 
plaire. 

DUTILLEUL. 

Oui,  nous  autres  vrais  amans,  nous  voulons  tout 
devoir  à  l'amour. 

MADAME     DARMAINVILLE. 

Ecoutez,  je  ne  suis  pas  de  ces  parents  qui  disent: Il 

suffit  que  je  veuille,  que  je  commande Ah!  Dieu! 

j'aime  trop  ma  fille ,  je  suis  trop  bonne  mère  pour  vou- 
loir forcer  son  inclination;  mais  je  saurai  la  diriger, 
et  j'entends  qu'elle  vous  épouse. 


ACTE  III,  SCENE  VII.  327 

LE     CAPITAINE. 

Ah  !  madame  !  mon  cher  Dutilleul  !  madame  de 
Montclair  !  que  d'obligations  ! 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Eh  !  non ,  c'est  nous  qui  sommes  vos  obUgés  ;  vous 
avez  écrit  à  mon  oncle  le  président  ? 

LE    CAPITAINE. 

Oui,  oui,  la  lettre  est  partie.  Et  si  je  suis  assez 
heureux  poqr  que  votre  fille  daigne  entendre  ma  pu- 
pille..... 

MADAME     DARMAINVILLE. 

Eh  !  quoi ,  Victorine  parle  pour  vous  à  Rose  ? 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Eh  !  oui  ;  nous  nous  intéressons  tous  à  ce  cher  ca- 
pitaine. 

LE     CAPITAINE. 

Oui;  à  l'exception  de  mon  neveu  qui  changera  ou 
qui  partira ,  je  ne  suis  environné  que  de  bons  amis. 
Fassent  le  ciel ,  mon  humble  mérite  et  ma  grande  for- 
tune, que  l'aimable  Rose  veuille  combler  mon  bon- 
heur! 

DUTILLEUL. 

Voici  monsieur  Olivier. 

SCÈNE   VIL 

Le  capitaine,  Madame  de  MONTCLAIR, 
Madame  DARMAINVILLE,  DUTILLEUL, 
OLIVIER. 

le  CAPITAINE,  a  Olivier. 
Eh î  bien,  mon  jeune  ami?  Oh!  vous  pouvez  parler 


3a8  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

devant  madame  Darmainville;  elle  consent  à  me  don- 
ner sa  fille. 

OLIVIER. 

Et  j'ai  d'excellentes  nouvelles  à  vous  donner. 

LE  CAPITAINE,  y^r/ y'ojeM^. 
Voyons,  voyons. 

OLIVIER. 

Votre  pupille  a  facilement  amené  l'entretien  sur  le 
mariage,  sur  l'amour;  mademoiselle  Darmainville  nous 
a  naïvement  déclaré  qu'elle  n'avait  pas  d'inclination; 
puis  en  parlant  de  vous  :  Oui ,  nous  a-t-elle  dit ,  mon- 
sieur de  Belronde  m'a  d'abord  séduite  ,  entraînée , 
charmée  par  son  air  de  bonté ,  de  franchise  ;  j'éprouve 
à  la  fois  pour  lui  une  estime  qui  commande  la  con- 
fiance, et  un  respect,  une  timidité...  Il  faut  la  vaincre, 
me  suis-je  écrié. 

LE    CAPITAINE,  j'o^eM^. 

Elle  n'a  pas  d'inclination;  j'ai  l'aveu  de  sa  mère;  elle 
m'estime.  Heureux  capitaine  ! 

OLIVIER. 

L'entretien  prenant  une  tournure  aussi  favorable, 
votre  pupille  m'a  fait  un  signe  que  j'ai  compris ,  et  je 
me  suis  discrètement  retiré  afin  de  laisser  causer  en- 
semble les  deux  jeunes  personnes.  Elles  me  suivent. 

LE    CAPITAINE. 

Pour  cette  fois  me  voilà  donc  sûr  de  mon  fait. 

MADAME     DARMAINVILLE. 

Mais  je  ne  reconnais  plus  ce  petit  Olivier.  Quelle 
vivacité  ! 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

C'est  un  secret. 

DUTILLEUL. 

Nous  en  avons  d'autres  à  vous  apprendre. 


ACTE  III,  SCÈNE  VIII.  829 

LE    CAPITAINE. 

C'est  à  présent  qu'il  faut  multiplier  les  fêtes  dans 
mon  château.  Un  grand  bal  pour  ce  soir;  c'est  Rose, 
la  charmante  Rose  qui  en  sera  la  reine. 

MADAME    DARMAINVILLE. 

J'y  danserai  ;  une  mère  peut  danser  jusqu'au  ma- 
riage de  sa  fille. 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Jusqu'à  ce  qu  elle  soit  grand'mère. 

LE    CAPITAINE. 

Eh!  vîte  des  invitations  à  tout  le  voisinage.  {^11  ap- 
pelle. )  Eh  !  Thomas ,  Bertrand  !  Je  cours  donner  des 
ordres ,  et  je  reviens  déposer  à  ses  pieds  mon  cœur  et 
ma  fortune. 

(  //  SOJ^t.  ) 
MADAME    DARMAINVILLE. 

Ah  !  si  mon  mari  avait  ressemblé  au  capitaine ,  je 
l'aurais  encore  bien  plus  aimé. 

OLIVIER. 

Voici  les  deux  jeunes  filles,  éloignons-nous.  i^Ih 
sortent  tous.  A  Victorlne  qui  paraît  la  première.^  Re- 
tenez-la ici,  le  capitaine  va  venir. 

(//  sort.) 


SCENE    VIII. 

ROSE,  VICTORINE. 

ROSE. 

Eh  !   mais  d'où   te   vient  donc  cette   gaieté ,  à   toi 
ordinairement  si  sérieuse  ? 


33o  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

VICTORINE. 

Tu  le  sauras  ;  mon  tuteur  est  le  meilleur  homme!.... 
Mais  toi,  ordinairement  si  gale,  si  étourdie,  pourquoi 
cette  tristesse? 

ROSE. 

De  la  tristesse  !  J'ai  de  l'humeur ,  du  dépit  plutôt. 
Adieu  tous  nos  beaux  projets  de  plaisirs  dans  ce  châ- 
teau, pour  moi  du  moins:  ma  mère  veut  retourner  à 
Paris. 

VICTORINE. 

Elle  qui  a  tant  d'amitié  pour  mon  tuteur? 

ROSE. 

Eh  bien!  à  présent  on  dirait  qu'elle  veut  se  brouiller 
avec  lui.  Elle  m'a  presque  recommandé  de  lui  faire 
mauvaise  mine.  Je  ne  le  pourrais  pas  d'abord.  Je  l'aime 
tant  ce  bon  capitaine  !  C'est  l'arrivée  de  monsieur 
Charles  qui  a  contrarié  ma  mère.  Je  te  demande  un 
peu  ce  que  lui  a  fait  ce  pauvre  jeune  homme.  Ce  n'est 
pas  que  je  ne  lui  en  veuille  beaucoup  moi-même  :  c'est 
bien  maladroit  à  lui  d'avoir  déplu  à  ma  mère.  Pourvu 
qu'elle  ne  veuille  pas  m'emmener  pour  terminer  un 
riche  mariage ,  dont  elle  ne  cesse  de  me  parler  depuis 
quelques  jours ,  sans  me  nommer  la  personne  qu'elle 
veut  me  faire  épouser.  Tu  es  bien  heureuse!  tu  as  un 
bon  tuteur  qui  ne  te  mariera  pas  malgré  toi. 

(^Ici  Charles  paraît  au  fond  du  théâtre.) 

VICTORIFE. 

Console-toi  ;  tu  ne  partiras  pas  ;  ce  cher  tuteur  saura 
bien  retenir  ta  mère.  Confie-toi  à  lui.  Je  suis  bien 
trompée  si  lui-même  n'a  pas  un  secret  à  te  révéler. 

ROSE. 

Quel  secret? 


ACTE  III,  SCENE  IX.  33i 

VICTORIIYE. 

H  te  le  dira, 

ROSE. 

Tu  aimes ,  tu  es  aimée  ;  tu  es  bien  heureuse  !  per- 
sonne ne  m'aime  ;  personne  ne  m'a  dit  qu'il  m'aimait. 

VICTORINE. 

Je  vais  t'envoyer  mon  tuteur. 

{Elle  sort.) 

ROSE. 

Mais,  non;  attends,  écoute. 

SCÈNE  IX. 

ROSE,  CHARLES. 

CHARLES,  s' avançant. 
Mademoiselle.... 

ROSE,  ejj/rafée. 
Ah  !  mon  Dieu  !   c'est  vous  ;  vous  m'avez  fait  une 
peur.... 

CHARLES. 

Les  moments  sont  chers.  Je  vous  ai  vue  ;  je  vous 
aime;  je  ne  puis  être  heureux  qu'avec  vous.  C'est  pour 
vous,  pour  vous  seule  que  je  suis  venu  dans  ce  châ- 
teau. Ah!  mademoiselle,  oserais-je  me  flatter!....  J'en- 
tends mon  oncle,  je  me  sauve. 

(//  se  cache  dans  la  grotte.) 
ROSE,  seule,  avec  joie. 
Il  m'aime;  ah!  je  suis  dans  un  trouble.... 


332  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

SCÈNE  X. 

ROSE  ,  LE  CAPITAINE  ;  CHARLES  ,  caché  dans 

LA    GROTTE. 

LE  CAPITAINE,  611  entrant. 
Qu'on  dise  à  Thomas  de  venir  me  parler  sur-le- 
champ.  {^Apercevant  Rose.)  La  voilà,  la  voilà,  celle 
auprès  de  qui  je  n'ai  été  prévenu  par  personne  ;  je  re- 
prends mon  courage.  (A  Rose.^  Mademoiselle.... 
ROSE,  qui  est  restée  pensive , ^sortant  de  sa  rêverie. 
Monsieur  le  capitaine. 

LE     CAPITAINE. 

Mademoiselle [A  part.)   Diable!   ma  timidité 

revient. 

ROSE,  à  part. 

Je  me  sens  plus  interdite  que  jamais  en  présence  de 
son  oncle. 

LE     CAPITAINE. 

Mademoiselle Je  vous  dirai  d'abord  une  nou- 
velle qui  me  comble  de  joie  ;  puisse-t-elle  aussi  vous 
être  agréable! 

ROSE. 

Quoi  donc  ? 

LE     CAPITAINE. 

Madame  votre  mère  consent  à  rester  avec  nous. 

ROSE. 

J'allais  vous  prier  de  faire  tout  ce  que  ma  mère 
désire ,  afin  de  l'apaiser. 

LE     CAPITAINE. 

Ah  !  mademoiselle ,  les  vœux  de  madame  votre  mère 


ACTE  III,  SCENE  X.  333 

et  les  miens  sont  parfaitement  d'accord;  et....  Madame 
votre  mère  est  un  peu  vive  ;  mon  neveu  est  un  peu 
caustique  :  mais  je  lui  parlerai;  je  lui  démontrerai  que 
votre  simplicité  tient  à  votre  candeur.... 

ROSE. 

Il  me  trouve  simple  ! 

LE    CAPITAINE. 

Que   votre    crédulité    annonce    une    aimable   con- 
fiance.... 

ROSE. 

Crédule  ! 

LE    CAPITAINE. 

Que  bien  loin  d'être  coquette.... 

ROSE. 

Comment,  coquette! 

LE    CAPITAINE. 

Oh  !  il  vous  rendra  justice. 

ROSE,  a  part. 
O  ciel  !  dire  et  penser  tant  de  mal  de  moi  ! 

CHARLES,  dans  la  grotte. 
Il  me  perd. 

(^Le  capitaine  se   retourne   brusquement  vers  la 
grotte,  Chaides  se  cache.^ 

LE    CAPITAINE. 

Qu'est-ce  ?  j'entends  du  bruit  ?  y  aurait-il  quelqu'un 

dans  cette  grotte?....  Vous  permettez,  mademoiselle? 

(//  entre  dans  la  grotte;  au  même  instant  Charles 

en  sort  par  Vauti^e  issue.  ) 

CHARLES,  rapidement  à  Rose. 

Je  vous  expliquerai  pourquoi  je  lui   ai  mal   parlé 

de  vous.  Je  ne  pense  pas  un  mot  de  ce  que  je  lui  ai 

dit  ;  vous   êtes   bonne  ,    vous   êtes    belle ,    vous   êtes 


334  I-E  CAPITAINE  BELRONDE. 

aimable  ;    votre   ingénuité ,    votre    franchise   sont   les 
qualités  qui  m'attachent  à  vous  pour  la  vie. 

(//  hd  baise  la  main  et  saute  par-dessus  la  brèche. 
Au  même  instant,  le  capitaine  sort  de  la  grotte , 
par  la  même  issue  que  Charles^ 

LE    CAPITAIIYE. 

Il  n'y  a  personne;  je  me  suis  trompé. 

ROSE. 

Ah  !  à  la  bonne  heure. 

LE    CAPITAI]N"E. 

Entre  nous,  mademoiselle,  il  ne  faut  pas  trop  en 
vouloir  à  mon  neveu.  Comme  tous  les  hommes  amou- 
reux, il  ne  voit  de  vertus,  d'esprit,  de  talents,  que 
dans  la  personne  qu'il  aime. 

ROSE. 

Eh!  quoi,  monsieur,  votre  neveu  serait  amoureux?... 

LE    CAPITAINE. 

D'une  Lyonnaise. 

ROSE. 

D'une  Lyonnaise  ! 

LE    CAPITAINE. 

Il  a  un  portrait ,  qu'il  contemple  et  qu'il  me  cache. 

ROSE. 

Un  portrait  !  {A  part.)  ah  !  grand  Dieu  ! 

LE    CAPITAINE. 

Mais,  voyez  si  ce  Thomas  arrivera! 

SCÈNE  XI. 

ROSE ,  Le  CAPITAINE ,  CHARLES ,  THOMAS. 

THOMAS. 

Mon  capitaine,  je  me  rends  à  vos  ordres. 


ACTE  III,  SCENE  XII.  335 

LE    CAPITAINE. 

Fort  bien.  {^A  Piose.)  Mademoiselle,  j'ai  à  parler  à 
Thomas,  pour  une  chose  qui  vous  regarde,  ainsi  que 
ces  autres  dames  ;  oui ,  un  bal ,  une  petite  fête  pour  ce 
soir.  (  A  Thomas.  )  Ecoute. 

(//  mené    Thomas   a   un   coin  du  théâtre   et  lui 
parle  bas.  ) 
CHARLES,  soutant  par  -  dessus  la  brèche,  et  parlant 

rapidement  a  Rose ,  pendant  que  le  capitaine  parle 

bas  a  Thomas. 

Cette  prétendue  Lyonnaise,  c'est  vous.  Ce  portrait, 

que  j'ai  fait  faire  à  votre  insu ,  c'est  le  vôtre  ;  le  voici. 

(//  lui  montre  un  portrait.  )  Regardez-le  ;  n'ayez  pas  la 

cruauté  de  m'en  priver,  et  jamais  il  ne  me  quittera. 

(//  baise  le  poî^trait,  et  saute  derrière  la  brèche?) 

ROSE. 

Mon  portrait  ! 

LE    CAPITAINE. 

Tu  entends. 

THOMAS. 

Oui  ,  mon  capitaine. 

(//  sort.) 

ROSE. 

C'est  bien  mal  de  se  l'être  procuré  ;  mais  voilà  bien 
une  preuve 

SCÈNE   XIL 

ROSE ,  Le  capitaine  ;  CHARLES ,  caché. 

LE    CAPITAINE. 

Me  voici  tout  entier  à  vous,  mademoiselle.  Laissons 


336  LE  CAPITAINE  BELRONDE, 

mon  neveu,  et  parlons Mademoiselle je  viens 

d'avoir  avec  madame  votre  mère  une  conversation..... 
Ne  devinez-vous  pas  quel  était  l'objet  de  l'entretien? 

ROSE. 

Hélas  !  monsieur  le  capitaine,  je  crains  de  trop  bien 
le  deviner.  Il  était  peut-être  question  de  mariage. 

LE    CAPITAINE. 

Oui,  mademoiselle;  de  mariage. 

ROSE. 

Ah  !  je  vous  en  prie,  monsieur  le  capitaine ,  servez- 
vous  de  l'ascendant  que  vous  avez  sur  ma  mère,  pour 
l'empêcher  de  me  sacrifier. 

LE    CAPITAINE. 

Comment ,  mademoiselle ,  vous  sacrifier  ! 

ROSE. 

Oui,  d'après  ce  que  dit  ma  mère,  celui  à  qui  elle 
pense  a  plus  de  quarante  ans. 

LE    CAPITAINE. 

Quarante  ans!....  Mais  enfin,  mademoiselle,  quoi- 
qu'il ait  quarante  ans....  et  plus,...  si  le  futur,  par  ses 
qualités,  son  caractère,  méritait....  si  c'était....  moi.... 

ROSE. 

Vous  !  ah  !  mon  Dieu  ! 

LE    CAPITAINE. 

Comment  ? 

ROSE. 

Mais  non,  tant  mieux. 

LE    CAPITAINE. 

Vous  en  êtes  contente  ? 

ROSE. 

Oui ,  vous  êtes  si  bon ,  si  raisonnable.  Vous  sentirez 
plus  facilement  qu'un  autre  que  vous  êtes  trop  vieux.... 


ACTE  III,  SCENE  XII.  337 

non....  que  je  suis  trop  jeune....  Vous  êtes  si  riche!  il 
y  en  a  tant  d'autres  qui  vous  aimeront  ! 

LE    CAPITAINE. 

Ainsi  mon  âge  est  un  obstacle.... 

ROSE. 

Oh  !  non  ;  vous  avez  tant  de  mérite ,  vous  êtes  si 
aimable....  Ce  ne  serait  pas  un  obstacle....  Je  vous 
épouserais  sans  murmure  si 

LE    CAPITAINE. 


Si 

Je  n'ose. 
Dites. 


ROSE. 


LE   CAPITAIIYE. 


ROSE. 

Si  je  ne  croyais  avoir  au  fond  du  cœur.... 

LE    CAPITAINE. 

Quoi  ? 

ROSE. 

De  l'inclination  pour  un  autre. 

LE    CAPITAINE. 

Pour  un  autre  !  {.A  part?)  Allons ,  voilà  la  troisième 
qui  m'échappe.  [Haut?)  Mais  vous  venez  de  dire  à  ma 
pupille  que  personne  ne  vous  aimait. 

ROSE. 

Quand  j'ai  parlé  à  Victorine ,  il  ne  m'avait  pas  en- 
core fait  sa  déclaration. 

LE    CAPITAINE. 

Et  qui  donc  en  si  peu  de  temps....  est-ce  qu'il  y 
aurait  un  autre  jeune  homme  à  mon  insu  dans  mon 
château  ? 

Tome  VII.  22 


338  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

ROSE. 

Non,  personne  n'est  ici  à  votre  insu;  c'est.... 

LE    CAPITAINE. 

Juste  ciel!  mon  neveu! 

ROSE. 

Oui. 

LE    CAPITAINE. 

Qui  m'a  dit  tant  de  mal  de  vous. 

ROSE. 

Il  vient  de  me  promettre  à  l'instant  qu'il  m'explique- 
rait pourquoi ,  et  je  le  devine  ;  c'est  pour  vous  détourner 
de  penser  à  moi  :  oh  !  je  suis  fine. 

LE    CAPITAINE. 

Comment ,  à  l'instant  !  et  où  est-il  donc  ? 
(Charles  sort  doucement  de  sa  cachette,  et  reste 
au  fond  du  théâtre.) 

ROSE. 

Il  était  d'abord  dans  cette  grotte. 

LE    CAPITAINE, 

Oïl  je  suis  entré  ? 

ROSE. 

Alors  il  en  est  sorti  par  cette  autre  issue,  et  il  s'est 
caché  derrière  cette  brèche. 

LE  CAPITAINE ,  faisant  un  pas  vers  la  brèche. 
Derrière  cette  brèche  ! 

ROSE. 

Ne  cherchez  pas,  il  n'y  est  plus. 

LE  CAPITAINE,  S 'arrêtant. 
Comment,  il  n'y  est  plus? 

ROSE. 

Le  voilà. 


ACTE  III,  SCENE  XIII.  339 

LE    CAPITAIJYE. 

Ah  !  traître  ! 

CHARLES. 

Ah  !  mon  oncle ,  voudriez-vous  faire  mon  malheur  , 
le  malheur  de  mademoiselle  ? 

LE    CAPÏTAIIfE. 

Comment,  son  malheur?  si  je  l'épouse. 

PlOSE. 

Cette  passion  dont  vous  savez  qu'il  est  atteint,  c'est 
pour  moi.  Ce  portrait  qu'il  vous  cache,  c'est  le  mien. 
Montrez ,  montrez  donc  à  votre  bon  oncle ,  comme  il 
est  ressemblant. 

LE    CAPITAINE. 

Son  bon  oncle  !  perfide  neveu ,  qui  m'arrache  lui- 
même  ma  confidence  ! 

SCÈNE  XIII. 

ROSE,  Le  CAPITAINE,  CHARLES,  DUTILLEUL, 
OLIVIER. 

CHARLES. 

Pourquoi  ne  pas  adresser  vos  vœux  à  madame  de 
Montclair,  qui  a  tant  d'estime  pour  vous? 

LE    CAPITAINE. 

Elle  est  mariée  à  ce  monsieur  Dutilleul. 

CHARLES. 

Mariée  ? 

DUTILLEUL,  s'avançaut. 
Oui ,  monsieur. 

CHARLES. 

En  ce  cas ,  que  n'épousez-vous  votre  pupille  ? 

23  . 


34o  LE  CAPITAINE  BELRONDE. 

LE    CAPITAINE. 

Eh!  elle  est  éprise  de  ce  petit  Olivier. 

OLIVIER,  s' avançant. 
Oui,  monsieur. 

CHARLES. 

Et  vous  consentez  à  leur  union  !  Ainsi ,  mon  oncle , 
ce  n'est  qu'à  moi  que  vous  rései^vez  votre  colère,  ce 
n'est  que  pour  moi  que  vous  ne  voulez  pas  être  géné- 
reux. 

LE    CAPITAINE. 

Oui,  parce  que  tu  es  mon  neveu;  parce  que  je  n'ai 
aucun  droit  sur  les  autres  ;  parce  qu'il  est  affreux  à  toi 
de  te  jouer  de  ton  oncle. 

SCÈNE  XIV. 

ROSE,  Le  CAPITAINE,  CHARLES,  DUTILLEUL, 
OLIVIER,  Madame  DARMAINVILLE  ,  Madame 
de  MONTCLAIR,  VICTORINE. 

LE  CAPITAINE,?/;  madame  Darmainville. 
Venez,  venez,  madame;  je  viens  de  découvrir  de 
belles  choses;  mon  fripon  de  neveu,  qui   aime  votre 
fille,  et  qui  en  est  aimé. 

madame    DARMAINVILLE. 

Ah! ah! 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Ce  pauvre  capitaine  ! 

LE    CAPITAINE. 

Vous  pouvez  la  lui  donner,  si  vous  voulez;  mais  je 
vous   préviens   que  je   le  déshérite;  et   pour   ne  pas 


ACTE  III,   SCÈNE  XIV.  34r 

m'exposer  à  revenir  sur  ma  résolution,  je  trouverai 
quelque  fille  ou  quelque  veuve;  je  me  marierai,  et 
j'aurai  des  enfants  qui  se  moqueront  de  lui  en  le  voyant 
dans  la  misère. 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Monsieur,  je  suis  trop  bonne  mère  pour  donner  ma 
fille  à  un  jeune  homme  déshérité.  {^A  Rose.)  Et  vous 
petite  hypocrite... 

ROSE. 

Ah  !  maman ,  ne  me  grondez  pas  ;  ce  n'est  pas  ma 
faute.  Cet  amour-là  m'est  venu  malgré  moi  sans  que 
j'y  songeasse.  (^Au  capitaine.)  Et  vous,  monsieur  le 
capitaine,  qui  êtes  si  bon  pour  les  autres,  pourquoi 
seriez-vous  méchant  pour  moi  seule  ? 

LE    CAPITAINE. 

Elle  est  libre ,  sa  mère  me  l'accorde ,  et  devant  moi , 
sous  mes  yeux,  on  me  l'enlève....  Cependant,  si  je  veux 
ine  marier,  avant  d'être  tout-à-fait  vieux  garçon,  je 
n'ai  pas  de  temps  à  perdre. 

ROSE. 

Monsieur  le  capitaine,  ne  déshéritez  pas  votre 
neveu,  et  si  vous  voulez  absolument  vous  marier.... 
eh!  bien!...  épousez  maman. 

MADAME    DARM  AINVILLE. 

Que  dites-vous  là ,  mademoiselle  ? 

LE    CAPITAINE. 

Votre  maman? 

MADAME    DE    MO NTCLAJR. 

Elle  a  raison. 

OLIVIER. 

C'est  plus  convenable. 


342  X.E  CAPITAINE  BELRONDE. 

CHA.RLES. 

Oui,  mon  oncle,  épousez  madame  Darmainville. 

LE    CAPITAIIYE. 

Eh!  mais,  ma  foi  !... 

DUTILLEUL. 

Excellente  idée;  trois  mariages,  sans  compter  le 
nôtre  qui  est  fait. 

LE  CAPITAINE ,  regardant  madame  Darmainnlle. 

Je  l'ai  trouvée  jeune  et  jolie  dans  le  pavillon;  et  ici 
même,  elle  me  paraît  fort  bien....  Qu'en  dirons-nous  ' 
madame  Darmainville  ? 

MADAME  DARMAIiyVILLE. 

Comment  !  qu'en  dirons-nous  ?  Eh  !  mais ,  ce  serait 
une  folie 

LE    CAPITAINE. 

Bien  moins  grande  que  celle  que  je  voulais  faire. 
Eh  quoi!  vous  baissez  les  yeux,  vous  rougissez?  Ah! 
mon  Dieu ,  la  place  serait-elle  encore  prise  ? 

MADAME    DARMAIJNVILLE. 

Non. 

LE    CAPITAINE. 

Eh,  bien!  ma  belle  amie 

MADAME    DARMAINVILLE. 

Il  faut  que  j'aime  bien  ma  fille En  vérité,  c'est 

pour  conserver  la  fortune  à  mon  gendre 

LE    CAPITAINE. 

Ah  !  madame 

CHARLES. 

Ah  !  mon  oncle ,  ma  chère  tante ,  que  votre  neveu 
vous  aimera! Oui,  trois  mariages. 


ACTE  III,   SCENE   XIV.  343 

DUTILLEUL. 

Quatre  noces 

VICTORINE. 

Mon  cher  tuteur  ! 

MADAME    DE    MONTCLAIR. 

Mon  ami  ! 

OLIVIER. 

Brave  capitaine  ! 

ROSE. 

Ma  bonne  mère! 

(Tous  se  groupent  avec  amitié  autour  du  capitaine 
et  de  madame  Darmainuille.) 

LE    CAPITAIJYE. 

Ah!  oui,  félicitez-moi,  remerciez-moi....  {^Regardant 
amoweusement  madame  Darmaitwille^j  Cette  femme- 
là  est  fort  bien.  Et  tout  considéré ,  je  crois  que  je  con- 
viens mieux  à  la  mère  qu'à  la  fille. 

CHARLES. 

Donnez  -  nous  des  beaux  -  frères ,  des  sœurs  ,  des 
cousins;  il  y  aura  toujours  assez  de  fortune  pour  nous 
tous.  Et  quand  le  temps  de  les  pourvoir  sera  venu, 
nous  les  marierons  ,  comme  nous  nous  marions  aujour- 
d'hui  

LE    CAPITAINE. 

Selon  la  convenance  et  l'inclination. 


FIN    DU    TROISIEME    ET    DERNIER    ACTE, 


UNE  MATINÉE 

DE  HENRI  IV, 

COMÉDIE  EN  UN  ACTE  ET  EN  PROSE, 

Représentée  pour  la  première  fois  le  17  mai  1817^ 


PRÉFACE 


Jr  ouR  un  homme  à  qui  l'on  a  souvent  reproché  de  ne 
mettre  en  scène  que  des  bourgeois,  je  m'élève  tout-à- 
coup  bien  haut  :  voilà  un  roi  de  France  au  milieu  de  sa 
cour. 

Trouvera  - 1  -  on  que  j'aie  fait  parler  convenablement 
le  roi ,  son  ministre  et  ses  courtisans  ?  je  ne  sais  5  mais 
je  puis  affirmer  que  presque  toutes  les  paroles  de  Hen- 
ri IV  et  de  Sully  sont  prises  textuellement  dans  les  Mé- 
moires de  Sully. 

Je  fis  choix  du  sujet  de  la  pièce  en  lisant  un  article  du 
Spectateur.  On  y  raconte  les  entretiens  du  roi  Pharamond 
avec  son  fidèle  serviteur  Eucrate.  Pharamond  confie  àEu- 
crate  comment  il  a  trouvé  le  secret  de  faire  accomplir  à 
ses  courtisans  tout  ce  qu'il  veut,  en  faisant  lui-même  telle 
action  qu'ils  se  croient  obligés  d'imiter  ,  en  ayant  l'air 
de  laisser  échapper  tel  mot  qui  leur  dicte  la  conduite 
qu'ils  doivent  tenir  pour  lui  plaire. 

Ce  sujet  se  rapproche  évidemment  de  celui  des  Ma- 
rionnettes,  avec  cette  différence  qu'ici  c'est  le  roi  qui 
agit  sur  les  personnages,  tandis  que  dans  les  Marion- 
nettes,  c'est  le  sort,  ce  sont  les  événements  qui  les  pous- 
sent; mais  alors  il  rentre  dans  celui  de  la  Vieille  Tante , 
où  l'on  voit  cette  brave  dame  exercer  une  grande  auto- 
rité sur  les  volontés  des  parents  qui  convoitent  sa  suc- 
cession. 

Je  ne  voulus    pas  mettre  en  scène    le  personnage  à 


34^  PRÉFACE. 

peu  près  imaginaire  de  Pharamond,  indiqué  dans  l'ar- 
ticle du  Spectateur  ;  mais  il  me  fallait  un  prince  bon , 
spirituel  et  gai  :  pouvais -je  mieux  choisir  que  notre 
Henri  IK? 

Un  auteur  qui  met  en  scène  Henri  IV,  serait  bien 
maladroit  de  ne  pas  placer  à  côté  de  lui  son  fidèle  Sully. 
Il  se  trouve  d'ailleurs  tout  naturellement  dans  le  sujet. 
C'est  le  fidèle  Eucrate  de  l'article  du  Spectateur.  Sully 
ne  joue  qu'un  rôle  secondaire  dans  l'ouvrage  ;  mais  je 
crois  qu'il  s'exprime  avec  noblesse  et  dignité. 

L'idée  de  la  pièce  est  un  peu  fine  ;  pour  qu'elle  fût 
bien  saisie  par  le  public,  j'imaginai  d'introduire  le 
personnage  historique  du  premier  médecin  Du  Laurens , 
à  qui  j'essayai  de  donner  un  caractère  observateur  et 
malin. 

Les  rôles  des  deux  courtisans,  et  sur -tout  celui  de 
Dangel,  courtisan  des  autres  courtisans,  me  semblent 
assez  bien  tracés.  Il  en  est  de  même  de  celui  de  la  jeune 
veuve  :  son  amour,  qui  perce  à  travers  sa  fierté,  la  rend 
assez  intéressante  :  sa  compassion  pour  le  pauvre  Feu- 
gèr es  contraste  avec  ses  plaintes  contre  l'orgueil  de  Feu- 
gères  en  faveur.  Elle  ne  fait  pas  rire ,  mais  elle  fait  sou- 
rire. 

Le  rôle  le  plus  embarrassant  à  faire  était  celui  de 
Feugères  :  il  fallait  qu'il  oubliât  un  instant  son  amour, 
et  le  public  n'aime  pas  à  voir  un  personnage  auquel  il 
s'intéresse  se  livrer  à  un  mouvement  d'intérêt  personnel. 
J'ai  cherché  à  pallier  sa  conduite  en  lui  donnant  le  lan- 
gage du  dépit  ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  a  un 
moment  d  ivresse. 


PRÉFACE.  3/}9 

L'aventure  des  portes  fermées  est  arrivée  à  Frédéric  II. 
Il  était  au  spectacle,  fort  attentif  à  la  pièce  qu'on  jouait. 
Il  se  retourne  brusquement ,  et  dit  à  quelqu'un  de  sa 
suite  :  «  Faites  fermer  les  portes.  »  On  s'empresse ,  on 
s'inquiète,  on  se  livre  à  mille  conjectures,  et  l'explication 
se  fait  à  peu  près  comme  dans  ma  petite  comédie. 

J'ai  regretté  de  ne  pouvoir  placer  une  anecdote  plus 
récente.  Un  prince  traverse  la  grande  galerie  de  son  pa- 
lais ;  il  aperçoit  dans  la  foule  des  courtisans  un  de  ses 
ministres.  Il  l'appelle  ;  il  lui  parle ,  d'abord  avec  calme 
et  à  voix  basse  d'un  grand  dont  il  croit  avoir  à  se  plaindre 
grièvement;  bientôt,  avec  colère,  élevant  le  ton  et  gesti- 
culant comme  s'il  parlait  à  la  personne  même  qui  avait 
provoqué  son  courroux  :  «C'est  une  conduite  infâme; c'est 
«  l'action  d'un  traître;  elle  mériterait  que  celui  qui  s'en 
«■  est  rendu  coupable  passât  le  reste  de  ses  jours  dans  une 
«■  prison  d'état.  »  Puis,  il  continue  sa  route,  sans  laisser 
au  ministre  le  temps  de  proférer  un  mot.  Le  ministre 
retourne  vers  les  courtisans  ;  il  se  fait  un  grand  vide  au- 
tour de  lui  :  on  craint  de  l'approcher;  s'il  s'avance,  on 
recule.  Enfin  un  plus  courageux  lui  serre  la  main  et,  les 
larmes  aux  yeux ,  d'un  ton  plein  de  pitié ,  s'écrie  :  «  Ah  ! 
«  mon  ami!  — Eh  bien!  —  Nous  avons  entendu...  — 
«  Quoi?...  »  Mais  l'ami  courageux  est  déjà  rentré  dans  un 
des  groupes.  On  assure  qu'il  fallut  plusieurs  jours  pour 
que  la  plupart  reprissent  l'habitude  de  faire  leur  cour 
au  ministre. 


PERSONNAGES. 

HENRI  IV. 

Le  duc  de  SULLY. 

Le  baron  d'ERLANGE. 

Le  chevalier  DAWGEL. 

FEUGÈRES,  lieutenant  des  gardes. 

Du  LAURENS ,  premier  médecin  du  roi. 

Madame  de  CASTENET,  dame  delà  reine. 

Un  courtisan. 

BERINGHEN,  premier  valet-de-chambre  du  roi. 

Pages,  Officiers  et  Courtisans  ,  personnages  muets. 


La  spène  est  à  Paris ,  dans  une  galerie  du  Louvre  ;  une  grande  porte 
ouverte  au  fond,  laissant  voir  d'autres  appartements. 


UNE  MATINÉE 

DE  HENRI  IV. 

SCÈNE  I. 

DANGEL ,  FEUGERES ,  plusieurs   courtisa-ns  se 

PROME1YA.1YT   ET    CAUSANT. 

DANGEL,  entrant  en  scène. 
Eh!  quoi,  le  roi  est  parti  pour  la  chasse  ! 

UN    COURTISAN. 

Depuis  deux  heures,  monsieur.  11  sera  bientôt  de 
retour. 

DAN  GEL. 

Peste  soit  de  l'importun  qui  m'a  retardé  !  Ah  !  voici 
le  docteur  Du  Laurens.  Je  n'aime  pas  cet  homme -là: 
c'est  un  railleur;  mais  il  faut  le  ménager.  Il  a  son 
franc  parler  avec  le  roi. 

FEUGERES. 

C'est  tout  simple  :  un  premier  médecin  ! 

SCÈNE   IL 

DANGEL,  FEUGERES,  Du  LAURENS. 

DAN  GEL,  allant  au-devant  de  Du  Laurens. 
Voilà  un  grand  malheur  pour  moi ,  docteur  ;  j'ai 
manqué  le  lever. 


352         UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

BU     LAURENS. 

Ne  vous  désolez  pas,  mon  cher  monsieur  Dan  gel  : 
le  roi  ne  s'est  pas  plus  aperçu  que  vous  n'y  étiez  pas 
aujourd'hui,  qu'hier  il  ne  s'est  aperçu  que  vous  y  étiez. 

D  AN  GEL. 

Fort  bien  ;  vous  distribuez  vos  plaisanteries  à  tout  le 
monde. 

SCÈNE  III. 

DANGEL,  FEUGÈRES  ,  Du  LAURENS,  Le  baron 
d'ERLANGE. 

d'erlange. 
Faites -moi  compliment,  docteur;  j'ai  vu  le  roi,  il 
m'a  souri. 

DU     LAURENS. 

Le  roi  se  porte  bien,  il  est  de  bonne  humeur;  il  a 
souri  à  tous  ceux  qui  étaient  là. 

DANGEL. 

Et  je  n'y  étais  pas  ! 

d'erlange. 

Il  m'a  distingué,  j'en  suis  certain.  Sa  majesté  ne 
peut  tarder  à  revenir  ;  je  me  placerai  sur  son  passage. 
DANGEL,  a  part  avec  humeur. 

Il  y  a  des  gens  heureux.  (  Haut  a  d'Erlange  avec 
joie.  )  Mon  cher  baron  d'Erlange ,  vous  me  voyez  ravi 
de  ce  qui  vous  arrive. 

d'erlange,  a  Du  Laurens  sans  écouter  Dangel. 

Je  suis  franc.  Que  m'importent  les  faveurs,  les 
richesses,  les  grandes  alliances?  Je  ne  considère  que 
le  bien  de  ma  famille,  celui  de  l'Etat  et  du  roi.  Je  vais 


SCÈNE  IV.  353 

chez  la  reine ,  chez  monsieur  le  comte  de  Soissons.  At- 
tendez donc,  n'est-ce  pas  Beringhen  que  j'aperçois  dans 
cette  autre  salle?  Il  faut  que  je  le  salue.  Que  le  roi  est 
heureux  d'avoir  un  premier  valet  de  chambre  aussi 
attaché  !  Qu'il  est  heureux  d'avoir  un  premier  médecin 
aussi  habile  que  vous!...  Vous  me  connaissez;  je  ne 
sais  ni  flatter,  ni  mentir  :  je  dis  la  vérité  à  tout  le 
monde.  Foi  de  gentilhomme ,  vous  êtes  un  des  plus 
honnêtes  gens  que  j'aie  rencontrés. 

(  //  SOî^t.  ) 

SCÈNE  IV. 

DANGEL,   FEUGÈRES,    Du   LAURENS. 

DAWGEL. 

Voilà  un  homme  bien  enivré;  il  ne  reconnaît  plus 
personne.  Une  nièce  charmante ,  une  grande  fortune 
et  le  roi  lui  sourit  !  Il  le  mérite  :  mille  qualités  :  un  peu 
fier.  Il  y  a  des  gens  qui  prétendent  que  son  affectation 
de  franchise  et  de  brusquerie  n'est  qu'une  adresse  pour 
lancer  avec  plus  de  sécurité  une  dureté  à  ses  inférieurs, 
ou  une  flatterie  aux  gens  à  qui  il  veut  plaire;  moi,  je 
ne  le  crois  pas.  Avoir  manqué  le  lever  !  Voilà  la  pre- 
mière fois  depuis  deux  ans  que  je  suis  à  la  Cour. 
J'attendrai  le  retour  du  roi  dans  la  galerie;  j'y  verrai 
monsieur  de  Villeroi.  La  cour  ne  sera  ni  grosse,  ni 
nombreuse  aujourd'hui  ;  presque  tous  les  grands  sont 
dans  leurs  terres  :  tant  mieux  !  on  me  verra  peut-être. 
Quel  pays!  je  n'étais  pas  né  pour  y  vivre.  J'aurais  tant 
aimé  la  retraite,  un  petit  gouvernement  et  mon  indé- 
pendance. Sans  adieu.  Du  Laurens. 

(  //  sort.  ) 
Tome  VU.  9.3 


354         UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 


SCENE  V. 

Du  LAURENS,   FEUGÈRES. 

FEU  GÈRES,  s' approchant  de  Du  Laurens. 
Qu'il  parle  de  la  fierté  des  autres;  nous  avons  été 
au  collège  ensemble  :  il  avait  bonne  mémoire  alors  ;  il 
paraît  qu'il  l'a  perdue  dans  le  monde.  Pourquoi  se  sou- 
viendrait-il de  moi  ?  De  quel  avantage  peut  être  pour  sa 
fortune  un  simple  lieutenant  aux  Gardes  ?  Je  dois  vous 
savoir  gré  de  vouloir  bien  me  parler  encore ,  vous  pre- 
mier médecin  de  sa  majesté  ;  mais  non ,  je  sais  mieux 
vous  rendre  justice,  vous  ne  méconnaissez  pas  vos  amis. 
Je  pardonnerais  volontiers  à  Dangel  son  arrogance ,  son 
oubli;  mais  laisser  sa  sœur  dans  l'indigence,  tandis 
qu'il  vient  briller  au  Louvre  !  c'est  aussi  par  trop 
courtisan. 

DU    LAURENS. 

Ah  !  mon  cher  Feugères ,  quelle  belle  étude  que  la 
Cour  pour  un  médecin  un  peu  habile  à  observer 
tous  ces  adorateurs  de  la  fortune ,  qui  vont ,  viennent , 
montent,  descendent ,  passent ,  et  disparaissent  ;  aujour- 
d'hui enchantés  d'être  nommés  à  un  nouveau  poste , 
pliant  sous  le  poids  de  leur  bonheur  ;  demain  se  croyant 
en  droit  de  prétendre  à  de  plus  grandes  places ,  et  déjà 
tourmentés  de  la  crainte  d'être  précipités  !  Les  voilà 
vingt  dans  cette  galerie  :  regardez-les  ;  vous  ne  verrez 
qu'une  seule  figure,  un  même  masque  plutôt,  bien 
épanoui ,  bien  satisfait  de  soi-même  et  des  autres;  mais 
que  je  leur  tâte  le  pouls...  quelle  fièvre  d'ingratitude, 


SCEKE  V.  355 

d'envie ,  de  haine  et  d'ambition  !  Et  comme  ils  viennent 
s'informer  à  moi  :  «  Le  roi  se  porte-t-il  bien?  A-t-il 
ce  passé  une  bonne  nuit?  Est-il  d'une  humeur  agréable?  » 
C'est  comme  s'ils  me  demandaient  :  «  Le  moment 
«  est-il  favorable  ?  Puis -je  solliciter  telle  grâce?  Est-il 
«  temps  de  glisser  un  mot  contre  tel  ministre?  »  Pau- 
vres gens  !  que  je  les  plains,  et  qu'ils  m'amusent  ! 

FEUGÈRES. 

Vous  pouvez  en  rire.  Vous  êtes  le  premier  dans  votre 
art  :  votre  ambition  est  satisfaite  ;  vous  n'avez  rien  à 
espérer  ni  à  craindre;  vous  regardez  le  jeu,  sans  vous 
en  mêler;  mais,  moi! 

DU    LAUREWS. 

Eh  bien  !  vous ,  jeune ,  vif,  animé  d'une  noble  et 
louable  ambition  ;  patience  :  vous  parviendrez. 

FEUGÈRES. 

Que  je  souffre  de  voir  les  jeunes  gens  de  mon  âge 
poussés  par  la  faveur  ou  par  l'intrigue ,  et  déjà  m'acca- 
blant  de  leur  supériorité!  et  cependant,  qui  plus  que 
moi  aurait  besoin  de  faire  son  chemin?  Une  mère  à 
soutenir,  une  sœur  à  marier,  et  cette  soif  d'être  utile, 
de  me  distinguer ,  qui  me  dévore  !  Peut-on  imaginer  un 
plus  grand  bonheur,  une  plus  grande  gloire,  que  celle 
d'obtenir  un  mot,  un  regard  d'un  roi  comme  notre 
magnanime  Henri-Quatre  ?  Quand  cette  gloire  m'ar- 
rivera  - 1  -  elle  ?  Dans  la  guerre   de   Savoie ,  j'ai   saisi 
l'occasion  de  bien  faire ,  mais  j'ai  manqué  celle  de  me 
faire  remarquer. 

DU    LAURENS. 

Et  pour  que  vos  chagrins  soient  complets ,  vous  voilà 
amoureux. 

FEUGÈRES. 

Moi!  amoureux? 


356  UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

DULAURENS. 

De  la  belle  veuve  de  monsieur  de  Castenet,  de  la 
nièce  de  ce  baron  d'Erlange,  qui  nous  quitte  si  en- 
thousiasmé d'avoir  vu  le  roi.  Mon  état  n'est  -  il  pas 
d'étudier  la  maladie  de  chacun  ?  La  vôtre  ne  m'a  pas 
échappé. 

FEUGÈRES. 

Eh  bien!  jugez  de  mon  malheur.  Une  femme  riche 
et  bien  au-dessus  de  moi!  Elle  serait  moins  haute, 
moins  fière,  moins  dédaigneuse;  son  oncle  se  trou- 
verait compromis  par  une  alliance  avec  moi.  Je  la  vis , 
pour  la  première  fois,  dans  une  assemblée,  il  y  a  dix 
iours.  Je  fus  assez  heureux  pour  danser  avec  elle.  Le 
lendemain,  je  voulus  lui  parler;  un  regard  m'imposa 
silence,  et,  tout  d'un  coup,  elle  se  prit  à  rire,  avec 
quelques  dames  qui  survinrent  :  j'en  fus  déconcerté, 
au  point  que  je  me  retirai  sans  pouvoir  trouver  une 
parole.  Je  l'adore,  en  détestant  son  rang  et  son  orgueil. 
C'est  pour  la  voir,  au  moment  oii  elle  entre  chez  la 
reine,  que,  tous  les  matins,  je  viens  dans  cette  salle; 
et  j'en  sors  plus  malheureux  et  plus  épris  de  jour  en 
jour. 

Dt]     LA.URENS. 

Écoutez  :  j'aime  à  servir  mes  amis.  J'ai  de  l'esprit , 
de  la  malice,  disent-ils,  mais  un  cœur  obligeant.  Je  ne 
lis  pas  encore  aussi  bien  dans  l'ame  de  madame  de 
Castenet  que  dans  la  vôtre;  cependant  elle  est  à  la  fois 
bonne,  étourdie  et  fière.  J'ai  vu  qu'elle  avait  remarqué 
votre  amour;  et  une  femme  est  toujours  flattée  d'être 
aimée. 

F  E  u  G  È  R  E  s. 

A'ous  croiriez.... 


SCENE  VI.  357 

DU    LAUEENS. 

