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Full text of "Oeuvres de P. Corneille"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvresdepcornei06corn 


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23  4^ 


LES 

GRANDS   ÉCRIYAINS 

DE   LA  FRANCE 

NOUVELLES    ÉDITIONS 

PUBLIÉES    sous    LA    DIRECTION 

DE  M.  AD.  REGNIER 

Membre  de  l'Institut 


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ŒUVRES 


DE 


P.    CORNEILLE 


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TOME    VI 


PARIS.    IMPRIMERIE    DE    CH.    LAHURE    ET    C'« 

Rue  de  Fleurus,  9 


OEUVRES 


DE 


p.  CORNEILLE 


NOUVELLE   EDITION 

REVUE    SUR    LES    PLUS    ANCIENNES    IMPRESSIONS 
ET    LES    AUTOGRAPHES 

ET     AUGMENTÉE 

de  morceaux  inédits,  des  variantes,  de  notices,  de  notes,  d'un  lexique  des  mots 
et  locutions  remarquables,  d'un  portrait,  d'un  fac-similé,  etc. 


PAR  M.  CH.  MARTY-LAYEAUX 


TOME  SIXIEME 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  L.  HACHETTE  ET  C'« 

BOULEVARD      S A  I NT - GERM A IN 
1862 


S'BLiOTHECA 


^*»«v.en$i% 


PERTHARITE 

ROI    DES    LOMBARDS 


TRAGEDIE 

1 65^ 


Corneille  .  vr 


NOTICE. 


Par  suite  d'une  erreur  bien  surprenante,  Voltaire  donne 
cette  pièce  comme  jouée  en  iôSq*,  quoique  TAchevé  d'im- 
primer de  l'édition  originale  soit  du  3o  avril  i653  et  le  pri- 
vilège du  24  décembre  lôSi^,  quoique  Voltaire  lui-même, 
au  titre  de  l'avis  Au  lecteur,  ajoute  ces  mots  :  «  imprimé  en 
1653,  3>  et  que  les  premières  lignes  de  cet  avis  nous  appren- 
nent que  la  représentation  a  précédé  l'impression.  Les  frères 
Parfait,  qui  analysent  huit  ouvrages  représentés  en  cette  même 
année  i653,  placent  Pertharite  à  l'avant-dernier  rang.  La  date 
de  l'Achevé  d'imprimer  et  l'avis  ^m  lecteur  suffisaient  encore 
à  prouver  que  ce  classement  était  défectueux,  car  ces  deux 
pièces  établissaient  que  Pertharitene  pouvait  appartenir  qu'au 
premier  quart  de  l'année.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  date  de 
i653,  adoptée  par  tous  les  historiens  de  notre  théâtre^,  pa- 

1.  Ce  n'est  pas  là  une  faute  d'impression  qui  se  serait  glissée 
dans  le  titre  de  l'édition  de  Voltaire.  Il  nous  dit  à  la  fin  de  sa 
Préface  :  «  L'excellent  Racine  donna  son  Andromaque  en  1668 
(plus  exactement  :  à  la  lin  de  1667),  neuf  ans  après  Pertharite.  » 

2.  Voici  la  teneur  de  ce  privilège  :  «  Il  est  permis  au  Sieur  Cor- 
neille, Aduocat  en  nostre  Cour  de  Parlement  de  Rouen,  de  faire 
imprimer  par  tel  Imprimeur  qu'il  voudra  choisir,  trois  Pièces  de 
Théâtre,  intitulées,  Pertharite,  Roy  des  Lombards ,  D.  Bertran  de  Ci- 
garral  et  V Amour  à  la  mode,  pendant  le  temps  et  espace  de  neuf  ans, 
à  compter  du  iour  qu'elles  seront  acheuées  d'imprimer.  »  Ces  deux 
dernières  pièces  sont  des  comédies  en  cinq  actes  et  en  vers,  com- 
posées par  Thomas  Corneille  et  représentées,  la  première  en  i65o, 
la  deuxième  en  i65i, 

3.  Histoire  du  Théâtre  francois,  tome  VII,  p.  4i3;  Dictionnaire 
portatif  des  théâtres.,  p.  207;  Journal  du  Théâtre  français.,  tome  II, 


4  PERTHARITE. 

raissait  vraisemblable,  et  nous  avions  même  pensé  qu'elle 
se  trouvait  confirmée  par  un  témoignage  de  Chapelain,  qu'on 
ne  connaît  malheureusement  que  d'une  manière  incomplète 
et  détournée*;  mais  toutes  les  hypothèses  disparaissent  de- 
vant un  passage  formel  de  Tallemant  des  Réaux,  dont  on 
n'avait  pas  encore  tiré  parti  pour  l'histoire  des  ouvrages  de 
Corneille,  et  qui  recule  de  plus  d'un  an  la  date  de  la  pre- 
mière représentation  de  Pertharite. 

«  Au  carnaval  de  i652,  dit  Tallemant^,  Mme  de  Montglas 
fit  une  plaisante  extravagance  chez  la  présidente  de  Pom- 
mereuil.  On  y  devoit  jouer  Pertharite^  roi  des  Lombards^ 
pièce  de  Corneille,  qui  n'a  pas  réussi.  Mlle  de  Rambouillet 
dit  à  Segrais,  garçon  d'esprit  qui  est  à  cette  heure  à  Made- 
moiselle, qu'elle  n'avoit  point  vu  V Amour  à  la  mode,  et  qu'elle 
l'aimeroit  bien  mieux  :  «  Dites-le  à  la  comtesse  de  Fiesque.  5> 
La  comtesse  le  dit  à  Hippolyte  :  c'est  le  fils  du  président  de 
Pommereuil  du  premier  lit,  un  benêt  qu'on  appeloit  ainsi 
parce  qu'on  lui  faisoit  la  guerre  qu'il  étoit  amoureux  de  sa 
belle-mère.  Hippolyte,  qui  étoit  épris  de  la  comtesse,  alla 
dire  aux  comédiens  que,  quoi  qu'il  en  coûtât,  il  falloit  abso- 
lument jouer  l'Amour  à  la  mode^ ^  et  les  envoya  changer 
d'habits.  ?>  \j! Historiette^  qui  ne  contient  plus  rien  d'intéres- 
sant pour  nous,  se  termine  par  le  récit  des  réclamations  et 
de  la  brusque  retraite  de  Mme  de  Montglas. 

Malgré  le  peu  de  succès  de  Pertharite,  il  y  avait,  on  le 
voit,  des  personnes  curieuses  d'assister  à  des  représenta- 
tions particulières  de  cet  ouvrage,  qui  avait  si  vite  disparu 
de  la  scène  de  l'hôtel  de  Bourgogne*  :  il  ne  s'y  était  montré 

fol.  ioo3  recto;  Bibliothèque  du  Théâtre  français,  tome  III,  p.  3; 
Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  P.  Corneille,  par  M.  J.  Tasche- 
reau,  seconde  édition,  p.   148. 

I.  Voyez  tome  IV,  p.  277  et  278. 

3.   Tome  V,  p.  870  et  371. 

3.  Voyez  ci-dessus,  p.  3,  note  a. 

4.  Tout  porte  à  croire  que  ce  fut  à  ce  théâtre  que  Pertharite  fut 
représenté;  du  reste  les  historiens  du  théâtre  ne  se  prononcent 
pas,  à  l'exception  toutefois  de  l'auteur  du  Journal  du  Théâtre  fran- 
çais, qui  dit  :  «  La  troupe  royale  de  l'hôtel  de  Bourgogne  donna 
une  tragédie  nom  elle  intitulée  Pertharite.  »  (Folio  ioo3  recto.) 


NOTICE.  5 

qu'une  fois  d'après  Voltaire*,  que  deux  suivant  la  plus  com- 
mune opinion. 

Cette  pièce  forme  un  volume  in- 1 2  de  6  feuillets  et  ^  i  pages , 
qui  a  pour  titre  :  Pertharite,  Roy  des  Lombards,  tragédie. 
A  Rouen,  chez  Laurens  Maunj,  près  le  Palais.  Auec  priuilege 
du  Roy.  M.DC.LIIÏ.  Et  se  vend  à  PariSy  chez  Guillaume  de 
Luyne,  au  Palais. 

Dans  Favis  Au  lecteur,  Corneille  se  montre  tout  prêt  à  re- 
noncer au  théâtre  ;  nous  verrons  dans  \aiNotice à' OEdipe (\\ye\\e^ 
furent  les  circonstances  qui  changèrent  ses  dispositions. 


AU  LECTEUR^ 

La  mauvaise  réception  que  le  public  a  faite  à  cet  ou- 
vrage m'avertit  qu'il  est  temps  que  je  sonne  la  retraite, 
et  que  des  préceptes  de  mon  Horace  je  ne  songe  plus  à 
pratiquer  que  celui-ci  : 

Solve  senescentem  mature  sanus  equum,  ne 
Peccet  ad  extremum  ridendus  et  ilia  ducat  '. 

Il  vaut  mieux  que  je  prenne  congé  de  moi-même  que 
d'attendre  qu'on  me  le  donne  tout  à  fait;  et  il  est  juste 
qu'après  vingt  années  de  travail,  je  commence  à  m'aper- 
cevoir  que  je  deviens  trop  vieux  pour  être  encore  à  la 
mode.  J'en  remporte  cette  satisfaction,  que  je  laisse  le 
théâtre  françois  en  meilleur  état  que  je  ne  l'ai  trouvé,  et 
du  côté  de  l'art  et  du  côté  des  mœurs  :  les  grands  génies 
qui  lui    ont    prêté   leurs  veilles  de  mon   temps  y  ont 

1.  Voyez  le  commencement  de  sa  préface  de  Pertharite. 

2.  Cet  avis  Au  lecteur .^  ainsi  que  les  deux  extraits  qui  le  suivent, 
n'est  que  dans  les  éditions  antérieures  à  1660. 

3.  Epîtres.,  livre  I,  ëpître  i,  vers  8  et  9.  —  «  Sois  sage  et  dételle 
à  temps  ton  coursier  qui  vieillit,  de  peur  qu'à  la  fin  il  ne  fasse 
une  chute  ridicule  et  ne  batte  piteusement  du  flanc.  » 


6  PERTHARITE. 

beaucoup  contribué;  et  je  me  flatte  jusqu'à  penser  que 
mes  soins  n'y  ont  pas  nui  :  il  en  viendra  de  plus  heureux 
après  nous  qui  le  mettront  à  sa  perfection,  et  achèveront 
de  l'épurer;  je  le  souhaite  de  tout  mon  cœur.  Cependant 
agréez  que  je  joigne  ce  malheureux  poëme  aux  vingt  et  un 
qui  l'ont  précédé  avec  plus  d'éclat;  ce  sera  la  dernière 
importunité  que  je  vous  ferai  de  cette  nature  :  non  que 
j'en  fasse  une  résolution  si  forte  qu'elle  ne  se  puisse 
rompre  ;  mais  il  y  a  grande  apparence  que  j'en  demeurerai 
là.  Je  ne  vous  dirai  rien  pour  la  justification  de  Pertharite  : 
ce  n'est  pas  ma  coutume  de  m'opposer  au  jugement  du 
public;  mais  vous  ne  serez  pas  fâché  que  je  vous  fasse 
voir  à  mon  ordinaire  les  originaux  dont  j'ai  tiré  cet  évé- 
nement, afin  que  vous  puissiez  séparer  le  faux  d'avec  le 
vrai,  et  les  embellissements  de  nos  feintes  d'avec  la  pu- 
reté de  l'histoire.  Celui  qui  l'a  écrite*  le  premier  a  été 
Paul  Diacre^,  à  la  fin  de  son  quatrième  livre,  et  au  com- 
mencement du  cinquième,  des  Gestes  des  Lombards  ; 
et  pour  n'y  mêler  rien  du  mien,  je  vous  en  donne  la 
traduction  fidèle^  qu'en  a  faite  Antoine  du  Verdier  dans 
ses  Dwerses  leçons'* \  j'y  ajoute  un  mot  d'Erycus  Putea- 
nus^,  pour  quelques  circonstances  en  quoi  ils  diffèrent,  et 
je  le  laisse  en  latin  de  peur  de  corrompre  la  beauté  de  son 
langage  parla  foiblesse  de  mes  expressions.  Flavius  Blon- 


1.  Dans  le  recueil  de  i656,  il  y  a  écrït^  sans  accord. 

2.  Paul,  diacre  de  l'Église  d'Aquilée,  notaire  ou  chancelier  de 
Didier,  roi  des  Lombards,  naquit,  dit-on,  vers  740  et  mourut 
vers  790.  Son  histoire  des  Lombards,  dont  parle  ici  Corneille  [de 
Gestis  Longohardorum  libri  sex),  commence  à  leur  sortie  de  la  Scan- 
dinavie et  finit  à  la  mort  de  Luitprand  en  744- 

3.  Il  serait  plus  juste  de  dire  :  a  la  traduction  très-libre,  «mais 
au  temps  de  Corneille  on  ne  se  faisait  pas  la  même  idée  qu'au- 
jourd'hui de  la  fidélité  d'une  traduction. 

4.  Voyez  ci-après,  p.  8,  note  i. 

5.  Voyez  p.  14,  note  i. 


AU  LECTEUR. 

dus,  dans  son  Histoire  de  la  décadence  de  Vempire  ro- 
maiji^,  parle  encore  de  Pertharite;  mais  comme  il  le  fait 
chasser  de  son  royaume  étant  encore  enfant,  sans  nom- 
mer Rodelinde^  qu'à  la  fin  de  sa  vie,  je  n'ai  pas  cru  qu'il 
fût  à  propos  de  vous  produire  un  témoin  qui  ne  dit  rien 
de  ce  que  je  traite^. 

I.  Flavio  Biondo,  né  en  i388,  mourut  à  Rome  en  i463,  laissant 
plusieurs  savants  ouvrages  qui  ont  été  publiés  ensemble  à  Bâle 
en  i53i.  L'ouvrage  ici  mentionné  a  pour  titre  :  Historiarum  ah  in- 
clinaûone  romani  imperii  ad  annum  1 44^?  décades  III ^  libri  XXXI.  Il  de- 
vait embrasser  l'histoire  générale  depuis  la  chute  de  l'empire  ro- 
main jusqu'au  temps  de  l'auteur;  mais  quand  il  mourut,  il  n'en 
avait  écrit  que  trois  décades  et  le  premier  livre  de  la  quatrième. 
C'est  au  livre  ix  de  la  V^  décade  qu'il  est  parlé  de  Pertharite. 

1.  Ce  nom  est  écrit  ainsi  dans  toutes  les  impressions  anté- 
rieures à  1668.  Les  éditions  de  1668,  i68a  et  1693  ont  de  même 
Rodelinde  dans  V Examen;  mais  dans  le  texte  de  la  pièce,  elles  don- 
nent généralement,  là  où  le  nom  n'est  pas  imprimé  en  capitales, 
Rodelinde^  avec  un  accent*. 

3.  Voici  le  passage  que  Corneille  a  ici  en  vue  : 

«  Ariperthus  moriens  duos  lîlios  Pertharitum  et  Gundibertum 
«  reliquit  successores.  Quorum  temporibus  Longobardi  pacem 
«  cum  Romanis  Ravennatibusque  et  aliis  Italiœ  populis  imperio 
«  subjectis  ubique  servaverunt.  Sed  variis  ipsi  inter  se  motibus 
«  agitati  sunt.  Grimoaldus  namqvie  beneventanus,  Longobardorum 
((  dux,  ipsos  fratres  in  regni  administratione  discordes  esse  intel- 
«  ligens,  Romoaldum  filium  Beneventi  ducem  instituit,  et  magnas 
«  ducens  copias,  Papiam  venit;  qua  ex  urbe  quum  Pertharitum 
«  puerum  regem  fugasset,  Gundibertum  fratrem  expulit  Mediolano, 
«  apud  quam  urbem  ipse  a  fratre  divisus  se  cœperat  continere.  » 
(Blondi  Flavii  Forliviensis  Historiarum  ab  inclinatione  Romanorum  im- 
perii decas  I,  liber  ix;  édition  de  Venise,  i483,  folio  I,  m  v».) 

*  Dans  l'examen  à^ Horace.,  les  éditions  de  1668  et  de  1862  por- 
tent Rodelinde .^  comme  dans  le  texte  de  Pertharite. 


8  PERTHARITE. 

ANTOINE  DU  VERDIER', 

Livi'e  IV  de  ses  Diverses  leçonSy  chapitre  xn. 

Pertharite  fut  fils  d'Aripert^,  roy  des  Lombards,  le- 
quel, après  la  mort  du  père,  régna  à  Milan;  et  Gonde- 
bert,  son  frère,  à  Pauie  ;  et  estant  suruenuë  quelque  noise 
et  querelle  entre  les  deux  frères,  Gondebert  enuoya  Ga- 
ribalde,  duc  de  Thurin,  par  deuers  Grimoald,  comte^de 
Beneuent,  capitaine  généreux,  le  priant  de  le  vouloir  se- 
courir contre  Pertharite,  auec  promesses  de  luy  donner 
vne  sienne  sœur  en  mariage.  Mais  Garibalde,  vsant  de 
trahison  enuers  son  seigneur,  persuada  à  Grimoald  d'y 
venir  pour  occuper  le  royaume,  qui  par  la  discorde  des 
frères  estoit  en  fort  mauuais  estât,  et  prochain  de  sa 
ruine.  Ce  qu'entendant  Grimoald  se  despoiiilla*  de  sa 
comté  de  Beneuent,  de  laquelle  il  fit  comte  son  fils,  et 
auec  le  plus  de  forces  qu'il  peust  assembler,  se  mit  en  che- 

1.  Antoine  du  Verdier,  seigneur  de  Vauprivas,  né  à  Montbrison 
en  i544ï  mort  en  1600.  Celui  de  ses  ouvrages  dont  Corneille  a 
tiré  ce  morceau  d'histoire  traduit  de  Paul  Diacre,  parut  d'abord  à 
Lyon  en  lÔ^ô,  sous  ce  titre  :  les  Diverses  leçons  d'Antoine  Duverdier 
suivant  celles  de  P.  Messie;  puis  il  fut  réimprimé  avec  des  addi- 
tions successives  en  i584,  lôgs,  i6o5.  Il  contient  le  fruit  des  lec- 
tures de  l'auteur  et  les  extraits  qu'il  a  faits  des  divers  historiens  grecs, 
latins  et  italiens,  à  l'imitation  de  Pierre  Mexia,  écrivain  espagnol, 
qui  avait  publié  en  iS^i  une  compilation  du  même  genre,  traduite 
en  français  par  Cl.  Gruget,  sous  le  même  titre  de  Diverses   leçons. 

2.  L'édition  de  i58o  des  Diverses  leçons  de  du  Verdier  donne 
Partharite  et  Albert^  pour  Pertharite  et  Aripert. 

3.  Corneille,  ayant  employé  dans  ses  vers  le  titre  de  comte,  au 
lieu  de  celui  de  duc,  pour  Grimoald,  a  changé  dans  le  texte  de  du 
Verdier  les  mots  duc,  et  plus  loin  duché,  en  ceux  de  comte  et  comté. 

4.  Var.  (recueil  de  i656)  :  Ce  qu'entendant  Grimoald,  il  se  des- 
poûilla.  —  Ici,  comme  aux  autres  variantes  de  ce  morceau,  le  texte 
de  l'édition  originale,  que  nous  avons  suivie,  est  conforme  à  celui 
de  du  Verdier. 


» 


I 


EXTRAIT    DE    DU    VERDIER.  9 

min  pour  aller  à  Pauie  ;  et  par  toutes  les  citez  où  il  passa 
s'acquit  plusieurs  amis,  pour  s'en  aider  à  prendre  le 
royaume.  Estant  arriué  à  Pauie,  et  parlé  qu'il  eut  à  Gon- 
debert,  il  le  tua  par  l'intelligence  et  moyen  de  Garibalde, 
et  occupa  le  royaume.  Pertharite  entendant  ces  nouuelles, 
abandonna  Rodelinde  sa  femme  etvn  sien  petit  fils,  les- 
quels Grimoald  confina  à  Beneuent,  et  s'enfuit  et  retira 
vers  Cacan,  roi  des  Auariens  ou  Huns.  Grimoald  ayant 
confirmé  et  establi  son  royaume  à  Pauie,  entendant  que 
Pertharite  s'estoit  sauué  vers  Cacan,  luy  enuoya  ambas- 
sadeurs pour  luy  faire  entendre  que  s'il  gardoit  Pertharite 
en  son  royaume,  il  ne  iouïroit  plus  de  la  paix  qu'il  auoit 
eue  auec  les  Lombards,  et  qu'il  auroit  vn  roy  pour  ennemi. 
Suiuant  laquelle  ambassade,  le  roy  des  Auariens  appela 
en  secret  Pertharite,  luy  disant  qu'il  allast  la  part  où  il 
voudroit,  afin  que  par  luy  les  Auariens  ne  tombassent  en 
l'inimitié  des  Lombards  :  ce  qu'ayant  entendu  Pertharite, 
s'en  retournant  en  Italie,  vint  trouuer  Grimoald,  soy 
fiant  en  sa  clémence,  et  comme  il  fut  près  de  la  ville  de 
Lodi,  il  enuoya  deuant  vn  sien  gentil  homme  nommé 
Vnulphe,  auquel  il  se  fioit  grandement,  pour  aduertir 
Grimoald  de  sa  venue.  Vnulphe  se  présentant  au  nou- 
ueau  roy,  luy  donna  aduis  comme  Pertharite  auoit  re- 
cours à  sa  bonté,  à  laquelle  il  se  venoit  librement 
soumettre,  s'il  lui  plaisoit  l'accepter.  Quoy  entendant 
Grimoald,  luy  promit  et  iura  de  ne  faire  aucun  desplaisir 
à  son  maistre,  lequel  pouuoit  venir  seurement,  quand  il 
voudroit,  sur  sa  foy.  Vnulphe  ayant  rapporté  telle  res- 
ponse  à  son  seigneur  Pertharite,  iceluy  vint  se  présenter 
deuant  Grimoald,  et  se  prosterner  à  ses  pieds,  lequel  le* 
récent  gracieusement  et  le  baisa.  Quoy  fait,  Pertharite 
luy  dit  :  «  le  vous  suis  seruiteur;  et  sçachant  que  vous 

I.  Lt  est  omis  dans  le  recueil  de  i656. 


10  PERTHARITE. 

estes  tres-chrestien  et  ami  de  pieté,  bien  que  je  peusse 
viure  entre  les  payens,  neantmoins,  me  confiant  en 
vostre  douceur  et  debonnaireté,  me  suis  venu  rendre 
à  vos  pieds.  »  Lors  Grimoald,  vsant  de  ses  sermens  ac- 
coustumez,  luy  promit,  disant  :  «  Par  celuy  qui  m'a  fait 
naistre,  puis  que  vous  auez  recours  à  ma  foy,  vous  ne 
souffrirez  mal  aucun  en  chose  qui  soit,  et  donneray 
ordre  que  vous  pourrez  honnestement  viure.  »  Ce  dit, 
luy  ayant  fait  donner  vn  bon  logis,  commanda  qu'il 
fust  entretenu  selon  sa  qualité,  et  que  toutes  choses  à  luy 
nécessaires  lui  fussent  abondamment  baillées.  Or  comme 
Pertharite  eut  prins  congé  du  Roy,  et  se  fut  retiré  en  son 
logis,  aduint  que  soudain  les  citoyens  de  Pauie  à  grandes 
trouppes  accoururent  pour  le  voir  et  saluer,  comme 
l'ayans  auparauant  cognu  et  honoré.  Mais  voicy  de  com- 
bien peut  nuire  vne  mauuaise  langue.  Quelques  flateurs 
et  malins,  ayans  prins  garde  aux  caresses  faites  par  le 
peuple  à  Pertharite,  vindrent  trouuer  Grimoald,  et  luy 
firent  entendre  que  si  bien-tost  il  ne  faisoit  tuer  Pertha- 
rite, il  estoit  en  bransle  de  perdre  le  royaume  et  la  vie, 
luy  asseurans  qu'à  cette  fin  tous  ceux  de  la  ville  luy  fai- 
soyent  la  cour.  Grimoald,  homme  facile  à  croire,  et 
bien  souuent  trop  de  leger^,  s'estonna  aucunement,  et 
atteint  de  deffiance,  ayant  mis  en  oubly  sa  promesse, 
s'enflamma^  subitement  de  colère,  et  deslors  iura  la  mort 
de  l'innocent  Pertharite,  commençant  à  prendre  aduis  en 
soy  par  quel  moyen  et  en  quelle  sorte  il  luy  pourroit 
le  lendemain  oster  la  vie,  pource  que  lors  estoit  trop 
tard  ;  et  à  ce  soir  luy  enuoya  diuerses  sortes  de  viandes 
et  vins  des  plus  friands  en  grande  abondance  pour  le 
faire  enyurer,  afin  que  par  trop  boire  et  manger,   et 


I .  De  léger^  légèrement,  facilemept. 

1.   Il  y  a  s^enfamba  dans  du  Verdier  (i58o). 


\ 


EXTRAIT    DE    DU    VERDIER.  ii 

estant  enseueli  en  vin  et  à  dormir,  il  ne  peust  penser  au- 
cunement à  son  salut.  Mais  vn  gentil  homme  qui  auoit 
iadis  esté  seruiteur  du  père  de  Pertharite,  qui  luy  portoit 
de  la  viande  de  la  part  du  Roy,  baissant  la  teste  sous 
la  table,  comme  s'il  luy  eust  voulu  faire  la  reuerence  et 
embrasser  le  genoûil,  luy  fit  sçauoir  secrettement  que 
Grimoald  auoit  délibéré  de  le  faire  mourir  :  dont  Pertha- 
rite commanda  à  l'instant  à  son  eschanson  qu'il  ne  luy 
versast  autre  breuuage  durant  le  repas  qu'vn  peu  d'eau 
dans  sa  couppe  d'argent.  Tellement  qu'estant  Pertharite 
inuité  par  les  courtisans,  qui  luy  presentoient  les  viandes* 
de  diuerses  sortes,  de  faire  brindes%  et  ne  laisser  rien 
dans  sa  couppe  pour  l'amour  du  Roy;  luy,  pour  l'honneur 
et  reuerence  de  Grimoald,  promettoit  de  la  vuider  du 
tout,  et  toutesfois  ce  n'estoit  qu'eau  qu'il  beuuoit.  Les 
gentils  hommes  et  seruiteurs  rapportèrent  à  Grimoald 
comme  Pertharite  haussoit  le  gobelet,  et  beuuoit  à  sa 
bonne  grâce  desmesurement;  de  quoy  se  resiouyssant 
Grimoald,  dit  en  riant  :  «  Cet  yurongne  boiue  son  saoul 
seulement,  car  demain  il  rendra  le  vin  meslé  auec  son 
sang.  »  Le  soir  mesme  il  enuoya  ses  gardes  entourner  la 
maison  de  Pertharite,  afin  qu'il  ne  s'en  peust  fuyr  :  lequel, 
après  qu'il  eut  souppé,  et  que  tous  furent  sortis  de  la 
chambre,  luy  demeuré  seul  auec  Vnulphe  et  le  page  qui 
auoit  accoustumé  le  vestir^,  lesquels  estoient  les  deux  plus 
fidèles  seruiteurs  qu'il  eust,  leur*  descouurit  comme 
Grimoald  auoit  entrepris  de  le  faire  mourir  :  pour  à  quoy 
obuier,  Vnulphe  luy  chargea^  sur  les  espaules  les  cou- 

1.  Var.  (recueil  de  i656)  :  des  viandes. 

2.  «  Brinde^  terme  bachique  qui  veut  aire  santé.  »  [Dictionnaire  de 
Richelet^  1680.) 

3.  Var.  (recueil  de   i656)  :  qui  auoit  accoustumé  de  le  vestir. 

4.  Lors^  au  lieu  de  leui\  dans  du  Verdier. 

5.  Var.  (recueil  de  i656|  :  luy  charge. 


12  PERTHARITE. 

uertes  d'vn  lit,  vne  coutre*,  et  vne  peau  d'ours  qui  luv 
couuroit  le  dos  et  le  visage  ;  et  comme  si  c'eust  esté  quel- 
que rustique  ou  faquin^,  commença  de  grande  affection 
à  le  chasser  à  grands  coups  de  baston  hors  de  la  cham- 
bre, et  à  luy  faire  plusieurs  outrages  et  vilenies,  telle- 
ment que  chassé  et  ainsi  battu  il  se  laissoit  choir  souuent 
en  terre  :  ce  que  voyant  les  gardes  de  Grimoald  qui 
estoient  en  sentinelle  à  Tentour  de  la  maison,  demandè- 
rent à  Vnulphe  que  c'estoit  :   «  C'est,  respondit-il,  vn 
maraud  de  valet  que  i'ay,  qui,  outre  mon  commande- 
ment,  m'auoit   dressé   mon   lit   en  la  chambre  de  cet 
yurongne  Pertliarite,  lequel  est  tellement  remply  de  vin 
qu'il  dort  comme  mort  ;  et  partant  ie  le  frappe.  »  Eux  en- 
tendans  ces  paroles,  les  croyant  véritables,  se  résioùirent 
tous,  et  pensans  que  Pertliarite  fust  vn  valet,  luy  firent 
place  et  à  Vnulphe,   et  les  laissèrent  aller.  La  mesme 
nuict  Pertliarite  arriua  en  la  ville  d'Ast,  et  de  là  passa 
les  monts,  et  vint  en  France.  Or  comme  il  fut  sorty, 
et  Vnulphe  après,  le  fidèle  page  auoit  diligemment  fermé 
la  porte  après  luy,  et  demeura  seul  dedans  la  chambre, 
là  où  le  lendemain  les  messagers  du  Roy  vindrent  pour 
mener  Pertliarite  au  palais;  et  ayans  frappé  à  l'huis, 
le  page   prioit  d'attendre^,  disant  :   «   Pour  Dieu  ayez 
pitié  de  luy,  et  laissez-le  acheuer  de  dormir;  car  estant 
encores  lassé  du  chemin,  il  dort  de  profond  sommeil.  » 
Ce  que  luy  ayans  accordé,  le  rapportèrent  à  Grimoald, 
lequel  dit  que  tant  mieux,  et  commanda  que  quoy  que 
ce  fust,  on  y  retournast,  et  qu'ils  l'amenassent  :  auquel 
commandement  les  soldats  revindrent  heurter  de  plus 
fort  à  l'huis  de  la  chambre,  et  le  page  les  pria  de  per- 

I .  Ce  mot  traduit  le  latin  culcitra;  voyez  le  Dictionnaire  de  Roque- 
fort, aux  articles   Coude,  Coûte  et  Coulte,  Coultre. 

3.  Var.  (recueil  de  i656)  :  quelque  rustique  ou  quelque  faquin. 
3.  Dans  du  Verdier  :  «  le  page  les  prioit  d'attendre.  » 


EXTRAIT    DE    DU    VERDIEll.  i3 

mettre  qu'il  reposast  encores  un  peu  ;  mais  ils  criovenl 
et  tempestoyent  de  tant  plus,  disans  :  «  N'aura  meshuy 
dormi  assez  cet  yurongne  ?»  et  en  vn  mesme  temps  rom- 
pirent à  coups  de  pied  la  porte,  et  entrez  dedans  cher- 
chèrent Pertharite  dans  le  lict;  mais  ne  le  trouuans  point, 
demandèrent  au  page  où  il  estoit,  lequel  leur  dit  qu'il  s'en 
estoit  fuï.  Lors  ils  prindrent  le  page  par  les  cheueux,  et  le 
menèrent  en  grande  furie  au  palais  ;  et  comme  ils  furent 
deuant  le  Roy,  dirent  que  Pertharite  auoit  fait  vie  *,  à  quoy 
le  page  auoit  tenu  la  main,  dont  il  meritoit  la  mort.  Gri- 
moald  demanda  par  ordre  par  quel  moyen  Pertharite  s'es- 
toit  sauvé  ;  et  le  page  luy  conta  le  faict  de  la  sorte  qu'il  es- 
toit  aduenu .  Grimoald  cognoissant  la  fidélité  de  ce  ieune 
homme,  voulut  qu'il  fust^  vn  de  ses  pages,  l'exhortant  à 
luy  garder  celle  foy  qu'il  auoit  à  Pertharite,  luy  promet- 
tant en  outre  de  luy  faire  beaucoup  de  bien.  Il  fit  venir  en 
après  \nulphe  deuant  lay,  auquel  il  pardonna  de  mesme, 
luy  recommandant  sa  foy  et  sa  prudence.  Quelques  iours 
après,  il  luy  demanda  s'il  ne  vouloit  pas  estre  bien-tost 
auec  Pertharite  :  à  quoy  Vnulphe  auec  serment  respondit 
que  plustost  il  auroit  voulu  mourir  auec  Pertharite  que 
viure  en  tout  autre  lieu  en  tout  plaisir  et  délices.  Le  Roy 
fit  pareille  demande  au  page,  à  sçauoir-mon^  s'il  trou- 
uoit  meilleur  de  demeurer  auec  soy  au  palais  que  de  viure 
auec  Pertharite  en  exil  ;  mais  le  page  luy  ayant  respondu 
comme  Vnulphe  auoit  fait,  le  Roy  prenant  en  bonne 


I.  Fie  comme  voie^  de  via  cheniin.  Faire  vie^  taire  du  chemin, 
partir. 

a.  Dans  du  Verdier  :  «  qu'il  fusse;  »  et  deux  lignes  plus  loin  : 
«  beaucoup  du  bien.   » 

3.  ÎSous  avons  vu  un  emploi  analogue  de  mon  dans  le  texte  même 
de  Corneille  :  voyez  la  Galerie  du  Palais^  tome  II,  p.  92,  note  4- 
Voyez  aussi  les  Dictionnaires  de  Nicot  et  de  Furetière,  et  notre 
Lexique  à  l'article  Mon. 


i4  PERTHARITE. 

part  leurs  paroles,  et  louant  la  foy  de  tous  deux, 
commanda  à  Vnulphe  demander  tout  ce  qu'il  voudroit 
de  sa  maison,  et  qu'il  s'en  allast  en  toute  seureté  trouuer 
Pertharite.  Il  licentia  et  donna  congé  de  mesme  au  page, 
lequel  auec  Vnulphe,  portans  auec  eux,  par  la  courtoisie 
et  libéralité  du  Roy,  ce  qui  leur  estoit  de  besoin  pour 
leur  voyage,  s'en  allèrent  en  France  trouuer  leur  désire 
seigneur  Pertharite. 


ERYCUS   PUTEANUSS 

Historiss  bnrharicx,  libro  II,  numéro   i5. 

Tam"  tragico  nuncio  obslupefactus  Pertharitus,  am- 
pliusque  tyrannum  quam  fratrem  timens,  fugam  ad  Ca- 
canum,  Hunnorum  regem,  arripuit,  Rodelinda  uxore  et 
filio  CunipertoMediolani  relictis.  Sed  jam  magna  sui  parte 
miser,  et  in  carissimis  pignoribus  cap  tus,  quum  a  rege 

I.  Henri  Dupuis,  professeur  de  belles-lettres  à  Louvain,  plus 
connu  sous  le  nom  à^Erycius  Puteanus  que  sous  son  nom  flamand 
Fan  de  Putte^  naquit  à  Venlo,  dans  la  Gueldre,  en  1674,  et  mourut 
à  Louvain,  en  1646.  Le  titre  exact  de  celui  de  ses  nombreux  ou- 
vrages d'où  est  tiré  l'extrait  que  donne  ici  Corneille  est  :  ErycI 
PuTEANi  Historiœ  insubricœ^  ab  origine  gentis  ad  Otkonem  magnum  im- 
peratorem^  libri  F/,  qui  irruptioties  Barbarorum  in  Ilaliam  continent  [ab 
anno  CLVII  adannum  DCCCCLXXIII).  Fax  barbarici  tempovis.  —  Cor- 
neille écr'il  Erycus^  au  lieu  à^Erycius;  c'est  sans  doute  qu'il  a  pris  pour 
un  i  simple  l'I  majuscule  qui,  dans  plusieurs  éditions,  dans  celle  de 
i63o,  par  exemple,  dont  nous  venons  de  copier  le  titre,  termine 
le  génitif  EiiYcI  [^owr  Er y cii).  On  voit  que  la  fin  de  ce  titre  contient 
aussi  l'adjectif /'a//'a/7CM5,  qui  a  été  substitué  par  Corneille  à  /'«iM^/vca^. 

3.  Epouvanté  d'une  nouvelle  si  tragique, Pertharite, craignant  plus 
le  tyran  que  son  frère,  s'enfuit  à  la  hâte  chez  Cacan,  roi  des  Huns, 
laissant  à  Milan  sa  femme  Rodelinde  et  Cunipert  son  fils.  Mais, 
malheureux  dans  une  grande  partie  de  lui-même,  prisonnier  dans  la 
personne  de  ce  qu'il  avait  de  plus  cher,  repoussé  d'ailleurs  par  le 
roi  dont  il  était  l'hôte,  il  résolut  de  retourner  vers  son  ennemi,  et 


KXÏRAIT    DE   PUTEANUS.  i5 

nospile  rejiceretur,  ad  hostem  redire  statuit,  et  cujus 
sœvitiam  timuerat,  clementiam  experiri.  Quid  votis  obes- 
set?  non  regnum,  sed  incolumitas  quœrebatur.  Etenim 
Pertharitus,  quasi  pati  jam  fortunae  contumeliam  posset, 
fratre  occiso,  supplex  esse  sustinuit;  et  quia  amplius  pu- 
tavit  Grimoaldus  reddere  vitam  quam  regnum  eripere, 
facilis  fuit.  Longe  tamen  aliud  fata  ordiebantur  :  ut  nec 
securus  esset,  qui  parcere  voluit;  nec  liber  a  discrimine, 
qui  salutem  duntaxat  pactus  erat.  Atque  intcrea  rcx  no- 
vus,  destinatis  nuptiis  potentiam  firmaturus,  desponsam' 
sibi  virginem  tori  sceptrique  sociam  assumit.  Et  sic  in 
familia  Ariperti  regium  permanere  nomen  videbatur; 
quippe  post  filios  gêner  diadema  sumpserat.  Venit  igitur 
Ticinum  Pertliaritus,  et  suae  oblitus  appellationis,  soro- 
rem  reginam  salutavit.  Plenus  mutuae  benevolentiœ  hic 
congressus  fuit,  ac  plane  redire  ad  felicitatem  profugus 

d  éprouver  la  clëmeuce  de  celui  dont  il  avait  redouté  la  cruauté. 
Rien  pouvait-il  s'opposer  à  ses  vœux,  quand  ce  n'était  plus  un 
royaume,  mais  la  vie  qu'il  demandait?  En  effet,  croyant  pouvoir 
désormais,  après  le  meurtre  de  son  frère,  subir  les  outrages  de  la 
fortune,  Pertharite  ne  rougit  pas  de  se  rendre  suppliant,  etGrimoald 
se  montra  facile,  jugeant  qu'il  lui  donnait  plus  en  lui  accordant  la 
vie,  qu'il  ne  lui  avait  ôté  en  lui  arrachant  son  royaume.  Toutefois 
les  destins  disposaient  les  choses  bien  autrement  :  il  ne  devaity  avoir 
ni  sécurité  pour  celui  qui  voulait  faire  grâce,  ni  salutpour  celuiqui 
ne  stipulait  d'autre  condition  que  d'avoir  la  vie  sauve.  Cependant  le 
nouveau  roi,  voulant  consolider  sa  puissance  par  le  mariage  projeté, 
prend  pour  compagne  de  son  lit  et  de  son  trône  la  jeune  princesse 
qui  lui  était  fiancée*,  de  manière  que  la  dignité  royale  semblait  de- 
meurer dans  la  famille  d'Aripert,  le  diadème  ayant  passé  de  la  tête 
de  ses  fils  sur  celle  de  son  gendre.  Pertharite  s'en  vint  donc  à  Pavie, 
et,  oubliant  le  nom  qu'il  avait  porté,  salua  reine  sa  sœur.  Une  bien- 
veillance mutuelle  régna  dans  cette  entrevue,  et,  au  commandement 

I.    Var.  (recueil  de  i656)  :  desponsatam.  Le  texte  de  Puteanus 
est  desponsam. 

*  La  fille  d'Aripert,  sœur  de  Pertharite  et  de  Gondebert  :  voyez 
plus  haut,  p.  8.  Corneille  la  nomme  Édiiige. 


i6  PERÏHARITË. 

videbatur,  nisi  quod  non  imperarel.  Domus  et  familia 
quasi  proximam  nupero  splendori  vitam  acturo  datur. 
Quid  fit?  visendi  et  salutandi  causa  quum  fréquentes  con- 
fluèrent, partim  Longobardi,  partim  Insubres,  humani- 
tatis  Regem  pœnituit.  Sic  officia  nocuere;  et  quia  in  exem- 
plum  benignitas  miserantis  valuit,  exstincta  est.  A  populo 
coli,  et  regnum  moliri,  juxta  habitum.  Itaque  ut  Rex 
metu  solveretur,  secundum  parricidium  non  exhorruit. 
Nuper  manu,  nunc  imperio  cruentus,  morti  Pertharitum 
destinât.  Sed  nihil  insidiœ,  nihil  percussores  immissi  po- 
tuere  :  elapsus  est.  Arnica  et  ingeniosa  Unulphi  fraude 
beneficium  salutis  stetit,  qui  inclusum  et  obsessum  ur- 
sina  pelle  circumtegens,  et  tanquam  pro  mancipio  pel- 
lens,  cubiculo  ejecit.  Dolum  ingesta  quoque  verbera  ves- 
tiebant;  et  quia  nox  erat,  falli  satellites  potuere.  Facinus 
quemadmodum  régi  displicuit,  ita  fidei  exemplum  lau- 
datum  est. 

près,  le  proscrit  semblait  retrouver  son  ancieune  prospérité.  On  lui 
donne  une  maison  et  des  gens,  pour  que  sa  vie  ne  s'éloigne  pas  trop 
de  sa  récente  splendeur.  Mais  qu'arrive-t-il?  Lombards  et  Insubres 
accourent  en  foule  pour  le  visiter  et  lui  faire  leur  cour.  Le  Roi  se 
repentit  de  son  humanité;  ces  hommes  devinrent  funestes  à  Per- 
tharite,  et  la  bonté  de  Grimoald,  qui  n'était  que  pitié,  s'éteignit 
quand  il  vit  qu'on  s'autorisait  de  son  exemple  :  être  honoré  du  peu- 
ple, c'était  aspirer  au  trône.  En  conséquence,  pour  s'affranchir  de 
ses  craintes, le  Roi  ne  recula  pas  devantunsecondparricide.  Naguère 
c'était  sa  main  qui  avait  frappé  ;  cette  fois  un  ordre  lui  suffit,  et  il 
voua  Pertharite  à  la  mort.  Mais  les  pièges,  les  assassins  furent  mis 
en  défaut;  il  leur  échappa;  il  dut  son  salut  à  l'ingénieux  stratagème 
d'Unulphe,  son  ami.  Celui-ci  le  revêtit  d'une  peau  d'ovirs,et,le  chas- 
sant comme  un  esclave,  le  fit  sortir  de  la  chambre  où  il  était  en- 
fermé et  gardé  :  il  alla  même  jusqu'à  le  frapper  pour  mieux  colorer 
sa  ruse,  et,  comme  il  était  nuit,  les  soldats  se  laissèrent  tromper.  Le 
fait  déplut  au  Roi,  mais  il  loua  cet  exemple  de  fidélité. 


EXAMEN. 


EXAMEN^ 


17 


Le  succès  de  cette  tragédie  a  été  si  malheureux,  que 
pour  m'épargner  le  chagrin  de  m'en  souvenir,  je  n'en 
dirai  presque  rien.  Le  sujet  est  écrit  par  Paul  Diacre,  au 
4.  et  5.  livre  des  Gestes  des  Lombards^ ^  et  depuis  lui 
par  Erycus  Puteanus,  au  second  livre  de  son  Histoire 
des  invasions  de  V Italie  par  les  Barbares^.  Ce  qui  l'a  fait 
avorter  au  théâtre  a  été  l'événement  extraordinaire  qui 
me  l'avoit  fait  choisir.  On  n'y  a  pu  supporter  qu'un  roi 
dépouillé  de  son  royaume,  après  avoir  fait  tout  son  pos- 
sible pour  y  rentrer,  se  voyant  sans  forces  et  sans  amis, 
en  cède  à  son  vainqueur  les  droits  inutiles,  afin  de  re- 
tirer sa  femme  prisonnière  de  ses  mains  :  tant  les  vertus 
de  bon  mari  sont  peu  à  la  mode  !  On  n'y  a  pas  aimé 
la  surprise  avec  laquelle  Pertharite  se  présente  au  troi- 
sième acte,  quoique  le  bruit  de  son  retour  soit  épandu 
dès  le  premier,  ni  que  Grimoald  reporte  toutes  ses 
affections  à  Edûige,  sitôt  qu'il  a  reconnu  que  la  vie  de 
Pertharite,  qu'il  avoit  cru  mort  jusque-là,  le  mettoit 
dans  l'impossibilité  de  réussir  auprès  de  Rodelinde.  J'ai 
parlé  ailleurs  de  l'inégalité  de  l'emploi  des  person- 
nages, qui  donne  à  Rodelinde  le  premier  rang  dans  les 
trois  premiers  actes,  et  la  réduit  au  second  ou  au  troi- 
sième dans  les  deux  derniers*.  J'ajoute  ici,  malgré  sa 

1.  C'est  en  i663  que  fut  imprimé  pour  la  première  fois  1  Examen 
de  Pertharite^  et  non  en  1660,  comme  Voltaire  le  dit  par  erreur  dans 
le  titre  de  cet  examen. 

2.  Voyez  ci-dessus,  p.  8-14,  la  traduction  du  récit  de  Paul 
Diacre  par  Antoine  du  Verdier. 

3.  Voyez  ci-dessus,  p.  i4-i6,  le  texte  latin  et  la  traduction  de 
l'extrait  de  Puteanus. 

4.  Ce  défaut  en  Rodelinde  a  été  une  des  principales  causes  du 
mauvais  succès  de  Pertharite^  et  je  n'ai  point  encore  vu  sur  nos  tiiéà- 

CORNEILLE.    VI  a 


i8  PERTHARITE. 

disgrâce,  que  les  sentiments  en  sont  assez  vifs  et  no- 
bles, les  vers  assez  bien  tournés,  et  que  la  façon  dont 
le  sujet  s'explique  dans  la  première  scène  ne  manque 
pas  d'artifice. 

très  cette  inégalité  de  rang  en  un  même  acteur,  qui  n'ait  produit  un 
très-méchant  effet.  [Examen  d'Horace;  voyez  tome  III,  p.  276.) 


ÉDITIONS   COLLATIONNEES,    ETC. 


LISTE    DES    EDITIONS    QUI    ONT    ETE    COLLATIONNEES 
POUR    LES    VARIANTES    DE    PERTHARITE. 

ÉDITIONS    SÉPARÉES. 

i653in-i2;  |        i656in-i2. 


RECUEILS. 


i654  in-i2*; 
i656  in-i2  ; 
1660  in-8°; 
i663  in-fol.  ; 


1664 in-S"; 
1668  in-i2  ; 
1682  in-i2. 


I.  Dans  ce  recueil,  l'Achevé  d'imprimer  de  Pertharite  porte  la 
date  du  3o  avril  i653.  —  Au  tome  V,  p.  417,  note  i,  il  faut  lire  : 
v  l'Achevé  d'imprimer  de  i)oniSanc/je  porte  la  date  du  14  mai  [et  non 
du  iZ  août)  i65o.  » 


ACTEURS. 


PERTHARITE,  roi  des  Lombards ^ 

GRIMOALD,  comte  de  Bénévent,  ayant  conquis  le  royaume 

des  Lombards  sur  Pertharite. 
GARIBALDE,  duc  de  Turin^ 
UNULPHE,  seigneur  lombard. 
RODELINDE,  femme  de  Pertharite. 
ÉDÛIGE,  sœur  de  Pertharite. 
Soldats. 


La  scène  est  à  Milan. 


I.  Pertharite  ou  Bertaride  succéda  en  66i,  conjointement  avec 
son  frère  Gondebert  ou  Godebert,  à  son  père  Aribert,  roi  des  Lom- 
bards, qui  avait  donné  Milan  pour  capitale  au  premier,  et  Pavie  au 
second .  On  peut  voir  dans  les  extraits  historiques  cités  par  Corneille 
à  la  suite  de  l'avis  Au  lecteur^  que  le  nom  de  Grimoald,  comte,  ou 
plutôt  duc,  de  Bénévent  (voyez  p.  8,  note  3),  et  ceux  des  autres 
personnages,  excepté  peut-être  celui  d'Edûige  ou  di'Edvige^  sont 
également  empruntés  à  l'histoire. 

u.  L'orthographe  de  ce  nom  est  T/turm  dans  toutes  les  anciennes 
éditions,  y  compris  celle  de  169a. 


PERTHARITE. 

TRAGÉDIE. 


ACTE   L 


SCENE    PREMIERE. 
RODELINDE,  UNULPHE. 

RODELINDE. 

Oui,  l'honneur  qu'il  me  rend  ne  fait  que  m'outrager  ; 

Je  vous  le  dis  encor,  rien  ne  peut  me  changer*  : 

Ses  conquêtes  pour  moi  sont  des  objets  de  haine; 

L'hommage  qu'il  m'en  fait  renouvelle  ma  peine, 

Et  comme  son  amour  redouble  mon  tourment,  5 

Si  je  le  hais  vainqueur,  je  le  déteste  amant. 

Voilà  quelle  je  suis,  et  quelle  je  veux  être^, 
Et  ce  que  vous  direz  au  comte  votre  maître. 

UNULPHE. 

Dites  au  Roi,  Madame^. 

RODELINDE. 

Ah!  je  ne  pense  pas 
Que  de  moi  Grimoald  exige  un  cœur  si  bas  :  i  o 

S'il  m'aime,  il  doit  aimer  cette  digne  arrogance 

1.  f^ar.  Je  vous  le  dis  encor,  rien  ne  me  peut  changer.  (l653-56) 

2.  rar.  Voilà  quelle  je  suis,  et  quelle  je  dois  être.  (i653-56  et  63) 

3.  F'ar,  Nommez-le  roi,  Madame,  (i 653-56) 


22  PERTHARITE. 

Qui  brave  ma  fortune  et  remplit  ma  naissance. 
Si  d'un  roi  malheureux  et  la  fuite  et  la  mort 
L'assurent  dans  son  trône  à  titre  du  plus  fort, 
Ce  n'est  point  à  sa  veuve  à  traiter  de  monarque  i  5 

Un  prince  qui  ne  l'est  qu'à  cette  triste  marque. 
Qu'il  ne  se  flatte  point  d'un  espoir  décevant  : 
Il  est  toujours  pour  moi  comte  de  Bénévent, 
Toujours  l'usurpateur  du  sceptre  de  nos  pères, 
Et  toujours,  en  un  mot,  l'auteur  de  mes  misères.        ao 

UNULPHE. 

C'est  ne  connoître  pas  la  source  de  vos  maux, 
Que  de  les  imputer  à  ses  nobles  travaux. 
Laissez  à  sa  vertu  le  prix  qu'elle  mérite. 
Et  n'en  accusez  plus  que  votre  Pertharite  : 
Son  ambition  seule 

RODELINDE. 

Unulphe,  oubliez-vous  a  5 

Que  vous  parlez  à  moi,  qu'il  étoit  mon  époux? 

UNULPHE. 

Non  ;  mais  vous  oubliez  que  bien  que  la  naissance 

Donnât  à  son  aîné  la  suprême  puissance. 

Il  osa  toutefois  partager  avec  lui 

Un  sceptre  dont  son  bras  devoit  être  l'appui;  3o 

Qu'on  vit  alors  deux  rois  en  votre  Lombardie, 

Pertharite  à  Milan,  Gundebert  à  Pavie, 

Dont*  ce  dernier,  piqué  par  un  tel  attentat, 

Voulut  entre  ses  mains  réunir  son  Etat, 

Et  ne  put  voir  longtemps  en  celles  de  son  frère....      3  5 

RODELINDE. 

Dites  qu'il  fut  rebelle  aux  ordres  de  son  père. 

Le  Roi,  qui  connoissoit  ce  qu'ils  valoient  tous  deux, 

I.  Dont,  «  par  suite  de  quoi,  »  dans  le  sens  du  latin  unde.  Voyez  le 
Lexique.  Il  y  a  un  emploi  semblable  de  dont  dans  l'extrait  de  du  Verdier  : 
voyez  plus  haut,  p.    ii. 


ACTE    I,    SCÈNE   I.  aS 

Mourant  entre  leurs  bras,  fit  ce  partage  entre  eux  : 

Il  vit  en  Pertharite  une  âme  trop  royale 

Pour  ne  lui  pas  laisser  une  fortune  égale;  40 

Et  vit  en  Gundebert  un  cœur  assez  abjet* 

Pour  ne  mériter  pas  son  frère  pour  sujet. 

Ce  n'est  pas  attenter  aux  droits  d'une  couronne 

Qu'en  conserver  la  part  qu'un  père  nous  en  donne  ; 

De  son  dernier  vouloir  c'est  se  faire  des  lois,  45 

Honorer  sa  mémoire,  et  défendre  son  choix. 

UNULPHE. 

Puisque  vous  le  voulez,  j'excuse  son  courage; 

Mais  condamnez  du  moins  l'auteur  de  ce  partage, 

Dont  l'amour  indiscret  pour  des  fils  généreux. 

Les  faisant  tous  deux  rois,  les  a  perdus  tous  deux.      5o 

Ce  mauvais  politique  avoit  dû  reconnoître 

Que  le  plus  grand  Etat  ne  peut  souffrir  qu'un  maître, 

Que  les  rois  n'ont  qu'un  trône  et  qu'une  majesté. 

Que  leurs  enfants  entre  eux  n'ont  point  d'égalité, 

Et  qu'enfin  la  naissance  a  son  ordre  infaillible  5  5 

Qui  fait  de  leur  couronne  un  point  indivisible. 

RODELIjVDE. 

Et  toutefois  le  ciel  par  les  événements 

Fit  voir  qu'il  approuvoit  ses  justes  sentiments. 

Du  jaloux  Gundebert  l'ambitieuse  haine 
Fondant  sur  Pertharite,  y  trouva  tôt  sa  peine.  'lo 

Une  bataille  entre  eux  vidoit  leur  différend  ; 
Il  en  sortit  défait,  il  en  sortit  mourant  : 
Son  trépas  nous  laissoit  toute  la  Lombardie, 
Dont  il  nous  envioit  une  foible  partie  ; 
Et  j'ai  versé  des  pleurs  qui  n'auroient  pas  coulé,         6  5 
Si  votre  Grimoald  ne  s'en  fût  point  mêlé. 
Il  lui  promit  vengeance,  et  sa  main  plus  vaillante 

I.  Voyez  tome  I,  p.  169,  note  i. 


24  PERTHARITE. 

Rendit  après  sa  mort  sa  haine  triomphante  : 
Quand  nous  croyions  le  sceptre  en  la  nôtre  affermi, 
Nous  changeâmes  de  sort  en  changeant  d'ennemi;       70 
Et  le  voyant  régner  où  régnoient  les  deux  frères, 
Jugez  à  qui  je  puis  imputer  nos  misères. 

UNULPHE. 

Excusez  un  amour  que  vos  yeux  ont  éteint  : 

Son  cœur  pour  Edûige  en  étoit  lors  atteint  ; 

Et  pour  gagner  la  sœur  à  ses  désirs  trop  chère,  75 

Il  fallut  épouser  les  passions  du  frère. 

Il  arma  ses  sujets,  plus  pour  la  conquérir 

Qu'à  dessein  de  vous  nuire  ou  de  le  secourir. 

Alors  qu'il  arriva,  Gundebert  rendoit  l'âme, 
Et  sut  en  ce  moment  abuser  de  sa  flamme.  80 

(t  Bien,  dit-il,  que  je  touche  à  la  fin  de  mes  jours, 
Vous  n'avez  pas  en  vain  amené  du  secours  ; 
Ma  mort  vous  va  laisser  ma  sœur  et  ma  querelle  : 
Si  vous  l'osez  aimer,  vous  combattrez  pour  elle.  » 
Il  la  proclame  reine;  et  sans  retardement  8  5 

Les  chefs  et  les  soldats  ayant  prêté  serment. 
Il  en  prend  d'elle  un  autre,  et  de  mon  prince  même  : 
«  Pour  montrer  à  tous  deux  à  quel  point  je  vous  aime, 
Je  vous  donne,  dit-il,  Grimoald  pour  époux, 
Mais  à  condition  qu'il  soit  digne  de  vous;  90 

Et  vous  ne  croirez  point,  ma  sœur,  qu'il  vous  mérite, 
Qu'il  n'ait  vengé  ma  mort  et  détruit  Pertharite, 
Qu'il  n'ait  conquis  Milan,  qu'il  n'y  donne  la  loi. 
A  la  main  d'une  reine  il  faut  celle  d'un  roi.  » 

Voilà  ce  qu'il  voulut,  voilà  ce  qu'ils  jurèrent,  95 

Voilà  sur  quoi  tous  deux  contre  vous  s'animèrent. 
Non  que  souvent  mon  prince,  impatient  amant, 
N'ait  voulu  prévenir  l'effet  de  son  serment; 
Mais  contre  son  amour  la  Princesse  obstinée 
A  toujours  opposé  la  parole  donnée;  100 


ACTE    I,    SCENE    I.  aS 

Si  bien  que  ne  voyant  autre  espoir  de  guérir, 
Il  a  fallu  sans  cesse  et  vaincre  et  conquérir. 

Enfin,  après  deux  ans,  Milan  par  sa  conquête 
Lui  donnoit  Edûige  en  couronnant  sa  tête, 
Si  ce  même  Milan  dont  elle  étoit  le  prix  i  o5 

N'eût  fait  perdre  à  ses  yeux  ce  qu'ils  avoient  conquis. 
Avec  un  autre  sort  il  prit  un  cœur  tout  autre  . 
Vous  fûtes  sa  captive,  et  le  fîtes  le  vôtre; 
Et  la  princesse  alors  par  un  bizarre  effet, 
Pour  l'avoir  voulu  roi,  le  perdit  tout  à  fait.  i  i  o 

Nous  le  vîmes  quitter  ses  premières  pensées. 
N'avoir  plus  pour  l'hymen  ces  ardeurs  empressées, 
Eviter  Edùige,  à  peine  lui  parler. 
Et  sous  divers  prétexte  à  son  tour  reculer. 
Ce  n'est  pas  que  longtemps  il  n'ait  tâché  d'éteindre    i  i  5 
Un  feu  dont  vos  vertus  avoient  lieu  de  se  plaindre; 
Et  tant  que  dans  sa  fuite  a  vécu  votre  époux. 
N'étant  plus  à  sa  sœur,  il  n'osoit  être  à  vous; 
Mais  sitôt  que  sa  mort  eut  rendu  légitime 
Celte  ardeur  qui  n'étoit  jusque-là  qu'un  doux  crime i  a  o 

SCÈNE  II. 

RODELINDE,  ÉDÛIGE,  UNULPHE 

ÉDiJIGE. 

Madame,  si  j'étois  d'un  naturel  jaloux, 

Je  m'inquiéterois  de  le  voir  avec  vous, 

Je  m'imaginerois,  ce  qui  pourroit  bien  être. 

Que  ce  fidèle  agent  vous  parle  pour  son  maître  ; 

Mais  comme  mon  esprit  n'est  pas  si  peu  discret  i  2  5 

Qu'il  vous  veuille  envier  la  douceur  du  secret, 

De  cette  opinion  j'aime  mieux  me  défendre. 

Pour  mettre  en  votre  choix  celle  que  je  dois  prendre, 


26  PERTHARITE. 

La  régler  par  votre  ordre,  et  croire  avec  respect 

Tout  ce  qu'il  vous  plaira  d'un  entretien  suspect.        i  3o 

RODELINDE. 

Le  secret  n'est  pas  grand  qu'aisément  on  devine, 
Et  l'on  peut  croire  alors  tout  ce  qu'on  s'imagine. 
Oui,  Madame,  son  maître  a  de  fort  mauvais  yeux; 
Et  s'il  m'en  pouvoit  croire,  il  en  useroit  mieux. 

ÉDÙIGE. 

Il  a  beau  s'éblouir  alors  qu'il  vous  regarde,  i  3  5 

Il  vous  échappera  si  vous  n'y  prenez  garde. 

Il  lui  faut  obéir,  tout  amoureux  qu'il  est. 

Et  vouloir  ce  qu'il  veut,  quand  et  comme  il  lui  plaît. 

RODELINDE. 

Avez-vous  reconnu  par  votre  expérience 

Qu'il  faille  déférer  à  son  impatience?  140 

ÉDUIGE. 

Vous  ne  savez  que  trop  ce  que  c'est  que  sa  foi. 

RODELINDE. 

Autre  est  celle  d'un  comte,  autre  celle  d'un  roi; 

Et  comme  un  nouveau  rang  forme  une  âme  nouvelle. 

D'un  comte  déloyal  il  fait  un  roi  fidèle. 

ÉDÛIGE. 

Mais  quelquefois,  Madame,  avec  facilité  145 

On  croit  des  maris  morts  qui  sont  pleins  de  santé  ; 
Et  lorsqu'on  se  prépare  aux  seconds  hyménées, 
On  voit  par  leur  retour  des  veuves  étonnées. 

RODELINDE. 

Qu'avez-vous  vu,  Madame,  ou  que  vous  a-t-on  dit? 

ÉDLIGE. 

Ce  mot  un  peu  trop  tôt  vous  alarme  l'esprit.  i5o 

Je  ne  vous  parle  pas  de  votre  Pertharite  ; 
Mais  il  se  pourra  faire  enfin  qu'il  ressuscite, 
Qu'il  rende  à  vos  désirs  leur  juste  possesseur; 
Et  c'est  dont  je  vous  donne  avis  en  bonne  sœur. 


ACTE    I,    SCÈNE    II.  27 

RODELINDE. 

N'abusez  point  d'un  nom  que  votre  orgueil  rejette,  i  5  5 
Si  vous  étiez  ma  sœur,  vous  seriez  ma  sujette  ; 
Mais  un  sceptre  vaut  mieux  que  les  titres  du  sang-, 
Et  la  nature  cède  à  la  splendeur  du  rang-. 

ÉDÙIGE. 

La  nouvelle  vous  fâche,  et  du  moins  importune 
L'espoir  déjà  formé  d'une  bonne  fortune.  160 

Consolez-vous,  Madame  :  il  peut  n'en  être  rien; 
Et  souvent  on  nous  dit  ce  qu'on  ne  sait  pas  bien. 

RODELINDE. 

Il  sait  mal  ce  qu'il  dit,  quiconque  vous  fait  croire 
Qu'aux  feux  de  Grimoald  je  trouve  quelque  gloire. 
Il  est  vaillant,  il  règne,  et  comme  il  faut  régner;      i65 
Mais  toutes  ses  vertus  me  le  font  dédaigner. 
Je  hais  dans  sa  valeur  l'effort  qui  le  couronne  ; 
Je  hais  dans  sa  bonté  les  cœurs  qu'elle  lui  donne  ; 
Je  hais  dans  sa  prudence  un  grand  peuple  charmé  ; 
Je  hais  dans  sa  justice  un  tyran  trop  aimé;  170 

Je  hais  ce  grand  secret  d'assurer  sa  conquête. 
D'attacher  fortement  ma  couronne  à  sa  tête  ; 
Et  le  hais  d'autant  plus  que  je  vois  moins  de  jour 
A  détruire  un  vainqueur  qui  règne  avec  amour. 

ÉDÙIGE. 

Cette  haine  qu'en  vous  sa  vertu  même  excite  1 7  S 

Est  fort  ingénieuse  à  voir  tout  son  mérite  ; 
Et  qui  nous  parle  ainsi  d'un  objet  odieux 
En  diroit  bien  du  mal  s'il  plaisoit  à  ses  yeux. 

RODELINDE. 

Qui  hait  brutalement  permet  tout  à  sa  haine  : 

Il  s'emporte,  il  se  jette  où  sa  fureur  l'entraîne,  180 

Il  ne  veut  avoir  d'yeux  que  pour  ses  faux  portraits  ; 

Mais  qui  hait  par  devoir  ne  s'aveugle  jamais  : 

C'est  sa  raison  qui  hait,  qui  toujours  équitable, 


28  PERTHARIÏE. 

Voit  en  l'objet  haï  ce  qu'il  a  d'estimable, 

Et  verroit  en  l'aimé  ce  qu'il  y  faut  blâmer,  i  8  5 

Si  ce  même  devoir  lui  comraandoit  d'aimer. 

ÉDÛIGE. 

Vous  en  savez  beaucoup. 

RODELINDE. 

Je  sais  comme  il  faut  vivre. 

ÉDÛIGE. 

Vous  êtes  donc,  Madame,  un  grand  exemple  à  suivre. 

RODELINDE. 

Pour  vivre  l'âme  saine,  on  n'a  qu'à  m'imiter*. 

ÉDÛIGE. 

Et  qui  veut  vivre  aimé  n'a  qu'à  vous  en  conter  ?        190 

RODELINDE. 

J'aime  en  vous  un  soupçon  qui  vous  sert  de  supplice  : 
S'il  me  fait  quelque  outrage,  il  m'en  fait  bien  justice. 

ÉDÛIGE. 

Quoi?  vous  refuseriez  Grimoald  pour  époux? 

RODELINDE. 

Si  je  veux  l'accepter,  m'en  empêcherez-vous? 

Ce  qui  jusqu'à  présent  vous  donne  tant  d'alarmes,     19S 

Sitôt  qu'il  me  plaira,  vous  coûtera  des  larmes; 

Et  quelque  grand  pouvoir  que  vous  preniez  sur  moi, 

Je  n'ai  qu'à  dire  un  mot  pour  vous  faire  la  loi. 

N'aspirez  point.  Madame,  où  je  voudrai  prétendre  : 

Tout  son  cœur  est  à  moi,  si  je  daigne  le  prendre.      200 

Consolez-vous  pourtant  :  il  m'en  fait  l'offre  en  vain  ; 

Je  veux  bien  sa  couronne,  et  ne  veut  point  sa  main. 

Faites,  si  vous  pouvez,  revivre  Pertharite, 
Pour  l'opposer  aux  feux  dont  votre  amour  s'irrite. 
Produisez  un  fantôme,  ou  semez  un  faux  bruit,  ao5 

Pour  remettre  en  vos  fers  un  prince  qui  vous  fuit; 

I,  Far.  Qui  veut  vivre  en  repos,  il  n'a  qu'à  m'imitcr.  (i653-56) 


xVCTE    I,    SCÈNE    IL  29 

J'aiderai  votre  feinte,  et  ferai  mon  possible 
Pour  tromper  avec  vous  ce  monarque  invincible, 
Pour  renvoyer  chez  vous  les  vœux  qu'on  vient  m'offrir, 
Et  n'avoir  plus  chez  moi  d'importuns  à  souffrir.        2  i  o 

ÉDÎJIGE. 

Qui  croit  déjà  ce  bruit  un  tour  de  mon  adresse. 
De  son  effet  sans  doute  auroit  peu  d'allégresse, 
Et  loin  d'aider  la  feinte  avec  sincérité, 
Pourroit  fermer  les  yeux  même  à  la  vérité. 

RODELINDE. 

Après  m'avoir  fait  perdre  époux  et  diadème,  2  i  5 

C'est  trop  que  d'attenter  jusqu'à  ma  gloire  même. 
Qu'ajouter  l'infamie  à  de  si  rudes  coups. 
Connoissez-moi,  Madame,  et  désabusez-vous. 

Je  ne  vous  cèle  point  qu'ayant  l'âme  royale, 
L'amour  du  sceptre  encor  me  fait  votre  rivale,  220 

Et  que  je  ne  puis  voir  d'un  cœur  lâche  et  soumis 
La  sœur  de  mon  époux  déshériter  mon  fils; 
Mais  que  dans  mes  malheurs  jamais  je  me  dispose 
A  les  vouloir  finir  m'unissant  à  leur  cause, 
A  remonter  au  trône,  où  vont  tous  mes  désirs,  225 

En  épousant  l'auteur  de  tous  mes  déplaisirs  ! 
Non,  non,  vous  présumez  en  vain  que  je  m'apprête 
A  faire  de  ma  main  sa  dernière  conquête  : 
Unulphe  peut  vous  dire  en  fidèle  témoin 
Combien  à  me  gagner  il  perd  d'art  et  de  soin.  2  3o 

Si  malgré  la  parole  et  donnée  et  reçue. 
Il  cessa  d'être  à  vous  au  moment  qu'il  m'eut  vue, 
Aux  cendres  d'un  mari  tous  mes  feux  réservés 
Lui  rendent  les  mépris  que  vous  en  recevez. 


3o  PERTHARITE. 


SCENE  III. 

GRIMOALD,  RODELINDE,  ÉDÛIGE, 
GARIBALDE,  UNULPHE. 

RODELINDE. 

Approche,  Grimoalcl,  et  dis  à  ta  jalouse,  a3  5 

A  qui  du  moins  ta  foi  doit  ie  titre  d'épouse, 

Si  depuis  que  pour  moi  je  t'ai  vu  soupirer, 

Jamais  d'un  seul  coup  d'œil  je  t'ai  fait  espérer; 

Ou  si  tu  veux  laisser  pour  éternelle  gêne 

A  cette  ambitieuse  une  frayeur  si  vaine,  240 

Dis-moi  de  mon  époux  le  déplorable  sort  : 

Il  vit,  il  vit  encor,  si  j'en  crois  son  rapport; 

De  ses  derniers  honneurs  les  magnifiques  pompes  * 

Ne  sont  qu'illusions  avec  quoi  tu  me  trompes  ; 

Et  ce  riche  tombeau  que  lui  fait  son  vainqueur         245 

N'est  qu'un  appas  ^  superbe  à  surprendre  mon  cœur. 

GRIMOALD. 

Madame,  vous  savez  ce  qu'on  m'est  venu  dire, 
Qu'allant  de  ville  en  ville  et  d'empire  en  empire 
Contre  Edûige  et  moi  mendier  du  secours, 
Auprès  du  roi  des  Huns  il  a  fini  ses  jours;  aSo 

Et  si  depuis  sa  mort  j'ai  tâché  de  vous  rendre 

RODELINDE. 

Qu'elle  soit  vraie  ou  non,  tu  n'en  dois  rien  attendre. 

Je  dois  à  sa  mémoire,  à  moi-même,  à  son  fils, 

Ce  que  je  dus  aux  nœuds  qui  nous  avoient  unis. 

Ce  n'est  qu'à  le  venger  que  tout  mon  cœur  s'applique  ;  2  5  5 

Et  puisqu'il  faut  enfin  que  tout  ce  cœur  s'explique, 

Si  je  puis  une  fois  échapper  de  tes  mains, 

1.  Var.  De  ces  derniers  devoirs  les  magnifiques  pompes.  (i653-56) 

2.  Voyez  tome  I,  p.  1+8,  note  3. 


ACTE   I,    SCÈNE   III.  3i 

J'irai  porter  partout  de  si  justes  desseins  : 
J'irai  dessus  ses  pas  aux  deux  bouts  de  la  terre 
Chercher  des  ennemis  à  te  faire  la  guerre;  260 

Ou  s'il  me  faut  languir  prisonnière  en  ces  lieux, 
Mes  vœux  demanderont  cette  vengeance  aux  cieux, 
Et  ne  cesseront  point  jusqu'à  ce  que  leur  foudre 
Sur  mon  trône  usurpé  brise  ta  tête  en  poudre. 

Madame,  vous  voyez  avec  quels  sentiments  a6  5 

Je  mets  ce  grand  obstacle  à  vos  contentements. 
Adieu  :  si  vous  pouvez,  conservez  ma  couronne, 
Et  regagnez  un  cœur  que  je  vous  abandonne. 


SCENE   IV. 

GRIMOALD,   ÉDÛIGE,   GARIBALDE, 
UNULPHE. 

GRIMOALD. 

Qu'avez-vous  dit.  Madame,  et  que  supposez-vous 
Pour  la  faire  douter  du  sort  de  son  époux?  270 

Depuis  quand  et  de  qui  savez-vous  qu'il  respire? 

ÉDUIGE. 

Ce  confident  si  cher  pourra  vous  le  redire. 

GRIMOALD. 

M'auriez-vous  accusé  d'avoir  feint  son  trépas  ? 

ÉDUIGE. 

Ne  vous  alarmez  point,  elle  ne  m'en  croit  pas. 
Son  destin  est  plus  doux  veuve  que  mariée. 
Et  de  croire  sa  mort  vous  l'avez  trop  priée*. 

GRIMOALD. 

Mais  enfin? 

ÉDUIGE. 

Mais  enfin,  chacun  sait  ce  qu'il  sait  ; 


2-7  3 


1.  Far.  Et  de  le  croire  mort  vous  l'avez  trop  priée.  (i653-56) 


32  PERTHARITE. 

Et  quand  il  sera  temps  nous  en  verrons  l'effet. 
Epouse-la,  parjure,  et  fais-en  une  infâme  : 
Qui  ravit  un  Etat  peut  ravir  une  femme  ;  280 

L'adultère  et  le  rapt  sont  du  droit  des  tyrans. 

GRIMOALD. 

Vous  me  donniez  jadis  des  titres  différents. 

Quand  pour  vous  acquérir  je  gagnois  des  batailles, 

Que  mon  bras  de  Milan  foudroyoit  les  murailles, 

Que  je  semois  partout  la  terreur  et  Teffroi,  a8  5 

J'étois  un  grand  héros,  j'étais  un  digne  roi; 

Mais  depuis  que  je  règne  en  prince  magnanime. 

Qui  chérit  la  vertu,  qui  sait  punir  le'crime. 

Que  le  peuple  sous  moi  voit  ses  destins  meilleurs. 

Je  ne  suis  qu'un  tyran,  parce  que  j'aime  ailleurs.      290 

Ce  n'est  plus  la  valeur,  ce  n'est  plus  la  naissance 

Qui  donne  quelque  droit  à  la  toute-puissance  : 

C'est  votre  amour  lui  seul  qui  fait  des  conquérants. 

Suivant  qu'ils  sont  à  vous,  des  rois  ou  des  tyrans. 

Si  ce  titre  odieux  s'acquiert  à  vous  déplaire,  295 

Je  n'ai  qu'à  vous  aimer,  si  je  veux  m'en  défaire; 

Et  ce  même  moment,  de  lâche  usurpateur, 

Me  fera  vrai  monarque  en  vous  rendant  mon  cœur. 

ÉDÎJIGE 

Ne  prétends  plus  au  mien  après  ta  perfidie. 

J'ai  mis  entre  tes  mains  toute  la  Lombardie;  300 

Mais  ne  t'aveugle  point  dans  ton  nouveau  souci*  : 

Ce  n'est  que  sous  mon  nom  que  tu  règnes  ici, 

Et  le  peuple  bientôt  montrera  par  sa  haine 

Qu'il  n'adoroit  en  toi  que  l'amant  de  sa  reine. 

Qu'il  ne  respectoit  qu'elle,  et  ne  veut  point  d'un  roi   3o5 

Qui  commence  par  elle  à  violer  sa  foi. 


X.Far.  Mais  ne  t'aveugle  point  dans  ton  ambition  : 
Si  tu  règnes  ici,  ce  n'est  que  sous  mon  nom.   (i653-56) 


ACTE    I,    SCENE    IV.  3% 

GRIMOALD. 

Si  VOUS  étiez,  Madame,  au  milieu  de  Pavie, 

Dont  vous  fit  reine  un  frère  en  sortant  de  la  vie, 

Ce  discours,  quoique  même  un  peu  hors  de  saison, 

Pourroit  avoir  du  moins  quelque  ombre  de  raison.    3io 

Mais  ici,  dans  Milan,  dont  j'ai  fait  ma  conquête. 

Où  ma  seule  valeur  a  couronné  ma  tête. 

Au  milieu  d'un  Etat  où  tout  le  peuple  à  moi 

Ne  sauroit  craindre  en  vous  que  l'amour  de  son  roi, 

La  menace  impuissante  est  de  mauvaise  grâce  :  3  i  5 

Avec  tant  de  foiblesse  il  faut  la  voix  plus  basse. 

J'y  règne,  et  régnerai  malgré  votre  courroux; 

J'y  fais  à  tous  justice,  et  commence  par  vous. 

ÉDUIGE. 

Par  moi? 

GRIMOALD. 

Par  vous.  Madame. 

ÉDÙIGE. 

Après  la  foi  reçue! 
Après  deux  ans  d'amour  si  lâchement  déçue!  320 

GRIMOALD. 

Dites  après  deux  ans  de  haine  et  de  mépris. 
Qui  de  toute  ma  flamme  ont  été  le  seul  prix. 

ÉDÙIGE. 

Appelles-tu  mépris  une  amitié  sincère? 

GRIMOALD. 

Une  amitié  fidèle  à  la  haine  d'un  frère. 

Un  long  orgueil  armé  d'un  frivole  serment,  325 

Pour  s'opposer  sans  cesse  au  bonheur  d'un  amant. 

Si  vous  m'aviez  aimé,  vous  n'auriez  pas  eu  honte 
D'attacher  votre  sort  à  la  valeur  d'un  comte. 
Jusqu'à  ce  qu'il  fût  roi  vous  plaire  à  le  gêner, 
C'étoit  vouloir  vous  vendre,  et  non  pas  vous  donner.    3  3  0 
Je  me  suis  donc  fait  roi  pour  plaire  à  votre  envie  : 

CoUNEILLE.   VI  3 


34  PERTHARITE. 

J'ai  conquis  votre  cœur  au  péril  de  ma  vie  ; 

Mais  alors  qu'il  m'est  dû,  je  suis  en  liberté 

De  vous  laisser  un  bien  que  j'ai  trop  acheté, 

Et  votre  ambition  est  justement  punie  33  5 

Quand  j'affranchis  un  roi  de  votre  tyrannie. 

Un  roi  doit  pouvoir  tout;  et  je  ne  suis  pas  roi. 
S'il  ne  m'est  pas  permis  de  disposer  de  moi. 
C'est  quitter,  c'est  trahir  les  droits  du  diadème. 
Que  sur  le  haut  d'un  trône  être  esclave  moi-même  ;  3  4  o 
Et  dans  ce  même  trône  où  vous  m'avez  voulu, 
Sur  moi  comme  sur  tous  je  dois  être  absolu  : 
C'est  le  prix  de  mon  sang;  souffrez  que  j'en  dispose, 
Et  n'accusez  que  vous  du  mal  que  je  vous  cause. 

ÉDÛIGE. 

Pour  un  grand  conquérant  que  tu  te  défends  mal  !    3  4  5 
Et  quel  étrange  roi  tu  fais  de  Grimoald  ! 

Ne  dis  plus  que  ce  rang  veut  que  tu  m'abandonnes, 
Et  que  la  trahison  est  un  droit  des  couronnes  ; 
Mais  si  tu  veux  trahir,  trouve  du  moins,  ingrat, 
De  plus  belles  couleurs  dans  les  raisons  d'État.  3  5o  Jj 

Dis  qu'un  usurpateur  doit  amuser  la  haine 
Des  peuples  mal  domptés,  en  épousant  leur  reine; 
Leur  faire  présumer  qu'il  veut  rendre  à  son  fils 
Un  sceptre  sur  le  père  injustement  conquis; 
Qu'il  ne  veut  gouverner  que  durant  son  enfance,       355 
Qu'il  ne  veut  qu'en  dépôt  la  suprême  puissance, 
Qu'il  ne  veut  autre  titre  en  leur  donnant  la  loi. 
Que  d'époux  de  la  Reine  et  de  tuteur  du  Roi  ; 
Dis  que  sans  cet  hymen  ta  puissance  t'échappe, 
Qu'un  vieil  amour  des  rois  la  détruit  et  la  sape;        56o 
Dis  qu'un  tyran  qui  règne  en  pays  ennemi 
N'y  sauroit  voir  son  trône  autrement  affermi. 
De  cette  illusion  l'apparence  plausible 
Rendroit  ta  lâcheté  peut-être  moins  visible; 


VCÏE    1,    SCENE    IV.  35 

Et  l'on  pourroit  donner  à  la  nécessité  36  5 

Ce  qui  n'est  qu'un  effet  de  ta  légèreté. 

GRIMOALD. 

J'embrasse  un  bon  avis,  de  quelque  part  qu'il  vienne. 
Unulphe,  allez  trouver  la  Reine,  de  la  mienne, 
Et  tâchez  par  cette  offre  à  vaincre  sa  rigueur. 

Madame,  c'est  à  vous  que  je  devrai  son  cœur;        370 
Et  pour  m'en  revancher,  je  prendrai  soin  moi-même 
De  faire  choix  pour  vous  d'un  mari  qui  vous  aime, 
Qui  soit  digne  de  vous,  et  puisse  mériter 
L'amour  que,  malgré  moi,  vous  voulez  me  porter. 

ÉDiJIGE. 

Traître,  je  n'en  veux  point  que  ta  mort  ne  me  donne,    3  7  5 
Point  qui  n'ait  par  ton  sang  affermi  ma  couronne. 

GRIMOALD. 

Vous  pourrez  à  ce  prix  en  trouver  aisément. 

Remettez  la  Princesse  à  son  appartement, 

Duc;  et  tâchez  à  rompre  un  dessein  sur  ma  vie 

Qui  me  feroit  trembler  si  j'étois  à  Pavie,  58o 

ÉDUIGE. 

Crains-moi,  crains-moi  partout  :  et  Pavie,  et  Milan, 
Tout  lieu,  tout  bras  est  propre  à  punir  un  tyran  ; 
Et  tu  n'as  point  de  forts  où  vivre  en  assurance, 
Si  de  ton  sang  versé  je  suis  la  récompense. 

GRIMOALD. 

Dissimulez  du  moins  ce  violent  courroux  :  3  85 

.le  deviendrois  tyran,  mais  ce  seroit  pour  vous. 

ÉDÙIGE. 

Va,  je  n'ai  point  le  cœur  assez  lâche  pour  feindre. 

GRIMOALD. 

Allez  donc;  et  craignez,  si  vous  me  faites  craindre. 

FÎN    DU    PREMIER    ACTE, 


36  PERTHARITE. 


ACTE  II. 


SCENE  PREMIERES 
ÉDÛIGE,  GARIBALDE. 

ÉDiJIGE. 

Je  l'ai  dit  à  mon  maître,  et  je  vous  le  redis  : 

I .  «  Il  me  paraît  prouvé  que  Racine  a  puisé  toute  l'ordonnauce  de  sa  tra- 
gédie ^ Andromaque  dans  ce  second  acte  de  Pertharitc.  Dès  la  première 
scène,  vous  voyez  Ediiige,  qui  est  avec  son  Garibalde  précisément  dans  la 
même  situation  qu'Hermione  avec  Oreste.  Elle  est  abandonnée  par  un  Gri- 
moald,  comme  Hermione  par  Pyrrhus  ;  et  si  Grimoald  aime  sa  prisonnière 
Rodelinde,  Pyrrhus  aime  Andromaque,  sa  captive.  Vous  voyez  qu'Ediiige  dit 
à  Garibalde  les  mêmes  choses  qu'Hermione  dit  à  Oreste  :  elle  a  des  ardents 
souhaits  de  voir  punir  le  change  de  Grimoald,  elle  assure  sa  conquête  à  son 
vengeur,  il  faut  servir  sa  haine  pour  venger  son  amour.  C'est  ainsi  qu'Her- 
mione dit  à  Oreste  {Andromaquc,  acte  IV,  scène  m)  : 

Vengez-moi,  je  crois  tout 

Qu'Hermione  est  le  prix  d'un  tyran  opprimé, 
Que  je  le  hais;  enfin —  que  je  l'aimai? 

Oreste,  en  un  autre  endroit,  dit  à  Hermione  tout  ce  que  dit  ici  Garibalde  à 
Edùige   (acte  II,  scène  ii)  : 

Le  cœur  est  pour  Pyrrhus,  et  les  vœux  pour  Oreste 

Et  vous  le  haïssez!  Avouez-le,  Madame, 

L'amour  n'est  pas  un  feu  qu'on  renferme  en  sou  âme  [a]  ; 

Tout  nous  trahit,  la  voix,  le  silence,  les  yeux; 

Et  les  feux  mal  couverts  n'en  éclatent  que  mieux. 

Herniioue  parle  absolument  comme  Edùige,  quand  elle  dit  (acte  II,  scène  ii)  : 

Mais  cependant,  ce  jour,  il  épouse  Andromaque  (Z>) 

Seigneur,  je  le  vois  bien,  votre  âme  prévenue 
Répand  sur  mes  discours  le  poison  qui  la  tue  (c). 

Enfin  l'intention  d'îLdiiige  est  que  Garibalde  la  serve  en   détachant  le  par- 

\(i\  Le  texte  de  Racine  est  :  «  en  une  Ame.  » 
\b)  Dans  la  scène  ii  de  l'acte  II,  il  y  a  : 

Mais,  Seigneur,  cependant,  s'il  épouse  Andromaque. 

Le  vers  cité  par  Voltaire  est  dans  la  scène  m  de  l'acte  IV. 
V)  Dans  Racine  :   «  le  venin  qui  la  tue.  » 


ACTE   II,    SCENE   I.  3; 

Je  me  dois  cette  joie  après  de  tels  mépris;  590 

Et  mes  ardents  souhaits  de  voir  punir  son  change 

Assurent  ma  conquête  à  quiconque  me  venge*. 

Suivez  le  mouvement  d'un  si  juste  courroux, 

Et  sans  perdre  de  vœux  obtenez-moi  de  vous. 

Pour  gagner  mon  amour  il  faut  servir  ma  haine  :       3  9  5 

A  ce  prix  est  le  sceptre,  à  ce  prix  une  reine; 

Et  Grimoald  puni  rendra  digne  de  moi 

Quiconque  ose  m'aimer,  ou  se  veut  faire  roi. 

GARIBALDE. 

Mettre  à  ce  prix  vos  feux  et  votre  diadème, 

C'est  ne  connoître  pas  votre  haine  et  vous-même;    400 

Et  qui,  sous  cet  espoir,  voudroit  vous  obéir, 

Chercheroit  les  moyens  de  se  faire  haïr. 

Grimoald  inconstant  n'a  plus  pour  vous  de  charmes, 

Mais  Grimoald  puni  vous  coûteroit  des  larmes. 

A  cet  objet  sanglant,  l'effort  de  la  pitié  40 5 

ileprendroit  tous  les  droits  d'une  vieille  amitié 

Et  son  crime  en  son  sang  éteint  avec  sa  vie 

Passeroit  en  celui  qui  vous  auroit  servie. 

Quels  que  soient  ses  mépris,  peignez-vous  bien  sa  mort, 
Madame,  et  votre  cœur  n'en  sera  pas  d'accord.  4  i  o 

Quoi  qu'un  amant  volage  excite  de  colère, 
Son  change  est  odieux,  mais  sa  personne  est  chère; 
Et  ce  qu'a  joint  l'amour  a  beau  se  désunir. 
Pour  le  rejoindre  mieux  il  ne  faut  qu'un  soupir. 
Ainsi  n'espérez  pas  que  jamais  on  s'assure  4 1  5 


jure  Grimoald  de  sa  rivale  Rodelinde  ;  et  Hermione  veut  qu'Oreste,  ea  de- 
mandant Astyanax,  dégage  Pyrrhus  de  son  amour  pour  Andromaque.  Voyez 
avec  attention  la  scène  cinquième  du  second  acte,  vous  trouverez  une  ressem- 
blance non  moins  marquée  entre  Andromaque  et  Rodelinde.  »  [Foltaire^  1 764  ) 
I.  Var.   Je  n'en  fais  point  secret  après  tant  de  mépris, 
Je  l'ai  dit  à  ce  traître,  et  je  vous  le  redis  : 
Je  ne  suis  plus  à  moi,  je  suis  à  qui  me  venge, 
Et  ma  conquête  est  libre  au  bras  le  plus  étrange.  (lô.'ÏS-.'îr») 


38  PERTHARITE. 

Sur  les  bouillants  transports  qu'arrache  son  parjure. 

Si  le  ressentiment  de  sa  légèreté 

Aspire  à  la  vengeance  avec  sincérité, 

En  quelques  dignes  mains  qu'il  veuille  la  remettre, 

Il  vous  faut  vous  donner,  et  non  pas  vous  promettre,  4  a  o 

Attacher  votre  sort,  avec  le  nom  d'époux, 

A  la  valeur  du  bras  qui  s'armera  pour  vous. 

Tant  qu'on  verra  ce  prix  en  quelque  incertitude, 

L'oseroit-on  punir  de  son  ingratitude? 

Votre  haine  tremblante  est  un  mauvais  appui  4a 5 

A  quiconque  pour  vous  entreprendroit  sur  lui  ; 

Et  quelque  doux  espoir  qu'offre  cette  colère*. 

Une  plus  forte  haine  en  seroit  le  salaire. 

Donnez-vous  donc,  Madame,  et  faites  qu'un  vengeur 

N'ait  plus  à  redouter  le  désaveu  du  cœur.  430 

ÉDÙIGE. 

Que  vous  m'êtes  cruel  en  faveur  d'un  infâme. 

De  vouloir,  malgré  moi,  lire  au  fond  de  mon  ûme. 

Où  mon  amour  trahi,  que  j'éteins  à  regret,  ■ 

Lui  fait  contre  ma  haine  un  partisan  secret  ! 

Quelques  justes  arrêts  que  ma  bouche  prononce,       435 

Ce  sont  de  vains  efforts  où  tout  mon  cœur  renonce. 

Ce  lâche  malgré  moi  l'ose  encor  protég^er^. 

Et  veut  mourir  du  coup  qui  m'en  pourroit  venger. 

Vengez-moi  toutefois,  mais  d'une  autre  manière  : 

Pour  conserver  mes  jours,  laissez-lui  la  lumière.       440 

Quelque  mort  que  je  doive  à  son  manque  de  foi, 

Otez-lui  Rodelinde,  et  c'est  assez  pour  moi; 

Faites  qu'elle  aime  ailleurs,  et  punissez  son  crime*' 

1 .  Var.  Et  cet  espoir  douteux  qu'offre  votre  conquête 

A  vos  feux  rallumés  exposeroit  sa  tête.  (i653-56) 
•x.Var.   Ce  lâche  en  ses  périls  s'obstine  à  s'engager.  (i653-56  recueil) 

l^ar.   Ce  lâche  en  ces  périls  s'obstine  à  s'engager,  (i  656  édition  séparée 
3,  Far.  Faites  qu'elle  aime  un  autre,  et  qu'un  rival  me  venge, 

(^u'il  tombe  au  désespoir  que  me  donne  son  change.  (i653-5G) 


ACTE    II,    SCÈNE    I.  39 

Par  ce  désespoir  même  où  son  change  m'abîme. 

Faites  plus  :  s'il  est  vrai  que  je  puis  tout  sur  vous,    445 

Ramenez  cet  ingrat  tremblant  à  mes  genoux, 

Le  repentir  au  cœur,  les  pleurs  sur  le  visage, 

De  tant  de  lâchetés  me  faire  un  plein  hommage, 

Implorer  le  pardon  qu'il  ne  mérite  pas. 

Et  remettre  en  mes  mains  sa  vie  et  son  trépas.  45o 

GARIBALDE. 

Ajoutez-y,  Madame,  encor  qu'à  vos  yeux  même 

Cette  odieuse  main  perce  un  cœur  qui  vous  aime, 

Et  que  l'amant  fidèle,  au  volage  immolé, 

Expie  au  lieu  de  lui  ce  qu'il  a  violé. 

L'ordre  en  sera  moins  rude,  et  moindre  le  supplice,   45s 

Que  celui  qu'à  mes  feux  prescrit  votre  injustice  : 

Et  le  trépas  en  soi  n'a  rien  de  rigoureux 

A  l'égal  de  vous  rendre  un  rival  plus  heureux. 

ÉDÙIGE. 

Duc,  vous  vous  alarmez  faute  de  me  connoître  : 
Mon  cœur  n'est  pas  si  bas  qu'il  puisse  aimer  un  traître. 
Je  veux  qu'il  se  repente,  et  se  repente  en  vain. 
Rendre  haine  pour  haine,  et  dédain  pour  dédain  ; 
Je  veux  qu'en  vain  son  âme,  esclave  de  la  mienne, 
Me  demande  sa  grâce,  et  jamais  ne  l'obtienne, 
Qu'il  soupire  sans  fruit;  et  pour  le  punir  mieux,       465 
Je  veux  même  à  mon  tour  vous  aimer  à  ses  yeux. 

GARIBALDE. 

Le  pourrez-vous.  Madame,  et  savez-vous  vos  forces? 
Savez-vous  de  l'amour  quelles  sont  les  amorces? 
Savez-vous  ce  qu'il  peut,  et  qu'un  visage  aimé 
Est  toujours  trop  aimable  à  ce  qu'il  a  charmé  ?  470 

Si  vous  ne  m'abusez,  votre  cœur  vous  abuse. 
L'iconstance  jamais  n'a  de  mauvaise  excuse; 
Et  comme  l'amour  seul  fait  le  ressentiment, 
Le  moindre  repentir  obtient  grâce  à  l'amant. 


.\o  PERTHARITE. 

ÉDiJIGE. 

Quoi  qu'il  puisse  arriver,  donnez-vous  cette  gloire    475 
D'avoir  sur  cet  ingrat  rétabli  ma  victoire; 
Sans  songer  qu'à  me  plaire  exécutez  mes  lois, 
Et  pour  l'événement  laissez  tout  à  mon  choix  : 
Souffrez  qu'en  liberté  je  l'aime  ou  le  néglige. 
L'amant  est  trop  payé  quand  son  service  oblige  ;       480 
Et  quiconque  en  aimant  aspire  à  d'autres  prix 
N'a  qu'un  amour  servile  et  digne  de  mépris. 
Le  véritable  amour  jamais  n'est  mercenaire, 
Il  n'est  jamais  souillé  de  l'espoir  du  salaire, 
Il  ne  veut  que  servir,  et  n'a  point  d'intérêt  4  8  5 

Qu'il  n'immole  à  celui  de  l'objet  qui  lui  plaît. 
Voyez  donc  Grimoald,  tâchez  à  le  réduire  : 
Faites-moi  triompher  au  hasard  de  vous  nuire; 
Et  si  je  prends  pour  lui  des  sentiments  plus  doux, 
Vous  m'aurez  faite  heureuse,  et  c'est  assez  pour  vous.  490 
Je  verrai  par  l'effort  de  votre  obéissance 
Où  doit  aller  celui  de  ma  reconnoissance. 
Cependant,  s'il  est  vrai  que  j'ai  pu  vous  charmer, 
Aimez-moi  plus  que  vous,  ou  cessez  de  m'aimer  :  % 

C'est  par  là  seulement  qu'on  mérite  Edûige.  495 

Je  veux  bien  qu'on  espère,  et  non  pas  qu'on  exige. 
Je  ne  veux  rien  devoir;  mais  lorsqu'on  me  sert  bien, 
On  peut  attendre  tout  de  qui  ne  promet  rien. 


SCENE  IL 

GARIBALDE. 

Quelle  confusion!  et  quelle  tyrannie 
M'ordonne  d'espérer  ce  qu'elle  me  dénie!  5 00 

Et  de  quelle  façon  est-ce  écouter  des  vœux, 
Qu'obliger  un  amant  à  travailler  contre  eux  ? 


ACTE    II,    SCENE    II.  41 

Simple,  ne  prétends  pas,  sur  cet  espoir  frivole, 

Que  je  tâche  à  te  rendre  un  cœur  que  je  te  vole. 

Je  t'aime,  mais  enfin  je  m'aime  plus  que  toi.  5o5 

C'est  moi  seul  qui  le  porte  à  ce  manque  de  foi; 

Auprès  d'un  autre  objet  c'est  moi  seul  qui  l'engage  : 

Je  ne  détruirai  pas  moi-même  mon  ouvrage. 

Il  m'a  choisi  pour  toi,  de  peur  qu'un  autre  époux 

Avec  trop  de  chaleur  n'embrasse  ton  courroux  ;         5  i  o 

Mais  lui-même  il  se  trompe  en  l'amant  qu'il  te  donne. 

Je  t'aime,  et  puissamment,  mais  moins  que  la  couronne  ; 

Et  mon  ambition,  qui  tâche  à  te  gagner. 

Ne  cherche  en  ton  hymen  que  le  droit  de  régner. 

De  tes  ressentiments  s'il  faut  que  je  l'obtienne,         5  i  5 

Je  saurai  joindre  encor  cent  haines  à  la  tienne, 

L'ériger  en  tyran  par  mes  propres  conseils. 

De  sa  perte  par  lui  dresser  les  appareils. 

Mêler  si  bien  l'adresse  avec  un  peu  d'audace. 

Qu'il  ne  faille  qu'oser  pour  me  mettre  en  sa  place  ;  5  a  0 

Et  comme  en  t'épousant  j'en  aurai  droit  de  toi, 

Je  t'épouserai,  lors,  mais  pour  me  faire  roi. 

Mais  voici  Grimoald. 


SCENE  III. 
GRIMOALD,  GARIBALDE. 

GRIMOALD. 

Eh  bien  !  quelle  espérance, 
Duc?  et  qu'obtiendrons-nous  de  ta  persévérance? 

GARIBALDE. 

Ne  me  commandez  plus.  Seigneur,  de  l'adorer,         5  a  5 
Ou  ne  lui  laissez  plus  aucun  lieu  d'espérer. 

GRIMOALD. 

Quoi?  de  tout  mon  pouvoir  je  l'avois  irritée 


\i  PËRTHARITE. 

Pour  faire  que  ta  flamme  en  fût  mieux  écoutée, 

Qu'un  dépit  redoublé,  la  pressant  contre  moi, 

La  rendît  plus  facile  à  recevoir  ta  foi,  5  3o 

Et  fit  tomber  ainsi  par  ses  ardeurs  nouvelles 

Le  dépôt  de  sa  haine  en  des  mains  si  fidèles*  : 

Cependant  son  espoir  à  mon  trône  attaché 

Par  aucun  de  nos  soins  n'en  peut  être  arraché  ! 

Mais  as-tu  bien  promis  ma  tête  à  sa  vengeance?       ^'S5 

Ne  Tas-tu  point  offerte  avecque  négligence, 

Avec  quelque  froideur  qui  Fait  fait  soupçonner 

Que  tu  la  promettois  sans  la  vouloir  donner? 

GARIBALDE. 

Je  n'ai  rien  oublié  de  ce  qui  peut  séduire 

Un  vrai  ressentiment  qui  voudroit  vous  détruire;      540 

Mais  son  feu  mal  éteint  ne  se  peut  déguiser  : 

Son  plus  ardent  courroux  brûle  de  s'apaiser; 

Et  je  n'obtiendrai  point,  Seigneur,  qu'elle  m'écoute, 

Jusqu'à  ce  qu'elle  ait  vu  votre  hymen  hors  de  doute. 

Et  que  de  Rodelinde  étant  l'illustre  époux,  545 

Vous  chassiez  de  son  cœur  tout  espoir  d'être  à  vous. 

GRIMOALD. 

Hélas!  je  mets  en  vain  toute  chose  en  usage: 
Ni  prières  ni  vœux  n'ébranlent  son  courage. 
Malgré  tous  mes  respects,  je  vois  de  jour  en  jour 
Croître  sa  résistance  autant  que  mon  amour;  5  5o 

Et  si  l'offre  d'Unulphe  à  présent  ne  la  touche. 
Si  l'intérêt  d'un  fils  ne  la  rend  moins  farouche. 
Désormais  je  renonce  à  l'espoir  d'amollir 
Un  cœur  que  tant  d'efforts  ne  font  qu'enorgueillir. 

GARIBALDE. 

Non,  non.  Seigneur,  il  faut  que  cet  orgueil  vous  cède  ;  5  5  5 
Mais  un  mal  violent  veut  un  pareil  remède. 
Montrez-vous  tout  ensemble  amant  et  souverain, 

1.  f'^ur.   TjC  dépôt  (\o  sa  haine  entre  »Jes  inains  fidèles.  fl6r)3-5G) 


VCÏE    11,    SCENE    m.  4i 

Et  sachez  commander,  si  vous  priez  en  vain. 

Que  sert  ce  grand  pouvoir  qui  suit  le  diadème, 

Si  l'amant  couronné  n'en  use  pour  soi-même?  56o 

Un  roi  n'est  pas  moins  roi  pour  se  laisser  charmer, 

Et  doit  faire  obéir  qui  ne  veut  pas  aimer. 

GRIMOALD. 

Porte,  porte  aux  tyrans  tes  damnables  maximes  : 

Je  hais  Tart  de  régner  qui  se  permet  des  crimes. 

De  quel  front  donnerois-je  un  exemple  aujourd'hui   5  6  5 

Que  mes  lois  dès  demain  puniroient  en  autrui? 

Le  pouvoir  absolu  n'a  rien  de  redoutable 

Dont  à  sa  conscience  un  roi  ne  soit  comptable. 

L'amour  l'excuse  mal,  s'il  règne  injustement, 

Et  l'amant  couronné  doit  n'agir  qu'en  amant.  570 

GARIBALDE. 

Si  vous  n'osez  forcer,  du  moins  faites-vous  craindre  : 
Daignez,  pourêtreheureux,  un  moment  vous  contraindre; 
Et  si  l'offre  d'Unulphe  en  reçoit  des  mépris. 
Menacez  hautement  de  la  mort  de  son  fils*. 

GRIMOALD. 

Que  par  ces  lâchetés  j'ose  me  satisfaire!  575 

GARIBALDE. 

Si  vous  n'osez  parler,  du  moins  laissez-nous  faire  : 
Nous  saurons  vous  servir.  Seigneur,  et  malgré  vous. 
Prêtez-nous  seulement  un  moment  de  courroux. 
Et  permettez  après  qu'on  l'explique  et  qu'on  feigne 
Ce  que  vous  n'osez  dire,  et  qu'il  faut  qu'elle  craigne.    5  8  0 
Vous  désavouerez  tout.  Après  de  tels  projets, 
Les  rois  impunément  dédisent  leurs  sujets. 

GRIMOALD. 

Sachons  ce  qu'il  a  fait  avant  que  de  résoudre' 
Si  je  dois  en  tes  mains  laisser  gronder  ce  foudre. 

I    Far.  Menacez-la,  Seigneur,  de  la  mort  de  son  fils.  (i653-56) 

a.  Far.   Sachons  qu'a  fait  Unulphe,  avant  que  de  résoudre.  (i653-56) 


/,',  PERTHARITE. 

SCÈNE  IV. 

GRIMOALD,  GARIBALDE,  UNULPHE. 

GRIMOALD. 

Que  faut-il  faire,  Unulphe  ?  est-il  temps  de  mourir^  ?  5  8  5 
N'as-tu  vu  pour  ton  roi  nul  espoir  de  guérir? 

UNULPHE. 

Rodelinde,  Seigneur,  enfin  plus  raisonnable, 
Semble  avoir  dépouillé  cet  orgueil  indomptable  : 
Elle  a  reçu  votre  offre  avec  tant  de  douceur 

GRIMOALD. 

Mais  l'a-t-elle  acceptée?  as-tu  touché  son  cœur?        590 
A-t-elle  montré  joie?  en  paroît-elle  émue? 
Peut-elle  s'abaisser  jusqu'à  souffrir  ma  vue? 
Qu'a-t-elle  dit  enfin? 

UNULPHE. 

Beaucoup,  sans  dire  rien  : 
Elle  a  paisiblement  souffert  mon  entretien  ; 
Son  âme  à  mes  discours  surprise,  mais  tranquille 59 5 

GRIMOALD. 

Ah!  c'est  m'assassiner  d'un  discours  inutile  : 

Je  ne  veux  rien  savoir  de  sa  tranquillité  ; 

Dis  seulement  un  mot  de  sa  facilité. 

Quand  veut-elle  à  son  fils  donner  mon  diadème? 

UNULPHE. 

Elle  en  veut  apporter  la  réponse  elle-même.  600 

GRIMOALD. 

Quoi?  tu  n'as  su  pour  moi  plus  avant  l'engager? 

UNULPHE. 

Seigneur,  c'est  assez  dire  à  qui  veut  bien  juger  : 

I.  Var.  Eh  bien!  que  faut-il  faire?  est-il  temps  de  mourir? 
Oh  si  tu  vois  pour  moi  quelque  espoir  de  guérir?  (l653-56) 


ACTE    11,    SCENE    IV.  4j 

Vous  n'en  sauriez  avoir  une  preuve  plus  claire. 
Qui  demande  à  vous  voir  ne  veut  pas  vous  déplaire; 
Ses  refus  se  seroient  expliqués  avec  moi,  60 5 

Sans  chercher  la  présence  et  le  courroux  d'un  roi. 

GRIMOALD. 

Mais  touchant  cette  époux  qu'Ediiige  ranime?... 

UNULPHE. 

De  ce  discours  en  Tair  elle  fait  peu  d'estime  : 

L'artifice  est  si  lourd,  qu'il  ne  peut  l'émouvoir, 

Et  d'une  main  suspecte  il  n'a  point  de  pouvoir.         6  i  0 

GARIBALDE. 

Edûige  elle-même  est  mal  persuadée 

D'un  retour  dont  elle  aime  à  vous  donner  l'idée  ; 

Et  ce  n'est  qu'un  faux  jour  qu'elle  a  voulu  jeter 

Pour  lui  troubler  la  vue  et  vous  inquiéter. 

Mais  déjà  Rodelinde  apporte  sa  réponse.  61  5 

GRIMOALD. 

Ah!  j'entends  mon  arrêt  sans  qu'on  me  le  prononce  : 
Je  vais  mourir,  Unulphe,  et  ton  zèle  pour  moi 
T'abuse  le  premier,  et  m'abuse  après  toi. 

UNULPHE. 

Espérez  mieux.  Seigneur. 

GRIMOALD. 

Tu  le  veux,  et  j'espère. 
Mais  que  cette  douceur  va  devenir  amère  !  620 

Et  que  ce  peu  d'espoir  où  tu  me  viens  forcer 
Rendra  rudes  les  coups  dont  on  va  me  percer*  ! 

I.  yar.  Rendra  rudes  les  coups  dont  on  me  va  percer!  (l 653-56). 


;6  PERTHARITE. 


SCENE  V, 

GRIMOALD,  RODELINDE,  GARIBALDE, 
UNULPHE. 

GRIMOALD. 

Madame,  il  est  donc  vrai  que  votre  âme  sensible' 

A  la  compassion  s'est  rendue  accessible  ; 

Qu'elle  fait  succéder  dans  ce  cœur  plus  humain         625 

La  douceur  à  la  haine  et  l'estime  au  dédain, 

Et  que  laissant  agir  une  bonté  cachée, 

A  de  si  longs  mépris  elle  s'est  arrachée^? 

RODELINDE. 

Ce  cœur  dont  tu  te  plains,  de  ta  plainte  est  surpris  r 
Comte,  je  n'eus  pour  toi  jamais  aucun  mépris;  63 0 

Et  ma  haine  elle-même  aiiroit  cru  faire  un  crime 
De  t'avoir  dérobé  ce  qu'on  te  doit  d'estime. 

Quand  je  vois  ta  conduite  en  mes  propres  Etats 
Achever  sur  les  cœurs  l'ouvrage  de  ton  bras, 
Avec  ces  mêmes  cœurs  qu'un  si  grand  art  te  donne  63  5 
Je  dis  que  la  vertu  règne  dans  ta  personne  ; 
Avec  eux  je  te  loue,  et  je  doute  avec  eux 
Si  sous  leur  vrai  monarque  ils  seroient  plus  heureux  : 
Tant  ces  hautes  vertus  qui  fondent  ta  puissance 
Réparent  ce  qui  manque  à  l'heur  de  ta  naissance!     640 
Mais  quoi  qu'on  en  ait  vu  d'admirable  et  de  grand. 
Ce  que  m'en  dit  Unulphe  aujourd'hui  me  surprend. 

Un  vainqueur  dans  le  trône,  un  conquérant  qu'on  aime. 
Faisant  justice  à  tous,  se  la  fait  à  soi-même  ! 

1.  Voyez  ci-dessus  la  fm  de  la  note  i  de  la  p.  36. 

2.  Var.  Madame,  est-il  donc  vrai  que  votre  âme  sensible.  (i653-56) 

3.  L'édition  de  1682  donne  attachée,  pour  arrachée;  c'est  une  faute  évi- 
dente, et  nous  ne  la  mentionnons  que  parce  qu'elle  a  été  reproduite  dans 
l'impression  de  1699,. 


ACTE   II,    SCÈNE   V.  47 

Se  croit  usurpateur  sur  ce  trône  conquis  1  645 

Et  ce  qu'il  ôte  au  père,  il  veut  le  rendre  au  filsM 

Comte,  c'est  un  efFort  à  dissiper  la  gloire 

Des  noms  les  plus  fameux  dont  se  pare  Thistoire, 

Et  que  le  grand  Auguste  ayant  osé  tenter', 

N'osa  prendre  du  cœur  jusqu'à  l'exécuter.  65o 

Je  viens  donc  y  répondre,  et  de  toute  mon  âme 

Te  rendre  pour  mon  fils — 

GRIMOALD. 

Ah!  c'en  est  trop,  Madame; 
Ne  vous  abaissez  point  a  des  remercîments  : 
C'est  moi  qui  vous  dois  tout;  et  si  mes  sentiments  — 

RODELINDE. 

Souffre  les  miens,  de  grâce,  et  permets  que  je  mette    6  5  s 

Cet  efFort  merveilleux  en  sa  gloire  parfaite^, 

Et  que  ma  propre  main  tâche  d'en  arracher 

Tout  ce  mélange  impur  dont  tu  le  veux  tacher  ; 

Car  enfin  cet  effort  est  de  telle  nature, 

Que  la  source  en  doit  être  à  nos  yeux  toute  pure  :     660 

La  vertu  doit  régner  dans  un  si  grand  projet*. 

En  être  seule  cause,  et  l'honneur  seul  objet; 

î.  Var.  Et  ce  qu'il  ôte  au  père,  il  veut  le  rendre  au  fils  !  (i653-6i) 
•X.  Var.  Et  que  le  seul  Auguste  ayant  osé  tenter.  (i653-56) 

3.  Var.  Cet  effort  sans  exemple  en  sa  gloire  parfaite,  (i 653-63) 

4.  «  Andromaque  dit  à  Pyrrhus  (acte  I,  scène  iv)  : 

Seigneur,  que  faites-vous  ?  et  que  dira  la  Grèce  ? 
Faut-il  qu'un  si  grand  cœur  montre  tant  de  foiblesse, 
Et  qu'un  dessein  si  beau,  si  grand,  si  généreux  {a)y 
Passe  pour  le  transport  d'un  esprit  amoureux.^... 
Non,  non;  d'un  ennemi  respecter  la  misère. 
Sauver  des  malheureux,  rendre  un  fils  à  sa  mère, 
De  cent  peuples  pour  lui  combattre  la  rigueur, 
Sans  me  faire  payer  son  salut  de  mon  cœur; 
Malgré  moi,  s'il  le  faut,  lui  donner  un  asile  : 
Seigneur,  voilà  des  soins  dignes  du  fils  d'Achille. 

On  reconnaît  dans  Racine  la  même  idée,  les  mêmes  nuances  que  dans  Cor- 

{(i)  Le  texte  de  Racine  est  : 

Voulex-vous  qu'un  dessein  si  beau,  si  généreux. 


48  PERTHARITE. 

Et  depuis  qu'on  le  souille  ou  d'espoir  de  salaire, 
Ou  de  chagrin  d'amour,  ou  de  souci  de  plaire. 
Il  part  indignement  d'un  courage  abattu  66  5 

Où  la  passion  règne,  et  non  pas  la  vertu. 

Comte,  penses-y  bien;  et  pour  m'avoir  aimée. 
N'imprime  point  de  tache  à  tant  de  renommée; 
Ne  crois  que  ta  vertu  :  laisse-la  seule  agir, 
De  peur  qu'un  tel  effort  ne  te  donne  à  rougir*.  670 

On  publieroit  de  toi  que  les  yeux  d'une  femme 
Plus  que  ta  propre  gloire  auroient  touché  ton  âme, 
On  diroit  qu'un  héros  si  grand,  si  renommé, 
Ne  seroit  qu'un  tyran  s'il  n'avoit  point  aimé. 

GRIMOALD. 

Donnez-moi  cette  honte,  et  je  la  tiens  à  gloire  :         675 
Faites  de  vos  mépris  ma  dernière  victoire, 
Et  souffrez  qu'on  impute  à  ce  bras  trop  heureux 
Que  votre  seul  amour  l'a  rendu  généreux. 
Souffrez  que  cet  amour,  par  un  effort  si  juste, 
Ternisse  le  grand  nom  et  les  hauts  faits  d'Auguste,   680 
Qu'il  ait  plus  de  pouvoir  que  ses  vertus  n'ont  eu. 
Qui  n'adore  que  vous  n'aime  que  la  vertu. 


neille  ;  mais  avec  cette  douceur,  cette  mollesse,  cette  sensibilité,  et  cet  heu- 
reux choix  de  mots  qui  porte  l'attendrissement  dans  l'âme. 
Grimoald  dit  à  Rodelinde  (vers  740)  : 

Vous  la  craindrez  peut-être  en  quelque  autre  personne. 

Grimoald  entend  par  là  le  fils  de  Rodelinde,  et  il  veut  punir  par  la  mort  du 
fils  les  mépris  de  la  mère  ;  c'est  ce  qui  se  développe  au  troisième  acte.  Ainsi 
Pvrrhus  menace  toujours  Andromaque  d'immoler  Astyanax,  si  elle  ne  se  rend 
à  ses  désirs  (acte  I,  scène  iv)  : 

Songez-y  bien  :  il  faut  désormais  que  mon  cœur. 

S'il  n'aime  avec  transport,  haïsse  avec  fureur; 

Je  n'épargnerai  rien  dans  ma  juste  colère  : 

Le  fils  me  répondra  du  mépris  [a)  de  la  mère.  »  (P^oltaire.) 

I.  ^ar.   Que  cet  illustre  effort  ne  te  fasse  rougir.  (i653-.Ti6) 
f^ar.   Que  cet  illustre  effort  ne  te  donne  à  rougir.  (i6Go-6.|.) 

(a)  Dans  Racine  :  «  des  mépris.  » 


ACTE    II,    SCÈNE   V.  49 

Cet  eflort  merveilleux  est  de  telle  nature', 

Qu'il  ne  sauroit  partir  d'une  source  plus  pure  ; 

Et  la  plus  noble  enfin  des  belles  passions  68  5 

Ne  peut  faire  de  tache  aux  grandes  actions. 

RODELINDE. 

Comte,  ce  qu'elle  jette  à  tes  yeux  de  poussière 
Pour  voir  ce  que  tu  fais  les  laisse  sans  lumière. 
A  ces  conditions  rendre  un  sceptre  conquis, 
C'est  asservir  la  mère  en  couronnant  le  fds;  6g o 

Et  pour  en  bien  parler,  ce  n'est  pas  tant  le  rendre, 
Qu'au  prix  de  mon  honneur  indignement  le  vendre. 
Ta  gloire  en  pourroit  croître,  et  tu  le  veux  ainsi; 
Mais  l'éclat  de  la  mienne  en  seroit  obscurci. 

Quel  que  soit  ton  amour,  quel  que  soit  ton  mérite,   695 
La  défaite  et  la  mort  de  mon  cher  Pertharite, 
D'un  sanglant  caractère  ébauchant  tes  hauts  faits, 
Les  peignent  à  mes  yeux  comme  autant  de  forfaits  : 
Et  ne  pouvant  les  voir  que  d'un  œil  d'ennemie, 
Je  n'y  puis  prendre  part  sans  entière  infamie.  700 

Ce  sont  des  sentiments  que  je  ne  puis  trahir  : 
Je  te  dois  estimer,  mais  je  te  dois  haïr; 
Je  dois  agir  en  veuve  autant  qu'en  magnanime, 
Et  porter  cette  haine  aussi  loin  que  l'estime. 

GRIMOALD. 

Ah!  forcez-vous,  de  grâce,  à  des  termes  plus  doux    705 

Pour  des  crimes  qui  seuls  m'ont  fait  digne  de  vous  : 

Par  eux  seuls  ma  valeur  en  tête  d'une  armée 

A  des  plus  grands  héros  atteint  la  renommée  ; 

Par  eux  seuls  j'ai  vaincu,  par  eux  seuls  j'ai  régné, 

Par  eux  seuls  ma  justice  a  tant  de  cœurs  gagné ^,       7 1  o 

1.  yar.  Cet  effort  sans  exemple  est  de  telle  nature.  (i66o-63) 

2.  D'ordinaire,  avec  cette  inversion.  Corneille  fait  accorder  le  participe. 
Ainsi  dans  le  Cid,  acte  III,  scène  m,  vers  797  et  798  : 

Mon  père  est  mort,  Elvire,  et  la  première  épée 
Dont  s'est  armé  Rodrigue  a  sa  trame  coupée. 

Corneille.  \i  4 


5o  PERTHAIUTE. 

Par  eux  seuls  j'ai  paru  digne  du  diadème, 

Par  eux  seuls  je  vous  vois,  par  eux  seuls  je  vous  aime, 

Et  par  eux  seuls  enfin  mon  amour  tout  parfait 

Ose  faire  pour  vous  ce  qu'on  n'a  jamais  fait. 

RODELINDE. 

Tu  ne  fais  que  pour  toi,  s'il  t'en  faut  récompense;    7  i  5 
Et  je  te  dis  encor  que  toute  ta  vaillance, 
T'ayant  fait  vers  moi  seule  à  jamais  criminel, 
A  mis  entre  nous  deux  un  obstacle  éternel. 

Garde  donc  ta  conquête,  et  me  laisse  ma  gloire; 
Respecte  d'un  époux  et  l'ombre  et  la  mémoire  :         720 
Tu  l'as  chassé  du  trône  et  non  pas  de  mon  cœur. 

GllIMOALD. 

Unulphe,  c'est  donc  là  toute  cette  douceur! 
C'est  là  comme  son  âme,  enfin  plus  raisonnable. 
Semble  avoir  dépouillé  cet  orgueil  indomptable  ! 

GARIBALDE. 

Seigneur,  souvenez-vous  qu'il  est  temps  de  parler.    7^5 

GRIMOALD.  Â 

Oui,  l'affront  est  trop  grand  pour  le  dissimuler  :  fl 

Elle  en  sera  punie,  et  puisqu'on  me  méprise,  ~ 

Je  deviendrai  tyran  de  qui  me  tyrannise, 

Et  ne  souffrirai  plus  qu'une  indigne  fierté 

Se  joue  impunément  de  mon  trop  de  bonté.  730 

RODELINDE. 

Eh  bien  !  deviens  tyran  :  renonce  à  ton  estime  ; 
Renonce  au  nom  de  juste,  au  nom  de  magnanime  — 

GRIMOALD. 

La  vengeance  est  plus  douce  enfin  que  ces  vains  noms  ; 
S'ils  me  font  malheureux,  à  quoi  me  sont-ils  bons? 
Je  me  ferai  justice  en  domptant  qui  me  brave.  735 

Qui  ne  veut  point  régner  mérite  d'être  esclave. 
Allez,  sans  irriter  plus  longtemps  mon  courroux', 

j.  yar.  Allez,  sans  davantage  irriter  mon  courroux.  (i653-5(>) 


I 


ACTE    H,    SCENE    V.  ji 

Attendre  ce  qu'un  maître  ordonnera  de  vous. 

RODELINDE. 

Qui  ne  craint  point  la  mort  craint  peu  quoi  qu'il  ordonne. 

GRIMOALD. 

Vouslacraindrezpeut-êtreenquelqueautrepersonne.  740 

RODELINDE. 

Quoi?  tu  voudrois 

GRIMOALD. 

Allez,  et  ne  me  pressez  point; 
On  vous  pourra  trop  tôt  éclaircir  sur  ce  point; 

fRodelinde  rentre  .  j 

Voilà  tous  les  efforts  qu'enfin  j'ai  pu  me  faire ^ 
Toute  ingrate  qu'elle  est,  je  tremble  à  lui  déplaire^; 
Et  ce  peu  que  j'ai  fait,  suivi  d'un  désaveu,  745 

Gêne  autant  ma  vertu  comme  il  trahit  mon  feu. 
Achève,  Garibalde  :  Unulphe  est  trop  crédule, 
Il  prend  trop  aisément  un  espoir  ridicule  ; 
Menace,  puisqu'enfin  c'est  perdre  temps  qu'offrir. 
Toi  qui  m'as  trop  flatté,  viens  m'aider  à  souffrir.      730 


1.  Ce  jeu  de  scène  manque  dans  les  éditions  de  l653-6o  et  de  i664- 

2.  Var.  Voilà  tous  les  efforts  que  je  me  suis  pu  faire.  (i653-56) 

3.  Corneille  a  répété  ce  vers  dans  Tite  et  Bérénice  (acte  I,  scène  m). 


FIN    DU    SECOND    ACTE. 


52  PERTIIARITE. 


ACTE   III. 


SCENE  PREMIERE. 
GARIBALDE,  RODELINDE. 

GARIBALDE. 

Ce  n'est  plus  seulement  FoiFre  d'un  diadème 

Que  vous  fait  pour  un  fds  un  prince  qui  vous  aime, 

Et  de  qui  le  refus  ne  puisse  être  imputé 

Qu'à  fermeté  de  haine  ou  magnanimité  : 

Il  y  va  de  sa  vie,  et  la  juste  colère  7  55 

Oïl  jettent  cet  amant  les  mépris  de  la  mère. 

Veut  punir  sur  le  sang-  de  ce  fils  innocent 

La  dureté  d'un  cœur  si  peu  reconnoissant. 

C'est  à  vous  d'y  penser  :  tout  le  choix  qu'on  vous  donne, 

C'est  d'accepter  pour  lui  la  mort  ou  la  couronne.      760 

Son  sort  est  en  vos  mains  :  aimer  ou  dédaigner 

Le  va  faire  périr  ou  le  faire  régnera 

nODELINDE. 

S'il  me  faut  faire  un  choix  d'une  telle  importance. 
On  me  donnera  bien  le  loisir  que  j'y  pense. 

GARIBALDE. 

Pour  en  délibérer  vous  n'avez  qu'un  moment  :  765 

J'en  ai  l'ordre  pressant;  et  sans  retardement, 
Madame,  il  faut  résoudre,  et  s'expliquer  sur  l'heure  : 
Un  mot  est  bientôt  dit.  Si  vous  voulez  qu'il  meure. 


I,   «  Ces  vers  forment  absolument  la  même  situation  que  celle  d'Andro- 
maque.  »>  [foltdjre.) 


I 


ACTE    III,    SCENE    I.  53 

Prononcez-en  l'arrêt,  et  j'en  prendrai  la  loi 

Pour  faire  exécuter  les  volontés  du  Roi.  ^^o 

RODELINDE. 

Un  mot  est  bientôt  dit;  mais  dans  un  tel  martyie 
On  n'a  pas  bientôt  vu  quel  mot  c'est  qu'il  faut  dire  ; 
Et  le  choix  qu'on  m'ordonne  est  pour  moi  si  fatal, 
Qu'à  mes  yeux  des  deux  parts  le  supplice  est  égal. 
Puisqu'il  faut  obéir,  fais-moi  venir  ton  maître*.        775 

GARIBALDE. 

Quel  choix  avez-vous  fait? 

RODELINDE. 

Je  lui  ferai  connoître 
Que  si.... 

GARIBALDE. 

C'est  avec  moi  qu'il  vous  faut  achever  : 
Il  est  las  désormais  de  s'entendre  braver; 
Et  si  je  ne  lui  porte  une  entière  assurance 
Que  vos  désirs  enfin  suivent  son  espérance,  780 

Sa  vue  est  un  honneur  qui  vous  est  défendu. 

RODELINDE. 

Que  me  dis-tu,  perfide?  ai-je  bien  entendu? 

Tu  crains  donc  qu'une  femme,  à  force  de  se  plaindre, 

Ne  sauve  une  vertu  que  tu  tâches  d'éteindre, 

Ne  remette  un  héros  au  rang-  de  ses  pareils,  785 

Dont  tu  veux  l'arracher  par  tes  lâches  conseils  ? 

Oui,  je  l'épouserai,  ce  trop  aveugle  maître. 
Tout  cruel,  tout  tyran  que  tu  le  forces  d'être  : 
Va,  cours  l'en  assurer;  mais  penses-y  deux  fois. 
Crains-moi,  crains  son  amour,  s'il  accepte  mon  choix,  790 
Je  puis  beaucoup  sur  lui;  j'y  pourrai  davantage, 
Et  régnerai  peut-être  après  cet  esclavage. 

l.Far.  Mais  il  faut  obéir;  fais-moi  venir  ton  maître.  (i65!)-56) 


5\  PERTHARITE. 

GARIBALDE. 

Vous  rég-nerez,  Madame,  et  je  serai  ravi 
De  mourir  g^lorieux  pour  Favoir  bien  servi. 

RODELINDE. 

Va,  je  lui  ferai  voir  que  de  pareils  services  795 

Sont  dignes  seulement  des  plus  cruels  supplices, 
Et  que  de  tous  les  maux  dont  les  rois  sont  auteurs, 
Ils  s'en  doivent  venger  sur  de  tels  serviteurs. 
Tu  peux  en  attendant  lui  donner  cette  joie, 
Que  pour  gagner  mon  cœur  il  a  trouvé  la  voie,  800 

Que  ton  zèle  insolent  et  ton  mauvais  destin 
A  son  amour  barbare  en  ouvrent  le  chemin. 
Dis-lui,  puisqu'il  le  faut,  qu'à  l'hymen  je  m'apprête; 
Mais  fuis-nous,  s'il  s'achève,  et  tremble  pour  ta  tête. 

GARIBALDE. 

Je  veux  bien  à  ce  prix  vous  donner  un  grand  roi.      8o5 

RODELINDE. 

Qu'à  ce  prix  donc  il  vienne,  et  m'apporte  sa  foi. 


SCENE  IL 

RODELINDE,  ÉDÛIGE. 

ÉDÛIGE. 

Votre  félicité  sera  mal  assurée 

Dessus  un  fondement  de  si  peu  de  durée. 

Vous  avez  toutefois  de  si  puissants  appas 

RODELINDE. 

Je  sais  quelques  secrets  que  vous  ne  savez  pas  ;        810 

Et  si  j'ai  moins  que  vous  d'attraits  et  de  mérite. 

J'ai  des  moyens  plus  sûrs  d'empêcher  qu'on  me  quitte. 

ÉDUIGE. 

Mon  exemple 


ACTE    m,    SCENE    H.  55 

RODELINDE. 

Souffrez  que  je  n'en  craigne  rien, 
Et  par  votre  malheur  ne  jugez  pas  du  mien. 
Chacun  à  ses  périls  peut  suivre  sa  fortune*,  8 1  5 

Et  j'ai  quelques  soucis  que  l'exemple  importune. 

ÉDÙIGE. 

Ce  n'est  pas  mon  dessein  de  vous  importuner. 

RODELINDE. 

Ce  n'est  pas  mon  dessein  aussi  de  vous  gêner; 

Mais  votre  jalousie  un  peu  trop  inquiète 

Se  donne  malgré  moi  cette  gêne  secrète.  8a o 

ÉDÙIGE. 

Je  ne  suis  point  jalouse,  et  l'infidélité 

RODELINDE. 

Eh  bien  !  soit  jalousie  ou  curiosité, 

Depuis  quand  sommes-nous  en  telle  intelligence 

Que  tout  mon  cœur  vous  doive  entière  confidence? 

ÉDÙIGE. 

Je  n'en  prétends  aucune,  et  c'est  assez  pour  moi      82 5 
D'avoir  bien  entendu  comme  il  accepte  un  roi. 

RODELINDE. 

On  n'entend  pas  toujours  ce  qu'on  croit  bien  entendre. 

ÉDÙIGE. 

De  vrai,  dans  un  discours  difficile  à  comprendre, 

Je  ne  devine  point,  et  n'en  ai  pas  l'esprit; 

Mais  l'esprit  n'a  que  faire  où  l'oreille  suffit.  8  3o 

RODELINDE. 

Il  faudroit  que  l'oreille  entendît  la  pensée". 

ÉDÙIGE. 

J'entends  assez  la  vôtre  :  on  vous  aura  forcée  ; 

X.Var.   Chncun  à  ses  périls  peut  croire  sa  fortune.  (i653-5G) 
2.  La  pensée  est  la  leçon  des  éditions  de  i653-63.  Celles  de  1668-92  don- 
nent sa,  au  lieu  de  la,  ce  qui  pourrait  bien  être  une  faute  typographique. 
Voltaire  est  revenu  à  la  leçon  primitive  :  la  pensée. 


56  PERTHARIÏE. 

On  vous  aura  fait  peur,  ou  de  la  mort  d'un  fils, 

Ou  de  ce  qu'un  tyran  se  croit  être  permis, 

Et  l'on  fera  courir  quelque  mauvaise  excuse  83  5 

Dont  la  cour  s'éblouisse  et  le  peuple  s'abuse. 

Mais  cependant  ce  cœur  que  vous  m'abandonniez 

RODELINDE. 

Il  n'est  pas  temps  encor  que  vous  vous  en  plaigniez  : 
Comme  il  m'a  fait  des  lois,  j'ai  des  lois  à  lui  faire. 

ÉDtilGE. 

Il  les  acceptera  pour  ne  vous  pas  déplaire;  840 

Prenez-en  sa  parole,  il  sait  bien  la  gardera 

RODELINDE. 

Pour  remonter  au  trône  on  peut  tout  hasarder. 
Laissez-m'en,  quoi  qu'il  fasse,  ou  la  gloire  ou  la  honte, 
Puisque  ce  n'est  qu'à  moi  que  j'en  dois  rendre  conte^ 
Si  votre  cœur  soufFroit  ce  que  souffre  le  mien,  845 

Vous  ne  vous  plairiez  pas  en  un  tel  entretien  ; 
Et  votre  âme  à  ce  prix  voyant  un  diadème, 
Voudroit  en  liberté  se  consulter  soi-même. 

ÉDÛIGE. 

Je  demande  pardon  si  je  vous  fais  souffrir. 

Et  vais  me  retirer  pour  ne  vous  plus  aigrir.  8  5o 

RODELINDE. 

Allez,  et  demeurez  dans  cette  erreur  confuse  : 
Vous  ne  méritez  pas  que  je  vous  désabuse. 

ÉDÛIGE. 

Ce  cher  amant  sans  moi  vous  entretiendra  mieux. 
Et  je  n'ai  plus  besoin  de^  rapport  de  mes  yeux. 

i.yar.   Prenez-en  sa  parole,  il  la  garde  fort,  bien, 
Et  vous  promettra  tout  pour  ne  vous  tenir  rien. 
ROD.  Laissez-m'en,  quoi  qu'il  fasse,  ou  la  gloire  ou  la  honte.]  (i653-5G 

2.  Voyez  tome  I,  p.  i5o,  note  i. 

3.  Tel  est  le  texte  de  toutes  les  éditions  publiées  du  vivant  de  l'auteur. 
Thomas  Corneille,  et  après  lui  Voltaire,  ont  substitué  da  à  de. 


ACTE    IIÏ,    SCÈNE    III.  57 

SCÈNE  m. 

GRIMOALD,  RODELINDE,  GARIBALDE*. 

RODELINDE. 

Je  me  rends,  Grimoald,  mais  non  pas  à  la  force:       855 

Le  titre  que  tu  prends  m'est  une  douce  amorce, 

Et  s'empare  si  bien  de  mon  affection, 

Qu'elle  ne  veut  de  toi  qu'une  condition  : 

Si  je  n'ai  pu  t'aimer  et  juste  et  magnanime, 

Quand  tu  deviens  tyran  je  t'aime  dans  le  crime;         8^0 

Et  pour  moi  ton  hymen  est  un  souverain  bien. 

S'il  rend  ton  nom  infâme  aussi  bien  que  le  mien. 

GRIMOALD. 

Que  j'aimerai,  Madame,  une  telle  infamie 

Qui  vous  fera  cesser  d'être  mon  ennemie  ! 

Achevez,  achevez,  et  sachons  à  quel  prix  86  5 

Je  puis  mettre  une  borne  à  de  si  longs  mépris  : 

Je  ne  veux  qu'une  grâce,  et  disposez  du  reste. 

Je  crains  pour  Garibalde  une  haine  funeste. 

Je  la  crains  pour  Unulphe  :  à  cela  près,  parlez. 

RODELINDE. 

Va,  porte  cette  crainte  à  des  cœurs  ravalés;  870 

Je  ne  m'abaisse  point  aux  foiblesses  des  femmes 

Jusques  à  me  venger  de  ces  petites  âmes. 

Si  leurs  mauvais  conseils  me  forcent  de  régner. 

Je  les  en  dois  haïr,  et  sais  les  dédaigner. 

Le  ciel,  qui  punit  tout,  choisira  pour  leur  peine         875 

Quelques  moyens  plus  bas  que  cette  illustre  haine. 

Qu'ils  vivent  cependant,  et  que  leur  lâcheté 

A  l'ombre  d'un  tyran  trouve  sa  sûreté. 


I.  Les  éditions  de   i65j-56  mettent  do  plus  usulpue  au  nombre  des  per- 
sonnages de  cette  scène. 


58  PERTHARITE. 

Ce  que  je  veux  de  toi  porte  le  caractère 

D'une  vertu  plus  haute  et  digne  de  te  plaire.  880 

Tes  offres  n'ont  point  eu  d'exemples  jusqu'ici*, 
Et  ce  que  je  demande  est  sans  exemple  aussi; 
Mais  je  veux  qu'il  te  donne  une  marque  infaillible 
Que  l'intérêt  d'un  fils  ne  me  rend  point  sensible, 
Que  je  veux  être  à  toi  sans  le  considérer,  88  5 

Sans  regarder  en  lui  que  craindre  ou  qu'espérer. 

GRIMOALD. 

Madame,  achevez  donc  de  m'accabler  de  joie. 

Par  quels  heureux  moyens  faut-il  que  je  vous  croie? 

Expliquez-vous,  de  grâce,  et  j'atteste  les  cieux 

Que  tout  suivra  sur  l'heure  un  bien  si  précieux.        890 

RODELINDE. 

Après  un  tel  serment  j'obéis  et  m'explique. 
Je  veux  donc  d'un  tyran  un  acte  tyrannique  : 
Puisqu'il  en  veut  le  nom,  qu'il  le  soit  tout  à  fait; 
Que  toute  sa  vertu  meure  en  un  grand  forfait, 
Qu'il  renonce  à  jamais  aux  glorieuses  marques  895 

Qui  le  mettoient  au  rang  des  plus  dignes  monarques; 
Et  pour  le  voir  méchant,  lâche,  impie,  inhumain, 
Je  veux  voir  ce  fils  même  immolé  de  sa  main. 

GRIMOALD. 

Juste  ciel  ! 

RODELINDE. 

Que  veux-tu  pour  marque  plus  certaine 
Que  l'intérêt  d'un  fils  n'amollit  point  ma  haine,        900 
Que  je  me  donne  à  toi  sans  le  considérer, 
Sans  regarder  en  lui  que  craindre  ou  qu'espérer? 
Tu  trembles,  tu  pâlis,  il  semble  que  lu  n'oses 
Toi-même  exécuter  ce  que  tu  me  proposes! 
S'il  le  faut  du  secours,  je  n'y  recule  pas,  905 

I.  T'nr,   Tes  offres  n'ont  point  en  «l'exemple  jusqu'ici.  (1053-63) 


ACTE    III,    SCENE    III.  59 

Et  veux  bien  te  prêter  l'exemple  de  mon  bras. 

Fais,  fais  venir  ce  fils,  qu'avec  toi  je  Fimmole. 

Dégage  ton  serment,  je  tiendrai  ma  parole. 

Il  faut  bien  que  le  crime  unisse  à  l'avenir 

Ce  que  trop  de  vertus  empêchoit  de  s'unir.  9  i  o 

Qui  tranche  du  tyran*  doit  se  résoudre  à  l'être. 

Pour  remplir  ce  grand  nom  as-tu  besoin  d'un  maître, 

Et  faut-il  qu'une  mère,  aux  dépens  de  son  sang. 

T'apprenne  à  mériter  cet  effroyable  rang  ? 

N'en  souffre  pas  la  honte,  et  prends  toute  la  gloire  9  i  5 

Que  cet  illustre  effort  attache  à  ta  mémoire. 

Fais  voir  à  tes  flatteurs,  qui  te  font  trop  oser, 

Que  tu  sais  mieux  que  moi  l'art  de  tyranniser; 

Et  par  une  action  aux  seuls  tyrans  permise. 

Deviens  le  vrai  tyran  de  qui  te  tyrannise.  920 

A  ce  prix  je  me  donne,  à  ce  prix  je  me  rends; 

Ou  si  tu  l'aimes  mieux,  à  ce  prix  je  me  vends. 

Et  consens  à  ce  prix  que  ton  amour  m'obtienne, 

Puisqu'il  souille  ta  gloire  aussi  bien  que  la  mienne. 

GRIMOALD. 

Garibalde,  est-ce  là  ce  que  tu  m'avois  dit?  925 

GARIBALDE. 

Avec  votre  jalouse  elle  a  changé  d'esprit; 

Et  je  l'avois  laissée  à  l'hymen  toute  prête, 

Sans  que  son  déplaisir  menaçât  que  ma  tête. 

Mais  ces  fureurs  enfin  ne  sont  qu'illusion, 

Pour  vous  donner.  Seigneur,  quelque  confusion;       930 

Ne  vous  étonnez  point,  vous  l'en  verrez  dédire. 

GRIMOALD. 

Vous  l'ordonnez,  Madame,  et  je  dois  y  souscrire: 

J'en  ferai  ma  victime,  et  ne  suis  point  jaloux 

De  vous  voir  sur  ce  fils  porter  les  premiers  coups. 

I  .   L'édition  de  ifiSs».  porte  seule  :  «  Qui  trnnche  de  tyran.  » 


6o  PERTHARITE. 

Quelque  honneur  qui  par  là  s'attache  à  ma  mémoire,  935 
Je  veux  bien  avec  vous  en  partager  la  gloire, 
Et  que  tout  l'avenir  ait  de  quoi  m'accuser 
D'avoir  appris  de  vous  l'art  de  tyranniser. 

Vous  devriez  pourtant  régler  mieux  ce  courage, 
N'en  pousser  point  l'effort  jusqu'aux  bords  de  la  rage, 
Ne  lui  permettre  rien  qui  sentît  la  fureur, 
Et  le  faire  admirer  sans  en  donner  d'horreur. 
Faire  la  furieuse  et  la  désespérée, 
Paroître  avec  éclat  mère  dénaturée, 
Sortir  hors  de  vous-même,  et  montrer  à  grand  bruit     945 
A  quelle  extrémité  mon  amour  vous  réduit. 
C'est  mettre  avec  trop  d'art  la  douleur  en  parade  ; 
Qui  fait  le  plus  de  bruit  n'est  pas  le  plus  malade  : 
Les  plus  grands  déplaisirs  sont  les  moins  éclatants  ; 
Et  l'on  sait  qu'un  grand  cœur  se  possède  en  tout  temps. 
Vous  le  savez.  Madame,  et  que  les  grandes  âmes 
Ne  s'abaissent  jamais  aux  foiblesses  des  femmes. 
Ne  s'aveuglent  jamais  ainsi  hors  de  saison  ;  J 

Que  leur  désespoir  même  agit  avec  raison,  M 

Et  que....  ^ 

RODELINDE. 

C'en  est  assez  :  sois-moi  juge  équitable*,   955 
Et  dis-moi  si  le  mien  agit  en  raisonnable. 
Si  je  parle  en  aveugle,  ou  si  j'ai  de  bons  yeux. 

Tu  veux  rendre  à  mon  fils  le  bien  de  ses  aïeux. 
Et  toute  ta  vertu  jusque-là  t'abandonne. 
Que  tu  mets  en  mon  choix  sa  mort  ou  ta  couronne!  960 
Quand  j'aurai  satisfait  tes  vœux  désespérés^, 
Dois-je  croire  ses  jours  beaucoup  plus  assurés? 


1.  F'ar.  C'est  assez  dit  :  sois-moi  juge  équitable, 
Et  me  dis  si  le  mien  agit   eu  raisonnable.  (i653-56) 

2.  f^ar.   Quand  j'aurai  satisfait  tes  feux  désespérés,  (i 653-56) 


ACTE   m,   SCENE    IIÏ.  6i 

Cet  oftre*,  ou,  si  tu  veux,  ce  don  du  diadème 

N'est,  à  le  bien  nommer,  qu'un  foible  stratagème. 

