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ŒUVRES
DE
P. CORNEILLE
TOME III
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PAItlS. IMPRIMERIE DE CH. LAHLKE ET (.'*
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P. CORNEILLE
NOUVELLE ÉDITION
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, d'an portrait, d'an fiic-aimile , etc. i ~.v '^A.
PAR M. GH. MÂRTT-LAVEAIJX
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TOME TROISIÈME
PARIS
LIBRAlRlt: DE L. HACHETTE ET C
HOULBTARII tAIBT-aiRMA IR
l86
a
LE CID
TRAGÉDIE
i636
CoBranxs. m
NOTICE.
c Gb fat en quelque sorte à M. de Ghalon que le public est
redevable du Cid^ dit Beauchamps dans ses Recherches sur
la théâtres de France^, Voici comme le P. de Tournemine
m*a conté la chose : M. de Chalon , secrétaire des comman-
dements de la Reine mère , avoit quitté la cour et s'étoit re-
tiré à Rouen dans sa vieillesse ; Corneille y que flattoit le succès
de ses premières pièces , le vint voir : • Monsieur, > lui dit-il
((tti dit M. de Chalon) , après Tavoir loué sur son esprit et ses
talents, « le genre de comique que vous embrassez ne peut vous
« procurer qu'une gloire passagère. Vous trouverez dans les
t Espagnols des sujets qui , traités dans notre goût par des
« mains comme les vôtres, produiront de grands effets. Ap-
< prenez leur langue, elle est aisée; je m'offre de vous mon-
« trer ce que j'en sais , et jusqu'à ce que vous soyez en état
« de lire par vous-même , de vous traduire quelques endroits
« de Guillem de Castro. »
Corneille profita de ces offres obligeantes. L'attente de
M. de Chalon fut bien dépassée; mais en tout il faut un appren-
^uage : celui de Corneille fut fort étrange. C'est sous l'aspect
^tasque du capitan Matamore de f Illusion que le caractère
ttpagnol lui apparut d'abord ; toutefois, en traçant cette esquisse
booffonne, il entrevoyait déjà confusément les nobles images
<ï«Chimène et de Rodrigue*.
1)q reste. Corneille ne crut pas devoir se préparer par de
^^es recherches à traiter cet admirable sujet. Las Moce-
»• Tomell, p. 157.
!• Voyez la Notice de ClUusion^ tome II, p. 4a3 et 434*
4 LE CID.
dadei del Cid^ de Guillem de Castro lui servirent seulement de
point de départ, et il ne parcourut les romances que pour y
puiser des inspirations générales. Ces rapides études , fécon-
dées par le génie le plus tragique qui eût jusqu'alors paru sur
notre scène y produisirent un chef-d'œuvre que toutes les lit-
tératures nous envièrent, c M. Corneille, dit Fontenelle*,
avoit dans son cabinet cette pièce traduite en toutes les lan-
gues de r Europe y hors Tesclavone et la turque : elle étoit
en allemand, en anglois, en flamand; et, par ime exactitude
flamande, on l'avoit rendue vers pour vers. Elle étoit en ita-
lien, et ce qui est plus étonnant, en espagnol : les Espagnols
a voient bien voulu copier eux-mêmes une copie dont l'original
leur appartenoit. »
Cette pièce espagnole imitée de celle de Corneille n'est autre,
selon toute apparence, que l'ouvrage de Diamante intitulé:
el Honrador de su pcubre. De cette imitation Voltaire voulut
faire Touvrage original, celui où Guillem de Castro lui-même
avait puisé le sujet de sa pièce. En 1764, dans la première
édition de son commentaire, il ne s'était pas encore avisé de
cette découverte; mais le i*' août de la même année il publia
dans la Gazette littéraire^ des Anecdotes sur le Cid qui com-
mencent ainsi :
« Nous avions toujours cru que le Cid de Guillem de Castro
était la seule tragédie que les Espagnols eussent donnée sur ce
sujet intéressant; cependant il y avait encore un autre Cid^
qui avait été représenté sur le théâtre de Madrid avec autant
de succès que celui de Gaillem. L'auteur est don Juan-Bautista
Diamante , et la pièce est intitulée : Comedia famosa del Cid
honrador de su padre,,,» Pour le Cid honorateur de son père^
on la croit antérieure à celle de Guillem de Castro de quelques
années. Cet ouvrage est très-rare , et il n'y en a peut-être pas
aujourd'hui trois exemplaires en Europe. >
I. La jeunesse (littéralement Us jeunesses y Us actes de jeunesse)
du Cid.
9. Vie de M, ComeitU. OEwres de PontenelU.,,. édition de 1743»
tome m, p. 96.
3. L'article de la Gazette littéraire est reproduit dans leg Œuvres
de Voltaire publiées par M. Beuchot, tome XLI, p. 490 ^t 491-
NOTICE. 5
C'est là une erreur dans laquelle Voltaire s'obstine à demeu-
rer. Il y revient et y insiste en 1774 dans la nouvelle édition
de son commentaire. On dirait qu'il cherche à se faire illusion
à loi-méme ; il se paye de raisons détestables comme les gens
d'esprit en trouvent toujours pour se persuader de ce qui leur
plaît.
Acceptée sans examen par la Harpe, Tassertion du maître
fiit bientôt considérée comme un fait incontestable ; mais elle
ne pouvait résister à une étude un peu attentive. Angliviel de
laBeaumelle présenta, en i8ï3, dans les Chefs-d'œuvre des
théâtres étrangers^ la pièce de Diamante comme une traduction
da Gd de Corneille >; le 1 1 avril 1841 un article de Génin, pu-
blié dans le National^ justifia plus complétemei^t encore notre
poète, et M. de Puibusque soutînt la même thèse dans son
Histoire comparée des littératures espagnole et française. Enfin,
dans un excellent travail, que nous aurons plus d'une fois Toc-
casion de citer et qui est intitulé : Anecdotes sur Pierre Cor^
neillcj ou Examen de quelques plagiats qui lui sont généralement
imputés par ses divers commentateurs français et en particulier
par Foltairey M. Vignier a démontré de la manière la plus
évidente, en comparant le texte de Corneille avec celui de
Diamante, que ce poète n'a été en général que le traducteur
fort exact, et même assez plat, de notre illustre tragique;
et Pannée dernière M. Hippolyte Lucas a mis tout le monde
i même de consulter les pièces du procès, en traduisant dans
ses Documents relatifs à f histoire du Cid la pièce de Guillem
de Castro et celle de Diamante. La question semblait donc ré-
solue; toutefois elle ne Tétait encore que par des arguments
d'un ordre purement littéraire, qui laissent toujours subsister
q^lqoe doute dans l'esprit de certaines personnes.
Un article de M. Antoine de Latour, intitulé Pierre Corneille
^t Jean-Baptiste Diamante^ qui a paru dans le Correspondant
ieaS juin 1861, et qui vient d'être reproduit dans un volume
intitulé r Espagne religieuse et littéraire (p. i i3-i34), est venu
offrir aux plus obstinés des documents d'une irrésistible évi-
^^^oce, des preuves matérielles. Un pharmacien espagnol, qui a
I. Dana le Toliune intitulé Chefs-d'œuvre du théâtre espagnol, Paris,
l*iT0«t, p. 169 et 170.
LE CID.
renoncé à sa profession pour s'adonner sans partage à l'étude de
la bibliographie et de la littérature de son pays, don Cayetano
Alberto de la Barrera y Leirado , a publié aux frais de TKtat
un Catalogue bibliographique et biographique de T ancien théâtre
espagnol depuis son origine jusqu^au milieu du dix-huitième
siècle. On y trouve la notice suivante :
« Juan-Bautista Diamante , un des plus féconds et des plus
renommés poètes dramatiques qu*ait produits TEspagne dans
la seconde moitié du dix-septième siècle. On ignore la date de
sa naissance , mais on peut la fixer avec assez de vraisemblance
entre i63o et 1640. Notre poëte commença à travailler pour
le théâtre vers 1657. Il est possible que son premier ouvrage
ait été el Honrador de su padre^ qui parut imprimé dans la
première partie d*un recueil de comédies de divers auteurs,
Bftadridy 1659, et dans lequel on remarque des beautés de
premier ordre, au travers de ses nombreuses irrégularités.
Diamante avait sous les yeux, en écrivant cette pièce, ias
Mocedades det Cidy de Guillem de Castro, et Timitation qui
en a été faite par Corneille , et il a pris de l'un et de l'autre
ce qui lui a paru bon. »
Après avoir lu cet article, M. Antoine de T^atour s'empressa
de faire demander à don Cayetano Alberto de la Barrera quel-
ques communications au sujet des documents d'après lesquels
il l'avait rédigé; bientôt le savant bibliographe fit parvenir à
notre compatriote la réponse suivante :
« Votre question ne pouvait venir plus à propos. Juste au
moment où elle m'arrive, je tiens dans mes mains ce bon Juan-
Bautista Diamante. Car voici plusieurs jours que je m'occupe
à extraire les pièces d'un procès qui lui fut intenté en 1648 et
qui vient d'échapper par bonheur au sort qui le menaçait, car
on allait en faire des paquets. Les faits intéressants que j'en ai
tirés me sont arrivés trop tard de quelques jours pour pouvoir
être insérés dans le dernier appendice ou supplément de mon
ouvrage. Je m'étais servi , pour écrire l'article qui le concerne,
des faits qui se trouvent dans Barbosa Machado et dans Nico-
las Antonio , et de ceux que j'ai pu moi-même trouver ailleurs.
Voyant que, dès i658, il prenait déjà le titre de licencié,
comme cela résulte du manuscrit autographe de sa comédie el
Veneno para si , qui existe dans la bibliothèque de M. le duc
NOTICE. 7
d'Osima, j'ai calculé que sa naissance pouvait avoir eu lieu
de i63o à 1640 ; je ne m'étais trompé que de quatre ans : il
était né à Madrid en i6a6. C'est ce qui résulte d'un interroga-
bnre signé de sa main et dont l'original fait partie du procès
que j'ai sous les yeux. >
A cette lettre était jointe une copie de ce document que
M. Antoine de Latour traduit ainsi : « En la ville de Alcala de
Hàiarès,le vingtième jour du mois de septembre 1648, en
Tcrtu d'un ordre du seigneur recteur, moi, notaire, je me pré-
sentai à la prison des étudiants de cette université, en laquelle
je fis comparaître devant moi don Juan-Bautista Diamante ,
écolier en ladite université et détenu dans la susdite prison ,
de qui je reçus le serment devant Dieu et sur une croix qu'il
promettait de dire la vérité , et lui demandai ce qui suit :
« Lui ayant demandé comment il se nomme , quel âge il a ,
quelle est sa condition et où il est né ;
< A quoi il répond qu'il se nomme don Juan-Bautista Dia-
mante f qu'il est étudiant de cette université et sous-diacre ,
qu'il est né dans la ville de Madrid, et qu'D a vingt-deux ans ,
à quelque chose près. »
Cependant M. de Latour conserve un dernier scrupule, et
se demande si le Diamante qui figure au procès de 1648 est
bien celui que nous connaissons comme auteur dramatique.
Aussitôt nouvelle demande d'éclaircissements et nouvelle lettre
de don Cayetano Alberto de la Barrera.
« J'eus le même doute qui vous est venu , répondit-il, quand
j'examinai ces documents, mais toute incertitude disparut bien-
tôt. L'identité de Juan-Bautista Diamante, sous-diacre en 1648
et prêtre en 16 56, et de Diamante, écrivain dramatique, me
fut démontrée jusqu'à l'évidence par cette double observa-
tion : d'une part , que Barbosa Machado déclare expressément
qne le poète était fils de Jacome Diamante, Espagnol, et
d'ane mère portugaise, et, d'autre part, que le clerc mis
en cause était bien le fils de Jacome Diamante et de sa pre-
mière femme, Magdalena de Acosta (nom portugais da Costa) ^
comme il ressort de nombreux documents qui figurent au
procès, et en particulier d'une pétition signée par Jacome
loi-même. »
Voilà certes de quoi satisfaire les plus exigeants, et il n'est
8 LE GID.
maintenant permis à personne de révoquer en doute la sincé-
rité de Corneille, lorsqu'il déclare n'avoir eu d'autre guide que
Guillem de Castro.
Mais cç premier point une fois mis hors de contestation , on
voudrait avoir les détails les plus précis sur ce premier chef-
d'œuvre de Corneille, et Ton ignore jusqu'à la date de sa re-
présentation. Les frères Parfait se contentent de placer cet
ouvrage le dernier parmi ceux de i636, et c'est seulement à
l'occasion de Cinna qu'ils nous disent : c Le Cid fut représenté
vers la fin de novembre i636 ^ »
L'immense supériorité de cette pièce sur toutes celles qui
l'avaient précédée n'échappa point à Mondory ; il ne négligea
rien pour que le jeu des acteurs, la beauté des costumes,
l'exactitude de la mise en scène fussent dignes de l'œuvre : aussi
le succès fut-il attribué uniquement aux comédiens par les en-
nemis de notre poëte ; mais leurs accusations injustes renfer-
ment sur les premières représentations certains renseignement!
utiles à recueillir.
« Si votre poétique et jeune ferveur^ dit Mairet* en se ser-
vant à dessein d'une expression employée dans le Cid * et cri-
tiquée par Scudéry, avoit tant d'envie de voir ses nobles jour-
nées sous la presse , comme vous êtes fort ingénieux , il falloil
trouver invention d'y faire mettre aussi, tout du moins es
taille-douce, les gestes, le ton de voix, la bonne mine et les
beaux habits de ceux et celles qui les ont si bien représentées,
puisque vous pouviez juger qu'ils faisoient la meilleure partie
de la beauté de votre ouvrage, et que c'est proprement du Ciù
et des pièces de cette nature que M. de Balzac a voulu parlei
en la dernière de ses dernières lettres, quand il a dit du Ro&i
cius Auvergnac*, que si les vers ont quelque souverain bien,
c'est dans sa bouche qu'ils en jouissent, qu'ils sont plus obligés
à celui qui les dit qu'à celui qui les a faits, et bref qu'il en
est le second et le meilleur père, d'autant que par une favo-
rable adoption il les purge pour ainsi dire des vices de leui
I. Histoire du Théâtre fraofou ^ tome VI, p. 9a.
a. Épttre familière f p. 17 et 18.
3. Vers i des variantes : voyez plus loin, p. io3.
4* Mondory.
NOTICE. 9
naissance ^ Un petit voyage en cette ville vous apprendra ^ si
vous ne le savez déjà y que Rodrigue et Chimène tiendroient
possible encore assez bonne mine entre les flambeaux du théâtre
des Marais, s'ils n'eussent point eu TeAronterie de venir étaler
leur blanc d'Espagne au grand jour de la Galerie du Palais*. »
Dans un autre libelle, imprimé à la suite de celui que nou;>
venons de citer*, la nouvelle pièce de Corneille est encore
attaquée de la même manière : c Souvenez-vous que la con-
joncture du temps, l'adresse et la bonté des acteurs, tant à la
bien représenter qu'à la faire valoir par d'autres inventions
étrangères, que le S' de Mondory n'entend guère moins bien
que son métier, ont été les plus riches ornements du Cid et les
premières causes de sa fausse réputation. » Ce dernier passage
est assez obscur : l'auteur veut-il parler seulement de l'habi-
leté de Mondory pour la mise en scène , de son goût dans la
disposition des décorations et le choix des costumes? je ne le
pense pas; ces qualités, quoique ne faisant point nécessaire-
ment partie de l'art du comédien, sont loin toutefois d'y être
étrangères. Je serais plutôt tenté de croire qu'il est question ici
de l'adresse avec laquelle Mondory, dans un temps où la presse
périodique, à peine née, ne s'occupait point de questions
littéraires, savait intéresser les esprits délicats aux ouvrages
importants qu'il faisait représenter, et, à l'aide de nouvelles
adroitement répandues, assurait aux représentations plus d'é-
clat et de solennité.
Nous en avons un témoignage dans une lettre adres&ée le
i8 janvier 1637, par le célèbre acteur, à Balzac, avec qui il
I. La date de ces réflexions de Balzac ue permet pas de les
appliquer au Cid : elles se trouTent dans une lettre à Boisrobert
du 3 ayril i635 (livre VIII, lettre xlti, tome I , p. 3g5 et 3g6 de
Tédition in-folio de i665). Dn reste, elles ne penrent pas davantage
coacemer quelque autre pièce de Corneille, car un passage qui pré-
cède immédiatement celui-ci, et que Mairet a pris soin de supprimer,
Blet tout à fait notre poète hors de cause, et lui est même trèi-favo-
nbk. Voyez la Notice sur Médée, tome II, p. 33o et 33i.
>. Cest-à-dire si le Cid n'eût pas été imprimé et exposé dans la
Galerie du Palais, où se vendaient alors les Uvres nouveaux. Voyez
la Notice sur ia Galerie du Palais^ tome II, p. 3-9 .
3. Bdponse à ^Ami du Cid.,.. p. 41 et 43*
lo LE GID.
paraît avoir été en correspondance suivie *• Ge précieux docu-
ment, qni nous a été conservé dans les recueils de Conrart,
contient, comme ou va le voir, un véritable compte rendu
du Cid^ :
« Je vous souhaiterois ici, pour y goûter, entre autres plai-
sirs, celui des belles comédies qu'on y représente, et particu-
lièrement d'un Cid qui a charmé tout Paris. Il est si beau
qu'il a donné de Tamour aux dames les plus continentes, dont
la passion a même plusieurs fois éclaté au théâtre public. On
a vu seoir en corps aux bancs de ses loges ceux qu'on ne voit
d'ordinaire que dans la Chambre dorée et sur le siège des fleurs
de lis'. La foule a été si grande à nos portes, et notre lieu s'est
trouvé si petit, que les recoins du théâtre qui servoient les
autres fois comme de niches aux pages , ont été des places de
faveur pour les cordons bleus , et la scène y a été d'ordinaire
parée de croix de chevaliers de Tordre. >
A ce moment Tenthousiasme produit par te Cid était si vif,
I. Voyez Lettres de Balzac, tome I, p. 4^0, lirre IX, lettre xxn, â
M. de Mondory, i5 décembre i636. Le passage suivant de cette lettre
nous montre quelle haute opinion fialzac avait de Mondory : c J'ai
plusieurs raisons de vous estimer, et pense le pouvoir faire du consen-
tement de nos plus sévères écoles, puisqu ayant nettoyé votre soèue
de toutes sortes d'ordures, vous pouvez vous glorifier d*avoir récon-
cilié la comédie avec les ***, et la volupté avec la vertu. Pour moi,
qni ai besoin de plaisir, et n'en désire pas prendre néanmoins qui ne
soit bien purifié et que Tbonnéteté ne permette, je vous remercie
avec le public du soin que vous avez de préparer de si agréables re-
mèdes à la tristesse et aux autres fâcheuses passions. » Il est permis
de penser que les trois étoiles qui se trouvent ici remplacent le mot
ecclésiastiques ou le mot prédicateurs» Bln effet, Chapuzeau, moins
réservé que Balzac, nous dit dans son T/iédtre français (p. i4i) :
« Pourquoi me tairois-je de l'avantage que les orateurs sacrés tirent
des comédiens, auprès de qui, et en public, et en particulier, ils se
vont former à un beau ton de voix et à un beau geste, aides néces-
saires au prédicateur pour toucher les coeurs ? »
a. Le Comédien Mondory y par Augu&te Soulié. Revue de Paris y du
3o décembre i838.
3. On appelait Chambre dorée la grand'chambre du Parlement, à
cause de son plafond doré. — Être assis sur Us [leurs de Vu ^ disait
de ceux qui exerçaient quelque charge de judicature royale et surtout
NOTICE. II
que chacun plaignait ceux de ses amis qui habitaient la pro-
TÎoce et ne pouvaient assister aux représentations. Dans une
lettre écrite par Chapelain, !e aa janvier 1637, nous lisons le
passage suivant : « Depuis quinze jours le public a été diverti
do Cid et des deux Sosies ', à un point de satisfaction qui ne
se peut exprimer. Je vous ai fort désiré à la représentation de
ces deux pièces '. » Ne pourrait*on conclure de ces lettres ,
écrites à quelques jours d'intervalle, que la première repré-
sentation du Cid eut lieu seulement à la fin de décembre, et non
pas, comme le disent les frères Parfait, à la (in de novembre?
Ce qui est , en tout cas , hors de doute , c^est que le succès et
la vogue du Cid ne furent bien établis que dans la première
quinzaine de janvier.
Les recettes furent considérables. L'auteur d'une critique
da temps, qui d'ailleurs ne ménage pas Corneille, n'hésite pas
à dire : « Cettft pièce n'a pas laissé de valoir aux comédiens
plus que les dix meilleures des autres auteurs '. »
c H est malaisé, dit Pellisson, de s'imaginer avec quelle ap-
probation cette pièce fut reçue de la cour et du public. On ne
se pouvoit lasser de la voir, on n'entendoit autre chose dans
les compagnies, chacun en savoit quelque partie par cœur, on
la faisoit apprendre aux enfants, et en plusieurs endroits de la
France il étoit passé en proverbe de dire : Cela est beau comme
leCidK >
Scarron, qui, dans son Virgile travesti ^ s'est presque conti-
nuellement appliqué à produire des effets comiques par la
brusque opposition des usages et des habitudes de son temps
dans une oonr supérieure, parce que leurs sièges étaient couverts de
fleurs de lis. ^
I. Les SosUSj comédie de Rotrou, représentée en 1^536, un peu
iTant le Cid,
1. Recueil autographe des Lettres de Chapelain ^ appartenant k
M. Sainte-BeuTe : lettre adressée k M. Belin, au Mans. Voyez His-
toire de la fie et des ouvrages de P. Corneille^ par M. J. Taschereau,
)* édition, p. 56.
3. Le Jugement du Cid, p. 8.
4. Relation contenant t histoire de l* Académie française, i653, in-8«,
p. 186 et 187.
12 LE GID.
avec les coutumes de Tantiquité , n*a pas maoqué de signaler
panni les talents de la nymphe Déiopée , la façon dont elle
récite le Cid :
Celle qne j'estime le plus
Sera la femme d*Éoliis :
Cest la parfaite Déiopée ,
Un Trai risage de poupée;
Au reste, on ne le peut nier,
Elle est nette comme un denier ;
Sa bouche sent la yiolette,
Et point du tout la ciboulette ;
Elle entend et parle fort bien
L'espagnol et Titalien ;
Le Cid du poète Corneille,
Elle le récite à merveille ;
Coud en linge en perfection
Et sonne du psaltérion '. *
On voudrait savoir quels acteurs jouèrent dans ie Cid du
vivant de Corneille , mais on a sur ce point bien peu de ren-
seignements certains. Dans les divers libelles où les critiques
de Corneille attribuent tout le succès de la pièce au talent des
comédiens, c'est, comme nous l'avons vu, sans les nommer.
Scudéry seul se montre plus explicite dans un passage du
même genre , et nous fait ainsi connaître les acteurs qui rem-
plissaient les rôles de Rodrigue et de Ghiméne : « Mondory,
la Villiers et leurs compagnons n'étant pas dans le livre comme
sur le théâtre , le Cid imprimé n'étoit plus le Cid que Ton a
cru voir*. »
Il n'était pas besoin de ce témoignage pour réfuter Tasser-
I. Le Virgile t roues tjr en vers burlesques de Monsieur Sçarron....
A Paris f chez Guillaume de Luyne^ i653, i'r-4°, livre I, p. ii et la.
1 . Lettre .,,,à t illustre Académie^ p. 5 . Mme de Sévigué a emprunté «
à Scudéry cet argument pour s'en servir contre Racine; elle dit
presque dans les mêmes termes : c A propos de comédie, voilà Ba-
joiet. Si je pouvois vous envoyer la Champmeslé, vous trouveriez
cette comédie belle; mais sans elle, elle perd la moitié de ses at- •
traits. » (9 mars 1671 , tome II , p. Sag.) — En i68a, c'était cette
actrice qui jouait Chimène. Voyez la Notice de la Galerie du Palais^ 1
tome n, p. 9.
NOTICE. 0 i3
tîon de Lemazarier, qui prétend que ce fîit Montfleury qui
joua d'original dans ie Cid : elle repose ^iniquement sur un
texte de Ghapuzeau mal interprété*.
L'attaque d'apoplexie qui frappa Mondory pendant la re-
présentation de la Maricmne de Tristan * l'empêcha bientôt de
jouer Rodrigue. On ignore par qui il fut remplacé; mais,
en i663, Beauchâtctau remplissait ce rôle à l'hôtel de Bour-
gogne, car, dans la première scène de l'Impromptu de Ver-
miles , Molière parodie le ton dont ce comédien débitait les
stances du Cid. La troupe de Molière représentait aussi de
I. Voici le pa«age textuel de la Galerie historique des acteurs du
théâtre fran^ois,,.. par P. D. Lemazurier.... x8iOy tomel, p. 4^4
et 4a S. Le rôle rempli par Montfleury ftuiyant Tauteur n'y est pas
désigné, mais il est bien probable qu'il entend parler de celui de
Rodrigue : c II joua d'original dans le Cid et dans les Horaces; Cha-
pDzeau y qui nous indique ces faits , le cite comme un comédien
par&it dès ce temps-li. Voici ses propres termes, liyre III de son
Théâtre fraaçois, p. 177 et 178. » Cet extrait que nous reproduisons
CD le prolongeant jusqu'à la p. 179, où il est encore question de
GonieiLley n'a nullement, comme on va le Toir, le sens que lui donne
Lemazurier. De plus, Ghapuzeau lui-même se trompe lorsqu'il pré-
tend que Corneille n'a pas donné ses premières pièces à Mondory.
f Cet établissement des comédiens (à l'hôtel de Bourgogne) se fit
il y a plus d'un siècle sur la fin du règne de François I*', mais ils ne
eommencèrent h entrer en réputation que sous celui de Louis XIII,
lorsque le grand cardinal de Ricbelieu, protecteur des Muses, témoi-
gna qu'il aimoit la comédie , et qu'un Pierre Corneille mit ses Ters
pompeux et tendres dans la bouche d'un Montfleury et d'un Belle-
rose, qui étoient des comédiens acherés. Le Cid^ dont le mérite s'at-
tira de si nobles ennemis, et Us Horaces, que le même Cid eut plus à
craindre , parce que leur gloire alla plus loin que la sienne , furent
les deux premiers ouvrages de ce grand homme qui firent grand bruit ;
et il a soutenu le théâtre jusques h cette heure de la même force. La
troupe royale, prenant cosur aux grands applaudissements qui accom-
pagnoient la représentation de ces admirables pièces , se fortifioit de
jonr en jour ; d'autant plus qu'une autre troupe du Roi, qui résidoit
an Marais, et où un Mondory, excellent comédien, attiroit le monde,
Isisoit tous ses efforts pour acquérir de la réputation, et il anÎTa que
Corneille, quelque temps après, lui donna de ses ouvrages. >
3. Voyez tome I, p. 49» note 3.
V
t
i4 ^ LE CID.
temps à antre cet ouvrage, mais nous ne savons qui en rem-
plissait les prindp^x foies. H est mentionné dès 1659 dans le
registre de Lagrange, le vendredi 1 1 juillet, avec une recette
de cent livres, et le mardi 16 septembre suivant, avec une
recette de cent six livres.
Quant à don Diègue, s'il faut en croire M. Aimé Martin, qui,
suivant sa coutume, ne cite aucun témoignage contemporain à
Tappui de son assertion, c'est d'Orgemont qui le joua d'origi-
nal. Quoi qu'il en soit, il est hors de doute que Baron se char-
gea plus tard de ce rôle à l'hôtel de Bourgogne, où il passa avec
la Villiers et son mari lors de la retraite de Mondory, et qu'il
mourut le 6 ou le 7 octobre i655^ des suites d'un accident qui
lui arriva en le jouant. Tallemant des Réaux nous l'apprend en
ces termes : « Le Baron de même n'avoit pas le sens commun ;
mais si son personnage étoit le personnage d'un brutal , il le
faisoit admirablement bien.' Il est mort d'une étrange façon. U se
piqua au pied et la gangrène s'y mit *. > Puis il ajoute en note :
c Marchant trop brutalement sur son épée en faisant le person-
nage de don Diègue au Cid. » Il refusa de subir l'amputation :
« INou, non, dit-il, un roi de théâtre comme moi se feroit huer
avec une jambe de bois*. » Son fils, en remplissant le rôle
de Rodrigue, essuya plusieurs mésaventures, heureusement
beaucoup moins tragiques. Ayant prolongé outre mesure sa
carrière dramatique, il lui fallut un jour, dit-K>n, le secours
de deux personnes pour se relever après s'être imprudemment
jeté aux genoux de Ghimène, et il se vit accueillir par un rire
général lorsqu'il dit :
Je suis jeune , il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La yaleiir n'attend point le nombre des années^.
Toutefois il fit bonne contenance, répéta les deux vers en
affectant d'appuyer sur le premier hémistiche, et fut chaleu-
reusement applaudi'.
Aucun éditeur de Corneille ne nomme l'actrice qui repré-
I. Voyez la Muse historique de Loret du 9 octobre i655.
a. Historiettes^ tome VII, p. ijS.
3. Lettre à Mjrlord *** sur Barons p. 19. — 4- ^crs 4o5 et 406.
5. Voyez Lemazurier, tome I, p. 97 et 98.
NOTICE. i5
sentait Tlnfante. On possède pourtant sur ce point un rensei-
gnement très-précis : Scudéry dit dans ses Observations sur le
Ci'd* : « Dona Urraqae n'y est que pour faire jouer la Beau-
diâteau*. »
Bien que Corneille n'ait pas cru devoir répondre à ce re-
proche dans sa Lettre apologétique^ il semble y avoir été fort
sensible, car à vingt-quatre ans de distance, et après sa com-
plète réconciliation avec Scudéry, il écrit dans un de ses Dis-
cours* : c Aristote blâme fort les épisodes détachés, et dit çue
h mauvtûs poètes en font par ignorance^ et les bons en faveur des
nmédiens pour leur donner de l'emploi, L'Infante du Cid est de
ce nombre, et on la pourra condamner ou lui faire grâce par
ce texte d'Aristote , suivant le rang qu'on voudra me donner
parmi nos modernes. >
A la cour, le succès de la pièce fut immense. Corneille nous
l'apprend lui-même : « Ne vous êtes- vous pas souvenu, dit-il à
Scudéry, que le Cid a été représenté trois fois au Louvre et
deux fois à P hôtel de Richelieu? Quand vous avez traité la
pauvre Chimène d'impudique, de prostituée, de parricide, de
monstre, ne vous étes-vous pas souvenu que la Reine, les
princesses et les plus vertueuses dames de la cour et de Paris
Vont reçue en fille d'honneur * ? »
Anne d'Autriche, heureuse de voir les passions et les carac-
tères de sa chère Espagne reproduits avec tant de génie et ac-
coôllis avec tant de chaleur, tint à donner au poëte qui l'avait
duurmée une marque éclatante de son approbation. Depuis plus
de vingt ans Pierre Corneille père remplissait l' office de maître
des eaux et forêts en la vicomte de Rouen, et il avait fait
I. P. 19 de Tédition en 43 pages et p. 40 de Tédition en 96 pages.
i. Dans leur Histoire du Thédire français (tome V, p. a4) et tome IX,
p* 4o8),les frères Parfait ont conclu de certains passages de la Corne-
nt des comédiens^ tragi-comédie de Gougenot, représentée en i633,
<{B't partir de cette époque Beauchâteau et sa femme étaient entrés à
l'hôtel de Bourgogne pour ne le plus quitter; mais le témoignage
de Scudéry établit formellement qu*à la fin de i636 une actrice du
nom de Beauchâteau jouait au théâtre du Marais.
3. Tome I, p. 4B.
k. lettre apologétique. Voyez aux OEuvres diverses.
i6 LE CID.
preuve dans des circonstances difficiles d'nne singnlière éner-
gie* ; le succès du Cid lui valut une récompense qu'il avait
certes bien méritée, mais qu'il n'eût peut-être jamais obtenue :
en janvier 1637, il reçut des lettres de noblesse, qui, tout en ne
mentionnant que ses services personnels, étaient plus particu-
lièrement destinées à son fils. Les contemporains ne s'y trom-
pèrent pas : l'auteur d'une des pièces publiées en faveur du
Cid s'exprime ainsi : « On me connoitra assez si je dis que je
suis celui qui ne taille point sa plume qu'avec le tranchant
de son épée, qui hait ceux qui n'aiment pas Chimène, et honore
infiniment celle qui l'a autorisée par son jugement, procurant
à son auteur la noblesse qu'il n'avoit pas de naissance *. »
Le témoignage de Mairet n'est pas moins explicite : « Vous
nous avez autrefois apporté la M élites la Veuve y la Suivante ^
la Galerie du Palais j et, de fraîche mémoire, le Cid^ qui d'a-
bord vous a valu l'argent et la noblesse*. »
Ce qui avait si fort séduit la Reine irrita vivement Richelieu.
« Quand le Cid parut, dit Fontenelle dans sa Fie de M. Cor-
neille^ ^ le Cardinal en fut aussi alarmé que s'il avoit vu les
Espagnols devant Paris. > Il se trouvait également froissé à tous
égards, et la vanité du poète avait autant à souffrir que les
susceptibilités de l'homme politique. « Il eut, dit Tallemant des
Réaux, une jalousie enragée contre le Cid^ à cause que les
pièces des cinq auteurs n'avoient pas trop bien réussi*, b Et
Pellisson fait entendre la même chose, quoique avec beaucoup
de circonspection et de réticences : c II ne faut pas demander
si la gloire de cet auteur donna de la jalousie à ses concurrents;
plusieurs ont voulu croire que le Cardinal lui-même n'en avoit
pas été exempt, et qu'encore qu'il estimât fort M. Corneille et
qu'il lui donnât pension , il vit avec déplaisir le reste des tra-
vaux de cette nature, et surtout ceux où il avoit quelque part,
entièrement effacés par celui-là*. »
I. Voyez notre Notice biographique sur Corneille.
3. Le Souhait du Cid^ p. 35.
3. Épitre familière du S^ Mairet^ p. 18.
4. OEuvres de Fontenelle^ tome III, p. 100.
5. Historiettes^ tome II, p. 5a.
6. Relation contenant l'histoire de l'Académie françoi se ^ p. 187.
NOTICE. 17
Si peu délicates qae fussent les railleries dirigées contre le
Cidy elles avaient le privilège de l'amuser. Tallemant y à qni
il faut sans cesse revenir pour tous ces petits détails , nous dit
daos son Historiette sur Boisrobert : c Pour divertir le Cardinal
et contenter en même temps Tenvie qu'il avoit cotitre le Cid,
il le fit jouer devant lui en ridicule par les laquais et les mar-
mitons. Entre autres choses, en cet endroit où Rodrigue dit à
son fils : Rodrigue j as^tu du cœur? Rodrigue répondoit : Je
n'aique du carreau^, »
Tout en blâmant, comme on le doit, un tel acharnement et
de si indignes critiques, on est forcé de convenir qu'au mo-
ment où il parut, le Cid pouvait exciter de légitimes inquiétudes
et augmenter les embarras d'une situation déjà bien difficile.
La pièce entière était une apologie exaltée de ces maximes du
point d'honneur, qui, malgré les édits sans cesse renouvelés et
toujours plus sévères, multipliaient les duels dans une effrayante
proportion. Elles étaient résumées dans ces quatre vers, que
le comte de Gormas adressait à don Arias, qui le pressait, de
la part du Roi, de faire des réparations à don Diègue :
Ces satisfactions n'apaisent point une âme :
Qui les reçoit n*a rien, qui les fait se diffanie,
Et de pareils accords Teffet le plus commun
Est de perdre d'honneur deux hommes an lieu d'un *.
Corneille fut contraint de les retrancher , mais tout le monde
I. Tome II, p. SgS. Ce sont ces belles scènes du I*' acte qui ont
^ le plus souvent parodiées. La plus connue et la moins mauTaise
de ces plaisanteries est le Chapelain décoiffé^ de Gilles Boileau ou de
Fnretièrey qu'on trouTC dans le Ménagiana, tome I, p. i45.
a. Acte II, scène i. Il résulte de la Lettre à Mjrlord et de Vj4per-
'ummcrc de Jolly que c'était seulement par tradition qu'on avait
coosenré ces vers, et que l'on connaissait bien la scène à laquelle ils
appartenaient , mais non l'endroit précis où ils se plaçaient. — Vol-
taire, dans son Théâtre de Corneille (1764, in-S", tome I, p. 304)» dit
qn'ili Tenaient après le vers 368 : c Pour le faire abolir, etc., > étei-
nt probablement de mémoire, il les donne avec quelques variantes :
^ pour ces, an premier vers; a tort pour n'a rien, au deuxième;
^thonorer pour perdre it honneur (voyez le vers 1 4^6), au quatrième.
l^n argument décisif en faveur du texte de 1780 et 1738, tout an
^^^ pour le second vers, c'est que n'a rien répond bien mieux au
I*»»ge de Castro imité par Corneille : Y el otro ne cobra nada,
C0RVCII.1.K. III a
i8 LE CID.
les retint y et ils furent pubHés poor la première fois, en 1 780,
par Tabbé d'AUainval dans la Lettre à Mylard *** sur Baron
et ia demoiselle le Coupreur^ ou l'on troupe plusieurs particula^
ritez théâtrales y par Georges Winck, Paris, in-ia, p. ai. Us fu-
rent ensuite reproduits en 1 7 38 dans l'avertissement de l'édition
des Œuvres de Corneille donnée par P. JoUy (tome I, p. xx).
Parmi les changements apportés au Cid entre la première
représentation et la publication, celui-là est le seul dont nous
connaissions la nature; mais Scudéry nous apprend, dans sa
Lettre à t illustre Académie^ qu'il y en a eu beaucoup d'autres *
« Trois ou quatre de cette célèbre compagnie lui ont corrigé
tant de fautes qui parurent aux premières représentations de
son poème et qu'il ôta depuis par vos conseils, et sans doute
vos divins qui virent toutes celles que j'ai remarquées en cette
tragi-comédie qu'il appelle son chef-d'œuvre, m'auroient ôté
en le corrigeant le moyen et la volonté de le reprendre, si
vous n'eussiez été forcés d'imiter adroitement ces médecins
qui voyant un corps dont toute la masse du sang est corrom-
pue et toute la constitution mauvaise, se contentent d'user de
remèdes palliatifs et de faire languir et vivre ce qu'ils ne sau-
roient guarir ^. »
Que les choses se soient passées ainsi , nous sommes bien
éloigné de le croire ; mais ne résulte-t-il pas du moins de ce
passage, trop peu remarqué, que des changements nombreux,
et dont par malheur nous ne pourrons jamais apprécier l'im-
portance, ont été faits avant la publication ? Elle suivit d'assez
près l'anoblissement du père de Corneille ; l'achevé d'imprimer
est du a4 mars 1637'. La pièce est dédiée à la seule personne
dont l'influence pouvait tempérer les rancunes du Cardinal ,
à Mme de Combalet, sa nièce, et plus encore, si l'on en croit
Guy Patin et Tallemant des Réaux, les deux pires langues du
I. Page 7.
3. Voici la description bibliographique de la première édition : Ls
Cidf tragi-comédie. j4 Paru, chez Augustin Courbé,,,. M.DC.XXXVU.
Auec prioilege du Roy. 4 feuillets oon chiffrés et ia8 pages ixi-4®.
Le privilège porte ; c H est permis à Augustin Courbé, Marchand
Libraire à Paris, d'imprimer ou faire imprimer, et exposer en vente,
vn Liure intitulé, Le Cid, Tragi^Comedie , par M^" Corneille.... Et
ledit Courbé a associé auec luy audit Priuilege Francis Targa.
NOTICE. 19
nicle'. Elle avait vivement défendu Touvrage et Fautenr, et
Corneille lui dit d'un ton pénétré : « Je ne vous dois pas moins
poor moi que pour le Od. >
Par malheur il perdit en partie le fruit de cette utile dé-
■uirclie en fiûsant paraître son Excuse à Jriste *, qui a servi de
prétexte aux nombreuses attaques dont le Cid a été l'objet.
Dtos cette épître notre poète refuse à un de ses amis quelques
cooplets, en lui répondant que cent vers lui coûtent moins que
deû mots de chanson, et il ne dissimule ni le légitime orgueil
qn'û éprouve, ni le profond dédain que lui inspirent ses rivaux.
Les éditeurs et les biographes de Corneille sont loin d'être
d'accord sur l'époque où ce petit poëme a paru. Au lieu de faire
kâ rénumération de leurs opinions contradictoires , voyons si
Texamen des écrits du temps ne peut pas nous fournir une so-
lution à peu près certaine.
c On ne vous a pas sollicité, dit Mairet, de faire imprimer à
contre-temps cette mauvaise Excuse h Jriste, ... A dire vrai, l'on
ne vous a pas cru ni meilleur dramatique , ni plus honnête
homme pour avoir fait cette scandaleuse lettre , qui doit être
«ppelée votre pierre d'achopement , puisque sans elle ni la
satire de l'Espagnol*, ni la censure de l'observateur^ n'eussent
jamais été conçues*. >
Ce passage indique bien que V Excuse à Jriste est postérieure
sa Cid^ et de plus il nous fait connaître l'ordre dans lequel les
premières pièces qui y ont répondu ont été publiées. L'extrait
qui va suivre, emprunté à un autre libelle, confirme et précise
ce témoignage :
t On m'a dit que pour la bien défendre {V Excuse à Jriste) y
fl assure qu'elle étoit faite il y a déjà plus de trois ans. Yrai-
I. Lettres ds Guy Patin y édition de M. Rereillé-Parise, tome I,
p* 493 et 494» et Historiettes de Tallemant des Réauxy tome II, p. i63.
3. On ne sait 9oas qneUe forme cette pièce parut pour la première
fois. Elle circula peut-être d'abord manusoite. La seule édition que
noQi connaissions forme 4 pages in-8<>, sans date , et l'épitre y est
"ÛTie du Rondeau dont nous aurons à parler tout à l'heure. Pour le
^te de VE^iue, Toyez dans la présente édition les Poésies diverses.
3. V Auteur du vrm Cid espagnol. Voyez p. 30.
4- Les Observations sur le Cid. Voyez p. i3, note i.
S. ipitre familière du S^ Mairet, p. 19 et ao.
!»o LE GID.
ment je n^mputerois qu'à vanité cette ridicule saillie si elle
étoit postérieure au Cid^ puisque le grand bruit qu'il a fait
d'abord et par hasard pouvoit étourdir une cervelle comme la
sienne ; mais d'avoir eu ces sentiments et les avoir exprimés
avant le succès de cette plus heureuse que bonne pièce , il me
pardonnera^ s'il lui plaît, je treuve que c'est proprement s'ivrer
avec de l'eau froide ou du vinaigre, et se faire un sceptre de
sa marotte^ »
Ces réflexions prouvent de la façon la plus indubitable que
V Excuse à Ariste n'a été imprimée qu'après le succès du Cid^
et, malgré les allégations des partisans de Corneille, il n'est
point permis de croire qu'elle ait été composée auparavant.
Nous trouvons, quant à nous, la plus grande analogie entre
cette pièce de vers et la belle épître imprimée en tête de ia
Suivante en septembre 1687; le sixain qu'elle renferme est tout
à fait du même ton que VExcuse^ et les deux morceaux nous pa-
raissent également répondre aux clameurs des critiques du OVf '.
La première réponse à Tépître de Corneille fut : « VAutheur
du vray Cid espagnol à son traducteur françoiSy sur une Lettre
en vers quUl a fait imprimer^ intitulée « Excuse à Ariste^ » où
après cent traicts de vanité il dit de soy-mesme :
Je ne dois qu*à moy seul tonte ma renommée. »
Cette réponse, composée seulement de six stances*, se termine
par les vers suivants :
Ingrat, rends-moi mon Cid jusques an dernier mot :
Après tu connoîU'as, Corneille déplumée,
Que l'esprit le plus yain est souvent le plus sot,
Et qu'enfin tu me dois toute ta renommée.
Elle est signée Don Baltazar de la Verdad. Corneille et ses
partisans n'hésitèrent pas à l'attribuer à Mairet. « Bien que vous
y fissiez parler un auteur espagnol dont vous ne saviez pas le
nom, lui dirent-ils plus tard, la foiblesse de votre style vous
découvroit assez ^. »
I. Réponse à PAmi du Cid^ p. 33.
a. Voyez la Notice de la Suivante, tome II, p. 11 5.
3. Nous connaissons de cette pièce deux éditions, toutes deux
in-8<>. L'une forme 2 feuillets non chiffrés, l'autre 3 pages.
4. Avertissement au besanconnois Mairet. Voyez ci-après, p. 67.
I
NOTICE. ai
Cest du Ifans que Mairet envoyait ces belles choses, et
Claveret , qui comme lui s'était montré l'ami de Corneille et
qui même avait adressé à ce dernier des vers élogieux que
nous avons imprimés en tête de la Feuve^ se chargea de ré-
pandre dans Paris le libelle xoù notre poète était traité d^une
liçon si outrageante. La manière dont il s'en défend n'est guère
propre à établir son innocence : < J'ai découvert enfin, écrit-il
àComeille, qu'on vous avoit fait croire que j'avois contribué
quelque chose à la distribution des premiers vers qui vous fu-
rent adressés sous le nom du f^rai Cid espagnol, et qu'y voyant
▼otre vaine gloire si judicieusement combattue, vous n'aviez
po vous empêcher de pester contre moi, parce que vous ne
saviez à qui vous en prendre. Je ne crois pas être criminel de
lése-amitîé pour en avoir reçu quelques copies comme les
antres et leur avoir donné la louange qu'ils méritent*. >
Corneille répondit à tÂutheur du vray Cid espagnol par le
rondeau ' qui commence ainsi :
Qu'il fasse mieux, ce jeune jonvenoel
A qui le Cid donne tant de martel ,
Que d'entasser injure sur injure ,
Rimer de rage une lourde imposture,
Et se cacher ainsi qu'un criminel.
Cb^^^Ti connoît son jaloux naturel,
Le montre au doigt comme un fou solennel.
Quelques éditeurs ont cru qu'il à' agissait ici de Scudéry,
mais ce dernier n'avait pas encore paru dans la querelle où il
devait jouer bientôt un rôle si important; ces vers s'adres-
saient à Mairet, qui, du reste, ne s'y trompa point.
« Vous réix>niiez à l'Espagnol , dit-il , avec un pitoyable ron-
deau, dans lequel vous ne pouvez vous empêcher, à cause de
I. Lettre du S^ Claveret au S^ Corneille, p. 5.
a. La première édition de ce rondeau est fort rare ; elle forme
I feuillet in-4**.Un recueil de la Bibliothèque de T Arsenal, catalogué
^ les Belles-Lettres sous le numéro 9809 et qui contient la plu-
put des libelles publiés à l'occasion du Cid, en renferme un exem-
plaire. Ce rondeau a été plus tard imprimé à la suite de VExeuse
^Àritte. Voyez ci-dessus, p. 19, note i. Le texte se trouve dans
Botre édition parmi les Poésies diverses.
aa LE CID.
la longaenr de l'ouvrage, de faire une oontradicdon toute vi-
sible. > Ici Mairet transcrit les vers que nous venons de rap-
porter, et il ajoute : c Gomment voules-vous <pi'il se cache
ainsi qu^un criminel, et que chacun le montre au doigt comme
un fou solennel ? Tépithète est solennellement mauvais*. »
A quoi les partisans de Corneille répliquent : « Le rondeau
qui vous répondit parlait de vous sans se contredire . Que si
l'épithète de fou solennel vous y déplaît, vous pouvez changer
et mettre en sa place Innocent le Bel, qui est le nom de guerre
que vous ont donné les comiques*. »
Vers la fin du rondeau se trouve un terme qu'on regrette
d'y rencontrer, et qu'Amauld fit plus tard effacer à Boileau
dûis son Art poétique, c II eût été à souhaiter, dit Voltaire à
ce sujet, que Corneille eût trouvé un Amauld : il lui eût fait
supprimer son rondeau tout entier. »
Si nous en croyons Claveret, il tenta d'être cet Amauld.
c Vous êtes le premier qui m'avez fait voir ces beaux vers,
dit-il à Corneille, lui parlant des stances intitulées tAutheur
du vray Cid espagnol^ et si vous eussiez cru l'avis que vous me
demandâtes et que je vous donnai sur ce sujet, vous n'auriez
pas ensuite fait imprimer ce rondeau que les honnêtes femmes
ne sauroient lire sans honte'. »
C'est à ce malencontreux rondeau de Corneille que succé-
dèrent les Observations sur le Cid, Voici comme Pellisson
s'exprime à ce sujet : c Entre ceux qui ne purent souffrir l'ap-
probation qu'on donnoit au Cid et qui crurent qu'il ne l'avoit
pas méritée, M. de Scudéry parut le premier, en publiant ses
observations contre cet ouvrage, ou pour se satisfaire lui-
même, ou, comme quelques-uns disent, pour plaire au Car-
dinal, ou pour tous les deux ensemble^. >
La dernière hypothèse paraît de beaucoup la plus vraisem-
blable. Ce volume, auquel Scudéry ne mit point d'abord son
nom, est un véritable acte d'accusation littéraire, dont l'auteur
établit ainsi lui-même les principaux chefs :
I. Épure famiSère du S^ Mairet , p. ii et is.
1. Avertissement au besançannois Mairet. Voyez ci-après, p. 67.
3. Lettre du S'' Claveret , p. 6.
4* Âelation contenant l'histoire Je rjead^mie française^ p. 188.
NOTICE. a3
c Je préleiids donc prouver contre cette fkèce du Cid :
Que le sujet n'en Tant rien du tout,
Qn'il choque les principales règles du poëme dramatique^
Qu'il manque de jugement en sa conduite.
Qu'il a beaucoup de méchants vers.
Que presque tout ce qu'il a de beautés sont dérobées. »
Cette diatribe, yantée comme un chef-d'œuvre par les en*
TÎeux de Corneille, qui, à eux seuls, formaient un public, eut
trais éditions^.
En se voyant traiter de la sorte par un homme qu'il consi-
dérait comme son ami , Corneille dut se reprocher vivement
les pièces de vers qu'il avait écrites en sa faveur *. Les partisans
de Scudéry cherchaient en vain un motif ou du moins un pré-
texte à sa colère : ils n'en pouvaient alléguer de plausible.
L'un d'eux , un peu surpris de l'ardeur avec laquelle le cri-
tique poursuit tout ce qui lui semble pouvoir donner lieu à
quelque observation, en vient à former cette conjecture au
moins singulière : c Je ne puis croire néanmoins, dit-il, que
M. Corneille ne l'aye sollicité à en prendre la peine par
qoelque mépris qu'il peut avoir fait de sa personne ou de ses
œovres, à quoi il y a peu à redire. Bien qu'il y ait quantité de
gens dénaturés et sans jugement, qui ont aversion pour les
beautés, et qui trouvent mauvais que Belleroze sur son théâtre
donne nom à V Amant libéral^ le chef-d'œuvre de M. de Scu-
déry, ce beau poëme ne perd rien de son éclat pour cela, non
I. L'une a pour titre : Les Fautes remarquées en la TragicomeJie du
Cid. A Paris, Aux despens de tAutheur, M.DC.XXXVII. Le titre de
déport porte : Obseruatians sur le Cid, Le tout forme un petit Tolnme
in-d^y contenant 43 pages. — Une autre édition est intitulée : Obserua^
HoMS sur le Cid. A Paris, Aux despens de CAutkeur. M.DC.XXXVII,
m-8«. Elle se compose de i feuillet de titre et de 96 pages. — Enfin
Due troisième porte exactement le même titre que la précédente, avec
cette addition : ensemble l'Excuse à Ariste et le Rondeau; cette der-
nière édition, également in-80, se compose de i feuillet de titre, de
3 feuillets non chiffrés et de 96 pages. Dans sa Lettre à ^Académie,
Scodéry parle de la quatrième comme devant être prochainement
publiée, mais tout porte à croire qu'il n'a pas donné suite à oe
dessein.
1. Voyez V Avertissement f tome I, p. xx, et les Poésies diverses.
«4 l'E CID.
plus qu'un diamant de son prix pour être chèrement vendu, et
cet excellent et agréable trompeur semble faire (au jugement
de tous les désintéressés) un acte de justice et de son adresse
quand il loue ledit sieur de Scudéry, non pas autant qu'il le
doit être , mais autant qu'il en a de pouvoir , témoignant en
son discours sa reconnoissance , sans toutefois vouloir toucher
ni préjudicier à la réputation de M. Corneille, comme font
d'autres tout hautement à celle dudit Sieur de.Scudéry, qui
possède tout seul les perfections que le ciel, la nabsanceet le
travail pourroient donner à trois excellents hommes^. >
Il n'est point nécessaire de chercher à Corneille des torts
contre Scudéry : le Cid^ voilà son crime ; c'est le seul que celui
qui se croyait son rival ne pouvait lui pardonner.
Dans la Lettre apologétique du S^ Corneille^ contenant sa
response aux Observations faites par le S^ Scudery sur le Cid\
notre poète replace la question sur son véritable terrain , et
signale vivement les causes de l'indignation de son adversaire.
Nous n'avons pas à nous étendre ici sur cet écrit, que nous
publions in extenso dans les Œuvres diverses en prose; nous
sommes obligé toutefois de citer dès à présent le passage sui-
vant qui donne lieu à certaines difiBcultés : « Je n'ai point fait
la pièce qui vous pique : je l'ai reçue de Paris avec une lettre
qui m'a appris le nom de son auteur; il l'adresse à un de nos
amis, qui vous en pourra donner plus de lumière. Pour moi,
bien que je n'aye guère de jugement si l'on s'en rapporte à
vous, je n'en ai pas si peu que d'offenser une personne de si
haute condition dont je n'ai pas l'honneur d'être connu, et de
craindre moins ses ressentiments que les vôtres. »
Les historiens du théâtre assurent que cette pièce que Cor-
neille dit avoir reçue de Paris a pour titre : la Défense du Cid^
mais ils n'en donnent aucun extrait ni même aucune descrip-
tion, et M. Taschereau déclare formellement qu'elle a échappé
I. Vincognu et véritable amy de Messieurs Scudery et CorneUie,
p. 5 et 6.
s. M.DC.XXXVII, in-^, 8 pages. Une autre édition, snr le dtre de
laquelle on lit : Lettre apoiogitique (sic).... forme i4 pages et i feuil-
let; elle est suivie du sixain traduit de Martial qu'on trouvera im-
primé plus loin, p. 58, après la Lettre pour i#. de Corneille,.,,
NOTICE. a5
i tontes ses recherches; nous n'avons pas été plus henrenx
(pie nos prédécesseurs ^.
Qoant à la personne de hante condition dont Corneille dé-
dare n'avoir pas l'honneur d'être connu, Voltaire n'hésite pas
adiré que c'est le cardinal de Richelieu ; mais cela s'accorde as-
sa mal, il faut en convenir, avec cette autre phrase de la Lettre
apologétique : « J'en ai porté l'original en sa langue à Monsei-
gneur le Cardinal, votre maître' et le mien. > On lit d'ailleurs
duis V Histoire de t Académie^ de Pellisson : < M. Corneille....
a toujours cru que le Cardinal et une autre personne de grande
fuaiité avoient suscité cette persécution contre le Cid. »
Aussitôt que Corneille eut démasqué Scudéry, on vit paraître
presque simultanément un grand nombre de réponses aux 03-
tavatitms.
I. Je dirai aenlement, pour ne rien omettre, que dans an petit pa-
quet de notes bibliographiques manuscrites sur les libelles relatifs au
C\d, noies émanant de diverses personnes, mais réunies par Van Praet
sons le titre de Catalogue des pièces pour et contre le Cid, et générale-
meiit fort exactes, je tronye la mention suivante qu'il ne m*a pas été
donné de contrôler : La Deffense du Cid. Paris j 1637, iu-4S ^^ P^g^*
I>ans les Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres ^ tome XX,
p. 88, NieeroD déngne cette même pièce comme étant de format iu-8<>,
nais sans indiquer la pagination et sans entrer dans aucun détail.
a. Cette façon de s'exprimer à l'endroit du Cardinal paraissait un
peu serrile à plusieurs contemporains. Tallemant des Réaux dit à ce
sujet: c Charrost, en parlant du cardinal de Richelieu, l'appelle
Umjoors mon maître ; cela est bien yalet. 1 {Historiettes , tome V,
p. $9, note). Comme le fait observer M. Paulin Paris, la même
nnaarqae est £ûte presque dans les mêmes termes dans le Ménagiana
(tome IV, p. 114) • « M. le comte de Charrost, qui deroit toute sa
fortone au «âuxiinal de Richelieu, en parlant de lui l'appelle toujours
lOD maître. M. du Puy ne pouToit souffrir cela. Il disoit qu'un bon
François ne deroit point aroir d'autre maître que le Roi. a II est vrai
<pw Charrost était comte, et Corneille simple bourgeois de Rouen.
TaUemant conteste même à Richelieu le titre qu'il recerait générale-
nmt : i Le Cardinal, dit-il, a affecté de se faire appeler Monseigneur. »
[Butoriettes ^ tome II, p. ai, note a.) Du reste, quand il arrivait
<p'on ne lui donnât point ce titre, cela choquait plus ses flatteurs que
lui-même. Voyez Historiettes^ tome II, p. 60.
3. Melatiom contenant Clustoire de CAeodémie franfoise, p. a 18. ^
a6 LE CID.
La voix publique, A Monsieur de Scuderysur les Oitemaiions
du Cid ^, est une petite pièce écrite avec asseï de vivacité, mais
fort inaignifiante, qui se termine par cet avis : c Si vous êtes sage,
suives le conseil de la voix publique, qui vous impose silence. »
Vincognu et véritable amy de Messieurs Seudery et . Canweilk^
défend V Amant libéral* contre le pamphlet précédent. « Il me
semble, dit-il, qu'il ne fera jamais de honte au Cid de mar*
cher pair à pair avec lui, non pas même quand il prendrait
la droite. » L'auteur cherche, nous Tavons vu, les prétextes
les moins vraisemblables pour justifier l'odieuse conduite de
Scudéry; enfin il ne se montre Tami de Corneille que sur le
titre : aussi parait-il impossible, malgré les initiales D.R. dont
son écrit est signé, de voir en lui Rotrou, comme le font Niceron
dans ses Mémoires pour servir à f histoire des hommes illustres \
et M. Laya, dans la Biographie universelle*.
Le Souhait du Cid en faueur deScuderi, Vne paire de lunettes
pour faire mieux ses obseruations ', est une assez pauvre apo-
logie de Corneille, que nous avons eu tout à l'heure occasion de
citer, en parlant des lettres de noblesse accordées à son père''.
Elle est signée Mon ris^ et c'est sans doute là un anagramme
qui cache un nom trop obscur pour qu'on puisse le deviner.
Tandis que Corneille rencontrait quelques défenseurs, dont,
il faut l'avouer, il n'avait pas lieu de s'enorgueillir, un nouvel
adversaire venait prêter un faible renfort à Scudéry et à Mairet.
Dans la Lettre apologétique , Corneille, irrité de ce qu'un homme
honoré pendant quelque temps de son amitié avait contribué
à répandre dans Paris la pièce de vers intitulée : VAutheur
du Cid espagnol à son traducteur franqois^ s'était laissé em-
porter jusqu'à dire : < Il n'a pas tenu à vous que du premier
lieu, où beaucoup d'honnêtes gens me placent, je ne sois des-
cendu au-dessous dé Claveret. » Bientôt parut , en réponse à
cette phrase , la Lettre du ST Claueret au S^ CorneiUej soy
disitnt Autheur du Cid*, On y tiouve quelques détails inté-
1. A Paru. M.DC.XXXVII, in-S», 7 pages,
a. M.DC.XXXVU, in-fio, 7 pages.
3. Voyez ci-dessus, p« a3 et i4-
4. Tome XX, p. 90. — 5. Article Botrou.
6. M.DC.XXXVn, in-80, 36 pages. — 7. Voyez oi-dessus, p. 16.
8. A Paru, M.DC.XXXVII,ixi-8o de 1$ pages. Le titre de dêpait»
NOTICE. a^
rassaots à reeueillir snr la (acaa dont fut publiée la LBiire
^okgétique : < J'étois tout prêt, dit Qayeret, de vous signer
que vous êtes plus gtanà poëte que moi, sans qu'il iàt né-
cessaire que vous empruntassiez les yoix de tous les col-
-porteurs du Pont-Neuf pour le faire éclater par toute la
France*. » -^ c Songez, ajoute-t-il un peu plus loin, que
votre apologie fait autant de bruit dans les rues que la Gazette^
qoe les voix éclatantes de ces crieurs devroient être seule-
■wnc employées à publier les volontés des princes et les actions
des graiMis hommes, et que le beau sexe que vous empé*
ehez de dormir le matin déclamera justement contre votre
poésie*. > Claveret, du reste, se résigne à son tour à ce mode
de publication tant blâmé par lui : < Je suis marri..., dit-il,
qne je sois réduit à cette honteuse nécessité de faire voir ma
lettre par les mêmes voies dont vous avez usé pour délnter vos
Tons ceux qui prirent part à cette polémique agirent sans
doute de la même façon» car nous lisons à la fin d^un volume
d'une certaine épaisseur qui semblait fait pour figurer aux
étalages de la Galerie du Palais : c Ma pauvre muse, après
avoir couru le Pont-Neuf et s'être ainsi prostituée aux col-
porteurs, sera possible reçue aux filles repenties \ >
La lettre de Claveret renferme quelques passages assez cu-
rieux dont nous avons fait usage dans l'occasion', mais elle
n'est guère de nature à être analysée. Remarquons seulement
qa'il en existe une autre, intitulée : Lettre du sieur Ciaueret
à Monsieur tie Comeilie* y mais entièrement différente de celle
dont nous venons de parler. La rareté de cette pièce est telle
qu'elle est restée inconnue à la plupart des éditeurs de Cor-
neille et que, malgré le témoignage des frères Parfait, M. Tas-
cbereau, qui a fait preuve dans V Histoire de la pie et des ou-
vrages de Corneille de connaissances bibliographiques si étendues
p. 3, est ainsi conçu : Lettre contre une inueetive du S^ Corneille^ toj
* àiaU Autheur du Cid.
I. Page 4. — a. Page i3. — 3. Page 9.
4. EMonen de ce qui ie$t fait pour et contre le Cid, p. io3.
5. Voyez tome I, p. i3o, et tome II, p. 118 et aig.
6. In-go de i3 pages, sans indication de lieu d'impression et sans
date.
j
!i8 LE CID.
et si précises, était tenté de douter de son existence^. Elle
figure à la Bibliothèque impériale dans le recueil qui a pour
numéro T 5665. En comparant avec quelque attention les deux
libelles qui portent le nom de Claveret, on s'aperçoit qu'ils ne
peuvent avoir été écrits Fun et Pautre par le même auteur. En
effet, ils ne se font nullement suite, et chacun d'eux a l'appa-
rence d'une réponse directe et unique à la Lettre apologétique.
Celle dont nous avons parlé d'abord commence ainsi : c Mon-
sieur, j'avoue que vous m*avez surpris par la lecture de votre
Lettre apohgi tique (sic), et que je n'attendois pas d'un homme
qui faisoit avec moi profession d'amitié une si ridicule extrava-
gance.... > Le début de la seconde n'est pas moins vif : c J'é-
tois en terme de demeurer sans repartir, et de ne me venger
que par le mépris, voyant que les justes risées que l'on fait de
vos ouvrages sont pour vous des sujets de vanité.... » Évi-
demment, dans ces deux réponses, il y en a une qui est sup-
posée ; il n'est nullement vraisemblable que ce soit la première
dont l'authenticité n'a jamab été révoquée en doute, et qui con-
tient un certain nombre de renseignements, tandis que la se-
conde est une déclamation des plus banales et des plus vides.
Remarquons d'ailleurs, sans attacher à ce fait plus d'impor-
tance qu*il n'en mérite, que l'auteur du second pamphlet,
après s'être adressé, comme nous l'avons vu, directement à
Corneille, semble ensuite oublier son rôle ou négliger à des-
sein de le remplir, à tel point qu'il parle à chaque instant de
Claveret à la troisième personne : c Bon Dieu ! quelle façon
d'écrire est la vôtre, et combien en ce point étes-vous au-
dessouSy je ne dis pas de Claveret, mais du moindre secrétaire
de Saint-Innocent'! > Et plus loin : c Quant à Claveret, vous
l'avez vengé vous-même. » Enfin le nom qui se trouve à la
fin de la pièce est amené de telle façon qu'il pourrait n'être
pas une véritable signature : « Apprenez donc aujourd'hui que
quand aux trente ans d'étude que vous avez si mal employés,
vous en auriez encore ajouté trente autres, vous ne sauriez
faire que vous ne soyez au-dessous de
CLAVERET. »
I. Deaxième édition, p. 3o5, note i3.
a. Voyez tome II, p. 44>» >^ote 3.
NOTICE. %g
Ce serait le lieu de parler de tJn^ du Cid à CltUÊerei*.
Certes Niceron se trompe en Tattribiiaiit à Corneille , mais
cette brochure pourrait bien du moins avoir été écrite sons
son influence et avec sa participation indirecte. Plutôt que de
dévelo{^r sur ce point quelque hypothèse dénuée de preuves,
ne vaut-il pas mieux mettre tout simplement sous les yeux du
lecteur à la suite de notre notice ce rare libelle qui n'a jamais
été réimprimé ? Cest le parti que nous avons pris.
C*est sans doute ici qu'il faudrait placer Tanalyse de la
Victoire du ST (sic) Corneille^ Scudery et CUuterety avec vne re»
moRirance par laquelle on les prie amiablement de n exposer
ainsi leur renonunée à la risée publique '. Mais nous n'avons
de cet écrit que le titre et la description , qui nous ont été con-
servés par Van Praet dans le Catalogue des pièces pour et
contre le Cid que nous avons déjà cité'. Aucun autre biblio-
graphe, aucun éditeur n'a parlé de cette pièce, que nous
n'avons pu trouver.
Un mot maintenant sur une réponse tardive à V Excuse de
Corneille. Elle est intitulée : Lettre à ^% sous le nom éCAriste^^
et commence ainsi : « Ce n'est donc pas assez, Ariste, que votre
humeur remuante aye jadis troublé le repos de votre solitude
et le silence de votre maison en s'attaquant aux œuvres et
à l'éloquence de M. de Balzac. ... Il faut encore qu'après dix
ans de silence, au mépris de votre habit et au scandale de
votre profession.... vous importuniez votre ami de vous don-
ner des chansons (sans dire si c'est à boire ou à danser), à
l'heure même que vous le savez occupé à ce grand mariage, et
qu'il fait accepter à une fille pour mari celui qui le jour même
a tué son père. » Ce passage fait évidemment allusion aux
lettres de Phjrllarque à Ariste^ dirigées contre Balzac, et dont
la première partie parut en 16^7, c'est-à-dire dix ans juste
STant le pamphlet que nous venons de citer. Phjrllarquej
comme il se nomme lui-même, ou le Prince des feuilles^
oomme quelques-uns l'ont appelé, n'est autre que Jean Goulu,
I. Paru, M.DC.XXXVII, in-S», 8 pages.
). Pons, M.DG.XXXVII, in-80, 7 paget.
3- Voyez plus haut, p. 14» uote 3.
i I11-80, 8 pages.
/
3o LE CID.
«Ion général des FeuilUmts, ce qni explique et le pseadonyme
qa'il a pris et le sarnom qa'on lui a donné. Ces lettres de
Phyllarque firent grand bruit, et Corneille en parle d'une ma-
nière fort élogieuse dans Tépitaphe latine qu'il a composée
pour Jean Goulu, et qu^on trouvera pour la première fois,
dans notre édition, en tète des CEuvres diverses en prose. Par
malheur, si les renseignements abondent sur Phyllarque, on
n'en rencontre aucun qui concerne Ariste. V jâuertisêement dm
libraire au lecteur fait de lui un gentilhomme de la cour, mais
le ton général prouve que cet Avertbsement est plutAt des-
tiné à dérouter les soupçons qu'à confirmer les conjectures.
En tète de chaque volume se trouve une ode d' Ariste qui
nous prouve qu'il était fort mauvais poète, ce qui, en aucun
temps, ne peut tenir lieu d'une désignation précise. Il est bien
certain du moins qu'il s'agit d'un personnage réel, connu de
toute la société littéraire du temps, et qui, contrairement à
l'assertion du libraire du P. Goulu, était religieux et non
homme de cour. L'extrait d'un pamphlet de Mairet, qu'on
trouvera analysé plus loin à sa date, achèvera d'établir ces
divers points ^
Si maintenant nous remontons à Torigine de la querelle
du P. Goulu et de Balzac, nous trouvons que ce dernier fut
d'abord attaqué par André de Saint-Denis, jeune feuillant, au-
teur d'un livre intitulé : la Conformité de t éloquence de M, de
Balzac auee celle des plus grands personnages du temps passé
et du presenty dans lequel il lui reproche vivement ses trop
nombreuses réminiscences. Ogier répliqua par une Apologie
de Balzac, dans laquelle le P. André, comme on l'appelait
d'ordinaire, n'était point ménagé. « L'apologie étant imprimée,
dit Sorel *, un exemplaire en fut porté au supérieur de ce re-
ligieux (c'est-à-dire au P. Goulu), qui s'offensa de le voir
attaqué de cette sorte, principalement en des endroits où la
lecture des livres profanes lui était reprochée. Pource qu'il
se piquait aussi d'éloquence, il voulut prendre le fait et cause
pour son novice, et il fit les deux volumes de Lettres de Phfl^
largue à Ariste^ où il critiqua horriblement toutes les lettres
I. Voyez ci-après, p. 89 et 4o.
a. Biiàot/tèque franfouef i« édition, p. i3o et i3i.
NOTICE. 3i
de M. de Balzac^ Im donnaiit le nom de Narcisse, pour l'accu-
ser d^nn trop grand amour de soi-même. »
Tout ceci n'antoriserait-il pas à regarder André de Saint-
Denis comme cet Ariste à qui le P. Goulu adressait ses
Lettres et Corneille son Excuse? Ce n^est certes là qu'une con-
jecture, qui aurait grand besoin de se trouver confirmée par
quelque renseignement plus positif; mais telle qu'elle est, elle
présente do moins une certaine vraisemblance.
« J*ayoae, dit en parlant de Corneille l'auteur de la Lettre
à\j que les sentiments de ses amis pour ce poëme avoient
préoccupé mon esprit devant que j'en eusse fait la lecture : je
doonois quelque chose à l'approbation du peuple, encore que
je le connusse mauvais juge ; mais je m'aperçus bientôt après
que c'était l'ignorance, et non pas sa beauté, qui causoit son
admiration. Je fis donc résolution de guérir ces idolâtres de
leur aveuglement, et le dessein que j'avois de les désabuser
me faisoit prendre la plume quand un autre plus digne obser-
vateur m'a prévenu^.... » Ce passage servit de texte à la re-
prise qui parut sous ce titre :
Lettre pour Monsieur de Corneille^ contre les mots de la Lettre
sous le nom d Ariste : « le fis donc résolution de guérir ces
Idolâtres*, »
Cette pièce est du nombre de celles que Niceron attribue à
Conieille, et que nous avons cru devoir réimprimer à la suite
de cette notice. Nous nous contenterons de remarquer ici que
Panteur, quel qu'il soit, paraît connaître au mieux la personne
qui a écrit la Lettre sous le nom et Ariste, Il en parle comme
d'an homme jeune, moins pauvre que Claveret, mais d'une
origine fort contestable, commensal habituel de Scudéry, et
très-assidu aux conférences qui se tenaient chez lui. Il est
vrai que dans la Besponce de ***à *** sous le nom d Ariste^ y
Attribuée également par Niceron à Corneille et reproduite
chaprès, ce n'est plus le même personnage, mais bien Mai-
nt, qui est considéré comme Fauteur de la Lettre sous le nom
^Ariite,
I. Page 5.
a. Sont lieo ni date. In-8<* de 5 page* et i feuillet blanc.
3. J Paru, M.DC.XXXVII, in-S», 8 pages.
3a LE CID.
Pendant que cette guerre de libelles continuait chaque ma-
tin, Scudéry, voyant que le public s'obstinait à admirer le
Cid^ s^efforça d'obtenir contre le nouyel ouvrage un jugement
en forme, et adressa à cet effet au seul tribunal compétent une
requête qui fut imprimée plus tard sous le titre de Lettre
de M^ de Scudery à nUtutre Académie '.
c II est bien certain, dit Pellisson, qu'en ce différend qui
partagea toute la cour, le Cardinal sembla pencher du côté
de M. de Scudérj, et fut bien aise qu'il écrivît, comme il fit, à
l'Académie françoise, pour s'en remettre à son jugement. On
voyoit assez le désir du Cardinal, qui étoit qu'elle prononçât ^
sur cette matière ; mais les plus judicieux de ce corps témoi- ,
gnoient beaucoup de répugnance pour ce dessein. Us disoient
que l'Académie, qui ne faisoit que de naître, ne devoit point
se rendre odieuse par un jugement qui peut-être déplairoit
aux deux partis, et qui ne pouvoit manquer d'en désobliger
pour le moins un, c'est-à-dire une grande partie de la France;
qu'à peine la pouvoit-on souffrir sur la simple imagination
qu'on avoit qu'elle prétendoit quelque empire à notre langue :
que seroit-ce si elle témoîgnoit de l'affecter, et si elle entre-
prenoit de l'exercer sur un ouvrage qui avoit contenté le grand
nombre et gagné l'approbation du peuple ? que ce seroit d'ail-
leurs un retardement à son principal dessein, dont l'exécution
ne devoit être que trop longue d'elle-même ; qu'enfin M. Cor-
neille ne demandoit point ce jugement, et que par les statuts
de l'Académie, et par les lettres de son érection, elle ne pou-
voit juger d'un ouvrage que du consentement et à la prière de
l'auteur. Mais le Cardinal avoit ce dessein en tète, et ces rai-
sons lui paroissoient peu importantes, si vous en exceptez la
dernière, qu'on pouvoit détruire en obtenant le consentement
de M. Corneille*. «
Boisrobert fut chargé de cette négociation. Il entama à ce
sujet avec Corneille, alors à Rouen, une longue correspondance,
qui ne nous est point parvenue. Pellisson a seulement rapporté
I. 'A Paris ^ chez Anthoine de SomnuwiUey au Palais ^ à tEscu Ht
France. M.£>C.XXXVII, in-8» de ii pages.
a. Relation contenant P histoire de V Académie française ^ 16 53, p. 189-
191-
NOTICE. 33
de trop courts fragments des réponses de notre poëte, que
VNis avons classés à leur date parmi ses lettres.
Dans une de ces réponses, tout en énamérant les inconvé-
BÎents qu*il y avait pour la Compagnie à s'occuper de cette
quereUe, il lui échappa de dire : « Messieurs de rAcadémie
peuvent faire ce qu'il leur plaira. »
« Il n'en falloit pas davantage, au moins suivant l'opinion
dn Cardinal, dit Pellisson, pour fonder la jarisdiction de l'Aca-
démie, qui pourtant se défendoit toujours d'entreprendre ce
travail ; mais enfin il s'en expliqua ouvertement, disant à un de
ses domestiques : < Faites savoir à ces Messieurs que je le de-
« sire, et qne je les aimerai comme ils m'aimeront. »
c Alors on crut qu'il n'y avoit plus moyen de reculer , et
FAcadémie s' étant assemblée le i6 juin 1687, après qu'on eut
la la lettre de M. de Scudéry pour la Compagnie, celles qu'il
avoit écrites sur le même sujet à M. Chapelain, et celles que
M. de Boisrobert avoit reçues de M. Corneille ; après aussi que
le même M. de Boisrobert eut assuré l'assemblée que Monsieur le
Cardinal avoit agréable ce dessein, il fut ordonné que trois com-
missaires seroient nommés pour examiner le Cid et les Obser^
votions contre le Cid; que cette nomination se feroit à la plura-
lité des voix par billets qui ne seroient vus que du secrétaire.
Gela se fit ainsi, et les trois commissaires furent M. de Bourzey ',
M. Chapelain et M. des Marests. La tâche de ces trois messieurs
n'étoit que pour l'examen du corps de l'ouvrage en gros; car
pour celui des vers, il fut résolu qu'on le feroit dans la Com-
pagnie^. MM. de Cerisy, de Gombauld, Baro et l'Estoile furent
seulement chargés de les voir en particulier et de rapporter
leurs observations, sur lesquelles l'Académie ayant délibéré en
diverses conférences, ordinaires et extraordinaires, M. des Ma-
rests eut ordre d'y mettre la dernière main. Mais pour Texa-
nien de l'ouvrage en gros, la chose fut un peu plus difficile.
M. Chapelain présenta premièrement ses mémoires; il fut or-
T9*
I. Ce nom est imprimé ainai dans le texte de Pellisson; toutefois,
liaison Catalogue de Messieurs de l'Académie française^ p. 5a3 de la
^det'um, il écrit Vaibé de Bourzejt; Bourzeis est la forme adoptée le
ily ' pins généralement.
)• Registres du 3o juin 1687. (Note de PelUsson,)
CoAVBUXB. ni 3
34 LE CID.
donné que MM. de Bouney et des Marests y joindroient les
leurs; et soit que cela fût exécuté ou non, de quoi je ne
vois rien dans les registres, tant y a que M. Chapelain fit un
corps, qui fut présenté au Cardinal écrit à la main. J'ai vu avec
beaucoup de plaisir ce manuscrit apostille par le Cardinal, en
sept endroits, de la main de M. Gtois, son premier médecin. U
y a même une de ces apostilles dont le premier mot est de sa
main propre * ; il y en a une aussi qui marque assez quelle opi-
nion il avoit du Cid. C^est en un endroit où il est dit que la
poésie seroit aujourd'hui bien moins parfaite qu'elle n'est, sans
les contestations qui se sont formées sur les ouvrages des plus
célèbres auteurs du dernier temps, la Jérusalem^ le Pastor pdo.
En cet endroit , il mit en marge : « L'applaudissement et le
« blâme à\k Cid n'est qu'entre les doctes et les ignorants, au
« lieu que les contestations sur les autres deux pièces ont été
c entre les gens d'esprit'; > ce qui témoigne qu'il étoit persuadé
I. Ce manuscrit appartient depuis longtemps à la Bibliothèque
impériale ; il figure sous le no Y 5666, à la page 549 ^^ tome I des
Belles-Lettres du Catalogue des Vivres imprimez de la Bibliothèque du
MojTf publié en 1750. L'année dernière (i 861 ) il a passé du Département
des imprimés au Département des manuscrits , où il porte actuel-
lement le no 5541 du Supplément français. Cest un petit in-4^ de
63 pages. Il était intitulé d'abord : Les Sentimens de l'Académie froM"
çoise toucliant les observations faites sur la tragicomedie du Cid. Ce titres
été ainsi modifié : Les Sentimens de P Académie françoise sur la question
de la tragicomedie du Cid. On lit en tète du premier feuillet cette note
de Tabbé Sallier, garde des manuscrits de la Bibliothèque du Boi :
c De la main de M' Chapelain, avec des apostilles de M. le cardinal de
Bichelieu. Témoignage de M' Tabbé d*01ivet. y^^ ^737» s Dans le
catalogue imprimé de 1750, cette note est reproduite ; mais d'Olivet
n*est pas nommé. Nous pensons, contrairement à l'opinion de Pellisson,
que quatre des sept apostilles sont entièrement de la main du Cardi-
nal ; nous les passerons en revue une à une dans les notes suiTantei .
a. Cette apostille qui se trouve à la page 5 est d'une écriture me-
nue, irrégulière, difficile à lire : c'est probablement celle de Citois.
A la page i3, ces deux apostilles : c il faut un exemple 9, c il faut
un tempérament » , sont d'une grosse et belle écriture, qui présente
avec celle des lettres autographes de Richelieu la conformité la plus
frappante. A la page 29, à l'occasion du reproche fait à Rodrigue
d'avoir formé le dessein de tuer le Comte, dont la mort n'était pas
NOTICE. 35
de ce qn'on reprochoit à M. Corneille^ que son ouvrage péchoit
contre les règles. Le reste de ces apostilles n'est pas considé-
rable; car ce ne sont que de petites notes, comme celle-ci, où
le premier mot est de sa main : c Bon, mais se pourroit mieux
< exprimer'; » et cette autre : « Faut adoucir cet exemple*. »
ÏÏaà on recueille pourtant qu'il examina cet écritavec beau*
coup de soin et d'attention. Son jugement fut enfin que la sub-
stmoe en étoit bonne, « mais qu'il falloit, » car il s'exprima
en ces termes, « y jeter quelques poignées de fleurs. » Aussi
D'étoit-ce que comme un premier crayon qu'on avoit voulu lui
pfésenter, pour savoir en gros s'il en approuveroit les senti-
ments. L'ouvrage fut donc donné à polir, suivant son intention
et par délibération de l'Académie, à MM. de Serizay, de Ce«
risy, de Gombauld et Sirmond'. M. de Censy, comme j'ai
appris , le coucha par écrit, et M. de Gombauld fut nommé
par les trob autres et confirmé par l'Académie pour la der-
nière révision du style. Tout fut lu et examiné par l'Académie
en diverses assemblées, ordinaires et extraordinaires, et donné
enfin à l'impiimeur *. Le Cardinal étoit alors à Charonne, où on
^ lai envoya les premières feuilles, mais elles ne le contentèrent
onllement ; et soit qu'il en jugeât bien, soit qu'on le prît en
* mauvaise humeur, soit qu'il fftt préoccupé contre M. de Ce*
\ lisy, il trouva qu'on avoit passé d'une extrémité à l'autre,
qa'oD y avoit apporté trop d'ornements et de fleurs, et renvoya
téeemire pour sa utis&ction, on lit en marge cette note assez
élnogf y de récriture qae nous attribuons à Citois : « Faut voir si la
pièee le dit; car si cela n'est point on auroit tort de faire à croire à
^ 1 Rodrigue qu'il Tonlût tuer le Comte, puisqu'on fait souvent en telles
ii^"^ weMÎons ce qu'on ne veut pas faire. »
^« I 1. Noie de l'écriture qui parait être celle de Citois ; le mot ^n est
£» tnoé sTec un peu plus de hardiesse que le reste; toutefois il est im-
atfi] ponible d'affiziaier qu'il soit d'une autre main. A la page 87, apostille
* ir. de la grosse écriture que nous attribuons à Richelieu : c 11 ne faut
li&i^ I point dire cela si absolument. »
i ^' 1. Iri la transcription est inexacte. D y a dans le manuscrit
^«^ (p« S6] : ( n faut adoucir cette expression. » Cette dernière apostille
ttt, rairant nous, de la main de Richelieu.
3. Registres, 17 juillet 1637. (Note de PeliUson.)
4* Registres, dernier juillet 1637. {Note du même,)
[
36 LE CID.
à l'heure même en diligence dire qu'on arrêtât l'impression.
Il voulut enfin que MM. de Serizay, Chapelain et Sirmond le
vinssent trouver, afin qu'il pût leur expliquer mieux son in-
tention. M. de Serizay s'en excusa, sur ce qu'il étoit prêt à
monter à cheval pour s'en aller en Poitou. Les deux autres y
furent. Pour les écouter, il voulut être seul dans sa chambre, _
excepté MM. de Bautru et de Boisrobert, qu'il appela comme '^
étant de l'Académie. H leur parla fort longtemps, très-civile-
ment, debout et sans chapeau.
c M. Chapelain voulut, à ce qu'il m'a dit, excuser M. de ^
Cerisy, le plus doucement qu'il put; mais il reconnut d'abord ^
que cet homme ne vouloit pas être contredit : car il le vit '
s'échauffer et se mettre en action, jusque-là que s'adressant à '"
lui, il le prit et le retint tout un temps par ses glands, comme ""
on fait sans y penser quand on veut parler fortement à quel- '*'
qu'un et le convaincre de quelque chose. La conclusion fut, '
qu'après leur avoir expliqué de quelle façon il croyoit qu'il '
falloit écrire cet ouvrage, il en donna la charge à M. Sirmond,
qui avoit en effet le style fort bon et fort éloigné de toute affec-
tation. Mais M. Sirmond ne le satisfit point encore ; il fallut
enfin que M. Chapelain reprit tout ce qui avoit été fait, tant
par lui que par les autres , de quoi il composa l'ouvrage tel
qu'il est aujourd'hui, qui, ayant plu à la Compagnie et an
Cardinal, fut publié bientôt après, fort peu différent de ce
qu'il étoit la première fois qu'il lui avoit été présenté écrit à
la main, sinon que la matière y est im peu plus étendue, et
qu'il y a quelques ornements ajoutés.
c Ainsi furent mis au jour, après environ cinq mois de tra-
vail', les Sentiments de VAceidemie française sur le Cid^y sans
que, durant ce temps-là, ce ministre qui avoit toutes les affaires
du royaume sur. les bras, et toutes celles de l'Europe dans la
tête, se lassât de ce dessein, et relâchât rien de ses soins pour
cet ouvrage*. »
On serait tenté de croire que pendant ces cinq mois le
nombre des libelles diminua. Il n'en fut rien. Dans la lettre
I. Registres, i3 noyembre 1687. {Note de Pelluson,)
a. A Paris, chez Jean Camusat, i638, in-S^.
i. Helation contenant P histoire de t Académie françoise^ p. iQS-soi-
NOTICE. 37
par Uqaelle Scadéry réclamait le jugement de l'Académie snr
teCûif il repoussait en ces termes le reproche que lui avait fait
Corneille de citer inexactement les autorités qu'il avait invo-
quées dans ses Observations : c Dans peu de jours la quatrième
édition de mon ouvrage me donnera lieu de le faire rougir de
h fausseté qu'il m'impose, en marquant en marge tous les
anteurs et tous les passages que j'ai allégués. » Nous ne pensons
pas qu'il ait donné suite à ce projet, mais il publia isolément :
La Preuve des passages aUeguez dans les obseruations sur le
ùd, A Messieurs de V Académie^.
VEpistre aux poètes du temps sur leur querelle du Cid^ parut
sans doute presque au même moment, car son début fait allu-
sion à la Lettre à t illustre Académie, « Vous avez fait trop
de bruit par toutes les provinces de France (messieurs les ri-
neurs) pour croire que vos différends puissent à présent être
terminés par une Académie que F un de vous honore d'un
titre qui est seulement Tapennage des princes et des sacrées
assemblées. > Rien n'est plus détestable que cette pièce, qui se
termine par une froide allusion au nom de Corneille : c Si néan-
moins vous ne voulez cesser qui Tun de clabauder et l'autre
de croasser, que ce soit pour le moins perché sur un noyer,
ttêge ordinaire de tels oiseaux. »
four le sieur Corneille contre les ennemis du Cid^^ est le titre
d'âne brochure qui ne se compose que d'un sonnet dont voici
la chute :
Corneille sait porter son toI ù près des cieax,
Que s'il ne s'ahaissoit pour tous combattre mieux,
Vos coups injurieux ne poorroient pas l'atteindre;
el de la petite pièce qui suit :
Au seigneur de Scudery sur sa victoire,
QUATBAIN.
Toi dont la folle jalousie
Du Cid te veut rendre yainqueur,
Sois satisfait, ta frénésie
Te fait passer pour un yain cœur.
I. A Paris ^ chez Antoine de Sommaville, Au Palais , à CEseu de
fT9»€t. lf.DC.XXXVII, in-8ode 14 pages et i feuillet blanc.
>. A Paris, M.DC.XXXVn, in-8<» de i4 pages.
3. A Paris, M.DC.XXXVII, in-S» de 7 pages.
38 * LE CID.
G^est aussi à la même époqae qu'il faut rapporter l'ouvrage
intitulé : Examen de ce qui s'est fait pour et contre le Cid :
avec un traité de la Disposition du Poème Dramatique^ et de la
prétendue Règle de vingt-quatre heures^. L'auteur, il est vrai,
prétend d'abord que son traité était sous presse même avant
la Lettre apologétique de Corneille , mais il ajoute : « U semble
que je serois obligé de signer cet écrit si je voulois prendre la
qualité d'intervenant au procès qui s'instruit en l'illustre Aca-
démie sur la requête du S** de Scudéry. Mais plutôt que de
plaider (qui est un métier que je m'empêche de faire tant que
je puis), j'aime mieux que ce petit ouvrage s*en aille avec les
vagabonds et gens sans aveu, ou qu'il soit mis aux Enfermés',
comme un enfant trouvé. » L'auteur affecte une grande im-
partialité et loue presque également Corneille et Scudéry.
c Toutes les fois, dit-il, que la pièce du Gd a paru sur le
théâtre, j'avoue qu'elle a donné dans la vue à tout le monde. »
« Je n'en connois l'auteur que de nom, ajoute- t-il un peu plus
loin, et par les affiches des comédiens ; or à cause que je fais
quelquefois des vers, et que je favorise ceux qui s'en mêlent,
j'ai inclination pour lui. » Du reste il ne prend aucune part
réelle à la querelle et ne s'en occupe que parce qu'il trouve
l'occasion de publier et surtout de faire lire un traité de la
règle des vingt-quatre heures, écrit depuis cinq ou six ins et
dont il était embarrassé.
C'est vers ce moment que dut paraître le Jugement du Cid
composé par un Bourgeois de PariSy marguillier de sa Paroisse^,
Le passage suivant nous indique le but de l'auteur et nous
montre qu'il connaissait bien le défenseur habituel de Gor-
I. A Paris f imprimé aux desperu de tAutheur, in-S^» de io3 pages.
a. a \J Hôpital des pauvres enfermés est un membre de l'Hôpital
général, où on a mis plusieurs pauvres pour les empêcher d*être fai-
néants et vagabonds. » {Dictionnaire universel de Furetière.)
3. In-S*' de i6 pages, sans lieu ni date. Une autre édition en plus
gros caractères et formant a 4 pages se trouve mentionnée dans les
notes recueillies par Van Praet (voyez ci-dessus, note i de la p. i5].
Cette pièce a été réimprimée dans le Becueil de dissertations sur plu-
sieurs tragédies de Corneille et de Racine,,,, publié par Granet en 1740»
tome I, p. 99 ; et dans le Tableau historique, ,,,de la poésie française,,.,
auseizième siècle, par M. Sainte-fieuve, 1818, a vol. in-8<>, tome I, p. 386.
NOTICE. , 39
Bolley mais par malheur il le désigne d'une façon fort obscure
pour nous. « Quand j'ai yu, dit-il en parlant de notre poëte,
qie l'on ne cessoit d'écrire pour et contre , qu'il ne paroissoit
^ de la passion et de l'excès, soit à le blâmer ou à le défendre,
et que le pédant qui a pris sa cause, sembloit avoir eu plus de
soin de défendre son affiche de la morale de la cour, et de
ptfoître grand logicien, que de rien faire à l'avantage de Cor-
neille, je me suis enfin résolu, attendant le jugement de l'Aca-
démie, de faire voir le mien, qui est, ce me semble, le senti-
ment des honnêtes gens d'entre le peuple ; et sans avoir égard
ni à la colère des poètes qui l'ont voulu mettre aussi bas qu'il
s'étoît mis haut , ni aux louanges excessives que lui donnent
ses adorateurs, j'ai voulu le défendre contre ce qu'il 7 avoit
d'injustice dans les Observations de Scudéry, et montrer aussi
que l'on sait la portée de son mérite , et que le sens commun
n'est pas entièrement banni de la tète de ceux qui ne sont ni
savants, ni auteurs. » Il ne faut pas oublier toutefois que ce
critique, en apparence si équitaî>le à l'égard de Corneille,
n'hésite pas à dire avec ses ennemis qu' « il ne devoit point
Caire imprimer ie Cid, »
Noos voici arrivés à VEpistre familière du S^ Mayret au
y Corneille sur la îragi-^comedie du Cid^, Ce pamphlet est le
seul qui porte une date de jour; il est du 4 juillet 1637. On
trouve p. 3o, après la pièce principale, la Responce à VAmy
du Cid sur ses inuectives contre le S^ Claueretj où est cité le
logement du marguillier, ce qui justifie la place que nous
ttons donnée à cet écrit.
< Monsieur, dit Mairet au commencement de son ÊpUre^ si
je croyois le bruit commun qui vous déclare déjà l'auteur de
ces mauvais papiers volants qu'on voit tous les jours paroître
à la défense de votre ouvrage, je me plaindrois de vous à vous-
même, de l'injustice que l'on me fait en un libelle de votre
style et peut-être de votre façon ; mais comme l'action est trop
indigne d'un honnête homme, je suspendrai pour quelque
temps ma créance en votre faveur, et me contenterai (puisque
la querelle de votre Cid vous a rendu chef de parti) de vous
I. A Paris f chez Antkoine de SommaviUe, Au Palais^ dans la petite
Sek, à lEsctt de France. M.DCXXXVII, in-8« de 38 pages.
4o LE CID.
demander seulement raison de l'impertinence d'un de vos lan-
ciers qui m'est venu rompre dans la visière mal à propos;
mais d'autant que je n'ai pas Thonneur de connoître le galant
homme et qu'il ne seroit pas raisonnable que je me commisse
avec un masque , je vous adresserai, s'il vous plaît, ce petit
discours, comme si vous étiez lui-même.
< Premièrement il en veut à mes ouvrages qu'il attaque
tons.... puis par une ruse de guerre, qui n'est pas difficile k
découvrir, il me veut attribuer la lettre qui commence par les
railleries passives d'Ariste, continue par le mépris en particu-
lier de votre chef-d'œuvre, et finit par celui de toutes vos au-
tres pièces en général. Pour la lettre qu'il me veut donner, il
me pardonnera si je la refuse.^., et je n'ai mis principalement
la main à la plume que pour faire une publique déclaration de
ce désaveu. Je proteste hautement que je suis très-humble ser-
viteur d'Ariste, pour les bonnes qualités dont je le crois doué
sur le rapport de M. de Scudéry qui le connoît; et votre ami
n'y procède pas comme il faut : il devroit se contenter d'égra-
tigner mes ouvrages, sans essayer malicieusement de me brouil-
ler avec des personnes dont la profession m'a toujours imprimé
la révérence et le respect.... U faut savoir que cet ami, qui
vous ressemble si fort , a fait imprimer deux réponses subsé-
cutives à la lettre que je désavoue en cette-ci. Dans la première,
qui porte pour titre : Lettre pour M, de Corneille,,., il té-
moigne en connoitre l'auteur par la mauvaise peinture qu'il en
a faite, et par la seconde, qu'il intitule : la Réponse de ^** à *^
sous le nom dAriste^ il semble qu'il ait dessein de faire ac-
croire que c'est de moi qu'il entendoit parler dans la première;
si c'est pour se mettre à couvert de l'orage qu'il appréhende
(car enfin celui qu'il y désigne et qu'il ofiense est de telle qua-
lité qu'il a des domestiques d'aussi bonne condition que vous,
je ne veux pas dire meilleure quoiqu'on m'en ait assuré, et le
rang qu'il tient dans la province où vous demeurez est si haut
que si vous étiez bien avisé, vous iriez lui demander pardon du
zèle indiscret de votre ami, qui vous peut être injurieux) : di-
gressions à part, si c'est, comme j'ai dit, qu'il se veuille mettre
à couvert de l'orage qu'il appréhende, je suis tout prêt en
votre considération de lui rendre ce bon office, en recevant
chez moi le paquet qu'il adresse ailleurs. »
NOTICE. 4i
Gominent le portrait fait par les partisans de Corneille d'un
commensal de Scndéry assez peu fortuné et d'origine obscure ,
s*applique-t-ily suivant Mairet, à quelqu'un qui occupe un haut
rang en Normandie ? H est assez difficile de le deviner, à cause
des termes obscurs dont est enveloppée toute cette polémique ;
mais n'est-on pas autorisé à supposer avec quelque vraisemblance
que Mairet fait allusion à ce personnage de haute condition dont
Corneille a parlé dans la Lettre apologétique^ et que Voltaire
a pris avec si peu d'apparence pour le Cardinal lui-même^ ?
Corneille y ou plutôt quelqu'un de ses amis, répondit au li-
belle qne nous venons d'analjser par la Lettre du eles-interessé
au sieur Mairet^ et par V Avertissement au Ifesançonnois Mai"
ret K On trouvera ces deux pièces à la suite de notre notice.
L'adversaire de notre poète ne se tint pas pour battu. Il ré-
pliqua par une Apologie pour M, Mairet contre les calomnies
du S^ Corneille de Rouen^ ; apologie qui renferme une lettre
de Mairet à Scudéry, datée du 3o septembre 1637. Ce libelle
fut le dernier. La lettre suivante *, adressée par Boisrobert à
Ifairet , qui habitait alors chez le comte de Belin ', mit enfin
on terme à cette regrettable dispute.
t •
I. Voyez cî-desfuSy p. aS.
3. In-80 de y page».
3. 1637, in-80 de la pages.
4. 1637, in-4** de 3a pages. Nous n'avons pu voir cet ouvrage ; la
description que nous en donnons est tirée de VHistoire du Théâtre
français des frères Parfait (tome V, p. 170). Les notes recueillies par
Van Praet nons font seules connaître le nombre de pages de Tou-
Trage. Ce sont aussi ces notes qui nous apprennent qu*on trouve,
p. II, une lettre de M. Mairet à M. Scudéry contenant sa généalo-
gie, datée de Belin du 3o septembre 1637. M. Taschereau indique
cette pièce comme étant du format in-S^ et lui donne le titre suivant :
ÀfHdogie pour Mairet contre Us ealommes du S^ Corneille en réponse à
la pièce intitulée : Adpertissement au besan^onnois Mairet^ titre qu'il a
pris sans doute sur une édition différente de celle dont nons venons
de parler.
5. Cette lettre a été imprimée pour la première fois par Granet,
ea 1740, dans son Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de
Corneille et de Racine, tome I, p. 11 4*
6. François de Faudoas, dit d'Averton , comte de Belin ; il avait
été gonvemeor de Paris pendant la Ligne. U fut assassiné par le
42 LE CID.
A Charoniw, ce 5 oelobra lôS?.
« Monsieur^
c Puisque vous êtes extrêmement raisonnable, et que vous
savez bien que la sujétion illustre à laquelle je suis attacbé ne
me laisse pas assez de liberté pour rendre mes devoirs à tous
mes amis, je ne vous ferai, point d'excuses de m'étre autrefois
reposé sur les soins de M. Chapelain, qui m'a promis de répon-
dre pour moi aux lettres que vous m'avez fait l'honneur de
m'écrire. Il n'aura pas oublié, je m'assure, à vous témoigner
la continuation de mon zèle , et je me promets bien que vous
connoîtrez vous-même à votre retour que si je vous ai paru
muet, je ne me suis pas tu devant ceux auprès desquels vous
croyez que je puis vous servir, et que je vous ai gardé une in-
violable fidélité pendant votre absence. Ces six lignes que je
vous écris de mon chef satisferont, s'il vous plaît. Monsieur, à
ce que je dois à notre amitié, et vous lirez le reste de ma lettre
comme un ordre que je vous envoie par le commandement de
Son Éminence. Je ne vous cèlerai pas qu'elle s'est fait lire avec
un plaisir extrême tout ce qui s'est fait sur le sujet du Cid^ et
que particulièrement une lettre qu'elle a vue de vous, lui a plu
jusques à tel point qu'elle lui a fait naître l'envie de voir tout
le reste. Tant qu'elle n'a connu dans les écrits des uns et des
autres que des contestations d'esprit agréables , et des raille*
ries innocentes, je vous avoue qu'elle a pris bonne part au di-
vertissement; mais quand elle a reconnu que de ces contesta-
tions naissoient enfin des injures, des outrages et des menaces,
elle a pris aussitôt résolution d'en arrêter le cours. Pour cet
effet, quoiqu'elle n'ait point vu le libelle que vous attribuez
à M. ComeÛle, présupposant par votre réponse, que je lui lus
hier au soir, qu'il devoit être l'agresseur, elle m'a commandé
de lui remontrer le tort qu'il se faisoit , et de lui défendre de
sa part de ne plus faire de réponse, s'il ne lui vouloit déplaire;
marquis de Bonnivet le 7 décembre 164 a. Dans VHutorUtte de Mon-
dory (tome VII, p. 171), Tallemant, parlant de la Lenoir, actrice du
théâtre du Marais, termine ainsi : c Le comte de Belin, qui ayoît
Mairet à son commandement, faisoit faire des pièces à condition
qu'eUe eût le principal personnage; car il en étoit amoureux, et la
troupe s'en trouToit bien, s
NOTICE. 43
mais d'ailleurs craigaant que des tacites menaces que vous lui
eûtes, TOUS ou quelques-uns de vos amis n'en viennent aux
effets, qui tireroient des suites ruineuses à l'u» et à l'antre,
elle m'a commandé de vous écrire que si vous voulez avoir la
continuation de ses bonnes grâces, vous mettiez toutes vos in-
jures sons le pied, et ne vous souveniez plus que de votre an-
denne amitié, que j'ai charge de renouveler sur la table de ma
diambre à Paris, quand vous serez tous rassemblés. Jusqu'ici
j'ai parlé par la bouche de Son Éminence; mais pour vous dire
ingénument ce que je pense de toutes vos procédures, j*estime
que vous avez suffisamment puni le pauvre M. Corneille de
SCS vanités et que ses foibles défenses ne demandoient pas des
armes si fortes et si pénétrantes que les vôtres. Vous verrez
un de ces jours son Cid assez malmené par les sentiments de
l'Académie; l'impression en est déjà bien avancée, et si vous ne
venez à Paris dans ce mois, je vous l'envoirai. Cependant con«
servez-moi, s'il vous plaît, quelque place dans le souvenir de
M. de Belin; faites-moi de plus l'honneur de lui témoigner
que je prends grande part à son affliction, et que je suis au-
tant touché que pas un de ses serviteurs y de la perte qu'il a
fût *. Si j'avois Tesprit assez libre, je la lui témoignerois à lui-
même; mais je me console quand je pense que ma douleur
sera plus éloquente en votre bouche qu'en la mienne, et que
TOUS n'oublierez rien pour témoigner les véritables sentiments
de celui qui est avec passion,
c Monsieur,
c Votre très-humble et très-fidèle serviteur
« BOISROBEKT. »
Depuis le jour où le Cardinal eut ainsi fait connaître ses in-
tentions, on ne publia plus rien que les remercîments adressés
par Scudéry à F Académie. Ils parurent dans un petit recueil
portant le titre suivant : Lettre de M^ de Balzac à AT de Scu-
àfry^ sur ses Obseruations du Cid, Et la response de M^ de
Scuderjr à AT de Balzac. Auec la lettre de AT de Scudery a
I. n y a /«/, et non /oîfe, dans l'édition originale. Voyez des
exemples analogues dans la prose de Malherbe , tome II de l'édi-
tûm de M. Lddanne, p. 436, 44> y ^76» etc.
44 L^ CID.
Messieurs de V Académie françoise^ sur le ingemeni qu^iis ont
fait du Cid et de ses Obseruations *.
La lettre de Balzac est charmante. Espérant l'attirer dans
son parti , Scudéry loi avait adressé ce qu'il avait écrit contre
le Cid; mais Balzac, tout en approuvant les principes qui avaient
guidé son jeune ami, atténue ses critiques par de si nombreuses
et de si importantes restrictions , que Scudéry dut se trouver
assez mal satisfait d'avoir provoqué un semblable jugement.
« Considérez néanmoins. Monsieur, que toute la France
entre en cause avec lui, et que peut-être il n'y a pas un des
juges dont vous êtes convenus ensemble ^ qui n'ait loué ce que
vous desirez qu'il condamne : de sorte que, quand vos ali-
ments seroient invincibles et que votre adversaire y acquiesoe-
roit, il auroit toujours de quoi se consoler glorieusement de la
perte de son procès , et vous dire que c'est quelque chose de
plus d'avoir satisfait tout un royaume que d'avoir fait une
pièce régulière. Il n'y a point d'architecte d'Italie qui ne trouve
des défauts en la structure de Fontainebleau et qui ne l'appelle
un monstre de pierre : ce monstre néanmoins est la belle de-
meure des rois, et la cour y loge commodément.
c II y a des beautés parfaites qui sont effacées par d'autres
qui ont plus d'agrément et moins de perfection; et parce que
l'acquis n'est pas si noble que le naturel, ni le travail des
hommes que les dons du ciel, on vous pourroit encore dire que
savoir l'art de plaire ne vaut pas tant que savoir plaire sans
art. Aristote blâme la Fleur d'Agathon, quoiqu'il die qu'elle
!• A Paris ^ chez Anthoine de Sommaville, Au Palais , dans la petite
Sale, à VEscu de France, M.CD.XXXVllI (jîc, i638), in-8* de
34 pages. Ce recueil a paru dès le commencement de l'année on
même, malgré son millésime, à la fin de 1637. Chapelain écrit le
i5 janvier i638 à Balzac, en lui parlant de sa lettre sur le Cid : « On
Ta imprimée en papier yolant, avec la mauvaise réponse de.... (Scu-
déry) et le remercîment du même à l'Académie. » {Histoire de la vie et
des ouvrages de Corneille , par M. J. Taschereau, a« édition, p. 3ia.)
a. Une édition, publiée à part, de la Lettre de Monsieur de BaUac
à Monsieur de Scudéry, touchant ses Obseruations sur le Cid (in-B^ de
8 pages), ofire ici une rariante; on y lit : c des juges devant qui
vous l'avez appelé. » — An sujet du passage auquel s'applique cette
variante, voyez plus loin,^ p. 47 et 48.
NOTICE. 46
fot agréable % et V Œdipe peat-ètre n'agréoit pas, quoique
Aristote Tapproiive. Or, s'il est yrai que la satisfaction des spee-
tateoTs soit la fin que se proposent les spectacles, et que les
maîtres mêmes du métier ayent quelquefois appelé de César
an peuple, ie Cid du poëte françois ayant plu aussi bien que
la Fleur du poète grec, ne seroit-ii point vrai qn il a obtenu la
fin de la représentation, et qu'il est arrivé à son but, encore
que ce ne soit pas par le chemin d' Aristote ni par les adresses
de sa poétique? Mais vous dites , Monsieur , qu'il a ébloui les
yeux du monde, et vous l'accusez de charme et d'enchante-
ment : je connois beaucoup de gens qui feroient vanité d'une
telle accusation ; et vous me confesserez vous-même que, si la
magie étoit une chose permise, ce serait une chose excellente :
ce seroit, à vrai dire, une belle chose de pouvoir faire des
prodiges innocemment, de faire voir le soleil quand il est
nuit, d'apprêter des festins sans viandes ni officiers, de changer
en pistoles les feuilles de chêne et le verre en diamants ; c'est
œ que vous reprochez à l'auteur du Cid y qui vous avouant
qu'il a violé les règles de l'art, vous oblige de lui avouer qu'il
a un secret, qu'il a mieux réussi que l'art même; et ne vous
niant pas qu'il a trompé toute la cour et tout le peuple , ne
vous laisse conclure de là sinon qu'il est plus fin que toute la
cour et tout le peuple, et que la tromperie qui s'étend à un si
grand nombre de personnes est moins une fraude qu'une con-
quête. Cela étant. Monsieur, je ne doute pas que Messieurs de
l'Académie ne se trouvent bien empêchés dans le jugement de
votre procès, et que d'un coté vos raisons ne les ébranlent,
et de l'autre l'approbation publique ne les retienne. Je serais
en la même peine , si j'étois en la même délibération , et si de
bonne fortune je ne venois de trouver votre arrêt dans les re-
gistres de l'antiquité. Il a été prononcé 9 il y a plus de quinze
cents ans, par un philosophe de la famille stoîque, mais un phi-
losophe dont la dureté n'étoit pas impénétrable à la joie , de
qui il nous reste des jeux et des tragédies, qui vivoit sous le
règne d'un empereur poëte et comédien, au siècle des vers et
de la musique. Voici les termes de cet authentique arrêt, et je
vous le laisse interpréter à vos dames , pour lesquelles vous
I. Voyez tome I, p. 14» note 6.
46 LE GID.
avec bien entrepris une plus longue et' plus difficile traduc-
tion* * liludmulium est primo aspeciu octdos occupasse ^ etiiun si
coniemplatio diligens inveniura est quod arguât. Si me inUrro^
gas^ major iile est qui judicium abstulit quam qui meruit *.
Votre adversaire y tronve son compte par ce favorable mot
de major est; et vous avec aussi ce que vous pouvez désirer,
ne désirant rieuy à mon avis, que de prouver qae Judicium oIh
stuiit. Ainsi vous l'emportes dans le cabinet^ et il a gagné au
théâtre. Si le Cid est coupable , c'est d'un crime qui a eu
récompense ; s'il est puni, ce sera après avoir triomphe ; s'il
faut que Platon le bannisse de sa république , il faut qu'il le
couronne de fleurs en le bannissant, et ne le traite pas plus
mal qu'il a traité autrefois Homère. »
Trop attachée à la sévérité des règles , trop soucieuse sur-
tout de complaire aux moindres fantabies du Cardinal ^ T Aca-
démie rendit un jugement plus sévère à l'égard de Corneille,
et partant plus agréable à Scudéry, qui l'en remercia avec eflu-
sion. L'Académie s'empressa de lui faire répondre en ces
termes, par l'organe de Chapelain, son secrétaire : « Monsieur,
moins la Compagnie que vous avez prise pour arbitre de votre
différend a affecté la qualité de juge, plus se doit-elle sentir
obligée de la déférence que vous témoignez pour ses Senti-
méats. Je sais qu'en les donnant au public pour vous satisfaire,
sa principale intention a été de tenir la balance droite et de ne
faire pas d'une chose sérieuse un compliment ni une civilité;
mais je sais aussi qu'après cette intention, elle n'a essayé de
faire rien avec plus de soin que de s'exprimer avec modération
et de dire ses raisons sans blesser personne. Je souhaite que
vous soyez bien persuadé de cela, ou plutôt je me réjouis de
ce que vous Têtes, et qu'ayant reçu d'elle, en cette rencontre,
le moins favorable traitement que vous en puissiez jamais at-
tendre, vous ne laissez pas de lui faire justice en reconnoissant
I. Les Harangues ou discours académiques de Jean-Baptiste Man-
gini. Paris, Augustin Courbé, 16429 in-8<>.
a. c Cest beaucoup de s*èlre emparé des yeux de prime abord,
quoique ensuite un examen attentif trouye des critiques à &ire.
Si tu me demandes mon sentiment, l'homme qui enlère les suf-
frages est plus grand que celui qui les mérite. » (Épure c, %3,)
NOTICE. 47
qn'elle est juste. A rarenir j'espère qu'elle se reranckera de
votre équité , et qu'aux occasions où il lui sera permis d*éCre
obligeante, vous n'aurez rien k désirer d'elle et reconnoftres
qu'elle sait estimer votre mérite et rotre verta. De moi je ne
TOUS dis rien pour ce que je crois vous dire tout en vous as-
surant (pie je sui3y Monsieur, votre, etc. De Paris « ce 19 dé-
cembre 1637 *. »
En somme les Sentiments de t Académie sur le Cid^ si impa-
tiemment attendus, n'eurent aucun des résultats qu'on en espé-
ndt : ils ne satisfirent entièrement ni la jalousie de Richelieu,
m la basse envie de Scudéry ; ils ne diminuèrent en rien le légi-
time orgueil de Corneille , ni l'admiration générale , et Boileau
put résumer plus tard la discussion par ces excellents vers :
En vain contre le Cid nn ministre se ligue :
Tout Paris pour Chimène a les yenx de Rodrigue.
L'Académie en corps a bean le censurer :
Le public révolté s'obstine à l'admirer *.
Lorsque cette grande querelle littéraire fut calmée, Corneille,
a:près avoir pardonné à ceux qui s'étaient déclarés contre lui,
conserva néanmoins le désir de constater en toute occasion
qu'il n'avait pas accepté de plein gré le jugement de l'Acadé-
mie. En 1640, ayant appris que Ralzac préparait un recueil
de ses lettres, il s'efforça de lui faire supprimer le passage que
contient sur ce point celle que nous avons citée.
c Corneille m'est venu voir, écrit Chapelain à Ralzac le
17 novembre 1640, et m'a demandé en grâce que j'obtinsse
de vous d'ôter dans votre lettre à Scudéry ces termes : les Juges
dont vous êtes convenus^ pour ce qu'il nie d'être jamais convenu
de notre compétence sur Taffaire du Cid. Cependant vous ne
lui pouvez complaire en cela sans choquer Scudéry, qui en
I . Cette lettre a été ainsi reproduite, d'après le recueil manuscrit
de lettres de Chapelain appartenant à M. Sainte-Reuve, dans Y Histoire
delà vie et des ouvrages de P, Corneille, par M. J. Taschereau, a* édi-
tion (p. 3o8 et 309, note 17). Pellisson l'avait donnée, mais en abrégé
et sous forme indirecte, dans sa Belation contenant Chistoire de Cjca^
dénûe francoisey p. io5 et 106.
a. Satire IX, vers a3i-a34.
A8 LE CID.
garde Forigiiial oomme une reliqae, qui craîroit que vous eos-
siez changé d'inclinadon pour lui. Mon sens seroit que vous
m'écrivissiez que vous n'imprimeriez plutôt pas la lettre que
de leur déplaire à l'un et à l'autre. Voyez toutefois si, por bien
de paz S vous voulez vous abaisser jusque-là et priver votre
volume d*un si grand ornement ^. ^
Nous n'avons pas la réponse de Balzac, mais une autre lettre
de Chapelain, du 8 décembre suivant, nous en fait connaître
le contenu : « Le tempérament que vous avez trouvé pour sa-
tisfaire l'esprit bourru de Corneille le doit tellement contenter
que, s'il ne le reçoit pas avec mille joies, je suis d'avis que
vous laissiez l'endroit comme il étoit. Je lui dirai que vous
avez eu la bonté de vouloir imprimer ce lieu de la sorte : les
juges dont on nCa dit que vous êtes convenus y car des deux
c'est celle qui me semble la meilleure '.... >
Balzac préféra une rédaction encore moins explicite ; on lit
dans le recueil de ses lettres : « U n'y a pas un des juges dont
le bruit est que vous êtes convenus ensemble *, »
Cela n'empêcha pas Corneille de protester très-vivement
contre ce bruit dans son avertissement de 1648, où il se montre
d'ailleurs pénétré de reconnaissance envers Balzac.
A Paris l'attention publique ne reste pas fort longtemps
fixée sur les mêmes choses, si belles qu'elles puissent être. Au
bruit qu'avait causé le Cid pendant plus d'une année, succéda
peu à peu le silence, et, si l'on s'en rapportait aux vers sui-
vants, on croirait qu'en 1644 il n'était plus du bel air d'oser
encore admirer cet ouvrage :
J*en Yoyois là * beaucoup passer pour gens d'esprit ,
Et faire encore état de Qiimène et du Cid ,
I . Mots espagnols signifiant : a pour le bien de la paix. »
a. Recueil manuscrit de lettres de Chapelain appartenant à
M. Sainte-BeuTe, cité par M. Taschereau, Histoire de la vie et des ou-
vrages de P, Corneille, a* édition, p. 104 et io5.
3. Même recueil, cité par M. Taschereau, p. io5.
4. Lettres choisies du sieur Balzac, Paris, 1647, ^'^^^9 ^^ partie,
p. 398. Œuvres de Balzac, in-fol., tome I, p. 54i*
5. A Poitiers.
I
NOTICE. 49
Etdmcr de tenu deux la reitn «ms seconde,
Qui pasAcroicnt ici pour gens de l'autre monde,
Et se feroient siffler si dans on entretien
Ds étoîent si grossiers qne d'en dire du bien '.
Mab ces vers sont de Corneille, qui souffrait sans doute de ce
que le Cid^ qooique virement admiré, avait cessé d'être le con-
stant SDJet de toutes les conversations. Il est évident d'ailleurs
que le poète ne tenait pas à être pris au mot, et en 1660 il eut
Je bon goût de supprimer cette allusion un peu trop personnelle.
Quoique tout le monde ait donné tort aux adversaires du
Cid^ leurs critiques ont exercé sur cet ouvrage une fâcheuse
influence qui n'est pas encore dissipée. D'abord ils ont arra-
ché à ComeOle quelques vers malencontreui, qui, bien qu'in-
férieurs à ceux qu'ils étaient destinés à remplacer, ont dû
nécessairement prendre place dans son texte définitif. Ensuite
ils ont enhardi par leurs attaques les reviseurs, les correc-
teurs, gens qui n'ont pas besoin d'être encouragés.
En effet, aucun produit de l'intelligence humaine n'est d'une
perfection absolue; est-ce une raison pour porter une main
andaciease sur tous les chefs^'cravie de notre littérature? Le
cinquième acte à^ Horace a été regardé avec assez de raison
oomme contenant une action nouvelle , différente de celle qui
fait le sujet des quatre premiers; a-t-on cru pour cela devoir
le supprimer? Quelques délicats ont blâmé les dénoûments
des Femmes savantes et de Tartufe j mais ils ne se sont pas avisés
d'en imaginer d'antres. Par quelle fatalité en a-t-il été diffé-
remment à regard du Cid^ qui méritait à double titre d'être
respecté, d'abord comme un poëme incomparable, puis conune
un des plus précieux monuments de l'histoire de notre théâtre ?
Gela ne peut tenir qu'à deux causes : à l'habitude dès long-
temps contractée par le public de considérer le Cid, malgré
toutes ses beautés, comme une pièce remplie d'imperfections,
et peut-être aussi à la supériorité même des principales
scènes, qui (ait paraître le reste froid et languissant. On vou-
lut rendre à Corneille le fâcheux service de supprimer de son
ouvrage tout ce qui n'atteignait pas au sublime. En 1734 parut
vn petit volume de format in-ia, intitulé : Pièces dramatiques
I* U Menteur, acte I, scène i. Variante des éditions de 1 644-1 6^6*
CoMinLLB. m 4
5o LE CID.
choisies et restituées par Monsieur ^*, et portant pour adresse :
A Amsterdam, chez F, Changuion. Ce recueil, composé d'une
manière assez bizarre, renferme le Od, le don Japhet de Scaiv
ron, la Mariane de Tristan ^t le Florentin de la Fontaine.
Rien de plus curieux que la façon dont Téditeur, qui passe pour
n'être autre que Jean-Baptiste Rousseau, restitue les pièces
qu'il publie. Pour Mariane^ il annonce que son travail n'a
consisté c que dans le retranchement, la correction ou le sup-
plément de cent cinquante ou cent soixante vers tout au plus. »
Il ne respecte pas plus Corneille que Tristan. Dans le Cid^
il fait disparadtre sans scrupule trois personnages, Tlnfante,
Léonor et le Page, et supprime par conséquent les nombreux
passages du rôle de Chimène où celle-ci s'adresse à l'Infante.
« Ce n'est point, dit-il, faire tort à un beau visage que d'en
enlever une tache, et plus un ouvrage est digne d'estime, plus
il mérite qu'on prenne soin d'en ôter ce qui le défigure. C'est
ce qu'on a essayé de faire ici , et il n'en a coûté pour cela que
le supplément de deux vers de liaison an second acte et de
deux autres au cinquième, qu'il a fallu nécessairement y ajou-
ter, et que, par respect pour le grand Corneille, on a pris soin
de distinguer par ces virgules à qui les imprimeurs donnent
le nom de guillemets, et qui se trouvent dans les éditions de
Molière aux endroits de ses pièces, que les comédiens ont cou-
tume de couper dans les représentations. »
Au deuxième acte, c'est en tète de la scène entre don Fer-
nand, don Arias et don Sanche que se place, assez gauche-
ment, la liaison ajoutée par l'éditeur :
> Quoi me braver encor après ce qa^îl a fait !
Par la rébellion couronner son forfait ! »
Enfin, au commencement de la dernière scène de l'ouvrage,
ces deux vers dits par l'Infante :
Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse,
sont remplacés par ceux-ci , que prononce don Femand :
c Approche- toi, Rodrigue, et toi reçois, ma fille,
De la main de ton roi, Tappui de la Castille. v
Il est difficile d'imaginer des changements plus malheureux,
NOTICE. 5i
et une telle poésie est bien indigne, non-sealement de Corneille,
mais aussi de Jean-Baptiste Rousseau.
Toutefois ce texte fût généralement adopté pour la scène,
et le public s*y accoutuma si bien , que le retour à la rédac-
tion authentique parut toujours une innovation des plus har-
dies. Elle fut tentée, mais vainement, en 1787 et en 1741;
enfin, le i*' juin 1806, l'Empereur voulut entendre à Saint-
Cloud la pièce complète. Monvel joua don Diègue ; Talma, Ro-
drigue ; Mlle Duchesnois, Chiméne ; Lafon, le Roi ; Mlle Georges,
l'Infante. Malgré cette admirable composition de troupe , l'é-
preuve ne fut pas favorable, et Tlnfante ne parut pas au
Théâtre-Français.
La suppression si considérable que nous venons de rappeler
ne fut pas la seule qui eut lieu dans le Cid. On avait pris l'ha-
bitude de retrancher la première scène entre Elvire et Chi-
méne, et de commencer brusquement la pièce parces vers que
le Comte adresse à don Diègue.
Enfin Toos remportez, et la faveur du Roi
Vons élève en un rang qai n*étoit dû qu'à moi'.
Dans son commentaire, Voltaire déplore cette coutume des co-
médiens, qui, de son temps, passaient aussi le couplet célèbre :
Paroissez, Navarrois*....
Toutefois il faut remarquer que, contrairement à Tassertion de
M. Aimé Martin, la scène d^Elvire n'a pas été retranchée par
Jean-Baptbte Rousseau ; en effet, elle figure tout au long dans
le recueil de 1734; mais depuis le moment où Voltaire nous
signale sa suppression, jusqu'au as janvier 184a, jour où
Mlle Rachel joua pour la prelnière fois Chimène , elle n'a pas»
été remise au théâtre. En rendant compte de cette représenta-
don dans la Revue des Deux Mondes y M. Charles Magnin félicite
b Comédie-Française du rétablissement de la première scène
àt Touvrage. Une autre innovation importante signala encore
cette reprise : Corneille dit dans V Examen du Cid : « Tout s'y
passe.... dans Se ville, et garde ainsi quelque espèce d'imité de
i' Acte I, scène m, vers i5i et i5a.
>• Vers 1559 et suivants.
5a LE CID.
lieu en général ; mais le lieu particnlier change de scène en
scène , et tantôt c'est le palais du Roi, tantôt l'appartement de
l'Infante , tantôt la maison de Chimène et tantôt une rue ou
place publique ^ » Sur quoi Voltaire fait remarquer que c l'u-
nité de lieu serait observée aux yeux des spectateurs si on
avait eu des théâtres dignes de Corneille, semblables à celui
de Vicence, qui représente une ville, un palais, des rues, une
place, etc. » La Comédie-Française, qui ne dispose pas d'une
scène aussi majestueuse, voulut du moins marquer le lieu pré-
cis de chaque partie de l'action , à Taide de changements de
décors. Malgré ce qu'avait d*abord d'un peu étrange la division
des actes d'une tragédie de Corneille en tabhaux, cet essai, qui,
après tout, semble assez conforme aux intentions de l'auteur,
réussit fort bien, et depuis lors ce mode de représentation fut
définitivement adopté'. Il est regrettable qu'au moment où
l'on changeait ainsi les habitudes du public, on n'ait pas ré-
tabli dans toute son intégrité le texte du Cid, et remis au
théâtre les trois rôles supprimés. Ne serait-ce pas là un bon
essai à faire pour un anniversaire de naissance de Corneille, et
M. Edouard Thierry, qui a fait preuve en plusieurs circon-
stances d'une intelligente initiative et d'un goût littéraire des
plus exercés, ne sera-t-il pas disposé à attacher son nom à une
restitution de ce .genre , bien différente de celle qu'on attribue
à Jean-Baptiste Rousseau?
I. Voyez ploB loin, p. 98.
a. Je dois une partie de ces renseignements, et beaucoup d'autres
dont je compte faire usage dans les notices suivantes, aux obligeantes
communications de M. Léon Guillard, bibliothécaire et archiriste de
la Comédie-Françiise.
NOTICE. 53
ÉCRITS EN FAVEUR DU CID,
ATTRIBUÉS A CORNEILLE PAR NIGERON
OI] PAR LES FRÈRES PARFAIT.
I. l'ami du CID a CLAYSRBT^.
Il me semble que vous chantez bien haut, Monsieur Claveret.
Hé quoi ! pour une chose si juste et si raisonnable alléguée
par M. Corneille à M. Scudéry : « Il n'a pas tenu à vous que du
]Miemier lieu où beaucoup d^honnétes gens me placent, je ne sois
descendu au-dessous de Claveret', » faut-il que vous preniez la
mouche, et que vous perdiez un moment la mémoire de ce
que vous avez été, de ce que vous êtes, et de ce que vous
serez toute votre vie? Quelle révolution est-ce là? Vous parle-
rez contre le Cid? vous ferez l'homme de conséquence et d'es-
prit, et blâmerez impudemment et impunément tout ensemble
celui dont vous devez honorer la personne et les ouvrages?
II ne seroit pas juste ; et croyez- vous, Monsieur Claveret, être
assez habile homme pour l'emporter sur tous les plus grands
esprits de France qui se moquent des Observations^ et de ceux
qui suivent les sentiments de leur auteur? Pour moi, j*ai déjà
répondu pour lui, comme je fais encore, que pour obscurcir
son éclat, il falloit pour toutes observations faire une meilleure
pièce. Que si la force des raisons dont M. de Scudéry prétend
l'avoir combattu est condamnée même par ceux qu'il de-
mande pour juges, considérez, de grâce, où vous vous allez en-
gager. Vraiment cela est bien ridicule que vous, à qui vos pa-
rents ont laissé pour tout héritage la science de bien tirer des
I. c Corneille opposa i ces écrits une lettre qu'il intitula fJmi
du Cid à Claveret f in-S^, et dans laquelle il turlupina fort ce poëte. >
( Nieeron , Mémoires pour servir à F histoire des hommes Illustres ,
Puis, 1737-1745, in-ia, tome XX, p. 90.) Voyez la Notice^ p. ag.
i. Lettre apologétique.
\
54 I LE CID.
bottes^, vous vouliez écrire, et faire comparaison avec un des
plus grands hommes de notre siècle pour le théâtre, et douter
encore de l'approbation que le Cid a reçue au Louvre et à Thôtel
de Richelieu. U paroît bien que votre règne n'est pas de ce
monde; voyez-le, Monsieur Claveret, et ouvrez vos oreilles bien
grandes : vous entendrez ce qu'il y a de grands esprits en
France de l'un et de l'autre sexe dire tout haut : cVoilà le plus
bel ouvrage de théâtre que nous ayons vu jusqu'à présent. »
Examinons un peu les vôtres en gros, car le détail n'en vaut
pas la peine. Ne m'avouerez- vous pas que le voyage que vous
faites faire aux Bons hommes à votre pèlerin amoureux' est
une belle chose? Je vous jure qu'il m'a pris cent fois envie de
«vous demander où votre fils Tadés et vous avez étudié, afin
de me faire interpréter le langage de l'un , et apprendre les
galimatias de l'autre ; car comme il arrive qu'il en échappe
quelquefois sans y penser, j'aurois été ravi de les faire avec
science comme vous. Je me serois bien mis auprès de Jodelet'
pour le moins, et je m'assure qu'il s'en seroit servi mieux que
les comédiens, qui n'ont jamais su faire valoir les vôtres, quel*
que art et quelque peine qu'ils y aient apportée. Votre Place
Royale suit assez bien, et je vous confesse qu'elle fut trouvée si
I. > Le lecteur, disent les frères Parfait, est bien le maître d'ex-
pliquer au propre ou au figuré le titre que Ton donne ici à Claveret
de tireur de bottes ^ car pour nous ce sont lettres closes et impéné-
trables. 9 (Histoire du Théâtre françoit^ tome IV, p. 4^3 « °ote a.)
Nous ignorons également à quoi cette phrase fait allusion et quel
était Tétat du père de Jean Claveret. Nous savons que ce dernier,
originaire d'Orléans, portait le titre d'avocat, ce qui n'empêche pas
Fauteur de la Lettre pour M. de Corneilley que nous reproduisons
ci-après, de dire (voyez p* Sj) que Claveret < dans ses plus grandes
ambitions n*a jamais prétendu au delà de sommelier dans une mé-
diocre maison. •» -
s. Le Pèlerin amoureux est une comédie non imprimée que les
frères Parfait placent la seconde parmi les pièces de Qaveret, mais
dont ils ne donnent point l'analyse ; il est donc impossible de savoir
à quoi se rapportent les observations critiques que nous trouvons ici.
En i634f c'est-à-dire à peu près à l'époque où dut être jouée la
pièce de Claveret, Rotrou a fait représenter la Pèlerine amoureuse^
tragi-comédie.
3. Voyez sur Geoffrin, dit Jodelet, la Notice du Manieur,
NOTICE. 55
bonne à Forgies, que Mondory et ses compagnons qui en avoient
les eaux dans la saison du monde la plus propre pour les
boire, n'en voulurent jamais goûter : tout le monde n'entendra
pas ceci peut-être; c'est que vous avez fait une pièce intitulée
les Baux de ForgeSy que vous leur donnâtes, où il ne manquoit
chose du monde, sinon que le sujet, la conduite, et les vers ne
filoient rien du tout. A cela près c'étoit une assez belle choses
Je sais bien que vous n'avez pas vendu vos ouvrages : ce n'é-
toit pas manque de pauvreté, ni d'en avoir demandé beaucoup
de fois de l'argent; mais c'est que les comédiens ne vous en
ont jamais rien voulu donner : c'est ce que vous avez fait jus-
qoes ici. Et pour couronnement de chef-d'œuvre, vous faites
one mauvaise lettre où vous tranchez du censeur, et, si je ne
me trompe, du vaillant. Taisez-vous, Monsieur Claveret, tai-
sez-vous, et vous souvenez que vous ne pouvez être ni l'un
ni l'antre, et que votre personne est si peu considérable que
vous ne devez jamais croire que M. Corneille ait eu envie de
vous choquer. Vous croyez peut-être avoir fait un beau coup
de mail quand vous dites : ou pour contenter les comédiens que
90US servez. Chacun sait bien de quel biais il faut prendre cette
façon de parler. Et il est très-vrai que ses soins et ses veilles
leur ont rendu de si bons et profitables services, que je leur
ai oui dlire hautement que jusques ici ils doivent à lui seul ce
que le théâtre peut donner de bien. Vous ne ferez jamais de
même. Monsieur Claveret, et je ne m*étonne pas de vous en-
tendre dire que vous ne vous piquez pas de faire des vers : je
vous crois. Néanmoins vous dites au même temps que ce que
vous avez produit ne vous a point fait rougir de honte : c'est
seulement un témoignage de votre effronterie, plutôt que de la
bonté <le vos ouvrages. Après tout, orateur et poëte de balle,
soufenez-vous de n'intéresser personne en votre affaire, et que
qnand M. Corneille a dit :
Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée*,
9 a parlé raisonnablement et véritablement. Songez seulement,
comme je vous ai déjà dit, à ce que vous êtes ; que vous n'avez
1. Voyez la Notice de la Place Royale, tome II, p. ai 8, note s.
a. Excuse à Ariste^ yen 5o.
56 LE CID.
jamais rien fait de bien que de vous être tu depuis quatre ans^;
que vous ne deviez pas rompre ce silence pour une si mauvaise
chose ; que les sottises de votre lettre fâchent tous les honnêtes
gens ; que cela vous rend bemable par tout pays; que tout ce
qu'elle contient est trop plat et trop peu fort pour donner la
moindre atteinte au Cid^ ni faire croire que M. Corneille en
soit seulement le copiste, comme vous dites ; que je ne lui con-
seille pas de se donner la peine de vous répondre ; que vous
êtes auprès de lui ce que le laquais est auprès du maître, et
qu'un ami du Cid qui ne fit jamais profession d'écrire, et qui
ne laisse pas de se connoitre aux bonnes choses, n'a fait cette
lettre que pour vous avertir de pratiquer un proverbe latin que
vous vous ferez expliquer et qui dit : Ne sutor ultra crepidam.
Adieu , Claveret : ne soyez pas curieux de savoir mon nom ,
de peur de l'apprendre.
II. LETTRE POUR M. DE CORNEILIiE, CONTRE
CBS MOTS DE LA LETTRE SOUS LE NOM d\rI8TE :
Je fis donc résolution de guérir ces idolâtres '.
Cachiz-vous tant qu'il vous plaira, faites protestation de
changer à tous moments de parti, on vous le pardonne : vous
passez pour homme qui reçoit aisément toutes sortes d'im-
pressions. On dit que vous avez eu au commencement du Cid
les sentihients d'un homme raisonnable, et que vous n'avez
pu lui dénier les louanges qu'il tiroit sans violence de tous les
honnêtes gens ; pourquoi maintenant déférer au jugement de
I . Ceci est difficile à expliquer , car la Place Royale de Claveret a
dû, comme celle de Corneille, être jouée en i635.
3. Mairet classe cette pièce avant la Réponse de ^** (^oyez ci-
dessus, p. 4o). Nous avons dû nous en rapporter à ce témoignage
contemporain plutôt qu'an sentiment de Nioeron, qui, comme on va
le voir, intervertit cet ordre : « Corneille.... continua ses turlupinades
contre Claveret par une lettre qu*il intitula Réponse de **^ à ***
sous le nom étAriste, in-8<». Elle fut suivie d'une seconde qui parut
sous ce titre : Lettre pour M, de Corneille contre ces mots de la lettre
sous le nom tPAriste.,., s (Niceron, Mémoires^ tome XX, p. 91.)
NOTICE. 57
l'observateur, à cause qu'il vous a témoigné approuver cinq
ou six mauvaises pièces rimées que vous dites avoir faites?