Qu'il  ne  faut  pas  perdre  un  instant  pour  vous  dé- 
clarer. 

F  E  TJ  G  È  R  E  s. 

Elle  va  m'accabler  du  plus  grand  mépris ,  oii  d'une 
gaieté  plus  insultante  encore.  N'importe  :  je  suivrai 
votre  avis.  Au  moins  serai-je  instruit  de  mon  malheur; 
c'est  toujours  une  satisfaction....  Dieu!  c'est  elle. 

DU    LAUREIYS. 

Eh  bien!  vous  voilà  tout  interdit.  A  la  bonne  heure, 
n'osez  pas  lui  parler  de  votre  amour  ;  moi ,  comme  mé- 
decin ,  je  peux  lui  parler  de  sa  santé. 

SCÈNE    VI. 

Du  LAURENS,  FEU  GÈRES,  Madame  de 
CASTENET. 

{Feugeres  se  retire  au  fond  du  théâtre^ 

MADAME    DE    CASTEWET. 

C'est  vous ,  docteur  ?  Comment  se  porte  la  reine ,  ce 
matin  ? 

DULAURENS. 

A  merveille  ,  madame  :  voilà  ce  que  j'ai  déjà  répondu 
à  toutes  les  dames  qui  vous  ont  précédée. 

MADAME  DE  cK.s,T'E.i>i^T ,  apercevant  Feugeres^ 
Encore  ce  jeune  Feugeres  ! 

DU    LAURENS. 

Quant  à  vous,  toujours  belle,  et  sur -tout  raison- 
nable et  sensée. 

MADAME    DE    CASTENET. 

Oh!  belle  ;...  ils  me  le  disent  tous,  il  faut  bien  que  je 


358  UNE  MATINEE  DE  HENRI  IV. 

le  croie;  raisonnable,....  je  m'en  fais  gloire.  Je  passe 
les  nuits  au  bal  ou  au  jeu;  les  jours  à  observer  tous 
les  originaux  de  la  Cour  :  c'est  un  régime  dont  je  me 
trouve  très -bien.  Vous  savez  combien  je  vous  aime  : 
vous  êtes  si  habile  à  saisir  les  ridicules  des  gens.  Mais 
il  est  tard  ;  j'entre  chez  la  reine. 

DULAUREFS. 

Qu'est  -  ce ,  madame  ?  Au  milieu  de  votre  gaieté 
habituelle ,  d'où  vient  cette  inquiétude  ?  Vos  regards  se 
portent  sur  mon  ami  Feugères. 

MADAME    DE    CASTEFET. 

Monsieur  Feugères  est  votre  ami  ? 

DU    LAURENS. 

Dès  son  enfance. 

MADAME    DE    CASTENET. 

On  le  dit  brave.  Il  est  fort  aimable.  Mais  je  ne  sais, 
où  vous  avez  vu  que  j'étais  inquiète. 

DU    LAUREWS. 

Je  me  serai  trompé.  Mais  puisque  je  vous  ai  parlé  de 
Feugères ,  est-ce  que  vous  refuseriez  de  vous  intéresser 
à  lui? 

MADAME    DE    CASTENET. 

Non,  sans  doute.  Il  danse  à  merveille;  il  s'exprime 
bien.  En  quoi  puis-je  lui  être  utile  ? 

DU    LAURENS. 

Il  est  d'une  excellente  famille,  fort  jeune,  destiné  à 
faire  un  jour  une  brillante  fortune.  Je  conviens  qu'il 
n'est  pas  encore  digne  de  vous. 

MADAME    DE    CASTENET. 

Plaît-il?  Y  pensez-vous,  docteur?  Je  ne  puis  croire 
ce  que  vous  semblez  vouloir  me  faire  entendre. 


SCENE   VIL  359 

FEUGÈRES,  s' avançant. 
Croyez-le,  madame.  Depuis  le  jour  fatal  oîi  j'eus  le 
bonheur....  le  malheur  de  vous  voir,  le  plus  ardent 
amour 

MADAME    DE    CASTENET. 

Monsieur  Feugères,  vous  me  surprenez  beaucoup. 
Je  connais  vos  qualités ,  vos  soins  touchants  pour  votre 
famille,  et  je  n'ai  le  courage  ni  de  me  fâcher,  ni  de 
rire  à  vos  dépens  ;  mais  réfléchissez  donc  que  je  ne  peux 
ni  ne  dois  entendre  un  pareil  aveu.  Je  suis  veuve  du 
seigneur  de  Castenet,  nièce  du  baron  d'Erlange. 

FEUGÈRES. 

Je  le  sais,  madame;  et  moi,  je  suis  le  pauvre  Feu- 
gères ,  simple  lieutenant  aux  Gardes,  et  les  convenances , 
la  distance  des  rangs  et  des  fortunes.... 

MADAME    DE    CASTENET,  CL  Dit  LaurenS. 

Mais  parlez-lui  donc  raison ,  docteur  ;  il  m'afflige ,  et 
me  rend  sérieuse. 


SCENE  VIL 


Du  LAURENS,  FEUGÈRES,  Madame  de 
CASTENET,  D'ERLANGE. 

d'erlange. 
Vous  ici ,  ma  nièce  ?  N'apprendrez-vous  jamais  à  bien 
faire  votre  cour  ?  Toutes  les  autres  dames  sont  déjà  chez 
la  reine.  {Prenant  sa  nièce  a  part,  à  demi-voix  ^  mais 
assez  haut  pour  être  entendu.^)  La  vieille  marquise  de 
Maignan  est  arrivée  une  des  premières.  Je  vous  ai  fait 
confidence  de  mes  projets;  vous  sentez  combien  nous 


36o  UNE  MATINEE  DE  HENRI  IV. 

avons  intérêt  de  la  ménager.  Son  fils  unique  serait  un 
excellent  parti  pour  vous. 

FEUGÈRES. 

Ciel! 

MADAME    DE    CASTENET. 

Parlez  donc  plus  bas ,  mon  oncle. 

d'erlange. 
Pourquoi  ? 

madame  de  castenet. 
Ce  pauvre  Feugères  qui  s'avise  d'être  amoureux  de 
moi. 

D  '  E  R  L  A  N  G  E. 

Qui  ?  Feugères  ?  Ah  !  le  lieutenant  :  comment ,  il  a 
osé  lever  les  yeux?...  Le  roi  n'aime  pas  les  mésalliances. 

MADAME    DE    CASTENET. 

Oui;  dès  qu'une  femme  tient  une  place  à  la  Cour,  ce 
n'est  pas  pour  elle,  c'est  pour  sa  famille  qu'elle  doit 
songer  à  se  marier. 

d'erlange. 
Parbleu  !  J'ai  déjà  préparé  les  voies  auprès  du  com- 
mandeur, l'oncle  du  jeune  Maignan.  Quand  je  me  mêle 
d'une  affaire,  on  peut  s'en  fier  à  moi.  Allons,  venez. 

(  //  offi^e  la  main  a  sa  nièce.  ) 
madame  de  castenet,  donnant  la  main  a  son  oncle  ^ 
et  î^egardant  Feugères. 
Il  est  bien  malheureux  qu'il  ne  soit  qu'un  simple 
lieutenant. 

FEUGÈRES. 

Pourquoi  faut-il  qu'elle  soit  riche  et  titrée  î 
(^D'Eiiange  conduit  sa  nièce  jusqu'à  la  porte  de 

r appartement  de  la  reine,  et  "va  joindre  les  auti'es 

courtisans  dans  une  autre  salle.  ) 


SCÈNE  VIII.  36j 

SCÈNE  VIII. 


FEUGERES,  Du  LAURENS. 


DU    LAURENS. 

Mon  ami,  cette  femme-là  vous  aime;  mais  elle  en 
épousera  un  autre ,  si  vous  ne  vous  hâtez  de  faire  for- 
tune. 

FEUGÈRES. 

Moi,  faire  fortune?  quelle  apparence! 

DU    LAURENS. 

Vous  voyez  bien  qu'elle  ne  s'est  pas  moquée  de  vous. 
Où  trouvez-vous  qu'elle  soit  si  fière  ?  Elle  vient  de  vous 
parler  avec  une  bonté..,. 

FEUGÈRES. 

Avec  la  pitié  qu'on  éprouve  pour  un  insensé.  Et  son 
oncle  qui  lui  propose  un  autre  mariage  !  Elle  aime  ce 
marquis  de  Maignan ,  il  n'en  faut  pas  douter.  Je  ne  sais 
qui  me  tient  que  je  n'aille  lui  chercher  querelle,  le 
provoquer.... 

DU    LAURENS. 

Allons ,  ne  voilà-t-il  pas  votre  mauvaise  tête  ? 

FEUGÈRES. 

Etre  aussi  peu  avancé  dans  ma  fortune  !  Etre  dé- 
daigné dans  mon  amour!  Et  ma  mère,  et  ma  sœur, 
obligées  de  vivre  dans  la  médiocrité!  Ah!  docteur,  n(; 
suis-je  pas  le  plus  malheureux  des  hommes? 


362  UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

* 

SCÈNE    IX. 

FEUGÈRES  ,  Du  TAURENS ,  Le  duc  de  SULLY , 
DANGEL ,  D'ERLANGE  ,  et  autres  courtisans. 

DAWGEL,  accourant. 
Monsieur  le  duc  de  Sully. 

DU  LAURENS,  Cl  Feughres. 
Le  duc  de  Sully  !  N'avez  -  vous  pas   servi  sous  ses 
ordres  ? 

FEUGÈRES. 

Au  siège  de  Charbonnières  ;  il  daigna  me  témoigner 
quelque  intérêt.  Mais  se  souvient-il  de  moi  ? 

DU    LAURENS. 

Oh  !  celui-là  ne  manque  pas  de  mémoire. 

(  Sully  entre ,  entouré  d'un  groupe  de  courtisans  qui 
le  saluent.  ) 

DAWGEL. 

Monseigneur  ! 

d'erlange. 
Monsieur  le  duc! 

SULLY. 

Je  suis  votre  serviteur ,  messieurs.  Ronjour ,  docteur 
Du  Laurens. 

DU  laurens. 

N'êtes -vous  pas  flatté,  monsieur  le  duc,  des  hom- 
mages que  vous  rend  toute  la  Cour  ? 

SULLY. 

Docteur,  je  voudrais  voir  tous  ces  amis  si  chauds, 
autour  de  moi  le  jour  de  ma  disgrâce,  si  elle  arrivait; 


SCÈNE  IX.  363 

mais,  vive  Dieu!  c'est  ce  que  je  n'ai  pas  à  craindre,  tant 
que  le  Ciel  nous  conservera  notre  glorieux  monarque. 
Comment  se  fait-il  que  le  roi  soit  à  la  chasse  ?  Il  m'avait 
ordonné  de  lui  apporter  ce  matin,  de  bonne  heure,  un 
travail  sur  mes  trois  principaux  emplois. 

DU    LAUREWS. 

Un  temps  favorable,  une  excellente  santé.... 

SULLY. 

Tant  mieux  pour  la  France  et  pour  nous. 
d'erlange. 

Je  suis  franc,  et  j'oserais  le  dire  à  sa  majesté  :  le  roi, 
et  vous ,  son  digne  ministre ,  vous  méritez  l'admiration 
et  l'amour. 

DAN  GEL. 

L'amour  et  l'admiration.  Quand  je  pense  que  votre 
mérite  seul  vous  a  fait  parvenir  à  une  si  haute  fortune... 

SULLT. 

Dites  qu'elle  vient  tout  entière  des  bienfaits  de  mon 
roi.  Je  dois  tout  à  un  seul  Dieu  et  à  un  seul  maître. 
Pour  un  homme  qui  a  conduit  la  finance  et  la  guerre , 
il  était  un  moyen  plus  court  de  s'enrichir  :  il  n'est  pas 
besoin  que  je  le  nomme;  le  passé  n'en  offre  que  trop 
d'exemples,  et,  malgré  ce  que  je  puis  dire  et  faire,  je 
tremble  que  l'avenir  n'en  fournisse  d'autres  preuves. 

D  ANGEL. 

Oui ,  c'est  fort  à  craindre  ;  mais ,  de  votre  part ,  c'est 
une  vigilance,  une  justice,  une  économie,  une  incor- 
ruptibilité.... 

SULLY. 

Assez.  [A  Du  Laurens ,  en  V amenant  sur  le  devant 
du  thèojre.)  Du  Laurens ,  connaissez-vous  particulière- 
ment ce  monsieur  Dangel  ? 


364  UÎ^E  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

DU    LA  UR  EN  s.  ^ 

C'est  un  bon  courtisan,  qui  se  pique  d'être  assidu  au 
lever,  et  se  retire  content  quand  il  a  vu  le  roi  et  ses 
ministres. 

SULLY. 

On  m'a  remis  hier  un  mémoire  contre  lui.  On  me 
supplie  de  venir  au  secours  de  sa  sœur  qu'il  néglige ,  et 
qui,  de  désespoir,  veut  se  mettre  en  religion. 

DU    LAURENS. 

Il  a  pourtant  fait  faire  un  enterrement  magnifique  à 
son  père. 

SULLY. 

Le  roi  n'est  pas  assez  riche  pour  réparer  toutes  les 
fautes  pareilles  de  ses  courtisans.  Toutefois  je  saurai 
la  vérité.  Voilà  de  ces  gens  au  cœur  dur ,  au  ton  poli , 
qui  assiègent  les  grands,  enlèvent  les  grâces  et  sont 
cause  de  mes  querelles  avec  le  Roi. 

DU    LAURENS. 

Monsieur  le  duc  aurait  -  il  gardé  le  souvenir  d'un 
jeune  homme  qui  a  servi  sous  lui ,  et  dont  la  conduite 
est  bien  différente. 

SULLY. 

Quel  jeune  homme  ? 

DU    LAURETfS. 

Mon  ami  Feugères ,  que  j'ai  l'honneur  de  vous  pré- 
senter. 

{Il présente  Feugères  qui  s'est  approché  et  qui  salue 
monsieur  de  Sully.) 

SULLY. 

C'est  un  brave.  Son  père,  dans  le  temps  de  la  Ligue, 
se  déclara  pour  le  roi  d'une  manière  franche  et  désin- 
téressée, ce  qui  fut  fort  rare. 


SCENE   X.  365 

DU    L^llREWS. 

Le  fils  est  bien  à  plaindre. 

SULLY. 

En  quoi  ? 

DU    LAURENS. 

Il  s'est  pris  d'amour  pour  une  dame  de  haut  parage  , 
madame  de  Castenet.  Elle  le  dédaigne.  Les  naissances 
sont  égales;  mais  les  fortunes  sont  tellement  dispro- 
portionnées.... 

SULLY. 

Je  ne  suis  pas  l'ami  de  ces  grandes  passions.  Dans 
mon  jeune  âge,  j'ai  failli  m'y  laisser  entraîner,  et  je 
crois  que ,  pour  faire  un  bon  mariage ,  il  faut  que  les 
fortunes  soient  assorties  comme  les  caractères;  mais 
Feugères  peut  s'avancer;  qu'il  compte  sur  moi,  je 
saisirai  l'occasion  de  parler  et  d'agir  pour  lui.  En  at- 
tendant le  retour  du  roi,  je  vais  faire  une  visite  à 
madame  de  Guise.  Oui ,  Feugères ,  je  croirai  bien 
servir  sa  majesté  en  employant  un  de  ses  bons  gen- 
tilshommes, et  je  me  tiendrais  heureux  d'être  utile  au 
fils  d'un  ancien  compagnon  d'armes.  Messieurs,  je  vous 
salue. 

(//  sort.) 

SCÈNE  X. 

FEUGÈRES,  Du  LIURENS ,  DANGEL,  D'ER- 

LANGE  ,    ET    AUTRES    COURTISANS. 

DU  LAURENS,  à  Feitgeres. 
Eh  bien  !  voilà  une  bonne  crise. 


366  UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV- 

FEUGÈRES,  fort  gaîment. 
Oui,  et  je  commence  à  espérer. 
d'erlawge. 
Mon  cher  lieutenant,  je  suis  enchanté  de  l'amitié  que 
vous  témoigne  monsieur  de  Sully.  Je  n'ai  pas  entendu 
ce  qu'il  vous  a  dit;  mais  je  suis  touché  de  la  manière 
affectueuse  dont  il  vous  a  parlé.  Disposez  de  moi,  je 
suis  tout  à  vous. 

(//  se  retire  au  fond  de  la  salle  et  va  causer  avec 
les  autres^ 

DULAURENS. 

Vous  voyez  ;  voilà  l'oncle  qui  vient  à  vous. 

FEUGÈRES. 

Il  me  protège. 

DANGEL. 

Eh!  mais,  monsieur,  il  me  semble  que  j'ai  l'avantage 
de  vous  connaître.  Vous  vous  nommez  Feugères  ? 

FEUGÈRES. 

Oui. 

DANGEL. 

Je  ne  me  trompe  pas.  Nous  avons  été  au  collège  en- 
semble ? 

FEUGÈRES. 

Vous  vous  en  souvenez  ! 

D  A  N  G  E  L. 

Il  est  inconcevable  que  j'aie  pu  l'oublier;  nous  étions 
fort  liés  quand  nous  étions  camarades.  Il  y  a  si  peu  de 
temps  que  vous  êtes  de  retour  de  l'armée.  Je  vous  ai 
suivi  des  yeux  dans  votre  carrière  militaire.  J'ai  pris 
part  à  vos  succès. 

FEUGÈRES. 

Oh  !  mes  succès  n'ont  pas  été  bien  considérables. 


SCÈNE   XL  367 

DAN  GEL. 

Pardonnez-moi,  puisque  le  grand-maître  de  l'artillerie 
vous  a  remarqué.  Tout  ce  qui  vous  plaira  de  la  part  de 
votre  serviteur.  C'est  un  homme  bien  recommandable 
que  ce  monsieur  de  Sully.  Ce  n'est  pas  que  parfois  je 
ne  le  trouve  un  peu  flatteur. 

DU    LAUREWS. 

Monsieur  le  duc  de  Sully  flatteur!.... 

DANGEL. 

Flatteur  pour  le  roi;  car  pour  nous  autres,  c'est 
l'homme  le  plus  négatif. 

SCÈNE    XL 

FEUGÈRES  ,   Du    LAURENS ,    DANGEL  ,  D'ER- 
LANGE,  Le   ROI,  BERINGHEN;  officiers  et 

PAGES. 

BERINGHEN. 

Messieurs,  le  roi  revient  de  la  chasse. 

{lise  fait  un  mouvement  parmi  tous  les  courtisans, 

d'erlawge. 
Le  roi,  messieurs,  rangez- vous. 

DANGEL. 

Oui,  sans  doute,  messieurs.  {A  d'Erkmge?)  Ne  vous 
placez  donc  pas  devant  moi. 

(On  entend  battre  aux  champs;  le  roi enti^e, précédé 
et  suivi  de  ses  qfjfîciers  et  de  ses  pages?) 

LE    ROI. 

Ventre-saint-gris!  j'ai  fait  une  bonne  chasse.  Je  ne 
me  suis  jamais  si  bien  porté.  Docteur ,  j'ai  envie  de 
vous  donner  votre  congé  ;  j'ai  monté  à  cheval  sans  aide 


%S  UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

ni  montoir.  Mes  oiseaux  ont  si  bien  volé,  et  mes  lévriers 
ont  si  bien  couru,  qu'ils  m'ont  rapporté  force  per- 
dreaux et  trois  grands  levrauts.  On  a  retrouvé  le  meil- 
leur de  mes  autours,  que  je  croyais  perdu  ;  et ,  ce  qu'il 
y  a  de  mieux,  c'est  que  les  affaires  de  mon  royaume 
vont  à  merveille.  On  m'écrit  de  Provence  que  les  brouil- 
leries  de  Marseille  sont  entièrement  terminées.  Voilà 
un  beau  jour  pour  moi.  Qu'on  porte  de  mon  gibier  à 
la  reine.  Attendez  :  il  vient  de  me  souvenir  d'un  homme 
avec  qui  je  ne  suis  pas  toujours  d'accord ,  principale- 
ment quand  il  est  question  de  ce  qu'il  appelle  des  ba- 
bioles et  des  bagatelles.  Envoyez-le  chercher,  et  qu'on 
lui  mène  plutôt  un  de  mes  carosses ,  ou  bien  le  votre. 
Je  crois  que  vous  devinez  celui  dont  je  veux  parler. 

BERIWGHEN. 

Monsieur  le  duc  de  Sully ,  sire. 

(//  sort.) 

LE    ROI. 

Précisément.  Je  le  soupçonne  en  colère  contre  moi , 
et  avec  quelque  raison.  Nos  petits  démêlés  ne  m'ef- 
frayent pas  ;  ils  datent  de  loin.  Ce  brave  Sully  !  il  ne 
trouve  jamais  rien  de  beau  ni  de  bien  fait,  quand  la 
chose  coûte  le  double  de  sa  vraie  valeur.  Il  dit  que  je 
devrais  penser  de  même  de  toute  marchandise  extrême- 
ment chère.  Je  n'ignore  pas  sur  quoi  et  pourquoi  il 
parle  de  la  sorte;  mais  je  n'en  fais  pas  semblant,  et  il 
ne  faut  pas  laisser  que  de  l'écouter,  car  il  n'est  pas 
homme  à  s'en  tenir  à  un  mot.  Prodigue  et  dépensier 
comme  je  le  suis,  c'est  un  bonheur  pour  moi  d'avoir 
un  serviteur  économe  comme  ce  méchant  huguenot  ; 
il  a  trouvé  le  moyen  de  m'enrichir ,  sans  appauvrir  mon 
peuple.  (Ici  le  Roi  se  trouve  près  de  Dangel  et  lui  dit 
assez  brusquement •>)  Quelle  heure  est-il? 


SCENE    XII.  369 

D  A  N  G  E  L ,  un  peu  interdit. 
Eh  !  mais,  sire,  l'heure  qui  plaira  à  votre  majesté*. 

LE    ROI. 

Plaît-il?....  Mon  cher  ami,  c'est  aussi  par  trop  cour- 
tisan. 

DAN  GEL,  aux  oulres. 
Le  roi  m'a  appelé  son  cher  ami! 

SCÈNE   XII. 

FEUGÈRES,  Du  LAURENS,  DANGEL,  Le  ROI, 
d'ERLANGE,  BERINGHEN,  Le  duc  de  SULLY; 

OFFICIERS    ET    PAGES. 

BERINGHEN. 

Sire,  monsieur  le  duc  de  Sully. 

LE    ROI. 

Déjà?  Vous  êtes  diligent,  grand-maître.  Mais  il  n'est 
pas  possible  que  vous  veniez  de  l'Arsenal  ? 

SULLY. 

Sire,  je  sortais  du  Louvre,  et  j'allais  chez  madame 
de  Guise.  Votre  majesté  m'ordonna  hier  au  soir  de  lui 
apporter  un  travail.... 

LE  ROI ,  prenant  des  papiers  que  lui  offre  Sully. 

Ah!  fort  bien.  J'avais  besoin  de  vous  voir,  mon  plus 
confident  serviteur.  Vous  m'êtes  si  utile  dans  mes  cha- 
grins, il  est  juste  que  je  vous  donne  part  dans  mes 
bonheurs.  J'ai  reçu  d'excellentes  nouvelles  du  marquis 
de  Saint-Antoine  et  de  nos  autres  ambassadeurs  :  mais 

*  On  a  blàmé  ce  mot  :  c'est  une  anecdote.  Louis  XIV  voyant  une  femme 
de  sa  cour,  lui  dit;  Eh!  mais  madame  ***  quand  accoucherez- vous  B  — 
Quand  il  plaira  à  votre  majesté,  lui  répond  la  dame. 

Tome  ru,  '  24 


370         UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

je  vous  conterai  tout  cela.  Lisons  votre  travail.  Berin- 

ghen! 

BERINGHEN. 

Sire. 

LE    ROI. 

Faites  fermer  les  portes. 

BERINGHEN. 

Faut-il  faire  sortir  tout  le  monde? 

LE    ROI. 

Non. 

(Le  roi  lit;  Sully  reste  debout,  près  de  lui.  Tous  les 

courtisans  sont  en  groupe  d'un  autre  côté  du 

théâtre^ 

BERINGHEN,  CL  Dangcl. 

Le  roi  ordonne  de  fermer  les  portes. 

D  ANGEL. 

Ah! ah! 

BERINGHEN. 

Et  il  veut  que  personne  ne  sorte. 

D  ANGEL. 

Si  vous  preniez  sur  vous  de  placer  deux  sentinelles 
en  dehors. 

BERINGHEN. 

c'est  ce  que  je  vais  faire. 

[Beringhen  va  parler  à  un  officier  des  gardes.  On 
voit  celui-ci  placer  deux  sentinelles  en  dehors ,  et 
on  referme  les  portes?) 

D  A  N  G  E  L  ,  a  d'Erlange. 
Le  roi  ordonne  de  fermer  les  portes. 
d'erlange,  a  un  autre. 
Le  roi  ordonne  de  fermer  les  portes. 


SCENE   XII.  '^>7ï 

DANGEL,  h  d'Erlange 
Et  il  défend  à  qui  que  ce  soit  de  sortir. 

d'erlange,  a  un  autre. 
Défenses  expresses  de  sortir. 

D  A  N  G  E  L ,  à  d'Erlange. 
Et  voilà  Beringhen  qui  fait  placer  deux  sentinelles 
dans  la  galerie. 

d'erlange,  à  un  autre. 
Ordre  de  placer  des  sentinelles  dans  toute  la  galerie, 

DA1VGEL. 

Il  y  a  quelque  grande  affaire  sur  le  tapis. 
d'erlange. 

Chut!  le  roi  se  lève. 

LE  ROI,  .ye  levant. 

A  merveille  ;  mais  regardez  bien  à  ce  que  vous  allez 
faire  ;  car  si  vous  manquez ,  tout  le  monde  criera  après 
vous,  et  peut-être  moi  tout  le  premier.  Au  surplus, 
l'argent  que  vous  m'annoncez  me  viendrait  bien  à  point, 
ayant  fait  quelques  pertes  au  jeu  que  je  n'osais  vous 
faire  connaître. 

SULLY. 

Je  vois  que  votre  majesté  est  en  bonne  humeur ,  et 
plus  contente  de  moi  qu'elle  ne  l'était  hier. 

LE    ROI. 

Quoi?  Vous  souvient-il  encore  de  cela?  Allez-vous 
faire  le  réservé  avec  moi?  je  n'y  pense  plus;  je  ne  me 
rappelle  que  les  bonnes  vérités  que  vous  m'avez  dites , 
et  dont  je  tâcherai  de  faire  mon  profit. 

SULLY. 

Sire,  je  crains  plus  de  nuire  à  votre  majesté  que  de 
lui  déplaire. 

LE    ROI. 

Je  le  sais.  Oublions  ce  petit  dépit.  Je  ne  veux  m'oc- 

24. 


37^  UNE  MATINEE  DE  HENRI  lY. 

cuper  que  de  choses  agréables  aujourd'hui  :  je  me  sens 

leste  et  gai. 

D  A  N  G  E  L ,  a  d'Erlange. 
Il  me  semble  que  le  roi  a  pris  une  figure  sombre 
depuis  un  moment.  Ce  monsieur  de  Sully  a  tant  de 
roideur  dans  le  caractère. 

LE    ROI. 

Quoique  je  me  fâche  quelquefois,  je  veux  que  vous 
le  souffriez  ;  car  je  ne  vous  en  aime  pas  moins.  Au 
contraire ,  dès  l'heure  que  vous  ne  me  contredirez  plus 
dans  les  choses  que  je  sais  bien  qui  ne  sont  pas  de 
votre  goût ,  je  croirai  que  vous  ne  m'aimez  plus. 
Allons,  embrassez -moi  et  vivez  avec  moi  de  la  manière 
que  vous  avez  accoutumée. 

[Le  i^oi  embrasse  Sullj^ 
DAWGEL,  a  d'Erlange. 
Voyez  -  vous  avec  quelle  émotion  le  roi  embrasse 
monsieur  de  Sully? 

d'eklange. 
Monsieur  de  Rosny  aura  découvert  quelque  trahison. 

DANGEL. 

Eh  !  eh  !  quel  grand  ministre  que  ce  monsieur  de 
Sully! 

SULLY. 

Ah  !  sire ,  quelle  bonté  !  quoique  l'éprouvant  tous  les 
jours,  tous  les  jours  j'en  suis  touché  et  surpris.  Oui, 
sire,  en  toutes  les  affaires,  je  justifierai  le  titre  de  vrai 
et  franc  chevalier,  dont  votre  majesté  m'honora  dans 
ma  jeunesse. 

le  roi. 

J'y  compte.  Vois-tu ,  mon  cher  Rosny ,  au  milieu  de 
tous  ces  gens  qui  m'entourent  et  qui  composent  leurs 


SCÈNE    XII.  373 

discours  et  leurs  actions  sur  ce  qu'ils  devinent  ou 
croient  deviner  se  passer  en  moi  ,  mon  plus  beau 
trésor  c'est  ton  amitié.  Je  continue  ma  lecture. 

{Le  roi  continue  de  lire  debout.^ 

d'erlange. 
Nous  sommes  ici  dans  une  position  très-délicate, 

D  A  WGEL. 

Très-délicate.  Il  faudrait  parler  au  roi. 

DERLANGE. 

Oui,  mais  je  n'ose... 

D  AWGEL. 

Ni  moi.  Docteur,  ce  serait  à  vous... 

DU    LAUREMS. 

A  moi? 

DAM  GEL. 

Vous  pourriez  risquer  un  mot. 

DU  LAURENS,  souriant. 
Vous  le  voulez;  j'y  consens.  [S' approchant  du  roi.) 
Sire, 

LE    ROI. 

Qu'est-ce  ? 

DULAUREIVS. 

Tous  vos  fidèles  serviteurs  sont  alarmés. 

LE    ROI. 

De  quoi? 

DU    LAUREWS. 

De  l'ordre  donné  par  votre  majesté. 

LE    ROI. 

Quel  ordre  ? 

DU    LAURENS. 

De  placer  des  sentinelles  dans  la  galerie. 


374  UNE  MATIEÉE  DE  HENRI  IV. 

LE    ROI. 

Moi  !  je  n'ai  point  ordonné  cela. 

d'erlange. 
Mais  voos  avez  défendu  qu'on  sortît. 

LE    ROT. 

Point  du  tout. 

BERINGHEN. 

Mais  votre  majesté  m'a  dit  de  faire  fermer  les  portes. 

LE    ROI. 

Ah  !  oui ,  parce  que  j'avais  chassé  avec  grand  chaud 
et  grand  plaisir ,  et  que  j'ai  craint  de  prendre  du  froid. 

DANGEL. 

Ah! 

LE    ROI. 

Qu'avez-vous  donc  pensé? 

DAKGEL. 

Ah!  rien,  sire...  mais  l'attachement  que  nous  avons 
pour  votre  personne... 

d'erlawge. 
A  pu  nous  inspirer  des  inquiétudes... 

le    ROI. 

Pour  le  coup ,  j'étais  à  cent  lieues  d'imaginer...  Est- 
ce  que  vous  n'avez  pas  trouvé  qu'il  faisait  froid  lout-à- 
l'heure  ? 

DANGEL,  boutonnant  son  pourpoint. 
Oui,  froid. 

d'erlange. 
Très-froid. 

le    ROI 

Mais,  depuis  un  instant,  le  temps  s'est  réchauffé. 

DANGEL  ,  déboutonnant  son  pourpoint. 
En  effet ,  voilà  le  soleil ,  il  fait  chaud. 


SCENE  XIl.  375 

d'erlange. 


Oui,  chaud. 


Très-chaud. 


VN    AUTRE. 


LE    ROI. 

Eh  bien!  grand -maître,  avais-je  tort?  Vous  voyez 
comme  de  ma  part,  un  signe,  un  geste,  un  mot  peut 
faire  aller  et  venir  la  tête  de  tous  ces  honnêtes  gens. 

SULLY. 

Et  comme  vos  moindres  ordres  sont  interprétés, 
commentés  et  dénaturés  par  chacun,  suivant  son  intérêt 
ou  la  disposition  de  son  esprit. 

LE  ROI,  auœ  courtisans. 

Avez-vous  entendu  parler  des  courtisans  d'Alexandre? 

DAN  G  EL. 

Non,  sire, 

LE    ROI. 

Ils  penchaient  la  tête  du  côté  gauche,  parce  que  le 
roi  de  Macédoine  la  portait  ainsi. 

DANGEL. 

Oh  !  les  flatteurs  ! 

d'erlange. 
Comme  votre  majesté  possède  son  histoire  ancienne. 

le  roi. 
Mon  cher  Rosny,  les  hommes  n'ont  point  changé, 
ils  ne  changeront  pas ,  et  les  gens  de  cour  pencheront 
la  tête  ou  la  tiendront  droite,  suivant  l'habitude  du 
prince.  Bonne  leçon  pour  moi.  Faites  relever  les  senti- 
nelles ,  ouvrez  les  portes  ,  chacun  peut  rester  ou  sortir 
à  son  gré. 

(  D'Erlange,  Feugeres  et  quelques  autres  sortent; 
DangeU  Du  Laurens  et  d'autres  restent.  ) 


376  UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

SCÈNE   XIII. 

Le   roi,    Le    duc    de    SULLY,   Du    LAURENS, 
DANGEL,  AUTRES  courtisans. 

LE    ROI. 

Ne  serait-ce  pas  ce  monsieur  Dangel  qui  aurait  tiré 
de  graves  conséquences  d'un  ordre  donné  aussi  indif- 
féremment ? 

SULLY. 

Il  vaudrait  mieux  qu'il  songeât  à  faire  du  bien  à  sa 
sœur  que  l'indigence  va  forcer  à  prononcer  ses  vœux. 

LE    ROI. 

Oui-da  !  {Affectant  de  parler  haut.  )  Grand-maître , 
avez-vous  pris  le  soin  d'achever  le  paiement  de  la  dot 
de  ma  sœur  Catherine  ? 

SULLY. 

Pas  encore,  sire.  Les  termes  d'échéance  ne  sont 
pas  arrivés. 

LE    ROI. 

Ne  perdez  pas  un  instant,  écrivez  à  Bar  dès  aujour- 
d'hui. N'attendez  pas  l'échéance.  J'entends  que  ma  sœur 
soit  contente  de  moi.  Le  soin  de  rendre  ma  sœur  heu- 
reuse fait  partie  de  l'héritage  que  m'a  laissé  ma  glo- 
rieuse et  respectable  mère. 

SULLY. 

Il  suffît ,  sire. 

LE    ROI. 

J'ai  une  si  mauvaise  opinion  des  mauvais  frères,  des 
frères  insouciants. 


SCENE   XIV.  377 

D  A  N  G  E  L  ,  CL  part. 

Ah!  mon  Dieu!  le  roi  me  regarde. 

LE    ROI. 

Quel  chagrin  pour  moi  si  l'on  pouvait  penser  que  je 
leur  ressemblasse! 

D  A  N  G  E  L ,  à  part. 

Est-ce  que  le  roi  saurait?...  C'est  ce  monsieur  de 
Sully..  Je  ne  lui  pardonnerai  jamais  cette  abomination, 
d'avoir  été  dire  la  vérité  au  Roi. 

LE    ROI. 

Ne  pensez- vous  pas  comme  moi ,  messieurs  ? 

DANGEL. 

Certainement,  sire. 

LE    ROI. 

Après  le  respect  que  l'on  doit  à  son  père ,  est-il  un 
devoir  plus  sacré  que  l'amour  fraternel  ? 

DANGEL,  bas  à  Du  Laurens. 
Docteur ,  je  cours  de  ce  pas  faire  une  pension  à  ma 
sœur;  tâchez  que  le  roi  le  sache. 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE  XIV. 

Le  roi,  SULLY,  Du  LAURENS. 

LE    ROI. 

Oii  va-t-il? 

DU    laurens. 

Vous  imiter,  sire,  et  faire  une  pension  à  sa  sœur. 

le  roi. 
Qu'en  dites-vous,  Rosny  ?  n'est-ce  pas  là  une  bonne 
manière  de  faire  accomplir  à  un  liomme  un  devoir  qui 


378  tfNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

lui  répugnait?  Si  j'avais  donné  clans  un  vice ,  il  s'y  serait 
lancé  avec  le  même  empressement.  Ainsi  l'homme  de 
cour  s'accommode  au  goût  et  à  l'inclination  du  prince. 
Le  peuple  imite  les  couitisans,  et  le  roi  doit  prêcher 
les  vertus  d'exemple  et  de  parole ,  puisque  sa  parole  et 
son  exemple  sont  comme  des  talismans  qui  font  agir 
les  autres  hommes.  Mais  voilà  nos  discours  qui  de- 
viennent sérieux  d'enjoués  qu'ils  étaient,  et  je  ne  le 
veux  pas. 

DU    LAURENS. 

Tandis  que  sa  majesté  est  en  train  de  commander 
de  bonnes  actions,  monsieur  le  duc,  ne  pourriez -vous 
pas  lui  dire  un  mot  en  faveur  de  Feugères? 

LE    ROI. 

Qu'est-ce  que  Feugères  ?  Un  lieutenant  de  mes 
gardes,  je  crois. 

SULLY. 

Oui,  sire,  Il  a  servi  sous  moi  dans  la  guerre  de  Sa- 
voie. Il  est  brave  jusqu'à  la  témérité  ;  il  a  une  mère 
infirme ,  une  jeune  sœur  fort  intéressante  :  sa  fortune 
est  médiocre,  et  il  en  mérite  une  meilleure.  Son  père 
a  rendu  des  services  importants  à  votre  majesté  pen- 
dant la  Ligue,  et  il  en  a  été  peu  récompensé. 

LE    ROI. 

Eh  bien!  mon  ami,  que  puis-je  pour  lui?  Je  le  con- 
tenterai, si  raison  et  justice  le  peuvent  faire. 

SULLY. 

Il  aime  madame  de  Castenet. 

LE    ROI. 

Une  fort  jolie  femme.  Son  mari  fut  un  de  mes  bons 
serviteurs. 

SULLY. 

lîlle  est  riche  et  fière. 


SCENE   XVI.  379 

DU    LAURENS. 

Mais  au  fond  du  cœur,  elle  répond  à  l'amour  de 

Feugères. 

LE    ROI. 

Vous  croyez  ? 

DU    LAUREjyS. 

J'en  suis  sûr. 

LE    ROI. 

Docteur,  faites  venir  votre  ami. 

DU    LAURENS. 

Je  cours  le  chercher,  sire. 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE   XV. 

Le   roi,   SULLY. 

LE    ROI. 

N'est-elle  pas  la  nièce  du  baron  d'Erlange  que  j'a- 
perçois dans  ce  groupe  } 

SULLY. 

Oui,  sire. 

LE    ROI. 

Baron  d'Erlange  ^ 

SCÈNE  XVl. 

Le  roi,  SULLY,  d'ERLANGE. 

D  '  E  R  L  A  N  G  E. 

Sire. 


38o  UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

LE    ROI. 

J'aimais  fort  ce  pauvre  Castenet;  mais  il  n'est  point 
de  douleurs  éternelles  ;  est-ce  que  votre  aimable  nièce 
ne  songe  pas  à  se  marier  ? 

d'erlange. 
Pardonnez-moi,  sire;  elle  est  vivement  recherchée 
par  le  jeune  marquis  de  Maignan. 
LE    ROI,  surpris. 
Ah!....  le  marquis  de  Maignan? 

d'eRL  ANGE. 

Sa  mère  m'en  a  fait  à  peu  près  la  demande  ;  je  ne 
vois  guère  que  lui  qui  puisse  convenir  à  ma  nièce,  et, 
si  votre  majesté  daignait  nous  accorder  son  agrément 
pour  ce  mariage.... 


SCÈNE   XVIL 

Le  ROI,  SULLY,  d'ERLANGE,  Madame 
DE  CASTENET. 

madame  de  castenet. 
Sire,  la  reine  désire  voir  votre  Majesté. 

LE    ROI. 

Nous  parlions  de  vous ,  madame.  Votre  oncle  me 
faisait  part  des  propositions  qui  lui  ont  été  faites  par 
la  mère  du  jeune  marquis  de  Maignan.  Qu'en  pensez- 
vous  ? 

MADAME    DE    CASTENET. 

Mon  oncle  désire  ce  mariage  ? 


LE  ROI,  a  d'Erlange. 
Et  quel  motif?... 


SCENE  XVIII.  38i 

D  '  E  R  L  A  W  G  E. 

La  fortune  et  le  rang  du  jeune  homme. 

LE    ROI. 

Il  n'y  a  pas  d'amour. 

d'eE.  LANGE. 

Ah!  sire,  l'amour  est  une  folie.... 

LE  ROI,  souriant  et  soupirant  légèrement. 
Le  plus  souvent ,  je  le  sais.  Voici  Feugères. 

MADAME    DE    CASTENET. 

Feugères  ! 

SCÈNE   XVIII. 

Le  roi,  SULLY,  d'ERLANGE,  Madame 
DE   CASTENET,   FEUGÈRES,   DU  LAU- 
RENS. 

DU  LAURENS,  a  Feugh'es. 
Allons,  bon  courage. 

FEUGÈRES. 

Ciel!  madame  de  Gastenet  et  son  oncle  ! 

LE    ROI. 

Bonjour,  Feugères.  (^  d'Erlange,  après  avoii 
considéré  en  sowiant  Feugères  et  madame  de  Caste- 
net.^  Baron  d'Erlange,  je  ne  saurais  blâmer  le  mariage 
que  vous  me  proposez.  Le  marquis  de  Maignan  me 
paraît  en  effet  un  parti  fort  convenable  pour  madame 
de  Castenet. 

FEUGÈRES,  a  Du  Laurens. 

Eh  bien  ! 

DU    L  A  URENS. 

Je  n'y  conçois  rien. 


382         UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 
FEUGÈRES,  à  Du  Laureus. 

C'est  décidé  :  Je  me  battrai  contre  Maignan. 
LE  ROI,  a  Feugeres. 

Feugères,  je  n'ai  pas  oublié  les  services  de  votre 
père.  Sully  a  déjà  remarqué  les  vôtres.  Ce  fut  une 
cruelle  nécessité  pour  moi  d'être  obligé  de  paraître 
ingrat  envers  quelques-uns  de  mes  meilleurs  servi- 
teurs. Je  vous  rends  le  titre  de  baron  que  votre  famille 
avait  perdu  sous  mes  prédécesseurs.  Je  vous  fais  capi- 
taine de  mes  Chevau- Légers.  Vous  apprendrez  votre 
métier  sous  Grillon ,  le  brave  des  braves.  Sully  me 
proposera  pour  votre  mère  une  pension ,  et  j'entends 
qu'elle  soit  proportionnée  à  la  fortune  à  laquelle  vous 
êtes  destiné,  si  vous  continuez  de  vous  bien  conduire. 

FEUGÈRES. 

Ah!  sire.... 

LE  ROI,  a  Sully. 
Venez  avec  moi  chez  la  reine,  mon  ami  ;  que  je  vous 
fasse  part  devant  elle  de  mes  bonnes  nouvelles.  Qu'on 
avertisse  Villeroi ,  Silleri  et  Jeannin  :  avant  mon  dîner 
j'aurai  le  temps  de  les  en  instruire.  Soyez  heureuse 
avec  le  jeune  Maignan,  madame.  Demain,  Feugères, 
vous  me  présenterez  votre  mère  et  votre  sœur. 

(Ze  roi  sort  avec  Sully ^ 
d'erlange,  a  madame  de  Castenet. 
Et  vous  dites  que  Feugères  vous  fait  la  cour? C'est 
un  jeune  homme  qui  ira  très-loin. 

MADAME    DE    CASTENET. 

Il  le  mérite,  mon  oncle;  mais  il  faut  que  j'accom- 
pagne le  roi. 

{Elle  sort.) 


SCENE    XIX.  383 

SCÈNE  XIX. 

D'ERLANGE,  DU  LAURENS,  FEUGÈRES; 

COURTISANS. 
FEUGÈRES. 

Ah  !  mon  cher  docteur ,  quels  remercîments  ne  vous 
dois-je  pas?  Ma  bonne  mère,  ma  chère  sœur,  quelle 
sera  leur  joie  ! 

DU    LAURENS. 

Mon  cher  Feugères ,  que  vous  allez  avoir  d'amis  ! 

d'erlange,  embrassan t  Feugères. 
Parbleu!  mon  cher  Feugères.... 

UN    COURTISAN. 

Que  je  vous  embrasse. 

d'erlange. 
Personne  ne  prend  plus  de  part.... 

UN    COURTISAN. 

Je  vous  ai  toujours  aimé,  estimé. 

(  Tous  s'empressent  autour  de  Feugères  et  l'ac- 
cablent d'embrassades.  ) 

FEUGÈRES. 

Messieurs,  je  suis  sensible....  je  sais  apprécier.... 

DU    LAURENS. 

Messieurs,  ne  l'étouffez  pas. 

FEUGÈRES,  a^ec  dépit. 

Ah!  madame  de  Gastenet,  vous  consentez  d'épouser 
le  marquis  de  Maignan  ;  c'est  fort  bien....  {Avecjoie^^ 
Quel  bonheur!  quel  avenir!  je  connais  le  roi,  il  n'en 
restera  pas  là.  Je  ferai  un  chemin  très-rapide.  Capitaine 


384         UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 
à  vingt-deux  ans,  je  serai  colonel  à  trente.  Que  sais-je 
ensuite  ?   {^A  Du  Laurens  qui  s'est  approché  et  qui 
lui  tâte  le  poux.^  Eh  bien  !  qu'est-ce  que  vous  faites 
donc,  docteur? 

DU    LAURENS. 

J'en  étais  sûr  ;  il  y  a  un  accès. 

FEUGÈRES. 

De  quoi? 

DU    LAURENS. 

De  cette  fièvre  que  donne  le  bonheur,  et  qui  absorbe 
tous  les  autres  sentiments. 

FEUGÈRES. 

Qui?  moi?  Tous  vous  trompez.  Je  ne  m'oublie  pas. 
Mes  sentiments  sont  toujours  les  mêmes.  Ne  me  faites 
pas  l'injure  de  croire  que  je  sois  moins  votre  ami  ;  au 
contraire.  Je  sens  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi,  et, 
si  je  suis  flatté  de  ce  qui  m'arrive ,  c'est  sur-tout  par 
l'espoir  de  servir  dignement  mon  prince  et  mon  pays. 

DU    LAURENS. 

Oui ,  on  accepte  des  places  par  zèle  pour  l'état ,  par 
attachement  pour  le  roi.  C'est  comme  moi  qui  ne  songe 
qu'à  la  gloire  de  mon  art;  mais  qui  ne  suis  pas  fâché 
d'être  premier  médecin  de  Sa  Majesté. 
d'erlange. 

Je  le  crois  bien;  je  ne  suis  pas  démonstratif;  vous 
le  savez;  mais  vous  me  voyez  transporté...  {Montrant 
madame  de  Castenet  qui  entre.)  Et  voici  ma  nièce  qui 
se  joint  à  moi,.,. 


