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Full text of "Œuvres de P. Corneille"

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ŒUVRES 


DE 


P.   CORNEILLE 


TOME    III 


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PAItlS.    IMPRIMERIE    DE    CH.     LAHLKE    ET    (.'* 

Roc   de  neconu,   9 


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(JEUYRES 


DE 


P.  CORNEILLE 


NOUVELLE  ÉDITION 


suB  ta^  9UD»  AxaaawMê  iMFaaMn<m» 

■T  LIS  AUTOGBAPHSS 


loz  iaéditi,  des 


IT  AUOMBHTiB 

▼arianm,  de  nodoes,  deoulm,  d'un  lexique  4ies  taofTj&pf^ 

,  d'an  portrait,  d'an  fiic-aimile ,  etc.        i    ~.v       '^A. 


PAR  M.  GH.  MÂRTT-LAVEAIJX 


r 


TOME   TROISIÈME 


PARIS 


LIBRAlRlt:   DE  L.   HACHETTE   ET   C 

HOULBTARII      tAIBT-aiRMA  IR 


l86 


a 


LE  CID 


TRAGÉDIE 


i636 


CoBranxs.  m 


NOTICE. 


c  Gb  fat  en  quelque  sorte  à  M.  de  Ghalon  que  le  public  est 
redevable  du  Cid^  dit  Beauchamps  dans  ses  Recherches  sur 
la  théâtres  de  France^,  Voici  comme  le  P.  de  Tournemine 
m*a  conté  la  chose  :  M.  de  Chalon ,  secrétaire  des  comman- 
dements de  la  Reine  mère ,  avoit  quitté  la  cour  et  s'étoit  re- 
tiré à  Rouen  dans  sa  vieillesse  ;  Corneille  y  que  flattoit  le  succès 
de  ses  premières  pièces ,  le  vint  voir  :  •  Monsieur,  >  lui  dit-il 
((tti  dit  M.  de  Chalon) ,  après  Tavoir  loué  sur  son  esprit  et  ses 
talents,  «  le  genre  de  comique  que  vous  embrassez  ne  peut  vous 
«  procurer  qu'une  gloire  passagère.  Vous  trouverez  dans  les 
t  Espagnols  des  sujets  qui ,  traités  dans  notre  goût  par  des 
«  mains  comme  les  vôtres,  produiront  de  grands  effets.  Ap- 
<  prenez  leur  langue,  elle  est  aisée;  je  m'offre  de  vous  mon- 
«  trer  ce  que  j'en  sais ,  et  jusqu'à  ce  que  vous  soyez  en  état 
«  de  lire  par  vous-même ,  de  vous  traduire  quelques  endroits 
«  de  Guillem  de  Castro.  » 

Corneille  profita  de  ces  offres  obligeantes.  L'attente  de 
M.  de  Chalon  fut  bien  dépassée;  mais  en  tout  il  faut  un  appren- 
^uage  :  celui  de  Corneille  fut  fort  étrange.  C'est  sous  l'aspect 
^tasque  du  capitan  Matamore  de  f  Illusion  que  le  caractère 
ttpagnol  lui  apparut  d'abord  ;  toutefois,  en  traçant  cette  esquisse 
booffonne,  il  entrevoyait  déjà  confusément  les  nobles  images 
<ï«Chimène  et  de  Rodrigue*. 

1)q  reste.  Corneille  ne  crut  pas  devoir  se  préparer  par  de 
^^es  recherches  à  traiter  cet  admirable  sujet.  Las  Moce- 

»•  Tomell,  p.  157. 

!•  Voyez  la  Notice  de  ClUusion^  tome  II,  p.  4a3  et  434* 


4  LE  CID. 

dadei  del  Cid^  de  Guillem  de  Castro  lui  servirent  seulement  de 
point  de  départ,  et  il  ne  parcourut  les  romances  que  pour  y 
puiser  des  inspirations  générales.  Ces  rapides  études ,  fécon- 
dées par  le  génie  le  plus  tragique  qui  eût  jusqu'alors  paru  sur 
notre  scène  y  produisirent  un  chef-d'œuvre  que  toutes  les  lit- 
tératures nous  envièrent,  c  M.  Corneille,  dit  Fontenelle*, 
avoit  dans  son  cabinet  cette  pièce  traduite  en  toutes  les  lan- 
gues de  r  Europe  y  hors  Tesclavone  et  la  turque  :  elle  étoit 
en  allemand,  en  anglois,  en  flamand;  et,  par  ime  exactitude 
flamande,  on  l'avoit  rendue  vers  pour  vers.  Elle  étoit  en  ita- 
lien, et  ce  qui  est  plus  étonnant,  en  espagnol  :  les  Espagnols 
a  voient  bien  voulu  copier  eux-mêmes  une  copie  dont  l'original 
leur  appartenoit.  » 

Cette  pièce  espagnole  imitée  de  celle  de  Corneille  n'est  autre, 
selon  toute  apparence,  que  l'ouvrage  de  Diamante  intitulé: 
el  Honrador  de  su  pcubre.  De  cette  imitation  Voltaire  voulut 
faire  Touvrage  original,  celui  où  Guillem  de  Castro  lui-même 
avait  puisé  le  sujet  de  sa  pièce.  En  1764,  dans  la  première 
édition  de  son  commentaire,  il  ne  s'était  pas  encore  avisé  de 
cette  découverte;  mais  le  i*'  août  de  la  même  année  il  publia 
dans  la  Gazette  littéraire^  des  Anecdotes  sur  le  Cid  qui  com- 
mencent ainsi  : 

«  Nous  avions  toujours  cru  que  le  Cid  de  Guillem  de  Castro 
était  la  seule  tragédie  que  les  Espagnols  eussent  donnée  sur  ce 
sujet  intéressant;  cependant  il  y  avait  encore  un  autre  Cid^ 
qui  avait  été  représenté  sur  le  théâtre  de  Madrid  avec  autant 
de  succès  que  celui  de  Gaillem.  L'auteur  est  don  Juan-Bautista 
Diamante ,  et  la  pièce  est  intitulée  :  Comedia  famosa  del  Cid 
honrador  de  su  padre,,,»  Pour  le  Cid  honorateur  de  son  père^ 
on  la  croit  antérieure  à  celle  de  Guillem  de  Castro  de  quelques 
années.  Cet  ouvrage  est  très-rare ,  et  il  n'y  en  a  peut-être  pas 
aujourd'hui  trois  exemplaires  en  Europe.  > 

I.  La  jeunesse  (littéralement  Us  jeunesses  y  Us  actes  de  jeunesse) 
du  Cid. 

9.  Vie  de  M,  ComeitU.  OEwres  de  PontenelU.,,.  édition  de  1743» 
tome  m,  p.  96. 

3.  L'article  de  la  Gazette  littéraire  est  reproduit  dans  leg  Œuvres 
de  Voltaire  publiées  par  M.  Beuchot,  tome  XLI,  p.  490  ^t  491- 


NOTICE.  5 

C'est  là  une  erreur  dans  laquelle  Voltaire  s'obstine  à  demeu- 
rer. Il  y  revient  et  y  insiste  en  1774  dans  la  nouvelle  édition 
de  son  commentaire.  On  dirait  qu'il  cherche  à  se  faire  illusion 
à  loi-méme  ;  il  se  paye  de  raisons  détestables  comme  les  gens 
d'esprit  en  trouvent  toujours  pour  se  persuader  de  ce  qui  leur 
plaît. 

Acceptée  sans  examen  par  la  Harpe,  Tassertion  du  maître 
fiit  bientôt  considérée  comme  un  fait  incontestable  ;  mais  elle 
ne  pouvait  résister  à  une  étude  un  peu  attentive.  Angliviel  de 
laBeaumelle  présenta,  en  i8ï3,  dans  les  Chefs-d'œuvre  des 
théâtres  étrangers^  la  pièce  de  Diamante  comme  une  traduction 
da  Gd  de  Corneille  >;  le  1 1  avril  1841  un  article  de  Génin,  pu- 
blié dans  le  National^  justifia  plus  complétemei^t  encore  notre 
poète,  et  M.  de  Puibusque  soutînt  la  même  thèse  dans  son 
Histoire  comparée  des  littératures  espagnole  et  française.  Enfin, 
dans  un  excellent  travail,  que  nous  aurons  plus  d'une  fois  Toc- 
casion  de  citer  et  qui  est  intitulé  :  Anecdotes  sur  Pierre  Cor^ 
neillcj  ou  Examen  de  quelques  plagiats  qui  lui  sont  généralement 
imputés  par  ses  divers  commentateurs  français  et  en  particulier 
par  Foltairey  M.  Vignier  a  démontré  de  la  manière  la  plus 
évidente,  en  comparant  le  texte  de  Corneille  avec  celui  de 
Diamante,  que  ce  poète  n'a  été  en  général  que  le  traducteur 
fort  exact,  et  même  assez  plat,  de  notre  illustre  tragique; 
et  Pannée  dernière  M.  Hippolyte  Lucas  a  mis  tout  le  monde 
i  même  de  consulter  les  pièces  du  procès,  en  traduisant  dans 
ses  Documents  relatifs  à  f histoire  du  Cid  la  pièce  de  Guillem 
de  Castro  et  celle  de  Diamante.  La  question  semblait  donc  ré- 
solue; toutefois  elle  ne  Tétait  encore  que  par  des  arguments 
d'un  ordre  purement  littéraire,  qui  laissent  toujours  subsister 
q^lqoe  doute  dans  l'esprit  de  certaines  personnes. 

Un  article  de  M.  Antoine  de  Latour,  intitulé  Pierre  Corneille 
^t  Jean-Baptiste  Diamante^  qui  a  paru  dans  le  Correspondant 
ieaS  juin  1861,  et  qui  vient  d'être  reproduit  dans  un  volume 
intitulé  r Espagne  religieuse  et  littéraire  (p.  i  i3-i34),  est  venu 
offrir  aux  plus  obstinés  des  documents  d'une  irrésistible  évi- 
^^^oce,  des  preuves  matérielles.  Un  pharmacien  espagnol,  qui  a 

I.  Dana  le  Toliune  intitulé  Chefs-d'œuvre  du  théâtre  espagnol,  Paris, 
l*iT0«t,  p.  169  et  170. 


LE  CID. 

renoncé  à  sa  profession  pour  s'adonner  sans  partage  à  l'étude  de 
la  bibliographie  et  de  la  littérature  de  son  pays,  don  Cayetano 
Alberto  de  la  Barrera  y  Leirado ,  a  publié  aux  frais  de  TKtat 
un  Catalogue  bibliographique  et  biographique  de  T ancien  théâtre 
espagnol  depuis  son  origine  jusqu^au  milieu  du  dix-huitième 
siècle.  On  y  trouve  la  notice  suivante  : 

«  Juan-Bautista  Diamante ,  un  des  plus  féconds  et  des  plus 
renommés  poètes  dramatiques  qu*ait  produits  TEspagne  dans 
la  seconde  moitié  du  dix-septième  siècle.  On  ignore  la  date  de 
sa  naissance ,  mais  on  peut  la  fixer  avec  assez  de  vraisemblance 
entre  i63o  et  1640.  Notre  poëte  commença  à  travailler  pour 
le  théâtre  vers  1657.  Il  est  possible  que  son  premier  ouvrage 
ait  été  el  Honrador  de  su  padre^  qui  parut  imprimé  dans  la 
première  partie  d*un  recueil  de  comédies  de  divers  auteurs, 
Bftadridy  1659,  et  dans  lequel  on  remarque  des  beautés  de 
premier  ordre,  au  travers  de  ses  nombreuses  irrégularités. 
Diamante  avait  sous  les  yeux,  en  écrivant  cette  pièce,  ias 
Mocedades  det  Cidy  de  Guillem  de  Castro,  et  Timitation  qui 
en  a  été  faite  par  Corneille ,  et  il  a  pris  de  l'un  et  de  l'autre 
ce  qui  lui  a  paru  bon.  » 

Après  avoir  lu  cet  article,  M.  Antoine  de  T^atour  s'empressa 
de  faire  demander  à  don  Cayetano  Alberto  de  la  Barrera  quel- 
ques communications  au  sujet  des  documents  d'après  lesquels 
il  l'avait  rédigé;  bientôt  le  savant  bibliographe  fit  parvenir  à 
notre  compatriote  la  réponse  suivante  : 

«  Votre  question  ne  pouvait  venir  plus  à  propos.  Juste  au 
moment  où  elle  m'arrive,  je  tiens  dans  mes  mains  ce  bon  Juan- 
Bautista  Diamante.  Car  voici  plusieurs  jours  que  je  m'occupe 
à  extraire  les  pièces  d'un  procès  qui  lui  fut  intenté  en  1648  et 
qui  vient  d'échapper  par  bonheur  au  sort  qui  le  menaçait,  car 
on  allait  en  faire  des  paquets.  Les  faits  intéressants  que  j'en  ai 
tirés  me  sont  arrivés  trop  tard  de  quelques  jours  pour  pouvoir 
être  insérés  dans  le  dernier  appendice  ou  supplément  de  mon 
ouvrage.  Je  m'étais  servi ,  pour  écrire  l'article  qui  le  concerne, 
des  faits  qui  se  trouvent  dans  Barbosa  Machado  et  dans  Nico- 
las Antonio ,  et  de  ceux  que  j'ai  pu  moi-même  trouver  ailleurs. 
Voyant  que,  dès  i658,  il  prenait  déjà  le  titre  de  licencié, 
comme  cela  résulte  du  manuscrit  autographe  de  sa  comédie  el 
Veneno  para  si ,  qui  existe  dans  la  bibliothèque  de  M.  le  duc 


NOTICE.  7 

d'Osima,  j'ai  calculé  que  sa  naissance  pouvait  avoir  eu  lieu 
de  i63o  à  1640  ;  je  ne  m'étais  trompé  que  de  quatre  ans  :  il 
était  né  à  Madrid  en  i6a6.  C'est  ce  qui  résulte  d'un  interroga- 
bnre  signé  de  sa  main  et  dont  l'original  fait  partie  du  procès 
que  j'ai  sous  les  yeux.  > 

A  cette  lettre  était  jointe  une  copie  de  ce  document  que 
M.  Antoine  de  Latour  traduit  ainsi  :  «  En  la  ville  de  Alcala  de 
Hàiarès,le  vingtième  jour  du  mois  de  septembre  1648,  en 
Tcrtu  d'un  ordre  du  seigneur  recteur,  moi,  notaire,  je  me  pré- 
sentai à  la  prison  des  étudiants  de  cette  université,  en  laquelle 
je  fis  comparaître  devant  moi  don  Juan-Bautista  Diamante , 
écolier  en  ladite  université  et  détenu  dans  la  susdite  prison , 
de  qui  je  reçus  le  serment  devant  Dieu  et  sur  une  croix  qu'il 
promettait  de  dire  la  vérité  ,  et  lui  demandai  ce  qui  suit  : 

«  Lui  ayant  demandé  comment  il  se  nomme ,  quel  âge  il  a , 
quelle  est  sa  condition  et  où  il  est  né  ; 

<  A  quoi  il  répond  qu'il  se  nomme  don  Juan-Bautista  Dia- 
mante f  qu'il  est  étudiant  de  cette  université  et  sous-diacre , 
qu'il  est  né  dans  la  ville  de  Madrid,  et  qu'D  a  vingt-deux  ans , 
à  quelque  chose  près.  » 

Cependant  M.  de  Latour  conserve  un  dernier  scrupule,  et 
se  demande  si  le  Diamante  qui  figure  au  procès  de  1648  est 
bien  celui  que  nous  connaissons  comme  auteur  dramatique. 
Aussitôt  nouvelle  demande  d'éclaircissements  et  nouvelle  lettre 
de  don  Cayetano  Alberto  de  la  Barrera. 

«  J'eus  le  même  doute  qui  vous  est  venu ,  répondit-il,  quand 
j'examinai  ces  documents,  mais  toute  incertitude  disparut  bien- 
tôt. L'identité  de  Juan-Bautista  Diamante,  sous-diacre  en  1648 
et  prêtre  en  16 56,  et  de  Diamante,  écrivain  dramatique,  me 
fut  démontrée  jusqu'à  l'évidence  par  cette  double  observa- 
tion :  d'une  part ,  que  Barbosa  Machado  déclare  expressément 
qne  le  poète  était  fils  de  Jacome  Diamante,  Espagnol,  et 
d'ane  mère  portugaise,  et,  d'autre  part,  que  le  clerc  mis 
en  cause  était  bien  le  fils  de  Jacome  Diamante  et  de  sa  pre- 
mière femme,  Magdalena  de  Acosta  (nom  portugais  da  Costa) ^ 
comme  il  ressort  de  nombreux  documents  qui  figurent  au 
procès,  et  en  particulier  d'une  pétition  signée  par  Jacome 
loi-même.  » 

Voilà  certes  de  quoi  satisfaire  les  plus  exigeants,  et  il  n'est 


8  LE  GID. 

maintenant  permis  à  personne  de  révoquer  en  doute  la  sincé- 
rité de  Corneille,  lorsqu'il  déclare  n'avoir  eu  d'autre  guide  que 
Guillem  de  Castro. 

Mais  cç  premier  point  une  fois  mis  hors  de  contestation ,  on 
voudrait  avoir  les  détails  les  plus  précis  sur  ce  premier  chef- 
d'œuvre  de  Corneille,  et  Ton  ignore  jusqu'à  la  date  de  sa  re- 
présentation. Les  frères  Parfait  se  contentent  de  placer  cet 
ouvrage  le  dernier  parmi  ceux  de  i636,  et  c'est  seulement  à 
l'occasion  de  Cinna  qu'ils  nous  disent  :  c  Le  Cid  fut  représenté 
vers  la  fin  de  novembre  i636  ^  » 

L'immense  supériorité  de  cette  pièce  sur  toutes  celles  qui 
l'avaient  précédée  n'échappa  point  à  Mondory  ;  il  ne  négligea 
rien  pour  que  le  jeu  des  acteurs,  la  beauté  des  costumes, 
l'exactitude  de  la  mise  en  scène  fussent  dignes  de  l'œuvre  :  aussi 
le  succès  fut-il  attribué  uniquement  aux  comédiens  par  les  en- 
nemis de  notre  poëte  ;  mais  leurs  accusations  injustes  renfer- 
ment sur  les  premières  représentations  certains  renseignement! 
utiles  à  recueillir. 

«  Si  votre  poétique  et  jeune  ferveur^  dit  Mairet*  en  se  ser- 
vant à  dessein  d'une  expression  employée  dans  le  Cid  *  et  cri- 
tiquée par  Scudéry,  avoit  tant  d'envie  de  voir  ses  nobles  jour- 
nées sous  la  presse ,  comme  vous  êtes  fort  ingénieux ,  il  falloil 
trouver  invention  d'y  faire  mettre  aussi,  tout  du  moins  es 
taille-douce,  les  gestes,  le  ton  de  voix,  la  bonne  mine  et  les 
beaux  habits  de  ceux  et  celles  qui  les  ont  si  bien  représentées, 
puisque  vous  pouviez  juger  qu'ils  faisoient  la  meilleure  partie 
de  la  beauté  de  votre  ouvrage,  et  que  c'est  proprement  du  Ciù 
et  des  pièces  de  cette  nature  que  M.  de  Balzac  a  voulu  parlei 
en  la  dernière  de  ses  dernières  lettres,  quand  il  a  dit  du  Ro&i 
cius  Auvergnac*,  que  si  les  vers  ont  quelque  souverain  bien, 
c'est  dans  sa  bouche  qu'ils  en  jouissent,  qu'ils  sont  plus  obligés 
à  celui  qui  les  dit  qu'à  celui  qui  les  a  faits,  et  bref  qu'il  en 
est  le  second  et  le  meilleur  père,  d'autant  que  par  une  favo- 
rable adoption  il  les  purge  pour  ainsi  dire  des  vices  de  leui 

I.  Histoire  du  Théâtre  fraofou  ^  tome  VI,  p.  9a. 
a.  Épttre  familière f  p.  17  et  18. 
3.  Vers  i  des  variantes  :  voyez  plus  loin,  p.  io3. 
4*  Mondory. 


NOTICE.  9 

naissance  ^  Un  petit  voyage  en  cette  ville  vous  apprendra  ^  si 
vous  ne  le  savez  déjà  y  que  Rodrigue  et  Chimène  tiendroient 
possible  encore  assez  bonne  mine  entre  les  flambeaux  du  théâtre 
des  Marais,  s'ils  n'eussent  point  eu  TeAronterie  de  venir  étaler 
leur  blanc  d'Espagne  au  grand  jour  de  la  Galerie  du  Palais*.  » 

Dans  un  autre  libelle,  imprimé  à  la  suite  de  celui  que  nou;> 
venons  de  citer*,  la  nouvelle  pièce  de  Corneille  est  encore 
attaquée  de  la  même  manière  :  c  Souvenez-vous  que  la  con- 
joncture du  temps,  l'adresse  et  la  bonté  des  acteurs,  tant  à  la 
bien  représenter  qu'à  la  faire  valoir  par  d'autres  inventions 
étrangères,  que  le  S'  de  Mondory  n'entend  guère  moins  bien 
que  son  métier,  ont  été  les  plus  riches  ornements  du  Cid  et  les 
premières  causes  de  sa  fausse  réputation.  »  Ce  dernier  passage 
est  assez  obscur  :  l'auteur  veut-il  parler  seulement  de  l'habi- 
leté de  Mondory  pour  la  mise  en  scène ,  de  son  goût  dans  la 
disposition  des  décorations  et  le  choix  des  costumes?  je  ne  le 
pense  pas;  ces  qualités,  quoique  ne  faisant  point  nécessaire- 
ment partie  de  l'art  du  comédien,  sont  loin  toutefois  d'y  être 
étrangères.  Je  serais  plutôt  tenté  de  croire  qu'il  est  question  ici 
de  l'adresse  avec  laquelle  Mondory,  dans  un  temps  où  la  presse 
périodique,  à  peine  née,  ne  s'occupait  point  de  questions 
littéraires,  savait  intéresser  les  esprits  délicats  aux  ouvrages 
importants  qu'il  faisait  représenter,  et,  à  l'aide  de  nouvelles 
adroitement  répandues,  assurait  aux  représentations  plus  d'é- 
clat et  de  solennité. 

Nous  en  avons  un  témoignage  dans  une  lettre  adres&ée  le 
i8  janvier  1637,  par  le  célèbre  acteur,  à  Balzac,  avec  qui  il 

I.  La  date  de  ces  réflexions  de  Balzac  ue  permet  pas  de  les 
appliquer  au  Cid  :  elles  se  trouTent  dans  une  lettre  à  Boisrobert 
du  3  ayril  i635  (livre  VIII,  lettre  xlti,  tome  I ,  p.  3g5  et  3g6  de 
Tédition  in-folio  de  i665).  Dn  reste,  elles  ne  penrent  pas  davantage 
coacemer  quelque  autre  pièce  de  Corneille,  car  un  passage  qui  pré- 
cède immédiatement  celui-ci,  et  que  Mairet  a  pris  soin  de  supprimer, 
Blet  tout  à  fait  notre  poète  hors  de  cause,  et  lui  est  même  trèi-favo- 
nbk.  Voyez  la  Notice  sur  Médée,  tome  II,  p.  33o  et  33i. 

>.  Cest-à-dire  si  le  Cid  n'eût  pas  été  imprimé  et  exposé  dans  la 
Galerie  du  Palais,  où  se  vendaient  alors  les  Uvres  nouveaux.  Voyez 
la  Notice  sur  ia  Galerie  du  Palais^  tome  II,  p.  3-9 . 

3.  Bdponse  à  ^Ami  du  Cid.,..  p.  41  et  43* 


lo  LE  GID. 

paraît  avoir  été  en  correspondance  suivie  *•  Ge  précieux  docu- 
ment, qni  nous  a  été  conservé  dans  les  recueils  de  Conrart, 
contient,  comme  ou  va  le  voir,  un  véritable  compte  rendu 
du  Cid^  : 

«  Je  vous  souhaiterois  ici,  pour  y  goûter,  entre  autres  plai- 
sirs, celui  des  belles  comédies  qu'on  y  représente,  et  particu- 
lièrement d'un  Cid  qui  a  charmé  tout  Paris.  Il  est  si  beau 
qu'il  a  donné  de  Tamour  aux  dames  les  plus  continentes,  dont 
la  passion  a  même  plusieurs  fois  éclaté  au  théâtre  public.  On 
a  vu  seoir  en  corps  aux  bancs  de  ses  loges  ceux  qu'on  ne  voit 
d'ordinaire  que  dans  la  Chambre  dorée  et  sur  le  siège  des  fleurs 
de  lis'.  La  foule  a  été  si  grande  à  nos  portes,  et  notre  lieu  s'est 
trouvé  si  petit,  que  les  recoins  du  théâtre  qui  servoient  les 
autres  fois  comme  de  niches  aux  pages ,  ont  été  des  places  de 
faveur  pour  les  cordons  bleus ,  et  la  scène  y  a  été  d'ordinaire 
parée  de  croix  de  chevaliers  de  Tordre.  > 

A  ce  moment  Tenthousiasme  produit  par  te  Cid  était  si  vif, 

I.  Voyez  Lettres  de  Balzac,  tome  I,  p.  4^0,  lirre  IX,  lettre  xxn,  â 
M.  de  Mondory,  i5  décembre  i636.  Le  passage  suivant  de  cette  lettre 
nous  montre  quelle  haute  opinion  fialzac  avait  de  Mondory  :  c  J'ai 
plusieurs  raisons  de  vous  estimer,  et  pense  le  pouvoir  faire  du  consen- 
tement de  nos  plus  sévères  écoles,  puisqu  ayant  nettoyé  votre  soèue 
de  toutes  sortes  d'ordures,  vous  pouvez  vous  glorifier  d*avoir  récon- 
cilié la  comédie  avec  les  ***,  et  la  volupté  avec  la  vertu.  Pour  moi, 
qni  ai  besoin  de  plaisir,  et  n'en  désire  pas  prendre  néanmoins  qui  ne 
soit  bien  purifié  et  que  Tbonnéteté  ne  permette,  je  vous  remercie 
avec  le  public  du  soin  que  vous  avez  de  préparer  de  si  agréables  re- 
mèdes à  la  tristesse  et  aux  autres  fâcheuses  passions.  »  Il  est  permis 
de  penser  que  les  trois  étoiles  qui  se  trouvent  ici  remplacent  le  mot 
ecclésiastiques  ou  le  mot  prédicateurs»  Bln  effet,  Chapuzeau,  moins 
réservé  que  Balzac,  nous  dit  dans  son  T/iédtre  français  (p.  i4i)  : 
«  Pourquoi  me  tairois-je  de  l'avantage  que  les  orateurs  sacrés  tirent 
des  comédiens,  auprès  de  qui,  et  en  public,  et  en  particulier,  ils  se 
vont  former  à  un  beau  ton  de  voix  et  à  un  beau  geste,  aides  néces- 
saires au  prédicateur  pour  toucher  les  coeurs  ?  » 

a.  Le  Comédien  Mondory  y  par  Augu&te  Soulié.  Revue  de  Paris  y  du 
3o  décembre  i838. 

3.  On  appelait  Chambre  dorée  la  grand'chambre  du  Parlement,  à 
cause  de  son  plafond  doré.  —  Être  assis  sur  Us  [leurs  de  Vu  ^  disait 
de  ceux  qui  exerçaient  quelque  charge  de  judicature  royale  et  surtout 


NOTICE.  II 

que  chacun  plaignait  ceux  de  ses  amis  qui  habitaient  la  pro- 
TÎoce  et  ne  pouvaient  assister  aux  représentations.  Dans  une 
lettre  écrite  par  Chapelain,  !e  aa  janvier  1637,  nous  lisons  le 
passage  suivant  :  «  Depuis  quinze  jours  le  public  a  été  diverti 
do  Cid  et  des  deux  Sosies  ',  à  un  point  de  satisfaction  qui  ne 
se  peut  exprimer.  Je  vous  ai  fort  désiré  à  la  représentation  de 
ces  deux  pièces  '.  »  Ne  pourrait*on  conclure  de  ces  lettres , 
écrites  à  quelques  jours  d'intervalle,  que  la  première  repré- 
sentation du  Cid  eut  lieu  seulement  à  la  fin  de  décembre,  et  non 
pas,  comme  le  disent  les  frères  Parfait,  à  la  (in  de  novembre? 
Ce  qui  est ,  en  tout  cas ,  hors  de  doute ,  c^est  que  le  succès  et 
la  vogue  du  Cid  ne  furent  bien  établis  que  dans  la  première 
quinzaine  de  janvier. 

Les  recettes  furent  considérables.  L'auteur  d'une  critique 
da  temps,  qui  d'ailleurs  ne  ménage  pas  Corneille,  n'hésite  pas 
à  dire  :  «  Cettft  pièce  n'a  pas  laissé  de  valoir  aux  comédiens 
plus  que  les  dix  meilleures  des  autres  auteurs  '.  » 

c  H  est  malaisé,  dit  Pellisson,  de  s'imaginer  avec  quelle  ap- 
probation cette  pièce  fut  reçue  de  la  cour  et  du  public.  On  ne 
se  pouvoit  lasser  de  la  voir,  on  n'entendoit  autre  chose  dans 
les  compagnies,  chacun  en  savoit  quelque  partie  par  cœur,  on 
la  faisoit  apprendre  aux  enfants,  et  en  plusieurs  endroits  de  la 
France  il  étoit  passé  en  proverbe  de  dire  :  Cela  est  beau  comme 
leCidK  > 

Scarron,  qui,  dans  son  Virgile  travesti ^  s'est  presque  conti- 
nuellement appliqué  à  produire  des  effets  comiques  par  la 
brusque  opposition  des  usages  et  des  habitudes  de  son  temps 


dans  une  oonr  supérieure,  parce  que  leurs  sièges  étaient  couverts  de 
fleurs  de  lis.  ^ 

I.  Les  SosUSj  comédie  de  Rotrou,  représentée  en   1^536,  un  peu 

iTant  le  Cid, 

1.  Recueil  autographe  des  Lettres  de  Chapelain  ^  appartenant  k 
M.  Sainte-BeuTe  :  lettre  adressée  k  M.  Belin,  au  Mans.  Voyez  His- 
toire de  la  fie  et  des  ouvrages  de  P.  Corneille^  par  M.  J.  Taschereau, 
)*  édition,  p.  56. 

3.  Le  Jugement  du  Cid,  p.  8. 

4.  Relation  contenant  t histoire  de  l* Académie  française,  i653,  in-8«, 

p.  186  et  187. 


12  LE  GID. 

avec  les  coutumes  de  Tantiquité ,  n*a  pas  maoqué  de  signaler 
panni  les  talents  de  la  nymphe  Déiopée ,  la  façon  dont  elle 
récite  le  Cid  : 

Celle  qne  j'estime  le  plus 

Sera  la  femme  d*Éoliis  : 

Cest  la  parfaite  Déiopée , 

Un  Trai  risage  de  poupée; 

Au  reste,  on  ne  le  peut  nier, 

Elle  est  nette  comme  un  denier  ; 

Sa  bouche  sent  la  yiolette, 

Et  point  du  tout  la  ciboulette  ; 

Elle  entend  et  parle  fort  bien 

L'espagnol  et  Titalien  ; 

Le  Cid  du  poète  Corneille, 

Elle  le  récite  à  merveille  ; 

Coud  en  linge  en  perfection 

Et  sonne  du  psaltérion  '.  * 

On  voudrait  savoir  quels  acteurs  jouèrent  dans  ie  Cid  du 
vivant  de  Corneille ,  mais  on  a  sur  ce  point  bien  peu  de  ren- 
seignements certains.  Dans  les  divers  libelles  où  les  critiques 
de  Corneille  attribuent  tout  le  succès  de  la  pièce  au  talent  des 
comédiens,  c'est,  comme  nous  l'avons  vu,  sans  les  nommer. 

Scudéry  seul  se  montre  plus  explicite  dans  un  passage  du 
même  genre ,  et  nous  fait  ainsi  connaître  les  acteurs  qui  rem- 
plissaient les  rôles  de  Rodrigue  et  de  Ghiméne  :  «  Mondory, 
la  Villiers  et  leurs  compagnons  n'étant  pas  dans  le  livre  comme 
sur  le  théâtre ,  le  Cid  imprimé  n'étoit  plus  le  Cid  que  Ton  a 
cru  voir*.  » 

Il  n'était  pas  besoin  de  ce  témoignage  pour  réfuter  Tasser- 

I.  Le  Virgile  t roues tjr  en  vers  burlesques  de  Monsieur  Sçarron.... 
A  Paris f  chez  Guillaume  de  Luyne^  i653,  i'r-4°,  livre  I,  p.  ii  et  la. 

1 .  Lettre  .,,,à  t  illustre  Académie^  p.  5 .  Mme  de  Sévigué  a  emprunté    « 
à  Scudéry  cet  argument  pour  s'en  servir  contre  Racine;  elle  dit 
presque  dans  les  mêmes  termes  :  c  A  propos  de  comédie,  voilà  Ba- 
joiet.  Si  je  pouvois  vous  envoyer  la  Champmeslé,  vous  trouveriez 
cette  comédie  belle;  mais  sans  elle,  elle  perd  la  moitié  de  ses  at-    • 
traits.  »  (9  mars  1671 ,  tome  II ,  p.  Sag.)  —  En  i68a,  c'était  cette 
actrice  qui  jouait  Chimène.  Voyez  la  Notice  de  la  Galerie  du  Palais^    1 
tome  n,  p.  9. 


NOTICE.     0  i3 

tîon  de  Lemazarier,  qui  prétend  que  ce  fîit  Montfleury  qui 
joua  d'original  dans  ie  Cid  :  elle  repose  ^iniquement  sur  un 
texte  de  Ghapuzeau  mal  interprété*. 

L'attaque  d'apoplexie  qui  frappa  Mondory  pendant  la  re- 
présentation de  la  Maricmne  de  Tristan  *  l'empêcha  bientôt  de 
jouer  Rodrigue.  On  ignore  par  qui  il  fut  remplacé;  mais, 
en  i663,  Beauchâtctau  remplissait  ce  rôle  à  l'hôtel  de  Bour- 
gogne, car,  dans  la  première  scène  de  l'Impromptu  de  Ver- 
miles ,  Molière  parodie  le  ton  dont  ce  comédien  débitait  les 
stances  du  Cid.  La  troupe  de  Molière  représentait  aussi  de 


I.  Voici  le  pa«age  textuel  de  la  Galerie  historique  des  acteurs  du 
théâtre  fran^ois,,..  par  P.  D.  Lemazurier....  x8iOy  tomel,  p.  4^4 
et  4a S.  Le  rôle  rempli  par  Montfleury  ftuiyant  Tauteur  n'y  est  pas 
désigné,  mais  il  est  bien  probable  qu'il  entend  parler  de  celui  de 
Rodrigue  :  c  II  joua  d'original  dans  le  Cid  et  dans  les  Horaces;  Cha- 
pDzeau  y  qui  nous  indique  ces  faits ,  le  cite  comme  un  comédien 
par&it  dès  ce  temps-li.  Voici  ses  propres  termes,  liyre  III  de  son 
Théâtre  fraaçois,  p.  177  et  178.  »  Cet  extrait  que  nous  reproduisons 
CD  le  prolongeant  jusqu'à  la  p.  179,  où  il  est  encore  question  de 
GonieiLley  n'a  nullement,  comme  on  va  le  Toir,  le  sens  que  lui  donne 
Lemazurier.  De  plus,  Ghapuzeau  lui-même  se  trompe  lorsqu'il  pré- 
tend que  Corneille  n'a  pas  donné  ses  premières  pièces  à  Mondory. 
f  Cet  établissement  des  comédiens  (à  l'hôtel  de  Bourgogne)  se  fit 
il  y  a  plus  d'un  siècle  sur  la  fin  du  règne  de  François  I*',  mais  ils  ne 
eommencèrent  h  entrer  en  réputation  que  sous  celui  de  Louis  XIII, 
lorsque  le  grand  cardinal  de  Ricbelieu,  protecteur  des  Muses,  témoi- 
gna qu'il  aimoit  la  comédie ,  et  qu'un  Pierre  Corneille  mit  ses  Ters 
pompeux  et  tendres  dans  la  bouche  d'un  Montfleury  et  d'un  Belle- 
rose,  qui  étoient  des  comédiens  acherés.  Le  Cid^  dont  le  mérite  s'at- 
tira de  si  nobles  ennemis,  et  Us  Horaces,  que  le  même  Cid  eut  plus  à 
craindre ,  parce  que  leur  gloire  alla  plus  loin  que  la  sienne ,  furent 
les  deux  premiers  ouvrages  de  ce  grand  homme  qui  firent  grand  bruit  ; 
et  il  a  soutenu  le  théâtre  jusques  h  cette  heure  de  la  même  force.  La 
troupe  royale,  prenant  cosur  aux  grands  applaudissements  qui  accom- 
pagnoient  la  représentation  de  ces  admirables  pièces ,  se  fortifioit  de 
jonr  en  jour  ;  d'autant  plus  qu'une  autre  troupe  du  Roi,  qui  résidoit 
an  Marais,  et  où  un  Mondory,  excellent  comédien,  attiroit  le  monde, 
Isisoit  tous  ses  efforts  pour  acquérir  de  la  réputation,  et  il  anÎTa  que 
Corneille,  quelque  temps  après,  lui  donna  de  ses  ouvrages.  > 

3.  Voyez  tome  I,  p.  49»  note  3. 


V 


t 


i4  ^     LE  CID. 

temps  à  antre  cet  ouvrage,  mais  nous  ne  savons  qui  en  rem- 
plissait les  prindp^x  foies.  H  est  mentionné  dès  1659  dans  le 
registre  de  Lagrange,  le  vendredi  1 1  juillet,  avec  une  recette 
de  cent  livres,  et  le  mardi  16  septembre  suivant,  avec  une 
recette  de  cent  six  livres. 

Quant  à  don  Diègue,  s'il  faut  en  croire  M.  Aimé  Martin,  qui, 
suivant  sa  coutume,  ne  cite  aucun  témoignage  contemporain  à 
Tappui  de  son  assertion,  c'est  d'Orgemont  qui  le  joua  d'origi- 
nal. Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  hors  de  doute  que  Baron  se  char- 
gea plus  tard  de  ce  rôle  à  l'hôtel  de  Bourgogne,  où  il  passa  avec 
la  Villiers  et  son  mari  lors  de  la  retraite  de  Mondory,  et  qu'il 
mourut  le  6  ou  le  7  octobre  i655^  des  suites  d'un  accident  qui 
lui  arriva  en  le  jouant.  Tallemant  des  Réaux  nous  l'apprend  en 
ces  termes  :  «  Le  Baron  de  même  n'avoit  pas  le  sens  commun  ; 
mais  si  son  personnage  étoit  le  personnage  d'un  brutal ,  il  le 
faisoit  admirablement  bien.'  Il  est  mort  d'une  étrange  façon.  U  se 
piqua  au  pied  et  la  gangrène  s'y  mit  *.  >  Puis  il  ajoute  en  note  : 
c  Marchant  trop  brutalement  sur  son  épée  en  faisant  le  person- 
nage de  don  Diègue  au  Cid.  »  Il  refusa  de  subir  l'amputation  : 
«  INou,  non,  dit-il,  un  roi  de  théâtre  comme  moi  se  feroit  huer 
avec  une  jambe  de  bois*.  »  Son  fils,  en  remplissant  le  rôle 
de  Rodrigue,  essuya  plusieurs  mésaventures,  heureusement 
beaucoup  moins  tragiques.  Ayant  prolongé  outre  mesure  sa 
carrière  dramatique,  il  lui  fallut  un  jour,  dit-K>n,  le  secours 
de  deux  personnes  pour  se  relever  après  s'être  imprudemment 
jeté  aux  genoux  de  Ghimène,  et  il  se  vit  accueillir  par  un  rire 
général  lorsqu'il  dit  : 

Je  suis  jeune ,  il  est  vrai  ;  mais  aux  âmes  bien  nées 
La  yaleiir  n'attend  point  le  nombre  des  années^. 

Toutefois  il  fit  bonne  contenance,  répéta  les  deux  vers  en 
affectant  d'appuyer  sur  le  premier  hémistiche,  et  fut  chaleu- 
reusement applaudi'. 

Aucun  éditeur  de  Corneille  ne  nomme  l'actrice  qui  repré- 

I.  Voyez  la  Muse  historique  de  Loret  du  9  octobre  i655. 

a.  Historiettes^  tome  VII,  p.  ijS. 

3.  Lettre  à  Mjrlord  ***  sur  Barons  p.  19.  —  4-  ^crs  4o5  et  406. 

5.  Voyez  Lemazurier,  tome  I,  p.  97  et  98. 


NOTICE.  i5 

sentait  Tlnfante.  On  possède  pourtant  sur  ce  point  un  rensei- 
gnement très-précis  :  Scudéry  dit  dans  ses  Observations  sur  le 
Ci'd*  :  «  Dona  Urraqae  n'y  est  que  pour  faire  jouer  la  Beau- 
diâteau*.  » 

Bien  que  Corneille  n'ait  pas  cru  devoir  répondre  à  ce  re- 
proche dans  sa  Lettre  apologétique^  il  semble  y  avoir  été  fort 
sensible,  car  à  vingt-quatre  ans  de  distance,  et  après  sa  com- 
plète réconciliation  avec  Scudéry,  il  écrit  dans  un  de  ses  Dis- 
cours*  :  c  Aristote  blâme  fort  les  épisodes  détachés,  et  dit  çue 
h  mauvtûs  poètes  en  font  par  ignorance^  et  les  bons  en  faveur  des 
nmédiens  pour  leur  donner  de  l'emploi,  L'Infante  du  Cid  est  de 
ce  nombre,  et  on  la  pourra  condamner  ou  lui  faire  grâce  par 
ce  texte  d'Aristote ,  suivant  le  rang  qu'on  voudra  me  donner 
parmi  nos  modernes.  > 

A  la  cour,  le  succès  de  la  pièce  fut  immense.  Corneille  nous 
l'apprend  lui-même  :  «  Ne  vous  êtes- vous  pas  souvenu,  dit-il  à 
Scudéry,  que  le  Cid  a  été  représenté  trois  fois  au  Louvre  et 
deux  fois  à  P hôtel  de  Richelieu?  Quand  vous  avez  traité  la 
pauvre  Chimène  d'impudique,  de  prostituée,  de  parricide,  de 
monstre,  ne  vous  étes-vous  pas  souvenu  que  la  Reine,  les 
princesses  et  les  plus  vertueuses  dames  de  la  cour  et  de  Paris 
Vont  reçue  en  fille  d'honneur  *  ?  » 

Anne  d'Autriche,  heureuse  de  voir  les  passions  et  les  carac- 
tères de  sa  chère  Espagne  reproduits  avec  tant  de  génie  et  ac- 
coôllis  avec  tant  de  chaleur,  tint  à  donner  au  poëte  qui  l'avait 
duurmée  une  marque  éclatante  de  son  approbation.  Depuis  plus 
de  vingt  ans  Pierre  Corneille  père  remplissait  l' office  de  maître 
des  eaux  et  forêts  en  la  vicomte  de  Rouen,  et  il  avait  fait 


I.  P.  19  de  Tédition  en  43  pages  et  p.  40  de  Tédition  en  96  pages. 

i.  Dans  leur  Histoire  du  Thédire  français  (tome  V,  p.  a4)  et  tome  IX, 
p*  4o8),les  frères  Parfait  ont  conclu  de  certains  passages  de  la  Corne- 
nt des  comédiens^  tragi-comédie  de  Gougenot,  représentée  en  i633, 
<{B't  partir  de  cette  époque  Beauchâteau  et  sa  femme  étaient  entrés  à 
l'hôtel  de  Bourgogne  pour  ne  le  plus  quitter;  mais  le  témoignage 
de  Scudéry  établit  formellement  qu*à  la  fin  de  i636  une  actrice  du 
nom  de  Beauchâteau  jouait  au  théâtre  du  Marais. 

3.  Tome  I,  p.  4B. 

k.  lettre  apologétique.  Voyez  aux  OEuvres  diverses. 


i6  LE  CID. 

preuve  dans  des  circonstances  difficiles  d'nne  singnlière  éner- 
gie* ;  le  succès  du  Cid  lui  valut  une  récompense  qu'il  avait 
certes  bien  méritée,  mais  qu'il  n'eût  peut-être  jamais  obtenue  : 
en  janvier  1637,  il  reçut  des  lettres  de  noblesse,  qui,  tout  en  ne 
mentionnant  que  ses  services  personnels,  étaient  plus  particu- 
lièrement destinées  à  son  fils.  Les  contemporains  ne  s'y  trom- 
pèrent pas  :  l'auteur  d'une  des  pièces  publiées  en  faveur  du 
Cid  s'exprime  ainsi  :  «  On  me  connoitra  assez  si  je  dis  que  je 
suis  celui  qui  ne  taille  point  sa  plume  qu'avec  le  tranchant 
de  son  épée,  qui  hait  ceux  qui  n'aiment  pas  Chimène,  et  honore 
infiniment  celle  qui  l'a  autorisée  par  son  jugement,  procurant 
à  son  auteur  la  noblesse  qu'il  n'avoit  pas  de  naissance  *.  » 

Le  témoignage  de  Mairet  n'est  pas  moins  explicite  :  «  Vous 
nous  avez  autrefois  apporté  la  M  élites  la  Veuve  y  la  Suivante  ^ 
la  Galerie  du  Palais  j  et,  de  fraîche  mémoire,  le  Cid^  qui  d'a- 
bord vous  a  valu  l'argent  et  la  noblesse*.  » 

Ce  qui  avait  si  fort  séduit  la  Reine  irrita  vivement  Richelieu. 
«  Quand  le  Cid  parut,  dit  Fontenelle  dans  sa  Fie  de  M.  Cor- 
neille^ ^  le  Cardinal  en  fut  aussi  alarmé  que  s'il  avoit  vu  les 
Espagnols  devant  Paris.  >  Il  se  trouvait  également  froissé  à  tous 
égards,  et  la  vanité  du  poète  avait  autant  à  souffrir  que  les 
susceptibilités  de  l'homme  politique.  «  Il  eut,  dit  Tallemant  des 
Réaux,  une  jalousie  enragée  contre  le  Cid^  à  cause  que  les 
pièces  des  cinq  auteurs  n'avoient  pas  trop  bien  réussi*,  b  Et 
Pellisson  fait  entendre  la  même  chose,  quoique  avec  beaucoup 
de  circonspection  et  de  réticences  :  c  II  ne  faut  pas  demander 
si  la  gloire  de  cet  auteur  donna  de  la  jalousie  à  ses  concurrents; 
plusieurs  ont  voulu  croire  que  le  Cardinal  lui-même  n'en  avoit 
pas  été  exempt,  et  qu'encore  qu'il  estimât  fort  M.  Corneille  et 
qu'il  lui  donnât  pension ,  il  vit  avec  déplaisir  le  reste  des  tra- 
vaux de  cette  nature,  et  surtout  ceux  où  il  avoit  quelque  part, 
entièrement  effacés  par  celui-là*.  » 

I.  Voyez  notre  Notice  biographique  sur  Corneille. 

3.  Le  Souhait  du  Cid^  p.  35. 

3.  Épitre  familière  du  S^  Mairet^  p.  18. 

4.  OEuvres  de  Fontenelle^  tome  III,  p.  100. 

5.  Historiettes^  tome  II,  p.  5a. 

6.  Relation  contenant  l'histoire  de  l'Académie  françoi se ^  p.  187. 


NOTICE.  17 

Si  peu  délicates  qae  fussent  les  railleries  dirigées  contre  le 
Cidy  elles  avaient  le  privilège  de  l'amuser.  Tallemant  y  à  qni 
il  faut  sans  cesse  revenir  pour  tous  ces  petits  détails ,  nous  dit 
daos  son  Historiette  sur  Boisrobert  :  c  Pour  divertir  le  Cardinal 
et  contenter  en  même  temps  Tenvie  qu'il  avoit  cotitre  le  Cid, 
il  le  fit  jouer  devant  lui  en  ridicule  par  les  laquais  et  les  mar- 
mitons. Entre  autres  choses,  en  cet  endroit  où  Rodrigue  dit  à 
son  fils  :  Rodrigue  j  as^tu  du  cœur?  Rodrigue  répondoit  :  Je 
n'aique  du  carreau^,  » 

Tout  en  blâmant,  comme  on  le  doit,  un  tel  acharnement  et 
de  si  indignes  critiques,  on  est  forcé  de  convenir  qu'au  mo- 
ment où  il  parut,  le  Cid  pouvait  exciter  de  légitimes  inquiétudes 
et  augmenter  les  embarras  d'une  situation  déjà  bien  difficile. 
La  pièce  entière  était  une  apologie  exaltée  de  ces  maximes  du 
point  d'honneur,  qui,  malgré  les  édits  sans  cesse  renouvelés  et 
toujours  plus  sévères,  multipliaient  les  duels  dans  une  effrayante 
proportion.  Elles  étaient  résumées  dans  ces  quatre  vers,  que 
le  comte  de  Gormas  adressait  à  don  Arias,  qui  le  pressait,  de 
la  part  du  Roi,  de  faire  des  réparations  à  don  Diègue  : 

Ces  satisfactions  n'apaisent  point  une  âme  : 

Qui  les  reçoit  n*a  rien,  qui  les  fait  se  diffanie, 

Et  de  pareils  accords  Teffet  le  plus  commun 

Est  de  perdre  d'honneur  deux  hommes  an  lieu  d'un  *. 

Corneille  fut  contraint  de  les  retrancher ,  mais  tout  le  monde 

I.  Tome  II,  p.  SgS.  Ce  sont  ces  belles  scènes  du  I*'  acte  qui  ont 
^  le  plus  souvent  parodiées.  La  plus  connue  et  la  moins  mauTaise 
de  ces  plaisanteries  est  le  Chapelain  décoiffé^  de  Gilles  Boileau  ou  de 
Fnretièrey  qu'on  trouTC  dans  le  Ménagiana,  tome  I,  p.  i45. 

a.  Acte  II,  scène  i.  Il  résulte  de  la  Lettre  à  Mjrlord  et  de  Vj4per- 
'ummcrc  de  Jolly  que  c'était  seulement  par  tradition  qu'on  avait 
coosenré  ces  vers,  et  que  l'on  connaissait  bien  la  scène  à  laquelle  ils 
appartenaient ,  mais  non  l'endroit  précis  où  ils  se  plaçaient.  —  Vol- 
taire, dans  son  Théâtre  de  Corneille  (1764,  in-S",  tome  I,  p.  304)»  dit 
qn'ili Tenaient  après  le  vers  368  :  c  Pour  le  faire  abolir,  etc.,  >  étei- 
nt probablement  de  mémoire,  il  les  donne  avec  quelques  variantes  : 
^  pour  ces,  an  premier  vers;  a  tort  pour  n'a  rien,  au  deuxième; 
^thonorer  pour  perdre  it honneur  (voyez  le  vers  1 4^6),  au  quatrième. 
l^n  argument  décisif  en  faveur  du  texte  de  1780  et  1738,  tout  an 
^^^  pour  le  second  vers,  c'est  que  n'a  rien  répond  bien  mieux  au 
I*»»ge  de  Castro  imité  par  Corneille  :  Y  el  otro  ne  cobra  nada, 

C0RVCII.1.K.  III  a 


i8  LE  CID. 

les  retint  y  et  ils  furent  pubHés  poor  la  première  fois,  en  1 780, 
par  Tabbé  d'AUainval  dans  la  Lettre  à  Mylard  ***  sur  Baron 
et  ia  demoiselle  le  Coupreur^  ou  l'on  troupe  plusieurs  particula^ 
ritez  théâtrales  y  par  Georges  Winck,  Paris,  in-ia,  p.  ai.  Us  fu- 
rent ensuite  reproduits  en  1 7  38  dans  l'avertissement  de  l'édition 
des  Œuvres  de  Corneille  donnée  par  P.  JoUy  (tome  I,  p.  xx). 

Parmi  les  changements  apportés  au  Cid  entre  la  première 
représentation  et  la  publication,  celui-là  est  le  seul  dont  nous 
connaissions  la  nature;  mais  Scudéry  nous  apprend,  dans  sa 
Lettre  à  t  illustre  Académie^  qu'il  y  en  a  eu  beaucoup  d'autres  * 
«  Trois  ou  quatre  de  cette  célèbre  compagnie  lui  ont  corrigé 
tant  de  fautes  qui  parurent  aux  premières  représentations  de 
son  poème  et  qu'il  ôta  depuis  par  vos  conseils,  et  sans  doute 
vos  divins  qui  virent  toutes  celles  que  j'ai  remarquées  en  cette 
tragi-comédie  qu'il  appelle  son  chef-d'œuvre,  m'auroient  ôté 
en  le  corrigeant  le  moyen  et  la  volonté  de  le  reprendre,  si 
vous  n'eussiez  été  forcés  d'imiter  adroitement  ces  médecins 
qui  voyant  un  corps  dont  toute  la  masse  du  sang  est  corrom- 
pue et  toute  la  constitution  mauvaise,  se  contentent  d'user  de 
remèdes  palliatifs  et  de  faire  languir  et  vivre  ce  qu'ils  ne  sau- 
roient  guarir  ^.  » 

Que  les  choses  se  soient  passées  ainsi ,  nous  sommes  bien 
éloigné  de  le  croire  ;  mais  ne  résulte-t-il  pas  du  moins  de  ce 
passage,  trop  peu  remarqué,  que  des  changements  nombreux, 
et  dont  par  malheur  nous  ne  pourrons  jamais  apprécier  l'im- 
portance, ont  été  faits  avant  la  publication  ?  Elle  suivit  d'assez 
près  l'anoblissement  du  père  de  Corneille  ;  l'achevé  d'imprimer 
est  du  a4  mars  1637'.  La  pièce  est  dédiée  à  la  seule  personne 
dont  l'influence  pouvait  tempérer  les  rancunes  du  Cardinal , 
à  Mme  de  Combalet,  sa  nièce,  et  plus  encore,  si  l'on  en  croit 
Guy  Patin  et  Tallemant  des  Réaux,  les  deux  pires  langues  du 

I.  Page  7. 

3.  Voici  la  description  bibliographique  de  la  première  édition  :  Ls 
Cidf  tragi-comédie.  j4  Paru,  chez  Augustin  Courbé,,,.  M.DC.XXXVU. 
Auec  prioilege  du  Roy.  4  feuillets  oon  chiffrés  et  ia8  pages  ixi-4®. 
Le  privilège  porte  ;  c  H  est  permis  à  Augustin  Courbé,  Marchand 
Libraire  à  Paris,  d'imprimer  ou  faire  imprimer,  et  exposer  en  vente, 
vn  Liure  intitulé,  Le  Cid,  Tragi^Comedie ,  par  M^"  Corneille....  Et 
ledit  Courbé  a  associé  auec  luy  audit  Priuilege  Francis  Targa. 


NOTICE.  19 

nicle'.  Elle  avait  vivement  défendu  Touvrage  et  Fautenr,  et 
Corneille  lui  dit  d'un  ton  pénétré  :  «  Je  ne  vous  dois  pas  moins 
poor  moi  que  pour  le  Od.  > 

Par  malheur  il  perdit  en  partie  le  fruit  de  cette  utile  dé- 
■uirclie  en  fiûsant  paraître  son  Excuse  à  Jriste  *,  qui  a  servi  de 
prétexte  aux  nombreuses  attaques  dont  le  Cid  a  été  l'objet. 
Dtos  cette  épître  notre  poète  refuse  à  un  de  ses  amis  quelques 
cooplets,  en  lui  répondant  que  cent  vers  lui  coûtent  moins  que 
deû  mots  de  chanson,  et  il  ne  dissimule  ni  le  légitime  orgueil 
qn'û  éprouve,  ni  le  profond  dédain  que  lui  inspirent  ses  rivaux. 
Les  éditeurs  et  les  biographes  de  Corneille  sont  loin  d'être 
d'accord  sur  l'époque  où  ce  petit  poëme  a  paru.  Au  lieu  de  faire 
kâ  rénumération  de  leurs  opinions  contradictoires ,  voyons  si 
Texamen  des  écrits  du  temps  ne  peut  pas  nous  fournir  une  so- 
lution à  peu  près  certaine. 

c  On  ne  vous  a  pas  sollicité,  dit  Mairet,  de  faire  imprimer  à 
contre-temps  cette  mauvaise  Excuse  h  Jriste, ...  A  dire  vrai,  l'on 
ne  vous  a  pas  cru  ni  meilleur  dramatique ,  ni  plus  honnête 
homme  pour  avoir  fait  cette  scandaleuse  lettre ,  qui  doit  être 
«ppelée  votre  pierre  d'achopement ,  puisque  sans  elle  ni  la 
satire  de  l'Espagnol*,  ni  la  censure  de  l'observateur^  n'eussent 
jamais  été  conçues*.  > 

Ce  passage  indique  bien  que  V Excuse  à  Jriste  est  postérieure 
sa  Cid^  et  de  plus  il  nous  fait  connaître  l'ordre  dans  lequel  les 
premières  pièces  qui  y  ont  répondu  ont  été  publiées.  L'extrait 
qui  va  suivre,  emprunté  à  un  autre  libelle,  confirme  et  précise 
ce  témoignage  : 

t  On  m'a  dit  que  pour  la  bien  défendre  {V Excuse  à  Jriste) y 
fl  assure  qu'elle  étoit  faite  il  y  a  déjà  plus  de  trois  ans.  Yrai- 

I.  Lettres  ds  Guy  Patin  y  édition  de  M.  Rereillé-Parise,  tome  I, 
p*  493  et  494»  et  Historiettes  de  Tallemant  des  Réauxy  tome  II,  p.  i63. 

3.  On  ne  sait  9oas  qneUe  forme  cette  pièce  parut  pour  la  première 
fois.  Elle  circula  peut-être  d'abord  manusoite.  La  seule  édition  que 
noQi  connaissions  forme  4  pages  in-8<>,  sans  date ,  et  l'épitre  y  est 
"ÛTie  du  Rondeau  dont  nous  aurons  à  parler  tout  à  l'heure.  Pour  le 
^te  de  VE^iue,  Toyez  dans  la  présente  édition  les  Poésies  diverses. 

3.  V Auteur  du  vrm  Cid  espagnol.  Voyez  p.  30. 

4-  Les  Observations  sur  le  Cid.  Voyez  p.  i3,  note  i. 

S.  ipitre  familière  du  S^  Mairet,  p.  19  et  ao. 


!»o  LE  GID. 

ment  je  n^mputerois  qu'à  vanité  cette  ridicule  saillie  si  elle 
étoit  postérieure  au  Cid^  puisque  le  grand  bruit  qu'il  a  fait 
d'abord  et  par  hasard  pouvoit  étourdir  une  cervelle  comme  la 
sienne  ;  mais  d'avoir  eu  ces  sentiments  et  les  avoir  exprimés 
avant  le  succès  de  cette  plus  heureuse  que  bonne  pièce ,  il  me 
pardonnera^  s'il  lui  plaît,  je  treuve  que  c'est  proprement  s'ivrer 
avec  de  l'eau  froide  ou  du  vinaigre,  et  se  faire  un  sceptre  de 
sa  marotte^  » 

Ces  réflexions  prouvent  de  la  façon  la  plus  indubitable  que 
V Excuse  à  Ariste  n'a  été  imprimée  qu'après  le  succès  du  Cid^ 
et,  malgré  les  allégations  des  partisans  de  Corneille,  il  n'est 
point  permis  de  croire  qu'elle  ait  été  composée  auparavant. 

Nous  trouvons,  quant  à  nous,  la  plus  grande  analogie  entre 
cette  pièce  de  vers  et  la  belle  épître  imprimée  en  tête  de  ia 
Suivante  en  septembre  1687;  le  sixain  qu'elle  renferme  est  tout 
à  fait  du  même  ton  que  VExcuse^  et  les  deux  morceaux  nous  pa- 
raissent également  répondre  aux  clameurs  des  critiques  du  OVf '. 

La  première  réponse  à  Tépître  de  Corneille  fut  :  «  VAutheur 
du  vray  Cid  espagnol  à  son  traducteur  françoiSy  sur  une  Lettre 
en  vers  quUl  a  fait  imprimer^  intitulée  «  Excuse  à  Ariste^  »  où 
après  cent  traicts  de  vanité  il  dit  de  soy-mesme  : 

Je  ne  dois  qu*à  moy  seul  tonte  ma  renommée.  » 

Cette  réponse,  composée  seulement  de  six  stances*,  se  termine 
par  les  vers  suivants  : 

Ingrat,  rends-moi  mon  Cid  jusques  an  dernier  mot  : 
Après  tu  connoîU'as,  Corneille  déplumée, 
Que  l'esprit  le  plus  yain  est  souvent  le  plus  sot, 
Et  qu'enfin  tu  me  dois  toute  ta  renommée. 

Elle  est  signée  Don  Baltazar  de  la  Verdad.  Corneille  et  ses 
partisans  n'hésitèrent  pas  à  l'attribuer  à  Mairet.  «  Bien  que  vous 
y  fissiez  parler  un  auteur  espagnol  dont  vous  ne  saviez  pas  le 
nom,  lui  dirent-ils  plus  tard,  la  foiblesse  de  votre  style  vous 
découvroit  assez  ^.  » 

I.  Réponse  à  PAmi  du  Cid^  p.  33. 

a.  Voyez  la  Notice  de  la  Suivante,  tome  II,  p.  11 5. 

3.  Nous  connaissons  de  cette  pièce  deux  éditions,  toutes  deux 
in-8<>.  L'une  forme  2  feuillets  non  chiffrés,  l'autre  3  pages. 

4.  Avertissement  au  besanconnois  Mairet.  Voyez  ci-après,  p.  67. 


I 


NOTICE.  ai 

Cest  du  Ifans  que  Mairet  envoyait  ces  belles  choses,  et 
Claveret ,  qui  comme  lui  s'était  montré  l'ami  de  Corneille  et 
qui  même  avait  adressé  à  ce  dernier  des  vers  élogieux  que 
nous  avons  imprimés  en  tête  de  la  Feuve^  se  chargea  de  ré- 
pandre dans  Paris  le  libelle  xoù  notre  poète  était  traité  d^une 
liçon  si  outrageante.  La  manière  dont  il  s'en  défend  n'est  guère 
propre  à  établir  son  innocence  :  <  J'ai  découvert  enfin,  écrit-il 
àComeille,  qu'on  vous  avoit  fait  croire  que  j'avois  contribué 
quelque  chose  à  la  distribution  des  premiers  vers  qui  vous  fu- 
rent adressés  sous  le  nom  du  f^rai  Cid  espagnol,  et  qu'y  voyant 
▼otre  vaine  gloire  si  judicieusement  combattue,  vous  n'aviez 
po  vous  empêcher  de  pester  contre  moi,  parce  que  vous  ne 
saviez  à  qui  vous  en  prendre.  Je  ne  crois  pas  être  criminel  de 
lése-amitîé  pour  en  avoir  reçu  quelques  copies  comme  les 
antres  et  leur  avoir  donné  la  louange  qu'ils  méritent*.  > 

Corneille  répondit  à  tÂutheur  du  vray  Cid  espagnol  par  le 
rondeau  '  qui  commence  ainsi  : 

Qu'il  fasse  mieux,  ce  jeune  jonvenoel 

A  qui  le  Cid  donne  tant  de  martel , 

Que  d'entasser  injure  sur  injure , 

Rimer  de  rage  une  lourde  imposture, 

Et  se  cacher  ainsi  qu'un  criminel. 

Cb^^^Ti  connoît  son  jaloux  naturel, 

Le  montre  au  doigt  comme  un  fou  solennel. 

Quelques  éditeurs  ont  cru  qu'il  à' agissait  ici  de  Scudéry, 
mais  ce  dernier  n'avait  pas  encore  paru  dans  la  querelle  où  il 
devait  jouer  bientôt  un  rôle  si  important;  ces  vers  s'adres- 
saient à  Mairet,  qui,  du  reste,  ne  s'y  trompa  point. 

«  Vous  réix>niiez  à  l'Espagnol ,  dit-il ,  avec  un  pitoyable  ron- 
deau, dans  lequel  vous  ne  pouvez  vous  empêcher,  à  cause  de 

I.  Lettre  du  S^  Claveret  au  S^  Corneille,  p.  5. 

a.  La  première  édition  de  ce  rondeau  est  fort  rare  ;  elle  forme 
I  feuillet  in-4**.Un  recueil  de  la  Bibliothèque  de  T Arsenal,  catalogué 
^  les  Belles-Lettres  sous  le  numéro  9809  et  qui  contient  la  plu- 
put  des  libelles  publiés  à  l'occasion  du  Cid,  en  renferme  un  exem- 
plaire. Ce  rondeau  a  été  plus  tard  imprimé  à  la  suite  de  VExeuse 
^Àritte.  Voyez  ci-dessus,  p.  19,  note  i.  Le  texte  se  trouve  dans 
Botre  édition  parmi  les  Poésies  diverses. 


aa  LE  CID. 

la  longaenr  de  l'ouvrage,  de  faire  une  oontradicdon  toute  vi- 
sible. >  Ici  Mairet  transcrit  les  vers  que  nous  venons  de  rap- 
porter, et  il  ajoute  :  c  Gomment  voules-vous  <pi'il  se  cache 
ainsi  qu^un  criminel,  et  que  chacun  le  montre  au  doigt  comme 
un  fou  solennel  ?  Tépithète  est  solennellement  mauvais*.  » 

A  quoi  les  partisans  de  Corneille  répliquent  :  «  Le  rondeau 
qui  vous  répondit  parlait  de  vous  sans  se  contredire .  Que  si 
l'épithète  de  fou  solennel  vous  y  déplaît,  vous  pouvez  changer 
et  mettre  en  sa  place  Innocent  le  Bel,  qui  est  le  nom  de  guerre 
que  vous  ont  donné  les  comiques*.  » 

Vers  la  fin  du  rondeau  se  trouve  un  terme  qu'on  regrette 
d'y  rencontrer,  et  qu'Amauld  fit  plus  tard  effacer  à  Boileau 
dûis  son  Art  poétique,  c  II  eût  été  à  souhaiter,  dit  Voltaire  à 
ce  sujet,  que  Corneille  eût  trouvé  un  Amauld  :  il  lui  eût  fait 
supprimer  son  rondeau  tout  entier.  » 

Si  nous  en  croyons  Claveret,  il  tenta  d'être  cet  Amauld. 
c  Vous  êtes  le  premier  qui  m'avez  fait  voir  ces  beaux  vers, 
dit-il  à  Corneille,  lui  parlant  des  stances  intitulées  tAutheur 
du  vray  Cid  espagnol^  et  si  vous  eussiez  cru  l'avis  que  vous  me 
demandâtes  et  que  je  vous  donnai  sur  ce  sujet,  vous  n'auriez 
pas  ensuite  fait  imprimer  ce  rondeau  que  les  honnêtes  femmes 
ne  sauroient  lire  sans  honte'.  » 

C'est  à  ce  malencontreux  rondeau  de  Corneille  que  succé- 
dèrent les  Observations  sur  le  Cid,  Voici  comme  Pellisson 
s'exprime  à  ce  sujet  :  c  Entre  ceux  qui  ne  purent  souffrir  l'ap- 
probation qu'on  donnoit  au  Cid  et  qui  crurent  qu'il  ne  l'avoit 
pas  méritée,  M.  de  Scudéry  parut  le  premier,  en  publiant  ses 
observations  contre  cet  ouvrage,  ou  pour  se  satisfaire  lui- 
même,  ou,  comme  quelques-uns  disent,  pour  plaire  au  Car- 
dinal, ou  pour  tous  les  deux  ensemble^.  > 

La  dernière  hypothèse  paraît  de  beaucoup  la  plus  vraisem- 
blable. Ce  volume,  auquel  Scudéry  ne  mit  point  d'abord  son 
nom,  est  un  véritable  acte  d'accusation  littéraire,  dont  l'auteur 
établit  ainsi  lui-même  les  principaux  chefs  : 

I.  Épure  famiSère  du  S^  Mairet ,  p.  ii  et  is. 

1.  Avertissement  au  besançannois  Mairet.  Voyez  ci-après,  p.  67. 

3.  Lettre  du  S''  Claveret ,  p.  6. 

4*  Âelation  contenant  l'histoire  Je  rjead^mie  française^  p.  188. 


NOTICE.  a3 

c  Je  préleiids  donc  prouver  contre  cette  fkèce  du  Cid  : 

Que  le  sujet  n'en  Tant  rien  du  tout, 

Qn'il  choque  les  principales  règles  du  poëme  dramatique^ 

Qu'il  manque  de  jugement  en  sa  conduite. 

Qu'il  a  beaucoup  de  méchants  vers. 

Que  presque  tout  ce  qu'il  a  de  beautés  sont  dérobées.  » 

Cette  diatribe,  yantée  comme  un  chef-d'œuvre  par  les  en* 
TÎeux  de  Corneille,  qui,  à  eux  seuls,  formaient  un  public,  eut 
trais  éditions^. 

En  se  voyant  traiter  de  la  sorte  par  un  homme  qu'il  consi- 
dérait comme  son  ami ,  Corneille  dut  se  reprocher  vivement 
les  pièces  de  vers  qu'il  avait  écrites  en  sa  faveur  *.  Les  partisans 
de  Scudéry  cherchaient  en  vain  un  motif  ou  du  moins  un  pré- 
texte à  sa  colère  :  ils  n'en  pouvaient  alléguer  de  plausible. 
L'un  d'eux ,  un  peu  surpris  de  l'ardeur  avec  laquelle  le  cri- 
tique poursuit  tout  ce  qui  lui  semble  pouvoir  donner  lieu  à 
quelque  observation,  en  vient  à  former  cette  conjecture  au 
moins  singulière  :  c  Je  ne  puis  croire  néanmoins,  dit-il,  que 
M.  Corneille  ne  l'aye  sollicité  à  en  prendre  la  peine  par 
qoelque  mépris  qu'il  peut  avoir  fait  de  sa  personne  ou  de  ses 
œovres,  à  quoi  il  y  a  peu  à  redire.  Bien  qu'il  y  ait  quantité  de 
gens  dénaturés  et  sans  jugement,  qui  ont  aversion  pour  les 
beautés,  et  qui  trouvent  mauvais  que  Belleroze  sur  son  théâtre 
donne  nom  à  V Amant  libéral^  le  chef-d'œuvre  de  M.  de  Scu- 
déry, ce  beau  poëme  ne  perd  rien  de  son  éclat  pour  cela,  non 

I.  L'une  a  pour  titre  :  Les  Fautes  remarquées  en  la  TragicomeJie  du 
Cid.  A  Paris,  Aux  despens  de  tAutheur,  M.DC.XXXVII.  Le  titre  de 
déport  porte  :  Obseruatians  sur  le  Cid,  Le  tout  forme  un  petit  Tolnme 
in-d^y  contenant  43  pages.  —  Une  autre  édition  est  intitulée  :  Obserua^ 
HoMS  sur  le  Cid.  A  Paris,  Aux  despens  de  CAutkeur.  M.DC.XXXVII, 
m-8«.  Elle  se  compose  de  i  feuillet  de  titre  et  de  96  pages.  —  Enfin 
Due  troisième  porte  exactement  le  même  titre  que  la  précédente,  avec 
cette  addition  :  ensemble  l'Excuse  à  Ariste  et  le  Rondeau;  cette  der- 
nière édition,  également  in-80,  se  compose  de  i  feuillet  de  titre,  de 
3  feuillets  non  chiffrés  et  de  96  pages.  Dans  sa  Lettre  à  ^Académie, 
Scodéry  parle  de  la  quatrième  comme  devant  être  prochainement 
publiée,  mais  tout  porte  à  croire  qu'il  n'a  pas  donné  suite  à  oe 
dessein. 

1.  Voyez  V Avertissement f  tome  I,  p.  xx,  et  les  Poésies  diverses. 


«4  l'E  CID. 

plus  qu'un  diamant  de  son  prix  pour  être  chèrement  vendu,  et 
cet  excellent  et  agréable  trompeur  semble  faire  (au  jugement 
de  tous  les  désintéressés)  un  acte  de  justice  et  de  son  adresse 
quand  il  loue  ledit  sieur  de  Scudéry,  non  pas  autant  qu'il  le 
doit  être ,  mais  autant  qu'il  en  a  de  pouvoir ,  témoignant  en 
son  discours  sa  reconnoissance ,  sans  toutefois  vouloir  toucher 
ni  préjudicier  à  la  réputation  de  M.  Corneille,  comme  font 
d'autres  tout  hautement  à  celle  dudit  Sieur  de.Scudéry,  qui 
possède  tout  seul  les  perfections  que  le  ciel,  la  nabsanceet  le 
travail  pourroient  donner  à  trois  excellents  hommes^.  > 

Il  n'est  point  nécessaire  de  chercher  à  Corneille  des  torts 
contre  Scudéry  :  le  Cid^  voilà  son  crime  ;  c'est  le  seul  que  celui 
qui  se  croyait  son  rival  ne  pouvait  lui  pardonner. 

Dans  la  Lettre  apologétique  du  S^  Corneille^  contenant  sa 
response  aux  Observations  faites  par  le  S^  Scudery  sur  le  Cid\ 
notre  poète  replace  la  question  sur  son  véritable  terrain ,  et 
signale  vivement  les  causes  de  l'indignation  de  son  adversaire. 
Nous  n'avons  pas  à  nous  étendre  ici  sur  cet  écrit,  que  nous 
publions  in  extenso  dans  les  Œuvres  diverses  en  prose;  nous 
sommes  obligé  toutefois  de  citer  dès  à  présent  le  passage  sui- 
vant qui  donne  lieu  à  certaines  difiBcultés  :  «  Je  n'ai  point  fait 
la  pièce  qui  vous  pique  :  je  l'ai  reçue  de  Paris  avec  une  lettre 
qui  m'a  appris  le  nom  de  son  auteur;  il  l'adresse  à  un  de  nos 
amis,  qui  vous  en  pourra  donner  plus  de  lumière.  Pour  moi, 
bien  que  je  n'aye  guère  de  jugement  si  l'on  s'en  rapporte  à 
vous,  je  n'en  ai  pas  si  peu  que  d'offenser  une  personne  de  si 
haute  condition  dont  je  n'ai  pas  l'honneur  d'être  connu,  et  de 
craindre  moins  ses  ressentiments  que  les  vôtres.  » 

Les  historiens  du  théâtre  assurent  que  cette  pièce  que  Cor- 
neille dit  avoir  reçue  de  Paris  a  pour  titre  :  la  Défense  du  Cid^ 
mais  ils  n'en  donnent  aucun  extrait  ni  même  aucune  descrip- 
tion, et  M.  Taschereau  déclare  formellement  qu'elle  a  échappé 

I.  Vincognu  et  véritable  amy  de  Messieurs  Scudery  et  CorneUie, 
p.  5  et  6. 

s.  M.DC.XXXVII,  in-^,  8  pages.  Une  autre  édition,  snr  le  dtre  de 
laquelle  on  lit  :  Lettre  apoiogitique  (sic)....  forme  i4  pages  et  i  feuil- 
let; elle  est  suivie  du  sixain  traduit  de  Martial  qu'on  trouvera  im- 
primé plus  loin,  p.  58,  après  la  Lettre  pour  i#.  de  Corneille,.,, 


NOTICE.  a5 

i  tontes  ses  recherches;  nous  n'avons  pas  été  plus  henrenx 
(pie  nos  prédécesseurs  ^. 

Qoant  à  la  personne  de  hante  condition  dont  Corneille  dé- 
dare  n'avoir  pas  l'honneur  d'être  connu,  Voltaire  n'hésite  pas 
adiré  que  c'est  le  cardinal  de  Richelieu  ;  mais  cela  s'accorde  as- 
sa  mal,  il  faut  en  convenir,  avec  cette  autre  phrase  de  la  Lettre 
apologétique  :  «  J'en  ai  porté  l'original  en  sa  langue  à  Monsei- 
gneur le  Cardinal,  votre  maître'  et  le  mien.  >  On  lit  d'ailleurs 
duis  V Histoire  de  t Académie^  de  Pellisson  :  <  M.  Corneille.... 
a  toujours  cru  que  le  Cardinal  et  une  autre  personne  de  grande 
fuaiité  avoient  suscité  cette  persécution  contre  le  Cid.  » 

Aussitôt  que  Corneille  eut  démasqué  Scudéry,  on  vit  paraître 
presque  simultanément  un  grand  nombre  de  réponses  aux  03- 
tavatitms. 


I.  Je  dirai  aenlement,  pour  ne  rien  omettre,  que  dans  an  petit  pa- 
quet de  notes  bibliographiques  manuscrites  sur  les  libelles  relatifs  au 
C\d,  noies  émanant  de  diverses  personnes,  mais  réunies  par  Van  Praet 
sons  le  titre  de  Catalogue  des  pièces  pour  et  contre  le  Cid,  et  générale- 
meiit  fort  exactes,  je  tronye  la  mention  suivante  qu'il  ne  m*a  pas  été 
donné  de  contrôler  :  La  Deffense  du  Cid.  Paris j  1637,  iu-4S  ^^  P^g^* 
I>ans  les  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  hommes  illustres  ^  tome  XX, 
p.  88,  NieeroD  déngne  cette  même  pièce  comme  étant  de  format  iu-8<>, 
nais  sans  indiquer  la  pagination  et  sans  entrer  dans  aucun  détail. 

a.  Cette  façon  de  s'exprimer  à  l'endroit  du  Cardinal  paraissait  un 

peu  serrile  à  plusieurs  contemporains.  Tallemant  des  Réaux  dit  à  ce 

sujet:  c  Charrost,  en  parlant  du  cardinal  de  Richelieu,  l'appelle 

Umjoors  mon  maître  ;  cela  est  bien  yalet.  1  {Historiettes ,  tome  V, 

p.  $9,  note).  Comme  le  fait  observer  M.  Paulin  Paris,  la  même 

nnaarqae  est  £ûte  presque  dans  les  mêmes  termes  dans  le  Ménagiana 

(tome  IV,  p.  114)  •   «  M.  le  comte  de  Charrost,  qui  deroit  toute  sa 

fortone  au  «âuxiinal  de  Richelieu,  en  parlant  de  lui  l'appelle  toujours 

lOD  maître.  M.  du  Puy  ne  pouToit  souffrir  cela.  Il  disoit  qu'un  bon 

François  ne  deroit  point  aroir  d'autre  maître  que  le  Roi.  a  II  est  vrai 

<pw  Charrost  était  comte,  et  Corneille  simple  bourgeois  de  Rouen. 

TaUemant  conteste  même  à  Richelieu  le  titre  qu'il  recerait  générale- 

nmt  :  i  Le  Cardinal,  dit-il,  a  affecté  de  se  faire  appeler  Monseigneur.  » 

[Butoriettes ^  tome  II,  p.  ai,  note  a.)  Du   reste,  quand  il  arrivait 

<p'on  ne  lui  donnât  point  ce  titre,  cela  choquait  plus  ses  flatteurs  que 

lui-même.  Voyez  Historiettes^  tome  II,  p.  60. 

3.  Melatiom  contenant  Clustoire  de  CAeodémie  franfoise,  p.  a  18.    ^ 


a6  LE   CID. 

La  voix  publique,  A  Monsieur  de  Scuderysur  les  Oitemaiions 
du  Cid  ^,  est  une  petite  pièce  écrite  avec  asseï  de  vivacité,  mais 
fort  inaignifiante,  qui  se  termine  par  cet  avis  :  c  Si  vous  êtes  sage, 
suives  le  conseil  de  la  voix  publique,  qui  vous  impose  silence.  » 

Vincognu  et  véritable  amy  de  Messieurs  Seudery  et .  Canweilk^ 
défend  V Amant  libéral*  contre  le  pamphlet  précédent.  «  Il  me 
semble,  dit-il,  qu'il  ne  fera  jamais  de  honte  au  Cid  de  mar* 
cher  pair  à  pair  avec  lui,  non  pas  même  quand  il  prendrait 
la  droite.  »  L'auteur  cherche,  nous  Tavons  vu,  les  prétextes 
les  moins  vraisemblables  pour  justifier  l'odieuse  conduite  de 
Scudéry;  enfin  il  ne  se  montre  Tami  de  Corneille  que  sur  le 
titre  :  aussi  parait-il  impossible,  malgré  les  initiales  D.R.  dont 
son  écrit  est  signé,  de  voir  en  lui  Rotrou,  comme  le  font  Niceron 
dans  ses  Mémoires  pour  servir  à  f  histoire  des  hommes  illustres  \ 
et  M.  Laya,  dans  la  Biographie  universelle*. 

Le  Souhait  du  Cid  en  faueur  deScuderi,  Vne  paire  de  lunettes 
pour  faire  mieux  ses  obseruations  ',  est  une  assez  pauvre  apo- 
logie de  Corneille,  que  nous  avons  eu  tout  à  l'heure  occasion  de 
citer,  en  parlant  des  lettres  de  noblesse  accordées  à  son  père''. 
Elle  est  signée  Mon  ris^  et  c'est  sans  doute  là  un  anagramme 
qui  cache  un  nom  trop  obscur  pour  qu'on  puisse  le  deviner. 

Tandis  que  Corneille  rencontrait  quelques  défenseurs,  dont, 
il  faut  l'avouer,  il  n'avait  pas  lieu  de  s'enorgueillir,  un  nouvel 
adversaire  venait  prêter  un  faible  renfort  à  Scudéry  et  à  Mairet. 
Dans  la  Lettre  apologétique ,  Corneille,  irrité  de  ce  qu'un  homme 
honoré  pendant  quelque  temps  de  son  amitié  avait  contribué 
à  répandre  dans  Paris  la  pièce  de  vers  intitulée  :  VAutheur 
du  Cid  espagnol  à  son  traducteur  franqois^  s'était  laissé  em- 
porter jusqu'à  dire  :  <  Il  n'a  pas  tenu  à  vous  que  du  premier 
lieu,  où  beaucoup  d'honnêtes  gens  me  placent,  je  ne  sois  des- 
cendu au-dessous  dé  Claveret.  »  Bientôt  parut ,  en  réponse  à 
cette  phrase ,  la  Lettre  du  ST  Claueret  au  S^  CorneiUej  soy 
disitnt  Autheur  du  Cid*,  On  y  tiouve  quelques  détails  inté- 

1.  A  Paru.  M.DC.XXXVII,  in-S»,  7  pages, 
a.  M.DC.XXXVU,  in-fio,  7  pages. 

3.  Voyez  ci-dessus,  p«  a3  et  i4- 

4.  Tome  XX,  p.  90.  —  5.  Article  Botrou. 

6.  M.DC.XXXVn,  in-80,  36  pages.  —  7.  Voyez  oi-dessus,  p.  16. 
8.  A  Paru,  M.DC.XXXVII,ixi-8o  de  1$  pages.  Le  titre  de  dêpait» 


NOTICE.  a^ 

rassaots  à  reeueillir  snr  la  (acaa  dont  fut  publiée  la  LBiire 
^okgétique  :  <  J'étois  tout  prêt,  dit  Qayeret,  de  vous  signer 
que  vous  êtes  plus  gtanà  poëte  que  moi,  sans  qu'il  iàt  né- 
cessaire que  vous  empruntassiez  les  yoix  de  tous  les  col- 
-porteurs  du  Pont-Neuf  pour  le  faire  éclater  par  toute  la 
France*.  »  -^  c  Songez,  ajoute-t-il  un  peu  plus  loin,  que 
votre  apologie  fait  autant  de  bruit  dans  les  rues  que  la  Gazette^ 
qoe  les  voix  éclatantes  de  ces  crieurs  devroient  être  seule- 
■wnc  employées  à  publier  les  volontés  des  princes  et  les  actions 
des  graiMis  hommes,  et  que  le  beau  sexe  que  vous  empé* 
ehez  de  dormir  le  matin  déclamera  justement  contre  votre 
poésie*.  >  Claveret,  du  reste,  se  résigne  à  son  tour  à  ce  mode 
de  publication  tant  blâmé  par  lui  :  <  Je  suis  marri...,  dit-il, 
qne  je  sois  réduit  à  cette  honteuse  nécessité  de  faire  voir  ma 
lettre  par  les  mêmes  voies  dont  vous  avez  usé  pour  délnter  vos 


Tons  ceux  qui  prirent  part  à  cette  polémique  agirent  sans 
doute  de  la  même  façon»  car  nous  lisons  à  la  fin  d^un  volume 
d'une  certaine  épaisseur  qui  semblait  fait  pour  figurer  aux 
étalages  de  la  Galerie  du  Palais  :  c  Ma  pauvre  muse,  après 
avoir  couru  le  Pont-Neuf  et  s'être  ainsi  prostituée  aux  col- 
porteurs, sera  possible  reçue  aux  filles  repenties  \  > 

La  lettre  de  Claveret  renferme  quelques  passages  assez  cu- 
rieux dont  nous  avons  fait  usage  dans  l'occasion',  mais  elle 
n'est  guère  de  nature  à  être  analysée.  Remarquons  seulement 
qa'il   en  existe  une  autre,  intitulée  :  Lettre  du  sieur  Ciaueret 
à  Monsieur  tie  Comeilie* y  mais  entièrement  différente  de  celle 
dont  nous  venons  de  parler.  La  rareté  de  cette  pièce  est  telle 
qu'elle  est  restée  inconnue  à  la  plupart  des  éditeurs  de  Cor- 
neille et  que,  malgré  le  témoignage  des  frères  Parfait,  M.  Tas- 
cbereau,  qui  a  fait  preuve  dans  V  Histoire  de  la  pie  et  des  ou- 
vrages  de  Corneille  de  connaissances  bibliographiques  si  étendues 

p.  3,  est  ainsi  conçu  :  Lettre  contre  une  inueetive  du  S^  Corneille^  toj 
*  àiaU  Autheur  du  Cid. 

I.  Page  4.  —  a.  Page  i3.  —  3.  Page  9. 

4.  EMonen  de  ce  qui  ie$t  fait  pour  et  contre  le  Cid,  p.  io3. 

5.  Voyez  tome  I,  p.  i3o,  et  tome  II,  p.  118  et  aig. 

6.  In-go  de  i3  pages,  sans  indication  de  lieu  d'impression  et  sans 
date. 


j 


!i8  LE  CID. 

et  si  précises,  était  tenté  de  douter  de  son  existence^.  Elle 
figure  à  la  Bibliothèque  impériale  dans  le  recueil  qui  a  pour 
numéro  T  5665.  En  comparant  avec  quelque  attention  les  deux 
libelles  qui  portent  le  nom  de  Claveret,  on  s'aperçoit  qu'ils  ne 
peuvent  avoir  été  écrits  Fun  et  Pautre  par  le  même  auteur.  En 
effet,  ils  ne  se  font  nullement  suite,  et  chacun  d'eux  a  l'appa- 
rence d'une  réponse  directe  et  unique  à  la  Lettre  apologétique. 
Celle  dont  nous  avons  parlé  d'abord  commence  ainsi  :  c  Mon- 
sieur, j'avoue  que  vous  m*avez  surpris  par  la  lecture  de  votre 
Lettre  apohgi tique  (sic),  et  que  je  n'attendois  pas  d'un  homme 
qui  faisoit  avec  moi  profession  d'amitié  une  si  ridicule  extrava- 
gance.... >  Le  début  de  la  seconde  n'est  pas  moins  vif  :  c  J'é- 
tois  en  terme  de  demeurer  sans  repartir,  et  de  ne  me  venger 
que  par  le  mépris,  voyant  que  les  justes  risées  que  l'on  fait  de 
vos  ouvrages  sont  pour  vous  des  sujets  de  vanité....  »  Évi- 
demment, dans  ces  deux  réponses,  il  y  en  a  une  qui  est  sup- 
posée ;  il  n'est  nullement  vraisemblable  que  ce  soit  la  première 
dont  l'authenticité  n'a  jamab  été  révoquée  en  doute,  et  qui  con- 
tient un  certain  nombre  de  renseignements,  tandis  que  la  se- 
conde est  une  déclamation  des  plus  banales  et  des  plus  vides. 
Remarquons  d'ailleurs,  sans  attacher  à  ce  fait  plus  d'impor- 
tance qu*il  n'en  mérite,  que  l'auteur  du  second  pamphlet, 
après  s'être  adressé,  comme  nous  l'avons  vu,  directement  à 
Corneille,  semble  ensuite  oublier  son  rôle  ou  négliger  à  des- 
sein de  le  remplir,  à  tel  point  qu'il  parle  à  chaque  instant  de 
Claveret  à  la  troisième  personne  :  c  Bon  Dieu  !  quelle  façon 
d'écrire  est  la  vôtre,  et  combien  en  ce  point  étes-vous  au- 
dessouSy  je  ne  dis  pas  de  Claveret,  mais  du  moindre  secrétaire 
de  Saint-Innocent'!  >  Et  plus  loin  :  c  Quant  à  Claveret,  vous 
l'avez  vengé  vous-même.  »  Enfin  le  nom  qui  se  trouve  à  la 
fin  de  la  pièce  est  amené  de  telle  façon  qu'il  pourrait  n'être 
pas  une  véritable  signature  :  «  Apprenez  donc  aujourd'hui  que 
quand  aux  trente  ans  d'étude  que  vous  avez  si  mal  employés, 
vous  en  auriez  encore  ajouté  trente  autres,  vous  ne  sauriez 
faire  que  vous  ne  soyez  au-dessous  de 


CLAVERET.  » 


I.  Deaxième  édition,  p.  3o5,  note  i3. 
a.  Voyez  tome  II,  p.  44>»  >^ote  3. 


NOTICE.  %g 

Ce  serait  le  lieu  de  parler  de  tJn^  du  Cid  à  CltUÊerei*. 
Certes  Niceron  se  trompe  en  Tattribiiaiit  à  Corneille ,  mais 
cette  brochure  pourrait  bien  du  moins  avoir  été  écrite  sons 
son  influence  et  avec  sa  participation  indirecte.  Plutôt  que  de 
dévelo{^r  sur  ce  point  quelque  hypothèse  dénuée  de  preuves, 
ne  vaut-il  pas  mieux  mettre  tout  simplement  sous  les  yeux  du 
lecteur  à  la  suite  de  notre  notice  ce  rare  libelle  qui  n'a  jamais 
été  réimprimé  ?  Cest  le  parti  que  nous  avons  pris. 

C*est  sans  doute  ici  qu'il  faudrait  placer  Tanalyse  de  la 
Victoire  du  ST  (sic)  Corneille^  Scudery  et  CUuterety  avec  vne  re» 
moRirance  par  laquelle  on  les  prie  amiablement  de  n  exposer 
ainsi  leur  renonunée  à  la  risée  publique  '.  Mais  nous  n'avons 
de  cet  écrit  que  le  titre  et  la  description ,  qui  nous  ont  été  con- 
servés par  Van  Praet  dans  le  Catalogue  des  pièces  pour  et 
contre  le  Cid  que  nous  avons  déjà  cité'.  Aucun  autre  biblio- 
graphe, aucun  éditeur  n'a  parlé  de  cette  pièce,  que  nous 
n'avons  pu  trouver. 

Un  mot  maintenant  sur  une  réponse  tardive  à  V  Excuse  de 
Corneille.  Elle  est  intitulée  :  Lettre  à  ^%  sous  le  nom  éCAriste^^ 
et  commence  ainsi  :  «  Ce  n'est  donc  pas  assez,  Ariste,  que  votre 
humeur  remuante  aye  jadis  troublé  le  repos  de  votre  solitude 
et  le  silence  de  votre  maison  en  s'attaquant  aux  œuvres  et 
à  l'éloquence  de  M.  de  Balzac. ...  Il  faut  encore  qu'après  dix 
ans  de  silence,  au  mépris  de  votre  habit  et  au  scandale  de 
votre  profession....  vous  importuniez  votre  ami  de  vous  don- 
ner des  chansons  (sans  dire  si  c'est  à  boire  ou  à  danser),  à 
l'heure  même  que  vous  le  savez  occupé  à  ce  grand  mariage,  et 
qu'il  fait  accepter  à  une  fille  pour  mari  celui  qui  le  jour  même 
a  tué  son  père.  »  Ce  passage  fait  évidemment  allusion  aux 
lettres  de  Phjrllarque  à  Ariste^  dirigées  contre  Balzac,  et  dont 
la  première  partie  parut  en  16^7,  c'est-à-dire  dix  ans  juste 
STant  le  pamphlet  que  nous  venons  de  citer.  Phjrllarquej 
comme  il  se  nomme  lui-même,  ou  le  Prince  des  feuilles^ 
oomme  quelques-uns  l'ont  appelé,  n'est  autre  que  Jean  Goulu, 

I.  Paru,  M.DC.XXXVII,  in-S»,  8  pages. 
).  Pons,  M.DG.XXXVII,  in-80,  7  paget. 
3-  Voyez  plus  haut,  p.  14»  uote  3. 
i  I11-80,  8  pages. 


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3o  LE  CID. 

«Ion  général  des  FeuilUmts,  ce  qni  explique  et  le  pseadonyme 
qa'il  a  pris  et  le  sarnom  qa'on  lui  a  donné.  Ces  lettres  de 
Phyllarque  firent  grand  bruit,  et  Corneille  en  parle  d'une  ma- 
nière fort  élogieuse  dans  Tépitaphe  latine  qu'il  a  composée 
pour  Jean  Goulu,  et  qu^on  trouvera  pour  la  première  fois, 
dans  notre  édition,  en  tète  des  CEuvres  diverses  en  prose.  Par 
malheur,  si  les  renseignements  abondent  sur  Phyllarque,  on 
n'en  rencontre  aucun  qui  concerne  Ariste.  V jâuertisêement  dm 
libraire  au  lecteur  fait  de  lui  un  gentilhomme  de  la  cour,  mais 
le  ton  général  prouve  que  cet  Avertbsement  est  plutAt  des- 
tiné à  dérouter  les  soupçons  qu'à  confirmer  les  conjectures. 
En  tète  de  chaque  volume  se  trouve  une  ode  d' Ariste  qui 
nous  prouve  qu'il  était  fort  mauvais  poète,  ce  qui,  en  aucun 
temps,  ne  peut  tenir  lieu  d'une  désignation  précise.  Il  est  bien 
certain  du  moins  qu'il  s'agit  d'un  personnage  réel,  connu  de 
toute  la  société  littéraire  du  temps,  et  qui,  contrairement  à 
l'assertion  du  libraire  du  P.  Goulu,  était  religieux  et  non 
homme  de  cour.  L'extrait  d'un  pamphlet  de  Mairet,  qu'on 
trouvera  analysé  plus  loin  à  sa  date,  achèvera  d'établir  ces 
divers  points  ^ 

Si  maintenant  nous  remontons  à  Torigine  de  la  querelle 
du  P.  Goulu  et  de  Balzac,  nous  trouvons  que  ce  dernier  fut 
d'abord  attaqué  par  André  de  Saint-Denis,  jeune  feuillant,  au- 
teur d'un  livre  intitulé  :  la  Conformité  de  t éloquence  de  M,  de 
Balzac  auee  celle  des  plus  grands  personnages  du  temps  passé 
et  du  presenty  dans  lequel  il  lui  reproche  vivement  ses  trop 
nombreuses  réminiscences.  Ogier  répliqua  par  une  Apologie 
de  Balzac,  dans  laquelle  le  P.  André,  comme  on  l'appelait 
d'ordinaire,  n'était  point  ménagé.  «  L'apologie  étant  imprimée, 
dit  Sorel  *,  un  exemplaire  en  fut  porté  au  supérieur  de  ce  re- 
ligieux (c'est-à-dire  au  P.  Goulu),  qui  s'offensa  de  le  voir 
attaqué  de  cette  sorte,  principalement  en  des  endroits  où  la 
lecture  des  livres  profanes  lui  était  reprochée.  Pource  qu'il 
se  piquait  aussi  d'éloquence,  il  voulut  prendre  le  fait  et  cause 
pour  son  novice,  et  il  fit  les  deux  volumes  de  Lettres  de  Phfl^ 
largue  à  Ariste^  où  il  critiqua  horriblement  toutes  les  lettres 

I.  Voyez  ci-après,  p.  89  et  4o. 

a.  Biiàot/tèque  franfouef  i«  édition,  p.  i3o  et  i3i. 


NOTICE.  3i 

de  M.  de  Balzac^  Im  donnaiit  le  nom  de  Narcisse,  pour  l'accu- 
ser d^nn  trop  grand  amour  de  soi-même.  » 

Tout  ceci  n'antoriserait-il  pas  à  regarder  André  de  Saint- 
Denis  comme  cet  Ariste  à  qui  le  P.  Goulu  adressait  ses 
Lettres  et  Corneille  son  Excuse?  Ce  n^est  certes  là  qu'une  con- 
jecture, qui  aurait  grand  besoin  de  se  trouver  confirmée  par 
quelque  renseignement  plus  positif;  mais  telle  qu'elle  est,  elle 
présente  do  moins  une  certaine  vraisemblance. 

«  J*ayoae,  dit  en  parlant  de  Corneille  l'auteur  de  la  Lettre 
à\j  que  les  sentiments  de  ses  amis  pour  ce  poëme  avoient 
préoccupé  mon  esprit  devant  que  j'en  eusse  fait  la  lecture  :  je 
doonois  quelque  chose  à  l'approbation  du  peuple,  encore  que 
je  le  connusse  mauvais  juge  ;  mais  je  m'aperçus  bientôt  après 
que  c'était  l'ignorance,  et  non  pas  sa  beauté,  qui  causoit  son 
admiration.  Je  fis  donc  résolution  de  guérir  ces  idolâtres  de 
leur  aveuglement,  et  le  dessein  que  j'avois  de  les  désabuser 
me  faisoit  prendre  la  plume  quand  un  autre  plus  digne  obser- 
vateur m'a  prévenu^....  »  Ce  passage  servit  de  texte  à  la  re- 
prise qui  parut  sous  ce  titre  : 

Lettre  pour  Monsieur  de  Corneille^  contre  les  mots  de  la  Lettre 
sous  le  nom  d Ariste  :  «  le  fis  donc  résolution  de  guérir  ces 
Idolâtres*,  » 

Cette  pièce  est  du  nombre  de  celles  que  Niceron  attribue  à 
Conieille,  et  que  nous  avons  cru  devoir  réimprimer  à  la  suite 
de  cette  notice.  Nous  nous  contenterons  de  remarquer  ici  que 
Panteur,  quel  qu'il  soit,  paraît  connaître  au  mieux  la  personne 
qui  a  écrit  la  Lettre  sous  le  nom  et  Ariste,  Il  en  parle  comme 
d'an  homme  jeune,  moins  pauvre  que  Claveret,  mais  d'une 
origine  fort  contestable,  commensal  habituel  de  Scudéry,  et 
très-assidu  aux  conférences  qui  se  tenaient  chez  lui.  Il  est 
vrai  que  dans  la  Besponce  de  ***à  ***  sous  le  nom  d Ariste^ y 
Attribuée  également  par  Niceron  à  Corneille  et  reproduite 
chaprès,  ce  n'est  plus  le  même  personnage,  mais  bien  Mai- 
nt, qui  est  considéré  comme  Fauteur  de  la  Lettre  sous  le  nom 
^Ariite, 


I.  Page  5. 

a.  Sont  lieo  ni  date.  In-8<*  de  5  page*  et  i  feuillet  blanc. 

3.  J  Paru,  M.DC.XXXVII,  in-S»,  8  pages. 


3a  LE  CID. 

Pendant  que  cette  guerre  de  libelles  continuait  chaque  ma- 
tin,  Scudéry,  voyant  que  le  public  s'obstinait  à  admirer  le 
Cid^  s^efforça  d'obtenir  contre  le  nouyel  ouvrage  un  jugement 
en  forme,  et  adressa  à  cet  effet  au  seul  tribunal  compétent  une 
requête  qui  fut  imprimée  plus  tard  sous  le  titre  de  Lettre 
de  M^  de  Scudery  à  nUtutre  Académie  '. 

c  II  est  bien  certain,  dit  Pellisson,  qu'en  ce  différend  qui 
partagea  toute  la  cour,  le  Cardinal  sembla  pencher  du  côté 
de  M.  de  Scudérj,  et  fut  bien  aise  qu'il  écrivît,  comme  il  fit,  à 
l'Académie  françoise,  pour  s'en  remettre  à  son  jugement.  On 
voyoit  assez  le  désir  du  Cardinal,  qui  étoit  qu'elle  prononçât  ^ 
sur  cette  matière  ;  mais  les  plus  judicieux  de  ce  corps  témoi-  , 
gnoient  beaucoup  de  répugnance  pour  ce  dessein.  Us  disoient 
que  l'Académie,  qui  ne  faisoit  que  de  naître,  ne  devoit  point 
se  rendre  odieuse  par  un  jugement  qui  peut-être  déplairoit 
aux  deux  partis,  et  qui  ne  pouvoit  manquer  d'en  désobliger 
pour  le  moins  un,  c'est-à-dire  une  grande  partie  de  la  France; 
qu'à  peine  la  pouvoit-on  souffrir  sur  la  simple  imagination 
qu'on  avoit  qu'elle  prétendoit  quelque  empire  à  notre  langue  : 
que  seroit-ce  si  elle  témoîgnoit  de  l'affecter,  et  si  elle  entre- 
prenoit  de  l'exercer  sur  un  ouvrage  qui  avoit  contenté  le  grand 
nombre  et  gagné  l'approbation  du  peuple  ?  que  ce  seroit  d'ail- 
leurs un  retardement  à  son  principal  dessein,  dont  l'exécution 
ne  devoit  être  que  trop  longue  d'elle-même  ;  qu'enfin  M.  Cor- 
neille ne  demandoit  point  ce  jugement,  et  que  par  les  statuts 
de  l'Académie,  et  par  les  lettres  de  son  érection,  elle  ne  pou- 
voit juger  d'un  ouvrage  que  du  consentement  et  à  la  prière  de 
l'auteur.  Mais  le  Cardinal  avoit  ce  dessein  en  tète,  et  ces  rai- 
sons lui  paroissoient  peu  importantes,  si  vous  en  exceptez  la 
dernière,  qu'on  pouvoit  détruire  en  obtenant  le  consentement 
de  M.  Corneille*.  « 

Boisrobert  fut  chargé  de  cette  négociation.  Il  entama  à  ce 
sujet  avec  Corneille,  alors  à  Rouen,  une  longue  correspondance, 
qui  ne  nous  est  point  parvenue.  Pellisson  a  seulement  rapporté 

I.  'A  Paris ^  chez  Anthoine  de  SomnuwiUey  au  Palais  ^  à  tEscu  Ht 
France.  M.£>C.XXXVII,  in-8»  de  ii  pages. 

a.  Relation  contenant  P histoire  de  V Académie  française ^  16 53,  p.  189- 
191- 


NOTICE.  33 

de  trop  courts  fragments  des  réponses  de  notre  poëte,  que 
VNis  avons  classés  à  leur  date  parmi  ses  lettres. 

Dans  une  de  ces  réponses,  tout  en  énamérant  les  inconvé- 
BÎents  qu*il  y  avait  pour  la  Compagnie  à  s'occuper  de  cette 
quereUe,  il  lui  échappa  de  dire  :  «  Messieurs  de  rAcadémie 
peuvent  faire  ce  qu'il  leur  plaira.  » 

«  Il  n'en  falloit  pas  davantage,  au  moins  suivant  l'opinion 
dn  Cardinal,  dit  Pellisson,  pour  fonder  la  jarisdiction  de  l'Aca- 
démie, qui  pourtant  se  défendoit  toujours  d'entreprendre  ce 
travail  ;  mais  enfin  il  s'en  expliqua  ouvertement,  disant  à  un  de 
ses  domestiques  :  <  Faites  savoir  à  ces  Messieurs  que  je  le  de- 
«  sire,  et  qne  je  les  aimerai  comme  ils  m'aimeront.  » 

c  Alors  on  crut  qu'il  n'y  avoit  plus  moyen  de  reculer ,  et 
FAcadémie  s' étant  assemblée  le  i6  juin  1687,  après  qu'on  eut 
la  la  lettre  de  M.  de  Scudéry  pour  la  Compagnie,  celles  qu'il 
avoit  écrites  sur  le  même  sujet  à  M.  Chapelain,  et  celles  que 
M.  de  Boisrobert  avoit  reçues  de  M.  Corneille  ;  après  aussi  que 
le  même  M.  de  Boisrobert  eut  assuré  l'assemblée  que  Monsieur  le 
Cardinal  avoit  agréable  ce  dessein,  il  fut  ordonné  que  trois  com- 
missaires seroient  nommés  pour  examiner  le  Cid  et  les  Obser^ 
votions  contre  le  Cid;  que  cette  nomination  se  feroit  à  la  plura- 
lité des  voix  par  billets  qui  ne  seroient  vus  que  du  secrétaire. 
Gela  se  fit  ainsi,  et  les  trois  commissaires  furent  M.  de  Bourzey ', 
M.  Chapelain  et  M.  des  Marests.  La  tâche  de  ces  trois  messieurs 
n'étoit  que  pour  l'examen  du  corps  de  l'ouvrage  en  gros;  car 
pour  celui  des  vers,  il  fut  résolu  qu'on  le  feroit  dans  la  Com- 
pagnie^. MM.  de  Cerisy,  de  Gombauld,  Baro  et  l'Estoile  furent 
seulement  chargés  de  les  voir  en  particulier  et  de  rapporter 
leurs  observations,  sur  lesquelles  l'Académie  ayant  délibéré  en 
diverses  conférences,  ordinaires  et  extraordinaires,  M.  des  Ma- 
rests eut  ordre  d'y  mettre  la  dernière  main.  Mais  pour  Texa- 
nien  de  l'ouvrage  en  gros,  la  chose  fut  un  peu  plus  difficile. 
M.  Chapelain  présenta  premièrement  ses  mémoires;  il  fut  or- 


T9* 


I.  Ce  nom  est  imprimé  ainai  dans  le  texte  de  Pellisson;  toutefois, 
liaison  Catalogue  de  Messieurs  de  l'Académie  française^  p.  5a3  de  la 
^det'um,  il  écrit  Vaibé  de  Bourzejt;  Bourzeis  est  la  forme  adoptée  le 
ily  '     pins  généralement. 

)•  Registres  du  3o  juin  1687.  (Note  de  PelUsson,) 

CoAVBUXB.  ni  3 


34  LE  CID. 

donné  que  MM.  de  Bouney  et  des  Marests  y  joindroient  les 
leurs;  et  soit  que  cela  fût  exécuté  ou  non,  de  quoi  je  ne 
vois  rien  dans  les  registres,  tant  y  a  que  M.  Chapelain  fit  un 
corps,  qui  fut  présenté  au  Cardinal  écrit  à  la  main.  J'ai  vu  avec 
beaucoup  de  plaisir  ce  manuscrit  apostille  par  le  Cardinal,  en 
sept  endroits,  de  la  main  de  M.  Gtois,  son  premier  médecin.  U 
y  a  même  une  de  ces  apostilles  dont  le  premier  mot  est  de  sa 
main  propre  *  ;  il  y  en  a  une  aussi  qui  marque  assez  quelle  opi- 
nion il  avoit  du  Cid.  C^est  en  un  endroit  où  il  est  dit  que  la 
poésie  seroit  aujourd'hui  bien  moins  parfaite  qu'elle  n'est,  sans 
les  contestations  qui  se  sont  formées  sur  les  ouvrages  des  plus 
célèbres  auteurs  du  dernier  temps,  la  Jérusalem^  le  Pastor  pdo. 
En  cet  endroit ,  il  mit  en  marge  :  «  L'applaudissement  et  le 
«  blâme  à\k  Cid  n'est  qu'entre  les  doctes  et  les  ignorants,  au 
«  lieu  que  les  contestations  sur  les  autres  deux  pièces  ont  été 
c  entre  les  gens  d'esprit';  >  ce  qui  témoigne  qu'il  étoit  persuadé 

I.  Ce  manuscrit  appartient  depuis  longtemps  à  la  Bibliothèque 
impériale  ;  il  figure  sous  le  no  Y  5666,  à  la  page  549  ^^  tome  I  des 
Belles-Lettres  du  Catalogue  des  Vivres  imprimez  de  la  Bibliothèque  du 
MojTf  publié  en  1750.  L'année  dernière  (i  861  )  il  a  passé  du  Département 
des  imprimés  au  Département  des  manuscrits ,  où  il  porte  actuel- 
lement le  no  5541  du  Supplément  français.  Cest  un  petit  in-4^  de 
63  pages.  Il  était  intitulé  d'abord  :  Les  Sentimens  de  l'Académie  froM" 
çoise  toucliant  les  observations  faites  sur  la  tragicomedie  du  Cid.  Ce  titres 
été  ainsi  modifié  :  Les  Sentimens  de  P Académie  françoise  sur  la  question 
de  la  tragicomedie  du  Cid.  On  lit  en  tète  du  premier  feuillet  cette  note 
de  Tabbé  Sallier,  garde  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  du  Boi  : 
c  De  la  main  de  M'  Chapelain,  avec  des  apostilles  de  M.  le  cardinal  de 
Bichelieu.  Témoignage  de  M'  Tabbé  d*01ivet.  y^^  ^737»  s  Dans  le 
catalogue  imprimé  de  1750,  cette  note  est  reproduite  ;  mais  d'Olivet 
n*est  pas  nommé.  Nous  pensons,  contrairement  à  l'opinion  de  Pellisson, 
que  quatre  des  sept  apostilles  sont  entièrement  de  la  main  du  Cardi- 
nal ;  nous  les  passerons  en  revue  une  à  une  dans  les  notes  suiTantei . 

a.  Cette  apostille  qui  se  trouve  à  la  page  5  est  d'une  écriture  me- 
nue, irrégulière,  difficile  à  lire  :  c'est  probablement  celle  de  Citois. 
A  la  page  i3,  ces  deux  apostilles  :  c  il  faut  un  exemple  9,  c  il  faut 
un  tempérament  » ,  sont  d'une  grosse  et  belle  écriture,  qui  présente 
avec  celle  des  lettres  autographes  de  Richelieu  la  conformité  la  plus 
frappante.  A  la  page  29,  à  l'occasion  du  reproche  fait  à  Rodrigue 
d'avoir  formé  le  dessein  de  tuer  le  Comte,  dont  la  mort  n'était  pas 


NOTICE.  35 

de  ce  qn'on  reprochoit  à  M.  Corneille^  que  son  ouvrage  péchoit 
contre  les  règles.  Le  reste  de  ces  apostilles  n'est  pas  considé- 
rable; car  ce  ne  sont  que  de  petites  notes,  comme  celle-ci,  où 
le  premier  mot  est  de  sa  main  :  c  Bon,  mais  se  pourroit  mieux 
<  exprimer';  »  et  cette  autre  :  «  Faut  adoucir  cet  exemple*.  » 
ÏÏaà  on  recueille  pourtant  qu'il  examina  cet  écritavec  beau* 
coup  de  soin  et  d'attention.  Son  jugement  fut  enfin  que  la  sub- 
stmoe  en  étoit  bonne,  «  mais  qu'il  falloit,  »  car  il  s'exprima 
en  ces  termes,  «  y  jeter  quelques  poignées  de  fleurs.  »  Aussi 
D'étoit-ce  que  comme  un  premier  crayon  qu'on  avoit  voulu  lui 
pfésenter,  pour  savoir  en  gros  s'il  en  approuveroit  les  senti- 
ments. L'ouvrage  fut  donc  donné  à  polir,  suivant  son  intention 
et  par  délibération  de  l'Académie,  à  MM.  de  Serizay,  de  Ce« 
risy,  de  Gombauld  et  Sirmond'.  M.  de  Censy,  comme  j'ai 
appris ,  le  coucha  par  écrit,  et  M.  de  Gombauld  fut  nommé 
par  les  trob  autres  et  confirmé  par  l'Académie  pour  la  der- 
nière révision  du  style.  Tout  fut  lu  et  examiné  par  l'Académie 
en  diverses  assemblées,  ordinaires  et  extraordinaires,  et  donné 
enfin  à  l'impiimeur  *.  Le  Cardinal  étoit  alors  à  Charonne,  où  on 
^  lai  envoya  les  premières  feuilles,  mais  elles  ne  le  contentèrent 
onllement  ;  et  soit  qu'il  en  jugeât  bien,  soit  qu'on  le  prît  en 
*  mauvaise  humeur,  soit  qu'il  fftt  préoccupé  contre  M.  de  Ce* 
\  lisy,  il  trouva  qu'on  avoit  passé  d'une  extrémité  à  l'autre, 
qa'oD  y  avoit  apporté  trop  d'ornements  et  de  fleurs,  et  renvoya 

téeemire  pour  sa  utis&ction,  on  lit  en  marge  cette  note  assez 
élnogf  y  de  récriture  qae  nous  attribuons  à  Citois  :  «  Faut  voir  si  la 
pièee  le  dit;  car  si  cela  n'est  point  on  auroit  tort  de  faire  à  croire  à 
^  1  Rodrigue  qu'il  Tonlût  tuer  le  Comte,  puisqu'on  fait  souvent  en  telles 
ii^"^     weMÎons  ce  qu'on  ne  veut  pas  faire.  » 

^«  I  1.  Noie  de  l'écriture  qui  parait  être  celle  de  Citois  ;  le  mot  ^n  est 
£»  tnoé  sTec  un  peu  plus  de  hardiesse  que  le  reste;  toutefois  il  est  im- 
atfi]  ponible  d'affiziaier  qu'il  soit  d'une  autre  main.  A  la  page  87,  apostille 
*  ir.  de  la  grosse  écriture  que  nous  attribuons  à  Richelieu  :  c  11  ne  faut 
li&i^  I    point  dire  cela  si  absolument.  » 

i  ^'        1.  Iri  la  transcription  est  inexacte.  D  y   a  dans  le  manuscrit 
^«^      (p«  S6]  :  (  n  faut  adoucir  cette  expression.  »  Cette  dernière  apostille 
ttt,  rairant  nous,  de  la  main  de  Richelieu. 
3.  Registres,  17  juillet  1637.  (Note  de  PeliUson.) 
4*  Registres,  dernier  juillet  1637.  {Note  du  même,) 

[ 


36  LE  CID. 

à  l'heure  même  en  diligence  dire  qu'on  arrêtât  l'impression. 
Il  voulut  enfin  que  MM.  de  Serizay,  Chapelain  et  Sirmond  le 
vinssent  trouver,  afin  qu'il  pût  leur  expliquer  mieux  son  in- 
tention. M.  de  Serizay  s'en  excusa,  sur  ce  qu'il  étoit  prêt  à 
monter  à  cheval  pour  s'en  aller  en  Poitou.  Les  deux  autres  y 
furent.  Pour  les  écouter,  il  voulut  être  seul  dans  sa  chambre,  _ 
excepté  MM.  de  Bautru  et  de  Boisrobert,  qu'il  appela  comme  '^ 
étant  de  l'Académie.  H  leur  parla  fort  longtemps,  très-civile- 
ment, debout  et  sans  chapeau. 

c  M.  Chapelain  voulut,  à  ce  qu'il  m'a  dit,  excuser  M.  de   ^ 
Cerisy,  le  plus  doucement  qu'il  put;  mais  il  reconnut  d'abord    ^ 
que  cet  homme  ne  vouloit  pas  être  contredit  :  car  il  le  vit   ' 
s'échauffer  et  se  mettre  en  action,  jusque-là  que  s'adressant  à    '" 
lui,  il  le  prit  et  le  retint  tout  un  temps  par  ses  glands,  comme    "" 
on  fait  sans  y  penser  quand  on  veut  parler  fortement  à  quel-    '*' 
qu'un  et  le  convaincre  de  quelque  chose.  La  conclusion  fut,    ' 
qu'après  leur  avoir  expliqué  de  quelle  façon  il  croyoit  qu'il    ' 
falloit  écrire  cet  ouvrage,  il  en  donna  la  charge  à  M.  Sirmond, 
qui  avoit  en  effet  le  style  fort  bon  et  fort  éloigné  de  toute  affec- 
tation. Mais  M.  Sirmond  ne  le  satisfit  point  encore  ;  il  fallut 
enfin  que  M.  Chapelain  reprit  tout  ce  qui  avoit  été  fait,  tant 
par  lui  que  par  les  autres ,  de  quoi  il  composa  l'ouvrage  tel 
qu'il  est  aujourd'hui,  qui,  ayant  plu  à  la  Compagnie  et  an 
Cardinal,  fut  publié   bientôt  après,  fort  peu  différent  de  ce 
qu'il  étoit  la  première  fois  qu'il  lui  avoit  été  présenté  écrit  à 
la  main,  sinon  que  la  matière  y  est  im  peu  plus  étendue,  et 
qu'il  y  a  quelques  ornements  ajoutés. 

c  Ainsi  furent  mis  au  jour,  après  environ  cinq  mois  de  tra- 
vail', les  Sentiments  de  VAceidemie  française  sur  le  Cid^y  sans 
que,  durant  ce  temps-là,  ce  ministre  qui  avoit  toutes  les  affaires 
du  royaume  sur.  les  bras,  et  toutes  celles  de  l'Europe  dans  la 
tête,  se  lassât  de  ce  dessein,  et  relâchât  rien  de  ses  soins  pour 
cet  ouvrage*.  » 

On  serait  tenté  de  croire  que  pendant  ces  cinq  mois  le 
nombre  des  libelles  diminua.  Il  n'en  fut  rien.  Dans  la  lettre 

I.  Registres,  i3  noyembre  1687.  {Note  de  Pelluson,) 

a.  A  Paris,  chez  Jean  Camusat,  i638,  in-S^. 

i.  Helation  contenant  P histoire  de  t Académie  françoise^  p.  iQS-soi- 


NOTICE.  37 

par  Uqaelle  Scadéry  réclamait  le  jugement  de  l'Académie  snr 
teCûif  il  repoussait  en  ces  termes  le  reproche  que  lui  avait  fait 
Corneille  de  citer  inexactement  les  autorités  qu'il  avait  invo- 
quées dans  ses  Observations  :  c  Dans  peu  de  jours  la  quatrième 
édition  de  mon  ouvrage  me  donnera  lieu  de  le  faire  rougir  de 
h  fausseté  qu'il  m'impose,  en  marquant  en  marge  tous  les 
anteurs  et  tous  les  passages  que  j'ai  allégués.  »  Nous  ne  pensons 
pas  qu'il  ait  donné  suite  à  ce  projet,  mais  il  publia  isolément  : 
La  Preuve  des  passages  aUeguez  dans  les  obseruations  sur  le 
ùd,  A  Messieurs  de  V Académie^. 

VEpistre  aux  poètes  du  temps  sur  leur  querelle  du  Cid^  parut 
sans  doute  presque  au  même  moment,  car  son  début  fait  allu- 
sion à  la  Lettre  à  t illustre  Académie,  «  Vous  avez  fait  trop 
de  bruit  par  toutes  les  provinces  de  France  (messieurs  les  ri- 
neurs)  pour  croire  que  vos  différends  puissent  à  présent  être 
terminés  par  une  Académie  que  F  un  de  vous  honore  d'un 
titre  qui  est  seulement  Tapennage  des  princes  et  des  sacrées 
assemblées.  >  Rien  n'est  plus  détestable  que  cette  pièce,  qui  se 
termine  par  une  froide  allusion  au  nom  de  Corneille  :  c  Si  néan- 
moins vous  ne  voulez  cesser  qui  Tun  de  clabauder  et  l'autre 
de  croasser,  que  ce  soit  pour  le  moins  perché  sur  un  noyer, 
ttêge  ordinaire  de  tels  oiseaux.  » 

four  le  sieur  Corneille  contre  les  ennemis  du  Cid^^  est  le  titre 
d'âne  brochure  qui  ne  se  compose  que  d'un  sonnet  dont  voici 
la  chute  : 

Corneille  sait  porter  son  toI  ù  près  des  cieax, 
Que  s'il  ne  s'ahaissoit  pour  tous  combattre  mieux, 
Vos  coups  injurieux  ne  poorroient  pas  l'atteindre; 

el  de  la  petite  pièce  qui  suit  : 

Au  seigneur  de  Scudery  sur  sa  victoire, 

QUATBAIN. 

Toi  dont  la  folle  jalousie 

Du  Cid  te  veut  rendre  yainqueur, 

Sois  satisfait,  ta  frénésie 

Te  fait  passer  pour  un  yain  cœur. 

I.  A  Paris  ^  chez  Antoine  de  Sommaville,  Au  Palais  ,  à  CEseu  de 
fT9»€t.  lf.DC.XXXVII,  in-8ode  14  pages  et  i  feuillet  blanc. 
>.  A  Paris,  M.DC.XXXVn,  in-8<»  de  i4  pages. 
3.  A  Paris,  M.DC.XXXVII,  in-S»  de  7  pages. 


38  *  LE  CID. 

G^est  aussi  à  la  même  époqae  qu'il  faut  rapporter  l'ouvrage 
intitulé  :  Examen  de  ce  qui  s'est  fait  pour  et  contre  le  Cid  : 
avec  un  traité  de  la  Disposition  du  Poème  Dramatique^  et  de  la 
prétendue  Règle  de  vingt-quatre  heures^.  L'auteur,  il  est  vrai, 
prétend  d'abord  que  son  traité  était  sous  presse  même  avant 
la  Lettre  apologétique  de  Corneille ,  mais  il  ajoute  :  «  U  semble 
que  je  serois  obligé  de  signer  cet  écrit  si  je  voulois  prendre  la 
qualité  d'intervenant  au  procès  qui  s'instruit  en  l'illustre  Aca- 
démie sur  la  requête  du  S**  de  Scudéry.  Mais  plutôt  que  de 
plaider  (qui  est  un  métier  que  je  m'empêche  de  faire  tant  que 
je  puis),  j'aime  mieux  que  ce  petit  ouvrage  s*en  aille  avec  les 
vagabonds  et  gens  sans  aveu,  ou  qu'il  soit  mis  aux  Enfermés', 
comme  un  enfant  trouvé.  »  L'auteur  affecte  une  grande  im- 
partialité et  loue  presque  également  Corneille  et  Scudéry. 
c  Toutes  les  fois,  dit-il,  que  la  pièce  du  Gd  a  paru  sur  le 
théâtre,  j'avoue  qu'elle  a  donné  dans  la  vue  à  tout  le  monde.  » 
«  Je  n'en  connois  l'auteur  que  de  nom,  ajoute- t-il  un  peu  plus 
loin,  et  par  les  affiches  des  comédiens  ;  or  à  cause  que  je  fais 
quelquefois  des  vers,  et  que  je  favorise  ceux  qui  s'en  mêlent, 
j'ai  inclination  pour  lui.  »  Du  reste  il  ne  prend  aucune  part 
réelle  à  la  querelle  et  ne  s'en  occupe  que  parce  qu'il  trouve 
l'occasion  de  publier  et  surtout  de  faire  lire  un  traité  de  la 
règle  des  vingt-quatre  heures,  écrit  depuis  cinq  ou  six  ins  et 
dont  il  était  embarrassé. 

C'est  vers  ce  moment  que  dut  paraître  le  Jugement  du  Cid 
composé  par  un  Bourgeois  de  PariSy  marguillier  de  sa  Paroisse^, 
Le  passage  suivant  nous  indique  le  but  de  l'auteur  et  nous 
montre  qu'il  connaissait  bien  le  défenseur  habituel  de  Gor- 

I.  A  Paris f  imprimé  aux  desperu  de  tAutheur,  in-S^»  de  io3  pages. 

a.  a  \J Hôpital  des  pauvres  enfermés  est  un  membre  de  l'Hôpital 
général,  où  on  a  mis  plusieurs  pauvres  pour  les  empêcher  d*être  fai- 
néants et  vagabonds.  »  {Dictionnaire  universel  de  Furetière.) 

3.  In-S*'  de  i6  pages,  sans  lieu  ni  date.  Une  autre  édition  en  plus 
gros  caractères  et  formant  a  4  pages  se  trouve  mentionnée  dans  les 
notes  recueillies  par  Van  Praet  (voyez  ci-dessus,  note  i  de  la  p.  i5]. 
Cette  pièce  a  été  réimprimée  dans  le  Becueil  de  dissertations  sur  plu- 
sieurs tragédies  de  Corneille  et  de  Racine,,,,  publié  par  Granet  en  1740» 
tome  I,  p.  99  ;  et  dans  le  Tableau  historique,  ,,,de  la  poésie  française,,., 
auseizième siècle,  par  M.  Sainte-fieuve,  1818,  a  vol.  in-8<>,  tome  I,  p.  386. 


NOTICE.  ,  39 

Bolley  mais  par  malheur  il  le  désigne  d'une  façon  fort  obscure 
pour  nous.  «  Quand  j'ai  yu,  dit-il  en  parlant  de  notre  poëte, 
qie  l'on  ne  cessoit  d'écrire  pour  et  contre ,  qu'il  ne  paroissoit 
^  de  la  passion  et  de  l'excès,  soit  à  le  blâmer  ou  à  le  défendre, 
et  que  le  pédant  qui  a  pris  sa  cause,  sembloit  avoir  eu  plus  de 
soin  de  défendre  son  affiche  de  la  morale  de  la  cour,  et  de 
ptfoître  grand  logicien,  que  de  rien  faire  à  l'avantage  de  Cor- 
neille,  je  me  suis  enfin  résolu,  attendant  le  jugement  de  l'Aca- 
démie, de  faire  voir  le  mien,  qui  est,  ce  me  semble,  le  senti- 
ment des  honnêtes  gens  d'entre  le  peuple  ;  et  sans  avoir  égard 
ni  à  la  colère  des  poètes  qui  l'ont  voulu  mettre  aussi  bas  qu'il 
s'étoît  mis  haut ,  ni  aux  louanges  excessives  que  lui  donnent 
ses  adorateurs,  j'ai  voulu  le  défendre  contre  ce  qu'il  7  avoit 
d'injustice  dans  les  Observations  de  Scudéry,  et  montrer  aussi 
que  l'on  sait  la  portée  de  son  mérite ,  et  que  le  sens  commun 
n'est  pas  entièrement  banni  de  la  tète  de  ceux  qui  ne  sont  ni 
savants,  ni  auteurs.  »  Il  ne  faut  pas  oublier  toutefois  que  ce 
critique,  en  apparence  si  équitaî>le  à  l'égard  de  Corneille, 
n'hésite  pas  à  dire  avec  ses  ennemis  qu'  «  il  ne  devoit  point 
Caire  imprimer  ie  Cid,  » 

Noos  voici  arrivés  à  VEpistre  familière  du  S^  Mayret  au 
y  Corneille  sur  la  îragi-^comedie  du  Cid^,  Ce  pamphlet  est  le 
seul  qui  porte  une  date  de  jour;  il  est  du  4  juillet  1637.  On 
trouve  p.  3o,  après  la  pièce  principale,  la  Responce  à  VAmy 
du  Cid  sur  ses  inuectives  contre  le  S^  Claueretj  où  est  cité  le 
logement  du  marguillier,  ce  qui  justifie  la  place  que  nous 
ttons  donnée  à  cet  écrit. 

<  Monsieur,  dit  Mairet  au  commencement  de  son  ÊpUre^  si 
je  croyois  le  bruit  commun  qui  vous  déclare  déjà  l'auteur  de 
ces  mauvais  papiers  volants  qu'on  voit  tous  les  jours  paroître 
à  la  défense  de  votre  ouvrage,  je  me  plaindrois  de  vous  à  vous- 
même,  de  l'injustice  que  l'on  me  fait  en  un  libelle  de  votre 
style  et  peut-être  de  votre  façon  ;  mais  comme  l'action  est  trop 
indigne  d'un  honnête  homme,  je  suspendrai  pour  quelque 
temps  ma  créance  en  votre  faveur,  et  me  contenterai  (puisque 
la  querelle  de  votre  Cid  vous  a  rendu  chef  de  parti)  de  vous 

I.  A  Paris  f  chez  Antkoine  de  SommaviUe,  Au  Palais^  dans  la  petite 
Sek,  à  lEsctt  de  France.  M.DCXXXVII,  in-8«  de  38  pages. 


4o  LE  CID. 

demander  seulement  raison  de  l'impertinence  d'un  de  vos  lan- 
ciers qui  m'est  venu  rompre  dans  la  visière  mal  à  propos; 
mais  d'autant  que  je  n'ai  pas  Thonneur  de  connoître  le  galant 
homme  et  qu'il  ne  seroit  pas  raisonnable  que  je  me  commisse 
avec  un  masque ,  je  vous  adresserai,  s'il  vous  plaît,  ce  petit 
discours,  comme  si  vous  étiez  lui-même. 

<  Premièrement  il  en  veut  à  mes  ouvrages  qu'il  attaque 
tons....  puis  par  une  ruse  de  guerre,  qui  n'est  pas  difficile  k 
découvrir,  il  me  veut  attribuer  la  lettre  qui  commence  par  les 
railleries  passives  d'Ariste,  continue  par  le  mépris  en  particu- 
lier de  votre  chef-d'œuvre,  et  finit  par  celui  de  toutes  vos  au- 
tres pièces  en  général.  Pour  la  lettre  qu'il  me  veut  donner,  il 
me  pardonnera  si  je  la  refuse.^.,  et  je  n'ai  mis  principalement 
la  main  à  la  plume  que  pour  faire  une  publique  déclaration  de 
ce  désaveu.  Je  proteste  hautement  que  je  suis  très-humble  ser- 
viteur d'Ariste,  pour  les  bonnes  qualités  dont  je  le  crois  doué 
sur  le  rapport  de  M.  de  Scudéry  qui  le  connoît;  et  votre  ami 
n'y  procède  pas  comme  il  faut  :  il  devroit  se  contenter  d'égra- 
tigner  mes  ouvrages,  sans  essayer  malicieusement  de  me  brouil- 
ler avec  des  personnes  dont  la  profession  m'a  toujours  imprimé 
la  révérence  et  le  respect....  U  faut  savoir  que  cet  ami,  qui 
vous  ressemble  si  fort ,  a  fait  imprimer  deux  réponses  subsé- 
cutives  à  la  lettre  que  je  désavoue  en  cette-ci.  Dans  la  première, 
qui  porte  pour  titre  :  Lettre  pour  M,  de  Corneille,,.,  il  té- 
moigne en  connoitre  l'auteur  par  la  mauvaise  peinture  qu'il  en 
a  faite,  et  par  la  seconde,  qu'il  intitule  :  la  Réponse  de  ^**  à  *^ 
sous  le  nom  dAriste^  il  semble  qu'il  ait  dessein  de  faire  ac- 
croire que  c'est  de  moi  qu'il  entendoit  parler  dans  la  première; 
si  c'est  pour  se  mettre  à  couvert  de  l'orage  qu'il  appréhende 
(car  enfin  celui  qu'il  y  désigne  et  qu'il  ofiense  est  de  telle  qua- 
lité qu'il  a  des  domestiques  d'aussi  bonne  condition  que  vous, 
je  ne  veux  pas  dire  meilleure  quoiqu'on  m'en  ait  assuré,  et  le 
rang  qu'il  tient  dans  la  province  où  vous  demeurez  est  si  haut 
que  si  vous  étiez  bien  avisé,  vous  iriez  lui  demander  pardon  du 
zèle  indiscret  de  votre  ami,  qui  vous  peut  être  injurieux)  :  di- 
gressions à  part,  si  c'est,  comme  j'ai  dit,  qu'il  se  veuille  mettre 
à  couvert  de  l'orage  qu'il  appréhende,  je  suis  tout  prêt  en 
votre  considération  de  lui  rendre  ce  bon  office,  en  recevant 
chez  moi  le  paquet  qu'il  adresse  ailleurs.  » 


NOTICE.  4i 

Gominent  le  portrait  fait  par  les  partisans  de  Corneille  d'un 
commensal  de  Scndéry  assez  peu  fortuné  et  d'origine  obscure , 
s*applique-t-ily  suivant  Mairet,  à  quelqu'un  qui  occupe  un  haut 
rang  en  Normandie  ?  H  est  assez  difficile  de  le  deviner,  à  cause 
des  termes  obscurs  dont  est  enveloppée  toute  cette  polémique  ; 
mais  n'est-on  pas  autorisé  à  supposer  avec  quelque  vraisemblance 
que  Mairet  fait  allusion  à  ce  personnage  de  haute  condition  dont 
Corneille  a  parlé  dans  la  Lettre  apologétique^  et  que  Voltaire 
a  pris  avec  si  peu  d'apparence  pour  le  Cardinal  lui-même^  ? 

Corneille  y  ou  plutôt  quelqu'un  de  ses  amis,  répondit  au  li- 
belle qne  nous  venons  d'analjser  par  la  Lettre  du  eles-interessé 
au  sieur  Mairet^  et  par  V Avertissement  au  Ifesançonnois  Mai" 
ret  K  On  trouvera  ces  deux  pièces  à  la  suite  de  notre  notice. 

L'adversaire  de  notre  poète  ne  se  tint  pas  pour  battu.  Il  ré- 
pliqua par  une  Apologie  pour  M,  Mairet  contre  les  calomnies 
du  S^  Corneille  de  Rouen^  ;  apologie  qui  renferme  une  lettre 
de  Mairet  à  Scudéry,  datée  du  3o  septembre  1637.  Ce  libelle 
fut  le  dernier.  La  lettre  suivante  *,  adressée  par  Boisrobert  à 
Ifairet ,  qui  habitait  alors  chez  le  comte  de  Belin  ',  mit  enfin 

on  terme  à  cette  regrettable  dispute. 

t  • 

I.  Voyez  cî-desfuSy  p.  aS. 
3.  In-80  de  y  page». 

3.  1637,  in-80  de  la  pages. 

4.  1637,  in-4**  de  3a  pages.  Nous  n'avons  pu  voir  cet  ouvrage  ;  la 
description  que  nous  en  donnons  est  tirée  de  VHistoire  du  Théâtre 
français  des  frères  Parfait  (tome  V,  p.  170).  Les  notes  recueillies  par 
Van  Praet  nons  font  seules  connaître  le  nombre  de  pages  de  Tou- 
Trage.  Ce  sont  aussi  ces  notes  qui  nous  apprennent  qu*on  trouve, 
p.  II,  une  lettre  de  M.  Mairet  à  M.  Scudéry  contenant  sa  généalo- 
gie, datée  de  Belin  du  3o  septembre  1637.  M.  Taschereau  indique 
cette  pièce  comme  étant  du  format  in-S^  et  lui  donne  le  titre  suivant  : 
ÀfHdogie  pour  Mairet  contre  Us  ealommes  du  S^  Corneille  en  réponse  à 
la  pièce  intitulée  :  Adpertissement  au  besan^onnois  Mairet^  titre  qu'il  a 
pris  sans  doute  sur  une  édition  différente  de  celle  dont  nons  venons 
de  parler. 

5.  Cette  lettre  a  été  imprimée  pour  la  première  fois  par  Granet, 
ea  1740,  dans  son  Recueil  de  dissertations  sur  plusieurs  tragédies  de 
Corneille  et  de  Racine,  tome  I,  p.  11 4* 

6.  François  de  Faudoas,  dit  d'Averton ,  comte  de  Belin  ;  il  avait 
été  gonvemeor  de  Paris  pendant  la  Ligne.  U  fut  assassiné  par  le 


42  LE  CID. 

A  Charoniw,  ce  5  oelobra  lôS?. 

«  Monsieur^ 

c  Puisque  vous  êtes  extrêmement  raisonnable,  et  que  vous 
savez  bien  que  la  sujétion  illustre  à  laquelle  je  suis  attacbé  ne 
me  laisse  pas  assez  de  liberté  pour  rendre  mes  devoirs  à  tous 
mes  amis,  je  ne  vous  ferai, point  d'excuses  de  m'étre  autrefois 
reposé  sur  les  soins  de  M.  Chapelain,  qui  m'a  promis  de  répon- 
dre pour  moi  aux  lettres  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de 
m'écrire.  Il  n'aura  pas  oublié,  je  m'assure,  à  vous  témoigner 
la  continuation  de  mon  zèle ,  et  je  me  promets  bien  que  vous 
connoîtrez  vous-même  à  votre  retour  que  si  je  vous  ai  paru 
muet,  je  ne  me  suis  pas  tu  devant  ceux  auprès  desquels  vous 
croyez  que  je  puis  vous  servir,  et  que  je  vous  ai  gardé  une  in- 
violable fidélité  pendant  votre  absence.  Ces  six  lignes  que  je 
vous  écris  de  mon  chef  satisferont,  s'il  vous  plaît.  Monsieur,  à 
ce  que  je  dois  à  notre  amitié,  et  vous  lirez  le  reste  de  ma  lettre 
comme  un  ordre  que  je  vous  envoie  par  le  commandement  de 
Son  Éminence.  Je  ne  vous  cèlerai  pas  qu'elle  s'est  fait  lire  avec 
un  plaisir  extrême  tout  ce  qui  s'est  fait  sur  le  sujet  du  Cid^  et 
que  particulièrement  une  lettre  qu'elle  a  vue  de  vous,  lui  a  plu 
jusques  à  tel  point  qu'elle  lui  a  fait  naître  l'envie  de  voir  tout 
le  reste.  Tant  qu'elle  n'a  connu  dans  les  écrits  des  uns  et  des 
autres  que  des  contestations  d'esprit  agréables ,  et  des  raille* 
ries  innocentes,  je  vous  avoue  qu'elle  a  pris  bonne  part  au  di- 
vertissement; mais  quand  elle  a  reconnu  que  de  ces  contesta- 
tions naissoient  enfin  des  injures,  des  outrages  et  des  menaces, 
elle  a  pris  aussitôt  résolution  d'en  arrêter  le  cours.  Pour  cet 
effet,  quoiqu'elle  n'ait  point  vu  le  libelle  que  vous  attribuez 
à  M.  ComeÛle,  présupposant  par  votre  réponse,  que  je  lui  lus 
hier  au  soir,  qu'il  devoit  être  l'agresseur,  elle  m'a  commandé 
de  lui  remontrer  le  tort  qu'il  se  faisoit ,  et  de  lui  défendre  de 
sa  part  de  ne  plus  faire  de  réponse,  s'il  ne  lui  vouloit  déplaire; 

marquis  de  Bonnivet  le  7  décembre  164 a.  Dans  VHutorUtte  de  Mon- 
dory  (tome  VII,  p.  171),  Tallemant,  parlant  de  la  Lenoir,  actrice  du 
théâtre  du  Marais,  termine  ainsi  :  c  Le  comte  de  Belin,  qui  ayoît 
Mairet  à  son  commandement,  faisoit  faire  des  pièces  à  condition 
qu'eUe  eût  le  principal  personnage;  car  il  en  étoit  amoureux,  et  la 
troupe  s'en  trouToit  bien,  s 


NOTICE.  43 

mais  d'ailleurs  craigaant  que  des  tacites  menaces  que  vous  lui 
eûtes,  TOUS  ou  quelques-uns  de  vos  amis  n'en  viennent  aux 
effets,  qui  tireroient  des  suites  ruineuses  à  l'u»  et  à  l'antre, 
elle  m'a  commandé  de  vous  écrire  que  si  vous  voulez  avoir  la 
continuation  de  ses  bonnes  grâces,  vous  mettiez  toutes  vos  in- 
jures sons  le  pied,  et  ne  vous  souveniez  plus  que  de  votre  an- 
denne  amitié,  que  j'ai  charge  de  renouveler  sur  la  table  de  ma 
diambre  à  Paris,  quand  vous  serez  tous  rassemblés.  Jusqu'ici 
j'ai  parlé  par  la  bouche  de  Son  Éminence;  mais  pour  vous  dire 
ingénument  ce  que  je  pense  de  toutes  vos  procédures,  j*estime 
que  vous  avez  suffisamment  puni  le  pauvre  M.  Corneille  de 
SCS  vanités  et  que  ses  foibles  défenses  ne  demandoient  pas  des 
armes  si  fortes  et  si  pénétrantes  que  les  vôtres.  Vous  verrez 
un  de  ces  jours  son  Cid  assez  malmené  par  les  sentiments  de 
l'Académie;  l'impression  en  est  déjà  bien  avancée,  et  si  vous  ne 
venez  à  Paris  dans  ce  mois,  je  vous  l'envoirai.  Cependant  con« 
servez-moi,  s'il  vous  plaît,  quelque  place  dans  le  souvenir  de 
M.  de  Belin;  faites-moi  de  plus  l'honneur  de  lui  témoigner 
que  je  prends  grande  part  à  son  affliction,  et  que  je  suis  au- 
tant touché  que  pas  un  de  ses  serviteurs  y  de  la  perte  qu'il  a 
fût  *.  Si  j'avois  Tesprit  assez  libre,  je  la  lui  témoignerois  à  lui- 
même;  mais  je  me  console  quand  je  pense  que  ma  douleur 
sera  plus  éloquente  en  votre  bouche  qu'en  la  mienne,  et  que 
TOUS  n'oublierez  rien  pour  témoigner  les  véritables  sentiments 
de  celui  qui  est  avec  passion, 
c  Monsieur, 

c  Votre  très-humble  et  très-fidèle  serviteur 

«  BOISROBEKT.  » 

Depuis  le  jour  où  le  Cardinal  eut  ainsi  fait  connaître  ses  in- 
tentions, on  ne  publia  plus  rien  que  les  remercîments  adressés 
par  Scudéry  à  F  Académie.  Ils  parurent  dans  un  petit  recueil 
portant  le  titre  suivant  :  Lettre  de  M^  de  Balzac  à  AT  de  Scu- 
àfry^  sur  ses  Obseruations  du  Cid,  Et  la  response  de  M^  de 
Scuderjr  à  AT  de  Balzac.  Auec  la  lettre  de  AT  de  Scudery  a 

I.  n  y  a  /«/,  et  non  /oîfe,  dans  l'édition  originale.  Voyez  des 
exemples  analogues  dans  la  prose  de  Malherbe ,  tome  II  de  l'édi- 
tûm  de  M.  Lddanne,  p.  436,  44>  y  ^76»  etc. 


44  L^  CID. 

Messieurs  de  V Académie  françoise^  sur  le  ingemeni  qu^iis  ont 
fait  du  Cid  et  de  ses  Obseruations  *. 

La  lettre  de  Balzac  est  charmante.  Espérant  l'attirer  dans 
son  parti ,  Scudéry  loi  avait  adressé  ce  qu'il  avait  écrit  contre 
le  Cid;  mais  Balzac,  tout  en  approuvant  les  principes  qui  avaient 
guidé  son  jeune  ami,  atténue  ses  critiques  par  de  si  nombreuses 
et  de  si  importantes  restrictions ,  que  Scudéry  dut  se  trouver 
assez  mal  satisfait  d'avoir  provoqué  un  semblable  jugement. 

«  Considérez  néanmoins.  Monsieur,  que  toute  la  France 
entre  en  cause  avec  lui,  et  que  peut-être  il  n'y  a  pas  un  des 
juges  dont  vous  êtes  convenus  ensemble  ^  qui  n'ait  loué  ce  que 
vous  desirez  qu'il  condamne  :  de  sorte  que,  quand  vos  ali- 
ments seroient  invincibles  et  que  votre  adversaire  y  acquiesoe- 
roit,  il  auroit  toujours  de  quoi  se  consoler  glorieusement  de  la 
perte  de  son  procès ,  et  vous  dire  que  c'est  quelque  chose  de 
plus  d'avoir  satisfait  tout  un  royaume  que  d'avoir  fait  une 
pièce  régulière.  Il  n'y  a  point  d'architecte  d'Italie  qui  ne  trouve 
des  défauts  en  la  structure  de  Fontainebleau  et  qui  ne  l'appelle 
un  monstre  de  pierre  :  ce  monstre  néanmoins  est  la  belle  de- 
meure des  rois,  et  la  cour  y  loge  commodément. 

c  II  y  a  des  beautés  parfaites  qui  sont  effacées  par  d'autres 
qui  ont  plus  d'agrément  et  moins  de  perfection;  et  parce  que 
l'acquis  n'est  pas  si  noble  que  le  naturel,  ni  le  travail  des 
hommes  que  les  dons  du  ciel,  on  vous  pourroit  encore  dire  que 
savoir  l'art  de  plaire  ne  vaut  pas  tant  que  savoir  plaire  sans 
art.  Aristote  blâme  la  Fleur  d'Agathon,  quoiqu'il  die  qu'elle 

!•  A  Paris ^  chez  Anthoine  de  Sommaville,  Au  Palais ,  dans  la  petite 
Sale,  à  VEscu  de  France,  M.CD.XXXVllI  (jîc,  i638),  in-8*  de 
34  pages.  Ce  recueil  a  paru  dès  le  commencement  de  l'année  on 
même,  malgré  son  millésime,  à  la  fin  de  1637.  Chapelain  écrit  le 
i5  janvier  i638  à  Balzac,  en  lui  parlant  de  sa  lettre  sur  le  Cid  :  «  On 
Ta  imprimée  en  papier  yolant,  avec  la  mauvaise  réponse  de....  (Scu- 
déry) et  le  remercîment  du  même  à  l'Académie.  »  {Histoire  de  la  vie  et 
des  ouvrages  de  Corneille ,  par  M.  J.  Taschereau,  a«  édition,  p.  3ia.) 

a.  Une  édition,  publiée  à  part,  de  la  Lettre  de  Monsieur  de  BaUac 
à  Monsieur  de  Scudéry,  touchant  ses  Obseruations  sur  le  Cid  (in-B^  de 
8  pages),  ofire  ici  une  rariante;  on  y  lit  :  c  des  juges  devant  qui 
vous  l'avez  appelé.  »  —  An  sujet  du  passage  auquel  s'applique  cette 
variante,  voyez  plus  loin,^  p.  47  et  48. 


NOTICE.  46 

fot  agréable  %  et  V  Œdipe  peat-ètre  n'agréoit  pas,  quoique 
Aristote  Tapproiive.  Or,  s'il  est  yrai  que  la  satisfaction  des  spee- 
tateoTs  soit  la  fin  que  se  proposent  les  spectacles,  et  que  les 
maîtres  mêmes  du  métier  ayent  quelquefois  appelé  de  César 
an  peuple,  ie  Cid  du  poëte  françois  ayant  plu  aussi  bien  que 
la  Fleur  du  poète  grec,  ne  seroit-ii  point  vrai  qn  il  a  obtenu  la 
fin  de  la  représentation,  et  qu'il  est  arrivé  à  son  but,  encore 
que  ce  ne  soit  pas  par  le  chemin  d' Aristote  ni  par  les  adresses 
de  sa  poétique?  Mais  vous  dites ,  Monsieur ,  qu'il  a  ébloui  les 
yeux  du  monde,  et  vous  l'accusez  de  charme  et  d'enchante- 
ment :  je  connois  beaucoup  de  gens  qui  feroient  vanité  d'une 
telle  accusation  ;  et  vous  me  confesserez  vous-même  que,  si  la 
magie  étoit  une  chose  permise,  ce  serait  une  chose  excellente  : 
ce  seroit,  à  vrai  dire,  une  belle  chose  de  pouvoir  faire  des 
prodiges  innocemment,  de  faire  voir  le  soleil  quand  il  est 
nuit,  d'apprêter  des  festins  sans  viandes  ni  officiers,  de  changer 
en  pistoles  les  feuilles  de  chêne  et  le  verre  en  diamants  ;  c'est 
œ  que  vous  reprochez  à  l'auteur  du  Cid  y  qui  vous  avouant 
qu'il  a  violé  les  règles  de  l'art,  vous  oblige  de  lui  avouer  qu'il 
a  un  secret,  qu'il  a  mieux  réussi  que  l'art  même;  et  ne  vous 
niant  pas  qu'il  a  trompé  toute  la  cour  et  tout  le  peuple ,  ne 
vous  laisse  conclure  de  là  sinon  qu'il  est  plus  fin  que  toute  la 
cour  et  tout  le  peuple,  et  que  la  tromperie  qui  s'étend  à  un  si 
grand  nombre  de  personnes  est  moins  une  fraude  qu'une  con- 
quête. Cela  étant.  Monsieur,  je  ne  doute  pas  que  Messieurs  de 
l'Académie  ne  se  trouvent  bien  empêchés  dans  le  jugement  de 
votre  procès,  et  que  d'un  coté  vos  raisons  ne  les  ébranlent, 
et  de  l'autre  l'approbation  publique  ne  les  retienne.  Je  serais 
en  la  même  peine ,  si  j'étois  en  la  même  délibération ,  et  si  de 
bonne  fortune  je  ne  venois  de  trouver  votre  arrêt  dans  les  re- 
gistres de  l'antiquité.  Il  a  été  prononcé  9  il  y  a  plus  de  quinze 
cents  ans,  par  un  philosophe  de  la  famille  stoîque,  mais  un  phi- 
losophe dont  la  dureté  n'étoit  pas  impénétrable  à  la  joie ,  de 
qui  il  nous  reste  des  jeux  et  des  tragédies,  qui  vivoit  sous  le 
règne  d'un  empereur  poëte  et  comédien,  au  siècle  des  vers  et 
de  la  musique.  Voici  les  termes  de  cet  authentique  arrêt,  et  je 
vous  le  laisse  interpréter  à  vos  dames ,  pour  lesquelles  vous 

I.  Voyez  tome  I,  p.  14»  note  6. 


46  LE  GID. 

avec  bien  entrepris  une  plus  longue  et' plus  difficile  traduc- 
tion* *  liludmulium  est  primo  aspeciu  octdos  occupasse  ^  etiiun  si 
coniemplatio  diligens  inveniura  est  quod  arguât.  Si  me  inUrro^ 
gas^  major  iile  est  qui  judicium  abstulit  quam  qui  meruit  *. 
Votre  adversaire  y  tronve  son  compte  par  ce  favorable  mot 
de  major  est;  et  vous  avec  aussi  ce  que  vous  pouvez  désirer, 
ne  désirant  rieuy  à  mon  avis,  que  de  prouver  qae  Judicium  oIh 
stuiit.  Ainsi  vous  l'emportes  dans  le  cabinet^  et  il  a  gagné  au 
théâtre.  Si  le  Cid  est  coupable ,  c'est  d'un  crime  qui  a  eu 
récompense  ;  s'il  est  puni,  ce  sera  après  avoir  triomphe  ;  s'il 
faut  que  Platon  le  bannisse  de  sa  république ,  il  faut  qu'il  le 
couronne  de  fleurs  en  le  bannissant,  et  ne  le  traite  pas  plus 
mal  qu'il  a  traité  autrefois  Homère.  » 

Trop  attachée  à  la  sévérité  des  règles ,  trop  soucieuse  sur- 
tout de  complaire  aux  moindres  fantabies  du  Cardinal  ^  T Aca- 
démie rendit  un  jugement  plus  sévère  à  l'égard  de  Corneille, 
et  partant  plus  agréable  à  Scudéry,  qui  l'en  remercia  avec  eflu- 
sion.  L'Académie  s'empressa  de  lui  faire  répondre  en  ces 
termes,  par  l'organe  de  Chapelain,  son  secrétaire  :  «  Monsieur, 
moins  la  Compagnie  que  vous  avez  prise  pour  arbitre  de  votre 
différend  a  affecté  la  qualité  de  juge,  plus  se  doit-elle  sentir 
obligée  de  la  déférence  que  vous  témoignez  pour  ses  Senti- 
méats.  Je  sais  qu'en  les  donnant  au  public  pour  vous  satisfaire, 
sa  principale  intention  a  été  de  tenir  la  balance  droite  et  de  ne 
faire  pas  d'une  chose  sérieuse  un  compliment  ni  une  civilité; 
mais  je  sais  aussi  qu'après  cette  intention,  elle  n'a  essayé  de 
faire  rien  avec  plus  de  soin  que  de  s'exprimer  avec  modération 
et  de  dire  ses  raisons  sans  blesser  personne.  Je  souhaite  que 
vous  soyez  bien  persuadé  de  cela,  ou  plutôt  je  me  réjouis  de 
ce  que  vous  Têtes,  et  qu'ayant  reçu  d'elle,  en  cette  rencontre, 
le  moins  favorable  traitement  que  vous  en  puissiez  jamais  at- 
tendre, vous  ne  laissez  pas  de  lui  faire  justice  en  reconnoissant 

I.  Les  Harangues  ou  discours  académiques  de  Jean-Baptiste  Man- 
gini.  Paris,  Augustin  Courbé,  16429  in-8<>. 

a.  c  Cest  beaucoup  de  s*èlre  emparé  des  yeux  de  prime  abord, 
quoique  ensuite  un  examen  attentif  trouye  des  critiques  à  &ire. 
Si  tu  me  demandes  mon  sentiment,  l'homme  qui  enlère  les  suf- 
frages est  plus  grand  que  celui  qui  les  mérite.  »  (Épure  c,  %3,) 


NOTICE.  47 

qn'elle  est  juste.  A  rarenir  j'espère  qu'elle  se  reranckera  de 
votre  équité ,  et  qu'aux  occasions  où  il  lui  sera  permis  d*éCre 
obligeante,  vous  n'aurez  rien  k  désirer  d'elle  et  reconnoftres 
qu'elle  sait  estimer  votre  mérite  et  rotre  verta.  De  moi  je  ne 
TOUS  dis  rien  pour  ce  que  je  crois  vous  dire  tout  en  vous  as- 
surant (pie  je  sui3y  Monsieur,  votre,  etc.  De  Paris  «  ce  19  dé- 
cembre 1637  *.  » 

En  somme  les  Sentiments  de  t Académie  sur  le  Cid^  si  impa- 
tiemment attendus,  n'eurent  aucun  des  résultats  qu'on  en  espé- 
ndt  :  ils  ne  satisfirent  entièrement  ni  la  jalousie  de  Richelieu, 
m  la  basse  envie  de  Scudéry  ;  ils  ne  diminuèrent  en  rien  le  légi- 
time orgueil  de  Corneille ,  ni  l'admiration  générale ,  et  Boileau 
put  résumer  plus  tard  la  discussion  par  ces  excellents  vers  : 

En  vain  contre  le  Cid  nn  ministre  se  ligue  : 
Tout  Paris  pour  Chimène  a  les  yenx  de  Rodrigue. 
L'Académie  en  corps  a  bean  le  censurer  : 
Le  public  révolté  s'obstine  à  l'admirer *. 

Lorsque  cette  grande  querelle  littéraire  fut  calmée,  Corneille, 
a:près  avoir  pardonné  à  ceux  qui  s'étaient  déclarés  contre  lui, 
conserva  néanmoins  le  désir  de  constater  en  toute  occasion 
qu'il  n'avait  pas  accepté  de  plein  gré  le  jugement  de  l'Acadé- 
mie. En  1640,  ayant  appris  que  Ralzac  préparait  un  recueil 
de  ses  lettres,  il  s'efforça  de  lui  faire  supprimer  le  passage  que 
contient  sur  ce  point  celle  que  nous  avons  citée. 

c  Corneille  m'est  venu  voir,  écrit  Chapelain  à  Ralzac  le 
17  novembre  1640,  et  m'a  demandé  en  grâce  que  j'obtinsse 
de  vous  d'ôter  dans  votre  lettre  à  Scudéry  ces  termes  :  les  Juges 
dont  vous  êtes  convenus^  pour  ce  qu'il  nie  d'être  jamais  convenu 
de  notre  compétence  sur  Taffaire  du  Cid.  Cependant  vous  ne 
lui  pouvez  complaire  en  cela  sans  choquer  Scudéry,  qui  en 

I .  Cette  lettre  a  été  ainsi  reproduite,  d'après  le  recueil  manuscrit 
de  lettres  de  Chapelain  appartenant  à  M.  Sainte-Reuve,  dans  Y  Histoire 
delà  vie  et  des  ouvrages  de  P,  Corneille,  par  M.  J.  Taschereau,  a*  édi- 
tion (p.  3o8  et  309,  note  17).  Pellisson  l'avait  donnée,  mais  en  abrégé 
et  sous  forme  indirecte,  dans  sa  Belation  contenant  Chistoire  de  Cjca^ 
dénûe  francoisey  p.  io5  et  106. 

a.  Satire  IX,  vers  a3i-a34. 


A8  LE  CID. 


garde  Forigiiial  oomme  une  reliqae,  qui  craîroit  que  vous  eos- 
siez  changé  d'inclinadon  pour  lui.  Mon  sens  seroit  que  vous 
m'écrivissiez  que  vous  n'imprimeriez  plutôt  pas  la  lettre  que 
de  leur  déplaire  à  l'un  et  à  l'autre.  Voyez  toutefois  si,  por  bien 
de  paz  S  vous  voulez  vous  abaisser  jusque-là  et  priver  votre 
volume  d*un  si  grand  ornement  ^.  ^ 

Nous  n'avons  pas  la  réponse  de  Balzac,  mais  une  autre  lettre 
de  Chapelain,  du  8  décembre  suivant,  nous  en  fait  connaître 
le  contenu  :  «  Le  tempérament  que  vous  avez  trouvé  pour  sa- 
tisfaire l'esprit  bourru  de  Corneille  le  doit  tellement  contenter 
que,  s'il  ne  le  reçoit  pas  avec  mille  joies,  je  suis  d'avis  que 
vous  laissiez  l'endroit  comme  il  étoit.  Je  lui  dirai  que  vous 
avez  eu  la  bonté  de  vouloir  imprimer  ce  lieu  de  la  sorte  :  les 
juges  dont  on  nCa  dit  que  vous  êtes  convenus  y  car  des  deux 
c'est  celle  qui  me  semble  la  meilleure  '....  > 

Balzac  préféra  une  rédaction  encore  moins  explicite  ;  on  lit 
dans  le  recueil  de  ses  lettres  :  «  U  n'y  a  pas  un  des  juges  dont 
le  bruit  est  que  vous  êtes  convenus  ensemble  *,  » 

Cela  n'empêcha  pas  Corneille  de  protester  très-vivement 
contre  ce  bruit  dans  son  avertissement  de  1648,  où  il  se  montre 
d'ailleurs  pénétré  de  reconnaissance  envers  Balzac. 

A  Paris  l'attention  publique  ne  reste  pas  fort  longtemps 
fixée  sur  les  mêmes  choses,  si  belles  qu'elles  puissent  être.  Au 
bruit  qu'avait  causé  le  Cid  pendant  plus  d'une  année,  succéda 
peu  à  peu  le  silence,  et,  si  l'on  s'en  rapportait  aux  vers  sui- 
vants, on  croirait  qu'en  1644  il  n'était  plus  du  bel  air  d'oser 
encore  admirer  cet  ouvrage  : 

J*en  Yoyois  là  *  beaucoup  passer  pour  gens  d'esprit , 
Et  faire  encore  état  de  Qiimène  et  du  Cid , 


I .  Mots  espagnols  signifiant  :  a  pour  le  bien  de  la  paix.  » 
a.  Recueil    manuscrit  de   lettres   de   Chapelain   appartenant    à 
M.  Sainte-BeuTe,  cité  par  M.  Taschereau,  Histoire  de  la  vie  et  des  ou- 
vrages de  P,  Corneille,  a*  édition,  p.  104  et  io5. 

3.  Même  recueil,  cité  par  M.  Taschereau,  p.  io5. 

4.  Lettres  choisies  du  sieur  Balzac,  Paris,  1647,  ^'^^^9   ^^  partie, 
p.  398.  Œuvres  de  Balzac,  in-fol.,  tome  I,  p.  54i* 

5.  A  Poitiers. 


I 


NOTICE.  49 

Etdmcr  de  tenu  deux  la  reitn  «ms  seconde, 
Qui  pasAcroicnt  ici  pour  gens  de  l'autre  monde, 
Et  se  feroient  siffler  si  dans  on  entretien 
Ds  étoîent  si  grossiers  qne  d'en  dire  du  bien  '. 

Mab  ces  vers  sont  de  Corneille,  qui  souffrait  sans  doute  de  ce 
que  le  Cid^  qooique  virement  admiré,  avait  cessé  d'être  le  con- 
stant SDJet  de  toutes  les  conversations.  Il  est  évident  d'ailleurs 
que  le  poète  ne  tenait  pas  à  être  pris  au  mot,  et  en  1660  il  eut 
Je  bon  goût  de  supprimer  cette  allusion  un  peu  trop  personnelle. 
Quoique  tout  le  monde  ait  donné  tort  aux  adversaires  du 
Cid^  leurs  critiques  ont  exercé  sur  cet  ouvrage  une  fâcheuse 
influence  qui  n'est  pas  encore  dissipée.  D'abord  ils  ont  arra- 
ché à  ComeOle  quelques  vers  malencontreui,  qui,  bien  qu'in- 
férieurs à  ceux  qu'ils  étaient  destinés  à  remplacer,  ont  dû 
nécessairement  prendre  place  dans  son  texte  définitif.  Ensuite 
ils  ont  enhardi  par  leurs  attaques  les  reviseurs,  les  correc- 
teurs, gens  qui  n'ont  pas  besoin  d'être  encouragés. 

En  effet,  aucun  produit  de  l'intelligence  humaine  n'est  d'une 
perfection  absolue;  est-ce  une  raison  pour  porter  une  main 
andaciease  sur  tous  les  chefs^'cravie  de  notre  littérature?  Le 
cinquième  acte  à^ Horace  a  été  regardé  avec  assez  de  raison 
oomme  contenant  une  action  nouvelle ,  différente  de  celle  qui 
fait  le  sujet  des  quatre  premiers;  a-t-on  cru  pour  cela  devoir 
le  supprimer?  Quelques  délicats  ont  blâmé  les  dénoûments 
des  Femmes  savantes  et  de  Tartufe  j  mais  ils  ne  se  sont  pas  avisés 
d'en  imaginer  d'antres.  Par  quelle  fatalité  en  a-t-il  été  diffé- 
remment à  regard  du  Cid^  qui  méritait  à  double  titre  d'être 
respecté,  d'abord  comme  un  poëme  incomparable,  puis  conune 
un  des  plus  précieux  monuments  de  l'histoire  de  notre  théâtre  ? 
Gela  ne  peut  tenir  qu'à  deux  causes  :  à  l'habitude  dès  long- 
temps contractée  par  le  public  de  considérer  le  Cid,  malgré 
toutes  ses  beautés,  comme  une  pièce  remplie  d'imperfections, 
et  peut-être  aussi    à    la  supériorité   même  des   principales 
scènes,  qui  (ait  paraître  le  reste  froid  et  languissant.  On  vou- 
lut rendre  à  Corneille  le  fâcheux  service  de  supprimer  de  son 
ouvrage  tout  ce  qui  n'atteignait  pas  au  sublime.  En  1734  parut 
vn  petit  volume  de  format  in-ia,  intitulé  :  Pièces  dramatiques 

I*  U  Menteur,  acte  I,  scène  i.  Variante  des  éditions  de  1 644-1 6^6* 
CoMinLLB.  m  4 


5o  LE  CID. 

choisies  et  restituées  par  Monsieur  ^*,  et  portant  pour  adresse  : 
A  Amsterdam,  chez  F,  Changuion.  Ce  recueil,  composé  d'une 
manière  assez  bizarre,  renferme  le  Od,  le  don  Japhet  de  Scaiv 
ron,  la  Mariane  de  Tristan  ^t  le  Florentin  de  la  Fontaine. 
Rien  de  plus  curieux  que  la  façon  dont  Téditeur,  qui  passe  pour 
n'être  autre  que  Jean-Baptiste  Rousseau,  restitue  les  pièces 
qu'il  publie.  Pour  Mariane^  il  annonce  que  son  travail  n'a 
consisté  c  que  dans  le  retranchement,  la  correction  ou  le  sup- 
plément de  cent  cinquante  ou  cent  soixante  vers  tout  au  plus.  » 

Il  ne  respecte  pas  plus  Corneille  que  Tristan.  Dans  le  Cid^ 
il  fait  disparadtre  sans  scrupule  trois  personnages,  Tlnfante, 
Léonor  et  le  Page,  et  supprime  par  conséquent  les  nombreux 
passages  du  rôle  de  Chimène  où  celle-ci  s'adresse  à  l'Infante. 
«  Ce  n'est  point,  dit-il,  faire  tort  à  un  beau  visage  que  d'en 
enlever  une  tache,  et  plus  un  ouvrage  est  digne  d'estime,  plus 
il  mérite  qu'on  prenne  soin  d'en  ôter  ce  qui  le  défigure.  C'est 
ce  qu'on  a  essayé  de  faire  ici ,  et  il  n'en  a  coûté  pour  cela  que 
le  supplément  de  deux  vers  de  liaison  an  second  acte  et  de 
deux  autres  au  cinquième,  qu'il  a  fallu  nécessairement  y  ajou- 
ter, et  que,  par  respect  pour  le  grand  Corneille,  on  a  pris  soin 
de  distinguer  par  ces  virgules  à  qui  les  imprimeurs  donnent 
le  nom  de  guillemets,  et  qui  se  trouvent  dans  les  éditions  de 
Molière  aux  endroits  de  ses  pièces,  que  les  comédiens  ont  cou- 
tume de  couper  dans  les  représentations.  » 

Au  deuxième  acte,  c'est  en  tète  de  la  scène  entre  don  Fer- 
nand,  don  Arias  et  don  Sanche  que  se  place,  assez  gauche- 
ment, la  liaison  ajoutée  par  l'éditeur  : 

>  Quoi  me  braver  encor  après  ce  qa^îl  a  fait  ! 
Par  la  rébellion  couronner  son  forfait  !  » 

Enfin,  au  commencement  de  la  dernière  scène  de  l'ouvrage, 
ces  deux  vers  dits  par  l'Infante  : 

Sèche  tes  pleurs,  Chimène,  et  reçois  sans  tristesse 
Ce  généreux  vainqueur  des  mains  de  ta  princesse, 

sont  remplacés  par  ceux-ci ,  que  prononce  don  Femand  : 

c  Approche- toi,  Rodrigue,  et  toi  reçois,  ma  fille, 
De  la  main  de  ton  roi,  Tappui  de  la  Castille.  v 

Il  est  difficile  d'imaginer  des  changements  plus  malheureux, 


NOTICE.  5i 

et  une  telle  poésie  est  bien  indigne,  non-sealement  de  Corneille, 
mais  aussi  de  Jean-Baptiste  Rousseau. 

Toutefois  ce  texte  fût  généralement  adopté  pour  la  scène, 
et  le  public  s*y  accoutuma  si  bien ,  que  le  retour  à  la  rédac- 
tion authentique  parut  toujours  une  innovation  des  plus  har- 
dies. Elle  fut  tentée,  mais  vainement,  en  1787  et  en  1741; 
enfin,  le  i*'  juin  1806,  l'Empereur  voulut  entendre  à  Saint- 
Cloud  la  pièce  complète.  Monvel  joua  don  Diègue  ;  Talma,  Ro- 
drigue ;  Mlle  Duchesnois,  Chiméne  ;  Lafon,  le  Roi  ;  Mlle  Georges, 
l'Infante.  Malgré  cette  admirable  composition  de  troupe ,  l'é- 
preuve ne  fut  pas  favorable,  et  Tlnfante  ne  parut  pas  au 
Théâtre-Français. 

La  suppression  si  considérable  que  nous  venons  de  rappeler 
ne  fut  pas  la  seule  qui  eut  lieu  dans  le  Cid.  On  avait  pris  l'ha- 
bitude de  retrancher  la  première  scène  entre  Elvire  et  Chi- 
méne, et  de  commencer  brusquement  la  pièce  parces  vers  que 
le  Comte  adresse  à  don  Diègue. 

Enfin  Toos  remportez,  et  la  faveur  du  Roi 
Vons  élève  en  un  rang  qai  n*étoit  dû  qu'à  moi'. 

Dans  son  commentaire,  Voltaire  déplore  cette  coutume  des  co- 
médiens, qui,  de  son  temps,  passaient  aussi  le  couplet  célèbre  : 

Paroissez,  Navarrois*.... 

Toutefois  il  faut  remarquer  que,  contrairement  à  Tassertion  de 
M.  Aimé  Martin,  la  scène  d^Elvire  n'a  pas  été  retranchée  par 
Jean-Baptbte  Rousseau  ;  en  effet,  elle  figure  tout  au  long  dans 
le  recueil  de  1734;  mais  depuis  le  moment  où  Voltaire  nous 
signale  sa  suppression,  jusqu'au   as  janvier  184a,  jour  où 
Mlle  Rachel  joua  pour  la  prelnière  fois  Chimène ,  elle  n'a  pas» 
été  remise  au  théâtre.  En  rendant  compte  de  cette  représenta- 
don  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  y  M.  Charles  Magnin  félicite 
b  Comédie-Française  du  rétablissement  de  la  première  scène 
àt  Touvrage.  Une  autre  innovation  importante  signala  encore 
cette  reprise  :  Corneille  dit  dans  V Examen  du  Cid  :  «  Tout  s'y 
passe....  dans  Se  ville,  et  garde  ainsi  quelque  espèce  d'imité  de 

i'  Acte  I,  scène  m,  vers  i5i  et  i5a. 
>•  Vers  1559  et  suivants. 


5a  LE   CID. 

lieu  en  général  ;  mais  le  lieu  particnlier  change  de  scène  en 
scène  ,  et  tantôt  c'est  le  palais  du  Roi,  tantôt  l'appartement  de 
l'Infante ,  tantôt  la  maison  de  Chimène  et  tantôt  une  rue  ou 
place  publique  ^  »  Sur  quoi  Voltaire  fait  remarquer  que  c  l'u- 
nité de  lieu  serait  observée  aux  yeux  des  spectateurs  si  on 
avait  eu  des  théâtres  dignes  de  Corneille,  semblables  à  celui 
de  Vicence,  qui  représente  une  ville,  un  palais,  des  rues,  une 
place,  etc.  »  La  Comédie-Française,  qui  ne  dispose  pas  d'une 
scène  aussi  majestueuse,  voulut  du  moins  marquer  le  lieu  pré- 
cis de  chaque  partie  de  l'action ,  à  Taide  de  changements  de 
décors.  Malgré  ce  qu'avait  d*abord  d'un  peu  étrange  la  division 
des  actes  d'une  tragédie  de  Corneille  en  tabhaux,  cet  essai,  qui, 
après  tout,  semble  assez  conforme  aux  intentions  de  l'auteur, 
réussit  fort  bien,  et  depuis  lors  ce  mode  de  représentation  fut 
définitivement  adopté'.  Il  est  regrettable  qu'au  moment  où 
l'on  changeait  ainsi  les  habitudes  du  public,  on  n'ait  pas  ré- 
tabli dans  toute  son  intégrité  le  texte  du  Cid,  et  remis  au 
théâtre  les  trois  rôles  supprimés.  Ne  serait-ce  pas  là  un  bon 
essai  à  faire  pour  un  anniversaire  de  naissance  de  Corneille,  et 
M.  Edouard  Thierry,  qui  a  fait  preuve  en  plusieurs  circon- 
stances d'une  intelligente  initiative  et  d'un  goût  littéraire  des 
plus  exercés,  ne  sera-t-il  pas  disposé  à  attacher  son  nom  à  une 
restitution  de  ce  .genre ,  bien  différente  de  celle  qu'on  attribue 
à  Jean-Baptiste  Rousseau? 

I.  Voyez  ploB  loin,  p.  98. 

a.  Je  dois  une  partie  de  ces  renseignements,  et  beaucoup  d'autres 
dont  je  compte  faire  usage  dans  les  notices  suivantes,  aux  obligeantes 
communications  de  M.  Léon  Guillard,  bibliothécaire  et  archiriste  de 
la  Comédie-Françiise. 


NOTICE.  53 


ÉCRITS  EN  FAVEUR  DU  CID, 

ATTRIBUÉS    A    CORNEILLE    PAR     NIGERON 
OI]     PAR    LES    FRÈRES     PARFAIT. 

I.   l'ami  du  CID  a  CLAYSRBT^. 

Il  me  semble  que  vous  chantez  bien  haut,  Monsieur  Claveret. 
Hé  quoi  !  pour  une  chose  si  juste  et  si  raisonnable  alléguée 
par  M.  Corneille  à  M.  Scudéry  :  «  Il  n'a  pas  tenu  à  vous  que  du 
]Miemier  lieu  où  beaucoup  d^honnétes  gens  me  placent,  je  ne  sois 
descendu  au-dessous  de  Claveret',  »  faut-il  que  vous  preniez  la 
mouche,  et  que  vous  perdiez  un  moment  la  mémoire  de  ce 
que  vous  avez  été,  de  ce  que  vous  êtes,  et  de  ce  que  vous 
serez  toute  votre  vie?  Quelle  révolution  est-ce  là?  Vous  parle- 
rez contre  le  Cid?  vous  ferez  l'homme  de  conséquence  et  d'es- 
prit, et  blâmerez  impudemment  et  impunément  tout  ensemble 
celui  dont  vous  devez  honorer  la  personne  et  les  ouvrages? 
II  ne  seroit  pas  juste  ;  et  croyez- vous,  Monsieur  Claveret,  être 
assez  habile  homme  pour  l'emporter  sur  tous  les  plus  grands 
esprits  de  France  qui  se  moquent  des  Observations^  et  de  ceux 
qui  suivent  les  sentiments  de  leur  auteur?  Pour  moi,  j*ai  déjà 
répondu  pour  lui,  comme  je  fais  encore,  que  pour  obscurcir 
son  éclat,  il  falloit  pour  toutes  observations  faire  une  meilleure 
pièce.  Que  si  la  force  des  raisons  dont  M.  de  Scudéry  prétend 
l'avoir  combattu  est  condamnée  même  par  ceux  qu'il  de- 
mande pour  juges,  considérez,  de  grâce,  où  vous  vous  allez  en- 
gager. Vraiment  cela  est  bien  ridicule  que  vous,  à  qui  vos  pa- 
rents ont  laissé  pour  tout  héritage  la  science  de  bien  tirer  des 

I.  c  Corneille  opposa  i  ces  écrits  une  lettre  qu'il  intitula  fJmi 
du  Cid  à  Claveret f  in-S^,  et  dans  laquelle  il  turlupina  fort  ce  poëte.  > 
(  Nieeron ,  Mémoires  pour  servir  à  F  histoire  des  hommes  Illustres , 
Puis,  1737-1745,  in-ia,  tome  XX,  p.  90.)  Voyez  la  Notice^  p.  ag. 

i.  Lettre  apologétique. 


\ 


54  I  LE  CID. 

bottes^,  vous  vouliez  écrire,  et  faire  comparaison  avec  un  des 
plus  grands  hommes  de  notre  siècle  pour  le  théâtre,  et  douter 
encore  de  l'approbation  que  le  Cid  a  reçue  au  Louvre  et  à  Thôtel 
de  Richelieu.  U  paroît  bien  que  votre  règne  n'est  pas  de  ce 
monde;  voyez-le,  Monsieur  Claveret,  et  ouvrez  vos  oreilles  bien 
grandes  :  vous  entendrez  ce  qu'il  y  a  de  grands  esprits  en 
France  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  dire  tout  haut  :  cVoilà  le  plus 
bel  ouvrage  de  théâtre  que  nous  ayons  vu  jusqu'à  présent.  » 
Examinons  un  peu  les  vôtres  en  gros,  car  le  détail  n'en  vaut 
pas  la  peine.  Ne  m'avouerez- vous  pas  que  le  voyage  que  vous 
faites  faire  aux  Bons  hommes  à  votre  pèlerin  amoureux'  est 
une  belle  chose?  Je  vous  jure  qu'il  m'a  pris  cent  fois  envie  de 
«vous  demander  où  votre  fils  Tadés  et  vous  avez  étudié,  afin 
de  me  faire  interpréter  le  langage  de  l'un ,  et  apprendre  les 
galimatias  de  l'autre  ;  car  comme  il  arrive  qu'il  en  échappe 
quelquefois  sans  y  penser,  j'aurois  été  ravi  de  les  faire  avec 
science  comme  vous.  Je  me  serois  bien  mis  auprès  de  Jodelet' 
pour  le  moins,  et  je  m'assure  qu'il  s'en  seroit  servi  mieux  que 
les  comédiens,  qui  n'ont  jamais  su  faire  valoir  les  vôtres,  quel* 
que  art  et  quelque  peine  qu'ils  y  aient  apportée.  Votre  Place 
Royale  suit  assez  bien,  et  je  vous  confesse  qu'elle  fut  trouvée  si 

I.  >  Le  lecteur,  disent  les  frères  Parfait,  est  bien  le  maître  d'ex- 
pliquer au  propre  ou  au  figuré  le  titre  que  Ton  donne  ici  à  Claveret 
de  tireur  de  bottes  ^  car  pour  nous  ce  sont  lettres  closes  et  impéné- 
trables. 9  (Histoire  du  Théâtre  françoit^  tome  IV,  p.  4^3  «  °ote  a.) 
Nous  ignorons  également  à  quoi  cette  phrase  fait  allusion  et  quel 
était  Tétat  du  père  de  Jean  Claveret.  Nous  savons  que  ce  dernier, 
originaire  d'Orléans,  portait  le  titre  d'avocat,  ce  qui  n'empêche  pas 
Fauteur  de  la  Lettre  pour  M.  de  Corneilley  que  nous  reproduisons 
ci-après,  de  dire  (voyez  p*  Sj)  que  Claveret  <  dans  ses  plus  grandes 
ambitions  n*a  jamais  prétendu  au  delà  de  sommelier  dans  une  mé- 
diocre maison.  •»  - 

s.  Le  Pèlerin  amoureux  est  une  comédie  non  imprimée  que  les 
frères  Parfait  placent  la  seconde  parmi  les  pièces  de  Qaveret,  mais 
dont  ils  ne  donnent  point  l'analyse  ;  il  est  donc  impossible  de  savoir 
à  quoi  se  rapportent  les  observations  critiques  que  nous  trouvons  ici. 
En  i634f  c'est-à-dire  à  peu  près  à  l'époque  où  dut  être  jouée  la 
pièce  de  Claveret,  Rotrou  a  fait  représenter  la  Pèlerine  amoureuse^ 
tragi-comédie. 

3.  Voyez  sur  Geoffrin,  dit  Jodelet,  la  Notice  du  Manieur, 


NOTICE.  55 

bonne  à  Forgies,  que  Mondory  et  ses  compagnons  qui  en  avoient 
les  eaux  dans  la  saison  du  monde  la  plus  propre  pour  les 
boire,  n'en  voulurent  jamais  goûter  :  tout  le  monde  n'entendra 
pas  ceci  peut-être;  c'est  que  vous  avez  fait  une  pièce  intitulée 
les  Baux  de  ForgeSy  que  vous  leur  donnâtes,  où  il  ne  manquoit 
chose  du  monde,  sinon  que  le  sujet,  la  conduite,  et  les  vers  ne 
filoient  rien  du  tout.  A  cela  près  c'étoit  une  assez  belle  choses 
Je  sais  bien  que  vous  n'avez  pas  vendu  vos  ouvrages  :  ce  n'é- 
toit  pas  manque  de  pauvreté,  ni  d'en  avoir  demandé  beaucoup 
de  fois  de  l'argent;  mais  c'est  que  les  comédiens  ne  vous  en 
ont  jamais  rien  voulu  donner  :  c'est  ce  que  vous  avez  fait  jus- 
qoes  ici.  Et  pour  couronnement  de  chef-d'œuvre,  vous  faites 
one  mauvaise  lettre  où  vous  tranchez  du  censeur,  et,  si  je  ne 
me  trompe,  du  vaillant.  Taisez-vous,  Monsieur  Claveret,  tai- 
sez-vous, et  vous  souvenez  que  vous  ne  pouvez  être  ni  l'un 
ni  l'antre,  et  que  votre  personne  est  si  peu  considérable  que 
vous  ne  devez  jamais  croire  que  M.  Corneille  ait  eu  envie  de 
vous  choquer.  Vous  croyez  peut-être  avoir  fait  un  beau  coup 
de  mail  quand  vous  dites  :  ou  pour  contenter  les  comédiens  que 
90US  servez.  Chacun  sait  bien  de  quel  biais  il  faut  prendre  cette 
façon  de  parler.  Et  il  est  très-vrai  que  ses  soins  et  ses  veilles 
leur  ont  rendu  de  si  bons  et  profitables  services,  que  je  leur 
ai  oui  dlire  hautement  que  jusques  ici  ils  doivent  à  lui  seul  ce 
que  le  théâtre  peut  donner  de  bien.  Vous  ne  ferez  jamais  de 
même.  Monsieur  Claveret,  et  je  ne  m*étonne  pas  de  vous  en- 
tendre dire  que  vous  ne  vous  piquez  pas  de  faire  des  vers  :  je 
vous  crois.  Néanmoins  vous  dites  au  même  temps  que  ce  que 
vous  avez  produit  ne  vous  a  point  fait  rougir  de  honte  :  c'est 
seulement  un  témoignage  de  votre  effronterie,  plutôt  que  de  la 
bonté  <le  vos  ouvrages.  Après  tout,  orateur  et  poëte  de  balle, 
soufenez-vous  de  n'intéresser  personne  en  votre  affaire,  et  que 
qnand  M.  Corneille  a  dit  : 

Je  ne  dois  qu'à  moi  seul  toute  ma  renommée*, 

9  a  parlé  raisonnablement  et  véritablement.  Songez  seulement, 
comme  je  vous  ai  déjà  dit,  à  ce  que  vous  êtes  ;  que  vous  n'avez 

1.  Voyez  la  Notice  de  la  Place  Royale,  tome  II,  p.  ai 8,  note  s. 
a.  Excuse  à  Ariste^  yen  5o. 


56  LE  CID. 

jamais  rien  fait  de  bien  que  de  vous  être  tu  depuis  quatre  ans^; 
que  vous  ne  deviez  pas  rompre  ce  silence  pour  une  si  mauvaise 
chose  ;  que  les  sottises  de  votre  lettre  fâchent  tous  les  honnêtes 
gens  ;  que  cela  vous  rend  bemable  par  tout  pays;  que  tout  ce 
qu'elle  contient  est  trop  plat  et  trop  peu  fort  pour  donner  la 
moindre  atteinte  au  Cid^  ni  faire  croire  que  M.  Corneille  en 
soit  seulement  le  copiste,  comme  vous  dites  ;  que  je  ne  lui  con- 
seille pas  de  se  donner  la  peine  de  vous  répondre  ;  que  vous 
êtes  auprès  de  lui  ce  que  le  laquais  est  auprès  du  maître,  et 
qu'un  ami  du  Cid  qui  ne  fit  jamais  profession  d'écrire,  et  qui 
ne  laisse  pas  de  se  connoitre  aux  bonnes  choses,  n'a  fait  cette 
lettre  que  pour  vous  avertir  de  pratiquer  un  proverbe  latin  que 
vous  vous  ferez  expliquer  et  qui  dit  :  Ne  sutor  ultra  crepidam. 
Adieu ,  Claveret  :  ne  soyez  pas  curieux  de  savoir  mon  nom , 
de  peur  de  l'apprendre. 


II.    LETTRE   POUR   M.    DE   CORNEILIiE,    CONTRE 
CBS   MOTS   DE    LA    LETTRE    SOUS    LE   NOM    d\rI8TE  : 

Je  fis  donc  résolution  de  guérir  ces  idolâtres  '. 

Cachiz-vous  tant  qu'il  vous  plaira,  faites  protestation  de 
changer  à  tous  moments  de  parti,  on  vous  le  pardonne  :  vous 
passez  pour  homme  qui  reçoit  aisément  toutes  sortes  d'im- 
pressions. On  dit  que  vous  avez  eu  au  commencement  du  Cid 
les  sentihients  d'un  homme  raisonnable,  et  que  vous  n'avez 
pu  lui  dénier  les  louanges  qu'il  tiroit  sans  violence  de  tous  les 
honnêtes  gens  ;  pourquoi  maintenant  déférer  au  jugement  de 


I .  Ceci  est  difficile  à  expliquer ,  car  la  Place  Royale  de  Claveret  a 
dû,  comme  celle  de  Corneille,  être  jouée  en  i635. 

3.  Mairet  classe  cette  pièce  avant  la  Réponse  de  ^**  (^oyez  ci- 
dessus,  p.  4o).  Nous  avons  dû  nous  en  rapporter  à  ce  témoignage 
contemporain  plutôt  qu'an  sentiment  de  Nioeron,  qui,  comme  on  va 
le  voir,  intervertit  cet  ordre  :  «  Corneille....  continua  ses  turlupinades 
contre  Claveret  par  une  lettre  qu*il  intitula  Réponse  de  **^  à  *** 
sous  le  nom  étAriste,  in-8<».  Elle  fut  suivie  d'une  seconde  qui  parut 
sous  ce  titre  :  Lettre  pour  M,  de  Corneille  contre  ces  mots  de  la  lettre 
sous  le  nom  tPAriste.,.,  s  (Niceron,  Mémoires^  tome  XX,  p.  91.) 