Jeune homme, assurez voire jugement devant que de Texposer
à la censure publique, et ne hasardez plus de libelles sans les
avoir communiqués à d'autres moins passionnés que l'obser-
vateur. J'avoue qu'il vous doit beaucoup, mais il eût pu choisir
on plus juste instrument de ses louanges que vous. Il est peu
curieux de sa réputation. Je commence à désespérer de son
parti, puisqu'il l'abandonne à des personnes qui le savent si
mal soutenir ; c'est une preuve certaine de la fausseté d'une
affaire, quand elle tombe entre les mains d'un ignorant. Aussi
a'avond-nous point vu d'autres personnes embrasser ses inté-
rêts. Claveret a été le premier qui s'est éveillé, qui dans ses
plus grandes ambitions n'a jamais prétendu au delà de somme-
lier dans une médiocre maison : encore je lui fais beaucoup
d'honneur. Celui que j'attaque est un peu plus fortuné de
biens ; mais il faut apporter de la foi quand il s'agit de son
origine (j'aime mieux paroître obscur que médisant). Il eût pu
réussir du temps des. comparaisons ; sa misérable éloquence me
£ût pitié, je ne peux consentir qu'un tel personnage se veuille
dire du nombre des auteurs et qu'il se mêle aujourd'hui de
juger de la bonté ou de la fausseté d'une pièce. Voyez le rai-
sonnement de ce visage, il se vante de vouloir guérir des ido-
lâtres. Monsieur le médecin, vous apportez de fort mauvais
remèdes; et si vous étiez aussi peu versé dans le reste de votre
doctrine, il est périlleux de tomber entre vos mains. Vous avez
produit de si mauvaises raisons que vous n'avez pas commencé
à mé persuader, bien éloigné de me convaincre. Si vous me
priez, je donnerai quelque chose à l'obligation que vous avez à
la maison de M. de Scudérj. Puisque vous portez ses intérêts au
delà d'un homme désintéressé, il paroit que vous en avez reçu
quelque sensible plaisir. Il est vrai que vous êtes de sa maison,
et que vous assistez souvent aux conférences qui s'y traitent :
TOUS n'en revenez point qu'avec de nouvelles lumières ; et ce
grand amas de belles figures que vous prostituez dans votre
petit papier, valent bien que vous l'en remerciiez ; mais gardez
bien qu'en voulant fuir le vice de méconnoissant, vous ne cho-
quiez absolument la plus saine partie du monde. M. de Corneille
a satisfait tout le monde raisonnable ; vous avez affecté avec trop
58 LE CID.
de violence et d*ammosité la dimmadon du crédit qu'il avoit ac-
quis; et si vous eussiez eu assez de pouvoir, vous eussiez terni
la gloire d'un homme duquel vous avez autrefois recherché
Famidé, et de laquelle il vous avoit honoré :«vous ne la méri-
dez pasy puisque vous prenez si peu de soin à la conserver.
Au reste, je vous veux avertir encore une fois d'un point qui
ne vous sera pas inudle, Monsieur Tauteur, c'est de vous dé-
faire de vos comparaisons, lesquelles paroissent fort souvent
dans votre lettre, et choquent beaucoup de personnes* Vous
êtes jeune, il y a espérance que vous vous guérirez de vos er-
reurs, et direz un jour que je n'ai pas pen contribué à votre
avancement. Adieu, beau corps plein de plaies S et si tu veux
savoir mon nom, je ne fus jamais renégat. Adieu, console-toi.
MÀRTiALis (Epigr. lib. IX, épîgr. 8a)'.
Lector et auditor nostros probat^ Aule^ hheUas;
Sed quidam exactes esse poeta negat :
Non nimium curOf nom cauim fercula nostrm
MaGm conv'wis quam placuisse coquis,
TRADUCTION, A MONSIEUR CORNEILLE.
Les vers de oe grand Cidy que tout le monde admire,
Charmants à les entendre, et charmants à les lire *,
Un poëte seulement les trouve irréguliers.
(Corneille, moque-toi de sa jalouse envie :
Quand le festin agrée à ceux que Ton convie.
Il importe fort peu qu^il plaise aux cuisiniers.
I. Allusion à ce passage de la Lettre à *^ sous le nom d*Ariste
(p. 4) • ^ Encore qu'il (Scudèry) ait remarqué huit cents plaies sur
ce beau corps , je trouve toutefois qu'il en a négligé pour le moins
huit cents autres qui méritoient bien d'être sondées. »
a. Cette épigramme et sa traduction, ainsi que la réponse qui
vient après, ont été imprimées, dans l'édition originale, à la suite
de la Lettre précédente.
3. A la suite de la Lettre apologitique (voyez ci-dessus, p. a4f
note a), oe vers est un peu différent :
Et charmants à les voir, et charmants à les lire.
NOTICE. 59
Si les vers du grand Cid, que tout le monde admire,
Charment à les ouïr, mais non pas à les lire.
Pourquoi le traducteur des quatre vers latins
Les a-t-il comparés aux mets de nos festins?
J'avoue avec lui, s'il arrive
Qu'un mets soit au goût du convive.
Qu'il importe bien peu qu'il plaise au cuisinier ;
Mais les vers qu'il défend d'autres raisons demandent :
Cest peu qu^ils soient au goût de ceux qui les entendent,
S'ils ne plaisent encore aux maîtres du métier.
III. RÉPONSE DE *** A *** SOUS LE NOM d'aRISTE.
Ne vous étonnez point du procédé que l'on pratique aujour-
d'hui contre vous : on veut réveiller une guerre quia fait trem-
bler Cous les bons esprits de son temps, et qui n'en a laissé pas
an dans le pouvoir de se dire neutre. Les partisans de l'obser-
vateur reconnoissent sa foiblesse, et pour rendre son parti plus
nombreux, ils veulent attirer à lui des personnes qui ne se
souviennent plus de leurs dissensions, et qui ne songent qu'au
dessrâi qu'ils ont fait de ne plus tofhber dans une faute publi-
que. Je crois que M. de Balzac n'approuvera jamais Torgueil
qa'<ni tâche de lui attribuer. Et je ne doute point aussi que vous
n'ayez été marri de vous voir mêlé dedans une dispute parti-
culière , et que vous n'ayez tous deux eu en horreur le dessein
de l'anonyme, qui veut embarrasser des âmes désintéressées,
et faire entrer dans la lice deux personnes toutes fraîches, afin
de faire esquiver son ami qui n'en peut plus. Il me permettra
de lui dire qu'il n'a pas assez bien agi en ceci, et qu'il devoit
00 s*attaquer absolument à vous, ou médire seulement de
M. Corneille, sans par un galimatias qui ne veut rien dire, et
par une confusion absurde, vous adresser le commencement
d'une lettre injurieuse, et la poursuivre par des railleries et
des impostures qui s'adressent directement à votre ami. Puis-
que je lui en eusse voulu , j'eusse bouffonne sur Mélite^ et
eusse dit que ce ne fut jamais qu'une pièce fort foible, puis-
qu'elle n'eut la peine que d'effacer le peu de réputation que
6o LE GID.
s'étoit acquis le bonhomme Hardy, et qne les pièces qui furent
de son temps ne valoient pas la peine d'être écoutées. Car la
Silvie et la Chriséide^ par exemple, étoient les saillies d'un
jeune écolier qui craignoit encore le fouet'; et le Ligdamon^
partoit d'une plume qui n'avoit jamais été tranchée qu'à coups
d'épée. J'eusse dit que la Galerie du Palais n'étoit pas bonne,
parce que le nom en étoit trop commun ; que la Place Royale
n'étoit pas meilleure, puisqu'il en avoit dérobé le titre à ce très-
fameux et très-célèbre auteur, MoNSEiOMxua Clayxbkt*: et que
la Suivante étoit une pièce qu'on ne pouvoit goûter, parce que
l'on n'en avoit jamais vu une qui fût faite avec de si grandes
régularités. Mais aussi n'eussé-je pas oublié les éloges de tous
les poèmes qui furent représentés dedans les mêmes temps. Et
surtout j'eusse fait une apologie pour la pauvre Sihanire^
dont les exemplaires ne périront jamais. J'eusse loué le Duc
dOssonne^ et eusse dit que l'esprit de Tauteur y est miracu-
leux, puisque toute la pièce (qui est assez longue) n'a pour-
tant rien de plus achevé que ce qu'on voit dans un premier
acte , et qu'il a voulu par le même poëme bannir les honnêtes
femmes de la comédie, qui n'ont pu jamais souffrir les pa-
roles ni les actions de ses deux héroïnes. Mais après aussi
j'eusse examiné sa Virginie^ et ayant laissé à Ragueneau le
soin de faire une satire contre le coup fourré qui a fait rire
tout le monde , j*eusse admiré la force d'esprit de son héros,
qui méprise une princesse qui Taime, et fait même le semblant
de ne la pas entendre quand elle se déclare à lui : et le tout à
cause qu'il aime sa sœur. Mais je n^aurois garde d'enfoncer
sur leur amour, de peur d'y faire voir ou de l'inceste, ou de
I. Mairet a parlé fort modestement de ses premières pièces dans
VÉpitre qu'il a placée en tète des Galanteries du duc d'Ossonne : « Je
composai, dit-il, ma Criséide à seize ans, au sortir de philosophie, et
c'est de celle-là, et de Silvie qui la suirit un an après , que je dirois
volontiers à tout le monde : DeUcta jupentutis mem ne remiaiscaru
(Psaume xxiy, verset 7). Je fis la Silvanire à vingt et un, /« Due d'Os-
sonne à vingt-trois, Virginie à vingt-quatre, Sophonisbe à vingt-cinq. •
Il cite immédiatement après Corneille avec éloge. Voyez tome I,
p. lag.
a. Pièce de Scudéry.
3. Voyez tome II, p. a 18.
NOTICE. 6t
la brutalité, et de dire qu*an inconnu, qu'il veut faire passer
pour honnête homme, ne Toalùt pas avoir de l'amour pour
nne belle fille , à cause qu'il a de l'amîdé pour une autre qui
est bien moins scrupuleuse que lui. Après je passerois à la
Sophonisbe^j que j'entends plaindre avec autant de justice que
Didon se plaint chez un ancien de ce qu'on la fait moins hon-
nête qu^elIe ne fut. Je tâcherois à recouvrir l'honneur de
Syphax, qui fait moins pitié par le débris de sa fortune et par
le bouleversement de son trône, que parce qu'il surprend un
poulet que sa femme a envoyé à Massinisse. J'aurois blâmé
toute l'importunité du second acte, où Sophonisbe paroît tou-
jours ; et passant plus avant pour imiter les écrivains du temps,
je me serois écrié à la scène où Massinisse apprend d'elle
quand il commença d'en être aimé : « O raison de l'auteur, que
faisiez-vous alors? Qu'étoit devenu ce ju^ment dont vous
n'avez que l'apparence dans toutes vos pièces'? Massinisse
aToit-il pas raison de craindre qu'on ne lui rendît ce qu'il
avoit prêté ? et quand Sophonisbe en verroit quelqu'un de
meilleure mine, qu'elle ne Testimât plus que lui, puisque
c'étoit le sujet pourquoi elle l'avoit estimé plus que Syphax? »
Enfin je n'écouterois point l'excuse qu'il allègue, puisqu'elle
ne vaut rien, et aimerois mieux qu'il eût traité Thistoire comme
elle s'est passée, que comme elle a dû se passer, au moins à ce
qu'il dit. Mais je ne vois pas que je fais presque la même chose
que celui que je blâme et qui vous adresse sa lettre, puisque je
l'ais revivre des fautes que j'avois pris tant de peine d'oublier.
Vous connoîtrez pourtant que j'en use avec plus de rabon que
loi, qui va troubler le repos d'un religieux jusque dans sa
cellule'. Pour moi qui suis au monde, et qui ai toujours loué
en lui ce qui n'y a pas été blâmable, je vous avoue que le
voyant hors du sens, j'ai commencé a perdre la bonne opinion
que j'en avois conçue ; et sachant de plus qu'il fait son pos-
I. Sur la Sophonisbe de Mairet, voyez la Notice de la Sophonisbe
de Corneille.
a. Allusion à ce passage des Observations de Scudéry (édition en
96 pages, p. Sa) : « O jugement de l'antear, à quoi songez-Tons?
0 raison de Tanditeur, qu*étes-you8 devenue ? »
3. Voyez ci-dessus, p. ag-Si
6% LE GID.
sible pour fomenter la discorde, je l'ai considéré comme ces
méchants politiques qui n'étant pas assez puissants pour sub-
sister d'eux-mêmes, tâchent de brouiller les affaires, afin d'é-
tablir des fondements à leur fortune sur les ruines de ceux
qu'ils n'eussent osé choquer ouvertement. Il fait battre deux
ennemis forts et redoutables (an moins par ses conseils il tâche
de vouloir relever celui qui est presque abattu), et ne consi-
dère pas que celui qui a déjà de l'avantage, parce qu'il s'est
tu, en aura encore de plus grands quand il voudra parler. Et
puisqu'il juge un bon esprit indigne de sa colère, il verra
celui-ci avec un si grand mépris, qu'il ne voudra jamais penser
à lui, puisqu'il ne songe qu'aux choses excellentes. Imitez-le,
Ariste, et laissez aux honnêtes gens le soin de répondre à la
calomnie.
lY. LETTKB DU DESINTERESSE AU SIEUR MAIRET * .
MONSISUR,
Il faut que te Cid de M. Corneille soit fait sous une étrange
constellation , puisqu'il a mis tout le Parnasse en rumeur, et
que presque tous les poètes sont réduits à la prose. Je veux
quasi mal à son trop de mérite, puisqu'il est cause d'un si
grand désordre. Au commencement (il est vrai) que je vis jeter
cette pomme de discorde, je ne fus pas fâché de voir naître un
peu de jalousie en votre esprit , et j'espérois que le feu de la
colère donneroit plus de force à vos vers , à vous une honnête
émulation, et que par de nouveaux efforts vous tâcheriez d'at-
teindre à la course celui qui avoit pris les devants. Néanmoins,
soit que vous reconnoissiez vos forces trop petites pour un des-
sein si haut, ou que l'envie ne vous inspire que de lâches réso-
lutions, vous serez satisfait en apparence si vous pouvez faire
I. c Corneille, sans se nommer, fit tomber toutes ces critiques
par une Lettre du désintéressé au sieur Majret^ in-S**. » (Niceron,
Mémoires, tome XX, p. 93.) — Cet ouyrage est aussi mentionné
comme étant de Corneille dans Barbier, Dictionnaire des ouvrages
anonjrmes et pseudonymes , a« édition, Paris, iSaS, tome II, p. 94>f
n® 9617,
NOTICE. 63
descendre M. Corneille du lien où beancoi^ d'honnêtes gens
l'ont placé, parce que tous n'y pouvez pas monter. Vous Tap-
pdex Icare parce qu'il vole au-dessus de vous. Il vous fera
voir à la pièce qu'il prépare , que ses ailes sont assez fortes
pour le soutenir , et que n'étant pas de cire , vous n'êtes pas
aussi le soleil qui les lui fera fondre. Ce n'est pas de vous qu'il
doit attendre le coup mortel. Je croyois qu'après les vains
efforts de l'observateur du Cidy personne n'auroit jamais la
vanité d'attaquer la renommée de ce fameux ouvrage , et qu'à
l'exemple de M. de Scudérj, qui pour tout fruit de ses veilles
n'a remporté que le titre d'envieux, tous ceux à qui son éclat
fait mal aux yeux seroient sages à l'avenir, et ne s'atdreroient
pins Taversion des honnêtes gens par de nouvelles calomnies.
Mais peut-être vous êtes-^ous cru plus considérable , et qu'a-
près avoir attiré M. Corneille au combat, vous seriez assez
poissant pour le ruiner, et faire voir à tous c^ux qui ont estimé
k Cidy que leur ignorance est la cause de leur approbation ,
et qu'à vous seul l'aventure étoit due de rompre le charme qui
nous silloit les yeux, et nous faire voir la vérité cachée. Après
cela , beau lyrique , pouvez-vous accuser un autre de la pré-
somption d'Icare? Si le Cid n'eût pas été assez fort de lui-
même pour soutenir de si foibles assauts que ceux qu'on lui a
livrés, et qu'il peut attendre de vous , son auteur l'eût fortifié
par un ouvrage digne de lui. Mais le mérite de sa cause avoit
trop intéressé d'honnêtes gens à son parti, pour qu'il lui fût
nécessaire d'entreprendre sa défense. Ses heures sont trop pré-
denses au public, puisqu'il les emploie si dignement, pour
souhaiter de lui qu'il les perde à vous répondre. Vous êtes de
ces ennemis qui emploient la ruse, après avoir eu du désa-
vantage par la force ouverte. Vous feriez un grand coup d'État
ponr vous autres, si par vos adresses vous obligiez M. Cor-
neille à répondre à M. Claveret, et si par de petites escarmou-
ches vous amusiez un si puissant ennemi ; vous dissiperiez un
nuage qui se forme en Normandie, et qui vous menace d'une
faneuse tempête pour cet hiver. Cela vous doit être d'autant plus
sensible, que votre jugement est assez net pour prévoir votre
raine, et votre esprit trop foible pour l'empêcher. Je trouve un
peu étrange la comparaison que vous faites avec lui; je veux
bien m'en servir contre vous-mêmes, n'ayant pas dessein d'em-
64 LE GID.
ployer de meilleures armes que les vôtres pour vous battre.
Vous le feignez réduit au déplorable état où vous êtes, et vou-
lez que pour se sauver il s'accroche à tout ce qu'il rencontre.
Je ne puis juger que le succès du Cid^ et de ses autres pièces,
lui ait été si désavantageux, qu'il ait été obligé de se bâtir une
réputation sur la ruine de la vôtre , et ne pouvant se sauver
que par votre perte, il ait tâché d'obscurcir votre nom qui ne
lui donna jamais d'ombrage. Il eût été à plaindre si pour avoir
de l'estime, il eût été contraint d'employer de si lâches moyens.
S'il a fait profit de son étude, et qu'il ait habillé à la françoise
quelque belle pensée espagnole, le devez-vous appeler vo-
leur, et lui faire son procès? Si la charité vous oblige à l'avertir
publiquement de ses défauts, que ne faites-vous justice à vous-
même? Vous passeriez pour corneilles déplumées, si vous aviez
retranché de vos ouvrages tout ce que vous avez emprunté
des étrangers. Je ne blâme point M. de Scudéry de savoir si
bien son cavalier Marina C'est une source publique où il est
permis à tout le monde de boire; sans lui il ne nousauroit pas
fait voir un Prince déguisé*^ qui a passé pour la plus agréable
• de ses pièces. Le Pastor fido même n*a pas eu moins d'estime
dans l'Italie, pour avoir emprunté des pages entières de Vir-
gile. Les livres sont des trésors ouverts à tout le monde, où il
est permis de s'enrichir sans être sujet à restitution, non plus
que les abeilles qui picorent sur les fleurs. Ce n'est pas qu'il
se faille indifféremment charger la mémoire de toutes choses :
au contraire, la plus grande partie ne mérite pas d'être lue;
c'est à la raison de faire le choix des bonnes, et M. Corneille
les connoît trop pour les aller chercher chez M. Claveret. Je
m'étonne de ce que vous le voulez faire passer pour un si cé-
lèbre voleur, et que vous le faites arrêter à piller où il y a si
peu de butin. Ce n'est pas que je veuille mépriser M. Claveret :
au contraire, j'estime ceux qui comme lui s'efforcent à se tirer
de la boue, et se veulent élever au-dessus de leur naissance.
Mais aussi ne faut-il pas qu'il se donne trop de vanité. Il a
I. Voyez tome II, p. aa, note a.
a. Le Prince déguisé^ tragi-comédie de Scadéry, fut représenté
en i635 avec un grand succès. Le spectacle en était fort beau. {Histoire
du Théâtre /nvifoii par les frères Parfait, tome V, p. ia6 et suivantes.)
NOTICE. 65
bonne grâce à se donner Testrapade^, pour mettre M. Corneille
an-dessons de lui, et à reprocher aux Normands que pour être
accoutoniés au cidre, ils s^enivrent facilement lorsqu'ils boivent
du Tin*. Il sait le contraire par expérience, après en avoir versé
plusieurs fois à M. Corneille' : ce qu'il ne peut pas nier, non plus
que c'a été l'envie qui lui a mis la main à la plume , puisc|u41
avoue que l'auteur du Cid en Tattaquant avoit perdu sa répu-
tation , comme les mouches qui perdent leur aiguillon en pi-
([Dant. Confesse-t-il pas que la seule gloire de M. Corneille a
Eût prendre l'essor à sa plume? Que je le tiendrois heureux si
oe noble aiguillon lui étoit demeuré, et s'il s'étoit enrichi d'une
si belle dépouille I II doit remercier celui qui l'a mis au nom-
bre des poètes, quoiqu'il l'aye mis au dernier rang : c'est plus
qa'il ne devoit prétendre raisonnablement. Je ne touche point
son extraction, et je ne tiens pas qu'un honnête homme doive
offenser toute une famille pour la querelle d'un particulier. 11
est ici question seulement du mérite d'un poème, et vous avez
fort mauvaise grâce à quitter votre sujet pour dire des injures,
et des reproches que Ton vous peut faire sans injustice. Puis-
que vous avez parlé de vos pièces de théâtre, souffrez que je me
serve de la même liberté dontvous avez usé avec M. Corneille;
et quoiqu'elle vous soit autant injurieuse, trouvez bon que je vous
déûompe et que je vous dise vos vérités. Vous ne devez pas faire
d'eicuses qu'à vous-même, d'avoir osé mettre en parallèle votre
apprentissage avec le Cid, La différence y est si grande que qui
n'y en mettroit pas s' accuseroit d'ignorance, et vous ne le pouvez
sans être présomptueux. Mais s'il est du Parnasse comme du
paradis , oà l'on ne peut avoir d'entrée avec du bien mal ac-
quis, tombez d'accord avec tout le monde que vous en êtes
exclus*, si vous ne restituez la plus grande partie de votre ré-
I. f On dit figurément : donner teslTopade à son esprit, quand on
loi fait faire une violente application pour inventer quelque chose
diCBcile à trouver. » (Dictionnaire universel de Furetière.)
1. • Ceax de votre pays, pour être accoutumés à ne boire que
da cidre, s'enivrent facilement lorsqu'ils boivent du vin. i {Lettre
du sieur Ctaveret à àf, de Corneille, p. 3.)
3. Voyez ci-dessus, p. 54» note i.
4* < S'il est da Parnasse comme du paradis, où l'on ne peut espé«
RT d'entrée avec des biens mal acquis , tombez d'accord avec moi
CoBVBiLLB. ni 5
/
66 LE CID.
patation à un médire (jui par excès de bonté ne s'est pas con-
tenté de TOUS recevoir chez lui généreusement au fort de tos
misères, mais qui, par son approbation et par l'honneur qu'il
TOUS a fait en vous regardant d'assez bon œil , a obligé tous
ses amis à dire du bien de vos ouvrages. C'est de lui seul que
TOUS tenez le peu d'estime que vous possédez , non du mérite
de vos œuvres, qui ne sont pas si parfaites que tout le monde
n'y ait remarqué de grands défauts. Vous faites bien de pren-
dre du temps pour justifier la Silvanire^ ie Duc tTOssonne^ la
Virginie et la Sop/tonisbe^ ; si vous le faites, j'avoue que l'ou-
vrage sera bien considérable, puisque par lui vous ferez l'im-
possible. A tout hasard, je ne vous conseille pas de les porter
à la censure de l'Académie, de peur d'une trop grande confu-
sion. Une pareille craifite n'a jamais empêché M. Corneille de se
soumettre au jugement d'une si célèbre compagnie*. C'est une
déférence qu'il a toujours rendue à ses amis , et n'a januds eu
honte d'avouer ses fautes quand on les lui a fait connoître. Il
fera beaucoup moins de difficulté de subir le jugement de tant
d'excellentes personnes, quand ils se voudront donner la peine
d'examiner ce qu'il a donné au public, et ne manquera jamais
à rendre le respect qu'il doit à la dignité de leur chef. Mais
puisque vous avouez que les injures mal fondées sont les armes
des harangères, je vous conseille de ne vous en plus servir, et
de vous taire aussi bien que M. Corneille , du depuis que ses
envieux ont fait leurs efforts à le faire parler. Quoiqu'on lui
veuille attribuer beaucoup de petites pièces qui ont été faites
en sa faveur , je sais de bonne part qu'il n'en connoît pas les
auteurs. Puisqu'il garde si religieusement le silence , imitez-le
en la modération de son esprit, si vous ne le pouvez en ses
poèmes. Fuyez la trop grande ambition, que vous condamnez
que nous en sommes exclus , si nous ne restituons publiquement la
réputation illégitime que ces deux pièces (la Silvie et le CUt) nous ont
donnée. » {ÉpUre famiUère du sieur AÊairet^ p. la.)
I. c J'essayerai néanmoins de lui justifier la Silvanire^ ie Duc
d'Ossormej la VirginU et la Soplionithe^ dans un ouTrage plus consi-
dérable que cestui-ci. > {Ibidem^ p. 8.)
1. Ce n'est assurément pas Corneille qui a écrit ou même inspiré
ce passage , car il se défend ayec énergie d'avoir accepté des juges.
Voyez ci-dessus, p. 47 ^^ 48, et ci-après, p. 83.
NOTICE. 67
«Dx aatreSy et qni a déjà peosé causer votre mine entière. Ne
trouvez pas mauvais la franchise de mon discours; je ne suis
pas moins votre serviteur si je vous dis vos vérités. Amicus
Plato^ iunicttg SocraieSy sed magis arnica peritas.
Y. AVERTISSEMENT AU BESANCONNOIS MAIRET*.
Il n'étoit nullement besoin de vous donner la gène deux mois
durant à fagoter une malheureuse lettre, pour nous apprendre
que vous êtes aussi savant en injures que votre ami Claveret
et tous les crocheteurs de Paris. Cette belle poésie que vous
Dons aviez envoyée du Mans ne nous perpiettoit pas d'en dou-
ter ; et bien que vous y fissiez parler un auteur espagnol, dont
vous ne saviez pas le nom, la foiblesse de votre style vous dé-
couvroit assez. Ainsi vous aviez beau vous cacher sous ce mé-
chant masque, on ne laissoît pas de vous^connoître, et le ron-
deau qui vous répondit parloit de vous sans se contredire.
Que si l'épithète de Fou solennel vous y déplaît, vous pouvez la
chanj^er, et mettre en sa place Innocent le Bel^ qui est le nom
de guerre que vous ont donné les comiques. Défaites-vous ce-
pendant de la pensée que M. Corneille vous ait fait l'honneur
d'écrire contre vos ouvrages : s'il daignoit les entreprendre , il
y montreroit bien d'autres défauts que n'a fait celui qui s'en
est raillé en passant ; et certes en ce cas il prendroit une peine
bien superflue, puisque pour les trouver mauvais, il ne faut
que se donner la patience de les lire. C'est un emploi trop in-
digne de lui pour s'y arrêter, et tous les vains efforts de vos
calomnies ne le sauroient réduire à cette honteuse nécessité
d'abaisser votre réputation pour soutenir la sienne. Un homme
qui écrit doit être en bien mauvaise posture quand il est forcé
d'en venir là. Nemo^ dit Heinsîus, dont l'observateur fait son
évangéliste, de aliéna reprehensione laudem quxrity nisi qui de
propria desperat^,
I. Attribué à Corneille par les frères Parfait, qui considèrent à
ton cet Avertissement comme une réponse à V Apologie pour M. Maîret
{Histoire du Tltédtre fran^ois^ tome V, p. 270). Voyez ci-dessns, p. 4i.
a. c Personne ne chefttshe à tirer sa gloire de la critique d'autmi,
ù ce n*est celai qui désespère de sa gloire propre. >
68 LE CID.
Mais yons ne vous contentez pas de lui attribuer les deux
réponses au libelle que vous désavouez : vous tâchez de lui
faire des ennemis dans sa province, en expliquant la première
sur une personne de haute condition que vous n'osez nommer
de peur de ses ressentiments contre une explication si imperti-
nente. !9e recourez point à cette artificieuse imposture; je pub
assurer que j'ai vu depuis deux jours écrit de sa main y qu*il
n'a fait aucune des deux , et que non-seulement il ne sait qui
c'est que son ami dépeint dans la première, ni de qui vous
parlez dans la vôtre, mais qu'il tient même pour certain que
cette réponse n'attaque personne de la province.
Pour moi je ne puis soupçonner qu'elle s'adresse à un autre
qu'à vous : le galant homme dont elle est partie témoigne être
particulièrement instruit de vos qualités. Il vous taxe de jeu-
nesse : c'est de quoi vous vous vantez dans votre épître du Duc
dOssonne^. II vous accuse de manque de jugement: il ne vous
fait pas grand tort; ce seroit vous flatter s'il vous traitoit dian-
tre façon. Vous ne refuserez pas la compagnie du seigneur
Claveret qu'il vous donne : c'est un homme à chérir, il peut
faire fortune , et son horoscope lui promet beaucoup , puisque
vous aspirez déjà à être un jour de ses domestiques. Sous om-
bre de la soie dont la poésie vous a couvert, vous voulez passer
pour honnête homme d'origine : il faut de la foi pour le croire,
vu qu'on sait le contraire. Il vous donne avis de vous défaire de
vos belles figures : vous eussiez bien fait d'en user; on n'eût pas
vu dans votre lettre ces insolentes comparaisons de M. Corneille
avec des domestiques dont vous ne nommez point le maître,
et avec votre ami Claveret, qui me forcent à en faire mainte-
nant de plus véritables, et à vous dire que celui que vous of-
fensez s'est assis sur les fleurs de lis' avant que Claveret portât
de manteau , et que vous n'êtes pas de meilleure maison que
son valet de chan.bre. Il vous avoit autrefois honoré de son
amitié , dont' vous vous êtes montré fort indigne. On n'entend
rien de plus familier en vos discours , sinon que le Cid est un
I. c J*ai commencé de si bonne heure à faire parler de moi, qu'à
ma yingt-ftixième année je me trouye aujourd'hui le plus ancien de
tous nos poètes dramatiques. > Voyez encore ci-dessus, p. 60, note i.
a. Voyez la Notice biographique y et ci-dessus, p. 10, note 3.
NOTICE. 69
beau corps plein de plaies , un bel enchantement, la dupe des
sots, une beauté fardée, etc. Vous pouvez juger à toutes ces
marques si le galant homme vous connoissoit parfaitement*
, U n'y a qu'un point qui me pourroit laisser quelque diffi-
culté : c'est qu*il vous fait plus riche que Claveret. Quoique
vous soyez de loin, on sait fort bien que la fortune ne vous a
pas avantagé plus que lui, et que les présents qu'elle vous a
faits à votre naissance, ne sont pas si grands qu'on ne les puisse
cacher dans le creux d'un violon. Aussi vous n'êtes point en
peine de faire des caravanes de Besançon à Paris : vos affaires
ne vous rappellent point à votre pays, et vous gouvernez aisé-
ment par procureur le bien que vous y avez laissé.
Pour confirmer ces vérités, je n'aurois qu'à nommer le
maître que vous voulûtes sei*vir, lorsque après avoir impor-
tuné quatre jours les comédiens pour votre Chriséide^ ils vous
jetèrent un écu d'or afin de se défaire de vous ; mais je m'en
veux taire pour l'honneur des vers. Passons à votre lettre.
Vous êtes toujours sur les comparaisons, et après avoir pro-
posé ce ridicule parallèle de la Sihie et du Cidj vous ajoutez
que quelque éclat qu'elle ait eu quatre ans durant, vous ne
l'avez point appelée votre chef-d'œuvre ni votre ouvrage im-
mortel : vous avez bien fait pis. Son succès vous enfla telle-
ment , que vous eûtes l'effronterie de prendre la chaire et de
mettre un art poétique au devant de votre Silvanire^. Jeune
homme, il faut apprendre avant que d'enseigner, et à moins
que d'être un Scaliger ou un Heinsius, cela n'est pas suppor-
table. Il est vrai que vous en faites maintenant réparation au
public en avouant que toute cette belle doctrine n'est qu'igno-
rance, puisque vous reconnoissez des défauts aux poëmes que
vous avez produits après ; vous promettez toutefois de les justi-
fier: accordez-vous avec vous-même, beau poète, et soutenez-
les sans tache , ou n'en entreprenez pas la justification. Mais
donnons un coup d'oeil à ce bel art poétique.
Dès le commencement vous vous échappez et faites une
définition du poëte à votre mode. « Le poète, dites-vous, est
proprement celui qui doué d'une fureur divine, explique en
I. La SiUanîre est précédée d'une Préface en forme de discours poo"
(ifue, à MoDsicar le comte de Carmail.
70 LE GID.
beaux vers des pensées qui semblent ne pouvoir être produites
du seul esprit humain ^ »0 l'excellent philosophe, qui découvre
bien la nature des choses 1 Je ne m'étonne plus s'il ne fait
point conscience de manquer de jugement en toutes ses pièces :
il croit la fureur de l'essence du poète ; voilà un parfait rai-
sonnement. Si je voulois bien l'empêcher, je lui demanderois
ce que c'est qu'une fureur divine ; mais je me contenterai de le
prier, puisqu'il prétend avoir droit à l'héritage du Parnasse,
qu'il nous cite quelques -unes de ses pensées aussi hautes
comme il définit devoir être celles du véritable poète. Quant à
moi, j'en remarque beaucoup dans ses livres qui ne peuvent
être produites de l'esprit humain, tant elles sont extravagantes,
mais je n'y en ai point encore découvert qui passent la portée
d'un esprit médiocre, foible et rampant comme le sien.
Cependant il nous étale pour poèmes dramatiques parfaite-
ment beaux : le Pastor fido^ la Filis de Scire, et cette mal-
heureuse Sihanire que le coup d'essai de M. Corneille terrassa
dès sa première représentation'. Il excuse encore fort adroite-
ment la longueur du cinquième acte de cette admirable pièce,
sur ce qu'elle étoit faite pour l'hôtel de Montmorency plutôt
que pour celui de Bourgogne, comme si les mauvaises choses
y étoient mieux reçues*. Sans doute il s*est imaginé qu'elle
I. La première division de cette préface, intitulée: Du poète et
de ses parties , commence ainsi : c Poète proprement est celui-là qui
doué d'une excellence d'esprit et poussé d'une fureur divine, ex-
plique en beaux vers des pensées qui semblent ne pouvoir pas être
produites du seul esprit humain, s
a. c Disons donc que les anciens nous ont laissé des poèmes beau-
coup moins remplis à la vérité que ne sont les nôtres, tant pour la
raison que je viens d'apporter, que pour quelque autre à nous incon-
nue, et qu'on n'infôre pas de là que la rigueur de notre règle en ait
été la principale cause, comme veulent quelques-uns de ces Messieurs,
qui n'ont point envie de la recevoir. D'autant que nous ne pouvons
croire cela sans faire tort à ces grands esprits de l'antiquité, qui
semhleroient avoir eu moins d'invention en la composition de leurs
sujets, que nos modernes dramatiques, qui, nonobstant la difficulté
de cette loi, n'ont pas laissé d'en imaginer de parfaitement beaux et
parfaitement agréables , tels que sont par exemple le Pastor fido , la
Filii de Scire et, sans aller plus loin, la SUvanire ou la Morte v'we, i
3. « Pour son étendue, il est vrai qu'elle passe un peu au delà de
NOTICE. 71
seroit immortelle, parce qu'il n'y pouvoit trouver de fin ; et c'est
sorcette croyance que pour conserver la mémoire d'un homme
Slustre, il a fait planter sur le frontispice de ce grand ouvrage
on marmouset qui lui ressemble, et graver autour de cette vé-
nérable médaille : Jean MAïasT de Besançon. C'est ce qu'il a fait
de plus à propos en sa vie, que de nous avertir par là qu'il
n'est pas né François S afin qu'on lui pardonne les fautes qu'il
Eût à tous moments contre la langue.
Revenons à votre lettre, Monsieur Mairet. N'est-ce pas une
belle chose que l'histoire que vous nous contez d'un libraire
de Rouen qui mourut, à votre très-gl'and regret, pour avoir
imprimé votre Chriséide* 7 îions espérions qu'ensuite vous nous
en donneriez Tépitaphe , pour témoignage de cette violente
affliction : vous avez frustré le lecteur de ce contentement;
mais pour suppléer k votre défaut, en voici un dont les vers
ne valent guère mieux que les vôtres :
Cd-dessoiis gît Jacques Besogne,
Qui s*étant mis trop en besogne
Pour le beau poëte Jean Mairet,
Mourut à son très-grand regret.
Après cette belle histoire vous perdez tellement le respect
et le sens commun, que vous avez l'insolence de préférer votre
i*ordinaire, et que l'ayant plutôt faite pour l'hôtel de Montmorency
que pour Thôtel de Bourgogne, je ne me suis pas beaucoup soucié
de la longueur, qui paroît principalement au dernier acte, à cause
de la foule des effets qu'il y faut nécessairement démêler : si c'est
on défaut, c'est pour les impatients et non pour les habiles. » La
Sthanire est dédiée à Madame la duchesse de Montmorency.
I. Voyez p. 76, note 3.
a. « Pour la Chriséide, il me suffira de lui dire qu'elle n'a jamais
TU le jour de mon consentement ; (pi'étant pleine des propres fautes
de mon enfance et de celles que le peu de soin de l'imprimeur y
laissa glisser, je fis ce que je pus pour en empêcher la distribution ,
jusque-là même qu'un de vos compatriots, nommé Jacques Besongne,
qui l'aToit mise sous la presse, fut obligé par les poursuites de Fran-
çois Targa, votre libraire, à qui j'en avois laissé procuration, de faire
on Toyage ^ cette yille, où le pauvre homme mourut subitement,
i mon très-grand regret ; ce sont des circonstances assez remarqua-
bles pour vérifier ce que je dis. » [Èpitre familière du S^ Mairet y p. 9. )
7a LE CID.
Sihie aux œavres de MM. de Racan et Théophile , au dernier
desquels vous êtes si étroitement obligé, que sans lui vous
suivriez encore la déplorable condition des vôtres. Ce n'est
pas faire en homme généreux que de payer d'ingratitude tant
de bienfaits reçus. On sait que le dialogue qui a tant plu à la
cour et qui avoit couru plus de deux ans avant qu'on sût qu'il
y eût une Sihie au monde, étoit de la façon de Théophile ;
ainsi vous vous pariez d'un habillement emprunté, et ce bel
enchantement que vous nommez le Pastor fido des Allemand:»,
doit à ce grand homme si peu qu'il eut de grâce.
C'est à ces mêmes Allemands que vous pensez parler, quand
vous nous assurez si magnifiquement que le Cid a perdu à
la lecture une bonne partie de Testime qu'il avoit acquise à
la représentation. Quelle impudence ! Les extravagances de
Virginie, les impudicités du duc d'Ossonne et les coquette-
ries de Sophonisbe ont mérité l'impression, si l'on vous en
croit, et celle du Cid devoit être différée pour cent et un an !
Ne donnez point à M. Corneille les mauvais conseils de vos
tailles-douces, qui n'ont servi dans votre Silvanire qu'à in-
commoder votre libraire^, et ne faites plus sonner si haut ces
grands coups d'épée que M. de Scudér}' a donnés au Cid tout
au travers du corps. Après en avoir reçu deux mille de pareils,
on se porte encore fort bien; et ceux que ses raisons de paille
ont convertis (si toutefois elles ont converti quelques-uns)
avoient grande envie de Tétre.
Au reste , nous voyons maintenant ce qui vous pique : vous
vous fâchez de ce qu'on a découvert vos brigues et les artifices
que vous mettez en usage pour mendier un peu de réputation.
Vous vous plaignez de ce que dit M. Corneille :
Que son ambition pour faire plus de bmit
Ne quête point les voix de réduit en réduit*.
On sait le petit commerce que vous pratiquez, et que vous
I . La Silvcmire est ornée d'un frontispice gra^é, avec portrait de
/. Mairet de Besançon, et de cinq planches de Michel Lasne.
a. Excuse à Ariste, vers Sg et 4o. Le texte exact est :
Et mon ambition, pour faire plus de bruit,
Ne les va point quêter {les voir) de réduit en réduit.
NOTICE. 73
n'avez point d'applaudissements que vous ne gagniez à force
de stHinets et de révérences. Si vous envoyiez vos pièces de
Besançon, comme M. Corneille envoie les siennes de Rouen,
sans intéresser personne en leur succès, vous tomberiez bien
bas, et je m'assure que quelque adresse que vous apportiez
k £ûre valoir votre traduction du Soliman italien , qui a déjà
couru les ruelles dix-huit mois et qu'on réserve pour cet hiver,
le bruit de cette importante pièce de batterie ne fera point
iâire retraite au Gd^.
Criez tant qu'il vous plaira, et donnez aux acteurs ce qui
n'est dû qu'au poète; servez-vous du témoignage de M. de
Balzac, il ne vous sera point avantageux. Ne traite-t-il pas
Ifassinisse et Brutus de même que Jason, qu'il nomme le pre-
mier, pour montrer qu'il estime plus son auteur que vous*? Et
véritablement vous avez été toujours tellement au-dessous de
loi, dès qu'il a pris la plume, qu'il n'avoit pas besoin de faire
un Cid pour passer devant vous : tant de beaux poèmes dont
il a enrichi le théâtre vous laissoient déjà loin derrière. Parlez
en homme désintéressé, et on vous écoutera. Si le malheur a
voulu que la Mariane et le Cid aient étouffé le débit de toutes
vos rimes, il faut prendre patience, et ne murmurer point
contre les nouvelles grâces qu'on a trouvées au Cid depuis
qa'il a été imprimé.
Tous vous plaignez de ce que M. Corneille ne s'est pas
soumis au jugement de l'Académie. Pour le mettre en tort, il
fandroit que vous et l'observateur y soumissiez vos ouvrages ;
ce n'est pas la raison qu'il soit censuré tout seul, jamais il ne
refusera de prendre ces Messieurs pour juges entre Médée
et Sophonisbey et même entre CUtandre et Virginie , mais non
pas entre le Cid et un libelle.
I. En 1689 a paru : Le grand et dernier Solynum ou la Mort de
Mutttpha, tragédie par M. Mairet. Représenté par la troupe Royalle.
Paris, A. Courbé^ in-4'*. On lit dans V Avertissement au lecteur : «- Je
t'arertÎB que le Solyman qu'on mit en lumière il y a deux ans n'est
pu de moi. 1 En effet, le Soliman publié en 1687 ^^ ^^ d'Alibray.
lies deux ooTrages sont imités de la pièce italienne du comte Bona-
rUî de la RoTère.
1. Voyez la Notice sur Médée ^ tome II, p. 33o et 33 1, et ci*dessnâ,
p. 8 et 9, et note i de cette dernière page.
74 LF. GID.
Je finirois si vous ne m'aviez obligé à lire votre épître da
Duc d'Ossonne : vous nous y renvoyez pour y voir votre mo*
destie qui est si grande, que dès le titre vous traitez le pro-
cureur général de votre parlement comme vous feriez un
procureur fiscal de quelqu'une de vos hautes justices ^ Cette
arrogante familiarité avec un des principaux magistrats de votre
pays débutoit assez bien, et vous eût fait passer pour homme de
marque, si dans votre épître la bassesse de votre inclination
n'eût découvert celle de votre naissance. Ce souhait famé-
lique d'être reçu au Louvre avec des hécatombes de Poissy*,
tient fort de votre pauvreté originelle ; et puisque vous êtes si
affamé, vous serez aisé à accorder sur ce point avec M. Cor-
neille, qui se contentera toujours de ces honorables fumées du
cabinet dont vous êtes si dégoûté, cependant qu'on vous en-
voyera dans les offices vous soûler de cette viande délicate
pour qui vous avez tant d'appétit.
Le reste de cette épître n'est que vanité : vous vous perdez
dans la réflexion de vos grandes productions, et vous vantez
d'avoir été l'idée universelle des grands génies que vous nom-
mez, comme s'il étoit à croire qu'ils vous eussent considéré*.
I . Cette dédicace est intitulée i ^ A tres-docte et treS'ingenieux
Anihoine Brun, procureur gênerai au Parlement de Dole^ epitre dedica»
toire, comique et familière, 9 et elle commence par ces mots : f Mon-
sieur mon très-cher ami. »
a. ff II est vrai qu'on nous Jait au Louvre des sacrifices de louan-
ges et de fumées, comme si nous étions les dieux de Tantiquité les
plus délicats , où nous aurions besoin qu*on nous traitât plus gros-
sièrement, et qu*on nous offrit plutôt de bonnes hécatombes de
Poissy, avec une large effusion de Tin d'Arbois , de Beaune et de
Coindrieux. >
3. c U est très-vrai que si mes premiers ouvrages ne furent guère
bons, au moins ne peut-on nier qu'ils n'ayent été Theureuse semence
de beaucoup d'autres meilleurs, produits par les fécondes plumes
de MM. de Rotrou, de Scudéry, Corneille et du Ryer, que je nomme
ici suivant l'ordre du temps qu'ils ont commencé d'écrire après moi,
et de quelques autres, dont la réputation ira quelque jour jusqnes à
vous; particulièrement de deux jeunes auteurs des tragédies de Cleo-
pâtre et de Mithridate, de qui l'apprentissage est un demi-chef-d'fleuvre
qui donne de merveilleuses espérances des belles choses qu'ils pour-
ront faire à l'avenir, s
NOTICE. 75
•
Mais n'ave^voos pas bonne grAce un peu après de traiter
d^inférieurSy et quasi de petits garçons, les auteurs de Qéo~
paùv* et de Mithridate^^ pour qui vous faites une classe à part?
Vous ne sauriez nier que cette Cléopatre a enseveli la vôtre,
que le Mithrid€Ue a paru sur le théâtre autant qu'aucune
de vos pièces, et que Tune et l'autre à la lecture rempor-
tent bien haut sur tout ce que vous avte fait. Votre style
o'est qu'une jolie prose rimée , foible et basse presque par»
tout, et bien éloignée de la vigueur des vers de ces Messieurs,
SOT qui M. Corneille serait bien marri de prétendre aucune
prééminence.
Cet acte de la pastorale héroïque qui vous fut donné à faire
il y a quelque temps', est la preuve indubitable de la foiblesse
de style que je vous reproche : votre or (pour user de vos
tenues) y fut trouvé de si bas aloi et votre poésie si chétive,
que même on ne vous jugea pas capable de la corriger. La
commission en fut donnée à trois Messieurs de l'Académie, qui
n'y laissèrent que vingt-cinq de vos vers. C'est un préjugé
fort désavantageux pour vous, et qui vous doit empêcher, si
TOUS êtes sage, d'exposer vos fureurs divines an jugement de
cette illustre compagnie.
Je ne parlerai point de l'irrévérence avec laquelle vous dé-
clamez dans cette épitre contre les grands du siècle, qui ne
reconnoissent pas assez votre mérite, ni du repentir que vous
témoignez de leur avoir dédié vos chefs-d'œuvre ; le mal que
je vous veux ne va pas jusqu'à vous faire criminel. Je vous
donnerai seulement un mot d'avis avant que d'achever, qui
9sx de ne mêler plus d'impiétés dans les prostitutions de vos
héroïnes; les signes de croix de votre Flavie et les anges de
I. cléopatre^ tragédie de Benaerade, représentée en i635.
3. La. Mort de Mithridate, tragédie de la Calprenède, représentée
m i635.
3. Noos ne savons de quel onTrage il s*agit ici. Serait-ce de la
Grande Pastorale qui , suivant Peliissun , renfermait cinq cents vers
de la façon da Cardinal , et à l'impression de laquelle il renonça
>près avoir pris connaissance des obseryadons de Chapelain, que lui
cooimnniqua Boisrobert (voyez la Relation contenant r histoire de
^AoÊdemie françoise, p. 179 et suivantes)? C'est probable ; remarquons
^tefois que Peliisson ne dit mot de la collaboration de Mairet.
76 LE CID.
lumière de votre Duc^ sont des profanations qui font horreur
à tout le monde.
Adieu y beau lyrique, et souvenez-vous que M. Corneille
montrera toujours par véritables effets sur le théâtre, qu'il en
sait mieux les règles et la bienséance que ceux qui lui en veu-
lent faire leçon; que malgré vos impostures le Cid sera tou-
jours le Cid, et que tant qu'on fera des pièces de cette force,
vous ne serez prophète que parmi vos Allemands*.
I . Voici le passage des Galanteries du duc ^Ossorinc auquel il est
fait allusion ici :
FIAYIB.
O ma sœur ! sous quelle étrange forme
Abusez-vous mes yeux et mes sens à la fois ?
LE DUC.
Madame, réservez tous ces signes de croix
Pour l'apparition de ces mauvais fantômes,
Qui meuvent, ce dit-on, des corps d*air et d*atomes.
FIA VIS.
Dieu ! c'est bien un démon véritable et trompeur,
Puisqu'il m'ôte la voix.
LB DUC.
Non , n'ayez point de peur.
Si j'étois un esprit de l'infernale suite,
Tant de signes de croix m'eussent donné la fuite ,
Et puis étant vous-même un ange de clarté.
Votre divin aspect m*eût>il pas écarté ?
(Acte ni, scène n.)
a. On sait que Besançon, patrie de Mairet, et la Francbe-Comté
tout entière n'étaient pas encore françaises : elles avaient appartenu
à l'empire d'Allemagne et faisaient alors partie des possessions de la
ligne espagnole de la maison d'Autriche.
ÉPlTRE. 77
A MADAME DE COMBALET*.
Madame,
Ce portrait vivant que je vous offre représente un héros
assez reconnoissable aux lauriers dont il est couvert. Sa
▼ie a été une suite continuelle de victoires; son corps,
porté dans son armée, a gagné des batailles après sa mort;
et son nom, au bout de six cents ans, vient encore de
triompher en France'. Il y a trouvé une réception trop
favorable pour se i*epentir d'être sorti de son pays, et
d avoir appris à parler une autre langue que la sienne. Ce
socces a passé mes plus ambitieuses espérances, et m*a
surpris d^abord; mais il a cessé de m'étonner depuis que
j'ai vu la satisfaction que vous avez témoignée quand il a
paru devant vous. Alors j'ai osé me promettre de lui tout
ce qui en est arrivé', et j'ai cru qu'après les éloges dont
vous l'avez honoré, cet applaudissement universel ne
lui pouvoit manquer. Et véritablement. Madame, on ne
I. L'épitre dédicatoire est adressée : A madamb la duchesss
d^AiguilijOH, dans les éditions de 1 648-56. — Marie-Madeleine de
Vi^erot, nièce de Richelieu, ayait épousé Antoine de Beauvoir,
marquis du Roure, seigneur deCombalet, qui fut tué en i6ai derant
Montauban. Le Cardinal la plaça près de la Reine, en qualité de
dâine d'honneur, et fit reriTre pour elle en i638 le duché d'Aiguil-
lon. Toutefois ces mots : A Madame de Comhalet^ subsistèrent en tête
de la présente dédicace, dans les éditions du Cid^ jusqu'en 1644 inclu-
ttvement. On y substitua plus tard, comme nous venons de le dire :
À Madame la duchesse d'Aiguillon, dans les recueils des (Muvres, jus-
qu'en 1660, époque à laquelle Corneille supprima les dédicaees et
Ifi aTertissements. La duchesse mourut en 1675. Voyez ci-dessus,
p. 18 et 19.
1. Vab. (édit. de i654 ^ ^6) : rient encore triompher.
3. Ce membre de phrase manque dans l'édition de 1687 ûhi^»
qoi porte simplement : • alors j'ai cru qu'après les éloges, etc. »
78 LE CID.
peat douter avec raison de ce que vaut une chose qui a le
bonheur de vous plaire : le jugement que vous en faites
est la marque assurée de son prix; et comme vous don-
nez toujours libéralement aux véritables beautés Testime
qu^elles méritent, les fausses n'ont jamais le pouvoir de
vous éblouir. Mais votre générosité ne s'arrête pas à des
louanges stériles pour les ouvrages qui vous agréent ; eUe
prend plaisir à s'étendre utilement sur ceux qui les pro-
duisent, et ne dédaigne point d'employer en leur faveur
ce grand crédit que votre qualité et vos vertus vous ont
acquis. J'en ai ressenti des effets qui me sont trop avan-
tageux pour m'en taire, et je ne vous dois pas moins de
remercîments pour moi que pour le Cid, C'est une recon-
noissance qui m'est glorieuse, puisqu'il m'est impossible
de publier que je vous ai de grandes obligations, sans
publier en même temps que vous m'avez assez estimé
pour vouloir que je vous en eusse. Aussi, Madame, si je
souhaite quelque durée pour cet heureux effort de ma
plume, ce n'est point pour apprendre mon nom à la pos-
térité, mais seulement pour laisser des marques étemelles
de ce que je vous dois, et faire lire à ceux qui naîtront
dans les autres siècles la protestation que je fais d'être
toute ma vie,
MADAME,
Votre très-humble, très-obéissant et très*
obligé serviteur.
Corneille.
AVERTISSEMENT. 79
MARIANA.
Lib. IX*, de la Historia ePEspana, cap. y*<.
« Avia pocos dias antes hecho campo con don Gomez
oonde de Gk>nnaz. Venciôle y diole la muerte. Lo que
résulté deste caso, fîié que casô con dona Ximena, hija y
heredera del mismo conde. Ella misma requiriô al Rey
que se le diesse por marido, ca estaba muy prendada de
sus partes, o le castigasse conforme a las leyes, por la
muerte que diô a su padre. Hizèse el casamiento, que a
todos estaba a cuento, con el quai por el gran dote de su
esposa, que se allegô al estado que el ténia de su padre, se
aumentô en poder y riquezas ^ . »
I. Cet extrait et les remarques qui le saÎTeiit ne se troarent que
dans les éditions de 1648- 56. — Au lieu de c lib. IX», cap. y®, v
on lit dans les éditions données du vivant de Corneille : c lib. IV®,
cap. 5®. > Dans les impressions les plus récentes, à la faute IV»
pour IX<>, il s*en est joint une seconde : 5o pour S**,
a. c n avait eu peu de jours auparavant* un duel avec don
Gomèz, comte de Gormaz. Il le vainquit et lui donna la mort.
Le résultat de cet événement fut qu'il se maria avec dona Chi-
mène, fille et héritière de ce seigneur. Elle-même demanda au
Roi qa*il le lui donnât pour mari (car elle était fort éprise de ses
qualités), on qu'il le châtiât confoimément aux lois, pour avoir
donné U mort à son père. Le mariage, qui agréait à tous, s*accom-
pUt; ainsi grâce k la dot considérable de son épouse, qui s'ajouta
* Afin de pouvoir , sans paraître se donner trop de licence , ra-
ncner toute 1 histoire à un seul jour. Corneille se sert tm peu artifi-
ôensement du texte de Mariana, dont les mots : docos dias antes (dans
la rédaction latine : non muUo antea) viennent immédiatement après
one phrase où il est parlé de l'âge de trente ans qu'avait alors no-
drigue; cette phrase fait partie du récit d'une querelle que faisait au
roi Femand l'empereur Henri II. Dans les romances, il y a un assez
long intervalle entre le duel et le mariage. Il paraît même que Chi-
mène était encore une enfant lors du duel et ne fit sa démarche au-
près du Roi qu'après un certain nombre d'années.
8o LE GID.
Voilà ce qu*a prêté l^histoire à D. Guillen de Castro,
qui a mis ce fameux événement sur le théâtre avant moi.
Ceux qui entendent Tespagnol y remarqueront deux cir-
constances : Tune, que Chimène ne pouvant s'empêcher
de reconnottre et d'aimer les belles qualités qu'elle voyoit
en don Rodrigue, quoiqu'il eût tué son père {estaba pren-
dada de sus partes)^ alla proposer elle-même au Roi cette
généreuse alternative, ou qu'il le lui donnât pour mari, ou
qu'il le fit punir suivant les lois; l'autre, que ce mariage se
fit au gré de tout le monde (a todos estaba a cuento) . Deux
chroniques du Cid^ ajoutent qu'il fut célébré par l'arche-
vêque de Séville, en présence du Roi et de toute sa cour;
mais je me suis contenté du texte de l'historien, parce
que toutes les deux ont quelque chose qui sent le roman,
et peuvent ne persuader pas davantage que celles que nos
aux biens qu'il tenait de son père, il grandit en pouToir et en ri-
chesses. >
UHistoria genenil iT Espana *, d'où Corneille a tiré le fragment qui
précède son Ayertissement , n'est qu'une traduction libre, faite par
le P. Mariana lui-même , de son histoire latine , intitulée SistoruB
de rébus H'upamm Hbri XXX , dont les diverses parties ont paru en
iSga, iSgâ et 1616. Voici le passage qui correspond, dans l'ouyrage
original , au fragment espagnol cité par Corneille :
Gormatii comitem Gometium non multo antea, in privata coHleniiont,
aJacto in viscera gladio peremerat {Rodericus Diacius), Oecisi patris ,
pro quo supplicium dehebatur, merces Semerm filite conjugium fuit; quum
Ulajuvenis virtutem admirata, sibi virum dari^ aut lege in eum agi regem
postulasset, Bodericus, ad patemam ditionem, dotali principatu occisi
soceri aucius, uiribtu et potentia validus^ etc.
(Mariana, Historix de rébus Hitpanise lib. IX, cap. v.)
I. Corneille a-t-il ici en vue les deux chroniques dont parle
M. Damas-Hinard [Romancero^ tome II, p. Sa), ou bien les deux
ouvrages connus sous les noms de Chronique rimée et de Poème ou
Cheaison du Cid, dont il est question au chapitre i, p. 3, des Docu-
ments relatifs à t histoire du Cid, publiés par M. Hippolyte Lucas?
* Publiée pour la première fois en 1601, à Tolède, chez Pedro
Rodriguez, a vol. in-rolio.
AVERTISSEMENT. 8i
François ont faites de Charlemagne et de Roland. Ce que
j u rapporté de Mariana suffit pour faire voir l'état qu'on
fit de Cbimène et de son mariage dans son siècle même,
où elle vécut en un tel éclat, que les rois d'Aragon et de
Navarre tinrent à honneur d'être ses gendres, en épou-
sant ses deux filles*. Quelques-uns ne l'ont pas si bien
traitée dans le nôtre; et sans parler de ce qu'on a dit de
h Chimène du théâtre, celui qui a composé l'histoire
d'Espagne en françois l'a notée dans son livre de s'être
tôt et aisément consolée de la mort de son pére^, et a
voulu taxer de légèreté une action qui fut imputée à
grandeur de courage par ceux qui en fiirent les témoins.
Deux romances espagnols, que je vous donnerai ensuite
de cet Apertissementj parlent encore plus en sa faveur.
Ces sortes de petits poëmes sont conmie des originaux
décousus de leurs anciennes histoires; et je serois ingrat
envers la mémoire de cette héroïne, si, après l'avoir fait
oonnoître en France, et m'y être fait connoître par elle,
je ne tâchois de la tirer de la honte qu'on lui a voulu
bire, parce qu'elle a passé par mes mains. Je vous donne
donc ces pièces justificatives de la réputation où elle a
I . Dona Elvire, fille ainée du Cid » épousa le roi don Ramire de
Nanure, et doua Sol, la cadette, Tinfant don Sanche d* Aragon.
1. c Ce Cid Ruis eut querelle avec D. Gomès, seigneur du lieu
de Gonnès , qui aToit été conquête par le roi D. Femand sur les
Maure» , peu d'années aupararant : tellement que entrant en combat
eux deux 9 D. Gomès fut tué. De lui resta une fille nommée D. Xi-
laena Gomét , laquelle faisoit grandes et continuelles plaintes de la
mort de son père ; mais il ne passa longtemps qu'elle-même pria le
Roi de faire le mariage d'elle et du Cid, ce qu^il fit, et ainsi demeura
cette dame toute consolée. * {Histoire générale d'Espagne,,,, par Loys
de Majeme Turquet. Édition de Lyon, i587, in-fol. , p. 334;
édition de Paris, i635, a vol. in-fol. , tome I, p. 297.) On lit en
loarge en manchette : c Fille tôt consolée de la mort de son père. >
Évidemment c'est surtout à cette indication que se rapporte la re-
marque de Corneille.
CoBSsnxB. m 6
82 LE GID.
vécu, sans dessein de justifier la façon dont je Tai fait par-
ler françois. Le temps Ta fait pour moi, et les traductions
qu'on en a faites en toutes les langues qui servent aujour-
d'hui à la scène, et chez tous les peuples où Ton voit des
théâtres, je veux dire en italien, flamand et anglois^
sont d'assez glorieuses apologies contre tout ce qu'on en
a dit. Je n'y ajouterai pour toute chose qu'environ une
douzaine de vei*s espagnols qui semblent faits exprès pour
la défendi*e. Ils sont du même auteur qui l'a traitée avant
moi, D. Guillen de Castro, qui, dans une autre comédie
qu'il intitule Engaharse enganando ^, fait dire à une prin*
cesse de Béam :
A mirar
bien el mundo^ que el tener
apetitos que vencer^
y ocasiones que dexar^
Examinan el valor
en la muger^ jro dixera
lo que siento *, porque fuera
luzimiento de mi hanor,
Pcro meUicias fundadas
I. Sur ces traductions, voyez, au tome I, le passage de la Notice
biographique de Corneille où Û est question de ses livres. Nous savons
par Fontenelle qu'il eut plus tard aussi dans sa bibliothèque la ver-
sion espagnole. 11 n'en parle pas ici. Son silence s'accorde avec ce
qui est dit dans la Notice du Cid (p. 4 ^t suivantes) au sujet de la
traduction ou plutôt de l'imitatioa de Dianuunte.
a. Comedia del Ënganarse engaîiando, jomada tegunda; la pièce
n'est pas divisée en scènes. £lle a été imprimée en i6a5, dans la
Segunda parte de las Comedias de don Guillem de Ctutro, F'alenda,
por Miguel Sorolia. — Le titre espagnol, qui signifie se tromper en
trompant, rappelle par la pensée et par la forme ce vieux proverbe,
regretté de la Fontaine (livre IV, fable xi) :
Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui.
Qui souvent s'engeigne soi-même.
3. L'édition espagnole de 1 6a 5, indiquée à la note précédente, donne
tengo, au lieu de siento, et au dernier vers vencer, au lieu de resistir.
AVERTISSEMENT. 83
en honras mal entendidas^
de tentaciones vencidas
haeen etdpas declaradas :
T asi\ la que et desear
con el resistir apunta^
vente dos veces^ si junta
con el resistir el callar '•
Cesti si je ne me trompe, comme agit Chimène dans
mon ouvrage, en présence du Roi et de Tlnfante. Je dis en
présence du Roi et de Tlnfante, parce que quand elle est
seule, ou avec sa confidente, ou avec son amant, c'est une
autre chose. Ses mœurs sont inégalement égales ^, pour
parler en termes de notre Aristote, et changent suivant
les circonstances des lieux, des personnes, des temps et
des occasions, en conservant toujours le même principe.
Au reste, je me sens obligé de désabuser le public de
deux erreurs qui s y sont glissées touchant cette tragédie,
et qui semblent avoir été autorisées par mon silence. La
première est que j'aye convenu de juges touchant son mé-
rite', et m'en sois rapporté au sentiment de ceux qu'on
a priés d'en juger. Je m'en tairois encore, si ce faux biiiit
n'avoit été jusque chez M. de Balzac dans sa province, ou,
pour me servir de ses paroles mêmes, dans son désert *,
I. c Si le monde a raison de dire que ce qui éproure le mérite
d'une femme, c'est d*aToir des désirs k Taincre, des occasions à reje-
ter, je n'aurais ici qu'à exprimer ce que je sens : mon honneur n'en
dcTÎendrait que plus éclatant. Mais une malignité qui se prévaut de
notions d'honneur mal entendues conyertit volontiers en un aveu de
faute ce qui n'est que la tentation vaincue. Dès lors la femme qui
désire et qui résiste également, vaincra deux fois, si en résistant elle
ttit encore se taire. »
a. Voyez tome I, p. 38. — 3. Voyez ci-dessus, p. 47> 4^ et 66.
4. c Le désert ne m'a pas rendu si sauvage que je ne sois touché
des raretés qu'on nous apporte du monde, s dit Balzac dans sa lettre
^ Scudéry.
84 LE CID.
et si je n^en avois vu depuis peu les marques dans cette
admirable lettre qu'il a écrite sur ce sujet, et qui ne fait
pas la moindre richesse des deux derniers trésors qu'il
nou6 a donnés^. Or comme tout ce qui part de sa plume
regarde toute la postérité, maintenant que mon nom est
assuré de passer jusqu'à elle dans cette lettre incompa-
rable, il me seroit honteux qu'il y passât avec cette tache,
et qu'on pût à jamais me reprocher d'avoir compromis
de ma réputation. C'est une chose qui jusqu'à présent est
sans exemple ; et de tous ceux qui ont été attaqués comme
moi, aucun que je sache n'a eu assez de foiblesse pour
convenir d'arbitres avec ses censeurs; et s'ils ont laissé
tout le monde dans la liberté publique d'en juger, ainsi
que j'ai fait, c'a été sans s'obliger, non plus que moi, à
en croire personne ; outre que dans la conjoncture où
étoient lors les affaires du Cid^ il ne falloit pas être grand
devin pour prévoir ce que nous en avons vu arriver. A
moins que d'être tout à fait stupide, on ne pou voit pas
ignorer que comme les questions de cette nature ne
concernent ni la religion ni l'État, on en peut décider
par les repaies de la prudence humaine, aussi bien que par
celles du théâtre, et tourner sans scrupule le sens du
bon Aristote du côté de la politique^. Ce n'est pas que je
sache si ceux qui ont jugé du Cid en ont jugé suivant
leur sentiment ou non, ni même que je veuille dire qu'ils
en ayent bien ou mal jugé, mais seulement que ce n'a ja-
I. AlloûoTi aux Lettres choisies du Sieur de Balzac. Paris, Augustin
Courbé, 16479 in-80, a parties. La lettre à Scudéry figure à la p. 894 de
la I'^ partie. — Il faut se souvenir que cet Avertissement a paru pour la
première fois dans l'édition de 1648 : voyez ci-dessus, p. 79, note x.
a. c Tourner sans scrupule le sens du bon Aristote du côté de la
politique s parait signifier, d'après Tensemble du passage, c tourner
le sens d* Aristote du côté de la politique de celui qui Tinterprète,
de ses opinions, de ses intérêts, de ses passions. 1
AVERTISSEMENT. 85
mais été de mon consentement qu*ib en ont jugé, et que
peut-être je Taurois justifié sans beaucoup de peine, si la
même raison qui les a fait parler ne m'avoit obligé à me
taire. Aristote ne s'est pas expliqué si clairement dans sa
Poétique^ que nous n*en puissions faire ainsi que les phi-
losophes, qui le tirent chacun à leur parti dans leurs opi-
nions contraires ; et comme c'est un pays inconnu pour
beaucoup de monde, les plus zélés partisans du Ciden
ont cru ses censeurs sur leur parole, et se sont imaginé
avoir pleinement satisfait à toutes leurs objections, quand
ils ont soutenu qu'il importoit peu qu'il fût selon les
règles d' Aristote, et qu' Aristote en avoit fait pour son
siècle et pour des Grecs, et non pas pour le nôtre et
pour des François.
Cette seconde erreur, que mon silence a affermie,
n'est pas moins injurieuse à Aristote qu'à moi. Ce grand
homme a traité la poétique avec tant d'adresse et de ju-
gement, que les préceptes qu'il nous en a laissés ^ sont
de tous les temps et de tous les peuples; et bien loin de
s'amuser au détail des bienséances^ et des agréments,
qui peuvent être divers selon que ces deux circonstances
sont diverses, il a été droit aux mouvements de l'âme,
dont la nature ne change point. Il a montré quelles pas-
sions la tragédie doit exciter dans celles de ses auditeurs;
il a cherché quelles conditions sont nécessaires, et aux per-
sonnes qu'on introduit, et aux événements qu'on repré-
sente, pour les y faire naître ; il en a laissé des moyens
qui auroient produit leur effet partout dès la création du
monde, et qui seront capables de le produire encore par-
tout, tant qu'il y aura des théâtres et des acteurs ; et pour
I. Var. (édit. de i654 ^ ^^ i656) : les préceptes qu'il nous en
a daiméf .
a. Vab. (édit. de i654 <?t de i656) : et bien loin de s*amiuer au
tisful des bienséances.
86 LE GID.
le reste, que les lieux et les temps peuvent changer, il Ta
négligé , et n*a pas même prescrit le nombre des actes,
qui n'a été réglé que par Horace beaucoup après lui *•
Et certes, je serois le premier qui condamnerois le
Cifl^ s'il péchoit contre ces grandes et souveraines maxi-
mes que nous tenons de ce philosophe; mais bien loin
d'en demeurer d'accord, j'ose dire que cet heureux poème
n'a si extraordinairement réussi que parce qu'on y voit
les deux maîtresses conditions (permettez-moi cet^ épi-
thète) que demande ce grand maître aux excellentes tra-
gédies, et qui se trouvent si rarement assemblées dans
un même ouvrage, qu'un des plus doctes commentateurs
de ce divin traité qu'il en a fait, soutient que toute Ydca-
tiquité ne les a vues se rencontrer que dans le seul
OEdipe*. La première est que celui qui souffre et est
persécuté ne soit ni tout méchant ni tout vertueux, mais
un homme plus vertueux que méchant, qui par quelque
trait de foiblesse humaine qui ne soit pas un crime, tombe
dans un malheur qu'il ne mérite pas; l'autre, que la
persécution et le péril ne viennent point d'un ennemi,
ni d'un indifférent, mais d'une personne qui doive aimer
celui qui souffre et en élre aimée*. Et voilà, pour en
parler sainement, la véritable et seule cause de tout le
succès du Cid, en qui l'on ne peut méconnoître ces deux
conditions, sans s'aveugler soi-même pour lui faire in-
justice. J'achève donc en m'acquittant de ma parole; et
après vous avoir dit en passant ces deux mots pour le
I. yoyezV Art poétique d'Horace, Tcrs 189 et 190.
a. Cet est au masculin dans les impressions de if>48-i656, c'est-
à-dire dans toutes les éditions publiées par Corneille qui donnent
cet Avertissement, Voyez ci -dessus, p. aa, ligne 5.
3. Corneille yeut parler de Robortel qu'il nomme dans nn passage
du Discours de la tragédie où il a déjà exposé les idées sur lesquelles
il revient ici. Voyez tome I, p. $9 et p. 33.
4. Vah. (édit. de x654 et de i656} : celui qui souffre en être aimé.
AVERTISSEMENT. 87
Cîd du théâtre, je vous donne, en faveur de la Ghimène
de lliistoire, les deux roinances que je vous ai promis *.
ToubUois^ à vous dire que quantité de mes amis
ayant jugé à propos que je rendisse compte au public
de ce que j^avois emprunté de Fauteur espagnol dans
cet ouvrage, et m' ayant témoigné le souhaiter, j'ai bien
voulu leur donner cette satisfaction. Vous trouverez donc
tout ce que j'en ai traduit imprimé d'une autre lettre*,
avec un chiffre au commencement, qui servira de mar-
que de renvoi pour trouver les vers espagnols au bas de
la même page. Je garderai ce même ordre dans la Mort
de Pompée^ pour les vers de Lucain, ce qui n'empêchera
pas que je ne continue aussi ce même changement de
lettre toutes les fois que nos acteurs rapportent quelque
chose qui s'est dit ailleurs que sur le théâtre*, où vous
n'imputerez rien qu'à moi si vous n'y voyez ce chiffre
pour marque, et le texte d'un autre auteur au-dessous.
AOMAirCaC PEIMSEO.
Delante el rejr de Léon
dona Ximena una tarde
sepone d pedir Justicia
por la muerte de su padre,
I. Ce* romances font partie tous deux du Romancero gênerai. On
les troave dans le Romancero espagnol,,,, traduction complète par
M. Damaa-Hînard, 3 toL in-iS, tome H, p. a4 et 37.
s. Ce dernier alinéa a été supprimé dans les éditions de 16 54 et
de 16S6, auxquelles il ne pouvait s'appliquer : elles ne contiennent
pu les extraits de Guillem de Castro dont parle ici Corneille, et que
Ton trouyera dans notre édition à VJppendice qui suit la pièce.
3. C*est-4k-dire en lettres italiques.
4* Corneille, dans ses diverses éditions, et après lui son frère, dans
odle de 1699, impriment en italiques les discours directs, les paroles
88 LE CID.
Para conira el Cid la pitié ^
don. Rodrigo de Bivara,
que huerfana la dexô^
ninoy y de muy poca edade.
Si tengo razon^ 6 non y
bien^ Bejr, lo alcanzas y sabeSy
que los negocios de fionra
no pueden disimularse.
Cada dia que am€mece^
veo al lobo de mi sangre^
caballero en un caballoy
por dorme mayor pesare»
Mandate, buen rey, pues puedts^
que no me ronde mi calle :
que no se venga en mugeres
el hombre que mucho voie.
Si mi padre a f rente al suyo^
bien ha i^engado à su padre^
que si honnis pagaron muertes^
para su disculpa bnsten,
Encomendada me tienes^
no consientas que me agravien,
que el que d mi se fiziere^
à tu corona se faze,
— CalledeSy dona Xi mena,
que me dades pena grande^
que yo doré buen remedio
para todos vuestros maies.
Al Cid no le he de ofender^
que es hombre que mucho vale^
d'aatmi rapportées par les acteurs, paroles qu'on met plus ordinaire-
ment aujourd'hui entre guillemets. Ainsi dans le Cid (acte Y, scène i) :
On dira seulement : // adorait Cidmène^
Il na pas voulu vivre, etc.;
et dans la scène yi du même acte :
Ife crains rien, m*a-t-il dit, quand il m*a désarmé ;
Je laisserois plutôt^ etc.
AVERTISSEMENT. 89
y me defiende mis reynos^
y quiero que me ios guarde,
^ Pero yo foré un pariido
con él^ que no os esté maie,
de tomalle la palabra
para que con vos se case.
Contenta qûedâ Ximena
con la merced que le faze^
que quien huerfana la fizo
aquesse mismo la ampare *.
I . c Par-derant le roi de Léon, un soir se présente dona Chimène,
demandant justice pour la mort de son père.
c Elle demande justice contre le Cid, don Rodrigue de Bivar, qui
Ta rendue orpheline dès son enfance , quand elle comptait encore
bien peu d'années.
c Si j*ai raison d*agir ainsi, 6 Roi, tu le comprends, tu le sais
c bien : les deroirs de Thonneur ne se laissent point méoonnaitre.
« Cbaque jour que le matin ramène , je Tois celui qui s*est repu
• comme un loup de mon sang, passer pour renouTcler mes cha-
t grins, cberauchant sur un destrier.
t Ordonne-lui , bon roi , car tu le peux , de ne plus aller et tc-
c nir par la rue que j'habite : un homme de valeur n'exerce pas sa
c Tengeanœ contre une femme.
« Si mon père fit affront au sien, il l'a bien Tengé, et si la mort
t a payé le prix de l'honneur, que cela sufiBse à le tenir quitte.
t Pappartiens à ta tutelle, ne permets pas que l'on m'offense :
c l'offense qu'on peut me faire s'adresse à ta couronne.
t — Taisez-Tous, dona Chimène : tous m'affligez viTement. Mais
< je saurai bien remédier à toutes vos peines.
■ Je ne saurais £ûre du mal au Gd; car c'est un homme de
> grande valeur, il est le défenseur de mes royaumes, et je veux
< qu'il me les conserve.
c Mais je ferai avec lui un accommodement dont vous ne vous
« trouverez point mal : c'est de prendre sa parole pour qu'il se ma-
« rie avec vous. »
c Chimène demeure satisfaite, agréant cette merci du Roi, qui lui
detdne pour protecteur celui qui l'a faite orpheline. »
90 LE CID.
BOMAHCI 8KOUSDO.
 Ximena y à Rodrigo ^
prendià el Rey palabra y mano^
de juntarios para en ttno
en présence a de Layn Calvo^
Las enemistades viejas
con €unor se confonnaron^
que donde préside el amor
se oluidan muchos agravios.,,,
Llegaron juntos los novios^
Y al dar la mano^ y abraço^
el Cid mirando à la novia^
le dixo todo turbado :
Matédtupadre^ Ximena^
pero no à desaguisadoy
. matéle de hombre d hombre^
para vengar cierto agravio.
Maté hombre f y hombre doy:
aqui estoy à tu mandado,
y en lugar del muerto padre
cobraste un marido honrado,
A todos parecià bien;
su discrecion alabaron^
y asi se hizieron las bodas
de Rodrigo el Casieilano^.
I. c De Rodrigue et de Chimène le Roi prit U parole et la mtàn,
afin de les unir ensemble en présence de Layn CalTo.
c Les inimitiés anciennes furent réconciliées par l'amour; car ou
préside Tamour , bien des torts s'oublient. •
c Les fiancés arrivèrent ensemble et, au moment de donner la
main et le baiser, le Cid, regardant la mariée, lui dit tout troublé :
« J'ai tué ton père, Chimène, mais non en trahison : je l'ai tué
c d'homme à homme, pour venger une réelle injure.
« J'ai tué un homme, et je te donne un homme : me Toici pour fain»
c droit à ton grief, et au lieu du père mort tu reçois un époux honoré, i
« Cela parut bien à tous; ils louèrent son prudent propos, et
ainsi se firent les noces de Rodrigue le Castillan. »
EXAMEN. 91
EXAMEN.
C« poème a tant d'avantages du côté du sujet et des
pensées brillantes dont il est semé, que la plupart de ses
auditeurs n*ont pas voulu voir les défauts de sa conduite,
et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir que leur a
donné sa représentation. Bien que ce soit celui de tous
mes ouvrages réguliers où je me suis permis le plus de
licence, il passe encore pour le plus beau auprès de ceux
qui ne s'attachent pas à la dernière sévérité des règles ;
et depuis cinquante ans* qu'il tient sa place sur nos
thé&tres, l'histoire ni l'effort de l'imagination n*y ont
rien fait voir qui en aye effacé l'éclat. Aussi a-t-il les
deux grandes conditions que demande Aristote aux tra-
gédies parfaites, et dont l'assemblage se rencontre si
rarement chez les anciens ni chez les modernes'; il les
assemble même plus fortement et plus noblement que
les espèces que pose ce philosophe. Une maîtresse que
son devoir force à poursuivre la mort de son amant,
qu'elle tremble d'obtenir, a les passions plus vives et
plus allumées que tout ce qui peut se passer entre un mari
et sa femme, une mère et son fils, un frère et sa sœur';
et la haute vertu dans un naturel sensible à ces passions,
fju'elle dompte sans les affoiblir, et à qui elle laisse toute
i. Vab. (ëdit. de i66o-i663) : et depuis vingt- trois ans; — (ëdit.
de 1664) ^ depuis yinigt-hiiit ans; — (édit. de 1668) et depuis trente»
einq ans. — Ces dates sont peu précises : en i68a il y aralty non
pas cinquante ans, mais seulement quarante-six, que le C<</ avait été
représenté. Il y a d'antres inexactitudes de ce genre dans les écrits
de Corneille. Nous avons vu Qaveret lui reprocher de s*étre vanté
en 1637» ^^^"" ^* Lettre apoiogétiquûf de ses c trente années d*études. 1
Voyez tome I, p. lag et i3o.
s. Yam. (édit. de 1660- 1668] : chez les anciens et les modernes.
3. Vab. (édit. de 1660- 1664) : entre un mari et une femme, une
mère et un fils, un frère et une soeur. — Voyez tome I, p. 6S.
9a LE CID.
leur force pour en triompher plus glorieusement, a quel-
que chose de plus touchant, de plus élevé et de plus
aimable que cette médiocre bonté, capable d'une foi-
blesse, et même d'un crime, où nos anciens étoient
contraints d'arrêter le caractère le plus parfait des rois
et des princes dont ils faisoient leurs héros, afin que
ces taches et ces forfaits, défigurant ce qu'ils leur lais*
soient de vertu, s'accommodassent au goût et aux sou-
haits de leurs spectateurs, et fortifiassent^ l'horreur qu'ils
avoient conçue de leur domination et de la monarchie.
Rodrigue suit ici son devoir sans rien relâcher de sa
passion; Chimène fait la même chose à son tour, sans
laisser ébranler son dessein par la douleur où elle se
voit abtmée par là; et si la présence ^ de son amant
lui fait faire quelque faux pas, c'est une glissade dont
elle se relève à l'heure même; et non-seulement elle
connoît si bien sa faute qu'elle nous en avertit, mais elle
fait un prompt désaveu de tout ce qu'une vue si chère
lui a pu arracher. Il n'est point besoin qu'on lui reproche
qu'il lui est honteux de souffrir l'entretien de son amant
après qu'il a tué son père ; elle avoue que c'est la seule
prise que la médisance aura sur elle. Si elle s'emporte
jusqu'à lui dire qu'elle veut bien qu'on sache qu'elle l'a-
dore et le poursuit, ce n'est point une résolution si ferme,
qu'elle l'empêche de cacher son amour de tout son pos-
sible lorsqu'elle est en la présence du Roi. S'il lui échappe
de l'encourager au combat contre don Sanche par ces
paroles :
Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix *,
I. Toates les éditions, jusqu'à celle de 169a, qui, la première,
met les deux verbes au pluriel, donnent s'accommodast»,.. et fortifiast,
3. Vab. (édit. de 1660) : par la douleur où il Tablme; et si la
présence, etc.
3. Vers i556.
EXAMEN. 93
eDe ne se contente pas de s'enfuir de honte au même
moment; mais sitôt qu'elle est avec Elvire, à qui elle ne
déguise rien de ce qui se passe dans son âme, et que la
vue de ce cher objet ne lui fait plus de violence , elle
forme un souhait plus raisonnable, qui satisfait sa vertu
et son amour tout ensemble, et demande au ciel que le
combat se termine
Sans faire aucun des deux m vaincu ni vainqueur^.
Si elle ne dissimule point qu'elle penche du côté de Ro-
drigue, de peur d'être à don Sanche, pour qui elle a de
l'aversion , cela ne détruit point la protestation qu'elle a
faite un peu auparavant, que malgré la loi de ce combat,
et les promesses que le Roi a laites à Rodrigue, elle lui
fera mille autres ennemis, s'il en sort victorieux. Ce
grand éclat même qu'eUe laisse faire à son amour après
qu'elle le croit mort, est suivi d'une opposition vigou-
reuse à l'exécution de cette loi qui la donne à son amant,
et elle ne se tait qu'après que le Roi l'a différée, et lui a
laissé lien d'espérer qu'avec le temps il y pourra survenir
quelque obstacle. Je sais bien que le silence passe d'ordi-
naire pour une marque de consentement ; mais quand les
rois parlent, c'en est une de contradiction : on ne man-
que jamais à leur applaudir quand on entre dans leurs
sentiments; et le seul moyen de leur contredire avec
le respect qui leur est dû, c'est de se taire, quand leurs
ordres ne sont pas si pressants qu'on ne puisse re-
mettre à s'excuser de leur obéir lorsque le temps en
sera venu, et conserver cependant une espérance légi-
time d'un empêchement, qu'on ne peut encore détermi-
nément prévoir,
n est vrai que dans ce sujet il faut se contenter de
I. Vers 1667.
94 LE CID.
tirer Rodrigae de péril, sans le pousser jusqu'à son ma*
nage avec Chimène. H est historique, et a plu en son
temps; mai. bien .ùrement U dépkiroit au nôtre; et
j'ai peine à yoir que Chimène y consente chez Fauteur
espagnol, bien qu'il donne plus de trois ans de durée à
la comédie qu'il en a faite. Pour ne pas contredire l'his-
toire, j'ai cm ne me pouvoir dispenser d'en jeter quelque
idée, mais avec incertitude de l'effet; et ce n'étoit que
par là que je pouvois accorder la bienséance du théâtre
avec la vérité de l'événement.
Les deux visités que Rodrigue fait à sa maîtresse* ont
quelque chose qui choque cette bienséance de la part de
celle qui les souffre ; la rigueur du devoir vouloit qu^elle
refusât de lui parler, et s'enfermât dans son cabinet, au
lieu de l'écouter; mais permettez-moi de dire avec un
des premiers esprits de notre siècle, « que leur conver-
sation est remplie de si beaux sentiments, que plusieurs
n'ont pas connu ce défaut, et que ceux qui l'ont connu
l'ont toléré. » J'irai plus outre, et dirai que tous presque
ont souhaité que cçs entretiens se fissent; et j'ai remar-
qué aux premières représentations qu'alors que ce mal-
heureux amant se présentoit devant elle, il s'élevoit un
certain frémissement dans l'assemblée, qui marquoit une
curiosité merveilleuse, et un redoublement d'attention
pour ce qu'ils avoient à se dire dans un état si pitgyable.
Aristote dit qu'il y a des absurdités qu'il faut laisser
dans un poème , quand on peut espérer qu'elles seront
bien reçues ; et il est du devoir du poëte, en ce cas, de les
couvrir de tant de brillants, qu'elles puissent éblouir'.
Je laisse an jugement de mes auditeurs si je me suis
assez bien acquitté de ce devoir pour justifier par là ces
1 . Voyez la scène iv de Pacte III, et la scène i de Tacte V.
2. Voyez la Poétique , fin du chapitre xxrv.
EXAMEN. 95
deux scènes. Les pensées de la première des deux sont
quelquefois trop spirituelles pour partir de personnes
fort affligées; mais outre que je n*ai fait que la pa-
raphraser de FespagnoP, si nous ne nous permettions
quelque chose de plus ingénieux que le cours ordinaire
de la passion, nos poëmes ramperoient souvent, et les
grandes douleurs ne mettroient dans la bouche de nos
acteurs que des exclamations et des hélas. Pour ne dé-
guiser rien, cette offre que fait Rodrigue de son épée à
Chimène, et cette protestation de se laisser ^uer par don
Sanche, ne me plairoient pas maintenant. Ces beautés
étoient de mise en ce temps-là, et ne le seroient plus
en celui-ci. La première est dans l'original espagnol, et
Fautre est tirée sur ce modèle. Toutes les deux ont &it
leur effet en ma faveur; mais je ferois scrupule d'en éta-
ler de pareilles à F avenir sur notre théâtre.
J'ai dit ailleurs ma pensée touchant Tlnfante et le Roi';
il reste néanmoins quelque chose à examiner sur la ma-
nière dont ce dernier agit, qui ne paroît pas assez vigou-
reuse, en ce qu'il ne fait pas arrêter le Comte après le
soufflet donné, et n'envoie pas des gardes à don Diègue
et à son fils. Sur quoi on peut considérer que don Fer-
nand étant le premier roi de Castille, et ceux qui en
avoient été maîtres auparavant lui n'ayant eu titre que
de comtes, il n'étoit peut-être pas assez absolu sur les
grands seigneurs de son royaume pour le pouvoir faire.
I. Voyez las Mocedades del Cid, au premier tiers de la seconde
jonroée; la pièce n*est pas divisée en scènes distinguées par des
chifCres.
3. Coraeille a remarqué dans le DUeours du Poime dramatique
(tome I, p. /fi) que l'amour de Tlnfante est un épisode détaché, et
dans V Examen de Ciitandre (tome I, p. 372), que don Femand agit
Mulement en qualité de juge et que ce roi c remplit assez mal la
dignité d*uD si grand titre. > Il revient encore sur ces deiyL person-
nages dans Y Examen d^Horace,
96 LE CID.
Chez don Guillen de Castro , qui a traité ce sujet avant
moi, et qui de voit mieux connottre que moi quelle étoit
Tautorité de ce premier monarque de son pays, le souf-
flet se donne en sa présence et en celle de deux ministres
d'État* , qui lui conseillent, après que le Comte s^est retiré
Bèrement et avec bravade , et que don Dièg^e a fiût la
même chose en soupirant, de ne le pousser point à bout,
parce qu il a quantité d'amis dans les Asturies, qui se
pourroient révolter, et prendre parti avec les Maures
dont son État est environné. Ainsi il se résout d'accom-
moder l'affaire sans bruit, et recommande le secret à ces
deux ministres, qui ont été seuls témoins de l'action.
C'est sur cet exemple que je me suis cru bien fondé à le
(aire agir plus mollement qu'on ne feroit en ce temps-ci,
où l'autorité royale est plus absolue. Je ne pense pas non
plus qu'il fasse une faute bien grande de ne jeter point'
l'alarme de nuit dans sa ville , sur l'avis incertain qu'il
a du dessein des Maures, puisqu'on faisoit bonne garde
sur les murs et sur le port; mais il est inexcusable de
n'y donner aucun ordre après leur arrivée, et de laisser
tout faire à Rodrigue. La loi du combat qu'il propose à
Chimène avant que de le permettre à don Sanche contre
Rodrigue, n'est pas si injuste que quelques-uns ont voulu
le dire, parce qu'elle est plutôt une menace pour la faire
dédire de la demande de ce combat, qu'un arrêt qu'il lui
veuille faire exécuter. Cela paroît en ce qu'après la vic-
toire de Rodrigue il n'en exige pas précisément l'effet de
sa parole, et la laisse en état d'espérer que cette condi-
tion n'aura point de lieu.
Je ne puis dénier que la règle des vingt et quatre
I . Voyez iai Mocedades del Cid^ au premier tiers de la première
journée.
a. Vaa. (édit. de 1660-1 663) : Je ne pense pas non pins qu'il
manque beaucoup à ne jeter point, etc.
EXAMEN. 97
heures * presse trop les incidents de cette pièce. La mort
da Comte et Tarrivée des Maures s'y pouvoient entre-
soivre d'aussi près qu'elles font, parce que cette arrivée
est nne surprise qui n'a point de communication, ni de
mesures à prendre avec le reste ; mais il n'en va pas ainsi
du combat de don Sanche, dont le Roi étoit le maître,
et ponvoit lui choisir un autre temps que deux heures
après la fiiite des Maures. Leur défaite avoit assez fatigué
Rodrigue toute la nuit, pour mériter deux ou trois jours
de repos, et même il y avoit quelque apparence qu'il n'en
étoit pas échappé sans blessures, quoique je n'en aye rien
dit, parce qu'elles n'auroient fait que nuire à la conclu-
sion de l'action.
Cette même règle presse aussi trop Chimène de de-
mander justice au Roi la seconde fois. Elle l'avoit fait le
soir d'auparavant, et n'avoit aucun sujet d'y retourner
le lendemain matin pour en importuner le Roi, dont elle
n'avoit encore aucun lieu de se plaindre, puisqu'elle ne
ponvoit encore dire qu'il lui eût manqué de promesse.
Le roman lui auroit donné sept ou huit jours de patience
avant que de l'en presser de nouveau; mais les vingt et
quatre heures ne l'ont pas permis ' : c'est l'incommodité
de la règle.
Passons à celle de l'unité de lieu, qui ne m'a pas donné
moins de gène en cette pièce. Je l'ai placé dans Séville,
bien que don Fernaud n'en aye jamais été le maître; et
j'ai été obligé à cette falsiBcation, pour former quelque
YTaisemblance à la descente des Maures, dont l'armée ne
ponvoit venir si vite par terre que par eau. Je ne vou-
drois pas assurer toutefois que le flux de la mer monte
I. Var. (ëdit. de 1660) : que la règle des yingt-quatre heures.
9. VâB. (édit. de 1660) : mais les yingt-quatre heures ne l'ont pas
permis.
"in 7
98 LE CID.
effectivement jusqae-là^; mais conune dans notre Seine
il fait encore plus de chemin qu^il ne lui en faut faire sur
le Guadalquivir pour battre les murailles de cette ville,
cela peut suffire à fonder quelque probabilité parmi nous,
pour ceux qui n'ont point été sur le lieu même.
Cette arrivée des Maures ne laisse pas d'avoir ce dé-
faut, que j'ai marqué ailleurs', qu'ils se présentent d^eux-
mémes, sans être appelés dans la pièce, directement ni
indirectement, par aucun acteur du premier acte. Us ont
plus de justesse dans Firrégularité de l'auteur espagnol :
Rodrigue, n'osant plus se montrer à la cour, les va com-
battre sur la frontière ' ; et ainsi le premier acteur les
va chercher, et leur donne place dans le poëme, au con-
traire de ce qui arrive ici, où ils semblent se venir fidre
de fête exprès pour en être battus, et lui donner moyen
de rendre à son roi un service d'importance*, qui lui
fasse obtenir sa grâce. C'est une seconde inconunodité
de la règle dans cette tragédie.
Tout s'y passe donc dans Séville, et garde ainsi quelque
espèce d'unité de lieu en général ; mais le lieu particulier
change de scène en scène, et tantôt c'est le palais du Roi,
tantôt l'appartement de l'Infante, tantôt la maison de
Chimène, et tantôt une rue ou place publique. On le dé-
termine aisément pour les scènes détachées; mais pour
celles qui ont leur liaison ensemble, conune les quatre
dernières du premier acte, il est malaisé d'en choisir un
I. Corneille anraît pu rassurer. Madoz dit que le flnx se fait
sentir jusqa*à dix ou douze lieues au-dessus de Sérille. (Diccionarw
gtografieo'estadutico'hutorieo de Espana. Madrid , 1847, 8^* in-S^,
tome IX, p. aa.)
a. Voyez tome I, p. 43*
3. Voyez las Mocedades del Cid, deuxième journée.
4- Vah. (édit. de 1660 et de i663) : de rendre un serrice d'impor-
tance à son roi.
EXAMEN.
<pà convienne i toutes^. Le Comte et don Diègue se que-
rellent an sortir du palais; cela se peut passer dans une
me ; mais après le soufflet reçu , don Diègue ne peut pas
demeurer en cette rue à foire ses plaintes, attendant que
son fils survienne, qu'il ne soit tout aussitôt environné
de peuple, et ne reçoive Tofire de quelques amis. Ainsi il
seroit plus à propos qu'il se plaignît dans sa maison, où
le met l'Espagnol ', pour laisser aller ses sentiments en
liberté; mais en ce cas il faudroit délier les scènes
conune il a fait. En l'état où elles sont ici, on peut dire
qu'il faut quelquefois aider au théâtre, et suppléer &vo-
rablenl^nt ce qui ne s'y peut représenter. Deux personnes
s'y arrêtent pour parler, et quelquefois il faut présumer
qu'ils marchent, ce qu'on ne peut exposer sensiblement
à la vue, parce qu'ils échapperoient aux yeux avant que
d'avoir pu dire ce qu'il est nécessaire qu'ils fassent savoir
à l'auditeur. Ainsi, par une fiction de théâtre, on peut
s'imaginer que don Diègue et le Comte, sortant du palais
du Roi, avancent toujours en se querellant, et sont ar-
rivés devant la maison de ce premier lorsqu'il reçoit le
I. AilleoTS Corneille a déjà dit U même chose, mais en précisant
on peu pins : « Le Cid multiplie encore davantage les lieux particn-
lien sans quitter Séville ; et comme la liaison de scènes n'y est pas
girdécy le théâtre, dès le premier acte, est la maison de Chimène,
Tappartement de l'Infante dans le palais du Roi, et la place publique ;
le second y ajoute la chambre du Roi; et sans doute il y a quelque
excès dans cette licence. » (Discours des trois unités , tome I, p. lao.)
On doit bien penser que Scudéry ne manqua pas d'insister sur cette
ÎRégularité : c Le théâtre, dit-il, en est si mal entendu, qu'un même
lieu représentant l'appartement du Roi, celui de l'Infante, la maison
de Chùnène et la rue, presque sans changer de face, le spectateur
ne sait le plus souvent où en sont les acteurs. » {Fautes remarquées
dams ia tragi-comédie du Cid, p. ag.) — Actuellement on change les
décorations. Voyez la Notice, p. 5a«
a. Voyex las Mocedades det Cid, an deuxième tiers de la première
jounée.
luo LE CID.
soufflet qui Foblige à y entrer pour y chercher du secours.
Si cette fiction poétique ne vous satisfait point, laissons-le
dans la place publique, et disons que le concours du
peuple autour de lui après cette offense, et les offres de
service que lui font les premiers amis qui s'y rencon-
trent, sont des circonstances que le roman ne doit pas
oublier; mais que ces menues actions ne servant de rien
à la principale, il n'est pas besoin que le poëte s'en em-
barrasse sur la scène. Horace l'en dispense par ces vers :
Hoc omet y hoc spernat promissi carminis auctor;
Pleraque negligai ^.
Et ailleurs :
Semper ad eventum festinet*.
C'est ce qui m'a fait négliger, au troisième acte, de don-
ner à don Diègue, pour aide à chercher son fils, aucun
des cinq cents amis qu'il avoit chez lui. Il y a grande
apparence que quelques-uns d'eux l'y accompagnoient,
et même que quelques autres le cherchoient pour lui
d'un autre côté; mais ces accompagnements inutiles de
personnes qui n'ont rien à dire, puisque celui qu'ils ac-
compagnent a seul tout l'intérêt à l'action, ces sortes
d'accompagnements, dis-je, ont toujours mauvaise grâce
au théâtre, et d'autant plus que les comédiens n'em-
ploient à ces personnages muets que leurs moucheurs de
chandelles et leurs valets, qui ne savent quelle posture
tenir.
I. Voici le Tiai texte de ce pauage (Art poétique, yen 44 «t 4^) '•
Pleraque différai^ et prmsens in tempus omittat;
Hoc omet, hœ spernat promissi carminis auctor,
a. Ici Conieille a changé le mode du verbe pour faire mieux con-
corder les deux citations. Il y a dans Vjrt poétique (vers 148) :
Semper ad eventum festinat.
KXAMEN. loi
Les (unérailles du Comte étoient encore une chose fort
embarrassante, soit qu'elles se soient faites avant la fin
de la pièce, soit que le corps aye demeuré en présence
dans son hôtel, attendant qu'on y donnât ordre*. Le
moindre mot que j en eusse laissé dire, pour en prendre
soin, eût rompu toute la chaleur de Fattention, et rempli
Tauditeur d'une fâcheuse idée. J ai cru plus à propos de
les dérober à son imagination par mon silence, aussi bien
que le lieu précis de ces quatre scènes du premier acte
dont je viens de parler; et je m'assure que cet artifice
m'a si bien réussi, que peu de personnes ont pris garde
à Tun ni à l'autre, et que la plupart des spectateurs, lais-
sant emporter leurs esprits à ce qu'ils ont vu et entendu
de pathétique en ce poëme, ne se sont point avisés de
réfléchir sur ces deux considérations.
J'achève par une remarque sur ce que dit Horace, que
ce qu'on expose à la vue touche bien plus que ce qu'on
n'apprend que par un récit '.
Cest sur quoi je me suis fondé pour faire voir le souf-
flet que reçoit don Diègue, et cacher aux yeux la mort du
Comte, afin d'acquérir et conserver à mon premier ac-
teur l'amitié des auditeurs, si nécessaire pour réussir au
I. Scadéry revient à denx reprises sur ce point : c Ro<lrigue y
paroît d'abord (diuu le irouième acte) chez Chimène, avec une
épée qui fume encore du sang tout chaud qu'il vient de faire ré>
pandre à son père; et par ceUe extravagance si peu attendue, il
donne de l'horreur à tous les judicieux qui le voient, et qui savent
(jne ce corps est encore dans la maison, o [Fautes remarquées y p. a a.)
^ « Rodrigue vient en plein jour revoir Cbimène.... Si je ne crai-
gnois de faire le plaisant mal à propos , je lui demanderois volon-
tiers s'il a donné de l'eau bénite en passant à ce pauvre mort qui
naisemblablement est dans la salle. » (P. ^y,)
a. Segnius irritant animos demissa per aurem,
Quam qum suât ocuUs subjecta fideUèus....
(Art poétique f vers i8o et i8i.)
I02
LE CID.
théâtre. L'indignité d'un affront fait à un vieillard, chargé
d'années et de victoires, les jette aisément dans le parti
de Toffensé; et cette mort, qu'on vient dire au Roi tout
simplement sans aucune narration touchante, n'excite
point en eux la conounisération qu'y eût fait naître le
spectacle de son sang, et ne leur donne aucune aversion
pour ce malheureux amant, qu'ils ont vu forcé par ce
qu'il devoit à son honneur d'en venir à cette extrémité,
malgré l'intérêt et la tendresse de son amour.
LISTE DES lÉDmOirS QUI ONT ÉTÉ GOIXATIONITÉES
POUR LES VàRIAin*ES DU CID.
ÉDinOlffS siPÀBÉES.
1637 in-4®, Paris, F. Targa
Bibliothèque impériale, T,
5664 + A);
1 637 in-4% Paris, A. Courbé
(Bibliothèque impériale, T,
5664 -H- A) ;
1687 in -4'*, Paris, F.
Targa (Bibliothèque de l'Insti-
tut et Bibliothèque de Ver-
sailles*);
1687 in- 12 (deux exem-
plaires identiques) ;
i638 in-ia, Paris;
1 638 in- 1 1, Leyden, édition
précédée d'un avis Aux ama^
ieurs du langage francois^ si-
gne!. P.«;
1639 in- 4*";
1644 in-4";
1644 in«ia;
I. Nous avons confronté plusieurs exemplaires de Tédition ori-
ginale, parce qn*ils ne sont pas tous identiques : en les comparant,
nous avons constaté, comme on pourra le voir aux variantes, plu-
sieurs différences, dont une est très-notable : voyez vers 3ia-3i4»
p. lai.
a. Nous avons fait réimprimer cet avis à la fin de notre Appendice
du Cid.
ÉDITIONS COLLATIONNÉES, ETC. io3
MBGUBILS.
164B in-ia;
i65a in-ia;
i654 in-ia;
i655 in-ia;
i656 in-ia;
1660 in-S*;
i663 in-fol.;
1664 in-8®;
1668 in-ia;
i68a in-ia.
N. B. — Quand il sera besoiD de distinguer les nns des antres
les dÎTers exemplaires de Tédition de 1637, ^1-4^, nous désignerons
ceax de la Bibliothèque impériale de Paris par la lettre P., ceux des
Bibliothèques de Flnstitut et de Venailles par un I. (Les deux exem-
plaires de la Bibliothèque impériale sont constamment identiques ;
l'exemplaire de Versailles est partout semblable à celui de l'Insti-
tot.) — Nous distinguerons de même par les lettres P. et L. nos
deux éditions in-ia de 1638, de Paris et de Leyde.
ACTEURS.
DON FERNAPn)^ premier roi de Gastille.
DONA URRAQUE, infante de Gastille.
DON DIÈGUE, père de don Rodrigue.
DON GOMÈS, comte de Gormas, père de Chimène.
DON RODRIGUE, amant de Chimène ^
DON SANCHE, amoureux de Chimène.
DON ARUS, ) ., , .„
,^^« , • ^« 5 gentilshommes castillans.
DON ALONSE, ) **
CHIMÈNE, fille de don Gomès'.
LÉONOR, gouvernante de l'Infante.
ELVIRE, gouvernante de Chimène*.
Un Page de l'Infante.
La scène est à Séville.
I. Fernand oa Ferdinand I^', dit le Grand, mourut en 1075. Dona
Vrraque est aussi un nom historique : les deux filles que laissa le roi
Fernand s'appelaient, Tune doha Urraca^ l'autre dona Ehira. Nous
avons vu plus haut (p. 79), dans l'extrait de Mariana, don Gomès,
Chimène, et don Rodrigue (ou Jlujr DitLz de Bivar, surnommé le Cid),
Le père de don Rodrigue est appelé par le même historien (livre IX,
chapitre v) don Diego Laynez, Quant à don Arias , qu'il nomme don Arias
GonzalèSy il parle de lui comme d'un vieil officier qui «avait long-
temps servi sous le roi don Fernand. Les autres noms de ses acteurs.
Corneille les a trouvés également, à l'exception peut-être de celui
de lAonory soit dans le livre IX de Mariana, soit dans don Guillem
de Castro; seulement il a donné ceux de don Sanche et de don Alonse
à d'autres personnages que ceux à qui ils appartiennent dans l'his-
toire ou chez le poète espagnol.
a. Var. (édit. de 1 637-1 656] : Dov Rod&igub, fils de don Diègue
et amant de Chimène.
3. Var. (édit. de 1637-1644) ' CHiaiàvBy maîtresse de don Ro-
drigue et de don Sanche.
4* Var. (édit. de 1637- 16 56} : ElLviaE, suivante de Chimène.
LE CID,
TRAGÉDIE*.
ACTE I.
SCÈNE PREMIERE».
CHIMÈPÎE, ELVIRE».
CHIMÈNE.
Elyire, m^a»-ta fait un rapport bien sincère?
Ne déguises-tu rien de ce qu'a dit mon père?
ELVIRE.
Tous mes sens à moi-même en sont encor charmés :
D estime Rodrigue autant que vous Faimez ,
Et si je ne m'abuse à lire dans son âme , 5
X. f^or. nuoi-cxniiDni. (1637-44)
a.Yoyex la ffoiiee, p. 5i.
3. Far. SCÈNE PREMIÈRE.
13 COMTE, ELYIRE (a).
ILT. Entre tous ces amants dont la jenne ferrenr
Adore TObv fille et brigne ma favem'.
Don Rodrigae et don Sancbe à TenTÎ font paroltre {b)
!«) ILTIES f LX OOMTI. (l638 P.)
If) Dans l'édition originale^ et dans ploaiears de celles qui Tont siÛTie, il 7
I parettre, et à l'autie Ter s naittre. Nous avons signalé une rime semblable :
Mgaertrv et naûtre^ dans ia Comédie des Tuileries (rojet tome II, p. 3x5,
Aolf x). Dans rintérieor des Ters, les éditions les plus anciennes donnent tantôt
ftrestre (par exemple, à la Tariante du vers xaSo), tantôt parùistrt (à la Ta-
risBte du Ten 1419).
io6 LE CID.
II yous commandera de répondre à sa flamme.
CHIBUBIŒ.
Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois
Ce qui te fait juger qu'il approuve mon choix : «
Apprends-moi de nouveau quel espoir j'en dois prendre;
Un si charmant discours ne se peut trop entendre; lo
Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour
La douce liberté de se montrer au jour.
Que t'a-t-il répondu sur la secrète brigue
Que font auprès de toi don Sànche et don Rodrigue?
N'as-tu point trop fait voir quelle inégalité 1 5
Entre ces deux amants me penche d'un côté?
ELVIRE.
Non; j'ai peint votre cœur dans une indifiPérence
Qui n'enfle d'aucun d'eux ni détruit l'espérance*,
Et sans les voir d'un œil trop sévère ou trop doux ,
Attend l'ordre d'un père à choisir un époux. so
Ce respect l'a ravi , sa bouche et son visage
M'en ont donné sur l'heure un dig^e témoignage*,
Et puisqu'il vous en faut encor faire un récit.
Voici d'eux et de vous ce qu'en hâte il m'a dit :
« Elle est dans le devoir ; tous deux sont dignes d'elle, a 5
Tous deux formés d'un sang noble , vaillant , fidèle ,
Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux
Le beau fea qa*en leurs corai? ses beautés ont fisit naître.
Ce n'est pas que Chimène écoate^lenrs soupirs,
Ou d'un regard propice anime leurs désirs :
▲n contraire, pour tons dedans rindifférence ,
Elle n*6te à pas un ni donne d'espérance,
Et sans les Toir d*nn oeil trop sérère on trop doux ,
C'est de votre seul choix qu'elle attend un époux.
LK OOM1V. [Elle est dans le deroir; tons deux sont dignes d'dle (a).]
I. Kar, Qui n'enfle de pas un ni détruit l'espérance, (i637-5Q
Et sans rien Toir d'un oeil trop sévère ou trop doux. (1660)
a. Kar, M'en ont donné tons deux un soudain témoignage. (1660)
{a) On Toit que, dans ses premières éditions. Corneille faisait dire an Comte
lui-même ce qu'à partir de x66o EWire rapporte comme un discours da Comte.
ACTE I, SCÈNE I. 107
L'éclatante ^ertu de leurs braves aïeux.
Don Rodrigue surtout n'a trait en son visage *
Qui d un homme de cœur ne soit la haute image , • 3 o
Et sort d'une maison si féconde en guerriers,
Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers.
La valeur de son père, en son temps sans pareille,
Tant qu*a duré sa force , a passé pour merveille;
Ses rides sur son front ont gravé ses exploits ^, 3 5
Et nous disent encor ce qu'il fiit autrefois.
Je me promets du fils ce que j'ai vu du père ;
Et ma fille, en un mot, peut l'aimer et me plaire*. »
I. Far, Don Rodrigae aurtoat n'a trait de ion visage. (x637 in-ia)
3. c Twk TQ fen M. Corneille fort en colère contre M. Racine pour une
bagatelle, tant lea poêles sont jaloux de leurs ovvrages. M. Corneille.... avoit
<lit en perlant de don Diègoe :
Ses rides sur son front ont gravé ses exploits ;
M. Racine, par manière de parodie, s'en joua dans ses PlaidewSf oh il dit
dW sergent, acte I, scène i :
Ses rides snr son front gravoient tons ses exploits.
< Quoi 1 disoit M. Corneille, ne tient-il qu'à un jenne homme de venir toorner
« ai ridicule les plus beaux vers des gens? 9 (Ménagianaf édition de 17x5,
tome III, p. 3o6 et 307.)
3. Far, [Et ma fille , en nn mot, peut Paimer et me plaire.]
Va l'en entretenir; mais dans cet entretien
Cache mon sentiment et découvre le sien.
Je veux qu'à mon retour nous en parlions ensemble;
L'heure à présent m'appelle au conseil qui s'assemble :
Le Roi doit à son fils choisir un gouverneur,
Ou plutAt (a) m'élever à ce haut rang d'honneur ;
Ce que pour lui mon bras chaque jour exécute ,
Me défend de penser qu'aucun me le dispute.
SCÈNE n(^).
CHIBfÈllE, ELVIRE (c).
■LTiAt, ttmle («O. Quelle douce nouvelle à ces jeunes amants!
Et que tout se dispose à leurs contentements I
(<i) L'édition de i638 P. porte : c Au plutôt, s ce qui est sans doute une faute.
{f>) Les srènes se trouvent ainsi reculées d'un rang , jusqu'à la fin de Tacte,
dsBs les éditions de x637-56. — L'édition de i638 P. numérote partout les
lecnes en nombres ordinaux : scakii a DiuziiMX , scàm TROxsiiifx , etc.
(c) xLviRx, cnmiirx. (x638 P.)
(^ Le mot seule manque dans les éditions de i638 P. et de 1644 in*ia.
io8 LE GID.
II alloit au conseil, dont Fheure qui presBoit'
A tranché ce discours qu'à peine il commençoit ; 4 o
Biais à ce peu de mots je crois que sa pensée
Entre vos deux amants n'est pas fort balancée.
Le Roi doit à son fils élire un gouyemeur,
Et c'est lui que regarde un tel degré d'honneur :
Ce choix n'est pas douteux, et sa rare vaillance 4 5
Ne peut souffrir «qu'on craigne aucune concurrence.
Gomme ses hauts exploits le rendent sans égfl ,
Dans un espoir si juste il sera sans rival ;
Et puisque don Rodrigue a résolu son père
Au sortir du conseil à proposer l'affaire, 5o
Je vous laisse à juger s'il prendra bien son temps,
Et si tous vos désirs seront bientôt contents.
CHIMENE.
Il semble toutefois que mon âme troublée
Refuse cette joie, et s'en trouve accablée :
Un moment donne au sort des visages divers, 55
Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.
ELVIRE.
Vous verrez cette crainte heureusement déçue ^.
CHIMENE.
Allons, quoi qu'il en soit, en attendre l'issue.
cmM. Eh bien 1 Elrire, enfin que fant-il que j'espère?
Qoe doifl-je derenir, et qae t*a dit mon père ?
■LT. Deux mots dont tous tos sens doivent être charmés:
[Il estime Rodrigue autant que tous l'aimez.]
CHiM . L'excès de ce bonheur me met en défiance :
Puis-je à de teb discours donner quelque croyance ?
BLT. Il passe bien plus outre, il approuve ses feux,
Et TOUS <loit commander de répondre à ses vœux.
Jngex après cela , puisque tantôt son père
An sortir du conseil doit proposer raffaire ,
S'il pottvoit avoir lieu de mieux prendre son temps ,
[Et si tous vos désirs seront bientôt contents.] (i637-56)
I. f^ttr. Il alloit an conseil , dont l'heure qu'il pressoit. (1660)
«. Fiar. Vons venrei votre crainte heureusement déçne. (i637-56)
ACTE I, SCÈNE II. 109
SCÈNE IL
L'INFANTE, LÉONOR, Page*.
l'infante*.
P^e, allez avertir Chimène de ma part'
Qa'aajourd'hui pour me voir elle attend un peu tard, 60
Et que mon amitié se plaint de sa paresse.
f (Jje Pag« rentre .)
LEONOR.
Madame, chaque jour même désir vous presse ;
Et dans son entretien je vous vois chaque jour*
Demander en quel point se trouve son amour*.
l'infante.
Ce n'est pas sans sujet : je l'ai presque forcée' 65
A recevoir les traits dont son âme est blessée.
Elle aime don Rodrigue, et le tient de ma main ,
Et par moi don Rodrigue a vaincu son dédain :
Ainsi de ces amants ayant formé les chaînes.
Je dois prendre intérêt à voir finir leurs peines'. 7 o
LÉONOR.
Madame, toutefois parmi leurs bons succès
Vous montrez un chagrin qui va jusqu'à l'excès*.
I. Far, Ls VAGK. (i638 P. et 44 in-ia)
\.Var, L'oiFAHTty au Page. (1637-60)
"i.Far, Va-t'en tronrer Chimène, et lui dis de ma part. (1637-44)
Far. Va- t'en trooTer Chimène , et dis-loi de ma part. (1648-66)
4. Ce jeu de scène manque dans les éditions de 1637 in-ia et de i63S L. —
D le tronve trois tc» pins loin dans Tédition de 1644 in-xa.
5. Far. Et je tous toîs pensire et triste chaque joor. (i637-56)
6. Far. L'informer (a) avec soin comme Ta son amonr. (1637-44)
Far. Demander avec soin comme va son amour. (1648- 56)
7. Far. l'en dois bien avoir soin : je l'ai presque forcée
A receroir les coups dont son âme est blessée if). (x637-5Q
S. Far, le dois prendre intérêt à la fin de leurs peines. (1637 -56)
9. Far. On tous Toit un chagrin qui Ta jusqu'à l'excès. (i637-56)
(s) Vojei tome l, p. 47a, note a, et tome II, p. 3x, note a.
if) A reeeroir le coup dont son âme est blessée. (1644 in-ia)
no LE CID.
Cet amour, qui tous deux les comble d'allégresse ,
Fait-il de ce grand cœur la profonde tristesse,
Et ce grand intérêt que vous prenez pour eux 7 5
Vous rend-il malheureuse alors qu'ils sont heureux?
Mais je vais trop avant, et deviens indiscrète.
l'infante.
Ma tristesse redouble à la tenir secrète.
Ecoute , écoute enfin comme j'ai combattu ,
Ecoute quels assauts brave encor ma vertu *t 80
% L'amour est un tyran qui n'épargne personne :
Ce jeune cavalier', cet amant que je donne'.
Je l'aime \
LISONOR.
Vous l'aimez!
l'infântb.
Mets la main sur mon cœur.
Et vois comme il se trouble au nom de son vainqueur,
Comme il le reconnoît.
' LÉONOa.
Pardonnez-moi, Madame, 85
Si je sors du respect pour, blâmer cette flamme * .
Une grande princesse à ce point s'oublier
Que d'admettre en son cœur un simple cavalier' !
Et que diroit le Roi ? que diroit la C^stille' ?
X. Far. Et plaignant ma foibleue, admire ma vertn. (1637 iii-4* et 3^56)
Far, Et plaignant ma tristcMe, admire ma Terto. (x637 in-xaet 38)
a. Voyez le Lexique^ au mot Cavalier,
3. Far, Ce jeune cheraiier, cet amant que je donne.
(x637 in-4% 38 P. et Sg-U)
4. « L*Infante dans le Cid aTooe à Léonor Tamoar secret qu*elle a poor lai,
et Tauroit pu faire un an ou six mois plus tôt. b (Corneille, Examen de Po-
Ijreucte.)
5. Far, Si je sors da respect pour blâmer Totre flamme. (x637 in- la et 38 L.)
6. Far, Choisir pour TOtre amant un simple cheralier I
(x637 in-4*, 38 P. et 3^44)
Far, Choisir pour TOtre amant un simple csTalier !
(x637 in-ia, 38 L. et 48-56)
7. Far, Et que dira le Roi? que dira la Castille?
ACTE I, SCÈNE II. m
Vous souvient-il encor de qui vous êtes fille? 90
l/lNFÀlfTE.
Il m'en souvient si bien que j'épandrai mon sang
Avant que je m'abaisse à démentir mon rang.
Je te répondrois bien que dans les belles âmes
Le seul mérite a droit de produire des flammes;
Et si ma passion cherchoit à s'excuser, 9 5
Mille exemples fameux pourroient Tautoriser;
Mais je n'en veux point suivre où ma gloire s'engage;
La surprise des sens n'abat point mon courage*;
Et je me dis toujours qu'étant fille de roi',
Tout autre qu'un monarque est indigne de moi. 100
Quand je vis que mon cœur ne se pouvoit défendre.
Moi-même je donnai ce que je n'osois prendre.
Je mis , au lieu de moi , Chimène en ses liens ,
Et j'allumai ISùrs feux pour éteindre les miens.
Ne t' étonne donc plus si mon âme gênée i o 5
Avec impatience aflSnd leur hyménée :
Tu vois que mon repos en dépend aujourd'hui.
Si l'amour vit d'espoir, il périt avec lui* :
C'est un feu qui s'éteint , faute de noumture;
Et malgré la rigueur de ma triste aventure , no
Si Chimène a jamais Rodrigue pour mari.
Mon espérance est morte, et mon esprit guéri*.
Je soufire cependant un tourment incroyable :
Jusqnes à cet hymen Rodrigue m'est aimable;
Vou toiiTCiies-TOiu point de qui toub êtes fille (a) ?
Vufw. Oui, oui y je m'en sonTiens, et j*épaiidni mon tang
Plutôt qne de rien faire indigne de mon rang. (x637-56)
I. f^ar. Si j'ai beanconp d'amour, j'ai bien plus de courage. (i637-56)
a. Far, Un noble orgueil m'apprend qu'étant fille de roi.
(x637, 38, 44in-x9 et 48-56)
Ftw. Un noble orgueil m'apprend qu'étant fille du Roi. (1639 et 44 in-4*)
3. Far. Si l'amour Tit d'espoir, il meurt a^eoque lui. (1637 -56)
4. L'édition de x637 in- 12 porte guari, pour guéri,
(a) Voua M>uTenes>Tona bien de qui voua êtes fille? (i638 L.)
lia LE CID.
Je travaille à le perdre , et le perds à regret; 1 1 5
Et de là prend son cours mon déplaisir secret.
Je vois avec chagrin que Tamour me contraigne^
A pousser des soupirs pour ce que je dédaigne;
Je sens en -deux partis mon esprit divisé :
Si mon courage est haut, mon cœur est embrasé; i ao
Cet hymen m'est fatal , je le crains , et souhaite :
Je n^ose en espérer qu'une joie imparfaite^.
Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d'appas,
Que je meurs s'il s'achève ou ne s'achève pas.
LÉONOR.
Madame , après cela je n'ai rien à vous dire , x a 5
Sinon que de vos maux avec vous je soupire :
Je vous blàmois tantôt, je vous plains à présent;
Mais puisque dans un ^gial si doux et si cuisant
Votre vertu combat et son charme et sa force ,
En repousse l'assaut , en rejette l'amorce , 1 3 o
Elle rendra le calme à vos esprits flottants.
Espérez donc tout d'elle, et du secours du temps;
Espérez tout du ciel : il a trop de justice
Pour laisser la vertu dans un si long supplice*.
l'infante.
Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir. x 3 5
LE PAGE.
Par vos commandements Ghimène vous vient voir.
l'infante, à Léonor^.
Allez l'entretenir en cette galerie.
leonor.
Voulez-vous demeurer dedans la rêverie?
I. Kar, Je suis ao désespoir que l*amoiir me contraigne. (1637-60)
a. Far, Je ne m'en promets rien qu'one joie imparfaite.
Ma gloire et mon amour ont tous deax tant d'appas ,
Que je meors s'il s'achère et ne s'achève pas. (i637-56)
3. Far, Pour souffrir la rertu si longtemps au supplice. (x637-56)
4. Les mots à Lèoi»r manquent dans les éditions de 1637-44.
ACTE I, SCÈNE II. ii3
L* INFANTE.
Non, je veux seulement , malgré mon déplaisir,
Kemettre mon visage un peu plus à loisir. 140
Je vous suis.
Juste ciel, d*où j'attends mon remède.
Mets enfin quelque borne au mal qui me possède :
Assure mon repos , assure mon honneur.
Dans le bonheur d'autrui je cherche mon bonheur :
Cet hyménée à trois également importe; 145
Rends son e£fetplus prompt, ou mon âme plus forte.
D^un lien conjugal joindre ces deux amants,
C'est briser tous mes fers, et finir mes tourments.
Mais je tarde un peu trop : allons trouver Chimène ,
Et par son entretien soulager notre peine. 1 5o
SCÈNE III.
LE œMTE, DON DIÈGUE.
LE COMTE.
Enfin vous remportez, et la faveur du Koi
Vous élève en un rang qui n étoit dû qu'à moi :
Il vous fait gouverneur du prince de Gastille.
DON DIEGUB.
Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille
Montre à tous qu'il est juste , et fait connoître assez x 5 5
Qu'il sait récompenser les services passés.
LE COMTE.
Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :
Us peuvent se tromper comme les autres hommes ;
Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans
Qu'ils savent mal payer les services présents. 160
DON DIÈGUE.
Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite :
CoRHUIXK. ni 8
ii4 LE CID.
La faveur Ta pu faire autant que' le mérite ; -
Mais on doit ce respect au pouvoir absolu',
De n^examiner rien quand un roi Ta voulu.
A rhonneur qu'il m*a fait ajoutez-en un autre'; i55
Joignons d'un sacré noeud ma maison à la vôtre :
Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils*;
Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu'amis :
Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre.
LB COM'l'B.
A des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre ; 170
Et le nouvel éclat de votre dignité
Lui doit enfler le cœur d'une autre vanité^.
Exercez-la, Monsieur, et gouvernez le Prince :
Montrez-lui comme il faut régir une province ,
Faire trembler pai^tout les peuples sous sa^R*, 1 7 5
Remplir les bons d'amour, et les méchants d'e£froi.
Joignez à ces vertus celles d'un capitaine :
Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine ,
Dans le métier de Mars se rendre sans égal ,
Passer les jours entiers et les nuits à cheval , i g »
Reposer tout armé, forcer une muraille ,
Et ne devoir qu'à soi le gain d'une bataille.
Instruisez-le d'exemple, et rendez-le parfait',
ExpUquant à ses yeux vos leçons par l'efifet.
X. L'édition de 1687 in-ia porte avant que, pour autant que.
a. Far, Vont choiaiAsaiit peut-être on eAt pu niimix eboisir ;
Mais le Roi m'a trouTé plus propre à son detir. (x637-56)
3. Far, A l'honneur qu'on m'a fait ajoutez-en un autre. (z66o et 63)
4. Fur, Rodrigue aime Chimène, et ce digne sujet
De set affections est le plus cher objet :
Consentez-y, Monsieur, et l'acceptez pour gendre.
Li ooxTB. A de plus hauu partis Rodrigue doit prétendre. (1637 -56)
5. Far, Lui doit bien mettre au cour une autre vanité. (1637 -56)
6. L'édition de x68a porte, par erreur, sous la loi, pour sous sa loi.
7. Far, Instruisez- le d'exemple, et vous ressouvenez
Qu'il faut faire à ses yeux ce que vous enseignez. (x637-56)
ACTE I, SCÈNE III. 1 15
DOIT OISGITB.
Pour s'instmire d'exemple , en dépit de Fenvie ^ r 8 5
n lira seulement Fhistoire de ma vie:
Là , dans un long tissu de belles actions*,
Il verra comme il £aiut dompter des nations,
Attaquer une place, ordonner une armée',
Et sur de grands exploits bâtir sa renommée. 190
LE COMTE.
Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir*;
Un prince dans un livre apprend mal son devoirA
£t qu'a (ait après tout ce grand nombre d'années,
Que ne puisse égaler une de mes journées?
Si vous fûtes vaillant , je le suis aujourd'hui , 195
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l' Aragon tremblent quand ce fer brille ;
Mon nom sert de rempart à toute la Castille :
Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois* . 200
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire.
Le Prince à mes côtés feroit dans les combats
L'essai de son courage à l'ombre de mon bras ;
Il apprendroit à vaincre en me regardant faire ; a o 5
\,Vmt. Là f dans us long dstn des beUes actiont. (x639 et 44 iA-4*)
a. Far, Attaquer une f^oe et ranger une armée. (1660-64)
3. Fmr, Lee exemples vÎTints ont bien pins de ponroir. (1637-56)
4. Var, Et si Toos ne m'aTiex , toos n*aariea plus de rois.
Chaque jour, diaqne instant entasse pour ma gloire
Laurier dessus laurier, victoire sur Yictoire (a).
Le Prince, pour essai de générosité,
Gagneroit des combats marchant à mon c6té ;
Lom des firoides levons qu'à mon bras on préfère ,
[n apprendroit à Taincre en me regardant faire.]
DOS DiSG. Voua me parles en vain.de ce que je connoi (^);
[Je vous ai vu combattre et commander sons moi.] (i637-56)
(a) Lauriers dessus lauriers, victoire sur victoire. (1648-56)
(&) Vofez tome I, p. 431» note 3.
ii6 LE CID.
Et pour répondre en h&te à son grand caractère,
n verroit....
DON DISGUE.
Je le sais , vous servez bien le Roi :
Je vous ai vu combattre et commander sous moi.
Quand Tâge dans mes nerfs a fait couler sa glace ,
Votre rare valeur a bien rempli ma place; 3 1 o
Enfin , pour épargner les discours superflus ,
Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence
Un monarque entre nous met quelque différence ^
LE COMTE.
Ce que je méritois , vous l'avez emporté. a 1 5
DON DIÈGUE.
Qui l'a gagné sur vous l'avoit mieux mérité.
LE COMTE.
Qui peut mieux l'exercer en est bien le plus digne.
DON DIEGUE.
En être refusé n'en est pas un bon signe.
LE COBfTE.
Vous l'avez eu par brigue, étant vieux courtisan.
DON DIEGUE.
L'éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan. 2 a o
LE COMTE.
Parlons-en mieux, le Roi fait honneur à votre âge*.
DON DIEGUE.
Le Roi, quand il en fait, le mesure au courage*.
LE COMTE.
Et par là cet honneur n'étoit dû qu'à mon bras.
DON DIÈGUE.
Qui n'a pu l'obtenir ne le méjitoit pas.
I. Far, Un monarque entre nous met de la différence. (x637-56)
a. Var, Parlons-en mieux, le Roi fait l'honneur à votre â|;e. (1644 in-4*)
3. Kar. Le Roi, quand il en fait, les mesure au i»urage. (1648- 56)
ACTE I, SCÈNE III. 117
LE COMTE.
Ne le méritoit pas ! Moi ?
DON DIÈGUE.
Vous.
LE COMTE.
Ton impudence , a a 5
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
(n loi donne on soufflet .)
DON DIÈGUE , mettant Tépée k la main .
Achève , et prends ma vie après un tel affront ,
Le premier dont ma race ait vu rougir son front.
LE COMTE.
Et que penses-tu faire avec tant de foiblesse?
DON DIÈGUE.
O Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse ' ! a 3 o
LE COMTE.
Ton épée est à moi ; mais tu serois trop vain ,
Si ce honteux trophée avoit chargé ma main.
Adieu : fais lire au Prince, en dépit de Tenvie,
Pour son instruction , Thistoire de ta vie :
I. « On ne donnerait pas aajoard*hai an soufflet sur la joue d*un héros. Les
acteurs mêmes sont très-embarrassés à donner ce soufflet, ils font le semblant.
Cela n*est plus même souffert dans la comédie, et c^est le seul exemple qa*on
en ait sur le thé&tre tragique. Il est à croire que c'est une des rauons qui
firent intituler le Cid tragi-comédie. Presque toutes les pièces de Scudérj et
de Boisrobert araient été des tragi-comédies. On arait cru longtemps en
France qu'on ne pouvait supporter le tragique continu sans mélange d'aucune
familiarité. Le mot de tr<igi-comèdie est très-ancien : Plante l'emploie (a) pour
désigner son Amphitryon^ parce que si l'aventure de Sosie est comique, Am-
phitryon est très-sérieusement affligé. » (Voltaire.)
a. Ce jeu de scène manque dans les éditions de x637 in-ia et de x638. Le
antres impressions de 1637-48 ont à la place, soit en marge, soit au-dessous
du nom de don rnàGua : lit mettent l'épée à la main,
3. Ftir, O Dieu ! ma force usée à ce besoin me laisse! (i637-56)
(a) Dans le Prologue d* Amphitryon (vers 59 et 63) , Plante désigne la pièce par
le nom de tragicocomadia^ non pour la raison que donne ici Voltaire, mais parce
qu'on voit figurer ensemble dans ce drame, d'une part des dieux et des rois, per-
sonnages de la tragédie, et de l'autre des esclaves, personnages de la comédie.
ti8 LE CID.
D'un insolent discours ce juste châtiment a 3 5
Ne lui servira pas d'un petit ornement ^ .
SCÈNE IV.
DON DIEGUE».
O rage! ô désespoir! ô vieillesse ennemiç !
N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ? a 4 o
Mon bras , qu'avec respect toute FEspagne admire ,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire.
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle , et ne fait rien pour moi?
O cruel souvenir de ma gloire passée ! 245
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d'où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le Comte ,
Et mourir sans vengeance , ou vivre dans la honte ? a 5 o
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne.
Malgré le choix du Roi, m'en a su rendre indigne.
Et toi , de mes exploits glorieux instrument , a 5 5
Mais d'un corps tout de glace inutile ornement ,
Fer, jadis tant à craindre , et qui, dans cette offense ,
I. Var, [Ne lai Berrira pas d'un petit omement.]
DON Ddo. Épargnes-ta mon sang? lb ooim. Mon 4me est satisCûle,
Et mes yenx à ma main reprochent ta défiiite.
DON Dxào. Ta dédaignes ma y'w ! le comte. En arrêter le cours
Ne seroit qoe hâter la Parque de trois jours (a). (i637-56)
a. Var» don oiionx, seul, (1637-60)
(a) Ce vers tvrmine la ic^e dans les éditions indiquées.
ACTE I, SCÈNE IV. 119
M*a8 servi de parade, et non pas de défense ,
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains^. i6«
SCENE V.
DON DIÈGUE, DON RQDRIGUE.
DON DIÈGUE.
Rodrigue , as-tu du cœur? ^^
DON RODRIGUE.
Tout autre que mon père
L'éprouveroit sur l'heure.
DON DISGUB.
Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnois mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte. a 6 5
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.
DON RODRIGUE.
De quoi?
DON DIÈGUE.
D'un affront si cruel ,
Qu'à rhonneur de tous deux il porte un coup mortel :
D'un soufBet. L'insolent en eût perdu la vie;
Hais mon âge a trompé ma généreuse envie : a : o
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
I. f^ar, [Pawe, pour me veager, en de meîUeores mains.]
Si Rodrigae ett mon fils, il Ciat qae ramonr oMe,
Et qa*iuie ardear plus hante à ses flammes succède :
Mon honneur est le sien , et le mortel affront
Qui tombe sur mon chef rejaillit sur son front (e). (x637-56)
(«) Ce vers termine la scène dans les éditions indiquées.
lao LE CID.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n*est que dans le sang qu*on lave un tel outrage ;
Meurs ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter, 275
Je te donne à combattre un homme à redouter :
Je Tai vu , tout couvert de sang et de poussière \
Porter partout Teffroi dans une armée entière.
J'ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et pour t'en dire encor quelque chose de plus , a 8 o
Plus que brave soldat , plus que grand capitaine ,
d est* • • •
DON RODRIGUE.
De grâce , achevez.
DOU DIÈGUE.
Le père de Chimène.
DON RODRIGUE.
M^Cm • • •
DON DIÈGUE.
Ne réplique point, je connois ton amour; 1
Mais qui peut vifte infâme est indigne du jour. «
Plus Foffenseur est cher, et plus grande est Foffense. a 8 5
Enfin tu sais Faffront, et tu tiens la vengeance :
Je ne te dis plus rien. Venge-moi , venge-toi;
Montre-toi digne fils d'un père tel que moi*.
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer : va, cours, vole, et nous venge'. 290
1. Far, Je Tû vu toat sanglant , an milien des batailles ,
Se Cure an beao rempart de mille funérailles.
Dov RODR. Son nom? c'est perdre temps en propos superflus.
DON Diio. Donc pour te dire encor quelque chose de plus. (i637-56)
2. Far. Montre- toi digne fib d'un tel père que moi. (1637- 56)
3. Far. Je m'en rais les pleurer : va, cours, yole, et nous venge. (i637-56)
ACTE I, SCÈNE VI. 121
SCENE YV.
DON RODRIGUE».
Percé jusques au fond du cœur'
D une atteinte imprévue aussi bien que mortelle ,
Misérable vengeur d'une juste querelle,
Et malheureux objet d'une injuste rigueur,
le demeure immobile , et mon âme abattue a 9 5
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé ,
O Dieu, Tétrange peine !
I. « On mettait alors des stances dans la plupart des tragédies, et on
o Toit dans Mèdée. On les a bannies da théâtre. On a pensé qne les per-
XNuiages qui parlent en rers d'une mesure déterminée ne devaient jamais
cl^ger cette mesure , parce que s'ils s'expliquaient en prose, ils derraient
^joaiB continuer à parier en prose. Or les rers de six pieds étant substitués
* U prose, le personnage ne doit pas s'écarter de ce langage convenu. Les
■tiBces donnent trop l'idée que c'est le poète qui parle. Cela n'empêche pas
^ «s stances du Cid ne soient fort belles et ne soient encore écoutées avec
Usoconp de plaisir. • {Voltaire,) — D'Aubignac a fait dans sa Pratique du
fkédtre (p. 345 et 346) des réflexions analogues sur ces stances : c Pour
icndre.... vraisemblable qu'un homme récite des stances, c'est-à-dire qu'il fasse
des vers sur le théâtre, il faut qu'il y ait une couleur on raison pour autoriser
ee diangement de langage.... Souvent nos poètes ont mis des stances en la
boodie d'un acteur parmi les plus grandes agitations de son iiiprit, comme
('il étoit vraisemblable qu'un homme en cet état eût la liberté de faire des
ehaosona. C'est ce que les plos entendus au métier ont très-justement eon-
daamé dans le plus fameux de nos poèmes, où nous avons vu un jeune sei-
gneor, recevant un commandement qui le réduisoit an point de ne savoir que
peoaer, que dire, ni que faire, et qui divisoit son esprit par une égale violence
entre sa passion et sa générosité, faire des stances an lieu même ou il étoit,
e'est4-dire composer à l'improviste une chanson an milieu d'une rue. Les
itsnces en étoient fort belles, mais elles n'étoient pas bien placées; il eût fallu
donner quelque loisir ponr composer cette agréable plainte, s D'Aubignac
constate du reste le succès de ce morceau : c Les stances de Rodrigue, où son
esprit délibère entre son amour et son devoir, ont ravi tonte la conr, et tout
Piris » (p. 40a).
2. f^r. DON moDEioiTX, seul. (1637-60)
3. L'édition de 168a porte par erreur : c Percé jusqu'au fond du coeur, b
laa LE CID.
En cet affront mon père est Toffensé ,
Et Toffenseur le père de Chimène ! 3 o o
Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse :
Il faut venger un père , et perdre une maîtresse :
L'un m*anime le cœur, Tautre retient mon bras*.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, 3o5
Ou de vivre en inftme,
Des deux côtés mon mal est infini.