SCENE  XX.  385 

SCÈNE  XX. 

D'ERLANGE,  Du  LAURENS,  FEUGÈRES, 
courtisans;  Madame  de  CASTENET. 

madame  de  castenet. 
Recevez  mon  sincère  compliment,  monsieur  le  ca- 
pitaine. 

FEUGÈRES,  avec  un  dépit  ironique. 
Recevez  îe  mien ,  madame ,  sur  votre  mariage  avec 
Maignan.  C'est  un  jeune  homme  fort  intéressant,  fort 
riche,  fait  pour  aller  à  tout. 

d'erlajyge. 
Il  a  de  belles  espérances;  mais  d'autres  le  valent,  et 
peut-être.... 

MADAME    DE    CASTENET. 

Que  dites-vous  donc ,  mon  oncle  ? 

d'erlange. 
Pourquoi  me  tairais-je?  Je  suis  franc  et  je  dis  la  vé- 
rité. Rien  n'est  fait  encore. 

FEUGÈRES. 

Pardonnez-moi,  le  roi  a  donné  son  agrément,  et  l'on 
doit  respecter.... 

MADAME    DE    CASTENET. 

Vous  croyez ,  monsieur  ? 

FEUGÈRES. 

Oui,  sans  doute,  madame. 


Tome  ru.  a.-) 


386         UINE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 


SCÈNE    XXL 

D'ERLANGE,Du  LAURENS,  FEUGÈRES, 
Madame  de  CASTENET,  DANGEL;  cour- 
tisans. 

DANGEL. 

Eh  !  le  voilà ,  ce  cher  Feugères.  Je  vous  cherche 
par-tout;  touchez  là,  que  je  vous  embrasse.  Ce  que  je 
viens  d'apprendre  serait-il  vrai?  Le  roi  vous  aurait 
comblé  de  ses  faveurs? 

d'erlange. 

Oui  vraiment,  il  a  une  pension. 

DARGEL. 

Une  pension!  Monsieur  de  Feugères,  je  suis  charmé... 

d'erlawge. 
Le  roi  l'a  nommé  baron,  capitaine.... 

DANGEL,  s' inclinant. 
Monsieur  le  baron  de  Feugères,  je  suis  ravi....  et  le 
roi  vous  destine,  dit-on,  le  plus  grand  mariage.... 
d'erlange. 
Mais  non,  il  n'est  pas  question.... 

DANGEL. 

Cela  viendra.  Vous  voilà  lancé,  vous  n'avez  plus 
qu'à  vous  laisser  aller  ;  vous  pouvez  ne  plus  mettre  de 
bornes  à  votre  ambition. 

DU    LAURENS,  Cl  part. 

Il  va  le  croire. 

d'erlange. 
Il  me  semble  pourtant  que  si  monsieur  de  Feugères 
avait  fait  un  choix.... 


SCENE  X.XL  387 

MADAME    DE    CASTENET. 

Au  nom  du  ciel,  mon  oncle,  taisez- vous. 

FEUGÈRES,  h  Du  Laureus . 
Vous  voyez  ;  elle  retient  son  oncle.  Je  lui  suis  odieux. 

DAWGEL. 

Et  tout  cela,  parce  que  vous  êtes  un  frère  géné- 
reux   Ah!  que  je  m'applaudis  de  marcher  sur  vos 

traces  !  Si  vous  saviez  la  lettre  touchante  que  je  viens 
d'écrire  à  ma  sœur.  Cela  posé,  monsieur  le  haron  de 
Feugères ,   oserais -je,   en  faveur  de  notre  ancienne 
amitié  de  collège,  compter  sur  vos  bons  offices? 
FEUGÈRES,  en  regardant  madame  de'Castenet, 

toujours  avec  dépit. 
Oui  sans  doute.  Baron  !  Capitaine  !  Madame ,  recevez 
mon  hommage.  Je  ne  troublerai  pas  le  bonheur  qui 
vous  attend.  Je  cours  chez  ma  mère. 

(//  sort?) 

DAKGEL. 

Voilà  un  garçon  charmant.  Il  ne  s'oublie  pas  dans 
la  prospérité. 

{Il  sort.) 

SCÈNE    XXII. 

D'ERLANGE,  Du  LAURENS,    courtisans, 
Madame  de  CASTENET; 

du  laurens. 
J'aime  ce  monsieur  Dangel  ;  c'est  le  courtisan  des 
autres  courtisans. 

d'erlange. 
Ne  trouvez-vous  pas  dans  la  manière  dont  vous  parle 
Feugères ,  un  mélange  de  politesse  et  d'impertinence  ? 

25. 


388         UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

DU    LAURENS. 

Il  y  a  du  dépit ,  il  y  a  de  l'orgueil  ;  tout  récemment 
en  faveur ,  tantôt  il  craint  d'être  trop  fier ,  tantôt  il 
tremble  de  ne  pas  tenir  assez  bien  son  rang.  Il  ne  vou- 
drait pas  avoir  l'air  d'oublier  ce  qu'il  était;  il  ne  vou- 
drait pas  qu'on  oubliât  ce  qu'il  est.  Il  est  fort  embarrasé. 
d'erlange. 

Le  roi  a  les  meilleures  intentions  ;  mais  voir  tomber 
les  grâces  sur  des  gens  qui  s'en  laissent  enivrer  de  la 
sorte!.... 

MADAME    DE    CASTENET. 

Mon  oncle,  je  suis  décidée  à  épouser  le  marquis  de 
Maignan.  Croyez,  docteur,  que  je  ne  suis  point  of- 
fensée... point  offensée  du  tout,  je  vous  assure,  de 
l'espèce  de  dédain  que  votre  ami  vient  de  me  témoigner. 
Une  personne  moins  maîtresse  d'elle-même,  ayant 
moins  observé  ce  qui  se  passe  dans  le  monde,  à  la  cour 
sur  -  tout ,  pourrait  être  étonnée  de  la  rapidité  avec 
laquelle  il  oublie  un  amour  qu'il  m'a  déclaré  ce  matin 
même  :  moi,  je  trouve  sa  conduite  toute  naturelle;  je 
vous  réponds  que  je  suis  enchantée  de  son  bonheur,  ou 
plutôt  que  je  le  vois  avec  la  plus  parfaite  indifférence. 
d'erlange. 

C'est  fort  bien,  ma  nièce.  Après  tout,  que  nous  im- 
porte ?  Son  bonheur  ne  change  rien  au  nôtre.  Je  n'en 
suis  pas  moins  le  baron  d'Erlange.  Tu  as  bien  fait  de 
me  retenir;  je  n'aurais  pas  voulu  être  humilié  par  un 
refus. 

MADAME    DE    CASTENET. 

Enfin ,  docteur ,  vous  l'avez  entendu ,  il  n'y  a  qu'un 
instant  :  il  semblait  qu'il  ne  pouvait  vivre ,  qu'il  allait 
mourir,  si  je  ne  répondais  à  son  amour;  et,  tout  d'un 


SCÈNE   XXII.  389 

coup,  parce  que  le  roi  le  distingue,  sa  tête  part,  se 
monte  et  l'entraîne  à  un  excès  d'orgueil...  Cela  ne  vous 
donne-t-il  pas  une  bien  mince  idée  de  son  caractère , 
de  son  esprit ,  de  son  cœur  ? 

DU    LAURENS. 

Voulez-vous  que  je  vous  dise  ce  que  je  pense?  Depuis 
sa  faveur,  il  vous  aime  moins;  vous  l'aimez  plus;  et, 
quant  à  ce  qui  se  passe  en  vous,  mon  cher  monsieur 
d'Erlange ,  je  n'ose  pas  trop  le  dire  tout  haut;  mais  n'y 
entre-t-il  pas  un  peu  d'envie  ? 

d'erlange. 

Moi  !  de  l'envie  ! 

MADAME    DE    CASTENEÏ. 

Moi  !  je  l'aimerais  ! 

DU    LAURENS. 

Ecoutez  ;  quoiqu'il  ait  aussi  un  peu  moins  d'amitié 
pour  moi,  je  ne  lui  en  suis  pas  moins  attaché.  Il  nous 
reviendra. 

d'erlange. 

C'est  ce  que  nous  n'attendrons  pas.  Allons,  ma 
nièce,  le  roi  approuve  votre  mariage  avec  le  marquis 
de  Maignan,  vous  y  consentez.... 

madame  de  castenet. 

Non,  mon  oncle;  votre  marquis  de  Maignan  m'est 
insupportable  ;  tous  les  hommes  me  sont  odieux ,  et  je 
ne  veux  pas  me  marier. 

d'erlange. 

Comment!  tu  ne  veux  pas  te  marier.»*  Mais  songez 
donc,  ma  nièce,  que  votre  mariage  est  nécessaire  à 
l'avancement  de  votre  famille. 


390         UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

SCÈNE  XXIII. 

D'ERLANGE,  Du  LAURENS,  DANGEL,  Madame 
DE    CASTENET  ,    Le    ROI  ,    SULLY  ;     autres 

COURTISANS. 

LE    ROI. 

Ne  pensez-vous  pas  comme  moi ,  mon  ami ,  que  c'est 
pour  commencer  à  me  rendre  le  médiateur  de  tous  les 
différends  entre  les  princes  chrétiens  ?  {A  madame  de 
Castenet.  )  Eh  bien  !  madame  ,  êtes  -  vous  toujours 
cruelle  à  ce  pauvre  Feugères  ? 

MADAME    DE    CASTENET. 

Moi,  sire! 

LE    ROI. 

J'ai  appris  qu'il  se  mourait  d'amour  pour  vous.  Je 
ne  désapprouve  pas  votre  mariage  avec  Maignan;  mais, 
je  suis  loin  de  l'ordonner;  et ,  si  à  présent  Feugères 
vous  paraissait  digne  de  vous.... 

MADAME    DE    CASTENET. 

Hélas  !  sire ,  c'est  moi  maintenant  qui  suis  un  parti 
beaucoup  trop  mince  pour  monsieur  le  baron  de  Feu- 
gères ,  capitaine  des  Clievau  -  Légers  ,  honoré  des 
bonnes  grâces  de  votre  majesté. 

LE    ROI. 

Plaît-il  ? 

d'erlange. 

Oui,  sire.  Ce  monsieur  de  Feugères,  que  votre  ma- 
jesté vient  de  combler  de  ses  faveurs,  nous  dédaigne, 
nous  méprise. 


SCENE  XXIII.  391 

LE    ROI. 

Il  VOUS  méprise  î  ventre  saint  -  gris  !  qu'on  cherche 
Feugères ,  et  qu'il  vienne  sur  -  le  -  champ.  Eh  bien  , 
grand-maître ,  que  dites-vous  de  votre  protégé  ? 

SULLY. 

Je  dis ,  sire ,  que  mon  protégé  ne  sait  pas  mieux  se 
posséder  qu'un  autre  dans  la  prospérité. 

LE    ROI. 

Vive  Dieu!  S'imagine-t-il  que  c'est  pour  le  rendre 
sot  et  orgueilleux  que  j'ai  pensé  à  l'enrichir.  Eh  bien  ! 
est-on  allé  chercher  Feugères? 

DU    LAURENS. 

Oui,  sire. 

MADAME    DE    CASTENET. 

Ah  !  mon  Dieu  !  le  roi  est  en  colère. 
d'erlange. 

Tant  mieux,  je  laisse  de  côté  notre  injure  person- 
nelle, sire;  certainement,  nous  ne  pouvons  être  hu- 
miliés des  mépris  de  monsieur  de  Feugères  ;  ce  qui  me 
touche,  c'est....  tranchons  le  mot,  son  espèce  d'ingra- 
titude envers  votre  majesté.  Regarder  comme  une  dette 
ce  qui  n'est  qu'un  bienfait  ! 

MADAME    DE    CASTEWET. 

Vous  allez  trop  loin ,  mon  oncle. 

d'erlange. 
C'est  possible,  ma  nièce,  mais  c'est  le  zèle.... 

SULLY. 

Zèle  de  cour  qui  exagère  le  mal,  et  diminue  le  bien... 

LE    ROI. 

Oh  !  je  le  punirai. 

MADAME   DE    CASTENET. 

Sire ,  monsieur  de  Feugères  a  parlé  de  votre  majesté 


392  UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

dans  les  termes  de  la  plus  vive  et  de  la  plus  sincère 
reconnaissance.  Il  est  jeune ,  il  est  ambitieux  ;  mais  son 
cœur  est  bon.  Il  est  le  soutien  de  sa  mère,  de  sa  sœur. 
Ses  torts  envers  moi  ne  doivent  pas  faire  oublier  au 
roi  sa  bravoure ,  ses  services ,  les  services  de  son  père. 
Est -il  plus  coupable  de  me  dédaigner  à  présent,  que 
je  ne  l'étais  de  le  dédaigner  avant  qu'il  fût  en  faveur  ? 

LE    ROI. 

Il  est  fort  généreux  à  vous  de  l'excuser,  madame, 
mais  moi... 

MADAME    DE    CASTENET. 

Moi,  sire,  je  ne  l'excuse  pas;  car  je  dois  l'avouer 
à  votre  majesté,  je  l'aimais.  A  présent,  je  le  déteste; 
mais  ne  le  punissez  pas. 

LE  R o  1 ,  e/z  souriant  a  Sully. 

Qu'en  dites -vous,  grand  -  maître  ?  Voilà  une  jeune 
femme  bien  éprise, 

SCÈNE   XXIV. 

D'ERLANGE,  Du  LAURENS,  Madame  de   CAS- 
TENET,  Le  ROI,  SULLY,  FEUGÈRES;  autres 

courtisans. 

feugères. 
Sire ,  je  me  rends  aux  ordres  de  votre  majesté. 

LE    ROI. 

Approchez,  approchez,  monsieur  le  capitaine.  Avez- 
vous  appris  à  votre  mère  ce  que  j'ai  fait  pour  vous  ? 

FEUGÈRES. 

Oui ,  sire.  Ma  mère  est  pénétrée  de  reconnaissance. 
Elle  m'a  fait  jurer  de  nouveau  de  vivre  et  de  mourir 


SCÈNE   XXIV.  393 

pour  le  service  de  votre  majesté.  Quant  à  moi,  j'ai  été 
si  étourdi  de  vos  bontés  que  je  tremble  d'en  avoir 
perdu  la  raison. 

LE    ROI. 

{En  souriant.^  Vous  l'avouez.  Je  confirme  toutes  les 
grâces  que  je  vous  ai  accordées.  {^Reprenant  un  ton 
plus  grave.  )  Madame  de  Castenet ,  la  reine  m'a  parlé 
de  vous  avec  le  plus  vif  intérêt.  Vous  êtes  de  toutes  ses 
dames  celle  dont  elle  prise  le  plus  l'attachement.  J'ai 
à  récompenser  en  vous  les  services  de  votre  mari  et  de 
votre  famille.  Je  vous  donne  le  titre  de  comtesse ,  et 
je  nomme  d'avance  le  mari  que  vous  choisirez  avec  mon 
agrément,  au  premier  gouvernement  qui  vaquera. 
d'erlange. 

Ah  !  ah  \ 

LE    ROI. 

Or  çà,  maintenant  que  voilà  votre  fortune  supérieure 
à  celle  de  Feugères,  n'allez  pas  faire  la  dédaigneuse 
avec  lui;  car,  en  conscience,  je  ne  peux  pas  encore  le 
faire  colonel. 

MADAME    DE    CASTEJVET. 

Je  n'attendrai  pas  qu'il  le  soit,  sire;  qui  sait  ce  qui 
pourrait  arriver  ? 

FEUGÈRES. 

Se  peut-il  ?  Ah  !  madame ,  quelle  leçon.  Sire ,  daignez- 
vous  me  pardonner  ? 

LE    ROI. 

Oui  ;  elle  vous  pardonne  ;  quant  à  moi ,  grand-maître, 
ne  serait-ce  pas  trop  exiger  d'un  homme ,  que  de  vouloir 
qu'il  reçût  une  faveur  sans  un  peu  de  transport  au 
cerveau  !  Nul  n'est  si  grand  saint  qu'il  ne  pèche. 

SULLY. 

3 'adore  Dieu ,  sire  !  Quel  cœur  pourrait  vous  résister? 


394  UNE  MATINÉE  DE  HENRI  IV. 

LE    ROI. 

Eh  !  mon  ami ,  il  faut  être  aussi  indulgent  pour  les 
faiblesses  que  sévère  pour  les  vices. 

DU    LAUREIYS. 

Vous  êtes  un  bien  meilleur  médecin  que  moi ,  sire. 
d'erlange. 

Ma  nièce  comtesse  !  Son  mari  gouverneur!  Sire,  je 
suis  franc  et  j'oserai  le  dire  à  votre  majesté  :  elle  a  trop 
de  vertus. 

LE    ROI. 

Trêve  à  tous  vos  remercîmentst  Servez-moi  bien ,  et 
vous  me  trouverez  toujours. 


SCENE    XXV. 

D'ERLANGE,  Du  LAURENS ,  Madame   de  CAS- 
TENET  ,     Le     ROI ,     SULLY ,     FEUGÈRES  , 

DANGEL  ,    ET    AUTRES    COURTISAWS. 
LE    ROI. 

Messieurs ,  je  suis  bien  aise  de  vous  annoncer  à  tous 
le  prochain  mariage  de  monsieur  le  baron  de  Feugères 
avec  madame  la  comtesse  de  Castenet. 

DA]VGEL. 

Eh  !  quoi  ?  madame  est  comtesse  !  Daignez  recevoir 
mon  compliment ,  mon  cher  d'Erlange. 

LE    ROI. 

On  m'a  dit,  monsieur  Dangel,  que  vous  veniez  de 
fonder  une  pension  à  votre  sœur;  il  a  fallu  un  peu  de 
peine  pour  vous  en  aviser.  Vous  lui  tiendrez  compte 
des  arrérages  depuis  la  mort  de  votre  père ,  n'est-il 
pas  vrai? 


SCENE  XXVL  395 

DANGEL. 

Certainement ,  sire ,  tout  ce  qui  plaira  à  votre 
majesté. 

LE    ROI. 

Alors,  moi,  je  vous  tiendrai  compte  de  votre  bonne 
conduite  envers  elle. 

SCÈNE    XXVL 

D'ERLANGE,  Du  LAURENS ,  Le  ROI,  SULLY, 
Madame  de  CASïENET,  FEUGÈRES,  DANGEL, 
BERINGHEN;  courtisans. 

beringhen. 
Sire,  messieurs  Yilleroi ,  Silleri  et  Jeannin  attendent 
les  ordres  de  votre  majesté. 

le    ROI. 

Nous  allons  les  joindre.  J'ai  passé  une  heureuse 
matinée.  J'ai  fait  une  bonne  chasse.  Je  me  porte  bien. 
Tout  en  me  jouant ,  j'ai  fait  un  bienfaisant  d'un  avare, 
j'ai  changé  l'orgueil  en  bienveillance ,  je  vous  ai  amenés 
à  vous  conduire  comme  vous  le  devez  pour  votre  hon- 
neur et  votre  bonheur,  j'ai  fait  vos  affaires,  je  vais 
faire  les  miennes  qui  sont  encore  les  vôtres,  puisqu'il 
s'agit  des  intérêts  de  mon  bon  peuple.  Venez ,  mon 
ami  Rosny,  que  j'aime  bien. 

DU    LAUREKS. 

Vive  le  prince  qui  s'amuse  ainsi  ! 

d'erlange,  avec  tout  le  inonde. 
Oh  !  le  grand  roi ,  le  bon  roi  ! 

(0/z  bat  aux  champs^ 

FIJN    DE    LA    PIÈCE. 


VANGLAS, 


ou 


LES  ANCIENS   AMIS, 

COMÉDIE  EN   CINQ   ACTES    ET   EN    PROSE, 

Représentée  pour  a  première  fois  le  a  8  août  1 8 1 7 


PRÉFACE. 


Je  ne  sais  si  les  autres  auteurs  me  ressemblent.  Mais 
quand  une  idée  que  je  crois  bonne  m'est  survenue ,  je 
ne  l'abandonne  pas  sans  l'avoir  envisagée  sous  tous  les 
aspects  ;  même  en  voulant  m'en  éloigner ,  je  suis  entraîné 
à  y  revenir  et  je  me  trouve  presque  malgré  moi,  avoir 
composé  plusieurs  ouvrages  sur  le  même  sujet.  C'est 
ainsi  qu'ayant  été  frappé  dans  ma  jeunesse  de  l'idée  qu'il 
y  avait  plus  d'une  bonne  comédie  à  faire  sur  les  vers 
d'Horace,  qui  peignent  si  bien  les  passions,  et  les  habi- 
tudes de  chaque  âge  de  la  vie ,  j'essayai  de  représenter 
les  passions  de  la  jeunesse  dans  Uentrée  dans  le  Monde , 
celles  de  l'âge  mûr  dans  le  Mari  Ambitieux ,  et  que  j'ai 
fait  le  roman  di  Eugène  et  Guillaume  où  j'essaye  de  mon- 
trer les  variations  qu'éprouvent  le  caractère  et  les  senti- 
ments de  deux  personnages  pris  depuis  l'enfance  jusqu'à 
la  vieillesse.  C'est  ainsi  que  j'ai  encouru  le  reproche  d'a- 
voir refait  plus  d'une  fois  les  Marionnettes  ;  c'est  ainsi 
que ,  depuis  Boulanville ,  poursuivi  pour  ainsi  dire  par 
l'idée  de  mettre  en  scène  les  effets  produits  par  les  ré- 
putations bonnes  ou  mauvaises,  fausses  ou  vraies,  ac- 
quises ou  usurpées  ,  je  fis  les  deux  Philibert  et  Vanglas. 
Dans  Boulanville^  c'est  un  homme  qui  ne  mérite  aucune 
des  deux  réputations  qu'on  lui  fait  5  dans  les  deux  Phili- 
bert, on  attribue  à  l'un  des  deux  frères  la  réputation  mé- 
ritée par  l'autre  frère.  Dans  Vanglas^  c'est  un  homme 
qui  mérite  à  la  fois  deux  réputations  contraires. 


4oo  PRÉFACE. 

Je  dînais  chez  un  ancien  avoué  tout  récemment 
nommé  juge  de  paix ,  et  qui  s'était  cru  obligé  de  célé- 
brer sa  nomination  par  un  repas  d'étiquette  où  il  avait 
invité  quelques  amis ,  les  personnes  qui  avaient  contribué 
à  le  faire  élire ,  et  deux  ou  trois  des  principaux  magistrats 
de  la  capitale.  Je  me  trouvai  placé  près  d'un  homme  que 
je  connaissais  pour  un  grand  amateur  de  comédie.  Il  me 
fit,  sur  ma  comédie  de  Boulannlle,  des  compliments 
bien  inattendus  ;  car  je  croyais  la  pièce  déjà  oubliée  de 
tout  le  monde.  Je  lui  racontai  qu'avant  de  commencer  la 
pièce,  j'avais  hésité  sur  la  question  de  savoir  si  je  présen- 
terais un  homme  ne  méritant  aucune  de  ses  deux  répu- 
tations ou  les  méritant  toutes  les  deux.  Tout  en  con- 
tinuant à  louer  la  physionomie  que  j'avais  donnée  à 
Boulanville ,  et  qui ,  selon  lui ,  aurait  pu  faire  une  jolie 
comédie  en  trois  actes ,  il  me  blâma  de  n'avoir  pas  pris 
le  parti  de  présenter  un  homme  qui  mérite  à  la  fois  ses 
deux  réputations.  Il  crut  voir  dans  cette  idée  le  germe 
d'une  grande  et  belle  comédie,  et,  pour  me  prouver 
qu'un  tel  homme  n'est  point  imaginaire  ;  qu'il  y  a  tel 
personnage  qui  tour-à-tour  est  bon  et  méchant,  tour-à- 
tour  fier  et  humble ,  sot  et  spirituel ,  despote  et  servile , 
en  un  mot,  rassemblant  en  lui  seul  plusieurs  contrastes, 
il  me  raconta  une  anecdote  sur  laquelle  j'ai  composé 
cette  comédie  de  Vanglas.  J'en  fus  frappé.  Elle  me  parut 
piquante,  morale  et  dramatique,  et  le  jour  même,  j'a- 
vais commencé  l'ouvrage. 

Plusieurs  journaux  parlèrent  de  Vanglas  comme  d'une 
de  mes  meilleures  comédies.  Des  amis  en  qui  j'ai  con- 
fiance en  ont  la  même  opinion  j  et  moi ,  je  pense  comme 


PRÉFACE.  4oi 

eux.  Il  ne  manque  à  l'ouvrage  selon  moi ,  qu'une  condi- 
tion que  semble  exiger  la  hauteur  du  sujet ,  c'est  d'être 
en  vers  ;  mais  il  aurait  fallu  qu'il  fût  en  bons  vers. 

La  pièce  eut  un  grand  succès  à  la  première  représen- 
tation. Aux  représentations  suivantes ,  elle  continua  d'être 
fort  applaudie  ;  mais  elle  n'attira  pas  l'affluence. 

Elle  a  pourtant  tous  les  éléments  de  grand  intérêt, 
qui  ont  valu  jadis  tant  de  succès  aux  drames ,  et  qui  font 
aujourd'hui  verser  tant  de  pleurs  aux  habitués  des  mé- 
lodrames :  un  proscrit ,  la  fille  du  proscrit,  une  accusation 
capitale,  le  proscrit  obligé  de  se  cacher,  et  toujours  en 
danger  d'être  découvert.  Mais  la  pièce  est  fondée  sur  le 
caractère  de  Vanglas  bien  plus  que  sur  le  danger  de  Saint- 
Phar.  Il  en  résulte  qu'on  est  plus  occupé  de  suivre  le 
développement  du  caractère  de  Vanglas ,  qu'on  n'est  in- 
téressé au  danger  de  Saint-Phar;  et  le  développement 
du  caractère  offrant  plutôt  des  vices  que  des  ridicules , 
la  pièce  qui  n'a  point  l'intérêt  du  drame ,  ne  peut  avoir 
que  le  degré  de  comique  qui  appartient  à  la  haute  co- 
médie ,  laquelle  n'est  pas  toujours  la  comédie  amusante. 

Il  y  a  beaucoup  de  personnages  ;  mais  tous  me  parais- 
sent assez  bien  imaginés ,  assez  bien  groupés  autour  du 
personnage  principal. 

J'aime  le  courageux  et  timide  Montgravier,  l'envieux 
Dervière,  quoiqu'il  ne  soit  qu'épisodique ,  le  brave  et 
honnête  Villeneuve,  madame  Vanglas  à -la -fois  bonne, 
étourdie  et  tout  naïvement  enchantée  de  la  fortune  de 
son  mari.  Le  secrétaire  et  les  valets  de  Vanglas ,  sont  bien 
ce  qu'ils  doivent  être.  Saint-Phar  et  sa  fille  ont  une  phy- 
sionomie trop  commune  au  théâtre.  Madame  Montgravier 
Tome  VIL  26 


4o2  PRÉFACE. 

donne  peut-être  un  peu  trop  une  couleur  de  commérage 
aux  scènes  où  elle  paraît ,  sur-tout  dans  les  derniers 
actes  ;  si  elle  ne  m'eût  été  nécessaire  pour  accompagner 
Clémence  chez  madame  Vanglas,  j'aurais  terminé  son 
rôle  au  premier  acte  où  elle  me  semble  représenter  d'une 
manière  assez  comique  tout  l'embarras,  toute  l'impor- 
tance d'une  bourgeoise  qui  reçoit  un  grand.  Le  jeune 
subdélégué  et  sa  femme,  me  paraissent  une  heureuse 
création.  Grâce  à  eux,  on  porte  encore  quelque  intérêt  à 
Vanglas.  Grâce  à  leur  juste  et  vive  reconnaissance ,  je 
peux  au  dénouement  faire  goûter  à  Vanglas  une  conso- 
lation méritée  au  moment  où  il  est  accablé  par  une  dis- 
grâce également  méritée. 

Le  caractère  principal  forme  à  lui  seul  toute  la  marche , 
toute  l'intrigue,  toute  la  charpente  de  la  pièce  ;  et  je  crois 
que  c'est  un  mérite.  Ce  caractère ,  annoncé  d'une  manière 
piquante  par  les  trois  portraits  qu'on  en  fait  avant  que 
le  personnage  paraisse ,  me  semble  ensuite  développé  de- 
puis le  premier  acte  jusqu'au  dernier  avec  une  juste  et 
dramatique  gradation. 

Dans  les  deux  premiers  actes  c'est  un  mélange  de  fa- 
tuité,  de  bonhomie,  de  légèreté,  d'ambition,  d'avidité, 
de  vraie  sensibilité,  de  vanité  et  de  bonne  philosophie. 
Qu'on  me  pardonne  de  me  donner  des  louanges  ;  je  ne 
peux  mériter  que  celle  d'avoir  été  bon  copiste  :  car  j'ai 
vu,  j'ai  entendu  toutes  les  scènes,  tous  les  traits,  tous  les 
mots. 

Je  m'applaudis  d'avoir  commencé  le  troisième  acte  par 
un  mouvement  généreux  de  Vanglas.  On  en  supportera 
avec  moins  de  peine  la  mauvaise  action  qu'il  va  com- 
mettre. C'est  la   péripétie  de  ce  troisième  acte ,  c'est  le 


PRÉFACE.  4o3 

moment  où  Yanglas  se  décide  à  faire  un  mémoire  contre 
l'homme  à  qui  il  vient  d'offrir  un  asyle ,  qui  me  semblent 
ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  l'ouvrage.  Son  hésitation ,  sa 
résolution  me  semblent  une  peinture  vraie  et  bonne  du 
cœur  humain.  Dans  l'anecdote,  le  personnage  n'est  pas 
seul,  quand  il  se  plaint  que  son  protecteur  veuille  l'avilir, 
et  il  peut  y  avoir  une  sorte  d'hypocrisie.  Ici ,  il  se  parle 
à  lui-même,  et  l'on  doit  croire  à  sa  sincérité.  J'ai  été 
long -temps  l'ennemi  des  monologues  et  des  a  parte. 
J'avais  remarqué  que  Molière  n'avait  ni  a  parte  ni  mo- 
nologues dans  ses  trois  grands  chefs-d'œuvre ,  le  Tartufe  ^ 
le  Misantrope ,  et  les  Femmes  Savantes.  Je  reste  brouillé 
avec  les  a  parte  ,  tout  en  convenant  qu'ils  sont  quelque- 
fois indispensables.  Je  ne  suis  pas  encore  réconcilié  avec 
tous  les  monologues.  Mais  avouez  que  nous  avons  dans 
notre  théâtre  des  beautés  d'un  ordre  supérieur  dont 
nous  ne  jouirions  pas,  si  nos  grands  poètes  s'étaient  in- 
terdit le  monologue.  Quoi  de  plus  beau  que  le  mono- 
logue du  Malade  Imaginaire ,  celui  de  V Avare ^  celui  du 
poète  dans  la  Métromanie;  et  en  tragédie,  les  Stances  du 
Cidj  le  monologue  d'Auguste  et  tant  d'autres.  Seul,  on  ne 
parle  pas ,  mais  on  pense  ,  on  se  passionne ,  on  délibère  ; 
eh  bien  !  faites-vous  illusion,  et  remerciez  au  lieu  de  le  blâ- 
mer, l'auteur  qui,  pour  vous  peindi-e  ce  qui  se  passe  dans 
l'ame  d'un  personnage ,  vous  fait  entendre ,  à  l'aide  d'un 
monologue,  sa  pensée,  sa  passion,  sa  délibération,  sa 
conversation ,  son  dialogue  avec  lui-même.  Qu'un  confi- 
dent serait  un  froid  interlocuteur  en  comparaison  de 
l'homme  qui  reçoit  ses  propres  confidences ,  qui  répond 
aux  questions  qu'il  s'est  faites  !  Je  crois  que  j'ai  bien  fait 

26, 


4o4  PRÉFACE. 

de  ne  faire,  pour  ainsi  dire,  qu'un  long  monologue  de  la 
fin  de  mon  troisième  acte. 

Le  double  caiactère  de  Vanglas  se  soutient  au  qua- 
trième acte.  Il  est  dans  la  crise.  Ses  combats,  ses  an- 
.ifoisses  me  semblent  bien  exprimés.  Le  moment  où,  d'une 
main ,  il  remet  le  mémoire  contre  Saint-Pbar ,  tandis  que 
de  l'autre  il  donne  la  clef  de  l'appartement  qui  va  servir 
d'asyle  à  son  ami,  est  ce  qui  a  été  le  plus  goûté  dans  la 
pièce  :  c'est  bien;  mais  ce  n'est  qu'un  jeu  de  théâtre, 
une  situation  de  drame.  La  fin  du  troisième  acte  me  pa- 
raît une  scène  de  bonne  comédie. 

Au  cinquième  acte,  il  y  a  plutôt  le  résultat  que  le  dé- 
veloppement du  caractère.  Il  en  doit  être  ainsi.  Vanglas 
y  subit  la  peine  de  sa  mauvaise  action ,  et  y  reçoit  le 
prix  de  ce  qu'il  a  fait  de  bien. 

Vanglas ,  cherchant  à  se  justifier  à  ses  yeux,  est  encore 
un  homme  qui  capitule  avec  sa  conscience;  mais  il  ne 
s'agit  pas  ici  de  s'approprier  de  l'argent  trouvé  :  il  paraît 
moins  vil,  et  cependant  quoi  de  plus  monstrueux  que 
d'appeler  la  peine  capitale  sur  la  tête  d'un  ami  ! 

Je  crus  devoir  placer  l'action  au  temps  de  la  régence 
pour  dépayser  le  public  sur  l'anecdote.  Je  ne  m'attendais 
pas  que  la  censure ,  établie  près  de  nos  théâtres ,  me  re- 
trancherait tous  les  traits  qui  peignaient  cette  époque; 
que  par  exemple  il  me  serait  interdit  de  parler  du  régent 
ou  en  bien,  ou  en  mal;  et  que  ces  retranchements  me 
vaudraient  le  reproche  de  n'avoir  pas  été  un  peintre 
assez  fidèle ,  ou  assez  piquant  des  moeurs  de  la  régence  *. 
La  régence  n'est  dans  ma  pièce,  qu'une  époque  choi- 

*  J'ai  cru  devoir  rétablir  plusieurs  mots ,  et  une  scène  du  second  acte , 
qui  était  supprimés  à  la  représentation. 


PRÉFACE.  4o5 

sie.  Je  n'ai  pas  voulu  en  faire  le  tableau.  11  a  pu  se  ren- 
contrer, il  s'est  rencontré  sans  doute  pendant  la  ré- 
gence des  hommes  comme  Vanglas;  mais  il  me  semble 
que  ce  personnage  a  une  physionomie  plus  moderne.  C'est 
de  notre  temps  que  les  modèles  s'en  sont  multipliés  ; 
c'est  de  notre  temps  sur -tout  qu'on  a  vu  des  hommes 
doués  d'un  vrai  talent,  d'une  grande  facilité  de  travail, 
d'un  bon  cœur ,  d'excellentes  intentions ,  mais  dévorés 
d'ambition,  gonflés  de  vanité,  aimant  avec  fureur  le 
faste  et  les  plaisirs ,  fort  avides  non  pour  amasser ,  mais 
pour  briller  et  dépenser,  devant  leur  état  et  leur  éclat 
à  nos  troubles  politiques ,  et  se  donnant  maladroitement 
les  ridicules  de  nos  grands  seigneurs  d'autrefois. 

La  veille  de  la  première  représentation,  un  de  mes 
amis  qui  était  enthousiasmé  de  l'ouvrage,  me  dit  en  se 
frottant  les  mains:  «  Il  me  semble  lire  après -demain, 
«  dans  les  journaux  :  L'auteur  vient  de  mettre  le  sceau  à 
«  sa  réputation... —  Quelle  erreur  »!  lui  répondis -je,  en 
l'interrompant,  «  pour  encourager  un  jeune  homme,  on 
«  lui  prodigue  des  louanges  souvent  exagérées  ;  on  se  ré- 
«  signe  à  consacrer  les  anciens  succès  d'un  vieillard  :  mais 
«  un  homme  dans  la  force  de  l'âge  !  il  pourra  bien  encore 
«  arracher  quelques  succès  ;  mais  par  combien  de  criti- 
«  ques  amères  ^  et  même  injurieuses ,  ne  les  lui  fera-t-on 
«  pas  payer.  >>  C'est  ce  qui  m'est  arrivé ,  c'est  ce  qui  ne 
pouvait  manquer  de  m' arriver  ,  à  moi  sur -tout,  pauvre 
directeur  de  comédie ,  obligé  par  métier  d'être  en  per- 
pétuel contact  avec  les  intérêts  et  les  vanités  les  plus 
irritables.  Pour  être  loué  d'abondance  de  cœur,  il  faut 
être  jeune  homme,  ou  septuagénaire.  J'ai  joui  delà  pre- 


4o6  PRÉFACE. 

mière  époque;  j'attends  la  seconde,  avec  quelqu'espoir  et 
beaucoup  de  crainte. 


PERSONNAGES. 

VAN  GLAS,  homme  en  place  sous  le  cardinal  Dubois. 

Madame  VANGLAS. 

VILLENEUVE,        ^ 

SAINT-PHAR , 

MONTGRAVIER  ,    }   amis  de  Vanglas. 

DERVIÈRE , 

MILCOUR , 

Madame  MONTGRAVIER. 

CLÉMENCE,  fille  de  Saint-Phar. 
DURAND  ,  secrétaire  de  Vanglas. 
FRANCOEUR ,  vieux  domestique  de  Saint-Phar. 
LEBRUN,  valet-de-chambre  de  Vanglas. 
SAINT-GERMAIN,  valet  de  Vanglas. 
LA  PIERRE ,  valet  de  Montgravier. 
DÉSORMEAUX  ,  protégé  de  Vanglas. 
Madame  DÉSORMEAUX. 

Madame  GERNANCE  ,  ancienne  amie  de  Vanglas. 
Un  HUISSIER  du  cabinet  du  cardinal. 
Mademoiselle  GERNANCE. 
Le  Duc   de  CRESNY, 
Amis  et  convives  de  Montgravier  j 
et  de  Vanglas. 

La  scène  se  passe  à  Paris,  sous  la  régence. 


Personnages  muets. 


LES 

ANCIENS  AMIS. 


ACTE    PREMIER. 

Il  se  passe  chez  Montgravier. 

Le  théâtre  re2)résente  le  salon  d'un  riche  bourgeois  du  temps. 


SCENE  I. 

MONTGRAVIER,   SAINT -PHAR,   CLÉMENCE, 
Madame  MONTGRAVIER. 

MONTGRAVIER,  entrant  en  scène  avec  Saint- Phar 
et  Clémence. 

JliH  !  La  Pierre;  qu'on  avertisse  madame.  Dites-lui  que 
c'est  notre  cousin ,  notre  ami ,  le  bon  Saint  -  Phar  qui 
nous  arrive. 

MADAME  MONTGRAVIER,  arrivant  d'iui  autre  côté. 

Est -il  vrai?  Monsieur  de  Saint-Phar  à  Paris,  avec 
sa  fille! 

SAINT-PHAR. 

Oui ,  mes  chers  amis ,  c'est  moi-même ,  et  c'est  pour 
ma  Clémence  que  j'ai  fait  le  voyage.  H  y  a  six  mois 
qu'elle  est  sortie  du  couvent  et  qu'elle  m'aide  à  faire  les 
honneurs  de  ma  maison 


4o8  LES  ANCIENS  AMIS. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Oui  ;  étant  commandant  pour  le  roi  dans  votre  petite 
ville,  vous  y  tenez  un  grand  état. 

SAIJXTT-PHAR. 

Elle  brûlait  du  désir  de  voir  Paris  ;  je  me  suis  décidé 
tout  d'un  coup,  et  je  viens  loger  chez  toi,  mon  cher 
Montgravier.  J'aurais  pu  vous  prévenir ,  j'ai  mieux  aimé 
vous  surprendre. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Aimable  surprise  !  L'appartement  que  vous  occupiez 
à  votre  dernier  voyage  est  tout  prêt.  Vous  êtes  donc 
bien  contente  d'être  à  Paris ,  ma  belle  demoiselle  ? 

CLÉMENCE. 

N'était -il  pas  naturel  que  je  fusse  curieuse  de  faire 
connaissance  avec  les  amis  que  mon  père  y  a  laissés, 
sur-tout  avec  de  bons  parents  comme  monsieur  et  ma- 
dame Montgravier? 

MONTGRAVIER. 

Trop  heureux  de  lui  rendre  l'accueil  qu'il  me  fit, 
lorsqu'il  y  a  trois  ans  j'allai  le  voir  dans  sa  citadelle  ! 

SCÈNE  II. 

MONTGRAVIER,  SAINT  -  PHAR  ,  CLÉMENCE, 
Madame  MONTGRAVIER,  FRANCOEUR. 

FRANC  OEUR,  chargé  de  paquets  de  vojage. 
Mon  commandant,  voici  tous  vos  effets. 

MONTGRAVIER. 

Et  tu  as  toujours  le  vieux  Francœur  à  ton  service  ? 

CLÉMENCE. 

Toujours, 


ACTE  I,  SCÈNE  IL  409 

SAINT-PHAR. 

Il  ne  nous  quittera  pas. 

FRANCOEUR. 

Jamais ,  mon  commandant. 

SAIFT-PHAR. 

Nous  avons  fait  la  guerre  ensemble  ;  il  est  juste  que 
nous  jouissions  ensemble  du  repos. 

MONTGRAViER,  appelant. 

La  Pierre.  [A  Saint- Phar.)  Tu  arrives  bien.  Nous 
avons  du  monde,  beaucoup  de  monde  à  souper  au- 
jourd'hui. 

SAIWT-PHAR. 

Beaucoup  de  monde  ! 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Mon  Dieu ,  oui  ;  et  cela  me  donne  une  peine ,  un 
embarras  ! 

SAINT-PHAR,  à  part. 
Diable  ! 

MONTGRAVIER. 

Oh!  des  amis,  de  bons  amis.  Tu  les  connais  tous. 
MADAME  MONTGRAViER ,  CL  La  Pierre  qui  est  entité. 
La  Pierre,  conduisez  Francœur. 

FRAiYCOEUR,  bas  CL  Saùit-Pkar. 
Je  vous  en  préviens,  mon  commandant,  il  faudra 
qu'ils  m'emmènent  avec  vous  à  la  Bastille. 
SAIWT-PHAR,  bas  à  Francœur. 
Silence ,  devant  ma  fille  sur-tout. 

FRANC OEUR,  de  même. 
Vous  avez  raison;  mais  vous,  point  d'imprudence. 
(//  sort  cLvec  La  Pierre^) 


4io  LES  ANCIENS  AMIS. 


SCENE   IIL 

MONTGRAYIER ,  SAINT  -  PHAR  ,  CLÉMENCE  , 
Madame  MONTGRAVIER. 

MOiyTGRAViER ,  à  lin  autre  laquais  qui  est  entré  en 
même  temps  que  La  Pierre. 
Il  n'y  a  pas  assez  de  bougies  dans  la  salle  à  manger. 
Mettez  tous  les  vins  à  la  glace.  Doit -on  rien  négliger 
quand  on  a  le  bonheur  de  recevoir  un  protecteur ,  un 
homme  puissant ,  un  homme  en  crédit  comme  monsieur 
de  Vanglas. 

SAIINT-PHAR. 

Qui  ?  Le  petit  Vanglas  que  j'ai  laissé  commis  à  la 
guerre  sous  Chamillard  ? 

MONTGRAVIER. 

Le  petit  Vanglas  est  aujourd'hui  un  des  personnages 
les  plus  importants  du  royaume.  Il  a  trois  ou  quatre 
grands  emplois.  Il  est  l'agent,  le  favori,  le  bras  droit  du 
ministre ,  de  ce  bon  abbé  Dubois. 

SAINT-PHAR. 

De  ce  bon  abbé  Dubois  !  [A  part.^  Morbleu  !  pour- 
quoi suis  -  je  venu  me  loger  ici  !  (  Haut.  )  Tu  n'as  pas 
perdu  l'habitude  de  donner  aux  gens  des  épithètes 
honorables. 

MONTGRAVIER. 

Et  moi,  mon  cher  Saint -Phar,  tu  sais  que  je  me 
suis  jeté  dans  la  finance;  je  suis  l'agent,  le  favori,  le 
confident  intime,  et  l'homme  d'affaires  de  l'estimable 
monsieur  de  Vanglas. 


ACTE  1,   SCÈNE   III.  4ii 

SAINT-PHAR. 

Toi  !  {A  part.)  Voilà  de  mes  étourderies  ordinaires  ! 

MONTGRA  VIER. 

Il  y  avait  long-temps  que  je  sollicitais  monsieur  de 
Vanglas  de  venir  visiter  ma  demeure. 

MADAME    MONTGRAVIElî. 

Il  a  enfin  accepté  pour  aujourd'hui. 

MONTGRAVIER. 

Et  avec  une  grâce ,  une  bonté  !  Il  a  voulu  choisir 
lui-même  les  convives  :  il  se  fait  un  plaisir  de  se  re- 
trouver chez  moi  avec  ses  anciens  amis ,  les  amis  de  sa 
jeunesse.  Il  regrettait  que  tu  n'en  fusses  pas. 

SA1FT-PHA.R. 

Vraiment  ? 

MONTGRAVIER. 

Oui.  Te  voilà,  et  la  réunion  sera  complète. 

SAINT-PHAR,  h  part. 
S'il  est  resté  mon  ami,  j'ai  peut-être  bien  fait.  (Haut.) 
Comme  tu  dis,  j'arrive  à  merveille. 

MONTGRAVIER. 

Nous  aurons  le  brave  Dervière,  l'honnête  Milcour, 
l'aimable  madame  Gernance,  que  Vanglas  a  manque 
d'épouser  ;  le  bon  Villeneuve  ! 

SAiNT-PHAR,  virement. 

Ah  !  mon  cher  Villeneuve  ! 

CLÉMENCE. 

Son  fils,  monsieur  Eugène,  vient-il  avec  lui? 

MONTGRAVIER. 

Non  ;  il  est  à  sa  garnison. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Vous  connaissez  son  fils  ? 


4i2  LES  ANCIENS  AMIS. 

CLÉMENCE. 

A  son  retour  d'Allemagne  il  est  venu  voir  mon  père. 

SAiNT-PHAR,  a  part. 
Attendons  Villeneuve. 

MONTGRAVIER. 

Monsieur  de  Vanglas  m'a  bien  promis  qu'il  serait  ici 
avant  neuf  heures. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Je  cours  achever  ma  toilette.  Il  faut  songer  à  la 
vôtre,  ma  petite  cousine.  Il  est  bien  flatteur  de  recevoir 
ces  grands  personnages  ;  mais  on  a  une  telle  crainte  de 
manquer  à  quelque  chose  de  ce  qui  leur  est  dû. 