NOTICE.  57 

l'observateur,  à  cause  qu'il  vous  a  témoigné  approuver  cinq 
ou  six  mauvaises  pièces  rimées  que  vous  dites  avoir  faites? 
Jeune  homme,  assurez  voire  jugement  devant  que  de  Texposer 
à  la  censure  publique,  et  ne  hasardez  plus  de  libelles  sans  les 
avoir  communiqués  à  d'autres  moins  passionnés  que  l'obser- 
vateur. J'avoue  qu'il  vous  doit  beaucoup,  mais  il  eût  pu  choisir 
on  plus  juste  instrument  de  ses  louanges  que  vous.  Il  est  peu 
curieux  de  sa  réputation.  Je  commence  à  désespérer  de  son 
parti,  puisqu'il  l'abandonne  à  des  personnes  qui  le  savent  si 
mal  soutenir  ;  c'est  une  preuve  certaine  de  la  fausseté  d'une 
affaire,  quand  elle  tombe  entre  les  mains  d'un  ignorant.  Aussi 
a'avond-nous  point  vu  d'autres  personnes  embrasser  ses  inté- 
rêts. Claveret  a  été  le  premier  qui  s'est  éveillé,  qui  dans  ses 
plus  grandes  ambitions  n'a  jamais  prétendu  au  delà  de  somme- 
lier dans  une  médiocre  maison  :  encore  je  lui  fais  beaucoup 
d'honneur.  Celui  que  j'attaque  est  un  peu  plus  fortuné  de 
biens  ;  mais  il  faut  apporter  de  la  foi  quand  il  s'agit  de  son 
origine  (j'aime  mieux  paroître  obscur  que  médisant).  Il  eût  pu 
réussir  du  temps  des.  comparaisons  ;  sa  misérable  éloquence  me 
£ût  pitié,  je  ne  peux  consentir  qu'un  tel  personnage  se  veuille 
dire  du  nombre  des  auteurs  et  qu'il  se  mêle  aujourd'hui  de 
juger  de  la  bonté  ou  de  la  fausseté  d'une  pièce.  Voyez  le  rai- 
sonnement de  ce  visage,  il  se  vante  de  vouloir  guérir  des  ido- 
lâtres. Monsieur  le  médecin,  vous  apportez  de  fort  mauvais 
remèdes;  et  si  vous  étiez  aussi  peu  versé  dans  le  reste  de  votre 
doctrine,  il  est  périlleux  de  tomber  entre  vos  mains.  Vous  avez 
produit  de  si  mauvaises  raisons  que  vous  n'avez  pas  commencé 
à  mé  persuader,  bien  éloigné  de  me  convaincre.  Si  vous  me 
priez,  je  donnerai  quelque  chose  à  l'obligation  que  vous  avez  à 
la  maison  de  M.  de  Scudérj.  Puisque  vous  portez  ses  intérêts  au 
delà  d'un  homme  désintéressé,  il  paroit  que  vous  en  avez  reçu 
quelque  sensible  plaisir.  Il  est  vrai  que  vous  êtes  de  sa  maison, 
et  que  vous  assistez  souvent  aux  conférences  qui  s'y  traitent  : 
TOUS  n'en  revenez  point  qu'avec  de  nouvelles  lumières  ;  et  ce 
grand  amas  de  belles  figures  que  vous  prostituez  dans  votre 
petit  papier,  valent  bien  que  vous  l'en  remerciiez  ;  mais  gardez 
bien  qu'en  voulant  fuir  le  vice  de  méconnoissant,  vous  ne  cho- 
quiez absolument  la  plus  saine  partie  du  monde.  M.  de  Corneille 
a  satisfait  tout  le  monde  raisonnable  ;  vous  avez  affecté  avec  trop 


58  LE  CID. 

de  violence  et  d*ammosité  la  dimmadon  du  crédit  qu'il  avoit  ac- 
quis; et  si  vous  eussiez  eu  assez  de  pouvoir,  vous  eussiez  terni 
la  gloire  d'un  homme  duquel  vous  avez  autrefois  recherché 
Famidé,  et  de  laquelle  il  vous  avoit  honoré  :«vous  ne  la  méri- 
dez  pasy  puisque  vous  prenez  si  peu  de  soin  à  la  conserver. 

Au  reste,  je  vous  veux  avertir  encore  une  fois  d'un  point  qui 
ne  vous  sera  pas  inudle,  Monsieur  Tauteur,  c'est  de  vous  dé- 
faire de  vos  comparaisons,  lesquelles  paroissent  fort  souvent 
dans  votre  lettre,  et  choquent  beaucoup  de  personnes*  Vous 
êtes  jeune,  il  y  a  espérance  que  vous  vous  guérirez  de  vos  er- 
reurs, et  direz  un  jour  que  je  n'ai  pas  pen  contribué  à  votre 
avancement.  Adieu,  beau  corps  plein  de  plaies  S  et  si  tu  veux 
savoir  mon  nom,  je  ne  fus  jamais  renégat.  Adieu,  console-toi. 

MÀRTiALis  (Epigr.  lib.  IX,  épîgr.  8a)'. 

Lector  et  auditor  nostros  probat^  Aule^  hheUas; 

Sed  quidam  exactes  esse  poeta  negat  : 
Non  nimium  curOf  nom  cauim  fercula  nostrm 

MaGm  conv'wis  quam  placuisse  coquis, 

TRADUCTION,    A    MONSIEUR    CORNEILLE. 

Les  vers  de  oe  grand  Cidy  que  tout  le  monde  admire, 
Charmants  à  les  entendre,  et  charmants  à  les  lire  *, 
Un  poëte  seulement  les  trouve  irréguliers. 
(Corneille,  moque-toi  de  sa  jalouse  envie  : 
Quand  le  festin  agrée  à  ceux  que  Ton  convie. 
Il  importe  fort  peu  qu^il  plaise  aux  cuisiniers. 

I.  Allusion  à  ce  passage  de  la  Lettre  à  *^  sous  le  nom  d*Ariste 
(p.  4)  •  ^  Encore  qu'il  (Scudèry)  ait  remarqué  huit  cents  plaies  sur 
ce  beau  corps ,  je  trouve  toutefois  qu'il  en  a  négligé  pour  le  moins 
huit  cents  autres  qui  méritoient  bien  d'être  sondées.  » 

a.  Cette  épigramme  et  sa  traduction,  ainsi  que  la  réponse  qui 
vient  après,  ont  été  imprimées,  dans  l'édition  originale,  à  la  suite 
de  la  Lettre  précédente. 

3.  A  la  suite  de  la  Lettre  apologitique  (voyez  ci-dessus,  p.  a4f 
note  a),  oe  vers  est  un  peu  différent  : 

Et  charmants  à  les  voir,  et  charmants  à  les  lire. 


NOTICE.  59 


Si  les  vers  du  grand  Cid,  que  tout  le  monde  admire, 
Charment  à  les  ouïr,  mais  non  pas  à  les  lire. 
Pourquoi  le  traducteur  des  quatre  vers  latins 
Les  a-t-il  comparés  aux  mets  de  nos  festins? 

J'avoue  avec  lui,  s'il  arrive 

Qu'un  mets  soit  au  goût  du  convive. 
Qu'il  importe  bien  peu  qu'il  plaise  au  cuisinier  ; 
Mais  les  vers  qu'il  défend  d'autres  raisons  demandent  : 
Cest  peu  qu^ils  soient  au  goût  de  ceux  qui  les  entendent, 
S'ils  ne  plaisent  encore  aux  maîtres  du  métier. 

III.    RÉPONSE    DE   ***    A    ***   SOUS   LE   NOM    d'aRISTE. 

Ne  vous  étonnez  point  du  procédé  que  l'on  pratique  aujour- 
d'hui contre  vous  :  on  veut  réveiller  une  guerre  quia  fait  trem- 
bler Cous  les  bons  esprits  de  son  temps,  et  qui  n'en  a  laissé  pas 
an  dans  le  pouvoir  de  se  dire  neutre.  Les  partisans  de  l'obser- 
vateur reconnoissent  sa  foiblesse,  et  pour  rendre  son  parti  plus 
nombreux,  ils  veulent  attirer  à  lui  des  personnes  qui  ne  se 
souviennent  plus  de  leurs  dissensions,  et  qui  ne  songent  qu'au 
dessrâi  qu'ils  ont  fait  de  ne  plus  tofhber  dans  une  faute  publi- 
que. Je  crois  que  M.  de  Balzac  n'approuvera  jamais  Torgueil 
qa'<ni  tâche  de  lui  attribuer.  Et  je  ne  doute  point  aussi  que  vous 
n'ayez  été  marri  de  vous  voir  mêlé  dedans  une  dispute  parti- 
culière ,  et  que  vous  n'ayez  tous  deux  eu  en  horreur  le  dessein 
de  l'anonyme,  qui  veut  embarrasser  des  âmes  désintéressées, 
et  faire  entrer  dans  la  lice  deux  personnes  toutes  fraîches,  afin 
de  faire  esquiver  son  ami  qui  n'en  peut  plus.  Il  me  permettra 
de  lui  dire  qu'il  n'a  pas  assez  bien  agi  en  ceci,  et  qu'il  devoit 
00  s*attaquer  absolument  à  vous,  ou  médire  seulement  de 
M.  Corneille,  sans  par  un  galimatias  qui  ne  veut  rien  dire,  et 
par  une  confusion  absurde,  vous  adresser  le  commencement 
d'une  lettre  injurieuse,  et  la  poursuivre  par  des  railleries  et 
des  impostures  qui  s'adressent  directement  à  votre  ami.  Puis- 
que je  lui  en  eusse  voulu ,  j'eusse  bouffonne  sur  Mélite^  et 
eusse  dit  que  ce  ne  fut  jamais  qu'une  pièce  fort  foible,  puis- 
qu'elle n'eut  la  peine  que  d'effacer  le  peu  de  réputation  que 


6o  LE  GID. 

s'étoit  acquis  le  bonhomme  Hardy,  et  qne  les  pièces  qui  furent 
de  son  temps  ne  valoient  pas  la  peine  d'être  écoutées.  Car  la 
Silvie  et  la  Chriséide^  par  exemple,  étoient  les  saillies  d'un 
jeune  écolier  qui  craignoit  encore  le  fouet';  et  le  Ligdamon^ 
partoit  d'une  plume  qui  n'avoit  jamais  été  tranchée  qu'à  coups 
d'épée.  J'eusse  dit  que  la  Galerie  du  Palais  n'étoit  pas  bonne, 
parce  que  le  nom  en  étoit  trop  commun  ;  que  la  Place  Royale 
n'étoit  pas  meilleure,  puisqu'il  en  avoit  dérobé  le  titre  à  ce  très- 
fameux  et  très-célèbre  auteur,  MoNSEiOMxua  Clayxbkt*:  et  que 
la  Suivante  étoit  une  pièce  qu'on  ne  pouvoit  goûter,  parce  que 
l'on  n'en  avoit  jamais  vu  une  qui  fût  faite  avec  de  si  grandes 
régularités.  Mais  aussi  n'eussé-je  pas  oublié  les  éloges  de  tous 
les  poèmes  qui  furent  représentés  dedans  les  mêmes  temps.  Et 
surtout  j'eusse  fait  une  apologie  pour  la  pauvre  Sihanire^ 
dont  les  exemplaires  ne  périront  jamais.  J'eusse  loué  le  Duc 
dOssonne^  et  eusse  dit  que  l'esprit  de  Tauteur  y  est  miracu- 
leux, puisque  toute  la  pièce  (qui  est  assez  longue)  n'a  pour- 
tant rien  de  plus  achevé  que  ce  qu'on  voit  dans  un  premier 
acte ,  et  qu'il  a  voulu  par  le  même  poëme  bannir  les  honnêtes 
femmes  de  la  comédie,  qui  n'ont  pu  jamais  souffrir  les  pa- 
roles ni  les  actions  de  ses  deux  héroïnes.  Mais  après  aussi 
j'eusse  examiné  sa  Virginie^  et  ayant  laissé  à  Ragueneau  le 
soin  de  faire  une  satire  contre  le  coup  fourré  qui  a  fait  rire 
tout  le  monde ,  j*eusse  admiré  la  force  d'esprit  de  son  héros, 
qui  méprise  une  princesse  qui  Taime,  et  fait  même  le  semblant 
de  ne  la  pas  entendre  quand  elle  se  déclare  à  lui  :  et  le  tout  à 
cause  qu'il  aime  sa  sœur.  Mais  je  n^aurois  garde  d'enfoncer 
sur  leur  amour,  de  peur  d'y  faire  voir  ou  de  l'inceste,  ou  de 

I.  Mairet  a  parlé  fort  modestement  de  ses  premières  pièces  dans 
VÉpitre  qu'il  a  placée  en  tète  des  Galanteries  du  duc  d'Ossonne  :  «  Je 
composai,  dit-il,  ma  Criséide  à  seize  ans,  au  sortir  de  philosophie,  et 
c'est  de  celle-là,  et  de  Silvie  qui  la  suirit  un  an  après ,  que  je  dirois 
volontiers  à  tout  le  monde  :  DeUcta  jupentutis  mem  ne  remiaiscaru 
(Psaume  xxiy,  verset  7).  Je  fis  la  Silvanire  à  vingt  et  un,  /«  Due  d'Os- 
sonne  à  vingt-trois,  Virginie  à  vingt-quatre,  Sophonisbe  à  vingt-cinq.  • 
Il  cite  immédiatement  après  Corneille  avec  éloge.  Voyez  tome  I, 
p.  lag. 

a.  Pièce  de  Scudéry. 

3.  Voyez  tome  II,  p.  a  18. 


NOTICE.  6t 

la  brutalité,  et  de  dire  qu*an  inconnu,  qu'il  veut  faire  passer 
pour  honnête  homme,  ne  Toalùt  pas  avoir  de  l'amour  pour 
nne  belle  fille ,  à  cause  qu'il  a  de  l'amîdé  pour  une  autre  qui 
est  bien  moins  scrupuleuse  que  lui.  Après  je  passerois  à  la 
Sophonisbe^j  que  j'entends  plaindre  avec  autant  de  justice  que 
Didon  se  plaint  chez  un  ancien  de  ce  qu'on  la  fait  moins  hon- 
nête qu^elIe  ne  fut.  Je  tâcherois  à  recouvrir  l'honneur  de 
Syphax,  qui  fait  moins  pitié  par  le  débris  de  sa  fortune  et  par 
le  bouleversement  de  son  trône,  que  parce  qu'il  surprend  un 
poulet  que  sa  femme  a  envoyé  à  Massinisse.  J'aurois  blâmé 
toute  l'importunité  du  second  acte,  où  Sophonisbe  paroît  tou- 
jours ;  et  passant  plus  avant  pour  imiter  les  écrivains  du  temps, 
je  me  serois  écrié  à  la  scène  où  Massinisse  apprend  d'elle 
quand  il  commença  d'en  être  aimé  :  «  O  raison  de  l'auteur,  que 
faisiez-vous  alors?  Qu'étoit  devenu  ce  ju^ment  dont  vous 
n'avez  que  l'apparence  dans  toutes  vos  pièces'?  Massinisse 
aToit-il  pas  raison  de  craindre  qu'on  ne  lui  rendît  ce  qu'il 
avoit  prêté  ?  et  quand  Sophonisbe  en  verroit  quelqu'un  de 
meilleure  mine,  qu'elle  ne  Testimât  plus  que  lui,  puisque 
c'étoit  le  sujet  pourquoi  elle  l'avoit  estimé  plus  que  Syphax?  » 
Enfin  je  n'écouterois  point  l'excuse  qu'il  allègue,  puisqu'elle 
ne  vaut  rien,  et  aimerois  mieux  qu'il  eût  traité  Thistoire  comme 
elle  s'est  passée,  que  comme  elle  a  dû  se  passer,  au  moins  à  ce 
qu'il  dit.  Mais  je  ne  vois  pas  que  je  fais  presque  la  même  chose 
que  celui  que  je  blâme  et  qui  vous  adresse  sa  lettre,  puisque  je 
l'ais  revivre  des  fautes  que  j'avois  pris  tant  de  peine  d'oublier. 
Vous  connoîtrez  pourtant  que  j'en  use  avec  plus  de  rabon  que 
loi,  qui  va  troubler  le  repos  d'un  religieux  jusque  dans  sa 
cellule'.  Pour  moi  qui  suis  au  monde,  et  qui  ai  toujours  loué 
en  lui  ce  qui  n'y  a  pas  été  blâmable,  je  vous  avoue  que  le 
voyant  hors  du  sens,  j'ai  commencé  a  perdre  la  bonne  opinion 
que  j'en  avois  conçue  ;  et  sachant  de  plus  qu'il  fait  son  pos- 


I.  Sur  la  Sophonisbe  de  Mairet,  voyez  la  Notice  de  la  Sophonisbe 
de  Corneille. 

a.  Allusion  à  ce  passage  des  Observations  de  Scudéry  (édition  en 
96  pages,  p.  Sa)  :  «  O  jugement  de  l'antear,  à  quoi  songez-Tons? 
0  raison  de  Tanditeur,  qu*étes-you8  devenue  ?  » 

3.  Voyez  ci-dessus,  p.  ag-Si 


6%  LE  GID. 

sible  pour  fomenter  la  discorde,  je  l'ai  considéré  comme  ces 
méchants  politiques  qui  n'étant  pas  assez  puissants  pour  sub- 
sister d'eux-mêmes,  tâchent  de  brouiller  les  affaires,  afin  d'é- 
tablir des  fondements  à  leur  fortune  sur  les  ruines  de  ceux 
qu'ils  n'eussent  osé  choquer  ouvertement.  Il  fait  battre  deux 
ennemis  forts  et  redoutables  (an  moins  par  ses  conseils  il  tâche 
de  vouloir  relever  celui  qui  est  presque  abattu),  et  ne  consi- 
dère pas  que  celui  qui  a  déjà  de  l'avantage,  parce  qu'il  s'est 
tu,  en  aura  encore  de  plus  grands  quand  il  voudra  parler.  Et 
puisqu'il  juge  un  bon  esprit  indigne  de  sa  colère,  il  verra 
celui-ci  avec  un  si  grand  mépris,  qu'il  ne  voudra  jamais  penser 
à  lui,  puisqu'il  ne  songe  qu'aux  choses  excellentes.  Imitez-le, 
Ariste,  et  laissez  aux  honnêtes  gens  le  soin  de  répondre  à  la 
calomnie. 


lY.    LETTKB   DU    DESINTERESSE    AU    SIEUR   MAIRET  * . 
MONSISUR, 

Il  faut  que  te  Cid  de  M.  Corneille  soit  fait  sous  une  étrange 
constellation ,  puisqu'il  a  mis  tout  le  Parnasse  en  rumeur,  et 
que  presque  tous  les  poètes  sont  réduits  à  la  prose.  Je  veux 
quasi  mal  à  son  trop  de  mérite,  puisqu'il  est  cause  d'un  si 
grand  désordre.  Au  commencement  (il  est  vrai)  que  je  vis  jeter 
cette  pomme  de  discorde,  je  ne  fus  pas  fâché  de  voir  naître  un 
peu  de  jalousie  en  votre  esprit ,  et  j'espérois  que  le  feu  de  la 
colère  donneroit  plus  de  force  à  vos  vers ,  à  vous  une  honnête 
émulation,  et  que  par  de  nouveaux  efforts  vous  tâcheriez  d'at- 
teindre à  la  course  celui  qui  avoit  pris  les  devants.  Néanmoins, 
soit  que  vous  reconnoissiez  vos  forces  trop  petites  pour  un  des- 
sein si  haut,  ou  que  l'envie  ne  vous  inspire  que  de  lâches  réso- 
lutions, vous  serez  satisfait  en  apparence  si  vous  pouvez  faire 

I.  c  Corneille,  sans  se  nommer,  fit  tomber  toutes  ces  critiques 
par  une  Lettre  du  désintéressé  au  sieur  Majret^  in-S**.  »  (Niceron, 
Mémoires,  tome  XX,  p.  93.)  —  Cet  ouyrage  est  aussi  mentionné 
comme  étant  de  Corneille  dans  Barbier,  Dictionnaire  des  ouvrages 
anonjrmes  et  pseudonymes ,  a«  édition,  Paris,  iSaS,  tome  II,  p.  94>f 
n®  9617, 


NOTICE.  63 

descendre  M.  Corneille  du  lien  où  beancoi^  d'honnêtes  gens 
l'ont  placé,  parce  que  tous  n'y  pouvez  pas  monter.  Vous  Tap- 
pdex  Icare  parce  qu'il  vole  au-dessus  de  vous.  Il  vous  fera 
voir  à  la  pièce  qu'il  prépare ,  que  ses  ailes  sont  assez  fortes 
pour  le  soutenir ,  et  que  n'étant  pas  de  cire ,  vous  n'êtes  pas 
aussi  le  soleil  qui  les  lui  fera  fondre.  Ce  n'est  pas  de  vous  qu'il 
doit  attendre  le  coup  mortel.  Je  croyois  qu'après  les  vains 
efforts  de  l'observateur  du  Cidy  personne  n'auroit  jamais  la 
vanité  d'attaquer  la  renommée  de  ce  fameux  ouvrage ,  et  qu'à 
l'exemple  de  M.  de  Scudérj,  qui  pour  tout  fruit  de  ses  veilles 
n'a  remporté  que  le  titre  d'envieux,  tous  ceux  à  qui  son  éclat 
fait  mal  aux  yeux  seroient  sages  à  l'avenir,  et  ne  s'atdreroient 
pins  Taversion  des  honnêtes  gens  par  de  nouvelles  calomnies. 
Mais  peut-être  vous  êtes-^ous  cru  plus  considérable ,  et  qu'a- 
près avoir  attiré  M.  Corneille  au  combat,  vous  seriez  assez 
poissant  pour  le  ruiner,  et  faire  voir  à  tous  c^ux  qui  ont  estimé 
k  Cidy  que  leur  ignorance  est  la  cause  de  leur  approbation , 
et  qu'à  vous  seul  l'aventure  étoit  due  de  rompre  le  charme  qui 
nous  silloit  les  yeux,  et  nous  faire  voir  la  vérité  cachée.  Après 
cela ,  beau  lyrique ,  pouvez-vous  accuser  un  autre  de  la  pré- 
somption d'Icare?  Si  le  Cid  n'eût  pas  été  assez  fort  de  lui- 
même  pour  soutenir  de  si  foibles  assauts  que  ceux  qu'on  lui  a 
livrés,  et  qu'il  peut  attendre  de  vous ,  son  auteur  l'eût  fortifié 
par  un  ouvrage  digne  de  lui.  Mais  le  mérite  de  sa  cause  avoit 
trop  intéressé  d'honnêtes  gens  à  son  parti,  pour  qu'il  lui  fût 
nécessaire  d'entreprendre  sa  défense.  Ses  heures  sont  trop  pré- 
denses  au  public,  puisqu'il  les  emploie  si  dignement,  pour 
souhaiter  de  lui  qu'il  les  perde  à  vous  répondre.  Vous  êtes  de 
ces  ennemis  qui  emploient  la  ruse,  après  avoir  eu  du  désa- 
vantage par  la  force  ouverte.  Vous  feriez  un  grand  coup  d'État 
ponr  vous  autres,  si  par  vos  adresses  vous  obligiez  M.  Cor- 
neille à  répondre  à  M.  Claveret,  et  si  par  de  petites  escarmou- 
ches vous  amusiez  un  si  puissant  ennemi  ;  vous  dissiperiez  un 
nuage  qui  se  forme  en  Normandie,  et  qui  vous  menace  d'une 
faneuse  tempête  pour  cet  hiver.  Cela  vous  doit  être  d'autant  plus 
sensible,  que  votre  jugement  est  assez  net  pour  prévoir  votre 
raine,  et  votre  esprit  trop  foible  pour  l'empêcher.  Je  trouve  un 
peu  étrange  la  comparaison  que  vous  faites  avec  lui;  je  veux 
bien  m'en  servir  contre  vous-mêmes,  n'ayant  pas  dessein  d'em- 


64  LE  GID. 

ployer  de  meilleures  armes  que  les  vôtres  pour  vous  battre. 
Vous  le  feignez  réduit  au  déplorable  état  où  vous  êtes,  et  vou- 
lez que  pour  se  sauver  il  s'accroche  à  tout  ce  qu'il  rencontre. 
Je  ne  puis  juger  que  le  succès  du  Cid^  et  de  ses  autres  pièces, 
lui  ait  été  si  désavantageux,  qu'il  ait  été  obligé  de  se  bâtir  une 
réputation  sur  la  ruine  de  la  vôtre ,  et  ne  pouvant  se  sauver 
que  par  votre  perte,  il  ait  tâché  d'obscurcir  votre  nom  qui  ne 
lui  donna  jamais  d'ombrage.  Il  eût  été  à  plaindre  si  pour  avoir 
de  l'estime,  il  eût  été  contraint  d'employer  de  si  lâches  moyens. 
S'il  a  fait  profit  de  son  étude,  et  qu'il  ait  habillé  à  la  françoise 
quelque  belle  pensée  espagnole,  le  devez-vous  appeler  vo- 
leur, et  lui  faire  son  procès?  Si  la  charité  vous  oblige  à  l'avertir 
publiquement  de  ses  défauts,  que  ne  faites-vous  justice  à  vous- 
même?  Vous  passeriez  pour  corneilles  déplumées,  si  vous  aviez 
retranché  de  vos  ouvrages  tout  ce  que  vous  avez  emprunté 
des  étrangers.  Je  ne  blâme  point  M.  de  Scudéry  de  savoir  si 
bien  son  cavalier  Marina  C'est  une  source  publique  où  il  est 
permis  à  tout  le  monde  de  boire;  sans  lui  il  ne  nousauroit  pas 
fait  voir  un  Prince  déguisé*^  qui  a  passé  pour  la  plus  agréable 
•  de  ses  pièces.  Le  Pastor  fido  même  n*a  pas  eu  moins  d'estime 
dans  l'Italie,  pour  avoir  emprunté  des  pages  entières  de  Vir- 
gile. Les  livres  sont  des  trésors  ouverts  à  tout  le  monde,  où  il 
est  permis  de  s'enrichir  sans  être  sujet  à  restitution,  non  plus 
que  les  abeilles  qui  picorent  sur  les  fleurs.  Ce  n'est  pas  qu'il 
se  faille  indifféremment  charger  la  mémoire  de  toutes  choses  : 
au  contraire,  la  plus  grande  partie  ne  mérite  pas  d'être  lue; 
c'est  à  la  raison  de  faire  le  choix  des  bonnes,  et  M.  Corneille 
les  connoît  trop  pour  les  aller  chercher  chez  M.  Claveret.  Je 
m'étonne  de  ce  que  vous  le  voulez  faire  passer  pour  un  si  cé- 
lèbre voleur,  et  que  vous  le  faites  arrêter  à  piller  où  il  y  a  si 
peu  de  butin.  Ce  n'est  pas  que  je  veuille  mépriser  M.  Claveret  : 
au  contraire,  j'estime  ceux  qui  comme  lui  s'efforcent  à  se  tirer 
de  la  boue,  et  se  veulent  élever  au-dessus  de  leur  naissance. 
Mais  aussi  ne  faut-il  pas  qu'il  se  donne  trop  de  vanité.  Il  a 

I.  Voyez  tome  II,  p.  aa,  note  a. 

a.  Le  Prince  déguisé^  tragi-comédie  de  Scadéry,  fut  représenté 
en  i635  avec  un  grand  succès.  Le  spectacle  en  était  fort  beau.  {Histoire 
du  Théâtre  /nvifoii  par  les  frères  Parfait,  tome  V,  p.  ia6  et  suivantes.) 


NOTICE.  65 

bonne  grâce  à  se  donner  Testrapade^,  pour  mettre  M.  Corneille 
an-dessons  de  lui,  et  à  reprocher  aux  Normands  que  pour  être 
accoutoniés  au  cidre,  ils  s^enivrent  facilement  lorsqu'ils  boivent 
du  Tin*.  Il  sait  le  contraire  par  expérience,  après  en  avoir  versé 
plusieurs  fois  à  M.  Corneille'  :  ce  qu'il  ne  peut  pas  nier,  non  plus 
que  c'a  été  l'envie  qui  lui  a  mis  la  main  à  la  plume ,  puisc|u41 
avoue  que  l'auteur  du  Cid  en  Tattaquant  avoit  perdu  sa  répu- 
tation ,  comme  les  mouches  qui  perdent  leur  aiguillon  en  pi- 
([Dant.  Confesse-t-il  pas  que  la  seule  gloire  de  M.  Corneille  a 
Eût  prendre  l'essor  à  sa  plume?  Que  je  le  tiendrois  heureux  si 
oe  noble  aiguillon  lui  étoit  demeuré,  et  s'il  s'étoit  enrichi  d'une 
si  belle  dépouille  I  II  doit  remercier  celui  qui  l'a  mis  au  nom- 
bre des  poètes,  quoiqu'il  l'aye  mis  au  dernier  rang  :  c'est  plus 
qa'il  ne  devoit  prétendre  raisonnablement.  Je  ne  touche  point 
son  extraction,  et  je  ne  tiens  pas  qu'un  honnête  homme  doive 
offenser  toute  une  famille  pour  la  querelle  d'un  particulier.  11 
est  ici  question  seulement  du  mérite  d'un  poème,  et  vous  avez 
fort  mauvaise  grâce  à  quitter  votre  sujet  pour  dire  des  injures, 
et  des  reproches  que  Ton  vous  peut  faire  sans  injustice.  Puis- 
que vous  avez  parlé  de  vos  pièces  de  théâtre,  souffrez  que  je  me 
serve  de  la  même  liberté  dontvous  avez  usé  avec  M.  Corneille; 
et  quoiqu'elle  vous  soit  autant  injurieuse,  trouvez  bon  que  je  vous 
déûompe  et  que  je  vous  dise  vos  vérités.  Vous  ne  devez  pas  faire 
d'eicuses  qu'à  vous-même,  d'avoir  osé  mettre  en  parallèle  votre 
apprentissage  avec  le  Cid,  La  différence  y  est  si  grande  que  qui 
n'y  en  mettroit  pas  s' accuseroit  d'ignorance,  et  vous  ne  le  pouvez 
sans  être  présomptueux.  Mais  s'il  est  du  Parnasse  comme  du 
paradis ,  oà  l'on  ne  peut  avoir  d'entrée  avec  du  bien  mal  ac- 
quis, tombez  d'accord  avec  tout  le  monde  que  vous  en  êtes 
exclus*,  si  vous  ne  restituez  la  plus  grande  partie  de  votre  ré- 

I.  f  On  dit  figurément  :  donner  teslTopade  à  son  esprit,  quand  on 
loi  fait  faire  une  violente  application  pour  inventer  quelque  chose 
diCBcile  à  trouver.  »  (Dictionnaire  universel  de  Furetière.) 

1.  •  Ceax  de  votre  pays,  pour  être  accoutumés  à  ne  boire  que 
da  cidre,  s'enivrent  facilement  lorsqu'ils  boivent  du  vin.  i  {Lettre 
du  sieur  Ctaveret  à  àf,  de  Corneille,  p.  3.) 

3.  Voyez  ci-dessus,  p.  54»  note  i. 

4*  <  S'il  est  da  Parnasse  comme  du  paradis,  où  l'on  ne  peut  espé« 
RT  d'entrée  avec  des  biens  mal  acquis ,  tombez  d'accord  avec  moi 

CoBVBiLLB.  ni  5 


/ 


66  LE  CID. 

patation  à  un  médire  (jui  par  excès  de  bonté  ne  s'est  pas  con- 
tenté de  TOUS  recevoir  chez  lui  généreusement  au  fort  de  tos 
misères,  mais  qui,  par  son  approbation  et  par  l'honneur  qu'il 
TOUS  a  fait  en  vous  regardant  d'assez  bon  œil ,  a  obligé  tous 
ses  amis  à  dire  du  bien  de  vos  ouvrages.  C'est  de  lui  seul  que 
TOUS  tenez  le  peu  d'estime  que  vous  possédez ,  non  du  mérite 
de  vos  œuvres,  qui  ne  sont  pas  si  parfaites  que  tout  le  monde 
n'y  ait  remarqué  de  grands  défauts.  Vous  faites  bien  de  pren- 
dre du  temps  pour  justifier  la  Silvanire^  ie  Duc  tTOssonne^  la 
Virginie  et  la  Sop/tonisbe^  ;  si  vous  le  faites,  j'avoue  que  l'ou- 
vrage sera  bien  considérable,  puisque  par  lui  vous  ferez  l'im- 
possible. A  tout  hasard,  je  ne  vous  conseille  pas  de  les  porter 
à  la  censure  de  l'Académie,  de  peur  d'une  trop  grande  confu- 
sion. Une  pareille  craifite  n'a  jamais  empêché  M.  Corneille  de  se 
soumettre  au  jugement  d'une  si  célèbre  compagnie*.  C'est  une 
déférence  qu'il  a  toujours  rendue  à  ses  amis ,  et  n'a  januds  eu 
honte  d'avouer  ses  fautes  quand  on  les  lui  a  fait  connoître.  Il 
fera  beaucoup  moins  de  difficulté  de  subir  le  jugement  de  tant 
d'excellentes  personnes,  quand  ils  se  voudront  donner  la  peine 
d'examiner  ce  qu'il  a  donné  au  public,  et  ne  manquera  jamais 
à  rendre  le  respect  qu'il  doit  à  la  dignité  de  leur  chef.  Mais 
puisque  vous  avouez  que  les  injures  mal  fondées  sont  les  armes 
des  harangères,  je  vous  conseille  de  ne  vous  en  plus  servir,  et 
de  vous  taire  aussi  bien  que  M.  Corneille ,  du  depuis  que  ses 
envieux  ont  fait  leurs  efforts  à  le  faire  parler.  Quoiqu'on  lui 
veuille  attribuer  beaucoup  de  petites  pièces  qui  ont  été  faites 
en  sa  faveur ,  je  sais  de  bonne  part  qu'il  n'en  connoît  pas  les 
auteurs.  Puisqu'il  garde  si  religieusement  le  silence ,  imitez-le 
en  la  modération  de  son  esprit,  si  vous  ne  le  pouvez  en  ses 
poèmes.  Fuyez  la  trop  grande  ambition,  que  vous  condamnez 

que  nous  en  sommes  exclus ,  si  nous  ne  restituons  publiquement  la 
réputation  illégitime  que  ces  deux  pièces  (la  Silvie  et  le  CUt)  nous  ont 
donnée.  »  {ÉpUre  famiUère  du  sieur  AÊairet^  p.  la.) 

I.  c  J'essayerai  néanmoins  de  lui  justifier  la  Silvanire^  ie  Duc 
d'Ossormej  la  VirginU  et  la  Soplionithe^  dans  un  ouTrage  plus  consi- 
dérable que  cestui-ci.  >  {Ibidem^  p.  8.) 

1.  Ce  n'est  assurément  pas  Corneille  qui  a  écrit  ou  même  inspiré 
ce  passage ,  car  il  se  défend  ayec  énergie  d'avoir  accepté  des  juges. 
Voyez  ci-dessus,  p.  47  ^^  48,  et  ci-après,  p.  83. 


NOTICE.  67 

«Dx  aatreSy  et  qni  a  déjà  peosé  causer  votre  mine  entière.  Ne 
trouvez  pas  mauvais  la  franchise  de  mon  discours;  je  ne  suis 
pas  moins  votre  serviteur  si  je  vous  dis  vos  vérités.  Amicus 
Plato^  iunicttg  SocraieSy  sed  magis  arnica  peritas. 


Y.    AVERTISSEMENT    AU    BESANCONNOIS    MAIRET*. 

Il  n'étoit  nullement  besoin  de  vous  donner  la  gène  deux  mois 
durant  à  fagoter  une  malheureuse  lettre,  pour  nous  apprendre 
que  vous  êtes  aussi  savant  en  injures  que  votre  ami  Claveret 
et  tous  les  crocheteurs  de  Paris.  Cette  belle  poésie  que  vous 
Dons  aviez  envoyée  du  Mans  ne  nous  perpiettoit  pas  d'en  dou- 
ter ;  et  bien  que  vous  y  fissiez  parler  un  auteur  espagnol,  dont 
vous  ne  saviez  pas  le  nom,  la  foiblesse  de  votre  style  vous  dé- 
couvroit  assez.  Ainsi  vous  aviez  beau  vous  cacher  sous  ce  mé- 
chant masque,  on  ne  laissoît  pas  de  vous^connoître,  et  le  ron- 
deau qui  vous  répondit  parloit  de  vous  sans  se  contredire. 
Que  si  l'épithète  de  Fou  solennel  vous  y  déplaît,  vous  pouvez  la 
chanj^er,  et  mettre  en  sa  place  Innocent  le  Bel^  qui  est  le  nom 
de  guerre  que  vous  ont  donné  les  comiques.  Défaites-vous  ce- 
pendant de  la  pensée  que  M.  Corneille  vous  ait  fait  l'honneur 
d'écrire  contre  vos  ouvrages  :  s'il  daignoit  les  entreprendre ,  il 
y  montreroit  bien  d'autres  défauts  que  n'a  fait  celui  qui  s'en 
est  raillé  en  passant  ;  et  certes  en  ce  cas  il  prendroit  une  peine 
bien  superflue,  puisque  pour  les  trouver  mauvais,  il  ne  faut 
que  se  donner  la  patience  de  les  lire.  C'est  un  emploi  trop  in- 
digne de  lui  pour  s'y  arrêter,  et  tous  les  vains  efforts  de  vos 
calomnies  ne  le  sauroient  réduire  à  cette  honteuse  nécessité 
d'abaisser  votre  réputation  pour  soutenir  la  sienne.  Un  homme 
qui  écrit  doit  être  en  bien  mauvaise  posture  quand  il  est  forcé 
d'en  venir  là.  Nemo^  dit  Heinsîus,  dont  l'observateur  fait  son 
évangéliste,  de  aliéna  reprehensione  laudem  quxrity  nisi  qui  de 
propria  desperat^, 

I.  Attribué  à  Corneille  par  les  frères  Parfait,  qui  considèrent  à 
ton  cet  Avertissement  comme  une  réponse  à  V  Apologie  pour  M.  Maîret 
{Histoire  du  Tltédtre  fran^ois^  tome  V,  p.  270).  Voyez  ci-dessns,  p.  4i. 

a.  c  Personne  ne  chefttshe  à  tirer  sa  gloire  de  la  critique  d'autmi, 
ù  ce  n*est  celai  qui  désespère  de  sa  gloire  propre.  > 


68  LE  CID. 

Mais  yons  ne  vous  contentez  pas  de  lui  attribuer  les  deux 
réponses  au  libelle  que  vous  désavouez  :  vous  tâchez  de  lui 
faire  des  ennemis  dans  sa  province,  en  expliquant  la  première 
sur  une  personne  de  haute  condition  que  vous  n'osez  nommer 
de  peur  de  ses  ressentiments  contre  une  explication  si  imperti- 
nente. !9e  recourez  point  à  cette  artificieuse  imposture;  je  pub 
assurer  que  j'ai  vu  depuis  deux  jours  écrit  de  sa  main  y  qu*il 
n'a  fait  aucune  des  deux ,  et  que  non-seulement  il  ne  sait  qui 
c'est  que  son  ami  dépeint  dans  la  première,  ni  de  qui  vous 
parlez  dans  la  vôtre,  mais  qu'il  tient  même  pour  certain  que 
cette  réponse  n'attaque  personne  de  la  province. 

Pour  moi  je  ne  puis  soupçonner  qu'elle  s'adresse  à  un  autre 
qu'à  vous  :  le  galant  homme  dont  elle  est  partie  témoigne  être 
particulièrement  instruit  de  vos  qualités.  Il  vous  taxe  de  jeu- 
nesse :  c'est  de  quoi  vous  vous  vantez  dans  votre  épître  du  Duc 
dOssonne^.  II  vous  accuse  de  manque  de  jugement:  il  ne  vous 
fait  pas  grand  tort;  ce  seroit  vous  flatter  s'il  vous  traitoit  dian- 
tre façon.  Vous  ne  refuserez  pas  la  compagnie  du  seigneur 
Claveret  qu'il  vous  donne  :  c'est  un  homme  à  chérir,  il  peut 
faire  fortune ,  et  son  horoscope  lui  promet  beaucoup ,  puisque 
vous  aspirez  déjà  à  être  un  jour  de  ses  domestiques.  Sous  om- 
bre de  la  soie  dont  la  poésie  vous  a  couvert,  vous  voulez  passer 
pour  honnête  homme  d'origine  :  il  faut  de  la  foi  pour  le  croire, 
vu  qu'on  sait  le  contraire.  Il  vous  donne  avis  de  vous  défaire  de 
vos  belles  figures  :  vous  eussiez  bien  fait  d'en  user;  on  n'eût  pas 
vu  dans  votre  lettre  ces  insolentes  comparaisons  de  M.  Corneille 
avec  des  domestiques  dont  vous  ne  nommez  point  le  maître, 
et  avec  votre  ami  Claveret,  qui  me  forcent  à  en  faire  mainte- 
nant de  plus  véritables,  et  à  vous  dire  que  celui  que  vous  of- 
fensez s'est  assis  sur  les  fleurs  de  lis'  avant  que  Claveret  portât 
de  manteau ,  et  que  vous  n'êtes  pas  de  meilleure  maison  que 
son  valet  de  chan.bre.  Il  vous  avoit  autrefois  honoré  de  son 
amitié ,  dont' vous  vous  êtes  montré  fort  indigne.  On  n'entend 
rien  de  plus  familier  en  vos  discours ,  sinon  que  le  Cid  est  un 


I.  c  J*ai  commencé  de  si  bonne  heure  à  faire  parler  de  moi,  qu'à 
ma  yingt-ftixième  année  je  me  trouye  aujourd'hui  le  plus  ancien  de 
tous  nos  poètes  dramatiques.  >  Voyez  encore  ci-dessus,  p.  60,  note  i. 

a.  Voyez  la  Notice  biographique  y  et  ci-dessus,  p.  10,  note  3. 


NOTICE.  69 

beau  corps  plein  de  plaies ,  un  bel  enchantement,  la  dupe  des 
sots,  une  beauté  fardée,  etc.  Vous  pouvez  juger  à  toutes  ces 
marques  si  le  galant  homme  vous  connoissoit  parfaitement* 

,  U  n'y  a  qu'un  point  qui  me  pourroit  laisser  quelque  diffi- 
culté :  c'est  qu*il  vous  fait  plus  riche  que  Claveret.  Quoique 
vous  soyez  de  loin,  on  sait  fort  bien  que  la  fortune  ne  vous  a 
pas  avantagé  plus  que  lui,  et  que  les  présents  qu'elle  vous  a 
faits  à  votre  naissance,  ne  sont  pas  si  grands  qu'on  ne  les  puisse 
cacher  dans  le  creux  d'un  violon.  Aussi  vous  n'êtes  point  en 
peine  de  faire  des  caravanes  de  Besançon  à  Paris  :  vos  affaires 
ne  vous  rappellent  point  à  votre  pays,  et  vous  gouvernez  aisé- 
ment par  procureur  le  bien  que  vous  y  avez  laissé. 

Pour  confirmer  ces  vérités,  je  n'aurois  qu'à  nommer  le 
maître  que  vous  voulûtes  sei*vir,  lorsque  après  avoir  impor- 
tuné quatre  jours  les  comédiens  pour  votre  Chriséide^  ils  vous 
jetèrent  un  écu  d'or  afin  de  se  défaire  de  vous  ;  mais  je  m'en 
veux  taire  pour  l'honneur  des  vers.  Passons  à  votre  lettre. 

Vous  êtes  toujours  sur  les  comparaisons,  et  après  avoir  pro- 
posé ce  ridicule  parallèle  de  la  Sihie  et  du  Cidj  vous  ajoutez 
que  quelque  éclat  qu'elle  ait  eu  quatre  ans  durant,  vous  ne 
l'avez  point  appelée  votre  chef-d'œuvre  ni  votre  ouvrage  im- 
mortel :  vous  avez  bien  fait  pis.  Son  succès  vous  enfla  telle- 
ment ,  que  vous  eûtes  l'effronterie  de  prendre  la  chaire  et  de 
mettre  un  art  poétique  au  devant  de  votre  Silvanire^.  Jeune 
homme,  il  faut  apprendre  avant  que  d'enseigner,  et  à  moins 
que  d'être  un  Scaliger  ou  un  Heinsius,  cela  n'est  pas  suppor- 
table. Il  est  vrai  que  vous  en  faites  maintenant  réparation  au 
public  en  avouant  que  toute  cette  belle  doctrine  n'est  qu'igno- 
rance, puisque  vous  reconnoissez  des  défauts  aux  poëmes  que 
vous  avez  produits  après  ;  vous  promettez  toutefois  de  les  justi- 
fier: accordez-vous  avec  vous-même,  beau  poète,  et  soutenez- 
les  sans  tache ,  ou  n'en  entreprenez  pas  la  justification.  Mais 
donnons  un  coup  d'oeil  à  ce  bel  art  poétique. 

Dès  le  commencement  vous  vous  échappez  et  faites  une 
définition  du  poëte  à  votre  mode.  «  Le  poète,  dites-vous,  est 
proprement  celui  qui  doué  d'une  fureur  divine,  explique  en 

I.  La  SiUanîre  est  précédée  d'une  Préface  en  forme  de  discours  poo" 
(ifue,  à  MoDsicar  le  comte  de  Carmail. 


70  LE  GID. 

beaux  vers  des  pensées  qui  semblent  ne  pouvoir  être  produites 
du  seul  esprit  humain ^  »0  l'excellent  philosophe,  qui  découvre 
bien  la  nature  des  choses  1  Je  ne  m'étonne  plus  s'il  ne  fait 
point  conscience  de  manquer  de  jugement  en  toutes  ses  pièces  : 
il  croit  la  fureur  de  l'essence  du  poète  ;  voilà  un  parfait  rai- 
sonnement. Si  je  voulois  bien  l'empêcher,  je  lui  demanderois 
ce  que  c'est  qu'une  fureur  divine  ;  mais  je  me  contenterai  de  le 
prier,  puisqu'il  prétend  avoir  droit  à  l'héritage  du  Parnasse, 
qu'il  nous  cite  quelques -unes  de  ses  pensées  aussi  hautes 
comme  il  définit  devoir  être  celles  du  véritable  poète.  Quant  à 
moi,  j'en  remarque  beaucoup  dans  ses  livres  qui  ne  peuvent 
être  produites  de  l'esprit  humain,  tant  elles  sont  extravagantes, 
mais  je  n'y  en  ai  point  encore  découvert  qui  passent  la  portée 
d'un  esprit  médiocre,  foible  et  rampant  comme  le  sien. 

Cependant  il  nous  étale  pour  poèmes  dramatiques  parfaite- 
ment beaux  :  le  Pastor  fido^  la  Filis  de  Scire,  et  cette  mal- 
heureuse Sihanire  que  le  coup  d'essai  de  M.  Corneille  terrassa 
dès  sa  première  représentation'.  Il  excuse  encore  fort  adroite- 
ment la  longueur  du  cinquième  acte  de  cette  admirable  pièce, 
sur  ce  qu'elle  étoit  faite  pour  l'hôtel  de  Montmorency  plutôt 
que  pour  celui  de  Bourgogne,  comme  si  les  mauvaises  choses 
y  étoient  mieux  reçues*.  Sans  doute  il  s*est  imaginé  qu'elle 

I.  La  première  division  de  cette  préface,  intitulée:  Du  poète  et 
de  ses  parties ,  commence  ainsi  :  c  Poète  proprement  est  celui-là  qui 
doué  d'une  excellence  d'esprit  et  poussé  d'une  fureur  divine,  ex- 
plique en  beaux  vers  des  pensées  qui  semblent  ne  pouvoir  pas  être 
produites  du  seul  esprit  humain,  s 

a.  c  Disons  donc  que  les  anciens  nous  ont  laissé  des  poèmes  beau- 
coup moins  remplis  à  la  vérité  que  ne  sont  les  nôtres,  tant  pour  la 
raison  que  je  viens  d'apporter,  que  pour  quelque  autre  à  nous  incon- 
nue, et  qu'on  n'infôre  pas  de  là  que  la  rigueur  de  notre  règle  en  ait 
été  la  principale  cause,  comme  veulent  quelques-uns  de  ces  Messieurs, 
qui  n'ont  point  envie  de  la  recevoir.  D'autant  que  nous  ne  pouvons 
croire  cela  sans  faire  tort  à  ces  grands  esprits  de  l'antiquité,  qui 
semhleroient  avoir  eu  moins  d'invention  en  la  composition  de  leurs 
sujets,  que  nos  modernes  dramatiques,  qui,  nonobstant  la  difficulté 
de  cette  loi,  n'ont  pas  laissé  d'en  imaginer  de  parfaitement  beaux  et 
parfaitement  agréables ,  tels  que  sont  par  exemple  le  Pastor  fido ,  la 
Filii  de  Scire  et,  sans  aller  plus  loin,  la  SUvanire  ou  la  Morte  v'we,  i 

3.  «  Pour  son  étendue,  il  est  vrai  qu'elle  passe  un  peu  au  delà  de 


NOTICE.  71 

seroit  immortelle,  parce  qu'il  n'y  pouvoit  trouver  de  fin  ;  et  c'est 
sorcette  croyance  que  pour  conserver  la  mémoire  d'un  homme 
Slustre,  il  a  fait  planter  sur  le  frontispice  de  ce  grand  ouvrage 
on  marmouset  qui  lui  ressemble,  et  graver  autour  de  cette  vé- 
nérable médaille  :  Jean  MAïasT  de  Besançon.  C'est  ce  qu'il  a  fait 
de  plus  à  propos  en  sa  vie,  que  de  nous  avertir  par  là  qu'il 
n'est  pas  né  François  S  afin  qu'on  lui  pardonne  les  fautes  qu'il 
Eût  à  tous  moments  contre  la  langue. 

Revenons  à  votre  lettre,  Monsieur  Mairet.  N'est-ce  pas  une 
belle  chose  que  l'histoire  que  vous  nous  contez  d'un  libraire 
de  Rouen  qui  mourut,  à  votre  très-gl'and  regret,  pour  avoir 
imprimé  votre  Chriséide*  7  îions  espérions  qu'ensuite  vous  nous 
en  donneriez  Tépitaphe ,  pour  témoignage  de  cette  violente 
affliction  :  vous  avez  frustré  le  lecteur  de  ce  contentement; 
mais  pour  suppléer  k  votre  défaut,  en  voici  un  dont  les  vers 
ne  valent  guère  mieux  que  les  vôtres  : 

Cd-dessoiis  gît  Jacques  Besogne, 
Qui  s*étant  mis  trop  en  besogne 
Pour  le  beau  poëte  Jean  Mairet, 
Mourut  à  son  très-grand  regret. 

Après  cette  belle  histoire  vous  perdez  tellement  le  respect 
et  le  sens  commun,  que  vous  avez  l'insolence  de  préférer  votre 

i*ordinaire,  et  que  l'ayant  plutôt  faite  pour  l'hôtel  de  Montmorency 
que  pour  Thôtel  de  Bourgogne,  je  ne  me  suis  pas  beaucoup  soucié 
de  la  longueur,  qui  paroît  principalement  au  dernier  acte,  à  cause 
de  la  foule  des  effets  qu'il  y  faut  nécessairement  démêler  :  si  c'est 
on  défaut,  c'est  pour  les  impatients  et  non  pour  les  habiles.  »  La 
Sthanire  est  dédiée  à  Madame  la  duchesse  de  Montmorency. 

I.  Voyez  p.  76,  note  3. 

a.  «  Pour  la  Chriséide,  il  me  suffira  de  lui  dire  qu'elle  n'a  jamais 
TU  le  jour  de  mon  consentement  ;  (pi'étant  pleine  des  propres  fautes 
de  mon  enfance  et  de  celles  que  le  peu  de  soin  de  l'imprimeur  y 
laissa  glisser,  je  fis  ce  que  je  pus  pour  en  empêcher  la  distribution  , 
jusque-là  même  qu'un  de  vos  compatriots,  nommé  Jacques  Besongne, 
qui  l'aToit  mise  sous  la  presse,  fut  obligé  par  les  poursuites  de  Fran- 
çois Targa,  votre  libraire,  à  qui  j'en  avois  laissé  procuration,  de  faire 
on  Toyage  ^  cette  yille,  où  le  pauvre  homme  mourut  subitement, 
i  mon  très-grand  regret  ;  ce  sont  des  circonstances  assez  remarqua- 
bles pour  vérifier  ce  que  je  dis.  »  [Èpitre  familière  du  S^  Mairet  y  p.  9.  ) 


7a  LE  CID. 

Sihie  aux  œavres  de  MM.  de  Racan  et  Théophile ,  au  dernier 
desquels  vous  êtes  si  étroitement  obligé,  que  sans  lui  vous 
suivriez  encore  la  déplorable  condition  des  vôtres.  Ce  n'est 
pas  faire  en  homme  généreux  que  de  payer  d'ingratitude  tant 
de  bienfaits  reçus.  On  sait  que  le  dialogue  qui  a  tant  plu  à  la 
cour  et  qui  avoit  couru  plus  de  deux  ans  avant  qu'on  sût  qu'il 
y  eût  une  Sihie  au  monde,  étoit  de  la  façon  de  Théophile  ; 
ainsi  vous  vous  pariez  d'un  habillement  emprunté,  et  ce  bel 
enchantement  que  vous  nommez  le  Pastor  fido  des  Allemand:», 
doit  à  ce  grand  homme  si  peu  qu'il  eut  de  grâce. 

C'est  à  ces  mêmes  Allemands  que  vous  pensez  parler,  quand 
vous  nous  assurez  si  magnifiquement  que  le  Cid  a  perdu  à 
la  lecture  une  bonne  partie  de  Testime  qu'il  avoit  acquise  à 
la  représentation.  Quelle  impudence  !  Les  extravagances  de 
Virginie,  les  impudicités  du  duc  d'Ossonne  et  les  coquette- 
ries de  Sophonisbe  ont  mérité  l'impression,  si  l'on  vous  en 
croit,  et  celle  du  Cid  devoit  être  différée  pour  cent  et  un  an  ! 
Ne  donnez  point  à  M.  Corneille  les  mauvais  conseils  de  vos 
tailles-douces,  qui  n'ont  servi  dans  votre  Silvanire  qu'à  in- 
commoder votre  libraire^,  et  ne  faites  plus  sonner  si  haut  ces 
grands  coups  d'épée  que  M.  de  Scudér}'  a  donnés  au  Cid  tout 
au  travers  du  corps.  Après  en  avoir  reçu  deux  mille  de  pareils, 
on  se  porte  encore  fort  bien;  et  ceux  que  ses  raisons  de  paille 
ont  convertis  (si  toutefois  elles  ont  converti  quelques-uns) 
avoient  grande  envie  de  Tétre. 

Au  reste ,  nous  voyons  maintenant  ce  qui  vous  pique  :  vous 
vous  fâchez  de  ce  qu'on  a  découvert  vos  brigues  et  les  artifices 
que  vous  mettez  en  usage  pour  mendier  un  peu  de  réputation. 
Vous  vous  plaignez  de  ce  que  dit  M.  Corneille  : 

Que  son  ambition  pour  faire  plus  de  bmit 
Ne  quête  point  les  voix  de  réduit  en  réduit*. 

On  sait  le  petit  commerce  que  vous  pratiquez,  et  que  vous 

I .  La  Silvcmire  est  ornée  d'un  frontispice  gra^é,  avec  portrait  de 
/.  Mairet  de  Besançon,  et  de  cinq  planches  de  Michel  Lasne. 
a.  Excuse  à  Ariste,  vers  Sg  et  4o.  Le  texte  exact  est  : 

Et  mon  ambition,  pour  faire  plus  de  bruit, 

Ne  les  va  point  quêter  {les  voir)  de  réduit  en  réduit. 


NOTICE.  73 

n'avez  point  d'applaudissements  que  vous  ne  gagniez  à  force 
de  stHinets  et  de  révérences.  Si  vous  envoyiez  vos  pièces  de 
Besançon,  comme  M.  Corneille  envoie  les  siennes  de  Rouen, 
sans  intéresser  personne  en  leur  succès,  vous  tomberiez  bien 
bas,  et  je  m'assure  que  quelque  adresse  que  vous  apportiez 
k  £ûre  valoir  votre  traduction  du  Soliman  italien ,  qui  a  déjà 
couru  les  ruelles  dix-huit  mois  et  qu'on  réserve  pour  cet  hiver, 
le  bruit  de  cette  importante  pièce  de  batterie  ne  fera  point 
iâire  retraite  au  Gd^. 

Criez  tant  qu'il  vous  plaira,  et  donnez  aux  acteurs  ce  qui 
n'est  dû  qu'au  poète;  servez-vous  du  témoignage  de  M.  de 
Balzac,  il  ne  vous  sera  point  avantageux.  Ne  traite-t-il  pas 
Ifassinisse  et  Brutus  de  même  que  Jason,  qu'il  nomme  le  pre- 
mier, pour  montrer  qu'il  estime  plus  son  auteur  que  vous*?  Et 
véritablement  vous  avez  été  toujours  tellement  au-dessous  de 
loi,  dès  qu'il  a  pris  la  plume,  qu'il  n'avoit  pas  besoin  de  faire 
un  Cid  pour  passer  devant  vous  :  tant  de  beaux  poèmes  dont 
il  a  enrichi  le  théâtre  vous  laissoient  déjà  loin  derrière.  Parlez 
en  homme  désintéressé,  et  on  vous  écoutera.  Si  le  malheur  a 
voulu  que  la  Mariane  et  le  Cid  aient  étouffé  le  débit  de  toutes 
vos  rimes,  il  faut  prendre  patience,  et  ne  murmurer  point 
contre  les  nouvelles  grâces  qu'on  a  trouvées  au  Cid  depuis 
qa'il  a  été  imprimé. 

Tous  vous  plaignez  de  ce  que  M.  Corneille  ne  s'est  pas 
soumis  au  jugement  de  l'Académie.  Pour  le  mettre  en  tort,  il 
fandroit  que  vous  et  l'observateur  y  soumissiez  vos  ouvrages  ; 
ce  n'est  pas  la  raison  qu'il  soit  censuré  tout  seul,  jamais  il  ne 
refusera  de  prendre  ces  Messieurs  pour  juges  entre  Médée 
et  Sophonisbey  et  même  entre  CUtandre  et  Virginie ,  mais  non 
pas  entre  le  Cid  et  un  libelle. 

I.  En  1689  a  paru  :  Le  grand  et  dernier  Solynum  ou  la  Mort  de 
Mutttpha,  tragédie  par  M.  Mairet.  Représenté  par  la  troupe  Royalle. 
Paris,  A.  Courbé^  in-4'*.  On  lit  dans  V Avertissement  au  lecteur  :  «-  Je 
t'arertÎB  que  le  Solyman  qu'on  mit  en  lumière  il  y  a  deux  ans  n'est 
pu  de  moi.  1  En  effet,  le  Soliman  publié  en  1687  ^^  ^^  d'Alibray. 
lies  deux  ooTrages  sont  imités  de  la  pièce  italienne  du  comte  Bona- 
rUî  de  la  RoTère. 

1.  Voyez  la  Notice  sur  Médée ^  tome  II,  p.  33o  et  33 1,  et  ci*dessnâ, 
p.  8  et  9,  et  note  i  de  cette  dernière  page. 


74  LF.  GID. 

Je  finirois  si  vous  ne  m'aviez  obligé  à  lire  votre  épître  da 
Duc  d'Ossonne  :  vous  nous  y  renvoyez  pour  y  voir  votre  mo* 
destie  qui  est  si  grande,  que  dès  le  titre  vous  traitez  le  pro- 
cureur général  de  votre  parlement  comme  vous  feriez  un 
procureur  fiscal  de  quelqu'une  de  vos  hautes  justices  ^  Cette 
arrogante  familiarité  avec  un  des  principaux  magistrats  de  votre 
pays  débutoit  assez  bien,  et  vous  eût  fait  passer  pour  homme  de 
marque,  si  dans  votre  épître  la  bassesse  de  votre  inclination 
n'eût  découvert  celle  de  votre  naissance.  Ce  souhait  famé- 
lique d'être  reçu  au  Louvre  avec  des  hécatombes  de  Poissy*, 
tient  fort  de  votre  pauvreté  originelle  ;  et  puisque  vous  êtes  si 
affamé,  vous  serez  aisé  à  accorder  sur  ce  point  avec  M.  Cor- 
neille, qui  se  contentera  toujours  de  ces  honorables  fumées  du 
cabinet  dont  vous  êtes  si  dégoûté,  cependant  qu'on  vous  en- 
voyera  dans  les  offices  vous  soûler  de  cette  viande  délicate 
pour  qui  vous  avez  tant  d'appétit. 

Le  reste  de  cette  épître  n'est  que  vanité  :  vous  vous  perdez 
dans  la  réflexion  de  vos  grandes  productions,  et  vous  vantez 
d'avoir  été  l'idée  universelle  des  grands  génies  que  vous  nom- 
mez, comme  s'il  étoit  à  croire  qu'ils  vous  eussent  considéré*. 

I .  Cette  dédicace  est  intitulée  i  ^  A  tres-docte  et  treS'ingenieux 
Anihoine  Brun,  procureur  gênerai  au  Parlement  de  Dole^  epitre  dedica» 
toire,  comique  et  familière,  9  et  elle  commence  par  ces  mots  :  f  Mon- 
sieur mon  très-cher  ami.  » 

a.  ff  II  est  vrai  qu'on  nous  Jait  au  Louvre  des  sacrifices  de  louan- 
ges et  de  fumées,  comme  si  nous  étions  les  dieux  de  Tantiquité  les 
plus  délicats ,  où  nous  aurions  besoin  qu*on  nous  traitât  plus  gros- 
sièrement, et  qu*on  nous  offrit  plutôt  de  bonnes  hécatombes  de 
Poissy,  avec  une  large  effusion  de  Tin  d'Arbois ,  de  Beaune  et  de 
Coindrieux.  > 

3.  c  U  est  très-vrai  que  si  mes  premiers  ouvrages  ne  furent  guère 
bons,  au  moins  ne  peut-on  nier  qu'ils  n'ayent  été  Theureuse  semence 
de  beaucoup  d'autres  meilleurs,  produits  par  les  fécondes  plumes 
de  MM.  de  Rotrou,  de  Scudéry,  Corneille  et  du  Ryer,  que  je  nomme 
ici  suivant  l'ordre  du  temps  qu'ils  ont  commencé  d'écrire  après  moi, 
et  de  quelques  autres,  dont  la  réputation  ira  quelque  jour  jusqnes  à 
vous;  particulièrement  de  deux  jeunes  auteurs  des  tragédies  de  Cleo- 
pâtre  et  de  Mithridate,  de  qui  l'apprentissage  est  un  demi-chef-d'fleuvre 
qui  donne  de  merveilleuses  espérances  des  belles  choses  qu'ils  pour- 
ront faire  à  l'avenir,  s 


NOTICE.  75 

• 

Mais  n'ave^voos  pas  bonne  grAce  un  peu  après  de  traiter 
d^inférieurSy  et  quasi  de  petits  garçons,  les  auteurs  de  Qéo~ 
paùv*  et  de  Mithridate^^  pour  qui  vous  faites  une  classe  à  part? 
Vous  ne  sauriez  nier  que  cette  Cléopatre  a  enseveli  la  vôtre, 
que  le  Mithrid€Ue  a  paru  sur  le  théâtre  autant  qu'aucune 
de  vos  pièces,  et  que  Tune  et  l'autre  à  la  lecture  rempor- 
tent bien  haut  sur  tout  ce  que  vous  avte  fait.  Votre  style 
o'est  qu'une  jolie  prose  rimée ,  foible  et  basse  presque  par» 
tout,  et  bien  éloignée  de  la  vigueur  des  vers  de  ces  Messieurs, 
SOT  qui  M.  Corneille  serait  bien  marri  de  prétendre  aucune 
prééminence. 

Cet  acte  de  la  pastorale  héroïque  qui  vous  fut  donné  à  faire 
il  y  a  quelque  temps',  est  la  preuve  indubitable  de  la  foiblesse 
de  style  que  je  vous  reproche  :  votre  or  (pour  user  de  vos 
tenues)  y  fut  trouvé  de  si  bas  aloi  et  votre  poésie  si  chétive, 
que  même  on  ne  vous  jugea  pas  capable  de  la  corriger.  La 
commission  en  fut  donnée  à  trois  Messieurs  de  l'Académie,  qui 
n'y  laissèrent  que  vingt-cinq  de  vos  vers.  C'est  un  préjugé 
fort  désavantageux  pour  vous,  et  qui  vous  doit  empêcher,  si 
TOUS  êtes  sage,  d'exposer  vos  fureurs  divines  an  jugement  de 
cette  illustre  compagnie. 

Je  ne  parlerai  point  de  l'irrévérence  avec  laquelle  vous  dé- 
clamez dans  cette  épitre  contre  les  grands  du  siècle,  qui  ne 
reconnoissent  pas  assez  votre  mérite,  ni  du  repentir  que  vous 
témoignez  de  leur  avoir  dédié  vos  chefs-d'œuvre  ;  le  mal  que 
je  vous  veux  ne  va  pas  jusqu'à  vous  faire  criminel.  Je  vous 
donnerai  seulement  un  mot  d'avis  avant  que  d'achever,  qui 
9sx  de  ne  mêler  plus  d'impiétés  dans  les  prostitutions  de  vos 
héroïnes;  les  signes  de  croix  de  votre  Flavie  et  les  anges  de 

I.  cléopatre^  tragédie  de  Benaerade,  représentée  en  i635. 

3.  La.  Mort  de  Mithridate,  tragédie  de  la  Calprenède,  représentée 
m i635. 

3.  Noos  ne  savons  de  quel  onTrage  il  s*agit  ici.  Serait-ce  de  la 
Grande  Pastorale  qui ,  suivant  Peliissun ,  renfermait  cinq  cents  vers 
de  la  façon  da  Cardinal ,  et  à  l'impression  de  laquelle  il  renonça 
>près  avoir  pris  connaissance  des  obseryadons  de  Chapelain,  que  lui 
cooimnniqua  Boisrobert  (voyez  la  Relation  contenant  r histoire  de 
^AoÊdemie  françoise,  p.  179  et  suivantes)?  C'est  probable  ;  remarquons 
^tefois  que  Peliisson  ne  dit  mot  de  la  collaboration  de  Mairet. 


76  LE  CID. 

lumière  de  votre  Duc^  sont  des  profanations  qui  font  horreur 
à  tout  le  monde. 

Adieu  y  beau  lyrique,  et  souvenez-vous  que  M.  Corneille 
montrera  toujours  par  véritables  effets  sur  le  théâtre,  qu'il  en 
sait  mieux  les  règles  et  la  bienséance  que  ceux  qui  lui  en  veu- 
lent faire  leçon;  que  malgré  vos  impostures  le  Cid  sera  tou- 
jours le  Cid,  et  que  tant  qu'on  fera  des  pièces  de  cette  force, 
vous  ne  serez  prophète  que  parmi  vos  Allemands*. 


I .  Voici  le  passage  des  Galanteries  du  duc  ^Ossorinc  auquel  il  est 
fait  allusion  ici  : 

FIAYIB. 

O  ma  sœur  !  sous  quelle  étrange  forme 
Abusez-vous  mes  yeux  et  mes  sens  à  la  fois  ? 

LE  DUC. 

Madame,  réservez  tous  ces  signes  de  croix 

Pour  l'apparition  de  ces  mauvais  fantômes, 

Qui  meuvent,  ce  dit-on,  des  corps  d*air  et  d*atomes. 

FIA  VIS. 

Dieu  !  c'est  bien  un  démon  véritable  et  trompeur, 
Puisqu'il  m'ôte  la  voix. 

LB  DUC. 

Non ,  n'ayez  point  de  peur. 
Si  j'étois  un  esprit  de  l'infernale  suite, 
Tant  de  signes  de  croix  m'eussent  donné  la  fuite , 
Et  puis  étant  vous-même  un  ange  de  clarté. 
Votre  divin  aspect  m*eût>il  pas  écarté  ? 

(Acte  ni,  scène  n.) 

a.  On  sait  que  Besançon,  patrie  de  Mairet,  et  la  Francbe-Comté 
tout  entière  n'étaient  pas  encore  françaises  :  elles  avaient  appartenu 
à  l'empire  d'Allemagne  et  faisaient  alors  partie  des  possessions  de  la 
ligne  espagnole  de  la  maison  d'Autriche. 


ÉPlTRE.  77 


A  MADAME  DE  COMBALET*. 

Madame, 

Ce  portrait  vivant  que  je  vous  offre  représente  un  héros 
assez  reconnoissable  aux  lauriers  dont  il  est  couvert.  Sa 
▼ie  a  été  une  suite  continuelle  de  victoires;  son  corps, 
porté  dans  son  armée,  a  gagné  des  batailles  après  sa  mort; 
et  son  nom,  au  bout  de  six  cents  ans,  vient  encore  de 
triompher  en  France'.  Il  y  a  trouvé  une  réception  trop 
favorable  pour  se  i*epentir  d'être  sorti  de  son  pays,  et 
d  avoir  appris  à  parler  une  autre  langue  que  la  sienne.  Ce 
socces  a  passé  mes  plus  ambitieuses  espérances,  et  m*a 
surpris  d^abord;  mais  il  a  cessé  de  m'étonner  depuis  que 
j'ai  vu  la  satisfaction  que  vous  avez  témoignée  quand  il  a 
paru  devant  vous.  Alors  j'ai  osé  me  promettre  de  lui  tout 
ce  qui  en  est  arrivé',  et  j'ai  cru  qu'après  les  éloges  dont 
vous  l'avez  honoré,  cet  applaudissement  universel  ne 
lui  pouvoit  manquer.  Et  véritablement.  Madame,  on  ne 

I.  L'épitre  dédicatoire  est  adressée  :  A  madamb  la  duchesss 
d^AiguilijOH,  dans  les  éditions  de  1 648-56.  —  Marie-Madeleine  de 
Vi^erot,  nièce  de  Richelieu,  ayait  épousé  Antoine  de  Beauvoir, 
marquis  du  Roure,  seigneur  deCombalet,  qui  fut  tué  en  i6ai  derant 
Montauban.  Le  Cardinal  la  plaça  près  de  la  Reine,  en  qualité  de 
dâine  d'honneur,  et  fit  reriTre  pour  elle  en  i638  le  duché  d'Aiguil- 
lon. Toutefois  ces  mots  :  A  Madame  de  Comhalet^  subsistèrent  en  tête 
de  la  présente  dédicace,  dans  les  éditions  du  Cid^  jusqu'en  1644  inclu- 
ttvement.  On  y  substitua  plus  tard,  comme  nous  venons  de  le  dire  : 
À  Madame  la  duchesse  d'Aiguillon,  dans  les  recueils  des  (Muvres,  jus- 
qu'en 1660,  époque  à  laquelle  Corneille  supprima  les  dédicaees  et 
Ifi  aTertissements.  La  duchesse  mourut  en  1675.  Voyez  ci-dessus, 
p.  18  et  19. 

1.  Vab.  (édit.  de  i654  ^  ^6)  :  rient  encore  triompher. 

3.  Ce  membre  de  phrase  manque  dans  l'édition  de  1687  ûhi^» 
qoi  porte  simplement  :  •  alors  j'ai  cru  qu'après  les  éloges,  etc.  » 


78  LE  CID. 

peat  douter  avec  raison  de  ce  que  vaut  une  chose  qui  a  le 
bonheur  de  vous  plaire  :  le  jugement  que  vous  en  faites 
est  la  marque  assurée  de  son  prix;  et  comme  vous  don- 
nez toujours  libéralement  aux  véritables  beautés  Testime 
qu^elles  méritent,  les  fausses  n'ont  jamais  le  pouvoir  de 
vous  éblouir.  Mais  votre  générosité  ne  s'arrête  pas  à  des 
louanges  stériles  pour  les  ouvrages  qui  vous  agréent  ;  eUe 
prend  plaisir  à  s'étendre  utilement  sur  ceux  qui  les  pro- 
duisent, et  ne  dédaigne  point  d'employer  en  leur  faveur 
ce  grand  crédit  que  votre  qualité  et  vos  vertus  vous  ont 
acquis.  J'en  ai  ressenti  des  effets  qui  me  sont  trop  avan- 
tageux pour  m'en  taire,  et  je  ne  vous  dois  pas  moins  de 
remercîments  pour  moi  que  pour  le  Cid,  C'est  une  recon- 
noissance  qui  m'est  glorieuse,  puisqu'il  m'est  impossible 
de  publier  que  je  vous  ai  de  grandes  obligations,  sans 
publier  en  même  temps  que  vous  m'avez  assez  estimé 
pour  vouloir  que  je  vous  en  eusse.  Aussi,  Madame,  si  je 
souhaite  quelque  durée  pour  cet  heureux  effort  de  ma 
plume,  ce  n'est  point  pour  apprendre  mon  nom  à  la  pos- 
térité, mais  seulement  pour  laisser  des  marques  étemelles 
de  ce  que  je  vous  dois,  et  faire  lire  à  ceux  qui  naîtront 
dans  les  autres  siècles  la  protestation  que  je  fais  d'être 
toute  ma  vie, 

MADAME, 

Votre  très-humble,  très-obéissant  et  très* 
obligé  serviteur. 

Corneille. 


AVERTISSEMENT.  79 


MARIANA. 

Lib.  IX*,  de  la  Historia  ePEspana,  cap.  y*<. 

«  Avia  pocos  dias  antes  hecho  campo  con  don  Gomez 
oonde  de  Gk>nnaz.  Venciôle  y  diole  la  muerte.  Lo  que 
résulté  deste  caso,  fîié  que  casô  con  dona  Ximena,  hija  y 
heredera  del  mismo  conde.  Ella  misma  requiriô  al  Rey 
que  se  le  diesse  por  marido,  ca  estaba  muy  prendada  de 
sus  partes,  o  le  castigasse  conforme  a  las  leyes,  por  la 
muerte  que  diô  a  su  padre.  Hizèse  el  casamiento,  que  a 
todos  estaba  a  cuento,  con  el  quai  por  el  gran  dote  de  su 
esposa,  que  se  allegô  al  estado  que  el  ténia  de  su  padre,  se 
aumentô  en  poder  y  riquezas  ^ .  » 

I.  Cet  extrait  et  les  remarques  qui  le  saÎTeiit  ne  se  troarent  que 
dans  les  éditions  de  1648- 56.  —  Au  lieu  de  c  lib.  IX»,  cap.  y®,  v 
on  lit  dans  les  éditions  données  du  vivant  de  Corneille  :  c  lib.  IV®, 
cap.  5®.  >  Dans  les  impressions  les  plus  récentes,  à  la  faute  IV» 
pour  IX<>,  il  s*en  est  joint  une  seconde  :  5o  pour  S**, 

a.  c  n  avait  eu  peu  de  jours  auparavant*  un  duel  avec  don 
Gomèz,  comte  de  Gormaz.  Il  le  vainquit  et  lui  donna  la  mort. 
Le  résultat  de  cet  événement  fut  qu'il  se  maria  avec  dona  Chi- 
mène,  fille  et  héritière  de  ce  seigneur.  Elle-même  demanda  au 
Roi  qa*il  le  lui  donnât  pour  mari  (car  elle  était  fort  éprise  de  ses 
qualités),  on  qu'il  le  châtiât  confoimément  aux  lois,  pour  avoir 
donné  U  mort  à  son  père.  Le  mariage,  qui  agréait  à  tous,  s*accom- 
pUt;  ainsi  grâce  k  la  dot  considérable  de  son  épouse,  qui  s'ajouta 

*  Afin  de  pouvoir ,  sans  paraître  se  donner  trop  de  licence ,  ra- 
ncner  toute  1  histoire  à  un  seul  jour.  Corneille  se  sert  tm  peu  artifi- 
ôensement  du  texte  de  Mariana,  dont  les  mots  :  docos  dias  antes  (dans 
la  rédaction  latine  :  non  muUo  antea)  viennent  immédiatement  après 
one  phrase  où  il  est  parlé  de  l'âge  de  trente  ans  qu'avait  alors  no- 
drigue;  cette  phrase  fait  partie  du  récit  d'une  querelle  que  faisait  au 
roi  Femand  l'empereur  Henri  II.  Dans  les  romances,  il  y  a  un  assez 
long  intervalle  entre  le  duel  et  le  mariage.  Il  paraît  même  que  Chi- 
mène  était  encore  une  enfant  lors  du  duel  et  ne  fit  sa  démarche  au- 
près du  Roi  qu'après  un  certain  nombre  d'années. 


8o  LE   GID. 

Voilà  ce  qu*a  prêté  l^histoire  à  D.  Guillen  de  Castro, 
qui  a  mis  ce  fameux  événement  sur  le  théâtre  avant  moi. 
Ceux  qui  entendent  Tespagnol  y  remarqueront  deux  cir- 
constances :  Tune,  que  Chimène  ne  pouvant  s'empêcher 
de  reconnottre  et  d'aimer  les  belles  qualités  qu'elle  voyoit 
en  don  Rodrigue,  quoiqu'il  eût  tué  son  père  {estaba pren- 
dada  de  sus  partes)^  alla  proposer  elle-même  au  Roi  cette 
généreuse  alternative,  ou  qu'il  le  lui  donnât  pour  mari,  ou 
qu'il  le  fit  punir  suivant  les  lois;  l'autre,  que  ce  mariage  se 
fit  au  gré  de  tout  le  monde  (a  todos  estaba  a  cuento) .  Deux 
chroniques  du  Cid^  ajoutent  qu'il  fut  célébré  par  l'arche- 
vêque de  Séville,  en  présence  du  Roi  et  de  toute  sa  cour; 
mais  je  me  suis  contenté  du  texte  de  l'historien,  parce 
que  toutes  les  deux  ont  quelque  chose  qui  sent  le  roman, 
et  peuvent  ne  persuader  pas  davantage  que  celles  que  nos 

aux  biens  qu'il  tenait  de  son  père,  il  grandit  en  pouToir  et  en  ri- 
chesses. > 

UHistoria  genenil  iT Espana  *,  d'où  Corneille  a  tiré  le  fragment  qui 
précède  son  Ayertissement ,  n'est  qu'une  traduction  libre,  faite  par 
le  P.  Mariana  lui-même ,  de  son  histoire  latine ,  intitulée  SistoruB 
de  rébus  H'upamm  Hbri  XXX ,  dont  les  diverses  parties  ont  paru  en 
iSga,  iSgâ  et  1616.  Voici  le  passage  qui  correspond,  dans  l'ouyrage 
original ,  au  fragment  espagnol  cité  par  Corneille  : 

Gormatii  comitem  Gometium  non  multo  antea,  in  privata  coHleniiont, 
aJacto  in  viscera  gladio  peremerat  {Rodericus  Diacius),  Oecisi  patris , 
pro  quo  supplicium  dehebatur,  merces  Semerm  filite  conjugium  fuit;  quum 
Ulajuvenis  virtutem  admirata,  sibi  virum  dari^  aut  lege  in  eum  agi  regem 
postulasset,  Bodericus,  ad  patemam  ditionem,  dotali  principatu  occisi 
soceri  aucius,  uiribtu  et  potentia  validus^  etc. 

(Mariana,  Historix  de  rébus  Hitpanise  lib.  IX,  cap.  v.) 

I.  Corneille  a-t-il  ici  en  vue  les  deux  chroniques  dont  parle 
M.  Damas-Hinard  [Romancero^  tome  II,  p.  Sa),  ou  bien  les  deux 
ouvrages  connus  sous  les  noms  de  Chronique  rimée  et  de  Poème  ou 
Cheaison  du  Cid,  dont  il  est  question  au  chapitre  i,  p.  3,  des  Docu- 
ments relatifs  à  t histoire  du  Cid,  publiés  par  M.  Hippolyte  Lucas? 

*  Publiée  pour  la  première  fois  en  1601,  à  Tolède,  chez  Pedro 
Rodriguez,  a  vol.  in-rolio. 


AVERTISSEMENT.  8i 

François  ont  faites  de  Charlemagne  et  de  Roland.  Ce  que 
j  u  rapporté  de  Mariana  suffit  pour  faire  voir  l'état  qu'on 
fit  de  Cbimène  et  de  son  mariage  dans  son  siècle  même, 
où  elle  vécut  en  un  tel  éclat,  que  les  rois  d'Aragon  et  de 
Navarre  tinrent  à  honneur  d'être  ses  gendres,  en  épou- 
sant ses  deux  filles*.  Quelques-uns  ne  l'ont  pas  si  bien 
traitée  dans  le  nôtre;  et  sans  parler  de  ce  qu'on  a  dit  de 
h  Chimène  du  théâtre,  celui  qui  a  composé  l'histoire 
d'Espagne  en  françois  l'a  notée  dans  son  livre  de  s'être 
tôt  et  aisément  consolée  de  la  mort  de  son  pére^,  et  a 
voulu  taxer  de  légèreté  une  action  qui  fut  imputée  à 
grandeur  de  courage  par  ceux  qui  en  fiirent  les  témoins. 
Deux  romances  espagnols,  que  je  vous  donnerai  ensuite 
de  cet  Apertissementj  parlent  encore  plus  en  sa  faveur. 
Ces  sortes  de  petits  poëmes  sont  conmie  des  originaux 
décousus  de  leurs  anciennes  histoires;  et  je  serois  ingrat 
envers  la  mémoire  de  cette  héroïne,  si,  après  l'avoir  fait 
oonnoître  en  France,  et  m'y  être  fait  connoître  par  elle, 
je  ne  tâchois  de  la  tirer  de  la  honte  qu'on  lui  a  voulu 
bire,  parce  qu'elle  a  passé  par  mes  mains.  Je  vous  donne 
donc  ces  pièces  justificatives  de  la  réputation  où  elle  a 

I .  Dona  Elvire,  fille  ainée  du  Cid  »  épousa  le  roi  don  Ramire  de 
Nanure,  et  doua  Sol,  la  cadette,  Tinfant  don  Sanche  d* Aragon. 

1.  c  Ce  Cid  Ruis  eut  querelle  avec  D.  Gomès,  seigneur  du  lieu 
de  Gonnès ,  qui  aToit  été  conquête  par  le  roi  D.  Femand  sur  les 
Maure» ,  peu  d'années  aupararant  :  tellement  que  entrant  en  combat 
eux  deux  9  D.  Gomès  fut  tué.  De  lui  resta  une  fille  nommée  D.  Xi- 
laena  Gomét ,  laquelle  faisoit  grandes  et  continuelles  plaintes  de  la 
mort  de  son  père  ;  mais  il  ne  passa  longtemps  qu'elle-même  pria  le 
Roi  de  faire  le  mariage  d'elle  et  du  Cid,  ce  qu^il  fit,  et  ainsi  demeura 
cette  dame  toute  consolée.  *  {Histoire générale  d'Espagne,,,,  par  Loys 
de  Majeme  Turquet.  Édition  de  Lyon,  i587,  in-fol. ,  p.  334; 
édition  de  Paris,  i635,  a  vol.  in-fol. ,  tome  I,  p.  297.)  On  lit  en 
loarge  en  manchette  :  c  Fille  tôt  consolée  de  la  mort  de  son  père.  > 
Évidemment  c'est  surtout  à  cette  indication  que  se  rapporte  la  re- 
marque de  Corneille. 

CoBSsnxB.  m  6 


82  LE  GID. 

vécu,  sans  dessein  de  justifier  la  façon  dont  je  Tai  fait  par- 
ler françois.  Le  temps  Ta  fait  pour  moi,  et  les  traductions 
qu'on  en  a  faites  en  toutes  les  langues  qui  servent  aujour- 
d'hui à  la  scène,  et  chez  tous  les  peuples  où  Ton  voit  des 
théâtres,  je  veux  dire  en  italien,  flamand  et  anglois^ 
sont  d'assez  glorieuses  apologies  contre  tout  ce  qu'on  en 
a  dit.  Je  n'y  ajouterai  pour  toute  chose  qu'environ  une 
douzaine  de  vei*s  espagnols  qui  semblent  faits  exprès  pour 
la  défendi*e.  Ils  sont  du  même  auteur  qui  l'a  traitée  avant 
moi,  D.  Guillen  de  Castro,  qui,  dans  une  autre  comédie 
qu'il  intitule  Engaharse  enganando  ^,  fait  dire  à  une  prin* 
cesse  de  Béam  : 

A  mirar 
bien  el  mundo^  que  el  tener 
apetitos  que  vencer^ 
y  ocasiones  que  dexar^ 

Examinan  el  valor 
en  la  muger^  jro  dixera 
lo  que  siento  *,  porque  fuera 
luzimiento  de  mi  hanor, 

Pcro  meUicias  fundadas 


I.  Sur  ces  traductions,  voyez,  au  tome  I,  le  passage  de  la  Notice 
biographique  de  Corneille  où  Û  est  question  de  ses  livres.  Nous  savons 
par  Fontenelle  qu'il  eut  plus  tard  aussi  dans  sa  bibliothèque  la  ver- 
sion espagnole.  11  n'en  parle  pas  ici.  Son  silence  s'accorde  avec  ce 
qui  est  dit  dans  la  Notice  du  Cid  (p.  4  ^t  suivantes)  au  sujet  de  la 
traduction  ou  plutôt  de  l'imitatioa  de  Dianuunte. 

a.  Comedia  del  Ënganarse  engaîiando,  jomada  tegunda;  la  pièce 
n'est  pas  divisée  en  scènes.  £lle  a  été  imprimée  en  i6a5,  dans  la 
Segunda  parte  de  las  Comedias  de  don  Guillem  de  Ctutro,  F'alenda, 
por  Miguel  Sorolia.  —  Le  titre  espagnol,  qui  signifie  se  tromper  en 
trompant,  rappelle  par  la  pensée  et  par  la  forme  ce  vieux  proverbe, 
regretté  de  la  Fontaine  (livre  IV,  fable  xi)  : 

Tel,  comme  dit  Merlin,  cuide  engeigner  autrui. 
Qui  souvent  s'engeigne  soi-même. 

3.  L'édition  espagnole  de  1 6a 5,  indiquée  à  la  note  précédente,  donne 
tengo,  au  lieu  de  siento,  et  au  dernier  vers  vencer,  au  lieu  de  resistir. 


AVERTISSEMENT.  83 

en  honras  mal  entendidas^ 
de  tentaciones  vencidas 
haeen  etdpas  declaradas  : 
T  asi\  la  que  et  desear 
con  el  resistir  apunta^ 
vente  dos  veces^  si  junta 
con  el  resistir  el  callar  '• 

Cesti  si  je  ne  me  trompe,  comme  agit  Chimène  dans 
mon  ouvrage,  en  présence  du  Roi  et  de  Tlnfante.  Je  dis  en 
présence  du  Roi  et  de  Tlnfante,  parce  que  quand  elle  est 
seule,  ou  avec  sa  confidente,  ou  avec  son  amant,  c'est  une 
autre  chose.  Ses  mœurs  sont  inégalement  égales  ^,  pour 
parler  en  termes  de  notre  Aristote,  et  changent  suivant 
les  circonstances  des  lieux,  des  personnes,  des  temps  et 
des  occasions,  en  conservant  toujours  le  même  principe. 

Au  reste,  je  me  sens  obligé  de  désabuser  le  public  de 
deux  erreurs  qui  s  y  sont  glissées  touchant  cette  tragédie, 
et  qui  semblent  avoir  été  autorisées  par  mon  silence.  La 
première  est  que  j'aye  convenu  de  juges  touchant  son  mé- 
rite', et  m'en  sois  rapporté  au  sentiment  de  ceux  qu'on 
a  priés  d'en  juger.  Je  m'en  tairois  encore,  si  ce  faux  biiiit 
n'avoit  été  jusque  chez  M.  de  Balzac  dans  sa  province,  ou, 
pour  me  servir  de  ses  paroles  mêmes,  dans  son  désert  *, 


I.  c  Si  le  monde  a  raison  de  dire  que  ce  qui  éproure  le  mérite 
d'une  femme,  c'est  d*aToir  des  désirs  k  Taincre,  des  occasions  à  reje- 
ter, je  n'aurais  ici  qu'à  exprimer  ce  que  je  sens  :  mon  honneur  n'en 
dcTÎendrait  que  plus  éclatant.  Mais  une  malignité  qui  se  prévaut  de 
notions  d'honneur  mal  entendues  conyertit  volontiers  en  un  aveu  de 
faute  ce  qui  n'est  que  la  tentation  vaincue.  Dès  lors  la  femme  qui 
désire  et  qui  résiste  également,  vaincra  deux  fois,  si  en  résistant  elle 
ttit  encore  se  taire.  » 

a.  Voyez  tome  I,  p.  38.  —  3.  Voyez  ci-dessus,  p.  47>  4^  et  66. 

4.  c  Le  désert  ne  m'a  pas  rendu  si  sauvage  que  je  ne  sois  touché 
des  raretés  qu'on  nous  apporte  du  monde,  s  dit  Balzac  dans  sa  lettre 
^  Scudéry. 


84  LE   CID. 

et  si  je  n^en  avois  vu  depuis  peu  les  marques  dans  cette 
admirable  lettre  qu'il  a  écrite  sur  ce  sujet,  et  qui  ne  fait 
pas  la  moindre  richesse  des  deux  derniers  trésors  qu'il 
nou6  a  donnés^.  Or  comme  tout  ce  qui  part  de  sa  plume 
regarde  toute  la  postérité,  maintenant  que  mon  nom  est 
assuré  de  passer  jusqu'à  elle  dans  cette  lettre  incompa- 
rable, il  me  seroit  honteux  qu'il  y  passât  avec  cette  tache, 
et  qu'on  pût  à  jamais  me  reprocher  d'avoir  compromis 
de  ma  réputation.  C'est  une  chose  qui  jusqu'à  présent  est 
sans  exemple  ;  et  de  tous  ceux  qui  ont  été  attaqués  comme 
moi,  aucun  que  je  sache  n'a  eu  assez  de  foiblesse  pour 
convenir  d'arbitres  avec  ses  censeurs;  et  s'ils  ont  laissé 
tout  le  monde  dans  la  liberté  publique  d'en  juger,  ainsi 
que  j'ai  fait,  c'a  été  sans  s'obliger,  non  plus  que  moi,  à 
en  croire  personne  ;  outre  que  dans  la  conjoncture  où 
étoient  lors  les  affaires  du  Cid^  il  ne  falloit  pas  être  grand 
devin  pour  prévoir  ce  que  nous  en  avons  vu  arriver.  A 
moins  que  d'être  tout  à  fait  stupide,  on  ne  pou  voit  pas 
ignorer  que  comme  les  questions  de  cette  nature  ne 
concernent  ni  la  religion  ni  l'État,  on  en  peut  décider 
par  les  repaies  de  la  prudence  humaine,  aussi  bien  que  par 
celles  du  théâtre,  et  tourner  sans  scrupule  le  sens  du 
bon  Aristote  du  côté  de  la  politique^.  Ce  n'est  pas  que  je 
sache  si  ceux  qui  ont  jugé  du  Cid  en  ont  jugé  suivant 
leur  sentiment  ou  non,  ni  même  que  je  veuille  dire  qu'ils 
en  ayent  bien  ou  mal  jugé,  mais  seulement  que  ce  n'a  ja- 


I.  AlloûoTi  aux  Lettres  choisies  du  Sieur  de  Balzac.  Paris,  Augustin 
Courbé,  16479  in-80,  a  parties.  La  lettre  à  Scudéry  figure  à  la  p.  894  de 
la  I'^  partie.  —  Il  faut  se  souvenir  que  cet  Avertissement  a  paru  pour  la 
première  fois  dans  l'édition  de  1648  :  voyez  ci-dessus,  p.  79,  note  x. 

a.  c  Tourner  sans  scrupule  le  sens  du  bon  Aristote  du  côté  de  la 
politique  s  parait  signifier,  d'après  Tensemble  du  passage,  c  tourner 
le  sens  d* Aristote  du  côté  de  la  politique  de  celui  qui  Tinterprète, 
de  ses  opinions,  de  ses  intérêts,  de  ses  passions.  1 


AVERTISSEMENT.  85 

mais  été  de  mon  consentement  qu*ib  en  ont  jugé,  et  que 
peut-être  je  Taurois  justifié  sans  beaucoup  de  peine,  si  la 
même  raison  qui  les  a  fait  parler  ne  m'avoit  obligé  à  me 
taire.  Aristote  ne  s'est  pas  expliqué  si  clairement  dans  sa 
Poétique^  que  nous  n*en  puissions  faire  ainsi  que  les  phi- 
losophes, qui  le  tirent  chacun  à  leur  parti  dans  leurs  opi- 
nions contraires  ;  et  comme  c'est  un  pays  inconnu  pour 
beaucoup  de  monde,  les  plus  zélés  partisans  du  Ciden 
ont  cru  ses  censeurs  sur  leur  parole,  et  se  sont  imaginé 
avoir  pleinement  satisfait  à  toutes  leurs  objections,  quand 
ils  ont  soutenu  qu'il  importoit  peu  qu'il  fût  selon  les 
règles  d' Aristote,  et  qu' Aristote  en  avoit  fait  pour  son 
siècle  et  pour  des  Grecs,  et  non  pas  pour  le  nôtre  et 
pour  des  François. 

Cette  seconde  erreur,  que  mon  silence  a  affermie, 
n'est  pas  moins  injurieuse  à  Aristote  qu'à  moi.  Ce  grand 
homme  a  traité  la  poétique  avec  tant  d'adresse  et  de  ju- 
gement, que  les  préceptes  qu'il  nous  en  a  laissés  ^  sont 
de  tous  les  temps  et  de  tous  les  peuples;  et  bien  loin  de 
s'amuser  au  détail  des  bienséances^  et  des  agréments, 
qui  peuvent  être  divers  selon  que  ces  deux  circonstances 
sont  diverses,  il  a  été  droit  aux  mouvements  de  l'âme, 
dont  la  nature  ne  change  point.  Il  a  montré  quelles  pas- 
sions la  tragédie  doit  exciter  dans  celles  de  ses  auditeurs; 
il  a  cherché  quelles  conditions  sont  nécessaires,  et  aux  per- 
sonnes qu'on  introduit,  et  aux  événements  qu'on  repré- 
sente, pour  les  y  faire  naître  ;  il  en  a  laissé  des  moyens 
qui  auroient  produit  leur  effet  partout  dès  la  création  du 
monde,  et  qui  seront  capables  de  le  produire  encore  par- 
tout, tant  qu'il  y  aura  des  théâtres  et  des  acteurs  ;  et  pour 

I.  Var.  (édit.  de  i654  ^  ^^  i656)  :  les  préceptes  qu'il  nous  en 
a  daiméf . 

a.  Vab.  (édit.  de  i654  <?t  de  i656)  :  et  bien  loin  de  s*amiuer  au 
tisful  des  bienséances. 


86  LE  GID. 

le  reste,  que  les  lieux  et  les  temps  peuvent  changer,  il  Ta 
négligé ,  et  n*a  pas  même  prescrit  le  nombre  des  actes, 
qui  n'a  été  réglé  que  par  Horace  beaucoup  après  lui  *• 

Et  certes,  je  serois  le  premier  qui  condamnerois  le 
Cifl^  s'il  péchoit  contre  ces  grandes  et  souveraines  maxi- 
mes que  nous  tenons  de  ce  philosophe;  mais  bien  loin 
d'en  demeurer  d'accord,  j'ose  dire  que  cet  heureux  poème 
n'a  si  extraordinairement  réussi  que  parce  qu'on  y  voit 
les  deux  maîtresses  conditions  (permettez-moi  cet^  épi- 
thète)  que  demande  ce  grand  maître  aux  excellentes  tra- 
gédies, et  qui  se  trouvent  si  rarement  assemblées  dans 
un  même  ouvrage,  qu'un  des  plus  doctes  commentateurs 
de  ce  divin  traité  qu'il  en  a  fait,  soutient  que  toute  Ydca- 
tiquité  ne  les  a  vues  se  rencontrer  que  dans  le  seul 
OEdipe*.  La  première  est  que  celui  qui  souffre  et  est 
persécuté  ne  soit  ni  tout  méchant  ni  tout  vertueux,  mais 
un  homme  plus  vertueux  que  méchant,  qui  par  quelque 
trait  de  foiblesse  humaine  qui  ne  soit  pas  un  crime,  tombe 
dans  un  malheur  qu'il  ne  mérite  pas;  l'autre,  que  la 
persécution  et  le  péril  ne  viennent  point  d'un  ennemi, 
ni  d'un  indifférent,  mais  d'une  personne  qui  doive  aimer 
celui  qui  souffre  et  en  élre  aimée*.  Et  voilà,  pour  en 
parler  sainement,  la  véritable  et  seule  cause  de  tout  le 
succès  du  Cid,  en  qui  l'on  ne  peut  méconnoître  ces  deux 
conditions,  sans  s'aveugler  soi-même  pour  lui  faire  in- 
justice. J'achève  donc  en  m'acquittant  de  ma  parole;  et 
après  vous  avoir  dit  en  passant  ces  deux  mots  pour  le 

I.  yoyezV  Art  poétique  d'Horace,  Tcrs  189  et  190. 

a.  Cet  est  au  masculin  dans  les  impressions  de  if>48-i656,  c'est- 
à-dire  dans  toutes  les  éditions  publiées  par  Corneille  qui  donnent 
cet  Avertissement,  Voyez  ci -dessus,  p.  aa,  ligne  5. 

3.  Corneille  yeut  parler  de  Robortel  qu'il  nomme  dans  nn  passage 
du  Discours  de  la  tragédie  où  il  a  déjà  exposé  les  idées  sur  lesquelles 
il  revient  ici.  Voyez  tome  I,  p.  $9  et  p.  33. 

4.  Vah.  (édit.  de  x654  et  de  i656}  :  celui  qui  souffre  en  être  aimé. 


AVERTISSEMENT.  87 

Cîd  du  théâtre,  je  vous  donne,  en  faveur  de  la  Ghimène 
de  lliistoire,  les  deux  roinances  que  je  vous  ai  promis  *. 
ToubUois^  à  vous  dire  que  quantité  de  mes  amis 
ayant  jugé  à  propos  que  je  rendisse  compte  au  public 
de  ce  que  j^avois  emprunté  de  Fauteur  espagnol  dans 
cet  ouvrage,  et  m' ayant  témoigné  le  souhaiter,  j'ai  bien 
voulu  leur  donner  cette  satisfaction.  Vous  trouverez  donc 
tout  ce  que  j'en  ai  traduit  imprimé  d'une  autre  lettre*, 
avec  un  chiffre  au  commencement,  qui  servira  de  mar- 
que de  renvoi  pour  trouver  les  vers  espagnols  au  bas  de 
la  même  page.  Je  garderai  ce  même  ordre  dans  la  Mort 
de  Pompée^  pour  les  vers  de  Lucain,  ce  qui  n'empêchera 
pas  que  je  ne  continue  aussi  ce  même  changement  de 
lettre  toutes  les  fois  que  nos  acteurs  rapportent  quelque 
chose  qui  s'est  dit  ailleurs  que  sur  le  théâtre*,  où  vous 
n'imputerez  rien  qu'à  moi  si  vous  n'y  voyez  ce  chiffre 
pour  marque,  et  le  texte  d'un  autre  auteur  au-dessous. 


AOMAirCaC  PEIMSEO. 

Delante  el  rejr  de  Léon 
dona  Ximena  una  tarde 
sepone  d  pedir  Justicia 
por  la  muerte  de  su  padre, 

I.  Ce*  romances  font  partie  tous  deux  du  Romancero  gênerai.  On 
les  troave  dans  le  Romancero  espagnol,,,,  traduction  complète  par 
M.  Damaa-Hînard,  3  toL  in-iS,  tome  H,  p.  a4  et  37. 

s.  Ce  dernier  alinéa  a  été  supprimé  dans  les  éditions  de  16 54  et 
de  16S6,  auxquelles  il  ne  pouvait  s'appliquer  :  elles  ne  contiennent 
pu  les  extraits  de  Guillem  de  Castro  dont  parle  ici  Corneille,  et  que 
Ton  trouyera  dans  notre  édition  à  VJppendice  qui  suit  la  pièce. 

3.  C*est-4k-dire  en  lettres  italiques. 

4*  Corneille,  dans  ses  diverses  éditions,  et  après  lui  son  frère,  dans 
odle  de  1699,  impriment  en  italiques  les  discours  directs,  les  paroles 


88  LE  CID. 


Para  conira  el  Cid  la  pitié  ^ 
don. Rodrigo  de  Bivara, 
que  huerfana  la  dexô^ 
ninoy  y  de  muy  poca  edade. 

Si  tengo  razon^  6  non  y 
bien^  Bejr,  lo  alcanzas  y  sabeSy 
que  los  negocios  de  fionra 
no  pueden  disimularse. 

Cada  dia  que  am€mece^ 
veo  al  lobo  de  mi  sangre^ 
caballero  en  un  caballoy 
por  dorme  mayor  pesare» 

Mandate,  buen  rey,  pues  puedts^ 
que  no  me  ronde  mi  calle  : 
que  no  se  venga  en  mugeres 
el  hombre  que  mucho  voie. 

Si  mi  padre  a f rente  al  suyo^ 
bien  ha  i^engado  à  su  padre^ 
que  si  honnis  pagaron  muertes^ 
para  su  disculpa  bnsten, 

Encomendada  me  tienes^ 
no  consientas  que  me  agravien, 
que  el  que  d  mi  se  fiziere^ 
à  tu  corona  se  faze, 

—  CalledeSy  dona  Xi  mena, 
que  me  dades  pena  grande^ 
que  yo  doré  buen  remedio 
para  todos  vuestros  maies. 

Al  Cid  no  le  he  de  ofender^ 
que  es  hombre  que  mucho  vale^ 


d'aatmi  rapportées  par  les  acteurs,  paroles  qu'on  met  plus  ordinaire- 
ment aujourd'hui  entre  guillemets.  Ainsi  dans  le  Cid  (acte  Y,  scène  i)  : 

On  dira  seulement  :  //  adorait  Cidmène^ 
Il  na  pas  voulu  vivre,  etc.; 

et  dans  la  scène  yi  du  même  acte  : 

Ife  crains  rien,  m*a-t-il  dit,  quand  il  m*a  désarmé  ; 
Je  laisserois  plutôt^  etc. 


AVERTISSEMENT.  89 

y  me  defiende  mis  reynos^ 
y  quiero  que  me  ios  guarde, 
^    Pero  yo  foré  un  pariido 
con  él^  que  no  os  esté  maie, 
de  tomalle  la  palabra 
para  que  con  vos  se  case. 

Contenta  qûedâ  Ximena 
con  la  merced  que  le  faze^ 
que  quien  huerfana  la  fizo 
aquesse  mismo  la  ampare  *. 


I .  c  Par-derant  le  roi  de  Léon,  un  soir  se  présente  dona  Chimène, 
demandant  justice  pour  la  mort  de  son  père. 

c  Elle  demande  justice  contre  le  Cid,  don  Rodrigue  de  Bivar,  qui 
Ta  rendue  orpheline  dès  son  enfance ,  quand  elle  comptait  encore 
bien  peu  d'années. 

c  Si  j*ai  raison  d*agir  ainsi,  6  Roi,  tu  le  comprends,  tu  le  sais 
c  bien  :  les  deroirs  de  Thonneur  ne  se  laissent  point  méoonnaitre. 

«  Cbaque  jour  que  le  matin  ramène ,  je  Tois  celui  qui  s*est  repu 
•  comme  un  loup  de  mon  sang,  passer  pour  renouTcler  mes  cha- 
t  grins,  cberauchant  sur  un  destrier. 

t  Ordonne-lui ,  bon  roi ,  car  tu  le  peux ,  de  ne  plus  aller  et  tc- 
c  nir  par  la  rue  que  j'habite  :  un  homme  de  valeur  n'exerce  pas  sa 
c  Tengeanœ  contre  une  femme. 

«  Si  mon  père  fit  affront  au  sien,  il  l'a  bien  Tengé,  et  si  la  mort 
t  a  payé  le  prix  de  l'honneur,  que  cela  sufiBse  à  le  tenir  quitte. 

t  Pappartiens  à  ta  tutelle,  ne  permets  pas  que  l'on  m'offense  : 
c  l'offense  qu'on  peut  me  faire  s'adresse  à  ta  couronne. 

t  —  Taisez-Tous,  dona  Chimène  :  tous  m'affligez  viTement.  Mais 

<  je  saurai  bien  remédier  à  toutes  vos  peines. 

■  Je  ne  saurais  £ûre  du  mal  au  Gd;  car  c'est  un  homme  de 
>  grande  valeur,  il  est  le  défenseur  de  mes  royaumes,  et  je  veux 

<  qu'il  me  les  conserve. 

c  Mais  je  ferai  avec  lui  un  accommodement  dont  vous  ne  vous 
«  trouverez  point  mal  :  c'est  de  prendre  sa  parole  pour  qu'il  se  ma- 
«  rie  avec  vous.  » 

c  Chimène  demeure  satisfaite,  agréant  cette  merci  du  Roi,  qui  lui 
detdne  pour  protecteur  celui  qui  l'a  faite  orpheline.  » 


90  LE  CID. 

BOMAHCI   8KOUSDO. 

  Ximena  y  à  Rodrigo  ^ 

prendià  el  Rey  palabra  y  mano^ 
de  juntarios  para  en  ttno 
en  présence  a  de  Layn  Calvo^ 

Las  enemistades  viejas 
con  €unor  se  confonnaron^ 
que  donde  préside  el  amor 
se  oluidan  muchos  agravios.,,, 

Llegaron  juntos  los  novios^ 
Y  al  dar  la  mano^  y  abraço^ 
el  Cid  mirando  à  la  novia^ 
le  dixo  todo  turbado  : 

Matédtupadre^  Ximena^ 
pero  no  à  desaguisadoy 
.    matéle  de  hombre  d  hombre^ 
para  vengar  cierto  agravio. 

Maté  hombre  f  y  hombre  doy: 
aqui  estoy  à  tu  mandado, 
y  en  lugar  del  muerto  padre 
cobraste  un  marido  honrado, 

A  todos  parecià  bien; 
su  discrecion  alabaron^ 
y  asi  se  hizieron  las  bodas 
de  Rodrigo  el  Casieilano^. 

I.  c  De  Rodrigue  et  de  Chimène  le  Roi  prit  U  parole  et  la  mtàn, 
afin  de  les  unir  ensemble  en  présence  de  Layn  CalTo. 

c  Les  inimitiés  anciennes  furent  réconciliées  par  l'amour;  car  ou 
préside  Tamour ,  bien  des  torts  s'oublient.     • 

c  Les  fiancés  arrivèrent  ensemble  et,  au  moment  de  donner  la 
main  et  le  baiser,  le  Cid,  regardant  la  mariée,  lui  dit  tout  troublé  : 

«  J'ai  tué  ton  père,  Chimène,  mais  non  en  trahison  :  je  l'ai  tué 
c  d'homme  à  homme,  pour  venger  une  réelle  injure. 

«  J'ai  tué  un  homme,  et  je  te  donne  un  homme  :  me  Toici  pour  fain» 
c  droit  à  ton  grief,  et  au  lieu  du  père  mort  tu  reçois  un  époux  honoré,  i 

«  Cela  parut  bien  à  tous;  ils  louèrent  son  prudent  propos,  et 
ainsi  se  firent  les  noces  de  Rodrigue  le  Castillan.  » 


EXAMEN.  91 

EXAMEN. 

C«  poème  a  tant  d'avantages  du  côté  du  sujet  et  des 
pensées  brillantes  dont  il  est  semé,  que  la  plupart  de  ses 
auditeurs  n*ont  pas  voulu  voir  les  défauts  de  sa  conduite, 
et  ont  laissé  enlever  leurs  suffrages  au  plaisir  que  leur  a 
donné  sa  représentation.  Bien  que  ce  soit  celui  de  tous 
mes  ouvrages  réguliers  où  je  me  suis  permis  le  plus  de 
licence,  il  passe  encore  pour  le  plus  beau  auprès  de  ceux 
qui  ne  s'attachent  pas  à  la  dernière  sévérité  des  règles  ; 
et  depuis  cinquante  ans*  qu'il  tient  sa  place  sur  nos 
thé&tres,  l'histoire  ni  l'effort  de  l'imagination  n*y  ont 
rien  fait  voir  qui  en  aye  effacé  l'éclat.  Aussi  a-t-il  les 
deux  grandes  conditions  que  demande  Aristote  aux  tra- 
gédies parfaites,  et  dont  l'assemblage  se  rencontre  si 
rarement  chez  les  anciens  ni  chez  les  modernes';  il  les 
assemble  même  plus  fortement  et  plus  noblement  que 
les  espèces  que  pose  ce  philosophe.  Une  maîtresse  que 
son  devoir  force  à  poursuivre  la  mort  de  son  amant, 
qu'elle  tremble  d'obtenir,  a  les  passions  plus  vives  et 
plus  allumées  que  tout  ce  qui  peut  se  passer  entre  un  mari 
et  sa  femme,  une  mère  et  son  fils,  un  frère  et  sa  sœur'; 
et  la  haute  vertu  dans  un  naturel  sensible  à  ces  passions, 
fju'elle  dompte  sans  les  affoiblir,  et  à  qui  elle  laisse  toute 

i.  Vab.  (ëdit.  de  i66o-i663)  :  et  depuis  vingt- trois  ans; —  (ëdit. 
de  1664)  ^  depuis  yinigt-hiiit  ans;  —  (édit.  de  1668)  et  depuis  trente» 
einq  ans.  —  Ces  dates  sont  peu  précises  :  en  i68a  il  y  aralty  non 
pas  cinquante  ans,  mais  seulement  quarante-six,  que  le  C<</ avait  été 
représenté.  Il  y  a  d'antres  inexactitudes  de  ce  genre  dans  les  écrits 
de  Corneille.  Nous  avons  vu  Qaveret  lui  reprocher  de  s*étre  vanté 
en  1637»  ^^^""  ^*  Lettre  apoiogétiquûf  de  ses  c  trente  années  d*études.  1 
Voyez  tome  I,  p.  lag  et  i3o. 

s.  Yam.  (édit.  de  1660- 1668]  :  chez  les  anciens  et  les  modernes. 

3.  Vab.  (édit.  de  1660- 1664)  :  entre  un  mari  et  une  femme,  une 
mère  et  un  fils,  un  frère  et  une  soeur.  —  Voyez  tome  I,  p.  6S. 


9a  LE   CID. 

leur  force  pour  en  triompher  plus  glorieusement,  a  quel- 
que chose  de  plus  touchant,  de  plus  élevé  et  de  plus 
aimable  que  cette  médiocre  bonté,  capable  d'une  foi- 
blesse,  et  même  d'un  crime,  où  nos  anciens  étoient 
contraints  d'arrêter  le  caractère  le  plus  parfait  des  rois 
et  des  princes  dont  ils  faisoient  leurs  héros,  afin  que 
ces  taches  et  ces  forfaits,  défigurant  ce  qu'ils  leur  lais* 
soient  de  vertu,  s'accommodassent  au  goût  et  aux  sou- 
haits de  leurs  spectateurs,  et  fortifiassent^  l'horreur  qu'ils 
avoient  conçue  de  leur  domination  et  de  la  monarchie. 

Rodrigue  suit  ici  son  devoir  sans  rien  relâcher  de  sa 
passion;  Chimène  fait  la  même  chose  à  son  tour,  sans 
laisser  ébranler  son  dessein  par  la  douleur  où  elle  se 
voit  abtmée  par  là;  et  si  la  présence  ^  de  son  amant 
lui  fait  faire  quelque  faux  pas,  c'est  une  glissade  dont 
elle  se  relève  à  l'heure  même;  et  non-seulement  elle 
connoît  si  bien  sa  faute  qu'elle  nous  en  avertit,  mais  elle 
fait  un  prompt  désaveu  de  tout  ce  qu'une  vue  si  chère 
lui  a  pu  arracher.  Il  n'est  point  besoin  qu'on  lui  reproche 
qu'il  lui  est  honteux  de  souffrir  l'entretien  de  son  amant 
après  qu'il  a  tué  son  père  ;  elle  avoue  que  c'est  la  seule 
prise  que  la  médisance  aura  sur  elle.  Si  elle  s'emporte 
jusqu'à  lui  dire  qu'elle  veut  bien  qu'on  sache  qu'elle  l'a- 
dore et  le  poursuit,  ce  n'est  point  une  résolution  si  ferme, 
qu'elle  l'empêche  de  cacher  son  amour  de  tout  son  pos- 
sible lorsqu'elle  est  en  la  présence  du  Roi.  S'il  lui  échappe 
de  l'encourager  au  combat  contre  don  Sanche  par  ces 
paroles  : 

Sors  vainqueur  d'un  combat  dont  Chimène  est  le  prix  *, 

I.  Toates  les  éditions,  jusqu'à  celle  de  169a,  qui,  la  première, 
met  les  deux  verbes  au  pluriel,  donnent  s'accommodast»,..  et  fortifiast, 

3.  Vab.  (édit.  de  1660)  :  par  la  douleur  où  il  Tablme;  et  si  la 
présence,  etc. 

3.  Vers  i556. 


EXAMEN.  93 

eDe  ne  se  contente  pas  de  s'enfuir  de  honte  au  même 
moment;  mais  sitôt  qu'elle  est  avec  Elvire,  à  qui  elle  ne 
déguise  rien  de  ce  qui  se  passe  dans  son  âme,  et  que  la 
vue  de  ce  cher  objet  ne  lui  fait  plus  de  violence ,  elle 
forme  un  souhait  plus  raisonnable,  qui  satisfait  sa  vertu 
et  son  amour  tout  ensemble,  et  demande  au  ciel  que  le 
combat  se  termine 

Sans  faire  aucun  des  deux  m  vaincu  ni  vainqueur^. 

Si  elle  ne  dissimule  point  qu'elle  penche  du  côté  de  Ro- 
drigue, de  peur  d'être  à  don  Sanche,  pour  qui  elle  a  de 
l'aversion ,  cela  ne  détruit  point  la  protestation  qu'elle  a 
faite  un  peu  auparavant,  que  malgré  la  loi  de  ce  combat, 
et  les  promesses  que  le  Roi  a  laites  à  Rodrigue,  elle  lui 
fera  mille  autres  ennemis,  s'il  en  sort  victorieux.  Ce 
grand  éclat  même  qu'eUe  laisse  faire  à  son  amour  après 
qu'elle  le  croit  mort,  est  suivi  d'une  opposition  vigou- 
reuse à  l'exécution  de  cette  loi  qui  la  donne  à  son  amant, 
et  elle  ne  se  tait  qu'après  que  le  Roi  l'a  différée,  et  lui  a 
laissé  lien  d'espérer  qu'avec  le  temps  il  y  pourra  survenir 
quelque  obstacle.  Je  sais  bien  que  le  silence  passe  d'ordi- 
naire pour  une  marque  de  consentement  ;  mais  quand  les 
rois  parlent,  c'en  est  une  de  contradiction  :  on  ne  man- 
que jamais  à  leur  applaudir  quand  on  entre  dans  leurs 
sentiments;  et  le  seul  moyen  de  leur  contredire  avec 
le  respect  qui  leur  est  dû,  c'est  de  se  taire,  quand  leurs 
ordres  ne  sont  pas  si  pressants  qu'on  ne  puisse  re- 
mettre à  s'excuser  de  leur  obéir  lorsque  le  temps  en 
sera  venu,  et  conserver  cependant  une  espérance  légi- 
time d'un  empêchement,  qu'on  ne  peut  encore  détermi- 
nément  prévoir, 
n  est  vrai  que  dans  ce  sujet  il  faut  se  contenter  de 

I.  Vers  1667. 


94  LE  CID. 

tirer  Rodrigae  de  péril,  sans  le  pousser  jusqu'à  son  ma* 
nage  avec  Chimène.  H  est  historique,  et  a  plu  en  son 
temps;  mai.  bien  .ùrement  U  dépkiroit  au  nôtre;  et 
j'ai  peine  à  yoir  que  Chimène  y  consente  chez  Fauteur 
espagnol,  bien  qu'il  donne  plus  de  trois  ans  de  durée  à 
la  comédie  qu'il  en  a  faite.  Pour  ne  pas  contredire  l'his- 
toire, j'ai  cm  ne  me  pouvoir  dispenser  d'en  jeter  quelque 
idée,  mais  avec  incertitude  de  l'effet;  et  ce  n'étoit  que 
par  là  que  je  pouvois  accorder  la  bienséance  du  théâtre 
avec  la  vérité  de  l'événement. 

Les  deux  visités  que  Rodrigue  fait  à  sa  maîtresse*  ont 
quelque  chose  qui  choque  cette  bienséance  de  la  part  de 
celle  qui  les  souffre  ;  la  rigueur  du  devoir  vouloit  qu^elle 
refusât  de  lui  parler,  et  s'enfermât  dans  son  cabinet,  au 
lieu  de  l'écouter;  mais  permettez-moi  de  dire  avec  un 
des  premiers  esprits  de  notre  siècle,  «  que  leur  conver- 
sation est  remplie  de  si  beaux  sentiments,  que  plusieurs 
n'ont  pas  connu  ce  défaut,  et  que  ceux  qui  l'ont  connu 
l'ont  toléré.  »  J'irai  plus  outre,  et  dirai  que  tous  presque 
ont  souhaité  que  cçs  entretiens  se  fissent;  et  j'ai  remar- 
qué aux  premières  représentations  qu'alors  que  ce  mal- 
heureux amant  se  présentoit  devant  elle,  il  s'élevoit  un 
certain  frémissement  dans  l'assemblée,  qui  marquoit  une 
curiosité  merveilleuse,  et  un  redoublement  d'attention 
pour  ce  qu'ils  avoient  à  se  dire  dans  un  état  si  pitgyable. 
Aristote  dit  qu'il  y  a  des  absurdités  qu'il  faut  laisser 
dans  un  poème ,  quand  on  peut  espérer  qu'elles  seront 
bien  reçues  ;  et  il  est  du  devoir  du  poëte,  en  ce  cas,  de  les 
couvrir  de  tant  de  brillants,  qu'elles  puissent  éblouir'. 
Je  laisse  an  jugement  de  mes  auditeurs  si  je  me  suis 
assez  bien  acquitté  de  ce  devoir  pour  justifier  par  là  ces 

1 .  Voyez  la  scène  iv  de  Pacte  III,  et  la  scène  i  de  Tacte  V. 

2.  Voyez  la  Poétique ,  fin  du  chapitre  xxrv. 


EXAMEN.  95 

deux  scènes.  Les  pensées  de  la  première  des  deux  sont 
quelquefois  trop  spirituelles  pour  partir  de  personnes 
fort  affligées;  mais  outre  que  je  n*ai  fait  que  la  pa- 
raphraser de  FespagnoP,  si  nous  ne  nous  permettions 
quelque  chose  de  plus  ingénieux  que  le  cours  ordinaire 
de  la  passion,  nos  poëmes  ramperoient  souvent,  et  les 
grandes  douleurs  ne  mettroient  dans  la  bouche  de  nos 
acteurs  que  des  exclamations  et  des  hélas.  Pour  ne  dé- 
guiser rien,  cette  offre  que  fait  Rodrigue  de  son  épée  à 
Chimène,  et  cette  protestation  de  se  laisser  ^uer  par  don 
Sanche,  ne  me  plairoient  pas  maintenant.  Ces  beautés 
étoient  de  mise  en  ce  temps-là,  et  ne  le  seroient  plus 
en  celui-ci.  La  première  est  dans  l'original  espagnol,  et 
Fautre  est  tirée  sur  ce  modèle.  Toutes  les  deux  ont  &it 
leur  effet  en  ma  faveur;  mais  je  ferois  scrupule  d'en  éta- 
ler de  pareilles  à  F  avenir  sur  notre  théâtre. 

J'ai  dit  ailleurs  ma  pensée  touchant  Tlnfante  et  le  Roi'; 
il  reste  néanmoins  quelque  chose  à  examiner  sur  la  ma- 
nière dont  ce  dernier  agit,  qui  ne  paroît  pas  assez  vigou- 
reuse, en  ce  qu'il  ne  fait  pas  arrêter  le  Comte  après  le 
soufflet  donné,  et  n'envoie  pas  des  gardes  à  don  Diègue 
et  à  son  fils.  Sur  quoi  on  peut  considérer  que  don  Fer- 
nand  étant  le  premier  roi  de  Castille,  et  ceux  qui  en 
avoient  été  maîtres  auparavant  lui  n'ayant  eu  titre  que 
de  comtes,  il  n'étoit  peut-être  pas  assez  absolu  sur  les 
grands  seigneurs  de  son  royaume  pour  le  pouvoir  faire. 

I.  Voyez  las  Mocedades  del  Cid,  au  premier  tiers  de  la  seconde 
jonroée;  la  pièce  n*est  pas  divisée  en  scènes  distinguées  par  des 
chifCres. 

3.  Coraeille  a  remarqué  dans  le  DUeours  du  Poime  dramatique 
(tome  I,  p.  /fi)  que  l'amour  de  Tlnfante  est  un  épisode  détaché,  et 
dans  V Examen  de  Ciitandre  (tome  I,  p.  372),  que  don  Femand  agit 
Mulement  en  qualité  de  juge  et  que  ce  roi  c  remplit  assez  mal  la 
dignité  d*uD  si  grand  titre.  >  Il  revient  encore  sur  ces  deiyL  person- 
nages dans  Y  Examen  d^Horace, 


96  LE  CID. 

Chez  don  Guillen  de  Castro ,  qui  a  traité  ce  sujet  avant 
moi,  et  qui  de  voit  mieux  connottre  que  moi  quelle  étoit 
Tautorité  de  ce  premier  monarque  de  son  pays,  le  souf- 
flet se  donne  en  sa  présence  et  en  celle  de  deux  ministres 
d'État* ,  qui  lui  conseillent,  après  que  le  Comte  s^est  retiré 
Bèrement  et  avec  bravade ,  et  que  don  Dièg^e  a  fiût  la 
même  chose  en  soupirant,  de  ne  le  pousser  point  à  bout, 
parce  qu  il  a  quantité  d'amis  dans  les  Asturies,  qui  se 
pourroient  révolter,  et  prendre  parti  avec  les  Maures 
dont  son  État  est  environné.  Ainsi  il  se  résout  d'accom- 
moder l'affaire  sans  bruit,  et  recommande  le  secret  à  ces 
deux  ministres,  qui  ont  été  seuls  témoins  de  l'action. 
C'est  sur  cet  exemple  que  je  me  suis  cru  bien  fondé  à  le 
(aire  agir  plus  mollement  qu'on  ne  feroit  en  ce  temps-ci, 
où  l'autorité  royale  est  plus  absolue.  Je  ne  pense  pas  non 
plus  qu'il  fasse  une  faute  bien  grande  de  ne  jeter  point' 
l'alarme  de  nuit  dans  sa  ville ,  sur  l'avis  incertain  qu'il 
a  du  dessein  des  Maures,  puisqu'on  faisoit  bonne  garde 
sur  les  murs  et  sur  le  port;  mais  il  est  inexcusable  de 
n'y  donner  aucun  ordre  après  leur  arrivée,  et  de  laisser 
tout  faire  à  Rodrigue.  La  loi  du  combat  qu'il  propose  à 
Chimène  avant  que  de  le  permettre  à  don  Sanche  contre 
Rodrigue,  n'est  pas  si  injuste  que  quelques-uns  ont  voulu 
le  dire,  parce  qu'elle  est  plutôt  une  menace  pour  la  faire 
dédire  de  la  demande  de  ce  combat,  qu'un  arrêt  qu'il  lui 
veuille  faire  exécuter.  Cela  paroît  en  ce  qu'après  la  vic- 
toire de  Rodrigue  il  n'en  exige  pas  précisément  l'effet  de 
sa  parole,  et  la  laisse  en  état  d'espérer  que  cette  condi- 
tion n'aura  point  de  lieu. 

Je  ne  puis  dénier  que  la  règle  des  vingt  et  quatre 

I .  Voyez  iai  Mocedades  del  Cid^  au  premier  tiers  de  la  première 
journée. 

a.  Vaa.  (édit.  de  1660-1 663)  :  Je  ne  pense  pas  non  pins  qu'il 
manque  beaucoup  à  ne  jeter  point,  etc. 


EXAMEN.  97 

heures  *  presse  trop  les  incidents  de  cette  pièce.  La  mort 
da  Comte  et  Tarrivée  des  Maures  s'y  pouvoient  entre- 
soivre  d'aussi  près  qu'elles  font,  parce  que  cette  arrivée 
est  nne  surprise  qui  n'a  point  de  communication,  ni  de 
mesures  à  prendre  avec  le  reste  ;  mais  il  n'en  va  pas  ainsi 
du  combat  de  don  Sanche,  dont  le  Roi  étoit  le  maître, 
et  ponvoit  lui  choisir  un  autre  temps  que  deux  heures 
après  la  fiiite  des  Maures.  Leur  défaite  avoit  assez  fatigué 
Rodrigue  toute  la  nuit,  pour  mériter  deux  ou  trois  jours 
de  repos,  et  même  il  y  avoit  quelque  apparence  qu'il  n'en 
étoit  pas  échappé  sans  blessures,  quoique  je  n'en  aye  rien 
dit,  parce  qu'elles  n'auroient  fait  que  nuire  à  la  conclu- 
sion de  l'action. 

Cette  même  règle  presse  aussi  trop  Chimène  de  de- 
mander justice  au  Roi  la  seconde  fois.  Elle  l'avoit  fait  le 
soir  d'auparavant,  et  n'avoit  aucun  sujet  d'y  retourner 
le  lendemain  matin  pour  en  importuner  le  Roi,  dont  elle 
n'avoit  encore  aucun  lieu  de  se  plaindre,  puisqu'elle  ne 
ponvoit  encore  dire  qu'il  lui  eût  manqué  de  promesse. 
Le  roman  lui  auroit  donné  sept  ou  huit  jours  de  patience 
avant  que  de  l'en  presser  de  nouveau;  mais  les  vingt  et 
quatre  heures  ne  l'ont  pas  permis  '  :  c'est  l'incommodité 
de  la  règle. 

Passons  à  celle  de  l'unité  de  lieu,  qui  ne  m'a  pas  donné 
moins  de  gène  en  cette  pièce.  Je  l'ai  placé  dans  Séville, 
bien  que  don  Fernaud  n'en  aye  jamais  été  le  maître;  et 
j'ai  été  obligé  à  cette  falsiBcation,  pour  former  quelque 
YTaisemblance  à  la  descente  des  Maures,  dont  l'armée  ne 
ponvoit  venir  si  vite  par  terre  que  par  eau.  Je  ne  vou- 
drois  pas  assurer  toutefois  que  le  flux  de  la  mer  monte 


I.  Var.  (ëdit.  de  1660)  :  que  la  règle  des  yingt-quatre  heures. 
9.  VâB.  (édit.  de  1660)  :  mais  les  yingt-quatre  heures  ne  l'ont  pas 
permis. 

"in  7 


98  LE  CID. 

effectivement  jusqae-là^;  mais  conune  dans  notre  Seine 
il  fait  encore  plus  de  chemin  qu^il  ne  lui  en  faut  faire  sur 
le  Guadalquivir  pour  battre  les  murailles  de  cette  ville, 
cela  peut  suffire  à  fonder  quelque  probabilité  parmi  nous, 
pour  ceux  qui  n'ont  point  été  sur  le  lieu  même. 

Cette  arrivée  des  Maures  ne  laisse  pas  d'avoir  ce  dé- 
faut, que  j'ai  marqué  ailleurs',  qu'ils  se  présentent  d^eux- 
mémes,  sans  être  appelés  dans  la  pièce,  directement  ni 
indirectement,  par  aucun  acteur  du  premier  acte.  Us  ont 
plus  de  justesse  dans  Firrégularité  de  l'auteur  espagnol  : 
Rodrigue,  n'osant  plus  se  montrer  à  la  cour,  les  va  com- 
battre sur  la  frontière  '  ;  et  ainsi  le  premier  acteur  les 
va  chercher,  et  leur  donne  place  dans  le  poëme,  au  con- 
traire de  ce  qui  arrive  ici,  où  ils  semblent  se  venir  fidre 
de  fête  exprès  pour  en  être  battus,  et  lui  donner  moyen 
de  rendre  à  son  roi  un  service  d'importance*,  qui  lui 
fasse  obtenir  sa  grâce.  C'est  une  seconde  inconunodité 
de  la  règle  dans  cette  tragédie. 

Tout  s'y  passe  donc  dans  Séville,  et  garde  ainsi  quelque 
espèce  d'unité  de  lieu  en  général  ;  mais  le  lieu  particulier 
change  de  scène  en  scène,  et  tantôt  c'est  le  palais  du  Roi, 
tantôt  l'appartement  de  l'Infante,  tantôt  la  maison  de 
Chimène,  et  tantôt  une  rue  ou  place  publique.  On  le  dé- 
termine aisément  pour  les  scènes  détachées;  mais  pour 
celles  qui  ont  leur  liaison  ensemble,  conune  les  quatre 
dernières  du  premier  acte,  il  est  malaisé  d'en  choisir  un 


I.  Corneille  anraît  pu  rassurer.  Madoz  dit  que  le  flnx  se  fait 
sentir  jusqa*à  dix  ou  douze  lieues  au-dessus  de  Sérille.  (Diccionarw 
gtografieo'estadutico'hutorieo  de  Espana.  Madrid ,  1847,  8^*  in-S^, 
tome  IX,  p.  aa.) 

a.  Voyez  tome  I,  p.  43* 

3.  Voyez  las  Mocedades  del  Cid,  deuxième  journée. 

4-  Vah.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  de  rendre  un  serrice  d'impor- 
tance à  son  roi. 


EXAMEN. 

<pà  convienne  i  toutes^.  Le  Comte  et  don  Diègue  se  que- 
rellent an  sortir  du  palais;  cela  se  peut  passer  dans  une 
me  ;  mais  après  le  soufflet  reçu ,  don  Diègue  ne  peut  pas 
demeurer  en  cette  rue  à  foire  ses  plaintes,  attendant  que 
son  fils  survienne,  qu'il  ne  soit  tout  aussitôt  environné 
de  peuple,  et  ne  reçoive  Tofire  de  quelques  amis.  Ainsi  il 
seroit  plus  à  propos  qu'il  se  plaignît  dans  sa  maison,  où 
le  met  l'Espagnol  ',  pour  laisser  aller  ses  sentiments  en 
liberté;  mais  en  ce  cas  il  faudroit  délier  les  scènes 
conune  il  a  fait.  En  l'état  où  elles  sont  ici,  on  peut  dire 
qu'il  faut  quelquefois  aider  au  théâtre,  et  suppléer  &vo- 
rablenl^nt  ce  qui  ne  s'y  peut  représenter.  Deux  personnes 
s'y  arrêtent  pour  parler,  et  quelquefois  il  faut  présumer 
qu'ils  marchent,  ce  qu'on  ne  peut  exposer  sensiblement 
à  la  vue,  parce  qu'ils  échapperoient  aux  yeux  avant  que 
d'avoir  pu  dire  ce  qu'il  est  nécessaire  qu'ils  fassent  savoir 
à  l'auditeur.  Ainsi,  par  une  fiction  de  théâtre,  on  peut 
s'imaginer  que  don  Diègue  et  le  Comte,  sortant  du  palais 
du  Roi,  avancent  toujours  en  se  querellant,  et  sont  ar- 
rivés devant  la  maison  de  ce  premier  lorsqu'il  reçoit  le 


I.  AilleoTS  Corneille  a  déjà  dit  U  même  chose,  mais  en  précisant 
on  peu  pins  :  «  Le  Cid  multiplie  encore  davantage  les  lieux  particn- 
lien  sans  quitter  Séville  ;  et  comme  la  liaison  de  scènes  n'y  est  pas 
girdécy  le  théâtre,  dès  le  premier  acte,  est  la  maison  de  Chimène, 
Tappartement  de  l'Infante  dans  le  palais  du  Roi,  et  la  place  publique  ; 
le  second  y  ajoute  la  chambre  du  Roi;  et  sans  doute  il  y  a  quelque 
excès  dans  cette  licence.  »  (Discours  des  trois  unités ,  tome  I,  p.  lao.) 
On  doit  bien  penser  que  Scudéry  ne  manqua  pas  d'insister  sur  cette 
ÎRégularité  :  c  Le  théâtre,  dit-il,  en  est  si  mal  entendu,  qu'un  même 
lieu  représentant  l'appartement  du  Roi,  celui  de  l'Infante,  la  maison 
de  Chùnène  et  la  rue,  presque  sans  changer  de  face,  le  spectateur 
ne  sait  le  plus  souvent  où  en  sont  les  acteurs.  »  {Fautes  remarquées 
dams  ia  tragi-comédie  du  Cid,  p.  ag.)  —  Actuellement  on  change  les 
décorations.  Voyez  la  Notice,  p.  5a« 

a.  Voyex  las  Mocedades  det  Cid,  an  deuxième  tiers  de  la  première 
jounée. 


luo  LE    CID. 

soufflet  qui  Foblige  à  y  entrer  pour  y  chercher  du  secours. 
Si  cette  fiction  poétique  ne  vous  satisfait  point,  laissons-le 
dans  la  place  publique,  et  disons  que  le  concours  du 
peuple  autour  de  lui  après  cette  offense,  et  les  offres  de 
service  que  lui  font  les  premiers  amis  qui  s'y  rencon- 
trent, sont  des  circonstances  que  le  roman  ne  doit  pas 
oublier;  mais  que  ces  menues  actions  ne  servant  de  rien 
à  la  principale,  il  n'est  pas  besoin  que  le  poëte  s'en  em- 
barrasse sur  la  scène.  Horace  l'en  dispense  par  ces  vers  : 

Hoc  omet  y  hoc  spernat  promissi  carminis  auctor; 
Pleraque  negligai  ^. 

Et  ailleurs  : 

Semper  ad  eventum  festinet*. 

C'est  ce  qui  m'a  fait  négliger,  au  troisième  acte,  de  don- 
ner à  don  Diègue,  pour  aide  à  chercher  son  fils,  aucun 
des  cinq  cents  amis  qu'il  avoit  chez  lui.  Il  y  a  grande 
apparence  que  quelques-uns  d'eux  l'y  accompagnoient, 
et  même  que  quelques  autres  le  cherchoient  pour  lui 
d'un  autre  côté;  mais  ces  accompagnements  inutiles  de 
personnes  qui  n'ont  rien  à  dire,  puisque  celui  qu'ils  ac- 
compagnent a  seul  tout  l'intérêt  à  l'action,  ces  sortes 
d'accompagnements,  dis-je,  ont  toujours  mauvaise  grâce 
au  théâtre,  et  d'autant  plus  que  les  comédiens  n'em- 
ploient à  ces  personnages  muets  que  leurs  moucheurs  de 
chandelles  et  leurs  valets,  qui  ne  savent  quelle  posture 
tenir. 

I.  Voici  le  Tiai  texte  de  ce  pauage  (Art  poétique,  yen  44  «t  4^)  '• 

Pleraque  différai^  et  prmsens  in  tempus  omittat; 
Hoc  omet,  hœ  spernat  promissi  carminis  auctor, 

a.  Ici  Conieille  a  changé  le  mode  du  verbe  pour  faire  mieux  con- 
corder les  deux  citations.  Il  y  a  dans  Vjrt  poétique  (vers  148)  : 

Semper  ad  eventum  festinat. 


KXAMEN.  loi 

Les  (unérailles  du  Comte  étoient  encore  une  chose  fort 
embarrassante,  soit  qu'elles  se  soient  faites  avant  la  fin 
de  la  pièce,  soit  que  le  corps  aye  demeuré  en  présence 
dans  son  hôtel,  attendant  qu'on  y  donnât  ordre*.  Le 
moindre  mot  que  j  en  eusse  laissé  dire,  pour  en  prendre 
soin,  eût  rompu  toute  la  chaleur  de  Fattention,  et  rempli 
Tauditeur  d'une  fâcheuse  idée.  J  ai  cru  plus  à  propos  de 
les  dérober  à  son  imagination  par  mon  silence,  aussi  bien 
que  le  lieu  précis  de  ces  quatre  scènes  du  premier  acte 
dont  je  viens  de  parler;  et  je  m'assure  que  cet  artifice 
m'a  si  bien  réussi,  que  peu  de  personnes  ont  pris  garde 
à  Tun  ni  à  l'autre,  et  que  la  plupart  des  spectateurs,  lais- 
sant emporter  leurs  esprits  à  ce  qu'ils  ont  vu  et  entendu 
de  pathétique  en  ce  poëme,  ne  se  sont  point  avisés  de 
réfléchir  sur  ces  deux  considérations. 

J'achève  par  une  remarque  sur  ce  que  dit  Horace,  que 
ce  qu'on  expose  à  la  vue  touche  bien  plus  que  ce  qu'on 
n'apprend  que  par  un  récit  '. 

Cest  sur  quoi  je  me  suis  fondé  pour  faire  voir  le  souf- 
flet que  reçoit  don  Diègue,  et  cacher  aux  yeux  la  mort  du 
Comte,  afin  d'acquérir  et  conserver  à  mon  premier  ac- 
teur l'amitié  des  auditeurs,  si  nécessaire  pour  réussir  au 

I.  Scadéry  revient  à  denx  reprises  sur  ce  point  :  c  Ro<lrigue  y 
paroît  d'abord  (diuu  le  irouième  acte)  chez  Chimène,  avec  une 
épée  qui  fume  encore  du  sang  tout  chaud  qu'il  vient  de  faire  ré> 
pandre  à  son  père;  et  par  ceUe  extravagance  si  peu  attendue,  il 
donne  de  l'horreur  à  tous  les  judicieux  qui  le  voient,  et  qui  savent 
(jne  ce  corps  est  encore  dans  la  maison,  o  [Fautes  remarquées  y  p.  a  a.) 
^  «  Rodrigue  vient  en  plein  jour  revoir  Cbimène....  Si  je  ne  crai- 
gnois  de  faire  le  plaisant  mal  à  propos ,  je  lui  demanderois  volon- 
tiers s'il  a  donné  de  l'eau  bénite  en  passant  à  ce  pauvre  mort  qui 
naisemblablement  est  dans  la  salle.  »  (P.  ^y,) 

a.  Segnius  irritant  animos  demissa  per  aurem, 

Quam  qum  suât  ocuUs  subjecta  fideUèus.... 

(Art  poétique f  vers  i8o  et  i8i.) 


I02 


LE  CID. 


théâtre.  L'indignité  d'un  affront  fait  à  un  vieillard,  chargé 
d'années  et  de  victoires,  les  jette  aisément  dans  le  parti 
de  Toffensé;  et  cette  mort,  qu'on  vient  dire  au  Roi  tout 
simplement  sans  aucune  narration  touchante,  n'excite 
point  en  eux  la  conounisération  qu'y  eût  fait  naître  le 
spectacle  de  son  sang,  et  ne  leur  donne  aucune  aversion 
pour  ce  malheureux  amant,  qu'ils  ont  vu  forcé  par  ce 
qu'il  devoit  à  son  honneur  d'en  venir  à  cette  extrémité, 
malgré  l'intérêt  et  la  tendresse  de  son  amour. 


LISTE   DES  lÉDmOirS   QUI   ONT   ÉTÉ  GOIXATIONITÉES 
POUR   LES   VàRIAin*ES  DU   CID. 


ÉDinOlffS   siPÀBÉES. 


1637  in-4®,  Paris,  F.  Targa 
Bibliothèque  impériale,  T, 
5664  + A); 

1 637  in-4%  Paris,  A.  Courbé 
(Bibliothèque  impériale,  T, 
5664  -H-  A)  ; 

1687  in -4'*,  Paris,  F. 
Targa  (Bibliothèque  de  l'Insti- 
tut et  Bibliothèque  de  Ver- 
sailles*); 


1687  in- 12  (deux    exem- 
plaires identiques)  ; 
i638  in-ia,  Paris; 

1 638  in- 1 1,  Leyden,  édition 
précédée  d'un  avis  Aux  ama^ 
ieurs  du  langage  francois^  si- 
gne!. P.«; 

1639  in- 4*"; 

1644  in-4"; 
1644  in«ia; 


I.  Nous  avons  confronté  plusieurs  exemplaires  de  Tédition  ori- 
ginale, parce  qn*ils  ne  sont  pas  tous  identiques  :  en  les  comparant, 
nous  avons  constaté,  comme  on  pourra  le  voir  aux  variantes,  plu- 
sieurs différences,  dont  une  est  très-notable  :  voyez  vers  3ia-3i4» 
p.  lai. 

a.  Nous  avons  fait  réimprimer  cet  avis  à  la  fin  de  notre  Appendice 
du  Cid. 


ÉDITIONS  COLLATIONNÉES,  ETC.  io3 


MBGUBILS. 


164B  in-ia; 
i65a  in-ia; 
i654  in-ia; 
i655  in-ia; 
i656  in-ia; 


1660  in-S*; 
i663  in-fol.; 
1664  in-8®; 
1668  in-ia; 
i68a  in-ia. 


N.  B.  —  Quand  il  sera  besoiD  de  distinguer  les  nns  des  antres 
les  dÎTers  exemplaires  de  Tédition  de  1637,  ^1-4^,  nous  désignerons 
ceax  de  la  Bibliothèque  impériale  de  Paris  par  la  lettre  P.,  ceux  des 
Bibliothèques  de  Flnstitut  et  de  Venailles  par  un  I.  (Les  deux  exem- 
plaires de  la  Bibliothèque  impériale  sont  constamment  identiques  ; 
l'exemplaire  de  Versailles  est  partout  semblable  à  celui  de  l'Insti- 
tot.)  —  Nous  distinguerons  de  même  par  les  lettres  P.  et  L.  nos 
deux  éditions  in-ia  de  1638,  de  Paris  et  de  Leyde. 


ACTEURS. 

DON  FERNAPn)^  premier  roi  de  Gastille. 

DONA  URRAQUE,  infante  de  Gastille. 

DON  DIÈGUE,  père  de  don  Rodrigue. 

DON  GOMÈS,  comte  de  Gormas,  père  de  Chimène. 

DON  RODRIGUE,  amant  de  Chimène ^ 

DON  SANCHE,  amoureux  de  Chimène. 

DON  ARUS,     )         .,  ,  .„ 

,^^«  ,  •  ^« 5  gentilshommes  castillans. 

DON  ALONSE,  )  ** 

CHIMÈNE,  fille  de  don  Gomès'. 

LÉONOR,  gouvernante  de  l'Infante. 

ELVIRE,  gouvernante  de  Chimène*. 

Un  Page  de  l'Infante. 

La  scène  est  à  Séville. 


I.  Fernand  oa  Ferdinand  I^',  dit  le  Grand,  mourut  en  1075.  Dona 
Vrraque  est  aussi  un  nom  historique  :  les  deux  filles  que  laissa  le  roi 
Fernand  s'appelaient,  Tune  doha  Urraca^  l'autre  dona  Ehira.  Nous 
avons  vu  plus  haut  (p.  79),  dans  l'extrait  de  Mariana,  don  Gomès, 
Chimène,  et  don  Rodrigue  (ou  Jlujr  DitLz  de  Bivar,  surnommé  le  Cid), 
Le  père  de  don  Rodrigue  est  appelé  par  le  même  historien  (livre  IX, 
chapitre  v)  don  Diego  Laynez,  Quant  à  don  Arias ,  qu'il  nomme  don  Arias 
GonzalèSy  il  parle  de  lui  comme  d'un  vieil  officier  qui  «avait  long- 
temps servi  sous  le  roi  don  Fernand.  Les  autres  noms  de  ses  acteurs. 
Corneille  les  a  trouvés  également,  à  l'exception  peut-être  de  celui 
de  lAonory  soit  dans  le  livre  IX  de  Mariana,  soit  dans  don  Guillem 
de  Castro;  seulement  il  a  donné  ceux  de  don  Sanche  et  de  don  Alonse 
à  d'autres  personnages  que  ceux  à  qui  ils  appartiennent  dans  l'his- 
toire ou  chez  le  poète  espagnol. 

a.  Var.  (édit.  de  1 637-1 656]  :  Dov  Rod&igub,  fils  de  don  Diègue 
et  amant  de  Chimène. 

3.  Var.  (édit.  de  1637-1644)  '  CHiaiàvBy  maîtresse  de  don  Ro- 
drigue et  de  don  Sanche. 

4*  Var.  (édit.  de  1637- 16 56}  :  ElLviaE,  suivante  de  Chimène. 


LE   CID, 

TRAGÉDIE*. 


ACTE  I. 


SCÈNE  PREMIERE». 

CHIMÈPÎE,  ELVIRE». 

CHIMÈNE. 

Elyire,  m^a»-ta  fait  un  rapport  bien  sincère? 
Ne  déguises-tu  rien  de  ce  qu'a  dit  mon  père? 

ELVIRE. 

Tous  mes  sens  à  moi-même  en  sont  encor  charmés  : 

D  estime  Rodrigue  autant  que  vous  Faimez , 

Et  si  je  ne  m'abuse  à  lire  dans  son  âme ,  5 

X.  f^or.  nuoi-cxniiDni.  (1637-44) 
a.Yoyex  la  ffoiiee,  p.  5i. 

3.  Far.  SCÈNE  PREMIÈRE. 

13  COMTE,  ELYIRE   (a). 

ILT.  Entre  tous  ces  amants  dont  la  jenne  ferrenr 

Adore  TObv  fille  et  brigne  ma  favem'. 

Don  Rodrigae  et  don  Sancbe  à  TenTÎ  font  paroltre  {b) 

!«)  ILTIES  f  LX  OOMTI.  (l638  P.) 
If)  Dans  l'édition  originale^  et  dans  ploaiears  de  celles  qui  Tont  siÛTie,  il  7 
I  parettre,  et  à  l'autie  Ter  s  naittre.  Nous  avons  signalé  une  rime  semblable  : 
Mgaertrv  et  naûtre^  dans  ia  Comédie  des  Tuileries  (rojet  tome  II,  p.  3x5, 
Aolf  x).  Dans  rintérieor  des  Ters,  les  éditions  les  plus  anciennes  donnent  tantôt 
ftrestre  (par  exemple,  à  la  Tariante  du  vers  xaSo),  tantôt  parùistrt  (à  la  Ta- 
risBte  du  Ten  1419). 


io6  LE  CID. 

II  yous  commandera  de  répondre  à  sa  flamme. 

CHIBUBIŒ. 

Dis-moi  donc,  je  te  prie,  une  seconde  fois 

Ce  qui  te  fait  juger  qu'il  approuve  mon  choix  :  « 

Apprends-moi  de  nouveau  quel  espoir  j'en  dois  prendre; 

Un  si  charmant  discours  ne  se  peut  trop  entendre;     lo 

Tu  ne  peux  trop  promettre  aux  feux  de  notre  amour 

La  douce  liberté  de  se  montrer  au  jour. 

Que  t'a-t-il  répondu  sur  la  secrète  brigue 

Que  font  auprès  de  toi  don  Sànche  et  don  Rodrigue? 

N'as-tu  point  trop  fait  voir  quelle  inégalité  1 5 

Entre  ces  deux  amants  me  penche  d'un  côté? 

ELVIRE. 

Non;  j'ai  peint  votre  cœur  dans  une  indifiPérence 

Qui  n'enfle  d'aucun  d'eux  ni  détruit  l'espérance*, 

Et  sans  les  voir  d'un  œil  trop  sévère  ou  trop  doux , 

Attend  l'ordre  d'un  père  à  choisir  un  époux.  so 

Ce  respect  l'a  ravi ,  sa  bouche  et  son  visage 

M'en  ont  donné  sur  l'heure  un  dig^e  témoignage*, 

Et  puisqu'il  vous  en  faut  encor  faire  un  récit. 

Voici  d'eux  et  de  vous  ce  qu'en  hâte  il  m'a  dit  : 

«  Elle  est  dans  le  devoir  ;  tous  deux  sont  dignes  d'elle,  a  5 

Tous  deux  formés  d'un  sang  noble ,  vaillant ,  fidèle , 

Jeunes,  mais  qui  font  lire  aisément  dans  leurs  yeux 

Le  beau  fea  qa*en  leurs  corai?  ses  beautés  ont  fisit  naître. 

Ce  n'est  pas  que  Chimène  écoate^lenrs  soupirs, 

Ou  d'un  regard  propice  anime  leurs  désirs  : 

▲n  contraire,  pour  tons  dedans  rindifférence , 

Elle  n*6te  à  pas  un  ni  donne  d'espérance, 

Et  sans  les  Toir  d*nn  oeil  trop  sérère  on  trop  doux  , 

C'est  de  votre  seul  choix  qu'elle  attend  un  époux. 

LK  OOM1V.  [Elle  est  dans  le  deroir;  tons  deux  sont  dignes  d'dle  (a).] 
I.  Kar,  Qui  n'enfle  de  pas  un  ni  détruit  l'espérance,  (i637-5Q 

Et  sans  rien  Toir  d'un  oeil  trop  sévère  ou  trop  doux.  (1660) 
a.  Kar,  M'en  ont  donné  tons  deux  un  soudain  témoignage.  (1660) 

{a)  On  Toit  que,  dans  ses  premières  éditions.  Corneille  faisait  dire  an  Comte 
lui-même  ce  qu'à  partir  de  x66o  EWire  rapporte  comme  un  discours  da  Comte. 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  107 

L'éclatante  ^ertu  de  leurs  braves  aïeux. 

Don  Rodrigue  surtout  n'a  trait  en  son  visage  * 

Qui  d  un  homme  de  cœur  ne  soit  la  haute  image ,  •        3  o 

Et  sort  d'une  maison  si  féconde  en  guerriers, 

Qu'ils  y  prennent  naissance  au  milieu  des  lauriers. 

La  valeur  de  son  père,  en  son  temps  sans  pareille, 

Tant  qu*a  duré  sa  force ,  a  passé  pour  merveille; 

Ses  rides  sur  son  front  ont  gravé  ses  exploits  ^,  3  5 

Et  nous  disent  encor  ce  qu'il  fiit  autrefois. 

Je  me  promets  du  fils  ce  que  j'ai  vu  du  père  ; 

Et  ma  fille,  en  un  mot,  peut  l'aimer  et  me  plaire*.  » 

I.  Far,  Don  Rodrigae  aurtoat  n'a  trait  de  ion  visage.  (x637  in-ia) 

3.  c  Twk  TQ  fen  M.  Corneille  fort  en  colère  contre  M.  Racine  pour  une 

bagatelle,  tant  lea  poêles  sont  jaloux  de  leurs  ovvrages.  M.  Corneille....  avoit 

<lit  en  perlant  de  don  Diègoe  : 

Ses  rides  sur  son  front  ont  gravé  ses  exploits  ; 

M.  Racine,  par  manière  de  parodie,  s'en  joua  dans  ses  PlaidewSf  oh  il  dit 
dW  sergent,  acte  I,  scène  i  : 

Ses  rides  snr  son  front  gravoient  tons  ses  exploits. 

<  Quoi  1  disoit  M.  Corneille,  ne  tient-il  qu'à  un  jenne  homme  de  venir  toorner 
«  ai  ridicule  les  plus  beaux  vers  des  gens?  9  (Ménagianaf  édition  de  17x5, 
tome  III,  p.  3o6  et  307.) 
3.  Far,  [Et  ma  fille  ,  en  nn  mot,  peut  Paimer  et  me  plaire.] 

Va  l'en  entretenir;  mais  dans  cet  entretien 

Cache  mon  sentiment  et  découvre  le  sien. 

Je  veux  qu'à  mon  retour  nous  en  parlions  ensemble; 

L'heure  à  présent  m'appelle  au  conseil  qui  s'assemble  : 

Le  Roi  doit  à  son  fils  choisir  un  gouverneur, 

Ou  plutAt  (a)  m'élever  à  ce  haut  rang  d'honneur  ; 

Ce  que  pour  lui  mon  bras  chaque  jour  exécute , 

Me  défend  de  penser  qu'aucun  me  le  dispute. 

SCÈNE  n(^). 

CHIBfÈllE,  ELVIRE  (c). 

■LTiAt,  ttmle  («O.  Quelle  douce  nouvelle  à  ces  jeunes  amants! 
Et  que  tout  se  dispose  à  leurs  contentements  I 

(<i)  L'édition  de  i638  P.  porte  :  c  Au  plutôt,  s  ce  qui  est  sans  doute  une  faute. 

{f>)  Les  srènes  se  trouvent  ainsi  reculées  d'un  rang ,  jusqu'à  la  fin  de  Tacte, 
dsBs  les  éditions  de  x637-56.  —  L'édition  de  i638  P.  numérote  partout  les 
lecnes  en  nombres  ordinaux  :  scakii a  DiuziiMX ,  scàm  TROxsiiifx ,  etc. 

(c)  xLviRx,  cnmiirx.  (x638  P.) 

(^  Le  mot  seule  manque  dans  les  éditions  de  i638  P.  et  de  1644  in*ia. 


io8  LE  GID. 

II  alloit  au  conseil,  dont  Fheure  qui  presBoit' 

A  tranché  ce  discours  qu'à  peine  il  commençoit  ;  4  o 

Biais  à  ce  peu  de  mots  je  crois  que  sa  pensée 

Entre  vos  deux  amants  n'est  pas  fort  balancée. 

Le  Roi  doit  à  son  fils  élire  un  gouyemeur, 

Et  c'est  lui  que  regarde  un  tel  degré  d'honneur  : 

Ce  choix  n'est  pas  douteux,  et  sa  rare  vaillance  4  5 

Ne  peut  souffrir  «qu'on  craigne  aucune  concurrence. 

Gomme  ses  hauts  exploits  le  rendent  sans  égfl , 

Dans  un  espoir  si  juste  il  sera  sans  rival  ; 

Et  puisque  don  Rodrigue  a  résolu  son  père 

Au  sortir  du  conseil  à  proposer  l'affaire,  5o 

Je  vous  laisse  à  juger  s'il  prendra  bien  son  temps, 

Et  si  tous  vos  désirs  seront  bientôt  contents. 

CHIMENE. 

Il  semble  toutefois  que  mon  âme  troublée 

Refuse  cette  joie,  et  s'en  trouve  accablée  : 

Un  moment  donne  au  sort  des  visages  divers,  55 

Et  dans  ce  grand  bonheur  je  crains  un  grand  revers. 

ELVIRE. 

Vous  verrez  cette  crainte  heureusement  déçue  ^. 

CHIMENE. 

Allons,  quoi  qu'il  en  soit,  en  attendre  l'issue. 


cmM.  Eh  bien  1  Elrire,  enfin  que  fant-il  que  j'espère? 
Qoe  doifl-je  derenir,  et  qae  t*a  dit  mon  père  ? 
■LT.  Deux  mots  dont  tous  tos  sens  doivent  être  charmés: 
[Il  estime  Rodrigue  autant  que  tous  l'aimez.] 
CHiM .  L'excès  de  ce  bonheur  me  met  en  défiance  : 
Puis-je  à  de  teb  discours  donner  quelque  croyance  ? 
BLT.  Il  passe  bien  plus  outre,  il  approuve  ses  feux, 
Et  TOUS  <loit  commander  de  répondre  à  ses  vœux. 
Jngex  après  cela ,  puisque  tantôt  son  père 
An  sortir  du  conseil  doit  proposer  raffaire , 
S'il  pottvoit  avoir  lieu  de  mieux  prendre  son  temps  , 
[Et  si  tous  vos  désirs  seront  bientôt  contents.]  (i637-56) 
I.  f^ttr.  Il  alloit  an  conseil ,  dont  l'heure  qu'il  pressoit.  (1660) 
«.  Fiar.  Vons  venrei  votre  crainte  heureusement  déçne.  (i637-56) 


ACTE  I,  SCÈNE  II.  109 

SCÈNE  IL 

L'INFANTE,   LÉONOR,  Page*. 

l'infante*. 
P^e,  allez  avertir  Chimène  de  ma  part' 
Qa'aajourd'hui  pour  me  voir  elle  attend  un  peu  tard,  60 
Et  que  mon  amitié  se  plaint  de  sa  paresse. 

f  (Jje  Pag«  rentre  .) 

LEONOR. 

Madame,  chaque  jour  même  désir  vous  presse  ; 
Et  dans  son  entretien  je  vous  vois  chaque  jour* 
Demander  en  quel  point  se  trouve  son  amour*. 

l'infante. 
Ce  n'est  pas  sans  sujet  :  je  l'ai  presque  forcée'  65 

A  recevoir  les  traits  dont  son  âme  est  blessée. 
Elle  aime  don  Rodrigue,  et  le  tient  de  ma  main , 
Et  par  moi  don  Rodrigue  a  vaincu  son  dédain  : 
Ainsi  de  ces  amants  ayant  formé  les  chaînes. 
Je  dois  prendre  intérêt  à  voir  finir  leurs  peines'.  7  o 

LÉONOR. 

Madame,  toutefois  parmi  leurs  bons  succès 
Vous  montrez  un  chagrin  qui  va  jusqu'à  l'excès*. 

I.  Far,  Ls  VAGK.  (i638  P.  et  44  in-ia) 
\.Var,  L'oiFAHTty  au  Page.  (1637-60) 

"i.Far,  Va-t'en  tronrer  Chimène,  et  lui  dis  de  ma  part.  (1637-44) 
Far.  Va- t'en  trooTer  Chimène ,  et  dis-loi  de  ma  part.  (1648-66) 

4.  Ce  jeu  de  scène  manque  dans  les  éditions  de  1637  in-ia  et  de  i63S  L.  — 
D  le  tronve  trois  tc»  pins  loin  dans  Tédition  de  1644  in-xa. 

5.  Far.  Et  je  tous  toîs  pensire  et  triste  chaque  joor.  (i637-56) 

6.  Far.  L'informer  (a)  avec  soin  comme  Ta  son  amonr.  (1637-44) 
Far.  Demander  avec  soin  comme  va  son  amour.  (1648- 56) 

7.  Far.  l'en  dois  bien  avoir  soin  :  je  l'ai  presque  forcée 

A  receroir  les  coups  dont  son  âme  est  blessée  if).  (x637-5Q 
S.  Far,  le  dois  prendre  intérêt  à  la  fin  de  leurs  peines.  (1637 -56) 
9.  Far.  On  tous  Toit  un  chagrin  qui  Ta  jusqu'à  l'excès.  (i637-56) 

(s)  Vojei  tome  l,  p.  47a,  note  a,  et  tome  II,  p.  3x,  note  a. 
if)  A  reeeroir  le  coup  dont  son  âme  est  blessée.  (1644  in-ia) 


no  LE   CID. 

Cet  amour,  qui  tous  deux  les  comble  d'allégresse , 
Fait-il  de  ce  grand  cœur  la  profonde  tristesse, 
Et  ce  grand  intérêt  que  vous  prenez  pour  eux  7  5 

Vous  rend-il  malheureuse  alors  qu'ils  sont  heureux? 
Mais  je  vais  trop  avant,  et  deviens  indiscrète. 

l'infante. 
Ma  tristesse  redouble  à  la  tenir  secrète. 
Ecoute ,  écoute  enfin  comme  j'ai  combattu , 
Ecoute  quels  assauts  brave  encor  ma  vertu  *t  80 

%      L'amour  est  un  tyran  qui  n'épargne  personne  : 
Ce  jeune  cavalier',  cet  amant  que  je  donne'. 

Je  l'aime  \ 

LISONOR. 
Vous  l'aimez! 

l'infântb. 

Mets  la  main  sur  mon  cœur. 
Et  vois  comme  il  se  trouble  au  nom  de  son  vainqueur, 
Comme  il  le  reconnoît. 

'  LÉONOa. 

Pardonnez-moi,  Madame,     85 
Si  je  sors  du  respect  pour,  blâmer  cette  flamme  * . 
Une  grande  princesse  à  ce  point  s'oublier 
Que  d'admettre  en  son  cœur  un  simple  cavalier'  ! 
Et  que  diroit  le  Roi  ?  que  diroit  la  C^stille'  ? 

X.  Far.  Et  plaignant  ma  foibleue,  admire  ma  vertn.  (1637  iii-4*  et  3^56) 

Far,  Et  plaignant  ma  tristcMe,  admire  ma  Terto.  (x637  in-xaet  38) 
a.  Voyez  le  Lexique^  au  mot  Cavalier, 

3.  Far,  Ce  jeune  cheraiier,  cet  amant  que  je  donne. 

(x637  in-4%  38  P.  et  Sg-U) 

4.  «  L*Infante  dans  le  Cid  aTooe  à  Léonor  Tamoar  secret  qu*elle  a  poor  lai, 
et  Tauroit  pu  faire  un  an  ou  six  mois  plus  tôt.  b  (Corneille,  Examen  de  Po- 
Ijreucte.) 

5.  Far,  Si  je  sors  da  respect  pour  blâmer  Totre  flamme.  (x637  in-  la  et  38  L.) 

6.  Far,  Choisir  pour  TOtre  amant  un  simple  cheralier  I 

(x637  in-4*,  38  P.  et  3^44) 
Far,  Choisir  pour  TOtre  amant  un  simple  csTalier  ! 

(x637  in-ia,  38  L.  et  48-56) 

7.  Far,  Et  que  dira  le  Roi?  que  dira  la  Castille? 


ACTE  I,   SCÈNE  II.  m 

Vous  souvient-il  encor  de  qui  vous  êtes  fille?  90 

l/lNFÀlfTE. 

Il  m'en  souvient  si  bien  que  j'épandrai  mon  sang 
Avant  que  je  m'abaisse  à  démentir  mon  rang. 
Je  te  répondrois  bien  que  dans  les  belles  âmes 
Le  seul  mérite  a  droit  de  produire  des  flammes; 
Et  si  ma  passion  cherchoit  à  s'excuser,  9  5 

Mille  exemples  fameux  pourroient  Tautoriser; 
Mais  je  n'en  veux  point  suivre  où  ma  gloire  s'engage; 
La  surprise  des  sens  n'abat  point  mon  courage*; 
Et  je  me  dis  toujours  qu'étant  fille  de  roi', 
Tout  autre  qu'un  monarque  est  indigne  de  moi.         100 
Quand  je  vis  que  mon  cœur  ne  se  pouvoit  défendre. 
Moi-même  je  donnai  ce  que  je  n'osois  prendre. 
Je  mis ,  au  lieu  de  moi ,  Chimène  en  ses  liens , 
Et  j'allumai  ISùrs  feux  pour  éteindre  les  miens. 
Ne  t' étonne  donc  plus  si  mon  âme  gênée  i  o  5 

Avec  impatience  aflSnd  leur  hyménée  : 
Tu  vois  que  mon  repos  en  dépend  aujourd'hui. 
Si  l'amour  vit  d'espoir,  il  périt  avec  lui*  : 
C'est  un  feu  qui  s'éteint ,  faute  de  noumture; 
Et  malgré  la  rigueur  de  ma  triste  aventure ,  no 

Si  Chimène  a  jamais  Rodrigue  pour  mari. 
Mon  espérance  est  morte,  et  mon  esprit  guéri*. 
Je  soufire  cependant  un  tourment  incroyable  : 
Jusqnes  à  cet  hymen  Rodrigue  m'est  aimable; 

Vou  toiiTCiies-TOiu  point  de  qui  toub  êtes  fille  (a)  ? 

Vufw.  Oui,  oui  y  je  m'en  sonTiens,  et  j*épaiidni  mon  tang 

Plutôt  qne  de  rien  faire  indigne  de  mon  rang.  (x637-56) 
I.  f^ar.  Si  j'ai  beanconp  d'amour,  j'ai  bien  plus  de  courage.  (i637-56) 
a.  Far,  Un  noble  orgueil  m'apprend  qu'étant  fille  de  roi. 

(x637,  38,  44in-x9  et  48-56) 

Ftw.  Un  noble  orgueil  m'apprend  qu'étant  fille  du  Roi.  (1639  et  44  in-4*) 

3.  Far.  Si  l'amour  Tit  d'espoir,  il  meurt  a^eoque  lui.  (1637 -56) 

4.  L'édition  de  x637  in- 12  porte  guari,  pour  guéri, 

(a)  Voua  M>uTenes>Tona  bien  de  qui  voua  êtes  fille?  (i638  L.) 


lia  LE  CID. 

Je  travaille  à  le  perdre ,  et  le  perds  à  regret;  1 1 5 

Et  de  là  prend  son  cours  mon  déplaisir  secret. 

Je  vois  avec  chagrin  que  Tamour  me  contraigne^ 

A  pousser  des  soupirs  pour  ce  que  je  dédaigne; 

Je  sens  en  -deux  partis  mon  esprit  divisé  : 

Si  mon  courage  est  haut,  mon  cœur  est  embrasé;       i  ao 

Cet  hymen  m'est  fatal ,  je  le  crains ,  et  souhaite  : 

Je  n^ose  en  espérer  qu'une  joie  imparfaite^. 

Ma  gloire  et  mon  amour  ont  pour  moi  tant  d'appas, 

Que  je  meurs  s'il  s'achève  ou  ne  s'achève  pas. 

LÉONOR. 

Madame ,  après  cela  je  n'ai  rien  à  vous  dire ,  x  a  5 

Sinon  que  de  vos  maux  avec  vous  je  soupire  : 

Je  vous  blàmois  tantôt,  je  vous  plains  à  présent; 

Mais  puisque  dans  un  ^gial  si  doux  et  si  cuisant 

Votre  vertu  combat  et  son  charme  et  sa  force , 

En  repousse  l'assaut ,  en  rejette  l'amorce ,  1 3  o 

Elle  rendra  le  calme  à  vos  esprits  flottants. 

Espérez  donc  tout  d'elle,  et  du  secours  du  temps; 

Espérez  tout  du  ciel  :  il  a  trop  de  justice 

Pour  laisser  la  vertu  dans  un  si  long  supplice*. 

l'infante. 
Ma  plus  douce  espérance  est  de  perdre  l'espoir.  x  3  5 

LE   PAGE. 

Par  vos  commandements  Ghimène  vous  vient  voir. 

l'infante,    à  Léonor^. 

Allez  l'entretenir  en  cette  galerie. 

leonor. 
Voulez-vous  demeurer  dedans  la  rêverie? 

I.  Kar,  Je  suis  ao  désespoir  que  l*amoiir  me  contraigne.  (1637-60) 
a.  Far,  Je  ne  m'en  promets  rien  qu'one  joie  imparfaite. 
Ma  gloire  et  mon  amour  ont  tous  deax  tant  d'appas , 
Que  je  meors  s'il  s'achère  et  ne  s'achève  pas.  (i637-56) 

3.  Far,  Pour  souffrir  la  rertu  si  longtemps  au  supplice.  (x637-56) 

4.  Les  mots  à  Lèoi»r  manquent  dans  les  éditions  de  1637-44. 


ACTE  I,  SCÈNE  II.  ii3 

L*  INFANTE. 

Non,  je  veux  seulement ,  malgré  mon  déplaisir, 
Kemettre  mon  visage  un  peu  plus  à  loisir.  140 

Je  vous  suis. 

Juste  ciel,  d*où  j'attends  mon  remède. 
Mets  enfin  quelque  borne  au  mal  qui  me  possède  : 
Assure  mon  repos ,  assure  mon  honneur. 
Dans  le  bonheur  d'autrui  je  cherche  mon  bonheur  : 
Cet  hyménée  à  trois  également  importe;  145 

Rends  son  e£fetplus  prompt,  ou  mon  âme  plus  forte. 
D^un  lien  conjugal  joindre  ces  deux  amants, 
C'est  briser  tous  mes  fers,  et  finir  mes  tourments. 
Mais  je  tarde  un  peu  trop  :  allons  trouver  Chimène , 
Et  par  son  entretien  soulager  notre  peine.  1 5o 

SCÈNE  III. 

LE  œMTE,  DON  DIÈGUE. 

LE    COMTE. 

Enfin  vous  remportez,  et  la  faveur  du  Koi 
Vous  élève  en  un  rang  qui  n  étoit  dû  qu'à  moi  : 
Il  vous  fait  gouverneur  du  prince  de  Gastille. 

DON   DIEGUB. 

Cette  marque  d'honneur  qu'il  met  dans  ma  famille 
Montre  à  tous  qu'il  est  juste ,  et  fait  connoître  assez  x  5  5 
Qu'il  sait  récompenser  les  services  passés. 

LE    COMTE. 

Pour  grands  que  soient  les  rois,  ils  sont  ce  que  nous  sommes  : 
Us  peuvent  se  tromper  comme  les  autres  hommes  ; 
Et  ce  choix  sert  de  preuve  à  tous  les  courtisans 
Qu'ils  savent  mal  payer  les  services  présents.  160 

DON    DIÈGUE. 

Ne  parlons  plus  d'un  choix  dont  votre  esprit  s'irrite  : 

CoRHUIXK.    ni  8 


ii4  LE  CID. 

La  faveur  Ta  pu  faire  autant  que'  le  mérite  ;    - 
Mais  on  doit  ce  respect  au  pouvoir  absolu', 
De  n^examiner  rien  quand  un  roi  Ta  voulu. 
A  rhonneur  qu'il  m*a  fait  ajoutez-en  un  autre';  i55 

Joignons  d'un  sacré  noeud  ma  maison  à  la  vôtre  : 
Vous  n'avez  qu'une  fille,  et  moi  je  n'ai  qu'un  fils*; 
Leur  hymen  nous  peut  rendre  à  jamais  plus  qu'amis  : 
Faites-nous  cette  grâce,  et  l'acceptez  pour  gendre. 

LB   COM'l'B. 

A  des  partis  plus  hauts  ce  beau  fils  doit  prétendre  ;    170 

Et  le  nouvel  éclat  de  votre  dignité 

Lui  doit  enfler  le  cœur  d'une  autre  vanité^. 

Exercez-la,  Monsieur,  et  gouvernez  le  Prince  : 
Montrez-lui  comme  il  faut  régir  une  province , 
Faire  trembler  pai^tout  les  peuples  sous  sa^R*,  1 7  5 

Remplir  les  bons  d'amour,  et  les  méchants  d'e£froi. 
Joignez  à  ces  vertus  celles  d'un  capitaine  : 
Montrez-lui  comme  il  faut  s'endurcir  à  la  peine , 
Dans  le  métier  de  Mars  se  rendre  sans  égal , 
Passer  les  jours  entiers  et  les  nuits  à  cheval ,  i  g  » 

Reposer  tout  armé,  forcer  une  muraille , 
Et  ne  devoir  qu'à  soi  le  gain  d'une  bataille. 
Instruisez-le  d'exemple,  et  rendez-le  parfait', 
ExpUquant  à  ses  yeux  vos  leçons  par  l'efifet. 


X.  L'édition  de  1687  in-ia  porte  avant  que,  pour  autant  que. 
a.  Far,  Vont  choiaiAsaiit  peut-être  on  eAt  pu  niimix  eboisir  ; 
Mais  le  Roi  m'a  trouTé  plus  propre  à  son  detir.  (x637-56) 

3.  Far,  A  l'honneur  qu'on  m'a  fait  ajoutez-en  un  autre.  (z66o  et  63) 

4.  Fur,  Rodrigue  aime  Chimène,  et  ce  digne  sujet 
De  set  affections  est  le  plus  cher  objet  : 
Consentez-y,  Monsieur,  et  l'acceptez  pour  gendre. 

Li  ooxTB.  A  de  plus  hauu  partis  Rodrigue  doit  prétendre.  (1637 -56) 

5.  Far,  Lui  doit  bien  mettre  au  cour  une  autre  vanité.  (1637 -56) 

6.  L'édition  de  x68a  porte,  par  erreur,  sous  la  loi,  pour  sous  sa  loi. 

7.  Far,  Instruisez- le  d'exemple,  et  vous  ressouvenez 

Qu'il  faut  faire  à  ses  yeux  ce  que  vous  enseignez.  (x637-56) 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  1 15 

DOIT    OISGITB. 

Pour  s'instmire  d'exemple ,  en  dépit  de  Fenvie  ^  r  8  5 

n  lira  seulement  Fhistoire  de  ma  vie: 

Là ,  dans  un  long  tissu  de  belles  actions*, 
Il  verra  comme  il  £aiut  dompter  des  nations, 
Attaquer  une  place,  ordonner  une  armée', 
Et  sur  de  grands  exploits  bâtir  sa  renommée.  190 

LE    COMTE. 

Les  exemples  vivants  sont  d'un  autre  pouvoir*; 

Un  prince  dans  un  livre  apprend  mal  son  devoirA 

£t  qu'a  (ait  après  tout  ce  grand  nombre  d'années, 

Que  ne  puisse  égaler  une  de  mes  journées? 

Si  vous  fûtes  vaillant ,  je  le  suis  aujourd'hui ,  195 

Et  ce  bras  du  royaume  est  le  plus  ferme  appui. 

Grenade  et  l' Aragon  tremblent  quand  ce  fer  brille  ; 

Mon  nom  sert  de  rempart  à  toute  la  Castille  : 

Sans  moi,  vous  passeriez  bientôt  sous  d'autres  lois, 

Et  vous  auriez  bientôt  vos  ennemis  pour  rois* .  200 

Chaque  jour,  chaque  instant,  pour  rehausser  ma  gloire, 

Met  lauriers  sur  lauriers,  victoire  sur  victoire. 

Le  Prince  à  mes  côtés  feroit  dans  les  combats 

L'essai  de  son  courage  à  l'ombre  de  mon  bras  ; 

Il  apprendroit  à  vaincre  en  me  regardant  faire  ;         a  o  5 

\,Vmt.  Là  f  dans  us  long  dstn  des  beUes  actiont.  (x639  et  44  iA-4*) 
a.  Far,  Attaquer  une  f^oe  et  ranger  une  armée.  (1660-64) 

3.  Fmr,  Lee  exemples  vÎTints  ont  bien  pins  de  ponroir.  (1637-56) 

4.  Var,  Et  si  Toos  ne  m'aTiex ,  toos  n*aariea  plus  de  rois. 
Chaque  jour,  diaqne  instant  entasse  pour  ma  gloire 
Laurier  dessus  laurier,  victoire  sur  Yictoire  (a). 

Le  Prince,  pour  essai  de  générosité, 

Gagneroit  des  combats  marchant  à  mon  c6té  ; 

Lom  des  firoides  levons  qu'à  mon  bras  on  préfère , 

[n  apprendroit  à  Taincre  en  me  regardant  faire.] 

DOS  DiSG.  Voua  me  parles  en  vain.de  ce  que  je  connoi  (^); 

[Je  vous  ai  vu  combattre  et  commander  sons  moi.]  (i637-56) 

(a)  Lauriers  dessus  lauriers,  victoire  sur  victoire.  (1648-56) 
(&)  Vofez  tome  I,  p.  431»  note  3. 


ii6  LE   CID. 

Et  pour  répondre  en  h&te  à  son  grand  caractère, 
n  verroit.... 

DON    DISGUE. 

Je  le  sais ,  vous  servez  bien  le  Roi  : 
Je  vous  ai  vu  combattre  et  commander  sous  moi. 
Quand  Tâge  dans  mes  nerfs  a  fait  couler  sa  glace , 
Votre  rare  valeur  a  bien  rempli  ma  place;  3 1  o 

Enfin ,  pour  épargner  les  discours  superflus , 
Vous  êtes  aujourd'hui  ce  qu'autrefois  je  fus. 
Vous  voyez  toutefois  qu'en  cette  concurrence 
Un  monarque  entre  nous  met  quelque  différence  ^ 

LE   COMTE. 

Ce  que  je  méritois ,  vous  l'avez  emporté.  a  1 5 

DON    DIÈGUE. 

Qui  l'a  gagné  sur  vous  l'avoit  mieux  mérité. 

LE    COMTE. 

Qui  peut  mieux  l'exercer  en  est  bien  le  plus  digne. 

DON  DIEGUE. 

En  être  refusé  n'en  est  pas  un  bon  signe. 

LE   COBfTE. 

Vous  l'avez  eu  par  brigue,  étant  vieux  courtisan. 

DON  DIEGUE. 

L'éclat  de  mes  hauts  faits  fut  mon  seul  partisan.  2 a  o 

LE    COMTE. 

Parlons-en  mieux,  le  Roi  fait  honneur  à  votre  âge*. 

DON  DIEGUE. 

Le  Roi,  quand  il  en  fait,  le  mesure  au  courage*. 

LE    COMTE. 

Et  par  là  cet  honneur  n'étoit  dû  qu'à  mon  bras. 

DON  DIÈGUE. 

Qui  n'a  pu  l'obtenir  ne  le  méjitoit  pas. 

I.  Far,  Un  monarque  entre  nous  met  de  la  différence.  (x637-56) 

a.  Var,  Parlons-en  mieux,  le  Roi  fait  l'honneur  à  votre  â|;e.  (1644  in-4*) 

3.  Kar.  Le  Roi,  quand  il  en  fait,  les  mesure  au  i»urage.  (1648- 56) 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  117 

LE   COMTE. 

Ne  le  méritoit  pas  !  Moi  ? 

DON  DIÈGUE. 

Vous. 

LE    COMTE. 

Ton  impudence ,       a  a  5 
Téméraire  vieillard,  aura  sa  récompense. 

(n  loi  donne  on  soufflet   .) 
DON  DIÈGUE ,    mettant  Tépée  k  la  main   . 

Achève ,  et  prends  ma  vie  après  un  tel  affront , 
Le  premier  dont  ma  race  ait  vu  rougir  son  front. 

LE    COMTE. 

Et  que  penses-tu  faire  avec  tant  de  foiblesse? 

DON    DIÈGUE. 

O  Dieu  !  ma  force  usée  en  ce  besoin  me  laisse  '  !  a  3  o 

LE    COMTE. 

Ton  épée  est  à  moi  ;  mais  tu  serois  trop  vain , 
Si  ce  honteux  trophée  avoit  chargé  ma  main. 

Adieu  :  fais  lire  au  Prince,  en  dépit  de  Tenvie, 
Pour  son  instruction ,  Thistoire  de  ta  vie  : 

I.  «  On  ne  donnerait  pas  aajoard*hai  an  soufflet  sur  la  joue  d*un  héros.  Les 
acteurs  mêmes  sont  très-embarrassés  à  donner  ce  soufflet,  ils  font  le  semblant. 
Cela  n*est  plus  même  souffert  dans  la  comédie,  et  c^est  le  seul  exemple  qa*on 
en  ait  sur  le  thé&tre  tragique.  Il  est  à  croire  que  c'est  une  des  rauons  qui 
firent  intituler  le  Cid  tragi-comédie.  Presque  toutes  les  pièces  de  Scudérj  et 
de  Boisrobert  araient  été  des  tragi-comédies.  On  arait  cru  longtemps  en 
France  qu'on  ne  pouvait  supporter  le  tragique  continu  sans  mélange  d'aucune 
familiarité.  Le  mot  de  tr<igi-comèdie  est  très-ancien  :  Plante  l'emploie  (a)  pour 
désigner  son  Amphitryon^  parce  que  si  l'aventure  de  Sosie  est  comique,  Am- 
phitryon  est  très-sérieusement  affligé.  »  (Voltaire.) 

a.  Ce  jeu  de  scène  manque  dans  les  éditions  de  x637  in-ia  et  de  x638.  Le 
antres  impressions  de  1637-48  ont  à  la  place,  soit  en  marge,  soit  au-dessous 
du  nom  de  don  rnàGua  :  lit  mettent  l'épée  à  la  main, 

3.  Ftir,  O  Dieu  !  ma  force  usée  à  ce  besoin  me  laisse!  (i637-56) 

(a)  Dans  le  Prologue  d*  Amphitryon  (vers  59  et  63) ,  Plante  désigne  la  pièce  par 
le  nom  de  tragicocomadia^  non  pour  la  raison  que  donne  ici  Voltaire,  mais  parce 
qu'on  voit  figurer  ensemble  dans  ce  drame,  d'une  part  des  dieux  et  des  rois,  per- 
sonnages de  la  tragédie,  et  de  l'autre  des  esclaves,  personnages  de  la  comédie. 


ti8  LE  CID. 

D'un  insolent  discours  ce  juste  châtiment  a  3  5 

Ne  lui  servira  pas  d'un  petit  ornement  ^ . 

SCÈNE  IV. 

DON  DIEGUE». 

O  rage!  ô  désespoir!  ô  vieillesse  ennemiç  ! 

N'ai-je  donc  tant  vécu  que  pour  cette  infamie? 

Et  ne  suis-je  blanchi  dans  les  travaux  guerriers 

Que  pour  voir  en  un  jour  flétrir  tant  de  lauriers  ?       a  4  o 

Mon  bras ,  qu'avec  respect  toute  FEspagne  admire , 

Mon  bras,  qui  tant  de  fois  a  sauvé  cet  empire. 

Tant  de  fois  affermi  le  trône  de  son  roi, 

Trahit  donc  ma  querelle ,  et  ne  fait  rien  pour  moi? 

O  cruel  souvenir  de  ma  gloire  passée  !  245 

Œuvre  de  tant  de  jours  en  un  jour  effacée  ! 

Nouvelle  dignité,  fatale  à  mon  bonheur  ! 

Précipice  élevé  d'où  tombe  mon  honneur  ! 

Faut-il  de  votre  éclat  voir  triompher  le  Comte , 

Et  mourir  sans  vengeance ,  ou  vivre  dans  la  honte  ?   a  5  o 

Comte,  sois  de  mon  prince  à  présent  gouverneur  : 

Ce  haut  rang  n'admet  point  un  homme  sans  honneur  ; 

Et  ton  jaloux  orgueil,  par  cet  affront  insigne. 

Malgré  le  choix  du  Roi,  m'en  a  su  rendre  indigne. 

Et  toi ,  de  mes  exploits  glorieux  instrument ,  a  5  5 

Mais  d'un  corps  tout  de  glace  inutile  ornement , 

Fer,  jadis  tant  à  craindre ,  et  qui,  dans  cette  offense , 

I.  Var,  [Ne  lai  Berrira  pas  d'un  petit  omement.] 

DON  Ddo.  Épargnes-ta  mon  sang?  lb  ooim.  Mon  4me  est  satisCûle, 

Et  mes  yenx  à  ma  main  reprochent  ta  défiiite. 

DON  Dxào.  Ta  dédaignes  ma  y'w  !  le  comte.  En  arrêter  le  cours 

Ne  seroit  qoe  hâter  la  Parque  de  trois  jours  (a).  (i637-56) 
a.  Var»  don  oiionx,  seul,  (1637-60) 

(a)  Ce  vers  tvrmine  la  ic^e  dans  les  éditions  indiquées. 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  119 

M*a8  servi  de  parade,  et  non  pas  de  défense , 
Va,  quitte  désormais  le  dernier  des  humains, 
Passe,  pour  me  venger,  en  de  meilleures  mains^.       i6« 


SCENE  V. 

DON  DIÈGUE,  DON  RQDRIGUE. 

DON    DIÈGUE. 

Rodrigue ,  as-tu  du  cœur?    ^^ 

DON    RODRIGUE. 

Tout  autre  que  mon  père 
L'éprouveroit  sur  l'heure. 

DON    DISGUB. 

Agréable  colère  ! 
Digne  ressentiment  à  ma  douleur  bien  doux  ! 
Je  reconnois  mon  sang  à  ce  noble  courroux  ; 
Ma  jeunesse  revit  en  cette  ardeur  si  prompte.  a  6  5 

Viens,  mon  fils,  viens,  mon  sang,  viens  réparer  ma  honte  ; 
Viens  me  venger. 

DON    RODRIGUE. 

De  quoi? 

DON    DIÈGUE. 

D'un  affront  si  cruel , 
Qu'à  rhonneur  de  tous  deux  il  porte  un  coup  mortel  : 
D'un  soufBet.  L'insolent  en  eût  perdu  la  vie; 
Hais  mon  âge  a  trompé  ma  généreuse  envie  :  a  :  o 

Et  ce  fer  que  mon  bras  ne  peut  plus  soutenir, 
Je  le  remets  au  tien  pour  venger  et  punir. 

I.  f^ar,  [Pawe,  pour  me  veager,  en  de  meîUeores  mains.] 
Si  Rodrigae  ett  mon  fils,  il  Ciat  qae  ramonr  oMe, 
Et  qa*iuie  ardear  plus  hante  à  ses  flammes  succède  : 
Mon  honneur  est  le  sien ,  et  le  mortel  affront 
Qui  tombe  sur  mon  chef  rejaillit  sur  son  front  (e).  (x637-56) 

(«)  Ce  vers  termine  la  scène  dans  les  éditions  indiquées. 


lao  LE  CID. 

Va  contre  un  arrogant  éprouver  ton  courage  : 
Ce  n*est  que  dans  le  sang  qu*on  lave  un  tel  outrage  ; 
Meurs  ou  tue.  Au  surplus,  pour  ne  te  point  flatter,    275 
Je  te  donne  à  combattre  un  homme  à  redouter  : 
Je  Tai  vu ,  tout  couvert  de  sang  et  de  poussière  \ 
Porter  partout  Teffroi  dans  une  armée  entière. 
J'ai  vu  par  sa  valeur  cent  escadrons  rompus  ; 
Et  pour  t'en  dire  encor  quelque  chose  de  plus ,  a  8  o 

Plus  que  brave  soldat ,  plus  que  grand  capitaine , 
d  est*  •  •  • 

DON    RODRIGUE. 

De  grâce ,  achevez. 

DOU    DIÈGUE. 

Le  père  de  Chimène. 

DON    RODRIGUE. 

M^Cm • • • 

DON    DIÈGUE. 

Ne  réplique  point,  je  connois  ton  amour;     1 
Mais  qui  peut  vifte  infâme  est  indigne  du  jour.       « 
Plus  Foffenseur  est  cher,  et  plus  grande  est  Foffense.  a  8  5 
Enfin  tu  sais  Faffront,  et  tu  tiens  la  vengeance  : 
Je  ne  te  dis  plus  rien.  Venge-moi ,  venge-toi; 
Montre-toi  digne  fils  d'un  père  tel  que  moi*. 
Accablé  des  malheurs  où  le  destin  me  range, 
Je  vais  les  déplorer  :  va,  cours,  vole,  et  nous  venge'.  290 


1.  Far,  Je  Tû  vu  toat  sanglant ,  an  milien  des  batailles , 
Se  Cure  an  beao  rempart  de  mille  funérailles. 

Dov  RODR.  Son  nom?  c'est  perdre  temps  en  propos  superflus. 

DON  Diio.  Donc  pour  te  dire  encor  quelque  chose  de  plus.  (i637-56) 

2.  Far.  Montre- toi  digne  fib  d'un  tel  père  que  moi.  (1637- 56) 

3.  Far.  Je  m'en  rais  les  pleurer  :  va,  cours,  yole,  et  nous  venge.  (i637-56) 


ACTE  I,  SCÈNE  VI.  121 


SCENE  YV. 

DON  RODRIGUE». 

Percé  jusques  au  fond  du  cœur' 
D  une  atteinte  imprévue  aussi  bien  que  mortelle , 
Misérable  vengeur  d'une  juste  querelle, 
Et  malheureux  objet  d'une  injuste  rigueur, 
le  demeure  immobile ,  et  mon  âme  abattue  a  9  5 

Cède  au  coup  qui  me  tue. 
Si  près  de  voir  mon  feu  récompensé , 
O  Dieu,  Tétrange  peine  ! 