Faire  un  roi  d'un  enfant  pour  être  son  tuteur,  965 

C'est  quitter  pour  ce  nom  celui  d'usurpateur; 

C'est  choisir  pour  régner  un  favorable  titre  ; 

C'est  du  sceptre  et  de  lui  te  faire  seul  arbitre, 

Et  mettre  sur  le  trône  un  fantôme  pour  roi 

Jusques  au  premier  fils  qui  te  naîtra  de  moi,  970 

Jusqu'à  ce  qu'on  nous  craigne,  et  que  le  temps  arrive 

De  remettre  en  ses  mains  la  puissance  effective. 

Qui  veut  bien  l'immoler  à  son  affection* 

L'immoleroit  sans  peine  à  son  ambition. 

On  se  lasse  bientôt  de  l'amour  d'une  femme  ;  975 

Mais  la  soif  de  régner  règne  toujours  sur  l'amc  ; 

Et  comme  la  grandeur  a  d'éternels  appas, 

L'Italie  est  sujette  à  de  soudains  trépas. 

Il  est  des  moyens  sourds  pour  lever  un  obstacle, 

Et  faire  un  nouveau  roi  sans  bruit  et  sans  miracle  ;    9^0 

Quitte  pour  te  forcer  à  deux  ou  trois  soupirs, 

Et  peindre  alors  ton  front  d'un  peu  de  déplaisirs. 

La  porte  à  ma  vengeance  en  seroit  moins  ouverte  : 

Je  perdrois  avec  lui  tout  le  fruit  de  sa  perte. 

Puisqu'il  faut  qu'il  périsse,  il  vaut  mieux  tôt  que  tard; 

Que  sa  mort  soit  un  crime,  et  non  pas  un  hasard; 

Que  cette  ombre  innocente  h  toute  heure  m'anime, 

Me  demande  à  toute  heure  une  grande  victime  ; 

Que  ce  jeune  monarque,  immolé  de  ta  main. 

Te  rende  abominable  à  tout  le  genre  humain;  990 

Qu'il  t'excite  partout  des  haines  immortelles  ; 

Que  de  tous  tes  sujets  il  fasse  des  rebelles. 

I .  Toutes  les  éditions  données  du  vivant  de  Corneille  portent  :  «  Cet  offre,  » 
au  masculin.  Thomas  Corneille,  dans  l'édition  de  1692,  et  Voltaire  donnent 
le  féminin.  Nous  avons  vu  plus  haut,  aux  vers  369,  ^89  et  Sgo,  et  nous  retrou- 
verons plus  loin,  au  vers  i5.)5,  ce  même  mot  au  féminin. 

i.Far,  Qui  le  veut  immoler  à  son  affection.  (iG53-5f>) 


62  PERTHARIÏE. 

Je  t'épouserai  lors,  et  m'y  viens  d'oblig-er, 

Pour  mieux  servir  ma  haine,  et  pour  mieux  me  venger, 

Pour  moins  perdre  de  vœux  contre  ta  barbarie,         995 

Pour  être  à  tous  moments  maîtresse  de  ta  vie. 

Pour  avoir  Faccès  libre  à  pousser  ma  fureur, 

Et  mieux  choisir  la  place  à  te  percer  le  cœur\ 

Voilà  mon  désespoir,  voilà  ses  justes  causes  : 
A  ces  conditions  prends  ma  main,  si  tu  l'oses.  1000 

GRIMOALD. 

Oui,  je  la  prends,  Madame,  et  veux  auparavant 

SCÈNE  IV. 

PERTHARITE,  GRIMOALD,  RODEUNDE, 
GARIBALDE,  UNULPHE. 

UNULPHE. 

Que  faites- vous.  Seigneur?  Pertliarite  est  vivant^: 
Ce  n'est  plus  un  bruit  sourd,  le  voilà  qu'on  amène; 
Des  chasseurs  l'ont  surpris  dans  la  forêt  prochaine. 
Où,  caché  dans  un  fort,  il  attendoit  la  nuit.  looS 

GRIMOALD. 

Je  vois  trop  clairement  quelle  main  le  produit. 

RODELINDE. 

Est-ce  donc  vous.  Seigneur?  et  les  bruits  infidèles 
N'ont-ils  semé  de  vous  que  de  fausses  nouvelles? 

PERTHARITE. 

Oui,  cet  époux  si  cher  à  vos  chastes  désirs. 

Qui  vous  a  tant  coûté  de  pleurs  et  de  soupirs....     loio 

I.  Voyez  ci-après  Sertorius,  vers  1784,  et  la  note  de  Voltaire. 
•2.  F'ar.  FERTH.  Arrête,  Grimoald,  Pertharite  est  vivant. 

Ce  te  doit  être  assez  de  porter  ma  couronne, 

Sans  me  ravir  encor  ce  que  l'hymen  me  donne  ; 

A  quoi  que  ton  amour  te  puisse  disposer, 

Commence  par  ma  mort,  si  tu  veux  l'épouser. 

[rob.  Est-ce  donc  vous,  Seigneur?  et  les  bruits  infidèles.]  (i653-56) 


ACTE    III,    SCENE    IV.  63 

GRIMOALD. 

Va,  fantôme  insolent,  retrouver  qui  t'envoie, 
Et  ne  te  mêle  point  d'attenter  à  ma  joie*. 
II  est  encore  ici  des  supplices  pour  toi. 
Si  tu  viens  y  montrer  la  vaine  ombre  d'un  roi. 
Pertharite  n'est  plus. 

PERTHARITE. 

Pertharite  respire,  i  o  i  5 

Il  te  parle,  il  te  voit  régner  dans  son  empire. 
Que  ton  ambition  ne  s'effarouche  pas 
Jusqu'à  me  supposer  loi-même  un  faux  trépas*  : 


1.  F^ar.  Et  ne  te  mêle  pas  d'attenter  à  ma  joie.  (i653-56) 

2.  F'ar.  Et  ne  t'obstine  pas  à  croire  mon  trépas. 
Je  ne  viens  point  ici,  jaloux  de  ma  couronne, 
Soulever  mes  sujets,  me  prendre  à  ta  personne, 
Me  ressaisir  d'un  sceptre  acquis  à  ta  valeur. 

Et  me  venger  sur  toi  de  mon  trop  de  malheur. 

J'ai  cherché  vainement  dans  toutes  les  provinces 

L'appui  des  potentats  et  la  pitié  des  princes, 

Et  dans  toutes  leurs  cours  je  me  suis  vu  surpris 

De  n'avoir  rencontré  qu'un  indigne  mépris. 

Enfin,  las  de  traîner  partout  mon  impuissance, 

Sans  trouver  que  foiblesse  ou  que  méconnoissance, 

Alarmé  d'un  amour  qu'un  faux  bruit  t'a  permis, 

Je  rentre  en  mes  États,  que  le  ciel  t'a  soumis  ; 

Mais  j'y  rencontre  encor  des  malheurs  plus  étranges  : 

Je  n'y  trouve  pour  toi  qu'estime  et  que  louanges, 

Et  d'une  voix  commune  on  y  bénit  un  roi 

Qui  fait  voir  sous  mon  dais  plus  de  vertu  que  moi. 

Oui,  d'un  commun  accord  ces  courages  infâmes 

Me  laissent  détrôner  jusqu'au  fond  de  leurs  âmes, 

S'imputent  à  bonheur  de  vivre  sous  tes  lois, 

Et  dédaignent  pour  toi  tout  le  sang  de  leurs  rois. 

Je  cède  à  leurs  désirs,  garde  mon  diadème. 

Comme  digne  rançon  de  cette  autre  moi-même  ; 

Laisse-moi  racheter  Ptodelinde  à  ce  prix. 

Et  je  vivrai  content  malgré  tant  de  mépris. 

Tu  sais  qu'elle  n'est  pas  du  droit  de  ta  conquête  ; 

Qu'il  faut,  pour  être  à  toi,  qu'il  m'en  coûte  la  tête  : 

Garde  donc  de  mêler  la  fureur  des  tyrans 

Aux  brillantes  vertus  des  plus  grands  conquérants  ; 

Fais  voir  que  ce  grand  bruit  n'est  point  un  artifice. 


64  PERTHARITE. 

Il  est  honteux  de  feindre  où  Ton  peut  toutes  choses. 
Je  suis  mort,  si  tu  veux;  je  suis  mort,  si  tu  l'oses,    1020 
Si  toute  ta  vertu  peut  demeurer  d'accord 
Que  le  droit  de  régner  me  rend  digne  de  mort. 

Je  ne  viens  point  ici  par  de  noirs  artifices 
De  mon  cruel  destin  forcer  les  injustices. 
Pousser  des  assassins  contre  tant  de  valeur,  10 s». 5 

Et  t'immoler  en  lâche  à  mon  trop  de  malheur. 
Puisque  le  sort  trahit  ce  droit  de  ma  naissance, 
Jusqu'à  te  faire  un  don  de  ma  toute-puissance, 
Règne  sur  mes  Etats  que  le  ciel  t'a  soumis  ; 
Peut-être  un  autre  temps  me  rendra  des  amis.  io5o 

Use  mieux  cependant  de  la  faveur  céleste  : 
Ne  me  dérobe  pas  le  seul  bien  qui  me  reste, 
Un  bien  où  je  te  suis  un  obstacle  éternel. 
Et  dont  le  seul  désir  est  pour  toi  criminel. 
Rodelinde  n'est  pas  du  droit  de  ta  conquête  :  io3  5 

Il  faut,  pour  être  à  toi,  qu'il  m'en  coûte  la  tête  ; 
Puisqu'on  m'a  découvert,  elle  dépend  de  toi; 
Prends-la  comme  tyran,  ou  l'attaque  en  vrai  roi. 
J'en  garde  hors  du  trône  encor  les  caractères. 
Et  ton  bras  t'a  saisi  de  celui  de  mes  pères.  1040 

Je  veux  bien  qu'il  supplée  au  défaut  de  ton  sang. 
Pour  mettre  entre  nous  deux  égalité  de  rang. 
Si  Rodelinde  enfin  tient  ton  âme  charmée. 
Pour  voir  qui  la  mérite  il  ne  faut  point  d'armée. 
Je  suis  roi,  je  suis  seul,  j'en  suis  maître,  et  tu  peux  1045 
Par  un  illustre  effort  faire  place  à  tes  vœux. 

GRIMOALD. 

L'artifice  grossier  n'a  rien  qui  m'épouvante. 

Que  ce  n'est  point  à  faux  qu'on  vante  ta  justice, 

Et  donne-moi  sujet  de  ne  plus  m'indigncr 

Que  mon  peuple  en  ma  place  aime  à  te  voir  rrgner. 

[grim.  L'artifice  grossier  n'a  rien  qui  m'épouvante.]     iG.liS-DG) 


ACTE    III,    SCENE    IV.  65 

Édûig-e  à  fourber  n'est  pas  assez  savante  ; 

Quelque  adresse  qu'elle  aye,  elle  t'a  mal  instruit, 

Et  d'un  si  haut  dessein  elle  a  fait  trop  de  bruit.      io5o 

Elle  en  fait  avorter  l'effet  par  la  menace, 

Et  ne  te  produit  plus  que  de  mauvaise  grâce. 

PERTHARITE. 

Quoi?  je  passe  à  tes  yeux  pour  un  homme  attitré*? 

GRIMOALD. 

Tu  l'avoueras  toi-même  ou  de  force  ou  de  gré. 

Il  faut  plus  de  secret  alors  qu'on  veut  surprendre,  i  o5  5 

Et  l'on  ne  surprend  point  quand  on  se  fait  attendre. 

PERTHARITE. 

Parlez,  parlez.  Madame,  et  faites  voir  h  tous 
Que  vous  avez  des  yeux  pour  connoître  un  époux. 

GRIMOALD. 

Tu  veux  qu'en  ta  faveur  j'écoute  ta  complice  ! 

Eh  bien!  parlez.  Madame;  achevez  l'artifice.  1060 

Est-ce  là  votre  époux? 

RODELINDE. 

Toi  qui  veux  en  douter^, 

X.Var.  Quoi? vous  me  prenez  donc  pour  un  homme  attitré?  (i 653-56 
2.  Var.  Non,  c'est  un  imposteur, 

Il  en  a  tous  les  traits,   et  n'en  a  pas  le  cœur  ; 
Et  du  moins  si  c'est  lui  quand  je  vois  son  visage, 
Soudain  ce  n'est  plus  lui  quand  j'entends  son  langage. 
Mon  époux  n'eut  jamais  le  courage  abattu 
Jusqu'à  céder  son  trône  à  ta  fausse  vertu. 
S'il  avoit  approché  si  près  de  ta  personne. 
Il  eût  déjà  repris  son  sceptre  et  sa  couronne  ; 
Il  se  fût  fait  connoître  au  bras  plus  qu'à  la  voix, 
Et  t'eût  pex'cé  le  cœur  déjà  plus  d'une  fois. 
Ses  discours  à  son  rang  font  une  perfidie  — 
GRIM.  Mais  dites-nous  enfin....  rod.  [Que  veux-tu  que  je  diei*] 
C'est  lui,  ce  n'est  pas  lui  :  c'est  ce  que  tu  voudras  ; 
J'en  croirai  plus  que  moi  ce  que  tu  résoudras. 
Imposteur  ou  monarque,  il  est  en  ta  puissance  ; 
Et  puisque  à  mes  yeux  même  il  trahit  sa  naissance. 
Sa  vie  et  son  trépas  me  sont  indifférents. 
[Achève  de  te  mettre  au  rang  des  vrais  tyrans.]  (i653-56) 

Corneille,  vi  5 


66  PERTHARITE. 

Par  quelle  illusion  m'oses-lu  consulter? 
Si  tu  démens  tes  yeux,  croiras-tu  mon  suffrage? 
Et  ne  peux-tu  sans  moi  connoître  son  visage  ? 
Tu  l'as  vu  tant  de  fois,  au  milieu  des  combats,        io6  5 
Montrer,  à  tes  périls,  ce  que  pesoit  son  bras, 
Et  l'épée  à  la  main,  disputer  en  personne, 
Contre  tout  ton  bonheur,  sa  vie  et  sa  couronne. 
Si  tu  cherches  une  aide*  h  traiter  d'imposteur 
Un  roi  qui  t'a  fermé  la  porte  de  mon  cœur,  1070 

Consulte  Garibalde,  il  tremble  à  voir  son  maître  : 
Qui  l'osa  bien  trahir  l'osera  méconnoître  ; 
Et  tu  peux  recevoir  de  son  mortel  effroi 
L'assurance  qu'enfin  tu  n'attends  pas  de  moi. 
Un  service  si  haut  veut  une  âme  plus  basse  ;  1075 

Et  tu  sais 

GRIMOALD. 

Oui,  je  sais  jusqu'où  va  votre  audace. 
Sous  l'espoir  de  jouir  de  ma  perplexité. 
Vous  cherchez  à  me  voir  l'esprit  inquiété  ; 
Et  ces  discours  en  l'air  que  l'orgueil  vous  inspire 
Veulent  persuader  ce  que  vous  n'osez  dire,  1080 

Brouiller  la  populace,  et  lui  faire  après  vous 
En  un  fourbe  impudent  respecter  votre  époux. 
Poussez  donc  jusqu'au  bout,  devenez  plus  hardie  : 
Dites-nous  hautement 

RODELINDE. 

Que  veux-tu  que  je  die? 
Il  ne  peut  être  ici  que  ce  que  tu  voudras  :  i  o8  5 

Tes  flatteurs  en  croiront  ce  que  tu  résoudras. 
Je  n'ai  pas  pour  t'instruire  assez  de  complaisance  ; 
Et  puisque  son  malheur  l'a  mis  en  ta  puissance, 


1.   Les  anciennes  éditions,  de   i6(JO-l69'2,  donnent  une  aide,  au  féminin. 
Celle  de  Voltaire  (1764)  porte  un  aide. 


ACTE    III,    SCÈNE  IV.  67 

Je  sais  ce  que  je  dois,  si  tu  ne  me  le  rends. 

Achève  de  te  mettre  au  rang  des  vrais  tyrans.  1090 

SCÈNE  V. 

GRIMOALD,  PERTHARITE,  GARIBALDE, 
UNULPHE. 

GRIMOALD. 

Que  cet  événement  de  nouveau  m'embarrasse  ! 

GARIBALDE. 

Pour  un  fourbe  chez  vous  la  pitié  trouve  place  M 

GRIMOALD. 

Non,  l'échafaud  bientôt  m'en  fera  la  raison. 
Que  ton  appartement  lui  serve  de  prison  ; 
Je  te  le  donne  en  garde,  Unulplie. 

PERTHARITE. 

Prince,  écoute  :  1095 
Mille  et  mille  témoins  te  mettront  hors  de  doute  j 
Tout  Milan,  tout  Pavie. . . . 

GRIMOALD. 

Allez,  sans  contester  : 
Vous  aurez  tout  loisir  de  vous  faire  écouter. 

(A  Garibalde.) 

Toi,  va  voir  Edûige,  et  jette  dans  son  âme^ 

Un  si  flatteur  espoir  du  retour  de  ma  flamme,  1 1  00 

Qu'elle-même,  déjà  s'assurant  de  ma  foi^, 

Te  nomme  l'imposteur  qu'elle  déguise  en  roi. 

l.Far.   Ne  pensez  plus,  Seigneur,  qu'à  punir  tant  d'audace. 
GUlM.   Oui,  l'échafaud  bientôt  m'en  fera  la  raison,  (i 653-56) 

2.  Far.  Toi,  va  voir  Ediiige,  et  tâche  à  tirer  d'elle 
Dans  ces  obscurités  quelque  clarté  fidèle,  (i 653-64) 

3.  Far.  Et  juge  par  l'espoir  qu'elle  aura  d'être  à  moi, 
Si  c'est  un  imposteur  qu'elle  déguise  en  l'oi.  (i65 3-56) 
Far.  Et  tire  de  l'espoir  qu'elle  aura  d'être  à  moi 

Si  c'est  un  imposteur  qu'elle  déguise  en  roi.  (1660-64) 


68  PERTHARITE. 

SCÈNE  VI. 

GARIBALDE. 

Quel  revers  imprévu!  quel  éclat  de  tonnerre 

Jette  en  moins  d'un  moment  tout  mon  espoir  par  terre! 

Ce  funeste  retour,  malgré  tout  mon  projet,  i  io5 

Va  rendre  Grimoald  à  son  premier  objet  ; 

Et  s'il  traite  ce  prince  en  héros  magnanime, 

N'ayant  plus  de  tyran,  je  n'ai  plus  de  victime  : 

Je  n'ai  vien  à  venger,  et  ne  puis  le  trahir*. 

S'il  m'ôte  les  moyens  de  le  faire  haïr.  i  i  i  o 

N'importe  toutefois,  ne  perdons  pas  courage; 
Forçons  notre  fortune  k  changer  de  visage  ; 
Obstinons  Grimoald,  par  maxime  d'État, 
A  le  croire  imposteur,  ou  craindre  un  attentat; 
Accablons  son  esprit  de  terreurs  chimériques,  i  i  i  5 

Pour  lui  faire  embrasser  des  conseils  tyranniques  ; 
De  son  trop  de  vertu  sachons  le  dégager. 
Et  perdons  Pertharite  afin  de  le  venger. 
Peut-être  qu'Edûige,  à  regret  plus  sévère. 
N'osera  l'accepter  teint  du  sang  de  son  frère,  i  i  20 

Et  que  l'effet  suivra  notre  prétention 
Du  côté  de  l'amour  et  de  l'ambition. 
Tâchons,  quoi  qu'il  en  soit,  d'en  achever  l'ouvrage; 
Et  pour  régner  un  jour  mettons  tout  en  usage. 

x.Tar.  Je  n'ai  lien  à  venger,  et  ne  le  puis  trahir.  (i653-56) 
FIN     DU     TROISIÈME     ACTE. 


ACTE    IV,    SCENE    I.  69 


ACTE   IV. 


SCENE  PREMIERE. 
GRIMOALD,    GARIBALDE. 

GARIBALDE. 

Je  ne  m'en  dédis  point,  Seigneur,  ce  prompt  retour' 

N'est  qu'une  illusion  qu'on  fait  à  votre  amour. 

Je  ne  l'ai  vu  que  trop  aux  discours  d'Edûige  : 

Comme  sensiblement  votre  change  l'afflige. 

Et  qu'avec  le  feu  roi  ce  fourbe  a  du  rapport. 

Sa  flamme  au  désespoir  fait  ce  dernier  effort  i  i  3o 

Rodelinde,  comme  elle,  aime  à  vous  mettre  en  peine  . 

L'une  sert  son  amour  et  l'autre  sert  sa  haine  ; 

Ce  que  l'une  produit,  l'autre  ose  l'avouer, 

Et  leur  inimitié  s'accorde  à  vous  jouer^. 


1 ,  F'ar.  Seigneur,  ou  je  m'abuse  en  cette  occasion, 
Ou  ce  retour  soudain  n'est  qu'une  illusion,  (i 653-56) 

2.  yar.   [Et  leur  inimitié  s'accorde  à  vous  jouer.] 

GRIM.   Duc,  je  n'en  doute  plus  ;  mais  je  ne  puis  comprendre 

De  quel  front  l'imposteur  en  mes  mains  se  vient  rendre. 

Si  sous  la  ressemblance  et  le  nom  de  son  roi 

Il  avoit  soulevé  le  peuple  contre  moi, 

Et  qu'il  eût  ménagé  si  bien  ses  artifices 

Qu'il  eût  pu  par  la  fuite  éviter  les  supplices, 

Qu'il  fût  en  mon  pouvoir  par  un  coup  de  malheur, 

Son  espoir  auroit  eu  du  moins  quelque  couleur; 

Mais  se  livrer  lui-même  et  sans  rien  entreprendre  ! 

Duc,  encore  une  fois,  je  ne  le  puis  comprendre  : 

C'est  être  bien  stupide  ou  bien  désespéré, 

Que  de  chercher  soi-même  un  trépas  assuré. 

GARIB.   Edùige,  Seigneur,  n'a  pris  soin  de  l'instruire 


70  PERÏHARIÏE. 

L'imposteur  cependant,  quoi  qu'on  lui  donne  à  feindre, 
Le  soutient  d'autant  mieux  qu'il  ne  voit  rien  à  craindre  ; 
Car  soit  que  ses  discours  puissent  vous  émouvoir 
Jusqu'à  rendre  Edûige  h  son  premier  pouvoir  ; 
Soit  que  malgré  sa  fourbe  et  vaine  et  languissante, 
Rodelinde  sur  vous  reste  toute-puissante,  i  140 

A  l'une  ou  l'autre  enfin  votre  âme  à  l'abandon 
Ne  lui  pourra  jamais  refuser  ce  pardon. 

GRIMOALD. 

Tu  dis  vrai,  Garibalde,  et  déjà  je  le  donne 

A  qui  voudra  des  deux  partager  ma  couronne  : 

Non  que  j'espère  encore  amollir  ce  rocher,  i  i  4  5 

Que  ni  respects  ni  vœux  n'ont  jamais  su  toucher. 

Si  j'aimai  Rodelinde,  et  si  pour  n'aimer  qu'elle. 

Mon  âme  à  qui  m'aimoit  s'est  rendue  infidèle  ; 

Si  d'éternels  dédains,  si  d'éternels  ennuis. 

Les  bravades,  la  haine  et  le  trouble  où  je  suis,        i  i  5o 

Ont  été  jusqu'ici  toute  la  récompense 

De  cet  amour  parjure  où  mon  cœur  se  dispense*, 

Il  est  temps  désormais  que  par  un  juste  effort 

J'affranchisse  mon  cœur  de  cet  indigne  sort. 

Prenons  l'occasion  que  nous  fait  Ediiige  :  i  i  5  5 

Aimons  cette  imposture  où  son  amour  l'oblige. 

Elle  plaint  un  ingrat  de  tant  de  maux  soufferts, 

Et  lui  prête  la  main  pour  le  tirer  des  fers^. 

Aimons,  encore  un  coup,  aimons  son  artifice, 

Aimons-en  le  secours,  et  rendons-lui  justice.  1 160 

Que  pour  vous  dégager,  et  non  pour  vous  détruire  ; 

C'est  son  ambition  qui  vous  veut  pour  époux, 

Et  ne  vous  veut  que  roi  pour  régner  avec  vous. 

Il  lui  suffit  qu'il  p.irle,  et  qu'il  vous  embarrasse; 

Et  quant  à  lui.  Seigneur,  il  est  sûr  de  sa  grâce  ; 

[Car  soit  que  ses  discours  puissent  vous  émouvoir.]  (i  653-56) 

1 .  Où  mon  cœur  se  laisse  aller,  que  mon  cœur  se  permet.  Voyez  le  Lexique^ 
et  tome  I,  p.  208,  note  2. 

2.  yar.  Et  lui  prête  la  main  pour  se  tirer  des  fers.  (i653-56) 


ACTE    IV,    SCÈNE    I.  71 

Soit  qu'elle  en  veuille  au  trône  ou  n'en  veuille  qu'à  moi, 
Qu'elle  aime  Grimoald  ou  qu'elle  aime  le  Roi, 
Qu'elle  ait  beaucoup  d'amour  ou  beaucoup  de  courage, 
Je  dois  tout  à  la  main  qui  rompt  mon  esclavage. 

Toi  qui  ne  la  servois  qu'afin  de  m'obéir,  1 1 6  5 

Qui  tâchois  par  mon  ordre  à  m'en  faire  haïr, 
Duc,  ne  t'y  force  plus,  et  rends-moi  ma  parole^  : 
Que  je  rende  à  ses  feux  tout  ce  que  je  leur  vole, 
Et  que  je  puisse  ainsi  d'une  même  action 
Récompenser  sa  flamme  ou  son  ambition.  1170 

GARIBALDE. 

Je  vous  la  rends,  Seigneur;  mais  enfin  prenez  garde 
A  quels  nouveaux  périls  cet  effort  vous  hasarde, 
Et  si  ce  n'est  point  croire  un  peu  trop  promptemenl 
L'impétueux  transport  d'un  premier  mouvement. 

L'imposteur  impuni  passera  pour  monarque  :       1175 
Tout  le  peuple  en  prendra  votre  bonté  pour  marque; 
Et  comme  il  est  ardent  après  la  nouveauté. 
Il  s'imaginera  son  rang  seul  respecté. 
Je  sais  bien  qu'aussitôt  votre  haute  vaillance 
De  ce  peuple  mutin  domptera  l'insolence;  i  i  80 

Mais  tenez-vous  fort  sûr  ce  que  vous  prétendez 
Du  côté  d'Edûige,  à  qui  vous  vous  rendez  ? 
J'ai  pénétré.  Seigneur,  jusqu'au  fond  de  son  âme, 
Où  je  n'ai  vu  pour  vous  aucun  reste  de  flamme  : 
Sa  haine  seule  agit,  et  cherche  à  vous  ôter  i  1  8  5 

Ce  que  tous  vos  désirs  s'efforcent  d'emporter. 
Elle  veut,  il  est  vrai,  vous  rappeler  vers  elle  ; 
Mais  pour  faire  à  son  tour  l'ingrate  et  la  cruelle, 
Pour  vous  traiter  de  lâche,  et  vous  rendre  soudain 
Parjure  pour  parjure  et  dédain  pour  dédain.  i  190 

Elle  veut  que  votre  âme,  esclave  de  la  sienne, 

I.  Far.   Duc,  ne  t'y  force  plus,  et  me  rends  ma  parole.  (i653-5fi) 


7'2  PERTHARITE. 

Lui  demande  sa  grâce,  et  jamais  ne  l'obtienne  : 
Ce  sont  ses  mots  exprès  ;  et  pour  vous  punir  mieux, 
Elle  me  veut  aimer,  et  m'aimer  à  vos  yeux  : 
Elle  me  Ta  promis. 


SCENE  IL 
GRIMOALD,  GARIBALDE,  ÉDÛIGE. 

ÉDÙIGE. 

Je  te  Fai  promis,  traître!  i  igS 

Oui,  je  te  l'ai  promis,  et  l'aurois  fait  peut-être. 
Si  ton  âme,  attachée  à  mes  commandements, 
Eût  pu  dans  ton  amour  suivre  mes  sentiments*. 
J'avois  mis  mes  secrets  en  bonne  confidence  ! 

Vois  par  là,  Grimoald,  quelle  est  ton  imprudence, 
Et  juge,  par  les  miens  lâchement  déclarés. 
Comme  les  tiens  sur  lui  peuvent  être  assurés. 
Qui  trahit  sa  maîtresse  aisément  fait  connoître 
Que  sans  aucun  scrupule  il  trahiroit  son  maître. 
Et  que  des  deux  côtés  laissant  flotter  sa  foi,  iao5 

Son  cœur  n'aime  en  effet  ni  son  maître  ni  moi. 
Il  a  son  but  à  part,  Grimoald,  prends-y  garde  : 
Quelque  dessein  qu'il  ait,  c'est  toi  seul  qu'il  regarde. 
Examine  ce  cœur,  juges-en  comme  il  faut. 
Qui  m'aime  et  me  trahit  aspire  encor  plus  haut,      i  2  i  o 

GARIBALDE. 

Vous  le  voyez.  Seigneur,  avec  quelle  injustice 
On  me  fait  criminel  quand  je  vous  rends  service. 
Mais  de  quoi  n'est  capable  un  malheureux  amant 
Que  la  peur  de  vous  perdre  agite  incessamment. 
Madame?  Vous  voulez  que  le  Roi  vous  adore,  i  a  1  5 

Et  pour  l'en  empêcher  je  ferois  plus  encore  : 

I.  F'ar.  Eût  pu  dans  son  amour  suivre  mes  sentiments.  (i65J-56) 


ACTE    IV,    SCENE    II.  ^3 

Je  ne  m'en  défends  point,  et  mon  esprit  jaloux 

Cherche  tous  les  moyens  de  Téloigner  de  vous. 

Je  ne  vous  saurois  voir  entre  les  bras  d'un  autre  ; 

Mon  amour,  si  c'est  crime,  a  l'exemple  du  vôtre.     laao 

Que  ne  faites-vous  point  pour  obliger  le  Roi 

A  quitter  Rodelinde,  et  vous  rendre  sa  foi? 

Est-il  rien  en  ces  lieux  que  n'ait  mis  en  usage 

L'excès  de  votre  ardeur  ou  de  votre  courage? 

Pour  être  tout  à  vous,  j'ai  fait  tous  mes  efforts;      1225 

Mais  je  n'ai  point  encor  fait  revivre  les  morts. 

J'ai  dit  des  vérités  dont  votre  cœur  murmure  ; 

Mais  je  n'ai  point  été  jusques  à  l'imposture. 

Et  je  n'ai  point  poussé  des  sentiments  si  beaux 

Jusqu'à  faire  sortir  les  ombres  des  tombeaux*.         laSo 

Ce  n'est  point  mon  amour  qui  produit  Pertharite  : 

Ma  flamme  ignore  encor  cet  art  qui  ressuscite  ; 

Et  je  ne  vois  en  elle  enfin  rien  à  blâmer, 

Sinon  que  je  trahis,  si  c'est  trahir  qu'aimer. 

ÉDÛIGE. 

De  quel  front  et  de  quoi  cet  insolent  m'accuse  ?       i  2  3  5 

GRIMOALD. 

D'un  mauvais  artifice  et  d'une  foible  ruse. 

Votre  dessein,  Madame,  étoit  mal  concerté  : 

On  ne  m'a  point  surpris  quand  on  s*est  présenté^. 

Vous  m'aviez  préparé  vous-même  à  m'en  défendre, 

Et  me  l'ayant  promis,  j'avois  lieu  de  l'attendre.      1240 

Consolez-vous  pourtant,  il  a  fait  son  effet  : 

Je  suis  à  vous.  Madame,  et  j'y  suis  tout  à  fait. 

Si  je  vous  ai  trahie,  et  si  mon  cœur  volage 
Vous  a  volé  longtemps  un  légitime  hommage, 
Si  pour  un  autre  objet  le  vôtre  en  fut  banni,  1245 

Les  maux  que  j'ai  soufferts  m'en  ont  assez  puni. 

x.Var.  Jusqu'à  faire  sortir  des  ombres  des  tombeaux.   (i653-56) 
2.  Var.   Il  ne  m'a  point  surpris  quand  il  s'est  présenté.  (i653-56) 


74  PERTHARIÏE. 

Je  recouvre  la  vue,  el  reconnois  mon  crime  : 

A  mes  feux  rallumés  ce  cœur  s'offre  en  victime; 

Oui,  Princesse,  et  pour  être  à  vous  jusqu'au  trépas. 

Il  demande  un  pardon  qu'il  ne  mérite  pas.  laSo 

Votre  propre  bonté  qui  vous  en  sollicite 

Obtient  déjà  celui  de  ce  faux  Pertharite. 

Un  si  grand  attentat  blesse  la  majesté  ; 

Mais  s'il  est  criminel,  je  l'ai  moi-même  été. 

Faites  grâce,  et  j'en  fais;  oubliez,  et  j'oublie.  ia5  5 

Il  reste  seulement  que  lui-même  il  publie. 

Par  un  aveu  sincère,  et  sans  rien  déguiser, 

Que  pour  me  rendre  à  vous  il  vouloit  m'abuser, 

Qu'il  n'empruntoit  ce  nom  que  par  votre  ordre  même. 

Madame,  assurez-vous  par  là  mon  diadème,  1260 

Et  ne  permettez  pas  que  cette  illusion 

Aux  mutins  contre  nous  prête  d'occasion. 

Faites  donc  qu'il  l'avoue,  et  que  ma  grâce  offerte, 

Tout  imposteur  qu'il  est,  le  dérobe  à  sa  perte  ; 

Et  délivrez  par  là  de  ces  troubles  soudains  1265 

Le  sceptre  qu'avec  moi  je  remets  en  vos  mains. 

ÉDÙIGE. 

J'avois  eu  jusqu'ici  ce  respect  pour  ta  gloire, 

Qu'en  te  nommant  tyran,  j'avois  peine  à  me  croire  : 

Je  me  tenois  suspecte,  et  sentois  que  mon  feu 

Faisoit  de  ce  reproche  un  secret  désaveu  ;  1270 

Mais  tu  lèves  le  masque,  et  m'ôtes  de  scrupule. 

Je  ne  puis  plus  garder  ce  respect  ridicule  ; 

Et  je  vois  clairement,  le  masque  étant  levé, 

Que  jamais  on  n'a  vu  tyran  plus  achevé. 

Tu  fais  adroitement  le  doux  et  le  sévère,  1275 

Afin  que  la  sœur  t'aide  à  massacrer  le  frère  : 
Tu  fais  plus,  et  tu  veux  qu'en  trahissant  son  sort, 
Lui-même  il  se  condamne  et  se  livre  à  la  mort. 
Comme  s'il  pouvoit  être  amoureux  de  la  vie 


12  8  0 


ACTE    IV,    SCENE    11. 

Jusqu'à  la  racheter  par  une  ignominie, 
Ou  qu'un  frivole  espoir  de  te  revoir  à  moi 
Me  pût  rendre  perfide  et  lâche  comme  toi, 

Aime-moi,  si  tu  veux,  déloyal  ;  mais  n'espère 
Aucun  secours  de  moi  pour  t'immoler  mon  frère. 
Si  je  te  menaçois  tantôt  de  son  retour,  1285 

Si  j'en  donnois  l'alarme  à  ton  nouvel  amour, 
C'étoient  discours  en  l'air  inventés  par  ma  flamme. 
Pour  brouiller  ton  esprit  et  celui  de  sa  femme. 
J'avois  peine  à  te  perdre,  et  parlois  au  hasard, 
Pour  te  perdre  du  moins  quelques  moments  plus  tard  ; 
Et  quand  par  ce  retour  il  a  su  nous  surprendre. 
Le  ciel  m'a  plus  rendu  que  je  n'osois  attendre. 

GRIMOALD. 

Madame 

ÉDÙIGE. 

Tu  perds  temps  ;  je  n'écoute  plus  rien, 
Et  j'attends  ton  arrêt  pour  résoudre  le  mien. 
Agis,  si  tu  le  veux,  en  vainqueur  magnanime;  lagS 

Agis  comme  tyran*,  et  prends  cette  victime  : 
Je  suivrai  ton  exemple,  et  sur  tes  actions 
Je  réglerai  ma  haine  ou  mes  affections. 
Il  suffit  à  présent  que  je  te  désabuse. 
Pour  payer  ton  amour  ou  pour  punir  ta  ruse. 
Adieu.  i3oo 

SCÈNE  m. 

GRIMOALD,   GARIBALDE,    UNULPHE. 

GRIMOALD. 

Que  veut  Unulphe? 

I.  Thomas  Corneille  (169-2)  et   Voltaire  ont   ajouté  un   :   «  Agis  comme 
un  tvran.  » 


76  PERTHARITE. 

UNULPHE. 

Il  est  de  mon  devoir 
De  vous  dire,  Seigneur,  que  chacun  le  vient  voir. 
J'ai  permis  à  fort  peu  de  lui  rendre  visite  ; 
Mais  tous  l'ont  reconnu  pour  le  vrai  Pertharite. 
Le  peuple  même  parle,  et  déjà  sourdement  i3o5' 

On  entend  des  discours  semés  confusément 

GARIBALDE. 

Voyez  en  quels  périls  vous  jette  Timposture  : 

Le  peuple  déjà  parle,  et  sourdement  murmure. 

Le  feu  va  s'allumer,  si  vous  ne  l'éteignez. 

Pour  perdre  un  imposteur,  qu'est-ce  que  vous  craignez  ? 

La  haine  d'Edûige,  elle  qui  ne  prépare 

A  vos  submissions  qu'une  fierté  barbare? 

Elle  que  vos  mépris  ayant  mise  en  fureur. 

Rendent  opiniâtre  à  vous  mettre  en  erreur? 

Elle  qui  n'a  plus  soif  que  de  votre  ruine  ?  i  3  i  5 

Elle  dont  la  main  seule  en  conduit  la  machine  ? 

De  semblables  malheurs  se  doivent  dédaigner, 

Et  la  vertu  timide  est  mal  propre  à  régner. 

Epousez  Rodelinde,  et  malgré  son  fantôme, 
Assurez-vous  l'Etat,  et  calmez  le  royaume;  i3ao 

Et  livrant  l'imposteur  à  ses  mauvais  destins, 
Otez  dès  aujourd'hui  tout  prétexte  aux  mutins 

GRIMOALD. 

Oui,  je  te  croirai,  duc;  et  dès  demain  sa  tête, 

Abattue  à  mes  pieds,  calmera  la  tempête. 

Qu'on  le  fasse  venir,  et  qu'on  mande  avec  lui  iSaS 

Celle  qui  de  sa  fourbe  est  le  second  appui, 

La  reine  qui  me  brave  et  qui  par  grandeur  d'âme* 

Semble  avoir  quelque  gêne  à  se  nommer  sa  femme. 


I .  Var.  La  reine  qui  s'en  joue  et  qui  par  grandeur  d'âme 
Veut  être  tout  ensemble  et  n'être  pas  sa  femme,  (i 653-56) 


ACTE    IV,    SCENE    III.  77 

GARIBALDE, 

Ses  pleurs  vous  toucheront. 

GRIMOALD. 

Je  suis  armé  contre  eux. 

GARIBALDE. 

L^amour  vous  séduira. 

GRIMOALD. 

Je  n'en  crains  point  les  feux*  ; 
Ils  ont  peu  de  pouvoir  quand  Fâme  est  résolue. 

GARIBALDE. 

Agissez  donc,  Seigneur,  de  puissance  absolue  : 
Soutenez  votre  sceptre  avec  l'autorité 
Qu'imprime  au  front  des  rois  leur  propre  majesté. 
Un  roi  doit  pouvoir  tout,  et  ne  sait  pas  bien  l'être  i  3  35 
Quand  au  fond  de  son  cœur  il  souffre  un  autre  maître. 


SCENE  IV. 

GRIMOALD,    PERTHARITE,    RODELINDE, 
GARIBALDE,  UNULPHE. 

GRIMOALD. 

Viens,  fourbe,  viens,  méchant,  éprouver  ma  bonté, 

Et  ne  la  réduis  pas  à  la  sévérité. 

Je  veux  te  faire  grâce  :  avoue  et  me  confesse^ 

D'un  si  hardi  dessein  qui  t'a  fourni  l'adresse,  1340 

Qui  des  deux  l'a  formé,  qui  t'a  le  mieux  instruit: 

Tu  m'entends;  et  surtout  fais  cesser  ce  faux  bruit; 

Détrompe  mes  sujets,  ta  prison  est  ouverte; 

Sinon,  prépare-toi  dès  demain  à  ta  perte  ; 

N'y  force  pas  ton  prince;  et  sans  plus  t'obstiner,     i  345 

Mérite  le  pardon  qu'il  cherche  à  te  donner. 

ï    P^ar.  Je  n'en  crains  plus  les  feux.  (16,53-50) 

2   f^ar.   Je  te  veux  faire  grâce  :  avoue  et  me  confesse,  (i 653-56) 


78  PERTHARITE. 

PERTHARITE. 

Que  lu  perds  lâchement  de  ruse  et  d'artifice, 
Pour  trouver  à  me  perdre  une  ombre  de  justice, 
Et  sauver  les  dehors  d'une  adroite  vertu* 
Dont  aux  yeux  éblouis  tu  parois  revêtu  !  i  3  5  o 

Le  ciel  te  livre  exprès  une  grande  victime, 
Pour  voir  si  tu  peux  être  et  juste  et  magnanime; 
Mais  il  ne  t'abandonne  après  tout  que  son  sang  : 
Tu  ne  lui  peux  ôter  ni  son  nom  ni  son  rang  : 
Je  mourrai  comme  roi  né  pour  le  diadème  ;  i  3  5  5 

Et  bientôt  mes  sujets,  détrompés  par  toi-même, 
Connoîtront  par  ma  mort  qu'ils  n'adorent  en  toi^ 
Que  de  fausses  couleurs  qui  te  peignent  en  roi. 
Hâte  donc  cette  mort,  elle  t'est  nécessaire  ; 
Car  puisqu'enfin  tu  veux  la  vérité  sincère^,  i3  6o 

Tout  ce  qu'entre  tes  mains  je  forme  de  souhaits. 
C'est  d'affranchir  bientôt  ces  malheureux  sujets. 
Crains-moi,  si  je  t'échappe;  et  sois  sûr  de  ta  perte. 
Si  par  ton  mauvais  sort  la  prison  m'est  ouverte. 
Mon  peuple  aura  des  yeux  pour  connoître  son  roi,  i  36  5 
Et  mettra  différence  entre  un  tyran  et  moi  : 
Il  n'a  point  de  fureur  que  soudain  je  n'excite. 
Voilà,  dedans  tes  fers,  l'espoir  de  Pertharite  ; 

1.  Var.  Le  bruit  de  tes  vertus  est  ce  qui  m'a  séduit, 
Et  je  ne  connois  point  ici  d'autre  faux  bruit. 
Partout  on  te  publie  et  juste,  et  magnanime. 

Et  cet  abus  t'amène  une  grande  victime.  (i6;")j-5G) 

2.  Var.   Connoîtront  par  ma  mort  qu'ils  n'adoroient  en  toi 
Que  de  fausses  couleurs  qui  te  pcignoient  en  roi.    (i 653-56) 

3.  Var.  [Car  puisqu'enfin  tu  veux  la  vérité  sincère,] 
Mon  cœur  désabusé  n'est  plus  ce  qu'il  étoit; 

Il  ne  voit  plus  en  toi  ce  qu'il  y  respectoit  : 

Au  lieu  d'un  grand  héros  qu'il  crut  voir  en  ma  place, 

Il  n'y  voit  qu'un  tyran  plein  de  rage  et  d'audace, 

Qui  ne  laisse  à  ce  cœur  former  d'autres  souhaits 

Que  d'en  pouvoir  bientôt  délivrer  mes  sujets. 

[Crain.s-moi,  si  je   t'échappe;  et  sois  sûr  de  ta  perte.]  (i653-56) 


ACTE    IV,   SCENE  IV.  79 

Voilà  des  vérités  qu'il  ne  peut  déguiser, 

Et  Taveu  qu'il  te  faut  pour  te  désabuser.  1370 

RODELIINDE. 

Veux- tu  pour  t'éclaircir  de  plus  illustres  marques*? 
Veux-tu  mieux  voir  le  sang-  de  nos  premiers  monarques? 
Ce  grand  cœur 

GRIMOALD. 

Oui,  Madame,  il  est  fort  bien  instruit 
A  montrer  de  l'orgueil  et  fourber  à  grand  bruit. 
Mais  si  par  son  aveu  la  fourbe  reconnue  1375 

Ne  détrompe  aujourd'hui  la  populace  émue. 
Qu'il  prépare  sa  tête,  et  vous-même  en  ce  lieu 
Ne  pensez  qu'à  lui  dire  un  éternel  adieu. 

I .  f^ar.  Je  connois  mon  époux  à  ces  illustres  marques  : 
C'est  lui,  c'est  le  vrai  sang  de  nos  premiers  monarques; 

C'est GRIM.  C'est  à  présent  lui,  quand  il  est  mieux  instruit 

A  montrer  plus  d'orgueil  et  faire  plus  de  bruit  ! 
Dans  l'inégalité  qui  sort  de  votre  bouche. 
Quel  de  vos  sentiments  voulez-vous  qui  me  touche  ? 
Ce  n'est  pas  lui,  c'est  lui,  c'est  ce  que  vous  voudrez, 
Mais  je  n'en  croirai  pas  ce  que  vous  résoudrez. 
Si  par  son  propre  aveu  la  fourbe  reconnue 
Ne  détrompe  à  mes  yeux  la  populace  émue  : 
Pensez-y  bien,  Madame,  et  dans  ce  même  lieu 
Dites-lui,  s'il  n'avoue,  un  éternel  adieu. 

[Laissons-les  seuls,  Unulphe,  et  demeure  à  la  porte  ;] 
Qu'aucun  sans  mon  congé  n'entre  ici,  ni  n'en  sorte. 

SCÈNE  V. 

PERÏHARITE,  RODELINDE. 

ROD.   Le  coup  qui  te  menace  est  sensible  pour  moi; 

Mais  n'attends  point  de  pleurs,  puisque  tu  meurs  en  roi. 

Mon  amour  généreux  hait  ces  molles  bassesses 

[Où  d'un  sexe  craintif  descendent  les  foiblcsses.] 

Dedans  ce  cœur  de  femme  il  a  su  s'affermir  : 

Je  la  suis  pour  t'aimer,  et  non  pas  pour  gémir  ; 

Et  ma  douleur,  pressée  avecque  violence, 

[Se  résout  toute  entière  en  ardeur  de  vengeance,] 

Et  n'arrête  mes  yeux  sur  ton  funeste  sort 

Que  pour  sauver  ta  vie,  ou  pour  venger  ta  mort,  (i 653-56) 


8o  PERTHARITE. 

Laissons-les  seuls,  Unulplie,  et  demeure  à  la  porte; 
Qu'avant  que  je  Tordonne  aucun  n'entre  ni  sorte.   i3  8o 


SCENE  V. 

PERTHARITE,  RODELINDE. 

PERTHARITE. 

Madame,  vous  voyez  où  Tamour  m'a  conduit. 

J'ai  su  que  de  ma  mort  il  couroit  un  faux  bruit, 

Des  désirs  du  tyran  j'ai  su  la  violence; 

J'en  ai  craint  sur  ce  bruit  la  dernière  insolence, 

Et  n'ai  pu  faire  moins  que  de  tout  exposer,  i  3  8.'» 

Pour  vous  revoir  encore  et  vous  désabuser. 

J'ai  laissé  hasarder  à  cette  digne  envie 

Les  restes  languissants  d'une  importune  vie, 

A  qui  l'ennui  mortel  d'être  éloigné  de  vous 

Sembloit  à  tous  moments  porter  les  derniers  coups; 

Car,  je  vous  l'avouerai,  dans  l'état  déplorable 

Où  m'abîme  du  sort  la  haine  impitoyable. 

Où  tous  mes  alliés  me  refusent  leurs  bras*, 

Mon  plus  cuisant  chagrin  est  de  ne  vous  voir  pas. 

Je  bénis  mon  destin,  quelques  maux  qu'il  m'envoie, 

Puisqu'il  peut  consentir  à  ce  moment  de  joie; 

Et  bien  qu'il  ose  encor  de  nouveau  me  trahir. 

En  un  moment  si  doux  je  ne  puis  le  haïr. 

RODELINDE. 

C'étoit  donc  peu,  Seigneur,  pour  mon  âme  affligée. 

De  toute  la  misère  où  je  me  vois  plongée;  1400 

C'étoit  peu  des  rigueurs  de  ma  captivité. 

Sans  celle  où  votre  amour  vous  a  précipité  ; 

Et  pour  dernier  outrage  où  son  excès  m'expose, 

I.  f^ar.   Où  tous  mes  alliés  me  refusent  leur  bras.  (1660-64) 


ACTE    IV,    SCENE    V.  8i 

Il  faut  vous  voir  mourir  et  m'en  savoir  la  cause  ! 

Je  ne  vous  dirai  point  que  ce  moment  m'est  doux. 
Il  met  à  trop  haut  prix  ce  qu'il  me  rend  de  vous; 
Et  votre  souvenir  m'auroit  bien  su  défendre 
De  tout  ce  qu'un  tyran  auroit  osé  prétendre. 
N'attendez  point  de  moi  de  soupirs  ni  de  pleurs  : 
Ce  sont  amusements  de  légères  douleurs.  i  4  i  o 

L'amour  que  j'ai  pour  vous  hait  ces  molles  bassesses 
Où  d'un  sexe  craintif  descendent  les  foiblesses  ; 
Et  contre  vos  malheurs  j'ai  trop  su  m'afFermir, 
Pour  ne  dédaigner  pas  l'usage  de  gémir. 
D'un  déplaisir  si  grand  la  noble  violence  i  4  i  5 

Se  résout  toute  entière  en  ardeur  de  vengeance, 
Et  méprisant  l'éclat,  porte  tout  son  effort 
A  sauver  votre  vie,  ou  venger  votre  mort. 
Je  ferai  l'un  ou  l'autre,  ou  périrai  moi-même. 

PEIITHARITE. 

Aimez  plutôt.  Madame,  un  vainqueur  qui  vous  aime. 

Vous  avez  assez  fait  pour  moi,  pour  votre  honneur; 

Il  est  temps  de  tourner  du  côté  du  bonheur. 

De  ne  plus  embrasser  des  destins  trop  sévères, 

Et  de  laisser  finir  mes  jours  et  vos  misères. 

Le  ciel,  qui  vous  destine  à  régner  en  ces  lieux,        1425 

M'accorde  au  moins  le  bien  de  mourir  à  vos  yeux. 

J'aime  à  lui  voir  briser  une  importune  chaîne 

De  qui  les  nœuds  rompus  vous  font  heureuse  reine  ; 

Et  sous  votre  destin  je  veux  bien  succomber. 

Pour  remettre  en  vos  mains  ce  que  j'en  fis  tomber,  i  430 

RODELINDE. 

Est-ce  là  donc,  Seigneur,  la  digne  récompense* 

De  ce  que  pour  votre  ombre  on  m'a  vu  de  constance? 

l^F'ar.  Est-ce  là  donc  le  prix  de  cette  résistance 
Que  pour  ton  ombre  seule  a  rendu  ma  constance  ? 
Quand  je  t'ai  cru  sans  vie,  et  qu'un  si  grand  vainqueur.  (i653-56) 

Corneille,  vi  6 


82  PERÏHARIÏE. 

Quand  je  vous  ai  cru  mort,  et  qu'un  si  grand  vainqueur, 
Sa  conquête  à  mes  pieds,  m'a  demandé  mon  cœur, 
Quand  toute  autre  en  ma  place  eût  peut-être  fait  gloire 
De  cet  hommage  entier  de  toute  sa  victoire.... 

PERTHARITE. 

Je  sais  que  vous  avez  dignement  combattu  : 

Le  ciel  va  couronner  aussi  votre  vertu  ; 

Il  va  vous  affranchir  de  cette  inquiétude 

Que  pouvoit  de  ma  mort  former  l'incertitude,  1440 

Et  vous  mettre  sans  trouble  en  pleine  liberté 

De  monter  au  plus  haut  de  la  félicité*. 

I.  yar,  [De  monter  au  plus  haut  de  la  félicité.] 
Je  le  vois  sans  regret,  et  j'y  cours  sans  murmure. 
Vous  m'avez  la  première  accusé  d'imposture  : 
Votre  amant  vous  en  croit,  et  ce  n'est  qu'après  vous 
Qu'il  prononce  l'arrêt  d'un  malheureux  époux. 
ROD.  Quoi?  j'aurois  pu  t'aimer,  j'aurois  pu  te  connoltre, 
Te  voyant  accepter  mon  tyran  pour  ton  maître  ! 
Qui  peut  céder  un  trône  à  son  usui-pateur, 
S'il  se  dit  encor  roi,  n'est  qu'un  lâche  imposteur  ; 
Et  j'en  désavouerois  mille  fois  ton  visage, 
Si  tu  n'avois  changé  de  cœur  et  de  langage. 
Mais  puisqu'enfin  le  ciel  daigne  t'inspirer  mieux, 

Que  d'autres  sentiments  me  donnent  d'autres  yeux 

PERTH.  Vous  me  reconnoissez  quand  j'achève  de  vivre, 

Et  que  de  mes  malheurs  ce  tyran  vous  délivre. 

noD.  Ah  !  Seigneur,  perth.  Ah  !  Madame,  étoit-ce  lâcheté 

De  lui  céder  pour  vous  un  droit  qui  m'est  resté  ? 

J'aurois  plus  fait  encore,  et  vous  voyant  captive, 

J'aurois  même  cédé  la  puissance  effective, 

Et  pour  vous  racheter  je  serois  descendu 

D'un  trône  encor  plus  haut  que  celui  qui  m'est  dû. 

Ne  vous  figurez  plus  qu'un  mari  qui  vous  aime, 

Vous  voyant  dans  les  fers,  soit  maître  de  soi-même, 

Ce  généreux  vainqueur,  à  vos  pieds  abattu, 

Renonce  bien  pour  vous  à  toute  sa  vertu. 

[D'un  conquérant  si  grand  et  d'un  héros  si  rare] 

Vous  en  faites  vous  seule  un  tyran,  un  barbare  ; 

[Il  l'est,  mais  seulement  pour  vaincre  vos  refus. 

Soyez  à  lui.  Madame,  il  ne  le  sera  plus  ;] 

Vous  lui  rendrez  sa  gloire,  et  vous  verrez  finie 

Avecque  vos  mépris  toute  sa  tyrannie. 

Ainsi  de  votre  amour  le  souverain  bonheur 


i 


ACTE   IV,    SCENE   V.  8'3 

RODEUNDE. 

Que  dis-tu,  cher  époux? 

PERTHARITE, 

Que  je  vois  sans  murmure 
Naître  votre  bonheur  de  ma  triste  aventure. 
L'amour  me  ramenoit,  sans  pouvoir  rien  pour  vous. 
Que  vous  envelopper  dans  l'exil  d'un  époux, 
Vous  dérober  sans  bruit  à  cette  ardeur  infâme 
Où  s'opposent  ma  vie  et  le  nom  de  ma  femme. 
Pour  changer  avec  gloire,  il  vous  faut  mon  trépas*; 
Et  s'il  vous  faut  régner,  je  ne  le  perdrai  pas.  i  45o 

Après  tant  de  malheurs  que  mon  amour  vous  cause, 
Il  est  temps  que  ma  mort  vous  serve  à  quelque  chose, 
Et  qu'un  victorieux  à  vos  pieds  abattu 
Cesse  de  renoncer  à  toute  sa  vertu. 
D'un  conquérant  si  grand  et  d'un  héros  si  rare        1455 
Vous  faites  trop  longtemps  un  tyran,  un  barbare; 
Il  Test,  mais  seulement  pour  vaincre  vos  refus. 
Soyez  à  lui.  Madame,  il  ne  le  sera  plus; 
Et  je  tiendrai  ma  vie  heureusement  perdue. 
Puisque.... 

RODELINDE. 

N'achève  point  un  discours  qui  me  tue% 
Et  ne  me  force  point  à  mourir  de  douleur^. 
Avant  qu'avoir  pu  rompre  ou  venger  ton  malheur. 
Moi  qui  l'ai  dédaigné  dans  son  char  de  victoire, 
Couronné  de  vertus  encor  plus  que  de  gloire, 
Magnanime,  vaillant,  juste,  bon,  généreux,  1465 

Pour  m'attacher  à  l'ombre,  au  nom  d'un  malheureux, 

Coûte  au  vaincu  la  vie,  au  conquérant  l'honneur; 
Mais  je  tiens  cette  vie  heureusement  perdue, 
Puisque....  (i 653-56) 
\.Far.  Pour  briller  avec  gloire,  il  lui  faut  mon  trépas.  (1660-64) 

2,  Var.         N'achève  pas  un  discours  qui  me  tue.  (i 653-63) 

3.  Var.  Et  ne  me  force  pas  à  mourir  de  douleur.  (i653-6o) 


84  PERTHARIÏE. 

Je  pourrois  h  ta  vue,  aux  dépens  de  la  vie, 

Epouser  d'un  tyran  Thorreur  et  Tinfamie, 

Et  trahir  mon  honneur,  ma  naissance,  mon  rang, 

Pour  baiser  une  main  fumante  de  ton  sang*  :  1470 

Ah  I  tu  me  connois  mieux,  cher  époux. 

PERTHARITE. 

Non,  Madame, 
Il  ne  faut  point  souffrir  ce  scrupule  en  votre  âme. 
Quand  ces  devoirs  communs  ont  d'importunes  lois, 
La  majesté  du  trône  en  dispense  les  rois  : 
Leur  gloire  est  au-dessus  des  règles  ordinaires,       1475 
Et  cet  honneur  n'est  beau  que  pour  les  cœurs  vulgaires. 
Sitôt  qu'un  roi  vaincu  tombe  aux  mains  du  vainqueur. 
Il  a  trop  mérité  la  dernière  rigueur. 
Ma  mort  pour  Grimoald  ne  peut  avoir  de  crime  : 
Le  soin  de  s'affermir  lui  rend  tout  légitime.  1480 

Quand  j'aurai  dans  ses  fers  cessé  de  respirer, 
Donnez-lui  votre  main,  sans  rien  considérer  : 
Epargnez  les  efforts  d'une  impuissante  haine, 
Et  permettez  au  ciel  de  vous  faire  encor  reine. 

RODELINDE. 

Épargnez-moi,  Seigneur,  ce  cruel  sentiment.  i48  5 

Vous  qui  savez.... 

l.F'ar.  Jusqu'à  baiser  la  main  fumante  de  ton  sang! 
Ah!  tu  me  connois  mieux,  cher  époux,  ou  peut-être, 
Pour  t'avoir  m«'iConnu,  tu  me  veux  méconnoître. 
Mais  c'est  trop  te  venger  d'un  premier  mouvement 
Que  ma  gloire  (a)....  (l653-56) 

(«)  La  scène  finit  là  dans  les  éditions  indiquées. 


ACTE   IV,    SCENE   VI.  85 

SCÈNE  VI. 
PERTHARITE,  RODELINDE,  UNULPHE. 

UNULPHE. 

Madame,  achevez  promptement  : 
Le  Roi,  de  plus  en  plus  se  rendant  intraitable, 
Mande  vers  lui  ce  prince,  ou  faux,  ou  véritable. 

PERTHARITE. 

Adieu,  puisqu'il  le  faut;  et  croyez  qu'un  époux 

A  tous  les  sentiments  qu'il  doit  avoir  de  vous*.       1490 

Il  voit  tout  votre  amour  et  tout  votre  mérite; 

Et  mourant  sans  regret,  à  regret  il  vous  quitte. 

RODELINDE. 

Adieu,  puisqu'on  m'y  force;  et  recevez  ma  foi 
Que  l'on  me  verra  digne  et  de  vous  et  de  moi. 

PERTHARITE. 

Ne  vous  exposez  point  au  même  précipice.  1495 

RODELINDE. 

Le  ciel  hait  les  tyrans,  et  nous  fera  justice. 

PERTHARITE. 

Hélas  !  s'il  étoit  juste,  il  vous  auroit  donné 

Un  plus  puissant  monarque,  ou  moins  infortuné. 

X.Kar.  N'a  que  les  sentiments  qu'il  doit  avoir  de  vous.  (i653-56) 


FIN     DU     QUATRIEME    ACTE. 


86  PERTHARITE. 


ACTE  V. 


SCENE  PREMIERE. 
UNULPHE,  EDÛIGE. 

ÉDÎJIGE. 

Quoi?  Grimoald  s'obstine  à  perdre  ainsi  mon  frère! 
D'imposture  et  de  fourbe  il  traite  sa  misère*  !         i5oo 
Et  feignant  de  me  rendre  et  son  cœur  et  sa  foi, 
Il  n'a  point  d'yeux  pour  lui  ni  d'oreilles  pour  moi! 

UNULPHE. 

Madame,  n'accusez  que  le  duc  qui  Tobsède  : 

Le  mal,  s'il  en  est  cru,  deviendra  sans  remède  ; 

Et  si  le  Roi  suivoit  ses  conseils  violents,  i  5o5 

Vous  n'en  verriez  déjà  que  des  effets  sanglants. 

ÉDljIGE. 

Jadis  pour  Grimoald  il  quitta  Pertharite; 

Et  s'il  le  laisse  vivre,  il  craint  ce  qu'il  mérite. 

UNULPHE. 

Ajoutez  qu'il  vous  aime,  et  veut  par  tous  moyens 

Rattacher  ce  vainqueur  à  ses  derniers  liens  ;  i  5  i  o 

Que  Rodelinde  à  lui,  par  amour  ou  par  force, 

Assure  entre  vous  deux  un  éternel  divorce  ; 

Et  s'il  peut  une  fois  jusque-là  l'irriter. 

Par  force  ou  par  amour  il  croit  vous  emporter. 

Mais  vous  n'avez.  Madame,  aucun  sujet  de  crainte  ;    i  5  i  5 

Ce  héros  est  à  vous  sans  réserve  et  sans  feinte. 

Et.... 

i.Far.  D'imposteur  et  de  fourbe  iî  traite  sa  misère!  (i653-56) 


ACTE    V,    SCENE    ï.  8; 

ÉDÛIGE. 

S'il  quitte  sans  feinte  un  objet  si  chéri, 
Sans  doute  au  fond  de  l'âme  il  connoit  son  mari. 
Mais  s'il  le  connoissoit,  en  dépit  de  ce  traître, 
Qui  pourroit  l'empêcher  de  le  faire  paroître  ?  i  5  a  o 

UNULPHE. 

Sur  le  trône  conquis  il  craint  quelque  attentat, 

Et  ne  le  méconnoît  que  par  raison  d'État. 

C'est  un  aveuglement  qu'il  a  cru  nécessaire  ; 

Et  comme  Garibalde  animoit  sa  colère, 

De  ses  mauvais  conseils  sans  cesse  combattu,  i  SaS 

Il  donnoit  lieu  de  craindre  enfin  pour  sa  vertu. 

Mais,  Madame,  il  n'est  plus  en  état  de  le  croire. 

Je  n'ai  pu  voir  longtemps  ce  péril  pour  sa  gloire. 

Quelque  fruit  que  le  duc  espère  en  recueillir. 

Je  viens  d'ôter  au  Roi  les  moyens  de  faillir.  i  53o 

Pertharite,  en  un  mot,  n'est  plus  en  sa  puissance. 

Mais  ne  présumez  pas  que  j'aye  eu  l'imprudence 

De  laisser  à  sa  fuite  un  libre  et  plein  pouvoir 

De  se  montrer  au  peuple  et  d'oser  l'émouvoir. 

Pour  fuir  en  sûreté,  je  lui  prête  main-forte,  1435 

Ou  plutôt  je  lui  donne  une  fidèle  escorte, 

Qui  sous  cette  couleur  de  lui  servir  d'appui, 

Le  met  hors  du  royaume,  et  me  répond  de  lui. 

J'empêche  ainsi  le  duc  d'achever  son  ouvrage, 

Et  j'en  donne  à  mon  roi  ma  tête  pour  otage.  1540 

Votre  bonté,  Madame,  en  prendra  quelque  soin. 

ÉDÙIGE. 

Oui,  je  serai  pour  toi  criminelle  au  besoin  : 
Je  prendrai,  s'il  le  faut,  sur  moi  toute  la  faute*. 

UNULPHE. 

Ou  je  connois  fort  mal  une  vertu  si  haute, 

x.Var.  [Je  prendrai,  s'il  le  faut,  sur  moi  toute  la  faute  :  ] 

Dis-lui....  UNULPHE,  Je  counois  mal   une  vertu  si  haute.  (l653-f)6) 


88  PERÏHARIÏE. 

Ou  s'il  revient  à  soi,  lui-même  tout  ravi  1545 

M'avouera  le  premier  que  je  l'ai  bien  servi. 


SCENE  IL 

GRIMOALD,    ÉDÛIGE,    UNULPHE. 

GRIMOALD. 

Que  voulez-vous  enfin,  Madame,  que  j'espère  ? 
Qu'ordonnez-vous  de  moi? 

ÉDÙIGE. 

Que  fais-tu  de  mon  frère  ? 
Qu'ordonnes- tu  de  lui?  prononce  ton  arrêt. 

GRIMOALD. 

Toujours  d'un  imposteur  prendrez-vous  l'intérêt?  i5  5o 

ÉDXJIGE. 

Veux-tu  suivre  toujours  le  conseil  tyrannique 
D'un  traître  qui  te  livre  à  la  haine  publique  ? 

GRIMOALD. 

Qu'en  faveur  de  ce  fourbe  à  tort  vous  m'accusez  ! 
Je  vous  offre  sa  grâce,  et  vous  la  refusez. 

ÉDÛIGE. 

Cette  offre  est  un  supplice  aux  princes  qu'on  opprime  : 
Il  ne  faut  point  de  grâce  à  qui  se  voit  sans  crime  ; 
Et  tes  yeux,  malgré  toi,  ne  te  font  que  trop  voir 
Que  c'est  à  lui  d'en  faire,  et  non  d'en  recevoir. 

Ne  t'obstine  donc  plus  à  t'aveugler  toi-même  : 
Sois  tel  que  je  t'aimois,  si  tu  veux  que  je  t'aime;    i  56o 
Sois  tel  que  tu  parus  quand  tu  conquis  Milan  : 
J'aime  encor  son  vainqueur,  mais  non  pas  son  tyran. 
Rends-toi  cette  vertu  pleine,  haute,  sincère, 
Qui  t'affermit  si  bien  au  trône  de  mon  frère  ; 
Rends-lui  du  moins  son  nom,  si  tu  me  rends  ton  cœur. 


ACTE    V,    SCENE   II.  89 

Qui  peut  feindre  pour  lui  peut  feindre  pour  la  sœur  ; 
Et  tu  ne  vois  en  moi  qu'une  amante  incrédule, 
Quand  je  vois  qu'avec  lui  ton  âme  dissimule. 
Quitte,  quitte  en  vrai  roi  les  vertus  des  tyrans, 
Et  ne  me  cache  plus  un  cœur  que  tu  me  rends.       1570 

GRIMOALD. 

Lisez-y  donc  vous-même  :  il  est  à  vous,  Madame; 
Vous  en  voyez  le  trouble  aussi  bien  que  la  flamme. 
Sans  plus  me  demander  ce  que  vous  connoissez, 
De  grâce,  croyez-en  tout  ce  que  vous  pensez. 
C'est  redoubler  ensemble  et  mes  maux  et  ma  honte  1575 
Que  de  forcer  ma  bouche  à  vous  en  rendre  conte. 
Quand  je  n'aurois  point  d'yeux,  chacun  en  a  pour  moi. 
Garibalde  lui  seul  a  méconnu  son  roi  ; 
Et  par  un  intérêt  qu'aisément  je  devine, 
Ce  lâche,  tant  qu'il  peut,  par  ma  main  l'assassine,  i  5  8o 
Mais  que  plutôt  le  ciel  me  foudroie  à  vos  yeux. 
Que  je  songe  à  répandre  un  sang  si  précieux! 

Madame,  cependant  mettez-vous  en  ma  place  : 
Si  je  le  reconnois,  que  faut-il  que  j'en  fasse? 
Le  tenir  dans  les  fers  avec  le  nom  de  roi,  i  5  8  5 

C'est  soulever  pour  lui  ses  peuples  contre  moi. 
Le  mettre  en  liberté,  c'est  le  mettre  à  leur  tête, 
Et  moi-même  hâter  l'orage  qui  s'apprête. 
Puis-je  m'assurer  d'eux  et  souffrir  son  retour^  ? 
Puis-je  occuper  son  trône  et  le  voir  dans  ma  cour?  i  590 
Un  roi,  quoique  vaincu,  garde  son  caractère  : 
Aux  fidèles  sujets  sa  vue  est  toujours  chère  ; 
Au  moment  qu'il  paroît,  les  plus  grands  conquérants, 
Pour  vertueux  qu'ils  soient,  ne  sont  que  des  tyrans  ; 
Et  dans  le  fond  des  cœurs  sa  présence  fait  naître    1595 
Un  mouvement  secret  qui  les  rend  à  leur  maître. 

\.Var.  De  quels  yeux  puis-jc  voir  un  prince  de  retour, 

Qui  me  voit  en  son  trône,  et  veut  vivre  en  ma  cour?  (i6:')3-5()) 


90  PERTHARITE. 

Ainsi  mon  mauvais  sort  a  de  quoi  me  punir 
Et  de  le  délivrer  et  de  le  retenir. 
Je  vois  dans  mes  prisons  sa  personne  enfermée 
Plus  à  craindre  pour  moi  qu'en  tête  d'une  armée.  1600 
Là  mon  bras  animé  de  toute  ma  valeur 
Chercheroit  avec  gloire  à  lui  percer  le  cœur  ; 
Mais  ici,  sans  défense,  hélas  !  qu'en  puis-je  faire  ? 
Si  je  pense  régner,  sa  mort  m'est  nécessaire  ; 
Mais  soudain  ma  vertu  s'arme  si  bien  pour  lui,       160 5 
Qu'en  mille  bataillons  il  auroit  moins  d'appui. 
Pour  conserver  sa  vie  et  m'assurer  l'empire. 
Je  fais  ce  que  je  puis  à  le  faire  dédire  : 
Des  plus  cruels  tyrans  j'emprunte  le  courroux, 
Pour  tirer  cet  aveu  de  la  Reine  ou  de  vous  ;  1 6 1  o 

Mais  partout  je  perds  temps,  partout  même  constance 
Rend  à  tous  mes  efforts  pareille  résistance. 
Encor  s'il  ne  falloit  qu'éteindre  ou  dédaigner 
En  des  troubles  si  grands  la  douceur  de  régner, 
Et  que  pour  vous  aimer  et  ne  vous  point  déplaire  i  G  i  5 
Ce  grand  titre  de  roi  ne  fût  pas  nécessaire, 
Je  me  vaincrois  moi-même,  et  lui  rendant  l'Etat, 
Je  mettrois  ma  vertu  dans  son  plus  haut  éclat. 
Mais  je  vous  perds.  Madame,  en  quittant  la  couronne; 
Puisqu'il  vous  faut  un  roi,  c'est  vous  que  j'abandonne; 
Et  dans  ce  cœur  à  vous  par  vos  yeux  combattu 
Tout  mon  amour  s'oppose  à  toute  ma  vertu. 

Vous  pour  qui  je  m'aveugle  avec  tant  de  lumières, 
Si  vous  êtes  sensible  encore  à  mes  prières. 
Daignez  servir  de  guide  à  mon  aveuglement,  1625 

Et  faites  le  destin  d'un  frère  et  d'un  amant. 
Mon  amour  de  tous  deux  vous  fait  la  souveraine  : 
Ordonnez-en  vous-même,  et  prononcez  en  reine. 
Je  périrai  content,  et  tout  me  sera  doux. 
Pourvu  que  vous  croyiez  que  je  suis  tout  à  vous.     i6  3o 


ACTE   V,    SCÈNE   IL  91 

ÉDUIGE. 

Que  tu  me  connois  mal,  si  tu  connois  mon  frère! 

Tu  crois  donc  qu'à  ce  point  la  couronne  m'est  chère, 

Que  j'ose  mépriser  un  comte  généreux 

Pour  m'attacher  au  sort  d'un  tyran  trop  heureux? 

Aime-moi  si  tu  veux,  mais  crois-moi  magnanime  :  1 6  3  5 

Avec  tout  cet  amour  garde-moi  ton  estime*; 

Crois-moi  quelque  tendresse  encor  pour  mon  vrai  sang, 

Qu'une  haute  vertu  me  plaît  mieux  qu'un  haut  rang, 

Et  que  vers  Gundebert  je  crois  ton  serment  quitte. 

Quand  tu  n'aurois  qu'un  jour  régné  pour  Pertharite. 

Milan,  qui  l'a  vu  fuir,  et  t'a  nommé  son  roi, 

De  la  haine  d'un  mort  a  dégagé  ma  foi. 

A  présent  je  suis  libre,  et  comme  vraie  amante 

Je  secours  malgré  toi  ta  vertu  chancelante, 

Et  dérobe  mon  frère  à  ta  soif  de  régner,  1 6  4  5 

Avant  que  tout  ton  cœur  s'en  soit  laissé  gagner. 

Oui,  j'ai  brisé  ses  fers,  j'ai  corrompu  ses  gardes, 

J'ai  mis  en  sûreté  tout  ce  que  tu  hasardes. 

Il  fuit,  et  tu  n'as  plus  à  traiter  d'imposteur 

De  tes  troubles  secrets  le  redoutable  auteur.  i  g  5  o 

Il  fuit,  et  tu  n'as  plus  à  craindre  de  tempête*. 

Secourant  ta  vertu,  j'assure  ta  conquête; 

Et  les  soins  que  j'ai  pris....  Mais  la  Reine  survient. 


SCENE  III. 

GRIMOALD,   RODELINDE,   ÉDUIGE, 
UNULPHE. 

GRIMOALD,   à   Rodelinde. 

Que  tardez-vous,  Madame,  et  quel  soin  vous  retient? 

I.  Var,  Avec  tout  cet  amour  conserve  un  peu  d'estime.  (i653-56) 
•X.  Far.  Il  fuit,  et  tu  n*as  point  à  craindre  de  tempête,  (i 653-56) 


92  PERTHARITE. 

Suivez  de  votre  époux  le  nom,  l'image,  ou  Tombre; 
De  ceux  qui  m'ont  trahi  croissez  l'indigne  nombre, 
Et  délivrez  mes  yeux,  trop  aisés  à  charmer. 
Du  péril  de  vous  voir  et  de  vous  trop  aimer. 
Suivez  :  votre  captif  ne  vous  tient  plus  captive. 

RODELINDE. 

Rends-le-moi  donc,  tyran,  afin  que  je  le  suive.        i66o 

A  quelle  indigne  feinte  oses-tu  recourir. 

De  m'ouvrir  sa  prison  quand  tu  l'as  fait  mourir  ! 

Lâche,  présumes-tu  qu'un  faux  bruit  de  sa  fuite 

Cache  de  tes  fureurs  la  barbare  conduite? 

Crois-tu  qu'on  n'ait  point  d'yeux  pour  voir  ce  que  tu  fais. 

Et  jusque  dans  ton  cœur  découvrir  tes  forfaits? 

ÉDUIGE. 

Madame.... 

RODELINDE. 

Eh  bien!  Madame,  êtes-vous  sa  complice? 
Vous  chargez-vous  pour  lui  de  toute  l'injustice? 
Et  sa  main  qu'il  vous  tend  vous  plaît-elle  à  ce  prix*? 

ÉDÛIGE. 

Vous  la  vouliez  tantôt  teinte  du  sang  d'un  fils,        1670 
Et  je  puis  l'accepter  teinte  du  sang  d'un  frère. 
Si  je  veux  être  sœur  comme  vous  étiez  mère. 

RODELINDE. 

Ne  me  reprochez  point  une  juste  fureur 

Où  des  feux  d'un  tyran  me  réduisoit  l'horreur  ; 

Et  puisque  de  sa  foi  vous  êtes  ressaisie,  1675 

Faites  cesser  l'aigreur  de  votre  jalousie. 

ÉDÛIGE. 

Ne  me  reprochez  point  des  sentiments  jaloux. 
Quand  je  hais  les  tyrans  autant  ou  plus  que  vous. 


I.  Var.  Et  la  main  qu'il  vous  rend  vous  plaît-elle  à  ce  prix?  (i653-56  rec.) 
F'ar.  Et  la  maiu  qu'il  vous  tend  vous  plaît-elle  à  ce  prix?(i65fiédit.  sép.j 


ACTE    V,    SCENE    III.  9^ 

RODELINDE. 

Vous  pouvez  les  haïr  quand  Grimoald  vous  aime  ! 

ÉDÛIGE. 

J'aime  en  lui  sa  vertu  plus  que  son  diadème  ;  1680 

Et  voyant  quels  motifs  le  font  encore  agir, 
Je  ne  vois  rien  en  lui  qui  me  fasse  rougir. 

RODELINDE,  à  Grimoald. 

Rougis-en  donc  toi  seul,  toi  qui  caches  ton  crime, 

Qui  t'immolant  un  roi,  dérobes  ta  victime. 

Et  d'un  grand  ennemi  déguisant  tout  le  sort,  i685 

Le  fais  fourbe  en  sa  vie  et  fuir  après  sa  mort. 

De  tes  fausses  vertus  les  brillantes  pratiques 

N'élevoient  que  pour  toi  ces  tombeaux  magnifiques  : 

C'étoient  de  vains  éclats  de  générosité. 

Pour  rehausser  ta  gloire  avec  impunité.  1690 

Tu  n'accablois  son  nom  de  tant  d'honneurs  funèbres 

Que  pour  ensevelir  sa  mort  dans  les  ténèbres. 

Et  lui  tendre  avec  pompe  un  piège  illustre  et  beau, 

Pour  le  priver  un  jour  des  honneurs  du  tombeau. 

Soûle-toi  de  son  sang;  mais  rends-moi  ce  qui  reste, 

Attendant  ma  vengeance,  ou  le  courroux  céleste, 

Que  je  puisse.... 

GRIMOALD,  à  Édiiige. 

Ahl  Madame,  où  me  réduisez-vous 
Pour  un  fourbe  qu'elle  aime  à  nommer  son  époux  ? 
Votre  pitié  ne  sert  qu'à  me  couvrir  de  honte, 
Si  quand  vous  me  l'ôtez,  il  m'en  faut  rendre  conte,  1700 
Et  si  la  cruauté  de  mon  triste  destin 
De  ce  que  vous  sauvez  me  nomme  l'assassin. 

UNULPHE 

Seigneur,  je  crois  savoir  la  route  qu'il  a  prise  ; 
Et  si  Sa  Majesté  veut  que  je  l'y  conduise. 
Au  péril  de  ma  tête  en  moins  d'une  heure  ou  deux, 
Je  m'offre  de  la  rendre  à  l'objet  de  ses  vœux. 

Allons,  allons,  Madame,  et  souffrez  que  je  tâche 


94  PERTHARITE. 

RODELINDE,  à  Unulphe. 

O  d'un  lâche  tyran  ministre  encor  plus  lâche, 
Qui  sous  un  faux  semblant  d'un  peu  d'humanité 
Penses  contre  mes  pleurs  faire  sa  sûreté  !  i  7  i  o 

Que  ne  dis-tu  plutôt  que  ses  justes  alarmes 
Aux  yeux  des  bons  sujets  veulent  cacher  mes  larmes, 
Qu'il  lui  faut  me  bannir,  de  crainte  que  mes  cris 
Du  peuple  et  de  la  cour  émeuvent  les  esprits? 
Traître,  si  tu  n'étois  de  son  intelligence,  1715 

Pourroit-il  refuser  ta  tête  h  sa  vengeance  ? 

Que  devient,  Grimoald,  que  devient  ton  courroux? 
Tes  ordres  en  sa  garde  avoient  mis  mon  époux» 
Il  a  brisé  ses  fers,  il  sait  où  va  sa  fuite  ; 
Si  je  le  veux  rejoindre,  il  s'offre  à  ma  conduite  ;       1720 
Et  quand  son  sang  devroit  te  répondre  du  sien, 
Il  te  voit,  il  te  parle,  et  n'appréhende  rien! 

GRIMOALD,  à  Rodelinde. 

Quand  ce  qu'il  fait  pour  vous  hasarderoit  ma  vie, 

Je  ne  puis  le  punir  de  vous  avoir  servie. 

Si  j'avois  cependant  quelque  peur  que  vos  cris  1725 

De  la  cour  et  du  peuple  émussent  les  esprits, 

Sans  vous  prier  de  fuir  pour  finir  mes  alarmes, 

J'aurois  trop  de  moyens  de  leur  cacher  vos  larmes. 

Mais  vous  êtes,  Madame,  en  pleine  liberté  ; 

Vous  pouvez  faire  agir  toute  votre  fierté*,  1730 

Porter  dans  tous  les  cœurs  ce  qui  règne  en  votre  âme  : 

Le  vainqueur  du  mari  ne  peut  craindre  la  femme. 

Mais  que  veut  ce  soldat^? 

1.  Far.  Vous  pourrez  faire  agir  toute  votre  fierté.  (i656  rec.) 

2.  Far.  Mais  que  vois-je? 

SCÈNE  IV  [a). 
GRIMOALD,   PERTHARITE,   RODELINDE,   ÉDUIGE,  UNULPHE; 

Soldats,  conduisants  Pcrtharite  prisonnier. 
SOLDAT,  à  Grimoald.  Seigneur....  perth.,  au  soldat.  Je  suis  encor  ton  roi, 

{a)  Cette  scène  est  la  dernière  de  l'acte  dans  les  éditions  de  i65j-.56. 


ACTE    V,    SCÈNE    IV.  9^ 

SCÈNE  IV. 

GRIMOALD,  RODELINDE,  ÉDÛIGE, 
UNULPHE,  Soldat*. 

SOLDAT. 

Vous  avertir,  Seigneur, 
D'un  grand  malheur  ensemble  et  d'un  rare  bonheur. 
Garibalde  n'est  plus,  et  l'imposteur  infâme  1735 

Qui  tranche  ici  du  roi  lui  vient  d'arracher  l'âme; 
Mais  ce  même  imposteur  est  en  votre  pouvoir. 

GRIMOALD. 

Que  dis-tu,  malheureux? 

SOLDAT. 

Ce  que  vous  allez  voir. 

GRIMOALD. 

O  ciel  !  en  quel  état  ma  fortune  est  réduite, 

S'il  ne  m'est  pas  permis  de  jouir  de  sa  fuite!  1740 

Faut-il  que  de  nouveau  mon  cœur  embarrassé 

Ne  puisse Mais  dis-nous  comment  tout  s'est  passé. 

SOLDAT. 

Le  duc,  ayant  appris  quelles  intelligences 
Déroboient  un  tel  fourbe  à  vos  justes  vengeances, 
L'attendoit  à  main-forte,  et  lui  fermant  le  pas  :       1745 
«  A  lui  seul,  nous  dit-il;  mais  ne  le  blessons  pas. 
Réservons  tout  son  sang  aux  rigueurs  des  supplices. 
Et  laissons  par  pitié  fuir  ses  lâches  complices.  » 
Ceux  qui  le  conduisoient,  du  grand  nombre  étonnés, 

Traître,  et  je  te  défends  de  parler  devant  moi. 
[grist.  O  ciel!  en  quel  état  ma  fortune  est  réduite, 
S'il  ne  m'est  pas  permis  de  jouir  de  sa  fuite  !] 

SOLDAT.  Seigneur, , . .  perth.  ,  au  soldat.  Tais-toi,  te  dis-je  une  seconde  fois. 
A  Grimoald.  [Tu  me  revois,  tyran  qui  méconnois  les  rois.]  (i653-56) 
I .  Voltaire  a  mis  ici  :  un  soldat,  et  dans  le  courant  de  la  scène  :  le  soldat. 


96  PERTHARITE. 

Et  par  mes  compagnons  soudain  environnés,  1750 

Acceptent  la  plupart  ce  qu'on  leur  facilite, 

Et  s'écartent  sans  bruit  de  ce  faux  Pertharite. 

Lui,  que  Tordre  reçu  nous  forçoit  d'épargner 

Jusqu'à  baisser  l'épée  et  le  trop  dédaigner, 

S'ouvre  en  son  désespoir  parmi  nous  un  passage,    1755 

Jusque  sur  notre  chef  pousse  toute  sa  rage, 

Et  lui  plonge  trois  fois  un  poignard  dans  le  sein, 

Avant  qu'aucun  de  nous  ait  pu  voir  son  dessein. 

Nos  bras  étoient  levés  pour  l'en  punir  sur  l'heure  ; 

Mais  le  duc  par  nos  mains  ne  consent  pas  qu'il  meure, 

Et  son  dernier  soupir  est  un  ordre  nouveau 

De  garder  tout  son  sang  à  celle  d'un  bourreau. 

Ainsi  ce  fugitif  retombe  dans  sa  chaîne. 

Et  vous  pouvez,  Seigneur,  ordonner  de  sa  peine  : 

Le  voici. 

GRIMOALD. 

Quel  combat  pour  la  seconde  fois!  1765 


SCENE  V. 

PERTHARITE,  GRIMOALD,  RODELINDE, 
ÉDÛIGE,  UNULPHE,  Soldats. 

PERTHARITE. 

Tu  me  revois,  tyran  qui  méconnois  les  rois  ; 

Et  j'ai  payé  pour  toi  d'un  si  rare  service 

Celui  qui  rend  ma  tête  à  ta  fausse  justice. 

Pleure,  pleure  ce  bras  qui  t'a  si  bien  servi; 

Pleure  ce  bon  sujet  que  le  mien  t'a  ravi*.  1770 

l.P^ar.   [Pleure  ce  bon  sujet  que  le  mien  t'a  ravi.] 
Garibalde  n'est  plus,  et  j'ai  vu  cet  inlàme 
Aux  pieds  de  son  vrai  roi  vomir  le  sang  et  l'àmc. 
GRIM.   Garibalde  n'est  plus!  ah,  justice  des  cieux! 


r 


ACTE    V,    SCÈNE   V.  97 

Hâte-loi  de  venger  ce  ministre  fidèle  : 

C'est  toi  qu'à  sa  vengeance  en  mourant  il  appelle. 

Signale  ton  amour,  et  parois  aujourd'hui, 

S'il  fut  digne  de  toi,  plus  digne  encor  de  lui. 

Mais  cesse  désormais  de  traiter  d'imposture  1775 

Les  traits  que  sur  mon  front  imprime  la  nature. 

Milan  m'a  vu  passer,  et  partout  en  passant 

J'ai  vu  couler  ses  pleurs  pour  son  prince  impuissant; 

Tu  lui  déguiserois  en  vain  ta  tyrannie  : 

Pousses-en  jusqu'au  bout  l'insolente  manie;  1780 

Et  quoi  que  ta  fureur  te  prescrive  pour  moi, 

Ordonne  de  mes  jours  comme  de  ceux  d'un  roi. 

GRIMOALD. 

Oui,  tu  l'es  en  effet,  et  j'ai  su  te  connoître, 
Dès  le  premier  moment  que  je  t'ai  vu  paroître. 

Si  j'ai  fermé  les  yeux,  si  j'ai  voulu  gauchir,  1785 

Des  maximes  d'Etat  j'ai  voulu  l'affranchir, 
Et  ne  voir  pas  ma  gloire  indignement  trahie     ♦ 

PERTH.  SI  tu  peux  en  douter,  qu'on  l'apporte  à  tes  yeux  ; 
Tu  verras  de  quel  coup  j'ai  tranché  cette  vie 
Si  brillante  de  gloire  et  si  digne  d'envie. 

Je  ne  te  dirai  point  qui  m'a  facilité 
Pour  un  moment  ou  deux  ce  peu  de  liberté  : 
Il  suffit  que  le  duc,  instruit  par  un  perfide. 
Que  mon  libérateur  m'avoit  donné  pour  guide, 
M'attendoit  à  main-forte  ;  et  me  fermant  le  pas  : 
«  A  lui  seul,  à  lui  seul,  mais  ne  le  blessons  pas, 
Dit-il,  et  réservons  tout  son  sang  aux  supplices.  » 
Soudain  environné  de  ses  lâches  complices. 
Que  cet  ordre  reçu  forçoit  à  m'épargner 
Jusqu'à  baisser  l'épée  et  me  trop  dédaigner, 
A  travers  ces  méchants  je  m'ouvre  le  passage  ; 
Et  portant  jusqu'à  lui  l'efTort  de  mon  courage. 
Je  lui  plonge  trois  fois  un  poignard  dans  le  sein, 
Avant  qu'on  puisse  voir  ou  rompre  mon  dessein. 
Ses  gens  en  vouloient  prendre  une  prompte  vengeance 
Mais  lui-même,  en  tombant,  leur  en  fait  la  défense, 
[Et  son  dernier  soupir  est  un  ordre  nouveau] 
De  garder  tout  mou  sang  à  la  main  d'un  bourreau. 
C'est  à  toi  de  venger  ce  ministre  fidèle.    1 653-56) 

Corneille,  ^fi  n 


98  PERTHARITE. 

Par  la  nécessité  de  m'immoler  ta  vie. 

De  cet  aveuglement  les  soins  mystérieux 

Empruntoient  les  dehors  d'un  tyran  furieux,  1790 

Et  forçoient  ma  vertu  d'en  souffrir  l'artifice, 

Pour  t' arracher  ton  nom  par  l'effroi  du  supplice. 

Mais  mon  dessein  n'étoit  que  de  t'intimider. 

Ou  d'obliger  quelqu'un  à  te  faire  évader. 

Unulphe  a  bien  compris,  en  serviteur  fidèle,  1795 

Ce  que  ma  violence  attendoit  de  son  zèle  ; 

Mais  un  traître  pressé  par  d'autres  intérêts 

A  rompu  tout  l'effet  de  mes  désirs  secrets. 

Ta  main,  grâces  au  ciel,  nous  en  a  fait  justice. 

Cependant  ton  retour  m'est  un  nouveau  supplice  ;   1800 

Car  enfin  que  veux-tu  que  je  fasse  de  toi  ? 

Puis-je  porter  ton  sceptre  et  te  traiter  de  roi*?  » 

Ton  peuple  qui  t'aimoit  pourra- t-il  te  connoître, 

Et  souffrir  à  tes  yeux  les  lois  d'un  autre  maître  ? 

Toi-même  pourras-tu,  sans  entreprendre  rien,        180 5 

Me  voir  jusqu'au  trépas  possesseur  de  ton  bien? 

Pourras-tu  négliger  l'occasion  offerte. 

Et  refuser  ta  main  ou  ton  ordre  à  ma  perte  ^? 

Si  tu  n'étois  qu'un  lâche,  on  auroit  quelque  espoir 
Qu'enfin  tu  pourrois  vivre,  et  ne  rien  émouvoir;     i  s  «  o 
Mais  qui  me  croit  tyran,  et  hautement  me  brave, 
Quelque  foible  qu'il  soit,  n'a  point  le  cœur  d'esclave, 
Et  montre  une  grande  âme  au-dessus  du  malheur. 
Qui  manque  de  fortune,  et  non  pas  de  valeur. 


\.Far.  Puîs-je  occuper  ton  trône  et  te  traiter  en  roi?  (i653-56) 
2.  yar.  Et  refuser  ton  ordre  et  ta  main  à  ma  perte? 

Ton  rang,  ton  rang  illustre  auroit  dû  t'enseigner 

Qu'un  roi  dans  ses  États  doit  périr  ou  régner, 

Et  qu'après  sa  défaite  y  montrer  son  visage, 

C'est  donner  au  vainqueur  un  prompt  et  juste  ombrage. 
Si  tu  n'étois  qu'un  lâche,  on  se  pourroit  flatter 

Que  tu  pourrois  y  vivre,  et  ne  rien  attenter,  (i  653-56) 


ACTE    V,    SCENE    V.  99 

Je  vois  donc  malgré  moi  ma  victoire  asservie  i  8  i  5 

A  le  rendre  le  sceptre,  ou  prendre  encor  ta  vie; 

Et  plus  l'ambition  trouble  ce  grand  effort, 

Plus  ceux  de  ma  vertu  me  refusent  ta  mort. 

Mais  c'est  trop  retenir  ma  vertu  prisonnière  : 

Je  lui  dois  comme  à  toi  liberté  toute  entière  ;  1820 

Et  mon  ambition  a  beau  s'en  indigner. 

Cette  vertu  triomphe,  et  tu  t'en  vas  régner. 

Milan,  revois  ton  prince,  et  reprends  ton  vrai  maître, 
Qu'en  vain  pour  t'aveugler  j'ai  voulu  méconnoitre; 
Et  vous  que  d'imposteur  à  regret  j'ai  traité. ...         1825 

PERTHARITE. 

Ah!  c'est  porter  trop  loin  la  générosité. 
Rendez-moi  Rodelinde,  et  gardez  ma  couronne, 
Que  pour  sa  liberté  sans  regret  j'abandonne  : 
Avec  ce  cher  objet  tout  destin  m'est  trop  doux. 

GRIMOALD. 

Rodelinde  et  Milan  et  mon  cœur  sont  à  vous;  i  83o 

Et  je  vous  remettrois  toute  la  Lombardie, 
Si  comme  dans  Milan  je  régnois  dans  Pavie. 
Mais  vous  n'ignorez  pas,  Seigneur,  que  le  feu  Roi 
En  fit  reine  Édùige  ;  et  lui  donnant  ma  foi, 
Je  promis.... 

ÉDIJIGE,    à    Grimoald. 

Si  ta  foi  t'oblige  à  la  défendre,  i835 

Ton  exemple  m'oblige  encor  plus  à  la  rendre  ; 
Et  je  mériterois  un  nouveau  changement, 
Si  mon  cœur  n'égaloit  celui  de  mon  amant. 

PERTHARITE,    à    Édùige. 

Son  exemple,  ma  sœur,  en  vain  vous  y  convie. 
Avec  ce  grand  héros  je  vous  laisse  Pavie,  1840 

Et  me  croirois  moi-même  aujourd'hui  malheureux. 
Si  je  voyois  sans  sceptre  un  bras  si  généreux. 


loo  PERTHARITE. 

RODELINDE,    à    Grimoald. 

Pardonnez  si  ma  haine  a  trop  cru  l'apparence  : 

Je  présumois  beaucoup  de  votre  violence  ; 

Mais  je  n'aurois  osé,  Seigneur,  en  présumer  1845 

Que  vous  m'eussiez  forcée  enfin  h  vous  aimer. 

GRIMOALD,    à    Rodelinde. 

Vous  m'avez  outragé  sans  me  faire  injustice. 

RODELINDE. 

Qu'une  amitié  si  ferme  aujourd'hui  nous  unisse, 

Que  l'un  et  l'autre  État  en  admire  les  nœuds, 

Et  doute  avec  raison  qui  règne  de  vous  deux.  i  85o 

PERTHARITE. 

Pour  en  faire  admirer  la  chaîne  fortunée, 
Allons  mettre  en  éclat  cette  grande  journée. 
Et  montrer  à  ce  peuple,  heureusement  surpris, 
Que  des  hautes  vertus  la  gloire  est  le  seul  prix. 


DU    CINQUIEME    ET    DERNIER    ACTE. 


OEDIPE 


TRAGEDIE 


i6 


^9 


NOTICE. 


Ce  fut  en  i653,  dans  l'année  qui  suivit  la  chute  de  Pertha- 
rite,  que  Pellisson  publia  sa  Relation  contenant  Vhistoire  de 
V Académie  françoise,  oii  il  racontait  les  difficultés  que  Cor- 
neille avait  éprouvées  pour  être  admis  dans  cette  compagnie.  Il 
paraît  que  ce  récit  déplut  à  notre  poëte,  car  le  2 1  octobre  Guy 
Patin  écrivait  à  Falconet  :  «  M.  Pellisson,  tout  habile  homme 
qu'il  est,  s'est  fait  bien  des  ennemis  par  son  Histoire  de  V Aca^ 
demie.  M.  Corneille,  illustre  faiseur  de  comédies,  écrit  contre 
lui^  »  Il  est  probable  que  Corneille  ne  donna  aucune  suite  à 
ce  projet  d'écrire  contre  Pellisson,  et  que  celui-ci  l'apaisa  en 
lui  promettant  de  supprimer  le  passage  qui  l'avait  choqué. 
En  effet,  à  partir  de  la  seconde  édition,  ce  morceau  disparaît 
jusqu'au  moment  011  il  est  rétabli  par  d'Olivet.  La  déférence 
de  Pellisson  gagna  si  bien  le  cœur  de  Corneille  qu'ils  devin- 
rent amis  intimes.  Il  était  dès  lors  tout  naturel  que  Pel- 
lisson, qui  était  en  grand  crédit  auprès  de  Foucquet,  lui  pré- 
sentât Corneille.  M.  Chéruel  a  pensé  que  ce  fut  vers  16^7  que 
notre  poëte  fréquenta  la  maison  du  surintendant^,  et  cette 
conjecture  se  trouve  confirmée  par  une  épître  de  Scarron  écrite 
peu  après  la  prise  d'Hesdin,  c'est-à-dire  en  cette  année  même, 
et  où  il  exprime  la  crainte  de  se  voir  supplanté  auprès  du 
«  moderne  Mécène  ?>  par  «  le  Boisrobert  «  et  «  les  Corneilles'.  » 

1.  Lettres  de  Guy  Patîn^  édition  de  M.  Reveillé  Parise,  tome  III, 
p.  i3  et  14. 

2 .  Mémoires  sur  la  vie  publique  et  privée  de  Fouquet^  tome  I,  p.  428. 

3.  OEuvres  de  Scarron^  1786,  in-8°,  tome  I,  p.  827  et  238.  C'est 
M.  Edouard  Fournier  qui  a  le  premier  fixé  cette  date  importante, 
à  l'aide  de  l'épître  de  Scarron. 


104  ŒDIPE. 

On  sait  comment  les  poètes  réglaient  leurs  comptes  avec 
Foucquet.  C'est  en  vers  que  la  Fontaine  donnait  quittance 
de  chacun  des  trimestres  de  sa  pension  ;  ce  fut  en  vers  éga- 
lement que  Corneille  remercia  le  surintendant  des  premiers 
bienfaits  qu'il  en  reçut.  Dans  la  pièce  qu'il  fit  à  cette  occa- 
sion, et  qui  est  imprimée  en  tête  à'OEdipe,  il  sollicite  ainsi 
de  Foucquet  l'ordre  de  travailler  de  nouveau  pour  la  scène*  : 

Choisis-moi  seulement  quelque  nom  dans  l'histoire 
Pour  qui  tu  veuilles  place  au  temple  de  la  Gloire, 
Quelque  nom  favori  qu'il  te  plaise  arracher 
A  la  nuit  de  la  tombe,  aux  cendres  du  bûcher. 

Corneille,  parlant  dans  son  avis  Au  lecteur  de  ces  vers  pré- 
sentés à  Foucquet,  ajoute  :  «  Il  me  fit  cette  nouvelle  grâce  d'ac- 
cepter les  offres  qu'ils  lui  faisoient  de  ma  part,  et  de  me  pro- 
poser trois  sujets  pour  le  théâtre,  dont  il  me  laissa  le  choix.  » 

Le  premier  de  ces  sujets  était  OEdipe,  le  second  Camma, 
que  traita  Thomas  Corneille  et  qu'il  fit  représenter  en  1661; 
on  ignore  quel  était  le  troisième^. 

Corneille  nous  apprend  que  son  OEdipe  fut  «  un  ouvrage 
de  deux  mois^,  »  ce  qui  fait  dire  à  Voltaire  :  «  II  semble  que 
Foucquet  ait  commandé  à  Corneille  une  tragédie  pour  lui  être 
rendue  dans  deux  mois,  comme  on  commande  un  habit  à  un 
tailleur,  ou  une  table  à  un  menuisier*.  «  Il  est  probable  au 
contraire  que  les  ordres  de  Foucquet  n'avaient  rien  de  fort 
pressant,  et  que  si  Corneille  s'est  tellement  hâté,  c'est  parce 
qu'il  a  voulu  reparaître  au  théâtre  dans  les  circonstances  les 
plus  favorables.  Ce  qui  le  préoccupait  le  plus,  c'était  de  ter- 
miner son  OEdipe  «  assez  tôt  pour  le  faire  représenter  dans 
le  carnaval^.  «  C'était  alors  le  moment  de  l'année  oii  le 
théâtre,  même  tragique,  était  fréquenté  le  plus  assidûment. 
Corneille  avait  eu  d'abord  l'intention  d'abréger  son  travail 

I.  Voyez  ci-après,  p.  122,  vers  87  et  suivants, 

a.  Vie  de  M.  Corneille.  Œuvres  de  Fontenelle édition  de  1742, 

tome  III,  p.  iio. 

3.  Voyez  ci-après  l'avis  Au  lecteur^  p.  127. 

4.  Remarques  sur  l'avis  Au  lecteur.,  édition  de  1764,  p.  16. 

5.  Voyez  ci-après  l'avis  Au  lecteur.,  p.  iî6. 


NOTICE.  lo^i 

par  une  heureuse  imitation  de  X'OEdipe  roi  de  Sophocle,  et  de 
la  pièce  que  Sénèque  a  faite  sur  le  même  sujet;  par  malheur, 
changeant  d'avis,  il  crut  devoir  mêler  une  intrigue  amou- 
reuse à  cette  terrible  catastrophe,  et  ii  ne  fut  que  trop  fondé 
à  dire  :  a  Comme  j'ai  pris  une  autre  route  que  la  leur,  il  ne 
m'a  pas  été  possible  de  me  rencontrer  avec  eux*.  » 

OEdipe  fut  joué  le  vendredi  24  janvier  lôSg,  et  voici  le 
compte  rendu  que  Loret  en  donnait  le  lendemain  dans  sa 
Muse  historique  : 

Monsieur  de  Corneille  l'aîné 

Depuis  peu  de  temps  a  donné 

A  ceux  de  l'hôtel  de  Bourgogne 

Son  dernier  ouvrage  ou  besogne  : 

Ouvrage  grand  et  signalé, 

Qui  V OEdipe  est  intitulé; 

Ouvrage,  dis-je,  dramatique, 

Mais  si  tendre  et  si  pathétique, 

Que  sans  se  sentir  émouvoir 

On  ne  peut  l'entendre  ou  le  voir. 

Jamais  pièce  de  cette  sorte 

N'eut  d'élocution  si  forte  ; 

Jamais,  dit-on,  dans  l'univers. 

On  n'entendit  de  si  beaux  vers. 

Hier  donc,  la  troupe  royale, 

Qui  tels  sujets  point  ne  ravale. 

Mais  qui  les  met  en  leur  beau  jour, 

Soit  qu'ils  soient  de  guerre  ou  d'amour, 

En  donna  le  premier  spectacle. 

Qui  fît  cent  fois  crier  miracle. 

Je  n'y  fus  point;  mais  on  m'a  dit 

Qu'incessamment  on  entendit 

Exalter  cette  tragédie 

Si  merveilleuse  et  si  hardie, 

Et  que  les  gens  d'entendement 

Lui  donnoient,  par  un  jugement 

I.  Voyez  ci-après  l'avis  Au  lecteur^  p.  127.  Voyez  aussi,  en  tête 
de  V OEdipe  de  Voltaire,  les  Lettres  à  M.  de  Genonville^  contenant  la 
critiq  e  de  /'OEdipe  de  Sophocle^  de  celui  de  Corneille^  et  de  celui  de 
fauteur.  —  Jean  Prévost,  en  i6o5,  et  Nicolas  de  Sainte-Marthe,  en 
161 4,  avaient  écrit  chacun  un  OEdipe  en  vers  français.  Suivant  toute 
apparence,  Corneille  n'a  pas  même  jeté  les  yeux  sur  ces  deux  pièces. 


io6  ŒDIPE. 

Fort  sincère  et  fort  véritable.. 
Le  beau  titre  d'inimitable. 
Mais  cela  ne  me  surprend  pas 
Qu'elle  ait  d'admirables  appas, 
-Ni  qu'elle  soit  rare  et  parfaite  : 
Le  divin  Corneille  l'a  faite. 

La  pièce  eut  un  si  grand  succès  que  tout  Paris  y  courut. 
La  femme  du  lieutenant  criminel  Tardieu,  dont  Boileau,  dans 
sa  dixième  satire*,  nous  peint  si  énergiquement  «  la  hon- 
teuse lésine,  »  se  montra  désireuse,  elle  aussi,  d'aller  voir 
l'ouvrage  nouveau,  à  la  condition  toutefois  que  ce  fût  sans 
bourse  délier.  C'est  Tallemant  qui  nous  apprend  de  quelle 
manière  elle  en  trouva  l'occasion.  «  M.  l'évêque  de  Rennes, 
frère  aîné  du  maréchal  de  la  Mothe,  alla  en  1659,  au  mois 
de  janvier,  pour  parler  au  lieutenant  criminel.  Sa  femme 
vint  ouvrir,  qui  lui  dit  que  le  lieutenant  criminel  n'y  étoit 
pas,  mais  que  s'il  vouloit  faire  plaisir  à  Madame,  il  la  mè- 
neroit  jusqu'à  l'hôtel  de  Bourgogne,  oii  elle  vouloit  voir 
VOEdipe  de  Corneille.  Il  n'osa  refuser,  et  la  prenant  pour  une 
servante,  il  lui  dit  :  «  Bien;  allez  donc  avertir  Madame.  5» 
Elle  s'ajusta  un  peu,  et  puis  revint.  Lui,  lui  disoit  :  «  Mais 
Madame  ne  veut-elle  point  venir?  »  Enfin  elle  fut  contrainte 
de  lui  dire  que  c'étoit  elle.  Il  la  mena,  mais  en  enrageant.  Elle 
vouloit  qu'il  entrât  avec  elle;  il  s'en  excusa,  et  lui  renvoya 
le  carrosse  du  premier  qu'il  rencontra  pour  la  ramener'^.  » 

Moins  impatient  que  Mme  Tardieu,  le  Roi  n'alla  voir 
Œdipe  que  le  8  février.  Dans  son  numéro  du  9,  le  scrupu- 
leux Loret  parle  déjà  en  ces  termes  de  cette  représentation 
aux  lecteurs  de  la  Muse  historique  :  ' 

Durant  qu'auprès  de  mes  tisons 
Ma  muse  se  fonde  en  raisons, 
Etant  le  jour  où  je  besogne, 
On  joue  à  l'hôtel  de  Bourgogne 
Ce  poëme  rare  et  nouveau 
Que  tout  Paris  trouve  si  beau, 
Et  que  tout  bon  esprit  admire. 
Devant  le  Roi,  notre  cher  Sire, 

I.  Vers  î»49"34o.  —  1.  Historiettes^  tome  III,  p.  4^5. 


NOTICE.  107 

Attiré  par  le  bruit  que  fait 
Cet  ouvrage  grand  et  parfait 
Et  d'excellence  sans  pareille. 
Le  dernier  de  Monsieur  Corneille. 

Dans  la  Gazette  du  i5,  Renaudot  nous  donne  à  ce  sujet  des 
détails  beaucoup  plus  complets  :  «  Ce  jour-là  8,  Leurs  Ma- 
jestés, avec  lesquelles  étoient  Monsieur,  Mademoiselle,  la 
princesse  Palatine  et  grand  nombre  d'autres  personnes  de  qua- 
lité, se  trouvèrent  à  la  représentation  qui  se  fit  à  l'hôtel  de 
Bourgogne ,  par  1  a  troupe  royale ,  de  V Œdipe  du  sieur  Corneille , 
le  dernier  ouvrage  de  ce  célèbre  auteur,  et  dans  lequel,  après 
en  avoir  fait  tant  d'autres  d'une  force  merveilleuse,  il  a  néan- 
moins si  parfaitement  réussi,  que  s'y  étant  surpassé  lui-même, 
il  a  aussi  mérité  un  surcroît  de  louange  de  tous  ceux  qui  se 
sont  trouvés  à  ce  chef-d'œuvre,  et  même,  pour  comble  de 
gloire,  d'un  monarque  dont  le  sentiment  ne  doit  pas  être  moins 
souverain  de  tous  les  autres  qu'il  l'est  du  plus  florissant  Etat 
de  l'Europe.  Cette  troupe,  qui  soutient  si  bien  son  titre  par 
la  réputation  qu'elle  donne  à  tout  ce  qu*elle  représente,  y 
réussit  pareillement  d'une  si  belle  manière,  qu'elle  en  fut  ad- 
mirée de  toute  la  cour,  et  le  sieur  Floridor  complimenta  le 
Roi  sur  l'honneur  qu'il  avoit  fait  à  sa  compagnie,  avec  tant 
de  grâce,  qu'il  en  eut  aussi  un  applaudissement  universel.  » 

Loret,  du  reste,  dans  sa  Muse  historique  du  i5,  complète  sa 
première  relation,  et,  après  avoir  parlé  d'une  représentation 
donnée  au  Petit-Bourbon,  en  présence  du  frère  du  Roi,  et  où 

Le  premier  acteur  de  ce  lieu. 
L'honorant  comme  un  demi-Dieu, 
Lui  fît  une  harangue  expresse, 


il  ajoute 


Le  successeur  de  Bellerose, 
Floridor,  fit  la  même  chose 
A  notre  grand  Roi,  l'autre  jour, 
A  l'aspect  de  toute  sa  cour, 
Y  compris  l'auguste  Philippe, 
Ayant  récité  leur  Œdipe, 
Qui  des  Majestés  fut  trouvé 
Si  beau,  si  fort,  si  relevé, 
Et  si  plein  de  grandes  paroles, 


io8  ŒDIPE. 

Qu'il  en  eut  très-bien  des  pistoles. 
Pour  Floridor,  on  l'applaudit  : 
Il  dit  fort  bien  tout  ce  qu'il  dit; 
Un  orateur  n'eût  su  mieux  faire, 
Mais  ce  n'est  que  son  ordinaire. 

Corneille,  dans  son  avis  Ju  lecteur'^,  remercie  le  Roi  en  ces 
termes  de  la  libéralité  dont  il  avait  fait  preuve  en  cette  occa- 
sion :  «  Cette  tragédie  a  plu  assez  au  Roi  pour  me  faire  rece- 
voir de  véritables  et  solides  marques  de  son  approbation  :  je 
veux  dire  ses  libéralités,  que  j'ose  nommer  des  ordres  tacites, 
mais  pressants,  de  consacrer  aux  divertissements  de  Sa  Ma- 
jesté ce  que  l'âge  et  les  vieux  travaux  m'ont  laissé  d'esprit 
et  de  vigueur.  » 

Nous  avons  encore  à  recueillir  ici,  comme  pour  le  Cid  et 
pour  Nicomède'^,  un  témoignage  contemporain  qui  constate 
des  changements  importants  exécutés  par  l'auteur  avant 
l'impression  de  l'ouvrage.  «  Dans  les  premières  représenta- 
tions, dit  l'abbé  d'Aubignac,  M.  Corneille  s'étoit  chargé  de 
deux  narrations  longues,  ennuyeuses  et  mal  placées,  et  je 
les  avois  condamnées  ;  mais  je  ne  suis  pas  si  mal  content  de 
celles  qu'il  a  mises  dans  l'impression^.  » 

Loret,  rendant  compte  dans  la  Muse  Idstorique  du  6  dé- 
cembre 1659  de  la  première  représentation  des  Pre'cieusex 
ridicules  de  Molière,  et  rappelant  à  cette  occasion  les  der- 
niers grands  succès  obtenus  au  théâtre,  s'exprime  ainsi  : 

Jamais  V Œdipe  de  Corneille, 
Que  l'on  tient  être  une  merveille, 
La  Cassandre  de  Boisrobert, 
Le  Néron  de  monsieur  Gilbert 


JN'eureut  une  vogue  si  grande, 
Tant  la  pièce  sembla  friande. 


La  pièce  de  Boisrobert  remontait  déjà  un  peu  haut  ;  elle  est 

I.  Voyez  ci-après,  p.  125. 

a.  Voyez  tome  III,  p.  18,  et  tome  V,  p.  5o8  et  609. 

3.   Troisième  dissertation.  Recueil publié   par  l'abbé   Granet, 

tome  II,  p.  53  et  54-  —  Sur  ces  Dissertations  de  d'Aubignac,  voyez 
ci-après  la  notice  de  Sophonlsbe. 


NOTICE.  109 

intitulée  :  Cassandre,  comtesse  de  Barcelone,  et  fut  jouée  le 
vendredi  3i  octobre  i653.  Quant  à  la  tragédie  de  Gilbert^ 
elle  est  postérieure  à  Œdipe;  son  véritable  titre  est  ^rie  et 
Pe'tus,  ou  les  amours  de  Néron,  et  elle  fut  représentée  le  lundi 
22  septembre  1639.  Rien  n'est  plus  propre  à  prémunir  contre 
l'éclat  de  certains  succès  que  de  voir  l'oubli  où  sont  tombés 
ces  rivaux,  jadis  redoutables,  de  Corneille  et  de  Molière. 

Sa  pièce  jouée,  Corneille  se  hâte  de  terminer  les  affaires  les 
plus  indispensables  qu'il  avaitàParis,  fait  quelques  visites,  une 
entre  autres  à  l'abbé  d'Aubignac^,  et  repart  au  plus  vite  pour 
Rouen.  C'est  de  là  qu'il  écrit,  le  12  mars  1639,  à  l'abbé  de 
Pure,  afin  de  le  remercier  d'une  lettre  qui  lui  racontait  le  suc- 
cès queMUedeBeauchâteau  avait  obtenu  en  remplissant  le  rôle 
de  Jocaste  à  la  place  de  l'actrice,  alors  malade,  qui  l'avait  joué 
d'original.  Nous  ne  savons  du  reste  ni  quelle  était  cette  actrice 
malade,  ni  comment  les  autres  rôles  avaient  été  distribués 
primitivement.  En  1 663  seulement,  Y  Impromptu  de  Versailles, 
qui  nous  a  déjà  fourni  tant  d'utiles  renseignements,  nous  ap- 
prend que  Villiers  jouait  le  rôle  d'Iphicrate'.  Il  est  probable 
que  Floridor  s'était  réservé  celui  d'OEdipe;  Baron  le  remplit 
plus  tard  avec  un  grand  éclat''^;  c'était  lui  assurément  qui  en 
était  chargé  en  16^6,  lorsque  Corneille  écrivait  à  Louis  XIV  : 

On  voit  Sertorius,  Œdipe  et  Rodogune 

Rétablis  par  ton  choix  dans  toute  leur  fortune. 

Le  i3  mai  1718,  Champvallon  débuta  dans  ce  rôle^;  mais  le 
succès  de  \ Œdipe  de  Voltaire,  qui  fut  joué  le  18  novembre 
de  la  même  année,  éloigna  de  la  scène  l'ouvrage  de  Corneille. 
C'est  Voltaire  lui-même  qui,  en  1764,  proclame  sa  propre  tra- 
gédie «  le  seul  OEdipe  qui  soit  resté  au  théâtre^.  »  Celui  de 

I.  Voyez  sur  Gilbert,  tome  IV,  p.  899,  note  i. 
1.  Voyez  la  Notice  d'Horace,  tome  III,  p.  254. 

3.  Scène  i. 

4.  Lemazurier,  Galerie  historique  des  acteurs  du  Théâtre  français, 
tome  I,  p.  86. 

5.  Ibidem,  p.   i85. 

6.  Remarques  sur  VOEdipe  de  Corneille,  acte  V,  scène  vu  (de 
l'édition  de  Voltaire,  scène  v  de  la  nôtre).  —  Ou  a  représenté 
avec  un  certain  succès,  le  18  mars  1726,  V OEdipe  de  la  Motte,  qui 


no  ŒDIPE 

Corneille  fut  cependant  représenté  encore  quelquefois.  Lema- 
zurier  remarque  que  Sarrasin  «  débuta,  le  3  mars  1729,  par 
le  rôle  d'OEdipe,  dans  la  tragédie  de  ce  nom  de  P.  Corneille, 
que  l'on  n'avait  pas  jouée  depuis  fort  longtemps,  et  qui  fut 
reprise  pour  la  dernière  fois  à  l'occasion  de  son  débuta  « 

L'édition  originale  de  la  pièce  qui  nous  occupe  a  pour  titre  : 
OEdipe,  TRAGEDIE,  Par  P.  Corneille,  Imprimée  à  Rouen,  et 
se  vend  à  Paris,  chez  Augustin  Courbé....  et  Guillaume  de 
Luyne....  M.DC.LIX^.  Auec priuilege  du  Roy.  Elle  forme  un 
volume  in- 12  de  6  feuillets  et  89  pages.  Certains  exemplaires 
commencent  par  une  Epitaphe  sur  la  mort  de  damoiselle  Elisa- 
beth Ranquet,  qu'on  trouvera  dans  les  Poésies  diverses.  Le  pri- 
vilège est  du  10  février  1659,  l'Achevé  d'imprimer  du  26  mars. 
L'abbé  de  Pure  dut  recevoir  un  des  premiers  exemplaires  de 

fut  ensuite  mis  en  prose  par  son  auteur.  Quand  à  V OEdipe  du  P.  Fol- 
lard,  il  n'a  pas  paru  sur  le  théâtre,  non  plus  que  les  quatre  tra- 
gédies d'' OEdipe  que  la  Tournelle  a  fait  paraître  dans  un  même 
volume  en  i^Si.  En  voici  les  titres  :  OEdipe  et  toute  sa  famille; 
OEdipe,  ou  les  trois  fils  de  Jocaste;  OEdipe  et  Poljbe;  OEdipe,  ou 
Vombre  de  Laïus.  L'auteur,  qui  affectionnait  ce  sujet,  promet  en- 
core trois  autres  tragédies  sur  OEdipe.  Il  n'a  pas  tenu  parole. 

I.  Tome  I,  p.  537.-—  «  Cette  remise,  disent  les  frères  Parfait*, 
donna  occasion  à  feu  M.  l'abbé  Pellegrin  de  composer  une  espèce 
de  parallèle  de  cette  tragédie  avec  celle  de  M.  de  Voltaire.  Une 
partie  de  cet  ouvrage  parut  dans  le  Mercure  de  France  1729,  mois 
de  juin,  second  volume,  p.  i3i5-i345,  et  la  suite  dans  le  mois 
d'août  suivant,  p.  1 700-1 731,  sous  le  titre  qui  suit  :  Dissertation 
sur  C OEdipe  de  Corneille,  et  sur  celui  de  M.  de  Voltaire,  par  M.  le 
Chevalier  de —  à  Madame  la  Comtesse  f/e....Dans  cette  dissertation, 
M.  l'abbé  Pellegrin,  sous  le  nom  de  M.  le  chevalier  de....,  prend 
le  parti  de  Pierre  Corneille  **.  » 

3 .  Voltaire,  dans  la  première  édition  de  son  commentaire  (  1764) , 
dit  par  erreur  que  l'impression  originale  à^ OEdipe  est  de  i657  : 
voyez  sa  première  note  sur  les  vers  à  Foucquet. 

*  Histoire  du  Théâtre  francois,  tome  XV,  p.  3i5. 

**  Une  Dissertation  critique  sur  V  OEdipe  de  Corneille,  par  Mlle  Bar- 
bier, avait  déjà  paru  dans  le  Nouveau  Mercure  de  février  et  mars  1709, 
p.  92  et  suivantes.  Enfin  la  Jocaste  de  M.  le  comte  de  Lauraguais, 
depuis  duc  de  Brancas,  publiée  en  1781  chez  Debure  l'aîné,  est 
précédée  d'une  Dissertation  sur]  les  OEdipes  de  Sophocle,  de  Corneille, 
de  Voltaire,  de  la  Motte^  et  sur  Jocaste. 


f 


NOTICE. 


1 1 1 


la  pièce,  car  Thomas  lui  écrit  en  post-scriptum  au  bas  d'une 
lettre  du  4  avril  :  «  Mon  frère  vous  assure  de  ses  services  et 
a  donné  charge  à  M.  Courbé  de  vous  donner  son  Œdipe.  » 

C'est  dans  l'Œdipe  qu'on  a  cherché  des  autorités  et  des 
exemples  pour  établir  que  le  grand  Corneille  écrivait  en  style 
précieux.  Dans  son  Grand  Dictionnaire  des  Précieuses,  histo- 
rique, poétique,  géographique...,  publié  en  1661,  et  dont  le 
privilège  est  du  i5  février,  Somaize  introduit  deux  précieuses, 
Emilie  et  Léosthène,  c'est-à-dire  Mlles  Espagny  et  Lanquets, 
à  peu  près  aussi  inconnues  sous  leur  nom  réel  que  sous  leur 
nom  imaginaire,  qui  défendent  leur  langage  contre  Félix, 
pseudonyme  d'un  M.  Foucaut,  sur  lequel  on  n'a  guère  de  ren- 
seignements non  plus,  mais  qui,  d'après  les  recherches  de 
M.  Livet,  paraît  avoir  été  conseiller  au  Parlement*.  Le  seul 
procédé  des  deux  précieuses  pour  amener  leur  adversaire  à 
partager  leur  avis  est  de  prouver  que  Cléocrite  l'aîné^,  c'est- 
à-dire  Pierre  Corneille,  emploie  continuellement  leur  lan- 
gage dans  son  Œdipe,  qu'elles  intitulent  le  Criminel  innocent. 
Ce  morceau,  fort  médiocre,  se  rattache  trop  étroitement 
à  l'étude  de  la  langue  de  Corneille  pour  qu'on  s'étonne  de 
nous  le  voir  reproduire  à  la  suite  de  cette  notice. 

D'Aubignac  n'avait  garde  d'oublier  aucun  des  reproches 
adressés  à  Corneille;  dans  sa  troisième  dissertation,  publiée  en 
i663,  il  ne  parle  pas,  il  est  vrai,  de  la  critique  de  Somaize; 
mais,  sans  le  citer,  il  met  à  profit  une  de  ses  observations', 
et  à  l'occasion  de  ce  vers  : 

Contre  une  ombre  chérie  avec  tant  de  fureur*, 

il  s'écrie  :  «  Voilà  bien  aimer  à  la  mode  des  précieuses,  fu- 
rieusement. Est-il  possible  que  M.  Corneille  renonce  mainte- 
nant aux  expressions  nobles,  et  qu'il  s'abandonne  par  négli- 

I.  Le  Dictionnaire  des  Précieuses,  tome  II,  p.  a34. 

5  Cléocrite  n'est  pas  le  seul  surnom  romanesque  qu'ait  reçu  Cor* 
neille;  on  lui  a  donné  aussi  celui  de  CUtandre,  qu'il  avait  choisi 
lui-même  pour  titre  de  sa  seconde  pièce.  Dans  sa  Carte  de  la  cour, 
Gabriel  Guëret  recommande  de  «  visiter  la  ville  de  Comédie  où 
règne  l'illustre  CUtandre.  » 

3.  Voyez  ci-après,  p.  116. 

4.  Acte  I,  scène  i,  vers  56,  p.  iSj. 


lia  ŒDÎPE. 

gence  ou  par  dérèglement  à  celles  que  les  honnêtes  gens  et 
la  scène  du  Palais-Royal  ont  traitées  de  ridicules*?  » 

Il  est  impossible  de  ne  pas  trouver  de  telles  critiques  fort 
exagérées,  mais  il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  les  signaler  et 
d'en  faire  ressortir  le  caractère.  Ce  qu'on  reproche  à  notre 
poëte,  ce  ne  sont  plus,  comme  au  temps  du  Cid,  les  hardiesses 
de  son  génie  indépendant,  mais,  au  contraire,  les  concessions 
nombreuses  qu'il  fait  au  goût  du  jour,  auquel  il  avait  jus- 
qu'alors si  peu  sacrifié.  Ces  critiques,  c'est  l'envie  qui  les  fait 
avec  son  exagération  ordinaire:  mais  elle  a  touché  juste,  et, 
à  partir  de  ce  moment,  ce  n'est  plus  que  par  intervalles  que 
nous  retrouverons  le  noble  et  pur  langage  du  grand  Corneille^. 

I.  Recueil  de  Dissertations..,,  publié  par  l'abbé  Granet,  tome  II, 
p.  56. 

a.  Ces  reproches  de prec/o^i/e  adressés  à  Corneille  par  Somaize 
et  d'Avibignac  n'ont  été  recueillis  par  personne,  pas  même  par 
l'auteur  d'un  article  intitulé  Corneille  précieux  *,  où  il  semblait  na- 
turel de  les  retrouver. 

*  Le  Chasseur  bibliographique^  n'  II,  novembre  1863,  p.  8-10. 
Cet  article  est  signé  V.  G. 


APPENDICE. 


EXTRAIT 
DU  GRAND  DICTIONNAIRE  DES  PRÉCIEUSES, 

ARTICLE    EMILIE^. 


Emilie  et  Lëoslhène  sont  deux  des  plus  illustres  précieuses  dont 
j'aye  encore  parlé;  je  les  joins  dans  cette  histoire,  qui  leur  est 
commune,  et  que  je  ne  mets  ici  que  pour  faire  voir  que  ce  n'est  pas 
une  fable  de  dire  qu'il  y  a  des  précieuses.  En  effet,  il  est  bien  aisé 
de  juger  qu'elles  le  sont  autant  que  l'on  peut  l'être  par  ce  qui 
suit  : 

Un  jour  Félix,  qui  les  voit  souvent,  étant  chez  Emilie,  où  Léo- 
sthène  se  trouva,  et  voyant  qu'elle  lui  parloit  d'une  façon  extraor- 
dinaire, il  se  mit  à  les  railler  dessus  leur  langage  comme  il  avoit 
coutume.  Elles  se  défendirent  d'autant  mieux  qu'elles  ont  beau- 
coup d'esprit,  et  de  celui  qui  est  vif  et  propre  à  soutenir  la  conver- 
sation. La  dispute  fut  si  loin  qu'il  fut  dit  que  le  lendemain  elles  se 
défendroient  par  l'exemple  des  auteurs  qui  parloient  aussi  extra- 
ordinairement  qu'elles,  et  qu'il  n'auroit  qu'aies  attaquer  de  même. 
Félix  y  consentit,  et  les  quitta  là-dessus,  parce  qu'il  se  faisoittard. 
Nos  deux  précieuses  demeurèrent  aussi  embarrassées  que  vous 
pouvez  vous  l'imaginer;  néanmoins  il  fallut  faire  de  nécessité 
vertu,  et  à  ce  dessein,  elles  résolurent  de  coucher  cette  nuit  en- 
semble afin  de  lire  quelque  livre  pour  en  tirer  de  quoi  se  défendre 
et  justifier  leur  langage.  Le  Criminel  innocent^  qui  est  le  dernier 
ouvrage  de  Cléocrite  l'aîné  2,  fut  le  livre  qu'elles  choisirent  pour 
cet  effet,  à  cause  de  sa  nouveauté  et  de  la  grande  réputation  de 
son  auteur.  Elles  le  lurent  et  en  tirèrent  les  remarques  que  vous 

1.  Voyez  ci-dessus,  p.  m  et  112. 

1.  Pierre  Corneille.  Le  Criminel  innocent  est  YOEdipe.  Voyez  ci-dessus, 
p.  III. 

Corneille,  vi  8 


ii4  OEDIPE. 

verrez  dans  la  suite,  et  qui  firent  le  sujet  de  la  dispute  qui  con- 
tinua le  lendemain  entre  ces  trois  personnes.  Je  ne  parlerai  point 
de  tout  ce  qu'elles  dirent  en  lisant  cette  pièce  ;  et  pour  passer  tout 
d'un  coup  à  ce  qui  se  fit  le  lendemain,  je  dirai  que  Félix  s'étant 
rendu  à  l'issue  du  dîner  chez  Emilie,  il  fut  question  de  parler  tout 
de  bon  de  ce  qu'ils  avoient  déjà  agité  entre  eux.  Chacun  de  son 
coté  se  tenoit  le  plus  fort  :  nos  deux  précieuses  avoient  de  leur 
part  les  remarques  qu'elles  avoient  écrites,  et  Félix,  de  son  côté, 
avoit  ce  Dictionnaire  où  sont  contenus  les  mots  des  précieuses*. 
Il  commença  le  premier  à  les  attaquer,  et  à  l'ouverture  du  livre, 
il  leur  fit  voir  toutes  les  façons  de  parler  bizarres  que  vous  pouvez 
lire  dans  le  Dictionnaire  des  mots,  qui  se  vend  oîi  tout  le  monde 
sait.  Elles  avouèrent  qvi'elles  parloieut  ainsi,  et  pour  lui  montrer 
qu'elles  avoient  raison,  elles  lui  firent  voir  ce  qui  les  avoit  oc- 
cupées tout  le  soir  précédent.  Leurs  remarques  commençoient 
par  ces  vers  : 

M.iis  aujourd'hui  qu'on  voit  un  héros  magnanime 
Témoigner  pour  ton  nom  une  toute  autre  estime, 
Et  répandre  l'éclat  de  sa  propre  bonté 
Sur  l'endurcissement  de  ton  oisiveté  2. 

Félix  n'eut  pas  lu  ces  quatre  lignes,  qu'il  connut  qu'elles  étoient 
du  remercîment  que  Cléocrite  fait  à  l'illustre  Mécène,  à  la  tête 
de  son  Criminel  innocent;  si  bien  qu'il  s'écria:  «  Quoi?  vous  vous 
attaquez  à  ce  grand  homme  !  Ah  !  vous  deviez  mieux  choisir.  — 
Novis  ne  pouvions,  interrompit  Léosthène;  et  plus  la  réputation 
de  cet  auteur  est  grande,  et  mieux  nous  pourrons  faire  "voir  que 
nous  avons  raison  d'enrichir  la  langue  de  façons  de  parler  gi^andes 
et  nouvelles,  et  surtout  de  ces  nobles  expressions  qui  sont  incon- 
nues au  peuple,  comme  vous  en  pouvez  remarquer  dans  ce  que 
vous  venez  de  lire  au  second  vers.  Témoigner  une  toute  autre  estime^ 
pour  dire  une  estime  toute  différente,  ou,  si  vous  voulez,  une  plus 
grande  estime;  et  comme  vous  pouvez  voir  encore  aux  vers  trois, 
et  quatre,  où  il  y  a  :  répandre  Véclat  de  sa  bonté  sur  l'endurcisse- 
ment de  l'oisiveté.  Il  prend  en  cet  endroit  Véclat  de  sa  bonté  pour 
dire   les    vrésents   et   les  faveurs,  et  P endurcissement  de  son    oisiveté 

1 .  Le  Grand  Dictionnaire  des  Précieuses,  ou  la  clef  de  la  langue  des  ruelles, 
entièrement  différent  de  celui  d'où  ce  morceau  est  tiré,  bien  que  du  même  au- 
teur, a  eu  deux  éditions  en  1660;  l'Achevé  d'imprimer  de  la  première  est  du 
12  avril,  celui  de  la  seconde  du  20  octobre.  La  première  édition  se  vendait 
«  chez  Jean  Rlbou,  sur  le  quai  des  Augustins,  à  l'image  Saint-Louis.  »  Pour 
la  seconde  édition,  Jean  Bibou  avait  associé  à  son  privilège  Estienne  Loyson. 

2.  F'crs  à  Foucqucty  ci-après,  p.  122,  vers  17-20. 


APPENDICE.  113 

pour  dire  un  homme  qui  ne  travaille  plus;  si  bien  que  l'on  peut 
dire  avec  l'autorité  de  ce  grand  et  fameux  auteur,  en  parlant 
notre  vrai  langage  :  «  Cette  personne  me  fait  de  grands  présents 
afin  {(  que  je  quitte  la  paresse  qui  m'empêche  de  travailler.  Cette 
«  personne  répand  l'éclat  de  sa  bonté  sur  l'endurcissement  de 
«mon  oisiveté.  »  Et  ensuite  ce  même  auteur  ajoute,  s'écria-elle  : 

Il  te  seroJt  honteux  d'affermir  ton  silence*, 

pour  divce  garder  plus  longtejnps  le  silence.  »  Félix  voulut  parler  à 
cet  endroit;  mais  Emilie  le  pria  de  différer  et  de  l'écouter  encore 
quelqvie  temps,  disant  qu'elle  lui  montreroit  des  façons  de  parler 
bien  plus  extraordinaires,  comme  par  exemple  dans  les  vers  sui- 
vants : 

Ce  seroit  présumer  que  d'une  seule  vue 

J'aurois  vu  de  ton  cœur  la  plus  vaste  étendue-. 

«  Il  est  aisé  de  voir,  poursuivit  Emilie,  que  par  ces  mots  :  (Tune 
seule  vue^i  il  ]yrétend  dire  au  premier  aspect  je  te  connoîtrois  entier;  car 
il  ne  faut  pas  douter  qu'en  cet  endroit  il  n'ait  pris  vupour connu; 
ce  que  je  dis,  ajouta-elle,  se  montre  par  deux  vers  qui  sont  plus 
bas  : 

Mais  pour  te  voir  entier,  il  faudroit  un  loisir 

Que  tes  délassements  daignassent  me  choisir^. 

Il  explique  par  cette  pensée  qu'il  faudroit  pour  le  connoître  en- 
tier qu'il  lui  donnât  plus  de  temps  à  le  considérer,  et  il  faut  que 
vous  m'avouiez  qu'elle  ne  reçoit  d'éclat  que  de  son  expression 
extraordinaire  :  Un  loisir  que  tes  délassements  daignassent  choisir.  » 
Ici  Félix  rendit  justice  au  mérite  de  Cléocrite,  et  après  avoir  dit 
que  les  grands  hommes  pouvoient  hasarder  des  choses  que  l'on 
condamneroit  en  d'autres,  il  avoua  que  ce  qu'elles  avoient  remar- 
qué étoit  assurément  extraordinaire  ;  mais  il  dit  que  dans  la 
prose  il  n'auroit  pas  tant  donné  à  l'expression,  et  se  seroit  rendu 
plus  facile  à  entendre  que  dans  cette  petite  pièce  dont  elles 
avoient  tiré  ce  qu'elles  alléguoient.  Léosthène  répondit  à  ce  que 
lui  objectoit  Félix,  que  dans  la  prose  elles  ne  trouvoient  pas 
moins  lieu  de  se  défendre  que  dans  ces  vers;  puis  elle  poursuivit 
ainsi  :  «  C'est  ce  que  je  vous  montre  dans  l'endroit  de  la  préface 
de  cet  illustre,  dont  je  n'allègue  les  façons  de  parler  extraordi- 
naires et  délicates  que  pour  nous  justifier  de  vos  accusations,  et 
non   pour  les  condamner,  et  vous  le  pouvez  lire  vous-même.  » 

1.  F'crs  à  Foucquetj  ci-v.\n'k?,,  p.   122,  vers  21. 

2.  Ibidem,  p.  i23,  vers  53  et  54. 

3.  Ididem,  p.  I23,  vers  63  et  64. 


ii6  ÛEDIPB. 

Félix  prit  le  papier  et  lut  ce  qui  suit  :  «  Et  qui  n'ait  rendu  les  hom- 
mages que  nous  devons  à  ce  concert  éclatant  et  merveilleux  de 
rares  qualités  et  de  vertus  extraordinaires,  etc.*.  »  Emilie  prit  la 
parole  en  cet  endroit  et  dit  :  «  Eh  bien  !  brave  Félix,  qu'en  dites- 
vous  ?  Un  concert  éclatant  de  rares  qualités  et  de  vertus  extraordi- 
naires^ pour  dire  :  un  homme  grand  ou  un  homme  parfait.  En  faisons- 
nous  de  plus  nouvelles?  et  n'avons-nous  pas  pour  guides  les 
grands  hommes  quand  nous  faisons  des  mots  nouveaux?  Mais  si 
nous  lisons  la  même  préface,  ne  trouverons-nous  pas  encore  qu'il 
ajoute  :  le  sang  ferait  soulever  la  délicatesse  de  nos  darnes'^.,  pour 
dire  :  le  sang  feroit  horreur  à  nos  dames  ?  Félix,  qui,  quelques 
raisons  qu'elles  lui  alléguassent,  ne  pouvoit  digérer  que  le  grand 
Cléocrite  parlât  précieux,  voulut  lire  lui-même  les  endroits  dont 
elles  avoient  tiré  ces  exemples;  mais  Léosthène  l'arrêta  et  lui  dit 
qu'elles  n'avoient  pas  encore  fait,  et  que  lorsqu'elles  auroient 
tout  dit,  elles  lui  feroient  voir  ce  qu'elles  lui  disoient,  et  comme 
elles  ne  lui  imposoient  point  en  cette  rencontre.  Puis  poursui- 
vant, elle  ajouta  :  «  Vous  pouvez  lire  les  remarques  que  nous 
avons  faites  dans  la  pièce,  ensviite  de  celles  de  la  préface,  qui  ne 
font  pas  moins  pour  nous  que  les  précédentes.  »  Félix  y  consentit, 
et  trouva  ensuite  ces  deux  vers  : 

Et  par  toute  la  Grèce  animer  trop  d'horreur 
Contre  une  ombre  chérie   avec  tant  de  fureur^. 

Il  n'eut  pas  fini  ces  deux  vers  qu'Emilie  prit  la  parole,  et  lui  dit  : 
«  Pourquoi  voulez-vous  que  nous  ne  disions  pas  terriblement  beau^ 
pour  dire  extraordinairement,  puisqu'il  met  bien  une  ombre  chérie 
avec  fureur^  pour  dire  avec  tendresse,  ou,  si  vous  voulez,  avec  empor- 
tement? Et  plus  bas  nous  trouvons  encore  : 

J'ai  pris  l'occasion  que  m'ont  faite  les  Dieux*, 

pour  dire  :  que  m^ont présentée  les  Dieux.  Il  se  sert  encore  plusieurs 
fois  de  cette  façon  de  s'énoncer;  mais  avant  de  vous  en  donner 
d'autres  exemples,  je  vous  en  veux  montrer  un  autre,  que  je 
trouve  d'autant  plus  beau  qu'il  est  plus  extraordinaire  : 

A  ce  terrible  aspect  la  Reine  s'est  troublée, 
La  frayeur  a  couru  dans  toute  l'assemblée^. 

1.  Voyez  ci-après  l'avis  j4u  lecteur,  p.  123.  Le  texte  exact  est  :  «  et  ne 
luy  ayent  rendu  les  hommages  que  nous  devons  tous » 

2.  Voyez  ci-après,  p.  126.  Ici  encore  le  commencement  de  la  phrase  a  été 
modifié. 

3.  Acte  I,  scène  i,  vers  55  et  56,  p.   137. 

4.  Acte  II,  scène  i,  vers  427,  p-   i53. 

5.  Acte  II,  scène  m,  vers  601  et  602,  p.  160. 


APPENDICE.  117 

N'est-il  pas  vrai  que  cette  manière  n'a  rien  de  commun,  et  qu'il  est 
nouveau  de  s'exprimer  comme  il  fait  par  ce  dernier  vers  :  La  frayeur 
a  couru^  etc.,  pour  dire  :  La  frayeur  a  saisi  tous  les  cœurs  de  ceux  qui 
étaient  présents  ?  ï\  ne  fait  pas  encore  difficulté  de  prendre  dans  pour 
parmi.  Celle  qui  suit  est  comme  je  vous  en  ai  déjà  cité,  et  il  se 
sert  encore  du  mot  faire  pour  dire  causer,  comme  il  a  déjà  fait  ci- 
devant  pour  dire  donner  : 

Et  j'aurois  cette  honte,  en  ce  funeste  sort, 
D'avoir  prêté  mon  crime  à  faire  votre  mort^, 

pour  dire  :  à  causer  votre  mort.  »  Félix  dit  alors  qu'elles  ne  dé- 
voient pas  s'étonner  qu'il  se  servît  d'une  façon  de  parler  commune 
à  plusieurs  nations,  et  que  c'étoit  ce  que  l'on  devoit  admirer  en  ce 
grand  homme,  de  ce  qu'il  rendoit  si  naturellement  toutes  les  pen- 
sées des  étrangers.  Léosthène  lui  repartit  aussitôt  :  «  Aussi  voulons- 
nous  nous  défendre  par  son  exemple,  non  pas  l'attaquer;  et  plus 
nous  irons  avant,  et  plus  il  nous  sera  facile  de  vous  prouver  que 
nous  parlons  comme  les  grands  auteurs,  et  je  vous  donnerai  en- 
core plusieurs  preuves  de  cette  vérité  parles  exemples  qui  suivent  : 

Je  n'ose  demander  si  de  pareils  avis 
Portent  des  sentiments  que  vous  ayez  suivis  2. 