MONTGRAVIER. 

Allons  donc ,  madame  Montgravier ,  un  peu  de  con- 
fiance en  vous-même.  vSongez  que  je  vais  demander  à 
Vanglas  la  permission  de  vous  présenter  dès  demain 
à  sa  femme.  C'est  une  demoiselle  de  très-grande  qua- 
lité; elle  a  été  élevée  à  Saint-Cyr.  Vous  irez  avec  ma- 
dame Montgravier,  ma  chère  cousine.  La  maison  de 
Vanglas  est  le  rendez-vous  de  tous  les  plaisirs. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Ah!  oui,  tous  les  jours,  des  fêtes,  des  bals,  des 
concerts.  Ces  gens-là  sont  bien  heureux ,  ils  ne  songent 
qu'à  s'amuser. 

MONTGRAVIER. 

Tout  le  monde  s'amuse  ,  dans  ce  bon  temps  de  la 
régence. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Venez,  venez,  ma  chère  enfant. 

CLÉMENCE. 

Ah  !  mon  père  ,  que  je  vous  sais  gré  de  m'avoir 
amenée  à  Paris! 

{Elle  son  avec  madame  Montgravier.) 


ACTE  I,  SCENE  IV.  /|i3 

SCÈNE  IV. 

SAINT-PHAR,  MONTGRAVIER/ 

SAiNT-PHAR,  regardant  sortir  sa  fille,  et  a  part. 

Pauvre  Clémence!  si  elle   savait Interrogeons 

Montgravier.  (^Flaut ,  h  Montgrauier.^  Ce  souper  est 
une  grande  affaire  pour  ta  femme  ? 

MONTGRAVIER. 

Oui  sans  doute ,  et  pour  moi  et  pour  tous  nos  amis  : 
aussi  ont -ils  tous  regardé  mon  invitation  comme  un 
bienfait;  Villeneuve  lui-même  qui,  comme  tu  sais,  vit 
dans  la  retraite,  sans  état,  sans  ambition,  à  ce  qu'il 
dit ,  et  que  nous  appelons  encore  le  misanthrope ,  parce 
qu'il  est  toujours  goguenard  quand  il  n'est  pas  de 
mauvaise  humeur. 

SAINT-PHAR. 

Connais  mieux  Villeneuve.  Ne  voulant  rien  pour 
lui,  prêt  à  tout  faire  pour  les  autres,  je  l'ai  vu  recher- 
cher, courtiser  même  les  grands  et  les  gens  en  place 
dès  qu'il  s'agissait  d'obtenir  justice  ou  faveur  pour  un 
honnête  homme. 

MONTGRAVIER. 

Aussi  quelques  gens  prétendent-ils  que ,  sous  ce  man- 
teau philosophique ,  il  est  passablement  intrigant. 

SAINT-PHAR. 

Puisse  tout  le  monde  intriguer  de  la  sorte!  Revenons 
à  Vanglas.  Il  était  dévot  du  temps  du  feu  roi. 

MONTGRAVIER. 

Il  ne  l'est  plus. 


4j4  les  anciens  amis. 

SAIMT-PHAPi. 

Ah  !  oui ,  sous  la  régence. 

MONTGRAVIER. 

Ecoute.  Tu  ne  l'as  jamais  vu  ni  intolérant  ni  super- 
stitieux. Eh  bien  !  aujourd'hui  il  n'est  ni  libertin  ni 
impie;  il  a  les  mœurs  du  jour,  avec  mesure,  avec  dé- 
cence. Il  est  rempli  d'égards  pour  sa  femme.  C'est  un 
homme    à  talent,  un    homme  d'esprit;  tranchons  le 
mot,  un  homme  de  génie.  T'en  souviens-tu  ?  quand  je  le 
vovais  rêveur  et  pensif  au  milieu  de  nos  réunions ,  je 
vous  disais  :  Le  bon  Vanglas  ira  plus  loin  que  nous  ; 
cela  n'a  pas  manqué.  Jamais  dur,  jamais  fier,  toujours 
obligeant,  il  a  cherché  et  il   est  parvenu  à  faire  une 
grande  fortune,  parce  qu'il  aime  à  jouir,  parce  qu'il 
tient  un  rang  qui  demande  de  l'éclat,  de  la  représen- 
tation :  cette  fortune!  il  la  doit  à  ses  travaux,  à  son 
intelligence ,  à  d'honnêtes  spéculations  pour  lesquelles 
il  s'est  servi  de  mon  ministère.  Moi  qui  fais  toutes  ses 
affaires,  je  sais  combien  elle   est  acquise  loyalement. 
Jamais  il  n'a  songé  à  faire  trafic  de  son  crédit  ;  ah  ! 
Dieu  !  il  a  sur  cet  article  une  délicatesse  qui  va  jusqu'au 
scrupule  :  et  il  ne  faut  pas  croire  qu'il  adopte  aveuglé- 
ment et  en  serviteur  soumis  tout  ce  que  lui  propose  le 
ministre  ;  il   sait  lui  résister  avec  respect ,  mais  avec 
fermeté,  en  homme  d'honneur.  Mais  ce  que  j'aime  sur- 
tout en  ce  bon  Vanglas ,  c'est  sa  constance  pour  ses 
anciens  amis.  Il  les  sert  avec  un  zèle,  il  les  défend  avec 
un  courage,  une  opiniâtreté L'amitié  est  un  senti- 
ment qu'il  pousse  jusqu'au  fanatisme.  Un  ancien  ami 
est  pour  lui  un  être  sacré  qu'il  se  plaît  à  couvrir  de  sa 
protection.    Laborieux    et   homme    de    plaisir ,    aussi 
aimable  dans  le  monde  que  profond  dans  le  cabinet, 
charmant  auprès  des  dames,  affable  et  bon  pour  les 


ACTE  I,  SCENE  V.  4i5 

petits ,  loyal  et  sûr  pour  ses  égaux ,  ferme  et  noble  avec 
les  grands.  Voilà  quel  est  Vanglas. 

SAINT-PHAR. 

Vive  Dieu  !  s'il  est  ainsi ,  je  suis  charmé  de  me 
trouver  avec  lui. 

M  ONT  GRAVIER. 

Veux-tu  quelque  grâce,  de  l'avancement,  un  emploi 
plus  considérable  ?  L'affaire  est  faite ,  pour  peu  qu'elle 
dépende  de  lui.  Nous  pourrons  lui  en  parler  ce  soir; 
et  demain ,  pour  qu'il  s'en  souvienne ,  nous  remettrons 
un  mot  d'écrit  au  petit  Durand,  son  secrétaire,  avec 
qui  je  suis  fort  bien.  Le  valet-de-chambre  est  aussi  mon 
ami  et  ne  manque  jamais  de  m'avertir  quand  son  maître 
est  de  bonne  humeur. 

SCÈNE  V. 

SAINT -PHAR,  MONTGRAVIER,  DERVIÈRE. 

DERViÈRE,  dans  la  coulisse. 
Eh!  non,  ne  m'annoncez  pas  ;  je  ne  suis  pas  monsieur 
de  Vanglas. 

MONTGRAVIER. 

C'est  Dervière.  J'étais  sûr  qu'il  arriverait  un  des 
premiers. 

DERVIÈRE,  entrant  en  scène. 
Bonsoir,  Montgravier.   Que  vois- je?  Saint-Pharl 

MOWTGRAVIER. 

Il  arrive  à  l'instant  même. 

DERVIÈRE. 

Je  suis  ravi  qu'il  soit  des  nôtres.  {^A  part.^  Encore 
un  homme  heureux.  Il  est  placé  et  moi....  (Haut.)  Or 


4i6  LES  ANCIENS  AMIS, 

çà,  mon  cher  Montgravier,  ce  n'est  donc  pas  une 
plaisanterie  ;  vous  avez  réellement  monsieur  de  Tanglas 
à  souper? 

MONTGRAVIER,  en  se  rengorgeant. 
Très-réellement,  mon  bon  ami. 

DERVIÈRE. 

C'est  une  grande  faveur  qu'il  vous  accorde. 

MONTGRAVIER. 

Pardon,  mes  amis,  j'ai  encore  quelques  ordres  à 
donner;  causez,  causez  ensemble....  Vous  verrez,  vous 
verrez  comme  ce  bon  Yanglas  sera  aimable  pour  nous 
tous. 

{Il  sort.) 

SCÈNE  VI. 

SAINT-PHAR,  DERVIÈRE. 

DERVIÈRE. 

Je  le  souhaite.  Qu'en  dites- vous ,  Saint- Phar  ?  Vous 
seriez-vous  douté  autrefois  que  nous  nous  trouverions 
honorés  de  souper  avec  monsieur  de  Vanglas  ?  Il  arrive 
de  singulières  choses  dans  ce  monde. 

SAINT-PHAR. 

Oh!  ici,  c'est  tout  simple;  un  vrai  talent,  des  cir- 
constances heureuses 

DERVIÈRE. 

Très -heureuses ,  en  effet. 

SAINT-PHAR. 

Je  me  félicite  de  le  voir,  puisqu'il  fait  un  si  bon 
usage  de  sa  fortune. 


ACTE  I,   SCENE  VI.  417 

DERVIÈRE. 

Oh  !  sans  doute,  un  très-bon  usage...  pour  lui-même 
et  pour  ses  créatures, 

SAINT-PH  AR. 

Qu'est  -  ce  ?  Vous  ne  semblez  pas  émerveillé  de  son 
mérite, 

DERVIÈRE. 

Pardonnez-moi.  Du  mérite?...  il  en  a  beaucoup. 

SAINT-PHAR. 

Douteriez-vous  de  sa  probité  ? 

DERVIÈRE. 

Pas  du  tout.  Sa  probité?...  C'est  un  honnête  homme; 
mais 

SAINT-PHAR. 

Quoi?  mais. 

DERVIÈRE. 

Tenez ,  mon  cher  Saint-Phar ,  nous  nous  connaissons 
depuis  long-temps,  et  je  puis  me  confier  à  vous.  Ah! 
mon  ami,  quelle  misère  que  cette  vie  !  Quand  je  pense 
que  moi  qui  ai  des  droits ,  voilà  dix  ans  que  je  sollicite 
sans  pouvoir  rien  obtenir.  Parce  que ,  dans  un  moment 
d'humeur ,  j'ai  donné  ma  démission ,  on  me  rebute. 
Certes ,  il  y  a  des  hommes  fort  dignes  de  la  place  qu'ils 
occupent,  vous,  par  exemple,  sans  flatterie;  mais  tout 
le  monde  ne  vous  ressemble  pas. 

SAlNT-PHAR. 

Est-ce  que  vous  croiriez  que  Vanglas? 

DERVIÈRE. 

Vanglas {Regardant  si  personne  ne  l' écoute.)  Il 

n'y  a  personne.  Avez -vous  un  cadeau  à  offrir  à  son 
secrétaire?   quelques-uns  disent  à  lui,  mais  je  ne  le 
crois  pas.  Etes-vous  protégé  par  un  duc  ou  un  prince 
Tome  VII.  2  y 


4i8  LES  ANCIENS  AMIS. 

dont  il  ait  besoin  ?  Avez- vous  une  jolie  femme  qui  s'in- 
téresse à  vous?  Oh!  alors  vous  êtes  sûr  du  succès.  Mais 
n'avez -vous  que  vos  talents,  la  justice  et  votre  bon 
droit?  oh!  ma  foi,  votre  affaire  est  bien  aventurée. 
Esclave  empressé  du  ministre,  allant  même  au-delà  de 
ses  ordres  pour  mieux  faire  sa  cour ,  fier  et  sans  pitié 
avec  tous  les  autres ,  toujours  impertinent,  même  quand 
il  veut  faire  le  bon  homme ,  il  sacrifierait  à  lui-même , 
à  lui  seul ,  ses  amis ,  sa  famille  ,  sa  femme  qu'il  ne  rend 
pas  très-heureuse ,  m'a-t-on  dit ,  quoiqu'il  fasse  le  sen- 
sible devant  le  monde. 

SAINT-PHAR. 

Mais  cependant  ce  souper  d'aujourd'hui  oii  il  ne 
veut  être  entouré  que  de  vrais  amis.... 

DERVIÈRE. 

C'est  un  caprice  qui  lui  prend  pour  la  première  fois, 
depuis  qu'il  est  en  place.  Puisqu'il  était  si  curieux  de 
nous  réunir,  n'était -il  pas  plus  convenable  de  nous 
inviter  chez  lui  que  de  nous  faire  venir  chez  un  autre  ? 
Montgravier  vous  en  aura  parlé  tout  autrement  ;  Mont- 
gravier  est  tout  fier  de  le  recevoir,  et  puis,  Vanglas 
s'en  est  servi  pour  des  affaires  d'agiotage  ;  c'est  une  rage 
depuis  ce  système  de  Law.  Yous  me  demanderez  pour- 
quoi, pensant  de  la  sorte,  je  viens  souper  ici.  Ma  foi, 
mon  cher,  ce  Vanglas  dispose  de  son  ministre,  le 
ministre  dispose  du  régent,  je  crains  de  lui  rompre  en 
visière.  Cela  me  coûte  à  moi,  l'ennemi  déclaré  de  la 
brigue  et  de  la  flatterie,  et  toujours  libre  et  indépen- 
dant dans  mes  discours. 

SAINT-PHAR. 

Vous  m'étonnez;  quoi?  Vanglas.... 

DERVIÈRE. 

Oh!  j'ai  peut-être  été  un  peu  trop  loin  :  il  y  a  sans 


ACTE   I,  SCENE  VIL  419 

doute  bien  des  faussetés ,  bien  des  calomnies  dans  ce 
qu'on  m'a  dit  de  lui;  car  moi  je  n'invente  rien,  je  ré- 
pète ce  que  j'ai  entendu.  Souvenez-vous  bien  que  tout 
cela  ne  vient  pas  de  moi.  Je  me  suis  résigné  à  vivre 
tranquille,  loin  des  affaires....  Il  paraît  que  c'est  un 
parti  pris  de  ne  pas  m'employer....  (^Tirant  un  papier 

de  sa  poche.  ^)  Si  Vanglas  était  un  autre  homme 

Voilà  le  quinzième  placet,  tant  à  lui  qu'à  d'autres.... 
Je  ne  remettrai  pas  celui-là....  Eh  mais!...  J'ai  oublié 
de  faire  mention....  Permettez  que  je  vous  quitte  un 
instant,  je  vais  écrire  dans  le  cabinet  de  Montgra- 
vier.  (^Haiit.)  Je  ne  vous  laisse  pas  seul;  voici  Ville- 
neuve. (Il  sort.) 

SAINT-PHAR,    seul. 

Villeneuve  !  ah  !  grâce  au  ciel ,  il  ne  me  trompera 
pas  celui-là,  et  je  vais  sortir  de  mon  incertitude. 

SCÈNE   VIL 

SAINT-PHAR,    VILLENEUVE. 

VILLENEUVE. 

Il  est  donc  vrai?  C'est  lui-même!  Mon  cher  Saint- 
Phar! 

SAINT-PHAR,  en  l'embrassant. 
Mon  cher  Villeneuve  !  Voilà  mon  véritable  ami  ! 

VILLENEUVE. 

Quel  heureux  hasard  t'amène  à  Paris?  Ta  fille  est 
avec  toi?  Quel  éloge  mon  fils  m'a  fait  d'elle  à  son  re- 
tour! Il  faut  qu'il  vienne,  qu'il  obtienne  un  congé. 
Comme  il  se  loue  de  l'accueil  qu'il  a  reçu  de  toi! 
comme  il  est  épris  de  ta  Clémence! 

^7- 


420  LES  ANCIENS  AMIS. 

SAINT  -PH  AR. 

Et  je  peux  t'avouer  en  confidence  que  ma  fille  n'a 
pu  rester  insensible  au  mérite  de  ton  fils. 

VILLENEUVE. 

Quel  bonheur  de  voir  nos  enfants  si  bien  d'accord, 
pour  accomplir  les  doux  projets  que  nous  avons  for- 
més sur  eux  dès  leur  naissance!...  Il  fallait  venir  loger 
chez  moi. 

SAINT -PHAR. 

Montgravier  est  mon  parent;  à  tous  mes  voyages 
i'ai  demeuré  chez  lui.  Cette  fois  pourtant,  j'aurais  peut- 
être  mieux  fait  d'aller  ailleurs. 

VILLENEUVE. 

Pourquoi  ? 

SAiNT-PHAR,  après  un  moment  de  silejice. 
Mon   cher  Villeneuve,   dis -moi,  je  te  prie,  quel 
homme  est  aujourd'hui  ce  Vanglas  qui  fut  jadis  notre 
ami,  qui  joue  un  rôle  si  important  dans  l'Etat, et  qu'on 
attend  ici  à  souper? 

VILLENEUVE,  souHant. 
Vanglas? 

SAINT-PHAR. 

Il  peut  m'être  utile  ;  il  peut  me  nuire  :  je  viens  d'en 
causer  avec  Montgravier  et  Dervière.  L'un  m'en  a  dit 
un  bien.... 

VILLENEUVE. 

Montgravier;  son  agent,  son  complaisant,  ami  de 
tout  le  monde,  trouvant  tout  le  monde  honnête  et 
bon. 

SAINT-PHAR. 

L'autre  m'en  a  dit  un  mal.... 


ACTE  I,  SCENE  VIL  421 

VILLENEUVE. 

Dervière;  envieux,  mécontent,  à  l'affût  des  dis- 
grâces, fort  courageux  en  arrière  des  hommes  en  place, 
assez  servile  en  leur  présence. 

SAINT-PHAR. 

En  vérité,  j'étais  tenté  de  croire  qu'ils  parlaient  de 
deux  hommes  différents. 

VILLENEUVE. 

C'est  qu'il  y  a  vraiment  deux  hommes  en  Vanglas. 
C'est  qu'à  part  l'exagération  de  la  flatterie  et  celle  de 
l'envie ,  il  mérite  en  effet  le  bien  et  le  mal  que  Mont- 
gravier  et  Dervière  en  disent  ;  c'est  un  bon  naturel  dé- 
pravé. Il  a,  au  fond  du  cœur,  le  germe  et  le  goût 
de  toutes  les  vertus;  mais  de  l'ambition,  beaucoup  de 
vanité,  de  la  faiblesse,  des  passions  ardentes  et  un  vif 
amour  des  plaisirs  qui,  avec  l'âge,  est  devenu  un  be- 
soin de  toutes  les  jouissances  de  la  vie ,  réelles  ou  de 
convention  ;  par  conséquent  un  besoin  de  la  fortune 
nécessaire  pour  se  les  procurer. 

SAINT-PH  AR. 

Montgravier  le  dit  obligeant  et  bon. 

VILLENEUVE. 

C'est  vrai. 

SAINT-PHAR. 

S'il  faut  en  croire  Dervière ,  c'est  une  ame  inté^ 
ressée. 

VILLENEUVE. 

c'est  encore  vrai.  Je  suis  loin  de  croire  qu'il  soit 
vénal,  mais  je  le  sais  fort  avide;  et  d'un  autre  côté, 
l'on  cite  de  lui  des  traits  qui  feraient  honneur  à  l'homme^ 
le  plus  délicat. 

SAINT-PHAR. 

Suivant  Montgravier,  c'est  un  excellent  mari.  Eeou-' 


422  LES  ANCIENS  AMIS. 

tez  Dervière ,  il  rend  sa  femme  très-malheureuse. 

VII,LENEUVE. 

Je  connais  peu  madame  de  Vanglas.  On  en  fait 
l'éloge.  Sa  naissance  et  la  faveur  de  Vanglas  pour- 
raient la  rendre  fière;  son  caractère,  dit-on,  la  met  à 
l'abri  de  cette  faiblesse.  Elle  est  jeune,  étourdie,  lé- 
gère; mais  bonne,  aimable  et  sensible.  Quant  au  mari, 
libertin  et  ami  des  mœurs,  arrogant  et  affable,  regret- 
tant la  vieille  cour  avec  le  duc  de  Villeroi,  s'en  mo- 
quant avec  les  roués  de  notre  régent,  toutes  les  fois 
qu'il  n'est  pas  détourné  du  bien  par  un  motif  person- 
nel, vous  êtes  sûr  qu'il  l'accomplira  de  premier  mou- 
vement, avec  chaleur,  avec  une  espèce  d'emportement. 
Pourquoi  faut  -  il  qu'il  soit  aussi  prompt  à  mal  faire , 
lorsqu'il  le  croit  utile  à  ses  intérêts.  Son  ambition  est 
en  perpétuel  contraste  avec  ses  dispositions  natives 
qu'elle  étouffe,  et  ses  talents  supérieurs  que  souvent 
elle  rend  nuisibles.  Il  s'étourdit,  il  brûle  la  vie,  pour 
ainsi  dire ,  tant  il  est  occupé  par  ses  travaux  ,  tant  il  se 
fait  d'occupation  pour  ses  plaisirs, sa  fortune,  les  nom- 
breuses et  vastes  affaires  dont  il  se  charge,  les  visites, 
les  repas  de  convenance  et  de  considération ,  et  les  in- 
nombrables réponses  qu'il  faut  faire  aux  demandes  que 
lui  adressent  tous  les  ambitieux,  tous  les  opprimés ,  tous 
les  solliciteurs  de  la  France.  Il  a  une  extrême  facilité,  une 
mémoire  étendue,  une  santé  de  fer;  mais  il  se  mêle  de 
tout,  il  embrasse  tout  :  marine,  commerce,  clergé,  parle- 
ments, guerre,  jfînances  et  opéra.  Et  il  brouille  et  con- 
fond beaucoup  de  choses ,  et  il  résulte  de  ses  bonnes 
qualités  naturelles  et  des  mauvaises  qu'il  a  prises  dans 
le  monde,  qu'il  est  tour-à-tour  et  souvent  à -la -fois 
un  homme  très  -  précieux ,  un  homme  très  -  dangereux 
pour  l'état,  le  prince  et  les  gens  qui  ont  affaire  à  lui. 


ACTE  I,  SCÈNE  VII.  423 

SAINT-PH  AR. 

Mais  comment  se  conduit-il  avec  le  ministre?  Est-il 
vrai  qu'il  ose  souvent  lui  résister?  Est -il  vrai  qu'il  le 
serve  toujours  en  esclave  aveugle  et  complaisant? 

VILLENEUVE. 

Cela  dépend  de  la  situation  où  il  se  trouve;  quand 
il  a  rendu  un  service,  quand  il  se  croit  important, 
utile  et  même  nécessaire,  il  est  ferme,  généreux,  ami 
courageux  et  courageux  citoyen.  Désire-t-il  une  faveur, 
craint-il  une  disgrâce,  sent-il  qu'on  peut  le  briser  ou 
le  mettre  à  l'écart  comme  un  meuble  inutile;  alors 
l'ambition  ou  la  peur,  ces  despotes  de  presque  tous, 
font  de  lui  un  souple  et  docile  instrument ,  et  il  ne  con- 
naît plus  pour  devoir  que  son  asservissement  aux  vo- 
lontés et  aux  caprices  de  monseigneur. 

SAIKT-PHAR. 

Eli  bien!  moi,  son  ancien  ami,  pourquoi  n'aurais-je 
pas  confiance  en  lui? 

VILLENEUVE. 

Tu  ne  peux  avoir  rien  que  de  juste  à  lui  demander. 
Moi-même  je  viens  exprès  à  ce  souper  pour  le  solli- 
citer.,., oui,  en  faveur  de  la  veuve  d'un  brave  mili- 
taire. Ce  que  je  fais,  d'autres  peuvent  le  faire  sans 
crainte  et  sans  honte. 

SAINT-PHAR. 

Ce  que  tu  me  dis  me  décide,  et  je  reste.  Si  Van- 
glas  ignore  ce  qui  se  prépare  contre  moi,  point  de 
danger  à  paraître  devant  lui  ;  s'il  le  sait,  je  compte  sur 
son  amitié. 

VILLENEUVE. 

De  quoi  s'agit-il  donc?  En  quoi  peut-il  te  servir  ou 
te  nuire?  Encore  quelque  étourderie  de  ta  part.  Tu 
auras  donc  toujours  une  mauvaise  tête  ? 


4^4  LES  ANCIEISS  AMIS. 

SAIWT-PHAR. 

J'en  ai  peur.  J'ai  dit  à  tout  le  monde  que  j'avais  en- 
trepris ce  voyage  pour  faire  voir  Paris  à  ma  fille ,  qui 
le  croit  comme  les  autres.  Je  n'ai  mis  personne  avant 
toi  dans  ma  confidence  que  mon  vieux  Francœur, 
homme  discret  et  dévoué. 

VILLENEUVE. 

Tu  as  bien  fait.  Parle! 

SAIWT-PHAR. 

Maintenant  ils  me  feront  subir  le  sort  qu'ils  vou- 
dront. Ce  n'est  que  pour  ma  pauvre  fille  que  je  crai- 
gnais :  la  voilà  à  Paris,  près  de  toi;  et  si  elle  était 
privée  de  son  père ,  tu  lui  en  tiendrais  lieu. 

VILLENEUVE. 

Tu  m'inquiètes.  De  quoi  es-tu  donc  menacé? 

SAINT  -PH  AR, 

Oh!  moi-même  ,  je  me  serai  peut-être  trop  vite  alar- 
mé. L'homme  qui  m'a  fait  parvenir  un  fâcheux  avis 
était  peut-être  mal  instruit. 

VILLENEUVE. 

Enfin. 

SAINT-PHAR. 

Je  dois  ma  place  à  l'honnête  et  vertueux  Leblanc... 

VILLENEUVE. 

Ancien  secrétaire-d'état  au  département  de  la  guerre. 

SAINT-PHAR. 

A  la  nouvelle  de  sa  disgrâce ,  j'ai  cru  devoir  lui 
écrire  que  son  malheur  ne  lui  faisait  rien  perdre  de 
ma  reconnaissance. 

VILLENEUVE. 

C'était  un  devoir. 


ACTE   I,   SCÈNE  VIL  426 

SAIWT-PH  AR. 

J'ai  lieu  de  craindre  que  ma  lettre  n'ait  été  inter- 
ceptée. 

VILLENEUVE. 

Eh  bien  ! 

SAINT-PHAR. 

Dans  cette  lettre  ,  je  me  permettais  des  plaisanteries 
sur  l'origine ,  l'élévation  et  les  intrigues  de  l'abbé  Dubois. 

VILLENEUVE. 

Eh  bien!  tout  le  monde  s'en  permet,  même  Vanglas 
qui  est  sa  créature ,  même  le  régent  dont  il  est  l'ouvrage. 

SAINT-PHAR. 

Mes  railleries  étaient  vives,  amères,  et  respiraient 
une  violente  indignation. 

VILLENEUVE. 

Eh  bien  !  le  régent  est  un  prince  léger  et  bon ,  qui 
pardonne  et  qui  oublie. 

SAINT-PHAR. 

Mais  son  ministre  est  vindicatif. 

VILLENEUVE. 

Par  fougue,  par  boutades;  mais  le  plus  souvent, 
comme  Jules  Mazarin,  il  rit  de  lui-même  avec  les 
rieurs.  Pourquoi  voudrait-il  se  venger  de  toi,  petit 
commandant  de  place  ?  Il  réserve  sa  rancune  aux  grands 
qui  se  trouvent  sur  son  passage.  Mais  voyons;  crain- 
drais-tu de  perdre  ton  commandement?  Il  faut  en  parler 
dès  ce  soir  à  Vanglas. 

SAINT-PHAR. 

Oh  !  s'il  ne  s'agissait  que  de  perdre  mon  commande- 
ment!   Chut!  j'entends  ma  fille. 


426  LES  ANCIENS  AMIS. 

SCÈNE   VIII. 

SAINT-PHAR,  VILLENEUVE,  CLÉMENCE. 

CLÉMENCE. 

On  m'a  dit  que  le  père  de  monsieur  Eugène  était 
ici....  (yS arrêtant  tout-d'im-coup  a  V aspect  de  Ville- 
neuve.^ Est-ce  lui? 

VILLENEUVE. 

Oui ,  ma  belle  demoiselle ,  c'est  lui-même. 

SAINT-PHAR. 

Pourquoi  ce  trouble  ?  Crains-tu  d'embrasser  mon  ami 
Villeneuve  ? 

CLÉMENCE. 

Non,  sans  doute.  Oh!  comme  monsieur  votre  fils 
vous  ressemble  ! 

VILLENEUVE,  qiù ,  de  son  cote,  a  examiné  Clémence 
avec  beaucoup  d'attention. 

Mon  ami,  que  mon  fils  sera  heureux  avec  ta  fille! 
Quand  les  marions -nous,  ces  chers  enfants?  (^  Clé- 
mence.^ Je  sais  que  mon  fils  ne  vous  est  pas  indifférent. 

CLÉMENCE. 

Ah  !  mon  père  ,  vous  m'avez  trahi  ! 

SAINT-PHAR. 

Est-ce  te  trahir? 

CLÉMENCE. 

Eh  bien  !  puisque  monsieur  Villeneuve  le  sait,  oui;... 
mais  on  vient ,  il  ne  faut  rien  dire  devant  les  autres. 


ACTE   I,   SCÈNE   X.  4^7 

SCÈNE  IX. 

SAINT-PHAR,  VILLENEUVE,  MONTGRAVIER, 
Mâdoie  MONTGRAVIER,  CLÉMENCE,  DER- 
VIÈRE. 

M  O  W  T  G  R  A  V  I  E  R. 

Tout  est  prêt ,  tout  sera  bien ,  et  notre  bon  Vanglas 
peut  venir  quand  il  lui  plaira. 

MADAME  MONTGRAVIER ,  entrant  d'un  autre  côté. 

Me  voilà.  Je  n'ai  pas  été  long-temps  à  ma  toilette, 
je  crois.  Je  vous  salue,  monsieur  Villeneuve. 
DERViÈRE ,  entrant  en  scène  et  serrant  un  papier  dans 
sa  poche.    . 

Eh  bien!  monsieur  de  Vanglas?  je  ne  le  vois  pas. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Patience,  monsieur  Dervière,  Ce  qui  me  surprend, 
c'est  le  retard  des  autres  personnes. 

MOWTGR  A.VIER. 

Il  me  semble  qu'il  n'est  pas  décent  de  se  faire  at- 
tendre, lorsqu'on  sait  qu'on  doit  se  trouver  avec  un 
personnage... 

VILLENEUVE. 

Qui  se  fait  attendre  lui-môme. 

SCÈNE  X. 

SAINT-PHAR,  VILLENEUVE,  MONTGRAVIER, 
Madame  MONTGRAVIER,  CLÉMENCE,  DER- 
VIÈRE, LA  PIERRE,  MILCOUR. 

LA  PIERRE ,  ouvrant  les  deux  battants  et  annonçant. 
Monsieur  Milcour. 


428  LES  ANCIENS  AMIS. 

MONTGRAVIER. 

Eh  bien!  qu'est-ce  que  vous  faites  donc  ?  [Appelant?) 
La  Pierre  !  [A  Milcour  qui  entre  et  qui  salue.^  Ce  bon 
Milcour  !  [Bas  à  La  Pierre^  Est-ce  que  je  ne  vous  ai 
pas  dit  de  n'ouvrir  qu'un  battant  ? 
MADA^ME  MOKTGRAviER,  bas  Cl  La  Pierre  en  parlant 
derrière  son  éventail. 

Eh  !  oui ,  les  deux  battants  seulement  pour  monsieur 
de  Vanglas.  [A  Milcour.^  Monsieur,  je  suis  ravie  de 
vous  voir. 

[La  Pierre  sort.^ 

MILCOUR. 

Que  je  vous  remercie  de  votre  invitation,  mon  cher 
Montgravier!  Et  moi  aussi  j'ai  été  le  bon  ami  de  mon- 
sieur de  Vanglas.  Eh  !  voilà  Dervière ,  Villeneuve  et 
Saint-Phar.  A  merveille ,  il  va  se  trouver  en  pays  de 
connaissance. 


SCENE     XL 

SAINT-PHAR,  VILLENEUVE,  MONTGRAVIER, 
Madame  MONTGRAVIER,  CLÉMENCE;  DER- 
VIÈRE, LA  PIERRE,  MILCOUR,  Madame  et 
Mademoiselle  GERNANCE;  autres  coiyvives. 

LA  PIERRE,  n'ouvrant  quun  battant  de  la  porte  et 
annonçant. 
Madame  Gernance. 

MADAME    MOIVTGRAVIER, 

Eh  !  venez  donc ,  ma  chère  amie  ! 


ACTE  I,   SCENE   XL  429 

MADAME    GERWAIVCE. 

li  n'est  pas  encore  arrivé  ? 

M  ONT  G  RAVIER. 

Pas  encore. 

MADAME    GERNANCE. 

Je  craignais  d'être  en  retard.  Me  reconnaîtra -t- il? 
Je  n'oserai  jamais  lui  parler. 

MONTGRAVIER. 

Je  vous  présenterai. 

MADAME    GERWAIVCE. 

Que  j'ai  eu  tort  dans  le  temps  de  rejeter  ses  vœux! 
Je  ne  serais  pas  veuve. 

LA  PIERRE ,  prenant  tout  bas  le  nom  des  personnes  a 
mesure  qu'elles  arrivent  et  annonçant. 

Monsieur  et  madame  Drouville ,  monsieur  Derlange 
et  monsieur  Duhoussaye. 

CLÉMENCE. 

Àh  !  que  de  monde  !  me  voilà  toute  honteuse. 
SAINT-PHAR,  à  Villeneuve. 

Eh!  mais,  je  crains 

VILLENEUVE,  CL  Saint-Pkar. 
Tous  bonnes  gens  trop  occupés  de  leurs  affaires  pour 
songer  aux  tiennes. 

LA  PIERRE,  annonçant. 
Monsieur  Verpillac  ,  monsieur  l'échevin    Delorme , 
monsieur  le  conseiller  Desnoyers. 

MONTGRAVIER. 

Nous  voilà  tous. 

MADAME    MOWTGRAVIER. 

Il  ne  manque   plus  que   lui.   Asseyez -vous  donc, 
mesdames. 

{Les  dames  s' asseyent ,  les  hommes  restent  debout^) 


43o  LES  ANCIENS  AMIS. 

MONTGRAViER ,  pronieucuit  ses  regards  avec  complai- 
sance sur  la  société. 
Mes  amis ,  mes  bons  amis ,  qu'il  est  doux  pour  moi 
que  ma  maison  soit  le  rendez  -  vous  d'une  aussi  tou  - 
chante  réunion  ! 

MIL  COUR. 

Savez-vous  que  c'est  un  beau  trait  de  la  part  de 
monsieur  de  Vanglas  ? 

MADAME    GERNANCE. 

x\u  sein  de  la  prospérité  se  souvenir  de  ses  anciens 
amis  ! 

MONTGRAVIER. 

C'est  rare. 

D  E  R  V  I  È  R  E. 

Oh  !  le  bonheur  ne  lui  a  ni  tourné  la  tête  ni  desséché 
le  cœur. 

M I L  c  o  u  R. 
Eh  !  nous  l'avons  vu  dans  un  état  bien  médiocre. 

CLÉMENCE,  bas  Cl  Saùit-Phar. 
C'est  donc  un  homme  bien  admirable  que  ce  mon- 
sieur de  Vanglas,  attendu  avec  tant  d'impatience? 

MOFT  GRAVIER. 

C'est  l'amitié  qui  l'amène. 

DERVIÈRE. 

C'est  l'amitié  qui  nous  rassemble. 

VILLENEUVE. 

Olî  !  oui ,  l'amitié  ;  mais  n'y  entrerait-il  pas  aussi  de 
notre  part  un  peu  d'intérêt,  et  de  la  sienne  un  peu  de 
vanité  ? 

MONTGRA  VIER. 

Lui ,  venir  chez  moi  par  vanité  ! 


ACTE  I,   SCENE  XL  43i 

DERVIÈRE. 

Nous ,  poussés  par  l'intérêt  ! 

MADAME    M  ONT  GRAVIER. 

Il  est  mordant,  ce  monsieur  Villeneuve. 

VILLENEUVE. 

Qui  sait?  il  n'est  pas  fâché  peut-être  de  cette  oc- 
casion de  briller  aux  yeux  de  ses  anciens  camarades  ;  et 
je  gage  qu'il  n'y  en  a  pas  deux  parmi  nous  qui  n'aient 
dans  leur  poche  un  petit  placet  à  lui  présenter. 

DERVIÈRE. 

Oh  !  par  exemple  ! 

MILCOUR. 

Est-ce  pour  moi  que  vous  parlez  ? 

VILLENEUVE. 

Est-ce  que  vous  avez  un  placet  dans  votre  poche, 
monsieur  Milcour. 

MILCOUR. 

J'en  ai  ou  je  n'en  ai  pas 

VILLENEUVE. 

Oh  !  ne  vous  fâchez  pas.  Moi  qui  vous  parle ,  j'ai  le 
mien;  oui,  pour  la  veuve  de  votre  brave  cousin  Du- 
plessis,  madame  Gernance. 

DERVIÈRE,  a  part. 

Quel  intrigant! 

MONTGR  4VIER. 

Et  quand  cela  serait;  quel  mal  de  profiter  de  l'oc- 
casion et  du  crédit  d'un  ami?...  Mais  il  ne  vient  pas. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Pourvu  qu'il  ne  lui  soit  pas  arrivé  d'accident. 

VILLENEUVE. 

Rassurez-vous...  Est-ce  qu'il  serait  convenable  qu'un 
homme  comme  lui  ne  se  fit  pas  désirer  au  moins  une 
heure  ? 


432  LES  ANCIENS  AMIS. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

En  vérité,  monsieur  Villeneuve,  il  faut  avoir  bien 
la  rage  de  plaisanter.  Je  n'ai  pas  envie  de  rire,  moi. 
DERViÈRE,  d'un  ton  triomphant. 
Il  ne  viendra  pas. 

MONTGRAVIER. 

Attendez  ;  voilà  une  voiture  qui  entre  dans  la  cour. 
C'est  lui;  oui,  c'est  lui. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Je  respire. 

SAINT- PHAR,  a  Villeneuve. 
J'ai  peut-être  eu  tort  de  rester. 

VILLENEUVE,  h  Saint- Pha7\ 
T'y  voilà. 

SCÈNE  XII. 

SAINT-PHAR,  VILLENEUVE,  MONTGRAVIER, 
Madame  MONTGRAVIER,  CLÉMENCE,  DER- 
VIÈRE, MILCOUR,  Madame  et  Mademoiselle 
GERNANCE,  LA  PIERRE,  VANGLAS;  autres 

CONVIVES. 

LA  PIERRE,  ouvi^ant  les  deux  battants  et  annonçant. 
Monsieur  de  Vanglas. 

madame  MONTGRAVIER,  CL  La  Pier?^. 
Faites  servir. 

MONTGRAVIER,  allant  au-devant  de  Vanglas. 
Oui,  qu'on  serve  sur-le-champ. 

(Z«  Pieire  sort;  tout  le  monde  se  leve.^ 
VANGLAS,  entrant  en  scène  une  lettre  a  la  main. 
{A  Montgravier.)  Ah!  mon  cher [Saluant  ma- 


ACTE   I,   SCÈNE  XII.  433 

dame  Montgravier.^  C'est  madame...  j'ai  l'honneur... 
{^A  Montgraner,  en  lui  remettant  la  lettre.^  Mont- 
gravier,  faites  dire,  je  vous  prie,  à  l'un  de  mes  gens, 
de  porter  cette  lettre  au  duc  de  Cresny,  qui  me  de- 
mande un  rendez-vous  pour  demain.  J'étais  si  pressé... 
J'avais  oublié...  Ecoutez;  qu'il  retourne  chez  moi,  qu'il 
attende  mes  dépêches  et  qu'il  me  les  apporte  ici,  à 
quelque  heure  que  ce  soit. 

MOJVTGRAViER,  prenant  la  lettre. 

Il  suffit.  (^Appelant.)  La  Pierre.  [A  Derviere.^  Un 
duc  qui  vient  chez  lui  demain ,  et  ce  soir  il  vient  chez 
moi  ! 

(//  remet  la  lettre  a  La  Pierre ,  et  lui  parle  bas.^ 
VANGLAS,  à  madame  Montgravier. 

Que  je  me  félicite,  madame,  de  faire  connaissance 
sous  d'aussi  heureux  auspices  avec  la  femme  de  mon 
ami  Montgravier  ! 

MADAME    MONTG RAVIER. 

Que  ce  titre  est  flatteur  pour  mon  mari,  monsieur!... 
Non  qu'il  ne  le  mérite  sans  doute....  mais  au  point  où 
vous  êtes  parvenu...  pardon...  {^A  madame  Gernance.) 
Comme  on  se  trouve  à  son  aise  avec  lui  !  {A  Vanglas^ 
Nous  commencions  à  être  un  peu  inquiets. 

VANGLAS. 

Est-il  si  tard?  Eh  bien!  j'ai  tout  brusqué,  j'ai  dit  à 
mon  cocher  de  brûler  le  pavé.  {A  Montgravier^  Elle 
est  fort  bien,  votre  femme.  {Haut.^  Je  n'avais  garde 
de  manquer  un  aussi  agréable  souper  ;  j'avais  fait  mes 
conventions  avec  Montgravier;  je  l'avais  invité  à  n'avoir 
pour  convives  que  d'anciens  amis. 

MONTGRAVIER,  montrant  toute  la  société. 
Aussi  vous  voyez.... 
Tome  m.  28 


434  LES  ANCIENS  AMIS. 

VANGLA.S,  h  Derrière. 
C'est  toi,  Dervière.  Toujours  curieux,  médisant  et 
malin. 

DERVIÈRE. 

Oh  !  c'est  trop  de  bonté.  {A  part?)  Bon ,  il  me  tutoie 
encore. 

VANGLAS,  a  madame  Gernance. 
Ah  !  la  belle  Aglaé  Jacquemin. 

MADAME    GERNANCE. 

Il  m'a  reconnue! 

MONTGRAVIER. 

Aujourd'hui  madame  Gernance. 

VANGLAS. 

Elle  est  mariée  ? 

MADAME    GERNANCE,    611  SOUpivailt. 

Je  l'ai  été. 

VANGLAS. 

Ah!...  c'est  vrai,  j'ai  appris  votre  malheur. 

MADAME    GERNANCE. 

Voici  ma  fille. 

VANGLAS. 

Une  si  grande  demoiselle!  déjà!  {^A  Montgravier.) 
Elle  est  bien  vieiUie.  {^A  Milcou7\)  Monsieur.,...  {^A 
Montgravier.^  Est-ce  aussi  un  de  nos  amis? 

MONTGRAVIER. 

Milcour. 

VANGLAS. 

Ah!  qui  était  abbé?...  Non,....  avocat.  Oui  je  me 
souviens  très-bien.... 

MILCOUR,  a  part. 
Il  a  eu  de  la  peine ,  mais  il  s'est  souvenu  de  moi. 


ACTE  I,  SCENE  XII.  4^5 

VILLENEUVE,  à  Saùît-Phar. 
Est-ce  l'amitié  ou  la  vanité  qui  l'amène  ? 

VANGLAS,  a  Villeiieiwe  virement. 
C'est  vous ,  mon  cher  Villeneuve  ?  vous  m'avez  dis- 
gracié ;  depuis  que  je  suis  en  faveur,  je  ne  vous  vois 
plus.  {^Apercevant  Saint-Phar?)  Eh!  vous  voilà  aussi, 
mon  cher  Saint-Phar  ;  vous  êtes  à  Paris  ?  Demandez  à 
Montgravier  comhien  je  vous  aurais  regretté.  Toujours 
commandant  ? 

MONTGRAVIER. 

Toujours. 

SAIWT-PHAR ,  a  part. 
Il  ne  sait  rien. 

MONTGRAVIER. 

Il  est  venu  pour  faire  voir  Paris  à  sa  fille  que  j'ai 
l'honneur  de  vous  présenter.  Elle  loge  chez  moi  avec 


son  père  ;  c'est^a  parente. 
scm.LCi 


VAN  GLAS,  scmiard  Clémence  et  prenant  la  main  de 
Saint-Phar. 
Mademoiselle ,    monsieur   votre   père    est   un    des 
hommes  que  j'aime ,  et  que  j'estime  le  plus. 
CLÉMENCE,  saluant. 
Monsieur.... 

VILLENEUVE,  à  SaUit-Pliar. 
La  vanité  cesse  ;  l'amitié  commence. 

SAINT-PHAR. 

Je  reconnais  avec  joie  que  vous  n'avez  rien  perdu 
de  vos  bons  sentiments  d'autrefois. 

VAN  GLAS,  avec  sensibilité. 

Avec  quelle  émotion  je  me  rappelle  notre  ancienne 
liaison!  Ah!  pourquoi  ne  pouvons-nous  plus  reprendre 
ces  longs  et  chers  entretiens  où  nous  nous  racontions 


/,36  LES  ANCIENS  AMIS. 

avec  tant  d'abandon  nos  plaisirs,  nos  chagrins,  nos  pro- 
jets, {Avec fatuité}^  En  vérité,  si  l'on  n'était  consolé, 
encouragé ,  soutenu  clans  nos  hautes  fonctions  par  la 
certitude  qu'on  mérite  la  confiance  dont  on  est  honoré... 
De  faibles  talents,  un  grand  zèle  m'ont  valu  la  faveur 
et  l'appui  du  ministre  ;  j'en  suis  flatté  sans  doute, 
mais  les  affaires  m'épuisent ,  m'excèdent.... 
VILLENEUVE,  Cl  Scdiit-Phar. 
La  vanité  revient. 

VANGLAS. 

Savez-vous,  madame  Montgravier,  que  ma  femme 
voulait  venir  avec  moi  ?  Oui ,  si  elle  n'avait  été  un  peu 
indisposée.... 

MONTGRAVIER. 

C'est  à  madame  Montgravier  à  la  prévenir. 

MiLCOUR,  tirant  un  papier  de  sa  poche. 
Puisque  vous  m'avez  si  bien  recoruMi ,  j'aurais  une 
petite  requête  à  vous  présenter.  ^ 

DERVIÈRE. 

Et  moi,  je  voudrais  vous  demander.... 

VILLENEUVE,  a  Montgravier. 
Eh  bien  !  est-ce  l'amitié  ou  l'intérêt  qui  les  a  fait 
venir  ? 

VAN  GLAS. 

Ah!  mes  amis,  de  grâce,  employons  mieux  les  mo- 
ments que  nous  avons  à  passer  ensemble.  Je  suis  tout 
entier  au  bonheur  de  vous  revoir.  Laissez-moi  le  goû- 
ter sans  me  parler  d'affaires. 

MONTGRAVIER. 

En  effet ,  quelle  indiscrétion  ! 

VANGLAS. 