I.  «  On  mettait  alors  des  stances  dans  la  plupart  des  tragédies,  et  on 

o  Toit  dans  Mèdée.  On  les  a  bannies  da  théâtre.  On  a  pensé  qne  les  per- 

XNuiages  qui  parlent  en  rers  d'une  mesure  déterminée  ne  devaient  jamais 

cl^ger  cette  mesure ,  parce  que  s'ils  s'expliquaient  en  prose,  ils  derraient 

^joaiB  continuer  à  parier  en  prose.  Or  les  rers  de  six  pieds  étant  substitués 

*  U  prose,  le  personnage  ne  doit  pas  s'écarter  de  ce  langage  convenu.  Les 

■tiBces  donnent  trop  l'idée  que  c'est  le  poète  qui  parle.  Cela  n'empêche  pas 

^  «s  stances  du  Cid  ne  soient  fort  belles  et  ne  soient  encore  écoutées  avec 

Usoconp  de  plaisir.  •  {Voltaire,)  —  D'Aubignac  a  fait  dans  sa  Pratique  du 

fkédtre  (p.  345  et  346)  des  réflexions  analogues  sur  ces  stances  :   c  Pour 

icndre....  vraisemblable  qu'un  homme  récite  des  stances,  c'est-à-dire  qu'il  fasse 

des  vers  sur  le  théâtre,  il  faut  qu'il  y  ait  une  couleur  on  raison  pour  autoriser 

ee  diangement  de  langage....  Souvent  nos  poètes  ont  mis  des  stances  en  la 

boodie  d'un  acteur  parmi  les  plus  grandes  agitations  de  son  iiiprit,  comme 

('il  étoit  vraisemblable  qu'un  homme  en  cet  état  eût  la  liberté  de  faire  des 

ehaosona.  C'est  ce  que  les  plos  entendus  au  métier  ont  très-justement  eon- 

daamé  dans  le  plus  fameux  de  nos  poèmes,  où  nous  avons  vu  un  jeune  sei- 

gneor,  recevant  un  commandement  qui  le  réduisoit  an  point  de  ne  savoir  que 

peoaer,  que  dire,  ni  que  faire,  et  qui  divisoit  son  esprit  par  une  égale  violence 

entre  sa  passion  et  sa  générosité,  faire  des  stances  an  lieu  même  ou  il  étoit, 

e'est4-dire  composer  à  l'improviste  une   chanson  an  milieu  d'une  rue.  Les 

itsnces  en  étoient  fort  belles,  mais  elles  n'étoient  pas  bien  placées;  il  eût  fallu 

donner  quelque  loisir  ponr  composer  cette  agréable  plainte,  s  D'Aubignac 

constate  du  reste  le  succès  de  ce  morceau  :  c  Les  stances  de  Rodrigue,  où  son 

esprit  délibère  entre  son  amour  et  son  devoir,  ont  ravi  tonte  la  conr,  et  tout 

Piris  »  (p.  40a). 

2.  f^r.  DON  moDEioiTX,  seul.  (1637-60) 

3.  L'édition  de  168a  porte  par  erreur  :  c  Percé  jusqu'au  fond  du  coeur,  b 


laa  LE  CID. 

En  cet  affront  mon  père  est  Toffensé , 

Et  Toffenseur  le  père  de  Chimène  !  3  o  o 

Que  je  sens  de  rudes  combats  ! 
Contre  mon  propre  honneur  mon  amour  s'intéresse  : 
Il  faut  venger  un  père ,  et  perdre  une  maîtresse  : 
L'un  m*anime  le  cœur,  Tautre  retient  mon  bras*. 
Réduit  au  triste  choix  ou  de  trahir  ma  flamme,  3o5 

Ou  de  vivre  en  inftme, 
Des  deux  côtés  mon  mal  est  infini. 

O  Dieu,  l'étrange  peine  ! 
Faut-il  laisser  un  affront  impuni? 
Faut-il  punir  le  père  de  Chimène  ?  "^  i  o 


r 


Père,  maîtresse,  honneur,  amour. 
Noble  et  dure  contrainte ,  aimable  tyrannie*,  ^  y  ' 
Tous  mes  plaisirs  sont  morts,  ou  ma  gloire  ternie* 
L'un  me  rend  malheureux,  l'autre  indigne  du  jouri 
Cher  et  cruel  espoir  d'une  âme  généreuse ,  3 1 5 

Mais  ensemble  amoureuse , 
Digne  ennemi  de  mon  plus  grand  bonheur', 

Fer  qui  causes  ma  peine*. 
M'es-tu  donné  pour  venger  mon  honneur? 
M'es-tu  donné  pour  perdre  ma  Chimène  ?  3  a  0 

Il  vaut  mieux  courir  au  trépas.  '^\  > 

Je  dois  à  ma  maîtresse  aussi  bien  qu'à  mon  père  : 

T.  f^r.  L*an  échauffe  mon  ccenr,  l'antre  retient  mon  bras.  (i637-55) 

a.  Far,  lUvtre  tyrannie,  adorable  contrainte. 
Par  qni  de  ma  raison  la  lumière  est  éteinte , 

A  mon  aTeuglement  rendes  un  pen  de  jour  {a).  (i637  in-4* P.  et  44in-xi) 
Far.  Impitoyable  loi,  croelle  tyrannie.  (t637  in-ia,  38  et  44  in-4*) 

3.  Far,      Noble  ennemi  de  mon  plus  granil  bonheur.  (1637-48) 

4.  Far,  Qui  fais  tonte  ma  peine.  (10^7-56) 


ACTE  I,   SCENE   VI.  ia3 

Tattire  en  me  vengeant  sa  haine  et  sa  oolère^; 
/  J'attire  ses  mépris  en  ne  me  vengeant  pas. 
A  mon  pins  doux  espoir  Tun  me  rend  infidèk ,  Sa  5 

Et  Tantre  indigne  d'elle. 
Mon  mal  augmente  à  le  vouloir  guérir  ; 

Tout  redouble  ma  peine. 
Allons,  mon  &me;  et  puisqu'il  faut  mourir, 
Mourons  du  moins  sans  offenser  Gbimène.  3 3o 

Mourir  sans  tirer  ma  raison  ! 
Rechercber  un  trépas  si  mortel  à  ma  gloire  ! 
Endurer  que  l'Espagne  impute  à  ma  mémoire 
D'avoir  mal  soutenu  l'bonneur  de  ma  maison  ! 
Respecter  un  amour  dont  mon  âme  égarée  335 

Voit  la  perte  assurée  ' 
N'écoutons  plus  ce  penser  suborneur, 

Qui  ne  sert  qu'à  ma  peine. 
Allons ,  mon  bras ,  sauvons  du  moins  l'honneur', 
Puisqu'aprés  tout  il  faut  perdre  Gbimène.  340 

Oui ,  mon  esprit  s'étoit  déçu  '. 
Je  dois  tout  à  mon  père  avant  qu'à  ma  maîtresse*  : 
Que  je  meure  au  combat,  ou  meure  de  tristesse, 


I.  Far.  Qui  Tcnge  oel  affront  irrite  «a  roUre, 
Et  qm  peat  le  souffrir  ne  la  mérite  pas. (a). 
Prércnoiis  la  doalear  d*aToir  failli  contre  elle , 
Qni  noo^  seroît  mortelle. 
Toot  m*est  fatal ,  rien  ne  me  peat  gnérir. 
Ni  soulager  ma  peine.  (i637-56) 
9.  Far.  Allons,  mon  bras,  du  moins  sauvons  l'honneur, 
Paisqu'aussi  bien  il  Csut  perdre  Chimèn«.  (i637-5Q 

3.  L'édition  de  1637  in-ia  porte  par  erreur  :  c  Oui,  mon  esprit  est  déçu.  9 

4.  Far.  Dois-je  pas  ii  mon  p^  arant  qn*à  ma  maîtresse?  (x637-48) 
Far.  Dois-je  pas  à  mon  père  autant  qu'à  ma  maîtresse?  (i659-56) 

(«)  Et  qui  peut  la  souffrir  ne  la  mérite  pas.  (x637  in-ia  et  38) 

—  L'édition  d*  x644  în-ia  porte  :  «  ne  le  mérite  pas,  »  an  lieu  de  :  c  ne  la 
•      néritepas.» 


iii4  LE  CID. 

Je  rendrai  mon  sang  pur  comme  je  Fai  reçu. 

Je  m*aocuse  déjà  de  trop  de  négligence  :  34  5 

Courons  à  la  vengeance; 
Et  tout  honteux  d'avoir  tant  balancé  \ 

Ne  soyons  plus  en  peine, 
Puisqu'aujourd'hui  mon  père  est  Toffensé , 
Si  r offenseur  est  père  de  Chimène.  3  5o 

i,Fàr.   .  Ettoas  honteux  d'avoir  tant  brianoé.  (x637,  38  L.  et  39) 


FIN    DU    PBB1IIRR    ACTB. 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  laS 


ACTE    II. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

DON  ARIAS,  LE  COMTE*. 

LE    COMTE. 

Je  Tavoue  entre  nous,  mon  sang  un  peu  trop  chaud ' 
S'est  trop  ému  d'un  mot,  et  Ta  porté  trop  haut; 
Mais  puisque  c*en  est  fait,  le  coup  est  sans  remède. 

DON   ARIÀS. 

Qu'aux  volontés  du  Roi  ce  grand  courage  cède  : 

Q  y  prend  grande  part ,  et  son  cœur  irrité  3  5  5 

Agira  contre  vous  de  pleine  autorité. 

Aussi  Yous  n'avez  point  de  valable  défense  : 

Le  rang  de  Foffensé,  la  grandeur  de  Toffense, 

Demandent  des  devoirs  et  des  submissions 

Qui  passent  le  commun  des  satisfactions.  36o 

LE    COMTE. 

.L- 

Le Roi  peut  à  son  gré  disposer  de  ma  vie*.  V    vxx  vk  «  '. - *- 

DOlf    ARIAS. 

TV  ''■  **    •         '  '^  ^ 

*Je  trop  d'emportement  votre  faute  est  suivie.        t 
Le  Roi  vous  aime  encore  ;  apaisez  son  courroux. 
Il  a  dit  :  «  Je  le  veux;  »  désobéirez-vous? 


\ 


^-Far,  LE  ooim,  don  arias.  (i638  P.) 

a.  Far.  Je  l'sToae  entre  non» ,  qaand  je  lai  fis  l'affitefit, 

J*eiis  le  i#ng  on  pea  chaad  et  le  bras  un^peo  prompt.  (z637-56) 
3.  Far.  Qu'il  prenne  donc  ma  TÏe ,  elle  est  en  sa  puissance. 
DOIT  ARUS.  Un  peu  moins  de  transport  et  plus  d*o1)éissance  : 
D*aa  prince  qui  Toas  aime  apaisezie  courroux.  (i637-56) 


126  LE  CID. 

LE    COMTE. 

Monsieur,  pour  conserver  tout  ce  que  j'ai  d'estime\  365 
Désobéir  un  peu  n'est  pas  un  si  grand  crime; 
Et  quelque  grand  qu'il  soit,  mes  services  présents^ 
Pour  le  faire  abolir  sont  plus  que  suffisants*. 

DON    ARIAS. 

Quoi  qu'on  fasse  d'illustre  et  de  consifléral^e^   j 
Jamais  à  son  sujet  un  roi  n'est  rede^^é.  ^i^^  \^<:h  A^^^:© 
Vous  vous  flattez  beaucoup ,  et  vous  devez  savoir 
-    Que  qui  sert  bien  son  roi  ne  fait  que  son  devoir. 
Vbu^  vous  perdrez,  Monsieur,  sur  cette  confiance. 

LE    COMTE. 

Je  ne  vqus  en  croirai  qu'après  l'expérience. 

DON   ARIAS. 

Vous  devez  redouter  la  puissance  d'un  i*oi.  375 

LE    COMTE. 

Un  jour  seul  ne  perd  pas  un  hpmme  tel  que  moi. 
Que  toute  sa  grandeur  s'arme  pour  mon  supplice , 
Tout  l'État  périra ,  s'il  faut  que  je  périsse* . 

DON    ARIAS. 

Quoi  !  vous  craignez  si  peu  le  pouvoir  souverain.,. . 

LE    COMTE. 

^  D'un  sceptre  qui  sans  moi  tomberoit  de  sa  main  * .      3  8  o 
H  a  trop  d'intérêt  lui-même  en  ma  personne. 
Et  ma  tête  en  tombant  feroit  choir  sa  couronne. 

DON    ARIAS. 

Souffrez  que  la  raison  remette  vos  esprits. 
Prenez  un  boù  conseil. 

i.Fàr.  Monsieur,  pour  eonsenrer  nui  gloire  et  mon  eetime.  (x637-56) 
a.  Far,  Et  qndqne  grand  qu*il  fÙt ,  mes  scnrioes  présents.  (i637-56) 

3.  Voyes  la  INotioe  da  Cid,  p.  17  et  note  a. 

4.  Far,  Tout  l'État  périra  platACque  je  périsse.  (z637-56) 

5.  Dans  las  premières  éditions,  il  y  a  un  point  d'interrogatièn  à  la  fin  de  ce 
rers  et  du  précédent. 


ACTE  II,  SCÈIÏE  I.  la: 

LE    COMTB. 

Le  conseil  en  est  pris. 

DON    ARIAS. 

Qae  lui  dirai-je  enfin  ?  je  lui  dois  rendre  conte' .         3  8  5 

^  LB    COMTB. 

Que  je  ne  puis_4u  tout  consentir  à  ma  honte,     u-      ^^  \  r-\.v 

DON    ARIAS.  ' 

Mais  songe^que  les  rois  veulent  être  absolus. 

s  A*     i>"*    OC"-*'^'  LB    COMTE. 

Le  sort  en  est  jeté.  Monsieur,  n  en  parlons  plus. 

DON  ARIAS. 

Adieu  donc ,  puisqu^en  vain  je  tâche  à,  vous  résoudre  : 
Avec  tous  vos  lauriers ,  craignez  encor  le  foudre  ' .      390 

LE    COMTE. 

le  Tattendrai  sans  peur. 

DON    ARIAS. 

Mais  non  pas  sans  effet. 

LE    COMTE. 

Nous  verrons  donc  par  là  don  Diégue  satisfait. 

(n  est  seul*.) 

Qainextaintupointiajngrt^e  craint  point  les  menaces*. 

Tai  le  cœur  au-dessus  des  plus  hercs  disgiàees; 

Et  Ton  peut  me  réduire  à  vivre  sans  bonheur,  395 

Mais  non  pas  me  résoudre  à  vivre  sans  honneur. 

'•  Vojcs  tome  I,  p.  x5o,  note  i,  a. 

'•  ^.  Toat  eouYert  de  laurien,  craignex  encor  U  foudre.  (i637-56) 
^'  n  n'y  a  point  ici  de  jeu  de  Msàne  dans  le*  édition»  de  z637  in-  la  et 
^  1^8.  Dans  celles  de  x637  in-4*  et  de  i638-6oy  on  lit  :  Don  Ariat  rentre^ 
raH«Qde:  Il  est  seul. 
4«  ^sr.  Je  m'étonne  fort  pen  de  menaœs  pareilles  {a)  : 
I^t  les  plus  grands  périls  je  fiûs  pins  de  menreilles  ; 
Et  quand  l'honneur  y  ts  ,  les  plos  cruels  trépas 
l*ié»entés  à  mes  yeux  ne  m'élnrankroient  pas.  (x637-5Q 

(')  L'édition  de  1644  in-ia  porte,  par  erreur  : 

Je  m'étonne  fort  peu  de  pareilles  menaces. 

T^  tran^MMÏtioa  fortuite  a  cela  de  remarquable  qu'elle  donne  an  rers  la 
"^  qa'il  aura  à  partir  de  x66o. 


ia8  LE   CID. 

SCÈNE  IL 

LE  COMTE,  DON  RODMGUE*. 

DON    RODRIGUE. 

A  moi,  Comte,  deux  mots. 

LE    COMTE. 

Parle. 

DON    RODRIGUE. 

Ote-moi  d'un  doute. 
Connois-tu  bien  don  Diègue  ? 

LE    COMTE. 

Oui. 

DON    RODRIGUE. 

Parlons  bas;  écoute. 
Sais-tu  que  ce  vieillard  fut  la  même  vertu , 
La  vaillance  et  Fbonneur  de  son  temps?  le  sais-tu?    400 

LE    COMTE. 

Peut-être. 

DON    RODRIGUE. 

Cette  ardeur  que  dans  les  yeux  je  porte, 
Sais-tu  que  c'est  son  sang?  le  sais-tu? 

LE    COMTE. 

Que  m'importe? 

DON    RODRIGUE. 

A  quatre  pas  d'ici  je/te  le  fais  savoir. 

LE    COMTE. 

Jeune  présomptueux  ! 

DON    RODRIGUE. 

Parle  sans  t'émouvoir. 

I.  yar,   DON  ROORIOUK,  LE  COMTK.    (l638  P.) 


ACTE  II,   SCÈNE  II.  15^9 

Je  suis  jeune ,  il  est  vrai  ;  mais  aux  api^y  K^'pjij^Q     ^  ^  5 
La  valeur  n'attend  jiointJ.Q.xiûmbre  des  années  ^ 

LE   COMTE. 

Te  mesurer  à  moi  !  qui  t'a  rendu  si  vain^, 
Toi  qu'on  n'a  jamais  vu  les  armes  à  la  main? 

DON    RODRIGUE. 

Mes  pareils  à  deux  fois  ne  se  font  point  connoître, 

Et  pour  leurs  coiqi&d'essai  veulent  des  coups  de  maître  .410 

LB   COMTE. 

Sais-tu  bien  qui  je  suis? 

DON    RODRIGUE. 

Oui  ;  tout  autre  que  moi 
Au  seul  bruit  de  ton  nom  pourroit  trembler  d'effroi. 
Les  palmes  dont  je  vois  ta  tête  si  couverte' 
Semblent  porter  écrit  le  destin  de  ma  perte, 
l'attaque  en  téméraire  un  bras  toujours  vainqueur  ;    4 1 5 
Mais  j'aurai  trop  de  force ,  ayant  assez  de  cœur. 
A  qui  venge  son  père  il  n'est  rien  impossible. 
Ton  bras  est  invaincu,  mais  non  pas  invincible. 

LE   COMTE. 

Ce  grand  cœur  qui  paroît  aux  discours  que  tu  tiens , 

^  tes  yeux,  chaque  jour,  se  découvroit  aux  miens;  4a o 

El  croyant  voir  en  toi  l'honneur  de  la  Gastille , 

t<  yar.  La  Taleur  n'attend  pas  le  nombre  des  années.  (1637  in-ta  et  38) 

"  Cioéron  a  dit  dans  la  cinquième  Philippique,  chapitre  xvix  :  «  C.  Caesar  in- 
Ainte  «tate  docmt  ab  exœllenti'eximiaque  virtute  progrcMiun  aetatis  exspectari 
"^  oportere;  »  et  du  Vair  dans  sa  quatorzième  Harangue /itnèbre,  en  parlant 
^I^ttii  XIII  enfant  :  «  Ne  nous  promet- il  pas  que  nous  verrons,  et  bientôt,  la 
***geanoe  de  ce  détestable  assassinat  ?  Ce  sera  son  apprentissage,  ce  seront  ses 
P'^^nuen  faits  d'armes  que  la  vengeance  de  son  père.  Ne  mesurez  pas  sa  puis- 
**^ce  par  ses  ans  :  la  vertu  aux  âmes  héroïques  n'attend  pas  les  années  ;  elle  fait 
"^  progrès  tout  à  c.-oup.  »  {OEuvres  de  messire  Guill.  du  Fair.  Paris,  Séb. 
^''"'Boisy,  1641,  in-fol.,  p.  7i5.)  Corneille,  qui  dans  Poljeucte  parait  s*étre 
''Ppdé  un  autre  passage  de  du  Vair,  pourrait  bien  s'être  souvenu  ici  de  celui 
^  Bons  venons  de  dter.  Voyez  aussi  V Appendice  du  Cid,  II,  p.  a  14. 
>•  Var,  Mais  t'attaquer  à  moi  !  qui  t'a  rendu  si  yain  ?  (i637-56) 
3'  yar.  Mille  et  mille  lauriers  dont  ta  tète  est  couyerte.  (1637 -56) 

COHHEILLE.    m  9 


i3o  LE  CID. 

Mon  âme  avec  plaisir  te  destinoit  ma  fille. 

Je  sais  ta  passion ,  et  suis  ravi  de  voir 

Que  tous  ses  mouvements  cèdent  à  ton  devoir  ; 

Qu'ils  n'ont  point  affoibli  cette  ardeur  magnanime  ;  4<  5 

Que  ta  haute  vertu  rjgondji  mon  estime  ; 

Et  que  voulant  pour  gendre  un  cavalier  parfait', 

Je  ne  me  trompois  point  au  choix  que  j'avois  fait; 

Mais  je  sens  que  pour  toi  ma  pitié  s'intéresse  ; 

J'admire  ton  courage ,  et  je  plains  ta  jeunesse.  4  3  o 

Ne  cherche  point  à  faire  un  coup  d'essai  fatal  ; 

Dispense  ma  valeur  d'un  combat  inégal; 

Trop  peu  d'honneur  pour  moi  suivroit  cette  victoire  : 

A  vaincre  snns  périls  ^i»! îji*^"^P^^  sans  gloire*. 

On  te  croiroit  toujours  abattu  sans  enort;  435 

Et  j'aurois  seulement  le  regret  de  ta  mort.  ^ 

DON    RODRIGUE. 

D'une  indigne  pitié  ton  audace  est  suivie  : 

Qui  m'ose  ôter  l'honneur  craint  de  m'ôter  la  vie  ? 

LE    COMTE. 

Retire- toi  d'ici. 

DON    RODRIGUE. 

Marchons  sans  discourir. 

LE    COMTE. 

Es-tu  si  las  de  vivre? 


T.  Far,  Et  qae  Youlant  pour  gendre  onclieyalier  parfait. 

(i637  in-4«,  38  P.,  39 et  44.) 

a.  Corneille  se  rappelle  sans  doute  ici  ce  passage  de  Séoèque  :  «c  Ignomi- 
niam  judicat  gladiator  cum  inferiore  componi,  et  scit  eum  sine  gloria  Tind 
qui  sine  periculo  vincitur.  -»  (JDe  Providentia,  cap.  m.)  Plus  tard,  dans  son 
ArminiuSf  représenté  en  164a,  et  imprimé  seulement  en  1644,  Scudéry  a  re- 
produit presque  textuellement  (acte  I,  scène  iii)  le  yen  de  Corneille  : 

Les  lAches  seulement  dérobent  la  victoire, 

El  yaincre  sans  péril  seruit  vaincre  sans  gloire  ; 

et  par  une  singulière  erreur,  plusieurs  critiques,  confondant  les  dates,   ont 
Toulu,  à  cette  occasion ,  faire  de  Corneille  un  plagiaire  de  Scudérj. 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  i3i 

DON   RODRIGUE. 

As-tu  peur  de  mourir  ?  440 

LE   COMTE. 

Viens,  tu  fais  ton  devoir,  et  le  fils  dégénère 
Qui  survit  un  moment  à  Thonneur  de  son  père. 


SCÈNE  III. 

L'INFANTE,  CHIMÈNE,  LÉONOR. 

£-*INFANTE. 

Apaise,  ma  Chimène,  ap9ise  ta  deulemr '. 

Fais  agir  ta  constance  en  ce  coup  de  malheur. 

Tu  reverras  le  calme  après  ce  fqiblejprage  ;  445 

Ton  bonheur  nTésTcôuvert  que  d'un  peu  de  nuage  S 

Et  tu  n'as  rien  perdu  pour  le  voir  différer. 

CHIMBNfi. 

Mon  cœur  outré  d'ennuis  n'ose  rien  espérer. 

Un  orage  si  prompt  qui  trouble  une  bonace 

D'un  naufrage  certain  nous  porte  la  menace  :  450 

le  n'en  saurois  douter,  je  péris  dans  le  port. 

l'aimois,  j'étois  aimée,  et  nos  pères  d'accord; 

Et  je  vous  en  contois  la  charmante  nouvelle '4 

Au  malheureux  moment  que  naissoit  leur  querelle, 

Dont  le  récit  fatal ,  sitôt  qu'on  vous  l'a  fait ,  4  5  5 

D'une  si  douce  ^ttente  a  ruiné  l'effet. 

Maudite  ambition,  détestable  manie. 
Dont  les  plus  généreux  souffrent  la  tyrannie  ! 
Honneur  impitoyable  à  mes  plus  chers  désirs', 
Qae  tu  me  vas  coûter  de  pleurs  et  de  soupirs  !  460 


i.Far,  Ton  bonheur  n*est  conTert  que  d*nn  petit  nu«i(;e.  (x637-56) 
).  Far,  Et  je  tous  en  contois  la  première  nouvelle.  (1687 -56) 
y  Far.  Impitoyable  honneur,  mortel  à  mes  plaisirs.  (1637 -56) 


~i 


i3îi  LE   CID. 

L'iîïPANTK. 

Tu  n'as  dans  leur  querelle  aucun  sujet  de  craindre  : 
Un  mentent  Ta  fait  naître,  un  moment  va  Téteindre. 
Elle  a  fait  trop  de  bruit  pour  ne  pas  s'accorcTer, 
Puisque  déjà  le  Roi  les  veut  accommoder; 
Et  tu  sais  que  mon  âme ,  à  tes  ennuis  sensible \  465 

Pour  en  tarir  la  source  y  fera  Timpossible. 

CHIMÈNE. 

Les  accommodements  ne  font  rien  en  ce  point  '  : 
De  si  mortels  aOronts  ne  se  réparent  point  * . 
En  vain  on  fait  agir  la  force  ou  la  prudence  *  : 
Si  Ton  guérit  le  mal,  ce  n*est  qu*en  apparence.  470 

Xabaine  quelles  cœurs  conservent  au  dedans 
Nourrit  des  feux  cachés ,  mais  d'autant  plus  ardents. 

L INPANTB. 

Le  saint  nœud  qui  joindra  don  Rodrigue  et  Chimène 
Des  pères  ennemis  dissipera  la  haine  ; 
Et  nous  verrons  bientôt  votre  amour  le  plus  fort        475 
Par  un  heureux  hymen  étouflFer  ce  discord. 

CHIMETSE. 

Je  le  souhaite  ainsi  plus  que  je  ne  Tespère  : 

Don  Diègue  est  trop  altier,  et  je  connois  mon  père. 

Je  sens  couler  des  pleurs  que  je  veux  retenir; 

Le  passé  me  tourmente,  et  je  crains  Tavenir.  480 

l'infante. 

Que  crains-tu?  d'un  vieillard  l'impuissante  foiblesse*  ? 

CHIMÈNE. 

Rodrigue  a  du  courage. 


I.  Vitr.  Et  de  ma  part  mon  âme,  à  tes  ennuis  sensible.  (i637-56) 
a.  Far,  Les  ac(;ommodcments  ne  sont  rien  en  ce  point.  (i638  P.) 

3.  Var,  Les  affronts  à  Thonneur  ne  se  réparent  point.  (i637-56) 

4.  ^ar.  En  vain  on  fnit  agir  la  force  et  la  prudence.  (x637  in-t2,38  et  44  iM**) 

5.  Ce  rers,  dans  l'édition  de  16S2,  a  une  ponctuation  différente  et  qui 
change  le  sens  : 

Que  crains- tu  d'an  vieillard  rimpnissantefoiblesae? 


ACTE  II,  SCÈJNE  III.  i3!* 

l'ii<ifante. 
Il  a  trop  de  jeunesse. 

CHIMÈrVE. 

Les  hommes  valeureux  le  sont  du  premier  coup. 

l'infante. 
Tu  ne  dois  pas  pourtant  le  redouter  beaucoup  : 
Il  est  trop  amoureux  pour  te  vouloir  déplaire ,  4  8  5 

Et  deux  mots  de  ta  bouche  arrêtent  sa  colère. 

CHIMÈNE. 

S'il  ne  m'obéit  point,  quel  comble  à  mon  ennui  ! 

Et  s'il  peut  m' obéir,  que  dira-t-on  de  lui? 

Etant  né  ce  qu'il  est,  souffrir  un  tel  outrage^! 

Soit  qu'il  cède  ou  résiste  au  feu  qui  me  l'engage,        490 

Mon  esprit  ne  peut  qu'être  ou  honteux  ou  confus , 

De  son  trop  de  respect ,  ou  d'un  juste  refus. 

l'infante. 
Chimène  a  l'âme  haute,  et  quoiqu'intéressée^, 
Elle  ne  peut  soufirir  une  basse  pensée  ; 
Mais  si  jusques  au  jour  de  l'accommodement  495 

le  fais  mon  prisonnier  de  ce  parfait  amant , 
Et  que  j'empêche  ainsi  l'effet  de  son  courage , 
Ton  esprit  amoureux  n'aura-t-il  point  d'ombrage? 

CHIMENE. 

Ah  !  Madame,  en  ce  cas  je  n'ai  plus  de  souci'. 


uVar,  SouCTrir  nn  tel  affiront,  étant  né  gentilhomme  ! 

Soit  qn'il  cède  ou  résiste  an  fea  qui  le  consomme.  (x637-44) 
3.  Var.  Chimène  est  généreuse,  et  quoiqu^intéressée , 

Elle  ne  peat  soofirir  une  lAche  pensée.  (i637-56) 
i.Far,  Ah  !  Madame,  en  ce  cas  je  n*ai  point  de  soaci.  (i637  in-ia) 


i34  LE  CID. 

SCÈNE  IV. 

L'INFANTE,  CHIMÈNE,  LÉONOR,  lb  Page'. 

L^INFANTE. 

Page ,  cherchez  Rodrigue ,  et  Tamenez  ici.  5oo 

LE    PAGB. 

Le  comte  de  Gormas  et  lui — 

CHIMENB. 

Bon  Dieu  !  je  tremble. 

L*  INFANTE» 

Parlez. 

LE    PAGE. 

De  ce  palais  ils  sont  sortis  ensemble'. 

CHIMENE. 

Seuls? 

LE  PAGE. 

Seuls ,  et  qui  sembloient  tout  bas  se  quereller. 

CHIMÈNE. 

""-^      Sans  doute  ils  sont  aux  mains,  il  n'en  faut  plus  parler. 
Madame,  pardonnez  a  cette  promptitude.  5o5 

^  j.  Far,  l'cifautb,  le  paok  ,  chimènk,  lbonor.  (i638  P.) 

a.  Far.  Hors  de  la  ville  ils  sont  sortis  ensemble.  (i637  in-ia) 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  i35 

SCÈNE  V. 

L'INFANTE,  LÉONOR. 

l'infaitte. 
Hélas  !  que  dans  Tesprit  je  sens  d'inquiétude  ! 
Je  pleure  ses  malheurs ,  son  amant  me  ravit  ; 
Mon  repos  m'abandonne ,  et  ma  flanmie  revit. 
Ce  qui  va  séparer  Rodrigue  de  Ghimène 
Fait  renaître  à  la  fois  mon  espoir  et  ma  peine  *;  5  x  o 

Et  leur  division ,  que  je  vois  à  regret, 
Dans  mon  esprit  charmé  jette  un  plaisir  secret.     ^'' 

LÉONOR. 

Cette  haute  \gjiiujui  règne  dans  votre  âme 
Se  rend-elle  sitôt  à  cette  lâche  flanmie? 

l'infante. 
Ne  la  nonmie  point  lâche,  à  présent  que  chez  moi     5  x  5 
Pompeuse  et  triomphante  elle  me  fait  la  loi  : 
Porte-lui  du  respect,  puisqu'elle  m'est  si  chère. 
Ma  vertu  la  combat ,  mais  malgré  moi  j'espère; 
Et  d'un  si  fol  espoir  mon  cœur  mal  défendu 
Vole  après  un  amant  que  Chimèiie  a  perdu.  5a o 

<  LÉONOR. 

Vous  laissez  choir  ainsi  ce  glorieux  courage , 
Et  la  raison  chez  vous  perd  ainsi  son  usage  ? 

l' INFANTE. 

Ah  !  qu'avec  peu  d'effet  on  entend  la  raison , 

Quand  le  cœur  est  aftemt  d'un  si  chai^giant  poison  !        *^ 

,      .     Il    l-T •»~^—    -        -  —    ■-  "  Il     --     1     I 

Et  lorsqûele  malade  aime  sa  malaoîè^',  5  a  5 

Qu'il  a  peine  à  souffrir  que  l'on  y  remédie*! 

I.  Var,  ATeccpie  mon  espoir  fait  renaître  ma  peine.  (  1687 -56) 
a.  Far,  Alors  que  le  malade  aime  sa  maladie.  (1637-44) 

Var.  Sit6t  qoe  le  malade  aime  sa  maladie.  (1648-60) 
3.  Var.  £1  ne  peut  plus  souCfrir  qtie  l'on  y  remédie.  (i637-56) 


V 


i36  LE    CID. 

LBONOR. 

\  Votre  espoir  vous  séduit ,  votre  mal  vous  est  doux  ; 
/  Mais  enfin  ce  Rodrigue  est  indigne  de  vous^ 

l'infante. 
Je  ne  le  sais  que  trop  ;  mais  si  ma  vertu  cède , 
Apprends  comme  Famour  flatte  un  cœur  qu'il  possède .  5  3  o 
I  Si  Rodrigue  une  fois  sort  vainqueur  du  combat , 

Y    Si  dessous  sa  valeur  ce  grand  guerrier  s'abat, 
I     Je  puis  en  faire  cas ,  je  puis  Taimer  sans  honte. 
y  Que  ne  fera-t-il  point,  s'il  peut  vaincre  le  Comte? 

J'ose  m'imaginer  qu'à  ses  moindres  exploits  5  3  5 

Les  royaumes  entiers  tomberont  sous  ses  lois; 

Et  mon  amour  flatteur  déjà  me  persuade 

Que  je  le  vois  assis  au  trône  de  Grenade , 

Les  Mores ^  subjugués  trembler  en  l'adorant, 

L' Aragon  recevoir  ce  nouveau  conquérant,  54© 

Le  Portugal  se  rendre,  et  ses  nobles  journées 

Porter  delà  les  mers  ses  hautes  destinées , 

Du  sang  des  Africains  arroser  ses  lauriers'  : 

Enfin  tout  ce  qu'on  dit  des  plus  fameux  guerriers*, 

Je  l'attends  de  Rodrigue  après  cette  victoire,  54  5 

Et  fais  de  son  amour  un  sujet  de  ma  gloire. 

LÉONOa. 

Mais,  Madame,  voyez  où  vous  portez  son  bras, 
Ensuite  d'un  combat  qui  peut-être  n'est  pas. 

X.   f^ar.  Mais  toujours  ce  Rodrigue  est  indigne  de  tous.  (1637- 56) 
a.  Telle  est  partout  Torthogniphe  du  mot  dans  les  éditions  publiées  du 
vivant  de  Corneille,  et  encore  dans  celle  de  16991,  et  cela  sans  doute  afin  de 
rendre  certaines  rimes  plus  satisfaisantes  pour  rœil,  comme  par  exemple  oelle-câ 
(rers  1177  et  1178)  : 

L'espérance  et  Tamour  d'un  peuple  qui  Tadore, 
Le  soutien  de  Castilie,  et  la  terreur  du  More. 

Ma|s  dans  les  Discours  et  les  Examens  Corneille  écrit  les  Maures, 

3.  Far,  Au  milieu  de  TAfrique  arborer  ses  lauriers.  (1637 -56) 

4.  f^ar,  £t  faire  ses  sujets  des  plus  braves  guerriers.  (1637  in-xa) 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  iS: 

l'infante. 
Rodrigue  est  offensé;  le  Comte  a  fait  Toutrage; 
Ils  sont  sortis  ensemble  :  en  faut-il  davantage  ?  550 

LÉONOR. 

Eh  bien  !  ils  se  battront,  puisque  vous  le  voulez'  ; 
Mais  Rodrigue  ira-t-il  si  loin  que  vous  allez? 

l'infante. 
Que  veux-tu?  je  suis  folle,  et  mon  esprit  s'égare  : 
Tu  vois  par  là  quels  maux  cet  amour  me  prépare'. 
Viens  dans  mon  cabinet  consoler  mes  ennuis ,  5  5  5 

Et  ne  me  quitte  point  dans  le  trouble  où  je  suis. 


SCENE  VI. 

DON  FERNAND,  DON  ARIAS,  DON  SANCHE*. 

DON    FERNAND.  ^ 

Le  Comte  est  donc  si  vain  et  si  peu  raisonnable  ! 
Osc-t-il  croire  encor  son  crime  pardonnable? 

DON    ARIAS. 

Je  l'ai  de  votre  part  longtemps  entretenu  ; 

l'ai  fait  mon  pouvoir,  Sire,  et  n'ai  rien  obtenu.  56o 

DON    FERNAND. 

Justes  cieux!  ainsi  donc  un  sujet  téméraire 

A  si  peu  de  respect  et  de  soin  de  me  plaire  ! 

Il  offense  don  Diègue ,  et  méprise  son  roi  ! 

Au  milieu  de  ma  cour  il  me  donne  la  loi  ! 

Qu'il  soit  brave  guerrier,  qu'il  soit  grand  capitaine,   56  5 


I .  yar.  Je  reux  que  ce  combat  demeare  pour  certain , 

Votre  esprit  va-t-il  point  bien  TÎte  ponr  sa  main?  (i637-56) 
1.  Far^  Mail  c'est  le  moindre  mal  que  l'amour  me  prépare.  (1637 -56) 
3.  Far,  le  roi,  don  arus,  don  sancbi,  don  alonsk.   (1637-56)  ^-  ls 
KOI,  don  aeus,  Do?f  SANCHE.  (1660)  —  Les  éditions  de  1637-60  portent  par- 
tout :  LE  aox,  an  lieu  de  don  feenand. 


i38  LE  CID. 

Je  saurai  bien  rabattre  une  humeur  si  hautaine  ^.  .  . 

Fût>il  la  valeur  même ,  et  le  dieu  des  combats, 

Il  verra  ce  que  c'est  que  de  n'obéir  pas. 

Quoi  qu'ait  pu  mériter  une  telle  insolence*, 

Je  l'ai  voulu  d'abord  traiter  sans  violence;  570 

Mais  puisqu'il  en  abuse,  allez  dès  aujourd'hui , 

Soit  qu'il  résiste  ou  non ,  vous  assurer  de  lui'. 

DON    SANCHB. 

Peut-être  un  peu  de  temps  le  rendroit  moins  rebelle  : 
On  l'a  pris  tout  bouillant  encor  de  sa  querelle; 
Sire ,  dans  la  chaleur  d'un  premier  mouvement ,         575 
Un  cœur  si  généreux  se  rend  malaisément. 
^'U  voit  bien  qu'il  a  tort,  mais  une  âme  si  haute* 
N'est  pas  sitôt  réduite  à  confesser  sa  faute. 

DON    FBRMAND. 

^   Don  Sanche ,  taisez- vous ,  et  soyez  averti 

Qu'on  se  rend  criminel  à  prendre  son  parti.  5 80 

DON    SANCHE. 

J'obéis ,  et  me  tais  ;  mais  de  grâce  encor,  Sire , 
Deux  mots  en  sa  défense. 

DON    FEIINAND. 

Et  que  pouvez- vous  dire*  ? 

DON    SANCHE . 

Qu'une  âme  accoutumée  aux  grandes  actions 

Ne  se  peut  abaisser  à  des  submissions  : 

Elle  n'en  conçoit  point  qui  s'expliquent*  sans  honte;  58  5 

Et  c'est  à  ce  mot  seul  qu'a  résisté  le  Comte' . 


I.  Var,  Je  lai  rabattrai  bien  cette  humeur  si  hautaine.  (x637-56) 

a.  Far,  Je  sais  trop  comme  il  fant  dompter  cette  insoleuce.  (1637 -56) 

3.  Dans  les  éditions  de  i637  in-4°  et  de  1639-56  :  Don  Alonse  rentre, 

4.  Fer.  On  yott  bien  quon  a  tort,  mais  une  âme  si  hautr.  (1637-48) 

5.  Far,  Et  que  pourrez-yous  dire?  (1637  in-4«,  38  P.  et  39-68) 

6.  Les  éditions  de  1637  in-ia  et  de  i638  portent  :  ■  qui  s*ezplique,  »  su 
singulier. 

7.  Far.  Et  c*est  contre  ce  mot  qu'a  résisté  le  Comte.  (i637-56) 


t*.>.- 


ACTE  II,  SCÈNE  VI.  \  i3g 

)    ■' 
Il  trouve  en  son  devoir  un  peu  trop  de  rigueur,        f 

Et  vous  obéiroit,  s^il  avoit  moins  de  cœur.  | 

Commandez  que  son  bras ,  nourri  dans  les  alarmes,  \ 

Répare  cette  injure  à  la  pointe  des  armes;  590 

Il  satisfera,  Sire;  et  vienne  qui  voudra, 

Attendant  qu'il  Tait  du,  voici  qui  répondra. 

DON    FERNANO. 

Vous  perdez  le  respect;  mais  je  pardonne  à  Tâge, 
Et  j'excuse  Tardeur  en  un  jeune  courage*. 

Un  roi  dont  la  prudence  a  de  meilleurs  objets        595 
Est  meilleur  ménager  du  sang  de  ses  sujets  : 
Je  veille  pour  les  miens ,  mes  soucis  les  conservent , 
Comme  le  chef  a  soin  des  membres  qui  le  servent. 
Ainsi  votre  raison  n'est  pas  raison  pour  moi  :    ^  ^  .  >v 4.  v> 
Vous  pariez  en  soldat  ;  ie, Aoi^^tgir  fitt^rpi*  ;    "^  ''^'  '600 
Et  quoi  qu'on  veuille  dire,  et  quoi  qu'il  ose  croire*, 
Le  Comte  à  m'obéir  ne  peut  perdre  sa  gloire. 
D'ailleurs  l'afiront  me  touche  :  il  a  perdu  d'honneur 
Celui  que  de  mon  fils  j'ai  fait  le  gouverneur; 
S'attaquer  à  mon  choix,  c'est  se  prendre  à  moi-même*, 

I.  Var,  Et  j'estime  l'ardetir  ea  un  jeane  courage.  (z637-56) 

a.  Far.  Vous  parles  en  soldat  ;  je  dois  régir  en  roi.  (i638) 

"i.Var.  Et  qooi  qu'il  faille  dire,  et  quoi  qu*il  reuille  croire.  (1637 -4^) 

4-  ^ar.  Et  par  ce  trait  hardi  d'une  insolence  extrême , 

Il  s*e8t  pris  a  mon  choix ,  il  s'est  pris  à  moi-même. 

Cest  moi  qn'il  satisfait  en  réparant  ce  tort. 

N'en  parlons  plus.  An  reste  on  nous  menace, fort; 

Snr  un  aTÏs  reçu  je  crains  nne  surprise. 

009  ARUS.  Les  Mores  contre  tous  font-ils  quelque  entreprise  ? 

S'osent-ils  préparer  à  des  efforts  nonveanx  ? 

u  toi.  Vers  la  bouche  du  fleuve  on  a  vu  leurs  vaisseaux, 

[Et  vous  n'ignorez  pas  qu'avec  fort  peu  de  peine 

Un  flux  de  pleine  mer  jusqu'ici  les  amène  (a).] 

OOM  ABUS.  Tant  de  combats  perdus  leur  ont  6té  le  cœur 

D'attaquer  désormais  un  si  puissant  vainqueur. 

Lx  KOI.  n'importe,  ils  ne  sauroient  qu'aveoqne  jalousie 

Voir  mon  sceptre  aujourd'hui  régir  l'Andalousie, 

(a)  Ces  deux  vers  sont  un  peu  plus  bas  dans  les  éditions  de  i66o-8a. 


i4o  LE  CID. 

Et  faire  un  attentat  sur  le  pouvoir  suprême. 
FTen  parlons  plus.  Au  reste ,  on  a  vu  dix  vaisseaux 
De  nos  vieux  ennemis  arborer  les  drapeaux  ; 
Vers  la  bouche  du  fleuve  ils  ont  osé  paroitre. 

DON   ARIAS. 

Les  Mores  ont  appris  par  force  à  vdlis  connoitre ,       6 1  o 

Et  tant  de  fois  vaincus ,  ils  ont  perdu  le  cœur 

De  se  plus  hasarder  contre  un  si  grand  vainqueur. 

DON    FERNAND. 

Ils  ne  verront  jamais  sans  quelque  jalousie 

Mon  sceptre,  en  dépit  d'eux,  régir  l'Andalousie; 

Et  ce  pays  si  beau ,  qu'ils  ont  trop  possédé ,  6 1 5 

Avec  un  œil  d'envie  est  toujours  regardé. 

C'est  l'unique  raison  qui  m'a  fait  dans  Séville 

Placer  depuis  dix  ans  le  trône  de  Castille^ 

Pour  les  voir  de  plus  près ,  et  d'un  ordre  plus  prompt 

Renverser  aussitôt  ce  qu'ils  entreprendront.  690 

DON    ARIAS. 

Ils  savent  aux  dépens  de  leurs  plus  dignes  têtes' 
(Combien  votre  présence  assure  vos  conquêtes  : 
Vous  n'avez  rien  à  craindre. 

DON    FERNAND. 

Et  rien  à  négUger  : 

♦XeOrop^dcganfiaurp  atliteJeLJiangej  ; 

Et  vous  n'ignorez  pas  qu'avec  fort  peu  de  peine  '        6  a  5 


Et  ce  pays  li  beau  que  j*ai  conquis  sur  eux 

Réveille  à  tous  moments  leurs  desseins  généreux. 

[C'est  l'unique  raison  qui  m'a  fait  dans  Sérille.]  (i637-56) 
I.  Voyez  ci-dessus,  p.  97. 

a.  f^ar.  Sire,  ils  ont  trop  appris  aux  dépens  de  leurs  têtes.  (i637>56) 
3.  Far,  Et  le  même  ennemi  que  l'on  vient  de  détruire , 

S'il  sait  prendre  son  temps ,  est  capable  de  noire. 

Don  Alonse  revient  {a).  (1637- 56) 

(a)  Ce  jeu  de  scène  manque  dans  les  éditions  de  1637  in-ia  et  de  i638. 
^  Il  se  trouve  six  rers  plus  bas  dans  Tédition  de  1644  in-xa. 


ACTE  II,  SCÈNE  VI.  i4i 

Un  flux  de  pleine  mer  jusqu'ici  les  amène*. 

Toutefois  j'aurois  tort  de  jeter  dans  les  cœurs, 

Uavis  étant  mal  sûr,  de  paniques  terreurs. 

L'effroi  que  produiroit  cette  alarme  inutile , 

Dans  la  nuit  qui  survient  troubleroit  trop  la  ville  :      63o 

Faites  doubler  la  garde  aux  murs  et  sur  le  port'. 

C'est  assez  pour  ce  soir  • . 


SCÈNE  VII. 

DON  FERNAND,  DON  SANCHE,  DON  AIXDNSE. 

DON    ALONSE. 

Sire,  le  Comte  est  mori  : 
Don  Diègue ,  par  son  fils ,  a  vengé  son  offense. 

DON    FERNAND. 

Dès  que  j'ai  su  l'affront,  j'ai  prévu  la  vengeance*  ; 

Et  j'ai  voulu  dès  lors  prévenir  ce  malheur.  63  5 

DON    ALONSE. 

Chimène  à  vos  genoux  apporte  sa  douleur; 

Elle  vient  toute*  en  pleurs  vous  demander  justice. 

DON    FERNAND. 

Bien  qu'à  ses  déplaisirs  mon  àme  compatisse*. 

Ce  que  le  Comte  a  fait  semble  avoir  mérité 

Ce  digne  châtiment  de  sa  témérité'.  640 

Quelque  juste  pourtant  que  puisse  être  sa  peine , 

I.  Vojeici-dcttiu,  p.  97  et  98. 

a.  Var,  Puiftqu'on  fait  bonne  garde  aax  mon  et  sar  le  port  « 

n  suffit  pour  ce  soir  (a).  (1637 -56) 
3.  Voyez  ci-dessus,  p.  giS. 
4*  Voyez  ci-dessos,  p.  9.5.  • 

5.  Les  éditions  de  1639 ,  de  1644  in-4<'  et  de  1648  portent  :  a  tout  en 
pleurs.  »     . 

6.  Far.  Bien  qu'à  ses  déplaisirs  mon  amour  compatisse,  (i  65a -60) 

7.  Var,  Ce  juste  châtiment  de  sa  témérité.  (i637-56) 

(a)  II  n*y  a  pas  ici  de  distinction  de  scène  dans  les  éditions  indiquées. 


i4a  LE   CID. 


^Je  ne  puis  sans  regret  perdre  un  tel  capitaine. 

;  Après  un  long  service  à  mon  Etat  rendu, 
i  Après  son  sang  pour  moi  mille  fois  répandu , 
/  A  quelques  sentiments  que  son  orgueil  m'oblige,       645 
/    Sa  perte  m'affoiblit ,  et  son  trépas  m'af&ige. 


SCENE  VIII.      ' 

DON  FERNAND,  DON  DIÈGUE,  CHIMÈNE,  DON 
SANCHE,  DON  ARIAS,  DON  ALONSE. 

CHIMÈNE. 

Sire ,  Sire ,  justice  ! 

DON    DISGUE. 

Ah  !  Sire,  écoutez-nous. 

CHIMÈNE. 

Je  me  jette  à  vos  pieds. 

DON    DIÈGUE. 

J'embrasse  vos  genoux. 

CHIMÈNE. 

Je  demande  justice. 

DON    DIÈGUE. 

Entendez  ma  défense*. 

CHIMÈNE. 

D'un  jeune  audacieux  punissez  Finsolence  :  6  5o 

Il  a  de  votre  sceptre  abattu  le  soutien , 
Il  a  tué  mon  père. 

DON    DIÈGUE. 

Il  a  vengé  le  sien. 

CHIMÈNE. 

Au  sang  de  ses  sujets  un  roi  (^oit  la  justice. 

I.  f^ar.  [do5  Diio.  EnteDdez  ma  défense.]! 

CHXM.  Vengez-moi  d'ane  mort....  don  Diic.  Qui  punit  l*insolence. 
CHiM.  Rodrigue,  Sire....  non  DiiG.  A  fait  un  coup  d'homme  de  bien. 
.  *       CBUC.  [Il  a  tué  mon  père.]  (i637-56) 


ACTE  II,  SCÈNE  VIII.  i43 

DON    DIÈ6UB. 

Pour  la  juste  vengeance  il  n'est  point  de  supplice* . 

DON    FERNAND. 

Levez-vous  Fun  et  l'autre ,  et  parlez  à  loisir,    v-  -     65  5 
Chimène ,  je  prends  part  à  votre  déplaisir  ; 
D'une  égale  douleur  je  sens  mon  âme  atteinte  ' . 
Vous  parlerez  après;  ne  troublez  pas  sa  plainte. 

CHIMENE. 

Sire  y  mon  père  est  mort  ;  mes  yeux'  ont  vu  sou  sang)'      1 

Couler  à  gros  bouillons  de  son  généreux  flanc;  (  66o| 

Ce  sang  qui  tant  de  fois  garantit  vos  murailles , 

Ce  sang  qui  tant  de  fois  vous  gagna  des  batailles, 

Ce  sang  qui  tout  sorti  fume  encor  de  courroux 

De  se  voir  répandu  pour  d'autres  que  pour  vous, 

Qu'au  milieu  des  hasards  n'osoit  verser  la  guerre,      665 

Rodrigue  en  votre  cour  vient  d'en  couvrir  la  terre*. 

J'ai  couru  sur  le  lieu ,  sans  force  et  sans  couleur  : 

Je  l'ai  trouvé  sans  vie.  Excusez  ma  douleur, 

Sire ,  la  voix  me  manque  à  ce  récit  funeste  ; 

Mes  pleurs  et  mes  soupirs  vous  diront  mieux  le  reste.  670 

DON    FERNAND.  B*ih\* 

Prends  courage ,  ma  fille ,  et  sache  qu'aujourd'hui 
Ton  roi  te  veut  servir  de  père  au  lieu  de  lui. 

i.Vnr.  Une  rengeance  juste  est  sans  peor  dn  supplice  (a),  (i 63 7 -44) 

Far.  Une  joste  vengeance  est  sans  peur  du  supplice.  (i648'56) 
a.  Entre  ce  rers  et  le  suivant,  on  lit  dans  Tédition  de  1692  :  à  don  Diègue, 

3.  L'édition  de  1637  in^ia  porte ,  par  erreur,  vos  yeux ^  pour  met  yeux. 

4.  Far,  [Rodrigue  en  votre  conr  vient  d'en  couvrir  la  terre ,] 
Et  pour  son  coup  d'essai  son  indigne  attentat 
D'an  si  ferme  soutien  a  privé  votre  État, 
De  vos  meilleurs  soldats  abattu  l'assurance, 
Et  de  vos  ennemis  relevé  l'espérance. 
J'arrivai  sur  le  lieu  sans  force  et  sans  couleur  : 
}t  le  trouTai  sans  vie.  Excusez  ma  douleur  (&).  (x637-56) 

(a)  Les  éditions  de  r637  in-ia  et  de  x638  donnent  de  supplice^  pour  dusuppliee, 
(&)  Je  le  trenvai  sans  vie.  Excusez  ma  douleur.  (1644  in-ia) 
^Lesdeux  derniers  vers  de  cette  variante  se  trouvent  aussidans  l'édition  de  1660. 


i44  I-F.  CID. 

GHIMÈNE. 

Sire,  de  trop  d'honneur  ma  misère  est  suivie. 

Je  vous  l'ai  déjà  dit,  je  l'ai  trouvé  sans  vie*  ; 

Son  flanc  étoil  ouvert;  et  pour  mieux  m' émouvoir*,  675 

Son  sajQg^  su  xJa^ppiiSfiièxfi^  ; 

Ou  plutôt  sa  valeur  en  cet  état  réduite 

Me  parloit  par  sa  plaie ,  et  hàtoit  ma  poursuite  ; 

Et  pour  se  faire  entendre  au  plus  juste  des  rois , 

Par  cette  triste  bouche  elle  empruntoit  ma  voix.         680 

Sire ,  ne  souffrez  pas  que  sous  votre  puissance 
Règne  devant  vos  yeux  une  telle  licence  ; 
Que  les  plus  valeureux ,  avec  impunité , 
Soient  exposés  aux  coups  de  la  témérité  ; 
Qu'un  jeune  audacieux  triomphe  de  leur  gloire ,  68  5 

Se^b^igpe  dans  leur  sang,  et  brave  leur  mémoire. 
Un  si  vaillant  guerrier  qu'on  vient  de  vous  ravir  • 
Eteint ,  s'il  n'est  vengé ,  l'ardeur  de  vous  servir. 
Enfin  mon  père  est  mort,  j'en  demande  vengeance, 
Plus  pour  votre  intérêt  que  pour  mon  allégeance.       690 
Vous  perdez  en  la  mort  d'un  homme  de  son  rang  : 
•  -  k  V- Vengez-la  par  une  autre ,  et  le  sgng^ar Je  sang* . 
/\  ,    ^Infflolez,  non  à  moi,  mais  à  votre  couronne'. 
Mais  à  votre  grandeur,  mais  à  votre  personne  ; 
Immolez,  dis-je ,  Sire,  au  bien  de  tout  TÉtat  695 

Tout  ce  qu'enorgueillit  un  si  haut  attentat. 

z.  Far.  rarrivai  donc  sans  force,  et  le  troarai  sans  rie.  (1637-60) 

a.  Var.  H  ne  me  parla  point,  mais  pour  mienx  m'émonvoir.  (i637-56) 

3.  Var,  Un  si  raillant  guerrier  qu'on  tous  vient  de  rarir.  (1644  in-12) 
Var,  Un  si  vaillant  guerrier  qu'on  vient  de  nous  ravir.  (l654  et  56) 

4.  L'édition  de  1637  in-4»  I.,  et  les  éditions  de  i638  L.,  de  1639,  de  1644 
in-4<*  et  de  1648  portent  : 

Vengez-la  par  un  antre ,  et  le  sang  par  le  sang. 

5.  Var,  Sacrifiez  don  Diègue  et  toute  sa  famille 
A  vous ,  à  votre  peuple ,  à  toute  la  Castille  : 

Le  soleil  qui  voit  tout  ne  voit  rien  sous  les  cieux 
Qui  vous  puisse  payer  un  sang  si  précieux.  (1637 -56) 


ACTE  II,  SCÈNE  VIII.  i45 

DON    FERNAND. 

Don  Diègue ,  répondez. 

DON    DIBGUE. 

Qu'on  est  digne  d'envie 
Lonqu'en  perdant  la  force  on  perd  aussi  la  vie', 
Et  qu'un  long  âge  apprête  aux  hommes  généreux , 
Au  bout  de  leur  carrière ,  un  destin  malheureux  !       700 
Moi,  dont  les  longs  travaux  ont  acquis  tant  de  gloire, 
Moi,  que  jadis  partout  a  suivi  la  victoire , 
Je  me  vois  aujourd'hui ,  pour  avoir  trop  vécu , 
Recevoir  un  affiront  et  demeurer  vaincu. 
Ce  que  n'a  pu  jamais  combat ,  siège ,  embuscade ,       705 
Ce  que  n'a  pu  jamais  Aragon  ni  Grenade, 
Ni  tous  vos  ennemis,  ni  tous  mes  envieux', 
Le  Comte  en  votre  cour  l'a  fait  presque  à  vos  yeux  % 
Jaloux  de  votre  choix,  et  fier  de  l'avantage 
Que  lui  donnoit  sur  moi  l'impuissance  de  l'âge.  7 1  & 

Sire,  ainsi  ces  cheveux  blanchis  sous  le  hamois, 
Ce  sang  pour  vous  servir  prodigué  tant  de  fois , 
Ce  bras ,  jadis  Teffroi  d'une  armée  ennemie , 
Descendoient  au  tombeau  tous  chargés  d'infamie , 
Si  je  n'eusse  produit  un  fils  digne  de  moi ,  715 

Digne  de  son  pays  et  digne  de  son  roi. 
n  m'a  prêté  sa  main ,  il  a  tué  le  Comte  ; 
Q  m'a  rendu  l'honneur,  il  a  lavé  ma  honte. 
Si  montrer  du  courage  et  du  ressentiment , 
Si  venger  un  soufflet  mérite  un  châtiment ,    •  720 

Sur  moi  seul  doit  tomber  l'éclat  de  la  tempête  : 

I.  Far.  Quand  arecqne  la  force  on  perd  aaui  la  vie, 

Sire,  et  qne  PAge  apporte  aux  hommei  généreux 

Ayecqoe  sa  foiblcsae  un  destin  malheureax  !  (i637-56) 
^Far,  Ni  tons  mes  ennemis,  ni  tons  mes  enrieux.  (i637  in-ia) 
*•  Far.  L'orgueil  dans  votre  cour  l'a  fait  presque  à  vos  jeux , 

Et  souillé  sans  respect  Tbonneur  de  ma  vieillesse , 

▲vanugé  dcrige,  et  fort  de  ma  foiblesse.  (1637 -56) 

GoiuiKnxB.  m  10 


i46  LE  CID. 

Quand  le  bras  a  failli ,  Ton  en  punit  la  tête. 

Qu*on  nomme  crime,  ou  non,  ce  qui  fait  nos  débats^, 

Sire,  j'en  suis  la  tète,  il  n'en  est  que  le  bras. 

Si  Chimène  se  plaint  qu'il  a  tué  son  père ,  ^  a  5 

U  ne  l'eût  jamais  fait  si  je  l'eusse  pu  faire. 

Inunolez  donc  ce  chef  que  les  ans  vont  ravir^ 

Et  conservez  pour  vous  le  bras  qui  peut  servir. 

Aux  dépens  de  mon  sang  satisfaites  Chimène  : 

Je  n'y  résiste  point,  je  consens  à  ma  peine;  730 

Et  loin  de  murmurer  d'un  rigoureux  décret ', 

Mourant  sans  déshonneur,  je  mourrai  sans  regret. 

DON    FERNAIVD. 

L'affaire  est  d'importance,  et,  bien  considérée, 
Mérite  en  plein  conseil  d'être  délibérée. 

Don  Sanche,  remettez  Chimène  en  sa  maison.        735 
Don  Diègue  aura  ma  cour  et  sa  foi  pour  prison. 
Qu'on  me  cherche  son  fils.  Je  vous  ferai  justice. 

CHIMENE. 

Il  est  juste,  grand  Roi,  qu'un  meurtrier  périsse. 

DON    FERNAND. 

Prends  du  repos,  ma  fille,  et  calme  tes  douleurs. 

CHIMÈNE. 

M'ordonner  du  repos,  c'est  croître  mes  malheurs.     740 

r.  Var,  Du  crime  glorieux  qui  cause  nos  débati.  (z637-56) 
a.  yar.  Et  loin  de  murmarer  d'un  injuste  décret.  (i637-56) 


FIN    OU   $ECO?ID   ACTB. 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  147 


ACTE  III 


SCENE  PREMIERE. 

DON  RODRIGUE,   ELVIRE*. 

ELTIRE. 

Rodrigue,  qu*as-tu  fait?  où  viens-tu,  misérable? 

DON   RODRIGUE. 

Soivre  le  triste  cours  de  mon  sort  déplorable. 

ELVIRE. 

Où  prends-tu  cette  audace  et  ce  nouvel  orgueil , 
De  paroitre  en  des  lieux  que  tu  remplis  de  deuil? 
Quoi  ?  viens-tu  jusqu'ici  braver  l'ombre  du  Comte?    745 
NeTas-tupas  tué? 

DOlf   RODRIGUE. 

Sa  vie  étoit  ma  honte  : 
Mon  honneur  de  ma  main  a  voulu  cet  effort. 

ELVIRE. 

Hais  chercher  ton  asile  en  la  maison  du  mort  ! 
Jamais  un  meurtrier  en  fit-il  sou  refuge? 

DON    RODRIGUE. 

Et  je  n'y  viens  aussi  que  m'offrir  à  mon  juge  ^ .  750 

Ne  me  regarde  plus  d*un  visage  étonné  ; 

le  cherche  le  trépas  après  l'avoir  donné. 

Mon  juge  est  mon  amour,  mon  juge  est  ma  Chimène  : 

le  mérite  la  mort  de  mériter  sa  haine , 


I.  CLTinm,  DOR  HODUGUi.  (i638  p.) 

%.  yar.  Jamais  un  meurtrier  s'ofTrit-il  à  son  joge?  (1637- 56) 


i4B  LE   GID. 

Et  j*en  viens  recevoir,  comme  un  bien  souverain ,       755 
Et  Tarrét  de  sa  bouche,  et  le  coup  de  sa  main . 

ELVIBE. 

Fuis  plutôt  de  ses  yeux,  fuis  de  sa  violence; 

A  ses  premiers  transports  dérobe  ta  présence  : 

Ya ,  ne  t'expose  point  aux  premiers  mouvements 

Que  poussera  Tardeur  de  ses  ressentiments.  760 

DON    RODRIGUE. 

Non,  non,  ce  cher  objet  à  qui  j'ai  pu  déplaire 
Ne  peut  pour  mon  supplice  avoir  trop  de  colère; 
Et  j'évite  cent  morts  qui  me  vont  accabler*, 
Si  pour  mourir  plus  tôt  je  puis  la  redoubler. 

EL  VIRE. 

Chimène  est  au  palais,  de  pleurs  toute  baignée,  765 

Et  n'en  reviendra  point  que  bien  accompagnée. 

Rodrigue,  fuis ,  de  grâce  :  ôte-moi  de  souci. 

Que  ne  dira-t-on  point  si  l'on  te  voit  ici? 

Veux-tu  qu'un  médisant,  pour  comble  à  sa  misère'. 

L'accuse  d'y  souffrir  l'assassin  de  son  père?  770 

EUe  va  revenir  ;  elle  vient ,  je  la  voi  : 

Du  moins,  pour  son  honneur,  Rodrigue,  cache-toi  V 

SCÈNE  IJ. 

DON  SANCHE,  CHDVIÈNE,  ELVIRE. 

DON    SANCHE. 

Oui ,  Madame ,  il  vous  faut  de  sanglantes  victimes  : 
Votre  colère  est  juste,  et  vos  pleurs  légitimes; 


I .  Vor,  Et  d'un  heur  laoB  pareil  je  me  verrai  combler. 
Si  pour  mourir  plut  t6t  je  la  puis  redoubler.  (t637-56) 

9.  Far»  Veux-tu  qu'un  médisant  l'accuse  en  sa  misère 
IVaToir  reçu  cbes  soi  l'assassin  de  son  père?  (i637-56) 

3.  Dans  les  éditions  de  i637  in-4*  «t  de  tôSg-Sô  :  //  ^e  cacke. 


ACTE  III,  SCÈNE  II.  149 

Et  je  n'entreprends  pas ,  à  force  de  parler,  775 

Ni  de  vous  adoucir,  ni  de  vous  consoler. 

Mais  si  de  vous  servir  je  puis  être  capable , 

Employez  mon  épée  à  punir  le  coupable  ; 

Employez  mon  amour  à  venger  cette  mort  : 

Sons  vos  commandements  mon  bras  sera  trop  fort.    780 

CHIMÈNE. 

Malheureuse  ! 

DON    SANCHE. 

De  grâce ,  acceptez  mon  service  * . 

CHIMÈNE. 

J'offenserois  le  Roi ,  qui  m'a  promis  justice. 

DON    SANCHE. 

Vous  savez  qu'elle  marche  avec  tant  de  langueur, 
Qu  assez  souvent  le  crime  échappe  à  sa  longueur'  ; 
Son  cours  lent  et  douteux  fait  trop  perdre  de  larmes.  785 
Souffre^  qu'un  cavalier  vous  venge  par  les  armes*  ; 
La  voie  en  est  plus  sûre,  et  plus  prompte  à  punir. 

CHIMENE. 

C'est  le  dernier  remède;  et  s'il  y  faut  venir, 

Et  que  de  mes  malheurs  cette  pitié  vous  dure , 

Vous  serez  libre  alors  de  venger  mon  injure.  790 

DON    SANCHE. 

C'est  Tunique  bonheur  où  mon  âme  prétend  ; 
Et  pouvant  l'espérer,  je  m'en  vais  trop  content. 


i,Far.  Madame,  acceptez  mon  aerrice.  (1637-60) 

a.  y».  Que  bien  «oa^ent  le  crime  échappe  à  sa  iongoeor.  (t637-56) 

3.  Far,  Sooffres  qo'un  cheralier  tous  venge  par  les  aimes. 

(x637  in-4%  3S  P.,  39  oC  44) 


/ 


f    -""V*^ 

# 


i5o  LE  CID. 

SCÈNE  m. 

CHIMÈNE,  ELVIRE. 

CHIMETCE. 

Enfin  je  me  vois  libre ,  et  je  puis  sans  contrainte 

De  mes  vives  douleurs  te  faire  voir  l'atteinte  ; 

Je  puis  donner  passage  à  mes  tristes  soupirs  ;  795 

Je  puis  t'ouvrir  mon  âme  et  tous  mes  déplaisirs. 

Mon  père  est  mort,  Elvire;  et  la  première  épée 
Dont  s* est  armé  Rodrigue ,  a  sa  trame  coupée. 
Pleurez ,  pleurez ,  mes  yeux ,  et  fondez- vous  en  eau  ! 
La  moitié  de  ma  vie  a  mis  l'autre  au  tombeau ,  800 

•^Et  ni*oEIîge  a  venger,  après  ce  coup  funeste, 
elle  que  je  n'ai  plus  sur  celle  qui  me  reste. 

^  ELVIRS. 

Reposez-vous,  Madame. 

CHIMÈRE. 

Ah  !  que  mal  à  propos 
Dans  un  malheur  si  grand  tu  parles  de  repos  M 
Par  où  sera  jamais  ma  douleur  apaisée  ',  s  o  5 

Si  je  ne  puis  haïr  la  main  qui  Ta  causée? 
Et  que  dois-je  espérer  qu'un  tourment  éternel , 
Si  je  poursuis  un  crime ,  aimant  le  criminel  ? 

ELVIRE. 

D  vous  prive  d'un  père ,  et  vous  l'aimez  encore  ! 

CHIMENE. 

C'est  peu  de  dire  aimer,  Elvire  :  je  l'adore  ;  810 

Ma  passion  s'oppose  à  mon  ressentiment  ; 


1.  Var,  Ton  avis  impoitua  m'ordonne  du  repos!  (1637-60) 

2.  Var,  Par  où  aéra  jamais  mon  âme  satisfaite , 
Si  je  pleure  ma  perte  et  la  main  qui  Ta  faite  ? 

Et  que  puis-je  espérer  qn'nn  tooiment  étemel.  (i637-56) 


ACTE  III,   SCÈNE  III. 


i:>i 


Dedans  mon  ennemi  je  trouve  mon  amant; 

Et  je  sens  qu'en  dépit  de  toute  ma  colère , 

Rodrigue  dans  mon  cœur  combat  encor  mon  père  : 

D  l'attaque ,  il  le  presse ,  il  cède ,  il  se  défend ,  8 1 5 

Tantôt  fort,  tantôt  foible ,  et  tantôt  triomphant; 

Mais  en  ce  dur  combat  de  colère  et  de  flanune , 

n  déchire  mon  cœur  sans  partager  mon  âme; 

Et  quoi  que  mon  amour  ait  sur  moi  de  pouvoir  S 

Je  ne  consulte  point  pour  suivre  mon  devoir  :  8a o 

Je  cours  sans  balancer  où  mon  honneur  m'oblige. 

Rodrigue  m'est  bien  cher,  son  intérêt  m'afBige  ; 

Mon  cœur  prend  son  parti;  mais  malgré  son  effort', 

Je  sais  ce  que  je,suis,jgt  guejngn^re  egJLlBiPXL- 

ELVIRB. 

Pensez-vous  le  poursuivre? 

CUMENE. 

Ah  !  cruelle  pensée  !        8  a  5 
Et  cruelle  poursuite  où  je  me  vois  forcée  ! 
Je  demande  sa  tête,  et  crains  de  l'obtenir  : 
Ma  mort  suivra  la  sienne ,  et  je  le  veux  punir  ! 

ELVIRE. 

Quittez,  quittez,  Madame,  un  dessein  si  tragique;  ^^ 
Ne  vous  imposez  point  de  loi  si  tyrannique.  8  3o 

CHIMÈNE. 

Quoi  !  mon  père  étant  mort,  et  presque  entre  mes  bras' , 
Son  sang  criera  vengeance ,  et  je  ne  Forrai  pas*  ! 

I.  Le*  édidoBS  de  1637  in-ia ,  de  i638  P.,  de  1644  et  de  i68a  portent 
du  powvoiry  poor  de  pouvoir  :  c^est  sans  donte  ane  faute. 
1.  Var,  Mon  corar  prend  son  parti;  mais  contre  leur  effort, 
Je  sais  que  je  sois  fille,  et  que  mon  père  est  mort.  (i637-56) 
Far.  Mon  ccrar  prend  son  parti;  mais  malgré  leur  effort.  (1660) 

3.  Far,  Quoi  !  j'aurai  tu  mourir  mon  père  entre  mes  bras.  (1637 -56) 

4.  Far.  Son  sang  criera  rengeance,  et  je  ne  Taurai  pas  (n)\ 

(1637  in-ia,  38  et  44  in-4") 

(a)  Une  confusion  analogue  entre  aura  et  orra  a  en  lien  dans  nn  passage  de 
Malherbe.  Voyex  l'édition  de  M.  Lalanne,  tome  I,  p.  7a. 


i5a  LE   CID. 

Mon  cœur,  honteusement  surpris  par  d'autres  charmes , 
Croira  ne  lui  devoir  que  d'impuissantes  larmes  ! 
Et  je  pourrai  souffrir  qu'un  amour  suborneur  8  3  5 

Sous  un  lâche  silence  étouffe  mon  honneur^! 

EL VIRE. 

Madame ,  croyez-moi ,  vous  serez  excusable 

D'avoir  moins  de  chaleur  contre  un  objet  aimable  ', 

Contre  un  amant  si  cher  :  vous  avez  assez  fait , 

Vous  avez  vu  le  Roi  ;  n'en  pressez  point  l'effet ,  840 

Ne  vous  obstinez  point  en  cette  humeur  étrange. 

CHIMENE. 

Il  y  va  de  ma  gloire ,  il  faut  que  je  me  venge  ; 
Et  de  quoi  que  nous  flatte  un  désir  amoureux , 
Toute  excuse  est  honteuse  aux  esprits  généreux. 

ELVIRE. 

Mais  VOUS  aimez  Rodrigue,  il  ne  vous  peut  déplaire.  84$ 

CHIMÈNE. 

Je  l'avoue. 

ELVIRE. 

Après  tout,  que  pensez-vous  donc  faire? 

CHIMÈNE. 

Pour  conserver  ma  gloire  et  finir  mon  ennui , 
Le  poursuivre,  le  perdre,  et  mourir  après  lui. 


t.Far,  DmDfl  an  lâche  silence  étoaflîe  mon  honneur!  (i637-56) 
2.  Far,  De  conserver  pour  toos  an  homme  incomparable , 
Un  amant  si  chéri  :  Tons  a^es  aaaea  fait.  (1637 -56) 


ACTE  III,  SCÈNE   IV.  i5^ 

SCÈNE  IV. 

DON  RODRIGUE,  CHIMÈNE,  ELVIRE. 

DON    RODRIGUE. 

Eb  bien  !  sans  vous  donner  la  peine  de  poursuivre , 
Assurez-vous  Thonneur  de  m'empêcher  de  vivre*.  .  8  5o 

CHIMÈNE. 

Hvirc ,  où  sommes-nous ,  et  qu'est-ce  que  je  voi  ? 
Rodrigue  en  ma  maison  !  Rodrigue  devant  moi  ! 

DON    RODRIGUE. 

N'épargnez  point  mon  sang  :  goûtez  sans  résistance 
La  douceur  de  ma  perte  et  de  votre  vengeance. 

CHIMÈNE. 

Hélas  ! 

DON    RODRIGUE. 

Ecoute-moi. 

CHIMÈNE. 

Je  me  meurs. 

DON    RODRIGUE. 

Un  moment.        8  5  5 

CHIMÈNE. 

Va,  laisse-moi  mourir. 

DON    RODRIGUE. 

Quatre  mots  seulement  : 
Après  ne  me  réponds  qu'avecque  cette  épée . 

CHIMÈNE. 

Quoi  !  du  sang  de  mon  père  encor  toute  trempée  ! 

DON    RODRIGUE. 

Ma  Chimène.... 

i.Far,  Soûles- TOiu  do  plaisir  de  m'empécher  de  virre. 

(z637-44  iii-4«  et  48-56) 
f^ar.  Soùlea-Toos  da  désir  de  m'empécher  de  rivre.  (x644  in-za) 


i54  LE   CID. 

CUIMÈNB. 

Ote-moi  cet  objet  odieux , 
Qui  reproche  ton  crime  et  ta  vie  à  mes  yeux.  860 

DON    RODRIGUE. 

Regarde-le  plutôt  pour  exciter  ta  haine , 
Pour  croître  ta  colère ,  et  pour  hâter  ma  peine. 

CHIMÈNE. 

Il  est  teint  de  mon  sang. 

DON    RODRIGUE. 

Plonge-le  dans  le  mien, 
Et  fais-lui  perdre  ainsi  la  teinture  du  tien. 

CHIMÈNE. 

^Ah  !  quelle  cruauté,  qui  tout  en  un  jour  tue  865 

CLe  père  par  le  fer,  la  fille  par  la  vue  ! 
Ote-moi  cet  objet,  je  ne  le  puis  souffrir  : 
Tu  veux  que  je  t' écoute ,  et  tu  me  fais  mourir  ! 

DON    RODRIGUE. 

Je  fais  ce  que  tu  veux ,  mais  sans  quitter  Tenvie 
De  finir  par  tes  mains  ma  déplorable  vie  ;  870 

Car  enfin  n'attends  pas  de  mon  affection 
Un  lâche  repentir  d'une  bonne  action. 
L'irréparable  effet  d'une  chaleur  trop  prompte  * 
Déshonoroit  mon  père,  et  me  couvroit  de  honte. 
Tu  sais  comme  un  soufflet  touche  un  homme  de  cœur; 
J'avois  part  à  l'affront,  j'en  ai  cherché  l'auteur  : 
Je  l'ai  vu ,  j'ai  vengé  mon  honneur  et  mon  père  ; 
4|p  Je  le  ferois  encor,  si  j'avois  à  le  faire. 

Ce  n'est  pas  qu'en  effet  contre  mon  père  et  moi 

Ma  flamme  assez  longtemps  n'ait  combattu  pour  toi  ;  880 

Juge  de  son  pouvoir  :  dans  une  telle  offense 

J'ai  pu  délibérer  si  j'en  prendrois  vengeance*. 

I.  Vari^  De  U  main  de  ton  père  un  coup  irréparable 

Déshonoroit  du  mien  la  vieillesse  honorable.  (i637-56) 
a.  Far,  J*ai  pu  douter  encor  si  j^en  prendrois  vengeance.  (1637-60) 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  i55 


'3 


Réduit  à  te  déplaire ,  ou  souffrir  un  affront , 

Tai  pensé  qu'à  son  tour  mon  bras  étoit  trop  prompt^; 

Je  me  suis  accusé  de  trop  de  violence  ;  8  8  5 

Et  ta  beauté  sans  doute  emportoit  la  balance , 

A  moins  que  d'opposer  à  tes  plus  forts  appas  * 

Qu'un  homme  sans  honneur  ne  te  méritoit  pas; 

Que  mal^é  cette  part  que  j'avois  en  ton  âme', 

Qui  m'aima  généreux  me  haïroit  infâme  ;  890 

Qu'écouter  ton  amour,  obéir  à  sa  voix, 

C'étoit  m'en  rendre  indigne  et  diffamer  ton  choix. 

Je  te  le  dis  encore;  et  quoique  j'en  soupire*, 

Jusqu'au  dernier  soupir  je  veux  bien  le  redire  : 

Je  t'ai  fait  une  offense,  et  j'ai  dû  m'y  porter  8g5 

Pour  effacer  ma  honte ,  et  pour  te  mériter; 

Mais  quitte  envers  l'honneur,  et  quitte  envers  mon  père. 

C'est  maintenant  à  toi  que  je  viens  satisfaire  : 

C'est  pour  t' offrir  mon  sang  qu'en  ce  lieu  tu  me  vois. 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû  ' ,  je  fais  ce  que  je  dois.^  900 

Je  sais  qu'un  père  mort  t'arme  contre  mon  crime; 

Je  ne  t'ai  pas  voulu  dérober  ta  victime  : 

Immole  avec  courage  au  sang  qu'il  a  perdu 

Celui  qui  met  sa  gloire  à  l'avoir  répandu. 

CHIMÈNE. 

Ah  !  Rodrigue,  il  est  vrai ,  quoique  ton  ennemie,        90.5 
Je  ne  puis  te  blâmer  d'avoir  fui  l'infamie'  ; 
Et  de  quelque  façon  qu'éclatent  mes  douleurs , 
Je  ne  t'accuse  point ,  je  pleure  mes  malheurs. 


I.  Far.  J'ai  retenu  ma  raain ,  j'ai  cm  mon  braa  trop  prompt.  (i637-56) 
a.  Far,  Si  je  n'eusse  opposé  contre  tons  tes  appas.  (i637-56) 
3.  Far,  Qu'après  m'aroir  chéri  quand  je  rirois  sans  blâme.  (1637- 56) 
4<  Far,  Je  te  le  dis  encore,  et  tcux,  tant  que  j'expire. 
Sans  cesse  le  penser  et  sans  cesse  le  dire.  (i637-56) 

5.  On Mt  dans  l'édition  de  1660  :  c  J'j  fais  ce  que  j*ai  dû,  9  ce  qni  est  sans 
donte  nne  6inte  d'impression. 

6.  Far,  Je  ne  te  puis  blâmer  d'ayoir  fui  l'infamie.  (x637-44  in-i"  et  48-56) 


i56  LE   CID. 

Je  sais  ce  que  rhonneur,  après  un  tel  outrage , 
Demandoit  à  Tardeur  d*un  généreux  courage  :  910 

\  Tu  n'as  fait  le  devoir  que  d'un  homme  de  bien  ; 

Lj\{ais  aussi,  le  faisant,  tu  m'as  appris  le  mien. 
Ta  funeste  valeur  m'instruit  par  ta  victoire  ; 
Elle  a  vengé  ton  père  et  soutenu  ta  gloire  : 
Même  soin  me  regarde,  et  j'ai,  pour  m'affliger,  9 1 5 

Ma  gloire  à  soutenir,  et  mon  père  à  venger. 
Hélas  !  ton  intérêt  ici  me  désespère  : 
Si  quelque  autre  malheur  m'avoit  ravi  mon  père , 
Mon  âme  auroit  trouvé  dans  le  bien  de  te  voir 
L'unique  allégement  qu'elle  eût  pu  recevoir;  910 

Et  contre  ma  douleur  j'aurois  senti  des  charmes , 
Quand  une  main  si  chère  eût  essuyé  mes  larmes. 
Mais  il  me  faut  te  perdre  après  l'avoir  perdu  ; 
Cet  effort  sur  ma  flamme  à  mon  honneur  est  dû*; 
Et  cet  affreux  devoir,  dont  l'ordre  m'assassine ,  995 

Me  force  à  travailler  moi-même  à  ta  ruine. 
Car  enfin  n'attends  pas  de  mon  affection 
De  lâches  sentiments  pour  ta  punition . 
De  quoi  qu'en  ta  faveur  notre  amour  m'entretienne , 
Ma  générosité  doit  répondre  à  la  tienne  :  930 

Tu  t'es,  en  m' offensant,  montré  digne  de  moi; 
Je  me  dois,  par  ta  mort,  montrer  digne  de  toi. 

DON    RODRIGUE. 

Ne  diffère  donc  plus  ce  que  l'honneur  t'ordonne  : 

Il  demande  ma  tête,  et  je  te  l'abandonne; 

Fais- en  un  sacrifice  à  ce  noble  intérêt  :  935 

Le  coup  m'en  sera  doux,  aussi  bien  que  l'arrêt. 

Attendre  après  mon  crime  une  lente  justice , 


I .  ^ar.  Et  pour  mieux  toonnenter  mon  «prit  éperdu , 
Avec  tant  de  rigueur  mon  astre  me  domine. 
Qu'il  me  faut  traTailler  moi-même  à  ta  ruine.  (1637 -56) 


ACTE  III,   SCENE  IV.  157 

C'est  reculer  ta  gloire  autant  que  mon  supplice. 

Je  mourrai  trop  heureux,  mourant  d'un  coup  si  beau. 

CHIMilfE. 

Va,  je  suis  ta  partie,  et  non  pas  ton  bourreau.  940 

Si  tu  m'offres  ta  tète,  est-ce  à  moi  de  la  prendre? 
Je  la  dois  attaquer,  mais  tu  dois  la  défendre*; 
C'est  d'un  autre  que  toi  qu'il  me  faut  l'obtenir. 
Et  je  dois  te  poursuivre,  et  non  pas  te  punir. 

DON    RODRIGUE. 

De  quoi  qu'en  ma  faveur  notre  amour  t'entretienne  ,945 

Ta  générosité  doit  répondre  à  la  mienne  ; 

Et  pour  venger  un  père  emprunter  d'autres  bras , 

Ma  Chimène ,  crois-moi ,  c'est  n*y  répondre  pas  : 

Ma  main  seule  du  mien  a  su  venger  l'offense , 

Ta  main  seule  du  tien  doit  prendre  la  vengeance.       950 

CHIMENE. 

Cruel!  à  quel  propos  sur  ce  point  t' obstiner? 

Tu  t'es  vengé  sans  aide ,  et  tu  m'en  veux  donner! 

Je  suivrai  ton  exemple ,  et  j'ai  trop  de  courage 

Pour  souffrir  qu'avec  toi  ma  gloire  se  partage. 

Mon  père  et  mon  honneur  ne  veulent  rien  devoir       955 

Aux  traits  de  ton  amour  ni  de  ton  désespoir. 

DON    RODRIGUE. 

Rigoureux  point  d'honneur!  hélas  !  quoi  que  je  fiasse , 
Ne  pourrai-je  à  la  fin  obtenir  cette  grâce? 
Au  nom  d'un  père  mort,  ou  de  notre  amitié, 
Punis-moi  par  vengeance,  ou  du  moins  par  pitié.       960 
Ton  malheureux  amant  aura  bien  moins  de  peine  ^ 
A  mourir  par  ta  main  qu'à  vivre  avec  ta  haine. 

CHIMENE. 

Va,  je  ne  te  hais  point. 

I.  yar.  Je  la  dois  attaquer,  mai»  tu  la  doit  défendre.  (i648-56) 


i58  LE  CID. 

DON    RODRIGVB. 

Tu  le  dois. 

CHIMSNE. 

Je  ne  puis. 

DON   RODRIGUE. 

Crains-tu  si  peu  le  blâme ,  et  si  peu  les  faux  bruits? 
Quand  on  saura  mon  crime,  et  que  ta  flamme  dure,  965 
Que  ne  publieront  point  Fenvie  et  Fimposture  ! 
Force-les  au  silence ,  et  sans  plus  discourir, 
Sauve  ta  renonunée  en  me  faisant  mourir. 

CHIMENE. 

Elle  éclate  bien  mieux  en  te  laissant  la  vie'  ; 

Et  je  veux  que  la  voix  de  la  plus  noire  envie  970 

Elève  au  ciel  ma  gloire  et  plaigne  mes  ennuis. 

Sachant  que  je  t'adore  et  que  je  te  poursuis. 

Va-t'en,  ne  montre  plus  à  ma  douleur  extrême 

Ce  qu'il  faut  que  je  perde,  encore  que  je  l'aime. 

Dans  l'ombre  de  la  nuit  cache  bien  ton  départ  :  975 

Si  l'on  te  voit  sortir,  mon  honneur  court  hasard. 

La  seule  occasion  qu'aura  la  médisance , 

C'est  de  savoir  qu'ici  j'ai  souffert  ta  présence  : 

Ne  lui  donne  point  lieu  d'attaquer  ma  vertu . 

DON   RODRIGUE. 

Que  je  meure  ! 

cmHâtvE. 
Va-t'en. 

DON    RODRIGUE. 

A  quoi  te  résous-tu  ?  980 

CHIMÈNE. 

Malgré  des  feux  si  beaux,  qui  troublent  ma  colère'. 
Je  ferai  mon  possible  à  bien  venger  mon  père; 
Mais  malgré  la  rigueur  d'un  si  cruel  devoir, 

I.  Far,  Elle  éclate  bien  mieux  en  te  laissant  en  rie.  (i637-5a  et  55) 
a.  far.  Malgré  des  feax  si  beaux,  qui  rompent  ma  colère.  (x637-56) 


ACTE  m,  SCÈNE  IV.  169 

Mon  unique  souhait  est  de  ne  rien  pouvoir. 

DON   RODRIGUE. 

0  miracle  d'amour! 

CHIMÈNB. 

O  comble  de  misères  *  !  985 

DON    RODRIGUE. 

Que  de  maux  et  de  pleurs  nous  coûteront  nos  pères  ! 

CHIMENB. 

Rodrigue,  qui  Feût  cru? 

DON   RODRIGUE. 

Chimène,  qui  Teût  dit? 

CHIMENB. 

Que  notre  heur  fùt  si  proche  et  sitôt  se  perdit? 

DON    RODRIGUE. 

Et  que  si  près  du  port,  contre  toute  apparence',  ? 

Uu  orage  si  prompt  brisât  notre  espérance?  j     990 

CHIMENB. 

Ah  !  mortelles  douleurs  ! 

DON    RODRIGUE.  ^..^'  " 

Ah  !  regrets  superflus  ! 

CHIMÈNB. 

Va- t'en,  encore  un  coup,  je  ne  t' écoute  plus. 

DON    RODRIGUE. 

Adieu  :  je  vais  traîner  une  mourante  vie. 
Tant  que  par  ta  poursuite  elle  me  soit  ravie. 

CHIMENB. 

Si  j*en  obtiens  Teffet,  je  t'engage  ma  foi'  995 

De  ne  respirer  pas  un  moment  après  toi. 

Adieu  :  sors,  et  surtout  garde  bien  qu'on  te  voie. 

ELVIRE. 

Madame,  quelques  maux  que  le  ciel  nous  envoie.... 

I.  Var,  Mais  eoinble  de  misères  I  (i637-44) 

3.  L*éditioB  de  1639  porte,  par  erreur,  espérance^  pour  apparence. 
3.  rar.  Si  j'en  obtiens  l'effet ,  je  te  donne  ma  foi.  (i637-56) 

U 


^^'ff 


i6o  LE  GID. 


« 


CHIMSNE. 

Ne  m^importune  plus,  laisse-moi  soupirer, 

Je  cherche  le  silence  et  la  nuit  pour  pleurer.  x  ooo 


SCENE  V. 

DON  DIÈGUE*. 

Jamais  nous  ne  goûtons  de  parfaite  allégresse  : 
Nos  plus  heureux  succès  sont  mêlés  de  tristesse  ; 
Toujours  quelques  soucis  en  ces  événements 
Troublent  la  pureté  de  nos  contentements. 
!  Au  milieu  du  bonheur  mon  âme  en  sent  Tàtteinte  :  i  o  o  s 

# 

;  Je  nage  dans  la  joie,  et  je  tremble  de  crainte. 
J'ai  vu  mort  Tennemi  qui  m'avdit  outragé  ; 
Et  je  ne  saurois  voir  la  main  qui  m'a  venge. 
En  vain  je  m'y  travaille ,  et  d'un  soin  inutile , 
Tout  cassé  que  je  suis ,  je  cours  toute  la  ville  :  i  o  i  o 

Ce  peu  que  mes  vieux  ans  m'ont  laissé  de  vigueur* 
Se  consume  sans  fruit  à  chercher  ce  vainqueur'. 
A  toute  heure,  en  tous  lieux,  dans  une  nuit  si  sombre, 
Je  pense  l'embrasser,  et  n'embrasse  qu'une  ombre; 
Et  mon  amour,  déçu  par  cet  objet  trompeur,  x  o  1 5 

Se  forme  des  soupçons  qui  redoublent  ma  peur. 
Je  ne  découvre  point  de  marques  de  sa  fuite; 
Je  crains  du  Comte  mort  les  amis  et  la  suite  ; 
Leur  nombre*  m'épouvante,  et  confond  ma  raison. 
Rodrigue  ne  vit  plus,  ou  respire  en  prison. 
Justes  cieux  !  me  trompé-je  encore  à  l'apparence , 
Ou  si  je  vois  enfin  mon  unique  espérance  ? 


I  oao 


I.  Doit  oxàoux,  seul,  (x637-6o) 

3.  Far.  Si  pea  que  me»  vieux  ans  m'ont  laisaé  de  vigueur.  (x637-56) 
3.  Far,  Se  consomme  sans  fruit  à  chercher  ce  Tainquenr.  (1637-44) 
4-  On  lit  leur  ambre ^  pour  leur  nombre ^  dans  l'édition  de  X644  xn-4*. 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  i6i 

C'est  lui,  n'en  doutons  plus;  mes  vœux  sont  exaucés, 
Ma  crainte  est  dissipée,  et  mes  ennuis  cessés. 


SCÈNE  VI. 

DON  DIÈGUE,  DON  RODRIGUE. 

DON   DIEGUE. 

Rodrigue ,  enfin  le  ciel  permet  que  je  te  voie^  !  x  o  a  5 

DON    RODRIGUE. 

Hélas! 

DON    DIÈGUE. 

Ne  mêle  point  de  soupirs  à  ma  joie*; 
Laisse-moi  prendre  haleine  afin  de  te  louer. 
Ma  valeur  n'a  point  lieu  de  te  désavouer  : 
Tu  Tas  bien  imitée ,  et  ton  illustre  audace 
Fait  bien  revivre  en  toi  les  héros  de  ma  race  :  i  o  3V 

C'est  d'eux  que  tu  descends ,  c'est  de  moi  que  tu  viens  : 
Ton  premier  coup  d'épée  égale  tous  les  miens  ; 
Et  d'une  belle  ardeur  ta  jeunesse  animée 
Par  cette  grande  épreuve  atteint  ma  renommée. 
Appui  de  ma  vieillesse ,  et  comble  de  mon  heur,       z  o  3  5 
Touche  ces  cheveux  blancs  à  qui  tu  rends  l'honneur. 
Viens  baiser  cette  joue ,  et  reconnois  la  place 
Où  fut  empreint  l'afiront  que  ton  courage  efface'. 

DON    RODRIGUE. 

L'honneur  vous  en  est  dû  :  je  ne  pouvois  pas  moins , 

X.  Par  ane  eirenr  siogulière ,  les  éditions  de  1660-64  portent  : 

Rodri^e ,  enfin  le  del  promet  qne  je  te  yoie  ! 

a.  Far,  don  monii.  Hélas  !  c'est  triompBànt,  mais  avec  peu  de  joie.  (x638) 
3.  Var.  Oà  fat  jadis  Taflront  que  ton  courage  eflaoe  (a). 
DOH  BODR.  L'honneur  tous  en  est  dû  :  les  deux  me  sont  témoins 

(a)  Oà  fut  l'indigne  afEront  que  ton  courage  efface.  (1637  in-4«  I.) 

GoBsiaixB.  m  11 


i6a  LE  CID. 

Étant  sorti  de  vous  et  nourri  par  vos  soins.  1040 

Jé'm'en  tiens  trop  heureux ,  et  mon  àme  est  ravie 

Que  mon  coup  d'essai  plaise  à  qui  je  dois  la  vie  ; 

Mais  parmi  vos  plaisirs  ne  soyez  point  jaloux 

Si  je  m*ose  à  mon  tour  satisfaire  après  vous  * . 

Souffrez  qu'en  liberté  mon  désespoir  éclate  ;  1045 

Assez  et  trop  longtemps  votre  discours  le  flatte. 

Je  ne  me  repens  point  de  vous  avoir  servi  ; 

Mais  rendez-moi  le  bien  que  ce  coup  m'a  ravi. 

Mon  bras ,  pour  vous  venger,  armé  contre  ma  flamme , 

Par  ce  coup  glorieux  m'a  privé  de  mon  âme  ;  z  o  5o 

Ne  me  dites  plus  rien  ;  pour  vous  j'ai  tout  perdu  : 

Ce  que  je  vous  devois,  je  vous  l'ai  bien  rendu. 

DON    DIÈGUE. 

Porte,  porte  plus  haut  le  fruit  de  ta  victoire'  : 

Je  t'ai  donné  la  vie ,  et  tu  me  rends  ma  gloire  ; 

Et  d'autant  que  l'honneur  m'est  plus  cher  que  le  jour. 

D'autant  plus  maintenant  je  te  dois  de  retour. 

Mais  d'un  cœur  magnanime  éloigne  ces  foiblesses  '  ; 

Nous  n'avons  qu'un  honneur,  il  est  tant  de  mattresses*  ! 

L'amour  n'est  qu'un  plaisir,  l'honneur  est  un  devoir^. 

DON    RODRIGUE. 

Ah  !  que  me  dites-vous  ? 

Qu'étant  sorti  de  tous  je  ne  pouvoût  pas  moins. 

Je  me  tiens  trop  heureux,  et  mon  àme  est  ravie  (a).  (1637 -56) 
X.  Far.  Si  j*ose  satisfaire  à  moi-même  après  vous.  (1637-60) 
a.  Var,  Porte  encore  plus  haut  le  fruit  de  ta  victoire.  (z637-56) 

3.  Far.  Mais  d'un  si  brave  coeur  éloigne  ces  foiblesses.  (i637-56) 

4.  Les  maximes  de  ce  genre  sur  la    facilité  avec  laquelle  on  remplace  un 
amant  ou  une  maîtresse  sont  fréquentes  dans  le  théâtre  de  Corneille  : 

En  la  mort  d'un  amant  vous  ne  perdez  qu'un  homme. 
Dont  la  perte  est  facile  à  réparer  dans  Rome. 

{Horace,  acte  IV,  scène  m.) 
Vous  tronverex  dans  Rome  assez  d'autres  maîtresses. 

{Poljrtucte,  acte  II,  scène  i.) 

5.  Far.  L'amour  n'est  qu'un  plaisir,  et  l'honneur  un  devoir.  (x637-56) 

(a)  L'édition  de  1644  in-4*  porte  :  a  et  mon  àme  ravie.  » 


ACTE  III,  SCÈNE  VI.  i63 

DON    DIÈGUE. 

Ce  que  tu  dois  savoir.         1060 

DON    RODRIGUE. 

Mon  honneur  offensé  sur  moi-même  se  venge; 

Et  vous  m'osez  pousser  à  la  honte  du  change! 

L'infamie  est  pareille ,  et  suit  également 

Le  guerrier  sans  courage  et  le  perfide  amant. 

A  ma  fidélité  ne  faites  point  d'injure  ;  1 06  5 

Souffrez-moi  généreux  sans  me  rendre  parjure  : 

Mes  liens  sont  trop  forts  pour  être  ainsi  rompus  ; 

Ma  foi  m'engage  encor  si  je  n'espère  plus; 

Et  ne  pouvant  quitter  ni  posséder  Chimène , 

Le  trépas  que  je  cherche  est  ma  plus  douce  peine.    1070 

DON    DIEGUE. 

Il  n'est  pas  temps  encor  de  chercher  le  trépas  :  > 

Ton  prince  et  ton  pays  ont  besoin  de  ton  bras,  j 

La  flotte  qu'on  craignoit,  dans  ce  grand  fleuve  entrée, 

Croit  surprendre  la  ville  et  piller  la  contrée*. 

Les  Mores  vont  descendre ,  et  le  flux  et  la  nuit  1075 

Dans  une  heure  à  nos  murs  les  amène  *  sans  bruit. 

La  cour  est  en  désordf  e ,  et  le  peuple  en  alarmes  : 

On  n'entend  que  des  cris ,  on  ne  voit jue  des Jarmes. 

Dans  ce  malheur  public  mon  bonheur  a  permis 

Que  j'ai  trouvé  chez  moi  cinq  cents  de  mes  amis,     1080 

Qui  sachant  mon  affront,  poussés  d'un  même  zèle', 

Se  venoient  tous  offrir  à  venger  ma  querelle  * . 

Tu  les  as  prévenus;  mais  leurs  vaillantes  mains 

Se  tremperont  bieiv  mieux  au  sang  des  Africains. 


1.  Var.  Vient  surprendre  la  vilie  et  piUer  la  contrée.  (i637-56) 

2.  Il  y  a  amène  au  singulier  dans  toutes  les  éditions  publiées  da  Tirant  de 
Coneille.  Celle  de  169a  donne  amènent. 

3.  rar.  Qui  sachant  mon  afTront,  touchés  d'un  même  zèle.  (t66o) 

4.  far.  Venoient  m*offrir  leur  vie  à  Teuger  ma  querelle. 

(1637-44  in-4' et  48-56) 
rar.  Venoient  m'ofTrir  leur  sang  à  venger  ma  querelle.  (1644  io-ia) 


i64  LE  CID. 

Va  marcher  à  leur  tète  où  rhonneur  te  demande  :  x  o  8  5 
C'est  toi  que  veut  pour  chef  leur  généreuse  bande. 
De  ces  vieux  ennemis  va  soutenir  Tabord  : 
Là,  si  tu  veux  mourir,  trouve  une  belle  mort; 
Prends-en  l'occasion,  puisgu'eUe  t'est  offerte; 
Tais  clevoir  à  ton  roi  son  salut  à  ta  perte  ;  1090 

Mais  reviens-en  plutôt  les  palmes  sur  le  front. 
Ne  borne  pas  ta  gloire  à  venger  un  affront; 
Porte-la  plus  avant  :  force  par  ta  vaillance* 
Ce  monarque  au  pardon,  et  Chimène  au  silence*; 
Si  tu  l'aimes ,  apprends  que  revenir  vainqueur* ,        1095 
C'est  l'unique  moyen  de  regagner  son  cœur. 
Mais  le  temps  est  trop  cher  pour  le  perdre  en  paroles  ; 
Je  t'arrête  en  discours,  et  je  veux  que  tu  voles. 
Viens,  suis-moi,  va  combattre,  et  montrer  à  ton  roi 
Que  ce  qu'il  perd  au  Comte  il  le  recouvre  en  toi.       1 1 00 


X.  Far,  Ponue-la  plus  arant  :  force  par  ta  Taillanoe.  (1637-60) 
•k.  Far,  La  justice  au  pardon,  et  Chimène  au  silence.  (x637-56) 
3.  Fcur,  Si  tu  Taimes,  apprends  que  retourner  Tainqueur.  (1637-60) 


FIN    DU  TROISlillE   iCTB. 


ACTE  IV,  SCÈNE  I.  i65 


ACTE  IV. 


SCENE  PREMIÈRE. 

CHIMÈNE,  ELVIRE. 

CHIMÈNE. 

N'est-ce  point  un  faux  bruit?  le  sais-tu  bien,  Elvire? 

ELVIRE. 

Vous  ne  croiriez  jamais  comme  chacun  Tadmire , 

Et  porte  jusqu'au  ciel ,  d'une  commune  voix , 

De  ce  jeune  héros  les  glorieux  exploits. 

Les  Mores  devant  lui  n'ont  paru  qu'à  leur  honte  ;     x  x  o  5 

Leur  abord  fut  bien  prompt,  leur  fuite  encor  plus  prompte. 

Trois  heures  de  combat  laissent  à  nos  guerriers 

Une  victoire  entière  et  deux  rois  prisonniers. 

La  valeur  de  leur  chef  ne  trouvoit  point  d'obstacles. 

CHIMENE. 

Et  la  main  de  Rodrigue  a  fait  tous  ces  miracles?       i  x  x  o 

ELVIRE. 

De  ses  nobles  efforts  ces  deux  rois  sont  le  prix  : 
Sa  main  les  a  vaincus,  et  sa  main  les  a  pris. 

CHIMENE. 

De  qui  peux-tu  savoir  ces  nouvelles  étranges? 

ELVIRE. 

Du  peuple,  qui  partout  fait  sonner  ses  louanges  S 

Le  nomme  de  sa  joie  et  l'objet  et  l'auteur,  1 1 1 5 

I.  L'édition  de  x68a  porte,  pv  erreur,  les  louanges,  ponr  ses  louanges» 


i66  LE  CID. 

Son  ange  tutélaire,  et  son  libérateur. 

CHIMÈNE. 

Et  le  Roi ,  de  quel  œil  voit-il  tant  de  vaillance  ? 

EL  VIRE. 

Rodrigue  n'ose  encor  paroître  en  sa  présence; 
Mais  don  Diègue  ravi  lui  présente  enchaînés , 
Au  nom  de  ce  vainqueur,  ces  captifs  couronnés ,       nio 
Et  demande  pour  grâce  à  ce  généreux  prince 
\  Qu'il  daigne  voir  la  main  qui  sauve  la  province  * . 

CHIMENE. 

Mais  n'est-il  point  blessé  ? 

ELTIRE. 

Je  n'en  ai  rien  appris. 
Vous  changez  de  couleur  !  reprenez  vos  esprits. 

CHIMÈNE. 

Reprenons  donc  aussi  ma  colère  affoiblie  :  t  x  a  5 

Pour  avoir  soin  de  lui  fant-il  que  je  m'oublie  ? 
On  le  vante,  on  le  loue,  et  mon  cœury  consent  ! 
Mon  honneur  est  muet ,  mon  devoir  impuissant  ! 
Silence ,  mon  amour,  laisse  agir  ma  colère  : 
S'il  a  vaincu  deux  rois,  il  a  tué  mon  père*;  1 1 3o 

Ces  tristes  vêtements,  où  je  lis  mon  malheur. 
Sont  les  premiers  effets  qu'ait  produits*  sa  valeur; 
Et  quoi  qu'on  die  ailleurs  d'un  cœur  si  magnanime  *, 
Ici  tous  les  objets  me  parlent  de  son  crime. 

Vous  qui  rendez  la  force  à  mes  ressentiments ,      1 1 3  5 
Voiles*,  crêpes,  habits,  lugubres  ornements, 
Pompe  que  me  prescrit  sa  première  victoire  *, 
Contre  ma  passion  soutenez  bien  ma  gloire  ; 


I.  Fé»r,  Qa'il  daigne  Toir  la  main  qni  sauve  sa  provinoe.  (1637- 56) 
9.  Far»  S'il  a  Taincu  les  rois ,  il  a  tué  mon  père.  (x637  in-ia) 
3.  Toutes  les  éditions  portent  :  qu'ait  produit ,  sans  accord. 
4*  Far,  Et  combien  que  pour  lui  tcAit  un  peuple  s'anime.  (x637-56) 

5.  Fbile  est  au  singulier  dans  les  éditions  antérieures  à  1664 

6.  Far,  Pompe  où  m'enserelit  sa  première  victoire.  (1637 -56) 


ACTE  IV,    SCÈNE  I.  167 

Et  lorsque  mon  amour  prendra  trop  de  pouvoir  S 
Parlez  à  mon  esprit  de  mon  triste  devoir,  x  1 4» 

Attaquez  sans  rien  craindre  une  main  triomphante. 

ELVIRE. 

Modérez  ces  transports,  voici  venir  l'Infante. 

SCÈNE  II. 

L'INFANTE,  CHIMÈNE,  LÉONOR,  ELVIRE. 

l'infante. 
Je  ne  viens  pas  ici  consoler  tes  douleurs;  j^_. 

Je  viens  plutôt  mêler  mes  soupirs  à  tes  pleurs. 

CHIMÈNE. 

Prenez  bien  plutôt  part  à  la  commune  joie ,  1x45 

Et  goûtez  le  bonheur  que  le  ciel  vous  envoie, 

Madame  :  autre  que  moi  n'a  droit  de  soupirer. 

Le  péril  dont  Rodrigue  a  su  nous  retirer  *, 

Et  le  salut  public  que  vous  rendent  ses  armes , 

A  moi  seule  aujourd'hui  souffrent  encor  les  larmes  '  :  i  x  5  o 

n  a  sauvé  la  ville ,  il  a  servi  son  roi; 

Et  son  bras  valeureux  n'est  funeste  qu'à  moi. 

l'infante. 
Ma  Ghimène ,  il  est  vrai  qu'il  a  fait  des  merveilles. 

CHIMENE. 

Déjà  ce  bruit  fâcheux  a  frappé  mes  oreilles  ; 

Et  je  l'entends  partout  publier  hautement  n  5  5 

Aussi  brave  guerrier  que  malheureux  amant. 

l'infante. 
Qu'a  de  fâcheux  pour  toi  ce  discours  populaire  ? 
Ce  jeune  Mars  qu'il  loue  a  su  jadis  te  plaire  : 


1.  f^ar.  Et  lonqoe  mon  amour  prendra  plus  de  pouvoir. 

(1637  in-i2  et  44  in-4*) 

2.  Far,  Le  péril  dont  Rodrigue  a  su  vous  retirer.  (i637-56) 

3.  Far.  A  moi  seule  aujourd'hui  permet  encor  les  larmes.  (i637-56) 


106  LE  GID. 

n  possédoit  ton  âme,  il  vivoit  sous  tes  lois; 

Et  vanter  sa  valeur,  c'est  honorer  ton  choix.  1 1 60 

CHIMÈNB. 

Chacun  peut  la  vanter  avec  quelque  justice*  ; 

Mais  pour  moi  sa  louange  est  un  nouveau  supplice. 

On  aigrit  ma  douleur  en  F  élevant  si  haut  : 

Je  vois  ce  que  je  perds  quand  je  vois  ce  qu'il  vaut. 

Ah  !  cruels  déplaisirs  àTesprit  d'une  amante  !  1 1 6  5 

Plus  j'apprends  son  mérite,  et  plus  mon  feu  s'augmente  : 

Cependant  mon  devoir  est  toujours  le  plus  fort, 

Et  malgré  mon  aniour,  va  poursuivre  sa  mort. 

l'infante. 
Hier^  ce  devoir  te  mit  en  une  haute  estime  ; 
L'effort  que  tu  te  fis  parut  si  magnanime ,  1 1 7  o 

Si  digne  d'un  grand  cœur,  que  chacun  à  la  cour 
Admiroit  ton  courage  et  plaignoit  ton  amour. 
Mais  croirois-tu  l'avis  d'une  amitié  fidèle? 

CHIMÈNE. 

Ne  vous  obéir  pas  me  rendroit  criminelle. 

l'infante. 
Ce  qui  fut  juste  alors  ne  l'est  plus  aujourd'hui' .        1175 
Rodrigue  maintenant  est  notre  unique  appui , 
L'espérance  et  l'amour  d'un  peuple  qui  l'adore , 
Le  soutien  de  Castille,  et  la  terreur  du  More*. 
Le  Roi  même  est  d'accord  de  cette  vérité  % 

X.  Var,  rûccorde  que  chacan  la  rante  ayec  justice.  (x637  et  39-56) 
Far,  J'accorde  que  chacan  le  yante  arec  justioe.  (x638  P.) 

a.  «  Cet  hier  fait  yoir  que  la  pièce  dure  deux  jours  dans  Corneille  :  l'unité 
de  temps  n'était  pas  encore  une  règle  bien  reconnue.  Cependant,  si  la  querelle 
du  Comte  et  sa  mort  arrivent  la  veille  au  soir,  et  si  le  lendemain  tout  est  fini  à 
la  même  heure,  l'unité  de  temps  est  observée.  Les  événements  ne  sont  point 
aussi  pressés  qu'on  l'a  reproché  à  Corneille,  et  tout  est  assez  vraisemblable.  » 
(Foltaire,) 

3.  Far,  Ce  qui  fut  bon  alors  ne  l'est  plus  aujourd'hui.  (1637-44) 

4*  Vojes  ci-dessus,  p.  x36,  note  a. 

5.  Far,  Ses  faits  nous  ont  rendu  ce  qu'ils  nous  ont  àté, 
Et  ton  père  en  lui  seul  se  voit  ressuscité*.  (1637 -56) 


ACTE  IV,   SCÈNE   II.  169 

Que  ton  père  en  lui  seul  se  voit  ressuscité  ;  x  1 80 

Et  si  tu  yeux  enfin  qu'en  deux  mots  je  m'explique , 

Tu  poursuis  en  sa  mort  la  ruine  publique» 

Quoi  !  pour  venger  un  père  est-il  jamais  permis 

De  livrer  sa  patrie  aux  mains  des  ennemis? 

Ck>ntre  nous  ta  poursuite  est-elle  légitime ,  x  x  8  5 

Et  pour  être  punis  avons-nous  part  au  crime  ? 

Ce  n'est  pas  qu'après  tout  tu  doives  épouser 

Celui  qu'un  père  mort  t'obligeoit  d'accuser  : 

Je  te  voudrois  moi-même  en  arracher  l'envie', 

Ote-lui  ton  amour,  mais  laisse-nous  sa  vie.  1x90 

CHIMÈTYE. 

Ah  !  ce  n'est  pas  à  moi  d'avoir  tant  de  bonté*; 

Le  devoir  qui  m'aigrit  n'a  rien  de  limité. 

Quoique  pour  ce  vainqueur  mon  amour  s'intéresse , 

Quoiqu'un  peuple  l'adore  et  qu'un  roi  le  caresse , 

Qu'il  soit  environné  des  plus  vaillants  guerriers ,        1x95 

J'irai  sous  mes  cyprès  accabler  ses  lauriers. 

l'infante. 
C'est  générosité  quand  pour  venger  un  père  ^ 
Notre  devoir  attaque  une  tête  si  chère  ;  l 

Mais  c'en  est  une  encor  d'un  plus  illustre  rang,( 
Quand  on  donne  au  public  les  intérêts  du  sang.  J      1200 
Non ,  crois-moi ,  c'est  assez  que  d'éteindre  ta  flamme  ; 
11  sera  trop  puni  s'il  n'est  plus  dans  ton  âme. 
Que  le  bien  du  pays  t'impose  cette  loi  : 
Aussi  bien,  que  crois-tu  que  t'accorde  le  Roi? 

CHIMENB. 

n  peut  me  refuser,  mais  je  ne  puis  me  taire  '.  1 2  o  5 


X.  Far,  Ah  \  Madame,  souffrez  qa'avecqne  liberté 
Je  poosfc  ju9qa*aa  bout  ma  générosité. 

Qooiqae  mon  cceor  pour  lai  contre  moi  s'intéresse.  (i637-56) 
Far,  Ah  !  ce  n^est  pas  à  moi  d*aToir  cette  boatr.  (1660) 

^.Var.  Il  peut  me  refuser,  mais  je  ne  me  puis  taire.  (1637- 56) 


I70  LE  CID. 

l'infante. 
Pense  bien ,  ma  Ghimène,  à  ce  que  tu  veux  faire. 
Adieu  :  tu  pourras  seule  y  penser  à  loisir  ^ 

CHIMENE. 

Après  mon  père  mort ,  je  n'ai  point  à  choisir. 

SCÈNE  III. 

DON  FERNAND,  DON  DIÈGUE,  DON  ARIAS, 
DON  RODRIGUE,  DON  SANCHE. 

DON    FERNAND. 

Généreux  héritier  d'une  illustre  famille, 

Qui  fut  toujours  la  gloire  et  l'appui  de  Castille ,         x  2  x  o 

Race  de  tant  d'aïeux  en  valeur  signalés , 

Que  l'essai  de  la  tienne  a  sitôt  égalés , 

Pour  te  récompenser  ma  force  est  trop  petite  ; 

Et  j'ai  moins  de  pouvoir  que  tu  n'as  de  mérite. 

Le  pays  délivré  d'un  si  rude  ennemi ,  x  a  1 5 

Mon  sceptre  dans  ma  main  par  la  tienne  affermi , 

Et  les  Mores  défaits  avant  qu'en  ces  alarmes 

J'eusse  pu  donner  ordre  à  repousser  leurs  armes , 

Ne  sont  point  des  exploits  qui  laissent  à  ton  roi 

Le  moyen  ni  l'espoir  de  s'acquitter  vers  toi.  i aan 

Mais  deux  rois  tes  captifs  feront  ta  récompense*. 

Ils  t'ont  nommé  tous  deux  leur  Cid  en  ma  présence  : 

Puisque  Cid  en  leur  langue  est  autant  que  seigneur  ', 

Je  ne  t'envierai  pas  ce  beau  titre  d'hqtineur. 

Sois  désormais  le  Cid  :  qu'à  ce  grand  nom  tout  cède  ; 
Qu'il  comble  d'épouvante  et  Grenade  et  Tolède*, 


X.  yar.  Adieu  :  tu  pourras  seule  y  songer  à  loisir.  (  1687 -60) 

a.  flar.  Mais  deux  rois,  tes  captifs,  seront  ta  récompense.  (x637  in-xa  et  44) 

3.  Voyez  le  Lexique. 

4.  f^ar.  Qu*il  devienne  l'effroi  de  Grenade  et  Tolède.  (i637-56) 


ACTE    IV,  SCÈNE  III.  171 

Et  qu'il  marque  à  tous  ceux  qui  vivent  sous  mes  lois 
Et  ce  que  tu  me  vaux,  et  ce  que  je  te  dois. 

DON    RODRIGUE. 

Que  Votre  Majesté ,  Sire ,  épargne  ma  honte. 

D'un  si  foible  service  elle  fait  trop  de  conte  * ,  1 2  3  o 

Et  me  force  à  rougir  devant  un  si  grand  roi 

De  mériter  si  peu  l'honneur  que  j'en  reçoi; 

Je  sais  trop  qiie  je  dois  au  bien  de  votre  empire , 

Et  le  sang  qui  m'anime ,  et  l'air  que  je  respire  ; 

Et  quand  je  les  perdrai  pour  un  si  digne  objet ,         z  2  3  5 

Je  ferai  seulement  le  devoir  d'un  sujet. 

DON    FERNAND. 

Tous  ceux  que  ce  devoir  à  mon  service  engage 

Ne  s'en  acquittent  pas  avec  même  courage  ; 

Et  lorsque  la  valeur  ne  va  point  dans  l'excès , 

Elle  ne  produit  point  de  si  rares  succès.  1240 

Souffre  donc  qu'on  te  loue ,  et  de  cette  victoire 

Apprends-moi  plus  au  long  la  véritable  histoire. 

DON    RODRIGUE. 

Sire ,  vous  avez  su  qu'en  ce  danger  pressant , 

Qui  jeta  dans  la  ville  un  effroi  si  puissant , 

Une  troupe  d'amis  chez  mon  père  assemblée  1245 

Sollicita  mon  âme  encor  toute  troublée.... 

Mais,  Sire ,  pardonnez  à  ma  témérité , 

Si  j'osai  l'employer  sans  votre  autorité  : 

Le  péril  approchoit  ;  leur  brigade  étoit  prête  ; 

Me  montrsLut  à  la  cour,  je  hasardois  ma  tête'  ;  1 2  5o 

Et  s'il  falloit  la  perdre,  il  m'étoit  bien  plus  doux 

De  sortir  de  la  vie  en  combattant  pour  vous. 


1.  Far,  D'an  ai  foible  serrioe  elle  a  fait  trop  de  coûte.  (1637  10-12) 

2.  Far.  Et  parottre  à  la  ooar  eût  hasardé  ma  tête, 
Qa'à  défendre  l'État  j'aimois  bien  mieux  donner, 
Qu^anx  plaintes  de  Chiroène  ainsi  TabHodonner.  (i637-56) 


172  LE   CID. 

DON    FERNAND. 

J^excuse  ta  chaleur  à  yenger  ton  offense^  ;  ^ 

Et  rÉtat  défendu  me  parle  en  ta  défense  : 
TCrois  que  dorénavant  Ghimène  a  beau  parler.  i  a  5  5 

l  Je  ne  Técoute  plus  que  pour  la  consoler. 

Mais  poursuis. 

DON    RODRIGUE. 

Sous  moi  donc  cette  troupe  s'avance, 
Et  porte  sur  le  front  une  mâle  assurance. 
Nous  partîmes  cinq  cents  ;  mais  par  un  prompt  renfort 
Nous  nous  vhnes  trois  mille  en  arrivant  au  port,       i  a6o 
Tant ,  à  nous  voir  marcher  avec  un  tel  visage*, 
Les  plus  épouvantés  reprenoient  de  courage'  ! 
J'en  cache  les  deux  tiers,  aussitôt  qu'arrivés. 
Dans  le  fond  des  vaisseaux  qui  lors  furent  trouvés  ; 
Le  reste ,  dont  le  nombre  augmentoit  à  toute  heure , 
Brûlant  d'impatience  autour  de  moi  demeure , 
Se  couche  contre  terre ,  et  sans  faire  aucun  bruit , 
Passe  une  bonne  part  d'une  si  belle  nuit. 
Par  mon  commandement  la  garde  en  fait  de  même , 
Et  se  tenant  cachée ,  aide  à  mon  stratagème* ;  1270 

Et  je  feins  hardiment  d'avoir  reçu  de  vous 
L'ordre  qu'on  me  voit  suivre  et  que  je  donne  à  tous. 

Cette  obscure  clarté  qui  tombe  des  étoiles 
Enfin  avec  le  flux  nous  fait  voir  trente  voiles  *  ; 
L'onde  s'enfle  dessous ,  et  d'un  commun  eflbrt  1175 

Les  Mores  et  la  mer  montent  jusques  au  port. 


I.  f^ar,  J*ezcuse  ta  cbaleur  à  Tenger  une  offense.  (i638  L.) 

a.  Fàr.  Tant,  à  nous  toit  marcher  en  si  bon  équipage.  (i637-56) 

3.  f^ar.  Les  plus  épouvantés  reprenoient  le  courage  !  (i638L.,  39et44>n'4*) 

f^nr.  Les  plus  épouvantés  reprenoient  du  courage!  (1644  in-ia) 
4  f^ar.  Et  se  tenant  cachée,  aide  mon  stratagème.  (i637  in-ztt) 
5.  Far.  Enfin  avec  le  flux  nous  fit  voir  trente  voiles; 

L*onde  s'enfloit  dessous ,  et  d'un  commun  effort 

Les  Mores  et  la  mer  entrèrent  dans  le  port.  (1637-60) 


ACTE  IV,   SCÈNE  III.  173 

On  les  laisse  passer;  tout  leur  parott  tranquiUe; 

Point  de  soldats  au  port,  point  aux  murs  de  la  yille. 

Notre  profond  silence  abusant  leurs  esprits , 

Us  n'osent  plus  douter  de  nous  avoir  surpris  ;  x  1 8  o 

Ils  abordent  sans  peur,  ils  ancrent ,  ils  descendent , 

Et  courent  se  livrer  aux  mains  qui  les  attendent. 

Nous  nous  levons  alors ,  et  tous  en  même  temps 

Poussons  jusques  au  ciel  mille  cris  éclatants. 

Les  nôtres,  à  ces  cris,  de  nos  vaisseaux  repondent*;  x  a  8 5 

Ils  paroissent  armés,  les  Mores  se  confondent, 

L'épouvante  les  prend  à  demi  descendus  ; 

Avant  que  de  combattre,  ils  s'estiment  perdus. 

Ils  couroient  au  pillage ,  et  rencontrent  la  guerre  ; 

Nous  les  pressons  sur  Teau,  nous  les  pressons  sur  terre. 

Et  nous  faisons  courir  des  ruisseaux  de  leur  sang , 

Avant  qu*aucun  résiste  ou  reprenne  son  rang. 

Mais  bientôt,  malgré  nous,  leurs  princes  les  rallient; 

Leur  courage  renaît ,  et  leurs  terreurs  s'oublient  : 

La  honte  de  mourir  sans  avoir  combattu  1295 

Arrête  leur  désordre,  et  leur  reiid  leur  vertu'. 

Contre  nous  de  pied  ferme  ils  tirent  leurs  alfanges'. 

De  notre  sang  au  leur  font  d'horribles  mélanges*  ; 

Et  la  terre,  et  le  fleuve,  et  leur  flotte ,  et  le  port, 

Sont  des  champs  de  carnage  où  triomphe  la  mort^  1 3oo 

O  combien  d'actions ,  combien  d'exploits  célèbres 
Sont  demeurés  sans  gloire  au  milieu  des  ténèbres*, 

I.  Far,  Les  nAtres,  an  signal,  de  nos  raisseanx  répondent.  (1687 -56) 
1.  Far.  Rétablit  leur  désordre,  et  leur  rend  leur  Terto.  (1637 -56) 
3.  Sorte  de  cimeterres.  Voyez  le  Lexique. 
4*  Far,  Contre  nons  de  pied  ferme  ils  tirent  les  épées; 
Des  pins  braves  soldats  les  trames  sont  oonpées  (a).  (i637-63) 

5.  Far.  Sont  les  champs  de  carnage  où  triomphe  la  mort.  (1644  in-4*) 

6.  Far,  Furent  ensevelis  dans  rhorreur  des  ténèbres.  (x637'56) 

fa)  Jolly  fait  remarquer,  dans  PaTertissement  de  Tédition  de  1738  (p.  zx), 
que  les  comédiens  ont  ici  toujours  adopté  la  rariante  de  préférence  an  texte, 
•us  doute  afin  d*éTiter  le  mot  alfange.  Us  font  encore  de  même  aujourd'hui. 


174  LE    CID. 

Où  chacun,  seul  témoin  des  grands  coups  qu'il  donnoit, 

Ne  pouvoit  discerner  où  le  sort  inclinoit  ! 

J'allois  de  tous  côtés  encourager  les  nôtres ,  1 3o 5 

Faire  avancer  les  uns,  et  soutenir  les  autres, 

Ranger  ceux  qui  venoient ,  les  pousser  à  leur  tour, 

Et  ne  Tai  pu  savoir  jusques  au  point  du  jour  ' . 

Mais  enfin  sa  clarté  montre  notre  avantage  : 

Le  More  voit  sa  perte ,  et  perd  soudain  courage  ;      1 3  x  o 

Et  voyant  un  renfort  qui  nous  vient  secourir. 

L'ardeur  de  vaincre  cède  à  la  peur  de  mourir. 

Ils  gagnent  leurs  vaisseaux,  ils  en  coupent  les  cables'. 

Poussent  jusques  aux  cieux  des  cris  épouvantables'. 

Font  retraite  en  tumulte ,  et  sans  considérer  z  3 1 5 

Si  leurs  rois  avec  eux  peuvent  se  retirer* . 

Pour  souffrir  ce  devoir  leur  frayeur  est  trop  forte*  : 

Le  flux  les  apporta  *,  le  reflux  les  remporte*. 

Cependant  que  leurs  rois ,  engagés  parmi  nous , 

Et  quelque  peu  des  leurs,  tous  percés  de  nos  coups' ,  1 3  a  o 

Disputent  vaillamment  et  vendent  bien  leur  vie. 

A  se  rendre  moi-même  en  vain  je  les  convie  : 

Le  cimeterre  au  poing  ils  ne  m' écoutent  pas  ; 

Mais  voyant  à  leurs  pieds  tomber  tous  leurs  soldats , 


I .  Far,  Et  nVn  pas  rien  mtoît  jusqaes  au  point  du  jour. 

Mais  enfin  sa  clarté  montra  notre  avantage  : 

Le  More  vit  sa  perte,  et  perdit  le  ooarage. 

Et  voyant  nn  renfort  qni  noas  vint  secourir. 

Changea  Pardear  de  Taiocre  à  la  peur  de  mourir  (n).  (1637 -56) 
a.  Toutes  les  éditions  ^oxXeat  ehahles  ^  excepté  celles  de  1644  in-ia  et  de 
1660-64  )  qui  donnent  cdhli'a, 

3.  f^ar,  Nous  laissent  pour  adieux  des  cria  épouTantablet.  (i637-56) 

4.  f^tfr.  Si  leurs  rois  avec  eux  ont  pu  se  retirer.  (1637  et  39-56) 
Far.  Si  les  rois  arec  env  ont  pu  se  retirer.  (x638) 

5.  Far.  Ainsi  leur  devoir  cède  à  la  frayeur  plus  forte.  (x637-56) 

6.  Far.  Le  flux  les  apporta;  le  reflux  les  emporte.  (i637  in-xa  et  44in-4") 

7.  Far,  Et  quelque  peu  des  leurs,  tous  chargés  de  uos  coups.  (x638) 

(a)  Change  l'ardeur  de  vaincre  à  la  peur  de  mourir.  (x637  in- la  et  44  in-4*) 


ACTE  IV,  SCÈNE  HI.  17$ 

Et  que  seuls  désormais  en  vain  ils  se  défendent,        x  3 a  5 
Ils  demandent  le  chef  :  je  me  nomme,  ils  se  rendent. 
Je  vous  les  envoyai  tous  deux  en  même  temps  ; 
Et  le  combat  cessa  faute  de  combattants. 
C'est  de  cette  façon  que,  pour  "Votre  service.... 


SCENE  IV. 

DON  FERNAND,  DON  DIÈGUE,  DON  RODRIGUE, 
DON  ARIAS,  DON  ALONSE,  DON  SANCHE. 

DON    ALON8B. 

Sire ,  Chiméne  vient  vous  demander  justice.  1 3  3  o 

DON    FERNAND. 

La  fâcheuse  nouvelle,  et  T importun  devoir! 

Va,  je  ne  la  veux  pas  obliger  à  te  voir. 

Pour  tous  remercîments  il  faut  que  je  te  chasse; 

Mais  avant  que  sortir,  viens,  que  ton  roi  t'embrasse. 

(Don   Rodrigue  rentre   .) 
DON    DIÈGUE. 

Chiméne  le  poursuit ,  et  voudroit  le  sauver.  1 3  3  5 

DON    FBRNAND. 

On  m'a  dit  qu'elle  Taime,  et  je  vais  l'éprouver*. 
Montrez  un  œil  plus  triste*. 


X.  Ce  jeu  de  «cène  manque  dans  les  éditions  de  i637  in-xa  et  de  x638  L. 
»  Il  se  troore  qnutxe  vers  pins  baut  dans  les  éditions  de  i638  P.,  de  1639 
et  de  1644  in-i". 

a.  Var.  On  me  dit  qnVlIe  Taime ,  et  je  Tais  TéprouTer.  (x637  in-ia) 

3.  Var.  Cootrebites  le  triste.  (1637 -56) 


176  LE   CID. 


SCÈNE  V. 

DON  FERNAND,  DON  DIÈGUE,  DON  ARIAS,  DON 
SANCHE,  DON  ALONSE,  CHMÈNE,  ELVIRE. 

DON    FERNAND. 

Enfin  soyez  contente , 
Chimène ,  le  succès  répond  à  votre  attente  : 
Si  de  nos  ennemis  Rodrigue  a  le  dessus, 
Il  est  mort  à  nos  yeux  des  coups  qu'il  a  reçus;  1340 

Rendez  grâces  au  ciel ,  qui  vous  en  a  vengée. 

(A  don  Diègae  .) 

Voyez  comme  déjà  sa  couleur  est  changée. 

DON    DIÈGUE. 

Mais  voyez  qu'elle  pâme,  et  d'un  amour  parfait, 
Dans  cette  pâmoison,  Sire,  admirez  TefTet. 
Sa  douleur  a  trahi  les  secrets  de  son  âme ,  1 3  4  5 

Et  ne  vous  permet  plus  de  douter  de  sa  flanmie. 

CHIMENE. 

Quoi!  Rodrigue  est  donc  mort? 

DON    FEBNAND. 

Non,  non,  il  voit  le  jour, 
Et  te  conserve  encore  un  immuable  amour  : 
Calme  cette  douleur  qui  pour  lui  s'intéresse'. 

CHIMENE. 

Sire,  on  pâme  de  joie,  ainsi  que  de  tristesse  :  z  35o 

Un  excès  de  plaisir  nous  rend  tous  languissants , 
Et  quand  il  surprend  l'âme,  il  accable  les  sens. 


I.  Ce  jen  de  scène  manque  dans  les  éditions  de  1637 -56. 
a.  Var,  Ta  le  posséderas ,  reprends  ton  allégresse.  (i637-56) 


ACTE   IV,   SCÈNE  V.  177 

DON    FERNAND. 

^fu  veux  qu'en  ta  faveur  nous  croyions*  Timpossible? 
Chimène,  ta  douleur  a  paru  trop  visible'. 

CHIMÈNE. 

Eh  bien  !  Sire ,  ajoutez  ce  comble  à  mon  malheur,    1 3  5  5 

Nommez  ma  pâmoison  Teffet  de  ma  douleur  : 

Un  juste  déplaisir  à  ce  point  m*a  réduite. 

Son  trépas  déroboit  sa  tête  à  ma  poursuite  ; 

S'il  meurt  des  coups  reçus  pour  le  bien  du  pays, 

Ma  vengeance  est  perdue  et  mes  desseins  trahis  :      1 36o 

Une  si  beUe  fin  m'est  trop  injurieuse. 

Je  demande  sa  mort,  mais  non  pas  glorieuse, 

Non  pas  dans  un  éclat  qui  Téléve  si  haut. 

Non  pas  au  lit  d'honneur,  mais  sur  un  échafaud  ; 

Qu'il  meure  pour  mon  père,  et  non  pour  la  patrie;  ii65 

Que  son  nom  soit  taché ,  sa  mémoire  flétrie. 

Mourir  pour  le  pays  n'est  pas  un  triste  sort; 

C'est  s'immortaliser  par  une  belle  mort.      ^ 

J  aime  donc  sa  victoire ,  et  je  le  puis  sans  crime  ; 
Elle  assure  l'État ,  et  me  rend  ma  victime ,  1370 

Mais  noble,  mais  fameuse  entre  tous  les  guerriers. 
Le  chef,  au  lieu  de  fleurs,  couronné  de  lauriers; 
Et  pour  dire  en  un  mot  ce  que  j'en  considère, 
Digne  d'être  inmiolée  aux  mânes  de  mon  père.. .. 

Hélas  !  à  quel  espoir  me  laissé-je  emporter  !  1375 

Rodrigue  de  ma  part  n'a  rien  à  redouter  : 
Que  pourroient  contre  lui  des  larmes  qu'on  méprise? 
Pour  lui  tout  votre  empire  est  un  lieu  de  franchise; 
Là,  sous  votre  pouvoir,  tout  lui  devient  permis; 


I.  On  lit  croyons,  pour  erojriont ,  dans  1m  éditions  de   z637-44   ^t  de 
i65a.56. 
1.  rar.  Ta  tristesse ,  Chimène,  a  paru  trop  Tisible. 
cnDf.  Eb  bien  1  Sire,  ajoutez  ce  comble  à  mes  malheurs, 
Ifonunez  ma  pAmoison  Teffet  de  mes  douleurs.  (1637- 56) 

CoBKBn.LV.  in  13' 


l^S  LE  CID. 

n  triomphe  de  moi  comme  des  ennemis.  1 3  8  o 

Dans  leur  sang  répandu  la  justice  étouffée* 
Aux  crimes  du  vainqueur  sert  d'un  nouveau  trophée  : 
Nous  en  croissons  la  pompe,  et  le  mépris  des  lois 
Nous  fait  suivre  son  char  au  milieu  de  deux  rois. 

DON    FERNAND. 

Ma  fille ,  ces  transports  ont  trop  de  violence.  i  3  s  5 

Quand  on  rend  la  justice,  on  met  tout  en  balance  : 
On  a  tué  ton  père,  il  étoit  Tagresseur; 
Et  la  même  équité  m'ordonne  la  douceur. 
Avant  que  d'accuser  ce  que  j'en  fais  paroître , 
Consulte  bien  ton  cœur  :  Rodrigue  en  est  le  maître,  z  390 
Et  ta  flamme  en  secret  rend  grâces  à  ton  roi , 
Dont  la  faveur  conserve  un  tel  amant  pour  toi. 

CHMÈNE. 

Pour  moi  !  mon  ennemi  !  l'objet  de  ma  colère  ! 

L'auteur  de  mes  malheurs  !  l'assassin  de  mon  père  ! 

De  ma  juste  poursuite  on  fait  si  peu  de  cas  1395 

Qu'on  me  croit  obliger  en  ne  m'écoutant  pas  ! 
Puisque  vous  refusez  la  justice  à  mes  larmes, 

Sire ,  permettez-moi  de  recourir  aux  armes  ; 

C'est  par  là  seulement  qu'il  a  su  m' outrager, 

Et  c'est  aussi  par  là  que  je  me  dois  venger.  1400 

A  tous  vos  cavaliers  je  demande  sa  tête  '  : 
,  Oui ,  qu'un  d'eux  me  l'apporte,  et  je  suis  sa  conquête  ; 
I  Qu'ils  le  combattent.  Sire;  et  le  combat  fini , 

J'épouse  le  vainqueur,  si  Rodrigue  est  puni. 

Sous  votre  autorité  souffrez  qu'on  le  publie.  1405 

DON   FERNAND. 

Cette  vieille  coutume  en  ces  lieux  établie , 
Sous  couleur  de  punir  un  injuste  attentat, 


I.  f^r.Dans  leur  sang  épando  la  justice  étouffée.  (x637,  3g  et  48-56) 

a.  Fiar.  A  tous  vos  chevaliers  je  demande  sa  tête.  (x637  in-4%  38  P.,  39  et  44) 


ACTE    IV,  SCÈNE  V.  179 

Des  meilleurs  combattants  affoiblit  un  État; 

Souvent  de  cet  abus  le  succès  déplorable 

Opprime  rinnocent,  et  soutient  le  coupable.  1 4 1  o 

J'*en  dispense  Rodrigue  :  il  m'est  trop  précieux    (• 

Pour  Texposer  aux.C0upfl^ lunlsort  c^ricieux  'f  - 

Et  quoi  qu'ait  pu  commettre  un  cœur  si  magnanime , 

Les  Mores  en  fuyant  ont  emporté  son  crime. 

DON    DIBGUS. 

Quoi  !  Sire ,  pour  lui  seul  tous  renversez  des  lois     1 4 1 5 

Qu'a  vu  toute  la  cour  observer  tant  de  fois  ! 

Que  croira  votre  peuple ,  et  que  dira  Tenvie, 

Si  sous  votre  défense  il  ménage  sa  vie, 

Et  s'en  fait  un  prétexte  à  ne  paroitre  pas^ 

Où  tous  les  gens  d'honneur  cherchent  un  beau  trépas? 

De  pareilles  faveurs  temiroient  trop  sa  gloire  '  : 

Qu'il  goûte  sans  rougir  les  fruits  de  sa  victoire. 

Le  Comte  eut  de  l'audace  ;  il  l'en  a  su  punir  : 

Il  l'a  fait  en  brave  homme,  et  le  doit  maintenir*. 

DON    FBRNAND. 

Puisque  vous  le  voulez ,  j'accorde  qu'il  le  fasse  ;         1 4  a  5 
Mais  d'un  guerrier  vaincu  mille  prendroient  la  place, 
Et  le  prix  que  Chimène  au  vainqueur  a  promis 
De  tous  mes  cavaliers  feroit  ses  ennemis  * . 
L'opposer  seul  à  tous  seroit  trop  d'injustice  : 

D  suiBt  qu^une  fois  il  entre  dans  Isi  lice* — x  4 3o 

Choisis  qui  tu  voudras ,  Chimène ,  et  choisis  bien  ; 
Mais  après  ce  combat  ne  demande  plus  rien. 

DON    DIÈGUB. 

N'excusez  point  par  là  ceux  que  son  bras  étonne  : 

X.  Fiar.  Et  s'en  sert  d^oD  prétexte  à  ne  paroitre  pas.  (1637-60) 
^.Fàr.  Sire,  6m  ces  fisTeors,  qui  temiroient  sa  gloire.  (1637 -56) 

3.  Far,  U  Ta  fait  en  brave  homme ,  et  le  doit  soutenir. 

(1637  >"-4%  38-44  in-4'  ««  48-56) 
Far.  n  a  fait  en  brave  homme,  et  le  doit  soutenir.  (1637  in-x2  et  44  in-xa) 

4.  Far.  De  tous  mes  cheraliers  feroit  ses  ennemis.  (i637  in-4<',  38  P.,  Sg  et  44) 


i8o  LE  CID. 

Laissez  un  champ  ouvert,  où  n'entrera  personne*. 
Après  ce  que  Rodrigue  a  fait  voir  aujourd'hui ,  1435 

Quel  courage  assez  vain  s'oseroit  prendre  à  lui  ? 
Qui  se  hasarderoit  contre  un  tel  adversaire  ? 
Qui  seroit  ce  vaillant,  ou  bien  ce  téméraire? 

DON    SANGHE. 

Faites  ouvrir  le  champ  :  vous  voyez  l'assaillant '; 

Je  suis  ce  téméraire ,  ou  plutôt  ce  vaillant.  1440 

Accordez  cette  grâce  à  l'ardeur  qui  me  presse, 
Madame  :  vous  savez  quelle  est  votre  promesse. 

DOK    FERNAND. 

Chimène,  remets-tu  ta  querelle  en  sa  main? 

CHIMÀNE. 

Sire ,  je  l'ai  promis. 

DON    FBRNAND. 

Soyez  prêt  à  demain. 

DON    DIÈGUE. 

Non ,  Sire ,  il  ne  faut  pas  différer  davantage  :  1445 

On  est  toujours  trop  prêt  quand  on  a  du  courage. 

DON    FEHNAND. 

Sortir  d'une  bataille,  et  combattre  à  l'instant  ! 

DON    DIÈGUE. 

Rodrigue  a  pris  haleine  en  vous  la  racontant. 

DON    FERNAND. 

Du  moins  une  heure  ou  deux  je  veux  qu'il  se  délasse*. 
Mais  de  peur  qu'en  exemple  un  tel  combat  ne  passe,   1 4  5  o 
Pour  témoigner  à  tous  qu'à  regret  je  permets 


X.  Var,  Laissez  an  camp  ouTert,  où  n'entrera  personne.  (i637-56) 
a.  Var,  Faites  ouTrir  le  camp  :  tous  Toyex  l'assaillant.  (1637- 56] 
3.  c  Je  me  suis  toujours  repenti  d'avoir  fait  dire  au  Roi,  dans  lé  Cid,  qu'il 
▼ouloit  que  Rodrigue  se  délassAt  une  heure  ou  deux  après  la  défaite  des  Maures 
avant  que  de  combattre  don  Sanclie  :  je  l'avois  fait  pour  montrer  que  la  pièce 
étoit  dans  les  vingt-quatre  heures  ;  et  cela  n'a  servi  qu'à  avertir  les  apecUteurs 
de  la  contrainte  avec  laquelle  je  l'y  ai  réduite,  b  [Discours  de  la  tragédie, 
tome  I,  p.  96.) 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  i8i 

Un  sanglant  procédé  qui  ne  me  plut  jamais , 
De  moi  ni  de  ma  cour  il  n'aura  la  présence. 

(n  parle  à  don  Arias  .) 

Vous  seul  des  combattants  jugerez  la  vaillance  : 
Ayez  soin^que  tous  deux  fassent  en  gens  de  cœur,    1455 
Et  le  combat  fini ,  m'amenez  le  vainqueur. 
Qui  qu'il  soit,  même  prix  est  acquis  à  sa  peine?  :' 
Je  le  veux  de  ma  main  présenter  à  Chimène , 
Et  que  pour  récompense  il  reçoive  sa  foi. 

CHIMENE. 

Quoi  !  Sire,  ni'imposer  une  si  dure  loi  !  1460 

DON    FERNAND. 

Tu  t'en  plains  ;  mais  ton  feu ,  loin  d'avouer  ta  plainte , 
Si  Rodrigue  est  vainqueur,  l'accepte  sans  contrainte. 
Gesse  de  murmurer  contre  un  arrêt  si  doux  : 
Qui  que  ce  soit  des  deux,  j'en  ferai  ton  époux ^ 


X.  Ce  jeu  de  seine  manque  dans  les  éditions  de  x637  in- ri,  de  i638  et 
de  1644  iB-i2. 
a.  Far.  Qoel  qu'il  soit,  même  prix  est  acquis  à  sa  peine.  (1637-64) 
3.  Far.  Sire,  c'est  me  donner  une  trop  dure  loi.  (z637-44) 


FIN   ou    QVATAliME   ACTE. 


i«a  LE  CID. 


ACTE  V. 


SCENE  PREMIERE. 

DON  RODRIGUE,  CHIMÈNE*. 

GHIMENE. 

Quoi!  Rodrigue,  en  plein  jour!  d'où  tevientcette  audace? 
Va ,  tu  me  perds  d'honneur  ;  retire-toi ,  de  grâce. 

DON    RODRIGUE. 

Je  yais  mourir,  Madame,  et  vous  viens  en  ce  lieu , 
Avant  le  coup  mortel ,  dire  un  dernier  adieu'  : 
Cet  immuable  amour  qui  sous  vos  lois  m'engage* 
N'ose  accepter  ma  mort  sans  vous  en  faire  hommage.  1470 

CHIMÈNE. 

Tu  vas  mourir  ! 

DON    RODRIGUE.  ^ 

Je  cours  à  ces  heureux  moments 
Qui  vont  livrer  ma  vie  à  vos  ressentiments. 

CHIMENE. 

Tu  vas  mourir!  Don  Sanche  est-il  si  redoutable 
Qu'il  donne  l'épouvante  à  ce  cœur  indomptable? 
Qui  t'a  rendu  si  foible ,  ou  qui  le  rend  si  fort  ?  1 4  7  ^ 

Rodrigue  va  combattre ,  et  se  croit  déjà  mort  ! 


I.  Fat,  cBmiirBy  dor  eodriouk.  (z638  P.) 
a.  Far,  Avuit  ce  coup  mortel ,  dire  an  dernier  adieu.  (  1644  iA*4*) 
3.  Far,  Mon  amour  vous  le  doit ,  et  mon  coBur  qui  soupire 
N*oae  sans  Totre  aveu  sortir  de  votre  empire. 

[cHiM.  Tu  va»  mourir!  ]  don  rodr.  J'y  cours,  et  le  Comte  est  Tengé, 
Aussitôt  que  de  tous  j'en  aurai  le  congé.  (x637-56) 


ACTE  V,  SCÈNE  I.  i83 

Celui  qui  n*a  pas  craint  les  Mores ,  ni  mon  père , 
Va  combattre  don  Sanche ,  et  déjà  désespère  ! 
Ainsi  donc  au  besoin  ton  courage  s*abat  ! 

DON   RODRIGUE. 

Je  cours  à  mon  supplice ,  et  non  pas  au  combat  ;       1480 
Et  ma  fidèle  ardeur  sait  bien  m'ôter  Tenvie , 
Quand  vous  cherchez  ma  mort ,  de  défendre  ma  vie. 

J'ai  toujours  même  cœur;  mais  je  n'ai  point  de  bras    ' 
Quand  il  faut  conserver  ce  qui  ne  vous  plaît  pas  ; 
Et  déjà  cette  nuit  m'auroit  été  mortelle ,  1 4  8  f> 

Si  j'eusse  combattu  pour  ma  seule  querelle; 
Mais  défendant  mon  roi ,  son  peuple  et  mon  pays', 
A  me  défendre  mal  je  les  aurois  trahis. 
Mon  esprit  généreux  ne  hait  pas  taùt  la  vie , 
Qu'il  en  veuille  sortir  par  une  perfidie.  1490 

Maintenant  qu'il  s'agit  de  mon  seul  intérêt, 
Vous  demandez  ma  moft,  j'en  accepte  l'arrêt. 
Votre  ressentiment  choisit  la  main  d'un  autre 
(Je  ne  méritois  pas  de  mourir  de  la  vôtre)  :  ' 

On  ne  me  verra  point  en  repousser  les  coups  ;  x  4  9  5 

Je  dois  plus  de  respect  à  qui  combat  pour  vous  ; 
Et  ravi  de  penser  que  c'est  de  vous  qu'ils  viennent , 
Puisque  c'est  votre  honneur  que  ses  armes  soutiennent. 
Je  vais  lui  présenter  mon  estomac  ouvert*, 
Adorant  en  sa  main  la  vôtre  qui  me  perd.  x  5o o 

CHIMÈNE. 

Si  d'un  triste  devoir  la  juste  violence, 

Qui  me  fait  malgré  moi  poursuivre  ta  vaillance , 

Prescrit  à  ton  amour  une  si  forte  loi 

Qu'il  te  rend  sans  défense  à  qui  combat  pour  moi , 

En  cet  aveuglement  ne  perds  pas  la  mémoire  1 5  o  5 

X.  Far,  liait  défenduit  mon  roi,  son  people  et  le  pays.  (1637- 56) 
a.  Var.  Je  loi  Tais  préseoter  mon  estomac  ouyert.  (1637 -56) 


i84  LE  CID. 

Qu'ainsi  que  de  ta  vie  il  y  va  de  ta  gloire , 

Et  que  da^s  quelque  éclat  que  Rodrigue  ait  vécu, 

Quand  on  le  saura  mort ,  on  le  croira  vaincu. 

Ton  honneur  t'est  plus  cher  que  je  ne  te  suis  chère  S 
Puisqu'il  trempe  tes  mains  dans  le  sang  de  mon  père^ ,  1 5  x  o 
Et  te  fait  renoncer,  malgré  ta  passion , 
A  l'espoir  le  plus  doux  de  ma  possession  : 
Je  t'en  vois  cependant  faire  si  peu  de  conte , 
Que  sans  rendre  çpmbiat  tu  veux  qu'on  te  surmonte. 
'   ^Quffllp  Tnr(;;alilf,rjynip  tn  vertu  ?  1 5 1 5 

Pourquoi  ne  Tas-tu  plus ,  ou  pourquoi  l'avois-tu  ? 
Quoi?  n'es-tu  généreux  que  pour  me  faire  outrage? 
S'il  ne  faut  m'offenser,  n'as-tu  point  de  courage? 
Et  traites-tu  mon  père  avec  tant  de  rigueur, 
Qu'après  l'avoir  vaincu  tu  souffres  un  vainqueur?     1 520 
Va,  sans  vouloir  mourir,  laisse-moi  te  poursuivre'. 
Et  défends  ton  honneur,  si  tu  ne  veux  plus  vivre. 

DON    RODRIGUE. 

Après  la  mort  du  Comte ,  et  les  Mores  défaits, 
Faudroit-il  à  ma  gloire  encor  d'autres  effets*? 
Elle  peut  dédaigner  le  soin  de  me  défendre  :  i  fi  3  5 

On  sait  que  mon  courage  ose  tout  entreprendre , 
Que  ma  valeur  peut  tout ,  et  que  dessous  les  cieux , 
Auprès  de  mon  honneur,  rien  ne  m'est  précieux^. 
Non,  non ,  en  ce  combat,  quoi  que  vous  veuilliez*  croire, 
Rodrigue  peut  mourir  sans  hasarder  sa  gloire ,  x  5  3  o 

Sans  qu'on  l'ose  accuser  d'avoir  manqué  de  cœur, 

1.  Var,  L'honneur  te  fat  plus  cher  que  je  ne  te  suis  chère.  (x637-6o) 

2.  Var»  PnisqnHl  trempa  tes  mains  dans  le  sang  de  mon  père. 
Et  te  fit  renoncer,  malgré  ta  passion.  (i637-56) 

3.  Var»  Ifon  ,  sans  youloir  mourir,  laisse-moi  te  poursuivre.  (i637-56) 

4.  Var»  Mon  honneur  appuyé  sur  de  si  grands  effets 
Contre  un  antre  ennemi  n'a  plus  à  se  défendre.  (x637-56) 

5.  Var,  Quand  mon  honneur  y  ya,  rien  ne  m*est  précieux.  (i637-56) 

6.  Le  mot  est  écrit  ainsi  dans  les  éditions  de  1637-64;  cdles  de  x668 
de  i68a  ont  veuillez  sans  1;  celle  de  169a  donne  vouOez. 


ACTE  V,   SCÈNE   I.  i85 

Sans  passer  pour  vaincu ,  sans  souffrir  un  vainqueur. 

On  dira  seulement  :  «  Il  adoroit  Chimène  ; 

Il  n^a  pas  voulu  vivre  et  mériter  sa  haine  ; 

Il  a  cédé  lui-même  à  la  rigueur  du  sort'  1 5  3  5 

Qui  forcoit  sa  maîtresse  à  poursuivre  sa  mort  : 

Elle  vouloit  sa  tête  ;  et  son  cœur  magnanime , 

S'il  l'en  eût  refusée ,  eût  pensé  faire  un  crime. 

Pour  venger  son  honneur  il  perdit  son  amour, 

Pour  venger  sa  maîtresse  il  a  quitté  le  jour,  1 540 

Préférant,  quelque  espoir  qu'eût  son  âme  asservie*, 

Son  honneur  à  Chimène ,  et  Chimène  à  sa  vie.  » 

Ainsi  donc  vous  verrez  ma  mort  en  ce  combat. 

Loin  d'obscurcir  ma  gloire,  en  rehausser  l'éclat; 

Et  cet  honneur  suivra  mon  trépas  volontaire ,  1545 

Que  tout  autre  que  moi  n'eût  pu  vous  satisfaire. 

CHIMENE. 

Puisque ,  pour  t'empêcher  de  courir  au  trépas , 

Ta  vie  et  ton  honneur  sont  de  foibles  appas. 

Si  jamais  je  t'aimai ,  cher  Rodrigue ,  en  revanche,    ^ 

Défends-toi  maintenant  pour  m'ôter  à  don  Sanche  ^xSSo 

Combats  pour  m' affranchir  d'une  condition      /^ 

Qui  me  donne  à  l'objet  de  mon  aversion'.     ^ 

Te  dirai^je  encor  plus  ?  va ,  songe  à  ta  défense , 

Pour  forcer  mon  devoir,  pour  m'imposer  silence  ; 

Et  si  tu  sens  pour  moi  ton  cœur  encore  épris*,  z  5  5 5 

Sors  vainqueur  d'un  combat  dont  Chimène  est  le  prix. 

Adieu  :  ce  mot  lâché  me  fait  rougir.de  honte. 


nON    RODRIGUE* 


Est-il  quelque  ennemi  qu'à  présent  je  ne  dompte? 
Paroissez ,  NavaiTois ,  Mores  et  Castillans , 

I.  Far,  Préférant,  en  dépit  de  ion  âne  niTie.  (i637  in-4"I.,  S7  in-ia  et  38) 
a.  Fàr.  Qui  me  lÎTre  à  l'objet  de  mon  aTemon.  (x637-56) 

3.  Far,  Et  «jamais  ramour  échauffa  tes  esprits.  (i637-56) 

4.  Dans  le^  éditions  de  1637-60  et  dans  celle  de  169a  :  don  aoomioiic,  ê€ui. 


iS6  LE  CID. 


Et  tout  ce  que  l*Espagne  a  nourri  de  vaillants;  z  56o 

Unissez-vous  ensemble ,  et  faites  une  armée , 
/Pour  combattre  une  main  de  la  sorte  animée  : 
{Joignez  tous  vos  efforts  contre  un  espoir  si  doux; 
^our  en  venir  à  bout,  c'est  trop  peu  que  de  vous. 


SCENE  II. 

L'INFANTE, 

T*écouterai-je  encor,  respect  de  ma  naissance,         i565 

Qui  fais  un  crime  de  mes  feux? 
T*écouterai-je ,  amour,  dont  la  douce  puissance 
Contre  ce  fier  tyran  fait  révolter  mes  vœux*? 

Pauvre  princesse,  auquel  des  deux 

Dois-tu  prêter  obéissance?  1570 

Rodrigue,  ta  valeur  te  rend  digne  de  moi  ; 
Mais  pour  être  vaillant,  tu  n'es  pas  fils  de  roi. 

Impitoyable  sort,  dont  la  rigueur  sépare 

Ma  gloire  d'avec  mes  désirs  ! 
Est-il  dit  que  le  choix  d'une  vertu  si  rare  ««  1575 

Coûte  à  ma  passion  de  si  grands  déplaisirs  ? 

O  cieux  !  à  coml)ien  de  soupirs 

Faut-il  que  mon  cœur  se  prépare , 
Si  jamais  il  n'obtient  sur  un  si  long  tourment' 
Ni  d'éteindre  l'amour,  ni  d'accepter  l'amant  !  1 5$o 

Mais  c'est  trop  de  scrupule,  et  ma  raison  s'étonne  ' 

Du  mépris  d'un  si  digne  choix  : 
Bien  qu'aux  monarques  seuls  ma  naissance  me  donne , 


X.  Far,  Contre  ce  fier  tyran  fiiit  rebeller  mes  vœux?  (i637-6o) 

a.  Far,  S*il  ne  peut  obtenir  dessua  mon  sentiment.  (i637-56) 

3.  Far»  Mais  ma  honte  m*abuse ,  et  ma  ndson  sVtonne.  (1637-60) 


ACTE  V,  SCENE  II.  187 

Rodrigue,  avec  honneur  je  vivrai  sous  tes  lois. 

Après  avoir  vaincu  deux  rois ,  1 58 5 

Pourrois-tu  manquer  de  couronne  ? 
Et  ce  grand  nom  de  Gid  que  tu  viens  de  gagner 
Ne  fait-il  pas  trop  voir  sur  qui  tu  dois  régner*  ? 

n  est  digne  de  moi ,  mais  il  est  à  Chimène  ; 

Le  don  que  j'en  ai  fait  me  nuit.  1590 

Entre  eux  la  mort  d*un  père  a  si  peu  mis  de  haine  ^, 
Que  le  devoir  du  sang  à  regret  le  poursuit  : 

Ainsi  n'espérons  aucun  fruit 

De  son  crime,  ni  de  ma  peine, 
Puisque  pour  me  punir  le  destin  a  permis  1595 

Que  Famour  dure  même  entre  deux  ennemis. 


SCENE  III. 

L'INFANTE,  LÉONOR. 

l'infantb. 
Où  viens-tu ,  Léonor? 

LEONOR. 

Vous  applaudir.  Madame*, 
Sur  le  repos  qu'enfin  a  retrouvé  votre  âme. 

l'infante. 
D'où  vieudroit  ce  repos  dans  un  comble  d'ennui  ? 

LÉONOR. 

Si  l'amour  vit  d'espoii*,  et  s'il  meurt  avec  lui ,  1600 

Rodrigue  ne  peut  plus  charmer  votre  courage. 
Vous  savez  le  combat  où  Chimène  l'engage  : 

X.  Far»  Mirqne-t-il  pas  déjà  sur  qui  tu  «lois  régner?  (x637-56) 
a.  Far.  Entre  enx  un  père  mort  sème  si  pea  de  haine.  (1637-60) 
3.  Var,  Vous  témoigner.  Madame , 

L'aise  que  je  ressens  du  repos  de  Totre  àme.  (i637-56) 


i88  LE  CID. 

Puisqu'il  faut  qu'il  y  meure ,  ou  qu'il  soit  son  mari , 
Votre  espérance  est  morte,  et  votre  esprit  guéri. 

vAh  !  qu'il  s'en  faut  encor*! 

LÉONOR. 

Que  pouvez-vous  prétendre? 
l'inpante. 
Mais  plutôt  quel  espoir  me  pourrois-tu  défendre  ? 
Si  Rodrigue  combat  sous  ces  conditions. 
Pour  en  rompre  l'effet ,  j'ai  trop  d'inventions. 
L'amour,  ce  doux  auteur  de  mes  cruels  supplices , 
Aux  esprits  des  amants  apprend  trop  d'artifices.       1 6 1  o 

LÉONOR. 

Pourrez-vous  quelque  chose ,  après  qu'un  père  mort 

N'a  pu  dans  leurs  esprits  allumer  de  discord  ? 

Car  Chimène  aisément  montre  par  sa  conduite 

Que  la  haine  aujourd'hui  ne  fait  pas  sa  poursuite. 

Elle  obtient  un  combat ,  et  pour  son  combattant       x  6  x  5 

C'est  le  premier  offert  qu'elle  accepte  à  l'instant  : 

Elle  n'a  point  recours  à  ces  mains  généreuses^ 

Que  tant  d'exploits  fameux  rendent  si  glorieuses; 

Don  Sanche  lui  suffit,  et  mérite  son  choix'. 

Parce  qu'il  va  s'armer  pour  la  première  fois.  x6ao 

Elle  aime  en  ce  duel  son  peu  d'expérience  ; 

Comme  il  est  sans  renom ,  elle  est  sans  défiance  ; 

Et  sa  facilité  vous  doit  bien  faire  voir* 

Qu'elle  cherche  un  combat  qui  force  son  devoir. 


I.  Far,  Oh  !  qo*il  s'en  faut  encor!  (i637-56) 

a.  Var,  Elle  ne  choisit  point  de  ces  mains  généreuses.  (x637-56) 

3.  Var,  Don  Sanche  loi  suffit  :  c'est  la  première  fois 
Que  ce  jeune  seigneur  endosse  (a)  le  harnois.  (i637-56) 

4.  Far,  Un  tel  choix  et  si  prompt  tous  doit  bien  (aire  Toir.  (x637-56) 

(a)  L'édition  de  1644  in-ia  porte  endossa  y  pour  endosse. 


ACTE  V,  SCÈNE  III.  189 

Qui  livre  à  son  Rodrigue  une  victoire  aisée*,  1 6 a 5 

Et  l^autorise  enfin  à  paroitre  apaisée. 

l'infante. 
Je  le  remarque  assez ,  et  toutefois  mon  cœur 
A  Tenvi  de  Chimène  adore  ce  vainqueur. 
A  quoi  me  résoudrai-je,  amante  infortunée? 

LÉONOR. 

A  vous  mieux  souvenir  de  qui  vous  êtes  née'  :  x  6 3 o 

Le  ciel  vous  doit  un  roi ,  vous  aimez  un  sujet  ! 

L INFANTE. 

Mon  inclination  a  bien  changé  d'objet. 
Je  n'aime  plus  Rodrigue ,  un  simple  gentilhomme  ; 
Non  y  ce  n'est  plus  ainsi  que  mon  amour  le  nomme'  : 
Si  j'aime ,  c'est  l'auteur  de  tant  de  beaux  exploits  J   1 6  3  5 
C'est  le  valeureux  Cid ,  le  maître  de  deux  rois.       ^ 

Je  me  vaincrai  pourtant ,  non  de  peur  d'aucun  blAme , 
Hais  pour  ne  troubler  pas  une  si  belle  flamme  ; 
Et  quand  pour  m' obliger  on  l'auroit  couronné , 
Je  ne  veux  point  reprendre  un  bien  que  j'ai  donné.  1640 
Puisqu'en  un  tel  combat  sa  victoire  est  certaine , 
Allons  encore  un  coup  le  donner  à  Ghiméne. 
Et  toi  y  qui  vois  les  traits  dont  mon  cœur  est  percé , 
Viens  me  voir  achever  comme  j'ai  commencé. 


SCENE  IV. 

CHIMÈNE,  ELVIRE. 

CHIMENE. 

Elvire ,  que  je  souffre,  et  que  je  suis  à  plaindre  !       1645 
Je  ne  sais  qu'espérer,  et  je  vois  tout  à  Qi^aindre  ; 

I .  Far.  Et  Imut  à  Rodrigue  une  tictoire  aisée , 
PiuMe  Taotoriier  a  paroltre  apaiaée.  (i637-56) 
a.  Var,  A  toiu  renouvenir  de  qui  tous  étee  née.  (1637- 56) 
3.  Var.  Une  ardeur  bien  plus  digne  à  prêtent  me  consomme.  (t637-44) 


igo  LE   CID. 

Aucun  VŒU  ne  m'échappe  où  j*ose  consentir; 

Je  ne  souhaite  rien  sans  un  prompt  repentir*. 

A  deux  rivaux  pour  moi  je  fais  prendre  les  armes  : 

Le  plus  heureux  succès  me  coûtera  des  larmes;         i6  5o 

Et  quoi  qu'en  ma  faveur  en  ordonne  le  sort , 

Mon  père  est  sans  vengeance ,  ou  mon  amant  est  mort. 

ELVIRE. 

^^       D'un  et  d'autre  côté  je  vous  vois  soulagée  : 
i       Ou  vous  avez  Rodrigue ,  ou  vous  êtes  vengée  ; 

Et  quoi  que  le  destin  puisse  ordonner  de  vous ,         1 6  5  5 
Il  soutient  votre  gloire,  et  vous  donne  un  époux. 

CHIBIENE. 

Quoi  !  l'objet  de  ma  haine  ou  de  tant  de  colère^  ! 

L'assassin  de  Rodrigue  ou  celui  de  mon  père  ! 

De  tous  les  deux  côtés  on  me  donne  un  mari 

Encor  tout  teint  du  sang  que  j'ai  le  plus  chéri;  x66o 

De  tous  les  deux  côtés  mon  âme  se  rebelle  : 

Je  crains  plus  que  la  mort  la  fin  de  ma  querelle. 

Allez,  vengeance,  amour,  qui  troublez  mes  esprits, 

Vous  n'avez  point  pour  moi  de  douceurs  à  ce  prix  ; 

Et  toi,  puissant  moteur  du  destin  qui  m'outrage,     i665 

Termine  ce  combat  sans  aucun  avantage , 

Sans  faire  aucun  des  deux  ni  vaincu  ni  vainqueur. 

ELVIRE. 

Ce  seroit  vous  traiter  avec  trop  de  rigueur. 

Ce  combat  pour  votre  âme  est  un  nouveau  supplice , 

S'il  vous  laisse  obligée  à  demander  justice ,  1670 

A  témoigner  toujours  ce  haut  ressentiment, 

Et  poursuivre  toujours  la  mort  de  votre  amant. 

Madame,  il  vaut  bien  mieux  que  sa  rare  vaillance', 


1.  Far,  Et  mes  plus  doux  aonhaits  sont  pleiiM  d'an  repentir.  (x637-56) 

2.  Var,  Qnoi !  Tobjet  de  ma  haine  on  bien  de  ma  colère!  (1637-64) 

3.  Far,  Non,  non,  il  yaut  bien  mieux  qne  sa  rare  yaillance. 
Lai  gagnant  an  laurier,  yona  impose  silence.  (i637-56) 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  191 

Lui  couronnant  le  front,  vous  impose  silence;; 

Que  la  loi  du  combat  étouffe  vos  soupirs ,  1675 

Et  que  le  Roi  vous  force  à  suivre  vos  désirs. 

CHIMBNB. 

Quand  il  sera  vainqueur,  crois*tu  que  je  me  rende? 

Mon  devoir  est  trop  fort;  et  ma  perte  trop  grande; 

Et  ce  n'est  pas  assez,  pour  leur  faire  la  loi , 

Que  celle  du  combat  et  le  voulbir  du  Rbi.  1680 

11  peut  vaincre  don  Sanche  avec  fort  peu  de  peine. 

Mais  non  pas  avec  lui  la  gloire  de  Chimène; 

Et  quoi  qu'à  sa  victoire  un  monarque  ait  promis , 

Mon  honneur  lui  fera  mille  autres  ennemis. 

BLVIRE. 

Gardez,  pour  vous  punir  de  cet  orgueil  étrange,      x 68  5 
Que  le  ciel  à  la  fin  ne  souffre  qu'on  vous  venge. 
Quoi  !  vous  voulez  encor  refuser  le  bonheur 
De  pouvoir  maintenant  vous  taire  avec  honneur? 
Que  prétend  ce  devoir,  et  qu'est-ce  qu'il  espère  ? 
La  mort  de  votre  amant  vous  rendra-t-elle  un  père?^69o 
Est-ce  trop  peu  pour  vous  que  d'un  coup  de  malheur? 
Faut-il  perte  sur  perte ,  et  douleur  sur  douleur  ? 
Allez,  dans  le  caprice  où  votre  humeur  s'obstine. 
Vous  ne  méritez  pas  l'amant  qu'on  vous  destine  ;  i^ 
Et  nous  verrons  du  ciel  l'équitable  courroux  *  1695 

Vous  laisser,  par  sa  mort,  don  Sanche  pour  époux. 

CHIMÈNE. 

Eivire,  c'est  assez  des  peines  que  j'endure. 

Ne  les  redouble ^oint  de  ce  funeste  augure^. 

Je  veux,  si  je  le  puis,  les  éviter  tous  deux  ; 

Sinon ,  en  ce  combat  Rodrigue  a  tous  mes  vœux  :     1700 


X.  Var,  Et  le  dd,  eonayé  de  toos  être  si  doux. 
Voué  laim,  par  m  mort,  don  Sanche  poor  époux.  (1637-44) 
Var,  Et  nous  Terrons  le  ciel,  mft  d* on  juste  courroux.  (îl348-6o) 

a.  Far»  Ne  les  redouble  point  par  ce  funeste  au|;ure.  (i637'^} 


19^  LE  CID. 

Non  qu'une  folle  ardeur  de  son  côté  me  penche  ; 
Mais  s'il  étoit  vaincu ,  je  serois  à  don  Sanche  : 
Cette  appréhension  fait  nattre  mon  souhait. 
Que  vois-je,  malheureuse?  Elvire,  c'en  est  fait. 


SCENE  V. 

DON  SANCHE,  CHIMÈNE,  ELVIRE. 

DON    SANCHE. 

ObUgé  d'apporter  à  vos  pieds  cette  épée  ^ . . .  i 

CHIMENE. 

Quoi?  du  sang  de  Rodrigue  encor  toute  trempée? 
Perfide ,  oses-tu  bien  te  montrer  à  mes  yeux , 
Après  m'avoir  ôté  ce  que  j'aimois  le  mieux? 

Eclate ,  mon  amour,  tu  n'as  plus  rien  à  craindre  : 
Mon  père  est  satisfait,  cesse  de  te  contraindre.         i 
Un  même  coup  a  mis  ma  gloire  en  sûreté , 
Mon  âme  au  désespoir,  ma  flamme  en  liberté. 

DON   SANCHE. 

D'un  esprit  plus  rassis.... 

CHIMÈNE. 

Tu  me  parles  encore , 
Exécrable  assassin  d'un  héros  que  j'adore'? 
Va ,  tu  l'as  pris  en  traître  ;  un  guerrier  si  vaillant      i 
N'eût  jamais  succombé  sous  un  tel  assaillant*. 


z.  Far,  Madame ,  à  tos  genoux  j'apporte  cette  épée.  (x637-56) 
a.  Cette  scène  semble  avoir  fonmî  à  Racine  l'idée  de  l'admirable  dii 
d*Oreste  et  d'Hermione  dans  Andromaque  (acte  V,  scène  m). 
3.  Far,  [N'eût  jamais  succombé  sous  un  tel  assaillant.] 

KLT.  Mais ,  Madame ,  écoutez,  chim.  Que  veux-tu  que  j'écoute? 

Après  ce  que  je  vois  puû-je  être  encore  en  doute  ? 

J'obtiens  pour  mon  malheur  ce  que  j'ai  demandé, 

Et  ma  juste  poursuite  a  trop  bien  succédé. 

Pardonne,  cher  amant,  à  sa  rigueur  sanglante; 


ACTE  V,  SCÈNE  V.  193 

N^espère  rien  de  moi,  ta  ne  m'as  point  servie  : 
En  croyant  me  venger,  tu  m'as  été  la  vie. 

DON   s  ANCHE. 

Étrange  impression,  qui  loin  de  m' écouter.... 

CHIMÈNE. 

Veux-tu  que  de  sa  mort  je  t'écoute  vanter,  1710 

Que  j'entende  à  loisir  avec  quelle  insolence 

Tu  peindras  son  malheur,  mon  crime  et  ta  vaillance  *  ? 


SCÈNE  VI. 

BON  FERNAND,  DON  DEÈGUE,  DON  ARIAS,  DON 
SANCHE,  DON  ALONSE,  CHIMÈNE,  ELVIRE. 

CHIMENE. 

Sire,  il  n'est  plus  besoin  de  vous  dissimuler 
Ce  que  tous  mes  efforts  ne  vous  ont  pu  celer. 
J'aimois ,  vous  l'avez  su;  mais  pour  venger  mon  père^, 
J'ai  bien  voulu  proscrire  *  une  tête  si  chère  : 

Songe  que  je  suit  fille  aussi  bien  comme  amante  : 

^  j'ai  Tengé  mon  père  aux  dépens  de  ton  sang, 

Du  mien  ponr  te  yenger  j'épuiserai  mon  flanc  ; 

Mon  âine  désormais  n*a  rien  qui  la  retienne  ; 

Elle  ira  receroir  ce  pardon  de  la  tienne. 

Et  toi  qui  me  prétends  acquérir  par  sa  mort. 

Ministre  déloyal  de  mon  rigoureux  sort,  '- 

[N'espère  rien  de  moi ,  tu  ne  m'as  point  senrie.]  (x637-56) 
I.  yar.  [Ta  peindras  son  malheur,  mon  crime  etÎL  vaillance  ?  ] 

Qu'à  tes  jeux  ce  récit  tranche  mes  tristes  joiA^ 

Va ,  Ta ,  je  mourrai  bien  sans  re  cruel  secours  (a)  ; 

Abandonne  mon  Ame  au  mal  qui  la  possède  : 

Pour  Tenger  mon  amant,  je  ne  yeux  point  qo*on  ro*aide  {h).  (x637-56) 
a.  Far,  J^aimois,  yons  l'ayez  su;  mais  pour  yenger  un  père.  (1637-44  in-4'') 

Far,  Paimois  ,  yons  le  ^ayez;  mais  pour  yenger  un  père.  (1644  in-12) 
3.  Les  éditions  de  i637  !•>  ^^  i^^^  P»  ^^  ^^^  «'  ^*  1^44  ûi-4'  portent 
^  nreoT  prescrire,  ^txr  proscrire. 

(a)  Va,  Ta ,  je  mourrai  bien  sans  ton  cruel  secours.  (1644  in-xa) 
(6)  Ce  yers  termine  la  scène  dans  les  éditions  indiquées. 

CoMJIBUJJ.  ifi  l3 


194  L^   CID. 

Votre  Majesté ,  Sire ,  elle-même  a  pu  voir 
*  Comme  j'ai  (ait  céder  mon  amour  au  devoir. 
Enfin  Rodrigue  est  mort ,  et  sa  mort  m*a  changée 
D'implacable  ennemie  en  amante  affligée.  1780 

J'ai  dû  cette  vengeance  à  qui  m'a  mise  au  jour, 
Et  je  dois  maintenant  ces  pleurs  à  mon  amour. 
Don  Sanche  m'a  perdue  en  prenant  ma  défense , 
Et  du  bras  qui  me  perd  je  suis  la  récompense  ! 

Sire ,  si  la  pitié  peut  émouvoir  un  roi ,  1735 

De  grâce ,  révoquez  une  si  dure  ioi  ; 
Pour  prix  d'une  victoire  où  je  perds  ce  que  j*aime, 
Je  lui  laisse  mon  bien  ;  qu'il  me  laissa  à  moi-même  ; 
/  Qu'en  un  cloître  sacré  je  pleure  incessamment, 
Jusqu'au  dernier  soupir,  mon  père  et  mon  amant.    1740 

DON    DIEGUB. 

Enfin  elle  aime ,  Sire ,  et  ne  croit  plus  un  crime 
D'avouer  par  sa  bouche  un  amour  légitime*. 

DON   FERNAND. 

Chimène ,  sors  d'erreur,  ton  amant  n'est  pas  mort , 
Et  don  Sancbe  vaincu  t'a  fait  un  faux  rapport.   ] 

DON    SANCHS.  /L^ 

Sire,  un  peu  trop  d'ardeur  malgré  moi  l'a  déçue  :   1745 

Je  venois  du  combat  lui  raconter  l'issue. 

Ce  généreux  guerrier,  dont  son  cœur  est  charmé  : 

«  Ne  crains  rien,  m'a-t-il  dit,  quand  il  m'a  désarmé; 

Je  laisserois  plutôt  la  victoire  incertaine , 

Que  de  répandre  un  sang  hasardé  pour  Chimène  ;     1750 

Mais  puisque  mon  devoir  m'appelle  auprès  du  Roi , 

Va  de  notre  combat  l'entretenir  pour  moi , 

De  la  part  du  vainqueur  lui  porter  ton  épée  ^.  » 


X.  f^r.  D*aTOuer  par  m  bouche  une  amour  légitime. 

(1637  P.,  37  in-ia  et  38) 
—  Ti*édition  de  i644  porte  un  amant,  pour  un  amour. 
a.  rar.  Oflrir  à  ses  genoux  ta  vie  et  ton  épée.  (z637-56) 


ACTE  V,  SCÈNE  VI.  195 

Sire ,  j  Y  suis  venu  :  cet  objet  Ta  trompée  ; 

Elle  m'a  cru  vainqueur,  me  voyant  de  retour,  1755 

Et  soudain  sa  colère  a  trahi  son  amour 

Avec  tant  de  transport  et  tant  d'impatience, 

Que  je  n'ai  pu  gagner  un  moment  d'audience. 

Pour  moi,  bien  que  vaincu,  je  me  répute  heureux; 
Et  malgré  l'intérêt  de  mon  cœur  amoureux,  >  760 

Perdant  infiniment,  j'aime  encor  ma  défaite, 
Qui  fait  le  beau  succès  d'une  amour  si  parfaite. 

DON    FERNAND. 

Ma  fiUe,  il  ne  faut  point  rougir  d'un  si  beau  feu, 

Mi  chercher  les  moyens  d'en  faire  un  désaveu. 

Une  louable  honte  en  vain  t'en  sollicite  *  :  1765 

Ta  gloire  est  dégagée,  et  ton  devoir  est  quitte; 

Ton  père  est  satisfait,  et  c'étoit  le  venger 

Que  mettre  tant  de  fois  ton  Rodrigue  en  danger. 

Tu  vois  comme  le  ciel  autrement  en  dispose. 

Ayant  tant  fait  pour  lui,  fais  pour  toi  quelque  chose, 

Et  ne  sois  point  rebelle  à  mon  commandement, 

Qui  te  donne  un  époux  aimé  si  chèrement. 

SCÈNE   VIP. 

DON  FERNAND,  DON  DIÈGUE,  DON  ARIAS,  DON 
RODRIGUE,  DON  ALONSE,  DON  SANCHE,  L'IN- 
FANTE, CHIMÈNE,  LÉONOR,  ELVIRE. 

l'iufante. 
Sèche  tes  pleurs,  Ghimènê ,  et  reçois  sans  tristesse 
Ce  généreux  vainqueur  des  mains  de  ta  princesse. 

DON    RODRIGUE. 

Ne  vous  offensez  point.  Sire ,  si  devant  vous  1775 

i.rar.  Une  touable  honte  enfin  t'en  sollicite.  (x637,  38  P.,  89  et  44) 
^.Far.  scàiiK  DERNiÙLE.  (i644  ÛK-xa) 


A 


196  LE  CID. 

Un  respect  amoureux  me  jette  à  ses  genoux. 

Je  ne  viens  point  ici  demander  ma  conquête  : 
Je  viens  tout  de  nouveau  vous  apporter  ma  tête , 
Madame;  mon  amour  n'emploiera  point  pour  moi 
Ni  la  loi  du  combat ,  ni  le  vouloir  du  Roi.  1 7 8 

Si  tout  ce  qui  s'est  fait  est  trop  peu  pour  un  père , 
Dites  par  quels  moyens  il  vous  faut  satisfaire.    * 
Faut-il  combattre  encor  mille  et  mille  rivaux , 
Aux  deux  bouts  de  la  terre  étendre  mes  travaux. 
Forcer  moi  seul  un  camp ,  mettre  en  fuite  une  armée, 
Des  héros  fabuleux  passer  la  renonmiée? 
Si  mon  crime  par  là  se  peut  enfin  laver, 
J'ose  tout  entreprendre ,  et  puis  tout  achever  ; 
Mais  si  ce  fier  honneur,  toujours  inexorable, 
Ne  se  peut  apaiser  sans  la  mort  du  coupable ,  179 

N'armez  plus  contre  moi  le  pouvoir  des  humains  : 
Ma  tête  est  à  vos  pieds ,  vengez-vous  par  vos  mains  ; 
Vos  mains  seules  ont  droit  de  vaincre  un  invincible; 
Prenez  une  vengeance  à  tout  autre  impossible*. 
Mais  du  moins  que  ma  mort  suffise  à  me  punir  :       179 
Ne  me  bannissez  point  de  votre  souvenir; 
Et  puisque  mon  trépas  conserve  votre  gloire , 
Pour  vous  en  revancher  conservez  ma  mémoire , 
£t  dites  quelquefois,  en  déplorant  mon  sort^: 
»  S'il  ne  m'avoit  aimée,  il  ne  seroit  pas  mort.  »        180 

CHIMÈNE. 

Relève-toi,  Rodrigue.  Il  faut  l'avouer,  Sire, 

Je  vous  en  ai  trop  dit  pour  m'en  pouvoir  dédire*. 

Rodrigue  a  des  vertus  que  je  ne  puis  haïr; 

'£t  quand  un  roi  commande,  on  lui  doit  obéir*. 

X.  f^ar.  Prenez  une  yengeance  à  tonte  autre  imposiûble.  (1637  in-ia) 
^,f^ar.  Et  dites  quelquefois,  en  songeant  à  mon  sort.  (1637-60) 

3.  f^ar.  Mon  amour  a  paru ,  je  ne  m^en  puis  dédire.  (1637 -56} 
f^ar.  Je  vous  eu  ai  trop  dit  pour  o^er  m'en  dédire.  (1660) 

4.  yar.  Et  vous  êtes  mon  roi ,  je  voua  dois  obéir.  (i637-56) 


ACTE  V,   SCÈNE    VIL  ^97 

Mais  à  quoi  que  déjà  tous  m'ayez  condamnée ,  1 8  o  5 

Pourrez- vous  à  vos  yeux  souffrir  cet  hyménée  *? 

Et  quand  de  mon  devoir  vous  voulez  cet  effort , 

Toute  votre  justice  en  est-elle  d'accord? 

Si  Rodrigue  à  TEtat  devient  si  nécessaire , 

De  ce  qu'il  £dt  pour  vous  dois-je  être  le  salaire ,       1 8  z  o 

Et  me  livrer  moi-même  au  reproche  étemel 

D  avoir  trempé  mes  mains  dans  le  sang  paternel  ? 

DOIT   FERNAND. 

Le  temps  assez  souvent  a  rendu  légitime 

Ce  qui  sembloit  d'abord  ne  se  pouvoir  sans  crime  : 

Rodrigue  t'a  gagnée,  et  tu  dois  être  à  lui.  1 8 1 5 

Mais  quoique  sa  valeur  t'ait  conquise  aujourd'hui , 

U  faudroit  que  je  fusse  ennemi  de  ta  gloire , 

Pour  lui  donner  sitôt  le  prix  de  sa  victoire*. 

Cet  hymen  différé  ne  rompt  point  une  loi 

Qui  sans  marquer  de  temps,  lui  destine  ta  foi.  1820 

Prends  un  an ,  si  tu  veux ,  pour  essuyer  tes  larmes. 

Rodrigue,  cependant  il  faut  prendre  les  armes. 
Après  avoir  vaincu  les  Mores  sur  nos  bords , 
Renversé  leurs  desseins ,  repoussé  leurs  efforts , 
Va  jusqu'en  leur  pays  leur  reporter  la  guerre ,  1 8  a  5 

Commander  mon  armée,  et  ravager  leur  terre  : 
A  ce  nom  seul  de  Cid  ils  trembleront  d'effroi'  ; 
Ils  t'ont  nonmié  seigneur,  et  te  voudront  pour  roi. 


T.  Var,  Si|« ,  qneUe  apparence ,  à  ce  triste  hyménée ,         • 

Qo*nn  même  jour  commence  et  finisse  mon  deoil  (a), 

Mette  en  mon  Ut  Rodrigue  et  mon  père  an  cercueil  ? 

Cest  trop  d*inteUigence  avec  son  bomidde  , 

Vers  ses  mânes  sacrés  c'est  me  rendre  perfide , 

Et  soniller  mon  honneor  d*un  reproche  étemel.  (x637-56) 
a.  Les  deux  éditions  de  z638  portent  ta  victoire,  pour  ta  vietaire. 
3.  Far.  A  ce  seul  nom  de  Cid  ils  trembleront  d*effroi.  (i637in-4''  et  39-56) 

Far,  A  ce  seul  nom  de  Cid  ils  tomberont  d'effroi.  (1C37  in-ia  et  38) 

(a)  Les  éditions  de  x638  P. ,  39,  44, 48  et  56  écrivent  dmeil.  Voyez  le  Lexique. 


198  LE  CID. 

Mais  parmi  tes  hauts  faits  soifr-lui  toujours  fidèle  : 
Reviens-en,  s'il  se  peut,  encor  plus  digne  d'elle;      i83o 
Et  par  tes  grands  exploits  fais-toi  si  bien  priser, 
Qu'il  lui  soit  glorieux  alors  de  t' épouser. 

DON    RODRIGUE. 

Pour  posséder  Chimène ,  et  pour  votre  service, 
Que  peut-on  m'ordonner  que  mon  bras  n'accomplisse  ? 
Quoi  qu'absent  de  ses  yeux  il  me  fiiille  endurer,        x  8  3  5 
Sire,  ce  m'est  trop  d'heur  de  pouvoir  espérer. 

DON    FERNAND.   • 

Espère  en  ton  courage ,  espère  en  ma  promesse; 

Et  possédant  déjà  le  cœur  de  ta  maîtresse , 

Pour  vaincre  un  point  d'honneur  qui  combat  contre  toi  S 

Laisse  faire  le  temps,  ta  vaillance  et  ton  roi.  1840 

z.  L'édition  de  x637  tn-ia  doan§  eotUre  moi,  au  lien  de  contre  loi. 


FIN   DU   CINQUiiMB  ET   DERNIER   ACTE. 


APPENDICE. 


I 

PASSAGES  DES  MOCEDADES  DEL  CID^ 

DB   GUILLBII   DB  CASTRO 
IMITAS  PAR  CORIfEiLLE  ET  SIGIfALÉS  PAR   LUP. 


Yen  i85.  De  mis  hazanas  eicritas 

daré  al  Principe  un  traslado, 
y  aprenderé  en  lo  que  hioe , 
•i  no  aprende  en  lo  que  hago. 
so3.  Var,  Podrâ  para  dalle  exemplo 
como  yo  mil  yeces  hago...  ? 

Rapprochement  tronqué.  Le  pasnge  est  cité  pins  complet  dans  la  deuxième 
Mcdon  de  cet  Appendiee^  p.  209. 

I.  Les  éditions  de  cette  pièce  sont  nombreuses.  Les  premières  remontent 
à  1621  (dans  la  première  partie  Ae%  Comedias  de  Gnillem  de  Castro,  F'aUncia, 
Felipe  Mejr)^  peut-être  à  1618  (Valence,  même  imprimeur,  mais  cette  date  est 
donteose).  L'édition  séparée  dont  nous  nous  sommes  serri  pour  les  citations 
espagnoles  de  V Appendice  est  de  1796  {Fàlencia,  en  la  Imprenta  de  J.jr  T.  de 
Orga),  ixt-i**!  très-oorrei-te.  Le  texte  lu  par  Corneille  devait  contenir  des  incor- 
rections et  quelques  légères  rariantes  antérieures  à  une  révision. 

a.  Les  Ootervations  de  Scodéry  contiennent  une  liste  de  rapprochements 
entre  Guillem  de  Castro  et  Corneille,  dressée  arec  Tinteution  avouée  d'établir 
que  notre  poëte  doit  tout  à  son  modèle  espagnol.  Loin  de  dissimuler  ses 
mpmnts.  Corneille  prit  soin,  dans  ses  éditions  de  1648  «  xôSa,  x655  (voyez 
p.  87,  note  9,  et  p.  xo3),  de  compléter  le  travail  de  Scudéry,  fit  imprimer  en 
earactères  itaÛqnes  tous  ceux  de  ses  vers  qu*ii  regardait  comme  de  réritables 
imitations,  et  plaça  en  note  an  bas  des  pages  le  texte  espagnol.  Par  malheur, 
l'exignîté  de  Teapace  réserré  à  ces  notes,  le  morcellement  des  citations,  la 
nmuTaise  impression  que  Corneille  devait  a^oir  sous  les  yeux,  Tinexpérience 
de  sea  propres  imprimeurs,  ont  introduit  dans  ce  t^vail  une  foule  d'erreurs 
de  tons  genres  ;  il  importait  de  les  corriger,  d'adopter  une  orthographe  plus 


aoo  LE  CID. 

Venii3.      Yo  lo  merezco,... 

tambien  como  tu  y  mejor. 
a  5 1 .       Llamadle ,  llamad  al  Conde , 
que  venga  à  exercer  el  cargo 
de  Ayo  de  vuestro  hijo, 
que  podrâ  mas  bien  honrallo , 
pues  que  yo  sin  honra  quedo... 
i6a.       Ese  sendimeato  adoro, 
esa  côlera  me  agrada , 
esa  sangre  alborotada 


es  la  que  me  di6  Castilla , 
y  la  que  te  di  heredada. 
267.       Esta  mancha  de  mi  honor 

que  al  tuyo  se  extiende,  lava 
con  sangre ,  que  sangre  sola 
quita  semejantes  manchas. 

Cette  phrase  était  transcrite  avec  quelques  inexactitudes,  qu'il  est  plus  court  de 
rectifier  que  de  détailler.  Dans  les  Observations  de  Scndéry  on  trouve  le  texte 
snirant  : 

Lava,  laTa  con  sangre, 

porque  el  honor  que  se  lava 

con  sangre  se  ha  de  lavar; 

Mais  ce  n'est  là  bien  probablement  qu'un  arrangement  banal  fait  de  mé- 
moire sans  se  soucier  du  texte. 

376.       Poderoso  es  el  contrario. 
186.       Aqui  ofensa  y  alli  espada  y 

no  tengo  mas  que  decirte. 
389.       Y  Toy  a  llorar  afrentas 

mientras  tu  tomas  venganzas. 
398.       Mi  padre  el  ofendido!  estrana  pena! 

y  el  ofensor  el  padre  de  Ximena  ! 