O Dieu, l'étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni?
Faut-il punir le père de Chimène ? "^ i o
r
Père, maîtresse, honneur, amour.
Noble et dure contrainte , aimable tyrannie*, ^ y '
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie*
L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jouri
Cher et cruel espoir d'une âme généreuse , 3 1 5
Mais ensemble amoureuse ,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur',
Fer qui causes ma peine*.
M'es-tu donné pour venger mon honneur?
M'es-tu donné pour perdre ma Chimène ? 3 a 0
Il vaut mieux courir au trépas. '^\ >
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père :
T. f^r. L*an échauffe mon ccenr, l'antre retient mon bras. (i637-55)
a. Far, lUvtre tyrannie, adorable contrainte.
Par qni de ma raison la lumière est éteinte ,
A mon aTeuglement rendes un pen de jour {a). (i637 in-4* P. et 44in-xi)
Far. Impitoyable loi, croelle tyrannie. (t637 in-ia, 38 et 44 in-4*)
3. Far, Noble ennemi de mon plus granil bonheur. (1637-48)
4. Far, Qui fais tonte ma peine. (10^7-56)
ACTE I, SCENE VI. ia3
Tattire en me vengeant sa haine et sa oolère^;
/ J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.
A mon pins doux espoir Tun me rend infidèk , Sa 5
Et Tantre indigne d'elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon &me; et puisqu'il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Gbimène. 3 3o
Mourir sans tirer ma raison !
Rechercber un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire
D'avoir mal soutenu l'bonneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée 335
Voit la perte assurée '
N'écoutons plus ce penser suborneur,
Qui ne sert qu'à ma peine.
Allons , mon bras , sauvons du moins l'honneur',
Puisqu'aprés tout il faut perdre Gbimène. 340
Oui , mon esprit s'étoit déçu '.
Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse* :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
I. Far. Qui Tcnge oel affront irrite «a roUre,
Et qm peat le souffrir ne la mérite pas. (a).
Prércnoiis la doalear d*aToir failli contre elle ,
Qni noo^ seroît mortelle.
Toot m*est fatal , rien ne me peat gnérir.
Ni soulager ma peine. (i637-56)
9. Far. Allons, mon bras, du moins sauvons l'honneur,
Paisqu'aussi bien il Csut perdre Chimèn«. (i637-5Q
3. L'édition de 1637 in-ia porte par erreur : c Oui, mon esprit est déçu. 9
4. Far. Dois-je pas ii mon p^ arant qn*à ma maîtresse? (x637-48)
Far. Dois-je pas à mon père autant qu'à ma maîtresse? (i659-56)
(«) Et qui peut la souffrir ne la mérite pas. (x637 in-ia et 38)
— L'édition d* x644 în-ia porte : « ne le mérite pas, » an lieu de : c ne la
• néritepas.»
iii4 LE CID.
Je rendrai mon sang pur comme je Fai reçu.
Je m*aocuse déjà de trop de négligence : 34 5
Courons à la vengeance;
Et tout honteux d'avoir tant balancé \
Ne soyons plus en peine,
Puisqu'aujourd'hui mon père est Toffensé ,
Si r offenseur est père de Chimène. 3 5o
i,Fàr. . Ettoas honteux d'avoir tant brianoé. (x637, 38 L. et 39)
FIN DU PBB1IIRR ACTB.
ACTE II, SCÈNE I. laS
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
DON ARIAS, LE COMTE*.
LE COMTE.
Je Tavoue entre nous, mon sang un peu trop chaud '
S'est trop ému d'un mot, et Ta porté trop haut;
Mais puisque c*en est fait, le coup est sans remède.
DON ARIÀS.
Qu'aux volontés du Roi ce grand courage cède :
Q y prend grande part , et son cœur irrité 3 5 5
Agira contre vous de pleine autorité.
Aussi Yous n'avez point de valable défense :
Le rang de Foffensé, la grandeur de Toffense,
Demandent des devoirs et des submissions
Qui passent le commun des satisfactions. 36o
LE COMTE.
.L-
Le Roi peut à son gré disposer de ma vie*. V vxx vk « '. - *-
DOlf ARIAS.
TV ''■ ** • ' '^ ^
*Je trop d'emportement votre faute est suivie. t
Le Roi vous aime encore ; apaisez son courroux.
Il a dit : « Je le veux; » désobéirez-vous?
\
^-Far, LE ooim, don arias. (i638 P.)
a. Far. Je l'sToae entre non» , qaand je lai fis l'affitefit,
J*eiis le i#ng on pea chaad et le bras un^peo prompt. (z637-56)
3. Far. Qu'il prenne donc ma TÏe , elle est en sa puissance.
DOIT ARUS. Un peu moins de transport et plus d*o1)éissance :
D*aa prince qui Toas aime apaisezie courroux. (i637-56)
126 LE CID.
LE COMTE.
Monsieur, pour conserver tout ce que j'ai d'estime\ 365
Désobéir un peu n'est pas un si grand crime;
Et quelque grand qu'il soit, mes services présents^
Pour le faire abolir sont plus que suffisants*.
DON ARIAS.
Quoi qu'on fasse d'illustre et de consifléral^e^ j
Jamais à son sujet un roi n'est rede^^é. ^i^^ \^<:h A^^^:©
Vous vous flattez beaucoup , et vous devez savoir
- Que qui sert bien son roi ne fait que son devoir.
Vbu^ vous perdrez, Monsieur, sur cette confiance.
LE COMTE.
Je ne vqus en croirai qu'après l'expérience.
DON ARIAS.
Vous devez redouter la puissance d'un i*oi. 375
LE COMTE.
Un jour seul ne perd pas un hpmme tel que moi.
Que toute sa grandeur s'arme pour mon supplice ,
Tout l'État périra , s'il faut que je périsse* .
DON ARIAS.
Quoi ! vous craignez si peu le pouvoir souverain.,. .
LE COMTE.
^ D'un sceptre qui sans moi tomberoit de sa main * . 3 8 o
H a trop d'intérêt lui-même en ma personne.
Et ma tête en tombant feroit choir sa couronne.
DON ARIAS.
Souffrez que la raison remette vos esprits.
Prenez un boù conseil.
i.Fàr. Monsieur, pour eonsenrer nui gloire et mon eetime. (x637-56)
a. Far, Et qndqne grand qu*il fÙt , mes scnrioes présents. (i637-56)
3. Voyes la INotioe da Cid, p. 17 et note a.
4. Far, Tout l'État périra platACque je périsse. (z637-56)
5. Dans las premières éditions, il y a un point d'interrogatièn à la fin de ce
rers et du précédent.
ACTE II, SCÈIÏE I. la:
LE COMTB.
Le conseil en est pris.
DON ARIAS.
Qae lui dirai-je enfin ? je lui dois rendre conte' . 3 8 5
^ LB COMTB.
Que je ne puis_4u tout consentir à ma honte, u- ^^ \ r-\.v
DON ARIAS. '
Mais songe^que les rois veulent être absolus.
s A* i>"* OC"-*'^' LB COMTE.
Le sort en est jeté. Monsieur, n en parlons plus.
DON ARIAS.
Adieu donc , puisqu^en vain je tâche à, vous résoudre :
Avec tous vos lauriers , craignez encor le foudre ' . 390
LE COMTE.
le Tattendrai sans peur.
DON ARIAS.
Mais non pas sans effet.
LE COMTE.
Nous verrons donc par là don Diégue satisfait.
(n est seul*.)
Qainextaintupointiajngrt^e craint point les menaces*.
Tai le cœur au-dessus des plus hercs disgiàees;
Et Ton peut me réduire à vivre sans bonheur, 395
Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur.
'• Vojcs tome I, p. x5o, note i, a.
'• ^. Toat eouYert de laurien, craignex encor U foudre. (i637-56)
^' n n'y a point ici de jeu de Msàne dans le* édition» de z637 in- la et
^ 1^8. Dans celles de x637 in-4* et de i638-6oy on lit : Don Ariat rentre^
raH«Qde: Il est seul.
4« ^sr. Je m'étonne fort pen de menaœs pareilles {a) :
I^t les plus grands périls je fiûs pins de menreilles ;
Et quand l'honneur y ts , les plos cruels trépas
l*ié»entés à mes yeux ne m'élnrankroient pas. (x637-5Q
(') L'édition de 1644 in-ia porte, par erreur :
Je m'étonne fort peu de pareilles menaces.
T^ tran^MMÏtioa fortuite a cela de remarquable qu'elle donne an rers la
"^ qa'il aura à partir de x66o.
ia8 LE CID.
SCÈNE IL
LE COMTE, DON RODMGUE*.
DON RODRIGUE.
A moi, Comte, deux mots.
LE COMTE.
Parle.
DON RODRIGUE.
Ote-moi d'un doute.
Connois-tu bien don Diègue ?
LE COMTE.
Oui.
DON RODRIGUE.
Parlons bas; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu ,
La vaillance et Fbonneur de son temps? le sais-tu? 400
LE COMTE.
Peut-être.
DON RODRIGUE.
Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c'est son sang? le sais-tu?
LE COMTE.
Que m'importe?
DON RODRIGUE.
A quatre pas d'ici je/te le fais savoir.
LE COMTE.
Jeune présomptueux !
DON RODRIGUE.
Parle sans t'émouvoir.
I. yar, DON ROORIOUK, LE COMTK. (l638 P.)
ACTE II, SCÈNE II. 15^9
Je suis jeune , il est vrai ; mais aux api^y K^'pjij^Q ^ ^ 5
La valeur n'attend jiointJ.Q.xiûmbre des années ^
LE COMTE.
Te mesurer à moi ! qui t'a rendu si vain^,
Toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main?
DON RODRIGUE.
Mes pareils à deux fois ne se font point connoître,
Et pour leurs coiqi&d'essai veulent des coups de maître .410
LB COMTE.
Sais-tu bien qui je suis?
DON RODRIGUE.
Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourroit trembler d'effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte'
Semblent porter écrit le destin de ma perte,
l'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ; 4 1 5
Mais j'aurai trop de force , ayant assez de cœur.
A qui venge son père il n'est rien impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.
LE COMTE.
Ce grand cœur qui paroît aux discours que tu tiens ,
^ tes yeux, chaque jour, se découvroit aux miens; 4a o
El croyant voir en toi l'honneur de la Gastille ,
t< yar. La Taleur n'attend pas le nombre des années. (1637 in-ta et 38)
" Cioéron a dit dans la cinquième Philippique, chapitre xvix : « C. Caesar in-
Ainte «tate docmt ab exœllenti'eximiaque virtute progrcMiun aetatis exspectari
"^ oportere; » et du Vair dans sa quatorzième Harangue /itnèbre, en parlant
^I^ttii XIII enfant : « Ne nous promet- il pas que nous verrons, et bientôt, la
***geanoe de ce détestable assassinat ? Ce sera son apprentissage, ce seront ses
P'^^nuen faits d'armes que la vengeance de son père. Ne mesurez pas sa puis-
**^ce par ses ans : la vertu aux âmes héroïques n'attend pas les années ; elle fait
"^ progrès tout à c.-oup. » {OEuvres de messire Guill. du Fair. Paris, Séb.
^''"'Boisy, 1641, in-fol., p. 7i5.) Corneille, qui dans Poljeucte parait s*étre
''Ppdé un autre passage de du Vair, pourrait bien s'être souvenu ici de celui
^ Bons venons de dter. Voyez aussi V Appendice du Cid, II, p. a 14.
>• Var, Mais t'attaquer à moi ! qui t'a rendu si yain ? (i637-56)
3' yar. Mille et mille lauriers dont ta tète est couyerte. (1637 -56)
COHHEILLE. m 9
i3o LE CID.
Mon âme avec plaisir te destinoit ma fille.
Je sais ta passion , et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
Qu'ils n'ont point affoibli cette ardeur magnanime ; 4< 5
Que ta haute vertu rjgondji mon estime ;
Et que voulant pour gendre un cavalier parfait',
Je ne me trompois point au choix que j'avois fait;
Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse ;
J'admire ton courage , et je plains ta jeunesse. 4 3 o
Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal ;
Dispense ma valeur d'un combat inégal;
Trop peu d'honneur pour moi suivroit cette victoire :
A vaincre snns périls ^i»! îji*^"^P^^ sans gloire*.
On te croiroit toujours abattu sans enort; 435
Et j'aurois seulement le regret de ta mort. ^
DON RODRIGUE.
D'une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie ?
LE COMTE.
Retire- toi d'ici.
DON RODRIGUE.
Marchons sans discourir.
LE COMTE.
Es-tu si las de vivre?
T. Far, Et qae Youlant pour gendre onclieyalier parfait.
(i637 in-4«, 38 P., 39 et 44.)
a. Corneille se rappelle sans doute ici ce passage de Séoèque : «c Ignomi-
niam judicat gladiator cum inferiore componi, et scit eum sine gloria Tind
qui sine periculo vincitur. -» (JDe Providentia, cap. m.) Plus tard, dans son
ArminiuSf représenté en 164a, et imprimé seulement en 1644, Scudéry a re-
produit presque textuellement (acte I, scène iii) le yen de Corneille :
Les lAches seulement dérobent la victoire,
El yaincre sans péril seruit vaincre sans gloire ;
et par une singulière erreur, plusieurs critiques, confondant les dates, ont
Toulu, à cette occasion , faire de Corneille un plagiaire de Scudérj.
ACTE II, SCÈNE II. i3i
DON RODRIGUE.
As-tu peur de mourir ? 440
LE COMTE.
Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment à Thonneur de son père.
SCÈNE III.
L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR.
£-*INFANTE.
Apaise, ma Chimène, ap9ise ta deulemr '.
Fais agir ta constance en ce coup de malheur.
Tu reverras le calme après ce fqiblejprage ; 445
Ton bonheur nTésTcôuvert que d'un peu de nuage S
Et tu n'as rien perdu pour le voir différer.
CHIMBNfi.
Mon cœur outré d'ennuis n'ose rien espérer.
Un orage si prompt qui trouble une bonace
D'un naufrage certain nous porte la menace : 450
le n'en saurois douter, je péris dans le port.
l'aimois, j'étois aimée, et nos pères d'accord;
Et je vous en contois la charmante nouvelle '4
Au malheureux moment que naissoit leur querelle,
Dont le récit fatal , sitôt qu'on vous l'a fait , 4 5 5
D'une si douce ^ttente a ruiné l'effet.
Maudite ambition, détestable manie.
Dont les plus généreux souffrent la tyrannie !
Honneur impitoyable à mes plus chers désirs',
Qae tu me vas coûter de pleurs et de soupirs ! 460
i.Far, Ton bonheur n*est conTert que d*nn petit nu«i(;e. (x637-56)
). Far, Et je tous en contois la première nouvelle. (1687 -56)
y Far. Impitoyable honneur, mortel à mes plaisirs. (1637 -56)
~i
i3îi LE CID.
L'iîïPANTK.
Tu n'as dans leur querelle aucun sujet de craindre :
Un mentent Ta fait naître, un moment va Téteindre.
Elle a fait trop de bruit pour ne pas s'accorcTer,
Puisque déjà le Roi les veut accommoder;
Et tu sais que mon âme , à tes ennuis sensible \ 465
Pour en tarir la source y fera Timpossible.
CHIMÈNE.
Les accommodements ne font rien en ce point ' :
De si mortels aOronts ne se réparent point * .
En vain on fait agir la force ou la prudence * :
Si Ton guérit le mal, ce n*est qu*en apparence. 470
Xabaine quelles cœurs conservent au dedans
Nourrit des feux cachés , mais d'autant plus ardents.
L INPANTB.
Le saint nœud qui joindra don Rodrigue et Chimène
Des pères ennemis dissipera la haine ;
Et nous verrons bientôt votre amour le plus fort 475
Par un heureux hymen étouflFer ce discord.
CHIMETSE.
Je le souhaite ainsi plus que je ne Tespère :
Don Diègue est trop altier, et je connois mon père.
Je sens couler des pleurs que je veux retenir;
Le passé me tourmente, et je crains Tavenir. 480
l'infante.
Que crains-tu? d'un vieillard l'impuissante foiblesse* ?
CHIMÈNE.
Rodrigue a du courage.
I. Vitr. Et de ma part mon âme, à tes ennuis sensible. (i637-56)
a. Far, Les ac(;ommodcments ne sont rien en ce point. (i638 P.)
3. Var, Les affronts à Thonneur ne se réparent point. (i637-56)
4. ^ar. En vain on fnit agir la force et la prudence. (x637 in-t2,38 et 44 iM**)
5. Ce rers, dans l'édition de 16S2, a une ponctuation différente et qui
change le sens :
Que crains- tu d'an vieillard rimpnissantefoiblesae?
ACTE II, SCÈJNE III. i3!*
l'ii<ifante.
Il a trop de jeunesse.
CHIMÈrVE.
Les hommes valeureux le sont du premier coup.
l'infante.
Tu ne dois pas pourtant le redouter beaucoup :
Il est trop amoureux pour te vouloir déplaire , 4 8 5
Et deux mots de ta bouche arrêtent sa colère.
CHIMÈNE.
S'il ne m'obéit point, quel comble à mon ennui !
Et s'il peut m' obéir, que dira-t-on de lui?
Etant né ce qu'il est, souffrir un tel outrage^!
Soit qu'il cède ou résiste au feu qui me l'engage, 490
Mon esprit ne peut qu'être ou honteux ou confus ,
De son trop de respect , ou d'un juste refus.
l'infante.
Chimène a l'âme haute, et quoiqu'intéressée^,
Elle ne peut soufirir une basse pensée ;
Mais si jusques au jour de l'accommodement 495
le fais mon prisonnier de ce parfait amant ,
Et que j'empêche ainsi l'effet de son courage ,
Ton esprit amoureux n'aura-t-il point d'ombrage?
CHIMENE.
Ah ! Madame, en ce cas je n'ai plus de souci'.
uVar, SouCTrir nn tel affiront, étant né gentilhomme !
Soit qn'il cède ou résiste an fea qui le consomme. (x637-44)
3. Var. Chimène est généreuse, et quoiqu^intéressée ,
Elle ne peat soofirir une lAche pensée. (i637-56)
i.Far, Ah ! Madame, en ce cas je n*ai point de soaci. (i637 in-ia)
i34 LE CID.
SCÈNE IV.
L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR, lb Page'.
L^INFANTE.
Page , cherchez Rodrigue , et Tamenez ici. 5oo
LE PAGB.
Le comte de Gormas et lui —
CHIMENB.
Bon Dieu ! je tremble.
L* INFANTE»
Parlez.
LE PAGE.
De ce palais ils sont sortis ensemble'.
CHIMENE.
Seuls?
LE PAGE.
Seuls , et qui sembloient tout bas se quereller.
CHIMÈNE.
""-^ Sans doute ils sont aux mains, il n'en faut plus parler.
Madame, pardonnez a cette promptitude. 5o5
^ j. Far, l'cifautb, le paok , chimènk, lbonor. (i638 P.)
a. Far. Hors de la ville ils sont sortis ensemble. (i637 in-ia)
ACTE II, SCÈNE V. i35
SCÈNE V.
L'INFANTE, LÉONOR.
l'infaitte.
Hélas ! que dans Tesprit je sens d'inquiétude !
Je pleure ses malheurs , son amant me ravit ;
Mon repos m'abandonne , et ma flanmie revit.
Ce qui va séparer Rodrigue de Ghimène
Fait renaître à la fois mon espoir et ma peine *; 5 x o
Et leur division , que je vois à regret,
Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret. ^''
LÉONOR.
Cette haute \gjiiujui règne dans votre âme
Se rend-elle sitôt à cette lâche flanmie?
l'infante.
Ne la nonmie point lâche, à présent que chez moi 5 x 5
Pompeuse et triomphante elle me fait la loi :
Porte-lui du respect, puisqu'elle m'est si chère.
Ma vertu la combat , mais malgré moi j'espère;
Et d'un si fol espoir mon cœur mal défendu
Vole après un amant que Chimèiie a perdu. 5a o
< LÉONOR.
Vous laissez choir ainsi ce glorieux courage ,
Et la raison chez vous perd ainsi son usage ?
l' INFANTE.
Ah ! qu'avec peu d'effet on entend la raison ,
Quand le cœur est aftemt d'un si chai^giant poison ! *^
, . Il l-T •»~^— - - — ■- " Il -- 1 I
Et lorsqûele malade aime sa malaoîè^', 5 a 5
Qu'il a peine à souffrir que l'on y remédie*!
I. Var, ATeccpie mon espoir fait renaître ma peine. ( 1687 -56)
a. Far, Alors que le malade aime sa maladie. (1637-44)
Var. Sit6t qoe le malade aime sa maladie. (1648-60)
3. Var. £1 ne peut plus souCfrir qtie l'on y remédie. (i637-56)
V
i36 LE CID.
LBONOR.
\ Votre espoir vous séduit , votre mal vous est doux ;
/ Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous^
l'infante.
Je ne le sais que trop ; mais si ma vertu cède ,
Apprends comme Famour flatte un cœur qu'il possède . 5 3 o
I Si Rodrigue une fois sort vainqueur du combat ,
Y Si dessous sa valeur ce grand guerrier s'abat,
I Je puis en faire cas , je puis Taimer sans honte.
y Que ne fera-t-il point, s'il peut vaincre le Comte?
J'ose m'imaginer qu'à ses moindres exploits 5 3 5
Les royaumes entiers tomberont sous ses lois;
Et mon amour flatteur déjà me persuade
Que je le vois assis au trône de Grenade ,
Les Mores ^ subjugués trembler en l'adorant,
L' Aragon recevoir ce nouveau conquérant, 54©
Le Portugal se rendre, et ses nobles journées
Porter delà les mers ses hautes destinées ,
Du sang des Africains arroser ses lauriers' :
Enfin tout ce qu'on dit des plus fameux guerriers*,
Je l'attends de Rodrigue après cette victoire, 54 5
Et fais de son amour un sujet de ma gloire.
LÉONOa.
Mais, Madame, voyez où vous portez son bras,
Ensuite d'un combat qui peut-être n'est pas.
X. f^ar. Mais toujours ce Rodrigue est indigne de tous. (1637- 56)
a. Telle est partout Torthogniphe du mot dans les éditions publiées du
vivant de Corneille, et encore dans celle de 16991, et cela sans doute afin de
rendre certaines rimes plus satisfaisantes pour rœil, comme par exemple oelle-câ
(rers 1177 et 1178) :
L'espérance et Tamour d'un peuple qui Tadore,
Le soutien de Castilie, et la terreur du More.
Ma|s dans les Discours et les Examens Corneille écrit les Maures,
3. Far, Au milieu de TAfrique arborer ses lauriers. (1637 -56)
4. f^ar, £t faire ses sujets des plus braves guerriers. (1637 in-xa)
ACTE II, SCÈNE V. iS:
l'infante.
Rodrigue est offensé; le Comte a fait Toutrage;
Ils sont sortis ensemble : en faut-il davantage ? 550
LÉONOR.
Eh bien ! ils se battront, puisque vous le voulez' ;
Mais Rodrigue ira-t-il si loin que vous allez?
l'infante.
Que veux-tu? je suis folle, et mon esprit s'égare :
Tu vois par là quels maux cet amour me prépare'.
Viens dans mon cabinet consoler mes ennuis , 5 5 5
Et ne me quitte point dans le trouble où je suis.
SCENE VI.
DON FERNAND, DON ARIAS, DON SANCHE*.
DON FERNAND. ^
Le Comte est donc si vain et si peu raisonnable !
Osc-t-il croire encor son crime pardonnable?
DON ARIAS.
Je l'ai de votre part longtemps entretenu ;
l'ai fait mon pouvoir, Sire, et n'ai rien obtenu. 56o
DON FERNAND.
Justes cieux! ainsi donc un sujet téméraire
A si peu de respect et de soin de me plaire !
Il offense don Diègue , et méprise son roi !
Au milieu de ma cour il me donne la loi !
Qu'il soit brave guerrier, qu'il soit grand capitaine, 56 5
I . yar. Je reux que ce combat demeare pour certain ,
Votre esprit va-t-il point bien TÎte ponr sa main? (i637-56)
1. Far^ Mail c'est le moindre mal que l'amour me prépare. (1637 -56)
3. Far, le roi, don arus, don sancbi, don alonsk. (1637-56) ^- ls
KOI, don aeus, Do?f SANCHE. (1660) — Les éditions de 1637-60 portent par-
tout : LE aox, an lieu de don feenand.
i38 LE CID.
Je saurai bien rabattre une humeur si hautaine ^. . .
Fût>il la valeur même , et le dieu des combats,
Il verra ce que c'est que de n'obéir pas.
Quoi qu'ait pu mériter une telle insolence*,
Je l'ai voulu d'abord traiter sans violence; 570
Mais puisqu'il en abuse, allez dès aujourd'hui ,
Soit qu'il résiste ou non , vous assurer de lui'.
DON SANCHB.
Peut-être un peu de temps le rendroit moins rebelle :
On l'a pris tout bouillant encor de sa querelle;
Sire , dans la chaleur d'un premier mouvement , 575
Un cœur si généreux se rend malaisément.
^'U voit bien qu'il a tort, mais une âme si haute*
N'est pas sitôt réduite à confesser sa faute.
DON FBRMAND.
^ Don Sanche , taisez- vous , et soyez averti
Qu'on se rend criminel à prendre son parti. 5 80
DON SANCHE.
J'obéis , et me tais ; mais de grâce encor, Sire ,
Deux mots en sa défense.
DON FEIINAND.
Et que pouvez- vous dire* ?
DON SANCHE .
Qu'une âme accoutumée aux grandes actions
Ne se peut abaisser à des submissions :
Elle n'en conçoit point qui s'expliquent* sans honte; 58 5
Et c'est à ce mot seul qu'a résisté le Comte' .
I. Var, Je lai rabattrai bien cette humeur si hautaine. (x637-56)
a. Far, Je sais trop comme il fant dompter cette insoleuce. (1637 -56)
3. Dans les éditions de i637 in-4° et de 1639-56 : Don Alonse rentre,
4. Fer. On yott bien quon a tort, mais une âme si hautr. (1637-48)
5. Far, Et que pourrez-yous dire? (1637 in-4«, 38 P. et 39-68)
6. Les éditions de 1637 in-ia et de i638 portent : ■ qui s*ezplique, » su
singulier.
7. Far. Et c*est contre ce mot qu'a résisté le Comte. (i637-56)
t*.>.-
ACTE II, SCÈNE VI. \ i3g
) ■'
Il trouve en son devoir un peu trop de rigueur, f
Et vous obéiroit, s^il avoit moins de cœur. |
Commandez que son bras , nourri dans les alarmes, \
Répare cette injure à la pointe des armes; 590
Il satisfera, Sire; et vienne qui voudra,
Attendant qu'il Tait du, voici qui répondra.
DON FERNANO.
Vous perdez le respect; mais je pardonne à Tâge,
Et j'excuse Tardeur en un jeune courage*.
Un roi dont la prudence a de meilleurs objets 595
Est meilleur ménager du sang de ses sujets :
Je veille pour les miens , mes soucis les conservent ,
Comme le chef a soin des membres qui le servent.
Ainsi votre raison n'est pas raison pour moi : ^ ^ . >v 4. v>
Vous pariez en soldat ; ie, Aoi^^tgir fitt^rpi* ; "^ ''^' '600
Et quoi qu'on veuille dire, et quoi qu'il ose croire*,
Le Comte à m'obéir ne peut perdre sa gloire.
D'ailleurs l'afiront me touche : il a perdu d'honneur
Celui que de mon fils j'ai fait le gouverneur;
S'attaquer à mon choix, c'est se prendre à moi-même*,
I. Var, Et j'estime l'ardetir ea un jeane courage. (z637-56)
a. Far. Vous parles en soldat ; je dois régir en roi. (i638)
"i.Var. Et qooi qu'il faille dire, et quoi qu*il reuille croire. (1637 -4^)
4- ^ar. Et par ce trait hardi d'une insolence extrême ,
Il s*e8t pris a mon choix , il s'est pris à moi-même.
Cest moi qn'il satisfait en réparant ce tort.
N'en parlons plus. An reste on nous menace, fort;
Snr un aTÏs reçu je crains nne surprise.
009 ARUS. Les Mores contre tous font-ils quelque entreprise ?
S'osent-ils préparer à des efforts nonveanx ?
u toi. Vers la bouche du fleuve on a vu leurs vaisseaux,
[Et vous n'ignorez pas qu'avec fort peu de peine
Un flux de pleine mer jusqu'ici les amène (a).]
OOM ABUS. Tant de combats perdus leur ont 6té le cœur
D'attaquer désormais un si puissant vainqueur.
Lx KOI. n'importe, ils ne sauroient qu'aveoqne jalousie
Voir mon sceptre aujourd'hui régir l'Andalousie,
(a) Ces deux vers sont un peu plus bas dans les éditions de i66o-8a.
i4o LE CID.
Et faire un attentat sur le pouvoir suprême.
FTen parlons plus. Au reste , on a vu dix vaisseaux
De nos vieux ennemis arborer les drapeaux ;
Vers la bouche du fleuve ils ont osé paroitre.
DON ARIAS.
Les Mores ont appris par force à vdlis connoitre , 6 1 o
Et tant de fois vaincus , ils ont perdu le cœur
De se plus hasarder contre un si grand vainqueur.
DON FERNAND.
Ils ne verront jamais sans quelque jalousie
Mon sceptre, en dépit d'eux, régir l'Andalousie;
Et ce pays si beau , qu'ils ont trop possédé , 6 1 5
Avec un œil d'envie est toujours regardé.
C'est l'unique raison qui m'a fait dans Séville
Placer depuis dix ans le trône de Castille^
Pour les voir de plus près , et d'un ordre plus prompt
Renverser aussitôt ce qu'ils entreprendront. 690
DON ARIAS.
Ils savent aux dépens de leurs plus dignes têtes'
(Combien votre présence assure vos conquêtes :
Vous n'avez rien à craindre.
DON FERNAND.
Et rien à négUger :
♦XeOrop^dcganfiaurp atliteJeLJiangej ;
Et vous n'ignorez pas qu'avec fort peu de peine ' 6 a 5
Et ce pays li beau que j*ai conquis sur eux
Réveille à tous moments leurs desseins généreux.
[C'est l'unique raison qui m'a fait dans Sérille.] (i637-56)
I. Voyez ci-dessus, p. 97.
a. f^ar. Sire, ils ont trop appris aux dépens de leurs têtes. (i637>56)
3. Far, Et le même ennemi que l'on vient de détruire ,
S'il sait prendre son temps , est capable de noire.
Don Alonse revient {a). (1637- 56)
(a) Ce jeu de scène manque dans les éditions de 1637 in-ia et de i638.
^ Il se trouve six rers plus bas dans Tédition de 1644 in-xa.
ACTE II, SCÈNE VI. i4i
Un flux de pleine mer jusqu'ici les amène*.
Toutefois j'aurois tort de jeter dans les cœurs,
Uavis étant mal sûr, de paniques terreurs.
L'effroi que produiroit cette alarme inutile ,
Dans la nuit qui survient troubleroit trop la ville : 63o
Faites doubler la garde aux murs et sur le port'.
C'est assez pour ce soir • .
SCÈNE VII.
DON FERNAND, DON SANCHE, DON AIXDNSE.
DON ALONSE.
Sire, le Comte est mori :
Don Diègue , par son fils , a vengé son offense.
DON FERNAND.
Dès que j'ai su l'affront, j'ai prévu la vengeance* ;
Et j'ai voulu dès lors prévenir ce malheur. 63 5
DON ALONSE.
Chimène à vos genoux apporte sa douleur;
Elle vient toute* en pleurs vous demander justice.
DON FERNAND.
Bien qu'à ses déplaisirs mon àme compatisse*.
Ce que le Comte a fait semble avoir mérité
Ce digne châtiment de sa témérité'. 640
Quelque juste pourtant que puisse être sa peine ,
I. Vojeici-dcttiu, p. 97 et 98.
a. Var, Puiftqu'on fait bonne garde aax mon et sar le port «
n suffit pour ce soir (a). (1637 -56)
3. Voyez ci-dessus, p. giS.
4* Voyez ci-dessos, p. 9.5. •
5. Les éditions de 1639 , de 1644 in-4<' et de 1648 portent : a tout en
pleurs. » .
6. Far. Bien qu'à ses déplaisirs mon amour compatisse, (i 65a -60)
7. Var, Ce juste châtiment de sa témérité. (i637-56)
(a) II n*y a pas ici de distinction de scène dans les éditions indiquées.
i4a LE CID.
^Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine.
; Après un long service à mon Etat rendu,
i Après son sang pour moi mille fois répandu ,
/ A quelques sentiments que son orgueil m'oblige, 645
/ Sa perte m'affoiblit , et son trépas m'af&ige.
SCENE VIII. '
DON FERNAND, DON DIÈGUE, CHIMÈNE, DON
SANCHE, DON ARIAS, DON ALONSE.
CHIMÈNE.
Sire , Sire , justice !
DON DISGUE.
Ah ! Sire, écoutez-nous.
CHIMÈNE.
Je me jette à vos pieds.
DON DIÈGUE.
J'embrasse vos genoux.
CHIMÈNE.
Je demande justice.
DON DIÈGUE.
Entendez ma défense*.
CHIMÈNE.
D'un jeune audacieux punissez Finsolence : 6 5o
Il a de votre sceptre abattu le soutien ,
Il a tué mon père.
DON DIÈGUE.
Il a vengé le sien.
CHIMÈNE.
Au sang de ses sujets un roi (^oit la justice.
I. f^ar. [do5 Diio. EnteDdez ma défense.]!
CHXM. Vengez-moi d'ane mort.... don Diic. Qui punit l*insolence.
CHiM. Rodrigue, Sire.... non DiiG. A fait un coup d'homme de bien.
. * CBUC. [Il a tué mon père.] (i637-56)
ACTE II, SCÈNE VIII. i43
DON DIÈ6UB.
Pour la juste vengeance il n'est point de supplice* .
DON FERNAND.
Levez-vous Fun et l'autre , et parlez à loisir, v- - 65 5
Chimène , je prends part à votre déplaisir ;
D'une égale douleur je sens mon âme atteinte ' .
Vous parlerez après; ne troublez pas sa plainte.
CHIMENE.
Sire y mon père est mort ; mes yeux' ont vu sou sang)' 1
Couler à gros bouillons de son généreux flanc; ( 66o|
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles ,
Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d'autres que pour vous,
Qu'au milieu des hasards n'osoit verser la guerre, 665
Rodrigue en votre cour vient d'en couvrir la terre*.
J'ai couru sur le lieu , sans force et sans couleur :
Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire , la voix me manque à ce récit funeste ;
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste. 670
DON FERNAND. B*ih\*
Prends courage , ma fille , et sache qu'aujourd'hui
Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.
i.Vnr. Une rengeance juste est sans peor dn supplice (a), (i 63 7 -44)
Far. Une joste vengeance est sans peur du supplice. (i648'56)
a. Entre ce rers et le suivant, on lit dans Tédition de 1692 : à don Diègue,
3. L'édition de 1637 in^ia porte , par erreur, vos yeux ^ pour met yeux.
4. Far, [Rodrigue en votre conr vient d'en couvrir la terre ,]
Et pour son coup d'essai son indigne attentat
D'an si ferme soutien a privé votre État,
De vos meilleurs soldats abattu l'assurance,
Et de vos ennemis relevé l'espérance.
J'arrivai sur le lieu sans force et sans couleur :
}t le trouTai sans vie. Excusez ma douleur (&). (x637-56)
(a) Les éditions de r637 in-ia et de x638 donnent de supplice^ pour dusuppliee,
(&) Je le trenvai sans vie. Excusez ma douleur. (1644 in-ia)
^Lesdeux derniers vers de cette variante se trouvent aussidans l'édition de 1660.
i44 I-F. CID.
GHIMÈNE.
Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie.
Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie* ;
Son flanc étoil ouvert; et pour mieux m' émouvoir*, 675
Son sajQg^ su xJa^ppiiSfiièxfi^ ;
Ou plutôt sa valeur en cet état réduite
Me parloit par sa plaie , et hàtoit ma poursuite ;
Et pour se faire entendre au plus juste des rois ,
Par cette triste bouche elle empruntoit ma voix. 680
Sire , ne souffrez pas que sous votre puissance
Règne devant vos yeux une telle licence ;
Que les plus valeureux , avec impunité ,
Soient exposés aux coups de la témérité ;
Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloire , 68 5
Se^b^igpe dans leur sang, et brave leur mémoire.
Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravir •
Eteint , s'il n'est vengé , l'ardeur de vous servir.
Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance,
Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance. 690
Vous perdez en la mort d'un homme de son rang :
• - k V- Vengez-la par une autre , et le sgng^ar Je sang* .
/\ , ^Infflolez, non à moi, mais à votre couronne'.
Mais à votre grandeur, mais à votre personne ;
Immolez, dis-je , Sire, au bien de tout TÉtat 695
Tout ce qu'enorgueillit un si haut attentat.
z. Far. rarrivai donc sans force, et le troarai sans rie. (1637-60)
a. Var. H ne me parla point, mais pour mienx m'émonvoir. (i637-56)
3. Var, Un si raillant guerrier qu'on tous vient de rarir. (1644 in-12)
Var, Un si vaillant guerrier qu'on vient de nous ravir. (l654 et 56)
4. L'édition de 1637 in-4» I., et les éditions de i638 L., de 1639, de 1644
in-4<* et de 1648 portent :
Vengez-la par un antre , et le sang par le sang.
5. Var, Sacrifiez don Diègue et toute sa famille
A vous , à votre peuple , à toute la Castille :
Le soleil qui voit tout ne voit rien sous les cieux
Qui vous puisse payer un sang si précieux. (1637 -56)
ACTE II, SCÈNE VIII. i45
DON FERNAND.
Don Diègue , répondez.
DON DIBGUE.
Qu'on est digne d'envie
Lonqu'en perdant la force on perd aussi la vie',
Et qu'un long âge apprête aux hommes généreux ,
Au bout de leur carrière , un destin malheureux ! 700
Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire,
Moi, que jadis partout a suivi la victoire ,
Je me vois aujourd'hui , pour avoir trop vécu ,
Recevoir un affiront et demeurer vaincu.
Ce que n'a pu jamais combat , siège , embuscade , 705
Ce que n'a pu jamais Aragon ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux',
Le Comte en votre cour l'a fait presque à vos yeux %
Jaloux de votre choix, et fier de l'avantage
Que lui donnoit sur moi l'impuissance de l'âge. 7 1 &
Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le hamois,
Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois ,
Ce bras , jadis Teffroi d'une armée ennemie ,
Descendoient au tombeau tous chargés d'infamie ,
Si je n'eusse produit un fils digne de moi , 715
Digne de son pays et digne de son roi.
n m'a prêté sa main , il a tué le Comte ;
Q m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment ,
Si venger un soufflet mérite un châtiment , • 720
Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête :
I. Far. Quand arecqne la force on perd aaui la vie,
Sire, et qne PAge apporte aux hommei généreux
Ayecqoe sa foiblcsae un destin malheureax ! (i637-56)
^Far, Ni tons mes ennemis, ni tons mes enrieux. (i637 in-ia)
*• Far. L'orgueil dans votre cour l'a fait presque à vos jeux ,
Et souillé sans respect Tbonneur de ma vieillesse ,
▲vanugé dcrige, et fort de ma foiblesse. (1637 -56)
GoiuiKnxB. m 10
i46 LE CID.
Quand le bras a failli , Ton en punit la tête.
Qu*on nomme crime, ou non, ce qui fait nos débats^,
Sire, j'en suis la tète, il n'en est que le bras.
Si Chimène se plaint qu'il a tué son père , ^ a 5
U ne l'eût jamais fait si je l'eusse pu faire.
Inunolez donc ce chef que les ans vont ravir^
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
Je n'y résiste point, je consens à ma peine; 730
Et loin de murmurer d'un rigoureux décret ',
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.
DON FERNAIVD.
L'affaire est d'importance, et, bien considérée,
Mérite en plein conseil d'être délibérée.
Don Sanche, remettez Chimène en sa maison. 735
Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison.
Qu'on me cherche son fils. Je vous ferai justice.
CHIMENE.
Il est juste, grand Roi, qu'un meurtrier périsse.
DON FERNAND.
Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs.
CHIMÈNE.
M'ordonner du repos, c'est croître mes malheurs. 740
r. Var, Du crime glorieux qui cause nos débati. (z637-56)
a. yar. Et loin de murmarer d'un injuste décret. (i637-56)
FIN OU $ECO?ID ACTB.
ACTE III, SCÈNE I. 147
ACTE III
SCENE PREMIERE.
DON RODRIGUE, ELVIRE*.
ELTIRE.
Rodrigue, qu*as-tu fait? où viens-tu, misérable?
DON RODRIGUE.
Soivre le triste cours de mon sort déplorable.
ELVIRE.
Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil ,
De paroitre en des lieux que tu remplis de deuil?
Quoi ? viens-tu jusqu'ici braver l'ombre du Comte? 745
NeTas-tupas tué?
DOlf RODRIGUE.
Sa vie étoit ma honte :
Mon honneur de ma main a voulu cet effort.
ELVIRE.
Hais chercher ton asile en la maison du mort !
Jamais un meurtrier en fit-il sou refuge?
DON RODRIGUE.
Et je n'y viens aussi que m'offrir à mon juge ^ . 750
Ne me regarde plus d*un visage étonné ;
le cherche le trépas après l'avoir donné.
Mon juge est mon amour, mon juge est ma Chimène :
le mérite la mort de mériter sa haine ,
I. CLTinm, DOR HODUGUi. (i638 p.)
%. yar. Jamais un meurtrier s'ofTrit-il à son joge? (1637- 56)
i4B LE GID.
Et j*en viens recevoir, comme un bien souverain , 755
Et Tarrét de sa bouche, et le coup de sa main .
ELVIBE.
Fuis plutôt de ses yeux, fuis de sa violence;
A ses premiers transports dérobe ta présence :
Ya , ne t'expose point aux premiers mouvements
Que poussera Tardeur de ses ressentiments. 760
DON RODRIGUE.
Non, non, ce cher objet à qui j'ai pu déplaire
Ne peut pour mon supplice avoir trop de colère;
Et j'évite cent morts qui me vont accabler*,
Si pour mourir plus tôt je puis la redoubler.
EL VIRE.
Chimène est au palais, de pleurs toute baignée, 765
Et n'en reviendra point que bien accompagnée.
Rodrigue, fuis , de grâce : ôte-moi de souci.
Que ne dira-t-on point si l'on te voit ici?
Veux-tu qu'un médisant, pour comble à sa misère'.
L'accuse d'y souffrir l'assassin de son père? 770
EUe va revenir ; elle vient , je la voi :
Du moins, pour son honneur, Rodrigue, cache-toi V
SCÈNE IJ.
DON SANCHE, CHDVIÈNE, ELVIRE.
DON SANCHE.
Oui , Madame , il vous faut de sanglantes victimes :
Votre colère est juste, et vos pleurs légitimes;
I . Vor, Et d'un heur laoB pareil je me verrai combler.
Si pour mourir plut t6t je la puis redoubler. (t637-56)
9. Far» Veux-tu qu'un médisant l'accuse en sa misère
IVaToir reçu cbes soi l'assassin de son père? (i637-56)
3. Dans les éditions de i637 in-4* «t de tôSg-Sô : // ^e cacke.
ACTE III, SCÈNE II. 149
Et je n'entreprends pas , à force de parler, 775
Ni de vous adoucir, ni de vous consoler.
Mais si de vous servir je puis être capable ,
Employez mon épée à punir le coupable ;
Employez mon amour à venger cette mort :
Sons vos commandements mon bras sera trop fort. 780
CHIMÈNE.
Malheureuse !
DON SANCHE.
De grâce , acceptez mon service * .
CHIMÈNE.
J'offenserois le Roi , qui m'a promis justice.
DON SANCHE.
Vous savez qu'elle marche avec tant de langueur,
Qu assez souvent le crime échappe à sa longueur' ;
Son cours lent et douteux fait trop perdre de larmes. 785
Souffre^ qu'un cavalier vous venge par les armes* ;
La voie en est plus sûre, et plus prompte à punir.
CHIMENE.
C'est le dernier remède; et s'il y faut venir,
Et que de mes malheurs cette pitié vous dure ,
Vous serez libre alors de venger mon injure. 790
DON SANCHE.
C'est Tunique bonheur où mon âme prétend ;
Et pouvant l'espérer, je m'en vais trop content.
i,Far. Madame, acceptez mon aerrice. (1637-60)
a. y». Que bien «oa^ent le crime échappe à sa iongoeor. (t637-56)
3. Far, Sooffres qo'un cheralier tous venge par les aimes.
(x637 in-4% 3S P., 39 oC 44)
/
f -""V*^
#
i5o LE CID.
SCÈNE m.
CHIMÈNE, ELVIRE.
CHIMETCE.
Enfin je me vois libre , et je puis sans contrainte
De mes vives douleurs te faire voir l'atteinte ;
Je puis donner passage à mes tristes soupirs ; 795
Je puis t'ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs.
Mon père est mort, Elvire; et la première épée
Dont s* est armé Rodrigue , a sa trame coupée.
Pleurez , pleurez , mes yeux , et fondez- vous en eau !
La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau , 800
•^Et ni*oEIîge a venger, après ce coup funeste,
elle que je n'ai plus sur celle qui me reste.
^ ELVIRS.
Reposez-vous, Madame.
CHIMÈRE.
Ah ! que mal à propos
Dans un malheur si grand tu parles de repos M
Par où sera jamais ma douleur apaisée ', s o 5
Si je ne puis haïr la main qui Ta causée?
Et que dois-je espérer qu'un tourment éternel ,
Si je poursuis un crime , aimant le criminel ?
ELVIRE.
D vous prive d'un père , et vous l'aimez encore !
CHIMENE.
C'est peu de dire aimer, Elvire : je l'adore ; 810
Ma passion s'oppose à mon ressentiment ;
1. Var, Ton avis impoitua m'ordonne du repos! (1637-60)
2. Var, Par où aéra jamais mon âme satisfaite ,
Si je pleure ma perte et la main qui Ta faite ?
Et que puis-je espérer qn'nn tooiment étemel. (i637-56)
ACTE III, SCÈNE III.
i:>i
Dedans mon ennemi je trouve mon amant;
Et je sens qu'en dépit de toute ma colère ,
Rodrigue dans mon cœur combat encor mon père :
D l'attaque , il le presse , il cède , il se défend , 8 1 5
Tantôt fort, tantôt foible , et tantôt triomphant;
Mais en ce dur combat de colère et de flanune ,
n déchire mon cœur sans partager mon âme;
Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir S
Je ne consulte point pour suivre mon devoir : 8a o
Je cours sans balancer où mon honneur m'oblige.
Rodrigue m'est bien cher, son intérêt m'afBige ;
Mon cœur prend son parti; mais malgré son effort',
Je sais ce que je,suis,jgt guejngn^re egJLlBiPXL-
ELVIRB.
Pensez-vous le poursuivre?
CUMENE.
Ah ! cruelle pensée ! 8 a 5
Et cruelle poursuite où je me vois forcée !
Je demande sa tête, et crains de l'obtenir :
Ma mort suivra la sienne , et je le veux punir !
ELVIRE.
Quittez, quittez, Madame, un dessein si tragique; ^^
Ne vous imposez point de loi si tyrannique. 8 3o
CHIMÈNE.
Quoi ! mon père étant mort, et presque entre mes bras' ,
Son sang criera vengeance , et je ne Forrai pas* !
I. Le* édidoBS de 1637 in-ia , de i638 P., de 1644 et de i68a portent
du powvoiry poor de pouvoir : c^est sans donte ane faute.
1. Var, Mon corar prend son parti; mais contre leur effort,
Je sais que je sois fille, et que mon père est mort. (i637-56)
Far. Mon ccrar prend son parti; mais malgré leur effort. (1660)
3. Far, Quoi ! j'aurai tu mourir mon père entre mes bras. (1637 -56)
4. Far. Son sang criera rengeance, et je ne Taurai pas (n)\
(1637 in-ia, 38 et 44 in-4")
(a) Une confusion analogue entre aura et orra a en lien dans nn passage de
Malherbe. Voyex l'édition de M. Lalanne, tome I, p. 7a.
i5a LE CID.
Mon cœur, honteusement surpris par d'autres charmes ,
Croira ne lui devoir que d'impuissantes larmes !
Et je pourrai souffrir qu'un amour suborneur 8 3 5
Sous un lâche silence étouffe mon honneur^!
EL VIRE.
Madame , croyez-moi , vous serez excusable
D'avoir moins de chaleur contre un objet aimable ',
Contre un amant si cher : vous avez assez fait ,
Vous avez vu le Roi ; n'en pressez point l'effet , 840
Ne vous obstinez point en cette humeur étrange.
CHIMENE.
Il y va de ma gloire , il faut que je me venge ;
Et de quoi que nous flatte un désir amoureux ,
Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.
ELVIRE.
Mais VOUS aimez Rodrigue, il ne vous peut déplaire. 84$
CHIMÈNE.
Je l'avoue.
ELVIRE.
Après tout, que pensez-vous donc faire?
CHIMÈNE.
Pour conserver ma gloire et finir mon ennui ,
Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui.
t.Far, DmDfl an lâche silence étoaflîe mon honneur! (i637-56)
2. Far, De conserver pour toos an homme incomparable ,
Un amant si chéri : Tons a^es aaaea fait. (1637 -56)
ACTE III, SCÈNE IV. i5^
SCÈNE IV.
DON RODRIGUE, CHIMÈNE, ELVIRE.
DON RODRIGUE.
Eb bien ! sans vous donner la peine de poursuivre ,
Assurez-vous Thonneur de m'empêcher de vivre*. . 8 5o
CHIMÈNE.
Hvirc , où sommes-nous , et qu'est-ce que je voi ?
Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !
DON RODRIGUE.
N'épargnez point mon sang : goûtez sans résistance
La douceur de ma perte et de votre vengeance.
CHIMÈNE.
Hélas !
DON RODRIGUE.
Ecoute-moi.
CHIMÈNE.
Je me meurs.
DON RODRIGUE.
Un moment. 8 5 5
CHIMÈNE.
Va, laisse-moi mourir.
DON RODRIGUE.
Quatre mots seulement :
Après ne me réponds qu'avecque cette épée .
CHIMÈNE.
Quoi ! du sang de mon père encor toute trempée !
DON RODRIGUE.
Ma Chimène....
i.Far, Soûles- TOiu do plaisir de m'empécher de virre.
(z637-44 iii-4« et 48-56)
f^ar. Soùlea-Toos da désir de m'empécher de rivre. (x644 in-za)
i54 LE CID.
CUIMÈNB.
Ote-moi cet objet odieux ,
Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux. 860
DON RODRIGUE.
Regarde-le plutôt pour exciter ta haine ,
Pour croître ta colère , et pour hâter ma peine.
CHIMÈNE.
Il est teint de mon sang.
DON RODRIGUE.
Plonge-le dans le mien,
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.
CHIMÈNE.
^Ah ! quelle cruauté, qui tout en un jour tue 865
CLe père par le fer, la fille par la vue !
Ote-moi cet objet, je ne le puis souffrir :
Tu veux que je t' écoute , et tu me fais mourir !
DON RODRIGUE.
Je fais ce que tu veux , mais sans quitter Tenvie
De finir par tes mains ma déplorable vie ; 870
Car enfin n'attends pas de mon affection
Un lâche repentir d'une bonne action.
L'irréparable effet d'une chaleur trop prompte *
Déshonoroit mon père, et me couvroit de honte.
Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœur;
J'avois part à l'affront, j'en ai cherché l'auteur :
Je l'ai vu , j'ai vengé mon honneur et mon père ;
4|p Je le ferois encor, si j'avois à le faire.
Ce n'est pas qu'en effet contre mon père et moi
Ma flamme assez longtemps n'ait combattu pour toi ; 880
Juge de son pouvoir : dans une telle offense
J'ai pu délibérer si j'en prendrois vengeance*.
I. Vari^ De U main de ton père un coup irréparable
Déshonoroit du mien la vieillesse honorable. (i637-56)
a. Far, J*ai pu douter encor si j^en prendrois vengeance. (1637-60)
ACTE III, SCÈNE IV. i55
'3
Réduit à te déplaire , ou souffrir un affront ,
Tai pensé qu'à son tour mon bras étoit trop prompt^;
Je me suis accusé de trop de violence ; 8 8 5
Et ta beauté sans doute emportoit la balance ,
A moins que d'opposer à tes plus forts appas *
Qu'un homme sans honneur ne te méritoit pas;
Que mal^é cette part que j'avois en ton âme',
Qui m'aima généreux me haïroit infâme ; 890
Qu'écouter ton amour, obéir à sa voix,
C'étoit m'en rendre indigne et diffamer ton choix.
Je te le dis encore; et quoique j'en soupire*,
Jusqu'au dernier soupir je veux bien le redire :
Je t'ai fait une offense, et j'ai dû m'y porter 8g5
Pour effacer ma honte , et pour te mériter;
Mais quitte envers l'honneur, et quitte envers mon père.
C'est maintenant à toi que je viens satisfaire :
C'est pour t' offrir mon sang qu'en ce lieu tu me vois.
J'ai fait ce que j'ai dû ' , je fais ce que je dois.^ 900
Je sais qu'un père mort t'arme contre mon crime;
Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime :
Immole avec courage au sang qu'il a perdu
Celui qui met sa gloire à l'avoir répandu.
CHIMÈNE.
Ah ! Rodrigue, il est vrai , quoique ton ennemie, 90.5
Je ne puis te blâmer d'avoir fui l'infamie' ;
Et de quelque façon qu'éclatent mes douleurs ,
Je ne t'accuse point , je pleure mes malheurs.
I. Far. J'ai retenu ma raain , j'ai cm mon braa trop prompt. (i637-56)
a. Far, Si je n'eusse opposé contre tons tes appas. (i637-56)
3. Far, Qu'après m'aroir chéri quand je rirois sans blâme. (1637- 56)
4< Far, Je te le dis encore, et tcux, tant que j'expire.
Sans cesse le penser et sans cesse le dire. (i637-56)
5. On Mt dans l'édition de 1660 : c J'j fais ce que j*ai dû, 9 ce qni est sans
donte nne 6inte d'impression.
6. Far, Je ne te puis blâmer d'ayoir fui l'infamie. (x637-44 in-i" et 48-56)
i56 LE CID.
Je sais ce que rhonneur, après un tel outrage ,
Demandoit à Tardeur d*un généreux courage : 910
\ Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien ;
Lj\{ais aussi, le faisant, tu m'as appris le mien.
Ta funeste valeur m'instruit par ta victoire ;
Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire :
Même soin me regarde, et j'ai, pour m'affliger, 9 1 5
Ma gloire à soutenir, et mon père à venger.
Hélas ! ton intérêt ici me désespère :
Si quelque autre malheur m'avoit ravi mon père ,
Mon âme auroit trouvé dans le bien de te voir
L'unique allégement qu'elle eût pu recevoir; 910
Et contre ma douleur j'aurois senti des charmes ,
Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.
Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu ;
Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû*;
Et cet affreux devoir, dont l'ordre m'assassine , 995
Me force à travailler moi-même à ta ruine.
Car enfin n'attends pas de mon affection
De lâches sentiments pour ta punition .
De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne ,
Ma générosité doit répondre à la tienne : 930
Tu t'es, en m' offensant, montré digne de moi;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.
DON RODRIGUE.
Ne diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne :
Il demande ma tête, et je te l'abandonne;
Fais- en un sacrifice à ce noble intérêt : 935
Le coup m'en sera doux, aussi bien que l'arrêt.
Attendre après mon crime une lente justice ,
I . ^ar. Et pour mieux toonnenter mon «prit éperdu ,
Avec tant de rigueur mon astre me domine.
Qu'il me faut traTailler moi-même à ta ruine. (1637 -56)
ACTE III, SCENE IV. 157
C'est reculer ta gloire autant que mon supplice.
Je mourrai trop heureux, mourant d'un coup si beau.
CHIMilfE.
Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau. 940
Si tu m'offres ta tète, est-ce à moi de la prendre?
Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre*;
C'est d'un autre que toi qu'il me faut l'obtenir.
Et je dois te poursuivre, et non pas te punir.
DON RODRIGUE.
De quoi qu'en ma faveur notre amour t'entretienne ,945
Ta générosité doit répondre à la mienne ;
Et pour venger un père emprunter d'autres bras ,
Ma Chimène , crois-moi , c'est n*y répondre pas :
Ma main seule du mien a su venger l'offense ,
Ta main seule du tien doit prendre la vengeance. 950
CHIMENE.
Cruel! à quel propos sur ce point t' obstiner?
Tu t'es vengé sans aide , et tu m'en veux donner!
Je suivrai ton exemple , et j'ai trop de courage
Pour souffrir qu'avec toi ma gloire se partage.
Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir 955
Aux traits de ton amour ni de ton désespoir.
DON RODRIGUE.
Rigoureux point d'honneur! hélas ! quoi que je fiasse ,
Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce?
Au nom d'un père mort, ou de notre amitié,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié. 960
Ton malheureux amant aura bien moins de peine ^
A mourir par ta main qu'à vivre avec ta haine.
CHIMENE.
Va, je ne te hais point.
I. yar. Je la dois attaquer, mai» tu la doit défendre. (i648-56)
i58 LE CID.
DON RODRIGVB.
Tu le dois.
CHIMSNE.
Je ne puis.
DON RODRIGUE.
Crains-tu si peu le blâme , et si peu les faux bruits?
Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure, 965
Que ne publieront point Fenvie et Fimposture !
Force-les au silence , et sans plus discourir,
Sauve ta renonunée en me faisant mourir.
CHIMENE.
Elle éclate bien mieux en te laissant la vie' ;
Et je veux que la voix de la plus noire envie 970
Elève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis.
Sachant que je t'adore et que je te poursuis.
Va-t'en, ne montre plus à ma douleur extrême
Ce qu'il faut que je perde, encore que je l'aime.
Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ : 975
Si l'on te voit sortir, mon honneur court hasard.
La seule occasion qu'aura la médisance ,
C'est de savoir qu'ici j'ai souffert ta présence :
Ne lui donne point lieu d'attaquer ma vertu .
DON RODRIGUE.
Que je meure !
cmHâtvE.
Va-t'en.
DON RODRIGUE.
A quoi te résous-tu ? 980
CHIMÈNE.
Malgré des feux si beaux, qui troublent ma colère'.
Je ferai mon possible à bien venger mon père;
Mais malgré la rigueur d'un si cruel devoir,
I. Far, Elle éclate bien mieux en te laissant en rie. (i637-5a et 55)
a. far. Malgré des feax si beaux, qui rompent ma colère. (x637-56)
ACTE m, SCÈNE IV. 169
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.
DON RODRIGUE.
0 miracle d'amour!
CHIMÈNB.
O comble de misères * ! 985
DON RODRIGUE.
Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !
CHIMENB.
Rodrigue, qui Feût cru?
DON RODRIGUE.
Chimène, qui Teût dit?
CHIMENB.
Que notre heur fùt si proche et sitôt se perdit?
DON RODRIGUE.
Et que si près du port, contre toute apparence', ?
Uu orage si prompt brisât notre espérance? j 990
CHIMENB.
Ah ! mortelles douleurs !
DON RODRIGUE. ^..^' "
Ah ! regrets superflus !
CHIMÈNB.
Va- t'en, encore un coup, je ne t' écoute plus.
DON RODRIGUE.
Adieu : je vais traîner une mourante vie.
Tant que par ta poursuite elle me soit ravie.
CHIMENB.
Si j*en obtiens Teffet, je t'engage ma foi' 995
De ne respirer pas un moment après toi.
Adieu : sors, et surtout garde bien qu'on te voie.
ELVIRE.
Madame, quelques maux que le ciel nous envoie....
I. Var, Mais eoinble de misères I (i637-44)
3. L*éditioB de 1639 porte, par erreur, espérance^ pour apparence.
3. rar. Si j'en obtiens l'effet , je te donne ma foi. (i637-56)
U
^^'ff
i6o LE GID.
«
CHIMSNE.
Ne m^importune plus, laisse-moi soupirer,
Je cherche le silence et la nuit pour pleurer. x ooo
SCENE V.
DON DIÈGUE*.
Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse :
Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse ;
Toujours quelques soucis en ces événements
Troublent la pureté de nos contentements.
! Au milieu du bonheur mon âme en sent Tàtteinte : i o o s
#
; Je nage dans la joie, et je tremble de crainte.
J'ai vu mort Tennemi qui m'avdit outragé ;
Et je ne saurois voir la main qui m'a venge.
En vain je m'y travaille , et d'un soin inutile ,
Tout cassé que je suis , je cours toute la ville : i o i o
Ce peu que mes vieux ans m'ont laissé de vigueur*
Se consume sans fruit à chercher ce vainqueur'.
A toute heure, en tous lieux, dans une nuit si sombre,
Je pense l'embrasser, et n'embrasse qu'une ombre;
Et mon amour, déçu par cet objet trompeur, x o 1 5
Se forme des soupçons qui redoublent ma peur.
Je ne découvre point de marques de sa fuite;
Je crains du Comte mort les amis et la suite ;
Leur nombre* m'épouvante, et confond ma raison.
Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison.
Justes cieux ! me trompé-je encore à l'apparence ,
Ou si je vois enfin mon unique espérance ?
I oao
I. Doit oxàoux, seul, (x637-6o)
3. Far. Si pea que me» vieux ans m'ont laisaé de vigueur. (x637-56)
3. Far, Se consomme sans fruit à chercher ce Tainquenr. (1637-44)
4- On lit leur ambre ^ pour leur nombre ^ dans l'édition de X644 xn-4*.
ACTE III, SCÈNE V. i6i
C'est lui, n'en doutons plus; mes vœux sont exaucés,
Ma crainte est dissipée, et mes ennuis cessés.
SCÈNE VI.
DON DIÈGUE, DON RODRIGUE.
DON DIEGUE.
Rodrigue , enfin le ciel permet que je te voie^ ! x o a 5
DON RODRIGUE.
Hélas!
DON DIÈGUE.
Ne mêle point de soupirs à ma joie*;
Laisse-moi prendre haleine afin de te louer.
Ma valeur n'a point lieu de te désavouer :
Tu Tas bien imitée , et ton illustre audace
Fait bien revivre en toi les héros de ma race : i o 3V
C'est d'eux que tu descends , c'est de moi que tu viens :
Ton premier coup d'épée égale tous les miens ;
Et d'une belle ardeur ta jeunesse animée
Par cette grande épreuve atteint ma renommée.
Appui de ma vieillesse , et comble de mon heur, z o 3 5
Touche ces cheveux blancs à qui tu rends l'honneur.
Viens baiser cette joue , et reconnois la place
Où fut empreint l'afiront que ton courage efface'.
DON RODRIGUE.
L'honneur vous en est dû : je ne pouvois pas moins ,
X. Par ane eirenr siogulière , les éditions de 1660-64 portent :
Rodri^e , enfin le del promet qne je te yoie !
a. Far, don monii. Hélas ! c'est triompBànt, mais avec peu de joie. (x638)
3. Var. Oà fat jadis Taflront que ton courage eflaoe (a).
DOH BODR. L'honneur tous en est dû : les deux me sont témoins
(a) Oà fut l'indigne afEront que ton courage efface. (1637 in-4« I.)
GoBsiaixB. m 11
i6a LE CID.
Étant sorti de vous et nourri par vos soins. 1040
Jé'm'en tiens trop heureux , et mon àme est ravie
Que mon coup d'essai plaise à qui je dois la vie ;
Mais parmi vos plaisirs ne soyez point jaloux
Si je m*ose à mon tour satisfaire après vous * .
Souffrez qu'en liberté mon désespoir éclate ; 1045
Assez et trop longtemps votre discours le flatte.
Je ne me repens point de vous avoir servi ;
Mais rendez-moi le bien que ce coup m'a ravi.
Mon bras , pour vous venger, armé contre ma flamme ,
Par ce coup glorieux m'a privé de mon âme ; z o 5o
Ne me dites plus rien ; pour vous j'ai tout perdu :
Ce que je vous devois, je vous l'ai bien rendu.
DON DIÈGUE.
Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire' :
Je t'ai donné la vie , et tu me rends ma gloire ;
Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le jour.
D'autant plus maintenant je te dois de retour.
Mais d'un cœur magnanime éloigne ces foiblesses ' ;
Nous n'avons qu'un honneur, il est tant de mattresses* !
L'amour n'est qu'un plaisir, l'honneur est un devoir^.
DON RODRIGUE.
Ah ! que me dites-vous ?
Qu'étant sorti de tous je ne pouvoût pas moins.
Je me tiens trop heureux, et mon àme est ravie (a). (1637 -56)
X. Far. Si j*ose satisfaire à moi-même après vous. (1637-60)
a. Var, Porte encore plus haut le fruit de ta victoire. (z637-56)
3. Far. Mais d'un si brave coeur éloigne ces foiblesses. (i637-56)
4. Les maximes de ce genre sur la facilité avec laquelle on remplace un
amant ou une maîtresse sont fréquentes dans le théâtre de Corneille :
En la mort d'un amant vous ne perdez qu'un homme.
Dont la perte est facile à réparer dans Rome.
{Horace, acte IV, scène m.)
Vous tronverex dans Rome assez d'autres maîtresses.
{Poljrtucte, acte II, scène i.)
5. Far. L'amour n'est qu'un plaisir, et l'honneur un devoir. (x637-56)
(a) L'édition de 1644 in-4* porte : a et mon àme ravie. »
ACTE III, SCÈNE VI. i63
DON DIÈGUE.
Ce que tu dois savoir. 1060
DON RODRIGUE.
Mon honneur offensé sur moi-même se venge;
Et vous m'osez pousser à la honte du change!
L'infamie est pareille , et suit également
Le guerrier sans courage et le perfide amant.
A ma fidélité ne faites point d'injure ; 1 06 5
Souffrez-moi généreux sans me rendre parjure :
Mes liens sont trop forts pour être ainsi rompus ;
Ma foi m'engage encor si je n'espère plus;
Et ne pouvant quitter ni posséder Chimène ,
Le trépas que je cherche est ma plus douce peine. 1070
DON DIEGUE.
Il n'est pas temps encor de chercher le trépas : >
Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras, j
La flotte qu'on craignoit, dans ce grand fleuve entrée,
Croit surprendre la ville et piller la contrée*.
Les Mores vont descendre , et le flux et la nuit 1075
Dans une heure à nos murs les amène * sans bruit.
La cour est en désordf e , et le peuple en alarmes :
On n'entend que des cris , on ne voit jue des Jarmes.
Dans ce malheur public mon bonheur a permis
Que j'ai trouvé chez moi cinq cents de mes amis, 1080
Qui sachant mon affront, poussés d'un même zèle',
Se venoient tous offrir à venger ma querelle * .
Tu les as prévenus; mais leurs vaillantes mains
Se tremperont bieiv mieux au sang des Africains.
1. Var. Vient surprendre la vilie et piUer la contrée. (i637-56)
2. Il y a amène au singulier dans toutes les éditions publiées da Tirant de
Coneille. Celle de 169a donne amènent.
3. rar. Qui sachant mon afTront, touchés d'un même zèle. (t66o)
4. far. Venoient m*offrir leur vie à Teuger ma querelle.
(1637-44 in-4' et 48-56)
rar. Venoient m'ofTrir leur sang à venger ma querelle. (1644 io-ia)
i64 LE CID.
Va marcher à leur tète où rhonneur te demande : x o 8 5
C'est toi que veut pour chef leur généreuse bande.
De ces vieux ennemis va soutenir Tabord :
Là, si tu veux mourir, trouve une belle mort;
Prends-en l'occasion, puisgu'eUe t'est offerte;
Tais clevoir à ton roi son salut à ta perte ; 1090
Mais reviens-en plutôt les palmes sur le front.
Ne borne pas ta gloire à venger un affront;
Porte-la plus avant : force par ta vaillance*
Ce monarque au pardon, et Chimène au silence*;
Si tu l'aimes , apprends que revenir vainqueur* , 1095
C'est l'unique moyen de regagner son cœur.
Mais le temps est trop cher pour le perdre en paroles ;
Je t'arrête en discours, et je veux que tu voles.
Viens, suis-moi, va combattre, et montrer à ton roi
Que ce qu'il perd au Comte il le recouvre en toi. 1 1 00
X. Far, Ponue-la plus arant : force par ta Taillanoe. (1637-60)
•k. Far, La justice au pardon, et Chimène au silence. (x637-56)
3. Fcur, Si tu Taimes, apprends que retourner Tainqueur. (1637-60)
FIN DU TROISlillE iCTB.
ACTE IV, SCÈNE I. i65
ACTE IV.
SCENE PREMIÈRE.
CHIMÈNE, ELVIRE.
CHIMÈNE.
N'est-ce point un faux bruit? le sais-tu bien, Elvire?
ELVIRE.
Vous ne croiriez jamais comme chacun Tadmire ,
Et porte jusqu'au ciel , d'une commune voix ,
De ce jeune héros les glorieux exploits.
Les Mores devant lui n'ont paru qu'à leur honte ; x x o 5
Leur abord fut bien prompt, leur fuite encor plus prompte.
Trois heures de combat laissent à nos guerriers
Une victoire entière et deux rois prisonniers.
La valeur de leur chef ne trouvoit point d'obstacles.
CHIMENE.
Et la main de Rodrigue a fait tous ces miracles? i x x o
ELVIRE.
De ses nobles efforts ces deux rois sont le prix :
Sa main les a vaincus, et sa main les a pris.
CHIMENE.
De qui peux-tu savoir ces nouvelles étranges?
ELVIRE.
Du peuple, qui partout fait sonner ses louanges S
Le nomme de sa joie et l'objet et l'auteur, 1 1 1 5
I. L'édition de x68a porte, pv erreur, les louanges, ponr ses louanges»
i66 LE CID.
Son ange tutélaire, et son libérateur.
CHIMÈNE.
Et le Roi , de quel œil voit-il tant de vaillance ?
EL VIRE.
Rodrigue n'ose encor paroître en sa présence;
Mais don Diègue ravi lui présente enchaînés ,
Au nom de ce vainqueur, ces captifs couronnés , nio
Et demande pour grâce à ce généreux prince
\ Qu'il daigne voir la main qui sauve la province * .
CHIMENE.
Mais n'est-il point blessé ?
ELTIRE.
Je n'en ai rien appris.
Vous changez de couleur ! reprenez vos esprits.
CHIMÈNE.
Reprenons donc aussi ma colère affoiblie : t x a 5
Pour avoir soin de lui fant-il que je m'oublie ?
On le vante, on le loue, et mon cœury consent !
Mon honneur est muet , mon devoir impuissant !
Silence , mon amour, laisse agir ma colère :
S'il a vaincu deux rois, il a tué mon père*; 1 1 3o
Ces tristes vêtements, où je lis mon malheur.
Sont les premiers effets qu'ait produits* sa valeur;
Et quoi qu'on die ailleurs d'un cœur si magnanime *,
Ici tous les objets me parlent de son crime.
Vous qui rendez la force à mes ressentiments , 1 1 3 5
Voiles*, crêpes, habits, lugubres ornements,
Pompe que me prescrit sa première victoire *,
Contre ma passion soutenez bien ma gloire ;
I. Fé»r, Qa'il daigne Toir la main qni sauve sa provinoe. (1637- 56)
9. Far» S'il a Taincu les rois , il a tué mon père. (x637 in-ia)
3. Toutes les éditions portent : qu'ait produit , sans accord.
4* Far, Et combien que pour lui tcAit un peuple s'anime. (x637-56)
5. Fbile est au singulier dans les éditions antérieures à 1664
6. Far, Pompe où m'enserelit sa première victoire. (1637 -56)
ACTE IV, SCÈNE I. 167
Et lorsque mon amour prendra trop de pouvoir S
Parlez à mon esprit de mon triste devoir, x 1 4»
Attaquez sans rien craindre une main triomphante.
ELVIRE.
Modérez ces transports, voici venir l'Infante.
SCÈNE II.
L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR, ELVIRE.
l'infante.
Je ne viens pas ici consoler tes douleurs; j^_.
Je viens plutôt mêler mes soupirs à tes pleurs.
CHIMÈNE.
Prenez bien plutôt part à la commune joie , 1x45
Et goûtez le bonheur que le ciel vous envoie,
Madame : autre que moi n'a droit de soupirer.
Le péril dont Rodrigue a su nous retirer *,
Et le salut public que vous rendent ses armes ,
A moi seule aujourd'hui souffrent encor les larmes ' : i x 5 o
n a sauvé la ville , il a servi son roi;
Et son bras valeureux n'est funeste qu'à moi.
l'infante.
Ma Ghimène , il est vrai qu'il a fait des merveilles.
CHIMENE.
Déjà ce bruit fâcheux a frappé mes oreilles ;
Et je l'entends partout publier hautement n 5 5
Aussi brave guerrier que malheureux amant.
l'infante.
Qu'a de fâcheux pour toi ce discours populaire ?
Ce jeune Mars qu'il loue a su jadis te plaire :
1. f^ar. Et lonqoe mon amour prendra plus de pouvoir.
(1637 in-i2 et 44 in-4*)
2. Far, Le péril dont Rodrigue a su vous retirer. (i637-56)
3. Far. A moi seule aujourd'hui permet encor les larmes. (i637-56)
106 LE GID.
n possédoit ton âme, il vivoit sous tes lois;
Et vanter sa valeur, c'est honorer ton choix. 1 1 60
CHIMÈNB.
Chacun peut la vanter avec quelque justice* ;
Mais pour moi sa louange est un nouveau supplice.
On aigrit ma douleur en F élevant si haut :
Je vois ce que je perds quand je vois ce qu'il vaut.
Ah ! cruels déplaisirs àTesprit d'une amante ! 1 1 6 5
Plus j'apprends son mérite, et plus mon feu s'augmente :
Cependant mon devoir est toujours le plus fort,
Et malgré mon aniour, va poursuivre sa mort.
l'infante.
Hier^ ce devoir te mit en une haute estime ;
L'effort que tu te fis parut si magnanime , 1 1 7 o
Si digne d'un grand cœur, que chacun à la cour
Admiroit ton courage et plaignoit ton amour.
Mais croirois-tu l'avis d'une amitié fidèle?
CHIMÈNE.
Ne vous obéir pas me rendroit criminelle.
l'infante.
Ce qui fut juste alors ne l'est plus aujourd'hui' . 1175
Rodrigue maintenant est notre unique appui ,
L'espérance et l'amour d'un peuple qui l'adore ,
Le soutien de Castille, et la terreur du More*.
Le Roi même est d'accord de cette vérité %
X. Var, rûccorde que chacan la rante ayec justice. (x637 et 39-56)
Far, J'accorde que chacan le yante arec justioe. (x638 P.)
a. « Cet hier fait yoir que la pièce dure deux jours dans Corneille : l'unité
de temps n'était pas encore une règle bien reconnue. Cependant, si la querelle
du Comte et sa mort arrivent la veille au soir, et si le lendemain tout est fini à
la même heure, l'unité de temps est observée. Les événements ne sont point
aussi pressés qu'on l'a reproché à Corneille, et tout est assez vraisemblable. »
(Foltaire,)
3. Far, Ce qui fut bon alors ne l'est plus aujourd'hui. (1637-44)
4* Vojes ci-dessus, p. x36, note a.
5. Far, Ses faits nous ont rendu ce qu'ils nous ont àté,
Et ton père en lui seul se voit ressuscité*. (1637 -56)
ACTE IV, SCÈNE II. 169
Que ton père en lui seul se voit ressuscité ; x 1 80
Et si tu yeux enfin qu'en deux mots je m'explique ,
Tu poursuis en sa mort la ruine publique»
Quoi ! pour venger un père est-il jamais permis
De livrer sa patrie aux mains des ennemis?
Ck>ntre nous ta poursuite est-elle légitime , x x 8 5
Et pour être punis avons-nous part au crime ?
Ce n'est pas qu'après tout tu doives épouser
Celui qu'un père mort t'obligeoit d'accuser :
Je te voudrois moi-même en arracher l'envie',
Ote-lui ton amour, mais laisse-nous sa vie. 1x90
CHIMÈTYE.
Ah ! ce n'est pas à moi d'avoir tant de bonté*;
Le devoir qui m'aigrit n'a rien de limité.
Quoique pour ce vainqueur mon amour s'intéresse ,
Quoiqu'un peuple l'adore et qu'un roi le caresse ,
Qu'il soit environné des plus vaillants guerriers , 1x95
J'irai sous mes cyprès accabler ses lauriers.
l'infante.
C'est générosité quand pour venger un père ^
Notre devoir attaque une tête si chère ; l
Mais c'en est une encor d'un plus illustre rang,(
Quand on donne au public les intérêts du sang. J 1200
Non , crois-moi , c'est assez que d'éteindre ta flamme ;
11 sera trop puni s'il n'est plus dans ton âme.
Que le bien du pays t'impose cette loi :
Aussi bien, que crois-tu que t'accorde le Roi?
CHIMENB.
n peut me refuser, mais je ne puis me taire '. 1 2 o 5
X. Far, Ah \ Madame, souffrez qa'avecqne liberté
Je poosfc ju9qa*aa bout ma générosité.
Qooiqae mon cceor pour lai contre moi s'intéresse. (i637-56)
Far, Ah ! ce n^est pas à moi d*aToir cette boatr. (1660)
^.Var. Il peut me refuser, mais je ne me puis taire. (1637- 56)
I70 LE CID.
l'infante.
Pense bien , ma Ghimène, à ce que tu veux faire.
Adieu : tu pourras seule y penser à loisir ^
CHIMENE.
Après mon père mort , je n'ai point à choisir.
SCÈNE III.
DON FERNAND, DON DIÈGUE, DON ARIAS,
DON RODRIGUE, DON SANCHE.
DON FERNAND.
Généreux héritier d'une illustre famille,
Qui fut toujours la gloire et l'appui de Castille , x 2 x o
Race de tant d'aïeux en valeur signalés ,
Que l'essai de la tienne a sitôt égalés ,
Pour te récompenser ma force est trop petite ;
Et j'ai moins de pouvoir que tu n'as de mérite.
Le pays délivré d'un si rude ennemi , x a 1 5
Mon sceptre dans ma main par la tienne affermi ,
Et les Mores défaits avant qu'en ces alarmes
J'eusse pu donner ordre à repousser leurs armes ,
Ne sont point des exploits qui laissent à ton roi
Le moyen ni l'espoir de s'acquitter vers toi. i aan
Mais deux rois tes captifs feront ta récompense*.
Ils t'ont nommé tous deux leur Cid en ma présence :
Puisque Cid en leur langue est autant que seigneur ',
Je ne t'envierai pas ce beau titre d'hqtineur.
Sois désormais le Cid : qu'à ce grand nom tout cède ;
Qu'il comble d'épouvante et Grenade et Tolède*,
X. yar. Adieu : tu pourras seule y songer à loisir. ( 1687 -60)
a. flar. Mais deux rois, tes captifs, seront ta récompense. (x637 in-xa et 44)
3. Voyez le Lexique.
4. f^ar. Qu*il devienne l'effroi de Grenade et Tolède. (i637-56)
ACTE IV, SCÈNE III. 171
Et qu'il marque à tous ceux qui vivent sous mes lois
Et ce que tu me vaux, et ce que je te dois.
DON RODRIGUE.
Que Votre Majesté , Sire , épargne ma honte.
D'un si foible service elle fait trop de conte * , 1 2 3 o
Et me force à rougir devant un si grand roi
De mériter si peu l'honneur que j'en reçoi;
Je sais trop qiie je dois au bien de votre empire ,
Et le sang qui m'anime , et l'air que je respire ;
Et quand je les perdrai pour un si digne objet , z 2 3 5
Je ferai seulement le devoir d'un sujet.
DON FERNAND.
Tous ceux que ce devoir à mon service engage
Ne s'en acquittent pas avec même courage ;
Et lorsque la valeur ne va point dans l'excès ,
Elle ne produit point de si rares succès. 1240
Souffre donc qu'on te loue , et de cette victoire
Apprends-moi plus au long la véritable histoire.
DON RODRIGUE.
Sire , vous avez su qu'en ce danger pressant ,
Qui jeta dans la ville un effroi si puissant ,
Une troupe d'amis chez mon père assemblée 1245
Sollicita mon âme encor toute troublée....
Mais, Sire , pardonnez à ma témérité ,
Si j'osai l'employer sans votre autorité :
Le péril approchoit ; leur brigade étoit prête ;
Me montrsLut à la cour, je hasardois ma tête' ; 1 2 5o
Et s'il falloit la perdre, il m'étoit bien plus doux
De sortir de la vie en combattant pour vous.
1. Far, D'an ai foible serrioe elle a fait trop de coûte. (1637 10-12)
2. Far. Et parottre à la ooar eût hasardé ma tête,
Qa'à défendre l'État j'aimois bien mieux donner,
Qu^anx plaintes de Chiroène ainsi TabHodonner. (i637-56)
172 LE CID.
DON FERNAND.
J^excuse ta chaleur à yenger ton offense^ ; ^
Et rÉtat défendu me parle en ta défense :
TCrois que dorénavant Ghimène a beau parler. i a 5 5
l Je ne Técoute plus que pour la consoler.
Mais poursuis.
DON RODRIGUE.
Sous moi donc cette troupe s'avance,
Et porte sur le front une mâle assurance.
Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vhnes trois mille en arrivant au port, i a6o
Tant , à nous voir marcher avec un tel visage*,
Les plus épouvantés reprenoient de courage' !
J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés.
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ;
Le reste , dont le nombre augmentoit à toute heure ,
Brûlant d'impatience autour de moi demeure ,
Se couche contre terre , et sans faire aucun bruit ,
Passe une bonne part d'une si belle nuit.
Par mon commandement la garde en fait de même ,
Et se tenant cachée , aide à mon stratagème* ; 1270
Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous
L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles * ;
L'onde s'enfle dessous , et d'un commun eflbrt 1175
Les Mores et la mer montent jusques au port.
I. f^ar, J*ezcuse ta cbaleur à Tenger une offense. (i638 L.)
a. Fàr. Tant, à nous toit marcher en si bon équipage. (i637-56)
3. f^ar. Les plus épouvantés reprenoient le courage ! (i638L., 39et44>n'4*)
f^nr. Les plus épouvantés reprenoient du courage! (1644 in-ia)
4 f^ar. Et se tenant cachée, aide mon stratagème. (i637 in-ztt)
5. Far. Enfin avec le flux nous fit voir trente voiles;
L*onde s'enfloit dessous , et d'un commun effort
Les Mores et la mer entrèrent dans le port. (1637-60)
ACTE IV, SCÈNE III. 173
On les laisse passer; tout leur parott tranquiUe;
Point de soldats au port, point aux murs de la yille.
Notre profond silence abusant leurs esprits ,
Us n'osent plus douter de nous avoir surpris ; x 1 8 o
Ils abordent sans peur, ils ancrent , ils descendent ,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors , et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux repondent*; x a 8 5
Ils paroissent armés, les Mores se confondent,
L'épouvante les prend à demi descendus ;
Avant que de combattre, ils s'estiment perdus.
Ils couroient au pillage , et rencontrent la guerre ;
Nous les pressons sur Teau, nous les pressons sur terre.
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang ,
Avant qu*aucun résiste ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient;
Leur courage renaît , et leurs terreurs s'oublient :
La honte de mourir sans avoir combattu 1295
Arrête leur désordre, et leur reiid leur vertu'.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges'.
De notre sang au leur font d'horribles mélanges* ;
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte , et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort^ 1 3oo
O combien d'actions , combien d'exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres*,
I. Far, Les nAtres, an signal, de nos raisseanx répondent. (1687 -56)
1. Far. Rétablit leur désordre, et leur rend leur Terto. (1637 -56)
3. Sorte de cimeterres. Voyez le Lexique.
4* Far, Contre nons de pied ferme ils tirent les épées;
Des pins braves soldats les trames sont oonpées (a). (i637-63)
5. Far. Sont les champs de carnage où triomphe la mort. (1644 in-4*)
6. Far, Furent ensevelis dans rhorreur des ténèbres. (x637'56)
fa) Jolly fait remarquer, dans PaTertissement de Tédition de 1738 (p. zx),
que les comédiens ont ici toujours adopté la rariante de préférence an texte,
•us doute afin d*éTiter le mot alfange. Us font encore de même aujourd'hui.
174 LE CID.
Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnoit,
Ne pouvoit discerner où le sort inclinoit !
J'allois de tous côtés encourager les nôtres , 1 3o 5
Faire avancer les uns, et soutenir les autres,
Ranger ceux qui venoient , les pousser à leur tour,
Et ne Tai pu savoir jusques au point du jour ' .
Mais enfin sa clarté montre notre avantage :
Le More voit sa perte , et perd soudain courage ; 1 3 x o
Et voyant un renfort qui nous vient secourir.
L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.
Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les cables'.
Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables'.
Font retraite en tumulte , et sans considérer z 3 1 5
Si leurs rois avec eux peuvent se retirer* .
Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte* :
Le flux les apporta *, le reflux les remporte*.
Cependant que leurs rois , engagés parmi nous ,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups' , 1 3 a o
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
A se rendre moi-même en vain je les convie :
Le cimeterre au poing ils ne m' écoutent pas ;
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats ,
I . Far, Et nVn pas rien mtoît jusqaes au point du jour.
Mais enfin sa clarté montra notre avantage :
Le More vit sa perte, et perdit le ooarage.
Et voyant nn renfort qni noas vint secourir.
Changea Pardear de Taiocre à la peur de mourir (n). (1637 -56)
a. Toutes les éditions ^oxXeat ehahles ^ excepté celles de 1644 in-ia et de
1660-64 ) qui donnent cdhli'a,
3. f^ar, Nous laissent pour adieux des cria épouTantablet. (i637-56)
4. f^tfr. Si leurs rois avec eux ont pu se retirer. (1637 et 39-56)
Far. Si les rois arec env ont pu se retirer. (x638)
5. Far. Ainsi leur devoir cède à la frayeur plus forte. (x637-56)
6. Far. Le flux les apporta; le reflux les emporte. (i637 in-xa et 44in-4")
7. Far, Et quelque peu des leurs, tous chargés de uos coups. (x638)
(a) Change l'ardeur de vaincre à la peur de mourir. (x637 in- la et 44 in-4*)
ACTE IV, SCÈNE HI. 17$
Et que seuls désormais en vain ils se défendent, x 3 a 5
Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps ;
Et le combat cessa faute de combattants.
C'est de cette façon que, pour "Votre service....
SCENE IV.
DON FERNAND, DON DIÈGUE, DON RODRIGUE,
DON ARIAS, DON ALONSE, DON SANCHE.
DON ALON8B.
Sire , Chiméne vient vous demander justice. 1 3 3 o
DON FERNAND.
La fâcheuse nouvelle, et T importun devoir!
Va, je ne la veux pas obliger à te voir.
Pour tous remercîments il faut que je te chasse;
Mais avant que sortir, viens, que ton roi t'embrasse.
(Don Rodrigue rentre .)
DON DIÈGUE.
Chiméne le poursuit , et voudroit le sauver. 1 3 3 5
DON FBRNAND.
On m'a dit qu'elle Taime, et je vais l'éprouver*.
Montrez un œil plus triste*.
X. Ce jeu de «cène manque dans les éditions de i637 in-xa et de x638 L.
» Il se troore qnutxe vers pins baut dans les éditions de i638 P., de 1639
et de 1644 in-i".
a. Var. On me dit qnVlIe Taime , et je Tais TéprouTer. (x637 in-ia)
3. Var. Cootrebites le triste. (1637 -56)
176 LE CID.
SCÈNE V.
DON FERNAND, DON DIÈGUE, DON ARIAS, DON
SANCHE, DON ALONSE, CHMÈNE, ELVIRE.
DON FERNAND.
Enfin soyez contente ,
Chimène , le succès répond à votre attente :
Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus,
Il est mort à nos yeux des coups qu'il a reçus; 1340
Rendez grâces au ciel , qui vous en a vengée.
(A don Diègae .)
Voyez comme déjà sa couleur est changée.
DON DIÈGUE.
Mais voyez qu'elle pâme, et d'un amour parfait,
Dans cette pâmoison, Sire, admirez TefTet.
Sa douleur a trahi les secrets de son âme , 1 3 4 5
Et ne vous permet plus de douter de sa flanmie.
CHIMENE.
Quoi! Rodrigue est donc mort?
DON FEBNAND.
Non, non, il voit le jour,
Et te conserve encore un immuable amour :
Calme cette douleur qui pour lui s'intéresse'.
CHIMENE.
Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse : z 35o
Un excès de plaisir nous rend tous languissants ,
Et quand il surprend l'âme, il accable les sens.
I. Ce jen de scène manque dans les éditions de 1637 -56.
a. Var, Ta le posséderas , reprends ton allégresse. (i637-56)
ACTE IV, SCÈNE V. 177
DON FERNAND.
^fu veux qu'en ta faveur nous croyions* Timpossible?
Chimène, ta douleur a paru trop visible'.
CHIMÈNE.
Eh bien ! Sire , ajoutez ce comble à mon malheur, 1 3 5 5
Nommez ma pâmoison Teffet de ma douleur :
Un juste déplaisir à ce point m*a réduite.
Son trépas déroboit sa tête à ma poursuite ;
S'il meurt des coups reçus pour le bien du pays,
Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis : 1 36o
Une si beUe fin m'est trop injurieuse.
Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,
Non pas dans un éclat qui Téléve si haut.
Non pas au lit d'honneur, mais sur un échafaud ;
Qu'il meure pour mon père, et non pour la patrie; ii65
Que son nom soit taché , sa mémoire flétrie.
Mourir pour le pays n'est pas un triste sort;
C'est s'immortaliser par une belle mort. ^
J aime donc sa victoire , et je le puis sans crime ;
Elle assure l'État , et me rend ma victime , 1370
Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers.
Le chef, au lieu de fleurs, couronné de lauriers;
Et pour dire en un mot ce que j'en considère,
Digne d'être inmiolée aux mânes de mon père.. ..
Hélas ! à quel espoir me laissé-je emporter ! 1375
Rodrigue de ma part n'a rien à redouter :
Que pourroient contre lui des larmes qu'on méprise?
Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise;
Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis;
I. On lit croyons, pour erojriont , dans 1m éditions de z637-44 ^t de
i65a.56.
1. rar. Ta tristesse , Chimène, a paru trop Tisible.
cnDf. Eb bien 1 Sire, ajoutez ce comble à mes malheurs,
Ifonunez ma pAmoison Teffet de mes douleurs. (1637- 56)
CoBKBn.LV. in 13'
l^S LE CID.
n triomphe de moi comme des ennemis. 1 3 8 o
Dans leur sang répandu la justice étouffée*
Aux crimes du vainqueur sert d'un nouveau trophée :
Nous en croissons la pompe, et le mépris des lois
Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.
DON FERNAND.
Ma fille , ces transports ont trop de violence. i 3 s 5
Quand on rend la justice, on met tout en balance :
On a tué ton père, il étoit Tagresseur;
Et la même équité m'ordonne la douceur.
Avant que d'accuser ce que j'en fais paroître ,
Consulte bien ton cœur : Rodrigue en est le maître, z 390
Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi ,
Dont la faveur conserve un tel amant pour toi.
CHMÈNE.
Pour moi ! mon ennemi ! l'objet de ma colère !
L'auteur de mes malheurs ! l'assassin de mon père !
De ma juste poursuite on fait si peu de cas 1395
Qu'on me croit obliger en ne m'écoutant pas !
Puisque vous refusez la justice à mes larmes,
Sire , permettez-moi de recourir aux armes ;
C'est par là seulement qu'il a su m' outrager,
Et c'est aussi par là que je me dois venger. 1400
A tous vos cavaliers je demande sa tête ' :
, Oui , qu'un d'eux me l'apporte, et je suis sa conquête ;
I Qu'ils le combattent. Sire; et le combat fini ,
J'épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni.
Sous votre autorité souffrez qu'on le publie. 1405
DON FERNAND.
Cette vieille coutume en ces lieux établie ,
Sous couleur de punir un injuste attentat,
I. f^r.Dans leur sang épando la justice étouffée. (x637, 3g et 48-56)
a. Fiar. A tous vos chevaliers je demande sa tête. (x637 in-4% 38 P., 39 et 44)
ACTE IV, SCÈNE V. 179
Des meilleurs combattants affoiblit un État;
Souvent de cet abus le succès déplorable
Opprime rinnocent, et soutient le coupable. 1 4 1 o
J'*en dispense Rodrigue : il m'est trop précieux (•
Pour Texposer aux.C0upfl^ lunlsort c^ricieux 'f -
Et quoi qu'ait pu commettre un cœur si magnanime ,
Les Mores en fuyant ont emporté son crime.
DON DIBGUS.
Quoi ! Sire , pour lui seul tous renversez des lois 1 4 1 5
Qu'a vu toute la cour observer tant de fois !
Que croira votre peuple , et que dira Tenvie,
Si sous votre défense il ménage sa vie,
Et s'en fait un prétexte à ne paroitre pas^
Où tous les gens d'honneur cherchent un beau trépas?
De pareilles faveurs temiroient trop sa gloire ' :
Qu'il goûte sans rougir les fruits de sa victoire.
Le Comte eut de l'audace ; il l'en a su punir :
Il l'a fait en brave homme, et le doit maintenir*.
DON FBRNAND.
Puisque vous le voulez , j'accorde qu'il le fasse ; 1 4 a 5
Mais d'un guerrier vaincu mille prendroient la place,
Et le prix que Chimène au vainqueur a promis
De tous mes cavaliers feroit ses ennemis * .
L'opposer seul à tous seroit trop d'injustice :
D suiBt qu^une fois il entre dans Isi lice* — x 4 3o
Choisis qui tu voudras , Chimène , et choisis bien ;
Mais après ce combat ne demande plus rien.
DON DIÈGUB.
N'excusez point par là ceux que son bras étonne :
X. Fiar. Et s'en sert d^oD prétexte à ne paroitre pas. (1637-60)
^.Fàr. Sire, 6m ces fisTeors, qui temiroient sa gloire. (1637 -56)
3. Far, U Ta fait en brave homme , et le doit soutenir.
(1637 >"-4% 38-44 in-4' «« 48-56)
Far. n a fait en brave homme, et le doit soutenir. (1637 in-x2 et 44 in-xa)
4. Far. De tous mes cheraliers feroit ses ennemis. (i637 in-4<', 38 P., Sg et 44)
i8o LE CID.
Laissez un champ ouvert, où n'entrera personne*.
Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd'hui , 1435
Quel courage assez vain s'oseroit prendre à lui ?
Qui se hasarderoit contre un tel adversaire ?
Qui seroit ce vaillant, ou bien ce téméraire?
DON SANGHE.
Faites ouvrir le champ : vous voyez l'assaillant ';
Je suis ce téméraire , ou plutôt ce vaillant. 1440
Accordez cette grâce à l'ardeur qui me presse,
Madame : vous savez quelle est votre promesse.
DOK FERNAND.
Chimène, remets-tu ta querelle en sa main?
CHIMÀNE.
Sire , je l'ai promis.
DON FBRNAND.
Soyez prêt à demain.
DON DIÈGUE.
Non , Sire , il ne faut pas différer davantage : 1445
On est toujours trop prêt quand on a du courage.
DON FEHNAND.
Sortir d'une bataille, et combattre à l'instant !
DON DIÈGUE.
Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.
DON FERNAND.
Du moins une heure ou deux je veux qu'il se délasse*.
Mais de peur qu'en exemple un tel combat ne passe, 1 4 5 o
Pour témoigner à tous qu'à regret je permets
X. Var, Laissez an camp ouTert, où n'entrera personne. (i637-56)
a. Var, Faites ouTrir le camp : tous Toyex l'assaillant. (1637- 56]
3. c Je me suis toujours repenti d'avoir fait dire au Roi, dans lé Cid, qu'il
▼ouloit que Rodrigue se délassAt une heure ou deux après la défaite des Maures
avant que de combattre don Sanclie : je l'avois fait pour montrer que la pièce
étoit dans les vingt-quatre heures ; et cela n'a servi qu'à avertir les apecUteurs
de la contrainte avec laquelle je l'y ai réduite, b [Discours de la tragédie,
tome I, p. 96.)
ACTE IV, SCÈNE V. i8i
Un sanglant procédé qui ne me plut jamais ,
De moi ni de ma cour il n'aura la présence.
(n parle à don Arias .)
Vous seul des combattants jugerez la vaillance :
Ayez soin^que tous deux fassent en gens de cœur, 1455
Et le combat fini , m'amenez le vainqueur.
Qui qu'il soit, même prix est acquis à sa peine? :'
Je le veux de ma main présenter à Chimène ,
Et que pour récompense il reçoive sa foi.
CHIMENE.
Quoi ! Sire, ni'imposer une si dure loi ! 1460
DON FERNAND.
Tu t'en plains ; mais ton feu , loin d'avouer ta plainte ,
Si Rodrigue est vainqueur, l'accepte sans contrainte.
Gesse de murmurer contre un arrêt si doux :
Qui que ce soit des deux, j'en ferai ton époux ^
X. Ce jeu de seine manque dans les éditions de x637 in- ri, de i638 et
de 1644 iB-i2.
a. Far. Qoel qu'il soit, même prix est acquis à sa peine. (1637-64)
3. Far. Sire, c'est me donner une trop dure loi. (z637-44)
FIN ou QVATAliME ACTE.
i«a LE CID.
ACTE V.
SCENE PREMIERE.
DON RODRIGUE, CHIMÈNE*.
GHIMENE.
Quoi! Rodrigue, en plein jour! d'où tevientcette audace?
Va , tu me perds d'honneur ; retire-toi , de grâce.
DON RODRIGUE.
Je yais mourir, Madame, et vous viens en ce lieu ,
Avant le coup mortel , dire un dernier adieu' :
Cet immuable amour qui sous vos lois m'engage*
N'ose accepter ma mort sans vous en faire hommage. 1470
CHIMÈNE.
Tu vas mourir !
DON RODRIGUE. ^
Je cours à ces heureux moments
Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments.
CHIMENE.
Tu vas mourir! Don Sanche est-il si redoutable
Qu'il donne l'épouvante à ce cœur indomptable?
Qui t'a rendu si foible , ou qui le rend si fort ? 1 4 7 ^
Rodrigue va combattre , et se croit déjà mort !
I. Fat, cBmiirBy dor eodriouk. (z638 P.)
a. Far, Avuit ce coup mortel , dire an dernier adieu. ( 1644 iA*4*)
3. Far, Mon amour vous le doit , et mon coBur qui soupire
N*oae sans Totre aveu sortir de votre empire.
[cHiM. Tu va» mourir! ] don rodr. J'y cours, et le Comte est Tengé,
Aussitôt que de tous j'en aurai le congé. (x637-56)
ACTE V, SCÈNE I. i83
Celui qui n*a pas craint les Mores , ni mon père ,
Va combattre don Sanche , et déjà désespère !
Ainsi donc au besoin ton courage s*abat !
DON RODRIGUE.
Je cours à mon supplice , et non pas au combat ; 1480
Et ma fidèle ardeur sait bien m'ôter Tenvie ,
Quand vous cherchez ma mort , de défendre ma vie.
J'ai toujours même cœur; mais je n'ai point de bras '
Quand il faut conserver ce qui ne vous plaît pas ;
Et déjà cette nuit m'auroit été mortelle , 1 4 8 f>
Si j'eusse combattu pour ma seule querelle;
Mais défendant mon roi , son peuple et mon pays',
A me défendre mal je les aurois trahis.
Mon esprit généreux ne hait pas taùt la vie ,
Qu'il en veuille sortir par une perfidie. 1490
Maintenant qu'il s'agit de mon seul intérêt,
Vous demandez ma moft, j'en accepte l'arrêt.
Votre ressentiment choisit la main d'un autre
(Je ne méritois pas de mourir de la vôtre) : '
On ne me verra point en repousser les coups ; x 4 9 5
Je dois plus de respect à qui combat pour vous ;
Et ravi de penser que c'est de vous qu'ils viennent ,
Puisque c'est votre honneur que ses armes soutiennent.
Je vais lui présenter mon estomac ouvert*,
Adorant en sa main la vôtre qui me perd. x 5o o
CHIMÈNE.
Si d'un triste devoir la juste violence,
Qui me fait malgré moi poursuivre ta vaillance ,
Prescrit à ton amour une si forte loi
Qu'il te rend sans défense à qui combat pour moi ,
En cet aveuglement ne perds pas la mémoire 1 5 o 5
X. Far, liait défenduit mon roi, son people et le pays. (1637- 56)
a. Var. Je loi Tais préseoter mon estomac ouyert. (1637 -56)
i84 LE CID.
Qu'ainsi que de ta vie il y va de ta gloire ,
Et que da^s quelque éclat que Rodrigue ait vécu,
Quand on le saura mort , on le croira vaincu.
Ton honneur t'est plus cher que je ne te suis chère S
Puisqu'il trempe tes mains dans le sang de mon père^ , 1 5 x o
Et te fait renoncer, malgré ta passion ,
A l'espoir le plus doux de ma possession :
Je t'en vois cependant faire si peu de conte ,
Que sans rendre çpmbiat tu veux qu'on te surmonte.
' ^Quffllp Tnr(;;alilf,rjynip tn vertu ? 1 5 1 5
Pourquoi ne Tas-tu plus , ou pourquoi l'avois-tu ?
Quoi? n'es-tu généreux que pour me faire outrage?
S'il ne faut m'offenser, n'as-tu point de courage?
Et traites-tu mon père avec tant de rigueur,
Qu'après l'avoir vaincu tu souffres un vainqueur? 1 520
Va, sans vouloir mourir, laisse-moi te poursuivre'.
Et défends ton honneur, si tu ne veux plus vivre.
DON RODRIGUE.
Après la mort du Comte , et les Mores défaits,
Faudroit-il à ma gloire encor d'autres effets*?
Elle peut dédaigner le soin de me défendre : i fi 3 5
On sait que mon courage ose tout entreprendre ,
Que ma valeur peut tout , et que dessous les cieux ,
Auprès de mon honneur, rien ne m'est précieux^.
Non, non , en ce combat, quoi que vous veuilliez* croire,
Rodrigue peut mourir sans hasarder sa gloire , x 5 3 o
Sans qu'on l'ose accuser d'avoir manqué de cœur,
1. Var, L'honneur te fat plus cher que je ne te suis chère. (x637-6o)
2. Var» PnisqnHl trempa tes mains dans le sang de mon père.
Et te fit renoncer, malgré ta passion. (i637-56)
3. Var» Ifon , sans youloir mourir, laisse-moi te poursuivre. (i637-56)
4. Var» Mon honneur appuyé sur de si grands effets
Contre un antre ennemi n'a plus à se défendre. (x637-56)
5. Var, Quand mon honneur y ya, rien ne m*est précieux. (i637-56)
6. Le mot est écrit ainsi dans les éditions de 1637-64; cdles de x668
de i68a ont veuillez sans 1; celle de 169a donne vouOez.
ACTE V, SCÈNE I. i85
Sans passer pour vaincu , sans souffrir un vainqueur.
On dira seulement : « Il adoroit Chimène ;
Il n^a pas voulu vivre et mériter sa haine ;
Il a cédé lui-même à la rigueur du sort' 1 5 3 5
Qui forcoit sa maîtresse à poursuivre sa mort :
Elle vouloit sa tête ; et son cœur magnanime ,
S'il l'en eût refusée , eût pensé faire un crime.
Pour venger son honneur il perdit son amour,
Pour venger sa maîtresse il a quitté le jour, 1 540
Préférant, quelque espoir qu'eût son âme asservie*,
Son honneur à Chimène , et Chimène à sa vie. »
Ainsi donc vous verrez ma mort en ce combat.
Loin d'obscurcir ma gloire, en rehausser l'éclat;
Et cet honneur suivra mon trépas volontaire , 1545
Que tout autre que moi n'eût pu vous satisfaire.
CHIMENE.
Puisque , pour t'empêcher de courir au trépas ,
Ta vie et ton honneur sont de foibles appas.
Si jamais je t'aimai , cher Rodrigue , en revanche, ^
Défends-toi maintenant pour m'ôter à don Sanche ^xSSo
Combats pour m' affranchir d'une condition /^
Qui me donne à l'objet de mon aversion'. ^
Te dirai^je encor plus ? va , songe à ta défense ,
Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence ;
Et si tu sens pour moi ton cœur encore épris*, z 5 5 5
Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.
Adieu : ce mot lâché me fait rougir.de honte.
nON RODRIGUE*
Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte?
Paroissez , NavaiTois , Mores et Castillans ,
I. Far, Préférant, en dépit de ion âne niTie. (i637 in-4"I., S7 in-ia et 38)
a. Fàr. Qui me lÎTre à l'objet de mon aTemon. (x637-56)
3. Far, Et «jamais ramour échauffa tes esprits. (i637-56)
4. Dans le^ éditions de 1637-60 et dans celle de 169a : don aoomioiic, ê€ui.
iS6 LE CID.
Et tout ce que l*Espagne a nourri de vaillants; z 56o
Unissez-vous ensemble , et faites une armée ,
/Pour combattre une main de la sorte animée :
{Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux;
^our en venir à bout, c'est trop peu que de vous.
SCENE II.
L'INFANTE,
T*écouterai-je encor, respect de ma naissance, i565
Qui fais un crime de mes feux?
T*écouterai-je , amour, dont la douce puissance
Contre ce fier tyran fait révolter mes vœux*?
Pauvre princesse, auquel des deux
Dois-tu prêter obéissance? 1570
Rodrigue, ta valeur te rend digne de moi ;
Mais pour être vaillant, tu n'es pas fils de roi.
Impitoyable sort, dont la rigueur sépare
Ma gloire d'avec mes désirs !
Est-il dit que le choix d'une vertu si rare «« 1575
Coûte à ma passion de si grands déplaisirs ?
O cieux ! à coml)ien de soupirs
Faut-il que mon cœur se prépare ,
Si jamais il n'obtient sur un si long tourment'
Ni d'éteindre l'amour, ni d'accepter l'amant ! 1 5$o
Mais c'est trop de scrupule, et ma raison s'étonne '
Du mépris d'un si digne choix :
Bien qu'aux monarques seuls ma naissance me donne ,
X. Far, Contre ce fier tyran fiiit rebeller mes vœux? (i637-6o)
a. Far, S*il ne peut obtenir dessua mon sentiment. (i637-56)
3. Far» Mais ma honte m*abuse , et ma ndson sVtonne. (1637-60)
ACTE V, SCENE II. 187
Rodrigue, avec honneur je vivrai sous tes lois.
Après avoir vaincu deux rois , 1 58 5
Pourrois-tu manquer de couronne ?
Et ce grand nom de Gid que tu viens de gagner
Ne fait-il pas trop voir sur qui tu dois régner* ?
n est digne de moi , mais il est à Chimène ;
Le don que j'en ai fait me nuit. 1590
Entre eux la mort d*un père a si peu mis de haine ^,
Que le devoir du sang à regret le poursuit :
Ainsi n'espérons aucun fruit
De son crime, ni de ma peine,
Puisque pour me punir le destin a permis 1595
Que Famour dure même entre deux ennemis.
SCENE III.
L'INFANTE, LÉONOR.
l'infantb.
Où viens-tu , Léonor?
LEONOR.
Vous applaudir. Madame*,
Sur le repos qu'enfin a retrouvé votre âme.
l'infante.
D'où vieudroit ce repos dans un comble d'ennui ?
LÉONOR.
Si l'amour vit d'espoii*, et s'il meurt avec lui , 1600
Rodrigue ne peut plus charmer votre courage.
Vous savez le combat où Chimène l'engage :
X. Far» Mirqne-t-il pas déjà sur qui tu «lois régner? (x637-56)
a. Far. Entre enx un père mort sème si pea de haine. (1637-60)
3. Var, Vous témoigner. Madame ,
L'aise que je ressens du repos de Totre àme. (i637-56)
i88 LE CID.
Puisqu'il faut qu'il y meure , ou qu'il soit son mari ,
Votre espérance est morte, et votre esprit guéri.
vAh ! qu'il s'en faut encor*!
LÉONOR.
Que pouvez-vous prétendre?
l'inpante.
Mais plutôt quel espoir me pourrois-tu défendre ?
Si Rodrigue combat sous ces conditions.
Pour en rompre l'effet , j'ai trop d'inventions.
L'amour, ce doux auteur de mes cruels supplices ,
Aux esprits des amants apprend trop d'artifices. 1 6 1 o
LÉONOR.
Pourrez-vous quelque chose , après qu'un père mort
N'a pu dans leurs esprits allumer de discord ?
Car Chimène aisément montre par sa conduite
Que la haine aujourd'hui ne fait pas sa poursuite.
Elle obtient un combat , et pour son combattant x 6 x 5
C'est le premier offert qu'elle accepte à l'instant :
Elle n'a point recours à ces mains généreuses^
Que tant d'exploits fameux rendent si glorieuses;
Don Sanche lui suffit, et mérite son choix'.
Parce qu'il va s'armer pour la première fois. x6ao
Elle aime en ce duel son peu d'expérience ;
Comme il est sans renom , elle est sans défiance ;
Et sa facilité vous doit bien faire voir*
Qu'elle cherche un combat qui force son devoir.
I. Far, Oh ! qo*il s'en faut encor! (i637-56)
a. Var, Elle ne choisit point de ces mains généreuses. (x637-56)
3. Var, Don Sanche loi suffit : c'est la première fois
Que ce jeune seigneur endosse (a) le harnois. (i637-56)
4. Far, Un tel choix et si prompt tous doit bien (aire Toir. (x637-56)
(a) L'édition de 1644 in-ia porte endossa y pour endosse.
ACTE V, SCÈNE III. 189
Qui livre à son Rodrigue une victoire aisée*, 1 6 a 5
Et l^autorise enfin à paroitre apaisée.
l'infante.
Je le remarque assez , et toutefois mon cœur
A Tenvi de Chimène adore ce vainqueur.
A quoi me résoudrai-je, amante infortunée?
LÉONOR.
A vous mieux souvenir de qui vous êtes née' : x 6 3 o
Le ciel vous doit un roi , vous aimez un sujet !
L INFANTE.
Mon inclination a bien changé d'objet.
Je n'aime plus Rodrigue , un simple gentilhomme ;
Non y ce n'est plus ainsi que mon amour le nomme' :
Si j'aime , c'est l'auteur de tant de beaux exploits J 1 6 3 5
C'est le valeureux Cid , le maître de deux rois. ^
Je me vaincrai pourtant , non de peur d'aucun blAme ,
Hais pour ne troubler pas une si belle flamme ;
Et quand pour m' obliger on l'auroit couronné ,
Je ne veux point reprendre un bien que j'ai donné. 1640
Puisqu'en un tel combat sa victoire est certaine ,
Allons encore un coup le donner à Ghiméne.
Et toi y qui vois les traits dont mon cœur est percé ,
Viens me voir achever comme j'ai commencé.
SCENE IV.
CHIMÈNE, ELVIRE.
CHIMENE.
Elvire , que je souffre, et que je suis à plaindre ! 1645
Je ne sais qu'espérer, et je vois tout à Qi^aindre ;
I . Far. Et Imut à Rodrigue une tictoire aisée ,
PiuMe Taotoriier a paroltre apaiaée. (i637-56)
a. Var, A toiu renouvenir de qui tous étee née. (1637- 56)
3. Var. Une ardeur bien plus digne à prêtent me consomme. (t637-44)
igo LE CID.
Aucun VŒU ne m'échappe où j*ose consentir;
Je ne souhaite rien sans un prompt repentir*.
A deux rivaux pour moi je fais prendre les armes :
Le plus heureux succès me coûtera des larmes; i6 5o
Et quoi qu'en ma faveur en ordonne le sort ,
Mon père est sans vengeance , ou mon amant est mort.
ELVIRE.
^^ D'un et d'autre côté je vous vois soulagée :
i Ou vous avez Rodrigue , ou vous êtes vengée ;
Et quoi que le destin puisse ordonner de vous , 1 6 5 5
Il soutient votre gloire, et vous donne un époux.
CHIBIENE.
Quoi ! l'objet de ma haine ou de tant de colère^ !
L'assassin de Rodrigue ou celui de mon père !
De tous les deux côtés on me donne un mari
Encor tout teint du sang que j'ai le plus chéri; x66o
De tous les deux côtés mon âme se rebelle :
Je crains plus que la mort la fin de ma querelle.
Allez, vengeance, amour, qui troublez mes esprits,
Vous n'avez point pour moi de douceurs à ce prix ;
Et toi, puissant moteur du destin qui m'outrage, i665
Termine ce combat sans aucun avantage ,
Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur.
ELVIRE.
Ce seroit vous traiter avec trop de rigueur.
Ce combat pour votre âme est un nouveau supplice ,
S'il vous laisse obligée à demander justice , 1670
A témoigner toujours ce haut ressentiment,
Et poursuivre toujours la mort de votre amant.
Madame, il vaut bien mieux que sa rare vaillance',
1. Far, Et mes plus doux aonhaits sont pleiiM d'an repentir. (x637-56)
2. Var, Qnoi ! Tobjet de ma haine on bien de ma colère! (1637-64)
3. Far, Non, non, il yaut bien mieux qne sa rare yaillance.
Lai gagnant an laurier, yona impose silence. (i637-56)
ACTE V, SCÈNE IV. 191
Lui couronnant le front, vous impose silence;;
Que la loi du combat étouffe vos soupirs , 1675
Et que le Roi vous force à suivre vos désirs.
CHIMBNB.
Quand il sera vainqueur, crois*tu que je me rende?
Mon devoir est trop fort; et ma perte trop grande;
Et ce n'est pas assez, pour leur faire la loi ,
Que celle du combat et le voulbir du Rbi. 1680
11 peut vaincre don Sanche avec fort peu de peine.
Mais non pas avec lui la gloire de Chimène;
Et quoi qu'à sa victoire un monarque ait promis ,
Mon honneur lui fera mille autres ennemis.
BLVIRE.
Gardez, pour vous punir de cet orgueil étrange, x 68 5
Que le ciel à la fin ne souffre qu'on vous venge.
Quoi ! vous voulez encor refuser le bonheur
De pouvoir maintenant vous taire avec honneur?
Que prétend ce devoir, et qu'est-ce qu'il espère ?
La mort de votre amant vous rendra-t-elle un père?^69o
Est-ce trop peu pour vous que d'un coup de malheur?
Faut-il perte sur perte , et douleur sur douleur ?
Allez, dans le caprice où votre humeur s'obstine.
Vous ne méritez pas l'amant qu'on vous destine ; i^
Et nous verrons du ciel l'équitable courroux * 1695
Vous laisser, par sa mort, don Sanche pour époux.
CHIMÈNE.
Eivire, c'est assez des peines que j'endure.
Ne les redouble ^oint de ce funeste augure^.
Je veux, si je le puis, les éviter tous deux ;
Sinon , en ce combat Rodrigue a tous mes vœux : 1700
X. Var, Et le dd, eonayé de toos être si doux.
Voué laim, par m mort, don Sanche poor époux. (1637-44)
Var, Et nous Terrons le ciel, mft d* on juste courroux. (îl348-6o)
a. Far» Ne les redouble point par ce funeste au|;ure. (i637'^}
19^ LE CID.
Non qu'une folle ardeur de son côté me penche ;
Mais s'il étoit vaincu , je serois à don Sanche :
Cette appréhension fait nattre mon souhait.
Que vois-je, malheureuse? Elvire, c'en est fait.
SCENE V.
DON SANCHE, CHIMÈNE, ELVIRE.
DON SANCHE.
ObUgé d'apporter à vos pieds cette épée ^ . . . i
CHIMENE.
Quoi? du sang de Rodrigue encor toute trempée?
Perfide , oses-tu bien te montrer à mes yeux ,
Après m'avoir ôté ce que j'aimois le mieux?
Eclate , mon amour, tu n'as plus rien à craindre :
Mon père est satisfait, cesse de te contraindre. i
Un même coup a mis ma gloire en sûreté ,
Mon âme au désespoir, ma flamme en liberté.
DON SANCHE.
D'un esprit plus rassis....
CHIMÈNE.
Tu me parles encore ,
Exécrable assassin d'un héros que j'adore'?
Va , tu l'as pris en traître ; un guerrier si vaillant i
N'eût jamais succombé sous un tel assaillant*.
z. Far, Madame , à tos genoux j'apporte cette épée. (x637-56)
a. Cette scène semble avoir fonmî à Racine l'idée de l'admirable dii
d*Oreste et d'Hermione dans Andromaque (acte V, scène m).
3. Far, [N'eût jamais succombé sous un tel assaillant.]
KLT. Mais , Madame , écoutez, chim. Que veux-tu que j'écoute?
Après ce que je vois puû-je être encore en doute ?
J'obtiens pour mon malheur ce que j'ai demandé,
Et ma juste poursuite a trop bien succédé.
Pardonne, cher amant, à sa rigueur sanglante;
ACTE V, SCÈNE V. 193
N^espère rien de moi, ta ne m'as point servie :
En croyant me venger, tu m'as été la vie.
DON s ANCHE.
Étrange impression, qui loin de m' écouter....
CHIMÈNE.
Veux-tu que de sa mort je t'écoute vanter, 1710
Que j'entende à loisir avec quelle insolence
Tu peindras son malheur, mon crime et ta vaillance * ?
SCÈNE VI.
BON FERNAND, DON DEÈGUE, DON ARIAS, DON
SANCHE, DON ALONSE, CHIMÈNE, ELVIRE.
CHIMENE.
Sire, il n'est plus besoin de vous dissimuler
Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer.
J'aimois , vous l'avez su; mais pour venger mon père^,
J'ai bien voulu proscrire * une tête si chère :
Songe que je suit fille aussi bien comme amante :
^ j'ai Tengé mon père aux dépens de ton sang,
Du mien ponr te yenger j'épuiserai mon flanc ;
Mon âine désormais n*a rien qui la retienne ;
Elle ira receroir ce pardon de la tienne.
Et toi qui me prétends acquérir par sa mort.
Ministre déloyal de mon rigoureux sort, '-
[N'espère rien de moi , tu ne m'as point senrie.] (x637-56)
I. yar. [Ta peindras son malheur, mon crime etÎL vaillance ? ]
Qu'à tes jeux ce récit tranche mes tristes joiA^
Va , Ta , je mourrai bien sans re cruel secours (a) ;
Abandonne mon Ame au mal qui la possède :
Pour Tenger mon amant, je ne yeux point qo*on ro*aide {h). (x637-56)
a. Far, J^aimois, yons l'ayez su; mais pour yenger un père. (1637-44 in-4'')
Far, Paimois , yons le ^ayez; mais pour yenger un père. (1644 in-12)
3. Les éditions de i637 !•> ^^ i^^^ P» ^^ ^^^ «' ^* 1^44 ûi-4' portent
^ nreoT prescrire, ^txr proscrire.
(a) Va, Ta , je mourrai bien sans ton cruel secours. (1644 in-xa)
(6) Ce yers termine la scène dans les éditions indiquées.
CoMJIBUJJ. ifi l3
194 L^ CID.
Votre Majesté , Sire , elle-même a pu voir
* Comme j'ai (ait céder mon amour au devoir.
Enfin Rodrigue est mort , et sa mort m*a changée
D'implacable ennemie en amante affligée. 1780
J'ai dû cette vengeance à qui m'a mise au jour,
Et je dois maintenant ces pleurs à mon amour.
Don Sanche m'a perdue en prenant ma défense ,
Et du bras qui me perd je suis la récompense !
Sire , si la pitié peut émouvoir un roi , 1735
De grâce , révoquez une si dure ioi ;
Pour prix d'une victoire où je perds ce que j*aime,
Je lui laisse mon bien ; qu'il me laissa à moi-même ;
/ Qu'en un cloître sacré je pleure incessamment,
Jusqu'au dernier soupir, mon père et mon amant. 1740
DON DIEGUB.
Enfin elle aime , Sire , et ne croit plus un crime
D'avouer par sa bouche un amour légitime*.
DON FERNAND.
Chimène , sors d'erreur, ton amant n'est pas mort ,
Et don Sancbe vaincu t'a fait un faux rapport. ]
DON SANCHS. /L^
Sire, un peu trop d'ardeur malgré moi l'a déçue : 1745
Je venois du combat lui raconter l'issue.
Ce généreux guerrier, dont son cœur est charmé :
« Ne crains rien, m'a-t-il dit, quand il m'a désarmé;
Je laisserois plutôt la victoire incertaine ,
Que de répandre un sang hasardé pour Chimène ; 1750
Mais puisque mon devoir m'appelle auprès du Roi ,
Va de notre combat l'entretenir pour moi ,
De la part du vainqueur lui porter ton épée ^. »
X. f^r. D*aTOuer par m bouche une amour légitime.
(1637 P., 37 in-ia et 38)
— Ti*édition de i644 porte un amant, pour un amour.
a. rar. Oflrir à ses genoux ta vie et ton épée. (z637-56)
ACTE V, SCÈNE VI. 195
Sire , j Y suis venu : cet objet Ta trompée ;
Elle m'a cru vainqueur, me voyant de retour, 1755
Et soudain sa colère a trahi son amour
Avec tant de transport et tant d'impatience,
Que je n'ai pu gagner un moment d'audience.
Pour moi, bien que vaincu, je me répute heureux;
Et malgré l'intérêt de mon cœur amoureux, > 760
Perdant infiniment, j'aime encor ma défaite,
Qui fait le beau succès d'une amour si parfaite.
DON FERNAND.
Ma fiUe, il ne faut point rougir d'un si beau feu,
Mi chercher les moyens d'en faire un désaveu.
Une louable honte en vain t'en sollicite * : 1765
Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte;
Ton père est satisfait, et c'étoit le venger
Que mettre tant de fois ton Rodrigue en danger.
Tu vois comme le ciel autrement en dispose.
Ayant tant fait pour lui, fais pour toi quelque chose,
Et ne sois point rebelle à mon commandement,
Qui te donne un époux aimé si chèrement.
SCÈNE VIP.
DON FERNAND, DON DIÈGUE, DON ARIAS, DON
RODRIGUE, DON ALONSE, DON SANCHE, L'IN-
FANTE, CHIMÈNE, LÉONOR, ELVIRE.
l'iufante.
Sèche tes pleurs, Ghimènê , et reçois sans tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.
DON RODRIGUE.
Ne vous offensez point. Sire , si devant vous 1775
i.rar. Une touable honte enfin t'en sollicite. (x637, 38 P., 89 et 44)
^.Far. scàiiK DERNiÙLE. (i644 ÛK-xa)
A
196 LE CID.
Un respect amoureux me jette à ses genoux.
Je ne viens point ici demander ma conquête :
Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête ,
Madame; mon amour n'emploiera point pour moi
Ni la loi du combat , ni le vouloir du Roi. 1 7 8
Si tout ce qui s'est fait est trop peu pour un père ,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire. *
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux ,
Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux.
Forcer moi seul un camp , mettre en fuite une armée,
Des héros fabuleux passer la renonmiée?
Si mon crime par là se peut enfin laver,
J'ose tout entreprendre , et puis tout achever ;
Mais si ce fier honneur, toujours inexorable,
Ne se peut apaiser sans la mort du coupable , 179
N'armez plus contre moi le pouvoir des humains :
Ma tête est à vos pieds , vengez-vous par vos mains ;
Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible;
Prenez une vengeance à tout autre impossible*.
Mais du moins que ma mort suffise à me punir : 179
Ne me bannissez point de votre souvenir;
Et puisque mon trépas conserve votre gloire ,
Pour vous en revancher conservez ma mémoire ,
£t dites quelquefois, en déplorant mon sort^:
» S'il ne m'avoit aimée, il ne seroit pas mort. » 180
CHIMÈNE.
Relève-toi, Rodrigue. Il faut l'avouer, Sire,
Je vous en ai trop dit pour m'en pouvoir dédire*.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr;
'£t quand un roi commande, on lui doit obéir*.
X. f^ar. Prenez une yengeance à tonte autre imposiûble. (1637 in-ia)
^,f^ar. Et dites quelquefois, en songeant à mon sort. (1637-60)
3. f^ar. Mon amour a paru , je ne m^en puis dédire. (1637 -56}
f^ar. Je vous eu ai trop dit pour o^er m'en dédire. (1660)
4. yar. Et vous êtes mon roi , je voua dois obéir. (i637-56)
ACTE V, SCÈNE VIL ^97
Mais à quoi que déjà tous m'ayez condamnée , 1 8 o 5
Pourrez- vous à vos yeux souffrir cet hyménée *?
Et quand de mon devoir vous voulez cet effort ,
Toute votre justice en est-elle d'accord?
Si Rodrigue à TEtat devient si nécessaire ,
De ce qu'il £dt pour vous dois-je être le salaire , 1 8 z o
Et me livrer moi-même au reproche étemel
D avoir trempé mes mains dans le sang paternel ?
DOIT FERNAND.
Le temps assez souvent a rendu légitime
Ce qui sembloit d'abord ne se pouvoir sans crime :
Rodrigue t'a gagnée, et tu dois être à lui. 1 8 1 5
Mais quoique sa valeur t'ait conquise aujourd'hui ,
U faudroit que je fusse ennemi de ta gloire ,
Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire*.
Cet hymen différé ne rompt point une loi
Qui sans marquer de temps, lui destine ta foi. 1820
Prends un an , si tu veux , pour essuyer tes larmes.
Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
Après avoir vaincu les Mores sur nos bords ,
Renversé leurs desseins , repoussé leurs efforts ,
Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre , 1 8 a 5
Commander mon armée, et ravager leur terre :
A ce nom seul de Cid ils trembleront d'effroi' ;
Ils t'ont nonmié seigneur, et te voudront pour roi.
T. Var, Si|« , qneUe apparence , à ce triste hyménée , •
Qo*nn même jour commence et finisse mon deoil (a),
Mette en mon Ut Rodrigue et mon père an cercueil ?
Cest trop d*inteUigence avec son bomidde ,
Vers ses mânes sacrés c'est me rendre perfide ,
Et soniller mon honneor d*un reproche étemel. (x637-56)
a. Les deux éditions de z638 portent ta victoire, pour ta vietaire.
3. Far. A ce seul nom de Cid ils trembleront d*effroi. (i637in-4'' et 39-56)
Far, A ce seul nom de Cid ils tomberont d'effroi. (1C37 in-ia et 38)
(a) Les éditions de x638 P. , 39, 44, 48 et 56 écrivent dmeil. Voyez le Lexique.
198 LE CID.
Mais parmi tes hauts faits soifr-lui toujours fidèle :
Reviens-en, s'il se peut, encor plus digne d'elle; i83o
Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser,
Qu'il lui soit glorieux alors de t' épouser.
DON RODRIGUE.
Pour posséder Chimène , et pour votre service,
Que peut-on m'ordonner que mon bras n'accomplisse ?
Quoi qu'absent de ses yeux il me fiiille endurer, x 8 3 5
Sire, ce m'est trop d'heur de pouvoir espérer.
DON FERNAND. •
Espère en ton courage , espère en ma promesse;
Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse ,
Pour vaincre un point d'honneur qui combat contre toi S
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi. 1840
z. L'édition de x637 tn-ia doan§ eotUre moi, au lien de contre loi.
FIN DU CINQUiiMB ET DERNIER ACTE.
APPENDICE.
I
PASSAGES DES MOCEDADES DEL CID^
DB GUILLBII DB CASTRO
IMITAS PAR CORIfEiLLE ET SIGIfALÉS PAR LUP.
Yen i85. De mis hazanas eicritas
daré al Principe un traslado,
y aprenderé en lo que hioe ,
•i no aprende en lo que hago.
so3. Var, Podrâ para dalle exemplo
como yo mil yeces hago... ?
Rapprochement tronqué. Le pasnge est cité pins complet dans la deuxième
Mcdon de cet Appendiee^ p. 209.
I. Les éditions de cette pièce sont nombreuses. Les premières remontent
à 1621 (dans la première partie Ae% Comedias de Gnillem de Castro, F'aUncia,
Felipe Mejr)^ peut-être à 1618 (Valence, même imprimeur, mais cette date est
donteose). L'édition séparée dont nous nous sommes serri pour les citations
espagnoles de V Appendice est de 1796 {Fàlencia, en la Imprenta de J.jr T. de
Orga), ixt-i**! très-oorrei-te. Le texte lu par Corneille devait contenir des incor-
rections et quelques légères rariantes antérieures à une révision.
a. Les Ootervations de Scodéry contiennent une liste de rapprochements
entre Guillem de Castro et Corneille, dressée arec Tinteution avouée d'établir
que notre poëte doit tout à son modèle espagnol. Loin de dissimuler ses
mpmnts. Corneille prit soin, dans ses éditions de 1648 « xôSa, x655 (voyez
p. 87, note 9, et p. xo3), de compléter le travail de Scudéry, fit imprimer en
earactères itaÛqnes tous ceux de ses vers qu*ii regardait comme de réritables
imitations, et plaça en note an bas des pages le texte espagnol. Par malheur,
l'exignîté de Teapace réserré à ces notes, le morcellement des citations, la
nmuTaise impression que Corneille devait a^oir sous les yeux, Tinexpérience
de sea propres imprimeurs, ont introduit dans ce t^vail une foule d'erreurs
de tons genres ; il importait de les corriger, d'adopter une orthographe plus
aoo LE CID.
Venii3. Yo lo merezco,...
tambien como tu y mejor.
a 5 1 . Llamadle , llamad al Conde ,
que venga à exercer el cargo
de Ayo de vuestro hijo,
que podrâ mas bien honrallo ,
pues que yo sin honra quedo...
i6a. Ese sendimeato adoro,
esa côlera me agrada ,
esa sangre alborotada
es la que me di6 Castilla ,
y la que te di heredada.
267. Esta mancha de mi honor
que al tuyo se extiende, lava
con sangre , que sangre sola
quita semejantes manchas.
Cette phrase était transcrite avec quelques inexactitudes, qu'il est plus court de
rectifier que de détailler. Dans les Observations de Scndéry on trouve le texte
snirant :
Lava, laTa con sangre,
porque el honor que se lava
con sangre se ha de lavar;
Mais ce n'est là bien probablement qu'un arrangement banal fait de mé-
moire sans se soucier du texte.
376. Poderoso es el contrario.
186. Aqui ofensa y alli espada y
no tengo mas que decirte.
389. Y Toy a llorar afrentas
mientras tu tomas venganzas.
398. Mi padre el ofendido! estrana pena!
y el ofensor el padre de Ximena !
Fin de phrase qui ne donne pas la construction du texte.
uniforme, et de motiver, quand ils en valaient la peine, les changements ren-
dus nécessaires par tant d incorrectioDs et de négligences. M. Yîguier, k qui
nous devons déjà la traduction des romances espagnols placés par Corneille à
la suite de son Avertissement^ a bien voulu s'offrir, comme lecteur curieux, et
nous ajouterons très-fin et très- habile appréciateur, de Corneille et du théâtre
espagnol, à nous seconder dans cette tâche délicate. Ce n'est là du reste que
la moindre des obligations que nous lui avons. On en jugera en lisant l'examen
comparatif des Mocedades del Cid, qui forme la deuxième section de cet Appen^
tlice, et qu'il a eutrepris tout exprès pour en enrichir cette édition.
Vcn 3 1 o. Yo be de nutar al padre de XimeDa.
344. Que mi tangre uldrd lîmpia.
CilitiaD ettropièe pir ScDdêrj; Tojn Ii deuxième woticui à* VApfaiJ'wt,
p. lai .
348. HaTiendo ùdo
mi padre el ofendido,
poco importa que fuese {amarga pena!)
«1 ofeiuor el padr« de Ximena.
ConviDe, ai dUnt oci, omrt à tort li pinnthtM aniarga paal donlil
35t. ConCeHi que faé lt>cura,
mai no la qniero cDmendar.
373. Y con ella haï de querer
perderte?
376. Que Im hombre* como jo
liencD mucho que pcrder.
378. Y ba de perderae Caitilla
•utM que yo.
3g8. Aquel viejo que eMi alti ',
ubei quieu es ?
398. Habla baxo, escucha.
399. Noubes que fné detpojo*
de honni j valor?
téBa ■ In dapoio duu una Mition botii*.
Y que e» aangre luja
la que ;o tengo en el ojo?
Sabea!
'iprb âne mcUlran Mition :
Y que et «angre luya y mia
la que yo tengo eu loi ojos,
Y el labello
que ha de importar ?
1- 'Vojtt plui lois, f. 116, a
2oa LE CID.
Vers 4o3. Si ramos à otro lugar
sabrés lo macho que importa.
Depuis le Ten 898, des namérM trop mnltipUés dans les renTois de Con
séparent souTent œ qoi se soit dans le texte. Scadéry arait donné sans h
n^on toat ce dialogue en remontant on peu pins haut que Comeille :
Gonde. — Quien es ? — A esta paxte
'qaiero deoirte qnien soy.
— Que me quieres? — Qniero hablarte.
— Aqael yiejo que esta à parte [lisez esta alli],
sabes quien es ? — Ya lo se.
Por que lo dioes ? — Por que?
Habla baxo, escucha. — Df.
— No sabes.. .y etc.
634- Gomo la ofensa sabia,
luego cai en la renganza.
647. Justicia, josticia pido.
648. Rey, é tus pies he llegado.
648. Rey, é tus pies he yenido.
65i. Senor, à mi padre han mnerto.
Scadéry avait indiqué one autre source an Ters :
f II a tué mon père. — U a rengé le sien. 1
Senor, mi padre he perdido.
— Senor, mi honor he cobrado.
653. Havrà en los Reyes justicia.
654* Justa Tcnganza he tomado.
6$9. Yo Ti con mis proprios ojos
tenido el luciente acero.
667. Yo llegué casi sin vida.
676. Escrivio en este papel
con saugre mi obligacîon.
678. Me hablu
con la boca de la herida.
719. Si la Tcnganza me toc6,
y te toca la justicia,
hazla en mi, Rey soberano.
7sa. Castigar en la cabeza
los delitos de la mano.
734* Y solo fîié mano mia
Rodrigo.
719. Con mi cabeza cortada
quede Ximena contenta.
APPENDICE. ao3
Ver» 739.
Sosiëgate, Ximena.
740.
Mi llanto crece.
741.
Que bas hecho, Rodrigo ?
746.
No mataste al Conde?
747-
Importébale à mi honor.
748.
Pue«, senor,
quando fîié la casa del muerto
sagrado del matador?
75a.
.... Yo bnflco la muerte ,
en sn casa.
754.
Y por ser justo ,
Tengo à morir en sas manos,
pues estoy muerto en su gusto
765.
[Ximena] esta
cerca Palacio, y vendra
acompanada .
771.
Ella vendni, ya viene.
800.
La mitad de mi vida
ha muerto la otra mitad.
801.
[Y] al Tengar
de mi vida la una parte,
sin las dos he de quedar.
8o3.
Descansad.
8o5.
Que consuelo he de tomar?
809.