Vous  voyez  qu'il  dit  portent  pour  dire  marquent,  et  qu'avec  cela  il 
ne  fait  pas  difficulté,  pour  s'exprimer  d'une  façon  peu  commune, 
de  mettre  avis,  comme  s'il  pouvoit  servir  de  nominatif  au  verbe 
portent.  Mais,  sans  m'arrêter  à  cela,  je  passe  plus  outre,  pour  vous 
lire  ce  vers,  où  j'ai  trouvé  : 

Qu'un  frère  a  pour  des  sœurs  une  ardeur  plus  remise^. 

Il  dit  que  les  ardeurs  d'un  frère  sont  remises,  pour  dire  qu'un 
frère  aime  avec  moins  de  chaleur,  ou,  pour  l'expliquer  autre- 
ment, pour  dire  qu'un  frère  n'aime  pas  une  sœur  avec  tant  de 
force  ni  de  violence.  Celui  que  voici  n'est  pas  moins  extraordi- 
naire que  les  autres,  et,  pour  vous  parler  comme  vous  nous  faites 
souvent,  n'est  pas  moins  précieux  : 

Vous  n'êtes  point  mon-  fils,  si  vous  n'êtes  méchant  : 
Le  ciel  sur  sa  naissance  imprima  ce  penchant*. 


1.  Acte  II,  scène  iv,  vers  749  et  760,  p.   166. 

2.  Acte  III,  scène  n,  vers  871  et  872,  p.  171. 

3.  Acte  III,  scène  v,  vers  1109,  p.   182 

4.  Ibidem,  vers  1127  et  na8,  p.   182. 


ii8  OEDIPE. 

Et  selon  ma  pensée,  nous  ne  faillons  pas  quand  nous  disons,  pour 
dire  elle  s^est  mariée  :  elle  a  donne  dans  r amour  permis,  puisqu'il  ne 
fait  pas  de  difficulté  de  dire  :  imprimer  un  penchant  sur  une  naissance, 
ou  :  être  incliné  par  V astre  qui  préside  à  sa  naissance .  Mais  voyez  en- 
core par  ce  qui  suit  qu'il  nous  imite  ou  que  nous  suivons  de  bien 
près  ses  sentiments,  puisqu'après  avoir  mis  :  Cest  d'amour  quil 
gémit^,  etc.,  il  ajoute  plus  bas  dans  le  même  sens  : 

De  mes  plus  chers  désirs  ce  partisan  sincère*. 

Par  cette  phrase,  il  entend  l'amour,  comme  nous  faisons  quand 
nous  disons,  pour  appeler  un  laquais,  un  nécessaire  ;  l'amour,  le 
partisan  des  désirs.  »  Emilie,  qui  ne  vouloit  pas  que  Léosthène  eût 
toute  la  gloire  de  cette  conversation,  prit  alors  la  parole  et  dit 
qu'elle  ne  trouvoit  pas  cette  façon  de  parler  moins  nouvelle  ni 
moins  belle  que  les  autres  :  transmettre  son  sang,  pour  dire  :  faire 
des  enfants.  «  C'est  ce  que  Cléocrite  fait  quand  il  dit  : 

Et  s'il  faut,  après  tout,  qu'un  grand  crime  s'efface 
Par  le  sang  que  Laïus  a  transmis  à  sa  race'^, 

pour  dire  :  par  les  enfants  de  Laïus.  Plus  bas,  ajouta  la  même,  nous 
touvons  encore  un  exemple  de  la  raison  qu'il  y  a  de  se  servir  en 
vers  et  en  prose  de  ces  grandes  et  hardies  expressions,  quelque 
étranges  qu'elles  paroissent  : 

Osez  me  désunir 
De  la  nécessité  d'aimer  et  de  punir'*, 

pour  dire  :  Otez-moi  la  nécessité  d^aimer  et  de  punir;  et  néanmoins 
ne  m'avouerez-vous  pas  que,  sans  cette  hardie  façon  de  parler,  il 
n'eût  jamais  achevé  ce  premier  vers  :  Osez  me  désunir.^))  —  «  Pour 
moi,  dit  Léosthène,  je  ne  me  suis  point  étonnée  de  voir  Cléocrite 
s'énoncer  par  des  paroles  semblables  à  celles  qui  nous  sont  ordi- 
naires; mais  celles-ci  m'ont  donné  de  la  surprise  : 

Et  leur  antipathie  inspire  ::  leur  colère 

Des  préludes  secrets  de  ce  qu'il  vous  faut  faire  ^. 

Ce  n'est  pas  que  par  ces  mois  àe préludes  secrets,  etc.,  je  ne  présume 
qu'il  entende  quelque  chose  de  fort  énergique,  et  que  je  ne  sache  par 


1.  Acte  IV,  scène  i,  vers   laSS,  p.   187. 

2.  Ibidem,  vers  1241,  p.  187. 

3.  Actte  IV,  scène  IV,  vers  i5oi  et   l502,  p.  197. 

4.  Acte  IV,  scène  v,  vers   ib']'S  et  1576,  p.  200. 

5.  Ibidem,  vers  iSgS  et  i594,  p.  200. 


APPENDICE.  119 

moi-même  que  nous  disons  quelquefois  des  mots  qui  expliquent  assez 
obscurément  ce  que  nous  pensons,  et  qu'il  n'y  a  que  nous  qui  les 
entendons  :  c'est  ce  qu'il  fait  en  cet  endroit.  Il  n'en  va  pas  de 
même  de  la  pensée  qu'il  met  dans  ces  deux  vers  : 

Vous,  Seigneur,  si  Dircé  garde  encor  sur  votre  âme 
L'empire  que  lui  lit  une  si  belle  flamme  *  ; 

car  j'entends  bien  que  par  ces  mots  :  L'empire  que  lui  fit^  etc.,  il  veut 
dire  que  lui  donna.  »  A  peine  Léosthène  avoit-elle  achevé  de  parler 
qu'Emilie  s'écria  :  «  11  est  temps  de  donner  trêve  à  Félix;  et  quand 
je  lui  aurai  montré  la  dernière  de  nos  remarques,  je  lui  donnerai 
toute  la  liberté  de  nous  dire  que  nous  parlons  un  langage  que  l'on 
n'entend  point,  et  tout  ce  qu'il  nous  reproche  d'ordinaire  : 

La  surprenante  horreur  de  cet  accablement 
Ne  coûte  à  sa  grande  âme  aucun  égarement-. 

Il  faudroit  être  bien  obstiné,  poursviivit-elle,  pour  dire  que  nous 
faisons  des  façons  de  parler  bizarres  et  inouïes,  après  ces  deux  vers, 
qui  ne  signifient  rien,  sinon  que  celui  dont  Cléocrite  parle  en  cet 
endroit  ne  s'efTray  oit  pointa  la  vue  d'un  malheur:  V  horreur  de  V  ac- 
cablement ne  lui  coûte  aucun  égarement.^  l'horreur  de  ce  malheur  ne 
l'étonné  point.  »  Alors  Félix  avoua  que  de  la  façon  qu'elles  le  pre- 
noient,  elles  avoient  raison,  et  que  sans  doute  il  n'y  avoit  point 
d'auteur  qui  n'eût  ces  façons  de  parler  particulières  et  extraordi- 
naires, soit  qu'il  écrivît  en  prose  ou  en  vers.  Ils  s'étendirent 
quelque  temps  sur  cette  matière,  et  ensuite  la  conversation  prit  un 
autre  tour,  et  l'on  changea  de  sujet.  Mais  enfin  l'on  en  revint  sur 
les  louanges  de  Cléocrite,  et  chacun  d'une  même  voix  dit  que 
c'étoit  le  plus  grand  homme  qui  ait  jamais  écrit  des  jeux  du  cirque. 
Enfin  il  fut  question  de  se  séparer,  et  Félix  ayant  dit  adieu  à 
Emilie,  et  Léosthène  en  ayant  fait  autant,  elle  sortit  avec  lui,  qui  la 
ramena  chez  elle.  Ainsi  finit  la  conversation  où  je  finis  mon  histoire. 


A  la  fin  de  chacune  des  lettres  du  Grand  Dictionnaire  des  Précieuses 
historique^  etc.,  on  trouve  une  petite  série  d'expressions,  toutes  sui- 
vies du  nom  de  leur  auteur.  Plusieurs  sont  attribuées  à  Cléocrite 
l'aîné  (Pierre Corneille);  elles sonttirées  du CrimineHnnoceni{OEdipe), 

1.  Acte  V,  scène  vi,  vers  1873  et  1874,  p.  2i3. 

2.  Acte  V,  scène  vu,  vers  i883  et  1884,  p.  2i4- 


I20  ŒDIPE. 

et  ne  sont  que  des  répétitions  des  exemples  contenus  dans  le  morceau 
qui  précède;  mais  comme  parfois  les  explications  diffèrent  et  que  les 
passages  allégués  sont  très-peu  nombreux,  nous  allons  les  réunir  ici. 


E.  — Un  homme  qui  a  infiniment  deVesprlt  :  «  Un  concert  écla- 
tant de  rares  qualités  et  de  vertus  extraordinaires.  »  (Voyez  p.  ii5.) 

Ce  malheur  ne  Vétonne  point  :  «  La  surprenante  horreur  de  cet 
accablement  ne  coûte  à  sa  grande  âme  aucun  égarement.  »  (Voyez 
p.  119.) 

F.  —  Il  daigne  me  faire  des  présents  et  me  regarder  de  bon  œil 
encore  que  je  ne  travaille  plus  :  «  Il  répand  l'éclat  de  sa  propre 
bonté  sur  l'endurcissement  de  mon  oisiveté.  »  (Voyez  p.  ii4') 

H.  —  Le  sang  feroit  horreur  à  nos  dames  :  «  Le  sang  feroit  sou- 
lever la  délicatesse  de  nos  dames.  »  (Voyez  p.  116.) 

L.  —  Il  a  bien  laissé  des  enfants  :  «  Il  a  bien  transmis  du  sang 
à  sa  race.  »  (Voyez  p.  118.) 

Vamour  :  «  Le  partisan  des  désirs.  »  (Voyez  p.  118.) 

M.  —  Mon  crime  est  cause  de  votre  mort  :  «  J'ai  prêté  mon 
crime  à  faire  votre  mort.  »  (Voyez  p.  117.) 

S.  —  La  frayeur  a  saisi  toute  l'assemblée  :  «  La  frayeur  a  couru 
dans  toute  l'assemblée.  »  (Voyez  p.  116.) 

Un  silence  obstiné  :  «  Un  silence  affermi.  /)  (Voyez  p.  11 5.) 


I 


VERS^ 

PRÉSENTÉS   A   MONSEIGNEUR   LE    PROCUREUR  GÉNÉRAt,  FOUCQUET*, 
SURINTENDANT    DES  FINANCES. 

Laisse  aller  ton  essor  jusqu'à  ce  grand  génie 

Qui  le  rappelle  au  jour  dont  les  ans  t'ont  bannie, 

Muse,  et  n'oppose  plus  un  silence  obstiné 

A  l'ordre  surprenant  que  sa  main  t'a  donné ^. 

De  ton  âge  importun  la  timide  foiblesse*  5 

A  trop  et  trop  longtemps  déguisé  ta  paresse, 

Et  fourni  de  couleurs^  à  la  raison  d'Etat 

Qui  mutine  ton  cœur  contre  le  siècle  ingrat. 

L'ennui  de  voir  toujours  ses  louanges  frivoles 

Rendre  à  tes  longs  travaux  paroles  pour  paroles,         i  o 

Et  le  stérile  honneur  d'un  éloge  impuissant 

Terminer  son  accueil  le  plus  reconnoissant®; 

Ce  légitime  ennui  qu'au  fond  de  l'âme  excite 


I.  Ces  vers  et  l'avis  Au  lecteur  ne  se  trouvent  que  dans  l'édition 
de  lôSg. 

.  Nicolas  Foucquet,  né  en  i6i5,  procureur  général  au  parle- 
ment de  Paris  à  trente-cinq  ans,  surintendant  des  finances  en  1662, 
disgracié  en  1661,  mort  en  1680. 

3.  Voyez  plus  haut,  la  Notice  à^ Œdipe ^  p,  io4,  et  ci-après, 
l'avis  Au  lecteur,  p.  I24- 

4.  Voltaire  se  trompe  quand  il  dit,  dans  une  note  sur  ces  vers, 
que  Corneille  avait  cinquante-six  ans.  Il  était  dans  sa  cinquante- 
troisième  année  {dix  lustres  et  plus,  dit-il  lui-même  un  peu  plus 
bas,  au  vers  47)  lorsqu'il  publia  OEdipe. 

5.  Voyez  le  Lexique  au  mot  Fournir. 

6.  Corneille  a  exprimé  la  même  idée  dans  sa  dédicace  de  Cinna, 
à  Monsieur  de  Montoron.  Voyez  tome  III,  p.  87 a. 


122  ŒDIPE. 

L'excusable  fierté  d'un  peu  de  vrai  mérite, 

Par  un  juste  dégoût  ou  par  ressentiment,  1 5  « 

Lui  pouvoit  de  tes  vers  envier  l'agrément;  il 

Mais  aujourd'hui  qu'on  voit  un  héros  magnanime 

Témoigner  pour  ton  nom  une  toute  autre  estime, 

Et  répandre  l'éclat  de  sa  propre  bonté 

Sur  l'endurcissement  de  ton  oisiveté,  ao 

Il  te  seroit  honteux  d'affermir  ton  silence 

Contre  une  si  pressante  et  douce  violence  ; 

Et  tu  ferois  un  crime  à  lui  dissimuler 

Que  ce  qu'il  fait  pour  toi  te  condamne  à  parler. 

Oui,  généreux  appui  de  tout  notre  Parnasse,  a  5 

Tu  me  rends  ma  vigueur  lorsque  tu  me  fais  grâce  ; 
Et  je  veux  bien  apprendre  à  tout  notre  avenir 
Que  tes  regards  bénins  ont  su  me  rajeunir. 
Je  m'élève  sans  crainte  avec  de  si  bons  guides  : 
Depuis  que  je  t'ai  vu,  je  ne  vois  plus  mes  rides;  3o 

Et  plein  d'une  plus  claire  et  noble  vision, 
Je  prends  mes  cheveux  gris  pour  cette  illusion. 
Je  sens  le  même  feu,  je  sens  la  même  audace, 
Qui  fit  plaindre  le  Cid,  qui  fit  combattre  Horace; 
Et  je  me  trouve  encor  la  main  qui  crayonna  3  5 

L'âme  du  grand  Pompée  et  l'esprit  de  Cinna. 
Choisis-moi  seulement  quelque  nom  dans  l'histoire 
Pour  qui  tu  veuilles  place  au  temple  de  la  Gloire, 
Quelque  nom  favori  qu'il  te  plaise  arracher 
A  la  nuit  de  la  tombe,  aux  cendres  du  bûcher.  /,  o 

Soit  qu'il  faille  ternir  ceux  d'Enée  et  d'Achille 
Par  un  noble  attentat  sur  Homère  et  Virgile, 
Soit  qu'il  faille  obscurcir  par  un  dernier  effort 
Ceux  que  j'ai  sur  la  scène  affranchis  de  la  mort  : 
Tu  me  verras  le  même,  et  je  te  ferai  dire,  45 

Si  jamais  pleinement  ta  grande  âme  m'inspire. 
Que  dix  lustres  et  plus  n'ont  pas  tout  emporté 


I 


VERS  A    FOUCQUEÏ.  laS 

Cet  assemblage  heureux  de  force  et  de  clarté, 

Ces  prestig-es  secrets  de  l'aimable  imposture 

Qu'à  l'envi  m'ont  prêtée  et  l'art  et  la  nature.  5o 

N'attends  pas  toutefois  que  j'ose  m'enhardir 
Ou  jusqu'à  te  dépeindre,  ou  jusqu'à  t'applaudir  : 
Ce  seroit  présumer  que  d'une  seule  vue 
J'aurois  vu  de  ton  cœur  la  plus  vaste  étendue; 
Qu'un  moment  suffiroit  à  mes  débiles  yeux  5  5 

Pour  démêler  en  toi  ces  dons  brillants  des  cieux 
De  qui  l'inépuisable  et  perçante  lumière, 
Sitôt  que  tu  parois,  fait  baisser  la  paupière. 
J'ai  déjà  vu  beaucoup  en  ce  moment  heureux: 
Je  t'ai  vu  magnanime,  affable,  généreux;  60 

Et  ce  qu'on  voit  à  peine  après  dix  ans  d'excuses, 
Je  t'ai  vu  tout  d'un  coup  libéral  pour  les  muses. 
Mais  pour  te  voir  entier,  il  faudroit  un  loisir 
Que  tes  délassements  daignassent  me  choisir  : 
C'est  lors  que  je  verrois  la  saine  politique  6  fi 

Soutenir  par  tes  soins  la  fortune  publique, 
Ton  zèle  infatigable  à  servir  ton  grand  roi. 
Ta  force  et  ta  prudence  à  régir  ton  emploi  ; 
C'est  lors  que  je  verrois  ton  courage  intrépide 
Unir  la  vigilance  à  la  vertu  solide  ;  7  o 

Je  verrois  cet  illustre  et  haut  discernement 
Qui  te  met  au-dessus  de  tant  d'accablement; 
Et  tout  ce  dont  l'aspect  d'un  astre  salutaire 
Pour  le  bonheur  des  lis  t'a  fait  dépositaire. 
Jusque-là  ne  crains  pas  que  je  gâte  un  portrait  7  r> 

Dont  je  ne  puis  encor  tracer  qu'un  premier  trait; 
Je  dois  être  témoin  de  toutes  ces  merveilles 
Avant  que  d'en  permettre  une  ébauche  à  mes  veilles  ; 
Et  ce  flatteur  espoir  fera  tous  mes  plaisirs. 
Jusqu'à  ce  que  l'efFet  succède  à  mes  désirs.  80 

Hâte-toi  cependant  de  rendre  un  vol  sublime 


124  ŒDIPE. 

Au  génie  amorti  que  ta  bonté  ranime, 

Et  dont  l'impatience  attend  pour  se  borner 

Tout  ce  que  tes  faveurs  lui  voudront  ordonner. 


AU    LECTEUR. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  je  fais  marcher  ces  vers  à 
la  tête  de  V Œdipe,  puisqu'ils  sont  cause  que  je  vous 
donne  V Œdipe.  Ce  fut  par  eux  que  je  tâchai  de  témoi- 
gner à  M.^  le  procureur  général  quelque  sentiment  de 
reconnoissance  pour  une  faveur  signalée  que  j'en  ve- 
nois  de  recevoir;  et  bien  qu'ils  fussent  remplis  de  cette 
présomption  si  naturelle  à  ceux  de  notre  métier,  qui  man- 
quent rarement  d'amour-propre,  il  me  fit  cette  nouvelle 
grâce  d'accepter  les  offres  qu'ils  lui  faisoient  de  ma  part, 
et  de  me  proposer  trois  sujets  pour  le  théâtre,  dont  il 
me  laissa  le  choix^.  Chacun  sait  que  ce  grand  ministre 
n'est  pas  moins  le  surintendant  des  belles-lettres  que 
des  finances  ;  que  sa  maison  est  aussi  ouverte  aux  gens 
d'esprit  qu'aux  gens  d'affaires;  et  que  soit  à  Paris, 
soit  à  la  campagne,  c'est  dans  les  bibliothèques  qu'on  ^ 
attend  ces  précieux  moments  qu'il  dérobe  aux  occupa- 
tions qui  l'accablent^  pour  en  gratifier  ceux  qui  ont 

I.  L'ëdition  originale  (1659),  la  seule,  nous  l'avons  dit,  qui  con- 
tienne cet  avis  Au  lecteur^  n'a  ici  que  l'initiale  M.  En  tête  des  vers 
(voyez  p.  121)  Corneille  traite  le  procureur  général  surintendant 
de  Monseigneur. 

a.  Voyez  ci-dessus,  p.  104. 

3.  Dans  l'année  même  où  Corneille  écrivait  cet  avis  Au  lecteur, 
la  Fontaine  donnait  la  description  suivante  du  curieux  musée  de 
Saint-Mandé,  où  probablement  il  rencontrait  parfois  notre  poëte  : 

Si  je  vois  qu'on  vous  entretienne, 
J'attendrai  fort  paisiblement 


t 


AU   LECTEUR.  i25 

quelque  talent  d'écrire  avec  succès.  Ces  vérités  sont  con- 
nues de  tout  le  monde;  mais  tout  le  monde  ne  sait  pas 
que  sa  bonté  s'est  étendue  jusqu'à  ressusciter  les  muses 
ensevelies  dans  un  long-  silence,  et  qui  étoient  comme 
mortes  au  monde,  puisque  le  monde  les  avoit  oubliées. 
C'est  donc  à  moi  à  le  publier  après  qu'il  a  daigné  m'y 
faire  revivre  si  avantageusement.  Non  que  de  là  j'ose 
prendre  l'occasion  de  faire  ses  éloges  :  nos  dernières  an- 
nées ont  produit  peu  de  livres  considérables,  ou  pour  la 
profondeur  de  la  doctrine,  ou  pour  la  pompe  et  la  net- 
teté de  l'expression,  ou  pour  les  agréments  et  la  justesse 
de  l'art,  dont  les  auteurs  ne  se  soient  mis  sous  une  pro- 
tection si  glorieuse^  et  ne  lui  ayent  rendu  les  hommages 
que  nous  devons  tous  à  ce  concert  éclatant  et  merveil- 
leux de  rares  qualités  et  de  vertus  extraordinaires  qui 
laissent  une  admiration  continuelle  à  ceux  qui  ont  le 
bonheur  de  l'approcher.  Les  téméraires  efforts  que  j'y 
pourrois  faire  après  eux  ne  serviroient  qu'à  montrer  com- 
bien je  suis  au-dessous  d'eux  :  la  matière  est  inépuisable, 
mais  nos  esprits  sont  bornés;  et  au  lieu  de  travailler  à 
la  gloire  de  mon  protecteur,  je  ne  travaillerois  qu'à  ma 

En  ce  superbe  appartement, 
Où  l'on  a  fait  d'étrange  terre, 
Depuis  peu,  venir  à  grand'erre 
(Non  sans  travail  et  quelques  frais) 
Des  rois  Céphrim  et  Kiopès 
Le  cercueil,  la  tombe  ou  la  bière  ; 
Pour  les  rois,  ils  sont  en  poussière, 
C'est  là  que  j'en  voulois  venir. 
Il  me  fallut  entretenir 
Avec  ces  monuments  antiques, 
Pendant  qu'aux  affaires  publiques 
Vous  donniez  tout  votre  loisir. 

[Épîtrc  à  Foucquet^  vers  74  et  suivants.) 

I.  On  ne  se  rappelle  guère  aujourd'hui,  parmi  les  livres  offerts 
à  Foucquet,  que  le  magnifique  manuscrit  sur  vélin  du  poëme 
A' Adonis  que  la  Fontaine  lui  dédia  en  i658. 


126  ŒDIPE. 

honte.  Je  me  contenterai  devons  dire  simplement  que  si 
le  public  a  reçu  quelque  satisfaction  de  ce  poëme,  et  s'il 
en  reçoit  encore  de  ceux  de  cette  nature  et  de  ma  façon 
qui  pourront  le  suivre,  c'est  à  lui  qu'il  en  doit  imputer  le 
tout,  puisque  sans  ses  commandements  je  n'aurois  jamais 
fait  V  Œdipe ^  et  que  cette  tragédie  a  plu  assez  au  Roi 
pour  me  faire  recevoir  de  véritables  et  solides  marques 
de  son  approbation  :  je  veux  dire  ses  libéralités,  que  j'ose 
nommer  des  ordres  tacites,  mais  pressants,  de  consacrer 
aux  divertissements  de  Sa  Majesté  ce  que  l'âge  et  les  vieux 
travaux  m'ont  laissé  d'esprit  et  de  vigueur  ^ 

Au  reste,  je  ne  vous  dissimulerai  point  qu'après  avoir 
arrêté  mon  choix  sur  ce  sujet,  dans  la  confiance  que  j'au- 
rois  pour  moi  les  suffrages  de  tous  les  savants,  qui  l'ont 
regardé  comme  le  chef-d'œuvre  de  l'antiquité,  et  que 
les  pensées  de  ces  grands  génies  qui  l'ont  traité  en  grec 
et  en  latin  me  faciliteront  les  moyens  d'en  venir  à  bout 
assez  tôt  pour  le  faire  représenter  dans  le  carnaval^,  je 
n'ai  pas  laissé  de  trembler  quand  je  l'ai  envisagé  de  près 
et  un  peu  plus  à  loisir  que  je  n'avois  fait  en  le  choisissant. 
J'ai  reconnu  que  ce  qui  avoit  passé  pour  miraculeux  dans 
ces  siècles  éloignés  pourroit  sembler  horrible  au  nôtre, 
et  que  cette  éloquente  et  curieuse  description  de  la  ma- 
nière dont  ce  malheureux  prince  se  crève  les  yeux,  et  le 
spectacle  de  ces  mêmes  yeux  crevés,  dont  le  sang  lui  dis- 
tille sur  le  visage,  qui  occupe  tout  le  cinquième  acte  chez 
ces  incomparables  originaux,  feroit  soulever  la  délica- 
tesse de  nos  dames,  qui  composent  la  plus  belle  partie 
de  notre  auditoire,  et  dont  le  dégoût  attire  aisément  la 
censure  de  ceux  qui  les  accompagnent^;  et  qu'enfin,  l'a- 


1.  Voyez  ci-dessus,  p.  107  et  108. 

a.  Voyez  ci-dessus,  p.  104. 

3.   Dacier,  traducteur  à^OEdipe  ro/,  répond  au  scrupule  de  Cor- 


f 


AU   LECTEUR. 


127 


mour  n'ayant  point  de  part  dans  ce  sujet,  ni  les  femmes 
d'emploi,  il  étoit  dénué  des  principaux  ornements  qui 
nous  gagnent  d'ordinaire  la  voix  publique.  J'ai  tâché  de 
remédier  à  ces  désordres  au  moins  mal  que  j'ai  pu,  en 
épargnant  d'un  côté  à  mes  auditeurs  ce  dangereux  spec- 
tacle, et  y  ajoutant  de  l'autre  l'heureux  épisode  des  amours 
de  Thésée  et  de  Dircé,  que  je  fais  fille  de  Laïus,  et  seule 
héritière  de  sa  couronne,  supposé  que  son  frère,  qu'on 
avoit  exposé  aux  bêtes  sauvages,  en  eût  été  dévoré  comme 
on  le  croyoit;  j'ai  retranché  le  nombre  des  oracles  S  qui 
pouvoit  être  importun,  et  donner  trop  de  jour  à  Œdipe 
pour  se  connoître  ;  j'ai  rendu  la  réponse  de  Laïus*,  évoqué 
par  Tirésie,  assez  obscure  dans  sa  clarté  pour  faire  un 
nouveau  nœud,  et  qui  peut-être  n'est  pas  moins  beau  que 
celui  de  nos  anciens;  j'ai  cherché  même  des  raisons  pour 
justifier  ce  qu'Aristote  y  trouve  sans  raison^,  et  qu'il 
excuse  en  ce  qu'il  arrive  au  commencement  de  la  fable  ; 


neille  par  le  début  du  troisième  chant  de  V^rt  poétique  de  Boi- 

leau  : 

Il  n'est  point  de  serpent,  ni  de  monstre  odieux, 
Qui  par  l'art  imité  ne  puisse  plaire  aux  yeux. 
D'un  pinceau  délicat  l'artifice  agréable 
Du  plus  affreux  objet  fait  un  objet  aimable. 
Ainsi,  pour  nous  charmer,  la  tragédie  en  pleurs 
D'OEdipe  tout  sanglant  fit  parler  les  doideurs. 

I.  Les  oracles,  les  réponses  fatidiques  abondent  dans  rOEûf/y^e  roi 
de  Sophocle  et  dans  VOEdipe  de  Sénèque.  Chez  Sophocle,  Créon 
revient  de  Delphes,  annonçant  qu'il  faut  bannir  le  meurtrier  de 
Laïus;  ensuite  Tirésias,  consulté  par  OEdipe,  finit,  après  un  long 
silence,  par  l'accuser  d'être  le  coupable;  puis  Jocaste,  croyant  rassu- 
rer OEdipe,  lui  raconte  qu'un  des  ministres  d'Apollon  avait  prédit 
à  Laïus  qu'il  périrait  de  la  main  de  sou  fils;  alors  OEdipe,  effrayé, 
lui  rapporte  à  son  tour  un  oracle  de  Delphes,  qvii  le  menace  de 
devenir  le  meurtrier  de  son  père,  et  l'époux  de  sa  mère. 

1.  Voyez  ci-après,  acte  II,  scène  m,  vers  6o5-6io. 

3.  "AXo^ov  8c  [jiTjoèv  siva-.  sv  xolç,  Tupccyp-aaiv.  si  ùï  [xr],  sÇw  xf^q  ipa- 
Yt^ôta;,  oiov  x<x  sv  xCy  OnZir^oo^  toj  ISooo/.Xsouç.  [Poétique,  chapitre  xv. 


128  ŒDIPE. 

et  j'ai  fait  en  sorte  qu'Œdipe,  encore  qu'il  se  souvienne 
d'aboir  combattu  trois  hommes  au  lieu  même  où  fut  tué 
Laïus,  et  dans  le  même  temps  de  sa  mort,  bien  loin  de 
s'en  croire  Fauteur,  la  croit  avoir  vengée  sur  trois  bri- 
gands à  qui  le  bruit  commun  l'attribue.  Cela  m'a  fait 
perdre  l'avantage  que  je  m'étois  promis  de  n'être  souvent 
que  le  traducteur  de  ces  grands  hommes  qui  m'ont  pré- 
cédé. Comme  j'ai  pris  une  autie  route  que  la  leur,  il  m'a 
été  impossible  de  me  rencontrer  avec  eux;  mais  en  ré- 
compense, j'ai  eu  le  bonheur  de  faire  avouer  à  la  plu- 
part de  mes  auditeurs  que  je  n'ai  fait  aucune  pièce  de 
théâtre  où  il  se  trouve  tant  d'art  qu'en  celle-ci,  bien  que 
ce  ne  soit  qu'un  ouvrage  de  deux  mois,  que  l'impatience 
françoise  m'a  fait  précipiter,  par  un  juste  empressement 
d'exécuter  les  ordres  favorables  que  j'avois  reçus. 


EXAMEN*. 

La  mauvaise  fortune  de  Pertharite  m'avoit  assez  dé- 
goûté du  théâtre  pour  m'obliger  à  faire  retraite,  et  à 
m'imposer  un  silence  que  je  garderois  encore,  si  M.  le 
procureur  général  Foucquet^  me  l'eût  permis.  Comme  il 
n'étoit  pas  moins  surintendant  des  belles-lettres  que  des 
finances,  je  ne  pus  me  défendre^  des  ordres  qu'il  daigna 

I.  Cet  Examen^  jusqu'il  la  troisième  phrase  du  derner  para- 
graphe, ne  fait  guère  que  reproduire,  mais  avec  de  très-nom- 
breuses variantes  dans  le  style,  l'avis  Au  lecteur  qui  précède. 

a.   Le  mot  Foi^c^ticf  est  omis  dans  les  éditions  de  1660  et  de  i663. 

3.  Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  Comme  il  n'est  pas  moins..  . 
je  n'ai  pu  me  défendre  des  ordres  qu'il  a  daigné  me  donner.  —  On 
peut  s'étonner  que  ce  soit  encore  là  le  texte  de  l'édition  de  i663, 
puisque  la  disgrâce  de  Foucquet  est  de  1661  :  il  avait  été  arrêté  à 
Nantes  le  5  septembre  de  cette  année.  C'est  bien  probablement 


EXAMEN.  129 

me  donner  de  mettre  sur  notre  scène*  un  des  trois  sujets' 
qu'il  me  proposa^.  Il  m'en  laissa  le  choix,  et  je  m'arrêtai 
à  celui-ci,  dont  le  bonheur  me  vengea  bien  de  la  déroute 
de  l'autre,  puisque  le  Roi  s'en  satisfit  assez  pour  me  faire 
recevoir  des  marques  solides  de  son  approbation  par  ses 
libéralités,  que  je  pris  pour  des  commandements  tacites 
de  consacrer  aux  divertissements  de  Sa  Majesté  ce  que 
l'âge  et  les  vieux  travaux  m'avoient  laissé  d'esprit  et  de 
vigueur*. 

Je  ne  déguiserai  point  qu'après  avoir  fait  le  choix  de  ce 
sujet,  sur  cette  confiance  que  j'aurois  pour  moi  les  suf- 
frages de  tous  les  savants,  qui  le  regardent  encore  comme 
le  chef-d'œuvre  de  l'antiquité,  et  que  les  pensées  de 
Sophocle  et  de  Sénèque,  qui  l'ont  traité  en  leurs  langues, 
me  faciliteroient  les  moyens  d'en  venir  à  bout,  je  trem- 
blai quand  je  l'envisageai  de  près  :  je  reconnus^  que  ce 
qui  avoit  passé  pour  merveilleux  en  leurs  siècles  pourroit 
sembler  horrible  au  nôtre  ;  que  cette  éloquente  et  curieuse 
description  de  la  manière  dont  ce  malheureux  prince 
se  crève  les  yeux,  qui  occupe  tout  leur  cinquième  acte, 


une  simple  inadvertance  ;  car  on  ne  peut  pas  dire  que  le  poëte  ait 
voulu  attendre  le  jugement  du  surintendant  :  l'Achevé  d'imprimer 
de  l'édition  de  1664,  la  première  où  Corneille  ait  modifié  ce  pas- 
sage, est  du  14  août,  et  le  jugement  est  des  mois  de  novembre  et 
décembre  suivants. 

1.  Var.  (édit.  de  1660-1664)  '■■■■•  me  donner  de  le  rompre  [le  si- 
lence), pour  mettre  sur  notre  scène. 

2.  Var.   (édit.  de  1660-1668)  :  un  de  trois  sujets. 

3.  Var.  (édit.  1660  et  de  i663)  :  qu'il  lui  a  plu  me  proposer; 
—  (édit.  de  1664)  :  qu'il  lui  plut  me  proposer. 

4.  Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  Il  m'en  a  laissé  le  choix, 
et  je  me  suis  arrêté  à  celui-ci,  dont  le  bonheur  m'a  bien  vengé..., 
puisque  le  Roi  s'en  est  assez  satisfait....  que  j'ai  prises....  m'ont 
laissé  d'esprit  et  de  vigueur. 

5  Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  j'ai  tremblé  quand  je  l'ai 
envisagé  de  près  :  j'ai  reconnu 

CoK?^F.ir.LK,  VI  û 


i3o  QEDIPE. 

feroit  soulever  la  délicatesse  de  nos  dames,  dont  le  dé- 
goût attire  aisément  celui  du  reste  de  l'auditoire*;  et 
qu'enfin,  Tamour  n'ayant  point  de  part  en  cette  tragédie, 
elle  étoit  dénuée  des  principaux  agréments  qui  sont  en 
possession  de  gagner  la  voix  publique. 

Ces  considérations  m'ont  fait  cacher  aux  yeux  un  si 
dangereux  spectacle,  et  introduire  l'heureux  épisode  de 
Thésée  et  de  Dircé.  J'ai  retranché  le  nombre  des  oracles" 
qui  pouvoit  être  importun,  et  donner  à  Œdipe  trop  de 
soupçon  de  sa  naissance.  J'ai  rendu  la  réponse  de  Laïus, 
évoqué  par  Tirésie,  assez  obscure  dans  sa  clarté  appa- 
rente pour  en  faire  une  fausse  application  à  cette  prin- 
cesse^; j'ai  rectifié  ce  qu'Aristote  y  trouve  sans  raison  \ 
et  qu'il  n'excuse  que  parce  qu'il  arrive  avant  le  commen- 
cement de  la  pièce;  et  j'ai  fait  en  sorte  qu'Œdipe,  loin 
de  se  croire  l'auteur  de  la  mort  du  Roi  son  prédécesseur, 
s'imagine  l'avoir  vengée  sur  trois  brigands,  à  qui  le  bruit 
commun  l'attribue  ;  et  ce  n'est  pas  un  petit  artifice  qu'il 
s'en  convainque  lui-même  lorsqu'il  en  veut  convaincre 
Phorbas. 

Ces  changements  m'ont  fait  perdre  l'avantage  que  je  m 

m'étois  promis,  de  n'être  souvent  que  le  traducteur  de  1 
ces  grands  génies  qui  m'ont  précédé.  La  différente  route  l 
que  j'ai  prise  m'a  empêché  de  me  rencontrer  avec  eux, 
et  de  me  parer  de  leur  travail  ;  mais  en  récompense, 
j'a  eu  le  bonheur  de  faire  avouer  qu'il  n'est  point  sorti 
de  pièce  de  ma  main  où  il  se  trouve  tant  d'art  qu'en 
celle-ci.  On  m'y  a  fait  deux  objections  :  l'une,  que  Dircé, 
au  troisième  acte^,  manque  de  respect  envers  sa  mère^, 

1.  Voyez  ci-dessus,  p.  126,  note  3. 

2.  Voyez  ci-dessus,  p.  127,  noie  i. 

3.  Dircé.  —  4-  Voyez  ci-dessus,  p.  127,  note  3. 

5.  Dans  la  scène  11  du  IIP  acte. 

6.  Var.  (édit.  de  1660  et  de  i663)  :  manque  de  respecta  samêre. 


EXAMEN.  i3i 

ce  qui  ne  peut  être  une  faute  de  théâtre,  puisque  nous  ne 
sommes  pas  obligés  de  rendre  parfaits  ceux  que  nous  y 
faisons  voir;  outre  que  cette  princesse  considère  encore 
tellement  ces  devoirs  de  la  nature,  que  bien  qu'elle  aye 
lieu  de  regarder  cette  mère  comme  une  personne  *  qui  s'est 
emparée  d'un  trône  qui  lui  appartient,  elle  lui  demande 
pardon  de  cette  échappée,  et  la  condamne  aussi  bien  que 
les  plus  rig-oureuxde  mes  juges.  L'autre  objection  regarde 
la  guérison  publique,  sitôt  qu'Œdipe  s'est  puni.  La  nar- 
ration s'en  fait  par  Cléante  et  par  Dymas"^;  et  l'on  veut 
qu'il  eût  pu  suffire  de  l'un  des  deux  pour  la  faire  :  à  quoi 
je  réponds  que  ce  miracle  s'étant  fait  tout  d'un  coup,  un 
seul  homme  n'en  pouvoit  savoir  assez  toi  tout  l'elTet,  et 
qu'il  a  fallu  donner  à  l'un  le  récit  de  ce  qui  s'étoit  passé 
dans  la  ville,  et  à  l'autre,  de  ce  qu'il  avoit  vu  dans  le  pa- 
lais. Je  trouve  plus  à  dire  à  Dircé  qui  les  écoute,  et  devroit 
avoir  couru  auprès  de  sa  mère,  sitôt  qu'on  lui  en  a  dit  la 
mort;  mais  on  peut  répondre  que  si  les  devoirs  de  la  na- 
ture nous  appellent  auprès  de  nos  parents  quand  ils  meu- 
rent, nous  nous  retirons  d'ordinaire  d'auprès  d'eux  quand 
ils  sont  morts,  afin  de  nous  épargner  ce  funeste  spectacle, 
et  qu'ainsi  Dircé  a  pu  n'avoir  aucun  empressement  de 
voir  sa  mère,  à  qui  son  secours  ne  pouvoit  plus  être 
utile,  puisqu'elle  étoit  morte;  outre  que  si  elle  y  eût 
couru ^,  Thésée  l'auroit  suivie,  et  il  ne  me  seroit  de- 
meuré personne  pour  entendre  ces  récits.  C'est  une  in- 
commodité de  la  représentation  qui  doit  faire  souffrir 
quelque  manquement  à  l'exacte  vraisemblance.  Les  an- 

I.  V.\R.  (édit.  de  1660- 1668)  :  de  la  regarder  comme  une  per- 
sonne. 

1.  Dans  la  dernière  scène  dn  V"  acte. 

3.  Ce  passage,  depuis  :  «  ou  peut  répondre,  »  jusqu'à  :  «  si 
elle  y  eût  couru  »  inclusivement,  manque  dans  les  éditions  de 
i()()o  el  do  1^03. 


i32  OEDIPE. 

ciens  avoient  leurs  chœurs  qui  ne  sortoient  point  du 
théâtre,  et  étoient  toujours  prêts  d' écouter  tout  ce  qu'on 
leur  vouloit  apprendre  ;  mais  cette  facilité  étoit  compensée 
par  tant  d'autres  importunités  de  leur  part,  que  nous  ne 
devons  point  nous  repentir  du  retranchement  que  nous 
en  avons  fait. 


EDITIONS    COLLATIONNÉES,    ETC.  i33 

LISTES   DES    ÉDITIOÎVS   QUI  ONT  ÉTÉ    COLLATIONNÉES 
POUR    LES    VARIANTES    WOEDIPE. 

ÉDITION  SÉPAIIÉE. 

1659  in-i2. 


RECUEILS, 


1660  in-8oi; 
i663  in-fol.  ; 
1664  in-8°; 


1668  in- 12 
1682  in-i2. 


I.  La  dernière  pièce  contenue  dans  les  recueils  de  i654  et  i656 
est  Pertliarite. 


ACTEURS^ 

OEDIPE,  roi  de  Thèbes,  fils  et  mari  de  Jocaste. 
THESEE,  prince  d'Athènes,  et  amant  de  Dircé. 
JOCASTE,  reine  de  Thèbes,  femme  et  mère  d'OEdipe. 
DIRCE,  princesse  de  Thèbes,  fille  de  Laïus  et  de  Jocaste, 

sœur  d'OEdipe,  et  amante  de  Thésée. 
CLÉANTE, 


confidents  d'OEdipe. 
DYMAS,       ^  * 

PHORBAS,  vieillard  thébain. 

iPHICRATE,  vieillard  de  Corinthe. 

NÉRINE,  dame  d'honneur  de  la  Reine 2. 

MÉGARE,  fille  d'honneur  de  Dircé. 

Page. 

La  scène  est  à  Thèbes. 


1 .  De  ces  divers  personnages,  OEdipe  et  Jocaste  seuls  sont  em- 
pruntés à  V OEdipe  roi  de  Sophocle;  Thésée  figure  dans  V OEdipe 
à  Colone;  Phorbas,  dans  V OEdipe  de  Sénèque;  Dircé  est  un  nom 
thébain,  celui  d'une  ancienne  reine  de  Thèbes,  mentionnée  par 
Plutarque,  et  dont  l'époux,  d'après  Apollodore,  s'appelait  Ljcus, 
autre  nom  que  Corneille  a  employé  dans  sa  pièce,  au  vers  1411. 

2.  Vak.  (édit.  de  1659-1664)  :  suivante  de  la  Reine;  et  ci-après  : 
suivante  de  Dircé.  —  Ces  deux  derniers  changements  paraissent 
être  une  concession  faite  par  Corneille  à  l'abbé  d'Aubignac,  qui  a 
dit  dans  sa  Seconde  dissertation  [Recueil  de  Granet,  tome  I,  p.  288 

et  289)  :  «  Comment  M.  Corneille  nomme-t-il Nérine...?  La 

suivante  de  Jocaste^  où  l'on  voit  Nérine  suivante  des  princesses  de 
M.  Corneille  en  titre  d'office.  Dircé,  selon  l'invention  de  M.  Cor- 
neille..., étoit  fille  de  Laïus;  et  comment  nomme-t-il  Mégare  qu'il 

lui  donne  pour  compagnie?  La  suivante  de  Dircé Je  ne  doute 

point  que  ce  petit  avis  ne  le  réveille  et  ne  l'oblige  à  qualifier  les 
femmes  de  sa  Sophonisbe  dans  la  liste  des  acteurs  qu'il  fera  mettre 
à  l'impression,  du  titre  de  dames  d'honneur  on  de  confidentes^  comme 
il  a  fait  en  quelques  pièces.  );  —  Médée  est  la  seule  pièce  où  Corneille 
se  soit  servi  du  mot  suivante^  et  l'ait  gardé  dans  toutes  ses  éditions. 


OEDIPE. 

TRAGÉDIE. 


ACTE    I. 


SCENE  PREMIERE. 

THÉSÉE,  DIRCÉ. 

THÉSÉE. 

N'écoutez  plus,  Madame,  une  pitié  cruelle, 
Qui  d'un  fidèle  amant  vous  feroit  un  rebelle  : 
La  gloire  d'obéir  n'a  rien  qui  me  soit  doux. 
Lorsque  vous  m'ordonnez  de  m'éloigner  de  vous. 
Quelque  ravage  affreux  qu'étale  ici  la  peste,  5 

L'absence  aux  vrais  amants  est  encor  plus  funeste  ; 
Et  d'un  si  grand  péril  l'image  s'offre  en  vain, 
Quand  ce  péril  douteux  épargne  un  mal  certain. 

DIRCÉ. 

Le  trouvez-vous  douteux  quand  toute  votre  suite 
Par  cet  affreux  ravage  à  Phaedime  est  réduite,  i  0 

De  qui  même  le  front,  déjà  pâle  et  glacé, 
Porte  empreint  le  trépas  dont  il  est  menacé? 
Seigneur,  toutes  ces  morts  dont  il  vous  environne 
Sont  des  avis  pressants  que  de  grâce  il  vous  donne, 
Et  tant  lever  le  bras  avant  que  de  frapper,  i  5 

C'est  vous  dire  assez  haut  qu'il  est  tant  d'échapper. 


i36  ŒDIPE. 

THÉSÉE. 

Je  le  vois  comme  vous;  mais  alors  qu'il  m'assiège, 
Vous  laisse-t-il,  Madame,  un  plus  grand  privilège? 
Ce  palais  par  la  peste  est-il  plus  respecté  ? 
Et  l'air  auprès  du  trône  est-il  moins  infecté?  20 

DIRCÉ. 

Ah  !  Seigneur,  quand  l'amour  tient  une  âme  alarmée, 

Il  l'attache  aux  périls  de  la  personne  aimée. 

Je  vois  aux  pieds  du  Roi  chaque  jour  des  mourants  ; 

J'y  vois  tomber  du  ciel  les  oiseaux  expirants*; 

Je  me  vois  exposée  à  ces  vastes  misères;  2  5 

J'y  vois  mes  sœurs,  la  Reine,  et  les  princes  mes  frères  : 

Je  sais  qu'en  ce  moment  je  puis  les  perdre  tous  ; 

Et  mon  cœur  toutefois  ne  tremble  que  pour  vous, 

Tant  de  cette  frayeur  les  profondes  atteintes 

Repoussent  fortement  toutes  les  autres  craintes  !  3o 

THÉSÉE. 

Souffrez  donc  que  l'amour  me  fasse  même  loi. 

Que  je  tremble  pour  vous  quand  vous  tremblez  pour  moi, 

Et  ne  m'imposez  pas  cette  indigne  foiblesse 

De  craindre  autres  périls  que  ceux  de  ma  princesse  : 

J'aurois  en  ma  faveur  le  courage  bien  bas,  3  5 

Si  je  fuyois  des  maux  que  vous  ne  fuyez  pas. 

Votre  exemple  est  pour  moi  la  seule  règle  à  suivre  ; 

Eviter  vos  périls,  c'est  vouloir  vous  survivre  : 

Je  n'ai  que  cette  honte  à  craindre  sous  les  cieux. 

Ici  je  puis  mourir,  mais  mourir  à  vos  yeux;  40 

Et  si  malgré  la  mort  de  tous  côtés  errante. 

Le  destin  me  réserve  à  vous  y  voir  mourante. 


I.   Ceci  paraît  être  un  souvenir  de  Virgile,  qui  a  dit  dans  la  description  de 
la  peste  des  animaux  : 

Ipsis  est  aer  avibus  non  mquiis,  et  illie 
Prsecipites  alla  vitani  sub  nubc  relinquunt. 

[Géorgiques,  livre  III,  vers  546  et  547-) 


ACTE    I,    SCENE    I.  187 

Mon  bras  sur  moi  du  moins  enfoncera  les  couj_)s 
Qu'aura  son  insolence  élevés  jusqu'à  vous, 
Et  saura  me  soustraire  à  cette  ignominie  4  5 

De  souffrir  après  vous  quelques  moments  de  vie, 
Qui  dans  le  triste  état  où  le  ciel  nous  réduit, 
Seroient  de  mon  départ  Tinfâme  et  le  seul  fruit. 

DIRCÉ. 

Quoi  ?  Dircé  par  sa  mort  deviendroit  criminelle 
Jusqu'à  forcer  Thésée  à  mourir  après  elle,  5o 

Et  ce  cœur,  intrépide  au  milieu  du  danger. 
Se  défendroit  si  mal  d'un  malheur  si  léger! 
M'immoler  une  vie  à  tous  si  précieuse. 
Ce  seroit  rendre  à  tous  ma  mémoire  odieuse, 
Et  par  toute  la  Grèce  animer  trop  d'horreur  5  5 

Contre  une  ombre  chérie  avec  tant  de  fureur. 
Ces  infâmes  brigands  dont  vous  l'avez  purgée, 
Ces  ennemis  publics  dont  vous  l'avez  vengée. 
Après  votre  trépas  à  l'envi  renaissants, 
Pilleroient  sans  frayeur  les  peuples  impuissants;  60 

Et  chacun  maudiroit,  en  les  voyant  paroitre, 
La  cause  d'une  mort  qui  les  feroit  renaître. 
Oserai-je,  Seigneur,  vous  dire  hautement 
Qu'un  tel  excès  d'amour  n'est  pas  d'un  tel  amant? 
S'il  est  vertu  pour  nous,  que  le  ciel  n'a  formées  6  5 

Que  pour  le  doux  emploi  d'aimer  et  d'être  aimées, 
Il  faut  qu'en  vos  pareils  les  belles  passions 
Ne  soient  que  l'ornement  des  grandes  actions. 
Ces  hauts  emportements  qu'un  beau  feu  leur  inspire 
Doivent  les  élever,  et  non  pas  les  détruire  ;  7  o 

Et  quelque  désespoir  que  leur  cause  un  trépas, 
Leur  vertu  seule  a  droit  de  faire  agir  leurs  bras. 
Ces  bras,  que  craint  le  crime  à  l'égal  du  tonnerre. 
Sont  des  dons  que  le  ciel  fait  à  toute  la  terre  ; 
Et  l'univers  en  eux  perd  un  trop  grand  secours,  75 


i38  OEDIPE. 

Pour  souffrir  que  l'amour  soit  maître  de  leurs  jours. 

Faites  voir,  si  je  meurs,  une  entière  tendresse; 
Mais  vivez  après  moi  pour  toute  notre  Grèce, 
Et  laissez  à  Famour  conserver  par  pitié 
De  ce  tout  désuni  la  plus  digne  moitié.  80 

Vivez  pour  faire  vivre  en  tous  lieux  ma  mémoire, 
Pour  porter  en  tous  lieux  vos  soupirs  et  ma  gloire. 
Et  faire  partout  dire  :  «  Un  si  vaillant  héros 
Au  malheur  de  Dircé  donne  encor  des  sanglots  ; 
Il  en  garde  en  son  âme  encor  toute  l'image,  8  5 

Et  rend  à  sa  chère  ombre  encor  ce  triste  hommage.  » 
Cet  espoir  est  le  seul  dont  j'aime  à  me  flatter, 
Et  l'unique  douceur  que  je  veux  emporter. 

THÉSÉE. 

Ah!  Madame,  vos  yeux  combattent  vos  maximes  : 

Si  j'en  crois  leur  pouvoir,  vos  conseils  sont  des  crimes. 

Je  ne  vous  ferai  point  ce  reproche  odieux. 

Que  si  vous  aimiez  bien,  vous  conseilleriez  mieux  : 

Je  dirai  seulement  qu'auprès  de  ma  princesse 

Aux  seuls  devoirs  d'amant  un  héros  s'intéresse, 

Et  que  de  l'univers  fût-il  le  seul  appui,  95 

Aimant  un  tel  objet,  il  ne  doit  rien  qu'à  lui. 

Mais  ne  contestons  point  et  sauvons  l'un  et  l'autre  : 

L'hymen  justifiera  ma  retraite  et  la  vôtre. 

Le  Roi  me  pourroit-il  en  refuser  l'aveu. 

Si  vous  en  avouez  l'audace  de  mon  feu  ?  100 

Pourroit-il  s'opposer  à  cette  illustre  envie 

D'assurer  sur  un  trône  une  si  belle  vie, 

Et  ne  point  consentir  que  des  destins  meilleurs 

Vous  exilent  d'ici  pour  commander  ailleurs  ? 

DIRCÉ. 

Le  Roi,  tout  roi  qu'il  est,  Seigneur,  n'est  pas  mon  maître  ; 
Et  le  sang  de  Laïus,  dont  j'eus  l'honneur  de  naître, 
Dispense  trop  mon  cœur  de  recevoir  la  loi 


ACTE    I,    SCENE    I.  139 

D'un  trône  que  sa  mort  n'a  dû  laisser  qu'à  moi. 

Mais  comme  enfin  le  peuple  et  l'hymen  de  ma  mère 

Ont  mis  entre  ses  mains  le  sceptre  de  mon  père,       1 1  o 

Et  qu'en  ayant  ici  toute  l'autorité, 

Je  ne  puis  rien  pour  vous  contre  sa  volonté, 

Pourra-t-il  trouver  bon  qu'on  parle  d'hyménée 

Au  milieu  d'une  ville  à  périr  condamnée. 

Où  le  courroux  du  ciel,  chang^eant  l'air  en  poison,    i  i  5 

Donne  lieu  de  trembler  pour  toute  sa  maison  ? 

MÉGARE. 

Madame. 

(Elle  lui  parle  à  l'oreille.] 
DIRCÉ. 

Adieu,  Seigneur  :  la  Reine,  qui  m'appelle, 
M'oblige  à  vous  quitter  pour  me  rendre  auprès  d'elle  ; 
Et  d'ailleurs  le  Roi  vient. 

THÉSÉE. 

Que  ferai -je? 

DIRCÉ. 

Parlez. 
Je  ne  puis  plus  vouloir  que  ce  que  vous  voulez.        120 

SCÈNE  IL 
ŒDIPE,    THÉSÉE,    CLÉANTE. 

OEDIPE. 

Au  milieu  des  malheurs  que  le  ciel  nous  envoie, 
Prince,  nous  croiriez-vous  capables  d'une  joie, 
Et  que  nous  voyant  tous  sur  les  bords  du  tombeau, 
Nous  pussions  d'un  hymen  allumer  le  flambeau? 
C'est  choquer  la  raison  peut-être  et  la  nature;  i  25 

Mais  mon  âme  en  secret  s'en  forme  un  doux  augure 
Que  Delphes,  dont  j'attends  réponse  en  ce  moment, 


i4o  OEDIPE. 

M'envoira  de  nos  maux  le  plein  soulagement. 

THÉSÉE. 

Seigneur,  si  j'avois  cru  que  parmi  tant  de  larmes 

La  douceur  d'un  hymen  pût  avoir  quelques  charmes, 

Que  vous  en  eussiez  pu  supporter  le  dessein. 

Je  vous  aurois  fait  voir  un  beau  feu  dans  mon  sein, 

Et  tâché  d'obtenir  cet  aveu  favorable 

Qui  peut  faire  un  heureux  d'un  amant  misérable. 

OEDIPE. 

Je  l'avois  bien  jugé,  qu'un  intérêt  d'amour  i  3  5 

Fermoit  ici  vos  yeux  aux  périls  de  ma  cour; 

Mais  je  croirois  me  faire  à  moi-même  un  outrage 

Si  je  vous  obligeois  d'y  tarder  davantage, 

Et  si  trop  de  lenteur  à  seconder  vos  feux 

Hasardoit  plus  longtemps  un  cœur  si  généreux.  i  40 

Le  mien  sera  ravi  que  de  si  nobles  chaînes 

Unissent  les  Etats  de  Thèbes  et  d'Athènes. 

Vous  n'avez  qu'à  parler,  vos  vœux  sont  exaucés  : 

Nommez  ce  cher  objet,  grand  prince,  et  c'est  assez. 

Un  gendre  tel  que  vous  m'est  plus  qu'un  nouveau  trône. 

Et  vous  pouvez  choisir  d'Ismène  ou  d'Antigone; 

Car  je  nose  penser  que  le  fils  d'un  grand  roi. 

Un  si  fameux  héros,  aime  ailleurs  que  chez  moi, 

Et  qu'il  veuille  en  ma  cour,  au  mépris  de  mes  filles, 

Honorer  de  sa  main  de  communes  familles.  i  5o 

THÉSÉE. 

Seigneur,  il  est  tout  vrai  :  j'aime  en  votre  palais; 
Chez  vous  est  la  beauté  qui  fait  tous  mes  souhaits. 
Vous  l'aimez  à  l'égal  d'Antigone  et  d'Ismène; 
Elle  tient  même  rang  chez  vous  et  chez  la  Reine  ; 
En  un  mot,  c'est  leur  sœur,  la  princesse  Dircé,  i  5  5 

Dont  les  yeux 

OEDIPE. 

Quoi  ?  ses  yeux,  Prince,  vous  ont  blessé  ? 


ACTE   I,    SCENE    II.  141 

Je  suis  fâché  pour  vous  que  la  Reine  sa  mère 

Ait  su  vous  prévenir  pour  un  fils  de  son  frère*. 

Ma  parole  est  donnée,  et  je  n'y  puis  plus  rien  ; 

Mais  je  crois  qu'après  tout  ses  sœurs  la  valent  bien.  1  60 

THÉSÉE. 

Antigone  est  parfaite,  Ismène  est  admirable; 
Dircé,  si  vous  voulez,  n'a  rien  de  comparable: 
Elles  sont  l'une  et  l'autre  un  chef-d'œuvre  des  cieux  ; 
Mais  où  le  cœur  est  pris  on  charme  en  vain  les  yeux. 
Si  vous  avez  aimé,  vous  avez  su  connoître  16  5 

Que  l'amour  de  son  choix  veut  être  le  seul  maître; 
Que  s'il  ne  choisit  pas  toujours  le  plus  parfait, 
Il  attache  du  moins  les  cœurs  au  choix  qu'il  fait; 
Et  qu'entre  cent  beautés  dignes  de  notre  hommage, 
Celle  qu'il  nous  choisit  plaît  toujours  davantage.        1 70 

Ce  n'est  pas  offenser  deux  si  charmantes  sœurs. 
Que  voir  en  leur  aînée  aussi  quelques  douceurs. 
J'avouerai,  s'il  le  faut,  que  c'est  un  pur  caprice. 
Un  pur  aveuglement  qui  leur  fait  injustice  ; 
Mais  ce  seroit  trahir  tout  ce  que  je  leur  doi,  1 75 

Que  leur  promettre  un  cœur  quand  il  n'est  plus  à  moi. 

OEDIPE. 

Mais  c'est  m'ofFenser,  moi,  Prince,  que  de  prétendre 

A  des  honneurs  plus  hauts  que  le  nom  de  mon  gendre. 

Je  veux  toutefois  être  encor  de  vos  amis  ; 

Mais  ne  demandez  plus  un  bien  que  j'ai  promis.        i  80 

Je  vous  l'ai  déjà  dit  que  pour  cet  hyménée 

Aux  vœux  du  j^rince  ^Emon  ma  parole  est  donnée. 

Vous  avez  attendu  trop  tard  à  m'en  parler, 

Et  je  vous  offre  assez  de  quoi  vous  consoler. 

La  parole  des  rois  doit  être  inviolable^.  i85 

I.  .^mon,  fils  de  Créon  :  voyez  plus  bas,  vers  182.  C'est  l'un  des  person- 
nages de  VAntigonc  de  Sophocle. 

a.   Ce  vers  se  trouve  déjà,  en  1641,  dans  V Andromire  de  Scudéry  (acte  IV, 


i42  ŒDIPE. 

THÉSÉE. 

Elle  est  toujours  sacrée  et  toujours  adorable  ; 

Mais  ils  ne  sont  jamais  esclaves  de  leur  voix^ 

Et  le  plus  puissant  roi  doit  quelque  chose  aux  rois. 

Retirer  sa  parole  à  leur  juste  prière, 

C'est  honorer  en  eux  son  propre  caractère;  190 

Et  si  le  prince  ^Emon  ose  encor  vous  parler, 

Vous  lui  pouvez  offrir  de  quoi  se  consoler. 

OEDIPE. 

Quoi?  Prince,  quand  lesDieux  tiennent  enmain  leur  foudre . 
Qu'ils  ont  le  bras  levé  pour  nous  réduire  en  poudre, 
J'oserai  violer  un  serment  solennel,  igS 

Dont  j'ai  pris  à  témoin  leur  pouvoir  éternel? 

THÉSÉE. 

C'est  pour  un  grand  monarque  un  peu  bien  du  scrupule  ^ 

OEDIPE. 

C'est  en  votre  faveur  être  un  peu  bien  crédule 
De  présumer  qu'un  roi,  pour  contenter  vos  yeux, 
Veuille  pour  ennemis  les  hommes  et  les  Dieux.         200 

THÉSÉE. 

Je  n'ai  qu'un  mot  à  dire  après  un  si  grand  zèle  : 
Quand  vous  donnez  Dircé,  Dircé  se  donne-t-ellc  ? 

OEDIPE. 

Elle  sait  son  devoir. 

THÉSÉE. 

Savez-vous  quel  il  est? 

OEDIPE 

L'auroit-elle  ré^lé  suivant  ^otrc  intérêt? 

A  me  désobéir  Fauriez-vous  résolue?  2o5 

scène  iv,  vers  48),  et  en  i643,  dans  son  Ibrahim  (acte  V,  scène  11,  vers  68). 
Fcrricr,  en  1678,  Ta  placé  dans  son  yiniie  de  Bretagne  (acte  II,  scène  ii, 
vers  94).  C'est  à  M.  Ravenel,  conservateur  sous-directeur  de  la  Bibliothèque 
nationale,  que  je  dois  ces  curieux  rapprochements. 

1.  Les  éditions  de  1668  et  de  1682  portent  seules  leurs  voix,  au  ])luriel. 

2.  F'ur.   C'est  pour  tin  grand  monarque  avoir  bien  du  scrupule.  (1659-64) 


I 


ACTE    I,    SCENE    II.  i43 

THÉSÉE. 

Non,  je  respecte  trop  la  puissance  absolue  ; 
Mais  lorsque  vous  voudrez  sans  elle  en  disposer, 
N'aura-t-elle  aucun  droit,  Seigneur,  de  s'excuser? 

OEDIPE. 

Le  temps  vous  fera  voir  ce  que  c'est  qu'une  excuse. 

THÉSÉE. 

Le  temps  me  fera  voir  jusques  où  je  m'abuse  ;  210 

Et  ce  sera  lui  seul  qui  saura  m'éclaircir 

De  ce  que  pour  JEmon  vous  ferez  réussir. 

Je  porte  peu  d'envie  à  sa  bonne  fortune  ; 

Mais  je  commence  à  voir  que  je  vous  importune. 

Adieu  :  faites,  Seigneur,  de  grâce  un  juste  choix;      2  i  5 

Et  si  vous  êtes  roi,  considérez  les  rois. 


SCENE  III. 
ŒDIPE,  CLÉANTE. 

OEDIPE. 

Si  je  suis  roi,  Cléante!  et  que  me  croit-il  être? 
Cet  amant  de  Dircé  déjà  me  parle  en  maître! 
Vois,  vois  ce  qu'il  feroit  s'il  étoit  son  époux. 

CLÉANTE. 

Seigneur,  vous  avez  lieu  d'en  être  un  peu  jaloux.      220 
Cette  princesse  est  fière  ;  et  comme  sa  naissance 
Croit  avoir  quelque  droit  à  la  toute-puissance, 
Tout  est  au-dessous  d'elle,  à  moins  que  de  régner, 
Et  sans  doute  qu'^mon  s'en  verra  dédaigner. 

OEDIPE. 

Le  sang  a  peu  de  droits  dans  le  sexe  imbécile^*         225 

I.  Dans  le  sens  où  Tacite  a  dit  :  {rnhccillum....  scxurn,  «  le  sexe  faible,  » 
et  imparem  laboribus,  «  et  incapable  de  fatigues.  »  [Annales,  livre  III, 
chapitre  xxxiii.)  La  suite  de  ce  pass;ige  des  Annales  exprime  une  idée  ana- 


liiA  ŒDIPE. 


Mais  c'est  un  grand  prétexte  à  troubler  une  ville  ; 
Et  lorsqu'un  tel  orgueil  se  fait  un  fort  appui, 
Le  roi  le  plus  puissant  doit  tout  craindre  de  lui. 
Toi  qui,  né  dans  Argos  et  nourri  dans  Mycènes, 
Peux  être  mal  instruit  de  nos  secrètes  haines,  aSo 

Vois-les  jusqu'en  leur  source,  et  juge  entre  elle  et  moi 
Si  je  règne  sans  titre,  et  si  j'agis  en  roi. 

On  t'a  parlé  du  Sphinx*,  dont  l'énigme  funeste 
Ouvrit  plus  de  tombeaux  que  n'en  ouvre  la  peste. 
Ce  monstre  à  voix  humaine,  aigle,  femme  et  lion^,  23  5 
Se  campoit  fièrement  sur  le  mont  Cythéron. 
D'où  chaque  jour  ici  devoit  fondre  sa  rage^, 

logue  à  celle  que  vient  de  rendre  Cléante  :  sedy  si  licentia  adsit,  sxvum, 
amhitiosum,  potestatis  avidiim,  «  mais,  quand  on  le  laisse  faire,  cruel,  ambi- 
tieux, avide  de  pouvoir.  » 

1.  Voyez  VOEdipe  roi  de  Sophocle,  vers  35  et  suivants  (édit.  Boissonade), 
et  VOEdipe  de  Sénèqiie,  acte  I,  vers  92  et  suivants. 

2.  «  J'oubliais  de  dire  que  j'ai  pris  deux  vers  dans  VOEdipe  de  Corneille. 
L'un  est  au  premier  acte  : 

Ce  monstre  à  voix  humaine,  aigle,  femme  et  lion. 

L'autre  est  au  dernier  acte  {scène  dernière,  vers  1984);  c'est  une  traduction 
de  Séné que  : 

lYcc  vivis  mixtus,  nec  sepultis  {a)  ; 

(Et  le  sort  qui  l'accable) 
Des  morts  et  des  vivants  semble  le  séparer. 

Je  n'ai  point  fait  scrupule  de  voler  ces  deux  vers,  parce  qu'ayant  précisé- 
ment la  même  chose  li  dire  que  Corneille,  il  m'était  impossible  de  l'exprimer 
mieux;  et  j'ai  mieux  aimé  donner  deux  bons  vers  de  lui,  que  d'en  donner 
deux  mauvais  de  moi.  »  [F'oltaire,  Lettres  à  M.  de  Genonville  sur  OEdipe, 
lettre  V.) 

3.  Quumque  e  superba  rupc,  jani  prscdœ  imminens, 
Aptaret  alas  verhere,  et  criiidam  movcns, 
Sicvi  leonis  more,  conciperet  minas 

(Sénèque,  OEdipe,  acte  I,  vers  95-97.) 

(rt)  Voici  la  copie  exacte  du  passage  de  Sénèque  : 

Queeratur  via 

Qua  nec  sepultis  mixtus,  et  vivis  tanicn 
Exemtus  erres. 

(Acte  V,  vers  949-951.) 


ACTE    I,    SCENE    III.  i/,5 

A  moins  qu'on  éclaircît  un  si  sombre  nua*,^'. 

Ne  porter  qu'un  faux  jour  dans  son  obscurité, 

C'ctoit  de  ce  prodige  enfler  la  cruauté;  240 

Et  les  membres  épars  des  mauvais  interprètes 

Ne  laissoient  dans  ces  murs  que  des  bouches  muettes. 

Mais  comme  aux  grands  périls  le  salaire  enhardit, 

Le  peuple  ofîre  le  sceptre,  et  la  Reine  son  lit; 

De  cent  cruelles  morts  cette  offre  est  tôt  suivie  :       245 

J'arrive,  je  l'apprends,  j'y  hasarde  ma  vie. 

Au  pied  du  roc  affreux  semé  d'os  blanchissants*, 

Je  demande  l'énigme  et  j'en  cherche  le  sens  ; 

Et  ce  qu'aucun  mortel  n'avoit  encor  pu  faire, 

J'en  dévoile  l'image  et  perce  le  mystère ^  aSo 

Le  monstre,  furieux  de  se  voir  entendu, 

Venge  aussitôt  sur  lui  tant  de  sang  répandu, 

Du  roc  s'élance  en  bas,  et  s'écrase  lui-même. 

La  Reine  tint  parole,  et  j'eus  le  diadème. 

Dircé  fournissoit  lors  à  peine  un  lustre  entier,  255 

Et  me  vit  sur  le  trône  avec  un  œil  allier. 

J'en  vis  frémir  son  cœur,  j'en  vis  couler  ses  larmes; 

J'en  pris  pour  l'avenir  dès  lors  quelques  alarmes  ; 

Et  si  l'âge  en  secret  a  pu  la  révolter. 

Vois  ce  que  mon  départ  n'en  doit  point  redouter.     a6o 

La  mort  du  roi  mon  père^  à  Corinthe  m'appelle; 

J'en  attends  aujourd'hui  la  funeste  nouvelle. 

Et  je  hasarde  tout  à  quitter  les  Thébains, 

Sans  mettre  ce  dépôt  en  de  fidèles  mains. 

^mon  seroit  pour  moi  digne  de  la  Princesse  :  265 

t .  .   ...  Et  alhens  ossibus  sparsis  soluin. 

(Sénèque,  OEdipe,  acte  I,  vers  94) 

2.  Nodnsa  sortis  verba,  et  implexos  cloloSy 
Ac  triste  carmeii  alitis  solvi  feras, 

[Ibideniy  acte  I,  vers  loi  et  102.) 

3.  De  Polybe,  roi  de  Corinthe.  Voyez  VOEdipe  roi  de  Sophocle,  vers  924 
et  suivants;  et  VOEdipe  de  Sénèque,  acte  IV,  vers  7S4  et  suivants. 

Corneille,  vi  10 


i/jG  ŒDIPE. 

vS'il  a  (le  la  naissance,  il  a  quelque  foiblesse  ; 

Et  le  peuple  du  moins  pourroit  se  partager, 

Si  dans  quelque  attentat  il  osoit  l'engager; 

Mais  un  prince  voisin,  tel  que  tu  vois  Thésée, 

Feroit  de  ma  couronne  une  conquête  aisée,  270 

Si  d'un  pareil  livmen  le  dangereux  lien 

Armoit  pour  lui  son  peuple  et  soulevoit  le  mien. 

Athènes  est  trop  proche,  et  durant  une  abscence 

L'occasion  qui  flatte  anime  l'espérance  ; 

Et  quand  tous  mes  sujets  me  garderoient  leur  foi,     275 

Désolés  comme  ils  sont,  que  pourroient-ils  pour  moi  ? 

La  Reine  a  pris  le  soin  d'en  parler  à  sa  fille. 

.Emon  est  de  son  sang,  et  chef  de  sa  famille  ; 

Et  l'amour  d'une  mère  a  souvent  plus  d'effet 

Que  n'ont Mais  la  voici  ;  sachons  ce  qu'elle  a  fait.    280 


SCENE  IV. 

(EDIPE,  JOCASTE,  CLÉANTE,  NÉRINE. 

JOCASTE. 

J'ai  perdu  temps.  Seigneur;  et  cette  âme  embrasée 
Met  trop  de  différence  entre  yEmon  et  Thésée. 
Aussi  je  l'avouerai,  bien  que  l'un  soit  mon  sang. 
Leur  mérite  diffère  encor  plus  que  leur  rang  ; 
Et  l'on  a  peu  d'éclat  auprès  d'une  personne  a 85 

Qui  joint  à  de  hauts  faits  celui  d'une  couronne. 

OEDIPE. 

Thésée  est  donc,  Madame,  un  dangereux  rival  ? 

JOCASTE. 

/Emon  est  fort  à  plaindre,  ou  je  devine  mal. 
J'ai  tout  mis  en  usage  auprès  de  la  Princesse  : 
Conseil,  autorité,  reproche,  amouf,  tendresse;  190 

J'en  ai  tiré  des  pleurs,  arraché  des  soupirs^ 


ACTE    I,    SCENE    IV,  lf^^ 

Et  n'ai  pu  de  son  cœur  ébranler  les  désirs. 

J'ai  pousse  le  dépit  de  m'en  voir  séparée 

Jusques  à  la  nommer  fille  dénaturée. 

«   Le  sani(  royal  n'a  point  ces  bas  attachements         295 

Qui  font  les  déplaisirs  de  ces  éloig^nemenls, 

Et  ks  âmes,  dit-elle,  au  trône  destinées 

Ne  doivent  aux  parents  que  les  jeunes  années.  « 

OEDIPE. 

Et  ces  mots  ont  soudain  calmé  votre  courroux  ? 

JOCASTE. 

Pour  les  justifier  elle  ne  veut  que  vous  :  3 00 

Votre  exemple  lui  prête  une  preuve  assez  claire 
Que  le  trône  est  plus  doux  que  le  sein  d'une  mère. 
Pour  régner  en  ces  lieux  vous  avez  tout  quitté. 

OEDIPE. 

Mon  exemple  et  sa  faute  ont  peu  d'égalité. 
C'est  loin  de  ses  parents  qu'un  homme  apprend  à  vivre.  3  o  5 
Hercule  m'a  donné  ce  grand  exemple  à  suivre. 
Et  c'est  pour  l'imiter  que  par  tous  nos  climats 
J'ai  cherché  comme  lui  la  gloire  et  les  combats. 
Mais  bien  que  la  pudeur  par  des  ordres  contraires 
Attache  de  plus  près  les  filles  à  leurs  mères.  3  i  o 

La  vôtre  aime  une  audace  où  vous  la  soutenez. 

JOCASTE. 

Je  la  condamnerai,  si  vous  la  condamnez  ; 

Mais  à  parler  sans  fard,  si  j'étois  en  sa  place, 

J'en  uscrois  comme  elle  et  j'aurois  même  audace; 

Et  vous-même.  Seigneur,  après  tout,  dites-moi,         3  i  S 

La  condamneriez- vous  si  vous  n'étiez  son  roi? 

OEDIPE. 

Si  je  condamne  en  roi  son  amour  ou  sa  haine. 
Vous  devez  comme  moi  les  condamner  en  reine. 

JOCASTE. 

Je  suis  reine,  Seigneur^  mais  je  suis  mère  aussi .' 


i48  ŒDIPE. 

Aux  miens,  comme  à  TEtat,  je  dois  quelque  souci.  320 

Je  sépare  Dircé  de  la  cause  publique  ; 

Je  vois  qu'ainsi  que  vous  elle  a  sa  politique  : 

Comme  vous  ag-issez  en  monarque  prudent, 

Elle  agit  de  sa  part  en  cœur  indépendant, 

En  amante  à  bon  titre,  en  princesse  avisée,  3 25 

Qui  mérite  ce  trône  où  l'appelle  Thésée. 

Je  ne  puis  vous  flatter,  et  croirois  vous  trahir, 

Si  je  vous  promettois  qu'elle  pût  obéir. 

OEDIPE. 

Pourroit-on  mieux  défendre  un  esprit  si  rebelle  ? 

JOCASTE. 

Parlons-en  comme  il  faut  :  nous  nous  aimons  plus  qu'elle  ; 
Et  c'est  trop  nous  aimer  que  voir  d'un  œil  jaloux 
Qu'elle  nous  rend  le  change,  et  s'aime  plus  que  nous. 
Un  peu  trop  de  lumière  k  nos  désirs  s'oppose. 
Peut-être  avec  le  temps  nous  pourrions  quelque  chose; 
Mais  n'espérons  jamais  qu'on  change  en  moins  d'un  jour, 
Quand  la  raison  soutient  le  parti  de  l'amour. 

OEDIPE. 

Souscrivons  donc,  Madame,  à  tout  ce  qu'elle  ordonne  : 

Couronnons  cet  amour  de  ma  propre  couronne  ; 

Cédons  de  bonne  grâce,  et  d'un  esprit  content* 

Remettons  à  Dircé  tout  ce  qu'elle  prétend.  340 

A  mon  ambition  Corinthe  peut  suffire, 

Et  pour  les  plus  grands  cœurs  c'est  assez  d'un  empire. 

Mais  vous  souvenez-vous  que  vous  avez  deux  fils' 

Que  le  courroux  du  ciel  a  fait  naître  ennemis. 

Et  qu'il  vous  en  faut  craindre  un  exemple  barbare,  345 

A  moins  que  pour  régner  leur  destin  les  sépare  ? 

1 .  yar.  Cédons  de  bonne  grâce,  et  n'embrassons  plus  tant  ; 
Mon  trône  héréditaire  à  Cormthc  m'attend  : 

A  mon  ambition  ce  trône  peut  suffire.  (iGSg) 

2.  Étéocle  et  Polynice  :  voyez  ci-nprès,  vers  575,  p.  iSp. 


ACTE   I,    SCENE    IV.  l'^cj 

JOCASTE. 

Je  ne  vois  rien  encor  fort  h  craindre  pour  eux  : 
Dircé  les  aime  en  sœur,  Tliésée  est  généreux; 
Et  si  pour  un  grand  cœur  c'est  assez  d'un  empire, 
A  son  ambition  Athènes  doit  suffire.  3  5o 

OEDIPE. 

Vous  mettez  une  borne  à  cette  ambition  ! 

JOCASTE. 

J'en  prends,  quoi  qu'il  en  soit,  peu  d'appréhension  ; 
Et  Thèbes  et  Corinthe  ont  des  bras  comme  Athènes. 
Mais  nous  touchons  peut-être  à  la  fin  de  nos  peines  : 
Dymas  est  de  retour,  et  Delphes  a  parlé.  355 

OEDIPE. 

Que  son  visage  montre  un  esprit  désolé  ! 


SCENE  V. 

ŒDIPE,  JOCASTE,  DYMAS,  CLÉANTE, 
NÉRINE. 

OEDIPE. 

Eli  bien!  quand  verrons-nous  finir  notre  infortune? 
Qu'apportez-vous,  Dymas?  quelle  réponse? 

DYMAS. 

Aucune. 

OEDIPE. 

Quoi?  les  Dieux  sont  muets? 

DYMAS. 

Ils  sont  muets  et  sourds. 
Nous  avons  par  trois  fois  imploré  leur  secours,  3 60 

Par  trois  fois  redoublé  nos  vœux  et  nos  offrandes  : 
Ils  n'ont  pas  daigné  même  écouter  nos  demandes. 
A  peine  parlions-nous,  qu'un  murmure  confus 
Sortant  du  fond  de  l'antre  expliquoit  leur  refus  ; 


l:>0  («ÎDIPE. 

Et  cent  voix  tout  à  coup,  sans  être  articulées,  3(>5 

Dans  une  nuit  subite  à  nos  soupirs  mêlées, 
Faisoient  avec  horreur  soudain  connoître  à  tous 
Qu'ils  n'avoient  plus  ni  d'yeux  ni  d'oreilles  pour  nous. 

OEDIPE. 

Ah!  Madame. 

JOCASTE. 

Ah!  Seigneur,  que  marque  un  tel  silence? 

OEDIPE. 

Que  pourroit-il  marquer  qu'une  juste  vengeance  ?     370 

liCS  Dieux,  qui  tôt  ou  tard  savent  se  ressentir. 

Dédaignent  de  répondre  à  qui  les  fait  mentir. 

Ce  fils  dont  ils  avoient  prédit  les  aventures. 

Exposé  par  votre  ordre,  a  trompé  leurs  augures', 

Et  ce  sang  innocent,  et  ces  Dieux  irrités,  37  r> 

Se  vengent  maintenant  de  vos  impiétés. 

JOCASTE. 

Devions-nous  l'exposer  à  son  destin  funeste. 
Pour  le  voir  parricide  et  pour  le  voir  inceste? 
Et  des  crimes  si  noirs  étouffés  au  berceau 
Auroient-ils  su  pour  moi  faire  un  crime  nouveau?    3  8û 
Non,  non  :  de  tant  de  maux  Tlièbes  n'est  assiégée 
Que  pour  la  mort  du  Roi,  que  l'on  n'a  pas  vengée; 
Son  ombre  incessamment  me  frappe  encor  les  yeux; 
Je  l'entends  murmurer  à  toute  heure,  en  tous  lieux. 
Et  se  plaindre  en  mon  cœur  de  cette  ignominie         385 
Qu'imprime  à  son  grand  nom  cette  mort  impunie. 

OEDIPE. 

Pourrions-nous  en  punir  des  brigands  inconnus. 
Que  peut-être  jamais  en  ces  lieux  on  n'a  vus? 
Si  vous  m'avez  dit  vrai,  peut-être  ai-je  moi-même 
Sur  trois  de  ces  brigands  vengé  le  diadème;  390 

l     Voyez  VOEiiîpe  roi  de  Sophocle,  vers  (Î99  et  suivants. 


ACTE   I,    SCENE    V. 


I  H) 


Au  lieu  même,  au  temps  môme,  attaqué  seul  par  trois, 
J'en  laissai  deux  sans  vie,  et  mis  Tautre  aux  abois. 
Mais  ne  nég^lii>^eons  rien,  et  du  royaume  sombre 
Faisons  par  Tirésie  évoquer  sa  grande  ombre. 
Puisque  le  ciel  se  tait,  consultons  les  enfers  :  39' 

Sachons  à  qui  de  nous  sont  dus  les  maux  soufferts  ; 
Sachons-en,  s'il  se  peut,  la  cause  et  le  remède  : 
Allons  tout  de  ce  pas  réclamer  tous  son  aide. 
J'irai  revoir  Corinthe  avec  moins  de  souci. 
Si  je  laisse  plein  calme  et  pleine  joie  ici.  400 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


5-2  ŒDIPE. 


ACTE  IL 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
ŒDIPE,  DIRCÉ,  CLÉANTE,  MÉGARE. 

OEDIPE. 

Je  ne  le  cèle  point,  cette  hauteur  m'étonne. 
iEmon  a  du  mérite,  on  chérit  sa  personne; 
Il  est  prince,  et  de  plus  étant  offert  par  moi.... 

DIRCÉ. 

Je  vous  ai  déjà  dit,  Seigneur,  qu'il  n'est  pas  roi. 

OEDIPE. 

Son  hymen  toutefois  ne  vous  fait  point  descendre  :   4  o  5 
S'il  n'est  pas  dans  le  trône,  il  a  droit  d'y  prétendre; 
Et  comme  il  est  sorti  de  même  sang  que  vous. 
Je  crois  vous  faire  honneur  d'en  faire  votre  époux. 

DIRCÉ. 

Vous  pouvez  donc  sans  honte  en  faire  votre  gendre  : 
Mes  sœurs  en  l'épousant  n'auront  point  à  descendre  ;   410 
Mais  pour  moi,  vous  savez  qu'il  est  ailleurs  des  rois, 
Et  même  en  votre  cour,  dont  je  puis  faire  choix. 

OEDIPE. 

Vous  le  pouvez,  Madame,  et  n'en  voudrez  pas  faire 
Sans  en  prendre  mon  ordre  et  celui  d'une  mère. 

DIRCÉ. 

Pour  la  Reine,  il  est  vrai  qu'en  cette  qualité  4 1 5 

Le  sang  peut  lui  devoir  quelque  civilité  : 
Je  m'en  suis  acquittée,  et  ne  puis  bien  comprendre. 
Étant  ce  que  je  suis,  quel  ordre  je  dois  prendre. 


I 


ACTE    II,    SCENE   II.  i53 

OEDIPE. 

Celui  qu'un  vrai  devoir  prend  des  fronts  couronnés, 
Lorsqu'on  tient  auprès  d'eux  le  rang  que  vous  tenez.   4  a  o 
Je  pense  être  ici  roi. 

DIRCÉ. 

Je  sais  ce  que  vous  êtes; 
Mais  si  vous  me  comptez  au  rang  de  vos  sujettes, 
Je  ne  sais  si  celui  qu'on  vous  a  pu  donner 
Vous  asservit  un  front  qu'on  a  dû  couronner. 

Seigneur,  quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  fait  choix  de  Thésée  ; 
Je  me  suis  à  ce  choix  moi-même  autorisée. 
J'ai  pris  l'occasion  que  m'ont  faite  les  Dieux 
De  fuir  l'aspect  d'un  trône  où  vous  blessez  mes  yeux, 
Et  de  vous  épargner  cet  importun  ombrage 
Qu'à  des  rois  comme  vous  peut  donner  mon  visage .     430 

OEDIPE. 

Le  choix  d'un  si  grand  prince  est  bien  digne  de  vous. 

Et  je  l'estime  trop  pour  en  être  jaloux; 

Mais  le  peuple  au  milieu  des  colères  célestes 

Aime  encor  de  Laïus  les  adorables  restes. 

Et  ne  pourra  souffrir  qu'on  lui  vienne  arracher  435 

Ces  gages  d'un  grand  roi  qu'il  tint  jadis  si  cher. 

DIRCÉ. 

De  l'air  dont  jusqu'ici  ce  peuple  m'a  traitée. 

Je  dois  craindre  fort  peu  de  m'en  voir  regrettée. 

S'il  eût  eu  pour  son  roi  quelque  ombre  d'amitié, 

Si  mon  sexe  ou  mon  âge  eût  ému  sa  pitié,  440 

Il  n'auroit  jamais  eu  cette  lâche  foiblesse 

De  livrer  en  vos  mains  l'Etat  et  sa  princesse. 

Et  me  verra  toujours  éloigner  sans  regret. 

Puisque  c'est  rafFranchir  d'un  reproche  secret. 

OEDIPE. 

Quel  reproche  secret  lui  fait  votre  présence?  445 

Et  quel  crime  a  commis  cette  reconnoissance 


1^4  ŒDIPE. 

Qui  par  un  sentiment  et  juste  et  relevé 

L'a  consacré  lui-même  à  qui  l'a  conservé? 

Si  vous  aviez  du  Sphinx  vu  le  sanglant  ravage  — 

DIRCÉ. 

Je  puis  dire,  Seigneur,  que  j'ai  vu  davantage  :  450 

J'ai  vu  ce  peuple  ingrat  que  l'énigme  surprit 

Vous  payer  assez  bien  d'avoir  eu  de  l'esprit. 

Il  pouvoit  toutefois  avec  quelque  justice 

Prendre  sur  lui  le  prix  d'un  si  rare  service  ; 

Mais  quoiqu'il  ait  osé  vous  payer  de  mon  bien,  4  5  5 

En  vous  faisant  son  roi,  vous  a-t-il  fait  le  mien? 

En  se  donnant  à  vous,  eut-il  droit  de  me  vendre? 

OEDIPE. 

Ah!  c*est  trop  me  forcer,  Madame,  h  vous  entendre. 

La  jalouse  fierté  qui  vous  enfle  le  cœur 

Me  regarde  toujours  comme  un  usurpateur  :  4^0 

Vous  voulez  ignorer  cette  juste  maxime. 

Que  le  dernier  besoin  peut  faire  un  roi  sans  crime, 

Qu'un  peuple  sans  défense  et  réduit  aux  abois 

DIRCÉ. 

Le  peuple  est  trop  heureux  quand  il  meurt  pour  ses  rois  '. 
Mais,  Seigneur,  la  matière  est  un  peu  délicate;  4G5 

Vous  pouvez  vous  flatter,  peut-être  je  me  flatte. 
Sans  rien  approfondir,  parlons  à  cœur  ouvert. 

Vous  régnez  en  ma  place,  et  les  Dieux  l'ont  souffert  : 
Je  dis  plus,  ils  vous  ont  saisi  de  ma  couronne. 
Je  n'en  murmure  point,  comme  eux  je  vous  la  donne  ;  470 
J'oublierai  qu'à  moi  seule  ils  dévoient  la  garder; 
Mais  si  vous  attentez  jusqu'à  me  commander, 
Jusqu'à  prendre  sur  moi  quelque  pouvoir  de  maître, 


I .  Dans  Andromède  (acte  I,  scène  ii,  vers  3o4  et  3o5),  Corneille  a  exprimé 
lit  même  pensée  d'une  manière  un  peu  différente  : 

Heureux  sont  les  sujets,  heureuses  les  provinces 
Dont  le  sang  peut  payer  pour  celui  de  leurs  princes  ! 


\ 


ACTE    H,    SCENE    I.  i55 

Je  me  souviendrai  lors  de  ce  que  je  dois  être, 

Et  si  je  ne  le  suis  pour  vous  faire  la  loi,  473 

Je  le  serai  du  moins  pour  me  choisir  un  roi. 

Après  cela,  Seigneur,  je  n'ai  rien  à  vous  dire  : 

J'ai  fait  choix  de  Thésée,  et  ce  mot  doit  suffire. 

OEDIPE. 

Et  je  veux  à  mon  tour,  Madame,  à  cœur  ouvert, 
Vous  apprendre  en  deux  mots  que  ce  grand  choixvous  perd , 
Qu'il  vous  remplit  le  cœur  d'une  attente  frivole, 
Qu'au  prince  yEmon  pour  vous  j'ai  donné  ma  parole, 
Que  je  perdrai  le  sceptre,  ou  saurai  la  tenir. 
Puissent,  si  je  la  romps,  tous  les  Dieux  m'en  punir! 
Puisse  de  plus  de  maux  m'accabler  leur  colère  4  8  > 

Qu'Apollon  n'en  prédit  jadis  pour  votre  frère  ! 

DIRCÉ. 

N'insultez  point  au  sort  d'un  enfant  malheureux, 

Et  faites  des  serments  qui  soient  plus  généreux. 

On  ne  sait  pas  toujours  ce  qu'un  serment  hasarde  ; 

Et  vous  ne  vovez  pas  ce  que  le  ciel  vous  garde.        4()o 

OEDIPE. 

On  se  hasarde  à  tout  quand  un  serment  est  fait, 

DIRCÉ. 

Ce  n'est  pas  de  vous  seul  que  dépend  son  effet. 

OEDIPE. 

Je  suis  roi,  je  puis  tout. 

DIRCÉ. 

Je  puis  fort  peu  de  chose  ; 
Mais  enfin  de  mon  cœur  moi  seule  je  dispose. 
Et  jamais  sur  ce  cœur  on  n'avancera  rien  495 

Qu'en  me  donnant  un  sceptre,  ou  me  rendant  le  mien. 

OEDIPE. 

Il  est  quelques  moyens  de  vous  faire  dédire. 

DIRCÉ. 

Il  en  est  de  braver  le  plus  injuste  empire  ; 


i56  ŒDIPE. 

Et  de  quoi  qu'on  menace  en  de  tels  différends, 
Qui  ne  craint  point  la  mort  ne  craint  point  les  tyrans .   5  o  o 
Ce  mot  m'est  échappé,  je  n'en  fais  point  d'excuse; 
J'en  ferai,  si  le  temps  m'apprend  que  je  m'abuse. 
Rendez-vous  cependant  maître  de  tout  mon  sort; 
Mais  n'offrez  k  mon  choix  que  Thésée  ou  la  mort. 

OEDIPE. 

On  pourra  vous  guérir  de  cette  frénésie.  5o5 

Mais  il  faut  aller  voir  ce  qu'a  fait  Tirésie  : 
Nous  saurons  au  retour  encor  vos  volontés. 

DIRCÉ. 

Allez  savoir  de  lui  ce  que  vous  méritez. 

SCÈNE  IL 

DIRCÉ,  MÉGARE. 

DIRCÉ. 

Mégare,  que  dis-tu  de  cette  violence? 

Après  s'être  emparé  des  droits  de  ma  naissance,       5  i  o 

Sa  haine  opiniâtre  à  croître  mes  malheurs 

M'ose  encore  envier  ce  qui  me  vient  d'ailleurs. 

Elle  empêche  le  ciel  de  m'être  enfin  propice, 

De  réparer  vers  moi  ce  qu'il  eut  d'injustice, 

Et  veut  lier  les  mains  au  destin  adouci  5  i  5 

Qui  m'offre  en  d'autres  lieux  ce  qu'on  me  vole  ici. 

MÉGARE. 

Madame,  je  ne  sais  ce  que  je  dois  vous  dire  : 

La  raison  vous  anime,  et  l'amour  vous  inspire  ; 

Mais  je  crains  qu'il  n'éclate  un  peu  plus  qu'il  ne  faut. 

Et  que  cette  raison  ne  parle  un  peu  trop  haut.  5ao 

Je  crains  qu'elle  n'irrite  un  peu  trop  la  colère 

D'un  roi  qui  jusqu'ici  vous  a  traitée  en  père, 

Et  qui  vous  a  rendu  tant  de  preuves  d'amour. 


ACTE    II,    SCENE    II.  lï; 

Qu'il  espère  de  vous  quelque  chose  à  son  lour. 

DIRCÉ. 

S'il  a  cru  m'éblouir  par  de  fausses  caresses,  5a5 

J'ai  vu  sa  politique  en  former  les  tendresses  ; 

Et  ces  amusements  de  ma  captivité 

Ne  me  font  rien  devoir  à  qui  m'a  tout  ôté. 

M ÉGARE. 

Vous  voyez  que  d'^Emon  il  a  pris  la  querelle, 
Qu'il  l'estime,  chérit. 

DIRCÉ. 

Politique  nouvelle.  5  3o 

MÉGARE. 

Mais  comment  pour  Thésée  en  viendrez-vous  à  bout? 
Il  le  méprise,  hait. 

DIRCÉ. 

Politique  partout. 
Si  la  flamme  d'iïlmon  en  est  favorisée, 
Ce  n'est  pas  qu'il  l'estime,  ou  méprise  Thésée  ; 
C'est  qu'il  craint  dans  son  cœur  que  le  droit  souverain 
(Car  enfin  il  m'est  dû)  ne  tombe  en  bonne  main. 
Comme  il  connoît  le  mien,  sa  peur  de  me  voir  reine 
Dispense  à  mes  amants  sa  faveur  ou  sa  haine. 
Et  traiteroit  ce  prince  ainsi  que  ce  héros, 
S'il  portoit  la  couronne  ou  de  Sparte  ou  d'Argos.       540 

MÉGARE. 

Si  vous  en  jugez  bien,  que  vous  êtes  à  plaindre! 

DIRCÉ. 

Il  fera  de  l'éclat,  il  voudra  me  contraindre  ; 

Mais  quoi  qu'il  me  prépare  à  souffrir  dans  sa  cour, 

Il  éteindra  ma  vie  avant  que  mon  amour. 

MÉGARE. 

Espérons  que  le  ciel  vous  rendra  plus  heureuse.         545 
Cependant  je  vous  trouve  assez  peu  curieuse  : 
Tout  le  peuple,  accablé  de  mortelles  douleurs, 


i58  ŒDIPE. 

Court  voir  ce  que  Laïus  dira  de  nos  malheurs  ; 

Et  vous  ne  suivez  point  le  Roi  chez  Tirésie, 

Pour  savoir  ce  qu'en  jug^e  une  ombre  si  chérie?  5  5o 

DIRCÉ. 

J'ai  tant  d'autres  sujets  de  me  pkiindre  de  lui, 

Que  je  fermois  les  yeux  à  ce  nouvel  ennui. 

Il  auroit  fait  trop  peu  de  riienacer  la  fille, 

Il  faut  qu'il  soit  tyran  de  toute  la  famille. 

Qu'il  porte  sa  fureur  jusqu'aux  âmes  sans  corps,        5  55 

Et  trouble  insolemment  jusqu'aux  cendres  des  morts. 

Mais  ces  mânes  sacrés  qu'il  arrache  au  silence 

Se  vénéreront  sur  lui  de  cette  violence  ; 

Et  les  Dieux  des  enfers,  justement  irrités, 

Puniront  l'attentat  de  ses  impiétés.  56o 

M ÉGARE. 

Nous  ne  savons  pas  bien  comme  agit  l'autre  monde  ; 
Il  n'est  point  d'œil  perçant  dans  cette  nuit  profonde; 
Et  quand  les  Dieux  vengeurs  laissent  tomber  leur  bras. 
Il  tombe  assez  souvent  sur  qui  n'y  pense  pas. 

DIRCÉ. 

Dût  leur  décret  fatal  me  choisir  pour  victime,  56  5 

Si  j'ai  part  au  courroux,  je  n'en  veux  point  au  crime  : 
Je  veux  m'offrir  sans  tache  à  leur  bras  tout-puissant, 
Et  n'avoir  à  verser  que  du  sang  innocent. 

SCÊiNE  III. 
DIRCÉ,  NÉRINE,  MÉGARE. 

NÉRINE. 

Ah  !  Madame,  il  en  faut  de  la  même  innocence 

Pour  apaiser  du  ciel  l'implacable  vengeance  ;  570 

Il  faut  une  victime  et  pure  et  d'un  tel  rang. 

Que  chacun  la  voudroit  racheter  de  son  sang. 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  ,5y 

DIRCÉ. 

Nérinc,  que  dis-tu?  seroit-cc  bien  la  Reine? 
Le  ciel  feroit-il  choix  d'Antigone,  ou  d'Ismène  ? 
Voudroit-il  Etéocle,  ou  Polynice,  ou  moi?  575 

Car  tu  me  dis  assez  que  ce  n'est  pas  le  Roi  ; 
Et  si  le  ciel  demande  une  victime  pure, 
Appréhender  pour  lui,  c'est  lui  faire  une  injure. 

Seroit-ce  enfin  Thésée?  Hélas!  si  c'étoit  lui 

Mais  nomme,  et  dis  quel  sang^  le  ciel  veut  aujourd'hui.  5  8  0 

NÉRINE. 

L'ombre  du  grand  Laïus,  qui  lui  sert  d'interprète, 

De  honte  ou  de  dépit  sur  ce  nom  est  muette  ; 

Je  n'ose  vous  nommer  ce  qu'elle  nous  a  tu  ; 

Mais,  préparez,  Madame,  une  haute  vertu  : 

Prêtez  à  ce  récit  une  âme  généreuse,  585 

Et  vous-même  jugez  si  la  chose  est  douteuse. 

DIRCÉ. 

Ah!  ce  sera  Thésée,  ou  la  Reine. 

NÉRINE. 

Écoutez, 
Et  tachez  d'y  trouver  quelques  obscurités. 
Tirésie  a  longtemps  perdu  ses  sacrifices 
Sans  trouver  ni  les  Dieux  ni  les  ombres  propices  ;      590 
Et  celle  de  Laïus  évoqué  par  son  nom^ 
S'obstinoit  au  silence  aussi  bien  qu'Apollon. 
Mais  la  Reine  en  la  place  à  peine  est  arrivée, 
Qu'une  épaisse  vapeur  s'est  du  temple  élevée. 
D'où  cette  ombre  aussitôt  sortant  jusqu'en  plein  jour   595 
A  surpris  tous  les  yeux  du  peuple  et  de  la  cour. 
L'impérieux  orgueil  de  son  regard  sévère 
Sur  son  visage  pâle  avoit  peint  la  colère  ; 


I .  L'évocation  de  Laïus  c<stimitée  de  Sénèque  :  voyez  son  OEdipe,  acte  IIÎ, 
Vers  619  et  suivants. 


i6o  ŒDIPE. 

Tout  menaçoit  en  elle,  et  des  restes  de  sang 

Par  un  prodige  affreux  lui  dégoultoient  du  flanc'.      Goo 

A  ce  terrible  aspect  la  Reine  s'est  troublée, 

La  frayeur  a  couru  dans  toute  rassemblée, 

Et  de  vos  deux  amants  j'ai  vu  les  cœurs  glacés* 

A  ces  funestes  mots  que  Tonibre  a  prononcés  : 

«  Un  grand  crime  impuni  cause  votre  misère  ;  6  o  5 

Par  le  sang  de  ma  race  il  se  doit  effacer  %• 

Mais  à  moins  que  de  le  verser, 

Le  ciel  ne  se  peut  satisfaire  ; 
Et  la  fin  de  vos  maux  ne  se  fera  point  voir 

Que  mon  sang  n'ait  fait  son  devoir.  »  6  i  o 

Ces  mots  dans  tous  les  cœurs  redoublent  les  alarmes; 
L'ombre,  qui  disparoît,  laisse  la  Reine  en  larmes, 
Thésée  au  désespoir,  iEmon  tout  hors  de  lui  ; 
Le  Roi  même  arrivant  partage  leur  ennui  ; 
Et  d'une  voix  commune  ils  refusent  une  aide  6  i  5 

Qui  fait  trouver  le  mal  plus  doux  que  le  remède. 

DIRCÉ. 

Peut-être  craignent-ils  que  mon  cœur  révolté 

Ne  leur  refuse  un  sang  qu'ils  n'ont  pas  mérité  ; 

Mais  ma  flamme  à  la  mort  m'avoit  trop  résolue. 

Pour  ne  pas  y  courir  quand  les  Dieux  l'ont  voulue.   6io 

Tu  m'as  fait  sans  raison  concevoir  de  l'effroi  ; 

Je  n'ai  point  dû  trembler,  s'ils  ne  veulent  que  moi. 

Ils  m'ouvrent  une  porte  à  sortir  d'esclavage. 

Que  tient  trop  précieuse  un  généreux  courage  : 

Mourir  pour  sa  patrie  est  un  sort  plein  d'appas         625 


1 .  ....  Fari  horreo  : 
Stetit  pcr  artus  sanguine  ej'fuso  horridus. 

(Sénèquo,  OEdipc,  acte  III,  vers  6-23  et  624.) 

2.  P^ar.  Et  de  nos  deux  amants  j'ai  vu  les  cœurs  glacés,  (lôîg) 

3.  Far.  Par  le  sang  de  ma  race  il  doit  être  effacé  ; 

Mais  à  moins  qu'il  ne  soit  versé.  (if).î<>) 


ACTE   II,    SCENE    III.  i6i 

Pour  quiconque  à  des  fers  préfère  le  trépas. 

Admire,  peuple  ingrat,  qui  m'as  déshéritée, 
Quelle  vengeance  en  prend  ta  princesse  irritée, 
Et  connois  dans  la  fin  de  tes  longs  déplaisirs 
Ta  véritable  reine  à  ses  derniers  soupirs.  6  3o 

Vois  comme  à  tes  malheurs  je  suis  toute  asservie*  : 
L'un  m'a  coûté  mon  trône,  et  l'autre  veut  ma  vie. 
Tu  t'es  sauvé  du  Sphinx  aux  dépens  de  mon  rang  ; 
Sauve-toi  de  la  peste  aux  dépens  de  mon  sang. 
Mais  après  avoir  vu  dans  la  fin  de  ta  peine  63  5 

Que  pour  toi  le  trépas  semble  doux  à  ta  reine, 
Fais-toi  de  son  exemple  une  adorable  loi  : 
Il  est  encor  plus  doux  de  mourir  pour  son  roi. 

MÉGARE. 

Madame,  auroit-on  cru  que  cette  ombre  d'un  père. 
D'un  roi  dont  vous  tenez  la  mémoire  si  chère,  640 

Dans  votre  injuste  perte  eût  pris  tant  d'intérêt 
Qu'elle  vînt  elle-même  en  prononcer  l'arrêt? 

DIRCÉ. 

N'appelle  point  injuste  un  trépas  légitime  : 

Si  j'ai  causé  sa  mort,  puis-je  vivre  sans  crime? 

NÉRINE. 

Vous,  Madame? 

DIRCÉ. 

Oui,  Nérine;  et  tu  l'as  pu  savoir.       645 
L'amour  qu'il  me  portoit  eut  sur  lui  tel  pouvoir. 
Qu'il  voulut  sur  mon  sort  faire  parler  l'oracle  ; 
Mais  comme  à  ce  dessein  la  Reine  mit  obstacle. 
De  peur  que  cette  voix  des  destins  ennemis 
Ne  fût  aussi  funeste  à  la  fille  qu'au  fils,  65o 

11  se  déroba  d'elle,  ou  plutôt  prit  la  fuite. 
Sans  vouloir  que  Phorbas  et  Nicandre  pour  suite. 

\.Far.  Vois  comme  à  tels  malheurs  je  suis  toute  asseme.  (1664  et  68) 
Corneille,  vi  u 


j6'2  ŒDIPE. 

Hélas!  sur  le  chemin  il  fut  assassiné. 
Ainsi  se  vit  pour  moi  son  destin  terminé  ; 
Ainsi  j'en  fus  la  cause. 

MÉGARE. 

Oui,  mais  trop  innocente  65  5 

Pour  vous  faire  un  supplice  où  la  raison  consente; 
Et  jamais  des  tyrans  les  plus  barbares  lois 

DIRCÉ. 

Mégare,  tu  sais  mal  ce  que  l'on  doit  aux  rois. 

Un  sang  si  précieux  ne  sauroit  se  répandre 

Qu'à  l'innocente  cause  on  n'ait  droit  de  s'en  prendre  ;  6  6  o 

Et  de  quelque  façon  que  finisse  leur  sort, 

On  n'est  point  innocent  quand  on  cause  leur  mort. 

C'est  ce  crime  impuni  qui  demande  un  supplice  ; 

C'est  par  là  que  mon  père  a  part  au  sacrifice  ; 

C'est  ainsi  qu'un  trépas  qui  me  comble  d'honneur     66  5 

Assure  sa  vengeance  et  fait  votre  bonheur. 

Et  que  tout  l'avenir  chérira  la  mémoire 

D'un  châtiment  si  juste  où  brille  tant  de  gloire. 


SCENE  IV. 
THÉSÉE,  DIRCÉ,  MÉGARE,  NÉRINE. 

DIRCÉ. 

Mais  que  vois-je?  Ah  !  Seigneur,  quels  que  soient  vos  en- 
Que  venez-vous  me  dire  en  l'état  où  je  suis?  [nuis, 

THÉSÉE. 

Je  viens  prendre  de  vous  l'ordre  qu'il  me  faut  suivre; 
Mourir,  s'il  faut  mourir,  et  vivre,  s'il  faut  vivre. 

DIRCÉ. 

Ne  perdez  point  d'efforts  à  m'arrêter  au  jour  : 
Laissez  faire  l'honneur. 


ACTE   II,    SCENE    IV.  i63 

THÉSÉE. 

Laissez  agir  l'amour. 

DIRCÉ. 

Vivez,  Prince;  vivez. 

THÉSÉE. 

Vivez  donc,  ma  princesse.        6 7  fi 

DIRCÉ. 

Ne  me  ravalez  point  jusqu'à  cette  bassesse^ 
Retarder  mon  trépas,  c'est  faire  tout  périr  : 
Tout  meurt,  si  je  ne  meurs. 

THÉSÉE. 

Laissez-moi  donc  mourir. 

DIRCÉ. 

Hélas  !  qu'osez-vous  dire  ? 

THÉSÉE. 

Hélas  !  qu'allez-vous  faire  ? 

DIRCÉ. 

Finir  les  maux  publics,  obéir  à  mon  père,  680 

Sauver  tous  mes  sujets. 

THÉSÉE. 

Par  quelle  injuste  loi 
Faut-il  les  sauver  tous  pour  ne  perdre  que  moi  ? 
Eux  dont  le  cœur  ingrat  porte  les  justes  peines 
D'un  rebelle  mépris  qu'ils  ont  fait  de  vos  chaînes% 
Qui  dans  les  mains  d'un  autre  ont  mis  tout  votre  bien  !  6  8  5 

DIRCÉ 

Leur  devoir  violé  doit-il  rompre  le  mien  ? 
Les  exemples  abjets  de  ces  petites  âmes 
Règlent-ils  de  leurs  rois  les  glorieuses  trames  ? 
Et  quel  fruit  un  grand  cœur  pourroit-il  recueillir 

1.  Ce  vers  se  retrouve  presque   textuellement   dans  Scrtorius  (acte    I, 
scène  m,  vers  281)  : 

Vous  ravalerîez-vous  jusques  à  la  bassesse. 

2.  Far.  Du  rebelle  mépris  qu'ils  ont  fait  de  vos  chaînes.  (i6;)9-G4) 


i64  OEDIPE. 

A  recevoir  du  peuple  un  exemple  à  faillir?  690 

Non,  non  :  s'il  m'en  faut  un,  je  ne  veux  que  le  vôtre; 

L'amour  que  j'ai  pour  vous  n'en  reçoit  aucun  autre. 

Pour  le  bonheur  public  n'avez-vous  pas  toujours 

Prodigué  votre  sang  et  hasardé  vos  jours  ? 

Quand  vous  avez  défait  le  Minotaure  en  Crète,  695 

Quand  vous  avez  puni  Damaste  et  Périphète, 

Sinnis,  Phaîa,  Sciron\  que  faisiez-vous.  Seigneur, 

Que  chercher  à  périr  pour  le  commun  bonheur? 

Souffrez  que  pour  la  gloire  une  chaleur  égale 

D'une  amante  aujourd'hui  vous  fasse  une  rivale.        700 

Le  ciel  offre  à  mon  bras  par  où  me  signaler  : 

S'il  ne  sait  pas  combattre,  il  saura  m'immoler; 

Et  si  cette  chaleur  ne  m'a  point  abusée. 

Je  deviendrai  par  là  digne  du  grand  Thésée. 

Mon  sort  en  ce  point  seul  du  vôtre  est  différent,        705 

Que  je  ne  puis  sauver  mon  peuple  qu'en  mourant, 

Et  qu'au  salut  du  vôtre  un  bras  si  nécessaire 

A  chaque  jour  pour  lui  d'autres  combats  à  faire. 

THÉSÉE. 

J'en  ai  fait  et  beaucoup,  et  d'assez  généreux; 

Mais  celui-ci.  Madame,  est  le  plus  dangereux.  7 1 0 

J'ai  fait  trembler  partout,  et  devant  vous  je  tremble. 

L'amant  et  le  héros  s'accordent  mal  ensemble  ; 

Mais  enfin  après  vous  tous  deux  veulent  courir  : 

Le  héros  ne  peut  vivre  où  l'amant  doit  mourir; 

La  fermeté  de  l'un  par  l'autre  est  épuisée  ;  715 

Et  si  Dircé  n'es  plus,  il  n'est  plus  de  Thésée. 

I .  Noms  des  brigands  et  des  monstres  que  Thésée  immola  dans  son  voyage 
de  Trézènc  à  Athènes  :  Périphète,  surnommé  le  Porte-massue^  sur  le  terri- 
toire d'Épidaure  ;  Sinnis  ou  le  Plojeur  de  pins,  dans  l'isthme  de  Corinthc  ; 
la  laie  Phxa,  près  de  Crommyon,  sur  les  frontières  de  la  Corinthie  ;  le  bri- 
gand Sciron,  sur  les  confins  de  Mégare  ;  dans  l'Attique,  Damaste,  surnommé 
Procruste,  qui  allongeait  ou  accourcissait  ses  hôtes  à  la  mesure  de  son  lit. 
Voyez  Plutarque,  f^ie  de  Thésée,  chapitres  vm-xi. 


ACTE    II,    SCENE    IV.  i65 

DIRCÉ. 

Hélas  !  c'est  maintenant,  c'est  lorsque  je  vous  voi 

Que  ce  même  combat  est  dangereux  pour  moi. 

Ma  vertu  la  plus  forte  à  votre  aspect  chancelle  : 

Tout  mon  cœur  applaudit  à  sa  flamme  rebelle;  720 

Et  l'honneur ,  qui  charmoit  ses  plus  noirs  déplaisirs, 

N'est  plus  que  le  tyran  de  mes  plus  chers  désirs. 

Allez,  Prince  ;  et  du  moins  par  pitié  de  ma  gloire 

Gardez-vous  d'achever  une  indigne  victoire  ; 

Et  si  jamais  l'honneur  a  su  vous  animer 725 

THÉSÉE. 

Hélas!  à  votre  aspect  je  ne  sais  plus  qu'aimer. 

DIRCÉ. 

Par  un  pressentiment  j'ai  déjà  su  vous  dire 
Ce  que  ma  mort  sur  vous  se  réserve  d'empire. 
Votre  bras  de  la  Grèce  est  le  plus  ferme  appui  '  : 
Vivez  pour  le  public,  comme  je  meurs  pour  lui.        730 

THÉSÉE. 

Périsse  l'univers,  pourvu  que  Dircé  vive  I 

Périsse  le  jour  même  avant  qu'elle  s'en  prive  ! 

Que  m'importe  la  perte  ou  le  salut  de  tous? 

Ai-je  rien  à  sauver,  rien  à  perdre  que  vous? 

Si  votre  amour.  Madame,  étoit  encor  le  même,         735 

Si  vous  saviez  encore  aimer  comme  on  vous  aime.... 

DIRCÉ. 

Ah  !  faites  moins  d'outrage  à  ce  cœur  affligé 

Que  pressent  les  douleurs  où  vous  l'avez  plongé. 

Laissez  vivre  du  peuple  un  pitoyable  reste 

Aux  dépens  d'un  moment  que  m'a  laissé  la  peste,     740 

Qui  peut-être  à  vos  yeux  viendra  trancher  mes  jours, 

Si  mon  sang  répandu  ne  lui  tranche  le  cours. 

I .         Et  ce  bras  du  royaume  est  le  plus  ferme  appui, 
dit  le  comte  de  Germas  dans  le  Cid  (vers  196,  tome  III,  p.   Ii5). 


i66  OEDIPE. 

Laissez-moi  me  flatter  de  cette  triste  joie 

Que  si  je  ne  mourois  vous  en  seriez  la  proie, 

Et  que  ce  sang  aimé  que  répandront  mes  mains,        745 

Sera  versé  pour  vous  plus  que  pour  les  Thébains. 

Des  Dieux  mal  obéis  la  majesté  suprême 

Pourroit  en  ce  moment  s'en  venger  sur  vous-même  ; 

Et  j'aurois  cette  honte,  en  ce  funeste  sort, 

D'avoir  prêté  mon  crime  à  faire  votre  mort.  750 

THÉSÉE. 

Et  ce  cœur  généreux  me  condamne  à  la  honte 

De  voir  que  ma  princesse  en  amour  me  surmonte, 

Et  de  n'obéir  pas  à  cette  aimable  loi 

De  mourir  avec  vous  quand  vous  mourez  pour  moi  ! 

Pour  moi,  comme  pour  vous,  soyez  plus  magnanime  1755 

Voyez  mieux  qu'il  y  va  même  de  votre  estime, 

Que  le  choix  d'un  amant  si  peu  digne  de  vous 

Souilleroit  cet  honneur  qui  vous  semble  si  doux. 

Et  que  de  ma  princesse  on  diroit  d'âge  en  âge 

Qu'elle  eut  de  mauvais  yeux  pour  un  si  grand  courage  .760 

DIRCÉ. 

Mais,  Seigneur,  je  vous  sauve  en  courant  au  trépas  ; 
Et  mourant  avec  moi  vous  ne  me  sauvez  pas. 

THÉSÉE. 

La  gloire  de  ma  mort  n'en  deviendra  pas  moindre  ; 
Si  ce  n'est  vous  sauver,  ce  sera  vous  rejoindre  : 
Séparer  deux  amants,  c'est  tous  deux  les  punir;  765 

Et  dans  le  tombeau  même  il  est  doux  de  s'unir. 

DIRCÉ. 

Que  vous  m'êtes  cruel  de  jeter  dans  mon  âme 

Un  si  honteux  désordre  avec  des  traits  de  flamme  ! 

Adieu,  Prince  :  vivez,  je  vous  l'ordonne  ainsi; 

La  gloire  de  ma  mort  est  trop  douteuse  ici  ;  770 

Et  je  hasarde  trop  une  si  noble  envie 

A  voir  Tunique  objet  pour  qui  j'aime  la  vie. 


ACTE    II,    SCÈNE    IV.  167 

THÉSÉE. 

Vous  fuyez,  ma  princesse,  et  votre  adieu  fatal 

DIRCÉ. 

Prince,  il  est  temps  de  fuir  quand  on  se  défend  mal. 
Vivez,  encore  un  coup  :  c'est  moi  qui  vous  l'ordonne.  775 

THÉSÉE. 

Le  véritable  amour  ne  prend  loi  de  personne; 
Et  si  ce  fier  honneur  s'obstine  à  nous  trahir, 
Je  renonce.  Madame,  à  vous  plus  obéir. 


FIN    DU    SECOND    ACTE. 


i68  ŒDIPE. 


ACTE  III. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

DIRCÉ. 

Impitoyable  soif  de  gloire, 

Dont  l'aveugle  et  noble  transport  780 

Me  fait  précipiter  ma  mort 
Pour  faire  vivre  ma  mémoire, 
Arrête  pour  quelques  moments 
Les  impétueux  sentiments 

De  cette  inexorable  envie,  785 

Et  souffre  qu'en  ce  triste  et  favorable  jour, 
Avant  que  te  donner  ma  vie. 
Je  donne  un  soupir  à  Tamour. 

Ne  crains  pas  qu'une  ardeur  si  belle 
Ose  te  disputer  un  cœur  790 

Qui  de  ton  illustre  rigueur 
Est  l'esclave  le  plus  fidèle. 
Ce  regard  tremblant  et  confus, 
Qu'attire  un  bien  qu'il  n'attend  plus, 
N'empêche  pas  qu'il  ne  se  dompte.  795 

Il  est  vrai  qu'il  murmure,  et  se  dompte  à  regret; 
Mais  s'il  m'en  faut  rougir  de  honte, 
Je  n'en  rougirai  qu'en  secret. 

L'éclat  de  cette  renommée 

Qu'assure  un  si  brillant  trépas  800 

Perd  la  moitié  de  ses  appas 


ACTE    III,    SCÈNE    I.  169 

Quand  on  aime  et  qu'on  est  aimée. 
L'honneur,  en  monarque  absolu, 
Soutient  ce  qu'il  a  résolu 

Contre  les  assauts  qu'on  te  livre.  8o5 

Il  est  beau  de  mourir  pour  en  suivre  les  lois  ; 
Mais  il  est  assez  doux  de  vivre 
Quand  l'amour  a  fait  un  beau  choix. 

Toi  qui  faisois  toute  la  joie 
Dont  sa  flamme  osoit  me  flatter,  8  1 0 

Prince  que  j'ai  peine  à  quitter, 
A  quelques  honneurs  qu'on  m'envoie. 
Accepte  ce  foible  retour 
Que  vers  toi  d'un  si  juste  amour 
fait  la  douloureuse  tendresse.  8  i  5 

Sur  les  bords  de  la  tombe  où  tu  me  vois  courir, 
Je  crains  les  maux  que  je  te  laisse, 
Quand  je  fais  gloire  de  mourir. 

J'en  fais  gloire,  mais  je  me  cache 
Un  comble  affreux  de  déplaisirs  ;  820 

Je  fais  taire  tous  mes  désirs. 
Mon  cœur  à  soi-même  s'arrache  ^ 
Cher  Prince,  dans  un  tel  aveu, 
Si  tu  peux  voir  quel  est  mon  feu. 
Vois  combien  il  se  violente.  8a5 

Je  meurs  l'esprit  content,  l'honneur  m'en  fait  la  loi; 
Mais  j'aurois  vécu  plus  contente. 
Si  j'avois  pu  vivre  pour  toi. 

I.  Dans  l'édition  de  1692  et  dans  celle  de  Voltaire  (1764)  : 
Mon  cœur  à  moi-même  s'arrache. 


170  ŒDIPE. 

SCÈNE  IL 

JOCASTE,  DIRCÉ. 

DIRCÉ. 

Tout  est-il  prêt,  Madame,  et  votre  Tirésie 

Attend-il  aux  autels  la  victime  choisie?  83o 

JOCASTE. 

Non,  ma  fille;  et  du  moins  nous  aurons  quelques  jours 

A  demander  au  ciel  un  plus  heureux  secours. 

On  prépare  à  demain  exprès  d'autres  victimes. 

Le  peuple  ne  vaut  pas*  que  vous  payiez  ses  crimes  : 

Il  aime  mieux  périr  qu'être  ainsi  conservé;  83  5 

Et  le  Roi  même,  encor  que  vous  l'ayez  bravé. 

Sensible  à  vos  malheurs  autant  qu'à  ma  prière. 

Vous  offre  sur  ce  point  liberté  toute  entière. 

DIRCÉ. 

C'est  assez  vainement  qu'il  m'offre  un  si  grand  bien, 
Quand  le  ciel  ne  veut  pas  que  je  lui  doive  rien;        840 
Et  ce  n'est  pas  à  lui  de  mettre  des  obstacles 
Aux  ordres  souverains  que  donnent  ses  oracles. 

JOCASTE. 

L'oracle  n'a  rien  dit. 

DIRCÉ. 

Mais  mon  père  a  parlé  ; 
L'ordre  de  nos  destins  par  lui  s'est  révélé  ; 
Et  des  morts  de  son  rang  les  ombres  immortelles    845 
Servent  souvent  aux  Dieux  de  truchements  fidèles. 

JOCASTE. 

Laissez  la  chose  en  doute,  et  du  moins  hésitez 
Tant  qu'on  ait  par  leur  bouche  appris  leurs  volontés. 

DIRCÉ. 

Exiger  qu'avec  nous  ils  s'expliquent  eux-mêmes, 

I.   Voltaire  a  substitué  :   «  ne  veut  pas,  »  à    :  «  ne  vaut  pas.  » 


ACTE    III,    SCÈNE    II.  i^j 

C*est  trop  nous  asservir  ces  majestés  suprêmes.        8  5o 

JOCASTE. 

Ma  fille,  il  est  toujours  assez  tôt  de  mourir. 

DIRCÉ. 

Madame,  il  n'est  jamais  trop  tôt  de  secourir; 

Et  pour  un  mal  si  grand  qui  réclame  notre  aide, 

Il  n'est  point  de  trop  sûr  ni  de  trop  prompt  remède. 

Plus  nous  le  différons,  plus  ce  mal  devient  grand*.    855 

J'assassine  tous  ceux  que  la  peste  surprend  ; 

Aucun  n'en  peut  mourir  qui  ne  me  laisse  un  crime  : 

Je  viens  d'étouffer  seule  et  Sostrate  et  Phœdime  ; 

Et  durant  ce  refus  des  remèdes  offerts, 

La  Parque  se  prévaut  des  moments  que  je  perds.     860 

Hélas!  si  sa  fureur  dans  ces  pertes^  publiques 

Enveloppoit  Thésée  après  ses  domestiques  ! 

Si  nos  retardements 

JOCASTE. 

Vivez  pour  lui,  Dircé  : 
Ne  lui  dérobez  point  un  cœur  si  bien  placé. 
Avec  tant  de  courage  ayez  quelque  tendresse;  86  5 

Agissez  en  amante  aussi  bien  qu'en  princesse. 
Vous  avez  liberté  toute  entière  en  ces  lieux  : 
Le  Roi  n'y  prend  pas  garde,  et  je  ferme  les  yeux. 
C'est  vous  en  dire  assez  :  l'amour  est  un  doux  maître  ; 
Et  quand  son  choix  est  beau,  son  ardeur  doit  paroître^. 

DIRCÉ. 

Je  n'ose  demander  si  de  pareils  avis 
Portent  des  sentiments  que  vous  ayez  suivis. 
Votre  second  hymen  put  avoir  d'autres  causes  ; 
Mais  j'oserai  vous  dire,  à  bien  juger  des  choses, 

1.  Dans  rédition  de  1692,  que  Voltaire  (1764)  <»  suivie  : 

Plus  nous  le  différons,  plus  le  mal  devient  grand. 

2.  L'éditionde  i6g^donnepestes,au\ieu.depertes.Yoltaireaconservépertes. 

3.  far.  Et  quand  son  choix  est  beau,  son  ardeur  peut  paroître.  (1659) 


172  ŒDIPE. 

Que  pour  avoir  reçu  la  vie  en  voire  flanc,  875 

J'y  dois  avoir  sucé  *  fort  peu  de  votre  sang. 
Celui  du  grand  Laïus,  dont  je  m'y  suis  formée, 
Trouve  bien  qu^il  est  doux  d'aimer  et  d'être  aimée; 
Mais  il  ne  peut  trouver  qu'on  soit  digne  du  jour 
Quand  aux  soins  de  sa  gloire  on  préfère  l'amour.    880 
Je  sais  sur  les  grands  cœurs  ce  qu'il  se  fait  d'empire  : 
J'avoue,  et  hautement,  que  le  mien  en  soupire  ; 
Mais  quoi  qu'un  si  beau  choix  puisse  avoir  de  douceurs, 
Je  garde  un  autre  exemple  aux  princesses  mes  scsurs. 

JOCASTE. 

Je  souffre  tout  de  vous  en  l'état  où  vous  êtes.  8  85 

Si  vous  ne  savez  pas  même  ce  que  vous  faites, 

Le  chagrin  inquiet  du  trouble  où  je  vous  vois 

Vous  peut  faire  oublier  que  vous  parlez  à  moi  ; 

Mais  quittez  ces  dehors  d'une  vertu  sévère. 

Et  souvenez-vous  mieux  que  je  suis  votre  mère.      890 

DIRCÉ. 

Ce  chagrin  inquiet,  pour  se  justifier. 
N'a  qu'à  prendre  chez  vous  l'exemple  d'oublier. 
Quand  vous  mîtes  le  sceptre  en  une  autre  famille, 
Vous  souvint-il  assez  que  j'étois  votre  fille? 

JOCASTE. 

Vous  n'étiez  qu'un  enfant. 

DIRCÉ. 

J'avois  déjà  des  yeux,       895 
Et  sentois  dans  mon  cœur  le  sang  de  mes  aïeux; 
C'étoit  ce  même  sang  dont  vous  m'avez  fait  naître 
Qui  s'indignoit  dès  lors  qu'on  lui  donnât  un  maître, 
Et  que  vers  soi  Laïus  aime  mieux  rappeler 
Que  de  voir  qu'à  vos  yeux  on  l'ose  ravaler.  900 

Il  oppose  ma  mort  à  l'indigne  hyménée 

I.  L'orthographe  de  ce  mot  est  succé  dans  toutes  les  éditions  anciennes, 
y  compris  celle  de  1692. 


ACTE    III,    SCENE    II.  173 

Où  par  raison  d'État  il  me  voit  destinée  ; 

Il  la  fait  glorieuse,  et  je  meurs  plus  pour  moi 

Que  pour  ces  malheureux  qui  se  sont  fait  un  roi. 

Le  ciel  en  ma  faveur  prend  ce  cher  interprète,         go 5 

Pour  m'épargner  Taffront  de  vivre  encor  sujette; 

Et  s'il  a  quelque  foudre,  il  saura  le  garder 

Pour  qui  m'a  fait  des  lois  où  j'ai  dû  commander. 

JOCASTE. 

Souffrez  qu'à  ses  éclairs  votre  orgueil  se  dissipe  : 

Ce  foudre  vous  menace  un  peu  plus  tôt  qu'Œdipe  ;  9 1  o 

Et  le  Roi  n'a  pas  lieu  d'en  redouter  les  coups, 

Quand  parmi  tout  son  peuple  ils  n'ont  choisi  que  vous. 

DIRCÉ. 

Madame,  il  se  peut  faire  encor  qu'il  me  prévienne  : 

S'il  sait  ma  destinée,  il  ignore  la  sienne; 

Le  ciel  pourra  venger  ses  ordres  retardés.  916 

Craignez  ce  changement  que  vous  lui  demandez. 

Souvent  on  l'entend  mal  quand  on  le  croit  entendre  : 

L'oracle  le  plus  clair  se  fait  le  moins  comprendre. 

Moi-même  je  le  dis  sans  comprendre  pourquoi; 

Et  ce  discours  en  l'air  m'échappe  malgré  moi.  920 

Pardonnez  cependant  à  cette  humeur  hautaine  : 
Je  veux  parler  en  fille,  et  je  m'explique  en  reine. 
Vous  qui  l'êtes  encor,  vous  savez  ce  que  c'est, 
Et  jusqu'où  nous  emporte  un  si  haut  intérêt. 
Si  je  n'en  ai  le  rang,  j'en  garde  la  teinture.  925 

Le  trône  a  d'autres  droits  que  ceux  de  la  nature. 
J'en  parle  trop  peut-être  alors  qu'il  faut  mourir. 
Hâtons-nous  d'empêcher  ce  peuple  de  périr; 
Et  sans  considérer  quel  fut  vers  moi  son  crime. 
Puisque  le  ciel  le  veut,  donnons-lui  sa  victime.        930 

JOCASTE. 

Demain  ce  juste  ciel  pourra  s'expliquer  mieux  ^ 

I.  Far.  Demain  le  juste  ciel  pourra  s'expliquer  mieux.  (1659) 


174  ŒDIPE. 

Cependant  vous  laissez  bien  du  trouble  en  ces  lieux; 
Et  si  votre  vertu  pouvoit  croire  mes  larmes, 
Vous  nous  épargneriez  cent  mortelles  alarmes. 

DIRCÉ. 

Dussent  avec  vos  pleurs  tous  vos  Thébains  s'unir,      935 
Ce  que  n'a  pu  Tamour,  rien  ne  doit  l'obtenir. 

SCÈNE  m. 

ŒDIPE,  JOCASTE,  DIRCÉ. 

DIRCÉ. 

A  quel  propos,  Seigneur,  voulez-vous  qu'on  diffère, 

Qu'on  dédaigne  un  remède  à  tous  si  salutaire  ? 

Chaque  instant  que  je  vis  vous  enlève  un  sujet. 

Et  l'Etat  s'affoiblit  par  l'affront  qu'on  me  fait.  940 

Cette  ombre  de  pitié  n'est  qu'un  comble  d'envie  : 

Vous  m'avez  envié  le  bonheur  de  ma  vie  ; 

Et  je  vous  vois  par  là  jaloux  de  tout  mon  sort, 

Jusques  à  m'envier  la  gloire  de  ma  mort. 

OEDIPE. 

Qu'on  perd  de  temps,  Madame,  alors  qu'on  vous  fait  grâce! 

DIRCÉ. 

Le  ciel  m'en  a  trop  fait  pour  souffrir  qu'on  m'en  fasse. 

JOCASTE. 

Faut-il  voir  votre  esprit  obstinément  aigri, 

Quand  ce  qu'on  fait  pour  vous  doit  l'avoir  attendri  ? 

DIRCÉ. 

Faut-il  voir  son  envie  à  mes  vœux  opposée. 

Quand  il  ne  s'agit  plus  d'^Emon  ni  de  Thésée?       950 

OEDIPE. 

Il  s'agit  de  répandre  un  sang  si  précieux. 

Qu'il  faut  un  second  ordre  et  plus  exprès  des  Dieux. 


ACTE   m,    SCÈNE   III.  ,r,5 

DIRCÉ. 

Doutez-vous  qu'à  mourir  je  ne  sois  toute  prête, 

Quand  les  Dieux  par  mon  père  ont  demandé  ma  tête? 

OEDIPE. 

Je  vous  connois,  Madame,  et  je  n'ai  point  douté      955 
De  cet  illustre  excès  de  générosité; 
Mais  la  chose  après  tout  n'est  pas  encor  si  claire, 
Que  cet  ordre  nouveau  ne  nous  soit  nécessaire. 

DIRCÉ. 

Quoi?  mon  père  tantôt  parloit  obscurément? 

OEDIPE. 

Je  n'en  ai  rien  connu  que  depuis  un  moment.  960 

C'est  un  autre  que  vous  peut-être  qu'il  menace. 

DIRCÉ. 

Si  l'on  ne  m'a  trompée,  il  n'en  veut  qu'à  sa  race, 

OEDIPE. 

Je  sais  qu'on  vous  a  fait  un  fidèle  rapport  ; 

Mais  vous  pourriez  mourir  et  perdre  votre  mort; 

Et  la  Reine  sans  doute  étoit  bien  inspirée,  965 

Alors  que  par  ses  pleurs  elle  l'a  différée. 

JOCASTE. 

Je  ne  reçois  qu'en  trouble  un  si  confus  espoir. 

OEDIPE. 

Ce  trouble  augmentera  peut-être  avant  ce  soir. 

JOCASTE. 

Vous  avancez  des  mots  que  je  ne  puis  comprendre. 

OEDIPE. 

Vous  vous  plaindrez  fort  peu  de  ne  les  point  entendre  : 
Nous  devons  bientôt  voir  le  mystère  éclairci. 

Madame,  cependant  vous  êtes  libre  ici; 
La  Reine  vous  l'a  dit,  on  vous  a  dû  le  dire  ; 
Et  si  vous  m'entendez,  ce  mot  doit  vous  suffire. 

DIRCÉ. 

Quelque  secret  motif  qui  vous  aye  excité  975 


176  OEDIPE. 

A  ce  tardif  excès  de  générosité, 

Je  n'emporterai  point  de  Thèbes  dans  Athènes 

La  colère  des  Dieux  et  Tamas  de  leurs  haines, 

Qui  pour  premier  objet  pourroient  choisir  l'époux 

Pour  qui  j'aurois  osé  mériter  leur  courroux.  980 

Vous  leur  faites  demain  offrir  un  sacrifice  ? 

OEDIPE. 

J'en  espère  pour  vous  un  destin  plus  propice. 

DIRCÉ. 

J'y  trouverai  ma  place  et  ferai  mon  devoir. 

Quant  au  reste.  Seigneur,  je  n'en  veux  rien  savoir  : 

J'y  prends  si  peu  de  part,  que  sans  m'en  mettre  en  peine. 

Je  vous  laisse  expliquer  votre  énigme  à  la  Reine. 

Mon  cœur  doit  être  las  d'avoir  tant  combattu, 

Et  fuit  un  piège  adroit  qu'on  tend  à  sa  vertu. 


SCÈNE  IV. 

JOCASTE,  ŒDIPE,  suite ^ 

OEDIPE. 

Madame,  quand  des  Dieux  la  réponse  funeste. 

De  peur  d'un  parricide  et  de  peur  d'un  inceste,         990 

Sur  le  mont  Cythéron  fit  exposer  ce  fils 

Pour  qui  tant  de  forfaits  avoient  été  prédits, 

Sûtes-vous  faire  choix  d'un  ministre  fidèle  ? 

JOCASTE. 

Aucun  pour  le  feu  Roi  n'a  montré  plus  de  zèle. 

Et  quand  par  des  voleurs  il  fut  assassiné,  995 


I.  Ici  le  poète  revient  enfin  à  l'antique  fable  d'OEdipe,  et  l'on  peut,  pour 
le  sujet  de  l'entretien  et  la  situation,  plutôt  que  pour  les  détails,  rapprocher 
cette  scène  du  commencement  du  IV*^  acte  de  VOEdipe  de  Sénèque,  et  des  deux 
dialogues  entre  OEdipe  et  Jocaste  dans  VOEdipe  roi  de  Sophocle  (vers  717 
et  suivants,  824  et  suivants). 


ACTE    III,    SCENE    IV.  17- 

Co  (ligne  fu vori  Tavoit  accompagne. 

Par  lui  seul  on  a  su  cette  noire  aventure  ; 

On  le  trouva  percé  d'une  large  blessure, 

Si  baii^nc  dans  son  sang,  et  si  près  de  mourir, 

Qu'il  fallut  une  année  et  plus  pour  Ten  guérir.        1000 

OEDIPE. 

Est-il  mort? 

JOCASTE. 

Non,  Seigneur  :  la  perte  de  son  maître 
Fut  cause  qu'en  la  cour  il  cessa  de  paroître; 
jMais  il  respire  encore,  assez  vieil  et  cassé; 
Et  Mégare,  sa  fille,  est  auprès  de  Dircé. 

OEDIPE. 

Où  fait-il  sa  demeure? 

JOCASTE. 

Au  pied  de  cette  roche  i  0  0  5 

Que  de  ces  tristes  murs  nous  voyons  la  plus  proche. 

OEDIPE. 

Tâchez  de  lui  parler. 

JOCASTE. 

J'y  vais  tout  de  ce  pas. 
Qu'on  me  prépare  un  char  pour  aller  chez  Phorbas'. 
Son  dégoût  de  la  cour  pourroit  sur  un  message 
S'excuser  par  caprice  et  prétexter  son  âge.  i  o  i  0 

Dans  une  heure  au  phis  tard  je  saurai  vous  revoir. 
Mais  que  dois-je  lui  dire,  et  qu'en  faut-il  savoir? 


I.  «  En  véritt'',  dit  d'Aubignac,  cela  n'i'-toit  pas  fort  nécessaire  h  nous  dire, 
et  M.  Corneille  a  une  gran(lc  peur  que  les  spectateurs  ne  crussent  que  cette  reine 
iroit  à  pied  de  la  ville  de  Thèbes  sur  cette  montagne.  A  quoi  bon  se  charger 
de  ces  superfluités  inutiles,  sans  grâce  et  vicieuses,  et  qui  pour  cela  font  rire 
tout  le  théâtre,  comme  il  est  arrivé  en  cet  endroit,  autant  de  fois  qu'on  a 

joué  la  pièce  ?  »  [Trois'cme  disserUition .  Recueil public  par  Granct,  tome  II , 

p.  5i.)  —  L'édition  de   iGq'i  a  ainsi  modifié  ce  vers  : 

Quoicpie  reine,  il  est  i)on  d'aller  trouver  Phorbas. 
CoRNF.IT.I.K.   VI  la 


1^8  (SilDIPE. 

OEDIPE. 

Un  bruit  court  depuis  pou  qu'il  tous  a  mal  servie, 
Que  ce  fils  qu'on  croit  mort  est  encor  plein  de  vie. 
L'oracle  de  Laïus  par  là  devient  douteux,  i  o  i  5 

Et  tout  ce  qu'il  a  dit  peut  s'étendre  sur  deux. 

JOCASTE. 

Seigneur,  ou  sur  ce  bruit  je  suis  fort  abusée, 
Ou  ce  n'est  qu'un  effet  de  l'amour  de  Tlicsé  : 
Pour  sauver  ce  qu'il  aime  et  vous  embarrasser, 
Jusques  à  votre  oreille  il  l'aura  fait  passer;  1020 

Mais  Phorbas  aisément  convaincra  d'imposture 
Quiconque  ose  à  sa  foi  faire  une  telle  injure. 

OEDIPE. 

L'innocence  de  l'âge  aura  pu  l'émouvoir. 

JOCASTE. 

Je  l'ai  toujours  connu  ferme  dans  son  devoir  ; 

Mais  si  déjà  ce  bruit  vous  met  en  jalousie,  1025 

Vous  pouvez  consulter  le  devin  Tirésie\ 

Publier  sa  réponse,  et  traiter  d'imposteur 

De  cette  illusion  le  téméraire  auteur. 

OEDIPE. 

Je  viens  de  le  quitter,  et  de  là  vient  ce  trouble 

Qu'en  mon  cœur  alarmé  chaque  moment  redouble,  i  o'Jo 


I .  «  Quelle  dift'érence  entre  ce  froid  rrcit  de  la  consultation,  et  les  terri  Mes 
prédictions  que  fait  Tirésie  dans  Sophocle  !  Pourquoi  n'a-t-on  pu  faire  pa- 
raître ce  Tirésie  sur  le  théâtre  de  Paris  ?  J'ose  croire  «pie  si  on  avait  eu  du 
temps  de  Corneille  un  théâtre  tel  que  nous  l'avons  depuis  trois  ans,  grâce 
à  la  générosité  éclairée  de  M.  le  comte  de  Lauraguais',  le  grand  (Corneille 
n'eût  pas  hésité  à  produire  Tirésie  sur  la  scène,  à  imiter  le  dialogue  admi- 
rable de  Sophocle.  »  [Foliaire^  1764.) 

*  On  trouve  dons  les  Mémoires  de  Henri-Louis  Lehciin,  publiés  par  son  fils 
aîné,  un  Mémoire  qui  tend  à  prouver  la  nécessité  de  supprimer  les  banquettes 
de  dessus  le  théâtre  de  la  Comédie  française.  Ce  mémoire,  daté  du  20  jan- 
vier 1759,  était  destiné  à  faire  ressortir  l'utilité  du  plan  présenté  par  l'archi- 
tecte Desbœufs.  A  la  fm  on  lit  en  note  :  «  Le  plan  fut  ajjprouvé  par  le  Roi  dans 
le  courant  de  février  ;  et  M.  le  comte  de  Lauraguais,  qui  se  chargea  de  toute  la 
dépense,  Ht  dans  cette  occasion  ce  que  le  mini.stèrc  public  nuroit  dû  faire.   » 


ACTE    IIÏ,    SCENE    IV.  i^cj 

«  Ce  prince,  m'a-t-il  dit,  respire  en  votre  cour  : 
Vous  pourrez  le  connoître  avant  la  fin  du  jour; 
Mais  il  pourra  vous  perdre  en  se  faisant  connoître. 
Puisse-t-il  ignorer  quel  sang  lui  donne  Têtre!  » 
Voilà  ce  qu'il  m'a  dit  d'un  ton  si  plein  d'effroi,     io3  5 
Qu'il  l'a  fait  rejaillir^  jusqu'en  l'âme  d'un  roi. 
Ce  fils,  qui  devoit  être  inceste  et  parricide, 
Doit  avoir  un  cœur  lâche,  un  courage  perfide  ; 
Et  par  un  sentiment  facile  à  deviner, 
Il  ne  se  cache  ici  que  pour  m'assassiner  :  1040 

C'est  par  là  qu'il  aspire  à  devenir  monarque, 
Et  vous  le  connoîtrez  bientôt  à  cette  marque. 