Fin  de  phrase  qui  ne  donne  pas  la  construction  du  texte. 

uniforme,  et  de  motiver,  quand  ils  en  valaient  la  peine,  les  changements  ren- 
dus nécessaires  par  tant  d  incorrectioDs  et  de  négligences.  M.  Yîguier,  k  qui 
nous  devons  déjà  la  traduction  des  romances  espagnols  placés  par  Corneille  à 
la  suite  de  son  Avertissement^  a  bien  voulu  s'offrir,  comme  lecteur  curieux,  et 
nous  ajouterons  très-fin  et  très- habile  appréciateur,  de  Corneille  et  du  théâtre 
espagnol,  à  nous  seconder  dans  cette  tâche  délicate.  Ce  n'est  là  du  reste  que 
la  moindre  des  obligations  que  nous  lui  avons.  On  en  jugera  en  lisant  l'examen 
comparatif  des  Mocedades  del  Cid,  qui  forme  la  deuxième  section  de  cet  Appen^ 
tlice,  et  qu'il  a  eutrepris  tout  exprès  pour  en  enrichir  cette  édition. 


Vcn  3 1  o.       Yo  be  de  nutar  al  padre  de  XimeDa. 
344.       Que  mi  tangre  uldrd  lîmpia. 

CilitiaD  ettropièe  pir  ScDdêrj;  Tojn  Ii  deuxième  woticui  à*  VApfaiJ'wt, 
p.  lai . 

348.  HaTiendo  ùdo 

mi  padre  el  ofendido, 
poco  importa  que  fuese  {amarga  pena!) 
«1  ofeiuor  el  padr«  de  Ximena. 
ConviDe,  ai  dUnt  oci,  omrt  à  tort  li  pinnthtM  aniarga  paal  donlil 

35t.       ConCeHi  que  faé  lt>cura, 

mai  no  la  qniero  cDmendar. 
373.       Y  con  ella  haï  de  querer 

perderte? 


376.  Que  Im  hombre*  como  jo 
liencD  mucho  que  pcrder. 

378.  Y  ba  de  perderae  Caitilla 
•utM  que  yo. 

3g8.  Aquel  viejo  que  eMi  alti  ', 
ubei  quieu  es  ? 

398.  Habla  baxo,  escucha. 

399.  Noubes  que  fné  detpojo* 
de  honni  j  valor? 

téBa  ■  In  dapoio  duu  una  Mition  botii*. 


Y  que  e»  aangre  luja 

la  que  ;o  tengo  en  el  ojo? 
Sabea! 
'iprb  âne  mcUlran  Mition  : 

Y  que  et  «angre  luya  y  mia 
la  que  yo  tengo  eu  loi  ojos, 

Y  el  labello 
que  ha  de  importar  ? 


1-  'Vojtt  plui  lois,  f.  116,  a 


2oa  LE  CID. 

Vers  4o3.       Si  ramos  à  otro  lugar 

sabrés  lo  macho  que  importa. 

Depuis  le  Ten  898,  des  namérM  trop  mnltipUés  dans  les  renTois  de  Con 
séparent  souTent  œ  qoi  se  soit  dans  le  texte.  Scadéry  arait  donné  sans  h 
n^on  toat  ce  dialogue  en  remontant  on  peu  pins  haut  que  Comeille  : 

Gonde.  —  Quien  es  ?  —  A  esta  paxte 
'qaiero  deoirte  qnien  soy. 

—  Que  me  quieres? — Qniero  hablarte. 

—  Aqael  yiejo  que  esta  à  parte  [lisez  esta  alli], 
sabes  quien  es  ?  —  Ya  lo  se. 

Por  que  lo  dioes  ?  —  Por  que? 
Habla  baxo,  escucha.  —  Df. 

—  No  sabes.. .y  etc. 
634-       Gomo  la  ofensa  sabia, 

luego  cai  en  la  renganza. 

647.  Justicia,  josticia  pido. 

648.  Rey,  é  tus  pies  he  llegado. 
648.  Rey,  é  tus  pies  he  yenido. 
65i.      Senor,  à  mi  padre  han  mnerto. 

Scadéry  avait  indiqué  one  autre  source  an  Ters  : 

f  II  a  tué  mon  père.  —  U  a  rengé  le  sien.  1 

Senor,  mi  padre  he  perdido. 

—  Senor,  mi  honor  he  cobrado. 
653.       Havrà  en  los  Reyes  justicia. 
654*       Justa  Tcnganza  he  tomado. 
6$9.       Yo  Ti  con  mis  proprios  ojos 

tenido  el  luciente  acero. 
667.       Yo  llegué  casi  sin  vida. 
676.       Escrivio  en  este  papel 

con  saugre  mi  obligacîon. 
678.  Me  hablu 

con  la  boca  de  la  herida. 
719.       Si  la  Tcnganza  me  toc6, 

y  te  toca  la  justicia, 

hazla  en  mi,  Rey  soberano. 
7sa.       Castigar  en  la  cabeza 

los  delitos  de  la  mano. 
734*       Y  solo  fîié  mano  mia 

Rodrigo. 
719.       Con  mi  cabeza  cortada 

quede  Ximena  contenta. 


APPENDICE.  ao3 


Ver»  739. 

Sosiëgate,  Ximena. 

740. 

Mi  llanto  crece. 

741. 

Que  bas  hecho,  Rodrigo  ? 

746. 

No  mataste  al  Conde? 

747- 

Importébale  à  mi  honor. 

748. 

Pue«,  senor, 

quando  fîié  la  casa  del  muerto 

sagrado  del  matador? 

75a. 

....  Yo  bnflco  la  muerte , 

en  sn  casa. 

754. 

Y  por  ser  justo , 

Tengo  à  morir  en  sas  manos, 

pues  estoy  muerto  en  su  gusto 

765. 

[Ximena]  esta 

cerca  Palacio,  y  vendra 

acompanada . 

771. 

Ella  vendni,  ya  viene. 

800. 

La  mitad  de  mi  vida 

ha  muerto  la  otra  mitad. 

801. 

[Y]  al  Tengar 

de  mi  vida  la  una  parte, 

sin  las  dos  he  de  quedar. 

8o3. 

Descansad. 

8o5. 

Que  consuelo  he  de  tomar? 

809. 

Siempre  quieres  à  Rodrigo  ? 

Que  mat6  à  tu  padre  mira. 

810. 

Es  mi  adorado  enemigo. 

8i5. 

Piensas  perseguille  ? 

846. 

Pues  como  haras? 

848. 

Seguiréle  hasta  vengarme. 

y  habré  de  matar  muriendo. 

ComeiDe  a  isterrerti  l'ordre  de  ces  rers  ,   dont  le   second  doit  être  le 
premier,  eomme  fin  d'one  phrase  antérieure. 

849*      Mejor  es  que  mi  amor  firme 
con  rendirme , 
te  dé  el  gusto  de  matarme 
sin  la  pena  de  seguirme. 

853 Rodrigo,  Rodrigo, 

en  mi  casai 

—  Escuoha. 

—  Muero* 
—  Solo  quiero 


!io4  LE  CID. 

que  en  oyendo  lo  que  digo 
respondas  con  este  acero. 
Vert  873.       Tu  padre  el  Conde  Lozano 


puso  en  las  canas  del  mio 
la  atrevida  injusta  mano. 
879.       Y  aunque  me  vi  sin  honor, 
se  malogrô  mi  esperanza, 
en  tal  mudanza , 
con  tal  fuerza  que  tu  amor 
poso  en  duda  mi  yenganza. 

Scaàèrj  ajoute  ici  quatre  Tcra  qui  relient  la  dtatioii  piMdents  à  eeUe  qui 
ooireqiond  aux  yen  886  et  suivants  du  texte  français  : 

Mas  en  tan  gran  desventura, 

lucharon  à  mi  despecho, 

contrapuestos  en  mi  pecho, 

mi  afrenta  con  tu  bermosnra. 
886.       Y  tu,  senora,  vencieraSy 

à  no  haver  imaginado 

que  afrentado, 

por  infâme  aborrecieras 

quien  quisiste  por  honrado. 
897.       Cobré  mi  perdido  bonor, 

mas  luego  à  tu  amor  rendido 

be  venidoy 
900.       porque  no  liâmes  rigor 

lo  que  oliligacion  ba  sido. 
903.  Haz  con  brio 

la  Tcnganza  de  tu  padre, 

como  la  bice  del  mio. 
908.       No  te  doy  la  culpa  à  ti 

de  que  desdicbada  soy. 
911.       Que  en  dar  venganza  à  tu  afrenta 

como  caballero  biciste. 

Le  premier  rers  n'est  pas  indiqué  par  Corneille,  mais  il  est  donné  par 
Scndérj. 


940.       Mas  soy  parte, 

para  solo  perseguirte, 
pero  no  para  matarte. 

961.       Considéra 

que  el  dexarme  es  la  Tenganza, 


APPENDICE.  ao5 

* 

qa«  el  matarme  no  lo  fiiera. 
Yen  963 .       Me  aborreces  ? 

—>  No  es  posible. 
970.       Disculpera  mi  decoro 

con  quien  pieusa  que  te  adoro 

el  saber  que  te  persigo. 
975.       Vête,  y  mira  à  la  salida 

no  te  vean.... 
976 si  es  razon 

no  quitarme  la  opinion 

quien  me  ha  quitado  la  vida. 

Comdlle  a  omis  œ  dernier  Ters ,  qa*il  faut  nécessairement  ajonter  à  la  cita- 
ion,  car  il  contient  le  sujet  dn  yerbe  qtUtarme. 

980.       Màtame. 

980.  Déxame. 

980.  Pues  tu  rigor  que  hacer  quiere  ? 

981.  Por  mi  honor,  aunque  muger, 
he  de  hacer 

contra  ti  quanto  pudiere, 
deseaudo  no  poder. 
987.       Ay,  Rodrigo,  quien  pensara,... 

987.  Ay,  Ximena,  quien  dixera.... 

988.  Que  mi  dicha  se  acabara  ! 
993-       Quédate,  iréme  muriendo. 
997.       Vête,  y  mira  à  la  salida 

no  te  vean. 

Ce  dernier  rapprochement  n^est  pas  de  Corneille,  mais  de  Scndéry . 

101$.  Es  posible  que  me  hallo.... 

entre  tus  brazos  ? 

1017.  Hijo,  aliento  tomo 
para  en  tus  alabanzas  empleallo. 

1018.  Bravamente  provaste,  bien  lo  hiciste, 
bien  mis  pasados  brios  imitaste. 

Le  premier  de  ces  yers  n*est  donné  que  par  Scudérj. 

io36.     Toca  las  blaucas  canas  que  me  honraste. 
1037.     Llega  la  tiema  boca  a  la  mexilla 

donde  la  mancha  de  mi  honor  quitaste. 


2o6  tE  CID. 

Yen  1039.  Alza  la  cabeza, 

à  quien  como  la  caufta  se  atiibuia 
si  hay  en  mi  algun  valor,  y  fortaleza. 

Entendes  d  çuien  comme  s'il  7  avait  ta  à  quUn.  Le  ven  précédent,  qne  nous 
eomplétona, 

Dame  la  mono,  y  alza  la  cabexa..., 

tient  à  an  assez  beau  moairement  de  scène,  qui  n'est  qne  dans  l'espagnol.  Le 
père  s^est  dit  fier  de  s*ineltner  devant  la  gloire  de  son  fils  :  le  fils  Ini  ré- 
pond de  relever  la  tête,  en  même  temps  qu'il  lui  demande  sa  main  à  baiser, 
en  fléchissant  le  genou  selon  l'usage.  Don  Diègue  réplique  par  ce  Ters,  cpie 
Corneille  a  omis,  mais  qui  est  indispensable  pour  entimdre  sujra  de  la  phrase 
soÎTante  : 

Con  nuu  razon  besara  jo  la  iujra. 

io54«     Si  yo  te  di  el  ser  naturalmente, 

tu  me  le  bas  vuelto  à  pura  fuerza  saya. 
io85.     Con  quinientos  hidalgos  deudos  mios 

sal  en  campana  a  exercitar  tus  brios. 
1093.     No  diràn  que  la  mano  te  ha  serrido 

para  Tengar  agravios  sobmente. 
1133.      ABY  DE  CASTiLLA.  (Jnexoct  ;  c*est  U  jeune  Prince 
qui  fait  cette  remarque,) 

EU  mio  Cid  le  ha  Uamado. 
HBT  Moao. 

En  mi  lengaa  es  mi  Senor. 

BST   DE   CASTILLA. 

Ese  nombre  le  esta  bien. 

REY  MOBO. 

Entre  Moros  le  ha  tenido. 

BEY  DE  CASTILLA. 

Pues  alla  le  ha  merecido, 

en  mis  tierras  se  le  den. 
133$.     LlamaUe  el  Cid  es  razon. 
i334*     En  premio  destas  victorias 

ha  de  llevarse  este  abrazo. 
i35o.     Tauto  atribnla  un  placer, 

como  congoxa  un  pesar. 
1378.     Son  tus  ojos  sus  espias, 

tu  retrete  su  sagrado, 

tu  favor  sus  alas  libres. 
1393.  *Si  he  guardado  à  Rodrigo, 
quizi  para  vos  le  guardo. 


APPENDICE.  !io7 

Yen  1738.     OmténteM  en  mi  hacienda, 
que  mi  persona,  Senor, 
lieraréla  à  un  monaAterio. 

Ces  deax  derniers  vers  sont  séparés  dans  le  texte  par  celoi-ci  : 
ai  no  es  que  el  Cielo  la  llevai 

vers  qai  n*est  pas  à  dédaigner,  et  qui  répond  assex  à  ces  mots  :  jusqu'au  der^ 
nier  swtfir.   . 


II 


ANALYSE  COMPARATIVE  DU  DRAME 

DB     GUILLEM    DB     CASTRO: 
LA  JEUNESSE   DU  CID 

{SéÀS  MOCBDADBS  DSL   CID,    PRIMERA   PARTE  i). 


SOHgafATWK  DB  LA  PAESCCkBB  lOUIUris  *. 

lO  SduTB  DANS  LE  PALAIS  de  Pernond  P^  à  Burgos,  Brillante  in-' 
Production  :  le  jeune  Rodrigue  reçoit  tordre  de  chevalerie  des  mains  du 
Moi  et  des  princesses  en  présence  de  la  cour  et  de  Chimène. 

30  Séakcb  du  cohsetl.  Le  Roi  motive  et  déclare  le  choix  qu'il  fait  de 
eion  Diègue  comme  gouverneur  de  son  fils.  Arrogance  et  colère  du  comte 
Comuu  ;  Poutrage  fatal  est  infligé  en  présence  du  Roi, 

3®  Maibou  de  don  DiÈGim.  Salle  d'armes.  Ses  trois  fils  s* entretiennent 
eut  retour  de  ta  cérémonie.  Don  Diègue  rentre^  il  les  éloigne^  et  pour  s'es' 
sayer  à  la  vengeance  il  brandit  la  grande  épée  de  Mudarra,  devenue 

1.  La  seconde  partie  est  an  antre  drame  historique,  tout  à  fait  distinct,  qui 
n'appartient  plus  précisément  à  la  jeunesse  dn  Cid  ;  Mocedades  serait  toat 
aossi  bien  traduit  par  les  Prouesses  du  Cid.  Le  tliéâtre  espagnol  possède  des 
Mocedades  de  RoÙan  (Roland),  de  Bernardo  del  Carpio,  etc. 

2.  On  sait  que  les  trois  Journées  de  ces  drames  sont  de  longs  actes,  non 
partagés  en  scènes  à  notre  manière. 


ao8  LE  CID. 

trop  pesante  pour  ses  mains;  il  lui  faut  pour  vengeur  Cun  de  ses  fils;  il 
les  éprouve  sueeessivement  :  les  deux  plus  jeunes  ne  sapent  que  gémir 
quand  il  leur  serre  violemment  la  main;  Rodrigue  seul  à  qui  il  mord 
un  doigt  s* emporte  et  se  montre  capable  du  ressentiment  que  désire  son 
père.  Le  vieillard  ^  sans  savoir  son  amour  pour  C/iimène,  lui  confie 
Cépée  et  lui  nomme  son  ennemi.  Monologue  de  Rodrigue^  sa  douleur^ 
sa  résolution. 

4*^  Place  devant  le  palais  et  devant  la  maison  de  don  Diègue,  Vin- 
fonte  et  Chimène  à  une  fenêtre  du  palais ^  s* entretenant  de  Rodrigue. 
Le  fier  Gormas passe;  il  confie  à  l'un  de  ses  amis  qiCil  a  quelque  regret 
de  sa  violence  f  mais  se  montre  résolu  à  ne  point  s* humilier  par  une 
amende  honorable,  Rodrigue  armé  le  cherche;  dfahord  il  se  voit  avec 
peine  en  présence  des  dames,  obligé  de  répondre  par  des  propos  courtois 
aux  compliments  de  F  Infante,  Le  Comte  reparait  ;  provocation^  de  plus 
en  plus  animée:  les  dames,  en  les  voyant  de  loin,  s'alarment;  don  Diègue 
se  montre  debout  devant  sa  porte,  il  écltauffe  de  ses  regards  le  courroux 
de  Rodrigue,  Le  duel  sur  cette  place  même  est  rendu  nécessaire  par 
P extrême  insolence  de  Gormas.  Le  Comte,  blessé  à  mort,  tombe  dans  la 
coulisse.  Cliimène  accourt  avec  des  cris,  Rodrigue  résiste  héroïquement  à 
t assaut  de  toute  la  suite  du  Comte,  et  C Infante  intervenant  fait  cesser 
ce  combat. 


REMARQUES. 

Scène  !•'*,  L*appareil  sacré,  les  formules,  les  propos  rapides  de 
cette  foule  de  personnages  propre  au  théâtre  de  Valence,  le  pre- 
mier qui  ait  été  construit  en  Espagne,  ne  convenaient  guère  à  notre 
poëte.  Il  écartera  donc  de  son  plan  et  la  Reine  et  le  Prince  royal 
à  qui  cette  liistoire  (c*e8t  le  tiire,  comme  on  sait,  de  beaucoup  de 
pièces  de  Shakspeare)  réserve  un  rôle  assez  marqué.  Il  se  dispen- 
sera de  faire  de  don  Arias  et  de  Peranzules  des  conseillers  de  cour, 
unis  par  des  liens  de  parenté  Tun  à  don  Diègue,  Tautre  au  Comte.  Il 
invente  un  seul  personnage,  le  pâle  rival  de  Rodrigue,  réservé  pour 
être  le  champion  malheureux  de  Chimène,  et  il  Tappelle,  on  ne  sait 
pourquoi,  don  Sanche,  quoique  ce  nom  soit  celui  du  jeune  prince 
espagnol. 

Quant  à  la  scène  en  elle-même,  cette  pompe  trop  extérieure  n*est 
point  nécessaire  i  son  dessein. 

Scène  IP,  Celle-ci  au  contraire  devait  certainement  lui  convenir. 
Nous  oserions  affirmer  que  les  circonstances  du  temps,  les  sévéri- 
tés de  Richelieu  contre  le  duel,  Thumeur  susceptible  de  Louis  XIII, 
ont  seules  empêché  Corneille  de  transporter  la  fière  dispute  et  le 


APPENDICE.  %og 

Citai  toafflet  dans  l'inténear  du  conseil  et  en  prétenoe  de  la  majesté 
royale. 

Conde  tirano, 


la  mano  en  mi  padre  pasisteû 
delante  el  Rejr  con  foror. 


Ce  sont  les  paroles  de  Rodrigue  (empruntées  à  un  yieux  romance 
par  Fauteur  de  la  pièce).  Corneille  dit  seulement  : 

«  Ce  qae  n'a  pa  jamais  Aragon  ni  Grenade, 

«  Ifi  tons  Toa  ennemis,  ni  tons  mes  entieux, 

«  Le  Comte  en  yotre  cour  l'a  t^t  presque  à  tos  jeoz  *.  n 

Cest  une  combinaison  propre  à  Corneille  d^aroir  supposé  les  deux 
pères  instruits  de  l'amour  de  leurs  enfants  et  disposés  à  le  favoriser. 
II  en  a  tiré  quelques  traits  remarquables,  et  le  nœud  devient  par  là 
plus  complexe  dès  le  commencement.  Quant  à  la  grande  donnée  du 
drame,  nullement  historique  en  elle-même,  cet  amour  des  deux 
jeunes  gens  antérieur  i  la  querelle,  Castro  en  a  le  mérite,  mais  ne 
parait  pas  en  être  le  premier  inventeur.  C*est  au  moins  ce  que  donne 
à  penser  un  mot  du  passage  cité  de  Mariana  (voyez  p.  79),  peut- 
être  aussi  quelques  romances  de  date  peu  ancienne  relativement,  mais 
pouvant  remonter  au  commencement  du  dix-septième  siècle,  époque 
de  cette  composition  dramatique. 

Dans  la  pièce  espagnole  la  dispute  des  deux  rivaux  pour  la  préé- 
minence a  lieu  en  présence  du  Roi  ;  c*est  à  lui  que  leurs  arguments 
sont  d'abord  adressés,  et  cette  circonstance  ajoute  à  l'intérêt.  Les 
vers  suivants,  non  traduits,  mais  imités,  que  Corneille  met  dans  la 
bouche  du  Comte,  peuvent  être  cités  comme  un  emprunt  de  plus  à 
Guillem  de  Castro  : 

«  Joignes  à  ces  vertus  celles  d*an  capitaine  : 

«  Montrez-lui  comme  il  faut  s'endurcir  à  la  peine,  etc.  '.  a 

Y  quando  al  Principe  ensene 
lo  que  entre  exercicios  rarios 
debe  faaoer  un  caballero 
en  las  plazas  y  en  los  campos, 
podri  para  darle  excmplo, 
oomo  70  mil  veces  hago, 
hacer  un  lanza  bastillas, 
desalentando  un  caballo? 

I.  Acte  n,  scène  vm,Ter«  706-708.  Dans  les  premières  éditions  (x637-56), 
an  lien  de  le  Comtes  on  lit  au  dernier  rers  :  l'Orgueil,  souvenir  du  surnom  de 
Lnxano  qu'avait  le  comte  de  Gormas. 

a.  Acte  I,  scène  m,  yen  177  et  suivants. 

GoEHBUxx.  m  x4 


aïo  LE  CID. 

Mais  après  la  réponse  de  don  Diègue ,  la  querelle  proprement  dite 
n'occupe  que  six  vers,  d'un  dialogue  fort  entrecoupé,  entre  les  deux 
adversaires  et  le  Roi  qui  les  rappelle  au  respect.  Cette  vigueur  et 
cette  rapidité  étaient  d*un  fort  bon  exemple,  et  n'ont  point  l'inconvé- 
uient  de  ce  mot  un  peu  excessif  :  ....  ne  le  méritoit pasH  qui  donne 
au  vieillard  quelque  tort  de  provocation.    . 

Le  jeu  de  scène  qui  doit  suivre  le  soufflet  n'est  suffisamment  indi- 
qué ni  dkus  l'un  ni  dans  l'autre  texte.  U  est  fâcheux  que  les  grands 
maîtres  ok  leurs  éditeurs  (à  remonter  jusqu'aux  Grecs)  aient  si  sou- 
vent néglsé  ce  genre  d'indication.  Dans  le  Cid  de  Corneille,  la  tra- 
dition théâtrale  nous  fait  voir  un  duel  à  l'épée  qui  ne  dure  que 
quelques  instants,  le  Comte  faisant  tomber  tout  d'abord  l'arme  des 
mains  de  don  Diègue  *.  Celui-ci,  dans  l'espagnol,  n'est  pas  armé 
peut-être,  ou  n'a  pas  recours  à  son  épée.  Il  lève  le  bâton  sur  lequel 
il  s'appuyait.  Peranzules,  cousin  germain  du  Comte,  lui  retient  le 
bras.  Le  Roi,  indigné  Contre  Gormas,  appelle  ses  gardes,  et  ordonne 
qu'on  l'arrête.  Il  nous  faut  continuer  de  deviner  l'action  scénique  : 
Gormas  ne  se  laisse  pas  arrêter,  il  tire  probablement  du  fourreau 
son  épée  redoutable,  et  s'éloigne  lentement  en  adressant  au  Roi  des 
remontrances  et  des  excuses  hautaines,  entre  autres  :  c  ....  Pardonne 
à  cette  épée  et  à  cette  main  de  te  manquer  ici  de  respect,  i  Le  Roi 
le  laisse  sortir,  s'efforçant  inutilement  de  le  rappeler,  c  Oui,  rappe- 
leZf  rappelez  le  Comte,  s'écrie  énergiquement  don  Diègue,  qu'il  vienne 
remplir  la  charge  de  gouverneur  de  votre  ûls  !  etc.  UamadUf  llamad 
al  Coitiie,,,,  etc.  i  Corneille  cite  ce  mouvement  sans  expliquer  com- 
ment il  en  a  fait  une  éloquente  apostrophe  dans  son  fameux  mono- 
logue :  Comte  y  sois  de  mon  prince  à  présent  gouverneur,;*  ^  etc. 

c  Achève,  et  prends  ma  vie  après  un  tel  affiront, 

«  Le  premier  dont  ma  race  ait  tu  rougir  son  front*.  » 

De  ces  deux  vers,  l'un  est  trouvé  par  Corneille,  l'autre  provient  du 


X.  Acte  T,  scène  m,  vers  aa5. 

a.  Plusieurs  des  plus  anciennes  éditions  n'ont  pas  même  cette  indication 
trop  courte  :  don  diègus,  mettant  l'épee  a  la  main  on  II*  mettent  Vépie  k  la 
main  (voyez  ci-dessus,  p.  117  et  la  note  a)  ;  le  lecteur  n*est  mis  snr  la  voie 
que  par  ces  mots  :  Ton  epèe  est  a  moi....  et  plus  loin,  à  la  fin  de  la  scène, 
par  ce  vers  (supprimé  à  partir  de  1660,  voyez  la  note  i  de  la  p.  118)  : 

«  Et  mes  yeux  à  ma  main  reprochent  ta  défaite,  a 

On  peut  remarquer  du  reste  que  ce  duel^  qui  n'est  pas  dans  Castro,  eût  été 
une  impossibilité  de  plus  pour  Corneille ,  s'il  eût  dû  avoir  lien  devant 
le  Roi. 

3.  Acte  I,  scène  xv,  vers  a5x  et  suivants. 

4.  Acte  I,  scène  m,  vers  227  et  aaS. 


APPENDICE.  an 

rcmiAiioe  Pemsatiyo  estaba  el  Cid,  que  Castro  a  transcrit  presque  en- 
tier,  notamment  les  mots  imprimés  ici  en  lettres  italiq«ies  : 

Todo  le  parece  poco 
respecte  de  aquel  agravio 
el  primero  que  se  hajecho 
d  la  sangre  de  Loin  Calvo. 

La  scène  royale,  dans  la  pièce  de  Castro,  se  termine  d'une  manière 
cpie  Richelieu  n*eùt  pas  plus  admise  que  ce  qui  précède.  Don  Diègue 
se  retire  a  son  tour,  songeant  déjà  à  sa  Tcngeance,  et  n*est  pas  non 
plus  retenu  par  Tordre  du  Roi.  Celui-ci  se  laisse  persuader  par  ses 
deux  autres  conseillers  de  renoncer  à  faire  justice,  de  peur  de  com- 
promettre envers  un  puissant  vassal  sa  propre  puissance.  Le  scandale 
pourra  d'ailleurs  n*étre  pas  ébruité,  et  il  espère  Taguement  assoupir 
cette  querelle. 

Scène  IIP,  La  salle  d*armes  de  don  Diègue.  Nous  n'avons  pas 
besoin  d'insister  sur  l'embarras  et  la  difficulté  d'illusion  que  s'im- 
pose Corneille  en  se  refusant  à  déterminer  les  divers  lieux  de  son 
action. 

Don  Diègue  a  trois  fils;  Rodrigue  est  l'ainé  '.  Les  deux  plus  jeunes 
s'occupent  à  débarrasser  le  nouveau  chevalier  des  armes  qu'il  a  re- 
ines, entre  autres  de  l'épée  du  Roi,  qu'il  veut  laisser  suspendue  an 
mur  jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  réellement  gagnée  par  cinq  batailles  ran- 
gées. Dialogue  élégant  et  paisible.  Leur  père  arrive,  sombre,  égaré, 
tenant  les  deux  fragments  de  son  bâton  qu'il  a  brisé.  Son  désordre 
émeut  surtout  Rodrigue,  mais  don  Diègue  ne  veut  point  s'expliquer, 
et  il  exige  que  tous  trois  le  laissent  seul. 

Son  monologue  fait  penser,  dès  les  premiers  mots,  à  celui  de 

Corneille*  : 

Cielosl  peno,  mnero,  rabio.... 

Le  second  vers,  quoique  s'adressant  au  bâton  brisé  qu'il  jette  à 
terre,  a  visiblement  suggéré  aussi  les  beaux  vers  (v.  a 55  et  sui- 
vants) :  Et  toîf  de  mes  exploits  glorieux  instrument^  etc. 

No  mis,  bicalorompidol... 

t  Va-t'en,  bâton  brisé,  qui  n'as  pu  servir  de  soutien  ni  à  mon  hon- 
neur ni  à  ma  colère....  s  Suivent  des  traits  d'un  goût  plus  recher- 
ché. Le  vieillard  songe  à  se  procurer  une  épée.  Là  est  suspendue 

I.  Dass  Corneille,  Rodrigue  est  fils  unique  : 

c  Vous  n'avez  qa*une  fille,  et  moi  Je  n'ai  qtt*iinJiU.  » 

(Acte  I,  scène  m,  vers  167.) 
a.  Acte  I,  soènetv. 


ai2  LE  ClJk 

celle  que  loi  tMimnit  le  fameux  bAurd  Miidam,  yengeur  des  sept 
infants  de  Lara,  dans  one  héroî<(Ue  histoire  de  Tâge  antérieur.  Ce 
glaive  est  nn  de  ces  grands  espadons  du  moyen  Age  qui  se  manœu- 
TrentA  deux  mains.  Il  le  saisit  dans  Tespoir  de  l'employer  à  sa 
Tengeance,  et  s'en  escrime  quelque  temps  avec  de  vaina  efforts  : 
scène  forte  et  naïve,  à  laquelle  Tacteur  pouvait  donner  un  grand 
intérêt  : 

«  Mais,  ô  ciel!  je  m'abusais....  à  chaque  coup  de  taille  ou  de  re- 
vers, l'arme  m'entraîne  après  elle....  ma  main  la  tient  bien  ferme, 
mais  par  mes  pieds  elle  est  mal  assurée....  Et  voilà  qu'elle  me  parait 
de  plomb....  et  que  ma  force  défaille*:...  et  je  tombe,  et  il  me 
semble  que  le  pommeau  soit  à  la  pointe.  > 

Si  loin  que  nous  soyons  ici  de  Corneille,  nous  rencontrons  toute- 
fois des  exclamations  douloureuses  dont  il  s'est  souvenu  : 

O  eaduca  edad  cansadal 
£»toy  por  pasarme  el  pecho.... 
Ahj  ùempo  ingrate,  que  has  hecho? 

Il  faut  donc  qu'il  s'adresse  à  l'un  de  ses  fils  pour  avoir  nn  vengeur. 
Il  les  appelle  successivement,  les  plus  jeunes  d'abord,  pour  les  mettre 
à  l'épreuve.  Ce  qu'il  cherche  en  eux  c'est  l'énergie  vindicative  qu'il 
ne  trouvera  à  son  gré  que  chez  Rodrigue.  L'épreuve ,  pour  Heman 
Diaz,  puis  pour  Bermudo,  consiste  à  leur  serrer  les  os  de  la  main  : 
les  jeunes  gens  ne  manifestent  qu'une  douleur  plaintive,  tandis  que 
Rodrigue  à  qui  son  père  mord  le  doigt,  s'écrie  :  c  Lâchez-moi,  mon 
père,  lâchez-moi  à  la  malheure!  Lâchez;  si  vous  n^étiez  pas  mon 
père,  je  vous  donnerais  un  soufflet.  —  D,  Diègue  :  Et  ce  ne  serait  pas 
le  premier  !  —  Rodrigue  :  Comment?  —  D,  Diègue:  Fils  de  mon  âme, 
voilà  le  ressentiment  que  j'adore,  voilà  la  colère  qui  me  plait,  la 
vaillance  que  je  bénis....  i»  Cette  tirade,  qui  se  prolonge,  est  une  des 
plus  belles  de  Castro,  et  Corneille  a  reconnu  son  obligation*,  malgré 
le  noble  détour  par  lequel  il  a  su  épargner  à  son  public  français 
le  naïf  récit  des  romances.  L'autorité  en  était  si  absolue  pour  les 
Espagnols,  que  Castro,  ici  et  ailleurs,  semble  se  plaire  à  en  copier  le 
texte  littéralement  ;  et  que  même,  chose  assez  bizarre,  le  traducteur 
espagnol  du  Cid  français,  quarante  ans  environ  après  Castro,  Oia- 
mante,  qui  destinait  sa  traduction  à  la  scène,  n'a  pas  cru  pouvoir  se 


I.  «  Et  eefer  que  mon  bras  ne  peut  plus  soutenir, 

a  Je  le  remets  aa  tien  pour  tenger  ec  punir.  » 

>  (Acte  I,  scène  v,  vers  371  et  272.) 

a.  Yoyes  dans  la  première  section  de  V Appendice,  p.  300,  la  citation  rela- 
tite  aux  rers  26a  et  suivants. 


APPENDICE.  ai3 

dispenser  d*ajooter  an  dialogue  de  Corneille  Tépreuve  de  la  main 
serrée.  Il  traduit  d'abord  assez  fidèlement  le  Rodrigue ^  as-tu  du  cœur  ? 

DUGO. 

....  Tendres  ralor? 

EODEXOO 


Qualquiera  otro  qoe  no  faera 
mi  padre ,  y  ta)  preguntara, 
bien  presto  hallara  la  pmeba  ; 


mais  ensuite  il  imagine  un  long  aparté  de  don  Diègue  pour  motiver 
la  nécessité  de  l'expérience  corporelle  ;  le  Tieillard  demande  pour 
faire  amitié  la  main  de  son  fils,  qui  s*agenouilie  ;  mais  sentant  sa  main 
cruellement  pressée,  Rodrigue  mord  jusqu'au  sang  celle  de  son  père. 
La  traduction  de  Diamante  se  rattache  ensuite  à  Corneille  comme 
elle  peut,  mais  en  ayant  bien  soin  de  recommander  l'épée  de  Jlfu- 
darra,  Cest  ainsi  qu'à  cette  époque  on  entendait  le  devoir  des  tra- 
ducteurs; mais  il  faut  s'en  prendre  aussi  i  l'exigence  d'un  public 
espagnol  en  un  sujet  consacré  comme  le  Cid, 

Revenons  à  l'œuvre  intéressante  de  Castro  ' . 

Le  petit  vers  :  j4qui  ofensa  y  alU  espada^  cité  par  Gpmeille  comme 
emprunté  par  lui  : 

«  Enfin  f»  tais  Taffiront,  et  tu  tiens  la  vengeance  ' ,  » 

est  un  assez  frappant  exemple  de  la  distance  de  l'action  aux  paroles 
qui  sépare  les  deux  poètes.  La  vraie  traduction  de  l'espagnol  est  dans 
le  double  gpste  du  père,  montrant  d'abord  sa  joue  visiblement  meur- 
trie depuis  le  soufflet  reçu,  puis  remettant  aux  mains  de  son  fils 
l'épée  de  àludarra.  Nous  ne  pouvons  plus  savoir  si  pour  réaliser  le  : 
Tu  tiens  la  vengeance ,  Corneille  conseillait  à  l'acteur  de  placer  son 


X.  NoQS  n'examinons  ce  fjoëte  qoe  comparatÎTement  à  Corneille,  et  nous 
craindrions  de  faire  nne  digrcMion  en  remarquant  que  la  tradition,  à  laquelle 
il  obéit  tout  en  dioisiasant,  a  dû  lui  causer  aussi  quelque  embarras.  11  y  a  dans 
ees  légendes,  tant  de  fois  remaniées,  bien  des  tons  divers,  selon  le  caractère  plus 
ou  moins  rude  des  siècles  qui  les  ont  traitées  successivement.  Les  détails  de 
eheralerie  et  de  rour,  et  d'autres  encore,  risquaient  de  faire  dissonauoe  et  ana- 
chronisme avec  des  données  plus  anciennes  et  toujours  accréditées.  Un  censeur 
espagnol  qui  aurait  critique  à  ce  point  de  vue  Guillem  de  Castro  aurait  eu 
gain  de  cause.  Il  est  curieux  de  remarquer  que  deux  traditions  contraires  foot 
de  Rodrigue  Vaîné  on  le  plus  jeune  des  trois  frères.  Si  le  poète  Castro  a  en 
de  bonnes  rxisons  pour  faire  de  Rodrigue  l'alné,  il  faut  convenir  qu'il  a  rendu 
par  la  jieu  naturelle  la  conduite  de  don  Diègue  qui  s*adre>se  d'abord  à  deux 
adolescents  pour  savoir  s'il  eu  fera  ses  champions  contre  Gormas.  Un  examen 
attentif  ferait  voir  qu'en  se  résignant  à  cette  mute,  le  poète  l'a  fort  bien  sentie. 

a.  Acte  I,  scène  v,  vers  ^86. 


ai4  LE  CID. 

épée  dans  la  main  de  Rodrigoe,  comme  an  jeu  de  scène  indi<iaé 
plus  haut  par  ce  vers  : 

«  Poste,  poar  me  yenger,  en  de  meilleures  mains  '.  » 

Quand  le  vieillard  épuisé  par  sa  véhémence  quitte  Rodrigue,  dont 
ii  ignore  Tamour  pour^Ia  fille  du  Comte,  il  semble  moins  précipiter 
sa  retraite  que  le  don  Diègue  français,,  qui  n'attend  pas  un  mot  de 
réplique  à  sa  fatale  révélation  :  le  père  de  Chimène*,  Tout  cela  est 
à  considérer  comme  matière  d*étude  et  non  dans  un  injuste  esprit 
de  censure. 

Le  monologue  en  stances,  Pereé  jusques  au  fond  du  eœur*^  réclame- 
rait un  attentif  parallèle  avec  Tespagnol.  Là  nous  lisons  aussi  trois 
stances  d'une  coupe  soignée ,  d'un  mouvement  et  d'un  refrain  sem- 
blables, avec  des  rimes  croisées  d'une  manière  analogue  et  un  peu 
plus  artificielle  encore,  par  le  privilège  de  la  poésie  lyrique  méri- 
dionale. Corneille  eût  pu  citer  au  bas  de  la  page  : 

Suspenso  de  afligido 
estoy.... 

représenté  par  : 

«  Je  demeure  immobile ,  et  mon  âme  abattue 
«  Cède  au  coup  qui  me  tue.  > 

En  écrivant  le  vers  : 

«  Et  malheureux  objet  itune  injuste  rigueur,  v 

notre  poëte  reste  obscur  ou  inintelligible,  là  où  l'espagnol  est  très- 
clair,  puisqu'il  entend  parler  de  la  rigueur  injuste  de  la  Fortune,  dont 
il  n'est  rien  dit  dans  le  français. 

....  Fortuna,... 
Tan  en  mi  dano  ha  sido 
tu  mudaiiza....  et  plus  loin...,  tu  inelemencia.... 

Rodrigue,  après  ce  morceau  lyrique,  emprunte  encore  une  tren- 
taine de  vers  de  romance,  où  il  n'est  plus  question  de  son  amour, 
mais  où  Ton  aperçoit  le  germe  du  vers  si  connu  : 

«  La  valeur  n'attend  point  le  nombre  des  années *;  » 

pues  que  tcngo 

mas  valor  que  pocos  anos. 

Seènë  IV*,  Le  Comte,  suivi  de  serviteurs  armés,  se  promène  avec 

I.  Acte  I,  scène  iv,  Ters  260.  —  a.  Acte  I,  scène  v,  vers  182. 
3.  Acte  I,  scène  vi,  vers  291.  —  4-  Acte  II,  scène  11,  vers  406. 


APPENDICE.  ai5 

son  cousin  Peransoles.  H  conrient ,  comme  chez  Corneille  il  avoue 
à  don  Arias  *,  qu'il  a  eu  le  sang  un  peu  chaud  dans  la  querelle  ;  mais 
il  n'entend  pas  s'humilier  en  satisfactions. 

Ici  se  place  un  emprunt  que  Corneille  n'a  pas  dû  signaler.  Dans 
un  temps  où  l'on  punissait  les  duels,  il  ne  pouvait  conserver  ces  rers 
remarquables  : 

«  Cm  satisfactions  n'apaisent  point  une  Ame  : 

a  Qai  les  reçoit  n*a  rien ,  qui  les  fait  se  diffame, 

«  Et  de  pareils  accords  l'effet  le  plus  commun 

c  Est  de  perdre  d'honneur  deux  hommes  au  lien  d*an';  s 

et  en  effet  il  les  supprima  avant  l'impression.  Dans  la  pièce  de  Castro 
Cette  superbe  doctrine  est  développée  par  don  Gormas  avec  moins 
de  précision ,  mais  avec  vigueur  : 

peaANsniiis. 
—  Y  no  es  razon 
el  dar  tù.... 

COUDS. 

....  Satisfaccion ? 
Ni  darla ,  ni  recibirla  ! 

PERANZCTLIS. 

Por  que  no?  No  digas  tal. 
Qaé  dùelo  en  su  \ej  lo  eacribe? 

OONDB. 

El  que  la  da  y  la  recibe 
es  muj  derto  quedar  mal  : 
porque  el  uno  pierde  honor, 
y  el  otro  no  cobra  nada. 
El  remitir  k  la  espada 
los  agravios  es  mejor. 

Suivent  d'autres  propos  de  raffiné  duelliste  :  don  Gormas  compare 
toute  excuse  à  une  pièce  de  couleur  douteuse,  qui,  recousue  à  l'hon- 
neur d'un  homme,  laisserait  un  trou  à  l'honneur  d'un  autre. 

En  somme,  cette  petite  scène  est  toute  d'emprunt  dans  Corneille. 
L'ami  officieux  agit,  comme  dans  l'original,  par  commission  du  Roi, 
bien  qu'ici  le  Roi  n'ait  pas  été  témoin  de  la  querelle.  U  reste  à  si- 
gnaler certaines  nuances  qui  caractérisent  l'époque  de  Richelieu,  soit 
dans  ce  vers  de  l'orgueilleux  Gormas  : 

«  Et  ma  tête  en  tombant  feroit  choir  sa  couronne  ' ,  » 


I.  Ceci  est  moins  juste.  Arias  est  parent  de  don  Diègue,  et  de  son  parti  ; 
mais  Corneille  préfère  le  nom  le  plus  sonore ,  et  un  moindre  nombre  de  per  •* 
sonnaaes. 

9.  Voyez  la  Notice  da  Cid,  p.  17  et  18. 

3.  Acte  II,  scène  i,  vers  38a. 


ai6  LE  CID. 

soit  dans  Tutile  correctif  des  maximes  de  don  Arias  sur  robéissanee 
due  au  pouvoir  absolu  des  rois. 

Vient  immédiatement  le  défi  de  Rodrigue,  imité  par  Corneille, 
mais  arec  choix,  et  avec  autant  de  vigueur  que  d'élévation.  Tout  ce 
qu*ii  élimine  d'incidents  accessoires,  de  mouvements  scéniqnes  com- 
pliqués, est  presque  inimaginable  dans  nos  habitudes  théâtrales,  soit 
que  le  théâtre  espagnol,  ennemi  de  l'austère  simplicité  tragique, 
fût  plus  exercé  à  la  mise  en  scène,  soit  que  son  public  docile  se  con- 
tentât, à  peu  de  frais,  de  moyens  assez  grossiers  d'illusion. 

n  faut  supposer  complaisamment  la  place  assez  grande  pour  qu'on 
s'y  promène  et  qu'on  y  agisse  séparément  de  divers  côtés.  Le  défi  et 
le  combat,  solitaires  dans  Corneille,  vont  avoir  le  plus  de  témoins 
possible.  Les  dames  sont  toujours  à  la  fenêtre  du  palais;  Chimène 
s'inquiète  de  l'air  irrité  de  son  père,  puis  s'alarme  de  la  figure  pâle 
de  Rodrigue,  qui  survient  en  tenue  de  combat  et  armé  de  sa  grande 
épée.  Ignorant  ce  dont  il  s'agit,  l'aimable  Infante  appelle  l'amant  de 
son  amie,  et  l'engage  en  quelques  propos  de  délicate  galanterie  qu'il 
interrompt  par  des  aparté  douloureux.  C'est  bien  pis  quand  le 
Comte  reparait  d'autre  part,  se  promenant  avec  Peranzules  et  ses  offi- 
ciers (car  il  ne  se  soumet  pas  k  l'ordre  du  Roi,  qui  lui  a  fait  signifier 
de  garder  les  arrêts  dans  sa  maison).  Déjà  les  regards  courroucés  se 
croisent  de  loin  :  nouvelles  alarmes  de  Chimène;  le  trouble  de  Ro- 
drigue augmente,  dans  une  hésitation  qu'il  se  reproche,  et  bientôt, 
sur  le  seuil  de  sa  demeure,  apparaît  morne  et  sombre  le  vieux  don 
Diègue,  tournant  vers  son  fils  chancelant  ses  yeux  pleins  de  fureur 
et  sa  joue  meurtrie.  Son  ami  don  Arias  l'interroge  en  vain  ;  en  vain 
de  son  côté  Peranzules  veut  détourner  le  Comte  de  passer  fièrement 
devant  ses  ennemis....  A  ce  moment  Rodrigue  se  décide  : 

c  (Pardonne,  objet  divin,  si  je  vais,  mourant,  donner  la  mort!) 
Comte  !  —  Qui  es-tu?  —  Par  ici  ;  je  veux  te  dire  qui  je  suis.  (Chimène, 
à  part  :  Qu'est-ce  donc?  Ah,  je  meurs.)  —  Que  me  veux-tu?  —  Je 
veux  te  parler.  Ce  vieillard  qui  est  là*,  quel  est-il,  le  sais-tu?  — 
Oui-da,  je  le  sais.  Pourquoi  cette  question?  —  Pourquoi?  Parle  bas*; 
écoute.  —  Dis.  —  Ne  sais-tu  pas  qu'il  fut  un  exemplaire  d'honneur 
et  de  vaillance?  —  Soit.  —  Et  que  ce  sang  dont  mes  jreux  sont  rougis*, 

I.  Que  esté  alh\  moti  qui,  dans  la  citation  de  Corneille  (royex  ci-dessos, 
p.  90I,  Ters  3g8),  ne  laissent  pas  d'Atre  un  pen  embarrassants  pour  le  lecteur. 
9.  Pins  motivé  par  la  sitoation  que  dans  Corneille. 
3.  Par  la  colère  : 

T  que  es  sangre  suja  y  mia 
la  que  jo  tengo  en  los  ojos, 
sabes? 

—  Voir  rinterprétation  détournée  Tolontairement  sans  doiate  par  Corneille, 


APPENDICE.  217 

c'est  le  sien  comme  le  mien,  le  lais-tu?  —  Et  qoe  je  le  sache 
(abrège  ton  propos),  qti'en  résultera't-il  *  ?  —  Passons  seulement  en 
un  antre  lieu,  tu  sauras  tout  ce  qu'il  en  doit  résulter.  —  Allons , 
jeune  garçon,  est-ce  possible?  Va,  ya,  chevalier  novice;  va  donc,  et 
apprends  d*abdrd  à  combattre  et  à  vaincre  :  tu  pouiras  ensuite  te 
faire  honneur  de  te  voir  vaincu  par  moi,  sans  me  laisser  au  regret  et 
de  te  vaincre  et  de  te  tuer.  Pour  à  présent  laisse  là  ton  ressentiment  ; 
car  ce  n'est  pas  aux  vengeances  sanglantes  que  peut  réussir  l'enfant 
dont  les  lèvres  sont  encore  abreuvées  de  lait.  —  Non,  c'est  par  toi 
que  je  veux  commencer  à  combattre  et  à  m'instruire.  Tu  verras  si  je 
sais  vaincre,  je  verrai  si  tu  sais  tuer;  mon  épée  conduite  sans  art  te 
prouvera  par  l'effort  de  mon  bras  que  le  cœur  est  un  maître  en  cette 
science  non  encore  étudiée  ;  et  il  suffira  bien  à  mon  ressentiment  de 
mêler  ce  lait  de  mes  lèvres  et  ce  sang  de  ta  poitrine.  »  Vives  excla- 
mations de  Peranzules,  d'Arias,  de  Chimène,  de  don  Diègue  brûlant 
d'impatience;  car  il  parait  que  Rodrigue  a  porté  la  main  sur  le 
Comte,  soit  en  lui  touchant  la  poitrine,  soit  en  voulant  l'empêcher 
d'avancer  dans  la  direction  qu'il  a  prise,  c  Rodrigue  :  L'ombre  de  cette 
demeure  est  inviolable  et  fermée  pour  toi....  {Chimène  :  Quoi,  Mon- 
sieur, contre  mon  père  !)  —  Rodrigue  :  Et  c'est  pourquoi  je  ne  te  tue 
point  présentement.  —  [Chimène  :  Écoute-moi  !  )  —  Rodrigue  :  (Par- 
donnez ,  Madame  ;  je  suis  le  fils  de  mon  père  !]  Suis- moi,  Comte  !  — 
Le  Comte  :  Adolescent,  avec  ton  orgueil  de  géant ,  je  te  tuerai  si  tu  te 
places  devant  moi.  Va-t'en  en  paix  :  va-t'en ,  va ,  si  tu  ne  veux  que, 
comme  en  certaine  occasion  j'ai  donné  à  ton  père  un  soufflet,  je  te 
donne  mille  coups  de  pied,  —  Rodrigue  :  Ah,  c'en  est  trop  de  ton 
msolence!  >  Interruptions  rapides  des  divers  témoins,  c  D.  Diègue  : 
Les  longs  discours  émoussent  l'épée.  s  Quand  le  combat  commence, 
il  s'écrie  encore  :  «  Mon  iils,  mon  fils,  en  t'appelant  ainsi,  c'est  mon 
affront  et  ma  fureur  que  je  t'envoie  '  !  a 

On  passe  en  se  battant  dans  la  coulisse,  d'où  le  Comte  s'écrie  :  c  Je 
suis  mort  !  •  Chimène  a  couru  éperdue  après  son  père.  Mais  une  mêlée 
remplit  de  nouveau  le  théâtre;  ce  sont  les  gens  du  Comte  réunis 

▼en  401  et  40a,  le  sang  porté  aux  yeax  par  la  colère  tenant  à  une  locution 
tout  espagnole. 

I.  C'est  le  vrai  sens,  plntât  qne  la  réplique  :  Que  m'importe  (vers  40a)  ? 

T  cl  saberlo  (acorta  —  razones)  qoé  ha  de  importar? 

a.  Donnons  cet  exemple,  entre  tant  d'antres,  de  la  singnlière  rapidité  dVx- 
preuion  si  goûtée  des  Espagnols,  qui  resterait  obscure  si  elle  n'éuit  on  peu 
paraphrasée  dans  la  traduction  : 

Hijo,  bijo,  con  mi  voz 

te  envio  ardiendo  mi  afrenta. 


2i8  LE  CID. 

pour  le  Tenger  contre  Rodrigue  «eal,  maû  terrible.  L*InfaDte,  de  ton 
balcon,  lait  entendre  la  roix,  et  arrête  les  assaillants.  Rodrigue  s*ar- 
rèle  aussi  en  lui  adressant  des  paroles  de  respect,  poétiques  et  obera- 
leresques,  qu^elle  accueille  gracieusement.  Les  spadassins  intimidés 
refusent  de  suivre  Rodrigue  pour  renouveler  plus  loin  le  combat,  et 
se  dispersent,  c  O  yaliente  Castellauo  !  >  s'écrie  Urraque  ;  et  ainsi  finit 
la  première  journée, 

« 

SOMMAIBE  DE   LA   DEUXIÈBOI   JOURV^. 

fo  Le  palais  du  Roi.  Chlmène  demande  le  châtiment  de  Rodrigue; 
don  Diègue  prend  la  défense  de  son  fils, 

a<^  L'appartement  de  Chimène,  où  Rodrigue  ose  pénétrer  et  se  mon' 
trer  à  Clûmène,  revenue  du  palais, 

3^  Uh  lieu  desebt,  près  de  Burgos^  oit  don  Diègue  revoit  secrète- 
ment son  fils^  et  lui  confie  une  troupe  des  siens  armée  contre  Us  Maures, 

4<*  Uhb  campagne  et  le  CHATEAU  DE  PLAUANGE  OU  t Infante^  le 
soir^  au  balcon,  voit  passer  Rodrigue  allant  en  guerre,  et  lui  adresse  de 
tendres  encouragements,  re^us  avec  une  courtoisie  délicate  par  ramant 
de  Chimène, 

5®  Les  montagnes  d'Oga,  au  nord  de  Burgos,  où  la  victoire  du  Cid 
sur  les  Maures  est  mise  autant  qu^il  est  possible  en  action, 

6<*  Le  palais  du  Roi,  à  Burgos,  où  d'abord  le  jeune  prince  don 
Sanehe  offre  des  traits  singuliers  de  caractère ,  qui  font  prévoir  son 
histoire  future;  puis  arrive  Rodrigue  amenant  le  chef  qu^'d  a  fait  pri- 
sonnier; Chimène  alors  reparait  en  deuil,  demandant  encore  sa  vengeance 
dans  les  termes  mêmes  de  V ancienne  ballade.  Le  Roi  la  congédie  a»tc 
égards,  et  bannit  Rodrigue  en  Vembrassant, 

BBMABQUE8. 

Cest  ainsi  que  s'étend  d'une  manière  illimitée  le  cliamp  et  le  mon- 
Tement  de  l'action,  que  G>rneille  s'applique  surtout  à  resserrer.  C'est 
la  lutte  du  poëme  dramatique  contre  l'épopée.  Corneille  veut  se 
conformer  à  des  règles  qu'il  croit  être  celles  de  la  raison  et  de  l'an- 
tiquité, mais  qui  en  réalité,  comme  on  l'a  compris  seulement  de  nm 
jours,  dérivent  purement  et  simplement  de  la  présence  continuelle 
du  cbœur  sur  la  scène  grecque. 

Scène  /***.  Des  six  tableaux  de  la  deuxième  journée,  le  x^^  termine 
le  second  acte  de  Corneille,  le  a"  et  le  3*  suffiront  pour  tout  le  troi- 
sième acte.  U  faut  bien  convenir  que  notre  poète ,  en  se  refusant  la 
grande  représentation  où  tant  de  personnages  sont  en  jeu,  s'est  con- 
damné k  relier  son  action  par  un  certain  nombre  de  petites  scènes  en 


APPENDICE. 


219 


quelque  sorte  de  transitioii  et  un  peu  lan^ifflantes.  Ainsi  la  nouTelle 
de  la  dispute  des  deux  pères  et  celle  du  combat  n'arrÎTent  que  suc- 
oesûreuient  à  Chimène  et  au  Roi.  Dans  Tinteryalle,  Chimène,  alar- 
mée de  la  dispute,  est  faiblement  consolée  par  Tlnfante,  trop  inté- 
ressée,  malgré  son  grand  cœur,  à  la  ruine  des  espérances  de  son 
amie.  Le  Roi  dissimule  à  peine  en  un  beau  langage  Tembarras  de 
son  autorité  compromise.  Un  artifice  manifeste  fait  interrenir  dès 
lors  le  personnage  de  don  Sancbe,  pour  qu'il  ne  paraisse  pas  trop 
brusquement  plus  tard  quand  on  en  aura  besoin.  Même  précaution 
pour  faire  annoncer  par  le  Roi  l'attaque  probable  des  Maures,  et  de 
trop  faibles  dispositions  de  défense.  Les  deux  poètes  vont  se  re- 
joindre au  commencement  de  la  seconde  journée.  Là,  le  Roi  dans  son 
palais  Tient  à  peine  d'apprendre  la  catastrophe,  qu'il  voit  entrer  par 
deux  portes  différentes  Chimène  et  don  Diègue ,  Tune  tenant  à  la 
nuin  un  mouchoir  trempé  du  sang  de  son  père ,  l'autre  décoré  des 
traces  du  même  sang  dont  il  a  frotté  sa  joue  pour  en  laTCr  l'affront. 
Ce  sont  deux  traits  des  anciennes  coutumes.  Les  deux  personnages 
ont  pu  se  rencontrer  auprès  de  la  victime  :  c'est  à  l'orpheline  de  ré- 
clamer yengeance  aux  pieds  du  Roi,  au  père  vengé  de  défendre  son 
fils.  Voilà  une  situation,  un  très-bel  antagonisme  dramatique  et  ora- 
toire ;  le  triomphe  appartient  incontestablement  à  l'éloquence  de 
Corneille;  mais  il  est  juste  de  rapporter  l'inrention  à  Castro,  car  les 
romances  n'offraient  à  celui-ci  que  des  démarches  isolées,  réitérées 
de  la  part  de  Chimène  auprès  du  Roi,  arec  les  naïves  doléances 
propres  à  l'épopée  du  moyen  âge.  Castro  reproduira  plus  loin  ces 
souvenirs  disparates  :  ici  il  invente  en  une  poésie  âpre,  sans  ampleur 
quoique  assez  ampoulée,  la  dispute  entre  la  vengeance  invoquée  et  la 
Tcngeance  satisfaite.  Ce  que  Corneille  a  cité  d'espagnol  suffisait  à  sa 
loyauté  ;  mais  nous  cherchons  dans  le  texte  des  Mocedadet  ce  qui 
peut  s'ajouter  à  ses  citations,  comme  l'ayant  inspiré,  comme  motif 
laisi  par  lui,  et  librement  traité ,  corrigé  hardiment. 

«  Je  l'aï  trouvé  tans  vie.  Excusez  ma  doolenr, 

m.  Sire,  la  voix  me  manque  à  ce  récit  funeste  ; 

«  Mes  pleurs  et  mes  soupirs  tous  diront  mieux  le  reste  *.  > 

Cette  douleur  filiale  manque  chez  Castro,  où  on  la  trouve  absorbée 
tout  entière  dans  l'esprit  de  vengeance,  point  d'honneur  de  la  jeune 
fîUe  espagnole.  Chimène  a  pourtant  des  larmes,  que  le  poète  français 
a  épurées,  comme  on  va  voir.  Elle  présente  le  mouchoir  sanglant  : 
c'est  d'abord  ce  qu'il  faut  noter  pour  entendre  la  citation  f  eseribiâ 
en  este  papely  texte  d'un  heureux  contre-sens  :  son  sang  sur  la  pout^ 

I.  Acte  II,  soène  vm,  vers  668-670. 


aïo  LE  CID 

#iifv'...«  Ce  monchoir  est  le  testament  ^crit  de  son  père,  et  elle  dit 
au  Roi  en  s'agenooillant  :  «  Ces  lettres  qui  sont  empreintes  dans  mon 
âme,  je  yeux  les  exposer  à  tes  yeux  :  elles  attirent  dans  les  miens, 
comme  un  aimant,  des  larmes  yengeresies,  iUs  larmes  d'acier:  s 

A  tns  ojos  poner  qniero 
letras  que  en  mi  aima  estin, 
y  en  los  mios  como  iman 
sacan  la  grimas  de  aoero. 

La  phrase  suivante  de  Castro  eût  assez  bien  comporté  une  citation 
textuelle  de  Corneille,  car  il  n*a  corrigé  que  tard,  en  1660,  l'imita- 
tion qu'il  en  avait  faite. 

a  Immolez,  non  à  moi,  mais  à  votre  coaronne 
jt  ToiU  ce  qu'enorgueillit  un  si  haut  attentat'.  » 

Sa  première  leçon,  longtemps  conservée,  disait  . 

A  SacriEez  don  Diègue  et  toute  sa  famille, 
a  A.  TOUS,  à  Yotre  peuple,  à  toute  la  Castille.  > 

C'était  bien  rentraînement  du  texte  espagnol  : 

«  Et  dût,  en  sa  poitrine,  la  forteresse  {de  ton  eneur)  s'épaiaer  à  force  de 
saigner,  chaque  goutte  de  œ  sang  doit  coûter  une  tète  '.  » 

T  aunque  el  pecko  se  desangre 
en  su  misma  fortaleza, 
oostar  tiene  una  cabeza 
cada  gota  de  esta  sangre. 

Rien  de  plus  beau  que  la  réplique  de  notre  don  Diègue,  notam- 
ment le  début  :  Qu'on  est  digne  d envie ^  etc.*.  Et  n'est-ce  pas  là 
aussi  de  l'invention?...  Le  don  Diègue  espaguol  est  tout  à  la  joie 
d'avoir  vu  tuer  son  ennemi,  et  tout  fier  de  sa  joue  frottée  de  sang. 
D  nous  fournit  un  beau  mouvement  quand  il  invoque  son  droit  d'of- 
frir sa  tête  à  la  justice,  en  place  de  son  fils;  mais  l'allure  roide  et 
sautillante  de  son  rhythme  étroit  ne  sera  jamais  comparable  à  l'am- 
pleur des  formes  de  Corneille.  Si  le  poète  valencien  se  plaignait  que 
son  imitateur  ne  l'a  cité  que  par  petits  lambeaux  de  phrase,  il  faut 

I.  Acte  II,  scène  vm,  rers  676.  —  2.  Ibidem^  vers  693-696. 

3.  Ici  un  faux  sens  est  donné  par  rintelUgent  traducteur  la  Beaumelle, 
d'après  une  édition  fautive,  qui  devait  être  aussi  celle  de  Corneille  :  a  Et  d&t 
VÉlat  perdre  tes  plus  précieux  appuis..,,  •  Il  lisait  probablement,  ainsi  que 
Corneille  :  «  y  auuque  el  Rejno..,,  » 

4.  Acte  II,  scène  vm,  vers  697. 


APPENDICE.  aai 

coDTcnir  qu'il  ne  gagnerait  pas  souyent  à  être  cité  d'une  manière 
plna  complète.  Cette  fin  est  belle  pourtant  : 

Con  mi  cabeza  cortada 
qnede  Ximena  contenta, 
que  mi  sangre  sin  mi  afirenta 
saidri  limpia,  j  saldri  honrada. 

Corneille,  qui  s'est  inspiré  de  ce  discours  un  peu  an  delà  des  cita- 
tions données,  termine  plus  éloquemment  par 

«  Mourant  sans  déshonneor,  je  mourrai  sans  regret  ^  » 

Après  ce  grand  effort,  la  scène  et  l'acte  sont  naturellement  terminés 
par  le  Roi,  qui  ajourne  sa  délibération ,  confie  à  don  Sanche  le  soin 
de  reconduire  Cbimène,  et  veut  s'assurer  de  don  Diègue  ainsi  que 
de  son  fils. 

a  Don  Diègue  aura  ma  cour  et  sa  foi  pour  prison  '.  s 

Ce  -vert  est  le  résumé  de  toute  une  scène  qui,  dans  le  texte  espa- 
gnol, est  la  continuation  de  celle-ci ,  scène  assez  bien  traitée ,  mais 
dont  le  caractère  épisodique  et  familier  n'entrait  pas  dans  le  plan  de 
Corneille.  La  bonne  Infante  amène  au  secours  de  don  Diègue  son 
nouYcl  élèTC,  le  prince  don  Sanche ,  d'un  caractère  pétulant  et  to- 
lontaire,  qui  ne  laisse  pas  arrêter  son  gouTerneuf,  et  qui  obtient  du 
Roi  d*en  être  lui-même  le  gardien  (el  alcajrdi).  Ainsi  l'on  se  sépare, 
Chimène  exprimant  en  aparté  son  tendre  ressentiment  contre  Rodri- 
gue, et  l'Infante  s'apprétant  à  se  rendre  arec  la  Reine  à  une  maison 
de  plaisance  où  nous  devons  la  retrouver. 

Scène  //'.  La  scène  où  Rodrigue  se  présente  à  la  suivante  Elvire  ' 
est,  dans  l'espagnol,,  d'un  ton  plus  familier,  mais  aussi  plus  naturel, 
comme  préparation  de  ce  qui  va  suivre.  Seulement  la  suivante  n'avait 
pas  besoin  de  dire  au  public,  après  qu'elle  a  fait  cacher  Rodrigue  : 

Peregrino  fin  promete 
ocasion  tan  peregrina. 

Chimène  rentre  chez  elle  sous  la  protection  de  son  oncle  Perau- 
zttles,  plus  convenable  que  celle  du  jeune  cavalier  don  Sanche.  Elle 
demande  et  obtient  plus  tôt  de  rester  seule,  sans  avoir  à  éluder  l'offre 
btéressée  de  l'épée  de  don  Sanche  pour  la  venger. 

Mais  rien  ne  nous  parait  plus  délicat  que  la  comparaison  des  deux 

I.  Acte  II,  scène  vm,  vers  73a.  —  a.  Ibidem,  vers  736. 
3.  Ade  III,  scène  i. 


aaa  LE  GID. 

teènet  iuÎTantes  chez  let  deux  poètes.  Gominent  fidre  bien  tout  dans 
le  texte  étranger  la  légèreté  on  peu  molle  des  tonches  lor«qu*elles 
80Bt  justes,  opposée  à  la  rigueur  des  tons  qui  les  reproduisent ,  et  le 
tour  un  peu  frirole  de  ces  subtilités  de  sentiment  qui ,  dans  Cor- 
neille ,  s'élèvent  jusqu'à  une  sorte  de  vérité  passionnée  en  harmonie 
avec  Texcès  de  la  douleur  et  les  perplexités  d'une  situation  si  étrange? 
Le  poëte  méridional  et  son  auditeur  cherchent  avant  tout  dans  cette 
étrange  situation  et  dans  ces  antithèses  un  amusement  auquel  se  mêle 
sans  doute  un  peu  de  sympathie  :  le  poëte  normand  et  son  spectateur 
veulent  trouver  en  un  tout  autre  tempérament  d'esprit  l'admiration 
et  les  larmes.  Celui-ci  soutient  la  grande  déclamation  tragique  et  la 
prolonge  avec  force,  là  où  l'autre  s'est  borné  à  une  élégante  série  de 
madrigaux,  qui  ont  le  malheur  de  rester  jolis,  même  quand  ils  sont 
assez  touchants. 

Dans  cette  confidence  éplorée  que  fait  à  Elvire  la  Chimène  du 
Cid  françois,  il  y  a  bien  treize  vers  espagnols  rapportés  comme  tra- 
duits ;  on  peut  y  retrouver  même  une  certaine  littéralité,  et  c'est  là 
pourtant  que  la  différence  se  fait  le  mieux  sentir.  Contentons-nous 
d'une  juste  observation  de  la  Beaumelle,  en  réponse  à  la  pins  fausse 
remarque  de  Voltaire,  à  cet  endroit  : 

ELVIRK. 

c  ....  Après  tout,  que  pensez-voas  donc  (aire? 

CBDÙirB. 

«  Pour  conserver  ma  gloire  et  finir  mon  ennui, 
•  Le  poursuivre,  le  perdre,  et  mourir  après  lai  '.  » 

Les  vers  espagnols,  cités  en  partie  par  Corneille,  mais  intervertis  par 
lui  à  tort,  sont  ainsi  disposés  dans  le  texte  : 

KL  VIA  A. 

Pues  oomo  harâa,  no  lo  entiendo, 
eatimando  el  matador 
y  el  maerto  ?  —  Xim.  Tengo  valor, 
jr  habré  de  matar  muriendo  '. 
Seguiréle  hasta  vengarme,... 

aODHIGO. 

Mejor  es  que  mi  amor  firme , 

cou  rendirme, 
te  dé  el  guato  de  matarme 
'  sin  la  pena  del  «eguirme. 

■ 

X.  Acte  III,  scène  m,  vers  846-848. 

a.  Ceci  est  la  fin  du  couplet  de  quatre  vers,  qui  est  suivi  périodiquement 
dans  ce  système  d*un  couplet  de  cinq  vers,  dont  l'un  est  de  trois  ou  quatre  syl- 
labes; le  couplet  de  cinq  vers  commence  ici  à  Seguiréle.  La  réponse  de  Chi- 
mène est  interrompue  par  Rodrigue,  qui  vient  s'agenouiller  devant  elle,  et  lui 
demander  la  mort. 


APPENDICE.  aa3 

Voltaire,  dans  son  commentaire,  cite  l'espagnol  miiqnement  d'aprèi 
Corneille;  en  admirant  le  vers  :  Le  poursuivre^  etc.^  il  faitTétrange 
remarque  que  -voici  :  a  Ce  vers  excellent,  dit-il ,  renferme  tonte  la 
pièce,  et  répond  à  tontes  les  critiques  qu'on  a  faites  sur  le  caractère 
de  Chimène.  Puisque  ce  vers  est  dans  l'espagnol,  l'original  contenait 
les  vraies  beautés  qui  firent  la  fortune  du  Cid  français.  >  Voltaire  n'a 
jamais  vu  l'original,  et  c'est  ce  qu'il  avoue  ici  implicitement;  mais 
la  Beanmelle  lui  objecte  fort  sensément  que  ce  vers  : 

«  Le  poursuivre ,  le  perdre,  et  mourir  après  lui ,  i» 

«  a  un  sens  bien  autrement  énergique,  et  une  idée  qui  tCest  pas  dans 
l'ouvrage  espagnol.  Morir  matando^  et  matar  muriendo,  sont  des  phra- 
ses faites  qu'on  rencontre  à  chaque  page  dans  les  poètes  castillans , 
et  qui  ne  veulent  dire  autre  chose  que  combattre  en  désespéré,  com- 
battre jusqu'à  la  mort.  Le  vers  qui  précède  [il  fallait  dire  qui  suit]  : 
Je  le  poursuivrai  jusqu'à  ce  que  je  sois  vengée^  l'explique  assez,  et  il 
y  a  loin  de  là  au  sublime  Mourir  après  lui.  » 

Le  Rodrigue  espagnol  vient  donc  inopinément  se  jeter  aux  pieds 
de  Chimène  ;  il  ne  songe  pas,  non  plus  que  son  imitateur  français,  à 
ces  aveux  de  tendresse  passionnée  qu'il  vient  d'entendre  et  dont  il 
pourrait  encore  se  montrer  heureux  et  transporté.  Chimène  n'aura 
pas  non  plus  un  moment  de  confusion  de  tout  ce  qu'il  a  entendu 
ainsi  par  surprise;  même  oubli  dans  le  français,  où  elle  a  dit  en 
termes  plus  énergiques  qu'elle  V adore  ^ 

Le  jeune  homme  ne  porte  plus  vraisemblablement  le  grand  espa- 
don de  Mudarra  ;  aussi  l'offre  de  sa  dague  qu'il  va  faire  à  Chimène 
oe  saurait  produire  l'effet  dramatique  que  l'on  trouve  dans  Corneille, 
ni  amener  l'exclamation  si  émouvante  : 

«  Quoi?  du  sang  de  mon  père  encor  toute  trempée  '/  » 

et  les  subtilités  qui  s'accumulent  durant  quinze  vers  sur  cette  épée  à 
la  mode  de  la  cour  de  Louis  Xlli,  vers  originaux  sans  contredit  : 
admirons  les  suggestions  diverses  du  costume!  Voici  la  scène. 

«  Rodrigue j  se  jetant  à  ses  pieds  :  Non,  il  vaut  mieux  que  je  me 
rende  à  toi,  et  que  mon  amour  invariable  te  donne  la  satisfaction  de 
m'immoler,  en  t'épargnant  la  peine  de  me  poursuivre.  —  Chimène  : 
Qu'as-tu  osé?  qu'as-tu  fait?  Est-ce  une  ombre,  une  vision  ?  —  Perce  ce 
CDBur  :  j'y  renonce  pour  celui  qui  bat  dans  ton  sein  *.  ^-Ciel!  Rodrigue, 


t.  Acte  III,  scène  nr,  ven  97a.  —  a.  Ibidem,ren  858. 
3.  Texte  difficile  : 

Pasa  el  mismo  conzon, 
que  pienso  que  esta  eo  tu  pecLu. 


aa4  .  LE  CID. 

Rodrigue  en  ma  maison  1  —  Écoute«moi.  — •  Je  me  meort.  —  Je 
yeux  seulement  que  tu  entendes  ce  que  j'ai  à  te  dire,  et  que  tu  me 
répondes  ensuite  ayec  ce  fer.  {Illui  donne  sa  dagfue.)  Ton  père  le  comte 
Glorieux,  comme  on  rappelait  dignement,  porta  sur  les  chereux 
blancs  '  de  mon  père  une  main  téméraire  et  coupable  ;  et  moi,  j 'avais 
beau  me  voir  par  là  déshonoré,  mon  tendre  espoir  ainsi  renversé  se 
débattait  avec  tant  de  force  que  ton  amour  put  faire  hésiter  ma  ven- 
geance. £n  un  si  cruel  malheur,  mon  injure  et  tes  channes  se 
livraient  dans  mon  cœur  une  lutte  obstinée  : 

Et  TOUS  l'emportiex,  Madame, 

Dans  mon  âme. 
S'il  ne  m*était  souYeno 
Qae  Youa  hulriex  infâme 
Qui  noble  vous  ayait  plu  '. 

C'est  avec  cette  pensée,  sans  doute  digne  de  tui,  que  je  plongeai 
mon  fer  sanglant  dans  le  sein  de  ton  père.  Ainsi  j'ai  recouvré  mon 
honneur;  mais  aussitôt,  amant  soumis,  je  suis  venu  vers  toi,  pour 
que  tu  n'appelles  pas  cruauté  ce  qui  pour  moi  fut  devoir  impérieux, 
pour  que  ma  peine  justifie  à  tes  yeux  ma  conduite  si  nouvelle  envers 
toi,  pour  que  tu  prennes  ta  vengeance  dès  que  tu  la  desires.  Saisis 
ce  fer,  et  si  nous  ne  devons  avoir  à  nous  deux  qu'un  même  courage, 
une  même  conscience,  accomplis  avec  résolution  la  vengeance  de  ton 
père,  comme  j'ai  fait  pour  le  mien. 

—  Rodrigue,  Rodrigue!  ah,  malheureuse!  Je  l'avoue  malgré  ma 
douleur,  en  te  chargeant  de  la  vengeance  de  ton  père,  tu  t'es  conduit 
en  chevalier.  A  toi  je  ne  fais  point  reproche,  si  je  suis  malheureuse, 
si  telle  est  ma  destinée  qu'il  me  faudra  subir  moi-même  le  trépas  que 
je  ne  t'aurai  pas  donné.  Mais  une  offense  dont  je  t'accuse,  c'est  de  te 
voir  paraître  à  mes  yeux  quand  ta  main  et  ton  épée  sont  encore 
chaudes  de  mon  sang.  Et  ce  n'est  pas  en  amant  soumis ,  c'est  pour 
m'uffenser  que  tu  viens  ici,  trop  assuré  de  n'être  point  haï  de  celle 
qui  t'a  tant  aimé.  £h  bien!  va-t'en,  va-t'en,  Rodrigue....  pour  ceux 
qui  pensent  que  je  t'adore,  mon  honneur  sera  justifié  quand  ils  sau- 
ront que  je  te  poursuis.  Paurais  pu  justement  sans  t'entendre  te  faire 
donnet  la  mort  ;  mais  je  ne  suis  ta  partie  que  pour  te  poursuivre,  et 

X .  Le  mot  canas,  «  chereux  blancs,  »  était  noblement  rendu  par  vieillesse 
honorable^  dans  cette  leçon  des  premières  éditions  :  De  la  main  de  ton 
père*t  etc.,  qne  Corneille  a  changée,  à  regret  sans  doote,  à  partir  de  1660. 

a.  Qu'on  yeuille  bien  nous  pardonner  ces  rimes,  qui  seraient  un  essai  fort 
puéril,  si  elles  n'étaient  destinées  à  donner  quelque  idée  du  mètre  employé 
dans  (.-ette  scène,  altematiTement  arec  les  quatrains  rimes. 

*  Voyez  d-dcssus,  p.  i54,  la  rariante  des  Ters  873  et  874. 


APPENDICE.  aaS 

non  pour  te  tuer.  Va-t'en ,  et  fais  en  sorte  de  te  retirer  sans  qu'on 
te  voie.  C'est  bien  assez  de  m'avoir  ôté  ma  vie  sans  m'ôter  encore 
ma  reDommée. 

—  Satisfais  mon  juste  désir  :  frappe.  —  Laisse-moi.  —  Ecoute  : 
songe  que  me  laisser  ainsi  est  une  dure  yengeance;  me  tuer  ne  le 
lenit  pas.  —  Eh  bien,  cela  même  est  ce  que  je  veux.  —  Tu  me  dés- 
espèreSy  cruelle  !  ainsi  tu  m'abhorres  ?  —  Je  ne  le  puis  :  mon  destin 
m'a  trop  enchaînée.  —  Dis-moi  donc  ce  que  ton  ressentiment  veut 
iaire.  —  Quoique  femme,  pour  ma  gloire,  je  vais  faire  contre  toi 
tout  ce  que  je  pourrai....  souhaitant  de  ne  rien  pouvoir.  —  Ah!  qui 
eût  dity  Chimène?... — Ah!  Rodrigue,  qui  l'eût  pensé?... — Que  c'en 
était  fait  de  ma  félicité?...  —  Que  mon  bonheur  allait  périr?...  Mais, 
6  ciel!  je  tremble  qu'on  ne  te  voie  sortir....  [Elle pleure*.)  —  Que 
vois-je?...  —  Pars,  et  laisse- moi  à  mes  peines.  —  Adieu  donc,  je 
m'en  vais  mourant,  s 

On  peut  donc,  et  ce  n'est  que  justice,  reconnaître  une  rectitude  de 
développement,  une  précision  de  dessin  beaucoup  plus  marquées  ici 
que  dans  Corneille. 

«  BodHgue  en  ma  maison l  Rodrigne  devant  moi'  1  » 

Cest  le  premier  hémistiche  qui  seul  est  traduit  :  et  remarquez  en 
effet  quelle  plus  grande  place  occupe  dans  la  scène  espagnole  plus 
courte,  cette  préoccupation  si  convenable,  cet  effroi  de  la  jeune  fille, 
et  même  cette  colère,  d'être  forcée  de  s'entretenir  en  un  tel  moment, 
dans  sa  maison,  avec  Rodrigue.  Quand  il  lui  dit  : 

m.  Quatre  mots  senlement  : 
«  Après,  ne  me  réponds  qu'arecque  cette  épée  ',  • 

le  sensy  le  motif  de  ces  quatre  mots,  fort  net  dans  l'espagnol,  c'est 
qu'il  veut  d'abord  se  faire  absoudre  par  sa  maîtresse,  et  puis  recevoir 
la  mort  de  sa  main.  L'incident  de  Pépée  dont  nous  avons  parlé,  €'t 
plusieurs  autres  détours,  suspendent  ou  dénaturent  un  peu  cette 
inspiration  tendre  et  naïve.  Cet  incident  s'achève  sur  les  justes  in- 
stances de  Chimène,  soit  que  l'odieuse  épée  rentre  dans  le  fourreau, 
soit  que  Tacteur  la  jette  au  loin.  (A  défaut  d'une  note  de  l'auteur,  la 
tradition  est  insuffisante.)  Mais  comment  revenir  à  ces  quatre  mots 

1 .  Cest  ce  dont  le  texte  n*avertit  point.  Cette  parenthèse  est  due  à  la  Beau- 
mdle;  le  cri:  «Que  Tois-je?  •  n'a  sans  elle  aucun  sens.  Corneille  n*a  paît  trouvé 
eette  indication  de  scène,  ce  mouvement  de  Rodrigue  revenant  tans  doute 
sur  ses  pas;  niais  il  a  aussi  mis  beaucoup  de  larmes  dans  cette  séparation,  qui 
«dors  en  faisait  tant  couler,  en  cette  première  jeunesse  de  nos  émotions  thcl- 
traies.  Les  deux  phrases  entrecoupées  qui  prétèdent  n'ont  tout  leur  sens  qu'ac- 
compagnées de  sanglots. 

a.  Acte  III,  scèDe  iv,  vers  85a.  —  3.  Ibidem^  vers  856  et  857. 

CoB«aiu.B.  in  i5 


a26  LE  GID. 

qui  ont  été  annoncés  plus  baat,  à  ce  motif  qui  a  amené  Rodrigue  et 
qae  Castro  a  si  directement  exprimé? 

u  Je  fais  ce  que  tu  veux,  mais  un»  quitter  l'envie 
«  De  finir  par  tes  mains  ma  déplorable  vie; 
c  Car  enfin  n'attends  pas  de  mon  affection 
«  Un  lâche  repentir  d'une  borne  aeiion. 
«  De  la  main  de  ton  père  on  coup  inéparaUe 
«  Désbonoroit  do  mien  la  vieiHesie  honorable*.  » 


Le  développement  donné  à  la  phrase  rend  l*unité  de  trait  plus  diffi- 
cile ici  et  partout  ailleurs ,  mais  le  spectateur  charmé  ne  remarque 
pas  des  sutures  adroites,  ou  des  soudures  un  peu  plus  forcées,  comme 
ce  :  Car  enfin  n^  attends  peu,,,  \  plus  loin  :  Ce  n^  est  pas  qu'en  effet*... i 
et  ces  minutieuses  obserrations  n*empéchent  pas  le  lecteur  attentif 
d'être  enleré  par  une  merrei lieuse  éloquence,  après  avoir  goûté  la 
beauté  simple  et  plus  réduite  du  motif  original. 

La  réponse  de  Chimène  présente  les  mêmes  qualités ,  les  mêmes 
défauts  si  Ton  veut.  On  peut  voir  à  quel  point  y  est  amplifié  le  Como 
cahaliero  /tUiste,  et  la  haute  obligation  de  le  poursuivre  pour  Tacquit 
de  son  honneur,  exprimée  dans  Tespagnol  en  une  forme  pins  fémi- 
nine. Continuons  : 

<  Hélas  1  ton  intérêt  ici  me  désespère  : 

c  Si  quelque  autre  malheur  m'avoit  ravi  mon  père,  etc.  '.  > 

C*est  là  une  idée  touchante,  exclusivement  propre  à  Corneille,  et 
exprimée  eu  vers  admirables, sauf  encore  la  transition  :  ton  intérêt,,,, 
très-hasardée  logiquement,  car  il  ne  s'agit  guère  dans  cette  plainte 
que  de  son  intérêt  à  elle-même  : 

«  ....  j'aurois  senti  des  charmes, 
c  Quand  une  main  si  chère  eftt  essuyé  mes  larmes  *.  v 

Puis,  pour  rentrer  dans  l'idée  dominante  d'une  vengeance  de  mort  k 
obtenir,  c'est  encore,  comme  transition,  le  vers  : 

«  (^  enfin  n'attends  pas  de  mon  affection  *,  » 
répété  littéralement  du  discours  précédent  de  Rodrigue. 

I.  Acte  m,  scène  iv,  vers  .869-874.  La  fin,  depuis  t  «  Delà  main  de  ton 
père,  »  se  lit  dans  les  éditions  de  1687  à  i656.  L'avant-demier  vers,  meil- 
leur que  celui  qui  l'a  remplacé  à  partir  de  1660,  se  rattache  enfin  au  texte  dlé 
par  Corneille  ;  malheureusement  le  vers  suivant  aura  paru  faible  par  l'an- 
tithèse des  mots  déshttnoroit  et  honorable  :  c'est  la  remarque  d'nn  habile  cri- 
tique (M.  Géruzez,  Thèdtie  choisi  de  Corneille ,  p.  59). 

a.  Acte  III,  sohie  iv,  vers  879. 

3.  Ibidem f  vers  917  et  suivants.  —  4.  Ihi^em^  vers  991  et  993. 

5.  Ibidem,  vers  927  et  871. 


APPENDICE.  227 

L'incoiiTéiiient  de  rargamentation  oratoire,  par  laqueHe  Corneille 
reacemble  sourent  à  Euripide ,  sans  Timiter,  parait  mieux  encore 
dans  la  discussion  saiyante,  où  Rodrigue  veut  prouver  que  Chimène 
doit  le  tuer,  tandis  que  son  amante  yeut  éluder  cette  preuve.  L'es- 
pagnol n'avait  fait  que  glisser  sur  ce  conflit  ;  mais  quiconque  a  lu  et 
relu  de  telles  scènes,  sait  quel  est  le  privilège  de  notre  Corneille,  d'être 
réellement  grand,  émouvant  et  sublime,  à  travers  toutes  ses  exagéra- 
tions d'emphase  et  de  dialectique  * . 

Désormais  nous  ne  trouverons  plus  les  deux  poètes  aussi  près  l'un 
de  l'antre,  si  ce  n'est  dans  une  seule  scène,  qui  suit  immédiatement 
celle-ci  dans  la  deuxième  jownèey  et  qui  terminera  notre  troisième  acte. 
Aussi,  au  delà,  nous  contenterons- nous  de  parcourir  la  fable,  ou,  si 
l'on  veut,  l'histoire  de  Castro,  en  obsen^ant  que  Corneille  n'y  em- 
prunte plus  que  quelques  circonstances,  et  qu'il  en  omet  et  dénature 
un  bien  plus  grand  nombre. 

Scène  IIP,  Un  Heu  désert^  la  nuit  [près  de  Burgos),  Cet  endroit  écarté 
devait  être  absolument  indiqué  aux  spectateurs  de  Corneille,  quoiqu'il 
ne  veuille  en  aucune  manière  violer  ouvertement  la  règle^  ou  que  du 
moins  il  suppose  ce  lieu  dans  l'enceinte  même  de  Séville.  Tout  cela 
est  mieux  motivé  dans  l'espagnol.  Il  est  naturel  que  Rodrigue  ait  à 
se  cacher  après  une  telle  affaire,  que  son  père  soit  convenu  avec  lui 
d'un  lieu  de  rendez-vous  pour  aviser  aux  conséquences.  Une  louable 
intention  de  vjariété  a  fait  composer  ce  monologue  et  le  bel  entretien 
qui  suit  en  grands  vershendécasyllabes  à  triples  rimes  croisées,  comme 
le  capitolo  de  Dante  par  exemple.  Ce  mode,  traité  avec  aisance  et 
fermeté,  se  rapproche  sensiblement  de  la  grandeur  du  mode  cornélien. 

Corneille  imite  de  près  le  ton  inquiet  du  vieux  père  qui  attend 
son  fils.  Il  aurait  même  pu  citer,  eu  regard  de  ces  vers  : 

«  A  tonte  heure,  en  tous  lieux,  dans  one  nuit  si  sombre, 
'  «  Je  pense  Tembrasser,  et  n'embrasse  qu'une  ombre  ^,  » 

les  vers  de  Castro  : 

Voy  abrazaudo  sombras  descompuesto 
entre  la  obscara  noebe  que  ha  oerrado; 

et  en  regard  de  celui-ci  : 

«  Rodrigue  ne  vit  plut,  ou  respire  en  prison  ',  » 
Si  es  moerto,  herido,  6  preso  ?  Ay,  delo  santo  ! 

T.  Corneille,  dans  VExamen  du  Cid  (royez  d-dessus,  p.  94  et  gS),  fait  sur 
cette  scène  et  sur  la  première  du  cinquième  acte,  qui  en  est  comme  une  variation, 
des  réflexions  candides  et  sages  dont  nous  recommandons  la  lecture. 

a.  Acte  III,  scène  v,  vers  10 13  et  ioi4*  '^  3.  Ibidem,  vers  loao. 


228  LE  GID. 

Enfin  il  entend  le  galop  d'un  cheval ,  Toit  le  cavalier  mettre  pied  à 
terre ,  et  Rodrigue  parait. 

Ici  nous  devons  une  justice  au  poëte  espagnol.  Chacun  sait  com- 
bien sont  véhéments  et  nobles  dans  Corneille  les  transports  de  don 
Diègue  embrassant  son  vengeur.  Castro  est  cité  sans  doute  au  bas 
de  la  page  (voyez  ci-dessus,  p.  ao5  et  ao6);  mais  Tensemble  de  sa 
tirade  est  d*une  vigueur  et  d'une  éloquence  qui  méritent  qu'elle  soit 
transcrite  autrement  que  par  fragments  numérotés  : 

Hijo  !  ~  Padre  I  —  Es  posible  qoe  me  hallo 
entre  tus  brazos?...  Hijo!...   A.Iiento  tomo 
para  ea  tus  alabanzas  empleallo. 

Como  tardaste  tanto?...  pues  de  plomo 
te  puso  mi  deseo....  j  pues  Teniste 
no  lie  de  cansarte  preguntando  el  como. 

Braramente  probaste  I  Bien  lo  bicifle!         i 
bien  mis  pasados  brios  imitaste, 
bien  me  pagaste  el  ser  que  me  debiste  ! 

Toca  liAS  blancas  canas  que  me  honraste; 
llega  la  tierna  boca  à  la  mexilla 
donde  la  maucha  de  mi  faonor  quitastel 

Soberbia  el  aima  à  tu  Talor  se  humilia, 
come  conservador  de  la  nobleia 
que  ha  bonrado  tantos  Eejes  en  Castilla. 

RODRIGO. 

Dame  la  mano ,  y  alza  la  cabeza , 
à  quien  como  la  causa  se  atribuya 
si  hay  en  mi  algun  valor  y  fortaleza. 

DON  DXSOO. 

Con  mas  razon  besàra  yo  la  tnya , 
pues  si  yo  te  di  el  ser  naturalmente 
tù  me  le  bas  vuello  k  pura  fuerza  saya  ^ 

On  peut  parler  de  l'éloquence  espagnole ,  surtout  quand  c'est  un 
élan  vif  et  direct  qui  l'entraîne;  mais  en  pareil  cas  sa  diction,  qui  n'est 
pas  étudiée,  dégénère  facilement  en  négligences  et  en  tours  vulgaires. 
C'est  ce  qu'on  pourrait  observer  dans  le  reste  de  cette  scène,  d'un 
très-bel  effet  d'ailleurs. 


I.  a  Je  t'ai  donné  la  vie  par  l'entremise  de  la  nature  :  toi,  tu  me  Va»  rendue 
par  sa  seule  vaillunce  (de  ta  maiu).  i»  Cela  est  beau,  mais  quel  édat  incompa- 
rable dans  ces  mots  :  , 

«  Porte,  porte  plus  baut  le  fruit  de  ta  victoire: 

m,  Je  t*ai  donné  la  vie,  et  tu  me  rends  ma  gloire  *  !  > 

*  Acte  111,  scène  vi,  vers  io53  et  io54. 


APPENDICE.  a!i9 

Don  Diègne  veut  que  Rodrigoe  emploie  sa  yalenr  au  service  du 

Roi  : 

No  diràn  que  la  mano  te  ha  serrido 
Para  Tengar  agravios  solamente  : 
Sirre  en  la  gneira  al  Rey,  qne  siempre  ha  sido 

Digna  «atisfacâon  de.  un  caballero 
Senir  al  Rey  à  quien  dex6  ofendido  ; 

ce  que  Corneille  eàt  pu  citer  en  partie,  quand  il  dit  ; 

a  Ne  borne  pas  ta  gloire  à  venger  on  affront; 
«  Porte-la  plus  avant  :  force  par  ta  raillance 
«  Ce  monarque  au  pardon'....  » 

Don  Diègne  a  amené  non  loin  du  lieu  où  il  s'entretient  avec  Ro- 
drigue cinq  cents  gentilshommes  de  sa  famille  (deudos),  montés  et 
armés  en  guerre,  réunis  par  lui-même  pour  honorer  la  disgrâce  de 
son  fils  exilé  (Corneille,  placé  dans  d'autres  conditions  et  au  milieu 
de  mœurs  différentes,  a  dii  altérer  un  peu  ces  données).  Tous  veulent 
que  Rodrigue  les  commande  : 

Qne  cada  qnal  tu  gnato  solicita, 
•  C*est  toi  que  veut  pour  chef  leur  généreuse  bande  '.  » 

L'ennemi,  les  Mores  de  la  frontière,  vient  d'envaliir  la  vieille  Cas- 
tilie,  les  montagnes  d*Oca,  de  Naxera  ;  c'est  l'histoire  même.  Cha- 
cun sait  déjà  combien  il  en  coûte  de  frais  d'invention  et  d'ana- 
chronisme à  Corneille  pour  sauver  ses  unités  de  temps  et  de  lieu  en 
portant  la  scène  à  Séville,  afin  que  le  reflux  du  Guadalquivir  puisse 
amener  dans  les  limites  voulues  une  bataille,  une  campagne  de  quel- 
ques heures. 

Rodrigue,  pressé  d'aller  rejoindre  sa  troupe,  demande  et  reçoit  à 
genoux  la  bénédiction  de  son  père.  L'omission  par  Corneille  de 
cette  noble  circonstance  résulte  bien  moins  d'une  différence  de  mœurs 
nationales,  que  d'une  différence  entre  les  deux  théâtres  :  l'espagnol 
sans  cesse  sanctifié  par  des  détails  sacramentels,  le  français  obligé  de 
s'interdire  rigoureusement  tout  acte,  toute  parole,  qu'on  pourrait  re- 
garder comme  une  profanation. 

Mais  à  d'antres  égards  une  invention  propre  à  Corneille  lui  fournit 
dans  cette  scène  un  motif  d'intérêt  fort  attachant,  fort  bien  placé, 
qui  manque  et  fait  faute  chez  son  devancier.  Corneille,  on  le  sait,  a 
supposé  l'amour  pour  Chimène  connu  dès  longtemps  du  père  de  Ro- 
drigue. Le  rude  vieillard  a  pu  n'en  pas  tenir  compte  pour  exiger  le 

X.  Acte  III,  teincTi,  vert  1092-1094.  —  a.  Ibidem ^  vers  1086. 


23o  LE  CID. 

duel  ;  mais  ici  il  est  beau  et  dramatique  que  le  jeune  homme  tout 
rempli  de  son  amour  sacrifié,  que  le  fils  respectueux,  quitte  euTcrs 
un  devoir  si  cruel,  repousse,  écarte  avec  une  amertume  contenue  la 
pétulante  allégresse  de  son  père. 

Scène  IF*.  Cest  d*abord  la  mélancolique  Infante  qui,  rêvant  et  ad- 
mirant la  campagne,  aperçoit  du  balcon  d*un  château  la  troupe  de 
Rodrigue  :  lui-même  s'avance  seul  pour  lui  rendre  hommage  ;  Ur- 
raque,  sans  oser  lui  dire  qa*elle  voudrait  être  la  dame  de  ses  pensées, 
bénit  son  entreprise  et  ses  exploits  futurs.  Un  tour  délicat,  galant  et 
chevaleresque,  fait  le  mérite  de  cet  épisode  de  mode  castillane.  Un 
signe  de  deuil,  la  couleur  jaune  des  plumes  et  de  Tarmure  du  jeune 
chevalier,  est  presque  la  seule  allusion  qui  soit  faite  à  sa  tragique 
situation.  Il  détourne  adroitement  le  sens  trop  tendre  des  compli- 
ments de  cette  royale  amante  dédaignée,  que  Thistoire  lui  attribue, 
et  que  Corneille  a  introduite  un  peu  péniblement  sur  la  scène,  comme 
on  le  voit  encore  dans  ses  deux  derniers  actes. 

Scène  F*.  Rapide  tableau  de  guerre  dans  les  montagnes.  Un  roi 
more,  traînant  après  lui  ses  captifs  et  son  butin,  est  arrêté,  vaincu, 
fait  prisonnier  par  Rodrigue,  qui  reçoit  son  hommage,  et  se  met  à 
la  poursuite  de  quatre  autres  rois.  Tout  se  passe  sous  les  yeux  du 
spectateur,  moins  la  mêlée,  que  décrit  un  berger  poltron  monté  sur 
un  arbre.  Cest  ici  le  seul  endroit,  très-court,  où  Castro  ait  fait  usage 
d'un  personnage  bouffon  ou  graeioso.  L'intelligent  poète  abrège  vo- 
lontiers ces  tumultueuses  bagarres.  H  suppose  souvent  ses  person- 
nages à  cheval,  mais  il  use  de  tous  ses  artifices  pour  les  faire  des- 
cendre à  pied  sur  la  scène.  On  conçoit  la  tentation  offerte  à  Corneille 
de  traduire  tout  ce  fracas  en  un  grand  récit  d'épopée  comme  celui 
du  quatrième  acte. 

La  scène  VI*  nous  ramène  au  palais  du  Roi  k  Bnrgos,  mais  non  pas 
d'abord  au  véritable  fond  de  l'action.  Castro  tient  à  traiter  l'histoire 
plus  au  large,  a  nous  faire  connaître  les  dispositions  irascibles  du 
prince  don  Sanche,  dont  le  Cid  verra  plus  tard  l'avènement  el  la 
catastrophe.  Ce  jeune  furieux,  agité  par  des  pressentiments  et  des 
horoscopes,  est  difficilement  contenu  par  don  Diègue,  son  gouver- 
neur, quand  excité  par  le  cliquetis  des  épées  il  veut  tuer  son  maftre 
d'armes,  et  qu'ensuite  il  menace  l'Infante  sa  scBur  à  cause  d'un  épieu 
sanglant  qu'elle  rapporte  de  la  chasse. 

Enfin  entre  le  Roi,  avec  sa  cour,  joyeux  des  succès  de  Rodrigue  : 
il  en  entend  d'abord  le  récit  de  la  bouche  du  prince  more;  puis  arrive 
le  vainqueur  lui-même,  admis  à  recevoir  les  félicitations  du  Roi,  de 
son  père,  du  Prince  et  de  l'Infante. 


APPENDICE.  23i 

Corneille  n*a  que  légèrement  modifié  cette  ûtnation,  mais  il  en  a 
relevé  le  caractère  d*apf>ant  par  sa  grande  narration,  dont  les  beautés 
ne  comportent  ici  aucun  parallèle. 

n  suit  encore  Castro  dans  les  combinaisons  qui  surviennent,  mais 
en  les  modifiant  beaucoup. 

Chimëne  vient  en  grand  deuil,  accompagnée  de  ses  écuyers,  de- 
mander justice  an  Roi.  C'est  déjà  la  seconde  démarche  qu'elle  (ait, 
et  elle  la  renouvelle  encore  dans  la  troisième  journée.  C'est  trop 
sans  doute  au  point  de  vue  de  l'art  ;  mais  il  ne  s'agit  que  de  réci- 
ter de  vieux  romances  de  forme  assez  rude.  L'art  est  suspendu  ;  ce 
qui  ailleurs  semblerait  un  expédient  grossier  et  troublerait  toute 
illusion,  est  sans  doute  en  Espagne  ce  qui  charme  le  mieux  les  ré- 
miniscences du  spectateur.  C'est  ainsi  que  don  Diègue  décrit  cette 
entrée  de  Chimène  dans  les  termes  du  narrateur  populaire  ;  Chimène 
récite  de  même  sa  plainte  ;  de  même  encore  le  Roi  récite  en  partie 
la  clémente  réponse  ;  et  enfin ,  contrairement  à  tous  les  romances, 
Rodrigue  assiste  à  tout  cela  sans  avoir  rien  à  dire,  ou  peu  s'en  faut. 
Seulement  il  relève  la  fin  des  plaintes  traditionnelles  de  Chimène  : 
eUe  dit  que  son  ennemi  est  content  tandis  qu'elle  est  affligée,  qu'i7 
rit  tandis  qu'elle  pleure....  Il  s'écrie  :  c  Ah  !  pour  vos  larmes,  beaux 
yeux,  je  vous  donnerois  le  sang  de  mes  entrailles  1  »  Le  Roi  conclut 
(ici  l'auteur  reparaît),  en  exilant  Rodrigue  à  la  tète  de  ses  troupes, 
et  en»  l'embrassant  devant  la  plaintive  orpheline,  qui  ne  peat  empê- 
cher ses  yeux  de  se  tourner  vers  son  héros.  Urraque  est  un  peu  jalouse 
de  cet  échange  de  regards;  le  jeune  prince  veut  que  don  Diègue 
l'emmène  à  l'armée  à  la  suite  de  Rodrigue.  C'est  la  fin  de  la  seconde 
journée,  —  Toutes  ces  enluminures  faciles  et  naïves,  prodiguées  pour 
glorifier  le  héros  national,  ne  pouvaient  convenir  à  l'art  de  Corneille. 
Cest  assez  pour  lui  d'avoir  à  renouveler  (de  trop  près,  comme  il  en 
convient)  une  démarche  déjà  faite  la  veille  par  Chimène,  tandis  qu'en 
espagnol,  il  y  a  plus  d'un  an  d'intervalle. 

U  suppose  donc  que  la  venue  de  Chimène  est  annoncée  au  Roi, 
mais  un  peu  avant  son  entrée  ;  le  Roi  a  ainsi  le  temps  de  congédier 
Rodrigue  honorablement  en  lui  donnant  l'accolade  ;  puis,  comme  il 
a  entendu  dire  que  Chimène  aime  Rodrigue,  il  se  propose  de  l'é- 
prouver, d'intelligence  avec  don  Diègue.  Or  cet  artifice  et  la  scène 
qui  s'ensuit.  Corneille  l'a  été  prendre  dans  la  troisième  journée ,  au 
moment  d'une  nouvelle  plainte  de  Chimène ,  la  troisième,  chez  Cas- 
tro, que  le  poëte  français  a  confondue  avec  la  seconde,  sentant  bien 
que  c'est  déjà  beaucoup  de  deux  en  vingt-quatre  heures. 


a'ta  LE  CID. 


aomiAiBX  DB  uk  TaomiME  jomuriB. 

lo  Ls  Palais,  a  Bvsoos.  Vlnfanie,  qui  a  perdu  sa  mire  tUpuis  un 
on,  fait  confidence  à  don  Arias  du  désir  qiCelie  aurait  it épouser  le  Cié; 
mais  elle  reconnaît  en  même  temps  quel  obstacle  lui  oppose  Us  passion 
toujours  plus  vive  de  son  amie^  et  elle  se  résigne  à  oublier  la  sienne. 

Le  Roi  apprend  à  don  Diègue  le  rappel  de  Rodrigue^  qui  en  ce  moment 
fait  un  pèlerinage  en  Galice,  On  annonce  Chimène  demandant  justice 
pour  la  troisième  fois,  démarche  bien  peu  motivée^  puisque  Rodrigue  stdit 
encore  F  exil  prononcé  devant  elle  par  le  Roi  dans  la  précédente  journée. 
Là'dessus,  Arias  découvre  au  Roi  V amour  secret  de  Chimène,  et  va  pré' 
parer  une  ruse  pour  réprouver, 

Chimène^  introduite^  récite  au  Roi  un  second  texte  de  romance  tTun  effet 
plus  bizarre  encore  que  le  précédent,  sur  ses  griefs  contre  Rodrigue  ';  alors 
un  domestique,  chargé  de  ce  râle  par  Arias,  vient  annoncer  que  le  Cida 
péri  dans  une  embuscade  :  douleur  que  Chimène  laisse  voir,  mais  qu'elle 
désavoue  aussitôt  qu*elle  est  détrompée.  Elle  obtient  du  Roi  de  faire 
appeler  Rodrigue  à  un  combat  singuUer^  promettant  d* épouser  celui  qui 
le  tuera. 

so  ForAt,  routb  db  Gai.igb.  Halte  du  Cid;  ses  belles  maximes  sur  la 
piété  du  soldat.  Un  lépreux  demande  assistance  du  fond  d^un  fossé,  Ro- 
drigue  seul  n* hésite  pas  à  lui  donner  humblement  des  soins ,  et  le  fût 
manger  avec  lui.  Tombant  ensuite  dans  un  sommeil  mystique,  il  voit  le 
lépreux  transfiguré  :  c'est  saint  Lazare  qui  le  bénit,  lui  présage  ses  succès, 
et  remonte  au  ciel, 

3<>  Palais.  //  s^agit  d*un  différend  entre  la  Castille  et  F  Aragon 
pour  la  possession  de  Calahorra.  Il  pourrait  être  décidé  par  un 
combat  singulier  à  livrer  sur  la  frontière  des  deux  États  contre  le  terrible 
Aragonais mdon  Martin  Gonzalez;  mais  nul  iCose  se  présenter.  Le  Cid, 
de  retour,  parait  devant  le  Roi  en  même  temps  que  PAragonais^  dont  il 
accepte  le  défi,  et  don  Martin  annonce  qu^U  profitera  de  ce  duel  pour 
obtenir  Chimène, 

40  Maisoh  db  CMTHÀirB.  Elle  expRque  à  Elvire  la  violence  qu*elle 
s'est  faite  en  demandant  le  combat  contre  Rodrigue',  Une  lettre  oii  don 
Martin  lui  fait  part  de  ses  arrogantes  prétentions  la  met  au  désespoir, 

6^  Palais.  Le  Roi  est  préoccupé  de  son  testament  qu^il  veut  faire,  il 
a  des  enfants  puînés  et  des  filles  à  pourvoir;  le  jeune  infant  don  Sanehe 
manifeste  encore  ses  dispositions  violentes.  Ce  sont  auteuit  iTemprunts  à 

I .  n  hnt  M  sonvenir  que  ces  premiers  romances  sapposent  qu'elle  était  en- 
fant quand  Rodrigue,  dont  elle  n'est  pas  connue,  l'a  rendue  orpheline.  EUe  a 
depais  attendu  cUns  sa  maison  Tige  conTcnable  poor  faire  cette  démarche 
devant  le  Roi. 


APPENDICE.  «33 

t histoire j  de  souvenirs  de  faits  réels  très»répandus  dans  ia  tradition,  et 
rattttchés  plus  tard  à  t histoire  du  Cid  (dans  la  seconde  partie  des  Jlfo- 
eedadet), 

Chimène  parait  en  hahits  de  fête,  avec  une  lettre  venue  £jragon^ 
dont  elle  affecte  de  se  réjouir,  et  qui  semble  promettre  que  Rodrigue 
succombera  dans  le  eombtU;  mais  ce  qui  VanUne  en  réalité,  c'est  son 
inquiétude  même,  dont  elle  convient  à  part  pour  le  spectateur. 

Tandis  qu'elle  alarme  le  Roi  et  don  Diègue  par  sa  feinte  eusuranee,  un 
dernier  artifice  assez  puéril  va  terminer  ce  jeu  de  magnanimité  et  dompter 
enfin  sa  constance,  c  f^oici  vemr^  dit  un  messager ,  un  chevalier  qui  arrive 
^j4ragon^  qui  porte  la  tète  de  Rodrigue,  et  qui  vient  rofTrir  à  Chi- 
mène, »  Consternation  générale,  Chimène  désespérée  confesse  sans  ména- 
gement Camour  que  sa  vertu  lui  a  fait  dissimuler.  Elle  implore  du  Roi 
la  permission  dé  se  retirer  dans  un  couvent  pour  échapper  à  un  hymen 
odiettx,  quand  soudain  Rodrigue  parait,  vainqueur,  et  offrant  sa  propre 
tête.,,.  Lui-même  il  explique  Céquivoque  qu*il  a  cru  pouvoir  employer. 
Le  Roi  et  les  grands  pressent  Chimène  de  subir  la  condition  du  combat 
ainsi  retournée,  et  le  mariage  sera  célébré  le  soir  même  par  Pévêque  de 
Palencia  ,  environ  trois  ans  après  le  début  de  taetion. 


EBMARQUBS. 

Rerenons  à  Corneille,  fin  du  IV"  acte.  S'il  modifie  considérable- 
ment son  auteur,  on  voit  qu'il  Ta  très-bien  compris.  Il  lui  emprunte 
le  noble  congé  donné  par  le  Roi  à  Rodrigue  ;  il  improyise  en  quel- 
ques mots  ridée  moins  noble  de  TépreuTC  que  le  Roi  Ta  faire  lui- 
même.  La  fausse  nouTcUe  qu'il  donne  est  fort  courte  : 

«  Il  est  mort  à  nos  yeux  des  coaps  qa*il  a  reçus',  v 

fo  place  du  récit  que  fait  le  domestique  dans  l'espagnol.  Il  est  yrai 
toutefois  que  le  récit  plus  étendu  d'un  combat  et  d'une  embuscade 
donne  le  temps  aux  personnages  présents  d'observer  l'émotion  crois- 
sante de  Chimène.  Le  don  Diègue  espagnol  consent  à  jouer  l'afflic- 
tion pins  qu'il  ne  fait  chez  Corneille,  et  convient  à  part  qu'une  telle 
fiction  l'émeut  encore  de  douleur.  Chimène,  dans  son  saisissement, 
prête  à  tomber  en  faiblesse,  ne  dit,  en  français,  que  ces  mots  :  Quoi! 
Rodrigue  est  donc  mort*?  L'espagnol  est  presque  aussi  bref,  et  eût  pu 

être  cité  : 

Mueito  es  Rodrigo  7  Rodrigo 
es  mnerto?...  No  pnedo  mas.... 
Jésus  mil  veoes  ! 

I.  ^Lrte  lY,  seène  v,  vers  x34o.  —  a.  Ibidem,  vers  x347. 


a34  LE  GID. 

Le  Roi  s'efinyuit  de  son  trouble,  elle  arone  ijD'elle  te  sent  la  gorge 
terrée  et  le  cœur  oppressé. 

Dès  qu'elle  est  rassurée,  nous  voyons  révolution  soudaine  et  le 
hardi  mensonge  de  la  pudeur  se  produire  de  même  chez  les  deux 
poètes ,  mais  à  dire  vrai,  dans  l'espagnol,  areo  une  naireté  plus  ap- 
propriée à  cette  étrange  inconséquence.  C'est  plus  naturellement  une 
jeune  fille  qui  s'effraye  et  s'irrite  d'avoir  été  ainsi  jouée  et  surprise. 
On  voit  qu'elle  ne  veut  pas  rester  sous  le  coup  de  cet  af&ont,  et  tout 
d'une  haleine  elle  demande  qu'on  publie  le  ban  d'un  combat  contre 
Rodrigue  :  pour  prix  de  cette  tète,  elle  donnera  sa  main  et  tous  ses 
biens,  ou  si  le  champion  n'est  pas  assez  noble,  la  moitié  de  ses  biens 
et  sa  protection.  Le  Roi  hésite  un  peu  à  consentir,  et  don  Diègue  le 
décide  en  acceptant  pour  son  fils  le  défi  proposé  '. 

U  est  assez  curieux  d'observer  les  circonstances  du  temps  qui 
rendent  ce  pas  plus  difficile  à  Corneille,  et  qui  imposent  à  Chimène 
successivement  deux  requêtes  sanglantes  an  lieu  d'une.  Cest  d'abord 
Véehafaud  que  sollicite  sa  vengeance.  C'est  l'édit  de  Richelieu, 
la  sévère  histoire  du  jour,  dont  il  faut  ici  tenir  compte  avant  la 
fable  espagnole.  Après  la  réponse  équitable  et  modérée  du  Roi,  qui 
rend  peu  probable  l'application  de  VÉdit,  Chimène  peut  invoquer 
le  droit  du  moyen  ftge,  le  duel;  et  il  faut  voir  avec  quel  soin  Cor- 
neille proteste  par  la  bouche  du  Roi  contre  cette  vieille  coutume  si 
funeste  à  l'État,  et  si  nécessaire  à  son  drame.  D  semble  faire  parler 
Louis  XIII  lui-même  : 

s  Mais  de  peur  qa*en  exemple  an  tel  combst  ne  passe, 
c  Pour  témoigner  à  tons  qn*à  regret  je  permets 
c  Un  sanglant  procédé  qoi  ne  me  plut  jamais, 
c  De  moi  ni  de  ma  cour  il  n'aura  la  présence'.  • 

S'il  ménage  beaucoup  les  convenances  du  gouvernement,  Cor- 
neille ménage  ici  beaucoup  moins  que  Castro  la  convenance  morale 
et  la  délicates^  de  Chimène.  C'est  plus  qu'une  hardiesse  de  la  part 
du  roi  Ferdinand  de  tant  insister  sur  la  flamme  secrète  de  Chimène, 
et  de  dénaturer  jusqu'à  ce  point  la  loi  du  combat  qu'elle  vient 
d'obtenir  : 

«  Qui  qu'il  toit  (le  Tainqueor),  même  prix  est  Mqois  à  sa  peine  : 
a  Je  le  veux  de  ma  main  présenter  à  Chimène , 


I.  Cette  interrention  de  don  Diègue,  s'empressant  d'accepter  au  nom  de 
son  fils,  est  un  détail  noble  et  fort  bien  adapte,  qui  s'offrait  naturellemeot  à 
Pimitation  de  Corneille.  S'il  l'a  omis,  on  peut  en  entrevoir  la  raison  dans  U 
gène  où  le  tenaient  les  considérations  dont  il  Ta  être  parlé. 

a.  Acte  ly,  scène  V,  vers  i45o-i453 


APPENDICE.  a35 

c  Et  qnt  pour  réecmpense  il  reçoiye  m  foi. 

a  —  Quoi  ?  Sire,  m'imposer  une  ai  dura  loi  ! 

c  —  Tu  t'en  plaint  ;  mais  ton  feu,  loin  d'aTOuer  ta  plainte, 

«  Si  Rodrigue  est  vainqueur,  taceepte  sans  contrainte, 

«  Cesse  de  murmurer  contre  un  arrêt  si  doux  : 

m  Qui  que  ce  aoit  des  deux,  j'en  ferai  ton  époux  '.  > 

insi  Tacte  se  termine,  sans  réplique  de  la  part  de  la  fière  Chi- 
e.  Ce  qu'elle  ne  semble  pas  avoir  voulu  entendre,  Tadmirable 
e  qui  ouvre  Tacte  suivant  fera  bien  voir  qu'elle  Ta  entendu. 
aïs  que  ne  fait-on  pas  pour  un  dénoûmeut!  C*est  le  moment 
'  le  poète  français  de  se  soustraire  à  la  fable  absurde  du  dé- 
nent  espagnol  ;  le  temps  presse,  et  il  faudra  absolument  con- 

*  par  le  mariage.  Cest  à  l'autorité  royale  à  faire  les  frais  d'un 
en  de  force  majeure.  Corneille  semble  s'autoriser,  comme  d'un 
iple,  de  deux  vers  espagnols  qu'il  cite  ;  il  les  prend  à  la  fin  d'un 
ige  de  romance  qui  fournit  la  réponse  du  Roi  aux  plaintes  de 
soxième  journée.  Mais  il  n'y  a  point  de  parité  réelle  entre  ces 
:  passages  : 

«  Et  ta  flamme  en  secret  rend  grâces  à  ton  roi, 

c  Dont  la  faveur  conserve  un  tel  amant  pour  toi  '.  » 

If o  baya  mas,  Ximcna  ;  baste  ; 
levantaos,  no  Uorais  tanto  : 
que  ablandarân  vuestras  quejas 
entranas  de  aœro  y  marmol. 
Que  podrâ  ser  que  algun  dia 
troqueis  en  placer  el  Uanto, 
jr  si  he  guardado  à  Rodrigo 
quizd  para  90$  le  guardo. 

lemier  langage  n'est  qu'en  un  rapport  discret  et  d'allusion 
les  traditions  dont  toutes  les  mémoires  sont  remplies,  à  savoir  un 
âge  historique,  très-postérieur  à  la  querelle,  et  obteuu,  selon  les 
ntes  des  divers  Ages,  soit,  en  vertu  du  droit  barbare,  sur  la  de- 
le  même  de  la  plaignante,  soit  par  Tentreaiise  bénévole  du  Roi, 
ine  lettre  de  sa  main  adressée  à  l'indifférent  guerrier, 
est- il  pas  remarquable  que  la  troisième  journée  de  Castro  se 

*  tout  entière  sans  ramener  Rodrigue  en  présence  de  Chimène, 
t  l'expédient  frivole  et  basardé  de  son  dénoûment  ?  Ainsi  dis- 
ît  et  se  dissipe  le  fond  tragique  et  passionné  que  Corneille  ne 
pas  perdre  de  vue.  Il  a  senti  que  la  grande  scène  des  deux 
;s  gens  au  troisième  acte  est  le  vrai  triomphe  de  son  œuvre,  et 

Acte  lY,  seène  v,  vers  1457-1464.  —  %,  Ibidem,  vers  iSgx  et  iSça. 


a36  LE   CID. 

il  le  prérant  d*iin  léger  changement  surrenu  dans  la  situation  ponr 
renouTeler  une  si  touchante  rencontre  au  commencement  du  cin- 
quième. Nous  laissons  donc,  comme  en  dehors  de  notre  parallMe, 
cette  grande  scène  remplie  de  beautés  entièrement  neuves,  terminée 
par  ce  cri  d'éternelle  mémoire  :  Paraissez,  yavarro'u^l,,. 

Après  une  telle  émotion,  le  théâtre,  au  temps  de  Corneille,  devait 
être  plein  d'indulgence ,  de  patience,  peut-être  même  de  sympathie 
pour  les  scènes  d'attente  qui  doivent  fournir  à  Rodrigue  le  temps 
strictement  nécessaire  à  désarmer  don  Sanche  en  champ  clos.  U 
nous  faut  voir  expirer  le  malheureux  amour  de  la  Princesse,  d'abord 
dans  un  monologue  lyrique,  ensuite  dans  un  entretien  avec  sa  con- 
fidente. Nous  n'insisterons  pas  sur  ce  qu'on  peut  dire  du  désavan- 
tage de  ces  personnages  secondaires  auxquels  la  dignité  trop  uni- 
forme du  ton  retire  ce  qu'ils  pourraient  avoir  d'agréable,  dans  leur 
air  naturel,  au  second  plan.  Dans  cette  mesure,  dona  Urraca  paraît 
intéresunte  chez  Castro  quand  elle  confie  ses  peines  au  vieil  Arias 
Gonzalo  avec  une  résignation  qui  n'est  pas  sans  grâce. 

A  son  tour  Chimène,  assistée  aussi  de  sa  confidente,  nous  demande 
un  nouveau  délai  nécessaire  à  la  durée  du  combat,  et  il  faut  bien  le 
remplir  par  l'antithèse  déjà  trop  prolongée  de  sentiments  et  d'al- 
ternatives contraires.  Il  est  permis  de  croire  qu'au  lieu  de  cette  dia- 
lectique traînante  et  forcée,  l'étude  directe  du  cœur  humain  aorait 
pu  niieux  occuper  ces  instants  de  pénible  attente. 

Voici  enfin  l'équivoque  don  Sanche  avec  son  épée.  Chimène, 
transportée  de  colère,  lui  ferme  la  bouche,  le  croyant  vainqueur;  pois 
sans  se  faire  attendre,  le  Roi,  entouré  de  sa  cour,  survient  au  milieu 
de  son  illusion.  C'est  ce  qu'il  fallait  pour  faire  éclater  en  vers  im- 
mortels l'aveu  désormais  irrécusable  de  son  amour.  Don  Sanche  peut 
alors  expliquer  qu'on  lui  a  coupé  la  parole  *.  A  ce  moment  il  est 
temps  de  nous  ramener  le  noble  Rodrigue  pour  offrir  sa  tête  une  der* 
nière  fois,  mais  de  quel  style  incomparable!  Voilà  ce  que  doit  être 
l'achèvement  des  émotions  tragiques,  voilà  ce  qui  détermine  l'état  de 
l'âme  dans  lequel  Corneille  renvoie  chez  eux  ses  s]>ectateurs.  Nous 
ne  voulons  pas  prendre  congé  de  don  Guillem  de  Castro  d'une  façon 
peu  courtoise,  mais  il  est  utile,  pour  apprécier  la  difTérence  géné- 

I.  Acte  y,  scène  i,  vers  iSSg  et  Bnivaiits. 

a.  Un  examen  trop  minatieux  relèremit  dans  les  deux  vers  snivajits  mie 
petite  oombinaiaon  de  circonstances  que  Ton  ne  comprend  guère,  mais  qui 
est  indispensable  à  cette  adroite  conduite  de  la  scène  : 

«I  Mais  puisfue  mon  devoir  m'appelle  auprès  d»  Roi, 

m.  Va  de  notre  combat  Tentretenir  {Chùmne)  pour  moi^.  » 

*  Aete  y,  scène  vi,  vers  1751  et  175a. 


APPENDICE.  a37 

riqae  des  deax  systèineB  de  poétie,  de  reproduire  ici  le  dernier  dift« 
ooun  de  ce  Rodrigue  derenu  un  peu  trop  Tulgaire  et  fincétienx  : 


De  tan  mentiroaas  nueras 
H  donde  esti  qnien  faé  el  aàtor? 

Kooaioo. 

Antes  faeron  Terdaderas  : 

que  ai  bien  lo  adyiertes,  yo 

no  mandé  dedr  en  ellas 

■ino  solo  que  venia 

a  prcMntarle  à  Ximena 

la  eabeza  de  Rodrigo, 

en  tu  eatado,  en  ta  presencia, 

de  Aragon  nn  cabaUero  ; 

7  esto  es,  senor,  ooaa  derta, 

puea  yo  irengo  de  Aragon, 

7  no  Tcngo  «in  cabexa, 

y  la  de  Martin  Gonzalez 

esti  en  mi  lanza  alU  fuera  : 

y  esta  le  presento  ahora 

en  SOS  manos  4  Ximena. 

T  pues  ella  en  sus  pregones 

no  dijo  viva,  ni  muerta, 
f  ni  eortada  ;  pnes  le  doy 

de  Eodrigo  la  cabeia, 

ya  me  debe  el  ser  mi  esposa; 

mas  si  su  ngor  me  niega 

este  premio,  con  mi  espada 

pnede  cortarla  ella  mesma. 

.  AIT. 

'  Rodrigo  tiene  razon. 

To  pronnncio  la  sentencia 
^  en  Su  CiTor. 

XXMXIU. 

Ay  de  mi! 
Impldeme  la  vergùenza,  etc. 

c  Le  Roi  :  Quel  est  Taute ur  de  ces  fausses  nouvelles  ?  où  est-il  ? 

I  —  Rodrigue  :  Ces  nouvelles  étaient  très-vraies,  au  contraire.  Re- 
marquez-le bien  :  tout  ce  que  j*ai  fait  annoncer,  c'est  que  d* Aragon  un 

^  chevalier  venait  pour  offrir  en  hommage  à  Chimène  la  tête  de  Ro- 
drigue devant  vous  et  en  présence  de  votre  cour.  Or  ce  sont  là  toutes 
choses  bien  vraies,  car  je  viens  d* Aragon,  et  je  ne  viens  pas  sans  ma 
tète.  Pour  celle  de  Martin  Gonzalez,  elle  est  là  dehors  au  bout  de  ma 
lance;  mais  celle-ci,  je  la  présente  en  ce  moment  à  Chimène.  Elle  n'a 
point  dit  dans  ses  procUgmations  si  elle  la  voulait  ou  vivante,  ou 
morte ,  ou  coupée.  Puisque  je  lui  porte  la  tète  de  Rodrigue,  il  est 


!i38  LE  GID. 

juile  qa*eUe  soit  mon  éponie.  Mais  ai  sa  rigneor  me  refiise  cette 
compense,  ayec  mon  épée  elle  peat  la  trancher  elle-même.  —  ht  Moi 
Rodrigue  a  raison  :  je  prononce  le  jugement  en  sa  faveur.  —  Chl 
mine  :  Ah  Dieu  1  je  suis  interdite  de  honte,  etc.  s 

V. 


NOTE  sua  LE    CID  DE   DIAMANTE. 

U  n'est  pas  hors  de  propos  d*ajouter  ici  quelques  renseignements 
sur  la  traduction  espagnole  de  notre  Cid,  à  laquelle  Voltaire  a  donné 
plus  de  réputation  qu'elle  ne  mérite,  en  se  vantant  de  l'avoir  décou- 
verte comme  un  premier  original  antérieur  à  celui  de  Castro. 

J.  B.  Diamante,  l'un  des  poètes  attachés  à  la  chapelle  et  au  théâtre 
sous  la  direction  de  Gdderon  et  du  roi  Philippe  IV  lui-même ,  est 
l'auteur  de  cette  œuvre  insignifiante.  Elle  a  pour  titre  :  £i  konrador 
de  tu  padre,  le  fils  qui  honore  ou  qui  venge  '  son  père.  On  la  trouve 
en  tète  d'un  volume  in-4*f  1^  onzième  d'un  recueil  mal  fait  et  très- 
mal  imprimé  sous  la  seule  garantie  des  libraires  et  des  censeurs,  in- 
titulé :  «Choix  de  Comédies  nouvelles....  Comeduu  nuevas  escogidas  de 
los  mejore*  ingénias  de  Espaha,  »  Cette  onzième  partie  renferme,  selon 
l'usage,  douze  comédies,  ayant  pour  auteurs,  célèbres  ou  ignorés,  outre 
l'obscur  Diamante,  Calderon,  Moreto,  Baeza,  Coello,  etc.  Au  milieu 
du  frontispice,  on  lit  :  Âho  i658,  et  au  bas  :  En  Madrid,  Une  réim- 
pression, avec  mêmes  approbations  et  privilège,  porte  :  jého  1659. 
11  est  douteux  que  la  pièce  de  Diamante  ait  jamais  été  publiée  autre- 
ment en  Espagne  au  dix-septième  siècle.  M.  Eug.  Ochoa  l'a  com- 
prise dans  le  tome  V  du  Tesoro  del  Teatro  espanol  (Paris ,  Baudry, 
1839,  i'i'S®))  où  elle  peut  se  lire  plus  nettement  imprimée. 

Le  traducteur  ne  fait  aucune  mention  du  poète  français  qui  lui 
fournit  son  texte.  Ce  n'est  point  plagiat  dans  la  rigueur  du  mot  : 
c'est  plutôt  parfaite  indifférence,  suivant  l'esprit  de  l'époque  et  du 
pays.  Mais  pour  concevoir  quelles  licences  ce  traducteur  prend  avec 
un  auteur  dont  il  semble  ignorer  l'existence,  il  suffît  de  dire  que 
cette  pièce  est  accommodée  pour  la  scène  espagnole.  Tantôt,  et  le 
plus  ordinairement,  jusqu'au  IV«  acte,  scène  v«  de  Corneille,  il  tra- 
duit d'assez  près,  suivant  les  pensées,  le  dialogue  et  la  distribution 
du  maître  ;  tantôt  il  s'écarte  et  divague,  subtilise  et  paraphrase,  d'une 
manière  fort  puérile.  Dans  sa  troisième  journée,  il  semble,  plus 

I .  C*«st  exactement  le  double  sens  du  grec  homérique  Ti|Ab>pôc ,  analo(fic 
demeurée  constante  et  bonne  à  noter  dans  Ifaistoire  des  idées  homaines. 


APPENDICE.  aSo 

tcmpaleux  qne  Gonieille,  t'arrétcr  devant  TiiiTention  dn  dael  ayec 
don  Sanche,  quoiqu'il  ait  reproduit  juaque-là  ce  Tagne  personnage. 
Quel  sera  donc  le  nouveau  dénoûment?  Une  comédie  que  le 
Roi  concerte  avec  don  Diègne  et  Rodrigue.  On  fait  croire  à  Chimène 
que  «a  demande  e$t  accordée,  que  le  Cid  est  condamné  à  mort.  Ca- 
chée dans  sa  prison,  elle  entend  ses  plaintes  simulées,  et  quand  les 
gardes  Tiennent  comme  pour  Temmener  au  supplice,  elle  arrache 
une  épée  et  se  charge  de  défendre  son  époux.  Là-dessus  arrivent  le 
Roi  et  toute  la  cour. 

Jusqu'à  ce  bel  artifice,  Diamante  n'a  fait  aucuns  frais  d'invention, 
si  ce  n'est  pour  intercaler  çà  et  là  le  caquet  d'un  valet  graeioso  très- 
froidement  bouffon.  U  mêle  aussi  au  début  de  l'action  les  démarches 
que  fait  Rodrigue  pour  se  procurer  un  portrait  de  Chimène,  qui,  dans 
une  première  entrevue  à  laquelle  Corneille  n'avait  point  songé ,  lui 
refuse  de  se  laisser  peindre. 

La  mode  du  jour  avait,  ce  semble,  mis  dans  l'ombre  le  drame  dn 
Valencien  G.  de  Castro,  qui  est  pourtant  resté  populaire  en  Espagne 
jusqu'à  présent.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Diamante  parait  n'avoir 
pas  pris^la  peine  de  le  lire,  et  que  pas  un  seul  mot  n'en  réveille  le 
souvenir,  si  ce  n'est  au  travers  du  texte  de  Corneille,  autant  que 
celui-ci  traduit  ou  imite  son  devancier.  Plus  d'une  fois  il  eût  été  tout 
simple  de  reprendre  à  sa  source  l'expression  originelle  :  c'est  ce  qui 
n'a  jamais  lieu,  et  il  semble  que  ce  soit  un  parti  pris. 

EHamante  supprime  les  sentiments,  mais  non  le  personnage  de  l'In- 
fante, par  un  ménagement  de  cour  peut-être,  plus  que  de  goût.  La 
scène  est  naturellement  rétablie  à  Burgos,  et  par  suite  le  grand  exploit 
de  Rodrigue  contre  les  Mores  a  lieu  dans  les  contrées  historiques, 
seule  et  tacite  dérogation  aux  unités  de  Corneille.  Mais  quand  le  Cid 
raconte  au  Roi  sa  campagne,  il  lui  faut,  ayant  lui-même  rompu 
une  lance  avec  le  chef  ennemi  Sélim ,  plus  de  quarante  vers  d'une 
étonnante  recherche  pour  décrire  la  fringante  jument  que  montait  ce 
prince  arabe.  A  défaut  d'autre  indice  de  provenance,  on  peut  recon- 
naître dans  cet  extravagant  hors-d'œuvre  en  estilo  culio  l'influence 
directe  de  Philippe  IV,  si  ce  n'est  même  la  royale  main,  dont  tant  de 
mauvais  vers  sont  restés  confondus  avec  ceux  de  ses  ingénias,  ainsi 
qu'il  était  arrivé  plus  d'une  fois  au  grand  Richelieu. 

n  est  permis  aussi  de  conjecturer,  d'après  les  disparates  heurtées 
du  fond  et  des  accessoires,  que  l'origine  de  l'ouvrage  dut  être  d'abord 
quelque  cahier  de  traduction  commandé  par  une  volonté  imposante, 
et  qu'ensuite  le  conseil  suprême  jugea  indispensable  d'égayer  et  d'eu- 
joliver  à  la  mode  castillane  cette  pauvre  muse  française  dont  on  Cui- 
sait tant  de  bruit  à  Paris  et  dans  les  Pays-Bas  espagnols. 

Cétait  quelque  chose  d'étrange  sans  doute  que  le  point  de  vue 


a4o  LE   GiD. 

critique  de  cet  arrangean  et  de  leur  public  ;  mais  il  en  est  toujoun  à 
peu  près  de  même  quand  on  a  la  prétention  de  transporter  une  litté- 
rature hors  de  son  sol  ou  de  son  temps  * . 


iutei 

m;  J 


ni 


AUX  AMATEURS  DE  LA  LANGUE  FRANÇOISE*. 

Mbssieitbs, 

Le  soin  où  m'engage  le  desir  que  j*ai  de  satisfaire  à  yos  curiositéi 
(m'ayant  fait  décourrir  cette  excellente  et  ravissante  pièce  entre  les 
nouveaux  ouvrages  de  nos  écrivains)  m*a  porté  dans  le  dessein  de  la 
faire  mettre  sous  la  presse ,  pour  vous  en  rendre  participants.  Je  m'y 
suis  de  plus  senti  provoqué  par  le  peu  d'exemplaires  qui  s'en  est 
trouvé  en  ces  pays,  et  qui  sembloit  témoigner  que  la  France  f&t  jalouse 
que  cet  œuvre  admirable  tombât  en  la  main  des  étrangers.  Sa  lecture 
a  charmé  l'oreille  des  rois,  de  telle  sorte  que,  même  dans  les  grands 
soins  qui  les  environnent,  il  y  en  a  qui  l'ont  fait  réitérer  plusieurs 
fois,  tant  ils  l'ont  estimée  digne  de  leur  audience.  Aussi  n'est-il  point 
d'éloge  assez  relevé  qui  ne  soit  au-dessous  de  ses  beautés;  et  ce 
n'est  rien  dire  d'égal  à  ses  grâces  que  d'assurer  qu'elles  expriment 
toutes  celles  qui  sont  les  plus  rares  en  l'élégance  firançoise,  qu'elles 
représentent  les  traits  les  plus  vifs  et  les  plus  beaux  dont  on  puisse 
se  servir  pour  expliquer  la  gloire  des  grandes  actions  d'ime  âme  par- 


I.  On  Toit  que  l'étode  oonsdencienae  qui  préoMe  oondnit  à  des  résaltata 
fort  diflerents,  sur  pins  d*ua  point,  de  ceux  que  d'aatres  sonroes  nous  ont  four- 
nis (vojes  p.  5  et  sniTantes).  Elle  nous  apprend,  par  exemple,  qn*iJ  y  a  une 
édition  du  Ciri  de  Diamants  antérieure  à  celle  de  1609.  ^  outre,  nous  nous 
fions  Tolontiers  à  Tautorité  d'un  examen  attentif  qui  n*a  trouvé  dans  cette 
pièce  ni  beautés  du  premier  ordrty  sauf  la  part  de  Corneille  dans  ee  qui  est  fai- 
blemeot  traduit  diaprés  lui,  ni  emprunt  direct  (ait  à  Castro.  Enfin  nous 
sommes  tout  disposé  a  croire  qu'il  ne  faut  pas  dire  de  Diamante  qu'il  a  été 
c  un  de*  plut  féconds  et  des  plus  renommés  poètes  dramatiques  qu'ait  pro- 
duits l'Espagne  dans  la  seconde  moitié  du  dix-septième  siècle.  >  {Note  de 
l'éditeur.) 

a.  Cet  sTÎs,  qui  contient  quelques  renseignements  curieux  sur  l'accueil  qui 
fut  fait  au  Cid  a  Tétranger,  figure  en  tête  du  rare  rolume  qui  a  pour  titre  :  Le 
Ciiy  tragi-comédie  nouvelle,  par  le  sitmr  Corneille.  A  Lejden^  chez  Guil- 
laume Arestiem,  i638,  in- 12. 


APPENDICE.  241 

faitement  généreose ,  et  bref  que  les  lire  et  les  admirer  sont  presque 
Une  même  chose.  Il  faudroit  imaginer  d'autres  louanges  que  celles 
que  Ton  est  accoutumé  de  donner  aux  ouvrages  les  plus  accomplis, 
pour  les  attribuer  à  celui-ci  ;  les  conceptions  en  sont  si  sublimes 
<|u*elles  ont  quelque  chose  de  divin,  et  qui  va  surpassant  les  efforts  de 
la  pensée  humaine  ;  enfin  son  excellence  est  telle,  que  vous  la  com- 
prendrez mieux  en  la  lisant,  que  je  ne  vous  la  puis  décrire.  Je  n*y 
attache  point  d'argument,  pource  que  Tauteur  n*y  en  a  point  fait  et 
<]ue  sa  lecture  surprendra  votre  esprit  avec  bien  plus  de  douceur  et 
de  plaisir  par  la  diversité  de  ses  incidents  inespérés,  que  si  elle  étoit 
précédée  par  une  connoissance  confuse  du  sujet  telle  que  donneroit 
tin  argument  qui  ne  seroit  qu'un  abrégé  du  contenu  de  toute  la  pièce. 
Becevez-la,  s*il  vous  plait,  et  si  elle  vous  apporte  autant  de  satisfac- 
tion que  j'emploie  de  zèle  à  vous  l'oiTrir,  elle  y  trouvera  une  récom- 
pense assez  convenable  à  ses  mérites. 

J.  P. 


CoBjrvLLX.  m  16 


HORACE 


TRAGÉDIE 


i64o 


j 


NOTICE. 


Bien  pea  de  personnes,  même  des  plus  lettrées,  soupçonnent 
Texistence  de  tragédies  antérieures  à  celle  de  Corneille  sur  le 
combat  des  Horaces  et  des  Guriaces.  Il  y  en  a  trois  cependant; 
mais  si  elles  ont  un  instant  attiré  l'attention  de  quelque  cu- 
rieux ,  elles  ne  le  doivent  qu'au  chef-d* œuvre  dont  elles  ont 
été  suivies. 

VOrazia  qni  donne  son  nom  à  la  pièce  que  TArétin  a  faite 
sur  ce  sujet  et  qui  a  été  imprimée  pour  la  première  fois  à  Ve- 
nise en  1546,  n'est  autre  que  la  sœur  d'Horace.  Cette  tragédie 
a  été  curieusement  comparée  à  Y  Horace  de  Corneille,  en  Italie 
par  Napoli  Signorelli*,  et  en  France  par  Ginguené*;  mais  ce 
parallèle,  au  lieu  de  faire  ressortir  certaines  analogies,  n'a 
servi  qu'à  constater  entre  les  deux  œuvres  de  notables  diffé- 
rences. 

La  plus  ancienne  tragédie  française  à' Horace  se  trouve,  avec 
un  Dioclétian ,  dont  le  véritable  sujet  est  le  martyre  de  saint 
Sébastien,  dans  un  volume  in-ia,  publié  à  Paris,  chez  David 
le  Clerc,  en  1 596,  sous  ce  titre  :  «  Les  Poésies  de  Pierre  de 
Lautlun  dJigaliers,  contenans  deux  tragédies,  la  Diane,  mes- 
langes  et  acrostiches.  OEuvre  autant  docte  et  plein  de  moralité 
que  les  matières  y  traictées  sont  doctes  et  récréatives.  *• 

Celle  des  deux  tragédies  d'Aigaliers  qui  doit  seule  nous  oc- 
cuper ici,  est  intitulée  simplement,  en  tète  de  la  page  3 fi  : 
c  Horace j  tragédie;  >  mais  à  la  page  38  on  trouve  ce  titre  plus 

I.  Storia  eriiiea  de' teatri,  Napoli,  V.  Orsioo,  1788,  tomo  III, 
p.  iai-136. 

a.  Histoire  littéraire  d^Itatie^  II«  partie,  chapitre  xxi,  a«  édition, 
tome  VI,  p.  138-143. 


146  HORACE. 

fastueux:  «  Tragédie  à' Horace  trigemine,  »  La  dcdicare  est 
adressée  <  à  très-haut  et  puissant  seigneur  Henry  de  Scipion, 
duc  de  Joyeuse.  »  Dans  Targuaient  qui  figure  en  tête  de  la 
pièce ,  Laudun  ne  fait  guère  qu'analyser  le  morceau  de  Tite 
Live  que  Corneille  a  placé  au  devant  de  la  sienne  et  que  nous 
reproduisons  plus  loin'  ;  mais  après  qu'Horace  «  apfjelé  en 
justice  comme  sorricide^  »  a  été  renvoyé  absous,  on  trouve  le 
dcnoûment  fort  inattendu  que  voici  :  c  Metius  Sufietius,  qui 
avoit  voulu  faire  trahison  au  roi  TuUius'  à  la  suasion  des  citoyens 
d'Albe,  fut  par  le  roi  TuUius  condamné  d*étre  tiré  à  quatre 
chevaux,  dont  l'exécution  s'ensuivit;  après,  ce  roi  Tullius  ayant 
régné  trente-deux  ans,  fut  inopinément  foudroyé  avec  ses  do* 
mestiques ,  qui  est  la  clôture  de  la  catastrophe  de  la  tragédie  ; 
et  pour  te  donner  témoignage  de  mon  dire,  lecteur,  qui  as 
envie  de  savoir  T  histoire  au  vrai  et  au  long,  je  tVnvoie  es  au- 
teurs suivants,  desquels  je  me  suis  servi  à  composer  cette  tra- 
gédie. Je  mets  les  noms  des  auteurs  en  latin,  de  peur  de  te 
tromper  et  moi  aussi  à  la  version  française  d'iceux.  Plinius 
Novocomensis,  Titus  Livius,  Virgiiius,  Ptolomaeus,  Chronica 
Chronicorum,  Johannes  Functius,  Ovidius,  Plutarchus,  Alexar- 
chus.  »  La  tardive  punition  de  TuUus  est  annoncée  dans  la 
pièce  par  ce  jeu  de  scène  :  <  Le  foudre  vient  et  le  tue  avec 
son  gentilhomme.  »  Le  dialogue  monosyllabique  qui  a  lien 
pendant  le  combat  est  plus  étrange  encore  : 

Çà,  çà,  tue,  tue,  tue.  —  Çà,  çà,  çà,  tue,  tue,  pif,  paf. 

Si  incomplète  que  soit  cette  analyse,  si  peu  nombreux  que 
soient  ces  extraits,  en  voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  prouver 
que  Corneille  n'a  rien  puisé  à  une  pareille  source. 

Enfin  le  troisième  Horace  antérieur  à  celui  de  Corneille, 
el  Honrado  hermano^  tragi-comedia  famosu,  a  été  publié  par 
Lope  de  Véga ,  âgé  de  soixante  ans ,  dans  le  dix-huitième  vo- 
lume de  son  théâtre,  qui  parut  en  1622  et  contient,  comme 
le  prouvent  les  dédicaces ,  des  ouvrages  représentés  longtemps 
auparavant.  Le  sujet  de  cette  pièce  se  détache  à  peine  sur  un 
canevas  d'aventures  bizarres.  «  Nous  ne  sommes  occupés ,  dit 

I.  Voyez  ci-après,  p.  161-371. 

1.  Il  y  a  Tullius,  au  lieu  de  Tullut,  dans  le  texte  de  Laudun. 


NOTICE.  a47 

M.   Saint-Marc  Girardin  dans  la  spirituelle  analyse  qu'il  en  a 
donnée^,  que  de  filles  qu'on  vent  faire  religieuses,  de  femmes 
déguisées  en  cavaliers ,  de  ruses  pour  enlever  la  fille  sous  les 
yeux  mêmes  du  père,  toutes  scènes  de  comédie.  Pourquoi  les 
personnages  qui  figurent  dans  ces  scènes  de  comédie  s'appel- 
lent-ils les  Horaces  et  les  Guriares?  Je  n'en  sais  rien  en  vérité. 
Ils  pourraient  aussi  bien  s'appeler  don  Gusman,  don  Pèdre, 
don  Gomez.  L'histoire  n'y  perdrait  rien;  car  l'histoire  n'est 
pour  rien  dans  tout  cela.  >  Néanmoins ,  bien  qu'on  ne  trouve 
dans  cet  ouvrage  aucune  intention  de  peindre  le  caractère  ro- 
main, Lope  ramasse  dans  Tite  live  divers  détails  matériels 
qui  servent  plut6t  à  la  bigarrure  qu'à  la  vérité  du  tableau. 
Tels  sontVinterregnumy  ce  régime  bizarre  qui  en  attendant  une 
élection  définitive  donnait  la  royauté  à  une  suite  de  sénateurs, 
souverains  chacun  pendant  cinq  jours  ;  les  pillages  dans  les  cam  • 
pagnes  albaines,  conséquence  de  cette  anarchie  ;  deux  ou  trois 
ambassades  d'Albe  et  de  Rome,  conduites  tout  autrement  que 
dans  Tite  Live  ;  la  harangue  de  Metius  entre  les  deux  armées 
pour  proposer  le  combat  des  six  ;  l'appel  au  peuple  conseillé 
par  TuUds  après  la  condamnation  d'Horace  ;  enfin  sa  défense 
par  son  père,  faible  imitation  du  magnifique  thème  oratoire 
fourni  par  l'historien.  Ce  n'était  pas  la  peine  d'exposer  sur  la 
scène  le  triple  duel  pour  en  retrancher,  faute  d'espace  sans 
doute,  la  poursuite  inégale  des  champions  blessés,  la  fuite  si- 
mulée de  l'Horace  survivant,  qui  accomplit  sur  place  sa  triple 
victoire  avec  une  jactance  de  matamore.  Le  dénoûment  de 
cette  tragi-comédie  exigeait  un  mariage   à    l'espagnole,  qui 
s'entremêle  à  la  scène  du  forum  sans  en  abaisser  le  ton  bien 
sensiblement.  Horace  a  chez  lui  une  fille  de  sénateur,  qu'il 
prétend    toutefois  avoir  respectée.  Le  père  exige  qu'il  l'é- 
pouse avant  de  subir  son  supplice.  On  va  la  chercher,    et 
pendant  ce  temps  Horace  est  absous   par   nue  acclamation 
populaire. 

A  coup  sûr,  ici  encore,  nous  ne  trouvons  rien  qui  puisse 
nous  faire  supposer  chez  Corneille  une  imitation ,  un  souvenir 
direct  ;  la  pièce  de  Lope  de  Vé^a  ne  présente  avec  la  tragédie 
de  notre  poète  d'autres  ressemblances  que  celles  qui  naissent 

I,  Journal  des  débats  do  9  juin  i859. 


248  HORACE. 

de  la  communauté  d'un  sujet  populaire  et  classique  en  tout 
pays.  La  scène  où  Julie ,  la  Camille  de  Corneille ,  se  trouve  en 
face  de  son  frère  victorieux,  est  tout  indiquée  par  Tite  Live.  Il 
est  vrai  que  lorsque  Julie  s'exprime  de  la  sorte  :  «  Je  ne  viens 
pas  avec  allégresse  célébrer  ce  jour,  si  ce  n'est  par  mes 
pleurs  ' ,  >  cette  pensée ,  qui  n'est  pas  dans  Tite  live,  rappelle 
aussitôt  ces  vers  : 

Et  rends  ce  que  ta  dois  à  i*hear  de  ma  victoire. 

—  Recevez  donc  mes  pleurs,  c'est  ce  que  je  lui  dois*  ; 

mais  c'est  là  une  idée  fort  naturelle,  et  cette  similitude  passa- 
gère est  sans  doute  purement  fortuite  *.  Toutefois,  si  Corneille 
n'a  pas  eu  de  lui-même  la  pensée  d'écrire  une  tragédie  d'iTb- 
racCy  c'est  probablement  l'ouvrage  de  Lope,  plutôt  que  tout 
autre,  qui  la  lui  a  suggérée,  car  à  cette  époque  il  était  naturel 
qu'il  interrogeât  le  théâtre  espagnol  avec  une  curiosité  que  ne 
pouvaient  exciter  en  lui  au  même  degré  de  froides  amplifi- 
cations composées  ailleurs  pour  la  lecture  plutôt  que  pour  la 
scène. 

Du  reste ,  de  quelque  manière  qu'il  ait  été  amené  à  trai- 
ter ce  sujet  à^ Horace  y  il  est  certain  que  cette  idée  s'est  pré- 
sentée à  son  esprit  peu  de  temps  après  le  succès  du  Cid.  Nous 
n'essayerons  pas  de  le  prouver,  à  l'aide  d'une  lettre  écrite  de 
Rouen,  et  datée  du  i4  juillet  1687,  où  Corneille  dit  à  Rotrou: 
c  M.  Jourdy  m'a  conté  les  plus  belles  choses  de  son  voyage  de 
Dreux,  et  me  donne  grande  envie  de  venir  vous  voir  dans 
votre  belle  famille  ;  mais  c'est  un  plaisir  que  je  ne  saurai  avoir 
encore  de  longtemps ,  vu  que  je  veux  vous  montrer  une  nou- 
velle pièce  qui  est  loin  d'être  finie.  »  Ce  n'est  pas  là  un  té- 
moignage suffisant  à  nos  yeux,  car  nous  aurons  plus  tard  à 
présenter  contre  l'authenticité  de  ce  document  des  objections 

I.  No  vengo  con  alegria 

d  celebrar  este  dia^ 
sino  con  mi  Uanto  triste, 

a.  Acte  IV,  scène  v,  vers  ia56  et  laSy. 

3.  Nous  nous  plaisons  à  rappeler  que  M.  Viguier  a  bien  voulu 
relire  à  notre  profit  les  auteurs  dramatiques  espagnols  qui  ont  traité 
les  mêmes  sujets  que  Corneille  ;  c*est  à  lui  que  nous  devons  la  plu- 
part des  considérations  qui  précèdent. 


NOTICE.  a49 

sérieuses  ;  mais  notre  opinion  se  fonde  sur  la  Lettre  du  désin-- 
téressé  au  sieur  Mairet^  publiée  vers  la  même  époque,  et  réim- 
primée par  nous  à  la  suite  du  Cid,  Là,  en  effet,  il  est  question 
de  la  pièce  que  prépare  Corneille,  et  le  défenseur  du  poëte 
dit  à  ses  adversaires  :  c  Si  par  de  petites  escarmouches  vous 
amusiez  un  si  puissant  ennemi ,  vous  dissiperiez  un  nuage  qui 
se  forme  en  Normandie ,  et  qui  vous  menace  d'une  furieuse 
tempête  pour  cet  hiver  * .  >  Cette  pièce  ainsi  promise  pour  la 
fin  de  1687  ne  parut,  comme  nous  le  verrons  tout  à  l'heure, 
qu'au  commencement  de  1640. 

Cependant  la  dispute  du  Cid  avait  été  close  officiellement  le 
5  octobre  1637,  par  la  lettre  que  Boisrobert  avait  écrite  à  Mai- 
ret  sur  Tordre  du  Cardinal  '.  Ce  ne  fut  donc  pas  la  nécessité  de 
la  lutte,  mais  seulement  le  découragement  profond  qu'elle  avait 
causé  à  Corneille,  qui  Tempécha  pendant  plus  de  deux  années 
de  rien  donner  au  théâtre.  C'est  ce  que  nous  apprend  le  pas- 
sage suivant  d'une  lettre  écrite  par  Chapelain  à  Balzac ,  le 
i5  janvier  1639':  «  Corneille  est  ici  depuis  trois  jours,  et  d'a- 
bord m'est  venu  faire  un  éclaircissement  sur  le  livre  de  l'Aca- 
démie pour  ou  plutôt  contre  le  Cid^  m'accusant,  et  non  sans 
raison,  d'en  être  le  principal  auteur.  Il  ne  fait  plus  rien,  et 
Scudéry  a  du  moins  gagné  cela ,  en  le  querellant,  qu'il  l'a  re- 
buté du  métier,  et  lui  a  tari  sa  veine.  Je  l'ai,  autant  que  j'ai 
pu,  réchauffé  et  encouragé  à  se  venger,  et  de  Scudéry  et  de  sa 
protectrice,  en  faisant  quelque  nouveau  Cid  qui  attire  encore 
les  suffrages  de  tout  le  monde,  et  qui  montre  que  l'art  n'est  pas 
ce  qui  fait  la  beauté  ;  mais  il  n'y  a  pas  moyen  de  l'y  résoudre  ; 
et  il  ne  parle  plus  que  de  règles  et  que  des  choses  qu'il  eût  pu 
répondre  aux  académiciens,  s'il  n*eût  point  craint  de  choquer 
les  puissances,  mettant  au  reste  Aristote  entre  les  auteurs  apo- 
cryphes lorsqu'il  ne  s'accommode  pas  à  ses  imaginations.  » 

Dans  une  autre  lettre,  du  9  mars  1640,  Chapelain  parle  de 
la  première  représentation  à'Honue  comme  d'un  fait  tout  ré- 
cent, et  en  fixe  par  conséquent  la  date  d'une  manière  fort  ap- 


I.  Voyez  ci-desftus,  p.  63.  —  a.  Voyez  ci-deMUS,  p.  4*  et  43. 

3.  Recueil  manuscrit  de  lettres  de  Chapelain  appartenant  à 
M.  Sainte-BeuTe,  cité  par  M.  J.  Taschereau,  Histoire  de  la  vie  et  des 
ouvrages  de  P,  Corneille^  a«  édition,  p.  94. 


a5o  HORACE. 

proximatiTe  :  «  Pour  le  combat  des  Horaces^  dit-il,  ce  ne  sert 
pas  sitôt  que  vous  le  verrez,  pource  qu'il  n'a  encore  été  re- 
présenté qu'une  fois  devant  Son  ÉiUiinence ,  et  que,  devant  que 
d'être  publié ,  il  faut  qu'il  serve  six  mois  de  gagne-pain  aux 
comédiens.  Telles  sont  les  conventions  des  poètes  mercenaires, 
et  tel  est  le  destin  des  pièces  vénales;  mais  vous  le  verrei 
assez  à  temps  ^ .  » 

Pour  bien  entendre  ceci  et  se  rendre  compte  de  Tinjustice 
des  accusations  de  Chapelain,  il  faut  savoir  que  Corneille  ne 
pouvait  conserver  quelques  mois  ses  droits  d'auteur  sur  un 
ouvrage  qu'en  en  retardant  l'impression.  «  L*usage  observé 
de  tout  temps  entre  tous  les  comédiens  françois,  étoit  de 
n'entreprendre  point  de  jouer,  au  préjudice  d'une  troupe,  les 
pièces  dont  elle  étoit  en  possession ,  et  qu'elle  avoit  mises  au 
théâtre,  à  ses  frais  particuliers,  pour  en  retirer  les  premiers 
avantages,  jusqu'à  ce  qu'elles  fussent  rendues  publiques  par 
l'impression*.  » 

Chapelain ,  par  malheur,  ne  donne  pas  de  détails  à  Balzac 
sur  les  premières  représentations,  et  ne  lui  nomme  aucun  des 
acteurs  chargés  des  principaux  rôles.  PSous  trouvons  bien  dans 
l'édition  de  M.  Lefèvre  les  indications  suivantes  :  le  vieil  Ho- 
race, Baron  père;  Horace,  Montfleurj;  Curiace,  BcUerose; 
Sabine,  Mlle  de  Filliers;  Camille,  Mlle  Beaupré;  mais,  comme 
d'ordinaire,  elles  ne  reposent  sur  aucun  document  sérieux. 

Lemazurier  avance,  il  est  vrai,  que  Montfleury  a  joué  d'o- 
riginal dans  Horacey  mais  sa  seule  autorité  est  un  passage  de 
Chapuzeau  que  nous  avons  eu  occasion  de  citer  dans  la  Notice 
du  Cid  ',  et  qui  ne  se  prête  nullement  aux  conséquences  qu'on 
en  veut  tirer. 

Tout  ce  qui  concerne  les  autres  acteurs  est  de  pure  invention. 

Bien  plus,  aucun  témoignage  remontant  à  Tépoque  même 
des  premières  représentations  ne  nous  apprend  où  Horace  a 
été  joué  d'abord.  Seulement,  comme  nous  savons  d'une  part 


I.  Recueil  manuscrit  de  lettres  de  Chapelain  appartenant  à 
M.  Sainte-fieuve,  cité  par  M.  J.  Taschereau,  Histoire  de  la  vie  et 
des  ouvrages  de  P,  Corneille^  p.  qS. 

a.  Histoire  du  Théâtre  fran^ois,  tome  IX,  p.  io5. 

S.  Voyez  ci-dessus,  p.  1 3  et  la  note  i. 


NOTICE.  a5i 

qne  Cinna  fdt  donné  à  Thôtel  de  Bourgogne,  de  l'autre  que 
Mondory  fut  frappé  d'apoplexie  peu  de  temps  après  la  pre- 
mière représentation  du  Cid  au  Marais,  et  que  cette  troupe 
se  trouvait  alors  fort  démembrée  \  il  est  vraisemblable  que 
Corneille ,  au  moment  de  faire  représenter  Horace,  abandonna 
le  tbéâtre  du  Marais  pour  celui  de  l'hôtel  de  Bourgogne,  où 
plusieurs  de  ses  interprètes  habituels  étaient  venus  s'établir. 
Les  téuioignages  assez  tardifs  que  nous  fournissent  les  con- 
temporains de  notre  poëte  sur  les  représentations  d^  Horace  se 
rapportent  tous  à  Vhôtel  de  Bourgogne.  Le  premier  est  un 
passage  de  la  Pratique  élu  Théâtre,  de  Tabbé  d'Aubignac,  qu'il 
importe  de  rapporter  textuellement,  car  il  n'est  pas  fort  clair 
et  se  prête  à  diverses  interprétations  ;  il  se  trouve  au  septième 
chapitre,  intitulé  :  Du  mélange  de  la  représentation  avec  la 
vérité  de  Inaction  théâtrale^,  «  Que  Floridor  ou  Beauchasteau 
{deux  acteurs  de  t hôtel  de  Bourgogne)  fassent,  dit  d'Aubignac, 
le  personnage  de  Cinna,  qu'ils  soient  bons  ou  mauvais  acteurs, 
bien  ou  mal  vêtus....  toutes  ces  choses  sont,  à  mon  avis,  et 
dépendent  de  la  représentation. 

c  Ainsi,  Floridor  et  Beauchasteau,  en  ce  qu'ils  sont  en  eux- 
mêmes,  ne  doivent  être  considérés  que  comme  représen- 
tants, et  cet  Horace  et  ce  Cinna  qu'ils  représentent,  doivent 
ître  considérés  à  l'égard  du  pocme  comme  véritables  personr 
nages.... 

«  On  n'approuveroit  pas  que  Floridor,  en  représentant  Cinna, 
i'avisât  de  parler  de  ses  affaires  domestiques  ni  de  la  perte  ou 
in  gain  que  les  comédiens  auroient  fait  en  d'autres  pièces....  » 

On  peut  conclure,  ce  semble,  de  tout  ce  morceau,  un  peu 
imbarrassé,  qu'au  moment  où  d'Aubignac  écrivait,  c'est-à-dire 
7ers  i657,  Floridor  jouait  les  rôles  d'Horace  et  de  Cinna, 
;omroe  chef  d'emploi,  suivant  l'expression  aujourd'hui  reçue 
lu  théâtre,  et  que  BeauchAteau  était  du  nombre  des  comédiens 
|ni  se  contentent  <  des  seconds  rôles,  ou  qui  ont  l'alternative 
ivec  un  camarade  pour  les  premiers  *.  > 

Il  faut  maintenant  venir  jusqu'à  t Impromptu  de  Versailles^ 
;'est-à-dire  jusqu'à  i663,  pour  trouver  de  nouveaux  détails 

I.  Voyez  ci-deflsas,  p.  i3,  et  tomel,  p.  a 58.  —  3.  Pages  5i-53. 
3.   Théâtre  fran^o'u^  par  Chapuzeau,  p.  gS. 


25a  HORACE. 

sur  les  représentations  à^ Horace  à  T hôtel  de  Bourgogne.  Mo- 
lière suppose  qu'un  poète  demande  à  une  troupe  qu'il  veut 
juger,  de  lui  réciter  une  scène  d*amant  et  d'amante  :  «  Là-des- 
sus une  comédienne  et  un  comédien  auroient  fait  une  scène 
ensemble,  qui  est  celle  de  Camille  et  de  Curiace  : 

Iras-tu,  ma  chère  Âme ,  et  ce  funeste  honneur 
Te  plait-il  aux  dépens  de  tout  notre  bonheur? 

—  Hélas!  je  yois  trop  bien,  etc.  '. 

....  le  plus  naturellement  qu'ils  auroient  pu.  Et  le  poète  aus- 
sitôt :  «  Vous  vous  moquez,  vous  ne  faites  rien  qui  vaille; 
«  et  voici  comme  il  faut  réciter  cela  (il  imite  Mlle  de  Beauchâ- 
teau,  comédienne  de  l'hôtel  de  Bourgogne)  : 

Iras- tu,  ma  chère  âme,  etc. 

—  Non,  je  te  connois  mieux,  etc. 

c  Voyez- vous  comme  cela  est  naturel  et  passionné?  Admirez  ce 
c  visage  nant  qu'elle  conserve  dans  les  plus  grandes  afflictions.* 

Dans  l'édition  de  1660,  Corneille  remplaça:  «Iras-tu,  ma 
chère  âme?  v  qui  avait  vieilli,  par  :  «Iras-tu,  Curiace?»  Cela 
eût  été  sans  doute  indififérent  à  la  Beaucliâteau  ;  mais  Mlle  Clai- 
ron ,  qui  était  en  droit  d'avoir  ses  préférences ,  n'hésita  pas  à 
rétablir  «  ma  chère  âme,  »  qui  en  effet  n'a  ici  rien  de  banal, 
ni  de  galant,  et  ajoute  au  contraire  l'expression  d'une  ten- 
dresse profonde  au  cri  d'épouvante  que  laisse  échapper  Camille. 

Si,  dans  lliistoire  des  représentations  de  la  tragédie  d^^o- 
raccj  nous  avions  voulu  suivre  un  ordre  purement  chronolo- 
gique, il  eût  fallu,  avant  de  nommer  Mlle  Clairon,  raconter  une 
anecdote  souvent  reproduite,  mais  presque  toujours  défigurée. 
Peut-être  k  cause  de  cela,  y  aura-t-il  quelque  nouveauté  à  la 
donner  ici  telle  que  la  raconte  l'abbé  Nadal*.  Dans  ses  Obser- 
vations sur  la  tragédie  ancienne  et  moderne^  cet  exact  ami 
des  règles,  après  avoir  regretté  vivement  que  le  meurtre  de 
Camille  s'accomplisse  sur  la  scène ,  continue  en  ces  termes  : 
c  La  demoiselle  Duclos,  une  de  nos  plus  célèbres  comédiennes, 
autant  par  les  grâces  de  sa  personne  que  par  la  beauté  de  sa 
voix  et  la  noblesse  de  son  action ,  jouoit  le  rôle  de  Camille,  et 

I.  Voyez  plus  loin,  p.  3o5,  les  vers  533  et  suivants,  et  la  note  i. 
a.  Œuvres  mêlées^  1738,  tome  II,  p.  i63  et  164. 


NOTICE.  253 

lorsqu'après  ses  imprécations  contre  Rome  victorieuse  et 
contre  ce  qu'elle  se  devoit  à  elle-même  aussi  bien  qu'à  sa  pa- 
trie, elle  sortoit  du  théâtre  avec  une  sorte  de  précipitation, 
elle  fut  assez  embarrassée  dans  la  queue  traînante  de  sa  robe 
pour  ne  pouvoir  s'empêcher  de  tomber.  L'acteur,  plus  civil 
cpi'il  ne  convenoit  à  la  fureur  d'Horace  outré  de  tous  les  pit)-* 
pos  injurieux  de  sa  soeur,  ôta  son  chapeau  d'une  main  et  hii 
présenta  l'autre  pour  la  relever,  et  pour  la  conduire  avec  une 
grâce  affectée  dans  la  coulisse,  où  ayant  remis  son  chapeau,  et 
même  enfoncé ,  puis  tiré  son  épée ,  il  parut  la  tuer  avec  bru- 
talité. Baron  certainement  n'eût  pas  fait  la  même  chose  que 
Beaubourg  ;  il  eût  profité  de  l'occasion  en  grand  comédien  qui  * 
jouoit  avez  noblesse,  mais  sans  sortir  de  la  nature  :  il  n'eût  pas  >v. 
manqué  de  la  tuer  dans  sa  chute  même;  la  singularité  de  l'in^ 
cident  eût  aux  yeux  des  spectateurs  corrigé  peut-être  l'atrocité 
de  l'action,  et  la  faute  même  du  poète.  » 

Dans  les  cours  de  déclamation,  les  imprécations  de  Camille, 
pour  nous  servir  du  terme  consacré ,  sont  considérées  à  bon 
droit  comme  une  épreuve  décisive  pour  les  jeunes  tragédiennes  ; 
c'est  peut-être ,  en  effet ,  le  morceau  de  notre  répertoire  clas- 
sique où  rinexpérience  choque  le  moins ,  et  où  les  grandes 
qualités  dramatiques  ressortent  le  mieux  ;  aussi  Camille  est-il 
le  rôle  de  prédilection  de  la  plupart  des  débutantes  ^ . 

Chapelain  ne  s'était  pas  trompé  en  écrivant,  le  9  mars  1640 , 
à  Balzac ,  que  ce  ne  serait  pas  de  sitôt  qu'il  verrait  VHorace  : 
l'achevé  d'imprimer  est  du  1 5  janvier   1641'.  Malgré  ce  re- 

1.  Lemazurier  cite  Mme  Layoy  le  3o  juin  170$,  Mlle  JoaveDot 
en  décembre  171 8,  Mme  Poisson  en  mai  1726,  Mile  Rosalie  le 
14  mars  1759.  C'est  dans  Camille  que  Mlle  Rachel  a  fait  son  premier 
début  le  la  juin  i838,  avec  une  recette  de  sept  cent  cinquante^trois 
francs  cinq  centimes.  Voyez  plus  loin,  p.  33i,  note  a,  la  manière 
dont  elle  interprétait  un  passage  de  ce  rôle.  Ëniin  c*est  encore  dans 
le  rôle  de  Camille  que  Mile  Karoly  a  débuté  à  TOdéon  le  7  sep- 
tembre 1860. 

3.  Voici  la  description  bibliographique  de  la  première  édition  : 
HoEACK,  TRAOEDm.  Â  Paris ^  chez  Jugustin  Courbé,,,.  M.DC.XXXXI, 
auec  priuilege  du  Bojr,  in-40  de  5  feuillets  et  io3  pages,  avec  un  fron- 
tispice de  le  Brun,  gravé  par  Daret,  représentant  la  fin  du  combat. 
En  haut  se  Ux>uve  un  cartouche  dans  lequel  on  lit  :  Horace  tragédie,  A 


a54  HORACE. 

Urd,  <  il  courut  mi  bruit,  dit  Pellisson',  qu'on  feroit  encore 
des  observations  et  un  nouveau  jugement  sur  cette  pièce.  » 
A  ce  sujet  Corneille,  faisant  une  allusion  spirituelle,  mats 
en  même  temps  grave  et  ferme ,  à  la  persécution  suscitée 
contre  le  Cid  par  le  Cardinal  et  une  antre  personne  de 
grande  qualité  dont  nous  avons  déjà  vainement  cherché  à 
découvrir  le  nom  *,  écrivit  à  un  de  ses  amis  ces  mots  si  sou« 
vent  cités  :  «  Horace  fut  condamné  par  les  duumvirs,  mais  il 
fut  absous  par  le  peuple.  » 

Corneille  avait  invité  Chapelain,  l'abbé  d'Aubignac  et  plu- 
sieurs autres  beaux  esprits  à  entendre  la  lecture  à^ Horace. 
C'est  d' Aubignac  qui  nous  l'apprend  :  c  M.  Corneille ,  dit-il, 
n*a  pas  sujet  de  se  plaindre  de  moi,  si  j*use  de  cette  liberté 
publique  ;  je  n'ai  point  de  commerce  avec  lui,  et  j'aurois  peine 
k  reconnoître  son  visage,  ne  l'ayant  jamais  vu  que  deux  fois  : 
la  première,  quand,  après  son  Horace^  il  me  vint  prier  d'as- 
sister à  la  lecture  qu'il  en  devoit  faire  chez  feu  M.  de  Bois- 
robert,  en  la  présence  de  MM.  Chapelain,  Barreau,  Charpi, 
Faret  et  l'Estoile,  dont  il  ne  voulut  pas  suivre  l'avis  que  j'avois 
ouvert  ;  et  l'autre,  quand,  après  son  Œdipe^  il  me  vint  re- 
mercier d'une  visite  que  je  lui  avois  rendue,  et  du  bien  que 
j'avois  dit  de  lui  dans  ma  Pratique^  où  il  ne  trouvoit  rien  à 
condamner  que  l'excès  de  ses  louanges'.  » 

L'anecdote  suivante,  extraite  du  Menagiana^^  se  rapporte 
sans  doute  à  cette  lecture  à' Horace  ;  t  M.  ComeiAe  reprochoit 
un  jour  à  M.  de  Boisrobert  qu'il  avoit  mal  parlé  d'une  de  ses 
pièces,  étant  sur  le  théâtre,  c  Comment  pourrois>je  avoir  mal 
«  parlé  de  vos  vers  sur  le  théâtre,  lui  dit  M.  de  Boisrobert,  les 
c  ayant  trouvés  admirables  dans  le  temps  que  vous  les  bar- 

rentoor  est  une  banderole  portant  :  Nec  ferme  res  antiqua  alia  est 
nob'dtor.  Titus  livius,  1.  I«  (voyez  ci-après,  p.  a65).  D  y  a  eu,  soui 
la  même  date  et  chez  le  même  libraire,  une  édition  de  format  in-i a. 

I.  Relation  contenant  C  histoire  de  C  Académie  françoise,  l653,p.  ai8. 

3.  Voyez  ci-dessus,  p.  aS  et  4i> 

3.   Troisième  dissertation  eoncernani  le  poème  dramatique ,  en  forme 
de  remarques  sur  la  tragédie  de  M,   Corneille^  intitulée  rOEdipe...* 
par  Vabbé  dJubignae^  réimprimée  dans  le  Recueil  de  dissertations,,,. 
par  Tabbé  Granet ,  tome  II ,  p.  8  et  9. 
^4*  Tome  II,  p.  i6i. 


lïOTICE,  a55 

«  bouilliez  en  ma  présence  ?  >  Il  vouloit  dire  par  là  qne  M.  Cor- 
neille lisoit  mal  ses  vers,  qui  étoient  d'ailleurs  très-beaox  lors« 
qu'on  les  entendoit  dans  la  bouche  des  meilleurs  acteurs  du 
mondée  »  Si  Boisrobert  ne  donna,  pendant  la  réunion,  que  des 
éloges  à  la  pièce,  les  autres  auditeurs  présentèrent,  au  con- 
traire, de  nombreuses  et  opiniâtres  critiques,  dont  Corneille, 
malgré  ses  promesses,  ne  tint  jamais  aucun  compte,  même  au 
moment  décisif  de  l'impression.  On  trouve  dans  une  lettre 
adressée  par  Chapelain  à  Balzac,  le  17  novemlN*e  1640,  et  dont 
nous  avons  déjà  eu  occasion  de  reproduire  la  première  partie*, 
de  curieux  détails  sur  ce  point,  c  Les  poètes,  dit-il,  sont  bizarres 
et  ne  prennent  point  les  choses  comme  il  faut  jamais.  Cettui-ci, 
après  cette  harangue,  m'en  fit  une  autre  bourrue.  Dès  Tannée* 
passée,  je  Itd  dis  qu'il  falloit  changer  son  cinquième  acte  des 
BwaceSf  et  lui  dis  par  le  menu  comment;  à  quoi  il  avoit 
résisté  toujours  depuis,  quoique  tout  le  monde  lui  criât  que  sa 
fin  étoit  brutale  et  froide,  et  qu'il  en  de  voit  passer  par  mon 
avis.  Enfin,  de  lui-même,  il  me  vint  dire  qu'il  se  rendoit  et 
qu'il  le  changeroit,  et  que  ce  qu'il  ne  l'avoit  pas  fait  étoit 
pource  qu'en  matière  d'avis,  il  craignoit  toujours  qu'on  ne  les  lui 
donnât  par  envie  et  pour  détruire  ce  qu'il  avoit  bien  fait.  Vous 
rirez  sans  doute  de  ce  mauvais  compliment ,  pour  le  moins  si 
vous  êtes  comme  moi,  qui  me  contente  de  connoître  les  sottises 
sans  m'en  émouvoir  ni  fâcher....  » 
L'abbé  d'Aubignac  avait  aussi  conseillé  à  Corneille  de  modi- 

1.  Parfois  Corneille,  mieux  a-visé,  faisait  lire  ses  ouvrages  ayant 
le  jour  de  la  première  représentation,  par  quelque  grand  comédien. 
Tailemant  des  Beaux  nous  fait  assister  à  une  assemblée  de  ce  genre 
chez  Gédéou  Tailemant  le  maître  des  requêtes;  mais,  par  malheur,  il 
ne  nous  apprend  pas  de  quelle  pièce  il  est  question  :  «  Il  {G»  Tai- 
lemant) Touloit  faire  Thabile  homme  et  ne  savoit  rien.  Une  fois  que 
Floridor,  qui  est  son  compère,  lui  vint  lire,  pour  faire  sa  cour,  une 
pièce  de  Corneille  qu'on  n*ayoit  point  encore  jouée,  Mlle  de  Scudér^', 
Mlle  Bohineau,  Sablière ,  moi  et  hien  d'autres  gens  étions  là  ;  nous 
nous  tenions  les  côtés  de  rire  de  le  voir  décider  et  faire  les  plus  sau- 
grenus jugements  du  monde;  il  n'y  eut  que  lui  à  parler  :  tous 
eussiez  dit  qu'il  ordonnoit  du  quartier  d'hiver  dans  une  intendance 
de  province,  conune  il  fit  ensuite.  »  (Tome  VI,  p.  aSo.) 

a.  Voyez  ci-dessus,  p.  47  et  48. 


si56  HORACE. 

fier  la  fin  de  sa  pièce;  il  dit  dans  sa  Pratique  du  théâtre^  :  «  La 
iDort  de  Camille  par  la  main  d'Horace,  son  frère,  n'a  pas  été 
approuvée  au  théâtre,  bien  que  ce  soit  une  aventure  véritable, 
et  j'avois  été  d'avis,  pour  sauver  en  quelque  sorte  l'histoire , 
et  tout  ensemble  la  bienséance  de  la  scène,  que  cette  fille  déses- 
pérée ,  voyant  son  frère  Fépée  à  la  main ,  se  fût  précipitée 
dessus  :  ainsi  elle  fut  morte  de  la  main  d'Horace,  et  lui  eût  été 
digne  de  compassion  comme  un  malheureux  innocent;  l'his- 
toire et  le  théâtre  auroient  été  d'accord.  » 

Corneille,  dans  son  Examen ,  publié  trois  ans  après  l'ouvrage 
de  d'Aubignac,  établit  très-bien  que  cet  expédient,  contraire  à 
l'histoire ,  serait  en  même  temps  fort  éloigné  de  la  vraisem- 
blance, et  qu'Horace  ne  laisserait  pas  d'être  criminel  pour 
avoir  tiré  Pépée  contre  Camille,  «  puisqu'il  n'y  a  point  de  troi- 
sième personne  sur  le  théâtre  à  qui  il  pût  adresser  le  coup 
qu'elle  recevroit*.  » 

La  critique  que  fait  d'Aubignac  de  la  conduite  de  Valère  est 
assurément  mieux  fondée,  mais  elle  se  termine  par  une  objec- 
tion fort  maladroite  :  c  Dans  Horace ,  dit-il ,  le  discours  mêlé 
de  douleur  et  d'indignation  que  Valère  fait  dans  le  cinquième 
acte  s'est  trouvé  froid,  inutile  et  sans  effet,  parce  que  dans  le 
cours  de  la  pièce,  il  n'avoit  point  paru  touché  d'un  si  grand 
amour  pour  Camille,  ni  si  empressé  pour  en  obtenir  la  posses- 
sion, que  les  spectateurs  se  dussent  mettre  en  peine  de  ce  qu'il 
pense,  ni  de  ce  qu*il  doit  dire  après  sa  mort....  Selon  l'humeur 
des  François,  il  faut  que  Valère  cherche  une  plus  noble  voie 
pour  venger  sa  maîtresse,  et  nous  souffririons  plus  volontiers 
qu'il  étranglât  Horace  que  de  lui  faire  un  procès.  Un  coup  de 
fureur  seroit  plus  conforme  à  la  générosité  de  notre  noblesse, 
qu'une  action  de  chicane  qui  tient  un  peu  de  la  lâcheté,  et  que 
nous  haïssons*.  » 

Corneille  relève  ces  critiques  une  à  une,  sans  nommer  d'Au- 
bignac,  sans  même  faire  aucune  allusion  a  un  ouvrage  im- 
primé :  «  Quelques-uns ,  dit-il ,  ne  veulent  pas  que  Valère  y 
soit  un  digne  accusateur  d'Horace  ;  >  et  il  continue  de  la  sorte, 
comme  s'il  répondait  à  de  simples  bruits ,  à  des  observations 

1.  Page  8a.  —  a.  Voyez  plus  loin,  p.  ^y^, 
3.  Pratique  du  théâtre,  p.  433  et  436. 


NOTICE.  a57 

recueillies  dans  le  public;  puis  il  termine  son  examen  en  rap- 
pelant de  la  manière  la  plus  piquante  à  son  adversaire  la  né- 
cessité de  se  conformer  à  la  vérité  historique ,  si  mal  observée 
de  son  temps  :  «  S'il  ne  prend  pas  le  procédé  de  France,  il 
faut  considérer  qu'il  est  Romain ,  et  dans  Rome,  où  il  n'auroit 
pu  entreprendre  un  duel  contre  un  autre  Romain  sans  faire  un 
crime  d'État  ;  et  que  j'en  aurois  fait  un  de  théâtre,  si  j'avois 
habillé  un  Romain  à  la  françoise.  » 


Coiunouji.  m  17 


a58  HOKACE. 


A  MONSEIGNEUR 

LE  CARDINAL  DUC  DE  RICHELIEU*. 

MoNSEIGHBURf 

Je  n*aiirois  jamais  eu  la  témérité  de  présenter  à  Yotri 
Éminbncb  ce  mauvais  portrait  d*Horace,  si  je  n^eusse 
considéré  qu* après  tant  de  bienfaits  que  j'ai  reçus  d'elle, 
le  silence  où  mon  respect  m'a  retenu  jusqu'à  présent  pas- 
seroit  pour  ingratitude,  et  que  quelque  juste  défiance 
que  j*aye  de  mon  travail,  je  dois  avoir  encore  plus  de 
confiance  en  votre  bonté.  C'est  d'elle  que  je  tiens  tout  ce 
que  je  suis;  et  ce  n'est  pas  sans  rougir  que  pour  toute 
reconnoissance,  je  vous  fais  un  présent  si  peu  digne  de 
vous,  et  si  peu  proportionné  à  ce  que  je  vous  dois.  Mais, 
dans  cette  confusion,  qui  m'est  commune  avec  tous  ceux 
qui  écrivent,  j'ai  cet  avantage  qu'on  ne  peut,  sans  quel- 
que injustice,  condamner  mon  choix,  et  que  ce  généreux 
Romain,  que  je  mets  aux  pieds  de  V.  E.,  eût  pu  pa- 
roître  devant  elle  avec  moins  de  honte,  si  les  forces 
de  l'artisan  eussent  répondu  à  la  dignité  de  la  matière. 
J'en  ai  pour  garant  l'auteur  dont  je  l'ai  tirée,  qui  com- 
mence à  décrire  cette  fameuse  histoire  par  ce  glorieux 
éloge,  «  qu'il  n'y  a  presque  aucune  chose  plus  noble  dans 

I.  Armand- Jean  du  Pleuis,  cardinal  et  duc  de  Richelieu,  ministre 
de  Louis  XIII,  né  à  Paris  le  5  septembre  i585,  mort  le  4  décem- 
bre 164 a.  Nous  nous  sommes  étendu  longuement,  dans  la  Notice  de 
la  Comédie  des  Tuileries  (tome  U,  p.  3o5  et  suiyantes)  et  dans  la 
Notice  du  Cid,  sur  ses  rapports  avec  Corneille.  —  Dans  l'édition  origi- 
nale et  dans  l'édition  séparée  de  1 65 5,  le  mot  Monseigneur  est  répété  : 
▲  MOirsKiOHEUB  MOvasioNSUB  LV  CARDOTAz.,  ctc.  —  Cette  épItTc  dé- 
dicatoire  ne  se  trouve  que  dans  les  impressions  de  i64i-i656. 


ÉPtTRE.  a59 

toute  Tantiquité  ' .  »  Je  voudrois  que  ce  qu^il  a  dit  de  l'ac- 
tion se  pût  dire  de  la  peinture  que  j'en  ai  faite,  non  pour 
en  tirer  plus  de  vanité,  mais  seulement^  pour  vous  offrir 
quelque  chose  un  peu  moins  indigne  de  vous  être  offert. 
Le  sujet  étoit  capable  de  plus  de  grâces,  s'il  eût  été  traité 
d'une  main  plus  savante  ;  mais  du  moins  il  a  reçu  de  la 
mienne  toutes  celles  qu'elle  étoit  capable  de  lui  donner, 
et  qu'on  pouvoit  raisonnablement  attendre  d'une  muse 
de  province',  qui  n'étant  pas  assez  heureuse  pour  jouir 
souvent  des  regards  de  V.  É.,  n'a  pas  les  mêmes  lu- 
oiiéres  à  se  conduire  qu'ont  celles  qui  en  sont  continuel 
lement  éclairées.  Et  certes,  Monseignbub,  ce  change- 
ment visible  qu'on  remarque  en  mes  ouvrages  depuis^ 
que  j'ai  l'honneur  d'être  à  V.  É.*,  qu'est-ce  autre  chose 
qu'un  effet  des  grandes  idées  qu'elle  m'inspire,  quand 
elle  daigne  souffrir  que  je  lui  rende  mes  devoirs?  et 
à  quoi  peut-on  attribuer  ce  qui  s'y  mêle  de  mauvais, 
qu'aux  teintures  grossières  que  je  reprends  quand  je  de- 
meure abandonné  à  ma  propre  foiblesse?  Il  faut.  Mon- 
seigneur, que  tous  ceux  qui  donnent  leurs  veilles  au 
théâtre  publient  hautement  avec  moi  que  nous  vous  avons 
deux  obligations  très-signalées  :  l'une,  d'avoir  ennobli  le 
but  de  l'art;  rauti*e,  de  nous  en  avoir  facilité  les  connois- 
sances.  Vous  avez  ennobli  le  but  de  l'art,  puisqu'au  lieu 
de  celui  de  plaire  au  peuple  que  nous  prescrivent  nos 

I.  Nec  ferme  res  antiqua  aàa  est  nohi&or,  (Lib.  I,  cap.  xxrr.) 
9.  Le  mot  seulement  est  omis  dans  les  recueils  de  1 648-1 656. 

3.  A  cette  époque  Corneille  habitait  encore  Rouen  ;  ce  ne  fut  qu'eu 
1663  qu'il  rint  s'établir  à  Paris. 

4.  c  Je  ne  sais  ce  qu'on  doit  entendre  par  ces  mots  être  à  V.  Ê. 
Le  cardinal  de  Richelieu  faisait  au  grand  Corneille  une  pension  de 
cinq  cents  écus,  non  pas  au  nom  du  Roi,  mais  de  ses  propres  de* 
uiers....  Cependant  une  pension  de  cinq  cents  écus  que  le  grand 
Corneille  fut  réduit  k  reccToir,  ne  paraît  pas  un  titre  suffisant  pour 
qu'il  dit  :  j'ai  Chonneur  JCétre  à  T.  i.  1  [Voltaire,) 


a6o  HORACE. 

maîtres,  et  dont  les  deux  plus  honnêtes  gens  de  leur  siècle, 
Scipion  et  Laelie,  ont  autrefois  protesté  de  se  contenter', 
vous  nous  avez  donné  celui  de  vous  plaire  et  de  vous  di- 
vertir ;  et  qu'ainsi  nous  ne  rendons  pas  un  petit  service 
à  TEtat,  puisque  contribuant  à  vos  divertissements,  nous 
contribuons  à  Tentreiien  d'une  santé  qui  lui  est  si  précieuse 
et  si  nécessaire.  Vous  nous  en  avez  facilité  les  connois- 
sances,  puisque  nous  n'avons  plus  besoin  d'autre  étude 
pour  les  acquérir  que  d'attacher  nos  yeux  sur  Y.  Ë. ,  quand 
elle  honore  de  sa  présence  et  de  son  attention  le  récit  de 
nos  poëmes.  C'est  là  que  lisant  sur  son  visage  ce  qui  lui 
plaît  et  ce  qui  ne  lui  plaît  pas,  nous  nous  instruisons 
avec  certitude  de  ce  qui  est  bon  et  de  ce  qui  est  mauvais,  et 
tirons  des  règles  infaillibles  de  ce- qu'il  faut  suivre  et  de  ce 
qu'il  faut  éviter;  c'est  là  que  j'ai  souvent  appris  en  deux 
heures  ce  que  mes  livres  n'eussent  pu  m'apprendre  en  dix 
ans  ;  c'est  là  que  j'ai  puisé  ce  qui  m'a  valu  l'applaudisse- 
ment du  public;  et  c'est  là  qu'avec  votre  faveur  j'espère 
puiser  assez  pour  être  un  jour  une  œuvre  digne  de  vos 
mains.   Ne  trouvez  donc  pas  mauvais,   Monsbigneur, 
que  pour  vous  remercier  de  ce  que  j'ai  de  réputation, 
dont  je  vous   suis  entièrement  redevable,   j^mprunte 
quatre  vers  d'im  autre  Horace  que  celui  que  je  vous 


-I .  On  sait  que  Scipion  et  Lélius  passaient  pour  les  coUaboratenrs 
de  Térence,  et  même,  aux  yeux  de  quelques-uns,  pour  les  aatenrs 
de  ses  comédies.  Voilà  pourquoi  Corneille  leur  prête  ici  oe  que  dit 
Térenoe  lui-même,  au  commencement  du  prologue  de  VAiulrUnne  : 

Poeta  quum  primum  animum  ad  scribendum  appulit^ 
Id  s\hï  ntgotï  credidit  solum  dari. 
Populo  ut  placèrent  quas  fecisset  fabulas, 

«  Lorsque  notre  poète  se  décida  i  écrire ,  il  crut  que  sa  seule  tâche 
serait  de  faire  que  ses  pièces  plussent  au  peuple.  »  —  Voyez  encore 
les  vers  i5  à  19  du  prologue  des  Adelpkes. 


ÉPlTRE.  a6i 

présente,  et  que  je  vous  exprime  par  eux  les  plus  véri- 
tables sentiments  de  mon  âme  : 

Totum  muneris  hoc  tui  est, 
Quod  monstror  digito  prxtereuntiumy 

Scenx  non  levis  artifex  : 
Quod  spiro  et  placeo^  si  plticeo^  tuum  est^. 

Je  n^ajouterai  qu^une  vérité  à  celle-ci,  en  vous  suppliant 
de  croire  que  je  suis  et  serai  toute  ma  vie,  trés-passion- 
nément^, 

MONSEIGNEUR , 

DeV.  É., 

Le  trés-humble,  très-obéissant, 
et  très-fidèle*  serviteur, 

CORNEILLB. 


I .  ff  Cest  par  ta  fayeur  uniquement  {Horace  parie  à  la  nuue)  que 
les  passants  me  montrent  du  doigt,  comme  donnant  au  théâtre  des 
œuvres  qui  ont  leur  prix.  Que  je  respire  et  que  je  plaise  (»i  vrai- 
ment je  plais),  c'est  à  toi  que  je  le  dois,  i  (Livre  IV,  ode  m, 
▼ers  si-s4*}  T)9nâ  Horace  le  troisième  vers  est  : 

^  Romanm  fidieen  lyrm, 

9.  c  Clette  expression  passionnément  montre  combien  tout  dépend 
des  usages.  Je  suis  passionnément  est  aujourd'hui  la  formule  dont  les 
supérieurs  se  servent  avec  les  inférieurs.  >  [Voltaire.) 