Siempre quieres à Rodrigo ?
Que mat6 à tu padre mira.
810.
Es mi adorado enemigo.
8i5.
Piensas perseguille ?
846.
Pues como haras?
848.
Seguiréle hasta vengarme.
y habré de matar muriendo.
ComeiDe a isterrerti l'ordre de ces rers , dont le second doit être le
premier, eomme fin d'one phrase antérieure.
849* Mejor es que mi amor firme
con rendirme ,
te dé el gusto de matarme
sin la pena de seguirme.
853 Rodrigo, Rodrigo,
en mi casai
— Escuoha.
— Muero*
— Solo quiero
!io4 LE CID.
que en oyendo lo que digo
respondas con este acero.
Vert 873. Tu padre el Conde Lozano
puso en las canas del mio
la atrevida injusta mano.
879. Y aunque me vi sin honor,
se malogrô mi esperanza,
en tal mudanza ,
con tal fuerza que tu amor
poso en duda mi yenganza.
Scaàèrj ajoute ici quatre Tcra qui relient la dtatioii piMdents à eeUe qui
ooireqiond aux yen 886 et suivants du texte français :
Mas en tan gran desventura,
lucharon à mi despecho,
contrapuestos en mi pecho,
mi afrenta con tu bermosnra.
886. Y tu, senora, vencieraSy
à no haver imaginado
que afrentado,
por infâme aborrecieras
quien quisiste por honrado.
897. Cobré mi perdido bonor,
mas luego à tu amor rendido
be venidoy
900. porque no liâmes rigor
lo que oliligacion ba sido.
903. Haz con brio
la Tcnganza de tu padre,
como la bice del mio.
908. No te doy la culpa à ti
de que desdicbada soy.
911. Que en dar venganza à tu afrenta
como caballero biciste.
Le premier rers n'est pas indiqué par Corneille, mais il est donné par
Scndérj.
940. Mas soy parte,
para solo perseguirte,
pero no para matarte.
961. Considéra
que el dexarme es la Tenganza,
APPENDICE. ao5
*
qa« el matarme no lo fiiera.
Yen 963 . Me aborreces ?
—> No es posible.
970. Disculpera mi decoro
con quien pieusa que te adoro
el saber que te persigo.
975. Vête, y mira à la salida
no te vean....
976 si es razon
no quitarme la opinion
quien me ha quitado la vida.
Comdlle a omis œ dernier Ters , qa*il faut nécessairement ajonter à la cita-
ion, car il contient le sujet dn yerbe qtUtarme.
980. Màtame.
980. Déxame.
980. Pues tu rigor que hacer quiere ?
981. Por mi honor, aunque muger,
he de hacer
contra ti quanto pudiere,
deseaudo no poder.
987. Ay, Rodrigo, quien pensara,...
987. Ay, Ximena, quien dixera....
988. Que mi dicha se acabara !
993- Quédate, iréme muriendo.
997. Vête, y mira à la salida
no te vean.
Ce dernier rapprochement n^est pas de Corneille, mais de Scndéry .
101$. Es posible que me hallo....
entre tus brazos ?
1017. Hijo, aliento tomo
para en tus alabanzas empleallo.
1018. Bravamente provaste, bien lo hiciste,
bien mis pasados brios imitaste.
Le premier de ces yers n*est donné que par Scudérj.
io36. Toca las blaucas canas que me honraste.
1037. Llega la tiema boca a la mexilla
donde la mancha de mi honor quitaste.
2o6 tE CID.
Yen 1039. Alza la cabeza,
à quien como la caufta se atiibuia
si hay en mi algun valor, y fortaleza.
Entendes d çuien comme s'il 7 avait ta à quUn. Le ven précédent, qne nous
eomplétona,
Dame la mono, y alza la cabexa...,
tient à an assez beau moairement de scène, qui n'est qne dans l'espagnol. Le
père s^est dit fier de s*ineltner devant la gloire de son fils : le fils Ini ré-
pond de relever la tête, en même temps qu'il lui demande sa main à baiser,
en fléchissant le genou selon l'usage. Don Diègue réplique par ce Ters, cpie
Corneille a omis, mais qui est indispensable pour entimdre sujra de la phrase
soÎTante :
Con nuu razon besara jo la iujra.
io54« Si yo te di el ser naturalmente,
tu me le bas vuelto à pura fuerza saya.
io85. Con quinientos hidalgos deudos mios
sal en campana a exercitar tus brios.
1093. No diràn que la mano te ha serrido
para Tengar agravios sobmente.
1133. ABY DE CASTiLLA. (Jnexoct ; c*est U jeune Prince
qui fait cette remarque,)
EU mio Cid le ha Uamado.
HBT Moao.
En mi lengaa es mi Senor.
BST DE CASTILLA.
Ese nombre le esta bien.
REY MOBO.
Entre Moros le ha tenido.
BEY DE CASTILLA.
Pues alla le ha merecido,
en mis tierras se le den.
133$. LlamaUe el Cid es razon.
i334* En premio destas victorias
ha de llevarse este abrazo.
i35o. Tauto atribnla un placer,
como congoxa un pesar.
1378. Son tus ojos sus espias,
tu retrete su sagrado,
tu favor sus alas libres.
1393. *Si he guardado à Rodrigo,
quizi para vos le guardo.
APPENDICE. !io7
Yen 1738. OmténteM en mi hacienda,
que mi persona, Senor,
lieraréla à un monaAterio.
Ces deax derniers vers sont séparés dans le texte par celoi-ci :
ai no es que el Cielo la llevai
vers qai n*est pas à dédaigner, et qui répond assex à ces mots : jusqu'au der^
nier swtfir. .
II
ANALYSE COMPARATIVE DU DRAME
DB GUILLEM DB CASTRO:
LA JEUNESSE DU CID
{SéÀS MOCBDADBS DSL CID, PRIMERA PARTE i).
SOHgafATWK DB LA PAESCCkBB lOUIUris *.
lO SduTB DANS LE PALAIS de Pernond P^ à Burgos, Brillante in-'
Production : le jeune Rodrigue reçoit tordre de chevalerie des mains du
Moi et des princesses en présence de la cour et de Chimène.
30 Séakcb du cohsetl. Le Roi motive et déclare le choix qu'il fait de
eion Diègue comme gouverneur de son fils. Arrogance et colère du comte
Comuu ; Poutrage fatal est infligé en présence du Roi,
3® Maibou de don DiÈGim. Salle d'armes. Ses trois fils s* entretiennent
eut retour de ta cérémonie. Don Diègue rentre^ il les éloigne^ et pour s'es'
sayer à la vengeance il brandit la grande épée de Mudarra, devenue
1. La seconde partie est an antre drame historique, tout à fait distinct, qui
n'appartient plus précisément à la jeunesse dn Cid ; Mocedades serait toat
aossi bien traduit par les Prouesses du Cid. Le tliéâtre espagnol possède des
Mocedades de RoÙan (Roland), de Bernardo del Carpio, etc.
2. On sait que les trois Journées de ces drames sont de longs actes, non
partagés en scènes à notre manière.
ao8 LE CID.
trop pesante pour ses mains; il lui faut pour vengeur Cun de ses fils; il
les éprouve sueeessivement : les deux plus jeunes ne sapent que gémir
quand il leur serre violemment la main; Rodrigue seul à qui il mord
un doigt s* emporte et se montre capable du ressentiment que désire son
père. Le vieillard ^ sans savoir son amour pour C/iimène, lui confie
Cépée et lui nomme son ennemi. Monologue de Rodrigue^ sa douleur^
sa résolution.
4*^ Place devant le palais et devant la maison de don Diègue, Vin-
fonte et Chimène à une fenêtre du palais ^ s* entretenant de Rodrigue.
Le fier Gormas passe; il confie à l'un de ses amis qiCil a quelque regret
de sa violence f mais se montre résolu à ne point s* humilier par une
amende honorable, Rodrigue armé le cherche; dfahord il se voit avec
peine en présence des dames, obligé de répondre par des propos courtois
aux compliments de F Infante, Le Comte reparait ; provocation^ de plus
en plus animée: les dames, en les voyant de loin, s'alarment; don Diègue
se montre debout devant sa porte, il écltauffe de ses regards le courroux
de Rodrigue, Le duel sur cette place même est rendu nécessaire par
P extrême insolence de Gormas. Le Comte, blessé à mort, tombe dans la
coulisse. Cliimène accourt avec des cris, Rodrigue résiste héroïquement à
t assaut de toute la suite du Comte, et C Infante intervenant fait cesser
ce combat.
REMARQUES.
Scène !•'*, L*appareil sacré, les formules, les propos rapides de
cette foule de personnages propre au théâtre de Valence, le pre-
mier qui ait été construit en Espagne, ne convenaient guère à notre
poëte. Il écartera donc de son plan et la Reine et le Prince royal
à qui cette liistoire (c*e8t le tiire, comme on sait, de beaucoup de
pièces de Shakspeare) réserve un rôle assez marqué. Il se dispen-
sera de faire de don Arias et de Peranzules des conseillers de cour,
unis par des liens de parenté Tun à don Diègue, Tautre au Comte. Il
invente un seul personnage, le pâle rival de Rodrigue, réservé pour
être le champion malheureux de Chimène, et il Tappelle, on ne sait
pourquoi, don Sanche, quoique ce nom soit celui du jeune prince
espagnol.
Quant à la scène en elle-même, cette pompe trop extérieure n*est
point nécessaire i son dessein.
Scène IP, Celle-ci au contraire devait certainement lui convenir.
Nous oserions affirmer que les circonstances du temps, les sévéri-
tés de Richelieu contre le duel, Thumeur susceptible de Louis XIII,
ont seules empêché Corneille de transporter la fière dispute et le
APPENDICE. %og
Citai toafflet dans l'inténear du conseil et en prétenoe de la majesté
royale.
Conde tirano,
la mano en mi padre pasisteû
delante el Rejr con foror.
Ce sont les paroles de Rodrigue (empruntées à un yieux romance
par Fauteur de la pièce). Corneille dit seulement :
« Ce qae n'a pa jamais Aragon ni Grenade,
« Ifi tons Toa ennemis, ni tons mes entieux,
« Le Comte en yotre cour l'a t^t presque à tos jeoz *. n
Cest une combinaison propre à Corneille d^aroir supposé les deux
pères instruits de l'amour de leurs enfants et disposés à le favoriser.
II en a tiré quelques traits remarquables, et le nœud devient par là
plus complexe dès le commencement. Quant à la grande donnée du
drame, nullement historique en elle-même, cet amour des deux
jeunes gens antérieur i la querelle, Castro en a le mérite, mais ne
parait pas en être le premier inventeur. C*est au moins ce que donne
à penser un mot du passage cité de Mariana (voyez p. 79), peut-
être aussi quelques romances de date peu ancienne relativement, mais
pouvant remonter au commencement du dix-septième siècle, époque
de cette composition dramatique.
Dans la pièce espagnole la dispute des deux rivaux pour la préé-
minence a lieu en présence du Roi ; c*est à lui que leurs arguments
sont d'abord adressés, et cette circonstance ajoute à l'intérêt. Les
vers suivants, non traduits, mais imités, que Corneille met dans la
bouche du Comte, peuvent être cités comme un emprunt de plus à
Guillem de Castro :
« Joignes à ces vertus celles d*an capitaine :
« Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine, etc. '. a
Y quando al Principe ensene
lo que entre exercicios rarios
debe faaoer un caballero
en las plazas y en los campos,
podri para darle excmplo,
oomo 70 mil veces hago,
hacer un lanza bastillas,
desalentando un caballo?
I. Acte n, scène vm,Ter« 706-708. Dans les premières éditions (x637-56),
an lien de le Comtes on lit au dernier rers : l'Orgueil, souvenir du surnom de
Lnxano qu'avait le comte de Gormas.
a. Acte I, scène m, yen 177 et suivants.
GoEHBUxx. m x4
aïo LE CID.
Mais après la réponse de don Diègue , la querelle proprement dite
n'occupe que six vers, d'un dialogue fort entrecoupé, entre les deux
adversaires et le Roi qui les rappelle au respect. Cette vigueur et
cette rapidité étaient d*un fort bon exemple, et n'ont point l'inconvé-
uient de ce mot un peu excessif : .... ne le méritoit pasH qui donne
au vieillard quelque tort de provocation. .
Le jeu de scène qui doit suivre le soufflet n'est suffisamment indi-
qué ni dkus l'un ni dans l'autre texte. U est fâcheux que les grands
maîtres ok leurs éditeurs (à remonter jusqu'aux Grecs) aient si sou-
vent néglsé ce genre d'indication. Dans le Cid de Corneille, la tra-
dition théâtrale nous fait voir un duel à l'épée qui ne dure que
quelques instants, le Comte faisant tomber tout d'abord l'arme des
mains de don Diègue *. Celui-ci, dans l'espagnol, n'est pas armé
peut-être, ou n'a pas recours à son épée. Il lève le bâton sur lequel
il s'appuyait. Peranzules, cousin germain du Comte, lui retient le
bras. Le Roi, indigné Contre Gormas, appelle ses gardes, et ordonne
qu'on l'arrête. Il nous faut continuer de deviner l'action scénique :
Gormas ne se laisse pas arrêter, il tire probablement du fourreau
son épée redoutable, et s'éloigne lentement en adressant au Roi des
remontrances et des excuses hautaines, entre autres : c .... Pardonne
à cette épée et à cette main de te manquer ici de respect, i Le Roi
le laisse sortir, s'efforçant inutilement de le rappeler, c Oui, rappe-
leZf rappelez le Comte, s'écrie énergiquement don Diègue, qu'il vienne
remplir la charge de gouverneur de votre ûls ! etc. UamadUf llamad
al Coitiie,,,, etc. i Corneille cite ce mouvement sans expliquer com-
ment il en a fait une éloquente apostrophe dans son fameux mono-
logue : Comte y sois de mon prince à présent gouverneur,;* ^ etc.
c Achève, et prends ma vie après un tel affiront,
« Le premier dont ma race ait tu rougir son front*. »
De ces deux vers, l'un est trouvé par Corneille, l'autre provient du
X. Acte T, scène m, vers aa5.
a. Plusieurs des plus anciennes éditions n'ont pas même cette indication
trop courte : don diègus, mettant l'épee a la main on II* mettent Vépie k la
main (voyez ci-dessus, p. 117 et la note a) ; le lecteur n*est mis snr la voie
que par ces mots : Ton epèe est a moi.... et plus loin, à la fin de la scène,
par ce vers (supprimé à partir de 1660, voyez la note i de la p. 118) :
« Et mes yeux à ma main reprochent ta défaite, a
On peut remarquer du reste que ce duel^ qui n'est pas dans Castro, eût été
une impossibilité de plus pour Corneille , s'il eût dû avoir lien devant
le Roi.
3. Acte I, scène xv, vers a5x et suivants.
4. Acte I, scène m, vers 227 et aaS.
APPENDICE. an
rcmiAiioe Pemsatiyo estaba el Cid, que Castro a transcrit presque en-
tier, notamment les mots imprimés ici en lettres italiq«ies :
Todo le parece poco
respecte de aquel agravio
el primero que se hajecho
d la sangre de Loin Calvo.
La scène royale, dans la pièce de Castro, se termine d'une manière
cpie Richelieu n*eùt pas plus admise que ce qui précède. Don Diègue
se retire a son tour, songeant déjà à sa Tcngeance, et n*est pas non
plus retenu par Tordre du Roi. Celui-ci se laisse persuader par ses
deux autres conseillers de renoncer à faire justice, de peur de com-
promettre envers un puissant vassal sa propre puissance. Le scandale
pourra d'ailleurs n*étre pas ébruité, et il espère Taguement assoupir
cette querelle.
Scène IIP, La salle d*armes de don Diègue. Nous n'avons pas
besoin d'insister sur l'embarras et la difficulté d'illusion que s'im-
pose Corneille en se refusant à déterminer les divers lieux de son
action.
Don Diègue a trois fils; Rodrigue est l'ainé '. Les deux plus jeunes
s'occupent à débarrasser le nouveau chevalier des armes qu'il a re-
ines, entre autres de l'épée du Roi, qu'il veut laisser suspendue an
mur jusqu'à ce qu'il l'ait réellement gagnée par cinq batailles ran-
gées. Dialogue élégant et paisible. Leur père arrive, sombre, égaré,
tenant les deux fragments de son bâton qu'il a brisé. Son désordre
émeut surtout Rodrigue, mais don Diègue ne veut point s'expliquer,
et il exige que tous trois le laissent seul.
Son monologue fait penser, dès les premiers mots, à celui de
Corneille* :
Cielosl peno, mnero, rabio....
Le second vers, quoique s'adressant au bâton brisé qu'il jette à
terre, a visiblement suggéré aussi les beaux vers (v. a 55 et sui-
vants) : Et toîf de mes exploits glorieux instrument^ etc.
No mis, bicalorompidol...
t Va-t'en, bâton brisé, qui n'as pu servir de soutien ni à mon hon-
neur ni à ma colère.... s Suivent des traits d'un goût plus recher-
ché. Le vieillard songe à se procurer une épée. Là est suspendue
I. Dass Corneille, Rodrigue est fils unique :
c Vous n'avez qa*une fille, et moi Je n'ai qtt*iinJiU. »
(Acte I, scène m, vers 167.)
a. Acte I, soènetv.
ai2 LE ClJk
celle que loi tMimnit le fameux bAurd Miidam, yengeur des sept
infants de Lara, dans one héroî<(Ue histoire de Tâge antérieur. Ce
glaive est nn de ces grands espadons du moyen Age qui se manœu-
TrentA deux mains. Il le saisit dans Tespoir de l'employer à sa
Tengeance, et s'en escrime quelque temps avec de vaina efforts :
scène forte et naïve, à laquelle Tacteur pouvait donner un grand
intérêt :
« Mais, ô ciel! je m'abusais.... à chaque coup de taille ou de re-
vers, l'arme m'entraîne après elle.... ma main la tient bien ferme,
mais par mes pieds elle est mal assurée.... Et voilà qu'elle me parait
de plomb.... et que ma force défaille*:... et je tombe, et il me
semble que le pommeau soit à la pointe. >
Si loin que nous soyons ici de Corneille, nous rencontrons toute-
fois des exclamations douloureuses dont il s'est souvenu :
O eaduca edad cansadal
£»toy por pasarme el pecho....
Ahj ùempo ingrate, que has hecho?
Il faut donc qu'il s'adresse à l'un de ses fils pour avoir nn vengeur.
Il les appelle successivement, les plus jeunes d'abord, pour les mettre
à l'épreuve. Ce qu'il cherche en eux c'est l'énergie vindicative qu'il
ne trouvera à son gré que chez Rodrigue. L'épreuve , pour Heman
Diaz, puis pour Bermudo, consiste à leur serrer les os de la main :
les jeunes gens ne manifestent qu'une douleur plaintive, tandis que
Rodrigue à qui son père mord le doigt, s'écrie : c Lâchez-moi, mon
père, lâchez-moi à la malheure! Lâchez; si vous n^étiez pas mon
père, je vous donnerais un soufflet. — D, Diègue : Et ce ne serait pas
le premier ! — Rodrigue : Comment? — D, Diègue: Fils de mon âme,
voilà le ressentiment que j'adore, voilà la colère qui me plait, la
vaillance que je bénis.... i» Cette tirade, qui se prolonge, est une des
plus belles de Castro, et Corneille a reconnu son obligation*, malgré
le noble détour par lequel il a su épargner à son public français
le naïf récit des romances. L'autorité en était si absolue pour les
Espagnols, que Castro, ici et ailleurs, semble se plaire à en copier le
texte littéralement ; et que même, chose assez bizarre, le traducteur
espagnol du Cid français, quarante ans environ après Castro, Oia-
mante, qui destinait sa traduction à la scène, n'a pas cru pouvoir se
I. « Et eefer que mon bras ne peut plus soutenir,
a Je le remets aa tien pour tenger ec punir. »
> (Acte I, scène v, vers 371 et 272.)
a. Yoyes dans la première section de V Appendice, p. 300, la citation rela-
tite aux rers 26a et suivants.
APPENDICE. ai3
dispenser d*ajooter an dialogue de Corneille Tépreuve de la main
serrée. Il traduit d'abord assez fidèlement le Rodrigue ^ as-tu du cœur ?
DUGO.
.... Tendres ralor?
EODEXOO
Qualquiera otro qoe no faera
mi padre , y ta) preguntara,
bien presto hallara la pmeba ;
mais ensuite il imagine un long aparté de don Diègue pour motiver
la nécessité de l'expérience corporelle ; le Tieillard demande pour
faire amitié la main de son fils, qui s*agenouilie ; mais sentant sa main
cruellement pressée, Rodrigue mord jusqu'au sang celle de son père.
La traduction de Diamante se rattache ensuite à Corneille comme
elle peut, mais en ayant bien soin de recommander l'épée de Jlfu-
darra, Cest ainsi qu'à cette époque on entendait le devoir des tra-
ducteurs; mais il faut s'en prendre aussi i l'exigence d'un public
espagnol en un sujet consacré comme le Cid,
Revenons à l'œuvre intéressante de Castro ' .
Le petit vers : j4qui ofensa y alU espada^ cité par Gpmeille comme
emprunté par lui :
« Enfin f» tais Taffiront, et tu tiens la vengeance ' , »
est un assez frappant exemple de la distance de l'action aux paroles
qui sépare les deux poètes. La vraie traduction de l'espagnol est dans
le double gpste du père, montrant d'abord sa joue visiblement meur-
trie depuis le soufflet reçu, puis remettant aux mains de son fils
l'épée de àludarra. Nous ne pouvons plus savoir si pour réaliser le :
Tu tiens la vengeance , Corneille conseillait à l'acteur de placer son
X. NoQS n'examinons ce fjoëte qoe comparatÎTement à Corneille, et nous
craindrions de faire nne digrcMion en remarquant que la tradition, à laquelle
il obéit tout en dioisiasant, a dû lui causer aussi quelque embarras. 11 y a dans
ees légendes, tant de fois remaniées, bien des tons divers, selon le caractère plus
ou moins rude des siècles qui les ont traitées successivement. Les détails de
eheralerie et de rour, et d'autres encore, risquaient de faire dissonauoe et ana-
chronisme avec des données plus anciennes et toujours accréditées. Un censeur
espagnol qui aurait critique à ce point de vue Guillem de Castro aurait eu
gain de cause. Il est curieux de remarquer que deux traditions contraires foot
de Rodrigue Vaîné on le plus jeune des trois frères. Si le poète Castro a en
de bonnes rxisons pour faire de Rodrigue l'alné, il faut convenir qu'il a rendu
par la jieu naturelle la conduite de don Diègue qui s*adre>se d'abord à deux
adolescents pour savoir s'il eu fera ses champions contre Gormas. Un examen
attentif ferait voir qu'en se résignant à cette mute, le poète l'a fort bien sentie.
a. Acte I, scène v, vers ^86.
ai4 LE CID.
épée dans la main de Rodrigoe, comme an jeu de scène indi<iaé
plus haut par ce vers :
« Poste, poar me yenger, en de meilleures mains '. »
Quand le vieillard épuisé par sa véhémence quitte Rodrigue, dont
ii ignore Tamour pour^Ia fille du Comte, il semble moins précipiter
sa retraite que le don Diègue français,, qui n'attend pas un mot de
réplique à sa fatale révélation : le père de Chimène*, Tout cela est
à considérer comme matière d*étude et non dans un injuste esprit
de censure.
Le monologue en stances, Pereé jusques au fond du eœur*^ réclame-
rait un attentif parallèle avec Tespagnol. Là nous lisons aussi trois
stances d'une coupe soignée , d'un mouvement et d'un refrain sem-
blables, avec des rimes croisées d'une manière analogue et un peu
plus artificielle encore, par le privilège de la poésie lyrique méri-
dionale. Corneille eût pu citer au bas de la page :
Suspenso de afligido
estoy....
représenté par :
« Je demeure immobile , et mon âme abattue
« Cède au coup qui me tue. >
En écrivant le vers :
« Et malheureux objet itune injuste rigueur, v
notre poëte reste obscur ou inintelligible, là où l'espagnol est très-
clair, puisqu'il entend parler de la rigueur injuste de la Fortune, dont
il n'est rien dit dans le français.
.... Fortuna,...
Tan en mi dano ha sido
tu mudaiiza.... et plus loin..., tu inelemencia....
Rodrigue, après ce morceau lyrique, emprunte encore une tren-
taine de vers de romance, où il n'est plus question de son amour,
mais où Ton aperçoit le germe du vers si connu :
« La valeur n'attend point le nombre des années *; »
pues que tcngo
mas valor que pocos anos.
Seènë IV*, Le Comte, suivi de serviteurs armés, se promène avec
I. Acte I, scène iv, Ters 260. — a. Acte I, scène v, vers 182.
3. Acte I, scène vi, vers 291. — 4- Acte II, scène 11, vers 406.
APPENDICE. ai5
son cousin Peransoles. H conrient , comme chez Corneille il avoue
à don Arias *, qu'il a eu le sang un peu chaud dans la querelle ; mais
il n'entend pas s'humilier en satisfactions.
Ici se place un emprunt que Corneille n'a pas dû signaler. Dans
un temps où l'on punissait les duels, il ne pouvait conserver ces rers
remarquables :
« Cm satisfactions n'apaisent point une Ame :
a Qai les reçoit n*a rien , qui les fait se diffame,
« Et de pareils accords l'effet le plus commun
c Est de perdre d'honneur deux hommes au lien d*an'; s
et en effet il les supprima avant l'impression. Dans la pièce de Castro
Cette superbe doctrine est développée par don Gormas avec moins
de précision , mais avec vigueur :
peaANsniiis.
— Y no es razon
el dar tù....
COUDS.
.... Satisfaccion ?
Ni darla , ni recibirla !
PERANZCTLIS.
Por que no? No digas tal.
Qaé dùelo en su \ej lo eacribe?
OONDB.
El que la da y la recibe
es muj derto quedar mal :
porque el uno pierde honor,
y el otro no cobra nada.
El remitir k la espada
los agravios es mejor.
Suivent d'autres propos de raffiné duelliste : don Gormas compare
toute excuse à une pièce de couleur douteuse, qui, recousue à l'hon-
neur d'un homme, laisserait un trou à l'honneur d'un autre.
En somme, cette petite scène est toute d'emprunt dans Corneille.
L'ami officieux agit, comme dans l'original, par commission du Roi,
bien qu'ici le Roi n'ait pas été témoin de la querelle. U reste à si-
gnaler certaines nuances qui caractérisent l'époque de Richelieu, soit
dans ce vers de l'orgueilleux Gormas :
« Et ma tête en tombant feroit choir sa couronne ' , »
I. Ceci est moins juste. Arias est parent de don Diègue, et de son parti ;
mais Corneille préfère le nom le plus sonore , et un moindre nombre de per •*
sonnaaes.
9. Voyez la Notice da Cid, p. 17 et 18.
3. Acte II, scène i, vers 38a.
ai6 LE CID.
soit dans Tutile correctif des maximes de don Arias sur robéissanee
due au pouvoir absolu des rois.
Vient immédiatement le défi de Rodrigue, imité par Corneille,
mais arec choix, et avec autant de vigueur que d'élévation. Tout ce
qu*ii élimine d'incidents accessoires, de mouvements scéniqnes com-
pliqués, est presque inimaginable dans nos habitudes théâtrales, soit
que le théâtre espagnol, ennemi de l'austère simplicité tragique,
fût plus exercé à la mise en scène, soit que son public docile se con-
tentât, à peu de frais, de moyens assez grossiers d'illusion.
n faut supposer complaisamment la place assez grande pour qu'on
s'y promène et qu'on y agisse séparément de divers côtés. Le défi et
le combat, solitaires dans Corneille, vont avoir le plus de témoins
possible. Les dames sont toujours à la fenêtre du palais; Chimène
s'inquiète de l'air irrité de son père, puis s'alarme de la figure pâle
de Rodrigue, qui survient en tenue de combat et armé de sa grande
épée. Ignorant ce dont il s'agit, l'aimable Infante appelle l'amant de
son amie, et l'engage en quelques propos de délicate galanterie qu'il
interrompt par des aparté douloureux. C'est bien pis quand le
Comte reparait d'autre part, se promenant avec Peranzules et ses offi-
ciers (car il ne se soumet pas k l'ordre du Roi, qui lui a fait signifier
de garder les arrêts dans sa maison). Déjà les regards courroucés se
croisent de loin : nouvelles alarmes de Chimène; le trouble de Ro-
drigue augmente, dans une hésitation qu'il se reproche, et bientôt,
sur le seuil de sa demeure, apparaît morne et sombre le vieux don
Diègue, tournant vers son fils chancelant ses yeux pleins de fureur
et sa joue meurtrie. Son ami don Arias l'interroge en vain ; en vain
de son côté Peranzules veut détourner le Comte de passer fièrement
devant ses ennemis.... A ce moment Rodrigue se décide :
c (Pardonne, objet divin, si je vais, mourant, donner la mort!)
Comte ! — Qui es-tu? — Par ici ; je veux te dire qui je suis. (Chimène,
à part : Qu'est-ce donc? Ah, je meurs.) — Que me veux-tu? — Je
veux te parler. Ce vieillard qui est là*, quel est-il, le sais-tu? —
Oui-da, je le sais. Pourquoi cette question? — Pourquoi? Parle bas*;
écoute. — Dis. — Ne sais-tu pas qu'il fut un exemplaire d'honneur
et de vaillance? — Soit. — Et que ce sang dont mes jreux sont rougis*,
I. Que esté alh\ moti qui, dans la citation de Corneille (royex ci-dessos,
p. 90I, Ters 3g8), ne laissent pas d'Atre un pen embarrassants pour le lecteur.
9. Pins motivé par la sitoation que dans Corneille.
3. Par la colère :
T que es sangre suja y mia
la que jo tengo en los ojos,
sabes?
— Voir rinterprétation détournée Tolontairement sans doiate par Corneille,
APPENDICE. 217
c'est le sien comme le mien, le lais-tu? — Et qoe je le sache
(abrège ton propos), qti'en résultera't-il * ? — Passons seulement en
un antre lieu, tu sauras tout ce qu'il en doit résulter. — Allons ,
jeune garçon, est-ce possible? Va, ya, chevalier novice; va donc, et
apprends d*abdrd à combattre et à vaincre : tu pouiras ensuite te
faire honneur de te voir vaincu par moi, sans me laisser au regret et
de te vaincre et de te tuer. Pour à présent laisse là ton ressentiment ;
car ce n'est pas aux vengeances sanglantes que peut réussir l'enfant
dont les lèvres sont encore abreuvées de lait. — Non, c'est par toi
que je veux commencer à combattre et à m'instruire. Tu verras si je
sais vaincre, je verrai si tu sais tuer; mon épée conduite sans art te
prouvera par l'effort de mon bras que le cœur est un maître en cette
science non encore étudiée ; et il suffira bien à mon ressentiment de
mêler ce lait de mes lèvres et ce sang de ta poitrine. » Vives excla-
mations de Peranzules, d'Arias, de Chimène, de don Diègue brûlant
d'impatience; car il parait que Rodrigue a porté la main sur le
Comte, soit en lui touchant la poitrine, soit en voulant l'empêcher
d'avancer dans la direction qu'il a prise, c Rodrigue : L'ombre de cette
demeure est inviolable et fermée pour toi.... {Chimène : Quoi, Mon-
sieur, contre mon père !) — Rodrigue : Et c'est pourquoi je ne te tue
point présentement. — [Chimène : Écoute-moi ! ) — Rodrigue : (Par-
donnez , Madame ; je suis le fils de mon père !] Suis- moi, Comte ! —
Le Comte : Adolescent, avec ton orgueil de géant , je te tuerai si tu te
places devant moi. Va-t'en en paix : va-t'en , va , si tu ne veux que,
comme en certaine occasion j'ai donné à ton père un soufflet, je te
donne mille coups de pied, — Rodrigue : Ah, c'en est trop de ton
msolence! > Interruptions rapides des divers témoins, c D. Diègue :
Les longs discours émoussent l'épée. s Quand le combat commence,
il s'écrie encore : « Mon iils, mon fils, en t'appelant ainsi, c'est mon
affront et ma fureur que je t'envoie ' ! a
On passe en se battant dans la coulisse, d'où le Comte s'écrie : c Je
suis mort ! • Chimène a couru éperdue après son père. Mais une mêlée
remplit de nouveau le théâtre; ce sont les gens du Comte réunis
▼en 401 et 40a, le sang porté aux yeax par la colère tenant à une locution
tout espagnole.
I. C'est le vrai sens, plntât qne la réplique : Que m'importe (vers 40a) ?
T cl saberlo (acorta — razones) qoé ha de importar?
a. Donnons cet exemple, entre tant d'antres, de la singnlière rapidité dVx-
preuion si goûtée des Espagnols, qui resterait obscure si elle n'éuit on peu
paraphrasée dans la traduction :
Hijo, bijo, con mi voz
te envio ardiendo mi afrenta.
2i8 LE CID.
pour le Tenger contre Rodrigue «eal, maû terrible. L*InfaDte, de ton
balcon, lait entendre la roix, et arrête les assaillants. Rodrigue s*ar-
rèle aussi en lui adressant des paroles de respect, poétiques et obera-
leresques, qu^elle accueille gracieusement. Les spadassins intimidés
refusent de suivre Rodrigue pour renouveler plus loin le combat, et
se dispersent, c O yaliente Castellauo ! > s'écrie Urraque ; et ainsi finit
la première journée,
«
SOMMAIBE DE LA DEUXIÈBOI JOURV^.
fo Le palais du Roi. Chlmène demande le châtiment de Rodrigue;
don Diègue prend la défense de son fils,
a<^ L'appartement de Chimène, où Rodrigue ose pénétrer et se mon'
trer à Clûmène, revenue du palais,
3^ Uh lieu desebt, près de Burgos^ oit don Diègue revoit secrète-
ment son fils^ et lui confie une troupe des siens armée contre Us Maures,
4<* Uhb campagne et le CHATEAU DE PLAUANGE OU t Infante^ le
soir^ au balcon, voit passer Rodrigue allant en guerre, et lui adresse de
tendres encouragements, re^us avec une courtoisie délicate par ramant
de Chimène,
5® Les montagnes d'Oga, au nord de Burgos, où la victoire du Cid
sur les Maures est mise autant qu^il est possible en action,
6<* Le palais du Roi, à Burgos, où d'abord le jeune prince don
Sanehe offre des traits singuliers de caractère , qui font prévoir son
histoire future; puis arrive Rodrigue amenant le chef qu^'d a fait pri-
sonnier; Chimène alors reparait en deuil, demandant encore sa vengeance
dans les termes mêmes de V ancienne ballade. Le Roi la congédie a»tc
égards, et bannit Rodrigue en Vembrassant,
BBMABQUE8.
Cest ainsi que s'étend d'une manière illimitée le cliamp et le mon-
Tement de l'action, que G>rneille s'applique surtout à resserrer. C'est
la lutte du poëme dramatique contre l'épopée. Corneille veut se
conformer à des règles qu'il croit être celles de la raison et de l'an-
tiquité, mais qui en réalité, comme on l'a compris seulement de nm
jours, dérivent purement et simplement de la présence continuelle
du cbœur sur la scène grecque.
Scène /***. Des six tableaux de la deuxième journée, le x^^ termine
le second acte de Corneille, le a" et le 3* suffiront pour tout le troi-
sième acte. U faut bien convenir que notre poète , en se refusant la
grande représentation où tant de personnages sont en jeu, s'est con-
damné k relier son action par un certain nombre de petites scènes en
APPENDICE.
219
quelque sorte de transitioii et un peu lan^ifflantes. Ainsi la nouTelle
de la dispute des deux pères et celle du combat n'arrÎTent que suc-
oesûreuient à Chimène et au Roi. Dans Tinteryalle, Chimène, alar-
mée de la dispute, est faiblement consolée par Tlnfante, trop inté-
ressée, malgré son grand cœur, à la ruine des espérances de son
amie. Le Roi dissimule à peine en un beau langage Tembarras de
son autorité compromise. Un artifice manifeste fait interrenir dès
lors le personnage de don Sancbe, pour qu'il ne paraisse pas trop
brusquement plus tard quand on en aura besoin. Même précaution
pour faire annoncer par le Roi l'attaque probable des Maures, et de
trop faibles dispositions de défense. Les deux poètes vont se re-
joindre au commencement de la seconde journée. Là, le Roi dans son
palais Tient à peine d'apprendre la catastrophe, qu'il voit entrer par
deux portes différentes Chimène et don Diègue , Tune tenant à la
nuin un mouchoir trempé du sang de son père , l'autre décoré des
traces du même sang dont il a frotté sa joue pour en laTCr l'affront.
Ce sont deux traits des anciennes coutumes. Les deux personnages
ont pu se rencontrer auprès de la victime : c'est à l'orpheline de ré-
clamer yengeance aux pieds du Roi, au père vengé de défendre son
fils. Voilà une situation, un très-bel antagonisme dramatique et ora-
toire ; le triomphe appartient incontestablement à l'éloquence de
Corneille; mais il est juste de rapporter l'inrention à Castro, car les
romances n'offraient à celui-ci que des démarches isolées, réitérées
de la part de Chimène auprès du Roi, arec les naïves doléances
propres à l'épopée du moyen âge. Castro reproduira plus loin ces
souvenirs disparates : ici il invente en une poésie âpre, sans ampleur
quoique assez ampoulée, la dispute entre la vengeance invoquée et la
Tcngeance satisfaite. Ce que Corneille a cité d'espagnol suffisait à sa
loyauté ; mais nous cherchons dans le texte des Mocedadet ce qui
peut s'ajouter à ses citations, comme l'ayant inspiré, comme motif
laisi par lui, et librement traité , corrigé hardiment.
« Je l'aï trouvé tans vie. Excusez ma doolenr,
m. Sire, la voix me manque à ce récit funeste ;
« Mes pleurs et mes soupirs tous diront mieux le reste *. >
Cette douleur filiale manque chez Castro, où on la trouve absorbée
tout entière dans l'esprit de vengeance, point d'honneur de la jeune
fîUe espagnole. Chimène a pourtant des larmes, que le poète français
a épurées, comme on va voir. Elle présente le mouchoir sanglant :
c'est d'abord ce qu'il faut noter pour entendre la citation f eseribiâ
en este papely texte d'un heureux contre-sens : son sang sur la pout^
I. Acte II, soène vm, vers 668-670.
aïo LE CID
#iifv'...« Ce monchoir est le testament ^crit de son père, et elle dit
au Roi en s'agenooillant : « Ces lettres qui sont empreintes dans mon
âme, je yeux les exposer à tes yeux : elles attirent dans les miens,
comme un aimant, des larmes yengeresies, iUs larmes d'acier: s
A tns ojos poner qniero
letras que en mi aima estin,
y en los mios como iman
sacan la grimas de aoero.
La phrase suivante de Castro eût assez bien comporté une citation
textuelle de Corneille, car il n*a corrigé que tard, en 1660, l'imita-
tion qu'il en avait faite.
a Immolez, non à moi, mais à votre coaronne
jt ToiU ce qu'enorgueillit un si haut attentat'. »
Sa première leçon, longtemps conservée, disait .
A SacriEez don Diègue et toute sa famille,
a A. TOUS, à Yotre peuple, à toute la Castille. >
C'était bien rentraînement du texte espagnol :
« Et dût, en sa poitrine, la forteresse {de ton eneur) s'épaiaer à force de
saigner, chaque goutte de œ sang doit coûter une tète '. »
T aunque el pecko se desangre
en su misma fortaleza,
oostar tiene una cabeza
cada gota de esta sangre.
Rien de plus beau que la réplique de notre don Diègue, notam-
ment le début : Qu'on est digne d envie ^ etc.*. Et n'est-ce pas là
aussi de l'invention?... Le don Diègue espaguol est tout à la joie
d'avoir vu tuer son ennemi, et tout fier de sa joue frottée de sang.
D nous fournit un beau mouvement quand il invoque son droit d'of-
frir sa tête à la justice, en place de son fils; mais l'allure roide et
sautillante de son rhythme étroit ne sera jamais comparable à l'am-
pleur des formes de Corneille. Si le poète valencien se plaignait que
son imitateur ne l'a cité que par petits lambeaux de phrase, il faut
I. Acte II, scène vm, rers 676. — 2. Ibidem^ vers 693-696.
3. Ici un faux sens est donné par rintelUgent traducteur la Beaumelle,
d'après une édition fautive, qui devait être aussi celle de Corneille : a Et d&t
VÉlat perdre tes plus précieux appuis..,, • Il lisait probablement, ainsi que
Corneille : « y auuque el Rejno..,, »
4. Acte II, scène vm, vers 697.
APPENDICE. aai
coDTcnir qu'il ne gagnerait pas souyent à être cité d'une manière
plna complète. Cette fin est belle pourtant :
Con mi cabeza cortada
qnede Ximena contenta,
que mi sangre sin mi afirenta
saidri limpia, j saldri honrada.
Corneille, qui s'est inspiré de ce discours un peu an delà des cita-
tions données, termine plus éloquemment par
« Mourant sans déshonneor, je mourrai sans regret ^ »
Après ce grand effort, la scène et l'acte sont naturellement terminés
par le Roi, qui ajourne sa délibération , confie à don Sanche le soin
de reconduire Cbimène, et veut s'assurer de don Diègue ainsi que
de son fils.
a Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison '. s
Ce -vert est le résumé de toute une scène qui, dans le texte espa-
gnol, est la continuation de celle-ci , scène assez bien traitée , mais
dont le caractère épisodique et familier n'entrait pas dans le plan de
Corneille. La bonne Infante amène au secours de don Diègue son
nouYcl élèTC, le prince don Sanche , d'un caractère pétulant et to-
lontaire, qui ne laisse pas arrêter son gouTerneuf, et qui obtient du
Roi d*en être lui-même le gardien (el alcajrdi). Ainsi l'on se sépare,
Chimène exprimant en aparté son tendre ressentiment contre Rodri-
gue, et l'Infante s'apprétant à se rendre arec la Reine à une maison
de plaisance où nous devons la retrouver.
Scène //'. La scène où Rodrigue se présente à la suivante Elvire '
est, dans l'espagnol,, d'un ton plus familier, mais aussi plus naturel,
comme préparation de ce qui va suivre. Seulement la suivante n'avait
pas besoin de dire au public, après qu'elle a fait cacher Rodrigue :
Peregrino fin promete
ocasion tan peregrina.
Chimène rentre chez elle sous la protection de son oncle Perau-
zttles, plus convenable que celle du jeune cavalier don Sanche. Elle
demande et obtient plus tôt de rester seule, sans avoir à éluder l'offre
btéressée de l'épée de don Sanche pour la venger.
Mais rien ne nous parait plus délicat que la comparaison des deux
I. Acte II, scène vm, vers 73a. — a. Ibidem, vers 736.
3. Ade III, scène i.
aaa LE GID.
teènet iuÎTantes chez let deux poètes. Gominent fidre bien tout dans
le texte étranger la légèreté on peu molle des tonches lor«qu*elles
80Bt justes, opposée à la rigueur des tons qui les reproduisent , et le
tour un peu frirole de ces subtilités de sentiment qui , dans Cor-
neille , s'élèvent jusqu'à une sorte de vérité passionnée en harmonie
avec Texcès de la douleur et les perplexités d'une situation si étrange?
Le poëte méridional et son auditeur cherchent avant tout dans cette
étrange situation et dans ces antithèses un amusement auquel se mêle
sans doute un peu de sympathie : le poëte normand et son spectateur
veulent trouver en un tout autre tempérament d'esprit l'admiration
et les larmes. Celui-ci soutient la grande déclamation tragique et la
prolonge avec force, là où l'autre s'est borné à une élégante série de
madrigaux, qui ont le malheur de rester jolis, même quand ils sont
assez touchants.
Dans cette confidence éplorée que fait à Elvire la Chimène du
Cid françois, il y a bien treize vers espagnols rapportés comme tra-
duits ; on peut y retrouver même une certaine littéralité, et c'est là
pourtant que la différence se fait le mieux sentir. Contentons-nous
d'une juste observation de la Beaumelle, en réponse à la pins fausse
remarque de Voltaire, à cet endroit :
ELVIRK.
c .... Après tout, que pensez-voas donc (aire?
CBDÙirB.
« Pour conserver ma gloire et finir mon ennui,
• Le poursuivre, le perdre, et mourir après lai '. »
Les vers espagnols, cités en partie par Corneille, mais intervertis par
lui à tort, sont ainsi disposés dans le texte :
KL VIA A.
Pues oomo harâa, no lo entiendo,
eatimando el matador
y el maerto ? — Xim. Tengo valor,
jr habré de matar muriendo '.
Seguiréle hasta vengarme,...
aODHIGO.
Mejor es que mi amor firme ,
cou rendirme,
te dé el guato de matarme
' sin la pena del «eguirme.
■
X. Acte III, scène m, vers 846-848.
a. Ceci est la fin du couplet de quatre vers, qui est suivi périodiquement
dans ce système d*un couplet de cinq vers, dont l'un est de trois ou quatre syl-
labes; le couplet de cinq vers commence ici à Seguiréle. La réponse de Chi-
mène est interrompue par Rodrigue, qui vient s'agenouiller devant elle, et lui
demander la mort.
APPENDICE. aa3
Voltaire, dans son commentaire, cite l'espagnol miiqnement d'aprèi
Corneille; en admirant le vers : Le poursuivre^ etc.^ il faitTétrange
remarque que -voici : a Ce vers excellent, dit-il , renferme tonte la
pièce, et répond à tontes les critiques qu'on a faites sur le caractère
de Chimène. Puisque ce vers est dans l'espagnol, l'original contenait
les vraies beautés qui firent la fortune du Cid français. > Voltaire n'a
jamais vu l'original, et c'est ce qu'il avoue ici implicitement; mais
la Beanmelle lui objecte fort sensément que ce vers :
« Le poursuivre , le perdre, et mourir après lui , i»
« a un sens bien autrement énergique, et une idée qui tCest pas dans
l'ouvrage espagnol. Morir matando^ et matar muriendo, sont des phra-
ses faites qu'on rencontre à chaque page dans les poètes castillans ,
et qui ne veulent dire autre chose que combattre en désespéré, com-
battre jusqu'à la mort. Le vers qui précède [il fallait dire qui suit] :
Je le poursuivrai jusqu'à ce que je sois vengée^ l'explique assez, et il
y a loin de là au sublime Mourir après lui. »
Le Rodrigue espagnol vient donc inopinément se jeter aux pieds
de Chimène ; il ne songe pas, non plus que son imitateur français, à
ces aveux de tendresse passionnée qu'il vient d'entendre et dont il
pourrait encore se montrer heureux et transporté. Chimène n'aura
pas non plus un moment de confusion de tout ce qu'il a entendu
ainsi par surprise; même oubli dans le français, où elle a dit en
termes plus énergiques qu'elle V adore ^
Le jeune homme ne porte plus vraisemblablement le grand espa-
don de Mudarra ; aussi l'offre de sa dague qu'il va faire à Chimène
oe saurait produire l'effet dramatique que l'on trouve dans Corneille,
ni amener l'exclamation si émouvante :
« Quoi? du sang de mon père encor toute trempée '/ »
et les subtilités qui s'accumulent durant quinze vers sur cette épée à
la mode de la cour de Louis Xlli, vers originaux sans contredit :
admirons les suggestions diverses du costume! Voici la scène.
« Rodrigue j se jetant à ses pieds : Non, il vaut mieux que je me
rende à toi, et que mon amour invariable te donne la satisfaction de
m'immoler, en t'épargnant la peine de me poursuivre. — Chimène :
Qu'as-tu osé? qu'as-tu fait? Est-ce une ombre, une vision ? — Perce ce
CDBur : j'y renonce pour celui qui bat dans ton sein *. ^-Ciel! Rodrigue,
t. Acte III, scène nr, ven 97a. — a. Ibidem,ren 858.
3. Texte difficile :
Pasa el mismo conzon,
que pienso que esta eo tu pecLu.
aa4 . LE CID.
Rodrigue en ma maison 1 — Écoute«moi. — • Je me meort. — Je
yeux seulement que tu entendes ce que j'ai à te dire, et que tu me
répondes ensuite ayec ce fer. {Illui donne sa dagfue.) Ton père le comte
Glorieux, comme on rappelait dignement, porta sur les chereux
blancs ' de mon père une main téméraire et coupable ; et moi, j 'avais
beau me voir par là déshonoré, mon tendre espoir ainsi renversé se
débattait avec tant de force que ton amour put faire hésiter ma ven-
geance. £n un si cruel malheur, mon injure et tes channes se
livraient dans mon cœur une lutte obstinée :
Et TOUS l'emportiex, Madame,
Dans mon âme.
S'il ne m*était souYeno
Qae Youa hulriex infâme
Qui noble vous ayait plu '.
C'est avec cette pensée, sans doute digne de tui, que je plongeai
mon fer sanglant dans le sein de ton père. Ainsi j'ai recouvré mon
honneur; mais aussitôt, amant soumis, je suis venu vers toi, pour
que tu n'appelles pas cruauté ce qui pour moi fut devoir impérieux,
pour que ma peine justifie à tes yeux ma conduite si nouvelle envers
toi, pour que tu prennes ta vengeance dès que tu la desires. Saisis
ce fer, et si nous ne devons avoir à nous deux qu'un même courage,
une même conscience, accomplis avec résolution la vengeance de ton
père, comme j'ai fait pour le mien.
— Rodrigue, Rodrigue! ah, malheureuse! Je l'avoue malgré ma
douleur, en te chargeant de la vengeance de ton père, tu t'es conduit
en chevalier. A toi je ne fais point reproche, si je suis malheureuse,
si telle est ma destinée qu'il me faudra subir moi-même le trépas que
je ne t'aurai pas donné. Mais une offense dont je t'accuse, c'est de te
voir paraître à mes yeux quand ta main et ton épée sont encore
chaudes de mon sang. Et ce n'est pas en amant soumis , c'est pour
m'uffenser que tu viens ici, trop assuré de n'être point haï de celle
qui t'a tant aimé. £h bien! va-t'en, va-t'en, Rodrigue.... pour ceux
qui pensent que je t'adore, mon honneur sera justifié quand ils sau-
ront que je te poursuis. Paurais pu justement sans t'entendre te faire
donnet la mort ; mais je ne suis ta partie que pour te poursuivre, et
X . Le mot canas, « chereux blancs, » était noblement rendu par vieillesse
honorable^ dans cette leçon des premières éditions : De la main de ton
père*t etc., qne Corneille a changée, à regret sans doote, à partir de 1660.
a. Qu'on yeuille bien nous pardonner ces rimes, qui seraient un essai fort
puéril, si elles n'étaient destinées à donner quelque idée du mètre employé
dans (.-ette scène, altematiTement arec les quatrains rimes.
* Voyez d-dcssus, p. i54, la rariante des Ters 873 et 874.
APPENDICE. aaS
non pour te tuer. Va-t'en , et fais en sorte de te retirer sans qu'on
te voie. C'est bien assez de m'avoir ôté ma vie sans m'ôter encore
ma reDommée.
— Satisfais mon juste désir : frappe. — Laisse-moi. — Ecoute :
songe que me laisser ainsi est une dure yengeance; me tuer ne le
lenit pas. — Eh bien, cela même est ce que je veux. — Tu me dés-
espèreSy cruelle ! ainsi tu m'abhorres ? — Je ne le puis : mon destin
m'a trop enchaînée. — Dis-moi donc ce que ton ressentiment veut
iaire. — Quoique femme, pour ma gloire, je vais faire contre toi
tout ce que je pourrai.... souhaitant de ne rien pouvoir. — Ah! qui
eût dity Chimène?... — Ah! Rodrigue, qui l'eût pensé?... — Que c'en
était fait de ma félicité?... — Que mon bonheur allait périr?... Mais,
6 ciel! je tremble qu'on ne te voie sortir.... [Elle pleure*.) — Que
vois-je?... — Pars, et laisse- moi à mes peines. — Adieu donc, je
m'en vais mourant, s
On peut donc, et ce n'est que justice, reconnaître une rectitude de
développement, une précision de dessin beaucoup plus marquées ici
que dans Corneille.
« BodHgue en ma maison l Rodrigne devant moi' 1 »
Cest le premier hémistiche qui seul est traduit : et remarquez en
effet quelle plus grande place occupe dans la scène espagnole plus
courte, cette préoccupation si convenable, cet effroi de la jeune fille,
et même cette colère, d'être forcée de s'entretenir en un tel moment,
dans sa maison, avec Rodrigue. Quand il lui dit :
m. Quatre mots senlement :
« Après, ne me réponds qu'arecque cette épée ', •
le sensy le motif de ces quatre mots, fort net dans l'espagnol, c'est
qu'il veut d'abord se faire absoudre par sa maîtresse, et puis recevoir
la mort de sa main. L'incident de Pépée dont nous avons parlé, €'t
plusieurs autres détours, suspendent ou dénaturent un peu cette
inspiration tendre et naïve. Cet incident s'achève sur les justes in-
stances de Chimène, soit que l'odieuse épée rentre dans le fourreau,
soit que Tacteur la jette au loin. (A défaut d'une note de l'auteur, la
tradition est insuffisante.) Mais comment revenir à ces quatre mots
1 . Cest ce dont le texte n*avertit point. Cette parenthèse est due à la Beau-
mdle; le cri: «Que Tois-je? • n'a sans elle aucun sens. Corneille n*a paît trouvé
eette indication de scène, ce mouvement de Rodrigue revenant tans doute
sur ses pas; niais il a aussi mis beaucoup de larmes dans cette séparation, qui
«dors en faisait tant couler, en cette première jeunesse de nos émotions thcl-
traies. Les deux phrases entrecoupées qui prétèdent n'ont tout leur sens qu'ac-
compagnées de sanglots.
a. Acte III, scèDe iv, vers 85a. — 3. Ibidem^ vers 856 et 857.
CoB«aiu.B. in i5
a26 LE GID.
qui ont été annoncés plus baat, à ce motif qui a amené Rodrigue et
qae Castro a si directement exprimé?
u Je fais ce que tu veux, mais un» quitter l'envie
« De finir par tes mains ma déplorable vie;
c Car enfin n'attends pas de mon affection
« Un lâche repentir d'une borne aeiion.
« De la main de ton père on coup inéparaUe
« Désbonoroit do mien la vieiHesie honorable*. »
Le développement donné à la phrase rend l*unité de trait plus diffi-
cile ici et partout ailleurs , mais le spectateur charmé ne remarque
pas des sutures adroites, ou des soudures un peu plus forcées, comme
ce : Car enfin n^ attends peu,,, \ plus loin : Ce n^ est pas qu'en effet*... i
et ces minutieuses obserrations n*empéchent pas le lecteur attentif
d'être enleré par une merrei lieuse éloquence, après avoir goûté la
beauté simple et plus réduite du motif original.
La réponse de Chimène présente les mêmes qualités , les mêmes
défauts si Ton veut. On peut voir à quel point y est amplifié le Como
cahaliero /tUiste, et la haute obligation de le poursuivre pour Tacquit
de son honneur, exprimée dans Tespagnol en une forme pins fémi-
nine. Continuons :
< Hélas 1 ton intérêt ici me désespère :
c Si quelque autre malheur m'avoit ravi mon père, etc. '. >
C*est là une idée touchante, exclusivement propre à Corneille, et
exprimée eu vers admirables, sauf encore la transition : ton intérêt,,,,
très-hasardée logiquement, car il ne s'agit guère dans cette plainte
que de son intérêt à elle-même :
« .... j'aurois senti des charmes,
c Quand une main si chère eftt essuyé mes larmes *. v
Puis, pour rentrer dans l'idée dominante d'une vengeance de mort k
obtenir, c'est encore, comme transition, le vers :
« (^ enfin n'attends pas de mon affection *, »
répété littéralement du discours précédent de Rodrigue.
I. Acte m, scène iv, vers .869-874. La fin, depuis t « Delà main de ton
père, » se lit dans les éditions de 1687 à i656. L'avant-demier vers, meil-
leur que celui qui l'a remplacé à partir de 1660, se rattache enfin au texte dlé
par Corneille ; malheureusement le vers suivant aura paru faible par l'an-
tithèse des mots déshttnoroit et honorable : c'est la remarque d'nn habile cri-
tique (M. Géruzez, Thèdtie choisi de Corneille , p. 59).
a. Acte III, sohie iv, vers 879.
3. Ibidem f vers 917 et suivants. — 4. Ihi^em^ vers 991 et 993.
5. Ibidem, vers 927 et 871.
APPENDICE. 227
L'incoiiTéiiient de rargamentation oratoire, par laqueHe Corneille
reacemble sourent à Euripide , sans Timiter, parait mieux encore
dans la discussion saiyante, où Rodrigue veut prouver que Chimène
doit le tuer, tandis que son amante yeut éluder cette preuve. L'es-
pagnol n'avait fait que glisser sur ce conflit ; mais quiconque a lu et
relu de telles scènes, sait quel est le privilège de notre Corneille, d'être
réellement grand, émouvant et sublime, à travers toutes ses exagéra-
tions d'emphase et de dialectique * .
Désormais nous ne trouverons plus les deux poètes aussi près l'un
de l'antre, si ce n'est dans une seule scène, qui suit immédiatement
celle-ci dans la deuxième jownèey et qui terminera notre troisième acte.
Aussi, au delà, nous contenterons- nous de parcourir la fable, ou, si
l'on veut, l'histoire de Castro, en obsen^ant que Corneille n'y em-
prunte plus que quelques circonstances, et qu'il en omet et dénature
un bien plus grand nombre.
Scène IIP, Un Heu désert^ la nuit [près de Burgos), Cet endroit écarté
devait être absolument indiqué aux spectateurs de Corneille, quoiqu'il
ne veuille en aucune manière violer ouvertement la règle^ ou que du
moins il suppose ce lieu dans l'enceinte même de Séville. Tout cela
est mieux motivé dans l'espagnol. Il est naturel que Rodrigue ait à
se cacher après une telle affaire, que son père soit convenu avec lui
d'un lieu de rendez-vous pour aviser aux conséquences. Une louable
intention de vjariété a fait composer ce monologue et le bel entretien
qui suit en grands vershendécasyllabes à triples rimes croisées, comme
le capitolo de Dante par exemple. Ce mode, traité avec aisance et
fermeté, se rapproche sensiblement de la grandeur du mode cornélien.
Corneille imite de près le ton inquiet du vieux père qui attend
son fils. Il aurait même pu citer, eu regard de ces vers :
« A tonte heure, en tous lieux, dans one nuit si sombre,
' « Je pense Tembrasser, et n'embrasse qu'une ombre ^, »
les vers de Castro :
Voy abrazaudo sombras descompuesto
entre la obscara noebe que ha oerrado;
et en regard de celui-ci :
« Rodrigue ne vit plut, ou respire en prison ', »
Si es moerto, herido, 6 preso ? Ay, delo santo !
T. Corneille, dans VExamen du Cid (royez d-dessus, p. 94 et gS), fait sur
cette scène et sur la première du cinquième acte, qui en est comme une variation,
des réflexions candides et sages dont nous recommandons la lecture.
a. Acte III, scène v, vers 10 13 et ioi4* '^ 3. Ibidem, vers loao.
228 LE GID.
Enfin il entend le galop d'un cheval , Toit le cavalier mettre pied à
terre , et Rodrigue parait.
Ici nous devons une justice au poëte espagnol. Chacun sait com-
bien sont véhéments et nobles dans Corneille les transports de don
Diègue embrassant son vengeur. Castro est cité sans doute au bas
de la page (voyez ci-dessus, p. ao5 et ao6); mais Tensemble de sa
tirade est d*une vigueur et d'une éloquence qui méritent qu'elle soit
transcrite autrement que par fragments numérotés :
Hijo ! ~ Padre I — Es posible qoe me hallo
entre tus brazos?... Hijo!... A.Iiento tomo
para ea tus alabanzas empleallo.
Como tardaste tanto?... pues de plomo
te puso mi deseo.... j pues Teniste
no lie de cansarte preguntando el como.
Braramente probaste I Bien lo bicifle! i
bien mis pasados brios imitaste,
bien me pagaste el ser que me debiste !
Toca liAS blancas canas que me honraste;
llega la tierna boca à la mexilla
donde la maucha de mi faonor quitastel
Soberbia el aima à tu Talor se humilia,
come conservador de la nobleia
que ha bonrado tantos Eejes en Castilla.
RODRIGO.
Dame la mano , y alza la cabeza ,
à quien como la causa se atribuya
si hay en mi algun valor y fortaleza.
DON DXSOO.
Con mas razon besàra yo la tnya ,
pues si yo te di el ser naturalmente
tù me le bas vuello k pura fuerza saya ^
On peut parler de l'éloquence espagnole , surtout quand c'est un
élan vif et direct qui l'entraîne; mais en pareil cas sa diction, qui n'est
pas étudiée, dégénère facilement en négligences et en tours vulgaires.
C'est ce qu'on pourrait observer dans le reste de cette scène, d'un
très-bel effet d'ailleurs.
I. a Je t'ai donné la vie par l'entremise de la nature : toi, tu me Va» rendue
par sa seule vaillunce (de ta maiu). i» Cela est beau, mais quel édat incompa-
rable dans ces mots : ,
« Porte, porte plus baut le fruit de ta victoire:
m, Je t*ai donné la vie, et tu me rends ma gloire * ! >
* Acte 111, scène vi, vers io53 et io54.
APPENDICE. a!i9
Don Diègne veut que Rodrigoe emploie sa yalenr au service du
Roi :
No diràn que la mano te ha serrido
Para Tengar agravios solamente :
Sirre en la gneira al Rey, qne siempre ha sido
Digna «atisfacâon de. un caballero
Senir al Rey à quien dex6 ofendido ;
ce que Corneille eàt pu citer en partie, quand il dit ;
a Ne borne pas ta gloire à venger on affront;
« Porte-la plus avant : force par ta raillance
« Ce monarque au pardon'.... »
Don Diègne a amené non loin du lieu où il s'entretient avec Ro-
drigue cinq cents gentilshommes de sa famille (deudos), montés et
armés en guerre, réunis par lui-même pour honorer la disgrâce de
son fils exilé (Corneille, placé dans d'autres conditions et au milieu
de mœurs différentes, a dii altérer un peu ces données). Tous veulent
que Rodrigue les commande :
Qne cada qnal tu gnato solicita,
• C*est toi que veut pour chef leur généreuse bande '. »
L'ennemi, les Mores de la frontière, vient d'envaliir la vieille Cas-
tilie, les montagnes d*Oca, de Naxera ; c'est l'histoire même. Cha-
cun sait déjà combien il en coûte de frais d'invention et d'ana-
chronisme à Corneille pour sauver ses unités de temps et de lieu en
portant la scène à Séville, afin que le reflux du Guadalquivir puisse
amener dans les limites voulues une bataille, une campagne de quel-
ques heures.
Rodrigue, pressé d'aller rejoindre sa troupe, demande et reçoit à
genoux la bénédiction de son père. L'omission par Corneille de
cette noble circonstance résulte bien moins d'une différence de mœurs
nationales, que d'une différence entre les deux théâtres : l'espagnol
sans cesse sanctifié par des détails sacramentels, le français obligé de
s'interdire rigoureusement tout acte, toute parole, qu'on pourrait re-
garder comme une profanation.
Mais à d'antres égards une invention propre à Corneille lui fournit
dans cette scène un motif d'intérêt fort attachant, fort bien placé,
qui manque et fait faute chez son devancier. Corneille, on le sait, a
supposé l'amour pour Chimène connu dès longtemps du père de Ro-
drigue. Le rude vieillard a pu n'en pas tenir compte pour exiger le
X. Acte III, teincTi, vert 1092-1094. — a. Ibidem ^ vers 1086.
23o LE CID.
duel ; mais ici il est beau et dramatique que le jeune homme tout
rempli de son amour sacrifié, que le fils respectueux, quitte euTcrs
un devoir si cruel, repousse, écarte avec une amertume contenue la
pétulante allégresse de son père.
Scène IF*. Cest d*abord la mélancolique Infante qui, rêvant et ad-
mirant la campagne, aperçoit du balcon d*un château la troupe de
Rodrigue : lui-même s'avance seul pour lui rendre hommage ; Ur-
raque, sans oser lui dire qa*elle voudrait être la dame de ses pensées,
bénit son entreprise et ses exploits futurs. Un tour délicat, galant et
chevaleresque, fait le mérite de cet épisode de mode castillane. Un
signe de deuil, la couleur jaune des plumes et de Tarmure du jeune
chevalier, est presque la seule allusion qui soit faite à sa tragique
situation. Il détourne adroitement le sens trop tendre des compli-
ments de cette royale amante dédaignée, que Thistoire lui attribue,
et que Corneille a introduite un peu péniblement sur la scène, comme
on le voit encore dans ses deux derniers actes.
Scène F*. Rapide tableau de guerre dans les montagnes. Un roi
more, traînant après lui ses captifs et son butin, est arrêté, vaincu,
fait prisonnier par Rodrigue, qui reçoit son hommage, et se met à
la poursuite de quatre autres rois. Tout se passe sous les yeux du
spectateur, moins la mêlée, que décrit un berger poltron monté sur
un arbre. Cest ici le seul endroit, très-court, où Castro ait fait usage
d'un personnage bouffon ou graeioso. L'intelligent poète abrège vo-
lontiers ces tumultueuses bagarres. H suppose souvent ses person-
nages à cheval, mais il use de tous ses artifices pour les faire des-
cendre à pied sur la scène. On conçoit la tentation offerte à Corneille
de traduire tout ce fracas en un grand récit d'épopée comme celui
du quatrième acte.
La scène VI* nous ramène au palais du Roi k Bnrgos, mais non pas
d'abord au véritable fond de l'action. Castro tient à traiter l'histoire
plus au large, a nous faire connaître les dispositions irascibles du
prince don Sanche, dont le Cid verra plus tard l'avènement el la
catastrophe. Ce jeune furieux, agité par des pressentiments et des
horoscopes, est difficilement contenu par don Diègue, son gouver-
neur, quand excité par le cliquetis des épées il veut tuer son maftre
d'armes, et qu'ensuite il menace l'Infante sa scBur à cause d'un épieu
sanglant qu'elle rapporte de la chasse.
Enfin entre le Roi, avec sa cour, joyeux des succès de Rodrigue :
il en entend d'abord le récit de la bouche du prince more; puis arrive
le vainqueur lui-même, admis à recevoir les félicitations du Roi, de
son père, du Prince et de l'Infante.
APPENDICE. 23i
Corneille n*a que légèrement modifié cette ûtnation, mais il en a
relevé le caractère d*apf>ant par sa grande narration, dont les beautés
ne comportent ici aucun parallèle.
n suit encore Castro dans les combinaisons qui surviennent, mais
en les modifiant beaucoup.
Chimëne vient en grand deuil, accompagnée de ses écuyers, de-
mander justice an Roi. C'est déjà la seconde démarche qu'elle (ait,
et elle la renouvelle encore dans la troisième journée. C'est trop
sans doute au point de vue de l'art ; mais il ne s'agit que de réci-
ter de vieux romances de forme assez rude. L'art est suspendu ; ce
qui ailleurs semblerait un expédient grossier et troublerait toute
illusion, est sans doute en Espagne ce qui charme le mieux les ré-
miniscences du spectateur. C'est ainsi que don Diègue décrit cette
entrée de Chimène dans les termes du narrateur populaire ; Chimène
récite de même sa plainte ; de même encore le Roi récite en partie
la clémente réponse ; et enfin , contrairement à tous les romances,
Rodrigue assiste à tout cela sans avoir rien à dire, ou peu s'en faut.
Seulement il relève la fin des plaintes traditionnelles de Chimène :
eUe dit que son ennemi est content tandis qu'elle est affligée, qu'i7
rit tandis qu'elle pleure.... Il s'écrie : c Ah ! pour vos larmes, beaux
yeux, je vous donnerois le sang de mes entrailles 1 » Le Roi conclut
(ici l'auteur reparaît), en exilant Rodrigue à la tète de ses troupes,
et en» l'embrassant devant la plaintive orpheline, qui ne peat empê-
cher ses yeux de se tourner vers son héros. Urraque est un peu jalouse
de cet échange de regards; le jeune prince veut que don Diègue
l'emmène à l'armée à la suite de Rodrigue. C'est la fin de la seconde
journée, — Toutes ces enluminures faciles et naïves, prodiguées pour
glorifier le héros national, ne pouvaient convenir à l'art de Corneille.
Cest assez pour lui d'avoir à renouveler (de trop près, comme il en
convient) une démarche déjà faite la veille par Chimène, tandis qu'en
espagnol, il y a plus d'un an d'intervalle.
U suppose donc que la venue de Chimène est annoncée au Roi,
mais un peu avant son entrée ; le Roi a ainsi le temps de congédier
Rodrigue honorablement en lui donnant l'accolade ; puis, comme il
a entendu dire que Chimène aime Rodrigue, il se propose de l'é-
prouver, d'intelligence avec don Diègue. Or cet artifice et la scène
qui s'ensuit. Corneille l'a été prendre dans la troisième journée , au
moment d'une nouvelle plainte de Chimène , la troisième, chez Cas-
tro, que le poëte français a confondue avec la seconde, sentant bien
que c'est déjà beaucoup de deux en vingt-quatre heures.
a'ta LE CID.
aomiAiBX DB uk TaomiME jomuriB.
lo Ls Palais, a Bvsoos. Vlnfanie, qui a perdu sa mire tUpuis un
on, fait confidence à don Arias du désir qiCelie aurait it épouser le Cié;
mais elle reconnaît en même temps quel obstacle lui oppose Us passion
toujours plus vive de son amie^ et elle se résigne à oublier la sienne.
Le Roi apprend à don Diègue le rappel de Rodrigue^ qui en ce moment
fait un pèlerinage en Galice, On annonce Chimène demandant justice
pour la troisième fois, démarche bien peu motivée^ puisque Rodrigue stdit
encore F exil prononcé devant elle par le Roi dans la précédente journée.
Là'dessus, Arias découvre au Roi V amour secret de Chimène, et va pré'
parer une ruse pour réprouver,
Chimène^ introduite^ récite au Roi un second texte de romance tTun effet
plus bizarre encore que le précédent, sur ses griefs contre Rodrigue '; alors
un domestique, chargé de ce râle par Arias, vient annoncer que le Cida
péri dans une embuscade : douleur que Chimène laisse voir, mais qu'elle
désavoue aussitôt qu*elle est détrompée. Elle obtient du Roi de faire
appeler Rodrigue à un combat singuUer^ promettant d* épouser celui qui
le tuera.
so ForAt, routb db Gai.igb. Halte du Cid; ses belles maximes sur la
piété du soldat. Un lépreux demande assistance du fond d^un fossé, Ro-
drigue seul n* hésite pas à lui donner humblement des soins , et le fût
manger avec lui. Tombant ensuite dans un sommeil mystique, il voit le
lépreux transfiguré : c'est saint Lazare qui le bénit, lui présage ses succès,
et remonte au ciel,
3<> Palais. // s^agit d*un différend entre la Castille et F Aragon
pour la possession de Calahorra. Il pourrait être décidé par un
combat singulier à livrer sur la frontière des deux États contre le terrible
Aragonais mdon Martin Gonzalez; mais nul iCose se présenter. Le Cid,
de retour, parait devant le Roi en même temps que PAragonais^ dont il
accepte le défi, et don Martin annonce qu^U profitera de ce duel pour
obtenir Chimène,
40 Maisoh db CMTHÀirB. Elle expRque à Elvire la violence qu*elle
s'est faite en demandant le combat contre Rodrigue', Une lettre oii don
Martin lui fait part de ses arrogantes prétentions la met au désespoir,
6^ Palais. Le Roi est préoccupé de son testament qu^il veut faire, il
a des enfants puînés et des filles à pourvoir; le jeune infant don Sanehe
manifeste encore ses dispositions violentes. Ce sont auteuit iTemprunts à
I . n hnt M sonvenir que ces premiers romances sapposent qu'elle était en-
fant quand Rodrigue, dont elle n'est pas connue, l'a rendue orpheline. EUe a
depais attendu cUns sa maison Tige conTcnable poor faire cette démarche
devant le Roi.
APPENDICE. «33
t histoire j de souvenirs de faits réels très»répandus dans ia tradition, et
rattttchés plus tard à t histoire du Cid (dans la seconde partie des Jlfo-
eedadet),
Chimène parait en hahits de fête, avec une lettre venue £jragon^
dont elle affecte de se réjouir, et qui semble promettre que Rodrigue
succombera dans le eombtU; mais ce qui VanUne en réalité, c'est son
inquiétude même, dont elle convient à part pour le spectateur.
Tandis qu'elle alarme le Roi et don Diègue par sa feinte eusuranee, un
dernier artifice assez puéril va terminer ce jeu de magnanimité et dompter
enfin sa constance, c f^oici vemr^ dit un messager , un chevalier qui arrive
^j4ragon^ qui porte la tète de Rodrigue, et qui vient rofTrir à Chi-
mène, » Consternation générale, Chimène désespérée confesse sans ména-
gement Camour que sa vertu lui a fait dissimuler. Elle implore du Roi
la permission dé se retirer dans un couvent pour échapper à un hymen
odiettx, quand soudain Rodrigue parait, vainqueur, et offrant sa propre
tête.,,. Lui-même il explique Céquivoque qu*il a cru pouvoir employer.
Le Roi et les grands pressent Chimène de subir la condition du combat
ainsi retournée, et le mariage sera célébré le soir même par Pévêque de
Palencia , environ trois ans après le début de taetion.
EBMARQUBS.
Rerenons à Corneille, fin du IV" acte. S'il modifie considérable-
ment son auteur, on voit qu'il Ta très-bien compris. Il lui emprunte
le noble congé donné par le Roi à Rodrigue ; il improyise en quel-
ques mots ridée moins noble de TépreuTC que le Roi Ta faire lui-
même. La fausse nouTcUe qu'il donne est fort courte :
« Il est mort à nos yeux des coaps qa*il a reçus', v
fo place du récit que fait le domestique dans l'espagnol. Il est yrai
toutefois que le récit plus étendu d'un combat et d'une embuscade
donne le temps aux personnages présents d'observer l'émotion crois-
sante de Chimène. Le don Diègue espagnol consent à jouer l'afflic-
tion pins qu'il ne fait chez Corneille, et convient à part qu'une telle
fiction l'émeut encore de douleur. Chimène, dans son saisissement,
prête à tomber en faiblesse, ne dit, en français, que ces mots : Quoi!
Rodrigue est donc mort*? L'espagnol est presque aussi bref, et eût pu
être cité :
Mueito es Rodrigo 7 Rodrigo
es mnerto?... No pnedo mas....
Jésus mil veoes !
I. ^Lrte lY, seène v, vers x34o. — a. Ibidem, vers x347.
a34 LE GID.
Le Roi s'efinyuit de son trouble, elle arone ijD'elle te sent la gorge
terrée et le cœur oppressé.
Dès qu'elle est rassurée, nous voyons révolution soudaine et le
hardi mensonge de la pudeur se produire de même chez les deux
poètes , mais à dire vrai, dans l'espagnol, areo une naireté plus ap-
propriée à cette étrange inconséquence. C'est plus naturellement une
jeune fille qui s'effraye et s'irrite d'avoir été ainsi jouée et surprise.
On voit qu'elle ne veut pas rester sous le coup de cet af&ont, et tout
d'une haleine elle demande qu'on publie le ban d'un combat contre
Rodrigue : pour prix de cette tète, elle donnera sa main et tous ses
biens, ou si le champion n'est pas assez noble, la moitié de ses biens
et sa protection. Le Roi hésite un peu à consentir, et don Diègue le
décide en acceptant pour son fils le défi proposé '.
U est assez curieux d'observer les circonstances du temps qui
rendent ce pas plus difficile à Corneille, et qui imposent à Chimène
successivement deux requêtes sanglantes an lieu d'une. Cest d'abord
Véehafaud que sollicite sa vengeance. C'est l'édit de Richelieu,
la sévère histoire du jour, dont il faut ici tenir compte avant la
fable espagnole. Après la réponse équitable et modérée du Roi, qui
rend peu probable l'application de VÉdit, Chimène peut invoquer
le droit du moyen ftge, le duel; et il faut voir avec quel soin Cor-
neille proteste par la bouche du Roi contre cette vieille coutume si
funeste à l'État, et si nécessaire à son drame. D semble faire parler
Louis XIII lui-même :
s Mais de peur qa*en exemple an tel combst ne passe,
c Pour témoigner à tons qn*à regret je permets
c Un sanglant procédé qoi ne me plut jamais,
c De moi ni de ma cour il n'aura la présence'. •
S'il ménage beaucoup les convenances du gouvernement, Cor-
neille ménage ici beaucoup moins que Castro la convenance morale
et la délicates^ de Chimène. C'est plus qu'une hardiesse de la part
du roi Ferdinand de tant insister sur la flamme secrète de Chimène,
et de dénaturer jusqu'à ce point la loi du combat qu'elle vient
d'obtenir :
« Qui qu'il toit (le Tainqueor), même prix est Mqois à sa peine :
a Je le veux de ma main présenter à Chimène ,
I. Cette interrention de don Diègue, s'empressant d'accepter au nom de
son fils, est un détail noble et fort bien adapte, qui s'offrait naturellemeot à
Pimitation de Corneille. S'il l'a omis, on peut en entrevoir la raison dans U
gène où le tenaient les considérations dont il Ta être parlé.
a. Acte ly, scène V, vers i45o-i453
APPENDICE. a35
c Et qnt pour réecmpense il reçoiye m foi.
a — Quoi ? Sire, m'imposer une ai dura loi !
c — Tu t'en plaint ; mais ton feu, loin d'aTOuer ta plainte,
« Si Rodrigue est vainqueur, taceepte sans contrainte,
« Cesse de murmurer contre un arrêt si doux :
m Qui que ce aoit des deux, j'en ferai ton époux '. >
insi Tacte se termine, sans réplique de la part de la fière Chi-
e. Ce qu'elle ne semble pas avoir voulu entendre, Tadmirable
e qui ouvre Tacte suivant fera bien voir qu'elle Ta entendu.
aïs que ne fait-on pas pour un dénoûmeut! C*est le moment
' le poète français de se soustraire à la fable absurde du dé-
nent espagnol ; le temps presse, et il faudra absolument con-
* par le mariage. Cest à l'autorité royale à faire les frais d'un
en de force majeure. Corneille semble s'autoriser, comme d'un
iple, de deux vers espagnols qu'il cite ; il les prend à la fin d'un
ige de romance qui fournit la réponse du Roi aux plaintes de
soxième journée. Mais il n'y a point de parité réelle entre ces
: passages :
« Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi,
c Dont la faveur conserve un tel amant pour toi '. »
If o baya mas, Ximcna ; baste ;
levantaos, no Uorais tanto :
que ablandarân vuestras quejas
entranas de aœro y marmol.
Que podrâ ser que algun dia
troqueis en placer el Uanto,
jr si he guardado à Rodrigo
quizd para 90$ le guardo.
lemier langage n'est qu'en un rapport discret et d'allusion
les traditions dont toutes les mémoires sont remplies, à savoir un
âge historique, très-postérieur à la querelle, et obteuu, selon les
ntes des divers Ages, soit, en vertu du droit barbare, sur la de-
le même de la plaignante, soit par Tentreaiise bénévole du Roi,
ine lettre de sa main adressée à l'indifférent guerrier,
est- il pas remarquable que la troisième journée de Castro se
* tout entière sans ramener Rodrigue en présence de Chimène,
t l'expédient frivole et basardé de son dénoûment ? Ainsi dis-
ît et se dissipe le fond tragique et passionné que Corneille ne
pas perdre de vue. Il a senti que la grande scène des deux
;s gens au troisième acte est le vrai triomphe de son œuvre, et
Acte lY, seène v, vers 1457-1464. — %, Ibidem, vers iSgx et iSça.
a36 LE CID.
il le prérant d*iin léger changement surrenu dans la situation ponr
renouTeler une si touchante rencontre au commencement du cin-
quième. Nous laissons donc, comme en dehors de notre parallMe,
cette grande scène remplie de beautés entièrement neuves, terminée
par ce cri d'éternelle mémoire : Paraissez, yavarro'u^l,,.
Après une telle émotion, le théâtre, au temps de Corneille, devait
être plein d'indulgence , de patience, peut-être même de sympathie
pour les scènes d'attente qui doivent fournir à Rodrigue le temps
strictement nécessaire à désarmer don Sanche en champ clos. U
nous faut voir expirer le malheureux amour de la Princesse, d'abord
dans un monologue lyrique, ensuite dans un entretien avec sa con-
fidente. Nous n'insisterons pas sur ce qu'on peut dire du désavan-
tage de ces personnages secondaires auxquels la dignité trop uni-
forme du ton retire ce qu'ils pourraient avoir d'agréable, dans leur
air naturel, au second plan. Dans cette mesure, dona Urraca paraît
intéresunte chez Castro quand elle confie ses peines au vieil Arias
Gonzalo avec une résignation qui n'est pas sans grâce.
A son tour Chimène, assistée aussi de sa confidente, nous demande
un nouveau délai nécessaire à la durée du combat, et il faut bien le
remplir par l'antithèse déjà trop prolongée de sentiments et d'al-
ternatives contraires. Il est permis de croire qu'au lieu de cette dia-
lectique traînante et forcée, l'étude directe du cœur humain aorait
pu niieux occuper ces instants de pénible attente.
Voici enfin l'équivoque don Sanche avec son épée. Chimène,
transportée de colère, lui ferme la bouche, le croyant vainqueur; pois
sans se faire attendre, le Roi, entouré de sa cour, survient au milieu
de son illusion. C'est ce qu'il fallait pour faire éclater en vers im-
mortels l'aveu désormais irrécusable de son amour. Don Sanche peut
alors expliquer qu'on lui a coupé la parole *. A ce moment il est
temps de nous ramener le noble Rodrigue pour offrir sa tête une der*
nière fois, mais de quel style incomparable! Voilà ce que doit être
l'achèvement des émotions tragiques, voilà ce qui détermine l'état de
l'âme dans lequel Corneille renvoie chez eux ses s]>ectateurs. Nous
ne voulons pas prendre congé de don Guillem de Castro d'une façon
peu courtoise, mais il est utile, pour apprécier la difTérence géné-
I. Acte y, scène i, vers iSSg et Bnivaiits.
a. Un examen trop minatieux relèremit dans les deux vers snivajits mie
petite oombinaiaon de circonstances que Ton ne comprend guère, mais qui
est indispensable à cette adroite conduite de la scène :
«I Mais puisfue mon devoir m'appelle auprès d» Roi,
m. Va de notre combat Tentretenir {Chùmne) pour moi^. »
* Aete y, scène vi, vers 1751 et 175a.
APPENDICE. a37
riqae des deax systèineB de poétie, de reproduire ici le dernier dift«
ooun de ce Rodrigue derenu un peu trop Tulgaire et fincétienx :
De tan mentiroaas nueras
H donde esti qnien faé el aàtor?
Kooaioo.
Antes faeron Terdaderas :
que ai bien lo adyiertes, yo
no mandé dedr en ellas
■ino solo que venia
a prcMntarle à Ximena
la eabeza de Rodrigo,
en tu eatado, en ta presencia,
de Aragon nn cabaUero ;
7 esto es, senor, ooaa derta,
puea yo irengo de Aragon,
7 no Tcngo «in cabexa,
y la de Martin Gonzalez
esti en mi lanza alU fuera :
y esta le presento ahora
en SOS manos 4 Ximena.
T pues ella en sus pregones
no dijo viva, ni muerta,
f ni eortada ; pnes le doy
de Eodrigo la cabeia,
ya me debe el ser mi esposa;
mas si su ngor me niega
este premio, con mi espada
pnede cortarla ella mesma.
. AIT.
' Rodrigo tiene razon.
To pronnncio la sentencia
^ en Su CiTor.
XXMXIU.
Ay de mi!
Impldeme la vergùenza, etc.
c Le Roi : Quel est Taute ur de ces fausses nouvelles ? où est-il ?
I — Rodrigue : Ces nouvelles étaient très-vraies, au contraire. Re-
marquez-le bien : tout ce que j*ai fait annoncer, c'est que d* Aragon un
^ chevalier venait pour offrir en hommage à Chimène la tête de Ro-
drigue devant vous et en présence de votre cour. Or ce sont là toutes
choses bien vraies, car je viens d* Aragon, et je ne viens pas sans ma
tète. Pour celle de Martin Gonzalez, elle est là dehors au bout de ma
lance; mais celle-ci, je la présente en ce moment à Chimène. Elle n'a
point dit dans ses procUgmations si elle la voulait ou vivante, ou
morte , ou coupée. Puisque je lui porte la tète de Rodrigue, il est
!i38 LE GID.
juile qa*eUe soit mon éponie. Mais ai sa rigneor me refiise cette
compense, ayec mon épée elle peat la trancher elle-même. — ht Moi
Rodrigue a raison : je prononce le jugement en sa faveur. — Chl
mine : Ah Dieu 1 je suis interdite de honte, etc. s
V.
NOTE sua LE CID DE DIAMANTE.
U n'est pas hors de propos d*ajouter ici quelques renseignements
sur la traduction espagnole de notre Cid, à laquelle Voltaire a donné
plus de réputation qu'elle ne mérite, en se vantant de l'avoir décou-
verte comme un premier original antérieur à celui de Castro.
J. B. Diamante, l'un des poètes attachés à la chapelle et au théâtre
sous la direction de Gdderon et du roi Philippe IV lui-même , est
l'auteur de cette œuvre insignifiante. Elle a pour titre : £i konrador
de tu padre, le fils qui honore ou qui venge ' son père. On la trouve
en tète d'un volume in-4*f 1^ onzième d'un recueil mal fait et très-
mal imprimé sous la seule garantie des libraires et des censeurs, in-
titulé : «Choix de Comédies nouvelles.... Comeduu nuevas escogidas de
los mejore* ingénias de Espaha, » Cette onzième partie renferme, selon
l'usage, douze comédies, ayant pour auteurs, célèbres ou ignorés, outre
l'obscur Diamante, Calderon, Moreto, Baeza, Coello, etc. Au milieu
du frontispice, on lit : Âho i658, et au bas : En Madrid, Une réim-
pression, avec mêmes approbations et privilège, porte : jého 1659.
11 est douteux que la pièce de Diamante ait jamais été publiée autre-
ment en Espagne au dix-septième siècle. M. Eug. Ochoa l'a com-
prise dans le tome V du Tesoro del Teatro espanol (Paris , Baudry,
1839, i'i'S®)) où elle peut se lire plus nettement imprimée.
Le traducteur ne fait aucune mention du poète français qui lui
fournit son texte. Ce n'est point plagiat dans la rigueur du mot :
c'est plutôt parfaite indifférence, suivant l'esprit de l'époque et du
pays. Mais pour concevoir quelles licences ce traducteur prend avec
un auteur dont il semble ignorer l'existence, il suffît de dire que
cette pièce est accommodée pour la scène espagnole. Tantôt, et le
plus ordinairement, jusqu'au IV« acte, scène v« de Corneille, il tra-
duit d'assez près, suivant les pensées, le dialogue et la distribution
du maître ; tantôt il s'écarte et divague, subtilise et paraphrase, d'une
manière fort puérile. Dans sa troisième journée, il semble, plus
I . C*«st exactement le double sens du grec homérique Ti|Ab>pôc , analo(fic
demeurée constante et bonne à noter dans Ifaistoire des idées homaines.
APPENDICE. aSo
tcmpaleux qne Gonieille, t'arrétcr devant TiiiTention dn dael ayec
don Sanche, quoiqu'il ait reproduit juaque-là ce Tagne personnage.
Quel sera donc le nouveau dénoûment? Une comédie que le
Roi concerte avec don Diègne et Rodrigue. On fait croire à Chimène
que «a demande e$t accordée, que le Cid est condamné à mort. Ca-
chée dans sa prison, elle entend ses plaintes simulées, et quand les
gardes Tiennent comme pour Temmener au supplice, elle arrache
une épée et se charge de défendre son époux. Là-dessus arrivent le
Roi et toute la cour.
Jusqu'à ce bel artifice, Diamante n'a fait aucuns frais d'invention,
si ce n'est pour intercaler çà et là le caquet d'un valet graeioso très-
froidement bouffon. U mêle aussi au début de l'action les démarches
que fait Rodrigue pour se procurer un portrait de Chimène, qui, dans
une première entrevue à laquelle Corneille n'avait point songé , lui
refuse de se laisser peindre.
La mode du jour avait, ce semble, mis dans l'ombre le drame dn
Valencien G. de Castro, qui est pourtant resté populaire en Espagne
jusqu'à présent. Ce qui est certain, c'est que Diamante parait n'avoir
pas pris^la peine de le lire, et que pas un seul mot n'en réveille le
souvenir, si ce n'est au travers du texte de Corneille, autant que
celui-ci traduit ou imite son devancier. Plus d'une fois il eût été tout
simple de reprendre à sa source l'expression originelle : c'est ce qui
n'a jamais lieu, et il semble que ce soit un parti pris.
EHamante supprime les sentiments, mais non le personnage de l'In-
fante, par un ménagement de cour peut-être, plus que de goût. La
scène est naturellement rétablie à Burgos, et par suite le grand exploit
de Rodrigue contre les Mores a lieu dans les contrées historiques,
seule et tacite dérogation aux unités de Corneille. Mais quand le Cid
raconte au Roi sa campagne, il lui faut, ayant lui-même rompu
une lance avec le chef ennemi Sélim , plus de quarante vers d'une
étonnante recherche pour décrire la fringante jument que montait ce
prince arabe. A défaut d'autre indice de provenance, on peut recon-
naître dans cet extravagant hors-d'œuvre en estilo culio l'influence
directe de Philippe IV, si ce n'est même la royale main, dont tant de
mauvais vers sont restés confondus avec ceux de ses ingénias, ainsi
qu'il était arrivé plus d'une fois au grand Richelieu.
n est permis aussi de conjecturer, d'après les disparates heurtées
du fond et des accessoires, que l'origine de l'ouvrage dut être d'abord
quelque cahier de traduction commandé par une volonté imposante,
et qu'ensuite le conseil suprême jugea indispensable d'égayer et d'eu-
joliver à la mode castillane cette pauvre muse française dont on Cui-
sait tant de bruit à Paris et dans les Pays-Bas espagnols.
Cétait quelque chose d'étrange sans doute que le point de vue
a4o LE GiD.
critique de cet arrangean et de leur public ; mais il en est toujoun à
peu près de même quand on a la prétention de transporter une litté-
rature hors de son sol ou de son temps * .
iutei
m; J
ni
AUX AMATEURS DE LA LANGUE FRANÇOISE*.
Mbssieitbs,
Le soin où m'engage le desir que j*ai de satisfaire à yos curiositéi
(m'ayant fait décourrir cette excellente et ravissante pièce entre les
nouveaux ouvrages de nos écrivains) m*a porté dans le dessein de la
faire mettre sous la presse , pour vous en rendre participants. Je m'y
suis de plus senti provoqué par le peu d'exemplaires qui s'en est
trouvé en ces pays, et qui sembloit témoigner que la France f&t jalouse
que cet œuvre admirable tombât en la main des étrangers. Sa lecture
a charmé l'oreille des rois, de telle sorte que, même dans les grands
soins qui les environnent, il y en a qui l'ont fait réitérer plusieurs
fois, tant ils l'ont estimée digne de leur audience. Aussi n'est-il point
d'éloge assez relevé qui ne soit au-dessous de ses beautés; et ce
n'est rien dire d'égal à ses grâces que d'assurer qu'elles expriment
toutes celles qui sont les plus rares en l'élégance firançoise, qu'elles
représentent les traits les plus vifs et les plus beaux dont on puisse
se servir pour expliquer la gloire des grandes actions d'ime âme par-
I. On Toit que l'étode oonsdencienae qui préoMe oondnit à des résaltata
fort diflerents, sur pins d*ua point, de ceux que d'aatres sonroes nous ont four-
nis (vojes p. 5 et sniTantes). Elle nous apprend, par exemple, qn*iJ y a une
édition du Ciri de Diamants antérieure à celle de 1609. ^ outre, nous nous
fions Tolontiers à Tautorité d'un examen attentif qui n*a trouvé dans cette
pièce ni beautés du premier ordrty sauf la part de Corneille dans ee qui est fai-
blemeot traduit diaprés lui, ni emprunt direct (ait à Castro. Enfin nous
sommes tout disposé a croire qu'il ne faut pas dire de Diamante qu'il a été
c un de* plut féconds et des plus renommés poètes dramatiques qu'ait pro-
duits l'Espagne dans la seconde moitié du dix-septième siècle. > {Note de
l'éditeur.)
a. Cet sTÎs, qui contient quelques renseignements curieux sur l'accueil qui
fut fait au Cid a Tétranger, figure en tête du rare rolume qui a pour titre : Le
Ciiy tragi-comédie nouvelle, par le sitmr Corneille. A Lejden^ chez Guil-
laume Arestiem, i638, in- 12.
APPENDICE. 241
faitement généreose , et bref que les lire et les admirer sont presque
Une même chose. Il faudroit imaginer d'autres louanges que celles
que Ton est accoutumé de donner aux ouvrages les plus accomplis,
pour les attribuer à celui-ci ; les conceptions en sont si sublimes
<|u*elles ont quelque chose de divin, et qui va surpassant les efforts de
la pensée humaine ; enfin son excellence est telle, que vous la com-
prendrez mieux en la lisant, que je ne vous la puis décrire. Je n*y
attache point d'argument, pource que Tauteur n*y en a point fait et
<]ue sa lecture surprendra votre esprit avec bien plus de douceur et
de plaisir par la diversité de ses incidents inespérés, que si elle étoit
précédée par une connoissance confuse du sujet telle que donneroit
tin argument qui ne seroit qu'un abrégé du contenu de toute la pièce.
Becevez-la, s*il vous plait, et si elle vous apporte autant de satisfac-
tion que j'emploie de zèle à vous l'oiTrir, elle y trouvera une récom-
pense assez convenable à ses mérites.
J. P.
CoBjrvLLX. m 16
HORACE
TRAGÉDIE
i64o
j
NOTICE.
Bien pea de personnes, même des plus lettrées, soupçonnent
Texistence de tragédies antérieures à celle de Corneille sur le
combat des Horaces et des Guriaces. Il y en a trois cependant;
mais si elles ont un instant attiré l'attention de quelque cu-
rieux , elles ne le doivent qu'au chef-d* œuvre dont elles ont
été suivies.
VOrazia qni donne son nom à la pièce que TArétin a faite
sur ce sujet et qui a été imprimée pour la première fois à Ve-
nise en 1546, n'est autre que la sœur d'Horace. Cette tragédie
a été curieusement comparée à Y Horace de Corneille, en Italie
par Napoli Signorelli*, et en France par Ginguené*; mais ce
parallèle, au lieu de faire ressortir certaines analogies, n'a
servi qu'à constater entre les deux œuvres de notables diffé-
rences.
La plus ancienne tragédie française à' Horace se trouve, avec
un Dioclétian , dont le véritable sujet est le martyre de saint
Sébastien, dans un volume in-ia, publié à Paris, chez David
le Clerc, en 1 596, sous ce titre : « Les Poésies de Pierre de
Lautlun dJigaliers, contenans deux tragédies, la Diane, mes-
langes et acrostiches. OEuvre autant docte et plein de moralité
que les matières y traictées sont doctes et récréatives. *•
Celle des deux tragédies d'Aigaliers qui doit seule nous oc-
cuper ici, est intitulée simplement, en tète de la page 3 fi :
c Horace j tragédie; > mais à la page 38 on trouve ce titre plus
I. Storia eriiiea de' teatri, Napoli, V. Orsioo, 1788, tomo III,
p. iai-136.
a. Histoire littéraire d^Itatie^ II« partie, chapitre xxi, a« édition,
tome VI, p. 138-143.
146 HORACE.
fastueux: « Tragédie à' Horace trigemine, » La dcdicare est
adressée < à très-haut et puissant seigneur Henry de Scipion,
duc de Joyeuse. » Dans Targuaient qui figure en tête de la
pièce , Laudun ne fait guère qu'analyser le morceau de Tite
Live que Corneille a placé au devant de la sienne et que nous
reproduisons plus loin' ; mais après qu'Horace « apfjelé en
justice comme sorricide^ » a été renvoyé absous, on trouve le
dcnoûment fort inattendu que voici : c Metius Sufietius, qui
avoit voulu faire trahison au roi TuUius' à la suasion des citoyens
d'Albe, fut par le roi TuUius condamné d*étre tiré à quatre
chevaux, dont l'exécution s'ensuivit; après, ce roi Tullius ayant
régné trente-deux ans, fut inopinément foudroyé avec ses do*
mestiques , qui est la clôture de la catastrophe de la tragédie ;
et pour te donner témoignage de mon dire, lecteur, qui as
envie de savoir T histoire au vrai et au long, je tVnvoie es au-
teurs suivants, desquels je me suis servi à composer cette tra-
gédie. Je mets les noms des auteurs en latin, de peur de te
tromper et moi aussi à la version française d'iceux. Plinius
Novocomensis, Titus Livius, Virgiiius, Ptolomaeus, Chronica
Chronicorum, Johannes Functius, Ovidius, Plutarchus, Alexar-
chus. » La tardive punition de TuUus est annoncée dans la
pièce par ce jeu de scène : < Le foudre vient et le tue avec
son gentilhomme. » Le dialogue monosyllabique qui a lien
pendant le combat est plus étrange encore :
Çà, çà, tue, tue, tue. — Çà, çà, çà, tue, tue, pif, paf.
Si incomplète que soit cette analyse, si peu nombreux que
soient ces extraits, en voilà plus qu'il n'en faut pour prouver
que Corneille n'a rien puisé à une pareille source.
Enfin le troisième Horace antérieur à celui de Corneille,
el Honrado hermano^ tragi-comedia famosu, a été publié par
Lope de Véga , âgé de soixante ans , dans le dix-huitième vo-
lume de son théâtre, qui parut en 1622 et contient, comme
le prouvent les dédicaces , des ouvrages représentés longtemps
auparavant. Le sujet de cette pièce se détache à peine sur un
canevas d'aventures bizarres. « Nous ne sommes occupés , dit
I. Voyez ci-après, p. 161-371.
1. Il y a Tullius, au lieu de Tullut, dans le texte de Laudun.
NOTICE. a47
M. Saint-Marc Girardin dans la spirituelle analyse qu'il en a
donnée^, que de filles qu'on vent faire religieuses, de femmes
déguisées en cavaliers , de ruses pour enlever la fille sous les
yeux mêmes du père, toutes scènes de comédie. Pourquoi les
personnages qui figurent dans ces scènes de comédie s'appel-
lent-ils les Horaces et les Guriares? Je n'en sais rien en vérité.
Ils pourraient aussi bien s'appeler don Gusman, don Pèdre,
don Gomez. L'histoire n'y perdrait rien; car l'histoire n'est
pour rien dans tout cela. > Néanmoins , bien qu'on ne trouve
dans cet ouvrage aucune intention de peindre le caractère ro-
main, Lope ramasse dans Tite live divers détails matériels
qui servent plut6t à la bigarrure qu'à la vérité du tableau.
Tels sontVinterregnumy ce régime bizarre qui en attendant une
élection définitive donnait la royauté à une suite de sénateurs,
souverains chacun pendant cinq jours ; les pillages dans les cam •
pagnes albaines, conséquence de cette anarchie ; deux ou trois
ambassades d'Albe et de Rome, conduites tout autrement que
dans Tite Live ; la harangue de Metius entre les deux armées
pour proposer le combat des six ; l'appel au peuple conseillé
par TuUds après la condamnation d'Horace ; enfin sa défense
par son père, faible imitation du magnifique thème oratoire
fourni par l'historien. Ce n'était pas la peine d'exposer sur la
scène le triple duel pour en retrancher, faute d'espace sans
doute, la poursuite inégale des champions blessés, la fuite si-
mulée de l'Horace survivant, qui accomplit sur place sa triple
victoire avec une jactance de matamore. Le dénoûment de
cette tragi-comédie exigeait un mariage à l'espagnole, qui
s'entremêle à la scène du forum sans en abaisser le ton bien
sensiblement. Horace a chez lui une fille de sénateur, qu'il
prétend toutefois avoir respectée. Le père exige qu'il l'é-
pouse avant de subir son supplice. On va la chercher, et
pendant ce temps Horace est absous par nue acclamation
populaire.
A coup sûr, ici encore, nous ne trouvons rien qui puisse
nous faire supposer chez Corneille une imitation , un souvenir
direct ; la pièce de Lope de Vé^a ne présente avec la tragédie
de notre poète d'autres ressemblances que celles qui naissent
I, Journal des débats do 9 juin i859.
248 HORACE.
de la communauté d'un sujet populaire et classique en tout
pays. La scène où Julie , la Camille de Corneille , se trouve en
face de son frère victorieux, est tout indiquée par Tite Live. Il
est vrai que lorsque Julie s'exprime de la sorte : « Je ne viens
pas avec allégresse célébrer ce jour, si ce n'est par mes
pleurs ' , > cette pensée , qui n'est pas dans Tite live, rappelle
aussitôt ces vers :
Et rends ce que ta dois à i*hear de ma victoire.
— Recevez donc mes pleurs, c'est ce que je lui dois* ;
mais c'est là une idée fort naturelle, et cette similitude passa-
gère est sans doute purement fortuite *. Toutefois, si Corneille
n'a pas eu de lui-même la pensée d'écrire une tragédie d'iTb-
racCy c'est probablement l'ouvrage de Lope, plutôt que tout
autre, qui la lui a suggérée, car à cette époque il était naturel
qu'il interrogeât le théâtre espagnol avec une curiosité que ne
pouvaient exciter en lui au même degré de froides amplifi-
cations composées ailleurs pour la lecture plutôt que pour la
scène.
Du reste , de quelque manière qu'il ait été amené à trai-
ter ce sujet à^ Horace y il est certain que cette idée s'est pré-
sentée à son esprit peu de temps après le succès du Cid. Nous
n'essayerons pas de le prouver, à l'aide d'une lettre écrite de
Rouen, et datée du i4 juillet 1687, où Corneille dit à Rotrou:
c M. Jourdy m'a conté les plus belles choses de son voyage de
Dreux, et me donne grande envie de venir vous voir dans
votre belle famille ; mais c'est un plaisir que je ne saurai avoir
encore de longtemps , vu que je veux vous montrer une nou-
velle pièce qui est loin d'être finie. » Ce n'est pas là un té-
moignage suffisant à nos yeux, car nous aurons plus tard à
présenter contre l'authenticité de ce document des objections
I. No vengo con alegria
d celebrar este dia^
sino con mi Uanto triste,
a. Acte IV, scène v, vers ia56 et laSy.
3. Nous nous plaisons à rappeler que M. Viguier a bien voulu
relire à notre profit les auteurs dramatiques espagnols qui ont traité
les mêmes sujets que Corneille ; c*est à lui que nous devons la plu-
part des considérations qui précèdent.
NOTICE. a49
sérieuses ; mais notre opinion se fonde sur la Lettre du désin--
téressé au sieur Mairet^ publiée vers la même époque, et réim-
primée par nous à la suite du Cid, Là, en effet, il est question
de la pièce que prépare Corneille, et le défenseur du poëte
dit à ses adversaires : c Si par de petites escarmouches vous
amusiez un si puissant ennemi , vous dissiperiez un nuage qui
se forme en Normandie , et qui vous menace d'une furieuse
tempête pour cet hiver * . > Cette pièce ainsi promise pour la
fin de 1687 ne parut, comme nous le verrons tout à l'heure,
qu'au commencement de 1640.
Cependant la dispute du Cid avait été close officiellement le
5 octobre 1637, par la lettre que Boisrobert avait écrite à Mai-
ret sur Tordre du Cardinal '. Ce ne fut donc pas la nécessité de
la lutte, mais seulement le découragement profond qu'elle avait
causé à Corneille, qui Tempécha pendant plus de deux années
de rien donner au théâtre. C'est ce que nous apprend le pas-
sage suivant d'une lettre écrite par Chapelain à Balzac , le
i5 janvier 1639': « Corneille est ici depuis trois jours, et d'a-
bord m'est venu faire un éclaircissement sur le livre de l'Aca-
démie pour ou plutôt contre le Cid^ m'accusant, et non sans
raison, d'en être le principal auteur. Il ne fait plus rien, et
Scudéry a du moins gagné cela , en le querellant, qu'il l'a re-
buté du métier, et lui a tari sa veine. Je l'ai, autant que j'ai
pu, réchauffé et encouragé à se venger, et de Scudéry et de sa
protectrice, en faisant quelque nouveau Cid qui attire encore
les suffrages de tout le monde, et qui montre que l'art n'est pas
ce qui fait la beauté ; mais il n'y a pas moyen de l'y résoudre ;
et il ne parle plus que de règles et que des choses qu'il eût pu
répondre aux académiciens, s'il n*eût point craint de choquer
les puissances, mettant au reste Aristote entre les auteurs apo-
cryphes lorsqu'il ne s'accommode pas à ses imaginations. »
Dans une autre lettre, du 9 mars 1640, Chapelain parle de
la première représentation à'Honue comme d'un fait tout ré-
cent, et en fixe par conséquent la date d'une manière fort ap-
I. Voyez ci-desftus, p. 63. — a. Voyez ci-deMUS, p. 4* et 43.
3. Recueil manuscrit de lettres de Chapelain appartenant à
M. Sainte-BeuTe, cité par M. J. Taschereau, Histoire de la vie et des
ouvrages de P, Corneille^ a« édition, p. 94.
a5o HORACE.
proximatiTe : « Pour le combat des Horaces^ dit-il, ce ne sert
pas sitôt que vous le verrez, pource qu'il n'a encore été re-
présenté qu'une fois devant Son ÉiUiinence , et que, devant que
d'être publié , il faut qu'il serve six mois de gagne-pain aux
comédiens. Telles sont les conventions des poètes mercenaires,
et tel est le destin des pièces vénales; mais vous le verrei
assez à temps ^ . »
Pour bien entendre ceci et se rendre compte de Tinjustice
des accusations de Chapelain, il faut savoir que Corneille ne
pouvait conserver quelques mois ses droits d'auteur sur un
ouvrage qu'en en retardant l'impression. « L*usage observé
de tout temps entre tous les comédiens françois, étoit de
n'entreprendre point de jouer, au préjudice d'une troupe, les
pièces dont elle étoit en possession , et qu'elle avoit mises au
théâtre, à ses frais particuliers, pour en retirer les premiers
avantages, jusqu'à ce qu'elles fussent rendues publiques par
l'impression*. »
Chapelain , par malheur, ne donne pas de détails à Balzac
sur les premières représentations, et ne lui nomme aucun des
acteurs chargés des principaux rôles. PSous trouvons bien dans
l'édition de M. Lefèvre les indications suivantes : le vieil Ho-
race, Baron père; Horace, Montfleurj; Curiace, BcUerose;
Sabine, Mlle de Filliers; Camille, Mlle Beaupré; mais, comme
d'ordinaire, elles ne reposent sur aucun document sérieux.
Lemazurier avance, il est vrai, que Montfleury a joué d'o-
riginal dans Horacey mais sa seule autorité est un passage de
Chapuzeau que nous avons eu occasion de citer dans la Notice
du Cid ', et qui ne se prête nullement aux conséquences qu'on
en veut tirer.
Tout ce qui concerne les autres acteurs est de pure invention.
Bien plus, aucun témoignage remontant à Tépoque même
des premières représentations ne nous apprend où Horace a
été joué d'abord. Seulement, comme nous savons d'une part
I. Recueil manuscrit de lettres de Chapelain appartenant à
M. Sainte-fieuve, cité par M. J. Taschereau, Histoire de la vie et
des ouvrages de P, Corneille^ p. qS.
a. Histoire du Théâtre fran^ois, tome IX, p. io5.
S. Voyez ci-dessus, p. 1 3 et la note i.
NOTICE. a5i
qne Cinna fdt donné à Thôtel de Bourgogne, de l'autre que
Mondory fut frappé d'apoplexie peu de temps après la pre-
mière représentation du Cid au Marais, et que cette troupe
se trouvait alors fort démembrée \ il est vraisemblable que
Corneille , au moment de faire représenter Horace, abandonna
le tbéâtre du Marais pour celui de l'hôtel de Bourgogne, où
plusieurs de ses interprètes habituels étaient venus s'établir.
Les téuioignages assez tardifs que nous fournissent les con-
temporains de notre poëte sur les représentations d^ Horace se
rapportent tous à Vhôtel de Bourgogne. Le premier est un
passage de la Pratique élu Théâtre, de Tabbé d'Aubignac, qu'il
importe de rapporter textuellement, car il n'est pas fort clair
et se prête à diverses interprétations ; il se trouve au septième
chapitre, intitulé : Du mélange de la représentation avec la
vérité de Inaction théâtrale^, « Que Floridor ou Beauchasteau
{deux acteurs de t hôtel de Bourgogne) fassent, dit d'Aubignac,
le personnage de Cinna, qu'ils soient bons ou mauvais acteurs,
bien ou mal vêtus.... toutes ces choses sont, à mon avis, et
dépendent de la représentation.
c Ainsi, Floridor et Beauchasteau, en ce qu'ils sont en eux-
mêmes, ne doivent être considérés que comme représen-
tants, et cet Horace et ce Cinna qu'ils représentent, doivent
ître considérés à l'égard du pocme comme véritables personr
nages....
« On n'approuveroit pas que Floridor, en représentant Cinna,
i'avisât de parler de ses affaires domestiques ni de la perte ou
in gain que les comédiens auroient fait en d'autres pièces.... »
On peut conclure, ce semble, de tout ce morceau, un peu
imbarrassé, qu'au moment où d'Aubignac écrivait, c'est-à-dire
7ers i657, Floridor jouait les rôles d'Horace et de Cinna,
;omroe chef d'emploi, suivant l'expression aujourd'hui reçue
lu théâtre, et que BeauchAteau était du nombre des comédiens
|ni se contentent < des seconds rôles, ou qui ont l'alternative
ivec un camarade pour les premiers *. >
Il faut maintenant venir jusqu'à t Impromptu de Versailles^
;'est-à-dire jusqu'à i663, pour trouver de nouveaux détails
I. Voyez ci-deflsas, p. i3, et tomel, p. a 58. — 3. Pages 5i-53.
3. Théâtre fran^o'u^ par Chapuzeau, p. gS.
25a HORACE.
sur les représentations à^ Horace à T hôtel de Bourgogne. Mo-
lière suppose qu'un poète demande à une troupe qu'il veut
juger, de lui réciter une scène d*amant et d'amante : « Là-des-
sus une comédienne et un comédien auroient fait une scène
ensemble, qui est celle de Camille et de Curiace :
Iras-tu, ma chère Âme , et ce funeste honneur
Te plait-il aux dépens de tout notre bonheur?
— Hélas! je yois trop bien, etc. '.
.... le plus naturellement qu'ils auroient pu. Et le poète aus-
sitôt : « Vous vous moquez, vous ne faites rien qui vaille;
« et voici comme il faut réciter cela (il imite Mlle de Beauchâ-
teau, comédienne de l'hôtel de Bourgogne) :
Iras- tu, ma chère âme, etc.
— Non, je te connois mieux, etc.
c Voyez- vous comme cela est naturel et passionné? Admirez ce
c visage nant qu'elle conserve dans les plus grandes afflictions.*
Dans l'édition de 1660, Corneille remplaça: «Iras-tu, ma
chère âme? v qui avait vieilli, par : «Iras-tu, Curiace?» Cela
eût été sans doute indififérent à la Beaucliâteau ; mais Mlle Clai-
ron , qui était en droit d'avoir ses préférences , n'hésita pas à
rétablir « ma chère âme, » qui en effet n'a ici rien de banal,
ni de galant, et ajoute au contraire l'expression d'une ten-
dresse profonde au cri d'épouvante que laisse échapper Camille.
Si, dans lliistoire des représentations de la tragédie d^^o-
raccj nous avions voulu suivre un ordre purement chronolo-
gique, il eût fallu, avant de nommer Mlle Clairon, raconter une
anecdote souvent reproduite, mais presque toujours défigurée.
Peut-être k cause de cela, y aura-t-il quelque nouveauté à la
donner ici telle que la raconte l'abbé Nadal*. Dans ses Obser-
vations sur la tragédie ancienne et moderne^ cet exact ami
des règles, après avoir regretté vivement que le meurtre de
Camille s'accomplisse sur la scène , continue en ces termes :
c La demoiselle Duclos, une de nos plus célèbres comédiennes,
autant par les grâces de sa personne que par la beauté de sa
voix et la noblesse de son action , jouoit le rôle de Camille, et
I. Voyez plus loin, p. 3o5, les vers 533 et suivants, et la note i.
a. Œuvres mêlées^ 1738, tome II, p. i63 et 164.
NOTICE. 253
lorsqu'après ses imprécations contre Rome victorieuse et
contre ce qu'elle se devoit à elle-même aussi bien qu'à sa pa-
trie, elle sortoit du théâtre avec une sorte de précipitation,
elle fut assez embarrassée dans la queue traînante de sa robe
pour ne pouvoir s'empêcher de tomber. L'acteur, plus civil
cpi'il ne convenoit à la fureur d'Horace outré de tous les pit)-*
pos injurieux de sa soeur, ôta son chapeau d'une main et hii
présenta l'autre pour la relever, et pour la conduire avec une
grâce affectée dans la coulisse, où ayant remis son chapeau, et
même enfoncé , puis tiré son épée , il parut la tuer avec bru-
talité. Baron certainement n'eût pas fait la même chose que
Beaubourg ; il eût profité de l'occasion en grand comédien qui *
jouoit avez noblesse, mais sans sortir de la nature : il n'eût pas >v.
manqué de la tuer dans sa chute même; la singularité de l'in^
cident eût aux yeux des spectateurs corrigé peut-être l'atrocité
de l'action, et la faute même du poète. »
Dans les cours de déclamation, les imprécations de Camille,
pour nous servir du terme consacré , sont considérées à bon
droit comme une épreuve décisive pour les jeunes tragédiennes ;
c'est peut-être , en effet , le morceau de notre répertoire clas-
sique où rinexpérience choque le moins , et où les grandes
qualités dramatiques ressortent le mieux ; aussi Camille est-il
le rôle de prédilection de la plupart des débutantes ^ .
Chapelain ne s'était pas trompé en écrivant, le 9 mars 1640 ,
à Balzac , que ce ne serait pas de sitôt qu'il verrait VHorace :
l'achevé d'imprimer est du 1 5 janvier 1641'. Malgré ce re-
1. Lemazurier cite Mme Layoy le 3o juin 170$, Mlle JoaveDot
en décembre 171 8, Mme Poisson en mai 1726, Mile Rosalie le
14 mars 1759. C'est dans Camille que Mlle Rachel a fait son premier
début le la juin i838, avec une recette de sept cent cinquante^trois
francs cinq centimes. Voyez plus loin, p. 33i, note a, la manière
dont elle interprétait un passage de ce rôle. Ëniin c*est encore dans
le rôle de Camille que Mile Karoly a débuté à TOdéon le 7 sep-
tembre 1860.
3. Voici la description bibliographique de la première édition :
HoEACK, TRAOEDm. Â Paris ^ chez Jugustin Courbé,,,. M.DC.XXXXI,
auec priuilege du Bojr, in-40 de 5 feuillets et io3 pages, avec un fron-
tispice de le Brun, gravé par Daret, représentant la fin du combat.
En haut se Ux>uve un cartouche dans lequel on lit : Horace tragédie, A
a54 HORACE.
Urd, < il courut mi bruit, dit Pellisson', qu'on feroit encore
des observations et un nouveau jugement sur cette pièce. »
A ce sujet Corneille, faisant une allusion spirituelle, mats
en même temps grave et ferme , à la persécution suscitée
contre le Cid par le Cardinal et une antre personne de
grande qualité dont nous avons déjà vainement cherché à
découvrir le nom *, écrivit à un de ses amis ces mots si sou«
vent cités : « Horace fut condamné par les duumvirs, mais il
fut absous par le peuple. »
Corneille avait invité Chapelain, l'abbé d'Aubignac et plu-
sieurs autres beaux esprits à entendre la lecture à^ Horace.
C'est d' Aubignac qui nous l'apprend : c M. Corneille , dit-il,
n*a pas sujet de se plaindre de moi, si j*use de cette liberté
publique ; je n'ai point de commerce avec lui, et j'aurois peine
k reconnoître son visage, ne l'ayant jamais vu que deux fois :
la première, quand, après son Horace^ il me vint prier d'as-
sister à la lecture qu'il en devoit faire chez feu M. de Bois-
robert, en la présence de MM. Chapelain, Barreau, Charpi,
Faret et l'Estoile, dont il ne voulut pas suivre l'avis que j'avois
ouvert ; et l'autre, quand, après son Œdipe^ il me vint re-
mercier d'une visite que je lui avois rendue, et du bien que
j'avois dit de lui dans ma Pratique^ où il ne trouvoit rien à
condamner que l'excès de ses louanges'. »
L'anecdote suivante, extraite du Menagiana^^ se rapporte
sans doute à cette lecture à' Horace ; t M. ComeiAe reprochoit
un jour à M. de Boisrobert qu'il avoit mal parlé d'une de ses
pièces, étant sur le théâtre, c Comment pourrois>je avoir mal
« parlé de vos vers sur le théâtre, lui dit M. de Boisrobert, les
c ayant trouvés admirables dans le temps que vous les bar-
rentoor est une banderole portant : Nec ferme res antiqua alia est
nob'dtor. Titus livius, 1. I« (voyez ci-après, p. a65). D y a eu, soui
la même date et chez le même libraire, une édition de format in-i a.
I. Relation contenant C histoire de C Académie françoise, l653,p. ai8.
3. Voyez ci-dessus, p. aS et 4i>
3. Troisième dissertation eoncernani le poème dramatique , en forme
de remarques sur la tragédie de M, Corneille^ intitulée rOEdipe...*
par Vabbé dJubignae^ réimprimée dans le Recueil de dissertations,,,.
par Tabbé Granet , tome II , p. 8 et 9.
^4* Tome II, p. i6i.
lïOTICE, a55
« bouilliez en ma présence ? > Il vouloit dire par là qne M. Cor-
neille lisoit mal ses vers, qui étoient d'ailleurs très-beaox lors«
qu'on les entendoit dans la bouche des meilleurs acteurs du
mondée » Si Boisrobert ne donna, pendant la réunion, que des
éloges à la pièce, les autres auditeurs présentèrent, au con-
traire, de nombreuses et opiniâtres critiques, dont Corneille,
malgré ses promesses, ne tint jamais aucun compte, même au
moment décisif de l'impression. On trouve dans une lettre
adressée par Chapelain à Balzac, le 17 novemlN*e 1640, et dont
nous avons déjà eu occasion de reproduire la première partie*,
de curieux détails sur ce point, c Les poètes, dit-il, sont bizarres
et ne prennent point les choses comme il faut jamais. Cettui-ci,
après cette harangue, m'en fit une autre bourrue. Dès Tannée*
passée, je Itd dis qu'il falloit changer son cinquième acte des
BwaceSf et lui dis par le menu comment; à quoi il avoit
résisté toujours depuis, quoique tout le monde lui criât que sa
fin étoit brutale et froide, et qu'il en de voit passer par mon
avis. Enfin, de lui-même, il me vint dire qu'il se rendoit et
qu'il le changeroit, et que ce qu'il ne l'avoit pas fait étoit
pource qu'en matière d'avis, il craignoit toujours qu'on ne les lui
donnât par envie et pour détruire ce qu'il avoit bien fait. Vous
rirez sans doute de ce mauvais compliment , pour le moins si
vous êtes comme moi, qui me contente de connoître les sottises
sans m'en émouvoir ni fâcher.... »
L'abbé d'Aubignac avait aussi conseillé à Corneille de modi-
1. Parfois Corneille, mieux a-visé, faisait lire ses ouvrages ayant
le jour de la première représentation, par quelque grand comédien.
Tailemant des Beaux nous fait assister à une assemblée de ce genre
chez Gédéou Tailemant le maître des requêtes; mais, par malheur, il
ne nous apprend pas de quelle pièce il est question : « Il {G» Tai-
lemant) Touloit faire Thabile homme et ne savoit rien. Une fois que
Floridor, qui est son compère, lui vint lire, pour faire sa cour, une
pièce de Corneille qu'on n*ayoit point encore jouée, Mlle de Scudér^',
Mlle Bohineau, Sablière , moi et hien d'autres gens étions là ; nous
nous tenions les côtés de rire de le voir décider et faire les plus sau-
grenus jugements du monde; il n'y eut que lui à parler : tous
eussiez dit qu'il ordonnoit du quartier d'hiver dans une intendance
de province, conune il fit ensuite. » (Tome VI, p. aSo.)
a. Voyez ci-dessus, p. 47 et 48.
si56 HORACE.
fier la fin de sa pièce; il dit dans sa Pratique du théâtre^ : « La
iDort de Camille par la main d'Horace, son frère, n'a pas été
approuvée au théâtre, bien que ce soit une aventure véritable,
et j'avois été d'avis, pour sauver en quelque sorte l'histoire ,
et tout ensemble la bienséance de la scène, que cette fille déses-
pérée , voyant son frère Fépée à la main , se fût précipitée
dessus : ainsi elle fut morte de la main d'Horace, et lui eût été
digne de compassion comme un malheureux innocent; l'his-
toire et le théâtre auroient été d'accord. »
Corneille, dans son Examen , publié trois ans après l'ouvrage
de d'Aubignac, établit très-bien que cet expédient, contraire à
l'histoire , serait en même temps fort éloigné de la vraisem-
blance, et qu'Horace ne laisserait pas d'être criminel pour
avoir tiré Pépée contre Camille, « puisqu'il n'y a point de troi-
sième personne sur le théâtre à qui il pût adresser le coup
qu'elle recevroit*. »
La critique que fait d'Aubignac de la conduite de Valère est
assurément mieux fondée, mais elle se termine par une objec-
tion fort maladroite : c Dans Horace , dit-il , le discours mêlé
de douleur et d'indignation que Valère fait dans le cinquième
acte s'est trouvé froid, inutile et sans effet, parce que dans le
cours de la pièce, il n'avoit point paru touché d'un si grand
amour pour Camille, ni si empressé pour en obtenir la posses-
sion, que les spectateurs se dussent mettre en peine de ce qu'il
pense, ni de ce qu*il doit dire après sa mort.... Selon l'humeur
des François, il faut que Valère cherche une plus noble voie
pour venger sa maîtresse, et nous souffririons plus volontiers
qu'il étranglât Horace que de lui faire un procès. Un coup de
fureur seroit plus conforme à la générosité de notre noblesse,
qu'une action de chicane qui tient un peu de la lâcheté, et que
nous haïssons*. »
Corneille relève ces critiques une à une, sans nommer d'Au-
bignac, sans même faire aucune allusion a un ouvrage im-
primé : « Quelques-uns , dit-il , ne veulent pas que Valère y
soit un digne accusateur d'Horace ; > et il continue de la sorte,
comme s'il répondait à de simples bruits , à des observations
1. Page 8a. — a. Voyez plus loin, p. ^y^,
3. Pratique du théâtre, p. 433 et 436.
NOTICE. a57
recueillies dans le public; puis il termine son examen en rap-
pelant de la manière la plus piquante à son adversaire la né-
cessité de se conformer à la vérité historique , si mal observée
de son temps : « S'il ne prend pas le procédé de France, il
faut considérer qu'il est Romain , et dans Rome, où il n'auroit
pu entreprendre un duel contre un autre Romain sans faire un
crime d'État ; et que j'en aurois fait un de théâtre, si j'avois
habillé un Romain à la françoise. »
Coiunouji. m 17
a58 HOKACE.
A MONSEIGNEUR
LE CARDINAL DUC DE RICHELIEU*.
MoNSEIGHBURf
Je n*aiirois jamais eu la témérité de présenter à Yotri
Éminbncb ce mauvais portrait d*Horace, si je n^eusse
considéré qu* après tant de bienfaits que j'ai reçus d'elle,
le silence où mon respect m'a retenu jusqu'à présent pas-
seroit pour ingratitude, et que quelque juste défiance
que j*aye de mon travail, je dois avoir encore plus de
confiance en votre bonté. C'est d'elle que je tiens tout ce
que je suis; et ce n'est pas sans rougir que pour toute
reconnoissance, je vous fais un présent si peu digne de
vous, et si peu proportionné à ce que je vous dois. Mais,
dans cette confusion, qui m'est commune avec tous ceux
qui écrivent, j'ai cet avantage qu'on ne peut, sans quel-
que injustice, condamner mon choix, et que ce généreux
Romain, que je mets aux pieds de V. E., eût pu pa-
roître devant elle avec moins de honte, si les forces
de l'artisan eussent répondu à la dignité de la matière.
J'en ai pour garant l'auteur dont je l'ai tirée, qui com-
mence à décrire cette fameuse histoire par ce glorieux
éloge, « qu'il n'y a presque aucune chose plus noble dans
I. Armand- Jean du Pleuis, cardinal et duc de Richelieu, ministre
de Louis XIII, né à Paris le 5 septembre i585, mort le 4 décem-
bre 164 a. Nous nous sommes étendu longuement, dans la Notice de
la Comédie des Tuileries (tome U, p. 3o5 et suiyantes) et dans la
Notice du Cid, sur ses rapports avec Corneille. — Dans l'édition origi-
nale et dans l'édition séparée de 1 65 5, le mot Monseigneur est répété :
▲ MOirsKiOHEUB MOvasioNSUB LV CARDOTAz., ctc. — Cette épItTc dé-
dicatoire ne se trouve que dans les impressions de i64i-i656.
ÉPtTRE. a59
toute Tantiquité ' . » Je voudrois que ce qu^il a dit de l'ac-
tion se pût dire de la peinture que j'en ai faite, non pour
en tirer plus de vanité, mais seulement^ pour vous offrir
quelque chose un peu moins indigne de vous être offert.
Le sujet étoit capable de plus de grâces, s'il eût été traité
d'une main plus savante ; mais du moins il a reçu de la
mienne toutes celles qu'elle étoit capable de lui donner,
et qu'on pouvoit raisonnablement attendre d'une muse
de province', qui n'étant pas assez heureuse pour jouir
souvent des regards de V. É., n'a pas les mêmes lu-
oiiéres à se conduire qu'ont celles qui en sont continuel
lement éclairées. Et certes, Monseignbub, ce change-
ment visible qu'on remarque en mes ouvrages depuis^
que j'ai l'honneur d'être à V. É.*, qu'est-ce autre chose
qu'un effet des grandes idées qu'elle m'inspire, quand
elle daigne souffrir que je lui rende mes devoirs? et
à quoi peut-on attribuer ce qui s'y mêle de mauvais,
qu'aux teintures grossières que je reprends quand je de-
meure abandonné à ma propre foiblesse? Il faut. Mon-
seigneur, que tous ceux qui donnent leurs veilles au
théâtre publient hautement avec moi que nous vous avons
deux obligations très-signalées : l'une, d'avoir ennobli le
but de l'art; rauti*e, de nous en avoir facilité les connois-
sances. Vous avez ennobli le but de l'art, puisqu'au lieu
de celui de plaire au peuple que nous prescrivent nos
I. Nec ferme res antiqua aàa est nohi&or, (Lib. I, cap. xxrr.)
9. Le mot seulement est omis dans les recueils de 1 648-1 656.
3. A cette époque Corneille habitait encore Rouen ; ce ne fut qu'eu
1663 qu'il rint s'établir à Paris.
4. c Je ne sais ce qu'on doit entendre par ces mots être à V. Ê.
Le cardinal de Richelieu faisait au grand Corneille une pension de
cinq cents écus, non pas au nom du Roi, mais de ses propres de*
uiers.... Cependant une pension de cinq cents écus que le grand
Corneille fut réduit k reccToir, ne paraît pas un titre suffisant pour
qu'il dit : j'ai Chonneur JCétre à T. i. 1 [Voltaire,)
a6o HORACE.
maîtres, et dont les deux plus honnêtes gens de leur siècle,
Scipion et Laelie, ont autrefois protesté de se contenter',
vous nous avez donné celui de vous plaire et de vous di-
vertir ; et qu'ainsi nous ne rendons pas un petit service
à TEtat, puisque contribuant à vos divertissements, nous
contribuons à Tentreiien d'une santé qui lui est si précieuse
et si nécessaire. Vous nous en avez facilité les connois-
sances, puisque nous n'avons plus besoin d'autre étude
pour les acquérir que d'attacher nos yeux sur Y. Ë. , quand
elle honore de sa présence et de son attention le récit de
nos poëmes. C'est là que lisant sur son visage ce qui lui
plaît et ce qui ne lui plaît pas, nous nous instruisons
avec certitude de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, et
tirons des règles infaillibles de ce- qu'il faut suivre et de ce
qu'il faut éviter; c'est là que j'ai souvent appris en deux
heures ce que mes livres n'eussent pu m'apprendre en dix
ans ; c'est là que j'ai puisé ce qui m'a valu l'applaudisse-
ment du public; et c'est là qu'avec votre faveur j'espère
puiser assez pour être un jour une œuvre digne de vos
mains. Ne trouvez donc pas mauvais, Monsbigneur,
que pour vous remercier de ce que j'ai de réputation,
dont je vous suis entièrement redevable, j^mprunte
quatre vers d'im autre Horace que celui que je vous
-I . On sait que Scipion et Lélius passaient pour les coUaboratenrs
de Térence, et même, aux yeux de quelques-uns, pour les aatenrs
de ses comédies. Voilà pourquoi Corneille leur prête ici oe que dit
Térenoe lui-même, au commencement du prologue de VAiulrUnne :
Poeta quum primum animum ad scribendum appulit^
Id s\hï ntgotï credidit solum dari.
Populo ut placèrent quas fecisset fabulas,
« Lorsque notre poète se décida i écrire , il crut que sa seule tâche
serait de faire que ses pièces plussent au peuple. » — Voyez encore
les vers i5 à 19 du prologue des Adelpkes.
ÉPlTRE. a6i
présente, et que je vous exprime par eux les plus véri-
tables sentiments de mon âme :
Totum muneris hoc tui est,
Quod monstror digito prxtereuntiumy
Scenx non levis artifex :
Quod spiro et placeo^ si plticeo^ tuum est^.
Je n^ajouterai qu^une vérité à celle-ci, en vous suppliant
de croire que je suis et serai toute ma vie, trés-passion-
nément^,
MONSEIGNEUR ,
DeV. É.,
Le trés-humble, très-obéissant,
et très-fidèle* serviteur,
CORNEILLB.
I . ff Cest par ta fayeur uniquement {Horace parie à la nuue) que
les passants me montrent du doigt, comme donnant au théâtre des
œuvres qui ont leur prix. Que je respire et que je plaise (»i vrai-
ment je plais), c'est à toi que je le dois, i (Livre IV, ode m,
▼ers si-s4*} T)9nâ Horace le troisième vers est :
^ Romanm fidieen lyrm,
9. c Clette expression passionnément montre combien tout dépend
des usages. Je suis passionnément est aujourd'hui la formule dont les
supérieurs se servent avec les inférieurs. > [Voltaire.)
3. Vaa. (édit. de 1647 et de i656) : et très-obligé.
a6a HORACE.
TITUS LIVIUS'.
(XXIII.) .... Belium utrinque summa ope parabatur,
civili simillimum bello, prope in ter parentes natosque,
Trojanam utramque prolem, quum Lavinium ab Troja,
ab Lavinio Alba, ab Albanorum stirpe regum onundi
Romani essent. Eventus tamen belli minus miserabSem
dimicationem fecit, quod nec acie certatum est, et tectis
modo dirutis alterius urbis , duo populi in unum confusi
sunt. Albani prlores ingenti exercitu in agrum romanum
impetum fecere. Castra ab urbe haud plus quinque millia
passuum locant , fossa circumdant : fossa Cluîlia ab no-
mine ducis per aliquot secula appellata est, donec cum
I . Livre I, chapitres xxm-xxvi. — Cet extrait de Tite lAve ne le
trouve que dans les recueils de i648-i656. — Corneille, après avoir
donné, en tète de Cinna, le texte de Sénèque qui lui a fourni le sujet
de cette pièce, a eu l'heureuse idée d'y ajouter Timitation que Mon-
taigne a faite de ce morceau avec son originalité et son indépendance
habituelles. A défaut d'un traducteur aussi illustre pour le fragment
de Tite Live qui sert d'argument à Horace, nous avons choisi la
version de Biaise de Vigenère, la plus récente qui existât au temps
où Corneille écrivait sa tragédie.
(XXIII.) c .... Déjà d'un très-grand effort d'une part et d'antre
s'apprétoient à la guerre ressemblant à une civile, entre presque les
propres pères et les enfants , tous les deux peuples étant descendus
de la race troyenne, parce que la ville de Lavinium avoit été fondée
par les Tro\ens, et de Lavinium, venne et peuplée celle d'Albanc,
et de la lignée des rois d'Albaue, procédés ceux de Rome. Mais l'is-
sue en fin de la guerre retrancha beaucoup de la compassion pitoyable
qui eût pu succéder de cetle querelle ; pour autant qu'il n'y eut au-
cune bataille donnée; ains seulement l'habitation de l'une des villes
étant démolie, les deux peuples furent mêlés et confondus en un seul.