Quoi  qu'il  en  soit.  Madame,  allez  trouver  Phorbas  : 
Tirez-en,  s'il  se  peut,  les  clartés  qu'on  n'a  pas. 
Tâchez  en  même  temps  de  voir  aussi  Thésée  :       1045 
Dites-lui  qu'il  peut  faire  une  conquête  aisée, 
Qu'il  ose  pour  Dircé,  que  je  n'en  verrai  rien. 
J'admire  un  changement  si  confus  que  le  mien  : 
Tantôt  dans  leur  hymen  je  croyois  voir  ma  perte, 
J'allois  pour  l'empêcher  jusqu'à  la  force  ouverte  ;  i  o  j  0 
Et  sans  savoir  pourquoi,  je  voudrois  que  tous  deux 
Fussent,  loin  de  ma  vue,  au  comble  de  leurs  vœux, 
Que  les  emportements  d'une  ardeur  mutuelle 
jM'eussent  débarrassé  de  son  amant  et  d'elle. 
Bien  que  de  leur  vertu  rien  ne  me  soit  suspect,     io5  5 
Je  ne  sais  quelle  horreur  me  trouble  à  leur  aspect  ; 
Ma  raison  la  repousse,  et  ne  m'en  peut  défendre; 
JNIoi-même  en  cet  état  je  ne  puis  me  comprendre; 
Et  l'énigme  du  Sphinx  fut  moins  obscur'^  pour  moi 
Que  le  fond  de  mon  cœur  ne  l'est  dans  cet  effroi  :    1060 
Plus  je  le  considère,  et  plus  je  m'en  irrite. 

1.   Toutes  les  éditions,  y  compris  celle  de  169-;;,  donnent  rcjallir.  Voyez 
tome  IV,  p.  433,  note  2. 

■>..   Sur  le  genre  du  mot  énigme,  voye?.  !e  î.exiaue. 


i8o  OEDIPE. 


Mais  ce  prince  paroît,  souffrez  que  je  l'évite; 
Et  si  vous  vous  sentez  Fesprit  moins  interdit, 
Agissez  avec  lui  comme  je  vous  ai  dit. 


SCENE  V. 

JOCASTE,  THÉSÉE. 

JOCASTE. 

Prince,  que  faites-vous?  quelle  pitié  craintive,  io6  5 

Quel  faux  respect  des  Dieux  tient  votre  flamme  oisive? 
Avez-vous  oublié  comme  il  faut  secourir? 

THÉSÉE. 

Dircé  n'est  plus,  ^Madame,  en  état  de  périr  : 

Le  ciel  vous  rend  un  fils,  et  ce  n'est  qu'à  ce  prince 

Qu'est  dû  le  triste  honneur  de  sauver  sa  province.   1070 

JOCASTE. 

C'est  trop  vous  assurer  sur  l'éclat  d'un  faux  bruit. 

THÉSÉE. 

C'est  une  vérité  dont  je  suis  mieux  instruit. 

JOCASTE. 

Vous  le  connoissez  donc? 

THÉSÉE. 

A  l'égal  de  moi-même. 

JOCASTE. 

De  quand? 

THÉSÉE. 

De  ce  moment. 

JOCASTE. 

Et  vous  l'aimez? 

THÉSÉE. 

Je  l'aime 
Jusqu'il  mourir  du  cou[)  dont  il  sera  percé.  i  o7.'t! 


ACTE    m,    SCENE    V.  i8i 


JOCASTE. 

Mais  celle  amitié  cède  à  ranioiir  de  Dircé? 

THÉSÉE. 

Hélas  !  cette  princesse  à  mes  désirs  si  chère 
En  un  fidèle  amant  trouve  un  malheureux  frère, 
Qui  mourroit  de  douleur  d'avoir  changé  de  sort, 
N Y' toit  le  prompt  secours  d'une  plus  digne  mort, 
Et  qu'assez  tôt  connu  pour  mourir  au  lieu  d'elle 
Ce  frère  malheureux  meurt  en  amant  fidèle. 


080 


JOCASTE. 
,,1  0 


Quoi?  vous  seriez  mon  fils' 

THÉSÉE . 

Et  celui  de  Laïus. 

JOCASTE. 

Qui  vous  a  pu  le  dire? 

THÉSÉE. 

Un  témoin  qui  n'est  plus. 
Phaedime,  qu'à  mes  yeux  vient  de  ravir  la  peste  :     i  o8  5 
Non  qu'il  m'en  ait  donné  la  preuve  manifeste; 
Mais  Phorbas,  ce  vieillard  qui  m'exposa  jadis, 
Répondra  mieux  que  lui  de  ce  que  je  vous  dis, 
Et  vous  éclaircira  touchant  une  aventure 
Dont  je  n'ai  pu  tirer  qu'une  lumière  obscure.  1090 

Ce  peu  qu'en  ont  pour  moi  les  soupirs  d'un  mourant 
Du  grand  droit  de  régner  seroit  mauvais  garant. 
Mais  ne  permettez  pas  que  le  Roi  me  soupçonne, 
Comme  si  ma  naissance  ébranloit  sa  couronne, 
Quelque  honneur,  quelques  droits  qu'elle  ait  pu  m'acqué- 
Je  ne  viens  disputer  que  celui  de  mourir.  [rir, 

JOCASTE. 

Je  ne  sais  si  Phorbas  avouera  votre  histoire; 

Mais  qu'il  l'avoue  ou  non,  j'aurai  peine  à  vous  croire. 

i.Far.   Quoi?  vous  ùtes  mon  lils  ?  (iGSp) 


i82  ŒDIPE. 

Avec  votre  mourant  Tirésie  est  d'accord, 

A  ce  que  dit  le  Roi,  que  mon  fils  n'est  point  mort,  i  i  oo 

C'est  déjà  quelque  chose;  et  toutefois  mon  âme 

Aime  à  tenir  suspecte  une  si  belle  flamme. 

Je  ne  sens  point  pour  vous  l'émotion  du  sang. 

Je  vous  trouve  en  mon  cœur  toujours  en  même  rang*  ; 

J'ai  peine  à  voir  un  fils  où  j'ai  cru  voir  un  gendre;    i  i  ofï 

I.a  nature  avec  vous  refuse  de  s'entendre. 

Et  me  dit  en  secret,  sur  votre  emportement. 

Qu'il  a  bien  peu  d'un  frère,  et  beaucoup  d'un  amant; 

Qu'un  frère  a  pour  des  sœurs  une  ardeur  plus  remise, 

A  moins  que  sous  ce  titre  un  amant  se  déguise,        i  i  i  o 

Et  qu'il  cherche  en  mourant  la  gloire  et  la  douceur 

D'arracher  à  la  mort  ce  qu'il  nomme  sa  sœur. 

THÉSÉE. 

Que  vous  connoissez  mal  ce  que  peut  la  nature! 

Quand  d'un  parfait  amour  elle  a  pris  la  teinture. 

Et  que  le  désespoir  d'un  illustre  projet  i  i  i  5 

Se  joint  aux  déplaisirs  d'en  voir  périr  l'objet. 

Il  est  doux  de  mourir  pour  une  sœur  si  chère. 

Je  l'aimois  en  amant,  je  l'aime  encore  en  frère; 

C'est  sous  un  autre  nom  le  même  empressement  : 

Je  ne  Taime  pas  moins,  mais  je  l'aime  autrement,    i  i  20 

L'ardeur  sur  la  vertu  fortement  établie 

Par  ces  retours  du  sang  ne  peut  être  alToiblie; 

Et  ce  sang  qui  prêtoil  sa  tendresse  à  l'amour 

A  droit  d'en  emprunter  les  forces  à  son  tour. 

JOCASTE. 

Eh  bien  !  soyez  mon  fils,  puisque  vous  voulez  l'èli'e  ;  i  i  2  fï 
IMais  donnez-moi  la  inar^jue  où  je  le  dois  connoître. 
Vous  n'èles  point  ce  fils,  si  vous  n'êtes  méchant  : 
Le  ciel  sur  sa  naissance  imprima  ce  penchant; 

X.Var.   le  vous  trnuvo  en  mon  cociir  toujours  au  même  ran^.  ''iGjîj' 


ACTE    111,    SCENE    V.  i83 

J'en  vois  quelque  partie  en  ce  désir  inceste  ; 

Mais  pour  ne  plus  douter,  vous  chargez-vous  du  reste  ? 

Ktes-vous  l'assassin  et  d'un  père  et  d'un  roi? 

THÉSÉE. 

Ah  î  Madame,  ce  mot  me  fait  pâlir  d'effroi. 

JOCASTE. 

C'étoit  là  de  mon  fils  la  noire  destinée; 

Sa  vie  à  ces  forfaits  par  le  ciel  condamnée 

N'a  pu  se  dégager  de  cet  astre  ennemi,  1 1  3  5 

Ni  de  son  ascendant  s'échapper  à  demi. 

Si  ce  fds  vit  encore,  il  a  tué  son  père  : 

C'en  est  l'indubitable  et  le  seul  caractère; 

Et  le  ciel,  qui  prit  soin  de  nous  en  avertir, 

L'a  dit  trop  hautement  pour  se  voir  démentir.         i  140 

Sa  mort  seule  pouvoit  le  dérober  au  crime. 

Prince,  renoncez  donc  à  toute  votre  estime  : 
Dites  que  vos  vertus  sont  crimes  déguisés  ; 
Recevez  tout  le  sort  que  vous  vous  imposez  ; 
Et  pour  remplir  un  nom  dont  vous  êtes  avide,  i  145 

Acceptez  ceux  d'inceste  et  de  fils  parricide. 
J'en  croirai  ces  témoins  que  le  ciel  m'a  prescrits, 
Et  ne  vous  puis  donner  mon  aveu  qu'à  ce  prix. 

THÉSÉE. 

Quoi?  la  nécessité  des  vertus  et  des  vices* 

D'un  astre  impérieux  doit  suivre  les  caprices,  i  i  5o 

Et  Delphes,  malgré  nous,  conduit  nos  actions^ 

Au  plus  bizarre  effet  de  ses  prédictions? 

L'ame  est  donc  toute  esclave  :  une  loi  souveraine 


1.  u  Ce  morceau  contribiîa  beaucoup  au  succès  de  la  pièce.  Les  disputes 
sur  le  libre  arbitre  agitaient  alors  les  esprits.  Cette  tirade  de  Thésée,  belle 
par  elle-même,  acquit  un  nouveau  prix  par  les  querelles  du  temps,  et  plus 
d'un  amateur  la  sait  encore  par  cœur.  »   {Foliaire.') 

2.  Far.   Et  l'homme  sur  soi-même  a  si  pou   de  crédit, 
Qu'il  devient  scélérat  quand  Deli)hes  l'a  prédit?  (i659-63) 


i8^,  OEDIPE. 

Vers  le  bien    ou  le  mal  incessamment  renlraîne  ; 

Et  nous  ne  recevons  ni  crainte  ni  désir  i  i  5  5 

De  cette  liberté  qui  n'a  rien  à  choisir, 

Attachés  sans  relâche  à  cet  ordre  sublime, 

Vertueux  sans  mérite,  et  \icieux  sans  crime. 

Qu'on  massacre  les  rois,  qu'on  brise  les  autels, 

C'est  la  faute  des  Dieux,  et  non  pas  des  mortels,  i  lOo 

De  toute  la  vertu  sur  la  terre  épandue. 

Tout  le  prix  à  ces  dieux,  toute  la  gloire  est  due; 

Ils  agissent  en  nous  quand  nous  pensons  agir; 

Alors  qu'on  délibère  on  ne  fait  qu'obéir; 

Et  notre  volonté  n'aime,  hait,  clierche,  évite,  i  10  5 

Que  suivant  que  d'en  haut  leur  bras  la  précipite. 

D'un  tel  aveuglement  daignez  me  dispenser. 
Le  ciel,  juste  à  punir,  juste  à  récompenser. 
Pour  rendre  aux  actions  leur  peine  ou  leur  salaire, 
Doit  nous  offrir  son  aide,  et  puis  nous  laisser  faire,  i  i  ;  o 
N'enfonçons  toutefois  ni  votre  œil  ni  le  mien 
Dans  ce  profond  abîme  où  nous  ne  voyons  rien  : 
Delphes  a  pu  vous  faire  une  fausse  réponse; 
L'argent  put  inspirer  la  voix  qui  les  prononce; 
Cet  organe  des  Dieux  put  se  laisser  gagner  i  1 75 

A  ceux  que  ma  naissance  éloignoit  de  régner  ; 
Et  par  tous  les  climats  on  n'a  que  trop  d'exemples 
Qu'il  est  ainsi  qu'ailleurs  des  méchants  dans  les  temples. 

Du  moins  puis-je  assurer  que  dans  tous  mes  combats 
Je  n'ai  jamais  souffert  de  seconds  que  mon  bras;  i  180 
Que  je  n'ai  jamais  vu  ces  lieux  de  la  Phocidc 
Où  fut  par  des  brigands  commis  ce  parricide; 
Que  la  fatalité  des  plus  pressants  malheurs 
Ne  m'auroit  pu  réduire  à  suivre  des  voleurs; 
Que  j'en  ai  trop  puni  pour  en  croître  le  nombre i  i  8  5 

JOCASTE. 

Mais  Laïus  a  parlé,  vous  en  avez  vu  l'ombre  : 


ACTE    III,    SCENE    V.  i85 

De  l'oracle  avec  elle  on  voit  tant  de  rapport, 

Qu'on  ne  peut  qu'à  ce  fils  en  imputer  la  mort; 

Et  c'est  le  dire  assez  qu'ordonner  qu'on  efface 

Un  grand  crime  impuni  par  le  sang-  de  sa  race.  i  i  90 

Attendons  toutefois  ce  qu'en  dira  Pliorbas  : 

Autre  que  lui  n'a  vu  ce  malheureux  trépas  ; 

Et  de  ce  témoin  seul  dépend  la  connoissance 

Et  de  ce  parricide  et  de  votre  naissance. 

Si  vous  êtes  coupable,  évitez-en  les  yeux;  i  i  gS 

Et  de  peur  d'en  rougir,  prenez  d'autres  aïeux. 

THÉSÉE. 

Je  le  verrai.  Madame,  et  sans  inquiétude. 

Ma  naissance  confuse  a  quelque  incertitude  ; 

Mais  pour  ce  parricide,  il  est  plus  que  certain 

Que  ce  ne  fut  jamais  un  crime  de  ma  main.  1200 


FIN    DU    TllOISU-MF.    ACTF.. 


i8G  ŒDIPE. 


^  ACTE   IV. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
THÉSÉE,    DIRCÉ,    MÉGARE. 

DIRCÉ. 

Oui,  déjà  sur  ce  bruit  Tamour  m'avoit  flattée  : 

Mon  âme  avec  plaisir  s'étoit  inquiétée  ; 

Et  ce  jaloux  honneur  qui  ne  consentoit  pas 

Qu'un  frère  me  ravît  un  glorieux  trépas, 

Après  cette  douceur  fièrement  refusée,  i  ao'î 

Ne  me  refusoit  point  de  vivre  pour  Thésée, 

Et  laissoit  doucement  corrompre  sa  fierté 

A  Tespoir  renaissant  de  ma  perplexité. 

Mais  si  je  vois  en  vous  ce  déplorable  frère, 

Quelle  faveur  du  ciel  voulez-vous  que  j'espère,  1210 

S'il  n'est  pas  en  sa  main  de  m'arrêter  au  jour 

Sans  faire  soulever  et  l'honneur  et  l'amour? 

S'il  dédaig-ne  mon  sang',  il  accepte  le  vôtre; 

Et  si  quelque  miracle  épargne  l'un  et  l'autre, 

Pourra-t-il  détacher  de  mon  sort  le  plus  doux  121.^ 

L'amertume  de  vivre,  et  n'être  point  à  vous? 

THÉSKR. 

Le  ciel  choisit  souvent  de  secrètes  conduites 

Qu'on  ne  peut  démêler  qu'après  de  longues  suites; 

El  de  mon  sort  douteux  l'obscur  événement 

Ne  défend  pas  l'espoir  d'un  second  changement.      1220 

Je  chéris  ce  premier  qui  vous  est  salutaire. 

Je  ne  puis  en  amant  ce  que  je  puis  en  frère; 


VCTE    IV,    SCÈNE   I.  187 

J'en  garderai  le  nom  tant  qu'il  faudra  mourir  ; 
Mais  si  jamais  d'ailleurs  on  peut  vous  secourir, 
Peut-être  que  le  ciel  me  faisant  mieux  connoître,    1225 
Sitôt  que  vous  vivrez,  je  cesserai  de  l'être; 
Car  je  n'aspire  point  à  calmer  son  courroux. 
Et  ne  veux  ni  mourir  ni  vivre  que  pour  vous. 

DIRCK. 

Cet  amour  mal  éteint  sied  mal  au  cœur  d'un  frère  : 
Où  le  sang  doit  parier,  c'est  à  lui  de  se  taire;  i  a3o 

Et  sitôt  que  sans  crime  il  ne  peut  plus  durer, 
Pour  ses  feux  les  plus  vifs  il  est  temps  d'expirer. 

THÉSÉE. 

Laissez-lui  conserver  ces  ardeurs  empressées 

Qui  vous  faisoient  l'objet  de  toutes  mes  pensées. 

J'ai  mêmes  yeux  encore,  et  vous  mêmes  appas  :        i  2  3  5 

Si  mon  sort  est  douteux,  mon  souhait  ne  l'est  pas. 

Mon  cœur  n'écoute  point  ce  que  le  sang  veut  dire  : 

C'est  d'amour  qu'il  gémit,  c'est  d'amour  qu'il  soupire 

Et  pour  pouvoir  sans  crime  en  goûter  la  douceur, 

Il  se  révolte  exprès  contre  le  nom  de  sœur.  1240 

De  mes  plus  cliers  désirs  ce  partisan  sincère 

En  faveur  de  l'amant  tvrannise  le  frère, 

Et  partage  h  tous  deux  le  digne  empressement 

De  mourir  comme  frère  et  vivre  comme  amant. 


DUICÉ. 

O  du  sang  de  Laïus  preuves  trop  manifestes  ! 
Le  ciel,  vous  destinant  à  des  flammes  incestes, 
A  su  de  votre  esprit  déraciner  l' horreur 
Que  doit  faire  à  l'amour  le  sacré  nom  de  sœur; 
Mais  si  sa  flamme  y  garde  une  place  usurpée, 
Dircé  dans  votre  erreur  n'est  point  enveloppée  : 
Elle  se  défend  mieux  de  ce  trouble  intestin, 
Et  si  c'est  votre  sort,  ce  n'est  pas  son  destin. 
Non  qu'enfin  sa  vertu  vous  regarde  en  coupable  : 


1243 


i88  OEDIPE. 

Puisque  le  ciel  vous  force,  il  vous  rend  excusable  ; 
Et  l'amour  pour  les  sens  est  un  si  doux  poison,     la^f) 
Qu'on  ne  peut  pas  toujours  écouter  la  raison. 
Moi-même  en  qui  Tlionneur  n'accepte  aucune  grâce, 
J'aime  en  ce  douteux  sort  tout  ce  ([ui  m'embarrasse. 
Je  ne  sais  quoi  m'y  plaît  qui  n'ose  s'exprimer. 
Et  ce  confus  mélange  a  de  quoi  me  charmer.  laOo 

Je  n'aime  plus  cju'en  sœur,  et  malgré  moi  j'espère. 
Ali!  Prince,  s'il  se  peut,  ne  soyez  point  mon  frère. 
Et  laissez-moi  mourir  avec  les  sentiments 
Que  la  gloire  permet  aux  illustres  amants. 

THÉSÉE. 

Je  vous  ai  déjà  dit.  Princesse,  que  peut-être,  lafiS 

Sitôt  que  vous  vivrez,  je  cesserai  de  l'être  : 

Faut-il  que  je  m'explique?  et  toute  votre  ardeur 

Ne  peut-elle  sans  moi  lire  au  fond  de  mon  cœur? 

Puisqu'il  est  tout  à  vous,  pénétrez-y.  Madame  : 

Vous  verrez  que  sans  crime  il  conserve  sa  flamme.  1270 

Si  je  suis  descendu  jusqu'à  vous  abuser, 

Un  juste  désespoir  m'auroit  fait  plus  oser; 

Et  l'amour,  pour  défendre  une  si  chère  vie, 

Peut  faire  vanité  d'un  peu  de  tromperie. 

J'en  ai  tiré  ce  fruit,  que  ce  nom  décevant  1275 

A  fait  connoître  ici  cpie  ce  prince  est  vivant. 

Phorbas  l'a  confessé;  Tirésie  a  lui-même 

Appuyé  de  sa  voix  cet  heureux  stratagème  : 

C'est  par  lui  qu'on  a  su  qu'il  respire  en  ces  lieux. 

Souffrez  donc  qu'un  moment  je  trompe  encor  leurs  yeux  ; 

Et  puisque  dans  ce  jour  ce  frère  doit  paroître. 

Jusqu'à  ce  qu'on  l'ait  vu  permettez-moi  de  l'être. 

DUICÉ. 

Je  pardonne  un  abus  que  l'amour  a  formé, 

Et  rien  ne  peut  déplaire  alors  qu'on  est  aimé. 

Mais  hasardiez-vous  tant  sans  aucune  lumière?       i2  8f> 


l 


ACTE    IV,    SCÈNE    I.  i8(j 

THÉSÉE. 

iMcirarc  ni'avoit  dit  le  secret  de  son  père: 

Il  m'a  valu  Tlionneur  de  m'exposer  pour  tous; 

Mais  je  n'en  abusois  que  pour  mourir  pour  vous. 

I.e  succès  a  passé  cette  triste  espérance  : 

Ma  flamme  en  vos  périls  ne  voit  plus  d'apparence.   1290 

Si  l'on  peut  à  l'oracle  ajouter  quelque  foi, 

Ce  fils  a  de  sa  main  versé  le  sang  du  Roi; 

Et  son  ombre,  en  parlant  de  punir  un  grand  crime, 

Dit  assez  que  c'est  lui  qu'elle  veut  pour  victime. 

DHICÉ. 

Prince,  quoi  qu'il  en  soit,  n'empêchez  plus  ma  mort. 
Si  par  le  sacrifice  on  n'éclaircit  mon  sort. 
La  Reine,  qui  paroît,  fait  que  je  me  retire  : 
Sachant  ce  que  je  sais,  j'aurois  peur  d'en  trop  dire; 
Et  comme  enfin  ma  gloire  a  d'autres  intérêts. 
Vous  saurez  mieux  sans  moi  ménager  vos  secrets  :    i3oo 
Mais  puisque  vous  voulez  que  mon  esprit  revive. 
Ne  tenez  pas  longtemps  la  vérité  captive. 


SCENE  11. 
JOCASTE,  THÉSÉE,  NÉRINE. 

JOCASTE. 

Prince,  j'ai  vu  Phorbas;  et  tout  ce  qu'il  m'a  dit 
A  ce  que  vous  croyez  peut  donner  du  crédit. 

Un  passant  inconnu,  touché  de  cette  enfance        i  3o5 
Dont  un  astre  envieux  condamnoit  la  naissance, 
Sur  le  mont  C}  théron  reçut  de  lui  mon  fils. 
Sans  qu'il  lui  demandât  son  nom  ni  son  pays. 
De  crainte  qu'à  son  tour  il  ne  conçût  l'envie 
D'apprendre  dans  quel  sang  il  conservoit  la  vie.     i3  10 
Il  l'a  revu  depuis,  et  presque  tous  les  ans, 


i9<'  ŒDIPE. 

Dans  le  Icmple  d'Elide  offrir  quelques  présents. 

Ainsi  chacun  des  deux  connoît  Fautre  au  visage, 

Sans  s'être  Fun  à  l'autre  expliqués  davantage. 

Il  a  bien  su  de  lui  que  ce  fils  conservé  i  3  i  5 

Respire  encor  le  jour  dans  un  rang  élevé  ; 

Mais  je  demande  en  vain  qu'à  mes  yeux  il  le  montre, 

A  moins  que  ce  vieillard  avec  lui  se  rencontre. 

Si  PhcTedime  après  lui  vous  eut  en  son  pouvoir, 
De  cet  inconnu  même  il  put  vous  recevoir,  ilao 

Et  voyant  à  Trézène  une  mère  affligée 
De  la  perte  du  fils  qu'elle  avoit  eu  d'yEgée, 
Vous  ofTrir  en  sa  place,  elle  vous  accepter. 
Tout  ce  qui  sur  ce  point  pourroit  faire  douter, 
C'est  qu'il  vous  a  soulfert  dans  une  flamme  inceste,    i  3  a  5 
Et  n'a  parlé  de  rien  qu'en  mourant  de  la  peste. 

Mais  d'ailleurs  Tirésie  a  dit  que  dans  ce  jour 
Nous  pourrons  voir  ce  prince,  et  qu'il  vit  dans  la  cour'  ; 
Quelques  moments  après  on  vous  a  vu  paroître  : 
Ainsi  vous  pouvez  l'être,  et  pouvez  ne  pas  l'être.     î3jo 
Passons  outre.  A  Phorbas  ajouteriez- vous  foi? 
S'il  n'a  pas  vu  mon  fils,  il  vit  la  mort  du  Roi, 
Il  connoît  l'assassin  :  voulez-vous  qu'il  vous  voie  ? 

THÉSÉE. 

Je  le  verrai.  Madame,  et  l'attends  avec  joie. 

Sûr,  comme  je  l'ai  dit,  qu'il  n'est  point  de  malheurs^ 

Qui  m'eussent  pu  réduire  à  suivre  des  voleurs. 

JOCASTE. 

Ne  VOUS  assurez  point  sur  cette  conjecture, 
Et  souffrez  qu'elle  cède  à  la  vérité  pure. 

Honteux  qu'un  homme  seul  eût  triomphé  de  trois, 
Qu'il  en  eût  tué  deux  et  mis  l'autre  aux  abois,      1340 

1.  /-"tir.  Nous  pourrions  voir  ce  prince,  et  qu'il  vit  dans  la  rour.  (l659-63'\ 
•x.Far.   Sûr,  comme  je  l'ai  dit,  qu  il  n'est  malheurs  si  grands 
(^)ui  n»'enssent  })u  rrduirc  à  suivre  des  brii^ands.  (lO'ïq) 


ACTE    IV,    SCÈNE    II.  hji 

Phorbas  nous  supposa  ce  qu'il  nous  en  fit  croire, 
El  parla  de  bri^^^ands  pour  sauver  quelque  gloire. 
Il  me  vient  d'avouer  sa  foiblesse  à  genoux. 
«  D'un  bras  seul,  m'a-t-il  dit,  partirent  tous  les  coups; 
Un  bras  seul  à  tous  trois  nous  ferma  le  passage,        1345 
Et  d'une  seule  main  ce  grand  crime  est  l'ouvrage.  » 

THÉSÉE. 

Le  crime  n'est  pas  grand  s'il  fut  seul  contre  trois; 
Mais  jamais  sans  forfait  on  ne  se  prend  aux  rois  ; 
Et  fussent-ils  cachés  sous  un  habit  champêtre. 
Leur  propre  majesté  les  doit  faire  connoître.  i35o 

L'assassin  de  Laïus  est  digne  du  trépas. 
Bien  que  seul  contre  trois,  il  ne  le  connût  pas. 
Pour  moi,  je  l'avouerai,  que  jamais  ma  vaillance 
A  mon  bras  contre  trois  n'a  commis  ma  défense. 
L'reil  de  votre  Phorbas  aura  beau  me  chercher,     1 3  5  5 
Jamais  dans  la  Phocide  on  ne  m'a  vu  marcher. 
Qu'il  vienne  :  à  ses  regards  sans  crainte  je  m'expose  : 
Et  c'est  un  imposteur  s'il  vous  dit  autre  chose. 

JOCASTE. 

Faites  entrer  Phorbas.  Prince,  pensez-y  bien. 

THÉSÉE. 

S'il  est  homme  d'honneur,  je  n'en  dois  craindre  rien. 

JOCASTE. 

Vous  voudrez,  mais  trop  tard,  en  éviter  la  vue. 

THÉSÉE. 

Qu'il  vienne;  il  tarde  trop,  cette  lenteur  me  tue* 

Et  si  je  le  pouvois  sans  perdre  le  respect, 

Je  me  plaindrois  un  peu  de  me  voir  trop  suspect. 


i«)i  OEDIPE. 


SCENE   III. 

JOCASTE,  THÉSÉE,  PHORBAS,  NÉRINE. 

JOCASÏE. 

Laissez-moi  lui  parler,  et  prêtez-nous  silence.        i365 
Phorbas,  envisagez  ce  prince  en  ma  présence  : 
Le  reconnoissez-vous*? 

PHORBAS. 

Je  crois  vous  avoir  dit 
Que  je  ne  Fai  point  vu  depuis  qu'on  le  perdit, 
Madame  :  un  si  long  temps  laisse  mal  reconnoître 
Un  prince  qui  pour  lors  ne  faisoit  que  de  naître;       i  H70 
Et  si  je  vois  en  lui  l'efTet  de  mon  secours. 
Je  n'y  puis  voir  les  traits  d'un  enfant  de  deux  jours. 

JOCASTE. 

Je  sais,  ainsi  que  vous,  que  les  traits  de  l'enfance 
N'ont  avec  ceux  d'un  homme  aucune  ressemblance; 
Mais  comme  ce  héros,  s'il  est  sorti  de  moi,  i  '}  7  5 

Doit  avoir  de  sa  main  versé  le  sang  du  Roi, 
Seize  ans  n'ont  pas  changé  tellement  son  visage 
Que  vous  n'en  conserviez  quelque  imparfaite  image. 

PHOIUÎAS. 

Hélas!  j'en  garde  encor  si  bien  le  souvenir. 

Que  je  l'aurai  présent  durant  tout  l'avenir.  i  3  8o 

Si  pour  connoître  un  fils  il  vous  faut  celte  marque. 

Ce  prince  n'est  point  né  de  notre  grand  monarque. 

^lais  désabusez-vous,  et  sachez  que  sa  mort 

Ne  fut  jamais  d'un  fils  le  parricide  eiïbrl. 

JOCASTlî 

Et  de  qui  donc,  Phorbas?  Avez-vous  connoissance    i  385 

l.Fiir.   [Le  rccnunoisscz-vous  ?j  riior.B.   QiioiPlmit  lustres  après, 
Je  potirrois  d'un  enfant  reconnoître  les  traits? 
[.TOC.  Je  sais,  ainsi  que  vous,  que  les  traits  de  l'enfance.]   (i^jp) 


ACTE   IV,    SCENE    III.  198 

Du  nom  du  meurtrier?  Savez-vous  sa  naissance? 

PHORBAS. 

Et  de  plus  sa  demeure  et  son  rang.  Est-ce  assez? 

JOCASTE. 

Je  saurai  le  punir  si  vous  le  connoissez. 
Pourrez-vous  le  convaincre  ? 

PHORBAS. 

Et  par  sa  propre  bouche. 

JOCASTE. 

A  nos  yeux  ? 

PHORBAS. 

A  vos  yeux.  Mais  peut-être  il  vous  touche; 
Peut-être  y  prendrez-vous  un  peu  trop  d'intérêt, 
Pour  m'en  croire  aisément  quand  j'aurai  dit  qui  c'est. 

THÉSÉE. 

Ne  nous  déguisez  rien,  parlez  en  assurance, 
Que  le  fils  de  Laïus  en  liute  la  vengeance. 

JOCASTE. 

Il  n'est  pas  assuré,  Prince,  que  ce  soit  vous,  iSgS 

Comme  il  l'est  que  Laïus  fut  jadis  mon  époux; 
Et  d'ailleurs  si  le  ciel  vous  choisit  pour  victime. 
Vous  me  devez  laisser  à  punir  ce  grand  crime. 

THÉSÉE. 

Avant  que  de  mourir,  un  fils  peut  le  venger. 

PHORBAS. 

Si  vous  l'êtes  ou  non,  je  ne  le  puis  juger;  1400 

Mais  je  sais  que  Thésée  est  si  digne  de  l'être, 

Qu'au  seul  nom  qu'il  en  prend  je  l'accepte  pour  maître. 

Seigneur,  vengez  un  père,  ou  ne  soutenez  plus 

Que  nous  voyons  en  vous  le  vrai  sang  de  Laïus. 

JOCASTE. 

Phorbas,  nommez  ce  traître,  et  nous  tirez  de  doute; 
Et  j'atteste  à  vos  yeux  le  ciel,  qui  nous  écoute, 
Que  pour  cet  assassin  il  n'est  point  do  tourments 

CORNF.II.T.E.    VI  l3 


uj\  OEDIPE. 

Qui  puissent  satisfaire  à  mes  ressentiments. 

PHORBAS. 

Mais  si  je  vous  nommois  quelque  personne  chère, 
^î^mon  votre  neveu,  Créon  votre  seul  frère,  1410 

Ou  le  prince  Lycus^  ou  le  Roi  votre  époux, 
Me  pourriez-vous  en  croire,  ou  garder  ce  courroux? 

JOCASTE. 

De  ceux  que  vous  nommez  je  sais  trop  Tinnocence. 

PHOIIBAS. 

Peut-être  qu'un  des  quatre  a  fait  plus  qu'il  ne  pense; 
El  j'ai  lieu  de  juger  qu'un  trop  cuisant  ennui —        i  4  1  5 

JOCASTE. 

Voici  le  Roi  qui  vient  :  dites  tout  devant  lui. 

SCÈNE  IV. 

ŒDIPE,  JOCASTE,  THÉSÉE,  PHORBAS,  suite. 

OEDIPE. 

Si  VOUS  trouvez  un  fils  dans  le  prince  Thésée, 
Mon  âme  en  son  effroi  s'étoit  bien  abusée  : 
Il  ne  choisira  point  de  chemin  criminel, 
Quand  il  voudra  rentrer  au  trône  paternel,  1420 

Madame;  et  ce  sera  du  moins  à  force  ouverte 
Qu'un  si  vaillant  guerrier  entreprendra  ma  perte. 
Mais  dessus  ce  vieillard  plus  je  porte  les  yeux, 
Plus  je  crois  l'avoir  vu  jadis  en  d'autres  lieux  : 
Ses  rides  me  font  peine  à  le  bien  reconnoître.  1425 

Ne  m'as-tu  jamais  vu? 

PHORBAS. 

Seigneur,  cela  peut  être. 

OEDIPE. 

Il  y  pourroit  avoir  entre  quinze  et  vingt  ans. 

I.  Voyez  ci-dessus,  p.  i!>4>  "^ote  1. 


ACTE    IV,    SCÈNE    IV.  195 

PHORBAS. 

J'ai  de  confus  rapports  d'environ  même  temps. 

OEDIPE. 

Environ  ce  temps-là  fis-tu  quelque  voyage  ? 

PHORBAS. 

Oui,  Seigneur,  en  Phocide;  et  là,  dans  un  passage — 

OEDIPE. 

Ah!  je  te  reconnois,  ou  je  suis  fort  trompé  : 
C'est  un  de  mes  brigands  à  la  mort  échappé, 
Madame,  et  vous  pouvez  lui  choisir  des  supplices; 
S'il  n'a  tué  Laïus,  il  fut  un  des  complices. 

JOCASTE. 

C'est  un  de  vos  brigands!  Ah!  que  me  dites-vous?  1435 

OEDIPE. 

Je  le  laissai  pour  mort,  et  tout  perce  de  coups. 

PHORBAS. 

Quoi?  vous  m'auriez  blessé?  moi,  Seigneur? 

OEDIPE. 

Oui,  perfide  : 
Tu  fis,  pour  ton  malheur,  ma  rencontre  en  Phocide, 
Et  tu  fus  un  des  trois  que  je  sus  arrêter 
Dans  ce  passage  étroit  qu'il  fallut  disputer  ;  1440 

Tu  marchois  le  troisième  :  en  faut-il  davantnije? 

o 
PHORBAS. 

Si  de  mes  compagnons  vous  peigniez  le  visage. 
Je  n'aurois  rien  à  dire,  et  ne  pourrois  nier. 

OEDIPE. 

Seize  ans,  à  ton  avis,  m'ont  fait  les  oublier! 

Ne  le  présume  pas  :  une  action  si  belle  i  44f» 

En  laisse  au  fond  de  l'âme  une  idée  immortelle; 

Et  si  dans  un  combat  on  ne  perd  point  de  temps 

A  bien  examiner  les  traits  des  combattants. 

Après  que  celui-ci  m'eut  tout  couvert  de  gloire, 

Je  sus  tout  à  loisir  contempler  ma  victoire.  i45o 

Mais  tu  nieras  encore,  et  n'y  connoîtras  rien* 


196  OEDIPE. 

PHORBAS. 

Je  serai  convaincu,  si  vous  les  peignez  bien  : 
Les  deux  que  je  suivis  sont  connus  de  la  Reine. 

OEDIPE. 

Madame,  jugez  donc  si  sa  défense  est  vaine. 

Le  premier  de  ces  trois  que  mon  bras  sut  punir         i  4  5  f> 

A  peine  méritoit  un  léger  souvenir  : 

Petit  de  taille,  noir,  le  regard  un  peu  louche, 

Le  front  cicatrisé,  la  mine  assez  farouche  ; 

Mais  homme,  à  dire  vrai,  de  si  peu  de  vertu, 

Que  dès  le  premier  coup  je  le  vis  abattu.  1460 

Le  second,  je  Tavoue,  avoit  un  grand  courage. 
Bien  qu'il  parût  déjà  dans  le  penchant  de  l'âge  : 
Le  front  assez  ouvert,  Fœil  perçant,  le  teint  frais 
(On  en  peut  voir  en  moi  la  taille  et  quelques  traits)  ; 
Chauve  sur  le  devant,  mêlé  sur  le  derrière,  i  46  5 

Le  port  majestueux,  et  la  démarche  fière. 
Il  se  défendit  bien,  et  me  blessa  deux  fois; 
Et  tout  mon  cœur  s'émut  de  le  voir  aux  abois. 
Vous  pâlissez.  Madame  ! 

JOCASTE. 

Ah  !  Seigneur,  puis-je  apprendre 
Que  vous  ayez  tué  Laïus  après  Nicandre,  1470 

Que  vous  ayez  blessé  Phorbas  de  votre  main, 
Sans  en  frémir  d'horreur,  sans  en  pâlir  soudain  ? 

OEDIPE. 

Quoi?  c'est  là  ce  Phorbas  qui  vit  tuer  son  maître? 

JOCASTE. 

Vos  yeux,  après  seize  ans,  l'ont  trop  su  reconnoître  ; 
Et  ses  deux  compagnons  que  vous  avez  dépeints      1475 
De  Nicandre  et  du  Roi  portent  les  traits  empreints. 

OEDIPE. 

Mais  ce  furent  brigands,  dont  le  bras*  — 

î./^ar.  Mais  ce  fut  des  brigands,  dont  le  bras....  (1659) 


ACTE    IV,    SCENE    IV.  197 

JOCASTE. 

C'est  un  conte 
Dont  Pliorbas  au  retour  voulut  cacher  sa  honte. 
Une  main  seule,  hélas!  fit  ces  funestes  coups, 
Et  par  votre  rapport,  ils  partirent  de  vous.  1480 

PHORBAS. 

J'en  fus  presque  sans  vie  un  peu  plus  d'une  année. 
Avant  ma  guérison  on  vit  votre  hy menée. 
Je  guéris  ;  et  mon  cœur,  en  secret  mutiné 
De  connoître  quel  roi  vous  nous  aviez  donné. 
S'imposa  cet  exil  dans  un  séjour  champêtre,  1485 

Attendant  que  le  ciel  me  fit  un  autre  maître. 

THÉSÉE. 

Seigneur,  je  suis  le  frère  ou  Tamant  de  Dircé; 
Et  son  père  ou  le  mien,  de  votre  main  percé 

OEDIPE. 

Prince,  je  vous  entends,  il  faut  venger  ce  père, 

Et  ma  perte  à  l'Etat  semble  être  nécessaire,  1490 

Puisque  de  nos  malheurs  la  fin  ne  se  peut  voir, 

Si  le  sang  de  Laïus  ne  remplit  son  devoir. 

C'est  ce  que  Tirésie  avoit  voulu  me  dire. 

Mais  ce  reste  du  jour  souffrez  que  je  respire  : 

Le  plus  sévère  honneur  ne  sauroit  murmurer  i  49^ 

De  ce  peu  de  moments  que  j'ose  différer; 

Et  ce  coup  surprenant  permet  à  votre  haine 

De  faire  cette  grâce  aux  larmes  de  la  Reine. 

THÉSÉE. 

Nous  nous  verrons  demain.  Seigneur,  et  résoudrons 

OEDIPE. 

Quand  il  en  sera  temps.  Prince,  nous  répondrons  ;  1  !)oo 
Et  s'il  faut,  après  tout,  qu'un  grand  crime  s'efface 
Par  le  sang  que  Laïus  a  transmis  à  sa  race. 
Peut-être  aurez  vous  peine  à  reprendre  son  rang. 
Qu'il  ne  vous  ait  coûté  quelque  peu  de  ce  sang. 


198  ŒDIPE. 

THÉSÉE. 

Demain  chacun  de  nous  fera  sa  destinée.  i5o 


SCENE  V. 

ŒDIPE,  JOCASTE,  suite. 

JOCASTE. 

Que  de  maux  nous  promet  cette  triste  journée  ! 

J'y  dois  voir  ou  ma  fille  ou  mon  fils  s'immoler, 

Tout  le  sang  de  ce  fds  de  votre  main  couler. 

Ou  de  la  sienne  enfin  le  vôtre  se  répandre  ; 

Et  ce  qu'oracle  aucun  n'a  fait  encore  attendre,        1  5  i  o 

Rien  ne  m'afFranchira  de  voir  sans  cesse  en  vous. 

Sans  cesse  en  un  mari,  l'assassin  d'un  époux. 

Puis-je  plaindre  à  ce  mort  la  lumière  ravie. 

Sans  haïr  le  vivant,  sans  détester  ma  vie? 

Puis-je  de  ce  vivant  plaindre  l'aveugle  sort,  i  5  i  5 

Sans  détester  ma  vie  et  sans  trahir  le  mort  ? 

OEDIPE. 

Madame,  votre  haine  est  pour  moi  légitime  ; 

Et  cet  aveugle  sort  m'a  fait  vers  vous  un  crime, 

Dont  ce  prince  demain  me  punira  pour  vous. 

Ou  mon  bras  vengera  ce  fils  et  cet  époux  ;  i  5  2  0 

Et  m'offrant  pour  victime  à  votre  inquiétude. 

Il  vous  affranchira  de  toute  ingratitude. 

Alors  sans  balancer  vous  plaindrez  tous  les  deux. 

Vous  verrez  sans  rougir  alors  vos  derniers  feux. 

Et  permettrez  sans  honte  à  vos  douleurs  pressantes  152'; 

Pour  Laïus  et  pour  moi  des  larmes  innocentes. 

JOCASTE. 

Ah  !  Seigneur,  quelque  bras  qui  puisse  vous  punir. 

Il  n'effacera  rien  dedans  mon  souvenir  : 

Je  vous  verrai  toujours,  sa  couronne  à  la  tête. 


ACTE    IV,    SCENE    V.  199 

De  sa  place  en  mon  lit  faire  votre  conquête;  i5  3o 

Je  me  verrai  toujours  vous  placer  en  son  rang-, 

Et  baiser  votre  main  fumante  de  son  sang-. 

Mon  ombre  même  un  jour  dans  les  royaumes  sombres 

Ne  recevra  des  Dieux  pour  bourreaux  que  vos  ombres; 

Et  sa  confusion  Toffrant  à  toutes  deux,  i  53  5 

Elle  aura  pour  tourments  tout  ce  qui  fit  mes  feux. 

Oracles  décevants,  qu'osiez-vous  me  prédire? 
Si  sur  notre  avenir  vos  dieux  ont  quelque  empire, 
Quelle  indigne  pitié  divise  leur  courroux? 
Ce  qu'elle  épargne  au  fils  retombe  sur  l'époux;       1540 
Et  comme  si  leur  haine,  impuissante  ou  timide, 
N'osoit  le  faire  ensemble  inceste  et  parricide. 
Elle  partage  à  deux  un  sort  si  peu  commun. 
Afin  de  me  donner  deux  coupables  pour  un. 

OEDIPE. 

O  partage  inégal  de  ce  courroux  céleste  !  1545 

Je  suis  le  parricide,  et  ce  fils  est  l'inceste. 
Mais  mon  crime  est  entier,  et  le  sien  imparfait; 
Le  sien  n'est  qu'en  désirs,  et  le  mien  en  effet. 
Ainsi,  quelques  raisons  qui  puissent  me  défendre, 
La  veuve  de  Laïus  ne  sauroit  les  entendre  :  i  5  5  0 

Et  les  plus  beaux  exploits  passent  pour  trahisons, 
Alors  qu'il  faut  du  sang,  et  non  pas  des  raisons. 

JOCASTE. 

Ah!  je  n'en  vois  que  trop  qui  me  déchirent  l'ame. 

La  veuve  de  Laïus  est  toujours  votre  femme. 

Et  n'oppose  que  troj),  pour  vous  justifier,  i  5  55 

A  la  moitié  du  mort  celle  du  meurtrier. 

Pour  toute  autre  que  moi  votre  erreur  est  sans  crime. 

Toute  autre  admireroit  votre  bras  magnanime. 

Et  toute  autre,  réduite  à  punir  votre  erreur, 

La  puniroit  du  moins  sans  trouble  et  sans  horreur,    i  56 0 

Mais,  hélas!  mon  devoir  aux  deux  partis  m'attache  : 


200  OEDIPE. 

Nul  espoir  d'aucun  d'eux,  nul  effort  ne  m'arrache  ; 

Et  je  trouve  toujours  dans  mon  esprit  confus 

Et  tout  ce  que  je  suis  et  tout  ce  que  je  fus. 

Je  vous  dois  de  l'amour,  je  vous  dois  de  la  haine  :    i  56  5 

L'un  et  l'autre  me  plaît,  l'un  et  l'autre  me  gêne  ; 

Et  mon  cœur,  qui  doit  tout,  et  ne  voit  rien  permis, 

Souffre  tout  à  la  fois  deux  tyrans  ennemis. 

La  haine  auroit  l'appui  d'un  serment  qui  me  lie; 
Mais  je  le  romps  exprès  pour  en  être  punie  ;  1370 

Et  pour  finir  des  maux  qu'on  ne  peut  soulager. 
J'aime  à  donner  aux  Dieux  un  parjure  à  venger. 
C'est  votre  foudre,  ô  ciel,  qu'à  mon  secours  j'appelle  : 
Œdipe  est  innocent,  je  me  fais  criminelle; 
Par  un  juste  supplice  osez  me  désunir  1575 

De  la  nécessité  d'aimer  et  de  punir. 

OEDIPE. 

Quoi?  vous  ne  voyez  pas  que  sa  fausse  justice 

Ne  sait  plus  ce  que  c'est  que  d'un  juste  supplice, 

Et  que  par  un  désordre  à  confondre  nos  sens 

Son  injuste  rigueur  n'en  veut  qu'aux  innocents?      i  5  8o 

Après  avoir  choisi  ma  main  pour  ce  grand  crime. 

C'est  le  sang  de  Laïus  qu'il  choisit  pour  victime, 

Et  le  bizarre  éclat  de  son  discernement 

Sépare  le  forfait  d'avec  le  châtiment. 

C'est  un  sujet  nouveau  d'une  haine  implacable,       i  58  5 

De  voir  sur  votre  sang  la  peine  du  coupable; 

Et  les  Dieux  vous  en  font  une  éternelle  loi. 

S'ils  punissent  en  lui  ce  qu'ils  ont  fait  par  moi. 

Voyez  comme  les  fils  de  Jocaste  et  d'Œdipe 

D'une  si  juste  haine  ont  tous  deux  le  principe  :      iSgo 

A  voir  leurs  actions,  à  voir  leur  entretien. 

L'un  n'est  que  votre  sang,  l'autre  n'est  que  le  mien. 

Et  leur  antipathie  inspire  à  leur  colère 

Des  préludes  secrets  de  ce  qu'il  vous  faut  faire. 


ACTE    IV,    SCENE    V.  201 

JOCASTE. 

Pourrez-vous  me  haïr  jusqu'à  cette  rigueur  1595 

De  souhaiter  pour  vous  même  haine  en  mon  cœur? 

OEDIPE. 

Toujours  (le  vos  vertus  j'adorerai  les  charmes, 
Pour  ne  haïr  qu'en  moi  la  source  de  vos  larmes. 

JOCASTE. 

Et  je  me  forcerai  toujours  h  vous  blâmer, 

Pour  ne  haïr  qu'en  moi  ce  qui  vous  fit  m'aimer.       i  Goo 

Mais  finissons,  de  grâce,  un  discours  qui  me  tue  : 

L'assassin  de  Laïus  doit  me  blesser  la  vue  ; 

Et  malgré  ce  courroux  par  sa  mort  allumé. 

Je  sens  qu'Œdipe  enfin  sera  toujours  aimé. 

OEDIPE. 

Que  fera  cet  amour? 

JOCASTE. 

Ce  qu'il  doit  à  la  haine.  160 5 

OEDIPE. 

Qu'osera  ce  devoir? 

JOCASTE. 

Croître  toujours  ma  peine. 

OEDIPE. 

Faudra-t-il  pour  jamais  me  bannir  de  vos  yeux  ? 

JOCASTE. 

Peut-être  que  demain  nous  le  saurons  des  Dieux. 


FIN    DU    QUATRIEME    ACTE. 


202  ŒDIPE. 


ACTE   V. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
ŒDIPE,  DYMAS. 

DYMAS. 

Seigneur,  il  est  trop  vrai  que  le  peuple  murmure, 

Qu'il  rejette  sur  vous  sa  funeste  aventure,  1610 

Et  que  de  tous  côtés  on  n'entend  que  mutins 

Qui  vous  nomment  Fauteur  de  leurs  mauvais  destins. 

D'un  devin  suborné  les  infâmes  prestiges 

De  l'ombre,  disent-ils,  ont  fait  tous  les  prodiges  : 

L'or  mouvoit  ce  fantôme  ;  et  pour  perdre  Dircé,      i  fi  i  5 

Vos  présents  lui  dictoient  ce  qu'il  a  prononcé  : 

Tant  ils  conçoivent  mal  qu'un  si  grand  roi  consente 

A  venger  son  trépas  sur  sa  race  innocente. 

Qu'il  assure  son  sceptre,  aux  dépens  de  son  sang, 

A  ce  bras  impuni  qui  lui  perça  le  flanc,  i  fiao 

Et  que  par  cet  injuste  et  cruel  sacrifice. 

Lui-même  de  sa  mort  il  se  fasse  justice  ! 

OEDIPE. 

Ils  ont  quelque  raison  de  tenir  pour  suspect 
Tout  ce  qui  s'est  montré  tantôt  à  leur  aspect; 
Et  je  n'ose  blâmer  cette  horreur  que  leur  donne     1625 
L'assassin  de  leur  roi  qui  porte  sa  couronne. 
Moi-même,  au  fond  du  cœur,  de  même  horreur  frappé. 
Je  veux  fuir  le  remords  de  son  trône  occupé  ; 
Et  je  dois  cette  grâce  à  l'amour  de  la  Reine, 
D'épargner  ma  présence  aux  devoirs  de  sa  haine,    iG3o 


ACTE    V,    SCENE    I.  2o3 

Puisque  de  notre  hymen  les  liens  mal  tissus 
Par  ces  mêmes  devoirs  semblent  être  rompus. 
Je  vais  donc  à  Corinthe*  achever  mon  supplice. 
Mais  ce  n*est  pas  au  peuple  à  se  faire  justice  : 
T/ordre  que  tient  le  ciel  à  lui  choisir  des  rois  i  n  3  5 

Ne  lui  permet  jamais  d'examiner  son  choix; 
Et  le  devoir  aveugle  y  doit  toujours  souscrire, 
Jusqu'à  ce  que  d'en  haut  on  veuille  s'en  dédire. 
Pour  chercher  mon  repos,  je  veux  bien  me  bannir; 
Mais  s'il  me  bannissoit,  je  saurois  l'en  punir;  1G40 

Ou  si  je  succombois  sous  sa  troupe  mutine. 
Je  saurois  l'accabler  du  moins  sous  ma  ruine. 

DYMAS. 

Seigneur,  jusques  ici  ses  plus  grands  déplaisirs 
Pour  armes  contre  vous  n'ont  pris  que  des  soupirs  ; 
Et  cet  abattement  que  lui  cause  la  peste  1645 

Ne  souffre  à  son  murmure  aucun  dessein  funeste. 
Mais  il  faut  redouter  que  Thésée  et  Dircé 
N'osent  pousser  plus  loin  ce  qu'il  a  commencé. 
Phorbas  même  est  à  craindre,  et  pourroit  le  réduire 
Jusqu'à  se  vouloir  mettre  en  état  de  vous  nuire.        i  oSo 

OEDIPE. 

Thésée  a  trop  de  cœur  pour  une  trahison  ; 

Et  d'ailleurs  j'ai  promis  de  lui  faire  raison. 

Pour  Dircé,  son  orgueil  dédaignera  sans  doute 

L'appui  tumultueux  que  ton  zèle  redoute. 

Phorbas  est  plus  à  craindre,  étant  moins  généreux  ;  i  G  5  fî 

Mais  il  nous  est  aisé  de  nous  assurer  d'eux. 

Fais-les  venir  tous  trois,  que  je  lise  en  leur  âme 

S'il  prêteroient  la  main  à  quelque  sourde  trame. 

Commence  par  Phorbas  :  je  saurai  démêler 

Quels  desseins 

I.   Voyez  plus  haut,  vers  2(Ji,  p.  14 3. 


204  ŒDIPE. 

PAGE*. 

Un  vieillard  demande  à  vous  parler. 
Il  se  dit  de  Corinthe,  et  presse. 

OEDIPE. 

Il  vient  me  faire 
Le  funeste  rapport  du  trépas  de  mon  père  : 
Préparons  nos  soupirs  à  ce  triste  récit. 
Qu'il  entre —  Cependant  fais  ce  que  je  t'ai  dit. 

SCÈNE  IL 

ŒDIPE,  IPHICRATE,  suite. 

OEDIPE. 

Eh  bien!  Polybe  est  mort^? 

IPHICRATE. 

Oui,  Seigneur. 

OEDIPE. 

Mais  vous-même 
Venir  me  consoler  de  ce  malheur  suprême  ! 
Vous  qui,  chef  du  conseil,  devriez  maintenant. 
Attendant  mon  retour,  être  mon  lieutenant! 
Vous,  à  qui  tant  de  soins  d'élever  mon  enfance 
Ont  acquis  justement  toute  ma  confiance  !  1670 

Ce  voyage  me  trouble  autant  qu'il  me  surprend. 

IPHICRATE. 

Le  roi  Polybe  est  mort  ;  ce  malheur  est  bien  grand  ; 
Mais  comme  enfin.  Seigneur,  il  est  suivi  d'un  pire. 
Pour  l'apprendre  de  moi  faites  qu'on  se  retire. 

(OEdipe  fait  un  signe  de  tête  à  sa  suite,  qui  l'oblige  h  se  retirer.) 


I.  Voltaire  a  fait  de  la  fin  de  cette  scène  la  scène  il,  ayant  pour  jjcrson- 
nages  oedipe,  DYMAS,  un  Pige. 

a.  Voyez  VOEdipe  roi  de  Sophocle,  vers  912  et  suivants,  et  VOEclipc  de 
Sénèque,  acte  IV,  vers  784  et  suivants. 


ACTE    V,    SCENE    II.  2o5 

OEDIPE. 

Ce  jour  est  donc  pour  moi  le  grand  jour  des  malheurs, 

Puisque  vous  apportez  un  comble  à  mes  douleurs. 

J'ai  tué  le  feu  Roi  jadis  sans  le  connoître; 

Son  fils,  qu'on  croyoit  mort,  vient  ici  de  renaître  ; 

Son  peuple  mutiné  me  voit  avec  horreur; 

Sa  veuve  mon  épouse  en  est  dans  la  fureur.  1680 

Le  chagrin  accablant  qui  me  dévore  l'âme 

Me  fait  abandonner  et  peuple,  et  sceptre,  et  femme. 

Pour  remettre  à  Corinthe  un  esprit  éperdu  ; 

Et  par  d'autres  malheurs  je  m'y  vois  attendu! 

IPHICRATE. 

Seigneur,  il  faut  ici  faire  tête  à  l'orage  ;  1 68  5 

Il  faut  faire  ici  ferme  et  montrer  du  courage. 

Le  repos  à  Corinthe  en  effet  scroit  doux; 

Mais  il  n'est  plus  de  sceptre  à  Corinthe  pour  vous. 

OEDIPE. 

Quoi?  Ton  s'est  emparé  de  celui  de  mon  père? 

IPHICRATE. 

Seigneur,  on  n'a  rien  fait  que  ce  qu'on  a  dû  faire;    1690 
Et  votre  amour  en  moi  ne  voit  plus  qu'un  banni. 
De  son  amour  pour  vous  trop  doucement  puni. 

OEDIPE. 

Quel  énigme  M 

IPHICRATE. 

Apprenez  avec  quelle  justice 
Ce  roi  vous  a  dû  rendre  un  si  mauvais  office  : 
Yous  n'étiez  point  son  fils. 

OEDIPE. 

Dieux!  qu'entends-je? 

IPHICRATE. 

A  regret 
Ses  remords  en  mourant  ont  rompu  le  secret. 

I.   Voyez  ci-dessus,  p.   179,  vers  10.59. 


'2o6  ŒDIPE. 

Il  vous  gardoit  encore  une  amitié  fort  tendre; 

Mais  le  compte  qu'aux  Dieux  la  mort  force  de  rendre 

A  porte  dans  son  cœur  un  si  pressant  effroi, 

Qu'il  a  remis  Corinthe  aux  mains  de  son  vrai  roi.     1700 

OEDIPE. 

Je  ne  suis  point  son  fils!  et  qui  suis-je,  Iphicrate? 

IPHICRATE. 

Un  enfant  exposé,  dont  le  mérite  éclate, 
Et  de  qui  par  pitié  j'ai  dérobé  les  jours 
Aux  ongles  des  lions,  aux  griffes  des  vautours. 

OEDIPE. 

Et  qui  m'a  fait  passer  pour  le  fils  de  ce  prince?    1705 

IPHICRATE. 

Le  manque  d'héritiers  ébranloit  sa  province. 

Les  trois  que  lui  donna  le  conjugal  amour 

Perdirent  en  naissant  la  lumière  du  jour; 

Et  la  mort  du  dernier  me  fit  prendre  l'audace 

De  vous  offrir  au  Roi,  qui  vous  mit  en  sa  place.       1 7 1  0 

Ce  que  l'on  se  promit  de  ce  fils  supposé 
Réunit  sous  ses  lois  son  Etat  divisé  ; 
Mais  comme  cet  abus  finit  avec  sa  vie, 
Sa  mort  de  mon  supplice  auroit  été  suivie. 
S'il  n'eût  donné  cet  ordre  à  son  dernier  moment^    1 7 1  5 
Qu'un  juste  et  prompt  exil  fût  mon  seul  châtiment. 

OEDIPE. 

Ce  revers  seroit  dur  pour  quelque  âme  commune  ; 

Mais  je  me  fis  toujours  maître  de  ma  fortune  ; 

Et  puisqu'elle  a  repris  l'avantage  du  sang. 

Je  ne  dois  plus  qu'à  moi  tout  ce  que  j'eus  de  rang.  1720 

Mais  n'as-tu  point  appris  de  qui  j'ai  reçu  l'être? 

IPHICRATE. 

Seigneur,  je  ne  puis  seul  vous  le  faire  connoître. 

X.Var.   S'il  n'.ivoit  ordonn»'-  (l;ins  son  dernicl"  moment.  (iGSp) 


ACTE    V,    SCENE    IL  207 

Vous  fûtes  exposé  jadis  par  un  Thébain, 

Dont  la  compassion  vous  remit  en  ma  main, 

Et  qui,  sans  m'éclaircir  touchant  votre  naissance,     1725 

jNIe  chargea  seulement  cFéloigner  votre  enfance. 

J'en  connois  le  visage,  et  Fai  revu  souvent, 

Sans  nous  être  tous  deux  expliqués  plus  avant  : 

Je  lui  dis  qu'en  éclat  j'avois  mis  votre  vie. 

Et  lui  cachai  toujours  mon  nom  et  ma  patrie,  1730 

De  crainte,  en  les  sachant,  que  son  zèle  indiscret 

Ne  vînt  mal  à  propos  troubler  notre  secret. 

Mais  comme  de  sa  part  il  connoît  mon  visage, 

Si  je  le  trouve  ici,  nous  saurons  davantage. 

OEDIPE. 

Je  serois  donc  Thébain  à  ce  compte? 

IPÎIICRATE. 

Oui,  Seigneur.  1735 

OEDIPE. 

Je  ne  sais  si  je  dois  le  tenir  à  bonheur  : 

Mon  cœur,  qui  se  soulève,  en  forme  un  noir  augure 

Sur  Téclaircissement  de  ma  triste  aventure. 

Où  me  reçûtes-vous? 

IPHICRATE. 

Sur  le  mont  Cythcvon. 

OEDIPE. 

Ah!  que  vous  me  frappez  par  ce  funeste  nom!  1740 

I.e  temps,  le  lieu,  Toraclc,  et  Tagc  de  la  Reine» 
Tout  semble  concerté  pour  me  mettre  h  la  gène. 
Dieux!  seroit-il  possible?  Approchez-vous,  I^horbas 


2o8  OEDIPE. 

SCÈNE  III. 

ŒDIPE,  IPHICRATE,  PHORBAS'. 

IPHICRATE. 

Seigneur,  voilà  celui  qui  vous  mit  en  mes  bras  ; 
Permettez  qu'à  vos  yeux  je  montre  un  peu  de  joie.  1745 
Se  peut-il  faire,  ami,  qu'encor  je  te  revoie? 

PHORBAS. 

Que  j'ai  lieu  de  bénir  ton  retour  fortuné! 

Qu'as-tu  fait  de  l'enfant  que  je  t'avois  donné? 

Le  généreux  Thésée  a  fait  gloire  de  l'être; 

Mais  sa  preuve  est  obscure,  et  tu  dois  le  connoître.  !  750 

Parle. 

IPHICRATE. 

Ce  n'est  point  lui,  mais  il  vit  en  ces  lieux. 

PHORBAS. 

Nomme-le  donc,  de  grâce. 

IPHICRATE. 

Il  est  devant  tes  yeux. 

PHORBAS. 

Je  ne  vois  que  le  Roi. 

IPHICRATE. 

C'est  lui-même. 

PHORBAS. 

Lui-même  ! 

IPHICRATE. 

Oui  :  le  secret  n'est  plus  d'une  importance  extrême  ; 
Tout  Corinthe  le  sait.  Nomme-lui  ses  parents.  1755 

PHORBAS. 

En  fussions-nous  tous  trois  à  jamais  ignorants  ! 

I.  Voyez  la  pièce  de  Sophocle,  vers  1107  et  suivants;  et  celle  de  Sénèquc, 
iicte  IV,  vers  845  et  suivants. 


► 


ACTE    V,   SCÈNE    III.  209 

IPHICRATE. 

Seigneur,  lui  seul  enfin  peut  dire  qui  vous  êtes. 

OEDIPE . 

Hélas  !  je  le  vois  trop  ;  et  vos  craintes  secrètes, 
Qui  vous  ont  empêchés  de  vous  entr'éclaircir, 
Loin  de  tromper  Toracle,  ont  fait  tout  réussir.  1760 

Voyez  où  m'a  plongé  votre  fausse  prudence  : 
Vous  cachiez  ma  retraite,  il  cachoit  ma  naissance  ; 
Vos  dangereux  secrets,  par  un  commun  accord, 
M'ont  livré  tout  entier  aux  rigueurs  de  mon  sort  : 
Ce  sont  eux  qui  m'ont  fait  l'assassin  de  mon  père;   176?» 
Ce  sont  eux  qui  m'ont  fait  le  mari  de  ma  mère. 
D'une  indigne  pitié  le  fatal  contre-temps 
Confond  dans  mes  vertus  ces  forfaits  éclatants  : 
Elle  fait  voir  en  moi,  par  un  mélange  infâme, 
Le  frère  de  mes  fils  et  le  fils  de  ma  femme.  1770 

Le  ciel  l'avoit  prédit  :  vous  avez  achevé  ; 
Et  vous  avez  tout  fait  quand  vous  m'avez  sauvé. 

PHORBAS. 

Oui,  Seigneur,  j'ai  tout  fait,  sauvant  votre  personne  : 
M'en  punissent  les  Dieux  si  je  me  le  pardonne  ! 


SCENE  IV. 

ŒDIPE,  IPHICRATE. 

OEDIPE. 

Que  n'obéissois-tu,  perfide,  à  mes  parents,  1775 

Qui  se  faisoient  pour  moi  d'équitables  tyrans  ? 

Que  ne  lui  disois-tu  ma  naissance  et  l'oracle, 

Afin  qu'à  mes  destins  il  pût  mettre  un  obstacle? 

Car,  Iphicrate,  en  vain  j'accuserois  ta  foi  : 

Tu  fus  dans  ces  destins  aveugle  comme  moi;  1780 

Et  tu  ne  m'abusois  que  pour  ceindre  ma  tête 

Corneille,  vi  j/ 


210  ŒDIPE. 

D'un  bandeau  dont  par  là  tu  faisois  ma  conquête. 

IPHICRATE. 

Seigneur,  comme  Phorbas  avoit  mal  obéi, 

Que  Tordre  de  son  roi  par  là  se  vit  trahi. 

Il  avoit  lieu  de  craindre,  en  me  disant  le  reste,        r  7  8.'> 

Que  son  crime  par  moi  devenu  manifeste* 

OEDIPE. 

Cesse  de  Fexcuser.  Que  m'importe,  en  effet, 
S'il  est  coupable  ou  non  de  tout  ce  que  j'ai  fait? 
Enai-je  moins  de  trouble,  ou  moins  d'horreur  en  l'âme? 


SCENE   V. 

ŒDIPE,  DIRCÉ,  IPHICRATE. 

OEDIPE. 

Votre  frère  est  connu;  le  savez-vous.  Madame?       1790 

DIRCÉ. 

Oui,  Seigneur,  et  Phorbas  m'a  tout  dit  en  deux  mots. 

OEDIPE. 

Votre  amour  pour  Thésée  est  dans  un  plein  repos. 
Vous  n'appréhendez  plus  que  le  titre  de  frère 
S'oppose  à  cette  ardeur  qui  vous  étoit  si  chère  : 
Cette  assurance  entière  a  de  quoi  vous  ravir,  1795 

Ou  plutôt  votre  haine  a  de  quoi  s'assouvir. 
Quand  le  ciel  de  mon  sort  l'auroit  faite  l'arbitre, 
Elle  ne  m'eût  choisi  rien  de  pis  que  ce  titre. 

DIRCÉ. 

Ah!  Seigneur,  pour  ^Emon  j'ai  su  mal  obéir; 
Mais  je  n'ai  point  été  jusques  à  vous  haïr.  1800 

La  fierté  de  mon  cœur,  qui  me  traitoit  de  reine. 
Vous  cédoit  en  ces  lieux  la  couronne  sans  peine  ; 

i.p^av.  Que  son  crime  par  moi  devenant  manifeste....  (lôSg) 


ACTE    V,   SCENE    V.  an 

Et  cette  ambition  que  me  prêtoit  l'amour 

Ne  cherchoit  qu'à  régner  dans  un  autre  séjour. 

Cent  fois  de  mon  orgueil  l'éclat  le  plus  farouche  i  8  o  5 
Aux  termes  ©dieux  a  refusé  ma  bouche  : 
Pour  vous  nommer  tyran  il  falloit  cent  efforts; 
Ce  mot  ne  m'a  jamais  échappé  sans  remords. 
D'un  sang  respectueux  la  puissance  inconnue 
A  mes  soulèvements  mêloit  la  retenue  ;  i  8  i  o 

Et  cet  usurpateur  dont  j'abhorrois  la  loi, 
S'il  m'eût  donné  Thésée,  eût  eu  le  nom  de  roi. 

OEDIPE. 

C'étoit  ce  même  sang  dont  la  pitié  secrète 

De  l'ombre  de  Laïus  me  faisoit  l'interprète. 

Il  ne  pouvoit  souffrir  qu'un  mot  mal  entendu  i  8  i  5 

Détournât  sur  ma  sœur  un  sort  qui  m'étoit  dû, 

Et  que  votre  innocence  immolée  à  mon  crime 

Se  fît  de  nos  malheurs  l'inutile  victime. 

DIRCÉ. 

Quel  crime  avez-vous  fait  que  d'être  malheureux? 

OEDIPE. 

Mon  souvenir  n'est  plein  que  d'exploits  généreux;  1820 

Cependant  je  me  trouve  inceste  et  parricide, 

Sans  avoir  fait  un  pas  que  sur  les  pas  d'Alcide, 

Ni  recherché  partout  que  lois  à  maintenir. 

Que  monstres  à  détruire  et  méchants  à  punir. 

Aux  crimes  malgré  moi  l'ordre  du  ciel  m'attache  :    1825 

Pour  m'y  faire  tomber  à  moi-même  il  me  cache*; 

Il  offre,  en  m'aveuglant  sur  ce  qu'il  a  prédit. 

Mon  père  à  mon  épée,  et  ma  mère  à  mon  lit. 

Hélas  !  qu'il  est  bien  vrai  qu'en  vain  on  s'imagine 

Dérober  notre  vie  à  ce  qu'il  nous  destine  !  i  8  3  0 

Les  soins  de  l'éviter  font  courir  au-devant, 

l;j  L'édition  de  1692  porte,  mais  par  erreur  sans  aucun  doute  :  «  à  moi- 
même  il  se  cache.  » 


212  OEDIPE. 

Et  l'adresse  à  le  fuir  y  plongée  plus  avant. 

Mais  si  les  Dieux  m'ont  fait  la  vie  abominable, 

Ils  m'en  font  par  pitié  la  sortie  honorable, 

Puisqu'enfin  leur  faveur  mêlée  à  leur  courroux       i83  5 

Me  condamne  à  mourir  pour  le  salut  de  tous, 

Et  qu'en  ce  même  temps  qu'il  faudroit  que  ma  vie 

Des  crimes  qu'il  m'ont  faits*  traînât  l'ignominie, 

L'éclat  de  ces  vertus  que  je  ne  tiens  pas  d'eux 

Reçoit  pour  récompense  un  trépas  glorieux.  1840 

DIRCÉ. 

Ce  trépas  glorieux  comme  vous  me  regarde  : 

Le  juste  choix  du  ciel  peut-être  me  le  garde  ; 

Il  fit  tout  votre  crime  ;  et  le  malheur  du  Roi 

Ne  vous  rend  pas,  Seigneur,  plus  coupable  que  moi. 

D'un  voyage  fatal  qui  seul  causa  sa  perte  1845 

Je  fus  l'occasion^;  elle  vous  fut  offerte  : 

Votre  bras  contre  trois  disputa  le  chemin; 

Mais  ce  n'étoit  qu'un  bras  qu'empruntoit  le  destin. 

Puisque  votre  vertu  qui  servit  sa  colère 

Ne  put  voir  en  Laïus  ni  de  roi  ni  de  père.  i  8ôo 

Ainsi  j'espère  encor  que  demain,  par  son  choix, 

Le  ciel  épargnera  le  plus  grand  de  nos  rois. 

L'intérêt  des  Thébains  et  de  votre  famille 

Tournera  son  courroux  sur  l'orgueil  d'une  fille 

Qui  n'a  rien  que  l'Etat  doive  considérer,  i  s  5  5 

Et  qui  contre  son  roi  n'a  fait  que  murmurer. 

OEDIPE. 

Vous  voulez  que  le  ciel,  pour  montrer  à  la  terre 

Qu'on  peut  innocemment  mériter  le  tonnerre. 

Me  laisse  de  sa  haine  étaler  en  ces  lieux 

L'exemple  le  plus  noir  et  le  plus  odieux!  1860 

1.  Toutes  les   anciennes  éditions,  y  compris  celle  de  Thomas  Corneille 
(^1692)  et  celle  de  Voltaire  (1764),  portent  /ait,  sans  accord. 

2.  Voyez  plus  haut,  acte  II,  scène  iii,  vers  643  et  suivants,  p.  161. 


ACTE    V,   SCENE    V.  2i3 

Non,  non  :  vous  le  verrez  demain  au  sacrifice 
Par  le  choix  que  j'attends  couvrir  son  injustice, 
Et  par  la  peine  due  à  son  propre  forfait. 
Désavouer  ma  main  de  tout  ce  qu'elle  a  fait. 


SCENE  VI. 
ŒDIPE,  THÉSÉE,  DIRCÉ,  IPHICRATE. 

OEDIPE. 

Est-ce  encor  votre  bras  qui  doit  venger  son  père?    i  86  5 
Son  amant  en  a-t-il  plus  de  droit  que  son  frère, 
Prince  ? 

THÉSÉE. 

Je  vous  en  plains,  et  ne  puis  concevoir. 
Seigneur — 

OEDIPE. 

La  vérité  ne  se  fait  que  trop  voir. 
Mais  nous  pourrons  demain  être  tous  deux  à  plaindre, 
Si  le  ciel  fait  le  choix  qu'il  nous  faut  tous  deux  craindre. 

S'il  me  choisit,  ma  sœur,  donnez-lui  votre  foi  : 
Je  vous  en  prie  en  frère,  et  vous  l'ordonne  en  roi. 
Vous,  Seigneur,  si  Dircé  garde  encor  sur  votre  âme 
L'empire  que  lui  fit  une  si  belle  flamme. 
Prenez  soin  d'apaiser  les  discords  de  mes  fils,        1875 
Qui  par  les  nœuds  du  sang  vous  deviendront  unis. 
Vous  voyez  où  des  Dieux  nous  a  réduits  la  haine. 
Adieu:  laissez-moi  seul  en  consoler  la  Reine; 
Et  ne  m'enviez  pas  un  secret  entretien. 
Pour  affermir  son  cœur  sur  l'exemple  du  mien.     1880 


2i/|  ŒDIPE. 

SCENE  VIL 

THÉSÉE,  DIRCÉ. 


DIRCE. 

I 


Parmi  de  tels  malheurs  que  sa  constance  est  rare 

Il  ne  s'emporte  point  contre  un  sort  si  barbare; 

La  surprenante  horreur  de  cet  accablement 

Ne  coûte  à  sa  grande  âme  aucun  égarement; 

Et  sa  haute  vertu,  toujours  inébranlable,  i  88  5 

Le  soutient  au-dessus  de  tout  ce  qui  Faccable. 

THÉSÉE. 

Souvent,  avant  le  coup  qui  doit  nous  accabler, 
La  nuit  qui  l'enveloppe  a  de  quoi  nous  troubler  : 
L'obscur  pressentiment  d'une  injuste  disgrâce 
Combat  avec  effroi  sa  confuse  menace;  1890 

Mais  quand  ce  coup  tombé  vient  d'épuiser  le  sort 
Jusqu'à  n'en  pouvoir  craindre  un  plus  barbare  effort, 
Ce  trouble  se  dissipe,  et  cette  âme  innocente. 
Qui  brave  impunément  la  fortune  impuissante, 
Regarde  avec  dédain  ce  qu'elle  a  combattu,  1895 

Et  se  rend  toute  entière  à  toute  sa  vertu. 


SCENE  VIII. 
THÉSÉE,  DIRCÉ,  NÉRINE. 

NÉRINE. 

Madame.... 

DIRCÉ. 

Que  veux-tu,  Nérine? 

NÉRINE. 

Hélas!  la  Reine 


ACTE   V,   SCENE   VIII.  2i5 

DIRCÉ. 

Que  fait-elle  ? 

NÉRINE. 

Elle  est  morte  ;  et  l'excès  de  sa  peine, 
Par  un  prompt  désespoir — 

DIRCÉ. 

Jusques  où  portez-vous. 
Impitoyables  Dieux,  votre  injuste  courroux!  1900 

THÉSÉE. 

Quoi?  même  aux  yeux  du  Roi  son  désespoir  la  tue? 
Ce  monarque  n'a  pu 

NÉRINE. 

Le  Roi  ne  l'a  point  vue, 
Et  quant  à  son  trépas,  ses  pressantes  douleurs 
L'ont  cru  devoir  sur  l'heure  à  de  si  grands  malheurs. 
Phorbas  l'a  commencé,  sa  main  a  fait  le  reste.         190 5 

DIRCÉ. 

Quoi?  Phorbas 

NÉRINE. 

Oui,  Phorbas,  par  son  récit  funeste, 
Et  par  son  propre  exemple,  a  su  l'assassiner. 

Ce  malheureux  vieillard  n'a  pu  se  pardonner; 
Il  s'est  jeté  d'abord  aux  genoux  de  la  Reine, 
Où,  détestant  l'effet  de  sa  prudence  vaine  :  1 9 1 0 

«  Si  j'ai  sauvé  ce  fils  pour  être  votre  époux. 
Et  voir  le  Roi  son  père  expirer  sous  ses  coups, 
A-t-il  dit,  la  pitié  qui  me  fit  le  ministre 
De  tout  ce  que  le  ciel  eut  pour  vous  de  sinistre. 
Fait  place  au  désespoir  d'avoir  si  mal  servi,  1 9  i  5 

Pour  venger  sur  mon  sang  votre  ordre  mal  suivi. 
L'inceste  où  malgré  vous  tous  deux  je  vous  abîme 
Recevra  de  ma  main  sa  première  victime  : 
J'en  dois  le  sacrifice  à  l'innocente  erreur 
Qui  vous  rend  l'un  pour  l'autre  un  objet  plein  d'horreur.  » 


2i6  ŒDIPE. 

Cet  arrêt  qu'à  nos  yeux  lui-même  il  se  prononce 
Est  suivi  d'un  poignard  qu'en  ses  flancs  il  enfonce*. 
La  Reine,  à  ce  malheur  si  peu  prémidité, 
Semble  le  recevoir  avec  stupidité. 

L'excès  de  sa  douleur  la  fait  croire  insensible  ;        1925 
Rien  n'échappe  au  dehors  qui  la  rende  visible; 
Et  tous  ses  sentiments,  enfeimés  dans  son  cœur, 
Ramassent  en  secret  leur  dernière  vigueur. 
Nous  autres  cependant,  autour  d'elle  rangées, 
Stupides  ainsi  qu'elle,  ainsi  qu'elle  affligées,  1930 

Nous  n'osons  rien  permettre  à  nos  fiers  déplaisirs. 
Et  nos  pleurs  par  respect  attendent  ses  soupirs. 

Mais  enfin  tout  à  coup,  sans  changer  de  visage. 
Du  mort  qu'elle  contemple  elle  imite  la  rage, 
Se  saisit  du  poignard,  et  de  sa  propre  main  1935 

A  nos  yeux  comme  lui  s'en  traverse  le  sein*. 
On  diroit  que  du  ciel  l'implacable  colère 
Nous  arrête  les  bras  pour  lui  laisser  tout  faire. 
Elle  tombe,  elle  expire  avec  ces  derniers  mots  : 
«  Allez  dire  à  Dircé  qu'elle  vive  en  repos,  1940 

Que  de  ces  lieux  maudits  en  hâte  elle  s'exile  ; 
Athènes  a  pour  elle  un  glorieux  asile. 
Si  toutefois  Thésée  est  assez  généreux 
Pour  n'avoir  point  d'horreur  d'un  sang  si  malheureux.  1) 

THÉSÉE. 

Ah!  ce  doute  m'outrage;  et  si  jamais  vos  charmes..., 

DIRCÉ. 

Seigneur,  il  n'est  saison  que  de  verser  des  larmes. 

1 .  Voltaire  s'est  rappelé  ces  vers  ;  il  a  dit  dans  le  X®  chant  de  la  Henriade  : 

Ce  discours  insensé  que  sa  rage  prononce 

Est  suivi  d'un  poignard  qu'en  son  cœur  elle  enfonce. 

2.  Yojez  VQEdijje  de  Sénèque,  acte  V,  vers  1040  et  1041.  Dans  la  tragé- 
die de  Sophocle  le  genre  de  mort  est  différent  :  Jocaste  s'étrangle  de  sa 
propre  main  :  voyez  vers  12 Sa  et  suivants. 


ACTE    V,   SCENE    VIII.  217 

La  Reine,  en  expirant,  a  donc  pris  soin  de  moi! 
Mais  tu  ne  me  dis  point  ce  qu'elle  a  dit  du  Roi? 

NÉRINE. 

Son  âme  en  s'envolant,  jalouse  de  sa  gloire, 
Craignoit  d'en  emporter  la  honteuse  mémoire;         igSo 
Et  n'osant  le  nommer  son  fils  ni  son  époux, 
Sa  dernière  tendresse  a  toute  été  pour  vous. 

DIRCÉ. 

Et  je  puis  vivre  encore  après  l'avoir  perdue  ! 


SCENE  IX. 

THÉSÉE,   DIRCÉ,    CLÉANTE,   DYMAS,   NÉRINE. 

(Cléante  sort  d'un  côté  et  Dymas  de  l'autre,  environ  quatre  vers 
après  Cléante] . 

CLÉANTE. 

La  santé  dans  ces  murs  tout  d'un  coup  répandue 

Fait  crier  au  miracle  et  bénir  hautement  1 9  5  5 

La  bonté  de  nos  dieux  d'un  si  prompt  changement. 

Tous  ces  mourants.  Madame,  à  qui  déjà  la  peste 

Ne  laissoit  qu'un  soupir,  qu'un  seul  moment  de  reste, 

En  cet  heureux  moment  rappelés  des  abois, 

Rendent  grâces  au  ciel  d'une  commune  voix;  1^60 

Et  l'on  ne  comprend  point  quel  remède  il  applique 

A  rétablir  sitôt  l'allégresse  publique. 

DIRCÉ. 

Que  m'importe  qu'il  montre  un  visage  plus  doux. 
Quand  il  fait  des  malheurs  qui  ne  sont  que  pour  nous? 
Avez-vous  vu  le  Roi,  Dymas  ? 

DYMAS. 

Hélas,  Princesse!         1965 
On  ne  doit  qu'à  son  sang  la  publique  allégresse. 
Ce  n'est  plus  que  pour  lui  qu'il  faut  verser  des  pleurs  : 


2i8  OEDTPE. 

Ses  crimes  inconnus  avoient  fait  nos  malheurs 


Et  sa  vertu  souillée  à  peine  s'est  punie, 

Qu'aussitôt  4e  ces  lieux  la  peste  s'est  bannie.  1970 

THÉSÉE. 

L'effort  de  son  courag-e  a  su  nous  éblouir  : 
D'un  si  grand  désespoir  il  cherchoit  à  jouir, 
Et  de  sa  fermeté  n'empruntoit  les  miracles 
Que  pour  mieux  éviter  tout  sorte ^  d'obstacles. 

DIRCÉ. 

Il  s'est  rendu  par  là  maître  de  tout  son  sort.  1975 

Mais  achève,  Dymas,  le  récit  de  sa  mort; 
Achève  d'accabler  une  âme  désolée. 

DYMAS. 

Il  n'est  point  mort,  Madame  ;  et  la  sienne,  ébranlée 

Par  les  confus  remords  d'un  innocent  forfait. 

Attend  l'ordre  des  Dieux  pour  sortir  tout  à  fait.       1980 

DIRCÉ. 

Que  nous  disois-tu  donc? 

DYMAS. 

Ce  que  j'ose  encor  dire, 
Qu'il  vit  et  ne  vit  plus,  qu'il  est  mort  et  respire; 
/^        Et  que  son  sort  douteux,  qui  seul  reste  à  pleurer, 
j/  Des  morts  et  des  vivants  semble  le  séparer-. 

J'étois  auprès  de  lui  sans  aucunes  alarmes^;  1985 

Son  cœur  sembloit  calmé,  je  le  voyois  sans  armes. 
Quand  soudain,  attachant  ses  deux  mains  sur  ses  yeux*  : 
«  Prévenons,  a-t-il  dit,  l'injustice  des  Dieux; 
Commençons  à  mourir  avant  qu'ils  nous  l'ordonnent; 

1.  Les  éditions  de  i663  et  de  1664  portent  seules  toutes  sortes,  au  pluriel. 

2.  Voyez  ci-dessus,  p.   i44>  note  2. 

3.  Voyez  dans  VOEdipe  roi  de  Sophocle  les  vers  1257  et  suivants,  et  dans 
VOEdipe  de  Sénèque  le  récit  qui  commence  le  V®  acte,  vers  giS  et  suivants. 

4.  ....    Getnuit,  et  dirum  Jretnetts , 
Manus  in  or  a  torsit. 

(Sénèque,  Œdipe,  acte  V,  vers  961  et  962.) 


I 


ACTE    V,   SCÈNE    IX.  219 

Qu'ainsi  que  mes  forfaits  mes  supplices  étonnent.    1990 

Ne  voyons  plus  le  ciel  après  sa  cruauté  : 

Pour  nous  venger  de  lui  dédaignons  sa  clarté  ; 

Refusons-lui  nos  yeux,  et  gardons  quelque  vie 

Qui  montre  encore  à  tous  quelle  est  sa  tyrannie.  » 

Là,  ses  yeux  arrachés  par  ses  barbares  mains  199 5 

Font  distiller  un  sang  qui  rend  l'âme  aux  Thébains. 

Ce  sang  si  précieux  touche  à  peine  la  terre, 

Que  le  courroux  du  ciel  ne  leur  fait  plus  la  guerre  ; 

Et  trois  mourants  guéris  au  milieu  du  palais 

De  sa  part  tout  d'un  coup  nous  annoncent  la  paix,  a 000 

Cléante  vous  a  dit  que  par  toute  la  ville 

THÉSÉE. 

Cessons  de  nous  gêner  d'une  crainte  inutile. 

A  force  de  malheurs  le  ciel  fait  assez  voir 

Que  le  sang  de  Laïus  a  rempli  son  devoir  : 

Son  ombre  est  satisfaite;  et  ce  malheureux  crime    2 00 5 

Ne  laisse  plus  douter  du  choix  de  sa  victime. 

DIRCÉ. 

Un  autre  ordre  demain  peut  nous  être  donné. 

Allons  voir  cependant  ce  prince  infortuné. 

Pleurer  auprès  de  lui  notre  destin  funeste, 

Et  remettons  aux  Dieux  à  disposer  du  reste.  2010 


FIN    DU    CINQUIEME    ET    DERNIER    ACTE. 


LA  TOISON  D'OR 


TRAGEDIE 

I  660 


à 


NOTICE. 


Dans  son  chapitre  intitulé  Extravagants^  visionnaires^  fan- 
tasques, bizarres,  etc. ,  Tallemant  parle  en  ces  termes  d'Alexan- 
dre de  Rieux,  marquis  de  Sourdeac,  baron  de  Neufbourg  :  Il 

ce  a  épousé une  des  deux  héritières  de  Neufbourg  en 

Normandie,  où  il  demeure  ;  c'est  un  original.  Il  se  fait  courre 
par  ses  paysans,  comme  on  court  un  cerf,  et  dit  que  c'est  pour 
faire  exercice  :  il  a  de  l'inclination  aux  mécaniques  ;  il  travaille 
de  la  main  admirablement  :  il  n'y  a  pas  un  meilleur  serrurier 
au  monde.  Il  lui  a  pris  une  fantaisie  de  faire  jouer  chez  lui  une 
comédie  en  musique,  et  pour  cela  il  a  fait  faire  une  salle  qui 
lui  coûte  au  moins  dix  mille  écus.  Tout  ce  qu'il  faut  pour  le 
théâtre  et  pour  les  sièges  et  les  galeries,  s'il  ne  travailloit  lui- 
même,  lui  reviendroit,  dit-on,  à  plus  de  deux  fois  autant.  Il 
avoit  pour  cela  fait  faire  une  pièce  par  Corneille  ;  elle  s'appelle 
les  Amours  de  Me'de'e ;  mais  ils  n'ont  pu  convenir  de  prix.  C'est 
un  homme  riche  et  qui  n'a  point  d'enfants.  Hors  cela,  il  est 
assez  économe*.  «  M.  Paulin  Paris  dit  dans  son  commentaire 
que  ceci  a  été  écrit  vers  iGSq.  C'est  sans  doute  après  le  i^*"  dé- 
cembre, car  à  cette  date  l'affaire  n'était  pas  encore  rompue, 
et  Thomas  Corneille  écrivait  à  l'abbé  de  Pure  :  «  M.  de  Sour- 
deac fait  toujours  travailler  à  la  machine,  et  j'espère  qu'elle 
paroîtra  à  Paris  sur  la  fin  de  janvier.  «  Du  reste,  les  difficultés 
qui  survinrent  furent  bientôt  levées  :  Corneille  et  M.  de  Sour- 
deac tombèrent  d'accord ,  et  la  pièce  fut  représentée  avec  beau- 
coup d'éclat.  «  On  se  souviendra  longtemps,  dit  le  rédacteur 
du  Mercure  galant^ ,  de  la  magnificence  avec  laquelle  ce  mar- 

I.  Historiettes^  tome  VII,  p.  370.  —  2.  Mai   1696,   p.  aaa. 


224  LA   TOISON   D'OR. 

quis  donna  une  grande  fête  dans  son  château  de  Neubourg,  en 
réjouissance  de  l'heureux  mariage  de  Sa  Majesté,  et  de  la 
paix  qu'il  lui  avoit  plu  donner  à  ses  peuples.  La  tragédie  de 
la  Toison  d'or^  mêlée  de  musique  et  de  superbes  spectacles, 
fut  faite  exprès  pour  cela.  Il  fit  venir  au  Neubourg  les  comé- 
diens du  Marais,  qui  l'y  représentèrent  plusieurs  fois,  en 
présence  de  plus  de  soixante  des  plus  considérables  per- 
sonnes de  la  province,  qui  furent  logées  dans  le  château,  et 
régalées  pendant  plus  de  huit  jours,  avec  toute  la  propreté  et 
toute  l'abondance  imaginable  ^  Cela  se  fit  au  commencement 
de  l'hiver  de  l'année  1660^,  et  ensuite  M.  le  marquis  de  Sour- 
deac  donna  aux  comédiens  toutes  les  machines  et  toutes  les 
décorations  qui  avoient  servi  à  ce  grand  spectacle,  qui  attira 
tout  Paris,  chacun  y  ayant  couru  longtemps  en  foule^.  ^ 

Il  fallut  beaucoup  de  temps  aux  acteurs  du  Marais  pour 
transporter  dans  leur  théâtre  les  décorations  que  leur  avait 
données  le  marquis.  Dans  la  Muse  historique  du  i^""  janvier 
1 66 1 ,  Loret  nous  tient  au  courant  de  ces  travaux  préparatoires  : 

Les  comédiens  du  Marais 
Font  un  inconcevable  apprêt, 

1 .  \j^ Histoire  du  théâtre  de  V Académie  royale  de  musique  en  France^ 
attribuée  à  Travenot  et  publiée  à  Paris  en  lySS,  paraît  exagérer 
un  peu  les  libéralités  de  M.  de  Sourdeac  :  «  Outre  ceux  qui  étoient 
nécessaires  à  l'exécution  de  ce  dessein,  qui  furent  entretenus  plus 
de  deux  mois  à  Neubourg  à  ses  dépens,  il  logea  et  traita  plus 
de  cinq  cents  gentilshommes  de  la  province,  pendant  plusieurs  repré- 
sentations que  la  troupe  royale  du  Marais  donna  de  cette  pièce.  » 
(P.  24)  M.  Philippe  de  Chennevières  a  fait  de  ces  représentations 
une  relation  détaillée,  oùlafiction  semêle  fort  agréablement  à  la  réa- 
lité, dans  une  intéressante  nouvelle  intitulée  i)f«^'«  Guéru,  qui  a  pami 
d'abord  dans  les  Historiettes  baguenaudières ,  par  un  Normand,  i845, 
in-8°,  et  a  ensuite  été  réimprimée  dans  la  Revue  de  Rouen,  sous  ce 
titre  :  La  foire  de  Guibray  au  XVII'  siècle  et  la  première  représentation 
de  la  Toison  d'or  de  Corneille  au  château  du  Neubourg  en  1660. 

2.  Au  mois  de  novembre,  selon  les  frères  Parfait.  [Histoire  du 
Théâtre  françois,  tome  IX,  p.  84.) 

3.  «  Un  châssis  sculpté,  doré,  dernier  vestige  de  l'essai  fait  à 
Neubourg,  existait  encore  il  y  a  peu  de  temps  dans  ce  noble 
manoir.  »  (Castil-Blaze,  V Académie  impériale  de  musique,  i855, 
in-8%  tome  I,  p.  17.) 


NOTICE.  225 

Pour  jouer,  comme  une  merveille, 
Le  Jason  de  Monsieur  Corneille. 

Dans  le  numéro  du  19  février  suivant,  le  naêrne  journa- 
liste fait  ainsi  le  compte  rendu  de  la  première  représenta- 
tion, qui  avait  eu  lieu  quelques  jours  auparavant  : 

La  conquête  de  la  Toison 
Que  fit  jadis  défunt  Jason, 
Pièce  infiniment  excellente, 
Enfin,  dit-on,  se  représente 
Au  Jeu  de  paume  du  Marais, 
Avec  de  grandissimes  frais. 

Cette  pièce  du  grand  Corneille, 
Propre  pour  l'œil  et  pour  l'oreille. 
Est  maintenant  en  vérité 
La  merveille  de  la  Cité, 
Par  ses  scènes  toutes  divines, 
Par  ses  surprenantes  machines. 
Par  ses  concerts  délicieux. 
Par  le  brillant  aspect  des  Dieux, 
Par  des  incidents  mémorables, 
Par  cent  ornements  admirables, 
Dont  Sourdiac  [sic]^  marquis  normand. 
Pour  rendre  le  tout  plus  charmant. 
Et  montrer  sa  magnificence, 
A  fait  l'excessive  dépense. 
Et  si  splendide,  sur  ma  foi. 
Qu'on  diroit  qu'elle  vient  d'un  roi. 
J'apprends  que  ce  rare  spectacle 
Fait  à  plusieurs  crier  miracle. 
Et  je  crois  qu'au  sortir  de  là 
On  ne  plaindra  point  pour  cela 
Pistole  ni  demi-pistole, 
Je  vous  en  donne  ma  parole. 

O  Corneille,  charmant  auteur. 
Du  Parnasse  excellent  docteur, 
Illustre  enfant  de  Normandie, 
N'ayant  pas  vu  ta  comédie. 
Qui  portera  ton  nom  bien  haut. 
Je  n'en  parle  pas  comme  il  faut  : 
C'est  de  quoi  notre  simple  muse 
Te  demande  humblement  excuse. 
J'espère  bien  dans  peu  de  jours, 

COKNEILLE.    VI  i5 


•226  LA   TOISON   D'OR. 

Suivant  le  général  concours, 
Aller  admirer  ton  ouvrage  ; 
Mais  point  du  tout  je  ne  m'engage 
A  rendre  ton  los  immortel, 
Car  c'est  toi  qui  l'as  rendu  tel. 

Cet  enthousiasme  de  Loret  ne  se  dément  pas,  et  il  a  soin  de 
mentionner  chaque  reprise  de  l'ouvrage  d'une  manière  si  éten- 
due, que  tout  en  transcrivant  ici  ceux  de  ses  vers  qui  renfer- 
ment d'utiles  renseignements,  nous  supprimerons  les  louanges 
banales  qu'il  donne  à  Corneille.  Le  3  décembre  1661,  il  écrit  : 

Dans  l'hôtel  des  Marais  du  Temple 
Ce  sujet  presque  sans  exemple, 
Intitulé  la  Toison  d^or^ 
Maintenant  se  rejoue  encor. 


Et  qui  veut  voir  un  beau  spectacle 
Et  passer  le  temps  à  miracle, 
Il  ne  faut  qu'aller  là  tout  droit; 
Les  affiches  marquent  l'endroit, 
L'heure,  le  prix,  et  la  journée, 
Et  c'est  toujours  l'après-dînée. 


Loret  n'a  garde  d'oublier  de  nous  faire,  dans  son  numéro 
du  14  janvier  1662,  le  récit  de  la  représentation  du  12,  à 
laquelle  la  cour  assistait;  et  cette  fois  il  insiste  sur  le  plaisir 
qu'il  avait  à  voir  lui-même  cette  tragédie  : 

Jeudi  la  Majesté  Royale 

Fit  voir  aux  reines  pour  régale 

La  Conquête  de  la  Toison^ 

Pièce  admirée  avec  raison. 

Tant  pour  la  beauté  de  l'ouvrage. 

Que  par  le  superbe  étalage 

De  cent  spectacles  précieux 

Qui  sont  les  délices  des  yeux. 

Cette  comédie  excellente. 

Qu'à  merveilles  on  représente, 

Plut  fort  par  ses  diversités 

A  toutes  les  trois  Majestés; 

Et  des  vers  de  Monsieur  Corneille, 

Sur  cette  scène  sans  pareille. 


NOTICE.  227 

Les  courtisans  plus  délicats 
Firent  un  indicible  cas. 

Pour  moi  je  ne  puis  qu'en  liesse 
Voir  cette  incomparable  pièce  : 
J'en  ai,  pour  plaire  à  mon  désir, 
Goûté  bien  des  fois  le  plaisir. 
Je  suis  pourtant  toujours  avide 
De  voir  cet  appareil  splendide 
Qui  peut  les  sens  extasier  : 
Je  n'en  saurois  rassasier; 
Et  quoiqu'au  jeu  dame  Fortune 
Ait  tari  mon  fonds  de  pécune. 
Certes  je  prétends  bien  encor 
Retourner  à  la  Toison  (Tor^ 
Dont  presque  je  suis  idolâtre, 
Et  la  voir  de  l'amphithéâtre. 

La  Gazette^,  qui,  à  cause  de  la  présence  du  Roi,  parle  de 
cette  représentation,  fait  remarquer  que  Leurs  Majestés 
étaient  «  accompagnées  d'une  grande  partie  des  seigneurs  et 
dames  de  la  cour,  qui  ne  fut  jamais  si  éclatante,  ni  si  pom- 
peuse, notamment  depuis  que  l'on  y  voit  ce  beau  nombre  de 
chevaliers  du  Saint-Esprit,  que  Sa  Majesté  fit  naguère^.  ?> 

Le  18  février  la  pièce  se  jouait  encore,  car  Loret,  toujours 
passionné  pour  cet  ouvrage,  s'accusant  dans  son  numéro  de 
ce  jour  de  rester  trop  enfermé  dans  son  cabinet,  s'écrie  : 

N'aurois-je  pas  plutôt  raison 

D'aller  à  droit,  d'aller  à  gauche,  "1^ 

Pour  voir  l'illustre  Toison  d^or^? 
«  En  1664,  dit  le  Dictionnaire  portatif  des  théâtres,  on  la 

1.  Année  1662,  n°  6,  14  janvier. 

2.  Cette  promotion  avait  été  faite,  dit  VÉtat  de  la  France^  «  avec 
les  plus  belles  cérémonies  qui  se  soient  vues  pour  ce  sujet.  »  On 
en  trouve  la  description  détaillée  dans  un  numéro  extraordinaire 
de  la  Gazette^  daté  du  6  janvier  1662,  et  intitulé  :  Les  cérémonies 
faites  à  la  réception  des  chevaliers  de  l'ordre  du  Saint-Esprit^  le  dernier 
jour  de  Vannée  1661  et  les  deux  suivants^  en  V église  du  grand  couvent 
des  Augustins. 

3.  Les  décorations  de  la  Toison  d'or  étaient,  de  l'avis  de  tous 
les  contemporains,  les  plus  belles  qu'on  eût  encore  vues.  Chapu- 


228  LA    TOISON   D'OR. 

remit  au  théâtre  avec  la  même  réussite.  Le  9  juillet  i683,  on 
la  reprit  avec  un  prologue  de  la  Chapelle,  et  il  y  avoit  tout 
lieu  de  croire  qu'elle  auroit  encore  un  grand  succès  ;  mais  à 
peine  achevoit-on  le  prologue  à  la  dixième  représentation, 
que  les  comédiens  interrompirent  le  spectacle,  étant  in- 
formés que  la  Reine  venoit  de  mourir,  et  ils  firent  rendre 
l'argent  à  la  porte.  » 

Ce  prologue  de  la  Chapelle  est  imprimé  dans  un  volume  inti- 
tulé :  La  Toison  et  or,  tragédie  en  machines  de  M.  de  Corneille 
l'aisné  (Paris,  V.Adam,  i683,  in-4*').  Ce  volume,  inscrit  sous  le 
n<*  1646  dans  le  Catalogue  de  M.  Giraud,  et  décrit  par  M,  Bru- 
net*,  renferme  la  description  des  décorations  entreprises  sous 
la  conduite  du  sieur  Dufort,  qui,  l'année  précédente,  avait 
exécuté  celles  à' Andromède  lors  de  la  reprise  de  cet  ouvrage-. 
La  dépense  considérable  qu'occasionnent  les  pièces  de  ce 
genre  empêcha  la  Toison  d'or,  de  reparaître  sur  le  théâtre'. 

Le  27  janvier  1661 ,  Augustin  Courbé  obtint  un  privilège  qui 
lui  permettait  «  de  faire  imprimer,  vendre  et  débiter  en  tous 
les  lieux  de  l'obéissance  de  Sa  Majesté,  une  tragédie,  composée 
par  Pierre  Corneille,  intitulée  la  Conqueste  de  la  Toison  d'or, 
avec  les  Desseins  de  ladite  pièce.  »  C'est  dans  ces  Desseins, 
publiés  avant  la  pièce,  que  ce  privilège  parut  pour  la  pre- 
mière fois.  Ils  ne  sont  autre  chose  qu'une  sorte  de  programme 

zeau  dit  en  parlant  des  Italiens  :  «  Nous  leur  sommes  redevables 
de  la  belle  invention  des  machines  et  de  ces  vols  hardis  qui  at- 
tirent en  foule  tout  le  monde  à  un  spectacle  si  magnifique.  Celles 
qui  ont  fait  le  plus  de  bruit  en  France  furent  les  pompeuses 
machines  de  la  Toison  d'or,  dont  un  grand  seigneur  d'une  des 
premières  maisons  du  royaume,  plein  d'esprit  et  de  générosité, 
fit  seul  la  belle  dépense,  pour  en  régaler  dans  son  château  toute 
la  noblesse  de  la  province.  Depuis  il  a  bien  voulu  en  gratifier  la 
troupe  du  Marais,  où  le  Roi  suivi  de  toute  la  Cour  vint  voir  cette 
merveilleuse  pièce.  Tout  Paris  lui  a  donné  ses  admirations,  et 
ce  grand  opéra,  qui  n'est  dû  qu'à  l'esprit  et  à  la  magnificence  du 
seigneur  dont  j'ai  parlé,  a  servi  de  modèle  pour  d'autres  qui 
l'ont  suivi.  »  [Le  Théâtre  françois,  p.  62.) 

1.  Manuel  du  libraire,  tome  II,  col.  285. 

2.  Voyez  tome  V,  p.  9.57. 

3.  Voyez  V Histoire  du   Théâtre   françois   par  les   frères  Parfait, 
tome  IX,  p.  4o- 


NOTICE.  229 

semblable  à  celui  d'Andromède^,  et  qui,  de  même  que  ce  der- 
nier, n'avait  été  réuni,  dans  aucune  des  éditions  antérieures 
à  la  nôtre,  aux  OEuvres  de  Corneille'^.  On  tenait  si  fort  à  ce 
que  ce  programme  fût  prêt  au  moment  où  l'on  représenterait 
la  pièce  au  théâtre  du  Marais,  que  l'Achevé  d'imprimer  est 
du  3i  janvier  1661,  c'est-à-dire  postérieur  de  quatre  jours 
seulement  à  l'obtention  du  privilège.  On  y  trouve,  dans  le 
prologue,  un  éloge  de  Mazarin,  en  onze  vers,  qui  n'existe 
que  là,  et  que  Corneille  a  supprimé  dès  la  première  édition 
de  la  pièce^.  Ce  changement  n'est  assurément  pas  le  seul  que 
Corneille  ait  fait  à  ce  prologue  en  le  publiant;  en  effet,  on  y 
lit*  un  passage  relatif  au  mariage  du  duc  d'Orléans  avec 
Henriette  d'Angleterre,  qui  n'a  pu  être  composé  qu'après  la 
représentation. 

La  première  édition  de  la  tragédie  forme  un  volume  in- 12 
de  6  feuillets  et  io5  pages,  intitulé  :  l4  Toison  d'or,  tragédie, 
représentée  par  la  troupe  royale  du  Marests,  chez  M""  le  mar- 
quis de  Sourdeac,  en  son  chasteau  du  Neufbourg,  pour  réjouis- 
sance publique  du  Mariage  du  Roy,  et  de  la  Paix  auec  l'Es- 
pagne, et  en  suite  sur  le  Théâtre  Royal  du  Marests.  Imprimée 

à  Rouen,  et  se  vend  à  Paris  chez  Augustin  Courbé et 

Guillaume  de  Luyne....  M.DC.LXI.  Auec  priuilege  du  Roy. 

Le  privilège  est  le  même  que  dans  les  Desseins  ;  l'Achevé 
d'imprimer  est  du  10  de  mai  166 1. 

1.  Voyez  tome  V,  p.  258  et'  suivantes.  Nous  avons  vu  le  mot 
Dessein  au  singulier  dans  le  titre  du  programme  à.^ Andromède  ; 
dans  celui  de  la  Toison  d'or,  il  est  au  pluriel. 

2.  Voyez  ci-après,  p.  aSo,  et  suivantes.  —  Pour  la  descrip- 
tion bibliographique  des  Desseins,  voyez  ci-après,  p.  280,  note  i. 

3.  Voyez  ci-après,  p.  232. 

4.  Voyez  p.  264,  vers  221-232,  et  la  note  2. 


DESSEINS 

DE    LA    TOISON   D'ORy 

TRAGÉDIE. 

REPRESENTEE  PAR  LA  TROUPE  ROYALE  DU  MARAIS,  CHEZ  M'  LE 
MARQUIS  DE  SOURDEAC,  EN  SON  CHATEAU  DE  NEUFBOURG,  POUR 
RÉJOUISSANCE  PUBLIQUE  DU  MARIAGE  DU  ROI  ET  DE  LA  PAIX  AVEC 
l'eSPAGNE,  ET  ENSUITE  SUR  LE  THEATRE  ROYAL  DU  MARAIS  ^ 


PROLOGUE. 

—  La  France  y  paroît  la  première,  suivie  de  la  Vic- 
toire, qui  s'en  est  rendue  inséparable  depuis  quelques 


I.  Le  volume  dont  nous  venons  de  reproduire  le  titre  dans 
ces  huit  lignes  se  compose  de  26  pages  et  i  feuillet;  il  est  de 
format  in-4°  et  porte  à  l'adresse  :  «  Imprimé  à  Rouen,  et  se  vend 
à  Paris,  chez  Augustin  Courbé,  au  Palais,  en  la  gallerie  des  Mer- 
ciers, à  la  Palme,  et  Guillaume  de  Luyne,  libraire  iuré,  dans  la 
mesme  gallerie,  à  la  iustice.  M.DC.LXI,  auec  priuilege  du  Roy.  » 
Nous  avons  donné  dans  la  Notice  (p.  228  et  229)  la  date  du  pri- 
vilège et  de  l'Achevé  d'imprimer.  Le  seul  exemplaire  connu  de  ce 
volume  est  à  la  Bibliothèque  nationale,  dans  la  Poésie,  sous  le 
n"  Y^"/**.  —  En  tête  des  Desseins  se  trouve  V^érgument^  puis,  au 
commencement  du  prologue  et  de  chacun  des  actes,  la  descrip- 
tion des  décorations,  et  enfin,  à  leur  place  dans  l'analyse,  les 
morceaux  de  chant.  Nous  n'avons  pas  cru  devoir  imprimer  ici  les 
parties  de  l'ouvrage  qui  auraient  fait  double  emploi  dans  notre 
édition,  et  nous  avons  procédé  comme  pour  le  dessein  de  la 
tragédie  (\'' Andromède.  Voyez  tome  V,  p.  a38,  note  2. 


DESSEINS.  23i 

années  ^  Elle  se  plaint  toutefois  à  cette  déesse  de  ce  que 
ses  faveurs  l'accablent,  par  la  licence  que  se  donnent  les 
soldats  victorieux,  qui  se  croient  tout  permis  ensuite  des 
avantages  qu'ils  lui  font  remporter  aux  dépens  ou  au  péril 
de  leur  sang-.  La  Victoire,  convaincue  de  la  justice  de  ses 
plaintes  par  les  ruines  qui  sont  devant  ses  yeux,  n'ose 
s'offenser  des  vœux  qu'elle  fait  pour  la  paix;  mais  elle 
lui  donne  à  craindre  la  colère  de  Mars,  dont  les  ordres 
l'ont  comme  attachée  à  ses  côtés  depuis  tant  de  temps, 
et  lui  montre  ce  dieu  au  haut  du  ciel,  où  il  se  fait  voir 
en  posture  menaçante,  un  pied  en  l'air,  et  l'autre  porté 
sur  son  étoile. 

C'est  en  cet  état  qu'il  descend  à  un  des  côtés  du  théâtre, 
qu'il  traverse  en  parlant,  et  sitôt  qu'il  a  parlé,  il  remonte 
au  même  lieu  dont  il  étoit  parti.  Ce  mouvement  extraor- 
dinaire, et  qui  n'a  point  été  vu  jusqu'ici  sur  nos  théâtres^, 
plaira  sans  doute  aux  curieux,  qui  se  souviendront  que 
toutes  les  machines  qu'ils  y  ont  vu  faire  sortir  des  dieux 
du  fond  du  ciel,  ne  les  y  ont  jamais  reportés,  mais  ont 
été  remontées  en  haut  par  un  mouvement  qu'on  peut 
nommer  perpendiculaire,  au  lieu  que  celle-ci  fait  faire 
un  triangle  parfait  à  Mars,  en  descendant,  traversant 
le  théâtre,  et  remontant  au  lieu  même  dont  on  l'a  vu 
partir. 

Avant  que  de  remonter,  ce  dieu,  en  colère  contre  la 
France,  lui  fait  voir  la  Paix,  qu'elle  demande  avec  tant 
d'ardeur,  prisonnière  dans  son  palais,  entre  les  mains 
de  la  Discorde  et  de  l'Envie,  qu'il  lui  a  données  pour 

gardes^ 

Après  qu'il  est  disparu,  la  Paix,  bien  que  prisonnière, 

I.  Cette  phrase  vient  après  les  mots  :  «  par  une  ville  qui  n'en 
est  pas  mieux  traitée;  »  voyez  ci-après,  p.  254. 
a.  Voyez  ci-dessus,  p.  5127,  note  3. 
3.  Voyez  p.  358. 


ala  LA    TOISON   D'OR. 

console  la  France  sur  les  menaces  qu'il  lui  a  faites,  et 
voici  ce  qu'elle  lui  en  dit  : 

En  vain  à  tes  soupirs  il  est  inexorable* 

Quelques  autres  efforts  que  pour  rompre  mes  chaînes 
L'univers  ait  vu  faire  aux  plus  puissantes  mains, 
Le  succès  va  montrer  qu'après  toutes  leurs  peines, 
Des  Astres  irrités  les  aspects  inhumains 
Vouloient  pour  s'adoucir  la  pourpre  des  Romains, 
Et  ce  que  leur  courroux  à  tant  d'efforts  enlève, 

Ton  fameux  cardinal  l'achève. 
Vois  cette  ame  intrépide,  à  qui  tu  dois  l'honneur 
D'avoir  eu  la  Victoire  en  tous  lieux  pour  compagne. 

Avec  le  grand  Démon  d'Espagne, 
De  l'un  et  l'autre  Etat  concerter  le  bonheur. 
Ce  dieu  même  qu'attend  ma  longue  impatience^ 

Comme  elle  achève  de  parler,  THyménée  se  présente, 
couronné  de  fleurs,  portant  en  sa  main  droite  un  dard 
semé  de  lis  et  de  roses,  et  en  la  gauche  un  bouclier,  sur 
lequel  est  le  portrait  de  la  Reine.  A  la  vue  de  ce  portrait, 
la  Discorde  et  l'Envie  trébuchent  dans  les  enfers,  et  les 
chaînes  qui  tenoient  la  Paix  prisonnière  lui  tombent  des 
mains.  Se  voyant  libre,  elle  prie  ce  dieu  d'achever  ses 
grâces,  et  de  la  faire  descendre  en  terre,  où  les  peuples 
la  souhaitent  avec  tant  de  passion.  L'Hyménée  commande 
aux  Amours,  ses  ministres,  de  prêter  leurs  ailes  à  l'un  et 
à  l'autre  pour  exécuter  ce  dessein;  et  soudain  quatre 
Amours  viennent  à  eux,  qui  les  apportent  en  terre,  et 
revolent  aussitôt  au  ciel,  premièrement  de  droit  fil  tous 
quatre  ensemble,  et  puis  en  se  séparant  deux  à  deux  par 
un  mouvement  oblique,  et  se  retirant  au  même  lieu  d'où 
ils  sont  descendus. 

I.   Voyez  p.  268.  —  Quant  aux  onze  vers  qui  suivent,  ils  ne  se 
trouvent  que  dans  les  Desseins  :  voyez  ci-dessus,  p.  229. 
"i.  Voyez  p.  260. 


DESSEINS.  233 

Un  chœur  de  musique  chante  ces  vers  tandis  qu'ils 
descendent  : 

Descends,  Hymen,  et  ramène  sur  terre* 

Après  qu'on  a  cessé  de  chanter,  la  France  fait  ses  con- 
jouissances  à  la  Paix,  qui  l'exhorte  à  n'être  pas  ingrate 
vers  cette  grande  princesse,  dont  les  regards  favorables 
sont  cause  de  sa  liberté  et  du  bonheur  qu'elle  en  attend. 
Elle  l'invite  à  lui  préparer  pour  reconnoissance  quelques 
spectacles  pompeux  par  un  effort  extraordinaire  de  ce 
grand  art  où  elle  a  de  si  belles  lumières.  La  France  s'en 
excuse  d'abord  sur  son  impuissance,  qui  ne  permet  pas 
des  spectacles  de  cette  nature  au  milieu  de  tant  de  ruines. 
Mais  cet  obstacle  est  levé  tout  à  l'heure  par  l'Hyménée, 
qui  présentant  le  portrait  de  la  Reine  aux  deux  côtés  du 
théâtre,  en  fait  changer  les  débris  en  un  jardin  aussi  ma- 
gnifique que  surprenant,  qui  sert  de  décoration  au  pre- 
mier acte. 


ACTE  PREMIER. 


^  Chalciope  et  Médée  sa  sœur  y  paroissent  les  pre- 
mières, et  s'entretiennent  de  la  défaite  de  Perses  et  des 
Scythes  par  le  secours  des  Argonautes;  de  là  tombant 
sur  les  devoirs  que  Jason  rend  à  Médée,  et  la  complai- 
sance qu'elle  a  pour  lui,  Chalciope  l'avertit  qu'il  se  pré- 

1.  Voyez  p.  261. 

2.  Après  les  mots  :  «  qui  ne  font  pas  le  moindre  agrément  de 
ce  spectacle;  »  voyez  ci-après,  p.  2G6. 


234  LA   TOISON   D'OR. 

pare  au  retour  sitôt  qu'il  aura  obtenu  du  Roi  une  grâce 
qu'il  lui  veut  demander  ;  sur  quoi  elle  lui  avoue  que  cette 
grâce  n'est  autre  qu'elle-même,  et  l'aveu  du  Roi  pour  son 
mariage. 

Le  Roi  vient  avec  le  Prince  Absyrte  son  fils,  et  après 
avoir  exagéré  l'importance  du  service  qu'il  a  reçu  de 
Jason  et  de  ses  compagnons,  et  le  besoin  qu'il  a  de  leur 
valeur  pour  conserver  la  Toison  d'or,  dont  dépend  le 
destin  de  son  Etat,  il  demande  à  Médée  si  elle  n'a  point 
quelques  charmes  assez   forts  pour  les  arrêter  en  son 
royaume.  Absyrte,  sans  donner  le  temps  à  sa  sœur  de 
répondre,  lui  propose  le  mariage  de  cette  princesse  avec 
Jason  comme  un   moyen  infaillible  de  l'empêcher  de 
partir.  Le  Roi  l'approuve,  et  comme  Jason  se  présente 
suivi  de  Zéthès,  Calais,  Orphée,  et  beaucoup  d'autres, 
le  Roi  l'ayant  enhardi  à  lui  demander  une  récompense 
de  ses  services,  dans  la  croyance  qu'il  lui  demanderoit 
Médée,  dont  Absvrte  lui  avoit  dit  qu'il  étoit  amoureux, 
et  s'étant  engagé  par  serment  à  ne  lui  refuser  rien,  il 
demeure  fort  surpris,  et  cette  princesse  fort  confuse, 
lorsque  contre  l'attente  de  l'un  et  de  l'autre,  Jason  lui 
demande  la  Toison  d'or.  Il  fait  ses  efforts  pour  lui  faire 
changer  de  dessein,  et  n'être  pas  l'auteur  de  sa  ruine, 
après  l'avoir  si  bien  secouru.  Jason  ne  veut  pas  que  ce 
qu'en  a  dit  l'ombre  de  Phryxus  mérite  aucune  foi,  et 
presse  si  bien  le  Roi  de  lui  tenir  parole  et  ne  violer  pas 
son  serment,  qu'il  le  réduit  à  se  retirer  en  colère,  après 
lui  avoir  dit  qu'il  ne  peut  que  lui  permettre  de  se  saisir 
lui-même  delà  Toison,  s'il  peut  triompher  des  monstres 
qui  la  gardent,  et  donne  ordre  à  Médée  de  lui  apprendre 
quels  sont  les  périls  où  il  s'engage. 

Médée  tâche  à  lui  faire  peur  des  taureaux  qu'il  lui 
faut  dompter,  des  gensdarmes  qu'il  lui  faut  défaire,  et 
du  dragon  qu'il  lui  faut  vaincre,  et  le  quitte  après  lui 


DESSEINS.  a35 

avoir  protesté  qu'elle  va  redoubler  leur  fureur  par  la 
force  de  ses  charmes. 

Jason  et  ses  compagnons,  confus  de  voir  les  difficultés 
ou  plutôt  l'impossibilité  de  réussir  en  leur  dessein,  voient 
descendre  Iris  sur  un  arc-en-ciel.  Cette  vue  leur  donne 
espérance  que  Junon,  dont  cette  nymphe  est  messagère, 
ne  leur  refusera  pas  son  secours  dans  de  si  grands  pé- 
rils. Orphée  l'en  conjure  au  nom  de  tous  par  cet  hymne 
qu'il  chante  : 

Femme  et  sœur  du  maître  des  Dieux ^... 

Iris  les  assure  ensuite  que  le  secours  de  Junon  et  de 
Pallas  ne  leur  manquera  point,  et  qu'elles  vont  toutes 
deux  leur  confirmer  ce  qu'elle  dit.  Sur  quoi  on  voit  ces 
deux  déesses  chacune  dans  son  char,  dont  l'un  est  tiré 
par  des  paons  et  l'autre  par  des  hiboux.  Toutes  deux 
leur  apprennent  que  le  succès  de  leur  entreprise  dépend 
de  l'amour  de  Médée  pour  Jason,  et  qu'ils  n'en  viendront 
jamais  à  bout  si  elle  n'est  de  leur  parti.  Junon  ajoute  que 
pour  l'y  réduire  elle  va  descendre  en  terre,  et  y  prendre 
le  visage  et  la  forme  de  sa  sœur  Chalciope;  et  Pallas, 
qu'elle  va  les  protéger  au  ciel  contre  les  dieux  du  parti 
contraire;  et  soudain  en  même  temps  on  voit  Junon 
descendre,  Pallas  remonter,  et  Iris  disparoître;  et  les 
Argonautes,  ayant  repris  de  nouvelles  espérances  sur  ces 
promesses,  se  retirent  pour  aller  sacrifier  à  l'Amour,  de 
qui  dépend  toute  leur  fortune. 

I.  Voyez  p.  280. 


236  LA  TOISON   D'OR. 


ACTE  SECOND. 


La  rivière  du  Phase  et  le  paysage  qu'elle  traverse  en 
font  la  décoration.  On  voit  tomber  de  gros  torrents  des 
rochers  qui  lui  servent  de  rivages,  et  Féloignement  qui 
borne  la  vue  présente  aux  yeux  divers  coteaux  dont 
cette  campagne  est  enfermée. 

Junon,  sous  le  visage  et  Fhabit  de  Chalciope,  tire  Jason 
à  part  sur  les  bords  de  ce  fleuve,  et  après  lui  avoir  appris 
ce  qu'elle  a  déjà  gagné  sur  l'esprit  de  Médée  à  la  faveur 
de  ce  déguisement,  elle  lui  raconte  qu'Hypsipyle,  impa- 
tiente de  le  revoir,  s'étoit  mise  sur  la  mer  pour  le  suivre, 
et  qu'y  ayant  fait  naufrage,  Neptune  l'avoit  reçue  dans  son 
palais,  et  la  lui  alloit  renvoyer  pour  traverser  ses  amours 
avec  Médée,  et  empêcher  que  son  retour  en  Thessalie, 
après  la  conquête  de  la  Toison,  ne  devînt  funeste  pour 
Pélie,  son  fils.  Elle  l'exhorte  à  ne  point  perdre  de  temps 
et  à  faire  tous  ses  efforts  à  regagner  tout  à  fait  Médée, 
et  emporter  la  Toison  avant  l'arrivée  de  cette  amante. 

Médée  entre,  sous  prétexte  de  chercher  sa  sœur  ;  et 
quelque  ressentiment  dont  elle  soit  animée  contre  Jason, 
ce  prince  adroit  agit  si  bien  avec  l'aide  de  Junon,  qu'il 
l'adoucit;  mais  comme  elle  est  prête  à  se  rendre,  Absyrte 
son  frère  interrompt  leurs  discours,  pour  leur  faire  part 
du  ravissement  que  lui  a  donné  ce  qu'il  a  vu  s'avancer 
vers  eux  sur  le  Phase  ;  et  en  même  temps  on  voit  sortir 
de  ce  fleuve  le  dieu  Glauque,  avec  deux  tritons  et  deux 
sirènes,  qui  chantent  ces  paroles,  cependant  qu'une 
grande  conque  de  nacre,  semée  de  branches  de  coral  et 
de  pierres  précieuses,  portée  par  quatre  dauphins,  et  sou- 


DESSEINS.  2^7 

tenue  par  quatre  vents  en  l'air,  vient  insensiblement  s'ar- 
rêter au  milieu  de  cette  même  rivière. 
Voici  donc  ce  que  chantent  les  sirènes  : 

Telle  Vénus  sortit  du  sein  de  l'onde* — 

Tandis  qu'elles  chantent,  le  devant  de  cette  conque 
merveilleuse  fond  dans  l'eau,  et  laisse  voir  la  reine  Hypsi- 
pyle  assise  comme  dans  un  trône.  Sa  première  vue  frappe 
le  cœur  d'Absyrte,  et  soudain  Glauque  commande  aux 
vents  de  s'envoler,  aux  tritons  et  aux  sirènes  de  dispa- 
roître,  au  fleuve  de  retiré**  une  partie  de  ses  eaux  pour 
laisser  prendre  terre  à  Hypsipyle,  et  à  Jason  de  rallumer 
ses  feux  pour  cette  reine  de  Lemnos,  que  Neptune  lui 
renvoie  comme  le  seul  objet  qui  soit  digne  de  son  amour. 
Les  tritons,  le  fleuve,  les  vents  et  les  sirènes  obéissent,  et 
Glauque  se  perd  lui-même  au  fond  de  l'eau,  sitôt  qu'il  a 
parlé.  Absyrte  donne  la  main  à  Hypsipyle,  pour  sortir  de 
cette  conque,  qui  s'abîme  aussitôt  dans  le  fleuve;  le  seul 
Jason  demeure  immobile,  et  pressé  par  elle  de  lui  parler, 
il  lui  avoue  qu'il  n'a  plus  d'yeux  que  pour  Médée.  Cette 
princesse  ne  laisse  pas  d'en  prendre  jalousie,  et  par  une 
nouvelle  colère,  elle  le  quitte,  comme  un  volage  qui  ne 
mérite  pas  qu'elle  en  fasse  état.  Jason  la  suit  par  le  con- 
seil de  Junon,  qui  les  va  rejoindre  un  moment  après,  et 
Absyrte,  demeuré  seul  avec  Hypsipyle,  lui  fait  ses  pre- 
mières offres  de  service,  et  tâche  de  lui  faire  concevoir 
la  grandeur  d'un  amour  qui  vient  de  naître.  Elle  se  dé- 
fend sur  la  préoccupation  de  son  cœur  pour  cet  inconstant 
dont  elle  se  voit  abandonnée,  et  prie  ce  prince  de  la 
conduire  au  Roi  pour  lui  en  faire  ses  plaintes.  H  veut  l'en 
dissuader;  mais  enfin  il  obéit,  et  tous  deux  ensemble  le 
vont  trouver  dans  son  palais. 

I.  Voyez  p.  293. 


238  LA   TOISON   D'OR. 


ACTE    TROISIÈME. 


....  *  Le  Roi  entre  le  premier,  suivi  de  Jason,  qui  vient 
de  lui  demander  Médée  en  mariage,  et  la  Toison  pour 
dot.  Ce  monarque  irrité  le  renvoie  à  la  reine  Hypsipyle, 
et  lui  commande  d'écouter  les  plaintes  qu'elle  lui  veut 
faire  de  son  infidélité. 

Hypsipyle,  que  le  Roi  laisse  avec  Jason,  le  réduit  à  lui 
avouer  que  toute  la  tendresse  de  son  cœur  est  pour  elle, 
et  qu'il  ne  s'attache  à  Médée  que  par  la  considération  du 
besoin  qu'il  en  a  pour  emporter  la  Toison,  sans  laquelle 
ni  lui  ni  aucun  de  ses  compagnons  ne  peut  retourner  en 
Grèce  qu'il  n'y  perde  la  tête.  Médée  interrompt  leur  dis- 
cours ;  et  sitôt  que  Jason  la  voit,  il  se  retire  tout  confus 
de  ce  qu'il  vient  de  dire,  et  saisi  d'une  juste  appréhension 
qu'elle  ne  l'aye  écouté. 

Ces  deux  rivales,  jalouses  l'une  de  l'autre,  commencent 
un  entretien  piquant  qui  se  termine  en  querelle,  que 
Médée  fait  éclater  par  un  changement  de  ce  palais  doré 
en  un  palais  d'horreur,  oii  tout  ce  qu'il  y  a  d'épouvan- 
table en  la  nature  sert  de  Termes^ 

Quatre'  monstres  ailés  et  quatre  rampants  enferment 
Hypsipyle.  Cette  reine,  demeurée  seule  parmi  tant  d'ob- 
jets épouvantables,  et  pleine  du  désespoir  où  la  jette  l'in- 
fidèle politique  de  Jason,  s'offre  à  mourir,  et  presse  ces 

1.  Après  les  mots  :  «  qui  a  paru  au  premier  acte;  »  voyez  ci- 
après,  p.  299. 

2.  Voyez  ci-après,  p.  299  et  3oo. 

3.  Après  les  mots  :  «  que  fait  la  perspective;  »  voyez  ci-après, 
p.  3oo. 


DESSEINS.  239 

monstres  de  la  dévorer;  puis  tout  à  coup  se  remettant 
en  Tesprit  que  ce  seroit  se  sacrifier  à  sa  rivale,  elle  leur 
crie  qu'ils  n'avancent  pas.  Cette  défense  qu'elle  leur  fait 
est  répétée  par  une  voix  cachée  qui  chante  ces  paroles  : 

Monstres,  n'avancez  pas,  une  reine  l'ordonne*  — 

Les  monstres  s'arrêtent  en  même  temps,  et  comme 
Hypsipyle  ne  sait  à  qui  attribuer  une  protection  si  sur- 
prenante, la  même  voix  ajoute  : 

C'est  l'Amour  qui  fait  ce  miracle^.... 

Soudain  une  nuée  descend  en  terre,  et  s'y  séparant 
en  deux  ou  trois,  qui  se  perdent  en  divers  endroits  du 
théâtre,  elle  y  laisse  le  prince  Absyrte,  qui  en  étoit  en- 
veloppé. Ce  prince  amoureux  commande  à  ces  monstres 
de  disparoître,  ce  qu'ils  font  aussitôt,  les  uns  en  s'en- 
volant,  et  les  autres  en  fondant  sous  terre.  Après  quoi, 
il  donne  la  main  à  cette  reine  effrayée,  pour  sortir  d'un 
lieu  si  dangereux  pour  elle. 


ACTE    QUATRIÈME. 


—  '  Médée  y  paroît  seule,  dans  une  profonde  rêverie  ; 
Absyrte  l'aborde,  à  qui  elle  demande  compte  du  succès 
de  leur  artifice,  et  fait  par  là  connoître  aux  spectateurs 
que  toute  cette  épouvante  du  troisième  acte  n'étoit  qu'un 

I.   Voyez  3i3.  —  2.  Ibidem. 

3.  Après  les  mots  :  «  qu'on  passe  de  la  nuit  au  jour;   »  voyez 
ci-après,  p.  3i5. 


24o  LA   ÏOISOIN    D'OR. 

jeu  concerté  entre  eux,  afin  qu'Hypsipyle,  croyant  être 
obligée  de  la  vie  à  ce  prince,  reçût  plus  favorablement 
son  amour,  et  ne  disputât  plus  le  cœur  de  Jason  à  cette 
princesse.  Cet  amant  lui  apprend  que  son  secours  inespéré 
n'a  produit  en  cette  reine  que  des  sentiments  de  recon- 
noissance,  qui  ne  vont  point  jusqu'à  l'amour,  et  lui  de- 
mande un  charme  assez  fort  pour  emporter  son  cœur 
tout  à  fait.  Médée  lui  avoue  que  le  pouvoir  de  son  art  ne 
s'étend  point  jusque-là,  et  après  lui  avoir  promis  de  le 
servir,  elle  le  congédie  en  le  priant  de  lui  envoyer  sa 
sœur  Chalciope. 

Attendant  qu'elle  vienne,  elle  s'entretient  sur  le  péril 
où  l'expose  l'amour  d'un  volage,  qui  pourra  ne  lui  être 
pas  plus  fidèle  qu'à  Hypsipyle.  Chalciope,  ou  plutôt  Junon 
sous  son  visage,  vient  l'entretenir,  et  lui  exagère  l'obliga- 
tion qu'elle  a  à  Jason  de  l'avoir  si  hautement  préférée  à 
Hypsipyle  en  sa  présence  même.  Elle  ajoute  que  ses  dé- 
dains ne  peuvent  servir  qu'à  le  réunir  avec  cette  rivale, 
et  se  retire  le  voyant  arriver.  Médée  lui  fait  des  reproches 
de  tout  ce  qu'il  a  dit  d'obligeant  à  Hypsipyle,  soit  qu'elle 
l'eût  entend  a, soit  qu'elle  l'eût  su  par  le  moyen  du  charme. 
Jason  lui  répond  qu'elle  ne  doit  pas  s'alarmer  d'une  ci- 
vilité qu'il  n'a  pu  refuser  à  la  dignité  d'une  reine  qu'il 
abandonne  pour  elle,  et  continue  à  lui  demander  la  Toi- 
son, où  sa  gloire  est  attachée,  avec  le  salut  de  tous  ses 
compagnons .  Médée  lui  réplique  qu'elle  veut  bien  prendre 
soin  de  sa  gloire,  et  lui  donne  de  quoi  vaincre  les  tau- 
reaux et  les  gensdarmcs,  à  la  charge  qu'il  laissera  com- 
battre le  dragon  aux  autres.  Jason  veut  la  grâce  entière, 
et  Médée  le  quitte  en  colère  de  ce  qu'il  exige  tout  d'elle, 
et  ne  veut  rien  laisser  en  son  pouvoir. 

Junon  le  rejoint,  étonnée  comme  lui  des  menaces  avec 
lesquelles  Médée  s'en  est  séparée.  Elle  se  plaint  de  ce 
que  l'Amour  ne  lui  tient  pas  ce  qu'il  lui  avoit  promis  en 


DESSEINS.  2/ii 


^» 


sa  faveur,  et  lui  apprend  que  les  Dieux  s'assemblent  chez 
Jupiter  pour  résoudre  le  destin  de  cette  journée.  Sur 
quoi,  le  ciel  de  Vénus  s'ouvre,  qui  fait  voir  le  palais  de 
cette  déesse,  où  l'Amour  paroît  seul,  et  dit  à  Junon  que 
pour  lui  tenir  parole,  il  s'en  va  montrer  à  cette  assem- 
blée des  Dieux  qu'il  est  leur  maître  quand  il  lui  plaît.  Il 
finit  en  commandant  à  Jason  d'obéir  à  Médée,  et  de  lui 
laisser  le  soin  du  reste,  et  s'élance  aussitôt  en  l'air,  qu'il 
traverse,  non  pas  d'un  côté  du  théâtre  à  l'autre,  mais 
d'un  bout  à  l'autre.  Les  curieux  qui  voudront  bien  con- 
sidérer ce  vol  le  trouveront  assez  extraordinaire,  et  je  ne 
me  souviens  point  d'en  avoir  vu  de  cette  manière  * .  Après 
que  l'Amour  a  disparu,  Jason  reprend  courage,  et  sort 
avec  Junon,  pour  rejoindre  Médée  et  rendre  une  sou- 
mission entière  à  ses  volontés. 


ACTE  CINQUIÈME. 


La  forêt  de  Mars  y  fait  voir  la  Toison  sur  un  arbre  qui 
en  occupe  le  milieu.  Le  dragon  ne  s'y  montre  point  en- 
core, parce  que  le  charme  de  Circé,  qui  l'en  a  fait  gar- 
dien, le  réserve  pour  s'opposer  aux  ravisseurs,  et  ne  veut 
pas  qu'il  épouvante  ceux  qui  ne  sont  amenés  là  que  par 
la  curiosité  de  voir  cette  précieuse  dépouille.  C'est  ce 
qu'Absyrte  apprend  àHypsipyle,  et  reçoit  d'elle  de  nou- 
velles protestations  de  reconnoissance  pour  le  service 

I.  Voyez  ci-dessus,  p.  23i,  et  p.  227,  note  3. 

Corneille,  vi  iG 


242  LA   TOISON   D'OR. 

qu'il  lui  a  rendu  avec  un  aveu  qu'elle  ne  peut  se  donner 
à  lui  que  Jason  ne  se  soit  donné  à  un  autre*  et  lui  ait 
montré  l'exemple  d'un  changement  irrévocable.  Le  Roi 
les  aborde,  tout  épouvanté  de  la  victoire  que  ce  héros 
vient  de  remporter  sur  les  taureaux  et  les  gensdarmes, 
et  témoigne  peu  de  confiance  au  dragon,  qui  reste  seul 
à  vaincre.  Il  attribue  ces  effets  prodigieux  à  des  charmes 
qu'Hypsipyle  lui  a  prêtés,  et  qu'il  croit  plus  savante  en 
ce  grand  art  que  Médée,  vu  la  manière  toute  miraculeuse 
dont  elle  a  pris  terre  à  Colchos.  Cette  reine  rejette  sur 
sa  rivale  ce  qu'il  lui  impute,  et  presse  Jason,  qu'elle  voit 
venir,  d'en  avouer  la  vérité.  Jason,  sans  vouloir  éclaircir 
cette  matière,  demande  au  Roi  la  permission  d'achever, 
et  s'avance  vers  la  Toison  pour  la  prendre.  Médée  paroît 
aussitôt  sur  le  dragon  volant,  élevée  en  l'air  à  la  hauteur 
d'un  homme,  et  s'étant  saisie  de  cette  toison,  elle  pré- 
sente le  combat  à  ce  héros,  qui  met  bas  les  armes  devant 
elle,  et  aime  mieux  renoncer  à  sa  conquête  que  de  lui 
déplaire.  Après  cette  déférence,  il  se  retire,  etZéthèset 
Calais,  qui  l'avoient  suivi,  entreprennent  le  combat  en 
sa  place,  et  s'élancent  tout  d'un  temps  dans  les  nuées, 
pour  fondre  de  là  sur  le  dragon.  Médée  les  brave,  et 
s'élève  encore  plus  haut  pour  leur  épargner  la  peine  de 
descendre,  cependant  qu'Orphée  les  encourage  par  cet 
air  qu'il  chante  : 

Hâtez-vous,  enfants  de  Borée^ 

Cette  chanson  d'Orphée  ne  fait  point  paroître  les  Ar- 
gonautes ailés,  et  Médée  en  prend  occasion  de  le  railler 
de  ce  que  sa  voix  ne  porte  point  jusqu'à  eux,  puis- 
qu'elle ne  les  fait  point  descendre;  mais  ces  héros  se 


1.  Voyez  tome  I,  p.  228,  note  3-a. 

2.  Voyez  p.  34a. 


DESSEINS.  243 

montrant  sur  la  fin  de  sa  raillerie,  Orphée  chante  cet 
autre  couplet  tandis  qu'ils  combattent  : 

Combattez,  race  d'Orithye*.... 

L'art  des  machines  n'a  rien  encore  fait  voir  à  la  France 
de  plus  beau,  ni  de  plus  ingénieux  que  ce  combat.  Les 
deux  héros  ailés  fondent  sur  le  dragon,  et  se  relevant 
aussitôt  qu'ils  ont  tâché  de  lui  donner  une  atteinte,  ils 
tournent  face  en  même  temps,  pour  revenir  à  la  charge. 
Médée  est  au  milieu  des  deux,  qui  pare  leurs  coups,  et  fait 
tourner  le  dragon  vers  l'un  et  vers  l'autre,  suivant  qu'ils 
se  présentent.  Jusqu'ici  nous  n'avons  point  vu  de  vols  sur 
nos  théâtres  qui  n'ayent  été  tout  à  fait  de  bas  en  haut, 
ou  de  haut  en  bas,  comme  ceux  à^  Andromède  ;  mais  de 
descendre  des  nues  au  milieu  de  l'air  et  se  relever  aus- 
sitôt sans  prendre  terre,  joignant  ainsi  les  deux  mou- 
vements, et  se  retourner  à  la  vue  des  spectateurs,  pour 
recommencer  dix  fois  la  même  descente,  avec  la  même 
facilité  que  la  première,  je  ne  puis  m'empêcher  de  dire 
qu'on  n'a  rien  encore  vu  de  si  surprenant,  ni  qui  soit 
exécuté  avec  tant  de  justesse^. 