3.  Vaa.  (édit.  de  1647  et  de  i656)  :  et  très-obligé. 


a6a  HORACE. 


TITUS  LIVIUS'. 

(XXIII.)  ....  Belium  utrinque  summa  ope  parabatur, 
civili  simillimum  bello,  prope  in  ter  parentes  natosque, 
Trojanam  utramque  prolem,  quum  Lavinium  ab  Troja, 
ab  Lavinio  Alba,  ab  Albanorum  stirpe  regum  onundi 
Romani  essent.  Eventus  tamen  belli  minus  miserabSem 
dimicationem  fecit,  quod  nec  acie  certatum  est,  et  tectis 
modo  dirutis  alterius  urbis ,  duo  populi  in  unum  confusi 
sunt.  Albani  prlores  ingenti  exercitu  in  agrum  romanum 
impetum  fecere.  Castra  ab  urbe  haud  plus  quinque  millia 
passuum  locant ,  fossa  circumdant  :  fossa  Cluîlia  ab  no- 
mine  ducis  per  aliquot  secula  appellata  est,  donec  cum 

I .  Livre  I,  chapitres  xxm-xxvi.  —  Cet  extrait  de  Tite  lAve  ne  le 
trouve  que  dans  les  recueils  de  i648-i656.  —  Corneille,  après  avoir 
donné,  en  tète  de  Cinna,  le  texte  de  Sénèque  qui  lui  a  fourni  le  sujet 
de  cette  pièce,  a  eu  l'heureuse  idée  d'y  ajouter  Timitation  que  Mon- 
taigne a  faite  de  ce  morceau  avec  son  originalité  et  son  indépendance 
habituelles.  A  défaut  d'un  traducteur  aussi  illustre  pour  le  fragment 
de  Tite  Live  qui  sert  d'argument  à  Horace,  nous  avons  choisi  la 
version  de  Biaise  de  Vigenère,  la  plus  récente  qui  existât  au  temps 
où  Corneille  écrivait  sa  tragédie. 

(XXIII.)  c  ....  Déjà  d'un  très-grand  effort  d'une  part  et  d'antre 
s'apprétoient  à  la  guerre  ressemblant  à  une  civile,  entre  presque  les 
propres  pères  et  les  enfants ,  tous  les  deux  peuples  étant  descendus 
de  la  race  troyenne,  parce  que  la  ville  de  Lavinium  avoit  été  fondée 
par  les  Tro\ens,  et  de  Lavinium,  venne  et  peuplée  celle  d'Albanc, 
et  de  la  lignée  des  rois  d'Albaue,  procédés  ceux  de  Rome.  Mais  l'is- 
sue en  fin  de  la  guerre  retrancha  beaucoup  de  la  compassion  pitoyable 
qui  eût  pu  succéder  de  cetle  querelle  ;  pour  autant  qu'il  n'y  eut  au- 
cune bataille  donnée;  ains  seulement  l'habitation  de  l'une  des  villes 
étant  démolie,  les  deux  peuples  furent  mêlés  et  confondus  en  un  seul. 
Les  Albaniens  avec  une  grosse  armée  furent  les  premiers  à  entrer 
dans  le  territoire  de  Rome,  où  ils  se  campèrent  à  cinq  mille  pas 
seulement  des  murailles,  se  remparant  d'une  bonne  tranchée  alen- 
tour, qui  fut  depuis  durant  quelques  siècles  appelée  la  fosse  Clui- 
lienue,  du  nom  de  leur  chef;  jusqu'à  ce  que  par  succession  de 


EXTRAIT  DE  TITE   LIVE.  a63 

Te  nomen  ({noque  yetustate  abolevit.  In  his  castris  Glui- 
lins  albanus  rex  moritur;  dictatorem  Albani  Metium 
Sufietium  créant.  Intérim  Tullus  ferox,  prsecipue  morte 
régis,  magpanm  que  Deorum  numen,  ab  ipso  capite  orsmn, 
in  omne  nomen  albanum  expetitunim  pœnas  ob  belluin 
impium  dictitans,  nocte,  praeteritis  hostium  castris,  in- 
festo  exercitu  in  agrum  albanum  pergit.  Ea  res  ab  stativis 
exdvit  Metium;  ducit  quam  proxime  ad  hostem  potest; 
inde  legatum  praemissum  nuntiare  TuUo  jubet,  priusquam 
dimicent,  opus  esse  coUoquio  :  si  secum  congressus  sit, 
satis  scire  ea  se  allaturum,  quae  nihilo  minus  ad  rem  ro- 
manam,  quam  ad  albanam  pertineant.  Haud  aspematus 
TuUus,  tametsi  yana  afferrentur;  suos  in  aciem  educit; 
exeunt  contra  et  Albani.  Postquam  instnicti  utrinque 
stabant,  cum  paucis  procerum  in  médium  duces  procé- 
dant. Ibi  infit  Albanus  injurias,  et  non  redditas  res  ex 
fosdere  quae  repetitse  sint,  et  :  «  Ego  regem  nostrum  Clui- 

temps  il  ê*eftt  aboli  et  éteint  avec  PouTrage.  En  ce  logis-li  Clnilint, 
roi  d'Albane,  fina  ses  jonrs,  et  l'armée  créa  Métins  Suffétins  dicta- 
teor.  Cependant  Tulias  encouragé  spécialement  de  la  mort  du  Roi, 
et  alléguant  que  la  grande  justice  des  Dieux  ayoit  commencé  par 
le  chef  adversaire  de  prendre  yengeance  sur  tout  le  nom  albanien 
de  la  guerre  injustement  par  eux  suscitée,  se  coule  secrètement  une 
nuit  avec  son  armée  outre  le  camp  des  ennemis ,  si  bien  qu'il  entre 
dedans  leurs  confin»  à  son  tour;  ce  qui  rappela  Métius  du  lieu 
ou  il  étoit  campé^  pour  s'approcher  avec  ses  forces  le  plus  près  des 
Romains  qu'il  lui  fût  possible  :  d*où  il  dépécha  un  héraut  à  Tullus 
pour  lui  faire  entendre  qu'avant  de  venir  au  combat  il  s'entreverroit 
volontiers  avec  lui,  et  que  s'ils  parlementoient  ensemble,  il  s'assu- 
roit  bien  de  lui  faire  quelques  ouvertures  qui  ne  lui  importeroîent 
moins  qu'à  ceux  d'Albane.  Tullus  ne  le  voulant  éconduire  de  cette 
requête ,  encore  qu'il  connût  assez  clairement  que  ce  n'étoient  que 
cassades,  met  ses  gens  en  bataille.  Les  Albaniens  sortent  aussi  à 
rencontre,  et  après  qu'ils  se  furent  raqgés  en  ordonnance  d'une 
part  et  d'autre,  tous  prêts  à  s'entre-choquer,  les  deux  chefs  avec 
aucuns  des  principaux  autour  d'eux  s'advancent  au  milieu  des  deux 
osts,  là  où  celui  d'Albane  commence  ainsi  à  parler  :  c  Les  torts  et 
c  griefs  qui  ont  été  faits  et  les  choses  qu'on  a  répétées  suivant  le 


264 


HORACE 


lium  causam  hujusce  esse  belli  audisse  videor,  nec  te  du- 
bito,  Tulle,  eadem  prse  te  ferre.  Sed  si  vera  potius  quam 
dictu  speciosa  dicenda  sunt,  cupido  imperii  daos  oogna- 
tos  vicinosque  populos  ad  arma  stimulât  ;  neque  recte  an 
perperam  interpretor  :  fuerit  ista  ejus  deliberatio  qui  bel- 
lum  suscepit  ;  me  Albani  gerendo  bello  ducem  creavere. 
Illud  te,  Tuile,  monitum  velim  :  etrusca  res  quanta  circa 
nos  teque  maxime  sit,  quo  propior  es  Volscis,  hoc  magis 
sois;  multum  illi  terra,  plurimum  mari  polient.  Memor 
esto,  jam  quum  signum  pugnae  dabis,  bas  duas  acies  spec- 
taculo  fore,  ut  fessos  confectosque,  simul  victorem  ac 
victum  aggrediantur.  Itaque,  si  nos  Dii  amant,  quoniam 
non  contenti  libertate  certa,  ip  dubiam  imperii  servitii- 
que  aleam  imus,  ineamus  aliquam  viam,  qua  utri  utru 


traité ,  lesquelles  néanmoins  on  n*a  voulu  rendre,  il  me  semble 
aToir  entendu  que  notre  roi  Quilius  en  a  été  le  seul  motif,  et  par 
conséquent  de  la  guerre  qui  s*en  est  ensuine,  et  si  ne  fais  doute, 
sire  Tullus,  que  Yous-méme  ne  le  croyez  ainsi;  mais  pour  en 
parler  à  la  vérité,  plutôt  que  de  chercher  à  dire  je  ne  sais  quoi  de 
belle  et  magnifique  apparence,  c*est  uoe  convoitise  de  régner  qui 
éperonne  à  prendre  les  armes  deux  peuples  alliés,  et  voisins.  Si  à 
bon  droit  ou  à  tort,  je  ne  veux  rien  gloser  là-dessus,  le  remet- 
tant à  la  conscience  et  secrète  pensée  de  celui  qui  a  suscité  cette 
guerre,  durant  laquelle  les  Albaniens  m'ont  élu  pour  leur  chef. 
Trop  bien  vous  avertirois-je  volontiers  d*un  seul  point.  Le  pou- 
voir des  Thoscans  combien  il  est  grand  tout  autour  de  vous  et  de 
nous,  et  de  vous  principalement,  de  tant  plus  que  vous  en  êtes 
plus  proches,  vous  le  devez  tant  mieux  savoir.  Ils.  ont  de  grandes 
forces  par  terre,  et  par  la  mer  encore  plus  ;  et  souvenez-vous  que 
tout  aussitôt  que  vous  aurez  donné  le  mot  pour  venir  à  la  charge, 
ces  deux  armées  leur  serviront  de  passe-temps  et  jouet;  afin  de 
se  ruer  tout  à  coup  sur  les  uns  las  et  harassés  du  combat,  et  les 
autres  qui  seront  mis  en  route  et  défaits  :  le  victorieux  et  vaincu 
tout  ensemble.  Par  quoi,  si  les  Dieux  nous  aiment,  au  lieu  que 
non  contents  d*une  liberté  assurée,  nous  nous  voulons  de  gaieté 
de  caur  précipiter  à  un  douteux  hasard  de  commander  ou  de  serr 
vir,  cherchons  à  la  bonne  heure  quelque  autre  expédient  pour  dé- 
cider lequel  des  deux  peuples  régnera  sur  l'autre,  sans  beaucoup 


EXTRAIT  DE  TITE   LIVE.  a65 

împerent,  sine  magna  clade,  sine  mnlto  sanguine  utrius- 
que  populi  decemi  possit.  »  Haud  displicet  res  TuUo, 
quamquam  tom  indole  animi,  tum  spe  victoriœ  ferocior 
erat.  Quaerentibus  utrinque  ratio  initur,  cui  et  fortuna 
ipsa  praebuit  materiam. 

(XXIY.)  Forte  in  duobus  tum  excrcitibus  erant  terge- 
mini  fratres,  nec  aetate,  nec  viribus  dispares.  Horatios 
Curiatiosque  fiiisse  satis  constat,  nec  ferme  res  antiqua 
▲I.TA  EST  NOBiLioR  *,  tamen  in  re  tam  clara  nominum  error 
manet,  utrius  populi  Horatii,  utrius  Guriatii  fuerint. 
Âuctores  utroque  trahunt;  plures  tamen  invenio,  qui 
Romanos  Horatios  vocent  :  hos  ut  sequar,  inclinât  ani- 
mus.  Cum  tergeminis  agvnt  reges,  ut  pro  sua  quisque 
patria  dimicent  ferro  :  ibi  imperium  fore,  unde  victoria 
(iierit.  Nihil  recusatur,  tempus  et  locus  convenit.  Prius- 
quam  dimicarent  fœdus  ictum  inter  Romanos  et  Albanos 
est  bis  legibus  :  ut  cujus  populi  cives  eo  certamine  vicis- 
sent,  is  alteri  populo  cum  bona  pace  imperitaret 

(XXV.)  Fœdere  icto,  tergemini,  sicut  conyenei*at,  arma 

«  de  perte,  et  sans  guère  répandre  de  sang.  »  Ce  langage  ne  déplut 
à  Tullns,  nonobstant  que  de  son  naturel,  et  de  Tespéranoe  de  la 
▼ictoire,  qui  le  rendoit  tant  plus  haut  à  la  main,  il  fût  assez  difiQcile 
à  ferrer;  et  comme  ils  étoient  après  d'une  part  et  d'autre  à  en  cher- 
cher des  moyens,  la  fortune  leur  en  présenta  l'occasion. 

(XXIV.)  c  Gir  d*aventure  se  trouvèrent  lors  en  chacune  des  deux 
armées  trois  frères  jumeaux  ne  différant  comme  en  rien  d*âge  et  de 
force  :  les  Horaces  et  Curiatiens.  De  cela  on  ne  fait  nulle  doute; 
de  tous  les  anciens  beaux  faits  dT armes  iCy  en  ayant  point  de  plus  brave 
et  renommé  que  cestui-ci.  Néanmoins  en  une  chose  si  manifeste  et 
connue,  il  se  trouve  une  incertitude  des  noms  :  de  quel  peuple  étoient 
les  Horaces  et  de  quel  les  Curiatiens,  car  les  auteurs  varient  en  cet 
endroit  :  la  plupart  toutefois  appellent  les  Horaces  Romains;  par 
quoi  je  leur  veux  adhérer.  Les  rois  moyennent  envers  eux  de  leur 
faire  accepter  le  combat ,  trois  contre  trois,  pour  l'honneur  et  gloire 
de  leur  patrie;  car  la  domination  demoureroit  à  celui  dont  les 
champions  anroient  le  dessus.... 

(XXV.)  t  L'accord  passé,  les  trois  jumeaux  s'en  vont  armer,  suivant 


a66  HORACE. 

capiunt.  Qaum  sui  utrosque  adhortarentnr,  Deos  patrios, 
patriam  ac  parentes,  quidquid  câvium  domi ,  qnidquid  in 
exerdtn  ait,  illonim  tune  arma,  illomm  intueri  manuB, 
féroces  et  suopte  ingenio,  et  pleni  adhortantinm  vocibus, 
in  médium  in  ter  duas  acies  procedunt.  Cbnaederant  utrîn- 
que  pro  castris  duo  exercitus,  periculi  magis  prœsentis, 
quam  curae  expertes  :  quippe  imperium  agebatur,  in  tam 
paucorum  virtute  atque  fortnna  positum.  Itaque  erecti 
suspensique  in  minime  gratum  spectaculum  animo  in- 
tenduntur.  Datur  signum;  infestisque  armis,  velut  acies, 
terni  juvenes  magnorum  exercituum  animos  gerentes 
concurrunt.  Nec  his,  nec  illis  periculum  snum,  sed  pu- 
blicum  imperium  serritiumqucobversator  animo,  futura- 
que  ea  deinde  patriœ  fortnna,  quam  ipsi  fecissent.Ut  primo 
statim  concursn  increpuere  arma,  micantesque  (nlsere 
gladii,  horror  ingens  spectantes  perstringit,  et  neutro  in- 

ce  qui  aToit  ét^  arrêté  ;  et  comme  chacun  des  deux  peuples  exhoitAt  les 
siens  k  bien  faire,  leur  remettant  devant  les  yeux  les  Dieux  du  pays, 
la  patrie,  leurs  progénitures,  ensemble  tout  ce  qui  étoit  demeuré  de 
citoyens  à  la  ville,  tout  ce  qui  en  étoit  là  présent  au  camp  ;  revisitant 
tantôt  leurs  armures,  tantôt  leurs  bras  et  les  mains  ;  eux  hardis  et  de 
naturel,  et  renforcés  d'abondant  par  le  courage  qu*on  leur  donnoit, 
s'avancent  au  milieu  des  deux  osts  étant  en  bataille,  qui  avoient  fait 
haut  d'une  part  et  d'autre  devant  leurs  remparts,  plus  exempts  du  péril 
qui  se  présentoit  que  de  soin  et  travail  d'esprit  ;  car  il  y  alloit  de  l'empire 
et  domination  ;  le  tout  dépendant  de  la  vaillance  et  fortune  de  si  peu 
d'hommes.  Au  moyen  de  quoi  chacun  demeure  transporté  en  sus- 
pens après  ce  mal  plaisant  spectacle.  Finablement,  le  signal  donné,  ces 
trois  de  chaque  côté  braves  jeunes  hommes  se  vont  rencontrer  la  télé 
baissée,  tout  ainsi  que  si  c'eussent  été  deux  bataillons  qui  s'affron- 
tassent, charriant  quand  et  eux  la  même  impétuosité  et  furie  de  deux 
grosses  et  puissantes  armées,  sans  se  soucier  ni  ceux-ci  ni  ceux-là  de 
leur  propre  danger,  ni  que  rien  se  présentât  à  leurs  cœurs  que  l'em- 
pire ou  la  servitude  et  conséquemment  la  fortune  que  dévoient  courir 
leurs  choses  publiques,  toute  telle  qu'ils  la  leur  fei^ient.  Dès  la  pre- 
mière démarche  et  assaut,  que  leurs  hamois  commencèrent  à  cliqueter 
et  leurs  flamboyantes  épées  à  tresluire,  une  grande  horreur  saisit  sou- 
dain les  regardants,  et  ne  balançant  encore  l'espérance  de  la  victoire 


EXTRAIT  DE  TITE   LIVE.  ab; 

clînata  spe,  torpebat  vox  spiritusque.  Ckïnsertis  deinde 
manibus,  quum  jam  non  motus  tantum  corporum,  agita- 
tioque  anceps  telorum  armorumque,  sed  vulnera  quoque 
et  sanguis  spectaculo  esseut,  duo  Romani,  super  alium 
alius,  vuhieratis  tribus  Albanis,  exspirantes  corruerunt. 
Ad  quorum  easum  quum  clamasset  gaudio  albanus  exer* 
citus,  romanas  legiones  jam  spes  tota,  nondum  tamen 
cura  deseruerat,  exanimes  vice  unius,  quem  très  Gariatii 
circumsteterant.  Forte  is  integer  fuit,  ut  universis  solus 
nequaquam  par,  sic  ad  versus  singulos  ferox.  Ergo  ut  se- 
gregaret  pugnam  eorum,  capessit  fugam,  ita  ratus  secu- 
turos,  ut  quemque  vulnere  affectum  corpus  sineret.  Jam 
aliquantum  spatii  ex  eo  loco  ubi  pugnatum  est  aufuge- 
rat,  quum  respiciens  videt  magnis  intervallis  sequentes, 
unum  haud  procul  ab  sese  abesse.  In  eum  magno  impeta 
rediit;  et  dum  albanus  exercitus  inclamat  Curiatiis,  uti 
opem  ferant  fratri,  jam  Horatius,  caeso  hoste  victor,  secun- 

d'un  côté  ni  de  l'autre,  chacun  demeuroit  entrepris  et  de  voix  et 
d'haleine.  Étant  de  là  yenus  aux  mains,  et  que  non-seulement  l'agi- 
lité de  leur  corps  et  la  remuante  escrime  des  glaives  et  armes  tlroient 
à  soi  les  yeux  de  l'assistance,  mais  les  plaies  aussi  et  le  sang  qui  en 
découloit,  les  deux  Romains,  ayant  blessé  les  trois  Albaniens,  tom- 
bèrent tous  roides  morts  l'un  sur  l'autre.  A  la  chute  desquels  comme 
tonte  l'année  d'Albane  eut  jeté  un  haut  cri  d'allégresse,  les  légions 
romaines  au  rebours,  hors  de  tout  espoir  de  victoire,  mais  non  pas 
d'un  poignant  souci,  demeurèrent  éperdues  et  comme  transies  de 
crainte  pour  celui  qu'ils  voyoient  entorner  par  les  trois  Curiatiens, 
Mais  de  bonheur  il  se  trouva  sain  et  entier  de  ses  membres  ;  tellement 
que  s'il  n'étoit  pour  répondre  lui  tout  seul  à  l'encontre  de  trois,  il  leur 
pouvoit  bien  néanmoins  tenir  pied  l'un  après  l'autre.  Au  moyen  de 
quoi,  pour  les  séparer  il  se  met  à  fîiir,  jugeant  en  soi  que  chacun  d'eux 
iroit  après,  selon  que  leurs  blessures  le  pourroient  permettre.  Et  déjà 
n'étoit  quelque  peu  éloigné  de  la  place  où  avoit  été  le  conflit,  quand 
détournant  la  tète  en  arrière,  il  aperçoit  qu'ils  le  poursuivoient  fort 
distants  l'un  de  l'autre,  dont  le  premier  n'étoit  désormais  guère  loin 
de  lui.  Il  retourne  sur  celui-là  d'une  très-grande  âpreté  et  furie;  et 
comme  l'armée  d'Albane  écriât  à  ses  frères  de  le  secourir,  déjà  l'Horace 


368  HORACE. 

dam  pugnam  petebat.  Tune  clamore,  qualis  ex  insperato 
faventium  solet,  Romani  adjuvant  militem  suum;  et  ille 
defungi  prœlio  festinat.  Prius  itaque  quam  alter,  qui  nec 
procul  aberat,  consequi  posset,  et  alterum  Curiatium 
conficit.  Jamque  aequato  Marte  siugidi  supererant,  sed 
nec  spe,  nec  viribus  pares  :  alterum  intactum  ferro  corpus, 
et  geminata  victoria  ferocem  in  certainen  tertium  dabant; 
alter  fessum  vulnere,  fessum  cursu  trahens  corpus,  victus- 
que  fratrum  ante  se  strage,  victori  objicitur  hosti.  Nec 
illud  prœlium  fuit.  Romanus  exsultans  :  «  Duos,  inquit, 
fratrum  manibus  dedi  :  tertium  causae  belli  hujusce,  ut 
Romanus  Albano  imperet,  daoo.  >»  Maie  sustinenti  arma 
gladium  supeme  jugulo  defigit,  jacentem  spoliât.  Romani 
ovantes  ac  gratulantes  Horatium  accipiunt  :  eo  majore 
cum  gaudio,  quo  propius  metum  res  fuerat.  Ad  sepultu- 
ram  inde  suorum  nequaquam  paribus  animis  vertuntur  : 

l'ayant  mis  par  terre  se  préparoit  pour  donner  au  second.  Les  Ro- 
mains lors  par  un  cri  tel  qu*ont  accoutumé  de  jeter  ceux  qui  inespé- 
rément  se  reyiennent  de  la  peur  qu'ils  ont  eue,  donnent  courage  à 
leur  chamjpion,  et  il  se  hâte  tant  qu'il  peut  de  mettre  un  à  cette  mêlée, 
si  bien  qu'arant  que  le  tiers,  lequel  n'étoit  plus  guère  loin,  y  put 
arriyer  à  temps,  il  met  à  mort  le  second  Curiatien.  Or  par  U  étoit 
la  partie  rendue  égale  de  nombre  ;  car  ils  ne  restoient  plus  qu'un  à 
un,  mais  non  pas  égaux  ni  d'espérance,  ni  de  force;  car  le  corps  de 
l'un  non  encore  touché  de  blessure,  et  sa  double  Tictoire,  l'amenoicnt 
prompt  et  gaillard  au  troisième  combat,  là  où  l'autre  traînant  une 
foible  carcasse  jà  élangourée  de  plaies,  élangourée  de  courir,  tout 
abattu  et  déconfit  pour  la  mort  de  ses  frères,  fut  comme  exposé  à  la 
gueule  d'un  ennemi  frais  et  Tictorieux.  Parquoi  il  n'y  eut  point  de 
résistance  ;  car  le  Romain  tressaillant  de  }oie  :  c  J'ai,  dit-il,  jà  en- 
c  Toyé  là-bas  deux  des  frères  ;  le  troisième,  avec  la  cause  de  cette 
c  guerre,  je  l'y  rais  dépécher  aussi,  à  ce  que  dorénaTant  le  Romain 
c  commande  sur  l'Albauien.  »  Ce  disant,  il  lui  met  Tépée  à  la  gorge, 
qu'à  grand'peine  pouvoit-il  soutenir  ses  armes,  et  le  dépouille  étant 
tombé  du  coup.  Les  Romains  triomphants  d'éjouissement  en  leurs 
cœurs,  lui  font  fort  grand  fête,  et  le  reçoivent  avec  autant  plus 
d'allégresse  que  la  chose  avoit  presque  été  déplorée  ;  puis  se  mettent 
à  emevelir  chacun  les  siens;  mais  non  pas  d'une  même  chère  : 


EXTRAIT  DE  TITE   LIVE.  269 

quippe  imperio  alteri  aucti,  alteri  ditionis  alienae  facti. 
Sepulcra  exstant ,  quo  quisque  loco  cécidit  :  dao  ronuma 
uno  loco  propius  Albam,  tria  albana  Romam  versus;  sed 
distantia  locis,  et  ut  pugnatum  est. 

(XXVI.)  Priusquam  inde  digrederentur,  roganti  Metio 
ex  fœdere  icto  quid  imperaret,  imperat  TuUus  uti  juven- 
tutemin  armis  habeat  :  usurum  se  eorum  opéra,  si  bellum 
cum  Yeîentibus  foret.  Ita  exercitus  mde  domos  abducti. 
Princeps  Horatius  ibat,  tergemina  spolia  prae  se  gerens, 
cui  soror  virgo,  quae  desponsata  uni  ex  Guriatiis  Aierat, 
obviam  ante  portam  Capenam  fîiit;  coguitoque  super  hu- 
meros  fratris  paludamento  sponsi,  quod  ipsa  confecerat, 
solvit  crines,  et  flebiliter  nomine  sponsum  mortuum  ap- 
pellat.  Movet  feroci  juveni  animum  comploratio  sororis 
in  Victoria  sua  tantoque  gaudio  publico.  Stricto  itaque 
gladio,  simul  verbis  increpans,  transfigit  puellam.  «  Abi 


comme  ceax  dont  les  ons  avoxent  accru  leur  dommation ,  et  les  au- 
tres se  yoyoient  réduits  sous  la  subjection  et  pouToir  d*autrui.  Les 
sépultures  en  sont  encore  debout  au  même  endroit  où  chacun  d'eux 
Tint  à  rendre  l'âme  :  des  deux  Romains  en  un  seul  tombeau  en  tirant 
Ters  Albane,  et  des  trois  Albaniens  du  côté  de  Rome,  mais  à  la 
même  distance  et  selon  qu'ils  finèrent  leurs  jours. 

(XXVI.)  f  Avant  que  déloger  de  ce  lieu,  Métius,  sniTant  l'accord 
fait,  demande  à  Tullus  ce  qu'il  lui  Youloit  commander;  il  lui  ordonne 
de  tenir  la  jeunesse  en  armes,  parce  qu'il  se  serviroit  d'eux  s'il  aToit 
la  guerre  contre  les  Veîentes.  Et  là-dessus  les  deux  armées  se  reti- 
rèrent chacune  chez  soi.  Mais  Horace  marchoit  le  premier,  portant 
devant  soi  la  dépouille  des  trois  jumeaux  ;  lequel  sa  sœur,  fille  en- 
core, qui  aToit  été  accordée  k  l'un  d'eux,  rint  rencontrer  hors  de  la 
porte  Gipène  ;  et  ayant  reconnu  sur  les  épaules  de  son  frère  la  cotte 
d'armes  de  son  fiancé,  qu'elle  avoit  ouvrée  de  ses  propres  mains,  se 
prend  à  déchirer  le  visage  et  arracher  ses  cheveux,  appelant  lamen- 
tablement le  défunt  par  son  nom.  De  quoi  le  jouvenceau ,  tout  fier 
et  superbe  encore  de  sa  victoire ,  irrité  en  son  cœur  de  voir  ainsi  les 
pleurs  et  criailleries  de  sa  sœur  troubler  une  si  grande  joie  publique, 
mettant  la  main  à  l'épée,  la  lui  passe  à  travers  le  corps  d'outre  en  outre, 
en  disant  ces  aigres  et  piquantes  paroles  :  «  Va-t'en  donoquet  trouver 


970  HORACE. 

hinc  cum  immataro  amore  ad  sponsum,  mqait,  obliu 
fratrom  mortuorum  vivique,  oblita  patriœ.  Sic  eat  qua»- 
cumqaeRomana  lugebit  hostem.  »  Atrox  visum  id  facinus 
pa tribus  plebique,  sed  recens  meritum  facto  obstahat  : 
tamen  raptus  in  jus  ad  Regem.  Rex,  ne  ipse  tam  tristis 
ingratique  ad  vulgus  judicii,  aut  secundum  judicium 
supplicii  auctor  esset,  concilio  populi  adyocato  :  «  Duum- 
viros,  inquit,  qui  Horatio  perduellionem  judicent  secun- 
dum legem,  facio.  »  Lex  horrendi  carminis  erat  :  «  Duum- 
viri  perduellionem  judicent.  Si  a  duumviris  provocarit, 
provocatione  certato;  si  vincent,  caput  obnubito,  infelici 
arbori  reste  suspendito,  verberato,  vel  intra  pomœrium, 
vel  extra  pomœrium.  »  Hac  lege  duumvin  créatif  qui  se 
absolvere  non  rebantur  ea  lege,  ne  innoxium  quidem, 
posse.  Quum  condemnassent,  tum  alter  ex  bis  :  «  P.  Ho- 
ratif  tibi  perduellionem  judico,  inquit.  I^  lictor,  colliga 

«  ton  époux  ayec  ce  hâtif  et  inconsidéré  amourachement  ;  onblieiue 
c  que  tu  es  de  tes  frères  morts  et  de  celui  qui  reste  en  vie;  oublieuse  de 
c  la  gloire  de  ton  pays  :  qu'ainsi  en  puisae-t-il  prendre  à  quelconque 
c  Romaine  qui  fera  dueil  pour  Tennemi  I  »  Cet  acte-là  sembla  inhu- 
main et  par  trop  cruel,  tant  aux  patriciens  qu'au  commun  peuple. 
Mais  ses  mérites  tous  récents  supportoient  aucunement  le  forfait.  Si 
ne  laissa  il  pas  toutefois  d'en  être  appelé  devant  le  Roi,  lequel  pour 
non  être  auteur  d'un  si  piteux  jugement,  désagréable  à  tout  le  peuple, 
ensemble  de  l'exécution  qui  s'en  ensuivroit,  ayant  fait  assembler 
l'audience  :  «  Je  commets  (ce  dit-il)  deux  hommes  pour  faire  le  pro- 
«  ces  à  Horace  selon  la  loi  du  crime  de  perduellion.  i  Cette  loi  étoit 
d'une  teneur  fort  horrible  pour  lui  :  «  Que  les  daumvirs  jugent 
«  Horace  aroir  commis  perduellion  et  crime  de  félonie  :  s'il  en  ap- 
c  peUe,  qu'il  relèye  son  appel,  et  le  soutienne  le  mieux  qu'il  pourra, 
c  Si  la  sentence  des  duumvirs  obtient  et  l'emporte,  qu'on  lui  bande 
t  le  chef,  et  soit  pendu  et  étranglé  d'un  cordeau  à  un  arbre  malen- 
«  contreux,  l'ayant  auparavant  fouetté  au  dedans  des  remparts  ou 
«  dehors.  >  Par  cette  loi  les  duumvirs  ayant  été  premièrement  éta- 
blis, parce  qu'ils  ne  Toyoient  pas  que  suivant  icelle  ils  eussent  pou- 
voir d'absoudre,  même  un  innocent,  le  condamnèrent.  £t  alors  l'un 
d'eux  prononçant  la  sentence  :  «  Horace,  dit-il,  je  te  déclare  per- 
a  duelÛon  et  condamne  pour  tel.  Va,  licteur,  et  lui  lie  les  mains.  » 


EXTRAIT  DE  TITE  LIVE.  ^71 

manus.  »  ADceaserat  lictor,  injiciebatque  kqueam  :  tum 
HoratiuSy  auctore  TuUo,  clémente  legia  interprète  :  «  Pro- 
voco,  »  inquit.  Ita  de  provocatione  certatum  ad  populum 
est.  Moti  homine»  sunt  in  eo  judicio,  n^axime  P.  Horatio 
pâtre  proclamante  se  filiam  jure  caesam  judicare  :  ni  ita 
esset,  patrio  jure  in  filium  animadversurum  fuisse.  Ora- 
bat  deindcy  ne  se ,  quem  paulo  ante  cum  egregia  stirpe 
conspeudssenty  orbum  liberis  facerent.  Inter  hœc  senex, 
juvenem  amplexus,  spolia  Cuiiatiorum  fixa  eo  loco,  qui 
nunc  Pila  Horatia  appellatur,  ostentans  :  «  Hunccine, 
aiebat,  quem  modo  decoratum  ovantemque  victoria  in- 
cedentem  vidistisy  Quirites,  eum  sub  furca  vinctum  inter 
verbera  et  cruciatus  videre  potestis  ?  quod  7ix  Albanorum 
oculi  tam  déforme  spectaculum  ferre  possent.  I,  lictor, 
colliga  manus,  quae  paulo  ante  armatae  imperium  populo 
romano  pepererunt.  I,  caput  obnube  liberatoris  urbis 
hnjus;  arbori  infelici  suspende;  verbera,  vel  intra  po- 

Le  licteur  ê'étoit  déjà  approché  pour  lui  mettre  la  hart  au  col,  quand 
Horace  par  radmoneatemeut  de  Tullus,  favorable  et  bénin  interpré- 
tateur  de  la  loi  :  t  J*en  appelle,  »  dit-il,  et  relève  quand  et  quand  son 
appel  derant  le  peuple,  où  la  cause  fiit  de  nouveau  plaidée.  Mais  ce 
qui  mut  le  plus  les  gens  en  ce  jugement,  fut  Horace  le  père  du  cri- 
minel, criant  à  haute  voix  qu'il  déclaroit  sa  fille  avoir  été  justement 
mise  à  mort  ;  et  si  ainsi  n*ctoit,  qu'il  châtieroit  son  fils  selon  le  droit 
et  autorité  paternelle  qu'il  avoit  sur  lui.  Requéroit  puis  après  de  ne 
le  vouloir  point  du  tout  priver  dVnfants,  lui  que  naguères  on  avoit 
vu  avec  une  si  florissante  lignée.  Et  là-dessus  le  pauvre  vieillard  em- 
brassant son  fils,  montroit  les  dépouilles  des  Curiatiens,  élevées  en 
cet  endroit  que  maintenant  on  appeUe  la  Pile  Horatienne,  avec  telles 
autres  paroles  pleines  d'une  grand' véhémence  :  c  Pourrez-vous  donc, 
•  seigneurs  Quirites,  souffrir  de  voir  celui-là  lié,  garrotté  sous  les 
«  fourches,  expirer  parmi  les  coups  de  fouet  et  tourments,  que  vous 
«  avez  vu  tout  présentement  marcher  en  un  tel  triomphe  et  hon- 
■  neor  de  victoire  ?  lequel  si  horrible  et  hideux  spectacle  à  grand'- 
f  peine  les  yeux  des  Âlbaniens  sauroient  comporter.  Va,  licteur,  et 
€  lui  lie  les  mains,  qui  naguères  avec  les  armes  ont  acquis  la  domi- 
<  nation  au  peuple  romain.  Va  lui  bander  le  chef,  qui  a  délivré  cette 


27a  HORACE. 

mœrium,  modo  inter  illam  pilam  et  spolia  hostium,  vel 
extra  pomœrium,  modo  inter  sepulcra  Guriatiorum.  Quo 
enim  ducere  hune  juvenem  potestis,  ubi  non  sua  décora 
eum  a  tanta  fœditate  suppliciî  vindicent?  »  Non  tulit 
populuB  necpatrislacrimas,  nec  ipsius  parem  in  omni  pe- 
riculo  animum  ;  absolveruntque  admiratione  magis  vir- 
tutis  quam  jure  causœ.  liaque,  ut  csedes  manifesta  alîquo 
tamen  piaculo  lueretur,  imperatum  patri,  ut  filium  ex- 
piaret  pecunia  pubb'ca.  Is,  quibusdam  piacularibus  sacri- 
ficiis  factis^  quae  deinde  genti  Horatiae  tradita  sunt,  trans- 
misso  per  viam  tigillo,  capite  adoperto,  velut  sub  jugum 
misit  javenem,  Id  hodie  quoque  publiée  semper  refectum 
manet  :  sororium  tigillum  vocant.  Horatiae  sepulcrum, 
quo  loco  corruerat  icta,  constructum  est  saxo  quadrato  ' . 

c  cité  de  serritade  ;  pends-le  par  le  col  et  étrangle  -à  an  arbre  ma- 
«  lencontreux  ;  bats-ïe  à  coups  de  verges  au  dedans  des  remparts, 
c  pourvu  que  ce  soit  entre  ces  dards  et  dépouille  ennemie ,  ou 
«  dehors,  pourvu  que  ce  soit  entre  les  sépultures  des  Curiatient . 
«  Car  où  pourroit-on  mener  ce  jeune  homme  que  les  enseignes  de  sa 
«  gloire,  que  les  marques  de  son  honneur  ne  le  garantissent  d'un  si 
c  cruel  et  honteux  supplice  ?  >  Le  peuple  ne  put  supporter  ne  les 
larmes  du  père,  ne  le  courage  du  fils,  se  montrant  égal  en  l*un  et 
l'autre  péril,  et  l'absolurent  plus  par  admiration  de  sa  vaillance,  que 
pour  le  mérite  et  droit  de  la  cause.  Mais  à  ce  qu'un  meurtre  si 
manifeste  fût  au  moins  réparé  par  quelque  forme  d'amende  et  pu- 
nition, le  père  eut  commandement  de  purger  son  fils  des  deniers 
publics  :  lequel  après  certains  sacrifices  propitiatoires,  dont  la  charge 
fut  depuis  commise  à  la  famille  horatienne  ,.ayant  tendu  une  perche 
au  travers  de  la  me,  fit  passer  le  jeune  homme  dessous,  la  tète  bou- 
chée, tout  ainsi  que  sous  un  gibet.  On  l'a  toujours  maintenu  et  refidt 
depuis  au  dépens  du  public  jusqu'à  l'heure  présente,  et  s'appelle  en- 
core pour  le  jourd'hui  la  perche  ou  chevron  de  la  sœur  ;  à  qui  l'on 
dressa  une  sépulture  de  pierre  de  taille  au  propre  lieu  où  elle  ex- 
pira. »  (Les  Décades  qui  se  trouvent  de  TUe  lÀve  mises  en  français;  la 
première  par  Biaise  de  Vigenère^  Bouiéonnois.,,,  A  Paris,  chez  Nicolas 
Chesneau,  M.D.LXXXlil,  in-fol.,  p.  19-23.) 

I .  Corneille  n'a  pas  suivi,  pour  ces  quatre  chapitres,  le  texte,  fort 
amélioré,  de  son  contemporain  Gruter,  dont  le  Tite  Live  avait  paru 


EXAMEN.  373 


EXAMEN. 


Cest  une  croyance  assez  générale  que  cette  pièce 
pourroit  passer  pour  la  plus  belle  des  miennes,  si  les 
derniers  actes  répondoient  aux  premiers.  Tous  veulent 
que  la  mort  de  Camille  en  gâte  la  fin,  et  j'en  demeure 
d'accord;  mais  je  ne  sais  si  tous  en  savent  la  raison.  On 
Tattribue  communément  à  ce  qu'on  voit  cette  mort  sur 
la  scène  ;  ce  qui  seroit  plutôt  la  faute  de  l'actrice  que  la 
mienne,  parce  que  quand  elle  voit  son  frère  mettre  l'é- 
pée  à  la  main,  la  frayeur,  si  naturelle  au  sexe,  lui  doit 
faire  prendre  la  fuite,  et  recevoir  le  coup  derrière  le 
théâtre,  comme  .je  le  marque  dans  cette  impression*. 
D'aiUeurs*,  si  c'est  une  règle  de  ne  le  point  ensanglanter, 
elle  n'est  pas  du  temps  d'Aristote,  qui  nous  apprend  que 
pour  émouvoir  puissamment  il  faut  de  grands  déplaisirs, 
des  blessures  et  des  morts  en  spectacle*.  Horace  ne  veut 
pas  que  nous  y  hasardions  les  événements  trop  déna- 
turés, comme  de  Médée  qui  tue  ses  enfants*;  mais  je 
ne  vois  pas  qu'il  en  fasse  une  règle  générale  pour  toutes 

en  1608  et  avait  été  réimprimé  en  1619  et  en  i6a8,  c'est-à-dire  à  la 
▼eille  de  la  représentation  et  de  l'impression  à^ Horace,  Attacliant  na- 
turellement peu  d'importance,  pour  l'objet  qu'il  avait  en  vue,  aux 
détails  de  critique  et  de  philologie,  il  a  pris  comme  au  hasard  uu 
texte  plus  ancien,  qui  se  rapproche  beaucoup  de  celui  de  Badins 
(Paris,  1537),  et  où  se  trouve  mainte  leçon  rejetée  depuis  centre  autres, 
Ters  la  fin  du  chapitre  xxiii,  l'inintelligible  Foisc'uy  que  Vigenère 
n'a  pas  traduit. 

I .  Et  dans  les  précédentes  et  les  suivantes.  Voyez  les  indications 
qui  accompagnent  les  noms  des  personnages  à  la  fin  de  la  scène  v 
du  rV^  acte,  p.  34o. 

3.  D* ailleurs  est  omis  dans  les  éditions  de  1660  et  de  i663. 

3.  Voyez  la  Poétique,  fin  du  chapitre  xi. 

4.  yepueros  coram  populo  Medea  trucidet. 

{Art poétique,  vers  l85.) 

CoaiiuixE.  m  18 


274  HORACE. 

sortes  de  morts,  ni  que  Temportement  d^un  homme  pas- 
sionné pour  sa  patrie,  contre  une  sœur  qui  la  maudit 
en  sa  présence  avec  des  imprécations  horribles,  soit  de 
même  nature  que  la  cruauté  de  cette  mère.  Sénèque  l'ex- 
pose aux  yeux  du  peuple,  en  dépit  d'Horace;  et  chez  So- 
phocle, Ajax  ne  se  cache  point  au  spectateur  lorsqu'il  se 
tue.  L'adoucissement^  que  j'apporte  dans  le  second  de 
ces  discours  pour  rectifier  la  mort  de  Glytemnestre  '  ne 
peut  être  propre  ici  à  celle  de  Camille.  Quand  elle  s'en- 
ferreroit  d'elle-même  par  désespoir  en  voyant  son  frère 
Tépée  à  la  main,  ce  frère  ne  laisseroit  pas  d'être  criminel 
de  l'avoir  tirée  contre  elle,  puisqu'il  n'y  a  point  de  troi- 
sième personne  sur  le  théâtre  à  qui  il  pût  adresser  le 
coup  qu'elle  recevroit,  comme  peut  faire  Oreste  à  Egisthe. 
D'ailleurs  l'histoire  est  trop  connue  pour  retrancher  le 
péril  qu'il  court  d'une  mort  infâme  après  l'avoir  tuée  ;  et 
la  défense  que  lui  prête  son  père  pour  obtenir  sa  grâce 
n'auroit  plus  de  lieu,  s'il  demeuroit  innocent  * .  Quoiqu'il 
en  soit,  voyons  si  cette  action  n'a  pu  causer  la  chute*  de 
ce  poëme  que  par  là,  et  si  elle  n'a  point  d'autre  irrégu- 
larité que  de  blesser  les  yeux. 

Comme  je  n'ai  point  accoutumé  de  dissimuler  mes  dé- 
fauts, j'en  trouve  ici  deux  ou  trois  assez  considérables.  Le 


i.Var.  (édit.  de  r66o  et  de  i663)  :  L'adoucissement  que  j*ai  ap- 
porté à  rectifier,  etc. 

2.  Voyez  tome  I,  p.  8i. 

3.  Corneille  répond  ici  à  Tabbé  d*Aubignac.  Voyez  la  Notice 
di  Horace,  p.  a  56. 

4.  Ce  mot  chute  paraît  bien  fort  et  ne  s'accorde  guère  arec  ce 
que  nous  lisons  dans  le  reste  de  V Examen.  D'Aubignac  a  dit,  plus 
exactement  sans  doute  :  c  La  mort  de  Camille....  n'a  pas  été  ap- 
prouvée au  théâtre  »  (voyez  la  Notice  d'Horace^  p.  256);  et  Cor- 
neille lui-même ,  un  peu  plus  loin  (p.  279)  :  c  Tout  ce  cinquième 
est  encore  une  des  causes  du  peu  de  satisfaction  que  laisse  cette 
tragédie,  jp 


EXAMEN.  275 

prunier  est  que  cette  action,  qui  devient  la  principale  de 
la  pièce,  est  momentanée,  et  n'a  point  cette  juste  gran- 
deur que  lui  demande  Aristote,  et  qui  consiste  en  un 
commencement,  un  milieu,  et  une  fin^  Elle  surprend 
tout  d'un  coup  ;  et  toute  la  préparation  que  j'y  ai  don- 
née par  la  peinture  de  la  vertu  farouche  d'Horace,  et  par 
la  défense  qu'il  fait  à  sa  sœur  de  regretter  qui  que  ce 
soit,  de  lui  ou  de  son  amant,  qui  meure  au  combat, 
n'est  point  suffisante  pour  faire  attendre  un  emporte- 
ment si  extraordinaire,  et  servir  de  commencement  à 
cette  action. 

Le  second  défaut  est  que  cette  mort  fait  une  action 
double,  par  le  second  péril  où  tombe  Horace  après  être 
sorti  du  premier.  L'unité  de  péril  d'un  héros  dans  la  tra- 
gédie fait  l'unité  d'action;  et  quand  il  en  est  garanti,  la 
pièce  est  finie,  si  ce  n'est  que  la  sortie  même  de  ce  péril 
l'engage  si  nécessairement  dans  un  autre,  que  la  liaison 
et  la  continuité  des  deux  n'en  fasse  qu'une  action  ;  ce  qui 
n'arrive  point  ici,  où  Horace  revient  triomphant,  sans  au- 
cun besoin  de  tuer  sa  sœur,  ni  même  de  parler  à  elle  ;  et 
l'action  seroit  suffisamment  terminée  à  sa  victoire.  Cette 
chute  d'un  péril  en  l'autre,  sans  nécessité,  fait  ici  un  effet 
d'autant  plus  mauvais,  que  d'un  péril  public,  où  il  y  va 
de  tout  l'Etat,  il  tombe  en  un  péril  particulier,  où  il  n'y 
va  que  de  sa  viej  et  pour  dire  encore  plus,  d'un  péril 
illustre,  où  il  ne  peut  succomber  que  glorieusement,  en 
un  péril  infâme,  dont  il  ne  peut  sortir  sans  tache.  Ajou- 
tez, pour  troisième  imperfection,  que  Camille,  qui  ne 
tient  que  le  second  rang  dans  les  trois  premiers  actes,  et 
y  laisse  le  premier  à  Sabine,  prend  le  premier  en  ces 
deux  derniers,  où  cette  Sabine  n'est  plus  considérable, 
et  qu'ainsi  s'il  y  a  égalité  dans  les  mœurs,  il  n'y  en  a 

I.  Voyez  tome  I,  p.  29. 


Î176  HORACE. 

point  dans  la  dignité  des  personnages,  où  se  doit  éten- 
dre ce  précepte  d*Horace*  : 

Servetur  ad  imuni 
Qualis  ab  incepto  processent  ^  et  sibi  constet. 

Ce  défaut  en  Rodélinde  a  été  une  des  principales  causes 
du  mauvais  succès  de  Pertharite^  et  je  n  ai  point  en- 
core vu  sur  nos  théâtres  cette  inégalité  de  rang  en  un 
même  acteur,  qui  n*ait  produit  un  très-méchant  effet.  Il 
seroit  bon  d'en  établir  une  règle  inviolable. 

Du  côté  du  temps,  l'action  n'est  point  trop  pressée, 
et  n'a  rien  qui  ne  me  semble  vraisemblable.  Pour  le  lieu, 
bien  que  l'unité  y  soit  exacte,  elle  n'est  pas  sans  quelque 
contrainte'.  Il  est  constant  qu'Horace  et  Curiace  n'ont 


ï.  Art  poétique^  ver»  lîfi  et  117. 

1.  Vab.  (édit.  de  1660)  :  Pour  le  lieu,  bien  que  l*uiiité  y  toit 
exacte,  j*y  ai  fait  voir,  quelque  contrainte ,  quand  j'ai  parlé  de  la 
réduction  de  la  tragédie  au  roman  (voyez  tome  /,  p,  85  et  86).  Il 
est  constant,  etc.  —  Corneille  fait  remarquer  dans  le  Discours  des  trois 
unités  (tome  I,  p.  i  a  a)  qu'il  n'a  pu  réduire  que  trois  pièces  à  la  stricte 
unité  de  lieu  :  Horace^  Polyeuete  et  Pompée;  mais  dans  son  Discours  de 
la  tragédie,  (tome  I,  p.  85),  il  dit  finement  que,  même  dans  Horace^ 
l'unité  de  lieu  est  bien  artificielle,  et  que  dans  un  roman  on  procéde- 
rait tout  autrement.  L'abbé  d'Aubignac,  dans  sa  Pratique  du  théâtre 
(p.  i4o  et  i4i)<  s'était  d'abord  exprimé  ainsi  :  c  Hors/ei  Horacesàe 
M.  Corneille,  je  doute  que  nous  en  ayons  un  seul  {un  seul  poème 
dramatique)  où  l'unité  du  lieu  soit  rigoureusement  gardée;  pour  le 
moins  est-il  certain  que  je  n'en  ai  point  vu.  i  Lorsqu'il  se  fut  brouillé 
avec  notre  poëte,  il  effaça,  sans  doute  en  vue  d'une  nouvelle  édition, 
la  première  pbrase  de  ce  passage  sur  un  exemplaire  que  possède  la 
Bibliothèque  impériale,  et  après  ces  mots  :  c  que  je  n'en  ai  point 
vu,  D  il  écrivit  ce  qui  suit  :  c  Quand  V Horace  de  Corneille  fut  vu 
dans  Paris,  je  crus  que  la  scène  étoit  dans  la  salle  du  palais  du  père, 
comme  tout  se  peut  assez  bien  accommoder  ;  mais  l'auteur  m'assura 
qu'il  n'y  avoit  pas  pensé,  et  que  si  l'unité  de  lieu  s'y  tronvoit  obser- 
vée, c'étoit  par  hasard,  et  ce  qu'il  en  a  dit  longtemps  après  n'est  qu'un 
galimatias  auquel  on  ne  comprend  rien,  tant  nos  poètes  ont  peu  d'in- 
telligence de  leur  art  et  de  leurs  propres  ouvrages.  * 


EXAMEN.  a77 

point  de  raison  de  se  séparer  du  reste  de  la  famille  pour 
commencer  le  second  acte  ',  et  c^stjine  adresse  de  théâ- 
tre de  n'en  donner  aucune,  quand  on  n'en  peut  donner 
de  bonnes.  L'attachement  de  l'auditeur  à  l'action  pré- 
sente souvent  ne  lui  permet  pas  de  descendre  à  l'examen 
sévère  de  cette  justesse,  et  ce  n'est  pas  un  crime  que  de 
s'en  prévaloir  pour  l'éblouir,  quand  iFest  malaisé  de  le 
satisfaire. 

Le  personnage  de  Sabine  est  assez  heureusement  in- 
venté, et  trouve  sa  vraisemblance  aisée  dans  le  rap- 
port à  l'histoire,  qui  marque  assez  d'amitié  et  d'égaUté 
entre  les  deux  familles  pour  avoir  pu  faire  cette  double 
alliance. 

Elle  ne  sert  pas  davantage  à  l'action  que  l'Infante  à 
celle  du  Cid^  et  ne  fait  que  se  laisser  toucher  diverse- 
ment, conmie  elle,  à  la  diversité  des  événements.  Néan- 
moins on  a  généralement  approuvé  celle-ci,  et  condamné 
l'autre.  J'en  ai  cherché  la  raison,  et  j'en  ai  trouvé  deux. 
L'une  est  la  liaison  des  scènes,  qui  semble,  s'il  m'est  per- 
mis de  parler  ainsi,  incorporer  Sabine  dans  cette  pièce, 
au  lieu  que,  dans  le  Cid^  toutes  celles  de  l'Infante  sont 
détachées,  et  paroissent  hors  œuvre  : 

....  Tantum  séries  junctumque  pollet^  ! 

L'autre,  qu'ayant  une  fois  posé  Sabine  pour  femme  d'Ho- 
race, il  est  nécessaire  que  tous  les  incidents  de  ce  poëme 
lui  donnent  les  sentiments  qu'elle  en  témoigne  avoir,  par 
l'obligation  qu'elle  a  de  prendre  intérêt  à  ce  qui  regarde 
son  mari  et  ses  frères;  mais  l'Infante  n'est  point  obligée 
d'en  prendre  aucun  en  ce  qui  touche  le  Cid  ;  et  si  elle  a 
quelque  inclination  secrète  pour  lui,  il  n'est  point  besoin 

I.  Horace,  Art  poétique^  vers  %^^. 


278  HORACE. 

qu'elle  en  fasse  rien  paroître,  puisqu'elle  ne  produit  au- 
cun effet. 

L'oracle  qui  est  proposé  au  premier  acte*  trouve  son 
vrai  sens  à  la  conclusion  du  cinquième.  U  semble  clair 
d'abord,  et  porte  l'imagination  à  un  sens  contraire  ;  et  je 
les  aimerois  mieux  de  cette  sorte  sur  nos  théâtres,  que 
ceux  qu'on  fait  entièrement  obscurs,  parce  que  la  sur- 
prise de  leur  véritable  effet  en  est  plus  belle.  J'en  ai  usé 
ainsi  encore  dans  Y  Andromède  et  dans  XOEdipe^.  Je  ne 
dis  pas  la  même  chose  des  songes,  qui  peuvent  faire  en- 
core un  grand  ornement  dans  la  protase,  pourvu  qu'on 
ne  s'en  serve  pas  souvent.  Je  voudrois  qu'ils  eussent  l'idée 
de  la  fin  véritable  de  la  pièce,  mais  avec  quelque  confu- 
sion qui  n'en  permit  pas  l'intelligence  entière.  C'est  ainsi 
que  je  m'en  suis  servi  deux  fois,  ici*  et  dans  Polyeucte^ ^ 
mais  avec  plus  d'éclat  et  d'artifice  dans  ce  dernier  poëme, 
où  il  marque  toutes  les  particularités  de  l'événement, 
qu'en  celui-ci,  où  il  ne  fait  qu'exprimer  une  ébauche  tout 
à  fait  informe  de  ce  qui  doit  arriver  de  funeste. 

Il  passe  pour  constant  que  le  second  acte  est  un  des 
plus  pathétiques  qui  soient  sur  la  scène,  et  le  troisième 
un  des  plus  artificieux.  Il  est  soutenu  de  la  seule  narra- 
tion de  la  moitié  du  combat  des  trois  frères,  qui  est  cou- 
pée très-heureusement  pour  laisser  Horace  le  père  dans 
la  colère  et  le  déplaisir,  et  lui  donner  ensuite  un  beau 
retour  à  la  joie  dans  le  quatrième.  Il  a  été  à  propos,  pour 
le  jeter  dans  cette  erreur,  de  se  servir  de  l'impatience 
d'une  femme  qui  suit  brusquement  sa  première  idée,  et 
présume  le  combat  achevé,  parce  qu'elle  a  vu  deux  des 

I.  Voyez  vers  187  et  suiyants. 

a.  Voyez  la  1^  scène  du  !«''  acte  à^ Andromède  ^  et  la  ni«  scène 
du  II«  acte  à'Œdlpe, 

3.  Voyez  vers  ai 5  et  suivants. 

4.  Voyez  la  m^  scène  du  I*''  acte  de  Poljeucte. 


EXAMEN.  279 

Horaces  par  terre,  et  le  troisième  en  fuite.  Un  homme, 
qui  doit  être  plus  posé  et  plus  judicieux,  n'eût  pas  été 
propre  à  donner  cette  fausse  alarme  :  il  eût  dû  prendre 
plus  de  patience,  afin  d'avoir  plus  de  certitude  de  Tévé- 
nement,  et  n'eût  pas  été  excusable  de  se  laisser  empor- 
ter si  légèrement  par  les  apparences  à  présumer  le  mau- 
vais succès  d'un  combat  dont  il  n'eût  pas  vu  la  fin. 

Bien  que  le  Roi  n'y  paroisse  qu'au  cinquième,  il  y  est 
mieux  dans  sa  dignité  que  dans  le  Cid,  parce  qu'il  a  in- 
térêt pour  tout  son  Etat  dans  le  reste  de  la  pièce;  et  bien 
qu'il  n'y  parle  point,  il  ne  laisse  pas  d'y  agir  comme  roi. 
Il  vient  aussi  dans  ce  cinquième  comme  roi  qui  veut  ho- 
norer par  cette  visite  un  père  dont  les  fils  lui  ont  con- 
servé sa  couronne  et  acquis  celle  d'Albe  au  prix  de  leur 
sang.  S'il  y  fait  l'office  déjuge,  ce  n'est  que  par  accident; 
et  il  le  fait  dans  ce  logis  même  d'Horace,  par  la  seule 
contrainte  qu'impose  la  règle  de  l'unité  de  lieu.  Tout  ce 
cinquième  est  encore  une  des  causes  du  peu  de  satisfac- 
tion que  laisse  cette  tragédie  :  il  est  tout  en  plaidoyers, 
et  ce  n'est  pas  là  la  place  des  harangues  ni  des  longs  dis- 
cours; ils  peuvent  être  supportés  en  un  commencement 
de  pièce,  où  l'action  n'est  pas  encore  échauffée;  mais  le 
cinquième  acte  doit  plus  agir  que  discourir.  L'attention 
de  l'auditeur,  déjà  lassée,  se  rebute  de  ces  conclusions  qui 
traînent  et  tirent  la  fin  en  longueur. 

Quelques-uns  ne  veulent  pas  que  Valère  y  soit  un 
digne  accusateur  d'Horace*,  parce  que  dans  la  pièce  il 
n'a  pas  fait  voir  assez  de  passion  pour  Camille;  à  quoi  je 
réponds  que  ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'en  eût  une  très- 
forte,  mais  qu'un  amant  mal  voulu  ne  pouvoit  se  montrer 
de  bonne  grâce  à  sa  maîtresse  dans  le  jour  qui  la  rejoi- 

I .  Corneille  répond  encore  ici  à  Tabbé  d'Aubignac.  Voyez  la  Notice 
d* Horace,  p.  3 56. 


ado  HORACE. 

gnoit  à  un  amant  aimé.  11  n'y  avoit  point  de  place  pour 
lui  au  premier  acte,  et  encore  moins  au  second*,  il  falloit 
qu'il  tint  son  rang  à  Tarmée  pendant  le  troisième  ;  et  il 
se  montre  au  quatrième^  sitôt  que  la  mort  de  son  rival 
fait  quelque  ouverture  à  son  espérance  :  il  tâche  à  gagner 
les  bonnes  grâces  du  père  par  la  conunission  qu  il  prend 
du  Roi  de  lui  apporter  les  glorieuses  nouvelles  de  Thon- 
neur  que  ce  prince  lui  veut  faire  ;  et  par  occasion  il  lui 
apprend  la  victoire  de  son  fils,  qu'il  ignoroit.  U  ne  man- 
que pas  d'amour  durant  les  trois  premiers  actes,  mais 
d'un  temps  propre  à  le  témoigner;  et  dès  la  première 
scène  de  la  pièce,  il  paroit  bien  qu'il  rendoit  asse^  de 
soins  à  Camille,  puisque  Sabine  s'en  alarme  pour  son 
frère.  S'il  ne  prend  pas  le  procédé  de  France,  il  faut 
considérer  qu'il  est  Romain,  et  dans  Rome,  où  il  n'au- 
roit  pu  entreprendre  un  duel  contre  un  autre  Romain 
sans  faire  un  crime  d'Etat,  et  que  j'en  aurois  fait  un  de 
théâtre,  si  j'avois  habillé  un  Romain  à  la  françoise. 


ÉDITIONS  COLLATIONNÉES,  ETC.  a8i 


LISTE   DES    ÉDITIONS    QUI    ONT   ÉTÉ   COLLATIONWÉES 
POUR   LES   VARIiliNTES   1}  HORACE. 


EDITIOUS    SEPAREES. 


1641,  in-4**; 
1641,  in-ia; 
1647,  in-ia; 


1648,  in-ia; 
i655,  in-iî. 


164B,  in-i3t; 
i652, in-ia; 
1654,  in-8«; 
i655,  in-ia; 
i656, in-8«; 


HECUEU^. 


1660, 

i663, 

1664, 
1668, 


n-8«  ; 
n-fol.; 

n-80  : 

n-8». 


A.  B,  —  Pour  distinguer,  quand  il  y  aura  lieu,  Tédition  séparée 
de  i655  du  recueil  de  la  même  année,  nous  désignerons  celle-là  par 
la  lettre  A,  celui-ci  par  la  lettre  B  (i655  A.,  i655  B.). 


ACTEURS. 


TULLE,  roi  de  Rome. 

VIEIL  HORACE,  chevalier  romain. 
— HORACE ,  son  fils. 
^CrJRIACE,  gentilhomme  d^Albe,  amant  de  Camille. 
VALÈRE ,  chevalier  romain ,  amoureux  de  Camille. 
SABINE,  femme  d'Horace  et  sœur  de  Curiace. 
CAMILIiE,  amante  de  Curiace  et  sœur  d'Horace. 
JULIE',  dame  romaine,  confidente  de  Sabine  et  de  Camille. 
FLAVIAN,  soldat  de  Farmée  d'Albe. 
PROCULE,  soldat  de  l'armée  de  Rome. 


La  scène  est  à  Rome, 
dans  une  salle  de  la  maison  d'Horace  ^ 


I.  Voyez  p.  376,  note  a. 


HORACE 


TRAGEDIE. 


ACTE   I. 


SCËNE  PREMIÈRE. 

SABINE,  JULIE. 

SABINE. 

Approuvez  ma  foiblesse,  et  souffrez  ma  douleur; 
Elle  u'est  que  trop  juste  en  un  si  grand  malheur  : 
Si  près  de  voir  sur  soi  fondre  de  tels  orages, 
L'ébranlement  sied  bien  aux  plus  fermes  courages;  r 
Et  Tesprit  le  plus  mâle  et  le  moins  abattu  5 

Ne  sauroit  sans  désordre  exercer  sa  vertu. 
Quoique  le  mien  s'étonne  à  ces  rudes  alarmes, 
Le  trouble  de  mon  cœur  ne  peut  rien  sur  mes  larmes, 
Et  parmi  les  soupii's  qu  il  pousse  vers  les  cieux, 
,  Ma  constance  du  moins  règne  encor  sur  mes  yeux  :      i  o 
Quand  on  arrête  là  les  déplaisirs  d'une  âme. 
Si  Ton  fait  moins  qu'un  homme,  on  fait  plus  qu'une  fenmie. 
Commander  à  ses  pleurs  en  cette  extrémité. 
C'est  montrer,  pour  le  sexe,  assez  de  fermeté. 

JULIE. 

C'en  est  peut-être  assez  pour  une  àme  commune  * ,        1 5 

I.  Kar,  C*«ii  «8t  atsm  et  trop  pour  une  âme  commune.  (164 1-56) 


28/»  HORACE.  ^ 

Qui  du  moindre  péril  se  fait  une  infortune*; 

Mais  de  cette  foiblesse  un  grand  cœur  est  honteux'; 

Il  ose  espérer  tout  dans  un  succès  douteux. 

Les  deux  camps  sont  rangés  au  pied  de  nos  murailles  ; 

Mais  Rome  ignore  encor  comme  on  perd  des  batailles,  a  o 

Loin  de  trembler  pour  elle,  il  lui  faut  applaudir  : 

Puisqu'elle  va  combattre,  elle  va  s'agrandir. 

Bannissez ,  bannissez  une  irayeur  si  Vaine , 

Et  concevez  des  vœux  dignes  d'une  Romaine. 

SABINE. 

Je  suis  Romaine,  hélas  !  puisqu'Horace  est  Romain^  ^5 

Ten  ai  reçu  le  titre  en  recevant  sa  main  ; 

Mais  ce  nœud  me  tiendroit  en  esclave  enchaînée, 

S'il  m'empéchoit  de  voir  en  quels  lieux  je  suis  née. 

Albe,  où  j'ai  commencé  de  respirer  le  jour, 
'  Albe,  mon  cher  pays,  et  mon  premier  amour;  3o 

Lorsqu'entre  nous  et  toi  je  vois  la  guerre  ouverte  * , 

Je  crains  notre  victoire  autant  que  notre  perte. 
Rome,  si  tu  te  plains  que  c'est  là  te  trahir. 

Fais-toi  des  ennemis  que  je  puisse  haïr*. 

Quand  je  vois  de  tes  murs  leur  armée  et  la  nôtre,        3  5 
•  Mes  trois  frères  dans  Tune,  et  mon  mari  dans  l'autre, 

Puis-je  former  des  vœux,  et  sans  impiété 

Importuner  le  ciel  pour  ta  félicité? 

Je  sais  que  ton  Etat,  encore  en  sa  naissance , 

Ne  sauroit,  sans  la  guerre,  affermir  sa  puissance;         40 

Je  sais  qu'il  doit  s'accroître,  et  que  tes  gi*ands  destins^ 

I.  Var.  Qui  do  moindre  péril  n'attend  qo'one  infortune.  (1641-48  et  55  A.) 
a.  f^ar.  D'un  tel  abaissement  un  grand  coeur  est  honteux.  (1641 -56) 

3.  Var.  Je  suis  Romaine,  liélas  !  puisque  mon  époux  l'est; 
L*hymen  me  fait  de  Eome  embrasser  l'intérêt; 

Maïs  il  tiendroit  mon  âme  en  esclave  enchaînée, 

S'il  m'ôtoit  le  penser  des  lieux  où  je  suis  née.  (1641 -56) 

4.  Far,  Quand  entre  nous  et  toi  je  vois  la  guerre  ouverte.  (i64i'56) 

5.  «  Ce  vers  admirable  est  resté  en  proverbe.  »  (FolteUre,) 

6.  Far.  Je  sais  qu'il  doit  s'accroître,  et  qhe  tes  bons  destins.  (i64i-55  et  60} 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  a85 

Ne  le  borneront  pas  chez  les  peuples  latins; 

Que  les  Dieux  t*ont  promis  Tempire  de  la  terre , 

Et  que  tu  n^en  peux  voir  Teffet  que  par  la  guerre  : 

Bien  loin  de  m^opposer  à  cette  noble  ardeur  4  5 

Qui  suit  Tarrêt  des  Dieux  et  court  à  ta  grandeur , 

Je  voudrois  déjà  voir  tes  troupes  couronnées, 

D'un  pas  victorieux  franchir  les  Pyrénées. 

Va  jusqu'en  FOrîent  pousser  tes  bataillons; 

Va  sur  les  bords  du  Rhin  planter  tes  pavillons;  5o 

Fais  trembler  sous  tes  pas  les  colonnes  d'Hercule  ; 

Mais  respecte  une  ville  à  qui  tu  doiÀ  Romule. 

Ingrate,  souviens-toi  que  du  sang  de  ses  rois 

Tu  tiens  ton  nom,  tes  murs,  et  tes  premières  lois. 

Albe  est  ton  origine  :  arrête,  et  considère  «    5  5 

Que  tu  portes  le  fer  dans  le  sein  de  ta  mère. 

Tourne  ailleurs  les  efforts  de  tes  bras  triomphants  ; 

Sa  joie  éclatera  dans  l'heur  de  ses  enfants; 

Et  se  laissant  ravir  à  l'amour  maternelle, 

« 

Ses  vœux  seront  pour  toi,  si  tu  n'es  plus  contre  elle.   6o 

JULIE. 

Ce  discours  me  surprend ,  vu  que  depuis  le  temps 
Qu'on  a  contre  son  peuple  armé  nos  combattants, 
le  vous  ai  vu  pour  elle  autant  d'indifférence 
Que  si  d'un  sang  romain  vous  aviez  pris  naissance^ . 
J'admirois  la  vertu  qui  réduisoit  en  vous  6  5 

Vos  plus  chers  intérêts  à  ceux  de  votre  époux  ; 
Et  je  vous  consolois  au  milieu  de  vos  plaintes, 
GoDune  si  notre  Rome  eût  fait  toutes  vos  craintes. 

SABINE. 

Tant  qu'on  ne  s'est  choqué  qu'en  de  légers  combats  ^, 
Trop  foibles  pour  jeter  un  des  partis  à  bas,  7  o 

y'ar»  Je  sais  qu'il  doit  s'accrottre,  et  que  ces  bons  destins.  (i656) 
i.yar.  Que  si  dedans  nos  murs  vous  aviez  pris  naissance.  (i64i-56) 
1.  yar.  Tant  qii*on  ne  8*est  choqué  qu*en  des  légers  combats.  (i656) 


!i86  HORACE. 

Tant  qu'un  espoir  de  paix  a  pu  flatter  ma  peine. 

Oui,  j'ai  fait  vanité  d'être  toute  Romaine. 

Si  j'ai  vu  Rome  heureuse  avec  quelque  regret, 

Soudain  j'ai  condamné  ce  mouvement  secret; 

Et  si  j'ai  ressenti,  dans  ses  destins  contraires,  *  7  5 

Quelque  maligne  joie  en  faveur  de  mes  frères, 

Soudain,  pour  l'étouffer  rappelant  ma  raison, 

J'ai  pleuré  quand  la  gloire  entroit  dans  leur  maison. 

Mais  aujourd'hui  qu'il  faut  que  l'une  ou  l'autre  tombe, 

Qu'Albe  devienne  esclave,  ou  que  Rome  succombe,     80 

Et  qu'après  la  bataille  il  ne  demeure  plus 

Ni  d'obstacle  aux  vainqueurs,  ni  d'espoir  aux  vaincus, 

J'aurois  pour  mon  pays  une  cruelle  haine, 

Si  jç  pouvois  encore  être  toute  Romaine, 

Et  si  je  demandois  votre  triomphe  aux  Dieux,  85 

Au  prix  de  tant  de  sang  qui  m'est  si  précieux. 

Je  m'attache  un  peu  moins  aux  intérêts  d'un  homme  : 

Je  ne  suis  point  pour  Albe,  et  ne  suis  plus  pour  Rome  ; 

Je  crains  pour  l'une  et  l'autre  en  ce  deiiiier  effort, 

Et  serai  du  parti  qu'affligera  le  sort.  90 

Égale  à  tous  les  deux  jusques  à  la  victoire. 

Je  prendrai  part  aux  maux  sans  en  prendre  à  la  gloire  ; 

Et  je  garde,  au  milieu  de  tant  d'âpres  rigueurs*. 

Mes  larmes  aux  vaincus,  et  ma  haine  aux  vainqueurs. 

JULIE. 

Qu'on  voit  naître  souvent  de  pareilles  traverses,  9  s 

En  des  esprits  divers,  des  passions  diverses  ! 

Et  qu'à  nos  yeux  Camille  agit  bien  autrement*  ! 

Son  frère  est  votre  époux,  le  vôtre  est  son  amant  ; 

Mais  elle  voit  d'un  œil  bien  différent  du  vôtre 

Son  sang  dans  une  armée,  et  son  amour  dans  l'autre.  100 

I.  p^ar.  Et  garde,  eu  attendant  ses  funeatc^s  rigueurs.  (164 1-55} 

f^ar.  Et  garde,  en  attendant  ces  funestes  rigueurs.  (i656) 
a.  Far,  Et  qu'en  ceci  Camille  agit  bien  autrement!  (i64i-56) 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  ^87 

£x>r9que  vous  conserviez  un  esprit  tout  romain, 
Le  sien  irrésolu,  le  sien  tout  incertain', 
De  la  moindi^e  mêlée  apprébendoit  Forage, 
De  tous  les  deux  partis  détestoit  l'avantage. 
Au  malheur  des  vaincus  donnoit  toujours  ses  pleurs,  i  o  5 
Et  nourrissoit  ainsi  d'étemelles  douleurs. 
Mais  hier,  quand  elle  sut  qu  on  avoit  pris  journée. 
Et  qu'enfin  la  bataille  alloit  être  donnée , 
Une  soudaine  joie  éclatant  sur  son  front  ' . . . . 

SABINE. 

Ah  !  que  je  crains,  Julie,  un  changement  si  prompt  !  x  x  o 

Hier  dans  sa  belle  humeur  elle  entretint  Yalère  ; 

Pour  ce  rival,  sans  doute,  elle  quitte  mon  frère  ; 

Son  esprit,  ébratilé  par  les  objets  présents, 

Ne  trouve  point  d'absent  aimable  après  deux  ans. 

Mais  excusez  l'ardeur  d'une  amour  fraternelle;  i  x  5 

Le  soin  que  j'ai  de  lui  me  fait  craindre  tout  d'elle; 

Je  forme  des  soupçons  d'un  trop  léger  sujet*  : 

Près  d'un  jour  si  funeste  on  change  peu  d'objet  ; 

Les  âmes  rarement  sont  de  nouveau  blessées. 

Et  dans  un  si  grand  trouble  on  a  d'autres  pensées  ;    r  3  o 

Mais  on  n'a  pas  aussi  de  si  doux  entretiens , 

Ni  de  contentements  qui  soient  pareils  aux  siens. 

JULIE. 

Les  causes,  comme  à  vous,  m'en  semblent  fort  obscures  ; 

Je  ne  me  satisfais  d'aucunes  conjectures. 

C'est  assez  de  constance  en  un  si  grand  danger  x  a  5 


\.yar.  Le  tten  irrésola,  tremblotant,  incertain.  (1641-56) 
a.  Var.  Une  soudaine  joie  éclata  sur  son  front.  (1641-56) 
3.  Far,  Je  forme  des  soupçons  d'un  sdjet  trop  léger  : 
Le  jonr  d*nne  bataille  est  mal  propre  à  changer  ; 
D'an  nouveau  trait  alors  peu  d'âmes  sont  blessées, 
[Et  dans  un  si  grand  trouble  on  a  d'autres  pensées;] 
Hais  on  n^a  pas  an&d  de  si  gais  entretiens.  (  1641 -56) 


!i88  HORACE. 

Que  de  le  voir,  l^attendre,  et  ne  point  s'aiBEliger; 
Mais  certes  c'en  est  trop  d*aller  jusqu'à  la  joie. 

SABINB. 

Voyez  qu'un  bon  génie  à  propos  nous  Fenvoie. 

Essayez  sur  ce  point  à  la  faire  parler  : 

Elle  vous  aime  assez  pour  ne  vous  rien  celer.  x  3o 

Je  vous  laisse.  Ma  sœu^,  entretenez  Julie  : 

J'ai  honte  de  montrer  tant  de  mélancolie, 

Et  mon  cœur,  accablé  de  mille  déplaisirs, 

Cherche  la  solitude  à  cacher  ses  soupirs. 


SCÈNE  II. 

CAMILLE,  JULIE. 

CAMILLE. 

Qu'elle  a  tort  de  vouloir  que  je  vous  entretienne*!      1 35 

Croit-elle  ma  douleur  moins  vive  que  la  sienne. 

Et  que  plus  insensible  à  de  si  grands  malheui*s, 

A  mes  tristes  discours  je  mêle  moins  de  pleurs? 

De  pareilles  frayeurs  mon  âme  est  alarmée  ; 

Comme  elle'  je  perdrai  dans  l'une  et  l'autre  armée  :  140 

Je  verrai  mon  amant,  mon  plus  unique  bien, 

Mourir  pour  son  pays,  ou  détruire  le  mien. 

Et  cet  objet  d'amour  devenir,  pour  ma  peine, 

Digne  de  mes  soupirs,  ou  digne  de  ma  haine'. 

Hélas! 

JULIE. 

Elle  est  pourtant  plus  à  plaindre  que  vous  :     145 
On  peut  changer  d'amant,  mais  non  changer  d'époux. 

I.  Var,  PourqDoi  fuir,  et  Touloir  que  je  Tooa  entretienne?  (1641-56) 
a.  DanB  l'édition  de  1641  in-ia,  on  a   imprimé  par  erreur  contre  elle,  pour 
comme  elle, 

3.  Far,  Ou  digne  de  mes  plenni,  ou  digne  de  ma  haine.  (x64i*56) 


ACTE  I,  SCÈNE  IL  489 

Oubliez  Guriace,  et  recevez  Valère , 

Vous  ne  tremblerez  plus  pour  le  parti  contraire; 

Vous  serez  toute  nôtre,  et  votre  esprit  remis 

ITaura  plus  rien  à  perdre  au  camp  des  ennemis.         1 5o 

CAMILLE. 

Donnez-moi  des  conseils  qui  soient  plus  légitimes, 
Et  plaignez  mes  malheurs  sans  m'ordonner  des  crimes. 
Quoiqu'à  peine  à  mes  maux  je  puisse  résister, 
Taime  mieux  les  souffrir  que  de  les  mériter. 

JULIE. 

Quoi  !  vous  appelez  crime  un  change  raisonnable?      1 5  5 

CAMILLE. 

Quoi!  le  manque  de  foi  vous  semble  pardonnable? 

JULIE. 

Envers  nn  ennemi  qui  peut  nous  obliger*? 

CAMILLE. 

D'un  serment  solennel  qui  peut  nous  dégager? 

JULIE. 

Vous  déguisez  en  vain  une  chose  trop  claire  : 

Je  vous  vis  encore  hier  entretenir  Valère  ;  160 

Et  Faccueil  gracieux  qu'il  recevoit  de  vous 

Lui  permet  de  nourrir  un  espoir  assez  doux'. 

CAMILLE. 

Si  je  Tentretins  hier  et  lui  fis  bon  visage. 
N'en  imaginez  rien  qu'à  son  désavantage  : 
De  mon  contentement  un  autre  étoit  Tobjet.  1 6  5 

Mais  pour  sortir  d'erreur  sachez-en  le  sujet; 
Je  garde  à  Guriace  une  amitié  trop  pure 
Pour  souffrir  plus  longtemps  qu'on  m'estime  parjure. 
Il  vous  souvient  qu'à  peine  on  voyoit  de  sa  sœur  ' 


I.  Var,  Envers  un  ennemi  qni  nous  peut  obliger? 

GUI.  D*un  serment  solennel  qai  nous  peut  dégager?  (164 1 -56) 
a.  Var.  Lui  permet  de  nourrir  un  espoir  bien  plus  doux.  (i64i>56) 
3.  Var.  Quelques  cinq  ou  six  mois  après  que  de  sa  sœur 

CoBiisiiXB.  in  19 


ago  HORACE. 

Par  un  heureux  hymen  mon  frère  possesseur,  i  \ 

Quand,  pour  comble  de  joie,  il  obtint  de  mon  père 

Que  de  ses  chastes  feux  je  serois  le  salaire. 

Ce  jour  nous  fiit  propice  et  funeste  à  la  fois  : 

Unissant  nos  maisons,  il  désunit  nos  rois; 

Un  même  instant  conclut  notre  hymen  et  la  guerre^,  i  • 

Fit  naître'  notre  espoir  et  le  jeta  par  terre, 

Nous  ôta  tout,  sitôt  qu'il  nous  eut  tout  promis. 

Et  nous  faisant  amants,  il  nous  fit  ennemis. 

Combien  nos  déplaisirs  parurent  lors  extrêmes! 

Combien  contre  le  ciel  il  vomit  de  blasphèmes  !  x  i 

Et  combien  de  ruisseaux  coulèrent  de  mes  yeux  ! 

Je  ne  vous  le  dis  point,  vous  vîtes  nos  adieux  ; 

Vous  avez  vu  depuis  les  troubles  de  mon  âme  ; 

Vous  savez  pour  la  paix  quels  vœux  a  faits  ma  flamme, 

Et  quels  pleurs  j'ai  versés  à  chaque  événement,  i  i 

Tantôt  pour  mon  pays,  tantôt  pour  mon  amant. 

Enfin  mon  désespoir,  parmi  ces  longs  obstacles. 

M'a  fait  avoir  recours  à  la  voix  des  oracles. 

Ecoutez  si  celui  qui  me  (ut  hier  rendu 

Eut  droit  de  rassurer  mon  esprit  éperdu.  x  g 

Ce  Grec  si  i*enommé,  qui  depuis  tant  d'années 

Au  pied  de  TÂventin  prédit  nos  destinées,. 

Lui  qu'Apollon  jamais  n'a  fait  parler  à  faux. 

Me  promit  par  ces  vers  la  fin  de  mes  travaux  : 

«  Albe  et  Rome  demain  prendront  une'  autre  iace  ;  x  $ 
Tes  vœux  sont  exaucés,  elles  auront  la  paix. 
Et  tu  seras  unie  avec  ton  Curiace, 
Sans  qu'aucun  mauvais  sort  t'en  sépare  jamais.  » 

Je  pris  sur  cet  oracle  une  entière  assurance, 

L'hyménée  eut  rendu  mon  frère  posseMenr, 
Voas  le  saTCz,  Julie,  il  obtint  de  mon  père.  (1641-56) 
X.  Far.  En  même  instant  conclut  notre  hymen  et  la  guerre.  (1641  in-4*) 
a.  L'édition  de  x64x  in-ia  porte  par  erreur/ait  naître^  pour  fit  naître. 


ACTE  I,  SCENE  II.  agi 

Et  comme  le  succès  passoit  mon  espérance,  a oo 

J'abandonnai  mon  âme  à  des  ravissements 

Qui  passoient  les  transports  des  plus  heureux  amants. 

Jugez  de  leur  excès  :  je  rencontrai  Valère, 

Et  contre  sa  coutume,  il  ne  put  me  déplaire*, 

U  me  parla  d'amour  sans  me  donner  d'ennui  :  a  o  5 

Je  ne  m'aperçus  pas  que  je  parlois  à  lui  ; 

Je  ne  lui  pus  montrer  de  mépris  ni  de  glace  : 

Tout  ce  que  je  voyois  me  sembloit  Curiace  ; 

Tout  ce  qu'on  me  disoit  me  parloit  de  ses  feux  ; 

Tout  ce  que  je  disois  l'assuroit  de  mes  vœux.  a  i  o 

Le  combat  général  aujourd'hui  se  hasarde  ; 

J'en  sus  hier  la  nouvelle,  et  je  n'y  pris  pas  garde  : 

Mon  esprit  rejetoit  ces  funestes  objets. 

Charmé  des  doux  pensers  d'hymen  et  de  la  paix. 

La  nuit  a  dissipé  des  erreurs  si  charmantes  :  a  i  5 

MiUe  songes  affreux,  mille  images  sanglantes. 

Ou  plutôt  mille  amas  de  carnage  et  d'horreur, 

M'ont  arraché  ma  joie  et  rendu  ma  terreur. 

J'ai  vu  du  sang,  des  morts,  et  n'ai  rien  vu  de  suite; 

Un  spectre  en  paroissant  prenoit  soudain  la  futu^;       a  a  o 

Us  s'effaçoient  l'un  l'autre ,  et  chaque  illusion 

Redoubloit  mon  effroi  par  sa  confusion. 

JULIE. 

C'est  en  contraire  sens  qu'un  songe  s'interprète. 

CAMILLE. 

Je  le  dois  croire  ainsi,  puisque  je  le  souhaite; 

Mais  je  me  trouve  enfin,  malgré  tous  mes  souhaits,     a  2  5 

Au  jour  d'une  bataille,  et  non  pas  d'une  paix. 

JULIE. 

Par  là  finit  la  gueiTC,  et  la  paix  lui  succède.    . 

CAMILLE. 

Dure  à  jamais  le  mal,  s'il  y  faut  ce  remède! 

I.  Far,  Et  contre  sa  coutame,  il  ne  me  pat  déplaire.  (i64i-56) 


aga  HORACE. 

Soit  que  Rome  y  succombe  ou  qu*Albe  ait  le  dessous^, 

Cher  amant,  n'attends  plus  d'être  un  jour  mon  époux  ; 

Jamais,  jamais  ce  nom  ne  sera  pour  un  honmie' 
I  Qui  soit  ou  le  vainqueur,  ou  Fesélave  dëftlome. 
^  Mais  quel  objet  nouveau  se  présente  en  ces  lieux? 

Est-ce  toi,  Curiace?  en  croirai-je  mes  yeux? 

SCÈNE  III. 

CURIACE,  CAMILLE,  JULIE. 

CURIACE. 

N'en  doutez  point,  Camille,  et  revoyez  un  honmie     a  3S 
Qui  n'est  ni  le  vainqueur  ni  l'esclave  de  Rome; 
Cessez  d*appréhender  de  voir  rougir  mes  mains 
Du  poids  honteux  des  fers  ou  du  sang  des  Romains. 
J'ai  cru  que  vous  aimiez  assez  Rome  et  la  gloire 
Pour  mépriser  ma  chaîne  et  haïr  ma  victoire;  940 

Et  comme  également  en  cette  extrémité 
Je  craignois  la  victoire  et  la  captivité.... 

CAMILLE. 

Curiace^il  suffit,  je  devine  le  reste  : 

Tu  fuis  une  bataille  à  tes  vœux  si  Aineste, 

Et  ton  cœur,  tout  à  moi,  pour  ne  me  perdre  pas,       94 5 

Dérobe  à  ton  pays  le  secours  de  ton  bras. 

Qu'un  auti*e  considère  ici  ta  renommée,^ 

Et  te  blâme,  s'il  veut,  de  m'avoir  trop  aimée  ; 

Ce  n'est  point  à  Camille  à  t'en  mésestimer  : 

Plus  ton  amour  paroît,  plus  elle  doit.t'aimer  ;  «  5o 

Et  si  tu  dois  beaucoup  aux  lieux  qui  t'ont  vu  naître. 

Plus  tu  quittes  pour  moi,  plus  tu  le  fais  paroître. 

1.  On  trouve  dans  Tédition  de  i656  U  singulière  leçon  que  Toici  : 

Soit  que  Rome  y  succombe ,  ou  qu'Albe  aille  dessous, 

a.  Far.  Mon  cœur,  quelque  grand  feu  qui  pour  toi  le  consomme , 
Ne  veut  ni  le  vainqueur  ni  Pesdave  de  Rome.  (1641-4^  ^  ^^  A.) 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  agB 

Mais  as-tu  vu  mon  père ,  et  peut-il  endurer 

Qu'ainsi  dans  sa  maison  tu  t'oses  retirer*? 

Ne  préfère-t-ilnpint  l^tat  à  sa  famille  ?  a  5  5 

Ne  regarde-t-i^bint  ^^e  plus  que  sa  fille? 

Enfin  notre  bonheur  est-il  bien  affermi? 

T'a-t-il  vu  comme  gendre,  ou  bien  comme  ennemi  ? 

CURIAGB. 

U  m'a  vu  comme  gendre,  avec  une  tendresse 

Qui  témoignoit  assez  une  entière  allégresse;  a 60 

Biais  il  ne  m'a  point  vu,  par  une  trahison, 

Indigne  de  Fhonneur  d'entrer  dans  sa  maison. 

Je  n'abandonne  point  Tintérét  de  ma  ville, 

Taime  encor  mon  honneur  en  adorant  Camille. 

Tant  qu'a  duré  la  guerre,  on  m'a  vu  constamment    a6  5 

Aussi  bon  citoyen  que  véritable  amant  ^. 

D'Â)be  avec  mon  amour  j'accordois  la  querelle  : 

Je  soupirois  pour  vous  en  combattant  pour  elle; 

Et  s'il  falloit  encor  que  l'on  en  vînt  aux  coups, 

Je  combattrois  pour  elle  en  soupirant  pour  vous.        370 

Oui,  malgré  les  désirs  de  mon  âme  charmée. 

Si  la  guerre  duroit,  je  serois  dans  l'armée  : 

C'est  la  paix  qui  chez  vous  me  donne  un  libre  accès, 

La  paix  à  qui  nos  feux  doivent  ce  beau  succès. 

CAMILLE. 

La  paix  !  Et  le  moyen  de  croire  un  tel  miracle?  275 

JULIE. 

Camille,  pour  le  moins  croyez-en  votre  oracle, 
Et  sachons  pleinement  par  quels  heureux  effets 
ITheure  d'une  bataille  a  produit  cette  paix. 

CURIAGE. 

L'auroii-on  jamais  cru?  Déjà  les  deux  armées', 

X.  Var,  Qn'aiiisi  dans  la  mûioa  tu  t'oset  retirer?  (1641  in-ia) 

a.  Var,  Anssi  bon  citoyen  comme  fidèle  amant.  (1641 '56} 

^.Var,  Dieaxl  qni  TeAt  Jamaii  cm?  Déjà  les  deux  armée».  (1641 -56) 


294  HORACE. 

D'une  égale  chaleur  au  combat  animées,  a  go 

Se  menaçoient  des  yeux,  et  marchant  fièrement, 

ITattendoient,  pour  donner,  qu^e  conu|^ndement, 

Quand  notre  dictateur  devant  l^Rings^lvance, 

Demande  à  votre  prince  un  moment  de  silence , 

Et  rayant  obtenu  :  «  Que  faisons-nous,  Romains,      ass 

Dit-il,  et  quel  démon  nous  fait  venir  aux  mains ^  ? 

Souffrons  que  la  raison  éclaire  enfin  nos  âmes  : 

Nous  sommes  vos  voisins,  nos  filles  sont  vos  femmes, 

Et  rhymen  nous  a  joints  par  tant  et  tant  de  nœuds. 

Qu'il  est  peu  de  nos  fils  qui  ne  soient  vos  neveux.        ^90 

Nous  ne  sommes  qu'un  sang  et  qu  un  peuple  endeu^Lvilles  : 

Pourquoi  nous  déchirer  par  des  guerres^iviles, 

Où  la  mort  des  vaincus  affoiblit  les  vainqueurs, 

Et  le  plus  beau  triomphe  est  arrosé  de  pleurs'? 

Nos  ennemis  conmiuns  attendent  avec  joie  a  9  5 

Qu'un  des  partis  défait  leur  donne  l'autre  en  proie, 

Lassé,  demi-rompu,  vainqueur,  mais,  pour  tout  fruit, 

Dénué  d'un  secours  par  lui-même  détruit. 

Ils  ont  assez  longtemps  joui  de  nos  divorces  ; 

Contre  eux  dorénavant  joignons  toutes  nos  forces,      3  0  o 

Et  noyons  dans  l'oubli  ces  petits  différends 

Qui  de  si  bons  guen*iers  font  de  mauvais  parents. 

Que  si  l'ambition  de  conunander  aux  autres 

Fait  marcher  aujourd'hui  vos  troupes  et  les  nôtres, 

Pourvu  qu'à  moins  de  sang  nous  voulions  l'apaiser,    3o5 

Elle  nous  unira,  loin  de  nous  diviser. 

Nommions  des  combattants  pour  la  cause  commune  : 

Que  chaque  peuple  aux  siens  attache  sa  fortune; 

Et  suivant  ce  que  d'eux  ordonnera  le  sort. 


I.  ce  J*o8e  dire  qne,  dans  ce  discoan  imité  de  Tite  Lire,  Paateor  français 
est  aa-deiftDS  do  romain,  plus  nenrenx,  plus  toocbant....  »  (f^oltaire.)  — 
Voyex  d-dessas,  p.  a63-a65. 

a.  Far,  £t  le  plas  beaa  triomphe  est  arroosé  de  pleors?  (1641  et  55  A.) 


Av 


ACTE  I,   SCÈNE   III.  agS 

Que  le  foible  parti  prenne  loi  du  plus  fort^;  3 1  o 

Mais  sans  indignité  pour  des  guerriers  si  braves, 

Qu'ils  deviennent  sujets  sans  devenir  esclaves, 

Sans  honte,  sans  tribut,  et  sans  autre  rigueur 

Que  de  suivre  en  tous  lieux  les  drapeaux  du  vainqueur. 

Ainsi  nos  deux  Etats  ne  feront  qu'un  empire.  »  3 1 5 

Il  semble  qu'à  ces  mpts  notre  discorde  expire^  : 

Chacun,  jetant  les  yeux  dans  un  rang  ennemi, 

Reconnoît  un  beau-frère,  un  cousin,  un  ami  ; 

Us  s'étonnent  comment  leurs  mains,  de  sang  avides, 

Voloient,  sans  y  penser,  à  tant  de  parricides,  3a o 

Et  font  paroître  un  front  couveit  tout  à  la  fois 

D'horreur  pour  la  bataille,  et  d'ardeur  pour  ce  choix. 

Enfin  l'offi-e  s'accepte,  et  la  paix  désirée 

Sous  ces  conditions  est  aussitôt  jurée  : 

Trois  combattront  pour  tous  ;  mais  pour  les  mieux  choisir. 

Nos  chefs  ont  voulu  prendre  un  peu  plus  de  loisir  : 

Le  vôtre  est  au  sénat,  le  nôtre  dans  sa  tente. 

CAMIIiLE. 

0  Dieux,  que  ce  discours  rend  mon  âme  contente  ! 

CURIACE. 

Dans  deux  heures  au  plus,  par  un  commun  accord, 

Le  sort  de  nos  guerriers  réglera  notre  soit.  3  3o 

Cependant  tout  est  libre ,  attendant  qu'on  les  nomme  : 

Rome  est  dans  notre  camp,  et  notre  camp  dans  Rome  ; 

D'un  et  d'autre  côté  l'accès  étant  permis , 

Chacun  va  renouer  avec  ses  vieux  amis. 

Pour  moi,  ma  passion  m'a  fait  suivre  vos  frères  ;         3  3  5 

Et  mes  désirs  ont  eu  des  succès  si  prospères, 

Que  l'auteur  de  vos  jours  m'a  promis  à  demain 

Le  bonheur  sans  pareil  de  vous  donner  la  main. 

Vous  ne  deviendrez  pas  rebelle  à  sa  puissance? 

I.  Far.  Qoe  le  parti  plus  foihle  obéisse  au  plus  fort.  (164 1 -56) 
a.  Var,  A  ce»  mots  il  se  tait  :  d'aise  chacun  soupire.  (1641-64) 


296  HORACE. 

CAMILLE. 

Le  devoir  d'une  fille  est  en  Tobéissançe.  340 

CURIACB. 

Venez  donc  recevoir  ce  doux  commandement  ^ 
Qui  doit  mettre  le  comble  à  mon  contentement. 

CAMILLE. 

Je  vais  suivre  vos  pas,  mais  pour  revoir  mes  frères. 
Et  savoir  d'eux  encor  la  fin  de  nos  misères. 

JULIE. 

Allez,  et  cependant  au  pied  de  nos  autels  345 

J'irai  rendre  pour  vous  grâces  aux  immortels. 

I .  Ce  vers  et  le  précédent,  comme  Voltaire  l'a  fait  remarquer,  se  retrosTent, 
à  un  mot  près,  dans  la  comédie  du  Menteur  (acte  V,  scène  vix). 


FIN    DU    PREMIER   ArTE. 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  ag? 


ACTE   IL 


SCÈNE   PREMIÈRE. 

HORACE,  CURIAŒ.      (V    '        • 

CURIACS.  ^    ^ 

Ainsi  Rome  n'a  point  séparé  son  estime; 

Elle  eût  cru  faire  ailleurs  un  choix  illégitime  : 

Cette  superbe  ville  en  vos  frères  et  vous 

Trouve  les  trois  guerriers  c[u'elle  préfère  à  tous;        3  5o 

Et  son  illustre  ardeur  d'oser  plus  que  les  autres^, 

D'une  seule  maison  brave  toutes  les  nôtres  : 

Nous  croirons,  à  la  voir  toute  entière  en  vos  mains', 

Que  hors  les  fils  d'Horace  il  n'est  point  de  Romains. 

Ce  choix  pouvoit  combler  trois  familles  de  gloire,      3  55 

Consacrer  hautement  leurs  noms  à  la  mémoire  : 

Oui,  l'honneur  que  reçoit  la  vôtre  par  ce  choix, 

En  pouvoit  à  bon  titre  immortaliser  trois; 

Et  puisque  c'est  chez  vous  que  mon  heur  et  ma  flamme 

M'ont  fait  placer  ma  sœur  et  choisir  une  femme,       36o 

Ce  que  je  vais  vous  être  et  ce  que  je  vous  suis' 

Me  font  y  prendre  part  autant  que  je  le  puis  ; 

Mais  un  autre  intérêt  tient  ma  joie  en  contrainte. 

Et  parmi  ses  douceurs  mêle  beaucoup  de  crainte  : 

La  guerre  en  tel  éclat  a  mis  votre  valeur,  365 

Que  je  tremble  pour  Albe  et  prévois  son  malheur  : 

I.  Far.  Et  ne  nous  opposant  d'autres  bras  qoe  les  TÔtres.  (x64i-56) 
a.  Var,  Noos  croirons,  la  voyant  tout  entière  en  tos  mains.  (164 1 -56) 
3.  Var,  Ce  que  je  tous  dois  être  et  ce  que  je  tous  suis.  (1641-60) 


agd  HORACE. 

Puisque  vous  combattez,  sa  perte  est  assurée;  ^ 

En  vous  faisant  nommer,  le  destin  Ta  jurée.       - 

Je  vois  trop  dans  ce  choix  ses  funestes  projets. 

Et  me  compte  déjà  pour  un  de  vos  sujets.  370 

HORACE. 

Loin  de  trembler  pour  Âlbe,  il  vous  faut  plaindre  Rome, 

Voyant  ceux  qu'elle  oublie ,  et  les  trois  qu'elle  nomme  * . 

C'est  un  aveuglement  pour  elle  bien  fatal, 

D'avoir  tant  à  choisir,  et  de  choisir  si  mal. 

Mille  de  ses  enfants  beaucoup  plus  dignes  d'elle         375 

Pouvoient  bien  mieux  que  nous  soutenir  sa  querelle; 

Mais  quoique  ce  combat  me  promette  un  cercueil , 

La  gloire  de  ce  choix  m'enfle  d'un  juste  orgueil  ; 

Mon  esprit  en  conçoit  une  mâle  assurance  : 

J'ose  espérer  beaucoup  de  mon  peu  de  vaillance;       38o 

Et  du  sort  envieux  quels  que  soient  les  projets. 

Je  ne  me  compte  point  pour  un  de  vos  sujets. 

Rome  a  trop  cru  de  moi  ;  mais  mon  âme  ravie 

Remplira  son  attente,  ou  quittera  la  vie. 

Qui  veut  mourir,  ou  vaincre,  est  vaincu  rarement  :    38  5 

Ce  noble  désespoir  périt  malaisément. 

Rome,  quoi  qu'il  en  soit,  ne  sera  point  sujette , 

Que  mes  derniers  soupirs  n'assurent  ma  défaite. 

CURIACE. 

Hélas  !  c'est  bien  ici  que  je  dois  être  plaint. 

Ce  que  veut  mon  pays,  mon  amitié  le  craint.  390 

Dures  extrémités,  de  voir  Albe  asservie, 

Ou  sa  victoire  au  prix  d'une  si  chère  vie, 

Et  que  l'unique  bien  où  tendent  ses  désirs 

S'achète  seulement  par  vos  derniers  soupirs  ! 

Quels  vœux  puis-je  former,  et  quel  bonheur  attendre? 

I.  Far,  Va  ceux  qu'elle  rejette,  et  les  trois  qu'elle  nomme.  (1641-56) 


ACTE  II,   SCÈNE  I.  299 

De  tous  les  deux  côtés  j'ai  des  pleurs  à  répandre  ; 
De  tous  les  deux  côtés  mes  désirs  sont  trahis. 

HORACE. 

Quoi  !  vous  me  pleureriez  mourant  pour  mon  pays  ! 

Pour  un  cœm*  généreux  ce  trépas  a  des  charmes; 

La  gloire  qui  le  suit  ne  souffre  point  de  larmes,         400 

Et  je  le  recevrois  en  bénissant  mon  sort, 

Si  Rome  et  tout  TÉtat  perdoient  moins  en  ma  mort^ . 

CURIAGE. 

A  vos  amis  pourtant  permettez  de  le  craindre  ; 

Dans  un  si  beau  trépas  ils  sont  les  seuls  à  plaindre  : 

La  gloire  en  est  pour  vous,  et  la  perte  pour  eux  ;       405 

U  vous  fait  immortel,  et  les  rend  malheureux  : 

On  perd  tout  quand  on  perd  un  ami  si  fidèle. 

Mais  Flavian  m'apporte  ici  quelque  nouvelle. 


SCÈNE   IL 

HORACE,  CURIACE,  FLAVUN. 

CURIAGE. 

Albe  de  trois  guerriers  a-t-elle  fait  le  choix? 

FLAVIAN. 

Je  viens  pour  vous  l'apprendre  *. 

CURUCE. 

Eh  bien,  qui  sont  les  trois  ? 

FLAVIAN. 

Vos  deux  frères  et  vous. 

CURIACE. 

Qui? 


X.  f^ar.  Si  Rome  et  tout  l'État  perdoient  muins  à  ma  mort.  (164 1-56) 
a.  La  aoène  commence  à  ce  Ter»  dans  les  éditions  de  1641 -56,  où  le  vers 
précédent  termine  U  scène  x. 


3oo  HORACE. 

FLAVIAN. 

YouB  et  vos  deux  frères. 
Mais  pourquoi  ce  front  triste  et  ces  regards  sévères? 
Ce  choix  vous  déplatt-il? 

CUaiACB. 

Non,  mais  il  me  surprend  : 
Je  m'estimois  trop  peu  pour  un  honneur  si  grand. 

FLAVIAN. 

Dirai-je  au  dictateur,,  dont  Tordre  ici  m'envoie  * ,        4 1 5 

Que  vous  le  recevez  avec  si  peu  de  joie? 

Ce  morne  et  fi*oid  accueil  me  surprend  à  mon  tour. 

GTJRIACE. 

Ç  Dis-lui  que  Tamitié,  Talliance  et  Tamour 
y  Ne  pourront  empêcher  que  les  trois  Curiaces 
•    Ne  servent  leur  pays  contre  les  trois  Horaces.  430 

"^  FLAVIAN. 

Contre  eux  !  Ah  !  c'est  beaucoup  me  dire  en  peu  de  mots. 

CUaiACE. 

Porte-lui  ma  réponse,  et  nous  laisse  en  repos. 


SCÈNE  m. 

HOïlACE,  CURIACE. 

CURIACE. 

Que  désormais  le  ciel,  JeSL  enfers  et  la  terre 

Unissent  leurs  fureurs  à  nous  faire  la  guerre; 

Que  les  hommes,  les  Dieux,  les  démons  et  le  sort       4^5 

Préparent  contre  nous  un  général  effort  ! 

Je  mets  à  faire  pis,  en  Tétat  où  nous  sonmies. 

Le  sort,  et  les  démons,  et  les  Dieux,  et  les  hommes. 


I.  Far,  Dirai-je  an  dictateur,  qui  derers  vons  m'enToie.  (164 1- 56) 


•  !        •  .  .    •    • 


ACTE  II,    SCÈNE  III.  3oi 

Ce  qu'ils  ont  de  cruel,  et  d'horrible  et  d'afireux, 

L'est  bien  moins  que  l'honneur  qu'on  nous  fait  à  tous  deux . 

HORACE. 

Le  sort  qui  de  l'honneur  nous  ouvre  la  barrière 

Offre  à  notre  constance  une  illustre  matière; 

n  épuise  sa  force  à  former  un  malheur 

Pour  mieux  se  mesurer  avec  notre  valeur  ; 

Et  comme  il  voit  en  nous  des  âmes  peu  conununes^,  435 

Hors  de  l'ordre  conmiun  il  nous  fait  des  fortunes. 

Combattre  un  ennemi  pour  le  salut  de  tous, 
Et  contre^  un  inconnu  s'exposer  seul  aux  coups, 
D'une  simple  vertu  c'est  l'effet  ordinaire  : 
Mille  déjà  l'ont  fait,  mille  pourroient  le  faire  ;  440 

Mourir  pour  le  pays  est  un  si  digne  sort. 
Qu'on  brigueroit  en  foule  une  si  belle  mort; 
Mais  vouloir  au  public  immoler  ce  qu'on  aime. 
S'attacher  au  combat  contre  un  autre  soi-même. 
Attaquer  un  parti  qui  prend  pour  défenseur  445 

Le  frère  d'une  fenmie  et  l'amant  d'une  sœur , 
Et  rompant  tous  ces  nœuds,  s'armer  pour  la  patrie 
Contre  un  sang  qu'on  voudroit  racheter  de  sa  vie , 
Une  telle  vertu  n'appartenoit  qu'à  nous  ; 
L'éclat  de  son  grand  nom  lui  fait  peu  de  jaloux,        450 
Et  peu  d'hommes  au  cœur  l'ont  assez  imprimée 
Pour  oser  aspirer  à  tant  de  renommée. 

GURIACS. 

D  est  vrai  que  nos  noms  ne  sauroient  plus  périr. 

L'occasion  est  belle,  il  nous  la  faut  chérir. 

Nous  serons  les  miroirs  d'une  vertu  bien  rare  ;  4^5 

Mais  votre  fermeté  tient  un  peu  du  barbare  : 

Peuy  même  des  grands  cœurs,  tireroient  vanité 

I.  Vat,  Comine  il  110  noiu  prend  pas  pour  des  Ames  eommones.  (i64i*56) 
3.  L'édition  de  x68a  porte,  p«r  erreur,  comme,  pour  contre. 


3oa  HORACE. 

D'aller  par  ce  chemin  à  Timmortalité. 

  quelque  prix  qu'on  mette  une  telle  ftmiée, 

L'obscurité  vaut  mieux  que  tant  de  renommée.  460 

Pour  moi,  je  l'ose  dire,  et  vous  l'avez  pu  voir, 
Je  n'ai  point  consulté  pour  suivre  mon  devoir; 
Notre  longue  amitié,  l'amour,  ni  l'alliance. 
N'ont  pu  mettre  un  moment  mon  esprit  en  balance; 
Et  puisque  par  ce  choix  Albe  montre  en  effet  465 

Qu'elle  m'estime  autant  que  Rome  vous  a  fait, 
Je  crois  faire  pour  elle  autant  que  vous  pour  Rome; 
J'ai  le  cœur  aussi  bon,  mais  enfin  je  suis  homme  : 
Je  vois  que  votre  honneur  demande  tout  mon  sang  S 
Que  tout  le  mien  consiste  à  vous  percer  le  flanc,        470 
Près  d'épouser  la  sœur,  qu'il  faut  tuer  le  frère. 
Et  que  pour  mon  pays  j'ai  le  sort  si  contraire. 
Encor  qu'à  mon  devoir  je  coure  sans  terreur, 
Mon  cœur  s'en  effarouche,  et  j'en  frémis  d'horreur; 
J'ai  pitié  de  moi-même,  et  jette  un  œil  d'envie  47  ^ 

Sur  ceux  dont  notre  guerre  a  consumé  la  vie^. 
Sans  souhait  toutefois  de  pouvoir  reculer. 
Ce  triste  et  fier  honneur  m'émeut  sans  m' ébranler  : 
J'aime  ce  qu'il  me  donne,  et  je  plains  ce  qu'il  m'ôte  ; 
Et  si  Rome  demande  une  vertu  plus  haute,  480 

Je  rends  grâces  aux  Dieux  de  n'être  pas  Romain, 
Pour  conserver  encor  quelque  chosfe  d'humain^. 

HORACE. 

Si  vous  n'êtes  Romain,  soyez  digne  de  l'être; 
Et  si  vous  m'égalez,  faites-le  mieux  paroître. 

La  solide  vertu  dont  je  fais  vanité  4^5 


I.  Far.  Je  toîs  que  Totre  honneur  gtt  à  Tcrser  mon  sang.  (x64i-56) 

3.  Far.  Snr  ceux  dont  notre  goerre  a  consommé  la  tîc.  (1641-48  et  55  A.) 

3.  N  Cette  tirade  fit  un  effet  surprenant  sur  tout  le  public,  et  les  deux 

derniers  vers  sont  devenus  un  proverbe  ou  plutôt  une  maxime  admirable.  > 

(Foliaire.) 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  3o3 

N'admet  point  de  foiblesse  avec  sa  fermeté; 

Et  c'est  mal  de  Thomieur  entrer  dans  la  carrière 

Que  dès  le  premier  pas  regarder  en  arrière. 

Notre  malheur  est  grand;  il  est  au  plus  haut  point; 

Je  Tenvisage  entier,  mais  je  n'en  frémis  point  :  490 

Contre  qui  que  ce  soit  que  mon  pays  m'emploie, 

J'accepte  aveuglément  cette  gloire  avec  joie  ; 

Celle  de  recevoir  de  tels  commandements 

Doit  étouffer  en  nous  tous  autres  sentiments. 

Qui,  près  de  le  servir,  considère  autre  chose,  495 

A  faire  ce  qu'il  doit  lâchement  se  dispose  ; 

Ce  droit  saint  et  sacré  rompt  tout  autre  lien. 

Romg  a^  choisi  mon  bras^  je  n'exggmine  rien  : 

Avec  une  allégresse  aussi  pleine  et  sincère 

Que  j'épousai  la  sœur,  je  combattrai  le  frère;  5oo 

Et  pour  trancher  enfin  ces  discours  superflus, 

Albe  vous  a  nonmié,  je  ne  vous  connois  plus. 

CUHIACE. 

Je  vous  connois  encore  S  et  c'est  ce  qui  me  tue; 
Hais  cette  âpre  vertu  ne  m'étoit  pas  connue  ; 
Comme  notre  malheur  elle  est  au  plus  haut  point  :    5o5 
Souffrez  que  je  l'admire  et  ne  l'imite  point. 

HORACE. 

Non,  non,  n'embrassez  pas  de  venu  par  contrainte; 

Et  puisque  vous  trouvez  plus  de  charme  à  la  plainte, 

En  toute  liberté  goûtez  un  bien  si  doux; 

Voici  venir  ma  sœur  pour  se  plaindre  avec  vous.        5 1  o 

Je  vais  revoir  la  vôtre,  et  résoudre  son  âme 

A  se  bien  souvenir  qu'elle  est  toujoui*s  ma  femme', 

A  vous  aimer  encor,  si  je  meurs  par  vos  mains. 

Et  prendre  en  son  malheur  des  sentiments  romains 


X.  c  A  ces  mots  :  c  Je  ne  tous  connois  plus.  —  Je  tous  connois  encore,  > 
oa  se  récria  d*admintioD....  -o  {Foliaire .) 
a.  Far,  A  se  reasouTenir  qu'elle  est  toujours  ma  femme.  (1641-60) 


SCÈNE  IV. 

HORACE,  CURIACE,  CAMILLE. 

HORÀCB. 

Avez-voas  su  Tétat  nu'on  fait  de  Guriace ,  s  t  s 

Ma  sœur? 

CAMILLE. 

Hélas!  mon  sort  a  bien  changé  de  face. 

HORACE. 

Armez-vous  de  constance ,  et  montrez-vous  ma  sœur  ; 

Et  si  par  mon  trépas  il  retourne  vainqueur, 

Ne  le  recevez  point  en  meurtrier  d'un  frère, 

Mais  en  homme  d'honneur  qui  fait  ce  qu'il  doit  faire,  ^^q 

Qui  sert  bien  son  pays ,  et  sait  montrer  à  tous , 

Par  sa  haute  vertu ,  qu'il  est  digne  de  vous. 

Comme  si  je  vivois ,  achevez  l'hyménée  ; 

Mais  si  ce  fer  aussi  tranche  sa  destinée , 

Faites  à  ma  victoire  un  pareil  traitement  :  5a 5 

Ne  me  reprochez  point  la  mort  de  votre  amant. 

Vos  larmes  vont  couler,  et  votre  cœur  se  presse. 

Consumez  avec  lui  toute  cette  foiblesse^. 

Querellez  ciel  et  terre ,  et  maudissez  le  sort  ; 

Mais  après  le  combat  ne  pensez  plus  au  mort.  53o 

(A  Cariace   .) 

Je  ne  vous  laisserai  qu'un  moment  avec  elle , 
Puis  nous  irons  ensemble  où  l'honneur  nous  appelle. 

I.  Var,  Consommez  avec  lui  toute  cette  foiblesse.  (1641-48  et  55  A.) 
a.  Cette  indication  manque  dans  les  éditions  de  1641-48  et  de  l655  A. 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  3o5 

SCÈNE  V.' 

CURIACE,  CAMILLE. 

CAMILLE. 

Iras-tu ,  Curiace,  et  ce  funeste  honneur* 

Te  plalt'il  aux  dépens  de  tout  notre  bonheur? 

CURIACE. 

Hélas  !  je  vois  trop  bien  quMl  faut ,  quoi  que  je  fasse ,  5  3  s 

Mourir,  ou  de  douleur,  ou  de  la  main  d'Horace. 

Je  vais  comme  au  supplice  à  cet  illustre  emploi. 

Je  maudis  mille  fois  Tétat  qu*on  fait  de  moi , 

Je  hais  cette  valeur  qui  fait  qu'Albe  m'estime; 

Ma  flamme  au  désespoir  passe  jusques  au  crime,         54u 

Elle  se  prend  au  ciel,  et  Tose  quereller'; 

Je  vous  plains,  je  me  plains;  mais  il  y  faut  aller. 

CAMILLE. 

Non  ;  je  te  connois  mieux ,  tu  veux  que  je  te  prie 

Et  qu'ainsi  mon  pouvoir  t'excuse  à  ta  patrie. 

Tu  n'es  que  trop  fameux  par  tes  autres  exploits  :        545 

Albe  a  reçu  par  eux  tout  ce  que  tu  lui  dois. 

Autre  n'a  mieux  que  toi  soutenu  cette  guerre  ; 

Autre  de  plus  de  morts  n'a  couvert  notre  terre'  : 

Ton  nom  ne  peut  plus  croître ,  il  ne  lui  manque  rien  ; 

Souffre  qu'un  autre  ici  puisse  ennoblir  le  sien.  .         55o 

CURIACE. 

Que  je  souffre  à  mes  yeux  qu'on  ceigne  une  autre  tête 
Des  lauriers  immortels  que  la  gloire  m'apprête, 

I.  V^T,  InMn ,  ma  chère  Ame  (a) ,  et  ce  fane«te  honncar.  (x64i-56) 
a.  Var,  Elle  se  prend  aax  Dieux,  qu'elle  ose  quereller.  (i64i-56) 
3.  Var,  Antre  de  plut  de  morts  n'a  couvert  cette  terre.  (i64i*56) 

(a)  c  ChèTt  dme  se  réToUait  point  en  i63o,  et  ces  expressions  tendres  ren- 
daient encore  la  situation  plus  haute.  Depuis  peu  même  une  grande  actrice  a 
'    rétahli  cette  exprdsaion  ma  chère  dme,  »  ^^oltaire.)  —  Voyei  la  Notice^  p.  aSs. 

GoBVKizxB.  m  ao 


3o6  HORACE. 

Ou  que  tout  mon  pays  reproche  à  ma  vertu 

Qu'il  aurolt  triomphé  si  j*avois  combattu , 

Et  que  sous  mon  amour  ma  valeur  endormie*  5  55 

•  Couronne  tant  d'exploits  d'une  telle  infamie  ! 
^  Non,  Albe ,  après  l'honneur  que  j'ai  reçu  de  toi , 

Tu  ne  succomberas  ni  vaincras  que  par  moi  ; 

Tu  m'as  commis  ton  sort,  je  t'en  rendrai  bon  conte*, 

Et  vivrai  sans  reproche,  ou  périrai  sans  honte  '.         56o 

CAMILLE. 

Quoi!  tu  ne  veux  pas  voir  qu'ainsi  tu  me  trahis  ! 

GURIACE. 

Avant  que  d'être  à  vous,  je  suis  à  mon  pays. 

CAMILLE. 

Mais  te  priver  pour  lui  toi-même  d'un  beau-frère, 
Ta  sœur  de  son  mari  ! 

CURIACB. 

Telle  est  notre  misère  : 
Le  choix  d'Albe  et  de  Rome  ôte  toute  douceur  565 

Aux  noms  jadis  si  doux  de  beau-frère  et  de  sœur. 

CAMILLE. 

Tu  pourras  donc ,  cruel,  me  présenter  sa  tête*, 
Et  demander  ma  main  pour  prix  de  ta  conquête  ! 

GURIACE. 

U  n*y  faut  plus  penser  :  en  l'état  où  je  suis, 

Vous  aimer  sans  espoir,  c'est  tout  ce  que  je  puis.       570 

Vous  en  pleurez*,  Camille*  ? 

I.  Far.  Et  qae  par  mon  amour  ma  Taleur  endonnie.  (i64i-56) 
a.  Voyez  tome  I,  p.  i5o,  note  i,  a, 

3.  Far.  Et  vivrai  tans  rsproche,  on  finirai  sans  honte.  (164 1-56) 

4.  yar,  Viendras-tn  point  enoor  me  présenter  sa  tête.  (164 1-56) 

5.  Voyex  Cinna^  acte  III,  scène  t,  vers  1070.  — >  On  a  anasi  rapproché  de 
ee  passage  des  monvements  tout  semblables,  on  très-voisins,  qui  se  tronvent 
chei  Racine  et  chea  Voltaire  :  par  eznnple  dans  Bajazety  acte  III,  scène  i,  et 
acte  IV,  scène  y  ;  Iphigénie,  acte  IV,  scène  i  ;  BritaimieuSj  acte  V,  scène  i; 
Zaire^  acte  II,  scène  m,  et  acte  IV,  scène  n. 

6.  Far,  Vous  plenrez,  ma  dière  âiM?  (1641 -56) 


ACTE  II,   SCENE  V.  3o7 

CAMILLE. 

Il  faut  bien  que  je  pleure  : 
Mon  insensible  amant  ordonne  que  je  meure  ; 
Et  quand  Thymen  pour  nous  allume  son  flambeau^, 
Il  Féteint  de  sa  main  pour  m^ouvrir  le  tombeau. 
Ce  cœur  impitoyable  à  ma  perte  s'obstine,  5  7  5 

Et  dit  qu'il  m'aime  encore  alors  qu'il  m'assassine, 

.  CURIACE. 

Que  les  pleurs  d'une  amante  ont  de  puissants  discours  j 

Et  qu'un  bel  œil  est  fort  avec  un  tel  secours  ! 

Que  mon  cœur  s'attendrit  à  cette  triste  vue  ! 

Ma  constance  contre  elle  à  regret  s'évertue.  5  8  o 

N'attaquez  plus  ma  gloire  avec  tant  de  douleurs', 
Et  laissez-moi  sauver  ma  vertu  de  vos  pleurs  ; 
Je  sens  qu'elle  chancelle ,  et  défend  mal  la  place  : 
Plus  je  suis  votre  amant,  moins  je  suis  Curjace^ 
Foîble  d  avoir  déjà  comba'tUiTamîtie ,  58  5 

Yaincroit-elle  à  la  fois  l'amour  et  la  pitié  ? 
Allez,  ne  m'aimez  plus,  ne  versez  plus  de  larmes. 
Ou  j'oppose  l'offense  à  de  si  fortes  armes  ; 
Je  me  défendrai  mieux  contre  votre  courroux , 
Et  pour  le  mériter,  je  n'ai  plus  d'yeux  pour  vous  :      590 
Vengez-vous  d'un  ingrat,  punissez  un  volage. 
Vous  ne  vous  montrez  point  sensible  à  cet  outrage  ! 
Je  n'ai  plus  d'yeux  pour  vous,  vous  en  avez  pour  moi  ! 
En  faut-il  plus  encor?  je  renonce  à  ma  foi. 

Rigoureuse  vertu  dont  je  suis  la  victime ,  595 

Ne  peux-tu  résister  sans  le  secours  d'un  crime  ? 

CAMILLE. 

Ne  fais  point  d'autre  crime,  et  j'atteste  les  Dieux 
Qu'au  lieu  de  t'en  haïr,  je  t'en  aimerai  mieux  ; 
Oui,  je  te  chérirai,  tout  ingrat  et  perfide, 

I.  f^ar.  Et  lorsque  notre  hymen  allome  son  flambeao.  (1641-601 
%.yar,  N'attaqoei  plus  ma  gloire  avecque  vos  douleurs.  (1641 -56) 


3o8  HORACE. 

Et  cesse  d'aspirer  au  nom  de  fratricide.  600 

Pourquoi  suis-je  Romaine ,  ou  que  n  es-tu  Romain  ? 

Je  te  préparerois  des  lauriers  de  ma  main  ; 

Je  t'encouragerois,  au  lieu  de  te  distraire; 

Et  je  te  traiterois  conmae  j'ai  fait  mon  frère. 

Hélas  !  j'étois  aveugle  en  mes  vœux  aujourd'hui  ;        60  5 

J^en  ai  fait  contre  toi  quand  j'en  ai  fait  pour  lui. 

U  revient  :  quel  malheur,  si  l'amour  de  sa  femme 
Ne  peut  non  plus  sur  lui  que  le  mien  sur  ton  âme  ! 


SCENE  VI. 

HORACE,  CURIACE,  SABINE,  CAMHJLE. 

CURIACE. 

Dieux!  Sabine  le  suit.  Pour  ébranler  mon  cœur, 
Est-ce  peu  de  Camille?  y  joignez-vous  ma  sœur?       6 1 0 
Et  laissant  à  ses  pleurs  vaincre  ce  grand  courage , 
Uamenez-vous  ici  chercher  même  avantage? 

SABINE. 

Non,  non ,  mon  frère ,  non  ;  je  ne  viens  en  ce  lieu 

Que  pour  vous  embrasser  et  pour  vous  dire  adieu. 

Votre  sang  est  trop  bon ,  n'en  craignez  rien  de  lâche , 

Rien  dont  la  fermeté  de  ces  grands  cœurs  se  fâche  : 

Si  ce  malheur  illustre  ébranloit  l'un  de  vous , 

Je  le  désavouerois  pour  frère  ou  pour  époux. 

Pourrois-je  toutefois  vous*  faire  une  prière 

Digne  d'un  tel  époux  et  digne  d'un  tel  frère  ?  6a o 

Je  veux  d'un  coup  si  noble  ôter  l'impiété , 

A  l'honneur  qui  l'attend  rendre  sa  pureté , 

La  mettre  en  son  éclat  sans  mélange  de  crimes*; 

Enfin  je  vous  veux  faire  ennemis  légitimes. 

I.  On  Ut.  dans  l'édition  de  i68a,  des  crimes,  pour  de  crimes. 


ACTE   II,  SCÈNE   VI.  309 

Du  saint  nœud  qui  vous  joint  je  suis  le  seul  lien  :    6a  5 
Quand  je  ne  serai  plus,  vous  ne  vous  serez  rien. 
Brisez  votre  alliance ,  et  rompez-en  la  chaîne  ; 
Et  puisque  votre  honneur  veut  des  effets  de  haine , 
Achetez  par  ma  mort  le  droit  de  vous  haïr  : 
Albe  le  veut,  et  Rome;  il  faut  leur  obéir.  63o 

Qu'un  de  vous  deux  me  tue ,  et  que  l'autre  me  venge  :  v^ 
Alors  votre  combat  n*aura  plus  rien  d'étrange; 
Et  du  moins  Tun  des  deux  sera  juste  agresseur, 
Ou  pour  venger  sa  femme ,  ou  pour  venger  sa  sœur« 
IMLais  quoi  ?  vous  souilleriez  une  gloire  si  belle ,  63  5 

Si  vous  vous  animiez  par  quelque  autre  querelle  : 
Le  zèle  du  pays  vous  défend  de  tels  soins  '  ; 
Vous  feriez  peu  pour  lui  si  vous  vous  étiez  moins  : 
Il  lui  faut,  et  sans  haine,  immoler  un  beau-frère. 
Ne  différée  donc  plus  ce  que  vous  devez  faire  :  640 

Commencez  par  sa  sœur  à  répandre  son  sang, 
Commencez  par  sa  fenmie  à  lui  percer  le  flanc , 
Commencez  par  Sabine  à  faire  de  vos  vies 
Un  digne  sacrifice  à  vos  chères  patries  : 
Vous  êtes  ennemis  en  ce  combat  fameux ,  646 

Vous  d'Albe ,  vous  de  Rome,  et  moi  de  toutes  deux. 
Quoi  ?  me  réservez-vous  à  voir  une  victoire 
Où  pour  haut  appareil  d'une  pompeuse  gloire , 
Je  verrai  les  lauriers  d'un  frère  ou  d'un  mari 
Fumer  encor  d'un  sang  que  j'aurai  tant  chéri  ?  6  5  o 

Pourrai-je  entre  vous  deux  régler  alors  mon  âme. 
Satisfaire  aux  devoirs  et  de  sœur  et  de  femme , 
Embrasser  le  vainqueur  en  pleurant  le  vaincu  ? 
Non ,  non ,  avant  ce  coup  Sabine  aura  vécu  : 
Ma  mort  le  préviendra ,  de  qui  que  je  l'obtienne  ;       65  5 
Le  refus  de  vos  mains  y  condamne  la  mienne. 

I.  Var.  Voire  xèle  au  pay»  tous  défend  de  tels  soina.  (1641-60 


3io  HORACE. 

Sus  donc,  qui  vous  retient?  Allez,  cœurs  inhumains, 

J'aurai  trop  de  moyens  pour  y  forcer  vos  mains. 

Vous  ne  les  aurez  point  au  combat  occupées, 

Que  ce  corps  au  milieu  n'arrête  vos  épées  ;  660 

Et  malgré  vos  refus,  il  faudra  que  leurs  coups 

Se  fassent  jour  ici  pour  aller  jusqu'à  vous. 

HORACB. 

O  ma  femme  ! 

CURIACB. 

O  ma  sœur  ! 

CAMILLE. 

Courage  !  ils  s'amollissent. 

SABINE. 

Vous  poussez  des  soupirs  ;  vos  visages  pâlissent  ! 
Quelle  peur  vous  saisit  ?  Sont-ce  là  ces  grands  cœurs,  665 
Ces  héros  qu'Albe  et  Rome  ont  pris  pour  défenseurs  ? 

HORACE. 

Que  t'ai-je  fait,  Sabine,  et  quelle  est  mon  ofiTense* 

Qui  t'oblige  à  chercher  une  telle  vengeance  ? 

Que  t'a  fait  mon  honneur,  et  par  quel  droit  viens-tu  * 

Avec  toute  ta  force  attaquer  ma  vertu?  670 

Du  moins  contente-toi  de  l'avoir  étonnée  *, 

Et  me  laisse  achever  cette  grande  journée. 

Tu  me  viens  de  réduire  en  un  étrange  point  ; 

Aime  assez  ton  mari  pour  n'en  triomplier  point. 

Va-t'en,  et  ne  rends  plus  la  victoire  douteuse  ;  675 


X.  f^ar.  Femme  (a),  qoe  t'ai-je  fait,  et  quelle  est  mon  offense.  (1641-56) 
a.  yar.  Que  t'a  fait  mon  honneur,  femme,  et  pourquoi  vien»<-tu.  (i64i>56) 
3.  Far.  Du  moins  contente-toi  de  l'aToir  ofTenjée.  (164 1) 

(a)  Voltaire  fait  ici,  au  sojrt  da  mot  femme,  une  remarque  qu'on  ne  son- 
gerait plus,  ce  nous  semble,  à  faire  aujourd'hui  :  «  La  naWeté,  dit-il,  qui  ré- 
gnait enr<ii*e  en  ce  temps -là  dans  les  écrits  permettait  oe  mot.  La  rudesse 
ntmaine  y  partit  même  tout  entière,  s 


ACTE  II,  SCÈNE  VI.  3ii 

La  dispute  déjà  m'en  est  assez  honteuse  : 
Souffre  qu'avec  honneur  je  termine  mes  jours. 

SABIIVE. 

Va,  cesse  de  me  craindre  :  on  vient  à  ton  secours. 


SCÈNE  VIL 

LE  VIEIL  HORACE,  HORACE,  CURIACE, 

SABINE,  CAMILLE. 

'LE   VIEIL    HORACE. 

Qu'est-ce-ci,  mes  enfants?  écoutez- vous  vos  flammes. 

Et  perdez-vous  encor  le  temps  avec  des  femmes  ?       680 

Prêts  à  verser  du  sang,  regardez- vous  des  pleurs? 

Fuyez,  et  laissez-les  déplorer  leurs  malheurs. 

Leurs  plaintes  ont  pour  vous  trop  d'art  et  de  tendresse . 

Elles  vous  feroient  part  enfin  de  leur  foiblesse , 

Et  ce  n'est  qu'en  fuyant  qu'on  pare  de  tels  coups.       68  5 

SABfNE. 

N'appréhendez  rien  d'eux ,  ils  sont  dignes  de  vous. 
Malgré  tous  nos  efforts ,  vous  en  devez  attendre        ^ 
Ce  que  vous  souhaitez  et  d'un  fils  et  d'un  gendre  ; 
Et  si  notre  foiblesse  ébranloit  leur  honneur^, 
Nous  vous  laissons  ici  pour  leur  rendre  du  cœur.        690 
Allons,  ma  sœur,  allons,  ne  perdons  plus  de  larmes  '  : 
Contre  tant  de  vertus  ce  sont  de  foibles  armes' . 
Ce  n'est  qu'au  désespoir  qu'il  nous  faut  recourir. 
Tigres,  allez  combattre,  et  nous,  allons  mourir. 


i.^or.  Et  si  notre  foiblesse  avoit  pa  les  changer, 

Ifoos  Tons  laissons  ici  poar  les  encourager.  (1641-64) 
9.  Var,  Allons,  ma  sœur,  allons,  ne  perdons  point  de  lamies.(i64x*48et55A.) 
3.  Fut.  Contre  tant  de  Tertu  ce  sont  de  foibles  armes.  (1641,  48,  55  et  60) 


3ia  HORACE. 

SCÈNE  VIII. 

LE  VIEIL  HORACE ,  HORACE ,  CURIACE. 

HORACB. 

Mon  père,  retenez  des  femmes  qui  s'emportent,        695 

Et  de  grâce  empêchez  surtout  qu'elles  ne  sortent. 

Leur  amour  importun  viendroit  avec  éclat 

Par  des  cris  et  des  pleurs  troubler  notre  combat  ; 

Et  ce  qu'elles  nous  sont  feroit  qu'avec  justice 

On  nous  imputeroit  ce  mauvais  artifice.  700 

L'honneur  d'un  si  beau  choix  seroit  trop  acheté , 

Si  l'on  nous  soupçonnoit  de  quelque  lâcheté. 

LE   VIEIL    HORACE. 

J'en  aurai  soin.  Allez,  vos  frères  vous  attendent  ; 
Ne  pensez  qu'aux  devoirs  que  vos  pays  demandent. 

CURIACE. 

Quel  adieu  vous  dirai-je  ?  et  par  quels  compliments.... 

LE    VIEIL    HORACE. 

Ah  !  n'attendrissez  point  ici  mes  sentiments  ; 
Pour  vous  encourager  ma  voix  manque  de  termes  ; 
Mon  cœur  ne  forme  point  de  pensers  assez  fermes  ; 
Moi-même  en  cet  adieu  j'ai  les  larmes  aux  yeux. 
Faites  votre  devoir,  et  laissez  faire  aux  Dieux .  710 


FIN    DU   SKGOND    ACTE. 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  3i3 


ACTE    III. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

SABINE*. 

Prenons  parti ,  mon  âme ,  en  de  telles  disgrâces  : 
Soyons  femme  d'Horace,  ou  sœur  des  Curiaces; 
Cessons  de  partager  nos  inutiles  soins  ; 
Souhaitons  quelque  chose,  et  craignons  un  peu  moins. 
Mais ,  las  !  quel  parti  prendre  en  un  sdrt  si  contraire  ? 
Quel  ennemi  choisir,  d'un  époux  ou  d'un  frère? 
La  natugCLX>u  Tamour  parle  pour  chacun  d'eux  ^, 
Et  la  loi  du  devoir  m'attache  à  tous  les  deux.  _ 
Sur  leurs  hauts  sentiments  réglons  plutôt  les  nôtres  ; 
Soyons  femme  de  l'un  ensemble  et  sœur  des  autres  :  720 
Regardons  leur  honneur  comme  un  souverain  bien  ; 
Imitons  leur  constance,  et  ne  craignons  plus  rien. 
La  mort  qui  les  menace  est  une  mort  si  belle^-^ 
Qu'il  en  faut  sans  frayeur  attendre  la  nouvelle. 
N'appelons  point  alors  les  destins  inhumains  ;  7^5 

Songeons  pour  quelle  cause ,  et  non  par  quelles  mains  ; 
Revoyons  les~yamqueurs ,  sans  penser  qu'à  la  gloire 
Que  toute  leur  maison  reçoit  de  leur  victoire  ; 

I.  Voltaire  fait  ici  ane  critique  dont  nous  ne  reprodoifons  les  termes 
que  parce  qa*ili  ont  trait  à  l'histoire  de  la  scène  française  t  m  Ce  mono- 
bgne  de  Sabine  est»  dit-il,  absoloment  inatile,  et  fait  languir  la  pièce.  Les 
comédiens  voulaient  alors  des  monolognes.  La  déclamation  approchait  do 
'hast,  scrtont  celle  des  femmes  ;  les  auteurs  avaient  cette  complaisance  poor 
îUes....  s 

a.  f^ar.  La  natnre  ou  l'amour  parlent  pour  diacun  d*eux.  (1641  et  55  A.) 


3i4  HORACE. 

Et  sans  considérer  aux  dépens  de  quel  sang 
Leur  vertu  les  élève  en  cet  illustre  rang ,  730 

Faisons  nos  intérêts  de  ceux  de  leur  famille  : 
En  Tune  je  suis  femme,  en  Tautre  je  suis  fille , 
Et  tiens  à  toutes  deux  par  de  si  forts  liens , 
Qu^on  ne  peut  triompher  que  par  les  bras  des  miens. 
Fortune ,  quelques  maux  que  ta  rigueur  m'envoie ,      7  3  j^ 
/  J'ai  trouvé  les  moyens  d'en  tirer  de  la  joie, 
/      Et  puis  voir  aujourd'hui  le  combat  sans  terreur  ^ 
i       Les  morts  sans  désespoir,  les  vainqueurs  sans  horreur. 
Flatteuse  illusion,  erreur  douce  et  grossière. 
Vain  effort  de  mon  âme ,  impuissante  lumière ,  740 

De  qui  le  faux  brillant  prend  droit  de  m' éblouir. 
Que  tu  sais  peu  durer,  et  tôt  t' évanouir  ! 
Pareille  à  ces  éclairs  qui  dans  le  fort  des  ombres 
Poussent  un  jour  qui  fuit  et  rend  \e^  nuits  plus  sombres, 
Tu  n'as  frappé  mes  yeux  d'un  moment  de  clarté        745 
Que  pour  les  abîmer  dans  plus  d'obscurité. 
Tu  charmois  trop  ma  peine,  et  le  ciel,  qui  s'en  fâche, 
Me  vend  déjà  bien  cher  ce  moment  de  relâche. 
Je  sens  mon  triste  cœur  percé  de  tous  les  coups 
Qui  m'otent  maintenant  un  frère  ou  mon  époux.        750 
Quand  je  songe  à  leur  mort,  quoi  que  je  me  propose, 
Je  songe  par  quels  bras,  et  non  pour  queUe  cau^e. 
Et  ne  vois  les  vainqueurs  en  leur  illustre  rang 
Que  pour  considérer  aux  dépens  de  quel  sang. 
La  maison  des  vaincus  touche  seule  mon  âme  :  755 

Eu  l'une  je  suis  fille,  en  l'autre  je  suis  fenune. 
Et  tiens  à  toutes  deux  par  de  si  forts  liens. 
Qu'on  ne  peut  triompher  que  par  la  mort  des  miens*. 
C'est  là  donc  cette  paix  que  j'ai  tant  souhaitée  ! 

1.  Far.  Et  puis  voir  maintenant  le  combat  sans  terrear.  (i64x-56) 
a.  L'édition  de  x663  porte  de  miens^  pour  tUi  miens  :  c'est  très-vraisem- 
blablement  une  erreur. 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  3i5 

Trop  favorables  Dieux,  vous  m'avez  écoutée  !  76a 

Quels  foudres  lancez-vous  quand  vous  vous  irritez, 
Si  même  vos  faveurs  ont  tant  de  cruautés? 
Et  de  quelle  façon  punissez-vous  Toffense, 
Si  vous  traitez  ainsi  les  vœux  de  Tinnooence? 


SCÈNE  IL 

SABINE,  JULIE. 

SABINE. 

En  est-ce  fait ,  Julie ,  et  que  m' apportez- vous  ?  765 

Est-ce  la  mort  d*un  frère,  ou  celle  d'un  époux  ? 

Le  funeste  succès  de  leurs  armes  impies  * 

De  tous  les  combattants  a-t-il  fait  des  hosties', 

Et  m'enviant  Fhorreur  que  j'aurois  des  vainqueurs, 

Pour  tous  tant  qu'ils  étoient  demande-t-il  mes  pleurs  '  ?  7  7  « 

JULIB. 

Quoi?  ce  qui  s'est  passé,  vous  Tignorez  encore? 

SABINB. 

Vous  faut-il  étonner  de  ce  que  je  Tignore, 

Et  ne  savez- vous  point  que  de  cette  maison 

Pour  Camille  et  pour  moi  Ton  fait  une  prison? 

Julie,  on  nous  renferme,  on  a  peur  de  nos  larmes;     775 

Sans  cela  nous  serions  au  milieu  de  leurs  armes. 

Et  par  les  désespoirs  d'une  chaste  amitié , 

Nous  aurions  des  deux  camps  tiré  quelque  pitié. 


I.  Far,  Ou  si  le  triste  sort  de  lenrs  armes  {a)  impies 

De  tons  les  combattants  a  fait  autant  d'hosties?  (i64i-56) 
a.  Var.  De  tons  les  combattants  fait-il  auUnt  d*hosties  (b)  ?  (i663  et  64) 
3.  Far.  Ponr  tons  tant  qu'ils  étoient  m*a  condamnée  ans  pleurs.  (1641-56) 

(a)  L'édition  de  i656  porte,  par  erreur,  âmes,  ponr  arme*. 
\b)  «  Hostie  ne  se  dit  plus,  et  c'est  dommage;  il  ne  reste  plus  ^e  le  mot  de 
victime.,,.  9  {Foliaire.)  Voyez  le  Lexique, 


3i6  HORACE. 

IULIE. 

Il  n'étoit  pas  besoin  d*un  si  tendre  spectacle  : 

Leur  vue  à  leur  combat  apporte  assez  d'obstacle.       780 

Sitôt  qu'ils  ont  paru  prêts  à  se  mesurer, 
On  a  dans  les  deux  camps  entendu  murmurer^: 
A  voir  de  tels  amis,  des  personnes  si  proches, 
Venir  pour  leur  patrie  aux  mortelles  approches. 
L'un  s'émeut  de  pitié^  l'autre jBstjjaisi  d'horreur,        785 
L*autre-d'un.  si-grand  zèle  admire  la  fureur  ; 
Tel  porte  jusqu'eux  çieux  leur  vertu  sans  égale. 
Et  tel  l'ose  nommer  sacrilège. et  brutale. 
Ces  divers  sentiments  n'ont  pourtant  qu'une  voix  ; 
Tous  accusent  leurs  chefs,  tous  détectent  leur  choix;  790 
Et  ne  pouvant  souffrir  un  combat  si  barbare, 
On  s'écrie,  on  s'avance,  enfin  on  les  sépare. 

SABINE. 

Que  je  vous  dois  d'encens,  grands  Dieux,  qui  m'exaucez! 

lULIE. 

Vous  n'êtes  pas,  Sabine,  encore  où  vous  pensez  : 
Vous  pouvez  espérer,  vous  avez  moins  à  craindre;     795 
Mais  il  vous  reste  encore  assez  de  quoi  vous  plaindre. 

En  vain  d'un  sort  si  triste  on  les  veut  garantir  ; 
Ces  cruels  généreux  n'y  peuvent  consentir  : 
La  gloire  de  ce  choix  leur  est  si  précieuse. 
Et  charme  tellement  leur  âme  ambitieuse,  800 

Qu'alors  qu'on  les  déplore  ils  s'estiment  heureux. 
Et  prennent  pour  affront  la  pitié  qu'on  a  d'eux*. 
Le  trouble  des  deux  camps  souille  leur  renommée  ; 
Ils  combattront  plutôt  et  l'une  et  l'autre  armée, 

I.  Far.  Et  Tan  et  Taotre  camp  s'est  mis  à  marmarer.  (1641 -56) 
a.  Far.  Et  prenant  poar  affront  la  pitié  (a)  qo'on  a  d'eux.  (i656) 

(a)  n  y  a  piété^  an  lieu  de  pitié^  dans  Tédition  de  x656,  mait  c'est  éridem- 
ment  une  erreur. 


ACTE  III,  SCÈNE  II.  .  817 

Et  moQiTont  par  les  mains  qui  leur  font  d'autres  lois^, 
Que  pas  un  d'eux  renonce  aux  honneurs  d'un  tel  choix. 

SABINE. 

Quoi?  dans  leur  dureté  ces  cœurs  d'acier  s'obstinent*! 

JULIE. 

Oui,  mais  d'autre  côté  les  deux  camps  se  mutinent', 
Et  leurs  cris,  des  deux  parts  poussés  en  même  temps. 
Demandent  la  bataille,  ou  d'autres  combattants.         8  x  o 
La  présence  des  chefs  à  peine  est  respectée, 
Leur  pouvoir  est  douteux,  leur  voix  mal  écoutée  ; 
Le  Roi  même  s'étonne  ;  et  pour  dernier  effort  : 
«  Puisque  chacun,  dit-il,  s'échauffe  en  ce  discord. 

Consultons^  des  grandsj)ieûx  la  majesté  ja.crée, 815 

Et  voyons  si  ce  change  à  leurs  bontés  agrée. 
Quel  impie  osera  se  prendre  à  leur  vouloir, 
Lorsqu'en  un  sacrifice  ils  nous  l'auront  fait  voir?  » 
Il  se  tait,  et  ces  mots  semblent  être  des  charmes  ; 
Même  aux  six  combattants  ils  arrachent  les  armes;    8a o 
Et  ce  désir  d'honneur  qui  leur  ferme  les  yeux. 
Tout  aveugle  qu'il  est,  respecte  encpr  les  Dieux. 
Leur  plus  bouillante  ardeur  cède  à  Tavis  de  Tulle  ; 
Et  soit  par  déférence,  ou  par  un  prompt  scrupule. 
Dans  l'une  et  l'autre  armée  on  s'en  fait  une  loi,  8  a  3 

Comme  si  toutes  deux  le  connoissoieut  pour  roi. 
Le  reste  s'apprendra  par  la  mort  des  victimes. 

SABINE. 

Les  Dieux  n'avoueront  point  un  combat  plein  de  crimes; 

J'en  espère  beaucoup,  puisqu'il  est  différé. 

Et  je  commence  à  voir  ce  que  j'ai  désiré.  83o 


X.  Far,  Et  mouTTont  par  les  mains  qui  les  ont  séparés, 

Qne  quitter  les  hoanenrs  qui  leur  sont  déférés.  (xG4x-56) 
a.  Far.  Quoi  ?  dans  leur  dureté  ces  ccenrs  de  fer  s^olistinent  !  (x64x-6o) 
3.  Fàr.  Us  le  font,  mais  d'ailleurs  les  deux  camps  se  mutinent.  (X64X-64) 


3i8  HORACE. 

SCÈNE  m. 

SABINE,  CAMILLE,  JULIE. 

SABINE. 

Ma  sœur,  que  je  vous  die  une  bonne  nouvelle. 

CAMILLE. 

Je  pense  la  savoir,  s*il  faut  la  nommer  telle. 

On  la  dite  à  mon  père,  et  j'étois  avec  lui; 

Mais  je  n'en  conçois  rien  qui  flatte  mon  ennui. 

Ce  délai  de  nos  maux  rendra  leurs  coups  plus  rudes  ;  8  3  5 

Ce  n*est  qu*un  plus  long  terme  à  nos  inquiétudes  ; 

Et  tout  l'allégement  qu'il  en  faut  espérer,  1 

C'est  de  pleurer  plus  tard  ceux  qu'il  faudra  pleurer. 

SABIKB. 

Les  Dieux  n'ont  pas  en  vain  inspiré  ce  tumulte. 

CAMILLE. 

Disons  plutôt,  ma  sœur,  qu'en  vain  on  les  consulte.  84 o 

Ces  mêmes  Dieux  à  Tulle  ont  inspiré  ce  choix  ^; 

Et  la  voix  du  public  n'est  pas  toujours  leur  voix; 

Us  descendent  bien  moins  dans  de  si  bas  étages 

Que  dans  l'âme  des  rois,  leurs  vivantes  images, 

De  qui  l'indépendante  et  sainte  autorité*  845 

Est  un  rayon  secret  de  leur  divinité. 

JULIE. 

C'est  vouloir  sans  raison  vous  former  des  obstacles 
Que  de  chercher  leur  voix  ailleurs  qu'en  leurs  oracles*; 
Et  vous  ne  vous  pouvez  figurer  tout  perdu, 
Sans  démentir  celui  qui  vous  fut  hier  rendu.  8  5o 

CAMILLE. 

Un  oracle  jamais  ne  se  laisse  comprendre  : 

I.  Far,  Lei  mêmes  Dieux  à  Talle  ont  inspiré  re  choix.  (1641-48  et  53  A.) 

a.  Far,  Et  de  qoi  l'absolue  et  sainte  autorité.  (x64i-5ê) 

y  Far,  Que  de  chercher  leurs  lois  ailleurs  qu'en  leurs  oracles.  (i655  A.) 


ACTE  III,   SCÈNE  III.  Sig 

On  FeBiend  d  autant  moins  qae  plus  j)n  croit  Tentendre  *  ; 

Et  loin  de  s^assurer  sur  un  pareil  arrêt, 

Qui  n'y  voit  rien  d'obscur  doit  croire  jpe  tout  Test. 

SABINE. 

Sur  ce  qui  fait  pour  nous  prenons  plus  d'assurance,    86  5 

Et  souffirons  les  douceurs  d'une  juste  espérance. 

Quand  la  faveur  du  ciel  ouvre  à  demi  ses  bras. 

Qui  ne  s'en  promet  rien  ne  la  mérite  pas; 

n  empêche  souvent  qu'elle  ne  se  déploie, 

Et  lorsqu'elle  descend,  son  refus  la  renvoie.  860 

CAMILLE. 

Le  ciel  agit  sans  nous  en_ceséyéne^ 

Et  ne  les  règle  point  dessus  nos  sentiments. 

JULIE. 

D  ne  vous  a  fait  peur  que  pour  vous  faire  grâce. 
Adieu  :  je  vais  savoir  conune  enfin  tout  se  passe. 
Modérez  vos  frayeurs;  j'espère  à  mon  retour  86  5 

Ne  vous  entretenir  que  de  propos  d'amour, 
Et  que  nous  n'emploierons  la  fin  de  la  journée 
Qu'aux  doux  préparatifs  d'un  heureux  hyménée.  . 

SABINE. 

J'ose  encor  l'espérer*. 

CAMILLE. 

Moi,  je  n'espère  rien. 

JULIE. 

L'effet  vous  fera  voir  que  nous  en  jugeons  bien.  870 

I.  On  lit  dans  Psyché  (acts  II ,  scène  m)  : 

Un  oracle  jamais  n*est  sans  obscorité  : 

On  l'entend  d'autant  moins  que  miens  on  croit  l'entendre. 

a.  Far,  Comme  vons  je  l'espère,  olm.  Et  je  n'ose  y  songer. 
JUL.  L'effet  nous  fen  voir  qui  sait  mieux  en  juger.  (i64x-56) 


3ao  HORACE. 

SCÈNE    IV. 

SABINE,  CAMILLE. 

SABINE. 

Parmi  nos  déplaisirs  souffrez  que  je  vous  blâme  : 
Je  ne  puis  approuver  tant  de  trouble  en  votre  ftme*; 
Que  feriez-vous,  ma  sœur,  au  point  où  je  me  vois. 
Si  vous  aviez  à  craindre  autant  que  je  le  dois, 
Et  si  vous  attendiez  de  leurs  armes  fatales  S75 

Des  maux^  pareils  aux  miens,  et  des  pertes  égales  ? 

CAMILLE. 

Parlez  plus  sainement  de  vos  maux  et  des  miens  : 
Chacun  voit  ceux  d'autnii  d'un  autre  œil  que  les  siens; 
Mais  à  bien  regarder  ceux  où  le  ciel  me  plonge, 
Les  vôtres  auprès  d'eux  vous  sembleront  un  songe.    880 

La  seule  mort  d'Horace  est  à  craindre  pour  vous. 
Des  frères  ne  sont  rien  à  Tégal  d'un  époux; 
L'hymen  qui  nous  attache  en  une  autre  famille 
Nous  détache  de  celle  où  l'on  a  vécu  fille; 
On  voit  d'un  œil  divers  des  nœuds  si  différents',        885 
Et  pour  suivre  un  mari  l'on  quitte  ses  parents  ; 
Mais  si  près  d'un  hymen,  l'amant  que  donne  un  père 
Nousest  moins  qu'un  époux,  et  non  pas  moins  qu'un  frère; 
Nos  sentiments  entre  eux  demeurent  suspendus. 
Notre  choix  impossible,  et  nos  vœux  confondus.         890 
Ainsi,  ma  sœur,  du  moins  vous  avez  dans  vos  plaintes 
Où  porter  vos  souhaits  et  terminer  vos  craintes; 


t.  Far,  Je  ne  pi^  approuver  tant  de  trouble  en  notre  Ame. 

(x64x  in-4<>,  48-54  et  56) 
F'ar.  Je  ne  pois  approarer  tant  de  tronble  en  mon  Ame.  (x655  A.) 
ft.  L'édition  de  1641  in-ia  donne  deux  maux,  poor  des  maux  :  c'est  éti* 
demment  one  erreur. 

3.  f^ar.  On  ne  compare  point  des  nœuds  û  différent*.  (1641 -56) 


ACTE  III,  SCÈNE   IV.  3ai 

IMais  si  le  ciel  s'obstine  à  nous  persécuter, 
Pour  moi,  j'ai  tout  à  craindre,  et  rien  à  souhaiter. 

SABINE. 

Quand  il  faut  que  Tun  meure  et  par  les  mains  de  l'autre, 
C'est  un  raisonnement  bien  mauvais  que  le  vôtre. 

Quoique  ce  soient,  ma  sœur,  des  nœuds  bien  différents, 
C'est  sans  les  oublier  qu'on  quitte  ses  parents  : 
L'hymen  n'efface  point  ces  profonds  caractères; 
Pour  aimer  un  mari,  l'on  ne  hait  pas  ses  frères  :  •      900 
La  nature  en  tout  temps  ^rde  ses  premiers  droits; 
Aux  dépens  de  leur  vie  on  ne  fait  point  de  choix  : 
Aussi  bien  qu'un  époux  ils  sont  d'autres  nous-mêmes  ; 
Et  tous  maux  sont  pareils  alors  qu'ils  sont  extrêmes. 
Mais  l'amant  qui  vous  charme  et  pour  qui  vous  brûlez  905 
Ne  vous  est,  après  tout,  que  ce  que  vous  voulez; 
Une  mauvaise  humeur,  un  peu  de  jalousie, 
En  fait  assez  souvent  passer  la  fantaisie^; 
Ce  que  peut  le  caprice,  osez-le  par  raison, 
Et  laissez  votre  sang  hors  de  comparaison  :  910 

C'est  crime  qu'opposer  des  liens  volontaires 
A  ceux  que  la  naissance  a  rendus  nécessaires. 
Si  donc  le  ciel  s'obstine  à  nous  pei*sécuter, 
Seule  j'ai  tout  à  craindre,  et  rien  à  souhaiter; 
Mais  pour  vous,  le  devoir  vous  donne,  dans  vos  plaintes, 
Où  porter  vos  souhaits  et  terminer  tos  craintes. 

CAMILLE. 

Je  le  vois  bien,  ma  sœur,  vous  n'aimâtes  jamais; 
Vous  ne  connoissez^  point  ni  l'amour  ni  ses  traits  : 
On  peut  lui  résister  quand  il  conmience  à  naître, 
Mais  non  pas  le  bannir  quand  il  s'est  rendu  maître,   9  a  o 
Et  que  l'aveu  d'un  père,  engageant  notre  foi, 

i.  f^ar^  Le  peavent  mettre  hors  de  votre  fantaisie; 

Ce  qa*eUcs  font  souvent,  faites-le  par  raison.  (164 1 -56) 
9.  L*é(iition  de  x68a  porte  :  connoissiet,  pour  eonnoisMz, 

ta  31 


Saa  HORACE. 

A  fait  de  ce  tyran  un  légitime  roi  : 

Il  entre  avec  douceur,  mais  il  règne  par  force; 

Et  quand  Tàme  une  fois  a  goûté  son  amorce, 

Vouloir  ne  plus  aimer,  c'est  ce  qu'elle  ne  peut,  995 

Puisqu'elle  ne  peut  plus  vouloir  cpie  ce  qu'il  veut  : 

Ses  chaînes  sont  pour  nous  aussi  fortes  que  belles. 


SCENE  V. 

LE  VIEIL  HORACE,  SABINE,  CAMILLE. 

LE   VIEIL   HORACE. 

Je  viens  vous  apporter  de  fâcheuses  nouvelles, 

Mes  filles  ;  mais  en  vain  je  voudrois  vous  celer 

Ce  qu'on  ne  vous  sauroit  longtemps  dissimuler  :         930 

Vos  frères  sont  aux  mains,  les  Dieux  ainsi  l'ordonnent. 

SABINE. 

Je  veux  bien  l'avouer,  ces  nouvelles  m'étonnent  ; 

Et  je  m'imaginois  dans  la  divinité 

Beaucoup  moins  d'injustice,  et  bien  plus  de  bonté. 

Ne  nous  consolez  point  :  contre  tant  d'infortune  *       935 

La  pitié  parle  en  vain,  la  raison  importune^. 

Nous  avons  en  nos  mains  la  fin  de  nos  douleurs. 

Et  qui  veut  bien  mourir  peut  braver  les  malheurs  * . 

Nous  pourrions  aisément  faire  en  votre  présence 

De  notre  désespoir  une  fausse  constance  ;  940 

Mais  quand  on  peut  sans  honte  être  sans  fermeté, 

L'aflFecter  au  dehors,  c'est  une  lâcheté*; 

L'usage  d'un  tel  art,  nous  le  laissons  aux  honunes. 

Et  ne  voulons  passer  que  pour  ce  que  nous  sommes. 

X.  Far,  Ne  nous  consolez  point  :  la  raison  importune.  (t64i-56) 

a.  Kar.  Quand  elle  ose  combattre  une  telle  infortune.  (1641-54,  55 B.  et 56) 

Kar,  Quand  elle  ose  combattre  une  telle  fortune.  (i655  A.) 
3.  Far.  Qui  peut  vouloir  mourir  peut  brarer  les  mallieurs.  (x64t-56) 
4>  Far,  La  vouloir  contrefaire  est  une  lâcheté.  (1641 -56) 


ACTE  m,   SCÈNE  V.  3^3 

Nous  ne  demandons  point  qu'un  courage  si  fort     945 
S'abaisse  à  notre  exemple  à  se  plaindre  du  sort. 
Hecetez  sans  frémir  ces  mortelles  alarmes; 
Yoyez  couler  nos  pleurs  sans  y  mêler  vos  larmes  ; 
Enfin,  pour  toute  grâce,  en  de  tels  déplaisirs. 
Gardez  votre  constance,  et  souffrez  nos  soupirs.        950 

LE   VIEIL   HORACE. 

Loin  de  blâmer  les  pleurs  que  je  vous  vois  répandre, 

Je  crois  faire  beaucoup  de  m'en  pouvoir  défendre. 

Et  céderois  peut-être  à  de  si  rudes  coups. 

Si  je  prenois  ici  même  intérêt  que  vous  : 

Non  qu'Albe  par  son  choix  m'ait  fait  haïr  vos  frères,  955 

Tous  trois  me  sont  encor  des  personnes  bien  chères  ; 

Mais  enfin  Tamitié  n'est  pas  du  même  rang,    >^ 

Et  n'a  point  les  effets  de  l'amour  ni  du  sang;     ) 

Je  ne  sens  point  pour  eux  la  douleur  qui  tourmente 

Sabine  comme  sœur,  Camille  comme  amante:  960 

Je  puis  les  regarder  comme  nos  ennemis. 

Et  donne  sans  regret  mes  souhaits  à  mes  fils. 

Ils  sont,  grâces  aux  Dieux,  dignes  de  leur  patrie; 

Aucun  étonnement  n'a  leur  gloire  flétrie  ; 

Et  j'ai  vu  leur  honneur  croître  de  la  moitié,  965 

Quand  ils  ont  des  deux  camps  refusé  la  pitié. 

Si  par  quelque  foiblesse  ils  l'avoient  mendiée. 

Si  leur  haute  vertu  ne  l'eût  répudiée, 

Ma  main  bientôt  sur  eux  m'eût  vengé  hautement 

De  l'affront  que  m'eût  fait  ce  mol  consentement.        970 

Mais  lorsqu'en  dépit  d'eux  on  en  a  voulu  d'autres. 

Je  ne  le  cèle  point,  j'ai  joint  mes  vœux  aux  vôtres. 

Si  le  ciel  pitoyable  eût  écouté  ma  voix, 

Albe  seroit  réduite  à  faire  un  autre  choix  ; 

Nous  pourrions  voir  tantôt  triompher  les  Horaoes     975 

Sans  voir  leurs  bras  souillés  du  sang  des  Curiaces, 

Et  de  l'événement  d'un  combat  plus  humain 


\ 


3i4  HORACE. 

Dépendroit  maintenant  F  honneur  du  nom  romain. 
La  prudence  des  Dieux  autrement  en  dispose  ; 
Sur  leur  ordre  étemel  mon  esprit  se  repose  :  980 

U  s'arme  en  ce  besoin  de  générosité, 
Et  du  bonheur  public  fait  sa  félicité. 
Tâchez  d'en  faire  autant  pour  soulager  vos^ines. 
Et  songez  toutes  deux  que,  vous  ^tea  JBLomaines  : 
Vous  Têtes  devenue,  et  vous  Têtes  encor;  985 

Un  si  glorieux  titre  psr  un  flîgT)^  irpi^nr. 
Un  jour,  un  jour  viendra  que  par  toute  la  terre 
/  Rome  se  fera  craindre  à  Tégal  du, tonnerre, 

Et  que  tout  Tunivers  tremblant  dessous  ses  lois, 

Ce  grand  nom  deviendra  T ambition  des  rois  :  990 

Les  Dieux  à  notre  Énée  ont  promis  cette  gloire. 

SCÈNE   VI. 

LE  VIEIL  HORACE,  SABINE,  CAMILLE,  JULIE. 

LE    VIEIL    HORÀCB. 

Nous  venez- VOUS,  Julie,  apprendre  la  victoire  ? 

^  JULIE. 

I     Mais  plutôt  du  combat  les  funestes  effets  : 

Rome  est  sujette  d' Albe,  et  vos  fils  sont  défaits  ; 

Des  trois  les  deux  sont  morts,  son  époux  seul  vous  reste. 

LE   VIEIL    HORACE. 

O  d*un  triste  combat  effet  vraiment  funeste  ! 

Rome  est  sujette  d'Albe,  et  pour  Ten  garantir 

U  n'a  pas  employé  ^squ'au  dernier  soupir! 

Non,  non,  cela  n'est  point,  on  vous  trompe,  Julie; 
I  Rome  n'est  point  sujette,  ou  mon  fils  est  sans  vie  :  1000 
f   Je  connois  mieux  mon  sang,  il  sait  mieux  son  devoir. 

I  JULIE. 

Mille,  de  nos  remparts,  comme  moi  Tont  pu  voir. 


ACTE   III,   SCÈNE  VI.  3a5 

Il  s'est  fait  admirer  tant  qu-ont  duré  ses  frères  ;  [ 

Mais  comme  il*  s'est  vu  seul  contre  troijs  adversaires,       \ 
Près  d'être  enfermé  d'eux,  sa  fuite  l'a  sauvé.  i  oo  5^ 

LE   VIEIL    HOEACE. 

Et  nos  soldats  trahis  ne  l'ont  point  achevé*? 
Dans  leurs  rangs  à  ce  lâche  ils  ont  donné  retraite? 

JULIE. 

Je  n'ai  rien  voulu  voir  après  cette  défaite. 

CAMILLE. 

O  mes  frères  ! 

LE    VIEIL    HORACE. 

Tout  beau,  ne  les  pleurez  pas  tous  ; 
Deux  jouissent  d'un  sort  dont  leur  père  est  jaloux,  i  o  i  o 
Que  des  plus  nobles  fleurs  leur  tombe  soit  couverte  ; 
La  gloire  de  leur  mort  m'a  payé  de  leur  perte  : 
Ce  bonheur  a  suivi  leur  courage  invaincu. 
Qu'ils  ont  vu  Rome  libre  autant  qu'ils  ont  vécu. 
Et  ne  l'auront  point  vue  obéir  qu'à  son  prince,        i  o  1 5 
Ni  d'un  État  voisin  devenir  la  province. 
Pleurez  l'autre,  pleurez  l'irréparable  affront 
Que  sa  fuite  honteuse  imprime  à  notre  front  ; 
Pleurez  le  déshonneur  de  toute  notre  race. 
Et  l'opprobre  éternel  qu'il  laisse  au  nom  d'Horace,  x  oi o 

JULIE. 

Que  vouliez-vous  qu'il  fît  contre  trois? 

LE   VIEIL    HORACE.  A^ 

Qu'il  mourût*,     /T 


\ 


X.  far.  Et  nos  soldats  trahis  ne  i*ont  pus  achevé?  (X641-60)  * 

1.  «  Voîlà  ce  fameux  quHl  mourât,  ce  trait  du  plus  grand  sublime,  ce  mot 
•ac|ael  il  n'en  est  ancun  de  comparable  dans  toute  l'antiquité  (a)  ;  tout  randitoxre 
fut  si  transporté,  qu'on  n'entendit  jamais  le  vers  faible  qui  suit;  et  le  morceau  : 

IV'eùt-il  que  d'un  moment  retardé  {lisez  :  reculéj  sa  défaite, 

étant  plein  de  chaleur,  augmente  encore  la  force  du  qu'il  mourut. ...»  (Fblutire,) 

(a)  Cela  est  vrai,  et  c'est  en  vain,  nous  le  croyons,  qu'on  a  cherché  un  mot 
lembUble  dans  lea  auteurs  anciens.  Le  moriammr,  de  Calpumius  (Toyei  Tite 


3i6  HORACE. 

Ou  qu'un  beau  désespoir  alors  le  secourût. 

N'eùMl  que  d'un  moment  reculé  sa  défaite, 

Rome  eût  été  du  moins  un  peu  plus  tard  sujette; 

Il  eût  avec  honneur  laissé  mes  cheveux  gris,  r  o  a  5 

Et  c'étoit  de  sa  vie  un  assez  digne  prix. 

Il  est  de  tout  son  sang  comptable  à  sa  patrie  ; 
Chaque  goutte  épargnée  a  sa  gloire  flétrie; 
Chaque  instant  de  sa  vie,  après  ce  lâche  tour, 
Met  d'autant  plus  ma  honte  avec  la  sienne  au  jour,  z  o  So 
J'en  romprai  bien  le  cours,  et  ma  juste  colère, 
Contre  un  indigne  (ils  usant  des  droits  d'un  père, 
Saura  bien  faire  voir  dans  sa  punition 
L'éclatant  désaveu  d'une  telle  action. 

SABINE. 

Ecoutez  un  peu  moins  ces  ardeurs  généreuses,  x  o  3  5 

Et  ne  nous  rendez  point  tout  à  fait  malheureuses. 

LE   VIEIL    HORACE. 

Sabine,  votre  cœur  se  console  aisément; 

Nos  malheurs  jusqu'ici  vous  touchent  foiblement. 

Vous  n'avez  point  cncor  de  part  à  nos  misères  : 

Le  ciel  vous  a  sauvé  votre  époux  et  vos  frères  ;  1040 

Si  nous  sommes  sujets,  c'est  de  votre  pays; 

Vos  frères  sont  vainqueurs  quand  nous  sommes  trahis; 

Live,  livre  XXII,  chapitre  xcix),  ii*a  aucun  rapport  avec  la  réponse  sublime 
du  yieil  Horace,  et  nous  ne  comprenons  pas  qu'on  l'en  ait  rapproché.  Le  mo' 
reretur,  ittquieSj  de  Cicéron,  dans  le  Discours  pour  C.  Rahirius  Postumus 
(chapitre  x,  §  aQ),  peut  bien  se  traduire  par  :  n  Que  Touliez-rous  qu*il  fit? 
—  Qu'il  mouriU,  direz-yous;  »  mais  la  ressemblance  est  tonte  superficielle: 
la  pensée,  le  sentiment,  la  situation,  tout  est  diiïérent.  —  Un  rapprochement 
plus  opportun,  mais  bien  propre  à  faire  ressortir,  quoiqu*au  fond  l'idée  loit 
semblable,  l'originalité  de  Corneille,  ce  serait  peut-être  celui  de  ces  vers  de  la 
tragédie  des  Juives  (acte  IV,  yers  33  et  suivants)  de  notre  vieux  poète  Gamier  ; 

C'est  vergongne  à  nn  roi  de  survivre  vaincu  : 

Un  bon  coeur  n'eût  jamais  son  malhenr  survécu. 

—  Et  qu'eussiez- vous  pu  faire?  —  Un  acte  magniiniine. 

Qui  malgré  le  destin  m'eût  acquis  de  l*estime. 

Je  fusse  mort  en  roi,  fièrement  combattant. 

Maint  barbare  adversaire  à  mes  pieda  abattant. 


0 


ACTE  III,   SCÈNE  VI.  3îi7 

Et  voyant  le  haut  point  où  leur  gloire  se  monte, 
Vous  regardez  fort  peu  ce  qui  nous  vient  de  honte. 
Mais  votre  trop  d'amour  pour  cet  infâme  époux       1045 
Vous  donnera  bientôt  à  plaindre  comme  à  nous. 
Vos  pleurs  en  sa  faveur  sont  de  foibles  défenses  : 
J'atteste  des  grands  Dieux  les  suprêmes  puissances 
Qu'avant  ce  jour  fini,  ces  mains,  ces  propres  mains 
Laveront  dans  son  sang  la  honte  des  Romains.  i  o  5  o 

SABINE. 

Suivons-le  promptement,  la  colère  l'emporte . 
Dieux  !  verrons-nous  toujours  des  malheurs  de  la  sorte  ? 
Nous  faudra-t-il  toujours  en  craindre  de  plus  grands^ 
Et  toujours  redouter  la  main  de  nos  parents  ? 


rur  DU  noisiÉME  actk. 


3a8  HORAGR. 


ACTE    IV. 


SCÈNE   PREMIÈRE. 

LE   VIEIL   HORACE,   CAMILLE. 

LE    VIEIL    HORACE. 

Ne  jne  parlez  jamais  en  faveur  d'un  infâme  ;  i  o  5  5 

Qu*il  me  fuie  à  Tégal  des  frères  de  sa  femme  : 

Pour  conserver  un  sang  qu'il  tient  si  précieux, 

n  n'a  rien  fait  encor  s'il  n'évite  mes  yeux. 

Sabine  y  peut  mettre  ordre,  ou  derechef  j'atteste 

Le  souverain  pouvoir  de  la  troupe  céleste....  1060 

CAMILLE. 

Ah!  mon  père,  prenez  un  plus  doux  sentiment*; 
Vous  verrez  Rome  même  en  user  autrement  ; 
Et  de  quelque  malheur  que  le  ciel  l'ait  comblée , 
Excuser  la  vertu  sous  le  nombre  accablée. 

LE   VIEIL    HORACE. 

Le  jugement  de  Rome  est  peu  pour  mon  regard,      i  o6« 
Camille  ;  je  suis  père,  et  j'ai  mes  droits  à  part. 
Je  sais  trop  comme  agit  la  vertu  véritable  : 
C'est  sans  en  triompher  que  le  nombre  l'accable  ; 
Et  sa  mâle  vigueur,  toujours  en  même  point. 
Succombe  sous  la  force,  et  ne  lui  cède  point.  1070 

Taisez-vous,  et  sachons  ce  que  nous  veut  Yalère. 

I.   Var,  Eh!  mon  père,  prenm  on  plus  doux  lentiinent.  (1641-4^  >t  55  A.) 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  3iig 

SCÈNE  IL 

LE  VIEIL  HORACE,  VALÈRE,  CAMILLE. 

VÀLÈRE. 

Envoyé  par  le  Roi  pour  consoler  un  père, 
Et  pour  lui  témoigner. . . . 

LE    VIEIL    HOBACE. 

N'en  prenez  aucun  soin  : 
C^est  un  soulagement  dont  je  n'ai  pas  besoin  ; 
Et  j'aime  mieux  voir  morts  que  couverts  d'infamie   1075 
Ceux  que  vient  de  m'ôter  une  main  ennemie. 
Tous  deux  pour  leur  pays  sont  morts  en  gens  d'honneur  ; 
il  me  suffit. 

VÀLÈRE. 

Mais  l'autre  est  un  rare  bonheur  ; 
De  tous  les  trois  chez  vous  il  doit  tenir  la  place. 

LE   VIEIL    HORACE. 

Que  n'a-t-on  vu  périr  en  lui  le  nom  d'Horace  M        1080 

VALÈRE . 

Seul  vous  le  maltraitez  après  ce  qu'il  a  fait. 

LE   VIEIL   HORACE. 

C'est  à  moi  seul  aussi  de  punir  son  forfait. 

VALERE. 

Quel  forfait  trouvez-vous  en  sa  bonne  conduite  ? 

LE   VIEIL    HORACE. 

Quel  éclat  de  vertu  trouvez-vous  en  sa  (iiite? 

VALÈRE. 

La  fuite  est  glorieuse  en  cette  occasion.  z  o  s  5 

LE   VIEIL    HORACE. 

Vous  redoublez  ma  honte  et  ma  confusion^. 


I.  Far.  Eàt-il  fait  a^ec  loi  périr  le  nom  d*Horace!  (i64i'56) 

a.  Voltaire  rapproche  cet  endroit  d* Horace  de  la  scène  t  da  V*  acte  du 


/ 


33o  HORACK. 

Certes,  Texemple  est  rare  et  digne  de  mémoire, 
De  trouver  dans  la  fuite  un  chemin  à  la  gloire. 

/  VALÈRE. 

Quelle  confusion,  et  quelle  honte  à  vous 
D'avoir  produit  un  fils  qui  nous  conser^^e  tous,  1090 

Qui  fait  triompher  Rome,  et  lui  gagne  un  empire  ? 
/  A  quels  plus  grands  honneurs  faut-il  qu  un  père  aspire  ? 

/  LE   VIEIL    HORACE. 

I  Quels  honneurs,  quel  triomphe,  et  quel  empire  enfin, 

i  Lorsqu'Albe  sous  ses  lois  range  notre  destin  ? 

VALERE. 

Que  parlez-vous  ici  d'Albe  et  de  sa  victoire?  x  09 & 

Ignorez- vous  encor  la  moitié  de  Thistoire? 

LE   VIEIL    HORACE. 

Je  sajs  que  par  sa  fuite  il  a  trahi  TÉtat*. 

VALERE. 

Oui,  s'il  eût  en  fuyant  terminé  le  combat; 

Mais  on  a  bientôt  vu  qu'il  ne  fuyoit  qu'en  homme 

Qui  savoit  ménager  l'avantage  de  Rome. 

LE   VIEIL    HORACE. 

Quoi,  Rome  donc  triomphe  ! 

VALERE. 

Apprenez,  apprenez 
La  valeur  de  ce  fils  qu'à  tort  vous  condamnez. 
Resté  seul  contre  trois,  mais  en  cette  aventure 


Cid:  c  Je  ne  sais  s'il  n'y  a  pas  dans  cette  scène  an  artifice  trop  TÎsible,  une 
méprise  trup  longtemps  soutenue.  11  semble  que  Tauteur  ait  en  plus  d'égards 
au  jeu  de  théâtre  qu*à  la  Traisemblance.  C  est  le  même  défaut  que  dans  la  scène 
de  Chimène  avec  don  Sanche  dans  le  Cid»...  a 
X.  P'ar,  Le  combat  par  sa  fuite  est-il  pas  terminé? 

▼AL.  Albe  ainsi  quelque  temps  se  Test  imaginé  ; 

Mais  elle  a  bientôt  tu  que  c*étoit  fuir  (a)  en  homme.  (1641 -56) 

(a)  L'édition  de  x655  A.  porte  /ait,  au  lien  de/uîr,  et  an  premier  Ters  de 
la  Tariante  la  fuite ,  pour  sa  fuite. 


I  I  00 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  33i 

Tous  trois  étant  blessés,  et  lui  seul  sans  blessure, 
Trop  foible  pour  eux  tous ,  trop  fort  pour  chacun  d'eux , 
n  sait  bien  se  tirer  d'un  pas  si  dangereux^; 
If  fuit  pour  luietîx  combattre,  et  cette  prompte  rose 
Divise  adroitement  trois  frères  qu'elle  abuse. 
Chacun  le  suit  d'un  pas  ou  plus  ou  moins  pressé, 
Selon  qu'il  se  rencontre  ou  plus  ou  moins  blessé  ;     1 1 1  o 
Leur  ardeur  est  égale  à  poursuivre  sa  fuite  ; 
Mais  leurs  coups  inégaux  séparent  leur  poursuite. 

Horace,  les  voyant  l'un  de  l'autre  écartés,/ 
Se  retourne,  et  déjà  les  croit  demi-domptés  : 
Il  attend  le  premier,  et  c'étoit  votrc-^gendre.  __  i  n  5 

L'autre,  tout  indigné  qu'il  ait  osé  l'attendre, 
En  vain  en  l'attaquant  fait  parottre  un  grand  cœur  ; 
Le  sang  qu'il  a  perdu  ralentit  sa  vigueur. 
Albe  à  son  tour  commence  à  craindre  un  sort  contraire  ; 
Elle  crie  au  second  qu'il  secoure  son  irère  :  i  x  a  o 

n  se  hâte  et  s'épuise  en  efforts  superflus  ; 
n  trouve  en  les  joignant  que  son  frère-n'^atplus. 

CAMILLE. 

Hélas  M 

X.  Far,  n  sait  bien  se  tirer  d*on  pas  si  hasardeux  (a).  (i64i-63) 
a.  Depuis  ce  cri  jusqu'à  la  scène  iv  il  y  a,  suÎTant  la  remarque  que  Toi- 
taire  fait  sur  le  commencement  de  cette  dernière  scène,  «  un  long  silence  de 
Camille  dont  on  ne  s*est  pas  seulement  aperçu,  parce  que  TAme  était  toute 
remplie  dn  destin  des  Horaces  et  des  Curiacea  et  de  celui  de  Rome.  » 
Mlle  Rachel  le  faisait  bien  apercevoir.  «  Elle  a  souvent  créé  des  effets  nou- 
▼eaox,  dit  à  cette  orcasion  M.  Véron  dans  les  "Mémoire*  d'un  bourgeois  de 
Paris  (tome  IV,  p.  i65).  Je  citerai  surtout  la  scène  du  fauteuil  dans  le  quatrième 
acte  d* Horace.  Sa  pantomime,  alors  qu'elle  apprend  la  mort  de  son  amant,  est 
d'an  grand  effet  scénique;  mais  elle  excite  plutât  encore  dans  cette  situation 
la  terreur  que  les  larmes.  Je  tiens  d'ailleurs  de  Mlle  Racbel  elle-même  que  ce 
fut  à  un  état  de  malaise  physique  qu'elle  emprunta  l'idée  et  les  moyens  d'exé- 
cution de  cette  pantomime  :  elle  venait  d'être  saignée;  elle  ne  fit  que  repro- 
duire sur  le  théâtre  l'abattement  profond  et  les  menaces  douloureuses  de  syn- 
cope qu'elle  éproura.  » 

{a)  Voltaire  a  donné  dans  son  édition  l'ancienne  leçon  hasardeux^  au  lien  de 
dangereux. 


33a  HORACE. 

VÀLÈRB. 

Tout  hors  d^haleine  il  prend  pourtant  sa  place, 
Et  redouble  bientôt  la  victoire  d* Horace  : 
Son  courage  sans  force  est  un  débile  appui  ;  1 1  a  5 

Voulant  venger  son  frère,  il  tombe  auprès  de  lui. 
L'air  résonne  des  cris  qu'au  ciel  chacun  envoie  ; 
Albe  en  jette  d* angoisse,  et  les  Romains  de  joie. 

Comme  notre  héros  se  voit  près  d'achever, 
C'est  peu  pour  lui  de  vaincre,  il  veut  encor  braver  :  x  t  So 
«  J'en  viens  d'immoler  deux  aux  mânes  de  mes  frères  ; 
Rome  aura  le  dernier  de  mes  trois  adversaires, 
C'est  à  ses  intérêts  que  je  vais  l'immoler,  » 
Dit-il  ;  et  tout  d'un  temps  on  le  voit  y  voler. 
La  victoire  entre  eux  deux  n'étoit  pas  incertaine  ;     i  x  3  5 
L' Albain  percé  de  coups  ne  se  tratnoit  qu'à  peine , 
Et  comme  une  victime  aux  marches  de  l'autel, 
Il  sembloit  présenter  sa  gorge  au  coup  mortel  : 
Aussi  le  reçoit-il,  peu  s'en  faut,  sans  défense. 
Et  son  trépas  de  Rome  établit  la  puissance  * .  x  x  4  o 

LE   VIEIL    HORACE. 

o  mon  fils!  ô  ma  joie  !  ô  l'honneur  de  nos  jours  ! 
O  d'un  Etat  penchant  l'inespéré  secours  ! 
Vertu  digne  de  Rome,  et  sang  digne  d'Horace  ! 
Appui  de  ton  pays,  et  gloire  de  ta  race  ! 
Quand  pourrai-je  étouffer  dans  tes  embrassements   x  1 4  5 
L'erreur*  dont  j'ai  formé  de  si  faux  sentiments? 
Quand  pourra  mon  amour  baigner  avec  tendresse 
Ton  front  victorieux  de  larmes  d'allégresse  ? 

VÂLERE. 

Vos  caresses  bientôt  pourront  se  déployer  : 

Le  Roi  dans  un  moment  vous  le  va  renvoyer,  x  x  5  o 


x.  Voyn  plus  hant,  p.  a66  et  saÎTantes,  le  récit  de  Tite  Lire. 
a.  Dans  Pédition  de  i656,  on  lit  l'horreur  ^  pour  F  erreur. 


ACTE  IV,   SCÈNE  IL  333 

Et  remet  à  demain  la  pompe  qu'il  prépare  * 

D'un  sacrifice  aux  Dieux  pour  un  bonheur  si  rare  ; 

Aujourd'hui  seulement  on  s'acquitte  vers  eux 

Par  des  chants  de  victoire  et  par  de  simples  vœux. 

C'est  où  le  Roi  le  mène,  et  tandis  il  m'envoie  x  x  5  5 

Faire  office  vers  vous  de  douleur  et  de  joie  ; 

Mais  cet  office  encor  n'est  pas  assez  pour  lui  ; 

D  y  viendra  lui-même,  et  peut-être  aujourd'hui  : 

n  croit  mal  reconnoître  une  vertu  si  pure'. 

Si  de  sa  propre  boilbhe  il  ne  vous  en  assure,  x  1 6o 

S'il  ne  vous  dit  chez  vous  combien  vous  doit  l'Etat. 

LE    VIEIL    HORACE. 

De  tels  remerctments  ont  pour  moi  trop  d'éclat, 

Et  je  me  tiens  déjà  trop  payé  par  ]fts  vôtres 

Du  service  d'un  fils,  et  du  sang  des  deux  autres* . 

VALERE. 

Il  ne  sait  ce  que  c'est  d'honorer  à  demi  ;  x  x  6  5 

Et  son  sceptre  arraché  des  mains  de  l'ennemi 

Fait  qu'il  tient  cet  honneur  qu'il  lui  plaît  de  vous  faire* 

Au-dessous  du  mérite  et  du  fils  et  du  père. 

Je  vais  lui  témoigner  quels  nobles  sentiments 

La  vertu  vous  inspire  en  tous  vos  mouvements,  1x70 

Et  combien  vous  montrez  d'ardeur  pour  son  service. 

LE   VIEIL   HORACE. 

Je  vous  devrai  beaucoup  pour  un  si  bon  office. 


X.  F'ar.  Et  remet  à  demain  le  pompeux  sacrifire 
Qae  nous  devons  aux  Dieux  pour  un  tel  bénéfice.  (1641-56) 

a.  yar.  Cette  belle  action  si  puissamment  le  touche, 
Qa*il  TOUS  yeut  rendre  grâce ,  et  de  sa  propre  boudie , 
D'aroir  donné  vos  fils  au  bien  de  son  État.  (1641 -56) 

3.  far.  Du  service  de  Tun,  et  du  sang  des  deux  autres. 
VAL.  Le  Roi  ne  sait  que  c*est  d'honorer  à  demi.  (i64x-56) 

4.  far.  Fait  qa*il  estime  encor  Thonnenr  qu'il  vous  vent  faire.  (1641-60) 


334  HORACE. 

SCÈNE  m. 

LE  VIEIL  HORACE,  CAMILLE. 

LE   VIEIL    HORACE. 

Ma  fille,  il  n'est  plus  temps  de  répandre  des  pleurs  ; 

Il  sied  mal  d'en  verser  où  Ton  voit  tant  d'honneurs; 

On  pleure  injustement  des  pertes  domestiques,         1 1 7  5 

Quand  on  en  voit  sortir  des  victoires  publiques. 

Rome  triomphe  d'Albe,  et  c'est  asse»pour  nous  ; 

Tous  nos  maux  à  ce  prix  doivent  nous  être  doux  * . 

En  la  mort  d'un  amant  vous  ne  perdez  qu'un  homme 

Dont  la  perte  est  aisée  à  réparer  dans  Rome ';  1 1 80 

Après  cette  victoire ,  il  n'est  point  de  Romain 

Qui  ne  soit  glorieux  de  vous  donner  la  main. 

Il  me  faut  à  Sabine  en  porter  la  nouvelle'; 

Ce  coup  sera  sans  doute  assez  rude  pour  elle. 

Et  ses  trois  frères  morts  par  la  main  d'un  époux       x  1 8  S 

Lui  donneront  des  pleurs  bien  plus  justes  qu'à  vous; 

Mais  j'espère  aisément  en  dissiper  Forage, 

Et  qu'un  peu  de  prudence  aidant  son  grand  courage 

Fera  bientôt  régner  sur  un  si  noble  cœur 

Le  généreux  amour  qu'elle  doit  au  vainqueur.  1190 

Cependant  étouffez  cette  lâche  tristesse; 

Recevez-le,  s'il  vient,  avec  moins  de  foiblesse; 

Faites-vous  voir  sa  sœur,  et  qu'en  un  même  flanc 

Le  ciel  vous  a  tous  deux  formés  d'un  même  sang. 

X.  Far.  Tous  nos  maux  à  ce  prix  noas  doirent  être  doax.  (1641 -56) 

a.  Voyex  ci-dessus,  p.  i6a,  vers  io58  et  note  4* 

3.  f^ar.  Je  m'en  tûs  à  Sabine  en  porter  la  nouvelle.  (i64x-56) 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV-  335 

SCÈNE  IV, 

CAMILLE. 

Oui,  je  lui  ferai  voir,  par  d'infaillibles  marques,        1 1 9  5 

Qu'un  véritable  amonr  brave  la  main  des  Parques, 

Et  ne  prend  point  de  lois  de  ces  cruels  tyrans    \. 

Qu'un  astre^injurieux  nouS- donne  pour  parents.  ) 

Tu  blâmes  ma  douleur,  tu  l'oses  nonmier  lâche  ; 

Je  Taime  d'autant  plus  que  plus  elle  te  fâche,  1 100 

Impitoyable  père,  et  pai*  un  just£je£GQ£t  - 

Je  la  veux  rendre  égale  aux  rigueurs  de  mon  sort. 