Les Albaniens avec une grosse armée furent les premiers à entrer
dans le territoire de Rome, où ils se campèrent à cinq mille pas
seulement des murailles, se remparant d'une bonne tranchée alen-
tour, qui fut depuis durant quelques siècles appelée la fosse Clui-
lienue, du nom de leur chef; jusqu'à ce que par succession de
EXTRAIT DE TITE LIVE. a63
Te nomen ({noque yetustate abolevit. In his castris Glui-
lins albanus rex moritur; dictatorem Albani Metium
Sufietium créant. Intérim Tullus ferox, prsecipue morte
régis, magpanm que Deorum numen, ab ipso capite orsmn,
in omne nomen albanum expetitunim pœnas ob belluin
impium dictitans, nocte, praeteritis hostium castris, in-
festo exercitu in agrum albanum pergit. Ea res ab stativis
exdvit Metium; ducit quam proxime ad hostem potest;
inde legatum praemissum nuntiare TuUo jubet, priusquam
dimicent, opus esse coUoquio : si secum congressus sit,
satis scire ea se allaturum, quae nihilo minus ad rem ro-
manam, quam ad albanam pertineant. Haud aspematus
TuUus, tametsi yana afferrentur; suos in aciem educit;
exeunt contra et Albani. Postquam instnicti utrinque
stabant, cum paucis procerum in médium duces procé-
dant. Ibi infit Albanus injurias, et non redditas res ex
fosdere quae repetitse sint, et : « Ego regem nostrum Clui-
temps il ê*eftt aboli et éteint avec PouTrage. En ce logis-li Clnilint,
roi d'Albane, fina ses jonrs, et l'armée créa Métins Suffétins dicta-
teor. Cependant Tulias encouragé spécialement de la mort du Roi,
et alléguant que la grande justice des Dieux ayoit commencé par
le chef adversaire de prendre yengeance sur tout le nom albanien
de la guerre injustement par eux suscitée, se coule secrètement une
nuit avec son armée outre le camp des ennemis , si bien qu'il entre
dedans leurs confin» à son tour; ce qui rappela Métius du lieu
ou il étoit campé^ pour s'approcher avec ses forces le plus près des
Romains qu'il lui fût possible : d*où il dépécha un héraut à Tullus
pour lui faire entendre qu'avant de venir au combat il s'entreverroit
volontiers avec lui, et que s'ils parlementoient ensemble, il s'assu-
roit bien de lui faire quelques ouvertures qui ne lui importeroîent
moins qu'à ceux d'Albane. Tullus ne le voulant éconduire de cette
requête , encore qu'il connût assez clairement que ce n'étoient que
cassades, met ses gens en bataille. Les Albaniens sortent aussi à
rencontre, et après qu'ils se furent raqgés en ordonnance d'une
part et d'autre, tous prêts à s'entre-choquer, les deux chefs avec
aucuns des principaux autour d'eux s'advancent au milieu des deux
osts, là où celui d'Albane commence ainsi à parler : c Les torts et
c griefs qui ont été faits et les choses qu'on a répétées suivant le
264
HORACE
lium causam hujusce esse belli audisse videor, nec te du-
bito, Tulle, eadem prse te ferre. Sed si vera potius quam
dictu speciosa dicenda sunt, cupido imperii daos oogna-
tos vicinosque populos ad arma stimulât ; neque recte an
perperam interpretor : fuerit ista ejus deliberatio qui bel-
lum suscepit ; me Albani gerendo bello ducem creavere.
Illud te, Tuile, monitum velim : etrusca res quanta circa
nos teque maxime sit, quo propior es Volscis, hoc magis
sois; multum illi terra, plurimum mari polient. Memor
esto, jam quum signum pugnae dabis, bas duas acies spec-
taculo fore, ut fessos confectosque, simul victorem ac
victum aggrediantur. Itaque, si nos Dii amant, quoniam
non contenti libertate certa, ip dubiam imperii servitii-
que aleam imus, ineamus aliquam viam, qua utri utru
traité , lesquelles néanmoins on n*a voulu rendre, il me semble
aToir entendu que notre roi Quilius en a été le seul motif, et par
conséquent de la guerre qui s*en est ensuine, et si ne fais doute,
sire Tullus, que Yous-méme ne le croyez ainsi; mais pour en
parler à la vérité, plutôt que de chercher à dire je ne sais quoi de
belle et magnifique apparence, c*est uoe convoitise de régner qui
éperonne à prendre les armes deux peuples alliés, et voisins. Si à
bon droit ou à tort, je ne veux rien gloser là-dessus, le remet-
tant à la conscience et secrète pensée de celui qui a suscité cette
guerre, durant laquelle les Albaniens m'ont élu pour leur chef.
Trop bien vous avertirois-je volontiers d*un seul point. Le pou-
voir des Thoscans combien il est grand tout autour de vous et de
nous, et de vous principalement, de tant plus que vous en êtes
plus proches, vous le devez tant mieux savoir. Ils. ont de grandes
forces par terre, et par la mer encore plus ; et souvenez-vous que
tout aussitôt que vous aurez donné le mot pour venir à la charge,
ces deux armées leur serviront de passe-temps et jouet; afin de
se ruer tout à coup sur les uns las et harassés du combat, et les
autres qui seront mis en route et défaits : le victorieux et vaincu
tout ensemble. Par quoi, si les Dieux nous aiment, au lieu que
non contents d*une liberté assurée, nous nous voulons de gaieté
de caur précipiter à un douteux hasard de commander ou de serr
vir, cherchons à la bonne heure quelque autre expédient pour dé-
cider lequel des deux peuples régnera sur l'autre, sans beaucoup
EXTRAIT DE TITE LIVE. a65
împerent, sine magna clade, sine mnlto sanguine utrius-
que populi decemi possit. » Haud displicet res TuUo,
quamquam tom indole animi, tum spe victoriœ ferocior
erat. Quaerentibus utrinque ratio initur, cui et fortuna
ipsa praebuit materiam.
(XXIY.) Forte in duobus tum excrcitibus erant terge-
mini fratres, nec aetate, nec viribus dispares. Horatios
Curiatiosque fiiisse satis constat, nec ferme res antiqua
▲I.TA EST NOBiLioR *, tamen in re tam clara nominum error
manet, utrius populi Horatii, utrius Guriatii fuerint.
Âuctores utroque trahunt; plures tamen invenio, qui
Romanos Horatios vocent : hos ut sequar, inclinât ani-
mus. Cum tergeminis agvnt reges, ut pro sua quisque
patria dimicent ferro : ibi imperium fore, unde victoria
(iierit. Nihil recusatur, tempus et locus convenit. Prius-
quam dimicarent fœdus ictum inter Romanos et Albanos
est bis legibus : ut cujus populi cives eo certamine vicis-
sent, is alteri populo cum bona pace imperitaret
(XXV.) Fœdere icto, tergemini, sicut conyenei*at, arma
« de perte, et sans guère répandre de sang. » Ce langage ne déplut
à Tullns, nonobstant que de son naturel, et de Tespéranoe de la
▼ictoire, qui le rendoit tant plus haut à la main, il fût assez difiQcile
à ferrer; et comme ils étoient après d'une part et d'autre à en cher-
cher des moyens, la fortune leur en présenta l'occasion.
(XXIV.) c Gir d*aventure se trouvèrent lors en chacune des deux
armées trois frères jumeaux ne différant comme en rien d*âge et de
force : les Horaces et Curiatiens. De cela on ne fait nulle doute;
de tous les anciens beaux faits dT armes iCy en ayant point de plus brave
et renommé que cestui-ci. Néanmoins en une chose si manifeste et
connue, il se trouve une incertitude des noms : de quel peuple étoient
les Horaces et de quel les Curiatiens, car les auteurs varient en cet
endroit : la plupart toutefois appellent les Horaces Romains; par
quoi je leur veux adhérer. Les rois moyennent envers eux de leur
faire accepter le combat , trois contre trois, pour l'honneur et gloire
de leur patrie; car la domination demoureroit à celui dont les
champions anroient le dessus....
(XXV.) t L'accord passé, les trois jumeaux s'en vont armer, suivant
a66 HORACE.
capiunt. Qaum sui utrosque adhortarentnr, Deos patrios,
patriam ac parentes, quidquid câvium domi , qnidquid in
exerdtn ait, illonim tune arma, illomm intueri manuB,
féroces et suopte ingenio, et pleni adhortantinm vocibus,
in médium in ter duas acies procedunt. Cbnaederant utrîn-
que pro castris duo exercitus, periculi magis prœsentis,
quam curae expertes : quippe imperium agebatur, in tam
paucorum virtute atque fortnna positum. Itaque erecti
suspensique in minime gratum spectaculum animo in-
tenduntur. Datur signum; infestisque armis, velut acies,
terni juvenes magnorum exercituum animos gerentes
concurrunt. Nec his, nec illis periculum snum, sed pu-
blicum imperium serritiumqucobversator animo, futura-
que ea deinde patriœ fortnna, quam ipsi fecissent.Ut primo
statim concursn increpuere arma, micantesque (nlsere
gladii, horror ingens spectantes perstringit, et neutro in-
ce qui aToit ét^ arrêté ; et comme chacun des deux peuples exhoitAt les
siens k bien faire, leur remettant devant les yeux les Dieux du pays,
la patrie, leurs progénitures, ensemble tout ce qui étoit demeuré de
citoyens à la ville, tout ce qui en étoit là présent au camp ; revisitant
tantôt leurs armures, tantôt leurs bras et les mains ; eux hardis et de
naturel, et renforcés d'abondant par le courage qu*on leur donnoit,
s'avancent au milieu des deux osts étant en bataille, qui avoient fait
haut d'une part et d'autre devant leurs remparts, plus exempts du péril
qui se présentoit que de soin et travail d'esprit ; car il y alloit de l'empire
et domination ; le tout dépendant de la vaillance et fortune de si peu
d'hommes. Au moyen de quoi chacun demeure transporté en sus-
pens après ce mal plaisant spectacle. Finablement, le signal donné, ces
trois de chaque côté braves jeunes hommes se vont rencontrer la télé
baissée, tout ainsi que si c'eussent été deux bataillons qui s'affron-
tassent, charriant quand et eux la même impétuosité et furie de deux
grosses et puissantes armées, sans se soucier ni ceux-ci ni ceux-là de
leur propre danger, ni que rien se présentât à leurs cœurs que l'em-
pire ou la servitude et conséquemment la fortune que dévoient courir
leurs choses publiques, toute telle qu'ils la leur fei^ient. Dès la pre-
mière démarche et assaut, que leurs hamois commencèrent à cliqueter
et leurs flamboyantes épées à tresluire, une grande horreur saisit sou-
dain les regardants, et ne balançant encore l'espérance de la victoire
EXTRAIT DE TITE LIVE. ab;
clînata spe, torpebat vox spiritusque. Ckïnsertis deinde
manibus, quum jam non motus tantum corporum, agita-
tioque anceps telorum armorumque, sed vulnera quoque
et sanguis spectaculo esseut, duo Romani, super alium
alius, vuhieratis tribus Albanis, exspirantes corruerunt.
Ad quorum easum quum clamasset gaudio albanus exer*
citus, romanas legiones jam spes tota, nondum tamen
cura deseruerat, exanimes vice unius, quem très Gariatii
circumsteterant. Forte is integer fuit, ut universis solus
nequaquam par, sic ad versus singulos ferox. Ergo ut se-
gregaret pugnam eorum, capessit fugam, ita ratus secu-
turos, ut quemque vulnere affectum corpus sineret. Jam
aliquantum spatii ex eo loco ubi pugnatum est aufuge-
rat, quum respiciens videt magnis intervallis sequentes,
unum haud procul ab sese abesse. In eum magno impeta
rediit; et dum albanus exercitus inclamat Curiatiis, uti
opem ferant fratri, jam Horatius, caeso hoste victor, secun-
d'un côté ni de l'autre, chacun demeuroit entrepris et de voix et
d'haleine. Étant de là yenus aux mains, et que non-seulement l'agi-
lité de leur corps et la remuante escrime des glaives et armes tlroient
à soi les yeux de l'assistance, mais les plaies aussi et le sang qui en
découloit, les deux Romains, ayant blessé les trois Albaniens, tom-
bèrent tous roides morts l'un sur l'autre. A la chute desquels comme
tonte l'année d'Albane eut jeté un haut cri d'allégresse, les légions
romaines au rebours, hors de tout espoir de victoire, mais non pas
d'un poignant souci, demeurèrent éperdues et comme transies de
crainte pour celui qu'ils voyoient entorner par les trois Curiatiens,
Mais de bonheur il se trouva sain et entier de ses membres ; tellement
que s'il n'étoit pour répondre lui tout seul à l'encontre de trois, il leur
pouvoit bien néanmoins tenir pied l'un après l'autre. Au moyen de
quoi, pour les séparer il se met à fîiir, jugeant en soi que chacun d'eux
iroit après, selon que leurs blessures le pourroient permettre. Et déjà
n'étoit quelque peu éloigné de la place où avoit été le conflit, quand
détournant la tète en arrière, il aperçoit qu'ils le poursuivoient fort
distants l'un de l'autre, dont le premier n'étoit désormais guère loin
de lui. Il retourne sur celui-là d'une très-grande âpreté et furie; et
comme l'armée d'Albane écriât à ses frères de le secourir, déjà l'Horace
368 HORACE.
dam pugnam petebat. Tune clamore, qualis ex insperato
faventium solet, Romani adjuvant militem suum; et ille
defungi prœlio festinat. Prius itaque quam alter, qui nec
procul aberat, consequi posset, et alterum Curiatium
conficit. Jamque aequato Marte siugidi supererant, sed
nec spe, nec viribus pares : alterum intactum ferro corpus,
et geminata victoria ferocem in certainen tertium dabant;
alter fessum vulnere, fessum cursu trahens corpus, victus-
que fratrum ante se strage, victori objicitur hosti. Nec
illud prœlium fuit. Romanus exsultans : « Duos, inquit,
fratrum manibus dedi : tertium causae belli hujusce, ut
Romanus Albano imperet, daoo. >» Maie sustinenti arma
gladium supeme jugulo defigit, jacentem spoliât. Romani
ovantes ac gratulantes Horatium accipiunt : eo majore
cum gaudio, quo propius metum res fuerat. Ad sepultu-
ram inde suorum nequaquam paribus animis vertuntur :
l'ayant mis par terre se préparoit pour donner au second. Les Ro-
mains lors par un cri tel qu*ont accoutumé de jeter ceux qui inespé-
rément se reyiennent de la peur qu'ils ont eue, donnent courage à
leur chamjpion, et il se hâte tant qu'il peut de mettre un à cette mêlée,
si bien qu'arant que le tiers, lequel n'étoit plus guère loin, y put
arriyer à temps, il met à mort le second Curiatien. Or par U étoit
la partie rendue égale de nombre ; car ils ne restoient plus qu'un à
un, mais non pas égaux ni d'espérance, ni de force; car le corps de
l'un non encore touché de blessure, et sa double Tictoire, l'amenoicnt
prompt et gaillard au troisième combat, là où l'autre traînant une
foible carcasse jà élangourée de plaies, élangourée de courir, tout
abattu et déconfit pour la mort de ses frères, fut comme exposé à la
gueule d'un ennemi frais et Tictorieux. Parquoi il n'y eut point de
résistance ; car le Romain tressaillant de }oie : c J'ai, dit-il, jà en-
c Toyé là-bas deux des frères ; le troisième, avec la cause de cette
c guerre, je l'y rais dépécher aussi, à ce que dorénaTant le Romain
c commande sur l'Albauien. » Ce disant, il lui met Tépée à la gorge,
qu'à grand'peine pouvoit-il soutenir ses armes, et le dépouille étant
tombé du coup. Les Romains triomphants d'éjouissement en leurs
cœurs, lui font fort grand fête, et le reçoivent avec autant plus
d'allégresse que la chose avoit presque été déplorée ; puis se mettent
à emevelir chacun les siens; mais non pas d'une même chère :
EXTRAIT DE TITE LIVE. 269
quippe imperio alteri aucti, alteri ditionis alienae facti.
Sepulcra exstant , quo quisque loco cécidit : dao ronuma
uno loco propius Albam, tria albana Romam versus; sed
distantia locis, et ut pugnatum est.
(XXVI.) Priusquam inde digrederentur, roganti Metio
ex fœdere icto quid imperaret, imperat TuUus uti juven-
tutemin armis habeat : usurum se eorum opéra, si bellum
cum Yeîentibus foret. Ita exercitus mde domos abducti.
Princeps Horatius ibat, tergemina spolia prae se gerens,
cui soror virgo, quae desponsata uni ex Guriatiis Aierat,
obviam ante portam Capenam fîiit; coguitoque super hu-
meros fratris paludamento sponsi, quod ipsa confecerat,
solvit crines, et flebiliter nomine sponsum mortuum ap-
pellat. Movet feroci juveni animum comploratio sororis
in Victoria sua tantoque gaudio publico. Stricto itaque
gladio, simul verbis increpans, transfigit puellam. « Abi
comme ceax dont les ons avoxent accru leur dommation , et les au-
tres se yoyoient réduits sous la subjection et pouToir d*autrui. Les
sépultures en sont encore debout au même endroit où chacun d'eux
Tint à rendre l'âme : des deux Romains en un seul tombeau en tirant
Ters Albane, et des trois Albaniens du côté de Rome, mais à la
même distance et selon qu'ils finèrent leurs jours.
(XXVI.) f Avant que déloger de ce lieu, Métius, sniTant l'accord
fait, demande à Tullus ce qu'il lui Youloit commander; il lui ordonne
de tenir la jeunesse en armes, parce qu'il se serviroit d'eux s'il aToit
la guerre contre les Veîentes. Et là-dessus les deux armées se reti-
rèrent chacune chez soi. Mais Horace marchoit le premier, portant
devant soi la dépouille des trois jumeaux ; lequel sa sœur, fille en-
core, qui aToit été accordée k l'un d'eux, rint rencontrer hors de la
porte Gipène ; et ayant reconnu sur les épaules de son frère la cotte
d'armes de son fiancé, qu'elle avoit ouvrée de ses propres mains, se
prend à déchirer le visage et arracher ses cheveux, appelant lamen-
tablement le défunt par son nom. De quoi le jouvenceau , tout fier
et superbe encore de sa victoire , irrité en son cœur de voir ainsi les
pleurs et criailleries de sa sœur troubler une si grande joie publique,
mettant la main à l'épée, la lui passe à travers le corps d'outre en outre,
en disant ces aigres et piquantes paroles : « Va-t'en donoquet trouver
970 HORACE.
hinc cum immataro amore ad sponsum, mqait, obliu
fratrom mortuorum vivique, oblita patriœ. Sic eat qua»-
cumqaeRomana lugebit hostem. » Atrox visum id facinus
pa tribus plebique, sed recens meritum facto obstahat :
tamen raptus in jus ad Regem. Rex, ne ipse tam tristis
ingratique ad vulgus judicii, aut secundum judicium
supplicii auctor esset, concilio populi adyocato : « Duum-
viros, inquit, qui Horatio perduellionem judicent secun-
dum legem, facio. » Lex horrendi carminis erat : « Duum-
viri perduellionem judicent. Si a duumviris provocarit,
provocatione certato; si vincent, caput obnubito, infelici
arbori reste suspendito, verberato, vel intra pomœrium,
vel extra pomœrium. » Hac lege duumvin créatif qui se
absolvere non rebantur ea lege, ne innoxium quidem,
posse. Quum condemnassent, tum alter ex bis : « P. Ho-
ratif tibi perduellionem judico, inquit. I^ lictor, colliga
« ton époux ayec ce hâtif et inconsidéré amourachement ; onblieiue
c que tu es de tes frères morts et de celui qui reste en vie; oublieuse de
c la gloire de ton pays : qu'ainsi en puisae-t-il prendre à quelconque
c Romaine qui fera dueil pour Tennemi I » Cet acte-là sembla inhu-
main et par trop cruel, tant aux patriciens qu'au commun peuple.
Mais ses mérites tous récents supportoient aucunement le forfait. Si
ne laissa il pas toutefois d'en être appelé devant le Roi, lequel pour
non être auteur d'un si piteux jugement, désagréable à tout le peuple,
ensemble de l'exécution qui s'en ensuivroit, ayant fait assembler
l'audience : « Je commets (ce dit-il) deux hommes pour faire le pro-
« ces à Horace selon la loi du crime de perduellion. i Cette loi étoit
d'une teneur fort horrible pour lui : « Que les daumvirs jugent
« Horace aroir commis perduellion et crime de félonie : s'il en ap-
c peUe, qu'il relèye son appel, et le soutienne le mieux qu'il pourra,
c Si la sentence des duumvirs obtient et l'emporte, qu'on lui bande
t le chef, et soit pendu et étranglé d'un cordeau à un arbre malen-
« contreux, l'ayant auparavant fouetté au dedans des remparts ou
« dehors. > Par cette loi les duumvirs ayant été premièrement éta-
blis, parce qu'ils ne Toyoient pas que suivant icelle ils eussent pou-
voir d'absoudre, même un innocent, le condamnèrent. £t alors l'un
d'eux prononçant la sentence : « Horace, dit-il, je te déclare per-
a duelÛon et condamne pour tel. Va, licteur, et lui lie les mains. »
EXTRAIT DE TITE LIVE. ^71
manus. » ADceaserat lictor, injiciebatque kqueam : tum
HoratiuSy auctore TuUo, clémente legia interprète : « Pro-
voco, » inquit. Ita de provocatione certatum ad populum
est. Moti homine» sunt in eo judicio, n^axime P. Horatio
pâtre proclamante se filiam jure caesam judicare : ni ita
esset, patrio jure in filium animadversurum fuisse. Ora-
bat deindcy ne se , quem paulo ante cum egregia stirpe
conspeudssenty orbum liberis facerent. Inter hœc senex,
juvenem amplexus, spolia Cuiiatiorum fixa eo loco, qui
nunc Pila Horatia appellatur, ostentans : « Hunccine,
aiebat, quem modo decoratum ovantemque victoria in-
cedentem vidistisy Quirites, eum sub furca vinctum inter
verbera et cruciatus videre potestis ? quod 7ix Albanorum
oculi tam déforme spectaculum ferre possent. I, lictor,
colliga manus, quae paulo ante armatae imperium populo
romano pepererunt. I, caput obnube liberatoris urbis
hnjus; arbori infelici suspende; verbera, vel intra po-
Le licteur ê'étoit déjà approché pour lui mettre la hart au col, quand
Horace par radmoneatemeut de Tullus, favorable et bénin interpré-
tateur de la loi : t J*en appelle, » dit-il, et relève quand et quand son
appel derant le peuple, où la cause fiit de nouveau plaidée. Mais ce
qui mut le plus les gens en ce jugement, fut Horace le père du cri-
minel, criant à haute voix qu'il déclaroit sa fille avoir été justement
mise à mort ; et si ainsi n*ctoit, qu'il châtieroit son fils selon le droit
et autorité paternelle qu'il avoit sur lui. Requéroit puis après de ne
le vouloir point du tout priver dVnfants, lui que naguères on avoit
vu avec une si florissante lignée. Et là-dessus le pauvre vieillard em-
brassant son fils, montroit les dépouilles des Curiatiens, élevées en
cet endroit que maintenant on appeUe la Pile Horatienne, avec telles
autres paroles pleines d'une grand' véhémence : c Pourrez-vous donc,
• seigneurs Quirites, souffrir de voir celui-là lié, garrotté sous les
« fourches, expirer parmi les coups de fouet et tourments, que vous
« avez vu tout présentement marcher en un tel triomphe et hon-
■ neor de victoire ? lequel si horrible et hideux spectacle à grand'-
f peine les yeux des Âlbaniens sauroient comporter. Va, licteur, et
€ lui lie les mains, qui naguères avec les armes ont acquis la domi-
< nation au peuple romain. Va lui bander le chef, qui a délivré cette
27a HORACE.
mœrium, modo inter illam pilam et spolia hostium, vel
extra pomœrium, modo inter sepulcra Guriatiorum. Quo
enim ducere hune juvenem potestis, ubi non sua décora
eum a tanta fœditate suppliciî vindicent? » Non tulit
populuB necpatrislacrimas, nec ipsius parem in omni pe-
riculo animum ; absolveruntque admiratione magis vir-
tutis quam jure causœ. liaque, ut csedes manifesta alîquo
tamen piaculo lueretur, imperatum patri, ut filium ex-
piaret pecunia pubb'ca. Is, quibusdam piacularibus sacri-
ficiis factis^ quae deinde genti Horatiae tradita sunt, trans-
misso per viam tigillo, capite adoperto, velut sub jugum
misit javenem, Id hodie quoque publiée semper refectum
manet : sororium tigillum vocant. Horatiae sepulcrum,
quo loco corruerat icta, constructum est saxo quadrato ' .
c cité de serritade ; pends-le par le col et étrangle -à an arbre ma-
« lencontreux ; bats-ïe à coups de verges au dedans des remparts,
c pourvu que ce soit entre ces dards et dépouille ennemie , ou
« dehors, pourvu que ce soit entre les sépultures des Curiatient .
« Car où pourroit-on mener ce jeune homme que les enseignes de sa
« gloire, que les marques de son honneur ne le garantissent d'un si
c cruel et honteux supplice ? > Le peuple ne put supporter ne les
larmes du père, ne le courage du fils, se montrant égal en l*un et
l'autre péril, et l'absolurent plus par admiration de sa vaillance, que
pour le mérite et droit de la cause. Mais à ce qu'un meurtre si
manifeste fût au moins réparé par quelque forme d'amende et pu-
nition, le père eut commandement de purger son fils des deniers
publics : lequel après certains sacrifices propitiatoires, dont la charge
fut depuis commise à la famille horatienne ,.ayant tendu une perche
au travers de la me, fit passer le jeune homme dessous, la tète bou-
chée, tout ainsi que sous un gibet. On l'a toujours maintenu et refidt
depuis au dépens du public jusqu'à l'heure présente, et s'appelle en-
core pour le jourd'hui la perche ou chevron de la sœur ; à qui l'on
dressa une sépulture de pierre de taille au propre lieu où elle ex-
pira. » (Les Décades qui se trouvent de TUe lÀve mises en français; la
première par Biaise de Vigenère^ Bouiéonnois.,,, A Paris, chez Nicolas
Chesneau, M.D.LXXXlil, in-fol., p. 19-23.)
I . Corneille n'a pas suivi, pour ces quatre chapitres, le texte, fort
amélioré, de son contemporain Gruter, dont le Tite Live avait paru
EXAMEN. 373
EXAMEN.
Cest une croyance assez générale que cette pièce
pourroit passer pour la plus belle des miennes, si les
derniers actes répondoient aux premiers. Tous veulent
que la mort de Camille en gâte la fin, et j'en demeure
d'accord; mais je ne sais si tous en savent la raison. On
Tattribue communément à ce qu'on voit cette mort sur
la scène ; ce qui seroit plutôt la faute de l'actrice que la
mienne, parce que quand elle voit son frère mettre l'é-
pée à la main, la frayeur, si naturelle au sexe, lui doit
faire prendre la fuite, et recevoir le coup derrière le
théâtre, comme .je le marque dans cette impression*.
D'aiUeurs*, si c'est une règle de ne le point ensanglanter,
elle n'est pas du temps d'Aristote, qui nous apprend que
pour émouvoir puissamment il faut de grands déplaisirs,
des blessures et des morts en spectacle*. Horace ne veut
pas que nous y hasardions les événements trop déna-
turés, comme de Médée qui tue ses enfants*; mais je
ne vois pas qu'il en fasse une règle générale pour toutes
en 1608 et avait été réimprimé en 1619 et en i6a8, c'est-à-dire à la
▼eille de la représentation et de l'impression à^ Horace, Attacliant na-
turellement peu d'importance, pour l'objet qu'il avait en vue, aux
détails de critique et de philologie, il a pris comme au hasard uu
texte plus ancien, qui se rapproche beaucoup de celui de Badins
(Paris, 1537), et où se trouve mainte leçon rejetée depuis centre autres,
Ters la fin du chapitre xxiii, l'inintelligible Foisc'uy que Vigenère
n'a pas traduit.
I . Et dans les précédentes et les suivantes. Voyez les indications
qui accompagnent les noms des personnages à la fin de la scène v
du rV^ acte, p. 34o.
3. D* ailleurs est omis dans les éditions de 1660 et de i663.
3. Voyez la Poétique, fin du chapitre xi.
4. yepueros coram populo Medea trucidet.
{Art poétique, vers l85.)
CoaiiuixE. m 18
274 HORACE.
sortes de morts, ni que Temportement d^un homme pas-
sionné pour sa patrie, contre une sœur qui la maudit
en sa présence avec des imprécations horribles, soit de
même nature que la cruauté de cette mère. Sénèque l'ex-
pose aux yeux du peuple, en dépit d'Horace; et chez So-
phocle, Ajax ne se cache point au spectateur lorsqu'il se
tue. L'adoucissement^ que j'apporte dans le second de
ces discours pour rectifier la mort de Glytemnestre ' ne
peut être propre ici à celle de Camille. Quand elle s'en-
ferreroit d'elle-même par désespoir en voyant son frère
Tépée à la main, ce frère ne laisseroit pas d'être criminel
de l'avoir tirée contre elle, puisqu'il n'y a point de troi-
sième personne sur le théâtre à qui il pût adresser le
coup qu'elle recevroit, comme peut faire Oreste à Egisthe.
D'ailleurs l'histoire est trop connue pour retrancher le
péril qu'il court d'une mort infâme après l'avoir tuée ; et
la défense que lui prête son père pour obtenir sa grâce
n'auroit plus de lieu, s'il demeuroit innocent * . Quoiqu'il
en soit, voyons si cette action n'a pu causer la chute* de
ce poëme que par là, et si elle n'a point d'autre irrégu-
larité que de blesser les yeux.
Comme je n'ai point accoutumé de dissimuler mes dé-
fauts, j'en trouve ici deux ou trois assez considérables. Le
i.Var. (édit. de r66o et de i663) : L'adoucissement que j*ai ap-
porté à rectifier, etc.
2. Voyez tome I, p. 8i.
3. Corneille répond ici à Tabbé d*Aubignac. Voyez la Notice
di Horace, p. a 56.
4. Ce mot chute paraît bien fort et ne s'accorde guère arec ce
que nous lisons dans le reste de V Examen. D'Aubignac a dit, plus
exactement sans doute : c La mort de Camille.... n'a pas été ap-
prouvée au théâtre » (voyez la Notice d'Horace^ p. 256); et Cor-
neille lui-même , un peu plus loin (p. 279) : c Tout ce cinquième
est encore une des causes du peu de satisfaction que laisse cette
tragédie, jp
EXAMEN. 275
prunier est que cette action, qui devient la principale de
la pièce, est momentanée, et n'a point cette juste gran-
deur que lui demande Aristote, et qui consiste en un
commencement, un milieu, et une fin^ Elle surprend
tout d'un coup ; et toute la préparation que j'y ai don-
née par la peinture de la vertu farouche d'Horace, et par
la défense qu'il fait à sa sœur de regretter qui que ce
soit, de lui ou de son amant, qui meure au combat,
n'est point suffisante pour faire attendre un emporte-
ment si extraordinaire, et servir de commencement à
cette action.
Le second défaut est que cette mort fait une action
double, par le second péril où tombe Horace après être
sorti du premier. L'unité de péril d'un héros dans la tra-
gédie fait l'unité d'action; et quand il en est garanti, la
pièce est finie, si ce n'est que la sortie même de ce péril
l'engage si nécessairement dans un autre, que la liaison
et la continuité des deux n'en fasse qu'une action ; ce qui
n'arrive point ici, où Horace revient triomphant, sans au-
cun besoin de tuer sa sœur, ni même de parler à elle ; et
l'action seroit suffisamment terminée à sa victoire. Cette
chute d'un péril en l'autre, sans nécessité, fait ici un effet
d'autant plus mauvais, que d'un péril public, où il y va
de tout l'Etat, il tombe en un péril particulier, où il n'y
va que de sa viej et pour dire encore plus, d'un péril
illustre, où il ne peut succomber que glorieusement, en
un péril infâme, dont il ne peut sortir sans tache. Ajou-
tez, pour troisième imperfection, que Camille, qui ne
tient que le second rang dans les trois premiers actes, et
y laisse le premier à Sabine, prend le premier en ces
deux derniers, où cette Sabine n'est plus considérable,
et qu'ainsi s'il y a égalité dans les mœurs, il n'y en a
I. Voyez tome I, p. 29.
Î176 HORACE.
point dans la dignité des personnages, où se doit éten-
dre ce précepte d*Horace* :
Servetur ad imuni
Qualis ab incepto processent ^ et sibi constet.
Ce défaut en Rodélinde a été une des principales causes
du mauvais succès de Pertharite^ et je n ai point en-
core vu sur nos théâtres cette inégalité de rang en un
même acteur, qui n*ait produit un très-méchant effet. Il
seroit bon d'en établir une règle inviolable.
Du côté du temps, l'action n'est point trop pressée,
et n'a rien qui ne me semble vraisemblable. Pour le lieu,
bien que l'unité y soit exacte, elle n'est pas sans quelque
contrainte'. Il est constant qu'Horace et Curiace n'ont
ï. Art poétique^ ver» lîfi et 117.
1. Vab. (édit. de 1660) : Pour le lieu, bien que l*uiiité y toit
exacte, j*y ai fait voir, quelque contrainte , quand j'ai parlé de la
réduction de la tragédie au roman (voyez tome /, p, 85 et 86). Il
est constant, etc. — Corneille fait remarquer dans le Discours des trois
unités (tome I, p. i a a) qu'il n'a pu réduire que trois pièces à la stricte
unité de lieu : Horace^ Polyeuete et Pompée; mais dans son Discours de
la tragédie, (tome I, p. 85), il dit finement que, même dans Horace^
l'unité de lieu est bien artificielle, et que dans un roman on procéde-
rait tout autrement. L'abbé d'Aubignac, dans sa Pratique du théâtre
(p. i4o et i4i)< s'était d'abord exprimé ainsi : c Hors/ei Horacesàe
M. Corneille, je doute que nous en ayons un seul {un seul poème
dramatique) où l'unité du lieu soit rigoureusement gardée; pour le
moins est-il certain que je n'en ai point vu. i Lorsqu'il se fut brouillé
avec notre poëte, il effaça, sans doute en vue d'une nouvelle édition,
la première pbrase de ce passage sur un exemplaire que possède la
Bibliothèque impériale, et après ces mots : c que je n'en ai point
vu, D il écrivit ce qui suit : c Quand V Horace de Corneille fut vu
dans Paris, je crus que la scène étoit dans la salle du palais du père,
comme tout se peut assez bien accommoder ; mais l'auteur m'assura
qu'il n'y avoit pas pensé, et que si l'unité de lieu s'y tronvoit obser-
vée, c'étoit par hasard, et ce qu'il en a dit longtemps après n'est qu'un
galimatias auquel on ne comprend rien, tant nos poètes ont peu d'in-
telligence de leur art et de leurs propres ouvrages. *
EXAMEN. a77
point de raison de se séparer du reste de la famille pour
commencer le second acte ', et c^stjine adresse de théâ-
tre de n'en donner aucune, quand on n'en peut donner
de bonnes. L'attachement de l'auditeur à l'action pré-
sente souvent ne lui permet pas de descendre à l'examen
sévère de cette justesse, et ce n'est pas un crime que de
s'en prévaloir pour l'éblouir, quand iFest malaisé de le
satisfaire.
Le personnage de Sabine est assez heureusement in-
venté, et trouve sa vraisemblance aisée dans le rap-
port à l'histoire, qui marque assez d'amitié et d'égaUté
entre les deux familles pour avoir pu faire cette double
alliance.
Elle ne sert pas davantage à l'action que l'Infante à
celle du Cid^ et ne fait que se laisser toucher diverse-
ment, conmie elle, à la diversité des événements. Néan-
moins on a généralement approuvé celle-ci, et condamné
l'autre. J'en ai cherché la raison, et j'en ai trouvé deux.
L'une est la liaison des scènes, qui semble, s'il m'est per-
mis de parler ainsi, incorporer Sabine dans cette pièce,
au lieu que, dans le Cid^ toutes celles de l'Infante sont
détachées, et paroissent hors œuvre :
.... Tantum séries junctumque pollet^ !
L'autre, qu'ayant une fois posé Sabine pour femme d'Ho-
race, il est nécessaire que tous les incidents de ce poëme
lui donnent les sentiments qu'elle en témoigne avoir, par
l'obligation qu'elle a de prendre intérêt à ce qui regarde
son mari et ses frères; mais l'Infante n'est point obligée
d'en prendre aucun en ce qui touche le Cid ; et si elle a
quelque inclination secrète pour lui, il n'est point besoin
I. Horace, Art poétique^ vers %^^.
278 HORACE.
qu'elle en fasse rien paroître, puisqu'elle ne produit au-
cun effet.
L'oracle qui est proposé au premier acte* trouve son
vrai sens à la conclusion du cinquième. U semble clair
d'abord, et porte l'imagination à un sens contraire ; et je
les aimerois mieux de cette sorte sur nos théâtres, que
ceux qu'on fait entièrement obscurs, parce que la sur-
prise de leur véritable effet en est plus belle. J'en ai usé
ainsi encore dans Y Andromède et dans XOEdipe^. Je ne
dis pas la même chose des songes, qui peuvent faire en-
core un grand ornement dans la protase, pourvu qu'on
ne s'en serve pas souvent. Je voudrois qu'ils eussent l'idée
de la fin véritable de la pièce, mais avec quelque confu-
sion qui n'en permit pas l'intelligence entière. C'est ainsi
que je m'en suis servi deux fois, ici* et dans Polyeucte^ ^
mais avec plus d'éclat et d'artifice dans ce dernier poëme,
où il marque toutes les particularités de l'événement,
qu'en celui-ci, où il ne fait qu'exprimer une ébauche tout
à fait informe de ce qui doit arriver de funeste.
Il passe pour constant que le second acte est un des
plus pathétiques qui soient sur la scène, et le troisième
un des plus artificieux. Il est soutenu de la seule narra-
tion de la moitié du combat des trois frères, qui est cou-
pée très-heureusement pour laisser Horace le père dans
la colère et le déplaisir, et lui donner ensuite un beau
retour à la joie dans le quatrième. Il a été à propos, pour
le jeter dans cette erreur, de se servir de l'impatience
d'une femme qui suit brusquement sa première idée, et
présume le combat achevé, parce qu'elle a vu deux des
I. Voyez vers 187 et suiyants.
a. Voyez la 1^ scène du !«'' acte à^ Andromède ^ et la ni« scène
du II« acte à'Œdlpe,
3. Voyez vers ai 5 et suivants.
4. Voyez la m^ scène du I*'' acte de Poljeucte.
EXAMEN. 279
Horaces par terre, et le troisième en fuite. Un homme,
qui doit être plus posé et plus judicieux, n'eût pas été
propre à donner cette fausse alarme : il eût dû prendre
plus de patience, afin d'avoir plus de certitude de Tévé-
nement, et n'eût pas été excusable de se laisser empor-
ter si légèrement par les apparences à présumer le mau-
vais succès d'un combat dont il n'eût pas vu la fin.
Bien que le Roi n'y paroisse qu'au cinquième, il y est
mieux dans sa dignité que dans le Cid, parce qu'il a in-
térêt pour tout son Etat dans le reste de la pièce; et bien
qu'il n'y parle point, il ne laisse pas d'y agir comme roi.
Il vient aussi dans ce cinquième comme roi qui veut ho-
norer par cette visite un père dont les fils lui ont con-
servé sa couronne et acquis celle d'Albe au prix de leur
sang. S'il y fait l'office déjuge, ce n'est que par accident;
et il le fait dans ce logis même d'Horace, par la seule
contrainte qu'impose la règle de l'unité de lieu. Tout ce
cinquième est encore une des causes du peu de satisfac-
tion que laisse cette tragédie : il est tout en plaidoyers,
et ce n'est pas là la place des harangues ni des longs dis-
cours; ils peuvent être supportés en un commencement
de pièce, où l'action n'est pas encore échauffée; mais le
cinquième acte doit plus agir que discourir. L'attention
de l'auditeur, déjà lassée, se rebute de ces conclusions qui
traînent et tirent la fin en longueur.
Quelques-uns ne veulent pas que Valère y soit un
digne accusateur d'Horace*, parce que dans la pièce il
n'a pas fait voir assez de passion pour Camille; à quoi je
réponds que ce n'est pas à dire qu'il n'en eût une très-
forte, mais qu'un amant mal voulu ne pouvoit se montrer
de bonne grâce à sa maîtresse dans le jour qui la rejoi-
I . Corneille répond encore ici à Tabbé d'Aubignac. Voyez la Notice
d* Horace, p. 3 56.
ado HORACE.
gnoit à un amant aimé. 11 n'y avoit point de place pour
lui au premier acte, et encore moins au second*, il falloit
qu'il tint son rang à Tarmée pendant le troisième ; et il
se montre au quatrième^ sitôt que la mort de son rival
fait quelque ouverture à son espérance : il tâche à gagner
les bonnes grâces du père par la conunission qu il prend
du Roi de lui apporter les glorieuses nouvelles de Thon-
neur que ce prince lui veut faire ; et par occasion il lui
apprend la victoire de son fils, qu'il ignoroit. U ne man-
que pas d'amour durant les trois premiers actes, mais
d'un temps propre à le témoigner; et dès la première
scène de la pièce, il paroit bien qu'il rendoit asse^ de
soins à Camille, puisque Sabine s'en alarme pour son
frère. S'il ne prend pas le procédé de France, il faut
considérer qu'il est Romain, et dans Rome, où il n'au-
roit pu entreprendre un duel contre un autre Romain
sans faire un crime d'Etat, et que j'en aurois fait un de
théâtre, si j'avois habillé un Romain à la françoise.
ÉDITIONS COLLATIONNÉES, ETC. a8i
LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONWÉES
POUR LES VARIiliNTES 1} HORACE.
EDITIOUS SEPAREES.
1641, in-4**;
1641, in-ia;
1647, in-ia;
1648, in-ia;
i655, in-iî.
164B, in-i3t;
i652, in-ia;
1654, in-8«;
i655, in-ia;
i656, in-8«;
HECUEU^.
1660,
i663,
1664,
1668,
n-8« ;
n-fol.;
n-80 :
n-8».
A. B, — Pour distinguer, quand il y aura lieu, Tédition séparée
de i655 du recueil de la même année, nous désignerons celle-là par
la lettre A, celui-ci par la lettre B (i655 A., i655 B.).
ACTEURS.
TULLE, roi de Rome.
VIEIL HORACE, chevalier romain.
— HORACE , son fils.
^CrJRIACE, gentilhomme d^Albe, amant de Camille.
VALÈRE , chevalier romain , amoureux de Camille.
SABINE, femme d'Horace et sœur de Curiace.
CAMILIiE, amante de Curiace et sœur d'Horace.
JULIE', dame romaine, confidente de Sabine et de Camille.
FLAVIAN, soldat de Farmée d'Albe.
PROCULE, soldat de l'armée de Rome.
La scène est à Rome,
dans une salle de la maison d'Horace ^
I. Voyez p. 376, note a.
HORACE
TRAGEDIE.
ACTE I.
SCËNE PREMIÈRE.
SABINE, JULIE.
SABINE.
Approuvez ma foiblesse, et souffrez ma douleur;
Elle u'est que trop juste en un si grand malheur :
Si près de voir sur soi fondre de tels orages,
L'ébranlement sied bien aux plus fermes courages; r
Et Tesprit le plus mâle et le moins abattu 5
Ne sauroit sans désordre exercer sa vertu.
Quoique le mien s'étonne à ces rudes alarmes,
Le trouble de mon cœur ne peut rien sur mes larmes,
Et parmi les soupii's qu il pousse vers les cieux,
, Ma constance du moins règne encor sur mes yeux : i o
Quand on arrête là les déplaisirs d'une âme.
Si Ton fait moins qu'un homme, on fait plus qu'une fenmie.
Commander à ses pleurs en cette extrémité.
C'est montrer, pour le sexe, assez de fermeté.
JULIE.
C'en est peut-être assez pour une àme commune * , 1 5
I. Kar, C*«ii «8t atsm et trop pour une âme commune. (164 1-56)
28/» HORACE. ^
Qui du moindre péril se fait une infortune*;
Mais de cette foiblesse un grand cœur est honteux';
Il ose espérer tout dans un succès douteux.
Les deux camps sont rangés au pied de nos murailles ;
Mais Rome ignore encor comme on perd des batailles, a o
Loin de trembler pour elle, il lui faut applaudir :
Puisqu'elle va combattre, elle va s'agrandir.
Bannissez , bannissez une irayeur si Vaine ,
Et concevez des vœux dignes d'une Romaine.
SABINE.
Je suis Romaine, hélas ! puisqu'Horace est Romain^ ^5
Ten ai reçu le titre en recevant sa main ;
Mais ce nœud me tiendroit en esclave enchaînée,
S'il m'empéchoit de voir en quels lieux je suis née.
Albe, où j'ai commencé de respirer le jour,
' Albe, mon cher pays, et mon premier amour; 3o
Lorsqu'entre nous et toi je vois la guerre ouverte * ,
Je crains notre victoire autant que notre perte.
Rome, si tu te plains que c'est là te trahir.
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr*.
Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre, 3 5
• Mes trois frères dans Tune, et mon mari dans l'autre,
Puis-je former des vœux, et sans impiété
Importuner le ciel pour ta félicité?
Je sais que ton Etat, encore en sa naissance ,
Ne sauroit, sans la guerre, affermir sa puissance; 40
Je sais qu'il doit s'accroître, et que tes gi*ands destins^
I. Var. Qui do moindre péril n'attend qo'one infortune. (1641-48 et 55 A.)
a. f^ar. D'un tel abaissement un grand coeur est honteux. (1641 -56)
3. Var. Je suis Romaine, liélas ! puisque mon époux l'est;
L*hymen me fait de Eome embrasser l'intérêt;
Maïs il tiendroit mon âme en esclave enchaînée,
S'il m'ôtoit le penser des lieux où je suis née. (1641 -56)
4. Far, Quand entre nous et toi je vois la guerre ouverte. (i64i'56)
5. « Ce vers admirable est resté en proverbe. » (FolteUre,)
6. Far. Je sais qu'il doit s'accroître, et qhe tes bons destins. (i64i-55 et 60}
ACTE I, SCÈNE I. a85
Ne le borneront pas chez les peuples latins;
Que les Dieux t*ont promis Tempire de la terre ,
Et que tu n^en peux voir Teffet que par la guerre :
Bien loin de m^opposer à cette noble ardeur 4 5
Qui suit Tarrêt des Dieux et court à ta grandeur ,
Je voudrois déjà voir tes troupes couronnées,
D'un pas victorieux franchir les Pyrénées.
Va jusqu'en FOrîent pousser tes bataillons;
Va sur les bords du Rhin planter tes pavillons; 5o
Fais trembler sous tes pas les colonnes d'Hercule ;
Mais respecte une ville à qui tu doiÀ Romule.
Ingrate, souviens-toi que du sang de ses rois
Tu tiens ton nom, tes murs, et tes premières lois.
Albe est ton origine : arrête, et considère « 5 5
Que tu portes le fer dans le sein de ta mère.
Tourne ailleurs les efforts de tes bras triomphants ;
Sa joie éclatera dans l'heur de ses enfants;
Et se laissant ravir à l'amour maternelle,
«
Ses vœux seront pour toi, si tu n'es plus contre elle. 6o
JULIE.
Ce discours me surprend , vu que depuis le temps
Qu'on a contre son peuple armé nos combattants,
le vous ai vu pour elle autant d'indifférence
Que si d'un sang romain vous aviez pris naissance^ .
J'admirois la vertu qui réduisoit en vous 6 5
Vos plus chers intérêts à ceux de votre époux ;
Et je vous consolois au milieu de vos plaintes,
GoDune si notre Rome eût fait toutes vos craintes.
SABINE.
Tant qu'on ne s'est choqué qu'en de légers combats ^,
Trop foibles pour jeter un des partis à bas, 7 o
y'ar» Je sais qu'il doit s'accrottre, et que ces bons destins. (i656)
i.yar. Que si dedans nos murs vous aviez pris naissance. (i64i-56)
1. yar. Tant qii*on ne 8*est choqué qu*en des légers combats. (i656)
!i86 HORACE.
Tant qu'un espoir de paix a pu flatter ma peine.
Oui, j'ai fait vanité d'être toute Romaine.
Si j'ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain j'ai condamné ce mouvement secret;
Et si j'ai ressenti, dans ses destins contraires, * 7 5
Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
Soudain, pour l'étouffer rappelant ma raison,
J'ai pleuré quand la gloire entroit dans leur maison.
Mais aujourd'hui qu'il faut que l'une ou l'autre tombe,
Qu'Albe devienne esclave, ou que Rome succombe, 80
Et qu'après la bataille il ne demeure plus
Ni d'obstacle aux vainqueurs, ni d'espoir aux vaincus,
J'aurois pour mon pays une cruelle haine,
Si jç pouvois encore être toute Romaine,
Et si je demandois votre triomphe aux Dieux, 85
Au prix de tant de sang qui m'est si précieux.
Je m'attache un peu moins aux intérêts d'un homme :
Je ne suis point pour Albe, et ne suis plus pour Rome ;
Je crains pour l'une et l'autre en ce deiiiier effort,
Et serai du parti qu'affligera le sort. 90
Égale à tous les deux jusques à la victoire.
Je prendrai part aux maux sans en prendre à la gloire ;
Et je garde, au milieu de tant d'âpres rigueurs*.
Mes larmes aux vaincus, et ma haine aux vainqueurs.
JULIE.
Qu'on voit naître souvent de pareilles traverses, 9 s
En des esprits divers, des passions diverses !
Et qu'à nos yeux Camille agit bien autrement* !
Son frère est votre époux, le vôtre est son amant ;
Mais elle voit d'un œil bien différent du vôtre
Son sang dans une armée, et son amour dans l'autre. 100
I. p^ar. Et garde, eu attendant ses funeatc^s rigueurs. (164 1-55}
f^ar. Et garde, en attendant ces funestes rigueurs. (i656)
a. Far, Et qu'en ceci Camille agit bien autrement! (i64i-56)
ACTE I, SCÈNE I. ^87
£x>r9que vous conserviez un esprit tout romain,
Le sien irrésolu, le sien tout incertain',
De la moindi^e mêlée apprébendoit Forage,
De tous les deux partis détestoit l'avantage.
Au malheur des vaincus donnoit toujours ses pleurs, i o 5
Et nourrissoit ainsi d'étemelles douleurs.
Mais hier, quand elle sut qu on avoit pris journée.
Et qu'enfin la bataille alloit être donnée ,
Une soudaine joie éclatant sur son front ' . . . .
SABINE.
Ah ! que je crains, Julie, un changement si prompt ! x x o
Hier dans sa belle humeur elle entretint Yalère ;
Pour ce rival, sans doute, elle quitte mon frère ;
Son esprit, ébratilé par les objets présents,
Ne trouve point d'absent aimable après deux ans.
Mais excusez l'ardeur d'une amour fraternelle; i x 5
Le soin que j'ai de lui me fait craindre tout d'elle;
Je forme des soupçons d'un trop léger sujet* :
Près d'un jour si funeste on change peu d'objet ;
Les âmes rarement sont de nouveau blessées.
Et dans un si grand trouble on a d'autres pensées ; r 3 o
Mais on n'a pas aussi de si doux entretiens ,
Ni de contentements qui soient pareils aux siens.
JULIE.
Les causes, comme à vous, m'en semblent fort obscures ;
Je ne me satisfais d'aucunes conjectures.
C'est assez de constance en un si grand danger x a 5
\.yar. Le tten irrésola, tremblotant, incertain. (1641-56)
a. Var. Une soudaine joie éclata sur son front. (1641-56)
3. Far, Je forme des soupçons d'un sdjet trop léger :
Le jonr d*nne bataille est mal propre à changer ;
D'an nouveau trait alors peu d'âmes sont blessées,
[Et dans un si grand trouble on a d'autres pensées;]
Hais on n^a pas an&d de si gais entretiens. ( 1641 -56)
!i88 HORACE.
Que de le voir, l^attendre, et ne point s'aiBEliger;
Mais certes c'en est trop d*aller jusqu'à la joie.
SABINB.
Voyez qu'un bon génie à propos nous Fenvoie.
Essayez sur ce point à la faire parler :
Elle vous aime assez pour ne vous rien celer. x 3o
Je vous laisse. Ma sœu^, entretenez Julie :
J'ai honte de montrer tant de mélancolie,
Et mon cœur, accablé de mille déplaisirs,
Cherche la solitude à cacher ses soupirs.
SCÈNE II.
CAMILLE, JULIE.
CAMILLE.
Qu'elle a tort de vouloir que je vous entretienne*! 1 35
Croit-elle ma douleur moins vive que la sienne.
Et que plus insensible à de si grands malheui*s,
A mes tristes discours je mêle moins de pleurs?
De pareilles frayeurs mon âme est alarmée ;
Comme elle' je perdrai dans l'une et l'autre armée : 140
Je verrai mon amant, mon plus unique bien,
Mourir pour son pays, ou détruire le mien.
Et cet objet d'amour devenir, pour ma peine,
Digne de mes soupirs, ou digne de ma haine'.
Hélas!
JULIE.
Elle est pourtant plus à plaindre que vous : 145
On peut changer d'amant, mais non changer d'époux.
I. Var, PourqDoi fuir, et Touloir que je Tooa entretienne? (1641-56)
a. DanB l'édition de 1641 in-ia, on a imprimé par erreur contre elle, pour
comme elle,
3. Far, Ou digne de mes plenni, ou digne de ma haine. (x64i*56)
ACTE I, SCÈNE IL 489
Oubliez Guriace, et recevez Valère ,
Vous ne tremblerez plus pour le parti contraire;
Vous serez toute nôtre, et votre esprit remis
ITaura plus rien à perdre au camp des ennemis. 1 5o
CAMILLE.
Donnez-moi des conseils qui soient plus légitimes,
Et plaignez mes malheurs sans m'ordonner des crimes.
Quoiqu'à peine à mes maux je puisse résister,
Taime mieux les souffrir que de les mériter.
JULIE.
Quoi ! vous appelez crime un change raisonnable? 1 5 5
CAMILLE.
Quoi! le manque de foi vous semble pardonnable?
JULIE.
Envers nn ennemi qui peut nous obliger*?
CAMILLE.
D'un serment solennel qui peut nous dégager?
JULIE.
Vous déguisez en vain une chose trop claire :
Je vous vis encore hier entretenir Valère ; 160
Et Faccueil gracieux qu'il recevoit de vous
Lui permet de nourrir un espoir assez doux'.
CAMILLE.
Si je Tentretins hier et lui fis bon visage.
N'en imaginez rien qu'à son désavantage :
De mon contentement un autre étoit Tobjet. 1 6 5
Mais pour sortir d'erreur sachez-en le sujet;
Je garde à Guriace une amitié trop pure
Pour souffrir plus longtemps qu'on m'estime parjure.
Il vous souvient qu'à peine on voyoit de sa sœur '
I. Var, Envers un ennemi qni nous peut obliger?
GUI. D*un serment solennel qai nous peut dégager? (164 1 -56)
a. Var. Lui permet de nourrir un espoir bien plus doux. (i64i>56)
3. Var. Quelques cinq ou six mois après que de sa sœur
CoBiisiiXB. in 19
ago HORACE.
Par un heureux hymen mon frère possesseur, i \
Quand, pour comble de joie, il obtint de mon père
Que de ses chastes feux je serois le salaire.
Ce jour nous fiit propice et funeste à la fois :
Unissant nos maisons, il désunit nos rois;
Un même instant conclut notre hymen et la guerre^, i •
Fit naître' notre espoir et le jeta par terre,
Nous ôta tout, sitôt qu'il nous eut tout promis.
Et nous faisant amants, il nous fit ennemis.
Combien nos déplaisirs parurent lors extrêmes!
Combien contre le ciel il vomit de blasphèmes ! x i
Et combien de ruisseaux coulèrent de mes yeux !
Je ne vous le dis point, vous vîtes nos adieux ;
Vous avez vu depuis les troubles de mon âme ;
Vous savez pour la paix quels vœux a faits ma flamme,
Et quels pleurs j'ai versés à chaque événement, i i
Tantôt pour mon pays, tantôt pour mon amant.
Enfin mon désespoir, parmi ces longs obstacles.
M'a fait avoir recours à la voix des oracles.
Ecoutez si celui qui me (ut hier rendu
Eut droit de rassurer mon esprit éperdu. x g
Ce Grec si i*enommé, qui depuis tant d'années
Au pied de TÂventin prédit nos destinées,.
Lui qu'Apollon jamais n'a fait parler à faux.
Me promit par ces vers la fin de mes travaux :
« Albe et Rome demain prendront une' autre iace ; x $
Tes vœux sont exaucés, elles auront la paix.
Et tu seras unie avec ton Curiace,
Sans qu'aucun mauvais sort t'en sépare jamais. »
Je pris sur cet oracle une entière assurance,
L'hyménée eut rendu mon frère posseMenr,
Voas le saTCz, Julie, il obtint de mon père. (1641-56)
X. Far. En même instant conclut notre hymen et la guerre. (1641 in-4*)
a. L'édition de x64x in-ia porte par erreur/ait naître^ pour fit naître.
ACTE I, SCENE II. agi
Et comme le succès passoit mon espérance, a oo
J'abandonnai mon âme à des ravissements
Qui passoient les transports des plus heureux amants.
Jugez de leur excès : je rencontrai Valère,
Et contre sa coutume, il ne put me déplaire*,
U me parla d'amour sans me donner d'ennui : a o 5
Je ne m'aperçus pas que je parlois à lui ;
Je ne lui pus montrer de mépris ni de glace :
Tout ce que je voyois me sembloit Curiace ;
Tout ce qu'on me disoit me parloit de ses feux ;
Tout ce que je disois l'assuroit de mes vœux. a i o
Le combat général aujourd'hui se hasarde ;
J'en sus hier la nouvelle, et je n'y pris pas garde :
Mon esprit rejetoit ces funestes objets.
Charmé des doux pensers d'hymen et de la paix.
La nuit a dissipé des erreurs si charmantes : a i 5
MiUe songes affreux, mille images sanglantes.
Ou plutôt mille amas de carnage et d'horreur,
M'ont arraché ma joie et rendu ma terreur.
J'ai vu du sang, des morts, et n'ai rien vu de suite;
Un spectre en paroissant prenoit soudain la futu^; a a o
Us s'effaçoient l'un l'autre , et chaque illusion
Redoubloit mon effroi par sa confusion.
JULIE.
C'est en contraire sens qu'un songe s'interprète.
CAMILLE.
Je le dois croire ainsi, puisque je le souhaite;
Mais je me trouve enfin, malgré tous mes souhaits, a 2 5
Au jour d'une bataille, et non pas d'une paix.
JULIE.
Par là finit la gueiTC, et la paix lui succède. .
CAMILLE.
Dure à jamais le mal, s'il y faut ce remède!
I. Far, Et contre sa coutame, il ne me pat déplaire. (i64i-56)
aga HORACE.
Soit que Rome y succombe ou qu*Albe ait le dessous^,
Cher amant, n'attends plus d'être un jour mon époux ;
Jamais, jamais ce nom ne sera pour un honmie'
I Qui soit ou le vainqueur, ou Fesélave dëftlome.
^ Mais quel objet nouveau se présente en ces lieux?
Est-ce toi, Curiace? en croirai-je mes yeux?
SCÈNE III.
CURIACE, CAMILLE, JULIE.
CURIACE.
N'en doutez point, Camille, et revoyez un honmie a 3S
Qui n'est ni le vainqueur ni l'esclave de Rome;
Cessez d*appréhender de voir rougir mes mains
Du poids honteux des fers ou du sang des Romains.
J'ai cru que vous aimiez assez Rome et la gloire
Pour mépriser ma chaîne et haïr ma victoire; 940
Et comme également en cette extrémité
Je craignois la victoire et la captivité....
CAMILLE.
Curiace^il suffit, je devine le reste :
Tu fuis une bataille à tes vœux si Aineste,
Et ton cœur, tout à moi, pour ne me perdre pas, 94 5
Dérobe à ton pays le secours de ton bras.
Qu'un auti*e considère ici ta renommée,^
Et te blâme, s'il veut, de m'avoir trop aimée ;
Ce n'est point à Camille à t'en mésestimer :
Plus ton amour paroît, plus elle doit.t'aimer ; « 5o
Et si tu dois beaucoup aux lieux qui t'ont vu naître.
Plus tu quittes pour moi, plus tu le fais paroître.
1. On trouve dans Tédition de i656 U singulière leçon que Toici :
Soit que Rome y succombe , ou qu'Albe aille dessous,
a. Far. Mon cœur, quelque grand feu qui pour toi le consomme ,
Ne veut ni le vainqueur ni Pesdave de Rome. (1641-4^ ^ ^^ A.)
ACTE I, SCÈNE III. agB
Mais as-tu vu mon père , et peut-il endurer
Qu'ainsi dans sa maison tu t'oses retirer*?
Ne préfère-t-ilnpint l^tat à sa famille ? a 5 5
Ne regarde-t-i^bint ^^e plus que sa fille?
Enfin notre bonheur est-il bien affermi?
T'a-t-il vu comme gendre, ou bien comme ennemi ?
CURIAGB.
U m'a vu comme gendre, avec une tendresse
Qui témoignoit assez une entière allégresse; a 60
Biais il ne m'a point vu, par une trahison,
Indigne de Fhonneur d'entrer dans sa maison.
Je n'abandonne point Tintérét de ma ville,
Taime encor mon honneur en adorant Camille.
Tant qu'a duré la guerre, on m'a vu constamment a6 5
Aussi bon citoyen que véritable amant ^.
D'Â)be avec mon amour j'accordois la querelle :
Je soupirois pour vous en combattant pour elle;
Et s'il falloit encor que l'on en vînt aux coups,
Je combattrois pour elle en soupirant pour vous. 370
Oui, malgré les désirs de mon âme charmée.
Si la guerre duroit, je serois dans l'armée :
C'est la paix qui chez vous me donne un libre accès,
La paix à qui nos feux doivent ce beau succès.
CAMILLE.
La paix ! Et le moyen de croire un tel miracle? 275
JULIE.
Camille, pour le moins croyez-en votre oracle,
Et sachons pleinement par quels heureux effets
ITheure d'une bataille a produit cette paix.
CURIAGE.
L'auroii-on jamais cru? Déjà les deux armées',
X. Var, Qn'aiiisi dans la mûioa tu t'oset retirer? (1641 in-ia)
a. Var, Anssi bon citoyen comme fidèle amant. (1641 '56}
^.Var, Dieaxl qni TeAt Jamaii cm? Déjà les deux armée». (1641 -56)
294 HORACE.
D'une égale chaleur au combat animées, a go
Se menaçoient des yeux, et marchant fièrement,
ITattendoient, pour donner, qu^e conu|^ndement,
Quand notre dictateur devant l^Rings^lvance,
Demande à votre prince un moment de silence ,
Et rayant obtenu : « Que faisons-nous, Romains, ass
Dit-il, et quel démon nous fait venir aux mains ^ ?
Souffrons que la raison éclaire enfin nos âmes :
Nous sommes vos voisins, nos filles sont vos femmes,
Et rhymen nous a joints par tant et tant de nœuds.
Qu'il est peu de nos fils qui ne soient vos neveux. ^90
Nous ne sommes qu'un sang et qu un peuple endeu^Lvilles :
Pourquoi nous déchirer par des guerres^iviles,
Où la mort des vaincus affoiblit les vainqueurs,
Et le plus beau triomphe est arrosé de pleurs'?
Nos ennemis conmiuns attendent avec joie a 9 5
Qu'un des partis défait leur donne l'autre en proie,
Lassé, demi-rompu, vainqueur, mais, pour tout fruit,
Dénué d'un secours par lui-même détruit.
Ils ont assez longtemps joui de nos divorces ;
Contre eux dorénavant joignons toutes nos forces, 3 0 o
Et noyons dans l'oubli ces petits différends
Qui de si bons guen*iers font de mauvais parents.
Que si l'ambition de conunander aux autres
Fait marcher aujourd'hui vos troupes et les nôtres,
Pourvu qu'à moins de sang nous voulions l'apaiser, 3o5
Elle nous unira, loin de nous diviser.
Nommions des combattants pour la cause commune :
Que chaque peuple aux siens attache sa fortune;
Et suivant ce que d'eux ordonnera le sort.
I. ce J*o8e dire qne, dans ce discoan imité de Tite Lire, Paateor français
est aa-deiftDS do romain, plus nenrenx, plus toocbant.... » (f^oltaire.) —
Voyex d-dessas, p. a63-a65.
a. Far, £t le plas beaa triomphe est arroosé de pleors? (1641 et 55 A.)
Av
ACTE I, SCÈNE III. agS
Que le foible parti prenne loi du plus fort^; 3 1 o
Mais sans indignité pour des guerriers si braves,
Qu'ils deviennent sujets sans devenir esclaves,
Sans honte, sans tribut, et sans autre rigueur
Que de suivre en tous lieux les drapeaux du vainqueur.
Ainsi nos deux Etats ne feront qu'un empire. » 3 1 5
Il semble qu'à ces mpts notre discorde expire^ :
Chacun, jetant les yeux dans un rang ennemi,
Reconnoît un beau-frère, un cousin, un ami ;
Us s'étonnent comment leurs mains, de sang avides,
Voloient, sans y penser, à tant de parricides, 3a o
Et font paroître un front couveit tout à la fois
D'horreur pour la bataille, et d'ardeur pour ce choix.
Enfin l'offi-e s'accepte, et la paix désirée
Sous ces conditions est aussitôt jurée :
Trois combattront pour tous ; mais pour les mieux choisir.
Nos chefs ont voulu prendre un peu plus de loisir :
Le vôtre est au sénat, le nôtre dans sa tente.
CAMIIiLE.
0 Dieux, que ce discours rend mon âme contente !
CURIACE.
Dans deux heures au plus, par un commun accord,
Le sort de nos guerriers réglera notre soit. 3 3o
Cependant tout est libre , attendant qu'on les nomme :
Rome est dans notre camp, et notre camp dans Rome ;
D'un et d'autre côté l'accès étant permis ,
Chacun va renouer avec ses vieux amis.
Pour moi, ma passion m'a fait suivre vos frères ; 3 3 5
Et mes désirs ont eu des succès si prospères,
Que l'auteur de vos jours m'a promis à demain
Le bonheur sans pareil de vous donner la main.
Vous ne deviendrez pas rebelle à sa puissance?
I. Far. Qoe le parti plus foihle obéisse au plus fort. (164 1 -56)
a. Var, A ce» mots il se tait : d'aise chacun soupire. (1641-64)
296 HORACE.
CAMILLE.
Le devoir d'une fille est en Tobéissançe. 340
CURIACB.
Venez donc recevoir ce doux commandement ^
Qui doit mettre le comble à mon contentement.
CAMILLE.
Je vais suivre vos pas, mais pour revoir mes frères.
Et savoir d'eux encor la fin de nos misères.
JULIE.
Allez, et cependant au pied de nos autels 345
J'irai rendre pour vous grâces aux immortels.
I . Ce vers et le précédent, comme Voltaire l'a fait remarquer, se retrosTent,
à un mot près, dans la comédie du Menteur (acte V, scène vix).
FIN DU PREMIER ArTE.
ACTE II, SCÈNE I. ag?
ACTE IL
SCÈNE PREMIÈRE.
HORACE, CURIAŒ. (V ' •
CURIACS. ^ ^
Ainsi Rome n'a point séparé son estime;
Elle eût cru faire ailleurs un choix illégitime :
Cette superbe ville en vos frères et vous
Trouve les trois guerriers c[u'elle préfère à tous; 3 5o
Et son illustre ardeur d'oser plus que les autres^,
D'une seule maison brave toutes les nôtres :
Nous croirons, à la voir toute entière en vos mains',
Que hors les fils d'Horace il n'est point de Romains.
Ce choix pouvoit combler trois familles de gloire, 3 55
Consacrer hautement leurs noms à la mémoire :
Oui, l'honneur que reçoit la vôtre par ce choix,
En pouvoit à bon titre immortaliser trois;
Et puisque c'est chez vous que mon heur et ma flamme
M'ont fait placer ma sœur et choisir une femme, 36o
Ce que je vais vous être et ce que je vous suis'
Me font y prendre part autant que je le puis ;
Mais un autre intérêt tient ma joie en contrainte.
Et parmi ses douceurs mêle beaucoup de crainte :
La guerre en tel éclat a mis votre valeur, 365
Que je tremble pour Albe et prévois son malheur :
I. Far. Et ne nous opposant d'autres bras qoe les TÔtres. (x64i-56)
a. Var, Noos croirons, la voyant tout entière en tos mains. (164 1 -56)
3. Var, Ce que je tous dois être et ce que je tous suis. (1641-60)
agd HORACE.
Puisque vous combattez, sa perte est assurée; ^
En vous faisant nommer, le destin Ta jurée. -
Je vois trop dans ce choix ses funestes projets.
Et me compte déjà pour un de vos sujets. 370
HORACE.
Loin de trembler pour Âlbe, il vous faut plaindre Rome,
Voyant ceux qu'elle oublie , et les trois qu'elle nomme * .
C'est un aveuglement pour elle bien fatal,
D'avoir tant à choisir, et de choisir si mal.
Mille de ses enfants beaucoup plus dignes d'elle 375
Pouvoient bien mieux que nous soutenir sa querelle;
Mais quoique ce combat me promette un cercueil ,
La gloire de ce choix m'enfle d'un juste orgueil ;
Mon esprit en conçoit une mâle assurance :
J'ose espérer beaucoup de mon peu de vaillance; 38o
Et du sort envieux quels que soient les projets.
Je ne me compte point pour un de vos sujets.
Rome a trop cru de moi ; mais mon âme ravie
Remplira son attente, ou quittera la vie.
Qui veut mourir, ou vaincre, est vaincu rarement : 38 5
Ce noble désespoir périt malaisément.
Rome, quoi qu'il en soit, ne sera point sujette ,
Que mes derniers soupirs n'assurent ma défaite.
CURIACE.
Hélas ! c'est bien ici que je dois être plaint.
Ce que veut mon pays, mon amitié le craint. 390
Dures extrémités, de voir Albe asservie,
Ou sa victoire au prix d'une si chère vie,
Et que l'unique bien où tendent ses désirs
S'achète seulement par vos derniers soupirs !
Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre?
I. Far, Va ceux qu'elle rejette, et les trois qu'elle nomme. (1641-56)
ACTE II, SCÈNE I. 299
De tous les deux côtés j'ai des pleurs à répandre ;
De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.
HORACE.
Quoi ! vous me pleureriez mourant pour mon pays !
Pour un cœm* généreux ce trépas a des charmes;
La gloire qui le suit ne souffre point de larmes, 400
Et je le recevrois en bénissant mon sort,
Si Rome et tout TÉtat perdoient moins en ma mort^ .
CURIAGE.
A vos amis pourtant permettez de le craindre ;
Dans un si beau trépas ils sont les seuls à plaindre :
La gloire en est pour vous, et la perte pour eux ; 405
U vous fait immortel, et les rend malheureux :
On perd tout quand on perd un ami si fidèle.
Mais Flavian m'apporte ici quelque nouvelle.
SCÈNE IL
HORACE, CURIACE, FLAVUN.
CURIAGE.
Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix?
FLAVIAN.
Je viens pour vous l'apprendre *.
CURUCE.
Eh bien, qui sont les trois ?
FLAVIAN.
Vos deux frères et vous.
CURIACE.
Qui?
X. f^ar. Si Rome et tout l'État perdoient muins à ma mort. (164 1-56)
a. La aoène commence à ce Ter» dans les éditions de 1641 -56, où le vers
précédent termine U scène x.
3oo HORACE.
FLAVIAN.
YouB et vos deux frères.
Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères?
Ce choix vous déplatt-il?
CUaiACB.
Non, mais il me surprend :
Je m'estimois trop peu pour un honneur si grand.
FLAVIAN.
Dirai-je au dictateur,, dont Tordre ici m'envoie * , 4 1 5
Que vous le recevez avec si peu de joie?
Ce morne et fi*oid accueil me surprend à mon tour.
GTJRIACE.
Ç Dis-lui que Tamitié, Talliance et Tamour
y Ne pourront empêcher que les trois Curiaces
• Ne servent leur pays contre les trois Horaces. 430
"^ FLAVIAN.
Contre eux ! Ah ! c'est beaucoup me dire en peu de mots.
CUaiACE.
Porte-lui ma réponse, et nous laisse en repos.
SCÈNE m.
HOïlACE, CURIACE.
CURIACE.
Que désormais le ciel, JeSL enfers et la terre
Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre;
Que les hommes, les Dieux, les démons et le sort 4^5
Préparent contre nous un général effort !
Je mets à faire pis, en Tétat où nous sonmies.
Le sort, et les démons, et les Dieux, et les hommes.
I. Far, Dirai-je an dictateur, qui derers vons m'enToie. (164 1- 56)
• ! • . . • •
ACTE II, SCÈNE III. 3oi
Ce qu'ils ont de cruel, et d'horrible et d'afireux,
L'est bien moins que l'honneur qu'on nous fait à tous deux .
HORACE.
Le sort qui de l'honneur nous ouvre la barrière
Offre à notre constance une illustre matière;
n épuise sa force à former un malheur
Pour mieux se mesurer avec notre valeur ;
Et comme il voit en nous des âmes peu conununes^, 435
Hors de l'ordre conmiun il nous fait des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre^ un inconnu s'exposer seul aux coups,
D'une simple vertu c'est l'effet ordinaire :
Mille déjà l'ont fait, mille pourroient le faire ; 440
Mourir pour le pays est un si digne sort.
Qu'on brigueroit en foule une si belle mort;
Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime.
S'attacher au combat contre un autre soi-même.
Attaquer un parti qui prend pour défenseur 445
Le frère d'une fenmie et l'amant d'une sœur ,
Et rompant tous ces nœuds, s'armer pour la patrie
Contre un sang qu'on voudroit racheter de sa vie ,
Une telle vertu n'appartenoit qu'à nous ;
L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux, 450
Et peu d'hommes au cœur l'ont assez imprimée
Pour oser aspirer à tant de renommée.
GURIACS.
D est vrai que nos noms ne sauroient plus périr.
L'occasion est belle, il nous la faut chérir.
Nous serons les miroirs d'une vertu bien rare ; 4^5
Mais votre fermeté tient un peu du barbare :
Peuy même des grands cœurs, tireroient vanité
I. Vat, Comine il 110 noiu prend pas pour des Ames eommones. (i64i*56)
3. L'édition de x68a porte, p«r erreur, comme, pour contre.
3oa HORACE.
D'aller par ce chemin à Timmortalité.
 quelque prix qu'on mette une telle ftmiée,
L'obscurité vaut mieux que tant de renommée. 460
Pour moi, je l'ose dire, et vous l'avez pu voir,
Je n'ai point consulté pour suivre mon devoir;
Notre longue amitié, l'amour, ni l'alliance.
N'ont pu mettre un moment mon esprit en balance;
Et puisque par ce choix Albe montre en effet 465
Qu'elle m'estime autant que Rome vous a fait,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome;
J'ai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme :
Je vois que votre honneur demande tout mon sang S
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc, 470
Près d'épouser la sœur, qu'il faut tuer le frère.
Et que pour mon pays j'ai le sort si contraire.
Encor qu'à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s'en effarouche, et j'en frémis d'horreur;
J'ai pitié de moi-même, et jette un œil d'envie 47 ^
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie^.
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer.
Ce triste et fier honneur m'émeut sans m' ébranler :
J'aime ce qu'il me donne, et je plains ce qu'il m'ôte ;
Et si Rome demande une vertu plus haute, 480
Je rends grâces aux Dieux de n'être pas Romain,
Pour conserver encor quelque chosfe d'humain^.
HORACE.
Si vous n'êtes Romain, soyez digne de l'être;
Et si vous m'égalez, faites-le mieux paroître.
La solide vertu dont je fais vanité 4^5
I. Far. Je toîs que Totre honneur gtt à Tcrser mon sang. (x64i-56)
3. Far. Snr ceux dont notre goerre a consommé la tîc. (1641-48 et 55 A.)
3. N Cette tirade fit un effet surprenant sur tout le public, et les deux
derniers vers sont devenus un proverbe ou plutôt une maxime admirable. >
(Foliaire.)
ACTE II, SCÈNE III. 3o3
N'admet point de foiblesse avec sa fermeté;
Et c'est mal de Thomieur entrer dans la carrière
Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand; il est au plus haut point;
Je Tenvisage entier, mais je n'en frémis point : 490
Contre qui que ce soit que mon pays m'emploie,
J'accepte aveuglément cette gloire avec joie ;
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose, 495
A faire ce qu'il doit lâchement se dispose ;
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Romg a^ choisi mon bras^ je n'exggmine rien :
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j'épousai la sœur, je combattrai le frère; 5oo
Et pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nonmié, je ne vous connois plus.
CUHIACE.
Je vous connois encore S et c'est ce qui me tue;
Hais cette âpre vertu ne m'étoit pas connue ;
Comme notre malheur elle est au plus haut point : 5o5
Souffrez que je l'admire et ne l'imite point.
HORACE.
Non, non, n'embrassez pas de venu par contrainte;
Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte,
En toute liberté goûtez un bien si doux;
Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous. 5 1 o
Je vais revoir la vôtre, et résoudre son âme
A se bien souvenir qu'elle est toujoui*s ma femme',
A vous aimer encor, si je meurs par vos mains.
Et prendre en son malheur des sentiments romains
X. c A ces mots : c Je ne tous connois plus. — Je tous connois encore, >
oa se récria d*admintioD.... -o {Foliaire .)
a. Far, A se reasouTenir qu'elle est toujours ma femme. (1641-60)
SCÈNE IV.
HORACE, CURIACE, CAMILLE.
HORÀCB.
Avez-voas su Tétat nu'on fait de Guriace , s t s
Ma sœur?
CAMILLE.
Hélas! mon sort a bien changé de face.
HORACE.
Armez-vous de constance , et montrez-vous ma sœur ;
Et si par mon trépas il retourne vainqueur,
Ne le recevez point en meurtrier d'un frère,
Mais en homme d'honneur qui fait ce qu'il doit faire, ^^q
Qui sert bien son pays , et sait montrer à tous ,
Par sa haute vertu , qu'il est digne de vous.
Comme si je vivois , achevez l'hyménée ;
Mais si ce fer aussi tranche sa destinée ,
Faites à ma victoire un pareil traitement : 5a 5
Ne me reprochez point la mort de votre amant.
Vos larmes vont couler, et votre cœur se presse.
Consumez avec lui toute cette foiblesse^.
Querellez ciel et terre , et maudissez le sort ;
Mais après le combat ne pensez plus au mort. 53o
(A Cariace .)
Je ne vous laisserai qu'un moment avec elle ,
Puis nous irons ensemble où l'honneur nous appelle.
I. Var, Consommez avec lui toute cette foiblesse. (1641-48 et 55 A.)
a. Cette indication manque dans les éditions de 1641-48 et de l655 A.
ACTE II, SCÈNE V. 3o5
SCÈNE V.'
CURIACE, CAMILLE.
CAMILLE.
Iras-tu , Curiace, et ce funeste honneur*
Te plalt'il aux dépens de tout notre bonheur?
CURIACE.
Hélas ! je vois trop bien quMl faut , quoi que je fasse , 5 3 s
Mourir, ou de douleur, ou de la main d'Horace.
Je vais comme au supplice à cet illustre emploi.
Je maudis mille fois Tétat qu*on fait de moi ,
Je hais cette valeur qui fait qu'Albe m'estime;
Ma flamme au désespoir passe jusques au crime, 54u
Elle se prend au ciel, et Tose quereller';
Je vous plains, je me plains; mais il y faut aller.
CAMILLE.
Non ; je te connois mieux , tu veux que je te prie
Et qu'ainsi mon pouvoir t'excuse à ta patrie.
Tu n'es que trop fameux par tes autres exploits : 545
Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
Autre n'a mieux que toi soutenu cette guerre ;
Autre de plus de morts n'a couvert notre terre' :
Ton nom ne peut plus croître , il ne lui manque rien ;
Souffre qu'un autre ici puisse ennoblir le sien. . 55o
CURIACE.
Que je souffre à mes yeux qu'on ceigne une autre tête
Des lauriers immortels que la gloire m'apprête,
I. V^T, InMn , ma chère Ame (a) , et ce fane«te honncar. (x64i-56)
a. Var, Elle se prend aax Dieux, qu'elle ose quereller. (i64i-56)
3. Var, Antre de plut de morts n'a couvert cette terre. (i64i*56)
(a) c ChèTt dme se réToUait point en i63o, et ces expressions tendres ren-
daient encore la situation plus haute. Depuis peu même une grande actrice a
' rétahli cette exprdsaion ma chère dme, » ^^oltaire.) — Voyei la Notice^ p. aSs.
GoBVKizxB. m ao
3o6 HORACE.
Ou que tout mon pays reproche à ma vertu
Qu'il aurolt triomphé si j*avois combattu ,
Et que sous mon amour ma valeur endormie* 5 55
• Couronne tant d'exploits d'une telle infamie !
^ Non, Albe , après l'honneur que j'ai reçu de toi ,
Tu ne succomberas ni vaincras que par moi ;
Tu m'as commis ton sort, je t'en rendrai bon conte*,
Et vivrai sans reproche, ou périrai sans honte '. 56o
CAMILLE.
Quoi! tu ne veux pas voir qu'ainsi tu me trahis !
GURIACE.
Avant que d'être à vous, je suis à mon pays.
CAMILLE.
Mais te priver pour lui toi-même d'un beau-frère,
Ta sœur de son mari !
CURIACB.
Telle est notre misère :
Le choix d'Albe et de Rome ôte toute douceur 565
Aux noms jadis si doux de beau-frère et de sœur.
CAMILLE.
Tu pourras donc , cruel, me présenter sa tête*,
Et demander ma main pour prix de ta conquête !
GURIACE.
U n*y faut plus penser : en l'état où je suis,
Vous aimer sans espoir, c'est tout ce que je puis. 570
Vous en pleurez*, Camille* ?
I. Far. Et qae par mon amour ma Taleur endonnie. (i64i-56)
a. Voyez tome I, p. i5o, note i, a,
3. Far. Et vivrai tans rsproche, on finirai sans honte. (164 1-56)
4. yar, Viendras-tn point enoor me présenter sa tête. (164 1-56)
5. Voyex Cinna^ acte III, scène t, vers 1070. — > On a anasi rapproché de
ee passage des monvements tout semblables, on très-voisins, qui se tronvent
chei Racine et chea Voltaire : par eznnple dans Bajazety acte III, scène i, et
acte IV, scène y ; Iphigénie, acte IV, scène i ; BritaimieuSj acte V, scène i;
Zaire^ acte II, scène m, et acte IV, scène n.
6. Far, Vous plenrez, ma dière âiM? (1641 -56)
ACTE II, SCENE V. 3o7
CAMILLE.
Il faut bien que je pleure :
Mon insensible amant ordonne que je meure ;
Et quand Thymen pour nous allume son flambeau^,
Il Féteint de sa main pour m^ouvrir le tombeau.
Ce cœur impitoyable à ma perte s'obstine, 5 7 5
Et dit qu'il m'aime encore alors qu'il m'assassine,
. CURIACE.
Que les pleurs d'une amante ont de puissants discours j
Et qu'un bel œil est fort avec un tel secours !
Que mon cœur s'attendrit à cette triste vue !
Ma constance contre elle à regret s'évertue. 5 8 o
N'attaquez plus ma gloire avec tant de douleurs',
Et laissez-moi sauver ma vertu de vos pleurs ;
Je sens qu'elle chancelle , et défend mal la place :
Plus je suis votre amant, moins je suis Curjace^
Foîble d avoir déjà comba'tUiTamîtie , 58 5
Yaincroit-elle à la fois l'amour et la pitié ?
Allez, ne m'aimez plus, ne versez plus de larmes.
Ou j'oppose l'offense à de si fortes armes ;
Je me défendrai mieux contre votre courroux ,
Et pour le mériter, je n'ai plus d'yeux pour vous : 590
Vengez-vous d'un ingrat, punissez un volage.
Vous ne vous montrez point sensible à cet outrage !
Je n'ai plus d'yeux pour vous, vous en avez pour moi !
En faut-il plus encor? je renonce à ma foi.
Rigoureuse vertu dont je suis la victime , 595
Ne peux-tu résister sans le secours d'un crime ?
CAMILLE.
Ne fais point d'autre crime, et j'atteste les Dieux
Qu'au lieu de t'en haïr, je t'en aimerai mieux ;
Oui, je te chérirai, tout ingrat et perfide,
I. f^ar. Et lorsque notre hymen allome son flambeao. (1641-601
%.yar, N'attaqoei plus ma gloire avecque vos douleurs. (1641 -56)
3o8 HORACE.
Et cesse d'aspirer au nom de fratricide. 600
Pourquoi suis-je Romaine , ou que n es-tu Romain ?
Je te préparerois des lauriers de ma main ;
Je t'encouragerois, au lieu de te distraire;
Et je te traiterois conmae j'ai fait mon frère.
Hélas ! j'étois aveugle en mes vœux aujourd'hui ; 60 5
J^en ai fait contre toi quand j'en ai fait pour lui.
U revient : quel malheur, si l'amour de sa femme
Ne peut non plus sur lui que le mien sur ton âme !
SCENE VI.
HORACE, CURIACE, SABINE, CAMHJLE.
CURIACE.
Dieux! Sabine le suit. Pour ébranler mon cœur,
Est-ce peu de Camille? y joignez-vous ma sœur? 6 1 0
Et laissant à ses pleurs vaincre ce grand courage ,
Uamenez-vous ici chercher même avantage?
SABINE.
Non, non , mon frère , non ; je ne viens en ce lieu
Que pour vous embrasser et pour vous dire adieu.
Votre sang est trop bon , n'en craignez rien de lâche ,
Rien dont la fermeté de ces grands cœurs se fâche :
Si ce malheur illustre ébranloit l'un de vous ,
Je le désavouerois pour frère ou pour époux.
Pourrois-je toutefois vous* faire une prière
Digne d'un tel époux et digne d'un tel frère ? 6a o
Je veux d'un coup si noble ôter l'impiété ,
A l'honneur qui l'attend rendre sa pureté ,
La mettre en son éclat sans mélange de crimes*;
Enfin je vous veux faire ennemis légitimes.
I. On Ut. dans l'édition de i68a, des crimes, pour de crimes.
ACTE II, SCÈNE VI. 309
Du saint nœud qui vous joint je suis le seul lien : 6a 5
Quand je ne serai plus, vous ne vous serez rien.
Brisez votre alliance , et rompez-en la chaîne ;
Et puisque votre honneur veut des effets de haine ,
Achetez par ma mort le droit de vous haïr :
Albe le veut, et Rome; il faut leur obéir. 63o
Qu'un de vous deux me tue , et que l'autre me venge : v^
Alors votre combat n*aura plus rien d'étrange;
Et du moins Tun des deux sera juste agresseur,
Ou pour venger sa femme , ou pour venger sa sœur«
IMLais quoi ? vous souilleriez une gloire si belle , 63 5
Si vous vous animiez par quelque autre querelle :
Le zèle du pays vous défend de tels soins ' ;
Vous feriez peu pour lui si vous vous étiez moins :
Il lui faut, et sans haine, immoler un beau-frère.
Ne différée donc plus ce que vous devez faire : 640
Commencez par sa sœur à répandre son sang,
Commencez par sa fenmie à lui percer le flanc ,
Commencez par Sabine à faire de vos vies
Un digne sacrifice à vos chères patries :
Vous êtes ennemis en ce combat fameux , 646
Vous d'Albe , vous de Rome, et moi de toutes deux.
Quoi ? me réservez-vous à voir une victoire
Où pour haut appareil d'une pompeuse gloire ,
Je verrai les lauriers d'un frère ou d'un mari
Fumer encor d'un sang que j'aurai tant chéri ? 6 5 o
Pourrai-je entre vous deux régler alors mon âme.
Satisfaire aux devoirs et de sœur et de femme ,
Embrasser le vainqueur en pleurant le vaincu ?
Non , non , avant ce coup Sabine aura vécu :
Ma mort le préviendra , de qui que je l'obtienne ; 65 5
Le refus de vos mains y condamne la mienne.
I. Var. Voire xèle au pay» tous défend de tels soina. (1641-60
3io HORACE.
Sus donc, qui vous retient? Allez, cœurs inhumains,
J'aurai trop de moyens pour y forcer vos mains.
Vous ne les aurez point au combat occupées,
Que ce corps au milieu n'arrête vos épées ; 660
Et malgré vos refus, il faudra que leurs coups
Se fassent jour ici pour aller jusqu'à vous.
HORACB.
O ma femme !
CURIACB.
O ma sœur !
CAMILLE.
Courage ! ils s'amollissent.
SABINE.
Vous poussez des soupirs ; vos visages pâlissent !
Quelle peur vous saisit ? Sont-ce là ces grands cœurs, 665
Ces héros qu'Albe et Rome ont pris pour défenseurs ?
HORACE.
Que t'ai-je fait, Sabine, et quelle est mon ofiTense*
Qui t'oblige à chercher une telle vengeance ?
Que t'a fait mon honneur, et par quel droit viens-tu *
Avec toute ta force attaquer ma vertu? 670
Du moins contente-toi de l'avoir étonnée *,
Et me laisse achever cette grande journée.
Tu me viens de réduire en un étrange point ;
Aime assez ton mari pour n'en triomplier point.
Va-t'en, et ne rends plus la victoire douteuse ; 675
X. f^ar. Femme (a), qoe t'ai-je fait, et quelle est mon offense. (1641-56)
a. yar. Que t'a fait mon honneur, femme, et pourquoi vien»<-tu. (i64i>56)
3. Far. Du moins contente-toi de l'aToir ofTenjée. (164 1)
(a) Voltaire fait ici, au sojrt da mot femme, une remarque qu'on ne son-
gerait plus, ce nous semble, à faire aujourd'hui : « La naWeté, dit-il, qui ré-
gnait enr<ii*e en ce temps -là dans les écrits permettait oe mot. La rudesse
ntmaine y partit même tout entière, s
ACTE II, SCÈNE VI. 3ii
La dispute déjà m'en est assez honteuse :
Souffre qu'avec honneur je termine mes jours.
SABIIVE.
Va, cesse de me craindre : on vient à ton secours.
SCÈNE VIL
LE VIEIL HORACE, HORACE, CURIACE,
SABINE, CAMILLE.
'LE VIEIL HORACE.
Qu'est-ce-ci, mes enfants? écoutez- vous vos flammes.
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ? 680
Prêts à verser du sang, regardez- vous des pleurs?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d'art et de tendresse .
Elles vous feroient part enfin de leur foiblesse ,
Et ce n'est qu'en fuyant qu'on pare de tels coups. 68 5
SABfNE.
N'appréhendez rien d'eux , ils sont dignes de vous.
Malgré tous nos efforts , vous en devez attendre ^
Ce que vous souhaitez et d'un fils et d'un gendre ;
Et si notre foiblesse ébranloit leur honneur^,
Nous vous laissons ici pour leur rendre du cœur. 690
Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes ' :
Contre tant de vertus ce sont de foibles armes' .
Ce n'est qu'au désespoir qu'il nous faut recourir.
Tigres, allez combattre, et nous, allons mourir.
i.^or. Et si notre foiblesse avoit pa les changer,
Ifoos Tons laissons ici poar les encourager. (1641-64)
9. Var, Allons, ma sœur, allons, ne perdons point de lamies.(i64x*48et55A.)
3. Fut. Contre tant de Tertu ce sont de foibles armes. (1641, 48, 55 et 60)
3ia HORACE.
SCÈNE VIII.
LE VIEIL HORACE , HORACE , CURIACE.
HORACB.
Mon père, retenez des femmes qui s'emportent, 695
Et de grâce empêchez surtout qu'elles ne sortent.
Leur amour importun viendroit avec éclat
Par des cris et des pleurs troubler notre combat ;
Et ce qu'elles nous sont feroit qu'avec justice
On nous imputeroit ce mauvais artifice. 700
L'honneur d'un si beau choix seroit trop acheté ,
Si l'on nous soupçonnoit de quelque lâcheté.
LE VIEIL HORACE.
J'en aurai soin. Allez, vos frères vous attendent ;
Ne pensez qu'aux devoirs que vos pays demandent.
CURIACE.
Quel adieu vous dirai-je ? et par quels compliments....
LE VIEIL HORACE.
Ah ! n'attendrissez point ici mes sentiments ;
Pour vous encourager ma voix manque de termes ;
Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes ;
Moi-même en cet adieu j'ai les larmes aux yeux.
Faites votre devoir, et laissez faire aux Dieux . 710
FIN DU SKGOND ACTE.
ACTE III, SCÈNE I. 3i3
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
SABINE*.
Prenons parti , mon âme , en de telles disgrâces :
Soyons femme d'Horace, ou sœur des Curiaces;
Cessons de partager nos inutiles soins ;
Souhaitons quelque chose, et craignons un peu moins.
Mais , las ! quel parti prendre en un sdrt si contraire ?
Quel ennemi choisir, d'un époux ou d'un frère?
La natugCLX>u Tamour parle pour chacun d'eux ^,
Et la loi du devoir m'attache à tous les deux. _
Sur leurs hauts sentiments réglons plutôt les nôtres ;
Soyons femme de l'un ensemble et sœur des autres : 720
Regardons leur honneur comme un souverain bien ;
Imitons leur constance, et ne craignons plus rien.
La mort qui les menace est une mort si belle^-^
Qu'il en faut sans frayeur attendre la nouvelle.
N'appelons point alors les destins inhumains ; 7^5
Songeons pour quelle cause , et non par quelles mains ;
Revoyons les~yamqueurs , sans penser qu'à la gloire
Que toute leur maison reçoit de leur victoire ;
I. Voltaire fait ici ane critique dont nous ne reprodoifons les termes
que parce qa*ili ont trait à l'histoire de la scène française t m Ce mono-
bgne de Sabine est» dit-il, absoloment inatile, et fait languir la pièce. Les
comédiens voulaient alors des monolognes. La déclamation approchait do
'hast, scrtont celle des femmes ; les auteurs avaient cette complaisance poor
îUes.... s
a. f^ar. La natnre ou l'amour parlent pour diacun d*eux. (1641 et 55 A.)
3i4 HORACE.
Et sans considérer aux dépens de quel sang
Leur vertu les élève en cet illustre rang , 730
Faisons nos intérêts de ceux de leur famille :
En Tune je suis femme, en Tautre je suis fille ,
Et tiens à toutes deux par de si forts liens ,
Qu^on ne peut triompher que par les bras des miens.
Fortune , quelques maux que ta rigueur m'envoie , 7 3 j^
/ J'ai trouvé les moyens d'en tirer de la joie,
/ Et puis voir aujourd'hui le combat sans terreur ^
i Les morts sans désespoir, les vainqueurs sans horreur.
Flatteuse illusion, erreur douce et grossière.
Vain effort de mon âme , impuissante lumière , 740
De qui le faux brillant prend droit de m' éblouir.
Que tu sais peu durer, et tôt t' évanouir !
Pareille à ces éclairs qui dans le fort des ombres
Poussent un jour qui fuit et rend \e^ nuits plus sombres,
Tu n'as frappé mes yeux d'un moment de clarté 745
Que pour les abîmer dans plus d'obscurité.
Tu charmois trop ma peine, et le ciel, qui s'en fâche,
Me vend déjà bien cher ce moment de relâche.
Je sens mon triste cœur percé de tous les coups
Qui m'otent maintenant un frère ou mon époux. 750
Quand je songe à leur mort, quoi que je me propose,
Je songe par quels bras, et non pour queUe cau^e.
Et ne vois les vainqueurs en leur illustre rang
Que pour considérer aux dépens de quel sang.
La maison des vaincus touche seule mon âme : 755
Eu l'une je suis fille, en l'autre je suis fenune.
Et tiens à toutes deux par de si forts liens.
Qu'on ne peut triompher que par la mort des miens*.
C'est là donc cette paix que j'ai tant souhaitée !
1. Far. Et puis voir maintenant le combat sans terrear. (i64x-56)
a. L'édition de x663 porte de miens^ pour tUi miens : c'est très-vraisem-
blablement une erreur.
ACTE III, SCÈNE I. 3i5
Trop favorables Dieux, vous m'avez écoutée ! 76a
Quels foudres lancez-vous quand vous vous irritez,
Si même vos faveurs ont tant de cruautés?
Et de quelle façon punissez-vous Toffense,
Si vous traitez ainsi les vœux de Tinnooence?
SCÈNE IL
SABINE, JULIE.
SABINE.
En est-ce fait , Julie , et que m' apportez- vous ? 765
Est-ce la mort d*un frère, ou celle d'un époux ?
Le funeste succès de leurs armes impies *
De tous les combattants a-t-il fait des hosties',
Et m'enviant Fhorreur que j'aurois des vainqueurs,
Pour tous tant qu'ils étoient demande-t-il mes pleurs ' ? 7 7 «
JULIB.
Quoi? ce qui s'est passé, vous Tignorez encore?
SABINB.
Vous faut-il étonner de ce que je Tignore,
Et ne savez- vous point que de cette maison
Pour Camille et pour moi Ton fait une prison?
Julie, on nous renferme, on a peur de nos larmes; 775
Sans cela nous serions au milieu de leurs armes.
Et par les désespoirs d'une chaste amitié ,
Nous aurions des deux camps tiré quelque pitié.
I. Far, Ou si le triste sort de lenrs armes {a) impies
De tons les combattants a fait autant d'hosties? (i64i-56)
a. Var. De tons les combattants fait-il auUnt d*hosties (b) ? (i663 et 64)
3. Far. Ponr tons tant qu'ils étoient m*a condamnée ans pleurs. (1641-56)
(a) L'édition de i656 porte, par erreur, âmes, ponr arme*.
\b) « Hostie ne se dit plus, et c'est dommage; il ne reste plus ^e le mot de
victime.,,. 9 {Foliaire.) Voyez le Lexique,
3i6 HORACE.
IULIE.
Il n'étoit pas besoin d*un si tendre spectacle :
Leur vue à leur combat apporte assez d'obstacle. 780
Sitôt qu'ils ont paru prêts à se mesurer,
On a dans les deux camps entendu murmurer^:
A voir de tels amis, des personnes si proches,
Venir pour leur patrie aux mortelles approches.
L'un s'émeut de pitié^ l'autre jBstjjaisi d'horreur, 785
L*autre-d'un. si-grand zèle admire la fureur ;
Tel porte jusqu'eux çieux leur vertu sans égale.
Et tel l'ose nommer sacrilège. et brutale.
Ces divers sentiments n'ont pourtant qu'une voix ;
Tous accusent leurs chefs, tous détectent leur choix; 790
Et ne pouvant souffrir un combat si barbare,
On s'écrie, on s'avance, enfin on les sépare.
SABINE.
Que je vous dois d'encens, grands Dieux, qui m'exaucez!
lULIE.
Vous n'êtes pas, Sabine, encore où vous pensez :
Vous pouvez espérer, vous avez moins à craindre; 795
Mais il vous reste encore assez de quoi vous plaindre.
En vain d'un sort si triste on les veut garantir ;
Ces cruels généreux n'y peuvent consentir :
La gloire de ce choix leur est si précieuse.
Et charme tellement leur âme ambitieuse, 800
Qu'alors qu'on les déplore ils s'estiment heureux.
Et prennent pour affront la pitié qu'on a d'eux*.
Le trouble des deux camps souille leur renommée ;
Ils combattront plutôt et l'une et l'autre armée,
I. Far. Et Tan et Taotre camp s'est mis à marmarer. (1641 -56)
a. Far. Et prenant poar affront la pitié (a) qo'on a d'eux. (i656)
(a) n y a piété^ an lieu de pitié^ dans Tédition de x656, mait c'est éridem-
ment une erreur.
ACTE III, SCÈNE II. . 817
Et moQiTont par les mains qui leur font d'autres lois^,
Que pas un d'eux renonce aux honneurs d'un tel choix.
SABINE.
Quoi? dans leur dureté ces cœurs d'acier s'obstinent*!
JULIE.
Oui, mais d'autre côté les deux camps se mutinent',
Et leurs cris, des deux parts poussés en même temps.
Demandent la bataille, ou d'autres combattants. 8 x o
La présence des chefs à peine est respectée,
Leur pouvoir est douteux, leur voix mal écoutée ;
Le Roi même s'étonne ; et pour dernier effort :
« Puisque chacun, dit-il, s'échauffe en ce discord.
Consultons^ des grandsj)ieûx la majesté ja.crée, 815
Et voyons si ce change à leurs bontés agrée.
Quel impie osera se prendre à leur vouloir,
Lorsqu'en un sacrifice ils nous l'auront fait voir? »
Il se tait, et ces mots semblent être des charmes ;
Même aux six combattants ils arrachent les armes; 8a o
Et ce désir d'honneur qui leur ferme les yeux.
Tout aveugle qu'il est, respecte encpr les Dieux.
Leur plus bouillante ardeur cède à Tavis de Tulle ;
Et soit par déférence, ou par un prompt scrupule.
Dans l'une et l'autre armée on s'en fait une loi, 8 a 3
Comme si toutes deux le connoissoieut pour roi.
Le reste s'apprendra par la mort des victimes.
SABINE.
Les Dieux n'avoueront point un combat plein de crimes;
J'en espère beaucoup, puisqu'il est différé.
Et je commence à voir ce que j'ai désiré. 83o
X. Far, Et mouTTont par les mains qui les ont séparés,
Qne quitter les hoanenrs qui leur sont déférés. (xG4x-56)
a. Far. Quoi ? dans leur dureté ces ccenrs de fer s^olistinent ! (x64x-6o)
3. Fàr. Us le font, mais d'ailleurs les deux camps se mutinent. (X64X-64)
3i8 HORACE.
SCÈNE m.
SABINE, CAMILLE, JULIE.
SABINE.
Ma sœur, que je vous die une bonne nouvelle.
CAMILLE.
Je pense la savoir, s*il faut la nommer telle.
On la dite à mon père, et j'étois avec lui;
Mais je n'en conçois rien qui flatte mon ennui.
Ce délai de nos maux rendra leurs coups plus rudes ; 8 3 5
Ce n*est qu*un plus long terme à nos inquiétudes ;
Et tout l'allégement qu'il en faut espérer, 1
C'est de pleurer plus tard ceux qu'il faudra pleurer.
SABIKB.
Les Dieux n'ont pas en vain inspiré ce tumulte.
CAMILLE.
Disons plutôt, ma sœur, qu'en vain on les consulte. 84 o
Ces mêmes Dieux à Tulle ont inspiré ce choix ^;
Et la voix du public n'est pas toujours leur voix;
Us descendent bien moins dans de si bas étages
Que dans l'âme des rois, leurs vivantes images,
De qui l'indépendante et sainte autorité* 845
Est un rayon secret de leur divinité.
JULIE.
C'est vouloir sans raison vous former des obstacles
Que de chercher leur voix ailleurs qu'en leurs oracles*;
Et vous ne vous pouvez figurer tout perdu,
Sans démentir celui qui vous fut hier rendu. 8 5o
CAMILLE.
Un oracle jamais ne se laisse comprendre :
I. Far, Lei mêmes Dieux à Talle ont inspiré re choix. (1641-48 et 53 A.)
a. Far, Et de qoi l'absolue et sainte autorité. (x64i-5ê)
y Far, Que de chercher leurs lois ailleurs qu'en leurs oracles. (i655 A.)
ACTE III, SCÈNE III. Sig
On FeBiend d autant moins qae plus j)n croit Tentendre * ;
Et loin de s^assurer sur un pareil arrêt,
Qui n'y voit rien d'obscur doit croire jpe tout Test.
SABINE.
Sur ce qui fait pour nous prenons plus d'assurance, 86 5
Et souffirons les douceurs d'une juste espérance.
Quand la faveur du ciel ouvre à demi ses bras.
Qui ne s'en promet rien ne la mérite pas;
n empêche souvent qu'elle ne se déploie,
Et lorsqu'elle descend, son refus la renvoie. 860
CAMILLE.
Le ciel agit sans nous en_ceséyéne^
Et ne les règle point dessus nos sentiments.
JULIE.
D ne vous a fait peur que pour vous faire grâce.
Adieu : je vais savoir conune enfin tout se passe.
Modérez vos frayeurs; j'espère à mon retour 86 5
Ne vous entretenir que de propos d'amour,
Et que nous n'emploierons la fin de la journée
Qu'aux doux préparatifs d'un heureux hyménée. .
SABINE.
J'ose encor l'espérer*.
CAMILLE.
Moi, je n'espère rien.
JULIE.
L'effet vous fera voir que nous en jugeons bien. 870
I. On lit dans Psyché (acts II , scène m) :
Un oracle jamais n*est sans obscorité :
On l'entend d'autant moins que miens on croit l'entendre.
a. Far, Comme vons je l'espère, olm. Et je n'ose y songer.
JUL. L'effet nous fen voir qui sait mieux en juger. (i64x-56)
3ao HORACE.
SCÈNE IV.
SABINE, CAMILLE.
SABINE.
Parmi nos déplaisirs souffrez que je vous blâme :
Je ne puis approuver tant de trouble en votre ftme*;
Que feriez-vous, ma sœur, au point où je me vois.
Si vous aviez à craindre autant que je le dois,
Et si vous attendiez de leurs armes fatales S75
Des maux^ pareils aux miens, et des pertes égales ?
CAMILLE.
Parlez plus sainement de vos maux et des miens :
Chacun voit ceux d'autnii d'un autre œil que les siens;
Mais à bien regarder ceux où le ciel me plonge,
Les vôtres auprès d'eux vous sembleront un songe. 880
La seule mort d'Horace est à craindre pour vous.
Des frères ne sont rien à Tégal d'un époux;
L'hymen qui nous attache en une autre famille
Nous détache de celle où l'on a vécu fille;
On voit d'un œil divers des nœuds si différents', 885
Et pour suivre un mari l'on quitte ses parents ;
Mais si près d'un hymen, l'amant que donne un père
Nousest moins qu'un époux, et non pas moins qu'un frère;
Nos sentiments entre eux demeurent suspendus.
Notre choix impossible, et nos vœux confondus. 890
Ainsi, ma sœur, du moins vous avez dans vos plaintes
Où porter vos souhaits et terminer vos craintes;
t. Far, Je ne pi^ approuver tant de trouble en notre Ame.
(x64x in-4<>, 48-54 et 56)
F'ar. Je ne pois approarer tant de tronble en mon Ame. (x655 A.)
ft. L'édition de 1641 in-ia donne deux maux, poor des maux : c'est éti*
demment one erreur.
3. f^ar. On ne compare point des nœuds û différent*. (1641 -56)
ACTE III, SCÈNE IV. 3ai
IMais si le ciel s'obstine à nous persécuter,
Pour moi, j'ai tout à craindre, et rien à souhaiter.
SABINE.
Quand il faut que Tun meure et par les mains de l'autre,
C'est un raisonnement bien mauvais que le vôtre.
Quoique ce soient, ma sœur, des nœuds bien différents,
C'est sans les oublier qu'on quitte ses parents :
L'hymen n'efface point ces profonds caractères;
Pour aimer un mari, l'on ne hait pas ses frères : • 900
La nature en tout temps ^rde ses premiers droits;
Aux dépens de leur vie on ne fait point de choix :
Aussi bien qu'un époux ils sont d'autres nous-mêmes ;
Et tous maux sont pareils alors qu'ils sont extrêmes.
Mais l'amant qui vous charme et pour qui vous brûlez 905
Ne vous est, après tout, que ce que vous voulez;
Une mauvaise humeur, un peu de jalousie,
En fait assez souvent passer la fantaisie^;
Ce que peut le caprice, osez-le par raison,
Et laissez votre sang hors de comparaison : 910
C'est crime qu'opposer des liens volontaires
A ceux que la naissance a rendus nécessaires.
Si donc le ciel s'obstine à nous pei*sécuter,
Seule j'ai tout à craindre, et rien à souhaiter;
Mais pour vous, le devoir vous donne, dans vos plaintes,
Où porter vos souhaits et terminer tos craintes.
CAMILLE.
Je le vois bien, ma sœur, vous n'aimâtes jamais;
Vous ne connoissez^ point ni l'amour ni ses traits :
On peut lui résister quand il conmience à naître,
Mais non pas le bannir quand il s'est rendu maître, 9 a o
Et que l'aveu d'un père, engageant notre foi,
i. f^ar^ Le peavent mettre hors de votre fantaisie;
Ce qa*eUcs font souvent, faites-le par raison. (164 1 -56)
9. L*é(iition de x68a porte : connoissiet, pour eonnoisMz,
ta 31
Saa HORACE.
A fait de ce tyran un légitime roi :
Il entre avec douceur, mais il règne par force;
Et quand Tàme une fois a goûté son amorce,
Vouloir ne plus aimer, c'est ce qu'elle ne peut, 995
Puisqu'elle ne peut plus vouloir cpie ce qu'il veut :
Ses chaînes sont pour nous aussi fortes que belles.
SCENE V.
LE VIEIL HORACE, SABINE, CAMILLE.
LE VIEIL HORACE.
Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles,
Mes filles ; mais en vain je voudrois vous celer
Ce qu'on ne vous sauroit longtemps dissimuler : 930
Vos frères sont aux mains, les Dieux ainsi l'ordonnent.
SABINE.
Je veux bien l'avouer, ces nouvelles m'étonnent ;
Et je m'imaginois dans la divinité
Beaucoup moins d'injustice, et bien plus de bonté.
Ne nous consolez point : contre tant d'infortune * 935
La pitié parle en vain, la raison importune^.
Nous avons en nos mains la fin de nos douleurs.
Et qui veut bien mourir peut braver les malheurs * .
Nous pourrions aisément faire en votre présence
De notre désespoir une fausse constance ; 940
Mais quand on peut sans honte être sans fermeté,
L'aflFecter au dehors, c'est une lâcheté*;
L'usage d'un tel art, nous le laissons aux honunes.
Et ne voulons passer que pour ce que nous sommes.
X. Far, Ne nous consolez point : la raison importune. (t64i-56)
a. Kar. Quand elle ose combattre une telle infortune. (1641-54, 55 B. et 56)
Kar, Quand elle ose combattre une telle fortune. (i655 A.)
3. Far. Qui peut vouloir mourir peut brarer les mallieurs. (x64t-56)
4> Far, La vouloir contrefaire est une lâcheté. (1641 -56)
ACTE m, SCÈNE V. 3^3
Nous ne demandons point qu'un courage si fort 945
S'abaisse à notre exemple à se plaindre du sort.
Hecetez sans frémir ces mortelles alarmes;
Yoyez couler nos pleurs sans y mêler vos larmes ;
Enfin, pour toute grâce, en de tels déplaisirs.
Gardez votre constance, et souffrez nos soupirs. 950
LE VIEIL HORACE.
Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre,
Je crois faire beaucoup de m'en pouvoir défendre.
Et céderois peut-être à de si rudes coups.
Si je prenois ici même intérêt que vous :
Non qu'Albe par son choix m'ait fait haïr vos frères, 955
Tous trois me sont encor des personnes bien chères ;
Mais enfin Tamitié n'est pas du même rang, >^
Et n'a point les effets de l'amour ni du sang; )
Je ne sens point pour eux la douleur qui tourmente
Sabine comme sœur, Camille comme amante: 960
Je puis les regarder comme nos ennemis.
Et donne sans regret mes souhaits à mes fils.
Ils sont, grâces aux Dieux, dignes de leur patrie;
Aucun étonnement n'a leur gloire flétrie ;
Et j'ai vu leur honneur croître de la moitié, 965
Quand ils ont des deux camps refusé la pitié.
Si par quelque foiblesse ils l'avoient mendiée.
Si leur haute vertu ne l'eût répudiée,
Ma main bientôt sur eux m'eût vengé hautement
De l'affront que m'eût fait ce mol consentement. 970
Mais lorsqu'en dépit d'eux on en a voulu d'autres.
Je ne le cèle point, j'ai joint mes vœux aux vôtres.
Si le ciel pitoyable eût écouté ma voix,
Albe seroit réduite à faire un autre choix ;
Nous pourrions voir tantôt triompher les Horaoes 975
Sans voir leurs bras souillés du sang des Curiaces,
Et de l'événement d'un combat plus humain
\
3i4 HORACE.
Dépendroit maintenant F honneur du nom romain.
La prudence des Dieux autrement en dispose ;
Sur leur ordre étemel mon esprit se repose : 980
U s'arme en ce besoin de générosité,
Et du bonheur public fait sa félicité.
Tâchez d'en faire autant pour soulager vos^ines.
Et songez toutes deux que, vous ^tea JBLomaines :
Vous Têtes devenue, et vous Têtes encor; 985
Un si glorieux titre psr un flîgT)^ irpi^nr.
Un jour, un jour viendra que par toute la terre
/ Rome se fera craindre à Tégal du, tonnerre,
Et que tout Tunivers tremblant dessous ses lois,
Ce grand nom deviendra T ambition des rois : 990
Les Dieux à notre Énée ont promis cette gloire.
SCÈNE VI.
LE VIEIL HORACE, SABINE, CAMILLE, JULIE.
LE VIEIL HORÀCB.
Nous venez- VOUS, Julie, apprendre la victoire ?
^ JULIE.
I Mais plutôt du combat les funestes effets :
Rome est sujette d' Albe, et vos fils sont défaits ;
Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.
LE VIEIL HORACE.
O d*un triste combat effet vraiment funeste !
Rome est sujette d'Albe, et pour Ten garantir
U n'a pas employé ^squ'au dernier soupir!
Non, non, cela n'est point, on vous trompe, Julie;
I Rome n'est point sujette, ou mon fils est sans vie : 1000
f Je connois mieux mon sang, il sait mieux son devoir.
I JULIE.
Mille, de nos remparts, comme moi Tont pu voir.
ACTE III, SCÈNE VI. 3a5
Il s'est fait admirer tant qu-ont duré ses frères ; [
Mais comme il* s'est vu seul contre troijs adversaires, \
Près d'être enfermé d'eux, sa fuite l'a sauvé. i oo 5^
LE VIEIL HOEACE.
Et nos soldats trahis ne l'ont point achevé*?
Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite?
JULIE.
Je n'ai rien voulu voir après cette défaite.
CAMILLE.
O mes frères !
LE VIEIL HORACE.
Tout beau, ne les pleurez pas tous ;
Deux jouissent d'un sort dont leur père est jaloux, i o i o
Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte ;
La gloire de leur mort m'a payé de leur perte :
Ce bonheur a suivi leur courage invaincu.
Qu'ils ont vu Rome libre autant qu'ils ont vécu.
Et ne l'auront point vue obéir qu'à son prince, i o 1 5
Ni d'un État voisin devenir la province.
Pleurez l'autre, pleurez l'irréparable affront
Que sa fuite honteuse imprime à notre front ;
Pleurez le déshonneur de toute notre race.
Et l'opprobre éternel qu'il laisse au nom d'Horace, x oi o
JULIE.
Que vouliez-vous qu'il fît contre trois?
LE VIEIL HORACE. A^
Qu'il mourût*, /T
\
X. far. Et nos soldats trahis ne i*ont pus achevé? (X641-60) *
1. « Voîlà ce fameux quHl mourât, ce trait du plus grand sublime, ce mot
•ac|ael il n'en est ancun de comparable dans toute l'antiquité (a) ; tout randitoxre
fut si transporté, qu'on n'entendit jamais le vers faible qui suit; et le morceau :
IV'eùt-il que d'un moment retardé {lisez : reculéj sa défaite,
étant plein de chaleur, augmente encore la force du qu'il mourut. ...» (Fblutire,)
(a) Cela est vrai, et c'est en vain, nous le croyons, qu'on a cherché un mot
lembUble dans lea auteurs anciens. Le moriammr, de Calpumius (Toyei Tite
3i6 HORACE.
Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.
N'eùMl que d'un moment reculé sa défaite,
Rome eût été du moins un peu plus tard sujette;
Il eût avec honneur laissé mes cheveux gris, r o a 5
Et c'étoit de sa vie un assez digne prix.
Il est de tout son sang comptable à sa patrie ;
Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie;
Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,
Met d'autant plus ma honte avec la sienne au jour, z o So
J'en romprai bien le cours, et ma juste colère,
Contre un indigne (ils usant des droits d'un père,
Saura bien faire voir dans sa punition
L'éclatant désaveu d'une telle action.
SABINE.
Ecoutez un peu moins ces ardeurs généreuses, x o 3 5
Et ne nous rendez point tout à fait malheureuses.
LE VIEIL HORACE.
Sabine, votre cœur se console aisément;
Nos malheurs jusqu'ici vous touchent foiblement.
Vous n'avez point cncor de part à nos misères :
Le ciel vous a sauvé votre époux et vos frères ; 1040
Si nous sommes sujets, c'est de votre pays;
Vos frères sont vainqueurs quand nous sommes trahis;
Live, livre XXII, chapitre xcix), ii*a aucun rapport avec la réponse sublime
du yieil Horace, et nous ne comprenons pas qu'on l'en ait rapproché. Le mo'
reretur, ittquieSj de Cicéron, dans le Discours pour C. Rahirius Postumus
(chapitre x, § aQ), peut bien se traduire par : n Que Touliez-rous qu*il fit?
— Qu'il mouriU, direz-yous; » mais la ressemblance est tonte superficielle:
la pensée, le sentiment, la situation, tout est diiïérent. — Un rapprochement
plus opportun, mais bien propre à faire ressortir, quoiqu*au fond l'idée loit
semblable, l'originalité de Corneille, ce serait peut-être celui de ces vers de la
tragédie des Juives (acte IV, yers 33 et suivants) de notre vieux poète Gamier ;
C'est vergongne à nn roi de survivre vaincu :
Un bon coeur n'eût jamais son malhenr survécu.
— Et qu'eussiez- vous pu faire? — Un acte magniiniine.
Qui malgré le destin m'eût acquis de l*estime.
Je fusse mort en roi, fièrement combattant.
Maint barbare adversaire à mes pieda abattant.
0
ACTE III, SCÈNE VI. 3îi7
Et voyant le haut point où leur gloire se monte,
Vous regardez fort peu ce qui nous vient de honte.
Mais votre trop d'amour pour cet infâme époux 1045
Vous donnera bientôt à plaindre comme à nous.
Vos pleurs en sa faveur sont de foibles défenses :
J'atteste des grands Dieux les suprêmes puissances
Qu'avant ce jour fini, ces mains, ces propres mains
Laveront dans son sang la honte des Romains. i o 5 o
SABINE.
Suivons-le promptement, la colère l'emporte .
Dieux ! verrons-nous toujours des malheurs de la sorte ?
Nous faudra-t-il toujours en craindre de plus grands^
Et toujours redouter la main de nos parents ?
rur DU noisiÉME actk.
3a8 HORAGR.
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
LE VIEIL HORACE, CAMILLE.
LE VIEIL HORACE.
Ne jne parlez jamais en faveur d'un infâme ; i o 5 5
Qu*il me fuie à Tégal des frères de sa femme :
Pour conserver un sang qu'il tient si précieux,
n n'a rien fait encor s'il n'évite mes yeux.
Sabine y peut mettre ordre, ou derechef j'atteste
Le souverain pouvoir de la troupe céleste.... 1060
CAMILLE.
Ah! mon père, prenez un plus doux sentiment*;
Vous verrez Rome même en user autrement ;
Et de quelque malheur que le ciel l'ait comblée ,
Excuser la vertu sous le nombre accablée.
LE VIEIL HORACE.
Le jugement de Rome est peu pour mon regard, i o6«
Camille ; je suis père, et j'ai mes droits à part.
Je sais trop comme agit la vertu véritable :
C'est sans en triompher que le nombre l'accable ;
Et sa mâle vigueur, toujours en même point.
Succombe sous la force, et ne lui cède point. 1070
Taisez-vous, et sachons ce que nous veut Yalère.
I. Var, Eh! mon père, prenm on plus doux lentiinent. (1641-4^ >t 55 A.)
ACTE IV, SCÈNE II. 3iig
SCÈNE IL
LE VIEIL HORACE, VALÈRE, CAMILLE.
VÀLÈRE.
Envoyé par le Roi pour consoler un père,
Et pour lui témoigner. . . .
LE VIEIL HOBACE.
N'en prenez aucun soin :
C^est un soulagement dont je n'ai pas besoin ;
Et j'aime mieux voir morts que couverts d'infamie 1075
Ceux que vient de m'ôter une main ennemie.
Tous deux pour leur pays sont morts en gens d'honneur ;
il me suffit.
VÀLÈRE.
Mais l'autre est un rare bonheur ;
De tous les trois chez vous il doit tenir la place.
LE VIEIL HORACE.
Que n'a-t-on vu périr en lui le nom d'Horace M 1080
VALÈRE .
Seul vous le maltraitez après ce qu'il a fait.
LE VIEIL HORACE.
C'est à moi seul aussi de punir son forfait.
VALERE.
Quel forfait trouvez-vous en sa bonne conduite ?
LE VIEIL HORACE.
Quel éclat de vertu trouvez-vous en sa (iiite?
VALÈRE.
La fuite est glorieuse en cette occasion. z o s 5
LE VIEIL HORACE.
Vous redoublez ma honte et ma confusion^.
I. Far. Eàt-il fait a^ec loi périr le nom d*Horace! (i64i'56)
a. Voltaire rapproche cet endroit d* Horace de la scène t da V* acte du
/
33o HORACK.
Certes, Texemple est rare et digne de mémoire,
De trouver dans la fuite un chemin à la gloire.
/ VALÈRE.
Quelle confusion, et quelle honte à vous
D'avoir produit un fils qui nous conser^^e tous, 1090
Qui fait triompher Rome, et lui gagne un empire ?
/ A quels plus grands honneurs faut-il qu un père aspire ?
/ LE VIEIL HORACE.
I Quels honneurs, quel triomphe, et quel empire enfin,
i Lorsqu'Albe sous ses lois range notre destin ?
VALERE.
Que parlez-vous ici d'Albe et de sa victoire? x 09 &
Ignorez- vous encor la moitié de Thistoire?
LE VIEIL HORACE.
Je sajs que par sa fuite il a trahi TÉtat*.
VALERE.
Oui, s'il eût en fuyant terminé le combat;
Mais on a bientôt vu qu'il ne fuyoit qu'en homme
Qui savoit ménager l'avantage de Rome.
LE VIEIL HORACE.
Quoi, Rome donc triomphe !
VALERE.
Apprenez, apprenez
La valeur de ce fils qu'à tort vous condamnez.
Resté seul contre trois, mais en cette aventure
Cid: c Je ne sais s'il n'y a pas dans cette scène an artifice trop TÎsible, une
méprise trup longtemps soutenue. 11 semble que Tauteur ait en plus d'égards
au jeu de théâtre qu*à la Traisemblance. C est le même défaut que dans la scène
de Chimène avec don Sanche dans le Cid»... a
X. P'ar, Le combat par sa fuite est-il pas terminé?
▼AL. Albe ainsi quelque temps se Test imaginé ;
Mais elle a bientôt tu que c*étoit fuir (a) en homme. (1641 -56)
(a) L'édition de x655 A. porte /ait, au lien de/uîr, et an premier Ters de
la Tariante la fuite , pour sa fuite.
I I 00
ACTE IV, SCÈNE II. 33i
Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,
Trop foible pour eux tous , trop fort pour chacun d'eux ,
n sait bien se tirer d'un pas si dangereux^;
If fuit pour luietîx combattre, et cette prompte rose
Divise adroitement trois frères qu'elle abuse.
Chacun le suit d'un pas ou plus ou moins pressé,
Selon qu'il se rencontre ou plus ou moins blessé ; 1 1 1 o
Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite ;
Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite.
Horace, les voyant l'un de l'autre écartés,/
Se retourne, et déjà les croit demi-domptés :
Il attend le premier, et c'étoit votrc-^gendre. __ i n 5
L'autre, tout indigné qu'il ait osé l'attendre,
En vain en l'attaquant fait parottre un grand cœur ;
Le sang qu'il a perdu ralentit sa vigueur.
Albe à son tour commence à craindre un sort contraire ;
Elle crie au second qu'il secoure son irère : i x a o
n se hâte et s'épuise en efforts superflus ;
n trouve en les joignant que son frère-n'^atplus.
CAMILLE.
Hélas M
X. Far, n sait bien se tirer d*on pas si hasardeux (a). (i64i-63)
a. Depuis ce cri jusqu'à la scène iv il y a, suÎTant la remarque que Toi-
taire fait sur le commencement de cette dernière scène, « un long silence de
Camille dont on ne s*est pas seulement aperçu, parce que TAme était toute
remplie dn destin des Horaces et des Curiacea et de celui de Rome. »
Mlle Rachel le faisait bien apercevoir. « Elle a souvent créé des effets nou-
▼eaox, dit à cette orcasion M. Véron dans les "Mémoire* d'un bourgeois de
Paris (tome IV, p. i65). Je citerai surtout la scène du fauteuil dans le quatrième
acte d* Horace. Sa pantomime, alors qu'elle apprend la mort de son amant, est
d'an grand effet scénique; mais elle excite plutât encore dans cette situation
la terreur que les larmes. Je tiens d'ailleurs de Mlle Racbel elle-même que ce
fut à un état de malaise physique qu'elle emprunta l'idée et les moyens d'exé-
cution de cette pantomime : elle venait d'être saignée; elle ne fit que repro-
duire sur le théâtre l'abattement profond et les menaces douloureuses de syn-
cope qu'elle éproura. »
{a) Voltaire a donné dans son édition l'ancienne leçon hasardeux^ au lien de
dangereux.
33a HORACE.
VÀLÈRB.
Tout hors d^haleine il prend pourtant sa place,
Et redouble bientôt la victoire d* Horace :
Son courage sans force est un débile appui ; 1 1 a 5
Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui.
L'air résonne des cris qu'au ciel chacun envoie ;
Albe en jette d* angoisse, et les Romains de joie.
Comme notre héros se voit près d'achever,
C'est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver : x t So
« J'en viens d'immoler deux aux mânes de mes frères ;
Rome aura le dernier de mes trois adversaires,
C'est à ses intérêts que je vais l'immoler, »
Dit-il ; et tout d'un temps on le voit y voler.
La victoire entre eux deux n'étoit pas incertaine ; i x 3 5
L' Albain percé de coups ne se tratnoit qu'à peine ,
Et comme une victime aux marches de l'autel,
Il sembloit présenter sa gorge au coup mortel :
Aussi le reçoit-il, peu s'en faut, sans défense.
Et son trépas de Rome établit la puissance * . x x 4 o
LE VIEIL HORACE.
o mon fils! ô ma joie ! ô l'honneur de nos jours !
O d'un Etat penchant l'inespéré secours !
Vertu digne de Rome, et sang digne d'Horace !
Appui de ton pays, et gloire de ta race !
Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements x 1 4 5
L'erreur* dont j'ai formé de si faux sentiments?
Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
Ton front victorieux de larmes d'allégresse ?
VÂLERE.
Vos caresses bientôt pourront se déployer :
Le Roi dans un moment vous le va renvoyer, x x 5 o
x. Voyn plus hant, p. a66 et saÎTantes, le récit de Tite Lire.
a. Dans Pédition de i656, on lit l'horreur ^ pour F erreur.
ACTE IV, SCÈNE IL 333
Et remet à demain la pompe qu'il prépare *
D'un sacrifice aux Dieux pour un bonheur si rare ;
Aujourd'hui seulement on s'acquitte vers eux
Par des chants de victoire et par de simples vœux.
C'est où le Roi le mène, et tandis il m'envoie x x 5 5
Faire office vers vous de douleur et de joie ;
Mais cet office encor n'est pas assez pour lui ;
D y viendra lui-même, et peut-être aujourd'hui :
n croit mal reconnoître une vertu si pure'.
Si de sa propre boilbhe il ne vous en assure, x 1 6o
S'il ne vous dit chez vous combien vous doit l'Etat.
LE VIEIL HORACE.
De tels remerctments ont pour moi trop d'éclat,
Et je me tiens déjà trop payé par ]fts vôtres
Du service d'un fils, et du sang des deux autres* .
VALERE.
Il ne sait ce que c'est d'honorer à demi ; x x 6 5
Et son sceptre arraché des mains de l'ennemi
Fait qu'il tient cet honneur qu'il lui plaît de vous faire*
Au-dessous du mérite et du fils et du père.
Je vais lui témoigner quels nobles sentiments
La vertu vous inspire en tous vos mouvements, 1x70
Et combien vous montrez d'ardeur pour son service.
LE VIEIL HORACE.
Je vous devrai beaucoup pour un si bon office.
X. F'ar. Et remet à demain le pompeux sacrifire
Qae nous devons aux Dieux pour un tel bénéfice. (1641-56)
a. yar. Cette belle action si puissamment le touche,
Qa*il TOUS yeut rendre grâce , et de sa propre boudie ,
D'aroir donné vos fils au bien de son État. (1641 -56)
3. far. Du service de Tun, et du sang des deux autres.
VAL. Le Roi ne sait que c*est d'honorer à demi. (i64x-56)
4. far. Fait qa*il estime encor Thonnenr qu'il vous vent faire. (1641-60)
334 HORACE.
SCÈNE m.
LE VIEIL HORACE, CAMILLE.
LE VIEIL HORACE.
Ma fille, il n'est plus temps de répandre des pleurs ;
Il sied mal d'en verser où Ton voit tant d'honneurs;
On pleure injustement des pertes domestiques, 1 1 7 5
Quand on en voit sortir des victoires publiques.
Rome triomphe d'Albe, et c'est asse»pour nous ;
Tous nos maux à ce prix doivent nous être doux * .
En la mort d'un amant vous ne perdez qu'un homme
Dont la perte est aisée à réparer dans Rome '; 1 1 80
Après cette victoire , il n'est point de Romain
Qui ne soit glorieux de vous donner la main.
Il me faut à Sabine en porter la nouvelle';
Ce coup sera sans doute assez rude pour elle.
Et ses trois frères morts par la main d'un époux x 1 8 S
Lui donneront des pleurs bien plus justes qu'à vous;
Mais j'espère aisément en dissiper Forage,
Et qu'un peu de prudence aidant son grand courage
Fera bientôt régner sur un si noble cœur
Le généreux amour qu'elle doit au vainqueur. 1190
Cependant étouffez cette lâche tristesse;
Recevez-le, s'il vient, avec moins de foiblesse;
Faites-vous voir sa sœur, et qu'en un même flanc
Le ciel vous a tous deux formés d'un même sang.
X. Far. Tous nos maux à ce prix noas doirent être doax. (1641 -56)
a. Voyex ci-dessus, p. i6a, vers io58 et note 4*
3. f^ar. Je m'en tûs à Sabine en porter la nouvelle. (i64x-56)
ACTE IV, SCÈNE IV- 335
SCÈNE IV,
CAMILLE.
Oui, je lui ferai voir, par d'infaillibles marques, 1 1 9 5
Qu'un véritable amonr brave la main des Parques,
Et ne prend point de lois de ces cruels tyrans \.
Qu'un astre^injurieux nouS- donne pour parents. )
Tu blâmes ma douleur, tu l'oses nonmier lâche ;
Je Taime d'autant plus que plus elle te fâche, 1 100
Impitoyable père, et pai* un just£je£GQ£t -
Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.
En vit-on jamais un dont les rudes traverses
Prissent en moins de rien tant de faces diverses ,
Qui fût doux tant de fois, et tant de fois cruel, 1 9 o 5
Et portât tant de coups avant le coup mortel?
Vit-on jamais une âme en un jour plus atteinte
De joie et de douleur, d'espérance et de crainte.
Asservie en esclave à plus d'événements ,
Et le piteux jouet de plus de changements ? x a 1 o
Un oracle m'assure, un soiigeme travailleJ ;
La paix calmé"! eiïroi que me fait la bataille ;
Mon hymen se prépare, et presque en un moment
Pour combattre mon frère on choisit mon amant;
Ce choix me désespère, et tous laxlàsavouent'; i a 1 5
La partie est rompue, et les Dieux la renouent;
Rome semble vaincue, et seul des trois Albains,
Curiace en mon sang n'a point trempé ses mains.
O Dieux! sentois-je alors des douleurs trop légères*
X. Var, Un oracle m'assare, un songe m'éponTante ;
La bataille m'effraie, et la paix me contente. (i64i-56)
a. Var, Les deux camps mutinés un tel choix désavouent;
Ils rompent la partie, et les Dieux la renouent, (i 641 -56) •
3. Var. Dieux ! srntois-je point lors des douleurs trop légères. (x64i-56)
Var, Ne s«ntois-je point lors des douleurs trop légères. (1660)
P
336 HORACE.
Pour le malheur de Rome et la mort de deux frères * ,
Et me £lattois-je trop quand je croyois pouvoir'
' L'aimer encor sans crime et nourrir quelque espoir?
Sa mort m'en punit bien, et la façon cruelle
Dont mon ftme éperdue en reçoit la nouvelle :
Son rival me Tapprend, et faisant à mes yeux 1 1 a 5
D'un si triste succès le récit odieux,
D porte sur le front une allégresse ouverte.
Que le bonheur public fait bien moins que ma perte ;
Et bâtissant en Tair sur le malheur d'autrui,
Aussi bien que mon frère il triomphe de lui. i a 3o
Mais ce n'est rien encore au prix de ce qui reste' :
On demande ma joie en un jour si funeste*;
Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur,
Et baiser une main qui me perce le cœur.
En un sujet de pleurs si grand, si légitime, i a 35
Se plaindre est une honte, et soupirer un crime;
Leur brutale vertu veut qu'on s'estime heureux,
Et si l'on n'est barbare, on n'est point généreux.
Dégénérons, mon cœur, d'un si vertueux père ;
Soyons indigne sœur d'un si généreux frère : x a 4 o
C'est gloire de passer pour un cœur abattu ^ ,
Quand la brutalité fait la haute vertu.
Éclatez, mes douleurs : à quoi bon vous contraindre?
Quand on a tout perdu, que sauroit-on plus craindre?
ij Pour ce cruel vainqueur n'ayez point de respect ; x a 4 s
J Loin d'éviter ses yeux, croissez à son aspect;
I Offensez sa victoire, irritez sa colère,
X. P'ar, Pour le malbear de Rome et la mort des deux frère»? (x64x iu-ia)
a. Var, Me flattois-je point trop quand je croyois pouvoir. (i64x-56)
Far, Ne me flattois-Je point quand je croyois pouvoir. (x66o)
3. F<^. Mais ce nVst eucor rien an prix de ce qui reste. (x64x->48 et 55 A.)
4* f^ar. On demande ma joie en on coup si funeste. (x64x-56)
5. Far. C'est gloire de passer pour des coeurs abattus.
Quand b brutalité fait les hautes vertus. (x64x-56)
ACTE IV, SCÈNE IV. BJ?
*"'
Et prenez, s'il se peut, plaisir à lui déplaire.
Il vient : préparons-nous à montrer constamment
Ce que doit une amante à la mort d'un amant. i a 5o
SCENE V.
HORACE, CAMILLE, PROCULE.
( Procnltf porte en sa main les trois épées des Cariaces . )
HORACE.
Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux JrèceSr-
Le bras qm^rompt le cours iden6s~ destins contraires,
Qui nous rend maîtres d'Albe; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd'hui le sort de deux Etats;
Vois ces marques d'honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à Theur de ma victoire.
CAMILLE.
Recevez donc mes pleurs, c'est ce que je lui dois '.
HORACE.
Rome n'en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes : i a6o
Qnandjaperteest vengée, on nVjiliis ri^n p^rjn-
CAMILLE.
Puisqu'ils sont satisfaits par le sang épandu.
Je cesserai pour eux de paroître affligée,
Et j'oublierai leur mort que vous avez vengée ;
Mais qui me vengera de celle d'un amant, i a 6 5
Pour me faire ouLlIer sa perte en un" moment ?
I. Var, ProeuU et deux autres soldats (a) fwrtant chacun une épée des
Curiaees, (1641-60)
a. Voyez la Notice d'Horace, p. a48 et note i.
(a) Et les deux autres soldats. (1641 in-ia et 47)
GOAJIXZLI.S. UX 91
338 HORACE.
HOEACE.
Que dis-tu, malheureuse ?
CiJIILLB.
O mon cher Curiaoe !
HORACE.
O d'une indigne sœur insupportable audace*!
D'un ennemi public dont je reviens vainqueur
Le nom est dans ta bouche et Famour dans ton cœur !
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !
Ta bouche la demande, et ton cœur la respire !
Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs.
Ne me fais plus rougir d'entendre tes soupirs ;
Tes flammes désormais doivent être étouffées ; 1375
Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées :
Qu'ils soient dorénavant ton unique entretien.
CAMILLE.
Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien;
Et si tu veux enfin que je t'ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme : i a s o
Ma joie et mes douleurs dépendoient de son sort;
Je l'adorois vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l'a vois laissée ;
Tu ne revois en moi qu'une amante offensée,
Qui comme une furie attachée à tes pas, i & 8 5
Te veut incessamment reprocher son trépas.
Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes^.
Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes,
Et que jusques au ciel élevant les exploits.
Moi-même je le tue une seconde fois ! 1390
Puissent tant de malheurs accompagner ta vie*.
Que tu tombes au point de me porter envie ;
X. Far, O d'une indigne scrar Tinsupportable audace! (1641-60)
a. Var. Tigre affamé de sang, qui me défends les larmes. (1641-48 et 55 A.)
3. fw. Puissent de tels malheurs accompagner ta vie. (i64i>56)
ACTE IV, SCÈNE V. 339
Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité!
HORACE.
O ciel ! qui vit jamais une pareille rage ! 1295
Crois-tu donc que je sois insensible à Toutrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur.
Et préfère du moins au souvenir d'un honmde
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome. 1 3oo
CAMILLE.
Rome, Tunique objet de mon ressentiment^!
Rome, à qui vient ton bras d'inmioler mon amant !
Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu elle t'honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés 1 9o5
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie;
Que cent peuples unis des bouts de l'univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers ! 1 3 1 o
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles.
Et de ses propres mains décliire ses entrailles !
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux '
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre*, 1 3 1 5
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre ,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir.
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !
I. « Cet imprécatioiis de Camille, dit Voltaire, ont toujours fié on beaa
morceaa de déclamation, et but fait valoir toutes les actrices qui ont joué ce
rôle. » Voyez la Notice d'Horace, p. 953 el note x.
1. Far, Que le courroux du ciel allumé par mes yeux. (x656)
3. Far, Pttissé-jc de mes yeux voir tomber cette foudre. (1641- 56]
3/|0 HORACE.
HOEAGB, mettant la main k Tépée*, et ponfsoÎTant sa sœnr
qui 8*enfait.
C^est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace^. i Sap
CAMILLE , blessée denièrele théâtre '.
Ah ! traître !
HORACE f revenant sor le théâtre.
Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain * !
V
SCÈNE VL
HORACE, PROCULE.
PROCULE.
Que venez-vous de faire ?
HORACE.
Un acte de justice :
Un semblable forfait veut un pareil suppUqe.
PROCULE.
Vous deviez la traiter avec moins de rigueur. 1 32 5
HORACE.
Ne me dis point qu'elle est et mon sang et ma sœur.
Mon père ne peut plus Favouer pour sa fille :
Qui maudit son pays renonce à sa famille ;
Des noms si pleins d'amour ne lui sont plus permis;
De ses plus chers parents il fait ses ennemis : x 3 3 o
Le sang même les arme en haine de son crime.
La plus prompte vengeance en est plus légitime*;
X. rar. Mettant Vépée a la main. (1641-48 et 55 A.)
a. Far, Va dedans les enfers joindre ton CurUce. (x64i*56)
3. yar, CAifXLix, derrière le théâtre, (i663)
4« Voyex la Notice &* Horace, p. 25a et a53.
5. yar, La plos prompte vengeaDce rst la plus légitime. {1647)
ACTE IV, SCÈNE VI. 34i
Et ce souhait impie, encore qu'impuissant,
Est un monstre qu'il faut étouffer en naissant.
SCENE VIL
HORACE, SABINE, PROCULE.
SABINE.
A quoi s'arrête ici ton illustre colère ? z 3 3 5
Viens voir mourir ta sœur dans les bras de ton père ;
Viens repaître tes yeux d'un spectacle si doux :
Ou si tu n'es point las de ces généreux coups ^ ,
Immole au cher pays des vertueux Horaces
Ce reste malheureux du sang des Curiaces. 1 340
Si prodigue du tien, n'épargne pas le leur;
Joins Sabine à Camille, et ta femme à ta sœur;
Nos crimes sont pareils, ainsi que nos misères ;
Je soupîfirconMne elle, et déplore mes frères :
Plus coupable^li ce point contre tes dures lois, x 3 4 5
Qu'elle n'en pleuroit qu'un, et que j'en pleure trois,
Qu'après son châtiment ma faute continue.
HORACE.
Sèche tes pleurs, Sabine, ou les cache à ma vue :
Rends-toi digne du nom de ma chaste moitié,
Et ne m'accable point d'une indigne pitié. 1 3 5o
Si l'absolu pouvoir d'une pudique flamme
Ne nous laisse à tous deux qu'un penser et qu'une àme.
C'est à toi d'élever tes sentiments aux miens.
Non à moi de descendre à la honte des tiens.
Je t'aime, et je connois la douleur qui te presse ; x 3 5 S
Embrasse ma vertu pour vaincre ta foiblesse, r-
I . Raciiie a dit dans Andromaque (acte IV, scène ir) :
Qoe peat-oxi refuser à ces généreux coups ?
;
34a . HORACE.
•
Participe à ma gloire au lieu de la souiller.
Tâche à t'en revêtir, non à m'en dépouiller.
Es-tu de mon honneur si mortelle ennemie,
Que je te plaise mieux couvert d'une infamie^? r 36o
Sois plus femme que sœur, et te réglant sur moi.
Fais-toi de mon exemple une inunuable loi.
Cherche pour t^imiter des ùmes plus parfaites.
Je ne t'impute point les pertes que j'ai faites.
J'en ai les sentiments que je dob en avoir, i S6 5
Et je m'en prends au sort plutôt qu'à ton devoir ;
Mais enfin je renonce à la vertu romaine',
Si pour la posséder je dois être inhumaine ;
Et ne puis voir en moi la femme du vainqueur
Sans y voir des vaincus la déplorable sœur. i S7 o
Pi*enons part en public aux victoires publiques;
Pleurons dans la maison nos malheurs domestiques.
Et ne regardons point des biens communs à tous.
Quand nous voyons des maux qui ne sont que pour nous.
Pourquoi veux-tu, cruel, agir d'une autre sorte? 1375
Laisse en entrant ici tes lauriers à la porte ;
Mêle tes pleurs aux miens. Quoi? ces lâches discours
N'arment point ta vertu contre mes tristes jours ?
Mon crime redoublé n'émeut point ta colère?
Que Camille est heureuse ! elle a pu te déplaire; 1 3So
Elle a reçu de toi ce qu'elle a prétendu.
Et recouvre là-bas tout ce qu'elle a perdu.
Cher époux, cher auteur du tourment qui me presse.
Ecoute la pitié, si ta colère cesse ;
Exerce l'une ou l'autre, après de tels malheurs, 1 395
A punir ma foiblesse, ou finir mes douleurs :
X. f^ar. Qne je te plaùe mieux tombé dam l*infunie? (i64i-56)
a. f^ar. Mais aoui je renonce à la Terta romaine. (1641*48 et 55 A.)
ACTE IV, SCÈNE VII. ^43
Je demande la mort pour grâce, ou pour supplice;
Qu'elle soit un effet d'amour ou de justice,
N'importe : tous ses traits n'auront nen que de doux^
Si je les vois partir de la main d'un époux. 1 390
HORACE.
Quelle injustice aux Dieux d'abandonner aux fenunes
Un empire si grand sur les plus belles âmes,
Et de se plaire à voir de si foibles vainqueurs
Régner si puissamment sur les plus nobles cœurs !
A quel point ma vertu devient-elle réduite! 1 395
Rien ne la sauroit plus garantir que la fuite.
Adieu : ne me suis point, ou retiens tes soupirs.
SABINB, seule.
O colère, 6 pitié, sourdes à mes désirs,
Vous négligez mon crime, et ma douleur vous lasse,
Et je n'obtiens de vous ni supplice ni grâce ! 1400
Allons-y par nos pleurs faire encore un effort.
Et n'employons après que nous à notre mort.
I. Var, N'ia^fMMte : toos ses traits me sembleroat fort doux. (i64i-56)
riN DU QUÂTAliMK ACTE.
344 HORACE.
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
LE VIEIL HORACE, HORACE.
LE VIEIL HORACE.
Retirons nos regards de cet objet funeste,
Pour admirer ici le jugement céleste :
Quand la gloire nous enfle, il sait bien comme il faut
Confondre notre orgueil qui s'élève trop haut.
Nos plaisirs les plus doux ne vont point sans tristesse ;
D mêle à nos vertus des marques de foiblesse,
Et rarement accorde à notre ambition
L'entier et pur honneur d'une bonne action . z 4 x o
J_e ne plains point Camille : elle étoit criminelle ;
Je me tiens plus à plaindre, et je te plains plus qu'elle :
Moi, d'avoir mis au jour un cœur si peu romain;
Toi, d'avoir par sa mort déshonoré ta main.
Je ne la trouve point injuste ni trop prompte ; 1 4 x s
Mais tu pouvoîs, mon fils, t'en épargner la honte :
Son crime, quoique énorme et digne du trépas,
Étoit mieux impuni que puni par ton bras.
HORACE.
Disposez de mon sang, les lois vous en font maître^;
J'ai cru devoir le sien aux lieux qui m'ont vu naître.
Si dans vos sentiments mon zèle est criminel,
I. Far, Disposez de mon sort, les lois tous en font mattra;
J*u cm devoir ce coup ans lieux qxà m'ont Tn nattrd.
Si mon zèle an pays roas semble criminel. (i64i-56)
f ( > ' '
ACTE V, SCÈNE L 345
S'Q m*en (kut recevoir un reproche étemel,
Si ma main en devient honteuse et profanée,
Vous pouvez d'un seul mot trancher ma destinée :
Reprenez tout ce sang de qui ma lâcheté^ 1495
A si brutalement souillé la pureté.
Ma main n'a pu souffrir de crime en votre race ;
Ne souffrez point de tache en la maison d'Horace.
C'est en ces actions dont T honneur est blessé
Qu'un père tel que vous se montre intéressé : 1430
Son amour doit se taire où toute excuse est nulle;
Lui-même il y prend part lorsqu'il les dissimule ;
Et de sa propre gloire il fait trop peu de cas ,
Quand il ne punit point ce qu'il n'approuve pas.
LE VIEIL HORACE.
n n'use pas toujours d'une rigueur extrême ; 1 4 3 5
n épargne ses fils bien souvent pour soi-même ;
Sa vieillesse sur eux aime à se soutenir,
Et ne les punit point , de peur de se punir'.
Je te vois d'un autre œil que tu ne te regardes ;
Je sais. . . . Mais le Roi vient, je vois entrer ses gardes. 1440
SCENE IL
TULLE, VALÈRE, LE VIEIL HORACE,
HORACE, TROUPE DE Gardes'.
LE VIEIL HORACE.
Ah ! Sire , un tel honneur a trop d'excès pour moi ;
Ce n'est point en ce lieu que je dois voir mon roi :
Permettez qu'à genoux....
I. Far. Rq>reiiez rotre Mog de qui ma 1 Acheté
A si nul à propos souillé la pureté. (164 1-56)
^.Far, Et ne les punit point, pour ne se pas punir. (1641-60)
3. Var. TaoupB ms oardes. (i655 A. et 56)
346 HORACE.
TULLB.
Non, levez-vous, mon père :
Je (ÎEÛs ce qu'en ma place un bon prince doit faire.
Un si rare service et si fort important 1445
Veut rtionneur le plus rare et le plus éclatant^.
Vous en aviez déjà sa parole pour gage ;
Je ne Fai pas voulu différer davantage.
J*ai su par son rapport, et je n^en doutois pas ,
Gomme de vos deux fils vous portez le trépas , 1450
Et que déjà votre âme étant trop résolue ,
Ma consolation vous seroit superflue ;
Mais je viens de savoir quel étrange malheur
D'un fils victorieux a suivi la valeur,
Et que son trop d'amour pour la cause publique 1455
Par ses mains à son père ôte une fille unique.
Ce coup est un peu rude à Fesprit le plus fort^;
Et je doute comment vous portez cette mort.
LE VIEIL HORACE.
Sire , avec déplaisir, mais avec patience.
TULLE.
Cest Feffet vertueux de votre expérience. 1460
Beaucoup par un long âge ont appris comme vous
Que le malheur succède au bonheur le plus doux :
Peu savent comme vous s'appliquer ce remède ,
Et dans leur intérêt toute leur vertu cède.
Si vous pouvez trouver dans ma compassion 1465
Quelque soulagement pour votre affliction*,
Ainsi que votre mal sachez qu'elle est extrême ,
Et que je vous en plains autant que je vous aime* .
1 . Entre ce ren et le ftuÎTant, Voltaire a ajouté cette indicatioii qui n*ett
point inutile : montrant Fàlère.
2. yiar. Je sais que peut ce coup sur l'esprit le plu» fort. (i64r-56)
3. Far, Quelque toulagement à votre affliction. (1641 in-ia et 47)
4. Far. Et que Tulle tous plaint autant comme il tous aime. (i64i-56)
ACTE V, SCENE II. 347
YÀLÈRE.
Sire , puisque le ciel entre les mains des rois
Dépose sa justice et la force des lois , 1470
Et que rÉtat demande aux princes légitimes
Des prix pour les vertus , des peines pour les crimes ,
Souffrez qu'un bon sujet vous fasse souvenir
Que vous plaignez beaucoup ce qu'il vous faut punir ;
Souffrez.... (^
LB VIEIL HORACE.
Quoi ? qu'on envoie un vainqueur au supplice ?
TULLE.
Permettez qu'il achève , et je ferai justice :
J'aime à la rendre à tous , à toute heure , en tout lieu.
C'est par elle qu'un roi se fait un demi-dieu ;
Et c'est dont je vous plains , qu'après un tel service
On puisse contre lui me demander justice. 1480
VÀLÈRE.
Souffrez donc , 6 grand Roi , le plus juste des rois ,
Que toué les gens de bien vous parlent par ma voix.
Non que nos cœurs jaloux de ses honneurs s'irritent;
S'il en reçoit beaucoup, ses hauts faits* le méritent';
Ajoute^y plutôt que d'en diminuer : 1485
Nous sommes tous encor prêts d'y contribuer;
Mais puisque d'un tel crime il s'est montré capable ,
Qu'il triomphe en vainqueur, et périsse en coupable.
Arrêtez sa fureur, et sauvez de ses mains ,
Si vous voulez régner^ le reste des Romains : 1490
n y va de la perte ou du salut du reste.
La guerre avoit un cours si sanglant, si fimeste',
I. On lit i!M hauts /ait s, ponr ses hauts faits , dans Tédition de 1683. '—
L*édition de i655 A. porte : « ses beaoz faits. »
a. L'édition de i68a et celle de x655 ▲. sont les seules qoi aient le méri-
tent; toutes les autres portent : les mérittnt.
3. Far, Vu le sang qu'a versé cette guerre funeste ,
Et tant de nceuds d*hymen dont nos heureux destins
348 HORACE.
Et les nœuds de Thymen , durant nos bons destins,
Ont tant de fois uni des peuples si voisins ,
Qu'il est peu de Romains que le parti contraire 1 495
N'intéresse en la mort d'un gendre ou d'un beau-frère ,
Et qui ne soient forcés de donner quelques pleurs ,
Dans le bonheui*' public, à leurs propres malheurs.
Si c'est offenser Rome , et que l'heur de ses armes
L'autorise à punir ce crime de nos larmes , 1 5oo
Quel sang épargnera ce barbare vainqueur,
Qui ne pardonne pas à celui de sa sœur.
Et ne peut excuser cette douleur pressante *
Que la mort d'un amant jette au cœur d'une amante ,
Quand près d'être éclairés du nuptial (lambeau , 1 5o 5
Elle voit avec lui son espoir au tombeau ?
Faisant triompher Rome , il se l'est asservie ;
D a sur nous un droit et de mort et de vie ;
Et nos jours criminels ne pourront plus durer
Qu'autant qu'à sa clémence il plaira l'endurer. 1 5 1 o
Je pourrois ajouter aux intérêts de Rome
Combien un pareil coup est indigne d'un homme ;
Je pourrois demander qu'on mît devant vos yeux
Ce grand et rare exploit d'un bras victorieux :
Vous verriez un beau sang , pour accuser sa rage , x 5 1 5
D'un frère si cruel rejaillir * au visage :
Vous verriez des horreurs qu'on ne peut concevoir ;
Son âge et sa beauté vous pourroient émouvoir ;
Mais je hais ces moyens qui sentent l'artifice.
Ont uni si souvent des penples si Toisins,
Peu de nous ont joui d*un succès si prospère,
Qa*ils n'aient perdu dans Alhe un cousin , un beau-frère,
Un oncle , an gendre même, et ne donnent des pleurs. (i64i*-56)
I. L^édition de i655 A. porte trouble, au lieu de bonheur,
a. Far. Et ne peut excuser la douleur Téhémente. (x64i-56)
3. Les éditions de 1641 et de 1660 ont seules rejaillir : toutes les antres
portent rejallir.
ACTE y, SCÈNE II. 349
Vous avez à demain remis le sacrifice : 1 5ao
Pensez-vous que les Dieux , vengeurs des innocents ,
D^une main parricide acceptent de Tencens?
Sur vous ce sacrilège attireroit sa peine ;
Ne le considérez qu*en objet de leur haine ,
Et croyez avec nous qu'en tous ses trois combats ^ 1 5a 5
Le bon destin de Rome a plus fait que son bras^
Puisque ces mêmes Dieux, auteurs de sa victoii*e,
Ont permis qu'aussitôt il en souillât la gloire ,
Et qu'un si grand courage , après ce noble effort ,
Fût digne en même jour de triomphe et de mort. 1 5 3 o
Sire , c'est ce qu'il faut que votre arrêt décide.
En ce lieu Ron^e a vu le premier parricide ;
La suite en est à craindre , et la haine des cieux :
Sauvez-nous de sa main , et redoutez les Dieux.
TULLE.
Défendez-vous, Horace.
HORACB.
A quoi bon me défendre ? 1 5 3 5
Vous savez l'action, vous la venez d'entendre' ;
Ce que vous en croyez me doit être une loi.
Sire , on se défend mal contre l'avis d'un roi ,
Et le plus innocent devient soudain coupable*.
Quand aux yeux de son prince il paroit condamnable.
C'est crime qu'envers lui se vouloir excuser :
Notre sang est son bien , il en peut disposer ;
Et c'est à nous de croire, alors qu'il en dispose,
Qu'il ne s'en prive point sans une juste cause.
Sire , prononcez donc , je suis prêt d'obéir ; x 5 4 5
D'autres aiment la vie, et je la dois haïr.
X. Feo'» Et croyez avec nous qu'en tons ces trois combats. (i653, 54 <^ 56)
a. Far, Vous »aTez Taction, vous le yenez d'entendre. (1641 et 55 A.)
3. Var, £t le plus innocent que le ciel ait tu nattre.
Quand il le croit coupable, il commence de l'être. (164 1-56)
aSo HORACE.
Je ne reproche point à Fardeur de Yalère
Qu en amant de la sœur il accuse le frère*:
Mes vœux avec les siens conspirent aujourd*hui ;
Il demande ma mort , je la veux comme lui. 1 5 5o
Un seul point entre nous met cette différence ,
Que mon honneur par là cherche son assurance ,
Et qu'à ce même but nous voulons arriver,
Lui pour flétrir ma gloire , et moi pour la sauver.
Sire , c'est rarement qu'il s'offre une matière 1 5 5 5
A montrer d'un grand cœur la vertu toute entière.
Suivant l'occasion elle agit plus ou moins ,
Et paroît forte ou foible aux yeux de ses témoins.
Le peuple , qui voit tout seulement par l'écorce ,
S'attache à son effet pour juger de sa force ^; 1 5 6o
U veut que ses dehors gardent un même cours.
Qu'ayant (ait un miracle, elle en fasse toujours :
Après une action pleine , haute , éclatante ,
Tout ce qui brille moins remplit mal son attente ;
Il veut qu'on, soit égal en tout temps, en tous lieux ; x 5 6 5
D n'examine point si lors on pouvoit mieux,
Ni que, s'il ne voit pas sans cesse une merveille,
L'occasion est moindre , et la vertu pareille :
Son injustice accable et détruit les grands noms ;
L'honneur des premiers faits se perd par les seconds;
Et quand la renommée a passé l'ordinaire ,
Si l'on n'en veut déchoir, il faut ne plus rien faire*.
Je ne vanterai point les exploits de mon bras;
Votre Majesté, Sire, a vu mes trois combats :
Il est bien malaisé qu'un pareil les seconde , i s 7 5
I. Var, Qii*eii amant de sa scBor il accuse le frère. (i65a, 54 «t 56)
a. Var, Prend droit par ses effets de jager de sa force.
Et s*ose imaginer, par nn roaoyais discoan.
Que qui fait un miracle en doit faire toujours. (k64x-56)
3. Var. Si l'on n'en veut déchoir, il ne faut plus rien faire. (164 1 -56)
ACTE V, SCÈNE IL 35i
Qu'une autre occasion à celle-ci réponde ,
Et que tout mon courage, après de si grands coups,
Parvienne à des succès qui n'aillent au-dessous ;
Si bien que pour laisser une illustre mémoire,
La mort seule aujourd'hui peut conserver ma gloire : x 5 8 o
Encor la falloit-il sitôt que j'eus vaincu ,
Puisque pour mon honneur j'ai déjà trop vécu.
Un homme tel que moi voit sa gloire ternie , \
Quand il tombe en péril de quelque ignominie ; ^
Et ma main auroit su déjà m'en garantir ; \ 1 5 8 5
Mais sans votre congé mon sang n'ose sortir : \
Comme il vous appartient , votre aveu doit se prendre ;
C'est vous le dérober qu'autrement le répandre.
Rome ne manque point de généreux guerriers;
Assez d'autres sans moi soutiendront vos lauriera; 1 590
Que Votre Majesté désormais m'en dispense;
Et si ce que j'ai fait vaut quelque récompense ,
Permettez, ô grand Roi, que de ce bras vainqueur
Je m'immole à ma gloire , et non pas à ma sœur.
SCÈNE III.
TULLE, VALÈRE, LE VIEIL HORACE,
HORACE, SABINE*.
SABINE.
Sire , écoutez Sabine , et voyez dans. son ime 1 59 5
Les douleurs d'une sœur, et celles d'une Femme,
Qui toute désolée, à vos sacrés genoux.
Pleure pour sa famille , et craint pour son époux.
Ce n'est pas que je veuille avec cet artifice
Dérober un coupable au bras de la justice : 1600
Quoi qu'il ait fait pour vous, traitez-le comme tel,
1. Les éditions de 164 1 -56 ajoutent jvlu aax personna^s de cette soèae.
352 HORACE.
K
t punissez en moi ce noble criminel ;
De mon sang malheureux expiez tout son crime ;
Vous ne changerez point pour cela de victime :
Ce n'en sera point prendre une injuste pitié, x6o5
Mais en sacrifier la plus chère moitié.
Les nœuds de Thyménée et son amour extrême
Font qu*il vit plus en moi qu'il ne vit en lui-même;
Et si vous m'accordez de mourir aujourd'hui ,
Il mourra plus en moi qu'il ne mourroit en lui; 1 6 1 o
La mort que je demande, et qu'il faut que j'obtienne,
Augmentera sa peine, et finira la mienne.
Sire , voyez l'excès de mes tristes ennuis,
Et l'effroyable état où mes jours sont réduits.
V / Quelle horreur d'embrasser un homme dont l'épée 1 6 x 5
De toute ma famille a la trame coupée !
Et quelle impiété de haïr un époux
Pour avoir bien servi les siens, l'Etat et vous !
Aimer un bras souillé du sang de tous mes frères !
N'aimer pas un mari qui finit nos misères ! x6ao
Sire , délivrez-moi par un heureux trépas
Des crimes de l'aimer et de ne l'aimer pas ;
J'en nommerai l'arrêt une faveur bien grande.
Ma main peut me donner ce que je vous demande ;
Mais ce trépas enfin me sera bien plus doux , x 6 a 5
Si je puis de sa honte affranchir mon époux ;
Si je puis par mon sang apaiser la colère
Des Dieux qu'a pu fâcher sa vertu trop sévère ,
Satisfaire en mourant aux mânes de sa sœur ,
Et conserver à Rome un si bon défenseur. x63o
LE VIEIL HORACE, an Roi*.
Sire, c'est donc à moi de répondre à Yalère.
I . Ce jeu de scène et les siiÎTants, jusqu'à la fin de la pièce, manquent dans
les éditions de 1641-48 et dans celle de i655 A.
ACTE V, SCÈNE III. 353
Mes enfants avec lui conspirent contre un père :
Tous trois veulent me perdre , et s'arment sans raison
Contre si peu de sang qui reste en ma maison.
(A Sabine.)
Toi qui par des douleurs à ton devoir contraires*,
Veux quitter un mari pour rejoindre tes frères^,
Va plutôt consulter leurs mânes généreux ;
Ils sont morts, mais pour Albe, et s'en tiennent heureux :
Puisque le ciel vouloit qu'elle iilt asservie ,
Si quelque sentiment demeure après la vie, 1640
Ce mal leur semble moindre , et moins rudes ses coups ,
Voyant que tout Thonneur en retombe sur nous ;
Tous trois désavoueront la douleur qui te touche ,
Les larmes de tes yeux, les soupirs de ta bouche,
L'horreur que tu fais voir d'un mari vertueux. 1645
Sabine , sois leur sœur, suis ton devoir comme eux.
(Aa Roi.)
Contre ce cher époux Valère en vain s'anime :
Un premier mouvement ne fut jamais un crime;
Et la louange est due, au lieu du châtiment,
Quand la vertu produit ce premier mouvement. 1 6 5o
Aimer nos ennemis avec idolâtrie ,
De rage en leur trépas maudire la patrie ,
Souhaiter à l'État un malheur infini ,
C'est ce qu'on nomme crime , et ce qu'il a puni.
Le seul amour de Rome a sa main animée : 1 6 5 5
Il seroit innocent j jïTày oi j^mpinsjâim
Qu'ai-je dit, Sire ? il l'est, et ce bras paternel
L'auroit déjà puni s'il étoit criminel :
J'aurois su mieux user de l'entière puissance
Que me donnent sur lui les droits de la naissance ; 1660
t. Far, Toi qui par des doolean à tes deroin ooatraires. (164 f et 55 A.)
a. yar. Veux quitter un mui pour rejoindre les firères. (1641 in-ia)
CoRBBUJUE. m >3
354 HORACE.
J'aime trop Thonneur, Sire , et ne suis point de rang
À souffrir ni d*afiront ni de crime en mon sang.
C'est dont je ne veux point de témoin que Valère :
Il a vu quel accueil lui gardoit ma colère ,
Lorsqu'ignorant encor la moitié du combat , 1 6 6 5
Je croyois que sa fuite avoit trahi TEtat.
Qui le fait se charger des soins de msT famille?
Qui le fait , malgré moi , vouloir venger ma fille?
Et par quelle raison , dans son juste trépas ,
Prend-il un intérêt qu'un père ne prend pas ? 1670
On craint qu'après sa sœur il n'en maltraite d'autres !
Sire , nous n'avons part qu'à la honte des nôtres ,
Et de quelque façon qu'un autre puisse agir,
Qui ne nous touche point ne nous fait point rougir.
(A Valère.)
Tu peux pleurer, Valère, et même aux yeux d'Horace ;
Il ne prend intérêt qu'aux crimes de sa race :
Qui n'est point de son sang ne peut faire d'affront
Aux lauriers immortels qui lui ceignent le front.
Lauriers, sacrés rameaux qu'on veut réduire en poudre.
Vous qui mettez sa tête à couvert de la foudre^, 1680
L'abandonnerez-vous à l'infâme couteau
Qui fait choir les méchants sous la main d'un bourreau?
Romains, souffrirez-vous qu'on vous immole un homme'
Sans qui Rome aujourd'hui cesseroit d'être Rome ,
Et qu'un Romain s'efforce à tacher le renom x 68 5
D'un guerrier à qui tous doivent un sj beau nom ?
Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu'il périsse',
Où tu penses choisir un lieu pour son supplice ?
Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
X . Don Arias dit aa Comte dans le Cid, acte II, scène i, vers Sgo :
Avec toas vos lauriers craigoex enoor le foudre.
a. Voyez plus haut, p. 271 et 272, le discours du yieil Horace dans Tite LÎTe.
3. Far, Dis, Valère, dis-nous, puisquUl faut qu'il périsse. (1641-48 et 55 A.)
ACTE V, SCÈNE III. 355
Font résonner encor du bruit de ses exploits ? 1690
Sera-ce hors des murs , au milieu de ces places
Qu*on voit fumer encor du sang des Curiaces ,
Entre leurs trois tombeaux , et dans ce champ d'honneur
Témoin de sa vaillance et de notre bonheur ?
Tu ne saurois cacher sa peine à sa victoire ; 1695
Dans les murs , hors des murs , tout parle de sa gloire ,
Tout s'oppose à Teffort dp ton injuste amour,
Qui veut d'un si bon sang souiller un si beau jour.
Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle,
Et Rome par ses pleurs y mettra trop d'obstacle * . 1700
(AoRoi.) ..^
Vous les préviendrez ' , Sire ; et par un juste arrêt
Vous saurez embrasser bien mieux son intérêt.
Ce qu'il a fait pour elle, il peut encor le faire * :
Il peut la garantir encor d'un sort contraire.
Sire , ne donnez rien à mes débiles ans : 1706
Rome aujourd'hui m'a vu père de quatre enfants ;
Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle;
n m'en reste encore un, conservez-le pour elle :
ITôtez pas à ses murs un si puissant appui ;
Et souffrez , pour finir, que je m'adresse à lui. 1 7 1 o
(A Horace.)
Horace, ne crois pas que le peuple slupide *
Soit le maître absolu d'un renom bien solide :
Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit;
Biais un moment l'élève , un moment le détruit ;
Et ce qu'il contribue à notre renommée 1 7 ^ ^
Toujours en moins de rien se dissipe en fumée.
I. Far, Et Rome avec ses pleurs y mettra trop d'obsude. (1641-60)
9. L'édition de i68a porte v<mt U préviendrez^ pour fWM les préviendrez;
c*9Ht laas doQte une erreor.
3. Far, Ce qu'il a fait pour elle, il le peut encor faire :
n k peut garantir encor d*nn tort contraire. (1641 ~^)
356 fiORAGË.
C*est aux rois, c'est aux grands, c'est aux esprits bien faits,
À voir la vertu pleine en ses moindres effets ;
C'est d'eux seuls qu'on reçoit la véritable gloire;
Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire. 1720
Vis toujom*s en Horace , et toujours auprès d'eux
Ton nom demeurera grand, illustre, fameux,
Bien que l'occasion, moins haute ou moins brillante,
D'un vulgaire ignorant trompe J'injuste attente.
Ne hais donc plus la vie, et du moins vis pour moi, 1795
Et pour servir eucor ton pays et ton roi.
Sire, j'en ai trop dit; mais l'affaire vous touche;
Et Rome toute entière a parlé par ma bouche.
VALÈas.
Sire, permettez-moi....
TULLE.
Valère, c'est assez :
Vos discours par les leurs ne sont pas effacés ; 1730
J'en garde en mon esprit les forces plus pressantes.
Et toutes vos raisons me sont encor présentes.
Cette énorme action faite presque à nos yeux
Outrage la nature, et blesse jusqu'aux Dieux.
Un premier mouvement qui produit un tel crime 1735
Ne sauroit lui servir d'excuse légitime :
Les moins sévères lois en ce point sont d'accord ;
Et ^i nous les suivons, il est digne de mort.
Si d'ailleurs nous voulons regarder le coupable ,
Ce crime, quoique grand, énorme, inexcusable, 1740
Vient de la même épée et part du même bras
Qui me fait aujourd'hui maître de deux États.
Deux sceptres en ma main , Albe à Rome asservie ,
Parlent bien hautement en faveur de sa vie :
Sans lui j 'obéirois où je donne la loi , 1745
Et je serois sujet où je suis deux fois roi.
Assez de bons sujets dans toutes les provinces
ACTE V, SCÈNE III. 357
Par des yœux impuissants s'acquittent vers leurs princes;
Tous les peuvent aimer, mais tous ne peuvent pas
Par d'illustres effets assurer leurs États ; 1750
]ftt4'art et le pouvoir d'affermir des couronnes
Sont des dons que le ciel fait à peu de personnes*.
De pareils serviteurs sont les forces des rois , %^
Et de pareils aussi sont au-dessus des lois. ^
Qu'elles se taisent donc ; que Rome dissimule 1755
Ce que dès sa naissance elle vit en Romule :
Elle peut bien souffrir en son libérateur
Ce cjh'elle a bien souffert en son premier auteur.
Vis donc , Horace , vis , guerrier trop magnanime :/
Ta vertu met ta gloire au-dessus de ton crime ;^ ^760
Sa chaleur généreuse a produit ton forfait'; /
D'une cause si belle il faut souffrir l'effet.
Vis pour servir l'État; vis, mais aime Valère :
Qu'il ne reste entre vous ni haine ni colère ;
Et soit <pi'il ait suivi l'amour ou le devoir, 1765
Sans aucun sentiment résous-toi de le voir.
Sabine, écoutez moins la douleur qui vous presse*;
Chassez de ce grand cœur ces marques de foiblesse :
I. Cm deux vers rappellent, bien qaela pensée soit tonte différente, la fin de
cette phrase de Malherbe {rojt% l'édition de M. L. Lalanne, tome I, p. x88)
Apollon à portes ouvertes
Laisse inditTéreminent cueillir
Les belles feuilles toujours vertes
Qui gardent les noms de vieillir;
Mais l'art d'en faire les couronnes
If 'est pas sa de tontes personnes....
9. F'ar. Ta chaleur généreuse a produit ton forfait. (1647 et 55 A.)
Far, Sa chaleur dangereuse a produit ton forfait. (i656)
3. Far, Le Roi scylève, et tous le suivent hormis Julie,
SCÈNE IV.
JUUX.
Camille, ainsi le ciel t'avoit bien avertie
Des tragiques succès qu'il t'avoit préparés;
358 HORACE.
C'est en séchant vos pleurs que vous vous montrerez
La véritable sœur de ceux que vous pleurez. 1770
Mais nous devons aux Dieux demain un sacrifice;
Et nous aurions le del à nos vœux mal propicef^^'^'^^V
Si nos prêtres , avant que de sacrifier,
Ne trouvoient les moyens de le purifier :
Son père en prendra soin ; il Imserafacile 1 7 7 5
D*apaiser tout d'un temps les nBaesae Camille.
Je la plains ; et pour rendre à son sort rigoureux
Ce que peut souhaiter son esprit amoureux ,
Puisqu'en un même jour Fardeur d'un m^e zèle ^
Achève le destin de son amant et d'elle , 1780
Je veux qu'un même jour, témoin de leurs deux morts ,
En un même tombeau voie enfermer leurs corps.
BCaia toojoon da secret il cache une partie .
Aux esprits les plas nets et les mieux éclairét.
n sembloit nous parier de ton proche hyménée,
n sembloit tout promettre à tes Tonix innocents ;
Et nous cachant ainsi ta mort inopinée.
Sa Toix n*e8t que trop vraie en trompant notre sens :
« Albe et Rome anjourd^hai prennent une autre face ;
Tes Tonix sont exaucés, cUm goûtent la paix ;
Et tu vas être unie avec ton Curiaoe,
Sans qu'aucun mauvais sort t'en sépare jamais (a). » (1641 -56)
(a) Ce commentaire de Julie sur le sens de l'orade, dit Yoltaire, est visible-
ment imité de la fin du Poêtorjido, .
FIN DU CINQUiiMB KT DKENim ACIK.
CINNA
TRAGÉDIE
i64o
NOTICE.
c .... Par les envieux un génie excité
Au comble de son art est raille fois monté ;
Plus on Tcut rafToiblir, plus il croit et s'élance :
Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance, i
dit Boileaa dans son Épùre à Racine (vers 49-^^)* L'effort que
fit le génie de Corneille pour répondre dignement à ses détrac-
tearsy est peut-être en effet une des causes de la perfection de
Cinna; mais quel motif a porté le poète à choisir ce sujet, à le
développer avec un soin si curieux, à conseiller avec tant
d'autorité la clémence au souverain et l'oubli aux conjurés?...
C'est ce qu'aucun contemporain ne nous a dit ; on en est donc
réduit sur ce point aux conjectures, et, le premier, M. Edouard
Foumier en a présenté tout récemment qui ont le double
mérite, assez rare, d'être à la fois fort ingénieuses et très-
plausibles.
< C'est en 1640 que Cinna fut joué d'abord, et c'est par
conséquent en 1639 qu'il fut écrit. Or que s' était-il passé cette
année-là dans la ville de Rouen, où Corneille menait la vie
laborieuse et retirée que vous connaissez déjà'? De sinistres
événements l'avaient agitée, ainsi que toute la province dont
elle était la tête et le cœur. Les habitants des campagnes, sur-
chargés des taxes mises sur le sel, sur le cuir, et même jusque
snr le pain, avaient refusé de payer.
« On avait arrêté les plus mutins ; ils en avaient appelé
devant le parlement de Rouen et la cour des aides ; le parle-
I . Voyez la Notice biographique.
362 GINNA.
ment les avait fait mettre en liberté , et par suite la révolte,
se croyant ainsi autorisée et se trouvant avoir un point d'appui,
s'était étendue dans toute la province. On avait couru sus aux
commis, démoli leurs maisons, et pendu même ceux qu'on avait
pu trouver. Un chef mystérieux, que personne n'avait vu,
mais que tout le monde nommait et chantait, conduisait <:ette
jacquerie normande. C'était Jean-vormi-pieds^ descendant di-
rect du Jacques Bonhomme des temps féodaux, et comme lui
personnification terrible de la misère furieuse*.
c Richelieu veillait. Le danger, qui eût été grand partout,
l'était là plus qu'ailleurs, à cause du voisinage de l'Anglais
toujours prompt à profiter de nos troubles, et en raison aussi
de certain désir mal déguisé que les pays normands avaient
toujours eu de se donner à un duc ^.
c II fallait donc un remède énergique et sûr. Le Cardinal
n'était pas homme à le faire attendre ni à l'employer molle-
ment, une fois qu'il l'aurait trouvé. Comme la première cause
de cette révolte venait d'une rébellion du parlement de Rouen,
il voulut que cette magistrature insubordonnée fût punie par
la main d'un magistrat Le chancelier Seguier fut chargé de
ses ordres. Il partit avec une armée, et quelques jours après,
Rouen était occupé militairement.
a Le parlement, qui prévoyait ce qu'il devait attendre de la
colère d'un homme comme Richelieu, lui avait en bâte envoyé
deux de ses principaux magistrats pour supplier et demander
pardon. Ils ne purent rien obtenir. Rouen fut traité comme une
ville prise d'assaut. On la frappa d'une taxe d'un million quatre-
vingt-cinq mille livres ; son conseil municipal fut dissous ; le
parlement,. la cour des aides, le lieutenant général du bailliage
furent interdits. Ce n'est pas tout. Il fallait du sang dans toutes
les rigueurs qu'ordonnait Richelieu. Un grand nombre d'ha-
I. M.Rathery, Des anciennes institutions judiciaires de la Normandie^
dans la Revue française du mois de mars iSSg, p. 269. — Voyez aussi
V Introduction du Diaire, ou Journal du chancelier Setter en Norman-
die après la sédition des nu-pieds, et documents relatifs à ce voyage et
à la sédition^ publiés pour la première fois par A. Floquet. Rouen,
184a, in-80.
a. Tallemant des Réaux, tome II, p. 47*
NOTICE. 363
bitants fàrenft arrêtés ; on leur fit leur procès, et quarante-six
furent condanmés : quatre à être rompus vifs, vingt au gibet,
vingt-deux au bannissement perpétuel.
c Le cbancelier, qui réglait toutes ces représailles sur la
connaissance qu*il avait des sévérités ordinaires à celui dont il
était l'exécuteur, ne se croyait pas satisfait encore. Après avoir
décimé la population, il voulait décapiter la ville elle-même,
et rêvait pour cela la démolition de sa maison commune.
C'était trop de zèle. Le Cardinal, à qui il envoya le menu de
ses rigueurs, fit écrire en marge : c Bon, à l'exception du ra-
« sèment de l'hôtel de ville ^ »
En sa qualité d'avocat aux sièges généraux de l'amirauté,
€oi*neille faisait partie du parlement; il comptait parmi les
proscrits, des amis, des parents peut-être, et devait avoir à
coeur de calmer les ressentiments de Richelieu. Est-ce à dire
que nous ne voyions dans Cinna qu'un éloquent plaidoyer?
Dieu nous en garde 1 A coup sûr, Corneille voulait avant tout
faire une belle tragédie; mais rencontrant dans Sénèque le
magnifique exemple de clémence qu'il a si bien mis en
scène, ne peut-il point, par un retour bien naturel sur son
temps, avoir souhaité pour sa ville natale un souverain aussi
magnanime qu'Auguste? S*il a eu cette idée, la Rome antique
s'est tout à coup animée à ses yeux, et l'émotion que lui avaient
causée les troubles dont il venait d'être le témoin fut la source
de cette inspiration passionnée avec laquelle il peignit, en con-
temporain, en spectateur fidèle, les agitations qui accompa-
gnèrent l'établissement de l'empire.
Le public était du reste admirablement préparé à goûter
une œuvre de ce genre : c Les premiers spectateurs, dit Vol-
taire, furent ceux qui combattirent à la Marfée, et qui firent la
guerre de la Fronde. Il y a d'ailleurs dans cette pièce un vrai
continuel, un développement de la constitution de l'empire
romain qui plaît extrêmement aux hommes d'État, et alors
chacun voulait l'être *• »
I. M. Rathery, p. 271. — M. Edouard Foumier, Notes sur la
vie de Conuilley p. cxvn-cxix, en tête de ComeilU à la Butte Saint'
Roch,
3. Remarques sur Cinna ^ acte Y, scène m, vert 1701.
364 CINNA.
La tragédie ent donc un grand succès; mais l'éloquente et
indirecte supplique qui, suivant Thypothèse que nous avons
adoptée, s'y trouvait contenue, fut loin d'en avoir autant. Au-
cun des Rouennais proscrits ne fut rappelé, et les rigueurs
ordonnées suivirent leur cours. Le destin de cette pièce,
comme de presque tous les chefs-d'œuvre dramatiques, fut de
causer une vive impression, mais sans changer les cœurs, sans
fléchir les volontés. D'après une anecdote fort douteuse,
Louis XrV, après avoir constamment refusé la grâce du che-
valier de Rohan, aurait été si ému en assistant à une représen-
tation de Cinna la veille du jour où le chevalier de Rohan de-
vait être exécuté, que si on lui avait alors parlé de nouveau en
faveur du condamné, il n'eût pu, aurait-il dit lui-même, s'em-
péçher d'accorder en ce moment la grâce qu'il avait jusqu'alors
constamment refusée ^. Quoi qu'il en soit de cette émotion at-
tribuée à Louis XIV, il est certain que l'exemple d'Auguste
ne tenta pas un instant Richelieu.
Suivant les frères Parfait', Cinna aurait été joué pour la
première fois vers la fin de 1639. Mais cette pièce succéda à
HoreicCy qui, le 9 mars 1640, ainsi que nous l'avons vu plus
haut*, venait à peine d'être joué; la première représentation
de Cinna est donc sans contredit postérieure à cette date.
L'auteur d'une Lettre sur la vie et les ouvrages de Molière et
sur les comédiens de son temps , publiée au mois de mai 4740^,
s'exprime ainsi en parlant de Pierre Mercier, dit Bellerose :
« On croit que c'est lui qui a joué d'original le rôle de Cinna
dans la tragédie de ce nom ; > et ce qui est avancé ici d'une
manière dubitative est établi par un témoignage formel de Cha-
puzeau, qui dit dans son Théâtre français ' : « Comme les talents
sont divers, l'un n'est propre que pour le sérieux, l'autre que
pour le comique; et Jodelet auroit aussi mal réussi dans le
rôle de Cinna, que Bellerose dans celui de don Japhet d'Ar-
ménie*. »
I. Anecdotes dramatiques f p. io3.
a. Histoire du Théâtre fratiçois, tome V, p. ga,
3. Voyez la Notice d^ Horace ^ p. a 49 et a5o.
4. Mercure de iFrance^ p. 847. — 5. Page ia3.
6. Pièce de Scarron, représentée en i653.
NOTICE. 365
Ce renseignement est d'autant plus précieux que Bellerpse
étant alors chef de la troupe de Thôtel de Bourgogne , nous
apprenons ainsi à quel théâtre Cirma fut représenté.
Nous savons de plus qu'en 1657 Floridor et Beauchâteau
alternaient dans ce même rôle *. Quant aux autres, nous igno-
rons par qui ils étaient remplis. M. Aimé Martin affirme, mais
sans en apporter de preuves, que Baron père jouait Auguste,
et la Beaupré Emilie.
Cinmiy pendant fort longtemps, a subi à la représentation
des mutilations analogues a celles qui ont encore lieu aujour-
d'hui pour le Cid. Plusieurs actrices ne disaient point le mo-
nologue qui ouvre la pièce ; c'est à Voltaire qu'on en doit le
rétablissement'. D'autres altérations, encore plus graves, ont
subsisté jusqu'à nos jours. En 1746 les frères Parfait nous
disent que d'ordinaire on retranche au théâtre le rôle de Livie*.
Dans son édition de Corneille de 1 764 , Voltaire fait obser-
ver que cette suppression remonte à plus de trente ans.
Corneille cependant avait insisté à bon droit, dans le Discours
du poème dramatique^ sur l'importance de ce rôle : « La con-
sultation d'Auguste au second de Cinna, les remords de cet in-
grat, ce qu'il en découvre à Emilie, et l'effort que fait Maxime
pour persuader à cet objet de son amour caché de s'enfuir
avec lui, ne sont que des épisodes; mais l'avis que fait donner
Maxime par Euphorbe à l'Empereur, les irrésolutions de ce
prince, et les conseils de Livie, sont de l'action principale*. »
Ces suppressions non-seulement tronquaient la pièce, mais
amenaient des contre-sens inévitables. A l'occasion de ces deux
▼ers :
Vous ne coimoissez pas encor tous les complices ;
Votre Emilie en est, Seigneur, et la voici ",
Voltaire fait la remarque suivante : c Les acteurs ont été obli-
gés de retrancher Livie, qui venait faire ici le personnage d'un
exempt, et qui ne disait que ces deux vers. On les fait pro-
noncer par Emilie, mais ils lui sont peu convenables. »
I. Voyez ci-dessus, p. aSi. — 2. Voyez ci-après, p. 385, note x.
3- Tome VI, p. 94, note a. — 4. Tome I, p. 47»
5. Acte V, scène 11, vers i56a et i563.
366 GINNA.
Ifapoléon, qui avait pour Corneille une si vire admiration^
voulut qu*on représentât à Saint-Gloud Cirma^ avec livie, le
ag mai 1806, et Mlle Raucourt fut chargée de remplir ce rdle;
mais cette heureuse tentative, ainsi que celle qui fînt également
faite à Saint-Gloud, à quelques jours de là, pour rétablir le
personnage de l'Infante dans le Cid^j n'eut aucune influence
sur les représentations ordinaires, et ce fut seulement le ai no-
vembre 1860, sous la direction de M. Edouard Thierry, que
le rôle de Livie fut définitivement remis au théâtre. A cette
époque, l'habile directeur fit pratiquer dans Cinna des chan-
gements de décors analogues à ceux que le public avait déjà
accueillis favorablement dans le Cid*. V Examen de Cinna
renferme sur ce point d'excellentes indications ', un peu con-
tredites il est vrai par un passage d'un des Discours^ qui montre
que Gomeille n'était pas trop d'avis qu'on variât les déco-
rations pour marquer la diversité des lieux. Au reste ces
modifications n'eurent lieu alors qu'à la Gomédie-Française ; et
l'Odéon, qui deux jours après représentait Cinna pour le début
de Mlle Karoly dans le rôle d'Éipilie , ne rétablissait pas celui
de Livie et ne changeait rien à la décoration.
Cinna est I9 première pièce dont Gomeille ait obtenu le pri-
vilège en son nom avant d'avoir traité avec un libraire. Ge
privilège, daté de Fontainebleau, le i*' août 164a, est ainsi
conçu : c II est permis à notre amé et féal Pierre Gomeille,
notre conseiller et avocat général à la table de marbre des
eaux et forêts de Rouen, de faire imprimer une tragédie de
sa composition intitulée : Cinna ou la Clémence d^ Auguste,,,, >
Il est suivi d'une mention de « la cession et transport » fait
par Gomeille à Toussaint Quinet, et l'on trouve dans les Mé-'
moires de Mathieu Mole* Tarrét du 16 juin qui autorise Qui-
net à jouir de l'effet du privilège, et du transport fait à son
profit par Gomeille.
L'édition originale a ])our titre : Ginna ov la glemknce
d'Avgvstk, THAGEuiB. Imprimé à Rouen aux despens de VAutheur
I. Voyez ci-dessus, p. 5i. — a. Voyez ci-dessus, p. 5a.
3. Voyez ci-après, p. 379 et 38o.
4. Voyez tome I, p. lao.
5. Tome III, p. %% et 67.
NOTICE. 367
ei se vendent à Paris chez Toussainct Quinet*,., M.DC.XLm.
Auecpriidlege du Roy, Sur le titre se trouvent comme épigraphe
les vers 40 et 4 1 de VArt poétique d'Horace :
.... Cm lecta patenter erit reSf
Nec facundia deseret hunc^ rue lueidus or do.
Ce titre est précédé d'un frontispice gravé représentant Au-
guste sur un trône , et Cinna , Maxime et Emilie à ses pieds ;
cette dernière lui baise la maiu. Le volume, de format in-4®9
se compose de 7 feuillets et iio pages. L'achevé d'imprimer
est du 18 janvier ; la cession à Quinet, seulement du 27, comme
on le voit dans Parrét du 1 6 juin ; ce qui explique la présence
sur le titre de la formule : Imprimé aux despens de tAutheur.
En tête de Cinna se trouve le passage de Sénèque qui a
donné à Corneille l'idée de sa tragédie % et la traduction libre
de ce passage par Montaigne'* Cette coutume de rappro-
cher ainsi des poëmes dramatiques nouveaux leurs origines
historiques, fut imitée par quelques poètes et blâmée par d'au-
tres, qui sans doute ne s'astreignaient pas à une exactitude
bien rigoureuse dans le récit des événements et la peinture des
caractères. C'est ce que nous apprend un auteur fort inconnu
et fort digne de l'être, qui cependant, si nous l'en croyons, a
eu la gloire d'être l'ami de Corneille. Ce poëte, qui se nomme
le Vert et qui avait le bonheur, fort grand alors pour un poëte
dramatique, d'appartenir à la Normandie', a fait imprimer
trois pièces : le Docteur amoureux j comédie, en i638 ; Aristo^
tfmey tragédie, en 164a ; Aricidie^ ou le Mariage de Tite^ tragi-
comédie, en 1646. Dans l'avis au Lecteur de ce dernier ou-
vrage, le Vert s'exprime ainsi : « Les préfaces, que j'aime
quand elles ne sont pas trop longues, ne me semblent point
I. Le récit de Sénèque est traduit en entier dans V Histoire romaine
de Goeffeteau (i6si), fort goûtée an temps de Corneille, et de Tan-
torité de laquelle il s'appuie à la fin de Tavertiasement de Polyeuete.
Voyez plus loin, p. 478.
3. Ces extraits, contrairement à l'usage ordinaire de Cornâlle, se
trouvent en tète de l'édition originale. La première édition du Cid
n*a point les romances; ni la première d'Horace^ l'extrait de Tite
Live.
3. Voyez tome II, p. 4*
iSS CINNA.
absolument inutiles» particulièrement dans les histoires pen
connues, où le moindre avertissement donne quelquefois b^n-
coup de lumière et d'intelligence. Je n'ignore pas que cette
mienne opinion ne puisse être condamnée de quelques-uns;
mais je sais bien aussi qu'elle est suivie de beaucoup d'autres,
et que j'ai pour modèle et pour partisan (comme pour ami et
pour compatriote, dont je ne tire pas une petite vanité) le grand
maître de Fart qui dans le Cinna et le Poljreucte n'a pas
jugé hors de propos de préparer ses lecteurs par des commen-
cements semblables. »
Après le Cid^ Cinna est de toutes les pièces de Corneille
celle qui, de son vivant, a fait le plus de bruit. U revient lui-
même à plusieurs reprises sur c les illustres suffrages > qu'elle
a obtenus^. Ne pas la bien connaître était une des plus grandes
marques d'ignorance que Ton pût donner; et en 1661, Dori-
mon, dans sa Comédie de la comédie, faisait rire aux dépens
d'un sot qui, pour trancher de l'entendu, vantait la prose de
Cinna,
Nous avons dit à combien de parodies le Cid avait donné
lieu, et à quel point Corneille s'irritait des moindres plaisan-
teries de ce genre '. Pour Cinna, nous n'en trouvons aucune
qui ait été représentée. Seulement, à une époque bien posté-
rieure à celle de la représentation, l'abbé de Pure fît, ou du
moins distribua une brochure intitulée : Boileau, ou la Clé^
mencedeM, Colbert; c'est une imitation burlesque de la scène où
Auguste déclare à Cinna qu'il connaît tous les détails du com-
plot tramé contre lui. Gilles Boileau y est convaincu par le
ministre Colbert d'avoir composé des libelles. Si ombrageux
que Hïl Corneille, cette plaisanterie fort médiocre, qui n'était
d'ailleurs nullement dirigée contre son œuvre, ne dut lui
causer aucun chagrin.
X. Voyez plus loin, p. 878 et note a.
9. Voyez ci-dessus, p. 17 et 107 note 3.
ÉPlTRE. 369
A MONSIEUR DE MONTORON*.
MoRsiEim ,
Je vous présente un tableau d^une des plus belles actions
d^Auguste. Ce monarque étoit tout généreux , et sa gêné-
I . Cette épitre dédicatoire , ainsi que Textrait de Sénèqae qui la
•nit, ne se trouTeDt que dans Tédition originale et dans les recueils
de 1 648-1 656. — Pierre du Puget, seigneur de Montauron ou Mon-
toron, des Gtfles et Caussidière , la Chevrette et la Marche, premier
président des finances au bureau de Montauban, mourut à Paris le
33 juin 1664. Tallemant des Réaux nous apprend dans son Histo-
riette sur Louis treizième (tome II, p. a 48) que c Montauron avoit
donné deux cents pistoles à Corneille pour Cinna, » Ce témoignage,
qui émane d*un allié de Montauron, car sa fille naturelle avait épousé
Gédéon Tallemant, est beaucoup plus digne de confiance que Tas-
sertion du Journal de Verdun (juin 1701, p. 4io), qui porte à mille
pistoles le présent de Montauron. La libéralité de ce financier envers
les gens de lettres et leur empressement à lui adresser des dédicaces
étaient devenus un sujet de plaisanteries et d'allusions de toutes
sortes. Dans son Parnasse réformé (p. i3a et i33), Guéret propose
les réformes suivantes : « Article X. Défendons de mentir dans les
épîtres dédicatoires. Article XI, Supprimons tous les panégyriques à
la Montoron.... v Ailleurs, dans sa Promenade de Saint- Cloud (im-
primée dans les Mémoires historiques et critiques de Bruys^ Paris,
lySi, in-i3, tome II, p. i38), Guéret se commente ainsi lui-même :
t Si vous ignorez ce que c*est que les Panégyriques à la Montoron,
vous n'avez qu'à le demander à M. Corneille, et il vous dira que son
Cinna n'a pas été la plus malheureuse de ses dédicaces, s — Du
reste, à cette époque, comme le fait remarquer Tallemant (tome VI,
p. 337, note a), • tout s'appeloit à la Montauron. > Pierre Gontier,
dans un passage de ses Exercitationes hygiasticm (Lyon, 1688, p. m),
cité par M. Paulin Paris, parle de petits pains au lait à la Mon-
tauron; et Tallemant nous raconte une sanglante allusion à cette
façon de parler, qui tombe fort directement sur un membre de sa
famille : c Une fois, dit-il, aux Comédiens du Marais, Monsieur d'Or-
léans y étant, quelqu'un fut assez sot pour dire qu'on attendoit M . de
Montauron. Les gens de Monsieur d'Orléans le firent jouer à la farce,
CoBHEizxB. ni 94
370 CINNA.
rosité n'a jamais paru avec tant d^éclat que dans les effets
de sa clémence et de sa libéralité. Ces deux rares vertus
lui étoient si naturelles et si insépaiables en lui , qu'il
semble qu'en cette histoire que j'ai mise sur notre théâ-
tre , elles se soient tour à tour entre-produites dans son
âme. U avoit été si libéral envers Cinna, que sa conju-
ration ayant fait voir une ingratitude extraordinaire, il
eut besoin d'un extraordinaire effort de clémence pour
lui pardonner; et le pardon qu'il lui donna fut la source
des nouveaux bienfaits dont il lui fîit prodigue, pour
vaincre tout à fait cet esprit qui n'avoit pu être gagné
par les premiers; de sorte qu'il est vrai de dire qu'il eût
été moins clément envers lui s'il eût été moins libéral , et
qu'il eût été moins libéral s'il eût été moins clément.
Cela étante à qui pourrois-je plus justement donner le
portrait de l'une de ces héroïques vertus, qu'à celui qui
possède l'autre en un si haut degré, puisque, dans cette
action, ce grand prince les a si bien attachées et comme
unies l'une à l'autre, qu'elles ont été tout ensemble et la
cause' et l'effet l'une de l'autre? Vous avez des richesses,
et il y ayoit une fille à ta Montauron qu*on disoit être mariée TtdUmeaU
quêlûment. » La fortune de Montauron ne suffit pas longtemps à ses
prodigalités insensées, et bientôt Scarron put écrire le passage sui-
Tant, rapporté par M. Paulin Paris dans son commentaire sur Tal-
lemant des Réaux (tome VI, p. a35) :
Ce n*est que maroquin perdu
Que les livres que Ton dédie
Depuis que Montauron mendie;
Montauron dont le quart d*écu
S'attrapoit si bien à la glu
De l'oae ou de la comédie.
I. Vaa. (édit. de 1 6 48-1 656} : Cela étant, ne puis-je pas avec
justice donner le portrait de Tune de ces héroïques vertus à celui
qui....
a. Vab. (édit. de i648-i656) : tout ensemble la cause et TefFct
l'une de Tautre? Je le puis certes d'autant plus justement que je vois
ÉPtTRE. 371
mais vous savez en jouir, et vous en jouissez d'une façon
si noble , si relevée , et tellement illustre , que vous for-
cez la voix publique d'avouer que la fortune a consulté
la raison quand elle a répandu ses faveurs sur vous , et
qu'on a plus de sujet de vous en souhaiter le redouble-
ment que de vous en envier l'abondance. J'ai vécu si
éloigné de la flatterie, que je pense être en possession
de me faire croire quand je dis du bien de quelqu'un ;
et lorsque je donne des louanges (ce qui m'arrive assez
rarement) , c'est avec tant de retenue, que je supprime
toujours quantité de glorieuses vérités, pour ne me rendre
pas suspect d'étaler de ces mensonges obligeants que
beaucoup de nos modernes savent débiter de si bonne
grâce. Aussi je ne dirai rien des avantages de votre nais-
sance , ni de votre courage , qui l'a si dignement sou-
tenue dans la profession des armes*, à qui vous avez
donné vos premières années: ce sont des choses trop
connues de tout le monde. Je ne dirai rien de ce prompt
et puissant secours que reçoivent chaque jour de votre
main tant de bonnes familles, ruinées par les désordres
de nos guerres : ce sont des choses que vous voulez tenir
cachées. Je dirai seulement un mot de ce que vous avez
TOtre générosité, comme voulant imiter ce grand empereur, prendre
plaisir à s'étendre sur les gens de lettres, en on temps, etc. (voyez
p. 37a).
I. Cest ceUe flatterie, supprimée par Corneille dès 1648 (voyez
la note précédente), qui a fait dire à Scarron : c Soit que la nécessité
soit mère de Tinvention, ou que l'invention soit partie essentielle du
poète , quelques poètes au grand collier ont eu celle d'aller chercher
dans les Finances ceux qui dépensoient leur hien aussi aisément qu'ils
l'avoient amassé. Je ne douW; point que ces marchands poétiques
n'ayent donné à ces puhlicains lihéraux toutes les vertus, jusques
aux militaires. » (Dédicace A très-honnite et très-divert'usante chienne
dame Guiilemette, petite levrette de ma saur, en tète de : la Suite des
OEuvres burlesques de M^ Scarron^ seconde partie. Paris, T. Quint-t,
1648, in-4-.)
37a CINNA.
particulièrement de commun avec Auguste : c'est que
cette générosité qui compose la meilleure partie de votre
âme et règne sur l'autre, et qu'à juste titre on peut
nommer Fâme de votre âme, puisqu'elle en fait mouvoir
toutes les puissances; c'est, dis-je, que cette généro-
sité, à l'exemple de ce grand empereur, prend plaisir à
s'étendi^e sur les gens de lettres, en un temps où beau-
coup pensent avoir trop récompensé leurs travaux quand
ils les ont honorés d'une louange stérile^. Et certes^, vous
avez traité quelques-unes de nos muses avec tant de ma-
gnanimité, qu'en elles vous avez obligé toutes les autres,
et qu'il n'en est point' qui ne vous en doive un remeix^î-
ment. Trouvez donc bon\ Monsieur, que je m'acquitte
de celui que je reconnois vous en devoir, par le présent
que je vous fais de ce poëme, que j'ai choisi comme le
plus durable des miens, pour apprendre plus longtemps
à ceux qui le liront que le généreux Monsieur de Mon-
toron, par une libéralité inouïe en ce siècle', s'est rendu
toutes les muses redevables, et que je prends tant de
part aux bienfaits dont vous avez surpris quelques-unes
d'elles , que je m'en dirai toute ma vie ,
MONSIEUR,
Votre très-humble et très-obligé serviteur*,
CORNEILLB.
I. «Il y en a, dit Scarron dans la dédicace que nous venons de
citer, qui rendent de Tenceus pour de TenccHS, et des louanges pour
des louanges, s
a. Ces deux premiers mots de la phrase manquent dans les éditions
de i648-i656.
3. Var. (édit. de 1648- 1^56) : de sorte qu'il n'en est point.
4. Var. (édil. de i648-i65f)) : Trouvez bon.
5. Voyez p. 369, note i.
6. Vae. (édil. de i656) ; Votre très-humble, très-obéissant et très-
obligé serviteur.
EXTRAIT DE SÉNÈQUE. ^^i
SENEGA.
lib. I , De CUmentia , cap. ix.
Divus Augustus mitls fuit princeps , si quis illum a
principatu suo aestimare incipiat. In communi quidem
republicaS duodevicesimum egressus annum, jam pugio-
nés in sinu amicorum absconderat, jam insidiis M. An-
tonii consulis latus petierat , jam fuerat coUega proscrip-
tionis; sed quum annum quadragesimum transisset, et
m Gallia moraretur , delatum est ad eum indicium ,
L. Cinnam , stolidi ingenii virum , insidias ei struere.
Dictum est et ubi , et quando , et quemadmodum aggredi
vellet. Unus ex consciis deferebat; statuit se ab eo
vindicare. Consilium amicorum advocari jussit. Nox illi
mquieta erat, quum cogitaret adolescentem nobilem,
hoc detracto integrum, Cn. Pompeii nepotem dam-
nandum. Jam unum hominem occidere non poterat,
,quum M. Antonio proscriptionis edictum înter cœnam
dictarat. Gemens subinde voces varias emittcbat et inter
se contrarias : « Quid ergo ? ego percussorem meum se-
curum ambulare patiar, me sollicito? Ergo non dabit
pœnas , qui tôt civilibus bellis frustra petitum caput , tôt
navalibus, tôt pedestribus prœliis incolume, postquam
terra marique pax parta est, non occidere constituât,
sed immolare? » Nam sacrificantem placuerat adoriri.
Rursus silentio interposito , majore multo voce sibi
quam Cinnae irascebatur : « Quid vivis , si perire te tam
I. Corneille a omis ici quelques mots. Voici quel est le texte de
Sénèque : In eommuni quidem republiea gladïum movit : quum hœ mta-
tis esset quod tu nune es, duodevicesimum ^ etc. Dans le reste du mor-
ceau l'édition suivie par Corneille ne diffère que par un petit nombre
de leçons, insigni£antes pour la plupart , du texte des impressions
les plus modernes.
374 CINNA.
multorum interest? Quis finis erit suppliciorum ? qui»
sanguinis? Ego sum nobilibus adolescentulis expositum
caput , in quod mucrones acuant. Non est tanti vita , si,
ut ego non peream , tam multa perdenda sunt. » Inter-
pellavit tandem illum Livia uxor, et: « Admittis, inquit,
moliebre consilium ? Fac quod medici soient ; ubi usitata
remédia non procedunt, tentant contraria. Severitate
nihil adhuc profecisti : Salvidienum ' Lepidus secutus est,
Lepidum Mursena , Murœnam Caepio , Caepionem Egna-
tius, ut alios taceam quos tantum ausos pudet; nunc
tenta quomodo tibi cedat clementia. Ignosce Ti. Cinnae;
deprehensus est ; jam nocere tibi non potest , prodesse
famae tuae potest ' . » Gavisus sibi quod advocatum inve-
nerat, uxori quidem gratias egit : renuntiari autem
extemplo amicis quos in consilium rogaverat imperavit,
et Cinnam unum ad se accersit, dimissisque omnibus
e cubiculo , quum alteram poni Cinnae cathedram jussis-
set : « Hoc, inquit, primum a te peto, ne me loquentem
interpelles, ne medio sermone meo proclames; dabi-
tur tibi loquendi liberum tempus. Ego te, Cinna, quum
in hostium castris invenissem, non factum tantum mihi
inimicum, sed natum, servavi; patrimonium tibi onme
concessi ; hodie tam felix es et tam dives, ut victo vie-
tores invideant : sacerdotium tibi petenti, prseteritis corn-
pluribus quorum parentes mecum milita verant , dedi.
Quum sic de te meruerim, occidere me constituisti. »
Quum ad banc vocem exclamasset Cinna, procul banc
ab se abesse dementiam : « Non prsestas , inquit , fidem ,
Cinna ; convenerat ne interloquereris. Occidere, inquam,
I . L'édition originale de Cinna porté Saivulientium , pour iSo^i-
dienum.
a. L'eniretien d* Auguste et de Lirie est beaucoup plus long dans
Dion Cassius, où il s'étend depuis le chapitre xrr jusqu'au cha-
pitre xxu du liyr« LV.
EXTRAIT DE SÉNÈQUE. S?*»
me paras. » Adjecit locum , socios , diem , ordinem insi-
dianim , cui commissum esset femim ; et quum defixum
vîderet, nec ex conventione jam, sed ex conscientia
tacentem : « Quo , inquit , hoc animo facis ? Ut ipse sis
princeps ? Maie , mehercule , cum republica agitur, si tibi
ad imperandum nihil praeter me obstat. Domum tuam
tueri non potes y nuper libertini hominis gratia in privato
judicio superatus es. Adeo nihil facilius putas quam con*
tra Caesarem advocare? Cedo, si spes tuas solus impedio ^ ,
Paulusne te et Fabius Maximus et Cossi et Servilii fe-
rent, tantumque agmen nobilium, non inania nomina
praeferentium, sed eorum qui imaginibus suis decori
sunt ?» Ne totam ejus orationem repetendo magnam
partem voluminis occupem , diutius enim quam duabus
horis locutum esse constat , quum hanc pœnam qua sola
er9t contentus futurus, ext^nderet : « Vitam tibi, inquit,
Cinna , iterum do , prius hosti , nunc insidiatori ac parri-
cidae. Ex hodiemo die in ter nos amicitia incipiat. Con-
tendamus utrum ego meliore fide vitam tibi dederim,
an tu debeas. » Post haec detulit ultro consulatum, ques*
tus quod non auderet petere; amicissimum , fidelissi-
mumque habuit ; haeres solus fuit iUi ; nullis amplius
insidiis ab ullo petitus est.
1. Nous auTons le texte de U première édition de Cinna, qui a
tue virgule après impedio; c'est bien la ponctuation que veut le sens.
Dans rinipression de 1648, au lieu de la virgule, il y a un point, ce
qui altère la peusée de Sénèque, mais est conforme à la traduction
de Montaigne.
376 CINNA.
MONTAGNE «.
livre I de Ms Estait^ chapitre xzm.
L'empereur Auguste, estant en la Gaule, receut cer-
tain advertissement d'une coniuration que luy brassoit
L. Cinna : il délibéra de s'en venger , et manda pour
cet eflfect au lendemain le conseil de ses amis. Mais la
nuict d'entre deux, il la passa avecques grande inquié-
tude, considérant qu'il avoit à faire mourir un ieune
homme de bonne maison et nepveu du grand Pompeius,
et produisoit en se plaignant plusieurs divers discours :
« Quoy doncques, disoit il , sera il vray que ie demeure-
ray en crainte et en alarme, et que ie lairray mon meur-
trier se promener ce pendant à son ayse? S'en ira il
quitte, ayant assailly ma teste , que i'ay sauvée de tant
de guerres civiles , de tant de battailles par mer et par
terre, et aprez avoir estably la paix universelle du
mon^e ? sera il absoult, ayant délibéré non de me
meurtrir seulement , mais de me sacrifier? » car la con-
iuration estoit faicte de le tuer comme il feroit quelque
sacrifice. Aprez cela, s'estant tenu coy quelque espace
de temps, il recommenceoit d'une voix plus forte, et
s'en prenoit à soy mesme : « Pourquoy vis tu , s'il im-
porte à tant de gents que tu meures? N'y aura il point
de fin à tes vengeances et à tes cruautez ? Ta vie vault
elle que tant de dommage se face pour la conserver? »
Livia , sa femme , le sentant en ces angoisses : « Et les
conseils des femmes y seront ils receus ? lui dict elle :
I. Cet extrait des Essais de Montaigne ne se troaTe que dans
la première édition à^ Horace, Corneille ne Ta pas reproduit à la suite
de l'extrait latin, dans ses recueils de 1648- 1656. Il tiendra lieu ici
d'une traduction du morceau de Sénèque.
EXTRAIT DE MONTAIGNE. 877
fay ce que font les médecins ; quant les receptes accous-
tumees ne peuvent servir, ils en essayent de contraires.
Par sévérité, tu n'as iusques à cette heure rien proufité :
Lepidus a suyvi Salvidienus; Murena, Lepidus; Caepio,
Murena ; Egnatius, Caepio : commence à expérimenter
comment te succéderont la doulceur et la clémence.
Cinna est convaincu , pardonne-luy ; de te nuire désor-
mais, il ne pourra , et proufitera à ta gloire. » Auguste
feut bien ayse d'avoir trouvé un advocat de son humeur,
et ayant remercié sa femme , et contremandé ses amis
qu'il avoit assignez au conseil, commanda qu'on feist
venir à luy Cinna tout seul; et ayant faict sortir tout
le monde de sa chambre, et faict donner un siège à
Cinna, il luy parla en celte manière : « En premier lieu,
ie te demande , Cinna , paisible audience; n'interromps
pas mon parler : ic te donray temps et loisir d'y res-
pondre. Tu sçais , Cinna , que t'ayant prins au camp de
mes ennemis, non seulement t'estant faict mon ehnemy,
mais estant nay tel, ie te sauvay, ie te meis entre mains
touts tes biens , et t'ay enfin rendu si accommodé et si
aysé , que les victorieux sont envieux de la condition du
vaincu : l'office du sacerdoce que tu me demandas , ie te
l'octroyay , l'ayant refusé à d'aultres , desquels les pères
avoyent tousiours combattu avecques moy. T'ayant si
fort obligé, tu as entreprins de me tuer. » A quoy Cinna
s'estant escrié qu'il estoit bien esloingné d'une si mes-
chante pensée : « Tu ne me tiens pas , Cinna , ce que tu
m'avois promis, suyvit Auguste; tu m'avois asseuré que
ie ne seroy pas interrompu. Ouy, tu as entreprins de
me tuer en tel lieu , tel iour, en telle compaignie, et de
telle façon. » Et le veoyant transi de ces nouvelles, et en
silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais
de la presse de sa conscience : « Pourquoy, adiousta il,
le fais tu ? Est ce pour eslre empereur ? Vrayement il va
37S GINNA.
bien mal à la chose publicque, s*îl n'y a que moy qui
t'empesche d'arriver à Fempire. Tu ne peux pas seule-
ment deffendre ta maison, et perdis dernièrement un
procez par la faveur d'un simple libertin^. Quoy ! n'as tu
pas moyen ny pouvoir en aultre chose qu'à entreprendre
César? le le quitte, s'il n'y a que moy qui empesche tes
espérances. Penses tu que Paulus, que Fabius, que les
Cosseens et Serviliens te souffrent , et une si grande
troupe de nobles, non seulement nobles de nom, mais
qui par leur vertu honnorent leur noblesse? » Aprez
plusieurs âultres propos (car il parla à luy plus de deux
heures entières): « Or va, luy dict il, ie te donne,
Cinna , la vie à traistre et à parricide , que ie te donnay
aultrefois à ennemy ; que l'amitié commence de ce iour-
d'huy entre nous; essayons qui de nous deux de meil-
leure foy, moy t'aye donné ta vie, ou tu l'ayes receue. »
Et se despartit d'avesques luy en cette maniei*e. Quelque
temps aprez, il luy donna le consulat, se plaignant de-
quoy il ne luy avoit osé demander. Il l'eut depuis pour
fort amy, et feut seul Faict par luy héritier de ses biens.
Or depuis cet accident , qui adveint à Auguste au qua-
rantiesme an de son aage , il n'y eut iamais de ooniu-
ration ny d'entreprinse contre luy, et receut une iuste
recompense de cette sienne clémence^ .
I. c Affranchi y du mot latin libertus^ ou liber tiruu; car ce dernier
ne vent pas dire, comme on Ta cru longtemps, fils d'affranchi. > [Note
de M, le Clerc sur Montaigne.)
s. Quand Corneille fit imprimer Cinna dans la seconde partie de
ses Œuvres, en 1648, il le fit précéder d'une lettre de Balzac, qui se
trouve encore dans l'édition de i656. Cette lettre, qui est du 17 jan-
vier 1643, avait déjà été comprise dans le tome II des Lettres choi-
sies du sieur de Balzac. Paris, Aug. Courbé, 1647, "»-8®f p. 437 et
suivantes. Dans notre édition elle figurera à sa date parmi le$ Lettres
de Corneille, auxquelles nous avons joint celles qui lui ont été
adressées.
EXAMEN. 379
EXAMEN.
Cb poëme a tant d'illustres suffrages^ qui lui donnent
le premier rang parmi les miens , que je me ferois trop
d'importants ennemis si j'en disois du mal : je ne le suis
pas assez de moi-même pour chercher des défauts où ils
n'en ont point voulu voir, et accuser le jugement qu'ils
en ont fait, pour obscurcir la gloire qu'ils m'en ont don-
née. Cette approbation si forte et si générale vient sans
doute de ce que la vraisemblance s'y trouve si heureuse-
ment conservée aux endroits où la vérité lui manque,
qu'il n'a jamais besoin de recourir au nécessaire '. Rien
n'y contredit l'histoire , bien que beaucoup de choses y
soient ajoutées; rien n'y est violenté par les incommo-
dités de la représentation , ni par l'unité de jour , ni par
celle de lieu.
Il est vrai qu'il s'y rencontre une duplicité de lieu par-
ticulier'. La moitié de la pièce se passe chez Emilie , et
l'autre dans le cabinet d'Auguste. J'aurois été ridicule si
j'avois prétendu que cet empereur délibérât avec Maxime
et Cinna s'il quitteroit l'empire ou non, précisément dans
la même place où ce dernier vient de rendre compte à
Emilie de la conspiration qu'il a formée contre lui. C'est
I. Ck>nieiile revieot dans le Discours des trois unités (tome I, p. io5)
flor ces « illustres suffrages » accordés à Cinna,
3. Voyez le commencement du Discours du poème dramatique,
tome I, p. 14 et suivantes; et le Discours de la tragédie , p. 81 et
suivantes.
3. Ici Corneille répond à une question directe que lui avait posée
d^Aubignac : c Je ne puis approuver que dans la salle d*un palais,
où apparemment il y a toujours des gens qui vont et qui viennent,
on fasse une longue Darration d'aventures secrètes et qui ne pour-
roient être découvertes sans grand péril ; d*où vient que je n*ai jamais
pu bien concevoir comment Monsieur Corneille peut faire qu*en
un même lieu Cinna conté à Emilie tout l'ordre et toutes les cir-
38o CINNA.
ce qui m'a fait rompre la liaison des scènes au quatrième
acte, n ayant pu me résoudre à faire que Maxime vînt
donner Talarme à Emilie de la conjuration découverte,
au lieu même où Auguste en venoit de recevoir Favis par
son ordre , et dont il ne faisoit que de sortir avec tant
d'inquiétude et d'irrésolution. C'eût été une impudence
extraordinaire , et tout à fait hors du vraisemblable , de
se présenter dans son cabinet un moment après qu'il lui
avoit fait révéler le secret de cette entreprise * et porter
la nouvelle de sa fausse mort. Bien loin de pouvoir
surprendre Emilie par la peur de se voir arrêtée , c'eût
été se faire arrêter lui-même, et se précipiter dans un
obstacle invincible au dessein qu'il vouloit exécuter.
Emilie ne parle donc pas où parle Auguste , à la réserve
du cinquième acte ; mais cela n'empêche pas qu'à consi-
dérer tout le poëme ensemble, il n'aye son unité de lieu,
puisque tout s'y peut passer , non-seulement dans Rome
ou dans un quartier de Rome, mais dans le seul palais
d'Auguste, pourvu que vous y vouliez donner un appar*
tement à Emilie qui soit éloigné du sien.
constances d'une grande conspiration contre Anguste, et qu'Auguste
y tienne un conseil de confidence avec ses deux favoris; car si c'est
un lieu public, comme il le semble, puisqu* Auguste en fait retirer les
autres courtisans, quelle apparence que Cinna vienne y faire visite k
Emilie avec un entretien et un récit de choses si périlleuses, qui
pouvoient être entendues de ceux de la cour qui passoient en ce
lieu ? Et si c'est nu lieu particulier, par exemple le cabinet de TEm-
pereur, qui en fait retirer ceux qu'il ne veut pas rendre participants
de son secret, comment est-il vraisemblable qu'il soit venu faire ce
discours à Emilie ? et moins encore qu'Emilie y fasse des plaintes
enrngées contre l'Emperrur? Voilà une difficulté que Monsieur
Corneille résoudra quand il lui plaira, s ( La Pratique du tkétUre,
p. 396 et 397.)
I. Var. (édit. de 1660 et de i663) : de cette entreprise, dont il
étoit un des chefs. — Le reste de la phrase manque dans l'édition
de 1660, qui continue ainsi : « et bien loin de pouvoir, etc. »
EXAMEN. 38i
Le compte que Cinna lui rend de sa conspiration jus-
tifie ce que j'ai dit ailleurs S que, pour faire souffrir une
narration ornée, il faut que celui qui la fait et celui qui
réooute ayent Tesprit assez tranquille, et s'y plaisent
assez pour lui prêter toute la patience qui lui est néces-
saire. Emilie a de la joie d'apprendre^ de la bouche de
son amant avec quelle chaleur il a suivi ses intentions ; et
Cinna n'en a pas moins de lui pouvoir donner de si belles
espérances de l'effet qu'elle en souhaite : c'est pourquoi,
quelque longue que soit cette narration, sans interrup-
tion aucune, elle n'ennuie point. Les ornements de rhé-
torique dont j'ai tâché de l'enrichir ne la font point con-
damner de trop d'artifice, et la diversité de ses figures ne
fait point regretter le temps que j'y perds; mais si j'avois
attendu à la commencer qu'Évandre eût troublé ces deux
amants par la nouvelle qu'il leur apporte, Cinna eût été
obligé de s'en taire ou de la conclure en six vers, et Emilie
n'en eût pu supporter davantage.
Comme' les vers à' Horace^ ont quelque chose de
plus net et de moins guindé pour les pensées que ceux
du Cid^ on peut dire que ceux de cette pièce ont
quelque chose de plus achevé* que ceux àHioracey et
qu'enfin la facihté de concevoir le sujet, qui n'est ni trop
1. Voyez TExaroen de Médée^ tome II, p. 337.
3. Var. (édit. de 1660-1664) : Emilie a joie d'apprendre.
3. L'édition de 1660 a de plus, au commencement de ce para-
graphe , la phrase suirante : c Cest ici la dernière pièce où je me
suia pardonné de longs monologues : celui d*Émilie ouvre le théâtre»
Cinna en fait un au troisième acte, et Auguste et Maxime chacun un
an quatrième.
4* Voltaire, par on scrupule de clarté, a ainsi modifié, dans sou
édition du Théâtre de Corneille (1764), le commencement de ce para-
graphe : « Comme les vers de ma tragédie à* Horace..,. >
5. Var. (édit. de 1660) : on peut dire que ceux-ci ont quelque
chose de plus achevé.
382 CINNA.
chargé d^incidents, ni trop embarrassé des récits de ce
qui s'est passé avant le commencement de la pièce , est
une des causes sans doute de la grande approbation qu'il
a reçue. L'auditeur aime à s'abandonner à l'action pré-
sente , et à n'être point obligé , pour l'intelligence de ce
qu'il voit , de réfléchir sur ce qu'il a déjà vu , et de fixer
sa mémoire sur les premiers actes, cependant que les der-
niers sont devant ses yeux. C'est l'incommodité des pièces
embarrassées, qu'en termes de l'art on nomme implexes^
par un mot emprunté du latin, telles que sont Rodogune
et Héraclius, Elle ne se rencontre pas dans les simples;
mais comme celles-là ont sans doute besoin de plus d'es-
prit pour les imaginer, et de plus d'art pour les con-
duire, celles-ci , n'ayant pas le même secours du côté du
sujet, demandent plus de force de vers, de raisonnement,
et de sentiments* pour les soutenir.
I. Var. (édit. de 1860) : et de raiflonuement, ou de sentimenU.
ÉDITIONS COLLATIONNÉES, ETC. 38S
USTE DES EDITIONS QUI ONT ÉTÉ GOLLATlONlfliES
POUR LES ViLRlÂNTBS DE Cmifjâ.
1643 iii-4"; I 1643 in-ia.
asouBiu.
1648 m-12;
i652 m-12;
1654 in-ia;
i655 in-12;
i656 in-12;
1660 in-8*;
i663 in- fol.;
1664 in-8»;
1668 iD-12;
1682 in-ia.
ACTEURS.
OCTAVE-CÉSAR AUGUSTE, empereur de Rome.
LIYIE, impératrice.
CINNAy fils d'une fille de Pompée*, chef de la conjuradon
contre Auguste.
MAXIME, autre chef de la conjuration.
EMILIE , fille de C. Toraijius , tuteur d'Auguste , et proscrit
par lui durant le triumvirat*.
FULVIE , confidente d*Émilie.
POLYCLÈTE, affranchi d'Auguste.
ÉV ANDRE , affranchi de Gnna.
EUPHORBE, affranchi de Maxime.
La scène est à Rome '.
I. SéDèque dit simplement petit-fils, mais c'est Dion (liTre LV,
chapitre xiy) qui a appris à Corneille que Cinna, auquel il donne le
prénom de Cneius, et non de Lucius, comme Sénèque, était fib d*ane
fille de Pompée.
a. Suétone nous apprend^ dans sa Fie tT Auguste (chapitre xxYn),
qu'Octavien proscrivit C. Toranius, son tuteur, qui avait été le
collègue de son père dans Tédilité; Valère - Maxime (livre IX,
chapitre xr, 5) raconte qu'une fois proscrit, Toranius fut livré par son
propre fils, lequel indiqua aux centurions qui le cherchaient, la re-
traite où il était caché, son âge et les marques auxquelles ils pour-
raient le reconnaître. Toranius avait été préteur.
3. Pour le lieu particulier de chaque acte, voyez ci-dessus, p. 366,
879 et 38o,
CINNA'.
TRAGÉDIE.
ACTE I.
SCÈNE PREMIÈRE.
EMILIE \
Impatients désirs d'nne illustre veïigeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance',
Enfants impétueux de mon ressentiment,
I. L^édidon originale a pour titre, comme nous l'avons dit dans la Notice^
Cimu, OT lA CLnaHCi d'Ayoystk.
a. Emilie ne se tronre pas sur le théâtre; elle y entre an eommencement de
la pièce ; c^est Corneille qui noua l'apprend en ces termes dans le Discours des
trois unités (tome I, p. xoSet 109) : c L'auditeur attend Tactenr; et bien que le
théâtre représente la chambre on le cabinet de celui qui parle, il ne peut ton-
tefoù s'y montrer qu'il ne Tienne de derrière la tapisserie, et il n'est pas ton-
joors aisé de rendre raison de ce qu'il rient de faire en ville avant que de rentrer
cbes lui, puisque même quelquefois il est vraisemblable qu*il n'en est pas sorti.
Je n'ai vu personne se scandaliser de voir Emilie commencer Cinna sans dire
pourquoi elle rient dans sa chambre : elle est présumée y être avant que la
pièce commence, et ce n'est que la nécessité de la représentation qui la fait
sortir de derrière le théâtre pour y venir. » — Toyez sur ce monologue le
Discours du poème dramatique (tome I, p. 45). — « Plnsienr» actrices, dit
Toltaire, ont supprimé ce monologue dans les représentations. Le public même
paraissait souhaiter ce retranchement.... Cependant j'étais si touché des beautés
répandues dans cette première scène, que j'engageai l'actrice qui jouait Emilie
à la remettre au théâtre, et elle fut très-bien re^ie. »
3. f^ar, A qui la mort d'un père a donné la naissance. (i643-56)
^ar. Que d'un juste devoir soutient la riolence. (1660)
GoRimiXE. m a 5
386 CINNA.
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément,
Vous prenez sur mon âme un trop puissant empire*: 5
Durant quelques moments souffrez que je respire,
Et que je considère, en Tétat où je suis,
Et ce que je hasarde, et ce que je poui*suis.
Quand je regarde Auguste au milieu de sa gloire^.
Et que vous reprochez à ma triste mémoire i o
Que par sa propre main mon père massacré
Du trône où je le vois fait le premier degré ;
Quand vous me présentez cette sanglante image,
La cause de ma haine, et Teffet de sa rage,
Je m'abandonne toute à vos ardents transports, 1 5
Et crois, pour une mort, lui devoir mille morts.
Au milieu toutefois d'une fureur si juste.
J'aime encor plus Cinna que je ne hais Auguste,
Bt je sens refroidir ce bouillant mouvement
Quand il faut, pour le suivre, exposer mon amant* . ao
Oui, Cinna, contre moi moi-même je m'irrite
Quand je songe aux dangers où je te précipite.
Quoique pour me servir tu n'appréhendes rien,
Te demander du sang, c'est exposer le tien*:
D'une si haute place on n'abat point de têtes a 5
Sans attirer sur soi mille et mille tempêtes;
L'issue en est douteuse, et le péril certain :
Un ami déloyal peut trahir ton dessein ;
L'ordre mal concerté, l'occasion mal prise.
Peuvent sur son auteur renverser l'entreprise • , 3 o
I. Far. Vous régnez sur mon âme sTecqoe trop d'empire (a) :
Pour le rooinx un moment souffrez que je respire. (i643-56)
a. Far. Quand je regarde Auguste en son trône de gloire. (i643-56^
3. Kar, Quand il faut, pour le perdre, exposer mon amant. (x643-56)
4. Far. Te demander son sang, c'est exposer le tien. (i643>56)
5« Far. PeuTent dessus ton chef renrerser l'entreprise,
Porter sur toi les coups dont tu le tcux frapper. (x643-56)
(a) Ce Tcrs, par une erreur d'impression, a été omis dans l'édition de x656.
ACTE I, SCÈNE I. 387
Tourner sur toi les coups dont tu le veux frapper;
Dans sa ruine même il peut t'envelopper ;
Et quoi qu'en ma faveur ton amour exécute,
Il te peut, en tombant, écraser sous sa chute*.
Ah ! cesse de courir à ce mortel danger : 3 5
Te perdre en me vengeant, ce n'est pas me venger..
Un cœur est trop cruel quand il trouve des charmes
Aux douceurs que corrompt Tamertume des larmes;
Et Ton doit mettre au rang des plus cuisants malheurs^ .
La mort d'un ennemi qui coûte tant de pleurs. , 40
Mais peut-on en verser alors qu'on venge un père?
Est-il perte à ce prix qui ne semble légère ?
Et quand son assassin tombe sous notre effort,
Doit-on considérer ce que coûte sa mort?
Cessez, vaines frayeurs, cessez, lâches tendresses, 4 5
De jeter dans mon cœur vos indignes foiblesses ;
Et toi qui les produis par tes soins superflus.
Amour, sers mon devoir, et ne le combats plus :
Lui céder, c'est ta gloire , et le vaincre, ta honte :
Montre-toi généreux, souffi*ant qu'il te surmonte; 5o
Plus tu lui donneras, plus il te va donner,
Et ne triomphera que pour te couronner.
SCENE IL
EMILIE, FULVIE.
EMILIE.
Je Tai juré, Fulvie, et je le jure encore.
Quoique j'aime Cinna, quoique mon cœur l'adore,
S'il me veut posséder, Auguste doit périr : 5 5
I. Far, Il te peut, en tombant, accabler sou» sa chute. (i643-56)
a. Far. Et je tient qu'il fiiut mettre au rang des grands malfaears
La mort d'un ennemi qui nous coûte des pleurs. (x643-56)
388 CINNA.
Sa tète est le seul prix dont il peut m' acquérir.
Je lui prescris la loi que mon devoir m^impose.
FULVIB.
Elle a pour la blâmer une trop juste cause :
Par un si grand dessein vous vous faites juger
Digne sang de celui que vous voulez venger; 60
Mais encore une fois souffrez que je vous die
Qu une si juste ardeur devroit être attiédie * .
Auguste chaque jour, à force de bienfaits,
Semble assez réparer les maux qu'il vous a faits ;
Sa faveur envers vous paroît si déclarée, 65
Que vous êtes chez lui la plus considérée;
Et de ses courtisans souvent les plus heureux
Vous pressent à genoux de lui parler pour eux'.
EMILIE.
Toute cette faveur ne me riend pas mon père;
Et de quelque façon que Ton me considère, 70
Abondante en richesse, ou puissante en crédit, ^.
Je demeure toujours la fille d'un proscrit. '
Les bienfaits ne font pas toujours ce que tu penses;
D'une main odieuse ils tiennent lieu d'offenses :
Plus nous en prodiguons à qui nous peut haïr, 7 5
Plus d'armes nous donnons à qui nous veut trahir.
Il m'en fait chaque jour sans changer mon courage ;
Je suis ce que j'étois, et je puis davantage,
Et des mêmes présents qu'il verse dans mes mains
J'achète contre lui les esprits des Romains; 80
Je recevrois de lui la place de Livie
Comme un moyen plus sûr d'attenter à sa vie.
Pour qui venge son père il n'est point de forfaits.
Et c'est vendre son sang que se rendre aux bienfaits.
I. f^r. Qae cette paaaion dût être refroidie. (1643-56)
n. yar. Ont encore besoin qne Tons parliez pour eox. (x643-56)
ACTE I, SCÈNE II. S89
FULVIE.
Quel besoin toutefois de passer pour ingrate? 85
Ne pouvez- vous haïr sans que la haine éclate?
Assez d'autres sans vous n'ont pas mis en oubli
Par quelles cruautés son trône est établi :
Tant de braves Romains, tant d'illustres victimes
Qu'à son ambition ont immolé ses crimes, 90
Laissent à leurs enfants d'assez vives douleurs
Pour venger votre perte en vengeant leurs malheurs.
Beaucoup l'ont entrepris, mille autres vont les suivre :
Qui vit haï de tous ne sauroit longtemps vivre.
Remettez à leurs bras les communs intérêts, 9 5
Et n'aidez leurs desseins que par des vœux secrets.
EMILIE.
Quoi? je le haïrai sans tâcher de lui nuire ?
J'attendrai du hasard qu'il ose le détruire ?
Et je satisferai des devoirs si pressants
Par une haine obscure et des vœux impuissants? x 00
Sa perte, que je veux, me deviendroit amère,v
Si quelqu'un l'immoloit à d'autres qu'à mon père ;
Et tu verrois mes pleurs couler pour son trépas,
Qui le faisant périr, ne me vengeroit pas ^
C'est une lâcheté que de remettre à d'autres i o5
Les intérêts publics qui s'attachent aux nôtres.
Joignons à la douceur de venger nos parents,
La gloire qu'on remporte à punir les tyrans.
Et faisons publier par toute l'Italie :
« La liberté de Rome est l'œuvre d'Emilie; i x o
X. c Ce •CDtiiiiMit atroce et ces beanx wtn ont été imités par Racine dans
Amdromaqum (acte IV, scène vw) :
Ma vengeance est perdue
S'il ignore en mourant que c'est moi qni le tae. »
(FoUairt,)
390 CINNA.
On a touché son âme, et son cœur s'est épris;
Mais elle n a donné son amour qu'à ce prix. »
F.ULTIS.
Votre amour à ce prix n'est qu'un présent funeste
Qui porte à votre amant sa perte manifeste.
Pensez mieux, Emilie, à quoi vous l'exposez, x x 5
Combien à cet écueil se sont déjà brisés;
Ne vous aveuglez point quand sa mort est visible.
EMILIE.
Ah ! tu sais me frapper par où je suis sensible.
Quand je songe aux dangers que je lui fais courir *,
La crainte de sa mort me fait déjà mourir ; i a o
Mon esprit en désordre à soi-même s'oppose :
Je veux et ne veux pas, je m'emporte et je n'ose;
Et mon devoir confus, languissant, étonné.
Cède aux rébellions de mon cœur mutiné.
Tout beau, ma passion, deviens un peu moins forte;
Tu vois bien des hasards, ils sont grands, mais n'importe :
Cinna n'est pas perdu pour être hasardé.
De quelques légions qu'Auguste soit gardé.
Quelque soin qu'il se donne et quelque ordre qu'il tienne.
Qui méprise sa vie est maître de la sienne '. 1 3o
Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit;
La vertu nous y jette, et la gloire le suit.
Quoi qu'il en soit, qu'Auguste ou que Cinna périsse,
Aux mânes paternels je dois ce sacrifice ;
Cinna me l'a promis en recevant ma foi, 1 35
Et ce coup seul aussi le rend digne de moi.
Il est tard, après tout, de m'en vouloir dédire.
Aujourd'hui l'on s'assemble, aujourd'hui l'on conspire;
I. Var, Quand je songe aux hasards que je lui fais courir. (i643-56)
a. Sénèque a dit dans sa it* épître : Quisquù vitam eoniempsii, tum diuHmmt
est, a Qnieonqoe méprise la rie est maitre de la tienne. »
ACTE I, SCENE II. Bgi
L'heure, le lieu, le bras se choisit aujourd'hui ;
Et c'est à faire enfin à mourir après lui. 1 4 o
SCENE III.
CINNA, EMILIE, FULVIE.
EMILIE.
Mais le voici qui vient. Cinna, votre assemblée
Par l'effroi du péril n'est-elle point troublée*?
Et recoonoissez-vous au front de vos amis
Qu'ils soient prêts à tenir ce qu'ils vous ont promis?
CINNA.
Jamais contre un tyran entreprise conçue x 4 5
Ne permit d'espérer une si belle issue ;
Jamais de telle ardeur on n'en jura la mort'.
Et jamais conjurés ne furent mieux d'accord ;
Tous s'y montrent portés avec tant d'allégresse.
Qu'ils semblent, comme moi, servir une maîtresse'; i5o
Et tous font éclater un si puissant courroux,
Qu'ils semblent tous venger un père, comme vous.
EMILIE.
Je l'avois bien prévu, que pour un tel ouvrage
Cinna sauroit choisir des hommes de courage,
Et ne remettroit pas en de mauvaises mains x 5 5
L'intérêt d'Emilie et celui des Romains.
CINNA.
Plût aux Dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle !
Au seul nom de César, d'Auguste, et d'empereur,
I. far. Des grandeurs du péril n'est-elle point troabl^? (i643-56)
a. F'ar. Jamais de telle ardeur on ne jura sa mort. (i643-56)
3. f^ar. Qu'ils semblent, comme moi, renger une maîtresse. (1643)
39a CINNA.
Vous eussiez vu leurs yeux s enflammer de fureur \ x 60
Et daii3 un même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d'horreur et rougir de colère *.
« Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux :
Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome, x 6 5
Et son salut dépend de la perte d'un homme.
Si Ton doit le nom d'homme à qui n'a rien d'humain,
A ce tigre altéré de tout le sang romain.
Combien pour le répandre a-t-il formé de brigues !
Combien de fois changé de partis et de ligues, 170
Tantôt ami d'Antoine, et tantôt ennemi,
Et jamais insolent ni cruel à demi ! »
Là, par un long récit de toutes les nusères
Que durant notre enfance ont enduré nos pèxes.
Renouvelant leur haine avec leur souvenir, 175
Je redouble en leurs cœurs l'ardeur de le punir.
Je leur fais des tableaux de ces tristes batailles
Où Rome par ses mains déchiroit ses entrailles,
Où l'aigle abattoit l'aigle, et de chaque côté
Nos légions s'armoient contre leur liberté ; x s o
Où les meilleurs soldats et les chefs les plus braves'
X. Var, Voos eussiez tq leurs yeux sVUuiner def oreor. (i643-56)
1. On raconte que lorsque Michel Baron reparut au mois de mars 1720,
à l*àge de soixante-huit ans, dans le r/^ie de Cinna^ on le vit, daos la même
minute , fâlir et rougir comme le vers l'indiquait. — Larive , dans son
Cours de déclamation (tome II, p. 6), nie obstinément la possibilité du
fait; il semble toutefois que les comédiens du dix -septième siècle aient
en le secret de pâlir à volonté. Tallcmant dit en parlant de Floridor
(tome VII, p. 176) : A 11 est toujours pAle, ainsi point de changement de
visage. »
3. f^ar, Oà le but des soldats et des chefs les plus braves,
C'étoit d*étre vainqueurs pour devenir esclaves (a) i
Où chacun trahissoit, aux yeux de l'univers,
Soi-même et son pays, pour assurer ses fers,
(a) Étoit d*étre vainqueurs pour devenir esclaves. ( i648-56)
ACTE I, SCÈNE III. 398
Mettoient toute leur gloire à devenir esclaves ;
OÙ9 pour mieux assurer la honte de leurs fers,
Tous vouloient à leur chaîne attacher lunivers;
Et Texécrable honneur de lui donner un maître 1 8 5
Faisant aimer à tous Tinfâme nom de traître,
Romains contre Romains, parents contre parents,
Cond:>attoient seulement pour le choix des tyrans.
J'ajoute à ces tableaux la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable*; 190
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat.
Et pour tout dire enfin, de leur triumvirat ;
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires.
Je les peins dans le meurtre à Tenvi triomphants, i g 5
Rome entière noyée au sang de ses enfants :
Les uns assassinés dans les places publiques.
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques ;
Le méchant par le prix au crime encouragé ;
Le mari par sa femme eu son lit égorgé ; a o o
Le fils tout dégouttant du meurtre de sou père.
Et sa tète à la main demandant son salaire ',
Sans pouvoir exprimer par tant d'horribles ti^aits*
Et ticfaant d'acquérir avec le nom de traître
L'abominable bonnear de lui donner un mattre. (x643-56)
X. Far, De leor concorde affreuse, borrible, impitoyable. (i643-56)
a. « Dufresne employa nn jour une petite adresse qui produisit un grand
effet. Kn oonimen<;ant ce récit , il cacha derrière lui une de ses maios dans
laquelle il tenait son casque surmonté d'un panache rouge; et lorsqu'il fut
arrÎTé à on rers, il montra subitement le casque et le panache rouge; et les
agitant Tivement, il sembla présenter aux spectateurs la tète et la diCTelure
sanglante dont il est question dans les Tcrs de Corneille. Les spectateurs furent
saiaia de terreur : Dufresne avait réussi. Mais ces sortes de jeux de théâtre,
fruits de la combinaison et du calcul, ne peuvent être répétés. » {Galerie histo-
rique deê acteurs du théâtre français ^ par Lemazurier, tome I, p. 5io.)
3. Far. Sans exprimer encore avecque tous ces traits (a). (i643-56)
(«) Les éditions de x65a-56 portent, par erreur, ses traits, pour ces iraiu
394 GINNA.
Qu'un crayon imparfait de leur sanglante paix.
Vous dirai-je les noms de ces grands personnages aoS
Dont j'ai dépeint les morts pour aigrir les courages,
De ces fameux proscrits, ces demi-dieux mortels*,
Qu'on a sacrifiés jusque sur les autels?
Mais pourrois-je vous dire à quelle impatience,
A quels frémissements, à quelle violence, > lo
Ces indignes trépas, quoique mal figurés,
Ont porté les esprits de tous nos conjurés ?
Je n'ai point perdu temps, et voyant leur colère
Au point de ne rien craindre, en état de tout faire,
rajoute en peu de mots : « Toutes ces cruautés, a 1 5
La perte de nos biens et de nos libertés,
Le ravage des champs, le pillage des villes.
Et les proscriptions, et les guerres civiles.
Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix
Pour monter dans le trône' et nous donner des lois, a 90
Mais nous pouvons changer un destin si funeste ',
Puisque de trois tyrans c'est le seul qui nous reste.
Et que juste une fois, il s'est privé d'appui.
Perdant, pour régner seul, deux méchants comme lui^
Lui mort, nous n'avons point de vengeur ni de maître;
Avec la liberté Rome s'en va renaître ;
Et nous mériterons le nom de vrais Romains,
Si le joug qui Taccable est brisé par nos mains.
Prenons l'occasion tandis qu'elle est propice :
Demain au Gapitole il fait un sacrifice ; 9 3o
Qu'il en soit la victime, et faisons en ces lieux
I. Far, Ces illastres proscrits, ces deroi-dieav mortels. (i643-56)
9. Voltaire, dans rédition de 1764, a remplacé « dans le trAne » par c su-
ie trône. •
3. Far. Rendons toutefois grâce à la bonté céleste.
Que de nos trois tyrans cVst le seul qui nous reste. (i643-56)
4. Antoine et Lépide.
ACTE I, SCÈNE IIL BgS
Justice à tom le monde, à la face des Dieux :
Là presque pour sa suite il n'a que notre troupe;
Cest de ma ipain qu'il prend et Tencens et la coupe ' ;
Et je veux pour signal que cette même main a 3 5
Lui donne, au lieu d'encens, d'un poignard dans le sein.
Ainsi d'un coup mortel la victime frappée
Fera voir si je suis du sang du grand Pompée ;
Faites voir après moi si vous vous souvenez
Des iUustres aïeux' de qui vous êtes nés. » a4o
A peine ai-je achevé, que chacun renouvelle,
Par un noble serment, le vœu d'être fidèle :
L'occasion leur plaît; mais chacun veut pour soi
L'honneur du premier coup, que j'ai choisi pour moi.
La raison règle enfin l'ardeur qui les emporte : a 4 5
Blaxime et la moitié s'assurent de la porte;
L'autre moitié me suit, et doit l'environner.
Prête au moindre signal que je voudrai donner.
Voilà, belle Emilie, à quel point nous en sommes.
Demain j'attends la haine ou la faveur des hommes, 9 5o
Le nom de parricide ou de libérateur.
César celui de prince ou d'un usurpateur*.
Du succès qu'on obtient contre la tyrannie
Dépend ou notre gloire ou notre ignominie ;
Et le peuple, inégal à l'endroit des tyrans, a5 5
S'il les déteste morts, les adore vivants.
Pour moi, soit que le ciel me soit dur ou propice.
Qu'il m'élève à la gloire ou me livre au supplice.
I. Cett ime allusion à one ciroonsunce hittorique , à la dignité saœrdotale
qu'Angnirte arait eonfiérée à Cinna : Toyez d-dessoa, p. 374- Sénèque noas
apprend aoNÎ (rojet p. 373) que les conjurés Toulaient attaquer Augnste pen-
dant qu'il célébrerait un sacrifiée : Saerîfieantem pUtcuerat adoriri.
a. On lit ajrgmh dans l'édition de i656.
3. ^ar. Céaar celui de (a) prince ou bien d'usurpateur. (1643 -56}
[a) L'édition de x656 porte, par erreur, du prince^ pour d^ prince.
396 <:iNNA.
Que Rome se déclare ou pour ou contre nous,
Mourant pour vous servir, tout me semblera doux, a 60
EMILIE.
Ne crains point de succès qui souille ta mémoire :
Le bon et le mauvais sont égaux pour ta gloire;
Et dans un tel dessein, le manque de bonheur
Met en péril ta vie, et non pas ton honneur.
Regarde le malheur de Brute et de Cassie : a65
La splendeur de leurs noms en est-elle obscurcie ?
Sont-ils morts tous entiers* avec leurs grands desseins'?
Ne les compte-t-on plus pour les derniers Romains ?
Leur mémoire dans Rome est encor précieuse,
Autant que de César la vie est odieuse; 970
Si leur vainqueur y règne, ils y sont regrettés.
Et par les vœux de tous leurs pareils souhaités.
Va marcher sur leurs pas où l'honneur te convie :
Mais ne perds pas le soin de conserver ta vie;
Souviens-toi du beau feu dont nous sommes épris, 275
Qu aussi bien que la gloire Emilie est ton prix.
Que tu me dois ton cœur, que mes faveurs t'attendent,
Que tes jours me sont chers, que les miens en dépendent.
Mais quelle occasion mène Evandre vers nous* ?
X . « Cette expreaâoa »abliine : mourir tout entier, ett prise da latin d*Honee
(livre III, ode xxx, rers 6) non omnis moriar, et tout entier est plus éner-
gique. Racine l'a imitée dans sa belle pièce êHIjMgénie (acte I, scène n) :
Ne laisser aucun nom et mourir tout entier. »
{Voltaire.)
Pompée dit de même dans la Phartale de Lucain (lÎTre VIII, Ters a66 et 267) :
Non omniâ in arvit
EmathUs cecidi,
« Je n'ai pas succombé tout entier dans les champs de TÉmatliie. »
a. p^ar. Ont-ils perdu celui de derniers des Romains?
Kt sont-ils morts entiers arecque leurs desseins? (x643-56)
3. f^'ar. Et que.... Mais quel sujet mène Évandre rers nous? (i643-56)
ACTE I, SCÈNE IV. 397
SCÈNE IV.
CINNA, EMILIE, ÉVANDRE, FULVIE.
ÉVÀNDRE.
Seigneur, César vous mande, et Maxime avec vous, a 80
GINNÀ.
Et Maxime avec moi? Le sais- tu bien, Evandre?
ÉVÀNDRE.
Polyclëte est encor chez vous à vous attendre,
Et fût venu lui-même avec moi vous chercher,
Si ma dextérité n'eût su Ten empêcher;
Je vous en donne avis, de peur d'une surprise. a 85
Il presse fort.
EMILIE.
Mander les chefs de Tentreprise !
Tous deux! en même temps ! Vous êtes découverts.
CINMÀ.
Espérons mieux, de grâce.
EMILIE.
Ah ! Ginna, je te perds !
Et les Dieux , obstinésà nous donner un maître ,
Parmi tes vrais amis ont mêlé quelque traître. 290
Il n'en faut point douter, Auguste a tout appris.
Quoi ? tous deux ! et sitôt que le conseil est pris !
CINNÀ.
Je ne vous puis celer que son ordre m'étonne ;
Mais souvent il m'appelle auprès de sa personne ;
Maxime est comme moi de ses plus confidents, ^gs
Et nous nous alarmons peut-être en imprudents.
EMILIE.
Sois moins ingénieux à te tromper toi-même,
Ginna ; ne porte point mes maux jusqu'à l'extrême;
39B CINNA.
Et puisque désormais tu ne peux me venger*.
Dérobe au moins ta tète à ce mortel danger; s 00
Fuis d'Auguste irrité Fimplacable colère.
Je verse assez de pleurs pour la mort de mon père ;
N'aigris point ma douleur par un nouveau tourment,
Et ne me réduis point à pleurer mon amant'.
CINNÀ.
Quoi? sur rillusion d'une terreur panique, 3o5
Trahir vos intérêts et la cause publique !
Par cette lâcheté moi-même m' accuser,
Et tout abandonner quand il faut tout oser !
Que feront nos amis si vous êtes déçue ?
EMILIE.
Mais que deviendras-tu si l'entreprise est sue ? 3 1 o
CINNA.
S*il est pour me trahir des esprits assez bas,
Ma vertu pour le moins ne me trahira pas :
Vous la verrez, brillante au bord des précipices ,
Se couronner de gloire en bravant les supplices ,
Rendre Auguste jaloux du sang qu'il répandra , 3 1 5
Et le faire trembler alors qu'il me perdra.
Je deviendrois suspect à tarder davantage.
Adieu, raffermissez ce généreux courage.
S'il faut subir le coup d'un destin rigoureux ,
Je mourrai tout ensemble heureux et malheureux : 3a 0
Heureux pour vous sei'vir de perdre ainsi la vie',
Malheureux de mourir sans vous avoir servie.
EMILIE.
Oui, va, n'écoute plus ma voix qui te retient:
Mon trouble se dissipe , et ma raison revient.
I. Var, Et puisque désormais tn ne me peux Tenger. (i643-56)
a. Var. Et ne lui permets point de m*6ter mon amant. (i643-56)
3. Var, Heureux pour tous serrir d'abandonner a vie. (i643-56)
ACTE I, SCÈNE IV. 399
Pardonne à mon amour cette indigne foiblesse. 3 a 5
Tu voudrois fuir : en vain , Cinna , je le confesse
Si tout est découvert , Auguste a su pourvoir
A ne te laisser pas ta fîiite en ton pouvoir.
Porte , porte chez lui cette mâle assurance ,
Digne de notre amour, digne de ta naissance; 33o
Meurs , s'il y faut mourir, en citoyen romain ,
Et par un beau trépas couronne un beau dessein.
Ne crains pas qu'après toi rien ici me retienne :
Ta mort emportera mon âme vers la tienne ;
Et mon cœur, aussitôt percé des mêmes coups.... 335
CIMNA.
Ah ! souffrez que tout mort je vive encore en vous ;
Et du moins en mourant pennettex que j'espère
Que vous saurez venger Famant avec le père.
Rien n'est pour vous à craindre : aucun de nos amis *
Ne sait ni vos desseins, ni ce qui m'est promis; 340
Et leur parlant tantôt des misères romaines ,
Je leur ai tu la mort qui fait naître nos haines ',
De peur que mon ardeur touchant vos intérêts '
D'un si parfait amour ne trahit les secrets :
n n'est su que d'Évandre et de votre Fulvie. 345
EMILIE.
Avec moins de frayeur je vais donc chez Livie ,
Puisque dans ton péril il me reste un moyen
De faire agir pour toi son crédit et le mien;
Mais si mon amitié par là ne te déUvre ,
N'espère pas qu'enfin je veuille te survivre. 3 5o
I. Var, Dans un si grand péril tos jours sont assurés:
Vos desseins ne sont sas d'aucun des conjurés ;
Et décrirant tantôt les misères romaines. (i643-56)
a. La mort de Toranins, père d'Emilie.
3. Far, De peur que trop d'ardeur touchant tos intérêts
Sur mon visage ému ne peigntt nos secrets ;
Ifotre amour n'est connu que d'Évandre et Fulvie. (t643-56)
4oo GINNà.
Je fais de ton destin des règles à mon sort,
Et j'obtiendrai ta vie, ou je suivrai ta mort.
GINNA.
Soyez en ma faveur moins cruelle à vous-même <
Va-t'en, et souviens-toi seulement que je t'aime.
riN DD ^mtmtft aêtë
ACTE II, SCÈNE I. «oi
ACTE IL
SCÈNE PREMIERE.
AUGUSTE, CINNA, MAXIME, troupe
DE Courtisans.
AUGUSTE.
Que chacun se retire, et qu'aucun n'entre ici. 355
Vous, Cinna, demeurez, et vous, Maxime, aussi.
. (Tous ae retirent, à la réserve de Cinna et de Maxime .)
Cet empire absolu sur la terre et sur Tonde ,
Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde ',
I. Ce jea de scàne manque dans les éditions de i643-6o.
a. « Fénelon, dans sa Lettre k V Académie sur réloqnence, dit : c II me
c semble qn*on a donné souTent aux Romains un discours fisstiieux ; je ne
« trouTe point de propordon entre Tempbase a^ec laquelle Auguste parle
• dans la tragédie de Cinna et la modeste simplicité a^ec laquelle Suétone le
K dépeint. » 11 est vrai ; mais ne Csut-ii pas quelque chose de plus relevé sur
le théâtre que dans Suétone? Il j a un milieu à garder entre Tenflure et
la simplicité. Il faut arouer que Corneille a quelquefois passé les bornes.
L'archeréque de Cambrai avait d'autant plus raison de reprendre cette en-
flure vicieuse, que de son temps les comédiens chargeaient encore ce défaut
par la plus ridicule afTectation dans Vhabillement, dans la déclamation et
dans les gestes. On royait Auguste arriver avec la démarche d*nn matamore,
coiffé d'une perruque carrée qui descendait par devant jusqu'à la ceinture;
cette perruque était farcie de feuilles de laurier et surmontée d'un large
chapeau avec deux rangs de plumes rouges. Auguste, ainsi défiguré par des
bateleurs gaulais sur un théâtre de marionnettes, était quelque chose de bien
étrange. Il se plaçait sur un énorme fauteuil à deux gradins, et Maxime et
Gnna étaient sur deux petits tabourets. La déclamation ampoulée répondait
parfaitement à cet étalage, et surtout Auguste ne manquait pas de regarder
Cinna et Bfaximedu haut en bas avec un noble dédain, en prononçant ces vers :
Enfin tont ce qu'adore en ma liante fortune,
D'uo courtisan flatteur la présence importune.
11 faisait bien sentir que c'était eux qu'il regardait comme des courtisans
Goimiu.B. ni ^6
4oa CINNA.
Cette grandeur sans borne et cet illustre rang%
Qui m'a jadis coûté tant de peine et de sang, 3 60
Enfin tout ce qu'adore en ma haute fortune
D'un courtisan flatteur la présence importune ,
N'est que de ces beautés dont l'éclat éblouit,
Et qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit.
L'ambition déplaît quand elle est assouvie, 365
D'une contraire ardeur son ardeur est suivie ;
Et comme notre esprit, jusqu'au dernier soupir.
Toujours vers quelque objet pousse quelque désir,
n se ramène en soi, n'ayant plus où se prendre,
Et monté sur le faîte, il aspire à descendre '. 370
J'ai souhaité l'empire , et j'y suis parvenu ;
Mais en le souhaitant, je ne l'ai pas connu :
Dans sa possession j'ai trouvé pour tous charmes
D'effroyables soucis, d'étemelles alarmes.
Mille ennemis secrets, la mort à tous propos, 375
Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.
Sylla m'a précédé dans ce pouvoir suprême ;
Le grand César mon père en a joui de même :
D'un œil si différent tous deux l'ont regardé ',
Satteurs. En effet, il n*y a rien dans le oommencement de celte scène qui
empêche que c^ vers ne puissent être jonés ainsi. Auguste n*a point encore
parlé avec bonté, avec amitié, à Cinna et à Maxime ; il ne leur a encore parlé
que de son pouvoir absolu sur la terre et sur Tonde. » (Foltaire.)
I. y^ar. Cette grandeur sans borne et ce superbe rang. (i643-56)
a. « Remarqnei bien cette expression, disait Racine à son fils. On «lit
aspirer à monter; mais il faut connottre le cœur humain aussi bien que Cor-
neille l'a connu pour pouvoir dire de l'ambitieux qu'il aspire à desooidre. » -^
Chaulmer écrivait en z638, dans sa Mort de Pompée (acte I, scène x) , ces vers
qui, bien qu'ils contiennent une idée fort difTérente, ont une grande analogie
d'expression avec ceux de notre poète :
Gardons la liberté de la chose publique.
Déjà presque soumise au pouvoir tyrannique
D'un enfant sans respect, ou d'un tigre plutôt
Qui sortant de son antre, ose aspirer si haut;
Qu'il sache en se perdant que qui veut y prétendre,
Plus il cherche à monter, plus il trouve à deseendre.
3. f^ar, Sylla s'en est démis, mon père l'a gardé.
ACTE II, SCÈNE I. 4o3
Que Tun s'en est démis, et Tautre Ta gardé; 38o
Mais l'un, cruel , harbare, est mort aimé , tranquille,
Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville ;
L'autre, tout débonnaire, au milieu du sénat
A vu trancher ses jours par un assassinat.
Ces exemples récents suffiroient pour m'instruire, 3 8 5
Si par l'exemple seul on se devoit conduire :
L'un m'invite à le suivre , et l'autre me fait peur ;
Mais l'exemple souvent n'est qu'un miroir trompeur.
Et l'ordre du destin qui gêne nos pensées
N'est pas toujours écrit dans les choses passées : 890
Quelquefois l'un se brise où l'autre s'est sauvé,
Et par où l'un périt un autre est conservé.
Voilà , mes chers amis , ce qui me met en peine.
Vous, qui me tenez lieu d'Agrippé et de Mécène*,
Pour résoudre ce point avec eux débattu , 395
Prenez sur mon esprit le pouvoir qu'ils ont eu.
Ne considérez point cette grandeur suprême ,
Odieuse aux Romains , et pesante à moi-même ;
Traitez-moi comme ami , non comme souverain ;
Rome , Auguste , l'État , tout est en votre main : 400
Vous mettrez et l'Europe , et l'Asie, et l'Afrique ,
Sous les lois d'un monarque, ou d'une république;
Votre avis est ma règle, et par ce seul moyen
Je veux être empereur, ou simple citoyen.
CINNÂ.
Malgré notre surprise, et mon insuffisance, 4o5
Je vous obéirai. Seigneur, sans complaisance,
Et mets bas le respect qui pourroit m' empêcher
DiiTérents en leur fin comme en leur procédé :
L^nUy cmel et barbare, est mort aimé, traD<|uiIle. (i643-56)
I. Voyez Huns le livre LU de Dion Casaioa, chapitres i-xu, la déIil>ération
d*Àogoste avec Agrippa et Mécène, et les longs discours de ses deux conseillers.
Cinna oavre ici le même avis que Mécène; et Maxime, le même qu'Agrippa,
4o4 CINNA.
De combattre un avis où vous semblez pencher;
Soufirex-le d'un esprit jaloux de voti'e gloire, '
Que vous allez souiller d*une tache trop noire, 4 te
Si vous ouvrez votre âme à ces impressions*
Jusques à condamner toutes vos actions.
On ne renonce point aux grandeurs légitimes ;
On garde sans remords ce qu'on acquiert sans crimes ;
Et plus le bien qu'on quitte est noble, grand, exquis, 4 1 5
Plus qui Yo9e quitter le juge mal acquis.
N'imprimez pas , Seigneur, cette honteuse marque
A ces rares vertus qui vous ont fait monarque ;
Vous l'êtes justement, et c'est sans attentat
Que vous avez changé la forme de l'Etat. 430
Rome est dessous vos lois par le droit de la guerre.
Qui sous les lois de Rome a mis toute la terre ;
Vos armes Font conquise , et tous les conquérants
Pour être usurpateurs ne sont pas des tyrans;
Quand ils ont sous leurs lois asservi des provinces', 495
Gouvernant justement, ils s'en font justes princes :
C'est ce que fit César; il vous faut aujourd'hui
Condamner sa mémoire , ou faire comme lui.
Si le pouvoir suprême est blâmé par Auguste ,
César fut un tyran , et son trépas fut juste , 430
Et vous devez aux Dieux compte de tout le sang
Dont vous l'avez vengé pour monter à son rang.
N'en craignez point , Seigneur, les tristes destinées';
Un plus puissant démon veille sur vos années :
On a dix fois sur vous attenté sans effet, 435
Et qui l'a voulu perdre au même instant l'a fiaiit.
I. F'ar, Si tous laissant «Maire à ces impressioiis,
Vous-même condamnex toutes vos actions. (i643-56)
a. far. Lorsque notre Tslenr nous gagne une {-.rorinee,
GouTemant justement, on devient juste prince, (x 643-56)
3. Far, Mais sa mort vous fait peur? Seigneur, les destinées
n^un soin bien plus exact veillent sur vos années. (t643-56)
ACTE 11, SCÈNE I. 4o5
On entreprend assez, mais aucun n'exécute;
Il est des assassins, mais il n'est plus de Brute :
Enfin , s'il faut attendre un semblable revers,
Il est beau de mourir maître de Tunivers. 440
C'est ce qu'en peu de mots j'ose dire, et j'estime
Que ce peu que j'ai dit est l'avis de Maxime.
MAXIME.
Oui, j'accorde qu'Auguste a droit de conserver
L'empire où sa vertu l'a fait seule arriver*.
Et qu'au prix de son sang, au péril de sa tète , 445
Il a fait de l'État une juste conquête;
Mais que sans se noircir, il ne puisse quitter
Le fardeau que sa main est lasse de porter.
Qu'il accuse par là César de tyrannie,
Qu'il approuve sa mort, c'est ce que je dénie. 4 5o
Rome est à vous , Seigneur, l'empire est votre bien ;
Chacun en liberté peut disposer du sien :
Il le peut à son choix garder, ou s'en défaire;
Vous seul ne pourriez pas ce que peut le vulgaire ,
Et seriez devenu , pour avoir tout dompté , 455
Esclave des grandeurs où vous êtes monté !
Possédez-les, Seigneur, sans qu'elles vous possèdent.
Loin de vous captiver, souffrez qu'elles vous cèdent ;
Et faites hautement connoître enfin à tous
Que tout ce qu'elles ont est au-dessous de vous. 4 6 <»
Votre Rome autrefois vous donna la naissance ;
Vous lui voulez donner votre toute-puissance ;
Et Cinna vous impute à crime capital
La libéralité vers le pays natal !
Il appelle remords l'amour de la patrie ! 4 6 5
Par la haute vertu la gloire est donc flétrie',
I. Les éditions de x65a-56 portent :
L'empire où sa vertu Ta fait seul arriver.
3. f^ar. Par la même vertu la gloire est donc flétrie. (i643-56)
4o6 CINNA.
Et ce n'est qu'un objet digne de nos mépris ,
Si de ses pleins effets Tinfamie est le prix ' !
Je yeux bien avouer qu'une action si belle
Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d'elle ; 470
Mais conmiet-on un crime indigne de pardon',
Quand la reconnoissance est au-dessus du don ?
Suivez, suivez, Seigneui*, le ciel qui vous inspire :
Votre gloire redouble à mépriser l'empire ;
Et vous serez fameux chez la postérité , 475
Moins pour l'avoir conquis que pour l'avoir quitté.
Le bonheur peut conduire à la grandeur suprême ;
Mais pour y renoncer il faut la vertu même ;
Et peu de généreux vont jusqu'à dédaigner,
Après un sceptre acquis, la douceur de régner. 480
Considérez d'ailleurs que vous régnez dans Rome ,
Où , de quelque façon que votre cour vous nomme ,
On hait la monarchie ; et le nom d'empereur.
Cachant celui de roi , ne fait pas moins d'horreur.
Ils passent' pour tyran quiconque s'y fait maître ; 48 5
Qui le sert, pour esclave , et qui l'aime, pour traître;
Qui le souffre a le cœur lâche , mol , abattu ,
Et pour s'en affranchir tout s'appelle vertu.
Vous en avez. Seigneur, des preuves trop certaines :
On a fait contre vous dix entreprises vaines ; 490
Peut-être que l'onzième est prête d'éclater.
Et que ce mouvemen qui vous vient agiter
N'est qu'un avis secret que le ciel vous envoie ,
Qui pour vous conserver n'a plus que cette voie.
Ne vous expose^ plus à ces fameux revers. 49 5
Il est beau de mourir maître de l'univers ;
Mais la plus belle mort souille notre mémoire ,
i.Far. Si de ses plus hauts faits l'infamie est le prix! (i643-56)
a. Far. Mais ce nVst pas un crime indigne de pardon. (i643-56)
3. L'édition de i655 seule porte : s II passe, » an siogulier.
ACTE II, SCÈNE 1. 407
Quand nous avons pu vivre et croître notre gloire*.
GINNÀ.
Si Tamour du pays doit ici prévaloir,
C'est son bien seulement que vous devez vouloir ; 5oo
Et cette liberté , qui lui semble si chère ,
N'est pour Rome, Seigneur, qu'un bien imaginaire ,
Plus nuisible qu'utile, et qui n'approche pas
De celui qu'un bon prince apporte à ses Etats.
Avec ordre et raison les honneurs il dispense , 5o5
Avec discernement punit et récompense ',
Et dispose de tout en juste possesseur.
Sans rien précipiter de peur d'un successeur.
Mais quand le peuple est maître, on n'agit qu'en tumulte :
La voix de la raison jamais ne se consulte ; 5 1 o
Les honneurs sont vendus aux plus ambitieux,
L'autorité livrée aux plus séditieux'.
Ces petits souverains qu'il fait pour une année ,
Voyant d'un temps si court leur puissance bornée.
Des plus heureux desseins font avorter le fruit, 5 1 5
De peur de le laisser à celui qui les suit.
Comme ils ont peu de part au bien dont ils ordonnent.
Dans le champ du public largement ils moissonnent \
Assurés que chacun leur pardonne aisément,
Espérant à son tour un pareil traitement : 5a o
Le pire des États, c'est l'État populaire ^ .
I. Far, Quand nous aTOoB pn rivre avecque plus de gloire. (i643-56)
a. Far^ Arecque jugement punit et récompense.
Ne précipite rien de peor d'un sacces-seur,
[Et dispose de tout en juste possesseur.] (i643'56)
3. Far. Les magistrats donnés aux plus séditieux. (1643 -56)
4. Far, Dedans le champ d'autmi largement ils moinsonuent. (i643-56)
5. Far. Le pire des ÉUts est l'État popnbire (a). (x643)
(a) Botanet, dans son cinquième Avertissement auxprotestai^s, a dit presqne
dans les même» termes : « L*État populaire, le pire de tons; » et Cyrano de
Bergerac, dans sa Lettre contre les /rondeurs .* « Le gontemement populaire
4o8 CINNÀ.
AUGUSTE.
Et toutefois le seul qui dans Rome peut plaire.
Cette haine des rois, que depuis cinq cents ans
Avec le premier lait sucent tous ses enfants.
Pour Tarracher des cœurs, est trop enracinée. 52 5
MAXIME.
Oui, Seigneur, dans son mal Rome est trop obstinée;
Son peuple, qui s'y plaît, en fuit la guérison :
Sa coutume l'emporte, et non pas la raison;
Et cette vieille erreur, que Cinna veut abattre ,
Est une heureuse erreur dont il est idolâtre*, 5 3o
Par qui le monde entier, asservi sous ses lois,
La vu cent fois marcher sur la tête des rois.
Son épargne s'enfler du sac de leurs provinces.
Que lui pou voient de plus donner les meilleurs princes?
J'ose dire, Seigneur, que par tous les climats 535
Ne sont pas bien reçus toutes sortes d'États;
Chaque peuple a le sien conforme à sa nature ,
Qu'on ne sauroit changer sans lui faire une injure :
Telle est la loi du ciel , dont la sage équité
Sème dans l'univers cette diversité. 540
Les Macédoniens aiment le monarchique^.
Et le reste des Grecs la liberté publique ;
Les Parthes , les Persans veulent des souverains.
Et le seul consulat est bon pour les Romains.
ClNNA.
Il est vrai que du ciel la prudence infinie' 545
X. f^ar. Est nne heureuse erreur dout elle est idolâtre.
Par qui le monde entier, rangé dessous ses lois. (164 3-56)
«.L'édition de i655 porte : « la monarchique. »
3. F'ar, S*il est vrai que du ciel la prudence infinie. [i643-56)
est le pire fléau dont Dieu afflige un État quand il le veut châtier. » Yoyea les
Notes sur ia vie de Cnrneille, que M. Edouard Fournier a placées en tête de
sa comédie de Corneille à la Butte Saint- Rock (p. cxx).
ACTE II, SCÈNE I. 409
Départ à chaque peuple un différent génie ;
Mais il n'est pas moins vrai que cet ordre des cieux '
Change selon les temps conmie selon les lieux.
Rome a reçu des rois ses murs et sa naissance ;
Elle tient des consuls sa gloire et sa puissance , 55 o
Et reçoit maintenant de vos rares bontés
Le comble souverain de ses prospérités.
Sous vous, rÉtat n est plu^ en pillage aux armées;
Les portes de Janus par vos mains sont fermées ,
Ce que sous ses consuls on n'a vu qu'une fois*, 5 5/>
Et qu'a fait voir comme eux le second de ses rois.
MAXIME.
Les changements d'État que fait Tordre céleste
Ne coûtent point de sang, n'ont rien qui soit funeste.
CINNA.
C'est un ordre des Dieux qui jamais ne se rompt.
De nous vendre un peu cher les grands biens qu'ils nous
L'exil des Tarquins même ensanglanta nos terres, [font* .
Et nos premiers consuls nous ont coûté des guerres.
MAXIME.
Donc votre aïeul Pompée au ciel a résisté
Quand il a combattu pour notre liberté ?
CINNA.
Si le ciel n'eût voulu que Rome l'eût perdue, 56 5
Par les mains de Pompée il Tauroit défendue * :
II a choisi sa mort pour servir dignement
I. Var. n Mt cerUÎD aussi que cet ordre des deux, (i 643-56)
a. Var, Ce que tous ses consuls n'ont pu faire deux fois,
Et qn*a fait avant eux le second de ses rois. (x643-56}
3. Var, De nous Tendre bien cher les grands biens qu'ils nous font. (1643-64)
4. Soorenir de Virgile (Enéide, Mm II, vers agi et %g%) :
Si Pergama dextra
Dejendi passent y etiam hoc defensa fuissent,
c Si Pêrgame {dit Hectoi) eût pu être défendu par la droite d'nn guerrier, elle
l'aurait été par celle-ci. 9
4io GINNA.
D'une marque étemelle à ce grand changement ,
Et devoit cette gloire aux mânes d'un tel homme * ,
D'emporter avec eux la liberté de Rome. 570
Ce nom depuis longtemps ne sert qu'à l'éblouir,
Et sa propre grandeur l'empêche d'en jouir.
Depuis qu'elle se voit la maîtresse du monde ,
Depuis que la richesse entre ses murs abonde ,
Et que son sein , fécond en glorieux exploits , 575
Produit des citoyens plus puissants que des rois ,
Les grands , pour s'affermir achetant les suffrages,
Tiennent pompeusement leurs maîtres à leurs gages ,
Qui par des fers dorés se laissant enchaîner.
Reçoivent d'eux les lois qu'ils pensent leur donner. 58 o
Envieux l'un de l'autre , ils mènent tout par brigues
Que leur ambition tourne en sanglantes ligues.
Ainsi de Marins Sylla devint jaloux ;
César, de mon aïeul; Marc-Antoine, de vous;
Ainsi la liberté ne peut plus être utile 58 5
Qu'à former les fureurs d'une guerre civile ,
Lorsque par un désordre à l'univers fatal ,
L'un ne veut point de maître , et l'autre point d'égal ' .
Seigneur, pour sauver Rome , il faut qu'elle s'unisse
En la main d'un bon chef à qui tout obéisse '. 590
Si vous aimez encore à la favoriser^,
I. Var, Et deToit cet honneur aux mânes d*an tel homme. (i643-56)
a. Nec quemqtiamjam ferre potest^ Csesarve priorem,
Pompeiusve parent.
(Lucain, Pharsale, livre I, rers xa5 et ia6.)
a Et César ne peut plus soufirir de supérieur, ni Pompée d*égal. m\
3. On a rapproché de ces vers la phrase suivante de Tacite { Annales, livre I,
chapitre ix) : ....non aliud discordant! s patriaa remedium fuisse, quam ut ah
uno regeretur, a il n*y eut pas d*aatre remède pour la patrie en discorde que
d'être gouyemée par un seul; » et celle-ci de Florus (livre lY, chapitre m) :
Aliter salvns esse no» ^/iM7(popu lus romanus), nui confugisset ad sennintem,
n le peuple romain ne put être sauvé qu'en ayant recours à la servitude. »
4. f^»r. Et si votre bonté la veut favoriser. (i643-56)
J-. ACTE II, SCÈNE I. 411
Otes-lui les moyens de se plus diviser.
Sylla y quittant la place enfin bien usurpée ,
N*a fait qu'ouTrir le champ à César et Pompée ,
Que le malheur des temps ne nous eût pas fait voir*, 595
S*il eût dans sa famille assuré son pouvoir.
Qu'a fait du grand César le cruel parricide ,
Qu'élever contre vous Antoine avec Lépide ,
Qui n'eussent pas détruit Rome par les Romains ,
Si César eût laissé Fempire entre vos mains ? 600
Vous la replongerez , en quittant cet empire ,
Dans les maux dont à peine encore elle respire ,
Et de ce peu , Seigneur, qui lui reste de sang
Une guerre nouvelle épuisera son flanc.
Que Tamour du pays , que la pitié vous touche ; 60 5
Votre Rome à genoux vous parle par ma bouche.
Considérez le prix que vous avez coûté :
Non pas qu'elle vous croie avoir trop acheté ;
Des maux qu'elle a soufferts elle est trop bien payée ' ;
Mais une juste peur tient son âme effrayée : 610
Si jaloux de son heur, et las de commander.
Vous lui rendez un bien qu'elle ne peut garder.
S'il lui iaut à ce prix en acheter un autre.
Si vous ne préférez son intérêt au vôtre ,
Si oe funeste don la met au désespoir, 6 1 5
Je n'ose dire ici ce que j'ose prévoir.
Conservez-vous, Seigneur, en lui laissant un mattre'
1. yàr, Qoe le malhear da temps ne noas eût pas fait ▼oir. (1643 in-i*)
2. C'ett une flatterie semblable k celle qu^ Lucain {Pharsale^ livre I, vers 37
et 38} adresse à Néron :
Jam nikilf o Super iy querimur: seelera ipsa nefasque
Hctc mercede placent.
c Non» oe nous plaignons plus de rien, 6 Dieux : les forfaits mêmes et le crime
noos plaisent à ce prix. ■
3. Kar, Conservei-Tous, Seigneur, lui conserrant un maître. (i643-56)
4ia CINNA.
o
Sous qui son vrai bonheur commence de renaître ;
Et pour mieux assurer le bien commun de tous ' ,
Donnez un successeur qui soit digne de vous. 6%q
AUGUSTE.