Le  combat  se  termine  par  la  fuite  des  Argonautes  et 
la  retraite  d'Orphée.  Le  Roi,  ravi  de  voir  que  Médée  l'a 
si  bien  servi,  lui  en  fait  ses  remerciements,  et  l'invite  à 
descendre  pour  l'embrasser.  Cette  princesse  s'en  excuse, 
sur  ce  qu'elle  veut  aller  combattre  et  vaincre  ces  ambi- 
tieux jusque  dans  leur  navire.  Le  Roi,  voyant  qu'elle  con- 
tinue à  s'élever  toujours  plus  haut  avec  la  Toison  qu'elle 
emporte,  commence  à  la  soupçonner  de  quelque  perfidie, 
et  elle  lui  avoue  que  les  Dieux  de  Jason  sont  plus  forts 
que  les  siens,  et  qu'elle  le  va  rejoindre  dans  son  vaisseau, 
où  sa  sœur  Chalciope  l'attend  avec  ses  fils.  Sitôt  qu'elle 

I.  Voyez  p.  242.  —  2.  Voyez  ci-dessus,  p.  281  et  p.  241. 


244  LA  TOISON  D'OR. 

est  disparue,  Junon  se  montre  dans  son  chariot,  et  après 
avoir  désabusé  le  Roi  touchant  Chalciope,  dont  elle  a 
pris  le  visage  pour  mieux  porter  Médée  à  ce  qu'elle  vient 
de  faire,  elle  remonte  au  ciel  pour  en  obtenir  l'aveu  de 
Jupiter.  Le  Roi,  au  désespoir,  implore  le  secours  du  Soleil 
son  père,  dont  on  voit  s'ouvrir  le  palais  lumineux,  et  ce 
dieu  sortir  dans  son  char  tout  brillant  de  lumière.  Il  s'é- 
lève en  haut  pour  demander  en  faveur  de  son  fils  la  pro- 
tection de  Jupiter,  et  un  autre  ciel  s'ouvre  au-dessus  de 
lui,  où  paroît  ce  maître  des  Dieux  sur  son  trône,  et  Junon 
à  son  côté.  Ces  trois  théâtres  qu'on  voit  tout  d'une  vue 

font  un  spectacle  tout  à  fait  agréable  et  majestueux^ 

C'est*  en  cet  état  que  ce  maître  des  Dieux  répond  à  la 
prière  que  lui  fait  le  Soleil,  et  lui  dit  que  l'arrêt  du  Destin 
est  irrévocable,  et  qu'Aœte,  ayant  perdu  la  Toison,  doit 
perdre  aussi  son  royaume  ;  mais  pour  l'en  consoler,  il  or- 
donne à  Hypsipyle  d'épouser  Absyrte,  et  à  ce  roi  d'aller 
passer  ce  temps  fatal  dans  son  île  de  Lemnos.  Il  ajoute 
qu'il  doit  sortir  de  Médée  un  Médus  qui  le  rétablira  en 
ses  Etats,  et  fondera  l'empire  des  Mèdes.  Après  cet  oracle 
prononcé,  le  palais  de  Jupiter  se  referme,  le  Soleil  va 
continuer  sa  course,  et  le  Roi,  Absyrte  et  Hypsipyle  se 
retirent  pour  aller  exécuter  les  ordres  qu'ils  ont  reçus. 
Voilà  quelques  légères  idées  de  ce  que  l'on  verra  dans 
cette  pièce,  que  je  nommerois  la  plus  belle  des  miennes, 
si  la  pompe  des  vers  y  répondoit  à  la  dignité  du  spectacle. 
L'œil  y  découvrira  des  beautés  que  ma  plume  n'est  pas 
capable  d'exprimer,  et  la  satisfaction  qu'en  remportera 
le  spectateur  l'obligera  à  m'accuser  d'en  avoir  trop  peu 
dit  dans  cet  avant-goût  que  je  lui  donne. 

I.  Voyez  p,  345. 

3.  Après  les  mots  :  «  de  grandeur  et  de  couleur  naturelle;  » 
voyez  ci-après,  p.  346. 


EXAMEN.  245 

EXAMEN^ 

L'antiquité  n'a  rien  fait  passer  jusqu'à  nous  qui  soit  si 
g-énéralement  connu  que  le  voyage  des  Argonautes  ;  mais 
comme  les  historiens  qui  en  ont  voulu  démêler  la  vérité 
d'avec  la  fable ^  qui  l'enveloppe,  ne  s'accordent  pas  en 
tout,  et  que  les  poètes  qui  l'ont  embelli  de  leur  fictions 
ne  se  sont  pas  assez  accordés  pour  prendre^  la  même 
route,  j'ai  cru  que  pour  en  faciliter  l'intelligence  entière, 
il  étoit  à  propos  d'avertir  le  lecteur  de  quelques  parti- 
cularités* où  je  me  suis  attaché,  qui  peut-être  ne  sont 
pas  connues  de  tout  le  monde.  Elles  sont  pour  la  plu- 
part tirées  de  Valérius  Flaccus^,  qui  en  a  fait  un  poème 
épique  en  latin^,  et  de  qui,  entre  autres  choses,  j'ai  em- 
prunté la  métamorphose  de  Junon  en  Chalciope. 

Phryxus  étoit  fils  d'Athamas,  roi  de  Thèbes,  et  de 
Néphélé,  qu'il  répudia  pour  épouser  Ino.  Cette  seconde 
femme  persécuta  si  bien  ce  jeune  prince,  qu'il  fut  obligé 
de  s'enfuir  sur  un  mouton  dont  la  laine  étoit  d'or,  que 

I.  Cet  Examen,  tel  que  le  donnent  les  éditions  de  i663-i682, 
est  identique,  sauf  une  ou  deux  légères  variantes,  avec  V Argument 
de  l'édition  originale  (1661),  que  nous  omettons  à  cause  de  cette 
identité,  Yi'' Argument  placé  en  tête  des  Desseins,  et  qui,  pour  les 
trois  premiers  paragraphes,  est  aussi  presque  entièrement  sem- 
blable à  l'Examen,  a  de  moins  le  dernier  alinéa. 

a.  Var.   (Desseins)  :  démêler  la  vérité  dans  la  fable. 

3.  Var.   (édit.  de  1661  et  de  i663)  n'ont  pas  pris. 

4.  Var  (Desseins)  :  j'ai  cru  que  pour  faciliter  au  spectateur  l'in- 
telligence entière  de  ce  sujet,  il  étoit  à  propos  de  l'avertir  de 
quelques  particularités. 

5.  C.  Valerii  Flaccl  Setini  Balbl  Argonauticon  libri  octo.  C'est  au 
livre  VI  de  ce  poëme  (vers  477-5o6)  qu'il  est  parlé  de  la  méta- 
morphose de  Junon  en  Chalciope. 

6.  Le  premier  alinéa  se  termine  ici  dans  les  Desseins,  qui  n'ont 
pas  la  fin  de  la  phrase. 


246  LA   TOISON   D'OR. 

sa  mère  lui  donna  après  l'avoir  reçu  de  Mercure.  Il  le 
sacrifia  à  Mars,  sitôt  qu'il  fut  abordé  à  Colchos^  et  lui 
en  appendit  la  dépouille  dans  une  forêt  qui  lui  étoit  con- 
sacrée. Aaetes^fils  du  Soleil,  et  roi  de  cette  province,  lui 
donna  pour  femme  Chalciope,  sa  fille  aînée,  dont  il  eut 
quatre  fils,  et  mourut  quelque  temps  après.  Son  ombre 
apparut  ensuite  à  ce  monarque,  et  lui  révéla  que  le  des- 
tin de  son  Etat  déj^endoit  de  cette  toison  ;  qu'en  même 
temps  qu'il  la  perdroit,  il  perdroit  aussi  son  royaume  ; 
et  qu'il  étoit  résolu  dans  le  ciel  que  Médée,  son  autre 
fille,  auroit  un  époux  étranger.  Cette  prédiction  fit  deux 
effets.  D'un  côté,  Aaetes,  pour  conserver  cette  toison, 
qu'il  voyoit  si  nécessaire  à  sa  propre  conservation,  vou- 
lut en  rendre  la  conquête  impossible  par  le  moyen  des 
charmes  de  Circé  sa  sœur  et  de  Médée  sa  fille.  Ces  deux 
savantes  magiciennes  firent  en  sorte  qu'on  ne  pouvoit 
s'en  rendre  maître  qu'après  avoir  dompté  deux  taureaux 
dont  rUaleine  étoit  toute  de  feu,  et  leur  avoir  fait  la- 
bourer le  champ  de  Mars,  où  ensuite  il  falloit  semer 
des  dents  de  serpent,  dont  naissoient  aussitôt  autant  de 
gensdarmes,  qui  tous  ensemble  attaquoient  le  téméraire 
qui  se  harsardoit  à  une  si  dangereuse  entreprise;  et 
pour  dernier  péril,  il  falloit  combattre  un  dragon  qui 
ne  dormoit  jamais,  et  qui  étoit  le  plus  fidèle  et  le  plus 
redoutable  gardien  de  ce  trésor.  D'autre  côté,  les  rois 

I ,  Corneille  se  conforme  à  la  coutume  qui  s'était  introduite  dans 
la  langue  française  de  désigner  par  l'accusatif  du  mot  latin  Colchi^ 
Colchorum  (voyez  Valerius  Flaccus,  livre  V,  vers  284  et  4^2)  la 
ville  ouïe  pays  {la  Colchide)  où  était  la  Toison  d'or  et  où  régnait 
^tès*,  père  de  Médée.  Thomas  Corneile,  dans  son  Dictionnaire 
universel  géographique  et  historique^  parle,  à  l'article  Colchide,  du 
«  royaume  de  Colchos,  »  et  nomme  Colchos  la  capitale  du  pays. 

*  Ce  nom  est  écrit  tantôt  Asetes^  tantôt  Asete^  dans  les  éditions 
publiées  du  vivant  de  Corneille.  Dans  le  Dictionnaire  de  son  frère, 
que  nous  venons  de  citer,  on  lit,  à  l'article  Colchide  :  «  Aëte.  » 


EXAMEN.  247 

voisins,  jaloux  de  la  grandeur  d'Aaetes,  s'armèrent  pour 
cette  conquête,  et  entre  autres  Perses \  son  frère,  roi 
de  la  Chersonèse  Taurique,  et  fils  du  Soleil  comme  lui. 
Comme  il  s'appuya  du  secours  des  Scythes,  Aaetes  em- 
prunta celui  de  Styrus,  roi  d'Albanie,  à  qui  il  promit 
Médée,  pour  satisfaire  à  l'ordre  qu'il  croyoit  en  avoir 
reçu  du  ciel  par  cette  ombre  de  Phryxus.  Ils  donnoient 
bataille,  et  la  victoire  penchoit  du  côté  de  Perses,  lors- 
que Jason  arriva  suivi  de  ses  Argonautes,  dont  la  valeur 
la  fit  tourner  du  parti  contraire;  et  en  moins  d'un  mois, 
ces  héros  firent  emporter  tant  d'avantages  au  roi  de 
Colchos  sur  ses  ennemis,  qu'ils  furent  contraints  de 
prendre  la  fuite  et  d'abandonner  leur  camp.  C'est  ici  que 
commence  la  pièce;  mais  avant  que  d'en  venir  au  détail, 
il  faut  dire  un  mot  de  Jason,  et  du  dessein  qui  l'amenoit 
à  Colchos. 

Il  étoit  fils  d'iEson,  roi  de  Thessalie,  sur  qui  Pélias, 
son  frère,  avoit  usurpé  ce  royaume.  Ce  tyran^  étoit  fils 
de  Neptune  et  de  Tyro,  fille  de  Salmonée,  qui  épousa  en- 
suite Crétheus^,  père  d'^Eson,  que  je  viens  de  nommer. 
Cette  usurpation,  lui  donnant  la  défiance  ordinaire  à 
ceux  de  sa  sorte,  lui  rendit  suspect  le  courage  de  Jason, 
son  neveu,  et  légitime  hériter  de  ce  royaume.  Un  oracle 
qu'il  reçut  le  confirma  dans  ses  soupçons,  si  bien  que 
pour  l'éloigner,  ou  plutôt  pour  le  perdre,  il  lui  com- 
manda d'aller  conquérir  la  Toison  d'or,  dans  la  croyance 
que  ce  prince  y  périroit,  et  le  laisseroit,  par  sa  mort,  pai- 
sible possesseur  de  l'Etat  dont  il  s'étoit  emparé.  Jason, 
par  le  conseil  de  Pallas,  fit  bâtir  pour  ce  fameux  voyage 
le  navire  Argo,  où  s'embarquèrent  avec  lui  quarante  des 

I.  Voyez  le  livre  III  de  Valérius  Flaccus,  vers  492  et  suivants. 
a.  Pélias. 

3.  Dans  l'édition  de  1692  :   Chrétus.  La  véritable  orthographe 
est  Crétheus^  du  grec  KprjOsu;, 


248  LA   TOISON   D'OR. 

plus  vaillants  de  toute  la  Grèce.  Orphée  fut  du  nombre, 
avec  Zéthès*  et  Calais,  fils  du  vent  Borée  et  d'Orithye, 
princesse  de  Thrace,  qui  étoient  nés  avec  des  ailes, 
comme  leur  père,  et  qui  par  ce  moyen  délivrèrent 
Phinée,  en  passant,  des  Harpies^  qui  fondoient  sur  ses 
viandes  sitôt  que  sa  table  étoit  servie,  et  leur  donnèrent 
la  chasse  par  le  milieu  de  l'air.  Ces  héros,  durant  leur 
voyage,  reçurent  beaucoup  de  faveurs  de  Junon  et  de 
Pallas,  et  prirent  terre  à  Lemnos,  dont  étoit  reine  Hyp- 
sipyle,  où  ils  tardèrent  deux  ans,  pendant  lesquels 
Jason  fit  l'amour  à  cette  reine,  et  lui  donna  parole  de 
l'épouser  à  son  retour  :  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  s'at- 
tacher auprès  de  Médée,  et  de  lui  faire  les  mêmes  pro- 
testations, sitôt  qu'il  fut  arrivé  à  Colchos,  et  qu'il  eut  vu 
le  besoin  qu'il  en  avoit.  Ce  nouvel  amour  lui  réussit  si 
heureusement,  qu'il  eut  d'elle  des  charmes  pour  surmon- 
ter tous  ces  périls,  et  enlever^  la  Toison  d'or,  malgré 
le  dragon  qui  la  gardoit,  et  qu'elle  assoupit.  Un  auteur 
que  cite  le  mythologiste  Noël  le  Comte,  et  qu'il  appelle 
Denys  le  Milésien,  dit  qu'elle  lui  porta  la  Toison  jusque 
dans  son  navire*;  et  c'est  sur  son  rapport  que  je  me  suis 

1 .  On  trouve  pour  ce  nom,  dans  les  anciennes  éditions,  la  double 
orthographe  Zéthes  et  Zethez.  Toutes,  y  compris  celle  de  1692, 
ont  Zethez  dans  la  liste  des  acteurs, 

2.  Var.  ^(Desseins)  :  délivrèrent,  en  passant,  Phinée  des  Har- 
pies. —  Dans  l'édition  de  1692  :  «  et  qui,  par  ce  moyen,  ayant  vu 
Phinée  en  passant,  le  délivrèrent  des  Harpies.  » 

3.  Dans  l'édition  de  1692  :  «  et  pour  enlever.  » 

4.  L'érudit  connu  sous  le  nom  de  Natalis  Cornes  s'appelait  Noël 
Conti  ;  il  est  né  à  Milan  au  commencement  du  seizième  siècle,  et  est 
mort  vers  1 682 .  Voici  le  passage  d  e  son  principal  ouvrage  auquel  Cor- 
neille fait  allusion  :  «  Dyonisius  Miiesius  scripsit  illam  aureum  vellus 
«  ad  navem  attulisse,  atque  una  cum  Argonautis,  ultionem  patris  Ae- 
«  vitantem,  aufugisse.  »  Natalis  Comilis  Mytliologiie^  lib.  VI,  cap.  viii.) 
Quant  à  Denys  de  Milet,  historien  grec,  qui  vivait  au  cinquième  siècle 
avant  Jésus-Christ,  ses  ouvrages  sont  entièrement  perdus,  etlesfrag- 


EXAMEN. 


249 


autorisé  à  changer  la  fin  ordinaire  de  cette  fable,  pour 
la  rendre  plus  surprenante  et  plus  merveilleuse.  Je  Tau- 
rois  été  assez  par  la  liberté  qu'en  donne  la  poésie  en  de 
pareilles  rencontres;  mais  j'ai  cru  en  avoir  encore  plus 
de  droit  en  marchant  sur  les  pas  d'un  autre,  que  si  j'avois 
inventé  ce  changement. 

C'est  avec  un  fondement  semblable  que  j'ai  intro- 
duit Absyrte  en  âge  d'homme,  bien  que  la  commune 
opinion  n'en  fasse  qu'un  enfant,  que  Médée  déchira  par 
morceaux.  Ovide  et  Sénèque  le  disent*  ;  mais  Apollonius 
Rhodius  le  fait  son  aîné;  et  si  nous  voulons  l'en  croire, 
Aaetes  l'avoit  eu  d'Astérodie  avant  qu'il  épousât  la  mère 
de  cette  princesse,  qu'il  nomme  Idye,  fille  de  l'Océan^. 
Il  dit  de  plus  qu'après  la  fuite  des  Argonautes,  la  vieil- 
lesse d' Aaetes  ne  lui  permettant  pas  de  les  poursuivre,  ce 
prince  monta  sur  mer,  et  les  joignit  autour  d'une  île  si- 
tuée à  l'embouchure  du  Danube,  et  qu'il  appelle  Peucé^. 
Ce  fut  là  que  Médée,  se  voyant  perdue  avec  tous  ces 
Grecs,  qu'elle  voyoit  trop  foibles  pour  lui  résister,  fei- 
gnit de  les  vouloir  trahir;  et  ayant  attiré  ce  frère  trop 
crédule  à  conférer  avec  elle  de  nuit  dans  le  temple  de 
Diane,  elle  le  fit  tomber  dans  une  embuscade  de  Jason, 
où  il  fut  tué.  Valérius  Flaccus  dit  les  mêmes  choses  d' Ab- 
syrte que  cet  auteur  grec*;  et  c'est  sur  l'autorité  de  l'un 


ments  que  Noël  Conti  cite  sous  le  nom  à' Argonautiques  sont  d'une 
époque  postérieure  à  celle  de  l'écrivain  à  qui  ils  sont  attribués. 

I .  Voyez  le  commencement  du  livre  VII  des  Métamorphoses  d'O- 
vide, la  ix^  élégie  du  livre  III  des  Tristes^  vers  5  et  suivants,  et 
le  V"  acte  de  la  Médée  de  Sénèque,  vers  911  et  912.  Au  vers  54  du 
livre  VII  des  Métamorphoses^  Ovide  fait  dire  à  Médée  :  Frater 
adhuc  in  fans,  «  mon  frère  encore  enfant.  » 

3.  Voyez  le  livre  I"  du  poëme  grec  d'Apollonius  de  Rhodes, 
intitulé  les  Argonautiques ,  vers  241  et  suivants. 

3.  Voyez  ibidem,  livre  IV,  vers  3o3  et  suivants. 

4.  Voyez  la  fin   du  VHP  livre  des  Argonautiques  de  Valérius 


25o  LA    TOISON    D'OR. 

et  de  l'autre  que  je  me  suis  enhardi  à  quitter  l'opinion 
commune,  après  l'avoir  suivie  quand  j'ai  mis  Médée  sur 
le  théâtre*.  C'est  me  contredire  moi-même  en  quelque 
sorte;  mais  Sénèque,  dont  je  l'ai  tirée,  m'en  donne 
l'exemple,  lorsque  après  avoir  fait  mourir  Jocaste  dans 
VŒdipe^  il  la  fait  revivre  dans  la  Thébaïde^  pour  se 
trouver  au  milieu  de  ses  deux  fils,  comme  ils  sont  prêts 
de  commencer  le  funeste  duel  où  ils  s'entre-tuent  ;  si 
toutefois  ces  deux  pièces  sont  véritablement  d'un  même 
auteur^. 


Flaccus,  que  l'auteur  a  laissé  inachevé,  et  auquel  J.  B.  Pio  de  Bo- 
logne a  ajouté  une  centaine  devers  dont  il  a  emprunté  le  sujet  au 
poëme  grec  d'Apollonius  de  Rhodes. 

1.  Voyez  dans  notre  tome  II,  p.  332,  la  scène  iv  du  P'  acte 
de  Médée ^  vers  236. 

2.  Le  dernier  membre  de  phrase  :  «  si  toutefois,  etc.,  »  manque 
dans  V Argument  de  i66i  et  dans  VExamenàe  i663.  — Daniel Hein- 
sius attribue  V Œdipe  au  père  de  Sénèque  le  philosophe;  quant  à 
la  Thébaïde^  contrairement  à  l'avis  de  Juste  Lipse,  qui  admire 
beaucoup  cette  tragédie,  il  la  trouve  inférieure  à  toutes  celles 
qui  portent  le  nom  de  Sénèque,  et  ne  croit  pas  qu'elle  puisse  être 
l'ouvrage  ni  du  père  ni  du  fils. 


ÉDITIONS    COLLATIONNEES,  ETC.         25i 


LISTE    DES    ÉDITIONS    QUI    ONT    ETE    COLLATIONNEES 
POUR    LES    VARIANTES    DE    LA  TOISON  D'OR 

ÉDITIONS     SEPAREES , 

Desseins  de  la  Toison  ctor^. 
1661  in-i5t. 

RECUEILS. 

i663  in-fol.^;  1  1668  in-12; 

1664  in-8'';  1682  in-12. 


1.  Voyez  p.  229,  note  i,  et  p.  23o,  note  i. 

2.  L'édition  de  1660  finit  à  OEdipe. 


ACTEURS  DU  PROLOGUE. 

LA  FRANCE.  L'HYMÉNÉE. 

LA  VICTOIRE.  LA  DISCORDE. 

MARS.  L'ENVIE. 

LA  PAIX.  Quatre  Amours. 

ACTEURS  DE  LA  TRAGÉDIE. 

JUPITER. 

JUNON. 

PALLAS. 

IRIS. 

L'AMOUR. 

LE  SOLEIL. 

A^TE,  roi  de  Colchos,  fils  du  Soleil. 

ARSYRTE,  fds  d'Aœte. 

CHALCIOPE,  fille  d'Aœte,  veuve  de  Phryxus. 

MÉDÉE,  fille  dAaete,  amante  de  Jason. 

HYPSIPYLE,  reine  de  Lemnos. 

JASON,  prince  de  Thessalie,  chef  des  Argonautes. 

PELÉE,       \ 

IPHITE,      I  Argonautes. 

ORPHÉE,    / 

ZETHES,     /  «1  r      /.i     1    T»     ,  ,,^  .  1 

>  Argonautes  ailes,  hls  de  Boree  et  d  Orithye. 
CALAIS       ) 

GLAUQUE,  dieu  marin. 

Deux  Tritons.  —  Deux  Sirènes.  — •  Quatre  Vents. 

La  scène  est  à  Colchos*. 


I.  Voyez  ci-dessus,  p.  246,  note  i. 


LA   CONQUETE 

DE  LA  TOISON  D'OR. 

TRAGÉDIE 


PROLOGUE^ 


DECORATION  DU  PROLOGUE. 

V heureux  mariage  de  Sa  Majesté^  et  la  paix  qu'il  lui  a  plu  donner  à  ses 

I.    «  Notre  siècle  a  inventé  une espèce  de  prologue  pour  les 

pièces  de  machines,  dit  Corneille  dans  le  Discours  du  poème  dra- 
matique (voyez  au  tome  I,  p.  4^  et  47)1  qui  ne  touche  point  au 
sujet,  et  n'est  qu'une  louange  adroite  du  prince  devant  qui  ces 
poëmes  doivent  être  représentés,  »  et  il  cite  comme  exemples  les 
prologues  à^ Andromède  et  de  la  Toison  d'or.  Voltaire  ajoute  dans  la 
Préface  qu'il  a  placée  en  tête  de  cette  dernière  pièce  :  «  Les  pro- 
logues di' Andromède  et  de  la  Toison  d^or,  où  Louis  XIV  était  loué, 
servirent  ensuite  de  modèle  à  tous  les  prologues  de  Quinault,  et  ce 
fut  une  coutume  indispensable  de  faire  l'éloge  du  Roi  à  la  tête  de 
tous  les  opéras,  comme  dans  les  discours  à  l'Académie  française.  Il  y 
a  de  grandes  beautés  dans  le  prologue  de  la  Toison  dor.  Ces  vers 
surtout,  que  dit  la  France  personnifiée,  plurent  à  tout  le  monde  : 

A  vaincre  tant  de  fois  mes  forces  s'afFoiblissent  : 
L'Etat  est  florissant,  mais  les  peuples  gémissent; 
Leurs  membres  décharnés  courbent  sous  mes  hauts  faits, 
Et  la  gloire  du  trône  accable  les  sujets. 

Longtemps  après,  il  arriva,  sur  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  que 
cette  pièce  ayant  disparu  du  théâtre,  et  n'étant  lue  tout  au  plus 


254  I-A    TOISON   D'OR. 

peuples  ^^  ayant  été  les  motifs  de  la  réjouissance  publique  pour  la- 
quelle cette  tragédie  a  été  préparée^  non-seulement  il  étoit  juste  qu'ils 
servissent  de  sujet  au  prologue  qui  la  précède^  mais  il  étoit  même  ab- 
solument impossible  d^en  choisir  une  plus  illustre  matière. 

L'ouverture  du.  théâtre  fait  voir  un  pays  ruiné  par  les  guerres,  et 
terminé  dans  son  enfoncement  parune  ville  qui  n'en  est  pas  mieux 
traitée  ;  ce  qui  marque  le  pitoyable  état  où  la  France  étoit  réduite 
avant  cette  faveur  du  ciel,  qu'elle  a  si  longtemps  souhaitée,  et  dont 
la  bonté  de  son  généreux  mon.irque^  la  fait  jouir  à  présent^. 


SCENE    PREMIERE. 
LA  FRANCE,  LA  VICTOIRE. 

LA     FRANCE. 

Doux  charme  des  héros,  immortelle  Victoire, 
Ame  de  leur  vaillance,  et  source  de  leur  gloire, 
Vous  qu'on  fait  si  volage,  et  qu'on  voit  toutefois 

que  par  un  petit  nombre  de  gens  de  lettres,  un  de  nos  poètes*, 
dans  une  tragédie  nouvelle,  mit  ces  quatre  vers  dans  la  bouche 
d'un  de  ses  personnages  :  ils  furent  défendus  pîir  la  police.  C'est 
une  chose  singulière  qu'ayant  été  bien  reçus  en  1660,  ils  déplurent 
trente  ans  après;  et  qu'après  avoir  été  regardés  comme  la  noble 
expression  d'une  vérité  importante,  ils  furent  pris  dans  un  autre 
auteur  pour  un  trait  de  satire.  » 

I  Un  traité  de  paix  avait  été  conclu,  le  7  novembre  iGSg,  entre 
la  France  et  l'Espagne,  par  le  cardinal  Mazarin  et  don  Louis  de 
Haro,  dans  l'île  des  Faisans,  sur  la  rivière  de  Bidassoa.  L'un  des  ar- 
ticles du  traité  était  le  mariage  de  Louis  XIV  avec  l'infante  Marie- 
Thérèse,  fille  aînée  de  Philippe  IV.  Cette  princesse  épousa  le  roi 
de  France  par  procuration,  à  Fontarabie,  le  3  juin  1660,  et  le  ma- 
riage fut  célébré  six  jours  après,  le  9  juin,  à  Saint-Jean-de-Luz. 

2.  Var.  (édit.  de  1661)  :  de  son  illustre  monarque, 

3.  Dans  l'édition  de  i663,  pour  cette  pièce  comme  pour  Andro- 
mède., toutes  les  décorations  précèdent  la  liste  des  acteurs. 

*  Campistron,  dans  Tiridate.,  acte  II,  scène  11  : 

Je  sais  qu'en  triomphant  les  Etats  s'affoiblissent  : 
Le  monarque  est  vainqueur,  et  les  peuples  gémissent; 
Dans  le  rapide  cours  de  ses  vastes  projets, 
La  gloire  dont  il  brille  accable  ses  sujets. 


PROLOGUE.  255 

Si  constante  à  me  suivre,  et  si  ferme  en  ce  choix, 
Ne  vous  offensez  pas  si  j'arrose  de  larmes  5 

Cette  illustre  union  qu'ont  avec  vous  mes  armes. 
Et  si  vos  faveurs  même  obstinent  mes  soupirs 
A  pousser  vers  la  Paix  mes  plus  ardents  désirs. 
Vous  faites  qu'on  m'estime  aux  deux  bouts  de  la  terre, 
Vous  faites  qu'on  m'y  craint;  mais  il  vous  faut  la  guerre  ; 
Et  quand  je  vois  quel  prix  me  coûtent  vos  lauriers, 
J'en  vois  avec  cliag-rin  couronner  mes  guerriers. 

LA    VICTOIRE. 

Je  ne  me  repens  point,  incomparable  France, 

De  vous  avoir  suivie  avec  tant  de  constance  : 

Je  vous  prépare  encor  mêmes  attachements  ;  i  5 

Mais  j'attendois  de  vous  d'autres  remercîments. 

Vous  lassez-vous  de  moi  qui  vous  comble  de  gloire. 

De  moi  qui  de  vos  fils  assure  la  mémoire. 

Qui  fais  marcher  partout  l'effroi  devant  leurs  pas  ? 

LA  FRANCE. 

Ah!  Victoire,  pour  fils  n'ai-je  que  des  soldats?  20 

La  gloire  qui  les  couvre,  à  moi-même  funeste. 

Sous  mes  plus  beaux  succès  fait  trembler  tout  le  reste  ; 

Ils  ne  vont  aux  combats  que  pour  me  protéger, 

Et  n'en  sortent  vainqueurs  que  pour  me  ravager. 

S'ils  renversent  des  murs,  s'ils  gagnent  des  batailles,  2  5 

Ils  prennent  droit  par  là  de  ronger  mes  entrailles  : 

Leur  retour  me  punit  de  mon  trop  de  bonheur. 

Et  mes  bras  triomphants  me  déchirent  le  cœur. 

A  vaincre  tant  de  fois  mes  forces  s'affoiblissent  : 

L'Etat  est  florissant,  mais  les  peuples  gémissent;        3o 

Leurs  membres  décharnés  courbent  sous  mes  hauts  faits, 

Et  la  gloire  du  trône  accable  les  sujets*. 

Voyez  autour  de  moi  que  de  tristes  spectacles! 

I.  Voyez  ci-dessus,  p.  253,  note  i. 


256  LA    TOISON   D'OR. 

Voilà  ce  qu'en  mon  sein  enfantent  vos  miracles. 

Quelque  encens  que  je  doive  à  cette  fermeté  3  5 

Qui  vous  fait  en  tous  lieux  marcher  à  mon  côté, 
Je  me  lasse  de  voir  mes  villes  désolées, 
Mes  habitants  pillés,  mes  campagnes  brûlées. 
Mon  roi,  que  vous  rendez  le  plus  puissant  des  rois. 
En  goûte  moins  le  fruit  de  ses  propres  exploits;         40 
Du  même  œil  dont  il  voit  ses  plus  nobles  conquêtes, 
Il  voit  ce  qu'il  leur  faut  sacrifier  de  têtes  ; 
De  ce  glorieux  trône  où  brille  sa  vertu. 
Il  tend  sa  main  auguste  à  son  peuple  abattu  ; 
Et  comme  à  tous  moments*  la  commune  misère  45 

Rappelle  en  son  grand  cœur  les  tendresses  de  père, 
Ce  cœur  se  laisse  vaincre  aux  vœux  que  j'ai  formés, 
Pour  faire  respirer  ce  que  vous  opprimez. 

LA  VICTOIRE. 

France,  j'opprime  donc  ce  que  je  favorise! 

A  ce  nouveau  reproche  excusez  ma  surprise  :  5o 

J'avois  cru  jusqu'ici  qu'à  vos  seuls  ennemis 

Ces  termes  odieux  pouvoient  être  permis, 

Qu'eux  seuls  de  ma  conduite  avoient  droit  de  se  plaindre. 

LA  FRANCE. 

Vos  dons  sont  à  chérir,  mais  leur  suite  est  à  craindre  : 
Pour  faire  deux  héros  ils  font  cent  malheureux  ;  .'>  5 

Et  ce  dehors  brillant  que  mon  nom  reçoit  d'eux 
M'éclaire  à  voir  les  maux  qu'à  ma  gloire  il  attache. 
Le  sang  dont  il  m'épuise,  et  les  nerfs  qu'il  m'arrache. 

LA   VICTOIRE. 

Je  n'ose  condamner  de  si  justes  ennuis. 

Quand  je  vois  quels  malheurs  malgré  moi  je  produis;  60 

Mais  ce  dieu  dont  la  main  m'a  chez  vous  affermie 


I.  L'édition  de  1692  donne  ici  :  «  atout  moment;  »  plus  loin  (vers  i534), 
elle  a,  comme  toutes  les  autres  éditions,  le  pluriel  :  «  à  tous  moments.  » 


PROLOGUE.  257 

Vous  pardonnera-t-il  d'aimer  son  ennemie  ? 

Le  voilà  qui  paroît,  c'est  lui-même,  c'est  Mars, 

Qui  vous  lance  du  ciel  de  farouches  regards  ; 

Il  menace,  il  descend  :  apaisez  sa  colère  6  5 

Par  le  prompt  désaveu  d'un  souhait  téméraire. 

(Le  ciel  s'ouvre  et  fait  voir  Mars  en  posture  menaçante,  un  pied  en  l'air, 
et  l'autre  porté  sur  son  étoile.  Il  descend  ainsi  a  un  des  côtés  du  théâtre, 
qu'il  traverse  en  parlant  ;  et  sitôt  qu'il  a  parlé,  il  remonte  au  même  lieu 
dont  il  est  parti'.) 


SCENE  II. 
MARS-,  LA  FRANCE,  LA  VICTOIRE. 

MARS. 

France  ingrate,  tu  veux  la  paix! 

Et  pour  toute  reconnoissance 
D'avoir  en  tant  de  lieux  étendu  ta  puissance. 

Tu  murmures  de  mes  bienfaits!  70 

Encore  un  lustre  ou  deux,  et  sous  tes  destinées 
J'aurois  rangé  le  sort  des  têtes  couronnées  ; 
Ton  Etat  n'auroit  eu  pour  bornes  que  ton  choix; 
Et  tu  de  vois  tenir  pour  assuré  présage, 
Voyant  toute  l'Europe  apprendre  ton  langage,  7  5 

Que  toute  cette  Europe  alloit  prendre  tes  lois. 

Tu  renonces  h  cette  gloire  ; 

La  Paix  a  pour  toi  plus  d'appas, 

Et  tu  dédaignes  la  Victoire 
Que  j'ai  de  ma  main  propre  attachée  à  tes  pas!  80 

Vois  dans  quels  fers  sous  moi  la  Discorde  et  l'Envie 

Tiennent  cette  paix  asservie. 
La  Victoire  t'a  dit  comme  on  peut  m'apaiser; 

I.  F'ar.  Et  remonte  aussitôt  au  même  lieu  dont  il  est  parti.  (1661-64) 
?..   MARS,  en  l'air.  (1661) 

CoiVNEILLE.  VI  ly 


a58  LA   TOISON    D'OR. 

J'en  veux  bien  faire  encor  ta  compagne  éternelle  ; 

Mais  sache  que  je  la  rappelle,  8  5 

Si  tu  manques  d'en  bien  user. 

(Avant  que  de  disparoître,  ce  dieu,  en  colère  contre  la  France,  lui  fait 
voir  la  Paix,  qu'elle  demande  avec  tant  d'ai'deur,  prisonnière  dans 
son  palais,  entre  les  mains  de  la  Discorde  et  de  l'Envie,  qu'il  lui  a 
données  pour  gardes.  Ce  palais  a  pour  colonnes*  des  canons,  qui  ont 
pour  bases  des  mortiers,  et  des  boulets  pour  chapiteaux;  le  tout  accom- 
pagné, pour  ornements,  de  trompettes,  de  tambours,  et  autres  instru- 
ments de  guerre  entrelacés  ensemble  et  découpés  à  jour,  qui  font 
comme  un  second  rang  de  colonnes.  Le  lambris  est  composé  de  trophées 
d'armes,  et  de  tout  ce  qui  peut  désigner  et  embellir  la  demeure  de  ce 
dieu  des  batailles.) 


SCENE  III. 

LA  PAIX^  LA  DISCORDE,  L'ENVIE,  LA  FRANCE, 

LA  VICTOIRE. 

LA  PAIX^. 

En  vain  à  tes  soupirs  il  est  inexorable  : 

Un  dieu  plus  fort  que  lui  me  va  rejoindre  à  toi; 

Et  tu  devras  bientôt  ce  succès  adorable 

A  cette  reine  incomparable*  90 

Dont  les  soins  et  Texemple  ont  formé  ton  grand  roi. 
Ses  tendresses  de  sœur,  ses  tendresses  de  mère. 
Peuvent  tout  sur  un  fils,  peuvent  tout  sur  un  frère. 
Rénis,  France,  bénis  ce  pouvoir  fortuné; 
Rénis  le  choix  qu'il  fait  d'une  reine  comme  elle^  :       9.5 

1.  L'orthographe  de  ce  mot  est  colomnes  dans  toutes  les  anciennes  édi- 
tions, y  compris  celle  de  1692. 

2.  LA.  PAIX,  prisonnière  dans  le  ciel,'  la  discoude,  l'envie,  aussi  dans  le 
ciel;  AL  FRANCE  ET  LA  VICTOIRE,  en  terre.  (1661) 

8.  LA  PAIX,  prisonnière.  (1661) 

4.  Anne  d'Autriche,  sœur   de  Philippe   IV,   roi    d'Espagne,    et  mère  de 
Louis  XIV,  morte  en  1666. 

5.  Marie-Thérèse  d'Autriche.  Voyez  ci-dessus,  p.  254>  note  i. 


23J) 


I  00 


PROLOGUE. 

Cent  rois  en  sortiront,  dont  la  g-loire  immortelle 

Fera  trembler  sous  toi  Tunivers  étonné, 

El  dans  tout  l'avenir  sur  leur  front  couronné 

Portera  Timage  fidèle 

De  celui  qu'elle  t'a  donné. 

Ce  dieu  dont  le  pouvoir  suprême 
Etouffe  d'un  coup  d'œil  les  plus  vieux  différends, 
Ce  dieu  par  qui  l'amour  plaît  à  la  vertu  même, 
Et  qui  borne  souvent  l'espoir  des  conquérants, 

Le  blond  et  pompeux  Hyménée  i  o  5 

Prépare  en  ta  faveur  l'éclatante  journée 

Où  sa  main  doit  briser  mes  fers. 
Ces  monstres  insolents  dont  je  suis  prisonnière, 
Prisonniers  à  leur  tour  au  fond  de  leurs  enfers. 
Ne  pourront  mêler  d'ombre  à  sa  vive  lumière.  1  ic 

A  tes  cantons  les  plus  déserts 

Je  rendrai  leur  beauté  première  ; 
Et  dans  les  doux  torrents  d'une  allégresse  entière 
Tu  verras  s'abîmer  tes  maux  les  plus  amers. 

Tu  vois  comme  déjà  ces  deux  hautes  puissances,       i  i  5 
Que  Mars  sembloit  plonger  en  d'immortels  discords*, 
Ont  malgré  ses  fureurs  assemblé  sur  tes  bords 
Les  sublimes  intellio-ences 

o 

Qui  de  leurs  grands  Etats  meuvent  les  vastes  corps-. 

Les  surprenantes  harmonies  i  2  0 

De  ces  miraculeux  génies 
Savent  tout  balancer,  savent  tout  soutenir. 
Leur  prudence  étoit  due  à  cet  illustre  ouvrage, 

Et  jamais  on  n'eût  pu  fournir. 
Aux  intérêts  divers  de  la  Seine  et  du  Tage,  i  25 

i.far.   Que  Mars  sembloit  plonger  en  d'éternels  ùiscords.  (Dessein.) 
2.  Mazarin,  et  don  Louis  de  Haro,  ministre  de  Philiiipe  IV  depuis  l'an 
1644. 


26o  LA    TOISON   D'OR. 

Ni  zèle  plus  savant  en  Tait  de  réunir, 

Ni  savoir  mieux  instruit  du  commun  avantage. 

Par  ces  organes  seuls  ces  dignes  potentats 

Se  font  eux-mêmes  leurs  arbitres  ; 
Aux  conquêtes  par  eux  ils  donnent  d'autres  titres,    i3o 

Et  des  bornes  h  leurs  Etats. 
Ce  dieu  même  qu'attend  ma  longue  impatience 
N'a  droit  de  m'afFrancliir  que  par  leur  conférence  : 
Sans  elle  son  pouvoir  seroit  mal  reconnu. 
Mais  enfin  je  le  vois,  leur  accord  me  l'envoie.  i35 

France,  ouvre  ton  cœur  à  la  joie; 
Et  vous,  monstres,  fuyez;  ce  grand  jour  est  venu. 

(L'Hyménée  paroît,  couronné  de  fleurs,  portant  en  sa  main  droite  un  dard 
semé  de  lis  et  de  roses,  et  en  la  gauche  le  portrait  de  la  Reine  peint  sur 
son  bouclier.) 

SCÈNE  IV. 

L'HYMÉNÉE,  LA  PAIX,  LA  DISCORDE,  L'ENVIES 
LA  FRANCE,  LA  VICTOIRE. 

LA   DISCORDE. 

En  vain  tu  le  veux  croire,  orgueilleuse  captive  : 
Pourrions-nous  fuir  le  secours  qui  t'arrive  ? 
l'envie. 
Pourrions-nous  craindre  un  dieu  qui  contre  nos  fureurs 
Ne  prend  pour  armes  que  des  fleurs? 
l'hyménée. 
Oui,  monstres,  oui,  craignez  cette  main  vengeresse; 
Mais  craignez  encor  plus  cette  grandie  princesse^ 
Pour  qui  je  viens  allumer  mon  flambeau  : 


1.  l'envie,  dans  le  ciel l4  victoike,  en  terre.  (1661) 

2.  Voyez  ci-dessus,  p.  2.58,  note  5. 


PROLOGUE.  -261 

Pourriez-vous  soutenir  les  traits  de  son  visage?        145 

Fuyez,  monstres,  à  son  image; 
Fuyez,  et  que  Tenfer,  qui  fut  votre  berceau. 

Vous  serve  à  jamais  de  tombeau. 
Et  vous,  noirs  instruments  d'un  indigne  esclavage, 
Tombez,  fers  odieux,  à  ce  divin  aspect,  1  5o 

Et  pour  lui  rendre  un  prompt  hommage. 
Anéantissez-vous  de  honte  ou  de  respect. 

(Il  présente  ce  portrait  aux  yeux  de  la  Discorde  et  de  l'Envie,  qui  tré- 
buchent aussitôt  aux  enfers,  et  ensuite  il  le  présente  aux  chaînes  qui 
tiennent  la  Paix  prisonnière,  lesquelles  tombent*  et  se  brisent  tout  à 
l'heure.) 

LA    PAIX^. 

Dieux  des  sacrés  plaisirs,  vous  venez  de  me  rendre 
Un  bien  dont  les  Dieux  même  ont  lieu  d'être  jaloux; 
Mais  ce  n'est  pas  assez,  il  est  temps  de  descendre,    1  5  f) 
Et  de  remplir  les  vœux  qu'en  terre  on  fait  pour  nous. 

l'hyménée. 
Il  en  est  temps,  Déesse,  et  c'est  trop  faire  attendre 

Les  effets  d'un  espoir  si  doux. 

Vous  donc,  mes  ministres  fidèles. 
Venez,  Amours,  et  prêtez-nous  vos  ailes.  160 

(Quatre  Amours  descendent  du  ciel,  deux  de  chaque  côté,  et  s'attachent  à 

l'Hyménée  et  à  la  Paix  pour  les  apporter  en  terre.) 

LA    FRANCE. 

Peuple,  fais  voir  ta  joie  à  ces  divinités 
Qui  vont  tarir  le  cours  de  tes  calamités. 

CHOEUR   DE    MUSIQUE. 

(L'Hyménée,  la  Paix,  et  les  quatre  Amours  descendent  cependant 

qu'il  chante^  :) 

Descends,  Hymen,  et  ramène  sur  terre 
Les  délices  avec  la  paix; 

i.Far.  Qui  tombent.  (1661-64)  —    2.  la.  paix,  libre.  (1661) 
3.  Thomas  Corneille,  selon  sa  coutume,  et  Voltaire  après  lui  donnent    : 
«  pendant  qu'il  chante.    » 


2(J2  LA    TOISON    D'OR. 

Descends,  objet  divin  de  nos  plus  doux  souhaits,     ifiS 
Et  par  tes  feux  éteins  ceux  de  la  guerre. 

(Après  que  l'Hyménée  et  la  Paix  sont  descendus,  les  quatres  Amours 
remontent  au"  ciel,  premièrement  de  droit  fil  tous  quatre  ensemble,  et 
puis  se  séparant  deux  à  deux*  et  croisant  leur  vol,  en  sorte  que  ceux 
qui  sont  au  côté  droit  se  retirent  à  gauche  dans  les  nues,  et  ceux  qui 
sont  au  gauche 2  se  perdent  dans  celles  du  côté  droit.) 


SCENE  V. 

i;hyménée,  la  paix,  la  frange, 
la  victoire. 

LA  FRANCE,  à  la  Paix. 

Adorable  souhait  des  peuples  gémissants, 

Féconde  sûreté  des  travaux  innocents, 

Infatigable  appui  du  pouvoir  légitime, 

Qui  dissipez  le  trouble  et  détruisez  le  crime,  i  ;o 

Protectrice  des  arts,  mère  des  beaux  loisirs. 

Est-ce  une  illusion  qui  flatte  mes  désirs? 

Puis-je  en  croire  mes  yeux,  et  dans  chaque  province 

De  votre  heureux  retour  faire  bénir  mon  prince? 

LA    PAIX. 

France,  aprends  que  lui-même  il  aime  à  le  devoir     175 

A  ces  yeux  dont  tu  vois  le  souverain  pouvoir. 

Par  un  effort  d'amour  réponds  à  leurs  miracles; 

Fais  éclater  ta  joie  en  de  pompeux  spectacles  : 

Ton  théâtre  a  souvent  d'assez  riches  couleurs 

Pour  n'avoir  pas  besoin  d'emprunter  rien  ailleurs,     i  80 

Ose  donc,  et  fais  voir  que  ta  reconnoissance 

LA    FRANCE. 

De  grâce,  voyez  mieux  quelle  est  mon  impuissance. 

1.  f^ar.   Et  puis  se  séparent  deux  à  deux.  (1664) 

2.  F'ar.   A  gauche.   (1661-64)  ^ 


PROLOGUE.  263 

Est-il  efFort  humain  qui  jamais  ait  tiré 

Des  spectacles  pompeux  d'un  sein  si  déchiré? 

Il  faudroit  que  vos  soins  par  le  cours  des  années —  i  8  5 

l'hyménée. 
Ces  traits  divins  n'ont  pas  de  forces  si  bornées. 
Mes  roses  et  mes  lis  par  eux  en  un  moment 
A  ces  lieux  désolés  vont  servir  d'ornement. 
Promets,  et  tu  verras  l'effet  de  ma  parole. 

LA    FRANCE. 

J'entreprendrai  beaucoup  ;  mais  ce  qui  m'en  console  1 9  o 
C'est  que  sous  votre  aveu  — 

l'hyménée. 

Va,  n'appréhende  rien: 
Nous  serons  à  l'envi  nous-mêmes  ton  soutien. 
Porte  sur  ton  théâtre  une  chaleur  si  belle, 
Que  des  plus  heureux  temps  l'éclat  s'y  renouvelle  : 
Nous  en  partagerons  la  gloire  et  le  souci.  195 

LA    VICTOIRE. 

Cependant  la  Victoire  est  inutile  ici  : 

Puisque  la  paix  y  règne,  il  faut  qu'elle  s'exile. 

LA  PAIX. 

Non,  Victoire  :  avec  moi  tu  n'es  pas  inutile. 

Si  la  France  en  repos  n'a  plus  ou  t'employer, 

Du  moins  à  ses  amis  elle  peut  t'envoyer.  200 

D'ailleurs  mon  plus  grand  calme  aime  l'inquiétude 

Des  combats  de  prudence,  et  des  combats  d'étude; 

Il  ouvre  un  champ  plus  large  à  ces  guerres  d'esprits  ; 

Tous  les  peuples  sans  cesse  en  di&putent  le  prix  ; 

Et  comme  il  fait  monter  à  la  plus  haute  gloire,  aoS 

Il  est  bon  que  la  France  ait  toujours  la  Victoire. 

Fais-lui  donc  cette  grâce,  et  prends  part  comme  nous 

A  ce  qu'auront  d'heureux  des  spectacles  si  doux. 

LA   VICTOIRE. 

J'v  consens,  et  m'arrête  aux  rives  de  la  Seine. 


204  LA    TOISON    D'OR. 

Poar  rendre  un  long  hommage  à  Tune  et  Tautre  reine, 

Pour  y  prendre  à  jamais  les  ordres  de  son  roi. 

Puissé-je  en  obtenir,  pour  mon  premier  emploi. 

Ceux  d'aller  jusqu'aux  bouts  de  ce  vaste  hémisphère 

Arborer  les  drapeaux  de  son  généreux  frère*. 

D'aller  d'un  si  grand  prince,  en  mille  et  mille  lieux,  2  i  5 

Égaler  le  grand  nom  au  nom  de  ses  aïeux. 

Le  conduire  au  delà  de  leurs  fameuses  traces. 

Faire  un  appui  de  Mars  du  favori  des  Grâces, 

Et  sous  d'autres  climats  couronner  ses  hauts  faits 

Des  lauriers  qu'en  ceux-ci  lui  dérobe  la  Paix!  aao 

l'hyménée. 
Tu  vas  voir  davantage,  et  les  Dieux,  qui  m'ordonnent 
Qu'attendant  tes  lauriers  mes  myrtes  le  couronnent, 
Lui  vont  donner  un  prix  de  toute  autre  valeur 
Que  ceux  que  tu  promets  avec  tant  de  chaleur. 
Cette  illustre  conquête  a  pour  lui  plus  de  charmes    22^ 
Que  celles  que  tu  veux  assurer  à  ses  armes  ; 
Et  son  œil,  éclairé  par  mon  sacré  flambeau, 
Ne  voit  point  de  trophée  ou  si  noble  ou  si  beau. 
Ainsi,  France,  à  Tenvi  l'Espagne  et  l'Angleterre" 
Aiment  à  t'enrichir  quand  tu  finis  la  guerre  23 0 

Et  la  paix,  qui  succède  à  ses  tristes  efforts, 
Te  livre  par  ma  main  leurs  plus  rares  trésors. 

LA   PAIX. 

Allons  sans  plus  tarder  mettre  ordre  à  tes  spectacles  ; 
Et  pour  les  commencer  par  de  nouveaux  miracles, 
Toi  que  rend  tout-puissant  ce  chef-d'œuvre  des  cieux, 

1.  Philippe,  frère  de  Louis  XIV,  né  en  1640,  qui  avait  pris  le  titre  de 
duc  d'Orléans  à  la  mort  de  Gaston  son  oncle  (2  février  1660). 

2.  Ces  vers  doivent  avoir  été  composés  au  moment  de  l'impression.  Corneille 
y  fait  évidemment  allusion  au  mariage  du  duc  d'Orléans  avec  Henriette  d'An- 
gleterre, sœur  de  Charles  II,  lequel  avait  été  rétabli  sur  le  trône  en  1660.  Ce 
mariage  est  du  3i  mars  1661,  et,  comme  nous  l'avons  dit,  l'Achevé  d'impri- 
mer de  la  première  édition  de  la  Toison  (Tor  est  <lu  10  mai  de  lo  même  année. 


PROLOGUE.  265 

Hymen,  fais-lui  changer  la  face  de  ces  lieux. 

l'hyménée,  seul. 
Naissez  à  cet  aspect,  fontaines,  fleurs,  bocages; 
Chassez  de  ces  débris  les  funestes  images, 
Et  formez  des  jardins  tels  qu'avec  quatre  mots 
Le  grand  art  de  Médée  en  fit  naître  à  Colchos.  240 

(Tout  le  théâtre  se  change  en  un  jardin  magnifique  à  h\  vue  du  portrait  de 
la  Reine,  que  l'Hyménée  lui  présente.) 


FIN    DU    PROLOGUE. 


266  LA   TOISON    D'OR. 


ACTE  I. 


DECORATION  DU  PREMIER  ACTE. 

Ce  grand  jardin,  qui  en  fait  la  scène,  est  composé  de  trois  rangs  de 
cyprès,  à  côté  desquels  on  Yoit  alternativement  en  chaque  châssis 
des  statues  de  marbre  blanc  à  l'antique,  qvii  versent  de  gros  jets 
d'eau  dans  de  grands  bassins,  soutenus  par  des  Tritons,  qui  leur 
servent  de  piédestal,  ou  trois  vases  qui  portent,  l'un  des  orangers, 
et  les  deux  autres  diverses  fleurs  en  confusion,  chantournées*  et 
découpées  à  jour.  Les  ornements  de  ces  vases  et  de  ces  bassins 
sont  rehaussés  d'or,  et  ces  statues  portent  sur  leurs  têtes  des  cor- 
beilles d'or  treillissées  et  remplies  de  pareilles  fleurs.  Le  théâtre 
est  fermé  par  une  grande  arcade  de  verdure,  ornée  de  festons  de 
fleurs  avec  une  grande  corbeille  d'or  sur  le  milieu,  qui  en  est  rem- 
plie comme  les  autres.  Quatre  autres  arcades  qui  la  suivent  com- 
posent avec  elle  un  berceau  qui  laisse  voir  plus  loin  un  autre  jardin 
de  cyprès,  entremêlés  avec  quantité  ^  d'autres  statues  à  l'antique  ; 
et  la  perspective  du  fond  borne  la  vue  par  un  parterre  encore  plus 
éloigné,  au  milieu  duquel  s'élève  une  fontaine  avec  divers  autres 
jets  d'eau,  qui  ne  font  pas  le  moindre  agrément  de  ce  spectacle. 


SCENE  PREMIERE. 
CHALCIOPE,  MÉDÉE. 

MÉDÉE. 

Parmi  ces  grands  sujets  d'allégresse  publique, 
Vous  portez  sur  le  front  un  air  mélancolique  : 
Votre  humeur  paroît  sombre  ;  et  vous  semblez,  ma  sœur, 
Murmurer  en  secret  contre  notre  bonheur. 

1.  Ce  mot  est  écrit  champtournées  dans  toutes  les  éditions  pu- 
bliées du  vivant  de  Corneille,  dans  celle  de  1692,  et  même  encore 
dans  celle  de  Voltaire  (1764). 

2.  Var.  (Dessein  et  édit.  de  1661-1664):  mêlés  de  quantité. 


ACTE    I,   SCENE    I.  267 

La  veuve  de  Pliryxus  et  la  fille  d'Aaete  245 

Plaint-elle  de  Perses  la  honte  et  la  défaite? 

Vous  faut-il  consoler  de  ces  illustres  coups 

Qui  partent  d'un  héros  parent  de  votre  époux? 

Et  le  vaillant  Jason  pourroit-il  vous  déplaire 

Alors  que  dans  son  trône  il  rétablit  mon  père  ?         2  5  0 

CHALCIOPE. 

Vous  m'offensez,  ma  sœur  :  celles  de  notre  rang 

Ne  savent  point  trahir  leur  pays^  ni  leur  sang; 

Et  j'ai  vu  les  combats  de  Perses  et  d'Aaete 

Toujours  avec  des  yeux  de  fille  et  de  sujette. 

Si  mon  front  porte  empreints  quelques  troubles  secrets, 

Sachez  que  je  n'en  ai  que  pour  vos  intérêts. 

J'aime  autant  que  je  dois  cette  haute  victoire: 

Je  veux  bien  que  Jason  en  ait  toute  la  gloire  ; 

Mais  à  tout  dire  enfin,  je  crains  que  ce  vainqueur 

N'en  étende  les  droits  jusque  sur  votre  cœur.  260 

Je  sais  que  sa  brigade,  à  peine  descendue, 
Rétablit  à  nos  yeux  la  bataille  perdue, 
Que  Perses  triomphoit,  que  Styrus  étoit  mort, 
Styrus  que  pour  époux  vous  envoyoit  le  sort^, 
Jason  de  tant  de  maux  borna  soudain  la  course  :        265 
Il  en  dompta  la  force,  il  en  tarit  la  source; 
Mais  avouez  aussi  qu'un  héros  si  charmant 
Vous  console  bientôt  de  la  mort  d'un  amant. 
L'éclat  qu'a  répandu  le  bonheur  de  ses  armes 
A  vos  yeux  éblouis  ne  permet  plus  de  larmes  :  270 

Il  sait  les  détourner  des  horreurs  d'un  cerceuil  ; 
Et  la  peur  d'être  ingrate  étouffe  votre  deuil. 

Non  que  je  blâme  en  vous  quelques  soins  de  lui  plaire. 
Tant  que  la  guerre  ici  l'a  rendu  nécessaire  ; 

1.  Pai'  une  faute  singulière,  Tédition  de  1682  donne  :  «  les  pays,  »  pour  : 
M  leur  pays.  » 

2.  Voyez  ci-dessus  YExamen,  p.  247. 


•268  LA    TOISON    D'OR. 

Mais  je  ne  voudrois  pas  que  cet  empressement  273 

D'un  soin  étudié  fît  un  attachement  ; 

Car  enfin,  aujourd'hui  que  la  guerre  est  finie, 

Votre  facilité  se  trouveroit  punie  ; 

Et  son  départ  subit  ne  vous  laisseroit  plus 

Qu'un  cœur  embarrassé  de  soucis  surperflus.  280 

MÉDÉE. 

La  remontrance  est  douce,  obligeante,  civile; 

Mais  à  parler  sans  feinte  elle  est  fort  inutile  : 

Si  je  n'ai  point  d'amour,  je  n'y  prends  point  de  part; 

Et  si  j'aime  Jason,  l'avis  vient  un  peu  tard. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ma  sœur,  nommeriez-vous  un  crime 

Un  vertueux  amour  qui  suivroit  tant  d'estime? 

Alors  que  ses  hauts  faits  lui  gagnent  tous  les  cœurs, 

Faut-il  que  ses  soupirs  excitent  mes  rigueurs. 

Que  contre  ses  exploits  moi  seule  je  m'irrite. 

Et  fonde  mes  dédains  sur  son  trop  de  mérite?  290 

Nais  s'il  m'en  doit  bientôt  coûter  un  repentir. 

D'où  pouvez- vous  savoir  qu'il  soit  prêt  à  partir? 

CHALCIOPE. 

Je  le  sais  de  mes  fils,  qu'une  ardeur  de  jeunesse 

Emporte  malgré  moi  jusqu'à  le  suivre  en  Grèce, 

Pour  voir  en  ces  beaux  lieux  la  source  de  leur  sang,    295 

Et  de  Phryxus  leur  père  y  reprendre  le  rang. 

Déjà  tous  ces  héros  au  départ  se  disposent  : 

Ils  ont  peine  à  souffrir  que  leurs  bras  se  reposent  ; 

Comme  la  gloire  à  tous  fait  leur  plus  cher  souci, 

N'ayant  plus  à  combattre,  ils  n'en  ont  plus  ici  :         3 00 

Ils  brûlent  d'en  chercher  dessus  quelque  autre  rive, 

Tant  leur  valeur  rougit  sitôt  qu'elle  est  oisive. 

Jason  veut  seulement  une  grâce  du  Roi. 

MÉDÉE. 

Cette  grâce,  ma  sœur,  n'est  sans  doute  que  moi. 

Ce  n'est  plus  avec  vous  qu'il  faut  que  je  déguise.     3o5 


ACTE    I,   SCÈNE   I.  269 

Du  chef  de  cewS  héros  j'asservis  la  franchise; 

De  tout  ce  qu'il  a  fait  de  grand,  de  glorieux, 

Il  rend  un  plein  hommage  au  pouvoir  de  mes  yeux. 

Il  a  vaincu  Perses,  il  a  servi  mon  père, 

Il  a  sauvé  l'État,  sans  chercher  qu'à  me  plaire.  3  i  o 

Vous  l'avez  vu  peut-être,  et  vos  yeux  sont  témoins 

De  combien  chaque  jour  il  y  donne  de  soins, 

Avec  combien  d'ardeur — 

CHALCIOPE. 

Oui,  je  l'ai  vu  moi-même, 
Que  pour  plaire  à  vos  yeux  il  prend  un  soin  extrême  ; 
Mais  je  n'ai  pas  moins  vu  combien  il  vous  est  doux  3  i  S 
De  vous  montrer  sensible  aux  soins  qu'il  prend  pour  vous. 
Je  vous  vois  chaque  jour  avec  inquiétude 
Chercher  ou  sa  présence  ou  quelque  solitude. 
Et  dans  ces  grands  jardins  sans  cesse  repasser 
Le  souvenir  des  traits  qui  vous  ont  su  blesser.  320 

En  un  mot,  vous  l'aimez,  et  ce  que  j'appréhende  — 

MÉDÉE. 

Je  suis  prête  à  l'aimer,  si  le  Roi  le  commande; 
Mais  jusque-là,  ma  sœur,  je  ne  fais  que  souffrir 
Les  soupirs  et  les  vœux  qu'il  prend  soin  de  m'oifrir. 

CHALCIOPE. 

Quittez  ce  faux  devoir  dont  l'ombre  vous  amuse.      3  25 

Vous  irez  plus  avant  si  le  Roi  le  refuse  ; 

Et  quoi  que  votre  erreur  vous  fasse  présumer, 

Vous  obéirez  mal  s'il  vous  défend  d'aimer. 

Je  sais —  Mais  le  voici,  que  le  Prince  accompagne. 


270  LA    TOISON   D'OR. 

SCÈNE  IL 
AtETE,  absyrte,  chalciope,  médée. 

A^TE. 

Enfin  nos  ennemis  nous  cèdent  la  campagne,  3  3o 

Et  des  Scythes  défaits  le  camp  abandonné 

Nous  est  de  leur  déroute  un  gage  fortuné, 

Un  fidèle  témoin  d'une  victoire  entière; 

Mais  comme  la  fortune  est  souvent  journalière. 

Il  en  faut  redouter  de  funestes  retours,  335 

Ou  se  mettre  en  état  de  triompher  toujours. 

Vous  savez  de  quel  poids  et  de  quelle  importance 
De  ce  peu  d'étrangers  s'est  fait  voir  l'assistance. 
Quarante,  qui  l'eût  cru?  quarante  à  leur  abord 
D'une  armée  abattue  ont  relevé  le  sort,  340 

Du  côté  des  vaincus  rappelé  la  victoire, 
Et  fait  d'un  jour  fatal  un  jour  brillant  de  gloire. 

Depuis  cet  heureux  jour  que  n'ont  point  fait  leurs  bras? 
Leur  chef  nous  a  paru  le  démon  des  combats; 
Et  trois  fois  sa  valeur,  d'un  noble  effet  suivie,  345 

Au  péril  de  son  sang  a  dégagé  ma  vie. 
Que  ne  lui  dois-je  point?  et  que  ne  dois-je  à  tous? 
Ah!  si  nous  les  pouvions  arrêter  parmi  nous. 
Que  ma  couronne  alors  se  verroit  assurée  ! 
Qu'il  faudroit  craindre  peu  pour  la  toison  dorée,       3  5o 
Ce  trésor  où  les  Dieux  attachent  nos  destins. 
Et  que  veulent  ravir  tant  de  jaloux  voisins! 

N'y  peux-tu  rien,  Médée,  et  n'as-tu  point  de  charmes 
Qui  fixent  en  ces  lieux  le  bonheur  de  leurs  armes  ? 
N'est-il  herbes,  parfums,  ni  chants  mystérieux,  35S 

Qui  puissent  nous  unir  ces  bras  victorieux  ? 

ABSYRTE. 

Seigneur,  il  est  en  vous  d'avoir  cet  avantage  : 


ACTE    I,    SCENE    IL  271 

Le  charme  qu'il  y  faut  est  tout  sur  son  visage. 
Jason  l'aime,  et  je  crois  que  l'offre  de  son  cœur 
N'en  seroit  pas  reçue  avec  trop  de  rigueur.  3 60 

Un  favorable  aveu  pour  ce  digne  liyménée 
Rendroit  ici  sa  course  heureusement  bornée; 
Son  exemple  auroit  force,  et  feroit  qu'à  l'envi 
Tous  voudroient  imiter  le  chef  qu'ils  ont  suivi. 
Tous  sauroient  comme  lui,  pour  faire  une  maîtresse, 
Perdre  le  souvenir  des  beautés  de  leur  Grèce; 
Et  tous  ainsi  que  lui  permettroient  à  l'amour 
D'obstiner  des  héros  à  grossir  votre  cour. 

A^TE. 

Le  refus  d'un  tel  heur  auroit  trop  d'injustice. 

Puis-je  d'un  moindre  prix  payer  un  tel  service?         370 

Le  ciel,  qui  veut  pour  elle  un  époux  étranger, 

Sous  un  plus  digne  joug  ne  sauroit  l'engager. 

Oui,  j'y  consens,  Absyrte,  et  tiendrai  même  à  grâce 

Que  du  roi  d'Albanie  il  remplisse  la  place. 

Que  la  mort  de  Styrus  permette  à  votre  sœur  375 

L'incomparable  choix  d'un  si  grand  successeur. 

Ma  fille,  si  jamais  les  droits  de  la  naissance 

CHALCIOPE. 

Seigneur,  je  vous  réponds  de  son  obéissance; 
Mais  je  ne  réponds  pas  que  vous  trouviez  les  Grecs 
Dans  la  même  pensée  et  les  mêmes  respects.  3 80 

Je  les  connois  un  peu,  veuve  d'un  de  leurs  princes  : 
Ils  ont  aversion  pour  toutes  nos  provinces  ; 
Et  leur  pays  natal  leur  imprime  un  amour 
Qui  partout  les  rappelle  et  presse  leur  retour. 
Ainsi  n'espérez  pas  qu'il  soit  des  hyménées  3  85 

Qui  puissent  à  la  vôtre  unir  leurs  destinées. 
Ils  les  accepteront,  si  leur  sort  rigoureux 
A  fait  de  leur  patrie  un  lieu  mal  sûr  pour  eux; 
Mais  le  péril  passé,  leur  soudaine  retraite 


27i  LA    TOISON    D'OR. 

Vous  fera  bientôt  voir  que  rien  ne  les  arrête,  390 

Et  qu'il  n'est  point  de  nœud  qui  les  puisse  obliger 
A  vivre  sous  les  lois  d'un  monarque  étranger. 

Bien  que  Pliryxus  m'aimât  avec  quelque  tendresse, 
Je  l'ai  vu  mille  fois  soupirer  pour  sa  Grèce, 
Et  quelque  illustre  rang  qu'il  tînt  dans  vos  Etats,      39 5 
S'il  eût  eu  l'accès  libre  en  ces  heureux  climats. 
Malgré  ces  beaux  dehors  d'une  ardeur  empressée, 
Il  m'eût  fallu  l'y  suivre,  ou  m'en  voir  délaissée. 
Il  semble  après  sa  mort  qu'il  revive  en  ses  fds  ; 
Comme  ils  ont  même  sang,  ils  ont  mêmes  esprits  :     400 
La  Grèce  en  leur  idée  est  un  séjour  céleste. 
Un  lieu  seul  digne  d'eux.  Par  là  jugez  du  reste. 

A^TE. 

Faites-les-moi  venir  :  que  de  leur  propre  voix 

J'apprenne  les  raisons  de  cet  injuste  choix. 

Et  quant  à  ces  guerriers  que  nos  Dieux  tutélaires      40 5 

Au  salut  de  l'Etat  rendent  si  nécessaires, 

Si  pour  les  obliger  à  vivre  mes  sujets 

Il  n'est  point  dans  ma  cour  d'assez  dignes  objets. 

Si  ce  nom  sur  leur  front  jette  tant  d'infamie 

Que  leur  gloire  en  devienne  implacable  ennemie,      410 

Subornons*  cette  gloire,  et  voyons  dès  demain 

Ce  que  pourra  sur  eux  le  nom  de  souverain. 

T^e  trône  a  ses  liens  ainsi  que  l'hyménée. 

Et  quand  ce  double  nœud  tient  une  âme  enchaînée, 

Quand  l'ambition  marche  au  secours  de  l'amour,       4  i  5 

Elle  étouffe  aisément  tous  ces  soins  du  retour. 

Elle  triomphera  de  cette  idolâtrie 

Que  tous  ces  grands  guerriers  gardent  pour  leur  patrie. 

Leur  Grèce  a  des  climats  et  plus  doux  et  meilleurs; 

Mais  commander  ici  vaut  bien  servir  ailleurs.  420 

1.  Subornons,  séduisons.  Voyez  le  Lexique. 


ACTE    I,   SCENE    II.  27!^ 

Partaircons  avec  eux  l'éclat  d'une  couronne 

Que  la  bonté  du  ciel  par  leurs  mains  nous  redonne  : 

D'un  bien  qu'ils  ont  sauvé  je  leur  dois  quelque  part; 

Je  le  perdois  sans  eux,  sans  eux  il  court  hasard  ; 

Et  c'est  toujours  prudence,  en  un  péril  funeste,  425 

D'offrir  une  moitié  pour  conserver  le  reste. 

ABSYRTE. 

Vous  les  connoissez  mal  :  ils  sont  trop  généreux 

Pour  vous  rendre  à  ce  prix  le  besoin  qu'on  a  d'eux. 

Après  ce  grand  secours,  ce  seroit  pour  salaire 

Prendre  une  part  du  vol  qu'on  tâchoit  à  vous  faire,  430 

Vous  piller  un  peu  moins  sous  couleur  d'amitié. 

Et  vous  laisser  enfin  ce  reste  par  pitié. 

C'est  là,  Seigneur,  c'est  là  cette  haute  infamie 

Dont  vous  verriez  leur  gloire  implacable  ennemie. 

Le  trône  a  des  splendeurs  dont  les  yeux  éblouis        43  5 

Peuvent  réduire  une  âme  à  l'oubli  du  pays; 

Mais  aussi  la  Scythie,  ouverte  à  nos  conquêtes. 

Offre  assez  de  matière  à  couronner  leurs  têtes. 

Qu'ils  régnent,  mais  par  nous,  et  sur  nos  ennemis  : 

C'est  là  qu'il  faut  trouver  un  sceptre  à  nos  amis;      440 

Et  lors  d'un  sacré  nœud  l'inviolable  étreinte 

Tirera  notre  appui  d'où  partoit  notre  crainte  ; 

Et  l'hymen  unira  par  des  liens  plus  doux 

Des  rois  sauvés  par  eux  à  des  rois  faits  par  nous. 

A^TE. 

Vous  regardez  trop  tôt  comme  votre  héritage  446 

Un  trône  dont  en  vain  vous  craignez  le  partage. 
J'ai  d'autres  yeux,  Absyrte,  et  vois  un  peu  plus  loin. 
Je  veux  bien  réserver  ce  remède  au  besoin. 
Ne  faire  point  cette  offre  à  moins  que  nécessaire; 
Mais  s'il  y  faut  venir,  rien  ne  m'en  peut  distraire.    4^0 
Les  voici  :  parlons-leur;  et  pour  les  arrêter. 
Ne  leur  refusons  rien  qu'ils  daignent  souhaiter. 

Corneille,  vi  18 


274  LA    TOISON    D'OR. 

SCÈNE  III. 

AiETE,  ABSYRTE,  MÉDÉE,  JASON,  PELÉE, 
IPHITE,  ORPHÉE,  Argonautes. 

A^TE. 

Guerriers  par  qui  mon  sort  devient  digne  d'envie. 

Héros  à  qui  je  dois  et  le  sceptre  et  la  vie. 

Après  tant  de  bienfaits  et  d'un  si  haut  éclat,  455 

Voulez-vous  me  laisser  la  honte  d'être  ingrat? 

Je  ne  vous  fais  point  d'offre;  et  dans  ces  lieux  sauvages 

Je  ne  découvre  rien  digne  de  vos  courages  : 

Mais  si  dans  mes  États,  mais  si  dans  mon  palais 

Quelque  chose  avoit  pu  mériter  vos  souhaits,  460 

Le  choix  qu'en  auroit  fait  cette  valeur  extrême 

Lui  donneroit  un  prix  qu'il  n'a  pas  de  lui-même  ; 

Et  je  croirois  devoir  à  ce  précieux  choix 

L'heur  de  vous  rendre  un  peu  de  ce  que  je  vous  dois. 

JASON. 

Si  nos  bras,  animés  par  vos  destins  propices,  466 

Vous  ont  rendu.  Seigneur,  quelques  foibles  services. 

Et  s'il  en  est  encore,  après  un  sort  si  doux, 

Que  vos  commandements  puissent  vouloir  de  nous, 

Vous  avez  en  vos  mains  un  trop  digne  salaire, 

Et  pour  ce  qu'on  a  fait  et  pour  ce  qu'on  peut  faire  ;  4  7  0 

Et  s'il  nous  est  permis  de  vous  le  demander 

A^TE. 

Attendez  tout  d'un  roi  qui  veut  tout  accorder  : 

J'en  jure  le  dieu  Mars,  et  le  Soleil  mon  père; 

Et  me  puisse  à  vos  yeux  accabler  leur  colère. 

Si  mes  serments  pour  vous  n'ont  de  si  prompts  effets, 

Que  vos  vœux  dès  ce  jour  se  verront  satisfaits! 

JASON. 

Seigneur,  j'ose  vous  dire,  après  cette  promesse. 


ACTE    l,   SCENE    III.  27J 

Que  vous  voyez  la  fleur  des  princes  de  la  Grèce, 
Qui  vous  demandent  tous  d'une  commune  voix 
Un  trésor  qui  jadis  fut  celui  de  ses  rois  :  480 

La  toison  d'or,  Seigneur,  que  Phryxus,  votre  gendre, 
Phryxus,  notre  parent — 

A^TE. 

Ah!  que  viens-je  d'entendre! 

MÉDÉE. 

Ah!  perfide. 

JASON. 

A  ce  mot  vous  paroissez  surpris  ! 
Notre  peu  de  secours  se  met  à  trop  haut  prix  ; 
Mais  enfin,  je  l'avoue,  un  si  précieux  gage  4  8  5 

Est  l'unique  motif  de  tout  notre  voyage. 
Telle  est  la  dure  loi  que  nous  font  nos  tyrans. 
Que  lui  seul  nous  peut  rendre  au  sein  de  nos  parents; 
Et  telle  est  leur  rigueur,  que,  dans  cette  conquête 
Le  retour  au  pays  nous  coûteroit  la  tête.  490 

A^TE. 

Ah  !  si  vous  ne  pouvez  y  rentrer  autrement, 
Dure,  dure  à  jamais  votre  bannissement! 

Princes*  tel  est  mon  sort,  que  la  toison  ravie 
Me  doit  coûter  le  sceptre,  et  peut-être  la  vie. 
De  sa  perte  dépend  celle  de  tout  l'Etat;  495 

En  former  un  désir,  c'est  faire  un  attentat; 
Et  si  jusqu'à  l'effet  vous  pouvez  le  réduire. 
Vous  ne  m'avez  sauvé ^  que  pour  mieux  me  détruire. 

JASON. 

Qui  vous  l'a  dit.  Seigneur?  quel  tyrannique  effroi 
Fait  cette  illusion  aux  destins  d'un  grand  roi?  5oo 

A^TE. 

Votre  Phryxus  lui-même  a  servi  d'interprète 

1.  Il  va  Prince^  au  singulier,  dans  l'édition  de  Voltaire.  (1764) 

2.  D;i:is  l'édition  de  1G92  :  «   Vous  ne  m'aurez  sauvé.  » 


276  LA   TOISON    D'OR. 

A  ces  ordres  des  Dieux  dont  l'effet  m'inquiète  : 
Son  ombre  en  mots  exprès  nous  les  a  fait  savoir. 

JASON. 

A  des  fantômes  vains  donnez  moins  de  pouvoir. 

Une  ombre  est  toujours  ombre,  et  des  nuits  éternelles 

Il  ne  sort  point  de  jours  qui  ne  soient  infidèles. 

Ce  n'est  point  à  l'enfer  à  disposer  des  rois, 

Et  les  ordres  du  ciel  n'empruntent  point  sa  voix. 

Mais  vos  bontés  par  là  cherchent  à  faire  grâce 

Au  trop  d'ambition  dont  vous  voyez  l'audace  ;  fi  i  o 

Et  c'est  pour  colorer  un  trop  juste  refus 

Que  vous  faites  parler  cette  ombre  de  Phryxus. 

A^TE. 

Quoi?  de  mon  noir  destin  la  triste  certitude 

Ne  seroit  qu'un  prétexte  à  mon  ingratitude? 

Et  quand  je  vous  dois  tout,  je  voudrois  essayer  5  i  5 

Un  mauvais  artifice  à  ne  vous  rien  payer? 

Quoi  que  vous  en  croyiez,  quoi  que  vous  puissiez  dire. 

Pour  vous  désabuser  partageons  mon  empire. 

Cette  offre  peut-elle  être  un  refus  coloré, 

Et  répond-elle  mal  à  ce  que  j'ai  juré?  Sao 

JASON. 

D'autres  l'accepteroient  avec  pleine  allégresse; 
Mais  elle  n'ouvre  pas  les  chemins  de  la  Grèce  ; 
Et  ces  héros,  sortis  ou  des  Dieux  ou  des  rois. 
Ne  sont  pas  mes  sujets  pour  vivre  sous  mes  lois. 
C'est  à  l'heur  du  retour  que  leur  courage  aspire,       525 
Et  non  pas  à  l'honneur  de  me  faire  un  empire. 

A^TE. 

Rien  ne  peut  donc  changer  ce  rigoureux  désir? 

JASON. 

Seigneur,  nous  n'avons  pas  le  pouvoir  de  choisir. 
Ce  n'est  que  perdre  temps  qu'en  parler  davantage  ; 
Et  vous  savez  h  quoi  le  serment  vous  engage.  53 0 


ACTE    I,   SCÈNE    lïl.  •2;77 

Téméraire  serment  qui  me  fait  une  loi 
Dangereuse  pour  vous,  ou  funeste  pour  moi  ! 

La  toison  est  à  vous  si  vous  pouvez  la  prendre, 
Car  ce  n'est  pas  de  moi  qu'il  vous  la  faut  attendre. 
Comme  votre  Pliryxus  Ta  consacrée  à  Mars,  535 

Ce  dieu  même  lui  fait  d'effroyables  remparts. 
Contre  qui  tout  l'effort  de  la  valeur  humaine 
Ne  peut  être  suivi  que  d'une  mort  certaine  : 
Il  faut  pour  l'emporter  quelque  chose  au-dessus 
J'ouvrirai  la  carrière,  et  ne  puis  rien  de  plus:  540 

Il  y  va  de  ma  vie  ou  de  mon  diadème  ; 
Mais  je  tremble  pour  vous  autant  que  pour  moi-même. 
Je  croirais  faire  un  crime  à  vous  le  déguiser  ; 
Il  est  en  votre  choix  d'en  bien  ou  mal  user. 
Ma  parole  est  donnée,  il  faut  que  je  la  tienne;  545 

Mais  votre  perte  est  sûre  à  moins  que  de  la  mienne. 
Adieu:  pensez-y  bien.  Toi,  ma  fille,  dis-lui 
A  quels  affreux  périls  il  se  livre  aujourd'hui. 


SCENE   IV. 

MÉDÉE,  JASON,  Argonautes. 

MÉDÉE. 

Ces  périls  sont  légers. 

JASON. 

Ah!  divine  princesse! 

MÉDÉE. 

Il  n'y  faut  que  du  cœur,  des  forces,  de  l'adresse.      5  5o 
Vous  en  avez  Jason;  mais  peut-être,  après  tout, 
Ce  que  vous  en  avez  n'en  viendra  pas  à  bout. 

JASON. 

Madame,  si  jamais.... 


278  LA   TOISON   D'OR. 

MÉDÉE. 

Ne  dis  rien,  téméraire. 
Tu  ne  savois  que  trop  quel  choix  pouvoit  me  plaire. 
Celui  de  la  toison  m'a  fait  voir  tes  mépris  :  55  5 

Tu  la  veux,  tu  l'auras;  mais  apprends  à  quel  prix. 

Pour  voir  cette  dépouille  au  dieu  Mars  consacrée, 
A  tous  dans  sa  forêt  il  permet  libre  entrée  ; 
Mais  pour  la  conquérir  qui  s'ose  hasarder 
Trouve  un  affreux  dragon  commis  à  la  garder.  56 o 

Rien  n'échappe  à  sa  vue,  et  le  sommeil  sans  force 
Fait  avec  sa  paupière  un  éternel  divorce. 
Le  combat  contre  lui  ne  te  sera  permis 
Qu'après  deux  fiers  taureaux  par  ta  valeur  soumis; 
Leurs  yeux  sont  tout  de  flamme,  et  leur  brûlante  haleine^ 
D'un  long'  embrasement  couvre  toute  la  plaine. 

Va  leur  faire  souffrir  le  joug  et  l'aiguillon. 
Ouvrir  du  champ  de  Mars  le  funeste  sillon  : 
C'est  ce  qu'il  te  faut  faire,  et  dans  ce  champ  liorrible 
Jeter  une  semence  encore  plus  terrible,  570 

Qui  soudain  produira  des  escadrons  armés 
Contre  la  même  main  qui  les  aura  semés. 
Tous,  sitôt  qu'ils  naîtront,  en  voudront  à  ta  vie  : 
Je  vais  moi-même  à  tous  redoubler  leur  furie. 
Juge  par  là,  Jason,  de  la  gloire  où  tu  cours,  575 

Et  cherche  où  tu  pourras  des  bras  et  du  secours. 


SCENE  V. 

JASON,  PELÉE,   IPHITE,  ORPHÉE,  Argonautes. 

JASON. 

Amis,  voilà  l'effet  de  votre  impatience. 

I.  yar.  Leiirsyeux  sonttousdeflanime,  et  leiirbrùlantehaleine.  (1661  et63) 


ACTE    I,  SCENE    V.  279 

Si  j'avois  eu  sur  vous  un  peu  plus  de  croyance. 

L'amour  m'auroit  livré  ce  précieux  dépôt, 

Et  vous  Tavez  perdu  pour  le  vouloir  trop  tôt.  5 80 

PELÉE. 

L'amour  vous  est  bien  doux,  et  votre  espoir  tranquille, 

Qui  vous  fit  consumer  deux  ans  chez  Hypsipyle, 

En  consumeroit  quatre  avec  plus  de  raison 

A  cajoler  Médée  et  gagner  la  toison. 

Après  que  nos  exploits  l'ont  si  bien  méritée,  5  8  5 

Un  mot  seul,  un  souhait  dût  l'avoir  emportée; 

Mais  puisqu'on  la  refuse  au  service  rendu. 

Il  faut  avoir  de  force  un  bien  qui  nous  est  dû. 

JASON. 

De  Médée  en  courroux  dissipez  donc  les  charmes  ; 
Combattez  ce  dragon,  ces  taureaux,  ces  gensdarmes'. 

IPHITE. 

Les  Dieux  nous  ont  sauvés  de  mille  autres  dangers, 

Et  sont  les  mêmes  dieux  en  ces  bords  étrangers. 

Pallas  nous  a  conduits,  et  Junon  de  nos  tètes 

A  parmi  tant  de  mers  écarté  les  tempêtes. 

Ces  grands  secours  unis  auront  leur  plein  effet,         SgS 

Et  ne  laisseront  point  leur  ouvrage  imparfait. 

Voyez  si  je  m'abuse,  amis,  quand  je  l'espère  : 
Regardez  de  Junon  briller  la  messagère; 
Iris  nous  vient  du  ciel  dire  ses  volontés. 
En  attendant  son  ordre,  adorons  ses  bontés.  600 

Prends  ton  luth,  cher  Orphée,  et  montre  à  la  Déesse 
Combien  ce  doux  espoir  charme  notre  tristesse. 

I.  Telle  est  l'orthographe  du  mot  dans  les  anciennes  éditions,  y  compris 
celle  de  1692.  Il  est  imprimé  de  même  dans  les  Desseins  et  dans  V Examen  ; 
voyez  plus  haut,  p.   234  et  p.  246. 


28o  LA   TOISON   DOR 


SCENE   VI. 

IRIS    est   sur   l'arc-en-ciel   ;    JUNON    et    PALLAS ,    chacune 
dans    son    char;    JASON ,    ORPHÉE,    ARGONAUTES^ 

ORPHÉE    chante. 

Femme  et  sœur  du  maître  des  Dieux, 
De  qui  le  seul  regard  fait  nos  destins  propices, 
Nous  as-tu  jusqu'ici  guidés  sous  tes  auspices,  60 5 

Pour  nous  voir  périr  en  ces  lieux? 
Contre  des  bras  mortels  tout  ce  qu'ont  pu  nos  armes, 

Nous  l'avons  fait  dans  les  combats  : 

Contre  les  monstres  et  les  charmes 
C'est  à  toi  maintenant  de  nous  prêter  ton  bras.         610 

IRIS. 

Princes,  ne  perdez  pas  courage  ; 

Les  deux  mêmes  divinités 
Qui  vous  ont  garantis  sur  les  flots  irrités 
Prennent  votre  défense  en  ce  climat  sauvage. 

(Ici  Junon  et  Pallas  se  montrent  dans  leurs  chars.) 

Les  voici  toutes  deux,  qui  de  leur  propre  voix^        6  i  5 

Vous  apprendront  sous  quelles  lois 
Le  destin  vous  promet  cette  illustre  conquête  ; 

Elles  sauront  vous  la  faciliter  : 
Écoutez  leurs  conseils,  et  tenez  l'âme  prête 

A  les  exécuter.  620 

JUNON. 

Tous  vos  bras  et  toutes  vos  armes 


x.Var.  IRIS,  sur  V arc-en-ciel .  (1661) 

1.  Le  mot  ARGONAUTES  est  omis  dans  les  éditions  de  i663  et  de  1664; 
celle  de  iGGi  y  supplée  par  un  etc. 

3.  L'édition  de  Voltaire  (1764)  donne  :  «  de  leurs  propres  voix,  »  au 
pluriel. 


.;,         ACTE    I,   SCENE    VI.  281 

Ne  peuvent  rien  contre  les  charmes 
Que  Médée  en  fureur  verse  sur  la  toison  : 
L'amour  seul  aujourd'hui  peut  faire  ce  miracle; 
Et  dragon  ni  taureaux  ne  vous  feront  obstacle,  625 

Pourvu  qu'elle  s'apaise  en  faveur  de  Jason. 
Prête  à  descendre  en  terre  afin  de  l'y  réduire, 
J'ai  pris  et  le  visage  et  l'habit  de  sa  sœur. 
Rien  ne  vous  peut  servir  si  vous  n'avez  son  cœur; 
Et  si  vous  le  gagnez,  rien  ne  vous^  sauroit  nuire       63 0 

PALLAS. 

Pour  vous  secourir  en  ces  lieux, 
Junon  change  de  forme  et  va  descendre  en  terre  ; 
Et  pour  vous  protéger  Pallas  remonte  aux  cieux, 

Où  Mars  et  quelques  autres  dieux 
Vont  presser  contre  vous  le  maître  du  tonnerre.        63  5 
Le  soleil,  de  son  son  fils  embrassant  l'intérêt, 

Voudra  faire  changer  l'arrêt 
Qui  vous  laisse  espérer  la  toison  demandée; 
Mais  quoi  qu'il  puisse  faire,  assurez-vous  qu'enfin 

L'amour  fera  votre  destin,  640 

Et  vous  donnera  tout,  s'il  vous  donne  Médée. 

(Ici,  tout  d'un  temps,  Iris  disparoît,  Pallas  remonte  au  ciel,  et  Junon  des- 
cend en  terre,  en  traversant  toutes  deux  le  théâtre,  et  faisant  croiser 
leurs  chars.) 

JASON. 

Eh  bien!  si  mes  conseils 

PELÉE. 

N'en  parlons  plus,  Jason  : 
Cet  oracle  l'emporte,  et  vous  aviez  raison. 
Aimez,  le  cierVordonne,  et  c'est  l'unique  voie 


I .  Toutes  les  éditions  publiées  du  vivant  de  Corneille  portent  ici  nous. 
Nous  n'avons  pas  hésité  à  y  substituer,  d'après  l'impression  de  1692,  i>ous, 
qui  est  évidemment  la  bonne  leçon. 


282  LA   TOISON    D'OR. 

Qu'après  tant  de  travaux  il  ouvre  à  notre  joie.  645 

N'y  perdons  point  de  temps,  et  sans  plus  de  séjour 
Allons  sacrifier  au  tout-puissant  Amour. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE    II,   SCENE    I.  aS'i 


ACTE  IL 


DECORATION  DU  SECOND  ACTE. 

La  rivière  du  Phase  et  le  paysage  qu'elle  traverse  succèdent  à  ce 
grand  jardin,  qui  disparoît  tout  d'un  coup.  On  voit  tomber  de 
gros  torrents  des  rochers  qui  servent  de  rivage  à  ce  fleuve;  et 
l'éloignement  qui  borne  la  vue  présente  aux  yeux  divers  co- 
teaux dont  cette  campagne  est  fermée*. 


SCENE  PREMIERE. 

JASON,    JUNON,  sous  le  visage  de  Chalciope. 
JUNON. 

Nous  pouvons  à  l'écart,  sur  ces  rives  du  Phase, 

Parler  en  sûreté  du  feu  qui  vous  embrase. 

Souvent  votre  Médée  y  vient  prendre  le  frais,  6  5o 

Et  pour  y  mieux  rêver  s'échappe  du  palais. 

Il  faut  venir  à  bout  de  cette  humeur  altière  : 

De  sa  sœur  tout  exprès  j'ai  pris  l'image  entière, 

Mon  visage  a  même  air,  ma  voix  a  même  ton  ; 

Vous  m'en  voyez  la  taille,  et  l'habit,  et  le  nom  ;        65  5 

Et  je  la  cache  à  tous  sous  un  épais  nuage. 

De  peur  que  son  abord  ne  trouble  mon  ouvrage. 

Sous  ces  déguisements  j'ai  déjà  rétabli 

Presque  en  toute  sa  force  un  amour  afFoibli. 

L'horreur  de  vos  périls,  que  redoublent  les  charmes, 

Dans  cette  âme  inquiète  excite  mille  alarmes  : 

I.  Var.  (édit.  de  1661-1668)  :  dont  cette  campagne  est  enfermée. 


284  LA   TOISON    D'OR. 

Elle  blâme  déjà  son  trop  d'emportement. 

C'est  à  vous  d'achever  un  si  doux  changement. 

Un  soupir  poussé  juste,  en  suite  d'une  excuse, 

Perce  un  cœur  bien  avant  quand  lui-même  il  s'accuse. 

Et  qu'un  secret  retour  le  force  à  ressentir 

De  sa  fureur  trop  prompte  un  tendre  repentir. 

JASON. 

Déesse,  quels  encens^  — 

JUNON. 

Traitez-moi  de  princesse, 
Jason,  et  laissez  là  l'encens  et  la  Déesse. 
Quand  vous  serez  en  Grèce  il  y  faudra  penser  ;  670 

Mais  ici  vos  devoirs  s'en  doivent  dispenser  : 
Par  ce  respect  suprême  ils  m'y  feroient  connaître. 
Laissez-y-moi  passer  pour  ce  que  je  feins  d'être. 
Jusqu'à  ce  que  le  cœur  de  Médée  adouci 

JASON. 

Madame,  puisqu'il  faut  ne  vous  nommer  qu'ainsi,    075 
Vos  ordres  me  seront  des  lois  inviolables  : 
J'aurai  pour  les  remplir  des  soins  infatigables; 
Et  mon  amour  plus  fort — 

JUNON. 

Je  sais  que  vous  aimez, 
Que  Médée  a  des  traits  dont  vos  sens  sont  charmés. 
Mais  cette  passion  est-elle  en  vous  si  forte  680 

Qu'à  tous  autres  objets  elle  ferme  la  porte? 
Ne  soufFre-t-elle  plus  l'image  du  passé? 
Le  portrait  d'Hypsipyle  est-il  tout  effacé? 

JASON. 

Ah! 

JUNON. 

Vous  en  soupirez! 

I.  Quels  encens,  au  pluriel,  est  la  leçon  de  toutes  les  anciennes  éditions, 
y  compris  celle  de  Thomas  Corneille  (1692)  et  de  Voltaire  (1764). 


ACTE    II,   SCÈNE   I.  285 

JASON. 

Un  reste  de  tendresse 
M'échappe  encore  au  nom  d'une  belle  princesse;      6  8?) 
Mais  comme  assez  souvent  la  distance  des  lieux 
Afîbiblit  dans  le  cœur  ce  qu'elle  cache  aux  yeux, 
Les  charmes  de  Médée  ont  aisément  la  gloire 
D'abattre  dans  le  mien  l'effet  de  sa  mémoire. 

JUNON. 

Peut-être  elle  n'est  pas  si  loin  que  vous  pensez.        690 

Ses  vœux  de  vous  attendre  enfin  se  sont  lassés, 

Et  n'ont  pu  résister  à  cette  impatience 

Dont  tous  les  vrais  amants  ont  trop  d'expérience. 

L'ardeur  de  vous  revoir  l'a  hasardée  aux  flots; 

Elle  a  pris  après  vous  la  route  de  Colchos;  69.') 

Et  moi,  pour  empêcher  que  sa  flamme  importune 

Ne  rompît  sur  ces  bords  toute  votre  fortune. 

J'ai  soulevé  les  vents,  qui  brisant  son  vaisseau, 

Dans  les  flots  mutinés  ont  ouvert  son  tombeau. 

JASON. 

Hélas! 

JUNON. 

N'en  craig-nez  point  une  funeste  issue  :  700 

Dans  son  propre  palais  Neptune  l'a  reçue. 
Comme  il  craint  pour  Pélie,  à  qui  votre  retour 
Doit  coûter  la  couronne,  et  peut-être  le  jour. 
Il  va  tâcher  d'y  mettre  un  obstacle  par  elle, 
Et  vous  la  renvoira,  plus  pompeuse  et  plus  belle,    705 
Rattacher  votre  cœur  à  des  liens  si  doux. 
Ou  du  moins  exciter  des  sentiments  jaloux 
Qui  vous  rendent  Médée  à  tel  point  inflexible, 
Que  le  pouvoir  du  charme  en  demeure  invincible. 
Et  que  vous  périssiez  en  le  voulant  forcer,  7  i  o 

Ou  qu'à  votre  conquête  il  faille  renoncer. 
Dès  son  premier  abord  une  soudaine  flamme 


0 


im  LA   TOISON    D'OR. 

D'Absyrte  à  ses  beautés  livrera  toute  Famé  ; 

L'Amour  me  l'a  promis  :  vous  l'en  verrez  charmé  *  ; 

Mais  vous  serez  sans  doute  encor  le  plus  aimé.         7  i  5 

Il  faut  donc  prévenir  ce  dieu  qui  l'a  sauvée, 

Emporter  la  toison  avant  son  arrivée. 

Votre  amante  paroît  :  agissez  en  amant 

Qui  veut  en  effet  vaincre,  et  vaincre  promptemenl. 

SCÈNE   IL 

JASON,  JUNON,  MÉDÉE. 

MÉDÉE. 

Que  faites-vous,  ma  sœur,  avec  ce  téméraire?  720 

Quand  son  orgueil  m'outrage,  a-t-il  de  quoi  vous  plaire  ? 
Et  vous  a-t-il  réduite  à  lui  servir  d'appui, 
Vous  qui  parliez  tantôt,  et  si  haut,  contre  lui? 

JUNON. 

Je  suis  toujours  sincère;  et  dans  l'idolâtrie 

Qu'en  tous  ces  héros  grecs  je  vois  pour  leur  patrie,    7 2. S 

Si  votre  cœur  étoit  encore  à  se  donner, 

Je  ferois  mes  efforts  à  vous  en  détourner  : 

Je  vous  dirois  encor  ce  que  j'ai  su  vous  dire; 

Mais  l'amour  sur  tous  deux  a  déjà  trop  d'empire  : 

Il  vous  aime,  et  je  vois  qu'avec  les  mêmes  traits 730 

MÉDÉE. 

Que  dites-vous,  ma  sœur?  il  ne  m'aima  jamais. 

A  quelque  complaisance  il  a  pu  se  contraindre  ; 

Mais  s'il  feignit  d'aimer,  il  a  cessé  de  feindre. 

Et  me  Ta  bien  fait  voir  en  demandant  au  Roi, 

En  ma  présence  même,  un  autre  prix  que  moi.  735 

JUNON. 

Ne  condamnons  personne  avant  que  de  l'entendre. 

\.Fat\  L'amour  me  l'a  promis  :  il  en  sera  charmé.  (i66i  et  63) 


ACTE    II,   SCENE    II.  287 

Savez-vous  les  raisons  dont  il  se  peut  défendre? 

Il  m'en  a  dit  quelqu'une,  et  je  ne  puis  nier, 

Non  pas  qu'elle  suffise  à  le  justifier. 

Il  est  trop  criminel,  mais  que  du  moins  son  crime    740 

N'est  pas  du  tout  si  noir  qu'il  l'est  dans  votre  estime  ; 

Et  si  vous  la  saviez,  peut-être  à  votre  tour 

Vous  trouveriez  moins  lieu  d'accuser  son  amour. 

MÉDËE. 

Quoi?  ce  lâche  tantôt  ne  m'a  pas  regardée; 

Il  n'a  montré  qu'orgueil,  que  mépris  pour  Médée,     745 

Et  je  pourrois  encor  l'entendre  discourir! 

JASON. 

Le  discours  siéroit  mal  à  qui  cherche  à  mourir. 

J'ai  mérité  la  mort  si  j'ai  pu  vous  déplaire; 

Mais  cessez  contre  moi  d'armer  votre  colère  : 

Vos  taureaux,  vos  dragons  sont  ici  superflus;  750 

Dites-moi  seulement  que  vous  ne  m'aimez  plus  : 

Ces  deux  mots  suffiront*  pour  réduire  en  poussière 

MÉDÉE. 

Va,  quand  il  me  plaira,  j'en  sais  bien  la  manière  ; 

Et  si  ma  bouche  encor  n'en  fulmine  l'arrêt, 

Rends  grâces  à  ma  sœur  qui  prend  ton  intérêt.  755 

Par  quel  art,  par  quel  charme  as-tu  pu  la  séduire. 

Elle  qui  ne  cherchoit  tantôt  qu'à  te  détruire? 

D'où  vient  que  mon  cœur  même  à  demi  révolté 

Semble  vouloir  s'entendre  avec  ta  lâcheté. 

Et  de  tes  actions  favorable  interprète,  760 

Ne  te  peint  à  mes  yeux  que  tel  qu'il  te  souhaite  ? 

Par  quelle  illusion  lui  fais-tu  cette  loi? 

Serois-tu  dans  mon  art  plus  grand  maître  que  moi? 

Tu  mets  dans  tous  mes  sens  le  trouble  et  le  divorce  : 


I.  L'édition  de  1692  donne,  mais  c'est  sans  doute  une  faute,  serviront,  au 
lieu  de  suffiront. 


288  LA   TOISON    D'OR. 

Je  veux  ne  t'aimer  plus,  et  n'en  ai  pas  la  force.  765 

Achève  d'éblouir  un  si  juste  courroux, 
Qu'ofFusquent  malgré  moi  des  sentiments  trop  doux; 
Car  enfin,  et  ma  sœur  l'a  bien  pu  reconnoître. 
Tout  violent  qu'il  est,  l'amour  seul  Ta  fait  naître  ; 
Il  va  jusqu'à  la  haine,  et  toutefois,  hélas!  770 

Je  te  haïrois  peu,  si  je  ne  t'aimois  pas. 
Mais  parle,  et  si  tu  peux,  montre  quelque  innocence. 

JASON. 

Je  renonce,  Madame,  à  toute  autre  défense. 

Si  vous  m'aimez  encore,  et  si  l'amour  en  vous 

Fait  naître  cette  haine,  anime  ce  courroux,  775 

Puisque  de  tous  les  deux  sa  flamme  est  triomphante, 

Le  courroux  est  propice  et  la  haine  obligeante . 

Oui,  puisque  cet  amour  vous  parle  encor  pour  moi, 

Il  ne  vous  permet  pas  de  douter  de  ma  foi; 

Et  pour  vous  faire  voir  mon  innocence  entière,  780 

Il  éclaire  vos  yeux  de  toute  sa  lumièi'e  : 

De  ses  rayons  divins  le  vif  discernement 

Du  chef  de  ces  héros  sépare  votre  amant. 

Ces  princes,  qui  pour  vous  ont  exposé  leur  vie. 
Sans  qui  votre  province  alloit  être  asservie,  78.5 

Eux  qui  de  vos  destins  rompant  le  cours  fatal. 
Tous  mes  égaux  qu'ils  sont,  m'ont  fait  leur  général  ; 
Eux  qui  de  leurs  exploits,  eux  qui  de  leur  victoire 
Ont  répandu  sur  moi  la  plus  brillante  gloire  ; 
Eux  tous  ont  par  ma  voix  demandé  la  toison  :  7  9<> 

C'étoient  eux  qui  parloient,  ce  n'étoit  pas  Jason. 
Il  ne  vouloit  que  vous;  mais  pouvoit-il  dédire 
Ces  guerriers  dont  le  bras  a  sauvé  votre  empire. 
Et  par  une  bassesse  indigne  de  son  rang, 
Demander  pour  lui  seul  tout  le  prix  de  leur  sang?   795 
Pouvois-je  les  trahir,  moi  qui  de  leurs  suffrages 
De  ce  rang  où  je  suis  tiens  tous  les  avantages? 


ACTE    II,   SCÈNE    II.  289 

Pouvois-je  avec  honneur  à  ce  qu'il  a  d'éclat 
Joindre  le  nom  de  lâche  et  le  titre  d'ingrat? 
Auriez-vous  pu  m'aimer  couvert  de  cette  honte?        800 

JUNON. 

Ma  sœur,  dites  le  vrai,  n'étiez-vous  point  trop  prompte? 
Qu'a-t-il  fait  qu'un  cœur  noble  et  vraiment  généreux 

MÉDÉE. 

Ma  sœur,  je  le  voulois  seulement  amoureux. 

En  qui  sauroit  aimer  seroit-ce  donc  un  crime, 

Pour  montrer  plus  d'amour,  de  perdre  un  peu  d'estime? 

Et  malgré  les  douceurs  d'un  espoir  si  charmant, 

Faut-il  que  le  héros  fasse  taire  l'amant  ? 

Quel  que  soit  ce  devoir,  ou  ce  noble  caprice, 

Tu  me  devois,  Jason,  en  faire  un  sacrifice. 

Peut-être  j'aurois  pu  t'en  entendre  blâmer,  8  i  o 

Mais  non  pas  t'en  haïr,  non  pas  t'en  moins  aimer. 

Tout  oblige  en  amour,  quand  l'amour  en  est  cause. 

JUNON. 

Voyez  à  quoi  pour  vous  cet  amour  la  dispose. 
N'abusez  point,  Jason,  des  bontés  de  ma  sœur, 
Qui  semble  se  résoudre  à  vous  rendre  son  cœur  ;       8  i  5 
Et  laissez  à  vos  Grecs,  au  péril  de  leur  vie, 
Chercher  cette  toison  si  chère  à  leur  envie. 

JASON. 

Quoi?  les  abandonner  en  ce  pas  dangereux! 

MÉDÉE. 

N'as-tu  point  assez  fait  d'avoir  parlé  pour  eux? 

JASON. 

Je  suis  leur  chef,  Madame;  et  pour  cette  conquête  820 
Mon  honneur  me  condamne  à  marcher  à  leur  tête  : 
J'y  dois  périr  comme  eux,  s'il  leur  faut  y  périr; 
Et  bientôt  à  leur  tête  on  m'y  verroit  courir. 
Si  j'aimois  assez  mal  pour  essayer  mes  armes 
A  forcer  des  périls  qu'ont  préparés  vos  charmes,       825 
Corneille,  vi  iq 


290  LA   TOISON    D'OR. 

Et  si  le  moindre  espoir  de  vaincre  malgré  vous 

N'étoit  un  attentat  contre  votre  courroux. 

Oui,  ce  que  nos  destins  m'ordonnent  que  j'obtienne, 

Je  le  veux  de  vos  mains,  et  non  pas  de  la  mienne. 

Si  ce  trésor  par  vous  ne  m'est  point  accordé,  83 0 

Mon  bras  me  punira  d'avoir  trop  demandé  ; 

Et  mon  sang-  à  vos  yeux,  sur  ce  triste  rivage. 

De  vos  justes  refus  étalera  l'ouvrage. 

Vous  m'en  verrez,  Madame,  accepter  la  rigueur. 

Votre  nom  en  la  bouche  et  votre  image  au  cœur,     83  5 

Et  mon  dernier  soupir,  par  un  pur  sacrifice. 

Sauver  toute  ma  gloire  et  vous  rendre  justice. 

Quel  heur  de  pouvoir  dire  en  terminant  mon  sort  : 

«  Un  respect  amoureux  a  seul  causé  ma  mort!  » 

Quel  heur  de  voir  ma  mort  charger  la  renommée     840 

De  tout  ce  digne  excès  dont  vous  êtes  aimée, 

Et  dans  tout  l'avenir 

MÉDÉE. 

Va,  ne  me  dis  plus  rien; 
Je  ferai  mon  devoir,  comme  tu  fais  le  tien. 
L'honneur  doit  m'être  cher,  si  la  gloire  t'est  chère  : 
Je  ne  trahirai  point  mon  pays  et  mon  père;  845 

Le  destin  de  l'Etat  dépend  de  la  toison, 
Et  je  commence  enfin  à  connoître  Jason. 

Ces  paniques  terreurs  pour  ta  gloire  flétrie 
Nous  déguisent  en  vain  l'amour  de  ta  patrie; 
L'impatiente  ardeur  d'en  voir  le  doux  climat  8  5  0 

Sous  ces  fausses  couleurs  ne  fait  que  trop  d'éclat; 
Mais  s'il  faut  la  toison  pour  t'en  ouvrir  l'entrée, 
Va  traîner  ton  exil  de  contrée  en  contrée  ; 
Et  ne  présume  pas,  pour  te  voir  trop  aimé, 
Abuser  en  tyran  de  mon  cœur  enflammé.  85  5 

Puisque  le  tien  s'obstine  à  braver  ma  colère. 
Que  tu  me  fais  des  lois,  à  moi  qui  t'en  dois  faire, 


ACTE    II,   SCENE    II.  291 

Je  reprends  cette  foi  que  tu  crains  d'accepter, 
Et  préviens  un  ingrat  qui  cherche  à  me  quitter. 

JASON. 

Moi,  vous  quitter.  Madame!  ah  !  que  c'est  mal  connoître 

Le  pouvoir  du  beau  feu  que  vos  yeux  ont  fait  naître  ! 

Que  nos  héros  en  Grèce  emportent  leur  butin, 

Jason  auprès  de  vous  attache  son  destin. 

Donnez-leur  la  toison  qu'ils  ont  presque  achetée  ; 

Ou  si  leur  sang  versé  l'a  trop  peu  méritée,  865 

Joignez-y  tout  le  mien,  et  laissez-moi  l'honneur 

De  leur  voir  de  ma  main  tenir  tout  leur  bonheur. 

Que  si  le  souvenir  de  vous  avoir  servie 

Me  réserve  pour  vous  quelque  reste  de  vie, 

Soit  qu'il  faille  à  Colchos  borner  notre  séjour,  870 

Soit  qu'il  vous  plaise  ailleurs  éprouver  mon  amour, 

Sous  les  climats  brûlants,  sous  les  zones  glacées, 

Les  routes  me  plairont  que  vous  m'aurez  tracées  : 

J'y  baiserai  partout  les  marques  de  vos  pas. 

Point  pour  moi  de  patrie  où  vous  ne  serez  pas  ;  875 

Point  pour  moi 

MÉDÉE. 

Quoi?  Jason,  tu  pourrois  pour  Médée 
Etouffer  de  ta  Grèce  et  l'amour  et  l'idée  ? 

JASON. 

Je  le  pourrai.  Madame,  et  de  plus.,.. 


SCENE  III. 

ABSYRTE,    JUNON,    JASON,    MÉDÉE. 

ABSYRTE. 

Ah!  mes  sœurs, 
Quel  miracle  nouveau  va  ravir  tous  nos  cœurs  ! 
Sur  ce  fleuve  mes  yeux  ont  vu  de  cette  roche  880 


'igi  LA    TOISON   D'OR. 

Comme  un  trône  flottant  qui  de  nos  bords  s'approche. 

Quatre  monstres  marins  courbent  sous  ce  fardeau; 

Quatre  nains  emplumés  le  soutiennent  sur  l'eau  ; 

Et  découpant  les  airs  par  un  battement  d'ailes, 

Lui  servent  de  rameurs  et  de  guides  fidèles.  8  85 

Sur  cet  amas  brillant  de  nacre  et  de  coral^ 

Qui  sillonne  les  flots  de  ce  mouvant  cristal, 

L'opale  étincelante  à  la  perle  mêlée 

Renvoie  un  jour  pompeux  vers  la  voûte  étoilée. 

Les  nymphes  de  la  mer,  les  tritons,  tout  autour,        890 

Semblent  au  dieu  caché  faire  à  l'envi  leur  cour  ; 

Et  sur  ces  flots  heureux,  qui  tressaillent  de  joie, 

Par  mille  bonds  divers  ils  lui  tracent  la  voie. 

Voyez  du  fond  des  eaux  s'élever  à  nos  yeux. 

Par  un  commun  accord,  ces  moites  demi-dieux^.       SgS 

Puissent-ils  sur  ces  bords  arrêter  ce  miracle  ! 

Admirez  avec  moi  ce  merveilleux  spectacle. 

Le  voilà  qui  les  suit.  Voyez-le  s'avancer. 

JASON,  à  Junon. 

Ah!  Madame. 

JUNON. 

Voyez  sans  vous  embarrasser. 

(Ici  l'on  voit  sortir  du  milieu  du  Phase  le  dieu  Glauque  avec  deux  tritons 
et  deux  sirènes  qui  chantent,  cependant  qu'une'  grande  conque  de 
nacre,  semée  de  branches  de  coral  et  de  pierres  précieuses,  portée 
par  quatre  dauphins,  et  soutenue  par  quatre  vents  en  l'air,  vient 
insensiblement  s'arrêter  au  milieu  de  ce  même  fleuve.  Tandis  qu'elles 
chantent,  le  devant  de  cette  conque  merveilleuse  fond  dans  l'eau,  et 
laisse  voir  la  reine  Hypsipyle  assise  comme  dans  un  trône'*;  et  soudain 

1.  Coral,  corail  :  voyez  le  Lexique,  et  ci-dessus  les  Desseins,  p.  286. 

2.  Toutes  les  éditions  anciennes,  y  compris  celle  de  1692,  donnent  ici 
Demidieux,  en  un  seul  mot,  sans  trait  d'union;  plus  loin,  au  vers  i2o5,  avec 
un  trait  d'union.  Demi-dieux. 

3.  Dans  l'édition  de  1692  il  y  a,  comme  plus  haut,  pendant  que,  pour 
cependant  que. 

4.  Thomas  Corneille  (1692)  et  Voltaire  (1674)  donnent  :  «  comme  dans 
son   trône.   » 


ACTE    II,   SCENE    III.  293 

Glauque  commande  aux  vents  de  s'envoler,  aux  tritons  et  aux  sirènes 
de  disparoître,  et  au  fleuve  de  retirer  une  partie  de  ses  eaux  pour 
laisser  prendre  terre  à  Hypsipyle.  Les  tritons,  le  fleuve,  les  vents 
et  les  sirènes  obéissent,  et  Glauque  se  perd  lui-même  au  fond  de 
l'eau,  sitôt  qu'il  a  parlé  ;  en  suite  de  quoi  Absyrte  donne  la  main  à 
Hypsipyle  pour  sortir  de  cette  conque,  qui  s'abîme  aussitôt  dans  le 
fleuve.) 

SCÈNE  IV. 

ABSYRTE,  JUNON,  MÉDÉE,   JASON,   GLAUQUE, 
Sirènes,  Tritons,  HYPSIPYLE. 

CHANT    DES    SIRENES*. 

Telle  Vénus  sortit  du  sein  de  l'onde,  900 

Pour  faire  régner  dans  le  monde 
Les  Jeux  et  les  Plaisirs,  les  Grâces  et  l'Amour; 

Telle  tous  les  matins  l'Aurore 

Sur  le  sein  émaillé  de  Flore 

Verse  la  rosée  et  le  jour.  905 

Objet  divin,  qui  vas  de  ce  rivage 

Bannir  ce  qu'il  y  a  de  sauvage. 
Pour  y  faire  régner  les  grâces  et  l'Amour, 

Telle  et  plus  adorable  encore 

Que  n'est  Vénus,  que  n'est  l'Aurore,  9  i  o 

Tu  vas  y  faire  un  nouveau  jour. 

ABSYRTE. 

Quelle  beauté,  mes  sœurs,  dans  ce  trône  enfermée, 
De  son  premier  coup  d'œil  a  mon  âme  charmée? 
Quel  cœur  pourroit  tenir  contre  de  tels  appas  ? 

HYPSIPYLE. 

Juste  ciel,  il  me  voit,  et  ne  s'avance  pas!  9  i  5 

I.  Au  lieu  de  chant  des  sirènes,  on  lit  dans  l'édition  de  i663  (en  tenant 
compte  de  la  correction  marquée  dans  V Errata  de  cette  édition)  :  sirènes, 
et  à  la  marge  :  Elles  chantent. 


294  J^A   TOISON   D'OR. 

GLAUQUE. 

Allez,  tritons,  allez,  sirènes; 

Allez,  vents,  et  rompez  vos  chaînes  ; 
Neptune  est  satisfait. 
Et  l'ordre  qu'il  vous  donne  a  son  entier  effet. 
Jason,  vois  les  bontés  de  ce  même  Neptune,  920 

Qui  pour  achever  ta  fortune, 
A  sauvé  du  naufrage,  et  renvoie  à  tes  vœux 
La  princesse  qui  seule  est  digne  de  ta  flamme. 

A  son  aspect  rallume  tous  tes  feux  ; 
Et  pour  répondre  aux  siens,  rends-lui  toute  ton  âme. 

Et  toi,  qui  jusques  à  Colchos 
Dois  à  tant  de  beautés  un  assuré  passage, 
Fleuve,  pour  un  moment  retire  un  peu  tes  flots. 

Et  laisse  approcher  ton  rivage. 
absyrteV 
Princesse,  en  qui  du  ciel  les  merveilleux  efforts       930 
Se  sont  plu^  d'animer  ses  plus  rares  trésors. 
Souffrez  qu'au  nom  du  Roi  dont  je  tiens  la  naissance, 
Je  vous  offre  en  ces  lieux  une  entière  puissance  : 
Régnez  dans  ses  Etats,  régnez  dans  son  palais; 
Et  pour  premier  hommage  à  vos  divins  attraits 935 

HYPSIPYLE. 

Faites  moins  d'honneur.  Prince,  à  mon  peu  de  mérite  : 
Je  ne  cherche  en  ces  lieux  qu'un  ingrat  qui  m'évite. 

Au  lieu  de  m'aborder,  Jason,  vous  pâlissez! 
Dites-moi  pour  le  moins  si  vous  me  connoissez. 

JASON. 

Je  sais  bien  qu'à  Lemnos  vous  étiez  Hypsipyle;        940 
Mais  ici — 


I.  Dans  l'édition  de  Voltaire  (1764)  :  absvkte,  à  Hjpsipjle. 
I.  Toutes  les  éditions  anciennes,  sans  en  excepter  celles  de  Thomas  Cor- 
neille et  de  Voltaire,  donnent  le  pluriel  du  participe  :   «  se  sont  plus.  » 


ACTE    11,   SCENE    IV.  295 

HYPSIPYLE. 

Qui  VOUS  rend  de  la  sorte  immobile? 
Ne  suis-je  plus  la  même  arrivant  à  Colchos? 

JASON. 

Oui;  mais  je  n'y  suis  pas  le  même  qu'à  Lemnos. 

HYPSIPYLE. 

Dieux!  que  viens-je  d'ouïr? 

JASON. 

J'ai  d'autres  yeux,  Madame  : 
Voyez  cette  princesse,  elle  a  toute  mon  âme  ;  945 

Et  pour  vous  épargner  les  discours  superflus, 
Ici  je  ne  connois  et  ne  vois  rien  de  plus, 

HYPSIPYLE. 

O  faveurs  de  Neptune,  où  m'avez-vous  conduite? 
Et  s'il  commence  ainsi,  quelle  sera  la  suite? 

MÉDÉE. 

Non,  non.  Madame,  non,  je  ne  veux  rien  d'autrui  :  950 
Reprenez  votre  amant,  je  vous  laisse  avec  lui*. 

Ne  m'offre  plus  un  cœur  dont  une  autre ^  est  maîtresse. 
Volage,  et  reçois  mieux  cette  grande  princesse. 
Adieu  :  des  yeux  si  beaux  valent  bien  la  toison. 

JASON,    à   Junon. 

Ah!  Madame,  voyez  qu'avec  peu  de  raison 95 5 

JUNON. 

Suivez  sans  perdre  temps,  je  saurai  vous  rejoindre. 
Madame,  on  vous  trahit;  mais  votre  heur  n'est  pas  moin- 
Mon  frère,  qui  s'apprête  à  vous  conduire  au  Roi,  [dre. 
N'a  pas  moins  de  mérite,  et  tiendra  mieux  sa  foi. 
Si  je  le  connois  bien,  vous  avez  qui  vous  venge;       960 
Et  si  vous  m'en  croyez,  vous  gagnerez  au  change. 
Je  vous  laisse  en  résoudre,  et  prends  quelques  moments 
Pour  rétablir  le  calme  entre  ces  deux  amants. 

i.  Entre  ce  vers  et  le  suivant,  on  lit  dans  l'édition  de  Voltaire  :   à  Jason. 
2.  L'édition  de  1682  porte  seule  un  autre,  pour  wrae  autre. 


296  LA  TOISON   D'OR. 

SCÈNE  V. 

ABSYRTE,  HYPSIPYLE. 

ABSYRTE. 

Madame,  si  j'osois,  dans  le  trouble  où  vous  êtes, 

Montrer  à  vos  beaux  yeux  des  peines  plus  secrètes,  965 

Si  j'osois  faire  voir  à  ces  divins  tyrans 

Ce  qu'ont  déjà  soumis  de  si  doux  conquérants, 

Je  mettrois  à  vos  pieds  le  trône  et  la  couronne 

Où  le  ciel  me  destine  et  que  le  sang  me  donne. 

Mais  puisque  vos  douleurs  font  taire  mes  désirs,      970 

Ne  vous  offensez  pas  du  moins  de  mes  soupirs  ; 

Et  tant  que  le  respect  m'imposera  silence, 

Expliquez-vous  pour  eux  toute  leur  violence. 

HYPSIPYLE. 

Prince,  que  voulez-vous  d'un  cœur  préoccupé 

Sur  qui  domine  encor  l'ingrat  qui  l'a  trompé?  975 

Si  c'est  à  mon  amour  une  peine  cruelle 

Où  je  cherche  un  amant  de  voir  un  infidèle, 

C'est  un  nouveau  supplice  à  mes  tristes  appas 

De  faire  une  conquête  où  je  n'en  cherche  pas. 

Non  que  je  vous  méprise,  et  que  votre  personne       980 

N'eût  de  quoi  me  toucher  plus  que  votre  couronne  : 

Le  ciel  me  donne  un  sceptre  en  des  climats  plus  doux. 

Et  de  tous  vos  Etats  je  ne  voudrois  que  vous. 

Mais  ne  vous  flattez  point  sur  ces  marques  d'estime 

Qu'en  mon  cœur,  tel  qu'il  est,  votre  présence  imprime  : 

Quand  l'univers  entier  vous  connoîtroit  pour  roi. 

Que  pourrois-je  pour  vous,  si  je  ne  suis  à  moi? 

ABSYRTE. 

Vous  y  serez,  Madame,  et  pourrez  toute  chose  : 
Le  change  de  Jason  déjà  vous  y  dispose; 


ACTE    II,   SCENE    V.  297 

Et  pour  peu  qu'il  soutienne  encor  cette  rigueur,       990 
Le  dépit,  malgré  vous,  vous  rendra  votre  cœur. 
D'un  si  volage  amant  que  pourriez-vous  attendre? 

HYPSIPYLE. 

L'inconstance  me  l'ôte,  elle  peut  me  le  rendre. 

ABSYRTE. 

Quoi?  vous  pourriez  l'aimer,  s'il  rentroit  sous  vos  lois 
En  devenant  perfide  une  seconde  fois?  995 

HYPSIPYLE. 

Prince,  vous  savez  mal  combien  charme  un  courage 

Le  plus  frivole  espoir  de  reprendre  un  volage. 

De  le  voir  malgré  lui  dans  nos  fers  retombé. 

Echapper  à  l'objet  qui  nous  l'a  dérobé. 

Et  sur  une  rivale  et  confuse  et  trompée  1000 

Ressaisir  avec  gloire  une  place  usurpée. 

Si  le  ciel  en  courroux  m'en  refuse  l'honneur, 

Du  moins  je  servirai  d'obstacle  à  son  bonheur. 

Cependant  éteignez  une  flamme  inutile  : 

Aimez  en  d'autres  lieux,  et  plaignez  Hypsipyle;      100 5 

Et  s'il  vous  reste  encor  quelque  bonté  pour  moi, 

Aidez  contre  un  ingrat  ma  plainte  auprès  du  Roi. 

ABSYRTE. 

Votre  plainte.  Madame,  auroit  pour  toute  issue 

Un  nouveau  déplaisir  de  la  voir  mal  reçue. 

Le  Roi  le  veut  pour  gendre,  et  ma  sœur  pour  époux. 

HYPSIPYLE. 

Il  me  rendra  justice,  un  roi  la  doit  à  tous; 
Et  qui  la  sacrifie  aux  tendresses  de  père 
Est  d'un  pouvoir  si  saint  mauvais  dépositaire. 

ABSYRTE. 

A  quelle  rude  épreuve  engagez-vous  ma  foi, 

De  me  forcer  d'agir  contre  ma  sœur  et  moi  !  i  o  i  5 

Mais  n'importe,  le  temps  et  quelque  heureux  service 


298  LA   TOISON    D'OR. 

Pourront  à  mon  amour  vous  rendre  plus  propice. 
Tandis  souvenez-vous  que  jusqu'à  se  trahir 
Ce  prince  malheureux  cherche  à  vous  obéir. 


FIN    DU    SECOND    ACTE. 


ACTE    III. 


^99 


ACTE   III. 


DECORATION  DU  TROISIEME  ACTE. 

Nos  théâtres  n'ont  encore  rien  fait  paroître  de  si  brillant  que  le  pa- 
lais du  roi  Aaete,  qui  sert  de  décoration  à  cet  acte.  On  y  voit  de 
chaque  côté  deux  rangs  de  colonnes  de  jaspe  torses,  et  environ- 
nées de  pampres  d'or  à  grands  feuillages,  chantournées,  et  décou- 
pées à  jour,  au  milieu  desquelles  sont  des  statues  d'or  à  l'an- 
tique, de  grandeur  naturelle.  Les  frises,  les  festons,  les  corniches 
et  les  chapiteaux  sont  pareillement  d'or,  et  portent  pour  finisse- 
ments  des  vases  de  porcelaine  d'où  sortent  de  gros  bouquets  de 
fleurs  aussi  au  naturel i.  Les  bases  et  les  piédestaux  sont  enrichis 
de  basses-tailles 2,  où  sont  peintes  diverses  fables  de  l'antiquité. 
Un  grand  portique  doré,  soutenu  par  quatre  autres  colonnes 
dans  le  même  ordre,  fait  la  face  du  théâtre,  et  est  suivi  de  cinq 
ou  six  autres  de  même  manière,  qui  forment,  par  le  moyen  de 
ces  colonnes,  comme  cinq  galeries,  où  la  vue  s'enfonçant,  dé- 
couvre ce  même  jardin  de  cyprès  qui  a  paru  au  premier  acte. 


IP  DECORATION  DU  TROISIEME  ACTE^. 

Ce  palais  doré  se  change  en  un  palais  d'horreur,  sitôt  que  Médée 
a  donné  un  covip  de  baguette.  Tout  ce  qu'il  y  a  d'épouvantable 

1.  Var.  (Dessein  et  édit.  de  1661-1664)  '.  de  gros  bouquets  de 
fleurs  au  naturel. 

2.  Basses-tailles,  bas-reliefs. 

3.  Dans  les  éditions  de  1661  et  de  i663,  et  aussi  dans  l'édition 
de  1692  et  dans  celle  de  Voltaire,  la  description  de  cette  seconde 
décoration  du  troisième  acte  a  été  transportée  plus  loin,  après  le 
vers  1337,  où  les  éditions  de  1664-1682  en  répètent  les  premiers 
mots.  Dans  l'édition  de  i663,  un  erratum  signale  comme  un  oubli 
l'absence  de  cette  seconde  décoration  en  tête  de  l'acte.  Malgré  le 
déplacement  de  cette  description,  quelques  exemplaires  de  1692 
portent  au  bas  de  la  première  décoration,  qui  tient  toute  une 
page,  la  réclame  :  11"  décoration. 


3oo  LA  TOISON   D'OR. 

en  la  nature  y  sert  de  Termes.  L'éléphant,  le  rhinocérot  •,  le  lion, 
l'once,  les  tigres,  les  léopards,  les  panthères,  les  dragons,  les  ser- 
pents, tous  avec  leurs  antipathies  à  leurs  pieds,  y  lancent  des 
regards  menaçants.  Une  grotte  obscure  borne  la  vue,  au  travers 
de  laquelle  l'œil  ne  laisse  pas  de  découvrir  un  éloignement  mer- 
veilleux que  fait  la  perspective.  Quatre  monstres  ailés  et  quatre 
rampants  enferment  Hjpsipyle,  et  semblent  prêts  à  la  dévorer. 


SCENE   PREMIERE. 
AvETE,  JASON. 

A^TE. 

Je  vous  devois  assez  pour  vous  donner  Médée,         loao 

Jason;  et  si  tantôt  vous  l'aviez  demandée, 

Si  vous  m'aviez  parlé  comme  vous  me  parlez, 

Vous  auriez  obtenu  le  bien  que  vous  voulez. 

Mais  en  est-il  saison  au  jour  d'une  conquête 

Qui  doit  faire  tomber  mon  trône  ou  votre  tête?       ioi5 

Et  vous  puis-je  accepter  pour  g-endre,  et  vous  chérir. 

S'il  vous  faut  dans  une  heure  ou  me  perdre  ou  périr? 

Prétendre  à  la  toison  par  l'hymen  de  ma  fille, 

C'est  pour  m'assassiner  s'unir  à  ma  famille; 

Et  si  vous  abusez  de  ce  que  j'ai  promis,  i  o3o 

Vous  êtes  le  plus  grand  de  tous  mes  ennemis. 

Je  ne  m'en  puis  dédire,  et  le  serment  me  lie. 

Mais  si  tant  de  périls  vous  laissent  quelque  vie. 

Après  avoir  perdu  ce  roi  que  vous  bravez. 

Allez  porter  vos  vœux  à  qui  vous  les  devez  :  io3  5 

Hvpsipyle  vous  aime,  elle  est  reine,  elle  est  belle  ; 

Fuyez  notre  vengeance,  et  régnez  avec  elle. 

JASON. 

Quoi?  parler  de  vengeance,  et  d'un  œil  de  courroux 
Voir  l'immuable  ardeur  de  m'attacher  à  vous! 

I.   Cette  orthographe,  conforme  au  radical  grec  de  ce  mot,  est 
celle  de  toutes  les  éditions  anciennes,  y  compris  celle  de  1699. 


ACTE    m,   SCENE    I.  3oi 

Vous  présumer  perdu  sur  la  foi  d'un  scrupule  1040 

Qu'embrasse  aveuglément  votre  âme  trop  crédule, 

Comme  si  sur  la  peau  d'un  chétif  animal 

Le  ciel  avoit  écrit  tout  votre  sort  fatal  ! 

Ce  que  l'ombre  a  prédit,  si  vous  daignez  l'entendre. 

Ne  met  aucun  obstacle  aux  prières  d'un  gendre.      1045 

Me  donner  la  Princesse,  et  pour  dot  la  toison. 

Ce  n'est  que  l'assurer  dedans  votre  maison, 

Puisque  par  les  doux  nœuds  de  ce  bonheur  suprême 

Je  deviendrai  soudain  une  part  de  vous-même, 

Et  que  ce  même  bras  qui  vous  a  pu  sauver  io5o 

Sera  toujours  armé  pour  vous  la  conserver. 

AMTE. 

Vous  prenez  un  peu  tard  une  mauvaise  adresse  : 

Nos  esprits  sont  plus  lourds  que  ceux  de  votre  Grèce  ; 

Mais  j'ai  d'assez  bons  yeux,  dans  un  si  juste  effroi, 

Pour  démêler  sans  peine  un  gendre  d'avec  moi.       io55 

Je  sais  que  l'union  d'un  époux  à  ma  fille 

De  mon  sang  et  du  sien  forme  une  autre  famille, 

Et  que  si  de  moi-même  elle  fait  quelque  part. 

Cette  part  de  moi-même  a  ses  destins  à  part. 

Ce  que  l'ombre  a  prédit  se  fait  assez  entendre.    1060 
Cessez  de  vous  forcer  à  devenir  mon  gendre  ; 
Ce  seroit  un  honneur  qui  ne  vous  plairoit  pas, 
Puisque  la  toison  seule  a  pour  vous  des  appas. 
Et  que  si  mon  malheur  vous  l'avoit  accordée. 
Vous  n'auriez  jamais  fait  aucuns  vœux  pour  Médée. 

JASON. 

C'est  faire  trop  d'outrage  à  mon  cœur  enflammé. 
Dès  l'abord  je  la  vis,  dès  l'abord  je  l'aimai; 
Et  mon  amour  n'est  pas  un  amour  politique 
Que  le  besoin  colore,  et  que  la  crainte  explique. 
Mais  n'ayant  que  moi-même  à  vous  parler  pour  moi, 
Je  n'osois  espérer  d'être  écouté  d'un  roi. 


3o2  LA    TOISON   D'OR. 

Ni  que  sur  ma  parole  il  me  crût  de  naissance 
A  porter  mes  désirs  jusqu'à  son  alliance. 
Maintenant  qu'une  reine  a  fait  voir  que  mon  sang- 
N'est  pas  fort,  au-dessous  de  cet  illustre  rang,  1075 

Qu'un  refus  de  son  sceptre  après  votre  victoire 
Montre  qu'on  peut  m'aimer  sans  hasarder  sa  gloire, 
J'ose,  un  peu  moins  timide,  offrir,  avec  ma  foi, 
Ce  que  veut  une  reine  à  la  fille  d'un  roi. 

A.ETE. 

Et  cette  même  reine  est  un  exemple  illustre  1080 

Qui  met  tous  vos  hauts  faits  en  leur  plus  digne  lustre. 

L'état  où  la  réduit  votre  fidélité 

Nous  instruit  hautement  de  cette  vérité, 

Que  ma  fille  avec  vous  seroit  fort  assurée 

Sur  les  gages  douteux  d'une  foi  parjurée.  10 85 

Ce  trône  refusé,  dont  vous  faites  le  vain, 

Nous  doit  donner  à  tous  horreur  de  votre  main. 

Il  ne  faut  pas  ainsi  se  jouer  des  couronnes  : 

On  doit  toujours  respect  au  sceptre,  à  nos  personnes. 

Mépriser  cette  reine  en  présence  d'un  roi,  1090 

C'est  manquer  de  prudence  aussi  bien  que  de  foi. 

Le  ciel  nous  unit  tous  en  ce  grand  caractère  : 

Je  ne  puis  être  roi  sans  être  aussi  son  frère  ; 

Et  si  vous  étiez  né  mon  sujet  ou  mon  fils, 

J'aurois  déjà  puni  l'orgueil  d'un  tel  mépris;  1095 

Mais  l'unique  pouvoir  que  sur  vous  je  puis  prendre, 

C'est  de  vous  ordonner  de  la  voir,  de  l'entendre. 

La  voilà  :  pensez  bien  que  tel  est  votre  sort. 

Que  vous  n'avez  qu'un  choix,  Hypsipyle  ou  la  mort; 

Car  à  vous  en  parler  avec  pleine  franchise,  i  i  00 

Ma  perte  dépend  bien  de  la  toison  conquise  ; 

Mais  je  ne  dois  pas  craindre  en  ces  périls  nouveaux 

Que  votre  vie  échappe  aux  feux  de  nos  taureaux. 


ACTE    III,    SCENE   IL  3o3 

SCÈNE  IL 

A^TE,    HYPSIPYLE,    JASON. 

Madame,  j'ai  parlé;  mais  toutes  mes  paroles 

Ne  sont  auprès  de  lui  que  des  discours  frivoles.       i  io5 

C'est  à  vous  d'essayer  ce  que  pourront  vos  yeux  : 

Comme  ils  ont  plus  de  force,  ils  réussiront  mieux. 

Arrachez-lui  du  sein  cette  funeste  envie 

Qui  dans  ce  même  jour  lui  va  coûter  la  vie. 

Je  vous  devrai  beaucoup,  si  vous  touchez  son  cœur  i  i  i  o 

Jusques  à  le  sauver  de  sa  propre  fureur  : 

Devant  ce  que  je  dois  au  secours  de  ses  armes, 

Rompre  son  mauvais  sort,  c'est  épargner  nos  larmes. 

SCÈNE  m. 

HYPSIPYLE,    L\SON. 

HYPSIPYLE. 

Eh  bien!  Jason,  la  mort  a-t-elle  de  tels  biens 

Qu'elle  soit  plus  aimable  à  vos  yeux  que  les  miens?  i  1 1  5 

Et  sa  douceur  pour  vous  seroit-elle  moins  pure 

Si  vous  n'y  joigniez  l'heur  de  mourir  en  parjure? 

Oui,  ce  glorieux  titre  est  si  doux  à  porter, 

Que  de  tout  votre  sang  il  le  faut  acheter. 

Le  mépris  qui  succède  à  l'amitié  passée  i  i  2  o 

D'une  seule  douleur  m'auroit  trop  peu  blessée  : 

Pour  mieux  punir  ce  cœur  d'avoir  su  vous  chérir. 

Il  faut  vous  voir  ensemble  et  changer  et  périr; 

Il  faut  que  le  tourment  d'être  trop  tôt  vengée 

Se  mêle  aux  déplaisirs  de  me  voir  outragée  ;  1125 

Que  l'amour,  au  dépit  ne  cédant  qu'à  moitié, 


3o4  LA    TOISON   D'OR. 

Sitôt  qu'il  est  banni,  rentre  par  la  pitié; 

Et  que  ce  même  feu,  que  je  devrois  éteindre, 

M'oblige  à  vous  haïr,  et  me  force  h  vous  plaindre. 

Je  ne  t'empêche  pas,  volage,  de  changer;  i  i3o 

Mais  du  moins,  en  changeant,  laisse-moi  me  venger. 
C'est  être  trop  cruel,  c'est  trop  croître  l'offense 
Que  m'ôter  à  la  fois  ton  cœur  et  ma  vengeance. 
Le  supplice  où  tu  cours  la  va  trop  tôt  finir. 
Ce  n'est  pas  me  venger,  ce  n'est  que  te  punir;        i  i35 
Et  toute  sa  rigueur  n'a  rien  qui  me  soulage, 
S'il  n'est  de  mon  souhait  et  le  choix  et  l'ouvragre. 

Hélas  !  si  tu  pouvois  le  laisser  h  mon  choix. 
Ton  supplice,  il  seroit  de  rentrer  sous  mes  lois, 
De  m'attacher  à  toi  d'une  chaîne  plus  forte,  i  140 

Et  de  prendre  en  ta  main  le  sceptre  que  je  porte. 
Tu  n'as  qu'a  dire  un  mot,  ton  crime  est  effacé  : 
J'ai  déjà,  si  tu  veux,  oublié  le  passé. 
Mais  qu'inutilement  je  me  montre  si  bonne 
Quand  tu  cours  à  la  mort  de  peur  qu'on  te  pardonne  ! 
Quoi?  tu  ne  réponds  rien,  et  mes  plaintes  en  l'air 
N'ont  rien  d'assez  puissant  pour  te  faire  parler  ? 

JASON. 

Que  voulez-vous.  Madame,  ici  que  je  vous  die? 

Je  ne  connois  que  trop  quelle  est  ma  perfidie  ; 

Et  l'état  où  je  suis  ne  sauroit  consentir  1 1  5o 

Que  j'en  fasse  une  excuse,  ou  montre  un  repentir  : 

Après  ce  que  j'ai  fait,  après  ce  qui  se  passe. 

Tout  ce  que  je  dirois  auroit  mauvaise  grâce. 

Laissez  dans  le  silence  un  coupable  obstiné, 

Qui  se  plaît  dans  son  crime,  et  n'en  est  point  gêné.  1 1  5  5 

HYPSIPYLE. 

Parle  toutefois,  parle,  et  non  plus  pour  me  plaire, 
Mais  pour  rendre  la  force  à  ma  juste  colère; 
Parle,  pour  m'arracher  ces  tendres  sentiments 


ACTE    III,    SCENE   III.  3o5 

Que  l'amour  enracine  au  cœur  des  vrais  amants  ; 

Repasse  mes  bontés  et  tes  ingratitudes  ;  i  1 6  o 

Joins-y,  si  tu  le  peux,  des  coups  encor  plus  rudes  : 

Ce  sera  m'obliger,  ce  sera  m'obéir 

Je  te  devrai  beaucoup,  si  je  te  puis  haïr. 

Et  si  de  tes  forfaits  la  peinture  étendue 

Ne  laisse  plus  flotter  ma  haine  suspendue.  i  i65 

J\SON. 

Que  dirai-je,  après  tout,  que  ce  que  vous  savez? 

Madame,  rendez-vous  ce  que  vous  vous  devez. 

Il  n'est  pas  glorieux  pour  une  grande  reine 

De  montrer  de  l'amour,  et  de  voir  de  la  haine; 

Et  le  sexe  et  le  rang  se  doivent  souvenir  i  1 7  o 

Qu'il  leur  sied  bien  d'attendre,  et  non  de  prévenir  ; 

Et  que  c'est  profaner  la  dignité  suprême 

Que  de  lui  laisser  dire  :  «  On  me  trahit,  et  j'aime.  ^^ 

HYPSIPYLE. 

Je  le  puis  dire,  ingrat,  sans  blesser  mon  devoir  : 

C'est  mon  époux  en  toi  que  le  ciel  me  fait  voir,      i  i  7  5 

Du  moins  si  la  parole  et  reçue  et  donnée 

A  des  nœuds  assez  forts  pour  faire  un  hyménée. 

Ressouviens-t'en,  volage,  et  des  chastes  douceurs 
Qu'un  mutuel  amour  répandit  dans  nos  cœurs. 
Je  te  laissai  partir  afin  que  ta  conquête  i  i  80 

Remît  sous  mon  empire  une  plus  digne  tête. 
Et  qu'une  reine  eût  droit  d'honorer  de  son  choix 
Un  héros  que  son  bras  eût  fait  égal  aux  rois. 
J'attendois  ton  retour  pour  pouvoir  avec  gloire 
Récompenser  ta  flamme  et  payer  ta  victoire  ;  i  1  3  5 

Et  quand  jusques  ici  je  t'apporte  ma  foi, 
Je  trouve  en  arrivant  que  tu  n'es  plus  à  moi! 
Hélas!  je  ne  craignois  que  tes  beautés  de  Grèce; 
Et  je  vois  qu'une  Scythe  a  rompu  ta  promesse, 
Et  qu'un  climat  barbare  a  des  traits  assez  doux       i  190 
Corbeille,   vi  ao 


3o6  LA   TOISON   D'OR. 

Pour  m'avoir  de  mes  bras  enlevé  mon  époux! 
Mais,  dis-moi,  ta  Médée  est-elle  si  parfaite? 
Ce  que  cherche  Jason  vaut-il  ce  qu'il  rejette? 
Malgré  ton  cœur  changé,  j'en  fais  juges  tes  yeux. 
Tu  soupires  en  vain,  il  faut  t'expliquer  mieux:        i  i9f> 
Ce  soupir  échappé  me  dit  bien  quelque  chose; 
Toute  autre  l'entendroit;  mais  sans  toi  je  ne  l'ose. 
Parle  donc  et  sans  feinte  :  où  porte-t-il  ta  foi? 
Va-t-il  vers  ma  rivale,  ou  revient-il  vers  moi*? 

JASON. 

Osez  autant  qu'une  autre;  entendez-le.  Madame,     1200 

Ce  soupir  qui  vers  vous  pousse  toute  mon  âme'; 

Et  concevez  par  là  jusqu'où  vont  mes  malheurs. 

De  soupirer  pour  vous,  et  de  prétendre  ailleurs. 

Il  me  faut  la  toison  :  il  y  va  de  la  vie 

De  tous  ces  demi-dieux  que  brûle  même  envie;        i2o5 

Il  y  va  de  ma  gloire,  et  j'ai  beau  soupirer. 

Sous  cette  tyrannie  il  me  faut  expirer. 