Ecoutez.  A  dater  de  demain,  présentez- vous  chez 


ACTE   I,   SCÈNE    XIII.  437 

moi  à  l'heure  que  vous  voudrez ,  tous  les  jours.  Des 
ordres  seront  donnés  pour  que  vous  soyez  reçus,  oui, 
tous.  Dès  ce  soir  en  rentrant,  je  remettrai  vos  noms 
à  mes  gens.  Quelle  que  soit  l'importance  de  mes  fonc- 
tions, je  trouverai  toujours  un  moment  pour  mes  amis; 
mais  ce  soir  ne  nous  livrons  qu'aux  épanchements  du 

cœur,   aux  souvenirs  de  l'amitié Sur  mon  ame, 

quand  je  vous  considère,  je  me  sens  attendri  jusqu'aux 
larmes. 

SCÈNE  XIII. 

SAINT-PHAR,  VILLENEUVE,  MONTGRAVIER, 
Madame  MONTGRAVIER,  CLÉMENCE,  DER- 
VIÈRE,  MILCOUR,  Madame  et  Mademoiselle 
GERNANCE,  VANGLAS,  LA  PIERRE;  autres 
convives. 

LA  PIERRE,  ouvrxint  les  deux  battants. 
On  a  servi. 
VANGLAS,  offrant  la  main  a  madame  Montgravier. 

Madame Oui,  mes  amis,  venez  me  voir  :  plus 

vous  me  fournirez  d'occasions  de  vous  être  agréable, 
plus  vous  me  rendrez  heureux.  {^A  madame  Montgra- 
vier.^  Voulez -vous  bien  accepter  ma  main. 
MADAME  MONTGRAVIER,  donnant  la  main  œ 

Vanglas. 
Monsieur....  {Passant  devant  les  autres  d'un  air 
triomphant.^  Pardon,  mesdames. 

(^Elle  sort  avec  Vanglas.^ 

MADAME    GERNANCE^ 

C'est  mi  homme  admirable  ! 

i^EUe  sort.). 


438  LES  ANCIENS  AMIS. 

DERVIÈRE. 

Parfait! 

{Il  sort.) 

MONTGRAVIER. 

Divin  ! 

M I L  c  o  u  R ,  serrant  son  papier. 
Dès  demain  je  vais  chez  lui. 

VILLENEUVE,  Ci  Samt-Phar. 
Attends.  Avant  de  les  joindre ,  achève  de  m'expli- 
quer.... 

(  Tous  sortent  y  les  hommes  donnant  la  main  aux 
dames.  ) 

SCÈNE   XIV. 

SAINÏ-PHAR,  VILLENEUVE. 

SAINT-PHA.R. 

Apprends  tout.  Dans  l'avis  qui  m'a  été  donné,  il 
était  question  d'une  lettre  de  cachet,  de  la  Bastille. 

VILLENEUVE. 

De  la  Bastille  !  morbleu  !  Il  est  menacé  d'une  lettre 
de  cachet ,  et  il  vient  se  réfugier  à  Paris  !  Et  il  reste  à 
souper  avec  le  favori  du  ministre  qui  le  poursuit  ! 

SAINT-PHAR. 

Que  m'importe?  Je  veux  confondre  et  démasquer 
mes  ennemis. 

VILLENEUVE. 

Ne  t'imagines-tu  pas  que  tu  vas  renverser  le  mi- 
nistre? Mais  quand  je  te  gronderais....  Il  faut  rester  à 
présent.  L'avis  est  peut-être  faux.  Vanglas  n'est  pas 


ACTE  I,  SCENE  XIV.  489 

dans  la  confidence....  ne  lui  parlons  pas  ce  soir;  mais 
il  vient  de  nous  dire  que  sa  porte  serait  toujours  ou- 
verte pour  nous,  et  demain.... 

SAINT-PHAR. 

Oui ,  demain  nous  irons. 

VILLENEUVE. 

Non  pas.  Reste  chez  Montgravier;  ne  te  cache  pas; 
mais  ne  te  montre  pas.  C'est  moi  qui  demain  irai  chez 
Vanglas;  et  s'il  est  dans  son  jour  de  courage  et  d'a- 
mitié... J'ai  d'autres  amis  d'ailleurs Oui,  le  duc  de 

Saint-Simon....  Allons  rejoindre  nos  convives.... 

SAINT-PHAR. 

Crois-moi,  Villeneuve;  sans  la  crainte  de  faire  le 
malheur  de  ma  pauvre  fille,  j'irais  moi-même  me  livrer 
au  coup  dont  on  veut  me  frapper. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


44o  LES  ANCIENS  AMIS. 

ACTE   SECOND. 

La  scène  est  dans  le  caJjinet  de  Vanglas. 


SCENE  I. 

VILLENEUVE,  seul. 

Me  voilà  donc  enfin  parvenu  à  l'appartement  de 
monsieur  de  Vanglas.  Il  m'a  fallu  brusquer  le  suisse, 
les  laquais.  Je  l'avais  prévu ,  lorsqu'hier  soir  il  nous 

engageait  à  nous  présenter  chez  lui Malheureux 

Saint-Phar  !  il  n'est  que  trop  vrai  ;  la  lettre  de  cachet 
est  partie  :  tandis  qu'elle  court  le  chercher  dans  sa  for- 
teresse, il  est  en  sûreté  à  Paris;  mais  si  on  l'y  découvre... 
J'ai  bon  espoir  en  Vanglas.  Hâtons-nous;...  Et  le  duc 
de  Saint-Simon  qui  est  à  sa  terre  de  la  Ferté!  on  l'at- 
tend à  son  hôtel  ce  soir  ou  demain  :  il  sera  peut-être 
trop  tard. 

SCÈNE   IL 

VILLENEUVE,  SAINT-GERMAIN,  MILCOUR. 

MIL  COUR,  et  Saint-Germain. 
Mais  je  vous  dis,  monsieur,  que  monsieur  de  Van- 
glas m'a  promis  que  les  portes  seraient  toujours  ou- 
vertes pour  moi. 


ACTE  II,  SCÈNE   III.  44^ 

SAINT-GERMAIF,    Cl  MilcOUT. 

Mais  je  vous  dis,  monsieur,  qu'on  ne  peut  pas  en- 
trer sans  une  lettre  de  rendez-vous. 

MIL  COUR. 

Tenez,  voilà  monsieur  Villeneuve  qui  vous  affirmera 
qu'hier  nous  avons  soupe  ensemble,  que  je  suis  un 
ancien  ami  de  monsieur  de  Yanglas ,  que  je  viens  par 
amitié ,  pour  lui  faire  plaisir  ;  je  n'ai  qu'un  mot  à  lui 
dire. 

SAINT-GERMAIN. 

Eh  !  oui ,  vous  êtes  tous  les  amis  de  la  maison ,  et 
après  cela,  monsieur  gronde  le  valet-de-chambre,  le 
valet-de-chambre  nous  gronde  ;  vous  n'avez  tous  qu'un 
mot  à  dire ,  et  ce  mot  dure  des  heures  entières  ;  vous 
ne  pouvez  pas  rester,  [inontrant  Villeneuve) ^  monsieur 
non  plus.  C'est  clair,  je  crois. 

MILCOUR. 

Mais,  monsieur.... 

SCÈNE   III. 

VILLENEUVE,  SAINT  -  GERMAIN  ,  MILCOUR, 
LEBRUN,  DERVIÈRE. 

DERviÈRE,  d'un  ton  tres-arrogant. 
Comment?  il  n'y  est  pas!  Mais  je  suis  Dervière, 
autrefois  attaché  à  l'état-major  de  monsieur  le  maré- 
chal de  Villeroi.  Hier,  en  rentrant  chez  lui,  Vanglas 
a  dû  donner  des  ordres  pour  que  je  fusse  reçu,  tou- 
jours reçu. 

LEBRUN,  CL  Deivière. 
J'en  suis  désolé ,  monsieur ,  mais  je  n'ai  pas  d'ordres. 


44^  LES  ANCIENS  AMIS. 

SAiNT-GERMAïF,  ct  MUcour  et  CL  Derviere. 
Vous  voyez?  Monsieur  le   valet  -  de  -  chambre  dit 
comme  moi. 

LEBRUN. 

Qu'est-ce,  Saint-Germain? 

SAINT-GERMAIN. 

Ces  messieurs  qui  se  prétendent  les  amis  de  mon- 
sieur, qui  disent  que  monsieur  leur  a  donné  parole, 
comme  si  monsieur  n'était  pas  accoutumé  à  donner  par 
jour  vingt  paroles  de  la  sorte,  qu'il  lui  est  impossible 
de  tenir. 

LEBRUN. 

Monsieur  Saint-Germain,  n'apprendrez -vous  donc 
jamais  à  mettre  un  peu  plus  de  politesse  et  d'égards 
dans  vos  discours?  Ces  messieurs  diraient-ils  qu'ils  sont 
les  amis  de  monsieur,  s'ils  ne  l'étaient  réellement? 
Monsieur  est  incapable  de  promettre  une  chose  qu'il 
ne  voudrait  pas  tenir;  mais  ces  messieurs  doivent  sentir 
que  je  ne  peux  rien  prendre  sur  moi.  Monsieur  est  en 
grande  conférence  avec  monsieur  le  duc  de  Cresny  ;  et 
comme  probablement  il  m'aura  donné  aujourd'hui  les 
noms  de  ces  messieurs,  revenez  demain  ou  après-de- 
main.... {^A  Saint-Germain.^  Voilà  comme  on  parle. 

VILLENEUVE. 

Le  temps  me  presse,  écrivons. 

(7/  s'assied  et  écrit.  ^ 
DERVIÈRE,  à  Milcour. 
Que  dites- vous  du  procédé,  Milcour?  Il  nous  invite 
à  venir  tout  exprès  pour  nous  faire  mettre  à  la  porte 
par  ses  valets;  et  ces  droles-là  sont  d'une  imperti- 
nence!   {^D'un  ton  tres-poli  à  Lebrun.^  J'ai  l'hon- 
neur de  vous  assurer ,  monsieur ,  que  monsieur  de 
Vanglas  a  eu  la  bonté  de  nous  encourager  lui-même... 


ACTE  II,  SCENE  IV.  443 

MILCOUR, 

Oui,  notre  ami  Vanglas.... 

LEBRUN. 

Je  n'en  cloute  pas ,  messieurs ,  mais  vous  ne  voudriez 
pas  nous  attirer  des  reproches  ;  ainsi ,  faites-moi  le 

plaisir Je   suis   désespéré mais  moi-même  j'ai 

l'honneur.... 

VILLENEUVE,  allant  a  Lebrun  au  moment  ou  celui-ci 
pousse  poliment  vers  la  porte  Milcour  et  Deiviere. 
Remettez  ce  billet  à  votre  maître  de  la  part  de  mon- 
sieur Villeneuve. 
LEBRUN,  un  peu  déconcerté  du  ton  impératif  de 
Villeneuve. 
Je  le  remettrai ,  monsieur.  [A  Saint-Germain^  Cet 
homme  a  un  ton  qui  vous  déconcerte. 

MILCOUR. 

Ah  !  quelle  patience  il  faut  avoir  ! 

DERVIÈRE. 

Moi,  je  n'en  ai  pas,  et si  je  ne  craignais  de  me 

compromettre.... 

SCÈNE   IV. 

VILLENEUNE,  SAINT-GEïîMAïN ,  MILCOUR, 
LEBRUN,  DERVIÈRE,  DURAND,  MONï- 
GRAVIER. 

(  Montgravier  et  Durand  entrent  par  une  porte  la- 
térale. Durand  a  des  papiers  a  la  main  qu'en  ar- 
rivant il  pose  sur  une  table.  ^ 

MONTGRAVIER. 

Ainsi ,  mon  cher  Durand ,  tout  est  bien  convenu  ? 


444  LES  ANCIENS  AMiS. 

DURAIYD. 

Ce  matin  même,  je  présente  le  travail  à  la  signature. 
M I L  c  o  u  R ,  revenant  sur  ses  pas ,  ainsi  que  Derrière 
et  Villeneuve. 

Ah!  c'est  vous,  Montgravier!  Mon  cher  ami,  venez 
à  notre  secours.  Voilà  Dervière ,  voilà  Yilleneuve. 
N'est-il  pas  vrai  qu'hier  nous  avons  soupe  chez  vous 
avec  monsieur  de  Yanglas ,  et  que  là  il  nous  a  dit  qu'il 
se  ferait  un  plaisir  de  nous  recevoir  ? 

MONTGRAVIER. 

Oui,  sans  doute. 

M I L  c  o  u  R ,  en  montrant  les  valets. 
Eh  bien!  ces  messieurs.... 

MONTGRAVIER. 

Attendez,  je  vais  vous  recommander  à  mon  cher 
ami  le  secrétaire.  {^A  Durand.^  Mon  bon  monsieur 
Durand,  vous  m'obligerez  personnellement,  vous  obli- 
gerez monsieur  de  Vanglas  lui-même  si  vous  voulez 
permettre  à  mes  amis.... 

DURAND. 

Monsieur  Lebrun ,  quel  inconvénient  y  aurait-il  à 
laisser  ces  messieurs....? 

LEBRUN. 

Pardon ,  monsieur  le  secrétaire  ;  mais  je  ne  me  per- 
mets pas  de  me  mêler  de  vos  écritures....  Ainsi.... 

DURAND. 

Plaît-il ,  monsieur  Lebrun  ? 
VILLENEUVE,  reprenant  son  billet  des  mains  de  Le" 
brun  y  a  Durand. 
Vous  êtes  le  secrétaire  de  monsieur  de  Vanglas  ? 

DURAND. 

Oui. 


ACTE   II,  SCÈNE  IV.  /j/|5 

VILLENEUVE. 

Deux  affaires  m'amènent  auprès  de  lui.  Je  peux 
vous  confier  l'uue  :  il  s'agit  d'une  pension  pour  la 
veuve  du  capitaine  Duplessis ,  mort  à  la  suite  de 
graves  blessures  reçues  dans  la  guerre  de  la  succession. 
Voilà  ses  titres.  (//  remet  des  papiers  a  Durand.^  Vous 
les  présenterez  à  monsieur  de  Vanglas;  je  crois  le  ser- 
vir selon  ses  intérêts,  en  lui  procurant  l'occasion  de 
faire  une  acte  de  justice  et  d'humanité.  L'autre  affaire... 
je  ne  peux  en  parler  qu'à  lui  seul.  Remettez-lui,  je  vous 
prie,  ce  billet  par  lequel  je  le  presse  de  me  recevoir. 
J'ai  à  courir,  je  reviendrai  dans  une  heure.  {Tirant  sa 
montre^  Oui,  dans  une  heure.  Je  vous  salue.  {A part ^ 
Mon  pauvre  Saint -Phar! 

{Il  sort.) 
MONTGRAViER,  a  MUcour  et  a  Derrière. 

Faites  comme  Villeneuve  ;  contez  l'objet  de  votre 
visite  au  secrétaire;  c'est  comme  si  vous  parliez  à  mon- 
sieur de  Vanglas. 

MfLCOUR. 

Ah  !  j'entends  bien  ;  mais  c'est  à  lui-même  que  je 
voudrais.... 

MO  NT  GRAVIER. 

En  ce  cas,  mon  bon  monsieur  Lebrun,  est-ce  qu'il 
ne  vous  serait  pas  possible....?  Ces  messieurs  sont  mes 
amis. 

LEBRUN. 

Je  dirai  à  monsieur  que  c'est  vous  et  monsieur  le 
secrétaire  qui  m'avez  forcé....  je  vous  en  avertis. 

M  O  N  T  G  R  A  V  1  E  R. 

Je  prends  tout  sur  moi. 

LEBRUN,  a  Milcour  et  à  Derçih^e. 
Restez,  messieurs.  (Il  sort.) 


446  LES  ANCIENS  AMIS. 

s  AI  NT -GERMAIN. 

Restez. 


(//  sort.) 


SCENE  V. 


DURAND,  MONTGRAVIER,  DERVIERE, 
MILCOUR. 

MONTGRAVIER,  Cl  MUcour  et  CL  Deîvière. 
Là,  vous  voyez. 

MILCOUR. 

Ah!  Montgravier ,  que  d'obligations!.... 

MONTGRAVIER. 

C'est  bon,  c'est  bon. 

(MUcour  reste  placé  comme  une  statue  au  milieu 
du  théâtre.  Derrière  se  promène  avec  agitation^ 
les  mains  derrière  le  clos.  Montgravier  et  Durand 
causent  sur  le  devant  de  la  scène.  ) 
DERviÈRE,  a  part. 
Ce  Montgravier  qui  me  protège  ! 

(  Il  continue  a  se  promener.  ) 
MONTGRAVIER,  CL  Durand. 
Ainsi,  je  reviendrai  dans  la  matinée,  et  je  trouverai 
la  commission  pour  cet  entrepôt? 

DURAND. 

Oui. 

DERVIÈRE,  a  part. 
Ce  petit  secrétaire  qui  me  recommande  au  valet- 
de-chambre  ! 

(  //  continue  a  se  promener.  ) 


ACTE  II,  SCENE  VI.  447 

MONTGRAVIER. 

Ah  !  j'oubliais   l'essentiel  ;  nous    avons   trouvé   un 
prête-nom  pour  notre  grande  affaire. 
DERViÈRE,  a  part. 
Et  leur  maître  qui  me  joue  ! 

(  //  continue  a  se  promener.  ) 

MONTGRAVIER. 

Mes  associés  m'ont  prié  de  vous  offrir  un  sou  dans  la 
livre  sociale  de  l'entreprise  ,  sans  mise  de  fonds ,  et 
sans  préjudice  bien  entendu  de  ceux  que  monsieur  de 
Vanglas  a  bien  voulu  accepter. 

DURAND. 

Aimable  homme  ! 

MONTGRAVIER. 

Sans  adieu,  mon  bon  Durand;  bonne  chance,  mes 
chers  amis,  et  je  m'esquive  par  oîi  je  suis  venu. 

{^11  sort  par  une  des  portes  latérales,  la  même  par 
laquelle  il  est  entré.  ^ 

MILCOUR. 

Il  est  bien  heureux  ;  il  connaît  les  détours  et  les  per- 
sonnes de  la  maison. 


SCENE    VL 

MILCOUR,  DERVIÈRE,  DURAND,  LERRUN, 
SAINT-GERMAIN. 

SAINT-GERMAIN,  accouraiit. 
Monsieur  Durand,  madame  vous  prie  de  venir  la 
trouver  dès  que  vous  serez  libre  ;  il  s'agit  de  la  surprise 
qu'elle  prépare  ce  soir  à  monsieur  pour  sa  fête. 


448  LES  ANCIENS  AMIS. 

DURAND. 

Et  il  faut  que  je  dirige  des  fêtes! comme  si  je 

n'avais  pas  assez  d'ouvrage  ! 

LEBRUN,  accourant. 

Yoilà  monsieur  qui  reconduit  monsieur  le  duc.  {^A 
Milcour  et  a  Derviere^  ^J^z  la  complaisance  de  passer 
dans  cette  autre  pièce. 

DERVIÈRE. 

Comment  ? 

SAINT-GERMAIN. 

On  vous  avertira ,  on  vous  annoncera. 

DERVIÈRE, 

Permettez,  je  voudrais  parler  seul  à  monsieur  de 
Vanglas. 

LEBRUN. 

Cela  dépendra  des  ordres  qui  nous  seront  donnés. 

MILCOUR, à  Lebrun. 
C'est  que  je  voudrais  bien  ne  pas  lui  parler  en  pré- 
sence de  monsieur  Dervière. 

LEBRUN. 

Le  voici;  passez,  je  vous  en  prie. 

(^Milcour  et  Dervière  sortent.) 

SCÈNE  VIL 

LEBRUN,   SAINT- GERMAIN,   DURAND,  VAN- 
GLAS; LE  DUC  DE  CRESNY,  PERSONNAGE  MUET. 

VANGLAS ,  en  robe  de  chambre  et  reconduisant  le  duc. 
Lebrun ,  Saint-Germain ,  voyez  si  les  gens  de  mon- 
sieur le  duc  sont  là. 

[Saint-Germain  sort  en  courant;  Lebrun  ouvre  les 


ACTE  II,  SCÈNE  VIII.  449 

deux  battants  de  la  porte  du  fond.  Le  duc  sort 
en  saluant.^ 

V  A  ]v  G  L  A.  s ,  sur  le  seuil  de  la  porte. 
Monseigneur  veut  donc  bien  me  permettre  de  ne 
pas  aller  plus  loin?  {Retenant  sur  le  devant  de  la 
scène.)  Monsieur  Durand!...  Ah!  vous  voilà.  (^  Le- 
brun.) J'appellerai  quand  il  sera  temps  de  m'ha- 
biller. 

(Lebrun  et  Saint-Germain  sortent.) 


SCENE  YIIL 

YANGLAS,  DURAND, 

VANGLAS. 

Que  devenez -vous  donc,  monsieur  Durand?  Je  ne 
vous  ai  pas  encore  vu  de  la  matinée. 

DURAND. 

J'attendais  que  monsieur  le  duc  eût  quitté  mon- 
sieur. 

VAWGLAS. 

Vous  attendiez,  vous  attendiez...  Eh  bien!  qu'avons- 
nous  à  faire  ce  matin? 

[Il prend  un  fauteuil  et  s'assied.) 

DURAND. 

Voici  des  lettres. 

VANGLAS. 

Bon.  Je  signerai  tout-à-l'heure. 

DURAND. 

Monsieur  Montgravier  doit  revenir  chercher  la  com- 
mission pour  cet  entrepôt  que  vous  faites  avoir  à  un 
Tome  FIT.  29 


45o  LES  ANCIENS  AMIS. 

de  ses  protégés.  Elle  est,  je  crois,  dans  un  de  ces  pa- 
quets. 

{Il  présente  des  lettres  cachetées.^ 

VANGLAS. 

Voyez,  décachetez....  Cher  Montgravier!  son  souper 
d'hier  était  fort  joli.  Sa  femme  se  donnait  une  peine 
pour  que  je  fusse  content  !  c'était  fort  bien.  J'ai  vrai- 
ment été  touché  du  zèle  de  ces  bonnes  gens...  Eh  bien! 
monsieur  Durand ,  cette  commission  ? 
DURAND ,  après  avoir  décacheté,  parcouru  et  posé  plu- 
sieurs lettres  sur  la  table. 

La  voilà. 

VANGLAS. 

Laissez-la  sur  cette  table....  Et  puis,  j'étais  entouré 
d'anciens  amis.  A  chaque  instant,  il  nous  survenait  quel- 
que souvenir.  J'étais  heureux ,  je  les  voyais  heureux  et 
je  leur  portais  envie.  {A  Durand.)  Savez-vous  qu'hier 
j'ai  été  compris  dans  une  distribution  d'indemnités? 
Leduc  de  Cresny  vient  de  me  le  confirmer.  (^Souriant 
d'un  air  mécontent.  )  Certes,  c'est  très  -  flatteur ,  et  je 
suis  très  -  reconnaissant  de  ce  qu'on  veut  bien  faire 
pour  moi  ;  mais  peut-être  mon  dévouement  et  mon  tra- 
vail méritaient  -  ils  une  distinction  particulière....  En 
vérité,  il  y  a  des  moments  où  je  serais  tenté  de  tout 
abandonner. 

DURAND. 

Qui  ?  vous ,  monsieur  quitter  !  Ah  !  vous  êtes  trop 
nécessaire  au  ministre. 

VANGLAS. 

Nécessaire!  vous  voyez  bien  que  non,  puisqu'il  me 
confond  avec  tout  le  monde. 

DURAND. 

Vous  êtes  trop  dévoué  au  bien  de  l'Etat. 


ACTE   II,  SCENE  VIII.  45i 

VAFGLAS. 

Ah  !  oui ,  le  bien  de  l'Etat  !  on  se  sert  de  ce  grand 
mot  pour  couvrir  son  ambition  personnelle  ;  mais 
moi....  Vous  ne  me  connaissez  pas,  Durand;  croyez- 
vous  que  je  tienne  à  tout  cet  éclat  qui  m'environne  ? 
Eh!  mon  dieu!  une  vie  obscure,  une  paisible  médio- 
crité... Je  serais  plus  heureux....  et  plus  riche  :  car 
enfin  je  me  trouve  forcé  par  mon  rang  à  des  dépenses... 
Et  que  suis-je  encore?  Rien  que  l'homme  de  confiance 
de  l'abbé  Dubois  qui  n'est  pas  encore  premier  ministre; 
je  n'ai  aucun  titre,  et  comme  ils  jugent  apparemment 
qu'ils  peuvent  se  passer  de  moi....  Après? 

DURAND. 

Voilà  un  billet  d'un  monsieur  Villeneuve  qui  doit 
aussi  revenir  et  qui  m'a  laissé  les  titres  d'une  veuve 
pour  laquelle  il  sollicite  une  pension. 

VANGLAS,  prenant  vwement  les  papiers  et  les 
examinant. 

Villeneuve  !  Je  veux  tout  faire  pour  lui,  je  tiens 
beaucoup  à  ce  qu'il  ait  bonne  opinion  de  moi.  {^Par- 
courant les  papiei^s.  )  Je  n'ai  pas  besoin  d'examiner  les 
titres.  Ecrivez,  écrivez  bien  vite  au  secrétaire  d'état 
de  la  guerre  une  lettre  pressante  pour  la  veuve,... 
{Cherchant  le  nom  sur  les  papiers .^  Duplessis.  Sa  de- 
mande est  de  toute  justice.  {Remettant  les  papiers  sur 
la  table?)  Dès  que  monsieur  Villeneuve  paraîtra,  qu'on 
ne  le  fasse  pas  attendre.  Je  le  reconnais  là;  toujours 
occupé  des  autres.  Lui  et  Saint-Phar,  voilà  ceux  de 
mes  anciens  amis  que  j'estime  le  plus.  J'espère  que 
j'aurai  encore  assez  de  crédit;  et....  Vous  avez  écrit? 
Je  signe.  {Il  se  ïeve  et  tout  en  signant^  Quelles  sont  les 
autres  lettres  ?  {Apres  avoir  signé  et  se  rasseyant^  Et 

29. 


452  LES  ANCIENS  AMIS. 

ma  femme  qui  me  prépare  une  fête  !  C'est  bien  le  mo- 
ment, quand  on  m'abreuve  de  dégoûts. 

DURAND,  ayant  décacheté  une  lettre. 
Le  ministre  attend  monsieur  à  dîner  aujourd'hui. 

VANGLAS. 

Plaît-il?  Le  cardinal!  {Prenant  la  lettre?)  Donnez. 
Ah!  il  s'en  avise;  à  la  bonne  heure....  Et  son  billet  est 
écrit  du  style  le  plus  amical....  Il  a  un  nouveau  travail 
à  me  confier  :  il  veut  lui-même  m'annoncer  une  nou- 
velle faveur....  Nons  verrons.  Vous  avez  raison,  Du- 
rand, on  se  doit  à  son  pays;  et  quand  les  dépositaires 
de  l'autorité  réclament  vos  talents  et  vos  services,  on 
ne  peut  se  dispenser....  J'irai. 

DURAND,  a  part. 

Adieu  les  projets  de  retraite. 

V  A  N  G  L  A  s ,  souriant  d'un  air  satisfait. 

Toilà  une  circonstance  qui  favorise  les  petits  desseins 
de  ma  femme  ;  n'est-ce  pas ,  monsieur  Durand  ? 

DURAND. 

Comment,  monsieur? 

VANGLAS. 

Eh  !  oui  ;  pendant  mon  absence  on  pourra  s'occuper 
des  préparatifs  de  ma  fête;  allons,  je  ne  veux  rien 
savoir,  je  ne  dois  rien  savoir.  Poursuivons.  Vous  avez 
écrit  pour  ce  commis  qu'on  veut  révoquer ,  pour  cette 
danseuse  qui  veut  entrer  à  l'opéra ,  et  pour  cet  auteur 
qui  veut  être  de  l'académie  ? 

DURAND,  en  montrant  les  lettres  à  signer. 

Monsieur  peut  voir. 

VANGLAS. 

plie  est  vive  et  piquante,  cette  petite  danseuse.  Je 


ACTE  II,  SCENE  IX.  453 

me  fais  un  plaisir  de  lui  porter  moi-même  son  ordre  de 
début....  Chut!  j'entends  ma  femme. 

{Il parcourt  les  lettres  et  les  signe.^ 

SCÈNE  IX. 

VANGLAS,  DURAND,  Madame  VANGLAS. 

MADAME  YA]:!(QL.AS,  en  négligé. 
Bonjour ,  monsieur. 

VANGLAS,  continuant  de  signer  ses  lettres. 
C'est  vous ,  madame  ? 

MADAME  VAi?fGLAs,  bos  Cl  Durancl.. 
Eh  bien  !  monsieur  Durand  ? 

DURAND,  bas  a  madame  Vanglas. 
Monsieur  m'a  retenu. 

MADAME    VANGLAS,  <^e  mewe. 

Et  l'illumination ,  le  feu  d'artifice  ?  Quel  temps  pren- 
drons-nous ? 

D  u  R  A  N  D ,  <i?e  ;/ze77ze^ 
Il  va  dîner  chez  le  ministre. 

MADAME  VANGLAS,  de  même. 
Nous  aurons  la  musique  des  mousquetaires. 

DURAND,  de  même. 
Je  n'ai  plus  qu'à  transcrire  mes  couplets. 

MADAME  VANGLAS,  h  part.. 

Quelle  jolie  fête  ! 

VANGLAS. 

Qu'avez-vous  donc  de  si  important  à  dire  à  monsieur 
Durand,  madame  ?  [{Bas  a  sa  femme  en  souriant^  Si 
je  m'avisais  de  m'inquiéter  sans  sujet ,  comme  quelque- 


454  LES   ANCIENS  AMIS. 

fois  cela  vous  arrive  avec  moi?,..  (^Haut.)  Monsieur 
Durand ,  expédiez  bien  vite  toutes  ces  lettres  et  ne  vous 
éloignez  pas  :  si  j'ai  un  moment,  je  continuerai  de  vous 
dicter  ce  mémoire  sur  les  finances  et  le  nouveau  sys- 
tème. (  Durand  soit.  ) 

SCÈNE   X. 

VANGLAS,  MA.DAME  VANGLAS. 

VAN  GLAS. 

Félicitez  -  moi ,  madame;  je  craignais  que  son  émi- 
nence  n'eût  quelques  préventions  fâcheuses  contre  moi  ; 
mais  voilà  un  billet,  une  invitation;  je  n'ai  jamais  été 
plus  avant  dans  ses  bonnes  grâces  ! 

MADAME    VANGLAS,  en  SOUHaUt. 

Je  vous  en  félicite  de  tout  mon  cœnr  !  Ce  matin  vous 
m'aviez  alarmée;  il  semblait,  à  vous  entendre,  que 
nous  n'avions  plus  qu'à  nous  retirer.  C'eût  été  affreux  : 
je  serais  très  à  plaindre  s'il  me  fallait  changer  la  vie 
que  nous  menons  à  Paris.  De  la  fortune,  de  la  consi- 
dération, de  belles  places,  cela  me  rend  heureuse,  et 
le  bonheur  me  sied  si  bien!  Oui,  j'avoue  ingénument 
que  les  bals,  les  spectacles,  les  assemblées,  la  toilette, 
oh!  la  toillette  sur-tout,  ont  pour  moi  un  attrait  qui 
ne  finira  pas  encore  de  sitôt.  Cela  viendra;  quand  je 
serai  mère  de  famille,  peut-être  serai-je  plus  raisonnable. 

VANGLAS. 

Eh  bien  !  voyez  le  bel  avenir  qui  s'ouvre  devant 
nous.  Jusqu'ici ,  c'eût  été  une  folie  de  ne  point  borner 
notre  ambition  ;  mais  aujourd'hui  ,  avec  l'appui  du 
ministre  et  le  besoin  réel  qu'il  a  de  moi ,  qui  peut  pré- 


ACTE  II,   SCENE  X.  455 

voir  où  je  parviendrai  ?  Je  vous  annonce  une  visite 
pour  tantôt,  madame  Montgravier ;  je  lui  ai  promis 
hier  que  vous  la  recevriez  aujourd'hui.  Elle  doit  venir 
avec  la  fille  de  Saint-Phar. 

MADAME    VANGLAS. 

Vous  allez  me  lier  avec  tous  vos  bourgeois;....  mais 
qu'est-ce  que  je  dis?...  Il  me  revient  de  temps  en  temps 
des  accès  de  fierté  qui  n'ont  pas  le  sens  commun.  C'est 
la  femme  d'un  de  vos  amis  ;  je  serai  charmée  de  la  voir. 

VANGLAS. 

Ah!  je  vous  en  prie,  madame,  ménagez  madame 
Montgravier  ;  son  mari  est  un  homme  qui  m'est  fort 
utile. 

MADAME    VANGLAS. 

Oh  !  vous  ne  voyez  que  le  côté  utile  des  gens  ;  moi , 
je  veux  qu'ils  soient  aimables  ;  et  votre  monsieur  Mont- 
gravier serait  un  homme  détestable ,  s'il  n'était  tant  soit 
peu  ridicule.  Je  ne  me  mêle  point  d'affaires;  je  ne  veux 
pas  m'en  mêler,  ce  n'est  pas  le  rôle  d'une  femme.  Je 
ne  me  suis  jamais  avisée  de  vous  rien  demander,  si  ce 
n'est  pour  le  petit  Désormeaux ,  ce  jeune  avocat  si 
honnête,  qu'à  ma  recommandation  vous  avez  fait 
nommer  subdélégué  à  Cosne ,  et  qui ,  par  ce  moyen ,  a 
épousé  l'aimable  Cécile,  votre  filleule,  dont  il  était  si 
amoureux. 

VANGLAS. 

Doux  souvenir  !  Elle  a  été  pure ,  cette  action  ! 

MADAME    VAFGLAS. 

Cette  bonne  petite  madame  Désormeaux  m'a  écrit 
qu'ils  allaient  faire  incessamment  le  voyage  de  Paris. 
S'il  se  présentait  quelque  autre  affaire  semblable,  je 
vous  en  préviens,  monsieur  de  Vanglas,  je  deviendrais 
auprès  de  vous  une  ardente  soUiciteuse;  mais  pour 


456  LES  ANCIENS  AMIS. 

d'autres,  jamais.  Je  vous  quitte.  [A part^  Une  excel- 
lente idée  qui  me  vient  !  Il  faut  que  j'invite  à  la  fête 
toutes  les  personnes  qui  ont  soupe  hier  avec  lui  ;  il  est 
un  peu  tard,  mais  je  m'excuserai.  {Haut?)  Allons,  mon 
ami ,  jouissons  de  notre  sort  ;  vos  inquiétudes  n'étaient 
pas  fondées.  Quant  à  moi,  je  suis  contente,  je  le  serais 
tout-à-fait,  ingrat,  si  j'étais  bien  sûre  que  ma  tendresse 
pour  vous  fût  toujours  payée  d'un  égal  retour. 

VANGLAS. 

Charmante  femme  ! 

MADAME    VANGLAS. 

Oh  !  oui ,  charmante  femme  !  N'est-ce  pas ,  Vanglas , 
qu'au  milieu  des  soins  qui  vous  obsèdent ,  et  des  beaux 
exemples  qui  vous  entourent,  il  est  bien  cruel  d'avoir 
une  femme  qui  vous  importune  de  son  amour  ?  J'en  suis 
fâchée  pour  vous,  mais  je  ne  me  corrigerai  jamais  de 
vous  aimer. 

{Elle  sort.) 
VANGLAS  ^ew/,  regaixlant  sortir  sa  femme. 

Ne  suis-je  pas  bien  dupe ,  quand  je  puis  être  heureux , 
de  courir  après  des  distractions,  des  tourments  ou  de 
l'ennui,  par  caprice  ou  par  vanité Eh!  quelqu'un! 

SCÈNE    XL 

VANGLAS,  LEBRUN,  SAINT-GERMAIN, 

VANGLAS,  a  Lebrun. 
Mon  chocolat? 

LEBRUN,  a  Saint-Germain. 
Saint-Germain,  le  chocolat  de  monsieur? 
{Saint- Germain  sort.,  et  revient  en  apportant  le 
chocolat.  ) 


ACTE  II,   SCÈNE  XL  4^7 

VANGLAS. 

Je  n'y  suis  plus  que  pour  monsieur  Montgravier  et 
monsieur  Villeneuve. 

LEBRUN. 

Cela  suffit.  {A  Saint-Germain^  Ces  messieurs  sont- 
ils  encore  là  ? 

SAINT-GERMAIIN^. 

Oh  !  ils  ne  se  lassent  pas. 

VANGLAS. 

Qu'est-ce  ? 

LEBRUN. 

Deux  personnes  qui  se  disent  les  amis  intimes  de 
monsieur ,  qui  n'ont  pas  de  rendez-vous ,  mais  que 
monsieur  Montgravier  nous  a  recommandées. 

V  AFGLAS. 

Oh  !  Montgravier  !  il  recommande  tout  le  monde. 

LEBRUN. 

L'une  se  nomme  Dervière,  et  l'autre Savez-vous 

son  nom,  Saint-Germain? 

SAINT-GERMAIN. 

Milcour,  je  crois. 

VANGLAS. 

Diable!  ils  n'ont  pas  perdu  de  temps.  Mais,  quoi? 
je  suis  pressé;  y  a-t-il  long-temps  qu'ils  attendent? 

LEBRUN. 

Mais  oui,  un  peu. 

VANGLAS. 

Pauvres  gens  !  Allons ,  faites  entrer. 

LEBRUN. 

Lequel  d'abord  ? 

VANGLAS. 

Eh  !  mais  ensemble.  Deux  amis  !  ils  ne  doivent  pas 
avoir  de  secrets  l'un  pour  l'autre. 


458  LES   ANCIENS  AMIS. 

LEBRUN,  à  Saint- Germain. 
Faites  entrer;  ensemble. 

SAINT -GERMAIN. 

Entrez,  messieurs. 

VANGLAS. 

Lebrun,  ouvrez  le  rideau  de  la  volière. 

{Lebrun  va  ouvrir  un  rideau  derrière  lequel  ou  voit 

le  gfillage  d'une  grande  volière.  Vanglas  s'en 

approche  un  instant^ 

SCÈNE  XII. 

VANGLAS,  LEBRUN,  SAINT-GERMAIN,  DER- 
VIÈRE,  MILCOUR. 

DERViÈRE ,  en  entrant. 
Avec  Milcour? 

MILCOUR. 

Avec  Dervière  ! 

DERVIÈRE,  allant  a  Vanglas. 
Ma  foi,  mon  cher  Vanglas 

VANGLAS. 

Ah!  c'est  vous,  monsieur  Dervière? 

MILCOUR. 

Monsieur  de  Vanglas  ,  j'ai  l'honneur 

VANGLAS,  a  Milcour  en  s' asseyant. 
Bonjour. 

DERVIÈRE,  a  part. 
Eh  !  mais  hier  il  me  tutoyait. 

VANGLAS,  déjeunant. 
Eh    bien  !  messieurs ,    quel   heureux   hasard   vous 
amène  ?  Vous  restez  debout  ? 


ACTE   II,   SCENE   XII.  459 

MILCOUR. 

Ne  faites  pas  attention ,  je  vous  en  prie. 

DERVIÈRE. 

Encouragé  par  votre  offre  amicale  d'hier  soir,  je 
m'empresse  de  venir  vous  présenter  mes  hommages. 

MILCOUR. 

C'est  comme  moi. 

VANGLAS. 

Vous  me  rendez  justice  en  croyant  que  je  serai  tou- 
jours sensible  au  plaisir  de  vous  voir. 

DERVIÈRE. 

Je  vous  admire  ;  occupé  de  si  grands  intérêts ,  trouver 
le  moment  de  donner  audience  à  des  amis  ! 

MILCOUR. 

Nous  vous  dérangeons  ?  Le  temps  vous  est  si  cher  ! 
VANGLAS,  o tant  la  mie  de  son  petit  pain ,  et  s' amusant 
a  la  jeter  dans  la  volière. 

Je  vous  l'ai  dit,  j'y  suis  toujours  pour  vous....  Savez- 
vous  qu'hier  le  souper  de  monsieur  Montgravier  était 
très-bien  ordonné? 

DERVIÈRE. 

Réunion  bien  précieuse  pour  nous. 

MILCOUR. 

Oui ,  par  votre  présence.  J'en  ai  rêvé  toute  la  nuit. 
(//  tire  timidement  un  placet  de  sapoche.^ 
VAN  GLAS,  toujours  s'amusaut  a  Jeter  du  pain  dans  la 
volière. 
Eh  bien  ?  messieurs ,  que  dit-on  de  nouveau  ce  matin  ? 

MILCOUR. 

Mais  c'est  à  vous  qu'on  peut  demander.... 

VAWGLAS,  se  levant. 
Moi,  je  ne  sais  rien Eh!  Lebrun?....  Vous  per- 


46o  LES  ANCIENS   AMIS. 

mettez  que  je  m'habille;  j'en  use  sans  façon. 

{Saint- Germain  apporte  V habit  de  P^anglas.) 
DERViÈRE,  à  Milcour. 
Voilà  une  jolie  manière  de  recevoir  des  amis. 

MILCOUR,  à  Derviere. 
C'est  un  peu  cavalier. 

VANGLAS. 

Parlez,  parlez  toujours. 

MILCOUR,  s' approchant  de  la  volière. 
Oh  !  les  jolis  petits  serins. 

VAN  GLAS. 

Prenez  donc  garde;  vous  les  effarouchez.^ 

MILCOUR,  s' éloignant. 
Ah  !  mon  Dieu  !  j'effarouche  les  serins. 

VANGLAS. 

Fermez  le  rideau,  Lebrun. 

'LT^'ËKVii ,  fermant  le  rideau. 
Ils  flattent  les  serins!  c'est  pis  que  moi. 

VANGLAS. 

Parlez,  parlez  toujours. 

MILCOUR, 

Mener  ainsi  les  affaires,  tout  en  se  jouant 

VANGLAS,  a  Lebrun. 
Mon  habit....  Etes-vous  marié,  monsieur  Milcour? 

MILCOUR. 

Oui,  et  j'ai  deux  enfants;  et  n'ayant  qu'un  petit 
emploi  pour  soutenir  ma  famille ,  j'en  voudrais  un  plus 
considérable. 

V  A  N  G  L  A  s. 

C'est  très-bien  vu.  Il  faudra  y  songer.  Quant  à  vous  y 
Derviere,  toujours  garçon? 


ACTE  II,  SCENE  XII.  461 

DERVIÈRE. 

Toujours.  Monsieur  de  Vanglas ,  vous  connaissez  ma 
famille,  mes  talents ,  j'ose  le  dire;  j'ai  servi  peu  de 
temps,  mais  avec  zèle. 

VA.1YGLAS. 

Je  sais.  Vous  auriez  pu  faire  un  excellent  officier. 
(A  Lebrun  qui  lui  passe  son  habit.)  Vous  êtes  mala- 
droit, Lebrun. 

DERVIÈRE. 

J'ai  pris  une  juste  humeur  pour  un  passe-droit  qu'on 
me  fit  du  temps  du  feu  roi. 

VAWGLAS. 

Oui,  ce  fut  une  grande  injustice.  (^  Lebr^un.)  Ma 
tabatière,  mon  mouchoir... 

SAINT -GERMA  IN. 

Voilà  monsieur  Montgravier. 

VANGLAS. 

Bon!  je  ^attendais.  Or  çà,  Dervière,  et  vous,  mon- 
sieur Milcour ,  je  vous  sais  bien  bon  gré  de  la  visite  que 
vous  m'avez  faite.  Revenez  ;  vous  serez  toujours  reçu 
de  même. 
(//  s'approche  d'une  table  et  s'occupe  à  chercher  des 
papiers?) 

MILCOUR,  a  part. 
C'est  encourageant. 

DERVIÈRE,  a  part. 
Eh  bien  donc  !  il  me  congédie. 

MILCOUR,  serrant  son  placet  dans  sa  poche. 
Je  me  résigne  et  je  m'en  vais;  je  serai  peut-être 
plus  heureux  une  seconde  fois. 

DERVIÈRE. 

Moi,  je  m'obstine  et  je  reste. 


462  LES  ANCIENS   AMIS. 


SCENE   XIII. 

VANGLAS,  LEBRUN,  SAINT-GERMAIN,  DER- 
VIÈRE,  MILCOUR,  MONTGRAVIER. 

MONTGRAVIER,  à  MUcour  quî  sort. 
Eh  bien  !  êtes-vous  content  de  lui  ? 

MILCOUR. 

Enchanté. 

(//  sort.) 
DERViÈRE,  à  Vanglas  en  lui  présentant  un  papier. 
Un  seul  mot ,  et  je  pars.  Je  désirerais  être  employé 
selon  mon  grade ,  et  voilà  un  petit  mémoire. 

VANGLAS. 

Donnez,  je  le  lirai.  Y  a-t-il  quelque  vacance?  Me 
désignez-vous  quelque  chose  ? 

DERVIÈRE. 

Non;  confiant  dans  vos  bontés... 

VANGLAS. 

Mais  comment  voulez-vous ,  si  vous  ne  m'indiquez 
rien?...  Les  places  sont  rares,  les  demandes  nom- 
breuses. C'est  égal ,  je  garde  votre  mémoire;  tâchez  de 
découvrir  quelque  chose  à  votre  convenance,  et....  je 
verrai ,  j'y  penserai.  (  //  va  porter  le  mémoire  sur  la 
table.  )  Vous  m'excusez  de  ne  pas  vous  reconduire. 

DERVIÈRE. 

Ne  vous  dérangez  donc  pas.  {^A  part.)  Quelle  dif- 
férence entre  l'homme  d'hier  et  l'homme  d'aujourd'hui  ! 

{Il  sort.) 


ACTE  II,  SCENE  XIV.  463 

LEBRUN,  a  paît. 
Le  beau  colloque  que  doivent  faire  en  sortant  les 
deux  amis  intimes  de  monsieur. 

(//  sort  avec  Saint-Germain,^ 

SCÈNE   XIV. 

V#NGLAS,  MONTGRAVIER. 

MONTGKAVIER. 

Ah  !  je  VOUS  en  prie,  faites  quelque  chose  pour  eux. 

VAN  GLAS. 

Oui,  oui  sans  doute.  {Remettant  un  papier  a  Mont- 
graner.^  Voilà  la  commission  de  votre  protégé. 

MONTGRAVIER. 

Déjà  ?  Que  je  me  félicite  de  l'honneur  de  votre  pro- 
tection ! 

VANGLAS. 

Dites  de  mon  amitié  ,  voilà  les  termes  qui  con- 
viennent entre  nous.  M'apportez-vous  le  bordereau  de 
mes  intérêts? 

MONTGRAViER ,  lui  présentant  le  bordereau. 
Le  voici. 

VAN  GLAS,  le  prenant  et  V  examinant. 
Eh  !  je  comptais  sur  plus.  Je  dépense  en  diable.  Est- 
ce  que  vous  ne  pourrez  pas  tirer  meilleur  parti  de  mes 
nouveaux  fonds? 