N'en délibérons plus, cette pitié l'emporte.
Mon repos m'est bien cher, mais Rome est la plus forte;
Et quelque grand malheur qui m'en puisse arriver,
Je consens à me perdre afin de la sauver.
Pour ma tranquillité mon cœur en vain soupire : 6%S
Cinna , par vos conseils je retiendrai l'empire;
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.
Je vois trop que vos cœurs n'ont point pour moi de fard'.
Et que chacun de vous , dans l'avis qu'il me donne ,
Regarde seulement l'Etat et ma personne. 63o
Votre amour en tous deux fait ce combat d'esprits*,
Et vous allez tous deux en recevoir le prix* .
Maxime, je vous fais gouverneur de Sicile:
Allez donner mes lois à ce terroir fertile ;
Songez que c'est pour moi que vous gouvernerez, 635
Et que je répondrai de ce qde vous ferez.
Pour épouse, Cinna, je vous donne Emilie:
Vous savez qu'elle tient la place de Julie ,
Et que si nos malheurs et la nécessité
M'ont fait traiter son père avec sévérité, 640
Mon épargne depuis en sa faveur ouverte
Doit avoir adouci l'aigreur de cette perte.
Voyez-la de ma part, tâchez de la gagner:
Vous n'êtes point pour elle un homme à dédaigner*;
I. f^ar. Et diiignez assurer le bien commnii detoas.
Laissant nn saccesseur qni «oit digne de tous. (x643-56)
a. f^ar. Je sais bien qae vos cœurs n*ont point pour moi de fard. (x643>56)
3. yar. Votre amonr pour tous deux fait ce combat d*esprits. (i643-56)
4* ^r. Et je Teiix que chacun en reçoive le priv. (1643-60)
5. Far. Voos n'êtes pai pour elle im homme à dédaigner. (1643-60)
ACTE II, SCÈNE I. 4i3
De Toffre de vos vœux elle sera ravie ^ 645
Adieu : j'en veux porter la nouvelle à Livie*.
SCÈNE IL
CINNA, MAXIME.
MAXIME.
Quel est votre dessein après ces beaux discours ?
ClNNA.
Le même que j'avois , et que j'aurai toujours.
MAXIME.
Un chef de conjurés flatte la tyrannie*!
CINNA.
Un chef de conjurés la veut voir impunie ! 6 5 o
MAXIME.
Je veux voir Rome libre.
CINNA.
Et vous pouvez juger
Que je veux Tafiranchir ensemble et la venger.
Octave aura donc vu ses foreurs assouvies ',
Pillé jusqu^aux autels , sacrifié nos vies ,
Rempli les champs d'horreur, comblé Rome de morts ,
Et sera quitte après pour l'effet d'un remords !
Quand le ciel par nos mains à le punir s'apprête ,
Un lâche repentir garantira sa tète !
C'est trop semer d'appas*, et c'est trop inviter
Par son impunité quelque autre à l'imiter. 660
Vengeons nos' Sitoyens , et que sa peine étonne
Quiconque après sa mort aspire à la couronne.
®
I. Fàr, Je prétume plat6t qu'elle en sera ravie. (i643-56)
a. Far. Adieu : j'eff Tois porter la nouvelle à Lirie. (1643 in-4*)
3. Far, Auguste aura soûlé ses damnables envies. (i643-56)
4. Voyex tome I, p. 148, note 3. ,
4i4 CINNA.
Que le peuple aux tyrans ne soit plus «xposé*:
S'il eût puni Sylla , César eût moins osé.
MAXIME.
Mais la mort de César, que vous trouvez si juste, 661»
A servi de prétexte aux cruautés d'Auguste.
Voulant nous affranchir, Brute s'est abusé :
S'il n'eût puni César, Auguste eût moins osé.
CINNA.
La faute de Cassie , et ses terreurs paniques ,
Ont fait rentrer l'État sous des lois tyranniques * ; 670
Mais nous ne verrons point de pareils accidents ,
Lorsque Rome suivra des chefs moins imprudents.
MAXIME.
Nous sommes encor loin de mettre en évidence
Si nous nous conduirons avec plus de prudence ;
Cependant c'en est peu que de n'accepter pas 675
Le bonheur qu'on recherche au péril du trépas.
CINNA.
C'en est encor bien moins , alors qu'on s'imagine
Guérir un mal si grand sans couper la racine ;
Employer la douceur à cette guérison ,
C'est, en fermant la plaie , y verser du poison. 680
MAXIME.
Vous la voulez sanglante , et la rendez douteuse.
CINNA.
Vous la voulez sans peine , et la rendez honteuse.
MAXIME.
Pour sortir de ses fers jamais on ne rougit.
ClNNA.
On en sort lâchement , si la vertu n'agit.
d|& MAXIME.
Jamais la liberté ne cesse d'être aimable; 685
Et c'est toujours pour Rome un bien inestimable.
I. Var, Ont fait tomber PÉtiit sons des lois tyranniqoes. (1643)
ACTE II, SCÈNE II. 4i5
CINNÀ.
Ce ne peut être un bien qu elle daigne estimer,
Quand il vient d'une main lasse de Topprimer :
Elle a le cœur trop bon pour se voir avec joie
Le rebut du tyran dont elle fut la proie; 690
Et tout ce que la gloire a de vrais partisans
Le hait trop puissamment pour aimer ses présents.
MAXIME.
Donc pour vous Emilie est un objet de haine*?
CINNA.
La recevoir de lui me seroit une gène.
Biais quand j*aurai vengé Rome des maux soufferts, 695
Je saurai le braver jusque dans les enfers.
Oui , quand par son trépas je Taurai méritée ,
Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée ,
L'épouser sur sa cendre , et qu'après notre effort
Les présents du tyran soient le prix de sa mort. 700
MAXIME.
Mais l'apparence , ami , que vous puissiez lui plaire ,
Teint du sang de celui qu'elle aime comme un père?
Car vous n'êtes pas'^homme à la violenter.
CINNA.
Ami , dans ce palais on peut nous écouter,
Et nous parlons peut-être avec trop d'imprudence 705
Dans un lieu si mal propre à notre confidence :
Sortons; qu'en sûreté j'examine avec vous.
Pour en venir à bout, les moyens les plus doux.
1 . yar, [Donc pour toos Emilie est un objet de haine,]
Et cette récompense est pour tous une peine?
dmiA. Oui, mais pour le briTer jusque dans les enfers.
Quand nous aurons Tengé Rome des maux soufferts,
Et que par son trépas je l'aurai méritée. (i643-56)
FIN DU SECOND ACTI.
4i6 GINKA.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
MAXIME, EUPHORBE.
MAXIME.
Lm-méme il m*a tout dit : leur flamme est mutuelle;
Il adore Emilie , il est adoré d'elle ; 710
Mais sans venger son père il n'y peut aspirer ;
Et c'est pour l'acquérir qu'il nous fait conspirer.
EUPHORBE.
Je ne m'étonne plus de cette violence
Dont il contraint Auguste à garder sa puissance :
La ligue se romproit s'il s'en étoit démise 7 1 5
Et tous vos conjurés deviendroient ses amis.
MAXIME.
Ils servent à l'envi la passion d'un homme '
Qui n'agit que pour soi , feignant d'agir pour Rome ;
Et moi, par un malheur qui n'eut jamais d'égal ,
Je pense servir Rome, et je sers mon rival. 7^0
EUPHORBE.
Vous êtes son rival ?
MAXIME.
Oui , j'aime sa maîtresse ,
Et l'ai caché toujours avec assez d'adresse ;
I. Far. Sa ligue se romproit s'il en étoit démis. (x643)
Far, Sa ligne se romproit s'il s'en étoit démis. (x648-56)
9. Var, Us servent, abosés, la passion d'un homme. (i643>56)
ACTE III, SCÈNE L 417
Mon ardeur inconnue, avant que d'éclaterS
Par quelque grand exploit la vouloit mériter :
Cependant par mes mains je vois qu'il me Fenlève ; 725
Son dessein fait ma perte, et c'est moi qui Tachève ;
J^avance des succès dont j'attends le trépas,
Et pour m'assassiner je lui prête mon bras.
Que Tamitié me plonge en un malheur extrême !
EUPHORBE.
L'issue en est aisée : agissez pour vous-même ; 7)0
D'un dessein qui vous perd rompez le coup &tal;
Gagnez une maîtresse , accusant un rival.
Auguste , à qui par là vous sauverez la vie ,
Ne vous pourra jamais refuser Emilie.
MAXIIIAE.
Quoi ? trahir mon ami !
EUPHORBE.
L'amour rend tout permis ; 7 3 5
Un véritable amant ne connoit point d'amis ,
Et même avec justice on peut trahir un traître
Qui pour une maîtresse ose trahir son maître :
Oubliez l'amitié, comme lui les bienfaits.
MAXIME.
C'est un exemple à fuir que celui des forfaits'. 740
EUPHORBE.
Contre un si noir dessein tout devient légitime :
On n'est point criminel quand on punit un crime.
MAXIME.
Un crime par qui Rome obtient sa liberté !
EUPHORBE.
Craignez tout d'un esprit si plein de lâcheté.
L'intérêt du pays n'est point ce qui l'engage ; 745
I. Var, Mon amour inconnue, avant que d'éclater. (i643-56)
a. Var. Un exemple à faillir n'autoriae jamais.
WGtn. Sa faute contre lui tous rend tout légitime. (1643 -56)
COBVEILLE. III 97
4i8 CINNA.
Le sien , et non la gloire , anime son courage.
n aimeroit César, s'il n'étoit amoureux,
Et n'est enfin qu ingrat , et non pas généreux.
Pensez-vous avoir lu jusqu'au fond de son âme?
Sous la cause publique il vous cachoit sa flamme, ' 7 5o
Et peut cacher encor sous cette passion
Les détestables feux de son ambition.
Peut-être qu'il prétend , après la mort d'Octave,
Au lieu d'aiSranchir Rome, en faire son esclave,
Qu'il vous compte déjà pour un de ses sujets , 755
Ou que sur votre perte il fonde ses projets.
MAXIME.
Mais conmient l'accuser sans nommer tout le reste?
A tous nos conjurés l'avis seroit funeste ,
Et par là nous verrions indignement trahis
Ceux qu'engage avec nous le seul bien du pays. 760
D'un si lâche dessein mon àme est incapable :
Il perd trop d'innocents pour punir un coupable.
J'ose tout contre lui, mais je crains tout pour eux.
EUPHORBE.
Auguste s'est lassé d'être si rigoureux ;
En ces occasions , ennuyé de supplices , 765
Ayant puni les chefs , il pardonne aux complices.
Si toutefois pour eux vous craignez son courroux.
Quand vous lui parlerez , parlez au nom de tous.
MAXIME.
Nous disputons en vain , et ce n'est que folie
De vouloir par sa perte acquérir Emilie : 770
Ce n'est pas le moyen de plaire à ses beaux yeux
Que de priver du jour ce qu'elle aime le mieux.
Pour moi j'estime peu qu'Auguste me la donne :
Je veux gagner son cœur plutôt que sa personne ,
Et ne fais point d'état de sa possession , 7 ? 5
Si je n'ai point de part à son aflection.
ACTE III, SCÈNE I. 419
Puis-je la mériter par une triple offense?
Je trahis son amant, je détruis sa vengeance,
Je conserve le sang qu'elle veut voir périr ;
Et j'aurois quelque espoir qu'elle me pût chérir ? 780
EUPHORSE.
C'est ce qu'à dire vrai je vois fort difficile.
L'artifice pourtant vous y peut être utile *,
Il en faut trouver un qui la puisse abuser,
Et du reste le temps en pourra disposer.
MAXIME.
Mais si pour s'excuser il nonune sa complice , 785
S'il arrive qu'Auguste avec lui la punisse ,
Puis-je lui demander, pour prix de mon rapport,
Celle qui nous oblige à conspirer sa mort ?
EUPHORBE.
Vous pourriez m' opposer tant et de tels obstacles
Que pour les surmonter il faudroit des miracles ; 790
J'espère, toutefois, qu'à force d'y rêver....
MAXIME.
Eloigne-toi ; dans peu j'irai te retrouver * :
Cinna vient , et je veux en tirer quelque chose ,
Pour mieux résoudre après ce que je me propose *.
SCÈNE IL
CINNA, MAXIME.
MAXIME.
Vous me semblez pensif.
CINNA .
Ce n'est pas sans sujet. 795
I. Fmr, Va; deranf qu'il soit peu, je t*irai retrouver, (i 643-56)
a. /ar. Pour.t'uUer dire après ce que je me propose. (1643-64)
420 CINNA.
MAXIME.
PuÎ8-je d'un tel chagrin savoir quel est l'objet*?
CINIfA.
Emilie et César Fun et l'autre me gène :
L'un me semble trop bon, l'autre trop inhumaine.
Plût aux Dieux que César employât mieux ses soins*,
Et s'en (it plus aimer, ou m'aimât un peu moins; 800
Que sa bonté touchât la beauté qui me charme,
Et la pût adoucir comme elle me désarme !
Je sens au fond du cœur mille remords cuisants*.
Qui rendent à mes yeux tous ses bienfaits présents ;
Cette faveur si pleine, et si mal reconnue, 8oS
Par un mortel reproche à tous moments me tue.
U me semble surtout incessamment le voir
Déposer en nos mains son absolu pouvoir,
Ecouter nos avis, m' applaudir, et me dire :
« Cinna , par vos conseils je retiendrai l'empire ; 8 1 u
Mais je le retiendrai pour vous en faire part; »
Et je puis dans sou sein enfoncer un poignard !
Ah! plutôt.... Mais, hélas! j'idolâtre Emilie;
Un serment exécrable à sa haine me lie ;
L'horreur qu'elle a de lui me le rend odieux : 8 1 5
Des deux côtés j'offense et ma gloire et les Dieux;
Je deviens sacrilège , ou je suis parricide ,
Et vers l'un ou vers l'autre il faut être perfide.
MAXIMS.
Vous n'aviez point tantôt ces agitations ;
Vous paroissiez plus ferme en vos intentions ; 8ao
Vous ne sentiez au'cœur ni remords ni reproche.
I. yar. D'an penser si profond quel est le triste objet? (x 643- 56)
a. yar» Plût aax Dieux que César, aveoque tous set soins.
Ou s'en ftt plus aimei, ou m*ainiât un peu moins! (i643-56)
Z. Far. Je sens dedans le cœur mille remords cuisants. (i643-56)
ACTE III, SCÈNE IL 4^1
CINNA.
On ne les sent aussi que quand le coup approche ,
Et Ton ne reconnoit de semblables forfaits
Que quand la main s'apprête à venir aux effets.
L'âme , de son dessein jusque-là possédée , s a 5
S'attache aveuglément à sa première idée;
Biais alors quel esprit n'en devient point troublé ?
Ou plutôt quel esprit n'en est point accablé ?
Je crois que Brute même, à tel point qu'on le prise',
Voulut plus d'une fois rompre son entreprise, S3o
Qu'avant que de frapper elle lui fit sentir*
Plus d'un remords en l'âme , et plus d'un repentir.
MAXIME.
Il eut trop de vertu pour tant d'inquiétude ;
n ne soupçonna point sa main d'ingratitude ,
Et fut contre un tyran d'autant plus animé 83 5
Qu'il en reçut de biens et qu'il s'en vit aimé.
Comme vous l'imitez, faites la même chose ,
Et formez vos remords d'une plus juste cause ,
De vos lâches conseils , qui seuls ont arrêté
Le bonheur renaissant de notre liberté. 840
C'est vous seul aujourd'hui qui nous l'avez ôtée ;
De la main de César Brute ]'eût acceptée,
Et n'eût jamais souffert qu'un intérêt léger
De vengeance ou d'amour l'eût remise en danger.
N'écoutez plus la voix d'un tyran qui vous aime, 84 ai
Et vous veut faire part de son pouvoir suprême ;
Mais entendez crier Rome à votre côté :
« Rends-moi , rends-moi , Cinna , ce que tu m'as ôté ;
Et si tu m'as tantôt préféré ta maîtresse,
Ne me préfère pas le tyran qui m'oppresse. » 8 5o
I. Far, Je aroU qae Brute même, à quel point qu'on le pri^. (i643-56)
a. Far. Et qu'avant que Trapper elle lui fit sentir. (1643 -63)
4M CINNA.
cnrNA.
Ami , n*aocable plus un esprit malheureux
Qui De forme qu*en lâche un dessein généreux ^ .
Envers nos citoyens je sais quelle est ma faute ,
Et leur rendrai bientôt tout ce que je leur 6te ;
Mais pardonne aux abois d*une vieille amitié, 855
Qui ne peut expirer sans me faire pitié ,
Et laisse-moi , de gr&ce , attendant Emilie ,
Donner un libre cours à ma mélancolie.
Mon chagrin t'importune, et le trouble où je suis
Veut de la solitude à calmer tant d'ennuis. 860
MAXIME.
Vous voulez rendre compte à Tobjet qui vous blesse
De la bonté d'Octave et de votre foiblesse ;
L^ entretien des amants veut un entier secret.
Adieu : je me retire en confident discret.
SCÈNE III.
CINNA.
Donne un plus digne nom au glorieux empire' 86 5
Du noble sentiment que la vertu m'inspire ,
Et que l'honneur oppose au coup précipité
.De mon ingratitude et de ma lâcheté;
Mais plutôt continue à le nommer foiblesse * ,
Puisqu'il devient si foible auprès d'une maîtresse , 870
Qu'il respecte un amour qu'il devroit étouffer,
Ou que s'il le combat, il n'ose en triompher^.
En ces extrémités quel conseil dois-je prendre ?
X. yar. Qui même fait en l&che un acte généreux. (i643'64)
a. Far, Que tu aaU mal nommer le glorieux empire. (i643-56)
3. Far, Mai* plutôt qu'à bon droit tu le nommes foiblesse. (i643->56)
4. Far, Ou s*il Pose combattre, il n*oae en triompher. (1643)
Far, Et que «Hl le combat, il n*ose en triompher. (1648-64)
ACTE III, SCÈNE III. 4^3
De quel côté pencher? à quel parti me rendre?
Qu'une âme généreuse a de peine à faillir ! 875
Quelque fruit que par là j'espère de cueillir,
Les douceurs de Tamour, celles de la vengeance ,
La gloire d'affranchir le lieu de ma naissance ,
N'ont point assez d'appas pour flatter ma raison,
S'il les faut acquérir par une trahison , 880
S'il faut percer le flanc d'un prince magnanime
Qui du peu que je suis fait une telle estime ,
Qui me comble d'honneurs, qui m'accable de biens,
Qui ne prend pour régner de conseils que les miens.
O coup ! 6 trahison trop indigne d'un homme ! 8 8 5
Dure, dure à jamais l'esclavage de Rome !
Périsse mon. amour, périsse mon espoir.
Plutôt que de ma main parte un crime si noir *
Quoi ? ne m'offre-t-il pas tout ce que je souhaite ,
Et qu'au prix de son sang ma passion achète? 890
Pour jouir de ses dons faut-il l'assassiner ?
Et faut-il lui ravir ce qu'il me veut donner ?
Mais je dépends de vous, ô serment téméraire,
O haine d'Emilie, ô souvenir d'un père !
Ma foi , mon cœur, mon bras, tout vous est engagé, 8 9. s
Et je ne puis plus rien que par votre congé :
C^est à vous à régler ce qu'il faut que je fasse ;
C'est à vous , Emilie , à lui donner sa grâce ;
Vos seules volontés président à son sort ,
Et tiennent en mes mains et sa vie et sa mort. 900
O Dieux , qui conune vous la rendez adorable ,
Rendez-la , comme vous , à mes vœux exorable ;
Et puisque de ses lois je ne puis m' affranchir,
Faites qu'à mes désirs je la puisse fléchir.
Mais voici de retour cette aimable inhumaine ' . 905
X. Ftir. Mais Toid de retour cette belle inhumaine. (x643-56)
1
h
G
I
kU CIK5A.
SCÈNE IV.
É3IILIE, CDîNA, FCLVIE.
ÉMILIK.
Grftœs aux Dieux, Cinna, ma frajear étoh Taîne :
Ancan de tes amis ne t*a manqué de foi'.
Et je n*ai point en lien de m^employer pour toi.
Octave en ma présence a tout dit à Ufie ,
Et par cette nouveDe fl m'a rendu la TÎe. 910
cnncA.
Le désavoueiiez-Tons , et du don qu^Q me fait
Yoadre^-Tous retarder le bienheureux effet ?
CMIUE.
Ueffet est en ta main.
cnnCA. 1 1
Mais plutôt en la vôtre.
EMILIE.
Je suis toujours moi-même, et mon cceur n^est point autre :
Me donner à Cinna , c*est ne lui donner rien , 915
(Test seulement lui faire un présent de son bien.
CIHIfA.
Vous pouvez toutefois.... ô ciel ! Fosé-je dire?
EMILIE.
Que puis-je ? et que crains-tu ?
CINNA.
Je tremble, je soupire.
Et vois que si nos cœurs avoient mêmes désirs'.
Je n^aurois pas besoin d'expliquer mes soupirs. ^^
Ainsi je suis trop sûr que je vais vous déplaire ;
i.yar. Tes amis g^areux n'ont point manqoé de foi.
Et oe ni*ont point rédnite à mVmplojer pour toi. (i645-56)
%, Far, Et si noe coors étoient conformes en 'dcain. (i643-56)
ACTE III, SCÈNE IV. 4»5
n*08e parler, et je ne puis me taire ^
ÉMILIB.
op me gêner, parle.
CINNA.
Il faut vous obéir :
donc vous déplaire, et vous m' allez haïr,
•us aime, Emilie, et le ciel me foudroie 9^5
passion ne fait toute ma joie ,
ne vous aime avec toute Tardeur
ut un digne objet attendre d'un grand cœur*!
>yez à quel prix vous me donnez votre âme :
rendant heureux vous me rendez infâme ; 930
onté d'Auguste....
SMILIE.
Il sufSt, je t'entends;
ton repentir et tes vœux inconstants :
eurs du tyran emportent tes promesses ;
IX et tes serments cèdent à ses caresses ;
esprit crédule ose s'imaginer 935
ajuste , pouvant tout , peut aussi me donner,
veux de sa main plutôt que de la mienne ;
e crois pas qu'ainsi jamais je t'appartienne :
faire trembler la terre sous ses pas ,
un roi hors du trône, et donner ses Etats*, 940
proscriptions rougir la terre et l'onde,
Qger à son gré l'ordre de tout le monde ;
I cœur d'Emilie est hors de son pouvoir*.
Mais je n'ote parler, et je ne me pois taire. (x643-56)
Qae peutuo l>el objet attendre d*an grand ccenr! (i643-6o)
Jeter nn roi du trône, et donner ses États. (1643"^)
tUà one imitation admirable de ces beanz Ters d'Horace (livre II, ode i,
ta4):
£t eumcta têrrarum subacta,
Prmier atroeem animum Catonis.
l'oniTers snbjagoé, hormis l'âme indomptable de Caton. »
{Voltaire,)
4!i6 CINNA.
CINNA.
Aussi n'est-ce qu'à vous que je veux le devoir* .
Je suis' toujours moi-même, et ma foi toujours pure: 946
La pitié que je sens ne me rend point parjure ;
J'obéis sans réserve à tous vos sentiments^,
Et prends vos intérêts par delà mes serments.
J'ai pu, vous le savez, sans parjure et sans crime ,
Vous laisser échapper cette illustre victime. 950
César se dépouillant du pouvoir souverain
Nous ôtoit tout prétexte à lui percer le sein;
La conjuration s'en alloit dissipée ,
Vos desseins avortés , votre haine trompée :
Moi seul j'ai raffermi son esprit étonné , 955
Et pour vous l'inmioler ma main l'a couronné.
EMILIE.
Pour me l'immoler, traître ! et tu veux que moi-même
Je retienne ta main ! qu'il vive, et que je l'aime !
Que je sois le butin de qui l'ose épargner,
Et le prix du conseil qui le force à régner ! 960
CINNA.
Ne me condamnez point quand je vous ai servie :
Sans moi , vous n'auriez plus de pouvoir sur sa vie ;
Et malgré ses bienfaits, je rends tout à l'amour,
Quand je veux qu'il périsse, ou vous doive le jour.
Avec les premiers vœux de mon obéissance 965
Souffrez ce foible effort de ma reconnoissance ,
Que je tâche de vaincre un indigne courroux.
Et vous donner pour lui l'amour qu'il a pour vous.
Une âme généreuse , et que la vertu guide ,
Fuit la honte des noms d'ingrate et de perfide ; 970
Elle en hait l'infamie attachée au bonheur,
Et n'accepte aucun bien aux dépens de l'honneur.
i. Far, Aussi n'est-K:e qu*à vous que je le t^x devoir. (i643-56)
a. Far, J'obéis sans réserve à tous vos monvements. (i643-56)
ACTE III, SCÈNE IV. 4^7
EMILIE.
Je fais gloire , poar moi , de cette ignominie :
La perfidie est noble envers la tyrannie ;
Et quand on rompt le cours d'un sort si malheureux* ,975
Les cœurs les plus ingrats sont les plus généreux.
CINlfÀ.
Vous faites des vertus au gré de votre haine.
EMILIE.
Je me fais des vertus dignes d'une Romaine.
CINNA.
Un cœur vraiment romain ....
EMILIE.
Ose tout pour ravir
Une odieuse vie à qui le fait servir' : 980
Il fuit plus que la mort la honte d'être esclave.
CINNA.
C'est l'être avec honneur que de l'être d'Octave;
Et nous voyons souvent des rois à nos genoux
Demander pour appui tels esclaves que nous*.
Il abaisse à nos pieds l'orgueil des diadèmes , 9 8 s
U nous fait souverains sur leurs grandeurs suprêmes ;
Il prend d'eux les tributs dont il nous enrichit ,
Et leur impose un joug dont il nous affranchit.
EMILIE.
L'indigne ambition que ton cœur se propose !
Pour être plus qu'un roi, tu te crois quelque chose! 990
Aux deux bouts de la terre en est-il un si vain *
Qu'il prétende égaler un citoyen romain ?
Antoine sur sa tête attira notre haine
r. f^r. Et quand U faut répandre un sang ai malfaeureax. (x643-56)
a. yar. Et le sang et la yie k qoi le fait terrir. (i643-56)
3. f^ar. Implorer la faveur d'esdaves tels que nons. (x643-56)
4. Var. Anx deux bonta de la terre en est-il d'asaex vain
Poor prétendre égaler un citoyen romain? (i 643-56)
4!i8 CINNA.
Ed se déshonorant par Tamour d'une reine ;
Attale, ce grand roi, dans la pourpre blanchi , 99S
Qui do peuple romain se nommoit Tafiranchi ,
Quand de toute T Asie il se fàt vu l'arbitre ,
Eût encor moins prisé son trône que ce titre.
Souviens-toi de ton nom, soutiens sa dignité;
Et prenant d'un Romain la générosité , 1000
Sache qu'il n'en est point que le ciel n'ait fait naître
Pour commander aux rois, et pour vivre sans maître.
CINNA. M-
Le ciel a trop fait voir en de tels attentats
Qu'il hait les assassins et punit les ingrats;
Et quoi qu'on entreprenne , et quoi qu'on exécute , i o o 5
Quand il élève un trône , il en venge la chute;
Il se met du parti de ceux qu'il fait régner;
Le coup dont ou les tue est longtemps à saigner ;
Et quand à les punir il a pu se résoudre ,
De pareUs châtiments n'appartiennent qu'au foudre, i o i o
EMILIE.
Dis que de leur parti toi-même tu te rends,
De te remettre au foudre à punir les tyrans.
Je ne t'en parle plus, va, sers la tyrannie;
Abandonne ton âme à son lâche génie;
Et pour rendre le calme à ton esprit flottant, i o 1 5
Oublie et ta naissance et le prix qui t'attend.
Sans emprunter ta main pour servir ma colère^.
Je saurai bien venger mon pays et mon père.
J'aurois déjà l'honneur d'un si fameux trépas ,
Si l'amour jusqu'ici n'efit arrêté mon bras : 1020
C'est lui qui sous tes lois me tenant asservie ,
M'a fait en ta faveur prendre soin de ma vie.
I . f^ar. Je saurai bien sans toi, dans ma noble colère.
Venger les fers de Rome et le sang de mon père. (i643-56)
ACTE III, SCÈNE IV. 4^9
ontre un tyran , en le faisant périr,
mains de sa garde il me falloit mourir :
ise par ma mort dérobé ta captive ; i o a 5
me pour toi seul l'amour veut que Je vive ,
du , mais en vain , me conserver pour toi,
Dnner moyen d'être digne de moi.
onnez-moi , grands Dieux, si je me suis trompée
j'ai pensé chérir un neveu de Pompée , x o 3 o
un faux-semblant mon esprit abusé
;hoix d'un esclave en son lieu supposé.
le toutefois, quel que tu puisses être*;
>ur me gagner il faut trahir ton maître',
utres à l'envi recevroient cette loi , i o 3 5
uvoient m' acquérir à même prix que toi*.
appréhende pas qu'un autre ainsi m'obtienne.
ir ton cher tyran , tandis que je meurs tienne :
1rs avec les siens se vont précipiter,
e ta lâcheté n'ose me mériter. 1040
ne voir, dans son sang et dans le mien baignée ,
seule vertu mourir accompagnée ,
ire en mourant d'un esprit satisfait :
;use point mon sort, c'est toi seul qui l'as fait;
ends dans la tombe où tu m'as condamnée , 1045
gloire me suit qui t'étoit destinée :
rs en détruisant un pouvoir absolu ;
! vivrois à toi, si tu l'avois voulu. »
CINNA.
n ! vous le voulez, il faut vous satisfaire,
affranchir Rome, il faut venger un père, x o 5o
sur un tyran porter de justes coups;
". Je t'aime toatefois, tel que ta pnitses être. (x643-6o)
. Tu te plaini d*uu amour qui te Teat rendre traître. (ifi43*56)
rez tome I, p. SaS, note 3.
43o CINNA.
Mais apprenez qu* Auguste est moins tyran que vous :
S'il nous Ole à son gré nos biens, nos jours, nos femmes,
II n'a point jusqu ici tyrannisé nos âmes;
Mais Tempire inhumain qu exercent vos beautés i o 55
Force jusqu'aux esprits et jusqu'aux volontés.
Vous me faites priser ce qui me déshonore;
Vous me faites haïr ce que mon âme adore;
Vous me faites répandre un sang pour qui je dois
Exposer tout le mien et mille et mille fois : 1060
Vous le voulez, j'y cours, ma parole est donnée*;
Mais ma main , aussitôt contre mon sein tournée ,
Aux mânes d'un tel prince immolant votre amant,
A mon crime forcé joindra mon châtiment^,
Et par cette action dans l'autre confondue, i ods
Recouvrera ma gloire aussitôt que perdue * .
Adieu.
SCÈNE V.
ÉMIUE, FULVIE.
FULVIE.
Vous avez mis son âme au désespoir.
EMILIE.
Qu'il cesse de m'aimer, ou suive son devoir.
FULVIE.
n va vous obéir aux dépens de sa vie :
Vous en pleurez !
s»
I. Far, Je Tai juré, j*y coon, et vous sem Tengée;
Mais ma main, aouitôt dedans mon sein plongée. (t643-56)
a. Far, A ce crime forcé joindra le châtiment (a). (i643-56)
3. Far, RecouTrera sa gloire aussitôt que perdue. (i643-56)
(a) Racine s^est rappelé oe passage dans Aniromaqme (acte IV, soène m) :
Et mes sanglantes mains, sur moi-même tonmées,
Aussitôt, malgré Ini, joindront nos destinées.
ACTE III, SCÈNE V. 4^1
BMILIB.
Hélas ! cours après lui , Fulvie , 1070
Et si ton amitié daigne me secourir,
Arrache-Ini du cœur ce dessein de mourir :
Dis-lui....
FULVIE.
Qu'en sa faveur vous laissez vivre Auguste?
EMILIE.
Ah ! c'est faire à ma haine une loi trop injuste.
FULVIE.
Et quoi donc ?
EMILIE.
Qu'il achève , et dégage sa foi , 1075
Et qu'il choisisse après de la mort, ou de moi.
nZf DU TEOniÈMB ACTB.
n
43a CINNA.
ACTE IV.
SCENE PREMIERE.
AUGUSTE, EUPHORBE, POLYCLÈTE, Gardes».
AUGUSTE.
Toat ce que tu me dis, Euphorbe, est incroyable.
EUPHORBE.
Seigneur, le récit même en parott effroyable :
On ne conçoit qu'à peine une telle fureur',
Et la seule pensée en fait frémir d'horreur. i oSo
AUGUSTE.
Quoi? mes plus chers amis! quoi? Cinna! quoi? Maxime!
Les deux que j 'honorais d'une si haute estime,
A qui j'ouvrois mon cœur, et dont j 'a vois fait choix
Pour les plus importants et plus nobles emplois!
Après qu'entre leurs mains j'ai remis mon empire , i o85
Pour m'arracher le jour l'un et l'autre conspire !
Maxime a vu sa faute, il m'en fait avertir*.
Et montre un cœur touché d'un juste repentir ;
Mais Cinna !
EUPHORBE.
Cinna seul dans sa rage s'obstine,
Et contre vos bontés d'autant plus se mutine ; 1090
I.04RDU manque dans l'édition de i643. — troupk de GAmDU. (x648-€o)
2. Far. On ne conçoit qu'à force nne telle fiu«nr. (x643-56)
3. ^<rr. Encore pour Maxime, il m'en fait avertir (a),
Et s'est laissé toucher à quelque repentir. (i643-56)
(0) Umu ex eotuciit de/erehat, « c'était un des complices qui dénonçait la
conjuration : » Yoyex ci-dessus, p. 'i')'i.
ACTE IV, SCÈNE I. 433
Lui seul combat encor les vertueux efforts
Que sur les conjurés fait ce juste remords^
Et malgré les frayeurs à leurs regrets mêlées,
Il tâche à raffermir leurs âmes ébranlées.
AUGUSTE.
Lui seul les encourage , et lui seul les séduit ! x 09 s
O le plus déloyal que la terre ait produit^!
O trahison conçue au sein d'une furie !
O trop sensible coup d'une main si chérie !
Ginna, tu me trahis! Polyclète, écoutez.
(n loi parle à TorelUe*.)
POLYCLÈTE.
Tous VOS ordres, Seigneur, seront exécutés. x xoo
AUGUSTE.
Qu'Eraste en même temps aille dire à Maxime
Qu'il vienne recevoir le pardon de son crime.
(Polyclète rentre*.)
EUPHORBE.
U Ta trop jugé grand pour ne pas s'en punir* :
A peine du palais il a pu revenir,
Que les yeux égarés et le regard farouche*, x x o 5
Le cœur gros de soupirs , les sanglots à la bouche ,
U déteste sa vie et ce complot maudit,
M'en apprend l'ordre entier tel que je vous l'ai dit,
Et m'ayant commandé que je vous avertisse ,
U ajoute : « Dis-lui que je me fais justice, x 1 1 o
Que je n'ignore point ce que j'ai mérité '. »
i.Far. Que sur let conjurés fait an jaste remords. (x643-56)
9. Far, O le plus déloyal que l'enfer ait produit! (i643-56)
3. Ce jea de scène manque dans les éditions de i643-6o.
4. Ce jeu de scène manque dans les deux éditions de i643. Il se trouve deox
▼ers pins haut dans les éditions de 1648 60.
5. Far, 11 l'a jugé trop grand pour se le pardonner :
A peine do palais il a pu retourner. (1643-60)
^,Far, Que de tous les côtés lançant un œil farouche. (x643-56)
7. Far. Que je n'ignore pas ce que j'ai mérité. (i643-6o).
CoBAEiuLB. m a 8
434 CINNA.
Puis soudain dans le Tibre il s'est précipité;
Et Feau grosse et rapide , et la nuit assez noire'.
M'ont dérobé la fin de sa tragique histoire.
AUGUSTE.
Sous ce pressant remords il a trop succombé', x 1 1 5
Et s'est à mes bontés lui-même dérobé ;
n n'est crime envers moi qu'un repentir n'eiface.
Mais puisqu'il a voulu renoncer à ma grâce,
Allez pourvoir au reste , et faites qu'on ait soin
De tenir en lieu sûr ce fidèle témoin. i lao
SCENE IL
AUGUSTE*.
Ciel , à qui voulez-vous désormais que je fie
Les secrets de mon âme et le soin de ma vie ?
Reprenez le pouvoir que vous m'avez commis,
Si donnant des sujets il ôte les amis ,
Si tel est le destin des grandeurs souveraines i x a 5
Que leurs plus grands bienfaits n'attirent que des haines,
Et si votre rigueur les condamne à chérir
Ceux que vous animez à les faire périr.
Pour elles rien n'est sûr; qui peut tout doit tout craindre.
Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre.
Quoi ! tu veux qu'on t'épargne , et n'as rien épargné !
Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d^ Antoine ,
i,yar. Et IVaa grosse et rapide, et U nuit snrrenoe.
L'ont dérobé sur l'heure à ma débile rue.
AVG. Soiu ses jastes remords il a trop succombé. (x643-56)
yar. Dont l'eau grosse et rapide et la nuit asses noire. (1660^)
a. Far, Sous le pressant remords il a tr(^ saocombé. (1660)
3. AUGUSTE, teul, (1648-60)
ACTE IV, SCÈNE II. 435
Combien celle de Sexte*, et revois tout d'un temps x 1 35
Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants';
Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même, des tiens devenu le bourreau.
Au sein de ton tuteur enfonças le couteau': 1 1 40
Et puis ose accuser le destin d'injustice*.
Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice.
Et que par ton exemple à ta perte guidés.
Us violent des droits que tu n'as pas gardés'!
Leur trahison est juste , et le ciel Fautorise : 1x45
Quitte ta dignité comme tu l'as acquise ;
Rends un sang infidèle à l'infidélité'.
Et soufire des ingrats après l'avoir été.
Mais que mon jugement au besoin m'abandonne !
Quelle fureur, Cinna , m'accuse et te pardonne ? i x 5 o
Toi , dont la trahison me force à retenir
Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir.
Me traite en criminel, et fait seule mon crime,
Relève pour l'abattre un trône illégitime ,
Et d'un zèle effronté couvrant son attentat, x i 55
S'oppose, pour me perdre, au bonheur de l'Etat !
Donc jusqu'à l'oublier je pourrois me contraindre !
I. Sextas Pompée.
9. Dans la guerre entre Octave et les adhérents d'Antoine, après la bataille
de Pbilippes.
3. Voj-ez p. 384, b^^ 3«
I^.Far, Et puis ose accuser ton destin d'injustice,
St les tiens maintenant s'arment pour ton supplice.
Et si par ton exemple à ta perte guidés. (i643*56)
5. Var. Ils violent les droits que tu n'as pas gardés! (1643-64)
6. Ce vers rappelle, mais par les mots et par le son plutôt que par la pen-
léc, la fin de la première strophe des Larmes de saint Pierre de Malherbe :
Fait de tous les assauts que la rage peut faire
Une fidèle preuve à l'infidélité.
(Vojei le Malherbe de M. Lalanne, tome I, p. 4.)
A36 CINNA.
Tu vivrois en repos après in*avoir fait craindre * !
Non , non , je me trahis moi-même d'y penser :
Qui pardonne aisément invite à Tofifenser ; x i6o
Punissons l'assassin, proscrivons les complices.
Mais quoi? toujours du sang, et toujours des supplices^!
Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter;
Je veux me faire craindre , et ne fais qu'irriter.
Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile* : 1 165
Une tête coupée en fait renaître mille ,
Et le sang répandu de mille conjurés
Rend mes jours plus maudits , et non plus assurés.
Octave, n'attends plus le àpnp d'un nouveau Brute;
Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute ; 1 1 70
Meurs : tu ferois pour vivre un lâche et vain effort ,
Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort,
Et si tout ce que Rome a d'illustre jeunesse
Pour te faire périr tour à tour s'intéresse*;
Meurs , puisque cê^f^ un mal que tu ne peux guérir ; 1 1 7 5
Meurs enfin , puisquHl faut ou tout perdre, ou mourir.
La vie est peu de chose, et le peu qui t'en reste
Ne vaut pas l'acheter par un prix si funeste*.
Meurs; mais quitte du moins la vie avec éclat;
0 m
Eteins-en le flambeau dans le sang de l'ingrat* ; x i Bo
A toi-même en mourant immole ce perfide ;
Contentant ses desii-s, punis son parricide;
Fais un tourment pour lui de ton propre trépas ,
X. Voyez câ-dessus, p. 378 : (^ùd ergoj tgo peremssonm meum secmnm
ambularefatiar, me sollieito?
a. Quis /înis erit supplieiorum? quis sanguinis? (P. 394.)
3. Far, Rome a pour ma ruine un hydre trop fertile, (i 652-56)
4. Jigo sum nobilibut adoUsceatulU expositum caput^ in quod maermes
acuani. (P. 374.)
5. JVon est tanti vita ^ gi^ ut ego non peream, tam-multa perdenda tntU,
(Ibidem,)
6. Far, Eteins-en le flambeau dans le sang d*an ingrat. (x643-6o)
\
ACTE IV, SCÈNE IL 487
En faisant qu'il le voie et n'en jouisse pas.
Mais jouissons plutôt nous-méme ^ de sa peine, i x 8 5
Et si Rome nous hait , triomphons de sa haine.
O Romains, ô vengeance, 6 pouvoir absolu ,
O rigoureux combat d'un cœur irrésolu
Qui fiiit en même temps tout ce qu'il se propose !
D'un prince nlalheureux ordonnez quelque chose. 1 190
Qui des deux dois-je suivre , et duquel m'éloigner ?
Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner.
SCENE III.
AUGUSTE, LTVIE».
AUGUSTE.
Madame, on me trahit, et la main qui me tue
Rend sous mes déplaisirs ma constance abattue.
Cinna, Cinna, le traître....
. LIVIE.
Euphorbe m'a tout dit , 1195
Seigneur, et j'ai pàli cent fois à ce récit.
Mais écouteriez-vous les conseils d'une fenune * ?
AUGUSTE.
Hélas ! de quel conseil est capable mon àme ?
LIVIE.
Votre sévérité, sans produire aucun fruit*,
Seigneur, jusqu'à présent a fait beaucoup de bruit, i a o o
Par les peines d'un autre aucun ne s'intimide :
Salvidien à bas a soulevé Lépide ;
I. Tontes les éditions pabliées da TÎTaot de Corneille portent nous-mêmes j
avee une s, à Texception de celle de 1643 in-4''> qui donne nout^mimê,
a. Yoyex la Notice, p. 365.
3. Adnûuis muliebre eonsilium? (P. 374*)
4. F'ar, Seigneur, jusqnes ici Totre séTérilé
A fait beancoap de bmit, et n*a rien profité. (i643-56)
438 CINNA.
Murène a succédé, Gépîon Ta suivi;
Le jour à tous les deux dans les tourments ravi
N'a point mêlé de crainte à la fureur d'Egnace^, iio5
Dont Cinna maintenant ose prendre la place ;
Et dans les plus bas rangs les noms les plus abjets '
Ont voulu s'ennoblir par de si hauts projets.
Après avoir en vain puni leur insolence ,
Essayez sur Cinna ce que peut la clémence * ; i a i o
Faites son châtiment de sa confusion ;
Cherchez le plus utile en cette occasion :
Sa peine peut aigrir une ville animée ,
Son pardon peut servir à votre renommée * ;
Et ceux que vos rigueurs ne font qu'effaroucher i a 1 5
Peut-être à vos bontés se laisseront toucher.
AUGUSTB.
Gagnons-les tout à fait en quittant cet empire
Qui nous rend odieux, contre qui Ton conspire.
J'ai trop par vos avis consulté là-dessus ;
Ne m'en parlez jamais, je ne consulte plus. mo
Cesse de soupirer, Rome , pour ta franchise :
Si je t'ai mise aux fers, moi-même je les brise.
Et te rends ton État, après l'avoir conquis,
Plus paisible et plus grand que je ne te l'ai pris;
Si tu me veux haïr, hais-moi sans plus rien feindre; laaS
Si tu me veux aimer, aime-moi sans me craindre :
De tout ce qu'eut Sylla de puissance et d'honneur,
Lassé comme il en fut, j'aspire à son bonheur.
LIVIE.
Assez et trop longtemps son exemple vous flatte ;
X. Far. N'a point mis de frayeur dedans l'esprit d*Égnaoe (a).
Dont Gnna maintenant ose imiter l'audace. (z643-56)
2. Voyez tome I, p. 169, note z.
3. Nunc tenta qvomodo tibi cedat ciemeruia, (P. 374*)
4. Jam nocere tibi non potesty prodesse famm tua potest, Ç[bidem,)
(o) Tons ces noms sont aussi empruntés à Sénèque: voyes p. 374.
ACTE IV, SCÈNE III. 439
Mais gardez que sur vous le contraire n éclate : 1 a3o
Ce bonheur sans pareil qui conserva ses jours
Ne seroit pas bonheur, s'il arrivoit toujours.
AUGUSTE.
Eh bien ! s'il est trop grand, si j'ai tort d'y prétendre \
J'abandonne mon sang à qui voudra Tépandre.
Après un long orage il faut trouver un poil; i a 3 5
Et je n'en vois que deux, le repos, ou la mort.
LIVIE.
Quoi? TOUS voulez quitter le fruit de tant de peines?
AUGUSTE.
Quoi? vous voulez garder lobjet de tant de haines?
LIVIE.
Seigneur, vous emporter à cette extrémité ,
C'est plutôt désespoir que générosité. z a 40
AUGUSTE.
Régner et caresser une main si traîtresse ,
Au lieu de sa vertu, c'est montrer sa foiblesse.
LIVIE.
C'est régner sur vous-même , et par un noble choix ,
Pratiquer la vertu la plus digne des rois.
AUGUSTE.
Vous m'aviez bien promis des conseils d'une femme : 1 2 4 5
Vous me tenez parole, et c'en sont là, Madame.
Après tant d'ennemis à mes pieds abattus ,
Depuis vingt ans je règne, et j'en sais les vertus;
Je sais leur divers ordre , et de quelle nature *
Sont les devoirs d'un prince en cette conjoncture*. laSo
Tout son peuple est blessé par un tel attentat ,
Et la seule pensée est un crime d'État ,
I. Var. Ansti dedans la place oà je m*en vais descendre. (i643-56)
9. Far. Je sais les soins qn*an roi doit aroir de sa We,
A quoi le bien public, en ce cas, le convie, (i 643 -56)
3. L'édition de i68a porte, par errenr, conjecture^ pour conjoncture»
44o CINNA.
Une offense qu'on fait à toute sa province ,
Dont il faut* qu'il la venge, ou cesse d'être prince.
LIVIB.
Donnez moins de croyance à votre passion. x 9 55
AUGUSTE.
Ayez moins de foiblesse, ou moins d'ambition.
LIVIB.
Ne traitez plus si mal un conseil salutaire.
ÀUGUSTB.
Le ciel m'inspirera ce qu'ici je dois faire.
Adieu : nous perdons temps.
LIVIB.
Je ne vous quitte point,
Seigneur, que mon amour n'aye obtenu ce point, x a6o
AUGUSTE.
C'est l'amour des grandeurs qui vous rend importune.
LIVIB.
J'aime votre personne, et non votre fortune.
(Elle est seule'.)
Il m'échappe : suivons , et forçons-le de voir •
Qu'il peut , en faisant grâce , affermir son pouvoir,
Et qu'enfin la clémence est la plus belle marque xiôS
Qui fasse à Tunivers connoître un vrai monarque.
I. Les éditions de 1643 in-4<*, de 1648-54, de i656 et de z66o portent il
ftiit^ pour il faut, Qael que soit le nombre des éditions qni reprodaisent
cette leçon, ce ne pent être qu'une faute typographique.
a. Ce jeu de si-ène manque dans les éditions de i643-6o.
3. f^ar. Il m*écliappe : suivons, et le forçons de voir. (i643-56)
ACTE IV, SCÈNE IV. 44i
SCÈNE IV.
EMILIE, FULVIE.,
r
EMILIE.
D'où me vient cette joie? et que mal à propos
Mon espnt malgré moi goûte un entier repos !
César mande Cinna sans me donner d'alarmes !
Mon cœur est sans soupirs, mes yeux n'ont point de lar-
Gomme si j'apprenois d'un secret mouvement [mes,
Que tout doit succéder à mon contentement !
Ai-je bien entendu? me Tas-tu dit, Fulvie?
rULVIE.
J'avois gagné sur lui qu'il aimeroit la vie ,
Et je vous l'amenois, plus trai table et plus doux , x a 7 5
Faire un second effort contre votre courroux*;
Je m'en applaudissois , quand soudain Polyclète ,
Des volontés d'Auguste ordinaire interprète,
Est venu l'aborder et sans suite et sans bruit,
Et de sa part sur l'heure au palais Ta conduit. z aSo
Auguste est fort troublé, l'on ignore la cause;
Chacun diversement soupçonne quelque chose :
Tous présument qu'il aye un grand sujet d'ennui,
Et qu'il mande Cinna pour prendre avis de lui.
Mais ce qui m'embarrasse, et que je viens d'apprendre',
C'est que deux inconnus se sont saisis d'Evandre ,
Qu'Euphorbe est arrêté sans qu'on sache pourquoi ,
Que même de son maître on dit je ne sais quoi :
On lui veut imputer un désespoii* funeste ;
On parle d'eaux, de Tibre, et Ton se tait du reste. 1390
I. Var. Faire an seeond effort contre ce grand connoax ;
J'en rendois grâce anx Dienx, quand soudain Polyclète. (i643-56)
a. Var, Mais ce qui pins m'étonne, et que je riens d'apprendre. (x643-56)
44« CINNA.
EMILIE.
Que de sujets de craindre et de désespérer,
Sans que mon triste cœur en daig^ne murmurer !
 chaque occasion le ciel y fait descendre
Un sentiment contraire à celui qu*il doit prendre :
Une vaine frayeur tantôt m'a pu troubler*, 1295
Et je suis insensible alors qu'il faut trembler.
Je vous. entends, grands Dieux ! vos bontés que j'adore
Ne peuvent consentir que je me déshonore;
Et ne me permettant soupirs, sanglots, ni pleurs,
Soutiennent ma vertu contre de tels malheurs. x 3oo
Vous voulez que je meure avec ce grand courage
Qui m'a fait eutreprendre un si fameux ouvrage;
Et je veux bien périr comme vous l'ordonnez ,
Et dans la même assiette où vous me retenez.
O liberté de Rome ! ô mânes de mon père ! 1 3o 5
J'ai fait de mon côté tout ce que j'ai pu faire :
Contre votre tyran j'ai ligué ses amis ,
Et plus osé pour vous qu'il ne m'étoit permis.
Si l'effet a manqué , ma gloire n'est pas moindre ;
N'ayant pu vous venger, je vous irai rejoindre , x 3 1 0
Mais si fumante encor d'un généreux courroux ,
Par un trépas si noble et si digne de vous ,
Qu'il vous fera sur l'heure aisément reconnottre *
Le sang des grands héros dont vous m'avez fait naître.
SCÈNE V.
MAXIME, EMILIE, FULVIE.
EMILIE.
Mais je vous vois, Maxime, et l'on tous faisoit mort!
I. Far, Une yaine frayenr m^m pa tantôt troubler. (i643«>56)
9. far, Qae d'abord son éclat vous fera reconnottre. (x643-56)
ACTE IV, SCÈNE V. 443
MAXIMB.
Euphorbe trompe Augoste avec ce faux rapport :
Se voyant arrêté, la trame découverte,
Il a £ânt ce trépas pour empêcher ma perte.
ÉMlhlE.
Que dit-on de Ginna ?
MAXIME.
Que son plus grand regret
C'est de voir que César sait tout votre secret^; i Sa o
En vain il le dénie et le veut méconnottre ,
Evandre a tout conté pour excuser son maître ,
Et par Tordre d'Auguste on vient vous arrêter.
EMILIE.
Celui qui Ta reçu tarde à Texécuter :
Je suis prête à le suivre et lasse de l'attendre. 1 3a 5
MAXIME.
II vous attend chez moi.
EMILIE.
Chez vous !
MAXIME.
C'est vous surprendre;
Mais apprenez le soin que le ciel a de vous :
C'est un des conjurés qui va fuir avec nous.
Prenons notre avantage avant qu'on nous poursuive;
Nous avons pour partir un vaisseau sur la rive '. 1 3 3o
EMILIE.
Me connois-tu , Maxime , et sais-tu qui je suis ?
MAXIME.
En faveur de Cinna je fais ce que je puis,
Et tâche à garantir de ce malheur extrême
La plus belle moitié qui reste de lui-même.
I. yar. Est de yoir que Céiar sait tout yotre secret. (i643-56)
a. Far. Noos aroos an vaisseau tout prêt deMus la rive, (i 643-56)
444 CINNA.
Sauvons-nous, Emilie, et conservons le jour, 1 335
Afin de le venger par un heureux retour.
EMILIE.
Ginna dans son malheur est de ceux qu'il faut suivre ,
Qu'il ne faut pas venger, de peur de leur survivre :
Quiconque après sa perte aspire à se sauver
Est indigne du jour qu'il tâche à conserver. 1340
MAXIME.
Quel désespoir aveugle à ces fureurs vous porte ?
O Dieux ! que de foiblesse en une âme si forte !
Ce cœur si généreux rend si peu de combat ,
Et du premier revers la fortune * l'abat !
Rappelez , rappelez cette vertu sublime ; 1345
Ouvrez enfin les yeux , et connoissez Maxime :
C'est un autre Cinna qu'en lui vous regardez;
Le ciel vous rend en lui l'amant que vous perdez ;
Et puisque l'amitié n'en faisoit plus qu'une âme ,
Aimez en cet ami l'objet de votre flamme; 1 3 5o
Avec la même ardeur il saura vous chérir.
Que....
EMILIE.
Tu m'oses aimer, et tu n'oses mourir !
Tu prétends un peu trop; mais quoi que tu prétendes.
Rends- toi digne du moins de ce que tu demandes :
Gesse de fuir en lâche un glorieux trépas, i3 55
Ou de m'offrir un cœur que tu fais voir si bas;
Fais que je porte envie à ta vertu parfaite ;
Ne te pouvant aimer, fais que je te regrette;
Montre d'un vrai Romain la dernière vigueur.
Et mérite mes pleurs au défaut de mon cœur. 1 360
Quoi! si ton amitié pour Cinna s'intéresse',
I. Les édidoos de 1668 et de i68a portent, par erreur, defortm!^^ pour la
fortune,
a. Far. Qaoi ! si ton amitié pour Cinna t^intéresie. (i643-63)
ACTE IV, SCENE V. 445
Croi»-tu qu'elle consiste à flatter sa maîtresse*?
Apprends , apprends de moi quel en est le devoir,
£t donne-m'en l'exemple , ou viens le recevoir.
MAXIME.
Votre juste douleur est trop impétueuse. 1 365
EMILIE.
La tienne en ta faveur est trop ingénieuse.
Tu me parles déjà d'un bienheureux retour,
Et dans tes déplaisirs tu conçois de l'amour !
MAXIME.
Cet amour en naissant est toutefois extrême:
C'est votre amant en vous , c'est mon ami que j'aime ,1370
Et des mêmes ardeurs dont il fut embrasé....
EMILIE.
Maxime , en voilà trop pour un homme avisé.
Ma perte m'a surprise, et ne m'a point troublée;
Mon noble désespoir ne m'a point aveuglée.
Ma vertu toute entière agit sans s'émouvoir, 1376
Et je vois malgré moi plus que je ne veux voir.
MAXIME.
Quoi? vous suis-je suspect de quelque perfidie?
EMILIE.
Oui, tu l'es, puisqu'enfin tu veux que je le die;
L'ordre de notre fuite est trop bien concerté
Pour ne te soupçonner d'aucune lâcheté : x 38o
Les Dieux seroient pour nous prodigues en miracles ,
S'ils en avoient sans toi ' levé tous les obstacles.
Fuis sans moi, tes amours sont ici superflus.
MAXIME.
Âh ! vous m'en dites trop.
I. Les éditioiu de z65a-56 portent ta maîtresse^ pour ta maîti^este, ce qui
est certaineinent nue errenr.
a. L'édition de i643 in-i** porte sans loi, |K>ar tans toi.
446 CINNA.
EMILIE.
J*en présume encor plus.
Ne crains pas toutefois que j*éclate en injures ; 1 38 5
Mais n*espère non plus m'éblouir de parjures.
Si c*est te faire tort que de m*en défier*,
Viens mourir avec moi pour te justifier.
MAXIME.
Vivez, belle Emilie, et soui&ez qu'un esclave....
EMILIE.
Je ne f écoute plus qu'en présence d'Octave. 1390
Allons, Fulvie, allons.
SCÈNE VI.
MAXIME.
Désespéré, confus.
Et digne, s'il se peut, d'un plus cruel refus,
Que résous-tu , Maxime ? et quel est le supplice
Que ta vertu prépare à ton vain artifice?
Aucune illusion ne te doit plus flatter : 1395
Emilie en mourant va tout faire éclater;
Sur un même échafaud la perte de sa vie
Étalera sa gloire et ton ignominie ,
Et sa mort va laisser à la postérité *
L'infâme souvenir de ta déloyauté. 1400
Un même jour t'a vu , par une fausse adresse ,
Trahir ton souverain , ton ami , ta maîtresse ,
Sans que de tant de droits en un jour violés,
Sans que de deux amants au tyran immolés,
Il te reste aucun fruit que la honte et la rage ' x 405
I. Far, Si c*Mt te faire tort que de me d^er. (i643-56)
a. Var, Et porte avec son nom à la postérité. (i643-56)
3. Far, Il te reste antre fruit que la bonté et la rage. (1643 et 48)
ACTE IV, SCÈNE VI. 447
Qu*uii remords inutile allume en ton courage.
Euphorbe, c'est Feffet de tes lâches conseils;
Mais que peut-on attendre enfin de tes pareils^ ?
Jamais un affranchi n*est qu'un esclave infâme ;
Bien qu il change d'état, il ne change point d'âme'; 1 4 1 o
La tienne, encor servile, avec la liberté
N'a pu prendre un rayon de générosité':
Tu m'as fait relever une injuste puissance;
Tu m'as fait démentir l'honneur de ma naissance;
Mon cœur te résistoit , et tu l'as combattu x 4 1 5
Jusqu'à ce que ta fourbe ait souillé sa vertu.
Il m'en coûte la vie , il m'en coûte la gloire,
Et j'ai tout mérité pour t'avoir voulu croire;
Mais les Dieux permettront à mes ressentiments
De te sacrifier aux yeux des deux amants, 1490
Et j'ose m'assurer qu'en dépit de mon crime
Mon sang leur servira d'assez pure victime,
Si dans le tien mon bras , justement irrité ,
Peut laver le forfait de t'avoir écouté.
\,Var, Mail que peot-on attendre aussi de tes pareils? (t643-56)
9. Var. Et pour changer d*état, il ne change point d*âme. (i643-56)
3.^«r. N'a la prendra nn rayon de généroâté. (1660)
FUI DU QUATRliMS ACTI.
448 GINNA.
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
AUGUSTE, CINNA.
AUGUSTE.
Prends un siège, Cinna, prends, et sur toute chose 1 4i5
Observe exactement la loi que je t'impose :
Prête , sans me troubler, Toreille à mes discours; '
D'aucun mot, d'aucun cri, n'en interromps le cours;
Tiens ta langue captiv^; et si ce grand silence
A ton émotion fait quelque violence, 1430
Tu pourras me répondre après tout à loisir*:
Sur ce point seulement contente mon désir.
GINNA.
Je vous obéirai, Seigneur.
AUGUSTE.
Qu'il te souvienne
De garder ta parole, et je tiendrai la mienne.
Tu vois le jour, Cinna ; mais ceux dont tu le tiens 1435
Furent les ennemis de mon père , et les miens :
Au milieu de leur camp tu reçus la naissance';
Et lorsqu'après leur mort tu vins en ma puissance,
I. Yojex ci-dessus, p. 874 ; Qmun alteram poiù Cinnm cattéedram jussisstt :
c HoCf inquit, primum a te peto , ne me loquentem interpelles , ne medio ser-
mone meo proclames ; dahitur tihi loçuendi liberum tempus, »
^,Far, Ce fut dedans leur camp que tu pris la naissance;
Et quand après leur mort tu Wns en ma puissance,
Leur liaine héréditaire, ayant passé dans toi.
T'avait rois à la main les armes contre moi. (z643-56)
ACTE V, SCÈNE I. 449
Leur haine enracinée an milieu de ton sein
T*avoit mis contre moi les armes à la main ; 1440
Tu fus mon ennemi même avant que de naître^,
Et tu le fus encor quand tu me pus connottre ,
Et rinclination jamais n*a démenti *
Ce sang qui t^avoit fait du contraire parti :
Autant que tu Tas pu , les effets Font suivie. 1445
Je ne m*en suis vengé qu*en te donnant la vie ;
Je te fis prisonnier pour te combler de biens :
Ma cour fut ta prison , mes faveurs tes liens ;
Je te restituai d^abord ton patrimoine ' ;
Je t^enrichis après des dépouilles d'Antoine , x 4 5 o
Et tu sais que depuis , à chaque occasion ,
Je suis tombé pour toi dans la profusion.
Toutes les dignités que tu m'as demandées,
Je te les ai sur T heure et sans peine accordées;
Je t'ai préféré même à ceux dont les parents x 455
Ont jadis dans mon camp tenu les premiers rangs*,
A ceux qui de leur sang m'ont acheté l'empire*.
Et qui m'ont conservé le jour que je respire.
De la façon enfin qu'avec toi j'ai vécu ,
Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu * . 1460
Quand le ciel me voulut, en rappelant Mécène,
Après tant de faveur montrer un peu de haine' ,
I. Ego te, Cituia, quum in kostium castfiê inpenitsém, non J'acium tantum
mUd inimicnm, sed natum, tervavi, (P. 374.)
%.Far. Et le sang t'ayant fait d'an contraire parti,
Ton inclination ne l*a point démenti :
Comme elle l'a snivi, les effets Tout suivie. (1643 -5Q
3. Patrimomum tihi omne concesti. (P. 374.)
4. Saeerdotmm tibi petenti, prmteritis compluribiu quorum parentés mecmm
mùlUaveranty dedi. (Ibidem.)
5. f^4^. M'ont oonserré le jour qu'à présent je respire,
Et m'ont de tout leur sang acheté cet empire, (i 643-56)
6. Hodie tamfelix es et tam dives^ ut victo victores imndeant. (P. 374.)
7. f^ar. Après tant de traraus montrer on peu de haine. (x643 in-4")
^ar. Après tant de farettrs montrer un peu de haine. (i643 in-ia et 48-56)
CoBVnLLB. III 39
45o CINNA.
Je te donnai sa place en ce triste accident ,
Et te fis , après lui , mon pins cher confident.
Aujourd'hui même encor, mon âme irrésolue 1 46S
Me pressant de quitter ma puissance absolue ,
De Maxime et de toi j*ai pris les seuls avis ,
Et ce sont, malgré lui , les tiens que j'ai suivis.
Bien plus, ce même jour je te donne Emilie,
Le digne objet des vœux de toute l'Italie , 1470
Et qu'ont mise si haut mon amour et mes soins,
Qu'en te couronnant roi je t'aurois donné moins.
Tu t'en souviens, Cinna : tant d'heur et tant de gloire
Ne peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire ;
Mais ce qu'on ne pourroit jamais s'imaginer, 1 4 7 s
Ginna, tu t'en souviens, et veux m'assassinera
CINNA.
Moi, Seigneur! moi, que j'eusse une âme si trattresse;
Qu'un si lâche dessein....
AUGUSTE.
Tu tiens mal ta promesse :
Sieds-toi, je n'ai pas dit encor ce que je veux;
Tu te justifieras après , si tu le peux. f 4 s •
Écoute cependant, et tiens mieux ta parole.
Tu veux m' assassiner' demain, au Capitole,
Pendant le sacrifice , et ta main pour signal
Me doit , au lieu d'encens , donner le coup fatal ;
La moitié de tes gens doit occuper la «porte , 148$
L'autre moitié te suivre et te prêter main-forte.
Ai-je de bons avis, ou de mauvais soupçons' ?
I. Quum sic de te meruerim, oceidere me eonstititùti. (P. 374.)
a. Quttm ad hanc vocem exclamastet Cinna, procul home ab se abesse de-
mentiam : c Non prmstas, inquit^ JiiUm, Cinna ,* convenerat ne interioquereris.
Oceidere f inquam, me /taras. 9 (P. $74 et 375.)
Z.f^ar. Assarce au besoin du secours des premiers.
Te dirai-jeles noms de tous ces meortriers? (i643-56)
ACTE V, SCÈNE I. 45i
De tous ces meurtriers te dirai-je les noms?
Procule, Glabrion, Virginian, Rutile,
Marcel , Plaute , Lénas , Pompone , Albin , Icile, 1490
Maxime, qu'après toi j'avois le plus aimé^;
Le reste ne vaut pas Thonneur d'être nommé :
Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes,
Que pressent de mes lois les ordres légitimes,
Et qui désespérant de les plus éviter, 1495
Si tout n'est renversé , ne sauroient subsister.
Tu te tais maintenant, et gardes le silence.
Plus par confusion que par obéissance.
Quel étoit ton dessein ' , et^que prétendois-tu
Après m'avoir au temple à tes pieds abattu? 1 5oo
Affranchir ton pays d'un pouvoir monarchique !
Si j'ai bien entendu tantôt ta politique.
Son salut désormais dépend d'un souverain
Qui pour tout conserver tienne tout en sa main;
Et si sa liberté te faisoit entreprendre, 1 5o5
Tu ne m'eusses jamais empêché de la rendre ;
Tu l'aurois acceptée au nom de tout l'État,
Sans vouloir l'acquérir par un assassinat.
Quel étoit donc ton but? D'y régner en ma place ?
D'un étrange malheur son destin le menace, 1 5 x o
Si pour monter au trône et lui donner la loi
Tu ne trouves dans Rome autre obstacle que moi ' ,
I. MoBTel comptait ici les conjurés sur ses doigts ; après le nom de Maxime,
I laissait retomber sa main en disant la fin dn vers, puis il semblait s^apprèter
à reprendre son compte, qu'il abandonnait définitivement en disant :
Le reste ne vant pas l*honneur d'être nommé.
Talma admirait fort ce jeu de scène très-familier, mais d*on effet saisissant, et
il fnt longtemps avant d'oser le pratiquer.
a. Et quum defixtun videret, nec ex eotwentione jam^ ted ex emueuntia
tmemiUêtn : c Quo^ inquit^ hoc animojacis? » (P. 375.)
3. Ut iffse *ù princepe? Male^ mehercule^ eum repuhliea agitaur, si iibi ad
ûmperamlum nihil prmter me ohstat. {Ibidem,)
45i CINNA.
Si jusques à ce point son sort est déplorable ,
Que tu sois après moi le plus considérable ,
Et que ce grand fardeau de Tempire romain x 5i 5
Ne puisse après ma mort tomber mieux qu'en ta main.
Apprends à te connoître , et descends en toi-même :
On t'honore dans Rome, on te courtise, on t*aime,
Chacun tremble sous toi, chacun t'offre des vœux,
Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux; x 5io
Mais tu ferois pitié même à ceux qu'elle irrite*.
Si je t' abandon nois à ton peu de mérite'.
Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux.
Conte-moi tes vertus , tes glorieux travaux ,
Les rares qualités par où tu m'as dû plaire, x 5^5
Et tout ce qui t'élève au-dessus du vulgaire.
Ma faveur fait ta gloire , et ton pouvoir en vient :
Elle seule t'élève, et seule te soutient;
C'est elle qu'on adore , et non pas ta personne :
Tu n'as crédit ni rang qu'autant qu'elle t'en donne, 1 53o
Et pour te faire choir je n'aurois aujourd'hui
Qu'à retirer la main qui seule est ton appui.
J'aime mieux toutefois céder à ton envie :
Règne , si tu le peux , aux dépens de ma vie ;
Mais ose^-tu penser que les Serviliens , x 5 3 5
Les Cosses, les Métels, les Pauls, les Fabiens,
Et tant d'autres enfin de qui les grands courages
Des héros de leur sang sont les vives images ,
X. Var, Mais en ao triste état on la yerroit réduite. (x643-56)
a. « Ces Tcnet les suivants occasionnèfent un jour une saillie singuli^. \a
dernier maréchal de la Fenillade, étant sur le théâtre, dit tout haut à Auguste :
« Ah ! tu me gâtes le tojont amisj Cinna. » Le vieux comédien qui jouait Au-
guste se déconcerta et crut aroir mal joué. Le maréchal, après la pièce, loi
dit : c Ce n*est pas vous qui m'avez déplu, c'est Auguste, qui dit à Cinna qu'il
a n'a aucun mérite, qu'il n'est propre à rien, qu'il fait pitié, et qui ensuite lui
c dit : c Sojons amis, v Si le Roi m'en disait auUnt, je le remerdcrais de son
a amitié. » (Foltaire.)
ACTE V, SCÈNE I. 453
Quittent le noble orgueil d'un sang si généreux
Jusqu^à pouvoir souffrir que tu règnes sur eux* ? 1 540
Parle, parle , il est temps.
CINNA.
Je demeure stupide;
Non que votre colère ou la mort m'intimide :
Je vois qu'on m'a trahi, vous m'y voyez rêver,
Et j'en cherche Fauteur sans le pouvoir trouver.
Mais c'est trop y tenir toute Tâme occupé * : 1545
Seigneur, je suis Romain, et du sang de Pompée;
Le père et les deux fils, lâchement égorgés,
Par la mort de César étoient trop peu vengés.
Cest là d'un beau dessein l'illustre et seule cause ;
Et puisqu'à vos rigueurs la trahison m'expose, x 55o
N'attendez point de moi d'infâmes repentirs ,
D'inutiles regrets , ni de honteux soupirs.
Le sort vous est propice autant qu'il m'est contraire ;
Je sais ce que j'ai fait, et ce qu'il vous faut faire :
Vous devez un exemple à la postérité, x 55 5
Et mon trépas importe à votre sûreté.
AUGUSTE.
Tu me braves, Cinna, tu fais le magnanime.
Et loin de t' excuser, tu couronnes ton crime.
Voyons si ta constance ira jusques au bouti
Tu sais ce qui t'est dû , tu vois que je sais tout : x 56o
Fais ton arrêt toi-même, et choisis tes supplices.
X. Ctdo, si spes tua» sofus impedio^ PatUtune te et Fabiut Maximus et
Cosêi et ServUii/erent^ tantumqus agmen nobilium^ non inania nomina frmfc'
renitum, sed eorum qui imaginibus suis decori tunt? (P. 375.)
2 . ^ar. Cette ttupidité s'est enfin disnpc«. ( i643-56)
454 CINNA.
SCÈNE II.
AUGUSTE, LIVIE, CINNA, EMILIE, FULVIE.
LIVIE.
Vous ne connoissez pas encor tous les complices :
Votre Emilie en est, Seigneur, et la voici.
CINNA.
C'est elle-même , 6 Dieux !
AUGUSTE.
Et toi , ma fille , aussi !
EMILIE.
Oui , tout ce qu'il a fait , il Ta fait pour me plaire*, 1 56 5
Et j'en étois, Seigneur, la cause et le salaire.
AUGUSTE.
Quoi? Tamour qu'en ton cœur j'ai fait naître aujourd'hui
T'emporte- t-il déjà jusqu'à mourir pour lui ?
Ton àme à ces transports un peu trop s'abandonne ,
Et c'est trop tôt aimer l'amant que je te donne. 1570
EMILIE.
Cet amour qui m'expose à vos ressentiments
N'est point le prompt effet de vos commandements ;
Ces flammes dans nos cœurs sans votre ordre étoient nées*,
Et ce sont des secrets de plus de quatre années ;
Mais quoique je l'aimasse et qu'il brûlât pour moi, 1575
Une haine plus forte à tous deux fit la loi ;
Je ne voulus jamais lui donner d'espérapce,
Qu'il ne m'eût de mon père assuré la vengeance;
Je la lui fis jurer ; il chercha des amis :
Le ciel rompt le succès que je m'étois promis, 1 58o
I . Far, Gai, Sâgneor , du dessein je sais la seole rause :
Cest pour moi qu'il conspire, et c*est poar moi qii*il ose. (i643-56)
a, Far. Ces flammes dans nos cœnrs dès longtemps étoient nées, (i 643-56)
ACTE V, SCÈNE II. 455
Et je vous viens, Seigneur, offrir une victime,
Non pour sauyer sa vie en me chargeant du crime :
Son trépas est trop juste après son attentat,
Et toute excuse est vaine en un crime d'Etat :
Mourir en sa présence , et rejoindre mon père , 1 5 8 5
C^est tout ce qui m'amène, et tout ce que j'espère.
AUGUSTE.
Jusques à quand , ô ciel , et par quelle raison
Prendrez-vous contre moi des traits dans ma maison ?
Pour ses débordements j'en ai chassé JuUe ;
Mon amour en sa place a fait choix d'Emilie , 1690
Et je la vois comme elle indigne de ce rang.
L'une m'ôtoit l'honneur, l'autre a soif de mon sang ;
Et prenant toutes deux leur passion pour guide ,
L'une fut impudique, et l'autre est parricide.
O ma fille ! est-ce là le prix de mes bienfaits ? 1595
EMILIE.
Ceux de mon père en vous firent mêmes effets * .
AUGUSTE.
Songe avec quel amour j'élevai ta jeunesse.
EMILIE.
Il éleva la vôtre avec même tendresse ;
Il iiit votre tuteur, et vous son assassin ;
Et vous m'avez au crime enseigné le chemin : x 6c o
Le mien d'avec le vôtre en ce point seul diffère ,
Que votre ambition s'est immolé mon père ,
Et qu'un juste courroux, dont je me sens brûler,
A son sang innocent vouloit vous immoler.
LIVIE.
C'en est trop, Emilie : arrête, et considère 160 5
Qu'il t'a trop bien payé les bienfaits de ton père ^
Sa mort , dont la mémoire allume ta fureur,
I. f^ar. Mon père l'eot pareil de cens qu'il tods a faits. (1643-64)
456 CINNA.
Fut un crime d'Octave, et non de TEmpereur.
Tous ces crimes d'État qu'on fait pour la couronne ,
Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne, 1 6 to
Et dans le sacré rang où sa faveur l'a mis.
Le passé devient juste et l'avenir permis.
Qui peut y parvenir ne peut être coupable ;
Quoi qu'il ait fait ou fasse , il est inviolable :
Nous lui devons nos biens, nos jours sont en sa main , 1 6 1 5
Et jamais on n'a droit sur ceux du souverain.
EMILIE.
Aussi dans le discours que vous venez d'entendre,
Je parlois pour l'aigrir, et non pour me défendre.
Punissez donc, Seigneur, ces criminels appas
Qui de vos favoris font d'illustres ingrats ; 1 6a o
Tranchez mes tristes jours pour assurer les vôtres.
Si j'ai séduit Cinna , j'en séduirai bien d'autres * ;
Et je suis plus à craindre, et vous plus en danger.
Si j'ai l'amour ensemble et le sang à venger'.
cniNA.
Que vous m'ayez séduit, et que je souffre encore 1695
D'être déshonoré par celle que j'adore !
Seigneur, la vérité doit ici s'exprimer :
J'avois fait ce dessein avant que de l'aimer.
A mes plus saints désirs la trouvant inflexible',
Je crus qu'à d'autres soins elle seroit sensible : z 63o
Je parlai de son père et de votre rigueur.
Et l'offre de mon bras suivit celle du cœur.
Que la vengeance est douce à l'esprit d'une femme !
Je l'attaquai par là , par là je pris son àme;
Dans mon peu de mérite elle me négligeoit, r635
z. Voyex acte III, scène iT, vers io35 et io36.
2. Far, Ayant arec un père un amant à Tcnger. (i643'56)
3. Far, À mes diastes desin la trouTant inflexible. (i643-6o)
ACTE V, SCÈNE II. 467
Et ne put négliger le bras qui la vengeoit :
Elle n'a conspiré que par mon artifice ;
J'en suis le seul auteur, elle n'est que complice.
EMILIE.
Cinna, qu'oses-tu dire? est-ce là me chérir,
Que de m'ôter l'honneur quand il me faut mourir? 1640
CINNA.
Mourez, mais en mourant ne souillez point ma gloire.
EMILIE.
La mienne se flétrit, si César te veut croire.
CINNA.
Et la mienne se perd , si vous tirez à vous
Toute celle qui suit de si généreux coups.
EMILIE.
Eh bien ! prends-en ta part , et me laisse la mienne ; i tf 4 5
Ce seroit l'aiToiblir que d'affoiblir la tienne :
La gloire et le plaisir, la honte et les tourments ,
Tout doit être commun entre de vrais amants.
Nos deux ftmes, Seigneur, sont deux âmes romaines ;
Unissant nos désirs , nous unîmes nos haines ; 1 6 5 o
De nos parents perdus le vif ressentiment
Nous apprit nos devoirs en un même moment;
En ce noble dessein nos cœurs se rencontrèrent;
Nos esprits généreux ensemble le formèrent;
Ensemble nous cherchons l'honneur d'un beau trépas :
Vous vouliez nous unir, ne nous séparez pas.
AUGUSTE.
Oui, je vous unirai, couple ingrat et perfide,
Et plus mon ennemi qu'Antoine ni Lépide ;
Oui, je vous unirai, puisque vous le voulez :
n faut bien satisfaire aux feux dont vous brûlez, x 660
Et que tout l'univers , sachant ce qui m'anime ,
S'étonne du supplice aussi bien que du crime.
458 CINNÀ.
SCÈNE III.
AUGUSTE, LIVIE, CINNA, MAXIME, ÉMIUE,
FULVIE.
AUGUSTE.
Mais enfin le ciel m'aime, et ses bienfaits nouveaux*
Ont enlevé ' Maxime à la fureur des eaux.
Approche , seul ami que j'éprouve fidèle. x 665
MAXIME.
Honorez moins , Seigneur, une âme criminelle.
AUGUSTE.
Ne parlons plus de crime après ton repentir,
Après que du péril tu m'as su garantir :
C'est à toi que je dois et le jour et l'empire.
MAXIME.
De tous vos ennemis connoissez mieux le pire : 1670
Si vous régnez encor, Seigneur, si vous vivez,
C'est ma jalouse rage à qui vous le devez.
Un vertueux remords n'a point touché mon âme.;
Pour perdre mon rival j'ai découvert sa trame.
Euphorbe vous a feint que je m'étois noyé , 1675
De crainte qu'après moi vous n'eussiez envoyé :
Je voulois avoir lieu d'abuser Emilie,
Effrayer son esprit, la tirer d'Italie,
Et pensois la résoudre à cet enlèvement
Sous l'espoir du retour pour venger son amant; 16S0
Mais au lieu de goûter ces grossières amorces ,
Sa vertu combattue a redoublé ses forces.
X . Far, Mais enfin le ciel m*aime, et panni tant de mam
I! m*a rendu Bfaxime, et Va sauvé de« eaax. (x643-56)
«. Voltaire, dans l'édition de 1786, a remplacé enU^i par mrratSii. Il bit
eommenoer la scène an Ters i665.
ACTE V, SCÈNE III. 459
Elle a lu dans mon cœur; vous savez le surplus,
Et je vous en ferois des récits superflus.
Vous voyez le succès de mon Iftche artifice. 1 68 5
Si pourtant quelque grâce est due à mon indice,
Faites périr Euphorbe au milieu des tourments \
Et souffrez que je meure aux yeux de ces amants.
J^ai trahi mon ami , ma maîtresse , mon maître ,
Ma gloire, mon pays, par Tavis de ce traître, 1690
Et croirai toutefois mon bonheur infini ,
Si je puis m*en punir après Tavoir puni.
AUGUSTE*
En est-ce assez, 6 ciel ! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire ?
Qu'il joigne à ses e£Rorts le secours des enfers : 1695
Je suis maître de moi comme de l'univers;
Je le suis, je veux l'être. O siècles, 6 mémoire,
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous. 1700
Soyons amis , Cinna , c'est moi qui t'en convie :
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie.
Et malgré la fureur de ton lâche destin',
Je te la donne encor comme à mon assassin.
Commençons un combat qui montre par l'issue 1705
Qui l'aura mieux de nous ou donnée ou reçue*.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler;
Je t'en avois comblé , je t'en veux accabler :
I. f^or. A TM bontés, Seigneur, j'en demanderai deux,
Le supplice d'Euphorbe, et ma mort à leurs yeux. (i643-56)
a. Il y a destin dans toutes les éditions de Corneille, et même encore dans
crilc de 1692. Le mot parait être pris dans un sens conforme à celui de se
propf^ser, résoudre^ qu'avait autrefois le verbe destiner (toyex le Lexique).
Voltaire a substitué dessein à destin.
3. Voyex ci-dessus, p. S-jS : FUam tibi, inquit^ Cinna^ iterum do^ prius
kosti^ nunc insidiaîori ac parricidss. Ex hodierno die inter nos amieitia incipiat,
Contendamus utrum ego meliore Jide intam tibi dederim, an tu deheas.
46o CINNA.
Avec cette beauté que je t*avois donnée,
Reçois le consulat pour la prochaine année * . 1 7 1 o
Aime Gnna, ma fiUe, en cet illustre rang,
Préfères-en la pourpre à celle de mon sang;
Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère' :
Te rendant un époux , je te rends plus qu'un père.
EMILIE.
Et je me rends , Seigneur, à ces hautes bontés ; 1715
Je recouvre la vue auprès de leurs clartés :
Je connois mon forfait, qui me sembloit justice;
Et, ce que n'avoit pu la terreur du supplice,
Je sens naître en mon âme un repentir puissant^
Et mon cœur en secret me dit qu'il y consent. 1 710
Le ciel a résolu votre grandeur suprême ;
Et pour preuve, Seigneur, je n'en veux que moi-même*:
J'ose avec vanité me donner cet éclat.
Puisqu'il change mon cœur, qu'il veut changer l'État.
Ma haine va mourir, que j'ai crue immortelle; 1 7«s
Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidèle;
Et prenant désormais cette haine en horreur,
L'ardeur de vous servir succède à sa fureur.
CINNA.
Seigneur, que vous dirai-je après que nos offenses
Au lieu de châtiments trouvent des récompenses ? 1730
O vertu sans exemple ! 6 clémence qui rend
Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand !
AUGUSTE.
Cesse d'en retarder un oubli magnanime;
Et tous deux avec moi faites grâce à Maxime :
n nous a trahis tous; mais ce qu'il a commis 1735
I. Pott hme detmlit uliro contmlatum, (P. 375.) — Cinna fut oooanl Tan 5
arant Jéans-Cbrist.
s. f^ar. Apprends, à mon exemple, à Tainere ta colère. (x643-56)
3. Far, Et poor preure. Seigneur , je ne veux qne moi-même. (x643-56)
ACTE y, SCÈNE III. 461
Vous conserve innocents, et me rend mes amis.
(A Mixime^)
Reprends auprès de moi ta place accoutumée;
Rentre dans ton crédit et dans ta renommée;
Qu*Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour;
Et que demain Thymen couronne leur amour. 1740
Si tu Taimes encor, ce sera ton supplice.
MAXIME.
Je n^en murmure point, il a trop de justice;
Et je suis plus confus, Seigneur, de vos bontés
Que je ne suis jaloux du bien que vous m'ôtez.
cinna;
Souffi*ez que ma vertu dans mon cœur rappelée 1 7 4 S
Vous consacre une foi lâchement violée ,
Mais si ferme â présent , si loin de chanceler,
Que la chute du ciel ne pourroit Tébranler.
Puisse le grand moteur des belles destinées.
Pour prolonger vos jours , retrancher nos années; 1 7 S m
Et moi , par un bonheur dont chacun soit jaloux ,
Perdre pour vous cent fois ce que je tiens de vous !
LnriB.
Ce n^est pas tout. Seigneur : une céleste flamme
D^un rayon prophétique illumine mon âme.
Oyez ce que les Dieux vous font savoir par moi ; 1 7 5 &
De votre heureux destin c*est Tinomuable loi.
Après cette action vous n*avez rien à craindre :
On portera le joug désormais sans se plaindre ;
Et les plus indomptés, renversant leurs projets,
Mettront toute leur gloire à mourir vos sujets; 1760
Aucun lâche dessein , aucune ingrate envie
N'attaquera le cours d'une si belle vie;
I. Ce jcn de Mène manque dans les éditions de 1S43-60.
462 CINNA.
Jamais plus d'assassins ni de conspirateurs*:
Vous avez trouvé Tart d^étre maître des cœurs.
Rome, avec une joie et sensible et profonde, 1765
Se démet en vos mains de T empire du monde ;
Vos royales vertus lui vont trop ' enseigner
Que son bonheur consiste à vous faire régner :
D'une si longue erreur pleinement affranchie ,
Elle n'a plus de vœux que pour la monarchie, 1770
Vous prépare déjà des temples , des autels ,
Et le ciel une place entre les immortels;
Et la postérité , dans toutes les provinces ,
Donnera votre exemple aux plus généreux princes.
AUGUSTE.
J'en accepte l'augure , et j'ose l'espérer : 1775
Ainsi toujours les Dieux vous daignent inspirer!
Qu'on redouble demain les heureux sacrifices
Que nous leur offrirons sous de meilleurs auspices;
Et que vos conjurés entendent publier
Qu'Auguste a tout appris, et veut tout oubUer. 17S0
I. Nullis ampUus iruidiU ah ullo peiitus est. (P. 375.)
9. L'édition de 1682 porte, par evreur, iout, pour trop.
Tiff DU CINQUIEME ET DBBNTSB ACTE.
POLYEUCTE, MARTYR
TRAGÉDIE CHRÉTIENNE
1640
J
NOTICE.
En 1687, Fauteur d'un Traité île la disposition au poème
dramatique, dont nous avons déjà eu occasion de parler^, s'ex-
prime ainsi à Fégard des sujets sacrés : « L'Amour et la Guerre,
l'un ou Tautre séparément, ou les deux ensemble, fournissent
aux auteurs tous les sujets profanes du théâtre. Je dis profanes,
pource qu'on 7 peut mettre d'autres beaux sujets tirés des
livres saints, où les passions humaines peuvent jouer leurs
rôles, et où les vertus des grands personnages peuvent triom-
pher des vices et des cruautés des tyrans ; mais tels arguments
n'étant pas le gibier de nos poètes ni de nos sages mondains,
sont plus propres en particulier qu'en public, et dans les col-
lèges de rUniversité, ou dans les maisons privées, qu'à la cour
ou à l'hôtel de Bourgogne. »
Cette opinion d'un inconnu est la fidèle expression d'un sen-
timent alors général; mais s'il était un endroit à Pans où un tel
sujet ne dût pas paraître du bel air, c'était assurément l'hôtel
de Rambouillet. Ce fut là pourtant que Ck>meille, qui, comme
nous l'avons vu à propos d'Horace* y croyait utile de donner à
ses ouvrages cette demi-publicité, lut d*abord son Poljreucte^
peut-être dans l'espoir de se concilier des juges qu'il sentait
prévenus. Cette précaution n'eut pas les résultats qu'il s'était
sans doute promis : c La pièce, dit Fontenelle, y fut applaudie
autant que le demandoient la bienséance et la grande réputation
que l'auteur avoit déjà; mais quelques jours après, M. de
I. Voyez ci-dessuB, p. 38. Le passage que nous reproduisons ici
est extrait de la page 87 de cet ouvrage.
3. Voyez ci-dessus, p. a 54 et a 55.
CoAREUJJi. m 3o
466 POLTEUCTE.
Voiture vînt troiiver M. Corneille, et prit des tours fort dé-
licats pour lui dire que Poljreucte n'avoit pas réussi comme
il pensoit, que surtout le christianisme avoit extrêmement
déplu ^. »
Voltaire expose ainsi quelques-unes des objections qu*on
avait faites, en y mêlant peut-être un peu les siennes : « C'est
une tradition, que tout riiôtel de Rambouillet, et particulière-
ment révêque de Vence, Godcau, condamnèrent cette entreprise
de Polyeucte {celle de renverser les idoles). On disait que c'est
un zèle imprudent; que plusieurs évêques et plusieurs synodes
avaient expressément défendu ces attentats contre Tordre et
contre les lois ; qu'on refusait même la communion aux chré-
tiens qui par des témérités pareilles avaient exposé T Église
entière aux persécutions. On ajoutait que Polyeucte et même
Pauline auraient intéressé bien davantage, si Polyeucte avait
simplement refusé d'assister à un sacrifice idolâtre, fait en
l'honneur de la victoire de Sévère*. »
« Corneille, alarmé, continue Fontenelle, voulut retirer la
pièce d'entre les mains des comédiens qui Tapprenoient; mais
enfin il la leur laissa, sur la parole d'un d'entre eux qui n'y
jouoit point, parce qu'il étoit trop mauvais acteur. Étoit-ce
donc à ce comédien à juger mieux que tout l'hôtel de Ram-
bouillet? >
Les avis sont partagés à l'égard du comédien qui ranima si
à proj)Os le courage de Corneille : les uns nomment Hautero-
che', les autres Laroque*; mais quelle que soit l'opinion qu'on
adopte, elle cadre mal avec le témoignage de Fontenelle ; en
efiPet, de Faveu même de Lemazurier, qui pense qu'il s*agit de
Laroque, ces deux comédiens n'appartenaient pas encore à
l'hôtel de Bourgogne au moment où l'on joua polyeucte; or le
récit de Fontenelle désigne un comédien faisant partie de la
I, Œuvres f Paris, B. Branet, 174a, tome 111, p. io3.
1. Note de Voltaire sur la scène vi de lactc II de Poljreucte,
3. M. Guizot, Corneille et son temps , p. 3 00.
4. Voyez la fin de la note i de la page suivante. — Lemazurier,
Galerie des acteurs du théâtre français, tome I, p> 817. — Aimé Mar-
tin, Œuvres de Corneille , tome I, p. xx.i, note i. — M. Edouard
Foumier, Notes sur la vie de Corneille, p. xl.
NOTICE. 467
troupe qui représentait cette tragédie, et, d'un autre côté» \e%
témoignages contemporains établissent d'une manière formelle
qu'elle fut jouée à Thôtel de Bourgogne '•
« Depuis peu d'années, dit rabbé^d'Aubignac, Barreau mit sur
le théâtre de l'hôtel de Bourgogne le nnartyre de saint Eustache,
et Corneille ceux de Poljeucte et de Théodore*. »
L'abbé de Villiei-s n'est pas moins explicite» dans son Entre"
tien sur les tragédies de ce temps ^ publié en 1675 et reproduit
dans le Recueil de dissertations..,, de l'abbé Granet. Le pas-
sage où il parle de PUjeucte est assez cuiieux pour qu'il nous
paraisse utile de le reproduire en entier :
« TiMANTE. Vous croyez donc qu'on ne peut faire de bonnes
tragédies sur des sujets saints?
Cléabque. Je crois du moins qu'on ne voudroit pas se ha-
sarder à en faire. Quoique l'hôtel de Bourgogne n'ait été donné
aux comédiens que pour représenter les hist(»ires saintes, je ne
crois pas que ces Messieurs voulussent reprendre aujourd'hui
leur ancienne coutume. Us se sont trop bien trouvés des sujets
profanes pour les quitter.
TiNARTB. J'ai ouï dire qu'ils ne s'étoient pas plus mal trou-
vés des sujets saints, et qu'ils avoient gagné plus d'argent au
I. On trouve dans Tédition de M. Lefèrre la distribution de rôles
taivante, qui, si elle était autlientique , établirait que la pièce a été
jouée au Marais : Polteuctb, dOrgemont; Sévàre, Floridor; Néab-
QUB, Desurlis; Paulijtb, Mlle Duclos; mais nous avons déjà eu bien
souvent Toccasion de voir que les renseignements de ce genre ne re->
posent dans cette édition sur aucun document certain. Nous ne cite»
rons que pour mémoire une autre source tout aussi peu sûre : un
Journal du TlUàtre françois manuscrit qui se trouve aujourd'hui à la
Bibliothèque impériale et qui appartenait autrefois à M. Beffara,
Une note de cet amateur, placée en tête du premier volume, attribue
avec beaucoup de vraisemblauce Touvrage à de Mouhy, auteur
des Tablettes dramatiques. On y lit (tome II, folio 804 recto) : c Les
acteurs qui jouèrent d'original dans Poljreucte furent Baron, Champ-
meslé,laThuiilerie, Hauteroche, Beauval,Guérin, Hubert, le Comte,
et les demoiselles le Comte et Guyot. »
a. Pratique du théâtre, livre IV, nouveau chapitre vx manusorit,
intitulé : des Discours de piété, dirigé principalement contre Poljreucte
et Théodore, et ajouté à Texemplaire que nous avons déjà cité ci-
dessus, p. 276, note 7,
468 POLYEUCTE.
Polyeucte qu^à quelque autre tragédie qu'ils ayent représentée
depuis.
GLiABQUB. Il est vrai que cette tragédie réussit bien. M. Cor-
neille la hasarda sur sa réputation, et il crut, par le succès
qu'elle eut, qu'il en pouvoit hasarder encore une autre. Il
donna Théodore ; cette dernière ne réussit point, et depuis per-
sonne n'a osé tenter la même chose. On a renvoyé ces sortes de
sujets dans les collèges , où tout est bon pour exercer les en-
fants, et où Ton peut impunément représenter tout ce qui est
capable d'inspirer ou de la dévotion , ou la crainte des juge-
ments de Dieu. »
Nous avons vu qu'Horace et Cinruij souvent considérés
comme joués en 1689, ne l'ont été qu*en 1640 ^ c'est vers la
fin de la même année qu*on a représenté Poljreucte, Jamais
aucun doute ne s'est élevé à ce sujet.
L'édition originale de cette pièce a pour titre :
PoLTEVGTE MARTYR, TRAGEDIE. A PoTtSy chez Antoine deSom»
meutille,,,, et Augustin Courbé,.,, M.DG.XLIII, in-4**- 8 feuil-'
lets, ii\ pages et i feuillet.
Elle est imprimée en vertu d'un privilège accordé à Corneille
le trentième janvier, à la suite duquel on lit : « Acheué d'im-
primer à Rouen pour la première fois, aux dépens de l'Au-
theur, par Laurens Maurry, ce ao. iour d'octobre i643. »
On trouve en tète du volume un curieux frontispice gravé
qui représente Polyeucte vêtu d'un pourpoint espagnol, d'un
haut-de-chausse à crevés, et coiffé d'une toque à plumes, bri-
sant les idoles à coups de marteau ; ce costume était probable-
ment la reproduction exacte de celui qui était alors en usage
au théâtre, et qui ne fut modifié que longtemps après, au moins
d'une manière sensible : « Je me souviens, dit Voltaire*, qu'au-
trefois l'acteur qui jouait Polyeucte, avec des gants blancs et
un grand chapeau, ôtait ses gants et son chapeau pour faire sa
prièi'e à Dieu. » Plus loin il ajoute' : < Quand les acteurs
représentaient les Romains avec un chapeau et une cravate,
Sévère arrivait le chapeau sur la tète, et Félix l'écoutait cha-
peau bas, ce qui faisait un effet ridicule, »
I . Note sur la scène ni de Pacte IV.
a. Note sur la scène vi de l'acte V.
NOTICE. 469
L'admirable rôle de Pauline a toujours excité Témulation et
trop souvent le découragement de nos meilleures tragédiennes ';
mais elle n'a été pour aucune d'elles Toccasion d*un triomphe
aussi prématuré que pour Adrienne le Couvreur.
« En 1705, âgée d'environ quinze ans, elle fit partie avec
quelques jeunes gens de jouer la tragédie de Polyeucte et la
petite comédie du Deuil. Les répétitions qu'ils en firent chez
un épicier, au bas de la rue Férou, faubourg Saint-Germain,
firent du bruit; plusieurs personnes de considération y vinrent
voir la jeune le Couvreur, qui élait chargée du rôle de Pau-
line. La présidente le Jay leur prêta pour la représentation la
belle cour de son hôtel, rue Garancière. La cour, la ville , la
comédie y accoururent ; la porte, qui étoit gardée par huit
suisses, fut forcée. On joua à la françoise, parce que notre ac-
trice et quelques autres de ses camarades ne se trouvèrent pas
en état de louer des habits à la romaine. Elle avoit emprunté
on habit de la femme de chambre de Mme la présidente le Jay,
dans lequel elle ne parut pas avantageusement; mais elle charma
tout le monde par une façon de réciter toute nouvelle, mais si
naturelle et si vraie, qu'on disoit d'une voix unanime qu'elle
n'avoit plus qu'un pas à faire pour devenir la plus grande co-
médienne qui eût jamais été sur le Théâtre-François. Elle ne
fut pas la seule qui méritât des applaudissements. Un jeune
homme nommé Minou, qui par la suite est devenu un très-
grand comédien dans les pays étrangers, joua le rôle de Sévère
avec un feu, un pathétique et une intelligence parfaite ; il entra
même tellement dansTesprit de son rôle, qu'il tomba en défail-
lance en disant à Fabian, son confident : c Soutiens-moi, ce coup
c de fondre est grand. > Il fallut lui ouvrir les veines ; on ne court
pins de ces risques sur le Théâtre-François. Minou se remit et
finit son rôle. La tragédie étoit à peine achevée, qu'apparem-
ment sur les plaintes des comédiens, M. d'Argenson envoya des
archers pour arrétef la petite troupe, qui se crut perdue ; mais
I. Voyez, dans les Mémoires ^THlppolyte Clairon (p. iio et soi-
vantes), une Étude de Pauline dans Polyeucte^ et dans les Mémoires
pour Marie-Françoise Dumesnil en réponse aux Mémoires d'Hippolyte
Clairon (p. 168 et suivantes), une critique très-vive, mais fort juste,
de cette Étude.
470 POLYEUCTE.
elle en fut quitte pour Talaraie. Mme la présidente le Jay en-
voya chez ce magistrat, qui révoqua à Tinstant son ordre, à
condition que ces représentations cesseroient'. »
Le gouvernement révolutionnaire, qui avait proscrit le Cid
parce qu'on y voyait un roi •, devait redouter Texpression des
sentiments religieux qui éclatent dans Polysurte avec tant de
vivacité et d'élévation à la fois ; aussi la représentation en fat-
elle interdite, comme le remarque M. Balîays-Dabot dans son
Histoire de la censure^. Toutefois cette interdiction ne dura
pas aussi longtemps qu'il le croit, et il s'est trompé lorsqu'il a
dit que Poljeucte ne fut pas remis au théâtre avant l'époque du
Consulat : la reprise réelle est du i3 floréal de l'an ii^. Depuis
lors Polyeucte n'a plus disparu du répertoire courant; mais
trop souvent, il faut le reconnaître, le manque d'interprètes
dignes d'une si grande œuvre en a interrompu pendant fort
longtemps les représentations.
I. Lettre à Mylord*** sur Baron et MlU Lecouvreur^ p. a3-a5.
a. Histoire du T/ièàtre franfois, par C. G, Etienne tt B. MartamQiUe,
tome III, p. 56 et note.
3. Page ai5.
4. Le i*' mai 1794* -^ Lemaznrier, tome I, p. 555.
EPlTRE. 471
A LA REDŒ RÉGENTE*.
Madame ,
Quelque connoissance que j'aye de ma foiblesse, quel-
que profond respect' qu'imprime Votre Majesté dans les
âmes de ceux qui rapprochent, j'avoue que je me jette
à ses pieds sans timidité et sans défiance, et que je me
tiens assuré de lui plaire, parce que je suis assuré de
lui parler de ce qu'elle aime le mieux. Ce n'est qu'une
pièce de théâtre que je lui présente, mais qui* l'entre-
tiendra de Dieu : la dignité de la matière est si haute ,
que l'impuissance de l'artisan ne la peut ravaler; et votre
I. Anne d'Autriche, fille aînée de Philippe III, roi d'Espagne,
mariée à Louis XIII le 3 5 décembre 161 5, devint régente dn royaame
quatre jour5 après la mort du Roi, le 18 mai i643, c'est-À-dire entre
l'époque où Corneille obtint le privilège de Poljreucte et celle où
ceUe pièce fut imprimée (voyez plus haut, p. 4^B). On trouve ici
l'expression fort naturelle de la reconnaissance de Corneille envers
la Rfiue, qui s'était montrée très-favorahle au Cid et à son auteur
(voyez ci-dessus, p. i5 et 16). C'était d'abord à Louis XIII que
cette dédicace devait être adressée. On lit dans V Historiette que lui
a consacrée Tallemant des Beaux (tome II , p. 348] : c Depuis la
mort du Cardinal, M. de Schomherg lui dit que Corneille vouloit
lui dédier la tragédie de Poljreucte. Cela lui fit peur, parce que Mon^
tauron avoit donné deux cents pîstoles i Corneille pour Cinna, a II
c n'est pas nécessaire, dit-il. -^ Ah! Sire, re])rit M. de Schomherg,
ff ce n'est point par intérêt. — Bien donc, dit-il, il me fera plaisir. »
Ce fut à la Beine qu'on la dédia, car le Roi mourut entre deux. » •—
Celte épître et V Abrégé du martyrey qui la suit, se trouvent dans les
éditions antérieures à 1660 et dans une édition in-ia de 1664 que
possède la Bibliothèque impériale.
3. Vab. (édit. de 1648- 1656 et de 1664 in-ia) : et quelque
respect.
3. Vab. (édit. de i648-i656 et de 1664 in-ii) : mais une pièce
de théâtre qui....
473 POLYEUCTE.
âme royale se plaît trop à cette sorte d'entretien ponr
s'offenser des défauts d'un ouvrage où elle rencontrera
les délices de son cœur. C'est par là, Madame, que j*es-
père obtenir de Votre Majesté le pardon du long temps
que j'ai attendu à lui rendre cette sorte d'hommages ^
Toutes les fois que j'ai mis sur notre scène des vertus
morales ou politiques, j'en ai toujours cru les tableaux
trop peu dignes de paroître devant Elle, quand j'ai con-
sidéré qu'avec quelque soin que je les pusse choisir dans
l'histoire, et quelques ornements dont l'artifice les put
enrichir, elle en voyoit de plus grands exemples dans
elle-même. Pour rendre les choses proportionnées, il
falloit aller à la plus haute espèce, et n'entreprendre
pas de rien offrir de cette nature à une reine très-chré-
tienne, et qui l'est beaucoup plus encore par ses actions
que par son titre , à moins que de lui offrir un portrait
des vertus chrétiennes dont l'amour et la gloire de Dieu
formassent les plus beaux traits, et qui rendit les plai-
sirs qu'elle y pourra prendre aussi propres à exercer sa
piété qu'à délasser son esprit. C'est à cette extraordi-
naire et admirable piété. Madame, que la France est
redevable des bénédictions qu'elle voit tomber sur les
premières armes de son roi ; les heureux succès qu'elles
ont obtenus en sont les rétributions éclatantes, et des
coups du ciel, qui répand abondamment sur tout le
royaume les récompenses et les grâces que Votre Majesté
a méritées. Notre perte sembloit infaillible après celle
de notre giand monarque; toute l'Europe avoit déjà pitié
de nous , et s'imaginoit que nous nous allions précipiter
dans un extrême désordre, parce qu'elle nous voyoit
dans une extrême désolation : cependant la prudence et
les soins de Votre Majesté, les bons conseils qu'elle a
i. Les éditions de i648-i655 portent : « hommage, » aa sîogulier.
ÉPlTRE. 473
pris, les grands courages qu^elIe a choisis pour les exé-
cuter, ont agi si puissamment dans tous les besoins de
rÉtat , que cette première année de sa régence a non-
seulement égalé les plus glorieuses de T autre règne, mais
a même effacé, par la prise de Thionville^ le souvenir
du malheur qui, devant ses murs, avoit interrompu une
si longue suite de victoires. Permettez que je me laisse
emporter au ravissement que me donne cette pensée , et
que je m'écrie dans ce transport :
Que vos soins, grande Reine, enfantent de miracles!
Bruxelles et Madrid en sont tous interdits ;
Et si notre Apollon me les avoit prédits,
J*aurois moi-même osé douter de ses oracles.
Sous vos commandements on force tous obstacles ;
On porte Tépouvante aux cœurs les plus hardis,
Et par des coups d'essai vos États agrandis
Des drapeaux ennemis font d'illustres spectacles.
La victoire elle-même accourant à mon roi.
Et mettant à ses pieds Thionville et Rocroi ,
Fait retentir ces vers sur les bords' de la Seine :
c France, attends tout d'un règne ouvert en triomphant,
Puisque tu vois déjà les ordres de ta reine
Faire un foudre en tes mains des armes d'un enfant. »
U ne faut point douter que des commencements si
merveilleux ne soient soutenus par des progrès encore
plus étonnants. Dieu ne laisse point ses ouvrages impar-
faits : il les achèvera. Madame , et rendra non-seulement
la régence de Votre Majesté, mais encore toute sa vie, un
enchaînement continuel de prospérités. Ce sont les vœux
I. Le 18 août 1643.
3. Vab. (édit. de 1648- 16 56 et de 1664 in-ia) : sur le bord.
474 POLYEUCTE.
de toitte la France, et ce sont ceux qne fait avec pfais
de zèle y
MADAME,
De Votre Majesté,
Le très-humble , très-obéissant et très-fidèle
serviteur et sujet,
CoRmsiLLB.
ÀBRÉGé
DU MARTYRE DE SAINT POLYEUCTE,
écarr pae simkon mxtaphrastb, n EAPPOB-xi par scaios'.
L'ingénieuse tissure des fictions avec la vérité, où con-
siste le plus beau secret de la poésie, produit d'ordinaire
deux sortes d'effets , selon la diversité des esprits qui la
voient. Les uns se laissent si bien persuader à cet en-
chaînement, qu'aussitôt qu'ils ont remarqué quelques
événements véritables, ils s'imaginent la même chose des
motifs qui les font naître et des circonstances qui les ac-
compagnent; les autres, mieux avertis de notre artifice,
I. Siméon Métapkraste, ainsi nommé parce qa'il a paraphrasé les
▼ies des sainte, est né dans le dixième siècle, à Constantinople. Ce
Alt, dit-on, Constantin Porpliyrogénète qui IVngagea à rassembler
les Ties des saints. Louis Lippomani, né à Venise vers i5oo, publia,
de i55i à i558, 6 volumes in-4^ de vies des saints. Les deux der-
niers contiennent la traduction latine de celles qui avaient été recueil*
lies par Métaphraste; enfin Laurent Surius, né en i5ia k Lubeck,
publia en 1570 un recueil en 6 volumes in-folio intitulé : PTtx
sanctorum ab Aloysio iJpomanno oitm eonseriptte^ qui fut ensuite aug-
menté par Mosander. — Nous n'avons pas besoin de faire remarquer
que le titre : Abrégé du martyre de saint Polyeucte^ ne s'applique qu'aux
deux paragraphes de cet Avertissement qui commencent Tun par :
« Polyeucte et Néarqoe, s et Tautre par : c Son beau-père Félix. >
ABRÉGÉ DU MARTTRE DE S' POLYEUCTE. 47^
soupçonnent de fausseté tout ce qui n'est pas de leur
connoissance ; si bien que quand nous traitons quelque
histoire écartée dont ils ne trouvent rien dans leur sou-
venir, ils Tattribuent toute entière à Teffort de notre ima-
gination, et la prennent pour une'aventure de roman.
L'un et l'autre de ces effets seroit dangereux en cette
rencontre : il y va de la gloire de Dieu, qui se platt dans
celle de ses saints, dont la mort si précieuse devant ses
yeux ne doit pas passer pour fabuleuse devant ceux des
hommes. Au lieu de sanctifier notre théâtre par sa
représentation, nous y profanerions la sainteté de leurs
souffrances, si nous permettions que la crédulité des uns
et la défiance des autres, également abusées par ce mé-
lange, se méprissent également en la vénération qui leur
est due , et que les premiers la rendissent mal à propos
à ceux qui ne la méritent pas, cependant que les autres
la dénieroient à ceux à qui elle appartient.
Saint Polyeucte est un martyr dont , s'il m'est permis
de parler ainsi , beaucoup ont plutôt appris le nom à la
comédie qu'à Téglise. Le Martyrologe romain en fait
mention sur le 1 3' de février, mais en deux mots, suivant
sa coutume^; Baronius, dans ses Annales^ n'en dit qu'une
ligne'; le seul Surius', ou plutôt Mosander, qui l'a aug-
menté dans les dernières impressions, en rapporte la
mort assez au long sur le 9* de janvier; et j'ai cru qu'il
étoit de mon devoir d'en mettre ici l'abrégé. Gonune il
a été à propos d'en rendre la représentation agréable,
I Melitinm^ in AmuniaySaneù Polyeucti martyris^qui, in persecutione
€Jusdem Dceiiy multa pastusy marijrrii eoronam adeptus est,
3. Nicomedim veto in Bithjrnia Quadratus est pastui ^ Melitinm in
jérmema Polyeuctus. (Annales eeeUsiastici,,,. Ronm^ 1^94 > in-fol.,
tome II, p. 459, ann. 254.)
3. L'édition de i656 et celle de 1664 in-ia portent, par erreur,
SuperiuSf pour Surius,
476 POLYEDCTE.
afin que le plaisir pût insinuer plus doucement T utilité,
et lui servir comme de véhicule pour la porter dans
Fâme du peuple, il est juste aussi de lui donner cette
lumière pour démêler la vérité d*avec ses ornements, et
lui faire reconnoître ce qui lui doit imprimer du respect
comme saint, et ce qui le doit seulement divertir comme
industrieux. Voici donc ce que ce dernier nous apprend:
Polyeucte et Néarque étoient deux cavaliers étroite-
ment liés ensemble d'amitié; ils vivoient en Tan aSo,
sous r empire de Décius; leur demeure étoit dans Mé-
litène , capitale d'Arménie ; leur religion différente :
Néarque étant chrétien , et Polyeucte suivant encore la
secte des gentils, mais ayant toutes les qualités* dignes
d'un chrétien, et une grande inclination à le devenir.
L'Empereur ayant fait publier un édit très-rigoureux
contre les chrétiens, cette publication donna un grand
trouble à Néarque ^ non pour la crainte des supplices
dont il étoit menacé, mais pour l'appréhension qu'il eut
que leur amitié ne souffrît quelque séparation ou refroi-
dissement par cet édit, vu les peines qui y étoient pro-
posées à ceux de sa religion , et les honneurs promis à
ceux du parti contraire. Il en conçut un si profond dé-
plaisir, que son ami s'en aperçut; et l'ayant obligé de
lui en dire la cause, il prit de là occasion de lui ouvrir
son cœur : « Ne craignez point, lui dit-il*, que l'édit de
l'Empereur nous désunisse ; j'ai vu cette nuit le Christ
que vous adorez; il m'a dépouillé d'une robe sale pour
me revêtir d'une autre toute lumineuse, et m'a fait
monter sur un cheval ailé pour le suivre : cette vision
m'a résolu entièrement à faire ce qu'il y a longtemps
I. Vab. (édit de 1648-16 56 et de 1664 in- 12) : Néarque étoit
chrétien, et Polyeucte »uivoit encore la secte des gentib, mais avec
tontes les qualités. . • .
1. VAJi.(édit. de i648-i656 et de 1664 in-11) : lui dit Polyeacte.
ABRÉGÉ DU MAETYBE DE S' POLTEUCTE. 477
que je médite; le seul nom de chrétien me manque; et
vouB-méme, toutes les fois que vous m'avez parlé de
votre grand Messie * , vous avez pu remarquer que je vous
ai toujours écouté avec respect; et quand vous m'avez
la sa vie et ses enseignements, j'ai toujours admiré la
sainteté de ses actions et de ses discours. 0 Néarque! si
je ne me croyois point indigne d'aller à Im sang être initié
de ses mystères et avoir reçu la gréce de ses sacrements,
(pie vons verriez éclater l'ardeur que j'ai de mourir
pour sa gloire et le soutien de ses étemelles vérités! ■
Néarque l'ayant éclairci du scrupule où il étoit ' par
l'exemple du bon larron, qui en un moment mérita le
ciel, bien qu'il n'eât pas reçu le baptême, aussitôt notre
martyr, plein d'une sainte ferveur, prend l'édit de l'Em-
pereur, crache dessus, et le déchire en morceaux qu'il
jette au vent; et voyant des idoles que le peuple portoit
sur les autels pour les adorer, il tes arrache à ceux qui
les portoient , les brise contre terre , et les foule aux
pieds, étonnant tout le monde et son ami même, par la
chaleur de ce zélé, qu'il n'avoit pas espéré.
Son beau-père Félix, qui avoit la commission de l'Em-
pereur pour persécuter les chrétiens, ayant vu lui>méme
ce qu'avoit fait son gendre, saisi de douleur de voir l'es-
poir et l'appui de sa famille perdus, tâche d'ébranler sa
coDsUnce, premièrement par de belles paroles, ensuite
par des menaces, enfin par des coups qu'il lui fait don-
ner par ses bourreaux sur tout le visage; mais n'en
ayant pu venir i bout, pour dernier effort il lui envoie
la fille Pauline, afin de voir si ses larmes n'auroient
point plus de pouvoir sur l'esprit d'un mari que n'avoient
I. Vu. (Mil. de i64ft-i65fi «id« 1664 in-n) : <l«Toin>ll(
1. Voltaire, àttt* l'édilion de ijAj, a linii modifié tr pMM
■ Nte^ne rayant éckirei mu- l^tumn da tcmptile où iJ teit. 1
47» POLTEUCTE.
eu ses artifices et ses rigaeurs. Il n'avance rien davan-
tage par la; au contraire, voyant que sa fermeté con-
vertissoit beaucoup de païens , il le condamne à perdre
la tête. Cet arrêt fut exécuté sur Theure; et le saint
martyr, sans autre baptême que de son sang, s'en alla
prendre possession de la gloire que Dieu a promise à
ceux qui renonceroient à eux-mêmes pour Tamour de lui.
Voilà en peu de mots ce qu'en dit Surius. Le songe
de Pauline, Tamour de Sévère, le baptême effectif de
Polyeucte, le sacrifice pour la victoire de TEmpereur, la
dignité de Félix, que je fais gouverneur d'Arménie , la
mort de Néarque, la conversion de Félix et de Pauline,
sont des inventions et des embellissements de théâtre.
La seule victoire de TEmpereur contre les Perses a quel-
que fondement dans Fhistoire; et sans chercher d'au-
tres auteurs, elle est rapportée par M. Coëffeteau dans
son Histoire romaine^ \ mais il ne dit pas, ni qu'il leur
imposa tribut, ni qu'il envoya faire des sacrifices de
remercîment en Arménie.
Si j'ai ajouté ces incidents et ces particularités selon
l'art, ou non, les savants en jugeront : mon but ici n'est
pas de les justifier, mais seulement d'avertir le lecteur
de ce qu'il en peut croire.
EXAMEN».
Ce martyre est rapporté par Surius sur le neuvième
de janvier. Polyeucte vivoit en l'année aSo , sous l'em-
I . c II (Décius) commença son voyage , qui lui fut si heureux, qu*il
remporta une glorieuse victoire sur les Perses et apaisa les tumultes
qui sVtoient élevés en Orient. 9 (Paris, N. et J. de la Coste, 1637,
in-fol., livre XVII, p. 716.)
a. L'édition de 1664 in-ii, conforme en ceci aux éditions anté»
EXAMEN. 479
pereiir Décins. Il éloit ArméoieUf ami de Néarque, et
gendre de Félix, qui avoit la commisMon de FEmpereur
pour faire exécuter ses édits contre les chrétiens. Cet
ami rayant résolu à se faire chrétien, il déchira ces édits
qu'on publioit , arracha les idoles des mains de ceux qui
les portoient sur les autels pour les adorer , les brisa
contre terre, résista aux larmes de sa femme Pauline,
que Félix employa auprès de lui pour le ramener à leur
culte, et perdit la vie par Tordre de son beau-père, sans
autre baptême que celui de son sang. Voilà ce que m'a
prêté rhistoire; le reste est de mon invention.
Pour donner*plus de dignité à Faction, j'ai fait Félix
gouverneur d'Arménie, et ai pratiqué un sacrifice public,
afin de rendre l'occasion plus illustre, et donner un
prétexte à Sévère de venir en cette province, sans faire
éclater son amour avant qu'il en eût l'aveu de Pauh'ne.
Ceux qui veulent arrêter nos héros dans une médiocre
bonté, où quelques interprètes d'Aristote bornent leur
vertu , ne trouveront pas ici leur compte , puisque celle
de Polyeucte va jusqu'à la sainteté, et n'a aucun mé-
lange de foiblesse. J'en ai déjà parlé ailleurs^; et pour
confirmer ce que j'en ai dit par quelques autorités,
j^ajouteraiici que IMinturnus', dans son Traité du Poëte^
agite cette question, si la Passion de Jésus^Christ et les
martyres des saints doivent être exclus du théâtre ^ à cause
quils passent cette médiocre bonté ^ et résout en ma fa-
vem*'. Le célèbre Heinsius, qui non-seulement a traduit
ricaret à 1660, et non an recueil de même date quelle, contient,
comme noas l'avons dit, les deux pièces préliminaires qui précèdent,
et ne contient pas V Examen,
I. Voyez tome I, p. Sg.
s. Les éditions de 1660 et de i663 portent : c Mirtumus. »
3. c Mors.... ilia salutaris, quam Christns, ut TÏtam mortalibus
restitneret , non invitus ac libenter sane oppetivit, non estet profecto
48o POLYEUCTE.
la Poétique de notre philosophe, mais a fût un TraUi
de la constitution de la tragédie selon sa pensée *■ , nous
en a donné une sur le martyre des Innocents^. L'iUustre
Grotius a mis sur la scène la Passion même de Jésus-
Christ et rhistoire de Joseph'; et le savant Buchanan a
fait la même chose de celle de Jephté, et de la mort de
saint Jean-Baptiste*. C'est sur ces exemples que j'ai ha-
sardé ce poëme, où je me suis donné des licences qu'ik
n'ont pas prises, de changer l'histoire en quelque chose,
et d'y mêler des épisodes d'invention : aussi m'étoit-il
plus permis sur cette matière qu'à eux sur celle qu'ils
ont choisie. Nous ne devons qu'une croyfitnce pieuse à la
vie des saints, et nous avons le même droit sur ce que
nous en tirons pour le porter sur le théâtre, que sur ce
que nous empruntons des autres histoires ; mais nous
devons une foi chrétienne et indispensable à tout ce qui
est dans la Bible , qui ne nous laisse aucune liberté d'y
rien changer. J'estime toutefois qu'il ne nous est pas
défendu d'y ajouter quelque chose, pourvu qu'il ne
détruise rien de ces vérités dictées par le Saint-Esprit.
/ Buchanan ni Grotius ne l'ont pas fait dans leurs poèmes;
mais aussi ne les ont-ils pas rendus assez fournis pour
notre théâtre , et ne s'y sont proposé pour exemple que
la constitution la plus simple des anciens. Heinsius a
plus osé qu'eux dans celui que j'ai nommé : les anges
qui bercent l'enfant Jésus, et l'ombre de Mariane avec
tragice deploraoda, si minus in theatrum afTerri deberent que yiro
probo accidissent, ac ferenda indigne potius quani miieranda eiifc
yiderentur. Quum eniin ille sit Deus, est etiam ia homo, quem quid
probum, quid justum, quid summa virtute pneditum dicam ?... » etc.
(Antomi Sebastiani Minturm de Poeta,,,» Hbri sex, Venetiis, i5S9t
in-4S livre III, p. i8a et i83.}
I. Voyez tome I, p. 34, note 3. — i. Ibidem^ p. loa, note 3.
3. Ibidem^ p. loa, note a. — 4* Ibidem^ p. i03, note i .
EXAMEN. 481
les furies qui agitent Tesprit d'Hérode, sont des agré-
ments qu'il n'a pas trouvés dans FÉvangile. Je crois
même qu'on en peut supprimer quelque chose , quand il
j a apparence qu'il ne plairoit pas sur le théâtre, pourvu
qu'on ne mette rien en la place; car alors ce seroit
changer l'histoire , ce que le respect que nous devons à
l'Écriture ne permet point. Si j'avois à y exposer celle
de David et de Bersabée', je ne décrirois pas comme il
en devint amoureux en la voyant se baigner dans une
fontaine, de peur que l'image de cette nudité ne fît une
impression trop chatouilleuse dans l'esprit de l'auditeur;
mais je me contenterois de le peindre avec de l'amour
pour elle, sans parler aucunement de quelle manière
cet amour se seroit emparé de sou cœur.
^ Je reviens à Polyeucte , dont le succès a été très-heu-
reux. Le style n'en est pas si fort ni si majestueux que
celui de Cirma et de Pompée^, mais il a quelque chose de
plus touchant, et les tendresses de l'amour humain y
font un si agréable mélange avec la fermeté du divin,
que sa représentation a satisfiût tout ensemble les dévots
et les gens du monde. A mon gré, je n'ai point fait de
pièce où l'ordre du théâtre soit plus beau et l'enchaîne-
ment des scènes mieux ménagé. L'unité d'action, et celles
de joar et de lieu , y ont leur justesse ; et les scrupules
qui peuvent naître touchant ces deux dernières se dissi-
peront aisément, pour peu qu'on me veuille prêter de
cette faveur que l'auditeur nous doit toujours, quand
l'occasion s'en offre , en reconnoissance de la peine que
nous avons prise à le divertir.
I. n y a Bersahée^ et non, comme dans la Bible, Bethsabée^ dans
toates les éditions publiées da rirant de Corneille, et encore dans
ceUe de 169a.
1. Polyeucte ne fîit imprimé qa*après la représentation de Pompée,
^ayci la Notice de cette dernière tragédie.
CoRjnuixB. m 3i
482 P0LYEI3CTE.
11 est hors de doute que si nous appliquons ce poème
à nos coutumes, le sacrifice se fait trop tôt après la venue
de Sévère; et cette précipitation sortira du vraisemblable
par ia nécessité d'obéir à la règle. Quand le Roi envoie
ses ordres dans les villes pour y faire rendre des actions
de grâces pour ses victoires, ou pour d'autres bénédic-
tions qu'il reçoit du ciel , on ne les exécute pas dès le
jour même ; mais aussi il faut du temps pour assembler
le clergé, les magistrats et les corps de ville, et c'est ce
qui en fait différer l'exécution. Nos acteurs n'a voient ici
aucune de ces assemblées à faire.
U suffisoit de la présence de Sévère et de Félix, et du
ministère du grand prêtre ; ainsi nous n'avons eu aucun
besoin de remettre ce sacrifice en un autre jour. D'ail-
leurs, conmie Félix craignoit ce favori, qu'il croyoit irrité
du mariage de sa fille , il étoit bien aise de lui donner le
moins d'occasion de tarder qu'il lui étoit possible, et de
tâcher, durant son peu de séjour, à gagner son esprit pai
une prompte complaisance, et montrer tout ensemble
une impatience d'obéir aux volontés de l'Empereur.
L'autre scrupule regarde l'unité de lieu, qui est asseï
exacte, puisque tout s'y passe dans une salle ou anti-
chambre commune aux appartements de Félix et de sa
fille. Il semble que la biefiséance y soit un peu forcée
pour conserver cette unité au second acte, en ce que
Pauline vient jusque dans cette antichambre pour trou-
ver Sévère, dont elle devroit attendre la visite dans son
cabinet. A quoi je réponds qu'elle a eu deux raisons de
venir au-devant de lui : l'une, pour faire plus d'honneui
à un homme dont son père redoutoit l'indignation, et
qu'il lui avoit commandé d'adoucir en sa faveur; l'autre^
pour rompre plus aisément la conversation avec lui, en
se retirant dans ce cabinet , s'il ne vouloit pas la quitter
à sa prière, et se délivrer, par cette retraite, d'un en-
EXAMEN. 483
tretien dangereux pour elle, ce qu'elle n'eût pu faire, si
elle eût reçu sa visite dans son appartement.
Sa confidence avec Stratonice, touchant Tamour qu'elle
a voit eu pour ce cavalier^, me fait faire une réflexion sur
le temps qu'elle prend pour cela. Il s'en fait beaucoup
sur nos théâtres, d'affections qui ont déjà duré deux ou
trois ans , dont on attend à révéler le secret justement
au jour de l'action qui se présente', et non-seulement
sans aucune raison de choisir ce jour-là plutôt qu'un
autre pour le déclarer, mais lors même que vraisembla-
blement on s'en est dû ouvrir beaucoup auparavant avec
la personne à qui on en fait confidence. Ce sont choses
dont il fiaut instruire le spectateur en les faisant appren-
dre par un des acteurs à l'autre ; mais il faut ' prendre
garde avec soin que celui à qui on les apprend ait eu
lieu de les ignorer jusque-là aussi bien que le spectateur,
et que quelque occasion tirée du sujet oblige celui qui
les récite à rompre enfin un silence qu'il a gardé si long-
temps. L'Infante, dans le Cid, avoue à Léonor l'amour
secret qu'elle a pour lui*, et l'auroit pu faire un an ou
six mois plus tôt. Cléopatre, dans Pompée^ ne prend pas
des mesures plus justes avec Gharmion ; elle lui conte la
passion de César pour elle , et comme
Chaque jour ses courriers
Lui portent en tribut ses vœux et ses lauriers*.
I. Voyez acte I, scène m.
1. V/oi. (édit. de 1660 et de i663) : qni se représente.
3. Vab. (édit. de 1660- 1664) : en les apprenant à un des acteurs;
nais il faut....
4. Voyez le Cidf acte I, scène 11.
5. Acte II, scène i, vers 891 et 892. Le passage est ici un peu
modifié. Il y a dans la pièce :
Et depuis, jusqu'ici chaque jour ses courriers
^rapportent en tribut ses vœux et ses lauriers.
484 POLYEUCTE.
Cependant, conune il ne paroit personne avec qui elle
aje plus d*ouverture de cœur qu'avec cette Charmion, il
y a grande apparence que c'étoit elle-même dont cette
reine se servoit * pour introduire ces courriers, et qu'ainsi
elle devoit savoir déjà tout ce conmierce entre César et
sa maîtresse. Du moins il falloit marquer quelque raison
qui lui eût laissé ignorer 'jusque-là tout ce qu'elle lui ap-
prend , et de quel autre ministère cette princesse s'étoit
servie pour recevoir ces courriers. Il n'en^ va pas de
même ici. Pauline ne s'ouvre avec Stratonice que pour
lui faire entendre le songe qui la trouble , et les sujets
qu'elle a de s'en alarmer; et comme elle n'a (ait ce songe
que la nuit d'auparavant, et qu'elle ne lui eût jamais
révélé son secret sans cette occasion qui l'y oblige, on
peut dire qu'elle n'a point eu lieu de lui faire cette confi-
dence plus tôt qu'elle ne l'a faite'.
Je n'ai point fait de narration de la mort de Po-
lyeucte , parce que je n'avois personne pour la faire ni
pour l'écouter, que des païens qui ne la pouvoient ni
écouter ni faire, que conune ils avoient fait et écouté
celle de Néarque, ce qui auroit été une répétition et
marque de stéiîlité, et en outre n'auroit pas répondu
à la dignité de l'action principale , qui est terminée par
là. Ainsi j'ai mieux aimé la faire connoître par un saint
emportement de Pauline*, que cette mort a convertie,
que par un récit qui n'eût point eu de grâce dans une
bouche indigne de le prononcer* . Félix son père se con-
vertit après elle ; et ces deux conversions, quoique mira-
culeuses, sont si ordinaires dans les martyres, qu'elles
I. Vab. (édit. de 1660 et de i663) : dont elle se aenroit.
3. Vab. (édit. de 1660 et de i663) : qui Teiit laissée ignorer.
3. Var. (édit. de 1660-1664) : plus tôt qu'elle ne la fait.
4. Voyez acte V, scène v.
5. Vab. (édit. de 1660-1664) : indigne de le faire.
EXAMEN.
485
ne sortent point de la vraisemblance , parce qa*elles ne
sont pas de ces événements rares et singuliers qu^on ne
peut tirer en exemple; et elles servent à remettre le
calme dans les esprits de Félix, de Sévère et de Pauline,
que sans cela j^aurois eu bien de la peine à retirer du
théâtre dans un état qui rendît la pièce complète , en ne
laissant rien à souhaiter à la curiosité de Tauditeur.
LISTE DBS iDlTIOUS QDl ONT ÉtA COLLATIOinf^ES
POUB LES VAJUAIfTES DE POLYEOCTB,
iomovs lipAuftit.
1643 in-4*;
1648 in-4<»;
1664 in-ia.
1648 in-ia;
i652 in-i^;
i654 in-12;
i655 in-ia;
i656 in-ia;
1660 in-8*;
i663 in-fo1.;
1664 in-8*»;
1668 in-12;
1682 in-ia.
ACTEURS.
FÉLIX 9 sénateur romain, gouverneur d* Arménie.
POLYEUCTE, seigneur arméniens gendre de Félix.
SÉVÈRE, chevalier romain, favori de l'empereur Décie*.
NÉARQUE, seigneur arménien, ami de Polyeucte.
PAULINE, fille de Félix et femme de Polyeucte.
STRATONICE, confidente de Pauline.i
ALBIN, confident de Félix.
FABÏAN, domestique de Sévère.
GLÉON, domestique de Félix.
Trois Gardes.
La scène est à Mélitène, capitale d'Arménie,
dans le palais de Félix.
I. Var. (édit. de i643-i663 et de 1664 in-ia) : seigneur d'Ar-
ménie.
3. Var. (édit. de i643-i664) : favori de FEmpereur.
POLYEUCTE, MARTYR
TRAGÉblE CHRÉTIENNE *.
ACTE 1.
SCÈNE PREMIÈRE.
POLYEUCTE, NÉARQUE.
NÉÂRQUB.
Quoi? VOUS VOUS arrêtez aux songes d'une femme !
De si foibles sujets troublent cette grande âme !
£t ce cœur tant de fois dans la guerre éprouvé
S alarme d^un péril qu'une femme a rêvé !
POLYEUCTE.
h sais ce qu'est un songe , et le peu de croyance 5
Qu'un honune doit donner à son extravagance ,
Qui d'un amas cènfus des vapeurs de la nuit
Forme de vains objets que le réveil détruit ;
Mais vous ne savez pas ce que c'est qu'une femme :
Vous ignorez quels droits elle a sur toute l'âme', x o
Quand après un long temps qu'elle a su nous charmer ,
Les flambeaux de l'hymen viennent de s'allumer.
Pauline, sans raison dans la douleur plongée ,
X. Le mot chrétienne ne se trooTe pas dans les deux éditioiu iii-4* (<^3
<t 1648).
a. Far, Ifi le juste pott^oir qo'elle prend sur nne âme. (i643-56)
488 POLYEUCTE.
Craint et croit déjà voir ma mort qu^elIe a songée ;
Elle oppose ses pleurs au dessein que je fais , 1 5
Et tâche à m* empêcher de sortir du palais.
Je méprise sa crainte , et je cède à ses larmes ;
Elle me fait pitié sans me donner d*alarmes;
Et mon cœur, attendri sans être intimidé,
N^ose déplaire aux yeux dont il est possédé. ao
L* occasion , Néarque , est-elle si pressante
Qu*il faille être insensible aux soupirs d'une amante*?
Par un peu de remise épargnons son ennui ,
Pour (aire en plein repos ce qu'il trouble aujourd'hui.
NÉARQUB.
Avez-vous cependant une pleine assurance %B
D'avoir assez de vie ou de persévérance ?
Et Dieu, qui tient votre âme et vos jours dans sa main*.
Promet-il à vos vœux de le pouvoir demain*?
Il est toujours tout juste et tout bon; mais sa grâce
Ne descend pas toujours avec même efficace; 3o
Après certains moments que perdent nos longueurs ,
Elle quitte ces traits qui pénètrent les cœurs ;
Le nôtre s'endurcit, la repousse, l'égaré*:
Le bras qui la versoit.en devient plus avare ,
Et cette sainte ardeur qui doit porter au bien 35
Tombe plus rarement, ou n'opère plus rien.
Celle qui vous pressoit de courir au baptême ,
I. Far, Pour ne rien déférer aaz soupira d'une amante?
Remettona ce deswin qui l*accable d'ennui ;
If oos le pourrons demain aussi bien qu'aujourd'hui.
mftàRQUB. Gai , mais où prenez^ous rin£ailUble assurance. (i643-56)
1. Far. Ce Dieu , qui tient votre âme et tos jours dans sa main. (i643-^)
3. Far, Vous a-t-il assuré du pouvoir de demain ? (x643)
Far. Vous a-t-il assuré de le pouvoir demain ? (1648-56)
4. Far, Le bras qui la versoit s'arrête et se courrouce ;
Notre ccenr s'endurât , et sa pointe s'émousse ,
Et cette sainte ardeur qui nous emporte au bien *
Tombe sur un rocher, et n'opère plus rien. (x643-56)
ACTE I, SCÈNE I. 489
Languissante déjà, cesse d'être la même,
Et pour quelques soupirs qu'on vous a fait ouïr,
Sa flanune se dissipe, et va s'évanouir. 40
POLYEUGTE.
Vous me connoissez mal : la même ardeur me brûle ,
Et le désir s'accroît quand l'effet se recule V
Ces pleurs, que je regarde avec un œil d'époux.
Me laissent dans le cœur aussi chrétien que vous ;
Mais pour en recevoir le sacré caractère, , 4 5
Qui lave nos forfaits dans une eau salutaire , -
Et qui purgeant notre âme et dessillant nos yeux ',
Nous rend le premier droit que nous avions aux cieux ,
Bien que je le préfère aux grandeurs d'un empire*,
Comme le bien suprême et le seul où j'aspire, 5o
Je crois , pour satisfaire un juste et saint amour,
Pouvoir un peu remettre, et différer d'un jour.
NÉARQUE.
Ainsi du genre humain l'ennemi vous abuse :
Ce qu'il ne peut de force , il l'entreprend de ruse.
Jaloux des bons desseins qu'il tâche d'ébranler, 5 5
Quand il ne les peut rompre , il pousse à reculer;
D'obstacle sur obstacle il va troubler le vôtre ,
Aujourd'hui par des pleurs, chaque jour par quelque
Et ce songe rempli de noires visions * [autre ;
N'est que le coup d'essai de ses illusions : 60
n met tout en usage, et prière, et menace;
I. Malherbe a dit :
A des coran bien tondiés tarder la jonlatance,
C'est infailliblement leur croître le désir.
(Édition de M. Lalanne, tome I, p. a37.)
%. Far, Et d*an rayon divin nona dessillant les yenz. (i643-5Q
3. Far. Qnoiqne je le préftre aax grandeurs d'on empire. (i643-50)
4. Far, Ce songe si rempli de noires TÎsions {a), (1648 -56)
m
(«) On lit : c des noires Tiaions , s dans l'édition de i656.