En  vit-on  jamais  un  dont  les  rudes  traverses 
Prissent  en  moins  de  rien  tant  de  faces  diverses , 
Qui  fût  doux  tant  de  fois,  et  tant  de  fois  cruel,  1 9  o  5 

Et  portât  tant  de  coups  avant  le  coup  mortel? 
Vit-on  jamais  une  âme  en  un  jour  plus  atteinte 
De  joie  et  de  douleur,  d'espérance  et  de  crainte. 
Asservie  en  esclave  à  plus  d'événements , 
Et  le  piteux  jouet  de  plus  de  changements  ?  x  a  1  o 

Un  oracle  m'assure,  un  soiigeme  travailleJ  ; 
La  paix  calmé"!  eiïroi  que  me  fait  la  bataille  ; 
Mon  hymen  se  prépare,  et  presque  en  un  moment 
Pour  combattre  mon  frère  on  choisit  mon  amant; 
Ce  choix  me  désespère,  et  tous  laxlàsavouent';         i  a  1 5 
La  partie  est  rompue,  et  les  Dieux  la  renouent; 
Rome  semble  vaincue,  et  seul  des  trois  Albains, 
Curiace  en  mon  sang  n'a  point  trempé  ses  mains. 
O  Dieux!  sentois-je  alors  des  douleurs  trop  légères* 

X.  Var,  Un  oracle  m'assare,  un  songe  m'éponTante  ; 

La  bataille  m'effraie,  et  la  paix  me  contente.  (i64i-56) 
a.  Var,  Les  deux  camps  mutinés  un  tel  choix  désavouent; 

Ils  rompent  la  partie,  et  les  Dieux  la  renouent,  (i 641 -56)   • 
3.  Var.  Dieux  !  srntois-je  point  lors  des  douleurs  trop  légères.  (x64i-56) 

Var,  Ne  s«ntois-je  point  lors  des  douleurs  trop  légères.  (1660) 


P 


336  HORACE. 

Pour  le  malheur  de  Rome  et  la  mort  de  deux  frères  * , 
Et  me  £lattois-je  trop  quand  je  croyois  pouvoir' 

'    L'aimer  encor  sans  crime  et  nourrir  quelque  espoir? 
Sa  mort  m'en  punit  bien,  et  la  façon  cruelle 
Dont  mon  ftme  éperdue  en  reçoit  la  nouvelle  : 
Son  rival  me  Tapprend,  et  faisant  à  mes  yeux  1 1  a  5 

D'un  si  triste  succès  le  récit  odieux, 
D  porte  sur  le  front  une  allégresse  ouverte. 
Que  le  bonheur  public  fait  bien  moins  que  ma  perte  ; 
Et  bâtissant  en  Tair  sur  le  malheur  d'autrui, 
Aussi  bien  que  mon  frère  il  triomphe  de  lui.  i  a  3o 

Mais  ce  n'est  rien  encore  au  prix  de  ce  qui  reste'  : 
On  demande  ma  joie  en  un  jour  si  funeste*; 
Il  me  faut  applaudir  aux  exploits  du  vainqueur, 
Et  baiser  une  main  qui  me  perce  le  cœur. 
En  un  sujet  de  pleurs  si  grand,  si  légitime,  i  a  35 

Se  plaindre  est  une  honte,  et  soupirer  un  crime; 
Leur  brutale  vertu  veut  qu'on  s'estime  heureux, 
Et  si  l'on  n'est  barbare,  on  n'est  point  généreux. 
Dégénérons,  mon  cœur,  d'un  si  vertueux  père  ; 
Soyons  indigne  sœur  d'un  si  généreux  frère  :  x  a  4  o 

C'est  gloire  de  passer  pour  un  cœur  abattu  ^ , 
Quand  la  brutalité  fait  la  haute  vertu. 
Éclatez,  mes  douleurs  :  à  quoi  bon  vous  contraindre? 
Quand  on  a  tout  perdu,  que  sauroit-on  plus  craindre? 

ij    Pour  ce  cruel  vainqueur  n'ayez  point  de  respect  ;     x  a  4  s 

J    Loin  d'éviter  ses  yeux,  croissez  à  son  aspect; 

I    Offensez  sa  victoire,  irritez  sa  colère, 

X.  P'ar,  Pour  le  malbear  de  Rome  et  la  mort  des  deux  frère»?  (x64x  iu-ia) 
a.  Var,  Me  flattois-je  point  trop  quand  je  croyois  pouvoir.  (i64x-56) 

Far,  Ne  me  flattois-Je  point  quand  je  croyois  pouvoir.  (x66o) 
3.  F<^.  Mais  ce  nVst  eucor  rien  an  prix  de  ce  qui  reste.  (x64x->48  et  55  A.) 
4*  f^ar.  On  demande  ma  joie  en  on  coup  si  funeste.  (x64x-56) 
5.  Far.  C'est  gloire  de  passer  pour  des  coeurs  abattus. 

Quand  b  brutalité  fait  les  hautes  vertus.  (x64x-56) 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  BJ? 

*"' 

Et  prenez,  s'il  se  peut,  plaisir  à  lui  déplaire. 

Il  vient  :  préparons-nous  à  montrer  constamment 

Ce  que  doit  une  amante  à  la  mort  d'un  amant.         i  a 5o 


SCENE  V. 

HORACE,  CAMILLE,  PROCULE. 

(  Procnltf  porte  en  sa  main  les  trois  épées  des  Cariaces   .  ) 

HORACE. 

Ma  sœur,  voici  le  bras  qui  venge  nos  deux JrèceSr- 
Le  bras  qm^rompt  le  cours  iden6s~  destins  contraires, 
Qui  nous  rend  maîtres  d'Albe;  enfin  voici  le  bras 
Qui  seul  fait  aujourd'hui  le  sort  de  deux  Etats; 
Vois  ces  marques  d'honneur,  ces  témoins  de  ma  gloire, 
Et  rends  ce  que  tu  dois  à  Theur  de  ma  victoire. 

CAMILLE. 

Recevez  donc  mes  pleurs,  c'est  ce  que  je  lui  dois  '. 

HORACE. 

Rome  n'en  veut  point  voir  après  de  tels  exploits, 
Et  nos  deux  frères  morts  dans  le  malheur  des  armes 
Sont  trop  payés  de  sang  pour  exiger  des  larmes  :     i a6o 
Qnandjaperteest  vengée,  on  nVjiliis  ri^n  p^rjn- 

CAMILLE. 

Puisqu'ils  sont  satisfaits  par  le  sang  épandu. 

Je  cesserai  pour  eux  de  paroître  affligée, 

Et  j'oublierai  leur  mort  que  vous  avez  vengée  ; 

Mais  qui  me  vengera  de  celle  d'un  amant,  i  a  6  5 

Pour  me  faire  ouLlIer  sa  perte  en  un"  moment  ? 

I.  Var,  ProeuU  et  deux  autres  soldats  (a)  fwrtant  chacun  une  épée  des 
Curiaees,  (1641-60) 
a.  Voyez  la  Notice  d'Horace,  p.  a48  et  note  i. 

(a)  Et  les  deux  autres  soldats.  (1641  in-ia  et  47) 

GOAJIXZLI.S.    UX  91 


338  HORACE. 

HOEACE. 

Que  dis-tu,  malheureuse  ? 

CiJIILLB. 

O  mon  cher  Curiaoe  ! 

HORACE. 

O  d'une  indigne  sœur  insupportable  audace*! 

D'un  ennemi  public  dont  je  reviens  vainqueur 

Le  nom  est  dans  ta  bouche  et  Famour  dans  ton  cœur  ! 

Ton  ardeur  criminelle  à  la  vengeance  aspire  ! 

Ta  bouche  la  demande,  et  ton  cœur  la  respire  ! 

Suis  moins  ta  passion,  règle  mieux  tes  désirs. 

Ne  me  fais  plus  rougir  d'entendre  tes  soupirs  ; 

Tes  flammes  désormais  doivent  être  étouffées  ;  1375 

Bannis-les  de  ton  âme,  et  songe  à  mes  trophées  : 

Qu'ils  soient  dorénavant  ton  unique  entretien. 

CAMILLE. 

Donne-moi  donc,  barbare,  un  cœur  comme  le  tien; 
Et  si  tu  veux  enfin  que  je  t'ouvre  mon  âme, 
Rends-moi  mon  Curiace,  ou  laisse  agir  ma  flamme  :    i  a  s  o 
Ma  joie  et  mes  douleurs  dépendoient  de  son  sort; 
Je  l'adorois  vivant,  et  je  le  pleure  mort. 

Ne  cherche  plus  ta  sœur  où  tu  l'a  vois  laissée  ; 
Tu  ne  revois  en  moi  qu'une  amante  offensée, 
Qui  comme  une  furie  attachée  à  tes  pas,  i  &  8  5 

Te  veut  incessamment  reprocher  son  trépas. 
Tigre  altéré  de  sang,  qui  me  défends  les  larmes^. 
Qui  veux  que  dans  sa  mort  je  trouve  encor  des  charmes, 
Et  que  jusques  au  ciel  élevant  les  exploits. 
Moi-même  je  le  tue  une  seconde  fois  !  1390 

Puissent  tant  de  malheurs  accompagner  ta  vie*. 
Que  tu  tombes  au  point  de  me  porter  envie  ; 

X.  Far,  O  d'une  indigne  scrar  Tinsupportable  audace!  (1641-60) 

a.  Var.  Tigre  affamé  de  sang,  qui  me  défends  les  larmes.  (1641-48  et  55  A.) 

3.  fw.  Puissent  de  tels  malheurs  accompagner  ta  vie.  (i64i>56) 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  339 

Et  toi,  bientôt  souiller  par  quelque  lâcheté 
Cette  gloire  si  chère  à  ta  brutalité! 

HORACE. 

O  ciel  !  qui  vit  jamais  une  pareille  rage  !  1295 

Crois-tu  donc  que  je  sois  insensible  à  Toutrage, 

Que  je  souffre  en  mon  sang  ce  mortel  déshonneur  ? 

Aime,  aime  cette  mort  qui  fait  notre  bonheur. 

Et  préfère  du  moins  au  souvenir  d'un  honmde 

Ce  que  doit  ta  naissance  aux  intérêts  de  Rome.         1 3oo 

CAMILLE. 

Rome,  Tunique  objet  de  mon  ressentiment^! 

Rome,  à  qui  vient  ton  bras  d'inmioler  mon  amant  ! 

Rome  qui  t'a  vu  naître,  et  que  ton  cœur  adore  ! 

Rome  enfin  que  je  hais  parce  qu  elle  t'honore  ! 

Puissent  tous  ses  voisins  ensemble  conjurés  1 9o5 

Saper  ses  fondements  encor  mal  assurés  ! 

Et  si  ce  n'est  assez  de  toute  l'Italie, 

Que  l'Orient  contre  elle  à  l'Occident  s'allie; 

Que  cent  peuples  unis  des  bouts  de  l'univers 

Passent  pour  la  détruire  et  les  monts  et  les  mers  !     1 3 1  o 

Qu'elle-même  sur  soi  renverse  ses  murailles. 

Et  de  ses  propres  mains  décliire  ses  entrailles  ! 

Que  le  courroux  du  ciel  allumé  par  mes  vœux  ' 

Fasse  pleuvoir  sur  elle  un  déluge  de  feux  ! 

Puissé-je  de  mes  yeux  y  voir  tomber  ce  foudre*,      1 3 1 5 

Voir  ses  maisons  en  cendre,  et  tes  lauriers  en  poudre , 

Voir  le  dernier  Romain  à  son  dernier  soupir. 

Moi  seule  en  être  cause,  et  mourir  de  plaisir  ! 


I.  «  Cet  imprécatioiis  de  Camille,  dit  Voltaire,  ont  toujours  fié  on  beaa 
morceaa  de  déclamation,  et  but  fait  valoir  toutes  les  actrices  qui  ont  joué  ce 
rôle.  »  Voyez  la  Notice  d'Horace,  p.  953  el  note  x. 

1.  Far,  Que  le  courroux  du  ciel  allumé  par  mes  yeux.  (x656) 

3.  Far,  Pttissé-jc  de  mes  yeux  voir  tomber  cette  foudre.  (1641-  56] 


3/|0  HORACE. 

HOEAGB,  mettant  la  main  k  Tépée*,  et  ponfsoÎTant  sa  sœnr 

qui  8*enfait. 

C^est  trop,  ma  patience  à  la  raison  fait  place  ; 

Va  dedans  les  enfers  plaindre  ton  Curiace^.  i  Sap 

CAMILLE ,  blessée  denièrele  théâtre  '. 

Ah  !  traître  ! 

HORACE  f  revenant  sor  le  théâtre. 

Ainsi  reçoive  un  châtiment  soudain 
Quiconque  ose  pleurer  un  ennemi  romain  *  ! 


V 


SCÈNE  VL 

HORACE,  PROCULE. 

PROCULE. 

Que  venez-vous  de  faire  ? 

HORACE. 

Un  acte  de  justice  : 
Un  semblable  forfait  veut  un  pareil  suppUqe. 

PROCULE. 

Vous  deviez  la  traiter  avec  moins  de  rigueur.  1 32 5 

HORACE. 

Ne  me  dis  point  qu'elle  est  et  mon  sang  et  ma  sœur. 

Mon  père  ne  peut  plus  Favouer  pour  sa  fille  : 

Qui  maudit  son  pays  renonce  à  sa  famille  ; 

Des  noms  si  pleins  d'amour  ne  lui  sont  plus  permis; 

De  ses  plus  chers  parents  il  fait  ses  ennemis  :  x  3  3  o 

Le  sang  même  les  arme  en  haine  de  son  crime. 

La  plus  prompte  vengeance  en  est  plus  légitime*; 

X.  rar.  Mettant  Vépée  a  la  main.  (1641-48  et  55  A.) 

a.  Far,  Va  dedans  les  enfers  joindre  ton  CurUce.  (x64i*56) 

3.  yar,  CAifXLix,  derrière  le  théâtre,  (i663) 

4«  Voyex  la  Notice  &* Horace,  p.  25a  et  a53. 

5.  yar,  La  plos  prompte  vengeaDce  rst  la  plus  légitime.  {1647) 


ACTE  IV,  SCÈNE  VI.  34i 

Et  ce  souhait  impie,  encore  qu'impuissant, 
Est  un  monstre  qu'il  faut  étouffer  en  naissant. 


SCENE  VIL 

HORACE,  SABINE,  PROCULE. 

SABINE. 

A  quoi  s'arrête  ici  ton  illustre  colère  ?  z  3  3  5 

Viens  voir  mourir  ta  sœur  dans  les  bras  de  ton  père  ; 

Viens  repaître  tes  yeux  d'un  spectacle  si  doux  : 

Ou  si  tu  n'es  point  las  de  ces  généreux  coups  ^ , 

Immole  au  cher  pays  des  vertueux  Horaces 

Ce  reste  malheureux  du  sang  des  Curiaces.  1 340 

Si  prodigue  du  tien,  n'épargne  pas  le  leur; 

Joins  Sabine  à  Camille,  et  ta  femme  à  ta  sœur; 

Nos  crimes  sont  pareils,  ainsi  que  nos  misères  ; 

Je  soupîfirconMne  elle,  et  déplore  mes  frères  : 

Plus  coupable^li  ce  point  contre  tes  dures  lois,         x  3  4  5 

Qu'elle  n'en  pleuroit  qu'un,  et  que  j'en  pleure  trois, 

Qu'après  son  châtiment  ma  faute  continue. 

HORACE. 

Sèche  tes  pleurs,  Sabine,  ou  les  cache  à  ma  vue  : 

Rends-toi  digne  du  nom  de  ma  chaste  moitié, 

Et  ne  m'accable  point  d'une  indigne  pitié.  1 3  5o 

Si  l'absolu  pouvoir  d'une  pudique  flamme 

Ne  nous  laisse  à  tous  deux  qu'un  penser  et  qu'une  àme. 

C'est  à  toi  d'élever  tes  sentiments  aux  miens. 

Non  à  moi  de  descendre  à  la  honte  des  tiens. 

Je  t'aime,  et  je  connois  la  douleur  qui  te  presse  ;      x  3  5  S 

Embrasse  ma  vertu  pour  vaincre  ta  foiblesse,      r- 

I .  Raciiie  a  dit  dans  Andromaque  (acte  IV,  scène  ir)  : 
Qoe  peat-oxi  refuser  à  ces  généreux  coups  ? 


; 


34a     .  HORACE. 

• 

Participe  à  ma  gloire  au  lieu  de  la  souiller. 

Tâche  à  t'en  revêtir,  non  à  m'en  dépouiller. 

Es-tu  de  mon  honneur  si  mortelle  ennemie, 

Que  je  te  plaise  mieux  couvert  d'une  infamie^?  r  36o 

Sois  plus  femme  que  sœur,  et  te  réglant  sur  moi. 

Fais-toi  de  mon  exemple  une  inunuable  loi. 

Cherche  pour  t^imiter  des  ùmes  plus  parfaites. 

Je  ne  t'impute  point  les  pertes  que  j'ai  faites. 

J'en  ai  les  sentiments  que  je  dob  en  avoir,  i  S6  5 

Et  je  m'en  prends  au  sort  plutôt  qu'à  ton  devoir  ; 

Mais  enfin  je  renonce  à  la  vertu  romaine', 

Si  pour  la  posséder  je  dois  être  inhumaine  ; 

Et  ne  puis  voir  en  moi  la  femme  du  vainqueur 

Sans  y  voir  des  vaincus  la  déplorable  sœur.  i  S7  o 

Pi*enons  part  en  public  aux  victoires  publiques; 
Pleurons  dans  la  maison  nos  malheurs  domestiques. 
Et  ne  regardons  point  des  biens  communs  à  tous. 
Quand  nous  voyons  des  maux  qui  ne  sont  que  pour  nous. 
Pourquoi  veux-tu,  cruel,  agir  d'une  autre  sorte?      1375 
Laisse  en  entrant  ici  tes  lauriers  à  la  porte  ; 
Mêle  tes  pleurs  aux  miens.  Quoi?  ces  lâches  discours 
N'arment  point  ta  vertu  contre  mes  tristes  jours  ? 
Mon  crime  redoublé  n'émeut  point  ta  colère? 
Que  Camille  est  heureuse  !  elle  a  pu  te  déplaire;       1 3So 
Elle  a  reçu  de  toi  ce  qu'elle  a  prétendu. 
Et  recouvre  là-bas  tout  ce  qu'elle  a  perdu. 
Cher  époux,  cher  auteur  du  tourment  qui  me  presse. 
Ecoute  la  pitié,  si  ta  colère  cesse  ; 
Exerce  l'une  ou  l'autre,  après  de  tels  malheurs,        1 395 
A  punir  ma  foiblesse,  ou  finir  mes  douleurs  : 


X.  f^ar.  Qne  je  te  plaùe  mieux  tombé  dam  l*infunie?  (i64i-56) 
a.  f^ar.  Mais  aoui  je  renonce  à  la  Terta  romaine.  (1641*48  et  55  A.) 


ACTE    IV,  SCÈNE  VII.  ^43 

Je  demande  la  mort  pour  grâce,  ou  pour  supplice; 
Qu'elle  soit  un  effet  d'amour  ou  de  justice, 
N'importe  :  tous  ses  traits  n'auront  nen  que  de  doux^ 
Si  je  les  vois  partir  de  la  main  d'un  époux.  1 390 

HORACE. 

Quelle  injustice  aux  Dieux  d'abandonner  aux  fenunes 

Un  empire  si  grand  sur  les  plus  belles  âmes, 

Et  de  se  plaire  à  voir  de  si  foibles  vainqueurs 

Régner  si  puissamment  sur  les  plus  nobles  cœurs  ! 

A  quel  point  ma  vertu  devient-elle  réduite!  1 395 

Rien  ne  la  sauroit  plus  garantir  que  la  fuite. 

Adieu  :  ne  me  suis  point,  ou  retiens  tes  soupirs. 

SABINB,  seule. 

O  colère,  6  pitié,  sourdes  à  mes  désirs, 

Vous  négligez  mon  crime,  et  ma  douleur  vous  lasse, 

Et  je  n'obtiens  de  vous  ni  supplice  ni  grâce  !  1400 

Allons-y  par  nos  pleurs  faire  encore  un  effort. 

Et  n'employons  après  que  nous  à  notre  mort. 

I.  Var,  N'ia^fMMte  :  toos  ses  traits  me  sembleroat  fort  doux.  (i64i-56) 


riN    DU    QUÂTAliMK    ACTE. 


344  HORACE. 


ACTE   V. 


SCÈNE   PREMIÈRE. 

LE    VIEIL    HORACE,    HORACE. 

LE   VIEIL    HORACE. 

Retirons  nos  regards  de  cet  objet  funeste, 

Pour  admirer  ici  le  jugement  céleste  : 

Quand  la  gloire  nous  enfle,  il  sait  bien  comme  il  faut 

Confondre  notre  orgueil  qui  s'élève  trop  haut. 

Nos  plaisirs  les  plus  doux  ne  vont  point  sans  tristesse  ; 

D  mêle  à  nos  vertus  des  marques  de  foiblesse, 

Et  rarement  accorde  à  notre  ambition 

L'entier  et  pur  honneur  d'une  bonne  action .  z  4  x  o 

J_e  ne  plains  point  Camille  :  elle  étoit  criminelle  ; 

Je  me  tiens  plus  à  plaindre,  et  je  te  plains  plus  qu'elle  : 

Moi,  d'avoir  mis  au  jour  un  cœur  si  peu  romain; 

Toi,  d'avoir  par  sa  mort  déshonoré  ta  main. 

Je  ne  la  trouve  point  injuste  ni  trop  prompte  ;  1 4  x  s 

Mais  tu  pouvoîs,  mon  fils,  t'en  épargner  la  honte  : 

Son  crime,  quoique  énorme  et  digne  du  trépas, 

Étoit  mieux  impuni  que  puni  par  ton  bras. 

HORACE. 

Disposez  de  mon  sang,  les  lois  vous  en  font  maître^; 
J'ai  cru  devoir  le  sien  aux  lieux  qui  m'ont  vu  naître. 
Si  dans  vos  sentiments  mon  zèle  est  criminel, 

I.  Far,  Disposez  de  mon  sort,  les  lois  tous  en  font  mattra; 
J*u  cm  devoir  ce  coup  ans  lieux  qxà  m'ont  Tn  nattrd. 
Si  mon  zèle  an  pays  roas  semble  criminel.  (i64i-56) 


f    (  >  '    ' 


ACTE  V,  SCÈNE  L  345 

S'Q  m*en  (kut  recevoir  un  reproche  étemel, 

Si  ma  main  en  devient  honteuse  et  profanée, 

Vous  pouvez  d'un  seul  mot  trancher  ma  destinée  : 

Reprenez  tout  ce  sang  de  qui  ma  lâcheté^  1495 

A  si  brutalement  souillé  la  pureté. 

Ma  main  n'a  pu  souffrir  de  crime  en  votre  race  ; 

Ne  souffrez  point  de  tache  en  la  maison  d'Horace. 

C'est  en  ces  actions  dont  T  honneur  est  blessé 

Qu'un  père  tel  que  vous  se  montre  intéressé  :  1430 

Son  amour  doit  se  taire  où  toute  excuse  est  nulle; 

Lui-même  il  y  prend  part  lorsqu'il  les  dissimule  ; 

Et  de  sa  propre  gloire  il  fait  trop  peu  de  cas , 

Quand  il  ne  punit  point  ce  qu'il  n'approuve  pas. 

LE    VIEIL    HORACE. 

n  n'use  pas  toujours  d'une  rigueur  extrême  ;  1 4  3  5 

n  épargne  ses  fils  bien  souvent  pour  soi-même  ; 

Sa  vieillesse  sur  eux  aime  à  se  soutenir, 

Et  ne  les  punit  point ,  de  peur  de  se  punir'. 

Je  te  vois  d'un  autre  œil  que  tu  ne  te  regardes  ; 

Je  sais. . . .  Mais  le  Roi  vient,  je  vois  entrer  ses  gardes.  1440 


SCENE  IL 

TULLE,  VALÈRE,  LE  VIEIL  HORACE, 
HORACE,  TROUPE  DE  Gardes'. 

LE    VIEIL    HORACE. 

Ah  !  Sire ,  un  tel  honneur  a  trop  d'excès  pour  moi  ; 
Ce  n'est  point  en  ce  lieu  que  je  dois  voir  mon  roi  : 
Permettez  qu'à  genoux.... 

I.  Far.  Rq>reiiez  rotre  Mog  de  qui  ma  1  Acheté 
A  si  nul  à  propos  souillé  la  pureté.  (164 1-56) 
^.Far,  Et  ne  les  punit  point,  pour  ne  se  pas  punir.  (1641-60) 
3.  Var.  TaoupB  ms  oardes.  (i655  A.  et  56) 


346  HORACE. 

TULLB. 

Non,  levez-vous,  mon  père  : 
Je  (ÎEÛs  ce  qu'en  ma  place  un  bon  prince  doit  faire. 
Un  si  rare  service  et  si  fort  important  1445 

Veut  rtionneur  le  plus  rare  et  le  plus  éclatant^. 
Vous  en  aviez  déjà  sa  parole  pour  gage  ; 
Je  ne  Fai  pas  voulu  différer  davantage. 

J*ai  su  par  son  rapport,  et  je  n^en  doutois  pas , 
Gomme  de  vos  deux  fils  vous  portez  le  trépas ,  1450 

Et  que  déjà  votre  âme  étant  trop  résolue , 
Ma  consolation  vous  seroit  superflue  ; 
Mais  je  viens  de  savoir  quel  étrange  malheur 
D'un  fils  victorieux  a  suivi  la  valeur, 
Et  que  son  trop  d'amour  pour  la  cause  publique       1455 
Par  ses  mains  à  son  père  ôte  une  fille  unique. 
Ce  coup  est  un  peu  rude  à  Fesprit  le  plus  fort^; 
Et  je  doute  comment  vous  portez  cette  mort. 

LE   VIEIL    HORACE. 

Sire ,  avec  déplaisir,  mais  avec  patience. 

TULLE. 

Cest  Feffet  vertueux  de  votre  expérience.  1460 

Beaucoup  par  un  long  âge  ont  appris  comme  vous 

Que  le  malheur  succède  au  bonheur  le  plus  doux  : 

Peu  savent  comme  vous  s'appliquer  ce  remède , 

Et  dans  leur  intérêt  toute  leur  vertu  cède. 

Si  vous  pouvez  trouver  dans  ma  compassion  1465 

Quelque  soulagement  pour  votre  affliction*, 

Ainsi  que  votre  mal  sachez  qu'elle  est  extrême , 

Et  que  je  vous  en  plains  autant  que  je  vous  aime* . 


1 .  Entre  ce  ren  et  le  ftuÎTant,  Voltaire  a  ajouté  cette  indicatioii  qui  n*ett 
point  inutile  :  montrant  Fàlère. 

2.  yiar.  Je  sais  que  peut  ce  coup  sur  l'esprit  le  plu»  fort.  (i64r-56) 

3.  Far,  Quelque  toulagement  à  votre  affliction.  (1641  in-ia  et  47) 

4.  Far.  Et  que  Tulle  tous  plaint  autant  comme  il  tous  aime.  (i64i-56) 


ACTE  V,  SCENE  II.  347 

YÀLÈRE. 

Sire ,  puisque  le  ciel  entre  les  mains  des  rois 

Dépose  sa  justice  et  la  force  des  lois ,  1470 

Et  que  rÉtat  demande  aux  princes  légitimes 

Des  prix  pour  les  vertus ,  des  peines  pour  les  crimes , 

Souffrez  qu'un  bon  sujet  vous  fasse  souvenir 

Que  vous  plaignez  beaucoup  ce  qu'il  vous  faut  punir  ; 

Souffrez....  (^ 

LB   VIEIL   HORACE. 

Quoi  ?  qu'on  envoie  un  vainqueur  au  supplice  ? 

TULLE. 

Permettez  qu'il  achève ,  et  je  ferai  justice  : 

J'aime  à  la  rendre  à  tous  ,  à  toute  heure ,  en  tout  lieu. 

C'est  par  elle  qu'un  roi  se  fait  un  demi-dieu  ; 

Et  c'est  dont  je  vous  plains ,  qu'après  un  tel  service 

On  puisse  contre  lui  me  demander  justice.  1480 

VÀLÈRE. 

Souffrez  donc ,  6  grand  Roi ,  le  plus  juste  des  rois , 
Que  toué  les  gens  de  bien  vous  parlent  par  ma  voix. 
Non  que  nos  cœurs  jaloux  de  ses  honneurs  s'irritent; 
S'il  en  reçoit  beaucoup,  ses  hauts  faits*  le  méritent'; 
Ajoute^y  plutôt  que  d'en  diminuer  :  1485 

Nous  sommes  tous  encor  prêts  d'y  contribuer; 
Mais  puisque  d'un  tel  crime  il  s'est  montré  capable , 
Qu'il  triomphe  en  vainqueur,  et  périsse  en  coupable. 
Arrêtez  sa  fureur,  et  sauvez  de  ses  mains , 
Si  vous  voulez  régner^  le  reste  des  Romains  :  1490 

n  y  va  de  la  perte  ou  du  salut  du  reste. 

La  guerre  avoit  un  cours  si  sanglant,  si  fimeste', 

I.  On  lit  i!M  hauts /ait s,  ponr  ses  hauts  faits ,  dans  Tédition  de  1683.  '— 
L*édition  de  i655  A.  porte  :  «  ses  beaoz  faits.  » 

a.  L'édition  de  i68a  et  celle  de  x655  ▲.  sont  les  seules  qoi  aient  le  méri- 
tent;  toutes  les  autres  portent  :  les  mérittnt. 

3.  Far,  Vu  le  sang  qu'a  versé  cette  guerre  funeste , 
Et  tant  de  nceuds  d*hymen  dont  nos  heureux  destins 


348  HORACE. 

Et  les  nœuds  de  Thymen ,  durant  nos  bons  destins, 

Ont  tant  de  fois  uni  des  peuples  si  voisins , 

Qu'il  est  peu  de  Romains  que  le  parti  contraire         1 495 

N'intéresse  en  la  mort  d'un  gendre  ou  d'un  beau-frère , 

Et  qui  ne  soient  forcés  de  donner  quelques  pleurs , 

Dans  le  bonheui*'  public,  à  leurs  propres  malheurs. 

Si  c'est  offenser  Rome ,  et  que  l'heur  de  ses  armes 

L'autorise  à  punir  ce  crime  de  nos  larmes ,  1 5oo 

Quel  sang  épargnera  ce  barbare  vainqueur, 

Qui  ne  pardonne  pas  à  celui  de  sa  sœur. 

Et  ne  peut  excuser  cette  douleur  pressante  * 

Que  la  mort  d'un  amant  jette  au  cœur  d'une  amante , 

Quand  près  d'être  éclairés  du  nuptial  (lambeau ,        1 5o  5 

Elle  voit  avec  lui  son  espoir  au  tombeau  ? 

Faisant  triompher  Rome ,  il  se  l'est  asservie  ; 

D  a  sur  nous  un  droit  et  de  mort  et  de  vie  ; 

Et  nos  jours  criminels  ne  pourront  plus  durer 

Qu'autant  qu'à  sa  clémence  il  plaira  l'endurer.         1 5 1  o 

Je  pourrois  ajouter  aux  intérêts  de  Rome 
Combien  un  pareil  coup  est  indigne  d'un  homme  ; 
Je  pourrois  demander  qu'on  mît  devant  vos  yeux 
Ce  grand  et  rare  exploit  d'un  bras  victorieux  : 
Vous  verriez  un  beau  sang ,  pour  accuser  sa  rage ,    x  5 1 5 
D'un  frère  si  cruel  rejaillir  *  au  visage  : 
Vous  verriez  des  horreurs  qu'on  ne  peut  concevoir  ; 
Son  âge  et  sa  beauté  vous  pourroient  émouvoir  ; 
Mais  je  hais  ces  moyens  qui  sentent  l'artifice. 


Ont  uni  si  souvent  des  penples  si  Toisins, 
Peu  de  nous  ont  joui  d*un  succès  si  prospère, 
Qa*ils  n'aient  perdu  dans  Alhe  un  cousin  ,  un  beau-frère, 
Un  oncle ,  an  gendre  même,  et  ne  donnent  des  pleurs.  (i64i*-56) 
I.  L^édition  de  i655  A.  porte  trouble,  au  lieu  de  bonheur, 
a.  Far.  Et  ne  peut  excuser  la  douleur  Téhémente.  (x64i-56) 
3.  Les  éditions  de   1641  et  de  1660  ont  seules  rejaillir  :  toutes  les  antres 
portent  rejallir. 


ACTE  y,   SCÈNE  II.  349 

Vous  avez  à  demain  remis  le  sacrifice  :  1 5ao 

Pensez-vous  que  les  Dieux ,  vengeurs  des  innocents , 

D^une  main  parricide  acceptent  de  Tencens? 

Sur  vous  ce  sacrilège  attireroit  sa  peine  ; 

Ne  le  considérez  qu*en  objet  de  leur  haine , 

Et  croyez  avec  nous  qu'en  tous  ses  trois  combats ^     1 5a  5 

Le  bon  destin  de  Rome  a  plus  fait  que  son  bras^ 

Puisque  ces  mêmes  Dieux,  auteurs  de  sa  victoii*e, 

Ont  permis  qu'aussitôt  il  en  souillât  la  gloire , 

Et  qu'un  si  grand  courage ,  après  ce  noble  effort , 

Fût  digne  en  même  jour  de  triomphe  et  de  mort.      1 5  3  o 

Sire ,  c'est  ce  qu'il  faut  que  votre  arrêt  décide. 

En  ce  lieu  Ron^e  a  vu  le  premier  parricide  ; 

La  suite  en  est  à  craindre ,  et  la  haine  des  cieux  : 

Sauvez-nous  de  sa  main ,  et  redoutez  les  Dieux. 

TULLE. 

Défendez-vous,  Horace. 

HORACB. 

A  quoi  bon  me  défendre  ?  1 5  3  5 
Vous  savez  l'action,  vous  la  venez  d'entendre'  ; 
Ce  que  vous  en  croyez  me  doit  être  une  loi. 

Sire ,  on  se  défend  mal  contre  l'avis  d'un  roi , 
Et  le  plus  innocent  devient  soudain  coupable*. 
Quand  aux  yeux  de  son  prince  il  paroit  condamnable. 
C'est  crime  qu'envers  lui  se  vouloir  excuser  : 
Notre  sang  est  son  bien ,  il  en  peut  disposer  ; 
Et  c'est  à  nous  de  croire,  alors  qu'il  en  dispose, 
Qu'il  ne  s'en  prive  point  sans  une  juste  cause. 
Sire ,  prononcez  donc ,  je  suis  prêt  d'obéir  ;  x  5  4  5 

D'autres  aiment  la  vie,  et  je  la  dois  haïr. 


X.  Feo'»  Et  croyez  avec  nous  qu'en  tons  ces  trois  combats.  (i653,  54  <^  56) 
a.  Far,  Vous  »aTez  Taction,  vous  le  yenez  d'entendre.  (1641  et  55  A.) 
3.  Var,  £t  le  plus  innocent  que  le  ciel  ait  tu  nattre. 
Quand  il  le  croit  coupable,  il  commence  de  l'être.  (164 1-56) 


aSo  HORACE. 

Je  ne  reproche  point  à  Fardeur  de  Yalère 

Qu  en  amant  de  la  sœur  il  accuse  le  frère*: 

Mes  vœux  avec  les  siens  conspirent  aujourd*hui  ; 

Il  demande  ma  mort ,  je  la  veux  comme  lui.  1 5 5o 

Un  seul  point  entre  nous  met  cette  différence , 

Que  mon  honneur  par  là  cherche  son  assurance , 

Et  qu'à  ce  même  but  nous  voulons  arriver, 

Lui  pour  flétrir  ma  gloire ,  et  moi  pour  la  sauver. 

Sire ,  c'est  rarement  qu'il  s'offre  une  matière         1 5  5  5 
A  montrer  d'un  grand  cœur  la  vertu  toute  entière. 
Suivant  l'occasion  elle  agit  plus  ou  moins , 
Et  paroît  forte  ou  foible  aux  yeux  de  ses  témoins. 
Le  peuple ,  qui  voit  tout  seulement  par  l'écorce , 
S'attache  à  son  effet  pour  juger  de  sa  force ^;  1 5 6o 

U  veut  que  ses  dehors  gardent  un  même  cours. 
Qu'ayant  (ait  un  miracle,  elle  en  fasse  toujours  : 
Après  une  action  pleine ,  haute ,  éclatante , 
Tout  ce  qui  brille  moins  remplit  mal  son  attente  ; 
Il  veut  qu'on,  soit  égal  en  tout  temps,  en  tous  lieux  ;  x  5  6  5 
D  n'examine  point  si  lors  on  pouvoit  mieux, 
Ni  que,  s'il  ne  voit  pas  sans  cesse  une  merveille, 
L'occasion  est  moindre ,  et  la  vertu  pareille  : 
Son  injustice  accable  et  détruit  les  grands  noms  ; 
L'honneur  des  premiers  faits  se  perd  par  les  seconds; 
Et  quand  la  renommée  a  passé  l'ordinaire , 
Si  l'on  n'en  veut  déchoir,  il  faut  ne  plus  rien  faire*. 

Je  ne  vanterai  point  les  exploits  de  mon  bras; 
Votre  Majesté,  Sire,  a  vu  mes  trois  combats  : 
Il  est  bien  malaisé  qu'un  pareil  les  seconde ,  i  s  7  5 

I.  Var,  Qii*eii  amant  de  sa  scBor  il  accuse  le  frère.  (i65a,  54  «t  56) 

a.  Var,  Prend  droit  par  ses  effets  de  jager  de  sa  force. 
Et  s*ose  imaginer,  par  nn  roaoyais  discoan. 
Que  qui  fait  un  miracle  en  doit  faire  toujours.  (k64x-56) 

3.  Var.  Si  l'on  n'en  veut  déchoir,  il  ne  faut  plus  rien  faire.  (164 1 -56) 


ACTE  V,  SCÈNE  IL  35i 

Qu'une  autre  occasion  à  celle-ci  réponde , 

Et  que  tout  mon  courage,  après  de  si  grands  coups, 

Parvienne  à  des  succès  qui  n'aillent  au-dessous  ; 

Si  bien  que  pour  laisser  une  illustre  mémoire, 

La  mort  seule  aujourd'hui  peut  conserver  ma  gloire  :  x  5  8  o 

Encor  la  falloit-il  sitôt  que  j'eus  vaincu , 

Puisque  pour  mon  honneur  j'ai  déjà  trop  vécu. 

Un  homme  tel  que  moi  voit  sa  gloire  ternie ,     \ 

Quand  il  tombe  en  péril  de  quelque  ignominie  ;  ^ 

Et  ma  main  auroit  su  déjà  m'en  garantir  ;  \      1 5  8  5 

Mais  sans  votre  congé  mon  sang  n'ose  sortir  :      \ 

Comme  il  vous  appartient ,  votre  aveu  doit  se  prendre  ; 

C'est  vous  le  dérober  qu'autrement  le  répandre. 

Rome  ne  manque  point  de  généreux  guerriers; 

Assez  d'autres  sans  moi  soutiendront  vos  lauriera;    1 590 

Que  Votre  Majesté  désormais  m'en  dispense; 

Et  si  ce  que  j'ai  fait  vaut  quelque  récompense , 

Permettez,  ô  grand  Roi,  que  de  ce  bras  vainqueur 

Je  m'immole  à  ma  gloire ,  et  non  pas  à  ma  sœur. 

SCÈNE  III. 

TULLE,  VALÈRE,  LE  VIEIL  HORACE, 
HORACE,  SABINE*. 

SABINE. 

Sire ,  écoutez  Sabine ,  et  voyez  dans. son  ime  1 59 5 

Les  douleurs  d'une  sœur,  et  celles  d'une  Femme, 

Qui  toute  désolée,  à  vos  sacrés  genoux. 

Pleure  pour  sa  famille ,  et  craint  pour  son  époux. 

Ce  n'est  pas  que  je  veuille  avec  cet  artifice 

Dérober  un  coupable  au  bras  de  la  justice  :  1600 

Quoi  qu'il  ait  fait  pour  vous,  traitez-le  comme  tel, 

1.  Les  éditions  de  164 1 -56  ajoutent  jvlu  aax  personna^s  de  cette  soèae. 


352  HORACE. 


K 


t  punissez  en  moi  ce  noble  criminel  ; 
De  mon  sang  malheureux  expiez  tout  son  crime  ; 
Vous  ne  changerez  point  pour  cela  de  victime  : 
Ce  n'en  sera  point  prendre  une  injuste  pitié,  x6o5 

Mais  en  sacrifier  la  plus  chère  moitié. 
Les  nœuds  de  Thyménée  et  son  amour  extrême 
Font  qu*il  vit  plus  en  moi  qu'il  ne  vit  en  lui-même; 
Et  si  vous  m'accordez  de  mourir  aujourd'hui , 
Il  mourra  plus  en  moi  qu'il  ne  mourroit  en  lui;        1 6 1  o 
La  mort  que  je  demande,  et  qu'il  faut  que  j'obtienne, 
Augmentera  sa  peine,  et  finira  la  mienne. 
Sire ,  voyez  l'excès  de  mes  tristes  ennuis, 
Et  l'effroyable  état  où  mes  jours  sont  réduits. 
V        /  Quelle  horreur  d'embrasser  un  homme  dont  l'épée  1 6  x  5 
De  toute  ma  famille  a  la  trame  coupée  ! 
Et  quelle  impiété  de  haïr  un  époux 
Pour  avoir  bien  servi  les  siens,  l'Etat  et  vous  ! 
Aimer  un  bras  souillé  du  sang  de  tous  mes  frères  ! 
N'aimer  pas  un  mari  qui  finit  nos  misères  !  x6ao 

Sire ,  délivrez-moi  par  un  heureux  trépas 
Des  crimes  de  l'aimer  et  de  ne  l'aimer  pas  ; 
J'en  nommerai  l'arrêt  une  faveur  bien  grande. 
Ma  main  peut  me  donner  ce  que  je  vous  demande  ; 
Mais  ce  trépas  enfin  me  sera  bien  plus  doux ,  x  6  a  5 

Si  je  puis  de  sa  honte  affranchir  mon  époux  ; 
Si  je  puis  par  mon  sang  apaiser  la  colère 
Des  Dieux  qu'a  pu  fâcher  sa  vertu  trop  sévère , 
Satisfaire  en  mourant  aux  mânes  de  sa  sœur , 
Et  conserver  à  Rome  un  si  bon  défenseur.  x63o 

LE   VIEIL   HORACE,  an  Roi*. 

Sire,  c'est  donc  à  moi  de  répondre  à  Yalère. 


I .  Ce  jeu  de  scène  et  les  siiÎTants,  jusqu'à  la  fin  de  la  pièce,  manquent  dans 
les  éditions  de  1641-48  et  dans  celle  de  i655  A. 


ACTE  V,  SCÈNE  III.  353 

Mes  enfants  avec  lui  conspirent  contre  un  père  : 
Tous  trois  veulent  me  perdre ,  et  s'arment  sans  raison 
Contre  si  peu  de  sang  qui  reste  en  ma  maison. 

(A  Sabine.) 

Toi  qui  par  des  douleurs  à  ton  devoir  contraires*, 
Veux  quitter  un  mari  pour  rejoindre  tes  frères^, 
Va  plutôt  consulter  leurs  mânes  généreux  ; 
Ils  sont  morts,  mais  pour  Albe,  et  s'en  tiennent  heureux  : 
Puisque  le  ciel  vouloit  qu'elle  iilt  asservie , 
Si  quelque  sentiment  demeure  après  la  vie,  1640 

Ce  mal  leur  semble  moindre ,  et  moins  rudes  ses  coups , 
Voyant  que  tout  Thonneur  en  retombe  sur  nous  ; 
Tous  trois  désavoueront  la  douleur  qui  te  touche , 
Les  larmes  de  tes  yeux,  les  soupirs  de  ta  bouche, 
L'horreur  que  tu  fais  voir  d'un  mari  vertueux.  1645 

Sabine ,  sois  leur  sœur,  suis  ton  devoir  comme  eux. 

(Aa  Roi.) 

Contre  ce  cher  époux  Valère  en  vain  s'anime  : 
Un  premier  mouvement  ne  fut  jamais  un  crime; 
Et  la  louange  est  due,  au  lieu  du  châtiment, 
Quand  la  vertu  produit  ce  premier  mouvement.        1 6 5o 
Aimer  nos  ennemis  avec  idolâtrie , 
De  rage  en  leur  trépas  maudire  la  patrie , 
Souhaiter  à  l'État  un  malheur  infini , 
C'est  ce  qu'on  nomme  crime ,  et  ce  qu'il  a  puni. 
Le  seul  amour  de  Rome  a  sa  main  animée  :  1 6  5  5 

Il  seroit  innocent  j jïTày oi j^mpinsjâim 
Qu'ai-je  dit,  Sire  ?  il  l'est,  et  ce  bras  paternel 
L'auroit  déjà  puni  s'il  étoit  criminel  : 
J'aurois  su  mieux  user  de  l'entière  puissance 
Que  me  donnent  sur  lui  les  droits  de  la  naissance  ;   1660 


t.  Far,  Toi  qui  par  des  doolean  à  tes  deroin  ooatraires.  (164 f  et  55  A.) 
a.  yar.  Veux  quitter  un  mui  pour  rejoindre  les  firères.  (1641  in-ia) 

CoRBBUJUE.  m  >3 


354  HORACE. 

J'aime  trop  Thonneur,  Sire ,  et  ne  suis  point  de  rang 

À  souffrir  ni  d*afiront  ni  de  crime  en  mon  sang. 

C'est  dont  je  ne  veux  point  de  témoin  que  Valère  : 

Il  a  vu  quel  accueil  lui  gardoit  ma  colère , 

Lorsqu'ignorant  encor  la  moitié  du  combat ,  1 6  6  5 

Je  croyois  que  sa  fuite  avoit  trahi  TEtat. 

Qui  le  fait  se  charger  des  soins  de  msT  famille? 

Qui  le  fait ,  malgré  moi ,  vouloir  venger  ma  fille? 

Et  par  quelle  raison ,  dans  son  juste  trépas , 

Prend-il  un  intérêt  qu'un  père  ne  prend  pas  ?  1670 

On  craint  qu'après  sa  sœur  il  n'en  maltraite  d'autres  ! 

Sire ,  nous  n'avons  part  qu'à  la  honte  des  nôtres , 

Et  de  quelque  façon  qu'un  autre  puisse  agir, 

Qui  ne  nous  touche  point  ne  nous  fait  point  rougir. 

(A  Valère.) 

Tu  peux  pleurer,  Valère,  et  même  aux  yeux  d'Horace  ; 
Il  ne  prend  intérêt  qu'aux  crimes  de  sa  race  : 
Qui  n'est  point  de  son  sang  ne  peut  faire  d'affront 
Aux  lauriers  immortels  qui  lui  ceignent  le  front. 
Lauriers,  sacrés  rameaux  qu'on  veut  réduire  en  poudre. 
Vous  qui  mettez  sa  tête  à  couvert  de  la  foudre^,       1680 
L'abandonnerez-vous  à  l'infâme  couteau 
Qui  fait  choir  les  méchants  sous  la  main  d'un  bourreau? 
Romains,  souffrirez-vous  qu'on  vous  immole  un  homme' 
Sans  qui  Rome  aujourd'hui  cesseroit  d'être  Rome , 
Et  qu'un  Romain  s'efforce  à  tacher  le  renom  x 68 5 

D'un  guerrier  à  qui  tous  doivent  un  sj  beau  nom  ? 
Dis,  Valère,  dis-nous,  si  tu  veux  qu'il  périsse', 
Où  tu  penses  choisir  un  lieu  pour  son  supplice  ? 
Sera-ce  entre  ces  murs  que  mille  et  mille  voix 

X .  Don  Arias  dit  aa  Comte  dans  le  Cid,  acte  II,  scène  i,  vers  Sgo  : 

Avec  toas  vos  lauriers  craigoex  enoor  le  foudre. 

a.  Voyez  plus  haut,  p.  271  et  272,  le  discours  du  yieil  Horace  dans  Tite  LÎTe. 
3.  Far,  Dis,  Valère,  dis-nous,  puisquUl  faut  qu'il  périsse.  (1641-48  et  55  A.) 


ACTE  V,  SCÈNE  III.  355 

Font  résonner  encor  du  bruit  de  ses  exploits  ?  1690 

Sera-ce  hors  des  murs ,  au  milieu  de  ces  places 

Qu*on  voit  fumer  encor  du  sang  des  Curiaces , 

Entre  leurs  trois  tombeaux ,  et  dans  ce  champ  d'honneur 

Témoin  de  sa  vaillance  et  de  notre  bonheur  ? 

Tu  ne  saurois  cacher  sa  peine  à  sa  victoire  ;  1695 

Dans  les  murs ,  hors  des  murs ,  tout  parle  de  sa  gloire , 

Tout  s'oppose  à  Teffort  dp  ton  injuste  amour, 

Qui  veut  d'un  si  bon  sang  souiller  un  si  beau  jour. 

Albe  ne  pourra  pas  souffrir  un  tel  spectacle, 

Et  Rome  par  ses  pleurs  y  mettra  trop  d'obstacle  * .    1700 

(AoRoi.)  ..^ 

Vous  les  préviendrez  ' ,  Sire  ;  et  par  un  juste  arrêt 
Vous  saurez  embrasser  bien  mieux  son  intérêt. 
Ce  qu'il  a  fait  pour  elle,  il  peut  encor  le  faire  *  : 
Il  peut  la  garantir  encor  d'un  sort  contraire. 
Sire ,  ne  donnez  rien  à  mes  débiles  ans  :  1706 

Rome  aujourd'hui  m'a  vu  père  de  quatre  enfants  ; 
Trois  en  ce  même  jour  sont  morts  pour  sa  querelle; 
n  m'en  reste  encore  un,  conservez-le  pour  elle  : 
ITôtez  pas  à  ses  murs  un  si  puissant  appui  ; 
Et  souffrez ,  pour  finir,  que  je  m'adresse  à  lui.  1 7 1  o 

(A  Horace.) 

Horace,  ne  crois  pas  que  le  peuple  slupide       * 
Soit  le  maître  absolu  d'un  renom  bien  solide  : 
Sa  voix  tumultueuse  assez  souvent  fait  bruit; 
Biais  un  moment  l'élève ,  un  moment  le  détruit  ; 
Et  ce  qu'il  contribue  à  notre  renommée  1 7  ^  ^ 

Toujours  en  moins  de  rien  se  dissipe  en  fumée. 


I.  Far,  Et  Rome  avec  ses  pleurs  y  mettra  trop  d'obsude.  (1641-60) 
9.  L'édition  de  i68a  porte  v<mt  U  préviendrez^  pour  fWM  les  préviendrez; 
c*9Ht  laas  doQte  une  erreor. 

3.  Far,  Ce  qu'il  a  fait  pour  elle,  il  le  peut  encor  faire  : 
n  k  peut  garantir  encor  d*nn  tort  contraire.  (1641  ~^) 


356  fiORAGË. 

C*est  aux  rois,  c'est  aux  grands,  c'est  aux  esprits  bien  faits, 

À  voir  la  vertu  pleine  en  ses  moindres  effets  ; 

C'est  d'eux  seuls  qu'on  reçoit  la  véritable  gloire; 

Eux  seuls  des  vrais  héros  assurent  la  mémoire.         1720 

Vis  toujom*s  en  Horace ,  et  toujours  auprès  d'eux 

Ton  nom  demeurera  grand,  illustre,  fameux, 

Bien  que  l'occasion,  moins  haute  ou  moins  brillante, 

D'un  vulgaire  ignorant  trompe  J'injuste  attente. 

Ne  hais  donc  plus  la  vie,  et  du  moins  vis  pour  moi,  1795 

Et  pour  servir  eucor  ton  pays  et  ton  roi. 

Sire,  j'en  ai  trop  dit;  mais  l'affaire  vous  touche; 
Et  Rome  toute  entière  a  parlé  par  ma  bouche. 

VALÈas. 
Sire,  permettez-moi.... 

TULLE. 

Valère,  c'est  assez  : 
Vos  discours  par  les  leurs  ne  sont  pas  effacés  ;  1730 

J'en  garde  en  mon  esprit  les  forces  plus  pressantes. 
Et  toutes  vos  raisons  me  sont  encor  présentes. 

Cette  énorme  action  faite  presque  à  nos  yeux 
Outrage  la  nature,  et  blesse  jusqu'aux  Dieux. 
Un  premier  mouvement  qui  produit  un  tel  crime      1735 
Ne  sauroit  lui  servir  d'excuse  légitime  : 
Les  moins  sévères  lois  en  ce  point  sont  d'accord  ; 
Et  ^i  nous  les  suivons,  il  est  digne  de  mort. 
Si  d'ailleurs  nous  voulons  regarder  le  coupable , 
Ce  crime,  quoique  grand,  énorme,  inexcusable,      1740 
Vient  de  la  même  épée  et  part  du  même  bras 
Qui  me  fait  aujourd'hui  maître  de  deux  États. 
Deux  sceptres  en  ma  main ,  Albe  à  Rome  asservie , 
Parlent  bien  hautement  en  faveur  de  sa  vie  : 
Sans  lui  j 'obéirois  où  je  donne  la  loi ,  1745 

Et  je  serois  sujet  où  je  suis  deux  fois  roi. 
Assez  de  bons  sujets  dans  toutes  les  provinces 


ACTE  V,  SCÈNE   III.  357 

Par  des yœux  impuissants  s'acquittent  vers  leurs  princes; 

Tous  les  peuvent  aimer,  mais  tous  ne  peuvent  pas 

Par  d'illustres  effets  assurer  leurs  États  ;  1750 

]ftt4'art  et  le  pouvoir  d'affermir  des  couronnes 

Sont  des  dons  que  le  ciel  fait  à  peu  de  personnes*. 

De  pareils  serviteurs  sont  les  forces  des  rois ,  %^ 

Et  de  pareils  aussi  sont  au-dessus  des  lois.       ^ 

Qu'elles  se  taisent  donc  ;  que  Rome  dissimule  1755 

Ce  que  dès  sa  naissance  elle  vit  en  Romule  : 

Elle  peut  bien  souffrir  en  son  libérateur 

Ce  cjh'elle  a  bien  souffert  en  son  premier  auteur. 

Vis  donc ,  Horace ,  vis ,  guerrier  trop  magnanime  :/ 
Ta  vertu  met  ta  gloire  au-dessus  de  ton  crime  ;^    ^760 
Sa  chaleur  généreuse  a  produit  ton  forfait';  / 

D'une  cause  si  belle  il  faut  souffrir  l'effet. 
Vis  pour  servir  l'État;  vis,  mais  aime  Valère  : 
Qu'il  ne  reste  entre  vous  ni  haine  ni  colère  ; 
Et  soit  <pi'il  ait  suivi  l'amour  ou  le  devoir,  1765 

Sans  aucun  sentiment  résous-toi  de  le  voir. 

Sabine,  écoutez  moins  la  douleur  qui  vous  presse*; 
Chassez  de  ce  grand  cœur  ces  marques  de  foiblesse  : 

I.  Cm  deux  vers  rappellent,  bien  qaela  pensée  soit  tonte  différente,  la  fin  de 
cette  phrase  de  Malherbe  {rojt%  l'édition  de  M.  L.  Lalanne,  tome  I,  p.  x88) 

Apollon  à  portes  ouvertes 
Laisse  inditTéreminent  cueillir 
Les  belles  feuilles  toujours  vertes 
Qui  gardent  les  noms  de  vieillir; 
Mais  l'art  d'en  faire  les  couronnes 
If 'est  pas  sa  de  tontes  personnes.... 

9.  F'ar.  Ta  chaleur  généreuse  a  produit  ton  forfait.  (1647  et  55  A.) 

Far,  Sa  chaleur  dangereuse  a  produit  ton  forfait.  (i656) 
3.  Far,  Le  Roi  scylève,  et  tous  le  suivent  hormis  Julie, 

SCÈNE  IV. 

JUUX. 

Camille,  ainsi  le  ciel  t'avoit  bien  avertie 
Des  tragiques  succès  qu'il  t'avoit  préparés; 


358  HORACE. 

C'est  en  séchant  vos  pleurs  que  vous  vous  montrerez 
La  véritable  sœur  de  ceux  que  vous  pleurez.  1770 

Mais  nous  devons  aux  Dieux  demain  un  sacrifice; 
Et  nous  aurions  le  del  à  nos  vœux  mal  propicef^^'^'^^V 
Si  nos  prêtres ,  avant  que  de  sacrifier, 
Ne  trouvoient  les  moyens  de  le  purifier  : 
Son  père  en  prendra  soin  ;  il  Imserafacile  1 7  7  5 

D*apaiser  tout  d'un  temps  les  nBaesae  Camille. 
Je  la  plains  ;  et  pour  rendre  à  son  sort  rigoureux 
Ce  que  peut  souhaiter  son  esprit  amoureux , 
Puisqu'en  un  même  jour  Fardeur  d'un  m^e  zèle  ^ 
Achève  le  destin  de  son  amant  et  d'elle ,  1780 

Je  veux  qu'un  même  jour,  témoin  de  leurs  deux  morts , 
En  un  même  tombeau  voie  enfermer  leurs  corps. 

BCaia  toojoon  da  secret  il  cache  une  partie  . 
Aux  esprits  les  plas  nets  et  les  mieux  éclairét. 

n  sembloit  nous  parier  de  ton  proche  hyménée, 
n  sembloit  tout  promettre  à  tes  Tonix  innocents  ; 
Et  nous  cachant  ainsi  ta  mort  inopinée. 
Sa  Toix  n*e8t  que  trop  vraie  en  trompant  notre  sens  : 

«  Albe  et  Rome  anjourd^hai  prennent  une  autre  face  ; 
Tes  Tonix  sont  exaucés,  cUm  goûtent  la  paix  ; 
Et  tu  vas  être  unie  avec  ton  Curiaoe, 
Sans  qu'aucun  mauvais  sort  t'en  sépare  jamais  (a).  »  (1641 -56) 

(a)  Ce  commentaire  de  Julie  sur  le  sens  de  l'orade,  dit  Yoltaire,  est  visible- 
ment imité  de  la  fin  du  Poêtorjido,    . 


FIN   DU   CINQUiiMB  KT   DKENim   ACIK. 


CINNA 


TRAGÉDIE 


i64o 


NOTICE. 


c  ....  Par  les  envieux  un  génie  excité 
Au  comble  de  son  art  est  raille  fois  monté  ; 
Plus  on  Tcut  rafToiblir,  plus  il  croit  et  s'élance  : 
Au  Cid  persécuté  Cinna  doit  sa  naissance,  i 

dit  Boileaa  dans  son  Épùre  à  Racine  (vers  49-^^)*  L'effort  que 
fit  le  génie  de  Corneille  pour  répondre  dignement  à  ses  détrac- 
tearsy  est  peut-être  en  effet  une  des  causes  de  la  perfection  de 
Cinna;  mais  quel  motif  a  porté  le  poète  à  choisir  ce  sujet,  à  le 
développer  avec  un  soin  si  curieux,  à  conseiller  avec  tant 
d'autorité  la  clémence  au  souverain  et  l'oubli  aux  conjurés?... 
C'est  ce  qu'aucun  contemporain  ne  nous  a  dit  ;  on  en  est  donc 
réduit  sur  ce  point  aux  conjectures,  et,  le  premier,  M.  Edouard 
Foumier  en  a  présenté  tout  récemment  qui  ont  le  double 
mérite,  assez  rare,  d'être  à  la  fois  fort  ingénieuses  et  très- 
plausibles. 

<  C'est  en  1640  que  Cinna  fut  joué  d'abord,  et  c'est  par 
conséquent  en  1639  qu'il  fut  écrit.  Or  que  s' était-il  passé  cette 
année-là  dans  la  ville  de  Rouen,  où  Corneille  menait  la  vie 
laborieuse  et  retirée  que  vous  connaissez  déjà'?  De  sinistres 
événements  l'avaient  agitée,  ainsi  que  toute  la  province  dont 
elle  était  la  tête  et  le  cœur.  Les  habitants  des  campagnes,  sur- 
chargés des  taxes  mises  sur  le  sel,  sur  le  cuir,  et  même  jusque 
snr  le  pain,  avaient  refusé  de  payer. 

«  On  avait  arrêté  les  plus  mutins  ;  ils  en  avaient  appelé 
devant  le  parlement  de  Rouen  et  la  cour  des  aides  ;  le  parle- 

I .  Voyez  la  Notice  biographique. 


362  GINNA. 

ment  les  avait  fait  mettre  en  liberté ,  et  par  suite  la  révolte, 
se  croyant  ainsi  autorisée  et  se  trouvant  avoir  un  point  d'appui, 
s'était  étendue  dans  toute  la  province.  On  avait  couru  sus  aux 
commis,  démoli  leurs  maisons,  et  pendu  même  ceux  qu'on  avait 
pu  trouver.  Un  chef  mystérieux,  que  personne  n'avait  vu, 
mais  que  tout  le  monde  nommait  et  chantait,  conduisait  <:ette 
jacquerie  normande.  C'était  Jean-vormi-pieds^  descendant  di- 
rect du  Jacques  Bonhomme  des  temps  féodaux,  et  comme  lui 
personnification  terrible  de  la  misère  furieuse*. 

c  Richelieu  veillait.  Le  danger,  qui  eût  été  grand  partout, 
l'était  là  plus  qu'ailleurs,  à  cause  du  voisinage  de  l'Anglais 
toujours  prompt  à  profiter  de  nos  troubles,  et  en  raison  aussi 
de  certain  désir  mal  déguisé  que  les  pays  normands  avaient 
toujours  eu  de  se  donner  à  un  duc  ^. 

c  II  fallait  donc  un  remède  énergique  et  sûr.  Le  Cardinal 
n'était  pas  homme  à  le  faire  attendre  ni  à  l'employer  molle- 
ment, une  fois  qu'il  l'aurait  trouvé.  Comme  la  première  cause 
de  cette  révolte  venait  d'une  rébellion  du  parlement  de  Rouen, 
il  voulut  que  cette  magistrature  insubordonnée  fût  punie  par 
la  main  d'un  magistrat  Le  chancelier  Seguier  fut  chargé  de 
ses  ordres.  Il  partit  avec  une  armée,  et  quelques  jours  après, 
Rouen  était  occupé  militairement. 

a  Le  parlement,  qui  prévoyait  ce  qu'il  devait  attendre  de  la 
colère  d'un  homme  comme  Richelieu,  lui  avait  en  bâte  envoyé 
deux  de  ses  principaux  magistrats  pour  supplier  et  demander 
pardon.  Ils  ne  purent  rien  obtenir.  Rouen  fut  traité  comme  une 
ville  prise  d'assaut.  On  la  frappa  d'une  taxe  d'un  million  quatre- 
vingt-cinq  mille  livres  ;  son  conseil  municipal  fut  dissous  ;  le 
parlement,. la  cour  des  aides,  le  lieutenant  général  du  bailliage 
furent  interdits.  Ce  n'est  pas  tout.  Il  fallait  du  sang  dans  toutes 
les  rigueurs  qu'ordonnait  Richelieu.  Un  grand  nombre  d'ha- 

I.  M.Rathery,  Des  anciennes  institutions  judiciaires  de  la  Normandie^ 
dans  la  Revue  française  du  mois  de  mars  iSSg,  p.  269.  — Voyez  aussi 
V Introduction  du  Diaire,  ou  Journal  du  chancelier  Setter  en  Norman- 
die après  la  sédition  des  nu-pieds,  et  documents  relatifs  à  ce  voyage  et 
à  la  sédition^  publiés  pour  la  première  fois  par  A.  Floquet.  Rouen, 
184a,  in-80. 

a.  Tallemant  des  Réaux,  tome  II,  p.  47* 


NOTICE.  363 

bitants  fàrenft  arrêtés  ;  on  leur  fit  leur  procès,  et  quarante-six 
furent  condanmés  :  quatre  à  être  rompus  vifs,  vingt  au  gibet, 
vingt-deux  au  bannissement  perpétuel. 

c  Le  cbancelier,  qui  réglait  toutes  ces  représailles  sur  la 
connaissance  qu*il  avait  des  sévérités  ordinaires  à  celui  dont  il 
était  l'exécuteur,  ne  se  croyait  pas  satisfait  encore.  Après  avoir 
décimé  la  population,  il  voulait  décapiter  la  ville  elle-même, 
et  rêvait  pour  cela  la  démolition  de  sa  maison  commune. 
C'était  trop  de  zèle.  Le  Cardinal,  à  qui  il  envoya  le  menu  de 
ses  rigueurs,  fit  écrire  en  marge  :  c  Bon,  à  l'exception  du  ra- 
«  sèment  de  l'hôtel  de  ville  ^  » 

En  sa  qualité  d'avocat  aux  sièges  généraux  de  l'amirauté, 
€oi*neille  faisait  partie  du  parlement;  il  comptait  parmi  les 
proscrits,  des  amis,  des  parents  peut-être,  et  devait  avoir  à 
coeur  de  calmer  les  ressentiments  de  Richelieu.  Est-ce  à  dire 
que  nous  ne  voyions  dans  Cinna  qu'un  éloquent  plaidoyer? 
Dieu  nous  en  garde  1  A  coup  sûr,  Corneille  voulait  avant  tout 
faire  une  belle  tragédie;  mais  rencontrant  dans  Sénèque  le 
magnifique  exemple  de  clémence  qu'il  a  si  bien  mis  en 
scène,  ne  peut-il  point,  par  un  retour  bien  naturel  sur  son 
temps,  avoir  souhaité  pour  sa  ville  natale  un  souverain  aussi 
magnanime  qu'Auguste?  S*il  a  eu  cette  idée,  la  Rome  antique 
s'est  tout  à  coup  animée  à  ses  yeux,  et  l'émotion  que  lui  avaient 
causée  les  troubles  dont  il  venait  d'être  le  témoin  fut  la  source 
de  cette  inspiration  passionnée  avec  laquelle  il  peignit,  en  con- 
temporain, en  spectateur  fidèle,  les  agitations  qui  accompa- 
gnèrent l'établissement  de  l'empire. 

Le  public  était  du  reste  admirablement  préparé  à  goûter 
une  œuvre  de  ce  genre  :  c  Les  premiers  spectateurs,  dit  Vol- 
taire, furent  ceux  qui  combattirent  à  la  Marfée,  et  qui  firent  la 
guerre  de  la  Fronde.  Il  y  a  d'ailleurs  dans  cette  pièce  un  vrai 
continuel,  un  développement  de  la  constitution  de  l'empire 
romain  qui  plaît  extrêmement  aux  hommes  d'État,  et  alors 
chacun  voulait  l'être  *•  » 

I.  M.  Rathery,  p.  271.  —  M.  Edouard  Foumier,  Notes  sur  la 
vie  de  Conuilley  p.  cxvn-cxix,  en  tête  de  ComeilU  à  la  Butte  Saint' 
Roch, 

3.  Remarques  sur  Cinna  ^  acte  Y,  scène  m,  vert  1701. 


364  CINNA. 

La  tragédie  ent  donc  un  grand  succès;  mais  l'éloquente  et 
indirecte  supplique  qui,  suivant  Thypothèse  que  nous  avons 
adoptée,  s'y  trouvait  contenue,  fut  loin  d'en  avoir  autant.  Au- 
cun des  Rouennais  proscrits  ne  fut  rappelé,  et  les  rigueurs 
ordonnées  suivirent  leur  cours.  Le  destin  de  cette  pièce, 
comme  de  presque  tous  les  chefs-d'œuvre  dramatiques,  fut  de 
causer  une  vive  impression,  mais  sans  changer  les  cœurs,  sans 
fléchir  les  volontés.  D'après  une  anecdote  fort  douteuse, 
Louis  XrV,  après  avoir  constamment  refusé  la  grâce  du  che- 
valier de  Rohan,  aurait  été  si  ému  en  assistant  à  une  représen- 
tation de  Cinna  la  veille  du  jour  où  le  chevalier  de  Rohan  de- 
vait être  exécuté,  que  si  on  lui  avait  alors  parlé  de  nouveau  en 
faveur  du  condamné,  il  n'eût  pu,  aurait-il  dit  lui-même,  s'em- 
péçher  d'accorder  en  ce  moment  la  grâce  qu'il  avait  jusqu'alors 
constamment  refusée  ^.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  émotion  at- 
tribuée à  Louis  XIV,  il  est  certain  que  l'exemple  d'Auguste 
ne  tenta  pas  un  instant  Richelieu. 

Suivant  les  frères  Parfait',  Cinna  aurait  été  joué  pour  la 
première  fois  vers  la  fin  de  1639.  Mais  cette  pièce  succéda  à 
HoreicCy  qui,  le  9  mars  1640,  ainsi  que  nous  l'avons  vu  plus 
haut*,  venait  à  peine  d'être  joué;  la  première  représentation 
de  Cinna  est  donc  sans  contredit  postérieure  à  cette  date. 

L'auteur  d'une  Lettre  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Molière  et 
sur  les  comédiens  de  son  temps ,  publiée  au  mois  de  mai  4740^, 
s'exprime  ainsi  en  parlant  de  Pierre  Mercier,  dit  Bellerose  : 
«  On  croit  que  c'est  lui  qui  a  joué  d'original  le  rôle  de  Cinna 
dans  la  tragédie  de  ce  nom  ;  >  et  ce  qui  est  avancé  ici  d'une 
manière  dubitative  est  établi  par  un  témoignage  formel  de  Cha- 
puzeau,  qui  dit  dans  son  Théâtre  français  '  :  «  Comme  les  talents 
sont  divers,  l'un  n'est  propre  que  pour  le  sérieux,  l'autre  que 
pour  le  comique;  et  Jodelet  auroit  aussi  mal  réussi  dans  le 
rôle  de  Cinna,  que  Bellerose  dans  celui  de  don  Japhet  d'Ar- 
ménie*. » 


I.  Anecdotes  dramatiques f  p.  io3. 

a.  Histoire  du  Théâtre  fratiçois,  tome  V,  p.  ga, 

3.  Voyez  la  Notice  d^ Horace ^  p.  a 49  et  a5o. 

4.  Mercure  de  iFrance^  p.  847.  —  5.  Page  ia3. 
6.  Pièce  de  Scarron,  représentée  en  i653. 


NOTICE.  365 

Ce  renseignement  est  d'autant  plus  précieux  que  Bellerpse 
étant  alors  chef  de  la  troupe  de  Thôtel  de  Bourgogne ,  nous 
apprenons  ainsi  à  quel  théâtre  Cirma  fut  représenté. 

Nous  savons  de  plus  qu'en  1657  Floridor  et  Beauchâteau 
alternaient  dans  ce  même  rôle  *.  Quant  aux  autres,  nous  igno- 
rons par  qui  ils  étaient  remplis.  M.  Aimé  Martin  affirme,  mais 
sans  en  apporter  de  preuves,  que  Baron  père  jouait  Auguste, 
et  la  Beaupré  Emilie. 

Cinmiy  pendant  fort  longtemps,  a  subi  à  la  représentation 
des  mutilations  analogues  a  celles  qui  ont  encore  lieu  aujour- 
d'hui pour  le  Cid.  Plusieurs  actrices  ne  disaient  point  le  mo- 
nologue qui  ouvre  la  pièce  ;  c'est  à  Voltaire  qu'on  en  doit  le 
rétablissement'.  D'autres  altérations,  encore  plus  graves,  ont 
subsisté  jusqu'à  nos  jours.  En  1746  les  frères  Parfait  nous 
disent  que  d'ordinaire  on  retranche  au  théâtre  le  rôle  de  Livie*. 
Dans  son  édition  de  Corneille  de  1 764 ,  Voltaire  fait  obser- 
ver que  cette  suppression  remonte  à  plus  de  trente  ans. 

Corneille  cependant  avait  insisté  à  bon  droit,  dans  le  Discours 
du  poème  dramatique^  sur  l'importance  de  ce  rôle  :  «  La  con- 
sultation d'Auguste  au  second  de  Cinna,  les  remords  de  cet  in- 
grat, ce  qu'il  en  découvre  à  Emilie,  et  l'effort  que  fait  Maxime 
pour  persuader  à  cet  objet  de  son  amour  caché  de  s'enfuir 
avec  lui,  ne  sont  que  des  épisodes;  mais  l'avis  que  fait  donner 
Maxime  par  Euphorbe  à  l'Empereur,  les  irrésolutions  de  ce 
prince,  et  les  conseils  de  Livie,  sont  de  l'action  principale*.  » 

Ces  suppressions  non-seulement  tronquaient  la  pièce,  mais 
amenaient  des  contre-sens  inévitables.  A  l'occasion  de  ces  deux 
▼ers  : 

Vous  ne  coimoissez  pas  encor  tous  les  complices  ; 
Votre  Emilie  en  est,  Seigneur,  et  la  voici  ", 

Voltaire  fait  la  remarque  suivante  :  c  Les  acteurs  ont  été  obli- 
gés de  retrancher  Livie,  qui  venait  faire  ici  le  personnage  d'un 
exempt,  et  qui  ne  disait  que  ces  deux  vers.  On  les  fait  pro- 
noncer par  Emilie,  mais  ils  lui  sont  peu  convenables.  » 

I.  Voyez  ci-dessus,  p.  aSi.  —  2.  Voyez  ci-après,  p.  385,  note  x. 
3-  Tome  VI,  p.  94,  note  a.  —  4.  Tome  I,  p.  47» 
5.  Acte  V,  scène  11,  vers  i56a  et  i563. 


366  GINNA. 

Ifapoléon,  qui  avait  pour  Corneille  une  si  vire  admiration^ 
voulut  qu*on  représentât  à  Saint-Gloud  Cirma^  avec  livie,  le 
ag  mai  1806,  et  Mlle  Raucourt  fut  chargée  de  remplir  ce  rdle; 
mais  cette  heureuse  tentative,  ainsi  que  celle  qui  fînt  également 
faite  à  Saint-Gloud,  à  quelques  jours  de  là,  pour  rétablir  le 
personnage  de  l'Infante  dans  le  Cid^j  n'eut  aucune  influence 
sur  les  représentations  ordinaires,  et  ce  fut  seulement  le  ai  no- 
vembre 1860,  sous  la  direction  de  M.  Edouard  Thierry,  que 
le  rôle  de  Livie  fut  définitivement  remis  au  théâtre.  A  cette 
époque,  l'habile  directeur  fit  pratiquer  dans  Cinna  des  chan- 
gements de  décors  analogues  à  ceux  que  le  public  avait  déjà 
accueillis  favorablement  dans  le  Cid*.  V Examen  de  Cinna 
renferme  sur  ce  point  d'excellentes  indications  ',  un  peu  con- 
tredites il  est  vrai  par  un  passage  d'un  des  Discours^  qui  montre 
que  Gomeille  n'était  pas  trop  d'avis  qu'on  variât  les  déco- 
rations pour  marquer  la  diversité  des  lieux.  Au  reste  ces 
modifications  n'eurent  lieu  alors  qu'à  la  Gomédie-Française  ;  et 
l'Odéon,  qui  deux  jours  après  représentait  Cinna  pour  le  début 
de  Mlle  Karoly  dans  le  rôle  d'Éipilie ,  ne  rétablissait  pas  celui 
de  Livie  et  ne  changeait  rien  à  la  décoration. 

Cinna  est  I9  première  pièce  dont  Gomeille  ait  obtenu  le  pri- 
vilège en  son  nom  avant  d'avoir  traité  avec  un  libraire.  Ge 
privilège,  daté  de  Fontainebleau,  le  i*'  août  164a,  est  ainsi 
conçu  :  c  II  est  permis  à  notre  amé  et  féal  Pierre  Gomeille, 
notre  conseiller  et  avocat  général  à  la  table  de  marbre  des 
eaux  et  forêts  de  Rouen,  de  faire  imprimer  une  tragédie  de 
sa  composition  intitulée  :  Cinna  ou  la  Clémence  d^ Auguste,,,,  > 
Il  est  suivi  d'une  mention  de  «  la  cession  et  transport  »  fait 
par  Gomeille  à  Toussaint  Quinet,  et  l'on  trouve  dans  les  Mé-' 
moires  de  Mathieu  Mole*  Tarrét  du  16  juin  qui  autorise  Qui- 
net à  jouir  de  l'effet  du  privilège,  et  du  transport  fait  à  son 
profit  par  Gomeille. 

L'édition  originale  a  ])our  titre  :  Ginna  ov  la  glemknce 
d'Avgvstk,  THAGEuiB.  Imprimé  à  Rouen  aux  despens  de  VAutheur 

I.  Voyez  ci-dessus,  p.  5i.  —  a.  Voyez  ci-dessus,  p.  5a. 

3.  Voyez  ci-après,  p.  379  et  38o. 

4.  Voyez  tome  I,  p.  lao. 

5.  Tome  III,  p.  %%  et  67. 


NOTICE.  367 

ei  se  vendent  à  Paris  chez  Toussainct  Quinet*,.,  M.DC.XLm. 
Auecpriidlege  du  Roy,  Sur  le  titre  se  trouvent  comme  épigraphe 
les  vers  40  et  4 1  de  VArt  poétique  d'Horace  : 

....  Cm  lecta  patenter  erit  reSf 
Nec  facundia  deseret  hunc^  rue  lueidus  or  do. 

Ce  titre  est  précédé  d'un  frontispice  gravé  représentant  Au- 
guste sur  un  trône ,  et  Cinna ,  Maxime  et  Emilie  à  ses  pieds  ; 
cette  dernière  lui  baise  la  maiu.  Le  volume,  de  format  in-4®9 
se  compose  de  7  feuillets  et  iio  pages.  L'achevé  d'imprimer 
est  du  18  janvier  ;  la  cession  à  Quinet,  seulement  du  27,  comme 
on  le  voit  dans  Parrét  du  1 6  juin  ;  ce  qui  explique  la  présence 
sur  le  titre  de  la  formule  :  Imprimé  aux  despens  de  tAutheur. 
En  tête  de  Cinna  se  trouve  le  passage  de  Sénèque  qui  a 
donné  à  Corneille  l'idée  de  sa  tragédie  %  et  la  traduction  libre 
de  ce  passage  par  Montaigne'*  Cette  coutume  de  rappro- 
cher ainsi  des  poëmes  dramatiques  nouveaux  leurs  origines 
historiques,  fut  imitée  par  quelques  poètes  et  blâmée  par  d'au- 
tres, qui  sans  doute  ne  s'astreignaient  pas  à  une  exactitude 
bien  rigoureuse  dans  le  récit  des  événements  et  la  peinture  des 
caractères.  C'est  ce  que  nous  apprend  un  auteur  fort  inconnu 
et  fort  digne  de  l'être,  qui  cependant,  si  nous  l'en  croyons,  a 
eu  la  gloire  d'être  l'ami  de  Corneille.  Ce  poëte,  qui  se  nomme 
le  Vert  et  qui  avait  le  bonheur,  fort  grand  alors  pour  un  poëte 
dramatique,  d'appartenir  à  la  Normandie',  a  fait  imprimer 
trois  pièces  :  le  Docteur  amoureux j  comédie,  en  i638  ;  Aristo^ 
tfmey  tragédie,  en  164a  ;  Aricidie^  ou  le  Mariage  de  Tite^  tragi- 
comédie,  en  1646.  Dans  l'avis  au  Lecteur  de  ce  dernier  ou- 
vrage, le  Vert  s'exprime  ainsi  :  «  Les  préfaces,  que  j'aime 
quand  elles  ne  sont  pas  trop  longues,  ne  me  semblent  point 

I.  Le  récit  de  Sénèque  est  traduit  en  entier  dans  V Histoire  romaine 
de  Goeffeteau  (i6si),  fort  goûtée  an  temps  de  Corneille,  et  de  Tan- 
torité  de  laquelle  il  s'appuie  à  la  fin  de  Tavertiasement  de  Polyeuete. 
Voyez  plus  loin,  p.  478. 

3.  Ces  extraits,  contrairement  à  l'usage  ordinaire  de  Cornâlle,  se 
trouvent  en  tète  de  l'édition  originale.  La  première  édition  du  Cid 
n*a  point  les  romances;  ni  la  première  d'Horace^  l'extrait  de  Tite 
Live. 

3.  Voyez  tome  II,  p.  4* 


iSS  CINNA. 

absolument  inutiles»  particulièrement  dans  les  histoires  pen 
connues,  où  le  moindre  avertissement  donne  quelquefois  b^n- 
coup  de  lumière  et  d'intelligence.  Je  n'ignore  pas  que  cette 
mienne  opinion  ne  puisse  être  condamnée  de  quelques-uns; 
mais  je  sais  bien  aussi  qu'elle  est  suivie  de  beaucoup  d'autres, 
et  que  j'ai  pour  modèle  et  pour  partisan  (comme  pour  ami  et 
pour  compatriote,  dont  je  ne  tire  pas  une  petite  vanité)  le  grand 
maître  de  Fart  qui  dans  le  Cinna  et  le  Poljreucte  n'a  pas 
jugé  hors  de  propos  de  préparer  ses  lecteurs  par  des  commen- 
cements semblables.  » 

Après  le  Cid^  Cinna  est  de  toutes  les  pièces  de  Corneille 
celle  qui,  de  son  vivant,  a  fait  le  plus  de  bruit.  U  revient  lui- 
même  à  plusieurs  reprises  sur  c  les  illustres  suffrages  >  qu'elle 
a  obtenus^.  Ne  pas  la  bien  connaître  était  une  des  plus  grandes 
marques  d'ignorance  que  Ton  pût  donner;  et  en  1661,  Dori- 
mon,  dans  sa  Comédie  de  la  comédie,  faisait  rire  aux  dépens 
d'un  sot  qui,  pour  trancher  de  l'entendu,  vantait  la  prose  de 
Cinna, 

Nous  avons  dit  à  combien  de  parodies  le  Cid  avait  donné 
lieu,  et  à  quel  point  Corneille  s'irritait  des  moindres  plaisan- 
teries de  ce  genre  '.  Pour  Cinna,  nous  n'en  trouvons  aucune 
qui  ait  été  représentée.  Seulement,  à  une  époque  bien  posté- 
rieure à  celle  de  la  représentation,  l'abbé  de  Pure  fît,  ou  du 
moins  distribua  une  brochure  intitulée  :  Boileau,  ou  la  Clé^ 
mencedeM,  Colbert;  c'est  une  imitation  burlesque  de  la  scène  où 
Auguste  déclare  à  Cinna  qu'il  connaît  tous  les  détails  du  com- 
plot tramé  contre  lui.  Gilles  Boileau  y  est  convaincu  par  le 
ministre  Colbert  d'avoir  composé  des  libelles.  Si  ombrageux 
que  Hïl  Corneille,  cette  plaisanterie  fort  médiocre,  qui  n'était 
d'ailleurs  nullement  dirigée  contre  son  œuvre,  ne  dut  lui 
causer  aucun  chagrin. 

X.  Voyez  plus  loin,  p.  878  et  note  a. 
9.  Voyez  ci-dessus,  p.  17  et  107  note  3. 


ÉPlTRE.  369 


A  MONSIEUR  DE  MONTORON*. 

MoRsiEim , 

Je  vous  présente  un  tableau  d^une  des  plus  belles  actions 
d^Auguste.  Ce  monarque  étoit  tout  généreux ,  et  sa  gêné- 

I .  Cette  épitre  dédicatoire ,  ainsi  que  Textrait  de  Sénèqae  qui  la 
•nit,  ne  se  trouTeDt  que  dans  Tédition  originale  et  dans  les  recueils 
de  1 648-1 656.  —  Pierre  du  Puget,  seigneur  de  Montauron  ou  Mon- 
toron,  des  Gtfles  et  Caussidière ,  la  Chevrette  et  la  Marche,  premier 
président  des  finances  au  bureau  de  Montauban,  mourut  à  Paris  le 
33  juin  1664.  Tallemant  des  Réaux  nous  apprend  dans  son  Histo- 
riette sur  Louis  treizième  (tome  II,  p.  a 48)  que  c  Montauron  avoit 
donné  deux  cents  pistoles  à  Corneille  pour  Cinna,  »  Ce  témoignage, 
qui  émane  d*un  allié  de  Montauron,  car  sa  fille  naturelle  avait  épousé 
Gédéon  Tallemant,  est  beaucoup  plus  digne  de  confiance  que  Tas- 
sertion  du  Journal  de  Verdun  (juin  1701,  p.  4io),  qui  porte  à  mille 
pistoles  le  présent  de  Montauron.  La  libéralité  de  ce  financier  envers 
les  gens  de  lettres  et  leur  empressement  à  lui  adresser  des  dédicaces 
étaient  devenus  un  sujet  de  plaisanteries  et  d'allusions  de  toutes 
sortes.  Dans  son  Parnasse  réformé  (p.  i3a  et  i33),  Guéret  propose 
les  réformes  suivantes  :  «  Article  X.  Défendons  de  mentir  dans  les 
épîtres  dédicatoires.  Article  XI,  Supprimons  tous  les  panégyriques  à 
la  Montoron....  v  Ailleurs,  dans  sa  Promenade  de  Saint- Cloud  (im- 
primée dans  les  Mémoires  historiques  et  critiques  de  Bruys^  Paris, 
lySi,  in-i3,  tome  II,  p.  i38),  Guéret  se  commente  ainsi  lui-même  : 
t  Si  vous  ignorez  ce  que  c*est  que  les  Panégyriques  à  la  Montoron, 
vous  n'avez  qu'à  le  demander  à  M.  Corneille,  et  il  vous  dira  que  son 
Cinna  n'a  pas  été  la  plus  malheureuse  de  ses  dédicaces,  s  —  Du 
reste,  à  cette  époque,  comme  le  fait  remarquer  Tallemant  (tome  VI, 
p.  337,  note  a),  •  tout  s'appeloit  à  la  Montauron.  >  Pierre  Gontier, 
dans  un  passage  de  ses Exercitationes  hygiasticm  (Lyon,  1688,  p.  m), 
cité  par  M.  Paulin  Paris,  parle  de  petits  pains  au  lait  à  la  Mon- 
tauron; et  Tallemant  nous  raconte  une  sanglante  allusion  à  cette 
façon  de  parler,  qui  tombe  fort  directement  sur  un  membre  de  sa 
famille  :  c  Une  fois,  dit-il,  aux  Comédiens  du  Marais,  Monsieur  d'Or- 
léans y  étant,  quelqu'un  fut  assez  sot  pour  dire  qu'on  attendoit  M .  de 
Montauron.  Les  gens  de  Monsieur  d'Orléans  le  firent  jouer  à  la  farce, 

CoBHEizxB.  ni  94 


370  CINNA. 

rosité  n'a  jamais  paru  avec  tant  d^éclat  que  dans  les  effets 
de  sa  clémence  et  de  sa  libéralité.  Ces  deux  rares  vertus 
lui  étoient  si  naturelles  et  si  insépaiables  en  lui ,  qu'il 
semble  qu'en  cette  histoire  que  j'ai  mise  sur  notre  théâ- 
tre ,  elles  se  soient  tour  à  tour  entre-produites  dans  son 
âme.  U  avoit  été  si  libéral  envers  Cinna,  que  sa  conju- 
ration ayant  fait  voir  une  ingratitude  extraordinaire,  il 
eut  besoin  d'un  extraordinaire  effort  de  clémence  pour 
lui  pardonner;  et  le  pardon  qu'il  lui  donna  fut  la  source 
des  nouveaux  bienfaits  dont  il  lui  fîit  prodigue,  pour 
vaincre  tout  à  fait  cet  esprit  qui  n'avoit  pu  être  gagné 
par  les  premiers;  de  sorte  qu'il  est  vrai  de  dire  qu'il  eût 
été  moins  clément  envers  lui  s'il  eût  été  moins  libéral ,  et 
qu'il  eût  été  moins  libéral  s'il  eût  été  moins  clément. 
Cela  étante  à  qui  pourrois-je  plus  justement  donner  le 
portrait  de  l'une  de  ces  héroïques  vertus,  qu'à  celui  qui 
possède  l'autre  en  un  si  haut  degré,  puisque,  dans  cette 
action,  ce  grand  prince  les  a  si  bien  attachées  et  comme 
unies  l'une  à  l'autre,  qu'elles  ont  été  tout  ensemble  et  la 
cause' et  l'effet  l'une  de  l'autre?  Vous  avez  des  richesses, 

et  il  y  ayoit  une  fille  à  ta  Montauron  qu*on  disoit  être  mariée  TtdUmeaU 
quêlûment.  »  La  fortune  de  Montauron  ne  suffit  pas  longtemps  à  ses 
prodigalités  insensées,  et  bientôt  Scarron  put  écrire  le  passage  sui- 
Tant,  rapporté  par  M.  Paulin  Paris  dans  son  commentaire  sur  Tal- 
lemant  des  Réaux  (tome  VI,  p.  a35)  : 

Ce  n*est  que  maroquin  perdu 
Que  les  livres  que  Ton  dédie 
Depuis  que  Montauron  mendie; 
Montauron  dont  le  quart  d*écu 
S'attrapoit  si  bien  à  la  glu 
De  l'oae  ou  de  la  comédie. 

I.  Vaa.  (édit.  de  1 6 48-1 656}  :  Cela  étant,  ne  puis-je  pas  avec 
justice  donner  le  portrait  de  Tune  de  ces  héroïques  vertus  à  celui 
qui.... 

a.  Vab.  (édit.  de  i648-i656)  :  tout  ensemble  la  cause  et  TefFct 
l'une  de  Tautre?  Je  le  puis  certes  d'autant  plus  justement  que  je  vois 


ÉPtTRE.  371 

mais  vous  savez  en  jouir,  et  vous  en  jouissez  d'une  façon 
si  noble ,  si  relevée ,  et  tellement  illustre ,  que  vous  for- 
cez la  voix  publique  d'avouer  que  la  fortune  a  consulté 
la  raison  quand  elle  a  répandu  ses  faveurs  sur  vous ,  et 
qu'on  a  plus  de  sujet  de  vous  en  souhaiter  le  redouble- 
ment que  de  vous  en  envier  l'abondance.  J'ai  vécu  si 
éloigné  de  la  flatterie,  que  je  pense  être  en  possession 
de  me  faire  croire  quand  je  dis  du  bien  de  quelqu'un  ; 
et  lorsque  je  donne  des  louanges  (ce  qui  m'arrive  assez 
rarement) ,  c'est  avec  tant  de  retenue,  que  je  supprime 
toujours  quantité  de  glorieuses  vérités,  pour  ne  me  rendre 
pas  suspect  d'étaler  de  ces  mensonges  obligeants  que 
beaucoup  de  nos  modernes  savent  débiter  de  si  bonne 
grâce.  Aussi  je  ne  dirai  rien  des  avantages  de  votre  nais- 
sance ,  ni  de  votre  courage ,  qui  l'a  si  dignement  sou- 
tenue dans  la  profession  des  armes*,  à  qui  vous  avez 
donné  vos  premières  années:  ce  sont  des  choses  trop 
connues  de  tout  le  monde.  Je  ne  dirai  rien  de  ce  prompt 
et  puissant  secours  que  reçoivent  chaque  jour  de  votre 
main  tant  de  bonnes  familles,  ruinées  par  les  désordres 
de  nos  guerres  :  ce  sont  des  choses  que  vous  voulez  tenir 
cachées.  Je  dirai  seulement  un  mot  de  ce  que  vous  avez 

TOtre  générosité,  comme  voulant  imiter  ce  grand  empereur,  prendre 
plaisir  à  s'étendre  sur  les  gens  de  lettres,  en  on  temps,  etc.  (voyez 
p.  37a). 

I.  Cest  ceUe  flatterie,  supprimée  par  Corneille  dès  1648  (voyez 
la  note  précédente),  qui  a  fait  dire  à  Scarron  :  c  Soit  que  la  nécessité 
soit  mère  de  Tinvention,  ou  que  l'invention  soit  partie  essentielle  du 
poète ,  quelques  poètes  au  grand  collier  ont  eu  celle  d'aller  chercher 
dans  les  Finances  ceux  qui  dépensoient  leur  hien  aussi  aisément  qu'ils 
l'avoient  amassé.  Je  ne  douW;  point  que  ces  marchands  poétiques 
n'ayent  donné  à  ces  puhlicains  lihéraux  toutes  les  vertus,  jusques 
aux  militaires.  »  (Dédicace  A  très-honnite  et  très-divert'usante  chienne 
dame  Guiilemette,  petite  levrette  de  ma  saur,  en  tète  de  :  la  Suite  des 
OEuvres  burlesques  de  M^  Scarron^  seconde  partie.  Paris,  T.  Quint-t, 
1648,  in-4-.) 


37a  CINNA. 

particulièrement  de  commun  avec  Auguste  :  c'est  que 
cette  générosité  qui  compose  la  meilleure  partie  de  votre 
âme  et  règne  sur  l'autre,  et  qu'à  juste  titre  on  peut 
nommer  Fâme  de  votre  âme,  puisqu'elle  en  fait  mouvoir 
toutes  les  puissances;  c'est,  dis-je,  que  cette  généro- 
sité, à  l'exemple  de  ce  grand  empereur,  prend  plaisir  à 
s'étendi^e  sur  les  gens  de  lettres,  en  un  temps  où  beau- 
coup pensent  avoir  trop  récompensé  leurs  travaux  quand 
ils  les  ont  honorés  d'une  louange  stérile^.  Et  certes^,  vous 
avez  traité  quelques-unes  de  nos  muses  avec  tant  de  ma- 
gnanimité, qu'en  elles  vous  avez  obligé  toutes  les  autres, 
et  qu'il  n'en  est  point'  qui  ne  vous  en  doive  un  remeix^î- 
ment.  Trouvez  donc  bon\  Monsieur,  que  je  m'acquitte 
de  celui  que  je  reconnois  vous  en  devoir,  par  le  présent 
que  je  vous  fais  de  ce  poëme,  que  j'ai  choisi  comme  le 
plus  durable  des  miens,  pour  apprendre  plus  longtemps 
à  ceux  qui  le  liront  que  le  généreux  Monsieur  de  Mon- 
toron,  par  une  libéralité  inouïe  en  ce  siècle',  s'est  rendu 
toutes  les  muses  redevables,  et  que  je  prends  tant  de 
part  aux  bienfaits  dont  vous  avez  surpris  quelques-unes 
d'elles ,  que  je  m'en  dirai  toute  ma  vie , 

MONSIEUR, 

Votre  très-humble  et  très-obligé  serviteur*, 

CORNEILLB. 

I.  «Il  y  en  a,  dit  Scarron  dans  la  dédicace  que  nous  venons  de 
citer,  qui  rendent  de  Tenceus  pour  de  TenccHS,  et  des  louanges  pour 
des  louanges,  s 

a.  Ces  deux  premiers  mots  de  la  phrase  manquent  dans  les  éditions 
de  i648-i656. 

3.  Var.  (édit.  de  1648- 1^56)  :  de  sorte  qu'il  n'en  est  point. 

4.  Var.  (édil.  de  i648-i65f))  :  Trouvez  bon. 

5.  Voyez  p.  369,  note  i. 

6.  Vae.  (édil.  de  i656)  ;  Votre  très-humble,  très-obéissant  et  très- 
obligé  serviteur. 


EXTRAIT  DE  SÉNÈQUE.  ^^i 

SENEGA. 

lib.  I ,  De  CUmentia ,  cap.  ix. 

Divus  Augustus  mitls  fuit  princeps ,  si  quis  illum  a 
principatu  suo  aestimare  incipiat.  In  communi  quidem 
republicaS  duodevicesimum  egressus  annum,  jam  pugio- 
nés  in  sinu  amicorum  absconderat,  jam  insidiis  M.  An- 
tonii  consulis  latus  petierat ,  jam  fuerat  coUega  proscrip- 
tionis;  sed  quum  annum  quadragesimum  transisset,  et 
m  Gallia  moraretur ,  delatum  est  ad  eum  indicium , 
L.  Cinnam ,  stolidi  ingenii  virum ,  insidias  ei  struere. 
Dictum  est  et  ubi ,  et  quando ,  et  quemadmodum  aggredi 
vellet.  Unus  ex  consciis  deferebat;  statuit  se  ab  eo 
vindicare.  Consilium  amicorum  advocari  jussit.  Nox  illi 
mquieta  erat,  quum  cogitaret  adolescentem  nobilem, 
hoc  detracto  integrum,  Cn.  Pompeii  nepotem  dam- 
nandum.  Jam  unum  hominem  occidere  non  poterat, 
,quum  M.  Antonio  proscriptionis  edictum  înter  cœnam 
dictarat.  Gemens  subinde  voces  varias  emittcbat  et  inter 
se  contrarias  :  «  Quid  ergo  ?  ego  percussorem  meum  se- 
curum  ambulare  patiar,  me  sollicito?  Ergo  non  dabit 
pœnas  ,  qui  tôt  civilibus  bellis  frustra  petitum  caput ,  tôt 
navalibus,  tôt  pedestribus  prœliis  incolume,  postquam 
terra  marique  pax  parta  est,  non  occidere  constituât, 
sed  immolare?  »  Nam  sacrificantem  placuerat  adoriri. 
Rursus  silentio  interposito ,  majore  multo  voce  sibi 
quam  Cinnae  irascebatur  :  «  Quid  vivis ,  si  perire  te  tam 

I.  Corneille  a  omis  ici  quelques  mots.  Voici  quel  est  le  texte  de 
Sénèque  :  In  eommuni  quidem  republiea  gladïum  movit  :  quum  hœ  mta- 
tis  esset  quod  tu  nune  es,  duodevicesimum  ^  etc.  Dans  le  reste  du  mor- 
ceau l'édition  suivie  par  Corneille  ne  diffère  que  par  un  petit  nombre 
de  leçons,  insigni£antes  pour  la  plupart ,  du  texte  des  impressions 
les  plus  modernes. 


374  CINNA. 

multorum  interest?  Quis  finis  erit  suppliciorum  ?  qui» 
sanguinis?  Ego  sum  nobilibus  adolescentulis  expositum 
caput ,  in  quod  mucrones  acuant.  Non  est  tanti  vita ,  si, 
ut  ego  non  peream ,  tam  multa  perdenda  sunt.  »  Inter- 
pellavit  tandem  illum  Livia  uxor,  et:  «  Admittis,  inquit, 
moliebre  consilium  ?  Fac  quod  medici  soient  ;  ubi  usitata 
remédia  non  procedunt,  tentant  contraria.  Severitate 
nihil  adhuc  profecisti  :  Salvidienum  '  Lepidus  secutus  est, 
Lepidum  Mursena ,  Murœnam  Caepio ,  Caepionem  Egna- 
tius,  ut  alios  taceam  quos  tantum  ausos  pudet;  nunc 
tenta  quomodo  tibi  cedat  clementia.  Ignosce  Ti.  Cinnae; 
deprehensus  est  ;  jam  nocere  tibi  non  potest ,  prodesse 
famae  tuae  potest  ' .  »  Gavisus  sibi  quod  advocatum  inve- 
nerat,  uxori  quidem  gratias  egit  :  renuntiari  autem 
extemplo  amicis  quos  in  consilium  rogaverat  imperavit, 
et  Cinnam  unum  ad  se  accersit,  dimissisque  omnibus 
e  cubiculo ,  quum  alteram  poni  Cinnae  cathedram  jussis- 
set  :  «  Hoc,  inquit,  primum  a  te  peto,  ne  me  loquentem 
interpelles,  ne  medio  sermone  meo  proclames;  dabi- 
tur  tibi  loquendi  liberum  tempus.  Ego  te,  Cinna,  quum 
in  hostium  castris  invenissem,  non  factum  tantum  mihi 
inimicum,  sed  natum,  servavi;  patrimonium  tibi  onme 
concessi  ;  hodie  tam  felix  es  et  tam  dives,  ut  victo  vie- 
tores  invideant  :  sacerdotium  tibi  petenti,  prseteritis  corn- 
pluribus  quorum  parentes  mecum  milita verant ,  dedi. 
Quum  sic  de  te  meruerim,  occidere  me  constituisti.  » 
Quum  ad  banc  vocem  exclamasset  Cinna,  procul  banc 
ab  se  abesse  dementiam  :  «  Non  prsestas ,  inquit ,  fidem , 
Cinna  ;  convenerat  ne  interloquereris.  Occidere,  inquam, 

I .  L'édition  originale  de  Cinna  porté  Saivulientium ,  pour  iSo^i- 
dienum. 

a.  L'eniretien  d* Auguste  et  de  Lirie  est  beaucoup  plus  long  dans 
Dion  Cassius,  où  il  s'étend  depuis  le  chapitre  xrr  jusqu'au  cha- 
pitre xxu  du  liyr«  LV. 


EXTRAIT  DE  SÉNÈQUE.  S?*» 

me  paras.  »  Adjecit  locum ,  socios ,  diem ,  ordinem  insi- 
dianim ,  cui  commissum  esset  femim  ;  et  quum  defixum 
vîderet,  nec  ex  conventione  jam,  sed  ex  conscientia 
tacentem  :  «  Quo ,  inquit ,  hoc  animo  facis  ?  Ut  ipse  sis 
princeps  ?  Maie ,  mehercule ,  cum  republica  agitur,  si  tibi 
ad  imperandum  nihil  praeter  me  obstat.  Domum  tuam 
tueri  non  potes  y  nuper  libertini  hominis  gratia  in  privato 
judicio  superatus  es.  Adeo  nihil  facilius  putas  quam  con* 
tra  Caesarem  advocare?  Cedo,  si  spes  tuas  solus  impedio  ^ , 
Paulusne  te  et  Fabius  Maximus  et  Cossi  et  Servilii  fe- 
rent,  tantumque  agmen  nobilium,  non  inania  nomina 
praeferentium,  sed  eorum  qui  imaginibus  suis  decori 
sunt ?»  Ne  totam  ejus  orationem  repetendo  magnam 
partem  voluminis  occupem ,  diutius  enim  quam  duabus 
horis  locutum  esse  constat ,  quum  hanc  pœnam  qua  sola 
er9t  contentus  futurus,  ext^nderet  :  «  Vitam  tibi,  inquit, 
Cinna ,  iterum  do ,  prius  hosti ,  nunc  insidiatori  ac  parri- 
cidae.  Ex  hodiemo  die  in  ter  nos  amicitia  incipiat.  Con- 
tendamus  utrum  ego  meliore  fide  vitam  tibi  dederim, 
an  tu  debeas.  »  Post  haec  detulit  ultro  consulatum,  ques* 
tus  quod  non  auderet  petere;  amicissimum ,  fidelissi- 
mumque  habuit  ;  haeres  solus  fuit  iUi  ;  nullis  amplius 
insidiis  ab  ullo  petitus  est. 

1.  Nous  auTons  le  texte  de  U  première  édition  de  Cinna,  qui  a 
tue  virgule  après  impedio;  c'est  bien  la  ponctuation  que  veut  le  sens. 
Dans  rinipression  de  1648,  au  lieu  de  la  virgule,  il  y  a  un  point,  ce 
qui  altère  la  peusée  de  Sénèque,  mais  est  conforme  à  la  traduction 
de  Montaigne. 


376  CINNA. 

MONTAGNE  «. 

livre  I  de  Ms  Estait^  chapitre  xzm. 

L'empereur  Auguste,  estant  en  la  Gaule,  receut  cer- 
tain advertissement  d'une  coniuration  que  luy  brassoit 
L.  Cinna  :  il  délibéra  de  s'en  venger ,  et  manda  pour 
cet  eflfect  au  lendemain  le  conseil  de  ses  amis.  Mais  la 
nuict  d'entre  deux,  il  la  passa  avecques  grande  inquié- 
tude, considérant  qu'il  avoit  à  faire  mourir  un  ieune 
homme  de  bonne  maison  et  nepveu  du  grand  Pompeius, 
et  produisoit  en  se  plaignant  plusieurs  divers  discours  : 
«  Quoy  doncques,  disoit  il ,  sera  il  vray  que  ie  demeure- 
ray  en  crainte  et  en  alarme,  et  que  ie  lairray  mon  meur- 
trier se  promener  ce  pendant  à  son  ayse?  S'en  ira  il 
quitte,  ayant  assailly  ma  teste ,  que  i'ay  sauvée  de  tant 
de  guerres  civiles ,  de  tant  de  battailles  par  mer  et  par 
terre,  et  aprez  avoir  estably  la  paix  universelle  du 
mon^e  ?  sera  il  absoult,  ayant  délibéré  non  de  me 
meurtrir  seulement ,  mais  de  me  sacrifier?  »  car  la  con- 
iuration estoit  faicte  de  le  tuer  comme  il  feroit  quelque 
sacrifice.  Aprez  cela,  s'estant  tenu  coy  quelque  espace 
de  temps,  il  recommenceoit  d'une  voix  plus  forte,  et 
s'en  prenoit  à  soy  mesme  :  «  Pourquoy  vis  tu ,  s'il  im- 
porte à  tant  de  gents  que  tu  meures?  N'y  aura  il  point 
de  fin  à  tes  vengeances  et  à  tes  cruautez  ?  Ta  vie  vault 
elle  que  tant  de  dommage  se  face  pour  la  conserver?  » 
Livia ,  sa  femme ,  le  sentant  en  ces  angoisses  :  «  Et  les 
conseils  des  femmes  y  seront  ils  receus  ?  lui  dict  elle  : 


I.  Cet  extrait  des  Essais  de  Montaigne  ne  se  troaTe  que  dans 
la  première  édition  à^ Horace,  Corneille  ne  Ta  pas  reproduit  à  la  suite 
de  l'extrait  latin,  dans  ses  recueils  de  1648- 1656.  Il  tiendra  lieu  ici 
d'une  traduction  du  morceau  de  Sénèque. 


EXTRAIT  DE  MONTAIGNE.  877 

fay  ce  que  font  les  médecins  ;  quant  les  receptes  accous- 
tumees  ne  peuvent  servir,  ils  en  essayent  de  contraires. 
Par  sévérité,  tu  n'as  iusques  à  cette  heure  rien  proufité  : 
Lepidus  a  suyvi  Salvidienus;  Murena,  Lepidus;  Caepio, 
Murena  ;  Egnatius,  Caepio  :  commence  à  expérimenter 
comment  te  succéderont  la  doulceur  et  la  clémence. 
Cinna  est  convaincu ,  pardonne-luy  ;  de  te  nuire  désor- 
mais, il  ne  pourra ,  et  proufitera  à  ta  gloire.  »  Auguste 
feut  bien  ayse  d'avoir  trouvé  un  advocat  de  son  humeur, 
et  ayant  remercié  sa  femme ,  et  contremandé  ses  amis 
qu'il  avoit  assignez  au  conseil,  commanda  qu'on  feist 
venir  à  luy  Cinna  tout  seul;  et  ayant  faict  sortir  tout 
le  monde  de  sa  chambre,  et  faict  donner  un  siège  à 
Cinna,  il  luy  parla  en  celte  manière  :  «  En  premier  lieu, 
ie  te  demande ,  Cinna ,  paisible  audience;  n'interromps 
pas  mon  parler  :  ic  te  donray  temps  et  loisir  d'y  res- 
pondre.  Tu  sçais ,  Cinna ,  que  t'ayant  prins  au  camp  de 
mes  ennemis,  non  seulement  t'estant  faict  mon  ehnemy, 
mais  estant  nay  tel,  ie  te  sauvay,  ie  te  meis  entre  mains 
touts  tes  biens ,  et  t'ay  enfin  rendu  si  accommodé  et  si 
aysé ,  que  les  victorieux  sont  envieux  de  la  condition  du 
vaincu  :  l'office  du  sacerdoce  que  tu  me  demandas ,  ie  te 
l'octroyay  ,  l'ayant  refusé  à  d'aultres  ,  desquels  les  pères 
avoyent  tousiours  combattu  avecques  moy.  T'ayant  si 
fort  obligé,  tu  as  entreprins  de  me  tuer.  »  A  quoy  Cinna 
s'estant  escrié  qu'il  estoit  bien  esloingné  d'une  si  mes- 
chante  pensée  :  «  Tu  ne  me  tiens  pas ,  Cinna ,  ce  que  tu 
m'avois  promis,  suyvit  Auguste;  tu  m'avois  asseuré  que 
ie  ne  seroy  pas  interrompu.  Ouy,  tu  as  entreprins  de 
me  tuer  en  tel  lieu ,  tel  iour,  en  telle  compaignie,  et  de 
telle  façon.  »  Et  le  veoyant  transi  de  ces  nouvelles,  et  en 
silence,  non  plus  pour  tenir  le  marché  de  se  taire,  mais 
de  la  presse  de  sa  conscience  :  «  Pourquoy,  adiousta  il, 
le  fais  tu  ?  Est  ce  pour  eslre  empereur  ?  Vrayement  il  va 


37S  GINNA. 

bien  mal  à  la  chose  publicque,  s*îl  n'y  a  que  moy  qui 
t'empesche  d'arriver  à  Fempire.  Tu  ne  peux  pas  seule- 
ment deffendre  ta  maison,  et  perdis  dernièrement  un 
procez  par  la  faveur  d'un  simple  libertin^.  Quoy  !  n'as  tu 
pas  moyen  ny  pouvoir  en  aultre  chose  qu'à  entreprendre 
César?  le  le  quitte,  s'il  n'y  a  que  moy  qui  empesche  tes 
espérances.  Penses  tu  que  Paulus,  que  Fabius,  que  les 
Cosseens  et  Serviliens  te  souffrent ,  et  une  si  grande 
troupe  de  nobles,  non  seulement  nobles  de  nom,  mais 
qui  par  leur  vertu  honnorent  leur  noblesse?  »  Aprez 
plusieurs  âultres  propos  (car  il  parla  à  luy  plus  de  deux 
heures  entières):  «  Or  va,  luy  dict  il,  ie  te  donne, 
Cinna ,  la  vie  à  traistre  et  à  parricide ,  que  ie  te  donnay 
aultrefois  à  ennemy  ;  que  l'amitié  commence  de  ce  iour- 
d'huy  entre  nous;  essayons  qui  de  nous  deux  de  meil- 
leure foy,  moy  t'aye  donné  ta  vie,  ou  tu  l'ayes  receue.  » 
Et  se  despartit  d'avesques  luy  en  cette  maniei*e.  Quelque 
temps  aprez,  il  luy  donna  le  consulat,  se  plaignant  de- 
quoy  il  ne  luy  avoit  osé  demander.  Il  l'eut  depuis  pour 
fort  amy,  et  feut  seul  Faict  par  luy  héritier  de  ses  biens. 
Or  depuis  cet  accident ,  qui  adveint  à  Auguste  au  qua- 
rantiesme  an  de  son  aage ,  il  n'y  eut  iamais  de  ooniu- 
ration  ny  d'entreprinse  contre  luy,  et  receut  une  iuste 
recompense  de  cette  sienne  clémence^ . 

I.  c  Affranchi  y  du  mot  latin  libertus^  ou  liber  tiruu;  car  ce  dernier 
ne  vent  pas  dire,  comme  on  Ta  cru  longtemps,  fils  d'affranchi.  >  [Note 
de  M,  le  Clerc  sur  Montaigne.) 

s.  Quand  Corneille  fit  imprimer  Cinna  dans  la  seconde  partie  de 
ses  Œuvres,  en  1648,  il  le  fit  précéder  d'une  lettre  de  Balzac,  qui  se 
trouve  encore  dans  l'édition  de  i656.  Cette  lettre,  qui  est  du  17  jan- 
vier 1643,  avait  déjà  été  comprise  dans  le  tome  II  des  Lettres  choi- 
sies du  sieur  de  Balzac.  Paris,  Aug.  Courbé,  1647,  "»-8®f  p.  437  et 
suivantes.  Dans  notre  édition  elle  figurera  à  sa  date  parmi  le$  Lettres 
de  Corneille,  auxquelles  nous  avons  joint  celles  qui  lui  ont  été 
adressées. 


EXAMEN.  379 


EXAMEN. 

Cb  poëme  a  tant  d'illustres  suffrages^  qui  lui  donnent 
le  premier  rang  parmi  les  miens ,  que  je  me  ferois  trop 
d'importants  ennemis  si  j'en  disois  du  mal  :  je  ne  le  suis 
pas  assez  de  moi-même  pour  chercher  des  défauts  où  ils 
n'en  ont  point  voulu  voir,  et  accuser  le  jugement  qu'ils 
en  ont  fait,  pour  obscurcir  la  gloire  qu'ils  m'en  ont  don- 
née. Cette  approbation  si  forte  et  si  générale  vient  sans 
doute  de  ce  que  la  vraisemblance  s'y  trouve  si  heureuse- 
ment conservée  aux  endroits  où  la  vérité  lui  manque, 
qu'il  n'a  jamais  besoin  de  recourir  au  nécessaire '.  Rien 
n'y  contredit  l'histoire ,  bien  que  beaucoup  de  choses  y 
soient  ajoutées;  rien  n'y  est  violenté  par  les  incommo- 
dités de  la  représentation ,  ni  par  l'unité  de  jour ,  ni  par 
celle  de  lieu. 

Il  est  vrai  qu'il  s'y  rencontre  une  duplicité  de  lieu  par- 
ticulier'. La  moitié  de  la  pièce  se  passe  chez  Emilie ,  et 
l'autre  dans  le  cabinet  d'Auguste.  J'aurois  été  ridicule  si 
j'avois  prétendu  que  cet  empereur  délibérât  avec  Maxime 
et  Cinna  s'il  quitteroit  l'empire  ou  non,  précisément  dans 
la  même  place  où  ce  dernier  vient  de  rendre  compte  à 
Emilie  de  la  conspiration  qu'il  a  formée  contre  lui.  C'est 

I.  Ck>nieiile  revieot  dans  le  Discours  des  trois  unités  (tome  I,  p.  io5) 
flor  ces  «  illustres  suffrages  »  accordés  à  Cinna, 

3.  Voyez  le  commencement  du  Discours  du  poème  dramatique, 
tome  I,  p.  14  et  suivantes;  et  le  Discours  de  la  tragédie ,  p.  81  et 
suivantes. 

3.  Ici  Corneille  répond  à  une  question  directe  que  lui  avait  posée 
d^Aubignac  :  c  Je  ne  puis  approuver  que  dans  la  salle  d*un  palais, 
où  apparemment  il  y  a  toujours  des  gens  qui  vont  et  qui  viennent, 
on  fasse  une  longue  Darration  d'aventures  secrètes  et  qui  ne  pour- 
roient  être  découvertes  sans  grand  péril  ;  d*où  vient  que  je  n*ai  jamais 
pu  bien  concevoir  comment  Monsieur  Corneille  peut  faire  qu*en 
un  même  lieu  Cinna  conté  à  Emilie  tout  l'ordre  et  toutes  les  cir- 


38o  CINNA. 

ce  qui  m'a  fait  rompre  la  liaison  des  scènes  au  quatrième 
acte,  n  ayant  pu  me  résoudre  à  faire  que  Maxime  vînt 
donner  Talarme  à  Emilie  de  la  conjuration  découverte, 
au  lieu  même  où  Auguste  en  venoit  de  recevoir  Favis  par 
son  ordre ,  et  dont  il  ne  faisoit  que  de  sortir  avec  tant 
d'inquiétude  et  d'irrésolution.  C'eût  été  une  impudence 
extraordinaire ,  et  tout  à  fait  hors  du  vraisemblable ,  de 
se  présenter  dans  son  cabinet  un  moment  après  qu'il  lui 
avoit  fait  révéler  le  secret  de  cette  entreprise  *  et  porter 
la  nouvelle  de  sa  fausse  mort.  Bien  loin  de  pouvoir 
surprendre  Emilie  par  la  peur  de  se  voir  arrêtée ,  c'eût 
été  se  faire  arrêter  lui-même,  et  se  précipiter  dans  un 
obstacle  invincible  au  dessein  qu'il  vouloit  exécuter. 
Emilie  ne  parle  donc  pas  où  parle  Auguste ,  à  la  réserve 
du  cinquième  acte  ;  mais  cela  n'empêche  pas  qu'à  consi- 
dérer tout  le  poëme  ensemble,  il  n'aye  son  unité  de  lieu, 
puisque  tout  s'y  peut  passer ,  non-seulement  dans  Rome 
ou  dans  un  quartier  de  Rome,  mais  dans  le  seul  palais 
d'Auguste,  pourvu  que  vous  y  vouliez  donner  un  appar* 
tement  à  Emilie  qui  soit  éloigné  du  sien. 


constances  d'une  grande  conspiration  contre  Anguste,  et  qu'Auguste 
y  tienne  un  conseil  de  confidence  avec  ses  deux  favoris;  car  si  c'est 
un  lieu  public,  comme  il  le  semble,  puisqu* Auguste  en  fait  retirer  les 
autres  courtisans,  quelle  apparence  que  Cinna  vienne  y  faire  visite  k 
Emilie  avec  un  entretien  et  un  récit  de  choses  si  périlleuses,  qui 
pouvoient  être  entendues  de  ceux  de  la  cour  qui  passoient  en  ce 
lieu  ?  Et  si  c'est  nu  lieu  particulier,  par  exemple  le  cabinet  de  TEm- 
pereur,  qui  en  fait  retirer  ceux  qu'il  ne  veut  pas  rendre  participants 
de  son  secret,  comment  est-il  vraisemblable  qu'il  soit  venu  faire  ce 
discours  à  Emilie  ?  et  moins  encore  qu'Emilie  y  fasse  des  plaintes 
enrngées  contre  l'Emperrur?  Voilà  une  difficulté  que  Monsieur 
Corneille  résoudra  quand  il  lui  plaira,  s  (  La  Pratique  du  tkétUre, 
p.  396  et  397.) 

I.  Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  de  cette  entreprise,  dont  il 
étoit  un  des  chefs.  —  Le  reste  de  la  phrase  manque  dans  l'édition 
de  1660,  qui  continue  ainsi  :  «  et  bien  loin  de  pouvoir,  etc.  » 


EXAMEN.  38i 

Le  compte  que  Cinna  lui  rend  de  sa  conspiration  jus- 
tifie ce  que  j'ai  dit  ailleurs  S  que,  pour  faire  souffrir  une 
narration  ornée,  il  faut  que  celui  qui  la  fait  et  celui  qui 
réooute  ayent  Tesprit  assez  tranquille,  et  s'y  plaisent 
assez  pour  lui  prêter  toute  la  patience  qui  lui  est  néces- 
saire. Emilie  a  de  la  joie  d'apprendre^  de  la  bouche  de 
son  amant  avec  quelle  chaleur  il  a  suivi  ses  intentions  ;  et 
Cinna  n'en  a  pas  moins  de  lui  pouvoir  donner  de  si  belles 
espérances  de  l'effet  qu'elle  en  souhaite  :  c'est  pourquoi, 
quelque  longue  que  soit  cette  narration,  sans  interrup- 
tion aucune,  elle  n'ennuie  point.  Les  ornements  de  rhé- 
torique dont  j'ai  tâché  de  l'enrichir  ne  la  font  point  con- 
damner de  trop  d'artifice,  et  la  diversité  de  ses  figures  ne 
fait  point  regretter  le  temps  que  j'y  perds;  mais  si  j'avois 
attendu  à  la  commencer  qu'Évandre  eût  troublé  ces  deux 
amants  par  la  nouvelle  qu'il  leur  apporte,  Cinna  eût  été 
obligé  de  s'en  taire  ou  de  la  conclure  en  six  vers,  et  Emilie 
n'en  eût  pu  supporter  davantage. 

Comme'  les  vers  à' Horace^  ont  quelque  chose  de 
plus  net  et  de  moins  guindé  pour  les  pensées  que  ceux 
du  Cid^  on  peut  dire  que  ceux  de  cette  pièce  ont 
quelque  chose  de  plus  achevé*  que  ceux  àHioracey  et 
qu'enfin  la  facihté  de  concevoir  le  sujet,  qui  n'est  ni  trop 


1.  Voyez  TExaroen  de  Médée^  tome  II,  p.  337. 

3.  Var.  (édit.  de  1660-1664)  :  Emilie  a  joie  d'apprendre. 

3.  L'édition  de  1660  a  de  plus,  au  commencement  de  ce  para- 
graphe ,  la  phrase  suirante  :  c  Cest  ici  la  dernière  pièce  où  je  me 
suia  pardonné  de  longs  monologues  :  celui  d*Émilie  ouvre  le  théâtre» 
Cinna  en  fait  un  au  troisième  acte,  et  Auguste  et  Maxime  chacun  un 
an  quatrième. 

4*  Voltaire,  par  on  scrupule  de  clarté,  a  ainsi  modifié,  dans  sou 
édition  du  Théâtre  de  Corneille  (1764),  le  commencement  de  ce  para- 
graphe :  «  Comme  les  vers  de  ma  tragédie  à* Horace..,.  > 

5.  Var.  (édit.  de  1660)  :  on  peut  dire  que  ceux-ci  ont  quelque 
chose  de  plus  achevé. 


382  CINNA. 

chargé  d^incidents,  ni  trop  embarrassé  des  récits  de  ce 
qui  s'est  passé  avant  le  commencement  de  la  pièce ,  est 
une  des  causes  sans  doute  de  la  grande  approbation  qu'il 
a  reçue.  L'auditeur  aime  à  s'abandonner  à  l'action  pré- 
sente ,  et  à  n'être  point  obligé ,  pour  l'intelligence  de  ce 
qu'il  voit ,  de  réfléchir  sur  ce  qu'il  a  déjà  vu ,  et  de  fixer 
sa  mémoire  sur  les  premiers  actes,  cependant  que  les  der- 
niers sont  devant  ses  yeux.  C'est  l'incommodité  des  pièces 
embarrassées,  qu'en  termes  de  l'art  on  nomme  implexes^ 
par  un  mot  emprunté  du  latin,  telles  que  sont  Rodogune 
et  Héraclius,  Elle  ne  se  rencontre  pas  dans  les  simples; 
mais  comme  celles-là  ont  sans  doute  besoin  de  plus  d'es- 
prit pour  les  imaginer,  et  de  plus  d'art  pour  les  con- 
duire, celles-ci ,  n'ayant  pas  le  même  secours  du  côté  du 
sujet,  demandent  plus  de  force  de  vers,  de  raisonnement, 
et  de  sentiments*  pour  les  soutenir. 

I.  Var.  (édit.  de  1860)  :  et  de  raiflonuement,  ou  de  sentimenU. 


ÉDITIONS  COLLATIONNÉES,   ETC.  38S 


USTE   DES  EDITIONS   QUI    ONT   ÉTÉ  GOLLATlONlfliES 
POUR   LES   ViLRlÂNTBS   DE   Cmifjâ. 

1643  iii-4";  I        1643  in-ia. 

asouBiu. 


1648  m-12; 
i652  m-12; 
1654  in-ia; 
i655  in-12; 
i656  in-12; 


1660  in-8*; 
i663  in- fol.; 
1664  in-8»; 
1668  iD-12; 
1682  in-ia. 


ACTEURS. 


OCTAVE-CÉSAR  AUGUSTE,  empereur  de  Rome. 

LIYIE,  impératrice. 

CINNAy  fils  d'une  fille  de  Pompée*,  chef  de  la  conjuradon 
contre  Auguste. 

MAXIME,  autre  chef  de  la  conjuration. 

EMILIE ,  fille  de  C.  Toraijius ,  tuteur  d'Auguste ,  et  proscrit 
par  lui  durant  le  triumvirat*. 

FULVIE ,  confidente  d*Émilie. 

POLYCLÈTE,  affranchi  d'Auguste. 

ÉV ANDRE ,  affranchi  de  Gnna. 

EUPHORBE,  affranchi  de  Maxime. 


La  scène  est  à  Rome  '. 


I.  SéDèque  dit  simplement  petit-fils,  mais  c'est  Dion  (liTre  LV, 
chapitre  xiy)  qui  a  appris  à  Corneille  que  Cinna,  auquel  il  donne  le 
prénom  de  Cneius,  et  non  de  Lucius,  comme  Sénèque,  était  fib  d*ane 
fille  de  Pompée. 

a.  Suétone  nous  apprend^  dans  sa  Fie  tT Auguste  (chapitre  xxYn), 
qu'Octavien  proscrivit  C.  Toranius,  son  tuteur,  qui  avait  été  le 
collègue  de  son  père  dans  Tédilité;  Valère  -  Maxime  (livre  IX, 
chapitre  xr,  5)  raconte  qu'une  fois  proscrit,  Toranius  fut  livré  par  son 
propre  fils,  lequel  indiqua  aux  centurions  qui  le  cherchaient,  la  re- 
traite où  il  était  caché,  son  âge  et  les  marques  auxquelles  ils  pour- 
raient le  reconnaître.  Toranius  avait  été  préteur. 

3.  Pour  le  lieu  particulier  de  chaque  acte,  voyez  ci-dessus,  p.  366, 
879  et  38o, 


CINNA'. 


TRAGÉDIE. 


ACTE  I. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

EMILIE  \ 

Impatients  désirs  d'nne  illustre  veïigeance 
Dont  la  mort  de  mon  père  a  formé  la  naissance', 
Enfants  impétueux  de  mon  ressentiment, 

I.  L^édidon  originale  a  pour  titre,  comme  nous  l'avons  dit  dans  la  Notice^ 
Cimu,  OT  lA  CLnaHCi  d'Ayoystk. 

a.  Emilie  ne  se  tronre  pas  sur  le  théâtre;  elle  y  entre  an  eommencement  de 
la  pièce  ;  c^est  Corneille  qui  noua  l'apprend  en  ces  termes  dans  le  Discours  des 
trois  unités  (tome  I,  p.  xoSet  109)  :  c  L'auditeur  attend  Tactenr;  et  bien  que  le 
théâtre  représente  la  chambre  on  le  cabinet  de  celui  qui  parle,  il  ne  peut  ton- 
tefoù  s'y  montrer  qu'il  ne  Tienne  de  derrière  la  tapisserie,  et  il  n'est  pas  ton- 
joors  aisé  de  rendre  raison  de  ce  qu'il  rient  de  faire  en  ville  avant  que  de  rentrer 
cbes  lui,  puisque  même  quelquefois  il  est  vraisemblable  qu*il  n'en  est  pas  sorti. 
Je  n'ai  vu  personne  se  scandaliser  de  voir  Emilie  commencer  Cinna  sans  dire 
pourquoi  elle  rient  dans  sa  chambre  :  elle  est  présumée  y  être  avant  que  la 
pièce  commence,  et  ce  n'est  que  la  nécessité  de  la  représentation  qui  la  fait 
sortir  de  derrière  le  théâtre  pour  y  venir.  »  —  Toyez  sur  ce  monologue  le 
Discours  du  poème  dramatique  (tome  I,  p.  45).  —  «  Plnsienr»  actrices,  dit 
Toltaire,  ont  supprimé  ce  monologue  dans  les  représentations.  Le  public  même 
paraissait  souhaiter  ce  retranchement....  Cependant  j'étais  si  touché  des  beautés 
répandues  dans  cette  première  scène,  que  j'engageai  l'actrice  qui  jouait  Emilie 
à  la  remettre  au  théâtre,  et  elle  fut  très-bien  re^ie.  » 

3.  f^ar,  A  qui  la  mort  d'un  père  a  donné  la  naissance.  (i643-56) 
^ar.  Que  d'un  juste  devoir  soutient  la  riolence.  (1660) 

GoRimiXE.  m  a  5 


386  CINNA. 

Que  ma  douleur  séduite  embrasse  aveuglément, 

Vous  prenez  sur  mon  âme  un  trop  puissant  empire*:      5 

Durant  quelques  moments  souffrez  que  je  respire, 

Et  que  je  considère,  en  Tétat  où  je  suis, 

Et  ce  que  je  hasarde,  et  ce  que  je  poui*suis. 

Quand  je  regarde  Auguste  au  milieu  de  sa  gloire^. 

Et  que  vous  reprochez  à  ma  triste  mémoire  i  o 

Que  par  sa  propre  main  mon  père  massacré 

Du  trône  où  je  le  vois  fait  le  premier  degré  ; 

Quand  vous  me  présentez  cette  sanglante  image, 

La  cause  de  ma  haine,  et  Teffet  de  sa  rage, 

Je  m'abandonne  toute  à  vos  ardents  transports,  1 5 

Et  crois,  pour  une  mort,  lui  devoir  mille  morts. 

Au  milieu  toutefois  d'une  fureur  si  juste. 

J'aime  encor  plus  Cinna  que  je  ne  hais  Auguste, 

Bt  je  sens  refroidir  ce  bouillant  mouvement 

Quand  il  faut,  pour  le  suivre,  exposer  mon  amant* .     ao 

Oui,  Cinna,  contre  moi  moi-même  je  m'irrite 

Quand  je  songe  aux  dangers  où  je  te  précipite. 

Quoique  pour  me  servir  tu  n'appréhendes  rien, 

Te  demander  du  sang,  c'est  exposer  le  tien*: 

D'une  si  haute  place  on  n'abat  point  de  têtes  a  5 

Sans  attirer  sur  soi  mille  et  mille  tempêtes; 

L'issue  en  est  douteuse,  et  le  péril  certain  : 

Un  ami  déloyal  peut  trahir  ton  dessein  ; 

L'ordre  mal  concerté,  l'occasion  mal  prise. 

Peuvent  sur  son  auteur  renverser  l'entreprise  • ,  3  o 

I.  Far.  Vous  régnez  sur  mon  âme  sTecqoe  trop  d'empire  (a)  : 

Pour  le  rooinx  un  moment  souffrez  que  je  respire.  (i643-56) 
a.  Far.  Quand  je  regarde  Auguste  en  son  trône  de  gloire.  (i643-56^ 

3.  Kar,  Quand  il  faut,  pour  le  perdre,  exposer  mon  amant.  (x643-56) 

4.  Far.  Te  demander  son  sang,  c'est  exposer  le  tien.  (i643>56) 
5«  Far.  PeuTent  dessus  ton  chef  renrerser  l'entreprise, 

Porter  sur  toi  les  coups  dont  tu  le  tcux  frapper.  (x643-56) 

(a)  Ce  Tcrs,  par  une  erreur  d'impression,  a  été  omis  dans  l'édition  de  x656. 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  387 

Tourner  sur  toi  les  coups  dont  tu  le  veux  frapper; 
Dans  sa  ruine  même  il  peut  t'envelopper  ; 
Et  quoi  qu'en  ma  faveur  ton  amour  exécute, 
Il  te  peut,  en  tombant,  écraser  sous  sa  chute*. 
Ah  !  cesse  de  courir  à  ce  mortel  danger  :  3  5 

Te  perdre  en  me  vengeant,  ce  n'est  pas  me  venger.. 
Un  cœur  est  trop  cruel  quand  il  trouve  des  charmes 
Aux  douceurs  que  corrompt  Tamertume  des  larmes; 
Et  Ton  doit  mettre  au  rang  des  plus  cuisants  malheurs^  . 
La  mort  d'un  ennemi  qui  coûte  tant  de  pleurs.   ,         40 

Mais  peut-on  en  verser  alors  qu'on  venge  un  père? 
Est-il  perte  à  ce  prix  qui  ne  semble  légère  ? 
Et  quand  son  assassin  tombe  sous  notre  effort, 
Doit-on  considérer  ce  que  coûte  sa  mort? 
Cessez,  vaines  frayeurs,  cessez,  lâches  tendresses,        4  5 
De  jeter  dans  mon  cœur  vos  indignes  foiblesses  ; 
Et  toi  qui  les  produis  par  tes  soins  superflus. 
Amour,  sers  mon  devoir,  et  ne  le  combats  plus  : 
Lui  céder,  c'est  ta  gloire ,  et  le  vaincre,  ta  honte  : 
Montre-toi  généreux,  souffi*ant  qu'il  te  surmonte;        5o 
Plus  tu  lui  donneras,  plus  il  te  va  donner, 
Et  ne  triomphera  que  pour  te  couronner. 


SCENE  IL 

EMILIE,  FULVIE. 

EMILIE. 

Je  Tai  juré,  Fulvie,  et  je  le  jure  encore. 

Quoique  j'aime  Cinna,  quoique  mon  cœur  l'adore, 

S'il  me  veut  posséder,  Auguste  doit  périr  :  5  5 

I.  Far,  Il  te  peut,  en  tombant,  accabler  sou»  sa  chute.  (i643-56) 
a.  Far.  Et  je  tient  qu'il  fiiut  mettre  au  rang  des  grands  malfaears 
La  mort  d'un  ennemi  qui  nous  coûte  des  pleurs.  (x643-56) 


388  CINNA. 

Sa  tète  est  le  seul  prix  dont  il  peut  m' acquérir. 
Je  lui  prescris  la  loi  que  mon  devoir  m^impose. 

FULVIB. 

Elle  a  pour  la  blâmer  une  trop  juste  cause  : 

Par  un  si  grand  dessein  vous  vous  faites  juger 

Digne  sang  de  celui  que  vous  voulez  venger;  60 

Mais  encore  une  fois  souffrez  que  je  vous  die 

Qu  une  si  juste  ardeur  devroit  être  attiédie  * . 

Auguste  chaque  jour,  à  force  de  bienfaits, 

Semble  assez  réparer  les  maux  qu'il  vous  a  faits  ; 

Sa  faveur  envers  vous  paroît  si  déclarée,  65 

Que  vous  êtes  chez  lui  la  plus  considérée; 

Et  de  ses  courtisans  souvent  les  plus  heureux 

Vous  pressent  à  genoux  de  lui  parler  pour  eux'. 

EMILIE. 

Toute  cette  faveur  ne  me  riend  pas  mon  père; 

Et  de  quelque  façon  que  Ton  me  considère,  70 

Abondante  en  richesse,  ou  puissante  en  crédit,    ^. 

Je  demeure  toujours  la  fille  d'un  proscrit.  ' 

Les  bienfaits  ne  font  pas  toujours  ce  que  tu  penses; 

D'une  main  odieuse  ils  tiennent  lieu  d'offenses  : 

Plus  nous  en  prodiguons  à  qui  nous  peut  haïr,  7  5 

Plus  d'armes  nous  donnons  à  qui  nous  veut  trahir. 

Il  m'en  fait  chaque  jour  sans  changer  mon  courage  ; 

Je  suis  ce  que  j'étois,  et  je  puis  davantage, 

Et  des  mêmes  présents  qu'il  verse  dans  mes  mains 

J'achète  contre  lui  les  esprits  des  Romains;  80 

Je  recevrois  de  lui  la  place  de  Livie 

Comme  un  moyen  plus  sûr  d'attenter  à  sa  vie. 

Pour  qui  venge  son  père  il  n'est  point  de  forfaits. 

Et  c'est  vendre  son  sang  que  se  rendre  aux  bienfaits. 


I.  f^r.  Qae  cette  paaaion  dût  être  refroidie.  (1643-56) 

n.  yar.  Ont  encore  besoin  qne  Tons  parliez  pour  eox.  (x643-56) 


ACTE  I,  SCÈNE  II.  S89 

FULVIE. 

Quel  besoin  toutefois  de  passer  pour  ingrate?  85 

Ne  pouvez- vous  haïr  sans  que  la  haine  éclate? 
Assez  d'autres  sans  vous  n'ont  pas  mis  en  oubli 
Par  quelles  cruautés  son  trône  est  établi  : 
Tant  de  braves  Romains,  tant  d'illustres  victimes 
Qu'à  son  ambition  ont  immolé  ses  crimes,  90 

Laissent  à  leurs  enfants  d'assez  vives  douleurs 
Pour  venger  votre  perte  en  vengeant  leurs  malheurs. 
Beaucoup  l'ont  entrepris,  mille  autres  vont  les  suivre  : 
Qui  vit  haï  de  tous  ne  sauroit  longtemps  vivre. 
Remettez  à  leurs  bras  les  communs  intérêts,  9  5 

Et  n'aidez  leurs  desseins  que  par  des  vœux  secrets. 

EMILIE. 

Quoi?  je  le  haïrai  sans  tâcher  de  lui  nuire  ? 

J'attendrai  du  hasard  qu'il  ose  le  détruire  ? 

Et  je  satisferai  des  devoirs  si  pressants 

Par  une  haine  obscure  et  des  vœux  impuissants?         x  00 

Sa  perte,  que  je  veux,  me  deviendroit  amère,v 

Si  quelqu'un  l'immoloit  à  d'autres  qu'à  mon  père  ; 

Et  tu  verrois  mes  pleurs  couler  pour  son  trépas, 

Qui  le  faisant  périr,  ne  me  vengeroit  pas  ^ 

C'est  une  lâcheté  que  de  remettre  à  d'autres  i  o5 

Les  intérêts  publics  qui  s'attachent  aux  nôtres. 
Joignons  à  la  douceur  de  venger  nos  parents, 
La  gloire  qu'on  remporte  à  punir  les  tyrans. 
Et  faisons  publier  par  toute  l'Italie  : 
«  La  liberté  de  Rome  est  l'œuvre  d'Emilie;  i  x  o 


X.  c  Ce  •CDtiiiiMit  atroce  et  ces  beanx  wtn  ont  été  imités  par  Racine  dans 
Amdromaqum  (acte  IV,  scène  vw)  : 

Ma  vengeance  est  perdue 
S'il  ignore  en  mourant  que  c'est  moi  qni  le  tae.  » 

(FoUairt,) 


390  CINNA. 

On  a  touché  son  âme,  et  son  cœur  s'est  épris; 
Mais  elle  n  a  donné  son  amour  qu'à  ce  prix.  » 

F.ULTIS. 

Votre  amour  à  ce  prix  n'est  qu'un  présent  funeste 

Qui  porte  à  votre  amant  sa  perte  manifeste. 

Pensez  mieux,  Emilie,  à  quoi  vous  l'exposez,  x  x  5 

Combien  à  cet  écueil  se  sont  déjà  brisés; 

Ne  vous  aveuglez  point  quand  sa  mort  est  visible. 

EMILIE. 

Ah  !  tu  sais  me  frapper  par  où  je  suis  sensible. 

Quand  je  songe  aux  dangers  que  je  lui  fais  courir  *, 

La  crainte  de  sa  mort  me  fait  déjà  mourir  ;  i  a  o 

Mon  esprit  en  désordre  à  soi-même  s'oppose  : 

Je  veux  et  ne  veux  pas,  je  m'emporte  et  je  n'ose; 

Et  mon  devoir  confus,  languissant,  étonné. 

Cède  aux  rébellions  de  mon  cœur  mutiné. 

Tout  beau,  ma  passion,  deviens  un  peu  moins  forte; 
Tu  vois  bien  des  hasards,  ils  sont  grands,  mais  n'importe  : 
Cinna  n'est  pas  perdu  pour  être  hasardé. 
De  quelques  légions  qu'Auguste  soit  gardé. 
Quelque  soin  qu'il  se  donne  et  quelque  ordre  qu'il  tienne. 
Qui  méprise  sa  vie  est  maître  de  la  sienne  '.  1 3o 

Plus  le  péril  est  grand,  plus  doux  en  est  le  fruit; 
La  vertu  nous  y  jette,  et  la  gloire  le  suit. 
Quoi  qu'il  en  soit,  qu'Auguste  ou  que  Cinna  périsse, 
Aux  mânes  paternels  je  dois  ce  sacrifice  ; 
Cinna  me  l'a  promis  en  recevant  ma  foi,  1 35 

Et  ce  coup  seul  aussi  le  rend  digne  de  moi. 
Il  est  tard,  après  tout,  de  m'en  vouloir  dédire. 
Aujourd'hui  l'on  s'assemble,  aujourd'hui  l'on  conspire; 


I.  Var,  Quand  je  songe  aux  hasards  que  je  lui  fais  courir.  (i643-56) 
a.  Sénèque  a  dit  dans  sa  it*  épître  :  Quisquù  vitam  eoniempsii,  tum  diuHmmt 
est,  a  Qnieonqoe  méprise  la  rie  est  maitre  de  la  tienne.  » 


ACTE  I,  SCENE  II.  Bgi 

L'heure,  le  lieu,  le  bras  se  choisit  aujourd'hui  ; 

Et  c'est  à  faire  enfin  à  mourir  après  lui.  1 4  o 


SCENE  III. 

CINNA,  EMILIE,  FULVIE. 

EMILIE. 

Mais  le  voici  qui  vient.  Cinna,  votre  assemblée 
Par  l'effroi  du  péril  n'est-elle  point  troublée*? 
Et  recoonoissez-vous  au  front  de  vos  amis 
Qu'ils  soient  prêts  à  tenir  ce  qu'ils  vous  ont  promis? 

CINNA. 

Jamais  contre  un  tyran  entreprise  conçue  x  4  5 

Ne  permit  d'espérer  une  si  belle  issue  ; 

Jamais  de  telle  ardeur  on  n'en  jura  la  mort'. 

Et  jamais  conjurés  ne  furent  mieux  d'accord  ; 

Tous  s'y  montrent  portés  avec  tant  d'allégresse. 

Qu'ils  semblent,  comme  moi,  servir  une  maîtresse';  i5o 

Et  tous  font  éclater  un  si  puissant  courroux, 

Qu'ils  semblent  tous  venger  un  père,  comme  vous. 

EMILIE. 

Je  l'avois  bien  prévu,  que  pour  un  tel  ouvrage 

Cinna  sauroit  choisir  des  hommes  de  courage, 

Et  ne  remettroit  pas  en  de  mauvaises  mains  x  5  5 

L'intérêt  d'Emilie  et  celui  des  Romains. 

CINNA. 

Plût  aux  Dieux  que  vous-même  eussiez  vu  de  quel  zèle 

Cette  troupe  entreprend  une  action  si  belle  ! 

Au  seul  nom  de  César,  d'Auguste,  et  d'empereur, 


I.  far.  Des  grandeurs  du  péril  n'est-elle  point  troabl^?  (i643-56) 

a.  F'ar.  Jamais  de  telle  ardeur  on  ne  jura  sa  mort.  (i643-56) 

3.  f^ar.  Qu'ils  semblent,  comme  moi,  renger  une  maîtresse.  (1643) 


39a  CINNA. 

Vous  eussiez  vu  leurs  yeux  s  enflammer  de  fureur  \    x  60 

Et  daii3  un  même  instant,  par  un  effet  contraire, 

Leur  front  pâlir  d'horreur  et  rougir  de  colère  *. 

«  Amis,  leur  ai-je  dit,  voici  le  jour  heureux 

Qui  doit  conclure  enfin  nos  desseins  généreux  : 

Le  ciel  entre  nos  mains  a  mis  le  sort  de  Rome,  x  6  5 

Et  son  salut  dépend  de  la  perte  d'un  homme. 

Si  Ton  doit  le  nom  d'homme  à  qui  n'a  rien  d'humain, 

A  ce  tigre  altéré  de  tout  le  sang  romain. 

Combien  pour  le  répandre  a-t-il  formé  de  brigues  ! 

Combien  de  fois  changé  de  partis  et  de  ligues,  170 

Tantôt  ami  d'Antoine,  et  tantôt  ennemi, 

Et  jamais  insolent  ni  cruel  à  demi  !  » 

Là,  par  un  long  récit  de  toutes  les  nusères 

Que  durant  notre  enfance  ont  enduré  nos  pèxes. 

Renouvelant  leur  haine  avec  leur  souvenir,  175 

Je  redouble  en  leurs  cœurs  l'ardeur  de  le  punir. 

Je  leur  fais  des  tableaux  de  ces  tristes  batailles 

Où  Rome  par  ses  mains  déchiroit  ses  entrailles, 

Où  l'aigle  abattoit  l'aigle,  et  de  chaque  côté 

Nos  légions  s'armoient  contre  leur  liberté  ;  x  s  o 

Où  les  meilleurs  soldats  et  les  chefs  les  plus  braves' 


X.  Var,  Voos  eussiez  tq  leurs  yeux  sVUuiner  def  oreor.  (i643-56) 
1.  On  raconte  que  lorsque  Michel  Baron  reparut  au  mois  de  mars  1720, 
à  l*àge  de  soixante-huit  ans,  dans  le  r/^ie  de  Cinna^  on  le  vit,  daos  la  même 
minute ,  fâlir  et  rougir  comme  le  vers  l'indiquait.  —  Larive ,  dans  son 
Cours  de  déclamation  (tome  II,  p.  6),  nie  obstinément  la  possibilité  du 
fait;  il  semble  toutefois  que  les  comédiens  du  dix -septième  siècle  aient 
en  le  secret  de  pâlir  à  volonté.  Tallcmant  dit  en  parlant  de  Floridor 
(tome  VII,  p.  176)  :  A  11  est  toujours  pAle,  ainsi  point  de  changement  de 
visage.  » 

3.  f^ar,  Oà  le  but  des  soldats  et  des  chefs  les  plus  braves, 
C'étoit  d*étre  vainqueurs  pour  devenir  esclaves  (a)  i 
Où  chacun  trahissoit,  aux  yeux  de  l'univers, 
Soi-même  et  son  pays,  pour  assurer  ses  fers, 

(a)  Étoit  d*étre  vainqueurs  pour  devenir  esclaves.  (  i648-56) 


ACTE  I,   SCÈNE  III.  398 

Mettoient  toute  leur  gloire  à  devenir  esclaves  ; 

OÙ9  pour  mieux  assurer  la  honte  de  leurs  fers, 

Tous  vouloient  à  leur  chaîne  attacher  lunivers; 

Et  Texécrable  honneur  de  lui  donner  un  maître  1 8  5 

Faisant  aimer  à  tous  Tinfâme  nom  de  traître, 

Romains  contre  Romains,  parents  contre  parents, 

Cond:>attoient  seulement  pour  le  choix  des  tyrans. 

J'ajoute  à  ces  tableaux  la  peinture  effroyable 
De  leur  concorde  impie,  affreuse,  inexorable*;  190 

Funeste  aux  gens  de  bien,  aux  riches,  au  sénat. 
Et  pour  tout  dire  enfin,  de  leur  triumvirat  ; 
Mais  je  ne  trouve  point  de  couleurs  assez  noires 
Pour  en  représenter  les  tragiques  histoires. 
Je  les  peins  dans  le  meurtre  à  Tenvi  triomphants,        i  g  5 
Rome  entière  noyée  au  sang  de  ses  enfants  : 
Les  uns  assassinés  dans  les  places  publiques. 
Les  autres  dans  le  sein  de  leurs  dieux  domestiques  ; 
Le  méchant  par  le  prix  au  crime  encouragé  ; 
Le  mari  par  sa  femme  eu  son  lit  égorgé  ;  a  o  o 

Le  fils  tout  dégouttant  du  meurtre  de  sou  père. 
Et  sa  tète  à  la  main  demandant  son  salaire  ', 
Sans  pouvoir  exprimer  par  tant  d'horribles  ti^aits* 


Et  ticfaant  d'acquérir  avec  le  nom  de  traître 
L'abominable  bonnear  de  lui  donner  un  mattre.  (x643-56) 
X.  Far,  De  leor  concorde  affreuse,  borrible,  impitoyable.  (i643-56) 
a.  «  Dufresne  employa  nn  jour  une  petite  adresse  qui  produisit  un  grand 
effet.  Kn  oonimen<;ant  ce  récit ,  il  cacha  derrière  lui  une  de  ses  maios  dans 
laquelle  il  tenait  son  casque  surmonté  d'un  panache  rouge;  et  lorsqu'il  fut 
arrÎTé  à  on  rers,  il  montra  subitement  le  casque  et  le  panache  rouge;  et  les 
agitant  Tivement,  il  sembla  présenter  aux  spectateurs  la  tète  et  la  diCTelure 
sanglante  dont  il  est  question  dans  les  Tcrs  de  Corneille.  Les  spectateurs  furent 
saiaia  de  terreur  :  Dufresne  avait  réussi.  Mais  ces  sortes  de  jeux  de  théâtre, 
fruits  de  la  combinaison  et  du  calcul,  ne  peuvent  être  répétés.  »  {Galerie  histo- 
rique deê  acteurs  du  théâtre  français ^  par  Lemazurier,  tome  I,  p.  5io.) 
3.  Far.  Sans  exprimer  encore  avecque  tous  ces  traits  (a).  (i643-56) 

(«)  Les  éditions  de  x65a-56  portent,  par  erreur,  ses  traits,  pour  ces  iraiu 


394  GINNA. 

Qu'un  crayon  imparfait  de  leur  sanglante  paix. 

Vous  dirai-je  les  noms  de  ces  grands  personnages  aoS 
Dont  j'ai  dépeint  les  morts  pour  aigrir  les  courages, 
De  ces  fameux  proscrits,  ces  demi-dieux  mortels*, 
Qu'on  a  sacrifiés  jusque  sur  les  autels? 
Mais  pourrois-je  vous  dire  à  quelle  impatience, 
A  quels  frémissements,  à  quelle  violence,  >  lo 

Ces  indignes  trépas,  quoique  mal  figurés, 
Ont  porté  les  esprits  de  tous  nos  conjurés  ? 
Je  n'ai  point  perdu  temps,  et  voyant  leur  colère 
Au  point  de  ne  rien  craindre,  en  état  de  tout  faire, 
rajoute  en  peu  de  mots  :  «  Toutes  ces  cruautés,         a  1 5 
La  perte  de  nos  biens  et  de  nos  libertés, 
Le  ravage  des  champs,  le  pillage  des  villes. 
Et  les  proscriptions,  et  les  guerres  civiles. 
Sont  les  degrés  sanglants  dont  Auguste  a  fait  choix 
Pour  monter  dans  le  trône'  et  nous  donner  des  lois,  a 90 
Mais  nous  pouvons  changer  un  destin  si  funeste  ', 
Puisque  de  trois  tyrans  c'est  le  seul  qui  nous  reste. 
Et  que  juste  une  fois,  il  s'est  privé  d'appui. 
Perdant,  pour  régner  seul,  deux  méchants  comme  lui^ 
Lui  mort,  nous  n'avons  point  de  vengeur  ni  de  maître; 
Avec  la  liberté  Rome  s'en  va  renaître  ; 
Et  nous  mériterons  le  nom  de  vrais  Romains, 
Si  le  joug  qui  Taccable  est  brisé  par  nos  mains. 
Prenons  l'occasion  tandis  qu'elle  est  propice  : 
Demain  au  Gapitole  il  fait  un  sacrifice  ;  9  3o 

Qu'il  en  soit  la  victime,  et  faisons  en  ces  lieux 


I.  Far,  Ces  illastres  proscrits,  ces  deroi-dieav  mortels.  (i643-56) 
9.  Voltaire,  dans  rédition  de  1764,  a  remplacé  «  dans  le  trAne  »  par  c  su- 
ie trône.  • 

3.  Far.  Rendons  toutefois  grâce  à  la  bonté  céleste. 

Que  de  nos  trois  tyrans  cVst  le  seul  qui  nous  reste.  (i643-56) 

4.  Antoine  et  Lépide. 


ACTE  I,   SCÈNE   IIL  BgS 

Justice  à  tom  le  monde,  à  la  face  des  Dieux  : 
Là  presque  pour  sa  suite  il  n'a  que  notre  troupe; 
Cest  de  ma  ipain  qu'il  prend  et  Tencens  et  la  coupe  '  ; 
Et  je  veux  pour  signal  que  cette  même  main  a  3  5 

Lui  donne,  au  lieu  d'encens,  d'un  poignard  dans  le  sein. 
Ainsi  d'un  coup  mortel  la  victime  frappée 
Fera  voir  si  je  suis  du  sang  du  grand  Pompée  ; 
Faites  voir  après  moi  si  vous  vous  souvenez 
Des  iUustres  aïeux'  de  qui  vous  êtes  nés.  »  a4o 

A  peine  ai-je  achevé,  que  chacun  renouvelle, 
Par  un  noble  serment,  le  vœu  d'être  fidèle  : 
L'occasion  leur  plaît;  mais  chacun  veut  pour  soi 
L'honneur  du  premier  coup,  que  j'ai  choisi  pour  moi. 
La  raison  règle  enfin  l'ardeur  qui  les  emporte  :  a  4  5 

Blaxime  et  la  moitié  s'assurent  de  la  porte; 
L'autre  moitié  me  suit,  et  doit  l'environner. 
Prête  au  moindre  signal  que  je  voudrai  donner. 

Voilà,  belle  Emilie,  à  quel  point  nous  en  sommes. 
Demain  j'attends  la  haine  ou  la  faveur  des  hommes,  9  5o 
Le  nom  de  parricide  ou  de  libérateur. 
César  celui  de  prince  ou  d'un  usurpateur*. 
Du  succès  qu'on  obtient  contre  la  tyrannie 
Dépend  ou  notre  gloire  ou  notre  ignominie  ; 
Et  le  peuple,  inégal  à  l'endroit  des  tyrans,  a5  5 

S'il  les  déteste  morts,  les  adore  vivants. 
Pour  moi,  soit  que  le  ciel  me  soit  dur  ou  propice. 
Qu'il  m'élève  à  la  gloire  ou  me  livre  au  supplice. 


I.  Cett  ime  allusion  à  one  ciroonsunce  hittorique ,  à  la  dignité  saœrdotale 
qu'Angnirte  arait  eonfiérée  à  Cinna  :  Toyez  d-dessoa,  p.  374-  Sénèque  noas 
apprend  aoNÎ  (rojet  p.  373)  que  les  conjurés  Toulaient  attaquer  Augnste  pen- 
dant qu'il  célébrerait  un  sacrifiée  :  Saerîfieantem  pUtcuerat  adoriri. 

a.  On  lit  ajrgmh  dans  l'édition  de  i656. 

3.  ^ar.  Céaar  celui  de  (a)  prince  ou  bien  d'usurpateur.  (1643 -56} 

[a)  L'édition  de  x656  porte,  par  erreur,  du  prince^  pour  d^  prince. 


396  <:iNNA. 

Que  Rome  se  déclare  ou  pour  ou  contre  nous, 
Mourant  pour  vous  servir,  tout  me  semblera  doux,    a 60 

EMILIE. 

Ne  crains  point  de  succès  qui  souille  ta  mémoire  : 
Le  bon  et  le  mauvais  sont  égaux  pour  ta  gloire; 
Et  dans  un  tel  dessein,  le  manque  de  bonheur 
Met  en  péril  ta  vie,  et  non  pas  ton  honneur. 
Regarde  le  malheur  de  Brute  et  de  Cassie  :  a65 

La  splendeur  de  leurs  noms  en  est-elle  obscurcie  ? 
Sont-ils  morts  tous  entiers*  avec  leurs  grands  desseins'? 
Ne  les  compte-t-on  plus  pour  les  derniers  Romains  ? 
Leur  mémoire  dans  Rome  est  encor  précieuse, 
Autant  que  de  César  la  vie  est  odieuse;  970 

Si  leur  vainqueur  y  règne,  ils  y  sont  regrettés. 
Et  par  les  vœux  de  tous  leurs  pareils  souhaités. 

Va  marcher  sur  leurs  pas  où  l'honneur  te  convie  : 
Mais  ne  perds  pas  le  soin  de  conserver  ta  vie; 
Souviens-toi  du  beau  feu  dont  nous  sommes  épris,    275 
Qu  aussi  bien  que  la  gloire  Emilie  est  ton  prix. 
Que  tu  me  dois  ton  cœur,  que  mes  faveurs  t'attendent, 
Que  tes  jours  me  sont  chers,  que  les  miens  en  dépendent. 
Mais  quelle  occasion  mène  Evandre  vers  nous*  ? 


X .  «  Cette  expreaâoa  »abliine  :  mourir  tout  entier,  ett  prise  da  latin  d*Honee 
(livre  III,  ode  xxx,  rers  6)  non  omnis  moriar,  et  tout  entier  est  plus  éner- 
gique. Racine  l'a  imitée  dans  sa  belle  pièce  êHIjMgénie  (acte  I,  scène  n)  : 

Ne  laisser  aucun  nom  et  mourir  tout  entier.  » 

{Voltaire.) 

Pompée  dit  de  même  dans  la  Phartale  de  Lucain  (lÎTre  VIII,  Ters  a66  et  267)  : 

Non  omniâ  in  arvit 
EmathUs  cecidi, 

«  Je  n'ai  pas  succombé  tout  entier  dans  les  champs  de  TÉmatliie.  » 
a.  p^ar.  Ont-ils  perdu  celui  de  derniers  des  Romains? 

Kt  sont-ils  morts  entiers  arecque  leurs  desseins?  (x643-56) 
3.  f^'ar.  Et  que....  Mais  quel  sujet  mène  Évandre  rers  nous?  (i643-56) 


ACTE  I,   SCÈNE  IV.  397 

SCÈNE  IV. 

CINNA,  EMILIE,  ÉVANDRE,  FULVIE. 

ÉVÀNDRE. 

Seigneur,  César  vous  mande,  et  Maxime  avec  vous,    a 80 

GINNÀ. 

Et  Maxime  avec  moi?  Le  sais- tu  bien,  Evandre? 

ÉVÀNDRE. 

Polyclëte  est  encor  chez  vous  à  vous  attendre, 

Et  fût  venu  lui-même  avec  moi  vous  chercher, 

Si  ma  dextérité  n'eût  su  Ten  empêcher; 

Je  vous  en  donne  avis,  de  peur  d'une  surprise.  a 85 

Il  presse  fort. 

EMILIE. 

Mander  les  chefs  de  Tentreprise  ! 
Tous  deux!  en  même  temps  !  Vous  êtes  découverts. 

CINMÀ. 

Espérons  mieux,  de  grâce. 

EMILIE. 

Ah  !  Ginna,  je  te  perds  ! 
Et  les  Dieux ,  obstinésà  nous  donner  un  maître , 
Parmi  tes  vrais  amis  ont  mêlé  quelque  traître.  290 

Il  n'en  faut  point  douter,  Auguste  a  tout  appris. 
Quoi  ?  tous  deux  !  et  sitôt  que  le  conseil  est  pris  ! 

CINNÀ. 

Je  ne  vous  puis  celer  que  son  ordre  m'étonne  ; 
Mais  souvent  il  m'appelle  auprès  de  sa  personne  ; 
Maxime  est  comme  moi  de  ses  plus  confidents,  ^gs 

Et  nous  nous  alarmons  peut-être  en  imprudents. 

EMILIE. 

Sois  moins  ingénieux  à  te  tromper  toi-même, 
Ginna  ;  ne  porte  point  mes  maux  jusqu'à  l'extrême; 


39B  CINNA. 

Et  puisque  désormais  tu  ne  peux  me  venger*. 

Dérobe  au  moins  ta  tète  à  ce  mortel  danger;  s 00 

Fuis  d'Auguste  irrité  Fimplacable  colère. 

Je  verse  assez  de  pleurs  pour  la  mort  de  mon  père  ; 

N'aigris  point  ma  douleur  par  un  nouveau  tourment, 

Et  ne  me  réduis  point  à  pleurer  mon  amant'. 

CINNÀ. 

Quoi?  sur  rillusion  d'une  terreur  panique,  3o5 

Trahir  vos  intérêts  et  la  cause  publique  ! 
Par  cette  lâcheté  moi-même  m' accuser, 
Et  tout  abandonner  quand  il  faut  tout  oser  ! 
Que  feront  nos  amis  si  vous  êtes  déçue  ? 

EMILIE. 

Mais  que  deviendras-tu  si  l'entreprise  est  sue  ?  3 1  o 

CINNA. 

S*il  est  pour  me  trahir  des  esprits  assez  bas, 
Ma  vertu  pour  le  moins  ne  me  trahira  pas  : 
Vous  la  verrez,  brillante  au  bord  des  précipices , 
Se  couronner  de  gloire  en  bravant  les  supplices , 
Rendre  Auguste  jaloux  du  sang  qu'il  répandra ,  3 1 5 

Et  le  faire  trembler  alors  qu'il  me  perdra. 

Je  deviendrois  suspect  à  tarder  davantage. 
Adieu,  raffermissez  ce  généreux  courage. 
S'il  faut  subir  le  coup  d'un  destin  rigoureux , 
Je  mourrai  tout  ensemble  heureux  et  malheureux  :     3a 0 
Heureux  pour  vous  sei'vir  de  perdre  ainsi  la  vie', 
Malheureux  de  mourir  sans  vous  avoir  servie. 

EMILIE. 

Oui,  va,  n'écoute  plus  ma  voix  qui  te  retient: 
Mon  trouble  se  dissipe ,  et  ma  raison  revient. 


I.  Var,  Et  puisque  désormais  tn  ne  me  peux  Tenger.  (i643-56) 
a.  Var.  Et  ne  lui  permets  point  de  m*6ter  mon  amant.  (i643-56) 
3.  Var,  Heureux  pour  tous  serrir  d'abandonner  a  vie.  (i643-56) 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  399 

Pardonne  à  mon  amour  cette  indigne  foiblesse.  3  a  5 

Tu  voudrois  fuir  :  en  vain ,  Cinna ,  je  le  confesse 

Si  tout  est  découvert ,  Auguste  a  su  pourvoir 

A  ne  te  laisser  pas  ta  fîiite  en  ton  pouvoir. 

Porte ,  porte  chez  lui  cette  mâle  assurance , 

Digne  de  notre  amour,  digne  de  ta  naissance;  33o 

Meurs ,  s'il  y  faut  mourir,  en  citoyen  romain , 

Et  par  un  beau  trépas  couronne  un  beau  dessein. 

Ne  crains  pas  qu'après  toi  rien  ici  me  retienne  : 

Ta  mort  emportera  mon  âme  vers  la  tienne  ; 

Et  mon  cœur,  aussitôt  percé  des  mêmes  coups....      335 

CIMNA. 

Ah  !  souffrez  que  tout  mort  je  vive  encore  en  vous  ; 

Et  du  moins  en  mourant  pennettex  que  j'espère 

Que  vous  saurez  venger  Famant  avec  le  père. 

Rien  n'est  pour  vous  à  craindre  :  aucun  de  nos  amis  * 

Ne  sait  ni  vos  desseins,  ni  ce  qui  m'est  promis;         340 

Et  leur  parlant  tantôt  des  misères  romaines , 

Je  leur  ai  tu  la  mort  qui  fait  naître  nos  haines  ', 

De  peur  que  mon  ardeur  touchant  vos  intérêts  ' 

D'un  si  parfait  amour  ne  trahit  les  secrets  : 

n  n'est  su  que  d'Évandre  et  de  votre  Fulvie.  345 

EMILIE. 

Avec  moins  de  frayeur  je  vais  donc  chez  Livie , 

Puisque  dans  ton  péril  il  me  reste  un  moyen 

De  faire  agir  pour  toi  son  crédit  et  le  mien; 

Mais  si  mon  amitié  par  là  ne  te  déUvre , 

N'espère  pas  qu'enfin  je  veuille  te  survivre.  3  5o 


I.  Var,  Dans  un  si  grand  péril  tos  jours  sont  assurés: 

Vos  desseins  ne  sont  sas  d'aucun  des  conjurés  ; 

Et  décrirant  tantôt  les  misères  romaines.  (i643-56) 
a.  La  mort  de  Toranins,  père  d'Emilie. 
3.  Far,  De  peur  que  trop  d'ardeur  touchant  tos  intérêts 

Sur  mon  visage  ému  ne  peigntt  nos  secrets  ; 

Ifotre  amour  n'est  connu  que  d'Évandre  et  Fulvie.  (t643-56) 


4oo  GINNà. 

Je  fais  de  ton  destin  des  règles  à  mon  sort, 
Et  j'obtiendrai  ta  vie,  ou  je  suivrai  ta  mort. 

GINNA. 

Soyez  en  ma  faveur  moins  cruelle  à  vous-même  < 
Va-t'en,  et  souviens-toi  seulement  que  je  t'aime. 


riN  DD  ^mtmtft  aêtë 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  «oi 


ACTE   IL 


SCÈNE  PREMIERE. 

AUGUSTE,  CINNA,  MAXIME,  troupe 

DE  Courtisans. 

AUGUSTE. 

Que  chacun  se  retire,  et  qu'aucun  n'entre  ici.  355 

Vous,  Cinna,  demeurez,  et  vous,  Maxime,  aussi. 

.    (Tous  ae  retirent,  à  la  réserve  de  Cinna  et  de  Maxime   .) 

Cet  empire  absolu  sur  la  terre  et  sur  Tonde , 
Ce  pouvoir  souverain  que  j'ai  sur  tout  le  monde  ', 

I.  Ce  jea  de  scàne  manque  dans  les  éditions  de  i643-6o. 

a.  «  Fénelon,  dans  sa  Lettre  k  V Académie  sur  réloqnence,  dit  :  c  II  me 
c  semble  qn*on  a  donné  souTent  aux  Romains  un  discours  fisstiieux  ;  je  ne 
«  trouTe  point  de  propordon  entre  Tempbase  a^ec  laquelle  Auguste  parle 
•  dans  la  tragédie  de  Cinna  et  la  modeste  simplicité  a^ec  laquelle  Suétone  le 
K  dépeint.  »  11  est  vrai  ;  mais  ne  Csut-ii  pas  quelque  chose  de  plus  relevé  sur 
le  théâtre  que  dans  Suétone?  Il  j  a  un  milieu  à  garder  entre  Tenflure  et 
la  simplicité.  Il  faut  arouer  que  Corneille  a  quelquefois  passé  les  bornes. 
L'archeréque  de  Cambrai  avait  d'autant  plus  raison  de  reprendre  cette  en- 
flure vicieuse,  que  de  son  temps  les  comédiens  chargeaient  encore  ce  défaut 
par  la  plus  ridicule  afTectation  dans  Vhabillement,  dans  la  déclamation  et 
dans  les  gestes.  On  royait  Auguste  arriver  avec  la  démarche  d*nn  matamore, 
coiffé  d'une  perruque  carrée  qui  descendait  par  devant  jusqu'à  la  ceinture; 
cette  perruque  était  farcie  de  feuilles  de  laurier  et  surmontée  d'un  large 
chapeau  avec  deux  rangs  de  plumes  rouges.  Auguste,  ainsi  défiguré  par  des 
bateleurs  gaulais  sur  un  théâtre  de  marionnettes,  était  quelque  chose  de  bien 
étrange.  Il  se  plaçait  sur  un  énorme  fauteuil  à  deux  gradins,  et  Maxime  et 
Gnna  étaient  sur  deux  petits  tabourets.  La  déclamation  ampoulée  répondait 
parfaitement  à  cet  étalage,  et  surtout  Auguste  ne  manquait  pas  de  regarder 
Cinna  et  Bfaximedu  haut  en  bas  avec  un  noble  dédain,  en  prononçant  ces  vers  : 

Enfin  tont  ce  qu'adore  en  ma  liante  fortune, 
D'uo  courtisan  flatteur  la  présence  importune. 

11  faisait  bien  sentir  que  c'était  eux  qu'il  regardait  comme  des  courtisans 
Goimiu.B.  ni  ^6 


4oa  CINNA. 

Cette  grandeur  sans  borne  et  cet  illustre  rang% 

Qui  m'a  jadis  coûté  tant  de  peine  et  de  sang,  3 60 

Enfin  tout  ce  qu'adore  en  ma  haute  fortune 

D'un  courtisan  flatteur  la  présence  importune , 

N'est  que  de  ces  beautés  dont  l'éclat  éblouit, 

Et  qu'on  cesse  d'aimer  sitôt  qu'on  en  jouit. 

L'ambition  déplaît  quand  elle  est  assouvie,  365 

D'une  contraire  ardeur  son  ardeur  est  suivie  ; 

Et  comme  notre  esprit,  jusqu'au  dernier  soupir. 

Toujours  vers  quelque  objet  pousse  quelque  désir, 

n  se  ramène  en  soi,  n'ayant  plus  où  se  prendre, 

Et  monté  sur  le  faîte,  il  aspire  à  descendre '.  370 

J'ai  souhaité  l'empire ,  et  j'y  suis  parvenu  ; 

Mais  en  le  souhaitant,  je  ne  l'ai  pas  connu  : 

Dans  sa  possession  j'ai  trouvé  pour  tous  charmes 

D'effroyables  soucis,  d'étemelles  alarmes. 

Mille  ennemis  secrets,  la  mort  à  tous  propos,  375 

Point  de  plaisir  sans  trouble,  et  jamais  de  repos. 

Sylla  m'a  précédé  dans  ce  pouvoir  suprême  ; 

Le  grand  César  mon  père  en  a  joui  de  même  : 

D'un  œil  si  différent  tous  deux  l'ont  regardé  ', 

Satteurs.  En  effet,  il  n*y  a  rien  dans  le  oommencement  de  celte  scène  qui 
empêche  que  c^  vers  ne  puissent  être  jonés  ainsi.  Auguste  n*a  point  encore 
parlé  avec  bonté,  avec  amitié,  à  Cinna  et  à  Maxime  ;  il  ne  leur  a  encore  parlé 
que  de  son  pouvoir  absolu  sur  la  terre  et  sur  Tonde.  »  (Foltaire.) 
I.  y^ar.  Cette  grandeur  sans  borne  et  ce  superbe  rang.  (i643-56) 
a.  «  Remarqnei  bien  cette  expression,  disait  Racine  à  son  fils.  On  «lit 
aspirer  à  monter;  mais  il  faut  connottre  le  cœur  humain  aussi  bien  que  Cor- 
neille l'a  connu  pour  pouvoir  dire  de  l'ambitieux  qu'il  aspire  à  desooidre.  »  -^ 
Chaulmer  écrivait  en  z638,  dans  sa  Mort  de  Pompée  (acte  I,  scène  x) ,  ces  vers 
qui,  bien  qu'ils  contiennent  une  idée  fort  difTérente,  ont  une  grande  analogie 
d'expression  avec  ceux  de  notre  poète  : 

Gardons  la  liberté  de  la  chose  publique. 
Déjà  presque  soumise  au  pouvoir  tyrannique 
D'un  enfant  sans  respect,  ou  d'un  tigre  plutôt 
Qui  sortant  de  son  antre,  ose  aspirer  si  haut; 
Qu'il  sache  en  se  perdant  que  qui  veut  y  prétendre, 
Plus  il  cherche  à  monter,  plus  il  trouve  à  deseendre. 

3.  f^ar,  Sylla  s'en  est  démis,  mon  père  l'a  gardé. 


ACTE  II,    SCÈNE  I.  4o3 

Que  Tun  s'en  est  démis,  et  Tautre  Ta  gardé;  38o 

Mais  l'un,  cruel ,  harbare,  est  mort  aimé ,  tranquille, 

Comme  un  bon  citoyen  dans  le  sein  de  sa  ville  ; 

L'autre,  tout  débonnaire,  au  milieu  du  sénat 

A  vu  trancher  ses  jours  par  un  assassinat. 

Ces  exemples  récents  suffiroient  pour  m'instruire,      3  8  5 

Si  par  l'exemple  seul  on  se  devoit  conduire  : 

L'un  m'invite  à  le  suivre ,  et  l'autre  me  fait  peur  ; 

Mais  l'exemple  souvent  n'est  qu'un  miroir  trompeur. 

Et  l'ordre  du  destin  qui  gêne  nos  pensées 

N'est  pas  toujours  écrit  dans  les  choses  passées  :         890 

Quelquefois  l'un  se  brise  où  l'autre  s'est  sauvé, 

Et  par  où  l'un  périt  un  autre  est  conservé. 

Voilà ,  mes  chers  amis ,  ce  qui  me  met  en  peine. 
Vous,  qui  me  tenez  lieu  d'Agrippé  et  de  Mécène*, 
Pour  résoudre  ce  point  avec  eux  débattu ,  395 

Prenez  sur  mon  esprit  le  pouvoir  qu'ils  ont  eu. 
Ne  considérez  point  cette  grandeur  suprême , 
Odieuse  aux  Romains ,  et  pesante  à  moi-même  ; 
Traitez-moi  comme  ami ,  non  comme  souverain  ; 
Rome ,  Auguste ,  l'État ,  tout  est  en  votre  main  :         400 
Vous  mettrez  et  l'Europe ,  et  l'Asie,  et  l'Afrique , 
Sous  les  lois  d'un  monarque,  ou  d'une  république; 
Votre  avis  est  ma  règle,  et  par  ce  seul  moyen 
Je  veux  être  empereur,  ou  simple  citoyen. 

CINNÂ. 

Malgré  notre  surprise,  et  mon  insuffisance,  4o5 

Je  vous  obéirai.  Seigneur,  sans  complaisance, 
Et  mets  bas  le  respect  qui  pourroit  m' empêcher 


DiiTérents  en  leur  fin  comme  en  leur  procédé  : 
L^nUy  cmel  et  barbare,  est  mort  aimé,  traD<|uiIle.  (i643-56) 
I.  Voyez  Huns  le  livre  LU  de  Dion  Casaioa,  chapitres  i-xu,  la  déIil>ération 

d*Àogoste  avec  Agrippa  et  Mécène,  et  les  longs  discours  de  ses  deux  conseillers. 

Cinna  oavre  ici  le  même  avis  que  Mécène;  et  Maxime,  le  même  qu'Agrippa, 


4o4  CINNA. 

De  combattre  un  avis  où  vous  semblez  pencher; 

Soufirex-le  d'un  esprit  jaloux  de  voti'e  gloire,   ' 

Que  vous  allez  souiller  d*une  tache  trop  noire,  4  te 

Si  vous  ouvrez  votre  âme  à  ces  impressions* 

Jusques  à  condamner  toutes  vos  actions. 

On  ne  renonce  point  aux  grandeurs  légitimes  ; 
On  garde  sans  remords  ce  qu'on  acquiert  sans  crimes  ; 
Et  plus  le  bien  qu'on  quitte  est  noble,  grand,  exquis,  4 1 5 
Plus  qui  Yo9e  quitter  le  juge  mal  acquis. 
N'imprimez  pas ,  Seigneur,  cette  honteuse  marque 
A  ces  rares  vertus  qui  vous  ont  fait  monarque  ; 
Vous  l'êtes  justement,  et  c'est  sans  attentat 
Que  vous  avez  changé  la  forme  de  l'Etat.  430 

Rome  est  dessous  vos  lois  par  le  droit  de  la  guerre. 
Qui  sous  les  lois  de  Rome  a  mis  toute  la  terre  ; 
Vos  armes  Font  conquise ,  et  tous  les  conquérants 
Pour  être  usurpateurs  ne  sont  pas  des  tyrans; 
Quand  ils  ont  sous  leurs  lois  asservi  des  provinces',  495 
Gouvernant  justement,  ils  s'en  font  justes  princes  : 
C'est  ce  que  fit  César;  il  vous  faut  aujourd'hui 
Condamner  sa  mémoire ,  ou  faire  comme  lui. 
Si  le  pouvoir  suprême  est  blâmé  par  Auguste , 
César  fut  un  tyran ,  et  son  trépas  fut  juste ,  430 

Et  vous  devez  aux  Dieux  compte  de  tout  le  sang 
Dont  vous  l'avez  vengé  pour  monter  à  son  rang. 
N'en  craignez  point ,  Seigneur,  les  tristes  destinées'; 
Un  plus  puissant  démon  veille  sur  vos  années  : 
On  a  dix  fois  sur  vous  attenté  sans  effet,  435 

Et  qui  l'a  voulu  perdre  au  même  instant  l'a  fiaiit. 

I.  F'ar,  Si  tous  laissant  «Maire  à  ces  impressioiis, 

Vous-même  condamnex  toutes  vos  actions.  (i643-56) 
a.  far.  Lorsque  notre  Tslenr  nous  gagne  une  {-.rorinee, 

GouTemant  justement,  on  devient  juste  prince,  (x 643-56) 
3.  Far,  Mais  sa  mort  vous  fait  peur?  Seigneur,  les  destinées 

n^un  soin  bien  plus  exact  veillent  sur  vos  années.  (t643-56) 


ACTE   11,  SCÈNE    I.  4o5 

On  entreprend  assez,  mais  aucun  n'exécute; 

Il  est  des  assassins,  mais  il  n'est  plus  de  Brute  : 

Enfin ,  s'il  faut  attendre  un  semblable  revers, 

Il  est  beau  de  mourir  maître  de  Tunivers.  440 

C'est  ce  qu'en  peu  de  mots  j'ose  dire,  et  j'estime 

Que  ce  peu  que  j'ai  dit  est  l'avis  de  Maxime. 

MAXIME. 

Oui,  j'accorde  qu'Auguste  a  droit  de  conserver 

L'empire  où  sa  vertu  l'a  fait  seule  arriver*. 

Et  qu'au  prix  de  son  sang,  au  péril  de  sa  tète ,  445 

Il  a  fait  de  l'État  une  juste  conquête; 

Mais  que  sans  se  noircir,  il  ne  puisse  quitter 

Le  fardeau  que  sa  main  est  lasse  de  porter. 

Qu'il  accuse  par  là  César  de  tyrannie, 

Qu'il  approuve  sa  mort,  c'est  ce  que  je  dénie.  4  5o 

Rome  est  à  vous ,  Seigneur,  l'empire  est  votre  bien  ; 
Chacun  en  liberté  peut  disposer  du  sien  : 
Il  le  peut  à  son  choix  garder,  ou  s'en  défaire; 
Vous  seul  ne  pourriez  pas  ce  que  peut  le  vulgaire , 
Et  seriez  devenu ,  pour  avoir  tout  dompté ,  455 

Esclave  des  grandeurs  où  vous  êtes  monté  ! 
Possédez-les,  Seigneur,  sans  qu'elles  vous  possèdent. 
Loin  de  vous  captiver,  souffrez  qu'elles  vous  cèdent  ; 
Et  faites  hautement  connoître  enfin  à  tous 
Que  tout  ce  qu'elles  ont  est  au-dessous  de  vous.  4 6  <» 

Votre  Rome  autrefois  vous  donna  la  naissance  ; 
Vous  lui  voulez  donner  votre  toute-puissance  ; 
Et  Cinna  vous  impute  à  crime  capital 
La  libéralité  vers  le  pays  natal  ! 

Il  appelle  remords  l'amour  de  la  patrie  !  4  6  5 

Par  la  haute  vertu  la  gloire  est  donc  flétrie', 

I.  Les  éditions  de  x65a-56  portent  : 

L'empire  où  sa  vertu  Ta  fait  seul  arriver. 
3.  f^ar.  Par  la  même  vertu  la  gloire  est  donc  flétrie.  (i643-56) 


4o6  CINNA. 

Et  ce  n'est  qu'un  objet  digne  de  nos  mépris , 

Si  de  ses  pleins  effets  Tinfamie  est  le  prix  '  ! 

Je  yeux  bien  avouer  qu'une  action  si  belle 

Donne  à  Rome  bien  plus  que  vous  ne  tenez  d'elle  ;    470 

Mais  conmiet-on  un  crime  indigne  de  pardon', 

Quand  la  reconnoissance  est  au-dessus  du  don  ? 

Suivez,  suivez,  Seigneui*,  le  ciel  qui  vous  inspire  : 

Votre  gloire  redouble  à  mépriser  l'empire  ; 

Et  vous  serez  fameux  chez  la  postérité ,  475 

Moins  pour  l'avoir  conquis  que  pour  l'avoir  quitté. 

Le  bonheur  peut  conduire  à  la  grandeur  suprême  ; 

Mais  pour  y  renoncer  il  faut  la  vertu  même  ; 

Et  peu  de  généreux  vont  jusqu'à  dédaigner, 

Après  un  sceptre  acquis,  la  douceur  de  régner.  480 

Considérez  d'ailleurs  que  vous  régnez  dans  Rome , 
Où ,  de  quelque  façon  que  votre  cour  vous  nomme , 
On  hait  la  monarchie  ;  et  le  nom  d'empereur. 
Cachant  celui  de  roi ,  ne  fait  pas  moins  d'horreur. 
Ils  passent'  pour  tyran  quiconque  s'y  fait  maître  ;      48  5 
Qui  le  sert,  pour  esclave ,  et  qui  l'aime,  pour  traître; 
Qui  le  souffre  a  le  cœur  lâche ,  mol ,  abattu , 
Et  pour  s'en  affranchir  tout  s'appelle  vertu. 
Vous  en  avez.  Seigneur,  des  preuves  trop  certaines  : 
On  a  fait  contre  vous  dix  entreprises  vaines  ;  490 

Peut-être  que  l'onzième  est  prête  d'éclater. 
Et  que  ce  mouvemen   qui  vous  vient  agiter 
N'est  qu'un  avis  secret  que  le  ciel  vous  envoie , 
Qui  pour  vous  conserver  n'a  plus  que  cette  voie. 
Ne  vous  expose^  plus  à  ces  fameux  revers.  49 5 

Il  est  beau  de  mourir  maître  de  l'univers  ; 
Mais  la  plus  belle  mort  souille  notre  mémoire , 

i.Far.  Si  de  ses  plus  hauts  faits  l'infamie  est  le  prix!  (i643-56) 
a.  Far.  Mais  ce  nVst  pas  un  crime  indigne  de  pardon.  (i643-56) 
3.  L'édition  de  i655  seule  porte  :  s  II  passe,  »  an  siogulier. 


ACTE   II,   SCÈNE  1.  407 

Quand  nous  avons  pu  vivre  et  croître  notre  gloire*. 

GINNÀ. 

Si  Tamour  du  pays  doit  ici  prévaloir, 

C'est  son  bien  seulement  que  vous  devez  vouloir  ;        5oo 

Et  cette  liberté ,  qui  lui  semble  si  chère , 

N'est  pour  Rome,  Seigneur,  qu'un  bien  imaginaire , 

Plus  nuisible  qu'utile,  et  qui  n'approche  pas 

De  celui  qu'un  bon  prince  apporte  à  ses  Etats. 

Avec  ordre  et  raison  les  honneurs  il  dispense ,        5o5 
Avec  discernement  punit  et  récompense  ', 
Et  dispose  de  tout  en  juste  possesseur. 
Sans  rien  précipiter  de  peur  d'un  successeur. 
Mais  quand  le  peuple  est  maître,  on  n'agit  qu'en  tumulte  : 
La  voix  de  la  raison  jamais  ne  se  consulte  ;  5 1  o 

Les  honneurs  sont  vendus  aux  plus  ambitieux, 
L'autorité  livrée  aux  plus  séditieux'. 
Ces  petits  souverains  qu'il  fait  pour  une  année , 
Voyant  d'un  temps  si  court  leur  puissance  bornée. 
Des  plus  heureux  desseins  font  avorter  le  fruit,  5 1 5 

De  peur  de  le  laisser  à  celui  qui  les  suit. 
Comme  ils  ont  peu  de  part  au  bien  dont  ils  ordonnent. 
Dans  le  champ  du  public  largement  ils  moissonnent  \ 
Assurés  que  chacun  leur  pardonne  aisément, 
Espérant  à  son  tour  un  pareil  traitement  :  5a o 

Le  pire  des  États,  c'est  l'État  populaire  ^ . 


I.  Far,  Quand  nous  aTOoB  pn  rivre  avecque  plus  de  gloire.  (i643-56) 
a.  Far^  Arecque  jugement  punit  et  récompense. 

Ne  précipite  rien  de  peor  d'un  sacces-seur, 

[Et  dispose  de  tout  en  juste  possesseur.]  (i643'56) 

3.  Far.  Les  magistrats  donnés  aux  plus  séditieux.  (1643 -56) 

4.  Far,  Dedans  le  champ  d'autmi  largement  ils  moinsonuent.  (i643-56) 

5.  Far.  Le  pire  des  ÉUts  est  l'État  popnbire  (a).  (x643) 

(a)  Botanet,  dans  son  cinquième  Avertissement  auxprotestai^s,  a  dit  presqne 
dans  les  même»  termes  :  «  L*État  populaire,  le  pire  de  tons;  »  et  Cyrano  de 
Bergerac,  dans  sa  Lettre  contre  les /rondeurs  .*  «  Le  gontemement  populaire 


4o8  CINNÀ. 

AUGUSTE. 

Et  toutefois  le  seul  qui  dans  Rome  peut  plaire. 

Cette  haine  des  rois,  que  depuis  cinq  cents  ans 

Avec  le  premier  lait  sucent  tous  ses  enfants. 

Pour  Tarracher  des  cœurs,  est  trop  enracinée.  52 5 

MAXIME. 

Oui,  Seigneur,  dans  son  mal  Rome  est  trop  obstinée; 
Son  peuple,  qui  s'y  plaît,  en  fuit  la  guérison  : 
Sa  coutume  l'emporte,  et  non  pas  la  raison; 
Et  cette  vieille  erreur,  que  Cinna  veut  abattre , 
Est  une  heureuse  erreur  dont  il  est  idolâtre*,  5  3o 

Par  qui  le  monde  entier,  asservi  sous  ses  lois, 
La  vu  cent  fois  marcher  sur  la  tête  des  rois. 
Son  épargne  s'enfler  du  sac  de  leurs  provinces. 
Que  lui  pou  voient  de  plus  donner  les  meilleurs  princes? 
J'ose  dire,  Seigneur,  que  par  tous  les  climats         535 
Ne  sont  pas  bien  reçus  toutes  sortes  d'États; 
Chaque  peuple  a  le  sien  conforme  à  sa  nature , 
Qu'on  ne  sauroit  changer  sans  lui  faire  une  injure  : 
Telle  est  la  loi  du  ciel ,  dont  la  sage  équité 
Sème  dans  l'univers  cette  diversité.  540 

Les  Macédoniens  aiment  le  monarchique^. 
Et  le  reste  des  Grecs  la  liberté  publique  ; 
Les  Parthes ,  les  Persans  veulent  des  souverains. 
Et  le  seul  consulat  est  bon  pour  les  Romains. 

ClNNA. 

Il  est  vrai  que  du  ciel  la  prudence  infinie'  545 


X.  f^ar.  Est  nne  heureuse  erreur  dout  elle  est  idolâtre. 

Par  qui  le  monde  entier,  rangé  dessous  ses  lois.  (164 3-56) 
«.L'édition  de  i655  porte  :  «  la  monarchique.  » 
3.  F'ar,  S*il  est  vrai  que  du  ciel  la  prudence  infinie.  [i643-56) 

est  le  pire  fléau  dont  Dieu  afflige  un  État  quand  il  le  veut  châtier.  »  Yoyea  les 
Notes  sur  ia  vie  de  Cnrneille,  que  M.  Edouard  Fournier  a  placées  en  tête  de 
sa  comédie  de  Corneille  à  la  Butte  Saint- Rock  (p.  cxx). 


ACTE  II,   SCÈNE  I.  409 

Départ  à  chaque  peuple  un  différent  génie  ; 

Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  cet  ordre  des  cieux  ' 

Change  selon  les  temps  conmie  selon  les  lieux. 

Rome  a  reçu  des  rois  ses  murs  et  sa  naissance  ; 

Elle  tient  des  consuls  sa  gloire  et  sa  puissance ,  55 o 

Et  reçoit  maintenant  de  vos  rares  bontés 

Le  comble  souverain  de  ses  prospérités. 

Sous  vous,  rÉtat  n  est  plu^  en  pillage  aux  armées; 

Les  portes  de  Janus  par  vos  mains  sont  fermées , 

Ce  que  sous  ses  consuls  on  n'a  vu  qu'une  fois*,  5  5/> 

Et  qu'a  fait  voir  comme  eux  le  second  de  ses  rois. 

MAXIME. 

Les  changements  d'État  que  fait  Tordre  céleste 

Ne  coûtent  point  de  sang,  n'ont  rien  qui  soit  funeste. 

CINNA. 

C'est  un  ordre  des  Dieux  qui  jamais  ne  se  rompt. 
De  nous  vendre  un  peu  cher  les  grands  biens  qu'ils  nous 
L'exil  des  Tarquins  même  ensanglanta  nos  terres,  [font* . 
Et  nos  premiers  consuls  nous  ont  coûté  des  guerres. 

MAXIME. 

Donc  votre  aïeul  Pompée  au  ciel  a  résisté 
Quand  il  a  combattu  pour  notre  liberté  ? 

CINNA. 

Si  le  ciel  n'eût  voulu  que  Rome  l'eût  perdue,  56  5 

Par  les  mains  de  Pompée  il  Tauroit  défendue  *  : 
II  a  choisi  sa  mort  pour  servir  dignement 

I.  Var.  n  Mt  cerUÎD  aussi  que  cet  ordre  des  deux,  (i 643-56) 
a.  Var,  Ce  que  tous  ses  consuls  n'ont  pu  faire  deux  fois, 
Et  qn*a  fait  avant  eux  le  second  de  ses  rois.  (x643-56} 

3.  Var,  De  nous  Tendre  bien  cher  les  grands  biens  qu'ils  nous  font.  (1643-64) 

4.  Soorenir  de  Virgile  (Enéide,  Mm  II,  vers  agi  et  %g%)  : 

Si  Pergama  dextra 
Dejendi  passent  y  etiam  hoc  defensa  fuissent, 

c  Si  Pêrgame  {dit  Hectoi)  eût  pu  être  défendu  par  la  droite  d'nn  guerrier,  elle 
l'aurait  été  par  celle-ci.  9 


4io  GINNA. 