MONTGRAVIER. 

Pardonnez-moi  ;  j'en  ai  causé  avec  le  bon  Durand. 
J'ai  une  affaire  superbe.  Voilà  le  récépissé  du  petit 
chevalier,  les  lettres  -  de  -  change  de  notre  homme  de 
Bordeaux.  Vous  voyez ,  tout  est  en  règle ,  tout  est  bien , 
tout  va  bien. 


464  LES   ANCIENS  AMIS. 

VANGLAS. 

Oh'  vous  êtes  actif,  Intelligent. 

MONTGRAVIER. 

Un  respectable  ecclésiastique  s'est  recommandé  à 
moi;  il  voudrait  bien  être  attaché  à  quelque  bon 
diocèse.  Voilà  son  nom  et  sa  supplique. 

VANGLAS,  e;z  n'ûî/zL         -m^ 

Ahî  ah!  Montgravier,  vous  voulez  faire  des  grands- 
vicaires.  Donnez,  je  remettrai  cela  à  notre  cher  car- 
dinal. 

MONTGRAVIER. 

Je  vous  dirai  que  madame  Montgravier  est  extasiée , 
ravie  de  l'honneur  que  vous  avez  bien  voulu  nous 
faire  hier  au  soir. 

VANGLAS. 

J'ai  annoncé  sa  visite  à  madame  de  Vanglas  ;  elle 
l'attend.  J'ai  été  fort  content  de  revoir  Saint-Phar. 
Qu'avait-il  donc  pendant  le  souper  ?  il  m'a  semblé  sou- 
cieux. 

MONTGRAVIER. 

Vous  croyez?  Rien  ne  vous  échappe. 

VANGLAS. 

Quant  à  Villeneuve  ,  toujours  un  peu  goguenard. 

MONTGRAVIER. 

Beaucoup  trop  goguenard,  notre  bon  Villeneuve. 
Je  cours  annoncer  vos  bonnes  intentions  à  mon  petit 
abbé.  Je  passe  ensuite  chez  notre  honnête  agent  de  la 
rue  Quincampoix  ;  et  ensuite...  voilà  tout.  J'ai  l'hon- 
neur.... 

(Il  sort.) 

VANGLAS,   seul. 

A  tantôt.  Ne  m'oubliez  pas.  Il  fait  de  bonnes  affaires 


ACTE  II,  SCÈNE  XV.  465 

avec  moi,  j'en  fais  de  bonnes  avec  lui....  Eh  bien  !  quel 
mal  y  a-t-il  à  s'entr'aicler  de  la  sorte  ? 

SCÈNE  XV. 

VANGLAS,  Madame  VANGLAS,  DÉSORMEAUX, 
Madame  DÉSORMEAUX. 

MADAME  VANGLAS,  eiiti"' oiwrant  la  porte. 
Bon!  le  voilà  seul.   Monsieur,  je  vous  amène  des 
personnes  que  vous  serez  bien  aise  de  voir,  j'en  suis 
sûre. 

VANGLAS. 

Qui  donc,  madame? 

MADAME    VANGLAS. 

Celles  dont  nous  parlions  tout-à-l'heure ,  les  seules 
pour  lesquelles  je  me  sois  avisée  de  me  mêler  d'affaires. 

VAIVGLAS. 

Désormeaux  ? 

MADAME    VAINTGLAS. 

Et  sa  femme.  Les  voilà. 

DÉSORMEAUX,  entrant  en  scène. 
Mon  digne  bienfaiteur  ! 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

Mon  cher  parrain  ! 

VANGLAS. 

Vous  à  Paris ,  mes  bons  amis  ! 

DÉSORMEA  UX. 

J'ai  obtenu  un  congé  de  monsieur  l'intendant.  Nous 
sommes  arrivés  ce  matin. 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

Et,  comme  je  l'avais  écrit  à  madame  de  Vanglas, 
notre  première  visite  est  chez  vous. 

Tome  Vil.  3o 


466  LES  ANCIENS   AMIS. 

V  A  N  G  L  A  s ,  leur  prenant  la  main  avec  amitié. 
Elle  m'est  bien  chère,  et  je  vous  en  remercie. 

MADAME    VANGLAS. 

Eh  bien  !  comment  va  le  ménage  ? 

DÉSOEMEAUX. 

A  merveille,  madame. 

VANGLAS. 

On  s'aime  toujours  bien  ? 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

Plus  que  jamais. 

DÉSORMEAUX. 

Nous  sommes  heureux  dans  notre  amour,  heureux 
dans  notre  fortune,  et  tout  ce  bonheur  c'est  à  vous 
que  nous  le  devons. 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

Sans  vous  notre  mariage  ne  se  serait  jamais  fait. 
Moi,  pauvre  fille,  pouvais-je  prétendre  à  épouser 
monsieur  Désormeaux? 

DÉSORMEAUX. 

Vous  avez  parlé  à  mes  parents,  vous  leur  avez  fait 
entendre  que  je  n'aurais  la  place  que  s'ils  consentaient 
à  mon  mariage  avec  Cécile. 

MADAME    DÉSORMAUX. 

Il  ne  voulait  pas  de  dot,  je  lui  suffisais;  mais  son 
père  en  voulait  une ,  et ,  grâce  aux  bienfaits  de  ma- 
dame ,  tous  les  obstacles  ont  disparu. 

DÉSORMEAUX. 

Aussi  avec  quels  délices  nous  parlons  de  vous  ! 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

Oui ,  tous  les  soirs  ;  et  nous  nous  en  aimons  encore 
mieux. 


ACTE    II,   SCÈNE  XV.  467 

vATfGLAS,  en  les  examinant  avec  attendrissement. 
Que  je  suis  ému  de  votre  reconnaissance!  {A part ^ 
Qu'elle  est  préférable  aux  protestations  de  tant  d'au- 
tres ! 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

La  place  de  subdélégué  est  une  des  premières  de 
la  ville  :  aussi,  nous  sommes  recherchés,  considérés, 
admis  dans  la  meilleure  société.  Il  n'y  a  qu'une  femme 
avec  qui  je  me  suis  brouillée,  parce  qu'elle  disait  du 
mal  de  vous. 

DÉSORMEAUX. 

Allons,  Cécile,  n'importune  pas  monsieur  de  Van- 
glas. 

VAWGLA.S. 

Laissez  la  parler ,  son  babil  me  plaît  et  m'intéresse. 
Quelle  est  donc  la  femme  qui  disait  du  mal  de  moi  ? 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

La  veuve  de  l'ancien  receveur  des  tailles  qui  un  jour 
s'est  permis  d'avancer,  en  souriant,  avec  malice,  que 
vous  n'aviez  rien  à  refuser  aux  dames. 

MADAME  VANGLAS,  CL  son  mari. 

Voyez-vous  la  belle  réputation  qu'on  vous  fait  ? 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

Fi!  madame,  lui  ai-je  répondu  :  il  est  affreux  de 
calomnier  ainsi  monsieur  de  Vanglas.  Qui  mieux  que 
moi  connaît  la  pureté  de  son  ame  ?  moi ,  sa  filleule 
dont  il  a  protégé ,  respecté  l'innocence ,  qu'il  s'est  em- 
pressé de  marier  à  celui  que  j'aimais.  Monsieur  Désor- 
meaux  a  exigé  que  je  cessasse  de  voir  cette  méchante 
femme ,  et  j'y  ai  consenti  de  bien  bon  cœur. 

VAIVTGL  AS. 

Mes  enfants,  le  tableau  de  votre  bonheur  m'enchante 

3o. 


468  LES  ANCIENS   AMIS. 

et  me  fait  respirer,  pour  ainsi  dire,  au  milieu  des  tra- 
cas, des  affaires,  des  intrigues  qui  m'absorbent.  Quand 
je  vous  regarde,  quand  je  vous  écoute....  allez,  je  suis 
bien  payé. 

SCÈNE   XVI. 

VANGLAS,  Madame  VANGLAS,  DÉSORMEAUX, 
Madame  DÉSORMEAUX,  LERRUN. 

LEBRUN,  annonçant. 
Monsieur  Villeneuve. 

VANGLAS. 

Qu'il  vienne,  qu'il  entre.  (^Lebrun  sorl.^  Lui  aussi, 
c'est  un  honnête  homme.  Je  me  réjouis  de  pouvoir  lui 
annoncer  que  j'ai  fait  ce  qu'il  désirait  pour  sa  protégée. 
(//  ija  de  nouveau  a  la  table  sur  laquelle  sont  ses 
papiers.  ) 
MADAME  VANGLAS,  À;  Désormeaux  et  a  sa  femme. 
Laissons  monsieur  de  Vanglas  travailler  et  recevoir 
înonsieur  Villeneuve.  (^Bas.)  Et  ce  soir,  c'est  sa  fête. 

MADAME    DÉSORMEAUX,   bas. 

Nous  le  savons. 

MADAME   VANGLAS. 

Vous  en  serez  ? 

DÉSORMEAUX. 

Nous  venons  tout  exprès. 

MADAME    VANGLAS. 

Chut  !  Sans  adieu ,  monsieur  de  Vanglas. 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

Nous  vous  reverrons. 

(  Elle  sort  avec  madame  Vanglas.  ) 


ACTE  II,  SCENE  XVII.  469 

V  A  N  G  L  A  s. 

Je  l'espère ,  j'y  compte. 

DÉSORMEAUX. 

Je  ne  suis  qu'un  bien  petit  personnage  auprès  de 
vous  ;  jamais  je  ne  pourrai  reconnaître  ce  que  vous 
avez  fait  pour  moi;  mais,  tant  que  je  vivrai,  croyez 
que  vous  avez  un  ami. 

{Il  sort,) 

VAIVGLAS. 

Excellent  jeune  homme  ! 

SCÈNE  XVII. 

VANGLAS,  VILLENEUVE. 

VAN  GLAS. 

Venez ,  venez ,  mon  cher  Villeneuve  ;  j'ai  écrit  au 
secrétaire  d'état  de  la  guerre  pour  la  veuve  Duplessis,. 
et  je  ne  doute  pas  que  la  réponse  ne  soit  favorable. 

VILLENEUVE. 

Je  suis  touché  de  votre  promptitude....  et  je  n'hésite 
pas  à  vous  parler  d'une  affaire  bien  plus  importante. 

VAWGLAS. 

Encore  quelqu'un  qu'il  s'agit  d'obliger  ? 

VILLENEUVE. 

Quelqu'un  qui  m'est  bien  cher,  qui  vous  est  cher  à 
vous-même. 

VANGLAS. 

Qui  donc? 

VILLENEUVE. 

Saint-Phar. 


470  LES  ANCIENS  AMIS. 

VANGLAS. 

Saint-Phar  ! 

VILLENEUVE. 

Il  y  a  une  lettre  de  cachet  contre  lui ,  avec  ordre  de 
le  conduire  à  la  Bastille. 

VAFGLAS. 

Saint-Phar  !  lui  !  Cela  ne  se  peut  pas.  En  êtes-vous 
bien  sûr? 

VILLENEUVE. 

Très-sûr.  Hier,  il  n'avait  que  des  craintes Au- 
jourd'hui, par  les  informations  que  j'ai  prises,  il  m'est 
prouvé  que  ses  craintes  n'étaient  que  trop  bien  fondées. 
Vous  connaissez  Saint-Phar;  il  n'a  rien  à  se  reprocher, 

mais  il  a  un  ennemi  bien  puissant Il  est  perdu,  si 

vous  n'êtes  pas  assez  son  ami  pour  le  défendre. 

VANGLAS. 

Ah!  grand  Dieu!  {^Appelant.^  Lebrun,  Saint-Ger- 
main. {^Plusieurs  valets  entrent.^  Mes  chevaux,  mes 
chevaux  à  l'instant.  (  Les  valets  sortent.  )  Qu'il  compte 
sur  moi  ;  quel  que  soit  le  pouvoir  de  cet  ennemi ,  le 
mien  sera  plus  fort.  Je  cours  chez  le  cardinal. 

VILLENEUVE. 

Eh  !  c'est  l'abbé  Dubois  lui-même  qui  est  cet  ennemi. 

VANGLAS. 

Hem  ?  Plaît-il  ?  Que  dites-vous  ? 

VILLENEUVE. 

Oui ,  une  lettre  interceptée  et  remplie  de  railleries 
amères  contre  l'abbé.... 

VANGLAS. 

Ah!  diable!  Eh!  mais  alors Et  pourquoi  se  per- 
mettre.... {^Api^es  avoir  réfléchi.^  Je  le  sauverai,  je  ré- 
ponds de  le  sauver.  Où  est-il  ? 


ACTE  II,  SCENE  XVII.  471 

VILLENEUVE. 

Chez  Montgràvier. 

VANGLAS.  , 

Bon  !  Montgràvier  est  un  honnête  homme ,  lin  peu 
faible,  mais  incapable  de  trahir  notre  ami. 

VILLENEUVE. 

Sa  fille  croit  qu'il  ne  vient  à  Paris  que  par  complai- 
sance pour  elle. 

VANGLAS. 

Il  faut  la  laisser  dans  l'ignorance.  Je  vais  attendre  le 
ministre  à  l'issue  du  conseil,  je  dîne  chez  lui  d'ailleurs. 
Je  lui  parlerai,  je  lui  démontrerai....  Saint-Phar,  mon 
cher  Saint-Phar ,  à  la  Bastille  !  et  pour  avoir  plaisanté 
sur  un  homme  à  qui  l'on  fait  grâce  peut-être  en  se 
bornant  à  le  railler....  Venez,  venez,  Villeneuve;  tout 
en  gagnant  ma  voiture ,  vous  me  raconterez  les  détails 
de  cette  malheureuse  affaire;  et,  ce  soir,  trouvez-vous 
ici  à  six  heures,  je  serai  de  retour.  Tant  que  j'aurai 
quelque  crédit,  Saint-Phar  n'a  rien  à  craindre. 

(  //  va  prendre  son  épèe  et  son  chapeau.  ) 
VILLENEUVE,  à  part ,  pendant  quc  Vanglas  prend 
son  épèe  et  son  chapeau. 

Quel  dommage  qu'un  homme  toujours  si  bien  inspiré 
par  son  cœur  se  soit  laissé  dépraver!...  Profitons  de 
ses  bons  mouvements. 

VANGLAS. 

Monseigneur,  monseigneur,  nous  nous  brouillerons, 
ou  vous  cesserez  de  persécuter  mon  ami.  {^A  Vdlc- 
neuve.^  Venez. 

VILLENEUVE. 

J'ai  bien  fait  de  m'adresser  à  vous. 

FIN    DU    SECOND    ACTE. 


472  LES  ANCIENS  AMIS. 


■       ACTE  TROISIÈME. 

La  scène  est  toujours  chez  Vanglas. 

Le  théâtre  ï-eprésente  un  riche  salon.  Les  trois  portes  du  fond  sont  ouvertes 
et  laissent  voir  des  jardins.  Il  y  a  en  outre  deux  portes  latérales.  Un  lustre 
non  allumé  est  suspendu  au  plafond. 


SCENE  I. 

MONTGRAVIER,  Madame  MONTGRAVIER, 
CLÉMENCE. 

MONTGRAVIER, 

C'est  par  ici , mesdames.  Dieu  merci,  je  viens  assez 
souvent  dans  cet  hôtel  pour  le  connaître.  Nous  sommes 
dans  le  salon  de  cette  bonne  madame  de  Yanglas,  J'ai 

annoncé  votre  visite;  on  vous  attend;  ainsi Mais 

quel  dommage  que  votre  père  n'ait  pas  voulu  venir  avec 
nous ,  ma  chère  cousine  ! 

clémence. 

C'est  pour  moi  qu'il  a  fait  le  voyage,  mais  il  en 
profite  pour  terminer  quelques  affaires  ;  et  il  veut  que 
je  m'amuse  tandis  qu'il  travaille. 

MONTGRAVIER. 

Or  çà ,  madame  Montgravier ,  songez  que  madame 
de  Vanglas  est  une  demoiselle  de  très-grande  qualité , 
la  femme  d'un  homme  qui  tient  un  haut  rang  dans 
l'Etat  ;  ainsi  donc ,  de  la  mesure ,  de  la  réserve  dans 
vos  paroles  ;  n'ayez  pas  l'air  d'une  bourgeoise. 


ACTE   III,  SCÈNE  IL  473 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Oui,  oui,  je  sais  comment  je  dois  me  conduire.  {A 
Clémence.^  Vous,  ma  chère,  tenez-vous  droite,  levez 
les  yeux,  point  de  gaucherie,  n'ayez  pas  l'air  d'une 
provinciale. 

MONTGR  AVTER. 

Chut  !  madame  de  Vanglas. 

MADAME    MOWTGRAVIER. 

Je  me  sens  presque  aussi  intimidée  que  je  l'étais  hier 
quand  j'ai  reçu  son  mari. 

CLÉMENCE. 

Et  moi  donc  !  Cette  madame  de  Vanglas  est  peut- 
être  fîère,  dédaigneuse. 


SCENE  II. 

MONTGRAVIER,    Madame    MONTGRAVIER, 
CLÉMENCE,  Madame  VANGLAS. 

MADAME    VANGLAS. 

Qu'il  me  tardait  de  faire  connaissance  avec  vous, 
madame  !  Je  vous  ai  fait  un  peu  attendre, 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Ail!  madame,  je  sais  ce  que  c'est  que  les  embarras 
d'une  maîtresse  de  maison. 

MONTGRAVIER. 

Et  sur -tout  quand  elle  prépare  une  surprise  à  son 
mari.  Comme  c'est  touchant! 

MADAME  VA.NGLAS,  apercevant  Clémence, 

Voilà  une  bien  jolie  personne.  C'est  mademoiselle 
votre  fille. 


474  LES  ANCIENS  AMIS. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Madame  veut  rire  sans  doute  ;  je  ne  crois  pas  être 
d'âge.... 

MADAME   VANGLAS. 

Ah!  pardon;  mademoiselle  a  l'air  si  jeune...  [A  part^ 
Pauvre  femme  !  je  suis  fâchée  de  lui  avoir  fait  de  la 
peine. 

MONTGR  AVIER. 

C'est  mademoiselle  Clémence  de  Saint-Phar. 

MADAME   VANGLAS. 

Ah!  oui,  je  l'attendais;  la  fille  d'un  ami  de  monsieur 
de  Vanglas. 

CLÉMENCE. 

Mon  père  m'a  chargée  de  vous  exprimer  tous  ses 
regrets,  madame;  il  espère  avoir  bientôt  l'honneur  de 
vous  saluer. 

MADAME    VANGLAS. 

Je  serai  très-contente  de  le  voir.  Mon  mari  est  l'ami 
de  votre  père,  et  moi,  du  premier  coup  d'œil,  je  me 
sens  pour  vous  une  véritable  affection. 

CLÉMENCE. 

Eh  bien  !  madame ,  c'est  aussi  ce  que  j'éprouve  pour 
vous.  (A part.)  Moi  qui  craignais  qu'elle  ne  fût  fière! 

MONTGRAVIER. 

Nous  sommes  venus  de  bonne  heure.  Au  moment 
où  j'ai  reçu  votre  aimable  invitation ,  madame  Mont- 
gravier  était  déjà  décidée  à  vous  faire  une  visite. 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Nous  allons  nous  retirer  si  nous  vous  gênons. 
MADAME  VANGLAS,  examinant  Clémence  avec  intérêt. 

Restez;  vous  ne  me  gênez  pas.  Sans  compliment, 
mademoiselle  a  une  physionomie  qui  prévient  en  sa 
faveur,  et  je  vous  sais  bien  bon  gré  de  l'avoir  amenée. 


ACTE  III,  SCÈNE   III.  4?^ 

CLÉMEWCE. 

Alî  !  madame ,  que  vous  êtes  bonne  ! 

MADAME    mO]STGB.AYÎER,  à  part. 

Ah  !  que  de  tendresses  ! 

MONTGRAVIER. 

Voici  monsieur  de  Vanglas. 

MADAME    VANGLAS. 

Déjà  de  retour  de  chez  le  ministre  ? 

SCÈNE  III. 

MONTGRAVIER  ,     Madame     MONTGRAVIER  , 
CLÉMENCE ,  Madame  VANGLAS,  VANGLAS. 

madame    VANGLAS. 

Venez,  venez,  monsieur,  c'est  un  jour  heureux  pour 
moi.  Tantôt  je  vous  ai  présenté  le  jeune  Désormeaux 
et  sa  femme,  et  voici  madame  Montgravier. 

VANGLAS. 

Madame.... 

MADAME    VANGLAS. 

Mademoiselle  Clémence,  la  fille  de  votre  ami  Saint- 
Phar. 

VANGLAS,  saluant.  A  part,  en  regardant  Clémence 
d'un  air  attendri. 

Pauvre  jeune  fille  !  Malheureux  Saint-Phar  ! 

MADAME    VANGLAS. 

Eh  !  mais ,  qu'avez-vous  donc  ? 

VANGLAS,  sur  le  point  d'éclater. 
Ce  que  j'ai,  madame?....  J'ai.... 

MADAME    VANGLAS. 

Vous  paraissez  inquiet,  sombre. 

VANGLAS. 

Vous  vous  trompez,  je  suis  calme.  (^A  part.)  S& 


476  LES  ANCIENS   AMIS. 

peut-il  que  la  haine  conduise  jusque-là  un  ministre?  un 
prêtre...  mais  aussi  quel  prêtre  que  l'abbé  Dubois! 

MADAME   VANGLAS. 

Vous  avez  beau  vouloir  le  cacher;  vous  êtes  préoc- 
cupé. 

V  ATM  GLAS. 

Eh  bien  !  oui ,  je  le  suis  en  effet.  J'ai  la  tête  remplie 
de  tant  d'objets  différents.  (^  A  part,  en  regardant 
Clémence.  )  Elle  est  loin  de  prévoir  le  coup  qui  menace 
son  père. 

CLÉMEivcE,  a  part. 

Comme  il  me  regarde  !  Hier ,  à  peine  m'a-t-il  parlé. 

MADAME    VANGLAS. 

Vous  paraissez  ému  à  l'aspect  de  mademoiselle. 

VAN  GLAS. 

Et  qui  ne  le  serait  en  voyant  la  fille  d'un  ancien  et 
fidèle  ami?  Mademoiselle  m'intéresse  beaucoup. 

MADAME    VAîfGLAS. 

Et  moi  aussi.  Je  veux  aider  madame  Montgravier  à 
la  faire  jouir  de  tous  les  agréments  de  Paris.  Demain 
c'est  mon  jour  aux  Français  ;  et  si  madame  veut  disposer 
de  ma  loge  pour  elle  et  mademoiselle.... 

MADAME   MONTGRAVIER. 

Madame,  c'est  beaucoup  d'honneur. 

CLÉMENCE. 

On  donne  peut-être  une  tragédie  ? 

MADAME    VANGLAS. 

Oui,  OEdipe. 

CLÉMENCE. 

L'ouvrage  de  ce  jeune  auteur  qui  a  déjà  tant  de  ré- 
putation ^  ?  Quel  bonheur  ! 

*  Je  me  félicite  d'avoir  trouvé  roccasion  de  rappeler  l'époque  de  la 
pièce ,  en  rappelant  la  première  tragédie  de  Voltaire. 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  477 

MADAME    VANGLAS. 

Vous  voyez ,  elle  est  transportée  de  joie  d'être  à  Paris. 
vAiyGLAS,  a  pari. 

Transportée  de  joie [Haut?)  Pardon,  il  faut  que 

je  parle  à  Montgravier. 

MONTGRAVIER. 

A  moi  ?  toujours  à  vos  ordres ,  vous  le  savez.  {A part.) 
C'est  enchanteur ,  il  n'a  plus  de  confiance  qu'en  moi. 
MADAME  VANGLAS,  «  Clémence. 

Venez  avec  moi,  ma  chère.  En  attendant  la  société, 
nous  pourrons  causer,  lire,  faire  de  la  musique;  j'ai 
un  clavecin  et  une  bibliothèque  très-bien  composée  pour 
une  femme. 

CLÉMENCE. 

Vous  aimez  la  lecture ,  la  musique ,  c'est  comme  moi. 

MADAME    VAJNTGLAS. 

Vous  voyez  bien ,  ma  chère ,  qu'il  y  a  une  véritable 
sympathie  entre  nous  deux. 

CLÉMENCE. 

Ah!  madame,  que  je  suis  touchée  de  votre  amitié! 
(  Elle  sort  avec  madame  Vanglas.  ) 

MADAME    MONTGRAVIER,  CL   SOU   mari. 

Je  ne  suis  pas  envieuse  ;  mais  si  j'avais  prévu  ce  que 
je  vois.... 

MONTGRAVIER. 

Mais ,  laissez  -  nous  donc ,  madame  Montgravier  ; 
quand  les  hommes  ont  à  parler  ensemble,  les  femmes 
doivent  se  retirer. 

[Madame  Montgravier  sort.) 


478  LES  ANCIENS   AMIS. 

SCÈNE   IV. 

VANGLAS,    MONTGRAVIER. 

MONTGRAVTER. 

On  a  bien  de  la  peine....  Enfin  nous  voilà  seuls. 

VANGLAS. 

Ah  !  mon  ami ,  mon  cher  Montgravier ,  dans  quel 
siècle  vivons-nous!  Vous  me  voyez  furieux.  Saint-Phar... 

MONTGRAVIER. 

Eh  bien!  Saint-Phar? 

VANGLAS. 

Il  faut  empêcher  qu'il  sorte.  Le  ministre....  Je  me 
flattais  qu'au  milieu  de  son  audacieuse  ambition,  de 
son  insatiable  cupidité ,  il  conserverait  au  moins  quel- 
que bonté ,  quelque  pitié  ;  mais  non.  Ne  pensez  -  vous 
pas  comme  moi,  Montgravier,  que  c'est  le  plus  per- 
vers des  hommes? 

MONTGRAVIER. 

Qui? 

VANGLAS. 

Dubois. 

MONTGRAVIER. 

Le  ministre  !  Eh  !  grand  dieu  !  que  dites-vous  ? 

VANGLAS. 

Voulez-vous  me  démentir? 

MONTGRAVIER. 

Vous  démentir!  non  pas.  Je  pense  comme  vous,  je 
pense  toujours  comme  vous,  je  m'en  fais  gloire,  je 
m'en  suis  fait  une  habitude;  mais  l'abbé  Dubois.... 


ACTE  III,  SCENE  IV.  479 

VANGLAS. 

C'est  un  homme  odieux! 

MOWTGRAVIER. 

Eh!  mais  taisez-vous  donc. 

VANGLAS. 

Vindicatif. 

MONTGRAVIER,    h  part. 

Eh!  mais  il  est  fou. 

VANGLAS. 

Méchant! 

MOWTGRAVIER. 

Vous  vous  perdez,  vous  me  perdez. 

VANGLAS. 

Quand  je  pense  à  tous  les  mensonges  qu'il  m'a  faits 
et  qui  vont  lui  servir  de  prétexte  pour  persécuter  mon 
malheureux  ami....  Je  voulais  lui  répondre;  mais  que 
dire  à  un  homme  emporté  qui  ne  vous  laisse  pas  le 
temps  d'achever  une  phrase? 

MONTGRAVIER. 

Eh!  mais  c'est  vous  qui  ne  voulez  rien  entendre. 
{^Regardant  si  personne  n'entend.^  Personne  ne  nous 
écoute.  Oui,  je  conviens  que  ce  bon  abbé  est  un  vé- 
ritable fléau...  mais  il  faut  le  dire  tout  bas. 

VANGLAS. 

Pourquoi  donc  cela?  Je  le  brave. 

MONT  GRAVIER. 

C'est  à  merveille.  Si  vous  vous  croyez  assez  fort 
pour  le  braver  je  vous  en  fais  mon  comphment;  mais 
moi,....  je  n'en  suis  pas  encore  là. 

VANGLAS. 

Qu'il  me  poursuive,  qu'il  m'exile,  qu'il  me  perde, 
s'il  veut,  avec  Saint-Phar. 


48o  LES  ANCIENS  AMIS. 

MONTGRAVIER. 

Eh!  mais  qu'est-il  donc  arrivé?  De  quoi  est  menacé 
mon  respectable  ami  Saint-Phar? 

VANGLAS. 

Eh  quoi!  ignorez -vous Eh  quoi!  Villeneuve  et 

Saint-Phar  ne  vous  ont  point  dit?... 

^  MONTGRAVIER. 

Eh  !  mon  Dieu  !  non ,  ils  ne  m'ont  rien  dit. 

VANGLAS. 

Mais  vous  êtes  l'ami  de  Saint-Phar,  vous  connaissez 
les  devoirs  de  l'amitié,  et,  s'il  le  fallait,  vous  sauriez 
les  remplir  dans  toute  leur  étendue. 

M  ONT  GRAVIER. 

Oui,  certes....  Cependant....  Je  voudrais  savoir.... 

VANGLAS. 

Voici  Villeneuve  ;  je  l'attendais. 

MONTGRAVIER,    Cl  part. 

Tant  mieux!  il  va  peut-être  cesser,  devant  Ville- 
neuve, ces  discours  imprudents  qui  me  causent  un 
tremblement  universel. 

SCÈNE  V. 

VANGLAS,  MONTGRAVIER,  VILLENEUVE.    . 

VANGLAS. 

Nous  pouvons  parler  devant  Montgravier;  je  l'ai  cru 
instruit ,  et  j'en  ai  trop  dit  devant  lui  pour  qu'on  puisse 
lui  rien  cacher. 

VILLE]>fEUVE. 

Eh  bien!  quelles  nouvelles? 

VANGLAS. 

Très-mauvaises.  J'ai  parlé  au  ministre  avant  le  dîner, 


ACTE  III,  SCENE  V.  481 

après  le  dîner.  Au  seul  nom  de  Saint  -  Phar ,  il  entrait 
dans  des  transports  de  fureur.  On  sait  que  Saint-Phar 
a  quitté  sa  forteresse  ;  on  le  soupçonne  à  Paris  ;  on  le 
fait  chercher.  Il  est  question  de  bien  autre  chose  que 
de  la  lettre  de  cachet  qui  l'envoie  à  la  Bastille. 

M  ONT  GRAVIER. 

A  la  Bastille!  Qui?  Saint-Phar! 

VILLENEUVE. 

Eh  !  oui ,  Saint-Phar.  Laissez  parler  Vanglas. 

V  AWGLAS. 

On  veut  lui  faire  son  procès  selon  toute  la  rigueur 
des  lois  militaires,  pour  avoir  quitté  son  poste  sans 
congé. 

VILLENEUVE. 

Ah!  grand  Dieu! 

VANGLAS. 

On  prétend  qu'à  la  veille  d'une  gUerte  qui  nous  me- 
nace, son  action  devient  grave,  criminelle,  inexcusable; 
on  lui  fait  un  crime  de  sa  liaison  avec  l'honnête  et 
malheureux  Leblanc,  ancien  secrétaire  d'état  de  la 
guerre  ;  et ,  mêlant  le  mensonge  à  la  vérité ,  on  semble 
persuadé  qu'il  était  dans  la  conspiration  de  Cellamare, 
qu'il  a  correspondu  dans  le  temps  avec  la  duchesse  du 
Maine,  et  qu'il  est  d'autant  plus  coupable  aujourd'hui 
qu'alors  on  lui  fit  grâce. 

VILLENEUVE. 

Quelle  horreur!  quel  tissu  de  faussetés! 

MONTGRAVIER. 

Eh!  mais  ne  vais-je  pas  être  compromis  pour  l'avoir 
logé  dans  ma  maison  ? 

VANGLAS. 

Que  dites-vous ,  Montgravier  ?  quel  langage  ! 
Tome  ni.  3 1 


482  LES   ANCIENS   AMIS. 

MOWTGRAVIER. 

Permettez  donc  :  je  suis  loin  de  le  trahir  ;  mais  il 
me  semble  qu'il  est  bien  mal  à  lui  de  ne  pas  m'avoir 
prévenu ,  j'aurais  pris  mes  précautions. 

VILLENEUVE. 

Si  Montgravier  craint  de  le  garder,  qu'il  vienne 
chez  moi. 

VANGLAS. 

Brave  Villeneuve,  que  vous  ajoutez  à  l'estime  que 
j'avais  déjà  pour  vous!  Mais  on  sait  votre  liaison  in- 
time avec  Saint -Phar.  Parce  que  vous  êtes  vertueux 
et  sans  ambition,  on  vous  compte  parmi  les  mécontents. 
C'est  chez  vous  qu'on  ira  d'abord  le  chercher;  peut- 
être  y  a-t-on  déjà  été. 

MONTGRAVIER. 

On  me  sait  aussi  son  ami ,  de  plus  son  parent ,  et 
c'est  pour  sa  propre  sûreté  que  je  craignais;  voilà 
tout.  Des  méchants  ne  me  comptent  -  ils  pas  aussi  au 
nombre  des  mécontents? 

VANGLAS. 


Vous  ! 
Eh!  mais.. 


MONTGRAVIER. 


VANGLAS. 

Qu'il  vienne  chez  moi;  on  ne  s'avisera  pas  de  le 
soupçonner  chez  un  homme  attaché  à  son  persécuteur. 

MONTGRAVIER. 

C'est  cela.  J'aurai  le  courage   de   le  conduire  chez 
vous. 

VANGLAS. 

Qui  sait  cependant?  On   a  vu  avec  quelle   chaleur 
j'ai  pris  ses   intérêts;  mais  que    m'importe?  Oui,  j'ai 


ACTE   III,   SCENE  V.  483 

un  petit  appartement  dans  un  entre-sol,  moi  seul  en 
ai  la  clef;  je  la  porte  sur  moi.  On  y  entre  par  une 
porte  de  bibliothèque  qui  se  trouve  là  dans  cette  ga- 
lerie. 

(//  montre  une  des  deux  portes  latérales.) 

VILLENEUVE. 

C'est  VOUS,  Yanglas,  qu'il  faut  nommer  un  homme 
généreux  ! 

M  ONT  GRAVIER. 

Homme  vraiment  admirable  !  Mais  vous  autres  sens 
en  place,  riches  et  puissants,  vous  avez  bien  plus  de 
facilités  que  nous  autres  bourgeois ,  pour  être  coura- 
geux sans  vous  exposer. 

VANGLA.S. 

Mais  quelle  imprudence  d'être  venu  à  Paris! 

MONTGRAVIER. 

Oh!  il  a  toujours  eu  la  plus  mauvaise  tête! 

VANGLAS. 

Est-ce  pour  se  livrer ,  pour  se  faire  reconnaître  ?  Mais 
quoi!  il  n'est  pas  question  de  revenir  sur  ce  qui  est 
fait.  Lui,  Saint-Phar,  avoir  correspondu  avec  le  prince 
de  Cellamare!  Ainsi,  on  lui  prête  des  crimes  imagi- 
nairesf  Est  -  ce  dans  l'espoir  de  les  prouver?  ce  serait 
impossible;  non,  c'est  pour  aggraver  une  faute...  réelle 
sans  doute,  mais  excusable,  mais  nécessaire  même 
dans  sa  position  !  Certes ,  un  militaire  ne  doit  pas  quit- 
ter son  poste  ;  mais  fallait-il  qu'il  attendît  paisiblement 
l'ordre  qui  l'envoie  à  la  Bastille? 

VILLENEUVE. 

Laissons  les  déclamations;  elles  ne  mènent  à  rien. 
Il  faut  agir.  D'abord,  pour  ce  soir,  je  pense  qu'il  n'y 
a  pas  d'inconvénient  à  ce  que  notre  ami  reste  chez 
Montgravier.  , 

3i. 


484  LES  ANCIENS   AMIS. 

MOWTGR  A  VIER. 

Vous  croyez? 

VILLENEUVE. 

Nous  sommes  avertis.  Montgravier,  le  vieux  Fran- 
cœur  et  moi ,  nous  pouvons  faire  le  guet  autour  de  la 
maison ,  et  au  moindre  danger ,  emmener  Saint  -  Phar 
par  la  porte  dérobée. 

MONTGRAVIER,  en  soupiraut. 

A  la  bonne  heure. 

VILLENEUVE. 

Demain  nous  verrons  ce  que  nous  avons  à  faire. 
Qui  sait  si  Dubois  ne  reviendra  pas  à  de  meilleurs 
sentiments? 

VANGLAS. 

Lui!  ne  l'espérez  pas. 

VILLENEUVE. 

Je  conçois  qu'avec  sa  fougue,  et  ne  se  connaissant 
plus  quand  il  est  en  colère,  il  serait  imprudent  de  lui 
parler  ce  soir  de  nouveau;  mais  demain....  Vous  lui 
avez  rendu,  vous  lui  rendez  encore  d'assez  importants 
services  ;  vous  devez  avoir  quelque  pouvoir  sur  lui. 

VANGLA'S.  • 

Oui,  certes,  cela  devrait  être.  Ingrat  ministre!  ne 
suffisait  -  il  pas  que  je  lui  déclarasse  que  Saint -Phar 
était  mon  ami?  ne  me  devait -il  pas  le  sacrifice  de  sa 
haine  ?  Me  voilà  bien  payé  de  mon  dévouement ,  de 
mon  asservissement,  de  mes  aveugles  complaisances. 

VILLENEUVE. 

Pour  ce  soir,  cherchez  si  vous  n'avez   pas  quelque 

ami  qu'on  puisse  opposer Montgravier  lui-même 

n'en  a-t-il  pas  ? 


ACTE   III,   SCENE  VI.  485 

MONTGRAVIER. 

Eh!  mon  Dieu,  non.  Je  ne  connais  que  monsieur  de 
Vanglas;  c'est  assez  pour  moi. 

VILLEJYEUVE. 

Ce  sera  de  même  assez  pour  Saint-Phar.  Votre  in- 
dignation contre  le  ministre  m'est  un  sûr  garant  du 
salut  de  notre  ami.  Je  vais  lui  dire  combien  vous  êtes 
bon  et  généreux  pour  lui. 

MONTGRAVIER. 

Et  moi,  je  vais  le  gronder  de  n'avoir  pas  eu  assez  de 
confiance  en  moi  pour  me  révéler,...  Ma  femme  et  sa 
fille  vont  rester  chez  madame  de  Vanglas. 

VILLENEUVE. 

Ah  !  sa  fille  !  c'est  a  elle  sur-tout  qu'il  faut  bien  ca- 
cher,,.. Et  mon  fils,  quel  sera  son  chagrin! 

VANGLAS. 

Paix  !  j'entends  ma  femme. 

SCÈNE   VI. 

VANGLAS,  MONTGRAVIER,  VILLENEUVE, 
Madame  VANGLAS, 

MADAME    VANGLAS. 

Ah  !  monsieur  de  Vanglas ,  cette  jeune  Clémence , 
la  fille  de  votre  ami  Saint-Phar,  est  pleine  de  talents, 
d'esprit  et  de  bonté.  Je  viens  de  l'installer  dans  ma  bi-r 
bliothèque,  à  mon  clavecin.  Plus  je  cause  avec  elle, 
plus  je  m'y  intéresse ,  plus  je  crois  voir  qu'elle  se  prend 
d'amitié  pour  moi.  Je  l'ai  laissée  avec  madame  Mont- 
gravier  [bas  a  son  rnari)^  qui,  je  crois,  en  est  ja- 
louse. 


486  LES  ANCIENS  AMIS. 

MONTGRAVIER,    Cl  part. 

Oui,  qu'elle  lise,  qu'elle  touche  du  clavecin, 

MADAME    VANGLAS. 

Votre  femme  est  bien  heureuse ,  monsieur  Montgra- 
vier ,  de  loger  chez  elle  cette  aimable  parente.  Je  lui 
porte  envie. 

MONTGRAVIER. 

Eh  !  mon  Dieu  !  madame ,  pour  peu  que  cela  vous 
fasse  plaisir ,  elle  viendra  loger  chez  vous. 

VILLENEUVE. 

Oui,  madame,  le  père  et  la  fille  méritent  tous  les 
sentiments....  Adieu,  Vanglas.  {^Bas.)  Saint-Phar  place 
en  vous  tout  son  espoir  ;  vous  ne  le  tromperez  pas.  Je 
compte  sur  vous.  (^  madame  Vanglas^  Madame ,  re- 
cevez mon  hommage. 

(  //  sort.  Vanglas  V accompagne  jusqu'au  fond  du 
théâtre.  ) 

MONTGRAViER,  Cl  madame  Vanglas. 

Dites  donc  à  notre  bon  Vanglas  d'être  un  peu  plus 
circonspect  dans  ses  discours  sur  le  ministre. 

MADAME    VANGLAS. 

Comment  ? 

MONTGRAVIER. 

Le  ministre  a  grand  tort,  sans  doute...  Mais  qu'est-ce 
que  je  fais?  Et  moi  aussi,  je  me  surprends  à  en  dire 
du  mal.  {^A part.^  Ah!  grand  Dieu!  je  m'effraie  de 
moi-même.  {^A  Vanglas  qui  revient.^  Je  ne  vous  con- 
nais qu'un  défaut ,  et  c'est  une  vertu  :  vous  prenez  trop 
chaudement  les  intérêts  de  vos  amis.  Je  vous  salue  de 
tout  mon  cœur. 

;'  //  son.  ^ 


ACTE  III,  SCÈNE  VIL  487 

SCÈNE    VIL 

VA.NGLAS,  Madame  VANGLAS. 

MADAME    VANGLAS. 

Que  veut  dire  monsieur  Montgravier?  vous  parlez 
mal  du  ministre. 

VANGLAS. 

En  effet,  n'ai-je  pas  bien  à  m'en  louer  ?  Eh!  madame, 
vous  me  l'avez  dit  cent  fois,  vous  ne  voulez  pas  vous 
mêler  d'affaires  ;  laissez-moi  le  soin  que  me  donnent  les 
miennes;  qu'il  vous  suffise  de  savoir  que  plus  vous 
prenez  d'intérêt  à  la  fille  de  Saint -Phar,  plus  vous 
augmentez  mon  humeur. 

MADAME    VANGLAS. 

Ëhî  qu'y  a-t-il  de  commun  entre  elle  et  le  ministre? 

VANGLAS. 

Rien.  Ne  prenez  pas  garde  à  ce  que  je  dis. 

MADAME    VANGLAS. 

Eh  !  mais  s'il  m'arrive  de  me  permettre  une  légère 
plaisanterie  sur  son  compte,  vous  m'imposez  silence  en 
paraissant  effrayé  de  ma  hardiesse.  Vous  ne  cessez  de 
me  vanter  sa  capacité ,  son  mérite. 

VANGLAS. 

Eh!  sans  doute,  c'est  mon  devoir;  mais  croyez-vous 
que  j'approuve  toujours  tout  ce  qu'il  fait?....  {apart^ 
tout  ce  qu'il  me  fait  faire. 

MADAME    VANGLAS. 

Prenez  garde ,  Vanglas  ;  vous  lui  devez  tout.  C'est  de 
lui  que  dépend  toute  votre  fortune. 


488  LES  ANCIENS  AMIS. 

VAN  G  LAS. 

Eh  !  que  m'importe  ma  fortune  ! 

MADAME    VANGLAS. 

Mais  elle  m'importe  beaucoup  à  moi  ;  et  ce  qui  m'im- 
porte encore  plus ,  c'est  que  mon  mari  ne  se  donne  pas 
l'odieuse  couleur  d'un  ingrat. 

VANGLAS. 

Qui ,  moi  ?  ingrat  ! 

MADAME    VANGLAS. 

Voyez  un  peu,  vous  m'en  dites  du  mal;  et,  pour 
voUvS  faire  ma  cour,  je  venais  vous  en  dire  du  bien. 

VANGLAS. 

C'est  bien  prendre  son  moment  ! 

MADAME    VANGLAS. 

Tout-à-l'heure  j'étais  avec  ces  dames  sur  la  terrasse 
du  jardin,  lorsque  le  ministre,  qui  passait  dans  son  car- 
rosse ,  m'a  reconnue  et  nous  a  saluées  de  la  manière  la 
plus  gracieuse.  Il  a  beaucoup  remarqué  la  jeune  Clé- 
mence. 

VANGLAS,  à  part. 

Fort  bien!  il  remarque  la  fille  et  proscrit  le  père... 
(  Haut.  )  Pardon  encore  une  fois ,  madame  ;  mais  de 
grâce ,  laissez -moi. 

(Il  s' assied  près  d'une  table. ^ 

MADAME    VANGLAS. 

Allons,  allons,  que  je  ne  vous  dérange  pas.  [A part ^j 
Je  voudrais  pourtant  bien  qu'il  passât  dans  son  cabinet  ; 
il  me  gêne  pour  les  préparatifs  de  notre  fête.  {Appelant 
Lebrun  qui  passait  dans  le  fond  du  théâtre.)  Ah!  Le- 
brun. [Toujours  à  part.)  Il  faut  toujours  tout  arranger 
dans  le  jardin.  [Elle  appelle.)  Lebrun  ! 


ACTE  III,  SCÈNE  IX.  489 

SCÈNE   VIII. 

VANGLAS,  Madame  VANGLAS  ,  LEBRUN. 

LEBRUN. 

Madame. 

MADAME    VANGLAS. 

Ecoutez-moi. 

(^Elle  lui  parle  bas  pendant  que  Vanglas  dit  ce  qui 
suit.  ) 

VANGLAS. 

Quel  appui  chercher  à  Saint-Phar? Le  duc  de 

Cresny  ?  un  égoïste.  Le  duc  de un  courtisan ,  dévot 

sous  madame  de  Maintenon,  aujourd'hui  fanfaron  de 
hbertinage.  (5e  levant.^  Il  n'est  pas  le  seul....  La  com- 
tesse Amélie Elle  est  fort  bien  avec  le  ministre 

Je  vais  lui  écrire. 

SCÈNE  IX. 

VANGLAS,  Madame  VANGLAS,  LEBRUN, 
SAINT-GERMAIN,  Un  HUISSIER  du  ca- 
binet DU  Cardinal  Dubois. 

SAINT- GERMAIN,  annonçant. 
Un  huissier  du  cabinet  de  son  éminence. 

VANGLAS. 

Que  me  veut-il? 

l'huissier,  présentant  un  paquet  cacheté. 
Monseigneur  m'a  chargé  de  vous  remettre  cette  dé- 
pêche. 


490  LES  ANCIENS  AMIS. 

V  A.  N  G  L  A  s. 

Donnez.  (^En  décachetant  le  paquet.)  S'il  pouvait 
avoir  entendu  la  justice ,  l'humanité ,  son  propre  in- 
térêt, car  enfin outre  que  c'est  une  action  mon- 
strueuse que  d'abuser  de  son  autorité  pour  satisfaire  un 
ressentiment  particulier,  n'y  a-t-il  pas  de  l'imprudence, 
de  la  sottise?..,. 