J'en  perds  tout  mon  bonheur,  j'en  perds  toute  ma  joie; 

Mais  pour  sortir  d'ici  je  n'ai  que  cette  voie  ; 

Et  le  même  intérêt  qui  vous  fit  consentir,  r  2  i  0 

Malgré  tout  votre  amour,  à  me  laisser  partir. 

Le  même  me  dérobe  ici  votre  couronne. 

Pour  faire  ma  conquête,  il  faut  que  je  me  donne. 

Que  pour  l'objet  aimé  j'affecte  des  mépris. 

Que  je  m'offre  en  esclave,  et  me  vende  à  ce  prix  :   i  2  i  5 

Voilà  ce  que  mon  cœur  vous  dit  quand  il  soupire. 

Ne  me  condamnez  plus.  Madame,  à  le  redire  : 

Si  vous  m'aimez  encor,  de  pareils  entretiens 

Peuvent  aigrir  vos  maux  et  redoublent  les  miens; 


1,  far.   Va-t-il  vers  ma  rivale,  ou  revient-il  à  moi?  (1661) 

2,  Var,  Ce  soupir  que  vci's  vous  pousse  toute  mon  àme  [a).  (1661) 

(«)  Comparez  à  ce  vers  le  vers  1641»  où  toutes  les  éditions  portent  qui. 


ACTE    III,   SCÈNE    III.  307 

El  cet  aveu  d'un  crime  où  le  destin  m'attache  1220 

Grossit  rindignité  des  remords  que  je  cache. 

Pour  me  les  épargner,  vous  voyez  qu'en  ces  lieux 

Je  fuis  votre  présence,  et  j'évite  vos  yeux. 

L'amour  vous  montre  aux  miens  toujours  charmante  et 

Chaque  moment  allume  une  flamme  nouvelle  ;     [belle  ; 

Mais  ce  qui  de  mon  cœur  fait  les  plus  chers  désirs. 

De  mon  change  forcé  fait  tous  les  déplaisirs  ; 

Et  dans  l'affreux  supplice  où  me  tient  votre  vue, 

Chaque  coup  d'oeil  me  perce,  et  chaque  instant  me  tue. 

Vos  bontés  n'ont  pour  moi  que  des  traits  rigoureux  : 

Plus  je  me  vois  aimé,  plus  je  suis  malheureux; 

Plus  vous  me  faites  voir  d'amour  et  de  mérite, 

Plus  vous  haussez  le  prix  des  trésors  que  je  quitte; 

Et  l'excès  de  ma  perte  allume  une  fureur 

Qui  me  donne  moi-même  à  moi-même  en  horreur,  i  23  5 

Laissez-moi  m'afFranchir  de  la  secrète  rage 

D'être  en  dépit  de  moi  déloyal  et  volage; 

Et  puisqu'ici  le  ciel  vous  offre  un  autre  époux 

D'un  rang  pareil  au  vôtre,  et  plus  digne  de  vous. 

Ne  vous  obstinez  point  à  gêner  une  vie  1240 

Que  de  tant  de  malheurs  vous  voyez  poursuivie. 

Oubliez  un  ingrat  qui  jusques  au  trépas, 

Tout  ingrat  qu'il  paroît,  ne  vous  oubliera  pas  : 

Apprenez  à  quitter  un  lâche  qui  vous  quitte. 

HYPSIPYLE. 

Tu  te  confesses  lâche,  et  veux  que  je  t'imite;  1245 

Et  quand  tu  fais  effort  pour  te  justifier. 

Tu  veux  que  je  t'oublie,  et  ne  peux  m'oublier! 

Je  vois  ton  artifice  et  ce  que  tu  médites; 

Tu  veux  me  conserver  alors  que  tu  me  quittes; 

Et  par  les  attentats  d'un  flatteur  entretien  i  2  5  0 

Me  dérober  ton  cœur,  et  retenir  le  mien  : 

Tu  veux  que  je  te  perde,  et  que  je  te  regrette, 


3o8  LA    TOISON    D  OR. 

Que  j'approuve  eu  pleuraut  la  perte  que  jai  faite. 

Que  je  t'estime  et  t'aime  avec  ta  lâcheté. 

Et  me  preiiue  de  tout  à  la  fatalité.  ia55 

Le  ciel  lordomie  ainsi  :  tou  change  est  légitime; 
Ton  innocence  est  sûre  au  milieu  de  ton  crime  : 
Et  quand  tes  trahisons  pressent  leur  noii*  effet. 
Ta  gloire,  ton  devoii'.  ton  destin  a  tout  fait. 

Repreiias.  reprends.  Jason,  tes  premières  rudesses  : 
Leur  coup  m'est  bien  plus  doux  que  tes  fausses  tendresses; 
Tes  remords  impuissants  aigrissent  mes  douleurs  : 
Ne  me  rends  point  ton  cœur,  quand  tu  te  vends  ailleurs. 
D'un  cœur  qu'on  ne  voit  pas  l'offre  est  lâche  et  barbare. 
Q        ^    ^      out  ce  qu'on  voit  un  autre  objet  s'empare: 
E:  ».  CM  icLiiC  un  hommage  et  ridicule  et  vain 
De  présenter  le  cœur  et  retirer  la  main. 

JASO". 

L'un  et  l'autre  est  à  vous,  si  — 

HYPSIPYLE. 

]N  achève  pas.  traître: 
Ce  que  tu  veux  cacher  se  feroit  trop  paroitre  : 
Lu  véritable  amour  ne  parle  point  ainsi.  1270 

JASOX. 

Trouvez  donc  les  movens  de  nous  tirer  d'ici. 

La  toison  emportée,  il  agira.  >Lidame, 

Ce  véritable  amoiu*  qui  vous  donne  mon  àme  ; 

Sinon ^-L  '-  D    ux!  que  vois-je?  O  ciel!  je  suis  perdu, 

Si  l'ai  tant  de  m^dheui'  quelle  m'aye  entendu.  1273 

SCÈNE  IV. 

MEDEE.   HYPSIPYLE. 

MEDEE. 

Vous  lavez  vu.  ^Lulame.  ètes-vous  satL^faite? 


ACTE    III,    SCÈXE    IV.  309 

HYPSIPYLE. 

Vous  en  pouvez  juger  par  sa  prompte  retraite. 

MÉPÉE. 

Elle  marque  le  trouble  où  son  cœur  est  réduit; 
Mais  j'ignore,  après  tout,  s'il  vous  quitte  ou  me  fuit. 

HYPSIPYLE. 

Vous  pouvez  donc,  Madame,  ignorer  quelque  chose? 

MÉDÉE. 

Je  sais  que,  s'il  me  fuit,  vous  en  êtes  la  cause. 

HYPSIPYLE. 

Moi,  je  n'en  sais  pas  tant;  mai  j'avoue  entre  nous 
Que  s'il  faut  qu'il  me  quitte,  il  a  besoin  de  vous. 

MÉDÉE. 

Ce  que  vous  en  pensez  me  donne  peu  d'alarmes. 

HYPSIPYLE. 

Je  n'ai  que  des  attraits,  et  vous  avez  des  charmes.  1283 

MÉDÉE. 

C'est  beaucoup  en  amour  que  de  savoir  charmer*. 

HYPSIPYLE. 

Et  c'est  beaucoup  aussi  que  de  se  faire  aimer. 

MÉDÉE. 

Si  vous  en  avez  l'art,  j'ai  celui  d'y  contraindre. 

HYPSIPYLE. 

A  faute  d'être  aimée,  on  peut  se  faire  craindre. 

MÉDÉE. 

Il  vous  aima  jadis? 

I.  Voltaire,  dans  sa  Préface  de  la  Toison  d'or,  après  avoir  cité  les  vers  du 
deuxième  chant  de  VArt  poétique,  où  Boileau  reproche  à  la  tragédie  d'avoir 

fait  des  pointes  «  ses  plus  chères  délices,  »  ajoute  :  «  Il  y  a quelques  jeux 

de  mots  dans  Corneille,  mais  ils  sont  rares.  Le  plus  remarquable  est  celui 
d'Hypsipyle,  qui,  dans  la  iv®  scène  du  III*  acte,  dit  à  Médée,  sa  rivale,  en 
faisant  allusion  à  sa  masrie   : 

o 

Je  n'ai  que  des  attraits,  et  vous  avez  des  charmes. 
Médée  lui  répond  : 

C'est  beaucoup  en  amour  que  de  savoir  charmer.  » 


3io  LA   TOISON   D'OR. 

HYPSIPYLE. 

Peut-être  il  m'aime  encor,       1290 
Moins  que  vous  toutefois,  ou  que  la  toison  d'or. 

MÉDÉE. 

Du  moins,  quand  je  voudrai  flatter  son  espérance, 
Il  saura  de  nous  deux  faire  la  différence. 

HYPSIPYLE. 

J'en  vois  la  différence  assez  grande  à  Colchos; 
Mais  elle  seroit  autre  et  plus  grande  à  Lemnos.        1295 
Les  lieux  aident  au  choix;  et  peut-être  qu'en  Grèce 
Quelque  troisième  objet  surprendroit  sa  tendresse. 

MÉDÉE. 

J'appréhende  assez  peu  qu'il  me  manque  de  foi. 

HYPSIPYLE. 

Vous  êtes  plus  adroite  et  plus  belle  que  moi  : 

Tant  qu'il  aura  des  yeux  vous  n'avez  rien  à  craindre. 

MÉDÉE. 

J'allume  peu  de  feux  qu'un  autre*  puisse  éteindre; 
Et  puisqu'il  me  promet  un  cœur  ferme  et  constant... 

HYPSIPYLE. 

Autrefois  à  Lemnos  il  m'en  promit  autant. 

MÉDÉE. 

D'un  amant  qui  s'en  va  de  quoi  sert  la  parole? 

HYPSIPYLE. 

A  montrer  qu'on  vous  peut  voler  ce  qu'on  me  vole.  1 3o5 
Ces  beaux  feux  qu'en  mon  île  il  n'osoit  démentir 

MÉDÉE. 

Eurent  un  peu  de  tort  de  le  laisser  partir. 

HYPSIPYLE. 

Comme  vous  en  aurez,  si  jamais  ce  volage 

Porte  à  quelque  autre  objet  ce  qu'il  vous  rend  d'hommage. 

I.  Telle  est  la  leçon  des  éditions  de  1664-1682.  Les  deux  premières  (1661 
et  i6()3)  donnent,  ainsi  que  celles  de  Thomas  Corneille  (1G92)  et  de  Vol- 
taire (1764)  :   "  une  autre.  » 


ACTE    III,    SCENE    IV.  3ii 

MÉDÉE. 

Les  captifs  mal  gardés  ont  droit  de  nous  quitter,     i  3  i  o 

HYPSIPYLE. 

J'avois  quelque  mérite,  et  n'ai  pu  Tarrêter. 

MÉDÉE. 

J'en  ai  peu,  mais  enfin  s'il  fait  plus  que  le  vôtre? 

HYPSIPYLE. 

Vous  avez  lieu  de  croire  en  valoir  bien  un  autre*  ; 

Mais  prenez  moins  d'appui  sur  un  cœur  usurpé  : 

Il  peut  vous  échapper,  puisqu'il  m'est  échappé.       i  3  i  5 

MÉDÉE. 

Votre  esprit  n'est  rempli  que  de  mauvais  augures 

HYPSIPYLE. 

On  peut  sur  le  passé  former  ses  conjectures. 

MÉDÉE. 

Le  passé  mal  conduit  n'est  qu'un  miroir  trompeur, 
Où  l'œil  bien  éclairé  ne  fonde  espoir  ni  peur. 

HYPSIPYLE. 

Si  j'ai  conçu  pour  vous  des  craintes  mal  fondées 1 3  2  o 

MÉDÉE. 

Laissons  faire  Jason,  et  gardons  nos  idées. 

HYPSIPYLE. 

Avec  sincérité  je  dois  vous  avouer 

Que  j'ai  quelque  sujet  encor  de  m'en  louer. 

MÉDÉE. 

Avec  sincérité  je  dois  aussi  vous  dire 

Qu'assez  malaisément  on  sort  de  mon  empire,         i325 

Et  que  quand  jusqu'à  moi  j'ai  permis  d'aspirer, 

On  ne  s'abaisse  plus  à  vous  considérer. 

Profitez  des  avis  que  ma  pitié  vous  donne. 

I.  Var.  Vous  aurez  lieu  de  croire  en  valoir  bien  une  autre  {a),  (1661) 
Var.  Vous  aurez  lieu  de  croire  en  valoir  bien  un  autre.  (i663-68) 

(«)  Cette  leçon  a  été  reproduite  dans  l'édition  de   l69'2  et  dans  celle  de 
Voltaire  (1764). 


3i2  LA    TOISON   D'OR. 

HYPSIPYLE. 

A  VOUS  dire  le  vrai,  cette  hauteur  m'étonne. 

Je  suis  reine,  Madame,  et  les  fronts  couronnés —   i3  3o 

MÉDÉE. 

Et  moi  je  suis  Médée,  et  vous  m'importunez. 

HYPSIPYLE. 

Cet  indigne  mépris  que  de  mon  rang  vous  faites  — 

MÉDÉE. 

Connoissez-moi,  Madame,  et  voyez  où  vous  êtes. 
Si  Jason  pour  vos  yeux  ose  encor  soupirer, 
Il  peut  chercher  des  bras  à  vous  en  retirer.  i33  5 

Adieu  :  souvenez-vous,  au  lieu  de  vous  en  plaindre. 
Qu'à  faute  d'être  aimée,  on  peut  se  faire  craindre. 

(Ce  palais  doré  se  change  en  un  palais  d'horreur,  sitôt  que  Médée  a  dit 
le  premier  de  ces  cinq  derniers  vers*.) 


SCENE  V. 

HYPSIPYLE. 

Que  vois-je?  où  suis-je?  ô  Dieux!  quels  abîmes  ouverts 

Exhalent  jusqu'à  moi  les  vapeurs  des  enfers  ! 

Que  d'yeux  étincelants  sous  d'horribles  paupières    1340 

Mêlent  au  jour  qui  fuit  d'effroyables  lumières! 

O  toi,  qui  crois  par  là  te  faire  redouter. 

Si  tu  l'as  espéré,  cesse  de  t'en  flatter. 

Tu  perds  de  ton  grand  art  la  force  ou  l'imposture, 

A  t'armer  contre  moi  de  toute  la  nature.  1345 

L'amour  au  désespoir  ne  peut  craindre  la  mort  : 

Dans  un  pareil  naufrage  elle  ouvre  un  heureux  port. 

I.  Les  éditions  antérieures  à  1664  et  celles  qui  sont  postérieures  à  1682 
continuent  :  «  et  qu'elle  a  donné  un  coup  de  baguette..,,  etc.,  »  en  trans- 
portant ici  la  description  de  la  «  deuxième  décoration  du  troisième  acte.  » 
Voyez  ci-dessus,  p.  299,  et  la  note  3. 


ACTE    III,    SCENE    V.  3i3 

Hâtez,  monstres,  hâtez  votre  approche  fatale. 

Mais  immoler  ainsi  ma  vie  à  ma  rivale  ! 

Cette  honte  est  pour  moi  pire  que  le  trépas.  i  3  5o 

Je  ne  veux  plus  mourir;  monstres,  n'avancez  pas. 

UNE  VOIX,   derrière  le  théâtre. 

Monstres,  n'avancez  pas,  une  reine  l'ordonne; 
Respectez  ses  appas; 
Suivez  les  lois  qu'elle  vous  donne  : 

Monstres,  n'avancez  pas.  i355 

(Les  monstres  s'arrêtent  sitôt  que  cette  voix  chante.) 
HYPSIPYLE. 

Quel  favorable  écho,  pendant  que  je  soupire, 
Répète  mes  frayeurs  avec  un  tel  empire  ? 
Et  d'oii  vient  que  frappés  par  ces  divins  accents, 
Ces  monstres  tout  à  coup  deviennent  impuissants? 

LA  VOIX. 

C'est  l'amour  qui  fait  ce  miracle,  i3  6o 

Et  veut  plus  faire  en  ta  faveur. 
N'y  mets  donc  point  d'obstacle  : 
Aime  qui  t'aime,  et  donne  cœur  pour  cœur. 

HYPSIPYLE. 

Quel  prodige  nouveau!  cet  amas  de  nuages 

Vient-il  dessus  ma  tête  éclater  en  orages?  i  365 

Vous  qui  nous  gouvernez,  Dieux,  quel  est  votre  but? 

M'annoncez-vous  par  là  ma  perte  ou  mon  salut? 

Le  nuage  descend,  il  s'arrête,  il  s'entr'ouvre  ; 

Et  je  vois —  Mais,  ô  Dieux,  qu'est-ce  que  j'y  découvre? 

Seroit-ce  bien  le  Prince? 

(Un  nuage  descend  jusqu'à  terre,  et  s'y  séparant  en  deux  moitiés,  qui 
se  perdent  chacune  de  son  côté,  il  laisse  sur  le  théâtre  le  prince 
Absyrte.) 


3i4  LA   TOISON   D'OR. 

SCÈNE  VI. 
ABSYRTE,  HYPSIPYLE. 

ABSYRTE. 

Oui,  Madame,  c'est  lui    1370 
Dont  Tamour  vous  apporte  un  ferme  et  sûr  appui  : 
Le  même  qui  pour  vous  courant  à  son  supplice. 
Contre  un  ingrat  trop  cher  a  demandé  justice. 
Le  même  vient  encor  dissiper  votre  peur. 
J'ai  parlé  contre  moi,  j'agis  contre  ma  sœur;  1875 

Et  sitôt  que  je  vois  quelque  espoir  de  vous  plaire. 
Je  ne  me  connois  plus,  je  cesse  d'être  frère. 
Monstres,  disparoissez  ;  fuyez  de  ces  beaux  yeux 
Que  vous  avez  en  vain  obsédés  en  ces  lieux. 

(Tous  les  monsU'es  s'envolent  ou  fondent  sous  terre,  et  Absyrte 

continue.) 

Et  vous,  divin  objet,  n'en  ayez  plus  d'alarmes.        i3  8o 

Pour  détruire  le  reste,  il  faudroit  d'autres  charmes. 

Contre  ceux  qu'on  pressoit  de  vous  faire  périr, 

Je  n'avois  que  les  airs  par  où  vous  secourir  ; 

Et  d'un  art  tout-puissant  les  forces  inconnues 

Ne  me  laissoient  ouvert  que  le  milieu  des  nues  ;      i  3  8  5 

Mais  le  mien,  quoique  moindre,  a  pleine  autorité 

De  nous  faire  sortir  d'un  séjour  enchanté. 

Allons,  Madame. 

HYPSIPYLE. 

Allons,  prince  trop  magnanime, 
Prince  digne  en  effet  de  toute  mon  estime. 

ABSYRTE. 

N'aurez-vous  rien  de  plus  pour  des  vœux  si  constants? 
Et  ne  pourrai -je 

HYPSIPYLE. 

Allons,  et  laissez  faire  au  temps. 

FIN     DU     TROISIÈME     ACTE. 


ACTE    IV,    SCENE   I.  3i5 


ACTE   IV. 


DECORATION  DU  QUATRIEME  ACTE. 

Ce  théâtre  horrible  fait  place  a  un  plus  agréable  :  c'est  le  désert 
où  Médée  a  de  coutume*  de  se  retirer  pour  faire  ses  enchan- 
tements. Il  est  tout  de  rochers  qui  laissent  sortir  de  leurs  fentes 
quelques  filaments  d'herbes  rampantes  et  quelques  arbres 
moitié  verts  et  moitié  secs  :  ces  rochers  sont  d'une  pierre  blanche 
et  luisante,  de  sorte  que  comme  l'autre  théâtre  étoit  fort  chargé 
d'ombres,  le  changement  subit  de  l'un  à  l'autre  fait  qu'il  semble 
qu'on  passe  de  la  nuit  au  jour. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
ABSYRTE,    MÉDÉE. 

MÉDÉE. 

Qui  donne  cette  audace  à  votre  inquiétude, 

Prince,  de  me  troubler  jusqu'en  ma  solitude  ? 

Avez-vous  oublié  que  dans  ces  tristes  lieux 

Je  ne  souffre  que  moi,  les  ombres  et  les  Dieux,       iBqS 

Et  qu'étant  par  mon  art  consacrés  au  silence, 

Aucun  ne  peut  sans  crime  y  mêler  sa  présence? 

ABSYRTE. 

De  vos  bontés,  ma  sœur,  c'est  sans  doute  abuser; 

Mais  l'ardeur  d'un  amant  a  droit  de  tout  oser. 

C'est  elle  qui  m'amène  en  ces  lieux  solitaires,  1400 

Où  votre  art  fait  agir  ses  plus  secrets  mystères. 

Vous  demander  un  charme  à  détacher  un  cœur, 

A  dérober  une  âme  à  son  premier  vainqueur. 

I.  Voltaire  a  supprimé  de  dexuat  coutume. 


3iG  LA  TOISON   D'OR. 

MÉDÉE. 

Hélas!  cet  art,  mon  frère,  impuissant  sur  les  âmes. 

Ne  sait  que  c'est  d'éteindre  ou  d'allumer  des  flammes 

Et  s'il  a  sur  .le  reste  un  absolu  pouvoir. 

Loin  de  charmer  les  cœurs,  il  n'y  sauroit  rien  voir. 

Mais  n'avancez-vous  rien  sur  celui  d'Hypsipyle? 

Son  péril,  son  effroi,  vous  est-il  inutile? 

Après  ce  stragème  entre  nous  concerté,  i  4  i  o 

Elle  vous  croit  devoir  et  vie  et  liberté  ; 

Et  son  ingratitude  au  dernier  point  éclate. 

Si  d'une  ombre  d'espoir  cet  effroi  ne  vous  flatte. 

ABSYRTE. 

Elle  croit  qu'en  votre  art  aussi  savant  que  vous. 

Je  prends  plaisir  pour  elle  à  rabattre  vos  coups  ;      1415 

Et  sans  rien  soupçonner  de  tout  notre  artifice, 

Elle  doit  tout,  dit-elle,  à  ce  rare  service; 

Mais  à  moins  toutefois  que  de  perdre  l'espoir, 

Du  côté  de  l'amour  rien  ne  peut  l'émouvoir. 

MÉDÉE. 

L'espoir  qu'elle  conserve  aura  peu  de  durée,  1420 

Puisque  Jason  en  veut  à  la  toison  dorée. 

Et  qu'à  la  conquérir  faire  le  moindre  effort. 

C'est  se  livrer  soi-même  et  courir  à  la  mort. 

Oui,  mon  frère,  prenez  un  esprit  plus  tranquille, 

Si  la  mort  d'un  rival  vous  assure  Hypsipyle  ;  i  4  a  5 

Et  croyez 

ABSYRTE. 

Ah!  ma  sœur,  ce  seroit  me  trahir 
Que  de  perdre  Jason  sans  le  faire  haïr. 
L'âme  de  cette  reine,  à  la  douleur  ouverte, 
A  toute  la  famille  imputeroit  sa  perte, 
Et  m'envelopperoit  dans  le  juste  courroux  1430 

Qu'elle  auroit  pour  le  Roi,  qu'elle  prendroit  pour  vous. 
Faites  donc  qu'il  vous  aime,  afin  qu'on  le  haïsse; 


ACTE    IV,    SCENE    I.  817 

Qu'on  regarde  sa  mort  comme  un  digne  supplice. 

Non  que  je  la  souhaite  :  il  s'est  vu  trop  aimé 

Pour  n'en  présumer  pas  votre  esprit  alarmé;  1435 

Je  ne  veux  pas  non  plus  chercher  jusqu'en  votre  âme 

Les  sentiments  qu'y  laisse  une  si  belle  flamme  : 

Arrêtez  seulement  ce  héros  sous  vos  lois, 

Et  disposez  sans  moi  du  reste,  à  votre  choix. 

S'il  doit  mourir,  qu'il  meure  en  amant  infidèle;       1440 

S'il  doit  vivre,  qu'il  vive  en  esclave  rebelle. 

Et  qu'on  n'aye  aucun  lieu,  dans  l'un  ni  l'autre  sort, 

Ni  de  l'aimer  vivant,  ni  de  le  plaindre  mort. 

C'est  ce  que  je  demande  à  cette  amitié  pure 

Qu'avec  le  jour  pour  moi  vous  donna  la  nature.        i  4  45 

MÉDÉE. 

Puis-je  m'en  faire  aimer  sans  l'aimer  à  mon  tour. 
Et  pour  un  cœur  sans  foi  me  souffrir  de  l'amour? 
Puis-je  l'aimer,  mon  frère,  au  moment  qu'il  n'aspire 
Qu'à  ce  trésor  fatal  dont  dépend  votre  empire? 
Ou  si  par  nos  taureaux  il  se  fait  déchirer,  1450 

Voulez-vous  que  je  l'aime,  afin  de  le  pleurer? 

ABSYRTE. 

Aimez,  ou  n'aimez  pas,  il  suffit  qu'il  vous  aime; 

Et  quant  à  ces  périls  pour  notre  diadème. 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  dont  le  crédule  esprit 

S'attache  avec  scrupule  à  ce  qu'on  leur  prédit.         1455 

Je  sais  qu'on  n'entend  point  de  telles  prophéties 

Qu'après  que  par  l'effet  elles  sont  éclaircies; 

Et  que  quoi  qu'il  en  soit,  le  sceptre  de  Lemnos 

A  de  quoi  réparer  la  perte  de  Colchos. 

Ces  climats  désolés  où  même  la  nature  1460 

Ne  tient  que  de  votre  art  ce  qu'elle  a  de  verdure, 

Où  nos  plus  beaux  jardins  n'ont  ni  roses  ni  lis 

Dont  par  votre  savoir  ils  ne  soient  embellis, 

Sont-ils  à  comparer  à  ces  charmantes  îles 


3i8  LA   TOISON    D'OR. 

Où  nos  maux  trouveroient  de  glorieux  asiles  ?  1465 

Tomber  à  bas  d'un  trône  est  un  sort  rigoureux  ; 

Mais  quitter  l'un  pour  l'autre  est  un  échange  heureux. 

MÉDÉE. 

Un  amant  tel  que  vous,  pour  gagner  ce  qu'il  aime, 

Changeroit  sans  remords  d'air  et  de  diadème 

Comme  j'ai  d'autres  yeux,  j'ai  d'autres  sentiments,  1470 
Et  ne  me  règle  pas  sur  vos  attachements. 

Envoyez-moi  ma  sœur,  que  je  puisse  avec  elle 
Pourvoir  au  doux  succès  d'une  flamme  si  belle. 
Ménagez  cependant  un  si  cher  intérêt  : 
Faites  effort  à  plaire  autant  comme  on  vous  plaît.   1475 
Pour  Jason,  je  saurai  de  sorte  m'y  conduire. 
Que  soit  qu'il  vive  ou  meure,  il  ne  pourra  vous  nuire. 
Allez  sans  perdre  temps,  et  laissez-moi  rêver 
Aux  beaux  commencements  que  je  veux  achever. 


SCENE  II. 

MÉDÉE. 

Tranquille  et  vaste  solitude,  1480 

Qu'à  votre  calme  heureux  j'ose  en  vain  recourir! 
Et  que  la  rêverie  est  mal  propre  à  guérir 
D'une  peine  qui  plaît  la  flatteuse  habitude! 
J'en  viens  soupirer  seule  au  pied  de  vos  rochers  ; 
Et  j'y  porte  avec  moi  dans  mes  vœux  les  plus  chers     1485 

Mes  ennemis  les  plus  à  craindre  : 
Plus  je  crois  les  dompter,  plus  je  leur  obéis; 
Ma  flamme  s'en  redouble;  et  plus  je  veux  l'éteindre, 

Plus  moi-même  je  m'y  trahis. 

C'est  en  vain  que  toute  alarmée  1490 


ACTE   IV,    SCÈNE   II.  3i9 

J'envisag-e  h  quels  maux  expose*  un  inconstant  : 

L'amour  tremble  à  reg^ret  dans  mon  esprit  flottant; 

Et  timide  à  l'aimer,  je  meurs  d'en  être  aimée. 

Ainsi  j'adore  et  crains  son  manquement  de  foi; 

Je  m'offre  et  me  refuse  à  ce  que  je  prévoi  :  149^ 

Son  change  me  plaît  et  m'étonne. 
Dans  l'espoir  le  plus  doux  j'ai  tout  à  soupçonner; 
Et  bien  que  tout  mon  cœur  obstinément  se  donne, 

Ma  raison  n'ose  me  donner. 

Silence,  raison  importune;  i5oo 

Est-il  temps  de  parler  quand  mon  cœur  s'est  donné  ? 
Du  bien  que  tu  lui  veux  ce  lâche  est  si  gêné, 
Que  ton  meilleur  avis  lui  tient  lieu  d'infortune. 
Ce  que  tu  mets  d'obstacle  à  ses  désirs  mutins 
Anime  leur  révolte  et  le  livre  aux  destins,  i  5o5 

Contre  qui  tu  prends  sa  défense  : 
Ton  effort  odieux  ne  sert  qu'à  les  hâter; 
Et  ton  cruel  secours  lui  porte  par  avance 

Tous  les  maux  qu'il  doit  redouter. 

Parle  toutefois  pour  sa  g-loire  ;  i  5  i  0 

Donne  encor  quelques  lois  à  qui  te  fait  la  loi  : 
Tyrannise  un  tyran  qui  triomphe  de  toi. 
Et  par  un  faux  trophée  usurpe  sa  victoire. 
S'il  est  vrai  que  l'amour  te  vole  tout  mon  cœur. 
Exile  de  mes  yeux  cet  insolent  vainqueur,  i  5  i  5 

Dérobe-lui  tout  mon  visage  : 
Et  si  mon  âme  cède  à  mes  feux  trop  ardents^. 


1 .  Tel  est  le  texte  de  toutes  les  éditions  publiées  du  vivant  de  Corneille. 
Thomas  Corneille  (1G92)  a  mis  :  «  s'expose;  »  et  Voltaire  (1764)  :  «  j'ex- 
pose.   i> 

2.  Far.  Et  si  mon  àme  cède  à  des  feux  trop  ardents.  (1661-64) 
Voltaire  a  adopté  cette  variante. 


320  LA   TOISON   D'OR. 

Sauve  tout  le  dehors  du  honteux  esclavage 
Qui  t'enlève  tout  le  dedans  ^ 


SCENE  m. 

JUNON,  MÉDÉE. 

MÉDÉE. 

L'avez-vous  vu,  ma  sœur,  cet  amant  infidèle?  iS^o 

Que  répond-il  aux  pleurs  d'une  reine  si  belle? 
SoufFre-t-il  par  pitié  qu'ils  en  fassent  un  roi? 
A-t-il  encor  le  front  de  vous  parler  de  moi? 
Croit-il  qu'un  tel  exemple  ait  su  si  peu  m'instruire, 
Qu'il  lui  laisse  encor  lieu  de  me  pouvoir  séduire  ?   i  5  2  .'> 

JUNON. 

Modérez  ces  chaleurs  de  votre  esprit  jaloux  : 
Prenez  des  sentiments  plus  justes  et  plus  doux  ; 
Et  sans  vous  emporter  souffrez  que  je  vous  die  — 

MÉDÉE. 

Qu'il  pense  m'acquérir  par  cette  perfidie  ? 

Et  que  ce  qu'il  fait  voir  de  tendresse  et  d'amour,     i  5  3  0 

Si  j'ose  l'accepter,  m'en  garde  une  à  mon  tour? 

Un  volage,  ma  sœur,  a  beau  faire  et  beau  dire. 

On  peut  toujours  douter  pour  qui  son  cœur  soupire  : 

Sa  flamme  à  tous  moments  peut  prendre  un  autre  cours, 

Et  qui  change  une  fois  peut  changer  tous  les  jours,     i  5  3  5 

Vous,  qui  vous  préparez  à  prendre  sa  défense, 

Savez-vous,  après  tout,  s'il  m'aime  ou  s'il  m'offense? 

Lisez-vous  dans  son  cœur  pour  voir  ce  qui  s'y  fait, 

Et  si  j'ai  de  ces  feux  l'apparence  ou  l'effet'^ 


2:> 


1.  Voyez,   au  sujet  de  cette  dernière  strophe,  la  fui  de  la   Préface  que 
Voltaire  a  placée  en  tête  de  la  Toi  on  cVor. 

2.  f^ar.   Et  si  j'ai  de  ses  feux  l'apparence  ou  l'effet?  (1661) 
Voltaire  a  adopté  cette  variante. 


ACTE    IV,    SCENE   III.  32i 

JUNON. 

Quoi?  vous  vous  offensez  d'Hypsipyle  quittée  !         1540 
D'Hypsipyle  pour  vous  à  vos  yeux  maltraitée  ! 
Vous,  son  plus  cher  objet!  vous  de  qui  hautement 
En  sa  présence  même  il  s'est  nommé  l'amant! 
C'est  mal  vous  acquitter  de  la  reconnoissance 
Qu'une  autre  croiroit  due  à  cette  préférence.  i  545 

Voyez  mieux  qu'un  héros  si  grand,  si  renommé, 
Auroit  peu  fait  pour  vous,  s'il  n'avoit  rien  aimé. 

En  ces  tristes  climats  qui  n'ont  que  vous  d'aimable. 
Où  rien  ne  s'offre  aux  yeux  qui  vous  soit  comparable, 
Un  cœur  qu'un  autre  objet  ne  peut  vous  disputer    i  5  5o 
Vous  porte  peu  de  gloire  à  se  laisser  dompter. 
Mais  Hypsipyle  est  belle,  et  joint  au  diadème 
Un  amour  assez  fort  pour  mériter  qu'on  l'aime*; 
Et  quand,  malgré  son  trône,  et  malgré  sa  beauté, 
Et  malgré  son  amour,  vous  l'avez  emporté,  i  5  55 

Que  ne  devez-vous  point  à  l'illustre  victoire 
Dont  ce  choix  obligeant  vous  assure  la  gloire? 
Peut-il  de  vos  attraits  faire  mieux  voir  le  prix. 
Que  par  le  don  d'un  cœur  qu'Hypsipyle  avoit  pris? 
Pouvez-vous  sans  chagrin  refuser  un  hommage         i5  6o 
Qu'une  autre  lui  demande  avec  tant  d'avantage? 
Pouvez-vous  d'un  tel  don  faire  si  peu  d'état. 
Sans  vouloir  être  ingrate,  et  l'être  avec  éclat? 
Si  c'est  votre  dessein,  en  faisant  la  cruelle, 
D'obliger  ce  héros  à  retourner  vers  elle,  i  56  5 

Vous  en  pourrez  avoir  un  succès  assez  prompt  ; 
Sinon 

MÉDÉE. 

Plutôt  la  mort  qu'un  si  honteux  affront. 
Je  ne  souffrirai  point  qu'Hypsipyle  me  brave, 

X.Var.  Un  amour  assez  fort  pour  mériter  qu'il  l'aime.  (1661) 
Corneille,  vi  ai 


322  LA  TOISON   D'OR 

Et  m'enlève  ce  cœur  que  j'ai  vu  mon  esclave. 

Je  voudrois  avec  vous  en  vain  le  déguiser;  iS^o 

Quand  je  Tai  vu  pour  moi  tantôt  la  mépriser, 

Qu'à  ses  yeux,  sans  nous  mettre  un  moment  en  balance, 

Il  m'a  si  hautement  donné  la  préférence, 

J'ai  senti  des  transports  que  mon  esprit  discret 

Par  un  soudain  adieu  n'a  cachés  qu'à  regret.  i  5  7  5 

Je  ne  croirai  jamais  qu'il  soit  douceur  égale 

A  celle  de  se  voir  immoler  sa  rivale. 

Qu'il  soit  pareille  joie;  et  je  mourrois,  ma  sœur, 

S'il  falloit  qu'à  son  tour  elle  eût  même  douceur. 

JUNON. 

Quoi?  pour  vous  cette  honte  est  un  malheur  extrême? 
Ah  !  vous  l'aimez  encor. 

MÉDÉE. 

Non;  mais  je  veux  qu'il  m'aime. 
Je  veux,  pour  éviter  un  si  mortel  ennui, 
Le  conserver  à  moi,  sans  me  donner  à  lui, 
L'arrêter  sous  mes  lois,  jusqu'à  ce  qu'Hypsipyle 
Lui  rende  de  son  cœur  la  conquête  inutile,  i  585 

Et  que  le  prince  Absyrte,  ayant  reçu  sa  foi. 
L'ait  mise  hors  d'état  de  triompher  de  moi. 
Lors,  par  un  juste  exil  punissant  l'infidèle. 
Je  n'aurai  plus  de  peur  qu'il  me  traite  comme  elle  ; 
Et  je  saurai  sur  lui  nous  venger  toutes  deux,  i  Sqo 

Sitôt  qu'il  n'aura  plus  à  qui  porter  ses  vœux. 

JUNON. 

Vous  vous  promettez  plus  que  vous  ne  voudrez  faire, 
Et  vous  n'en  croirez  pas  toute  cette  colère*. 

MÉDÉE. 

Je  ferai  plus  encor  que  je  ne  me  promets. 

Si  vous  pouvez,  ma  sœur,  quitter  ses  intérêts.  iSgS 

x.yar.  Et  vous  ne  croirez  pas  toute  cette  colère.  (1661-64) 


ACTE    IV,  SCÈNE    III.  iïi 

JUNON.  [traindre, 

Quelques*  chers  qu'ils  me  soient,  je  veux  bien  m'y  con- 
Et  pour  mieux  vous  ôter  tout  sujet  de  me  craindre, 
Le  voilà  qui  paroît,  je  vous  laisse  avec  lui. 
Vous  me  rappellerez,  s'il  a  besoin  d'appui. 


SCENE   IV. 
JASON,  MÉDÉE. 

MÉDÉE. 

Êtes-vous  prêt,  Jason,  d'entrer  dans  la  carrière?      1600 

Faut-il  du  champ  de  Mars  vous  ouvrir  la  barrière, 

Vous  donner  nos  taureaux  pour  tracer  des  sillons 

D'où  naîtront  contre  vous  de  soudains  bataillons? 

Pour  dompter  ces  taureaux  et  vaincre  ces  gensdarmes, 

Avez-vous  d'Hypsipyle  emprunté  quelques  charmes? 

Je  ne  demande  point  quel  est  votre  souci  ; 

Mais  si  vous  la  cherchez,  elle  n'est  pas  ici; 

Et  tandis  qu'en  ces  lieux  vous  perdez  votre  peine, 

Mon  frère  vous  pourroit  enlever  cette  reine. 

Jason,  prenez-y  garde,  il  faut  moins  s'éloigner         1 6  1  o 

D'un  objet  qu'un  rival  s'efforce  de  gagner, 

Et  prêter  un  peu  moins  les  faveurs  de  l'absence 

A  ce  qui  peut  entre  eux  naître  d'intelligence. 

Mais  j'ai  tort,  je  l'avoue,  et  je  raisonne  mal  : 

Vous  êtes  trop  aimé  pour  craindre  un  tel  rival  ;        i  G  i  5 

Vous  n'avez  qu'à  paroître,  et  sans  autre  artifice. 

Un  coup  d'œil  détruira  ce  qu'il  rend  de  service. 

JASON. 

Qu'un  si  cruel  reproche  à  mon  cœur  seroit  doux 
S'il  avoit  pu  partir  d'un  sentiment  jaloux, 

I.  Voyez  tome  I,  p.  -^05,  note  3. 


394  LA   TOISON   D'OR. 

Et  si  par  cette  injuste  et  douteuse  colère  1620 

Je  pouvois  m'assurer  de  ne  vous  pas  déplaire  ! 
Sans  raison  toutefois  j'ose  m'en  défier; 
Il  ne  me  faut  que  vous  pour  me  justifier. 
Vous  avez  trop  bien  vu  TefFet  de  vos  mérites 
Pour  garder  un  soupçon  de  ce  que  vous  me  dites;  1625 
Et  du  change  nouveau  que  vous  me  supposez 
Vous  me  défendez  mieux  que  vous  ne  m'accusez. 
Si  vous  avez  pour  moi  vu  l'amour  d'Hypsipyle, 
Vous  n'avez  pas  moins  vu  sa  constance  inutile  : 
Que  ses  plus  doux  attraits,  pour  quij'avois  brûlé,   i6  3o 
N'ont  rien  que  mon  amour  ne  vous  aye  immolé  ; 
Que  toute  sa  beauté  rehausse  votre  gloire, 
Et  que  son  sceptre  même  enfle  votre  victoire  : 
Ce  sont  des  vérités  que  vous  vous  dites  mieux, 
Et  j'ai  tort  de  parler  où  vous  avez  des  yeux.  i  63  5 

MÉDÉE. 

Oui,  j'ai  des  yeux,  ingrat,  meilleurs  que  tu  ne  penses, 
Et  vois  jusqu'en  ton  cœur  tes  fausses  préférences. 

Hypsipyle  à  ma  vue  a  reçu  des  mépris  ; 
Mais  quand  je  n'y  suis  plus,  qu'est-ce  que  tu  lui  dis? 
Explique,  explique  encor  ce  soupir  tout  de  flamme  1640 
Qui  vers  ce  cher  objet  poussoit  toute  ton  âme\ 
Et  fais-moi  concevoir  jusqu'où  vont  tes  malheurs 
De  soupirer  pour  elle  et  de  prétendre  ailleurs. 
Redis-moi  les  raisons  dont  tu  l'as  apaisée, 
Dont  jusqu'à  me  braver  tu  l'as  autorisée  :  1645 

Qu'il  te  faut  la  toison  pour  revoir  tes  parents, 
Qu'à  ce  prix  je  te  plais,  qu'à  ce  prix  tu  te  vends. 
Je  tenois  cher  le  don  d'une  amour  si  parfaite  ; 
Mais  puisque  tu  te  vends,  va  chercher  qui  t'achète, 
Perfide,  et  porte  ailleurs  cette  vénale  foi  i6  5o 

I.  Voyez  plus  haut,  p.  3o6,  vers  1201. 


ACTE    ÏV,  SCENE    IV.  SaS 

Qu'obtiendroit  ma  rivale  à  même  prix  que  moi. 

Il  est,  il  est  encor  des  âmes  toutes  prêtes 

A  recevoir  mes  lois  et  grossir  mes  conquêtes; 

Il  est  encor  des  rois  dont  je  fais  le  désir; 

Et  si  parmi  tes  Grecs  il  me  plaît  de  choisir,  i65  5 

Il  en  est  d'attachés  à  ma  seule  personne, 

Qui  n'ont  jamais  su  l'art  d'être  à  qui  plus  leur  donne, 

Qui  trop  contents  d'un  cœur  dont  tu  fais  peu  de  cas, 

Méritent  la  toison  qu'ils  ne  demandent  pas. 

Et  que  pour  toi  mon  âme,  hélas!  trop  enflammée,  1660 

Auroit  pu  te  donner,  si  tu  m'avois  aimée. 

JASON. 

Ah!  si  le  pur  amour  peut  mériter  ce  don, 

A  qui  peut-il.  Madame,  être  dû  qu'à  Jason? 

Ce  refus  surprenant  que  vous  m'avez  vu  faire. 

D'une  vénale  ardeur  n'est  pas  le  caractère.  166 5 

Le  trône  qu'à  vos  yeux  j'ai  traité  de  mépris 

En  seroit  pour  tout  autre  un  assez  digne  prix; 

Et  rejeter  pour  vous  l'offre  d'un  diadème. 

Si  ce  n'est  vous  aimer,  j'ignore  comme  on  aime. 

Je  ne  me  défends  point  d'une  civilité  1670 

Que  du  bandeau  royal  vouloit  la  majesté. 
Abandonnant  pour  vous  une  reine  si  belle. 
J'ai  poussé  par  pitié  quelques  soupirs  vers  elle  : 
J'ai  voulu  qu'elle  eût  lieu  de  se  dire  en  secret 
Que  je  change  par  force  et  la  quitte  à  regret;  1675 

Que  satisfaite  ainsi  de  mon  propre  mérite, 
Elle  se  consolât  de  tout  ce  qui  l'irrite  ; 
Et  que  l'appas  flatteur  de  cette  illusion 
La  vengeât  un  moment  de  sa  confusion. 
Mais  quel  crime  ont  commis  ces  compliments  frivoles? 
Des  paroles  enfin  ne  sont  que  des  paroles  ; 
Et  quiconque  possède  un  cœur  comme  le  mien 
Doit  se  mettre  au-dessus  d'un  pareil  entretien 


3-26  LA    TOISON    D'OR. 

Je  n'examine  point,  après  votre  menace, 
Quelle  foule  d'amants  brigue  chez  vous  ma  place.  i68  5 
Cent  rois,  si  vous  voulez,  vous  consacrent  leurs  vœux; 
Je  le  crois;  mais  aussi  je  suis  roi  si  je  veux; 
Et  je  n'avance  rien  touchant  le  diadème 
Dont  il  faille  chercher  de  témoins  que  vous-même. 
Si  par  le  choix  d'un  roi  vous  pouvez  me  punir,        1690 
Je  puis  vous  imiter,  je  puis  vous  prévenir; 
Et  si  je  me  bannis  par  là  de  ma  patrie, 
Un  exil  couronné  peut  faire  aimer  la  vie. 
Mille  autres  en  ma  place,  au  lieu  de  s'alarmer 

MÉDÉE. 

Eh  bien!  je  t'aimerai,  s'il  ne  faut  que  t'aimer  :         1695 
Malgré  tous  ces  héros,  malgré  tous  ces  monarques. 
Qui  m'ont  de  leur  amour  donné  d'illustres  marques, 
Malgré  tout  ce  qu'ils  ont  et  de  cœur  et  de  foi, 
Je  te  préfère  à  tous,  si  tu  ne  veux  que  moi. 
Fais  voir,  en  renonçant  à  ta  chère  patrie,  1700 

Qu'un  exil  avec  moi  peut  faire  aimer  la  vie, 
Ose  prendre  à  ce  prix  le  nom  de  mon  époux. 

JASON. 

Oui,  Madame,  à  ce  prix  tout  exil  m'est  trop  doux; 
Mais  je  veux  être  aimé,  je  veux  pouvoir  le  croire; 
Et  vous  ne  m'aimez  pas,  si  vous  n'aimez  ma  gloire.  1705 
L'ordre  de  mon  destin  l'attache  à  la  toison  : 
C'est  d'elle  que  dépend  tout  l'honneur  de  Jason. 

Ah  !  si  le  ciel  l'eût  mise  au  pouvoir  d'Hypsipyle, 
Que  j'en  aurois  trouvé  la  conquête  facile! 
Ma  passion  pour  vous  a  beau  l'abandonner,  1710 

Elle  m'offre  encor  tout  ce  qu'elle  peut  donner; 
Malgré  mon  inconstance,  elle  aime  sans  réserve. 

MÉDÉE. 

Et  moi,  je  n'aime  point,  à  moins  que  je  te  serve? 
Cherche  un  autre  prétexte  à  lui  rendre  ta  foi; 


ACTE    IV,   SCENE   IV.  327 

J'aurai  soin  de  ta  gloire  aussi  bien  que  de  toi.  i  7  i  5 

Si  ce  noble  intérêt  te  donne  tant  d'alarmes, 

Tiens,  voilà  de  quoi  vaincre  et  taureaux  et  gensdarmes; 

Laisse  à  tes  compagnons  combattre  le  dragon  : 

Ils  veulent  comme  toi  leur  part  à  la  toison  ; 

Et  comme  ainsi  qu'à  toi  la  gloire  leur  est  chère,       1720 

Ils  ne  sont  pas  ici  pour  te  regarder  faire. 

Zéthès  et  Calais,  ces  héros  emplumés. 

Qu'aux  routes  des  oiseaux  leur  naissance  a  formés, 

Y  préparent  déjà  leurs  ailes  enhardies 

D'avoir  pour  coup  d'essai  triomphé  des  Harpies  ;      1725 

Orphée  avec  ses  chants  se  promet  le  bonheur 

D'assoupir 

JASON. 

Ah!  Madame,  ils  auront  tout  l'honneur, 
Ou  du  moins  j'aurai  part  moi-même  à  leur  défaite, 
Si  je  laisse  comme  eux  la  conquête  imparfaite  : 
Il  me  la  faut  entière;  et  je  veux  vous  devoir 1780 

MÉDÉE. 

Va,  laisse  quelque  chose,  ingrat,  en  mon  pouvoir; 

J'en  ai  déjà  trop  fait  pour  une  âme  infidèle. 

Adieu.  Je  vois  ma  sœur  :  délibère  avec  elle; 

Et  songe  qu'après  tout  ce  cœur  que  je  te  rends, 

S'il  accepte  un  vainqueur,  ne  veut  point  de  tyrans  ;     1735 

Que  s'il  aime  ses  fers,  il  hait  tout  esclavage; 

Qu'on  perd  souvent  l'acquis  à  vouloir  d'avantage; 

Qu'il  faut  subir  la  loi  de  qui  peut  obliger; 

Et  que  qui  veut  un  don  ne  doit  pas  l'exiger. 

Je  ne  te  dis  plus  rien  :  va  rejoindre  Hypsipyle,  1740 

Va  reprendre  auprès  d'elle  un  destin  plus  tranquille  ; 

Ou  si  tu  peux,  volage,  encor  la  dédaigner. 

Choisis  en  d'autres  lieux  qui  te  fasse  régner. 

Je  n'ai  pour  t'acheter  sceptres  ni  diadèmes; 

Mais  telle  que  je  suis,  crains-moi,  si  tu  ne  m'aimes.    1745 


328  LA   TOISON   D'OR. 


SCENE  V. 

JUNON,    JASON,   L'AMOUR. 

(L'Amoui"  est  dans  le  ciel  de  Vénus*.) 
JUNON. 

A  bien  examiner  Téclat  de  ce  grand  bruit, 

Hypsipyle  vous  sert  plus  qu'elle  ne  vous  nuit. 

Ce  n'est  pas  qu'après  tout  ce  courroux  ne  m'étonne  : 

Médée  à  sa  fureur  un  peu  trop  s'abandonne. 

L'Amour  tient  assez  mal  ce  qu'il  m'avoit  promis,     1750 

Et  peut-être  avez-vous  trop  de  dieux  ennemis. 

Tous  veulent  à  l'envi  faire  la  destinée 

Dont  se  doit  signaler  cette  grande  journée  : 

Tous  se  sont  assemblés  exprès  chez  Jupiter, 

Pour  en  résoudre  Tordre,  ou  pour  le  contester;       lySS 

Et  je  vous  plains,  si  ceux  qui  daignoient  vous  défendre 

Au  plus  nombreux  parti  sont  forcés  de  se  rendre. 

Le  ciel  s'ouvre,  et  pourra  nous  donner  quelque  jour  : 

C'est  celui  de  Vénus,  j'y  vois  encor  l'Amour; 

Et  puisqu'il  n'en  est  pas,  toute  cette  assemblée        1760 

Par  sa  rébellion  pourra  se  voir  troublée. 

Il  veut  parler  à  nous  :  écoutez  quel  appui 

Le  trouble  où  je  vous  vois  peut  espérer  de  lui. 

(Le  ciel  s'ouvre,  et  fait  vior  le  palais  de  Vénus,  composé  de  Termes  à  face 
humaine  et  revêtus  de  gaze  d'or,  qui  lui  servent  de  colonnes;  le  lambris 
n'en  n'est  pas  moins  riche.  L'Amour  y  paroît  seul;  et  sitôt  qu'il  a  parlé, 
il  s'élance  en  l'air,  et  traverse  le  théâtre  en  volant,  non  pas  d'un  côté 
à  l'autre,  comme  se  font  les  vols  ordinaires,  mais  d'un  bout  à  l'autre, 
en  tirant  vers  les  spectateurs  ;  ce  qui  n'a  point  encore  été  pratiqué  en 
France  de  cette  manière*.) 

l'amour. 
Cessez  de  m'accuser,  soupçonneuse  déesse  ; 

1.   Var.  JUNON,  JASON,  l'amour  dans  le  ciel.  (1661) 
a.  Voyez  ci-dessus,  p.  a3i  et  a4i. 


ACTE    IV,    SCENE    V.  329 

Je  sais  tenir  promesse  :  1^65 

C'est  en  vain  que  les  Dieux  s'assemblent  chez  leur  roi  ; 

Je  vais  bien  leur  faire  connoître 
Que  je  suis,  quand  je  veux,  leur  véritable  maître, 
Et  que  de  ce  g^rand  jour  le  destin  est  à  moi. 
Toi,  si  tu  sais  aimer,  ne  crains  rien  de  funeste  ;      1770 
Obéis  à  Médée,  et  j'aurai  soin  du  reste. 

JUNON. 

Ces  favorables  mots  vous  ont  rendu  le  cœur. 

JASON. 

Mon  espoir  abattu  reprend  d'eux  sa  vigueur. 
Allons,  Déesse,  allons,  et  sûrs  de  l'entreprise, 
Reportons  à  Médée  une  âme  plus  soumise.  1775 

JUNON. 

Allons,  je  veux  encor  seconder  vos  projets, 
Sans  remonter  au  ciel  qu'après  leurs  pleins  effets. 


FIN    DU    QUATRIEME    ACTE. 


33o  LA    TOISON    D'OR. 


ACTE  V. 


DECORATION  DU  CINQUIEME  ACTE. 

Ce  dernier  spectacle  présente  à  la  vue  une  forêt  épaisse,  com- 
posée de  divers  arbres  entrelacés  ensemble,  et  si  touffus,  qu'il 
est  aisé  de  juger  que  le  respect  qu'on  porte  au  dieu  Mars,  à 
qui  elle  est  consacrée,  fait  qu'on  n'ose  en  couper  aucunes 
branches,  ni  même  brosser*  au  travers  :  les  trophées  d'armes 
appendus  au  haut  de  la  plupart  de  ces  arbres  marquent  encore 
plus  particulièrement  qu'elle  appartient  à  ce  dieu.  La  toison 
d'or  est  sur  le  plus  élevé,  qu'on  voit  seul  de  son  rang  au  milieu  de 
cette  forêt;  et  la  perspective  du  fond  fait  paroître  en  éloigne- 
ment  la  rivière  du  Phase,  avec  le  navire  Argo,  qui  semble  n'at- 
tendre plus  que  Jason  et  sa  conquête  pour  partir. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

ABSYRTE,    HYPSIPYLE. 

ABSYRTE. 

Voilà  ce  prix  fameux  où  votre  ingrat  aspire, 

Ce  gage  où  les  destins  attachent  notre  empire, 

Cette  toison  enfin,  dont  Mars  est  si  jaloux  :  1780 

Chacun  impunément  la  peut  voir  comme  nous  ; 

Ce  monstrueux  dragon,  dont  les  fureurs  la  gardent, 

Semble  exprès  se  cacher  aux  yeux  qui  la  regardent; 

Il  laisse  agir  sans  crainte  un  curieux  désir, 

Et  ne  fond  que  sur  ceux  qui  s'en  veulent  saisir.      1785 

Lors,  d'un  cri  qui  suffit  à  punir  tout  leur  crime, 


I .  Brosser  signifie  «  courir  à  travers  les  bois  et  les  pays  de  bruyères 
et  de  brossailles.  »  [Dictionnaire  universel —  par  Furetière,  1690.)  — 
Voyez  tome  I,  p.  3 10,  note  i,  le  seizième  vers  de  la  variante. 


ACTE   V,    SCENE   I.  3'ii 

Sous  leur  pied  téméraire  il  ouvre  un  noir  abîme, 

A  moins  qu'on  n'ait  déjà  mis  au  joug-  nos  taureaux, 

Et  fait  mordre  la  terre  aux  escadrons  nouveaux 

Que  des  dents  d'un  serpent  la  semence  animée       1790 

Doit  opposer  sur  l'heure  à  qui  l'aura  semée  : 

Sa  voix  perdant  alors  cet  effroyable  éclat, 

Contre  les  ravisseurs  le  réduit  au  combat. 

Telles  furent  les  lois  que  Circé  par  ses  charmes 
Sut  faire  à  ce  dragon,  aux  taureaux,  aux  gensdarmes. 
Circé,  sœur  de  mon  père,  et  fille  du  Soleil, 
Circé,  de  qui  ma  sœur  tient  cet  art  sans  pareil 
Dont  tantôt  à  vous  perdre  eût  abusé  sa  rage. 
Si  ce  peu  que  du  ciel  j'en  eus  pour  mon  partage. 
Et  que  je  vous  consacre  aussi  bien  que  mes  jours,    1800 
Par  le  milieu  des  airs  n'eût  porté  du  secours. 

HYPSIPYLE. 

Je  n'oublierai  jamais  que  sa  jalouse  envie 

Se  fût  sans  vos  bontés  sacrifié  ma  vie; 

Et  pour  dire  encor  plus,  ce  penser  m'est  si  doux. 

Que  si  j'étois  à  moi,  je  voudrois  être  à  vous.  i  8o5 

Mais  un  reste  d'amour  retient  dans  l'impuissance 

Ces  sentiments  d'estime  et  de  reconnoissance. 

J'ai  peine,  je  l'avoue,  à  me  le  pardonner; 

Mais  enfin  je  dois  tout,  et  n'ai  rien  à  donner. 

Ce  qu'à  vos  yeux  surpris  Jason  m'a  fait  d'outrage    i  8 1  o 

N'a  pas  encor  rompu  cette  foi  qui  m'engage  ; 

Et  malgré  les  mépris  qu'il  en  montre  aujourd'hui. 

Tant  qu'il  peut  être  à  moi,  je  suis  encore  à  lui. 

Mon  espoir  chancelant  dans  mon  âme  inquiète 

Ne  veut  pas  lui  prêter  l'exemple  qu'il  souhaite,        i  8  1  5 

Ni  que  cet  infidèle  ait  de  quoi  se  vanter 

Qu'il  ne  se  donne  ailleurs  qu'afin  de  m'imiter. 

Pour  changer  avec  gloire  il  faut  qu'il  me  prévienne, 

Que  sa  foi  violée  ait  dégagé  la  mienne. 


332  LA   TOISON  D'OR. 

Et  que  l'hymen  ait  joint  au  mépris  qu'il  en  fait        1820 

D'un  entier  changement  l'irrévocable  efFet. 

Alors  par  son  parjure  à  moi-même  rendue, 

Mes  sentiments  d'estime  auront  plus  d'étendue  ; 

Et  dans  la  liberté  de  faire  un  second  choix, 

Je  saurai  mieux  penser  à  ce  que  je  vous  dois.  1  8^5 

ABSYRTE. 

Je  ne  sais  si  ma  sœur  voudra  prendre  assurance 

Sur  des  serments  trompeurs  que  rompt  son  inconstance  ; 

Mais  je  suis  sûr  qu'à  moins  qu'elle  rompe  son  sort. 

Ce  que  feroit  l'hymen  vous  l'aurez  par  sa  mort. 

Il  combat  nos  taureaux,  et  telle  est  leur  furie,  i8  3o 

Qu'il  faut  qu'il  y  périsse,  ou  lui  doive  la  vie. 

HYPSIPYLE. 

Il  combat  vos  taureaux!  Ah!  que  me  dites-vous? 

ABSYRTE. 

Qu'il  n'en  peut  plus  sortir  que  mort,  ou  son  époux. 

HYPSIPYLE. 

Ah  !  Prince,  votre  sœur  peut  croire  encor  qu'il  m'aime. 
Et  sur  ce  faux  soupçon  se  venger  elle-même.  i8  35 

Pour  bien  rompre  le  coup  d'un  malheur  si  pressant, 
Peut-être  que  son  art  n'est  pas  assez  puissant  : 
De  grâce  en  ma  faveur  joignez-y  tout  le  vôtre; 
Et  si.... 

ABSYRTE. 

Quoi?  vous  voulez  qu'il  vive  pour  un  autre'? 

HYPSIPYLE. 

Oui,  qu'il  vive,  et  laissons  tout  le  reste  au  hasard.  1840 

ABSYRTE. 

Ah!  Reine,  en  votre  cœur  il  garde  trop  de  part; 
Et  s'il  faut  vous  parler  avec  une  âme  ouverte, 

I.  Tel  est  le  texte  de  toutes  les  éditions,  si  l'on  en  excepte  celle  de  1661, 
dont  la  leçon  :  «  une  autre,  »  a  été  adoptée  par  Thomas  Corneille  et  par 
Voltaire.  Voyez  ci-dessus,  p.  3 10,  note    i. 


ACTE    V,  SCENE   I.  333 

Vous  montrez  trop  d'amour  pour  empêcher  sa  perte. 

Votre  rivale  et  moi  nous  en  sommes  d'accord  : 

A  moins  que  vous  m'aimiez,  votre  Jason  est  mort.   1845 

Ma  sœur  n'a  pas  pour  vous  un  sentiment  si  tendre, 

Qu'elle  aime  à  le  sauver  afin  de  vous  le  rendre  ; 

Et  je  ne  suis  pas  homme  à  servir  mon  rival, 

Quand  vous  rendez  pour  moi  mon  secours  si  fatal. 

Je  ne  le  vois  que  trop,  pour  prix  de  mes  services    i  8  5o 

Vous  destinez  mon  âme  à  de  nouveaux  supplices. 

C'est  m'immoler  à  lui  que  de  le  secourir; 

Et  lui  sauver  le  jour,  c'est  me  faire  périr. 

Puisqu'il  faut  qu'un  des  deux  cesse  aujourd'hui  de  vivre, 

Je  vais  hâter  sa  perte,  où  lui-même  il  se  livre  :        i  85  5 

Je  veux  bien  qu'on  l'impute  h  mon  dépit  jaloux; 

Mais  vous,  qui  m'y  forcez,  ne  l'imputez  qu'à  vous. 

HYPSIPYLE. 

Ce  reste  d'intérêt  que  je  prends  en  sa  vie 

Donne  trop  d'aigreur.  Prince,  à  votre  jalousie. 

Ce  qu'on  a  bien  aimé,  l'on  ne  peut  le  haïr*  1860 

Jusqu'à  le  vouloir  perdre,  ou  jusqu'à  le  trahir. 

Ce  vif  ressentiment  qu'excite  l'inconstance 

N'emporte  pas  toujours  jusques  à  la  vengeance  ; 

Et  quand  même  on  la  cherche,  il  arrive  souvent 

Qu'on  plaint  mort  un  ingrat  qu'on  détestoit  vivant,   i  8  6  5 

Quand  je  me  défendois  sur  la  foi  qui  m'engage. 
Je  voulois  à  vos  feux  épargner  cet  ombrage  ; 
Mais  puisque  le  péril  a  fait  parler  l'amour, 
Je  veux  bien  qu'il  éclate  et  se  montre  en  plein  jour. 
Oui,  j'aime  encor  Jason,  et  l'aimerai  sans  doute       1870 
Jusqu'à  l'hymen  fatal  que  ma  flamme  redoute. 
Je  regarde  son  cœur  encor  comme  mon  bien. 
Et  donnerois  encor  tout  mon  sang  pour  le  sien. 

I.  Far.   Ce  qu'on  a  bien  aimé,  l'on  ne  îe  peut  haïr.  (i66i-63) 


334  LA   TOISON   D'OR. 

Vous  m'aimez,  et  j'en  suis  assez  persuadée 

Pour  me  donner  à  vous,  s'il  se  donne  à  Médée;       1875 

Mais  si  par  jalousie  ou  par  raison  d'Etat, 

Vous  le  laissez  tous  deux  périr  dans  ce  combat, 

N'attendez  rien  de  moi  que  ce  qu'ose  la  rage 

Quand  elle  est  une  fois  maîtresse  d'un  courag-e. 

Que  les  pleines  fureurs  d'un  désespoir  d'amour.      1880 

Vous  me  faites  trembler,  tremblez  à  votre  tour  : 

Prenez  soin  de  sa  vie,  ou  perdez  cette  reine  ; 

Et  si  je  crains  sa  mort,  craignez  aussi  ma  haine. 

SCÈNE  IL 
A^TE,  ABSYRTE,  HYPSIPYLE. 

A^TE. 

Ah!  Madame,  est-ce  là  cette  fidélité 

Que  vous  gardez  aux  droits  de  l'hospitalité?  i885 

Quand  pour  vous  je  m'oppose  aux  destins  de  ma  fille, 

A  l'espoir  de  mon  fils,  aux  vœux  de  ma  famille. 

Quand  je  presse  un  héros  de  vous  rendre  sa  foi. 

Vous  prêtez  à  son  bras  des  charmes  contre  moi  ; 

De  sa  témérité  vous  vous  faites  complice  1890 

Pour  renverser  un  trône  oii  je  vous  fais  justice  : 

Comme  si  c'étoit  peu  de  posséder  Jason, 

Si  pour  don  nuptial  il  n'avoit  la  toison  ; 

Et  que  sa  foi  vous  fût  indignement  offerte, 

A  moins  que  son  destin  éclatât  par  ma  perte!  1895 

HYPSIPYLE. 

Je  ne  sais  pas.  Seigneur,  à  quel  point  vous  réduit 

Cette  témérité  de  l'ingrat  qui  me  fuit  ; 

Mais  je  sais  que  mon  cœur  ne  joint  à  son  envie 

Qu'un  timide  souhait  en  faveur  de  sa  vie  ; 

Et  que  si  je  savois  ce  grand  art  de  charmer,  1900 


ACTE   V,  SCENE   II.  335 

Je  ne  m'en  servirois  que  pour  m'en  faire  aimer. 

A^TE. 

Ah  !  je  n'ai  que  trop  cru  vos  plaintes  ajustées 

A  des  illusions  entre  vous  concertées  ; 

Et  les  dehors  trompeurs  d'un  dédain  préparé 

N'ont  que  trop  ébloui  mon  œil  mal  éclairé.  190 5 

Oui,  trop  d'ardeur  pour  vous,  et  trop  peu  de  lumière 

M'ont  conduit  en  aveugle  à  ma  ruine  entière. 

Ce  pompeux  appareil  que  soutenoient  les  vents. 

Ces  tritons  tout  autour  rangés  comme  suivants, 

Montroient  bien  qu'en  ces  lieux  vous  n'étiez  abordée 

Que  par  un  art  plus  fort  que  celui  de  Médée. 

D'un  naufrage  affecté  l'histoire  sans  raison 

Déguisoit  le  secours  amené  pour  Jason  ; 

Et  vos  pleurs  ne  sembloient  m'en  demander  vengeance 

Que  pour  mieux  faire  place  à  votre  intelligence.      1 9  »  5 

HYPSIPYLE. 

Que  ne  sont  vos  soupçons  autant  de  vérités, 
Et  que  ne  puis-je  ici  ce  que  vous  m'imputez! 

ABSYRTE. 

Qu'a  fait  Jason,  Seigneur,  et  quel  mal  vous  menace, 
Quand  nous  voyons  encor  la  toison  en  sa  place  ? 

A^TE. 

Nos  taureaux  sont  domptés,  nos  gendarmes  défaits,  1920 
Absyrte  :  après  cela  crains  les  derniers  effets. 

ABSYRTE. 

Quoi?  son  bras 

A^TE. 

Oui,  son  bras,  secondé  par  ses  charmes, 
A  dompté  nos  taureaux  et  défait  nos  gensdarmes  : 
Juge  si  le  dragon  pourra  faire  plus  qu'eux  ! 

Ils  ont  poussé  d'abord  de  gros  torrents  de  feux;  1925 
Ils  l'ont  enveloppé  d'une  épaisse  fumée. 
Dont  sur  toute  la  plaine  une  nuit  s'est  formée  ; 


336  LA   TOISON   D'OR. 

Mais  après  ce  nuage  en  l'air  évaporé, 
On  les  a  vus  au  joug  et  le  champ  labouré  : 
Lui,  sans  aucun  effroi,  comme  maître  paisible,        igSo 
Jetoit  dans  les  sillons  cette  semence  horrible. 
D'où  s'élève  aussitôt  un  escadron  armé. 
Par  qui  de  tous  côtés  il  se  trouve  enfermé. 
Tous  n'en  veulent  qu'à  lui  ;  mais  son  âme  plus  fîère 
Ne  daigne  contre  eux  tous  s'armer  que  de  poussière. 
A  peine  il  la  répand,  qu'une  commune  erreur 
D'eux  tous,  l'un  contre  l'autre,  anime  la  fureur; 
Ils  s'entr'immolent  tous  au  commun  adversaire  : 
Tous  pensent  le  percer,  quand  ils  percent  leur  frère  ; 
Leur  sang  partout  regorge,  et  Jason  au  milieu  1940 

Reçoit  ce  sacrifice  en  posture  d'un  dieu; 
Et  la  terre,  en  courroux  de  n'avoir  pu  lui  nuire, 
Rengloutit  l'escadron  qu'elle  vient  de  produire'. 
On  va  bientôt.  Madame,  achever  à  vos  yeux 

I.  On  peut  comparer  à  ce  court  récit  les  narrations  semblables  qui  sont 
au  VII®  livre  des  Ai-gonautiques  de  Valérius  Flaccus,  au  VIP  livre  aussi  des 
Métamorphoses  d'Ovide,  dans  la  xii®  épître  de  ses  HèroïdeSy  et  au  IIP  acte  de 
la  Mèdée  de  Sénèque.  On  verra  que  Corneille  s'est  inspiré  de  ces  poètes  plutôt 
qu'il  ne  les  a  imités,  et  qu'il  a  rendu  librement  à  sa  manière  les  circonstances 
qu'il  leur  a  empruntées.  Celui  dont  il  se  rapproche  le  plus  est  Valérius  Flac- 
cus, chez  qui  nous  lisons  par  exemple  : 

Uterquc 
Taurus....  immani projlavit  turbine  Jlarnmas 
ArduuSf  atque  atro  volvens  incendia  Jluctu 
(vers  570-572)  ; 

Bis  fulmineis  se  Jlatibus  infert^ 
Ohnubitque  virant 

(vers  583  et  584)  ; 

Ille  velut  campos  Libyes  ac  pinguia  Nili 
Fertilis  arva  secet,  plena  sic  semina  dextra 
Spargere  gaudet  agrisy  oneratque  novalia  belle 
(vers  607-609)  ; 

Armarique  phalanx  totisque  insurgere  canipis 
(vers  61 3); 
et  cette  fin  du  récit  : 

Atque  hausit  subito  sua  funera  tellus 
(vers  643). 


ACTE   V,    SCENE   II.  33^ 

Ce  qu'ébauche  par  là  voire  abord  en  ces  lieux.        1945 

Soil  Jason,  soit  Orphée,  ou  les  fils  de  Borée, 

Ou  par  eux  ou  par  lui  ma  perte  est  assurée  ; 

Et  l'on  va  faire  hommage  à  votre  heureux  secours 

Du  destin  de  mon  sceptre  et  de  mes  tristes  jours. 

HYPSIPYLE. 

Connoissez  mieux,  Seigneur,  la  main  qui  vous  offense: 
Et  lorsque  je  perds  tout,  laissez-moi  Finnocence. 
L'ingrat  qui  me  trahit  est  secouru  d'ailleurs. 
Ce  n'est  que  de  chez  vous  que  partent  vos  malheurs. 
Chez  vous  en  est  la  source  ;  et  Médée  elle-même 
Rompt  son  art  par  son  art,  pour  plaire  à  ce  qu'elle  aime. 

ABSYRTE. 

Ne  l'en  accusez  point,  elle  hait  trop  Jason. 

De  sa  haine.  Seigneur,  vous  savez  la  raison  : 

La  toison  préférée  aigrit  trop  son  courage 

Pour  craindre  qu'il  en  tienne  un  si  grand  avantage  ; 

Et  si  contre  son  art  ce  prince  a  réussi,  1660 

C'est  qu'on  le  sait  en  Grèce  autant  ou  plus  qu'Ici. 

A^TE. 

Ah  !  que  tu  connois  mal  jusqu'à  quelle  manie 

D'un  amour  déréglé  passe  la  tyrannie! 

Il  n'est  rang,  ni  pays,  ni  père,  ni  pudeur. 

Qu'épargne  de  ses  feux  l'impérieuse  ardeur.  196  5 

Jason  plut  à  Médée,  et  peut  encor  lui  plaire; 

Peut-être  es-tu  toi-même  ennemi  de  ton  père. 

Et  consens  que  ta  sœur,  par  ce  présent  fatal. 

S'assure  d'un  amant  qui  seroit  ton  rival. 

Tout  mon  sang  révolté  trahit  mon  espérance  :  1970 

Je  trouve  ma  ruine  où  fut  mon  assurance; 

Le  destin  ne  me  perd  que  par  l'ordre  des  miens. 

Et  mon  trône  est  brisé  par  ses  propres  soutiens. 

ABSYRTE. 

Quoi?  Seigneur,  vous  croiriez  qu'une  action  si  noire 

Corneille,  vi  22 


338  LA  TOISON   D'OR. 

AiETE. 

Je  sais  ce  qu'il  faut  craindre,  et  non  ce  qu'il  faut  croire. 
Dans  cette  obscurité  tout  me  devient  suspect  : 
L'amour  aux  droits  du  sang  garde  peu  de  respect. 
Ce  même  ariiour  d'ailleurs  peut  forcer  cette  reine 
A  répondre  h  nos  soins  par  des  effets  de  haine  ; 
Et  Jason  peut  avoir  lui-même  en  ce  grand  art         1980 
Des  secrets  dont  le  ciel  ne  nous  fit  point  de  part. 

Ainsi,  dans  les  rigueurs  de  mon  sort  déplorable, 
Tout  peut  être  innocent,  tout  peut  être  coupable  : 
Je  ne  cherche  qu'en  vain  à  qui  les  imputer  ; 
Et  ne  discernant  rien,  j'ai  tout  à  redouter.  igSS 

HYPSIPYLE. 

J-ja  vérité.  Seigneur,  se  va  faire  connoître  : 

A  travers  ces  rameaux  je  vois  venir  mon  traître. 


SCENE  m. 

A^TE,  ABSYRTE,  HYPSIPYLE,  JASON, 
ORPHÉE,  ZÉTHÈS,  CALAÏS. 

HYPSIPYLE. 

Parlez,  parlez,  Jason;  dites  sans  feinte  au  Roi 

Qui  vous  seconde  ici  de  Médée  ou  de  moi  : 

Dites,  est-ce  elle  ou  moi  qui  contre  lui  conspire?    1990 

Est-ce  pour  elle  ou  moi  que  votre  cœur  soupire  ? 

JASON. 

La  demande  est.  Madame,  un  peu  hors  de  saison  : 
Je  vous  y  répondrai  quand  j'aurai  la  toison. 

Seigneur,  sans  différer  permettez  que  j'achève  ; 
La  gloire  où  je  prétends  ne  souffre  point  de  trêve  :  1995 
Elle  veut  que  du  ciel  je  presse  le  secours. 
Et  ce  qu'il  m'en  promet  ne  descend  pas  toujours. 


ACTE    V,    SCÈNE    III.  339 

A^TE. 

Hâtez  à  votre  gré  ce  secours  de  descendre  ; 
Mais  encore  une  fois  gardez  de  vous  méprendre. 

JASON. 

Par  ce  qu'ont  vu  vos  yeux  jugez  ce  que  je  puis  :      2000 
Tout  me  paroît  facile  en  l'état  où  je  suis  ; 
Et  si  la  force  enfin  répond  mal  au  courage, 
Il  en  est  parmi  nous  qui  peuvent  davantage. 
Souffrez  donc  que  l'ardeur  dont  je  me  sens  brûler.... 


SCENE   IV. 

AiETE,  ABSYRTE,  HYPSIPYLE,  MÉDÉE,  JASON, 
ORPHÉE,  ZÉTHÈS,  CALAIS. 

MEDBE,  sur  le  dragon,  élevée  en  l'air  a  la  hauteur  d'un  bomme. 

Arrête,  déloyal,  et  laisse-moi  parler  :  2 00 5 

Que  je  rende  un  plein  lustre  à  ma  gloire  ternie 
Par  l'outrageux  éclat  que  fait  la  calomnie. 

Qui  vous  l'a  dit,  Madame,  et  sur  quoi  fondez-vous 
Ces  dignes  visions  de  votre  esprit  jaloux? 
Si  Jason  entre  nous  met  quelque  différence  2010 

Qui  flatte  malgré  moi  sa  crédule  espérance. 
Faut-il  sur  votre  exemple  aussitôt  présumer 
Qu'on  n'en  peut  être  aimée  et  ne  le  pas  aimer ^? 
Connoissez  mieux  Médée,  et  croyez-la  tix)p  vaine 
Pour  vouloir  d'un  captif  marqué  d'une  autre  chaîne. 
Je  ne  puis  empêcher  qu'il  vous  manque  de  foi, 
Mais  je  vaux  bien  un  cœur  qui  n'ait  aimé  que  moi; 
Et  j'aurai  soutenu  des  revers  bien  funestes 


I.  Tel  est  le  texte  des  éditions  publiées  du  vivant  de  Corneille  et  de  celle 
de  1692.  Dans  la  première  de  Voltaire  (1764)  il  s'est  glissé  une  faute,  qui  a 
passé  de  là  dans  les  impressions  modernes,  et  qui  dénature  entièrement  la 
pensée  :  «  Qu'on  en  peut  être  aimée,  etc.  » 


340  LA    TOISON   Dj'OR. 

Avant  que  je  me  daigne  enrichir  de  vos  restes. 

HYPSIPYLE. 

Puissiez-voiis  conserver  ces  nobles  sentiments!         2020 

MÉDÉE. 

N'en  croyez  plus,  Seigneur,  que  les  événements. 

Ce  ne  sont  plus  ici  ces  taureaux,  ces  gensdarmes 

Contre  qui  son  audace  a  pu  trouver  des  charmes  : 

Ce  n'est  point  le  dragon  dont  il  est  menacé; 

C'est  Médée  elle-même,  et  tout  l'art  de  Circé.  2025 

Fidèle  gardien  des  destins  de  ton  maître. 
Arbre,  que  tout  exprès  mon  charme  avoit  fait  naître» 
Tu  nous  défendrois  mal  contre  ceux  de  Jason; 
Retourne  en  ton  néant,  et  rends-moi  la  toison. 

(Elle  prend  la  toison  en  sa  main,  et  la  met  sur  le  col  du  dragon.  L'arbre 
où  elle  étoit  suspendue  disparoît,  et  se  retire  derrière  le  théâtre,  après 
quoi  Médée   continue  en  parlant  à  Jason.) 

Ce  n'est  qu'avec  le  jour  qu'elle  peut  m'être  ôtée.   2o3o 
Viens  donc,  viens,  téméraire,  elle  est  à  ta  portée; 
Viens  teindre  de  mon  sang  cet  or  qui  t'est  si  cher, 
Qu'à  travers  tant  de  mers  on  te  force  à  chercher. 
Approche,  il  n'est  plus  temps  que  l'amour  te  retienne  : 
Viens  m'arraclier  la  vie,  ou  m'apporter  la  tienne;  2o3  5 
Et  sans  perdre  un  moment  en  de  vains  entretiens. 
Voyons  qui  peut  le  plus  de  tes  dieux  ou  des  miens. 

A^TE. 

A  ce  digne  courroux  je  reconnois  ma  fille  : 

C'est  mon  sang^  dans  ses  yeux,  c'est  son  aïeul  qui  brille*  ; 

C'est  le  Soleil  mon  père.  Avancez  donc,  Jason,        2040 

1.  Dans  ce  passage,  Aœte  nous  rappelle  un  instant  don  Diègue  : 

Je  reconnois  mon  sang  à  ce  noble  courroux. 

(Z-e  Cid,  acte  I,  scène  v,  vers  264.) 

2.  Nous  avons  ponctué  ce  vers  comme  il  l'est  dans  toutes  les  anciennes  im- 
pressions, y  compris  la  première  de  Voltaire  (1764).  Dans  l'édition  de  Le- 
tèvre,  il  est  coupé  ainsi  : 

C'est  mon  sang  :  dans  ses  jeux,  c'est  sou  aïeul  qui  brille. 


J 


ACTE    V,    SCENE    IV.  341 

Et  sur  cette  ennemie  emportez  la  toison. 

JASON. 

Seigneur,  contre  ses  yeux  qui  voudroit  se  défendre? 
Il  ne  faut  point  combattre  où  l'on  aime  à  se  rendre. 
Oui,  Madame,  à  vos  pieds  je  mets  les  armes  bas, 
J'en  fais  un  prompt  hommage  à  vos  divins  appas,    2045 
Et  renonce  avec  joie  à  ma  plus  haute  gloire. 
S'il  faut  par  ce  combat  acheter  la  victoire. 
Je  l'abandonne,  Orphée,  aux  charmes  de  ta  voix, 
Qui  traîne  les  rochers,  qui  fait  marcher  les  bois  : 
Assoupis  le  dragon,  enchante  la  Princesse.  2o5o 

Et  vous,  héros  ailés*,  ménagez  votre  adresse  : 
Si  pour  cette  conquête  il  vous  reste  du  cœur. 
Tournez  sur  le  dragon  toute  votre  vigueur. 
Je  vais  dans  le  navire  attendre  une  défaite. 
Qui  vous  fera  bientôt  imiter  ma  retraite.  2055 

ZÉTHÈS. 

Montrez  plus  d'espérance,  et  souvenez-vous  mieux 
Que  nous  avons  dompté  des  monstres  à  vos  yeux. 

SCÈNE  V. 

AMTE,   ABSYRTE,    HYPSIPYLE,   MÉDÉE, 
ZÉTHÈS,    CALAIS,    ORPHEE. 

CALAIS. 

Elevons-nous,  mon  frère,  au-dessus  des  nuages  : 
Du  sang  dont  nous  sortons  prenons  les  avantages  ; 
Surtout  obéissons  aux  ordres  de  Jason  :  2060 

Respectons  la  Princesse,  et  donnons  au  dragon. 

(Ici  Zéthès  et   Calais  s'élèvent   au  plus  haut  des  uuages  en  croisant 

leur   vol.) 

I .  Zéthès  et  Calais. 


342  LA   TOISON   D'OR. 

MÉdÉE,  en  s'élevant  aussi. 

Donnez  où  vous  pourrez  ;  ce  vain  respect  m'outrage  : 

Du  sang  dont  vous  sortez  prenez  tout  l'avantage. 

Je  vais  voler  moi-même  au-devant  de  vos  coups, 

Et  n'avois  que  Jason  à  craindre  parmi  vous.  2 06 5 

Et  toi,  de  qui  la  voix  inspire  Pâme  aux  arbres, 
Enchaîne  les  lions,  et  déplace  les  marbres. 
D'un  pouvoir  si  divin  fais  un  meilleur  emploi  : 
N'en  détruis  point  la  force  à  l'essayer  sur  moi. 
Mais  je  n'en  parle  ainsi  que  de  peur  que  ses  charmes 
Ne  prêtent  un  miracle  à  l'effort  de  leurs  armes. 
Ne  m'en  crois  pas,  Orphée,  et  prends  l'occasion 
De  partager  leur  gloire  ou  leur  confusion. 

ORPHÉE  chante. 

Hâtez-vous,  enfants  de  Borée, 

Demi-dieux,  hâtez-vous,  2075 

Et  faites  voir  qu'en  tous  lieux,  contre  tous, 
A  vos  exploits  la  victoire  assurée 

Suit  l'effort  de  vos  moindres  coups. 

MÉDÉE,  voyant  qu'aucun  des  deux  ne  descend  pour  la  combattre. 

Vos  demi-dieux,  Orphée,  ont  peine  à  vous  entendre  : 
Ils  ont  volé  si  haut  qu'ils  n'en  peuvent  descendre;  2080 
De  ce  nuage  épais  sachez  les  dégager. 
Et  pratiquez  mieux  l'art  de  les  encourager. 

ORPHÉE. 

(Il  chante  ce  second  couplet,  cependant  que  Zéthès  et  Calais  fondent 
l'un  après  l'autre  sur  le  dragon,  et  le  combattent  au  milieu  de  l'air. 
Ils  se  relèvent  aussitôt  qu'ils  ont  tâché  de  lui  donner  une  atteinte,  et 
tournent  face  en  même  temps  pour  revenir  ;i  la  charge.  Médée  est  au 
milieu  des  deux,  qui  pare  leurs  coups,  et  fait  tourner  le  dragon  vers 
l'un  et  vers  l'autre,  suivant  qu'ils  se  présentent.) 

Combattez,  race  d'Orithye, 
Demi-dieux,  combattez. 
Et  faites  voir  que  vos  bras  indomptés  2085 

Se  font  partout  une  heureuse  sortie 


ACTE   V,  SCENE   V.  343 

Des  périls  les  plus  redoutés. 

ZÉTHÈS. 

Fuyons,  sans  plus  tarder,  la  vapeur  infernale 

Que  ce  dragon  affreux  de  son  gosier  exhale  : 

La  valeur  ne  peut  rien  contre  un  air  empesté.  2090 

Fais  comme  nous,  Orphée,  et  fuis  de  ton  côté. 

(Zéthès,  Calais  et  Orphée  s'enfuient*.) 
MÉDÉE. 

Allez,  vaillants  guerriers,  envoyez-moi  Pelée, 

Mopse,  Iphite,  Echion,  Eurydamas,  Oilée^, 

Et  tout  ce  reste  enfin  pour  qui  votre  Jason 

Avec  tant  de  chaleur  demandoit  la  toison.  2095 

Aucun  d'eux  ne  paroît!  ces  âmes  intrépides 

Règlent  sur  mes  vaincus  leurs  démarches  timides  ; 

Et  malgré  leur  ardeur  pour  un  exploit  si  beau, 

Leur  effroi  les  renferme  au  fond  de  leur  vaisseau. 

Ne  laissons  pas  ainsi  la  victoire  imparfaite  :  2100 

Par  le  milieu  des  airs,  courons  à  leur  défaite; 

Et  nous-mêmes  portons  à  leur  témérité 

Jusque  dans  ce  vaisseau  ce  qu'elle  a  mérité. 

(Médée  s'élève  encore  plus  haut  sur  le  dragon.) 
A^TE. 

Que  fais-tu?  la  toison  ainsi  que  toi  s'envole! 
Ah  !  perfide,  est-ce  ainsi  que  tu  me  tiens  parole,       2  i  o5 
Toi  qui  me  permettois,  même  aux  yeux  de  Jason, 
Qu'on  t'ôteroit  le  jour  avant  que  la  toison? 

MÉDÉE,  en  s'envolant. 

Encor  tout  de  nouveau  je  vous  en  fais  promesse. 
Et  vais  vous  la  garder  au  milieu  de  la  Grèce. 

1.  Var.  Zéthes  et  Calais  et  Orphée  s'enfuient.  (1661) 

2.  Pelée  père  d'Achille,  Mopse  le  poète,  Iphite  le  Phocéen,  Échion  fils  de 
Mercure,  Eurydamas  le  Thessalien,  Oilée  père  d'Ajax.  Tous  ces  Argonautes 
sont  dans  Valérius  Flaccus,  à  l'exception  d'Eurydamas,  mentionné  par  Apol- 
lonius et  dans  les  Argonautiques  qui  portent  le  nom  d'Orphée. 


344  LA   TOISON   D'OR. 

Du  pays  et  du  sang  l'amour  rompt  les  liens,  2  1 1  o 

Et  les  dieux  de  Jason  sont  plus  forts  que  les  miens. 
Ma  sœur  avec  ses  fils  m'attend  dans  le  navire  ; 
Je  la  suis,  et  ne  fais  que  ce  qu'elle  m'inspire  ; 
De  toutes  deux  Madame  ici  vous  tiendra  lieu. 
Consolez-vous,  Seigneur,  et  pour  jamais  adieu.      2  1 1  5 

(Elle  s'envole  avec  la  toison*.) 


SCENE  VI. 

AtETE,   ABSYRTE,    HYPSIPYLE,    JUNOIN. 

A^TE. 

Ail!  Madame;  ah!  mon  fils;  ali!  sort  inexorable. 
Est-il  sur  terre  un  père,  un  roi  plus  déplorable? 
Mes  filles  toutes  deux  contre  moi  se  ranger  ! 
Toutes  deux  à  ma  perte  à  l'envi  s'engager  ! 

JUNON,  dans  son  char. 

On  VOUS  abuse,  Aaete;  et  Médée  elle-même,  2  lao 

Dans  l'amour  qui  la  force  à  suivre  ce  qu'elle  aime, 

S'abuse  comme  vous. 
Chalciope  n'a  point  de  part  en  cet  ouvrage  : 
Dans  un  coin  du  jardin,  sous  un  épais  nuage. 
Je  l'enveloppe  encor  d'un  sommeil  assez  doux,        212$ 
Cependant  qu'en  sa  place  ayant  pris  son  visage. 
Dans  l'esprit  de  sa  sœur  j'ai  porté  les  grands  coups ^ 
Qui  donnent  à  Jason  ce  dernier  avantage. 
Junon  a  tout  fait  seule  ;  et  je  remonte  aux  cieux 

Presser  le  souverain  des  Dieux  2  i  3  0 

D'approuver  ce  qu'il  m'a  plu  faire. 
Mettez  votre  esprit  en  repos  ; 


I-  Var.  Elle  s'envole  avec  la  toison^  et  disparaît.  (i66i) 
2.  Dans  l'édition  de  1692  :  «  de  grands  coups.  » 


ACTE    V,   SCENE    VI.  345 

Si  IjC  destin  vous  est  contraire 
Lemnos  peut  réparer  la  perte  de  Colchos. 

(Junon  remonte  au  ciel   dans  ce  même   char.) 
A^TE. 

Qu'ai-je  fait,  que  le  ciel  eontre  moi  s'intéresse         2135 
Jusqu'à  faire  descendre  en  terre  une  déesse? 

ÂBSYRTE. 

La  désavouerez-vous,  Madame,  et  votre  cœur 
Dédira-t-il  sa  voix  qui  parle  en  ma  faveur? 

AiETE. 

Absyrte,  il  n'est  plus  temps  de  parler  de  ta  flamme. 
Qu'as-tu  pour  mériter  quelque  part  en  son  âme?    2140 
Et  que  lui  peut  offrir  ton  ridicule  espoir, 
Qu'un  sceptre  qui  m'échappe,  un  trône  prêt  à  choir? 
Ne  songeons  qu'à  punir  le  traître  et  sa  complice. 
Nous  aurons  dieux  pour  dieux  à  nous  faire  justice; 
Et  déjà  le  Soleil,  pour  nous  prêter  secours,  2145 

Fait  ouvrir  son  palais,  et  détourne  son  cours. 

(Le  ciel  s'ouvre,  et  fait  paroître  le  palais  du  Soleil,  où  l'ont  le  voit*  dans 
son  char  tout  brillant  de  lumière  s'avancer  vers  les  spectateurs,  et  sortant 
de  ce  palais,  s'élever  en  haut  pour  parler  à  Jupiter,  dont  le  palais  s'ouvre 
aussi  quelques  moments  après.  Ce  maître  des  Dieux  y  paroît  sur  son  trône, 
avec  Junon  à  son  côté.  Ces  trois  théâtres,  qu'on  voit  tout  à  la  fois,  font 
un  spectacle  tout  à  fait  agréable  et  majestueux.  La  sombre  verdure  de 
la  forêt  épaisse,  qui  occupe  le  premier,  relève  d'autant  plus  la  clarté  des 
deux  autres,  par  l'opposition  de  ses  ombr^es.  Le  palais  du  Soleil,  qui 
fait  le  second,  a  ses  colonnes  toutes  d'oripeau^,  et  son  lambris  doré,  avec 
divers  grands  feuillages  à  l'arabesque.  Le  rejaillissement^  des  lumières  qui 
portent  S'ur  ces  dorures  produit  un  jour  merveilleux,  qu'augmente  celui  qui 
sort  du  trône  de  Jupiter,  qui  n'a  pas  moins   d'ornements.  Ses  marches'* 


1.  Dans  Voltaire  (1764)  :  «  où  on  le  voit.  » 

2.  Far.   Toutes  de  cUncant.  (Dessein.) 

3.  Toutes  les  éditions  anciennes,  y  compris  celle  de  1692,  donnent  rejdl- 
lissemeat.  Voyez  tome  IV,  p.  433,  note  2.  Dans  l'impression  de  1682,  on 
lit,  mais  c'est  sans  doute  une  faute  :  rejalissement. 

4.  f'^ar.   Les  marches.  (Dessein.) 


346  LA   TOISON   D'OR. 

ont  aux  deux  bouts  et  au  milieu  des  aigles  d'or,  entre  lesquelles*  on  voit 
peintes  en  basse-taille-  toutes  les  amours  de  ce  dieu.  Les  deux  côtés  font 
voir  chacun  un  rang  de  piliers  enrichis  de  diverses  pierres  précieuses,  en- 
vironnées chacune  d'un  cercle  ou  d'un  carré  d'or.  Au  haut  de  ces  piliers 
sont  d'autres  grands  aigles  d'or  qui  soutiennent  de  leur  bec  le  plat  fond^ 
de  ce  palais,  composé  de  riches  étoffes  de  diverses  couleurs,  qui  font 
comme  autant  de  courtines,  dont  les  aigles  laissent  pendre  les  bouts 
en  forme  d'écharpes*.  Jupiter  a  un  autre  grand  aigle  ^  à  ses  pieds,  qui 
porte  son  foudre  ;  et  Junon  est  à  sa  gauche,  avec  un  paon  aussi  à  ses 
pieds,  de  grandeur  et  de  couleur  naturelle^.) 

SCÈNE  VIL 

LE  SOLEIL,  JUPITER,  JUNON,  A/ETE, 
HYPSIPYLE,  ABSYRTE. 

A^TE. 

Ame  de  l'univers,  auteur  de  ma  naissance, 

Dont  nous  voyons  partout  éclater  la  puissance, 

Souffriras-tu  qu'un  roi  qui  tient  de  toi  le  jour 

Soit  lâchement  trahi  par  un  indigne  amour?  2i5o 

A  ces  Grecs  vagabonds  refuse  ta  lumière, 

De  leurs  climats  chéris  détourne  ta  carrière. 

N'éclaire  point  leur  fuite  après  qu'ils  m'ont  détruit^. 

Et  répands  sur  leur  route  une  éternelle  nuit. 

Fais  plus,  montre-toi  père  ;  et  pour  venger  ta  race,    2  i  5  5 

Donne-moi  tes  chevaux  à  conduire  en  ta  place  ; 

1.  Toutes  les  éditions  anciennes,  sans  en  excepter  celles  de  Thomas  Cor- 
neille et  de  Voltaire  (1764)5  font  ici  aigles  du  féminin,  et,  quelques  lignes 
plus  loin,  deux  fois  du  masculin. 

2.  Voyez  plus  haut,  p.  299,  note  2. 

3.  Les  éditions  publiées  du  vivant  de  Corneille  ont  toutes  plat  fond,  en 
deux  mots;  celles  de  1G92  et  de  Voltaire  (1764),  platfond,  en  un  seul. 

4.  Thomas  Corneille  et  Voltaire  donnent  ccharpe,  au  singulier. 

5.  F^ar.  Jupiter,  assis  en  son  trône,  a  un  autre  grand  aigle.  (Dessein.) 

6.  Toutes  nos  éditions,  même  celles  de  1692  et  de  1764,  ont  ainsi  natu- 
relle, au  singulier. 

7.  f^ar.  IV'éclaire  pas  leur  fuite  après  qu'ils  m'ont  détruit.  (1661  et  63) 


ACTE    V,  SCÈNE    VIL  34^ 

Prête-moi  de  tes  feux  Téclat  étincelant, 

Que  j'embrase  leur  Grèce  avec  ton  char  brûlant; 

Que  d'un  de  tes  rayons  lançant  sur  eux  le  foudre, 

Je  les  réduise  en  cendre,  et  leur  butin  en  poudre;  2160 

Et  que  par  mon  courroux  leurs  pays  désolé 

Ait  horreur  à  jamais  du  bras  qui  m'a  volé. 

Je  vois  que  tu  m'entends,  et  ce  coup  d'œil  m'annonce 
Que  ta  bonté  m'apprête  une  heureuse  réponse. 
Parle  donc,  et  fais  voir  aux  destins  ennemis  2  i  65 

De  quelle  ardeur  tu  prends  les  intérêts  d'un  fils. 

LE    SOLEIL. 

Je  plains  ton  infortune,  et  ne  puis  davantage  : 
Un  noir  destin  s'oppose  à  tes  justes  desseins, 
Et  depuis  Phaéton,  ce  brillant  attelage 

Ne  peut  passer  en  d'autres  mains  :  2170 

Sous  un  ordre  éternel  qui  gouverne  ma  route, 
Je  dispense  en  esclave  et  les  nuits  et  les  jours. 

Mais  enfin  ton  père  t'écoute, 
Et  joint  ses  vœux  aux  tiens  pour  un  plus  fort  secours. 

(Ici  s'ouvre  le  ciel  de  Jupiter,  et  le  Soleil  continue  en  lui  adressant 

sa  parole.) 

Maître  absolu  des  destinées,  2175 

Change  leurs  dures  lois  en  faveur  de  mon  sang, 

Et  laisse-lui  garder  son  rang 

Parmi  les  têtes  couronnées. 

C'est  toi  qui  règles  les  Etats, 

C'est  toi  qui  départs  les  couronnes;  2180 

Et  quand  le  sort  jaloux  met  un  monarque  à  bas, 
Il  détruit  ton  ouvrage,  et  fait  des  attentats 

Qui  dérobent  ce  que  tu  donnes. 

JUNON. 

Je  ne  mets  point  d'obstacle  à  de  si  justes  vœux  ; 

Mais  laissez  ma  puissance  entière  ;  2  i  8  5 

Et  si  l'ordre  du  sort  se  rompt  h  sa  prière, 


348  LA   TOISON   D'OR. 

D'un  hymen  que  j'ai  fait  ne  rompez  pas  les  nœuds. 
Comme  je  ne  veux  point  détruire  son  Aaete, 

Ne  détruisez  pas  mes  héros  : 
Assurez  à  ses  jours  gloire,  sceptre,  repos;  2  i  90 

Assurez-lui  tous  les  biens  qu'il  souhaite  ; 
Mais  de  la  même  main  assurez  h  Jason 
Médée  et  la  toison. 

JUPITER. 

Des  arrêts  du  destin  l'ordre  est  invariable, 

Rien  ne  sauroit  le  rompre  en  faveur  de  ton  fils,        2195 

Soleil  ;  et  ce  trésor  surpris 
Lui  rend  de  ses  Etats  la  perte  inévitable. 

Mais  la  même  légèreté 

Qui  donne  Jason  à  Médée 
Servira  de  supplice  à  l'infidélité  2200 

Où  pour  lui  contre  un  père  elle  s'est  hasardée. 
Perses  dans  la  Scy thie  arme  un  bras  souverain  ; 
Sitôt  qu'il  paroîtra,  quittez  ces  lieux,  Aaete, 

Et  par  une  prompte  retraite, 
Epargnez  tout  le  sang  qui  couleroit  en  vain.  2205 

De  Lemnos  faites  votre  asile  ; 
Le  ciel  veut  qu'Hypsipyle 
Réponde  aux  vœux  d'Absyrte,  et  qu'un  sceptre  dotal 
Adoucisse  le  cours  d'un  peu  de  temps  fatal. 

Car  enfin  de  votre  perfide  2210 

Doit  sortir  un  Médus  qui  vous  doit  rétablir  ; 
A  rentrer  dans  Colchos  il  sera  votre  guide  ; 
Et  mille  grands  exploits  qui  doivent  l'ennoblir, 
Feront  de  tous  vos  maux  les  assurés  remèdes. 
Et  donneront  naissance  à  l'empire  des  Mèdes.         2215 

(Le  palais  de  Jupiter  et  celui  du  Soleil  se  referment.) 
LE    SOLEIL. 

Ne  VOUS  permettez  plus  d'inutiles  soupirs. 
Puisque  le  ciel  répare  et  venge  votre  perte, 


ACTE   V,  SCÈNE   VIL  349 

El  qu'une  autre  couronne  offerte 
Ne  peut  plus  vous  souffrir  de  justes  déplaisirs. 
Adieu.  J'ai  trop  longtemps  détourné  ma  carrière,   2220 
Et  trop  perdu  pour  vous  en  ces  lieux  de  moments 

Qui  dévoient  ailleurs  ma  lumière. 
Allez,  heureux  amants. 
Pour  qui  Jupiter  montre  une  faveur  entière  ; 
Hâtez-vous  d'obéir  à  ses  commandements.  2225 

(Il  disparoît  en  baissant,  comme  pour  fondre  dans  la  mer.) 
HYPSIPYLE. 

J'obéis  avec  joie  à  tout  ce  qu'il  m'ordonne  : 

Un  prince  si  bien  né  vaut  mieux  qu'une  couronne. 

Sitôt  que  je  le  vis,  il  en  eut  mon  aveu. 

Et  ma  foi  pour  Jason  nuisoit  seule  à  son  feu  ; 

Mais  à  présent.  Seigneur,  cette  foi  dégagée....        22 jo 

AiETE. 

Ah!  Madame,  ma  perte  est  déjà  trop  vengée, 
Et  vous  faites  trop  voir  comme  un  cœur  généreux 
Se  plaît  à  relever  un  destin  malheureux. 

Allons  ensemble,  allons  sous  de  si  doux  auspices 
Préparer  à  demain  de  pompeux  sacrifices,  2235 

Et  par  nos  vœux  unis  répondre  au  doux  espoir 
Que  daigne  un  Dieu  si  grand  nous  faire  concevoir. 


FIN    DU    CINQUIEME    ET    DERNIER    ACTE. 


SERTORIUS 


TRAGEDIE 
1662 


i 
I 


NOTICE. 


Le  3  novembre  1661,  Corneille,  qui  fondait  à  juste  titre 
de  grandes  espérances  sur  son  Sertorius,  écrivait  à  l'abbé 
de  Pure  :  Je  vous  prie  «  de  ne  vous  contenter  pas  du  bruit 
que  les  comédiens  font  de  mes  deux  actes,  mais  d'en  juger 
vous-même  et  m'en  mander  votre  sentiment,  tandis  qu'il  y  a 
encore  lieu  à  la  correction.  J'ai  prié  Mlle  des  Œillets,  qui 
en  est  saisie,  de  vous  les  montrer  quand  vous  voudrez;  et 
cependant  je  veux  bien  vous  prévenir  un  peu  en  ma  faveur, 
et  vous  dire  que  si  le  reste  suit  du  même  air,  je  ne  crois  pas 

avoir  rien  écrit  de  mieux J'espère  dans  trois  ou  quatre 

jours  avoir  acbevé  le  troisième  acte.  ?> 

Nous  manquons  après  cela  de  renseignements  jusqu'à  la 
première  représentation  de  la  pièce,  que  le  compte  rendu 
suivant,  extrait  de  la  Muse  historique  du  4  mars  1662,  a 
déterminé  les  frères  Parfait*  à  fixer  au  25  février  : 

Depuis  huit  jours  les  beaux  esprits 
Ne  s'entretiennent  dans  Paris 
Que  de  la  dernière  merveille 
Qu'a  produite  le  grand  Corneille, 
Qui  selon  le  commun  récit, 
A  plus  de  beautés  que  son  Cid^ 
A  plus  de  forces  et  de  grâces 
Que  Pompée  et  que  les  Horaces^ 
A  plus  de  charmes  que  n'en  a 
Son  inimitable  Cinna, 
Que  V  Œdipe,  ni  Rodogune 
Dont  la  gloire  est  si  peu  commune, 

I.  Histoire  du  Théâtre  français,  tome  IX,  p.  96. 

Corneille,  vi  o3 


354  SERTORIUS. 

Ni  mêmement  qu^Héraclius  : 

Savoir  le  grand  Sertorius 

Qu'au  Marais  du  Temple  l'on  joue. 

Les  comédiens  du  Marais, 
.Pousses  de  leur  propre  intérêt, 
Et  qui  dans  des  choses  pareilles 
Ne  font  leur  métier  qu'à  merveilles, 
S'efforcent  à  si  bien  jouer 
Qu'on  ne  les  en  peut  trop  louer; 
Et  pour  ne  pas  paroître  chiches. 
On  leur  voit  des  habits  si  riches, 
Si  brillants  de  loin  et  de  près. 
Et  pour  le  sujet  faits  exprès. 
Que  chaque  spectateur  proteste 
Qu'on  ne  peut  rien  voir  de  plus  leste. 

Loret  se  montre  en  général  très-favorable  à  Corneille; 
mais  il  n'a  exagéré  en  rien  le  succès  de  cette  pièce,  qui  fut 
fort  applaudie  et  fort  admirée.  La  foule  ne  s'attachait  qu'à 
l'intérêt  de  certaines  situations;  mais  des  amateurs  plus 
éclairés  étaient  frappés  de  l'exactitude  avec  laquelle  Cor- 
neille traitait  les  matières  qui  semblaient  devoir  lui  être  le 
moins  connues.  «  M.  de  Turenne,  dit  l'auteur  du  Parnasse 
français'^,  s'étant  un  jour  trouvé  à  une  représentation  de  Ser- 
torius, il  s'écria  à  deux  ou  trois  endroits  de  la  pièce  :  «  Où 
donc  Corneille  a-t-il  appris  l'art  de  la  guerre?  »  —  «  Ce 
conte  est  ridicule,  objecte  Voltaire*;  Corneille  eût  très-mal 
fait  d'entrer  dans  les  détails  de  cet  art.  »  Sans  aucun  doute; 
mais  ce  qui  est  remarquable  et  ce  qui  frappait  Turenne,  c'est 
la  justesse  des  expressions,  c'est  l'adresse  avec  laquelle  Cor- 
neille sait  substituer  à  la  vague  phraséologie  des  poëtes  tra- 
giques de  son  temps  les  termes  propres  à  chaque  profession. 
Jamais  il  n'y  a  manqué,  et  dans  notre  Lexique  nous  aurons 
plus  d'une  fois  à  insister  sur  ce  point. 

Jusqu'ici  nous  avons  rapporté  les  renseignements  que  nous 
possédons  sur  Sertorius  en  nous  contentant  de  les  classer  sui- 
vant leurs  dates  ;  mais  avant  d'aller  plus  loin  nous  devons  faire 

I .  Titon  du  Tillet,  article  Corneille. 
a.  Remarque  sur  le  vers  800. 


NOTICE.  355 

remarquer  une  difiSculté  qui  nous  a  tout  d'abord  arrêté,  et  que 
nous  avons  vainement  cherché  à  résoudre.  Les  comédiens  dont 
Corneille  parle  dans  sa  lettre  sont,  suivant  toute  apparence, 
ceux  de  l'hôtel  de  Bourgogne,  puisque  c'est  à  cette  troupe 
qu'appartenait  Mlle  des  OEillets;  et  pourtant,  d'après  le  té- 
moignage de  Loret,  c'est  au  théâtre  du  Marais  que  l'ouvrage  a 
été  représenté  pour  la  première  fois.  On  pourrait  à  la  vérité 
chercher  à  expliquer  cette  contradiction  en  supposant  que 
Mlle  des  Œillets  a  fait  pendant  quelque  temps  partie  du  théâtre 
du  Marais,  ou  que  Corneille  a  retiré  sa  pièce  à  la  troupe  qui 
devait  d'abord  la  jouer,  pour  la  faire  représenter  à  l'hôtel  de 
Bourgogne  ;  mais  un  passage  d'une  autre  lettre  de  notre  poëte 
à  l'abbé  de  Pure,  datée  du  25  avril,  et  par  conséquent  posté- 
rieure de  deux  mois  à  la  représentation  de  Sertorius,  ne  per- 
met pas  d'adopter  une  telle  supposition.  En  effet.  Corneille, 
expliquant  pourquoi  il  ne  pourra  de  sitôt  donner  une  pièce 
aux  comédiens  du  Marais,  s'exprime  ainsi  :  «  Outre  que  je 

serai  bien  aise  d'avoir  quelquefois  mon  tour  à  l'Hôtel et 

que  je  ne  puis  manquer  d'amitié  à  la  reine  Viriate,  à  qui  j'ai 
tant  d'obligation,  le  déménagement  que  je  prépare  pour  me 
transporter  à  Paris  me  donne  tant  d'affaires,  que  je  ne  sais  si 
j'aurai  assez  de  liberté  d'esprit  pour  mettre  quelque  chose 
cette  année  sur  le  théâtre.  »  Certes  ce  passage  prouve  bien  que 
Sertorius  avait  été  joué  à  l'hôtel  de  Bourgogne,  et  il  semble 
indiquer  que  cette  reine  Viriate,  envers  qui  Corneille  se  re- 
connaît si  obligé,  n'est  autre  que  Mlle  des  OEillets.  Comment 
concilier  ce  témoignage  de  notre  auteur  avec  la  relation  si 
explicite  de  Loret  ?  J'avoue  que  je  l'ignore,  car  prétendre  que 
la  pièce  a  été  représentée  en  même  temps  à  deux  théâtres, 
serait  peut-être  bien  hasardé  :  non-seulement  les  historiens  de 
la  scène  française  ne  laissent  rien  entrevoirde  semblable,  mais 
le  passage  oii  les  frères  Parfait  racontent  comment  Molière  mit 
cette  pièce  au  théâtre  prouve  qu'ils  pensaient  que  jusqu'alors 
elle  n'avait  été  réprésentée  qu'au  Marais  :  «  L'usage  observé 
de  tout  temps  entre  tous  les  comédiens  françois  étoit  de  n'entre- 
prendre point  déjouer,  au  préjudice  d'une  troupe,  les  pièces 
dont  elle  étoit  en  possession,  et  qu'elle  avoitmises  au  théâtre  à 
ses  frais  particuliers,  pour  en  retirer  les  premiers  avantages, 
jusqu'à  ce  qu'elle  fût  rendue  publique  par  l'impression.  Ser- 


356  SERTORIUS. 

toriu.*!  ayant  été  imprimé  sur  la  fin  de  l'année  1662,  Molière 
le  fit  représenter  sur  son  théâtre  au  mois  d'avril  de  l'année 
suivante*.  » 

En  octobre  i663,  Molière,  dans  la  première  scène  de  \' Im- 
promptu de-  Versailles^  qui  nous  a  été  si  souvent  utile  et  que 
nous  citons  ici  pour  la  dernière  fois,  parodie  le  jeu  de  Haute- 
roche,  comédien  de  l'hôtel  de  Bourgogne,  au  moment  011  il 
dit  ces  vers  du  rôle  de  Pompée  dans  Sertorius'^  : 

L'inimitié  qui  règne  entre  nos  deux  partis 
N'y  rend  pas  de  l'honneur,  etc.  ; 

mais  rien  dans  le  dialogue  n'indique  la  nature  des  défauts 
qu'il  lui  reproche.  Ce  personnage  est  un  de  ceux  que  Baron, 
le  célèbre  élève  de  Molière,  remplit  plus  tard  avec  distinction^. 

Les  beaux  rôles  de  cette  pièce  fournirent  aux  grands  ar- 
tistes du  dix-huitième  siècle  de  nombreuses  occasions  de 
faire  admirer  leurs  brillantes  qualités.  A  la  reprise  de  1758, 
Granval  se  fit  applaudir  dans  le  rôle  de  Sertorius*;  et  celui 
de  Viriate,  après  avoir  été  le  triomphe  de  Mlle  Clairon,  fut 
encore  joué  avec  succès  par  Mme  Vestris^. 

L'édition  originale  de  Sertorius  forme  un  volume  in- 12, 
dont  voici  la  description  bibliographique  :  Sertorivs,  tragédie. 
Imprimé  à  Rouen ^  et  se  vend  à  Paris,  chez  Augustin  Courbe'  et 
Guillaume  de  Luyne,  M.DC.LXII,  6  feuillets  et  82  pages.  Le 
privilège  est  du  16  mai,  l'Achevé  d'imprimer  du  8  juillet  1662. 

Sertorius  fut  critiqué  de  la  manière  la  plus  injuste  par  d'Au- 
bignac,  dans  une  Dissertation  dont  nous  aurons  à  parler  un  peu 
plus  longuement  à  propos  de  Sophonisbe,  car  c'est  à  l'occasion 
de  cette  dernière  pièce  qu'elle  fut  publiée.  De  Visé  répondit  aux 
invectives  de  d'Aubignac  par  d'autres  invectives  ;  et  ce  n'est 
qu'à  grand'peine  que  nous  avons  recueilli  dans  cette  indigeste 
polémique  deux  ou  trois  renseignements  de  quelque  intérêt  que 
nous  avonsplacés  dansles  notesquiaccompagnentnotre texte. 

I.   Histoire  du  Théâtre  français^  tome  IX,  p.  io5. 
a.  Acte  III,  scène  i,  vers  769  et  suivants. 

3.  Lemazurier,  Galerie  historique,  tome  I,  p.  86. 

4.  Ibidem,  tome  I,  p.  272. 

5.  Ibidem,  tome  I,  p.  35o. 


AU   LECTEUR.  35; 

AU  LECTEUR*. 

Ne  cherchez  point  clans  cette  tragédie  les  agréments 
qui  sont  en  possession  de  faire  réussir  au  théâtre  les 
poèmes  de  cette  nature  :  vous  n'y  trouverez  ni  tendresses 
d'amour,  ni  emportements  de  passions^,  ni  descriptions 
pompeuses,  ni  narrations  pathétiques.  Je  puis  dire  toute- 

I.  Le  titre  «  au  lecteur  »  n'est  que  dans  l'édition  de  1662.  —  A 
partir  de  Sertorius,  Corneille  n'a  plus  composé  d'examens.  Voyez 
au  tome  I  la  fin  de  la  note  i  de  la  p.  iSy.  Dans  l'avant-dernière 
phrase  de  cette  note,  il  faut  substituer  Sertorius  à  OtJion.  Ce  qui 
nous  a  indviit  en  erreur,  c'est  que  Thomas  Corneille,  qui  a  compris 
Sertorius  et  Sophonisbe  dans  le  tome  IV  de  l'édition  de  1692,  a  donné 
le  titre  à.^ Examens  aux  avertissements  de  ces  deux  pièces;  c'est  seu- 
lement à  partir  du  tome  V,  qui  commence  par  Othon^  qu'il  a  placé, 
au  lieu  d'examens  à  la  fin  des  pièces,  des  avertissements,  avec  le 
titre  de  Préfaces  ou  d'avis  Au  lecteur^  en  tête  de  chacune*;  mais 
dans  les  recueils  de  1668  et  de  1682,  où  le  tome  IV^  et  dernier 
commence  par  Sertorius,  c'est  dès  cette  pièce  que  les  avis  Au  lec- 
teur remplacent  les  examens  en  tête  du  volume,  avec  le  titre  cou- 
rant de  PRÉFACES.  Ces  avis  manquent  dans  le  recueil  de  1666,  qui 
complète,  comme  supplément,  celui  de  1664.  Le  tome  IV  de  1668 
donne  après  la  feuille  de  titre  l'explication  que  voici  : 

Le  libraire  au  lecteur.  «  Je  n'ai  pu  tirer  de  l'auteur  pour  ce 
quatrième  volume  un  discours  pareil  à  ceux  qu'il  a  mis  au  devant 
des  trois  qui  l'ont  précédé,  ni  sa  critique  sur  les  pièces  qui  le  com- 
posent; mais  il  m'a  promis  l'un  et  l'autre  quand  ce  volume  sera 
complet  et  qu'il  en  aura  huit  comme  les  précédents**.  En  attendant 
l'effet  de  cette  promesse,  je  vous  donne  ici  les  Préfaces  dont  il  a 
accompagné  chacune  de  celles-ci,  quand  il  les  a  fait  imprimer.  » 

a.  Var.  (édit.  de  1662  et  de  1668)  :  ni  emportements  de  passion. 

*  Tite  et  Bérénice  n'a  ni  préface  ni  avis  Au  lecteur,  mais  est  seu- 
lement précédé  de  deux  extraits  latins.  Les  avertissements  des  deux 
pièces  suivantes  [Pulchérie  et  Suréjia)  ne  sont  pas,  dans  l'impression 
de  1682,  au  commencement  du  volume,  mais,  comme  dans  celle 
de  1692,  en  tête  de  chacune  de  ces  tragédies. 

**  Le  dernier  volume  de  1682  contient  les  huit  pièces  annoncées, 
mais  Corneille  n'a  pas  pour  cela  tenu  sa  promesse;  il  n'y  a  mis  ni 
discours  ni  examens,  non  plus  que  dans  celui  de  1668,  qui  finit  à 
Attila  et  ne  se  compose  par  conséquent  que  de  cinq  tragédies. 


358  SERÏORIUS. 

fois  qu'elle  n'a  point  déplu,  et  que  la  dignité  des  noms 
illustres,  la  grandeur  de  leurs  intérêts,  et  la  nouveauté 
de  quelques  caractères,  ont  suppléé  au  manque  de  ces 
grâces.  Le  sujet  est  simple,  et  du  nombre  de  ces  événe- 
ments connus,  où  il  ne  nous  est  pas  permis  de  rien  chan- 
ger, qu'autant  que  la  nécessité  indispensable  de  les  réduire 
dans  la  règle  nous  force  d'en  resserrer  les  temps  et  les 
lieux.  Comme  il  ne  m'a  fourni  aucunes  femmes,  j'ai  été 
obligé  de  recourir  à  l'invention  pour  en  introduire  deux, 
assez  compatibles  l'une  et  l'autre  avec  les  vérités  histo- 
riques à  qui  je  me  suis  attaché* .  L'une  a  vécu  de  ce  temps- 
là;  c'est  la  première  femme  de  Pompée,  qu'il  répudia 
pour  entrer  dans  l'alliance  de  Sylla  par  le  mariage 
d'Emilie,  fdle  de  sa  femme.  Ce  divorce  est  constant  par 
le  rapport  de  tous  ceux  qui  ont  écrit  la  vie  de  Pompée, 
mais  aucun  d'eux  ne  nous  apprend  ce  que  devint  cette 
malheureuse,  qu'ils  appellent  tous  Antistie,  à  la  réserve 
d'un  Espagnol,  évêque  de  Gironne,  qui  lui  donne  le  nom 
d'Aristie^,  que  j'ai  préféré,  comme  plus  doux  à  l'oreille. 

I.  Dans  l'édition  de  1692  :  «  auxquelles  je  me  suis  attache.  » 
a.  Voyez  Plutarque  dans  la  Vie  de  Pompée^  chapitres  iv  et  ix,  et 
dans  la  Vie  de  Sylla,  chapitre  xxxiii.  Pompée  répudia  la  première 
de  ses  cinq  femmes *,  Antistia  (c'est  là  son  vrai  nom),  quatre  ans  après 
l'avoir  épousée.  — Au  sujet  des  deux  noms  Antistie  et  Aristie,  Cor- 
neille s'exprime  ainsi  dans  la  lettre  à  l'abbé  de  Pure,  que  nous  avons 
citée  plus  haut  (voyez  Idi  Notice,  p.  353)  :  «  Je  vous  ai  déjà  parlé  de 
l'une  qui  étoit  femme  de  Pompée.  Sylla  le  força  de  la  répudier  pour 
épouser  Emilia,  fille  de  sa  femme  et  d'Émilius  Scaurus,  son  premier 
mari.  Plutarque  et  Appian  la  nomment  Antistie,  fille  du  préteur 
Antistius.  Un  évêque  espagnol,  nommé  Joannes  Gerundensis,  Ja 
nomme  Aristie,  et  son  père  Aristius**.  Je  ne  doute  pas  qu'il  ne  se 

*  Au  tome  IV,  dans  la  note  i  de  la  p.  61,  on  a  imprimé  par 
erreur  :  «  sa  seconde  femme  [il  faut  lire  :  sa  quatrième  femme), 
Julie,  fille  de  César.  » 

**  On  lit  dans  l'ouvrage  intitulé  Joannis  episcopi  Gerundensis  Pa- 
ralipomenon  Hispaniee  libri  decem,  et  dédié  à  Ferdinand  et  à  Isabelle 
[Fernando  et  Elisabse)  de  Castille  :  «  Aristiam,  Aristii  filiam,  accepit 


AU   LECTEUR.  359 

Leur  silence  m'ayant  laissé  liberté  entière  de  lui  faire 
un  refuge,  j'ai  cru  ne  lui  en  pouvoir  choisir  un  avec  plus 
de  vraisemblance  que  chez  les  ennemis  de  ceux  qui 
Tavoient  outragée  :  cette  retraite  en  a  d'autant  plus, 
qu'elle  produit  un  effet  véritable  par  les  lettres  des  prin- 
cipaux de  Rome  que  je  lui  fais  porter  à  Sertorius,  et  que 
Perpenna  remit  entre  les  mains  de  Pompée,  qui  en  usa 
comme  je  le  marque.  L'autre  femme  est  une  pure  idée 
de  mon  esprit,  mais  qui  ne  laisse  pas  d'avoir  aussi  quel- 
que fondement  dans  l'histoire.  Elle  nous  apprend  que 
les  Lusitaniens  appelèrent  Sertorius  d'Afrique  pour  être 
leur  chef  contre  le  parti  de  Sylla  ;  mais  elle  ne  nous  dit 
point  s'ils  étoient  en  république,  ou  sous  une  monarchie. 
Il  n'y  a  donc  rien  qui  répugne  à  leur  donner  une  reine  ; 
et  je  ne  la  pouvois  faire  sortir  d'un  sang  plus  considé- 
rable que  celui  de  Viriatus*,  dont  je  lui  fais  porter  le 
nom,  le  plus  grand  homme  que  l'Espagne  ait  opposé  aux 
Romains,  et  le  dernier  qui  leur  a  fait  tête  dans  ces  pro- 
vinces avant  Sertorius.  Il  n'étoit  pas  roi  en  effet,  mais 
il  en  avoit  toute  l'autorité  ;  et  les  préteurs  et  consuls  que 
Rome  envoya  pour  le^  combattre,  et  qu'il  défit  souvent, 
l'estimèrent  assez  pour  faire  des  traités  de  paix  avec  lui, 
comme  avec  un  souverain  et  juste  ennemi.  Sa  mort  arriva 
soixante  et  huit  ans  avant  celle  que  je  traite^;  de  sorte 

méprenne  ;  mais  à  cause  que  le  mot  est  plus  doux,  je  m'en  suis  servi, 
et  vous  en  demande  votre  avis  et  celui  de  vos  savants  amis.  Aristie 
a  plus  de  douceur,  mais  il  sent  plus  le  roman  ;  Antistie  est  plus  dur 
aux  oreilles,  mais  il  sent  plus  l'histoire  et  a  plus  de  majesté.  » 
I.  Dans  l'édition  de  1692  :  «  que  de  celui  de  Viriatus.  » 
a.  Au  lieu  de  /e,  l'édition  de  i68a  donne  seule  les,  qui  est  évi- 
demment une  faute  d'impression. 

3.  La  mort  de  Viriate  [Viriathe]  est  de  l'an   140  avant  Jésus- 
Christ;  celle  de  Sertorius  de  l'an  7a. 

uxorem.  »  [Rerum  hispanicarum scriptores.. . .  ex  bibliotheca  Roberti  Beli^ 
i579,  tome  I,  p.  98.) 


36o  SERTORIUS. 

qu'il  auroit  pu  être  aïeul  ou  bisaïeul  de  cette  reine  que 
je  fais  parler  ici. 

Il  fut  défait  par  le  consul  Q.  ServiliusS  et  non  par 
Brutus,  comme  je  Tai  fait  dire  à  cette  princesse,  sur  la 
foi  de  cet  évêque  espagnol  que  je  viens  de  citer,  et  qui 
m'a  jeté  dans  Terreur  après  lui.  Elle  est  aisée  à  corriger 
par  le  changement  d'un  mot  dans  ce  vers  unique  qui  en 
parle,  et  qu'il  faut  rétablir  ainsi  : 

Et  de  Servilius  l'astre  prédominant*. 

Je  sais  bien  que  Sylla,  dont  je  parle  tant  dans  ce  poëme, 
étoit  mort^  six  ans  avant  Sertorius  ;  mais  à  le  prendre  à 
la  rigueur,  il  est  permis  de  presser  les  temps  pour  faire 
l'unité  de  jour;  et  pourvu  qu'il  n'y  aye  point  d'impossi- 
bilité formelle,  je  puis  faire  arriver  en  six  jours,  voire  en 
six  heures,  ce  qui  s'est  passé  en  six  ans.  Cela  posé,  rien 
n'empêche  que  Sylla  ne  meure  avant  Sertorius,  sans  rien 
détruire  de  ce  que  je  dis  ici,  puisqu'il  a  pu  mourir  depuis 
qu'Arcas  est  parti  de  Rome  pour  apporter  la  nouvelle 
de  la  démission  de  sa  dictature*  :  ce  qu'il  fait  en  même 
temps  que  Sertorius  est  assassiné.  Je  dis  de  plus  que  bien 
que  nous  devions  être  assez  scrupuleux  observateurs  de 
l'ordre  des  temps,  néanmoins,  pourvu  que  ceux  que  nous 
faisons  parler  se  soient  connus,  et  ayent  eu  ensemble 

I.  Quintus  Servilius  Cœpio,  qui  fut  consul  avec  Lœlius,  l'an  i4o 
avant  Jésus-Christ. 

a.  Ce  vers  est  ainsi  conçu  dans  l'édition  de  i66a  : 

Et  du  consul  Brutus  l'astre  prédominant 

(acte  II,  scène  i,  vers  4^9); 

et  malgré  l'indication  si  précise  de  Corneille  dans  cette  préface, 
l'impression  de  1668  est  la  seule  de  toutes  les  éditions  publiées  de 
son  vivant  où  l'on  ait  introduit  le  changement  qu'il  marque  ici. 
Les  recueils  de  1666,  1682,  et  même  celui  de  1692,  ont  conservé  la 
leçon  fautive.  Voltaire  a  adopté  la  bonne  :  «  Et  de  Servilius,  etc.  » 
3,  L'an  78  avant  Jésus-Christ. —  4- Voyez  ci-après, acte  V, scène  11. 


AU   LECTEUR.  36i 

quelques  intérêts  à  démêler,  nous  ne  sommes  pas  obligés 
à  nous  attacher  si  précisément  à  la  durée  de  leur  vie. 
Sylla  étoit  mort  quand  Sertorius  fut  tué,  mais  il  pouvoit 
vivre  encore  sans  miracle  ;  et  Tauditeur,  qui  communé- 
ment n'a  qu'une  teinture  superficielle  de  l'histoire,  s'of- 
fense rarement  d'une  pareille  prolongation  qui  ne  sort 
point  de  la  vraisemblance.  Je  ne  voudrois  pas  toutefois 
faire  une  règle  générale  de  cette  licence,  sans  y  mettre 
quelque  distinction.  La  mort  de  Sylla  n'apporta  aucun 
changement  aux  affaires  de  Sertorius  en  Espagne,  et  lui 
fut  de  si  peu  d'importance,  qu'il  est  malaisé,  en  lisant  la 
vie  de  ce  héros  chez  Plutarque,  de  remarquer  lequel  des 
deux  est  mort  le  premier,  si  l'on  n'en  est  instruit  d'ail- 
leurs. Autre  chose  est  de  celles  qui  renversent  les  Etats, 
détruisent  les  partis,  et  donnent  une  autre  face  aux  af- 
faires, comme  a  été  celle  de  Pompée,  qui  feroit  révol- 
ter tout  l'auditoire  contre  un  auteur,  s'il  avoit  l'impu- 
dence de  la  remettre  après  celle  de  César.  D'ailleurs,  il 
falloit  colorer  et  excuser  en  quelque  sorte  la  guerre  que 
Pompée  et  les  autres  chefs  romains  continuoient  contre 
Sertorius  ;  car  il  est  assez  malaisé  de  comprendre  pour- 
quoi l'on  s'y  osbtinoit,  après  que  la  république  sembloit 
être  rétablie  par  la  démission  volontaire  et  la  mort  de  son 
tyran.  Sans  doute  que  son  esprit  de  souveraineté,  qu'il 
avoit  fait  revivre  dans  Rome,  n'y  étoit  pas  mort  avec  lui, 
et  que  Pompée  et  beaucoup  d'autres,  aspirant  dans  l'âme 
à  prendre  sa  place,  craignoient  que  Sertorius  ne  leur  y 
fût  un  puissant  obstacle,  ou  par  l'amour  qu'il  avoit  tou- 
jours pour  sa  patrie,  ou  par  la  grandeur  de  sa  répu- 
tation et  le  mérite  de  ses  actions,  qui  lui  eussent  fait 
donner  la  préférence,  si  ce  grand  ébranlement  de  la 
république  l'eût  mise  en  état  de  ne  se  pouvoir  passer  de 
maître.  Pour  ne  pas  déshonorer  Pompée  par  cette  jalou- 
sie secrète  de  son  ambition,  qui  semoit  dès  lors  ce  qu'on 


362  SERTORIUS. 

a  vu  depuis  éclater  si  hautement,  et  qui  peut-être  étoit  le 
véritable  motif  de  cette  guerre,  je  me  suis  persuadé  qu'il 
étoit  plus  à  propos  de  faire  vivre  Sylla,  afin  d'en  attri- 
buer l'injustice  à  la  violence  de  sa  domination.  Cela  m'a 
servi  de  plus  à  arrêter  l'effet  de  ce  puissant  amour  que  je 
lui  fais  conserver  pour  son*  Aristie,  avec  qui  il  n'eût  pu  se 
défendre  de  renouer,  s'il  n'eût  eu  rien  à  craindre  du  côté 
de  Sylla,  dont  le  nom  odieux,  mais  illustre,  donne  un 
grand  poids  aux  raisonnements  de  la  politique,  qui  fait 
l'âme  de  toute  cette  tragédie^. 

Le  même  Pompée  semble  s'écarter  un  peu  de  la  pru- 
dence d'un  général  d'armée,  lorsque,  sur  la  foi  de  Ser- 
torius,  il  vient  conférer  avec  lui  dans  une  ville  dont  ce 
chef^  du  parti  contraire  est  maître  absolu  ;  mais  c'est  une 
confiance  de  généreux  à  généreux,  et  de  Romain  à  Ro- 
main, qui  lui  donne  quelque  droit  de  ne  craindre  aucune 
supercherie  de  la  part  d'un  si  grand  homme.  Ce  n'est  pas 
que  je  ne  veuille  bien  accorder  aux  critiques  qu'il  n'a  pas 
assez  pourvu  à  sa  propre  sûreté ,  mais  il  m'étoit  impos- 
sible de  garder  l'unité  de  lieu  sans  lui  faire  faire  cette 
échappée,  qu'il  faut  imputer  à  l'incommodité  de  la  règle, 
plus  qu'à  moi,  qui  l'ai  bien  vue.  Si  vous  ne  voulez  la  par- 

1.  Thomas  Corneille,  dans  l'édition  de  i692,aomis^on,  etdonne: 
«  pour  Aristie.  » 

2.  Voici  ce  que  Corneille  dit  à  ce  sujet  dans  sa  lettre  à  l'abbé  de 
Pure  que  nous  avons  déjà  citée  deux  fois  (p.  353,  et  p.  358,  note  2)  : 
«  J'ai  plus  besoin  de  grâce  pour  Sylla  qui  mourut  et  se  démit  de  sa 
puissance  avant  la  mort  de  Sertorius;  mais  sa  vie  est  d'un  tel  orne- 
ment à  mon  ouvrage  pour  justifier  les  armes  de  Sertorius,  que  je  ne 
puis  m'empêcher  de  la  ressusciter.  Mon  auteur  moderne,  Joannes 
Gerundensis,  le  fait  vivre  après  Sertorius*;  mais  il  se  trompe  aussi 
bien  qu'au  nom  d'Aristie.  Je  ne  demande  point  votre  avis  sur  ce 
dernier  point;  car  quand  ce  seroit  une  faute,  je  me  la  pardonne.  » 

3.  Dans  l'édition  de  1692  :  «  le  chef.  » 

*  Voyez  les  pages  102  et  io3  du  Recueil  cité  plus  haut  (p.  358, 
note**). 


AU    LECTEUR.  363 

donner  à  Timpalience  qu'il  avoit  de  voir  sa  femme,  dont 
je  le  fais  encore  si  passionné,  et  à  la  peur  qu'elle  ne  prît 
un  autre  mari,  faute  de  savoir  ses  intentions  pour  elle, 
vous  la  pardonnerez  au  plaisir  qu'on  a  pris  à  cette  con- 
férence, que  quelques-uns  des  premiers  dans  la  cour  et 
pour  la  naissance  et  pour  l'esprit  ont  estimée*  autant 
qu'une  pièce  entière.  Vous  n'en  serez  pas  désavoué  par 
Aristote,  qui  souffre  qu'on  mette  quelquefois  des  choses 
sans  raison  sur  le  théâtre^,  quand  il  y  a  apparence  qu'elles 
seront  bien  reçues,  et  qu'on  a  lieu  d'espérer  que  les 
avantages  que  le  poëme  en  tirera^  pourront  mériter  cette 
grâce. 

LISTE    DES    ÉDITIONS   QUI  ONT   ÉTÉ    COLLATIONNÉES 
POUR    LES    VARIANTES    DE    SERTORIVS. 

ÉDITION  SÉPARÉE. 
1662    in- 12. 


1666  in-S»-^; 
1668  in-i2  : 


RECUEILS. 

1662  in-i2. 


1 .  Toutes  les  éditions  anciennes,  sans  en  excepter  celles  de  Tho- 
mas Corneille  (1692)  et  de  Voltaire  (1764),  donnent  estime\  sans 
accord,  comme  s'il  y  avait  :  «  ont  estimé  être  autant,  valoir  autant 
qu'une  pièce  entière.  » 

2 .  Nous  ne  trouvons  rien  dans  la  Poétique  qui  réponde  bien  exac- 
tement à  ce  qui  est  dit  en  cet  endroit.  Corneille  a-t-il  peut-être  en 
vue  lafm  du  chapitre  xxiv,  où  la  pensée  d'Aristote  a,  sinon  un  rap- 
port bien  frappant,  au  moins  quelque  analogie  avec  l'idée  exprimée 
ici?  Le  passage  du  chapitre  xv  que  nous  avons  cité  plus  haut,  p.  127, 
note  3,  a  un  sens  différent  et  beaucoup  plus  restreint. 

3.  Thomas  Corneille  et  Voltaire  (1764)  ont  remplacé  «en  tirera» 
par  «  en  retirera.  » 

4.  Les  recueils  de  i663  in-fol.  et  de  1664  in-8°  finissent  à /a  Toison 
d^or;  celui  de  1666  a  été  publié  comme  supplément  à  ce  dernier. 
Il  contient  Sertorius^  Sophonisbe  et  Othon. 


ACTEURS. 

SERTORIUS,  général  du  parti  de  Marius  en  Espagne. 

PERPENNA,  lieutenant  de  Sertorius. 

AUFIDE^  tribun  de  l'armée  de  Sertorius. 

POMPEE,  général  du  parti  de  Sylla. 

ARISTÏE,  femme  de  Pompée. 

VIRIATE,  reine  de  Lusitanie,  à  présent  Portugal. 

THAMIRE,  dame  d'honneur  de  Viriate. 

CELSUS,  tribun  du  parti  de  Pompée. 

ARCAS,  affranchi  d'Aristius,  frère  d'Aristie. 

Lascène  est  àNertobrige,  ville  d'Aragon,  conquise  par  Sertorius, 
à  présent  Catalayud^. 

1.  Outre  Sertorius^  Perpenna  et  Pompée^  Corneille  a  emprunté  à 
l'histoire  le  nom  à'Aufide  [Aufidius)^  qui  est  mentionné  par  Plutar- 
que,  au  chapitre  xxvi  de  la  Vie  de  Sertorius^  parmi  les  complices 
de  Perpenna.  Nous  avons  vu  plus  haut  (p.  358  et  note  2)  que  le  vrai 
nom  de  la  première  femme  de  Pompée  était  Antistie.  Pour  Viriate, 
voyez  ci-dessus,  p.  SSg. 

2.  Ce  nom  est  imprimé  ainsi  dans  toutes  les  éditions  anciennes, 
ycompris  celle  de  Thomas  Corneille  (1692)  et  de  Voltaire  (1764). 
Cette  faute  était,  à  ce  qu'il  paraît,  assez  commune,  car,  dans  son 
Grand  Dictionnaire  géographique  (i  726),  Bruzen  de  la  Martinière  dit  à 
l'article  Cai^ataiud  :  «  C'est  ainsi  qu'il  faut  écrire,  et  non  pas  comme 
font  quelques-uns  qui  en  transposant  les  lettres  disent  Catalaiud.  » 
Nous  ne  savons  d'après  quelle  autorité  Corneille  a  identifié  Cala- 
tayud  avec  Nertobrige  ;  on  pense  communément  que  Calatayud  (à 
quatorze  lieues  de  Saragosse)  répond  à  la  Bilbilis  des  anciens,  ou  du 
moins  se  trouve  à  un  mille  des  ruines  de  cette  antique  cité  ;  et  c'est, 
selon  les  uns  Almuha,  selon  d'autres  Rida,  qui  occupe  l'emplacement 
de  Nertobrige.  —  De  Visé  répond  aux  objections  faites  par  d'Aubi- 
gnac  au  sujet  du  lieu  de  la  scène  :  «  A  cause  que  tous  les  personnages 
de  cette  tragédie  ont  de  grands  intérêts,  vousnevoulezpas  qu'elle  se 
puisse  toute  passer  dans  un  même  lieu  ;  et  néanmoins  il  est  vrai  qu'elle 
s'y  peut  passer,  et  se  passe  en  effet  toute  entière  dans  le  cabinet  de 
Viriate  ;  et  je  vous  apprends,  si  vous  ne  le  savez  pas,  que  ce  que  l'on 
appelle  cabinets  chez  les  grands,  sont  des  antichambres,  où  plusieurs 
personnes  se  peuvent,  en  divers  endroits, entretenir  ensemble  de 
leurs  affaires  les  plus  secrètes.  »  (Défense  du  Sertorius  de  M.  de  Cor- 
neille, dans  le  Recueil  de  dissertations publié  par  l'abbé  Granet, 

tomel,  p.  332.) 


SERTORIUS. 

TRAGÉDIE. 


ACTE  I. 


SCENE  PREMIERE. 
PERPENNA,  AUFIDE. 

PERPENNA. 

D'où  me  vient  ce  désordre,  Aufide,  et  que  veut  dire 

Que  mon  cœur  sur  mes  vœux  garde  si  peu  d'empire? 

L'horreur  que  malgré  moi  me  fait  la  trahison 

Contre  tout  mon  espoir  révolte  ma  raison; 

Et  de  cette  grandeur  sur  le  crime  fondée,  5 

Dont  jusqu'à  ce  moment  m'a  trop  flatté  l'idée. 

L'image  toute  affreuse,  au  point  d'exécuter, 

Ne  trouve  plus  en  moi  de  bras  à  lui  prêter. 

En  vain  l'ambition  qui  presse  mon  courage, 

D'un  faux  brillant  d'honneur  pare  son  noir  ouvrage  ;    i  o 

En  vain  pour  me  soumettre  à  ses  lâches  efforts, 

Mon  âme  a  secoué  le  joug  de  cent  remords  : 

Cette  âme,  d'avec  soi  tout  à  coup  divisée. 

Reprend  de  ces  remords  la  chaîne  mal  brisée  ; 

Et  de  Sertorius  le  surprenant  bonheur  1 5 

Arrête  une  main  prête  à  lui  percer  le  cœur. 

AUFIDE. 

Quel  honteux  contre-temps  de  vertu  délicate 


366  SERTORIUS. 

S'oppose  au  beau  succès  de  Tespoir  qui  vous  flatte? 

Et  depuis  quand,  Seigneur,  la  soif  du  premier  rang^ 

Craint-elle  de  répandre  un  peu  de  mauvais  sang?        20 

Avez-vous  oublié  cette  grande  maxime. 

Que  la  guerre  civile  est  le  règne  du  crime  ; 

Et  qu'aux  lieux  où  le  crime  a  plein  droit  de  régner, 

L'innocence  timide  est  seule  à  dédaigner? 

L'honneur  et  la  vertu  sont  des  noms  ridicules  :  2  5 

Marins  ni  Carbon  n'eurent  point  de  scrupules  ; 

Jamais  Sylla,  jamais 

PERPENNA. 

Sylla  ni  Marins 
N'ont  jamais  épargné  le  sang  de  leurs  vaincus  : 
Tour  à  tour  la  victoire,  autour  d'eux  en  furie, 
A  poussé  leur  courroux  jusqu'à  la  barbarie  ;  3  o 

Tour  à  tour  le  carnage  et  les  proscriptions 
Ont  sacrifié  Rome  à  leurs  dissensions  ; 
Mais  leurs  sanglants  discords  qui  nous  donnent  des  maîtres 
Ont  fait  des  meurtriers,  et  n'ont  point  fait  de  traîtres  : 
Leurs  plus  vastes  fureurs  jamais  n'ont  consenti  3  5 

Qu'aucun  versât  le  sang  de  son  propre  parti  ; 
Et  dans  l'un  ni  dans  l'autre  aucun  n'a  pris  l'audace 
D'assassiner  son  chef  pour  monter  en  sa  place. 