D'une  marque  étemelle  à  ce  grand  changement , 
Et  devoit  cette  gloire  aux  mânes  d'un  tel  homme  * , 
D'emporter  avec  eux  la  liberté  de  Rome.  570 

Ce  nom  depuis  longtemps  ne  sert  qu'à  l'éblouir, 
Et  sa  propre  grandeur  l'empêche  d'en  jouir. 
Depuis  qu'elle  se  voit  la  maîtresse  du  monde , 
Depuis  que  la  richesse  entre  ses  murs  abonde , 
Et  que  son  sein ,  fécond  en  glorieux  exploits ,  575 

Produit  des  citoyens  plus  puissants  que  des  rois , 
Les  grands ,  pour  s'affermir  achetant  les  suffrages, 
Tiennent  pompeusement  leurs  maîtres  à  leurs  gages , 
Qui  par  des  fers  dorés  se  laissant  enchaîner. 
Reçoivent  d'eux  les  lois  qu'ils  pensent  leur  donner.    58 o 
Envieux  l'un  de  l'autre ,  ils  mènent  tout  par  brigues 
Que  leur  ambition  tourne  en  sanglantes  ligues. 
Ainsi  de  Marins  Sylla  devint  jaloux  ; 
César,  de  mon  aïeul;  Marc-Antoine,  de  vous; 
Ainsi  la  liberté  ne  peut  plus  être  utile  58  5 

Qu'à  former  les  fureurs  d'une  guerre  civile , 
Lorsque  par  un  désordre  à  l'univers  fatal , 
L'un  ne  veut  point  de  maître ,  et  l'autre  point  d'égal  ' . 

Seigneur,  pour  sauver  Rome ,  il  faut  qu'elle  s'unisse 
En  la  main  d'un  bon  chef  à  qui  tout  obéisse  '.  590 

Si  vous  aimez  encore  à  la  favoriser^, 

I.  Var,  Et  deToit  cet  honneur  aux  mânes  d*an  tel  homme.  (i643-56) 

a.  Nec  quemqtiamjam  ferre  potest^  Csesarve  priorem, 

Pompeiusve  parent. 

(Lucain,  Pharsale,  livre  I,  rers  xa5  et  ia6.) 

a  Et  César  ne  peut  plus  soufirir  de  supérieur,  ni  Pompée  d*égal.  m\ 

3.  On  a  rapproché  de  ces  vers  la  phrase  suivante  de  Tacite  { Annales,  livre  I, 
chapitre  ix)  :  ....non  aliud  discordant! s  patriaa  remedium  fuisse,  quam  ut  ah 
uno  regeretur,  a  il  n*y  eut  pas  d*aatre  remède  pour  la  patrie  en  discorde  que 
d'être  gouyemée  par  un  seul;  »  et  celle-ci  de  Florus  (livre  lY,  chapitre  m)  : 
Aliter salvns esse  no»  ^/iM7(popu lus  romanus),  nui  confugisset  ad sennintem, 
n  le  peuple  romain  ne  put  être  sauvé  qu'en  ayant  recours  à  la  servitude.  » 

4.  f^»r.  Et  si  votre  bonté  la  veut  favoriser.  (i643-56) 


J-.    ACTE  II,   SCÈNE  I.  411 

Otes-lui  les  moyens  de  se  plus  diviser. 

Sylla  y  quittant  la  place  enfin  bien  usurpée , 

N*a  fait  qu'ouTrir  le  champ  à  César  et  Pompée , 

Que  le  malheur  des  temps  ne  nous  eût  pas  fait  voir*,  595 

S*il  eût  dans  sa  famille  assuré  son  pouvoir. 

Qu'a  fait  du  grand  César  le  cruel  parricide , 

Qu'élever  contre  vous  Antoine  avec  Lépide , 

Qui  n'eussent  pas  détruit  Rome  par  les  Romains , 

Si  César  eût  laissé  Fempire  entre  vos  mains  ?  600 

Vous  la  replongerez ,  en  quittant  cet  empire  , 

Dans  les  maux  dont  à  peine  encore  elle  respire , 

Et  de  ce  peu ,  Seigneur,  qui  lui  reste  de  sang 

Une  guerre  nouvelle  épuisera  son  flanc. 

Que  Tamour  du  pays ,  que  la  pitié  vous  touche  ;     60  5 
Votre  Rome  à  genoux  vous  parle  par  ma  bouche. 
Considérez  le  prix  que  vous  avez  coûté  : 
Non  pas  qu'elle  vous  croie  avoir  trop  acheté  ; 
Des  maux  qu'elle  a  soufferts  elle  est  trop  bien  payée  '  ; 
Mais  une  juste  peur  tient  son  âme  effrayée  :  610 

Si  jaloux  de  son  heur,  et  las  de  commander. 
Vous  lui  rendez  un  bien  qu'elle  ne  peut  garder. 
S'il  lui  iaut  à  ce  prix  en  acheter  un  autre. 
Si  vous  ne  préférez  son  intérêt  au  vôtre , 
Si  oe  funeste  don  la  met  au  désespoir,  6 1 5 

Je  n'ose  dire  ici  ce  que  j'ose  prévoir. 
Conservez-vous,  Seigneur,  en  lui  laissant  un  mattre' 


1.  yàr,  Qoe  le  malhear  da  temps  ne  noas  eût  pas  fait  ▼oir.  (1643  in-i*) 

2.  C'ett  une  flatterie  semblable  k  celle  qu^  Lucain  {Pharsale^  livre  I,  vers  37 
et  38}  adresse  à  Néron  : 

Jam  nikilf  o  Super iy  querimur:  seelera  ipsa  nefasque 
Hctc  mercede  placent. 

c  Non»  oe  nous  plaignons  plus  de  rien,  6  Dieux  :  les  forfaits  mêmes  et  le  crime 
noos  plaisent  à  ce  prix.  ■ 

3.  Kar,  Conservei-Tous,  Seigneur,  lui  conserrant  un  maître.  (i643-56) 


4ia  CINNA. 

o 

Sous  qui  son  vrai  bonheur  commence  de  renaître  ; 
Et  pour  mieux  assurer  le  bien  commun  de  tous  ' , 
Donnez  un  successeur  qui  soit  digne  de  vous.  6%q 

AUGUSTE. 

N'en  délibérons  plus,  cette  pitié  l'emporte. 

Mon  repos  m'est  bien  cher,  mais  Rome  est  la  plus  forte; 

Et  quelque  grand  malheur  qui  m'en  puisse  arriver, 

Je  consens  à  me  perdre  afin  de  la  sauver. 

Pour  ma  tranquillité  mon  cœur  en  vain  soupire  :        6%S 

Cinna ,  par  vos  conseils  je  retiendrai  l'empire; 

Mais  je  le  retiendrai  pour  vous  en  faire  part. 

Je  vois  trop  que  vos  cœurs  n'ont  point  pour  moi  de  fard'. 

Et  que  chacun  de  vous ,  dans  l'avis  qu'il  me  donne , 

Regarde  seulement  l'Etat  et  ma  personne.  63o 

Votre  amour  en  tous  deux  fait  ce  combat  d'esprits*, 

Et  vous  allez  tous  deux  en  recevoir  le  prix* . 

Maxime,  je  vous  fais  gouverneur  de  Sicile: 
Allez  donner  mes  lois  à  ce  terroir  fertile  ; 
Songez  que  c'est  pour  moi  que  vous  gouvernerez,      635 
Et  que  je  répondrai  de  ce  qde  vous  ferez. 
Pour  épouse,  Cinna,  je  vous  donne  Emilie: 
Vous  savez  qu'elle  tient  la  place  de  Julie , 
Et  que  si  nos  malheurs  et  la  nécessité 
M'ont  fait  traiter  son  père  avec  sévérité,  640 

Mon  épargne  depuis  en  sa  faveur  ouverte 
Doit  avoir  adouci  l'aigreur  de  cette  perte. 
Voyez-la  de  ma  part,  tâchez  de  la  gagner: 
Vous  n'êtes  point  pour  elle  un  homme  à  dédaigner*; 


I.  f^ar.  Et  diiignez  assurer  le  bien  commnii  detoas. 

Laissant  nn  saccesseur  qni  «oit  digne  de  tous.  (x643-56) 
a.  f^ar.  Je  sais  bien  qae  vos  cœurs  n*ont  point  pour  moi  de  fard.  (x643>56) 
3.  yar.  Votre  amonr  pour  tous  deux  fait  ce  combat  d*esprits.  (i643-56) 
4*  ^r.  Et  je  Teiix  que  chacun  en  reçoive  le  priv.  (1643-60) 
5.  Far.  Voos  n'êtes  pai  pour  elle  im  homme  à  dédaigner.  (1643-60) 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  4i3 

De  Toffre  de  vos  vœux  elle  sera  ravie  ^  645 

Adieu  :  j'en  veux  porter  la  nouvelle  à  Livie*. 

SCÈNE  IL 

CINNA,  MAXIME. 

MAXIME. 

Quel  est  votre  dessein  après  ces  beaux  discours  ? 

ClNNA. 

Le  même  que  j'avois ,  et  que  j'aurai  toujours. 

MAXIME. 

Un  chef  de  conjurés  flatte  la  tyrannie*! 

CINNA. 

Un  chef  de  conjurés  la  veut  voir  impunie  !  6  5  o 

MAXIME. 

Je  veux  voir  Rome  libre. 

CINNA. 

Et  vous  pouvez  juger 
Que  je  veux  Tafiranchir  ensemble  et  la  venger. 
Octave  aura  donc  vu  ses  foreurs  assouvies  ', 
Pillé  jusqu^aux  autels ,  sacrifié  nos  vies , 
Rempli  les  champs  d'horreur,  comblé  Rome  de  morts , 
Et  sera  quitte  après  pour  l'effet  d'un  remords  ! 
Quand  le  ciel  par  nos  mains  à  le  punir  s'apprête , 
Un  lâche  repentir  garantira  sa  tète  ! 
C'est  trop  semer  d'appas*,  et  c'est  trop  inviter 
Par  son  impunité  quelque  autre  à  l'imiter.  660 

Vengeons  nos'  Sitoyens ,  et  que  sa  peine  étonne 
Quiconque  après  sa  mort  aspire  à  la  couronne. 


® 


I.  Fàr,  Je  prétume  plat6t  qu'elle  en  sera  ravie.  (i643-56) 

a.  Far.  Adieu  :  j'eff  Tois  porter  la  nouvelle  à  Lirie.  (1643  in-4*) 

3.  Far,  Auguste  aura  soûlé  ses  damnables  envies.  (i643-56) 

4.  Voyex  tome  I,  p.  148,  note  3.  , 


4i4  CINNA. 

Que  le  peuple  aux  tyrans  ne  soit  plus  «xposé*: 
S'il  eût  puni  Sylla ,  César  eût  moins  osé. 

MAXIME. 

Mais  la  mort  de  César,  que  vous  trouvez  si  juste,       661» 
A  servi  de  prétexte  aux  cruautés  d'Auguste. 
Voulant  nous  affranchir,  Brute  s'est  abusé  : 
S'il  n'eût  puni  César,  Auguste  eût  moins  osé. 

CINNA. 

La  faute  de  Cassie ,  et  ses  terreurs  paniques , 
Ont  fait  rentrer  l'État  sous  des  lois  tyranniques  *  ;      670 
Mais  nous  ne  verrons  point  de  pareils  accidents , 
Lorsque  Rome  suivra  des  chefs  moins  imprudents. 

MAXIME. 

Nous  sommes  encor  loin  de  mettre  en  évidence 
Si  nous  nous  conduirons  avec  plus  de  prudence  ; 
Cependant  c'en  est  peu  que  de  n'accepter  pas  675 

Le  bonheur  qu'on  recherche  au  péril  du  trépas. 

CINNA. 

C'en  est  encor  bien  moins ,  alors  qu'on  s'imagine 
Guérir  un  mal  si  grand  sans  couper  la  racine  ; 
Employer  la  douceur  à  cette  guérison , 
C'est,  en  fermant  la  plaie ,  y  verser  du  poison.  680 

MAXIME. 

Vous  la  voulez  sanglante ,  et  la  rendez  douteuse. 

CINNA. 

Vous  la  voulez  sans  peine ,  et  la  rendez  honteuse. 

MAXIME. 

Pour  sortir  de  ses  fers  jamais  on  ne  rougit. 

ClNNA. 

On  en  sort  lâchement ,  si  la  vertu  n'agit. 

d|&  MAXIME. 

Jamais  la  liberté  ne  cesse  d'être  aimable;  685 

Et  c'est  toujours  pour  Rome  un  bien  inestimable. 

I.  Var,  Ont  fait  tomber  PÉtiit  sons  des  lois  tyranniqoes.  (1643) 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  4i5 

CINNÀ. 

Ce  ne  peut  être  un  bien  qu  elle  daigne  estimer, 

Quand  il  vient  d'une  main  lasse  de  Topprimer  : 

Elle  a  le  cœur  trop  bon  pour  se  voir  avec  joie 

Le  rebut  du  tyran  dont  elle  fut  la  proie;  690 

Et  tout  ce  que  la  gloire  a  de  vrais  partisans 

Le  hait  trop  puissamment  pour  aimer  ses  présents. 

MAXIME. 

Donc  pour  vous  Emilie  est  un  objet  de  haine*? 

CINNA. 

La  recevoir  de  lui  me  seroit  une  gène. 

Biais  quand  j*aurai  vengé  Rome  des  maux  soufferts,  695 

Je  saurai  le  braver  jusque  dans  les  enfers. 

Oui ,  quand  par  son  trépas  je  Taurai  méritée , 

Je  veux  joindre  à  sa  main  ma  main  ensanglantée , 

L'épouser  sur  sa  cendre ,  et  qu'après  notre  effort 

Les  présents  du  tyran  soient  le  prix  de  sa  mort.         700 

MAXIME. 

Mais  l'apparence ,  ami ,  que  vous  puissiez  lui  plaire , 
Teint  du  sang  de  celui  qu'elle  aime  comme  un  père? 
Car  vous  n'êtes  pas'^homme  à  la  violenter. 

CINNA. 

Ami ,  dans  ce  palais  on  peut  nous  écouter, 

Et  nous  parlons  peut-être  avec  trop  d'imprudence      705 

Dans  un  lieu  si  mal  propre  à  notre  confidence  : 

Sortons;  qu'en  sûreté  j'examine  avec  vous. 

Pour  en  venir  à  bout,  les  moyens  les  plus  doux. 

1 .  yar,  [Donc  pour  toos  Emilie  est  un  objet  de  haine,] 
Et  cette  récompense  est  pour  tous  une  peine? 
dmiA.  Oui,  mais  pour  le  briTer  jusque  dans  les  enfers. 
Quand  nous  aurons  Tengé  Rome  des  maux  soufferts, 
Et  que  par  son  trépas  je  l'aurai  méritée.  (i643-56) 

FIN   DU   SECOND   ACTI. 


4i6  GINKA. 


ACTE   III. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

MAXIME,  EUPHORBE. 

MAXIME. 

Lm-méme  il  m*a  tout  dit  :  leur  flamme  est  mutuelle; 
Il  adore  Emilie ,  il  est  adoré  d'elle  ;  710 

Mais  sans  venger  son  père  il  n'y  peut  aspirer  ; 
Et  c'est  pour  l'acquérir  qu'il  nous  fait  conspirer. 

EUPHORBE. 

Je  ne  m'étonne  plus  de  cette  violence 

Dont  il  contraint  Auguste  à  garder  sa  puissance  : 

La  ligue  se  romproit  s'il  s'en  étoit  démise  7 1 5 

Et  tous  vos  conjurés  deviendroient  ses  amis. 

MAXIME. 

Ils  servent  à  l'envi  la  passion  d'un  homme  ' 

Qui  n'agit  que  pour  soi ,  feignant  d'agir  pour  Rome  ; 

Et  moi,  par  un  malheur  qui  n'eut  jamais  d'égal , 

Je  pense  servir  Rome,  et  je  sers  mon  rival.  7^0 

EUPHORBE. 

Vous  êtes  son  rival  ? 

MAXIME. 

Oui ,  j'aime  sa  maîtresse , 
Et  l'ai  caché  toujours  avec  assez  d'adresse  ; 


I.  Far.  Sa  ligue  se  romproit  s'il  en  étoit  démis.  (x643) 

Far,  Sa  ligne  se  romproit  s'il  s'en  étoit  démis.  (x648-56) 
9.  Var,  Us  servent,  abosés,  la  passion  d'un  homme.  (i643>56) 


ACTE  III,  SCÈNE  L  417 

Mon  ardeur  inconnue,  avant  que  d'éclaterS 
Par  quelque  grand  exploit  la  vouloit  mériter  : 
Cependant  par  mes  mains  je  vois  qu'il  me  Fenlève  ;   725 
Son  dessein  fait  ma  perte,  et  c'est  moi  qui  Tachève  ; 
J^avance  des  succès  dont  j'attends  le  trépas, 
Et  pour  m'assassiner  je  lui  prête  mon  bras. 
Que  Tamitié  me  plonge  en  un  malheur  extrême  ! 

EUPHORBE. 

L'issue  en  est  aisée  :  agissez  pour  vous-même  ;  7)0 

D'un  dessein  qui  vous  perd  rompez  le  coup  &tal; 
Gagnez  une  maîtresse ,  accusant  un  rival. 
Auguste ,  à  qui  par  là  vous  sauverez  la  vie , 
Ne  vous  pourra  jamais  refuser  Emilie. 

MAXIIIAE. 

Quoi  ?  trahir  mon  ami  ! 

EUPHORBE. 

L'amour  rend  tout  permis  ;  7  3  5 
Un  véritable  amant  ne  connoit  point  d'amis , 
Et  même  avec  justice  on  peut  trahir  un  traître 
Qui  pour  une  maîtresse  ose  trahir  son  maître  : 
Oubliez  l'amitié,  comme  lui  les  bienfaits. 

MAXIME. 

C'est  un  exemple  à  fuir  que  celui  des  forfaits'.  740 

EUPHORBE. 

Contre  un  si  noir  dessein  tout  devient  légitime  : 
On  n'est  point  criminel  quand  on  punit  un  crime. 

MAXIME. 

Un  crime  par  qui  Rome  obtient  sa  liberté  ! 

EUPHORBE. 

Craignez  tout  d'un  esprit  si  plein  de  lâcheté. 

L'intérêt  du  pays  n'est  point  ce  qui  l'engage  ;  745 

I.  Var,  Mon  amour  inconnue,  avant  que  d'éclater.  (i643-56) 
a.  Var.  Un  exemple  à  faillir  n'autoriae  jamais. 

WGtn.  Sa  faute  contre  lui  tous  rend  tout  légitime.  (1643 -56) 

COBVEILLE.    III  97 


4i8  CINNA. 

Le  sien ,  et  non  la  gloire ,  anime  son  courage. 

n  aimeroit  César,  s'il  n'étoit  amoureux, 

Et  n'est  enfin  qu  ingrat ,  et  non  pas  généreux. 

Pensez-vous  avoir  lu  jusqu'au  fond  de  son  âme? 
Sous  la  cause  publique  il  vous  cachoit  sa  flamme,  '     7 5o 
Et  peut  cacher  encor  sous  cette  passion 
Les  détestables  feux  de  son  ambition. 
Peut-être  qu'il  prétend ,  après  la  mort  d'Octave, 
Au  lieu  d'aiSranchir  Rome,  en  faire  son  esclave, 
Qu'il  vous  compte  déjà  pour  un  de  ses  sujets ,  755 

Ou  que  sur  votre  perte  il  fonde  ses  projets. 

MAXIME. 

Mais  conmient  l'accuser  sans  nommer  tout  le  reste? 

A  tous  nos  conjurés  l'avis  seroit  funeste , 

Et  par  là  nous  verrions  indignement  trahis 

Ceux  qu'engage  avec  nous  le  seul  bien  du  pays.  760 

D'un  si  lâche  dessein  mon  àme  est  incapable  : 

Il  perd  trop  d'innocents  pour  punir  un  coupable. 

J'ose  tout  contre  lui,  mais  je  crains  tout  pour  eux. 

EUPHORBE. 

Auguste  s'est  lassé  d'être  si  rigoureux  ; 
En  ces  occasions ,  ennuyé  de  supplices ,  765 

Ayant  puni  les  chefs ,  il  pardonne  aux  complices. 
Si  toutefois  pour  eux  vous  craignez  son  courroux. 
Quand  vous  lui  parlerez ,  parlez  au  nom  de  tous. 

MAXIME. 

Nous  disputons  en  vain ,  et  ce  n'est  que  folie 

De  vouloir  par  sa  perte  acquérir  Emilie  :  770 

Ce  n'est  pas  le  moyen  de  plaire  à  ses  beaux  yeux 

Que  de  priver  du  jour  ce  qu'elle  aime  le  mieux. 

Pour  moi  j'estime  peu  qu'Auguste  me  la  donne  : 

Je  veux  gagner  son  cœur  plutôt  que  sa  personne , 

Et  ne  fais  point  d'état  de  sa  possession ,  7  ?  5 

Si  je  n'ai  point  de  part  à  son  aflection. 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  419 

Puis-je  la  mériter  par  une  triple  offense? 

Je  trahis  son  amant,  je  détruis  sa  vengeance, 

Je  conserve  le  sang  qu'elle  veut  voir  périr  ; 

Et  j'aurois  quelque  espoir  qu'elle  me  pût  chérir  ?        780 

EUPHORSE. 

C'est  ce  qu'à  dire  vrai  je  vois  fort  difficile. 
L'artifice  pourtant  vous  y  peut  être  utile  *, 
Il  en  faut  trouver  un  qui  la  puisse  abuser, 
Et  du  reste  le  temps  en  pourra  disposer. 

MAXIME. 

Mais  si  pour  s'excuser  il  nonune  sa  complice ,  785 

S'il  arrive  qu'Auguste  avec  lui  la  punisse , 
Puis-je  lui  demander,  pour  prix  de  mon  rapport, 
Celle  qui  nous  oblige  à  conspirer  sa  mort  ? 

EUPHORBE. 

Vous  pourriez  m' opposer  tant  et  de  tels  obstacles 

Que  pour  les  surmonter  il  faudroit  des  miracles  ;        790 

J'espère,  toutefois,  qu'à  force  d'y  rêver.... 

MAXIME. 

Eloigne-toi  ;  dans  peu  j'irai  te  retrouver  *  : 
Cinna  vient ,  et  je  veux  en  tirer  quelque  chose , 
Pour  mieux  résoudre  après  ce  que  je  me  propose  *. 


SCÈNE  IL 

CINNA,   MAXIME. 

MAXIME. 

Vous  me  semblez  pensif. 

CINNA . 

Ce  n'est  pas  sans  sujet.       795 


I.  Fmr,  Va;  deranf  qu'il  soit  peu,  je  t*irai  retrouver,  (i 643-56) 
a.  /ar.  Pour.t'uUer  dire  après  ce  que  je  me  propose.  (1643-64) 


420  CINNA. 

MAXIME. 

PuÎ8-je  d'un  tel  chagrin  savoir  quel  est  l'objet*? 

CINIfA. 

Emilie  et  César  Fun  et  l'autre  me  gène  : 

L'un  me  semble  trop  bon,  l'autre  trop  inhumaine. 

Plût  aux  Dieux  que  César  employât  mieux  ses  soins*, 

Et  s'en  (it  plus  aimer,  ou  m'aimât  un  peu  moins;       800 

Que  sa  bonté  touchât  la  beauté  qui  me  charme, 

Et  la  pût  adoucir  comme  elle  me  désarme  ! 

Je  sens  au  fond  du  cœur  mille  remords  cuisants*. 

Qui  rendent  à  mes  yeux  tous  ses  bienfaits  présents  ; 

Cette  faveur  si  pleine,  et  si  mal  reconnue,  8oS 

Par  un  mortel  reproche  à  tous  moments  me  tue. 

U  me  semble  surtout  incessamment  le  voir 

Déposer  en  nos  mains  son  absolu  pouvoir, 

Ecouter  nos  avis,  m' applaudir,  et  me  dire  : 

«  Cinna ,  par  vos  conseils  je  retiendrai  l'empire  ;        8 1  u 

Mais  je  le  retiendrai  pour  vous  en  faire  part;  » 

Et  je  puis  dans  sou  sein  enfoncer  un  poignard  ! 

Ah!  plutôt....  Mais,  hélas!  j'idolâtre  Emilie; 

Un  serment  exécrable  à  sa  haine  me  lie  ; 

L'horreur  qu'elle  a  de  lui  me  le  rend  odieux  :  8 1 5 

Des  deux  côtés  j'offense  et  ma  gloire  et  les  Dieux; 

Je  deviens  sacrilège ,  ou  je  suis  parricide , 

Et  vers  l'un  ou  vers  l'autre  il  faut  être  perfide. 

MAXIMS. 

Vous  n'aviez  point  tantôt  ces  agitations  ; 

Vous  paroissiez  plus  ferme  en  vos  intentions  ;  8ao 

Vous  ne  sentiez  au'cœur  ni  remords  ni  reproche. 


I.  yar.  D'an  penser  si  profond  quel  est  le  triste  objet?  (x 643- 56) 
a.  yar»  Plût  aax  Dieux  que  César,  aveoque  tous  set  soins. 

Ou  s'en  ftt  plus  aimei,  ou  m*ainiât  un  peu  moins!  (i643-56) 
Z.  Far.  Je  sens  dedans  le  cœur  mille  remords  cuisants.  (i643-56) 


ACTE  III,  SCÈNE  IL  4^1 

CINNA. 

On  ne  les  sent  aussi  que  quand  le  coup  approche , 

Et  Ton  ne  reconnoit  de  semblables  forfaits 

Que  quand  la  main  s'apprête  à  venir  aux  effets. 

L'âme ,  de  son  dessein  jusque-là  possédée ,  s  a  5 

S'attache  aveuglément  à  sa  première  idée; 

Biais  alors  quel  esprit  n'en  devient  point  troublé  ? 

Ou  plutôt  quel  esprit  n'en  est  point  accablé  ? 

Je  crois  que  Brute  même,  à  tel  point  qu'on  le  prise', 

Voulut  plus  d'une  fois  rompre  son  entreprise,  S3o 

Qu'avant  que  de  frapper  elle  lui  fit  sentir* 

Plus  d'un  remords  en  l'âme ,  et  plus  d'un  repentir. 

MAXIME. 

Il  eut  trop  de  vertu  pour  tant  d'inquiétude  ; 

n  ne  soupçonna  point  sa  main  d'ingratitude , 

Et  fut  contre  un  tyran  d'autant  plus  animé  83  5 

Qu'il  en  reçut  de  biens  et  qu'il  s'en  vit  aimé. 

Comme  vous  l'imitez,  faites  la  même  chose , 

Et  formez  vos  remords  d'une  plus  juste  cause , 

De  vos  lâches  conseils ,  qui  seuls  ont  arrêté 

Le  bonheur  renaissant  de  notre  liberté.  840 

C'est  vous  seul  aujourd'hui  qui  nous  l'avez  ôtée  ; 

De  la  main  de  César  Brute  ]'eût  acceptée, 

Et  n'eût  jamais  souffert  qu'un  intérêt  léger 

De  vengeance  ou  d'amour  l'eût  remise  en  danger. 

N'écoutez  plus  la  voix  d'un  tyran  qui  vous  aime,        84 ai 

Et  vous  veut  faire  part  de  son  pouvoir  suprême  ; 

Mais  entendez  crier  Rome  à  votre  côté  : 

«  Rends-moi ,  rends-moi ,  Cinna ,  ce  que  tu  m'as  ôté  ; 

Et  si  tu  m'as  tantôt  préféré  ta  maîtresse, 

Ne  me  préfère  pas  le  tyran  qui  m'oppresse.  »  8  5o 


I.  Far,  Je  aroU  qae  Brute  même,  à  quel  point  qu'on  le  pri^.  (i643-56) 
a.  Far.  Et  qu'avant  que  Trapper  elle  lui  fit  sentir.  (1643 -63) 


4M  CINNA. 

cnrNA. 
Ami ,  n*aocable  plus  un  esprit  malheureux 
Qui  De  forme  qu*en  lâche  un  dessein  généreux  ^ . 
Envers  nos  citoyens  je  sais  quelle  est  ma  faute , 
Et  leur  rendrai  bientôt  tout  ce  que  je  leur  6te  ; 
Mais  pardonne  aux  abois  d*une  vieille  amitié,  855 

Qui  ne  peut  expirer  sans  me  faire  pitié , 
Et  laisse-moi ,  de  gr&ce ,  attendant  Emilie , 
Donner  un  libre  cours  à  ma  mélancolie. 
Mon  chagrin  t'importune,  et  le  trouble  où  je  suis 
Veut  de  la  solitude  à  calmer  tant  d'ennuis.  860 

MAXIME. 

Vous  voulez  rendre  compte  à  Tobjet  qui  vous  blesse 
De  la  bonté  d'Octave  et  de  votre  foiblesse  ; 
L^ entretien  des  amants  veut  un  entier  secret. 
Adieu  :  je  me  retire  en  confident  discret. 

SCÈNE  III. 

CINNA. 

Donne  un  plus  digne  nom  au  glorieux  empire'  86  5 

Du  noble  sentiment  que  la  vertu  m'inspire , 
Et  que  l'honneur  oppose  au  coup  précipité 
.De  mon  ingratitude  et  de  ma  lâcheté; 
Mais  plutôt  continue  à  le  nommer  foiblesse  * , 
Puisqu'il  devient  si  foible  auprès  d'une  maîtresse ,      870 
Qu'il  respecte  un  amour  qu'il  devroit  étouffer, 
Ou  que  s'il  le  combat,  il  n'ose  en  triompher^. 
En  ces  extrémités  quel  conseil  dois-je  prendre  ? 

X.  yar.  Qui  même  fait  en  l&che  un  acte  généreux.  (i643'64) 
a.  Far,  Que  tu  aaU  mal  nommer  le  glorieux  empire.  (i643-56) 

3.  Far,  Mai*  plutôt  qu'à  bon  droit  tu  le  nommes  foiblesse.  (i643->56) 

4.  Far,  Ou  s*il  Pose  combattre,  il  n*oae  en  triompher.  (1643) 
Far,  Et  que  «Hl  le  combat,  il  n*ose  en  triompher.  (1648-64) 


ACTE   III,  SCÈNE  III.  4^3 

De  quel  côté  pencher?  à  quel  parti  me  rendre? 

Qu'une  âme  généreuse  a  de  peine  à  faillir  !  875 

Quelque  fruit  que  par  là  j'espère  de  cueillir, 
Les  douceurs  de  Tamour,  celles  de  la  vengeance , 
La  gloire  d'affranchir  le  lieu  de  ma  naissance , 
N'ont  point  assez  d'appas  pour  flatter  ma  raison, 
S'il  les  faut  acquérir  par  une  trahison ,  880 

S'il  faut  percer  le  flanc  d'un  prince  magnanime 
Qui  du  peu  que  je  suis  fait  une  telle  estime , 
Qui  me  comble  d'honneurs,  qui  m'accable  de  biens, 
Qui  ne  prend  pour  régner  de  conseils  que  les  miens. 
O  coup  !  6  trahison  trop  indigne  d'un  homme  !  8  8  5 

Dure,  dure  à  jamais  l'esclavage  de  Rome  ! 
Périsse  mon.  amour,  périsse  mon  espoir. 
Plutôt  que  de  ma  main  parte  un  crime  si  noir  * 
Quoi  ?  ne  m'offre-t-il  pas  tout  ce  que  je  souhaite , 
Et  qu'au  prix  de  son  sang  ma  passion  achète?  890 

Pour  jouir  de  ses  dons  faut-il  l'assassiner  ? 
Et  faut-il  lui  ravir  ce  qu'il  me  veut  donner  ? 

Mais  je  dépends  de  vous,  ô  serment  téméraire, 
O  haine  d'Emilie,  ô  souvenir  d'un  père  ! 
Ma  foi ,  mon  cœur,  mon  bras,  tout  vous  est  engagé,  8 9. s 
Et  je  ne  puis  plus  rien  que  par  votre  congé  : 
C^est  à  vous  à  régler  ce  qu'il  faut  que  je  fasse  ; 
C'est  à  vous ,  Emilie ,  à  lui  donner  sa  grâce  ; 
Vos  seules  volontés  président  à  son  sort , 
Et  tiennent  en  mes  mains  et  sa  vie  et  sa  mort.  900 

O  Dieux ,  qui  conune  vous  la  rendez  adorable , 
Rendez-la ,  comme  vous ,  à  mes  vœux  exorable  ; 
Et  puisque  de  ses  lois  je  ne  puis  m' affranchir, 
Faites  qu'à  mes  désirs  je  la  puisse  fléchir. 
Mais  voici  de  retour  cette  aimable  inhumaine  ' .  905 

X.  Ftir.  Mais  Toid  de  retour  cette  belle  inhumaine.  (x643-56) 


1 

h 
G 


I 


kU  CIK5A. 

SCÈNE  IV. 

É3IILIE,  CDîNA,  FCLVIE. 

ÉMILIK. 

Grftœs  aux  Dieux,  Cinna,  ma  frajear  étoh  Taîne  : 

Ancan  de  tes  amis  ne  t*a  manqué  de  foi'. 

Et  je  n*ai  point  en  lien  de  m^employer  pour  toi. 

Octave  en  ma  présence  a  tout  dit  à  Ufie , 

Et  par  cette  nouveDe  fl  m'a  rendu  la  TÎe.  910 

cnncA. 
Le  désavoueiiez-Tons ,  et  du  don  qu^Q  me  fait 
Yoadre^-Tous  retarder  le  bienheureux  effet  ? 

CMIUE. 

Ueffet  est  en  ta  main. 

cnnCA.  1 1 

Mais  plutôt  en  la  vôtre. 

EMILIE. 

Je  suis  toujours  moi-même,  et  mon  cceur  n^est  point  autre  : 
Me  donner  à  Cinna ,  c*est  ne  lui  donner  rien ,  915 

(Test  seulement  lui  faire  un  présent  de  son  bien. 

CIHIfA. 

Vous  pouvez  toutefois....  ô  ciel  !  Fosé-je  dire? 

EMILIE. 

Que  puis-je  ?  et  que  crains-tu  ? 

CINNA. 

Je  tremble,  je  soupire. 
Et  vois  que  si  nos  cœurs  avoient  mêmes  désirs'. 
Je  n^aurois  pas  besoin  d'expliquer  mes  soupirs.  ^^ 

Ainsi  je  suis  trop  sûr  que  je  vais  vous  déplaire  ; 


i.yar.  Tes  amis  g^areux  n'ont  point  manqoé  de  foi. 

Et  oe  ni*ont  point  rédnite  à  mVmplojer  pour  toi.  (i645-56) 
%,  Far,  Et  si  noe  coors  étoient  conformes  en  'dcain.  (i643-56) 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  4»5 

n*08e  parler,  et  je  ne  puis  me  taire  ^ 

ÉMILIB. 

op  me  gêner,  parle. 

CINNA. 

Il  faut  vous  obéir  : 
donc  vous  déplaire,  et  vous  m' allez  haïr, 
•us  aime,  Emilie,  et  le  ciel  me  foudroie  9^5 

passion  ne  fait  toute  ma  joie , 

ne  vous  aime  avec  toute  Tardeur 
ut  un  digne  objet  attendre  d'un  grand  cœur*! 
>yez  à  quel  prix  vous  me  donnez  votre  âme  : 
rendant  heureux  vous  me  rendez  infâme  ;        930 
onté  d'Auguste.... 

SMILIE. 

Il  sufSt,  je  t'entends; 
ton  repentir  et  tes  vœux  inconstants  : 
eurs  du  tyran  emportent  tes  promesses  ; 
IX  et  tes  serments  cèdent  à  ses  caresses  ; 
esprit  crédule  ose  s'imaginer  935 

ajuste ,  pouvant  tout ,  peut  aussi  me  donner, 
veux  de  sa  main  plutôt  que  de  la  mienne  ; 
e  crois  pas  qu'ainsi  jamais  je  t'appartienne  : 
faire  trembler  la  terre  sous  ses  pas , 
un  roi  hors  du  trône,  et  donner  ses  Etats*,     940 
proscriptions  rougir  la  terre  et  l'onde, 
Qger  à  son  gré  l'ordre  de  tout  le  monde  ; 
I  cœur  d'Emilie  est  hors  de  son  pouvoir*. 

Mais  je  n'ote  parler,  et  je  ne  me  pois  taire.  (x643-56) 
Qae  peutuo  l>el  objet  attendre  d*an  grand  ccenr!  (i643-6o) 
Jeter  nn  roi  du  trône,  et  donner  ses  États.  (1643"^) 
tUà  one  imitation  admirable  de  ces  beanz  Ters  d'Horace  (livre  II,  ode  i, 

ta4): 

£t  eumcta  têrrarum  subacta, 

Prmier  atroeem  animum  Catonis. 


l'oniTers  snbjagoé,  hormis  l'âme  indomptable  de  Caton.  » 

{Voltaire,) 


4!i6  CINNA. 

CINNA. 

Aussi  n'est-ce  qu'à  vous  que  je  veux  le  devoir* . 

Je  suis' toujours  moi-même,  et  ma  foi  toujours  pure:  946 

La  pitié  que  je  sens  ne  me  rend  point  parjure  ; 

J'obéis  sans  réserve  à  tous  vos  sentiments^, 

Et  prends  vos  intérêts  par  delà  mes  serments. 

J'ai  pu,  vous  le  savez,  sans  parjure  et  sans  crime , 
Vous  laisser  échapper  cette  illustre  victime.  950 

César  se  dépouillant  du  pouvoir  souverain 
Nous  ôtoit  tout  prétexte  à  lui  percer  le  sein; 
La  conjuration  s'en  alloit  dissipée , 
Vos  desseins  avortés ,  votre  haine  trompée  : 
Moi  seul  j'ai  raffermi  son  esprit  étonné ,  955 

Et  pour  vous  l'inmioler  ma  main  l'a  couronné. 

EMILIE. 

Pour  me  l'immoler,  traître  !  et  tu  veux  que  moi-même 

Je  retienne  ta  main  !  qu'il  vive,  et  que  je  l'aime  ! 

Que  je  sois  le  butin  de  qui  l'ose  épargner, 

Et  le  prix  du  conseil  qui  le  force  à  régner  !  960 

CINNA. 

Ne  me  condamnez  point  quand  je  vous  ai  servie  : 

Sans  moi ,  vous  n'auriez  plus  de  pouvoir  sur  sa  vie  ; 

Et  malgré  ses  bienfaits,  je  rends  tout  à  l'amour, 

Quand  je  veux  qu'il  périsse,  ou  vous  doive  le  jour. 

Avec  les  premiers  vœux  de  mon  obéissance  965 

Souffrez  ce  foible  effort  de  ma  reconnoissance , 

Que  je  tâche  de  vaincre  un  indigne  courroux. 

Et  vous  donner  pour  lui  l'amour  qu'il  a  pour  vous. 

Une  âme  généreuse ,  et  que  la  vertu  guide , 

Fuit  la  honte  des  noms  d'ingrate  et  de  perfide  ;  970 

Elle  en  hait  l'infamie  attachée  au  bonheur, 

Et  n'accepte  aucun  bien  aux  dépens  de  l'honneur. 

i.  Far,  Aussi  n'est-K:e  qu*à  vous  que  je  le  t^x  devoir.  (i643-56) 
a.  Far,  J'obéis  sans  réserve  à  tous  vos  monvements.  (i643-56) 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  4^7 

EMILIE. 

Je  fais  gloire ,  poar  moi ,  de  cette  ignominie  : 

La  perfidie  est  noble  envers  la  tyrannie  ; 

Et  quand  on  rompt  le  cours  d'un  sort  si  malheureux*  ,975 

Les  cœurs  les  plus  ingrats  sont  les  plus  généreux. 

CINlfÀ. 

Vous  faites  des  vertus  au  gré  de  votre  haine. 

EMILIE. 

Je  me  fais  des  vertus  dignes  d'une  Romaine. 

CINNA. 

Un  cœur  vraiment  romain .... 

EMILIE. 

Ose  tout  pour  ravir 
Une  odieuse  vie  à  qui  le  fait  servir'  :  980 

Il  fuit  plus  que  la  mort  la  honte  d'être  esclave. 

CINNA. 

C'est  l'être  avec  honneur  que  de  l'être  d'Octave; 

Et  nous  voyons  souvent  des  rois  à  nos  genoux 

Demander  pour  appui  tels  esclaves  que  nous*. 

Il  abaisse  à  nos  pieds  l'orgueil  des  diadèmes ,  9  8  s 

U  nous  fait  souverains  sur  leurs  grandeurs  suprêmes  ; 

Il  prend  d'eux  les  tributs  dont  il  nous  enrichit , 

Et  leur  impose  un  joug  dont  il  nous  affranchit. 

EMILIE. 

L'indigne  ambition  que  ton  cœur  se  propose  ! 

Pour  être  plus  qu'un  roi,  tu  te  crois  quelque  chose!  990 

Aux  deux  bouts  de  la  terre  en  est-il  un  si  vain  * 

Qu'il  prétende  égaler  un  citoyen  romain  ? 

Antoine  sur  sa  tête  attira  notre  haine 


r.  f^r.  Et  quand  U  faut  répandre  un  sang  ai  malfaeureax.  (x643-56) 
a.  yar.  Et  le  sang  et  la  yie  k  qoi  le  fait  terrir.  (i643-56) 

3.  f^ar.  Implorer  la  faveur  d'esdaves  tels  que  nons.  (x643-56) 

4.  Var.  Anx  deux  bonta  de  la  terre  en  est-il  d'asaex  vain 
Poor  prétendre  égaler  un  citoyen  romain?  (i 643-56) 


4!i8  CINNA. 

Ed  se  déshonorant  par  Tamour  d'une  reine  ; 

Attale,  ce  grand  roi,  dans  la  pourpre  blanchi ,  99S 

Qui  do  peuple  romain  se  nommoit  Tafiranchi , 

Quand  de  toute  T Asie  il  se  fàt  vu  l'arbitre , 

Eût  encor  moins  prisé  son  trône  que  ce  titre. 

Souviens-toi  de  ton  nom,  soutiens  sa  dignité; 

Et  prenant  d'un  Romain  la  générosité ,  1000 

Sache  qu'il  n'en  est  point  que  le  ciel  n'ait  fait  naître 

Pour  commander  aux  rois,  et  pour  vivre  sans  maître. 

CINNA.  M- 

Le  ciel  a  trop  fait  voir  en  de  tels  attentats 

Qu'il  hait  les  assassins  et  punit  les  ingrats; 

Et  quoi  qu'on  entreprenne ,  et  quoi  qu'on  exécute ,  i  o  o  5 

Quand  il  élève  un  trône ,  il  en  venge  la  chute; 

Il  se  met  du  parti  de  ceux  qu'il  fait  régner; 

Le  coup  dont  ou  les  tue  est  longtemps  à  saigner  ; 

Et  quand  à  les  punir  il  a  pu  se  résoudre , 

De  pareUs  châtiments  n'appartiennent  qu'au  foudre,  i  o  i  o 

EMILIE. 

Dis  que  de  leur  parti  toi-même  tu  te  rends, 
De  te  remettre  au  foudre  à  punir  les  tyrans. 
Je  ne  t'en  parle  plus,  va,  sers  la  tyrannie; 
Abandonne  ton  âme  à  son  lâche  génie; 
Et  pour  rendre  le  calme  à  ton  esprit  flottant,  i  o  1 5 

Oublie  et  ta  naissance  et  le  prix  qui  t'attend. 
Sans  emprunter  ta  main  pour  servir  ma  colère^. 
Je  saurai  bien  venger  mon  pays  et  mon  père. 
J'aurois  déjà  l'honneur  d'un  si  fameux  trépas , 
Si  l'amour  jusqu'ici  n'efit  arrêté  mon  bras  :  1020 

C'est  lui  qui  sous  tes  lois  me  tenant  asservie , 
M'a  fait  en  ta  faveur  prendre  soin  de  ma  vie. 


I .  f^ar.  Je  saurai  bien  sans  toi,  dans  ma  noble  colère. 
Venger  les  fers  de  Rome  et  le  sang  de  mon  père.  (i643-56) 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  4^9 

ontre  un  tyran ,  en  le  faisant  périr, 

mains  de  sa  garde  il  me  falloit  mourir  : 

ise  par  ma  mort  dérobé  ta  captive  ;  i  o  a  5 

me  pour  toi  seul  l'amour  veut  que  Je  vive , 

du ,  mais  en  vain ,  me  conserver  pour  toi, 

Dnner  moyen  d'être  digne  de  moi. 

onnez-moi ,  grands  Dieux,  si  je  me  suis  trompée 

j'ai  pensé  chérir  un  neveu  de  Pompée ,  x  o  3  o 

un  faux-semblant  mon  esprit  abusé 

;hoix  d'un  esclave  en  son  lieu  supposé. 

le  toutefois,  quel  que  tu  puisses  être*; 

>ur  me  gagner  il  faut  trahir  ton  maître', 

utres  à  l'envi  recevroient  cette  loi ,  i  o  3  5 

uvoient  m' acquérir  à  même  prix  que  toi*. 

appréhende  pas  qu'un  autre  ainsi  m'obtienne. 

ir  ton  cher  tyran ,  tandis  que  je  meurs  tienne  : 

1rs  avec  les  siens  se  vont  précipiter, 

e  ta  lâcheté  n'ose  me  mériter.  1040 

ne  voir,  dans  son  sang  et  dans  le  mien  baignée , 

seule  vertu  mourir  accompagnée , 

ire  en  mourant  d'un  esprit  satisfait  : 

;use  point  mon  sort,  c'est  toi  seul  qui  l'as  fait; 

ends  dans  la  tombe  où  tu  m'as  condamnée ,  1045 

gloire  me  suit  qui  t'étoit  destinée  : 

rs  en  détruisant  un  pouvoir  absolu  ; 

!  vivrois  à  toi,  si  tu  l'avois  voulu.  » 

CINNA. 

n  !  vous  le  voulez,  il  faut  vous  satisfaire, 
affranchir  Rome,  il  faut  venger  un  père,       x  o  5o 
sur  un  tyran  porter  de  justes  coups; 


".  Je  t'aime  toatefois,  tel  que  ta  pnitses  être.  (x643-6o) 

.  Tu  te  plaini  d*uu  amour  qui  te  Teat  rendre  traître.  (ifi43*56) 

rez  tome  I,  p.  SaS,  note  3. 


43o  CINNA. 

Mais  apprenez  qu*  Auguste  est  moins  tyran  que  vous  : 

S'il  nous  Ole  à  son  gré  nos  biens,  nos  jours,  nos  femmes, 

II  n'a  point  jusqu  ici  tyrannisé  nos  âmes; 

Mais  Tempire  inhumain  qu  exercent  vos  beautés       i  o  55 

Force  jusqu'aux  esprits  et  jusqu'aux  volontés. 

Vous  me  faites  priser  ce  qui  me  déshonore; 

Vous  me  faites  haïr  ce  que  mon  âme  adore; 

Vous  me  faites  répandre  un  sang  pour  qui  je  dois 

Exposer  tout  le  mien  et  mille  et  mille  fois  :  1060 

Vous  le  voulez,  j'y  cours,  ma  parole  est  donnée*; 

Mais  ma  main ,  aussitôt  contre  mon  sein  tournée , 

Aux  mânes  d'un  tel  prince  immolant  votre  amant, 

A  mon  crime  forcé  joindra  mon  châtiment^, 

Et  par  cette  action  dans  l'autre  confondue,  i  ods 

Recouvrera  ma  gloire  aussitôt  que  perdue  * . 

Adieu. 

SCÈNE  V. 

ÉMIUE,   FULVIE. 

FULVIE. 

Vous  avez  mis  son  âme  au  désespoir. 

EMILIE. 

Qu'il  cesse  de  m'aimer,  ou  suive  son  devoir. 

FULVIE. 

n  va  vous  obéir  aux  dépens  de  sa  vie  : 
Vous  en  pleurez  ! 

s» 

I.  Far,  Je  Tai  juré,  j*y  coon,  et  vous  sem  Tengée; 

Mais  ma  main,  aouitôt  dedans  mon  sein  plongée.  (t643-56) 
a.  Far,  A  ce  crime  forcé  joindra  le  châtiment  (a).  (i643-56) 
3.  Far,  RecouTrera  sa  gloire  aussitôt  que  perdue.  (i643-56) 

(a)  Racine  s^est  rappelé  oe  passage  dans  Aniromaqme  (acte  IV,  soène  m)  : 

Et  mes  sanglantes  mains,  sur  moi-même  tonmées, 
Aussitôt,  malgré  Ini,  joindront  nos  destinées. 


ACTE   III,  SCÈNE  V.  4^1 

BMILIB. 

Hélas  !  cours  après  lui ,  Fulvie ,     1070 
Et  si  ton  amitié  daigne  me  secourir, 
Arrache-Ini  du  cœur  ce  dessein  de  mourir  : 
Dis-lui.... 

FULVIE. 

Qu'en  sa  faveur  vous  laissez  vivre  Auguste? 

EMILIE. 

Ah  !  c'est  faire  à  ma  haine  une  loi  trop  injuste. 

FULVIE. 

Et  quoi  donc  ? 

EMILIE. 

Qu'il  achève ,  et  dégage  sa  foi ,  1075 

Et  qu'il  choisisse  après  de  la  mort,  ou  de  moi. 


nZf    DU   TEOniÈMB   ACTB. 


n 


43a  CINNA. 


ACTE   IV. 


SCENE  PREMIERE. 

AUGUSTE,  EUPHORBE,  POLYCLÈTE,  Gardes». 

AUGUSTE. 

Toat  ce  que  tu  me  dis,  Euphorbe,  est  incroyable. 

EUPHORBE. 

Seigneur,  le  récit  même  en  parott  effroyable  : 

On  ne  conçoit  qu'à  peine  une  telle  fureur', 

Et  la  seule  pensée  en  fait  frémir  d'horreur.  i  oSo 

AUGUSTE. 

Quoi?  mes  plus  chers  amis!  quoi?  Cinna!  quoi?  Maxime! 

Les  deux  que  j 'honorais  d'une  si  haute  estime, 

A  qui  j'ouvrois  mon  cœur,  et  dont  j 'a vois  fait  choix 

Pour  les  plus  importants  et  plus  nobles  emplois! 

Après  qu'entre  leurs  mains  j'ai  remis  mon  empire ,  i  o85 

Pour  m'arracher  le  jour  l'un  et  l'autre  conspire  ! 

Maxime  a  vu  sa  faute,  il  m'en  fait  avertir*. 

Et  montre  un  cœur  touché  d'un  juste  repentir  ; 

Mais  Cinna  ! 

EUPHORBE. 

Cinna  seul  dans  sa  rage  s'obstine, 
Et  contre  vos  bontés  d'autant  plus  se  mutine  ;  1090 

I.04RDU  manque  dans  l'édition  de  i643.  —  troupk  de  GAmDU.  (x648-€o) 

2.  Far.  On  ne  conçoit  qu'à  force  nne  telle  fiu«nr.  (x643-56) 

3.  ^<rr.  Encore  pour  Maxime,  il  m'en  fait  avertir  (a), 
Et  s'est  laissé  toucher  à  quelque  repentir.  (i643-56) 

(0)  Umu  ex  eotuciit  de/erehat,  «  c'était  un  des  complices  qui  dénonçait  la 
conjuration  :  »  Yoyex ci-dessus,  p.  'i')'i. 


ACTE  IV,   SCÈNE  I.  433 

Lui  seul  combat  encor  les  vertueux  efforts 
Que  sur  les  conjurés  fait  ce  juste  remords^ 
Et  malgré  les  frayeurs  à  leurs  regrets  mêlées, 
Il  tâche  à  raffermir  leurs  âmes  ébranlées. 

AUGUSTE. 

Lui  seul  les  encourage ,  et  lui  seul  les  séduit  !  x  09  s 

O  le  plus  déloyal  que  la  terre  ait  produit^! 
O  trahison  conçue  au  sein  d'une  furie  ! 
O  trop  sensible  coup  d'une  main  si  chérie  ! 
Ginna,  tu  me  trahis!  Polyclète,  écoutez. 

(n  loi  parle  à  TorelUe*.) 
POLYCLÈTE. 

Tous  VOS  ordres,  Seigneur,  seront  exécutés.  x  xoo 

AUGUSTE. 

Qu'Eraste  en  même  temps  aille  dire  à  Maxime 
Qu'il  vienne  recevoir  le  pardon  de  son  crime. 

(Polyclète   rentre*.) 
EUPHORBE. 

U  Ta  trop  jugé  grand  pour  ne  pas  s'en  punir*  : 

A  peine  du  palais  il  a  pu  revenir, 

Que  les  yeux  égarés  et  le  regard  farouche*,  x  x  o  5 

Le  cœur  gros  de  soupirs ,  les  sanglots  à  la  bouche , 

U  déteste  sa  vie  et  ce  complot  maudit, 

M'en  apprend  l'ordre  entier  tel  que  je  vous  l'ai  dit, 

Et  m'ayant  commandé  que  je  vous  avertisse , 

U  ajoute  :  «  Dis-lui  que  je  me  fais  justice,  x  1 1  o 

Que  je  n'ignore  point  ce  que  j'ai  mérité  '.  » 

i.Far.  Que  sur  let  conjurés  fait  an  jaste  remords.  (x643-56) 
9.  Far,  O  le  plus  déloyal  que  l'enfer  ait  produit!  (i643-56) 

3.  Ce  jea  de  scène  manque  dans  les  éditions  de  i643-6o. 

4.  Ce  jeu  de  scène  manque  dans  les  deux  éditions  de  i643.  Il  se  trouve  deox 
▼ers  pins  haut  dans  les  éditions  de  1648  60. 

5.  Far,  11  l'a  jugé  trop  grand  pour  se  le  pardonner  : 
A  peine  do  palais  il  a  pu  retourner.  (1643-60) 

^,Far,  Que  de  tous  les  côtés  lançant  un  œil  farouche.  (x643-56) 
7.  Far.  Que  je  n'ignore  pas  ce  que  j'ai  mérité.  (i643-6o). 

CoBAEiuLB.  m  a  8 


434  CINNA. 

Puis  soudain  dans  le  Tibre  il  s'est  précipité; 

Et  Feau  grosse  et  rapide ,  et  la  nuit  assez  noire'. 

M'ont  dérobé  la  fin  de  sa  tragique  histoire. 

AUGUSTE. 

Sous  ce  pressant  remords  il  a  trop  succombé',  x  1 1 5 

Et  s'est  à  mes  bontés  lui-même  dérobé  ; 

n  n'est  crime  envers  moi  qu'un  repentir  n'eiface. 

Mais  puisqu'il  a  voulu  renoncer  à  ma  grâce, 

Allez  pourvoir  au  reste ,  et  faites  qu'on  ait  soin 

De  tenir  en  lieu  sûr  ce  fidèle  témoin.  i  lao 


SCENE  IL 

AUGUSTE*. 

Ciel ,  à  qui  voulez-vous  désormais  que  je  fie 

Les  secrets  de  mon  âme  et  le  soin  de  ma  vie  ? 

Reprenez  le  pouvoir  que  vous  m'avez  commis, 

Si  donnant  des  sujets  il  ôte  les  amis , 

Si  tel  est  le  destin  des  grandeurs  souveraines  i  x  a  5 

Que  leurs  plus  grands  bienfaits  n'attirent  que  des  haines, 

Et  si  votre  rigueur  les  condamne  à  chérir 

Ceux  que  vous  animez  à  les  faire  périr. 

Pour  elles  rien  n'est  sûr;  qui  peut  tout  doit  tout  craindre. 

Rentre  en  toi-même,  Octave,  et  cesse  de  te  plaindre. 

Quoi  !  tu  veux  qu'on  t'épargne ,  et  n'as  rien  épargné  ! 

Songe  aux  fleuves  de  sang  où  ton  bras  s'est  baigné, 

De  combien  ont  rougi  les  champs  de  Macédoine, 

Combien  en  a  versé  la  défaite  d^ Antoine , 

i,yar.  Et  IVaa  grosse  et  rapide,  et  U  nuit  snrrenoe. 
L'ont  dérobé  sur  l'heure  à  ma  débile  rue. 
AVG.  Soiu  ses  jastes  remords  il  a  trop  succombé.  (x643-56) 
yar.  Dont  l'eau  grosse  et  rapide  et  la  nuit  asses  noire.  (1660^) 

a.  Far,  Sous  le  pressant  remords  il  a  tr(^  saocombé.  (1660) 

3.  AUGUSTE,  teul,  (1648-60) 


ACTE  IV,  SCÈNE   II.  435 

Combien  celle  de  Sexte*,  et  revois  tout  d'un  temps  x  1 35 

Pérouse  au  sien  noyée,  et  tous  ses  habitants'; 

Remets  dans  ton  esprit,  après  tant  de  carnages, 

De  tes  proscriptions  les  sanglantes  images, 

Où  toi-même,  des  tiens  devenu  le  bourreau. 

Au  sein  de  ton  tuteur  enfonças  le  couteau':  1 1 40 

Et  puis  ose  accuser  le  destin  d'injustice*. 

Quand  tu  vois  que  les  tiens  s'arment  pour  ton  supplice. 

Et  que  par  ton  exemple  à  ta  perte  guidés. 

Us  violent  des  droits  que  tu  n'as  pas  gardés'! 

Leur  trahison  est  juste ,  et  le  ciel  Fautorise  :  1x45 

Quitte  ta  dignité  comme  tu  l'as  acquise  ; 

Rends  un  sang  infidèle  à  l'infidélité'. 

Et  soufire  des  ingrats  après  l'avoir  été. 

Mais  que  mon  jugement  au  besoin  m'abandonne  ! 
Quelle  fureur,  Cinna ,  m'accuse  et  te  pardonne  ?       i  x  5  o 
Toi ,  dont  la  trahison  me  force  à  retenir 
Ce  pouvoir  souverain  dont  tu  me  veux  punir. 
Me  traite  en  criminel,  et  fait  seule  mon  crime, 
Relève  pour  l'abattre  un  trône  illégitime , 
Et  d'un  zèle  effronté  couvrant  son  attentat,  x  i  55 

S'oppose,  pour  me  perdre,  au  bonheur  de  l'Etat  ! 
Donc  jusqu'à  l'oublier  je  pourrois  me  contraindre  ! 


I.  Sextas  Pompée. 

9.  Dans  la  guerre  entre  Octave  et  les  adhérents  d'Antoine,  après  la  bataille 
de  Pbilippes. 

3.  Voj-ez  p.  384,  b^^  3« 

I^.Far,  Et  puis  ose  accuser  ton  destin  d'injustice, 

St  les  tiens  maintenant  s'arment  pour  ton  supplice. 

Et  si  par  ton  exemple  à  ta  perte  guidés.  (i643*56) 

5.  Var.  Ils  violent  les  droits  que  tu  n'as  pas  gardés!  (1643-64) 

6.  Ce  vers  rappelle,  mais  par  les  mots  et  par  le  son  plutôt  que  par  la  pen- 
léc,  la  fin  de  la  première  strophe  des  Larmes  de  saint  Pierre  de  Malherbe  : 

Fait  de  tous  les  assauts  que  la  rage  peut  faire 
Une  fidèle  preuve  à  l'infidélité. 

(Vojei  le  Malherbe  de  M.  Lalanne,  tome  I,  p.  4.) 


A36  CINNA. 

Tu  vivrois  en  repos  après  in*avoir  fait  craindre  *  ! 
Non ,  non ,  je  me  trahis  moi-même  d'y  penser  : 
Qui  pardonne  aisément  invite  à  Tofifenser  ;  x  i6o 

Punissons  l'assassin,  proscrivons  les  complices. 

Mais  quoi?  toujours  du  sang,  et  toujours  des  supplices^! 
Ma  cruauté  se  lasse,  et  ne  peut  s'arrêter; 
Je  veux  me  faire  craindre ,  et  ne  fais  qu'irriter. 
Rome  a  pour  ma  ruine  une  hydre  trop  fertile*  :        1 165 
Une  tête  coupée  en  fait  renaître  mille , 
Et  le  sang  répandu  de  mille  conjurés 
Rend  mes  jours  plus  maudits ,  et  non  plus  assurés. 
Octave,  n'attends  plus  le  àpnp  d'un  nouveau  Brute; 
Meurs,  et  dérobe-lui  la  gloire  de  ta  chute  ;  1 1 70 

Meurs  :  tu  ferois  pour  vivre  un  lâche  et  vain  effort , 
Si  tant  de  gens  de  cœur  font  des  vœux  pour  ta  mort, 
Et  si  tout  ce  que  Rome  a  d'illustre  jeunesse 
Pour  te  faire  périr  tour  à  tour  s'intéresse*; 
Meurs ,  puisque  cê^f^  un  mal  que  tu  ne  peux  guérir  ;  1 1 7  5 
Meurs  enfin ,  puisquHl  faut  ou  tout  perdre,  ou  mourir. 
La  vie  est  peu  de  chose,  et  le  peu  qui  t'en  reste 
Ne  vaut  pas  l'acheter  par  un  prix  si  funeste*. 
Meurs;  mais  quitte  du  moins  la  vie  avec  éclat; 

0  m 

Eteins-en  le  flambeau  dans  le  sang  de  l'ingrat*  ;        x  i  Bo 
A  toi-même  en  mourant  immole  ce  perfide  ; 
Contentant  ses  desii-s,  punis  son  parricide; 
Fais  un  tourment  pour  lui  de  ton  propre  trépas , 


X.  Voyez  câ-dessus,  p.  378  :  (^ùd  ergoj  tgo  peremssonm  meum  secmnm 
ambularefatiar,  me  sollieito? 

a.  Quis  /înis  erit  supplieiorum?  quis  sanguinis?  (P.  394.) 

3.  Far,  Rome  a  pour  ma  ruine  un  hydre  trop  fertile,  (i 652-56) 

4.  Jigo  sum  nobilibut  adoUsceatulU  expositum  caput^  in  quod  maermes 
acuani.  (P.  374.) 

5.  JVon  est  tanti  vita  ^  gi^  ut  ego  non  peream,  tam-multa  perdenda  tntU, 
(Ibidem,) 

6.  Far,  Eteins-en  le  flambeau  dans  le  sang  d*an  ingrat.  (x643-6o) 


\ 


ACTE   IV,  SCÈNE   IL  487 

En  faisant  qu'il  le  voie  et  n'en  jouisse  pas. 
Mais  jouissons  plutôt  nous-méme  ^  de  sa  peine,         i  x  8  5 
Et  si  Rome  nous  hait ,  triomphons  de  sa  haine. 
O  Romains,  ô  vengeance,  6  pouvoir  absolu , 
O  rigoureux  combat  d'un  cœur  irrésolu 
Qui  fiiit  en  même  temps  tout  ce  qu'il  se  propose  ! 
D'un  prince  nlalheureux  ordonnez  quelque  chose.    1 190 
Qui  des  deux  dois-je  suivre ,  et  duquel  m'éloigner  ? 
Ou  laissez-moi  périr,  ou  laissez-moi  régner. 


SCENE  III. 

AUGUSTE,  LTVIE». 

AUGUSTE. 

Madame,  on  me  trahit,  et  la  main  qui  me  tue 
Rend  sous  mes  déplaisirs  ma  constance  abattue. 
Cinna,  Cinna,  le  traître.... 

.    LIVIE. 

Euphorbe  m'a  tout  dit ,  1195 
Seigneur,  et  j'ai  pàli  cent  fois  à  ce  récit. 
Mais  écouteriez-vous  les  conseils  d'une  fenune  *  ? 

AUGUSTE. 

Hélas  !  de  quel  conseil  est  capable  mon  àme  ? 

LIVIE. 

Votre  sévérité,  sans  produire  aucun  fruit*, 
Seigneur,  jusqu'à  présent  a  fait  beaucoup  de  bruit,    i  a  o  o 
Par  les  peines  d'un  autre  aucun  ne  s'intimide  : 
Salvidien  à  bas  a  soulevé  Lépide  ; 

I.  Tontes  les  éditions  pabliées  da  TÎTaot  de  Corneille  portent  nous-mêmes j 
avee  une  s,  à  Texception  de  celle  de  1643  in-4''>  qui  donne  nout^mimê, 
a.  Yoyex  la  Notice,  p.  365. 

3.  Adnûuis  muliebre  eonsilium?  (P.  374*) 

4.  F'ar,  Seigneur,  jusqnes  ici  Totre  séTérilé 

A  fait  beancoap  de  bmit,  et  n*a  rien  profité.  (i643-56) 


438  CINNA. 

Murène  a  succédé,  Gépîon  Ta  suivi; 

Le  jour  à  tous  les  deux  dans  les  tourments  ravi 

N'a  point  mêlé  de  crainte  à  la  fureur  d'Egnace^,       iio5 

Dont  Cinna  maintenant  ose  prendre  la  place  ; 

Et  dans  les  plus  bas  rangs  les  noms  les  plus  abjets  ' 

Ont  voulu  s'ennoblir  par  de  si  hauts  projets. 

Après  avoir  en  vain  puni  leur  insolence , 

Essayez  sur  Cinna  ce  que  peut  la  clémence  *  ;  i  a  i  o 

Faites  son  châtiment  de  sa  confusion  ; 

Cherchez  le  plus  utile  en  cette  occasion  : 

Sa  peine  peut  aigrir  une  ville  animée , 

Son  pardon  peut  servir  à  votre  renommée  *  ; 

Et  ceux  que  vos  rigueurs  ne  font  qu'effaroucher       i  a  1 5 

Peut-être  à  vos  bontés  se  laisseront  toucher. 

AUGUSTB. 

Gagnons-les  tout  à  fait  en  quittant  cet  empire 

Qui  nous  rend  odieux,  contre  qui  Ton  conspire. 

J'ai  trop  par  vos  avis  consulté  là-dessus  ; 

Ne  m'en  parlez  jamais,  je  ne  consulte  plus.  mo 

Cesse  de  soupirer,  Rome ,  pour  ta  franchise  : 
Si  je  t'ai  mise  aux  fers,  moi-même  je  les  brise. 
Et  te  rends  ton  État,  après  l'avoir  conquis, 
Plus  paisible  et  plus  grand  que  je  ne  te  l'ai  pris; 
Si  tu  me  veux  haïr,  hais-moi  sans  plus  rien  feindre;  laaS 
Si  tu  me  veux  aimer,  aime-moi  sans  me  craindre  : 
De  tout  ce  qu'eut  Sylla  de  puissance  et  d'honneur, 
Lassé  comme  il  en  fut,  j'aspire  à  son  bonheur. 

LIVIE. 

Assez  et  trop  longtemps  son  exemple  vous  flatte  ; 

X.  Far.  N'a  point  mis  de  frayeur  dedans  l'esprit  d*Égnaoe  (a). 
Dont  Gnna  maintenant  ose  imiter  l'audace.  (z643-56) 

2.  Voyez  tome  I,  p.  169,  note  z. 

3.  Nunc  tenta  qvomodo  tibi  cedat  ciemeruia,  (P.  374*) 

4.  Jam  nocere  tibi  non  potesty  prodesse  famm  tua  potest,  Ç[bidem,) 

(o)  Tons  ces  noms  sont  aussi  empruntés  à  Sénèque:  voyes  p.  374. 


ACTE  IV,  SCÈNE   III.  439 

Mais  gardez  que  sur  vous  le  contraire  n  éclate  :        1  a3o 
Ce  bonheur  sans  pareil  qui  conserva  ses  jours 
Ne  seroit  pas  bonheur,  s'il  arrivoit  toujours. 

AUGUSTE. 

Eh  bien  !  s'il  est  trop  grand,  si  j'ai  tort  d'y  prétendre \ 
J'abandonne  mon  sang  à  qui  voudra  Tépandre. 
Après  un  long  orage  il  faut  trouver  un  poil;  i  a  3 5 

Et  je  n'en  vois  que  deux,  le  repos,  ou  la  mort. 

LIVIE. 

Quoi?  TOUS  voulez  quitter  le  fruit  de  tant  de  peines? 

AUGUSTE. 

Quoi?  vous  voulez  garder  lobjet  de  tant  de  haines? 

LIVIE. 

Seigneur,  vous  emporter  à  cette  extrémité , 

C'est  plutôt  désespoir  que  générosité.  z  a 40 

AUGUSTE. 

Régner  et  caresser  une  main  si  traîtresse , 
Au  lieu  de  sa  vertu,  c'est  montrer  sa  foiblesse. 

LIVIE. 

C'est  régner  sur  vous-même ,  et  par  un  noble  choix , 
Pratiquer  la  vertu  la  plus  digne  des  rois. 

AUGUSTE. 

Vous  m'aviez  bien  promis  des  conseils  d'une  femme  :  1 2  4  5 
Vous  me  tenez  parole,  et  c'en  sont  là,  Madame. 

Après  tant  d'ennemis  à  mes  pieds  abattus , 
Depuis  vingt  ans  je  règne,  et  j'en  sais  les  vertus; 
Je  sais  leur  divers  ordre ,  et  de  quelle  nature  * 
Sont  les  devoirs  d'un  prince  en  cette  conjoncture*.  laSo 
Tout  son  peuple  est  blessé  par  un  tel  attentat , 
Et  la  seule  pensée  est  un  crime  d'État , 

I.  Var.  Ansti  dedans  la  place  oà  je  m*en  vais  descendre.  (i643-56) 
9.  Far.  Je  sais  les  soins  qn*an  roi  doit  aroir  de  sa  We, 

A  quoi  le  bien  public,  en  ce  cas,  le  convie,  (i 643 -56) 
3.  L'édition  de  i68a  porte,  par  errenr,  conjecture^  pour  conjoncture» 


44o  CINNA. 

Une  offense  qu'on  fait  à  toute  sa  province , 

Dont  il  faut*  qu'il  la  venge,  ou  cesse  d'être  prince. 

LIVIB. 

Donnez  moins  de  croyance  à  votre  passion.  x 9 55 

AUGUSTE. 

Ayez  moins  de  foiblesse,  ou  moins  d'ambition. 

LIVIB. 

Ne  traitez  plus  si  mal  un  conseil  salutaire. 

ÀUGUSTB. 

Le  ciel  m'inspirera  ce  qu'ici  je  dois  faire. 
Adieu  :  nous  perdons  temps. 

LIVIB. 

Je  ne  vous  quitte  point, 
Seigneur,  que  mon  amour  n'aye  obtenu  ce  point,     x  a6o 

AUGUSTE. 

C'est  l'amour  des  grandeurs  qui  vous  rend  importune. 

LIVIB. 

J'aime  votre  personne,  et  non  votre  fortune. 

(Elle  est  seule'.) 

Il  m'échappe  :  suivons ,  et  forçons-le  de  voir  • 
Qu'il  peut ,  en  faisant  grâce ,  affermir  son  pouvoir, 
Et  qu'enfin  la  clémence  est  la  plus  belle  marque      xiôS 
Qui  fasse  à  Tunivers  connoître  un  vrai  monarque. 

I.  Les  éditions  de  1643  in-4<*,  de  1648-54,  de  i656  et  de  z66o  portent  il 
ftiit^  pour  il  faut,  Qael  que  soit  le  nombre  des  éditions  qni  reprodaisent 
cette  leçon,  ce  ne  pent  être  qu'une  faute  typographique. 

a.  Ce  jeu  de  si-ène  manque  dans  les  éditions  de  i643-6o. 

3.  f^ar.  Il  m*écliappe  :  suivons,  et  le  forçons  de  voir.  (i643-56) 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  44i 


SCÈNE  IV. 

EMILIE,  FULVIE., 


r 


EMILIE. 

D'où  me  vient  cette  joie?  et  que  mal  à  propos 

Mon  espnt  malgré  moi  goûte  un  entier  repos  ! 

César  mande  Cinna  sans  me  donner  d'alarmes  ! 

Mon  cœur  est  sans  soupirs,  mes  yeux  n'ont  point  de  lar- 

Gomme  si  j'apprenois  d'un  secret  mouvement         [mes, 

Que  tout  doit  succéder  à  mon  contentement  ! 

Ai-je  bien  entendu?  me  Tas-tu  dit,  Fulvie? 

rULVIE. 

J'avois  gagné  sur  lui  qu'il  aimeroit  la  vie , 

Et  je  vous  l'amenois,  plus  trai table  et  plus  doux ,     x  a  7  5 

Faire  un  second  effort  contre  votre  courroux*; 

Je  m'en  applaudissois ,  quand  soudain  Polyclète , 

Des  volontés  d'Auguste  ordinaire  interprète, 

Est  venu  l'aborder  et  sans  suite  et  sans  bruit, 

Et  de  sa  part  sur  l'heure  au  palais  Ta  conduit.  z  aSo 

Auguste  est  fort  troublé,  l'on  ignore  la  cause; 

Chacun  diversement  soupçonne  quelque  chose  : 

Tous  présument  qu'il  aye  un  grand  sujet  d'ennui, 

Et  qu'il  mande  Cinna  pour  prendre  avis  de  lui. 

Mais  ce  qui  m'embarrasse,  et  que  je  viens  d'apprendre', 

C'est  que  deux  inconnus  se  sont  saisis  d'Evandre , 

Qu'Euphorbe  est  arrêté  sans  qu'on  sache  pourquoi , 

Que  même  de  son  maître  on  dit  je  ne  sais  quoi  : 

On  lui  veut  imputer  un  désespoii*  funeste  ; 

On  parle  d'eaux,  de  Tibre,  et  Ton  se  tait  du  reste.   1390 


I.  Var.  Faire  an  seeond  effort  contre  ce  grand  connoax  ; 

J'en  rendois  grâce  anx  Dienx,  quand  soudain  Polyclète.  (i643-56) 
a.  Var,  Mais  ce  qui  pins  m'étonne,  et  que  je  riens  d'apprendre.  (x643-56) 


44«  CINNA. 

EMILIE. 

Que  de  sujets  de  craindre  et  de  désespérer, 

Sans  que  mon  triste  cœur  en  daig^ne  murmurer  ! 

  chaque  occasion  le  ciel  y  fait  descendre 

Un  sentiment  contraire  à  celui  qu*il  doit  prendre  : 

Une  vaine  frayeur  tantôt  m'a  pu  troubler*,  1295 

Et  je  suis  insensible  alors  qu'il  faut  trembler. 

Je  vous. entends,  grands  Dieux  !  vos  bontés  que  j'adore 
Ne  peuvent  consentir  que  je  me  déshonore; 
Et  ne  me  permettant  soupirs,  sanglots,  ni  pleurs, 
Soutiennent  ma  vertu  contre  de  tels  malheurs.  x  3oo 

Vous  voulez  que  je  meure  avec  ce  grand  courage 
Qui  m'a  fait  eutreprendre  un  si  fameux  ouvrage; 
Et  je  veux  bien  périr  comme  vous  l'ordonnez , 
Et  dans  la  même  assiette  où  vous  me  retenez. 

O  liberté  de  Rome  !  ô  mânes  de  mon  père  !  1 3o  5 

J'ai  fait  de  mon  côté  tout  ce  que  j'ai  pu  faire  : 
Contre  votre  tyran  j'ai  ligué  ses  amis , 
Et  plus  osé  pour  vous  qu'il  ne  m'étoit  permis. 
Si  l'effet  a  manqué ,  ma  gloire  n'est  pas  moindre  ; 
N'ayant  pu  vous  venger,  je  vous  irai  rejoindre ,        x  3 1 0 
Mais  si  fumante  encor  d'un  généreux  courroux , 
Par  un  trépas  si  noble  et  si  digne  de  vous , 
Qu'il  vous  fera  sur  l'heure  aisément  reconnottre  * 
Le  sang  des  grands  héros  dont  vous  m'avez  fait  naître. 


SCÈNE  V. 

MAXIME,  EMILIE,  FULVIE. 

EMILIE. 

Mais  je  vous  vois,  Maxime,  et  l'on  tous  faisoit  mort! 

I.  Far,  Une  yaine  frayenr  m^m  pa  tantôt  troubler.  (i643«>56) 
9.  far,  Qae  d'abord  son  éclat  vous  fera  reconnottre.  (x643-56) 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  443 

MAXIMB. 

Euphorbe  trompe  Augoste  avec  ce  faux  rapport  : 

Se  voyant  arrêté,  la  trame  découverte, 

Il  a  £ânt  ce  trépas  pour  empêcher  ma  perte. 

ÉMlhlE. 

Que  dit-on  de  Ginna  ? 

MAXIME. 

Que  son  plus  grand  regret 
C'est  de  voir  que  César  sait  tout  votre  secret^;  i  Sa  o 

En  vain  il  le  dénie  et  le  veut  méconnottre , 
Evandre  a  tout  conté  pour  excuser  son  maître , 
Et  par  Tordre  d'Auguste  on  vient  vous  arrêter. 

EMILIE. 

Celui  qui  Ta  reçu  tarde  à  Texécuter  : 

Je  suis  prête  à  le  suivre  et  lasse  de  l'attendre.  1 3a 5 

MAXIME. 

II  vous  attend  chez  moi. 

EMILIE. 

Chez  vous  ! 

MAXIME. 

C'est  vous  surprendre; 
Mais  apprenez  le  soin  que  le  ciel  a  de  vous  : 
C'est  un  des  conjurés  qui  va  fuir  avec  nous. 
Prenons  notre  avantage  avant  qu'on  nous  poursuive; 
Nous  avons  pour  partir  un  vaisseau  sur  la  rive '.       1 3 3o 

EMILIE. 

Me  connois-tu ,  Maxime ,  et  sais-tu  qui  je  suis  ? 

MAXIME. 

En  faveur  de  Cinna  je  fais  ce  que  je  puis, 
Et  tâche  à  garantir  de  ce  malheur  extrême 
La  plus  belle  moitié  qui  reste  de  lui-même. 

I.  yar.  Est  de  yoir  que  Céiar  sait  tout  yotre  secret.  (i643-56) 
a.  Far.  Noos  aroos  an  vaisseau  tout  prêt  deMus  la  rive,  (i 643-56) 


444  CINNA. 

Sauvons-nous,  Emilie,  et  conservons  le  jour,       1 335 
Afin  de  le  venger  par  un  heureux  retour. 

EMILIE. 

Ginna  dans  son  malheur  est  de  ceux  qu'il  faut  suivre , 
Qu'il  ne  faut  pas  venger,  de  peur  de  leur  survivre  : 
Quiconque  après  sa  perte  aspire  à  se  sauver 
Est  indigne  du  jour  qu'il  tâche  à  conserver.  1340 

MAXIME. 

Quel  désespoir  aveugle  à  ces  fureurs  vous  porte  ? 

O  Dieux  !  que  de  foiblesse  en  une  âme  si  forte  ! 

Ce  cœur  si  généreux  rend  si  peu  de  combat , 

Et  du  premier  revers  la  fortune  *  l'abat  ! 

Rappelez ,  rappelez  cette  vertu  sublime  ;  1345 

Ouvrez  enfin  les  yeux ,  et  connoissez  Maxime  : 

C'est  un  autre  Cinna  qu'en  lui  vous  regardez; 

Le  ciel  vous  rend  en  lui  l'amant  que  vous  perdez  ; 

Et  puisque  l'amitié  n'en  faisoit  plus  qu'une  âme , 

Aimez  en  cet  ami  l'objet  de  votre  flamme;  1 3  5o 

Avec  la  même  ardeur  il  saura  vous  chérir. 

Que.... 

EMILIE. 

Tu  m'oses  aimer,  et  tu  n'oses  mourir  ! 
Tu  prétends  un  peu  trop;  mais  quoi  que  tu  prétendes. 
Rends- toi  digne  du  moins  de  ce  que  tu  demandes  : 
Gesse  de  fuir  en  lâche  un  glorieux  trépas,  i3  55 

Ou  de  m'offrir  un  cœur  que  tu  fais  voir  si  bas; 
Fais  que  je  porte  envie  à  ta  vertu  parfaite  ; 
Ne  te  pouvant  aimer,  fais  que  je  te  regrette; 
Montre  d'un  vrai  Romain  la  dernière  vigueur. 
Et  mérite  mes  pleurs  au  défaut  de  mon  cœur.  1 360 

Quoi!  si  ton  amitié  pour  Cinna  s'intéresse', 

I.  Les  édidoos  de  1668  et  de  i68a  portent,  par  erreur,  defortm!^^  pour  la 
fortune, 
a.  Far.  Qaoi  !  si  ton  amitié  pour  Cinna  t^intéresie.  (i643-63) 


ACTE  IV,    SCENE  V.  445 

Croi»-tu  qu'elle  consiste  à  flatter  sa  maîtresse*? 
Apprends ,  apprends  de  moi  quel  en  est  le  devoir, 
£t  donne-m'en  l'exemple ,  ou  viens  le  recevoir. 

MAXIME. 

Votre  juste  douleur  est  trop  impétueuse.  1 365 

EMILIE. 

La  tienne  en  ta  faveur  est  trop  ingénieuse. 
Tu  me  parles  déjà  d'un  bienheureux  retour, 
Et  dans  tes  déplaisirs  tu  conçois  de  l'amour  ! 

MAXIME. 

Cet  amour  en  naissant  est  toutefois  extrême: 

C'est  votre  amant  en  vous ,  c'est  mon  ami  que  j'aime  ,1370 

Et  des  mêmes  ardeurs  dont  il  fut  embrasé.... 

EMILIE. 

Maxime ,  en  voilà  trop  pour  un  homme  avisé. 

Ma  perte  m'a  surprise,  et  ne  m'a  point  troublée; 

Mon  noble  désespoir  ne  m'a  point  aveuglée. 

Ma  vertu  toute  entière  agit  sans  s'émouvoir,  1376 

Et  je  vois  malgré  moi  plus  que  je  ne  veux  voir. 

MAXIME. 

Quoi?  vous  suis-je  suspect  de  quelque  perfidie? 

EMILIE. 

Oui,  tu  l'es,  puisqu'enfin  tu  veux  que  je  le  die; 
L'ordre  de  notre  fuite  est  trop  bien  concerté 
Pour  ne  te  soupçonner  d'aucune  lâcheté  :  x  38o 

Les  Dieux  seroient  pour  nous  prodigues  en  miracles , 
S'ils  en  avoient  sans  toi  '  levé  tous  les  obstacles. 
Fuis  sans  moi,  tes  amours  sont  ici  superflus. 

MAXIME. 

Âh  !  vous  m'en  dites  trop. 

I.  Les  éditioiu  de  z65a-56  portent  ta  maîtresse^  pour  ta  maîti^este,  ce  qui 
est  certaineinent  nue  errenr. 

a.  L'édition  de  i643  in-i**  porte  sans  loi,  |K>ar  tans  toi. 


446  CINNA. 

EMILIE. 

J*en  présume  encor  plus. 
Ne  crains  pas  toutefois  que  j*éclate  en  injures  ;  1 38  5 

Mais  n*espère  non  plus  m'éblouir  de  parjures. 
Si  c*est  te  faire  tort  que  de  m*en  défier*, 
Viens  mourir  avec  moi  pour  te  justifier. 

MAXIME. 

Vivez,  belle  Emilie,  et  soui&ez  qu'un  esclave.... 

EMILIE. 

Je  ne  f  écoute  plus  qu'en  présence  d'Octave.  1390 

Allons,  Fulvie,  allons. 

SCÈNE  VI. 

MAXIME. 

Désespéré,  confus. 
Et  digne,  s'il  se  peut,  d'un  plus  cruel  refus, 
Que  résous-tu ,  Maxime  ?  et  quel  est  le  supplice 
Que  ta  vertu  prépare  à  ton  vain  artifice? 
Aucune  illusion  ne  te  doit  plus  flatter  :  1395 

Emilie  en  mourant  va  tout  faire  éclater; 
Sur  un  même  échafaud  la  perte  de  sa  vie 
Étalera  sa  gloire  et  ton  ignominie , 
Et  sa  mort  va  laisser  à  la  postérité  * 
L'infâme  souvenir  de  ta  déloyauté.  1400 

Un  même  jour  t'a  vu ,  par  une  fausse  adresse , 
Trahir  ton  souverain ,  ton  ami ,  ta  maîtresse , 
Sans  que  de  tant  de  droits  en  un  jour  violés, 
Sans  que  de  deux  amants  au  tyran  immolés, 
Il  te  reste  aucun  fruit  que  la  honte  et  la  rage  '  x 405 

I.  Far,  Si  c*Mt  te  faire  tort  que  de  me  d^er.  (i643-56) 
a.  Var,  Et  porte  avec  son  nom  à  la  postérité.  (i643-56) 
3.  Far,  Il  te  reste  antre  fruit  que  la  bonté  et  la  rage.  (1643  et  48) 


ACTE  IV,   SCÈNE  VI.  447 

Qu*uii  remords  inutile  allume  en  ton  courage. 

Euphorbe,  c'est  Feffet  de  tes  lâches  conseils; 
Mais  que  peut-on  attendre  enfin  de  tes  pareils^  ? 
Jamais  un  affranchi  n*est  qu'un  esclave  infâme  ; 
Bien  qu  il  change  d'état,  il  ne  change  point  d'âme';  1 4 1  o 
La  tienne,  encor  servile,  avec  la  liberté 
N'a  pu  prendre  un  rayon  de  générosité': 
Tu  m'as  fait  relever  une  injuste  puissance; 
Tu  m'as  fait  démentir  l'honneur  de  ma  naissance; 
Mon  cœur  te  résistoit ,  et  tu  l'as  combattu  x  4 1 5 

Jusqu'à  ce  que  ta  fourbe  ait  souillé  sa  vertu. 
Il  m'en  coûte  la  vie ,  il  m'en  coûte  la  gloire, 
Et  j'ai  tout  mérité  pour  t'avoir  voulu  croire; 
Mais  les  Dieux  permettront  à  mes  ressentiments 
De  te  sacrifier  aux  yeux  des  deux  amants,  1490 

Et  j'ose  m'assurer  qu'en  dépit  de  mon  crime 
Mon  sang  leur  servira  d'assez  pure  victime, 
Si  dans  le  tien  mon  bras ,  justement  irrité , 
Peut  laver  le  forfait  de  t'avoir  écouté. 


\,Var,  Mail  que  peot-on  attendre  aussi  de  tes  pareils?  (t643-56) 
9.  Var.  Et  pour  changer  d*état,  il  ne  change  point  d*âme.  (i643-56) 
3.^«r.  N'a  la  prendra  nn  rayon  de  généroâté.  (1660) 


FUI    DU   QUATRliMS   ACTI. 


448  GINNA. 


ACTE  V. 


SCÈNE    PREMIÈRE. 

AUGUSTE,  CINNA. 

AUGUSTE. 

Prends  un  siège,  Cinna,  prends,  et  sur  toute  chose  1 4i5 

Observe  exactement  la  loi  que  je  t'impose  : 

Prête ,  sans  me  troubler,  Toreille  à  mes  discours;         ' 

D'aucun  mot,  d'aucun  cri,  n'en  interromps  le  cours; 

Tiens  ta  langue  captiv^;  et  si  ce  grand  silence 

A  ton  émotion  fait  quelque  violence,  1430 

Tu  pourras  me  répondre  après  tout  à  loisir*: 

Sur  ce  point  seulement  contente  mon  désir. 

GINNA. 

Je  vous  obéirai,  Seigneur. 

AUGUSTE. 

Qu'il  te  souvienne 
De  garder  ta  parole,  et  je  tiendrai  la  mienne. 

Tu  vois  le  jour,  Cinna  ;  mais  ceux  dont  tu  le  tiens  1435 
Furent  les  ennemis  de  mon  père ,  et  les  miens  : 
Au  milieu  de  leur  camp  tu  reçus  la  naissance'; 
Et  lorsqu'après  leur  mort  tu  vins  en  ma  puissance, 

I.  Yojex  ci-dessus,  p.  874  ;  Qmun  alteram  poiù  Cinnm  cattéedram  jussisstt  : 
c  HoCf  inquit,  primum  a  te  peto ,  ne  me  loquentem  interpelles ,  ne  medio  ser- 
mone  meo  proclames  ;  dahitur  tihi  loçuendi  liberum  tempus,  » 
^,Far,  Ce  fut  dedans  leur  camp  que  tu  pris  la  naissance; 
Et  quand  après  leur  mort  tu  Wns  en  ma  puissance, 
Leur  liaine  héréditaire,  ayant  passé  dans  toi. 
T'avait  rois  à  la  main  les  armes  contre  moi.  (z643-56) 


ACTE  V,  SCÈNE   I.  449 

Leur  haine  enracinée  an  milieu  de  ton  sein 

T*avoit  mis  contre  moi  les  armes  à  la  main  ;  1440 

Tu  fus  mon  ennemi  même  avant  que  de  naître^, 

Et  tu  le  fus  encor  quand  tu  me  pus  connottre , 

Et  rinclination  jamais  n*a  démenti  * 

Ce  sang  qui  t^avoit  fait  du  contraire  parti  : 

Autant  que  tu  Tas  pu ,  les  effets  Font  suivie.  1445 

Je  ne  m*en  suis  vengé  qu*en  te  donnant  la  vie  ; 

Je  te  fis  prisonnier  pour  te  combler  de  biens  : 

Ma  cour  fut  ta  prison ,  mes  faveurs  tes  liens  ; 

Je  te  restituai  d^abord  ton  patrimoine  '  ; 

Je  t^enrichis  après  des  dépouilles  d'Antoine ,  x  4  5  o 

Et  tu  sais  que  depuis ,  à  chaque  occasion , 

Je  suis  tombé  pour  toi  dans  la  profusion. 

Toutes  les  dignités  que  tu  m'as  demandées, 

Je  te  les  ai  sur  T heure  et  sans  peine  accordées; 

Je  t'ai  préféré  même  à  ceux  dont  les  parents  x  455 

Ont  jadis  dans  mon  camp  tenu  les  premiers  rangs*, 

A  ceux  qui  de  leur  sang  m'ont  acheté  l'empire*. 

Et  qui  m'ont  conservé  le  jour  que  je  respire. 

De  la  façon  enfin  qu'avec  toi  j'ai  vécu , 

Les  vainqueurs  sont  jaloux  du  bonheur  du  vaincu  * .  1460 

Quand  le  ciel  me  voulut,  en  rappelant  Mécène, 

Après  tant  de  faveur  montrer  un  peu  de  haine' , 

I.  Ego  te,  Cituia,  quum  in  kostium  castfiê  inpenitsém,  non  J'acium  tantum 
mUd  inimicnm,  sed  natum,  tervavi,  (P.  374.) 

%.Far.  Et  le  sang  t'ayant  fait  d'an  contraire  parti, 
Ton  inclination  ne  l*a  point  démenti  : 
Comme  elle  l'a  snivi,  les  effets  Tout  suivie.  (1643 -5Q 

3.  Patrimomum  tihi  omne  concesti.  (P.  374.) 

4.  Saeerdotmm  tibi  petenti,  prmteritis  compluribiu  quorum  parentés  mecmm 
mùlUaveranty  dedi.  (Ibidem.) 

5.  f^4^.  M'ont  oonserré  le  jour  qu'à  présent  je  respire, 

Et  m'ont  de  tout  leur  sang  acheté  cet  empire,  (i  643-56) 

6.  Hodie  tamfelix  es  et  tam  dives^  ut  victo  victores  imndeant.  (P.  374.) 

7.  f^ar.  Après  tant  de  traraus  montrer  on  peu  de  haine.  (x643  in-4") 
^ar.  Après  tant  de  farettrs  montrer  un  peu  de  haine.  (i643  in-ia  et  48-56) 

CoBVnLLB.    III  39 


45o  CINNA. 

Je  te  donnai  sa  place  en  ce  triste  accident , 

Et  te  fis ,  après  lui ,  mon  pins  cher  confident. 

Aujourd'hui  même  encor,  mon  âme  irrésolue  1 46S 

Me  pressant  de  quitter  ma  puissance  absolue , 

De  Maxime  et  de  toi  j*ai  pris  les  seuls  avis , 

Et  ce  sont,  malgré  lui ,  les  tiens  que  j'ai  suivis. 

Bien  plus,  ce  même  jour  je  te  donne  Emilie, 

Le  digne  objet  des  vœux  de  toute  l'Italie ,  1470 

Et  qu'ont  mise  si  haut  mon  amour  et  mes  soins, 

Qu'en  te  couronnant  roi  je  t'aurois  donné  moins. 

Tu  t'en  souviens,  Cinna  :  tant  d'heur  et  tant  de  gloire 

Ne  peuvent  pas  sitôt  sortir  de  ta  mémoire  ; 

Mais  ce  qu'on  ne  pourroit  jamais  s'imaginer,  1 4  7  s 

Ginna,  tu  t'en  souviens,  et  veux  m'assassinera 

CINNA. 

Moi,  Seigneur!  moi,  que  j'eusse  une  âme  si  trattresse; 
Qu'un  si  lâche  dessein.... 

AUGUSTE. 

Tu  tiens  mal  ta  promesse  : 
Sieds-toi,  je  n'ai  pas  dit  encor  ce  que  je  veux; 
Tu  te  justifieras  après ,  si  tu  le  peux.  f  4  s  • 

Écoute  cependant,  et  tiens  mieux  ta  parole. 

Tu  veux  m' assassiner'  demain,  au  Capitole, 
Pendant  le  sacrifice ,  et  ta  main  pour  signal 
Me  doit ,  au  lieu  d'encens ,  donner  le  coup  fatal  ; 
La  moitié  de  tes  gens  doit  occuper  la  «porte ,  148$ 

L'autre  moitié  te  suivre  et  te  prêter  main-forte. 
Ai-je  de  bons  avis,  ou  de  mauvais  soupçons'  ? 


I.  Quum  sic  de  te  meruerim,  oceidere  me  eonstititùti.  (P.  374.) 

a.  Quttm  ad  hanc  vocem  exclamastet  Cinna,  procul  home  ab  se  abesse  de- 

mentiam  :  c  Non  prmstas,  inquit^  JiiUm,  Cinna  ,*  convenerat  ne  interioquereris. 

Oceidere  f  inquam,  me  /taras.  9  (P.  $74  et  375.) 
Z.f^ar.  Assarce  au  besoin  du  secours  des  premiers. 
Te  dirai-jeles  noms  de  tous  ces  meortriers?  (i643-56) 


ACTE  V,  SCÈNE  I.  45i 

De  tous  ces  meurtriers  te  dirai-je  les  noms? 
Procule,  Glabrion,  Virginian,  Rutile, 
Marcel ,  Plaute ,  Lénas ,  Pompone ,  Albin ,  Icile,       1490 
Maxime,  qu'après  toi  j'avois  le  plus  aimé^; 
Le  reste  ne  vaut  pas  Thonneur  d'être  nommé  : 
Un  tas  d'hommes  perdus  de  dettes  et  de  crimes, 
Que  pressent  de  mes  lois  les  ordres  légitimes, 
Et  qui  désespérant  de  les  plus  éviter,  1495 

Si  tout  n'est  renversé ,  ne  sauroient  subsister. 
Tu  te  tais  maintenant,  et  gardes  le  silence. 
Plus  par  confusion  que  par  obéissance. 
Quel  étoit  ton  dessein  ' ,  et^que  prétendois-tu 
Après  m'avoir  au  temple  à  tes  pieds  abattu?  1 5oo 

Affranchir  ton  pays  d'un  pouvoir  monarchique  ! 
Si  j'ai  bien  entendu  tantôt  ta  politique. 
Son  salut  désormais  dépend  d'un  souverain 
Qui  pour  tout  conserver  tienne  tout  en  sa  main; 
Et  si  sa  liberté  te  faisoit  entreprendre,  1 5o5 

Tu  ne  m'eusses  jamais  empêché  de  la  rendre  ; 
Tu  l'aurois  acceptée  au  nom  de  tout  l'État, 
Sans  vouloir  l'acquérir  par  un  assassinat. 
Quel  étoit  donc  ton  but?  D'y  régner  en  ma  place  ? 
D'un  étrange  malheur  son  destin  le  menace,  1 5  x o 

Si  pour  monter  au  trône  et  lui  donner  la  loi 
Tu  ne  trouves  dans  Rome  autre  obstacle  que  moi  ' , 


I.  MoBTel  comptait  ici  les  conjurés  sur  ses  doigts  ;  après  le  nom  de  Maxime, 
I  laissait  retomber  sa  main  en  disant  la  fin  dn  vers,  puis  il  semblait  s^apprèter 
à  reprendre  son  compte,  qu'il  abandonnait  définitivement  en  disant  : 

Le  reste  ne  vant  pas  l*honneur  d'être  nommé. 

Talma  admirait  fort  ce  jeu  de  scène  très-familier,  mais  d*on  effet  saisissant,  et 
il  fnt  longtemps  avant  d'oser  le  pratiquer. 

a.  Et  quum  defixtun  videret,  nec  ex  eotwentione  jam^  ted  ex  emueuntia 
tmemiUêtn  :  c  Quo^  inquit^  hoc  animojacis?  »  (P.  375.) 

3.  Ut  iffse  *ù  princepe?  Male^  mehercule^  eum  repuhliea  agitaur,  si  iibi  ad 
ûmperamlum  nihil  prmter  me  ohstat.  {Ibidem,) 


45i  CINNA. 

Si  jusques  à  ce  point  son  sort  est  déplorable , 
Que  tu  sois  après  moi  le  plus  considérable , 
Et  que  ce  grand  fardeau  de  Tempire  romain  x  5i  5 

Ne  puisse  après  ma  mort  tomber  mieux  qu'en  ta  main. 
Apprends  à  te  connoître ,  et  descends  en  toi-même  : 
On  t'honore  dans  Rome,  on  te  courtise,  on  t*aime, 
Chacun  tremble  sous  toi,  chacun  t'offre  des  vœux, 
Ta  fortune  est  bien  haut,  tu  peux  ce  que  tu  veux;    x  5io 
Mais  tu  ferois  pitié  même  à  ceux  qu'elle  irrite*. 
Si  je  t' abandon nois  à  ton  peu  de  mérite'. 
Ose  me  démentir,  dis-moi  ce  que  tu  vaux. 
Conte-moi  tes  vertus ,  tes  glorieux  travaux , 
Les  rares  qualités  par  où  tu  m'as  dû  plaire,  x  5^5 

Et  tout  ce  qui  t'élève  au-dessus  du  vulgaire. 
Ma  faveur  fait  ta  gloire ,  et  ton  pouvoir  en  vient  : 
Elle  seule  t'élève,  et  seule  te  soutient; 
C'est  elle  qu'on  adore ,  et  non  pas  ta  personne  : 
Tu  n'as  crédit  ni  rang  qu'autant  qu'elle  t'en  donne,  1 53o 
Et  pour  te  faire  choir  je  n'aurois  aujourd'hui 
Qu'à  retirer  la  main  qui  seule  est  ton  appui. 
J'aime  mieux  toutefois  céder  à  ton  envie  : 
Règne ,  si  tu  le  peux ,  aux  dépens  de  ma  vie  ; 
Mais  ose^-tu  penser  que  les  Serviliens ,  x  5  3  5 

Les  Cosses,  les  Métels,  les  Pauls,  les  Fabiens, 
Et  tant  d'autres  enfin  de  qui  les  grands  courages 
Des  héros  de  leur  sang  sont  les  vives  images , 


X.  Var,  Mais  en  ao  triste  état  on  la  yerroit  réduite.  (x643-56) 
a.  «  Ces  Tcnet  les  suivants  occasionnèfent  un  jour  une  saillie  singuli^.  \a 
dernier  maréchal  de  la  Fenillade,  étant  sur  le  théâtre,  dit  tout  haut  à  Auguste  : 
«  Ah  !  tu  me  gâtes  le  tojont  amisj  Cinna.  »  Le  vieux  comédien  qui  jouait  Au- 
guste se  déconcerta  et  crut  aroir  mal  joué.  Le  maréchal,  après  la  pièce,  loi 
dit  :  c  Ce  n*est  pas  vous  qui  m'avez  déplu,  c'est  Auguste,  qui  dit  à  Cinna  qu'il 
a  n'a  aucun  mérite,  qu'il  n'est  propre  à  rien,  qu'il  fait  pitié,  et  qui  ensuite  lui 
c  dit  :  c  Sojons  amis,  v  Si  le  Roi  m'en  disait  auUnt,  je  le  remerdcrais  de  son 
a  amitié.  »  (Foltaire.) 


ACTE  V,  SCÈNE  I.  453 

Quittent  le  noble  orgueil  d'un  sang  si  généreux 
Jusqu^à  pouvoir  souffrir  que  tu  règnes  sur  eux*  ?      1 540 
Parle,  parle ,  il  est  temps. 

CINNA. 

Je  demeure  stupide; 
Non  que  votre  colère  ou  la  mort  m'intimide  : 
Je  vois  qu'on  m'a  trahi,  vous  m'y  voyez  rêver, 
Et  j'en  cherche  Fauteur  sans  le  pouvoir  trouver. 

Mais  c'est  trop  y  tenir  toute  Tâme  occupé  *  :         1545 
Seigneur,  je  suis  Romain,  et  du  sang  de  Pompée; 
Le  père  et  les  deux  fils,  lâchement  égorgés, 
Par  la  mort  de  César  étoient  trop  peu  vengés. 
Cest  là  d'un  beau  dessein  l'illustre  et  seule  cause  ; 
Et  puisqu'à  vos  rigueurs  la  trahison  m'expose,         x  55o 
N'attendez  point  de  moi  d'infâmes  repentirs , 
D'inutiles  regrets ,  ni  de  honteux  soupirs. 
Le  sort  vous  est  propice  autant  qu'il  m'est  contraire  ; 
Je  sais  ce  que  j'ai  fait,  et  ce  qu'il  vous  faut  faire  : 
Vous  devez  un  exemple  à  la  postérité,  x  55 5 

Et  mon  trépas  importe  à  votre  sûreté. 

AUGUSTE. 

Tu  me  braves,  Cinna,  tu  fais  le  magnanime. 

Et  loin  de  t' excuser,  tu  couronnes  ton  crime. 

Voyons  si  ta  constance  ira  jusques  au  bouti 

Tu  sais  ce  qui  t'est  dû ,  tu  vois  que  je  sais  tout  :       x  56o 

Fais  ton  arrêt  toi-même,  et  choisis  tes  supplices. 

X.  Ctdo,  si  spes  tua»  sofus  impedio^  PatUtune  te  et  Fabiut  Maximus  et 
Cosêi  et  ServUii/erent^  tantumqus  agmen  nobilium^  non  inania  nomina  frmfc' 
renitum,  sed  eorum  qui  imaginibus  suis  decori  tunt?  (P.  375.) 

2 .  ^ar.  Cette  ttupidité  s'est  enfin  disnpc«.  (  i643-56) 


454  CINNA. 

SCÈNE   II. 

AUGUSTE,  LIVIE,  CINNA,  EMILIE,  FULVIE. 

LIVIE. 

Vous  ne  connoissez  pas  encor  tous  les  complices  : 
Votre  Emilie  en  est,  Seigneur,  et  la  voici. 

CINNA. 

C'est  elle-même ,  6  Dieux  ! 

AUGUSTE. 

Et  toi ,  ma  fille ,  aussi  ! 

EMILIE. 

Oui ,  tout  ce  qu'il  a  fait ,  il  Ta  fait  pour  me  plaire*,  1 56  5 
Et  j'en  étois,  Seigneur,  la  cause  et  le  salaire. 

AUGUSTE. 

Quoi?  Tamour  qu'en  ton  cœur  j'ai  fait  naître  aujourd'hui 
T'emporte- t-il  déjà  jusqu'à  mourir  pour  lui  ? 
Ton  àme  à  ces  transports  un  peu  trop  s'abandonne , 
Et  c'est  trop  tôt  aimer  l'amant  que  je  te  donne.        1570 

EMILIE. 

Cet  amour  qui  m'expose  à  vos  ressentiments 

N'est  point  le  prompt  effet  de  vos  commandements  ; 

Ces  flammes  dans  nos  cœurs  sans  votre  ordre  étoient  nées*, 

Et  ce  sont  des  secrets  de  plus  de  quatre  années  ; 

Mais  quoique  je  l'aimasse  et  qu'il  brûlât  pour  moi,    1575 

Une  haine  plus  forte  à  tous  deux  fit  la  loi  ; 

Je  ne  voulus  jamais  lui  donner  d'espérapce, 

Qu'il  ne  m'eût  de  mon  père  assuré  la  vengeance; 

Je  la  lui  fis  jurer  ;  il  chercha  des  amis  : 

Le  ciel  rompt  le  succès  que  je  m'étois  promis,  1 58o 


I .  Far,  Gai,  Sâgneor ,  du  dessein  je  sais  la  seole  rause  : 

Cest  pour  moi  qu'il  conspire,  et  c*est  poar  moi  qii*il  ose.  (i643-56) 
a,  Far.  Ces  flammes  dans  nos  cœnrs  dès  longtemps  étoient  nées,  (i 643-56) 


ACTE  V,   SCÈNE  II.  455 

Et  je  vous  viens,  Seigneur,  offrir  une  victime, 

Non  pour  sauyer  sa  vie  en  me  chargeant  du  crime  : 

Son  trépas  est  trop  juste  après  son  attentat, 

Et  toute  excuse  est  vaine  en  un  crime  d'Etat  : 

Mourir  en  sa  présence ,  et  rejoindre  mon  père ,         1 5  8  5 

C^est  tout  ce  qui  m'amène,  et  tout  ce  que  j'espère. 

AUGUSTE. 

Jusques  à  quand ,  ô  ciel ,  et  par  quelle  raison 

Prendrez-vous  contre  moi  des  traits  dans  ma  maison  ? 

Pour  ses  débordements  j'en  ai  chassé  JuUe  ; 

Mon  amour  en  sa  place  a  fait  choix  d'Emilie ,  1690 

Et  je  la  vois  comme  elle  indigne  de  ce  rang. 

L'une  m'ôtoit  l'honneur,  l'autre  a  soif  de  mon  sang  ; 

Et  prenant  toutes  deux  leur  passion  pour  guide , 

L'une  fut  impudique,  et  l'autre  est  parricide. 

O  ma  fille  !  est-ce  là  le  prix  de  mes  bienfaits  ?  1595 

EMILIE. 

Ceux  de  mon  père  en  vous  firent  mêmes  effets  * . 

AUGUSTE. 

Songe  avec  quel  amour  j'élevai  ta  jeunesse. 

EMILIE. 

Il  éleva  la  vôtre  avec  même  tendresse  ; 

Il  iiit  votre  tuteur,  et  vous  son  assassin  ; 

Et  vous  m'avez  au  crime  enseigné  le  chemin  :  x  6c o 

Le  mien  d'avec  le  vôtre  en  ce  point  seul  diffère , 

Que  votre  ambition  s'est  immolé  mon  père , 

Et  qu'un  juste  courroux,  dont  je  me  sens  brûler, 

A  son  sang  innocent  vouloit  vous  immoler. 

LIVIE. 

C'en  est  trop,  Emilie  :  arrête,  et  considère  160 5 

Qu'il  t'a  trop  bien  payé  les  bienfaits  de  ton  père  ^ 
Sa  mort ,  dont  la  mémoire  allume  ta  fureur, 

I.  f^ar.  Mon  père  l'eot  pareil  de  cens  qu'il  tods  a  faits.  (1643-64) 


456  CINNA. 

Fut  un  crime  d'Octave,  et  non  de  TEmpereur. 

Tous  ces  crimes  d'État  qu'on  fait  pour  la  couronne , 
Le  ciel  nous  en  absout  alors  qu'il  nous  la  donne,      1 6  to 
Et  dans  le  sacré  rang  où  sa  faveur  l'a  mis. 
Le  passé  devient  juste  et  l'avenir  permis. 
Qui  peut  y  parvenir  ne  peut  être  coupable  ; 
Quoi  qu'il  ait  fait  ou  fasse ,  il  est  inviolable  : 
Nous  lui  devons  nos  biens,  nos  jours  sont  en  sa  main ,  1 6 1 5 
Et  jamais  on  n'a  droit  sur  ceux  du  souverain. 

EMILIE. 

Aussi  dans  le  discours  que  vous  venez  d'entendre, 
Je  parlois  pour  l'aigrir,  et  non  pour  me  défendre. 

Punissez  donc,  Seigneur,  ces  criminels  appas 
Qui  de  vos  favoris  font  d'illustres  ingrats  ;  1 6a  o 

Tranchez  mes  tristes  jours  pour  assurer  les  vôtres. 
Si  j'ai  séduit  Cinna ,  j'en  séduirai  bien  d'autres  *  ; 
Et  je  suis  plus  à  craindre,  et  vous  plus  en  danger. 
Si  j'ai  l'amour  ensemble  et  le  sang  à  venger'. 

cniNA. 
Que  vous  m'ayez  séduit,  et  que  je  souffre  encore      1695 
D'être  déshonoré  par  celle  que  j'adore  ! 

Seigneur,  la  vérité  doit  ici  s'exprimer  : 
J'avois  fait  ce  dessein  avant  que  de  l'aimer. 
A  mes  plus  saints  désirs  la  trouvant  inflexible', 
Je  crus  qu'à  d'autres  soins  elle  seroit  sensible  :  z  63o 

Je  parlai  de  son  père  et  de  votre  rigueur. 
Et  l'offre  de  mon  bras  suivit  celle  du  cœur. 
Que  la  vengeance  est  douce  à  l'esprit  d'une  femme  ! 
Je  l'attaquai  par  là ,  par  là  je  pris  son  àme; 
Dans  mon  peu  de  mérite  elle  me  négligeoit,  r635 


z.  Voyex  acte  III,  scène  iT,  vers  io35  et  io36. 

2.  Far,  Ayant  arec  un  père  un  amant  à  Tcnger.  (i643'56) 

3.  Far,  À  mes  diastes  desin  la  trouTant  inflexible.  (i643-6o) 


ACTE  V,  SCÈNE  II.  467 

Et  ne  put  négliger  le  bras  qui  la  vengeoit  : 

Elle  n'a  conspiré  que  par  mon  artifice  ; 

J'en  suis  le  seul  auteur,  elle  n'est  que  complice. 

EMILIE. 

Cinna,  qu'oses-tu  dire?  est-ce  là  me  chérir, 

Que  de  m'ôter  l'honneur  quand  il  me  faut  mourir?  1640 

CINNA. 

Mourez,  mais  en  mourant  ne  souillez  point  ma  gloire. 

EMILIE. 

La  mienne  se  flétrit,  si  César  te  veut  croire. 

CINNA. 

Et  la  mienne  se  perd ,  si  vous  tirez  à  vous 
Toute  celle  qui  suit  de  si  généreux  coups. 

EMILIE. 

Eh  bien  !  prends-en  ta  part ,  et  me  laisse  la  mienne  ;  i  tf  4  5 
Ce  seroit  l'aiToiblir  que  d'affoiblir  la  tienne  : 
La  gloire  et  le  plaisir,  la  honte  et  les  tourments , 
Tout  doit  être  commun  entre  de  vrais  amants. 

Nos  deux  ftmes,  Seigneur,  sont  deux  âmes  romaines  ; 
Unissant  nos  désirs ,  nous  unîmes  nos  haines  ;  1 6  5  o 

De  nos  parents  perdus  le  vif  ressentiment 
Nous  apprit  nos  devoirs  en  un  même  moment; 
En  ce  noble  dessein  nos  cœurs  se  rencontrèrent; 
Nos  esprits  généreux  ensemble  le  formèrent; 
Ensemble  nous  cherchons  l'honneur  d'un  beau  trépas  : 
Vous  vouliez  nous  unir,  ne  nous  séparez  pas. 

AUGUSTE. 

Oui,  je  vous  unirai,  couple  ingrat  et  perfide, 

Et  plus  mon  ennemi  qu'Antoine  ni  Lépide  ; 

Oui,  je  vous  unirai,  puisque  vous  le  voulez  : 

n  faut  bien  satisfaire  aux  feux  dont  vous  brûlez,      x  660 

Et  que  tout  l'univers ,  sachant  ce  qui  m'anime , 

S'étonne  du  supplice  aussi  bien  que  du  crime. 


458  CINNÀ. 


SCÈNE   III. 

AUGUSTE,  LIVIE,  CINNA,  MAXIME,  ÉMIUE, 

FULVIE. 

AUGUSTE. 

Mais  enfin  le  ciel  m'aime,  et  ses  bienfaits  nouveaux* 

Ont  enlevé  '  Maxime  à  la  fureur  des  eaux. 

Approche ,  seul  ami  que  j'éprouve  fidèle.  x  665 

MAXIME. 

Honorez  moins ,  Seigneur,  une  âme  criminelle. 

AUGUSTE. 

Ne  parlons  plus  de  crime  après  ton  repentir, 
Après  que  du  péril  tu  m'as  su  garantir  : 
C'est  à  toi  que  je  dois  et  le  jour  et  l'empire. 

MAXIME. 

De  tous  vos  ennemis  connoissez  mieux  le  pire  :         1670 
Si  vous  régnez  encor,  Seigneur,  si  vous  vivez, 
C'est  ma  jalouse  rage  à  qui  vous  le  devez. 

Un  vertueux  remords  n'a  point  touché  mon  âme.; 
Pour  perdre  mon  rival  j'ai  découvert  sa  trame. 
Euphorbe  vous  a  feint  que  je  m'étois  noyé ,  1675 

De  crainte  qu'après  moi  vous  n'eussiez  envoyé  : 
Je  voulois  avoir  lieu  d'abuser  Emilie, 
Effrayer  son  esprit,  la  tirer  d'Italie, 
Et  pensois  la  résoudre  à  cet  enlèvement 
Sous  l'espoir  du  retour  pour  venger  son  amant;       16S0 
Mais  au  lieu  de  goûter  ces  grossières  amorces , 
Sa  vertu  combattue  a  redoublé  ses  forces. 


X .  Far,  Mais  enfin  le  ciel  m*aime,  et  panni  tant  de  mam 
I!  m*a  rendu  Bfaxime,  et  Va  sauvé  de«  eaax.  (x643-56) 
«.  Voltaire,  dans  l'édition  de  1786,  a  remplacé  enU^i  par  mrratSii.   Il  bit 
eommenoer  la  scène  an  Ters  i665. 


ACTE  V,  SCÈNE   III.  459 

Elle  a  lu  dans  mon  cœur;  vous  savez  le  surplus, 

Et  je  vous  en  ferois  des  récits  superflus. 

Vous  voyez  le  succès  de  mon  Iftche  artifice.  1 68 5 

Si  pourtant  quelque  grâce  est  due  à  mon  indice, 

Faites  périr  Euphorbe  au  milieu  des  tourments  \ 

Et  souffrez  que  je  meure  aux  yeux  de  ces  amants. 

J^ai  trahi  mon  ami ,  ma  maîtresse ,  mon  maître , 

Ma  gloire,  mon  pays,  par  Tavis  de  ce  traître,         1690 

Et  croirai  toutefois  mon  bonheur  infini , 

Si  je  puis  m*en  punir  après  Tavoir  puni. 

AUGUSTE* 

En  est-ce  assez,  6  ciel  !  et  le  sort,  pour  me  nuire, 

A-t-il  quelqu'un  des  miens  qu'il  veuille  encor  séduire  ? 

Qu'il  joigne  à  ses  e£Rorts  le  secours  des  enfers  :         1695 

Je  suis  maître  de  moi  comme  de  l'univers; 

Je  le  suis,  je  veux  l'être.  O  siècles,  6  mémoire, 

Conservez  à  jamais  ma  dernière  victoire  ! 

Je  triomphe  aujourd'hui  du  plus  juste  courroux 

De  qui  le  souvenir  puisse  aller  jusqu'à  vous.  1700 

Soyons  amis ,  Cinna ,  c'est  moi  qui  t'en  convie  : 
Comme  à  mon  ennemi  je  t'ai  donné  la  vie. 
Et  malgré  la  fureur  de  ton  lâche  destin', 
Je  te  la  donne  encor  comme  à  mon  assassin. 
Commençons  un  combat  qui  montre  par  l'issue        1705 
Qui  l'aura  mieux  de  nous  ou  donnée  ou  reçue*. 
Tu  trahis  mes  bienfaits,  je  les  veux  redoubler; 
Je  t'en  avois  comblé ,  je  t'en  veux  accabler  : 

I.  f^or.  A  TM  bontés,  Seigneur,  j'en  demanderai  deux, 
Le  supplice  d'Euphorbe,  et  ma  mort  à  leurs  yeux.  (i643-56) 

a.  Il  y  a  destin  dans  toutes  les  éditions  de  Corneille,  et  même  encore  dans 
crilc  de  1692.  Le  mot  parait  être  pris  dans  un  sens  conforme  à  celui  de  se 
propf^ser,  résoudre^  qu'avait  autrefois  le  verbe  destiner  (toyex  le  Lexique). 
Voltaire  a  substitué  dessein  à  destin. 

3.  Voyex  ci-dessus,  p.  S-jS  :  FUam  tibi,  inquit^  Cinna^  iterum  do^  prius 
kosti^  nunc  insidiaîori  ac  parricidss.  Ex  hodierno  die  inter  nos  amieitia  incipiat, 
Contendamus  utrum  ego  meliore  Jide  intam  tibi  dederim,  an  tu  deheas. 


46o  CINNA. 

Avec  cette  beauté  que  je  t*avois  donnée, 

Reçois  le  consulat  pour  la  prochaine  année  * .  1 7 1  o 

Aime  Gnna,  ma  fiUe,  en  cet  illustre  rang, 
Préfères-en  la  pourpre  à  celle  de  mon  sang; 
Apprends  sur  mon  exemple  à  vaincre  ta  colère'  : 
Te  rendant  un  époux ,  je  te  rends  plus  qu'un  père. 

EMILIE. 

Et  je  me  rends ,  Seigneur,  à  ces  hautes  bontés  ;         1715 

Je  recouvre  la  vue  auprès  de  leurs  clartés  : 

Je  connois  mon  forfait,  qui  me  sembloit  justice; 

Et,  ce  que  n'avoit  pu  la  terreur  du  supplice, 

Je  sens  naître  en  mon  âme  un  repentir  puissant^ 

Et  mon  cœur  en  secret  me  dit  qu'il  y  consent.  1 710 

Le  ciel  a  résolu  votre  grandeur  suprême  ; 
Et  pour  preuve,  Seigneur,  je  n'en  veux  que  moi-même*: 
J'ose  avec  vanité  me  donner  cet  éclat. 
Puisqu'il  change  mon  cœur,  qu'il  veut  changer  l'État. 
Ma  haine  va  mourir,  que  j'ai  crue  immortelle;  1 7«s 

Elle  est  morte,  et  ce  cœur  devient  sujet  fidèle; 
Et  prenant  désormais  cette  haine  en  horreur, 
L'ardeur  de  vous  servir  succède  à  sa  fureur. 

CINNA. 

Seigneur,  que  vous  dirai-je  après  que  nos  offenses 

Au  lieu  de  châtiments  trouvent  des  récompenses  ?    1730 

O  vertu  sans  exemple  !  6  clémence  qui  rend 

Votre  pouvoir  plus  juste,  et  mon  crime  plus  grand  ! 

AUGUSTE. 

Cesse  d'en  retarder  un  oubli  magnanime; 

Et  tous  deux  avec  moi  faites  grâce  à  Maxime  : 

n  nous  a  trahis  tous;  mais  ce  qu'il  a  commis  1735 

I.  Pott  hme  detmlit  uliro  contmlatum,  (P.  375.)  —  Cinna  fut  oooanl  Tan  5 
arant  Jéans-Cbrist. 

s.  f^ar.  Apprends,  à  mon  exemple,  à  Tainere  ta  colère.  (x643-56) 

3.  Far,  Et  poor  preure.  Seigneur ,  je  ne  veux  qne  moi-même.  (x643-56) 


ACTE  y,  SCÈNE  III.  461 

Vous  conserve  innocents,  et  me  rend  mes  amis. 

(A  Mixime^) 

Reprends  auprès  de  moi  ta  place  accoutumée; 
Rentre  dans  ton  crédit  et  dans  ta  renommée; 
Qu*Euphorbe  de  tous  trois  ait  sa  grâce  à  son  tour; 
Et  que  demain  Thymen  couronne  leur  amour.         1740 
Si  tu  Taimes  encor,  ce  sera  ton  supplice. 

MAXIME. 

Je  n^en  murmure  point,  il  a  trop  de  justice; 
Et  je  suis  plus  confus,  Seigneur,  de  vos  bontés 
Que  je  ne  suis  jaloux  du  bien  que  vous  m'ôtez. 

cinna; 
Souffi*ez  que  ma  vertu  dans  mon  cœur  rappelée       1 7  4  S 
Vous  consacre  une  foi  lâchement  violée , 
Mais  si  ferme  â  présent ,  si  loin  de  chanceler, 
Que  la  chute  du  ciel  ne  pourroit  Tébranler. 

Puisse  le  grand  moteur  des  belles  destinées. 
Pour  prolonger  vos  jours ,  retrancher  nos  années;   1 7  S  m 
Et  moi ,  par  un  bonheur  dont  chacun  soit  jaloux , 
Perdre  pour  vous  cent  fois  ce  que  je  tiens  de  vous  ! 

LnriB. 
Ce  n^est  pas  tout.  Seigneur  :  une  céleste  flamme 
D^un  rayon  prophétique  illumine  mon  âme. 
Oyez  ce  que  les  Dieux  vous  font  savoir  par  moi  ;      1 7  5  & 
De  votre  heureux  destin  c*est  Tinomuable  loi. 

Après  cette  action  vous  n*avez  rien  à  craindre  : 
On  portera  le  joug  désormais  sans  se  plaindre  ; 
Et  les  plus  indomptés,  renversant  leurs  projets, 
Mettront  toute  leur  gloire  à  mourir  vos  sujets;         1760 
Aucun  lâche  dessein ,  aucune  ingrate  envie 
N'attaquera  le  cours  d'une  si  belle  vie; 

I.  Ce  jcn  de  Mène  manque  dans  les  éditions  de  1S43-60. 


462  CINNA. 

Jamais  plus  d'assassins  ni  de  conspirateurs*: 

Vous  avez  trouvé  Tart  d^étre  maître  des  cœurs. 

Rome,  avec  une  joie  et  sensible  et  profonde,  1765 

Se  démet  en  vos  mains  de  T  empire  du  monde  ; 

Vos  royales  vertus  lui  vont  trop  '  enseigner 

Que  son  bonheur  consiste  à  vous  faire  régner  : 

D'une  si  longue  erreur  pleinement  affranchie , 

Elle  n'a  plus  de  vœux  que  pour  la  monarchie,  1770 

Vous  prépare  déjà  des  temples ,  des  autels , 

Et  le  ciel  une  place  entre  les  immortels; 

Et  la  postérité ,  dans  toutes  les  provinces , 

Donnera  votre  exemple  aux  plus  généreux  princes. 

AUGUSTE. 

J'en  accepte  l'augure ,  et  j'ose  l'espérer  :  1775 

Ainsi  toujours  les  Dieux  vous  daignent  inspirer! 
Qu'on  redouble  demain  les  heureux  sacrifices 
Que  nous  leur  offrirons  sous  de  meilleurs  auspices; 
Et  que  vos  conjurés  entendent  publier 
Qu'Auguste  a  tout  appris,  et  veut  tout  oubUer.        17S0 

I.  Nullis  ampUus  iruidiU  ah  ullo  peiitus  est.  (P.  375.) 
9.  L'édition  de  1682  porte,  par  evreur,  iout,  pour  trop. 


Tiff    DU    CINQUIEME   ET   DBBNTSB    ACTE. 


POLYEUCTE,  MARTYR 


TRAGÉDIE   CHRÉTIENNE 


1640 


J 


NOTICE. 


En  1687,  Fauteur  d'un  Traité  île  la  disposition  au  poème 
dramatique,  dont  nous  avons  déjà  eu  occasion  de  parler^,  s'ex- 
prime ainsi  à  Fégard  des  sujets  sacrés  :  «  L'Amour  et  la  Guerre, 
l'un  ou  Tautre  séparément,  ou  les  deux  ensemble,  fournissent 
aux  auteurs  tous  les  sujets  profanes  du  théâtre.  Je  dis  profanes, 
pource  qu'on  7  peut  mettre  d'autres  beaux  sujets  tirés  des 
livres  saints,  où  les  passions  humaines  peuvent  jouer  leurs 
rôles,  et  où  les  vertus  des  grands  personnages  peuvent  triom- 
pher des  vices  et  des  cruautés  des  tyrans  ;  mais  tels  arguments 
n'étant  pas  le  gibier  de  nos  poètes  ni  de  nos  sages  mondains, 
sont  plus  propres  en  particulier  qu'en  public,  et  dans  les  col- 
lèges de  rUniversité,  ou  dans  les  maisons  privées,  qu'à  la  cour 
ou  à  l'hôtel  de  Bourgogne.  » 

Cette  opinion  d'un  inconnu  est  la  fidèle  expression  d'un  sen- 
timent alors  général;  mais  s'il  était  un  endroit  à  Pans  où  un  tel 
sujet  ne  dût  pas  paraître  du  bel  air,  c'était  assurément  l'hôtel 
de  Rambouillet.  Ce  fut  là  pourtant  que  Ck>meille,  qui,  comme 
nous  l'avons  vu  à  propos  d'Horace* y  croyait  utile  de  donner  à 
ses  ouvrages  cette  demi-publicité,  lut  d*abord  son  Poljreucte^ 
peut-être  dans  l'espoir  de  se  concilier  des  juges  qu'il  sentait 
prévenus.  Cette  précaution  n'eut  pas  les  résultats  qu'il  s'était 
sans  doute  promis  :  c  La  pièce,  dit  Fontenelle,  y  fut  applaudie 
autant  que  le  demandoient  la  bienséance  et  la  grande  réputation 
que  l'auteur  avoit  déjà;  mais  quelques  jours  après,   M.  de 

I.  Voyez  ci-dessuB,  p.  38.  Le  passage  que  nous  reproduisons  ici 
est  extrait  de  la  page  87  de  cet  ouvrage. 
3.  Voyez  ci-dessus,  p.  a 54  et  a 55. 

CoAREUJJi.  m  3o 


466  POLTEUCTE. 

Voiture  vînt  troiiver  M.  Corneille,  et  prit  des  tours  fort  dé- 
licats pour  lui  dire  que  Poljreucte  n'avoit  pas  réussi  comme 
il  pensoit,  que  surtout  le  christianisme  avoit  extrêmement 
déplu  ^.  » 

Voltaire  expose  ainsi  quelques-unes  des  objections  qu*on 
avait  faites,  en  y  mêlant  peut-être  un  peu  les  siennes  :  «  C'est 
une  tradition,  que  tout  riiôtel  de  Rambouillet,  et  particulière- 
ment révêque  de  Vence,  Godcau,  condamnèrent  cette  entreprise 
de  Polyeucte  {celle  de  renverser  les  idoles).  On  disait  que  c'est 
un  zèle  imprudent;  que  plusieurs  évêques  et  plusieurs  synodes 
avaient  expressément  défendu  ces  attentats  contre  Tordre  et 
contre  les  lois  ;  qu'on  refusait  même  la  communion  aux  chré- 
tiens qui  par  des  témérités  pareilles  avaient  exposé  T Église 
entière  aux  persécutions.  On  ajoutait  que  Polyeucte  et  même 
Pauline  auraient  intéressé  bien  davantage,  si  Polyeucte  avait 
simplement  refusé  d'assister  à  un  sacrifice  idolâtre,  fait  en 
l'honneur  de  la  victoire  de  Sévère*.  » 

«  Corneille,  alarmé,  continue  Fontenelle,  voulut  retirer  la 
pièce  d'entre  les  mains  des  comédiens  qui  Tapprenoient;  mais 
enfin  il  la  leur  laissa,  sur  la  parole  d'un  d'entre  eux  qui  n'y 
jouoit  point,  parce  qu'il  étoit  trop  mauvais  acteur.  Étoit-ce 
donc  à  ce  comédien  à  juger  mieux  que  tout  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet? > 

Les  avis  sont  partagés  à  l'égard  du  comédien  qui  ranima  si 
à  proj)Os  le  courage  de  Corneille  :  les  uns  nomment  Hautero- 
che',  les  autres  Laroque*;  mais  quelle  que  soit  l'opinion  qu'on 
adopte,  elle  cadre  mal  avec  le  témoignage  de  Fontenelle  ;  en 
efiPet,  de  Faveu  même  de  Lemazurier,  qui  pense  qu'il  s*agit  de 
Laroque,  ces  deux  comédiens  n'appartenaient  pas  encore  à 
l'hôtel  de  Bourgogne  au  moment  où  l'on  joua  polyeucte;  or  le 
récit  de  Fontenelle  désigne  un  comédien  faisant  partie  de  la 


I,  Œuvres f  Paris,  B.  Branet,  174a,  tome  111,  p.  io3. 

1.  Note  de  Voltaire  sur  la  scène  vi  de  lactc  II  de  Poljreucte, 

3.  M.  Guizot,  Corneille  et  son  temps ,  p.  3 00. 

4.  Voyez  la  fin  de  la  note  i  de  la  page  suivante.  —  Lemazurier, 
Galerie  des  acteurs  du  théâtre  français,  tome  I,  p>  817.  —  Aimé  Mar- 
tin, Œuvres  de  Corneille ,  tome  I,  p.  xx.i,  note  i.  —  M.  Edouard 
Foumier,  Notes  sur  la  vie  de  Corneille,  p.  xl. 


NOTICE.  467 

troupe  qui  représentait  cette  tragédie,  et,  d'un  autre  côté»  \e% 
témoignages  contemporains  établissent  d'une  manière  formelle 
qu'elle  fut  jouée  à  Thôtel  de  Bourgogne  '• 

«  Depuis  peu  d'années,  dit  rabbé^d'Aubignac,  Barreau  mit  sur 
le  théâtre  de  l'hôtel  de  Bourgogne  le  nnartyre  de  saint  Eustache, 
et  Corneille  ceux  de  Poljeucte  et  de  Théodore*.  » 

L'abbé  de  Villiei-s  n'est  pas  moins  explicite»  dans  son  Entre" 
tien  sur  les  tragédies  de  ce  temps ^  publié  en  1675  et  reproduit 
dans  le  Recueil  de  dissertations..,,  de  l'abbé  Granet.  Le  pas- 
sage où  il  parle  de  PUjeucte  est  assez  cuiieux  pour  qu'il  nous 
paraisse  utile  de  le  reproduire  en  entier  : 

«  TiMANTE.  Vous  croyez  donc  qu'on  ne  peut  faire  de  bonnes 
tragédies  sur  des  sujets  saints? 

Cléabque.  Je  crois  du  moins  qu'on  ne  voudroit  pas  se  ha- 
sarder à  en  faire.  Quoique  l'hôtel  de  Bourgogne  n'ait  été  donné 
aux  comédiens  que  pour  représenter  les  hist(»ires  saintes,  je  ne 
crois  pas  que  ces  Messieurs  voulussent  reprendre  aujourd'hui 
leur  ancienne  coutume.  Us  se  sont  trop  bien  trouvés  des  sujets 
profanes  pour  les  quitter. 

TiNARTB.  J'ai  ouï  dire  qu'ils  ne  s'étoient  pas  plus  mal  trou- 
vés des  sujets  saints,  et  qu'ils  avoient  gagné  plus  d'argent  au 

I.  On  trouve  dans  Tédition  de  M.  Lefèrre  la  distribution  de  rôles 
taivante,  qui,  si  elle  était  autlientique ,  établirait  que  la  pièce  a  été 
jouée  au  Marais  :  Polteuctb,  dOrgemont;  Sévàre,  Floridor;  Néab- 
QUB,  Desurlis;  Paulijtb,  Mlle  Duclos;  mais  nous  avons  déjà  eu  bien 
souvent  Toccasion  de  voir  que  les  renseignements  de  ce  genre  ne  re-> 
posent  dans  cette  édition  sur  aucun  document  certain.  Nous  ne  cite» 
rons  que  pour  mémoire  une  autre  source  tout  aussi  peu  sûre  :  un 
Journal  du  TlUàtre  françois  manuscrit  qui  se  trouve  aujourd'hui  à  la 
Bibliothèque  impériale  et  qui  appartenait  autrefois  à  M.  Beffara, 
Une  note  de  cet  amateur,  placée  en  tête  du  premier  volume,  attribue 
avec  beaucoup  de  vraisemblauce  Touvrage  à  de  Mouhy,  auteur 
des  Tablettes  dramatiques.  On  y  lit  (tome  II,  folio  804  recto)  :  c  Les 
acteurs  qui  jouèrent  d'original  dans  Poljreucte  furent  Baron,  Champ- 
meslé,laThuiilerie,  Hauteroche,  Beauval,Guérin,  Hubert,  le  Comte, 
et  les  demoiselles  le  Comte  et  Guyot.  » 

a.  Pratique  du  théâtre,  livre  IV,  nouveau  chapitre  vx  manusorit, 
intitulé  :  des  Discours  de  piété,  dirigé  principalement  contre  Poljreucte 
et  Théodore,  et  ajouté  à  Texemplaire  que  nous  avons  déjà  cité  ci- 
dessus,  p.  276,  note  7, 


468  POLYEUCTE. 

Polyeucte  qu^à  quelque  autre  tragédie  qu'ils  ayent  représentée 
depuis. 

GLiABQUB.  Il  est  vrai  que  cette  tragédie  réussit  bien.  M.  Cor- 
neille la  hasarda  sur  sa  réputation,  et  il  crut,  par  le  succès 
qu'elle  eut,  qu'il  en  pouvoit  hasarder  encore  une  autre.  Il 
donna  Théodore  ;  cette  dernière  ne  réussit  point,  et  depuis  per- 
sonne n'a  osé  tenter  la  même  chose.  On  a  renvoyé  ces  sortes  de 
sujets  dans  les  collèges ,  où  tout  est  bon  pour  exercer  les  en- 
fants, et  où  Ton  peut  impunément  représenter  tout  ce  qui  est 
capable  d'inspirer  ou  de  la  dévotion ,  ou  la  crainte  des  juge- 
ments de  Dieu.  » 

Nous  avons  vu  qu'Horace  et  Cinruij  souvent  considérés 
comme  joués  en  1689,  ne  l'ont  été  qu*en  1640  ^  c'est  vers  la 
fin  de  la  même  année  qu*on  a  représenté  Poljreucte,  Jamais 
aucun  doute  ne  s'est  élevé  à  ce  sujet. 

L'édition  originale  de  cette  pièce  a  pour  titre  : 

PoLTEVGTE  MARTYR,  TRAGEDIE.  A  PoTtSy  chez  Antoine  deSom» 
meutille,,,,  et  Augustin  Courbé,.,,  M.DG.XLIII,  in-4**-  8  feuil-' 
lets,  ii\  pages  et  i  feuillet. 

Elle  est  imprimée  en  vertu  d'un  privilège  accordé  à  Corneille 
le  trentième  janvier,  à  la  suite  duquel  on  lit  :  «  Acheué  d'im- 
primer à  Rouen  pour  la  première  fois,  aux  dépens  de  l'Au- 
theur,  par  Laurens  Maurry,  ce  ao.  iour  d'octobre  i643.  » 

On  trouve  en  tète  du  volume  un  curieux  frontispice  gravé 
qui  représente  Polyeucte  vêtu  d'un  pourpoint  espagnol,  d'un 
haut-de-chausse  à  crevés,  et  coiffé  d'une  toque  à  plumes,  bri- 
sant les  idoles  à  coups  de  marteau  ;  ce  costume  était  probable- 
ment la  reproduction  exacte  de  celui  qui  était  alors  en  usage 
au  théâtre,  et  qui  ne  fut  modifié  que  longtemps  après,  au  moins 
d'une  manière  sensible  :  «  Je  me  souviens,  dit  Voltaire*,  qu'au- 
trefois l'acteur  qui  jouait  Polyeucte,  avec  des  gants  blancs  et 
un  grand  chapeau,  ôtait  ses  gants  et  son  chapeau  pour  faire  sa 
prièi'e  à  Dieu.  »  Plus  loin  il  ajoute'  :  <  Quand  les  acteurs 
représentaient  les  Romains  avec  un  chapeau  et  une  cravate, 
Sévère  arrivait  le  chapeau  sur  la  tète,  et  Félix  l'écoutait  cha- 
peau bas,  ce  qui  faisait  un  effet  ridicule,  » 

I .  Note  sur  la  scène  ni  de  Pacte  IV. 
a.  Note  sur  la  scène  vi  de  l'acte  V. 


NOTICE.  469 

L'admirable  rôle  de  Pauline  a  toujours  excité  Témulation  et 
trop  souvent  le  découragement  de  nos  meilleures  tragédiennes  '; 
mais  elle  n'a  été  pour  aucune  d'elles  Toccasion  d*un  triomphe 
aussi  prématuré  que  pour  Adrienne  le  Couvreur. 

«  En  1705,  âgée  d'environ  quinze  ans,  elle  fit  partie  avec 
quelques  jeunes  gens  de  jouer  la  tragédie  de  Polyeucte  et  la 
petite  comédie  du  Deuil.  Les  répétitions  qu'ils  en  firent  chez 
un  épicier,  au  bas  de  la  rue  Férou,  faubourg  Saint-Germain, 
firent  du  bruit;  plusieurs  personnes  de  considération  y  vinrent 
voir  la  jeune  le  Couvreur,  qui  élait  chargée  du  rôle  de  Pau- 
line. La  présidente  le  Jay  leur  prêta  pour  la  représentation  la 
belle  cour  de  son  hôtel,  rue  Garancière.  La  cour,  la  ville ,  la 
comédie  y  accoururent  ;  la  porte,  qui  étoit  gardée  par  huit 
suisses,  fut  forcée.  On  joua  à  la  françoise,  parce  que  notre  ac- 
trice et  quelques  autres  de  ses  camarades  ne  se  trouvèrent  pas 
en  état  de  louer  des  habits  à  la  romaine.  Elle  avoit  emprunté 
on  habit  de  la  femme  de  chambre  de  Mme  la  présidente  le  Jay, 
dans  lequel  elle  ne  parut  pas  avantageusement;  mais  elle  charma 
tout  le  monde  par  une  façon  de  réciter  toute  nouvelle,  mais  si 
naturelle  et  si  vraie,  qu'on  disoit  d'une  voix  unanime  qu'elle 
n'avoit  plus  qu'un  pas  à  faire  pour  devenir  la  plus  grande  co- 
médienne qui  eût  jamais  été  sur  le  Théâtre-François.  Elle  ne 
fut  pas  la  seule  qui  méritât  des  applaudissements.  Un  jeune 
homme  nommé  Minou,  qui  par  la  suite  est  devenu  un  très- 
grand  comédien  dans  les  pays  étrangers,  joua  le  rôle  de  Sévère 
avec  un  feu,  un  pathétique  et  une  intelligence  parfaite  ;  il  entra 
même  tellement  dansTesprit  de  son  rôle,  qu'il  tomba  en  défail- 
lance en  disant  à  Fabian,  son  confident  :  c  Soutiens-moi,  ce  coup 
c  de  fondre  est  grand.  >  Il  fallut  lui  ouvrir  les  veines  ;  on  ne  court 
pins  de  ces  risques  sur  le  Théâtre-François.  Minou  se  remit  et 
finit  son  rôle.  La  tragédie  étoit  à  peine  achevée,  qu'apparem- 
ment sur  les  plaintes  des  comédiens,  M.  d'Argenson  envoya  des 
archers  pour  arrétef  la  petite  troupe,  qui  se  crut  perdue  ;  mais 

I.  Voyez,  dans  les  Mémoires  ^THlppolyte  Clairon  (p.  iio  et  soi- 
vantes),  une  Étude  de  Pauline  dans  Polyeucte^  et  dans  les  Mémoires 
pour  Marie-Françoise  Dumesnil  en  réponse  aux  Mémoires  d'Hippolyte 
Clairon  (p.  168  et  suivantes),  une  critique  très-vive,  mais  fort  juste, 
de  cette  Étude. 


470  POLYEUCTE. 

elle  en  fut  quitte  pour  Talaraie.  Mme  la  présidente  le  Jay  en- 
voya chez  ce  magistrat,  qui  révoqua  à  Tinstant  son  ordre,  à 
condition  que  ces  représentations  cesseroient'.  » 

Le  gouvernement  révolutionnaire,  qui  avait  proscrit  le  Cid 
parce  qu'on  y  voyait  un  roi  •,  devait  redouter  Texpression  des 
sentiments  religieux  qui  éclatent  dans  Polysurte  avec  tant  de 
vivacité  et  d'élévation  à  la  fois  ;  aussi  la  représentation  en  fat- 
elle  interdite,  comme  le  remarque  M.  Balîays-Dabot  dans  son 
Histoire  de  la  censure^.  Toutefois  cette  interdiction  ne  dura 
pas  aussi  longtemps  qu'il  le  croit,  et  il  s'est  trompé  lorsqu'il  a 
dit  que  Poljeucte  ne  fut  pas  remis  au  théâtre  avant  l'époque  du 
Consulat  :  la  reprise  réelle  est  du  i3  floréal  de  l'an  ii^.  Depuis 
lors  Polyeucte  n'a  plus  disparu  du  répertoire  courant;  mais 
trop  souvent,  il  faut  le  reconnaître,  le  manque  d'interprètes 
dignes  d'une  si  grande  œuvre  en  a  interrompu  pendant  fort 
longtemps  les  représentations. 

I.  Lettre  à  Mylord***  sur  Baron  et  MlU  Lecouvreur^  p.  a3-a5. 
a.  Histoire  du  T/ièàtre  franfois,  par  C.  G,  Etienne  tt  B.  MartamQiUe, 
tome  III,  p.  56  et  note. 

3.  Page  ai5. 

4.  Le  i*'  mai  1794*  -^  Lemaznrier,  tome  I,  p.  555. 


EPlTRE.  471 


A  LA  REDŒ  RÉGENTE*. 

Madame  , 

Quelque  connoissance  que  j'aye  de  ma  foiblesse,  quel- 
que profond  respect'  qu'imprime  Votre  Majesté  dans  les 
âmes  de  ceux  qui  rapprochent,  j'avoue  que  je  me  jette 
à  ses  pieds  sans  timidité  et  sans  défiance,  et  que  je  me 
tiens  assuré  de  lui  plaire,  parce  que  je  suis  assuré  de 
lui  parler  de  ce  qu'elle  aime  le  mieux.  Ce  n'est  qu'une 
pièce  de  théâtre  que  je  lui  présente,  mais  qui*  l'entre- 
tiendra de  Dieu  :  la  dignité  de  la  matière  est  si  haute , 
que  l'impuissance  de  l'artisan  ne  la  peut  ravaler;  et  votre 

I.  Anne  d'Autriche,  fille  aînée  de  Philippe  III,  roi  d'Espagne, 
mariée  à  Louis  XIII  le  3 5  décembre  161 5,  devint  régente  dn  royaame 
quatre  jour5  après  la  mort  du  Roi,  le  18  mai  i643,  c'est-À-dire  entre 
l'époque  où  Corneille  obtint  le  privilège  de  Poljreucte  et  celle  où 
ceUe  pièce  fut  imprimée  (voyez  plus  haut,  p.  4^B).  On  trouve  ici 
l'expression  fort  naturelle  de  la  reconnaissance  de  Corneille  envers 
la  Rfiue,  qui  s'était  montrée  très-favorahle  au  Cid  et  à  son  auteur 
(voyez  ci-dessus,  p.  i5  et  16).  C'était  d'abord  à  Louis  XIII  que 
cette  dédicace  devait  être  adressée.  On  lit  dans  V Historiette  que  lui 
a  consacrée  Tallemant  des  Beaux  (tome  II ,  p.  348]  :  c  Depuis  la 
mort  du  Cardinal,  M.  de  Schomherg  lui  dit  que  Corneille  vouloit 
lui  dédier  la  tragédie  de  Poljreucte.  Cela  lui  fit  peur,  parce  que  Mon^ 
tauron  avoit  donné  deux  cents  pîstoles  i  Corneille  pour  Cinna,  a  II 
c  n'est  pas  nécessaire,  dit-il.  -^  Ah!  Sire,  re])rit  M.  de  Schomherg, 
ff  ce  n'est  point  par  intérêt.  —  Bien  donc,  dit-il,  il  me  fera  plaisir.  » 
Ce  fut  à  la  Beine  qu'on  la  dédia,  car  le  Roi  mourut  entre  deux.  »  •— 
Celte  épître  et  V Abrégé  du  martyrey  qui  la  suit,  se  trouvent  dans  les 
éditions  antérieures  à  1660  et  dans  une  édition  in-ia  de  1664  que 
possède  la  Bibliothèque  impériale. 

3.  Vab.  (édit.  de  1648- 1656  et  de  1664  in-ia)  :  et  quelque 
respect. 

3.  Vab.  (édit.  de  i648-i656  et  de  1664  in-ii)  :  mais  une  pièce 
de  théâtre  qui.... 


473  POLYEUCTE. 

âme  royale  se  plaît  trop  à  cette  sorte  d'entretien  ponr 
s'offenser  des  défauts  d'un  ouvrage  où  elle  rencontrera 
les  délices  de  son  cœur.  C'est  par  là,  Madame,  que  j*es- 
père  obtenir  de  Votre  Majesté  le  pardon  du  long  temps 
que  j'ai  attendu  à  lui  rendre  cette  sorte  d'hommages ^ 
Toutes  les  fois  que  j'ai  mis  sur  notre  scène  des  vertus 
morales  ou  politiques,  j'en  ai  toujours  cru  les  tableaux 
trop  peu  dignes  de  paroître  devant  Elle,  quand  j'ai  con- 
sidéré qu'avec  quelque  soin  que  je  les  pusse  choisir  dans 
l'histoire,  et  quelques  ornements  dont  l'artifice  les  put 
enrichir,  elle  en  voyoit  de  plus  grands  exemples  dans 
elle-même.  Pour  rendre  les  choses  proportionnées,  il 
falloit  aller  à  la  plus  haute  espèce,  et  n'entreprendre 
pas  de  rien  offrir  de  cette  nature  à  une  reine  très-chré- 
tienne, et  qui  l'est  beaucoup  plus  encore  par  ses  actions 
que  par  son  titre ,  à  moins  que  de  lui  offrir  un  portrait 
des  vertus  chrétiennes  dont  l'amour  et  la  gloire  de  Dieu 
formassent  les  plus  beaux  traits,  et  qui  rendit  les  plai- 
sirs qu'elle  y  pourra  prendre  aussi  propres  à  exercer  sa 
piété  qu'à  délasser  son  esprit.  C'est  à  cette  extraordi- 
naire et  admirable  piété.  Madame,  que  la  France  est 
redevable  des  bénédictions  qu'elle  voit  tomber  sur  les 
premières  armes  de  son  roi  ;  les  heureux  succès  qu'elles 
ont  obtenus  en  sont  les  rétributions  éclatantes,  et  des 
coups  du  ciel,  qui  répand  abondamment  sur  tout  le 
royaume  les  récompenses  et  les  grâces  que  Votre  Majesté 
a  méritées.  Notre  perte  sembloit  infaillible  après  celle 
de  notre  giand  monarque;  toute  l'Europe  avoit  déjà  pitié 
de  nous ,  et  s'imaginoit  que  nous  nous  allions  précipiter 
dans  un  extrême  désordre,  parce  qu'elle  nous  voyoit 
dans  une  extrême  désolation  :  cependant  la  prudence  et 
les  soins  de  Votre  Majesté,  les  bons  conseils  qu'elle  a 

i.  Les  éditions  de  i648-i655  portent  :  «  hommage,  »  aa  sîogulier. 


ÉPlTRE.  473 

pris,  les  grands  courages  qu^elIe  a  choisis  pour  les  exé- 
cuter, ont  agi  si  puissamment  dans  tous  les  besoins  de 
rÉtat ,  que  cette  première  année  de  sa  régence  a  non- 
seulement  égalé  les  plus  glorieuses  de  T autre  règne,  mais 
a  même  effacé,  par  la  prise  de  Thionville^  le  souvenir 
du  malheur  qui,  devant  ses  murs,  avoit  interrompu  une 
si  longue  suite  de  victoires.  Permettez  que  je  me  laisse 
emporter  au  ravissement  que  me  donne  cette  pensée ,  et 
que  je  m'écrie  dans  ce  transport  : 

Que  vos  soins,  grande  Reine,  enfantent  de  miracles! 
Bruxelles  et  Madrid  en  sont  tous  interdits  ; 
Et  si  notre  Apollon  me  les  avoit  prédits, 
J*aurois  moi-même  osé  douter  de  ses  oracles. 

Sous  vos  commandements  on  force  tous  obstacles  ; 
On  porte  Tépouvante  aux  cœurs  les  plus  hardis, 
Et  par  des  coups  d'essai  vos  États  agrandis 
Des  drapeaux  ennemis  font  d'illustres  spectacles. 

La  victoire  elle-même  accourant  à  mon  roi. 
Et  mettant  à  ses  pieds  Thionville  et  Rocroi , 
Fait  retentir  ces  vers  sur  les  bords'  de  la  Seine  : 

c  France,  attends  tout  d'un  règne  ouvert  en  triomphant, 

Puisque  tu  vois  déjà  les  ordres  de  ta  reine 

Faire  un  foudre  en  tes  mains  des  armes  d'un  enfant.  » 

U  ne  faut  point  douter  que  des  commencements  si 
merveilleux  ne  soient  soutenus  par  des  progrès  encore 
plus  étonnants.  Dieu  ne  laisse  point  ses  ouvrages  impar- 
faits :  il  les  achèvera.  Madame  ,  et  rendra  non-seulement 
la  régence  de  Votre  Majesté,  mais  encore  toute  sa  vie,  un 
enchaînement  continuel  de  prospérités.  Ce  sont  les  vœux 


I.  Le  18  août  1643. 

3.  Vab.  (édit.  de  1648- 16 56  et  de  1664  in-ia)  :  sur  le  bord. 


474  POLYEUCTE. 

de  toitte  la  France,  et  ce  sont  ceux  qne  fait  avec  pfais 
de  zèle  y 

MADAME, 

De  Votre  Majesté, 

Le  très-humble ,  très-obéissant  et  très-fidèle 
serviteur  et  sujet, 

CoRmsiLLB. 


ÀBRÉGé 
DU  MARTYRE  DE  SAINT  POLYEUCTE, 

écarr  pae  simkon  mxtaphrastb,  n  EAPPOB-xi  par  scaios'. 

L'ingénieuse  tissure  des  fictions  avec  la  vérité,  où  con- 
siste le  plus  beau  secret  de  la  poésie,  produit  d'ordinaire 
deux  sortes  d'effets ,  selon  la  diversité  des  esprits  qui  la 
voient.  Les  uns  se  laissent  si  bien  persuader  à  cet  en- 
chaînement, qu'aussitôt  qu'ils  ont  remarqué  quelques 
événements  véritables,  ils  s'imaginent  la  même  chose  des 
motifs  qui  les  font  naître  et  des  circonstances  qui  les  ac- 
compagnent; les  autres,  mieux  avertis  de  notre  artifice, 

I.  Siméon  Métapkraste,  ainsi  nommé  parce  qa'il  a  paraphrasé  les 
▼ies  des  sainte,  est  né  dans  le  dixième  siècle,  à  Constantinople.  Ce 
Alt,  dit-on,  Constantin  Porpliyrogénète  qui  IVngagea  à  rassembler 
les  Ties  des  saints.  Louis  Lippomani,  né  à  Venise  vers  i5oo,  publia, 
de  i55i  à  i558,  6  volumes  in-4^  de  vies  des  saints.  Les  deux  der- 
niers contiennent  la  traduction  latine  de  celles  qui  avaient  été  recueil* 
lies  par  Métaphraste;  enfin  Laurent  Surius,  né  en  i5ia  k  Lubeck, 
publia  en  1570  un  recueil  en  6  volumes  in-folio  intitulé  :  PTtx 
sanctorum  ab  Aloysio  iJpomanno  oitm  eonseriptte^  qui  fut  ensuite  aug- 
menté par  Mosander.  —  Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire  remarquer 
que  le  titre  :  Abrégé  du  martyre  de  saint  Polyeucte^  ne  s'applique  qu'aux 
deux  paragraphes  de  cet  Avertissement  qui  commencent  Tun  par  : 
«  Polyeucte  et  Néarqoe,  s  et  Tautre  par  :  c  Son  beau-père  Félix.  > 


ABRÉGÉ  DU  MARTTRE  DE  S'  POLYEUCTE.  47^ 

soupçonnent  de  fausseté  tout  ce  qui  n'est  pas  de  leur 
connoissance  ;  si  bien  que  quand  nous  traitons  quelque 
histoire  écartée  dont  ils  ne  trouvent  rien  dans  leur  sou- 
venir, ils  Tattribuent  toute  entière  à  Teffort  de  notre  ima- 
gination, et  la  prennent  pour  une'aventure  de  roman. 

L'un  et  l'autre  de  ces  effets  seroit  dangereux  en  cette 
rencontre  :  il  y  va  de  la  gloire  de  Dieu,  qui  se  platt  dans 
celle  de  ses  saints,  dont  la  mort  si  précieuse  devant  ses 
yeux  ne  doit  pas  passer  pour  fabuleuse  devant  ceux  des 
hommes.  Au  lieu  de  sanctifier  notre  théâtre  par  sa 
représentation,  nous  y  profanerions  la  sainteté  de  leurs 
souffrances,  si  nous  permettions  que  la  crédulité  des  uns 
et  la  défiance  des  autres,  également  abusées  par  ce  mé- 
lange, se  méprissent  également  en  la  vénération  qui  leur 
est  due ,  et  que  les  premiers  la  rendissent  mal  à  propos 
à  ceux  qui  ne  la  méritent  pas,  cependant  que  les  autres 
la  dénieroient  à  ceux  à  qui  elle  appartient. 

Saint  Polyeucte  est  un  martyr  dont ,  s'il  m'est  permis 
de  parler  ainsi ,  beaucoup  ont  plutôt  appris  le  nom  à  la 
comédie  qu'à  Téglise.  Le  Martyrologe  romain  en  fait 
mention  sur  le  1 3'  de  février,  mais  en  deux  mots,  suivant 
sa  coutume^;  Baronius,  dans  ses  Annales^  n'en  dit  qu'une 
ligne';  le  seul  Surius',  ou  plutôt  Mosander,  qui  l'a  aug- 
menté dans  les  dernières  impressions,  en  rapporte  la 
mort  assez  au  long  sur  le  9*  de  janvier;  et  j'ai  cru  qu'il 
étoit  de  mon  devoir  d'en  mettre  ici  l'abrégé.  Gonune  il 
a  été  à  propos  d'en  rendre  la  représentation  agréable, 


I  Melitinm^  in  AmuniaySaneù  Polyeucti  martyris^qui,  in  persecutione 
€Jusdem  Dceiiy  multa  pastusy  marijrrii  eoronam  adeptus  est, 

3.  Nicomedim  veto  in  Bithjrnia  Quadratus  est  pastui  ^  Melitinm  in 
jérmema  Polyeuctus.  (Annales  eeeUsiastici,,,.  Ronm^  1^94 >  in-fol., 
tome  II,  p.  459,  ann.  254.) 

3.  L'édition  de  i656  et  celle  de  1664  in-ia  portent,  par  erreur, 
SuperiuSf  pour  Surius, 


476  POLYEDCTE. 

afin  que  le  plaisir  pût  insinuer  plus  doucement  T  utilité, 
et  lui  servir  comme  de  véhicule  pour  la  porter  dans 
Fâme  du  peuple,  il  est  juste  aussi  de  lui  donner  cette 
lumière  pour  démêler  la  vérité  d*avec  ses  ornements,  et 
lui  faire  reconnoître  ce  qui  lui  doit  imprimer  du  respect 
comme  saint,  et  ce  qui  le  doit  seulement  divertir  comme 
industrieux.  Voici  donc  ce  que  ce  dernier  nous  apprend: 
Polyeucte  et  Néarque  étoient  deux  cavaliers  étroite- 
ment liés  ensemble  d'amitié;  ils  vivoient  en  Tan  aSo, 
sous  r empire  de  Décius;  leur  demeure  étoit  dans  Mé- 
litène ,  capitale  d'Arménie  ;  leur  religion  différente  : 
Néarque  étant  chrétien ,  et  Polyeucte  suivant  encore  la 
secte  des  gentils,  mais  ayant  toutes  les  qualités*  dignes 
d'un  chrétien,  et  une  grande  inclination  à  le  devenir. 
L'Empereur  ayant  fait  publier  un  édit  très-rigoureux 
contre  les  chrétiens,  cette  publication  donna  un  grand 
trouble  à  Néarque  ^  non  pour  la  crainte  des  supplices 
dont  il  étoit  menacé,  mais  pour  l'appréhension  qu'il  eut 
que  leur  amitié  ne  souffrît  quelque  séparation  ou  refroi- 
dissement par  cet  édit,  vu  les  peines  qui  y  étoient  pro- 
posées à  ceux  de  sa  religion ,  et  les  honneurs  promis  à 
ceux  du  parti  contraire.  Il  en  conçut  un  si  profond  dé- 
plaisir, que  son  ami  s'en  aperçut;  et  l'ayant  obligé  de 
lui  en  dire  la  cause,  il  prit  de  là  occasion  de  lui  ouvrir 
son  cœur  :  «  Ne  craignez  point,  lui  dit-il*,  que  l'édit  de 
l'Empereur  nous  désunisse  ;  j'ai  vu  cette  nuit  le  Christ 
que  vous  adorez;  il  m'a  dépouillé  d'une  robe  sale  pour 
me  revêtir  d'une  autre  toute  lumineuse,  et  m'a  fait 
monter  sur  un  cheval  ailé  pour  le  suivre  :  cette  vision 
m'a  résolu  entièrement  à  faire  ce  qu'il  y  a  longtemps 

I.  Vab.  (édit  de  1648-16 56  et  de  1664  in- 12)  :  Néarque  étoit 
chrétien,  et  Polyeucte  »uivoit  encore  la  secte  des  gentib,  mais  avec 
tontes  les  qualités. .  • . 

1.  VAJi.(édit.  de  i648-i656  et  de  1664  in-11)  :  lui  dit  Polyeacte. 


ABRÉGÉ  DU  MAETYBE   DE  S'  POLTEUCTE.  477 

que  je  médite;  le  seul  nom  de  chrétien  me  manque;  et 
vouB-méme,  toutes  les  fois  que  vous  m'avez  parlé  de 
votre  grand  Messie  * ,  vous  avez  pu  remarquer  que  je  vous 
ai  toujours  écouté  avec  respect;  et  quand  vous  m'avez 
la  sa  vie  et  ses  enseignements,  j'ai  toujours  admiré  la 
sainteté  de  ses  actions  et  de  ses  discours.  0  Néarque!  si 
je  ne  me  croyois  point  indigne  d'aller  à  Im  sang  être  initié 
de  ses  mystères  et  avoir  reçu  la  gréce  de  ses  sacrements, 
(pie  vons  verriez  éclater  l'ardeur  que  j'ai  de  mourir 
pour  sa  gloire  et  le  soutien  de  ses  étemelles  vérités!  ■ 
Néarque  l'ayant  éclairci  du  scrupule  où  il  étoit  '  par 
l'exemple  du  bon  larron,  qui  en  un  moment  mérita  le 
ciel,  bien  qu'il  n'eât  pas  reçu  le  baptême,  aussitôt  notre 
martyr,  plein  d'une  sainte  ferveur,  prend  l'édit  de  l'Em- 
pereur,  crache  dessus,  et  le  déchire  en  morceaux  qu'il 
jette  au  vent;  et  voyant  des  idoles  que  le  peuple  portoit 
sur  les  autels  pour  les  adorer,  il  tes  arrache  à  ceux  qui 
les  portoient ,  les  brise  contre  terre ,  et  les  foule  aux 
pieds,  étonnant  tout  le  monde  et  son  ami  même,  par  la 
chaleur  de  ce  zélé,  qu'il  n'avoit  pas  espéré. 

Son  beau-père  Félix, qui  avoit  la  commission  de  l'Em- 
pereur pour  persécuter  les  chrétiens,  ayant  vu  lui>méme 
ce  qu'avoit  fait  son  gendre,  saisi  de  douleur  de  voir  l'es- 
poir  et  l'appui  de  sa  famille  perdus,  tâche  d'ébranler  sa 
coDsUnce,  premièrement  par  de  belles  paroles,  ensuite 
par  des  menaces,  enfin  par  des  coups  qu'il  lui  fait  don- 
ner par  ses  bourreaux  sur  tout  le  visage;  mais  n'en 
ayant  pu  venir  i  bout,  pour  dernier  effort  il  lui  envoie 
la  fille  Pauline,  afin  de  voir  si  ses  larmes  n'auroient 
point  plus  de  pouvoir  sur  l'esprit  d'un  mari  que  n'avoient 


I.  Vu.  (Mil.  de  i64ft-i65fi  «id«  1664  in-n)  :  <l«Toin>ll( 

1.  Voltaire,  àttt*  l'édilion  de  ijAj,  a  linii  modifié  tr  pMM 

■  Nte^ne  rayant  éckirei  mu-  l^tumn  da  tcmptile  où  iJ  teit.  1 


47»  POLTEUCTE. 

eu  ses  artifices  et  ses  rigaeurs.  Il  n'avance  rien  davan- 
tage par  la;  au  contraire,  voyant  que  sa  fermeté  con- 
vertissoit  beaucoup  de  païens ,  il  le  condamne  à  perdre 
la  tête.  Cet  arrêt  fut  exécuté  sur  Theure;  et  le  saint 
martyr,  sans  autre  baptême  que  de  son  sang,  s'en  alla 
prendre  possession  de  la  gloire  que  Dieu  a  promise  à 
ceux  qui  renonceroient  à  eux-mêmes  pour  Tamour  de  lui. 

Voilà  en  peu  de  mots  ce  qu'en  dit  Surius.  Le  songe 
de  Pauline,  Tamour  de  Sévère,  le  baptême  effectif  de 
Polyeucte,  le  sacrifice  pour  la  victoire  de  TEmpereur,  la 
dignité  de  Félix,  que  je  fais  gouverneur  d'Arménie ,  la 
mort  de  Néarque,  la  conversion  de  Félix  et  de  Pauline, 
sont  des  inventions  et  des  embellissements  de  théâtre. 
La  seule  victoire  de  TEmpereur  contre  les  Perses  a  quel- 
que fondement  dans  Fhistoire;  et  sans  chercher  d'au- 
tres auteurs,  elle  est  rapportée  par  M.  Coëffeteau  dans 
son  Histoire  romaine^  \  mais  il  ne  dit  pas,  ni  qu'il  leur 
imposa  tribut,  ni  qu'il  envoya  faire  des  sacrifices  de 
remercîment  en  Arménie. 

Si  j'ai  ajouté  ces  incidents  et  ces  particularités  selon 
l'art,  ou  non,  les  savants  en  jugeront  :  mon  but  ici  n'est 
pas  de  les  justifier,  mais  seulement  d'avertir  le  lecteur 
de  ce  qu'il  en  peut  croire. 


EXAMEN». 

Ce  martyre  est  rapporté  par  Surius  sur  le  neuvième 
de  janvier.  Polyeucte  vivoit  en  l'année  aSo ,  sous  l'em- 

I .  c  II  (Décius)  commença  son  voyage ,  qui  lui  fut  si  heureux,  qu*il 
remporta  une  glorieuse  victoire  sur  les  Perses  et  apaisa  les  tumultes 
qui  sVtoient  élevés  en  Orient.  9  (Paris,  N.  et  J.  de  la  Coste,  1637, 
in-fol.,  livre  XVII,  p.  716.) 

a.  L'édition  de  1664  in-ii,  conforme  en  ceci  aux  éditions  anté» 


EXAMEN.  479 

pereiir  Décins.  Il  éloit  ArméoieUf  ami  de  Néarque,  et 
gendre  de  Félix,  qui  avoit  la  commisMon  de  FEmpereur 
pour  faire  exécuter  ses  édits  contre  les  chrétiens.  Cet 
ami  rayant  résolu  à  se  faire  chrétien,  il  déchira  ces  édits 
qu'on  publioit ,  arracha  les  idoles  des  mains  de  ceux  qui 
les  portoient  sur  les  autels  pour  les  adorer ,  les  brisa 
contre  terre,  résista  aux  larmes  de  sa  femme  Pauline, 
que  Félix  employa  auprès  de  lui  pour  le  ramener  à  leur 
culte,  et  perdit  la  vie  par  Tordre  de  son  beau-père,  sans 
autre  baptême  que  celui  de  son  sang.  Voilà  ce  que  m'a 
prêté  rhistoire;  le  reste  est  de  mon  invention. 

Pour  donner*plus  de  dignité  à  Faction,  j'ai  fait  Félix 
gouverneur  d'Arménie,  et  ai  pratiqué  un  sacrifice  public, 
afin  de  rendre  l'occasion  plus  illustre,  et  donner  un 
prétexte  à  Sévère  de  venir  en  cette  province,  sans  faire 
éclater  son  amour  avant  qu'il  en  eût  l'aveu  de  Pauh'ne. 
Ceux  qui  veulent  arrêter  nos  héros  dans  une  médiocre 
bonté,  où  quelques  interprètes  d'Aristote  bornent  leur 
vertu ,  ne  trouveront  pas  ici  leur  compte ,  puisque  celle 
de  Polyeucte  va  jusqu'à  la  sainteté,  et  n'a  aucun  mé- 
lange de  foiblesse.  J'en  ai  déjà  parlé  ailleurs^;  et  pour 
confirmer  ce  que  j'en  ai  dit  par  quelques  autorités, 
j^ajouteraiici  que  IMinturnus',  dans  son  Traité  du  Poëte^ 
agite  cette  question,  si  la  Passion  de  Jésus^Christ  et  les 
martyres  des  saints  doivent  être  exclus  du  théâtre ^  à  cause 
quils  passent  cette  médiocre  bonté  ^  et  résout  en  ma  fa- 
vem*'.  Le  célèbre  Heinsius,  qui  non-seulement  a  traduit 


ricaret  à  1660,  et  non  an  recueil  de  même  date  quelle,  contient, 

comme  noas  l'avons  dit,  les  deux  pièces  préliminaires  qui  précèdent, 

et  ne  contient  pas  V Examen, 
I.  Voyez  tome  I,  p.  Sg. 

s.  Les  éditions  de  1660  et  de  i663  portent  :  c  Mirtumus.  » 
3.  c  Mors....  ilia  salutaris,  quam  Christns,  ut  TÏtam  mortalibus 

restitneret ,  non  invitus  ac  libenter  sane  oppetivit,  non  estet  profecto 


48o  POLYEUCTE. 

la  Poétique  de  notre  philosophe,  mais  a  fût  un  TraUi 
de  la  constitution  de  la  tragédie  selon  sa  pensée  *■ ,  nous 
en  a  donné  une  sur  le  martyre  des  Innocents^.  L'iUustre 
Grotius  a  mis  sur  la  scène  la  Passion  même  de  Jésus- 
Christ  et  rhistoire  de  Joseph';  et  le  savant  Buchanan  a 
fait  la  même  chose  de  celle  de  Jephté,  et  de  la  mort  de 
saint  Jean-Baptiste*.  C'est  sur  ces  exemples  que  j'ai  ha- 
sardé ce  poëme,  où  je  me  suis  donné  des  licences  qu'ik 
n'ont  pas  prises,  de  changer  l'histoire  en  quelque  chose, 
et  d'y  mêler  des  épisodes  d'invention  :  aussi  m'étoit-il 
plus  permis  sur  cette  matière  qu'à  eux  sur  celle  qu'ils 
ont  choisie.  Nous  ne  devons  qu'une  croyfitnce  pieuse  à  la 
vie  des  saints,  et  nous  avons  le  même  droit  sur  ce  que 
nous  en  tirons  pour  le  porter  sur  le  théâtre,  que  sur  ce 
que  nous  empruntons  des  autres  histoires  ;  mais  nous 
devons  une  foi  chrétienne  et  indispensable  à  tout  ce  qui 
est  dans  la  Bible ,  qui  ne  nous  laisse  aucune  liberté  d'y 
rien  changer.  J'estime  toutefois  qu'il  ne  nous  est  pas 
défendu  d'y  ajouter  quelque  chose,  pourvu  qu'il  ne 
détruise  rien  de  ces  vérités  dictées  par  le  Saint-Esprit. 
/  Buchanan  ni  Grotius  ne  l'ont  pas  fait  dans  leurs  poèmes; 
mais  aussi  ne  les  ont-ils  pas  rendus  assez  fournis  pour 
notre  théâtre ,  et  ne  s'y  sont  proposé  pour  exemple  que 
la  constitution  la  plus  simple  des  anciens.  Heinsius  a 
plus  osé  qu'eux  dans  celui  que  j'ai  nommé  :  les  anges 
qui  bercent  l'enfant  Jésus,  et  l'ombre  de  Mariane  avec 


tragice  deploraoda,  si  minus  in  theatrum  afTerri  deberent  que  yiro 
probo  accidissent,  ac  ferenda  indigne  potius  quani  miieranda  eiifc 
yiderentur.  Quum  eniin  ille  sit  Deus,  est  etiam  ia  homo,  quem  quid 
probum,  quid  justum,  quid  summa  virtute  pneditum  dicam  ?...  »  etc. 
(Antomi  Sebastiani  Minturm  de  Poeta,,,»  Hbri  sex,  Venetiis,  i5S9t 
in-4S  livre  III,  p.  i8a  et  i83.} 

I.  Voyez  tome  I,  p.  34,  note  3.  —  i.  Ibidem^  p.  loa,  note  3. 

3.  Ibidem^  p.  loa,  note  a.  —  4*  Ibidem^  p.  i03,  note  i . 


EXAMEN.  481 

les  furies  qui  agitent  Tesprit  d'Hérode,  sont  des  agré- 
ments qu'il  n'a  pas  trouvés  dans  FÉvangile.  Je  crois 
même  qu'on  en  peut  supprimer  quelque  chose ,  quand  il 
j  a  apparence  qu'il  ne  plairoit  pas  sur  le  théâtre,  pourvu 
qu'on  ne  mette  rien  en  la  place;  car  alors  ce  seroit 
changer  l'histoire ,  ce  que  le  respect  que  nous  devons  à 
l'Écriture  ne  permet  point.  Si  j'avois  à  y  exposer  celle 
de  David  et  de  Bersabée',  je  ne  décrirois  pas  comme  il 
en  devint  amoureux  en  la  voyant  se  baigner  dans  une 
fontaine,  de  peur  que  l'image  de  cette  nudité  ne  fît  une 
impression  trop  chatouilleuse  dans  l'esprit  de  l'auditeur; 
mais  je  me  contenterois  de  le  peindre  avec  de  l'amour 
pour  elle,  sans  parler  aucunement  de  quelle  manière 
cet  amour  se  seroit  emparé  de  sou  cœur. 
^  Je  reviens  à  Polyeucte ,  dont  le  succès  a  été  très-heu- 
reux. Le  style  n'en  est  pas  si  fort  ni  si  majestueux  que 
celui  de  Cirma  et  de  Pompée^,  mais  il  a  quelque  chose  de 
plus  touchant,  et  les  tendresses  de  l'amour  humain  y 
font  un  si  agréable  mélange  avec  la  fermeté  du  divin, 
que  sa  représentation  a  satisfiût  tout  ensemble  les  dévots 
et  les  gens  du  monde.  A  mon  gré,  je  n'ai  point  fait  de 
pièce  où  l'ordre  du  théâtre  soit  plus  beau  et  l'enchaîne- 
ment des  scènes  mieux  ménagé.  L'unité  d'action,  et  celles 
de  joar  et  de  lieu ,  y  ont  leur  justesse  ;  et  les  scrupules 
qui  peuvent  naître  touchant  ces  deux  dernières  se  dissi- 
peront aisément,  pour  peu  qu'on  me  veuille  prêter  de 
cette  faveur  que  l'auditeur  nous  doit  toujours,  quand 
l'occasion  s'en  offre ,  en  reconnoissance  de  la  peine  que 
nous  avons  prise  à  le  divertir. 

I.  n  y  a  Bersahée^  et  non,  comme  dans  la  Bible,  Bethsabée^  dans 
toates  les  éditions  publiées  da  rirant  de  Corneille,  et  encore  dans 
ceUe  de  169a. 

1.  Polyeucte  ne  fîit  imprimé  qa*après  la  représentation  de  Pompée, 
^ayci  la  Notice  de  cette  dernière  tragédie. 

CoRjnuixB.  m  3i 


482  P0LYEI3CTE. 

11  est  hors  de  doute  que  si  nous  appliquons  ce  poème 
à  nos  coutumes,  le  sacrifice  se  fait  trop  tôt  après  la  venue 
de  Sévère;  et  cette  précipitation  sortira  du  vraisemblable 
par  ia  nécessité  d'obéir  à  la  règle.  Quand  le  Roi  envoie 
ses  ordres  dans  les  villes  pour  y  faire  rendre  des  actions 
de  grâces  pour  ses  victoires,  ou  pour  d'autres  bénédic- 
tions qu'il  reçoit  du  ciel ,  on  ne  les  exécute  pas  dès  le 
jour  même  ;  mais  aussi  il  faut  du  temps  pour  assembler 
le  clergé,  les  magistrats  et  les  corps  de  ville,  et  c'est  ce 
qui  en  fait  différer  l'exécution.  Nos  acteurs  n'a  voient  ici 
aucune  de  ces  assemblées  à  faire. 

U  suffisoit  de  la  présence  de  Sévère  et  de  Félix,  et  du 
ministère  du  grand  prêtre  ;  ainsi  nous  n'avons  eu  aucun 
besoin  de  remettre  ce  sacrifice  en  un  autre  jour.  D'ail- 
leurs, conmie  Félix  craignoit  ce  favori,  qu'il  croyoit  irrité 
du  mariage  de  sa  fille ,  il  étoit  bien  aise  de  lui  donner  le 
moins  d'occasion  de  tarder  qu'il  lui  étoit  possible,  et  de 
tâcher,  durant  son  peu  de  séjour,  à  gagner  son  esprit  pai 
une  prompte  complaisance,  et  montrer  tout  ensemble 
une  impatience  d'obéir  aux  volontés  de  l'Empereur. 

L'autre  scrupule  regarde  l'unité  de  lieu,  qui  est  asseï 
exacte,  puisque  tout  s'y  passe  dans  une  salle  ou  anti- 
chambre commune  aux  appartements  de  Félix  et  de  sa 
fille.  Il  semble  que  la  biefiséance  y  soit  un  peu  forcée 
pour  conserver  cette  unité  au  second  acte,  en  ce  que 
Pauline  vient  jusque  dans  cette  antichambre  pour  trou- 
ver Sévère,  dont  elle  devroit  attendre  la  visite  dans  son 
cabinet.  A  quoi  je  réponds  qu'elle  a  eu  deux  raisons  de 
venir  au-devant  de  lui  :  l'une,  pour  faire  plus  d'honneui 
à  un  homme  dont  son  père  redoutoit  l'indignation,  et 
qu'il  lui  avoit  commandé  d'adoucir  en  sa  faveur;  l'autre^ 
pour  rompre  plus  aisément  la  conversation  avec  lui,  en 
se  retirant  dans  ce  cabinet ,  s'il  ne  vouloit  pas  la  quitter 
à  sa  prière,  et  se  délivrer,  par  cette  retraite,  d'un  en- 


EXAMEN.  483 

tretien  dangereux  pour  elle,  ce  qu'elle  n'eût  pu  faire,  si 
elle  eût  reçu  sa  visite  dans  son  appartement. 

Sa  confidence  avec  Stratonice,  touchant  Tamour  qu'elle 
a  voit  eu  pour  ce  cavalier^,  me  fait  faire  une  réflexion  sur 
le  temps  qu'elle  prend  pour  cela.  Il  s'en  fait  beaucoup 
sur  nos  théâtres,  d'affections  qui  ont  déjà  duré  deux  ou 
trois  ans ,  dont  on  attend  à  révéler  le  secret  justement 
au  jour  de  l'action  qui  se  présente',  et  non-seulement 
sans  aucune  raison  de  choisir  ce  jour-là  plutôt  qu'un 
autre  pour  le  déclarer,  mais  lors  même  que  vraisembla- 
blement on  s'en  est  dû  ouvrir  beaucoup  auparavant  avec 
la  personne  à  qui  on  en  fait  confidence.  Ce  sont  choses 
dont  il  fiaut  instruire  le  spectateur  en  les  faisant  appren- 
dre par  un  des  acteurs  à  l'autre  ;  mais  il  faut  '  prendre 
garde  avec  soin  que  celui  à  qui  on  les  apprend  ait  eu 
lieu  de  les  ignorer  jusque-là  aussi  bien  que  le  spectateur, 
et  que  quelque  occasion  tirée  du  sujet  oblige  celui  qui 
les  récite  à  rompre  enfin  un  silence  qu'il  a  gardé  si  long- 
temps. L'Infante,  dans  le  Cid,  avoue  à  Léonor  l'amour 
secret  qu'elle  a  pour  lui*,  et  l'auroit  pu  faire  un  an  ou 
six  mois  plus  tôt.  Cléopatre,  dans  Pompée^  ne  prend  pas 
des  mesures  plus  justes  avec  Gharmion  ;  elle  lui  conte  la 
passion  de  César  pour  elle ,  et  comme 

Chaque  jour  ses  courriers 
Lui  portent  en  tribut  ses  vœux  et  ses  lauriers*. 

I.  Voyez  acte  I,  scène  m. 

1.  V/oi.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  qni  se  représente. 

3.  Vab.  (édit.  de  1660- 1664)  :  en  les  apprenant  à  un  des  acteurs; 
nais  il  faut.... 

4.  Voyez  le  Cidf  acte  I,  scène  11. 

5.  Acte  II,  scène  i,  vers  891  et  892.  Le  passage  est  ici  un  peu 
modifié.  Il  y  a  dans  la  pièce  : 

Et  depuis,  jusqu'ici  chaque  jour  ses  courriers 
^rapportent  en  tribut  ses  vœux  et  ses  lauriers. 


484  POLYEUCTE. 

Cependant,  conune  il  ne  paroit  personne  avec  qui  elle 
aje  plus  d*ouverture  de  cœur  qu'avec  cette  Charmion,  il 
y  a  grande  apparence  que  c'étoit  elle-même  dont  cette 
reine  se  servoit  *  pour  introduire  ces  courriers,  et  qu'ainsi 
elle  devoit  savoir  déjà  tout  ce  conmierce  entre  César  et 
sa  maîtresse.  Du  moins  il  falloit  marquer  quelque  raison 
qui  lui  eût  laissé  ignorer 'jusque-là  tout  ce  qu'elle  lui  ap- 
prend ,  et  de  quel  autre  ministère  cette  princesse  s'étoit 
servie  pour  recevoir  ces  courriers.  Il  n'en^  va  pas  de 
même  ici.  Pauline  ne  s'ouvre  avec  Stratonice  que  pour 
lui  faire  entendre  le  songe  qui  la  trouble ,  et  les  sujets 
qu'elle  a  de  s'en  alarmer;  et  comme  elle  n'a  (ait  ce  songe 
que  la  nuit  d'auparavant,  et  qu'elle  ne  lui  eût  jamais 
révélé  son  secret  sans  cette  occasion  qui  l'y  oblige,  on 
peut  dire  qu'elle  n'a  point  eu  lieu  de  lui  faire  cette  confi- 
dence plus  tôt  qu'elle  ne  l'a  faite'. 

Je  n'ai  point  fait  de  narration  de  la  mort  de  Po- 
lyeucte ,  parce  que  je  n'avois  personne  pour  la  faire  ni 
pour  l'écouter,  que  des  païens  qui  ne  la  pouvoient  ni 
écouter  ni  faire,  que  conune  ils  avoient  fait  et  écouté 
celle  de  Néarque,  ce  qui  auroit  été  une  répétition  et 
marque  de  stéiîlité,  et  en  outre  n'auroit  pas  répondu 
à  la  dignité  de  l'action  principale ,  qui  est  terminée  par 
là.  Ainsi  j'ai  mieux  aimé  la  faire  connoître  par  un  saint 
emportement  de  Pauline*,  que  cette  mort  a  convertie, 
que  par  un  récit  qui  n'eût  point  eu  de  grâce  dans  une 
bouche  indigne  de  le  prononcer* .  Félix  son  père  se  con- 
vertit après  elle  ;  et  ces  deux  conversions,  quoique  mira- 
culeuses, sont  si  ordinaires  dans  les  martyres,  qu'elles 

I.  Vab.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  dont  elle  se  aenroit. 

3.  Vab.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  qui  Teiit  laissée  ignorer. 

3.  Var.  (édit.  de  1660-1664)  :  plus  tôt  qu'elle  ne  la  fait. 

4.  Voyez  acte  V,  scène  v. 

5.  Vab.  (édit.  de  1660-1664)  :  indigne  de  le  faire. 


EXAMEN. 


485 


ne  sortent  point  de  la  vraisemblance ,  parce  qa*elles  ne 
sont  pas  de  ces  événements  rares  et  singuliers  qu^on  ne 
peut  tirer  en  exemple;  et  elles  servent  à  remettre  le 
calme  dans  les  esprits  de  Félix,  de  Sévère  et  de  Pauline, 
que  sans  cela  j^aurois  eu  bien  de  la  peine  à  retirer  du 
théâtre  dans  un  état  qui  rendît  la  pièce  complète ,  en  ne 
laissant  rien  à  souhaiter  à  la  curiosité  de  Tauditeur. 


LISTE   DBS  iDlTIOUS   QDl    ONT   ÉtA  COLLATIOinf^ES 
POUB    LES   VAJUAIfTES   DE    POLYEOCTB, 


iomovs  lipAuftit. 


1643  in-4*; 
1648  in-4<»; 


1664  in-ia. 


1648  in-ia; 
i652  in-i^; 
i654  in-12; 
i655  in-ia; 
i656  in-ia; 


1660  in-8*; 
i663  in-fo1.; 
1664  in-8*»; 
1668  in-12; 
1682  in-ia. 


ACTEURS. 


FÉLIX 9  sénateur  romain,  gouverneur  d* Arménie. 
POLYEUCTE,  seigneur  arméniens  gendre  de  Félix. 
SÉVÈRE,  chevalier  romain,  favori  de  l'empereur  Décie*. 
NÉARQUE,  seigneur  arménien,  ami  de  Polyeucte. 
PAULINE,  fille  de  Félix  et  femme  de  Polyeucte. 
STRATONICE,  confidente  de  Pauline.i 
ALBIN,  confident  de  Félix. 
FABÏAN,  domestique  de  Sévère. 
GLÉON,  domestique  de  Félix. 
Trois  Gardes. 


La  scène  est  à  Mélitène,  capitale  d'Arménie, 
dans  le  palais  de  Félix. 


I.  Var.  (édit.  de  i643-i663  et  de  1664  in-ia)  :  seigneur  d'Ar- 
ménie. 

3.  Var.  (édit.  de  i643-i664)  :  favori  de  FEmpereur. 


POLYEUCTE,  MARTYR 

TRAGÉblE  CHRÉTIENNE  *. 


ACTE   1. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

POLYEUCTE,  NÉARQUE. 

NÉÂRQUB. 

Quoi?  VOUS  VOUS  arrêtez  aux  songes  d'une  femme  ! 
De  si  foibles  sujets  troublent  cette  grande  âme  ! 
£t  ce  cœur  tant  de  fois  dans  la  guerre  éprouvé 
S  alarme  d^un  péril  qu'une  femme  a  rêvé  ! 

POLYEUCTE. 

h  sais  ce  qu'est  un  songe ,  et  le  peu  de  croyance  5 

Qu'un  honune  doit  donner  à  son  extravagance , 
Qui  d'un  amas  cènfus  des  vapeurs  de  la  nuit 
Forme  de  vains  objets  que  le  réveil  détruit  ; 
Mais  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  qu'une  femme  : 
Vous  ignorez  quels  droits  elle  a  sur  toute  l'âme',  x  o 

Quand  après  un  long  temps  qu'elle  a  su  nous  charmer , 
Les  flambeaux  de  l'hymen  viennent  de  s'allumer. 
Pauline,  sans  raison  dans  la  douleur  plongée , 

X.  Le  mot  chrétienne  ne  se  trooTe  pas  dans  les  deux  éditioiu  iii-4*  (<^3 
<t  1648). 
a.  Far,  Ifi  le  juste  pott^oir  qo'elle  prend  sur  nne  âme.  (i643-56) 


488  POLYEUCTE. 

Craint  et  croit  déjà  voir  ma  mort  qu^elIe  a  songée  ; 

Elle  oppose  ses  pleurs  au  dessein  que  je  fais ,  1 5 

Et  tâche  à  m* empêcher  de  sortir  du  palais. 

Je  méprise  sa  crainte ,  et  je  cède  à  ses  larmes  ; 

Elle  me  fait  pitié  sans  me  donner  d*alarmes; 

Et  mon  cœur,  attendri  sans  être  intimidé, 

N^ose  déplaire  aux  yeux  dont  il  est  possédé.  ao 

L*  occasion ,  Néarque ,  est-elle  si  pressante 

Qu*il  faille  être  insensible  aux  soupirs  d'une  amante*? 

Par  un  peu  de  remise  épargnons  son  ennui , 

Pour  (aire  en  plein  repos  ce  qu'il  trouble  aujourd'hui. 

NÉARQUB. 

Avez-vous  cependant  une  pleine  assurance  %B 

D'avoir  assez  de  vie  ou  de  persévérance  ? 

Et  Dieu,  qui  tient  votre  âme  et  vos  jours  dans  sa  main*. 

Promet-il  à  vos  vœux  de  le  pouvoir  demain*? 

Il  est  toujours  tout  juste  et  tout  bon;  mais  sa  grâce 

Ne  descend  pas  toujours  avec  même  efficace;  3o 

Après  certains  moments  que  perdent  nos  longueurs , 

Elle  quitte  ces  traits  qui  pénètrent  les  cœurs  ; 

Le  nôtre  s'endurcit,  la  repousse,  l'égaré*: 

Le  bras  qui  la  versoit.en  devient  plus  avare , 

Et  cette  sainte  ardeur  qui  doit  porter  au  bien  35 

Tombe  plus  rarement,  ou  n'opère  plus  rien. 