{Pendant  qu'il  lit  ce  qui  suit,  sur  le  devant  du  théâ- 
tre, rhulssier  reste  a  quelques  pas  derrière  lui. 
Madame  Vanglas ,  au  fond  du  théâtre,  continue 
de  donner  ses  ordres  aux  valets.) 
«  Monsieur  de  Vanglas  voudra  bien,  sans  perdre  un 
«  instant,  adresser  au  conseil  un  rapport  sur  le  colonel 
«  Saint-Phar ,  qui  a  déserté  son  poste ,  et  qu'on  croit 
«  caché  dans  Paris.  L'intérêt  de  l'État  exige  que  l'on 
«  traduise  sur-le-champ  devant  un  conseil  de  guerre, 
a  pour  y  être  jugé  selon  toute  la  rigeur  des  lois  mili- 
te taires ,  cet  officier  à  qui  le  roi  a  fait  grâce  en  ne  le 
«  punissant  pas  de  sa  complicité  dans  la  conspiration 
«  Cellamare ,  et  qui  depuis  a  entretenu  une  correspon- 
«  dance  avec  le  sieur  Leblanc ,  que  Sa  Majesté  a  jugé 
«  à  propos  de  destituer  du  ministère  de  la  guerre.  » 
i^S' interrompant.)  Juste  ciel! 

MADAME  VAHGLAS,  sc  rapprochant. 
Eh  !  quoi  donc ,  monsieur  ? 

VANGLAS,  affectant  un  air  calme. 
Rien ,  rien ,  madame.  (  Continuant  de  lire.  ) 
«  On  joint  à  cette   dépêche    toutes  les  pièces  qui 
ce  doivent  servir   de  base   à   l'accusation  dudit  Saint- 
ce  Phar....» 

i^S' interrompant?)  Puis  une  lettre  du  ministre.  {Li- 
sant. ) 

c(  Mon  cher  Vanglas  ,  malgré  le  vif  intérêt  que  je 


ACTE  III,  SCENE  X.  491 

«  vous  ai  vu  prendre  à  Saint-Phar....  J'ai  tant  de  con- 
(c  fiance  en  vous....  » 

(^  S' interrompant.^  Morbleu!    sa  confiance  est  une 
calamité  ! 

l'huissier. 
Monseigneur  m'a  chargé  de  revenir  chercher  dans 
deux  heures  le  travail  que  son  éminence  demande  à 
monsieur. 

VANGLAS. 

Il  suffit,  monsieur. 

{^L'huissier  et  les  valets  sortent.^ 

SCÈNE    X. 

VANGLAS,  Madame  VANGLAS. 

VANGLAS. 

Que  ma  main  se  dessèche ,  plutôt  que  d'exécuter  un 
pareil  ordre! 

MADAME    VANGLAS. 

Eh  !  mais  je  ne  vous  ai  jamais  vu  si  agité  ! 

VANGLAS. 

Eh!  madame (^Parcourant  toul  bas  la  lettre  du 

ministre.^  Des  promesses....  croit-il  me  séduire?  Des 
menaces....  croit-il  m'intimider?  Peu  content  d'oppri- 
mer, il  prétend  avilir!  C'est  à  moi,  à  moi,  ami  de 
Saint-Phar,  qu'il  donne  l'odieuse  mission  d'être  son 
accusateur  ! 

MADAME    VANGLAS. 

Mais  qu'a  donc  ce  message  de  si  terrible  ? 

VANGLAS. 

Le  ministre  me  charge  d'un  nouveau  travail. 


492  LES  ANCIENS  AMIS. 

MADAME    VAWGLAS. 

Eh  bien!  monsieur,  il  faut  le  faire. 

V  ANGLAS. 

Le  faire  !  (  A  part.  )  Ah  !  je  suis  tenté  de   lui  en- 
voyer la  démission  de  toutes  mes  places.  {Haut  et  qf- 
Jeclant  de  sourire^  En  effet,  combien  d'autres  s'em- 
presseraient et  seraient  récompensés.... 

MADAME    VANGLAS. 

Donc  il  ne  faut  pas  le  laisser  faire  à  d'autres. 
VAWGLAS,  se  promené  avec  agitation -^  madame  Van- 
glas  le  j^egarde  avec  inquiétude. 

C'en  est  fait;  si  cet  homme  domine  en  France,  il 
n'y  a  plus  de  bonheur, d'espérance,  de  refuge  pour  les 
gens  de  bien.  Certes,  je  lui  dois  beaucoup;  mais  ne  me 
suis-je  pas  acquitté?  Lui-même  oii  en  serait-il  de  son 
énorme  puissance,  sans  moi,  sans  mes  services?  Et 
pourquoi  me  choisir,  moi  précisément?  Est-ce  un  raf- 
finement de  méchanceté?....  Non  ;....  il  connaît  mon 
dévouement,  et  cette  facilité  de  travail  dont  il  s'est 
trop  souvent  servi.  Mais  quoi?  me  suis-je  voué,  me 
suis-je  vendu  à  lui  tout  entier?  Lui  dois-je  le  sacrifice 
de  toutes  mes  affections  ? 

(//  se  jette  dans  unjauteuil^ 

MADAME    VANGLAS. 

Ecoutez,  je  ne  sais  pas  de  quoi  il  s'agit;  je  ne  veux 
pas  le  savoir;  mais  si  le  ministre  réclame  vos  services, 
il  faut  obéir  et  vaincie  vos  répugnances.  Au  surplus, 
vous  êtes  vif  en  paroles,  mais  vous  êtes  prudent  en 
actions,  c'est  ce  qui  me  rassure;  vous  ne  manquerez 
pas  à  la  reconnaissance  que  vous  devez  au  ministre. 
(^A  part.^  J'espère  qu'il  va  se  décider  enfin  à  passer 
dans  son  cabinet. 

(^  Elle  sort.  ) 


ACTE   III,   SCENE   XL  49^ 

SCÈNE  XL 

VANGLAS,  LEBRUN,  DURAND. 

VANGLAS,  appelant. 
Holà!  quelqu'un,  Lebrun,  Saint-Germain...  Il  faut 
pourtant  prendre  un  parti.  (  A  Lebrun  qui  paraît.  ) 
Faites  venir  monsieur  Durand.  {Apercevant  Durand^ 
Le  voilà.  {A  Lebrun^  Sortez. 

DURAND. 

Monsieur  a  reçu  un  message  du  ministre;  je  viens 
savoir.... 

VANGLAS. 

Allons ,  mettez  -  vous  là.  (  A  part.  )  Dans  quelle 
situation  me  suis-je  placé?  esclave  d'un  tyran,  oui, 
d'un  tyran  qui  fait  peser  sur  moi  sa  domination ,  étouffe 
mes  sentiments ,  sait  mes  secrets ,  et  en  abuse  pour  me 
forcer....  {A  Durand^  qui  est  assis?)  Ecrivez  ce  que  je 
vais  vous  dicter.  (^  A  part.)  Que  vais-je  dicter?  {Par- 
courant les  papiers  qu'il  tient  à  la  main?)  Mais  aussi 
quelle  imprudence  à  Saint-Phar  d'écrire  de  pareilles 
lettres!  {Dictant.  )  Le  colonel  Saint-Phar  a  disparu.... 
Non ,  effacez  ;  c'est  trop  fort.  Mettez  s'est  permis  de 
quitter  son  poste....  {S' interrompant.)  C'est  peut-être 
un  bonheur  que  je  sois  chargé  du  rapport  ;  je  pourrai 
l'excuser,  le  sauver...  oui,  les  juges,  ses  camarades, 
l'absoudront;  et  moi,  son  ami,  il  faut  que  je  l'accuse. 
{Continuant  a  dicter?)  De  quitter  son  poste  sans  congé. 
{S' interrompant.)  Ah  !  Saint-Phar  !  vous ,  bon  officier , 
vous  deviez  pourtant  bien  savoir  que  la  discipline.... 
{Continuatit  de  dicter.)  C'est  un  crime....  non,...  c'est 


494  LES  AiNCÏENS  AMIS. 

une  faute....  non,  le  mot  n'est  pas  suffisant.  C'est  un 
délit....  iS' interrompant^  Au  fait,  les  lois  militaires  de 
tous  les  temps ,  de  tous  les  pays ,  le  signalent.  Pauvre 
Saint -Phar!  Mais  il  est  impossible  qu'ici,  dans  cette 
circonstance,  on  veuille  pousser  les  choses....  En  temps 
de  paix....  la  perte  de  sa  place,  un  exil,  dont  je  ne 
tarderai  pas  à  le  faire  revenir ,  voilà  tout  ce  que  Saint- 
Phar  peut  avoir  à  craindre....  [Continuant  de  dicter?) 
C'est  un  délit;  les  lois  militaires  sont  positives.... 

SCÈNE   XII. 

VANGLAS,  DURAND,  Madame  VANGLAS, 
LEBRUN. 

MADAME    VANGLASé 

Il  est  encore  là ,  il  ne  s'en  ira  pas.  Eh  !  mais ,  mon- 
sieur, je  ne  prends  pas  votre  cabinet,  laissez-moi  mon 
salon. 
VANGLAS ,  continuant  de  dicter  sans  écouter  sa  femme. 

L'intérêt  de  l'État....' 

MADAME    VAWGLAS. 

Eh!  mais,  monsieur,  écoutez-moi  donc. 

VANGLAS. 

C'est  bon,  madame.  [S' interrompant  et  parcourant 
les  papiers  qu'il  tient  a  la.  main.)  Oh!  il  est  coupable; 
et  se  permettre  des  expressions  !....  Enfin  il  s'agit  d'un 
ministre ,  d'un  homme  investi  de  l'autorité ,  honoré  de 
la  confiance,  et  l'on  doit  respecter....  (^  Durand.) 
Avez-vous  écrit?  [Dictant?)  Exige  impérieusement... 
MADAME  N K^Q.\.k^ .,  faisant  des  signes  a  Durand. 

Eh!  mais,  dites-lui  donc,  monsieur  Durand,  qu'il 
serait  bien  mieux  dans  son  cabinet. 


ACTE  III,  SCÈNE  XIII.  495 

DURAND. 

Mal»,  en  effet,  monsieur,  comment  écrire  quand  on 
est  distrait  ? 

V  ANGLAS. 

Et  vous  aussi ,  monsieur  Durand ,  vous  vous  en 
mêlez!  {A part  avec  humeiw.)  C'est  de  ma  fête  qu'ils 
s'occupent.  (Haut.)  Allons,  puisque  madame  et  mon- 
sieur Durand  le  veulent  ainsi ,  passons  dans  mon  ca- 
binet. (-^  par't.)  Dieu  me  damne  !  autant  vaudrait 
s'être  livré  à  Satan. 

(//  sort,  Durand  le  suit.) 

SCÈNE    XIII. 

Madame  VANGLAS  ,  LEBRUN ,  SAINT-GERMAIN. 

MADAMEVANGLAS. 

Ah  !  grâce  au  ciel  ! 

LEBRUN. 

Le  voilà  parti. 

MADAME  VANGLAS,  appelant. 
Lebrun ,  Saint-Germain  ! 

LEBRUN,  appelant. 
Saint-Germain!  Comtois!  André! 

{Plusieurs  laquais  entrent.) 

MADAME    VANGLAS. 

Fermez  les  portes  ;  des  bougies  sur  cette  table  ;  il  n'y 
a  pas  de  temps  perdu ,  et  dans  une  heure  la  fête  peut 
commencer.  Tous  ses  amis  du  souper  d'hier  ont  promis 
qu'ils  viendraient  ;  et  monsieur  et  madame  Désormeaux, 
et  Clémence  ma  jeune  et  nouvelle  amie.   Quelle  heu- 


reuse soirée  nous  allons  passer! 


[Elle  sort.) 


496  LES  ANCIENS  AMIS. 

LEBRUN,  aux  autres  valets. 
Fermez  les  portes;  des  bougies  sur  cette  table;  des 
banquettes  par -tout;  ne  laissez  les  meubles  que  dans 
ce  salon.  Que  de  peines  pour  les  domestiques   quand 
les  maîtres  s'amusent  ! 


FIjy    DU    TROISIEME    ACTE. 


ACTE   IV,  SCÈNE   I.  497 


ACTE  QUATRIÈME. 

Xa  scène  est  toujours  chez  Vanglas. 

(Même  décoration  qu'au  troisième  acte.  Le  lustre  allumé,  les  portes 

fermées.  ) 


SCENE  I. 

DERVIÈRE,  LEBRUN. 

DERviÈRE,  une  lettre  a  la  main. 
Est-ce  que  vous  ne  me  reconnaissez  pas?  Dervière, 
celui  que  votre  maître  a  reçu  ce  matin  avec  tant  de 
cordialité  ,  sans  façon,  tout  en  s'habillant.  Je  suis  invité 
à  la  fête  de  ce  soir  par  madame  de  Vanglas.  Je  suis 
venu  de  bonne  heure ,  avant  tout  le  monde ,  parce  qu'il 
faut  absolument  que  j'aie  un  moment  d'entretien  avec 
monsieur  de  Vanglas. 

LEBRUN. 

Cela  ne  se  peut  pas;  monsieur  travaille  en  ce  mo- 
ment avec  son  secrétaire. 

DERVIÈRE. 

Il  travaille ,  il  travaille  ;  c'est  égal ,  annoncez-moi;... 
mais  non ,  faites  -  moi  le  plaisir  de  lui  remettre  cette 
lettre  :  (^à part)  peut-être  vaut-il  mieux  que  je  ne  le 
voie  qu'après  qu'il  aura  lu  la  lettre.  (Haut.)  C'est  de  la 
comtesse  Amélie. 

LEBRUN. 

De  la  comtesse  Amélie  !  cette  dame  qui  a  tant  de 
Tome  FJI.  32 


498  LES  ANCIENS  AMIS. 

crédit  près  du  ministre?  Et  que  ne  le  disiez- vous?  Je 
vais  la  porter  sur-le-champ.  Donnez-vous  donc  la  peine 
de  vous  asseoir.  N  êtes-vous  pas  l'ami  de  monsieur?  Je 
suis  à  vous  dans  l'instant. 

[Il  sort}) 

DERVIÈRE,    seul. 

J'étais  bien  sûr  qu'au  seul  nom  de  la  comtesse...  Dé- 
signez-moi quelque  vacance ,  m'a  dit  ce  matin  Vanglas , 
et  vous  pouvez  compter  sur  moi.  Eh  bien  !  voici  juste- 
ment mon  fait.  Il  y  a  un  commandant  qui  va  perdre 
sa  place.  Quel  est-il  ?  Je  n'en  sais  rien  ;  mais  je  suis  là 
pour  le  remplacer.  Nous  allons  voir  si  Vanglas  est 
réellement  mon  ami.  Quel  bonheur  que  ce  petit  commis 
de  la  guerre  m'ait  appris  la  chose  aujourd'hui!  Demain, 
ce  sera  la  nouvelle  de  tout  Paris ,  et  tous  les  concur- 
rents seront  en  mouvement.  Il  est  bon  d'avoir  des  amis 
par -tout.  Eh  bien!  jusqu'ici  j'en  ai  eu  beaucoup,  et 
cela  ne  m'a  mené  à  rien.  Oh  !  c'est  que  nos  amis  sont 
si  souvent  nos  ennemis. 

SCÈNE   IL 

LEBRUN,  DERVIÈRE. 

LEBRUN. 

Voici  monsieur.  Je  lui  ai  remis  la  lettre,  il  ne  l'a 
pas  encore  décachetée  ;  mais  il  va  la  lire.  Attendez. 

{Il  sort.) 

DERVIÈRE,    seul. 

Pourvu  que  le  moment  soit  opportun,...  Le  voici. 
Tenons-nous  un  instant  à  l'écart. 

(//  se  place  au  fond  du  théâtre.) 


ACTE  IV,   SCÈNE  III.  499 

SCÈNE  III. 

DERVIÈRE,  VANGLAS,  DURAND. 

VAJVGLAS,  achevant  de  lire  le  rapport  et  tenant  une 

lettre  cachetée  a  la  main.  Il  pose  le  rapport  sur  la 

table. 

Allons ,  Saint-Phar  est  coupable  et  ne  peut  alléguer 
que  des  excuses.  Certes,  je  les  ferai  valoir;  mais....  il 
est  coupable ,  j'ai  dû  commencer  par  remplir  mon 
devoir.  (  Remettant  le  rapport  a  Durand.  )  Monsieur 
Durand,  faites  sur-le-champ  une  copie  de  ce  rapport 
que  je  viens  de  vous  dicter,  et  je  le  signerai.  {Durand 

sort.^  Le  ministre  y  met  de  l'animosité mais  le 

service  du  Roi....  et  dans  un  moment  où  l'on  se  permet 
tout....  Que  me  veut  la  comtesse?  [Tout  en  décache- 
tant la  lettre^  Oh  !  Dubois  n'est  pas  précisément  un 
homme  de  bien...  mais  c'est  un  homme  d'état...  très- 
capable....  {Ayant parcouru  la  lettre.^  Que  vois-je? 
Saint-Phar  n'est  pas  encore  en  jugement,  et  déjà  l'on 
demande  sa  place!  Pour  qui?  Pour  Dervière,  son  ami... 
comme  moi...  moins  que  moi;  quelle  odieuse  manœuvre 
que  celle  de  Dervière  ! 

DERVIÈRE,  a  part. 

Le  voilà  bien  disposé  ,  approchons.  (  Haut ,  en 
s^ avançant.  )  Pardon ,  si  j'ose  encore  vous  importuner. 

VANGLAS. 

Ah  !  c'est  vous ,  monsieur  Dervière.  Vous  êtes  tou- 
jours prompt  à  me  prendre  au  mot.  Je  vous  dis,  ce 
matin,  de  m'indiquer  les  vacances  qui  surviendront, 
et  vous  n'attendez  pas  même  qu'il  y  ait  vacance. 

32. 


5oo  LES  ANCIENS  AMIS. 

DERVIÈRE. 

Pardonnez-moi,  il  va  y  avoir  vacance;  je  suis  instruit, 
et  d'ailleurs  ce  n'est  pas  moi,  c'est  la  comtesse  qui,  par 
zèle  pour  moi.... 

VAWGLAS. 

Oui,  l'on  a  comme  cela  des  protecteurs  indiscrets, 
des  amis  zélés,  qui  ont  l'air  de  faire  des  demandes  de 
leur  propre  mouvement ,  à  l'insu  même  des  personnes 
pour  lesquelles  elles  s'intéressent. 

DERVIÈRE. 

Permettez... 

VAIVGLAS. 

Et  tout  en  les  excitant  soi-même,  on  se  conserve, 
on  se  ménage  la  ressource  de  dire  qu'on  est  étranger 
à  la  démarche,  qu'on  ne  demande  rien. 

DERViiîRE. 

Vous  me  traitez  bien  durement. 

VANGLAS. 

Ah  !  du  moins ,  pour  demander  la  dépouille  de  votre 
ami ,  attendez  que  son  sort  soit  décidé. 

DERVIÈRE. 

Mon  ami!  Qui?  Le  commandant  qui  va  perdre  sa 
place  est  mon  ami  ? 

VANGLAS. 

Feignez  d'ignorer  que  c'est  Saint-Phar. 

DERVIÈRE. 

Saint-Phar!  Ah!  grand  Dieu!  Ce  serait  lui!.... 
CroyeZc...  si  je  l'avais  su....  Je  ne  sais  ce  que  j'aurais 
fait;  mais  sur  mon  ame,  je  l'ignorais. 

VAIVGLAS. 

jSoit.  Je  répondrai  à  la  comtesse. 


ACTE  IV,  SCENE  IV.  5oi 

DERVIÈRE. 

Ce  pauvre  Saint- Phar!  Ah!  je  suis  désolé....  mais 
enfin  il  lui  faut  un  successeur.... 

VAWGLAS. 

Je  répondrai  à  la  comtesse,  vous  dis-je. 

DERVIÈRE,  a  part. 
Rien  n'est  plus  clair,  cet  homme-là  est  mon  ennemi 
personnel.  {^Apercevant  Clémence.^  Que  vois -je?  La 
fille  de  Saint -Phar!  Elle  vient  solliciter  sans  doute. 
(  A  Clémence.  )  Ah  !  mademoiselle ,  que  je  vous  plains  ! 
que  je  prends  part  au  malheur  de  monsieur  votre 
père  ! 

{Il  sort.) 

SCÈNE  IV. 

VANGLAS,  CLÉMENCE. 

CLÉMENCE. 

Au  malheur  de  mon  père!  Que  dit -il?  Ah!  mon- 
sieur de  Vanglas,  parlez,  parlez;  quel  est  le  malheur 
qui  menace  mon  père  ? 

VANGLAS. 

Mademoiselle,  rassurez  -  vous.  Qui  donc  a  pu  vous 
effrayer? 

CLÉMENCE. 

Ce  monsieur  Dervière ,  qui  vous  quitte. 

VANGLAS. 

Dervière!  {A part.)  Quel  homme! 

CLÉMEN  CE. 

Et  VOUS  -  même  qui  cherchez  en  vain  à  me  cacher 
votre  trouble. 


5o2  LES  ANCIENS  AMIS. 

VANGLAS. 

Je  ne  suis  point  troublé. 

CLÉMENCE. 

Et  je  me  rappelle  à  présent Ah!  grand  Dieu! 

Quelques  mots  échappés  à  mon  père ,  à  Francœur , 
pendant  la  route.  Il  était  question  de  prison ,  de  per- 
sécution ,  de  lettre  de  cachet.  Confiante  en  mon  père , 
j'avais  repris  ma  sécurité;  votre  trouble  augmente. 
Ah!  je  le  vois,  mon  père  est  en  danger  de  sa  liberté, 
de  sa  vie  peut-être  ;  mais  vous  êtes  son  ami ,  vous  lui 
resterez  fidèle.  De  quoi  l'accuse-t-on  ?  De  quoi  peut-on 
l'accuser?  Il  n'est  pas  coupable,  il  ne  peut  pas  être 
coupable.  C'est  un  homme  de  bien,  un  bon  serviteur 
du  roi  ;  vous  le  savez ,  vous ,  n'est  -  ce  pas  ?  Eh  bien  !  il 
faut  le  dire  et  le  démontrer  aux  autres.  Défendez  -  le , 
sauvez-le ,  sauvez-moi. 

VAFGLAS. 

Mademoiselle,  il  n'est  pas  question.... 

CLÉMENCE. 

Eh!  quoi?  vous  aussi,  vous  l'abandonneriez!  Eh 
bien!  j'irai  trouver  le  ministre,  le  régent;  j'irai  me 
jeter  aux  genoux  du  jeune  roi;  mais  que  dis-je,  peut- 
être  vont -ils  déjà  l'arrêter.  Je  cours  chez  monsieur 
Montgravier;  il  faudra  qu'ils  m'emmènent  avec  lui. 

VAWGLAS. 

Eh!  de  grâce,  mademoiselle,  calmez-vous. 

SCÈNE   V. 

VANGLAS,   CLÉMENCE,   FRANCOEUR. 

FRANCOEUR. 

Est-ce  à  monsieur  de  Vanglas  que  j'ai  l'honneur  de 
parler  ? 


ACTE  IV,  SCENE  V.  5o3 

VANGLAS. 

Oui,  mon  ami. 

CLÉMENCE,  apercevant  Francœur. 
Que  vois-je  ? 

FRANCOEUR,  a  part. 
Ciel!  notre  jeune  demoiselle! 

CLÉMENCE,  a  Vanglas. 
C'est  le  domestique,  le  compagnon,  l'ami  de  mon 
père.  [A  Francœur^  Tu  peux  parler ,  je  sais  tout.  Où 
est  mon  père? 

FRAWCOEUR. 

En  route,  pour  venir  dans  cette  maison  prendre 
possession  de  l'asyle  que  monsieur  a  bien  voulu  lui 
offrir. 

VANGLAS. 

Comment?  prendre  possession.... 

FRANCOEUR. 

De  ce  petit  appartement,  dans  un  entre -sol  dont 
vous  seul  avez  la  clef.  Monsieur  Villeneuve  et  mon- 
sieur Montgravier  vous  l'amènent.  Ils  m'ont  envoyé 
devant  pour  vous  prévenir. 

CLÉMENCE. 

Se  peut-il  ?  Vous  seriez  assez  généreux  pour  donner 
un  asyle  à  mon  père?  Ah!  monsieur,  qu'elle  recon- 
naissance! Oui,  oui,  il  sera  en  sûreté  ici.  Vous  êtes 
un  ami  bien  précieux.  Oh!  que  le  ciel  répande  sur 
vous  toutes  ses  bénédictions. 

VANGLAS. 

Mademoiselle...  Je  ne  mérite  pas...  Oui,  sans  doute, 
je  le  recevrai,  je  le  cacherai;  mais  il  avait  été  convenu 
qu'il  resterait  ce  soir  chez  Montgravier. 


5o4  LES  ANCIENS  AMIS. 

FRANCOEUR- 

Ce  brave  monsieur  Montgravier  a  cru  voir  rôder 
des  personnes  suspectes  autour  de  sa  maison ,  et  puis 
de  nouveaux  renseignements  qui  sont  venus  à  monsieur 
Villeneuve.... 

CLÉMENCE. 

Et  quoi  donc  encore? 

FRANCQEUR. 

Eh  !  mademoiselle ,  point  de  frayeur  ;  qu'avons-nous 
à  craindre  avec  un  ami  comme  monsieur  de  Vanglas  ? 
CLÉMENCE,  Jbrt  troublée. 

Oui ,  oui ,  je  me  rassure  ;  avec  un  ami  comme  vous , 
nous  n'avons  rien  à  craindre. 

FRANCOEUR. 

Us  ont  dû  sortir  à  pied,  prendre  une  voiture  de 
place. 

VANGLAS. 

Eh  !  quoi  ?  descendre  à  ma  porte 

FRANCOEUR. 

Laissez  -  moi  donc  dire.  Us  descendront  au  coin  de 
votre  rue ,  se  couleront  le  long  du  mur  ;  il  entre  tant 
de  monde  chez  vous,  tant  de  voitures,  aujourd'hui 
sur -tout!  Et  monsieur  Montgravier,  qui  connaît  tous 
les  détours  de  votre  hôtel,  s'est  fait  fort  de  l'amener 
jusque  dans  votre  salon  par  je  ne  sais  quel  escalier 
dérobé. 
VANGLAS,  fort  trouble,  montrant  une  des  portes 
latérales. 

Oui ,  le  voilà. 

FRANCOEUR. 

Et  de  cette  manière  ils  ne  seront  vus  ni  de  vos  la- 
quais ni  de  personne. 


ACTE  IV,  SCÈNE  VIL  5o5 

CLÉMENCE. 

Non,  ils  ne  seront  vus  de  personne?  Croyez -vous 
qu'ils  puissent  être  vus?  Ah!  grand  Dieu!  si  on  les  sur- 
prenait ! 

FRAIYCOEUR. 

Si  vous  le  permettez,  je  cours  au-devant  d'eux. 

VANGLAS. 

C'est  inutile,  voici  Montgravier. 

SCÈNE  YI. 

VANGLAS,  CLÉMENCE,  FRANCOEUR, 
MONTGRAVIER. 

MONTGRAVIER,  CL  Viiue  des  portes  latérales. 
Il  est  là. 

VANGLAS. 

Il  est  là  ?  Qu'il  vienne. 

CLÉMENCE. 

Oui,  qu'il  vienne. 

VANGLAS. 

Attendez,  n'avancez  pas,  voilà  mon  secrétaire. 

CLÉMENCE. 

Prenez  garde. 

SCÈNE  VIL 

VANGLAS,  CLÉMENCE,  FRANCOEUR,  MONT- 
GRAVIER,  DURAND. 

VANGLAS. 

Qu'est-ce,  monsieur  Durand? 


5o6  LES  ANCIENS  AMIS. 

BU ^K^jy,  présentant  le  rapport. 
Ce  rapport.... 

V  A  N  G  L  A  s ,  prenant  le  rapport. 
Ce  rapport....  Ah!  { Il  fait  un  mouvement  pour  le 
déchirer,  puis  s'arrête  et  dit  avec  un  calme  affecté  :  ) 
Eh  bien!  je  signe. 

(//  signe  rapidement  et  en  tremblant.) 

DURAND. 

Je  vais  y  joindre  les  pièces,  les  cacheter  et  les  re- 
mettre à  monsieur. 

VAWGLAS. 

Allez. 

(^Durand  sort.) 

MOFTGRAVIER. 

Peut-il  entrer? 

VANGLAS. 

Oui. 
MONTGRAViER,  allant  chercher  Saint- Phar  et  Ville- 
neuve. 

Grâce  au  ciel,  nous  avons  échappé  à  tous  les  re- 
gards. 

SCÈNE  VIII. 

VANGLAS,  CLÉMENCE,  FRANCOEUR,  MONT- 
GRAVIER,  VILLENEUVE,  SAINT-PHAR. 

VILLENEUVE,  CL  Vanglas. 
Je  vous  l'amène. 

CLÉMENCE. 

Ah!  mon  père! 

SAINT-PHAR. 

Ma  fille  ! 


ACTE  IV,  SCÈNE  VIII.  607 

FRANCOEUR. 

Elle  sait  tout. 

VILLENEUVE. 

Tant  mieux.  Ses  questions  nous  auraient  gênés. 

CLÉMENCE. 

Moi,  qui  croyais  que  vous  ne  veniez  à  Paris  que  par 
bonté,  par  complaisance  pour  moi.... 

SAINT-PHAR. 

Ne  songeons  qu'à  remercier  l'ami  généreux  qui  veut 
bien  m'accueillir.  Vous  ne  m'avez  pas  trompé.  Van- 
glas.  Je  comptais  sur  vous. 
CLÉMENCE,  serrant  les  mains  de  Villeneuve  et  de 
Vanglas. 
Que  nous  sommes  beureux,  dans  notre  malheur, 
d'avoir  des  amis!.... 

MONTGRAviER,  s' inclinant  pour  remercier. 
Ah!  ma  chère  cousine,  nous  ne  faisons  que  ce  que 

nous  devons Est-il  assez  magnanime,  notre  bon 

Vanglas?  Quel  homme!  quelle  tête!  quel  cœur!  J'en  suis 
en  extase 

VILLENEUVE. 

Trêve  aux  vaines  paroles.  Francœur,  empêche  qu  on 
ne  nous  surprenne. 

FRANCOEUR. 

Oui,  je  me  place  là,  en  vedette. 

(  //  se  retire  au  fond  du  théâtre.  ) 

CLÉMENCE. 

Et  moi.... 

[Elle  se  retire  au  fond  du  théâtre,  du  coté  opposé 
a  Francœur,  veille  sur  les  portes,  les  entr  ouvre 
de  temps  en  temps  pour  voir  si  personne  ne  vient, 
revient  quelquefois  à  son  père,  écoute  V  entretien, 
puis  retourne  au  fond.  ) 


5o8  LES  ANCIENS  AMIS. 

VILLENEUVE. 

Le  petit  appartement  dont  vous  nous  parliez  tantôt 
est-il  prêt? 

VANGLAS,  toujours  troublé. 
Oui ,  il  est  prêt ,  et  même  Saint-Phar  y  trouvera  des 
livres,  du  papier,  de  l'encre,  de  la  lumière.,.. 

VILLENEUVE. 

Bon!  il  pourra  travailler  sur-le-champ  à  son  mé- 
moire justificatif. 

SAIWT-PHAR. 

J'ai  là,  dans  mon  porte -feuille,  vingt  pièces  qui 
m'excusent,  qui  m'honorent,  j'ose  le  dire. 

VANGLAS. 

Ah!  si  vous  pouviez  vous  justifier  !....  (A part.)  Mais 
que  dis-je  ?  on  veut  le  perdre. 

VILLENEUVE. 

Vous  allez  l'installer  dans  son  asyle.  Pour  qu'il  ne 
soit  pas  privé  de  la  vue  de  sa  fille ,  elle  logera  chez 
vous.  Madame  Vanglas,  tantôt  devant  moi,  a  témoi- 
gné tant  d'amitié  à  cette  jeune  personne....  J'ai  pensé 
qu'elle  vous  saurait  gré  de  l'arrangement.  Si  vous 
croyez  qu'il  soit  inutile  de  mettre  votre  femme  dans  la 
confidence.... 

VANGLAS. 

Mais  oui,  très-inutile. 

VILLENEUVE. 

Nous  lui  dirons  que  Saint-Phar  a  été  obligé  de  partir 
brusquement  pour  un  voyage;  que,  pour  des  raisons 
de  famille ,  il  ne  faut  donner  à  sa  fille  que  le  nom  de 
Clémence;  cela  déroutera  les  curieux.  Francœur,  vieux 
serviteur  de  Saint-Phar,  restera  près  de  sa  jeune  maî- 
tresse, et  de  cette  façon  pourra  servir  son  maître  se- 


ACTE  IV,  SCENE  VIII.  609 

crètement,  sans  que  nous  soyons  obligés  de  nous  confier 
à  aucun  autre  domestique. 

MONTGRAVIER. 

Ce  qui  est  fort  essentiel.  Ce  soir  même,  il  appor- 
tera chez  vous  leurs  effets ,  leur  bagage.  Ma  femme  et 
moi  nous  serons  désolés  de  vous  perdre,  ma  chère 
cousine;  mais  le  salut  de  votre  père.... 

VILLENEUVE. 

Et  demain ,  vous  et  moi ,  nous  emploierons  tous  nos 
efforts  pour  obtenir  justice  et  réparation  à  notre  ami. 

SAIWT-PHAR. 

Ah!  si,  pour  combler  notre  bonheur,  vous  pouviez 
faire  sauter  Dubois  ! 

M  ONT  GRAVIER. 

Pour  Dieu  !  Saint-Phar ,  finissez  vos  blasphèmes. 
Vous  voyez  où  ils  vous  ont  conduit. 

VILLENEUVE. 

Tout  est  convenu,  tout  est  prévu.  Vous  consentez, 
vous  approuvez.  La  clef  du  petit  appartement  ? 

CLÉMENCE. 

Voici  madame  de  Vanglas. 

VAN  GLAS. 

Il  ne  faut  pas  qu'elle  voie  Saint-Phar. 

VILLENEUVE,  montrant  le  cabinet. 
Eh  bien  !  qu'il  entre  là. 

VANGLAS. 

Non,  mon  secrétaire  y  est  encore.  {^Montrant  la 
porte  par  laquelle  Saint-Phar  est  entré.  )  Là ,  pour 
un  moment. 

CLÉMENCE. 

Oui,  là,  pour  un  moment. 


5io  LES  ANCIENS  AMIS. 

SAINT-PHAR,  emmené  par  Montgravier. 
Morbleu!  il  faut  que  j'aime  bien  ma  fille  pour  me 
résoudre  à  me  cacher. 

(//  sort.) 

VILLENEUVE. 

Mettons  sur-le-champ  notre  plan  à  exécution. 

SCÈNE  IX. 

VANGLAS,  VILLENEUVE,  CLÉMENCE, 
FRANCOEUR,  MONTGRAVIER,  Madame 
VANGLAS. 

MADAME    VANGLAS. 

On  m'a  dit  que  vous  me  cherchiez ,  ma  chère  Clé- 
mence,  me  voilà.  Et  monsieur  Durand,  quand  me 
l'enverrez- vous ,  monsieur  de  Vanglas?  J'ai  du  monde 
ce  soir,  et  j'ai  besoin  de  lui  pour  m'aider  à  faire  les 
honneurs. 

VANGLAS. 

Eh  !  mais ,  bientôt ,  madame. 

MADAME  VANGLAS,  h  Clémence. 
Je  suis  bien  fâchée  que  votre  père  n'ait  pas  pu  venir 
avec  vous. 

VILLENEUVE. 

A  l'instant  même ,  il  a  été  obligé  de  partir  pour  un 
voyage.... 

MONTGRAVIER. 

Oui,  pour  un  voyage. 

MADAME    VANGLAS. 

Quoi  ?  si  tôt  !  sans  dire  adieu  1 


ACTE    IV,  SCÈNE  IX.  5ij 

VILLENEUVE. 

Oui,  une  affaire  imprévue....  {En  monùunt  Fra?î- 
cœur.)  Voilà  ce  que  son  bon  et  vieux  domestique  vient 
de  nous  annoncer. 

F  R  A  N  C  OE  U  R. 

C'est  vrai! 

VILLEJNEUVE. 

Oh!  le  voyage  ne  sera  pas  long,  n'est-ce  pas.  Van- 
glas  ? 

V  A.NGLAS. 

Je  l'espère. 

VILLENEUVE. 

Et  comme  la  société  de  mademoiselle  a  paru  vous 
plaire ,  monsieur  de  Vanglas  proposait  à  monsieur 
Montgravier  de  laisser  mademoiselle  chez  vous  pen- 
dant l'absence  de  son  père. 

MADAME    VANGLAS. 

En  vérité! 

VILLENEUVE. 

Cet  arrangement  vous  déplairait-il ,  madame  ? 

MADAME    VANGLAS. 

Me  déplaire?  Il  m'enchante  au  contraire! 

CLÉMENCE. 

Ah  !  madame  ! 

FRANC  OEUR. 

Et  si  madame  le  permet,  je  resterai  aussi  pour  ser- 
vir ma  jeune  maîtresse. 

MADAME    VANGLAS. 

Bien  volontiers  ,  mon  brave  homme.  Je  vais  faire 
préparer  votre  appartement.  Eh!  mais,  qu'est-ce? 
Vous  étiez  si  gaie  tout-à-l'heure  ?  Vous  voilà  triste , 
abattue.  Pourquoi  ce  changement?  Seriez-vous  fâchée 
de  loger  chez  moi  ? 


5i2  LES  ANCIENS  AMIS. 

CLÉMENCE. 

Oh!  non,  madame. 

VILLENEUVE. 

Le  chagrin  d'être  séparée  de  son  père.... 

MADAME    VANGLAS. 

Eh  bien  !  votre  père  ?  vous  le  reverrez  bientôt  ;  mon- 
sieur de  Vanglas  vient  de  vous  le  dire.  Songez  que 
vous  êtes  chez  ses  amis. 

CLÉMENCE. 

Oh!  oui,  de  bons  et  de  véritables  amis. 

MADAME    VANGLAS. 

Que  vous  êtes  venue  à  Paris  pour  vous  amuser,  vous 
divertir  ? 

CLÉMENCE. 

Oui,  pour  me  divertir. 

MADAME    VANGLAS. 

Venez,  venez,  ma  chère  enfant.  (Bas.)  Lia.  fête  va 
commencer.  (Haut.)  Ah!  monsieur  de  Vanglas,  c'est 
une  charmante  idée  qui  vous  est  venue ,  et  je  vous 
en  remercie  de  tout  mon  cœur.  Envoyez-moi  bien  vite 
monsieur  Durand. 

(Elle  sort  avec  Clémence.) 

VILLENEUVE. 

Les  voilà  parties. 

VANGLAS. 

Silence;  voici  Durand. 


ACTE  IV,   SCÈNE  X.  5i3 

SCÈNE  X. 

VANGLAS,  VILLENEUVE,  FRANCOEUR,  DU- 
RAND,  MONTGRAVIER. 

DURAND,  remettant  un  paquet  cacheté  a  Vanglas. 
Voilà  le  rapport.  J'y  ai  joint  les  pièces  numérotées, 

VANGLAS. 

Donnez. 

DURAND. 

Monsieur  n'a  plus  rien  à  m'ordonner  ? 

VANGLAS. 

Non ,  rien.  Madame  et  la  société  vous  attendent. 

(  Durand  sort.  ) 

MONTGRAVIER. 

Sans  adieu,  mon  bon  Durand. 

VILLENEUVE. 

Eh!  vite,  Montgravier,  faites  sortir  Sain t-Phar. 

MONTGRAVIER. 

C'est  ici  qu'il  faut  du  caractère. 

VILLENEUVE,  h  Vauglas. 
Donnez-moi  la  clef. 
VANGLAS,yor/^  troublé,  tirant  une  clef  de  sa  poche, 
et  de  Vautre  main  tenant  le  paquet  que  lui  a  remis 
Durand. 
Oui,....  la  clef. 

FRANCOEUR, 

On  vient  encore. 


Torne  VU,  33 


5i4  LES  ANCIENS  AMIS. 


SCENE  XL 

VANGLAS  ,  VILLENEUVE  ,  FRANCOEUR ,  DU- 
RAND ,  MONTGR  A  VIER ,  LEBRUN ,  L'HUISSIER 

DU    CABINET  DE  l'aBBÉ  DuBOIS. 

LEBRUN,  annonçant. 
L'huissier  du  cabinet  de  son  excellence. 

MONTGRAVIER. 

Oh!  mon  Dieu! 

VANGLAS,  a  Vhuissieî\ 
Qu'est-ce?  Que  me  veut-on? 

l'huissier. 
Le  travail  que  monseigneur  a  demandé  à  monsieur. 
VANGLAS,  remettant  le  paquet  a  l'huissier. 

Le  travail Le  voilà. 

l'huissier. 
Monsieur,  j'ai  l'honneur.... 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE   XII. 

VANGLAS,  MONTGRAVIER,  FRANCOEUR,  VIL- 
LENEUVE. 

VILLENEUVE. 

La  clef? 

VANGLAS. 

La  clef?  La  voilà. 

MONTGRAVIER. 

Ah!  j'ai  eu  peur.... 


ACTE  IV,  SCENE  XIII.  5i5 

FRANCOEUR. 

Venez,  venez,  mon  commandant. 


SCÈNE  XIII. 

VANGLAS,  MONTGRAVIER,  FRANCOEUR,  VIL- 
LENEUVE, SAINT-PHAR,  CLÉMENCE. 

SAINT-PHAR,  entrant. 
Allons,  puisqu'il  le  faut.... 

CLÉMENCE,  rentrant  par  le  fond. 
J'échappe  un  instant  à  madame  Vanglas,  et  je  cours 
la  rejoindre.  Je  voulais  vous  revoir,  vous  embrasser 
encore;  mon  père,  point  d'imprudence. 

SAINT-PHAR. 

Du  calme,  mon  enfant. 

VILLENEUVE,  Cl  Saint- Phar. 
Viens.  Restez ,  Vanglas.  Montgravier ,  indiquez-nous 
la  petite  porte. 

MONTGRAVIER,  ouvrant  la  porte  du  cabinet  et  mon- 
trant le  cabinet  a  Villeneuve. 
A  gauche  en  entrant,  et  moi,  à  mon  tour,  je  fais 
sentinelle. 

SAINT-PHAR. 

Francœur,  je  te  recommande  ma  fille. 

(//  entre  dans  le  cabinet. 

CLÉMENCE. 

Francœur,  veille  sur  mon  père. 

{^Elle  sort^ 
MONTGRAVIER,  inquiet  au  milieu  du  théâtre. 
C'est  comme  une  conspiration ,  et  m'en  voilà  com- 

33. 


5i6  LES  ANCIENS  AMIS. 

plice;  je  m'étais  pourtant  bien   promis  que  cela  ne 

m'arriverait  jamais. 

{Montgravier  sort  pat^  le  fond;  Villeneiwe,  Saint- 

Phar  et  Francœur,  entrent  dans    le   cabinet; 

Vanglas  se  jette  dans  un  fauteuil?) 

SCÈNE  XIV. 

VANGLAS,  SEUL,  dans  le  plus  grand  trouble. 

Eh  bien  !  c'était  mon  devoir  de  l'accuser  ;  et  je  remplis 
le  devoir  de  l'amitié  en  lui  donnant  un  asyle....  Vains 
sophismes!  En  l'accusant,  ai-je  rempli  un  devoir?  J'ai 
servi  la  passion  d'un  ennemi.  [Ici on  entend  une  musique 
douce  et  un  peu  éloignée?)  Qu'entends-je?....  Ah!  c'est 
ma  fête.  {^11  se  lèç^e.)  Allons,  je  suis  bourrelé,....  au 
supplice..,,  affectons  la  surprise  et  la  joie. 

'     SCÈNE   XV. 

VANGLAS,  VILLENEUVE,  FRANCOEUR. 

VILLENEUVE,  Sortant  du  cabinet  pendant  que  la  mu- 
sique continue  et  remettant  la  clef  a  Vanglas. 
Il  est  en  sûreté.  Voilà  la  clef. 

VANGLAS,  remettant  la  clef  a  Francœur. 
Je  n'en  veux  pas;  gardez-la,  Francœur. 

FRANCOEUR. 

Je  cours  chez  monsieur  Montgravier,  je  reviens  et 
je  ne  quitte  plus  la  maison.  Nous  serons  à  merveille 
dans  ce  petit  appartement. 

(//  sort?) 


ACTE  IV,  SCENE  XVI.  5lj 

VILLENEUVE 

Moi,  je  reste  à  la  fête.  (^E/z  serrant  la  main  de 
Vanglas.  )  Bien ,  Van  glas. 

SCÈNE   XVI. 

VANGLAS,  Madame  VANGLAS,  VILLENEUVE, 
MONTGRAVIER,  DERVIÈRE ,  Madame  MONT- 
GRAVIER,  DÉSORMEAUX,  madame  DÉSOR- 
MEAUX,  CLÉMENCE,  MILCOUR,  DURAND, 

AUTRES    PERSONNAGES    INVITES   A    LA    FETE. 

[La  musique  devient  tout-a-coup  éclatante.  Les  trois 
portes  du  fond  s'ouvrent  et  laissent  voir  les  jar- 
dins illuminés.  Tous  les  personnages  entrent  en 
foule  sur  le  théâtre,  des  bouquets  a  la  main.^ 

MADAME    VANGLAS. 

Venez,  suivez-moi  tous,  et  sans  cérémonie  offrons- 
lui  nos  bouquets. 

VANGLAS. 

Eh  !  qu'est-ce  donc ,  madame  ?  Ah  !  ma  fête  !  J'étais 
loin  de  m'attendre.... 

MADAME    VANGLAS. 

Ah  !  oui ,  faites  le  surpris  ;  vous  saviez  tout  ;  on  ne 
peut  rien  vous  cacher,  mais  c'est  égal.  Ce  sont  vos 
parents ,  vos  amis ,  une  partie  de  vos  nombreux  proté- 
gés ;  je  n'ai  pu  les  inviter  tous.  Mon  cher  Vanglas,  que 
je  suis  heureuse  si  vous  accueillez  mon  bouquet  d'aussi 
bon  cœur  que  je  vous  l'offre. 

VANGLAS^ 

Excellente  femme  l 


5i8  LES  ANCIENS  AMIS. 

MONTGRA.VIER,  présentant  son  bouquet. 
Qu'il  m'est  doux  d'arriver  immédiatement  après  ma- 
dame !  Qui  plus  que  moi  est  à  portée,  par  les  habitudes 
d'affaires   que  j'ai  avec  vous,  d'apprécier  votre  obli- 
geance, votre  désintéressement....  toutes  vos  vertus. 

VANGLAS. 

Ah!....  mes  vertus.... 

DERVIÈRE. 

Permettez.... 

V  A  N  G  L  A  s ,  avec  humeur. 
Encore  Dervière! 