A
490 POLTEUCTE.
n attaque toujours, et jamais ne se lasse ;
n croit pouvoir enfin ce qu encore il n'a pu ,
Et que ce qu'on diffère est à demi rompu.
Rompez ses premiers coups ; laissez pleurer Pauline.
Dieu ne veut point d'un cœ"y ^^ 1^ mni^^P d^iriînA V^
Qui regarde en arrière, et douteux en son choix ,
Lorsque sa voix l'appelle , écoute une autre voix.
POLTEUCTE.
Pour se donner à lui &ut-il n'aimer personne?
NÉARQUE. ,
j '■•-•'
Nous pouvons tout aimer : il le souffire, il l'ordonne ; 7
Mais à vous dire tout, ce seigneur des seigneurs'
Veut le premier amour et les premiers honneurs.
Comme rien n'est égal à sa grandeur suprême ,
n faut ne rien aimer qu'après lui, qu'en lui-même*,
Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang*,
Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.
Mais que vous étés loin de cette ardeur parfaite ^
Qui vous est nécessaire , et que je vous souhaite !
Je ne puis vous parler que les larmes aux yeux*.
Polyeucte, aujourd'hui qu'on nous hait en tous lieux, 8 c
Qu'on croit servir l'Etat quand on nous persécute.
Qu'aux plus âpres tourments un chrétien est en butte ,
Gomment en pourrez- vous surmonter les douleurs ,
Si vous ne pouvez pas résister à des pleurs?
1. far, Diea ne veot point d^un cceur que le monde domine. (i643-56}
a. far. Mais ce grand roi des rois, ce seigneur des seigneurs. (x643-56)
3. far. Il ne faut rien aimer qn^après lui, qu'en lui-même. (t654 et 56)
4. Molière ne se rappelait-il point ce passage lorsqu'il liisait dire à Orgois
De tontes amitiés il détache mon Ame ;
Et je Tcrrois mourir frère, en£ints, mère et femme.
Que je m*en soncierois autant que de cela.
{TartiiffÎB, acte I, scène n.)
5. T'^ar. Mais que tous êtes loin de cette amour parfaite. (i643-68)
6. far. Je ne tous puis parler que les larmes aux yeux. (x643-56)
ACTE I, SCÈNE I. 491
POLYJtUCIV.
Voas ne m^étonnez point : la pitié qui me blesse s 5
Sied bien aux plus grands cœurs, et n'a point de foiblesse * .
Sur mes pareils , Néarque , un bel œil est bien fort :
Tel craint de le fàdier qui ne craint pas la mort ;
Et s'il faut affronter les plus cruels supplices ,
Y trouver des appas, en faire mes délices, 90
Votre Dieu , que je n'ose encor nommer le mien ,
H en donnera la force en me faisant chrétien.
1<ŒARQUE.
Hàtex-vous donc de Têtre.
POLTEUCTB.
Oui, j'y cours, cher Néarque;
Je brûle d'en porter la glorieuse marque ;
Mais Pauline s'afflige, et ne peut consentir, 95
l'&nt ce songe la trouble ! à me laisser sortir.
NÉARQUE.
Votre retour pour elle en aura plus de charmes ;
1^8 une heure au plus tard vous essuierez ses larmes ;
Et Theur de vous revoir lui semblera plus doux , ; *
Plus elle aura pleuré pour un si cher époux. 100
^Uons, on nous attend.
POLTEUCTS.
Apaisez donc sa crainte ,
Et calmez la douleur dont son àme est atteinte.
Hle revient.
HBÂEQIIB.
Fuyez.
POLYEUCTE.
Je ne puis.
<• f^tir. Est grandeur de courage Hussitôt que foiblesse. (i643 et 48 iii-4''
^'ar. Digne desplas grands cœurs, n'est rien moins que foiblesse.
(1648 in-ra et 5t-^
49^ POLYEUCTE.
NSÀRQUB.
n le fieiut :
Fuyez un ennemi qui sait votre défaut ,
Qui le trouve aisément , qui blesse par la vue , i o5
Et dont le coup mortel vous plaît quand il vous tue.
SCENE IL
POLYEUCTE, NÉARQUE, PAULINE,
STRATONICE.
POLYEUCTE.
Fuyons , puisqu'il le faut. Adieu, Pauline; adieu:
Dans une heure au plus tard je reviens en ce lieu.
PAULINE. rs^
N
Quel sujet si pressant à sortir vous convie ?
Y va-t-il de Thonneur ? y va-t-il de la vie ? m»
POLYEUCTE*
Il y va de bien plus.
PAULINE.
Quel est donc ce secret?
POLYEUCTE.
Vous le saurez un jour : je vous quitte à regret;
Mais enfin il le faut.
PAULINE.
Vous m'aimez?
POLYEUCTE.
Je vous aime.
Le ciel m'en soit témoin, cent fois plus que moi-même;
Mais....
PAULINE.
Mais mon déplaisir ne vous peut émouvoir!' 1 15
Vous avez des secrets que je ne puis savoir !
ACTE I, SCÈNE IL 493
Quelle preuve d*amour ! Au nom de Thyménée ,
Donnez à mes soupirs cette seule journée.
POLTEUCTE.
Un songe vous &it peur !
PAULINE. . <i 't. >
Ses pré£iges sont vains ,
Je le sais; mais enfin je vous aime, et je crains. i a o
POLTEUCTE.
Ne craignez rien de mal pour une heure d*absence.
Adieu : vos pleurs sur moi prennent trop de puissance ;
Je sens déjà mon cœur prêt à se révolter,
Et ce n^est qu*en fuyant que j*y puis résister.
SCÈNE III.
PAULINE, STRATONICE.
PAULINE.
Va , néglige mes pleurs, cours , et te précipite i a 5
Au-devant de la mort que les Dieux m'ont prédite ;
Suis cet agent fatal de tes mauvais destins ,
Qui peut-être te livre aux mains des assassins.
Tu vois, ma Stratonice, en quel siècle nous sommes ^'
Voilà notre pouvoir sur les esprits des hommes ; 1 3o
Voilà ce qui nous reste , et l'ordinaire effet
De Tamour qu'on nous offre, et des vœux qu'on nous iait.
Tant qu'ils ne sont qu'amants, nous sonmies souveraines,
^t jusqu'à la conquête ils nous traitent de reines';
Mais après l'hyménée ils sont rois à leur tour. ^ x 3 5
STRATONICE.
Polyeucte pour vous ne manque point d'amour ;
I. Far^ Voilà , ma Stratoaice , en ce siècle où nous sommes ,
Notre em|^re absolu sar les esprits des hommes. (x643-56)
a. Var, Et jusqu'à la conquête ils nous traitent en reines. (164^^^)
y^
494 • POLYEUCTE.
S'il ne vous traite ici d'entière confidence ,
S'il part malgré vos pleurs, c'est un trait de prudence;
Sans vous en affliger, présumez avec moi
TQu'il est plus à propos qu'il vous cèle pourquoi ; 140
Assurez-vous sur lui qu'il en a juste cause.
Il est bon qu'un mari nous cache quelque chose ,
Qu'il soit quelquefois libre, et ne s'abaisse pas
A nous rendre toujours compte de tous ses pas.
On n'a tous deux qu'un cœur qui sent mêmes traverses ;
Mais ce cœur a pourtant ses fonctions diverses ,
Et la loi de l'hymen qui vous tient assemblés
N'ordonne pas qu'il tremble alors que vous tremblez.
Ce qui fait vos frayeurs ne peut le mettre en peine :
\IJ est Arménien , et vous êtes Romaine , 1 5o
Et vous pouvez savoir que nos deux nations
N'ont pas sur ce sujet mêmes impressions :
• Un songe en notre esprit passe pour ridicule ,
Il ne nous laisse espoir, ni crainte, ni scrupule;
Mais il passe dans Rome avec autorité 1 55
Pour fidèle miroir de la fatalitéTV
PAULINE.
Quelque peu de crédit que chez vous il obtienne \
Je crois que ta frayeur égaleroit la mienne ,
Si de telles horreurs t'avoient frappé l'esprit,
Si je t'en avois fait seulement le récit. 160
STRATONICE.
c
A raconter ses maux souvent on les soulage.
PAULINE.
Ecoute ; mais il faut te dire davantage ,
Et que pour mieux comprendre un si triste discours ,
Tu saches ma foiblesse et mes autres amours :
I. Far. Le inieii est bien étrange, et quoique Arménienne. (i643«56)
Far. Quelque peu de crédit qu^entre vous il obtienne. (1660-64)
ACTE I, SCÈNE 411. 49$
Oj
ne femme d'honneur peut avouer sans honte 1 6 s
Ces surprises des sens que la raison surmonte ;
Ce n'est qu'en ces assauts qu'éclate la vertu,
Et l'on doute d'un cœur qui n'a point combattu. «]
^Dans Rome, où je naquis, ce maUieureux visage
D'un chevalier romain captiva le courage ; 170
0 s'appeloit Sévère : excuse les soupirs
Qu'arrache encore un nom trop cher à mes désirs, l
STRATOXICB.
Est-ce lui qui naguère aux dépens de sa vie
Sauva des ennemis votre empereur Décie ,
Qui leur tira mourant la victoire des mains , 175
Et fit tourner le sort des Perses aux Romains? ^ , (
Lui qu'entre tant de morts immolés à son maître, ^ ' * *
On ne put rencontrer, ou du moins reconnoître ;
A qui Décie enfin , pour des exploits si beaux ,
Fit si pompeusement dresser de vains tombeaux? 1 8o«
PAULINE.
Hélas! c'étoit lui-même, et jamais notre Rome
N'a produit plus grand cœur, ni vu plus honnête homgpe.
Puisque tu le connois, je ne t'en dirai rien.
Je l'aimai, Stratonice : il le méritoit bien;
Mais que^sert le mérite où manque la fortune? t g 5
L'un étoit grand en lui, l'autre foible^nsfimmune ;
Trop invincible obstacle , e.t dontjixipjiarement
Triomphe auprès d'un père un vertueux amant !
STRATONICE.
La digne occasion d'une rare constance !
PAULINE.
Dis plutôt d'une indigne et folle résistance. 190
Quelque fruit qu'une fille en puisse recueillir,
Ce n'est une vertu que pour qui veut faillir.
Parmi ce grand amour que j'avois pour Sévère ,
]'attendois un époux de la main de mon père.
4^6 POLYEUCTE.
Toujours prête à le prendre; et jamais ma raison 19$ ,
N*avoua de mes yeux Faimable trahison.
Epossédoit mon cœur, mes désirs, ma pensée;
; ne lui cachois point combien j'étois blessée :
Nous soupirions ensemble , et pleurions nos malheurs; ;
Mais au lieu d^espéracce, il n'avoit que des pleurs; a 00
Et malgré des soupirs si doux , si favorables ,
Mon père et mon devoir étoient inexorables.
Enfiù je quittai Rome et ce parfait amant ,
Pour suivre ici mon père en son gouvernement;
Et lui , désespéré, s'en alla dans Tarmée a 0 5
Chercher d'un beau trépas l'illustre renommée.
Le reste, tu le sais : mon abord en ces lieux
Me fit voir Polyeucte , et jeplus à ses yeux ;
Et comme il est ici le chef de la noblesse ,
Mon pArft fut ravî giiM irip prît pniir maîtreSSe , a i o
Et par son alliance il se crut assuré
D'être plus redoutable et plus considéré :
n approuva sa flamme , et conclut Thyménée;
Et moi , comme à son lit je me vis destinée ,
Je donnai par devoir à »^" affpct mn a i H
Tout ce que l'autre avoit par inclination.
Si tu peux en douter, juge-le par la crainte
Dont en ce triste jour tu me vois l'âme atteinte*.
STRATONIGE.
Elle fait assez voir à quel point vous l'aimez.
Mais quel songe, après tout, tient vos sens alarmés? aao
PAULINE.
Je l'ai vu cette nuit, ce malheureux Sévère,
La vengeance à la main , l'œil ardent de colère :
z. F'ar. Dont encore pour loi tu me toîs l*âme atteinte.
STHAT. Je crois que tous l'aimez autant qu'on peut aimer.
Mais quel songe, après tout, a pu tous alarmer? (164 3-56)
ACTE I, SCÈNE III. 497
U n'étoit point couvert de ces tristes lambeaux
Qu^une ombre désolée emporté des tombeaux;
Il n'étoit point percé de ces coups pleins de gloire a a 5
Qui retranchant sa vie, assurent sa mémoire;
Il sembloit triomphant, et tel que sur son char
Victorieux dans Rome entre notre César.
Après un peu d^efiroi que m'a donné sa vue :
« Porte à qui tu voudras la faveur qui m'est due , a 3o
Ingrate, m'a-t-il dit; et ce jour expiré,
Pleure à loisir Tépoux que tu m'as préféré. »
A ces mots, j'ai frémi, mon âme s'est troublée ;
Ensuite des chrétiens une impie assemblée ,
Pour avancer l'effet de ce discours fatal , a 3 5
A jeté Polyeucte aux pieds de son rival.
Soudain à son secours j'ai réclamé mon père;
Hélas ! c'est de tout point ce qui me désespère,
JQaJjn mon pèrg même, un poignard à la main.
Entrer le bras levé pour lui percer le sein : a 4 o
Là ma douleur trop forte a brouillé ces images ;
Le sang de Polyeucte a satisfait leurs rages ^
Je ne sais ni comment ni quand ils l'ont tué ,
I. « Plntieiin pcnonnes ont enteodo dire ao marquis de Saint- AoUire,
mort à l'âge de cent ans, qoe Thôtel de Rambouillet avait condamné ce songe
de Pauline. On disait que, dans une pièce chrétienne, ce songe est enTOjé
par Dieu même, et que, dans ce cas, Dieu, qui a en vue la conversion de
Pauline, doit faire scrrir ce songe à cette même couTcrsion; mais qu'an con-
traire il semble uniquement fait pour inspirer à Pauline de la haine contre
Us chrétiens; qu'elle voit des chrétiens qui assassinent son mari, et qu'elle
devait Toir tout le contraire. » {foliaire.) — Sur l'appréciation de l'hôtel de
Kambonillet, voyes ci-dessus, la Notice ^ p. 465 et 466. — M. Parelle a fait
nnarqner que Néarque a d'avanee, dans la scène x, vers 53, 69 et 60, ré-
poada à cette critique :
Ainsi du genre humain l'ennemi vous abuse,
Et ce songe rempli de noires vbions
N'est que le coup d'essai de ses illusions.
GomtLLB. m 3^
498 POLYEUCTE.
Mais je sais qu^à sa moit tons ont contribué :
Voilà quel est mon songe.
STBATONICE.
Il est vrai qu'il est triste; 245
Mais il faut que votre âme à ces frayeurs résiste :
La vision , de soi , peut faire quelque horreur,
Mais non pas vous donner une juste terreur. [père
O^ouvez-vous craindre un mort? pouvez-vous craindre un
Qui chérit votre époux , que votre époux révère , a $0
Et dont le juste choix vous a donnée * à lui ,
Pour s*en faire en ces lieux un ferme et sûr &ppuir^\
PAULINE.
Il m'en a dit autant, et rit de mes alarmes;
Mais je crains des chrétiens les complots et les charmes,
Et que sur mon époux leur troupeau ramassé 955
Ne venge tant de sang que mon père a versé.
STRATONICB.
CjLieur secte est insensée, impie, et sacrilège',
Et dans son sacrifice use de sortilège;
Mais sa fureur ne va qu'à briser nos autels :
Elle n'en veut qu'aux Dieux, et non pas aux mortels, a 60
Quelque sévérité que sur eux .on déploie.
Us souffrent sans murmure, et meurent avec joie;
Et depuis qu'on les traite en crimméls d'État,
On ne peut les charger d'aucun assassinat.
PAULINE.
Tais- toi , mon père vient.
z. Les Mitions de 1648 in-4<> et de i65a-56 portent domti^ an mascnlin, oe
qui, sans parler dn défaot d'aocord, fait un lûatos.
9. Voyez pins loin, p. 5a4, note x.
-!
ACTE I, SCÈNE IV. 499
SCÈNE IV.
FÉLIX, ALBIN, PAULINE, STRATONICE.
FÉLIX.
Ma fîUe, que ton songe* a 65
£n d^étranges frayeurs ainsi que toi me plonge'!
Que j^en crains les effets , qui semblent s'approcher !
PAULINE.
Quelle subite alarme ainsi vous peut toucher'?
FÉLIX.
Sévère n'est point mort*
pacliue.
Quel mal nous fait sa vie ?
FELIX.
Il est le favori de Tempereur Décie, a 7 o
PAULINE.
Après Tavoir sauvé des mains des ennemis ,
L'espoir d'un si haut rang lui devenoit permis;
Le destin , aux grands cœurs si souvent mal propice,
Se résout quelquefois à leur faire justice.
FÉLIX.
^Dvient ici lui-même.
PAULINE.
Il vient !
FÉLIX.
Tu le vas voir. a 7 5
PAULINE.
C'en est trop; mais comment le pouvez- vous savoir?
I. Var, Que depuis pen ton songe. (1648 in-ia et 5a-56)
>• Far, En d'étranges frayeurs depuis un pen me plonge ! (i643 et 48 in-40)
3. Far, De grâce, apprenez-moi ce qui tous peut toocher. (x643 et 48 in-4*)
5oo POLYEUCTE.
FÉLIX.
Albin Fa rencontré dans la proche campagne ;
Un gros de courtisans en foule Taccompagne ,
Et montre assez quel est son rang et son crédit ;
Mais, Albin, redis-lui ce que ses gens t'ont dit. 980
ALBIN.
Vous savez quelle (iit cette grande journée ,
Que sa perte pour nous rendit si fortunée ,
Où TËmpereur captif, par sa main dégagé ,
Rassura son parti déjà découragé ,
Tandis que sa vertu succomba sous le nombre ; a 8 5
Vous savez les honneurs qu'on fit faire à son ombre.
Après qu'entre les morts on ne le put trouver :
Le roi de Perse aussi Tavoit fait enlever.
Témoin de ses hauts faits et de son grand courage*.
Ce monarque en voulut connoitre le visage; 390
On le mit dans sa tente, où tout percé de coups,
Tout mort qu'il paroissoit, il fit mille jaloux';
Là bientôt il montra quelque signe de vie :
Ce prince généreux en eut l'âme ravie*.
Et sa joie, en dépit de son dernier malheur, 39$
Du bras qui le causoit honora la valeur ;
en fit prendre soin , la cure en fut secrète ;
t comme au bout d'un mois sa santé fiit parfaite %
Il offrit dignités , alliance , trésors ,
Et pour gagner Sévère il fit cent vains efforts. 3 00
Après avoir comblé ses refus de louange ,
Il envoie à Décie en proposer l'échange;
I. Far, Témoin de ses bants faits, cncorqu'à son dommage,
U en Toulùt tout mort oonnottie le TÎsage. (1643 -56)
9. Far, Cbacuu plaignit son sort, bien qu*il en fàt jaloux. (i643-56)
3. Far, Ce générenz monarque en eut l'âme rarie.
Et Taincn qu'il étoit, oublia son malbeur,
Pour dans son auteur même honorer la râleur. (x643>56)
4. Far, Et oomme an bout du mois sa santé fut parfaite. (1664 in-8*)
f:
^
ACTE I, SCÈNE IV. Soi
Et soudaip rEmpereur, transporté de plaisir,
Offre au Persfi^son frère e^ centiihfifsJt choisir.
Ainsi revint au camp le valeureux Sévère 3o 5
De sa haute vertu recevoir le salaire ;
La faveur de Décie en fut le digne prix.
[De nouveau Ton combat, et nous sommes surpris.
Ce malheur toutefois sert à croître sa gloire :
Lui seul rétablit Tordre , et gagne la victoire , 3 x o
Mais si beïïeT^si pleme,^t pârtant-de beaux faits,
Qn on nous offre tribut, et nous faîa^ps la paix.
L'Empereur, qui lui montre une amour infinie %
Après ce grand succès F envoie en Aiménie;
D vient en apporter la nouvelle en ces lieux , 3 1 5
Et par un sacrifice en rendre noinmage aux Dieux *.
FÉLIX.
O ciel ! en quel état ma fortune est réduite !
ALBIN.
Voilà ce que j'ai su d'un homme de sa suite ,
Et j'ai couru. Seigneur, pour vous y disposer.
FÉLIX. .
Ah! sans doute, ma fille, il vient pour t'épouser :\ 3a o
L'ordre d'un sacrifice est pour lui peu de chose ; j
C'est un prétexte faux dont l'amour est la cause. ^
PAULINE. *
Cela pourroit bien être : il m'aimoit chèrement.
FELIX.
Que ne permettra-t-il à son ressentiment ?
Et jusques à quel point ne porte sa vengeance 3 a 5
Une juste colère avec tant de puissance ?
^ U nous perdra, ma fille. |
I. Var» L'Empereur lui témoigne une amour Infinie,
Et ravi du ftuccès, l'envoie en Arménie. (x643-56)
a. Fcw, Et par un sacrifice en rendre gr&ce aux' Dieux. (x643>56)
5oa POLYEUCTE.
PAULINB.
n est trop généreux.
FBLIX.
Tu veux flatter en vain un père malheureux :
D nous perdra, ma fiUe. Ah ! regret qui me tue
De n'avoir pas aimé la vertu toute nue ! 33o
Ah! Pauline, en effet, tu m as trop obéi;
Ton courqgfr ^*^it b^" j ton devoir Ta trahi.
QiiP-f|^ ipéhpllînn m'eût été favorable ! ^
Qu'eUe m'eût garanti d un état déplorable !
Si quelque espoir me reste, il n'est plus aujourd'hui 335
Qu'en l'absolu pouvoir qu'il te donnoit sur lui;
Ménage en ma faveur l'amour qui le possède ,
Et d'où provient mon mal fais sortir le remède.
PAULINE.
Moi , moi ! que je revoie un si puissant vainqueur,
Et m'expose à des yeux qui me percent le cœur! 340
Mon père , je suis femme , et je sais ma foiblesse ;
Je sens déjà mon cœur qui pour lui s'intéresse,
l Et poussera sans doute, en dépit de ma foi,
\ Quelque soupir indigne et de vous et de moi.
\Je ne le verrai point.
^ FÉLIX.
Rassure un peu ton âme. 34$
PAULINE.
Ql est toujours aimable, et je suis toujours femme;
Dans le pouvoir sur moi que ses regards ont eu ,
Je n'ose m'assurer de toute ma vertu *.
Je ne le verrai point. ^
FELIX.
Il faut le voir, ma fille.
Ou tu trahis ton père et toute ta famille. 35o
I. Var, Je ne me répondB pas de toute ma TMta. (i643'6o)
ACTE I, SCÈNE IV. SoS
PAULINE.
[C'est à moi d'obéir, puisque vous commandez ;
%is voyez les périls où vous me hasardez. 1
FÉLIX. ^.
Ta vertu m'est connue.
PAULINE.
Elle vaincra sans doute;
VCe n'est pas le succès que mon âme redoute :
Je crains ce dur combat et ces troubles puissants 3 5 5
Que fait* déjà chez moi la révolte des sens ;
Mais puisqu'il faut combattre un ennemi que j'aime,
Souffirez que je me puisse armer contre moi-même ,
Et qu'un peu de loisir me prépare à le voir, y
FÉLIX.
Jusqu'aunlevant des murs je vais le recevoir; 3 60
Rappelle cependant tes forces étonnées,
Et songe qu'en tes mains tu tiens nos destinées.
PAULINE.
Oui, je vais de nouveau dompter mes sentiments,
Pour servir de victime à vos commandements.
I. Au lîea de « Qne fait, » les éditioni de 1648-54 portent « Qui fait ; • eelle
dt i655, « Qui font. »
FIN DU PRKIllEB ACTE.
)
5o4 POLYEUCTE.
ACTE IL
SCÈNE PREMIÈRE.
SÉVÈRE, FABIAN.
SEVERE.
Cependant que Félix donne ordre au sacrifice, 365
Pourrai-je prendre un temps à mes vœux si propice ?
Pourrai-je voir Pauline, et rendre à ses beaux yeux
L'hommage souverain que Ton va rendre aux Dieux?
Je ne t'ai point celé que c'est ce qui m'amène ,
Le reste est un prétexte à soulager ma peine*; 370
\Je viens sacrifier, mais c'est à ses beautés
Que je viens immoler toutes mes volontés.A
FABIAlf.
Vous la verrez. Seigneur.
SÉVÈRE.
Ah r quel comble de joie !
Cette chère beauté consent que je la voie * !
Mais ai-je sur son âme encor quelque pouvoir ? 375
Quelque reste d'amour s'y fait-il encor voir * ?
Quel trouble, quel transport lui cause ma venue?
Puis-je tout espérer de cette heureuse vue ?
CCar je voudrois mourir plutôt que d'abuser
Des lettres de fiiveur que j'ai pour l'épouser ;\ 38o
I. Fiar, Duiwte mon eiprit ne s*en met guère en peine. (x643-56)
9. ^ar. Cet adorable objet oonsent que je le Toie ! (léiS^Sô)
3. f^ar. En lui parlant d* amour, Taa-tn vu a*émoaToir ? (x643)
Far. En lui parlant de moi , Tas-tn tu a'émouToir? (1648-60)
ACTE II, SCENE I. 5o5
Elles sont pour Félix, non pour triompher d*elle :
iamais à ses désirs mon cœur ne fut rebelle ;
£t si mon mauvais sort avoit changé* le sien^
Je me vaincrois moi-même, et ne prétendrois rien.
FABIAN.
Vous la verrez , c'est tout ce que je vous puis dire. 38 5
SEVERE.
D OÙ vient que tu frémis , et que ton cœur sougire ?
\^ m'aime-t-eUe plus ? éclaircis-moi ce point/j
FABIAN.
pl'en croirez- vous, Seigneur? ne la revoyez point*;
Portez en lieu plus haut Thonneur de vos caresses :
Vous trouverez à Rome* assez d'autres maîtresses; 390
Et dans ce haut degré de puissance et d'honneur.
Les plus grands 7 tiendront votre amour à bonheur.!
SÉVÈRE. -^
Qu'à des pensers si bas mon âme se ravale !
Que je tienne Pauline à mon sort inégale !
Elle en a mieux usé, je la dois imiter; 395
\Jfi n'aime mon bonheur que pour la mériter^]
Voyons-la , Fabian; ton discours m'importune ;
AUons mettre à ses pieds cette haute fortune :
Je l'ai dans les combats trouvée heureusement,
pEn cherchant une mort digne de son amant ; 400
vAinsi ce rang est sien, cette faveur est sienne,
Et je n'ai rien enfin que d'elle je ne tienne. 1
FABIAN. ^
Non, mais encore un coup ne la revoyez point.
SÉVÈRE.
Ah ! c'en est trop, enfin éclaircis-moi ce point;
I. Od Ut chargé f pour changé^ dans l'éditioii de 1660.
a. Far. Me croje>-TOos , Sei^ear? ne la reroyei point. (x655)
3. Vojes ci-dessus, p. i6a, note 4» où Ton a imprimé, par inadTertance,
daiu Romey pour à Rome.
6o6 POLYEUCTE.
As-tu vu des froideurs quand tu Ten as priée ? 4*
FABIAN.
Je tremble à vous le dire; elle est....
sévÀRB.
Quoi?
FABIAN.
r Mariée.
sévÂRB. ^
Soutiens-moi, Fabian; ce coup de foudre est grand,
Et frappe d'autant plus que plus il me surprend.
FABIAN.
Seigneur, qu'est devenu ce généreux courage ?
SÉVÈRE.
La constance est ici d'un difficile usage : 4
De pareils déplaisirs accablent un grand cœur;
La vertu la plus mâle en perd toute vigueur;
Et quand d'un feu si beau les âmes sont éprises,
La mort les trouble moins que de telles surprises.
Je ne suis plus à moi quand j'entends ce discours * . 4
Pauline est mariée !
FABIAN.
COui, dfifmig^cfuinze jours,
Polyeucte , un seigneur des premiers d'Arménie ,
Goûte de son hymen la douceur infinie.
SÉVÈRE.
Je ne la puis du moins blâmer d'un mauvais choix ,
Polyeucte a dunom, ei suri dU sang des rois. 42
Foibles soulagements d'un malheur sans remède !
Pauline, je verrai qu'un autre vous possède !
O ciel, qui malgré moi me renvoyez au jour.
O sort, qui redonniez l'espoir à mon amour,
vReprenez la faveur que vous m'avez prêtée, 4s
Et rendez-moi la mort que vous m'avez ôtée.A
I. Far, V%\ de la peine encore à croire tes discoun. (xft43-6o)
C
ACTE 11, SCÈNE I. 607
Voyons-la toutefois , et dans ce triste lieu
Achevons de mourir en lui disant adieu ;
Que mon cœur, chez les morts emportant son image,
De son dernier soupir puisse lui faire hommage M 430
FABIAN.
Seigneur, considérez ....
SÉVBRE.
Tout est considéré.
Quel désordre peut craindre un cœur désespéré ?
Ny consent-elle pas?
FABIAN.
Oui, Seigneur, mais....
sÉvias.
N'importe.
FABIAN.
Cette vive douleur en deviendra plus forte.
SEVERE.
Et ce n'est pas un mal que je veuille guérir ; 435
r Je ne veux que la voir, soupirer, et mourir, j
FABIAN.
Vous vous échapperez sans doute en sa présence :
Un amant qui perd tout n'a plus de complaisance ;
440
[Dans un tel entretien il suit sa passion*, 1
[f t ne pousse qu'injure et qu'imprécation. Ji
SEVERE.
^uge autrement de moi : mon respect dure encore ;
Tout violent qu'il est, mon désespoir l'adore.
Quels reproches aussi peuvent m'étre permis ?
De quoi puis-je accuser qui ne m'a rien promis ?
Elle n'est point parjure, elle n'est point légère : 445
Son devoirjn'a trahi, mon malheur, et son père.
Mais son devoir futinste , et son père_eut raison ;
I. Far, De son deinier soupir lui puisse faire hommage. (i643-56 et 68)
a. Far, Dans on tel désespoir il snit sa passion. (1643 et 48 in-4*)
l
5o8 POLYEUCTE. •
J'impute à mon malheur toute la trahison ;
Un peu moins de fortune, et plus tôt arrivée ,
Eût gagné Tun par 1 autre, et me Veut conservée; 45»
Trop heureux, mais trop tard, je n*ai pu l'acquérir :
Laisse-la-moi donc voir, soupirer, et mourir.
FABIAN.
Oui , je vais Tassurer qu'en ce malheur extrême
Vous êtes assez Jbrt pour vous vaincre vous-même.
Elle a cramt comme moi ces premiers mouvements i^ss
Qu'une perte imprévue arrache aux vrais amants ,
Et dont la violence excite assez de trouble ,
Sans que l'objet présent l'irrite et le redouble * .
SÉVÈRE.
Fabian , je la vois.
FABIAM.
Seigneur, souvenez-vous. . . .
SÉVÈRE.
Hélas ! eUe aime un autre, un autre est son époux. 460
SCÈNE II.
SÉVÈRE, PAULINE, STRATONICE, FABIAN.
PAULINE.
Oui, je l'aime. Seigneur, et n'en fais point d'excuse' ;
Que tout autre que moi vous flatte et vous abuse ,
PauKne a l'âme noble , et parle à cœur ouverte
Le bruit de votre mort n est point ce qui vous perd.
Si le ciel en mon choix eût mis- mon hyménée, 465
A vos seules vertus je me serois donnée ,
Et toute la rigueur de votre premier sort
i. Far, SazM que Tobjet présent rirrite et U redouble. (z643-6o)
i.^ar. Oui, je raime, Sévère, et n'en Tais point d*excase. (1643-64)
ACTE II, SCÈNE IL Sog
Contre votre mérite eût fait un vain effort.
Je découvroi8_en vous djissez illustres marques*
ï^our vous préférer même aux ^lusjieureûx monarques ;
IMais puisque mon devoir m'imposoit d'autres lois,
Se quelque amant pour moi que mon père eût fait choix,
Quand à ce grand pouvoir que la valeur vous donne
Vous auriez ajouté Téclat d'une couronne,
Quand je vous aurois vu , quand je Taurois baï, 475
J'en aurois soupiré, mais j 'aurois obéi,
Et sur mes passions ma raison souyeraipe
Eût blâjné mes soupirs et dissipé ma baine.
SÉVÈRE.
Que vous êtes beureuse, et qu'un peu de soupirs
Fait un aisé remède à tous vos déplaisirs'! 480
Ainsi de vos désirs toujours reine absolue ,
Les plus grands ctîingements vous trouvent résolue ;
De la plus fortèl[rdeur vous portez vos esprits*
Jusqu'à l'indifférence et peut-être au mépris;
Et votre Termeté fait succéder sans peine 485
La faveur au dédain , et l'amour à la haigg * .
Qu'un peu de votre bumeur ou de votre vertu
Soulageroit les maux de ce cœur abattu !
Un soupir, une larme à regret épandue
M'auroit déjà guéri de vous avoir perdue ; 490
Ma raison pourroit tout sur l'amour affoibli.
Et de l'indifférence iroit jusqu'à l'oubli;
Et mon feu désormais se réglant sur le vôtre ,
Je me tiendrois beureux entre les bras d'une autre*.
X. Far, Je décooTiis en tooi d'asMs illiutret marques. (1648 in-4*)
a. Far, Vou acquitte aûément de tous tos déplainn ! (x643-56)
3. Far, De la plus forte amour tous portez tos esprits. (164^^)
4. Far, La farenr an mépris, et Tamour à la baine. (i643-56}
5. Far, Je me tiendrois heureux entre les bras d'un autre. (i643-6o)
— Voyei tome I, p. aa8, note 3-a.
5io POLYEUCTE.
O trop aimable objet, qui m^avez trop charmé, 495
Est-ce là comme on aime, et m'avez-vous aimé ?
PAULIITE.
Je vous Tai trop fait voir, Seigneur; et si mon àme^
Pouvoit bien étouffer les restes de sa flamme ,
Dieui, que j*éviterois de rigoureux tourments !
Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments^ ; 5oo
Mais quelque autorité que sur eux elle ait prise,
Elle n'y règne pas, elle les tyrannise ;
Et quoique le dehors soit sans émotion ,
Le dedans n eèt gtlC trouble et quesédition.
Un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte ; 5© 5.
Votre mérite est grand, si ma raison est forte :
Je le vois encor tel qu'il alluma mes feux,
D'autant plus puissanunent solliciter mes vœux,
Qu'il est environné de puissance et de gloire,
Qu'en tous lieux après vous il traîne la victoire, 5 1 o
Que j'en sais mieux le prix, et qu'il n'a point déçu
Le généreux espoir que j'en avois conçu.
Mais ce même devoir qui le vainquit dans Rome ,
Et qui me range ici dessous les lois d'un homme,
Repousse encor si bien l'effort de tant d'appas, 5 1 5
Qu'il déchire mon àme et ne l'ébranlé pas.
C'est cette vertu même , à nos désirs cruelle ,
Que vous louiez alors en blasphémant contre elle :
Plaignez-vous-en encor; mais louez sa rigueur,
Qui triomphe à la fois de vous et de mon cœur; 5ao
Et voyez qu'un devoir moins ferme et moins sincère'
X. Far» Je tous aimai , Sévère; et si dedans mon âme i^
Je pouTois étonfTer les restes de ma flamme. (i643-56)
a. far. Ma raison, il est vrai, dompte mes monTements. (i643>56)
3. Var, De plos bas sentiments n'anroient pas méritée
Cette parfaite amoor que tods m'avez portée. (1643 et 48 in-4*)
Var, De plus bas sentiments d*ane ardenr moins discrète
N'anroient pas mérité cette amour si parfaite. (1648 iii-ia-56)
ACTE II, SCÈNE IL 5ii
^^auroit pas mérité Tamour du grand Sévère.
S^TBRB.
Ab ! Madame, excusez une aveugle douleur S
Qai ne conngh plus nenqûeTexcès du malheur :
^c nommois mconstance, et prenoTs pour un crime' Sa 5
iDe ce juste devoir Teffon le plus sublime.
De grâce, montrez moins à mes sens désolés
la grandeur de ma perte et ce que vous valez;
Et cachant par pitié cette vertu si rare.
Qui redouble mes feux lorsqu'elle nous sépare , 5 3 o
Faites voir des défauts qui puissent à leur tour
Affoibhr ma douleur avecque mon amour.
PAULINE.
Hélas ! cette vertu ,,^Qioique enfin invincible,
Ne laisse que trop voir une âme trop sensible.
Ces pleurs en sont témoins, et ces lâches soupirs 535
Qu'arrachent de nos feux les cruels souvenirs :
Trop rigoureux^ffets d'une aimable présence
Contre qui mon devoir a trop peu de défense !
Hais si vous estimez ce vertueux devoir,
Conservez-m'en la gloire, et cessez de me voir. 540
Epargnez-moi des pleurs qui coulent â ma honte ;
Epargnez-moi des feux qu'à regret je surmonte ;
Enfin épargnez-moi ces tristes entifitiens,
Qui neiont qu'irriter vos tourme^^s p* ^^^ miens.
SÉVSRS.
Q*ie je me prive ainsi du seul bien qui me reste ! 545
PAULINE.
Sauvez-vous d'une vue à tous les deux funeste.
SÉVÈRE.
Quel prix de mon amour ! quel fruit de mes travaux !
I. Var, Abl Pauline, excnses aiM «rmigle doakur. (i643-6o)
a. Var, Je nommois ineonatanee , et pranois pour des crimes
D*an Tertnei» deroir les efforts légitimes. (i643-56)
5i2 POLYEUCTE.
PAITLINB.
C'est le remède seul qui peut guérir nos maux.
SÉVÈRB.
Je veux mourir des miens : aimez-en la mémoire.
PAULINE.
Je veux guérir des miens : ils souiUeroient ma gloire. 5 5o
SÉVÈRB.
Ah ! puisque votre gloire en prononce Tarrét,
Il faut que ma douleur cède à son intérêt.
Est-il rien que sur moi cette gloire n'obtienne *?
Elle me rend les soins que je dois à la mienne.
Adieu ^e vais chercher au milieu des combats S55 -
Cette immortalité que donne un beau trépas^y
Et remplir dignement, par une mort pompeuse,
De mes premiers exploits Tattente avantageuse ,
Si toutefois, après ce coup mortel du sort,
J*ai de la vie assez pour chercher une mort. 56 o
PAULINE.
Et moi , dont votre vue augmente le supplice ,
Je l'éviterai même en votre sacrifice';
Et seule dans ma chambre enfermant mes regrets ,
Je vais pour vous aux Dieux faire des vœux secrets.
SÉVÈRE.
fPuisse le juste ciel , content de ma ruine, 565
IXiombler d'heur et de jours Polyeucte et Pauline !
PAULINE.
rPuisse trouver Sévère, après tant de malheur,
\jUne félicité digne de sa valeur!
SÉVÈRE.
U la trouvoit en vous.
i,Var, D*an oœor comme le mien qa'est-ce qu'elle n'obtienne?
Vons réveillez les soins 'qne je dois ii la mienne. (164 3*56)
Var, Il n'est rien que sur moi cette gloire n^obtienne. (1660-64)
^,Var» Je la renz éritor, mêmes an sacrifice. (i643-56)
c
ACTE II, SCÈNE IL 5i3
PAULINE.
Je dépendois d'un père.
SÉVÈRE.
O devoir qui me perd et qui me désespère ! 570
Adieu, trop Vertueux objet . et trop charmant ."^
PAULINE.
Adieu, trop malheureux et trop parfait amant.
SCENE III.
PAULINE, STRATONICE.
STRATONICS.
Je VOUS ai plaints ^ tous deux, j'en verse encor des larmes ;
Hais du moins votre esprit est hors de ses alarmes :
f Vous voyez clairement que votre songe est vain;l 575
/ Sévère ne vient pas la vengeance à la main. '
PAULINE.
Laisse-moi respirer du moins, si tu m'as plainte :
Au fort de ma douleur tu rappelles ma crainte;
Souffre un peu de relâche à mes esprits troublés ,
Et ne m'accable point par des maux redoublés. 5 8 o
STRATONICE.
Quoi ? vous craignez encor !
PAULINE.
Je ti^emble, Stratonice;
i Et bien que je m'effraye avec peu de justice ',
Cette injuste frayeur sans cesse reproduit
I L'image des malheurs que j'ai vus cette nuit.
STRATONICE.
Sévère est généreux.
^
I. Les éditioiu de x668 et de i68a portent : « Je tous ai plaint , s aTec le
putiôpe inrariable.
^.Far, Et quoique je m'effraye aTec peu de jnttioe. (i643-56)
CoiumLLB. III 33
5i4 POLYEUCTE.
PàULIlfB.
Malgré sa retenue, 58 f
Poljeucte sanglant frappe toujours ma vue.
STRATONICB.
Vous voyez ce rival faire des vœux pour lui * .
PAULINB.
I Je crois même au besoin qu'il seroit son appui ;
I Mais soit cette croyance ou fausse ou véritable,
1 Son séjour en ce lieu m'est toujours redoutable; 590
\A quoi que sa vertu puisse le disposer^,
\I1 est puissant, il m'aime, et vient pour m'épouser.
SCÈNE IV.
POLYEUCTE, NÉARQUE, PAULINE,
STRATONICE.
POLTBUCTE.
C'est trop verser de pleurs : il est temps qu'ils tarissent,
Que votre douleur cesse, et vos craintes finissent;
Malgré les faux avis par vos Dieux envoyés, 595
Je suis vivant, Madame, et vous me revoyez.
PAULINE.
Le jour est encor long, et ce qui plus m'effraie,
La moitié de l'avis se trouve déjà vraie :
J'ai cru Sévère mort, et je le vois ici.
POLYEUCTE.
Je le sais; mais enfin j'en prends peu de souci. 600
Je suis dans Mélitène, et quel que soit Sévère,
Votre père y conmiande, et l'on m'y considère;
Et je ne pense pas qu'on puisse avec raison
I. Var, Vous-même êtes témoin des vœux quUl fait pour lui. (1643 -56)
a. Far. A quoi que sa vertu le paisse disposer. (1643-64}
J
ACTE II, SCÈNE IV. 5i5
D'un cœur tel qae le «en craindre une trahison.
On m'avoit assuré qu'il vous faisoit visite , 60 s
£t je venois lui rendre un honneur qu'il mérite.
PAULINE. •
U vient de me quitter assez triste et confus ;
Mais j'ai gagné sur lui qu'il ne me verra plus.
POLYKUCTB.
Quoi ! vous me soupçonnez déjà de quelque ombrage ?
PAULIIVE.
Je ferois à tous trois un trop sensible outrage. 6 1 o
rassure mon repos, que troublent ses regards.
La vertu la plus ferme évite les hasards :
Qui s'expose au péril veut bien trouver sa perte ;
Et pour vous en parler avec une âme ouverte ,
Depuis qu'un vrai mérite a pu nous enflanmier, 6 1 5
gésence toujours a droit de nous charmer.
Outre qu'on doit rougir ^e s en laisser surprendre ,
On souffre à résister, on souffre à s'en défendre;
Et bien que la vertu triomphe de ces feux ,
La victoire est pénible, et le combat honteux. 690
POLYEUCTE.
X) vertu trop parfaite , et devoir trop sincère , \
Que vous devez coûter de regret% à Sévère ! *
Qu'aux dépens d'un beau feu vous me rendez heureux,i
Et que vous êtes doux à mon cœur amoureux ! {
Plus je vois mes défauts et plus je vous contemple , 6 a 5
Plus j'admire....
SCÈNE V.
POLYEUCTE, PAULINE, NÉARQUE,
STRATONICE, CLÉON.
CLÏON.
Seigneur, Félix vous mande au temple :
5i6 POLTEUCTE.
La victime est choisie, et le peuple à genoux ,
Et pour sacrifier on n'attend plus que vous.
POLTEUCTE.
Va, nous allons te suivre. Y venez-vous, Madame?
PAULINE.
I Sévère craint ma vue, elle irrite sa flamme : 63 o
|Je lui tiendrai parole, et ne veux plus le voir.
Adieil : vous Ty verrez; pensez à son pouvoir,
Et ressouvenez-vous que sa faveur est grande*.
POLTEUCTE.
Allez, tout son crédit n'a rien que j'appréhende ;
Et comme je coimois sa générosité , 6 3 5
Nous ne nous combattrons que de civilité.
SCÈNE VI.
POLYEUCTE, NÉARQUE.
NEARQUB.
Où pensez-vous aller ?
POLYEUCTE.
^u temple, où Ton m'appelle.
NÉARQUE.
. Quoi? vous mêler aux vœux d'une troupe infidèle !
/ publiez-vous déjà que vous êtes chrétien ?
POLTEUCTE.
Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien? 640
NÉàBQUE.
J'abhorre les faux Dieux.
POLTEUCTE.
Et moi, je les déteste.
X. Vur, EtTont reuoiiTeoex que m fiTeur est grande, (i 643-56)
ACTE II, SCÈNE VI. 5i7
ukaiiqiie.
Je tiens leur culte i|Q(âe.
POLTBUCTE.
^ Et je le tiens h^^sSk^- l*^^*"*^
NKARQUB.
Fuyez donc leurs autels.
POLTEUCTB.
Je les veux renverser*,
Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser^.
Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des honmies
Braver Tidolàtrie , et montrer qui nous sommes :
C'est Tattente du ciel , il nous la faut remplir;**^
Je viens de le promettre, et je vais Taccomplir*.
Je rends grâces au Dieu que tu m'as fait connottre
De cette occasion qu'il a sitôt fait naître, 65o
Où déjà sa bonté , prête à me couronner,
Daigne éprouver la foi qu'il vient de me donner.
NÉÂRQUB.
Ce zèle est trop ardent , souffrez qu'il se modère.lT
POLTBUCTE.
On n'en peut avoir trop pour le Dieu qu'on révère.
NÉARQUB.
Vous trouverez la mort.
POLTBUCTB. \y^
Je la cherche pour lui. t' «5 5
NEARQUB. %
Et si ce cœur s'ébranle?
POLTBUCTB.
Il sera mon appui.
NÉARQUB.
II ne conmiande point que l'on s'y précipite.
I. Voyes la Notice, p. 466.
%, Var, Et mourir dfliiA leur temple, ou bien les eu cfaiiftser. (i643-56)
3. Far. Je le TieiM de promettre, et je vait l*aceomplir. (i643-6o)
5i8 POLYEUCTE.
POLTEUCTB.
Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.
mcâJiQus.
n suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.
POLTEUCTB.
On souffre avec regret quand on n'ose s'offrir. 660
NÉARQUB.
Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.
POLTEUCTE.
[Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.
NÉARQUB.
Par une sainte vie il faut la mériter*.
POLTEUCTE.
Mes crimes, en vivant, me la pourroient ôter.
Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure? 6S5
Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure ?
Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout à fait;
La foi que j'ai reçue aspire à son effet.
\ Qui fuit croit lâchement, et n a qu'une foi morte.
NÉARQUE.
Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe' : 670
/vivez pom* protéger les chrétiens en ces lieux.
POLTEUCTE.
f L'exemple de ma mort les fortifiera mieux.
NÉARQUE.
Vous voulez donc mourir ?
POLTEUCTE.
Vous aimez donc à vivre ?
NÉARQUE.
Je ne puis déguiser que j'ai peine à vous suivre :
Sous l'horreur des tourments je crains de succomber.
i.Far, Par nne Minte ▼!« il la faut mériter. (i643-56)
a. yar. Voyei que votre vie à Dieu mimea importe. (x643-56)
ACTE II, SCÈNE VI. Sig
POLTBUGTE.
Qui marche assurément n'a point peur de tomber \
Dieu fait part, au besoin, de sa force infinie. \
Qui craint de le nier, dans son âme le nie : \
U croit le pouvoir faire, et doute de sa foi. i
NBARQUB.
Qui n'appréhende rien présume trop de soi. 6So
POLYEUCTB.
J attends tout de sa grâce, et rien de ma foiblesse.f
Mais loin de me presser, il faut que je vous presse !
D'où vient cette froideur ?
NEARQUB.
Dieu même a craint la'mort.
POLYEUCTB.
u s'est offert pourtant: suivons ce saint effort;
Dressons-lui des autels sur des monceaux d'idoles. 68 5
n faut (je me souviens encor de vos paroles*)
Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,i
Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.
Hélas ! qu'avez-vous fait de cette amour parfaite
Que vous me souhaitiez , et que je vous souhaite? 690
S'il vous en reste encor, n'êtes- vous point jaloux
Qu'à grand'peine chrétien, j'en montre plus que vous?
NÉARQUE.
Vous sortez du baptême , et ce qui vous anime , ]
C'est sa grâce qu'en vous n'affoiblit aucun crime ;
Comme encor toute entière, elle agit pleinement, 695
Et tout semble possible à son feu véhément ; l
Biais cette même grâce, en moi diminuée ,
Et par mille péchés sans cesse exténuée,
Agit aux grands effets avec tant de langueur,
Que tout semble impossible à son peu de vigueur. 700
I. I^s deux vers soiTanti «ont la reprodoctîoa textueUe des Tert 75 et 76.
5ao POLYEUCTE.
Cette indigne mollesse et ces lâches défenses
Sont des punitions qu'attirent mes offenses;
Mais Dieu, dont on ne doit jamais se défier.
Me donne votre exemple à me fortifier.
Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux^ des hommes
^Braver Tidolâtrie , et montrer qui nous sommes ;
Puissé-je vous donner l'exemple de souffrir,
Comme vous me donnez celui de vous offrir !
POLYEUCTE.
A cet heureux transport que le ciel vous envoie ,
Je reconuois Néarque , et j'en pleure de joie. 7 1 o
Ne perdons plus de temps : le sacrifice est prêt; '
[Allons-y du vrai Dieu soutenir l'intérêt;
^Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule
jDont arme un bois pourri ce peuple trop crédule;
jAUons en éclairer l'aveuglement fatal ; 7 1 &
AUons briser ces Dieux de pierre et de métal :
Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste;
Faisons triompher Dieu : qu'il dispose du reste !
IfÉARQUS.
AUons faire éclater sa gloire aux yeux de tous ,
Et répondre avec zélé à ce qu'il veut de nous'. 730
I. L*édition de i68a porte, par erreur : c aox pieds, « pour « aaz yeux, s
a. Var. Alloiif mourir pour lui, comme il est mort pour nous (a).
(x643et48 in-4<»)
{n) « Néarque ne fait ici que répéter en deux vers languissants ce- qu'a dit
Polyeucte ; aussi j*ai tu souvent supprimer ces vers a la représentation. ■
{yoltairg,)
FIN DU 8BG01ID ÂGTB.
/
ACTE III, SCÈNE I. Sai
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
PAULINE.
Que^de soucis flottants, que de confus nuages
Présentent à mes yeux d'inconstantes images !
Douce tranquillité, que je n'ose espérer,
Que ton divin rayon tarde à les éclairer !
MiUe agitations , que mes troubles produisent % 7 a 5
Dans mon cœur ébranlé tour à tour se détruisent :
Aucun espoir n'y coule où j^ose persister ;
Aucun effroi n'y régne où j'ose m'arréter.
Mon esprit, embrassant tout ce qu'il s'imagine,
Voit tantôt mon bonheur, et tantôt ma ruine', 730
Et suit leur vaine idée avec si peu d'effet'.
Qu'il ne peut espérer ni craindre tout à fait.
Sévère incessamment brouille ma fantaisie :
J'espère en sa vertu, je crainssa jalousie ;
Et je n'ose penser que d'un œil bien égal 735
Polyeucte en ces lieux puisse voir son rival.
Conmie entre deux rivaux la haine est naturelle, l
L^entrevue aisément se termine en querelle : ^
L'on voit aux mains d'autrui ce qu'il croit mériter,
I. Far. Bfille pcnacn dÎTcn , que ma trooblei prodnÎMut,
Dans moo coeur incertain à l'envi se détraicent:
Il ni espoir ne me Batte où j'ose persister ;
Nulle peur ne mVffiraje où j'ose m'arréter. (i643-56)
a. Far. Veut tantôt mon bonheur, et tantôt ma ruine. (i643 et 48 >n-4*)
3. Far, L*na et Tautre le frappe arec si peu d'effet. (x643-56)
5a!i POLYEUGTE.
L'autre un désespéré qui peut trop attenter*. 740
Quelque haute raison qui règle leur courage ,
L'un conçoit de Tenvie , et Tautre de Tombrage ;
La honte d'un affront, que chacun d'eux croit voir
Ou de nouveau reçue', ou prête à recevoir ,
Consumant dès l'abord toute leur patience , 745
Forme de la colère et de la défiance,
Et saisissant ensemble et l'époux et l'amant,
En dépit d'eux les livre à leur ressentiment.
Mais que je me figure une étrange chimère ,
Et que je traite mal Polyeucte et Sévère ! 750
Comme si la vertu de ces fameux rivaux
Ne pouvoit s'afiOranchir de ces communs défauts !
'Leurs âmes à tous deux d'elles-mêmes maîtresses
Sont d'un ordre trop haut pour de telles bassesses.
Ils se verront au temple en hommes généreux; 755
Mais las ! ils se verront, et c'est beaucoup pour eux.
f Que sert à mon époux d'être dans Mélitène ,
Si contre lui Sévère arme l'aigle romaine ,
Si mon père y commande, et craint ce favori,
> Et se repent déjà du choix de mon mari ? 760
Si peu que j'ai d'espoir ne luit qu'avec contrainte;
En naissant il avorte , et fait place à la crainte ;
Ce qui doit l'affermir sert à le dissiper.
Dieux ! faites que ma peur puisse enfin se tromper !
SCÈNE IL
PAULINE, STRATONICE.
PAULINE.
Mais sachons-en l'issue. Eh bien ! ma Stratonice, 766
X. y»r', L*aotre an désespéré qui le loi Teutôter. (i643-56)
a. On lit : « Ont de nouveau reçue , » danii les éditions de i663 et de 16A4.
ACTE III, SCÈNE II. 5a3
Gomment s^est terminé ce pompeux sacrifice?
Ces rivaux généreux au temple se sont vus?
STRATOmCX.
Ah ! Pauline ! t
PAULINE.
Mes vœux ont-ils été déçus? (
J*en vois sur ton visage* une mauvaise marque.)
Se sont-ils querellés ?
STRATONIGS.
Polyeucte , Néarque , 770
Les^chrétieiîs....
PÀULIIfE.
Parle donc : les chrétiens....
STRATONICE. .
Je ne puis.
PAULINE.
Tu prépares mon âme à d'étranges ennuis.
STRATONICE.
Vous n'en sauriez avoir une plus juste cause.
PAULINE.
L'ont-ils assassiné?
STRATONIGS.
Ce seroit peu de chose.
Tout votre songe est vrai, Polyeucte n*est plus.... 775
PAULINE.
Il est mort !
STRATONICE.
Non, il vit; mais, 6 pleurs superflus! )
Ce courage si grand , cette âme si divine ,
N'est plus digne du jour, ni digne de Pauline.
Ce n'est plus cet époux si charmant à vos yeux ;
C'est l'ennemi commun de l'État et des Dieux, ] 780
I. Ob lit : % sar svn 'vùtfge, s dans les éditions de x648-54 «t de i656.
A ■
5a4 POLYEUCTE.
Un méchant 9 un infâme , un rebelle, \m perfide,
Un traître, un scélérat, un lâche , un parricide,
[Une peste exécrable à tous les gens de bien,
[Un sacrilège impie : en un mot , un chrétien ^ .
PAULINE.
Ce mot auroit suffi sans ce torrent d'injures. 785
STRATONICE.
Ces titres aux chrétiens sont-ce des impostures?
PAULINE.
Il est ce que tu dis, s'il embrasse leur foi ;
Mais il est mon époux, et tu parles à moi.
STRATONICE.
Ne considérez plus que le Dieu qu'il adore.
PAULINE.
/Je Taimai par devoir : ce devoir dure encore. 790
STRATONICE.
U VOUS donne à présent sujet de le haïr :
Qui trahit tous nos Dieux auroit pu vous trahir*.
PAULINE.
Je Taimerois encor, quand il m'auroit trahie ; *^^
Et si de tant d'amour tu peux être ébahie', ^ S^ou»s^
Apprends que mon devoir ne dépend point du sien 2795
Qu'il 7 manque, s'il veut; je dois faire le mien.
Quoi? s'il aimoit ailleurs, serois-je dispensée*
A suivre, à son exemple, une ardeur insensée?
Quelque chrétien qu'Û soit, je n'en ai point d'horreur;
I. Dans M Pratique du théâtre (nonrean chapitre manuscrit du livre VI),
l'abbé d*Anbignac fiiit la remarque suivante : a Dans le Poljreucte de Corneille....
Stratonice, qui n^est qu'une simple suivante, et quelques antres acteurs font
plusieurs discours en faveur de la religion des païens et disent uneiu£nité d^n-
jures contre le christianisme, qu'ils ne traitent que de crimes et d'extrava-
gances, et l'auteur n'introduit aucun acteur capable d'y répondre et d'eo dé-
tmirela fausseté; cela fit un si mauvais effet que feu M. le cardinal deRicheliei
ne le put jamais approuver. »
a. yàr. Qui trahit bien les Dieux auroit pu vous trahir. (i643-56)
3. Far. Et si de cette amour tu peux être ébahie. (x643-56)
4. Voycx tome I, p. ao8, note a.
ACTE III, SCÈNE II. 5a5
Je chéris sa personne, et je hais son errear. | Soo
Mais quel ressentiment en témoigne mon père ?
STRATONIGB.
Une secrète rage, un excès de colère , \
Malgré qui toutefois un reste d*amitié •
Montre pour Polyeucte encor quelque pitié. ^
n ne veut point sur lui faire agir sa justice , 8 o 5
Que du traître Néarque il n'ait vu le supplice.
PAULINE.
Quoi? Néarque en est donc?
STRATONICE.
Néarque Ta séduit :
De leur vieille amitié c'est là Tindigne fruit.
Ce perfide tantôt, en dépit de lui-même,
L'arrachant de vos bras , le traînoit au baptêmes 8 1 o
Voilà ce grand secret et si mystérieux
Que n*en pouvoit tirer votre amour curieux.
PAULINE.
Tu me blâmois alors d'être trop importune.
STRATONICE.
Je ne prévoyois pas une telle infortune.
PAULINE.
Avant qu'abandonner mon àme à ines douleurs, 8 1 5
D me faut essayer la force de mes pleurs :
En qualité de femme ou de fille , j'espère
Qu'ils vaincront un époux , ou fléchiront un père.
Que si sur l'un et l'autre ils manquent de pouvoir.
Je ne prendrai conseil que de mon désespoir. 8a o
Apprends-moi cependant ce qu'ils ont fait au temple.
STRATONICE.
C'est une impiété qui n'eut jamais d'exemple;
Je ne puis y penser sans frémir à l'instant ,
Et crains de faire un crime en vous la racontant.
Apprenez en deux mots leur brutale insolence. 8^5
5a6 POLTEUCTE.
Le prêtre avoit à peine obtenu du silence ,
Et devers l'orient assuré son aspect,
Qu'ils ont fait éclater leur manque de respect * .
, A chaque occasion de la cérémonie ,
-* ' t j A Tenvi Tun et Tautre étaloit sa manie , 8 3o
^ I Des mystères sacrés hautement se moquoit ,
Et traitoit de mépris les Dieux qu'on invoquoit.
Tout le peuple en murmure, et Félix s'en offense;
Mais tous deux s' emportant^ à plus d'irrévérence :
« Quoi ? lui dit Polyeucte en élevant sa voix , 8 3 5
Adorez-vous des Dieux ou de pierre ou de bois ? »
Ici dispensez-moi du récit des blasphèmes
Qu'Ds ont vomis tous deux contre Jupiter mêmes.
L'adultère et l'inceste en étoient les plus doux.
« OyeZ| dit-'il ensuite, oyez, peuple, oyez tous*. 840
Le Dieu de Polyeucte et celui de Néarque
De la terre et du ciel est l'absolu monarque ,
Seul être indépendant, seul maître du destin*,
ul principe étemel, et souveraine fin.
'est ce Dieu des chrétiens qu'il faut qu'on remercie s 4 5
es victoires qu'il donne à l'empereur Décie ;
Lui seul tient en sa main le succès des combats;
Il le veut élever, il le peut mettre à bas';
Sa bouté , son pouvoir, sa justice est immense ;
C'est lui seul qui punit, lui seul qui récompense. S5o
Vous adorez en vain des monstres impuissants. »
f Se jetant à ces mots sur le vin et l'encens,
I Après en avoir mis les saints vases par terre,
I Sans crainte de Félix , sans crainte du tonnerre y
I. f'ar, Qoe l'on s'est aperçu de leur peu de respect. (1643-56)
a. Les éditions de x643-63 donnent : a s' emportants , v avec une #.
Z.F'ar. Oyez, Félix, suit-il, oyez, peuple, oyez, tous. (i643-56)
^,yar. Seul maître du destin, seul être indépendant.
Substance qui jamais ne reçoit d'accident. (i643-56)
5. Far, 11 le reut élerer, il le pent mettre bas. (x643-63)
ACTE III, SCÈ5E II. 5ft7
D*une fureur pareille ils courent à Tautel. 8 5 5
Cieux ! a-t-on va jamais, a-t-on rien tu de tel?
Du plus puissant des Dieux nous voyons la statua
Par une main impie à leurs pieds abattue,
Les mystères troublés, le temple profané, |
La fuite et les clameurs d'un peuple mutiné , 860
Qui craint d'être accablé sous le courroux céleste.
Félix.... Mais le voici qui vous dira le reste.
PAULINE.
Que son visage est sombre et plein d'émotion !
Qu'il montre de tristesse et d'indignation !
SCENE IIL
FÉLIX, PAULINE, STRATONICE.
FÉLIX.
Une telle insolence avoir osé parottre ! 865
En public ! à ma vue ! il en mourra, le trattre.
PAULINE.
Souffrez que votre fille embrasse vos genoux.
FELIX.
Je parle de Néarque , et non de votre époux.
Quelque indigne qu'il soit de ce doux nom de gendre ,
Mon âme lui conserve un sentiment plus tendre : 870
La grandeur de son crime et de mon déplaisir
N'a pas éteint l'amour qui me l'a fait choisir.
PAULINE. .
Je n'attendois pas moins de la bonté d'un père. ^
FÉLIX.
Je pouvois l'immoler à ma juste colère ;
Car vous n'ignorez pas à quel comble d'horreur 875
De son audace impie a monté la fureur;
Vous l'avez pu savoir du moins de Stratonice.
5!k8 POLTEUCTE.
PAULINE.
Je sais que de Néarque il doit voir le supplice.
FBLIX.
Du conseil qu'il doit prendre il sera mieux instruit ,
Quand il verra punir celui qui Ta séduit. 8fl
Au spectacle sanglant d'un ami qu'il faut suivre,
La crainte de mourir et le désir de vivre
Ressaisissent une âme avec tant de pouvoir,
Que qui voit le trépas cesse de le vouloir.
' L'exemple touche plus que ne fait la menace : .Si
Cette indiscrète ardeur tourne bientôt en glace ,
Et nous verrons bientôt son cœur inquiété * ""^
I Me demander pardon de tant d'impiété.
PAULINE.
Vous pouvez espérer qu'il change de courage ?
FELIX.
\ Aux dépens de Néarque il doit se rendre sage. 8$
PAULINE.
Il le doit; mais, hélas! où me renvoyez- vous ,
Et quels tristes hasards ne court point mon époux,
Si de son inconstance il faut qu'çnfin j'espère
Le bien que j'espérois de la bonté d'un père ?
FELIX.'
j Je vous en fais trop voir, Pauline , à consentir ' 8 c
V Qu'il évite la mort par un prompt repentir.
Je devois même peine à des crimes semblables';
Et mettant différence entre ces deux coupables.
J'ai trahi la justice à l'amour paternel ;
Je me suis fait pour lui moi-même criminel ; 9<
I . f^ar, N'en ayez pins l'esprit si fort inquiété :
n se repentira de son impiété.
FAUT>. Quoi? TOUS espérez donc qu'il change de courage? (1643 -56)
a. P^ar, Je lui fais trop de grâce encor de consentir. 164S-56)
3. ^ar, La même peine est due à des mmes semblables. (x643-56)
ACTE III, SCENE III. 629
Et j^attendois de vous, au milieu de vos craintes.
Plus de remerchnents que je n'entends de plaintes.
PAULINE.
D01 quoi remercier qui ne me donne rien ? j
Je sais quelle est Fhumeur et T esprit d'un chrétien :|
Dans Tobstination jusqu'au bout il demeure; jgos
Vouloir son repentir, c'est ordonner qu'il meure. /
"* FÉLIX.
Sa grâce est en sa main, c^est à lui d'y rêver.
PAULIliE.
Faites-la toute entière.
FÉLIX.
Il la peut achever.
PAULINE.
Ne Tabandonnez pas aux fureurs de sa secte.
FÉLIX.
Je l'abandonne aux lois , qu'il faut que je respecte. '910
PAULINE.
Est-ce ainsi que d'un gendre un beau-père est l'appui ?
FÉLIX.
Qu'il fasse autant pour soi comme je fais pour lui.
PAULIigS.
Mais il est aveuglé.
FÉLIX.
Mais il se plaît à l'être :
Qui chérit son erreur ne la veut pas connoitre.
PAULINE.
Mon père, au nom des Dieux....
FÉLIX.
r Ne les réclamez pas , #
Ces Dieux dont l'intérêt demande son trépas. '
PAULINE.
Ils écoutent nos vœux.
FÉLIX.
Eh bien ! qu'il leur en fasse.
CoRvsiixB. ni 34
53o POLYEUCTE.
PAULINE.
Au nom de TEmpereur dont vous tenez la place
FÉLIX.
J'ai son pouvoir en main; mais s'il me Ta commis,
C'est pour le déployer contre ses ennemis. 920
PAULINE.
Polyeucte Test-il ?
FELIX.
^ Tous chrétiens sont rebelles.
PAULINE.
N^écoutéz point pour lui ces maximes cruelles :
En épousant Pauline il s'est fait votre sang.
FÉLIX.
Je regarde sa faute, et ne vois. plus son rang ^
'Quand le crime d'Etat se mêle au sacrilège', 915
Le sang ni l'amitié n'ont plus de privilège.
PAULINE.
Quel excès de rigueur !
FÉLIX.
Moindre que son forfait.
PAULINE.
O de mon songe affreux trop véritable effet !
Voyez- vous qu'avec lui vous perdez votre fille •?
/ FÉLIX.
I Les Dieux et l'Empereur sont plus que ma famille. 930
PAULINE.
La perte de tous deux ne vous peut arrêter !
FÉLIX.
J'ai les Dieux et Décie ensemble à redouter.
Mais nous n'avons encore à craindre rien de triste :
z. L*édition de 1648 m-^*^ donne, par errear, son sang y pour son rang.
9. f^or. Où le crime d'État te mêle au sacrilège. (i643-56)
3. F'ar, Tovez qa'avecque lui vous perdez Totre fille. (i643-56)
ACTE III, SCÈNE III. 53i
Dans son aveuglement pensez- vous qu'il persiste ?
S'il nous sembloit tantôt courir à son malheur, 935
C'est d'un nouveau chrétien la première chaleur.
PAULINE.
Si vous l'aimez encor , quittez cette espérance , /
Que deux fois en un jour il change de croyance :
Outre que les chrétiens ont plus de dureté ,
Vous attendez de lui trop de légèreté. j 940
Ce n'est point une erreur avec le lait sucée*,
Que sans l'examiner son âme ait embrassée':
Polyeucte est chrétien, parce qu'il l'a voulu,
Et vous portoit au temple un esprit résolu.
Vous devez présumer de lui comme du reste : \ 945
Le trépas n'est pour eux ni honteux ni funeste ;
Ils cherchent de la gloire à mépriser nos Dieux H
Aveugles pour la terre , ils aspirent aux cieux ; '
Et croyant que la mort leur en ouvre la porte, )
Tourmentés, déchirés, assassinés, n'importe, 950
Les supplices leur sont ce qu'à nous les plaisirs, f
Et les mènent au but où tendent leurs désirs :
La mort la plus infâme, ils l'appellent martyre. 1
FELIX.
Eh bien donc ! Polyeucte aura ce qu'il désire :
N'en parlons plus.
PAULINE.
Mon père....
I. Toutes les éditions portent «nee^.
a. Far. Que sans examiner son Ame ait embrassée. (1643-64)
3. f^ar. Ils cherchent de la gloire à mépriser les Dieux. (1643-64 in-8*)
Fur, Ils cherchent de la gloire à mépriser des Dieux. (1664 in-xa)
/
53a POLYEUCTE.
SCÈNE IV.
I
FELIX, ALBIN, PAULINE, STRATONICE.
FÉLIX.
Albin, en est-ce fait?
. iiLBIN.
' Oni, Seigneur, et Néarque a payé son forfait.
FELIX.
Et notre Pol jeucte a vu trancher sa vie ?
ALBIN.
Il Fa vu , mais , hélas! avec un œil d'envie.
n brûle de le suivre , au lieu de reculer ;
Et son cœur s'affermit, au lieu de s'ébranler. 960
PAULINE.
Je vous le disois bien. Encore un coup , mon pèire ,
Si jamais mon respect a pu vous satisfaire ,
Si vous Favez prisé , si vous F avez chéri....
FÉLIX.
Vous aimez trop, Pauline, un indigne mari.
PAULINE.
[Je Fai de votre main : mon amour est sans crime ; 965
U est de votre choix la glorieuse estime ;
Et j'ai , pour l'accepter, éteint le plus beau feu ^
Qui d'une âme bien née ait mérité l'aveu.
Au nom de cette aveugle et prompte obéissance
Que j'ai toujours rendue aux lois de la naissance, 970
Si vous avez pu tout sur moi , sur mon amour.
Que je puisse sur vous quelque chose à mon tour !
Par ce juste pouvoir à présent trop à craindre ,
Pai* ces beaux sentiments qu'il m'a fallu contraindre,
I. Var, Et j*ai , pour l'accepter, éteint les plus beaux feux
Qui d*oiie âme bien née aient mérité les Toraz. (i643-56)
ACTE III, SCÈNE IV. 533
Ne m'ôtez pas vos dons : ils sont chers à mes yeux, 975
Et m*ont assez coûté pour m*étre précieux.
FÉLIX.
Vous m'importunez trop : bien que j*aye un cœur tendre* ,
Je n'aime la pitié qu'au prix que j'en veux prendre;
Employez mieux l'effort de vos justes douleurs :
Malgré moi m'en toucher, c'est perdre et temps et pleurs;
J'en veux être le maître , et je veux bien qu'on sache
Que je la désavoue alors qu'on me l'arrache.
Préparez- vous à voir ce malheureux chrétien , '
Et faites votre effort quand j'aurai fait le mien.
Allez : n'irritez plus un père qui vous aime, | 986
Et tâchez d'obtenir votre époux de lui-même.
Tantôt jusqu'en ce lieu je le ferai venir' :
Cependant quittez-nous , je veux l'entretenir.
PAULINE.
De grâce , permettez. . . .
FÉLIX. •
Laissez-nous seuls, vous dis-je :
Votre douleur m'offense autant qu'elle m'afflige. 990
A gagner Polyeucte appliquez tous vos soins ;
Vous avancerez plus en m'importunant moins.
SCENE V.
FÉLIX, ALBIN.
FÉLIX.
Albin , comme est^il mort ?
I. Var, Vont mHmportanez trop. paul. Dieux ! que Tiens-je d'entendre ?
riL. [Je n'âime la pitié qu'au prix que j'en venK prendre : ]
Par tant de Tains efforts malgré moi m'en toucher,
C'est perdre avec le temps des pleurs à me fâcher.
Tons m'en area donoé , mais je veux bien qn'on sache. (x643-56)
Far, Tantôt jusqnes ici je le ferai Tenir. (i643-56)
534 POLYEUCTE.
ALBIN.
I En brutal , en impie ,
lEn bravant les toi^rments, en dédaignant la vie,
\Sans regret, sans murmure, et sans étonnement, 995
iDans Tobstinatiou et Fendurcissement ,
«Comme un chrétien enfin , le blasphème à la bouche.
FELIX.
Et l'autre ?
ALBIN.
Je l'ai dit déjà, rien ne le touche.
Loin d'en être abattu , son cœur en est plus haut ;
On Ta violenté pour quitter Téchafaud. 1000
\ll est dans la prison où je Tai vu conduire ;
Mais vous êtes bien loin encor de le réduire * .
F^LIX.
Que je suis malheureux !
ALBIN.
Tout le monde vous plaint.
FELIX.
On ne sait pas les maux dont mon cœur est atteint :
De pensers sur pensers mon âme est agitée , 100 5
De soucis sur soucis elle est inquiétée ;
Je seixs Tamour, la haine , et la crainte , et T espoir,
La joie et la douleur tour à tour T émouvoir ;
J*entre en des sentiments qui ne sont pas croyables :
J'en ai de violents , j'en ai de pitoyables , x o x 0
J'en ai de généreux qui n'oseroient agir,
J'en ai même de bas, et qui me fout rougir.
J'aime ce malheureux que j'ai choisi pour gendre ,
Je hais l'aveugle erreur qui le vient de surprendre ;
Je déplore sa perte , et le voulant sauver, i o x 5
J'ai la gloire des Dieux ensemble à conserver ;
1 . Far, Mais tous n'êtes pas prêt encor de le rêdalre. (i643-56)
ACTE III, SCÈNE V. 535
Je redoute leur foudi'e et celui de Décie ;
Q y va de ma charge, il y va de ma vie :
Ainsi tantôt pour lui je ra.'expose au trépas \
Et tantôt je le perds pour ne me perdre pas. i o a o
ALBIN.
Décie excusera Famitié d^un beau-père ;
Et d'ailleurs Polyeucte est d'un sang qu'on révère.
FéLIX.
A punir les chrétiens son ordre est rigoureux;
Et plus l'exemple est grand , plus il est dangereux.
On ne distingue point quand l'offense est publique ; i oa 5
Et lorsqu'on dissimule un crime domestique, '
Par quelle autorité peut-on, par quelle loi.
Châtier en autrui ce qu'on soufire chez soi ?
ALBIN.
Si vous n'osez avoir d'égard à sa personne ,
Ecrivez à Décie afin qu'il en ordonne. / i o3o
FELIX.
Sévère me perdroit, si j'en usois ainsi : )
Sa haine et son pouvoir font mon plus grand souci.
Si j'avois différé de punir un tel crime ,
Quoiqu'il soit généreux, quoiqu'il soit magnanime,
Il est homme , et sensible , et je l'ai dédaigné ^ i o 3 î
Et de tant de mépris son esprit indigné' ,
Que met au désespoir cet hymen de Pauline ,
Hu courroux de Décie obtiendroit ma ruine.
Pour venger un affront tout semble être permis ,
Et les occasions tentent les plus remis. i o 4 o
Peut-être , et ce soupçon n'est pas sans apparence ,
Il rallume en son cœur déjà quelque espérance ;
Et croyant bientôt voir Polyeucte puni ,
I. f^ar. Auaai UntAt pour loi je m'expose au trépas. (i655)
1. Far, Et des méprU re^as son esprit indigné. (1643 -56)
536 POLYEUCTE.
Il rappelle un amour à grand^peine banni.
Juge si sa colère , en ce cas implacable , i o
Mejeroit innocent de sauver un coupable,
It s'il m*épargneroit , voyant par mes bontés
Tne seconde fois ses desseins avortés.
Te dirai-je un penser indigne , bas et lâche ?
Je r étouffe , il renaît ; il me flatte , et me fâche : i o
L'ambition toujours me le vient présenter,
Et tout ce que je puis , c'est de le détester.
flyeucte est ici l'appui de ma famille ;
is'si, par son trépas, l'autre épousoit ma fille,
cquerrois bien par là de plus puissants appuis , i c
i me mettroient plus haut cent fois que je ne suis.
Mon cœur en prend par force une maligne joie ;
Mais que plutôt le ciel à tes yeux me foudroie ,
Qu'à des pensers si bas je puisse consentir.
Que jusque-là ma gloire ose se démentir ! i o
ALBIN.
Votre cœur est trop bon, et votre àme trop haute.
Mais vous résolvez-vous à punir cette faute ?
FÉLIX.
Je vais dans la prison faire tout mon effort
A vaincre cet esprit par l'effroi de la mort;
Et nous verrons après ce que pourra Pauline*. xo
ALBIN.
Que ferez-vous enfin , si toujours il s'obstine ?
FÉLIX.
Ne me presse point tant : dans un tel déplaisir
Je ne puis que résoudre , et ne sais que choisir.
ALBIN.
Je dois vous avertir, en serviteur fidèle ,
Qu'en sa faveur déjà la ville se rebelle, ic
X. f^ar. J'emploierai puis après le pouvoir de Pauline. ( 1643-56)
ACTE III, SCÈNE V. 537
Et ne peut voir passer par la rigueur des lois
Sa dernière espérance et le sang de ses rois.
Je tiens sa prison même assez mal assurée * :
J ai laissé tout autour une troupe éplorée ;
Je crains qu on ne la force.
FELIX.
Il faut donc Ten tirer, 1075
Et ramener ici pour nous en assurer.
ALBIN.
Tirez-l'en donc vous-même, et d'un espoir de grâce •
Apaisez la fureur de cette populace.
FÉLIX.
Allons, et s'il persiste à demeurer chrétien ,
Nous en disposerons sans qu'elle en sache rien. icSo
I. f^ar. Et même sa prison n'est pas fort assurée. (x643-56)
FIN OU TROISIEME ACTE.
538 POLYEUCTE.
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
POLYEUCTE , CLÉON , trois autbes Gabdes.
POLTEUCTB.
Gardes , que me veut-on ?
CLÉON.
Pauline vous demande.
POLYEUCTE.
O présence , ô combat que surtout j'appréhende !
Félix, dans la prison j*ai triomphé de toi ,
J*ai ri de ta menace, et t'ai vu sans effroi :
Tu prends pour t'en venger de plus puissantes armes ;
Je craignois beaucoup moins tes bourreaux que ses larmes.
Seigneur, qui vois ici les périls que je cours,
En ce pressant besoin redouble ton secours ;
Et toi qui , tout sortant encor de la victoire ,
l Regardes mes travaux du séjour de la gloire, t'uijo
Cher Néarque , pour vaincre un si fort ennemi ,
Prête du haut du ciel la main à ton ami.
Gardes, oseriez-vous me rendre un bon office*?
Non pour me dérober aux rigueurs du supplice :
Ce n'est pas mon dessein qu'on me fasse évader; 1095
Mais conune il suffira de trois à me garder,
I. Var, [Gardes, oseriez-vous me rendre un bon office?]
CLioif. Nous n'osons plus. Seigneur, vous rendre aucun senrice.
POL. Je ne tous parle pas de me faire évader. (1643 -56)
ACTE IV, SCÈNE I. 539
L autre m'obligeroit d'aller quérir Sévère ;
Je crois que sans péril on peut me satisfaire ^-
Si j'avois pu lui dire un secret important, l
û vivroit plus heureux , et je mourrois content. \ x 1 00
CLÉON.
Si VOUS me l'ordonnez, j'y cours en diligence '.
POLYEUCTE.
Sévère, à mon défaut, fera ta récompense.
Va , ne perds point de temps , et reviens promptement
CLÉON.
Je serai de retour, Seigneur, dans un moment.
■1
SCÈNE II.
POLYEUCTE.
(Les gardes se retirent aux coins da théâtre .)
Source délicieuse, en misères féconde ^ , 1 1 o 5
Que voulez-vous de moi , flatteuses voluptés ?
Honteux attachements de la chair et du monde ,
Que ne me quittezr-vous , quand je vous ai quittés?
Allez , honneurs , plaisirs , qui me livrez la guerre :
Çjloute votre félicité , 1 1 1 o
Sujette à l'instabilité ,
En moins de rien tombe par terre ;
i.Far. Je crois que sans péril cela se peut bien faire. (i643-56)
9. P'ar. Paisque c'eut pour Sérère , à toat je me dispense.
POL. Lai-méme, à mon défaut, fera ta récompense.
Le plos tAt Tant le mieux; Ta donc, et promptement.
cij&oir. Yj COUTS , et toos m'aurez ici dans un moment. (i643-56)
3. Far. foltivctb , mm/, tes gardes s* étant retirés aux coins du théâtre,
(1643.56)
4. Cette figure rappelle ces rers de Lucrèce Çdrre IV, Ters 1129 et ii3o) :
.... MetUo de fonte leporum
Surgit amari aliquid, quod in ipsis^oribus angai.
54o POLYEUCTE.
Et comme elle a Téclat du verre ,
Elle en a la fragilité *r\
Ainsi n'espérez pas qu'après vous je soupire : 1 1 x 5
Vous étalez en vain vos charmes impuissants ;
Vous me montrez en vain par tout ce vaste empire
Les ennemis de Dieu pompeux et florissants.
Il étale à son tour des revers équitables
Par qui les grands sont confondus ; i x a o
Et les glaives qu'il tient pendus
Sur les plus foitunés coupables '
Sont d'autant plus inévitables ,
Que leurs coups sont moins attendus.
Tigre altéré de sang, Décie impitoyable*, naS
X. «J'ai oui dire souTent à M. Corneille qa'il sToit fait, dans won Poljreucte^
au sajet de la Fortune, oea deux ven si célèbres :
Et comme elle a l'éclat du xerre.
Elle en a la fragilité,
sans savoir qu'ils fassent de M. Godeau, éréque de Vence; car ils scmt ori-
ginairement de M. Godeau, qui les avoit faits, dans son OJe au cardinal
de Richelieu, quinze ans avant que M. Corneille les eût faits dans son
Polyeucte. Il est assez ordinaire de se rencontrer ainsi dans la pensée et
dans rexpmsion des antres. » (Observation de Ménage, p. x i6 des Poèties
de Malherbe avec les Observations de Ménage^ segonde édition, 1689, in-ia.)
Ménage, comme le fait remarquer M. Tascfaereau, cite ici de mémoire. La
pièce de Godeau, fort louangeuse, il est vrai , pour le cardinal de Ricfadieu,
est toutefois intitulée : Jf» Rojr. Ode. Elle est in-4«. On lit à la fin de la
trente-troisième strophe :
Mais leur gloire tombe par terre.
Et comme elle a l'éclat du verre,
Elle en a la fragilité.
Pnblins Syrus avait dit : é
Fortuna uitrea est; tum quu/n spUndet, frangitur, ^
a. Far, Dessus ces illustres coupables (a). (1 643-56)
3. Far. Tigre afïamé de sang , Déde impitoyable. (i643-48 in-4*)
(a) On a rapproché de cet endroit les vers bien connus d'Horace (li^re 111/
ode I, vers 17 et 18) : J
Destrietus ensis eui super impia
Cervice pendet,,..
ACTE IV, SCÈNE II. 54i
Ce Dieu t*a trop longtemps abandonné les siens;
De ton heureux destin vois la suite effroyable :
Le Scythe va venger la Perse et les chrétiens*;
Encore un peu plus outre , et ton heure est venue ;
Rien ne t'en sauroit garantir; 1 1 3o
Et la foudre cpii va partir,
Toute prête à crever la nue ,
Ne peut plus être retenue
Par Tattente du repent'ur.
Que cependant Félix m'immole à ta colère ; 1 1 3 5
Qu'un rival plus puissant éblouisse ses yeux ' ;
Qu'aux dépens de ma vie il s'en fasse beau-père ,
Et qu'à titre d'esclave il commande en ces lieux :
Je consens , ou plutôt j'aspire à ma ruine.
Ofonde , pour moi tu n'as plus rien * : 1140
Je porte en un cœur tout chrétien
Une flamme toute divine ;
Et je ne regarde Pauline
Que comme un obstacle à mon bien. |
Saintes douceurs du ciel , adorables idées , 1x45
Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir :
De vos sacrés attraits les âmes possédées
Ne conçoivent plus rien qui les puisse* émouvoir.
Vous promettez beaucoup, et donnez davantage :
ÇVos biens ne sont point inconstants ; i x 5 o
Et l'heureux trépas que j'attends
Ne vous sert que d'un doux passage
Pour nous introduire au partage
Qui nous rend à jamais contents. \
I. L^empereor Décâos périt, comme Pon sait, dans sa guerre cootre les
GoUu.
a. ^ar. Qu'un rival plus puissant lai donne dans les yeux. (i643-56)
3. fTir. Vains appas, tous ne m*étes rien. (i643-56)
4* L'édition de x68i porte, par erreur, qui le puisse j pour qui les puisse.
5Aa POLYEUCTE.
C^est vous, 6 feu divin que rien ne peut éteindre, 1 1 5 5
Qui m'allez faire voir Pauline sans la craindre.
Je la vois ; mais mon cœur, d*un saint zèle enflammé.
N'en goûte plus Tappas dont il étoit charmé ;
Et mes yeux , éclairés des célestes lumières ,
Ne trouvent plus aux siens leurs grâces coutumières.
SCENE IIL
POLYEUCTE, PAULINE, Gardes.
POLYEUCTE.
Madame , quel dessein vous fait me demander ?
Est-ce pour me combattre, ou pour me seconder?
Cet effort généreux de votre amour parfaite *
Vient-il à mon secours , vient-il à ma défaite ?
Apportez-vous ici la haine, ou Tamitié, x i63
Conune mon ennemie , ou ma chère moitié ?
PAULINE.
fVous n'avez point ici d'ennemi que vous-même :
Seul vous vous haïssez , lorsque chacun vous aime' ;
Seul vous exécutez tout ce que j'ai rêvé :
Ne veuillez pas vous perdre , et vous êtes sauvé. i f 70
A quelque extrémité que votre crime passe ,
Vous êtes innocent si vous vous faites grâce.
Daignez considérer le sang dont vous sortez ,
Vos grandes actions, vos rares qualités :
Chéri de tout le peuple , estimé chez le prince , 1 1 7 5
Gendre du gouverneur de toute la province ;
Je ne vous compte à rien le nom de mon époux :
I. f^ar. Etl*effort générenx de cette amoar parfaite
Vient-il à mon seconrs , ou bien à ma défaite ? (i643-56)
a. f^or. Vous seal tous faaÎMes , lorsque chacun Tons' aime ;
Vous seul exécutez tout ce que j*ai rêvé. (i643-56)
ACTE IV, SCÈNE III. 543
C'est un bonheur pour moi (jni n'est pas grand pour vous ;
Mais après vos exploits , après votre naissance ,
Après votre pouvoir, voyez notre espérance, 1 1 80
Et n'abandonnez pas à la main d'un bourreau
Ce qu'à nos justes vœux promet un sort si beau A
POLYBUCTE.
Je considère plus; je sais mes avantages,
Et l'espoir que sur eux forment les grands courages :
Ils n'aspirent enfin qu'à des biens passagers , x x 8 5
Que troublent les soucis, que suivent les dangers;
La mort nous les ravit, la fortunej^gnjoue ;
Aujourd'hui dans le trône, et demain dans lajjoue ;
Et leui^lusjhaut éclaTfait tant de mécontents ,
Que peu de vos Césars en ont joui longtemps. x 190
^'ai'de l'ambition, mais plus noble et plus belle :
Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle.
Un bonheur assuré , sans mesure et sans fin ,
Au-dessus de l'envie, au-dessus du destin.
Est-ce trop l'acheter que d'une triste vie x 1 9 5
Qui tantôt , qui soudain me peut être ravie,
Qui ne me fait jouir que d'un instant qui fuit ,
Et ne peut m'assurer de celui qui le suit ? 1
PAULINE.
Voilà de vos chrétiens les ridicules songes ;
Voilà jusqu'à quel point vous charment leurs mensonges :
Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux !
Mais pour en disposer, ce sang est-il à vous ?
Vous n'avez pas la vie ainsi qu'un héritage ;
Le jour qui vous la donne en même temps l'engage :
Vous la devez au prince , au public , à l'Etat. x a o 5
POLTSITCTE.
Je la voudrois pour eux perdre dans un combat ;
Je sais quel en est l'heur, et quelle en est la gloire.
Des aïeux de Décie on vante la mémoire ;
544 POLYEUCTE.
Et ce nom , précieiix encore à vos Romains ,
Au bout de six cents ans lui met Tempire aux mains.
Je dois ma vie aupeuple , au prince , à sajaayonne ;
Mais je la^fcis bien plus au Dieu qui me la.donne :
Si mouni* pour son prince est un illustre sort ,
Quand on meurt pour son DTènj^guelle sera la mort !
PAULINE.
Quel Dieu î
POLYEUCTE.
Tout beau , Pauline : il entend vos paroles ,
/^Et ce n'est pas un Dieu comme vos Dieux frivoles,
insensibles et sourds, impuissants, mutilés,
De bois , de marbre , ou d'or, comme vous les voulez :
C'est le Dieu des chrétiens, c'est le mien, c'est le vôtre;
Et la terre et le ciel n'en connoissent point d'autre, i a a 9
PAULINE.
Adorez-le dans l'âme , et n'en témoignez rien.
POLYEUCTE.
Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien !
PAULINE.
lez qu'un moment, laissez partir Sévéra,
Et donnez lieu d'agir aux bontés de mon pére.i
POLYEUCTE.
Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir : x a a 5
Il m'ôte des périls que j'aurois pu courir.
Et sans me laisser lieu de tourner en arriére ,
Sa faveur me couronne entrant dans la carrière ;
Du premier coup de vent il me conduit au port ,
Et sortant du baptême, il m'envoie à la mort. laSo
Si vous pouviez comprendre et le peu qu'est la vie ,
Et de quelles douceurs cette mort est suivie !
Mais que sert de parler de ces trésors cachés
A des esprits que Dieu n'a pas encor touchés ?
TNc feigni
ACTE IV, SCÈNE III. 5^5
PÀULINB.
Cnifilf-Càr il est temps que ma douleur éclate , ^""'^ i a 3 5
Et qu'un juste reproche accable une àme ingrate,
Edt-ce là ce beau feu? sont-ce là tes serments?
Témoignes-ta pour moi les moindres sentiments?
Je ne te parlois point de Tétat déplorable
Où ta mort va laisser ta femme inconsolable ; 1940
Je croyois que Tamour t'en parleroit assez ,
Et je ne voulois pas de sentiments forcés ;
Mais cette amour si ferme et si bien méritée
Que tu m'avois promise , et que je t'ai portée,
Quand tu me veux quitter, quand tu me fais mourir,
Te peut-elle arracher une larme , un soupir ?
Tu me quittes, ingi^t, et le fais avec joie^ ;
Tu ne la caches pas , tu veux que je la voie;
Et ton cœur, insensible à ces tristes appas ,
Se figure un bonheur où je ne serai pas ! i a 60
C'est donc là le dégoût qu'apporte Thyménée ?
Je te suis odieuse après m'étre donnée !
POLYECCTE.
Hélas!
PAULINB.
Que cet hélas a de peine à sortir !
Encor s'il commençoit un heureux repentir'.
Que tout forcé qu'il est, j'y trouverois de charmes ! x a 5 5
Mais courage, il s'émeut, je vois couler des larmes.
POLTEUGTB.
J'en verse, et plût à Dieu qu'à force d'en verser
Ce cœur trop endurci se pût enfin percer !
Le déplorable état où je vous abandonne
Est bien digne des pleurs que mon amour vous donne;
i.f^ar. Tu me quittes, ingrat, et mêmes avec joie. (i643-56)
a. yar. Encore s'il marqiioit un lienreux repentir. (1643 -56)
CORHEILLB. in 35
546 POLYEUCTE.
Et si Ton peut au ciel sentir quelques douleurs*,
J'y pleurerai pour vous Texcès de vos malheurs;
Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière.
Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,
{ S'il y daigne écouter un conjugal amour, ^ i a65
Sur votre aveuglement il répandra le jour, "x ^
Seigneur, de vos bontés il faut que je Tobtienne * ;
Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne :
Avec trop de mérite il vous plat la former,
Pour ne vous pas connottre et ne vous pas aimer, i a 7 o
Pour vivre des enfers esclave infortunée ,
Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.
PAULINE.
Que dis- tu , malheureux ? qu'oses-tu souhaiter ?
POLYEUCTE.
Ce que de tout mon sang je voudrois acheter.
PAULINE.
Que plutôt....
POLYEUCTE.
C'est en vain qu'on se met en défense :
Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.
Ce bienheureux moment n'est pas encor venu;
Il viendra, mais le temps ne m'en est pas connu.
PAULINE.
Quittez cette chimère, et m'aimez.
POLYEUCTE.
[^ Je vous aime.
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi:\
PAULINE. [mémc.j
Au nom de cet amour ne m'abandonnez pas.
X. f^ar. Et si l*on peut an ciel emporter des douleurs,
J*en emporte de voir Texcèa de tos malheurs. (z643-56)
a. VoycE la Notice de Poljreucte^ p. 468.
ACTE IV, SCÈNE III. 547
POLYKUCTB. -.
\Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas*.\
PAULINB.
C'est peu de me quitter, tu veux donc me séduire?
POLTEUCTB.
C'est peu d'aller au ciel, je vous y veux conduire.
PAULINE.
Imaginations ! l
POLYEUCTE.
Célestes vérités il i s s 5
PAULINE.
Etrange aveuglement !
POLTEUCTE.
Etemelles clartés !
PAULINE.
Tu préfères la mort à Tamour de Pauline l i
POLYEUCTE.
Vous préférez le monde à la bonté divine ! \
PAULINE.
Va, cruel, va mourir : tu ne m'aimas jamais.
POLYEUCTE.
Vivez heureuse au monde , et me laissez en paix. 1990
PAULINE.
Oui, je t'y vais laisser; ne t'en mets plus en peine;
Je vais. .,
f . yar. Au nom de cet amour, renex taiirre met pat. ( x643-56)
548 POLYEUCTE.
SCÈNE IV.
POLYEUCTE, PAULINE, SÉVÈRE, FABLWy.
Gardes.
PAULINE. _
Mais quel dessein en ce lieu vous amène ,
Sévère ? auroit-on cru qu'un cœur si généreux*
Pût venir jusqu'ici braver un malheureux?
POLYEUCTE.
Vous traitez mal, Pauline, un si rare mérite : 1^9 5
A ma seule prière il rend cette visite.
Je vous ai fait, Seigneur, une incivilité*.
Que vous pardonnerez à ma captivité.
Possesseur d'un trésor dont je n'étois pas digne.
Souffrez avaot ma mort que je vous le résigne', 1 3oo
Et laisse la vertu la plus rare à nos yeux
Qu'une femme jamais put recevoir des cieux
Aux mains du plus vaillant et du plus honnête homme
Qu'ait adoré la terre et qu'ait vu naître Rome.
Vous êtes digne d'elle, elle est digne de vous ; 1 3o5
(Ne la refusez pas de la main d'un époux :
S'il vous a désunis, sa mort vous va rejoindre.
Qu'un feu jadis si beau n'en devienne pas moindre :
Rendez-lui votre cœur, et recevez sa foîjj
Vivez heureux ensemble , et mourez comme moi ; 1 3 1 o
C'est le bien qu'à tous deux Polyeucte désire.
\,Far. Sérire? est-ce le fait d'un homme généreux,
De Tenir ju9i]u' ici Graver un malheureux? (i643-56)
'k,yar. Je tous ai fait, Sévère, une incivilité (a). (i643-56)
3. Var^ Souffrez, avant mourir, que je vous le résigne. (x643-56)
(a) Les éditions de i654 ^' ^^ i656 donnent, par erreur, injidélité^ pour
inemlité.
ACTE IV, SCÈNE IV. 549
Qu'on me mène à la mort , je n'ai plus rien à dire.
Allons, gardes, c'est fait.
SCÈNE V.
SÉVÈRE, PAULINE, FABIAN.
SÉVÈRB.
Dans mon étonnement,
Je suis confus pour lui de son aveuglement;
Sa résolution a si peu de pareilles , z 3 1 5
Qu'à peine je me fie encore à mes oreilles.
Un cœur qui vous chérit (mais quel cœur assez bas
Auroit pu vous connoitre, et ne vous chérir pas.^^).
Un homme aimé de vous, sitôt qu'il vous possède,
Sans regret il vous quitte; il fait plus, il vous cède ; z 3ao
Et comme si vos feux étoient un don fatal ,
Il en fait un présent lui-même à son rival !
Certes ou les chrétiens ont d'étranges manies ,
Ou leurs félicités doivent être infinies ,
Puisque, pour y prétendre , ils osent rejeter x 3a 5
Ce que de tout l'empire il faudroit acheter.
Pour moi , si mes destins, un peu plus tôt propices,
Eussent de votre hymen honoré mes services ,
Je n'aurois adoré que l'éclat de vos yeux,
J'en aurois fait mes rois, j'en aurois fait mes Dieux ; x 3 3 o
On m'auroit mis en poudre , on m'auroit mis en cendre ,
Avant que....
PAULINE.
Brisons là : je crains de trop entendre,
Et que cette chaleur, qui sent vos premiers feux ,
Ne pousse quelque suite indigne de tous deux.
Sévère , connoissez Pauline toute entière. z 3 3 5
Mon Polyeucte touche à son heure dernière ;
55o POLYEUCTE.
Pour achever de vivre il n^a plus qu^un moment :
Vous en êtes la cause encor qu'innocemment.
Je ne sais si votre âme , à vos désirs ouverte ,
Auroit osé former quelque espoir sur sa perte ; r 340
Mais sachez qu'il n'est point de si cruels trépas
Où d'un front assuré je ne porte mes pas ,
Qu'il n'est point aux enfers d'horreurs que je n'endure*,
Plutôt que de souiller une gloire si pure ,
Que d'épouser un homme, après son triste sort, 1 345
Qui de quelque façon soit cause de sa mort;
Et si vous me croyiez d'une &me si peu saine ,
L'amour que j^eus pour vous toumeroit toute en haine.
Vous êtes généreux; soyez-le jusqu'au bout.
Mon père est en état de vous accorder tout , 1 3 5 o
D vous craint ; et j'avance encor cette parole ,
Que s'il perd mon époux , c'est à vous qu'il l'immole ;
fSauvez ce malheureux , employez-vous pour lui ;
Faites-vous un effort pour lui servir d'appui.
Je sais que c'est beaucoup que ce^*^ jp d^mandp ; 1355
Mais plus l^eflbrt est grand, plus la plj>ire en est gxande.
Conserver un rival dont vous êtes jaloux,
C'est un trait de vertu qui n'appartient qu'à vous;
Et si ce n'est assez de votre l'enommée,
C'est beaucoup qu'une femme autrefois tant aimée, i36o
Et dont l'amour peut-être encor vous peut toucher,
Doive à votre grand cœur ce qu'elle a de plus cher :
Souvenez-vous enfin que vous êtes Sévère.
Adieu : résolvez seul ce que vous voulez faire*;
Si vous n'êtes pas tel que je l'ose espérer, x 565
Pour vous priser encor je le veux ignorer.
z. Far, Qa*il n'est point aax ecfen tPhorreor qne je n*endare. (1664)
a. Fàr, Je m*en vais aans réponse après cette prière,
Et si TOUS n'êtes tel que je l'ose espérer. (x643-56)
Far, Adieu : résoWez seul ce que tous derex faire. (1660-64)
ACTE IV, SCÈNE VI. 55i
SCÈNE VI.
SÉVÈRE, FABIAN.
SÉVÈRE.
Qu'est-ce-ci , Fabîan ? quel nouveau coup de foudre
Tombe sur mon bonheur, et le réduit en poudre ?
Plus je l'estime près, plus il est éloigné ;
Je trouve tout perdu quand je crois tout gagné ; 1370
Et tôuiours laifortune , à me nuire obstinée.
Tranche mon espérance aussitôt qu'elle esLnée :
Avant qu offrir des vœux je reçois des refus ;
Toujours trlâie , lOQjôUfs ëi honteux et conlus
De voir que lâchement elle ait osé renaître , 1375
Qu'encor plus lâchement elle ait osé paroître,
Et qu'une femme enfin dans la calamité ^
Me fasse des leçons de générosité.
Votre belle âme est haute autant que malheureuse,
Mais elle est inhumaine autant que généreuse, 1 38o
Pauline , et vos douleurs avec trop de rigueur
D'un amant tout à vous tyrannisent le cœur.
C'est donc peu de vous perdre, il faut que je vous donne.
Que je serve un rival lorsqu'il vous abandonne,
Et que par un cruel et généreux effort, 1 3 8 5
Pour vous rendre en ses mains, je l'arrache à la mort.
FABIAN.
Laissez à son destin cette ingrate famille ;
Qu'il accorde , s'il veut , le père avec la fille ,
Polyeucte et Félix , l'épouse avec l'époux.
D'un si cruel effort quel prix espérez-vous ^ 1390
SÉVÈRE.
La gloire de montrer à cette âme si belle
I. ^ar. Et qa*aiie femme enfin dans l*inféUâté. (1643-64)
55a POLTEUCTE.
Que Sévère l'égale , et qu'il est digne d'elle ;
Qu elle m etoit bien due , et que l'ordre des cieux
Ed inc la refusant m est trop injurieux.
~~~~ FABIAN.
Sans accuser le son ni le ciel d'injustice , 139S
Prenez garde au péril qui suit un tel service :
Vous hasardez beaucoup, Seigneur, peosez-y bien.
Quoi? vous entreprenez de sauver un chrétien !
Pouvez-vous Ignorer pour cette secte impie
Quelle est et fut toujours la liaine de Décie ? itoo .
C'est un crime vers lui si grand , si capital ,
Qu'à votre faveur même iL peut être latal.
Cet avis seroil bon pour quelque âme commune.
S'il tient entre ses mains ma vie et ma fortune ,
Je suis encor Sévère, el tout ce grand pouvoir noi
Ne peut rien sur ma gloire, et rien sur mon devoir.
Ici l'honneur m'oblige, <■! i y veu» sarisfaîrp ;
Qu'après le sort se montre ou propice ou contraire.
Comme son naturel est toujours inconstant ,
Périssant glorieux , je périrai content, 1 ( ib
Je te dirai bien plus, mais avec confidence :
L^ secte des chrétiens n'est pas ce que l'on pense j
On les hait ; la raison , je ne la connois point.
Et je ne vois Décie injuste qu'en ce point.
Par curiosité j'ai voulu les connoître : i ( > S
On les tient pour sorciers dont l'enfer est le maître,
Et sur cette croyance on punit du trépas
Des mystères secrets que nous n'entendons pas ;
Mais Cérès Ëleusine et la Bonne Déesse
Ont leurs secrets, comme eux, à Rome et dans la Grèce;
Encore impunément nous souffrons en tous lieux.
Leur Dieu seul excepté , toutes sortes de Dieux :
Tous les monstres d'Egypte ont leurs temples dans Rome ;
ACTE IV, SCÈNE VI. 553
Nos aïeux. à4e«r gré £ûsoient un Dieu d*un homme;
Erfeur sang parmi nous conservant leurs erreurs , x 4 a 5
IVous remplissons le ciel de tous nos empereurs;
Mais à parler sans fard de tant d'apothéoses ,
L'effet est bien douteux de ces métamorphoses.
Les chrétiens n'ont qu'un Dieu, maître absolu de tout,
De qui le seul vouloir fait tout ce qu'il résout; x4 3o
Mais si j'ose entre nous dire ce qui me semble ,
Les nôtres bien souvent s'accordent m»! ppapinblp.;
Et me dût leur colère écraser à tes yeux ,
Nous en avons beaucoup pour être de vrais Dieux*.
Enfin chez les chrétiens les mœurs sont innocentes,
Les vices détestés , les vertus florissantes ;
Ils font des vœux pour nous qui les persécutons' ;
I. Far. [Nous en htods beaucoup pour être de vrais Dieux (a).]
Peut-être qu'après tout ces croyances publiques
Ne sont qu'iuTentions de sages politiques ,
Pour contenir un peuple ou bien pour l'éniouToir,
Et dessus sa foiblesse afTennir leur pouvoir {b),
[Enfin chez les chrétiens les nusars sont innocentes.
Les vices détestés , les vertus florissantes ;]
Jamais un adultère , un traître , un assassin ;
Jamais d*ivrognerie , et jamais de larcin :
Ce nVst qu'amiiur entre eux , que charité sincère ;
Chacun j chérit Tautre , et le secourt en frère ;
[Ils font des vœux pour nous qui les persécutons.] (i643-56)
a. « Remarquez ici que Kacine, dans Esther (acte III, scène iv), exprime
la même chose en cinq vors :
Pendant que votre main, snr eux appesantie,
A leurs persécuteurs les livroit sans secours.
Ils conjtiroient ce Dieu de veiller sur vos jours.
De rompre des méchants les trames criminelles.
De mettre votre tr6ne à l*ombre de ses ailes. »
(Foitaire.)
(a) Lemaznrier rapporte (tome I, p. ga) que quand Baron arrivait à ee
vers, a il s'approchait de Fabian, comme lorsqu'on craint d'être entendu;
et pour obliger ce confident à ne pas perdre un mot de ce qu'il allait lui dire,
il lui mettait la main sur l'épaule. »
{b) « Quoique ces vers n'expriment que le doute vague d'un païen, à qui
les extravagances de sa religion rendoient suspectes toutes les autres religions,
et qui n'avoit aucune connoissance des preuves évidentes de la n6trey M. Cor-
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ACTE V, SCÈNE I. 555
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
FÉLIX, ALBIN, CLÉON.
FÉLIX.
Albin , a»-tu bien vu la fourbe de Sévère?
As-tu bien vu sa haine ? et vois-tu ma misère ?
ALBIN.
Je n'ai vu rien en lui qu'un rivai généreux.
Et ne vois rien en vous qu'un père rigoureux. 1450
FÉLIX.
Que tu discernes mal le cœur d'avec la mine * !
Dans l'âme il hait Félix et dédaigne Pauline ;
Et s'il l'aima jadis , il estime aujourd'hui
Les restes d'un rival trop indignes de lui.
n g^Ie en sa faveur, il me prie , il menace , x 4 5 5
Et meper"3râ, dir-Jl, sUc lïrltfrTais^t&ce ;
Tranchant du généreux, il croit m' épouvanter :
/ L'artifice est trop lourd pour ne pas l'éventer.
Je sais des gens de cour quelle est la politique',
J'en connois mieux que lui la plus fine pratique. 1460
C'est en vain qu'il tempête et feint d'être en fureur :
/ Je vois ce qu'il prétend auprès de l'Empereur.
De ce qu'il me demande il m'y feroit un crime :
I. Far, Que ta le connois mal ! tont son fait n*est que mine. (i643-56)
a. F'ar, Je connois avant loi la coar et ses intriqnes,
J*en connois les détours, j'en connois les pratiques. (x643'56)
556 POLYEUCTE.
Epargnant son rival, je serois sa victime;
Et s'il àvoit ali'aire à quelque maladroit , 1465
Le piège est bien tendu , sans doute il le perdroit ;
Mais un vieiîl COurtfSàn est un peu moins crédule * :
Il voit quand on le joue , et quand on dissimule ;
Et moi j'en ai tant vu de toutes les façons ,
Qu'à lui-même au besoin j'en ferois des leçons. 1470
ALBIN.
Dieux ! que vous vous gênez par cette défiance !
FÉLIX.
Pour subsister en cour c'est la haute science :
Quand un homme une fois a droit de nous haïr,
Nous devons présumer qu'il cherche à nous trahir;
Toute son amitie nous doit être suspecte . 1475
Si Polyeucte enfin n'abandonne sa secte ,
Quoi que son protecteur ait pour lui dans l'esprit ,
Je suivrai hautement l'ordre qui m'est prescrit.
ALBIN.
Grftce , grâce , Seigneur ! que Pauline l'obtienne !
FÉLIX.
Celle de l'Empereur ne suivroit pas la mienne, 1480
Et loin de le tirer de ce pas dangereux ' ,
Ma bonté ne feroit que nous perdre tous deux.
ALBIN.
Mais Sévère promet
FÉLIX.
Albin , je m'en défie ,
Et connois mieux que lui la haine de Décie :
En faveur des chrétiens s'il choquoit son courroux, 1485
Lui-même assurément se perdroit avec nous.
Je veux tenter pourtant encore une autre voie :
!• F'ar, Mais un vieux courtisan ii*est pas si fort crédule. (i643-56)
9. Far, Et loin de le tirer de ce pas hasardeux. (x643-63)
ACTE V, SCÈNE I. 5Ô7
Amenez Polyeucte; et si je le renvoie*,
S'il ctemeurelnsensibie â ce dernier eflTort ,
Au sortirde^eliéu qa*6n iui àonne la mort ' . 1490
^ ALBIN.
Votre ordre est rigoureux.
FÉLIX.
Il faut que je le suive ,
Si je veux empêcher qu'un désordre n'arrive.
Je vois le peuple ému pour prendre son parti ;
Et toi-même tantôt tu m'en as averti.
Dans ce zèle pour lui qu'il fait déjà paroître , 1495
Je ne sais si longtemps j'en pourrois être maître;
Peut-être dès demain , dès la nuit , dès ce soir,
J'en verrois des effets que je ne veux pas voir ;
Et Sévère aussitôt , courant à sa vengeance ,
M'iroit calomnier de quelque intelligence. x5oo
Il faut rompre ce coup, qui me seroit fatal.
ALBIN.
Que tant de prévoyance est un ^trange mal • ! [brage ;
Tout vous^uit, tout vous perd, tout YOiif* ^^^* ^'^ l'om-
Mais voye^^qn*^ ^^ no^* mpttra po ppnplp #>n rage ,
Que c'est mal le guérir que le désespérer. 1 5 o 5
' FÉLIX.
En vain après sa mort il voudra murmurer ;
Et s'il ose venir à quelque violence,
C'est à faire* à céder deux jours à l'insolence :
J'aurai fait mon devoir, quoi qu'il puisse arriver*.
X. En marge, dans les éditioDs de i643 et de 1648 in-4* : // parle à
Cléon,
a. En marge, dans les éditions de 1643 et de 1648 in-4'* : Cléon rentre.
3. f^ar. Que rotre déûance est un étrange mal ! (i643-56)
4. Il j a à /aire, et non affaire^ dans toutes les éditions qui ont pam da
mant de Corneille, et de même dans l'impression de 1692, et dans celle
de 1764, publiée par Voltaire.
S.f^ar, J'aurai fait mon devoir, quoi qui puisse arriver. (1660-^)
558 POLYEUCTE.
Mais Polyeucte vient, tâchons à le saurer ^ i s t o
Soldats, retirez-vons , et gardez bien la porte»
SCENE IL
FÉLIX, POLYEUCTE, ALBIN.
FÉLIX.
As- tu donc pour la vie une haine si forte,
Malheureux Polyeucte? et la loi des chrétiens
T'ordonne-t-elle ainsi d'abandonner les tiens?
POLYEUCTE.
Je ne hais point la vie , et j'en aime Tusage , r 5 1 5
Mais sans attachement qui sente Tesclavage,
Toujours prêt à la rendre au Dieu dont je la tiens :
La raison me l'ordonne, et la loi des chrétiens ;
Et je vous montre à tous par là comme il faut vivre ,
Si vous avez le cœur assez bon pour me suivi*e. i Sao
FÉLIX.
Te suivre dans Tabîme où tu te veux jeter?
POLYEUCTE.
Mais plutôt dans la gloire où je m'en vais monter.
" FÉLIX.
Donne-moi pour le moins le temps de la connoître :
Pour me faire chrétien , sers-moi de guide à l'être ,
Et ne dédaigne ~pltS de m'instruire en ta foi , 1 5« 5
Ou toi-mémfi^à ton Dieu tu répondras de moi.
POLYEUCTE.
N'en riez point , Félix, il sera votre juge ;
Vous ne trouverez point devant lui de refuge :
Les rois et les bergers y sont d'un même rang.
De tous les siens sur vous il vengera le sang. x 5 3o
X. En marge, dans les éditions de i643 et de 1648 ia-4* : Polywie vient
a»€C ses gardes , qui soudain se retirent.
ACTE V, SCÈNE II. S59
FJSLIX.
Je n'en répandrai plus, et quoi qu'il en arrive ^
Dans la foi des cnrétiens je souilHrai qu*on vive :
Ten serai protecteur.
POLTEUCTB.
Non, non, persécutez,
Et soyez Tinstrument de nos félicités :
Celle d un vrai chrétien n'est que dans les souffrances* *,
Les plus cruels tourments lui sont des récompenses.
Dieu, qui rend le centuple aux bonnes actions,
Pour comble donne encor les persécutions.
Mais ces secrets pour vous sont fâcheux à comprendre :
Ce n'est qu'à ses élus que Dieu les fait entendre. x 54 o
FÉLIX.
Je te parle sans fard , et veux être chrétien.
POLYEUCTE.
Qui peut donc retarder l'effet d'un si grand bien ?
FELIX.
La présence importune. ...
POLTEUCTB.
Et de qui ? de Sévère ?
FÉLIX.
Pour lui seul contre toi j'ai feint tant de colère :
Dissimule un moment jusques à son_déPfl^rt. 1545
POLYEUCTE.
Félix, c'est donc ainsi que vous parlez sans fard?
Portez à vos païens , portez à vos idoles
Le sucre empoisonné que sèment vos paroles'.
Un chrétien ne craint rien , ne dissimule rien :
Aux yeux de tout le monde il est toujourschrfijtien. i5 5o
I. Far, Ans«i bien on chrétien n'est rien sans les souffrances;
Les pins cmels toarments nous sont des récompenses. (x643-56)
a. Far, Le sucre empoisonné que versent tos paroles. (x643-56)
56o POLYEUCTE.
FÉLIX.
Ce zèle de ta foi ne sert qu'à te séduire ,
Si tu cours à la mort plutôt que de m'instruire.
POLYEUCTE.
Je vous en parlerois ici hors de saison :
Elle est un don du ciel , et non de la raison ;
Et c'esTla que bientôt , voyafîf Dieu face à face , 1 5 5 5
Plus aisénleul pimf vous j'obtiendrai cette grâce.
FÉLIX.
Ta perte cependant me va désespérer.
POLYEUCTE.
Vous avez en vos mains de quoi la réparer :
En vous ôtant un gendre , on vous en donne un autre,
Dont la condition répond mieux à la vôtre ; 1 56o
Ma perte n'esjjaQur vous c^u'un change avantageux.
FÉLIX.
Cesse de me tenir, ce discours outrageux.
Je t'ai considéré plus que tu ne mérites ;
Mais malgré ma bonté , qui croît plus tu l'irrites *,
Cette insolence enfin te rendroit odieux, 1 565
Et je me vengerois aussi bien que nos Dieux.
POLYEUCTE.
Quoi ? vous changez bientôt d'humeur et de langage !
Le zèle de vos Dieux rentre en votre courage !
Celui d'être chrétien s'échappe ! et par hasard
Je vous viens d'obliger à me parler sans fard ! 1570
FÉLIX.
Va , ne présume pas que quoi que je te jure ,
De tes nouveaux docteurs je suive Timposture :
Je flattois ta manie , afin de t' arracher
Du honteux précipice où tu vas trébucher ;
z. Far, MaU malgré ma bonté, qui croît quand tu rirrites. (i 543-56)
ACTE V, SCÈNE IL 56i
Je Yoiilois gagner temps, pour ménager ta vie 1575
Après Téloignement d'un flatteur de Décie;
Mais j*ai fait trop d'injure à nos Dieux tout-puissants :
Choisis de leur donner ton sang , ou de F encens.
POLTBUCTB.
Mon choix n'est point douteux. Mais j'aperçois Pauline.
0 ciel !
SCÈNE III.
FÉLIX, POLYEUCTE, PAULINE, ALBIN.
PAULINE.
Qui de vous deux aujourd'hui m'assassine ? x 58o
Sont-ce tous deux ensemble, ou chacun à son tour ?
Ne pourrai-je fléchir la nature ou l'amour ?
Et n'obtiendrai-je rien d'un époux ni d'un père ?
FÉLIX.
Parlez a votre époux.
POLTBUCTB.
Vivez avec Sévère.
PAULINE.
Tigre , assassine-moi du moins sans m'outrager. 1 5 8 5
POLTEUCTE.
Mon amour, par pitié, cherche à vous soulager*:
Il voit quelle douleur dans l'âme vous possède ,
Et sait qu'un autre amour en est le seul remède'.
Puisqu'un si grand mérite a pu vous enflammer,
Sa présence toujours a droit de vous charmer : 1590
Vous l'aimiez , il vous aime , et sa gloire augmentée....
I. Kar, Ma pitié, tant s'en faat, cherche à tous soulager:
Notre amoar tous emporte à des donlears si vraies. (xd43-56)
a. f^ar. Que rien qa*un autre amour ne peut guérir ces plaies. (i643)
rar. Que rien qn^un autre amour ne peut guérir ses plaies. (1648-56)
CoRjfxnxB. m 36
56a POLYEUCTE.
PAULINE.
Que t'ai-je iait, cruel , pour être ainsi traitée.
Et pour me reprocher, au mépris de ma foi ,
Un aimour si puissant que j'ai vaincu pour toi ?
Vois, pour te faire vaincre un si fort adversaire , 1595
Quels efforts à moi-même il a fallu me faire;
Quels combats j*ai donnés pour te donner un cœur
Si justement acquis à son premier vainqueur ;
Et si ringratitude en ton cœur ne domine ,
Fais quelque effort sur toi pour te rendre à Pauline :
Apprends d'elle à forcer ton propre sentiment;
Prends sa vertu pour guide en ton aveuglement ;
Souffre que de toi-même elle obtienne ta vie,
Pour vivre sous tes lois à jamais asservie.
Si tu peux rejeter de si justes désirs , 160 5
Regarde au moins ses pleurs , écoute ses soupirs ;
Ne désespère pas une âme qui t'adore.
POLTEUCTE.
Je vous Fai déjà dit , et vous le dis encore ,
Vivez avec Sévère > ou mourez avecjaoi.
Je ne méprise point vos pleurs ni votre foi ; x 6 1 o
Mais de quoi que pour vous notre amour m'entretienne,
Je ne vous connois plus , si vous n êtes chrétienne.
C'en est assez , Félix , reprenez ce courroux ,
Et sur cet insolent vengez vos. Dieux et vous.
PAULINE.
Ah ! mon père , son crime à peine est pardonnable ; 1 6 1 5
Mais s'il est insensé, vous êtes raisonnable.
La nature est trop forte , et ses aimables traits
Imprimés dans le sang ne s'effacent jamais : '""^
Un père est toujours père , et sur cette assurance
J'ose appuyer encore un reste d'espérance. 1610
Jetez sur votre fille un regard paternel :
Ma mort suivra la mort de ce cher criminel ;
ACTE V, SCÈNE III. 563
Et les Dieux trouveront sa peine illégitime,
Puisqu'elle confondra Tinnocence et le crime,
Et qu'elle changera , par ce redoublement , x 6 a 5
En injuste rigueur un juste châtiment;
Nos destins, par vos mains rendus inséparables,
Nous doivent rendre heureux ensemble, ou misérables ;
Et vous seriez cruel jusques au dernier point.
Si vous désunissiez ce que vous avez joint. x 6 3 o
Un cœur à l'autre uni jamais ne se retire ,
Et pour l'en séparer il faut qu'on le déchire.
Mais vous êtes sensible à mes justes douleurs,
Et d'un œil paternel vous regardez mes pleurs.
FELIX.
Oui, ma fille , il est vrai qu'un père est toujours père;
Rien n'en peut effacer le sacré caractère :
Je porte un cœur sensible , et vous l'avez percé ;
Je me joins avec vous contre cet insensé.
Malheureux Polyeucte, es-tu seul insensible?
Et veux-tu rendre seul ton crime irrémissible ? 1640
Peux-tu voir tant de pleurs d'un œil si détaché *?
Peux-tu voir tant d'amour sans en être touché ?
Ne reconnois-tu plus ni beau-père , ni femme ,
Sans amitié pour l'un , et pour l'autre sans flamme ?
Pour reprendre les noms et de gendre et d'époux ,1645
Veux-tu nous voir tous deux embrasser tes genoux ?
POLYEUCTB.
(Xjue tout cet artifice est de mauvaise grâce !
Après avoir deux fois essayé la menace ,
Après m' avoir fait voir Néarque dans la mort,
Après avoir tenté l'amour et son effort , 1 6 5 o
Après m'avoir montré cette soif du baptême ,
Pour opposer à Dieu l'intérêt de Dieu même ,
I. yar, Peax-to toit tant de pleurs d*im cœor si déuché? (x643-56)
564 POLYEUCTE.
Vous vous joignez ensemble ! Ah ! ruses de Tenfer !
Faut-il tant de fois vaincre avant que triompher ?
Vos résolutions usent trop de remise : 1 6 5 5
Prenez la vôtre enfin , puisque la mienne est prise.
Je n* adore qu^un Dieu , maître de Tunivers ,
Sous qui trgmblentlgciel74a terre , et les enfers ,
Un Dieu qui, nous aimant d'une amour infinie ,
Voulut mourir pour nous avec i^omime , x 6 6 o
Et qui par un effort de cet e^cès d'amour \
Veut pour nous en victime être offert chaque jour.
Mais j*ai tort d'en parler à qui ne peut m'entendre.
Voyez Faveugle erreur que vous osez défendre :
Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos Dieux ;
Vous n'en punissez point qui n'ait son maître aux cieux :
La prostitution , l'adultère, l'inceste,
Le vol, l'assassinat, et tout ce qu'on déteste ,
C'est l'exemple qu'à suivre offrent vos inunortels.
Tai profané leur temple, et brisé leurs autels; 1670
Je le ferois encor, si j'avois à le faire*.
Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère ,
Même aux yeux du sénat, aux yeux de l'Empereur.
FELIX.
f Enfin ma bonté cède à ma juste (ureur :
/Adore-les, ou meurs.
POLTSUCTS.
t Je suis chrétien.
FÉLIX.
Impie! 1675
Adore-les, te dis-je, ou renonce à la vie.
POLYEUCTE.
Je suis chrétien.
X. Far, Et qui par nn excès de cette même amoor. (x643-56)
a. € Ce Ten est dans le Cid (Ters 878) , et est à sa place dans les deox
pièces. » [roUaire.)
ACTE V, SCÈNE III. 565
FELIX.
Tu Tes? O cœur trop obstiné* !
Soldats, exécutez Tordre que j'ai donné.
PAULINE.
Où le conduisez-vous ?
FÉLIX.
A la mort.
POLTBUCTB.
^ A la gloire^.
Chère Pauline, adieu : conservez ma mémoire. 1680
PAULINE. r
/Je te suivrai partout, et mourrai si tu meurs'./
POLYEUCTE.
Ne suivez point mes pas , ou quittez vos erreurs.
FÉLIX.
Qu'on Tôte de mes yeux , et que Ton m'obéisse :
Puisqu'il aime à périr, je consens qu'il périsse.
SCÈNE IV.
FÉLIX, ALBIN.
FÉLIX.
Je me fais violence , Albin ; mais je l'ai dû : 1686
Ma bonté naturelle aisément m'eût perdu.
Que la rage du peuple à présent se déploie*.
Que Sévère en (îireur tonne , éclate , foudroie ,
M'étant fait cet effort, j'ai fait ma sûreté.
X. En marge, dans 1« édition! de 1643 et de 1648 in-4<* : CUon et Us au-
tres gardes sortent et conduisent Poljreucte ; Pauline le suit,
a. Da Vair a dit à la fin da Urre II de son Traité de la constance: « SU
aons mène aux coaps, il nous mène à la gloire. »
3. Far, Je te soÎTrai partout et mêmes an trépas.
POL. Sortez de votre erreur, ou ne me suivez pas. (i643-56)
4. Far. Que la rage d'un peuple à présent se déi>loie. (i643-6o)
566 POLYEUCTE.
Mais n'es-tu point surpris de cette dureté ? 1 690
Vois- tu comme le sien des cœurs impénétrables ,
Ou des impiétés à ce point exécrables ?
Du moins j*ai satisfait mon esprit affligé * :
Pour amollir son cœur je n ai nen négligé ;
J'ai feint même à tes yeux di»» l^r^^ptés extrêmes ; 1695
Et certes sans Thorreur de ses derniers blasplièmes ,
Qui m'ont rempli soudain de colère et d'effroi ,
Taurois eu de la peine à triompher de moi.
ALBIN.
Vous maudirez peut-être un jour cette victoire,
Qui tient je ne sais quoi d'une action trop noire , 1700
Indigne de Félix, indigne d'un Romain,
Répandant votre sang par votre propre main.
FÉLIX.
Ainsi l'ont autrefois versé Bnite et Manlie ;
Mais leur gloire en a crû, loin d'en être affoiblie*;
Et quand nos vieux héros avoient de mauvais sang, 1705
Os eussent, pour le perdre , ouvert leur propre flanc.
ALBIN.
Votre ardeur vous -séduit; mais quoi qu'elle vous die,
Quand vous la sentirez une fois refroidie ,
Quand vous verrez Pauline , et que son désespoir
Par ses pleurs et ses cris saura vous émouvoir ' . . . . 1710
FÉLIX.
Tu me fais souvenir qu'elle a suivi ce traître,
Et que ce désespoir qu'elle fera paroître
De mes commandements pourra troubler l'effet :
X. Var. Da moins j*ai satisfait à mon cdrar affligé :
Ponr amollir le sien Je n*ai rien négligé. (i643-56)
9. Var, Et leor gloire en a crû, loin d*en être aflbiblie.
Jamais nos vieux héros n*ont en de maurais sang ,
Qu'ils n^eussent, pour le perdre, ouvert leur propre flanc. (i643-56)
3. Far. Par ses pleurs et ses cris pourra tous émouroir.... (1643-60)
ACTE V, SCÈNE IV. 567
Va donc ; cours y mettre ordrft et voir ce qu'elle fait* ;
Romps ce que ses douleurs y donneroient d* obstacle ;
Tire-la , si tu peux , de ce triste spectacle ;
Tâche à la consoler. Va donc : qui te retient ?
ALBIN.
n n'en ggtpas besoin , Seigneur^elle revient.
SCÈNE V.
FÉLIX , PAULINE , ALBIN.
PAULINE.
Père barbare , achève , achève ton ouvrage :
Cette seconde hostie est digne de ta rage ; 1720
Joins ta fille à ton gendre; ose : que tardes-tu?
Tu vois le même crime , ou la même vertu :
Ta barbarie en elle a les mêmes matières.
Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières ;
Son sang , dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
M'a dessillé les yeux, et ing Ipn vient d'fHivrir
Je vois , je sais, je crois, je suis désabusée :
De ce bienheureux sang tu me vois baptisée ;
Je suirch rétienne enfin T Jest-ce point assez dit ?
Conserve en me perdant ton rang et ton crédit ; 1730
Redoute TEmpereur, appréhende Sévère :
Si tu ne veux périr, ma perte est nécessaire ;
Polyeucte m'appelle à cet heureux trépas ;
Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras.
Mène , mène-moi voir tes Dieux que je déteste : 1735
Ils n «n ont brisé qu'un , je briserai le reste ;
On m'y verra braver tout ce que irons craignez,
Ces foudres impuissants qu'en leurs mains vous peignez*,
I. Far. Ya donc y donner mdre et Toir ce qu'elle fait. (x643-63)
a. L'édition de i6iS in-4'' porte, par erreur, vous plaignez^ poor vout peignez.
568 POLYEUCTE.
Et saintement rebelle aux lois de la naissance ,
Une fois envers toi manquer d^obéissance. 1740
Ce n'est point ma douleur que par là je fais voir ;
C'est la grâce qui parle , et non le désespoir.
Le faut-il dire encor, Félix ? je suis chrétienne !
Affermis par ma mort ta fortune et la mienne :
Le coup à Tun et Tautre en sera précieux , 1745
Puisqu'il t'assure en terre en m' élevant aux cieux.
SCÈNE vr.
FÉLIX, SÉVÈRE, PAULINE, ALBIN, FABIAN.
SÉVÀRE.
Père dénaturé , malheureux politique ,
Esclave ambitieux d'une peur chimérique ,
Polyeucte est donc mort ! et par vos cruautés
Vous pensez conserver vos tristes dignités ! 1750
La faveur que pour lui je vous avois offerte ,
Au lieu de le sauver, précipite sa perte !
J'ai prié , menacé , mais sans vous émouvoir ;
Et vous m'avez cru fourbe ou de peu de pouvoir !
Eh bien ! à vos dépens vous verrez que Sévère' 1755
Ne se vante jamais que de ce qu'il peut faire ;
Et par votre ruine il vous fera juger
Que qui peut bien vous perdre eût pu vous protéger.
Continuez aux Dieux ce service fidèle ;
Par de telles horreurs montrez-leur votre zèle. 1760
Adieu; mais quand l'orage éclatera sur vous.
Ne doutez point du bras dont partiront les coups.
FÉLIX.
Arrêtez-vous, Seigneur, et d'une âme apaisée'
X. Voyez la Notice de Polyeucte ^ p. 468.
a. Far, Eh bien ! à tos dépens roiu sanrex que Sévère. (x643-6o)
3. Far, Arrètez-Tous, Sévère, et d'une âme apwée. (x643-56)
ACTE V, SCÈNE VL 669
Souffrez que je vous livre une vengeance aisée.
Ne me reprochez plus que par mes cruautés 1765
Je tâche à conserver mes tristes dignités :
Je dépose à vos pieds Téclat de leur faux lustre.
Celle où j'ose aspirer est d'un rang plus illustre ;
Je m'y trouve forcé par un secret appas ;
Je cède à des transports que je ne connois pas ; 1770
Et par un mouvement que je ne puis entendre,
De ma fureur je passe au zèle de mon gendre.
(Test lui j n'en doutez point , dont le sang innocent •
Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant ;
Son amour épandu sur toute la famille 1775
Tire après lui le père aussi bien que la fille.
J'en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien :
J'ai fait tout son Bonheui'y il veut faire 1^ mien.
C'est ainsi qu'un chrétien se venge et se courrouce .
Heureuse cruauté dont la suite est si douce ! 1780
Donne la main, Pauline. Apportez des liens;
Immolez à vos Dieux ces deux nouveaux chrétiens :
Je le suis, elle l'est , suivez votre colère.
PAULINB.
Qu'heureusement enfin je retrouve mon père !
Cet heureux changement rend mon bonheur parfait.
FÉLIX.
Ma fille, il n'appartient qu'à la main qui le fait.
SEVBRE.
Qui ne seroit touché d'un si tendre spectacle ?
De pareils changem^lilS ue vuul pullil salis miracle.
Sans~doute vos chrèûenfl, qu'OU perséanSLen vain ,
Ont quelque chose en eux oui surpasse J'humain : 1790
Ils mènent une vie avec tant d'innocence ,
Que le ciel leur en.dolt quelque reconnoissance :
Se relever plus forts , plus ils sont abattus ,
N'est pas aussi l'effet des communes vertus.
i
570 POLYEUCTE.
Je les aimai toujours , quoi qu^on m*en ait pu dire ; 1795
Je n'en vois point mourir que mon cœur ta'en soupire*;
Et peut-être qu'un jour je les connoitrai mieux.
J'approuve cependant que chacim ait s^ Dieux,
Qu'il les serve à sa mode, et sans peur de Ja peine.
Si vous êtes chrétien, ne craignez plus ma haine; 1800
Je les aime, Félix, et de leur protecteur
Je n'en veux pas sur vous faire un persécuteur*.
Gardez votre pouvoir, reprenez-en la marque ;
Servezi)ien voire Dtéu", éèrV&l nOlfeTBïïnarque '.
Je perdrai mon crédit envers Sa Majesté , 1 8 o 5
Ou vous verrez finir cette sévérité * :
Par cette injuste haine il se fait trop d'outrage.
FÉLIX.
Daigne le ciel en vous achever son ouvrage,
Et pour vous rendre un jour ce que vous méritez,
Vous inspirer bientôt toutes ses vérités * ! 1 8 1 o
Nous autres, bénissons notre heureuse aventure :
Allons à nos martyrs donner la sépulture ,
Baiser leurs corps sacrés, les mettre en digne lieu ,
Et faire retentir partout le nom de Dieu.
I. Far, Je n'en toîs point mourir que c« cœur ii*en soupire. (1643 -56)
9. ^ar. Je n*en veux pas en tous faire un persécuteur. (i643-63)
3. « La manière dont le fameux Baron récitait ces vers en appuyant sur set'
vet twtre{a) monarque^ était reçue arec transport. » (/^o/iCairr, édition de 1764*)
4. Far. Ou bien il quittera cette scTérité. (i643-56)
5. rar. Tous inspire bientôt toutes ses ▼érités ! (1643 et 48 in-4*>)
(a) Dans le texte. Voltaire ne donne pas votre^ mais notre, comme les édi-
tions publiées par Corneille.
FIN DU CINQUiiMK ET DRBNIBIL ACTE.
TABLE DES MATIÈRES
œNTENUES DANS LE TROISIÈME VOLUME.
LE CID , tragédie i
Notice 3
ÉcBiit Eir PÂTsuE DU CiDy attriboés à ComeiUe par Nioeron
ou par les frères Parfait :
I. L'Ami dn ad 53
II. Lettre ponr M. de Corneille, contre ces mots de la
lettre sous le nom d'Ariste : Jû fit donc résolu^
tion de guérir ces idolâtres 56
m. Réponse de*** à *** sous le nom d'Ariste 59
IV. Lettre du désintéressé au sieur Mairet 6a
V. Avertissement au Besançonnois Mairet 67
• A Madame de Combalet .... 77
Extrait de Mariana et Arertissement 79
Romance primero 87
Romance segundo 90
Examen 91
Liste des éditions qui ont été collationnées pour les Ta-^
riantes du Cid loa
Lb CiD io5
Appi^dics :
L Passages des Moeedades del Cid de Guillem de Ca»-
troy imités par Corneille et signalés par lui. . • • 199
1*^.
572 TABLE DES MATIÈRES. •
n. Analyse comparatiye du drame de Gaillem de C. i-
tro : la Jeunesse du Cid 207
m. Aux amateurs de la langue françoise (Arertisse-
ment de Tédidon de Leyde) 340
HORACE , tragédie ..^. a43
Notice a4S
A Monseigneur le cardinal duc de Richelieu 358
Extrait de Tite Live 363
Examen 378
Liste des éditions qui ont été oollatiounées pour les va-
riantes à^ Horace 381
HoBACB 383
CINNA , tragédie SSg
Notice '. 36i
A Monsieur de Montoron 369
Extrait de Sénèque 373
Extrait de Montague 376
Examen 379
Liste des éditions qui ont été oollationnées pour les va-
riantes de Cuma 383
CfinrA 385
POLYEUCTE, MARTYR» tragédie chrétienne 463
Notice 4^5
A la Reine régente 47>
Abrégé du martyre de saint Polyeucte 474
Examen 478
Liste des éditions qui ont été colh^onnées pour les Ta-
riantes de Polyeucte 4^^
POLYBUGTH 4^7
Fnf DB LA TÀBLB DBS MATObLES.
Paris. -* Imprimerie de Gh. Lahure et C>% me de Fleurus, 9.
* .
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