Celle  qui  vous  pressoit  de  courir  au  baptême , 


I.  Far,  Pour  ne  rien  déférer  aaz  soupira  d'une  amante? 

Remettona  ce  deswin  qui  l*accable  d'ennui  ; 

If  oos  le  pourrons  demain  aussi  bien  qu'aujourd'hui. 

mftàRQUB.  Gai ,  mais  où  prenez^ous  rin£ailUble  assurance.  (i643-56) 
1.  Far.  Ce  Dieu ,  qui  tient  votre  âme  et  tos  jours  dans  sa  main.  (i643-^) 

3.  Far,  Vous  a-t-il  assuré  du  pouvoir  de  demain  ?  (x643) 
Far.  Vous  a-t-il  assuré  de  le  pouvoir  demain  ?  (1648-56) 

4.  Far,  Le  bras  qui  la  versoit  s'arrête  et  se  courrouce  ; 
Notre  ccenr  s'endurât ,  et  sa  pointe  s'émousse , 

Et  cette  sainte  ardeur  qui  nous  emporte  au  bien  * 

Tombe  sur  un  rocher,  et  n'opère  plus  rien.  (x643-56) 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  489 

Languissante  déjà,  cesse  d'être  la  même, 

Et  pour  quelques  soupirs  qu'on  vous  a  fait  ouïr, 

Sa  flanune  se  dissipe,  et  va  s'évanouir.  40 

POLYEUGTE. 

Vous  me  connoissez  mal  :  la  même  ardeur  me  brûle , 
Et  le  désir  s'accroît  quand  l'effet  se  recule  V 
Ces  pleurs,  que  je  regarde  avec  un  œil  d'époux. 
Me  laissent  dans  le  cœur  aussi  chrétien  que  vous  ; 
Mais  pour  en  recevoir  le  sacré  caractère,        ,  4  5 

Qui  lave  nos  forfaits  dans  une  eau  salutaire ,         - 
Et  qui  purgeant  notre  âme  et  dessillant  nos  yeux  ', 
Nous  rend  le  premier  droit  que  nous  avions  aux  cieux , 
Bien  que  je  le  préfère  aux  grandeurs  d'un  empire*, 
Comme  le  bien  suprême  et  le  seul  où  j'aspire,  5o 

Je  crois ,  pour  satisfaire  un  juste  et  saint  amour, 
Pouvoir  un  peu  remettre,  et  différer  d'un  jour. 

NÉARQUE. 

Ainsi  du  genre  humain  l'ennemi  vous  abuse  : 
Ce  qu'il  ne  peut  de  force ,  il  l'entreprend  de  ruse. 
Jaloux  des  bons  desseins  qu'il  tâche  d'ébranler,  5  5 

Quand  il  ne  les  peut  rompre ,  il  pousse  à  reculer; 
D'obstacle  sur  obstacle  il  va  troubler  le  vôtre , 
Aujourd'hui  par  des  pleurs,  chaque  jour  par  quelque 
Et  ce  songe  rempli  de  noires  visions  *  [autre  ; 

N'est  que  le  coup  d'essai  de  ses  illusions  :  60 

n  met  tout  en  usage,  et  prière,  et  menace; 

I.  Malherbe  a  dit  : 

A  des  coran  bien  tondiés  tarder  la  jonlatance, 
C'est  infailliblement  leur  croître  le  désir. 

(Édition  de  M.  Lalanne,  tome  I,  p.  a37.) 

%.  Far,  Et  d*an  rayon  divin  nona  dessillant  les  yenz.  (i643-5Q 

3.  Far.  Qnoiqne  je  le  préftre  aax  grandeurs  d'on  empire.  (i643-50) 

4.  Far,  Ce  songe  si  rempli  de  noires  TÎsions  {a),  (1648 -56) 

m 
(«)  On  lit  :  c  des  noires  Tiaions ,  s  dans  l'édition  de  i656. 


A 


490  POLTEUCTE. 

n  attaque  toujours,  et  jamais  ne  se  lasse  ; 
n  croit  pouvoir  enfin  ce  qu  encore  il  n'a  pu , 
Et  que  ce  qu'on  diffère  est  à  demi  rompu. 

Rompez  ses  premiers  coups  ;  laissez  pleurer  Pauline. 
Dieu  ne  veut  point  d'un  cœ"y  ^^  1^  mni^^P  d^iriînA  V^ 


Qui  regarde  en  arrière,  et  douteux  en  son  choix , 
Lorsque  sa  voix  l'appelle ,  écoute  une  autre  voix. 

POLTEUCTE. 

Pour  se  donner  à  lui  &ut-il  n'aimer  personne? 

NÉARQUE. , 

j  '■•-•' 

Nous  pouvons  tout  aimer  :  il  le  souffire,  il  l'ordonne  ;  7 
Mais  à  vous  dire  tout,  ce  seigneur  des  seigneurs' 
Veut  le  premier  amour  et  les  premiers  honneurs. 
Comme  rien  n'est  égal  à  sa  grandeur  suprême , 
n  faut  ne  rien  aimer  qu'après  lui,  qu'en  lui-même*, 
Négliger,  pour  lui  plaire,  et  femme,  et  biens,  et  rang*, 
Exposer  pour  sa  gloire  et  verser  tout  son  sang. 
Mais  que  vous  étés  loin  de  cette  ardeur  parfaite  ^ 
Qui  vous  est  nécessaire ,  et  que  je  vous  souhaite  ! 
Je  ne  puis  vous  parler  que  les  larmes  aux  yeux*. 
Polyeucte,  aujourd'hui  qu'on  nous  hait  en  tous  lieux,  8  c 
Qu'on  croit  servir  l'Etat  quand  on  nous  persécute. 
Qu'aux  plus  âpres  tourments  un  chrétien  est  en  butte , 
Gomment  en  pourrez- vous  surmonter  les  douleurs , 
Si  vous  ne  pouvez  pas  résister  à  des  pleurs? 

1.  far,  Diea  ne  veot  point  d^un  cceur  que  le  monde  domine.  (i643-56} 
a.  far.  Mais  ce  grand  roi  des  rois,  ce  seigneur  des  seigneurs.  (x643-56) 

3.  far.  Il  ne  faut  rien  aimer  qn^après  lui,  qu'en  lui-même.  (t654  et  56) 

4.  Molière  ne  se  rappelait-il  point  ce  passage  lorsqu'il  liisait  dire  à  Orgois 

De  tontes  amitiés  il  détache  mon  Ame  ; 

Et  je  Tcrrois  mourir  frère,  en£ints,  mère  et  femme. 

Que  je  m*en  soncierois  autant  que  de  cela. 

{TartiiffÎB,  acte  I,  scène  n.) 

5.  T'^ar.  Mais  que  tous  êtes  loin  de  cette  amour  parfaite.  (i643-68) 

6.  far.  Je  ne  tous  puis  parler  que  les  larmes  aux  yeux.  (x643-56) 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  491 

POLYJtUCIV. 

Voas  ne  m^étonnez  point  :  la  pitié  qui  me  blesse  s  5 

Sied  bien  aux  plus  grands  cœurs,  et  n'a  point  de  foiblesse  * . 
Sur  mes  pareils ,  Néarque ,  un  bel  œil  est  bien  fort  : 
Tel  craint  de  le  fàdier  qui  ne  craint  pas  la  mort  ; 
Et  s'il  faut  affronter  les  plus  cruels  supplices , 
Y  trouver  des  appas,  en  faire  mes  délices,  90 

Votre  Dieu ,  que  je  n'ose  encor  nommer  le  mien , 
H  en  donnera  la  force  en  me  faisant  chrétien. 

1<ŒARQUE. 

Hàtex-vous  donc  de  Têtre. 

POLTEUCTB. 

Oui,  j'y  cours,  cher  Néarque; 
Je  brûle  d'en  porter  la  glorieuse  marque  ; 
Mais  Pauline  s'afflige,  et  ne  peut  consentir,  95 

l'&nt  ce  songe  la  trouble  !  à  me  laisser  sortir. 

NÉARQUE. 

Votre  retour  pour  elle  en  aura  plus  de  charmes  ; 
1^8  une  heure  au  plus  tard  vous  essuierez  ses  larmes  ; 
Et  Theur  de  vous  revoir  lui  semblera  plus  doux ,    ;  * 
Plus  elle  aura  pleuré  pour  un  si  cher  époux.  100 

^Uons,  on  nous  attend. 

POLTEUCTS. 

Apaisez  donc  sa  crainte , 
Et  calmez  la  douleur  dont  son  àme  est  atteinte. 
Hle  revient. 

HBÂEQIIB. 

Fuyez. 

POLYEUCTE. 

Je  ne  puis. 

<•  f^tir.  Est  grandeur  de  courage  Hussitôt  que  foiblesse.  (i643  et  48  iii-4'' 
^'ar.  Digne  desplas  grands  cœurs,  n'est  rien  moins  que  foiblesse. 

(1648  in-ra  et  5t-^ 


49^  POLYEUCTE. 

NSÀRQUB. 

n  le  fieiut  : 
Fuyez  un  ennemi  qui  sait  votre  défaut , 
Qui  le  trouve  aisément ,  qui  blesse  par  la  vue ,  i  o5 

Et  dont  le  coup  mortel  vous  plaît  quand  il  vous  tue. 


SCENE  IL 

POLYEUCTE,  NÉARQUE,  PAULINE, 

STRATONICE. 

POLYEUCTE. 

Fuyons ,  puisqu'il  le  faut.  Adieu,  Pauline;  adieu: 
Dans  une  heure  au  plus  tard  je  reviens  en  ce  lieu. 

PAULINE.  rs^ 


N 


Quel  sujet  si  pressant  à  sortir  vous  convie  ? 

Y  va-t-il  de  Thonneur  ?  y  va-t-il  de  la  vie  ?  m» 

POLYEUCTE* 

Il  y  va  de  bien  plus. 

PAULINE. 

Quel  est  donc  ce  secret? 

POLYEUCTE. 

Vous  le  saurez  un  jour  :  je  vous  quitte  à  regret; 
Mais  enfin  il  le  faut. 

PAULINE. 

Vous  m'aimez? 

POLYEUCTE. 

Je  vous  aime. 
Le  ciel  m'en  soit  témoin,  cent  fois  plus  que  moi-même; 
Mais.... 

PAULINE. 

Mais  mon  déplaisir  ne  vous  peut  émouvoir!'  1 15 
Vous  avez  des  secrets  que  je  ne  puis  savoir  ! 


ACTE  I,  SCÈNE  IL  493 

Quelle  preuve  d*amour  !  Au  nom  de  Thyménée , 
Donnez  à  mes  soupirs  cette  seule  journée. 

POLTEUCTE. 

Un  songe  vous  &it  peur  ! 

PAULINE.  .  <i  't.  > 

Ses  pré£iges  sont  vains , 
Je  le  sais;  mais  enfin  je  vous  aime,  et  je  crains.  i  a  o 

POLTEUCTE. 

Ne  craignez  rien  de  mal  pour  une  heure  d*absence. 
Adieu  :  vos  pleurs  sur  moi  prennent  trop  de  puissance  ; 
Je  sens  déjà  mon  cœur  prêt  à  se  révolter, 
Et  ce  n^est  qu*en  fuyant  que  j*y  puis  résister. 

SCÈNE  III. 

PAULINE,  STRATONICE. 

PAULINE. 

Va ,  néglige  mes  pleurs,  cours ,  et  te  précipite  i a 5 

Au-devant  de  la  mort  que  les  Dieux  m'ont  prédite  ; 
Suis  cet  agent  fatal  de  tes  mauvais  destins , 
Qui  peut-être  te  livre  aux  mains  des  assassins. 

Tu  vois,  ma  Stratonice,  en  quel  siècle  nous  sommes ^' 
Voilà  notre  pouvoir  sur  les  esprits  des  hommes  ;  1 3o 
Voilà  ce  qui  nous  reste ,  et  l'ordinaire  effet 
De  Tamour  qu'on  nous  offre,  et  des  vœux  qu'on  nous  iait. 
Tant  qu'ils  ne  sont  qu'amants,  nous  sonmies  souveraines, 
^t  jusqu'à  la  conquête  ils  nous  traitent  de  reines'; 
Mais  après  l'hyménée  ils  sont  rois  à  leur  tour.  ^         x  3  5 

STRATONICE. 

Polyeucte  pour  vous  ne  manque  point  d'amour  ; 

I.  Far^  Voilà ,  ma  Stratoaice ,  en  ce  siècle  où  nous  sommes , 
Notre  em|^re  absolu  sar  les  esprits  des  hommes.  (x643-56) 
a.  Var,  Et  jusqu'à  la  conquête  ils  nous  traitent  en  reines.  (164^^^) 


y^ 


494  •  POLYEUCTE. 

S'il  ne  vous  traite  ici  d'entière  confidence , 

S'il  part  malgré  vos  pleurs,  c'est  un  trait  de  prudence; 

Sans  vous  en  affliger,  présumez  avec  moi 

TQu'il  est  plus  à  propos  qu'il  vous  cèle  pourquoi  ;         140 
Assurez-vous  sur  lui  qu'il  en  a  juste  cause. 
Il  est  bon  qu'un  mari  nous  cache  quelque  chose , 
Qu'il  soit  quelquefois  libre,  et  ne  s'abaisse  pas 
A  nous  rendre  toujours  compte  de  tous  ses  pas. 
On  n'a  tous  deux  qu'un  cœur  qui  sent  mêmes  traverses  ; 
Mais  ce  cœur  a  pourtant  ses  fonctions  diverses , 
Et  la  loi  de  l'hymen  qui  vous  tient  assemblés 
N'ordonne  pas  qu'il  tremble  alors  que  vous  tremblez. 
Ce  qui  fait  vos  frayeurs  ne  peut  le  mettre  en  peine  : 

\IJ  est  Arménien ,  et  vous  êtes  Romaine ,  1 5o 

Et  vous  pouvez  savoir  que  nos  deux  nations 
N'ont  pas  sur  ce  sujet  mêmes  impressions  : 
•  Un  songe  en  notre  esprit  passe  pour  ridicule , 
Il  ne  nous  laisse  espoir,  ni  crainte,  ni  scrupule; 
Mais  il  passe  dans  Rome  avec  autorité  1 55 

Pour  fidèle  miroir  de  la  fatalitéTV 

PAULINE. 

Quelque  peu  de  crédit  que  chez  vous  il  obtienne  \ 

Je  crois  que  ta  frayeur  égaleroit  la  mienne , 

Si  de  telles  horreurs  t'avoient  frappé  l'esprit, 

Si  je  t'en  avois  fait  seulement  le  récit.  160 

STRATONICE. 


c 


A  raconter  ses  maux  souvent  on  les  soulage. 

PAULINE. 

Ecoute  ;  mais  il  faut  te  dire  davantage , 

Et  que  pour  mieux  comprendre  un  si  triste  discours , 

Tu  saches  ma  foiblesse  et  mes  autres  amours  : 


I.  Far.  Le  inieii  est  bien  étrange,  et  quoique  Arménienne.  (i643«56) 
Far.  Quelque  peu  de  crédit  qu^entre  vous  il  obtienne.  (1660-64) 


ACTE  I,  SCÈNE  411.  49$ 


Oj 


ne  femme  d'honneur  peut  avouer  sans  honte  1 6  s 

Ces  surprises  des  sens  que  la  raison  surmonte  ; 
Ce  n'est  qu'en  ces  assauts  qu'éclate  la  vertu, 
Et  l'on  doute  d'un  cœur  qui  n'a  point  combattu.  «] 
^Dans  Rome,  où  je  naquis,  ce  maUieureux  visage 
D'un  chevalier  romain  captiva  le  courage  ;  170 

0  s'appeloit  Sévère  :  excuse  les  soupirs 
Qu'arrache  encore  un  nom  trop  cher  à  mes  désirs,  l 

STRATOXICB. 

Est-ce  lui  qui  naguère  aux  dépens  de  sa  vie 

Sauva  des  ennemis  votre  empereur  Décie , 

Qui  leur  tira  mourant  la  victoire  des  mains ,  175 

Et  fit  tourner  le  sort  des  Perses  aux  Romains?  ^  ,  ( 

Lui  qu'entre  tant  de  morts  immolés  à  son  maître, ^  '  *         * 

On  ne  put  rencontrer,  ou  du  moins  reconnoître  ; 

A  qui  Décie  enfin ,  pour  des  exploits  si  beaux , 

Fit  si  pompeusement  dresser  de  vains  tombeaux?        1 8o« 

PAULINE. 

Hélas!  c'étoit  lui-même,  et  jamais  notre  Rome 

N'a  produit  plus  grand  cœur,  ni  vu  plus  honnête  homgpe. 

Puisque  tu  le  connois,  je  ne  t'en  dirai  rien. 

Je  l'aimai,  Stratonice :  il  le  méritoit  bien; 

Mais  que^sert  le  mérite  où  manque  la  fortune?  t  g  5 

L'un  étoit  grand  en  lui,  l'autre  foible^nsfimmune ; 

Trop  invincible  obstacle ,  e.t  dontjixipjiarement 

Triomphe  auprès  d'un  père  un  vertueux  amant  ! 

STRATONICE. 

La  digne  occasion  d'une  rare  constance  ! 

PAULINE. 

Dis  plutôt  d'une  indigne  et  folle  résistance.  190 

Quelque  fruit  qu'une  fille  en  puisse  recueillir, 
Ce  n'est  une  vertu  que  pour  qui  veut  faillir. 

Parmi  ce  grand  amour  que  j'avois  pour  Sévère , 
]'attendois  un  époux  de  la  main  de  mon  père. 


4^6  POLYEUCTE. 


Toujours  prête  à  le  prendre;  et  jamais  ma  raison      19$ , 
N*avoua  de  mes  yeux  Faimable  trahison. 

Epossédoit  mon  cœur,  mes  désirs,  ma  pensée; 
;  ne  lui  cachois  point  combien  j'étois  blessée  : 
Nous  soupirions  ensemble ,  et  pleurions  nos  malheurs;  ; 
Mais  au  lieu  d^espéracce,  il  n'avoit  que  des  pleurs;    a 00 
Et  malgré  des  soupirs  si  doux ,  si  favorables , 
Mon  père  et  mon  devoir  étoient  inexorables. 
Enfiù  je  quittai  Rome  et  ce  parfait  amant , 
Pour  suivre  ici  mon  père  en  son  gouvernement; 
Et  lui ,  désespéré,  s'en  alla  dans  Tarmée  a 0 5 

Chercher  d'un  beau  trépas  l'illustre  renommée. 
Le  reste,  tu  le  sais  :  mon  abord  en  ces  lieux 
Me  fit  voir  Polyeucte ,  et  jeplus  à  ses  yeux  ; 
Et  comme  il  est  ici  le  chef  de  la  noblesse , 

Mon  pArft  fut  ravî  giiM  irip  prît  pniir  maîtreSSe ,  a  i  o 

Et  par  son  alliance  il  se  crut  assuré 

D'être  plus  redoutable  et  plus  considéré  : 

n  approuva  sa  flamme ,  et  conclut  Thyménée; 

Et  moi ,  comme  à  son  lit  je  me  vis  destinée , 

Je  donnai  par  devoir  à  »^"  affpct  mn  a  i  H 

Tout  ce  que  l'autre  avoit  par  inclination. 

Si  tu  peux  en  douter,  juge-le  par  la  crainte 

Dont  en  ce  triste  jour  tu  me  vois  l'âme  atteinte*. 

STRATONIGE. 

Elle  fait  assez  voir  à  quel  point  vous  l'aimez. 

Mais  quel  songe,  après  tout,  tient  vos  sens  alarmés?  aao 

PAULINE. 

Je  l'ai  vu  cette  nuit,  ce  malheureux  Sévère, 
La  vengeance  à  la  main ,  l'œil  ardent  de  colère  : 


z.  F'ar.  Dont  encore  pour  loi  tu  me  toîs  l*âme  atteinte. 
STHAT.  Je  crois  que  tous  l'aimez  autant  qu'on  peut  aimer. 
Mais  quel  songe,  après  tout,  a  pu  tous  alarmer?  (164 3-56) 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  497 

U  n'étoit  point  couvert  de  ces  tristes  lambeaux 

Qu^une  ombre  désolée  emporté  des  tombeaux; 

Il  n'étoit  point  percé  de  ces  coups  pleins  de  gloire     a  a  5 

Qui  retranchant  sa  vie,  assurent  sa  mémoire; 

Il  sembloit  triomphant,  et  tel  que  sur  son  char 

Victorieux  dans  Rome  entre  notre  César. 

Après  un  peu  d^efiroi  que  m'a  donné  sa  vue  : 

«  Porte  à  qui  tu  voudras  la  faveur  qui  m'est  due ,       a  3o 

Ingrate,  m'a-t-il  dit;  et  ce  jour  expiré, 

Pleure  à  loisir  Tépoux  que  tu  m'as  préféré.  » 

A  ces  mots,  j'ai  frémi,  mon  âme  s'est  troublée  ; 

Ensuite  des  chrétiens  une  impie  assemblée , 

Pour  avancer  l'effet  de  ce  discours  fatal ,  a  3  5 

A  jeté  Polyeucte  aux  pieds  de  son  rival. 

Soudain  à  son  secours  j'ai  réclamé  mon  père; 

Hélas  !  c'est  de  tout  point  ce  qui  me  désespère, 

JQaJjn  mon  pèrg  même,  un  poignard  à  la  main. 

Entrer  le  bras  levé  pour  lui  percer  le  sein  :  a  4  o 

Là  ma  douleur  trop  forte  a  brouillé  ces  images  ; 

Le  sang  de  Polyeucte  a  satisfait  leurs  rages  ^ 

Je  ne  sais  ni  comment  ni  quand  ils  l'ont  tué , 


I.  «  Plntieiin  pcnonnes  ont  enteodo  dire  ao  marquis  de  Saint- AoUire, 
mort  à  l'âge  de  cent  ans,  qoe  Thôtel  de  Rambouillet  avait  condamné  ce  songe 
de  Pauline.  On  disait  que,  dans  une  pièce  chrétienne,  ce  songe  est  enTOjé 
par  Dieu  même,  et  que,  dans  ce  cas,  Dieu,  qui  a  en  vue  la  conversion  de 
Pauline,  doit  faire  scrrir  ce  songe  à  cette  même  couTcrsion;  mais  qu'an  con- 
traire il  semble  uniquement  fait  pour  inspirer  à  Pauline  de  la  haine  contre 
Us  chrétiens;  qu'elle  voit  des  chrétiens  qui  assassinent  son  mari,  et  qu'elle 
devait  Toir  tout  le  contraire.  »  {foliaire.)  —  Sur  l'appréciation  de  l'hôtel  de 
Kambonillet,  voyes  ci-dessus,  la  Notice ^  p.  465  et  466.  —  M.  Parelle  a  fait 
nnarqner  que  Néarque  a  d'avanee,  dans  la  scène  x,  vers  53,  69  et  60,  ré- 
poada  à  cette  critique  : 

Ainsi  du  genre  humain  l'ennemi  vous  abuse, 


Et  ce  songe  rempli  de  noires  vbions 
N'est  que  le  coup  d'essai  de  ses  illusions. 

GomtLLB.  m  3^ 


498  POLYEUCTE. 

Mais  je  sais  qu^à  sa  moit  tons  ont  contribué  : 
Voilà  quel  est  mon  songe. 

STBATONICE. 

Il  est  vrai  qu'il  est  triste;  245 
Mais  il  faut  que  votre  âme  à  ces  frayeurs  résiste  : 
La  vision ,  de  soi ,  peut  faire  quelque  horreur, 
Mais  non  pas  vous  donner  une  juste  terreur.  [père 

O^ouvez-vous  craindre  un  mort?  pouvez-vous  craindre  un 
Qui  chérit  votre  époux ,  que  votre  époux  révère ,       a  $0 
Et  dont  le  juste  choix  vous  a  donnée  *  à  lui , 
Pour  s*en  faire  en  ces  lieux  un  ferme  et  sûr  &ppuir^\ 

PAULINE. 

Il  m'en  a  dit  autant,  et  rit  de  mes  alarmes; 
Mais  je  crains  des  chrétiens  les  complots  et  les  charmes, 
Et  que  sur  mon  époux  leur  troupeau  ramassé  955 

Ne  venge  tant  de  sang  que  mon  père  a  versé. 

STRATONICB. 

CjLieur  secte  est  insensée,  impie,  et  sacrilège', 
Et  dans  son  sacrifice  use  de  sortilège; 
Mais  sa  fureur  ne  va  qu'à  briser  nos  autels  : 
Elle  n'en  veut  qu'aux  Dieux,  et  non  pas  aux  mortels,  a  60 
Quelque  sévérité  que  sur  eux  .on  déploie. 
Us  souffrent  sans  murmure,  et  meurent  avec  joie; 
Et  depuis  qu'on  les  traite  en  crimméls  d'État, 
On  ne  peut  les  charger  d'aucun  assassinat. 

PAULINE. 

Tais- toi ,  mon  père  vient. 

z.  Les  Mitions  de  1648  in-4<>  et  de  i65a-56  portent  domti^  an  mascnlin,  oe 
qui,  sans  parler  dn  défaot  d'aocord,  fait  un  lûatos. 
9.  Voyez  pins  loin,  p.  5a4,  note  x. 


-! 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  499 

SCÈNE  IV. 

FÉLIX,   ALBIN,  PAULINE,  STRATONICE. 

FÉLIX. 

Ma  fîUe,  que  ton  songe*  a 65 
£n  d^étranges  frayeurs  ainsi  que  toi  me  plonge'! 
Que  j^en  crains  les  effets ,  qui  semblent  s'approcher  ! 

PAULINE. 

Quelle  subite  alarme  ainsi  vous  peut  toucher'? 

FÉLIX. 

Sévère  n'est  point  mort* 

pacliue. 
Quel  mal  nous  fait  sa  vie  ? 

FELIX. 

Il  est  le  favori  de  Tempereur  Décie,  a  7  o 

PAULINE. 

Après  Tavoir  sauvé  des  mains  des  ennemis , 
L'espoir  d'un  si  haut  rang  lui  devenoit  permis; 
Le  destin ,  aux  grands  cœurs  si  souvent  mal  propice, 
Se  résout  quelquefois  à  leur  faire  justice. 

FÉLIX. 

^Dvient ici  lui-même. 

PAULINE. 

Il  vient  ! 

FÉLIX. 

Tu  le  vas  voir.  a  7  5 

PAULINE. 

C'en  est  trop;  mais  comment  le  pouvez- vous  savoir? 


I.  Var,  Que  depuis  pen  ton  songe.  (1648  in-ia  et  5a-56) 

>•  Far,  En  d'étranges  frayeurs  depuis  un  pen  me  plonge  !  (i643  et  48  in-40) 
3.  Far,  De  grâce,  apprenez-moi  ce  qui  tous  peut  toocher.  (x643  et  48  in-4*) 


5oo  POLYEUCTE. 

FÉLIX. 

Albin  Fa  rencontré  dans  la  proche  campagne  ; 
Un  gros  de  courtisans  en  foule  Taccompagne , 
Et  montre  assez  quel  est  son  rang  et  son  crédit  ; 
Mais,  Albin,  redis-lui  ce  que  ses  gens  t'ont  dit.        980 

ALBIN. 

Vous  savez  quelle  (iit  cette  grande  journée , 
Que  sa  perte  pour  nous  rendit  si  fortunée , 
Où  TËmpereur  captif,  par  sa  main  dégagé , 
Rassura  son  parti  déjà  découragé , 
Tandis  que  sa  vertu  succomba  sous  le  nombre  ;  a  8  5 

Vous  savez  les  honneurs  qu'on  fit  faire  à  son  ombre. 
Après  qu'entre  les  morts  on  ne  le  put  trouver  : 
Le  roi  de  Perse  aussi  Tavoit  fait  enlever. 
Témoin  de  ses  hauts  faits  et  de  son  grand  courage*. 
Ce  monarque  en  voulut  connoitre  le  visage;  390 

On  le  mit  dans  sa  tente,  où  tout  percé  de  coups, 
Tout  mort  qu'il  paroissoit,  il  fit  mille  jaloux'; 
Là  bientôt  il  montra  quelque  signe  de  vie  : 
Ce  prince  généreux  en  eut  l'âme  ravie*. 
Et  sa  joie,  en  dépit  de  son  dernier  malheur,  39$ 

Du  bras  qui  le  causoit  honora  la  valeur  ; 
en  fit  prendre  soin ,  la  cure  en  fut  secrète  ; 
t  comme  au  bout  d'un  mois  sa  santé  fiit  parfaite  % 
Il  offrit  dignités ,  alliance ,  trésors , 
Et  pour  gagner  Sévère  il  fit  cent  vains  efforts.  3 00 

Après  avoir  comblé  ses  refus  de  louange , 
Il  envoie  à  Décie  en  proposer  l'échange; 

I.  Far,  Témoin  de  ses  bants  faits,  cncorqu'à  son  dommage, 

U  en  Toulùt  tout  mort  oonnottie  le  TÎsage.  (1643 -56) 
9.  Far,  Cbacuu  plaignit  son  sort,  bien  qu*il  en  fàt  jaloux.  (i643-56) 

3.  Far,  Ce  générenz  monarque  en  eut  l'âme  rarie. 
Et  Taincn  qu'il  étoit,  oublia  son  malbeur, 

Pour  dans  son  auteur  même  honorer  la  râleur.  (x643>56) 

4.  Far,  Et  oomme  an  bout  du  mois  sa  santé  fut  parfaite.  (1664  in-8*) 


f: 


^ 


ACTE  I,   SCÈNE  IV.  Soi 

Et  soudaip  rEmpereur,  transporté  de  plaisir, 
Offre  au  Persfi^son  frère  e^  centiihfifsJt  choisir. 
Ainsi  revint  au  camp  le  valeureux  Sévère  3o 5 

De  sa  haute  vertu  recevoir  le  salaire  ; 
La  faveur  de  Décie  en  fut  le  digne  prix. 
[De  nouveau  Ton  combat,  et  nous  sommes  surpris. 
Ce  malheur  toutefois  sert  à  croître  sa  gloire  : 
Lui  seul  rétablit  Tordre ,  et  gagne  la  victoire ,  3  x  o 

Mais  si  beïïeT^si  pleme,^t  pârtant-de  beaux  faits, 
Qn  on  nous  offre  tribut,  et  nous  faîa^ps  la  paix. 
L'Empereur,  qui  lui  montre  une  amour  infinie  % 
Après  ce  grand  succès  F  envoie  en  Aiménie; 
D  vient  en  apporter  la  nouvelle  en  ces  lieux ,  3 1  5 

Et  par  un  sacrifice  en  rendre  noinmage  aux  Dieux  *. 

FÉLIX. 

O  ciel  !  en  quel  état  ma  fortune  est  réduite  ! 

ALBIN. 

Voilà  ce  que  j'ai  su  d'un  homme  de  sa  suite , 
Et  j'ai  couru.  Seigneur,  pour  vous  y  disposer. 

FÉLIX.  . 

Ah!  sans  doute,  ma  fille,  il  vient  pour  t'épouser  :\  3a o 
L'ordre  d'un  sacrifice  est  pour  lui  peu  de  chose  ;     j 
C'est  un  prétexte  faux  dont  l'amour  est  la  cause.     ^ 

PAULINE.  * 

Cela  pourroit  bien  être  :  il  m'aimoit  chèrement. 

FELIX. 

Que  ne  permettra-t-il  à  son  ressentiment  ? 
Et  jusques  à  quel  point  ne  porte  sa  vengeance  3  a  5 

Une  juste  colère  avec  tant  de  puissance  ? 
^  U  nous  perdra,  ma  fille.  | 


I.  Var»  L'Empereur  lui  témoigne  une  amour  Infinie, 
Et  ravi  du  ftuccès,  l'envoie  en  Arménie.  (x643-56) 
a.  Fcw,  Et  par  un  sacrifice  en  rendre  gr&ce  aux' Dieux.  (x643>56) 


5oa  POLYEUCTE. 

PAULINB. 

n  est  trop  généreux. 

FBLIX. 

Tu  veux  flatter  en  vain  un  père  malheureux  : 

D  nous  perdra,  ma  fiUe.  Ah  !  regret  qui  me  tue 

De  n'avoir  pas  aimé  la  vertu  toute  nue  !  33o 

Ah!  Pauline,  en  effet,  tu  m  as  trop  obéi; 

Ton  courqgfr  ^*^it  b^"  j  ton  devoir  Ta  trahi. 

QiiP-f|^  ipéhpllînn  m'eût  été  favorable  !      ^ 

Qu'eUe  m'eût  garanti  d  un  état  déplorable  ! 

Si  quelque  espoir  me  reste,  il  n'est  plus  aujourd'hui  335 

Qu'en  l'absolu  pouvoir  qu'il  te  donnoit  sur  lui; 

Ménage  en  ma  faveur  l'amour  qui  le  possède , 

Et  d'où  provient  mon  mal  fais  sortir  le  remède. 

PAULINE. 

Moi ,  moi  !  que  je  revoie  un  si  puissant  vainqueur, 
Et  m'expose  à  des  yeux  qui  me  percent  le  cœur!        340 
Mon  père ,  je  suis  femme ,  et  je  sais  ma  foiblesse  ; 
Je  sens  déjà  mon  cœur  qui  pour  lui  s'intéresse, 
l    Et  poussera  sans  doute,  en  dépit  de  ma  foi, 
\  Quelque  soupir  indigne  et  de  vous  et  de  moi. 
\Je  ne  le  verrai  point. 

^  FÉLIX. 

Rassure  un  peu  ton  âme.  34$ 

PAULINE. 

Ql  est  toujours  aimable,  et  je  suis  toujours  femme; 
Dans  le  pouvoir  sur  moi  que  ses  regards  ont  eu , 
Je  n'ose  m'assurer  de  toute  ma  vertu  *. 
Je  ne  le  verrai  point.  ^ 

FELIX. 

Il  faut  le  voir,  ma  fille. 
Ou  tu  trahis  ton  père  et  toute  ta  famille.  35o 

I.  Var,  Je  ne  me  répondB  pas  de  toute  ma  TMta.  (i643'6o) 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  SoS 

PAULINE. 

[C'est  à  moi  d'obéir,  puisque  vous  commandez  ; 
%is  voyez  les  périls  où  vous  me  hasardez.  1 

FÉLIX.  ^. 

Ta  vertu  m'est  connue. 

PAULINE. 

Elle  vaincra  sans  doute; 
VCe  n'est  pas  le  succès  que  mon  âme  redoute  : 
Je  crains  ce  dur  combat  et  ces  troubles  puissants       3  5  5 
Que  fait*  déjà  chez  moi  la  révolte  des  sens  ; 
Mais  puisqu'il  faut  combattre  un  ennemi  que  j'aime, 
Souffirez  que  je  me  puisse  armer  contre  moi-même , 
Et  qu'un  peu  de  loisir  me  prépare  à  le  voir,   y 

FÉLIX. 

Jusqu'aunlevant  des  murs  je  vais  le  recevoir;  3 60 

Rappelle  cependant  tes  forces  étonnées, 

Et  songe  qu'en  tes  mains  tu  tiens  nos  destinées. 

PAULINE. 

Oui,  je  vais  de  nouveau  dompter  mes  sentiments, 
Pour  servir  de  victime  à  vos  commandements. 


I.  Au  lîea  de  «  Qne  fait,  »  les  éditioni  de  1648-54  portent  «  Qui  fait  ;  •  eelle 
dt  i655,  «  Qui  font.  » 


FIN    DU    PRKIllEB    ACTE. 


) 


5o4  POLYEUCTE. 


ACTE  IL 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

SÉVÈRE,  FABIAN. 


SEVERE. 


Cependant  que  Félix  donne  ordre  au  sacrifice,  365 

Pourrai-je  prendre  un  temps  à  mes  vœux  si  propice  ? 
Pourrai-je  voir  Pauline,  et  rendre  à  ses  beaux  yeux 
L'hommage  souverain  que  Ton  va  rendre  aux  Dieux? 
Je  ne  t'ai  point  celé  que  c'est  ce  qui  m'amène , 
Le  reste  est  un  prétexte  à  soulager  ma  peine*;  370 

\Je  viens  sacrifier,  mais  c'est  à  ses  beautés 
Que  je  viens  immoler  toutes  mes  volontés.A 

FABIAlf. 

Vous  la  verrez.  Seigneur. 

SÉVÈRE. 

Ah  r  quel  comble  de  joie  ! 
Cette  chère  beauté  consent  que  je  la  voie  *  ! 
Mais  ai-je  sur  son  âme  encor  quelque  pouvoir  ?  375 

Quelque  reste  d'amour  s'y  fait-il  encor  voir  *  ? 
Quel  trouble,  quel  transport  lui  cause  ma  venue? 
Puis-je  tout  espérer  de  cette  heureuse  vue  ? 
CCar  je  voudrois  mourir  plutôt  que  d'abuser 
Des  lettres  de  fiiveur  que  j'ai  pour  l'épouser ;\  38o 

I.  Fiar,  Duiwte  mon  eiprit  ne  s*en  met  guère  en  peine.  (x643-56) 
9.  ^ar.  Cet  adorable  objet  oonsent  que  je  le  Toie  !  (léiS^Sô) 
3.  f^ar.  En  lui  parlant  d* amour,  Taa-tn  vu  a*émoaToir  ?  (x643) 
Far.  En  lui  parlant  de  moi ,  Tas-tn  tu  a'émouToir?  (1648-60) 


ACTE  II,  SCENE  I.  5o5 

Elles  sont  pour  Félix,  non  pour  triompher  d*elle  : 
iamais  à  ses  désirs  mon  cœur  ne  fut  rebelle  ; 
£t  si  mon  mauvais  sort  avoit  changé*  le  sien^ 
Je  me  vaincrois  moi-même,  et  ne  prétendrois  rien. 

FABIAN. 

Vous  la  verrez ,  c'est  tout  ce  que  je  vous  puis  dire.    38  5 

SEVERE. 

D  OÙ  vient  que  tu  frémis ,  et  que  ton  cœur  sougire  ? 
\^  m'aime-t-eUe  plus  ?  éclaircis-moi  ce  point/j 

FABIAN. 

pl'en  croirez- vous,  Seigneur?  ne  la  revoyez  point*; 
Portez  en  lieu  plus  haut  Thonneur  de  vos  caresses  : 
Vous  trouverez  à  Rome*  assez  d'autres  maîtresses;  390 
Et  dans  ce  haut  degré  de  puissance  et  d'honneur. 
Les  plus  grands  7  tiendront  votre  amour  à  bonheur.! 

SÉVÈRE.  -^ 

Qu'à  des  pensers  si  bas  mon  âme  se  ravale  ! 

Que  je  tienne  Pauline  à  mon  sort  inégale  ! 

Elle  en  a  mieux  usé,  je  la  dois  imiter;  395 

\Jfi  n'aime  mon  bonheur  que  pour  la  mériter^] 

Voyons-la ,  Fabian;  ton  discours  m'importune  ; 

AUons  mettre  à  ses  pieds  cette  haute  fortune  : 

Je  l'ai  dans  les  combats  trouvée  heureusement, 
pEn  cherchant  une  mort  digne  de  son  amant  ;  400 

vAinsi  ce  rang  est  sien,  cette  faveur  est  sienne, 

Et  je  n'ai  rien  enfin  que  d'elle  je  ne  tienne.  1 

FABIAN.  ^ 

Non,  mais  encore  un  coup  ne  la  revoyez  point. 

SÉVÈRE. 

Ah  !  c'en  est  trop,  enfin  éclaircis-moi  ce  point; 


I.  Od  Ut  chargé  f  pour  changé^  dans  l'éditioii  de  1660. 
a.  Far.  Me  croje>-TOos ,  Sei^ear?  ne  la  reroyei  point.  (x655) 
3.  Vojes  ci-dessus,  p.  i6a,  note  4»  où  Ton  a  imprimé,  par  inadTertance, 
daiu  Romey  pour  à  Rome. 


6o6  POLYEUCTE. 

As-tu  vu  des  froideurs  quand  tu  Ten  as  priée  ?  4* 

FABIAN. 

Je  tremble  à  vous  le  dire;  elle  est.... 

sévÀRB. 

Quoi? 

FABIAN. 

r  Mariée. 
sévÂRB.  ^ 

Soutiens-moi,  Fabian;  ce  coup  de  foudre  est  grand, 

Et  frappe  d'autant  plus  que  plus  il  me  surprend. 

FABIAN. 

Seigneur,  qu'est  devenu  ce  généreux  courage  ? 

SÉVÈRE. 

La  constance  est  ici  d'un  difficile  usage  :  4 

De  pareils  déplaisirs  accablent  un  grand  cœur; 
La  vertu  la  plus  mâle  en  perd  toute  vigueur; 
Et  quand  d'un  feu  si  beau  les  âmes  sont  éprises, 
La  mort  les  trouble  moins  que  de  telles  surprises. 
Je  ne  suis  plus  à  moi  quand  j'entends  ce  discours  * .    4 
Pauline  est  mariée  ! 

FABIAN. 

COui,  dfifmig^cfuinze  jours, 
Polyeucte ,  un  seigneur  des  premiers  d'Arménie , 
Goûte  de  son  hymen  la  douceur  infinie. 

SÉVÈRE. 

Je  ne  la  puis  du  moins  blâmer  d'un  mauvais  choix , 
Polyeucte  a  dunom,  ei  suri  dU  sang  des  rois.  42 

Foibles  soulagements  d'un  malheur  sans  remède  ! 
Pauline,  je  verrai  qu'un  autre  vous  possède  ! 

O  ciel,  qui  malgré  moi  me  renvoyez  au  jour. 
O  sort,  qui  redonniez  l'espoir  à  mon  amour, 
vReprenez  la  faveur  que  vous  m'avez  prêtée,  4s 

Et  rendez-moi  la  mort  que  vous  m'avez  ôtée.A 

I.  Far,  V%\  de  la  peine  encore  à  croire  tes  discoun.  (xft43-6o) 


C 


ACTE  11,  SCÈNE  I.  607 

Voyons-la  toutefois ,  et  dans  ce  triste  lieu 
Achevons  de  mourir  en  lui  disant  adieu  ; 
Que  mon  cœur,  chez  les  morts  emportant  son  image, 
De  son  dernier  soupir  puisse  lui  faire  hommage  M     430 

FABIAN. 

Seigneur,  considérez .... 

SÉVBRE. 

Tout  est  considéré. 
Quel  désordre  peut  craindre  un  cœur  désespéré  ? 
Ny  consent-elle  pas? 

FABIAN. 

Oui,  Seigneur,  mais.... 
sÉvias. 

N'importe. 

FABIAN. 

Cette  vive  douleur  en  deviendra  plus  forte. 

SEVERE. 

Et  ce  n'est  pas  un  mal  que  je  veuille  guérir  ;  435 

r  Je  ne  veux  que  la  voir,  soupirer,  et  mourir,  j 

FABIAN. 

Vous  vous  échapperez  sans  doute  en  sa  présence  : 
Un  amant  qui  perd  tout  n'a  plus  de  complaisance  ; 


440 


[Dans  un  tel  entretien  il  suit  sa  passion*,       1 
[f  t  ne  pousse  qu'injure  et  qu'imprécation.  Ji 

SEVERE. 

^uge  autrement  de  moi  :  mon  respect  dure  encore  ; 
Tout  violent  qu'il  est,  mon  désespoir  l'adore. 
Quels  reproches  aussi  peuvent  m'étre  permis  ? 
De  quoi  puis-je  accuser  qui  ne  m'a  rien  promis  ? 
Elle  n'est  point  parjure,  elle  n'est  point  légère  :         445 
Son  devoirjn'a  trahi,  mon  malheur,  et  son  père. 
Mais  son  devoir  futinste ,  et  son  père_eut  raison  ; 


I.  Far,  De  son  deinier  soupir  lui  puisse  faire  hommage.  (i643-56  et  68) 
a.  Far,  Dans  on  tel  désespoir  il  snit  sa  passion.  (1643  et  48  in-4*) 


l 


5o8  POLYEUCTE.      • 

J'impute  à  mon  malheur  toute  la  trahison  ; 

Un  peu  moins  de  fortune,  et  plus  tôt  arrivée , 

Eût  gagné  Tun  par  1  autre,  et  me  Veut  conservée;    45» 

Trop  heureux,  mais  trop  tard,  je  n*ai  pu  l'acquérir  : 

Laisse-la-moi  donc  voir,  soupirer,  et  mourir. 

FABIAN. 

Oui ,  je  vais  Tassurer  qu'en  ce  malheur  extrême 
Vous  êtes  assez Jbrt  pour  vous  vaincre  vous-même. 
Elle  a  cramt  comme  moi  ces  premiers  mouvements   i^ss 
Qu'une  perte  imprévue  arrache  aux  vrais  amants , 
Et  dont  la  violence  excite  assez  de  trouble , 
Sans  que  l'objet  présent  l'irrite  et  le  redouble  * . 

SÉVÈRE. 

Fabian ,  je  la  vois. 

FABIAM. 

Seigneur,  souvenez-vous. . . . 

SÉVÈRE. 

Hélas  !  eUe  aime  un  autre,  un  autre  est  son  époux.    460 

SCÈNE  II. 

SÉVÈRE,  PAULINE,  STRATONICE,  FABIAN. 

PAULINE. 

Oui,  je  l'aime.  Seigneur,  et  n'en  fais  point  d'excuse'  ; 
Que  tout  autre  que  moi  vous  flatte  et  vous  abuse , 
PauKne  a  l'âme  noble ,  et  parle  à  cœur  ouverte 
Le  bruit  de  votre  mort  n  est  point  ce  qui  vous  perd. 
Si  le  ciel  en  mon  choix  eût  mis- mon  hyménée,  465 

A  vos  seules  vertus  je  me  serois  donnée , 
Et  toute  la  rigueur  de  votre  premier  sort 


i.  Far,  SazM  que  Tobjet  présent  rirrite  et  U  redouble.  (z643-6o) 
i.^ar.  Oui,  je  raime,  Sévère,  et  n'en  Tais  point  d*excase.  (1643-64) 


ACTE  II,   SCÈNE  IL  Sog 

Contre  votre  mérite  eût  fait  un  vain  effort. 

Je  découvroi8_en  vous  djissez  illustres  marques* 

ï^our  vous  préférer  même  aux  ^lusjieureûx  monarques  ; 

IMais  puisque  mon  devoir  m'imposoit  d'autres  lois, 

Se  quelque  amant  pour  moi  que  mon  père  eût  fait  choix, 

Quand  à  ce  grand  pouvoir  que  la  valeur  vous  donne 

Vous  auriez  ajouté  Téclat  d'une  couronne, 

Quand  je  vous  aurois  vu ,  quand  je  Taurois  baï,  475 

J'en  aurois  soupiré,  mais  j 'aurois  obéi, 

Et  sur  mes  passions  ma  raison  souyeraipe 

Eût  blâjné  mes  soupirs  et  dissipé  ma  baine. 

SÉVÈRE. 

Que  vous  êtes  beureuse,  et  qu'un  peu  de  soupirs 

Fait  un  aisé  remède  à  tous  vos  déplaisirs'!  480 

Ainsi  de  vos  désirs  toujours  reine  absolue , 

Les  plus  grands  ctîingements  vous  trouvent  résolue  ; 

De  la  plus  fortèl[rdeur  vous  portez  vos  esprits* 

Jusqu'à  l'indifférence  et  peut-être  au  mépris; 

Et  votre  Termeté  fait  succéder  sans  peine  485 

La  faveur  au  dédain ,  et  l'amour  à  la  haigg  * . 

Qu'un  peu  de  votre  bumeur  ou  de  votre  vertu 
Soulageroit  les  maux  de  ce  cœur  abattu  ! 
Un  soupir,  une  larme  à  regret  épandue 
M'auroit  déjà  guéri  de  vous  avoir  perdue  ;  490 

Ma  raison  pourroit  tout  sur  l'amour  affoibli. 
Et  de  l'indifférence  iroit  jusqu'à  l'oubli; 
Et  mon  feu  désormais  se  réglant  sur  le  vôtre , 
Je  me  tiendrois  beureux  entre  les  bras  d'une  autre*. 


X.  Far,  Je  décooTiis  en  tooi  d'asMs  illiutret  marques.  (1648  in-4*) 
a.  Far,  Vou  acquitte  aûément  de  tous  tos  déplainn  !  (x643-56) 

3.  Far,  De  la  plus  forte  amour  tous  portez  tos  esprits.  (164^^) 

4.  Far,  La  farenr  an  mépris,  et  Tamour  à  la  baine.  (i643-56} 

5.  Far,  Je  me  tiendrois  heureux  entre  les  bras  d'un  autre.  (i643-6o) 
—  Voyei  tome  I,  p.  aa8,  note  3-a. 


5io  POLYEUCTE. 

O  trop  aimable  objet,  qui  m^avez  trop  charmé,     495 
Est-ce  là  comme  on  aime,  et  m'avez-vous  aimé  ? 

PAULIITE. 

Je  vous  Tai  trop  fait  voir,  Seigneur;  et  si  mon  àme^ 

Pouvoit  bien  étouffer  les  restes  de  sa  flamme , 

Dieui,  que  j*éviterois  de  rigoureux  tourments  ! 

Ma  raison,  il  est  vrai,  dompte  mes  sentiments^  ;        5oo 

Mais  quelque  autorité  que  sur  eux  elle  ait  prise, 

Elle  n'y  règne  pas,  elle  les  tyrannise  ; 

Et  quoique  le  dehors  soit  sans  émotion , 

Le  dedans  n  eèt  gtlC  trouble  et  quesédition. 

Un  je  ne  sais  quel  charme  encor  vers  vous  m'emporte  ;  5©  5. 

Votre  mérite  est  grand,  si  ma  raison  est  forte  : 

Je  le  vois  encor  tel  qu'il  alluma  mes  feux, 

D'autant  plus  puissanunent  solliciter  mes  vœux, 

Qu'il  est  environné  de  puissance  et  de  gloire, 

Qu'en  tous  lieux  après  vous  il  traîne  la  victoire,         5 1 o 

Que  j'en  sais  mieux  le  prix,  et  qu'il  n'a  point  déçu 

Le  généreux  espoir  que  j'en  avois  conçu. 

Mais  ce  même  devoir  qui  le  vainquit  dans  Rome , 

Et  qui  me  range  ici  dessous  les  lois  d'un  homme, 

Repousse  encor  si  bien  l'effort  de  tant  d'appas,         5 1 5 

Qu'il  déchire  mon  àme  et  ne  l'ébranlé  pas. 

C'est  cette  vertu  même ,  à  nos  désirs  cruelle , 

Que  vous  louiez  alors  en  blasphémant  contre  elle  : 

Plaignez-vous-en  encor;  mais  louez  sa  rigueur, 

Qui  triomphe  à  la  fois  de  vous  et  de  mon  cœur;        5ao 

Et  voyez  qu'un  devoir  moins  ferme  et  moins  sincère' 

X.  Far»  Je  tous  aimai ,  Sévère;  et  si  dedans  mon  âme  i^ 
Je  pouTois  étonfTer  les  restes  de  ma  flamme.  (i643-56) 

a.  far.  Ma  raison,  il  est  vrai,  dompte  mes  monTements.  (i643>56) 

3.  Var,  De  plos  bas  sentiments  n'anroient  pas  méritée 
Cette  parfaite  amoor  que  tods  m'avez  portée.  (1643  et  48  in-4*) 
Var,  De  plus  bas  sentiments  d*ane  ardenr  moins  discrète 
N'anroient  pas  mérité  cette  amour  si  parfaite.  (1648  iii-ia-56) 


ACTE  II,  SCÈNE  IL  5ii 

^^auroit  pas  mérité  Tamour  du  grand  Sévère. 

S^TBRB. 

Ab  !  Madame,  excusez  une  aveugle  douleur  S 

Qai  ne  conngh  plus  nenqûeTexcès  du  malheur  : 

^c  nommois  mconstance,  et  prenoTs  pour  un  crime'  Sa 5 

iDe  ce  juste  devoir  Teffon  le  plus  sublime. 

De  grâce,  montrez  moins  à  mes  sens  désolés 

la  grandeur  de  ma  perte  et  ce  que  vous  valez; 

Et  cachant  par  pitié  cette  vertu  si  rare. 

Qui  redouble  mes  feux  lorsqu'elle  nous  sépare ,  5  3  o 

Faites  voir  des  défauts  qui  puissent  à  leur  tour 

Affoibhr  ma  douleur  avecque  mon  amour. 

PAULINE. 

Hélas  !  cette  vertu ,,^Qioique  enfin  invincible, 

Ne  laisse  que  trop  voir  une  âme  trop  sensible. 

Ces  pleurs  en  sont  témoins,  et  ces  lâches  soupirs       535 

Qu'arrachent  de  nos  feux  les  cruels  souvenirs  : 

Trop  rigoureux^ffets  d'une  aimable  présence 

Contre  qui  mon  devoir  a  trop  peu  de  défense  ! 

Hais  si  vous  estimez  ce  vertueux  devoir, 

Conservez-m'en  la  gloire,  et  cessez  de  me  voir.         540 

Epargnez-moi  des  pleurs  qui  coulent  â  ma  honte  ; 

Epargnez-moi  des  feux  qu'à  regret  je  surmonte  ; 

Enfin  épargnez-moi  ces  tristes  entifitiens, 

Qui  neiont  qu'irriter  vos  tourme^^s  p*  ^^^  miens. 

SÉVSRS. 

Q*ie  je  me  prive  ainsi  du  seul  bien  qui  me  reste  !       545 

PAULINE. 

Sauvez-vous  d'une  vue  à  tous  les  deux  funeste. 

SÉVÈRE. 

Quel  prix  de  mon  amour  !  quel  fruit  de  mes  travaux  ! 

I.  Var,  Abl  Pauline,  excnses  aiM  «rmigle  doakur.  (i643-6o) 
a.  Var,  Je  nommois  ineonatanee ,  et  pranois  pour  des  crimes 
D*an  Tertnei»  deroir  les  efforts  légitimes.  (i643-56) 


5i2  POLYEUCTE. 

PAITLINB. 

C'est  le  remède  seul  qui  peut  guérir  nos  maux. 

SÉVÈRB. 

Je  veux  mourir  des  miens  :  aimez-en  la  mémoire. 

PAULINE. 

Je  veux  guérir  des  miens  :  ils  souiUeroient  ma  gloire.  5  5o 

SÉVÈRB. 

Ah  !  puisque  votre  gloire  en  prononce  Tarrét, 

Il  faut  que  ma  douleur  cède  à  son  intérêt. 

Est-il  rien  que  sur  moi  cette  gloire  n'obtienne  *? 

Elle  me  rend  les  soins  que  je  dois  à  la  mienne. 

Adieu ^e  vais  chercher  au  milieu  des  combats  S55  - 

Cette  immortalité  que  donne  un  beau  trépas^y 

Et  remplir  dignement,  par  une  mort  pompeuse, 

De  mes  premiers  exploits  Tattente  avantageuse , 

Si  toutefois,  après  ce  coup  mortel  du  sort, 

J*ai  de  la  vie  assez  pour  chercher  une  mort.  56 o 

PAULINE. 

Et  moi ,  dont  votre  vue  augmente  le  supplice , 
Je  l'éviterai  même  en  votre  sacrifice'; 
Et  seule  dans  ma  chambre  enfermant  mes  regrets , 
Je  vais  pour  vous  aux  Dieux  faire  des  vœux  secrets. 

SÉVÈRE. 

fPuisse  le  juste  ciel ,  content  de  ma  ruine,  565 

IXiombler  d'heur  et  de  jours  Polyeucte  et  Pauline  ! 

PAULINE. 

rPuisse  trouver  Sévère,  après  tant  de  malheur, 
\jUne  félicité  digne  de  sa  valeur! 

SÉVÈRE. 

U  la  trouvoit  en  vous. 


i,Var,  D*an  oœor  comme  le  mien  qa'est-ce  qu'elle  n'obtienne? 
Vons  réveillez  les  soins 'qne  je  dois  ii  la  mienne.  (164 3*56) 
Var,  Il  n'est  rien  que  sur  moi  cette  gloire  n^obtienne.  (1660-64) 

^,Var»  Je  la  renz  éritor,  mêmes  an  sacrifice.  (i643-56) 


c 


ACTE  II,  SCÈNE  IL  5i3 

PAULINE. 

Je  dépendois  d'un  père. 

SÉVÈRE. 

O  devoir  qui  me  perd  et  qui  me  désespère  !  570 

Adieu,  trop  Vertueux  objet .  et  trop  charmant ."^ 

PAULINE. 

Adieu,  trop  malheureux  et  trop  parfait  amant. 


SCENE  III. 

PAULINE,  STRATONICE. 

STRATONICS. 

Je  VOUS  ai  plaints  ^  tous  deux,  j'en  verse  encor  des  larmes  ; 

Hais  du  moins  votre  esprit  est  hors  de  ses  alarmes  : 
f  Vous  voyez  clairement  que  votre  songe  est  vain;l       575 
/  Sévère  ne  vient  pas  la  vengeance  à  la  main.        ' 

PAULINE. 

Laisse-moi  respirer  du  moins,  si  tu  m'as  plainte  : 
Au  fort  de  ma  douleur  tu  rappelles  ma  crainte; 
Souffre  un  peu  de  relâche  à  mes  esprits  troublés , 
Et  ne  m'accable  point  par  des  maux  redoublés.  5  8  o 

STRATONICE. 

Quoi  ?  vous  craignez  encor  ! 

PAULINE. 

Je  ti^emble,  Stratonice; 
i      Et  bien  que  je  m'effraye  avec  peu  de  justice  ', 

Cette  injuste  frayeur  sans  cesse  reproduit 
I      L'image  des  malheurs  que  j'ai  vus  cette  nuit. 

STRATONICE. 

Sévère  est  généreux. 


^ 


I.  Les  éditioiu  de  x668  et  de  i68a  portent  :  «  Je  tous  ai  plaint ,  s  aTec  le 
putiôpe  inrariable. 
^.Far,  Et  quoique  je  m'effraye  aTec  peu  de  jnttioe.  (i643-56) 

CoiumLLB.  III  33 


5i4  POLYEUCTE. 

PàULIlfB. 

Malgré  sa  retenue,  58  f 

Poljeucte  sanglant  frappe  toujours  ma  vue. 

STRATONICB. 

Vous  voyez  ce  rival  faire  des  vœux  pour  lui  * . 

PAULINB. 

I  Je  crois  même  au  besoin  qu'il  seroit  son  appui  ; 

I  Mais  soit  cette  croyance  ou  fausse  ou  véritable, 

1  Son  séjour  en  ce  lieu  m'est  toujours  redoutable;         590 

\A  quoi  que  sa  vertu  puisse  le  disposer^, 

\I1  est  puissant,  il  m'aime,  et  vient  pour  m'épouser. 

SCÈNE  IV. 

POLYEUCTE,  NÉARQUE,  PAULINE, 

STRATONICE. 

POLTBUCTE. 

C'est  trop  verser  de  pleurs  :  il  est  temps  qu'ils  tarissent, 
Que  votre  douleur  cesse,  et  vos  craintes  finissent; 
Malgré  les  faux  avis  par  vos  Dieux  envoyés,  595 

Je  suis  vivant,  Madame,  et  vous  me  revoyez. 

PAULINE. 

Le  jour  est  encor  long,  et  ce  qui  plus  m'effraie, 
La  moitié  de  l'avis  se  trouve  déjà  vraie  : 
J'ai  cru  Sévère  mort,  et  je  le  vois  ici. 

POLYEUCTE. 

Je  le  sais;  mais  enfin  j'en  prends  peu  de  souci.  600 

Je  suis  dans  Mélitène,  et  quel  que  soit  Sévère, 
Votre  père  y  conmiande,  et  l'on  m'y  considère; 
Et  je  ne  pense  pas  qu'on  puisse  avec  raison 

I.  Var,  Vous-même  êtes  témoin  des  vœux  quUl  fait  pour  lui.  (1643 -56) 
a.  Far.  A  quoi  que  sa  vertu  le  paisse  disposer.  (1643-64} 


J 


ACTE  II,  SCÈNE  IV.  5i5 

D'un  cœur  tel  qae  le  «en  craindre  une  trahison. 

On  m'avoit  assuré  qu'il  vous  faisoit  visite ,  60 s 

£t  je  venois  lui  rendre  un  honneur  qu'il  mérite. 

PAULINE.  • 

U  vient  de  me  quitter  assez  triste  et  confus  ; 
Mais  j'ai  gagné  sur  lui  qu'il  ne  me  verra  plus. 

POLYKUCTB. 

Quoi  !  vous  me  soupçonnez  déjà  de  quelque  ombrage  ? 

PAULIIVE. 

Je  ferois  à  tous  trois  un  trop  sensible  outrage.  6 1  o 

rassure  mon  repos,  que  troublent  ses  regards. 

La  vertu  la  plus  ferme  évite  les  hasards  : 

Qui  s'expose  au  péril  veut  bien  trouver  sa  perte  ; 

Et  pour  vous  en  parler  avec  une  âme  ouverte , 

Depuis  qu'un  vrai  mérite  a  pu  nous  enflanmier,  6 1 5 

gésence  toujours  a  droit  de  nous  charmer. 
Outre  qu'on  doit  rougir  ^e  s  en  laisser  surprendre , 
On  souffre  à  résister,  on  souffre  à  s'en  défendre; 
Et  bien  que  la  vertu  triomphe  de  ces  feux , 
La  victoire  est  pénible,  et  le  combat  honteux.  690 

POLYEUCTE. 

X)  vertu  trop  parfaite ,  et  devoir  trop  sincère ,  \ 
Que  vous  devez  coûter  de  regret%  à  Sévère  !      * 
Qu'aux  dépens  d'un  beau  feu  vous  me  rendez  heureux,i 
Et  que  vous  êtes  doux  à  mon  cœur  amoureux  !  { 

Plus  je  vois  mes  défauts  et  plus  je  vous  contemple ,    6  a  5 
Plus  j'admire.... 

SCÈNE  V. 

POLYEUCTE,  PAULINE,  NÉARQUE, 
STRATONICE,  CLÉON. 

CLÏON. 

Seigneur,  Félix  vous  mande  au  temple  : 


5i6  POLTEUCTE. 

La  victime  est  choisie,  et  le  peuple  à  genoux , 
Et  pour  sacrifier  on  n'attend  plus  que  vous. 

POLTEUCTE. 

Va,  nous  allons  te  suivre.  Y  venez-vous,  Madame? 

PAULINE. 

I Sévère  craint  ma  vue,  elle  irrite  sa  flamme  :  63 o 

|Je  lui  tiendrai  parole,  et  ne  veux  plus  le  voir. 
Adieil  :  vous  Ty  verrez;  pensez  à  son  pouvoir, 
Et  ressouvenez-vous  que  sa  faveur  est  grande*. 

POLTEUCTE. 

Allez,  tout  son  crédit  n'a  rien  que  j'appréhende  ; 

Et  comme  je  coimois  sa  générosité ,  6  3  5 

Nous  ne  nous  combattrons  que  de  civilité. 


SCÈNE  VI. 

POLYEUCTE,  NÉARQUE. 

NEARQUB. 

Où  pensez-vous  aller  ? 

POLYEUCTE. 

^u  temple,  où  Ton  m'appelle. 

NÉARQUE. 

.  Quoi?  vous  mêler  aux  vœux  d'une  troupe  infidèle  ! 
/  publiez-vous  déjà  que  vous  êtes  chrétien  ? 

POLTEUCTE. 

Vous  par  qui  je  le  suis,  vous  en  souvient-il  bien?       640 

NÉàBQUE. 

J'abhorre  les  faux  Dieux. 

POLTEUCTE. 

Et  moi,  je  les  déteste. 

X.  Vur,  EtTont  reuoiiTeoex  que  m  fiTeur  est  grande,  (i  643-56) 


ACTE  II,    SCÈNE  VI.  5i7 

ukaiiqiie. 
Je  tiens  leur  culte  i|Q(âe. 

POLTBUCTE. 

^  Et  je  le  tiens  h^^sSk^-  l*^^*"*^ 

NKARQUB. 

Fuyez  donc  leurs  autels. 

POLTEUCTB. 

Je  les  veux  renverser*, 
Et  mourir  dans  leur  temple,  ou  les  y  terrasser^. 

Allons,  mon  cher  Néarque,  allons  aux  yeux  des  honmies 
Braver  Tidolàtrie ,  et  montrer  qui  nous  sommes  : 
C'est  Tattente  du  ciel ,  il  nous  la  faut  remplir;**^ 
Je  viens  de  le  promettre,  et  je  vais  Taccomplir*. 
Je  rends  grâces  au  Dieu  que  tu  m'as  fait  connottre 
De  cette  occasion  qu'il  a  sitôt  fait  naître,  65o 

Où  déjà  sa  bonté ,  prête  à  me  couronner, 
Daigne  éprouver  la  foi  qu'il  vient  de  me  donner. 

NÉÂRQUB. 

Ce  zèle  est  trop  ardent ,  souffrez  qu'il  se  modère.lT 

POLTBUCTE. 

On  n'en  peut  avoir  trop  pour  le  Dieu  qu'on  révère. 

NÉARQUB. 

Vous  trouverez  la  mort. 

POLTBUCTB.  \y^ 

Je  la  cherche  pour  lui.    t'  «5  5 

NEARQUB.  % 

Et  si  ce  cœur  s'ébranle? 

POLTBUCTB. 

Il  sera  mon  appui. 

NÉARQUB. 

II  ne  conmiande  point  que  l'on  s'y  précipite. 

I.  Voyes  la  Notice,  p.  466. 

%,  Var,  Et  mourir  dfliiA  leur  temple,  ou  bien  les  eu  cfaiiftser.  (i643-56) 

3.  Far.  Je  le  TieiM  de  promettre,  et  je  vait  l*aceomplir.  (i643-6o) 


5i8  POLYEUCTE. 

POLTEUCTB. 

Plus  elle  est  volontaire,  et  plus  elle  mérite. 

mcâJiQus. 
n  suffit,  sans  chercher,  d'attendre  et  de  souffrir. 

POLTEUCTB. 

On  souffre  avec  regret  quand  on  n'ose  s'offrir.  660 

NÉARQUB. 

Mais  dans  ce  temple  enfin  la  mort  est  assurée. 

POLTEUCTE. 

[Mais  dans  le  ciel  déjà  la  palme  est  préparée. 

NÉARQUB. 

Par  une  sainte  vie  il  faut  la  mériter*. 

POLTEUCTE. 

Mes  crimes,  en  vivant,  me  la  pourroient  ôter. 
Pourquoi  mettre  au  hasard  ce  que  la  mort  assure?     6S5 
Quand  elle  ouvre  le  ciel,  peut-elle  sembler  dure  ? 
Je  suis  chrétien,  Néarque,  et  le  suis  tout  à  fait; 
La  foi  que  j'ai  reçue  aspire  à  son  effet. 
\  Qui  fuit  croit  lâchement,  et  n  a  qu'une  foi  morte. 

NÉARQUE. 

Ménagez  votre  vie,  à  Dieu  même  elle  importe'  :        670 
/vivez  pom*  protéger  les  chrétiens  en  ces  lieux. 

POLTEUCTE. 

f  L'exemple  de  ma  mort  les  fortifiera  mieux. 

NÉARQUE. 

Vous  voulez  donc  mourir  ? 

POLTEUCTE. 

Vous  aimez  donc  à  vivre  ? 

NÉARQUE. 

Je  ne  puis  déguiser  que  j'ai  peine  à  vous  suivre  : 
Sous  l'horreur  des  tourments  je  crains  de  succomber. 


i.Far,  Par  nne  Minte  ▼!«  il  la  faut  mériter.  (i643-56) 

a.  yar.  Voyei  que  votre  vie  à  Dieu  mimea  importe.  (x643-56) 


ACTE  II,  SCÈNE  VI.  Sig 

POLTBUGTE. 

Qui  marche  assurément  n'a  point  peur  de  tomber  \ 
Dieu  fait  part,  au  besoin,  de  sa  force  infinie.  \ 
Qui  craint  de  le  nier,  dans  son  âme  le  nie  :     \ 
U  croit  le  pouvoir  faire,  et  doute  de  sa  foi.      i 

NBARQUB. 

Qui  n'appréhende  rien  présume  trop  de  soi.  6So 

POLYEUCTB. 

J attends  tout  de  sa  grâce,  et  rien  de  ma  foiblesse.f 
Mais  loin  de  me  presser,  il  faut  que  je  vous  presse  ! 
D'où  vient  cette  froideur  ? 

NEARQUB. 

Dieu  même  a  craint  la'mort. 

POLYEUCTB. 

u  s'est  offert  pourtant:  suivons  ce  saint  effort; 
Dressons-lui  des  autels  sur  des  monceaux  d'idoles.    68  5 
n  faut  (je  me  souviens  encor  de  vos  paroles*) 
Négliger,  pour  lui  plaire,  et  femme,  et  biens,  et  rang,i 
Exposer  pour  sa  gloire  et  verser  tout  son  sang. 
Hélas  !  qu'avez-vous  fait  de  cette  amour  parfaite 
Que  vous  me  souhaitiez ,  et  que  je  vous  souhaite?      690 
S'il  vous  en  reste  encor,  n'êtes- vous  point  jaloux 
Qu'à  grand'peine  chrétien,  j'en  montre  plus  que  vous? 

NÉARQUE. 

Vous  sortez  du  baptême ,  et  ce  qui  vous  anime ,  ] 

C'est  sa  grâce  qu'en  vous  n'affoiblit  aucun  crime  ; 

Comme  encor  toute  entière,  elle  agit  pleinement,     695 

Et  tout  semble  possible  à  son  feu  véhément  ;  l 

Biais  cette  même  grâce,  en  moi  diminuée , 

Et  par  mille  péchés  sans  cesse  exténuée, 

Agit  aux  grands  effets  avec  tant  de  langueur, 

Que  tout  semble  impossible  à  son  peu  de  vigueur.     700 

I.  I^s  deux  vers  soiTanti  «ont  la  reprodoctîoa  textueUe  des  Tert  75  et  76. 


5ao  POLYEUCTE. 

Cette  indigne  mollesse  et  ces  lâches  défenses 
Sont  des  punitions  qu'attirent  mes  offenses; 
Mais  Dieu,  dont  on  ne  doit  jamais  se  défier. 
Me  donne  votre  exemple  à  me  fortifier. 

Allons,  cher  Polyeucte,  allons  aux  yeux^  des  hommes 
^Braver  Tidolâtrie ,  et  montrer  qui  nous  sommes  ; 
Puissé-je  vous  donner  l'exemple  de  souffrir, 
Comme  vous  me  donnez  celui  de  vous  offrir  ! 

POLYEUCTE. 

A  cet  heureux  transport  que  le  ciel  vous  envoie , 
Je  reconuois  Néarque ,  et  j'en  pleure  de  joie.  7 1  o 

Ne  perdons  plus  de  temps  :  le  sacrifice  est  prêt;  ' 

[Allons-y  du  vrai  Dieu  soutenir  l'intérêt; 
^Allons  fouler  aux  pieds  ce  foudre  ridicule 
jDont  arme  un  bois  pourri  ce  peuple  trop  crédule; 
jAUons  en  éclairer  l'aveuglement  fatal  ;  7 1  & 

AUons  briser  ces  Dieux  de  pierre  et  de  métal  : 
Abandonnons  nos  jours  à  cette  ardeur  céleste; 
Faisons  triompher  Dieu  :  qu'il  dispose  du  reste  ! 

IfÉARQUS. 

AUons  faire  éclater  sa  gloire  aux  yeux  de  tous , 

Et  répondre  avec  zélé  à  ce  qu'il  veut  de  nous'.  730 

I.  L*édition  de  i68a  porte,  par  erreur  :  c  aox  pieds,  «  pour  «  aaz  yeux,  s 
a.  Var.  Alloiif  mourir  pour  lui,  comme  il  est  mort  pour  nous  (a). 

(x643et48  in-4<») 

{n)  «  Néarque  ne  fait  ici  que  répéter  en  deux  vers  languissants  ce- qu'a  dit 
Polyeucte  ;  aussi  j*ai  tu  souvent  supprimer  ces  vers  a  la  représentation.  ■ 

{yoltairg,) 


FIN  DU    8BG01ID  ÂGTB. 


/ 


ACTE  III,   SCÈNE  I.  Sai 


ACTE  III. 


SCÈNE    PREMIÈRE. 

PAULINE. 

Que^de  soucis  flottants,  que  de  confus  nuages 

Présentent  à  mes  yeux  d'inconstantes  images  ! 

Douce  tranquillité,  que  je  n'ose  espérer, 

Que  ton  divin  rayon  tarde  à  les  éclairer  ! 

MiUe  agitations ,  que  mes  troubles  produisent  %         7  a  5 

Dans  mon  cœur  ébranlé  tour  à  tour  se  détruisent  : 

Aucun  espoir  n'y  coule  où  j^ose  persister  ; 

Aucun  effroi  n'y  régne  où  j'ose  m'arréter. 

Mon  esprit,  embrassant  tout  ce  qu'il  s'imagine, 

Voit  tantôt  mon  bonheur,  et  tantôt  ma  ruine',  730 

Et  suit  leur  vaine  idée  avec  si  peu  d'effet'. 

Qu'il  ne  peut  espérer  ni  craindre  tout  à  fait. 

Sévère  incessamment  brouille  ma  fantaisie  : 

J'espère  en  sa  vertu,  je  crainssa  jalousie  ; 

Et  je  n'ose  penser  que  d'un  œil  bien  égal  735 

Polyeucte  en  ces  lieux  puisse  voir  son  rival. 

Conmie  entre  deux  rivaux  la  haine  est  naturelle,  l 

L^entrevue  aisément  se  termine  en  querelle  :  ^ 

L'on  voit  aux  mains  d'autrui  ce  qu'il  croit  mériter, 

I.  Far.  Bfille  pcnacn  dÎTcn ,  que  ma  trooblei  prodnÎMut, 

Dans  moo  coeur  incertain  à  l'envi  se  détraicent: 

Il  ni  espoir  ne  me  Batte  où  j'ose  persister  ; 

Nulle  peur  ne  mVffiraje  où  j'ose  m'arréter.  (i643-56) 
a.  Far.  Veut  tantôt  mon  bonheur,  et  tantôt  ma  ruine.  (i643  et  48  >n-4*) 
3.  Far,  L*na  et  Tautre  le  frappe  arec  si  peu  d'effet.  (x643-56) 


5a!i  POLYEUGTE. 

L'autre  un  désespéré  qui  peut  trop  attenter*.  740 

Quelque  haute  raison  qui  règle  leur  courage , 

L'un  conçoit  de  Tenvie ,  et  Tautre  de  Tombrage  ; 

La  honte  d'un  affront,  que  chacun  d'eux  croit  voir 

Ou  de  nouveau  reçue',  ou  prête  à  recevoir , 

Consumant  dès  l'abord  toute  leur  patience ,  745 

Forme  de  la  colère  et  de  la  défiance, 

Et  saisissant  ensemble  et  l'époux  et  l'amant, 

En  dépit  d'eux  les  livre  à  leur  ressentiment. 

Mais  que  je  me  figure  une  étrange  chimère , 

Et  que  je  traite  mal  Polyeucte  et  Sévère  !  750 

Comme  si  la  vertu  de  ces  fameux  rivaux 

Ne  pouvoit  s'afiOranchir  de  ces  communs  défauts  ! 

'Leurs  âmes  à  tous  deux  d'elles-mêmes  maîtresses 
Sont  d'un  ordre  trop  haut  pour  de  telles  bassesses. 
Ils  se  verront  au  temple  en  hommes  généreux;  755 

Mais  las  !  ils  se  verront,  et  c'est  beaucoup  pour  eux. 

f  Que  sert  à  mon  époux  d'être  dans  Mélitène , 
Si  contre  lui  Sévère  arme  l'aigle  romaine , 
Si  mon  père  y  commande,  et  craint  ce  favori, 

>  Et  se  repent  déjà  du  choix  de  mon  mari  ?  760 

Si  peu  que  j'ai  d'espoir  ne  luit  qu'avec  contrainte; 
En  naissant  il  avorte ,  et  fait  place  à  la  crainte  ; 
Ce  qui  doit  l'affermir  sert  à  le  dissiper. 
Dieux  !  faites  que  ma  peur  puisse  enfin  se  tromper  ! 

SCÈNE    IL 

PAULINE,  STRATONICE. 

PAULINE. 

Mais  sachons-en  l'issue.  Eh  bien  !  ma  Stratonice,       766 

X.  y»r',  L*aotre  an  désespéré  qui  le  loi  Teutôter.  (i643-56) 

a.  On  lit  :  «  Ont  de  nouveau  reçue ,  »  danii  les  éditions  de  i663  et  de  16A4. 


ACTE  III,  SCÈNE  II.  5a3 

Gomment  s^est  terminé  ce  pompeux  sacrifice? 
Ces  rivaux  généreux  au  temple  se  sont  vus? 

STRATOmCX. 

Ah  !  Pauline  !  t 

PAULINE. 

Mes  vœux  ont-ils  été  déçus?  ( 
J*en  vois  sur  ton  visage*  une  mauvaise  marque.) 
Se  sont-ils  querellés  ? 

STRATONIGS. 

Polyeucte ,  Néarque ,  770 

Les^chrétieiîs.... 

PÀULIIfE. 

Parle  donc  :  les  chrétiens.... 

STRATONICE.  . 

Je  ne  puis. 

PAULINE. 

Tu  prépares  mon  âme  à  d'étranges  ennuis. 

STRATONICE. 

Vous  n'en  sauriez  avoir  une  plus  juste  cause. 

PAULINE. 

L'ont-ils  assassiné? 

STRATONIGS. 

Ce  seroit  peu  de  chose. 
Tout  votre  songe  est  vrai,  Polyeucte  n*est  plus....      775 

PAULINE. 

Il  est  mort  ! 

STRATONICE. 

Non,  il  vit;  mais,  6  pleurs  superflus!  ) 
Ce  courage  si  grand ,  cette  âme  si  divine , 
N'est  plus  digne  du  jour,  ni  digne  de  Pauline. 
Ce  n'est  plus  cet  époux  si  charmant  à  vos  yeux  ; 
C'est  l'ennemi  commun  de  l'État  et  des  Dieux,  ]        780 

I.  Ob  lit  :  %  sar  svn  'vùtfge,  s  dans  les  éditions  de  x648-54  «t  de  i656. 


A  ■ 


5a4  POLYEUCTE. 

Un  méchant 9  un  infâme ,  un  rebelle,  \m  perfide, 
Un  traître,  un  scélérat,  un  lâche ,  un  parricide, 
[Une  peste  exécrable  à  tous  les  gens  de  bien, 
[Un  sacrilège  impie  :  en  un  mot ,  un  chrétien  ^ . 

PAULINE. 

Ce  mot  auroit  suffi  sans  ce  torrent  d'injures.  785 

STRATONICE. 

Ces  titres  aux  chrétiens  sont-ce  des  impostures? 

PAULINE. 

Il  est  ce  que  tu  dis,  s'il  embrasse  leur  foi  ; 
Mais  il  est  mon  époux,  et  tu  parles  à  moi. 

STRATONICE. 

Ne  considérez  plus  que  le  Dieu  qu'il  adore. 

PAULINE. 

/Je  Taimai  par  devoir  :  ce  devoir  dure  encore.  790 

STRATONICE. 

U  VOUS  donne  à  présent  sujet  de  le  haïr  : 

Qui  trahit  tous  nos  Dieux  auroit  pu  vous  trahir*. 

PAULINE. 

Je  Taimerois  encor,  quand  il  m'auroit  trahie  ;  *^^ 
Et  si  de  tant  d'amour  tu  peux  être  ébahie',  ^  S^ou»s^ 
Apprends  que  mon  devoir  ne  dépend  point  du  sien  2795 
Qu'il  7  manque,  s'il  veut;  je  dois  faire  le  mien. 
Quoi?  s'il  aimoit  ailleurs,  serois-je  dispensée* 
A  suivre,  à  son  exemple,  une  ardeur  insensée? 
Quelque  chrétien  qu'Û  soit,  je  n'en  ai  point  d'horreur; 

I.  Dans  M  Pratique  du  théâtre  (nonrean  chapitre  manuscrit  du  livre  VI), 
l'abbé  d*Anbignac  fiiit  la  remarque  suivante  :  a  Dans  le  Poljreucte  de  Corneille.... 
Stratonice,  qui  n^est  qu'une  simple  suivante,  et  quelques  antres  acteurs  font 
plusieurs  discours  en  faveur  de  la  religion  des  païens  et  disent  uneiu£nité  d^n- 
jures  contre  le  christianisme,  qu'ils  ne  traitent  que  de  crimes  et  d'extrava- 
gances, et  l'auteur  n'introduit  aucun  acteur  capable  d'y  répondre  et  d'eo  dé- 
tmirela  fausseté;  cela  fit  un  si  mauvais  effet  que  feu  M.  le  cardinal  deRicheliei 
ne  le  put  jamais  approuver.  » 

a.  yàr.  Qui  trahit  bien  les  Dieux  auroit  pu  vous  trahir.  (i643-56) 

3.  Far.  Et  si  de  cette  amour  tu  peux  être  ébahie.  (x643-56) 

4.  Voycx  tome  I,  p.  ao8,  note  a. 


ACTE  III,  SCÈNE  II.  5a5 

Je  chéris  sa  personne,  et  je  hais  son  errear.   |  Soo 

Mais  quel  ressentiment  en  témoigne  mon  père  ? 

STRATONIGB. 

Une  secrète  rage,  un  excès  de  colère ,  \ 

Malgré  qui  toutefois  un  reste  d*amitié  • 

Montre  pour  Polyeucte  encor  quelque  pitié.  ^ 

n  ne  veut  point  sur  lui  faire  agir  sa  justice ,  8  o  5 

Que  du  traître  Néarque  il  n'ait  vu  le  supplice. 

PAULINE. 

Quoi?  Néarque  en  est  donc? 

STRATONICE. 

Néarque  Ta  séduit  : 
De  leur  vieille  amitié  c'est  là  Tindigne  fruit. 
Ce  perfide  tantôt,  en  dépit  de  lui-même, 
L'arrachant  de  vos  bras ,  le  traînoit  au  baptêmes       8 1  o 
Voilà  ce  grand  secret  et  si  mystérieux 
Que  n*en  pouvoit  tirer  votre  amour  curieux. 

PAULINE. 

Tu  me  blâmois  alors  d'être  trop  importune. 

STRATONICE. 

Je  ne  prévoyois  pas  une  telle  infortune. 

PAULINE. 

Avant  qu'abandonner  mon  àme  à  ines  douleurs,        8 1 5 

D  me  faut  essayer  la  force  de  mes  pleurs  : 

En  qualité  de  femme  ou  de  fille ,  j'espère 

Qu'ils  vaincront  un  époux ,  ou  fléchiront  un  père. 

Que  si  sur  l'un  et  l'autre  ils  manquent  de  pouvoir. 

Je  ne  prendrai  conseil  que  de  mon  désespoir.  8a o 

Apprends-moi  cependant  ce  qu'ils  ont  fait  au  temple. 

STRATONICE. 

C'est  une  impiété  qui  n'eut  jamais  d'exemple; 

Je  ne  puis  y  penser  sans  frémir  à  l'instant , 

Et  crains  de  faire  un  crime  en  vous  la  racontant. 

Apprenez  en  deux  mots  leur  brutale  insolence.  8^5 


5a6  POLTEUCTE. 

Le  prêtre  avoit  à  peine  obtenu  du  silence , 
Et  devers  l'orient  assuré  son  aspect, 
Qu'ils  ont  fait  éclater  leur  manque  de  respect  * . 
,  A  chaque  occasion  de  la  cérémonie , 
-*  '  t  j  A  Tenvi  Tun  et  Tautre  étaloit  sa  manie ,  8  3o 

^  I  Des  mystères  sacrés  hautement  se  moquoit , 
Et  traitoit  de  mépris  les  Dieux  qu'on  invoquoit. 
Tout  le  peuple  en  murmure,  et  Félix  s'en  offense; 
Mais  tous  deux  s' emportant^  à  plus  d'irrévérence  : 
«  Quoi  ?  lui  dit  Polyeucte  en  élevant  sa  voix ,  8  3  5 

Adorez-vous  des  Dieux  ou  de  pierre  ou  de  bois  ?  » 
Ici  dispensez-moi  du  récit  des  blasphèmes 
Qu'Ds  ont  vomis  tous  deux  contre  Jupiter  mêmes. 
L'adultère  et  l'inceste  en  étoient  les  plus  doux. 
«  OyeZ|  dit-'il  ensuite,  oyez,  peuple,  oyez  tous*.      840 

Le  Dieu  de  Polyeucte  et  celui  de  Néarque 
De  la  terre  et  du  ciel  est  l'absolu  monarque , 
Seul  être  indépendant,  seul  maître  du  destin*, 
ul  principe  étemel,  et  souveraine  fin. 
'est  ce  Dieu  des  chrétiens  qu'il  faut  qu'on  remercie  s  4  5 
es  victoires  qu'il  donne  à  l'empereur  Décie  ; 
Lui  seul  tient  en  sa  main  le  succès  des  combats; 
Il  le  veut  élever,  il  le  peut  mettre  à  bas'; 
Sa  bouté ,  son  pouvoir,  sa  justice  est  immense  ; 
C'est  lui  seul  qui  punit,  lui  seul  qui  récompense.       S5o 
Vous  adorez  en  vain  des  monstres  impuissants.  » 
f  Se  jetant  à  ces  mots  sur  le  vin  et  l'encens, 
I  Après  en  avoir  mis  les  saints  vases  par  terre, 
I  Sans  crainte  de  Félix ,  sans  crainte  du  tonnerre  y 

I.  f'ar,  Qoe  l'on  s'est  aperçu  de  leur  peu  de  respect.  (1643-56) 
a.  Les  éditions  de  x643-63  donnent  :  a  s' emportants ,  v  avec  une  #. 
Z.F'ar.  Oyez,  Félix,  suit-il,  oyez,  peuple,  oyez,  tous.  (i643-56) 
^,yar.  Seul  maître  du  destin,  seul  être  indépendant. 
Substance  qui  jamais  ne  reçoit  d'accident.  (i643-56) 
5.  Far,  11  le  reut  élerer,  il  le  pent  mettre  bas.  (x643-63) 


ACTE  III,  SCÈ5E  II.  5ft7 

D*une  fureur  pareille  ils  courent  à  Tautel.  8  5  5 

Cieux  !  a-t-on  va  jamais,  a-t-on  rien  tu  de  tel? 
Du  plus  puissant  des  Dieux  nous  voyons  la  statua 
Par  une  main  impie  à  leurs  pieds  abattue, 
Les  mystères  troublés,  le  temple  profané,    | 
La  fuite  et  les  clameurs  d'un  peuple  mutiné ,  860 

Qui  craint  d'être  accablé  sous  le  courroux  céleste. 
Félix....  Mais  le  voici  qui  vous  dira  le  reste. 

PAULINE. 

Que  son  visage  est  sombre  et  plein  d'émotion  ! 
Qu'il  montre  de  tristesse  et  d'indignation  ! 


SCENE  IIL 

FÉLIX,  PAULINE,  STRATONICE. 

FÉLIX. 

Une  telle  insolence  avoir  osé  parottre  !  865 

En  public  !  à  ma  vue  !  il  en  mourra,  le  trattre. 

PAULINE. 

Souffrez  que  votre  fille  embrasse  vos  genoux. 

FELIX. 

Je  parle  de  Néarque ,  et  non  de  votre  époux. 
Quelque  indigne  qu'il  soit  de  ce  doux  nom  de  gendre , 
Mon  âme  lui  conserve  un  sentiment  plus  tendre  :       870 
La  grandeur  de  son  crime  et  de  mon  déplaisir 
N'a  pas  éteint  l'amour  qui  me  l'a  fait  choisir. 

PAULINE.  . 

Je  n'attendois  pas  moins  de  la  bonté  d'un  père.  ^ 

FÉLIX. 

Je  pouvois  l'immoler  à  ma  juste  colère  ; 

Car  vous  n'ignorez  pas  à  quel  comble  d'horreur         875 

De  son  audace  impie  a  monté  la  fureur; 

Vous  l'avez  pu  savoir  du  moins  de  Stratonice. 


5!k8  POLTEUCTE. 

PAULINE. 

Je  sais  que  de  Néarque  il  doit  voir  le  supplice. 

FBLIX. 

Du  conseil  qu'il  doit  prendre  il  sera  mieux  instruit , 
Quand  il  verra  punir  celui  qui  Ta  séduit.  8fl 

Au  spectacle  sanglant  d'un  ami  qu'il  faut  suivre, 
La  crainte  de  mourir  et  le  désir  de  vivre 
Ressaisissent  une  âme  avec  tant  de  pouvoir, 
Que  qui  voit  le  trépas  cesse  de  le  vouloir. 

'  L'exemple  touche  plus  que  ne  fait  la  menace  :        .Si 
Cette  indiscrète  ardeur  tourne  bientôt  en  glace , 
Et  nous  verrons  bientôt  son  cœur  inquiété  *  ""^ 

I  Me  demander  pardon  de  tant  d'impiété. 

PAULINE. 

Vous  pouvez  espérer  qu'il  change  de  courage  ? 

FELIX. 

\  Aux  dépens  de  Néarque  il  doit  se  rendre  sage.  8$ 

PAULINE. 

Il  le  doit;  mais,  hélas!  où  me  renvoyez- vous , 
Et  quels  tristes  hasards  ne  court  point  mon  époux, 
Si  de  son  inconstance  il  faut  qu'çnfin  j'espère 
Le  bien  que  j'espérois  de  la  bonté  d'un  père  ? 

FELIX.' 

j  Je  vous  en  fais  trop  voir,  Pauline ,  à  consentir  '  8  c 

V  Qu'il  évite  la  mort  par  un  prompt  repentir. 

Je  devois  même  peine  à  des  crimes  semblables'; 

Et  mettant  différence  entre  ces  deux  coupables. 

J'ai  trahi  la  justice  à  l'amour  paternel  ; 

Je  me  suis  fait  pour  lui  moi-même  criminel  ;  9< 

I .  f^ar,  N'en  ayez  pins  l'esprit  si  fort  inquiété  : 

n  se  repentira  de  son  impiété. 

FAUT>.  Quoi?  TOUS  espérez  donc  qu'il  change  de  courage?  (1643 -56) 
a.  P^ar,  Je  lui  fais  trop  de  grâce  encor  de  consentir.    164S-56) 
3.  ^ar,  La  même  peine  est  due  à  des  mmes  semblables.  (x643-56) 


ACTE  III,   SCENE  III.  629 

Et  j^attendois  de  vous,  au  milieu  de  vos  craintes. 
Plus  de  remerchnents  que  je  n'entends  de  plaintes. 

PAULINE. 

D01  quoi  remercier  qui  ne  me  donne  rien  ?  j 

Je  sais  quelle  est  Fhumeur  et  T esprit  d'un  chrétien  :| 
Dans  Tobstination  jusqu'au  bout  il  demeure;  jgos 

Vouloir  son  repentir,  c'est  ordonner  qu'il  meure.     / 

"*  FÉLIX. 

Sa  grâce  est  en  sa  main,  c^est  à  lui  d'y  rêver. 

PAULIliE. 

Faites-la  toute  entière. 

FÉLIX. 

Il  la  peut  achever. 

PAULINE. 

Ne  Tabandonnez  pas  aux  fureurs  de  sa  secte. 

FÉLIX. 

Je  l'abandonne  aux  lois ,  qu'il  faut  que  je  respecte.  '910 

PAULINE. 

Est-ce  ainsi  que  d'un  gendre  un  beau-père  est  l'appui  ? 

FÉLIX. 

Qu'il  fasse  autant  pour  soi  comme  je  fais  pour  lui. 

PAULIigS. 

Mais  il  est  aveuglé. 

FÉLIX. 

Mais  il  se  plaît  à  l'être  : 
Qui  chérit  son  erreur  ne  la  veut  pas  connoitre. 

PAULINE. 

Mon  père,  au  nom  des  Dieux.... 

FÉLIX. 

r  Ne  les  réclamez  pas ,  # 

Ces  Dieux  dont  l'intérêt  demande  son  trépas.  ' 

PAULINE. 

Ils  écoutent  nos  vœux. 

FÉLIX. 

Eh  bien  !  qu'il  leur  en  fasse. 
CoRvsiixB.  ni  34 


53o  POLYEUCTE. 

PAULINE. 

Au  nom  de  TEmpereur  dont  vous  tenez  la  place 

FÉLIX. 

J'ai  son  pouvoir  en  main;  mais  s'il  me  Ta  commis, 
C'est  pour  le  déployer  contre  ses  ennemis.  920 

PAULINE. 

Polyeucte  Test-il  ? 

FELIX. 

^  Tous  chrétiens  sont  rebelles. 

PAULINE. 

N^écoutéz  point  pour  lui  ces  maximes  cruelles  : 
En  épousant  Pauline  il  s'est  fait  votre  sang. 

FÉLIX. 

Je  regarde  sa  faute,  et  ne  vois. plus  son  rang  ^ 
'Quand  le  crime  d'Etat  se  mêle  au  sacrilège',  915 

Le  sang  ni  l'amitié  n'ont  plus  de  privilège. 

PAULINE. 

Quel  excès  de  rigueur  ! 

FÉLIX. 

Moindre  que  son  forfait. 

PAULINE. 

O  de  mon  songe  affreux  trop  véritable  effet  ! 
Voyez- vous  qu'avec  lui  vous  perdez  votre  fille  •? 

/  FÉLIX. 

I  Les  Dieux  et  l'Empereur  sont  plus  que  ma  famille.    930 

PAULINE. 

La  perte  de  tous  deux  ne  vous  peut  arrêter  ! 

FÉLIX. 

J'ai  les  Dieux  et  Décie  ensemble  à  redouter. 

Mais  nous  n'avons  encore  à  craindre  rien  de  triste  : 


z.  L*édition  de  1648  m-^*^  donne,  par  errear,  son  sang  y  pour  son  rang. 

9.  f^or.  Où  le  crime  d'État  te  mêle  au  sacrilège.  (i643-56) 

3.  F'ar,  Tovez  qa'avecque  lui  vous  perdez  Totre  fille.  (i643-56) 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  53i 

Dans  son  aveuglement  pensez- vous  qu'il  persiste  ? 

S'il  nous  sembloit  tantôt  courir  à  son  malheur,  935 

C'est  d'un  nouveau  chrétien  la  première  chaleur. 

PAULINE. 

Si  vous  l'aimez  encor ,  quittez  cette  espérance ,    / 

Que  deux  fois  en  un  jour  il  change  de  croyance  : 

Outre  que  les  chrétiens  ont  plus  de  dureté , 

Vous  attendez  de  lui  trop  de  légèreté.  j  940 

Ce  n'est  point  une  erreur  avec  le  lait  sucée*, 

Que  sans  l'examiner  son  âme  ait  embrassée': 

Polyeucte  est  chrétien,  parce  qu'il  l'a  voulu, 

Et  vous  portoit  au  temple  un  esprit  résolu. 

Vous  devez  présumer  de  lui  comme  du  reste  :     \       945 

Le  trépas  n'est  pour  eux  ni  honteux  ni  funeste  ; 

Ils  cherchent  de  la  gloire  à  mépriser  nos  Dieux  H 

Aveugles  pour  la  terre ,  ils  aspirent  aux  cieux  ;    ' 

Et  croyant  que  la  mort  leur  en  ouvre  la  porte,   ) 

Tourmentés,  déchirés,  assassinés,  n'importe,  950 

Les  supplices  leur  sont  ce  qu'à  nous  les  plaisirs,  f 

Et  les  mènent  au  but  où  tendent  leurs  désirs  : 

La  mort  la  plus  infâme,  ils  l'appellent  martyre.   1 

FELIX. 

Eh  bien  donc  !  Polyeucte  aura  ce  qu'il  désire  : 
N'en  parlons  plus. 

PAULINE. 

Mon  père.... 


I.  Toutes  les  éditions  portent  «nee^. 

a.  Far.  Que  sans  examiner  son  Ame  ait  embrassée.  (1643-64) 
3.  f^ar.  Ils  cherchent  de  la  gloire  à  mépriser  les  Dieux.  (1643-64  in-8*) 
Fur,  Ils  cherchent  de  la  gloire  à  mépriser  des  Dieux.  (1664  in-xa) 


/ 


53a  POLYEUCTE. 

SCÈNE  IV. 

I 

FELIX,  ALBIN,  PAULINE,  STRATONICE. 

FÉLIX. 

Albin,  en  est-ce  fait? 

.  iiLBIN. 

'  Oni,  Seigneur,  et  Néarque  a  payé  son  forfait. 

FELIX. 

Et  notre  Pol  jeucte  a  vu  trancher  sa  vie  ? 

ALBIN. 

Il  Fa  vu ,  mais ,  hélas!  avec  un  œil  d'envie. 

n  brûle  de  le  suivre ,  au  lieu  de  reculer  ; 

Et  son  cœur  s'affermit,  au  lieu  de  s'ébranler.  960 

PAULINE. 

Je  vous  le  disois  bien.  Encore  un  coup ,  mon  pèire , 
Si  jamais  mon  respect  a  pu  vous  satisfaire , 
Si  vous  Favez  prisé ,  si  vous  F  avez  chéri.... 

FÉLIX. 

Vous  aimez  trop,  Pauline,  un  indigne  mari. 

PAULINE. 

[Je  Fai  de  votre  main  :  mon  amour  est  sans  crime  ;     965 

U  est  de  votre  choix  la  glorieuse  estime  ; 

Et  j'ai ,  pour  l'accepter,  éteint  le  plus  beau  feu  ^ 

Qui  d'une  âme  bien  née  ait  mérité  l'aveu. 

Au  nom  de  cette  aveugle  et  prompte  obéissance 
Que  j'ai  toujours  rendue  aux  lois  de  la  naissance,       970 
Si  vous  avez  pu  tout  sur  moi ,  sur  mon  amour. 
Que  je  puisse  sur  vous  quelque  chose  à  mon  tour  ! 
Par  ce  juste  pouvoir  à  présent  trop  à  craindre , 
Pai*  ces  beaux  sentiments  qu'il  m'a  fallu  contraindre, 

I.  Var,  Et  j*ai ,  pour  l'accepter,  éteint  les  plus  beaux  feux 
Qui  d*oiie  âme  bien  née  aient  mérité  les  Toraz.  (i643-56) 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  533 

Ne  m'ôtez  pas  vos  dons  :  ils  sont  chers  à  mes  yeux,  975 
Et  m*ont  assez  coûté  pour  m*étre  précieux. 

FÉLIX. 

Vous  m'importunez  trop  :  bien  que  j*aye  un  cœur  tendre* , 
Je  n'aime  la  pitié  qu'au  prix  que  j'en  veux  prendre; 
Employez  mieux  l'effort  de  vos  justes  douleurs  : 
Malgré  moi  m'en  toucher,  c'est  perdre  et  temps  et  pleurs; 
J'en  veux  être  le  maître ,  et  je  veux  bien  qu'on  sache 
Que  je  la  désavoue  alors  qu'on  me  l'arrache. 
Préparez- vous  à  voir  ce  malheureux  chrétien ,  ' 
Et  faites  votre  effort  quand  j'aurai  fait  le  mien. 
Allez  :  n'irritez  plus  un  père  qui  vous  aime,  |  986 

Et  tâchez  d'obtenir  votre  époux  de  lui-même. 
Tantôt  jusqu'en  ce  lieu  je  le  ferai  venir'  : 
Cependant  quittez-nous ,  je  veux  l'entretenir. 

PAULINE. 

De  grâce ,  permettez. . . . 

FÉLIX.  • 

Laissez-nous  seuls,  vous  dis-je  : 
Votre  douleur  m'offense  autant  qu'elle  m'afflige.        990 
A  gagner  Polyeucte  appliquez  tous  vos  soins  ; 
Vous  avancerez  plus  en  m'importunant  moins. 


SCENE  V. 

FÉLIX,  ALBIN. 

FÉLIX. 

Albin ,  comme  est^il  mort  ? 

I.  Var,  Vont  mHmportanez  trop.  paul.  Dieux  !  que  Tiens-je  d'entendre  ? 
riL.  [Je  n'âime  la  pitié  qu'au  prix  que  j'en  venK  prendre  :  ] 
Par  tant  de  Tains  efforts  malgré  moi  m'en  toucher, 
C'est  perdre  avec  le  temps  des  pleurs  à  me  fâcher. 
Tons  m'en  area  donoé ,  mais  je  veux  bien  qn'on  sache.  (x643-56) 
Far,  Tantôt  jusqnes  ici  je  le  ferai  Tenir.  (i643-56) 


534  POLYEUCTE. 

ALBIN. 

I  En  brutal ,  en  impie , 

lEn  bravant  les  toi^rments,  en  dédaignant  la  vie, 

\Sans  regret,  sans  murmure,  et  sans  étonnement,      995 

iDans  Tobstinatiou  et  Fendurcissement , 

«Comme  un  chrétien  enfin ,  le  blasphème  à  la  bouche. 

FELIX. 

Et  l'autre  ? 

ALBIN. 

Je  l'ai  dit  déjà,  rien  ne  le  touche. 
Loin  d'en  être  abattu ,  son  cœur  en  est  plus  haut  ; 
On  Ta  violenté  pour  quitter  Téchafaud.  1000 

\ll  est  dans  la  prison  où  je  Tai  vu  conduire  ; 
Mais  vous  êtes  bien  loin  encor  de  le  réduire  * . 

F^LIX. 

Que  je  suis  malheureux  ! 

ALBIN. 

Tout  le  monde  vous  plaint. 

FELIX. 

On  ne  sait  pas  les  maux  dont  mon  cœur  est  atteint  : 
De  pensers  sur  pensers  mon  âme  est  agitée  ,  100 5 

De  soucis  sur  soucis  elle  est  inquiétée  ; 
Je  seixs  Tamour,  la  haine ,  et  la  crainte ,  et  T espoir, 
La  joie  et  la  douleur  tour  à  tour  T émouvoir  ; 
J*entre  en  des  sentiments  qui  ne  sont  pas  croyables  : 
J'en  ai  de  violents ,  j'en  ai  de  pitoyables ,  x  o  x  0 

J'en  ai  de  généreux  qui  n'oseroient  agir, 
J'en  ai  même  de  bas,  et  qui  me  fout  rougir. 
J'aime  ce  malheureux  que  j'ai  choisi  pour  gendre , 
Je  hais  l'aveugle  erreur  qui  le  vient  de  surprendre  ; 
Je  déplore  sa  perte ,  et  le  voulant  sauver,  i  o  x  5 

J'ai  la  gloire  des  Dieux  ensemble  à  conserver  ; 

1 .  Far,  Mais  tous  n'êtes  pas  prêt  encor  de  le  rêdalre.  (i643-56) 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  535 

Je  redoute  leur  foudi'e  et  celui  de  Décie  ; 

Q  y  va  de  ma  charge,  il  y  va  de  ma  vie  : 

Ainsi  tantôt  pour  lui  je  ra.'expose  au  trépas  \ 

Et  tantôt  je  le  perds  pour  ne  me  perdre  pas.  i  o  a  o 

ALBIN. 

Décie  excusera  Famitié  d^un  beau-père  ; 

Et  d'ailleurs  Polyeucte  est  d'un  sang  qu'on  révère. 

FéLIX. 

A  punir  les  chrétiens  son  ordre  est  rigoureux; 

Et  plus  l'exemple  est  grand ,  plus  il  est  dangereux. 

On  ne  distingue  point  quand  l'offense  est  publique  ;  i  oa  5 

Et  lorsqu'on  dissimule  un  crime  domestique,  ' 

Par  quelle  autorité  peut-on,  par  quelle  loi. 

Châtier  en  autrui  ce  qu'on  soufire  chez  soi  ? 

ALBIN. 

Si  vous  n'osez  avoir  d'égard  à  sa  personne , 

Ecrivez  à  Décie  afin  qu'il  en  ordonne.       /  i o3o 

FELIX. 

Sévère  me  perdroit,  si  j'en  usois  ainsi  :  ) 

Sa  haine  et  son  pouvoir  font  mon  plus  grand  souci. 

Si  j'avois  différé  de  punir  un  tel  crime , 

Quoiqu'il  soit  généreux,  quoiqu'il  soit  magnanime, 

Il  est  homme ,  et  sensible ,  et  je  l'ai  dédaigné  ^  i  o  3  î 

Et  de  tant  de  mépris  son  esprit  indigné' , 

Que  met  au  désespoir  cet  hymen  de  Pauline , 

Hu  courroux  de  Décie  obtiendroit  ma  ruine. 

Pour  venger  un  affront  tout  semble  être  permis  , 

Et  les  occasions  tentent  les  plus  remis.  i  o  4  o 

Peut-être ,  et  ce  soupçon  n'est  pas  sans  apparence , 

Il  rallume  en  son  cœur  déjà  quelque  espérance  ; 

Et  croyant  bientôt  voir  Polyeucte  puni , 

I.  f^ar.  Auaai  UntAt  pour  loi  je  m'expose  au  trépas.  (i655) 
1.  Far,  Et  des  méprU  re^as  son  esprit  indigné.  (1643 -56) 


536  POLYEUCTE. 

Il  rappelle  un  amour  à  grand^peine  banni. 

Juge  si  sa  colère ,  en  ce  cas  implacable ,  i  o 

Mejeroit  innocent  de  sauver  un  coupable, 

It  s'il  m*épargneroit ,  voyant  par  mes  bontés 

Tne  seconde  fois  ses  desseins  avortés. 
Te  dirai-je  un  penser  indigne ,  bas  et  lâche  ? 
Je  r  étouffe ,  il  renaît  ;  il  me  flatte ,  et  me  fâche  :        i  o 
L'ambition  toujours  me  le  vient  présenter, 
Et  tout  ce  que  je  puis ,  c'est  de  le  détester. 

flyeucte  est  ici  l'appui  de  ma  famille  ; 
is'si,  par  son  trépas,  l'autre  épousoit  ma  fille, 
cquerrois  bien  par  là  de  plus  puissants  appuis ,    i  c 
i  me  mettroient  plus  haut  cent  fois  que  je  ne  suis. 
Mon  cœur  en  prend  par  force  une  maligne  joie  ; 
Mais  que  plutôt  le  ciel  à  tes  yeux  me  foudroie , 
Qu'à  des  pensers  si  bas  je  puisse  consentir. 
Que  jusque-là  ma  gloire  ose  se  démentir  !  i  o 

ALBIN. 

Votre  cœur  est  trop  bon,  et  votre  àme  trop  haute. 
Mais  vous  résolvez-vous  à  punir  cette  faute  ? 

FÉLIX. 

Je  vais  dans  la  prison  faire  tout  mon  effort 
A  vaincre  cet  esprit  par  l'effroi  de  la  mort; 
Et  nous  verrons  après  ce  que  pourra  Pauline*.         xo 

ALBIN. 

Que  ferez-vous  enfin ,  si  toujours  il  s'obstine  ? 

FÉLIX. 

Ne  me  presse  point  tant  :  dans  un  tel  déplaisir 
Je  ne  puis  que  résoudre ,  et  ne  sais  que  choisir. 

ALBIN. 

Je  dois  vous  avertir,  en  serviteur  fidèle , 

Qu'en  sa  faveur  déjà  la  ville  se  rebelle,  ic 

X.  f^ar.  J'emploierai  puis  après  le  pouvoir  de  Pauline.  (  1643-56) 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  537 

Et  ne  peut  voir  passer  par  la  rigueur  des  lois 
Sa  dernière  espérance  et  le  sang  de  ses  rois. 
Je  tiens  sa  prison  même  assez  mal  assurée  *  : 
J  ai  laissé  tout  autour  une  troupe  éplorée  ; 
Je  crains  qu  on  ne  la  force. 

FELIX. 

Il  faut  donc  Ten  tirer,    1075 
Et  ramener  ici  pour  nous  en  assurer. 

ALBIN. 

Tirez-l'en  donc  vous-même,  et  d'un  espoir  de  grâce  • 
Apaisez  la  fureur  de  cette  populace. 

FÉLIX. 

Allons,  et  s'il  persiste  à  demeurer  chrétien , 

Nous  en  disposerons  sans  qu'elle  en  sache  rien.        icSo 

I.  f^ar.  Et  même  sa  prison  n'est  pas  fort  assurée.  (x643-56) 


FIN    OU    TROISIEME   ACTE. 


538  POLYEUCTE. 


ACTE    IV. 


SCÈNE   PREMIÈRE. 

POLYEUCTE ,  CLÉON ,  trois  autbes  Gabdes. 

POLTEUCTB. 

Gardes ,  que  me  veut-on  ? 

CLÉON. 

Pauline  vous  demande. 

POLYEUCTE. 

O  présence ,  ô  combat  que  surtout  j'appréhende  ! 

Félix,  dans  la  prison  j*ai  triomphé  de  toi , 

J*ai  ri  de  ta  menace,  et  t'ai  vu  sans  effroi  : 

Tu  prends  pour  t'en  venger  de  plus  puissantes  armes  ; 

Je  craignois  beaucoup  moins  tes  bourreaux  que  ses  larmes. 

Seigneur,  qui  vois  ici  les  périls  que  je  cours, 
En  ce  pressant  besoin  redouble  ton  secours  ; 
Et  toi  qui ,  tout  sortant  encor  de  la  victoire , 
l Regardes  mes  travaux  du  séjour  de  la  gloire,  t'uijo 

Cher  Néarque ,  pour  vaincre  un  si  fort  ennemi , 
Prête  du  haut  du  ciel  la  main  à  ton  ami. 

Gardes,  oseriez-vous  me  rendre  un  bon  office*? 
Non  pour  me  dérober  aux  rigueurs  du  supplice  : 
Ce  n'est  pas  mon  dessein  qu'on  me  fasse  évader;      1095 
Mais  conune  il  suffira  de  trois  à  me  garder, 

I.  Var,  [Gardes,  oseriez-vous  me  rendre  un  bon  office?] 
CLioif.  Nous  n'osons  plus.  Seigneur,  vous  rendre  aucun  senrice. 
POL.  Je  ne  tous  parle  pas  de  me  faire  évader.  (1643 -56) 


ACTE  IV,   SCÈNE  I.  539 

L  autre  m'obligeroit  d'aller  quérir  Sévère  ; 

Je  crois  que  sans  péril  on  peut  me  satisfaire  ^- 

Si  j'avois  pu  lui  dire  un  secret  important,  l 

û  vivroit  plus  heureux ,  et  je  mourrois  content.  \      x  1 00 

CLÉON. 

Si  VOUS  me  l'ordonnez,  j'y  cours  en  diligence '. 

POLYEUCTE. 

Sévère,  à  mon  défaut,  fera  ta  récompense. 

Va ,  ne  perds  point  de  temps ,  et  reviens  promptement 

CLÉON. 

Je  serai  de  retour,  Seigneur,  dans  un  moment. 


■1 


SCÈNE   II. 

POLYEUCTE. 

(Les  gardes  se  retirent  aux  coins  da  théâtre  .) 

Source  délicieuse,  en  misères  féconde  ^ ,  1 1  o  5 

Que  voulez-vous  de  moi ,  flatteuses  voluptés  ? 
Honteux  attachements  de  la  chair  et  du  monde , 
Que  ne  me  quittezr-vous  ,  quand  je  vous  ai  quittés? 
Allez ,  honneurs  ,  plaisirs ,  qui  me  livrez  la  guerre  : 

Çjloute  votre  félicité ,  1 1 1  o 

Sujette  à  l'instabilité , 
En  moins  de  rien  tombe  par  terre  ; 


i.Far.  Je  crois  que  sans  péril  cela  se  peut  bien  faire.  (i643-56) 
9.  P'ar.  Paisque  c'eut  pour  Sérère ,  à  toat  je  me  dispense. 

POL.  Lai-méme,  à  mon  défaut,  fera  ta  récompense. 

Le  plos  tAt  Tant  le  mieux;  Ta  donc,  et  promptement. 

cij&oir.  Yj  COUTS  ,  et  toos  m'aurez  ici  dans  un  moment.  (i643-56) 

3.  Far.  foltivctb  ,  mm/,  tes  gardes  s* étant  retirés  aux  coins  du  théâtre, 
(1643.56) 

4.  Cette  figure  rappelle  ces  rers  de  Lucrèce  Çdrre  IV,  Ters  1129  et  ii3o)  : 

....  MetUo  de  fonte  leporum 
Surgit  amari  aliquid,  quod  in  ipsis^oribus  angai. 


54o  POLYEUCTE. 

Et  comme  elle  a  Téclat  du  verre , 
Elle  en  a  la  fragilité  *r\ 

Ainsi  n'espérez  pas  qu'après  vous  je  soupire  :  1 1  x  5 

Vous  étalez  en  vain  vos  charmes  impuissants  ; 
Vous  me  montrez  en  vain  par  tout  ce  vaste  empire 
Les  ennemis  de  Dieu  pompeux  et  florissants. 
Il  étale  à  son  tour  des  revers  équitables 

Par  qui  les  grands  sont  confondus  ;  i  x  a  o 

Et  les  glaives  qu'il  tient  pendus 

Sur  les  plus  foitunés  coupables  ' 

Sont  d'autant  plus  inévitables , 

Que  leurs  coups  sont  moins  attendus. 

Tigre  altéré  de  sang,  Décie  impitoyable*,  naS 

X.  «J'ai  oui  dire  souTent  à  M.  Corneille  qa'il  sToit  fait,  dans  won  Poljreucte^ 
au  sajet  de  la  Fortune,  oea  deux  ven  si  célèbres  : 

Et  comme  elle  a  l'éclat  du  xerre. 
Elle  en  a  la  fragilité, 

sans  savoir  qu'ils  fassent  de  M.  Godeau,  éréque  de  Vence;  car  ils  scmt  ori- 
ginairement de  M.  Godeau,  qui  les  avoit  faits,  dans  son  OJe  au  cardinal 
de  Richelieu,  quinze  ans  avant  que  M.  Corneille  les  eût  faits  dans  son 
Polyeucte.  Il  est  assez  ordinaire  de  se  rencontrer  ainsi  dans  la  pensée  et 
dans  rexpmsion  des  antres.  »  (Observation  de  Ménage,  p.  x  i6  des  Poèties 
de  Malherbe  avec  les  Observations  de  Ménage^  segonde  édition,  1689,  in-ia.) 
Ménage,  comme  le  fait  remarquer  M.  Tascfaereau,  cite  ici  de  mémoire.  La 
pièce  de  Godeau,  fort  louangeuse,  il  est  vrai ,  pour  le  cardinal  de  Ricfadieu, 
est  toutefois  intitulée  :  Jf»  Rojr.  Ode.  Elle  est  in-4«.  On  lit  à  la  fin  de  la 
trente-troisième  strophe  : 

Mais  leur  gloire  tombe  par  terre. 
Et  comme  elle  a  l'éclat  du  verre, 
Elle  en  a  la  fragilité. 

Pnblins  Syrus  avait  dit  :  é 

Fortuna  uitrea  est;  tum  quu/n  spUndet,  frangitur,  ^ 

a.  Far,  Dessus  ces  illustres  coupables  (a).  (1 643-56) 

3.  Far.  Tigre  afïamé  de  sang ,  Déde  impitoyable.  (i643-48  in-4*) 

(a)  On  a  rapproché  de  cet  endroit  les  vers  bien  connus  d'Horace  (li^re  111/ 
ode  I,  vers  17  et  18)  :  J 

Destrietus  ensis  eui  super  impia 
Cervice  pendet,,.. 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  54i 

Ce  Dieu  t*a  trop  longtemps  abandonné  les  siens; 
De  ton  heureux  destin  vois  la  suite  effroyable  : 
Le  Scythe  va  venger  la  Perse  et  les  chrétiens*; 
Encore  un  peu  plus  outre ,  et  ton  heure  est  venue  ; 

Rien  ne  t'en  sauroit  garantir;  1 1 3o 

Et  la  foudre  cpii  va  partir, 

Toute  prête  à  crever  la  nue , 

Ne  peut  plus  être  retenue 

Par  Tattente  du  repent'ur. 

Que  cependant  Félix  m'immole  à  ta  colère  ;  1 1 3  5 

Qu'un  rival  plus  puissant  éblouisse  ses  yeux  '  ; 
Qu'aux  dépens  de  ma  vie  il  s'en  fasse  beau-père , 
Et  qu'à  titre  d'esclave  il  commande  en  ces  lieux  : 
Je  consens ,  ou  plutôt  j'aspire  à  ma  ruine. 

Ofonde ,  pour  moi  tu  n'as  plus  rien  *  :  1140 

Je  porte  en  un  cœur  tout  chrétien 

Une  flamme  toute  divine  ; 

Et  je  ne  regarde  Pauline 

Que  comme  un  obstacle  à  mon  bien.  | 

Saintes  douceurs  du  ciel ,  adorables  idées ,  1x45 

Vous  remplissez  un  cœur  qui  vous  peut  recevoir  : 

De  vos  sacrés  attraits  les  âmes  possédées 

Ne  conçoivent  plus  rien  qui  les  puisse*  émouvoir. 

Vous  promettez  beaucoup,  et  donnez  davantage  : 

ÇVos  biens  ne  sont  point  inconstants  ;  i  x  5  o 

Et  l'heureux  trépas  que  j'attends 

Ne  vous  sert  que  d'un  doux  passage 

Pour  nous  introduire  au  partage 

Qui  nous  rend  à  jamais  contents.  \ 

I.  L^empereor  Décâos  périt,  comme  Pon  sait,  dans  sa  guerre  cootre  les 
GoUu. 
a.  ^ar.  Qu'un  rival  plus  puissant  lai  donne  dans  les  yeux.  (i643-56) 
3.  fTir.  Vains  appas,  tous  ne  m*étes  rien.  (i643-56) 

4*  L'édition  de  x68i  porte,  par  erreur,  qui  le  puisse  j  pour  qui  les  puisse. 


5Aa  POLYEUCTE. 

C^est  vous,  6  feu  divin  que  rien  ne  peut  éteindre,    1 1 5 5 
Qui  m'allez  faire  voir  Pauline  sans  la  craindre. 

Je  la  vois  ;  mais  mon  cœur,  d*un  saint  zèle  enflammé. 
N'en  goûte  plus  Tappas  dont  il  étoit  charmé  ; 
Et  mes  yeux ,  éclairés  des  célestes  lumières , 
Ne  trouvent  plus  aux  siens  leurs  grâces  coutumières. 


SCENE  IIL 

POLYEUCTE,  PAULINE,  Gardes. 

POLYEUCTE. 

Madame ,  quel  dessein  vous  fait  me  demander  ? 
Est-ce  pour  me  combattre,  ou  pour  me  seconder? 
Cet  effort  généreux  de  votre  amour  parfaite  * 
Vient-il  à  mon  secours ,  vient-il  à  ma  défaite  ? 
Apportez-vous  ici  la  haine,  ou  Tamitié,  x  i63 

Conune  mon  ennemie ,  ou  ma  chère  moitié  ? 

PAULINE. 

fVous  n'avez  point  ici  d'ennemi  que  vous-même  : 
Seul  vous  vous  haïssez ,  lorsque  chacun  vous  aime'  ; 
Seul  vous  exécutez  tout  ce  que  j'ai  rêvé  : 
Ne  veuillez  pas  vous  perdre ,  et  vous  êtes  sauvé.        i  f  70 
A  quelque  extrémité  que  votre  crime  passe , 
Vous  êtes  innocent  si  vous  vous  faites  grâce. 
Daignez  considérer  le  sang  dont  vous  sortez , 
Vos  grandes  actions,  vos  rares  qualités  : 
Chéri  de  tout  le  peuple ,  estimé  chez  le  prince ,        1 1 7  5 
Gendre  du  gouverneur  de  toute  la  province  ; 
Je  ne  vous  compte  à  rien  le  nom  de  mon  époux  : 

I.  f^ar.  Etl*effort  générenx  de  cette  amoar  parfaite 
Vient-il  à  mon  seconrs ,  ou  bien  à  ma  défaite  ?  (i643-56) 

a.  f^or.  Vous  seal  tous  faaÎMes ,  lorsque  chacun  Tons' aime  ; 
Vous  seul  exécutez  tout  ce  que  j*ai  rêvé.  (i643-56) 


ACTE  IV,   SCÈNE  III.  543 

C'est  un  bonheur  pour  moi  (jni  n'est  pas  grand  pour  vous  ; 
Mais  après  vos  exploits ,  après  votre  naissance , 
Après  votre  pouvoir,  voyez  notre  espérance,  1 1 80 

Et  n'abandonnez  pas  à  la  main  d'un  bourreau 
Ce  qu'à  nos  justes  vœux  promet  un  sort  si  beau  A 

POLYBUCTE. 

Je  considère  plus;  je  sais  mes  avantages, 

Et  l'espoir  que  sur  eux  forment  les  grands  courages  : 

Ils  n'aspirent  enfin  qu'à  des  biens  passagers ,  x  x  8  5 

Que  troublent  les  soucis,  que  suivent  les  dangers; 

La  mort  nous  les  ravit,  la  fortunej^gnjoue  ; 

Aujourd'hui  dans  le  trône,  et  demain  dans  lajjoue ; 

Et  leui^lusjhaut  éclaTfait  tant  de  mécontents , 

Que  peu  de  vos  Césars  en  ont  joui  longtemps.  x  190 

^'ai'de  l'ambition,  mais  plus  noble  et  plus  belle  : 

Cette  grandeur  périt,  j'en  veux  une  immortelle. 

Un  bonheur  assuré ,  sans  mesure  et  sans  fin , 

Au-dessus  de  l'envie,  au-dessus  du  destin. 

Est-ce  trop  l'acheter  que  d'une  triste  vie  x  1 9  5 

Qui  tantôt ,  qui  soudain  me  peut  être  ravie, 

Qui  ne  me  fait  jouir  que  d'un  instant  qui  fuit , 

Et  ne  peut  m'assurer  de  celui  qui  le  suit  ?  1 

PAULINE. 

Voilà  de  vos  chrétiens  les  ridicules  songes  ; 

Voilà  jusqu'à  quel  point  vous  charment  leurs  mensonges  : 

Tout  votre  sang  est  peu  pour  un  bonheur  si  doux  ! 

Mais  pour  en  disposer,  ce  sang  est-il  à  vous  ? 

Vous  n'avez  pas  la  vie  ainsi  qu'un  héritage  ; 

Le  jour  qui  vous  la  donne  en  même  temps  l'engage  : 

Vous  la  devez  au  prince ,  au  public ,  à  l'Etat.  x  a  o  5 

POLTSITCTE. 

Je  la  voudrois  pour  eux  perdre  dans  un  combat  ; 
Je  sais  quel  en  est  l'heur,  et  quelle  en  est  la  gloire. 
Des  aïeux  de  Décie  on  vante  la  mémoire  ; 


544  POLYEUCTE. 

Et  ce  nom ,  précieiix  encore  à  vos  Romains  , 
Au  bout  de  six  cents  ans  lui  met  Tempire  aux  mains. 
Je  dois  ma  vie  aupeuple ,  au  prince ,  à  sajaayonne  ; 
Mais  je  la^fcis  bien  plus  au  Dieu  qui  me  la.donne  : 
Si  mouni*  pour  son  prince  est  un  illustre  sort , 
Quand  on  meurt  pour  son  DTènj^guelle  sera  la  mort  ! 

PAULINE. 

Quel  Dieu  î 

POLYEUCTE. 

Tout  beau ,  Pauline  :  il  entend  vos  paroles , 
/^Et  ce  n'est  pas  un  Dieu  comme  vos  Dieux  frivoles, 
insensibles  et  sourds,  impuissants,  mutilés, 
De  bois ,  de  marbre ,  ou  d'or,  comme  vous  les  voulez  : 
C'est  le  Dieu  des  chrétiens,  c'est  le  mien,  c'est  le  vôtre; 
Et  la  terre  et  le  ciel  n'en  connoissent  point  d'autre,  i  a  a  9 

PAULINE. 

Adorez-le  dans  l'âme ,  et  n'en  témoignez  rien. 

POLYEUCTE. 

Que  je  sois  tout  ensemble  idolâtre  et  chrétien  ! 

PAULINE. 

lez  qu'un  moment,  laissez  partir  Sévéra, 
Et  donnez  lieu  d'agir  aux  bontés  de  mon  pére.i 

POLYEUCTE. 

Les  bontés  de  mon  Dieu  sont  bien  plus  à  chérir  :      x  a  a  5 

Il  m'ôte  des  périls  que  j'aurois  pu  courir. 

Et  sans  me  laisser  lieu  de  tourner  en  arriére , 

Sa  faveur  me  couronne  entrant  dans  la  carrière  ; 

Du  premier  coup  de  vent  il  me  conduit  au  port , 

Et  sortant  du  baptême,  il  m'envoie  à  la  mort.  laSo 

Si  vous  pouviez  comprendre  et  le  peu  qu'est  la  vie , 

Et  de  quelles  douceurs  cette  mort  est  suivie  ! 

Mais  que  sert  de  parler  de  ces  trésors  cachés 

A  des  esprits  que  Dieu  n'a  pas  encor  touchés  ? 


TNc  feigni 


ACTE  IV,  SCÈNE  III.  5^5 

PÀULINB. 

Cnifilf-Càr  il  est  temps  que  ma  douleur  éclate ,  ^""'^  i  a  3  5 

Et  qu'un  juste  reproche  accable  une  àme  ingrate, 

Edt-ce  là  ce  beau  feu?  sont-ce  là  tes  serments? 

Témoignes-ta  pour  moi  les  moindres  sentiments? 

Je  ne  te  parlois  point  de  Tétat  déplorable 

Où  ta  mort  va  laisser  ta  femme  inconsolable  ;  1940 

Je  croyois  que  Tamour  t'en  parleroit  assez , 

Et  je  ne  voulois  pas  de  sentiments  forcés  ; 

Mais  cette  amour  si  ferme  et  si  bien  méritée 

Que  tu  m'avois  promise ,  et  que  je  t'ai  portée, 

Quand  tu  me  veux  quitter,  quand  tu  me  fais  mourir, 

Te  peut-elle  arracher  une  larme ,  un  soupir  ? 

Tu  me  quittes,  ingi^t,  et  le  fais  avec  joie^  ; 

Tu  ne  la  caches  pas ,  tu  veux  que  je  la  voie; 

Et  ton  cœur,  insensible  à  ces  tristes  appas , 

Se  figure  un  bonheur  où  je  ne  serai  pas  !  i  a  60 

C'est  donc  là  le  dégoût  qu'apporte  Thyménée  ? 

Je  te  suis  odieuse  après  m'étre  donnée  ! 

POLYECCTE. 

Hélas! 

PAULINB. 

Que  cet  hélas  a  de  peine  à  sortir  ! 
Encor  s'il  commençoit  un  heureux  repentir'. 
Que  tout  forcé  qu'il  est,  j'y  trouverois  de  charmes  !    x  a  5  5 
Mais  courage,  il  s'émeut,  je  vois  couler  des  larmes. 

POLTEUGTB. 

J'en  verse,  et  plût  à  Dieu  qu'à  force  d'en  verser 

Ce  cœur  trop  endurci  se  pût  enfin  percer  ! 

Le  déplorable  état  où  je  vous  abandonne 

Est  bien  digne  des  pleurs  que  mon  amour  vous  donne; 

i.f^ar.  Tu  me  quittes,  ingrat,  et  mêmes  avec  joie.  (i643-56) 
a.  yar.  Encore  s'il  marqiioit  un  lienreux  repentir.  (1643 -56) 

CORHEILLB.   in  35 


546  POLYEUCTE. 

Et  si  Ton  peut  au  ciel  sentir  quelques  douleurs*, 
J'y  pleurerai  pour  vous  Texcès  de  vos  malheurs; 
Mais  si,  dans  ce  séjour  de  gloire  et  de  lumière. 
Ce  Dieu  tout  juste  et  bon  peut  souffrir  ma  prière, 
{  S'il  y  daigne  écouter  un  conjugal  amour,    ^  i  a65 

Sur  votre  aveuglement  il  répandra  le  jour,  "x  ^ 

Seigneur,  de  vos  bontés  il  faut  que  je  Tobtienne  *  ; 
Elle  a  trop  de  vertus  pour  n'être  pas  chrétienne  : 
Avec  trop  de  mérite  il  vous  plat  la  former, 
Pour  ne  vous  pas  connottre  et  ne  vous  pas  aimer,     i  a  7  o 
Pour  vivre  des  enfers  esclave  infortunée , 
Et  sous  leur  triste  joug  mourir  comme  elle  est  née. 

PAULINE. 

Que  dis- tu ,  malheureux  ?  qu'oses-tu  souhaiter  ? 

POLYEUCTE. 

Ce  que  de  tout  mon  sang  je  voudrois  acheter. 

PAULINE. 

Que  plutôt.... 

POLYEUCTE. 

C'est  en  vain  qu'on  se  met  en  défense  : 
Ce  Dieu  touche  les  cœurs  lorsque  moins  on  y  pense. 
Ce  bienheureux  moment  n'est  pas  encor  venu; 
Il  viendra,  mais  le  temps  ne  m'en  est  pas  connu. 

PAULINE. 

Quittez  cette  chimère,  et  m'aimez. 

POLYEUCTE. 

[^  Je  vous  aime. 
Beaucoup  moins  que  mon  Dieu,  mais  bien  plus  que  moi:\ 

PAULINE.  [mémc.j 

Au  nom  de  cet  amour  ne  m'abandonnez  pas. 


X.  f^ar.  Et  si  l*on  peut  an  ciel  emporter  des  douleurs, 

J*en  emporte  de  voir  Texcèa  de  tos  malheurs.  (z643-56) 
a.  VoycE  la  Notice  de  Poljreucte^  p.  468. 


ACTE  IV,   SCÈNE  III.  547 

POLYKUCTB.  -. 

\Au  nom  de  cet  amour,  daignez  suivre  mes  pas*.\ 

PAULINB. 

C'est  peu  de  me  quitter,  tu  veux  donc  me  séduire? 

POLTEUCTB. 

C'est  peu  d'aller  au  ciel,  je  vous  y  veux  conduire. 

PAULINE. 

Imaginations  !    l 

POLYEUCTE. 

Célestes  vérités  il  i  s  s  5 

PAULINE. 

Etrange  aveuglement  ! 

POLTEUCTE. 

Etemelles  clartés  ! 

PAULINE. 

Tu  préfères  la  mort  à  Tamour  de  Pauline  l  i 

POLYEUCTE. 

Vous  préférez  le  monde  à  la  bonté  divine  !  \ 

PAULINE. 

Va,  cruel,  va  mourir  :  tu  ne  m'aimas  jamais. 

POLYEUCTE. 

Vivez  heureuse  au  monde ,  et  me  laissez  en  paix.     1990 

PAULINE. 

Oui,  je  t'y  vais  laisser;  ne  t'en  mets  plus  en  peine; 
Je  vais.  ., 

f .  yar.  Au  nom  de  cet  amour,  renex  taiirre  met  pat.  (  x643-56) 


548  POLYEUCTE. 

SCÈNE  IV. 

POLYEUCTE,  PAULINE,  SÉVÈRE,  FABLWy. 

Gardes. 

PAULINE.  _ 

Mais  quel  dessein  en  ce  lieu  vous  amène , 
Sévère  ?  auroit-on  cru  qu'un  cœur  si  généreux* 
Pût  venir  jusqu'ici  braver  un  malheureux? 

POLYEUCTE. 

Vous  traitez  mal,  Pauline,  un  si  rare  mérite  :  1^9 5 

A  ma  seule  prière  il  rend  cette  visite. 

Je  vous  ai  fait,  Seigneur,  une  incivilité*. 
Que  vous  pardonnerez  à  ma  captivité. 
Possesseur  d'un  trésor  dont  je  n'étois  pas  digne. 
Souffrez  avaot  ma  mort  que  je  vous  le  résigne',        1 3oo 
Et  laisse  la  vertu  la  plus  rare  à  nos  yeux 
Qu'une  femme  jamais  put  recevoir  des  cieux 
Aux  mains  du  plus  vaillant  et  du  plus  honnête  homme 
Qu'ait  adoré  la  terre  et  qu'ait  vu  naître  Rome. 
Vous  êtes  digne  d'elle,  elle  est  digne  de  vous  ;  1 3o5 

(Ne  la  refusez  pas  de  la  main  d'un  époux  : 
S'il  vous  a  désunis,  sa  mort  vous  va  rejoindre. 
Qu'un  feu  jadis  si  beau  n'en  devienne  pas  moindre  : 
Rendez-lui  votre  cœur,  et  recevez  sa  foîjj 
Vivez  heureux  ensemble ,  et  mourez  comme  moi  ;     1 3 1  o 
C'est  le  bien  qu'à  tous  deux  Polyeucte  désire. 


\,Far.  Sérire?  est-ce  le  fait  d'un  homme  généreux, 

De  Tenir  ju9i]u' ici  Graver  un  malheureux?  (i643-56) 
'k,yar.  Je  tous  ai  fait,  Sévère,  une  incivilité  (a).  (i643-56) 
3.  Var^  Souffrez,  avant  mourir,  que  je  vous  le  résigne.  (x643-56) 

(a)  Les  éditions  de  i654  ^'  ^^  i656  donnent,  par  erreur,  injidélité^  pour 
inemlité. 


ACTE    IV,  SCÈNE  IV.  549 

Qu'on  me  mène  à  la  mort ,  je  n'ai  plus  rien  à  dire. 
Allons,  gardes,  c'est  fait. 

SCÈNE    V. 

SÉVÈRE,  PAULINE,  FABIAN. 

SÉVÈRB. 

Dans  mon  étonnement, 
Je  suis  confus  pour  lui  de  son  aveuglement; 
Sa  résolution  a  si  peu  de  pareilles ,  z  3 1 5 

Qu'à  peine  je  me  fie  encore  à  mes  oreilles. 
Un  cœur  qui  vous  chérit  (mais  quel  cœur  assez  bas 
Auroit  pu  vous  connoitre,  et  ne  vous  chérir  pas.^^). 
Un  homme  aimé  de  vous,  sitôt  qu'il  vous  possède, 
Sans  regret  il  vous  quitte;  il  fait  plus,  il  vous  cède  ;  z  3ao 
Et  comme  si  vos  feux  étoient  un  don  fatal , 
Il  en  fait  un  présent  lui-même  à  son  rival  ! 
Certes  ou  les  chrétiens  ont  d'étranges  manies  , 
Ou  leurs  félicités  doivent  être  infinies , 
Puisque,  pour  y  prétendre ,  ils  osent  rejeter  x  3a  5 

Ce  que  de  tout  l'empire  il  faudroit  acheter. 

Pour  moi ,  si  mes  destins,  un  peu  plus  tôt  propices, 
Eussent  de  votre  hymen  honoré  mes  services , 
Je  n'aurois  adoré  que  l'éclat  de  vos  yeux, 
J'en  aurois  fait  mes  rois,  j'en  aurois  fait  mes  Dieux  ;  x  3  3  o 
On  m'auroit  mis  en  poudre ,  on  m'auroit  mis  en  cendre , 
Avant  que.... 

PAULINE. 

Brisons  là  :  je  crains  de  trop  entendre, 
Et  que  cette  chaleur,  qui  sent  vos  premiers  feux , 
Ne  pousse  quelque  suite  indigne  de  tous  deux. 
Sévère ,  connoissez  Pauline  toute  entière.  z  3 3 5 

Mon  Polyeucte  touche  à  son  heure  dernière  ; 


55o  POLYEUCTE. 

Pour  achever  de  vivre  il  n^a  plus  qu^un  moment  : 
Vous  en  êtes  la  cause  encor  qu'innocemment. 
Je  ne  sais  si  votre  âme ,  à  vos  désirs  ouverte , 
Auroit  osé  former  quelque  espoir  sur  sa  perte  ;         r  340 
Mais  sachez  qu'il  n'est  point  de  si  cruels  trépas 
Où  d'un  front  assuré  je  ne  porte  mes  pas , 
Qu'il  n'est  point  aux  enfers  d'horreurs  que  je  n'endure*, 
Plutôt  que  de  souiller  une  gloire  si  pure , 
Que  d'épouser  un  homme,  après  son  triste  sort,       1 345 
Qui  de  quelque  façon  soit  cause  de  sa  mort; 
Et  si  vous  me  croyiez  d'une  &me  si  peu  saine , 
L'amour  que  j^eus  pour  vous  toumeroit  toute  en  haine. 
Vous  êtes  généreux;  soyez-le  jusqu'au  bout. 
Mon  père  est  en  état  de  vous  accorder  tout ,  1 3  5  o 

D  vous  craint  ;  et  j'avance  encor  cette  parole , 
Que  s'il  perd  mon  époux ,  c'est  à  vous  qu'il  l'immole  ; 
fSauvez  ce  malheureux ,  employez-vous  pour  lui  ; 
Faites-vous  un  effort  pour  lui  servir  d'appui. 
Je  sais  que  c'est  beaucoup  que  ce^*^  jp  d^mandp ;  1355 
Mais  plus  l^eflbrt  est  grand,  plus  la  plj>ire  en  est  gxande. 
Conserver  un  rival  dont  vous  êtes  jaloux, 
C'est  un  trait  de  vertu  qui  n'appartient  qu'à  vous; 
Et  si  ce  n'est  assez  de  votre  l'enommée, 
C'est  beaucoup  qu'une  femme  autrefois  tant  aimée,  i36o 
Et  dont  l'amour  peut-être  encor  vous  peut  toucher, 
Doive  à  votre  grand  cœur  ce  qu'elle  a  de  plus  cher  : 
Souvenez-vous  enfin  que  vous  êtes  Sévère. 
Adieu  :  résolvez  seul  ce  que  vous  voulez  faire*; 
Si  vous  n'êtes  pas  tel  que  je  l'ose  espérer,  x  565 

Pour  vous  priser  encor  je  le  veux  ignorer. 

z.  Far,  Qa*il  n'est  point  aax  ecfen  tPhorreor  qne  je  n*endare.  (1664) 

a.  Fàr,  Je  m*en  vais  aans  réponse  après  cette  prière, 
Et  si  TOUS  n'êtes  tel  que  je  l'ose  espérer.  (x643-56) 
Far,  Adieu  :  résoWez  seul  ce  que  tous  derex  faire.  (1660-64) 


ACTE  IV,  SCÈNE  VI.  55i 

SCÈNE   VI. 

SÉVÈRE,   FABIAN. 

SÉVÈRE. 

Qu'est-ce-ci ,  Fabîan  ?  quel  nouveau  coup  de  foudre 

Tombe  sur  mon  bonheur,  et  le  réduit  en  poudre  ? 

Plus  je  l'estime  près,  plus  il  est  éloigné  ; 

Je  trouve  tout  perdu  quand  je  crois  tout  gagné  ;       1370 

Et  tôuiours  laifortune ,  à  me  nuire  obstinée. 

Tranche  mon  espérance  aussitôt  qu'elle  esLnée  : 

Avant  qu  offrir  des  vœux  je  reçois  des  refus  ; 

Toujours  trlâie ,  lOQjôUfs  ëi  honteux  et  conlus 

De  voir  que  lâchement  elle  ait  osé  renaître ,  1375 

Qu'encor  plus  lâchement  elle  ait  osé  paroître, 

Et  qu'une  femme  enfin  dans  la  calamité  ^ 

Me  fasse  des  leçons  de  générosité. 

Votre  belle  âme  est  haute  autant  que  malheureuse, 
Mais  elle  est  inhumaine  autant  que  généreuse,  1 38o 

Pauline ,  et  vos  douleurs  avec  trop  de  rigueur 
D'un  amant  tout  à  vous  tyrannisent  le  cœur. 
C'est  donc  peu  de  vous  perdre,  il  faut  que  je  vous  donne. 
Que  je  serve  un  rival  lorsqu'il  vous  abandonne, 
Et  que  par  un  cruel  et  généreux  effort,  1 3 8 5 

Pour  vous  rendre  en  ses  mains,  je  l'arrache  à  la  mort. 

FABIAN. 

Laissez  à  son  destin  cette  ingrate  famille  ; 

Qu'il  accorde ,  s'il  veut ,  le  père  avec  la  fille  , 

Polyeucte  et  Félix ,  l'épouse  avec  l'époux. 

D'un  si  cruel  effort  quel  prix  espérez-vous  ^  1390 

SÉVÈRE. 

La  gloire  de  montrer  à  cette  âme  si  belle 

I.  ^ar.  Et  qa*aiie  femme  enfin  dans  l*inféUâté.  (1643-64) 


55a  POLTEUCTE. 

Que  Sévère  l'égale ,  et  qu'il  est  digne  d'elle  ; 
Qu  elle  m  etoit  bien  due ,  et  que  l'ordre  des  cieux 
Ed  inc  la  refusant  m  est  trop  injurieux. 

~~~~  FABIAN. 

Sans  accuser  le  son  ni  le  ciel  d'injustice ,  139S 

Prenez  garde  au  péril  qui  suit  un  tel  service  : 
Vous  hasardez  beaucoup,  Seigneur,  peosez-y  bien. 
Quoi?  vous  entreprenez  de  sauver  un  chrétien  ! 
Pouvez-vous  Ignorer  pour  cette  secte  impie 
Quelle  est  et  fut  toujours  la  liaine  de  Décie  ?  itoo  . 

C'est  un  crime  vers  lui  si  grand ,  si  capital , 
Qu'à  votre  faveur  même  iL  peut  être  latal. 

Cet  avis  seroil  bon  pour  quelque  âme  commune. 

S'il  tient  entre  ses  mains  ma  vie  et  ma  fortune , 

Je  suis  encor  Sévère,  el  tout  ce  grand  pouvoir  noi 

Ne  peut  rien  sur  ma  gloire,  et  rien  sur  mon  devoir. 

Ici  l'honneur  m'oblige,  <■!  i  y  veu»  sarisfaîrp ; 

Qu'après  le  sort  se  montre  ou  propice  ou  contraire. 

Comme  son  naturel  est  toujours  inconstant , 

Périssant  glorieux  ,  je  périrai  content,  1  (  ib 

Je  te  dirai  bien  plus,  mais  avec  confidence  : 
L^  secte  des  chrétiens  n'est  pas  ce  que  l'on  pense  j 
On  les  hait  ;  la  raison  ,  je  ne  la  connois  point. 
Et  je  ne  vois  Décie  injuste  qu'en  ce  point. 
Par  curiosité  j'ai  voulu  les  connoître  :  i  (  >  S 

On  les  tient  pour  sorciers  dont  l'enfer  est  le  maître, 
Et  sur  cette  croyance  on  punit  du  trépas 
Des  mystères  secrets  que  nous  n'entendons  pas  ; 
Mais  Cérès  Ëleusine  et  la  Bonne  Déesse 
Ont  leurs  secrets, comme  eux,  à  Rome  et  dans  la  Grèce; 
Encore  impunément  nous  souffrons  en  tous  lieux. 
Leur  Dieu  seul  excepté ,  toutes  sortes  de  Dieux  : 
Tous  les  monstres  d'Egypte  ont  leurs  temples  dans  Rome  ; 


ACTE  IV,   SCÈNE  VI.  553 

Nos  aïeux. à4e«r  gré  £ûsoient  un  Dieu  d*un  homme; 
Erfeur  sang  parmi  nous  conservant  leurs  erreurs ,   x  4  a  5 
IVous  remplissons  le  ciel  de  tous  nos  empereurs; 
Mais  à  parler  sans  fard  de  tant  d'apothéoses , 
L'effet  est  bien  douteux  de  ces  métamorphoses. 

Les  chrétiens  n'ont  qu'un  Dieu,  maître  absolu  de  tout, 
De  qui  le  seul  vouloir  fait  tout  ce  qu'il  résout;  x4  3o 

Mais  si  j'ose  entre  nous  dire  ce  qui  me  semble , 
Les  nôtres  bien  souvent  s'accordent  m»!  ppapinblp.; 
Et  me  dût  leur  colère  écraser  à  tes  yeux , 
Nous  en  avons  beaucoup  pour  être  de  vrais  Dieux*. 
Enfin  chez  les  chrétiens  les  mœurs  sont  innocentes, 
Les  vices  détestés ,  les  vertus  florissantes  ; 
Ils  font  des  vœux  pour  nous  qui  les  persécutons'  ; 


I.  Far.  [Nous  en  htods  beaucoup  pour  être  de  vrais  Dieux  (a).] 

Peut-être  qu'après  tout  ces  croyances  publiques 

Ne  sont  qu'iuTentions  de  sages  politiques , 

Pour  contenir  un  peuple  ou  bien  pour  l'éniouToir, 

Et  dessus  sa  foiblesse  afTennir  leur  pouvoir  {b), 

[Enfin  chez  les  chrétiens  les  nusars  sont  innocentes. 

Les  vices  détestés ,  les  vertus  florissantes  ;] 

Jamais  un  adultère ,  un  traître ,  un  assassin  ; 

Jamais  d*ivrognerie  ,  et  jamais  de  larcin  : 

Ce  nVst  qu'amiiur  entre  eux  ,  que  charité  sincère  ; 

Chacun  j  chérit  Tautre ,  et  le  secourt  en  frère  ; 

[Ils  font  des  vœux  pour  nous  qui  les  persécutons.]  (i643-56) 
a.  «  Remarquez  ici  que  Kacine,  dans  Esther  (acte  III,  scène  iv),  exprime 
la  même  chose  en  cinq  vors  : 

Pendant  que  votre  main,  snr  eux  appesantie, 
A  leurs  persécuteurs  les  livroit  sans  secours. 
Ils  conjtiroient  ce  Dieu  de  veiller  sur  vos  jours. 
De  rompre  des  méchants  les  trames  criminelles. 
De  mettre  votre  tr6ne  à  l*ombre  de  ses  ailes.  » 

(Foitaire.) 

(a)  Lemaznrier  rapporte  (tome  I,  p.  ga)  que  quand  Baron  arrivait  à  ee 
vers,  a  il  s'approchait  de  Fabian,  comme  lorsqu'on  craint  d'être  entendu; 
et  pour  obliger  ce  confident  à  ne  pas  perdre  un  mot  de  ce  qu'il  allait  lui  dire, 
il  lui  mettait  la  main  sur  l'épaule.  » 

{b)  «  Quoique  ces  vers  n'expriment  que  le  doute  vague  d'un  païen,  à  qui 
les  extravagances  de  sa  religion  rendoient  suspectes  toutes  les  autres  religions, 
et  qui  n'avoit  aucune  connoissance  des  preuves  évidentes  de  la  n6trey  M.  Cor- 


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ACTE  V,  SCÈNE   I.  555 


ACTE  V. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

FÉLIX,  ALBIN,  CLÉON. 

FÉLIX. 

Albin ,  a»-tu  bien  vu  la  fourbe  de  Sévère? 
As-tu  bien  vu  sa  haine  ?  et  vois-tu  ma  misère  ? 

ALBIN. 

Je  n'ai  vu  rien  en  lui  qu'un  rivai  généreux. 

Et  ne  vois  rien  en  vous  qu'un  père  rigoureux.  1450 

FÉLIX. 

Que  tu  discernes  mal  le  cœur  d'avec  la  mine  *  ! 

Dans  l'âme  il  hait  Félix  et  dédaigne  Pauline  ; 

Et  s'il  l'aima  jadis ,  il  estime  aujourd'hui 

Les  restes  d'un  rival  trop  indignes  de  lui. 

n  g^Ie  en  sa  faveur,  il  me  prie ,  il  menace ,  x  4  5  5 

Et meper"3râ,  dir-Jl,  sUc  lïrltfrTais^t&ce ; 

Tranchant  du  généreux,  il  croit  m' épouvanter  : 
/  L'artifice  est  trop  lourd  pour  ne  pas  l'éventer. 

Je  sais  des  gens  de  cour  quelle  est  la  politique', 

J'en  connois  mieux  que  lui  la  plus  fine  pratique.       1460 

C'est  en  vain  qu'il  tempête  et  feint  d'être  en  fureur  : 
/  Je  vois  ce  qu'il  prétend  auprès  de  l'Empereur. 

De  ce  qu'il  me  demande  il  m'y  feroit  un  crime  : 


I.  Far,  Que  ta  le  connois  mal  !  tont  son  fait  n*est  que  mine.  (i643-56) 
a.  F'ar,  Je  connois  avant  loi  la  coar  et  ses  intriqnes, 
J*en  connois  les  détours,  j'en  connois  les  pratiques.  (x643'56) 


556  POLYEUCTE. 

Epargnant  son  rival,  je  serois  sa  victime; 

Et  s'il  àvoit  ali'aire  à  quelque  maladroit ,  1465 

Le  piège  est  bien  tendu ,  sans  doute  il  le  perdroit  ; 

Mais  un  vieiîl  COurtfSàn  est  un  peu  moins  crédule  *  : 

Il  voit  quand  on  le  joue ,  et  quand  on  dissimule  ; 

Et  moi  j'en  ai  tant  vu  de  toutes  les  façons , 

Qu'à  lui-même  au  besoin  j'en  ferois  des  leçons.         1470 

ALBIN. 

Dieux  !  que  vous  vous  gênez  par  cette  défiance  ! 

FÉLIX. 

Pour  subsister  en  cour  c'est  la  haute  science  : 
Quand  un  homme  une  fois  a  droit  de  nous  haïr, 
Nous  devons  présumer  qu'il  cherche  à  nous  trahir; 
Toute  son  amitie  nous  doit  être  suspecte .  1475 

Si  Polyeucte  enfin  n'abandonne  sa  secte , 
Quoi  que  son  protecteur  ait  pour  lui  dans  l'esprit , 
Je  suivrai  hautement  l'ordre  qui  m'est  prescrit. 

ALBIN. 

Grftce ,  grâce ,  Seigneur  !  que  Pauline  l'obtienne  ! 

FÉLIX. 

Celle  de  l'Empereur  ne  suivroit  pas  la  mienne,         1480 

Et  loin  de  le  tirer  de  ce  pas  dangereux  ' , 

Ma  bonté  ne  feroit  que  nous  perdre  tous  deux. 

ALBIN. 

Mais  Sévère  promet 

FÉLIX. 

Albin ,  je  m'en  défie , 
Et  connois  mieux  que  lui  la  haine  de  Décie  : 
En  faveur  des  chrétiens  s'il  choquoit  son  courroux,  1485 
Lui-même  assurément  se  perdroit  avec  nous. 
Je  veux  tenter  pourtant  encore  une  autre  voie  : 

!•  F'ar,  Mais  un  vieux  courtisan  ii*est  pas  si  fort  crédule.  (i643-56) 
9.  Far,  Et  loin  de  le  tirer  de  ce  pas  hasardeux.  (x643-63) 


ACTE  V,  SCÈNE   I.  5Ô7 

Amenez  Polyeucte;  et  si  je  le  renvoie*, 

S'il  ctemeurelnsensibie  â  ce  dernier  eflTort , 

Au  sortirde^eliéu  qa*6n  iui  àonne  la  mort  ' .  1490 

^    ALBIN. 

Votre  ordre  est  rigoureux. 

FÉLIX. 

Il  faut  que  je  le  suive , 
Si  je  veux  empêcher  qu'un  désordre  n'arrive. 
Je  vois  le  peuple  ému  pour  prendre  son  parti  ; 
Et  toi-même  tantôt  tu  m'en  as  averti. 
Dans  ce  zèle  pour  lui  qu'il  fait  déjà  paroître ,  1495 

Je  ne  sais  si  longtemps  j'en  pourrois  être  maître; 
Peut-être  dès  demain ,  dès  la  nuit ,  dès  ce  soir, 
J'en  verrois  des  effets  que  je  ne  veux  pas  voir  ; 
Et  Sévère  aussitôt ,  courant  à  sa  vengeance , 
M'iroit  calomnier  de  quelque  intelligence.  x5oo 

Il  faut  rompre  ce  coup,  qui  me  seroit  fatal. 

ALBIN. 

Que  tant  de  prévoyance  est  un  ^trange  mal  •  !       [brage  ; 
Tout  vous^uit,  tout  vous  perd,  tout  YOiif*  ^^^*  ^'^  l'om- 
Mais  voye^^qn*^  ^^  no^*  mpttra  po  ppnplp  #>n  rage , 
Que  c'est  mal  le  guérir  que  le  désespérer.  1 5  o  5 

'  FÉLIX. 

En  vain  après  sa  mort  il  voudra  murmurer  ; 
Et  s'il  ose  venir  à  quelque  violence, 
C'est  à  faire*  à  céder  deux  jours  à  l'insolence  : 
J'aurai  fait  mon  devoir,  quoi  qu'il  puisse  arriver*. 

X.  En  marge,  dans  les  éditioDs  de  i643  et  de   1648  in-4*  :  //  parle  à 
Cléon, 
a.  En  marge,  dans  les  éditions  de  1643  et  de  1648  in-4'*  :  Cléon  rentre. 

3.  f^ar.  Que  rotre  déûance  est  un  étrange  mal  !  (i643-56) 

4.  Il  j  a  à  /aire,  et  non  affaire^  dans  toutes  les  éditions  qui  ont  pam  da 
mant  de  Corneille,  et  de  même  dans  l'impression  de  1692,  et  dans  celle 
de  1764,  publiée  par  Voltaire. 

S.f^ar,  J'aurai  fait  mon  devoir,  quoi  qui  puisse  arriver.  (1660-^) 


558  POLYEUCTE. 

Mais  Polyeucte  vient,  tâchons  à  le  saurer  ^  i  s  t  o 

Soldats,  retirez-vons ,  et  gardez  bien  la  porte» 


SCENE  IL 

FÉLIX,  POLYEUCTE,  ALBIN. 

FÉLIX. 

As- tu  donc  pour  la  vie  une  haine  si  forte, 
Malheureux  Polyeucte?  et  la  loi  des  chrétiens 
T'ordonne-t-elle  ainsi  d'abandonner  les  tiens? 

POLYEUCTE. 

Je  ne  hais  point  la  vie ,  et  j'en  aime  Tusage ,  r  5 1 5 

Mais  sans  attachement  qui  sente  Tesclavage, 
Toujours  prêt  à  la  rendre  au  Dieu  dont  je  la  tiens  : 
La  raison  me  l'ordonne,  et  la  loi  des  chrétiens  ; 
Et  je  vous  montre  à  tous  par  là  comme  il  faut  vivre , 
Si  vous  avez  le  cœur  assez  bon  pour  me  suivi*e.         i  Sao 

FÉLIX. 

Te  suivre  dans  Tabîme  où  tu  te  veux  jeter? 

POLYEUCTE. 

Mais  plutôt  dans  la  gloire  où  je  m'en  vais  monter. 

"  FÉLIX. 

Donne-moi  pour  le  moins  le  temps  de  la  connoître  : 
Pour  me  faire  chrétien ,  sers-moi  de  guide  à  l'être , 
Et  ne  dédaigne ~pltS  de  m'instruire  en  ta  foi ,  1 5«  5 

Ou  toi-mémfi^à  ton  Dieu  tu  répondras  de  moi. 

POLYEUCTE. 

N'en  riez  point ,  Félix,  il  sera  votre  juge  ; 

Vous  ne  trouverez  point  devant  lui  de  refuge  : 

Les  rois  et  les  bergers  y  sont  d'un  même  rang. 

De  tous  les  siens  sur  vous  il  vengera  le  sang.  x  5 3o 

X.  En  marge,  dans  les  éditions  de  i643  et  de  1648  ia-4*  :  Polywie  vient 
a»€C  ses  gardes ,  qui  soudain  se  retirent. 


ACTE  V,   SCÈNE  II.  S59 

FJSLIX. 

Je  n'en  répandrai  plus,  et  quoi  qu'il  en  arrive ^ 
Dans  la  foi  des  cnrétiens  je  souilHrai  qu*on  vive  : 
Ten  serai  protecteur. 

POLTEUCTB. 

Non,  non,  persécutez, 
Et  soyez  Tinstrument  de  nos  félicités  : 
Celle  d  un  vrai  chrétien  n'est  que  dans  les  souffrances*  *, 
Les  plus  cruels  tourments  lui  sont  des  récompenses. 
Dieu,  qui  rend  le  centuple  aux  bonnes  actions, 
Pour  comble  donne  encor  les  persécutions. 
Mais  ces  secrets  pour  vous  sont  fâcheux  à  comprendre  : 
Ce  n'est  qu'à  ses  élus  que  Dieu  les  fait  entendre.       x  54 o 

FÉLIX. 

Je  te  parle  sans  fard ,  et  veux  être  chrétien. 

POLYEUCTE. 

Qui  peut  donc  retarder  l'effet  d'un  si  grand  bien  ? 

FELIX. 

La  présence  importune. ... 

POLTEUCTB. 

Et  de  qui  ?  de  Sévère  ? 

FÉLIX. 

Pour  lui  seul  contre  toi  j'ai  feint  tant  de  colère  : 
Dissimule  un  moment  jusques  à  son_déPfl^rt.  1545 

POLYEUCTE. 

Félix,  c'est  donc  ainsi  que  vous  parlez  sans  fard? 

Portez  à  vos  païens ,  portez  à  vos  idoles 

Le  sucre  empoisonné  que  sèment  vos  paroles'. 

Un  chrétien  ne  craint  rien ,  ne  dissimule  rien  : 

Aux  yeux  de  tout  le  monde  il  est  toujourschrfijtien.  i5  5o 

I.  Far,  Ans«i  bien  on  chrétien  n'est  rien  sans  les  souffrances; 

Les  pins  cmels  toarments  nous  sont  des  récompenses.  (x643-56) 
a.  Far,  Le  sucre  empoisonné  que  versent  tos  paroles.  (x643-56) 


56o  POLYEUCTE. 

FÉLIX. 

Ce  zèle  de  ta  foi  ne  sert  qu'à  te  séduire , 

Si  tu  cours  à  la  mort  plutôt  que  de  m'instruire. 

POLYEUCTE. 

Je  vous  en  parlerois  ici  hors  de  saison  : 

Elle  est  un  don  du  ciel ,  et  non  de  la  raison  ; 

Et  c'esTla  que  bientôt ,  voyafîf  Dieu  face  à  face ,       1 5  5  5 

Plus  aisénleul  pimf  vous  j'obtiendrai  cette  grâce. 

FÉLIX. 

Ta  perte  cependant  me  va  désespérer. 

POLYEUCTE. 

Vous  avez  en  vos  mains  de  quoi  la  réparer  : 
En  vous  ôtant  un  gendre ,  on  vous  en  donne  un  autre, 
Dont  la  condition  répond  mieux  à  la  vôtre  ;  1 56o 

Ma  perte  n'esjjaQur  vous  c^u'un  change  avantageux. 

FÉLIX. 

Cesse  de  me  tenir,  ce  discours  outrageux. 

Je  t'ai  considéré  plus  que  tu  ne  mérites  ; 

Mais  malgré  ma  bonté ,  qui  croît  plus  tu  l'irrites  *, 

Cette  insolence  enfin  te  rendroit  odieux,  1 565 

Et  je  me  vengerois  aussi  bien  que  nos  Dieux. 

POLYEUCTE. 

Quoi  ?  vous  changez  bientôt  d'humeur  et  de  langage  ! 

Le  zèle  de  vos  Dieux  rentre  en  votre  courage  ! 

Celui  d'être  chrétien  s'échappe  !  et  par  hasard 

Je  vous  viens  d'obliger  à  me  parler  sans  fard  !  1570 

FÉLIX. 

Va ,  ne  présume  pas  que  quoi  que  je  te  jure , 
De  tes  nouveaux  docteurs  je  suive  Timposture  : 
Je  flattois  ta  manie ,  afin  de  t' arracher 
Du  honteux  précipice  où  tu  vas  trébucher  ; 

z.  Far,  MaU  malgré  ma  bonté,  qui  croît  quand  tu  rirrites.  (i 543-56) 


ACTE  V,   SCÈNE    IL  56i 

Je  Yoiilois  gagner  temps,  pour  ménager  ta  vie  1575 

Après  Téloignement  d'un  flatteur  de  Décie; 
Mais  j*ai  fait  trop  d'injure  à  nos  Dieux  tout-puissants  : 
Choisis  de  leur  donner  ton  sang ,  ou  de  F  encens. 

POLTBUCTB. 

Mon  choix  n'est  point  douteux.  Mais  j'aperçois  Pauline. 
0  ciel  ! 

SCÈNE  III. 

FÉLIX,  POLYEUCTE,  PAULINE,  ALBIN. 

PAULINE. 

Qui  de  vous  deux  aujourd'hui  m'assassine  ?  x  58o 
Sont-ce  tous  deux  ensemble,  ou  chacun  à  son  tour  ? 
Ne  pourrai-je  fléchir  la  nature  ou  l'amour  ? 
Et  n'obtiendrai-je  rien  d'un  époux  ni  d'un  père  ? 

FÉLIX. 

Parlez  a  votre  époux. 

POLTBUCTB. 

Vivez  avec  Sévère. 

PAULINE. 

Tigre ,  assassine-moi  du  moins  sans  m'outrager.       1 5  8  5 

POLTEUCTE. 

Mon  amour,  par  pitié,  cherche  à  vous  soulager*: 

Il  voit  quelle  douleur  dans  l'âme  vous  possède , 

Et  sait  qu'un  autre  amour  en  est  le  seul  remède'. 

Puisqu'un  si  grand  mérite  a  pu  vous  enflammer, 

Sa  présence  toujours  a  droit  de  vous  charmer  :         1590 

Vous  l'aimiez ,  il  vous  aime ,  et  sa  gloire  augmentée.... 

I.  Kar,  Ma  pitié,  tant  s'en  faat,  cherche  à  tous  soulager: 
Notre  amoar  tous  emporte  à  des  donlears  si  vraies.  (xd43-56) 

a.  f^ar.  Que  rien  qa*un  autre  amour  ne  peut  guérir  ces  plaies.  (i643) 
rar.  Que  rien  qn^un  autre  amour  ne  peut  guérir  ses  plaies.  (1648-56) 

CoRjfxnxB.  m  36 


56a  POLYEUCTE. 

PAULINE. 

Que  t'ai-je  iait,  cruel ,  pour  être  ainsi  traitée. 

Et  pour  me  reprocher,  au  mépris  de  ma  foi , 

Un  aimour  si  puissant  que  j'ai  vaincu  pour  toi  ? 

Vois,  pour  te  faire  vaincre  un  si  fort  adversaire ,      1595 

Quels  efforts  à  moi-même  il  a  fallu  me  faire; 

Quels  combats  j*ai  donnés  pour  te  donner  un  cœur 

Si  justement  acquis  à  son  premier  vainqueur  ; 

Et  si  ringratitude  en  ton  cœur  ne  domine , 

Fais  quelque  effort  sur  toi  pour  te  rendre  à  Pauline  : 

Apprends  d'elle  à  forcer  ton  propre  sentiment; 

Prends  sa  vertu  pour  guide  en  ton  aveuglement  ; 

Souffre  que  de  toi-même  elle  obtienne  ta  vie, 

Pour  vivre  sous  tes  lois  à  jamais  asservie. 

Si  tu  peux  rejeter  de  si  justes  désirs ,  160 5 

Regarde  au  moins  ses  pleurs ,  écoute  ses  soupirs  ; 

Ne  désespère  pas  une  âme  qui  t'adore. 

POLTEUCTE. 

Je  vous  Fai  déjà  dit ,  et  vous  le  dis  encore , 

Vivez  avec  Sévère  >  ou  mourez  avecjaoi. 

Je  ne  méprise  point  vos  pleurs  ni  votre  foi  ;  x  6 1  o 

Mais  de  quoi  que  pour  vous  notre  amour  m'entretienne, 

Je  ne  vous  connois  plus ,  si  vous  n  êtes  chrétienne. 

C'en  est  assez ,  Félix ,  reprenez  ce  courroux , 
Et  sur  cet  insolent  vengez  vos. Dieux  et  vous. 

PAULINE. 

Ah  !  mon  père ,  son  crime  à  peine  est  pardonnable  ;  1 6 1 5 
Mais  s'il  est  insensé,  vous  êtes  raisonnable. 
La  nature  est  trop  forte ,  et  ses  aimables  traits 
Imprimés  dans  le  sang  ne  s'effacent  jamais  :         '""^ 
Un  père  est  toujours  père ,  et  sur  cette  assurance 
J'ose  appuyer  encore  un  reste  d'espérance.  1610 

Jetez  sur  votre  fille  un  regard  paternel  : 
Ma  mort  suivra  la  mort  de  ce  cher  criminel  ; 


ACTE  V,   SCÈNE  III.  563 

Et  les  Dieux  trouveront  sa  peine  illégitime, 

Puisqu'elle  confondra  Tinnocence  et  le  crime, 

Et  qu'elle  changera ,  par  ce  redoublement ,  x  6 a  5 

En  injuste  rigueur  un  juste  châtiment; 

Nos  destins,  par  vos  mains  rendus  inséparables, 

Nous  doivent  rendre  heureux  ensemble,  ou  misérables  ; 

Et  vous  seriez  cruel  jusques  au  dernier  point. 

Si  vous  désunissiez  ce  que  vous  avez  joint.  x  6  3  o 

Un  cœur  à  l'autre  uni  jamais  ne  se  retire , 

Et  pour  l'en  séparer  il  faut  qu'on  le  déchire. 

Mais  vous  êtes  sensible  à  mes  justes  douleurs, 

Et  d'un  œil  paternel  vous  regardez  mes  pleurs. 

FELIX. 

Oui,  ma  fille ,  il  est  vrai  qu'un  père  est  toujours  père; 
Rien  n'en  peut  effacer  le  sacré  caractère  : 
Je  porte  un  cœur  sensible ,  et  vous  l'avez  percé  ; 
Je  me  joins  avec  vous  contre  cet  insensé. 

Malheureux  Polyeucte,  es-tu  seul  insensible? 
Et  veux-tu  rendre  seul  ton  crime  irrémissible  ?         1640 
Peux-tu  voir  tant  de  pleurs  d'un  œil  si  détaché  *? 
Peux-tu  voir  tant  d'amour  sans  en  être  touché  ? 
Ne  reconnois-tu  plus  ni  beau-père ,  ni  femme , 
Sans  amitié  pour  l'un ,  et  pour  l'autre  sans  flamme  ? 
Pour  reprendre  les  noms  et  de  gendre  et  d'époux  ,1645 
Veux-tu  nous  voir  tous  deux  embrasser  tes  genoux  ? 

POLYEUCTB. 

(Xjue  tout  cet  artifice  est  de  mauvaise  grâce  ! 
Après  avoir  deux  fois  essayé  la  menace , 
Après  m' avoir  fait  voir  Néarque  dans  la  mort, 
Après  avoir  tenté  l'amour  et  son  effort ,  1 6  5  o 

Après  m'avoir  montré  cette  soif  du  baptême , 
Pour  opposer  à  Dieu  l'intérêt  de  Dieu  même , 

I.  yar,  Peax-to  toit  tant  de  pleurs  d*im  cœor  si  déuché?  (x643-56) 


564  POLYEUCTE. 

Vous  vous  joignez  ensemble  !  Ah  !  ruses  de  Tenfer  ! 
Faut-il  tant  de  fois  vaincre  avant  que  triompher  ? 
Vos  résolutions  usent  trop  de  remise  :  1 6  5  5 

Prenez  la  vôtre  enfin ,  puisque  la  mienne  est  prise. 

Je  n* adore  qu^un  Dieu ,  maître  de  Tunivers , 
Sous  qui  trgmblentlgciel74a  terre ,  et  les  enfers , 
Un  Dieu  qui,  nous  aimant  d'une  amour  infinie , 
Voulut  mourir  pour  nous  avec  i^omime ,  x  6  6  o 

Et  qui  par  un  effort  de  cet  e^cès  d'amour  \ 
Veut  pour  nous  en  victime  être  offert  chaque  jour. 
Mais  j*ai  tort  d'en  parler  à  qui  ne  peut  m'entendre. 
Voyez  Faveugle  erreur  que  vous  osez  défendre  : 
Des  crimes  les  plus  noirs  vous  souillez  tous  vos  Dieux  ; 
Vous  n'en  punissez  point  qui  n'ait  son  maître  aux  cieux  : 
La  prostitution ,  l'adultère,  l'inceste, 
Le  vol,  l'assassinat,  et  tout  ce  qu'on  déteste , 
C'est  l'exemple  qu'à  suivre  offrent  vos  inunortels. 
Tai  profané  leur  temple,  et  brisé  leurs  autels;  1670 

Je  le  ferois  encor,  si  j'avois  à  le  faire*. 
Même  aux  yeux  de  Félix,  même  aux  yeux  de  Sévère , 
Même  aux  yeux  du  sénat,  aux  yeux  de  l'Empereur. 

FELIX. 

f  Enfin  ma  bonté  cède  à  ma  juste  (ureur  : 
/Adore-les,  ou  meurs. 

POLTSUCTS. 

t  Je  suis  chrétien. 

FÉLIX. 

Impie!        1675 
Adore-les,  te  dis-je,  ou  renonce  à  la  vie. 

POLYEUCTE. 

Je  suis  chrétien. 


X.   Far,  Et  qui  par  nn  excès  de  cette  même  amoor.  (x643-56) 
a.  €   Ce  Ten  est  dans  le  Cid  (Ters  878) ,  et  est  à  sa  place  dans  les  deox 
pièces.  »  [roUaire.) 


ACTE  V,  SCÈNE  III.  565 

FELIX. 

Tu  Tes?  O  cœur  trop  obstiné*  ! 
Soldats,  exécutez  Tordre  que  j'ai  donné. 

PAULINE. 

Où  le  conduisez-vous  ? 

FÉLIX. 

A  la  mort. 

POLTBUCTB. 

^       A  la  gloire^. 
Chère  Pauline,  adieu  :  conservez  ma  mémoire.         1680 

PAULINE.  r 

/Je  te  suivrai  partout,  et  mourrai  si  tu  meurs'./ 

POLYEUCTE. 

Ne  suivez  point  mes  pas ,  ou  quittez  vos  erreurs. 

FÉLIX. 

Qu'on  Tôte  de  mes  yeux ,  et  que  Ton  m'obéisse  : 
Puisqu'il  aime  à  périr,  je  consens  qu'il  périsse. 

SCÈNE   IV. 

FÉLIX,    ALBIN. 

FÉLIX. 

Je  me  fais  violence ,  Albin  ;  mais  je  l'ai  dû  :  1686 

Ma  bonté  naturelle  aisément  m'eût  perdu. 
Que  la  rage  du  peuple  à  présent  se  déploie*. 
Que  Sévère  en  (îireur  tonne ,  éclate ,  foudroie , 
M'étant  fait  cet  effort,  j'ai  fait  ma  sûreté. 

X.  En  marge,  dans  1«  édition!  de  1643  et  de  1648  in-4<*  :  CUon  et  Us  au- 
tres gardes  sortent  et  conduisent  Poljreucte  ;  Pauline  le  suit, 

a.  Da  Vair  a  dit  à  la  fin  da  Urre  II  de  son  Traité  de  la  constance:  «  SU 
aons  mène  aux  coaps,  il  nous  mène  à  la  gloire.  » 

3.  Far,  Je  te  soÎTrai  partout  et  mêmes  an  trépas. 

POL.  Sortez  de  votre  erreur,  ou  ne  me  suivez  pas.  (i643-56) 

4.  Far.  Que  la  rage  d'un  peuple  à  présent  se  déi>loie.  (i643-6o) 


566  POLYEUCTE. 

Mais  n'es-tu  point  surpris  de  cette  dureté  ?  1 690 

Vois- tu  comme  le  sien  des  cœurs  impénétrables , 

Ou  des  impiétés  à  ce  point  exécrables  ? 

Du  moins  j*ai  satisfait  mon  esprit  affligé  *  : 

Pour  amollir  son  cœur  je  n  ai  nen  négligé  ; 

J'ai  feint  même  à  tes  yeux  di»»  l^r^^ptés  extrêmes  ;     1695 

Et  certes  sans  Thorreur  de  ses  derniers  blasplièmes , 

Qui  m'ont  rempli  soudain  de  colère  et  d'effroi , 

Taurois  eu  de  la  peine  à  triompher  de  moi. 

ALBIN. 

Vous  maudirez  peut-être  un  jour  cette  victoire, 

Qui  tient  je  ne  sais  quoi  d'une  action  trop  noire ,      1700 

Indigne  de  Félix,  indigne  d'un  Romain, 

Répandant  votre  sang  par  votre  propre  main. 

FÉLIX. 

Ainsi  l'ont  autrefois  versé  Bnite  et  Manlie  ; 

Mais  leur  gloire  en  a  crû,  loin  d'en  être  affoiblie*; 

Et  quand  nos  vieux  héros  avoient  de  mauvais  sang,  1705 

Os  eussent,  pour  le  perdre ,  ouvert  leur  propre  flanc. 

ALBIN. 

Votre  ardeur  vous -séduit;  mais  quoi  qu'elle  vous  die, 
Quand  vous  la  sentirez  une  fois  refroidie , 
Quand  vous  verrez  Pauline ,  et  que  son  désespoir 
Par  ses  pleurs  et  ses  cris  saura  vous  émouvoir  ' . . . .    1710 

FÉLIX. 

Tu  me  fais  souvenir  qu'elle  a  suivi  ce  traître, 

Et  que  ce  désespoir  qu'elle  fera  paroître 

De  mes  commandements  pourra  troubler  l'effet  : 

X.  Var.  Da  moins  j*ai  satisfait  à  mon  cdrar  affligé  : 
Ponr  amollir  le  sien  Je  n*ai  rien  négligé.  (i643-56) 

9.  Var,  Et  leor  gloire  en  a  crû,  loin  d*en  être  aflbiblie. 
Jamais  nos  vieux  héros  n*ont  en  de  maurais  sang  , 
Qu'ils  n^eussent,  pour  le  perdre,  ouvert  leur  propre  flanc.  (i643-56) 

3.  Far.  Par  ses  pleurs  et  ses  cris  pourra  tous  émouroir....  (1643-60) 


ACTE  V,  SCÈNE    IV.  567 


Va  donc  ;  cours  y  mettre  ordrft  et  voir  ce  qu'elle  fait*  ; 
Romps  ce  que  ses  douleurs  y  donneroient  d*  obstacle  ; 
Tire-la ,  si  tu  peux ,  de  ce  triste  spectacle  ; 
Tâche  à  la  consoler.  Va  donc  :  qui  te  retient  ? 

ALBIN. 

n  n'en  ggtpas  besoin ,  Seigneur^elle  revient. 

SCÈNE  V. 

FÉLIX ,  PAULINE  ,  ALBIN. 

PAULINE. 

Père  barbare ,  achève ,  achève  ton  ouvrage  : 
Cette  seconde  hostie  est  digne  de  ta  rage  ;  1720 

Joins  ta  fille  à  ton  gendre;  ose  :  que  tardes-tu? 
Tu  vois  le  même  crime ,  ou  la  même  vertu  : 
Ta  barbarie  en  elle  a  les  mêmes  matières. 
Mon  époux  en  mourant  m'a  laissé  ses  lumières  ; 
Son  sang ,  dont  tes  bourreaux  viennent  de  me  couvrir, 
M'a  dessillé  les  yeux,  et  ing  Ipn  vient  d'fHivrir 
Je  vois ,  je  sais,  je  crois,  je  suis  désabusée  : 
De  ce  bienheureux  sang  tu  me  vois  baptisée  ; 
Je  suirch rétienne  enfin  T  Jest-ce  point  assez  dit  ? 
Conserve  en  me  perdant  ton  rang  et  ton  crédit  ;        1730 
Redoute  TEmpereur,  appréhende  Sévère  : 
Si  tu  ne  veux  périr,  ma  perte  est  nécessaire  ; 
Polyeucte  m'appelle  à  cet  heureux  trépas  ; 
Je  vois  Néarque  et  lui  qui  me  tendent  les  bras. 
Mène ,  mène-moi  voir  tes  Dieux  que  je  déteste  :        1735 
Ils  n  «n  ont  brisé  qu'un ,  je  briserai  le  reste  ; 
On  m'y  verra  braver  tout  ce  que  irons  craignez, 
Ces  foudres  impuissants  qu'en  leurs  mains  vous  peignez*, 

I.  Far.  Ya  donc  y  donner  mdre  et  Toir  ce  qu'elle  fait.  (x643-63) 

a.  L'édition  de  i6iS  in-4'' porte,  par  erreur,  vous  plaignez^  poor  vout  peignez. 


568  POLYEUCTE. 

Et  saintement  rebelle  aux  lois  de  la  naissance , 

Une  fois  envers  toi  manquer  d^obéissance.  1740 

Ce  n'est  point  ma  douleur  que  par  là  je  fais  voir  ; 

C'est  la  grâce  qui  parle ,  et  non  le  désespoir. 

Le  faut-il  dire  encor,  Félix  ?  je  suis  chrétienne  ! 

Affermis  par  ma  mort  ta  fortune  et  la  mienne  : 

Le  coup  à  Tun  et  Tautre  en  sera  précieux ,  1745 

Puisqu'il  t'assure  en  terre  en  m' élevant  aux  cieux. 

SCÈNE  vr. 

FÉLIX,  SÉVÈRE,  PAULINE,  ALBIN,  FABIAN. 

SÉVÀRE. 

Père  dénaturé ,  malheureux  politique , 

Esclave  ambitieux  d'une  peur  chimérique , 

Polyeucte  est  donc  mort  !  et  par  vos  cruautés 

Vous  pensez  conserver  vos  tristes  dignités  !  1750 

La  faveur  que  pour  lui  je  vous  avois  offerte , 

Au  lieu  de  le  sauver,  précipite  sa  perte  ! 

J'ai  prié ,  menacé ,  mais  sans  vous  émouvoir  ; 

Et  vous  m'avez  cru  fourbe  ou  de  peu  de  pouvoir  ! 

Eh  bien  !  à  vos  dépens  vous  verrez  que  Sévère'         1755 

Ne  se  vante  jamais  que  de  ce  qu'il  peut  faire  ; 

Et  par  votre  ruine  il  vous  fera  juger 

Que  qui  peut  bien  vous  perdre  eût  pu  vous  protéger. 

Continuez  aux  Dieux  ce  service  fidèle  ; 

Par  de  telles  horreurs  montrez-leur  votre  zèle.         1760 

Adieu;  mais  quand  l'orage  éclatera  sur  vous. 

Ne  doutez  point  du  bras  dont  partiront  les  coups. 

FÉLIX. 

Arrêtez-vous,  Seigneur,  et  d'une  âme  apaisée' 

X.  Voyez  la  Notice  de  Polyeucte ^  p.  468. 

a.  Far,  Eh  bien  !  à  tos  dépens  roiu  sanrex  que  Sévère.  (x643-6o) 

3.  Far,  Arrètez-Tous,  Sévère,  et  d'une  âme  apwée.  (x643-56) 


ACTE  V,  SCÈNE  VL  669 

Souffrez  que  je  vous  livre  une  vengeance  aisée. 

Ne  me  reprochez  plus  que  par  mes  cruautés  1765 

Je  tâche  à  conserver  mes  tristes  dignités  : 
Je  dépose  à  vos  pieds  Téclat  de  leur  faux  lustre. 
Celle  où  j'ose  aspirer  est  d'un  rang  plus  illustre  ; 
Je  m'y  trouve  forcé  par  un  secret  appas  ; 
Je  cède  à  des  transports  que  je  ne  connois  pas  ;         1770 
Et  par  un  mouvement  que  je  ne  puis  entendre, 
De  ma  fureur  je  passe  au  zèle  de  mon  gendre. 
(Test  lui  j  n'en  doutez  point ,  dont  le  sang  innocent       • 
Pour  son  persécuteur  prie  un  Dieu  tout-puissant  ; 
Son  amour  épandu  sur  toute  la  famille  1775 

Tire  après  lui  le  père  aussi  bien  que  la  fille. 
J'en  ai  fait  un  martyr,  sa  mort  me  fait  chrétien  : 
J'ai  fait  tout  son  Bonheui'y  il  veut  faire  1^  mien. 
C'est  ainsi  qu'un  chrétien  se  venge  et  se  courrouce  . 
Heureuse  cruauté  dont  la  suite  est  si  douce  !  1780 

Donne  la  main,  Pauline.  Apportez  des  liens; 
Immolez  à  vos  Dieux  ces  deux  nouveaux  chrétiens  : 
Je  le  suis,  elle  l'est ,  suivez  votre  colère. 

PAULINB. 

Qu'heureusement  enfin  je  retrouve  mon  père  ! 

Cet  heureux  changement  rend  mon  bonheur  parfait. 

FÉLIX. 

Ma  fille,  il  n'appartient  qu'à  la  main  qui  le  fait. 

SEVBRE. 

Qui  ne  seroit  touché  d'un  si  tendre  spectacle  ? 

De  pareils  changem^lilS  ue  vuul  pullil  salis  miracle. 

Sans~doute  vos  chrèûenfl,  qu'OU  perséanSLen  vain , 

Ont  quelque  chose  en  eux  oui  surpasse J'humain  :     1790 

Ils  mènent  une  vie  avec  tant  d'innocence , 

Que  le  ciel  leur  en.dolt  quelque  reconnoissance  : 

Se  relever  plus  forts ,  plus  ils  sont  abattus , 

N'est  pas  aussi  l'effet  des  communes  vertus. 


i 


570  POLYEUCTE. 

Je  les  aimai  toujours ,  quoi  qu^on  m*en  ait  pu  dire  ;  1795 
Je  n'en  vois  point  mourir  que  mon  cœur  ta'en  soupire*; 
Et  peut-être  qu'un  jour  je  les  connoitrai  mieux. 
J'approuve  cependant  que  chacim  ait  s^  Dieux, 


Qu'il  les  serve  à  sa  mode,  et  sans  peur  de Ja  peine. 
Si  vous  êtes  chrétien,  ne  craignez  plus  ma  haine;     1800 
Je  les  aime,  Félix,  et  de  leur  protecteur 
Je  n'en  veux  pas  sur  vous  faire  un  persécuteur*. 
Gardez  votre  pouvoir,  reprenez-en  la  marque  ; 


Servezi)ien  voire  Dtéu",  éèrV&l  nOlfeTBïïnarque  '. 

Je  perdrai  mon  crédit  envers  Sa  Majesté ,  1 8  o  5 

Ou  vous  verrez  finir  cette  sévérité  *  : 

Par  cette  injuste  haine  il  se  fait  trop  d'outrage. 

FÉLIX. 

Daigne  le  ciel  en  vous  achever  son  ouvrage, 
Et  pour  vous  rendre  un  jour  ce  que  vous  méritez, 
Vous  inspirer  bientôt  toutes  ses  vérités  *  !  1 8 1  o 

Nous  autres,  bénissons  notre  heureuse  aventure  : 


Allons  à  nos  martyrs  donner  la  sépulture , 

Baiser  leurs  corps  sacrés,  les  mettre  en  digne  lieu , 

Et  faire  retentir  partout  le  nom  de  Dieu. 

I.  Far,  Je  n'en  toîs  point  mourir  que  c«  cœur  ii*en  soupire.  (1643 -56) 
9.  ^ar.  Je  n*en  veux  pas  en  tous  faire  un  persécuteur.  (i643-63) 

3.  «  La  manière  dont  le  fameux  Baron  récitait  ces  vers  en  appuyant  sur  set' 
vet  twtre{a)  monarque^  était  reçue  arec  transport.  »  (/^o/iCairr,  édition  de  1764*) 

4.  Far.  Ou  bien  il  quittera  cette  scTérité.  (i643-56) 

5.  rar.  Tous  inspire  bientôt  toutes  ses  ▼érités  !  (1643  et  48  in-4*>) 

(a)  Dans  le  texte.  Voltaire  ne  donne  pas  votre^  mais  notre,  comme  les  édi- 
tions publiées  par  Corneille. 


FIN   DU    CINQUiiMK   ET   DRBNIBIL    ACTE. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


œNTENUES  DANS  LE  TROISIÈME  VOLUME. 


LE  CID ,  tragédie i 

Notice 3 

ÉcBiit  Eir  PÂTsuE  DU  CiDy  attriboés  à  ComeiUe  par  Nioeron 
ou  par  les  frères  Parfait  : 

I.  L'Ami  dn  ad 53 

II.  Lettre  ponr  M.  de  Corneille,  contre  ces  mots  de  la 

lettre  sous  le  nom  d'Ariste  :  Jû  fit  donc  résolu^ 

tion  de  guérir  ces  idolâtres 56 

m.  Réponse  de***  à  ***  sous  le  nom  d'Ariste 59 

IV.  Lettre  du  désintéressé  au  sieur  Mairet 6a 

V.  Avertissement  au  Besançonnois  Mairet 67 

•  A  Madame  de  Combalet ....  77 

Extrait  de  Mariana  et  Arertissement 79 

Romance  primero 87 

Romance  segundo 90 

Examen 91 

Liste  des  éditions  qui  ont  été  collationnées  pour  les  Ta-^ 

riantes  du  Cid loa 

Lb  CiD io5 

Appi^dics  : 

L    Passages  des  Moeedades  del  Cid  de  Guillem  de  Ca»- 

troy  imités  par  Corneille  et  signalés  par  lui. .  •  •  199 


1*^. 


572  TABLE  DES  MATIÈRES.    • 

n.    Analyse  comparatiye  du  drame  de  Gaillem  de  C.  i- 

tro  :  la  Jeunesse  du  Cid 207 

m.  Aux  amateurs  de  la  langue  françoise  (Arertisse- 

ment  de  Tédidon  de  Leyde) 340 

HORACE ,  tragédie ..^. a43 

Notice a4S 

A  Monseigneur  le  cardinal  duc  de  Richelieu 358 

Extrait  de  Tite  Live 363 

Examen 378 

Liste  des  éditions  qui  ont  été  oollatiounées  pour  les  va- 

riantes  à^ Horace 381 

HoBACB 383 

CINNA ,  tragédie SSg 

Notice '. 36i 

A  Monsieur  de  Montoron 369 

Extrait  de  Sénèque 373 

Extrait  de  Montague 376 

Examen 379 

Liste  des  éditions  qui  ont  été  oollationnées  pour  les  va- 
riantes de  Cuma 383 

CfinrA 385 

POLYEUCTE,  MARTYR»  tragédie  chrétienne 463 

Notice 4^5 

A  la  Reine  régente 47> 

Abrégé  du  martyre  de  saint  Polyeucte 474 

Examen 478 

Liste  des  éditions  qui  ont  été  colh^onnées  pour  les  Ta- 

riantes  de  Polyeucte 4^^ 

POLYBUGTH 4^7 

Fnf   DB   LA   TÀBLB   DBS   MATObLES. 


Paris.  -*  Imprimerie  de  Gh.  Lahure  et  C>%  me  de  Fleurus,  9. 


*    . 


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