[Il  lui  tourne  brusquement  le  dos.) 
DERVIÈRE,  a  part. 
Il  ne  cache  plus  sa  haine.  {Haut,  d'un  air  riant  et 
comme  enchanté  de  Vanglas^  Quel  homme  franc  et 
cordial  ! 

M  IL  COUR. 

C'est  encore  moi. 

VAIYGLAS. 

Monsieur  !...  Ah  !...  Milcour  !  (A part.)  C'est  unique; 
j'ai  là  un  ami  que  je  ne  peux  jamais  parvenir  à  recon- 
naître. {Haut  et  prenant  le  milieu  de  la  scène})  Voilà 
une  fort  jolie  illumination.  C'est  monsieur  Durand  qui 
en  a  été  l'ordonnateur? 

DURAND. 

Ne  voyez  que  mon  zèle  et  un  attachement  qui  sur- 
vivrait à  votre  prospérité 

VAIYGLAS. 

Oui,  je  sais....  [A part.)  Si  nous  en  étions  là... 

MONTG  RAVIER. 

Vive  monsieur  de  Vanglas  ! 


ACTE  IV,  SCENE   XVL  Sig 

MADAME    MOFTGRAVIER. 

Vrai  modèle  d'amour  conjugal. 

MILCOUR. 

Homme  d'état,  homme  aimable. 

DERVIÈRE. 

Le  meilleur  des  amis. 

VANGLAS,  a  part. 
Ah  !  que  ce  concert  d'éloges  m'importune.  (  Haut.  ) 
Mes  amis,  mesdames,  je  suis  touché....  {^A  part.^  Si 
j'excepte  ma  femme,  y  a-t-il  là  un  cœur  sincère?  [Tou- 
jours a  part,  et  en  promenant  les  yeux  sur  les  person- 
nages quijont  cercle  autour  de  lui^  Oh  !  non ,  presque 
tous  flatteurs,  intéressés,  prenant  la  figure  de  la  cir- 
constance.... 

MADAME  vAivGLAS ,  à  luonsieur  et  a  madame  Désor- 
meaux ,  qui  étaient  coiifondus  dans  la  foule. 
Allons,  avancez. 

MADAME  DÉsoRMEAUx ,  présentant  son  bouquet. 
Mon  parrain... 

DÉSORMEAUX,  présentant  son  bouquet. 
Monsieur  de  Vanglas.... 

V  A  N  G  L  A  s ,  avec  amitié. 
Venez,  mon  cher  Désormeaux,  ma  chère  filleule. 
[A part.)  Ah!  voilà  donc  de  vrais  amis! 

DÉSORMEAUX. 

Recevez  nos  vœux. 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

Notre  hommage. 

DÉSORMEAUX. 

Puissiez  -  vous  toujours  jouir  d'un  bonheur  égal  à 
celui  que  vous  avez  versé  sur  nous  ! 


520  LES  ANCIENS  AMIS. 

VA.1VGLAS. 

Bons  jeunes  gens!  Je  suis  heureux  en  les  voyant. 
VILLENEUVE,  qui  y  pendant  le  dialogue  précédent,   a 

pris  un  bouquet  et  a  causé  vivement  avec  plusieurs 

personnes  de  la  société,  présentant  d'une  main  son 

bouquet,  et  de  Vautre  Clémence. 

Vanglas ,  vous  avez  acquis  une  haute  place  dans  mon 
estime,  et  voici  notre  aimable  Clémence. 
VANGLAS,  troublé. 

Mademoiselle....  {^A part.^  L'aspect  de  cette  jeune 
personne  me  déchire. 

CT.à'M^'N CE. , présentant  son  bouquet. 

Je  ne  vous  connais  que  depuis  bien  peu  de  temps ,  et 
personne  ne  vous  doit  plus  de  reconnaissance. 

VANGLAS. 

Mademoiselle.... 

DERViiiRE,  à  part. 
La  fille  de  Saint  -  Phar  à  la  fête  !  Que  diable  cela 
veut-il  dire?  Ah!...  elle  est  jolie... 

MADAME  VANGLAS,  Cl  Clémence. 
Cette  chère  Clémence!  [A  madame  Montgraviet .) 
Vous  ne  nous  en  voulez  pas  de  vous  l'enlever ,  madame 
Montgravier  ? 

MADAME    MONTGRAVIER. 

Qui  ?  Moi ,  madame  !  (  A  part.  )  Au  moins  ne  me 
prendra-t-on  plus  pour  sa  mère. 
VANGLAS,  à  part ,  pendant  que  tous  les  autres  per- 
sonnages causent  entre  eux. 
On  jouit  de  trouver  une  juste  et  sincère  reconnais- 
sance ;  on  supporte  avec  répugnance  le  témoignage  de 
celle  qui  est  fausse  ou  intéressée;  mais  recevoir  des 


ACTE  IV,   SCENE  XVI.  Saï 

actions  de  grâces  de  ceux  dont  on  sait  qu'on  mérite  les 
malédictions!...  c'est  un  supplice! 

MADAME     VA  If  GLAS. 

Eh  bien  !  Qu'est-ce  ?  vous  voilà  tout-à-coup  retombé 
dans  votre  préoccupation.  Oubliez  donc  pour  un  in- 
stant vos  affaires. 

VANGLAS. 

Oui ,  vous  avez  raison.  La  danse  va  sans  doute  bien- 
tôt commencer  ? 

MADAME    VANGLAS. 

Oui,  dans  les  bosquets.  Lebrun ,  le  signal  à  l'or- 
chestre. Saint-Germain,  encore  des  sièges  dans  le  jardin. 
(A  Vanglas^  Donnez-moi  la  main,  monsieur;  et  vous, 
mes  amis,  suivez-nous;  je  suis  comme  ivre  de  joie. 
VANGLAS,  donnant  la  main  a  sa  femme. 
Et  moi  donc,  madame?  Oui,  je  suis  ivre  de  joie! 
{La  musique  recommence  doucement  pendant  que 
tous   les  acteurs  sortent,  a  l'exception  de  Clé- 
mence et  de  Villeneuve^ 
VILLENEUVE ,  Cl  Clémence ,  pendant  que  la  musique 
continue  toujours  doucement. 
Allez  à  la  fête,  contenez  vos  larmes,  dansez,  ayez 
l'air  joyeux  et  serein.  Je  cours  chez  le  duc  de  Saint- 
Simon  dont  on  vient  de  m'apprendre  le  retour.  C'est 
un  homme  de  bien,  un  peu  trop  fier  de  sa  noblesse 
peut-être,  mais  cela  ne  l'empêche  pas  de  sentir  le  mérite 
et  de  défendre  le  malheur  dans  toutes  les  conditions. 

{Il  sort.) 
CLÉMENCE,  seule  en  pleurant. 
Danser  ?  Ah  !  mon  père  ! 
[Elle  sort  lentement,  et  la  musique  déifient  plus  vive.) 

FIN     DU     QUATRIÈME     ACTE. 


522  LES  ANCIENS  AMIS. 


ACTE  CINQUIÈME. 

(  Même  décoration  qu'au  quatrième  acte.  Les  portes  du  t'oud  ouvertes  laissent 
voir  les  jardins  illuminés.) 


SCENE  I. 

VANGLAS,  SEUL. 

Respirons.  J'échappe  enfin  aux  hommages,  aux  res- 
pects ,  aux  protestations.  Ils  dansent,  ils  jouent;  ma 
femme  elle-même  ne  s'occupe  plus  de  moi.  Qu'ai -je 
fait?  Accuser  et  recueillir  tout-à-la-fois  mon  ami!  Si  le 
ministre  découvre....  je  suis  perdu.  Si  mes  amis  ap- 
prennent que  c'est  moi....  que  penseront-ils?  {En  re- 
gardant la  porte  du  petit  appartement.)  Il  est  là ,  et 
mon  rapport  contre  lui  est  entre  les  mains  du  cardi- 
nal. Par  quelle  fatalité  est-ce  moi  qui  suis  chargé  de 
faire  un  rapport?...  Comment  me  soustraire  aux  dan- 
gers ,  à  la  honte  qui  me  menacent  de  toutes  parts  ? 

SCÈNE    IL 

VANGLAS,  DURAND. 

DURAND. 

Ah!  monsieur,  vous  voilà,  je  vous  cherchais  :  un 
nouveau  message  du  ministre. 

VAWGL2IS. 
Encore?  à  cette  heure! 


ACTE   V,  SCENE  IIL  SaS 

DURAND. 

Dieu  merci ,  dans  cette  bonne  cour  de  notre  régent , 
il  n'y  a  pas  d'heure  indue;  et  c'est  la  nuit  qu'on  est 
le  plus  sûr  de  trouver  les  gens  éveillés.  Il  paraît, 
d'après  ce  que  m'a  dit  le  messager,  que  c'est  une  ex- 
cellente nouvelle.  Je  suis  abîmé  de  fatigue ,  j'ai  tant 
dansé!  mais  pour  vous  servir,  je  trouve  de  nouvelles 
forces.  [A  Vhuissier  qui  entre?)  Venez,  voilà  monsieur 
de  Van  glas. 


SCENE  IIL 

VANGLAS,  DURAND,  L'HUISSIER. 

l'huissier. 
Une  lettre  de  son  excellence.  Monseigneur  était  dans 
des  transports  de  joie  en  l'écrivant ,  en  me  la  donnant , 
et  il  m'a  bien  recommandé  de  vous  dire  qu'il  vous  at- 
tendait sur-le-champ. 

DURAND. 

Je  cours  faire  mettre  les  chevaux. 

(//  sort.) 
VANGLAS,  tout  en  parcourant  la  lettre. 

Allons,  il  est  enchanté  du  travail  que  je  lui  ai  en- 
voyé ;  il  m'en  remercie.  {En  souriant  avec  'amertume}^ 
A  la  bonne  heure...  Il  me  promet  de  ne  pas  mettre  de 
bornes  à  sa  reconnaissance.  Ah  !  sans  doute ,  c'est  un 
assez  grand  sacrifice  que  je  lui  fais  et  qui  mérite  bien 
de  sa  part....  {Lisant.)  «  Le  système  de  Law  touche 
a  à  sa  fin.  Notre  Ecossais  se  noie  de  jour  en  jour. 
«  Nous  avons  besoin  plus  que  jamais  d'hommes  à  ta- 
«  lents,  d'hommes  à  ressources;  et  vous   avez  rendu 


024  LES  ANCIENS  AMIS. 

«  trop  de  services  à  l'état  pour  que  je  ne  vous  réserve 
«  pas  une  bonne  part  dans  sa  succession,  c'est-à-dire 
«  dans  le  nouvel  arrangement  des  finances.  »  (  Très- 
joyeux.  )  Eh  !  mais ,  il  ne  s'est  jamais  expliqué  si  posi- 
tivement. {^A  rhuissier.^  Dites  à  son  excellence  que  je 
suis  chez  elle  dans  un  instant.  (  L'huissiei^  sort.  )  Au 
fait ,  quel  danger  court  Saint-Phar  étant  bien  renfermé 
chez  moi?  Le  ministre  est  content  et  me  récompense; 
j'avais  tort  de  m'alarmer  :  mes  amis  ignoreront  que 
j'ai  fait  le  rapport;  Dubois  ignorera  que  j'ai  donné 
asyle  à  l'homme  qu'il  persécute.  Partons,  allons  rece- 
voir les  remerciements  du  ministre,  revenons  ensuite 
encourager  Saint-Phar  et  jouir  paisiblement  des  plaisirs 
de  la  fête.  Ciel!  Villeneuve!... 

SCÈNE  IV. 

VANGLAS,    VILLENEUVE. 

VILLENEUVE. 

Vous  voilà,  Vanglas.  Je  viens  de  courir  pour  notre 
ami.  Apprenez  qu'un  homme  vertueux,  éminent  dans 
l'Etat,  s'intéresse  à  nous. 

VATVGLAS. 

Qui? 

VILLENEUVE. 

Le  duc  de  Saint-Simon.  Il  arrive  tout-à-l'heure  de 
sa  terre  de  La  Ferté. 

VANGLAS,  a  part  et  effi  njé. 
L'ennemi  déclaré  de  Dubois  et  le  mien  î 

VILLENEUVE. 

Cette  nuit  même,  il  veut  parler  au  régenta 


ACTE  V,  SCENE  IV.  5^5 

VANGLAS. 

Impossible.  Quand  une  fois  l'heure  des  soupers  est 
venue ,  parler  d'affaires  à  son  altesse  ? 

VILLENEUVE. 

Il  saura  forcer  les  portes.  Il  sent  combien  il  est  pres- 
sant d'agir.  Croiriez-vous  que  Dubois  a  commandé  à 
l'un  de  ses  affîdés  un  rapport  contre  Saint-Phar? 
VANGLAs,  a  part. 

Un  rapport? 

VILLENEUVE. 

Et  qu'il  s'est  trouvé  un  homme  assez  servîle  pour 
s'empresser  de  le  faire  ? 

VANGLAS. 

En  vérité! 

VILLENEUVE. 

Vous  en  frémissez  d'indignation  ;  mais  cela  ne  me 
fait  pas  peur.  Il  faut  répondre;  le  duc  ne  connaît  pas 
assez  les  détails,  et  je  viens  exprès....  Vous  les  con- 
naissez, vous?  Passons  dans  votre  cabinet,  et  à  nous 
deux,  en  peu  de  mots...  nous  aurons  bien  vite  exposé 
avec  force,  avec  clarté.... 

VANGLAS. 

Ah!  sans  doute!...  Mais  pourquoi  ne  vous  charge- 
riez-vous  pas  tout  seul?.... 

VILLENEUVE. 

Non!  Pour  que  l'écrit  fasse  plus  d'effet,  il  faut  qu'il 
soit  signé  de  vous. 

VANGLAS. 

De  moi!  Qui?  moi,  écrire!... 

VILLENEUVE. 

C'est  l'avis  du  duc  de  Saint-Simon. 


526  LES  ANCIENS  AMIS. 

VAT^GLAS. 

Lui  auriez-vous  dit  que  Saint-Pliar  est  chez  moi  ? 

VILLENEUVE. 

Non  ;  mais  il  sait  que  vous  êtes  son  ami ,  et  il  pense... 

VANGLAS. 

Permettez....  dans  ma  position....  moi!  l'homme  de 
confiance  du  ministre,  puis-je  me  prononcer  ouverte- 
ment contre  lui  ? 

VILLENEUVE. 

Eh  quoi!  vous  hésitez?  Eh  quoi!  vous  donnez  un 
asyle  à  Saint -Phar,  et  vous  refusez  d'écrire  en  sa  fa- 
veur? 

VAJYGLAS. 

Point  du  tout;  vous  ne  me  comprenez  pas.  Demain, 
je  suis  tout  à  vous;  mais  il  n'y  a  pas  de  temps  perdu. 
Ce  soir,  je  suis  tout  entier  à  ma  fête.  {A  paj't.)  Je  me 
trouble,  je  m'embarrasse. 

VILLENEUVE,  a  part. 
.    Que  veut  dire  ceci? 

SCÈNE   V. 

VANGLAS,  VILLENEUVE,  DURAND. 

DUR  A  IV i). 

Les  chevaux  sont  mis. 

VILLENEUVE. 

Et  vous  sortez? 

VANGLAS. 

Oui,  une  affaire.... 

DURAND. 

Le  ministre  vient  de  mander  monsieur. 


ACTE   V,   SCENE  VI.  Say 

VANGLAS,  a  Durand. 
Paix  donc!  i^A  Villeneuve.  )  J'ignore  pour  quel  ob- 
jet; mais  vous  voyez  bien  que   pour  l'instant  je  ne 

puis Venez  avec   moi,   monsieur  Durand.  Notre 

monde  ne  s'apercevra  pas  de  mon  absence ,  je  serai 
bientôt  de  retour.  Ecrivez,  parlez,  vous  le  pouvez, 
vous,  mon  cher  Villeneuve;  mais  moi....  Pardon,  le 
ministre  m'attend....  i^A part.^  Ah!  pour  sa  sûreté, 
pour  la  mienne ,  il  faut  absolument  que  Saint  -  Phar 
quitte  Paris. 

(//  sort  avec  Durand.) 

VILLENEUVE. 

Je  reste  stupéfait.  Qu'est  devenue  cette  chaleur,  ce 
courage  d'amitié?... 

(//  reste  pensif  au  milieu  du  théâtre.) 

SCÈNE  VI. 

VILLENEUVE,  DERVIÈRE. 

DERVIÈRE. 

Bon!  voilà  Villeneuve;  tâchons  de  le  faire  parler. 
(  S' appî'ochant  de  Villeneuve.  )  Eh  bien  !  mon  cher 
Villeneuve  ? 

VILLENEUVE,  sortant  de  sa  rêverie. 

Qu'est-ce? 

DERVIÈRE. 

Ce  pauvre  Saint-Phar! 

VILLENEUVE. 

Plaît-il  ?  Que  dites-vous  de  Saint-Phar  ? 

DERVIÈRE. 

Eh!  mon  Dieu!  je  sais  tout;  j'ai  des  intelligences 


528  LES  ANCIENS  AMIS. 

par-tout ,  moi.  Il  y  a ,  dit-on ,  un  rapport  foudroyant 
contre  Saint-Phar.  Il  a  bien  fait  de  se  cacher.  Oh  !  il 
a  un  bon  appui  dansVanglas.  Cependant,  s'il  fallait  en 
croire  quelques  méchants....  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que ,  dans  la  soirée ,  il  y  a  eu  plusieurs  messages 
du  ministre  chez  Vanglas,  et  l'habitude  que  le  mi- 
nistre a  de  se  servir  de  lui  dans  ces  sortes  de  circon- 
stances.... 

VILLEINTEUVE,    Ci  part. 

Quel  soupçon!  grand  Dieu!  Et  il  me  quitte  pour 
aller  chez  le  ministre  ! 

DERVIÈRE. 

Chez  le  ministre?  Qui?  Vanglas! 

VILLENEUVE. 

Courons  chez  le  duc  de  Saint-Simon;  son  hôtel  est 
à  deux  pas. 

DERVIÈRE. 

Dites- moi.... 

VILLENEUVE. 

Sans  adieu ,  Dervière. 

(//  sort^ 

DERVIÈRE,    seul. 

Eh  bien  donc  !  il  me  laisse  !  Il  est  convaincu ,  comme 
moi ,  que  Vanglas  agit  contre  Saint-Phar.  Cet  homme- 
là  brave  et  sacrifie  tous  ses  amis. 

SCÈNE  VIL 

DERVIÈRE,  CLÉMENCE. 

CLÉMENCE. 

Il  faut  que  je  quitte  la  fête ,  il  me  serait  impossible 
de  me  contraindre  plus  long-temps. 


ACTE   V,   SCENE   VIII.  529 

DERVIÈRE. 

Allons ,  mademoiselle ,  du  courage.  Tenez ,  le  brave 
Villeneuve  a  la  même  opinion  que  moi.  N'ayez  pas 
trop  de  confiance  en  Vanglas. 

(//  sort.) 
CLÉMENCE,  seule. 
Qui?  moi,  me  défier  de  monsieur  de  Vanglas,  lors- 
qu'il fait  tout  pour  mon  père  !  Il  nous  trahirait ,  lui  ! 
C'est  impossible.  Mais  dans  quel  but  me  dire?.... 

SCÈNE    VIII. 

CLÉMENCE,  FRANCOEUR. 

FRANC  OEUR,  entr'ouvrarit  la  porte  latérale  par  la- 
quelle il  est  entré  au  quatrième  acte. 
Vous  êtes  seule,  mademoiselle;  je  puis  entrer. 

CLÉMENCE. 

C'est  toi,  Francœur?  Ah!  mon  ami,  on  prétend  que 
nous  ne  devons  pas  nous  fier  à  monsieur  de  Vanglas. 

FR  ANCOEUR. 

Qui  vous  a  dit  cela? 

CLÉMENCE. 

Monsieur  Dervière,  un  de  leurs  amis. 

FRANCOEUR. 

Gela  ne  se  peut  pas,  c'est  faux. 

CLÉMENCE. 

Tu  penses  comme  moi,  n'est-ce  pas?  que  monsieur 
de  Vanglas  est  sincère ,  qu'il  sauvera ,  qu'il  protégera 
mon  père? 

FRANCOEUR. 

Oui,  oui,  mademoiselle...  S'il  était  vrai  pourtant?... 
Tome  VII.  34 


53o  LES  ANCIENS  AMIS. 

malgré  mon  grand  âge,  je  ne  connais  guère  plus  le 
monde  que  vous;  j'ai  toujours  vécu  dans  les  camps.... 
c'est  qu'alors  je  ne  voudrais  pas  que  mon  commandant 
restât  une  minute  de  plus  dans  cette  maison. 

CLÉMENCE. 

Tu  pourrais  croire....  Voici  monsieur  Villeneuve. 

SCÈNE  IX. 

CLÉMENCE,  FRANCOEUR,  VILLENEUVE. 

VILLENEUVE. 

Morbleu!  je  reviens  sur  mes  pas,  furieux,  indigné. 

CLÉMENCE. 

Ah!  monsieur  Villeneuve,  apprenez...  On  calomnie 
monsieur  de  Vanglas. 

FRANCOEUR. 

On  veut  nous  faire  croire  qu'il  nous  trahit. 

CLÉMENCE. 

Est-ce  que  c'est  possible  ! 

VILLENEUVE. 

Oui ,  c'est  possible  ;  c'est  vrai. 

FRANCOEUR. 

Mille  tonnerres  !  Il  faut  arracher  mon  maître  d'ici. 
(//  entre  précipitamment  dans  le  cabinet.  \ 
CLÉMENCE,  coiifondue. 
Il  nous  trahit! 

VILLENEUVE. 

Je  n'ai  pas  été  bien  loin  pour  en  être  convaincu  ;  on 
venait  d'en  apporter  la  preuve  au  duc  de  Saint-Simon, 
que  j'ai  trouvé  montant  en  voiture  pour  se  rendre  chez 


ACTE  V,    SCENE   X.  53i 

le  régent.  Je  vais  l'y  rejoindre ,  dès  que  j'aurai  dit  deux 
mots  à  votre  père. 

CLÉMENCE. 

Que  faire  ?  quel  parti  prendre  ?  Ah  !  monsieur  Vil- 
leneuve, mon  père  est  perdu. 

SCÈNE   X. 

CLÉMENCE,  VILLENEUVE,  VANGLAS,  SAINT- 
PHAR,  FRANCOEUR. 

{^Vanglas  entre  par  le  fond;  Saint-Phar  et  Fran- 
cœur  sortent  du  cabinet.  ) 

FRANCOEUR,  parlant  de  la  coulisse. 
Il  n'y  a  pas  de  sûreté  ici  pour  nous ,  mon  comman- 
dant. 
VANGLAS ,  apercevant  Saint-Phar  et  courant  a  lui. 
Quelle  imprudence!  Pourquoi  vous  montrer?  venir 
dans  ce  salon? 

VILLENEUVE,  avcc force. 
Et  vous,  pourquoi  le  dénoncer? 

VANGLAS. 

Qui  ?  moi  ! 

VILLENEUVE. 

Oui ,  vous.  Je  viens  de  voir  le  rapport  que  vous 
avez  fait  contre  lui. 

SAINT-PHAR. 

Contre  moi  !  Vanglas  !  un  rapport  ! 

VILLENEUVE. 

Écrit  de  la  main  de  son  secrétaire ,  et  signé  de  la 
sienne.  Ah  !  si  vous  n'étiez  pas  le  plus  faible  des 
hommes ,  il  faudrait  vous  fuir  comme  le  plus  pervers. 

34. 


532  LES  ANCIENS  AMIS. 

VAWGLAS. 

Permettez....  Ce  rapport....  Il  fallait  le  faire....  mais 
je  me  proposais.... 

SAINT-PHAR. 

Point  d'excuses  ;  l'action  n'en  admet  pas. 

VAN  GLAS. 

Eh  bien  !  oui.  Après  avoir  vainement  essayé  de  flé- 
chir votre  ennemi,  j'ai  été  forcé....  Mais  je  ne  lui  en 
ai  pas  moins  donné  un  asyle  ;  mais  je  ne  veux  pas 
moins  le  soutraire  à  la  persécution  dont  il  est  l'objet. 
Rentrez  dans  votre  retraite;  demain,  avant  le  jour, 
vous  partirez  pour  ma  terre.  Je  vous  offre  une  voiture, 
un  passe-port,  de  l'argent,  s'il  vous  en  faut. 

VILLENEUVE. 

Qu'il   accepte  ces  offres   si  elles  lui  conviennent; 
quant  à  moi ,  je  sais  ce  que  j'ai  à  faire.  Où  sont  les 
pièces  justificatives  que  tu  m'as  annoncées? 
SAINT-PHAR,  rémettant  des  papiers  a  Villeneuve. 
Les  voilà.  La  copie  de  ma  lettre  à  Leblanc,  qui  ne 
contient  que  des  vérités,  la  lettre.... 

VILLENEUVE ,  prenant  les  papiers. 
Donne;  je  prends  tout.  Non,  non,  Saint-Phar,  ce 
n'est  pas  toi  qui  es  perdu.  Suis-moi,  Francœur;  je 
peux  avoir  besoin  de  toi.  Je  ne  suis  ni  faux  ni  faible, 
moi  ;  je  n'ai  pas  une  double  physionomie ,  un  double 
caractère  ;  je  ne  sers  pas  et  je  ne  trahis  pas  tout  en- 
semble les  deux  partis.  Vous  vous  êtes  fait  l'accusateur 
de  Saint-Phar  pour  complaire  à  votre  protecteur,  et 
moi,  s'il  le  faut,  je  me  fais  votre  accusateur  pour  sau- 
ver mon  ami. 

i  II  sort  avec  Francœur.  ) 


ACTE   V,  SCÈNE   XI.  533 

SCÈNE  XI. 

VANGLAS,  SAINT-PHAR,  CLÉMENCE, 

VANGLAS. 

Il  va  m'accuser,  dit -il?  Je  saurai  me  défendre.  Le 

ministre  m'aime;  je  suis  sûr  de  lui Hélas!  et  mes 

anjis  aussi  devaient  être  sûrs  de  moi.  Ah!  Saint-Phar, 

je  réparerai Dubois  est  trop  puissant  pour  avoir  à 

redouter  les  attaques  de  Villeneuve  ;  mais  s'il  apprend 
que  j'ai  recueilli  chez  moi 

SAINT-PHAR. 

De  vos  deux  actions  ce  n'est  pas  celle-là  que  vous 
devriez  cacher;  mais  soyez  tranquille,  je  ne  vous  com- 
promettrai pas.  Adieu,  monsieur  de  Vanglas. 

VANGLAS. 

Qui  ?  vous ,  partir  !  De  grâce ,  rentrez ,  acceptez  ce 
que  je  vous  propose. 

SAINT-PHAR. 

Est-ce  pour  me  livrer  que  vous  voulez  me  retenir? 

VANGLAS. 

Oh,  Dieu!  quel  soupçon!  Saint-Phar,  mon  cher 
Saint-Phar,  vous  êtes  chez  moi,  chez  un  ami,  bien  en 
sûreté. 

SAINT-PHAR. 

Sais~je  ce  que  les  événements ,  la  peur  et  votre  am^ 
bition  vous  feront  faire  contre  moi? 


534  LES  ANCIENS  AMIS. 

SCÈNE   XII. 


VANGLAS,  SAINT-PHAR,  CLÉMENCE,  Madame 
VANGLAS. 


MADAME    VANGLAS. 

Eh  !  mon  Dieu  !  monsieur  de  Vanglas ,  certain  bruit 
qui  circule  dans  le  bal  aurait-il  quelque  fondement? 

VANGLAS. 

Quel  bruit? 

MADAME    VANGLAS. 

Que  vous  avez  donné  asyle  à  un  homme  proscrit 
par  le  ministre. 

VANGLAS. 

Qui  dit  cela? 

MADAME    VANGLAS. 

Monsieur  Dervière. 

VANGLAS. 

Encore  Dervière  !   comment    cet  homme-là  fait-il 
pour  être  instruit  de  tout? 

MADAME    VANGLAS. 

Il  serait  donc  vrai!  Mais  c'est  fort  imprudent. 

SAINT-PHAR. 

Non,  madame,  il  n'y  a  pas  d'imprudence.  C'est  moi 
que  votre  mari  a  reçu;  je  pars. 

CLÉMEINCE. 

Ah!  madame,  c'est  mon  père. 

MADAME    VANGLAS. 

Votre  père? 


ACTE  V,  SCENE  XIII.  535 

CLÉMENCE. 

Oui ,  madame ,  on  vous  a  trompée  en  vous  disant 
qu'il  était  parti  pour  un  voyage  ;  il  est  persécuté  injus- 
tement. 

MADAME    VANGLAS. 

Votre  père!  Ah!  monsieur  de  Vanglas ,  dût-elle  vous 
perdre,  j'approuve  votre  action. 

CLÉMENCE. 

Vous  voyez ,  mon  père ,  madame  de  Vanglas  est 
pour  nous.  Vous  pouvez  rester.  Mais  que  dis-je,  son 
mari  ne  nous  trahira-t-il  pas  de  nouveau  ? 

MADAME    VANGLAS. 

Comment  ? 


SCENE   XIII. 

CLÉMENCE,    VANGLAS,    Madame   VANGLAS, 
SAINT-PHAR ,  MONTGRAVIER. 

MONTGRAVIER. 

J'accours  tout  effrayé.  La  fête  est  troublée;  notre 
secret  est  découvert ,  chacun  cherche  à  s'esquiver.  Que 
vois-je  ?  Saint-Pliar  ici  !  dans  un  salon  tout  ouvert  ! 

SAINT-PHAR. 

Montgravier,  si  tu  n'as  pas  de  répugnance  à  me  re- 
cevoir, je  retourne  à  l'instant  chez  toi. 

MONTGRAVIER. 

Et  pourquoi  donc  ?  tu  es  si  bien  ici ,  si  tu  veux  t'y 
cacher. 

SAINT-PHAR. 

Je  vous  entends,  mon  courageux  cousin.  Eh  bien  ! 
je  suis  las  de  me  prêter  à  toutes  ces  précautions,  je  ne 


536  LES  ANCIENS  AMIS. 

songe  plus  à  sortir  de  cette  maison ,  mais  je  me  résigne 
à  mon  sort;  vienne  qui  voudra,  je  me  montre,  et  je 
me  nomme. 

{ Saint -Phar  s'assied  près  d'une  table  ^  la  tête  ap- 
puyée sur  une  main;  sa  fillç  lui  prend  Vautre 
main ,  et  ni  Vun  ni  Vautre  ne  prennent  part  aux 
discours  des  autres  interlocuteurs?) 

M  ONT  GRAVIER. 

Je  vois  ce  que  c'est.  On  aura  dit  à  Saint-Phar  ce 
qu'on  m'a  dit  à  moi  -  même ,  que  tout  en  le  recueillant 
vous  l'accusiez. 

MADAME    VANGLAS. 

L'accuser  !  Qui  ?  vous  !  Ah  !  Vanglas  ,  qu'avez- vous 
fait? 

MONTGRAVIER. 

C'est  ce  Dervière  qui  tient  ces  discours ,  et  bien 
d'autres  encore. 

VANGLAS. 

Et  toujours  Dervière  !  Quels  autres  discours  ? 

MONTGRAVIER. 

Que  dans  ce  moment  même  on  travaille  auprès  de 
Son  Altesse  contre  vous  et  contre  le  ministre  ;  et  comme 
on  craint  moins  de  s'expliquer  sur  vous  que  sur  le 
ministre ,  il  s'ensuit  que  la  haine  qu'on  lui  porte  s'exhale 
contre  vous.  J'ai  voulu  leur  faire  sentir  qu'il  était  odieux 
de  mal  parler  des  gens  chez  eux-mêmes;  ils  n'en  ont 
tenu  compte,  et  tous  vos  bons  amis  paraissent  déjà 
tous  réjouis  de  votre  prochaine  disgrâce. 

MADAME    VANGLAS. 

Les  voilà  bien  ! 

VANGLAS. 

Ma  disgrâce  !  ah  !  qu'ils  ne  s'en  réjouissent  pas  en- 


ACTE  V,  SCÈNE  XIV.  537 

core;  je  suis  tranquille.  Il  est  impossible  que  le  ministre 
me  laisse  immoler  pour  l'avoir  trop  bien  servi..,.  Que 
pourrait  le  duc  de  Saint-Simon ,  toujours  austère ,  heur- 
tant et  gourmandant  le  prince,  tandis  que  Dubois  tou- 
jours flatteur  et  parlant  aux  passipns..,.  Ah!  il  est  à 
l'abri  sous  sa  pourpre;  et  moi.... 

MONTGRA  VIER. 

Rien  n'est  plus  clair  ;  le  danger  de  Saint  -  Phar 
diminue;  celui  du  bon  Vanglas  commence  et  grossit... 
CLÉMENCE,  à  madame  Vanglas. 

Ah!  madame  ,quel  chagrin  pour  moi  si  vos  dangers 
succèdent  aux  nôtres. 


SCENE   XIV. 

VANGLAS  ,  Madame  VANGLAS  ,  SAINT-PHAR  , 
CLEMENCE,  MONTGRAVIER,  madame  xMONT- 
GRAVIER,  DÉSORMEAUX,  Madame  DÉSOR- 

meaux. 

madame    MONTGRAVIER. 

Tout  le  monde  est  parti  ;  il  ne  reste  plus  que  nous , 
et  monsieur  et  madame.  [En  montrant  monsieur  et 
madame  Désormeaux ,  qui  la  suivent  et  restent  au 
fond  du  théâtre?)  Eh  !  mais ,  ma  petite  cousine ,  votre 
père  n'a  donc  pas  quitté  Paris  ? 

MONTGRAVIER. 

Paix!  madame  Montgravier,  il  se  passe  ici  des  choses... 

madame    MONTGRAVIER. 

Eh  !  je  le  sais ,  et  l'on  dit  qu'il  est  aussi  question  de 
la  disgrâce  du  ministre.^ 


538  LES  ANCIENS  AMIS. 

SAiiVT-PHAR,  se  levant. 
Comment  ? 

VANGLAS. 

Mensonge  !  Comment  le  régent  pourrait-il  se  passer 
de  son  ministre?  comment  le  ministre  pourrait-il  se 
passer  de  moi?  Cela  ne  se  peut  pas.  L'État  serait 
bouleversé.  Paris,  la  Cour  et  la  France  se  soulèveraient. 

MADAME    VANGLAS, 

Ah  !  monsieur  de  Vanglas ,  tous  nos  amis  se  sont 
empressés  de  quitter  le  bal. 

VANGLAS. 

Je  me  décide;  je  vais  moi-même.... 

SCÈNE  XV. 

VANGLAS,  Madame  VANGLAS,  SAINT -PHAR, 
CLÉMENCE,  MONTGRAVIER,  DÉSORMEAUX, 
Madame  DÉSORMEAUX,  Madame  MONTGRA- 
VIER, FRANCOEUR. 

FRANCOEUR,  ^«/'/«/z/  cle  la  coulisse. 
Victoire,  victoire!  {Enù^ant  en  scène. ^  Ronne  nou- 
velle,  mon  commandant.  {^A  Saint-Phar.^  Vous  êtes 
sauvé.  i^A  Vanglas.^  Vous  êtes  perdu....  Je  suis  d'une 

joie! Il  faut  vous  dire;  le  duc  de  Saint-Simon 

il  a  introduit  monsieur  Villeneuve  auprès  de  Son  Al- 
tesse  j'ai  vu  passer  l'abbé il  était  pâle....  il  était 

rouge alors,  après  de  grands  mots  que  j'entendais 

de  la  place  où  j'étais,  ils  sont  sortis.  Monsieur  Ville- 
neuve m'a  dit  :  Ton  commandant  peut  se  montrer  ;  plus 

de  Rastille,  plus  de  procès;  par  conséquent Je  l'ai 

laissé  avec  monsieur  le  duc,  ce  damné  cardinal  et  votre 


ACTE  V,   SCÈNE  XVI.  539 

petit  secrélaire,  et  je  suis  bien  vite  accouru....    Mais 
voici  monsieur  Villeneuve. 


SCENE    XYI. 

VANGLAS,  Madame  VANGLAS  ,  SAINT-PHAR , 
CLÉMENCE ,  MONTGR  A  VIER ,  DÉSORME  AUX , 
Madame  DÉSORMEAUX,  Madame  MONTGRA- 
VIER,  FRANCOEUR,  VILLENEUVE. 

VILLENEUVE. 

Saint-Phar ,  une  pleine  et  entière  justice  t'est  rendue. 
Tu  conserves  ta  place.  Le  ministre  a  été  oblige  de  si- 
gner lui-même  la  révocation  de  la  lettre  de  cachet  ex- 
pédiée contre  toi ,  et  Son  Altesse  a  bien  voulu  signer 
cette  autre  lettre  qui  t'assure  la  continuation  de  ses 
bonnes  grâces. 

CLÉMENCE. 

Ah  !  mon  père! 

SAINT-PHAll. 

Mon  ami  ! 

M  O  N  T  G  R  A  V  I  E  R . 

J'espère  que  tu  ne  logeras  pas  ailleurs  que  chez  moi. 

VANGLAS. 

Je  vous  félicite  de  tout  mon  cœur ,  monsieur  le  com- 
mandant. 

VILLENEUVE,  Cl  Vaiiglas. 

Il  a  été  impossible  de  parler  en  faveur  de  Saint-Phar 
sans  élever  la  voix  contre  celui  qui  s'était  rendu  l'in- 
strument de  la  haine  du  ministre.  Par  malheur  vous 
avez  beaucoup  d'ennemis  ;  et  Dubois  voyant  qu'il  ne 
pouvait  accomplir  sa  vengeance  contre  Saint-Phar, 


54o  LES  AI^CIENS  AMIS. 

s'est  brusquement  tourné  contre  vous.  C'est  sur  vous 
qu'il  a  jeté  tout  l'odieux  de  l'affaire. 

VAWGLAS. 

Sur  moi  !  Voilà  donc  notre  sort  à  nous  autres  atta- 
chés aux  hommes  puissants  ;  ils  nous  poussent  et  nous 
abandonnent. 

VILLENEUVE. 

Comme  lui ,  alors  changeant  de  rôle ,  j'ai  pris  votre 
défense  avec  chaleur;  j'ai  voulu  faire  sentir  qu'au  mi- 
lieu de  votre  ambition ,  il  vous  survenait  de  fréquents 
retours  d'honneur  et  de  vertu  :  mais.... 

VAN  GLAS. 

Eh  bien  ! 

VILLENEUVE. 

Votre  secrétaire,  qui  était  présent  à  mon  entretien 
avec  le  duc  et  le  ministre,  va  vous  dire  ce  qui  a  été 
résolu  sur  votre  compte. 


SCENE   XVII. 

VANGLAS,  Madame  VANGLAS  ,  SAINT -PHAR, 
CLÉMENCE,  MONTGRAVIER,  DÉSORMEAUX, 
Madame  DÉSORMEAUX,  Madame  MONTGRA- 
VIER,  FRANCOEUR,  VILLENEUVE,  DURAND. 


DURAND. 

Je  suis  chargé  de  vous  apprendre  que  désormais  vos 
services  sont  inutiles  au  roi ,  et  qu'on  a  déjà  disposé 
de  tous  vos  emplois. 

VANGLAS,  avec  un  rire  amer. 

Fort  bien  ! 


ACtE  V,  SCÈNE  XVII.  54t 

CLÉMENCE,  en  serrant  la  main  de  madame  Vanglas^ 
Ah!  madame! 

MA.DAME     MONTGRAVIER. 

Et  l'abbé? 

DURAND. 

Il  reste  en  place. 

MONTGRAVJER. 

Il  tin  est  quitte  pour  sacrifier  son  agent. 

VILLENEUVE. 

Notre  régent  a  de  grandes  qualités.  Tout  est  gâté 
par  sa  faiblesse  et  l'ascendant  de  son  ancien  précepteur. 

DURAND. 

Le  ministre  vous  conseille  de  vous  éloigner  avant 
deux  jours  à  trente  lieues  de  Paris. 

VANGLAS. 

On  m'honore  d'un  exil. 

DURAND. 

Il  était  entouré  de  plusieurs  personnes  qui ,  ce  ma- 
tin encore,  avaient  imploré  ma  protection  auprès  de 
vous. 

VANGLAS. 

Eh  bien!  une  morne  stupeur,  un  touchant  intérêt? 

DURAND. 

Non.  tJn  silence  moqueur  interrompu  par  quelques 
traits  malins.  J'ai  tâché  d'émouvoir  monseigneur  :  Dites 
à  Vanglas ,  m'a  - 1  -  il  répondu  en  fronçant  le  sourcil 
et  en  bégayant ,  ce  qui ,  comme  vous  savez ,  est  le  signe 
de  sa  colère,  qu'il  doit  se  trouver  heureux  d'en  être 
quitte  pour  la  perte  de  ses  places  et  l'exil  que  je  lui 
conseille.  Alors ,  tous  m'ont  brusquement  ouvert  le  pas= 
sage ,  comme  s'ils  eussent  craint  de  m'approcher. 


542  LES  ANCIENS  AMIS. 

MONTGRAVIER. 

Je  m'en  souviens;  dans  notre  jeunesse,  quand  je  le 
voyais  rêveur  et  pensif,  je  me  disais  :  Ce  bon  Vanglas  ! 
l'ambition  le  perdra.  Cela  n'a  pas  manqué. 

SAINT-PHAR. 

Point  d'épigrammes ,  Montgravier,  contre  l'homme 
que  vous  flattiez  à  l'instant.  Vanglas,  vous  m'avez 
donné  un  asyle  dans  mon  danger?  je  vous  en  offre  un 
dans  votre  exil.  Venez  chez  moi. 

CLÉMENCE,  a  madame  Vanglas. 

Ah!  oui,  venez. 

VILLENEUVE,  Ci  Vaiiglas. 

Je  connais  Saint  -  Phar  ;  il  ne  se  souviendra  jamais 
que  du  beau  côté  de  votre  conduite.  C'est  à  vous  à  ré- 
fléchir sur  sa  proposition.  [A  madame  Vanglas^  Ma- 
dame, mon  ami  et  sa  fille  n'ont  éprouvé  de  vous  que 
de  bons  procédés;  comptez  sur  leur  reconnaissante 
amitié. 

CLÉMENCE. 

Qu'il  me  serait  doux  de  vous  la  prouver  ! 

[Saint-Phar,  Villeneiwe  et  Clémence  sortent^) 

DURAND. 

Monsieur  connaît  mes  bons  services,  et  j'ose  le  dire, 
ma  capacité  ;  j'espère  qu'il  ne  refusera  pas  de  me  re- 
commander à  l'un  de  ses  successeurs....  Monsieur  n'a 
plus  besoin  de  moi? 

VANGLAS. 

Non ,  monsieur  Durand. 

[Durand  sort,  '• 
MADAME  MONTGRAVIER,  à  son  mari. 
Il  est  lard. 


ACTE   V,   SCENE   XVIII.  543 

MADAME  VANGLAS,  36  reculaiit  four  laisser passer 
Montgravier  et  sa  femme  qui  paraissent  Jhrt  em- 
ban^assés. 
Passez ,  monsieur  ;  passez ,  madame. 

MONTGRAVIER. 

Adieu,  mon  respectable  ami. 

(//  soj^t  auec  sajemme^ 

SCÈNE   XVIII. 

VANGLAS,  Madame  VANGLAS,  DÉSORMEAUX, 
Madame  DÉSORMEAUX. 

{Madame  Vanglas  s'est  assise;  Vanglas  est  debout, 
pensif^  une  main  appuyée  sur  le  dos  d'un  fau- 
teuil,  de  Vautre  côté  du   théâti^e.   Monsieur  et 
madame   Désormeaux  sont  dans   le  fond  ^   au 
milieu^ 

VANGLAS. 

Aller  chez  Saint  -  Pliar  !  sa  vue  serait  pour  moi  un 
perpétuel  reproche. 

MADAME    VAJVGLAS. 

Et  Clémence  pourra-t-elle  oublier  que  mon  mari  a 


trahi  son  père? 

VANGLAS. 

Nous  voilà 

donc  déchus! 

MADAME    VANGLAS, 

Délaissés. 

VANGLAS. 

Exilés. 

MADAME    VANGLAS. 

Où  aller? 

544  LES   ANCIENS   AMIS. 

MONSIEUR    ET    MA.DAME    DÉSORMEAUX ,    s'avançaut. 

Chez  nous. 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

Loin  d'être  un  reproche ,  notre  vue  sera  pour  vous 
un  continuel  sujet  de  jouissance. 

DÉSORMEAUX. 

Nous  ne  savons  pas,  nous  ne  voulons  pas  savoir  si 
vous  avez  eu  des  torts  envers  les  autres;  mais  nous 
savons  et  nous  n'oublierons  jamais  que  vous  vous  êtes 
bien  conduit  envers  nous. 

MADAME    DÉSORMEAUX. 

Grâce  à  vous ,  il  a  un  bel  état. 

DÉSORMEAUX, 

Grâce  à  vous ,  je  suis  le  mari  de  Cécile. 

MADAME     DÉSORMEAUX. 

Vous  ne  trouverez  chez  nous  ni  vos  brillants  plaisirs , 
ni  vos  cruels  tourments.... 

DÉSORMEAUX. 

Mais  le  calme. 

Madame  désormeaux. 
L'amitié. 

DÉSORMEAUX. 

La  reconnaissance. 

MADAME    désormeaux!. 

Oui ,  la  reconnaissance. 

madame  vanglas. 
Ah!  monsieur  de  Vanglas,  il  faut  accepter. 

VANGLAS. 

Mes  bons,  mes  chers  amis,  oui,  c'est  près  de  vous 
que  je  veux  vivrez  Mon  cher  Désormeaux,  ne  m'ap- 
pelez plus  votre  bienfaiteur,  c'est  vous  qui  êtes  le  mien. 


ACTE  V,  SCÈNE  XVIII.  545 

Ainsi  je  trouve  dans  l'ingratitude  du  ministre  la  peine 
de  ma  corruption ,  et  dans  votre  reconnaissance  la  ré- 
compense d'une  bonne  action. 


FIN    DU     CINQUIEME     ACTE 
ET    DU    TOME    SEPTIEME. 


Tome  Fil.  35 


TABLE 

DES  PIÈCES  CONTENUES  DANS  CE  VOLDME. 


«^  «^  0«<  â»  cr-4*3^  û 


Pages 

M.  de  Boulan ville ,  ou  la  Double  Réputation. .........  5 

Les  Deux  Philibert. laS 

Le  capitaine  Belronde. 241 

Une  Matinée  de  Henri  IV. 345 

Vanglas,  ou  les  Anciens  Amis 395 


FITf    DE    LA    TAELE    DU    SEPTIEME    VOLUME. 


'JHs;! 


GDs^^ai^atl 


Wir^ 


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