AUFIDE. 

Vous  y  renoncez  donc,  et  n'êtes  plus  jaloux 
De  suivre  les  drapeaux  d'un  chef  moindre  que  vous?  40 
Ah!  s'il  faut  obéir,  ne  faisons  plus  la  guerre  : 
Prenons  le  même  joug  qu'a  pris  toute  la  terre. 
Pourquoi  tant  de  périls?  pourquoi  tant  de  combats? 
Si  nous  voulons  servir,  Sylla  nous  tend  les  bras^ 
C'est  mal  vivre  en  Romain  que  prendre  loi  d'un  homme  ; 
Mais,  tyran  pour  tyran,  il  vaut  mieux  vivre  à  Rome. 

I .  Voyez  Plutarque,  Fie  de  Sertorius^  chapitre  xxv. 


ACTE   I,  SCÈNE  I.  367 

PERPENNA. 

Vois  mieux  ce  que  tu  dis  quand  tu  parles  ainsi. 

Du  moins  la  liberté  respire  encore  ici  : 

De  notre  république  à  Rome  anéantie, 

On  V  voit  refleurir  la  plus  noble  partie  ;  5  o 

Et  cet  asile  ouvert  aux  illustres  proscrits, 

Réunit  du  sénat  le  précieux  débris*. 

Par  lui  Sertorius  gouverne  ces  provinces, 

Leur  impose  tribut,  fait  des  lois  à  leurs  princes. 

Maintient  de  nos  Romains  le  reste  indépendant;  5  5 

Mais  comme  tout  parti  demande  un  commandant, 

Ce  bonheur  imprévu  qui  partout  Taccompagne, 

Ce  nom  qu'il  s'est  acquis  chez  les  peuples  d'Espagne  — 

AUFIDE. 

Ah  !  c'est  ce  nom  acquis  avec  trop  de  bonheur 

Qui  rompt  votre  fortune  et  vous  ravit  l'honneur^  :        60 

Vous  n'en  sauriez  douter,  pour  peu  qu'il  vous  souvienne 

Du  jour  que  votre  armée  alla  joindre  la  sienne^. 

Lors.... 

PERPENNA. 

N'envenime  point  le  cuisant  souvenir 
Que  le  commandement  devoit  m'appartenir. 
Je  le  passois  en  nombre  aussi  bien  qu'en  noblesse;     6  5 
Il  succomboit  sans  moi  sous  sa  propre  foiblesse  : 
Mais  sitôt  qu'il  parut,  je  vis  en  moins  de  rien 
Tout  mon  camp  déserté  pour  repeupler  le  sien  ; 
Je  vis  par  mes  soldats  mes  aigles  arrachées 
Pour  se  ranger  sous  lui  voler  vers  ses  tranchées  ;         7  0 
Et  pour  en  colorer  l'emportement  honteux, 
Je  les  suivis  de  rage,  et  m'y  rangeai  comme  eux. 
L'impérieuse  aigreur  de  l'âpre  jalousie 

I.  Voyez  ci-après,  p.  401,  note  i. 

a.   Far.  Qui  rompt  votre  fortune  et  nous  ravit  l'honneur    (1662) 

3.  Voyez  Plutarque,  Fie  de  Sertorius,  chapitre  xv. 


i 


368  SERTORIUS. 

Dont  en  secret  dès  lors  mon  âme  fut  saisie 
Grossit  de  jour  en  jour  sous  une  passion  7  5 

Qui  tyrannise  encor  plus  que  l'ambition  : 

J'adore  Viriate;  et  cette  grande  reine,  # 

Des  Lusitaniens  l'illustre  souveraine, 
Pourroit  par  son  hymen  me  rendre  sur  les  siens 
Ce  pouvoir  absolu  qu'il  m'ôte  sur  les  miens.  80 

Mais  elle-même,  hélas!  de  ce  grand  nom  charmée. 
S'attache  au  bruit  heureux  que  fait  sa  renommée, 
Cependant  qu'insensible  à  ce  qu'elle  a  d'appas 
Il  me  dérobe  un  cœur  qu'il  ne  demande  pas. 
De  son  astre  opposé  telle  est  la  violence,  8  5 

Qu'il  me  vole  partout  même  sans  qu'il  y  pense. 
Et  que  toutes  les  fois  qu'il  m'enlève  mon  bien. 
Son  nom  fait  tout  pour  lui  sans  qu'il  en  sache  rien. 
Je  sais  qu'il  peut  aimer  et  nous  cacher  sa  flamme. 
Mais  je  veux  sur  ce  point  lui  découvrir  mon  âme;        90 
Et  s'il  peut  me  céder  ce  trône  où  je  prétends. 
J'immolerai  ma  haine  à  mes  désirs  contents; 
Et  je  n'envierai  plus  le  rang  dont  il  s'empare, 
S'il  m'en  assure  autant  chez  ce  peuple  barbare, 
Qui  formé  par  nos  soins,  instruit  de  notre  main,  95 

Sous  notre  discipline  est  devenu  romain. 

AUFIDE. 

Lorsqu'on  fait  des  projets  d'une  telle  importance, 

Les  intérêts  d'amour  entrent-ils  en  balance? 

Et  si  ces  intérêts  vous  sont  enfin  si  doux, 

Viriate,  lui  mort,  n'est-elle  pas  à  vous?  i  00 

PERPENNA. 

Oui;  mais  de  cette  mort  la  suite  m'embarrasse. 

Aurai-je  sa  fortune  aussi  bien  que  sa  place? 

Ceux  dont  il  a  gagné  la  croyance  et  l'appui 

Prendront-ils  même  joie  à  m'obéir  qu'à  lui? 

Et  pour  venger  sa  trame  indignement  coupée,  i  o5 


ACTE    I,    SCÈNE   I.  369 

N'arboreront-ils  point  Tétendard  de  Pompée? 

AUFIDE. 

C'est  trop  craindre,  et  trop  tard  :  c'est  dans  votre  festin' 

Que  ce  soir  par  votre  ordre  on  tranche  son  destin. 

La  trêve  a  dispersé  rarmée  à  la  campagne, 

Et  vous  en  commandez  ce  qui  nous  accompagne.        i  i  o 

L'occasion  nous  rit  dans  un  si  grand  dessein  ; 

IMais  tel  bras  n'est  à  nous  que  jusques  à  demain  : 

Si  vous  rompez  le  coup,  prévenez  les  indices"; 

Perdez  Sertorius  ou  perdez  vos  complices. 

Craignez  ce  qu'il  faut  craindre  :  il  en  est  parmi  nous  r  1  5 

Qui  pourroient  bien  avoir  même  remords  que  vous'; 

Et  si  vous  différez....  Mais  le  tyran  arrive. 

Tâchez  d'en  obtenir  l'objet  qui  vous  captive; 

Et  je  prierai  les  dieux  que  dans  cet  entretien 

Vous  ayez  assez  d'heur  pour  n'en  obtenir  rien.  1  20 


SCENE  IL 

SERTOrxIUS,  PERPEjNNA. 

SERTORIUS. 

Apprenez  un  dessein  qui  me  vient  de  surprendre. 
Dans  deux  heures  Pompée  en  ce  lieu  se  doit  rendre  : 
Il  veut  sur  nos  débats  conférer  avec  moi. 
Et  pour  toute  assurance  il  ne  prend  que  ma  foi. 

PERPENNA. 

La  parole  suffit  entre  les  grands  courages;  laS 

D'un  homme  tel  que  vous  la  foi  vaut  cent  otages  : 


i.f^ar.   C'est  trop  craindre,  et  trop  tard  :  ce  soir,  dans  le  festin, 
Vous  avez  donné  l'heure  à  trancher  son  destin.  (1662  et  66) 

2.  Voyez  Phitarquc,   Fie  de  Sertorius,  chapitre  xxvi. 

3.  f^ar.   Qui  ])onrroleut  bien  avoir  mêmes  remords  que  vous.  (1662) 
—  Voltaire  a  adopté  cette   Ic^on;  il  donne  mêmes  au  pluriel. 

CORI^EILLE.   M  2.J 


370  SERTORIUS. 

Je  n'en  suis  point  surpris;  mais  ce  qui  me  surprend, 

C'est  de  voir  que  Pompée  ait  pris  le  nom  de  Grand', 

Pour  faire  encore  au  vôtre  entière  déférence, 

Sans  vouloir  de  lieu  neutre  à  cette  conférence.  i3o 

C'est  avoir  beaucoup  fait  que  d'avoir  jusque-là 

Fait  descendre  l'orgueil  des  héros  de  Sylla. 

SERTORIUS. 

S'il  est  plus  fort  que  nous,  ce  n'est  plus  en  Espagne, 
Où  nous  forçons  les  siens  de  quitter  la  campagne, 
¥a  de  se  retrancher  dans  l'empire  douteux  i35 

Que  lui  souffre  à  regret  une  province  ou  deux, 
Qu'à  sa  fortune  lasse  il  craint  que  je  n'enlève. 
Sitôt  que  le  printemps  aura  fini  la  trêve. 

C'est  l'heureuse  union  de  vos  drapeaux  aux  miens 
Qui  fait  ces  beaux  succès  qu'à  toute  heure  j'obtiens;   i  40 
C'est  à  vous  que  je  dois  ce  que  j'ai  de  puissance  : 
Attendez  tout  aussi  de  ma  reconnoissance. 
Je  reviens  à  Pompée,  et  pense  deviner 
Quels  motifs  jusqu'ici  peuvent  nous  l'amener. 

Comme  il  trouve  avec  nous  peu  de  gloire  à  prétendre, 
Et  qu'au  lieu  d'attaquer  il  a  peine  à  défendre. 
Il  voudroit  qu'un  accord  avantageux  ou  non 
E'affranchît  d'un  emploi  qui  ternit  ce  grand  nom; 
Et  chatouillé  d'ailleurs  par  l'espoir  qui  le  flatte. 
De  faire  avec  plus  d'heur  la  guerre  à  Mithridate,       i  5o 
Il  brûle  d'être  à  Rome,  afin  d'en  recevoir 
Du  maître  qu'il  s'y  donne  et  l'ordre  et  le  pouvoir. 

PERPENNA. 

J'aurois  cru  qu'Aristie  ici  réfugiée, 


I.  Ce  fut  Sylla  qui  le  premier  salua  Po)upée  du  nom  de  Magnus  (grand); 
mais  Pompée  ne  le  ])rlt  officiellement  qu'à  partir  de  la  guerre  contre  Sertorius  : 
Voyez  Plutarque,  f^ic  de  Pompée,  chapitre  xiii,  et  f^ie  de  Sertorius,  cha- 
pitre xvm.  Au  reste,  le  surnom  de  Mtignus,  qu'ado])tèrcnt  les  Pompeii,  ap- 
partenait aussi  à  d'autres  familles  romaines,  aux  Fonteii,  aux  Postuniii,  etc. 


ACTE    I,    SCENE    IJ.  '\-i 

Que  forcé  par  ce  maître  il  a  rcpucliée*, 

Par  un  reste  d'amour  raltirât  en  ces  lieux  i  5  5 

Sous  une  autre  couleur  lui  faire  ses  adieux; 

Car  de  son  cher  tyran  Tinjustice  fut  telle, 

Qu'il  ne  lui  permit  pas  de  prendre  congé  d'elle. 

SEIITOIUUS. 

Cela  peut  être  encor  :  ils  s'aimoient  chèrement"; 
Mais  il  pourroit  ici  trouver  du  changement.  160 

L'affront  pique  à  tel  point  le  grand  cœur  d'Aristie, 
Que  sa  première  flamme  en  haine  convertie, 
Elle  cherche  bien  moins  un  asile  chez  nous 
Que  la  gloire  d'y  prendre  un  plus  illustre  époux. 
C'est  ainsi  qu'elle  parle,  et  m'oftVe  l'assistance  i65 

De  ce  que  Rome  encore  a  de  gens  d'importance, 
Dont  les  uns  ses  parents,  les  autres  ses  amis. 
Si  je  veux  l'épouser,  ont  pour  moi  tout  promis. 
Leurs  lettres  en  font  foi,  qu'elle  me  vient  de  rendre. 
Voyez  avec  loisir  ce  que  j'en  dois  attendre  :  170 

Je  veux  bien  m'en  remettre  à  votre  sentiment. 

PERPENNA. 

Pourriez-vous  bien.  Seigneur,  balancer  un  moment, 
A  moins  d'une  secrète  et  forte  antipathie 
Qui  vous  montre  un  supplice  en  l'hymen  d'Aristie  ? 
Voyant  ce  que  pour  dot  Rome  lui  veut  donner,  i  7  5 

Vous  n'avez  aucun  lieu  de  rien  examiner. 

SERTOllIUS. 

Il  faut  donc,  Perpenna,  vous  faire  confidence 
Et  de  ce  que  je  crains,  et  de  ce  que  je  pense. 

J'aime  ailleurs.  A  mon  âge  il  sied  si  mal  d'aimer, 
Que  je  le  cache  même  à  qui  m'a  su  charmer;  i  80 

I.   Voyez  plus  haut,  p.  loS,  note  ij 

?..   Pauline   Hit  flans    Poljciicte,  ca  parlant  de  Sévère  (acte   I,   scène  iv, 
vers  j2oj  : 

Cela   pourroit  bien  être  :  il  m'r.imoit  chèremcut, 


372  SERÏORIUS. 

Mais  tel  que  je  puis  être,  on  m'aime,  ou  pour  mieux 

La  reine  Viriate  à  mon  hymen  aspire  :  [dire, 

Elle  veut  que  ce  choix  de  son  ambition 

De  son  peuple  avec  nous  commence  Tunion, 

Et  qu'ensuite  à  Tenvi  mille  autres  hyménées  i  8f» 

De  nos  deux  nations  Tune  à  Tautre  enchaînées 

Mêlent  si  bien  le  sang  et  Tintérét  commun, 

Qu'ils  réduisent  bientôt  les  deux  peuples  en  un. 

C'est  ce  qu'elle  prétend  pour  digne  récompense 

De  nous  avoir  servis  avec  cette  constance  1  90 

Qui  n'épargne  ni  biens  ni  sang  de  ses  sujets 

Pour  affermir  ici  nos  généreux  projets  : 

Non  ([u'elle  me  l'ai  dit,  ou  quelque  autre  pour  eWv  ; 

Mais  j'en  vois  chaque  jour  quelque  marque  fidèle; 

Et  comme  ce  dessein  n'est  plus  pour  moi  douteux,    i  ()5 

Je  ne  puis  l'ignorer  qu'autant  que  je  le  veux. 

Je  crains  donc  de  l'aigrir  si  j'épouse  Aristie, 
Et  que  de  ses  sujets  la  meilleure  partie, 
Pour  venger  ce  mépris  et  servir  son  courroux. 
Ne  tourne  obstinément  ses  armes  contre  nous.  200 

Auprès  d'un  tel  malheur,  pour  nous  irréparable. 
Ce  qu'on  promet  pour  l'autre  est  peu  considérable; 
Et  sous  un  faux  espoir  de  nous  mieux  établir, 
Ce  renfort  accepté  pourroit  nous  affoiblir. 

Voilà  ce  qui  retient  mon  esprit  en  balance.  20 5 

Je  n'ai  pour  Aristie  aucune  répugnance  ; 
Et  la  Reine  à  tel  point  n'asservit  pas  mon  cœur. 
Qu'il  ne  fasse  encor  tout  pour  le  commun  bonheur, 

PERPENNA. 

Cette  crainte,  Seigneur,  dont  votre  âme  est  gênée. 
Ne  doit  pas  d'un  moment  retarder  l'hyménée.  2  i  u 

Viriate,  il  est  vrai,  pourra  s'en  émouvoir; 
Mais  que  sert  la  colère  où  manque  le  pouvoir? 
Malgré  sa  jalousie  et  ses  vaines  menaces. 


ACTE    I,    SCÈNE    II.  3^3 

N'ctcs-vous  pas  toujours  le  maître  Je  ses  places? 

Les  siens,  dont  vous  craignez  le  vif  ressentiment,       1 1  5 

Ont-ils  clans  votre  armée  aucun  commandement  ? 

Des  plus  nobles  d'entre  eux  et  des  plus  grands  courages 

N'avez-vous  pas  les  fils  dans  Osca*  pour  otages? 

Tous  leurs  chefs  sont  Romains;  et  leurs  propres  soldats 

Dispersés  dans  nos  rangs  ont  fait  tant  de  combats,     220 

Que  la  vieille  amitié  qui  les  attache  aux  nôtres 

Leur  fait  aimer  nos  lois  et  n'en  vouloir  point  d'autres. 

Pourquoi  donc  tant  les  craindre,  et  pourquoi  refuser...^ 

SERTORIUS. 

Vous-même,  Perpenna,  pourquoi  tant  déguiser? 

Je  vois  ce  qu'on  m'a  dit  :  vous  aimez  Viriate;  225 

Et  votre  amour  caché  dans  vos  raisons  éclate. 

Mais  les  raisonnements  sont  ici  superflus  ; 

Dites  que  vous  l'aimez,  et  je  ne  l'aime  plus. 

Parlez  :  je  vous  dois  tant,  que  ma  reconnoissance 

Ne  peut  être  sans  honte  un  moment  en  balance.        230 

PERPENNA. 

L'aveu  que  vous  voulez  à  mon  cœur  est  si  doux, 
Que  j'ose 

SERTORIUS. 

C'est  assez  :  je  parlerai  pour  vous. 

PERPENNA. 

Ah!  Seigneur,  c'en  est  trop;  et 

SERTORIUS. 

Point  de  repartie  : 
Tous  mes  vœux  sont  déjà  du  côté  d'Aristie; 
Et  je  l'épouserai,  pourvu  qu'en  même  jour  23  5 

La  Reine  se  résolve  à  payer  votre  amour  ; 


I.  Ville  (le  l'Espagno  tarraconaise ,  aujonrcriuii  Husdi ,  clans  l'Aragon. 
Voyez  Plutarque,  Fie  de  Serlorius,  chapitre  xiv.  Il  paraît  bien  probable  que 
Sertorius  fut  tué  à  Osca,  plutôt  qu'à  Nortobridge,  où  Corneille  place  la 
scène  de  sa  pièce  et  du  meurtre. 


374  SERTORIUS. 

Car  quoi  que  vous  disiez,  je  dois  craindre  sa  haine, 

Et  fuirois  à  ce  prix  cette  illustre  Romaine. 

La  voici  :  laissez-moi  ménager  son  esprit  ; 

Et  voyez  cependant  de  quel  air  on  m'écrit.  240 


SCENE   III. 

SERTORIUS.   ARISTIE. 

ARISTIlî. 

Ne  vous  offensez  pas  si  dans  mon  infortune 

Ma  foiblesse  me  force  à  vous  être  importune: 

Non  pas  pour  mon  hymen  :  les  suites  d'un  tel  choix 

Méritent  qu'on  y  pense  un  peu  plus  d'une  fois; 

Mais  vous  pouvez,  Seigneur,  joindre  à  mes  espérances  x  4  f; 

Contre  un  péril  nouveau  nouvelles  assurances. 

J'apprends  qu'un  infidèle,  autrefois  mon  époux, 

Vient  jusqne  dans  ces  murs  conférer  avec  vous. 

L'ordre  de  son  tyran  et  sa  flamme  inquiète 

Me  pourront  envier  l'honneur  de  ma  retraite:  sfJo 

L'un  en  prévoit  la  suite,  et  l'autre  en  craint  l'éclal  ; 

Et  tous  les  deux  contre  elle  ont  leurs  raisons  d'Étal  \ 

.Te  vous  demande  donc  sûreté  tout  entière 

Contre  la  violence  et  contre  la  prière, 

Si  par  l'une  ou  par  l'autre  il  veut  se  ressaisir  a  5  5 

De  ce  qu'il  ne  peut  ^  oir  ailleurs  sans  déplaisir. 

SERTORIUS. 

Il  en  a  lieu,  Madame  :  un  si  rare  mérite 

Semble  croître  de  prix  quand  par  force  on  le  quitle; 

Mais  vous  avez  ici  sûreté  contre  tous, 

Pourvu  que  vous  puissiez  en  trouver  contre  vous,      ■> 

Et  que  contre  un  ingrat  dont  l'amour  fut  si  ten(hi', 

i.F'ar.   F.t  tous  les  doux  contre  elle  ont  leur  raison  d'Etat.  (i6(>u  et  ft^i) 


ACTE   I,  SCENE   IIÏ.  3^5 

Lorsqu'il  vous  parlera,  vous  sacliiez  vous  défendre. 
On  a  peine  à  haïr  ce  qu'on  a  bien  aimé, 
Et  le  feu  mal  éteint  est  bientôt  rallumé. 

ARISTIE. 

L'ingrat,  par  son  divorce  en  faveur  d'Emilie,  a  fi  5 

M'a  livrée  aux  mépris*  de  toute  l'Italie. 

Vous  savez  à  quel  point  mon  courage  est  blessé; 

Mais  s'il  se  dédisoit  d'un  outrage  forcé. 

S'il  chassoit  Emilie  et  me  rendoit  ma  place, 

J'aurois  peine.  Seigneur,  à  lui  refuser  grâce;  270 

Et  tant  que  je  serai  maîtresse  de  ma  foi. 

Je  me  dois  toute  à  lui,  s'il  revient  tout  à  moi. 

SERTORIUS. 

En  vain  donc  je  me  flatte;  en  vain  j'ose,  Madame, 
Promettre  à  mon  esprit  quelque  part  en  votre  âme: 
Pompée  en  est  encor  l'unique  souverain.  -^75 

Tous  vos  ressentissements  n'offrent  que  votre  main  ; 
Et  quand  par  ses  refus  j'aurai  droit  d'y  prétendre, 
Le  cœur,  toujours  à  lui,  ne  voudra  pas  se  rendre. 

ARISTIE. 

Qu'importe  de  mon  cœur,  si  je  sais  mon  devoir, 

Et  si  mon  hyménée  enfle  votre  pouvoir?  280 

Vous  ravaleriez-vous  jusques  à  la  bassesse^ 

D'exiger  de  ce  cœur  des  marques  de  tendresse. 

Et  de  les  préférer  à  ce  qu'il  fait  d'effort 

Pour  braver  mon  tyran  et  relever  mon  sort? 

Laissons,  Seigneur,  laissons  pour  les  petites  âmes     285 

Ce  commerce  rampant  de  soupirs  et  de  flammes  ; 

Et  ne  nous  unissons  que  pour  mieux  soutenir 

La  liberté  que  Rome  est  prête  à  voir  finir. 


1.  Voltaire  a  mis  le  singulier  :  «   au  mépris.    » 

2.  On  lit  dans  OEdipe  (acte  II,  scène  iv,  vers  67G)  : 


Ne  me  ravalez  point  jusqu'à  cette  bassesse. 


376  SERTORIUS. 

Unissons  ma  vcng-eancc  h  votre  politique, 

Pour  sauver  des  abois  toute  la  République  :  290 

L'hymen  seul  peut  unir  des  intérêts  si  grands. 

Je  sais  que  c'est  beaucoup  que  ce  que  je  prétends  ; 

Mais  dans  ce"  dur  exil  que  mon  tyran  m'impose, 

Le  rebut  de  Pompée  est  encor  quelque  chose  ; 

Et  j'ai  des  sentiments  trop  nobles  ou  trop  vains  a  91; 

Pour  le  porter  ailleurs  qu'au  plus  grand  des  Romains. 

SERTORIUS. 

Ce  nom  ne  m'est  pas  dû,  je  suis.... 

ARISTIE. 

Ce  que  vous  faites 
Montre  à  tout  l'univers,  Seigneur,  ce  que  vous  êtes  ; 
Mais  quand  même  ce  nom  sembleroit  trop  pour  vous. 
Du  moins  mon  infidèle  est  d'un  rang  au-dessous  :       3  0  0 
Il  sert  dans  son  parti,  vous  commandez  au  vôtre  ; 
Vous  êtes  chef  de  l'un,  et  lui  sujet  dans  l'autre*; 
Et  son  divorce  enfin,  qui  m'arrache  sa  foi, 
L'y  laisse  par  Sylla  plus  opprimé  que  moi, 
Si  votre  hymen  m'élève  à  la  grandeur  sublime,  3o^ 

Tandis  qu'en  l'esclavage  un  autre  hymen  l'abîme. 

Mais,  Seigneur,  je  m'emporte,  et  l'excès  d'un  tel  heur 
Me  fait  vous  en  parler  avec  trop  de  chaleur. 
Tout  mon  bien  est  encor  dedans  l'incertitude  : 
Je  n'en  conçois  l'espoir  qu'avec  inquiétude;  3  1  0 

Et  je  craindrai  toujours  d'avoir  trop  prétendu. 
Tant  que  de  cet  espoir  vous  m'ayez  répondu. 
Vous  me  pouvez  d'un  mot  assurer  ou  confondre. 

SERTORIUS. 

Mais,  Madame,  après  tout,  que  puis-je  vous  répondre? 
De  quoi  vous  assurer,  si  vous-même  parlez  3  i  5 

Sans  être  sûre  encor  de  ce  que  vous  voulez  ? 

I.  p^ar.   Vous  êtes  chef  de  l'un,  il  est  sujet  dans  l'autre.  (16G6) 


ACTE    I,   SCENE   III.  3^^ 

De  votre  illustre  hymen  je  sais  les  avantages; 
J'adore  les  grands  noms  que  j'en  ai  pour  otages, 
Et  vois  que  leur  secours,  nous  rehaussant  le  bras, 
Auroit  bientôt  jeté  la  tyrannie  à  bas;  320 

Mais  cette  attente  aussi  pourroit  se  voir  trompée 
Dans  TofFre  d'une  main  qui  se  garde  à  Pompée, 
Et  qui  n'étale  ici  la  grandeur  d'un  tel  bien 
Que  pour  me  tout  promettre  et  ne  me  donner  rien. 

ARISTIE. 

Si  vous  vouliez  ma  main  par  choix  de  ma  personne,    3  2  .'> 
Je  vous  dirois,  Seigneur  :  «  Prenez,  je  vous  la  donne  ; 
Quoi  que  veuille  Pompée,  il  le  voudra  trop  tard.  » 
Mais  comme  en  cet  hymen  l'amour  n'a  point  de  pari, 
Qu'il  n'est  qu'un  pur  effet  de  noble  politique, 
Souffrez  que  je  vous  die\  afin  que  je  m'explique,    3  3o 
Que  quand  j'aurois  pour  dot  un  million  de  bras, 
Je  vous  donne  encor  plus  en  ne  l'achevant  pas. 

Si  je  réduis  Pompée  à  chasser  Emilie, 
Peut-il,  Sylla  régnant,  regarder  l'Italie? 
Ira-t-il  se  livrer  à  son  juste  courroux?  3  >f) 

Non,  non  :  si  je  le  gagne,  il  faut  qu'il  vienne  à  vous. 
Ainsi  par  mon  hymen  vous  avez  assurance^ 
Que  mille  vrais  Romains  prendront  votre  défense  ; 
Mais  si  j'en  romps  l'accord  pour  lui  rendre  mes  vœux, 
Vous  aurez  ces  Romains  et  Pompée  avec  eux  ;  3  ;  o 

Vous  aurez  ses  amis  par  ce  nouveau  divorce  ; 
Vous  aurez  du  tyran  la  principale  force. 
Son  armée,  ou  du  moins  ses  plus  braves  soldats. 
Qui  de  leur  général  voudront  suivre  les  pas  ; 
Vous  marcherez  vers  Rome  à  communes  enseiirnes.  3^5 
Il  sera  temps  alors,  Sylla,  que  tu  me  craignes. 


1.  Thomas  Corneille  (1692)  et  Voltaire  (17^4)  ont  remi)laci  J/'e  par  dise. 

2.  F'ar.   Ainsi  par  mon  Lymen  vous  aurez  assurance.  (ifUia) 


378  SERTORIUS. 

Tremble,  et  crois  voir  bientôt  trébucher  ta  fier  lé, 

Si  je  ])uis  t'enlever  ce  que  tu  m'as  ôté. 

Pour  faire  de  Pompée  un  gendre  de  ta  femme\ 

Tu  Tas  fait  un  parjure,  un  méchant,  un  infâme;        3r>o 

Mais  s'il  me  laisse  cncor  quelques  droits  sur  son  cœur, 

Il  reprendra  sa  foi,  sa  vertu,  son  honneur  : 

Pour  rentrer  dans  mes  fers  il  brisera  tes  chaînes, 

Et  nous  t'accablerons  sous^  nos  communes  haines. 

J'abuse  trop.  Seigneur,  d'un  précieux  loisir;  3  55 

Voilà  vos  intérêts  :  c'est  à  vous  de  choisir. 

Si  votre  amour  trop  prompt  veut  borner  sa  conquête. 

Je  vous  le  dis  encor,  ma  main  est  toute  prête. 

Je  vous  laisse  y  penser  :  surtout  souvenez-vous 

Que  ma  gloire  en  ces  lieux  me  demande  un  époux;  3(io 

Qu'elle  ne  peut  souffrir  que  ma  fuite  m'v  range 

En  captive  de  guerre,  au  péril  d'un  échange. 

Qu'elle  veut  un  grand  homme  à  recevoir  ma  foi. 

Qu'après  vous  et  Pompée  il  n'en  est  point  pour  mol, 

Et  que 

SERTORIUS. 

Vous  le  verrez,  et  saurez  sa  pensée.  30 5 

ARISTIE. 

Adieu,  Seigneur  :  j'y  suis  la  plus  intéressée. 
Et  j'y  vais  préparer  mon  reste  de  pouvoir. 

SKllTORIUS. 

jNIoi,  je  vais  donner  ordre  à  le  bien  recevoir^.  J 

Dieux,  souffrez  qu'à  mon  tour  avec  vous  je  m'explique.  ^^ 

Que  c'est  un  sort  cruel  d'aimer  par  politique  !  370 

Et  que  ses  intérêts  sont  d'étranges  malheurs. 
S'ils  font  donner  la  main  quand  le  cœur  est  ailleurs! 

1.  Voyez  plus  haut,  p.  353. 

2.  L'édition  de   1682,  par  erreur  évidemment,  donne  sur,  au  lieu  de  sous. 

3.  Entre  ce  vers  et  le  suivant,  Voltaire  a  placé  l'indication  :  Seul. 

FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


A.CÏE    II,    SCÈNE    I.  379 


ACTE   II. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
YIRIATE,    THAMIRE. 

VIRIVTE. 

Thamire,  il  faut  parler,  Toccasion  nous  presse  : 

Rome  jusqu'en  ces  murs  m'envoie  une  maîtresse  : 

Et  l'exil  d'Aristie,  enveloppé  d'ennuis,  jvfï 

Est  prêt  à  l'emporter  sur  tout  ce  que  je  suis. 

En  vain  de  mes  regards  rin<>énicux  lanoaiic 

Pour  découvrir  mon  cœur  a  tout  mis  en  usai^e; 

En  vain  par  le  mépris  des  vœux  de  tous  nos  rois 

J'ai  cru  faire  éclater  l'orgueil  d'un  autre  choix:        3 80 

Le  seul  pour  qui  je  tâche  à  le  rendre  visible. 

Ou  n'ose  en  rien  connoître,  ou  demeure  insensible, 

Et  laisse  à  ma  pudeur  des  sentiments  confus. 

Que  l'amour-propre  obstine  à  douter  du  refus. 

Epargne-m'en  la  honte,  et  prends  soin  de  lui  dire,    SSfï 

A  ce  héros  si  cher Tu  le  connois,  Thamire; 

Car  d'où  pourroit  mon  trône  attendre  un  ferme  appui  ? 

Et  pour  qui  mépriser  tous  nos  rois,  que  pour  lui? 

Sertorius,  lui  seul  digne  de  \iriate. 

Mérite  que  pour  lui  tout  mon  amour  éclate.  390 

Fais-lui,  fais-lui  savoir  le  glorieux  dessein 

De  m'afFermir  au  trône  en  lui  donnant  la  mahi  : 

Dis-lui —  Mais  j'aurois  tort  d'instruire  ton  adresse, 

Moi  qui  connois  ton  zèle  à  servir  ta  princesse. 


38o  SERTORIUS. 

THAMIRE. 

Madame,  en  ce  héros  tout  est  illustre  et  grand;         395 

Mais  à  parler  sans  fard,  votre  amour  me  surprend. 

II  est  assez  nouveau  qu'un  homme  de  son  âge 

Ait  des  charmes  si  forts  pour  un  jeune  courage, 

Et  que  d'un  front  ridé  les  replis  jaunissants 

Trouvent  Theureux  secret  de  captiver  les  sens.  400 

VIRIATE. 

Ce  ne  sont  pas  les  sens  que  mon  amour  consulte  : 

Il  hait  des  passions  Fimpétueux  tumulte; 

Et  son  feu,  que  j'attache  aux  soins  de  ma  grandeui', 

Dédaio-ne  tout  mélan"-e  avec  leur  folle  ardeur. 

J'aime  en  Sertorius  ce  grand  art  de  la  guerre  405 

Qui  soutient  un  banni  contre  toute  la  terre  ; 

J'aime  en  lui  ces  cheveux  tous  couverts  de  lauriers, 

Ce  front  qui  fait  trembler  les  plus  braves  guerriers, 

Ce  bras  qui  semble  avoir  la  victoire  en  partage. 

L'amour  de  la  vertu  n'a  jamais  d'yeux  pour  l'âge  :     410 

Le  mérite  a  toujours  des  charmes  éclatants; 

Et  quiconque  peut  tout  est  aimable  en  tout  temps. 

THAMIRE. 

Mais,  Madame,  nos  rois,  dont  l'amour  vous  irrite. 
N'ont-ils  tous  ni  vertu,  ni  pouvoir,  ni  mérite? 
Et  dans  votre  parti  se  peut-il  qu'aucun  d'eux  4  i  5 

N'ait  signalé  son  nom  par  des  exploits  fameux? 
Celui  des  Turdétans,  celui  des  Celtibères^ 
Soutiendroient-ils  si  mal  le  sceptre  de  vos  pères? 

VIRIATE. 

Contre  des  rois  comme  eux  j'aimerois  leur  soutien; 
Mais  contre  des  Romains  tout  leur  pouvoir  n'est  rien. 

Rome  seule  aujourd'hui  peut  résister  à  Rome  : 
Il  faut  pour  la  braver  qu'elle  nous  prête  un  homme, 

I.   Les  Turdétans  sont  un  p(Miplc  de  la  Bétlqiie  ;  les  Celtihires,  un  peuple 
de  l'Espagne  tarraconaise. 


i 


ACTE    II,    SCENE    I.  38i 

Et  que  son  propre  sang  en  faveur  de  ces  lieux 

Balance  les  destins  et  partage  les  Dieux. 

Depuis  qu'elle  a  daigné  protéger  nos  provinces,         425 

Et  de  son  amitié  faire  honneur  à  leurs  princes, 

Sous  un  si  haut  appui  nos  rois  humiliés 

N'ont  été  que  sujets  sous  le  nom  d'alliés; 

Et  ce  qu'ils  ont  osé  contre  leur  servitude 

N'en  a  rendu  le  joug  cjue  plus  fort  et  plus  rude.         430 

Qu'a  fait  Mandonius,  qu'a  fait  Indibilis, 
Qu'y  plonger  plus  avant  leurs  trônes  avilis, 
Et  voir  leur  fier  amas  de  puissance  et  de  gloire 
Brisé  contre  l'écueil  d'une  seule  victoire^? 

Le  grand  Viriatus^  de  qui  je  tiens  le  jour,  4  35 

D'un  sort  plus  favorable  eut  un  pareil  retour. 
Il  défit  trois  préteurs,  il  gagna  dix  batailles, 
Il  repoussa  l'assaut  de  plus  de  cent  murailles. 
Et  de  Servilius  l'astre  prédominant^ 
Dissipa  tout  d'un  coup  ce  bonheur  étonnant.  440 

Ce  grand  roi  fut  défait,  il  en  perdit  la  vie, 
Et  laissoit  sa  couronne  à  jamais  asservie, 
Si  pour  briser  les  fers  de  son  peuple  captif, 
Rome  n'eût  envoyé  ce  noble  fugitif. 

Depuis  que  son  courage  à  nos  destins  préside,       445 
Un  bonheur  si  constant  de  nos  armes  décide. 
Que  deux  lustres  de  guerre  assurent  nos  climats 
Contre  ces  souverains  de  tant  de  potentats, 
Et  leur  laissent  à  peine,  au  bout  de  dix  années  \ 
Pour  se  couvrir  de  nous,  l'ombre  des  Pyrénées.         4  5o 

1.  Indibilis,  prince  des  Ilcrgètes,  en  Espagne,  et  son  frère  Mandonius, 
furent  tour  à  tour  alliés  et  ennemis  des  Scipions.  Indibilis,  dans  une  der- 
nière révolte,  fut  tué  les  armes  à  la  main  l'an  2o5  avant  Jésus-Christ. 

2.  Voyez  l'avis  Au  lecteur,  p.  jfÏQ. 

j.  f^ar.  Et  du  consul  Brutus  l'astre  prédominant.  (1662,  66  et  82) 
—  Voyez  ibidem  y  p.  36o,  note  2. 

4.  f^ar.    lit  leur  laissent  à  peine,  au  bout  des  dix  années.  (1662) 


382  SERÏORIUS. 

Nos  rois,  sans  ce  héros,  Fun  de  l'autre  jaloux. 
Du  plus  heureux  sans  cesse  aviroient  rompu  les  coups; 
Jamais  ils  n'auroient  pu  choisir  entre  eux  un  maître. 

THAMIRE. 

Mais  consentiront-ils  qu'un  Romain  puisse  l'être  ? 

VIRIATE. 

Il  n'en  prend  pas  le  titre,  et  les  traite  d'égal;  455 

Mais,  Thamire,  après  tout,  il  est  leur  général  : 

Ils  combattent  sous  lui,  sous  son  ordre  ils  s'unissent; 

Et  tous  ces  rois  de  nom  en  efl'et  obéissent. 

Tandis  que  de  leur  rang  l'inutile  fierté 

S'applaudit  d'une  vaine  et  fausse  égalité.  460 

THAMIRE. 


Je  n'ose  vous  rien  dire  après  cet  avantage,  A 

^ I 


Et  voudrois  comme  vous  faire  <nàce  à  son  ai>e 

Mais  enfin  ce  héros,  sujet  au  cours  des  ans, 

A  trop  longtemps  vaincu  pour  vaincre  encor  longtemps, 

Et  sa  mort.... 


VIRIATE. 

Jouissons,  en  dépit  de  l'envie,  465 

Des  restes  glorieux  de  son  illusire  \ie  : 
Sa  mort  me  laissera  pour  ma  protection 
/'La  splendeur  de  son  ombre  et  l'éclat  de  son  nom. 
/     Sur  ces  deux  grands  appuis  ma  couronne  affermie 

Ne  redoutera  point  de  puissance  ennemie  :  470 

Ils  feront  plus  pour  moi  que  ne  feroient  cent  rois. 
Mais  nous  en  parlerons  encor  quelque  autre  fois  : 
Je  l'aperçois  qui  vient. 


ACTE    II,    SCENE    IL  383 


SCENE  IL 

SERTORIUS,  VIRIATE,  THAMIRE. 

SERTORIUS. 

Que  direz- vous,  Madame, 
Du  dessein  téméraire  oii  s'échappe  mon  ame? 
N'est-ce  point  oublier  ce  qu'on  vous  doit  d'honneur,  4  7J> 
Que  demander  à  voir  le  fond  de  votre  cœur? 

VIRIATE. 

Il  est  si  peu  fermé,  que  chacun  y  peut  lire, 
Seigneur,  peut-être  plus  que  je  ne  puis  vous  dire  : 
Pour  voir  ce  qui  s'y  passe,  il  ne  faut  que  des  yeux. 

SERTORIUS. 

J'ai  besoin  toutefois  qu'il  s'explique  un  peu  mieux.  480 

Tous  vos  rois  à  l'envi  briguent  votre  hyménée. 
Et  comme  vos  bontés  font  notre  destinée, 
Par  ces  mêmes  bontés  j'ose  vous  conjurer, 
En  faisant  ce  grand  choix,  de  nous  considérer. 
Si  vous  prenez  un  prince  inconstant,  infidèle,  /,  8  5 

Ou  qui  pour  le  parti  n'ait  pas  assez  de  zèle. 
Jugez  en  quel  état  nous  nous  verrons  réduits, 
Si  je  pourrai  longtemps  encor  ce  que  je  puis, 
Si  mon  bras 

VIRIATE. 

Vous  formez  des  craintes  que  j'admire. 
J'ai  mis  tous  mes  Etats  si  bien  sous  votre  empire,       490 
Que  quand  il  me  plaira  faire  choix  d'un  époux. 
Quelque  projet  qu'il  fasse,  il  dépendra  de  vous. 
Mais  pour  vous  mieux  ôter  cette  frivole  crainte. 
Choisissez-le  vous-même,  et  parlez-moi  sans  feinte  ; 
Pour  qui  de  tous  ces  rois  êtes-vous  sans  soupçon?     495 
A  qui  d'eux  pouvez-vous  confier  ce  grand  nom  ? 


384  SERTORIUS. 

SERTOiaUS. 

Je  voudrois  faire  un  choix  qui  pût  aussi  vous  plaire  ; 
Mais  à  ce  froid  accueil  que  je  vous  vois  leur  faire, 
Il  semble  que  pour  tous  sans  aucun  intérêt 

VIRIATE. 

C'est  peut-être,  Seigneur,  qu'aucun  d'eux  ne  me  plaît, 
Et  que  de  leur  haut  rang  la  pompe  la  plus  vaine 
S'efl'ace  au  seul  aspect  de  la  grandeur  romaine. 

SERTORIUS. 

Si  donc  je  vous  offrois  pour  époux  un  Romain...  ? 

VIRIATE. 

Pourrois-je  refuser  un  don  de  votre  main? 

SERTORIUS. 

J'ose  après  cet  aveu  vous  faire  offre  d'un  homme        So.î 

Digne  d'être  avoué  de  l'ancienne  Rome. 

Il  en  a  la  naissance,  il  en  a  le  grand  cœur, 

Il  est  couvert  de  gloire,  il  est  plein  de  valeur; 

De  toute  votre  Espagne  il  a  gagné  l'estime. 

Libéral,  intrépide,  affable,  magnanime,  5  i  o 

Enfin  c'est  Perpenna  sur  qui  vous  emportez 

VIRIATE. 

J'attendois  votre  nom  après  ces  qualités*  : 

Les  éloges  brillants  que  vous  daignez  y  joindre^ 

Ne  me  permettoient  pas  d'espérer  rien  de  moindre  ; 

Mais  certes  le  détour  est  un  peu  surprenant.  5  i  5 

Vous  donnez  une  reine  à  votre  lieutenant! 

Si  vos  Romains  ainsi  choisissent  des  maîtresses, 

A  vos  derniers  tribuns  il  faudra  des  princesses. 


1.  «  A  ce  vers  le  parterre  éclate,  et  sans  plus  rien  considérer  on  s'écrie 
partout  que  cette  pièce  est  admirable.  On  devoit  néanmoins  se  contenter  de 
dire  :  «  Voilà  un  bel  endroit.  »  (p^ nuhignac,  Seconde  dissertation,...  en  Jbrmc 
de  re/jinrques  sur  Sertor'nis.  Recueil —  publié  par  Crranot,  tome  T,  p.  203.) 

2.  F'ar.   Les  éloges  brillants  rpic   vous  daignez  }   joindre.   (iG()G) 


I 


ACTE   II,    SCENE   IL  385 

SERTORIUS. 

INladamc 

VIRIATE. 

Parlons  net  sur  ce  choix  d'un  époux. 
Ètes-vous  trop  pour  moi?  suis-je  trop  peu  pour  vous? 
C'est  m'offrir,  et  ce  mot  peut  blesser  les  oreilles; 
Mais  un  pareil  amour  sied  bien  à  mes  pareilles  ; 
Et  je  veux  bien,  Seigneur,  qu'on  sache  désormais 
Que  j'ai  d'assez  bons  yeux  pour  voir  ce  que  je  fais. 
Je  le  dis  donc  tout  haut,  afin  que  l'on  m'entende  :    5  2  5 
Je  veux  bien  un  Romain,  mais  je  veux  qu'il  commande; 
Et  ne  trouverois  pas  vos  rois  à  dédaigner*, 
N'étoit  qu'ils  savent  mieux  obéir  que  régner. 
Mais  si  de  leur  puissance  ils  vous  laissent  l'arbitre. 
Leur  foiblesse  du  moins  en  conserve  le  titre  :  53o 

Ainsi  ce  noble  orgueil  qui  vous  préfère  à  tous 
En  préfère  le  moindre  à  tout  autre  qu'à  vous  ; 
Car  enfin,  pour  remplir  l'honneur  de  ma  naissance. 
Il  me  faudroit  un  roi  de  titre  et  de  puissance; 
Mais  comme  il  n'en  est  plus,  je  pense  m'en  devoir"  53  5 
Ou  le  pouvoir  sans  nom,  ou  le  nom  sans  pouvoir. 

SERTORIUS. 

J'adore  ce  grand  cœur  qui  rend  ce  qu'il  doit  rendre 

Aux  illustres  aïeux  dont  on  vous  voit  descendre. 

A  de  moindres  pensers  son  orgueil  abaissé 

Ne  soutiendroit  pas  bien  ce  qu'ils  vous  ont  laissé.     540 

Mais  puisque  pour  remplir  la  dignité  royale 

Votre  haute  naissance  en  demande  une  égale, 

Perpenna  parmi  nous  est  le  seul  dont  le  sang 

Ne  mêleroit  point  d'ombre  à  la  splendeur  du  rang  : 

Il  descend  de  nos  rois  et  de  ceux  d'Étrurie\  545 


1.  Vnr.  Et  ne  trouverois  pas  nos  rois  à  dédaigner.  (1662-68) 

2.  Var.  Et  comme  il  n'en  est  plus,  je  pense  m'en  devoir.  (1662  et  66) 

3.  Plutarque  dit  au  chapitre  xv  de  la  Vie  de  Sertorius  que  Perpenna  était 

CORNEII.T.K.    VI  xo 


386  SERTORIUS. 

Pour  moi,  qu'un  sang  moins  noble  a  transmis  h  la  vie, 

Je  n'ose  m'éblouir  d'un  peu  de  nom  fameux 

Jusqu'à  déshonorer  le  trône  par  mes  vœux. 

Cessez  de  m'estimer  jusqu'à  lui  faire  injure  ; 

Je  ne  veux  que  le  nom  de  votre  créature:  55o 

Un  si  glorieux  titre  a  de  quoi  me  ravir; 

Il  m'a  fait  triompher  en  voulant  vous  servir  ; 

Et  malgré  tout  le  peu  que  le  ciel  m'a  fait  naître  — 

VmiATE. 

Si  VOUS  prenez  ce  titre,  agissez  moins  en  maître, 

Ou  m'apprenez  du  moins,  Seigneur,  par  quelle  loi    s  5  S 

Vous  n'osez  m'accepter,  et  disposez  de  moi. 

Accordez  le  respect  que  mon  trône  vous  donne 

Avec  cet  attentat  sur  ma  propre  personne. 

Voir  toute  mon  estime,  et  n'en  pas  mieux  user, 

C'en  est  un  qu'aucun  art  ne  sauroit  déguiser.  56 o 

Ne  m'honorez  donc  plus  jusqu'à  me  faire  injure  : 

Puisque  vous  le  voulez,  soyez  ma  créature  ; 

Et  me  laissant  en  reine  ordonner  de  vos  vœux, 

Portez-les  jusqu'à  moi,  parce  que  je  le  veux. 

Pour  votre  Perpenna,  que  sa  haute  naissance         56  5 
N'affranchit  point  encor  de  votive  obéissance, 
Fût-il  du  sang  des  Dieux  aussi  bien  que  des  rois, 
Ne  lui  promettez  plus  la  gloire  de  mon  choix. 
Rome  n'attache  point  le  grade'  à  la  noblesse. 
Votre  grand  Marins  naquit  dans  la  bassesse  ;  570 

Et  c'est  pourtant  le  seul  que  le  peuple  romain 
Ait  jusqucs  à  sept  fois  choisi  pour  souverain ^ 
Ainsi  pour  estimer  chacun  à  sa  manière, 

fier  (le  sa  noblesse  et  de  sa  richesse.  Valère-Maxime,  livre  III,  chapitre  IV,  7» 
nous  apprend  qu'il  n'était  pas  d'origine  romaine;  et  d'après  la  forme  même 
de  son  nom  [Perpenna  ou  Perperna),  il  paraît  assez  probable,  comme  le  dit 
ici  Corneille,  que  sa  famille  était  originaire  d'Etrurie. 

1 .  Les  éditions  de  1666,  de  1668  et  de  i6f^?.  portent  la  grade,  pour  le  grade. 

2.  Marins  fut  sept  fois  consul. 


ACTE    II,   SCENE    II.  887 

Au  sang^  (run  Espagnol  je  ferois  grâce  entière  ; 

Mais  parmi  vos  Romains  je  prends  peu  garde  au  sang, 

Quand  j'y  vois  la  vertu  prendre  le  plus  haut  rang . 

Vous,  si  vous  haïssez  comme  eux  le  nom  de  reine, 

Regardez-moi,  Seigneur,  comme  dame  romaine  : 

Le  droit  de  bourgeoisie  k  nos  peuples  donné 

Ne  perd  rien  de  son  prix  sur  un  front  couronné.        5 80 

Sous  ce  titre  adoptif,  étant  ce  que  vous  êtes. 

Je  pense  bien  valoir  une  de  mes  sujettes; 

Et  si  quelque  Romaine  a  causé  vos  refus. 

Je  suis  tout  ce  qu'elle  est,  et  reine  encor  de  plus. 

Peut-être  la  pitié  d'une  illustre  misère 5  85 

SERTORIUS. 

Je  vous  entends.  Madame,  et  pour  ne  vous  rien  taire, 
J'avouerai  qu'Aristie 

VmiATE. 

Elle  nous  a  tout  dit  : 
Je  sais  ce  qu'elle  espère  et  ce  qu'on  vous  écrit. 
Sans  y  perdre  de  temps,  ouvrez  votre  pensée. 

SERTORIUS. 

Au  seul  bien  de  la  cause  elle  est  intéressée;  5 go 

Mais  puisque  pour  ôter  l'Espagne  à  nos  tyrans, 
Nous  prenons,  vous  et  moi,  des  chemins  différents, 
De  grâce,  examinez  le  commun  avantage, 
Et  jugez  ce  que  doit  un  généreux  courage. 

Je  trahirois.  Madame,  et  vous  et  vos  Etats,  595 

De  voir  un  tel  secours,  et  ne  l'accepter  pas; 
Mais  ce  même  secours  deviendroit  notre  perte 
S'il  nous  ôtoit  la  main  que  vous  m'avez  offerte* 
Et  qu'un  destin  jaloux  de  nos  communs  desseins 
Jetât  ce  grand  dépôt  en  de  mauvaises  mains.  600 

Je  tiens  Sylla  perdu,  si  vous  laissez  unie 
A  ce  puissant  renfort  votre  Lusitanie. 
Mais  vous  pouvez  enfin  dépendre  d'un  époux, 


388  SERTORIUS. 

Et  le  seul  Perpenna  peut  m'assiirer  de  vous. 

Voyez  ce  qu'il  a  fait  :  je  lui  dois  tant,  Madame,         60 5 

Qu'une  juste  prière  en  faveur  de  sa  flamme  — 

VmiATE. 

Si  vous  lui  devez  tant,  ne  me  devez-vous  rien  ? 
Et  lui  faut-il  payer  vos  dettes  de  mon  bien  ? 
Après  que  ma  couronne  a  g^aranti  vos  têtes. 
Ne  mérité-je  point  de  part  en  vos  conquêtes?  610 

Ne  vous  ai-je  servi  que  pour  servir  toujours. 
Et  m'assurer  des  fers  par  mon  propre  secours  ? 
Ne  vous  y  trompez  pas  :  si  Perpenna  m'épouse, 
Du  pouvoir  souverain  je  deviendrai  jalouse, 
Et  le  rendrai  moi-même  assez  entreprenant  6 1 5 

Pour  ne  vous  pas  laisser  un  roi  pour  lieutenant. 
Je  vous  avouerai  plus  :  à  qui  que  je  me  donne, 
Je  voudrai  hautement  soutenir  ma  couronne  ; 
Et  c'est  ce  qui  me  force  à  vous  considérer. 
De  peur  de  perdre  tout,  s'il  nous  faut  séparer.  620 

Je  ne  vois  que  vous  seul  qui  des  mers  aux  montagnes 
Sous  un  même  étendard  puisse  unir  nos  Espagnes^  ; 
Mais  ce  que  je  propose  en  est  le  seul  moyen  ; 
Et  quoi  qu'ait  fait  pour  vous  ce  cher  concitoyen, 
S'il  vous  a  secouru  contre  la  tyrannie,  6a 5 

Il  en  est  bien  payé  d'avoir  sauvé  sa  vie. 
Les  malheurs  du  parti  l'accabloient  à  tel  point. 
Qu'il  se  voyoit  perdu,  s'il  ne  vous  eût  pas  joint  ; 
Et  même,  si  j'en  veux  croire  la  renommée. 
Ses  troupes,  malg^ré  lui,  grossirent  votre  armée.        63 o 
Rome  offre  un  grand  secours,  du  moins  on  vous  l'écrit  ; 
Mais  s'armât-elle  toute  en  faveur  d'un  proscrit. 
Quand  nous  sommes  aux  bords  d'une  pleine  victoire. 
Quel  besoin  avons-nous  d'en  partager  la  gloire? 

l.f^ar.   Sous  un  même  étendard  puisse  unir  les  Espagnes.  (1662  et  66) 


ACTE   II,   SCENE    II.  389 

Encore  une  campagne,  et  nos  seuls  escadrons  63  5 

Aux  aigles  de  Sylla  font  repasser  les  monts. 

Et  ces  derniers  venus  auront  droit  de  nous  dire 

Qu'ils  auront  en  ces  lieux  établi  notre  empire  ! 

Soyons  d'un  tel  honneur  Fun  et  l'autre  jaloux; 

Et  quand  nous  pouvons  tout,  ne  devons  rien  qu'à  nous — 

SERTORIUS. 

L'espoir  le  mieux  fondé  n'a  jamais  trop  de  forces  ; 

Le  plus  heureux  destin  surprend  par  les  divorces^  : 

Du  trop  de  confiance  il  aime  à  se  venger  ; 

Et  dans  ce  grand  dessein  rien  n'est  à  négliger. 

Devons-nous  exposer  à  tant  d'incertitude  645 

L'esclavage  de  Rome  et  notre  servitude, 

De  peur  de  partager  avec  d'autres  Romains 

Un  honneur  où  le  ciel  veut  peut-être  leurs  mains? 

iSotre  gloire,  il  est  vrai,  deviendra  sans  seconde. 

Si  nous  faisons  sans  eux  la  liberté  du  monde  ;  6  5  0 

Mais  si  quelque  malheur  suit  tant  d'heureux  combats. 

Quels  reproches  cruels  ne  nous  ferons-nous  pas! 

D'ailleurs,  considérez  que  Perpenna  vous  aime. 

Qu'il  est  ou  qu'il  se  croit  digne  du  diadème. 

Qu'il  peut  ici  beaucoup,  qu'il  s'est  vu  de  tout  temps  65  5 

Qu'en  gouvernant  le  mieux  on  fait  des  mécontents. 

Que  piqué  du  mépris,  il  osera  peut-être 

VIRIATE. 

Tranchez  le  mot,  Seigneur  :  je  vous  ai  fait  mon  maître. 

Et  je  dois  obéir  malgré  mon  sentiment; 

C'est  à  quoi  se  réduit  tout  ce  raisonnement.  660 

Faites,  faites  entrer  ce  héros  d'importance. 
Que  je  fasse  un  essai  de  mon  obéissance  ; 
Et  si  vous  le  craignez,  craignez  autant  du  moins 
Un  long  et  vain  regret  d'avoir  prêté  vos  soins. 

'.  rar.  Le  plus  heureux  destin  surprend  par  ses  divorces,  (1662) 


390  SERTORIUS. 

SERTORIUS. 

Madame,  croiriez-vous.... 

VIllIATE. 

Ce  mot  vous  doit  suffire.  66  5 
J'entends  ce  qu'on  me  dit,  et  ce  qu'on  me  veut  dire. 
Allez,  faites-lui  place,  et  ne  présumez  pas.... 

SERTORIUS. 

Je  parle  pour  un  autre,  et  toutefois,  hélas! 
Si  vous  saviez — 

VIRIATE. 

Seigneur,  que  faut-il  que  je  sache? 
Et  quel  est  le  secret  que  ce  soupir  me  cache?  670 

SERTORIUS. 

Ce  soupir  redoublé  — 

VIRIATE. 

N'achevez  point;  allez  : 
Je  vous  obéirai  plus  que  vous  ne  voulez. 

SCÈNE  III. 
VIRIATE,    THAMIRE. 

THAMIRE. 

Sa  dureté  m'étonne,  et  je  ne  puis.  Madame 

VIRIATE. 

L'apparence  t'abuse  :  il  m'aime  au  fond  de  l'ame. 

THAMIRE. 

Quoi?  quand  pour  un  rival  il  s'obstine  au  refus 675 

VIRIATE. 

Il  veut  que  je  l'amuse,  et  ne  veut  rien  de  plus. 

THAMIRE. 

Vous  avez  des  clartés  que  mon  insuffisance 

VIRIATE. 

Parlons  à  ce  rival  :  le  voila  qui  s'avance. 


l 


ACTE    II,    SCÈNE    IV.  891 

SCÈNE  IV. 

VIRIATE,  PERPENNA,  AUFIDE,  THAMIRE, 

VIRIATE. 

Vous  m'aimez,  Perpenna;  Sertorius  le  dit: 

Je  crois  sur  sa  parole,  et  lui  dois  tout  crédit.  680 

Je  sais  donc  votre  amour;  mais  tirez-moi  de  peine  : 

Par  où  prétendez-vous  mériter  une  reine? 

A  quel  titre  lui  plaire,  et  par  quel  charme  un  jour 

Obliger  sa  couronne  à  payer  votre  amour  ? 

PERPENNA. 

Par  de  sincères  vœux,  par  d'assidus  services,  68  5 

Par  de  profonds  respects,  par  d'humbles  sacrifices; 
Et  si  quelques  effets  peuvent  justifier — 

VIRIATE. 

Eh  bien!  qu'êtes-vous  prêt  de  lui  sacrifier? 

PERPENNA. 

Tous  mes  soins,  tout  mon  sang,  mon  courage,  ma  vie. 

VIRIATE. 

Pourriez-vous  la  servir  dans  une  jalousie?  690 

PERPENNA. 

Ah!  Madame 

VIRIATE. 

A  ce  mot  en  vain  le  cœur  vous  bat  : 
Elle  n'est  pas  d'amour,  elle  n'est  que  d'Etat. 
J'ai  de  l'ambition,  et  mon  orgueil  de  reine 
Ne  peut  voir  sans  chagrin  une  autre  souveraine, 
Qui  sur  mon  propre  trône  à  mes  yeux  s'élevant,        69?) 
Jusque  dans  mes  Etats  prenne  le  pas  devant*. 
Sertorius  y  règne,  et  dans  tout  notre  empire 

I.  Dans  toutes  les  éditions  anciennes,  y  compris  celle  de  1692,  les  deux 
derniers  mots  de  ce  vers  sont  joints  par  un  trait  d'union,  comme  une  sorte 
de  composé  :  «  le  pas-devant.  »  Plus  loin,  au  vers  1700,  la  première  édition 
seule  a  le  trait  d'union;  les  autres  donnent,  comme  nous,  «  le  pas  devant.  » 


392  SERTORIUS. 

Il  dispense  des  lois  où  j'ai  voulu  souscrire  : 

Je  ne  m'en  repens  point,  il  en  a  bien  usé  ; 

Je  rends  grâces  au  ciel  qui  l'a  favorisé.  700 

Mais  pour  vous  dire  enfin  de  quoi  je  suis  jalouse, 

Quel  rang-  puis-je  garder  auprès  de  son  épouse  ? 

Aristie  y  prétend,  et  l'offre  qu'elle  fait, 

Ou  que  l'on  fait  pour  elle,  en  assure  l'effet. 

Délivrez  nos  climats  de  cette  vagabonde,  705 

Qui  vient  par  son  exil  troubler  un  autre  monde  ; 

Et  forcez-la  sans  bruit  d'honorer  d'autres  lieux 

De  cet  illustre  objet  qui  me  blesse  les  yeux. 

Assez  d'autres  Etats  lui  prêteront  asile. 

PERPENNA. 

Quoi  que  vous  m'ordonniez,  tout  me  sera  facile  ;       710 
Mais  quand  Sertorius  ne  l'épousera  pas. 
Un  autre  hymen  vous  met  dans  le  môme  embarras. 
Et  qu'importe,  après  tout,  d'une  autre  ou  d'Aristie, 

Si.... 

VIRIATE. 

Rompons,  Perpenna,  rompons  cette  partie; 
Donnons  ordre  au  présent;  et  quant  à  l'avenir,  7  r  5 

Suivant  1  occasion  nous  saurons  y  fournir. 
Le  temps  est  un  grand  maître,  il  règle  bien  des  choses. 
Enfin  je  suis  jalouse,  et  vous  en  dis  les  causes. 
Voulez-vous  me  servir? 

PERPENNA. 

Si  je  le  veux?  j'y  cours, 
Madame,  et  meurs  déjà  d'y  consacrer  mes  jours.       720 
Mais  pourrai-je  espérer  que  ce  foible  service 
Attirera  sur  moi  quelque  regard  propice, 
Que  le  cœur  attendri  fera  suivre?... 

VIRIATE. 

Arrêtez  ! 
Vous  porteriez  trop  loin  des  veux  précipités. 


ACTE    II,    SCÈNE    IV.  393 

Sans  doute  un  tel  service  aura  droit  de  me  plaire;     725 
Mais  laissez-moi,  de  grâce,  arbitre  du  salaire: 
Je  ne  suis  point  ingrate,  et  sais  ce  que  je  dois  ; 
Et  c'est  vous  dire  assez  pour  la  première  fois. 
Adieu. 

SCÈNE  V. 

PERPENNA,  AUFIDE. 

AUFIDE. 

Vous  le  voyez,  Seigeur,  comme  on  vous  joue. 
Tout  son  cœur  est  ailleurs;  Sertorius  l'avoue,  730 

Et  fait  auprès  de  vous  l'officieux  rival, 
Cependant  que  la  Reine'  — 

PERPENNA. 

Ah!  n'en  juge  point  mal. 
A  lui  rendre  service  elle  m'ouvre  une  voie 
Que  tout  mon  cœur  embrasse  avec  excès  de  joie. 

AUFIDE. 

Vous  ne  voyez  donc  pas  que  son  esprit  jaloux  735 

Ne  cherche  à  se  servir  de  vous  que  contre  vous. 
Et  que  rompant  le  cours  d'une  flamme  nouvelle. 
Vous  forcez  ce  rival  à  retourner  vers  elle? 

PERPENNA. 

N'importe,  servons-la,  méritons  sou  amour  : 
La  force  et  la  vengeance  agiront  à  leur  tour.  740 

Hasardons  quelques  jours  sur  l'espoir  qui  nous  flatte. 
Dussions-nous  pour  tout  fruit  ne  faire  qu'une  ingrate. 

AUFIDE. 

Mais,  Seigneur 

PERPENNA. 

Epargnons  les  discours  superflus, 

I.  Cet  hémistiche  est  remplacé  par  le  suivant  dans  l'édition  de  1G92   : 
Tandis  que  Viriate 


391 


SERTORIUS. 


Songeons  à  la  servir,  et  ne  contestons  plus  : 
Cet  unique  souci  tient  mon  âme  occupée. 
Cependant  de  nos  murs  on  découvre  Pompée; 
Tu  sais  qu'on  me  Ta  dit  :  allons  le  recevoir, 
Puisque  Sertorius  m'impose  ce  devoir. 


745 


FIN    DU    SECOND    ACTE. 


( 


ACTE    m,    SCÈNE    I.  Sq'ï 


ACTE  III. 


SCEME  PREMIERES 

SERTORIUS,  POMPÉE,  suite. 

SERTORIUS. 

Seigneur,  qui  des  mortels  eût  jamais  osé  croire 
Que  la  trêve  k  tel  point  dût  rehausser  ma  gloire;      750 
Qu'un  nom  à  qui  la  guerre  a  fait  trop  applaudir 
Dans  l'ombre  de  la  paix  trouvât  à  s'agrandir? 
Certes,  je  doute  encor  si  ma  vue  est  trompée, 
Alors  que  dans  ces  murs  je  vois  le  grand  Pompée  : 
Et  quand  il  lui  plaira,  je  saurai  quel  bonheur  755 

Comble  Sertorius  d'un  tel  excès  d'honneur. 

POMPÉE. 

Deux  raisons;  mais,  Seigneur,  faites  qu'on  se  retire, 
Afin  qu'en  liberté  je  puisse  vous  , les  dire".  - 
L'inimitié  qui  règne  entre  nos  deux  partis     • 

1.  Corneille  s'effrayait  un  peu  de  l'étendue  de  cette  belle  scène  ;  il  dit  dans 
la  lettre  à  l'abbé  de  Pure  que  nous  avons  citée  plusieurs  fois  (voyez  p.  35'j, 
et  p.  358,  note  2)  :  «  J'espère  dans  trois  ou  quatre  jours  avoir  achevé  le 
troisième  acte.  J'y  fais  un  entretien  de  Pompée  avec  Sertorius  que  les  deux 
premiers  préparent  assez,  mais  je  ne  sais  si  on  en  pourra  souffrir  la  longueur. 
Il  est  de  deux  cent  cinquante-deux  vers^Il  me  semble  que  deux  hommes  tels 
qu'eux,  généraux  de  deux  armées  ennemfcs,  ne  peuvent  achever  en  deux  mots 
une  conférence  si  attendue  durant  une  trêve.. On  a  souffert  Cinna  et  Maxime, 
qui  en  ont  consumé  davantage  à  consulter  avec  Augîrsfe.  Les  vers  de  ceux-ci 
me  semblent  bien  aussi  forts  et  plus  pointilleux,  ce  qui  aide  souvent  au  théâtre, 
où  les  picoteries  soutiennent  et  réveillent  l'attention  de  l'auditeur.  »  Malgré 
ses  appréhensions.  Corneille  n'a  retranché  que  huit  vers  de  cet  entretien,  qui, 
dans  l'édition  originale,  n'en  a  plus  que  deux  cent  quarante-quatre. 

2.  Voltaire  coupe  ici  la  scène,  et  fait  commencer  au  vers  suivant  la  scène  11, 
avec  ces  mots  en  tète  :  sertorius  et  pompée,  assis. 


396  SERTORIUS. 

N'y  rend  pas  de  Thonneur  tous  les  droits  amortis.     760 

Comme  le  vrai  mérite  a  ses  prérogatives, 

Qui  prennent  le  dessus  des  haines  les  plus  vives, 

L'estime  et  le  respect  sont  de  justes  tributs 

Qu'aux  plus  fiers  ennemis  arrachent  les  vertus  ; 

Et  c'est  ce  que  vient  rendre  à  la  haute  vaillance,      755 

Dont  je  ne  fais  ici  que  trop  d'expérience, 

L'ardeur  de  voir  de  près  un  si  fameux  héros. 

Sans  lui  voir  en  la  main  piques  ni  javelots, 

Et  le  front  désarmé  de  ce  regard  terrible 

Qui  dans  nos  escadrons  guide  un  bras  invincible.      770 

Je  suis  jeune  et  guerrier,  et  tant  de  fois  vainqueur. 
Que  mon  trop  de  fortune  a  pu  m'enfler  le  cœur; 
Mais  (et  ce  franc  aveu  sied  bien  aux  grands  courages) 
J'apprends  plus  contre  vous  par  mes  désavantages, 
Que  les  plus  beaux  succès  qu'ailleurs  j'aye  emportés,  775 
Ne  m'ont  encore  appris  par  mes  prospérités. 
Je  vois  ce  qu'il  faut  faire,  à  voir  ce  que  vous  faites  : 
I_^es  sièges,  les  assauts,  les  savantes  retraites. 
Bien  camper,  bien  choisir  à  chacun  son  emploi, 
Votre  exemple  est  partout  une  étude  pour  moi.  780 

Ah!  si  je  vous  pouvois  rendre  à  la  République. 
Que  je  croirois  lui  faire  un  présent  magnifique  ! 
Et  que  j'irois,  Seigneur,  à  Rome  avec  plaisir. 
Puisque  la  trêve  enfin  m'en  donne  le  loisir. 
Si  j'y  pouvois  porter  quelque  foible  espérance  785 

D'y  conclure  un  accord  d'une  telle  importance  ! 
Près  de  l'heureux  Sylla  ne  puis-je  rien  pour  vous? 
Et  près  de  vous.  Seigneur,  ne  puis-je  rien  pour  tous? 

SERTOIIIUS. 

Vous  me  pourriez  sans  doute  épargner  quelque  peine, 
Si  vous  vouliez  avoir  l'âme  toute  romaine'  ;  790 

I.  Ce  vers,  par  une  erreur  d'impression,  manque  dans  l'édition  de  1682. 


ACTE   III,  SCÈNE   I.  397 

Mais  avant  que  d'entrer  en  ces  clifficultcs, 
Souffrez  que  je  réponde  à  vos  civilités. 

Vous  ne  me  donnez  rien  par  celte  haute  estime 
Que  vous  n'ayez  déjà  dans  le  degré  sublime. 
La  victoire  attachée  à  vos  premiers  exploits,  795 

Un  triomphe  avant  Tage  où  le  souffrent  nos  lois, 
Avant  la  dignité  qui  permet  d'y  prétendre*, 
Font  trop  voir  quels  respects  l'univers  vous  doit  rendre. 
Si  dans  l'occasion  je  ménage  un  peu  mieux 
L'assiette  du  pays  et  la  faveur  des  lieux,  800 

Si  mon  expérience  en  prend  quelque  avantage. 
Le  grand  art  de  la  guerre  attend  quelquefois  l'âge , 
Le  temps  y  fait  beaucoup  ;  et  de  mes  actions 
S'il  vous  a  plu  tirer  quelques  instructions, 
Mes  exemples  un  jour  ayant  fait  place  aux  vôtres,      80 5 
Ce  que  je  vous  apprends,  vous  l'apprendrez  à  d'autres; 
Et  ceux  qu'aura  ma  mort  saisis  de  mon  emploi. 
S'instruiront  contre  vous,  comme  vous  contre  moi. 

Quand  à  Theureux  Sylla,  je  n'ai  rien  à  vous  dire. 
Je  vous  ai  montré  l'art  d'affoiblir  son  empire;  810 

Et  si  je  puis  jamais  y  joindre  des  leçons 
Dignes  de  vous  apprendre  à  repasser  les  monts, 
Je  suivrai  d'assez  près  votre  illustre  retraite 
Pour  traiter  avec  lui  sans  besoin  d'interprète, 
Et  sur  les  bords  du  Tibre,  une  pique  à  la  main",      8  i  5 
Lui  demander  raison  pour  le  peuple  romain. 

POMPÉE. 

De  si  hautes  leçons.  Seigneur,  sont  difficiles. 

Et  pourroicnt  vous  donner  quelques  soins  inutiles. 


1 .  Pompée  avait  triomphé  n'étant  encore  que  simple  chevalier,  et  «  avant 
que  la  barbe  hiy  fust  venue.  »  Voyez  Plutarque,  Fie  de  Sertorius,  cha- 
pitre XVIII,  traduction  d'Amyot. 

2.  «  On  se  servait  encore  de  piques  en  France  lorsqu'on  représenta  Ser- 
torius, et  cette  expression  était  plus  noble  qu'aujourd'hui.  »  [Foltaire.) 


398  SERTORIUS. 

Si  vous  faisiez  dessein  de  me  les  expliquer 

Jusqu'à  m'avoir  appris  à  les  bien  pratiquer.  820 

SERTORIUS. 

Aussi  me  pourriez-vous  épargner  quelque  peine, 
Si  vous  \ouliez  avoir  l'âme  toute  romaine: 
Je  vous  l'ai  déjà  dit. 

POMPÉE. 

Ce  discours  rebattu 
Lasseroit  une  austère  et  farouche  vertu. 
Pour  moi,  qui  vous  honore  assez  pour  me  contraindre 
A  fuir  obstinément  tout  sujet  de  m'en  plaindre. 
Je  ne  veux  rien  comprendre  en  ses  obscurités  ^ 

SERTORIUS. 

Je  sais  qu'on  n'aime  point  de  telles  vérités  ; 

Mais,  Seigneur,  étant  seuls,  je  parle  avec  franchise  : 

Bannissant  les  témoins,  vous  me  l'avez  permise;        8  3o 

Et  je  garde  avec  vous  la  même  liberté 

Que  si  votre  Sylla  n'avoit  jamais  été. 

Est-ce  être  tout  Romain  qu'être  chef  d'une  guerre 
Qui  veut  tenir  aux  fers  les  maîtres  de  la  terre? 
Ce  nom,  sans  vous  et  lui,  nous  seroit  encor  dû  :       8  35 
C'est  par  lui,  c'est  par  vous  que  nous  l'avons  perdu. 
C'est  vous  qui  sous  le  joug  traînez  des  cœurs  si  braves: 
Ils  étoient  plus  que  rois,  ils  sont  moindres  qu'esclaves; 
Et  la  gloire  qui  suit  vos  plus  nobles  travaux 
Ne  fait  qu'approfondir  l'abîme  de  leurs  maux  :  840 

Leur  misère  est  le  fruit  de  votre  illustre  peine  ; 
Et  vous  pensez  avoir  l'âme  toute  romaine! 
Vous  avez  hérité  ce  nom  de  vos  aïeux  ; 
Mais  s'il  vous  étoit  cher,  vous  le  l'empliriez  mieux^. 

1.  Tel  est  le  texte  de  toutes  les  éditions  antriicures  ;i  1692.  Thomas  Cor- 
neille (1692)  et  Voltaire  (1764)  ont  substitué  ces  à  ses. 

2.  «  Si  vous  aviez  lu  la  vie  de  Sertorius,  vous  auriez  connu  que  celui  qui  le 
fait  revivre  sur  la  scène  soutient  son  caractèl'e  d'une  façon  bien  ingénieuse  et 
bien  délicate.  Ce  héros,  dans  l'histoire,  lait  des  leçons  à  Pompée,  et  le  traite 


ACTE   III,  SCÈNE   I.  399 

POiMPKE. 

Je  crois  le  bien  remplir  quand  tout  mon  cœur  s'applique 
Aux  soins  de  rétablir  un  jour  la  République  ; 
Mais  vous  jugez,  Seig^neur,  de  Tame  par  le  bras  ; 
Et  souvent  l'un  paroît  ce  que  l'autre  n'est  pas. 

Lorsque  deux  factions  divisent  un  empire, 
Chacun  suit  au  hasard  la  meilleure  ou  la  pire,  8  5o 

Suivant  l'occasion  ou  la  nécessité 
Qui  l'emporte  vers  l'un  ou  vers  l'autre  côté. 
Le  plus  juste  parti,  difficile  à  connoître. 
Nous  laisse  en  liberté  de  nous  choisir  un  maître; 
Mais  quand  ce  choix  est  fait,  on  ne  s'en  dédit  plus.  8  55 
J'ai  servi  sous  Sylla  du  temps  de  Marins, 
Et  servirai  sous  lui  tant  qu'un  destin  funeste 
De  nos  divisions  soutiendra  quelque  reste. 
Comme  je  ne  vois  pas  dans  le  fond  de  son  cœur, 
J'ignore  quels  projets  peut  former  son  bonheur*  :      860 
S'il  les  pousse  trop  loin,  moi-même  je  l'en  blamc  ; 
Je  lui  prête  mon  bras  sans  engager  mon  ame  ; 
Je  m'abandonne  au  cours  de  sa  félicité. 
Tandis  que  tous  mes  vœux  sont  pour  la  liberté  ; 
Et  c'est  ce  qui  me  force  à  garder  une  place  86  5 

Qu'usurperoient  sans  moi  l'injustice  et  Taudace, 
Afin  que,  Sylla  mort,  ce  dangereux  pouvoir 
Ne  tombe  qu'en  des  mains  qui  sachent  leur  devoir. 
Enfin  je  sais  mon  but,  et  vous  savez  le  vôtre. 

SERTORIUS. 

Mais  cependant,  Seigneur,  vous  servez  comme  un  autre  ; 

de  petit  garçon,  dit  qu'il  le  renvoyera  à  Rome  à  coups  de  verges.  [Toyez  hi 
Vie  de  Sertorius  par  Plutarque,  chapitre  xix.)  M.  de  Corneille,  qui  a  voulu 
adoucir  cet  endroit  et  conserver  néanmoins  la  fierté  de  Sertorius,  dans  les 
compliments  qu'il  lui  fait  faire  à  Pompée,  lui  fait  mêler  des  levons  parmi 

ses   civilités.    »   {Défense   du  Sertorius par  Dauneau   de  Visé.   Recueil... 

publié  par  l'abbé  Granct,  tome  I,  p.  34i.) 

I.   On  sait  que  Sylla  attribuait  ses  succès,  sa  grandeur,  à  sa  fortune,  et 
qu'il  prit  lui-même  le  surnom  de  Fclix  (l'Heureux), 


4oo  SERTORIUS. 

Et  nous,  qui  jugeons  tout  sur  la  foi  de  nos  yeux, 

Et  laissons  le  dedans  à  pénétrer  aux  Dieux, 

Nous  craignons  votre  exemple,  et  doutons  si  dans  Rome 

Il  n'instruit  point  le  peuple  à  prendre  loi  d'un  homme  ; 

Et  si  votre  valeur,  sous  le  pouvoir  d'autrui,  875 

Ne  sème  point  pour  vous  lorsqu'elle  agit  pour  lui. 

Comme  je  vous  estime,  il  m'est  aisé  de  croire 
Que  de  la  liberté  vous  feriez  votre  gloire. 
Que  votre  âme  en  secret  lui  donne  tous  ses  vœux  ; 
Mais  si  je  m'en  rapporte  aux  esprits  soupçonneux,     880 
Vous  aidez  aux  Romains  a  faire  essai  d'un  maître'. 
Sous  ce  flatteur  espoir  qu'un  jour  vous  pourrez  l'être. 
La  main  qui  les  opprime,  et  que  vous  soutenez. 
Les  accoutume  au  joug  que  vous  leur  destinez; 
Et  doutant  s'ils  voudront  se  faire  à  l'esclavage,  885 

Aux  périls  de  Sylla  vous  tâtez  leur  courage. 

POMPÉE. 

Le  temps  détrompera  ceux  qui  parlent  ainsi; 
IMais  justifiera- t-il  ce  que  l'on  voit  ici? 
Permettez  qu'à  mon  tour  je  parle  avec  franchise; 
Votre  exemple  à  la  fois  m'instruit  et  m'autorise  :        890 
Je  juge,  comme  vous,  sur  la  foi  de  mes  yeux. 
Et  laisse  le  dedans  à  pénétrer  aux  Dieux. 

Ne  vit-on  pas  ici  sous  les  ordres  d'un  homme  ? 
N'y  commandez-vous  pas  comme  Sylla  dans  Rome? 
Du  nom  de  dictateur,  du  nom  de  général,  895 

Qu'importe,  si  des  deux  le  pouvoir  est  égal? 
Les  titres  différents  ne  font  rien  à  la  chose  : 
Vous  imposez  des  lois  ainsi  qu'il  en  impose; 
Et  s'il  est  périlleux  de  s'en  faire  haïr, 
Il  ne  scroit  pas  sûr  de  vous  désobéir^.  goo 


1.  Dans  l'édition  de  lG()2  :  «  à  faire  choix  d'un  maître.   » 

2.  far.   Il  ne  feroit  pas  sTir  de  vous  rU'sobéir.  (16G2  et  68) 


I 


ACTE    III,   SCENE   I.  401 

Pour  moi,  si  quelque  jour  je  suis  ce  que  vous  êtes, 
J'en  userai  peut-être  alors  comme  vous  faites  : 
Jusque-là 

SERTORIUS. 

Vous  pourriez  en  douter  jusque-là, 
Et  me  faire  un  peu  moins  ressembler  à  Sylla. 
Si  je  commande  ici,  le  sénat  me  l'ordonne  905 

Mes  ordres  n'ont  encore  assassiné  personne. 
Je  n'ai  pour  ennemis  que  ceux  du  bien  commun  ; 
Je  leur  fais  bonne  guerre,  et  n'en  proscris  pas  un. 
C'est  un  asile  ouvert  que  mon  pouvoir  suprême  ; 
Et  si  l'on  m'obéit,  ce  n'est  qu'autant  qu'on  m'aime.  9  i  o 

POMPÉE. 

Et  votre  empire  en  est  d'autant  plus  dangereux, 
Qu'il  rend  de  vos  vertus  les  peuples  amoureux. 
Qu'en  assujettissant  vous  avez  l'art  de  plaire, 
Qu'on  croit  n'être  en  vos  fers  qu'esclave  volontaire, 
Et  que  la  liberté  trouvera  peu  de  jour  9  i  5 

A  détruire  un  pouvoir  que  fait  régner  l'amour. 

Ainsi  parlent,  Seigneur,  les  âmes  soupçonneuses  ; 
Mais  n'examinons  point  ces  questions  fâcheuses, 
Ni  si  c'est  un  sénat  qu'un  amas  de  bannis 
Que  cet  asile  ouvert  sous  vous  a  réunis ^  920 

Une  seconde  fois,  n'est-il  aucune  voie 
Par  où  je  puisse  à  Rome  emporter  quelque  joie? 
Elle  seroit  extrême  à  trouver  les  mo}  ens 
De  rendre  un  si  grand  homme  à  ses  concitoyens. 
Il  est  doux  de  revoir  les  murs  de  la  patrie  :  925 


I .  «  Il  (Sertorùis)  appelloit  les  bannis  qui  s'estoyent  saunez  de  Rome  et  i*e- 
tirez  deuers  luy,  sénateurs,  et  les  tenant  riere  soy*,  les  nommoit  le  sénat,  et 
en  faisoit  les  vns  questeurs,  les  autres  prseteurs,  ordonnant  toutes  choses 
selon  les  coustumes  et  à  la  guise  de  son  païs.  »  (Plutarque,  f^ie  de  Sertorius, 
chapitre  xxii,  traduction  d'Amyot.) 

Deri'ière  soi,  à  sa  suite. 

Corneille,  vi  26 


402  SERTORIUS. 

C'est  elle  par  ma  voix,  Seigneur,  qui  vous  en  prie  ; 
C'est  Rome..:. 

SERTORIUS. 

Le  séjour  de  votre  potentat, 
Qui  n'a  que  ses  fureurs  pour  maximes  d'Etat? 
Je  n'appelle  plus  Rome  un  enclos  de  murailles^ 
Que  ses  proscriptions  comblent  de  funérailles  :  gSo 

Ces  murs,  dont  le  destin  fut  autrefois  si  beau. 
N'en  sont  que  la  prison,  ou  plutôt  le  tombeau  ; 
Mais  pour  revivre  ailleurs  dans  sa  première  force ^, 
Avec  les  faux  Romains  elle  a  fait  plein  divorce  ; 
Et  comme  autour  de  m.oi  j'ai  tous  ces  vrais  appuis,  935 
Rome  n'est  plus  dans  Rome,  elle  est  toute  où  je  suis. 

Parlons  pourtant  d'accord.  Je  ne  sais  qu'une  voie 
Qui  puisse  avec  honneur  nous  donner  cette  joie. 
Unissons-nous  ensemble,  et  le  tyran  est  bas  : 
Rome  à  ce  grand  dessein  ouvrira  tous  ses  bras.  940 

Ainsi  nous  ferons  voir  l'amour  de  la  patrie. 
Pour  qui  vont  les  grands  cœurs  jusqu'à  l'idolâtrie  ; 
Et  nous  épargnerons  ces  flots  de  sang  romain 
Que  versent  tous  les  ans  votre  bras  et  ma  main. 

POMPÉE. 

Ce  projet,  qui  pour  vous  est  tout  brillant  de  gloire,  945 
N'auroit-il  rien  pour  moi  d'une  action  trop  noire? 


1 .  On  lit  dans  la  Dissertation  sur  les  caractères  de  Corneille  et  de  Racine 

contre  le  sentiment  de  la  Bruyère,  par  M.  Tafignon  [Recueil publié  par 

Granet,  tome  I,  p.  83)  :  «  Revenons  aux  héros  de  l'ancienne  Rome.  Corneille, 
pour  les  mieux  peindre,  avoit,  si  l'on  peut  le  dire,  fondu  dans  sa  tête  les  plus 
belles  pensées  des  historiens  qui  en  ont  parlé  le  plus  noblement.  J'ose  hasarder 
cette  conjecture  que  les  paroles  magnifiques  qu'il  met  dans  la  bouche  de  Ser- 
torius,  touchant  son  parti,  étoient  une  trace  de  l'impression  que  lui  avoit  laissée 
un  beau  trait  de  Tacite  touchant  le  sénat  :  «  Quid  ?  vos  pulcherrimam  hanc 
«  urbem,  domibus  et  tectis  et  congestu  lapidum  stare  creditis.-*  muta  ista  et 

«  inanima  intercidere  ac  reparari  promiscue  possunt  :  œternitas  rerum in- 

«  columitate  senatus  flrmatur.  »  {Histoires,  livre  I,  chapitre  lxxxiv.) 

2.  Var.  Mais  pour  revivre  alileurs  dans  sa  plus  vive  force.  (1666). 


ACTE   III,  SCÈNE   I.  4o3 

Moi  qui  commande  ailleurs,  puis-je  servir  sous  vous  ? 

SERTORIUS. 

Du  droit  de  commander  je  ne  suis  point  jaloux  ; 

Je  ne  Tai  qu'en  dépôt,  et  je  vous  Tabandonne, 

Non  jusqu'à  vous  servir  de  ma  seule  personne  :  gfïo 

Je  prétends  un  peu  plus  ;  mais  dans  cette  union 

De  votre  lieutenant  m'envieriez-vous  le  nom  ? 

POMPÉE. 

De  pareils  lieutenants  n'ont  des  chefs  qu'en  idée  : 

Leur  nom  retient  pour  eux  l'autorité  cédée  ; 

Ils  n'en  quittent  que  l'ombre  ;  et  l'on  ne  sait  que  c'est 

De  suivre  ou  d'obéir  que  suivant  qu'il  leur  plaît ^ 

Je  sais  une  autre  voie,  et  plus  noble  et  plus  sûre. 

Sylla,  si  vous  voulez,  quitte  sa  dictature; 

Et  déjà  de  lui-même  il  s'en  seroit  démis, 

S'il  voyoit  qu'en  ces  lieux  il  n'eût  plus  d'ennemis^.  960 

Mettez  les  armes  bas,  je  réponds  de  l'issue  : 

J'en  donne  ma  parole  après  l'avoir  reçue. 

Si  vous  êtes  Romain,  prenez  l'occasion. 

SERTORIUS. 

Je  ne  m'éblouis  point  de  cette  illusion. 

Je  connois  le  tyran,  j'en  vois  le  stratagème  :  965 

Quoi  qu'il  semble  promettre,  il  est  toujours  lui-même. 

Vous  qu'à  sa  défiance  il  a  sacrifié, 

Jusques  à  vous  forcer  d'être  son  allié 

POMPÉE. 

Hélas  !  ce  mot  me  tue,  et  je  le  dis  sans  feinte, 

C'est  l'unique  sujet  qu'il  m'a  donné  de  plainte.  970 

J'aimois  mon  Aristie,  il  m'en  vient  d'arracher; 

Mon  cœur  frémit  encore  à  me  le  reprocher; 

Vers  tant  de  biens  perdus  sans  cesse  il  me  rappelle; 

1.   rar.  On  lit  qui  leur  plaît ^  pour  qu''il  leur  plaît,  daus  l'édition  de  1666. 
1.   Dans  l'édition  de  1692  : 

S'il  voyoit  qu'en  ces  lieux  il  n'eût  point  d'ennemis. 


4oi  SERTORIUS. 

Et  je  vous  rends,  Seigneur,  mille  grâces  pour  elle, 

A  vous,  à  ce  grand  cœur  dont  la  compassion  975 

Daigne  ici  l'honorer  de  sa  protection. 

SERTORIUS. 

Protéofer  hautement  les  vertus  malheureuses, 
C'est  le  moindre  devoir  des  âmes  généreuses  : 
Aussi  fais-je  encor  plus,  je  lui  donne  un  époux. 

POMPÉE. 

Un  époux!  Dieux!  qu'entends-je?  Et  qui.  Seigneur? 

SERTORIUS. 

Moi. 

POMPÉE. 

Vous  ! 
Seigneur,  toute  son  âme  est  à  moi  dès  Fenfance  : 
N'imitez  point  S} lia  par  cette  violence; 
Mes  maux  sont  assez  grands,  sans  y  joindre  celui 
De  voir  tout  ce  que  j'aime  entre  les  bras  d'autrui. 

[sERTORIUS. 

Tout  est  encore  à  vous^  Venez,  venez.  Madame,     985 
Faire  voir  quel  pouvoir  j'usurpe  sur  votre  âme, 
Et  montrer,  s'il  se  peut,  à  tout  le  genre  humain 
La  force  qu'on  vous  fait  pour  me  donner  la  main. 

POMPÉE. 

C'est  elle-même,  6  ciel! 

SERTORIUS. 

Je  vous  laisse  avec  elle. 
Et  sais  que  tout  son  cœur  vous  est  encor  fidèle.        990 
Reprenez  votre  bien,  ou  ne  vous  plaignez  plus 
Si  j'ose  m'enrichir.  Seigneur,  de  vos  refus. 

1 .  Voltaire  coupe  encore  ici  la  scène,  et  de  ce  qui  suit,  à  partir  de  :  «  Venez, 
venez,  Madame,  »  jusqu'au  vers  992,  il  fait  la  scène  m,  ayant  pour  person- 
nages :   ARISTIE,    6ERTORIUS,   POMPÉE, 


ACTE    III,    SCÈNE    II.  405 

SCÈNE  IL 
POMPÉE,  ARISTIE. 

POMPÉE. 

Me  dit-on  vrai,  Madame,  et  seroit-il  possible 

ARISTIE. 

Oui,  Seigneur,  il  est  vrai  que  j'ai  le  cœur  sensible  : 

Suivant  qu'on  m'aime  ou  hait,  j'aime  ou  hais  à  mon  tour, 

Et  ma  gloire  soutient  ma  haine  et  mon  amour. 

Mais  si  de  mon  amour  elle  est  la  souveraine, 

Elle  n'est  pas  toujours  maîtresse  de  ma  haine  ; 

Je  ne  la  suis  pas  même,  et  je  hais  quelquefois 

Et  moins  que  je  ne  veux  et  moins  que  je  ne  dois.  1000 

POMPÉE. 

Cette  haine  a  pour  moi  toute  son  étendue. 
Madame,  et  la  pitié  ne  l'a  point  suspendue; 
La  générosité  n'a  pu  la  modérer. 

ARISTIE. 

Vous  ne  voyez  donc  pas  qu'elle  a  peine  à  durer? 
Mon  feu,  qui  n'est  éteint  que  parce  qu'il  doit  l'être,  i  0  0  5 
Cherche  en  dépit  de  moi  le  vôtre  pour  renaître; 
Et  je  sens  qu'à  vos  yeux  mon  courroux  chancelant 
Trébuche,  perd  sa  force,  et  meurt  en  vous  parlant. 
M'aimeriez-vous  encor,  Seigneur? 

POMPÉE. 

Si  je  vous  aime! 
Demandez  si  je  vis,  ou  si  je  suis  moi-même  :  i  o  r  o 

Votre  amour  est  ma  vie,  et  ma  vie  est  à  vous. 

ARISTIE. 

Sortez  de  mon  esprit,  ressentiments  jaloux; 
Noirs  enfants  du  dépit,  ennemis  de  ma  gloire, 
Tristes  ressentiments,  je  ne  veux  plus  vous  croire. 
Quoi  qu'on  m'ait  fait  d'outrage,  il  ne  m'en  souvient  plus. 


4o6  SERTORIUS. 

Plus  de  nouvel  hymen,  plus  de  Sertorius; 

Je  suis  au  grand  Pompée;  et  puisqu'il  m'aime  encore, 

Puisqu'il  me  rend  son  cœur,  de  nouveau  je  l'adore  : 

Plus  de  Sertorius.  Mais,  Seigneur,  répondez; 

Faites  parler  ce  cœur  qu'enfin  vous  me  rendez.       1020 

Plus  de  Sertorius.  Hélas!  quoi  que  je  die. 

Vous  ne  me  dites  point.  Seigneur  :  «  Plus  d'Emilie.  « 

Rentrez  dans  mon  esprit,  jaloux  ressentiments, 
Fiers  enfants  de  l'honneur,  nobles  emportements; 
C'est  vous  que  je  veux  croire;  et  Pompée  infidèle  1026 
Ne  sauroit  plus  souffrir  que  ma  haine  chancelle  : 
Il  l'affermit  pour  moi.  Venez,  Sertorius  ; 
Il  me  rend  toute  à  vous^  par  ce  muet  refus. 
Donnons  ce  grand  témoin  à  ce  grand  hyménée; 
Son  âme,  toute  ailleurs,  n'en  sera  point  gênée  :       io3o 
Il  le  verra  sans  peine,  et  cette  dureté 
Passera  chez  Sylla  pour  magnanimité. 

POMPÉE. 

Ce  qu'il  vous  fait  d'injure  également  m'outrage; 

Mais  enfin  je  vous  aime,  et  ne  puis  davantage.  J 

Vous,  si  jamais  ma  flamme  eut  pour  vous  quelque  appas,  1 

Plaignez-vous,  haïssez,  mais  ne  vous  donnez  pas  : 

Demeurez  en  état  d'être  toujours  ma  femme. 

Gardez  jusqu'au  tombeau  l'empire  de  mon  âme. 

Sylla  n'a  que  son  temps,  il  est  vieil  et  cassé  : 

Son  règne  passera,  s'il  n'est  déjà  passé  ;  1040 

Ce  grand  pouvoir  lui  pèse,  il  s'apprête  à  le  rendre  ; 

Comme  à  Sertorius,  je  veux  bien  vous  l'apprendre. 

Ne  vous  jetez  donc  point,  Madame,  en  d'autres  bras; 

Plaignez-vous,  haïssez,  mais  ne  vous  donnez  pas. 

Si  vous  voulez  ma  main,  n'engagez  point  la  vôtre.  1045 


I.  Dans  l'édition  de  1682  et  dans  celle  de  1692   :  «   Il   me  rend  tout  à 
vous.  » 


ACTE    III,    SCENE    IL  407 

ARISTIE. 

Mais  quoi?  n'êtes-vous  pas  entre  les  bras  d'un  autre ^? 

POMPÉE. 

Non  :  puisqu'il  vous  en  faut  confier^  le  secret, 

Emilie  à  Sylla  n'obéit  qu'à  regret. 

Des  bras  d'un  autre  époux  ce  tyran  qui  l'arrache 

Ne  rompt  point  dans  son  cœur  le  saint  nœud  qui  l'attache  : 

Elle  porte  en  ses  flancs  un  fruit  de  cet  amour, 

Que  bientôt  chez  moi-même  elle  va  mettre  au  jour; 

Et  dans  ce  triste  état,  sa  main  qu'il  m'a  donnée 

N'a  fait  que  l'éblouir  par  un  feint  hyménée, 

Tandis  que  toute  entière  à  son  cher  Glabrion,  10 55 

Elle  paroît  ma  femme,  et  n'en  a  que  le  nom^ 

ARISTIE. 

Et  ce  nom  seul  est  tout  pour  celles  de  ma  sorte  : 
Rendez-le-moi,  Seigneur,  ce  grand  nom  qu'elle  porte. 

J'aimai  votre  tendresse  et  vos  empressements  ; 
Mais  je  suis  au-dessus  de  ces  attachements;  1060 

Et  tout  me  sera  doux,  si  ma  trame  coupée 
Me  rend  à  mes  aïeux*  en  femme  de  Pompée, 
Et  que  sur  mon  tombeau  ce  grand  titre  gravé 
Montre  à  tout  l'avenir  que  je  l'ai  conservé. 
J'en  fais  toute  ma  gloire  et  toutes  mes  délices;         106 5 
Un  moment  de  sa  perte  a  pour  moi  des  supplices. 
Vengez-moi  de  Sylla,  qui  me  Tôte  aujourd'hui, 

1.  Tel  est  le  texte  des  éditions  publiées  du  vivant  de  l'auteur.  Voyez 
tome  I,  p.  228,  note  3-a.  Thomas  Corneille  et  Voltaire  après  lui  donnent  : 
«  d'une  autre.  » 

2.  L'édition  de  1682  porte  seule  confirmer^  pour  confier. 

3.  «  Voulant,  comment  que  ce  l'ust,  s'allier  de  Pompeius  Magnus,  il  {Sjlla) 
luy  commanda  de  répudier  la  femme  qu'il  auoit  espousee,  et  osta  à  Magnus 
[Manius)  Glabrio  /Emylia  fille  d'/Emylius  Scaurus  et  de  Metella  sa  femme, 
et  la  luy  feit  espouser,  toute  grosse  qu'elle  estoit  de  son  premier  mary; 
mais  elle  mourut  en  trauail  d'enfant  au  logis  de  Pompeius.  »  (Plutarque, 
F'ie  de  Sjll'i,  chapitre  xxxm,  traduction  d'Amyot.) 

4.  On  lit  dans  l'édition  de  1666  :  «  Me  rend  en  mes  aveux.  » 


4o8  SERTORIUS. 

Ou  souffrez  qu'on  me  venge  et  de  vous  et  de  lui; 
Qu'un  autre  hymen  me  rende  un  titre  qui  l'égale; 
Qu'il  me  relève  autant  que  Sylla  me  ravale  :  1070 

Non  que  je  puisse  aimer  aucun  autre  que  vous; 
Mais  pour  venger  ma  gloire  il  me  faut  un  époux  : 
Il  m'en  faut  un  illustre,  et  dont  la  renommée — * 

POMPÉE. 

Ah!  ne  vous  lassez  point  d'aimer  et  d'être  aimée. 
Peut-être  touchons-nous  au  moment  désiré  1075 

Qui  saura  réunir  ce  qu'on  a  séparé. 
Ayez  plus  de  courage  et  moins  d'impatience  : 
Souffrez  que  Sylla  meure,  ou  quitte  sa  puissance  — 

ARISTIE. 

J'attendrai  de  sa  mort  ou  de  son  repentir 

Qu'à  me  rendre  l'honneur  vous  daigniez  consentir  ?   1080 

Et  je  verrai  toujours  votre  cœur  plein  de  glace, 

Mon  tyran  impuni,  ma  rivale  en  ma  place. 

Jusqu'à  ce  qu'il  renonce  au  pouvoir  absolu, 

Après  l'avoir  gardé  tant  qu'il  l'aura  voulu? 

POMPÉE. 

Mais  tant  qu'il  pourra  tout,  que  pourrai-je,  Madame? 

ARISTIE. 

Suivre  en  tous  lieux,  Seigneur,  l'exil  de  votre  femme, 

La  ramener  chez  vous  avec  vos  légions. 

Et  rendre  un  heureux  calme  à  nos  divisions. 

Que  ne  pourrez-vous  point  en  tête  d'une  armée, 

Partout,  hors  de  l'Espagne,  à  vaincre  accoutumée?  1090 

Et  quand  Sertorius  sera  joint  avec  vous. 

Que  pourra  le  tyran?  qu'osera  son  courroux? 

POMPÉE. 

Ce  n'est  pas  s'affranchir  qu'un  moment  le  paroître. 
Ni  secouer  le  joug  que  de  changer  de  maître. 

I     L'édition  de   1682  porte,  probablement  par  erreur  :    «  et  pour  la  re- 
nommée.... » 


ACTE    III,    SCENE   II.  409 

Serlorius  pour  vous  est  un  illustre  appui  ;  1095 

Mais  en  faire  le  mien,  c'est  me  ranger  sous  lui; 

Joindre  nos  étendards,  c'est  grossir  son  empire. 

Perpenna,  qui  Ta  joint,  saura  que  vous  en  dire. 

Je  sers;  mais  jusqu'ici  l'ordre  vient  de  si  loin. 

Qu'avant  qu'on  le  reçoive  il  n'en  est  plus  besoin  ;     i  i  0  o 

Et  ce  peu  que  j'y  rends  de  vaine  déférence. 

Jaloux  du  vrai  pouvoir,  ne  sert  qu'en  apparence. 

Je  crois  n'avoir  plus  même  à  servir  qu'un  moment; 

Et  quand  Sylla  prépare  un  si  doux  changement, 

Pouvez-vous  m'ordonner  de  me  bannir  de  Rome,     r  i  o5 

Pour  la  remettre  au  joug  sous  les  lois  d'un  autre  homme  ; 

Moi  qui  ne  suis  jaloux  de  mon  autorité 

Que  pour  lui  rendre  un  jour  toute  sa  liberté? 

Non,  non  :  si  vous  m'aimez  comme  j'aime  à  le  croire, 

Vous  saurez  accorder  votre  amour  et  ma  gloire,        i  i  i  0 

Céder  avec  prudence  au  temps  prêt  à  changer. 

Et  ne  me  perdre  pas  au  lieu  de  vous  venger. 

ARISTIE. 

Si  vous  m'avez  aimée,  et  qu'il  vous  en  souvienne. 
Vous  mettrez  votre  gloire  à  me  rendre  la  mienne  ; 
Mais  il  est  temps  qu'un  mot  termine  ces  débats.       i  i  i  5 
Me  voulez-vous.  Seigneur?  ne  me  voulez-vous  pas? 
Parlez  :  que  votre  choix  règle  ma  destinée. 
Suis-je  encore  à  l'époux  à  qui  l'on  ma  donnée? 
Suis-je  à  Sertorius?  C'est  assez  consulté: 
Rendez-moi  mes  liens,  ou  pleine  liberté 1 120 

POMPÉE. 

Je  le  vois  bien,  Madame,  il  faut  rompre  la  trêve, 
Pour  briser  en  vainqueur  cet  hymen,  s'il  s'achève  ; 
Et  vous  savez  si  peu  l'art  de  vous  secourir. 
Que  pour  vous  en  instruire,  il  faut  vous  conquérir. 

ARISTIE. 

Sertorius  sait  vaincre  et  garder  ses  conquêtes. 


I  I  2D 


4io  SERTORIUS. 

POMPÉE. 

La  vôtre,  à  la  garder,  coûtera  bien  des  têtes*. 

Comme  elle  fermera  la  porte  à  tout  accord, 

Rien  ne  la  peut  jamais  assurer  que  ma  mort^. 

Oui,  j'en  jure  les  Dieux,  s'il  faut  qu'il  vous  obtienne, 

Rien  ne  peut  empêcher  sa  perte  que  la  mienne  ;      1 1  3o 

Et  peut-être  tous  deux,  l'un  par  l'autre  percés, 

Nous  vous  ferons  connoître  à  quoi  vous  nous  forcez. 

ARISTIE. 

Je  ne  suis  pas.  Seigneur,  d'une  telle  importance. 
D'autres  soins  éteindront  cette  ardeur  de  vengeance  ; 
Ceux  de  vous  agrandir  vous  porteront  ailleurs,  i  i  3  5 

Où  vous  pourrez  trouver  quelques  destins  meilleurs; 
Ceux  de  servir  Sylla,  d'aimer  son  Emilie, 
D'imprimer  du  respect  à  toute  l'Italie, 
De  rendre  à  votre  Rome  un  jour  sa  liberté. 
Sauront  tourner  vos  pas  de  quelque  autre  côté.        i  i  40 
Surtout  ce  privilège  acquis  aux  grandes  âmes, 
De  changer  à  leur  gré  de  maris  et  de  femmes. 
Mérite  qu'on  l'étalé  aux  bouts  de  l'univers, 
Pour  en  donner  l'exemple  à  cent  climats  divers. 

POMPÉE. 

Ah!  c'en  est  trop.  Madame,  et  de  nouveau  je  jure 

ARISTIE. 

Seigneur,  les  vérités  font-elles  quelque  injure? 

POMPÉE. 

Vous  oubliez  trop  tôt  que  je  suis  votre  époux. 

1.  «  La  vôtre,  etc.,  est  un  vers  de  Nicomede* ,  qui  est  bien  plus  à  sa  place 
dans  Nicomede  qu'ici,  parce  qu'il  sied  mieux  à  IVicomède  de  bi'aver  son 
frère,  qu'à  Pompée  de  braver  sa  femme.  »  [Voltaire.) 

2.  F'ar.  Rien  ne  l'en  peut  jamais  assurer  que  ma  mort.  (1662-68) 

Nicomede  dit  à  Attale  (acte  I,  scène  11,  vers  ijg)  : 
La  place,  à  l'emporter,  coûteroit  bien  des  têtes. 


ACTE   III,  SCÈNE   IL  411 

ARISTIE. 

Ahl  si  ce  nom  vous  plaît,  je  suis  encore  à  vous  : 
Voilà  ma  main,  Seig^neur. 

POMPÉE. 

Gardez-la-moi,  Madame. 

ARISTIE. 

Tandis  que  vous  avez  à  Rome  une  autre  femme?     i  i  5o 
Que  par  un  autre  hymen  vous  me  déshonorez  ? 
Me  punissent  les  Dieux  que  vous  avez  jurés. 
Si,  passé  ce  moment,  et  hors  de  votre  vue, 
Je  vous  garde  une  foi  que  vous  avez  rompue  ! 

POMPÉE. 

Qu'allez-vous  faire  ?  hélas  ! 

ARISTIE. 

Ce  que  vous  m'enseignez.   11  55 

POMPÉE. 

Éteindre  un  tel  amour  ! 

ARISTIE. 

Vous-même  l'éteignez. 

POMPÉE. 

La  victoire  aura  droit  de  le  faire  renaître. 

ARISTIE. 

Si  ma  haine  est  trop  foible,  elle  la  fera  croître. 

POMPÉE. 

Pourrez-vous  me  haïr? 

ARISTIE. 

J'en  fais  tous  mes  souhaits. 

POMPÉE. 

Adieu  donc  pour  deux  jours. 

ARISTIE. 

Adieu  pour  tout  jamais. 

FIN    DU    TROISIÈME    ACTE. 


ii2  SERTORIUS. 


ACTE  IV. 


'i 


SCENE  PREMIERE. 

SERTORIUS,  THAMIRE. 

SERTORIUS. 

Pourrai-je  voir  la  Reine  ? 

THAMIRE. 

Attendant  qu'elle  vienne, 
Elle  m'a  commandé  que  je  vous  entretienne, 
Et  veut  demeurer  seule  encor  quelques  moments. 

SERTORIUS. 

Ne  m'apprendrez-vous  point  où  vont  ses  sentiments, 
Ce  que  doit  Perpenna  concevoir  d'espérance?  i  i65 

THAMIRE. 

Elle  ne  m'en  fait  pas  beaucoup  de  confidence  ; 
Mais  j'ose  présumer  qu'offert  de  votre  main 
Il  aura  peu  de  peine  à  fléchir  son  dédain  : 
Vous  pouvez  tout  sur  elle. 

SERTORIUS. 

Ah!  j'y  puis  peu  de  chose, 
Si  jusqu'à  l'accepter  mon  malheur  la  dispose  ;  i  1 7  o 

Ou  pour  en  parler  mieux,  j'y  puis  trop,  et  trop  peu. 

THAMIRE. 

Elle  croit  fort  vous  plaire  en  secondant  son  feu. 

SERTORIUS. 

Me  plaire? 

THAMIRE. 

Oui  ;  mais,  Seigneur,  d'où  vient  cette  surprise? 


•^ 


ACTE    IV,    SCENE    1.  41:5 

Et  de  quoi  s'inquiète  un  cœur  qui  la  méprise? 

SERTORIUS. 

N'appelez  point  mépris  un  violent  respect  i  1 75 

Que  sur  mes  plus  doux  vœux  fait  régner  son  aspect. 

THAMIRE. 

Il  est  peu  de  respects  qui  ressemblent  au  vôtre, 

S'il  ne  sait  que  trouver  des  raisons  pour  un  autre  ; 

Et  je  préférerois  un  peu  d'emportement 

Aux  plus  humbles  devoirs  d'un  tel  accablement,     i  i  80 

SERTORIUS. 

Il  n'en  est  rien  parti  capable  de  me  nuire, 
Qu'un  soupir  échappé  ne  dût  soudain  détruire  ; 
Mais  la  Reine,  sensible  à  de  nouveaux  désirs, 
Entendoit  mes  raisons,  et  non  pas  mes  soupirs. 

THAMIRE. 

Seigneur,  quand  un  Romain,  quand  un  héros  soupire, 

Nous  n'entendons  pas  bien  ce  qu'un  soupir  veut  dire  ; 

Et  je  vous  servirois  de  meilleur  truchement. 

Si  vous  vous  expliquiez  un  peu  plus  clairement. 

Je  sais  qu'en  ce  climat,  que  vous  nommez  barbare. 

L'amour,  par  un  soupir  quelquefois  se  déclare;        i  190 

Mais  la  gloire,  qui  fait  toutes  vos  passions. 

Vous  met  trop  au-dessus  de  ces  impresssions  : 

De  tels  désirs  trop  bas  pour  les  grands  cœurs  de  Rome 

SERTORIUS. 

Ah!  pour  être  Romain,  je  n'en  suis  pas  moins  homme*  : 

I.    Ce  vers  a  évidemment  donné  lieu  à  celui  de  Tartuffe,  qui  dit  à  Elmire 
(acte  III,  scène  m)  : 

Ah!  pour  être  dévot,  je  n'en  suis  pas  moins  homme. 

On  l'a  contesté;  on  a  cité  ce  passage  d'un  conte  de  Boccace*  :  Corne  che  w 
sia  ahbate,  io  son  uomo  corne  gli  altri.  Que  notre  grand  comique  se  soit  rap- 
pelé ces  mots  de  Boccace,  cela  est  possible  ;  mais  il  est  difficile  de  croire  que 
le  vers  de  Corneille  ne  fût  pas  présent  aussi  à  sa  pensée  ;  ce  vers  devait  être 
remarqué,  il  devait  produire   un   grand  effet  au   théâtre,   et  ce  n'est   sans 

*  Dècaméron,  huitième  nouvelle  de  la  troisième  journée. 


4i4  SERTORIUS. 

J'aime,  et  peut-être  plus  qu'on  n'a  jamais  aimé;       1 195 
Malgré  mon  âge  et  moi,  mon  cœur  s'est  enflammé. 
J'ai  cru  pouvoir  me  vaincre,  et  toute  mon  adresse 
Dans  mes  plus  grands  efforts  m'a  fait  voir  ma  foiblesse- 
Ceux  de  la  politique  et  ceux  de  l'amitié 
M'ont  mis  en  un  état  à  me  faire  pitié.  1200 

Le  souvenir  m'en  tue,  et  ma  vie  incertaine 
Dépend  d'un  peu  d'espoir  que  j'attends  de  la  Reine, 
Si  toutefois — 

THAMIRE. 

Seigneur,  elle  a  de  la  bonté; 
Mais  je  vois  son  esprit  fortement  irrité  ; 
Et  si  vous  m'ordonnez  de  vous  parler  sans  feindre,  1 2  o  5 
Vous  pouvez  espérer,  mais  vous  avez  à  craindre. 
N'y  perdez  point  de  temps,  et  ne  négligez  rien; 
C'est  peut-être  un  dessein  mal  ferme  que  le  sien. 
La  voici.  Profitez  des  avis  qu'on  vous  donne, 
Et  gardez  bien  surtout  qu'elle  ne  m'en  soupçonne,  i  a  1 0 


SCÈNE  IL 
SERTORIUS,  VIRIATE,  THAMIRE. 

VIRIATE. 

On  m'a  dit  qu'Aristie  a  manqué  son  projet. 
Et  que  Pompée  échappe  à  cet  illustre  objet. 
Seroit-il  vrai,  Seigneur? 

SERTORIUS. 

Il  est  trop  vrai.  Madame; 
Mais  bien  qu'il  l'abandonne,  il  l'adore  dans  l'âme. 
Et  rompra,  m'a-t-il  dit,  la  trêve  dès  demain,  i  2  i  5 

S'il  voit  qu'elle  s'apprête  à  me  donner  la  main. 

doute  point   par  ua  pur  hasard  que  Molière  Ta  répété  à  cinq  ans  de  dis- 
tance. 


ACTE    ÏV,    SCENE    II.  4i5 

VIRIATE. 

Vous  VOUS  alarmez  peu  d'une  telle  menace? 

SERTORIUS. 

Ce  n'est  pas  en  effet  ce  qui  plus  m'embarrasse. 
Mais  vous,  pour  Perpenna  qu'avez-vous  résolu? 

VIRIATE. 

D'obéir  sans  remise  au  pouvoir  absolu;  1220 

Et  si  d'une  offre  en  l'air  votre  âme  encor  frappée 
Veut  bien  s'embarrasser  du  rebut  de  Pompée, 
Il  ne  tiendra  qu'à  vous  que  dès  demain  tous  deux 
De  l'un  et  l'autre  hymen  nous  n'assurions  les  nœuds, 
Dût  se  rompre  la  trêve,  et  dût  la  jalousie  122 5 

Jusqu'au  dernier  éclat  pousser  sa  frénésie. 

SERTORIUS. 

Vous  pourrez  dès  demain 

VIRIATE. 

Dès  ce  même  moment. 
Ce  n'est  pas  obéir  qu'obéir  lentement; 
Et  quand  l'obéissance  a  de  l'exactitude, 
Elle  voit  que  sa  gloire  est  dans  la  promptitude.       1230 

SERTORIUS. 

Mes  prières  pouvoient  souffrir  quelques  refus. 

VIRIATE. 

Je  les  prendrai  toujours  pour  ordres  absolus  : 

Qui  peut  ce  qui  lui  plaît  commande  alors  qu'il  prie. 

D'ailleurs  Perpenna  m'aime  avec  idolâtrie  ; 

Tant  d'amour,  tant  de  rois  d'où  son  sang  est  venu  ^  1 2  3  5 

Le  pouvoir  souverain  dont  il  est  soutenu. 

Valent  bien  tous^  ensemble  un  trône  imaginaire 

Qui  ne  peut  subsister  que  par  l'heur  de  vous  plaire. 


1.  Voyez,  plus  haut,  p.  385,  note  3. 

2.  L'édition  de  i666  donne  seule  tout,  invariable. 


4i6  SERTORIUS. 

SERTORIUS. 

Je  n'ai  donc  qu'à  mourir  en  faveur  de  ce  choix. 

J'en  ai  reçu  la  loi  de  votre  propre  voix  ;  1240 

C'est  un  ordre  absolu  qu'il  est  temps  que  j'entende. 

Pour  aimer  un  Romain,  vous  voulez  qu'il  commande  ; 

Et  comme  Perpenna  ne  le  peut  sans  ma  mort, 

Pour  remplir  votre  trône  il  lui  faut  tout  mon  sort. 

Lui  donner  votre  main,  c'est  m'ordonner.  Madame, 

De  lui  céder  ma  place  au  camp  et  dans  votre  âme. 

Il  est,  il  est  trop  juste,  après  un  tel  bonlieur. 

Qu'il  l'ait  dans  notre  armée,  ainsi  qu'en  votre  cœur  : 

J'obéis  sans  murmure,  et  veux  bien  que  ma  vie 

VIRIATE. 

Avant  que  par  cet  ordre  elle  vous  soit  ravie,  i  aSo 

Puis-je  me  plaindre  à  vous  d'un  retour  inégal* 
Qui  tient^  moins  d'un  ami  qu'il  ne  fait  d'un  rival? 
Vous  trouvez  ma  faveur  et  trop  prompte  et  trop  pleine! 
L'hymen  où  je  m'apprête  est  pour  vous  une  gêne! 
Vous  m'en  parlez  enfin  comme  si  vous  m'aimiez  !   i  a  5  5 

SERTORIUS. 

Souffrez,  après  ce  mot,  que  je  meure  à  vos  pieds. 
J'y  veux  bien  immoler  tout  mon  bonheur  au  vôtre; 
Mais  je  ne  vous  puis  voir  entre  les  bras  d'un  autre. 
Et  c'est  assez  vous  dire  à  quelle  extrémité 
Me  réduit  mon  amour,  que  j'ai  mal  écouté^.  1260 

Bien  qu'un  si  digne  objet  le  rendît  excusable. 
J'ai  cru  honteux  d'aimer  quand  on  n'est  plus  aimable  : 
J'ai  voulu  m'en  défendre  à  voir  mes  cheveux  gris. 
Et  me  suis  répondu  longtemps  de  vos  mépris; 
Mais  j'ai  vu  dans  votre  âme  ensuite  une  autre  idée,  1265 


1.  Inégal  paraît  être  employé  ici  dans  le  sens  du  latin  iniqiius,  «  inique, 
injuste.   » 

2.  L'édition  de  1666  porte  tint,  pour  tient. 

3.  f^ar.  Me  réduit  un  amour  que  j'ai  mal  écouté,  (1662-68) 


ACTE    ly,   SCÈNE    II.  417 

Sur  qui  mon  espérance  aussitôt  s'est  fondée  ; 

Et  je  me  suis  promis  bien  plus  qu'à  tous  vos  rois, 

Quand  j'ai  vu  que  l'amour  n'en  feroit  point  le  choix.. 

J'allois  me  déclarer  sans  l'offre  d'Aristie  : 

Non  que  ma  passion  s'en  soit  vue  alentie;  1270 

Mais  je  n'ai  point  douté  qu'il  ne  fût  d'un  grand  cœur 

De  tout  sacrifier  pour  le  commun  bonheur. 

L'amour  de  Perpenna  s'est  joint  à  ces  pensées  ; 

Vous  avez  vu  le  reste,  et  mes  raisons  forcées. 

Je  m'étois  figuré  que  de  tels  déplaisirs  1275 

Pourroient  ne  me  coûter  que  deux  ou  trois  soupirs  ; 

Et  pour  m'en  consoler*  j'envisageois  l'estime^ 

Et  d'ami  généreux  et  de  chef  magnanime  ; 

Mais  près  d'un  coup  fatal,  je  sens  par  mes  ennuis^ 

Que  je  me  promettois  bien  plus  que  je  ne  puis.       1280 

Je  me  rends  donc.  Madame  ;  ordonnez  de  ma  vie  : 

Encor  tout  de  nouveau  je  vous  la  sacrifie. 

Aimez-vous  Perpenna  ? 

VIRIATE. 

Je  sais  vous  obéir, 
Mais  je  ne  sais  que  c'est  d'aimer  ni  de  haïr; 
Et  la  part  que  tantôt  vous  aviez  dans  mon  âme       1285 
Fut  un  don  de  ma  gloire*,  et  non  pas  de  ma  flamme. 
Je  n'en  ai  point  pour  lui,  je  n'en  eus  point  pour  vous  : 
Je  ne  veux  point  d'amant,  mais  je  veux  un  époux; 
Mais  je  veux  un  héros,  qui  par  son  hyménée 
Sache  élever  si  haut  le  trône  où  je  suis  née,  1290 

Qu'il  puisse  de  l'Espagne  être  l'heureux  soutien, 
Et  laisser  de  vrais  rois  de  mon  sang  et  du  sien. 


1.  Dans  l'édition  de    1692,  et  dans  celle  de  Voltaire,  ou  lit  :  <<  Et  pour 
me  consoler.  » 

2.  Estime,  réputation. 

3.  Far.  Mais  près  du  coup  fatal,  je  sens  par  mes  ennuis.  (1662) 

4.  Ma  gloire,  ma  fiei'té. 

Corneille,  vi  27 


4i8  SERTORIUS. 

Je  le  trouvois  en  vous,  n'eût  été  la  bassesse 
Qui  pour  ce  cher  rival  contre  moi  s'intéresse, 
Et  dont,  quand  je  vous  mets  au-dessus  de  cent  rois,  1295 
Une  répudiée  a  mérité  le  choix. 

Je  l'oublierai  pourtant,  et  veux  vous  faire  grâce. 
M'aimez-vous? 

SERTORIUS. 

Oserois-je  en  prendre  encor  l'audace? 

VIRIATE. 

Prenez-la,  j'y  consens,  Seigneur;  et  dès  demain. 

Au  lieu  de  Perpenna,  donnez-moi  votre  main.  i3oo 

SERTORIUS. 

Que  se  tiendroit  heureux  un  amour  moins  sincère 

Qui  n'auroit  autre  but  que  de  se  satisfaire, 

Et  qui  se  rempliroit  de  sa  félicité 

Sans  prendre  aucun  souci  de  votre  dignité  ! 

Mais  quand  vous  oubliez  ce  que  j'ai  pu  vous  dire,    i  3o5 

Puis-je  oublier  les  soins  d'agrandir  votre  empire  ; 

Que  votre  grand  projet  est  celui  de  régner? 

VIRIATE. 

Seigneur,  vous  faire  grâce,  est-ce  m'en  éloigner? 

SERTORIUS. 

Ah  I  Madame,  est-il  temps  que  cette  grâce  éclate  ? 

VIRIATE. 

C'est  cet  éclat.  Seigneur,  que  cherche  Viriate.         1 3  i  o 

SERTORIUS. 

Nous  perdons  tout.  Madame,  à  le  précipiter  : 

L'amour  de  Perpenna  le  fera  révolter. 

Souffrez  qu'un  peu  de  temps  doucement  le  ménage. 

Qu'auprès  d'un  autre  objet  un  autre  amour  l'engage. 

Des  amis  d'Aristie  assurons  le  secours  1 3  i  5 

A  force  de  promettre,  en  différant  toujours. 

Détruire  tout  l'espoir  qui  les  tient  en  haleine, 

C'est  les  perdre,  c'est  mettre  un  jaloux  hors  de  peine, 


( 


ACTE   IV,  SCENE   II. 


419 


Dont  Tesprit  ébranlé  ne  se  doit  pas  guérir 
De  cette  impression  qui  peut  nous  l'acquérir ^         i3ao 
Pourrions-nous  venger  Rome  après  de  telles  pertes? 
Pourrions-nous  l'affranchir  des  misères  souffertes? 
Et  de  ses  intérêts  un  si  haut  abandon 

VIRIATB. 

Et  que  m'importe  à  moi  si  Rome  souffre  ou  non? 

Quand  j'aurai  de  ses  maux  effacé  l'infamie,  i  3a5 

J'en  obtiendrai  pour  fruit  le  nom  de  son  amie  ! 

Je  vous  verrai  consul  m'en  apporter  les  lois, 

Et  m'abaisser  vous-même  au  rang  des  autres  rois! 

Si  vous  m'aimez.  Seigneur,  nos  mers  et  nos  montagnes 

Doivent  borner  vos  vœux*,  ainsi  que  nos  Espagnes  :  i  3  3  o 

Nous  pouvons  nous  y  faire  un  assez  beau  destin, 

Sans  chercher  d'autre  gloire  au  pied  de  l'Aventin. 

Affranchissons  le  Tage,  et  laissons  faire  au  Tibre. 

La  liberté  n'est  rien  quand  tout  le  monde  est  libre; 

Mais  il  est  beau  de  l'être,  et  voir  tout  l'univers       i33  5 

Soupirer  sous  le  joug  et  gémir  dans  les  fers; 

Il  est  beau  d'étaler  cette  prérogative 

Aux  yeux  du  Rhône  esclave  et  de  Rome  captive; 

Et  de  voir  envier  aux  peuples  abattus 

Ce  respect  que  le  sort  garde  pour  les  vertus.  1340 

Quant  au  grand  Perpenna,  s'il  est  si  redoutable. 
Remettez-moi  le  soin  de  le  rendre  traitable  : 
Je  sais  l'art  d'empêcher  les  grands  cœurs  de  faillir. 

SERTORIUS. 

Mais  quel  fruit  pensez-vous  en  pouvoir  recueillir? 

Je  le  sais  comme  vous,  et  vois  quelles  tempêtes       1345 

Cet  ordre  surprenant  formera  sur  nos  têtes. 

Ne  cherchons  point,  Madame,  à  faire  des  mutins, 

1.  Dans  les  éditions  de  Thomas  Corneille  et  de  Voltaire  :  «  qui  doit  nous 
l'acquérir.   » 

2.  Voltaire  a  substitué  nos  vœux  à  vos  vœux. 


420  SERTORIUS. 

Et  ne  nous  -brouillons  point  avec  nos  bons  destins. 

Rome  nous  donnera  sans  eux  assez  de  peine, 

Avant  que  de  souscrire  à  Tliymen  d'une  reine  ;  i  3  5  o 

Et  nous  n'en  fléchirons  jamais  la  dureté, 

A  moins  qu'elle  nous  doive  et  gloire  et  liberté. 

VIRIATE. 

Je  vous  avouerai  plus.  Seigneur  :  loin  d'y  souscrire, 

Elle  en  prendra  pour  vous  une  haine  où  j'aspire. 

Un  courroux  implacable,  un  orgueil  endurci;  i3  55 

Et  c'est  par  où  je  veux  vous  arrêter  ici. 

Qu'ai-je  à  faire  dans  Rome?  et  pourquoi,  je  vous  prie.... 

SERTORIUS. 

Mais  nos  Romains,  Madame,  aiment  tous  leur  patrie; 
Et  de  tous  leurs  travaux  l'unique  et  doux  espoir. 
C'est  de  vaincre  bientôt  assez  pour  la  revoir.  i3  6o 

VIRIATE. 

Pour  les  enchaîner  tous  sur  les  rives  du  Tage, 

Nous  n'avons  qu'à  laisser  Rome  dans  l'esclavage  : 

Ils  aimeront  à  vivre  et  sous  vous  et  sous  moi. 

Tant  qu'ils  n'auront  qu'un  choix  d'un  tyran  ou  d'un  roi. 

SERTORIUS. 

Ils  ont  pour  l'un  et  l'autre  une  pareille  haine,        i36  5 
Et  n'obéiront  point  au  mari  d'une  reine. 

VIRIATE. 

Qu'ils  aillent  donc  chercher  des  climats  à  leur  choix. 
Où  le  gouvernement  n'ait  ni  tyrans  ni  rois. 
Nos  Espagnols,  formés  à  votre  art  militaire, 
Achèveront  sans  eux  ce  qui  nous  reste  à  faire.        1370 

La  perte  de  Sylla  n'est  pas  ce  que  je  veux; 
Rome  attire  encor  moins  la  fierté  de  mes  vœux  : 
L'hymen  où  je  prétends  ne  peut  trouver  d'amorces 
Au  milieu  d'une  ville  où  régnent  les  divorces. 
Et  du  haut  de  mon  trône  on  ne  voit  point  d'attraits  1375 
Où  l'on  n'est  roi  qu'un  an,  pour  n'être  rien  après. 


ACTE    ÏV,   SCÈNE   II.  421 

Enfin  pour  achever,  j'ai  fait  pour  vous  plus  qu'elle  : 

Elle  vous  a  banni,  j'ai  pris  votre  querelle; 

Je  conserve  des  jours  qu'elle  veut  vous  ravir. 

Prenez  le  diadème,  et  laissez-la  servir.  i3  8o 

Il  est  beau  de  tenter  des  choses  inouïes, 

Dût-on  voir  par  l'effet  ses  volontés  trahies. 

Pour  moi,  d'un  grand  Romain  je  veux  faire  un  grand  roi; 

Vous,  s'il  y  faut  périr,  périssez  avec  moi  : 

C'est  gloire  de  se  perdre  en  servant  ce  qu'on  aime,  i  3  8  5 

SERTORIUS. 

Mais  porter  dès  l'abord  les  choses  à  l'extrême. 
Madame,  et  sans  besoin  faire  des  mécontents! 
Soyons  heureux  plus  tard  pour  l'être  plus  longtemps. 
Une  victoire  ou  deux  jointes  à  quelque  adresse.... 

VIRIATE. 

Vous  savez  que  l'amour  n'est  pas  ce  qui  me  presse,  1890 
Seigneur;  mais  après  tout,  il  faut  le  confesser, 
Tant  de  précaution  commence  à  me  lasser. 
Je  suis  reine;  et  qui  sait  porter  une  couronne, 
Quand  il  a  prononcé,  n'aime  point  qu'on  raisonne. 
Je  vais  penser  à  moi,  vous  penserez  à  vous.  iSqS 

SERTORIUS. 

Ah!  si  vous  écoutez  cet  injuste  courroux.... 

VIRIATE. 

Je  n'en  ai  point.  Seigneur;  mais  mon  inquiétude 
Ne  veut  plus  dans  mon  sort  aucune  incertitude  : 
Vous  me  direz  demain  où  je  dois  l'arrêter. 
Cependant  je  vous  laisse  avec  qui  consulter.  1400 


/,22  SERTORIUS. 

SCENE  III. 
SERTORIUS,    PERPENNA,   AUFIDE. 

PERPENNA,  à  Aufide. 

Dieux!  qui  peut  faire  ainsi  disparoître  la  Reine? 

AUFIDE,  à  Perpenna. 

Lui-même  a  quelque  chose  en  Tâme  qui  le  gêne, 
Seigneur;  et  notre  abord  le  rend  tout  interdit. 

SERTORIUS. 

De  Pompée  en  ces  lieux  savez-vous  ce  qu'on  dit? 
L'avez-vous  mis  fort  loin  au  delà  de  la  porte?  i  4o5 

PERPENNA. 

Comme  assez  près  des  murs  il  avoit  son  escorte, 
Je  me  suis  dispensé  de  le  mettre  plus  loin. 
Mais  de  votre  secours.  Seigneur,  j'ai  grand  besoin. 
Tout  son  visage  montre  une  fierté  si  haute 

SERTORIUS. 

Nous  n'avons  rien  conclu,  mais  ce  n'est  pas  ma  faute; 
Et  vous  savez.... 

PERPENNA. 

Je  sais  qu'en  de  pareils  débats 

SERTORIUS 

Je  n'ai  point  cru  devoir  mettre  les  armes  bas  : 
Il  n'est  pas  encor  temps. 

PERPENNA. 

Continuez,  de  grâce; 
Il  n'est  pas  encor  temps  que  l'amitié  se  lasse. 

SERTORIUS. 

Votre  intérêt  m'arrête  autant  comme  le  mien  :       1 4 1 5 
Si  je  m'en  trouvois  mal,  vous  ne  seriez  pas  bien. 

PERPENNA. 

De  vrai,  sans  votre  appui  je  serois  fort  à  plaindre; 
Mais  je  ne  vois  pour  vous  aucun  sujet  de  craindre. 


ACTE   IV,    SCENE    III.  4^3 

SERTORIUS. 

Je  serois  le  premier  dont  on  seroit  jaloux  ; 

Mais  ensuite  le  sort  pourroit  tomber  sur  vous.         1420 

Le  tyran  après  moi  vous  craint  plus  qu'aucun  autre, 

Et  ma  tête  abattue  ébranleroit  la  vôtre. 

Nous  ferons  bien  tous  deux  d'attendre  plus  d'un  an. 

PERPENNA. 

Que  parlez-vous,  Seigneur,  de  tête  et  de  tyran? 

SERTORIUS. 

Je  parle  de  Sylîa,  vous  le  devez  connoître.  1425 

PERPENNA. 

Et  je  parlois  des  feux  que  la  Reine  a  fait  naître. 

SERTORIUS. 

Nos  esprits  étoient  donc  également  distraits. 

Tout  le  mien  s'attachoit  aux  périls  de  la  paix  ; 

Et  je  vous  demandois  quel  bruit  fait  par  la  ville 

De  Pompée  et  de  moi  l'entretien  inutile*.  1430 

Vous  le  saurez,  Aufide? 

AUFIDE. 

A  ne  rien  déguiser, 
Seigneur,  ceux  de  sa  suite  en  ont  su  mal  user  ; 
J'en  crains  parmi  le  peuple  un  insolent  murmure. 
Ils  ont  dit  que  Sylla  quitte  sa  dictature. 
Que  vous  seul  refusez  les  douceurs  de  la  paix,  1435 

Et  voulez  une  guerre  à  ne  finir  jamais. 
Déjà  de  nos  soldats  l'âme  préoccupée 
Montre  un  peu  trop  de  joie  à  parler  de  Pompée, 
Et  si  l'erreur  s'épand  jusqu'en  nos  garnisons. 
Elle  y  pourra  semer  de  dangereux  poisons.  1440 

SERTORIUS. 

Nous  en  romprons  le  coup  avant  qu'elle  grossisse, 

I.  Voltaire,  en  deux  endroits,  veut  confirmer  par  ce  vers  son  jugement 
sur  l'entretien  de  Sertorius  et  de  Pompée,  qui,  dit-il,  «  n'a  rien  produit 
dans  la  pièce.  »  Voyez  ses  remarques  sur  les  vers  749  et  i43o. 


\i^  SERTORIUS. 


4^^ 


Et  ferons  par  nos  soins  avorter  rarlifice. 
D'autres  plus  grands  périls  le  ciel  m'a  garanti. 

PERPENNA. 

Ne  ferions-nous  point  mieux  d'accepter  le  parti, 
Seigneur?  Trouvez-vous  l'offre  ou  honteuse  ou  mal  sûre? 

SERTORIUS. 

Sylla  peut  en  effet  quitter  sa  dictature  ; 

Mais  il  peut  faire  aussi  des  consuls  à  son  choix, 

De  qui  la  pourpre  esclave  agira  sous  ses  lois  ; 

Et  quand  nous  n'en  craindrons  aucuns  ordres  sinistres, 

Nous  périrons  par  ceux  de  ses  lâches  ministres.        1460 

Crovez-moi,  pour  des  gens  comme  vous  deux  et  moi. 

Rien  n'est  si  dangereux  que  trop  de  bonne  foi. 

Sylla  par  politique  a  pris  cette  mesure 

De  montrer  aux  soldats  l'impunité  fort  sûre  : 

Mais  pour  Cinna,  Carbon,  le  jeune  Marins,  1455 

Il  a  voulu  leur  tête,  et  les  a  tous  perdus^ 

Pour  moi,  que  tout  mon  camp  sur  ce  bruit  m'abandonne, 

Qu'il  ne  reste  pour  moi  que  ma  seule  personne. 

Je  me  perdrai  plutôt  dans  quelque  affreux  climat, 

Qu'aller,  tant  qu'il  vivra,  briguer  le  consulat.  i  56o 

Vous.... 

PERPENNA. 

Ce  n'est  pas.  Seigneur,  ce  qui  me  tient  en  peine. 
Exclu  du  consulat  par  l'hymen  d'une  reine, 
Du  moins  si  vos  bontés  m'obtiennent  ce  bonheur. 
Je  n'attends  plus  de  Rome  aucun  degré  d'honneur; 
Et  banni  pour  jamais  dans  la  Lusitanie,  1465 

J'y  crois  en  sûreté  les  restes  de  ma  vie. 


I  Carbon,  vaincu  par  Pompée,  fut  mis  à  mort  par  son  ordre,  l'an  82 
avant  Jésus-Christ;  et  la  même  année,  le  fils  de  Marius,  dit  le  jeune  Ma- 
rius,  battu  par  Sylla,  se  tua  de  désespoir.  Deux  ans  auparavant,  Cinna  avait 
péri  dans  une  sédition  de  son  armée. 


ACTE   IV,  SCÈNE   llï.  4^5 

SERTORIUS. 

Oui  ;  mais  je  ne  vois  pas  encor  de  sûreté 
A  ce  que  vous  et  moi  nous  avions  concerté. 

Vous  savez  que  la  Reine  est  d'une  humeur  si  fière 

Mais  peut-être  le  temps  la  rendra  moins  altière.      1470 
Adieu  :  dispensez-moi  de  parler  là-dessus. 

PERPENNA. 

Parlez,  Seigneur  :  mes  vœux  sont-ils  si  mal  reçus? 
Est-ce  en  vain  que  je  Taime,  en  vain  que  je  soupire? 

SERTORIUS. 

Sa  retraite  a  plus  dit  que  je  ne  puis  vous  dire. 

PERPENNA. 

Elle  m'a  dit  beaucoup;  mais,  Seigneur,  achevez,     1475 

Et  ne  me  cachez  point  ce  que  vous  en  savez. 

Ne  m'auriez-vous  rempli  que  d'un  espoir  frivole  ? 

SERTORIUS. 

Non,  je  vous  l'ai  cédée,  et  vous  tiendrai  parole. 
Je  l'aime,  et  vous  la  donne  encor  malgré  mon  feu; 
Mais  je  crains  que  ce  don  n'ait  jamais  son  aveu,       1480 
Qu'il  n'attire  sur  nous  d'impitoyables  haines. 
Que  vous  dirai-je  enfin?  L'Espagne  a  d'autres  reines; 
Et  vous  pourriez  vous  faire  un  destin  bien  plus  doux, 
Si  vous  faisiez  pour  moi  ce  que  je  fais  pour  vous. 
Celle  des  Vacéens,  celle  des  ïlergètes\  1485 

Rendroient  vos  volontés  bien  plus  tôt  satisfaites  ; 
La  Reine  avec  chaleur  sauroit  vous  y  servir. 

PERPENNA. 

Vous  me  l'avez  promise,  et  me  l'allez  ravir! 

SERTORIUS. 

Que  sert  que  je  promette  et  que  je  vous  la  donne. 
Quand  son  ambition  l'attache  à  ma  personne?  1490 

I .  Les  Vacéens  [f^accéens)  et  les  Ilergètes  étaient  deux  peuples  de  l'Es- 
pagne tarraconaise. 


426  SERTORIUS. 

Vous  savez  les  raisons  de  cet  attachement, 

Je  vous  en  ai  tantôt  parlé  confidemment; 

Je  vous  en  fais  encor  la  même  confidence. 

Faites  à  votre  amour  un  peu  de  violence  ; 

J'ai  triomphé  du  mien  :  j'y  suis  encor  tout  prêt;     1495 

Mais  s'il  faut  du  parti  ménager  l'intérêt, 

Faut-il  pousser  à  bout  une  reine  obstinée, 

Qui  veut  faire  à  son  choix  toute  sa  destinée, 

Et  de  qui  le  secours,  depuis  plus  de  dix  ans, 

Nous  a  mieux  soutenus  que  tous  nos  partisans?       i  5oo 

PERPENNA. 

La  trouvez-vous,  Seigneur,  en  état  de  vous  nuire? 

SERTORIUS. 

Non,  elle  ne  peut  pas  tout  à  fait  nous  détruire  ; 

Mais  si  vous  m'enchaînez  à  ce  que  j'ai  promis. 

Dès  demain,  elle  traite  avec  nos  ennemis. 

Leur  camp  n'est  que  trop  proche  ;  ici  chacun  murmure  : 

Jugez  ce  qu'il  faut  craindre  en  cette  conjoncture. 

Voyez  quel  prompt  remède  on  y  peut  apporter. 

Et  quel  fruit  nous  aurons  de  la  violenter. 

PERPENNA. 

C'est  à  moi  de  me  vaincre,  et  la  raison  l'ordonne; 
Mais  d'un  si  grand  dessein  tout  mon  cœur  qui  frissonne. . . . 

SERTORIUS. 

Ne  VOUS  contraignez  point  :  dût  m'en  coûter  le  jour, 
Je  tiendrai  ma  promesse  en  dépit  de  l'amour. 

PERPENNA. 

Si  vos  promesses  n'ont  l'aveu  de  Viriate.... 

SERTORIUS. 

Je  ne  puis  de  sa  part  rien  dire  qui  vous  flatte. 

PERPENNA. 

Je  dois  donc  me  contraindre,  et  j'y  suis  résolu.        i  5 1 5 

Oui,  sur  tous  mes  désirs  je  me  rends  absolu  : 

J'en  veux,  à  votre  exemple,  être  aujourd'hui  le  maître; 


ACTE   IV,  SCENE    III.  427 

El  malgré  cet  amour  que  j'ai  laissé  trop  croître, 
Vous  direz  à  la  Reine.... 

SERTORIUS. 

Eh  bien  !  je  lui  dirai  ? 

PERPENNA. 

Rien,  Seigneur,  rien  encor;  demain  j'y  penserai,      i  520 
Toutefois  la  colère  où  s'emporte  son  âme 
Pourroit  dès  cette  nuit  commencer  quelque  trame. 
Vous  lui  direz,  Seigneur,  tout  ce  que  vous  voudrez; 
Et  je  suivrai  l'avis  que  pour  moi  vous  prendrez. 

SERTORIUS. 

Je  vous  admire  et  plains. 

PERPENNA. 

Que  j'ai  l'âme  accablée  !    i  5  a  5 

SERTORIUS. 

Je  partage  les  maux  dont  je  la  vois  comblée. 
Adieu  :  j'entre  un  moment  pour  calmer  son  chagrin, 
Et  me  rendrai  chez  vous  à  l'heure  du  festin. 


SCENE  IV. 
PERPENNA,  AUFIDE. 

AUFIDE. 

Ce  maître  si  chéri  fait  pour  vous  des  merveilles  : 

Votre  flamme  en  reçoit  des  faveurs  sans  pareilles  !  i  5  3  o 

Son  nom  seul,  malgré  lui,  vous  avoit  tout  volé. 

Et  la  Reine  se  rend  sitôt  qu'il  a  parlé. 

Quels  services  faut-il  que  votre  espoir  hasarde. 

Afin  de  mériter  l'amour  qu'elle  vous  garde  ? 

Et  dans  quel  temps,  Seigneur,  purgerez-vous  ces  lieux 

De  cet  illustre  objet  qui  lui  blesse  les  yeux? 

Elle  n'est  point  ingrate  ;  et  les  lois  qu'elle  impose, 

Pour  se  faire  obéir,  promettent  peu  de  chose  ; 


428  SERTORIUS. 

Mais  on  n'a  qu'à  laisser  le  salaire  à  son  choix, 

El  courir  sans  scrupule  exécuter  ses  lois^  i54o 

Vous  ne  me  dites  rien?  Apprenez-moi,  de  grâce, 

Comment  vous  résolvez  que  le  festin  se  passe? 

Dissimulerez-vous  ce  manquement  de  foi? 

Et  voulez-vous 

PERPENNA. 

Allons  en  résoudre  chez  moi. 

I.  Var.  Et  courir  sans  scrupule  exécuter  ces  lois.  (1662-68) 


FIN    DU    QUATRIEME    ACTE. 


ACTE    V,  SCÈNE    I.  429 


ACTE   V. 


SCENE  PREMIERE. 

ARISTIE,  VIRIATE. 

ARISTIE. 

Oui,  Madame,  j'en  suis  comme  vous  ennemie.        i545 

Vous  aimez  les  grandeurs,  et  je  hais  Finfamie. 

Je  cherche  à  me  venger,  vous  à  vous  établir; 

Mais  vous  pourrez  me  perdre,  et  moi  vous  afFoiblir, 

Si  le  cœur  mieux  ouvert  ne  met  d'intelligence 

Votre  établissement  avecque  ma  vengeance.  i5  5o 

On  m'a  volé  Pompée  ;  et  moi  pour  le  braver, 
Cet  ingrat  que  sa  foi  n'ose  me  conserver, 
Je  cherche  un  autre  époux  qui  le  passe,  ou  l'égale  ; 
Mais  je  n'ai  pas  dessein  d'être  votre  rivale, 
Et  n'ai  point  dû  prévoir,  ni  que  vers  un  Romain    i555 
Une  reine  jamais  daignât  pencher  sa  main. 
Ni  qu'un  héros,  dont  l'âme  a  paru  si  romaine, 
Démentît  ce  grand  nom  par  l'hymen  d'une  reine. 
J'ai  cru  dans  sa  naissance  et  votre  dignité 
Pareille  aversion  et  contraire  fierté.  i56o 

Cependant  on  me  dit  qu'il  consent  l'hyménée. 
Et  qu'en  vain  il  s'oppose  au  choix  de  la  journée. 
Puisque  si  dès  demain  il  n'a  tout  son  éclat. 
Vous  allez  du  parti  séparer  votre  Etat. 

Commeje  n'ai  pour  but  que  d'en  grossir  les  forces,  i  56  5 
J'aurois  grand  déplaisir  d'y  causer  des  divorces. 
Et  de  servir  Sylla  mieux  que  tous  ses  amis. 


43o  SERTORIUS. 

Quand  je  lui  veux  partout  faire  des  ennemis. 

Parlez  donc  :  quelque  espoir  que  vous  m'ayez  vu  prendre, 

Si  vous  y  prétendez,  je  cesse  d'y  prétendre.  1570 

Un  reste  d'autre  espoir,  et  plus  juste  et  plus  doux, 

Saura  voir  sans  chagrin  Sertorius  à  vous. 

Mon  cœur  veut  à  toute  heure  immoler  à  Pompée 

Tous  les  ressentiments  de  ma  place  usurpée  ; 

Et  comme  son  amour  eut  peine  à  me  trahir,  1575 

J'ai  voulu  me  venger,  et  n'ai  pu  le  haïr. 

Ne  me  déguisez  rien,  non  plus  que  je  déguise. 

VIRIATE. 

Viriate  à  son  tour  vous  doit  même  franchise. 
Madame  ;  et  d'ailleurs  même  on  vous  en  a  trop  dit, 
Pour  vous  dissimuler  ce  que  j'ai  dans  l'esprit.  i  5  8o 

J'ai  fait  venir  exprès  Sertorius  d'Afrique 
Pour  sauver  mes  Etats  d'un  pouvoir  tyrannique*; 
Et  mes  voisins  domptés  m'apprenoient  que  sans  lui 
Nos  rois  contre  Sylla  n'étoient  qu'un  vain  appui. 
Avec  un  seul  vaisseau  ce  grand  héros  prit  terre  ;      i  5  8  5 
Avec  mes  sujets  seuls  il  commença  la  guerre  : 
Je  mis  entre  ses  mains  mes  places  et  mes  ports, 
Et  je  lui  confiai  mon  sceptre  et  mes  trésors. 
Dès  l'abord  il  sut  vaincre,  et  j'ai  vu  la  victoire 
Enfler  de  jour  en  jour  sa  puissance  et  sa  gloire.       i  Sgo 
Nos  rois,  lassés  du  joug,  et  vos  persécutés 
Avec  tant  de  chaleur  l'ont  joint  de  tous  côtés, 
Qu'enfin  il  a  poussé  nos  armes  fortunées 
Jusques  à  vous  réduire  au  pied  des  Pyrénées. 
Mais  après  l'avoir  mis  au  point  où  je  le  voi,  i  SgS 

Je  ne  puis  voir  que  lui  qui  soit  digne  de  moi  ; 
Et  regardant  sa  gloire  ainsi  que  mon  ouvrage, 

I.  «  Sertorius  se  partit  d'Afrique  à  la  semonce  des  Lusitaniens,  qui  le 
choisirent  pour  leur  capitaine  gênerai,  auec  plein  pouuoiret  authorlté  souue- 
raine.  »  (Plutarque,  Vie  de  Sertorius ,  chapitre  xi,  traduction  d'Amyot.) 


ACTE   V,  SCENE   I.  43r 

Je  périrai  plutôt  qu'une  autre  la  partage. 

Mes  sujets  valent  bien  que  j'aime  à  leur  donner 

Des  monarques  d'un  sang  qui  sache  gouverner,       1600 

Qui  sache  faire  tête  à  vos  tyrans  du  monde, 

Et  rendre  notre  Espagne  en  lauriers  si  féconde, 

Qu'on  voie  un  jour  le  Pô  redouter  ses  efforts. 

Et  le  Tibre  lui-même  en  trembler  pour  ses  bords. 

ARISTIE. 

Votre  dessein  est  grand  ;  mais  à  quoi  qu'il  aspire 1 6  0  5 

VIRIATE. 

Il  m'a  dit  les  raisons  que  vous  me  voulez  dire. 

Je  sais  qu'il  seroit  bon  de  taire  et  différer 

Ce  glorieux  hymen  qu'il  me  fait  espérer  : 

Mais  la  paix  qu'aujourd'hui  l'on  offre  à  ce  grand  homme 

Ouvre  trop  les  chemins  et  les  portes  de  Rome.        16  10 

Je  vois  que  s'il  y  rentre  il  est  perdu  pour  moi. 

Et  je  l'en  veux  bannir  par  le  don  de  ma  foi. 

Si  je  hasarde  trop  de  m'être  déclarée. 

J'aime  mieux  ce  péril  que  ma  perte  assurée  ; 

Et  si  tous  vos  proscrits  osent  s'en  désunir,  1 6  i  5 

Nos  bons  destins  sans  eux  pourront  nous  soutenir. 

Mes  peuples  aguerris  sous  votre  discipline 

N'auront  jamais  au  cœur  de  Rome  qui  domine; 

Et  ce  sont  des  Romains  dont  l'unique  souci 

Est  de  combattre,  vaincre,  et  triompher  ici.  i6ao 

Tant  qu'ils  verront  marcher  ce  héros  à  leur  tête, 

Ils  iront  sans  frayeur  de  conquête  en  conquête. 

Un  exemple  si  grand  dignement  soutenu 

Saura —  Mais  que  nous  veut  ce  Romain  inconnu? 


432  SERTORIUS. 

SCÈNE  II. 

ARISTIE,  VIRIATE,  ARC  AS. 

ARISTIE. 

Madame,  c'est  Arcas,  rafFranchi  de  mon  frère;         lôaS 
Sa  venue  en  ces  lieux  cache  quelque  mystère. 
Parle,  Arcas,  et  dis-nous 

ARCAS. 

Ces  lettres  mieux  que  moi 
Vous  diront  un  succès  qu'à  peine  encor  je  croi. 

ARISTIE  lit. 

Chère  sœur^  pour  ta  joie  il  est  temps  que  tu  saches 
Que  710S  maux  et  les  tiens  i^07it  finir  en  effet.  i63o 

S  fila  marche  en  public  sans  faisceaux  et  sans  haches, 
Prêt  à  rendre  raison  de  tout  ce  quil  a  fait. 

Il  s^est  en  plein  sénat  démis  de  sa  puissance  ; 
Fa  si  i^ers  toi  Pompée  a  le  moindre  penchant, 
Le  ciel  uient  de  briser  sa  noui>elle  alliance,  i63  5 

Et  la  triste  Emilie  est  morte  en  accouchant. 

Sylla  même  consent,  pour  calmer  tant  de  haines, 
Qiiun  feu  qui  fut  si  beau  rentre  en  sa  dignité. 
Et  que  Vhjmen  te  rende  à  tes  premières  chaînes. 
En  même  temps  quà  Rome  il  rend  sa  liberté.  1640 

QUINTUS  ARTSTIUS. 

Le  ciel  s'est  donc  lassé  de  m  être  impitoyable  ! 
Ce  bonheur,  comme  à  toi,  me  paroît  incroyable. 
Cours  au  camp  de  Pompée,  et  dis-lui,  cher  Arcas — 

ARCAS. 

Il  a  cette  nouvelle,  et  revient  sur  ses  pas. 

De  la  part  de  Sylla  chargé  de  lui  remettre  1645 

Sur  ce  grand  changement  une  pareille  lettre, 

A  deux  milles  d'ici  j'ai  su  le  rencontrer. 


ACTE    V,    SCENE    II.  4:53 

ARISTIE. 

Quel  amour,  quelle  joie  a-t-il  daigné  montrer? 
Que  dit-il?  que  fait-il? 

ARC  AS. 

Par  votre  expérience 
Vous  pouvez  bien  juger  de  son  impatience;  i65o 

Mais  rappelé  vers  vous  par  un  transport  d'amour 
Qui  ne  lui  permet  pas  d'achever  son  retour, 
L'ordre  que  pour  son  camp  ce  grand  effet  demande 
L'arrête  à  le  donner,  attendant  qu'il  s'y  rende. 
Il  me  suivra  de  près,  et  m'a  fait  avancer  i  65  5 

Pour  vous  dire  un  miracle  où  vous  n'osiez  penser. 

ARISTIE. 

Vous  avez  lieu  d'en  prendre  une  allégresse  égale. 
Madame,  vous  voilà  sans  crainte  et  sans  rivale. 

VIRIATE. 

Je  n'en  ai  plus  en  vous,  et  je  n'en  puis  douter; 

Mais  il  m'en  reste  une  autre  et  plus  à  redouter  :      1660 

Rome,  que  ce  héros  aime  plus  que  lui-même. 

Et  qu'il  préféreroit  sans  doute  au  diadème, 

Si  contre  cet  amour 

SCÈNE  m. 

VIRIATE,  ARISTIE,  THAMIRE,  ARCAS. 

THAMIRE. 

Ah!  Madame. 

VIRIATE. 

Qu'as-tu, 
Thamire  ?  et  d'où  te  vient  ce  visage  abattu  ? 
Que  nous  disent  tes  pleurs? 

THAMIRE. 

Que  vous  êtes  perdue,  166 5 
Que  cet  illustre  bras  qui  vous  a  défendue 

Corneille,  vi  28 


434  SERÏORIUS. 

VIRIATE. 

Sertorius? 

THAMIRE. 

Hélas  !  ce  grand  Sertorius — 

VIRIATE. 

N'achèveras-tu  point? 

THAMIRE. 

Madame,  il  ne  vit  plus. 

VIRIATE. 

Il  ne  vit  plus?  ô  ciel!  Qui  te  Ta  dit,  Thamire? 

THAMIRE. 

Ses  assassins  font  gloire  eux-mêmes  de  le  dire.        1670 

Ces  tigres,  dont  la  rage,  au  milieu  du  festin, 
Par  Tordre  d'un  perfide  a  tranché  son  destin. 
Tous  couverts  de  son  sang,  courent  parmi  la  ville 
Emouvoir  les  soldats  et  le  peuple  imbécile  ; 
Et  Perpenna  par  eux  proclamé  général  1675 

Ne  vous  fait  que  trop  voir  d'où  part  ce  coup  fatal. 

VIRIATE. 

Il  m'en  fait  voir  ensemble  et  l'auteur  et  la  cause. 
Par  cet  assassinat,  c'est  de  moi  qu'on  dispose  : 
C'est  mon  trône,  c'est  moi  qu'on  prétend  conquérir. 
Et  c'est  mon  juste  choix  qui  seul  l'a  fait  périr.  1680 

Madame,  après  sa  perte,  et  parmi  ces  alarmes. 
N'attendez  point  de  moi  de  soupirs  ni  de  larmes*  ; 
Ce  sont  amusements  que  dédaigne  aisément 
Le  prompt  et  noble  orgueil  d'un  vif  ressentiment  : 
Qui  pleure  l'afibiblit,  qui  soupire  l'exhale.  i68  5 

Il  faut  plus  de  fierté  dans  une  âme  royale  ; 
Et  ma  douleur,  soumise  aux  soins  de  le  venger...* 

I.  «  Il  semble  que  l'auteur,  refroidi  lui-même  dans  cette  scène,  fait  répé- 
ter à  Viriate  le  même  vers  et  les  mêmes  choses  que  dit  Cornélie  en  tenant 
l'urne  de  Pompée,  à  cela  près  que  les  vers  de  Cornélie  sont  très-touchants 
et  que  ceux  de  Viriate  languissent.  »  [f^oltaire.)  —  Voyez  au  tome  IV,  Porri' 
pée,  acte  V,  scène  i,  vers  1461  et  suivants. 


ACTE    V,  SCÈNE    III.  ^35 

ARISTIE. 

Mais  vous  vous  aveug^lez  au  milieu  du  danger  : 
Songez  à  fuir,  Madame. 

THAMJRE. 

Il  n'est  plus  temps  :  Aufide, 
Des  portes  du  palais  saisi  pour  ce  perfide,  1690 

En  fait  votre  prison,  et  lui  répond  de  vous. 
Il  vient;  dissimulez  un  si  juste  courroux; 
Et  jusqu'à  ce  qu'un  temps  plus  favorable  arrive, 
Daignez  vous  souvenir  que  vous  êtes  captive. 

VIRIATE. 

Je  sais  ce  que  je  suis,  et  le  serai  toujours,  1695 

N'eussé-je  que  le  ciel  et  moi  pour  mon  secours. 


SCENE  IV. 

PERPENNA,  ARISTIE,  VIRIATE,  THAMIRE, 

ARCAS. 

PERPENNA*. 

Sertorius  est  mort;  cessez  d'être  jalouse, 

Madame,  du  haut  rang  qu'auroit  pris  son  épouse, 

Et  n'appréhendez  plus,  comme  de  son  vivant. 

Qu'en  vos  propres  Etats  elle  ait  le  pas  devant^.       1700 

Si  l'espoir  d'Aristie^  a  fait  ombrage  au  vôtre, 

Je  puis  vous  assurer  et  d'elle  et  de  tout  autre, 

Et  que  ce  coup  heureux  saura  vous  maintenir 

Et  contre  le  présent  et  contre  l'avenir. 

C'étoit  un  grand  guerrier,  mais  dont  le  sang  ni  l'âge 

Ne  pouvoient  avec  vous  faire  un  digne  assemblage  ; 

1.  Dans  rédition  de  Voltaire  (1764)  :  «  perpenna,  à  Firiatc.  » 

2.  Voyez  ci-dessus,  p.  Sgi,  note  i. 

3.  La  première  édition  donne  :  «  Et  l'espoir  d'Aristie,  »  ce  qui  est  eTÎ- 
demmeut  une  faute. 


436  SERTORIUS. 

Et  malgré  ces  défauts,  ce  qui  vous  en  plaisoit, 

C'étoit  sa  dignité,  qui  vous  tyrannisoit. 

Le  nom  de  général  vous  le  rendoit  aimable; 

A  vos  rois,  à  moi-même  il  étoit  préférable  ;  j  7 1  o 

Vous  vous  éblouissiez  du  titre  et  de  l'emploi  ; 

Et  je  viens  vous  offrir  et  Tun  et  l'autre  en  moi, 

Avec  des  qualités  où  votre  âme  hautaine 

Trouvera  mieux  de  quoi  mériter  une  reine. 

Un  Romain  qui  commande  et  sort  du  sang  des  rois  1715 

(Je  laisse  l'âge  à  part)  peut  espérer  son  choix, 

Surtout  quand  d'un  affront  son  amour  l'a  xengéc, 

Et  que  d'un  choix  abjet*  son  bras  l'a  dégagée. 

ARISTIE. 

Après  t'être  immolé  chez  toi  ton  général, 
Toi,  que  faisoit  trembler  l'ombre  d'un  tel  rival,       1720 
Lâche,  tu  viens  ici  braver  encor  des  femmes, 
Vanter  insolemment  tes  détestables  flammes, 
T'emparer  d'une  reine  en  son  propre  palais, 
Et  demander  sa  main  pour  prix  de  tes  forfaits  ! 
Crains  les  Dieux,  scélérat;  crains  les  Dieux,  ou  Pompée  ; 
Crains  leur  haine,  ou  son  bras,  leur  foudre,  ou  son  épée  ; 
Et  quelque  noir  orgueil  qui  te  puisse  aveugler. 
Apprends  qu'il  m'aime  encore,  et  commence  à  trembler. 
Tu  le  verras,  méchant,  plus  tôt  que  tu  ne  penses  : 
Attends,  attends  de  lui  tes  dignes  récompenses.       1730 

PERPENNA. 

S'il  en  croit  votre  ardeur,  je  suis  sûr  du  trépas; 

Mais  peut-être.  Madame,  il  ne  l'en  croira  pas; 

Et  quand  il  me  verra  commander  une  armée. 

Contre  lui  tant  de  fois  à  vaincre  accoutumée, 

Il  se  rendra  facile  à  conclure  une  paix  1735 

Qui  faisoit  dès  tantôt  ses  plus  ardents  souhaits. 

1.  Voyez  tome  I,  p.  169,  note  l. 


ACTE   V,  SCENE    IV.  437 

J'ai  même  entre  mes  mains  un  assez  bon  otage, 
Pour  faire  mes  traités  avec  quelque  avantage. 
Cependant  vous  pourriez,  pour  votre  heur  et  le  mien, 
Ne  parler  pas  si  haut  à  qui  ne  vous  dit  rien.  1740 

Ces  menaces  en  Tair  vous  donnent  trop  de  peine. 
Après  ce  que  j'ai  fait,  laissez  faire  la  Reine; 
Et  sans  blâmer  des  vœux  qui  ne  vont  point  à  vous, 
Songez  à  regagner  le  cœur  de  votre  époux. 

vmiATE. 
Oui,  Madame,  en  effet  c'est  à  moi  de  répondre,      1745 
Et  mon  silence  ingrat  a  droit  de  me  confondre. 
Ce  généreux  exploit,  ces  nobles  sentiments 
IMéritent  de  ma  part  de  hauts  remercîments  : 
Les  différer  encor,  c'est  lui  faire  injustice. 

Il  m'a  rendu  sans  doute  un  signalé  service;  1750 

Mais  il  n'en  sait  encor  la  grandeur  qu'à  demi  : 
Le  grand  Sertorius  fut  son  parfait  ami. 
Apprenez-le,  Seigneur  (car  je  me  persuade 
Que  nous  devons  ce  titre  à  votre  nouveau  grade  ^; 
Et  pour  le  peu  de  temps  qu'il  pourra  vous  durer,     1755 
Il  me  coûtera  peu  de  vous  le  déférer)  : 
Sachez  donc  que  pour  vous  il  osa  me  déplaire. 
Ce  héros  ;  qu'il  osa  mériter  ma  colère  ; 
Que  malgré  son  amour,  que  malgré  mon  courroux^, 
Il  a  fait  tous  efforts  pour  me  donner  à  vous  ;  1760 

Et  qu'à  moins  qu'il  vous  plût  lui  rendre  sa  parole. 
Tout  mon  dessein  n'étoit  qu'une  atteinte^  frivole; 

1.  Dans  rédition  de  1662  :  «  à  notre  nouveau  grade,  »  mais  c'est  certai- 
nement encore  une  faute. 

2.  Les  éditions  de  1682  et  de  1692,  que  Voltaire  a  suivies,  portent,  par  er- 
reur, son  courroux,  pour  mon  courroux.  Au  vers  suivant,  Thomas  Corneille 
(1692)  et  Voltaire  (1764)  ont  changé  «  tous  efforts  »  en  «  ses  efforts.  » 

3.  Atteinte  est  le  texte  de  1682,  de  1692,  de  Voltaire  dans  sa  première 
édition  (1764),  aussi  bien  que  dans  la  seconde  (1774).  L'impression  origi- 
nale (1662)  et  celle  de  1668  donnent  attente.  Il  nous  semble  que  les  de«x 
le<jons  peuvent  se  défendre, 


438  SERTORIUS. 

Qu'il  s'obstinoit  pour  vous  au  refus  de  ma  main. 

ARISTIE. 

Et  tu  peux  lui  plonger  un  poignard  dans  le  sein  ! 
El  ton  bras.... 

VIRIATE. 

Permettez,  Madame,  que  j'estime    1765 
La  grandeur  de  l'amour  par  la  grandeur  du  crime. 
Chez  lui-même,  à  sa  table,  au  milieu  d'un  festin. 
D'un  si  parfait  ami  devenir  l'assassin. 
Et  de  son  général  se  faire  un  sacrifice. 
Lorsque  son  amitié  lui  rend  un  tel  service  ;  1770 

Renoncer  à  la  gloire,  accepter  pour  jamais 
L'infamie  et  l'horreur  qui  suit  les  grands  forfaits  ; 
Jusqu'en  mon  cabinet  porter  sa  violence. 
Pour  obtenir  ma  main  m'y  tenir  sans  défense  : 
Tout  cela  d'autant  plus  fait  voir  ce  que  je  doi  1772 

A  cet  excès  d'amour  qu'il  daigne  avoir  pour  moi  ; 
Tout  cela  montre  une  âme  au  dernier  point  charmée. 
Il  seroit  moins  coupable  à  m'avoir  moins  aimée  ; 
Et  comme  je  n'ai  point  les  sentiments  ingrats. 
Je  lui  veux  conseiller  de  ne  m'épouser  pas.  1780 

Ce  seroit  en  son  lit  mettre  son  ennemie. 
Pour  être  à  tous  moments  maîtresse  de  sa  vie  ; 
Et  je  me  résoudrois  à  cet  excès  d'honneur. 
Pour  mieux  choisir  la  place  h  lui  percer  le  cœurV 

Seigneur,  voilà  l'effet  de  ma  reconnoissance.         1785 

I.   «  Rodelinde  dit  dans  Pertharite  (acte  III,  scène  m,  vers  998  et  looo)  : 
Pour  mieux  choisir  la  place  à  te  percer  le  cœur* 


A  ces  conditions  prends  ma  main,  si  tu  l'oses.  » 

*  Dans  Pertharite  (voyez  ci-dessus,  p.  62),  le  texte  de  ce  vers  et  du  pré- 
cédent est  : 

Pour  avoir  l'accès  libre  à  pousser  ma  fureur, 
Et  mieux  choisir  la  place  à  te  percer  le  cœur. 


ACTE    V,  SCÈNE   IV.  439 

Du  reste,  ma  personne  est  en  votre  puissance  : 
Vous  êtes  maître  ici;  commandez,  disposez, 
Et  recevez  enfin  ma  main,  si  vous  l'osez. 

PERPENNA. 

Moi!  si  je  l'oserai?  Vos  conseils  magnanimes 

Pouvoient  perdre  moins  d'art  à  m'étaler  mes  crimes  : 

J'en  connois  mieux  que  vous  toute  l'énormité, 

Et  pour  la  bien  connoître  ils  m'ont  assez  coûté. 

On  ne  s'attache  point,  sans  un  remords  bien  rude, 

A  tant  de  perfidie  et  tant  d'ingratitude  : 

Pour  vous  je  l'ai  dompté,  pour  vous  je  l'ai  détruit;  1795 

J'en  ai  l'ignominie,  et  j'en  aurai  le  fruit. 

Menacez  mes  forfaits  et  proscrivez  ma  tête  : 

De  ces  mêmes  forfaits  vous  serez  la  conquête  ; 

Et  n'eût  tout  mon  bonheur  que  deux  jours  à  durer, 

Vous  n'avez  dès  demain  qu'à  vous  y  préparer.         1800 

J'accepte  votre  haine,  et  l'ai  bien  méritée; 

J'en  ai  prévu  la  suite,  et  j'en  sais  la  portée. 

Mon  triomphe 

SCÈNE  V. 

PERPENNA,  ARISTIE,  VIRIATE,  AUFIDE, 
ARCAS,  THAMIRE. 

AUFIDE. 

Seigneur,  Pompée  est  arrivé, 
Nos  soldats  mutinés,  le  peuple  soulevé. 
La  porte  s'est  ouverte  à  son  nom,  à  son  ombre.        1 8o5 
Nous  n'avons  point  d'amis  qui  ne  cèdent  au  nombre  : 
Antoine  et  Manlius^,  déchirés  par  morceaux, 

I,  Corneille  a  empi'unté  à  [Plutarque  les  noms  à^ Antoine  et  de  Manlîus, 
aussi  bien  que  celui  ô^ Aufide  (ci-dessus,  p.  364,  note  i).  Ce  fut  Antoine  qui 
porta  le  premier  coup  à  Sertorius.  Voyez  la  Fie  de  Sertorius,  chapitre  xxvi. 


44" 


SERTORIUS. 


Tous  morts  et  tous  sanglants  ont  encor  des  bourreaux. 

On  cherche  avec  chaleur  le  reste  des  complices, 

Que  lui-même  il  destine  à  de  pareils  supplices,        i  8  i  o 

Je  défendois  mon  poste  :  il  Ta  soudain  forcé, 

Et  de  sa  propre  main  vous  me  voyez  percé  ; 

Maître  absolu  de  tout,  il  change  ici  la  garde. 

Pensez  à  vous,  je  meurs*;  la  suite  vous  regarde, 

ARISTIE. 

Pour  quelle  heure,  Seigneur,  faut-il  se  préparer      i  8  i  5 
A  ce  rare  bonheur  qu'il  vient  vous  assurer? 
Avez-vous  en  vos  mains  un  assez  bon  otage 
Pour  faire  vos  traités  avec  grand  avantage  ? 

PERPENNA. 

C'est  prendre  en  ma  faveur  un  peu  trop  de  souci, 
Madame;  et  j'ai  de  quoi  le  satisfaire  ici.  1820 


SCENE  VI. 

POMPÉE,  PERPENNA,  VIRIATE,  ARISTIE, 
CELSUS,  ARCAS,  THAMIRE. 

PERPENNA. 

Seigneur,  vous  aurez  su  ce  que  je  viens  de  faire. 
Je  vous  ai  de  la  paix  immolé  l'adversaire. 
L'amant  de  votre  femme,  et  ce  rival  fameux 
Qui  s'opposoit  partout  au  succès  de  vos  vœux. 
Je  vous  rends  Aristie,  et  finis  cette  crainte  1825 

Dont  votre  ame  tantôt  se  montroit  trop  atteinte  ; 
Et  je  vous  affranchis  de  ce  jaloux  ennui 
Qui  ne  pouvoit  la  voir  entre  les  bras  d'autrui. 
Je  fais  plus  :  je  vous  livre  une  fière  ennemie, 

I.  Plutarque,  tout  à  la  fin  de  son  dernier  chapitre,  l'aeonte  que,  de  tous  les 
complices  de  Perpenna,  Aufidius  fut  le  seul  qui  échappa.  Il  «  vieillit  en  vne 
roeschante  bourgade  de  Barbares,  pauure,  misérable,  et  hay  de  tout  le  monde.  » 


1 


ACTE   V,  SCÈNE    VI.  441 

Avec  tout  son  orgueil  et  sa  Lusitanie  ;  1  8  3  o 

Je  vous  en  ai  fait  maître,  et  de  tous  ces  Romains 

Que  déjà  leur  bonheur  a  remis  en  vos  mains. 

Comme  en  un  grand  dessein,  et  qui  veut  promptitude, 

On  ne  s'explique  pas  avec  la  multitude, 

Je  n'ai  point  cru.  Seigneur,  devoir  apprendre  à  tous  i  8  3  5 

Celui  d'aller  demain  me  rendre  auprès  de  vous  ; 

Mais  j'en  porte  sur  moi  d'assurés  témoignages. 

Ces  lettres  de  ma  foi  vous  seront  de  bons  gages  ; 

Et  vous  reconnoîtrez,  par  leurs  perfides  traits, 

Combien  Rome  pour  vous  a  d'ennemis  secrets,         1840 

Qui  tous,  pour  Aristie  enflammés  de  vengeance, 

Avec  Sertorius  étoient  d'intelligence. 

Lisez — 

(Il  lui  donne  les  lettres  qu'Aristie  avoit  apportées  de  Rome 
à  Sertorius.) 

ARISTIE. 

Quoi?  scélérat!  quoi?  lâche!  oses-tu  bien.... 

PERPENNA. 

Madame,  il  est  ici  votre  maître  et  le  mien; 

Il  faut  en  sa  présence  un  peu  de  modestie,  1845 

Et  si  je  vous  oblige  à  quelque  repartie, 

La  faire  sans  aigreur,  sans  outrages  mêlés, 

Et  ne  point  oublier  devant  qui  vous  pariez. 

Vous  voyez  là.  Seigneur,  deux  illustres  rivales. 
Que  cette  perte  anime  à  des  haines  égales.  i85o 

Jusques  au  dernier  point  elles  m'ont  outragé; 
^lais  puisque  je  vous  vois,  je  suis  assez  vengée 
Je  vous  regarde  aussi  comme  un  dieu  tutélaire  ; 
Et  ne  puis. . . .  Mais,  ô  Dieux!  Seigneur,  qu'allez-vous  faire? 

POMPEE,  après  avoir  brûlé  les  lettres  sans  les  lire^. 

Montrer  d'un  tel  secret  ce  que  je  veux  savoir.         i  85  5 

1.  Far,  Mais  puisque  je  vous  vois,  j'en  suis  assez  vengé.  (1662) 

2.  «  Eu  la  scène  sixième,  M.  Corneille  nous  apprend  de  son  chçf  et  par 


\\i  SERTORIUS, 

Si  vous  m'aviez  connu,  vous  l'auriez  su  prévoir. 

Rome  en  deux  factions  trop  longtemps  partagée 
N'y  sera  point  pour  moi  de  nouveau  replongée  ; 
Et  quand  Sylla  lui  rend  sa  gloire  et  son  bonheur, 
Je  n'y  remettrai  point  le  carnage  et  Fhorreur*.         1860 
Oyez,  Celsus. 

(Il  lui  parle  à  roreille). 

Surtout  empêchez  qu'il  ne  nomme 
Aucun  des  ennemis  qu'elle  m'a  faits  à  Rome. 
Vous,  suivez  ce  tribun  :  j'ai  quelques  intérêts 

(A  Perpenna.) 

Qui  demandent  ici  des  entretiens  secrets. 

PERPENNA. 

Seigneur,  se  pourroit-il  qu'après  un  tel  service —  i86  5 

POMPÉE. 

J'en  connois  l'importance,  et  lui  rendrai  justice. 
Allez. 


entreïigne,  dans  l'impression  de  sa  pièce,  que  Pompée  brûle  des  lettres 
d'Aristie,  au  moins  il  semble  que  ce  soit  d'elle,  que  Perpenna  lui  venoit  de 
mettre  entre  les  mains;  mais  il  veut  qu'on  l'en  croie  sur  sa  parole,  car  il  ne 
paroît  point  qu'il  y  eût  du  feu  dans  le  cabinet  de  Viriate.  »  {Seconde  disserta- 
tion  par  l'abbé  d'Aubignac.  Recueil publié  par  l'abbé  Granet,  tome  I, 

p.  275.)  —  «  Cette  action  de  brûler  des  lettres  est  belle  dans  l'histoire  (voyez 
la  note  suivante),  et  fait  un  mauvais  effet  dans  une  tragédie.  On  apporte  une 
bougie,  autrefois  on  apportait  une  chandelle.  »  [f^oltaire^  2®  édition,  I774-) 
I.  «  Pour  cuider  sauner  sa  vie,  s'estant  saisi  des  papiers  de  Sertorius,  il 
{Perpenna)  fit  offre  à  Pompeius  de  luy  bailler  entre  ses  mains  les  lettres  mis- 
siues  de  plusieurs  des  principaux  sénateurs  de  Rome,  escritesde  leurs  propres 
mains,  par  lesquelles  ilz  mandoient  à  Sertorius  qu'il  menast  son  armée  en 
Italie,  et  qu'il  y  trouueroit  beaucoup  de  gens  qui  desiroient  sa  venue,  et  ne 
demandoient  autre  chose  que  la  mutation  du  gouuernement.  Là  ne  fit  point 
Pompeius  vn  acte  de  ieune  homme,  ains  d'vn  cerueau  meur,  rassis  et  bien 
composé,  deliurant  par  ce  moyenla  ville  de  Rome  de  grande  peur  et  du  dan- 
ger de  grandes  nouuelletez  ;  car  il  amassa  ces  lettres  et  papiers  de  Sertorius  en 
vn  monceau,  et  les  brusla  toutes  sans  en  lire  vne  seule,  ne  permettre  qu'autre 
en  leust.  Dauantage  fit  incontinent  mourir  Perpenna  pour  doute  qu'il  n'en 
nommast  quelques  vns,  craignant  que  s'il  en  nommoit,  cela  ne  fust  derechef 
occasion  de  nouveaux  troubles  et  nouuelles  séditions.  »  (Plutarque,  Fie  de 
Sertorius^  chapitre  xxvii,  traduction  d'Amyot.) 


ACTE   V,  SCÈNE  VI.  443 

PERPENNA. 

Mais  cependant  leur  haine..., 

POMPÉE. 

C'est  assez. 
Je  suis  maître;  je  parle;  allez,  obéissez. 


SCENE  VIL 

POMPÉE,   VIRIATE,    ARISTIE,   THAMIRE, 

ARC  AS. 

POMPÉE. 

Ne  vous  offensez  pas  d'ouïr  parler  en  maître, 

Grande  reine;  ce  n'est  que  pour  punir  un  traître.    1870 

Criminel  envers  vous  d'avoir  trop  écouté 
L'insolence  où  montoit  sa  noire  lâcheté, 
J'ai  cru  devoir  sur  lui  prendre  ce  haut  empire, 
Pour  me  justifier  avant  que  vous  rien  dire  ; 
Mais  je  n'abuse  point  d'un  si  facile  accès  1875 

Et  je  n'ai  jamais  su  dérober  mes  succès. 

Quelque  appui  que  son  crime  aujourd'hui  vous  enlève, 
Je  vous  offre  la  paix,  et  ne  romps  point  la  trêve  ; 
Et  ceux  de  nos  Romains  qui  sont  auprès  de  vous 
Peuvent  y  demeurer  sans  craindre  mon  courroux.  1880 

Si  de  quelque  péril  je  vous  ai  garantie. 
Je  ne  veux  pour  tout  prix  enlever  qu'Aristie, 
A  qui  devant  vos  yeux,  enfin  maître  de  moi, 
Je  rapporte  avec  joie  et  ma  main  et  ma  foi. 
Je  ne  dis  rien  du  cœur,  il  tint  toujours  pour  elle,    i  885 

ARISTIE. 

Le  mien  savoit  vous  rendre  une  ardeur  mutuelle  ; 
Et  pour  mieux  recevoir  ce  don  renouvelé. 
Il  oubliera.  Seigneur,  qu'on  me  l'avoit  volé. 


444  SERTORIUS. 

VIRIATE. 

Moi,  j'accepte  la  paix  que  vous  m'avez  ofFerte; 

C'est  tout  ce  que  je  puis,  Seig-neur,  après  ma  perte  : 

Elle  est  irréparable;  et  comme  je  ne  voi 

Ni  chefs  dignes  de  vous,  ni  rois  dignes  de  moi. 

Je  renonce  à  la  guerre  ainsi  qu'à  Fliyménée  ; 

Mais  j'aime  encor  l'honneur  du  trône  où  je  suis  née. 

D'une  juste  amitié  je  sais  g-arder  les  lois,  1895 

Et  ne  sais  point  régner  comme  régnent  nos  rois. 

S'il  faut  que  sous  votre  ordre  ainsi  qu'eux  je  domine. 

Je  m'ensevelirai  sous  ma  propre  ruine  ; 

Mais  si  je  puis  régner  sans  honte  et  sans  époux, 

Je  ne  veux  d'héritiers  que  votre  Rome,  ou  vous.     1900 

Vous  choisirez.  Seigneur;  ou  si  votre  alliance 

Ne  peut  voir  mes  Etats  sous  ma  seule  puissance. 

Vous  n'avez  qu'à  garder  cette  place  en  vos  mains, 

Et  je  m'y  tiens  déjà  captive  des  Romains. 

POMPÉE. 

Madame,  vous  avez  l'âme  trop  généreuse  190 5 

Pour  n'en  pas  obtenir  une  paix  glorieuse. 
Et  l'on  verra  chez  eux  mon  pouvoir  abattu, 
Ou  j'y  ferai  toujours  honorer  la  vertu. 


SCENE  VIII. 

POMPÉE,    ARISTIE,    VIRIATE,    CELSUS, 
ARCAS,    THAMIRE. 

POMPÉE. 

En  est-ce  fait,  Celsus? 

CELSUS. 

Oui,  Seigneur  :  le  perfide 
A  Vu  plus  de  cent  bras  punir  son  parricide  ;  1 9 1  o 


j 
I 


ACTE   V,  SCÈNE   VIII.  445 

Et  livré  par  votre  ordre  à  ce  peuple  irrité, 
Sans  rien  dire.... 

POMPÉE. 

Il  suffit  :  Rome  est  en  sûreté  ; 
Et  ceux  qu'à  me  haïr  j'avois  trop  su  contraindre, 
N'y  craignant  rien  de  moi,  n'y  donnent  rien  à  craindre ^ 
Vous,  Madame,  agréez  pour  notre  grand  héros     191$ 
Que  ses  mânes  vengés  goûtent  un  plein  repos. 
Allons  donner  votre  ordre  à  des  pompes  funèbres, 
A  l'égal  de  son  nom  illustres  et  célèbres, 
Et  dresser  un  tombeau,  témoin  de  son  malheur. 
Qui  le  soit  de  sa  gloire  et  de  notre  douleur. 

1.  Voltaire  (1764)  a  placé  entre  ce  vers  et  le  suivant  l'indication  :  AFiriaic. 


FIN   DU    CINQUIEME   ET    DERNIER    ACTE. 


SOPHONISBE 


TRAGEDIE. 
i663 


NOTICE. 


SoPHONisBE  fut  l'héroïne  de  la  première  tragédie  italienne 
que  Jean  Georges  ïrissino,  dit  le  Trissin,  fit  jouer  à  Vicence 
vers  i5i4.  Le  succès  de  cette  œuvre  engagea  plusieurs  de 
nos  auteurs  dramatiques  à  traiter  à  leur  tour  le  même  sujet*, 
mais  aucun  ne  réussit  aussi  bien  que  Mairet,  dont  l'ouvrage, 
antérieur  de  plusieurs  années  au  Cid,  a  toujours  été  consi- 
déré comme  la  première  pièce  régulière  qui  ait  été  écrite  en 
France.  «  Ce  fut  M.  Chapelain,  lit-on  dans  le  Segraisiana'^, 
qui  fut  cause  que  l'on  commença  à  observer  la  règle  de 
vingt-quatre  heures  dans  les  pièces  de  théâtre;  et  parce 
qu'il  falloit  premièrement  le  faire  agréer  aux  comédiens,  qui 
imposoient  alors  la  loi  aux  auteurs,  sachant  que  M.  le  comte 
de  Fiesque,  qui  avoit  infiniment  de  l'esprit,  avoit  du  crédit 
auprès  d'eux,  il  le  pria  de  leur  en  parler,  comme  il  fit.  Il 
communiqua  la  chose  à  M.  Mairet,  qui  fit  la  Sophonisbe,  qui 
est  la  première  pièce  où  cette  règle  est  observée.  >> 

Jusqu'au  succès  du  Cid,  Mairet  fut  l'ami  de  Corneille  ;  mais 
il  devint  alors  un  de  ses  plus  fougueux  adversaires,  et  ce  ne  fut 
que  sur  un  ordre  formel  de  Richelieu  qu'il  cessa  de  répandre 
dans  le  public  d'insolents  libelles  contre  le  nouvel  ouvrage^. 
Plus  tard  un  rapprochement  eut  lieu  et  les  inimitiés  s'apai- 
sèrent ;  mais  lorsque  Corneille  entreprit  de  traiter  à  son  tour 
le  sujet  de  Sophonisbe,  Mairet  en  conçut  un  chagrin  que  les 


1.  Pour  l'histoire  dos  diverses  SopJionisbes^  voyez  ci-après  Vjp 
pendice  II,  p.  553  et  suivantes. 

2.  Edition  de  la  Haye,  1722,  p.  144. 

3.  Voyez  tome  III,  p.  41-43. 

Corneille,  vi  39 


45o  SOPHONISBE. 

bons  procédés  de  Corneille^  ne  purent  calmer.  «  Ah!  vrai- 
ment, écrit  à  ce  sujet  un  contemporain,  j'oubliois  de  vous 
dire  que  le  pauvre  Mairet  est  malade,  et  que  l'on  dit  que 
c'est  le  dépit  qu'il  a  de  ce  qu'on  a  refait  sa  Sophonisbe,  qui 
lui  cause  cette  maladie;  celui  qui  l'a  entrepris  devoit  bien 
attendre  qu'il  fût  mort,  pour  ne  pas  donner  à  des  enfants, 
en  présence  d'un  père  âgé  de  quatre-vingt-quinze  ans,  la 
mort  qu'il  a  prétendu  leur  donner;  je  crois  toutefois  qu'ils 
n'en  auront  que  la  pear^.  ?>  Il  faudrait  se  garder  du  reste  de 
prendre  à  la  lettre  les  quatre-vingt-quinze  ans  dont  il  est 
question  ici  ;  si  le  poëte  était  déjà  fort  passé  de  mode,  l'homme 
n'était  pas  pour  cela  très-âgé  ;  il  n'était  l'aîné  de  Corneille 
que  de  deux  ans,  et  n'avait  par  conséquent  que  soixante  et 
un  ans  lors  de  la  représentation  de  la  nouvelle  Sophonisbe . 

Cette  représentation  eut  lieu  au  mois  de  janvier  i663, 
comme  nous  l'apprend  Loret,  qui  en  rend  compte  en  ces 
termes  dans  sa  Musc  historique  du  20  de  ce  mois  : 

Cette  pièce  de  conséquence, 
Qu'avec  extrême  impatience 
On  attendoit  de  jour  en  jour 
Dans  tout  Paris  et  dans  la  cour, 
Pièce  qui  peut  être  appelée 
Sophonisbe  renouvelée, 

Maintenant  se  joue  à  l'Hôtel  [de  Bourgogne^) ^ 
Ayec  applaudissement  tel, 
Et  si  grand  concours  de  personnes, 
De  hautes  dames,  de  mignonnes, 
D'esprit  beaux  en  perfection, 
Et  de  gens  de  condition, 
Que  de  longtemps  pièce  nouvelle 
Ne  reçut  tant  d'éloges  qu'elle. 
Je  ne  m'embarrasserai  point 
A  déduire  de  point  en  point 
Ses  plus  importantes  matières 
jVi  ses  plus  brillantes  lumières. 
Pour  dignement  les  concevoir, 

1.  Voyez  ci-après  l'avis  ^u  lecteur^  p.  4G0  et  suivantes. 

2.  Donneau  de  Visé,  Nouvelles  nouvelles^  3"  partie,  p.  166. 

3.  Ces  deux  mots  sont  imprimés  en  petit  texte  au  bout  du  vers. 


■Ml. 


NOTICE.  4M 

Il  faut  les  ouïr  et  les  voir. 

Je  veux  pourtant  dans  noire  histoire 

Prouver  son  mérite  et  sa  gloire 

Par  un  invincible  aigumenl  ; 

Car  en  disant  lant  seulement 

Que  cette  pièce  nompareille 

Est  l'ouvrage  du  grand  Corneille, 

C'est  pousser  la  louange  à  bout. 

Et  qui  dit  Corneille  dit  tout. 

Quelques  jours  après  on  lisait  dans  la  Gazette^  :  «  Le  217, 
Leurs  Majestés  eurent  dans  l'appartement  de  la  Reine  la  re- 
présentation de  la  Sophonisbe  du  sieur  Corneille  par  la  troupe 
royale,  Monsieur  et  Madame  s'y  étant  trouvés  avec  toute  la 
cour.  5> 

Nous  sommes  obligé  d'avouer  que  tout  le  monde  ne  parle 
pas  avec  autant  d'enthousiasme  que  Loret  de  l'effet  produit 
par  cette  pièce  :  «  Durant  tout  ce  spectacle,  dit  l'abbé  d'Au- 
bignac^,  le  théâtre  n'éclata  que  quatre  ou  cinq  fois  au  plus.  ?> 
Mais  de  Visé  lui  répond^  :  «  Vous  devriez  faire  connoître  de 
quoi  vous  entendez  parler,  et  si  c'est  des  vers  ou  du  sujet; 
car  pour  me  servir  de  vos  termes,  il  est  constant  que  les  vers 
en  sont  si  forts  et  si  beaux,  qu'ils  font  éclater  plus  de  cent 
fois;  c'est-à-dire,  pour  m'expliquer  en  termes  plus  clairs, 
qu'ils  obligent  les  spectateurs  à  donner  de  visibles  marques 
de  leur  admiration.  5)  Un  autre  défenseur  de  Corneille,  sans 
contester  les  assertions  de  d'Aubignac,  donne  du  fait  qu'il 
avance  une  explication  des  plus  naïves  :  «  Les  spectateurs, 
dit-il,  sont  sans  cesse  dans  l'admiration  et  sentent  une  joie 
intérieure  qui  les  retient  dans  un  profond  silence*.  ?) 

Une  critique  de  Sophonishe ^  sur  laquelle  nous  aurons  à  re- 
venir tout  à  l'heure^,  a  le  rare  mérite  de  nous  nommerions  les 
acteurs  qui  ont  joué  d'original  dans  cette  tragédie,  et  de  nous 
faire  connaître  leur  genre  de  talent.  «  Je  vais  vous  dire  un  mot 


1.  3  février  i663,  n»  i5,  p.   iig. 

2.  Recueil  de  dissertations..,,  publié  par  Granet,  tome  I,  p.  î35\ 

3.  Ibidem.,  p.   160  et  161. 

4.  Ibidem.,  p.  196. 

5.  Voyez  p.  /\o6. 


452  SOPHONISBE. 

de  chaque  personnage,  et  commencer  par  celui  de  Sophonisbe. 
Je  crois  vous  devoir  dire,  avant  que  de  passer  outre,  que  ce 
rôle,  qui  est  le  plus  considérable  de  la  pièce,  est  joué  par 
Mlle  des  Œillets^,  qui  est  une  des  premières  actrices  du 
monde,  et  qui  soutient  bien  la  haute  réputation  qu'elle  s'est 
acquise  depuis  longtemps.  Je  ne  lui  donne  point  d'éloges, 
parce  que  je  ne  lui  en  pourrois  assez  donner  ;  je  me  contente- 
rai seulement  de  dire  qu'elle  joue  divinement  ce  rôle  et  au  delà 
de  tout  ce  que  l'on  se  })eut  imaginer;  que  M.  de  Corneille  lui 
en  doit  être  obligé,  et  que  quand  vous  n'iriez  voir  cette  pièce 
que  pour  voir  jouer  cette  inimitable  comédienne,  vous  en  sor- 
tiriez le  plus  satisfait  du  monde ?>  Le  rôle  de  Syphax,  ajoute 

l'auteur  de  cette  critique,  «  est  joué  par  M.  de  Montfleury^, 
qui  fait  beaucoup  paroître  tout  ce  qu'il  dit,  qui  joue  avec  ju- 
gement, qui  pousse  tout  à  fait  bien  les  grandes  passions,  et 
qui  ne  manque  jamais  de  faire  remarquer  tous  les  beaux  en- 
droits de  ses  rôles Je  passe  à  celui  d'Erixe,  que  repré- 
sente Mlle  de  Beauchâteau^.  Sa  réputation  est  assez  établie, 
et  je  ne  puis  rien  dire  à  son  avantage  que  tout  le  monde  ne 
sache.  Je  vous  entretiendrois  de  son  esprit,  si  je  ne  craignois 
de  sortir  de  mon  sujet,  et  si  je  n'appréhendois  que  la  quantité 
de  choses  que  j'aurois  à  vous  en  raconter  ne  me  fît  demeurer 

trop  longtemps  sur  une  si  riche  et  si  vaste  matière Après 

l'inutile  rôle  d'Erixe,  voyons  si  celui  de  Massinisse,  qui  est 
plus  nécessaire  à  la  pièce,  y  apporte  quelques  beautés.  Oui; 
mais  elles  ne  viennent  pas  de  l'auteur,  mais  de  celui  qui  le 
représente,  puisque  c'est  M.  de  Floridor'^,  qui  a  un  air  si  dé- 
gagé, et  qui  joue  de  si  bonne  grâce  que  les  personnes  d'esprit 
ne  se  peuvent  lasser  de  dire  qu'il  joue  en  honnête  homme.  Il 
paroît  véritablement  ce  qu'il  représente,  dans  toutes  les  pièces 
qu'il  joue.  Tous  les  auditeurs  souhaiteroient  de  le  voir  sans 
cesse,  et  sa  démarche,  son  air  et  ses  actions  ont  quelque  chose 
de  si  naturel,  qu'il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  parle  pour  attirer 
l'admiration  de  tout  le  monde.  Pour  lui  donner  enfin  beaucoup 


T.  Voyez  ci-dessus  la  Notice  de  Seriorius,  p.  353  et  355. 
?..  Voyez  tome  lU,  p.  i3,  noie  i. 

3.  Voyez  tome  III,  p.  i5,  note  a. 

4.  Voyez  tome  II,  p.  427,  notes  2  et  3,  et  tome  IV,  p.  126,  j 


NOTICE.  453 

de  louanges,  il  suffit  de  le  nommer,  puisque  son  nom  porte 
avec  soi  tous  les  éloges  que  l'on  lui  pourroit  donner.  Je  puis 
dire  hardiment  toutes  ces  choses,  sans  craindre  de  donner 
de  la  jalousie  à  ceux  qui  sont  de  la  même  profession  :  il  y  a 
longtemps  qu'il  est  au-dessus  de  l'envie  et  que  tout  le  monde 
avoue  que  c'est  le  plus  grand  comédien  du  monde  et  un  des 

plus  galants  hommes  et  de  la  plus  agréable  conversation 

Le  dernier  rôle  considérable  dont  je  vous  parlerai,  et  dont 
je  ne  vous  entretiendrai  pas  longtemps,  est  celui  de  Lélius, 
que  joue  M.  de  la  Fleur,  qui  peut  passer  pour  un  grand  co- 
médien, et  qui  s'est  fait  admirer  de  tout  le  monde  dans  Com- 
mode et  dans  Stilicon^.  » 

Notre  critique  ne  pousse  pas  plus  avant  sa  revue  des  acteurs 
de  Sophonisbe  :  «  Je  ne  parlerai  point,  dit-il,  des  suivantes, 

et  de  plusieurs  autres  personnages  de  peu  de  conséquence » 

Mais  il  ne  donne  pas  à  entendre  que  ces  rôles  aient  été  mal 
remplis.  On  pourrait  le  conclure,  ce  semble,  de  ce  qu'en  a 
dit  d'Aubignac,  s'il  était  possible  d'ajouter  quelque  foi  aux 
remarques  d'un  observateur  aussi  partial.  Voici  du  reste  de 
quelle  manière  ce  dernier  s'exprime  à  ce  sujet  :  «  Les  femmes 
qui  jouent  ces  rôles  sont  ordinairement  de  mauvaises  ac- 
trices, qui  déplaisent  aussitôt  qu'elles  ouvrent  la  bouche  :  de 
sorte  que  soit  par  le  peu  d'intérêt  qu'elles  ont  au  théâtre, 
par  la  froideur  de  leurs  sentiments,  ou  par  le  dégoût  de  leur 
récit,  on  ne  les  écoute  point;  c'est  le  temps  que  les  specta- 
teurs prennent  pour  s'entretenir  de  ce  qui  s'est  passé,  ou 

pour  manger  leurs  confitures «  Mais  Donneau  de  Visé, 

devenu  un  peu  tardivement  le  défenseur  de  Corneille,  ne  laisse 
pas  ces  objections  sans  réponse  :  <■<■  Vous  ne  vous  contentez 
pas,  dit-il,  de  condamner  celles  que  vous  nommez  suivantes^, 
votre  critique  s'attache  encore  aux  personnes  qui  les  repré- 
sentent, et  vous  en  faites  un  portrait  aussi  désavantageux 
qu'il  est  peu  ressemblant  ;  mais  quand  elles  seroient  de  mé- 

I.  Ce  sont  deux  tragédies  de  Thomas  Corneille,  représentées 
la  première  en  i658,  la  seconde  en  1660. 

3.  Les  deux  suivantes,  Herminie  et  Barcée,  ont  le  titre  de 
dames  d'honneur^  même  dans  la  première  édition.  Voyez  ci-dessus, 
p.  i34,  note  2. 


4^4  SOPHONISBE. 

chantes  actrices,  quand  elles  ne  seroient  point  belles,  et  que 
ce  que  vous  dites  seroit  aussi  véritable  qu'il  se  trouve  faux 
dans  la  pièce  que  vous  reprenez,  dites-moi.  je  vous  prie,  à 
quoi  sert  cette  remarque^?  )> 

Nous  avons  vu  Corneille  déclarer  que  la  prison  oii  il  avait 
placé  JEgée  dans  sa  Médée  produisait  un  effet  désagréable, 
et  qu'il  est  préférable  de  donner  aux  principaux  acteurs, 
lorsque  la  situation  l'exige,  «  des  gardes  qui  les  suivent, 
et  n'affoiblissent  ni  le  spectacle  ni  l'action,  comme  dans 
Poljeucte  et  dans  Héraclius'^ .  y>  Mais  dans  Sophonisbc  il  a  fait 
paraître  Syphax  enchaîné,  et  un  de  ses  critiques  le  lui  a 
reproché  en  ces  termes  :  «:  Je  ne  dirai  rien  de  ses  chaînes, 
on  sait  assez  qu'elles  pèsent  présentement  à  tous  ceux  qui 
les  voient,  et  que  l'on  ne  peut  plus  les  souffrir,  si  ce  n'est 
aux  tragédies  de  collège-^,  «  Lélius  dit  toutefois  : 

Détachez-lui  ces  fers,  il  suffit  qu'on  le  garde*; 

mais  il  ne  le  dit  que  lorsque  Syphax  a  porté  ces  fers  pendant 
trois  scènes;  encore  peut-être  cet  ordre  de  Lélius  n'est-il 
qu'une  concession,  car  dans  cet  ouvrage,  comme  dans  plu- 
sieurs autres^,  des  changements  ont  eu  lieu  entre  la  première 
représentation  et  l'impression.  En  effet,  l'auteur  des  Nou- 
vclles  nouvelles  dit  en  j^arlant  du  personnage  de  Lélius  :  «  H 
ne  paroît  dans  cette  ])ièce  que  pour  dire  à  Massinisse  qu'il 
se  doit  divertir  avec  Sophonisbe,  et  non  la  prendre  pour 
femme.  Il  veut  autoriser  ce  qu'il  avance  par  des  menteries, 
en  disant  que  les  Dieux  n'ont  jamais  eu  de  femmes,  en  quoi 
il  s'abuse  grossièrement.  On  dit  qu'il  a  retranché  quelque 
chose  de  cet  endroit,  ce  qui  fait  voir  que  plusieurs  l'ont 
condamné  aussi  bien  que  moi^  »  Dans  l'édition  de  i663  et 
dans  les  suivantes,  Lélius  parle  bien  encore  des  Dieux  à  Mas- 
sinisse, qui  lui  en  a  parlé  le  premier  (voyez  acte  IV,  scène  ml; 

I.  Recueil  de  dissertations —  publié  par  Granet,  tome  I,  p.  l'ji. 
0..  Voyez  tome  II,  p.  337. 

3.  Recueil  de  dissertations —  publié  par  Granet,  tome  I,  p.  124. 

4.  Acte  IV,  scène  11,  vers  1146. 

5.  Voyez  tome  IIÏ,  p.  18,  et  ci-dessus,  p.  229. 

G.  Recueil  de  dissertations....  publié  par  Granet,  tome  I,  p.  128. 


NOTICE.  /;55 

mais  il  ne  lui  dit  pas,  ce  qui  avait  choqué  le  critique,  que 
les  Dieux  n'ont  jamais  eu  de  femmes. 

Pour  ces  changements  antérieurs  à  l'impression,  la  décla- 
ration de  l'abbé  d'Aubignac  est  encore  plus  formelle  ;  il  dit  à 
la  fin  de  la  deuxième  édition  de  sa  critique*  :  «  Voilà  ce  que 
l'on  pouvoit  dire  de  Sophonisbe,  selon  ce  qu'elle  étoit  dans 
les  premières  représentations,  et  quiconque  approuvera  les 
changements  qu'elle  a  soufferts  dans  l'impression,  autorisera 
le  jugement  que  j'en  ai  fait.  Je  n'envie  point  à  ceux  qui  la 
liront  sans  l'avoir  vue  le  plaisir  de  n'y  pas  rencontrer  les 
fautes  que  j'ai  condamnées;  et  j'estime  M.  Corneille  d'avoir 
fait,  en  la  mettant  sous  la  presse,  ce  qu'il  devoit  faire  aupa- 
ravant que  de  la  mettre  sur  le  théâtre 2.  « 

D'Aubignac,  il  est  vrai,  est  un  témoin  que  les  admirateurs 
de  notre  poëte  seraient  bien  fondés  à  récuser;  mais,  tout  en 
reconnaissant  que  le  partial  critique  exagère  sans  doute  l'im- 
portance des  modifications,  nous  pensons  que  très-proba- 
blement Corneille  en  a  fait  au  moins  quelques-unes.  Le  soin 
qu'il  a  mis  à  corriger  les  diverses  éditions  de  ses  œuvres 
suffirait  pour  nous  convaincre  qu'avant  l'impression  de  ses 
pièces  il  devait  profiter  des  observations  utiles  que  la  repré- 
sentation lui  suggérait,  quand  même  la  confidence  qu'il  a 
faite  sur  ce  point  à  ses  lecteurs  dans  l'examen  de  Nicomède^ 
ne  dissiperait  pas  tous  les  doutes  à  ce  sujet. 

L'édition  originale  de  Sophonisbe  forme  un  volume  in-12, 
de  6  feuillets  et  76  pages,  intitulé  :  Sophonisbe,  tragédie.  Par 
P.  Corneille.  Imprimée  à  Rouen.  Et  se  vend  à  Paris,  chez 
Guillaume  de  Luyne,  Libraire  Iure\  au  Palais...,  M.DC.LXIiï. 
Auec  priuilege  du  Roy. 

Le  privilège,  donné  à  Paris  le  4  mars  iG63,  est  commun 
à  Sophonisbe  et  à  Persée  et  Démctrius,  tragédie  de  Thomas 
Corneille,  représentée  à  la  fin  de  1662.  L'Achevé  d'imprimer 
est  du  10  avril  i663. 

Dans  cette  même  année  iG63,  Montfleury,fils  de  l'acteur  qui 
ouait  Syphax  dans  Sophonisbe,  plaçait  dans  son  Impromptu  de 

1.  Voyez  ci-après,  p.  459. 

2.  Hecueil  de  dissertations....  publié  par  Granet,  tome  I,  p.   i53 

3.  Voyez  tome  V,  p.  5o8  et  609. 


456  SOPHONISBE. 

V hôtel  de  Conde'une  scène*  entre  un  marquis  et  une  libraire  du 
Palais,  où  il  était  question  de  la  nouvelle  pièce  de  Corneille^  : 

ALIS. 

Monsieur,  n'aurai-je  point  l'honneur  de  vous  rien  vendre? 

LE   MARQUIS. 

Oui,  mais  je  veux  avoir  de  ces  pièces  du  temps. 

ALIS. 

Voilà  la  Sophonisbe. 

LE    MARQUIS. 

Avez-vous  du  bon  sens? 

ALIS. 

Si  j'en  ai?  Je  le  crois  :  c'est  de  Monsieur  Corneille, 
C'est  du  siècle  présent  l'honneur  et  la  merveille  ; 
Et  les  œuvres.  Monsieur,  d'un  homme  si  vanté, 
Le  feront  adorer  de  la  postérité. 
Nous  n'avons  point  d'auteurs  dont  la  veine  pareille 

LE   MARQUIS. 

Eh  !  Madame,  l'on  sait  ce  que  c'est  que  Corneille. 

Les  écrits  qui  parurent  à  l'occasion  àe  Sophonisbe  sont  assez 
nombreux.  On  trouve  d'abord  dans  la  troisième  partie  des 
Nouvelles  nouvelles,  de  Donneau  de  Visé,  publiées  à  Paris,  chez 
Gabriel  Quinet,  en  i663,  un  long  examen  de  la  pièce  de  Cor- 
neille, examen  qui  a  été  réimprimé  par  Granet  dans  son  Recueil 
(tome  I,  p.  ii8),  sous  le  titre  de  Critique  de  la  Sophonisbe. 
C'est  cette  critique  qui  nous  a  fourni  la  plus  grande  partie  des 
détails  que  nous  avons  donnés  sur  les  acteurs  qui  ont  joué  la 
pièce  d'original.  La  déclaration  qui  la  termine  et  que  l'auteur 
place  dans  la  bouche  d'unjeune  homme  nommé  Straton ,  prouve 
que  Donneau  de  Visé  n'était  animé  d'aucun  mauvais  sentiment 
contre  Corneille  et  qu'il  ne  songeait  à  autre  chose  qu'à  attirer 
un  peu  sur  lui-même  l'attention  du  public  :  «  L'on  ne  doit  pas 
croire,  dit-il,  que  hKS'o/iAo/z/.s'èe  soit  méchante,  parce  que  j'ai, 
ce  semble,  dit  quelque  chose  à  son  désavantage.  L'on  ne  parle 
jamais  contre  une  pièce  qu'elle  n'ait  du  mérite,  parce  que  celles 
qui  sont  absolument  méchantes  ne  sont  pas  dignes  d'avoir  cet 
honneur,  et  que  ce  seroit  perdre  son  temps  que  de  vouloir  faire 
remarquer  des  fautes  dans  des  choses  qui  en  sont  toutes  rem- 

I.  Scène  II.  —  2,  Comparez  tome  II,  p.  8  et  9. 


I 


NOTICE.  457 

plies  et  où  l'on  ne  peut  rien  trouver  de  beau.  Toutes  ces 
choses  font  voir  que  ni  l'auteur  ni  les  comédiens  ne  se  peu- 
vent plaindre  de  moi  avec  justice,  et  que  je  n'ai  pas  cru  effleu- 
rer seulement  la  réputation  de  M.  Corneille,  en  disant  libre- 
ment ce  que  je  pense  de  sa  Sophonisbe.  Je  confesse  avec  tout 
le  monde  qu'il  est  le  prince  des  poëtes  françois,  et  je  n'ai  cité 
Rodogune  et  Cinna  que  pour  faire  voir  que  l'on  ne  peut  rien 
trouver  d'achevé  que  parmi  ces  ouvrages,  qu'il  n'y  a  que  lui 
seul  qui  se  puisse  fournir  des  exemples  de  pièces  parfaites,  et 
qu'il  a  pris  un  vol  si  haut  que  l'âge  l'oblige,  malgré  lui,  de 
descendre  un  peu.  Je  sais  qu'il  a  l'honneur  d'avoir  introduit 
la  belle  comédie  en  France,  d'avoir  purgé  le  théâtre  de  quan- 
tité de  choses  que  l'on  y  veut  faire  remonter.  Je  sais  de  plus 
que  ses  pièces  ont  eu  le  glorieux  avantage  d'avoir  formé  quan- 
tité d'honnêtes  gens,  qu'elles  sont  dignes  d'être  conservées 
dans  les  cabinets  des  princes,  des  ministres  et  des  rois,  qu'elles 
sont  plutôt  faites  pour  instruire  que  pour  divertir,  et  que, 
quoique  nous  en  ayons  vu  depuis  un  temps  de  fort  brillantes, 
leur  éclat  n'a  servi  qu'à  faire  découvrir  plus  de  beautés  dans 
celles  de  ce  grand  homme,  et  qu'à  les  faire  voir  dans  leur 
jour.  Après  cet  aveu,  je  ne  crois  pas  passer  pour  critique, 
mais  peut-être  que  je  ne  me  pourrai  exempter  du  nom  de  té- 
méraire. L'on  me  fera  toujours  beaucoup  d'honneur  de  me  le 
donner  :  la  témérité  appartient  aux  jeunes  gens,  et  ceux  qui 
n'en  ont  pas,  loin  de  s'acquérir  de  l'estime,  devroient  être 
blâmés  de  tout  le  monde*.  -» 

Une  seconde  critique,  intitulée  :  Remarques  sur  la  tragédie 
de  Sophonisbe  de  M.  Corneille  envoyées  à  Madame  la  duchesse 
de  R*,  par  Monsieur  L.  D.  (l'abbé  d'Aubignac)  ^  est  écrite  d'un 
tout  autre  style,  et  la  malveillance  de  l'auteur  y  perce  à  chaque 
ligne,  malgré  certains  ménagements  affectés .  Sa  dissertation  lui 
attira  la  réponse  suivante  :  Défense  de  la  Sophonisbe  de  Mon- 
sieur de  Corneille^.  Cet  ouvrage  est  de  Donneau  de  Visé,  qui 

I.   Recueil  de  l'abbé  Granet,  tome  I,  p.  i32  et  i33. 

3.  Réimprimées  dans  le  Recueil  de  Granet,  tome  I,  p.  i34  et 
suivantes. 

3.  Paris^  Barhin^  i663.  Réimprimée  dans  le  Recueil  de  Granet, 
tome  I,  p.  1 54  et  suivantes. 


458  SOPHONISBE. 

avait,  comme  on  le  voit,  changé  d'opinion  un  peu  vite.  Il  s'en 
explique  lui-même  à  la  lin  de  son  opuscule,  d'une  manière  qui 
n'est  pas  exempte  de  quelque  embarras.  «  Vous  vous  étonnerez 
peut-être  de  ce  qu'ayant  parlé  contre  Sophonishe  dans  mes 
Nouvelles  nouvelles, \çi  viens  de  prendre  son  parti;  mais  vous 
devez  connoître  par  là  que  je  sais  me  rendre  à  la  raison.  Je 
n'avois  alors  été  voir  Sophonishe  que  pour  y  trouver  des  dé- 
fauts, mais  l'ayant  depuis  été  voir  en  disposition  de  l'admirer, 
et  n'y  ayant  découvert  que  des  beautés,  j'ai  cru  que  je  n'aurois 
pas  de  gloire  à  paroître  opiniâtre  et  à  soutenir  mes  erreurs,  et 
que  je  devois  me  rendre  à  la  raison,  et  à  mes  propres  senti- 
ments, qui  exigeoient  de  moi  cet  aveu  en  faveur  de  M.  de 
Corneille,  c'est-à-dire  du  plus  fameux  auteur  françois.  >> 

Dans  cette  De'fense,  de  Visé  semble  avoir  très-nettement 
pénétré  le  motif  de  l'indignation  de  d'Aubignac,  qu'il  fait  par- 
ler de  la  sorte  :  «  M.  de  Corneille,  dit-il  un  jour  devant  des 
gens  dignes  de  foi,  ne  me  vient  pas  visiter,  ne  vient  pas  con- 
sulter ses  pièces  avec  moi,  ne  vient  pas  prendre  de  mes  leçons: 
toutes  celles  qu'il  fera  seront  critiquées.  >'  D'Aubignac  est 
peint  ici  comme  ce  Ly sandre  dont  Uranie,  dans  la  Critique 
de  l'École  des  femmes'^,  esquisse  le  portrait  quelques  mois 
après  la  première  représentation  de  Sophonishe  :  «  H  veut 
être  le  premier  de  son  opinion,  et  qu'on  attende  par  respect 
son  jugement.  Toute  approbation  qui  marche  avant  la  sienne 
est  un  attentat  sur  ses  lumières,  dont  il  se  venge  hautement 
en  prenant  le  contraire  parti.  Il  veut  qu'on  le  consulte  sur 
toutes  les  affaires  d'esprit  ;  et  je  suis  sûre  que  si  l'auteur  lui 
eût  montré  sa  comédie  avant  que  de  la  faire  voir  au  public, 
il  l'eût  trouvée  la  plus  belle  du  monde.  ^ 

Du  reste  d'Aubignac  lui-même  nous  laisse  deviner  assez 
naïvement  ses  motifs  dans  ce  passage,  que  nous  avons  eu  ail- 
leurs l'occasion  de  citer  plus  au  long^  :  «  M.  Corneille  n'a 
pas  sujet  de  se  plaindre  de  moi,  si  j'use  de  cette  liberté  pu- 
blique; je  n'ai  point  de  commerce  avec  lui,  et  j'aurois  peine 
àreconnoître  son  visage,  ne  l'ayant  jamais  vu  que  deux  fois.  « 

Outre  la  Défense  de  Donneau  de  Visé,  il  y  eut  encore  comme 

1.  Scène  V, 

2.  Voyez  tome  III,  p.  254. 


I 


NOTICE. 


459 


réponse  au  pamphlet  de  d'Aubignac  une  lettre  A  Monsieur 
D.  P.  P.  S.  sur  les  remarques  quon  a  faites  sur  la  Sophonisbe 
de  M'^  de  Corneille^.  Cette  lettre,  signée  seulement  des  ini- 
tiales L.  B.,  est  d'une  faiblesse  que  l'auteur  paraît  avoir  sen- 
tie et  qu'il  cherche  à  se  faire  pardonner  en  disant  «  que  du 
soir  au  lendemain  on  ne  peut  pas  faire  ce  qu'on  ferait  en 
quinze  jours;  ?'  excuse  qu'Alceste  n'eût  pas  admise. 

Quant  à  l'abbé  d'Aubignac,  continuant  le  cours  de  ses  in- 
vectives, et  passant  successivement  en  revue  les  plus  récentes 
pièces  de  Corneille,  il  joignit  à  la  seconde  édition  de  ses  Re- 
marques sur  Sophonisbe  une  critique  nouvelle,  et  publia  le  tout 
sous  ce  titre  :  Deux  dissertations  concernant  le  poëme  drama- 
tique^ en  forme  de  Remarques  sur  deux  tragédies  de  M.  Cor- 
neille intitulées  Sophonisbe  et  Sertorius.  Envoyées  h  Madame 
la  duchesse  de  R* .  A  Paris,  chez  Jacques  du  Brueil, 
M.DC.LXIII,  in-i2.  Bientôt  il  fit  paraître  un  autre  volume 
intitulé  :  Troisième  et  quatrième  dissertation  concernant  le 
poëme  dramatique f  en  forme  de  Remarques  sur  la  tragédie  de 
M.  Corneille  intitulée  OEdipe,  et  de  Rcsponse  h  ses  calomnies. 
L'Achevé  d'imprimer  est  du  27  juillet  i663.  Les  trois  pre- 
mières dissertations  ont  été  réimprimées  par  Granet  dans  son 
Recueil;  nous  avons  parlé  de  la  troisième  et  de  la  seconde 
dans  les  notices  à^ OEdipe  et  de  Sertorius.  Quant  à  la  qua- 
trième, elle  est  remplie  des  personnalités  les  plus  grossières 
et  ne  traite  d'aucun  ouvrage  en  particulier. 

Il  faut  reconnaître  que  la  vogue  de  la  Sophonisbe  de  Cor- 
neille ne  dura  pas.  Elle  «  n'eut,  dit  Voltaire,  qu'un  médiocre 
succès,  et  la  Sophonisbe  de  Mairet  continua  à  être  représen- 
tée^. 5)  L'examen  comparatif  de  ces  deux  pièces,  qui  fournis- 
sait un  piquant  sujet  de  discussion  littéraire,  fut  repris  assez 
fréquemment.  Le  Mercure  de  mars  et  d'avril  1708  avait  pro- 
posé d'indiquer  «  d'où  est  venu  le  mauvais  succès  de  la  So- 

1.  Sans  lieu  ni  date,  in-12.  Cette  lettre  est  réimprimée  dans  le 
Recueil  de  l'abbé  Granet,  tome  I,  p.   igS  et  suivantes. 

2.  Remarques  entête  de  l'acte  XI  de  la  Sophonisbe  de  Corneille. 
—  A  la  Sophonisbe  de  Corneille  succédèrent  d'autres  ouvrages  sur 
le  même  sujet;  aucun  d'eux  ne  s'est  maintenu  au  théâtre.  Voyez 
ci-après  V Appendice  II,  p.  664. 


46o  SOPHONISBE. 

phonisbe  de  Mairet.  »  Dans  le  numéro  de  janvier  1709  on  ré- 
pondit à  cette  question  par  une  dissertation  très-favorable  à 
Corneille,  mais  trop  peu  sérieuse.  Enfin,  en  1801  un  Examen 
des  Sophonisbes  de  Mairet^  de  Corneille  et  de  Voltaire^  par 
Clément,  paraissait  dans  le  Tableau  annuel  de  la  littérature. 
La  Sophonisbe  de  Voltaire,  dont  il  s'agit  dans  cette  dernière 
dissertation,  est  un  remaniement  assez  malheureux  de  la  So- 
phonisbe de  Mairet,  comme  nous  l'expliquerons  plus  au  long 
dans  notre  Appendice. 


AU  LECTEUR*. 

Cette  pièce  m'a  fait  connoître  qu'il  n'y  a  rien  de  si 
pénible  que  de  mettre  sur  le  théâtre  un  sujet  qu'un  autre 
y  a  déjà  fait  réussir;  mais  aussi  j'ose  dire  qu'il  n'y  a 
rien  de  si  glorieux  quand  on  s'en  acquitte  dignement. 
C'est  un  double  travail  d'avoir  tout  ensemble  à  éviter  les 
ornements  dont  s'est  saisi  celui  qui  nous  a  prévenus,  et  à 
faire  effort  pour  en  trouver  d'autres  qui  puissent  tenir 
leur  place.  Depuis  trente  ans  que  M.  Mairet  a  fait  ad- 
mirer sa  Sophonisbe^  sur  notre  théâtre,  elle  y  dure  en- 
core ;  et  il  ne  faut  point  de  marque  plus  convaincante  de 
son  mérite  que  cette  durée,  qu'on  peut  nommer  une 
ébauche  ou  plutôt  des  arrhes  de  l'immortalité  qu'elle 
assure  à  son  illustre  auteur;  et  certainement  il  faut 
avouer  qu'elle  a  des  endroits  inimitables  et  qu'il  seroit 
dangereux  de  retâter  après  lui.  Le  démêlé  de  Scipion 
avec  Massinisse,  et  les  désespoirs^  de  ce  prince*,  sont  de 

1.  Cet  avertissement  n'a  le   titre  :  Au   lecteur^  que  dans  l'édi- 
tion originale  (i663).  Vojez  ci-dessus,  p.  SSy,  note  i. 

2.  Voyez  ci-dessus,  la  Notice.,  p.  449i  et  ci-après  V Appendice  II, 
p.  557  et  suivantes. 

3.  Thomas  Corneille   (1692)  et  Voltaire   (1764)    donnent    a  le 
désespoir,  »  pour  «  les  désespoirs.  » 

4.  Voyez  la  Sophonisbe  de  Mairet,  acte  IV,  scène  v,  et  acte  V, 


AU   LECTEUR.  461 

ce  nombre  :  il  est  impossible  de  penser  rien  de  plus 
juste,  et  très-difficile  de  l'exprimer  plus  heureusement. 
L'un  et  Tautre  sont  de  son  invention  :   je  n'y  pou  vois 
toucher  sans  lui  faire  un  larcin;  etsij'avois  été  d'humeur 
à  me  le  permettre,  le  peu  d'espérance  de  l'égaler  me 
l'auroit  défendu.  J'ai  cru  plus  à  propos  de  respecter  sa 
gloire  et  ménager  la  mienne*,  par  une  scrupuleuse  exac- 
titude à  m'écarter  de  sa  route,  pour  ne  laisser  aucun  lieu 
de  dire,  ni  que  je  sois  demeuré  au-dessous  de  lui,  ni  que 
j'aye  prétendu  m'élever  au-dessus,  puisqu'on  ne  peut 
faire  aucune  comparaison  entre  des  choses  où  l'on  ne 
voit  aucune  concurrence.  Si  j'ai  conservé   les  circon- 
stances qu'il  a  changées,  et  changé  celles  qu'il  a  conser- 
vées, ça  été  par  le  seul  dessein  de  faire  autrement,  sans 
ambition  de  faire  mieux.  C'est  ainsi  qu'en  usoient  nos 
anciens,  qui  traitoient  d'ordinaire  les  mêmes  sujets.  La 
mort  de  Clytemnestre  en  peut  servir  d'exemple  ;  nous  la 
voyons  encore  chez   Eschyle,    chez  Sophocle,   et  chez 
Euripide,  tuée  par  son  fils  Oreste^;  mais  chacun  d'eux  a 
choisi  de  diverses  manières  pour  arriver  à  cet  événement, 
qu'aucun^  des  trois  n'a  voulu  changer,  quelque  cruel  et 
dénaturé  qu'il  fût;  et  c'est  sur  quoi  notre  Aristote  en  a 
établi  le  précepte*.  Cette  noble  et  laborieuse  émulation  a 
passé  de  leur  siècle  jusqu'au  nôtre,  au  travers  déplus  de 


scènes  11  et  m,  viii  et  ix.  Voyez  ci-après,  dans  la  seconde  partie 
de  V Appendice^  l'analyse  de  la  Sophonishe  de  Mairet,  et  particuliè- 
rement les  p.   562  et  564. 

1.  Dans  les  éditions  de  Thomas  Corneille  et  de  Voltaire  :  «  et 
de  ménager  la  mienne.  » 

2.  Dans/e^  Choéphores  d'Eschyle,  V Electre  de  Sophocle, etl'jÉ/ec.'/r 
d'Euripide.  —  Les  deux  éditions  de  1668  et  de  1682  ont  étrangement 
défiguré  le  nom  de  ce  dernier  poëte  :  elles  en  ont  fait  Euripidie. 

3.  Les  éditions  de  1668  et  1682  ne  font  pasl'élision,  et  donnent: 
«  que  aucun.  » 

4.  Voyez  tome  I,  p.  77  et  78. 


462  SOPHONISBE. 

deux  mille  ans  qui  les  séparent.  Feu  M.  Tristan  a  renou- 
velé Mariane^  et  Panthée'^  sur  les  pas  du  défunt  sieur 
Hardy.  Le  grand  éclat  que  M.  de  Souder j  a  donné  à  sa 
Didoii  n'a  point  empêché  que  M.  de  Boisrobert  n'en  ait 
fait  voir  une  autre  trois  ou  quatre  ans  après ^,  sur  une 

1.  La  Mariane  de  Hardy,  imprimée  on  iGaS,  paraît  avoir  été 
jouée  dès  1610;  celle  de  Tristan  a  été  représentée  avec  un  grand 
succès  en  i636.  Voyez  tome  I,  p.  48  et  49- 

2.  Corneille  aurait  pu  citer  un  nombre  beaucoup  plus  grand 
d'ouvrages  sur  ce  même  sujet  de  Panthée,  mais  il  a  voulu  se 
borner  à  rappeler  ceux  qui  avaient  une  certaine  importance.  Les 
frères  Parfait,  forcés  à  plus  d'exactitude,  parlent  de  six  pièces 
sous  ce  titre  : 

1°  Panthée^  tragédie  prise  du  grec  de  Xenophon^  mise  en  ordre  par 
Caye  Jules  de  Guersens.  A  Poitiers,  par  les  Bouchetz,  1571. 
Dans  l'Epître  dédicatoire,  cet  ouvrage  est  attribué  par  de  Guer- 
sens à  Mme  et  à  Mlle  des  Roches. 

3°  Panthée^  tragédie  d'Alexandre  Hardy,  jouée  en  1604  et  im- 
primée en  1624. 

3°  Panthée  ou  V Amour  conjugal^  tragédie  de  Guérin  de  laDorou- 
vière,  avocat  d'Angers,  représentée  en  1608. 

4°  Panthée^  tragédie  de  Claude  Billard  de  Courgenay. 

5°  Panthée^  tragédie  par  M.Tristan,  représentée  eu  1637.  Dans 
l'avis  intitulé  :  A  qui  lit,  qui  figure  en  tête  de  cette  pièce,  Fauteur 
reconnaît  qu'elle  est  inférievire  à  Mariane,  parce  qu'il  l'a  écrite 
étant  malade.  «  Elle  s'est  sentie,  ajoute-t-ii,  du  funeste  coup 
dont  le  théâtre  du  Marais  saigne  encore,  et  prit  part  en  la  disgrâce 
d'un  personnage  dont  elle  attendoit  un  merveilleux  ornement. 
Il   est  aisé  de  deviner  que  c'est  de  l'accident   du  célèbre   Mon- 

dory  qu'elle  a  reçu  ce  préjudice Sans  cette  espèce  d'apoplexie 

dont  il  n'est  pas  encore  guéri  parfaitement,  il  auroit  fait  valoir 
Araspe  aussi  bien  qu'Hérode  * » 

6°  Panthée,  tragédie  de  M.  d'Urval,  représentée  en  i638. 

3.  Suivant  les  frères  Parfait,  il  y  a  eu  six  ans  d'intervalle  entre 
ces  deux  pièces,  traitées  d'ailleurs,  comme  le  titre  de  la  dernière 
suffît  à  l'indiquer,  d'une  manière  fort  différente.  La  Didon  de  Scu- 
déry  paraît  avoir  été  jouée  en  i636;  l'auteur  de  la  Voix  publique 
à  M.  de  Scudéry  sur  les  Observations  du  Cid  fait  allusion  au  peu  de 

*  Voyez  tome  I,  p.  49 ^  note  2, 


AU  LECTEUR.  463 

disposition  qui  lui  en  avoit  été  donnée,  à  ce  qu'il  disoit, 
par  M.  Tabbé  d'Aubignac.  A  peine  la  Cléopatre  de 
M.  de  Benserade  a  paru,  qu'elle  a  été  suivie  du  Marc 
Antoine  de  M.  Mairet*,  qui  n'est  que  le  même  sujet  sous 
un  autre  titre.  Sa  Sophonishe  même  n'a  pas  été  la  pre- 
mière qui  aye  ennobli  les  théâtres  des  derniers  temps  : 
celle  du  Tricin^  Tavoit  précédée  en  Italie,  et  celle  du 
sieur  de  Mont-Ghrestien  en  France^;  et  je  voudrois 
que   quelqu'un  se   voulût  divertir  à  retoucher  le  Cid 


succès  de  cet  ouvrage.  La  tragédie  de  Boisrobert  intitulée  :  La 
vraie  Didon,  ou  Didoii  la  chaste,  n'est  que  de  1642.  Avant  ces  deux 
pièces,  quatre  autres  avaient  déjà  été  composées  sur  le  même 
sujet  :  Didon  se  sacrifiant,  tragédie  d'Etienne  Jodelle  en  iSSa;  une 
tragédie  non  imprimée  de  Gabriel  le  Breton;  une  autre  de  Guil- 
laume de  la  Grange,  jouée  et  imprimée  à  Lyon  en  i58'2;  enfin, 
en   i6o3,  Didon  se  sacrifiant,  de  Hardj. 

1.  Corneille  se  méprend  ici  et  intervertit  l'ordre  dans  lequel 
ces  deux  ouvrages  ont  paru.  Dans  VEpître  dédicatoire  des  Ga- 
lanteries du  duc  d^Ossonne,  Mairet,  né  le  4  janvier  1604,  nous  dit 
lui-même  qu'il  fit  son  Marc  Antoine  à  vingt-six  ans,  c'est-à-dire 
en  i63o,  et  il  y  parle  de  Benserade  comme  d'un  jeune  auteur  «  de 
qui  l'apprentissage  est  un  demi-chef-d'œuvre  »  (voyez  tome  III, 
p.  74i  note  3).  Corneille,  ou  du  moins  un  de  ses  partisans,  blâ- 
mant ce  ton  dégagé,  a  dit  dans  V Avertissement  au  Besançonnois 
Mairet  :  «  Cette  Cléopatre  a  enseveli  la  votre  »  (voyez  tome  III, 
p.  76);  ce  qui  prouve  suffisamment  que  la  pièce  de  Mairet  est 
antérieure.  Suivant  les  Frères  Parfait,  celle  de  Benserade  est 
de  i635.  Ce  sujet  avait  déjà  été  traité  plusieurs  fois  avant  de 
l'être  par  ces  deux  auteurs.  On  peut  citer  la  Cléopatre  captive  de 
Jodelle,  jouée  en  i552;  le  Marc  Antoine  de  Robert  Garnicr, 
en  i568;  Les  délicieux  amours  de  Marc  Antoine  et  de  Cléopatre  par 
Beliard,  imprimés  en  iSyS;  enfin  la  Cléopatre  que  Nicolas  Mon- 
treux  fit  jouer  et  imprimer  à  Lyon  en  iSgS. 

2.  Telle  est  l'orthographe  de  toutes  les  éditions  anciennes,  y 
compris  celle  de  1692.  Voltaire  donne  :   «  du  Trissin.  » 

3.  Antoine  Montchrestien,  sieur  de  Vasteville,  auteur  de  tra- 
gédies et  d'un  Traicté  de  V économie  politique,  mort  en  1621.  Voyez 
le  Malherbe  de  M.  Lalanne,  tome  III,  p.  556  et  suivantes;  et  sur 
sa  Sophonisbe,  ci-après  V Appendice  II,  p.  556. 


464  SOPHONISBE. 

ou  les  Horaces'^^  avec  autant  de  retenue  pour  ma  con- 
duite et  mes  pensées  que  j'en  ai  eu  pour  celles  de 
M.  Mairet. 

Vous  trouverez  en  cette  tragédie  les  caractères  tels  que 
chezTite  Live^;  vous  y  verrez  Soplionisbe  avec  le  même 
attachement  aux  intérêts  de  son  pays,  et  la  même  haine 
pour  Rome  qu'il  lui  attribue.  Je  lui  prête  un  peu  d'a- 
mour;  mais  elle  règne  sur  lui,  et  ne  daigne  l'écouter 
qu'autant  qu'il  peut  servir  à  ces  passions  dominantes 
qui  régnent  sur  elle,  et  à  qui  elle  sacrifie  toutes  les  ten- 
dresses de  son  cœur,  Massinissc,  Syphax,  sa  propre  vie^. 
Elle  en  fait  son  unique  bonheur,  et  en  soutient  la  gloire 
avec  une  fierté  si  noble  et  si  élevée,  que  Lélius  est  con- 
traint d'avouer  lui-même  qu'elle  méritoit  d'être  née  Ro- 
maine. Elle  n'avoit  point  abandonné  Syphax  après  deux 
défaites  ;  elle  étoit  prête  de* s'ensevelir  avec  lui  sous  les 
ruines  de  sa  capitale,  s'il  y  fût  revenu  s'enfermer  avec 
elle  après  la  perte  d'une  troisième  bataille  ;  mais  elle 
vouloit  qu'il  mourût  plutôt  que  d'accepter  l'ignominie 
des  fers  et  du  triomphe  où  le  réservoient  les  Romains; 
et  elle  avoit  d'autant  plus  de  droit  d'attendre  de  lui  cet 
effort  de  magnanimité,  qu'elle  s'étoit  résolue  k  prendre 
ce  parti  pour  elle,  et  qu'en  Afrique  c'étoit  la  coutume  des 
rois  de  porter  toujours  sur  eux  du  poison  très-violent, 
pour  s'épargner   la  honte  de  tomber  vivants  entre   les 


I.  C'est  la  première  fois  que  Corneille  désigne  cette  pièce, 
intitulée  Horace^  par  le  pluriel  les  Horaccs^  mais  il  ne  fait  en  cela 
que  suivre  une  coutume  qui,  ce  semble,  était  devenue  assez  géné- 
rale. Voyez  la  lettre  de  Chapelain  citée  tome  II,  p.  255,  et  le 
passage  de  Loret  rapporté  ci-dessus,  p.  353. 

3.  Voyez  ci-après  V Appendice  I,  p.  55o-553. 

3.  Dans  les  éditions  de  Thomas  Corneille  et  de  Voltaire  :  «  et 
sa  propre  vie.  » 

4.  Voltaire  a  remplacé  de  par  à. 


\ 


AU   LECTEUR.  465 

mains  de  leurs  ennemis  ^  Je  ne  sais  si  ceux  qui  Font  blâ- 
mée de  traiter  avec  trop  de  hauteur  ce  malheureux 
prince  après  sa  disgrâce  ont  assez  conçu  la  mortelle  hor- 
reur qu'a  dû  exciter  en  cette  grande  âme  la  vue  de  ces 
fers  qu'il  lui  apporte  à  partager  ;  mais  du  moins  ceux  qui 
ont  eu  peine  à  souffrir  qu'elle  eût  deux  maris  vivants  ne 
se  sont  pas  souvenus  que  les  lois  de  Rome  vouloient  que 
le  mariage  se  rompît  par  la  captivité'.  Celles  de  Carthage 
nous  sont  fort  peu  connues  ;  mais  il  y  a  lieu  de  présumer, 
par  l'exemple  même  de  Sophonisbe,  qu'elles  étoient  en- 
core plus  faciles  à  ces  ruptures.  Asdrubal,  son  père, 
l'avoit  mariée  à  Massinisse  avant  que  d'emmener  ce  jeune 
prince  en  Espagne,  où  il  commandoit  les  armées  de  cette 
république;  et  néanmoins,  durant  le  séjour  qu'ils  y 
firent,  les  Carthaginois  la  marièrent  de  nouveau  à  Sy- 
phax,  sans  user  d'aucune  formalité  ni  envers  ce  premier 
mari,  ni  envers  ce  père,  qui  demeura  extrêmement  sur- 
pris et  irrité  de  l'outrage  qu'ils  avoient  fait  à  sa  fille  et  à 
son  gendre.  C'est  ainsi  que  mon  auteur  appelle  Massi- 
nisse^, et  c'est  là-dessus  que  je  le  fais  se  fonder  ici  pour 
se  ressaisir  de  Sophonisbe  sans  l'autorité  des  Romains, 
comme  d'une  femme  qui  étoit  déjà  à  lui,  et  qu'il  avoil 
épousée  avant  qu'elle  fût  à  Syphax. 

On  s'est  mutiné  toutefois  contre  ces  deux  maris;  et  je 

ï.  Tite  Live,  au  livre  XXX,  chapitre  xv,  nous  apprend,  à  l'oc- 
casion de  la  mort  de  Sophonisbe,  qu'un  esclave  de  Massinisse 
«  avoit  sous  sa  garde  le  poison  tenu  en  réserve  contre  les  incer- 
titudes de  la  fortune.  »  \ojezV Appendice  I,  p.  552. 

2.  «  Le  mariage  est  rompu  par  le  divorce,  la  mort,  la  capti- 
vité.... »  [Digeste^  livre  XXIV,  titre  ii,  i.) 

3.  C'est  Appien  qui  raconte,  au  chapitre  x  de  son  Histoire  pu- 
nique^ qu'Asdrubal  «  avait  choisi  Massinissa  pour  gendre,  »  et 
qu'ensuite  les  Carthaginois  avaient  marié  à  Syphax  la  fiancée  de 
Massinissa,  à  l'insu  de  celui-ci  et  d'Asdrubal,  qui  étaient  tous  deux 
en  Espagne. 

Corneille,  vi  3 g 


466  SOPHONISBE. 

m'en  suis  étonné  d'autant  plus  que  Tannée  dernière  je  ne 
m'aperçus  point  qu'on  se  scandalisât  de  voir,  dans  le 
Sertorius,  Pompée  mari  de  deux  femmes  vivantes,  dont 
l'une  venoit  chercher  un  second  mari  aux  yeux  même 
de  ce  premier*.  Je  ne  vois  aucune  apparence  d'imputer 
cette  inégalité  de  sentiments  à  l'ignorance  du  siècle,  qui 
ne  peut  avoir  oublié  en  moins  d'un  an  cette  facilité  que 
les  anciens  avoient  donnée  aux  divorces,  dont  il  étoit  si 
bien  instruit  alors  ;  mais  il  y  auroit  quelque  lieu  de  s'en 
prendre  à  ceux  qui  sachant  mieux  la  Sophonisbe  de 
M.  Mairet  que  celle  de  Tite  Live,  se  sont  hâtés  de  con- 
damner en  la  mienne  tout  ce  qui  n'étoit  pas  de  leur 
connoissancc,  et  n'ont  pu  faire  cette  réflexion,  que  la 
mort  de  Syphax  étoit  une  fiction  de  M.  Mairet,  dont  je 
ne  pouvois  me  servir  sans  faire  un  pillage  sur  lui,  et 
comme  un  attentat  sur  sa  gloire^.  Sa  Sophonisbe  est  à  lui  : 
c'est  son  bien,  qu'il  ne  faut  pas  lui  envier;  mais  celle  de 
Tive  Live  est  à  tout  le  monde.  LeTricin  et  Mont-Chres- 


t.  Voyez  ci-dessus,  Sertoiius^  acte  III,  scène  il,  p.  4o5  et  sui- 
vantes. 

3.  Donneau  de  Visé  s'exprime  ainsi  dans  les  Nouvellçs  nouvelles  : 
a  L'on  peut  dire,  si  l'on  compare  la  Sophonisbe  de  M.  de  Mairet 
avec  cette  dernière,  qu'il  a  mieux  fait  que  M.  de  Corneille,  d'a- 
voir, par  les  droits  que  donne  la  poésie,  fait  mourir  Sjphax,  pour 
n'y  pas  faire  voir  Sophonisbe  avec  deux  maris  vivants  et  d'avoir 
par  la  même  autorité  fait  mourir  Massinisse,  qui,  après  la  mort 
de  Sophonisbe,  ne  peut  jvivre  ni  avec  plaisir,  ni  avec  honneur.  » 
[Recueil  de  Granet,  tome  I,  p.  i3o.)  D'Aubignac  ne  manque  pas  de 
répéter  cette  critique  dans  ses  Remarques  [sur  Sophonisbe  [Recueil  de 
Granet,  tome  I,  p.  i5o)  :  «  Mairet  avoit  bien  mieux  sauvé  cette 
fâcheuse  aventure  en  faisant  mourir  Syphax  dans  la  bataille,  car 
par  ce  moyen  il  laissoit  Sophonisbe  libre,  en  état  de  se  marier 
quand  et  de  quelle  manière  il  lui  plaisoit,  et  le  spectateur  ne  se 
mettoit  point  en  peine  des  secrets  de  ce  mariage.  Et  voilà  comme 
sur  la  scène  il  est  plus  à  propos  quelquefois  de  tuer  un  homme  qui 
se  porte  bien  dans  l'histoire,  que  de  conserver  l'histoire  contre 
les  règles  de  la  scène.  » 


AU   LECTEUR.  ^6; 

tien,  qui  Font  fait  revivre  avant  nous,  n'ont  assassiné 
aucun  des  deux  rois  :  j'ai  cru  qu'il  m'étoit  permis  de 
n'être  pas  plus  cruel,  et  de  garder  la  même  fidélité  à  une 
histoire  assez  connue  parmi  ceux  qui  ont  quelque  tein- 
ture des  livres,  pour  nous  convier  à  ne  la  démentir  pas^ 

I ,  La  fidélité  à  l'histoire,  l'exactitude  dans  la  peinture  des  mœurs 
et  des  caractères,  qui  sont  un  des  mérites  de  Corneille,  étaient  peut- 
être  ce  qui  déplaisait  le  plus  à  une  bonne  partie  de  son  public.  Dans 
sa  Dissertation  sur  V Alexandre  de  Racine^  Saint-Evremont  attribue  à 
cette  cause  les  critiques  qu'a  soulevées  la  Sophonisbe  de  Corneille. 
«  Un  des  grands  défauts  de  notre  nation,  dit-il,  c'est  de  ramener 
tout  à  elle,  jusqu'à  nommer  étrangers  dans  leur  propre  pays  ceux  qui 
n'ont  pas  bien  ou  son  air  ou  ses  manières;  de  là  vient  qu'on  nous 
reproche  justement  de  ne  savoir  estimer  les  choses  que  par  le 
rapport  qu'elles  ont  avec  nous;  dont  Corneille  a  fait  une  injuste  et 
fâcheuse  expérience  dans  sa  Sophonisbe.  Mairet,  qui  avoit  dépeint 
la  sienne  infidèle  au  vieux  Syphax  et  amoureuse  du  jeune  et  victo- 
rieux Massinisse,  plut  quasi  généralement  à  tout  le  monde  pour 
avoir  rencontré  le  goût  des  dames  et  le  vrai  esprit  des  gens  de 
cour;  mais  Corneille,  qui  fait  mieux  parler  les  Grecs  que  les  Grecs, 
les  Romains  que  les  Romains,  les  Carthaginois  que  les  citoyens  de 
Cartilage  ne  parloient  eux-mêmes;  Corneille,  qui,  presque  seul,  a 
le  bon  goût  de  l'antiquité,  a  eu  le  malheiu'  de  ne  pas  plaire  à  notre 
siècle  pour  être  entré  dans  le  génie  de  ces  nations  et  avoir  con- 
servé à  la  fille  d'Asdrubal  son  véritable  caractère.  Ainsi,  à  la  honte 
de  nos  jugements,  celui  quia  surpassé  tous  nos  auteurs,  et  qui  s'est 
peut-être  surpassé  lui-même  à  rendre  à  ces  grands  noms  tout  ce 
qui  leur  étoit  dû,  n'a  pu  nous  obliger  à  lui  [rendre  tout  ce  que  nous 
lui  devions,  asservis  par  la  coutume  aux  choses  que  nous  voyons 
en  usage,  et  peu  disposés  par  la  raison  à  estimer  des  qualités  et  des 
sentiments  qui  ne  s'accordent  pas  aux  nôtres.  » 

Il  faut  voir  la  lettre  que  Corneille  adressa  à  l'auteur  de  cette  ap- 
préciation pour  l'en  remercier  ;  elle  contient  swr  Sophonisbe  quelques 
lignes  intéressantes. 

Les  partisans  de  Corneille  adoptèrent  presque  tous,  au  sujet  de 
Sophonisbe.,  l'opinion  que  Saint-Évremont  avait  si  bien  développée. 
Chapuzeaula  reproduit  ainsi,  en  l'abrégeant,  dans  son  Théâtre  Fran- 
çois (p.  4i  et  42)  : 

«  On  veut  de  l'amour. ...  La  Sophonisbe  qui  a  de  la  tendresse  pour 
Massinisse  jusqu'à  la  mort  a  été  plus  goûtée  que  celle  qui  sacrifie 
cette  tendresse  à  la  gloire  de  sa  patrie,  quoique  le  fameux  auteur  du 


468  SOPHONISBE. 

J'accorde  qu'au  lieu  d'envoyer  du  poison  à  Sophonisbe, 
Massinisse  devoit  soulever  les  troupes  qu'il  commandoit 
dans  l'armce,  s'attaquer  à  la  personne  de  Scipion,  se  faire 
blesser  par  ses  gardes,  et  tout  percé  de  leurs  coups, 
venir  rendre  les  derniers  soupirs  aux  pieds  de  cette  prin- 
cesse :  c'eût  été  un  amant  parfait,  mais  ce  n'eût  pas  été 
Massinisse.  Que  sait-on  même  si  la  prudence  de  Scipion 
n'avoit  point  donné  de  si  bons  ordres  qu'aucun  de 
ces  emportements  ne  fût  en  son  pouvoir?  Je  le  marque 
assez  pour  en  faire  naître  quelque  pensée  en  l'esprit  de 
l'auditeur  judicieux  et  désintéressé,  dont  je  laisse  l'ima- 
gination libre  sur  cet  article.  S'il  aime  les  héros  fabu- 
leux, il  croira  que  Lélius  etEryxe,  entrant  dans  le  camp, 
y  trouveront  celui-ci  mort  de  douleur,  ou  de  sa  main.  Si 
les  vérités  lui  plaisent  davantage,  il  ne  fera  aucun  doute 
qu'il  ne  s'y  soit  consolé  aussi  aisément  que  l'histoire  nous 
en  assure\  Ce  que  je  fais  dire  de  son  désespoir  à  Mézé- 
tule^  s'accommode  avec  l'une  et  l'autre  de  ces  idées;  et 
je  n'ai  peut-être  encore  fait  rien  de  plus  adroit  pour  le 
théâtre,  que  de  tirer  le  rideau  sur  des  déplaisirs  qui 
dévoient  être  si  grands,  et  eurent  si  peu  de  durée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  comme  je  ne  sais  que  les  règles 
d'Aristote  et  d'Horace,  et  ne  les  sais  pas  même  trop  bien, 
je  ne  hasarde  pas  volontiers  en  dépit  d'elles  ces  agré- 
ments  surnaturels  et  miraculeux,  qui  défigurent  quelque- 
dernier  de  ces  deux  ouvrages  (Corneille)  l'ait  traitée  avec  toute  la 
science  qui  lui  est  particulière,  et  qui  lui  a  si  bien  appris  à  faire 
parler  et  les  Carthaginois  et  les  Grecs  et  les  Romains,  comme  ils 
dévoient  parler,  et  mieux  qu'ils  ne  parloient  en  effet.  » 

1.  Tite  Live  raconte,  au  livre  XXX,  chapitre  xv,  que  Scipion  fit 
Tenir  sur-le-champ  Massinisse  pour  le  consoler,  et  que  les  honneurs 
dont  il  le  combla  dès  le  lendemain  de  la  mort  de  Sophonisbe,  cal- 
mèrent et  adoucirent  son  cœur  (mollitus  régis  animas),  et  lui  don- 
nèrent l'espoir  de  commander  à  toute  la  Numidie. 

2.  Voyez  plus  loin,  p.  47  2, note  i,etacteV,scèneii,p.538et539. 


AU    LECTEUR.  469 

fois  nos  personnages  autant  qu'ils  les  embellissent,  et 
détruisent  Thistoire  au  lieu  de  la  corriger.  Ces  grands 
coups  de  maître  passent  ma  portée;  je  les  laisse  à  ceux 
qui  en  savent  plus  que  moi;  et  j'aime  mieux  qu'on  me 
reproche  d'avoir  fait  mes  femmes  trop  héroïnes,  par  une 
ignorante  et  basse  affectation  de  les  faire  ressembler  aux: 
originaux  qui  en  sont  venus  jusqu'à  nous,  que  de  m'en- 
tendre  louer  d'avoir  efféminé  mes  héros  par  une  docte  et 
sublime  complaisance  au  goût  de  nos  délicats  * ,  qui  veulent 
de  l'amour  partout,  et  ne  permettent  qu'à  lui  de  faire  au- 
près d'eux  la  bonne  ou  mauvaise  fortune  de  nos  ouvrages. 
Eryxe  n'a  point  ici  l'avantage  de  cette  ressemblance 
qui  fait  la  principale  perfection  des  portraits  :  c'est  une 
reine  de  ma  façon,  de  qui  ce  poème  reçoit  un  grand  or- 
nement, et  qui  pourroit  toutefois  y  passer  en  quelque 
sorte  pour  inutile,  n'étoit  qu'elle  ajoute  des  motifs  vrai- 
semblables aux  historiques,  et  sert  tout  ensemble  d'ai- 
guillon à  Sophonisbe  pour  précipiter  son  mariage,  et  de 
prétexte  aux  Romains  pour  n'y  point  consentir.  Les  pro- 
testations d'amour  que  semble  lui  faire  Massinisse  au 
commencement  de  leur  premier  entretien^  ne  sont  qu'un 
équivoque^,  dont  le  sens  caché  regarde  cette  autre  reine. 
Ce  qu'elle  y  répond  fait  voir  qu'elle  s'y  méprend  la  pre- 
mière; et  tant  d'autres  ont  voulu  s'y  méprendre  après 
elle,  que  je  me  suis  cru  obligé  de  vous  en  avertir. 

1 .  «  C'est  de  Quinault  dont  il  est  ici  question.  Le  jeune  Quinault 
venait  de  donner  successivement  5'//a/o/j/ce  (2  janvier  1660),  Amala- 
sonte  (novembre  1657),  [Agrippa^  roi  d^Alie,  ou)  le  Faux  Tibérinus 
{iQ>Q>i)^  Astrale  (décembre  1664).  Cel  Astrate  surtout,  joué  dans  le 
même  temps  que  Sophonisbe^  avait  attiré  tout  Paris,  tandis  que  So- 
phonisbe était  négligée.   »  [F'oltaire^  1764-) 

2.  Voyez  ci-après,  acte  II,  scène  11,  p.  49^  et  suivantes. 

3.  Il  y  a  «  un  équivoque,  »  au  masculin,  dans  toutes  les  éditions 
anciennes,  y  compris  celle  de  1692;  Voltaire  a  mis  :  «  une  équi- 
\oque.  » 


470  SOPHONISBE. 

Quand  je  ferai  joindre  cette  tragédie  a  mes  recueils, 
je  pourrai  l'examiner  plus  au  long,  comme  j'ai  fait  les 
autres*;  cependant  je  \ous  demande  pour  sa  lecture  un 
peu  de  cette  faveur  qui  doit  toujours  pencher  du  côté 
de  ceux  qui  travaillent  pour  le  public,  avec  une  atten- 
tion sincère  qui  vous  empêche  d'y  voir  ce  qui  n'y  est 
pas,  et  vous  y  laisse  voir  tout  ce  que  j'y  fais  dire. 

I ,  Corneille,  nous  l'avons  dit,  ne  tint  pas  cette  promesse  de  rédi- 
ger plus  tard  un  examen  de  Soplionishe.  Le  premier  recueil  où  il  ait 
donné  cette  pièce  est  le  supplément  de  l'édition  de  1664,  publié 
en  1G6G. 


ÉDITIONS   COLLATIONNÉES,    ETC.         47, 


LISTE    DES    ÉDITIONS    QUI    ONT    ÉTÉ    COLLATIONNÉES 
POUR    LES    VARIANTES    DE    SOPHONISBE. 

ÉDITION    SÉPARÉE. 

i663  in-12; 

RECUEILS. 


1666  in-8o; 
1668  in-12: 


1682  in-12. 


ACTEURS*. 

SYPHAX,  roi  deNumidie. 

MASSINISSE,  autre  roi  de  Numidie. 

LÉLIUS,  lieutenant  de  Scipion,  consul  de  Rome. 

LÉPIDE,  tribun  romain. 

BOCCHAR,  lieutenant  de  Syphax. 

MÉZÉÏULLE,  lieutenant  de  Massinisse. 

ALBIN,  centenier  romain. 

SOPHONISBE,  fdle  d'Asdrubal/général  des  Carthaginois,  et 

reine  de  Numidie. 
ÉRYXE,  reine  de  Gétulie. 
HERMINIE,  dame  d'honneur  de  Sophonisbe. 
BARGÉE,  dame  d'honneur  d'Éryxe. 
Page  de  Sophonisbe.  —  Gardes. 

La  scène  est  à  Cyrthe^,  capitale  du  royaume  de  Syphax, 
dans  le  palais  du  Roi. 


I  Outre  les  noms  des  principaux  personnages, .S jpAao:,  Massinisse, 
Lélius,  Sopho7iisbe*,  qui  sont  historiques  et  se  trouvent  dans  Tite 
Live  (voyez  V Appendice  I^y*.  55o-553),  Corneille  a  emprunté  à  cet 
auteur  les  noms  de  Mézétulle  (ou  mieux  Mézctule  **)  et  de  Bocchar, 
qui  désignent  (au  livre  XXIX,  chapitres  xxix  et  xxx),  le  premier  un 
noble  Numide,  issu  du  sang  royal,  le  second  un  roi  de  Mauritanie. 
Herminie  appartient  au  Trissin  (voyez  V Appendice  II,  p.  553-555). 
Quand  à  Lepide,  Albin,  Érjxe  (voyez  plus  haut,  p.  469)  et  Barcée, 
ce  sont  des  personnages  de  l'invention  de  Corneille. 

2.  Ou  plutôt  Cirte,  Cirta,  à  la  place  où  est  aujourd'hui  Constan- 
tine.  «  Cirta,  dit  Tite  Live,  livre  XXX,  chapitre  xii,  était  la  capitale 
du  royaume  de  Syphax.  »  — L'action  se  passe  en  l'an  2o3  avant 
Jésus-Christ. 


* 


Dans  Appien  Sophonibc,  2jO(povi6a. 
C'est  ainsi  que  ce  nom  est  écrit  dans  Tite  Live.  Toutes  les 
éditions  anciennes   de   Sop/wnisbe,   hormis   la  première,  le    don- 
nent de  même,  par  une  seule  /,  dans  l'avis  ^a  lecteur;  mais  dans  la 
pièce  toutes  ont  la  double  /. 


SOPHONISBE. 

TRAGÉDIE. 


ACTE   L 


SCENE  PREMIERE. 

SOPHONISBE,  BOCCHAR,  HERMINIE. 

BOCCHAR. 

Madame,  il  étoit  temps  qu'il  vous  vînt  du  secours  : 

Le  siège  étoit  formé,  s'il  eût  tardé  deux  jours; 

Les  travaux  commencés  alloient  à  force  ouverte 

Tracer  autour  des  murs  Tordre  de  votre  perte  ^; 

Et  l'orgueil  des  Romains  se  promettoit  l'éclat  5 

D'asservir  par  leur  prise  et  vous  et  tout  l'Etat. 

Syphax  a  dissipé,  par  sa  seule  présence. 

De  leur  ambition  la  plus  fière  espérance. 

Ses  troupes,  se  montrant  au  lever  du  soleil. 

Ont  de  votre  ruine  arrêté  l'appareil.  i  o 

A  peine  une  heure  ou  deux  elles  ont  pris  haleine, 

Qu'il  les  range  en  bataille  au  milieu  de  la  plaine. 

L'ennemi  fait  le  même,  et  l'on  voit  des  deux  parts 

Nos  sillons  hérissés  de  piques  et  de  dards. 

Et  l'une  et  l'autre  armée  étaler  même  audace,  i  5 

I .  Voltaire  a  dit  dans  le  IV«  chant  de  la  Henriade  : 

Il  fait  ti-acer  leur  perte  autour  de  leurs  murailles. 


47'f  SOPHONISBE. 

Egale  ardeur  de  vaincre,  et  pareille  menace. 

L'avantage  du  nombre  est  dans  notre  parti  : 

Ce  grand  feu  des  Romains  en  paroît  ralenti  ; 

Du  moins  de  Lélius  la  prudence  inquiète 

Sur  le  point  du  combat  nous  envoie  un  trompette.      20 

On  le  mène  à  Sypbax,  à  qui  sans  difFérer 

De  sa  part  il  demande  une  heure  à  conférer. 

Les  otages  reçus  pour  cette  conférence, 

Au  milieu  des  deux  camps  l'un  et  l'autre  s'avance  ; 

Et  si  le  ciel  répond  à  nos  communs  souhaits,  2  5 

Le  champ  de  la  bataille  enfantera  la  paix. 

Voilà  ce  que  le  Roi  m'a  chargé  de  vous  dire. 
Et  que  de  tout  son  cœur*  à  la  paix  il  aspire. 
Pour  ne  plus  perdre  aucun  de  ces  moments  si  doux 
Que  la  guerre  lui  vole  en  l'éloignant  de  vous.  3  a 

SOPHONISBE. 

Le  Roi  m'honore  trop  d'une  amour  si  parfaite. 
Dites-lui  que  j'aspire  à  la  paix  qu'il  souhaite, 
Mais  que  je  le  conjure,  en  cet  illustre  jour. 
De  penser  à  sa  gloire  encor  plus  qu'à  l'amour. 

SCÈNE  II. 

SOPHONISBE,  HERMINIE. 

HERMINIE. 

Madame,  ou  j'entends  mal  une  telle  prière,  3  5 

Ou  vos  vœux  pour  la  paix  n'ont  pas  votre  âme  entière; 
Vous  devez  pourtant  craindre  un  vainqueur  irrité. 

SOPHONISBE. 

J'ai  fait  à  Massinisse  une  infidélité. 

Accepté  par  mon  père,  et  nourri  dans  Carthage, 

I.  Dans  l'édition  de  1682  on  lit,  par  erreur  évidemment  :  «  tout  de  son 
cœur,  »  pour  :  «  de  tout  son  cœur.  »> 


ACTE   I,    SCÈNE   II.  4^5 

Tu  vis  en  tous  les  deux  Tamour  croître  avec  Tâge.      40 
Il  porta  dans  l'Espagne  et  mon  cœur  et  ma  foi; 
Mais  durant  cette  absence  on  disposa  de  moi^ 
J'immolai  ma  tendresse  au  bien  de  ma  patrie  : 
Pour  lui  gagner  Sypliax,  j'eusse  immolé  ma  vie. 
Il  étoit  aux  Romains,  et  je  l'en  détachai;  45 

J'étois  à  Massinisse,  et  je  m'en  arrachai. 
J'en  eus  de  la  douleur,  j'en  sentis  de  la  gêne; 
Mais  je  servois  Carthage,  et  m'en  revoyois  reine; 
Car  afin  que  le  change  eût  pour  moi  quelque  appas, 
Syphax  de  Massinisse  envahit  les  Etats,  H  0 

Et  mettoit  à  mes  pieds  l'une  et  l'autre  couronne, 
Quand  l'autre  étoit  réduit  à  sa  seule  personne^. 
Ainsi  contre  Carthage  et  contre  ma  grandeur 
Tu  me  vis  n'écouter  ni  ma  foi  ni  mon  cœur. 

HERMINIE. 

Et  vous  ne  craignez  point  qu'un  amant  ne  se  venge,   5  5 
S'il  faut  qu'en  son  pouvoir  sa  victoire  vous  range? 

SOPHONISBE. 

Nous  vaincrons,  Herminie  ;  et  nos  destins  jaloux 
Voudront  faire  à  leur  tour  quelque  chose  pour  nous  ; 
Mais  si  de  ce  héros  je  tombe  en  la  puissance, 
Peut-être  aura-t-il  peine  à  suivre  sa  vengeance,  60 

Et  que  ce  même  amour  qu'il  m'a  plu  de  trahir 
Ne  se  trahira  pas  jusques  à  me  haïr. 

Jamais  à  ce  qu'on  aime  on  n'impute  d'offense  : 
Quelque  doux  souvenir  prend  toujours  sa  défense. 
L'amant  excuse,  oublie;  et  son  ressentiment  6  5 

A  toujours,  malgré  lui,  quelque  chose  d'amant. 

1.  Voyez  ci-dessus,  p.  465  et  la  note  3. 

2.  «  Telle  avait  été  la  puissance  de  Syphax,  que  Massinissa,  chassé  de 
son  royaume,  avait  été  réduit  à  semer  le  bruit  de  sa  mort,  et  à  se  cacher  pour 
sauver  ses  jours,  vivant,  comme  les  bétes,  du  fruit  de  ses  rapines.  »  {Tite 
Live,  livre  XXX,  chapitre  xiii.) 


476  SOPHONISBE. 

Je  sais  qu'il  peut  s'aigrir,  quand  il  voit  qu'on  le  quitte 
Par  l'estime  qu'on  prend  pour  un  autre  mérite  ; 
Mais  lorsqu'on  lui  préfère  un  prince  à  cheveux  gris, 
Ce  choix  fait  sans  amour  est  pour  lui  sans  mépris  ;      7  0 
Et  Tordre  ambitieux  d'un  hymen  politique 
N'a  rien  que  ne  pardonne  un  courage  héroïque  : 
Lui-même  il  s'en  console,  et  trompe  sa  douleur 
A  croire  que  la  main  n'a  point  donné  le  cœur. 

J'ai  donc  peu  de  sujet  de  craindre  Massinisse  ;         7  5 
J'en  ai  peu  de  vouloir  que  la  guerre  finisse  ; 
J'espère  en  la  victoire,  ou  du  moins  en  l'appui 
Que  son  reste  d'amour  me  saura  faire  en  lui  ; 
Mais  le  reste  du  mien,  plus  fort  qu'on  ne  présume. 
Trouvera  dans  la  paix  une  prompte  amertume  ;  8  0 

Et  d'un  chagrin  secret  la  sombre  et  dure  loi 
M'y  fait  voir  des  malheurs  qui  ne  sont  que  pour  moi. 

HERMINIE. 

J'ai  peine  à  concevoir  que  le  ciel  vous  envoie 

Des  sujets  de  chagrin  dans  la  commune  joie, 

Et  par  quel  intérêt  un  tel  reste  d'amour  8  5 

Vous  fera  des  malheurs  en  ce  bienheureux  jour. 

SOPHONISBE. 

Ce  reste  ne  va  point  à  regretter  sa  perte*. 

Dont  je  prendrois  encor  l'occasion  offerte  ; 

Mais  il  est  assez  fort  pour  devenir  jaloux 

De  celle  dont  la  paix  le  doit  faire  l'époux.  90 

Éryxe,  ma  captive,  Eryxe,  cette  reine 

Qui  des  Gétuliens  naquit  la  souveraine, 

Eut  aussi  bien  que  moi  des  yeux  pour  ses  vertus, 

Et  trouva  de  la  gloire  à  choisir  mon  refus. 

Ce  fut  pour  empêcher  ce  fâcheux^  hyménée  9 5 

I.  Thomas  Corneille   (1692)  et  Voltaire  (1764)  donnent  :  «  ma   perte,  » 
pour  :  «  sa  perte.  » 
a.  Dans  Voltaire  (1764)  oa  lit  J'umeuXt  au  lieu  de  fâcheux. 


ACTE   I,    SCENE    ÎL  4^^ 

Que  Svpliîix  fit  la  guerre  à  cette  infortunée, 

La  surprit  dans  sa  ville,  et  fit  en  ma  faveur 

Ce  qu'il  n'entreprenoit  que  pour  venger  sa  sœur; 

Car  tu  sais  qu'il  Toffrit  à  ce  généreux  prince, 

Et  lui  voulut  pour  dot  remettre  sa  province.  i  oo 

HERMINIE. 

Je  comprends  encor  moins  que  vous  peut  importer 

A  laquelle  des  deux  il  daigne  s'arrêter. 

Ce  fut,  s'il  m'en  souvient,  votre  prière  expresse 

Qui  lui  fit  par  Sypliax  offrir  cette  princesse  ; 

Et  je  ne  puis  trouver  matière  h  vos  douleurs  i  o  5 

Dans  la  perte  d'un  cœur  que  vous  donniez  ailleurs. 

SOPHONISBE. 

Je  le  donnois*,  ce  cœur  où  ma  rivale  aspire  : 

Ce  don,  s'il  l'eût  souffert,  eût  marqué  mon  empire, 

Eût  montré  qu'un  amant  si  maltraité  par  moi 

Prenoit  encor  plaisir  à  recevoir  ma  loi.  i  i  o 

Après  m'avoir  perdue,  il  auroit  fait  connoître 

Qu'il  vouloit  m'être  encor  tout  ce  qu'il  pouvoit  m'être, 

Se  rattacher  à  moi  par  les  liens  du  sang. 

Et  tenir  de  ma  main  la  splendeur  de  son  rang; 

Mais  s'il  épouse  Eryxe,  il  montre  un  cœur  rebelle      i  i  5 

Qui  me  néglige  autant  qu'il  veut  brûler  pour  elle, 

Qui  brise  tous  mes  fers,  et  brave  hautement 

L'éclat  de  sa  disgrâce  et  de  mon  changement. 

HERMINIE. 

Certes,  si  je  l'osois,  je  nommerois  caprice 

Ce  trouble  ingénieux  à  vous  faire  un  supplice,  t  ao 

Et  l'obstination  des  soucis  superflus 

Dont  vous  gêne  ce  cœur  quand  vous  n'en  voulez  plus. 

SOPHONISBE. 

Ah  !  que  de  notre  orgueil  tu  sais  mal  la  foiblesse, 

I.  L'édition  de  l6GG  porte,  par  erreur,  connois^  pour  donnois. 


478  SOPHONISBE. 

Quand  tu  veux  que  son  choix  n'ait  rien  qui  m'intéresse  ! 

Des  cœurs  que  la  vertu  renonce  à  posséder,  i  2  5 

La  conquête  toujours  semble  douce  à  garder  : 
Sa  rigueur  n'a  jamais  le  dehors  si  sévère*, 
Que  leur  perte  au  dedans  ne  lui  devienne  amère  ; 
Et  de  quelque  façon  qu'elle  nous  fasse  agir, 
Un  esclave  échappé  nous  fait  toujours  rougir.  i  3  0 

Qui  rejette  un  beau  feu  n'aime  point  qu'on  l'éteigne  : 
On  se  plaît  à  régner  sur  ce  que  l'on  dédaigne  ; 
Et  l'on  ne  s'applaudit  d'un  illustre  refus 
Qu'alors  qu'on  est  aimée  après  qu'on  n'aime  plus. 

Je  veux  donc,  s'il  se  peut,  que  l'heureux  Massinisse 
Prenne  tout  autre  hymen  pour  un  affreux  supplice, 
Qu'il  m'adore  en  secret,  qu'aucune  nouveauté 
N'ose  le  consoler  de  ma  déloyauté  ; 
Ne  pouvant  être  à  moi,  qu'il  ne  soit  à  personne. 
Ou  qu'il  souffre  du  moins  que  mon  seul  choix  le  donne. 
Je  veux  penser  encor  que  j'en  puis  disposer. 
Et  c'est  de  quoi  la  paix  me  va  désabuser. 
Juge  si  j'aurai  lieu  d'en  être  satisfaite, 
Et  par  ce  que  je  crains  vois  ce  que  je  souhaite. 

Mais  Eryxe  déjà  commence  mon  malheur,  145 

Et  me  vient  par  sa  joie  avancer  ma  douleur. 


SCENE  IIL 

SOPHONISBE,  ÉRYXE,  HERMINIE,  BARCÉE. 

ÉRYXE. 

Madame, l^une  captive  oseroit-elle  prendre 

Quelque  part  au  bonheur  que  l'on  nous  vient  d'apprendre  ? 

i.Far.  Sa  rigueur  n'«T  jamais  de  ilebors  si  sévère.  (i66j) 


ACTE    I,    SCÈNE    III.  ',79 

SOPHONISBE. 

Le  bonheur  n'est  pas  grand,  tant  qu'il  est  incertain. 

ÉRYXE. 

On  me  dit  que  le  Roi  tient  la  paix  en  sa  main  ;  1 5  o 

Et  je  n'ose  douter  qu'il  ne  l'ait  résolue. 

SOPHONISBE. 

Pour  être  proposée,  elle  n'est  pas  conclue; 
Et  les  grands  intérêts  qu'il  y  faut  ajuster 
Demandent  plus  d'une  heure  à  les  bien  concerter. 

ÉRYXE. 

Alors  que  des  deux  chefs  la  volonté  conspire i  5  > 

SOPHONISBE. 

Que  sert  la  volonté  d'un  chef  qu'on  peut  dédire  ! 
Il  faut  l'aveu  de  Rome,  et  que  d'autre  côté 
Le  sénat  de  Carthage  accepte  le  traité. 

ÉRYXE . 

Lélius  le  propose  ;  et  l'on  ne  doit  pas  croire 

Qu'au  désaveu  de  Rome  il  hasarde  sa  gloire.  1 60 

Quant  à  votre  sénat,  le  Roi  n'en  dépend  point. 

SOPHONISBE. 

Le  Roi  n'a  pas  une  âme  infidèle  à  ce  point  : 
Il  sait  à  quoi  l'honneur,  à  quoi  sa  foi  l'engage  ; 
Et  je  l'en  dédirois,  s'il  traitoit  sans  Carthage. 

ÉRYXE. 

On  ne  m'avoit  pas  dit  qu'il  fallût  votre  aveu.  1 65 

SOPHONISBE. 

Qu'on  vous  l'ait  dit  ou  non,  il  m'importe  assez  peu. 

ÉRYXE. 

Je  le  crois;  mais  enfin  donnez  votre  suffrage,  1 

Et  je  vous  répondrai  de  celui  de  Carthage  ^ 

SOPHONISBE. 

Avez  vous  en  ces  lieux  quelque  commerce  ? 

l.Far,  Et  je  vous  répondrai  sur  celui  de  Carthage.  (1666) 


48o  SOPHONISBE. 

ÉRYXE. 

Aucun. 

SOPHONISBE. 

D'où  le  savez-vous  donc? 

ÉRYXE. 

D'un  peu  de  sens  commun  : 
On  V  doit  être  las  de  perdre  des  batailles, 
Et  d'avoir  à  trembler  pour  ses  propres  murailles. 

SOPHONISBE. 

Rome  nous  auroit  donc  appris  l'art  de  trembler. 
Annibal.... 

ÉRYXE. 

Annibal  a  pensé  Taccabler  ; 
Mais  ce  temps-là  n'est  plus,  et  la  valeur  d'un  homme.... 

SOPHONISBE. 

On  ne  voit  point  d'ici  ce  qui  se  passe  h  Rome. 

En  ce  même  moment  peut-être  qu' Annibal 

Lui  fait  tout  de  nouveau  craindre  un  assaut  fatal, 

Et  que  c'est  pour  sortir  enfin  de  ces  alarmes 

Qu'elle  nous  fait  parler  de  mettre  bas  les  armes         i  8  o 

ÉRYXE. 

Ce  seroit  pour  Carthage  un  bonheur  signalé; 
Mais,  Madame,  les  Dieux  vous  l'ont-ils  révélé? 
A  moins  que  de  leur  voix,  l'âme  la  plus  crédule 
D'un  miracle  pareil  feroit  quelque  scrupule. 

SOPHONISBE. 

Des  miracles  pareils  arrivent  quelquefois  :  i  8  5 

J'ai  vu  Rome  en  état  de  tomber  sous  nos  lois  ; 
La  guerre  est  journalière,  et  sa  vicissitude 
Laisse  tout  l'avenir  dedans  l'incertitude. 

ÉRYXE. 

Le  passé  le  prépare,  et  le  soldat  vainqueur 

Porte  aux  nouveaux  combats  plus  de  force  et  de  cœur. 


\CTE   I,   SCENE    m.  481 

SOPHONISBE. 

Et  si  j  en  étois  crue,  on  auroit  le  courage 
De  ne  rien  écouter  sur  ce  désavantage, 
Et  d'attendre  un  succès  hautement  emporté 
Qui  remît  notre  gloire  en  plus  d'égalité. 

ÉRYXE. 

On  pourroit  fort  attendre. 

SOPHONISBE. 

Et  durant  cette  attente     1 9  5 
Vous  pourriez  n'avoir  pas  Tâme  la  plus  contente. 

ÉRYXE. 

J'ai  déjà  grand  chagrin  de  voir  que  de  vos  mains 
Mon  sceptre  a  su  passer  en  celles  des  Romains  ; 
Et  qu'aujourd'hui,  de  l'air  dont  s'y  prend  Massinisse, 
Le  vôtre  a  grand  besoin  que  la  paix  l'affermisse.       200 

SOPHONISBE. 

Quand  de  pareils  chagrins  voudront  paroître  au  jour. 
Si  l'honneur  vous  est  cher,  cachez  tout  votre  amour; 
Et  voyez  à  quel  point  votre  gloire  est  flétrie 
D'aimer  un  ennemi  de  sa  propre  patrie. 
Qui  sert  des  étrangers  dont  par  un  juste  accord         ao5 
Il  pouvoit  nous  aider  à  repousser  l'effort. 

ÉRYXE.  I 

Dépouillé  par  votre  ordre,  ou  par  votre  artifice, 

Il  sert  vos  ennemis  pour  s'en  faire  justice; 

Mais  si  de  les  servir  il  doit  être  honteux, 

Syphax  sert,  comme  lui,  des  étrangers  comme  eux.  2  10 

Si  nous  les  voulions  tous  bannir  de  notre  Afrique, 

Il  faudroit  commencer  par  votre  république. 

Et  renvoyer  à  Tyr,  d'où  vous  êtes  sortis. 

Ceux  par  qui  nos  climats  sont  presque  assujettis. 

Nous  avons  lieu  d'avoir  pareille  jalousie  2  i  5 

Des  peuples  de  l'Europe  et  de  ceux  de  l'Asie  ; 

Corneille,  vi  3i 


/,82  SOPHONISBE. 

Ou  si  le  temps  a  pu  vous  naturaliser*, 

Le  même  cours  du  temps  les  peut  favoriser. 

J'ose  vous  dire  plus  :  si  le  destin  s'obstine 

A  vouloir  qu'en  ces  lieux  leur  victoire  domine,         aao 

Comme  vos  Tyriens  passent  pour  Africains, 

Au  milieu  de  l'Afrique  il  naîtra  des  Romains  ; 

Et  si  de  ce  qu'on  voit  nous  croyons  le  présage. 

Il  en  pourra  bien  naître  au  milieu  de  Carthage 

Pour  qui  notre  amitié  n'aura  rien  de  honteux,  a  a  5 

Et  qui  sauront  passer  pour  Africains  comme  eux. 

SOPHONISBE. 

Vous  parlez  un  peu  haut. 

ÉRYXE. 

Je  suis  amante  et  reine. 

SOPHONISBE. 

Et  captive,  de  plus. 

ÉRYXE. 

On  va  briser  ma  chaîne  ; 
Et  la  captivité  ne  peut  abattre  un  cœur 
Qui  se  voit  assuré  de  celui  du  vainqueur  :  2  3  o 

Il  est  tel  dans  vos  fers  que  sous  mon  diadème. 
N'outragez  plus  ce  prince,  il  a  ma  foi,  je  l'aime; 
J'ai  la  sienne,  et  j'en  sais  soutenir  l'intérêt. 

Du  reste,  si  la  paix  vous  plaît,  ou  vous  déplaît. 
Ce  n'est  pas  mon  dessein  d'en  pénétrer  la  cause  :      23  5 
La  bataille  et  la  paix  sont  pour  moi  même  chose. 
L'une  ou  l'autre  aujourd'hui  finira  mes  ennuis; 
Mais  l'une  vous  peut  mettre  en  l'état  où  je  suis. 

SOPHONISBE. 

Je  pardonne  au  chagrin  d'un  si  long  esclavage, 


1.  Thomas  Corneille  (1699.)  et  après  lui  Voltaire  (1764)  donnent  ici  : 
«  nous  naturaliser,  »  et  au  vers  221  :  «  nos  Tyriens.  «  Notre  texte  est  celui 
de  toutes  les  éditions  publiées  du  vivant  de  l'auteur,  et  c'est  bien  celui  que 
le  sens  demande. 


ACTE   î.  SCENE   llï.  483 

Qui  peut  avec  raison  vous  aigrir  le  courage,  240 

Et  voudrois  vous  servir  malgré  ce  grand  courroux. 

ÉRYXE. 

Craignez  que  je  ne  puisse  en  dire  autant  de  vous. 
Mais  le  Roi  vient  :  adieu  ;  je  n'ai  pas  Fimprudence 
De  m'offrir  pour  troisième  à  votre  conférence; 
Et  d'ailleurs,  s'il  vous  vient  demander  votre  aveu,     245 
Soit  qu'il  l'obtienne  ou  non,  il  importe  fort  peu. 


SCENE   IV. 

SYPHAX,  SOPHONISBE,  HERMINIE,  BOCCHAR. 

SOPHONISBE. 

Eli  bien!  Seigneur,  la  paix,  l'avez-vous  résolue? 

SYPHAX. 

Vous  en  êtes  encor  la  maîtresse  absolue, 
Madame;  et  je  n'ai  pris  trêve  pour  un  moment, 
Qu'afin  de  tout  remettre  à  votre  sentiment.  2  5o 

On  m'offre  le  plein  calme,  on  m'offre  de  me  rendre 
Ce  que  dans  mes  Etats  la  guerre  a  fait  surprendre, 
L'amitié  des  Romains,  que  pour  vous  j'ai  trahis. 

SOPHONISBE. 

Et  que  vous  offre-t-on,  Seigneur,  pour  mon  pays  ? 

SYPHAX. 

Loin  d'exiger  de  moi  que  j'y  porte  mes  armes,  3 55 

On  me  laisse  aujourd'hui  tout  entier  à  vos  charmes  : 
On  demande  que  neutre  en  ces  dissensions, 
.Te  laisse  aller  le  sort  de  vos  deux  nations. 

SOPHONISBE. 

Et  ne  pourroit-on  point  vous  en  faire  l'arbitre  ? 

SYPHAX. 

Le  ciel  sembloit  m'offrir  un  si  glorieux  titre,  260 

Alors  qu'on  vit  dans  Cyrthe  entrer  d'un  pas  égal, 


484  SOPHONISBE. 

D'un  côté  Scipion,  et  de  l'autre  Asdrubal. 

Je  vis  ces  deux  héros,  jaloux  de  mon  suffrage, 

Le  briguer,  Tun  pour  Rome,  et  l'autre  pour  Carthage; 

Je  les  vis  à  ma  table,  et  sur  un  même  lit*;  a6  5 

Et  comme  ami  commun,  j'aurois^  eu  tout  crédit. 

Votre  beauté,  Madame,  emporta  la  balance  : 

De  Cartilage  pour  vous  j'embrassai  l'alliance; 

Et  comme  on  ne  veut  point  d'arbitre  intéressé, 

C'est  beaucoup  aux  vainqueurs  d'oublier  le  passé.    270 

En  l'état  où  je  suis,  deux  batailles  perdues, 

Mes  villes,  la  plupart  surprises  ou  rendues. 

Mon  royaume  d'argent  et  d'hommes  affoibli. 

C'est  beaucoup  de  me  voir  tout  d'un  coup  rétabli. 

Je  reçois  sans  combat  le  prix  de  la  victoire  ;  275 

Je  rentre  sans  péril  en  ma  première  gloire  ; 

Et  ce  qui  plus  que  tout  a  lieu  de  m 'être  doux. 

Il  m'est  permis  enfin  de  vivre  auprès  de  vous. 

SOPHONISBE. 

Quoi  que  vous  résolviez,  c'est  à  moi  d'y  souscrire  ; 
J'oserai  toutefois  m'enhardir  à  vous  dire  280 

Qu'avec  plus  de  plaisir  je  verrois  ce  traité, 
Si  j'y  voyois  pour  vous  ou  gloire  ou  sûreté. 
Mais,  Seigneur,  m'aimez-vous  encor? 

SYPHAX. 

Si  je  vous  aime? 

SOPHONISBE. 

Oui,  m'aimez-vous  encor.  Seigneur? 

SYPHAX. 

Plus  que  moi-même. 

1 .  Scipion  et  Asdrubal  vinrent  le  même  jour  réclamer  l'alliance  et  l'amitié 
de  Syphax.  Le  hasard  les  ayant  réunis  sous  son  toit,  il  les  invita  tous  deux  à 
s'asseoir  à  sa  table.  Scipion  et  Asdrubal,  parce  que  tel  était  le  désir  du  roi, 
se  placèrent  sur  le  même  lit.  Eodem  lecto  Scipio  atque  Asdrubal  {tjuia  ita 
cordi  erat  regî)  accubiienmt.  {Titc  Lwe,  livre  XXVIII,  chapitre  xviii.) 

2.  Les  ôditioDS  de  i663  et  de  i665  donnent  f  avois  (j^auois),  pour  j'aurois. 


ACTE   I,    SCENE   IV.  485 

SOPHONISBE. 

Si  mon  amour  égal  rend  vos  jours  fortunés,  a8  5 

Vous  souvient-il  encor  de  qui  vous  le*  tenez? 

SYPHAX. 

De  vos  bontés,  Madame. 

SOPHONISBE, 

Ah!  cessez,  je  vous  prie, 
De  faire  en  ma  faveur  outrage  à  ma  patrie. 
Un  autre  avoit  le  choix  de  mon  père  et  le  mien  ; 
Elle  seule  pour  vous  rompit  ce  doux  lien.  290 

Je  brûlois  d'un  beau  feu,  je  promis  de  l'éteindre; 
J'ai  tenu  ma  parole,  et  j'ai  su  m'y  contraindre. 
Mais  vous  ne  tenez  pas,  Seigneur,  à  vos  amis 
Ce  qu'acceptant  leur  don  vous  leur  avez  promis  ; 
Et  pour  ne  pas  user  vers  vous  d'un  mot  trop  rude,     agS 
Vous  montrez  pour  Carthage  un  peu  d'ingratitude. 

Quoi?  vous  qui  lui  devez  ce  bonheur  de  vos  jours, 
Vous  que  mon  hyménée  engage  k  son  secours, 
Vous  que  votre  serment  attache  à  sa  défense^, 
Vous  manquez  de  parole  et  de  reconnoissance,  3 00 

Et  pour  remercîment  de  me  voir  en  vos  mains, 
Vous  la  livrez  vous-même  en  celles  des  Romains^! 
Vous  brisez  le  pouvoir  dont  vous  m'avez  reçue. 
Et  je  serai  le  prix  d'une  amitié  rompue, 
Moi  qui  pour  en  étreindre*  à  jamais  les  grands  nœuds, 
Ai  d'un  amour  si  juste  éteint  les  plus  beaux  feux! 


1.  L'édition  de  1692  a  changé  le  en  les. 

2.  Quand  Syphax  épousa  Sophonisbe,  les  Carthaginois  et  luise  lièrent  par 
des  engagements  réciproques  et  se  promirent,  sous  la  foi  du  serment,  d'avoir 
les  mêmes  amis  et  les  mêmes  ennemis  :  data  ultro  citroque  Jide ,  eosdem  arni- 
cas inimicosque  habituros.  (Tite  Live,  livre  XXIX,  chapitre  xxm.) 

3.  Dans  les  éditions  de  Thomas  Corneille  et  de  Voltaire,  il  y  a  celle,  au 
singulier  :  «  en  celle  des  Romains.  » 

4.  Les  impressions  de  1668  et  de  1682  ont  ici  l'une  et  l'autre  la  même 
faute  typographique  :  éteindre,  pour  éireindre. 


^86  SOPHONISBE. 

Moi  que  vous  protestez  d'aimer  plus  que  vous-même  ! 
Ah!  Seigneur,  le  dirai-je?  est-ce  ainsi  que  l'on  m'aime? 

SYPHAX. 

Si  vous  m'aimiez,  Madame,  il  vous  seroit  bien  doux 

De  voir  comme  je  veux  ne  vous  devoir  qu'à  vous  :      3  i  o 

Vous  ne  vous  plairiez  pas  à  montrer  dans  votre  âme 

Les  restes  odieux  d'une  première  flamme, 

D'un  amour  dont  l'hymen  qu'on  a  vu  nous  unir 

Devroit  avoir  éteint  jusques  au  souvenir. 

Vantez-moi  vos  appas,  montrez  avec  courage  3  i  5 

Ce  prix  impérieux  dont  m'achète  Carthage; 

Avec  tant  de  hauteur  prenez  son  intérêt. 

Qu'il  me  faille  en  esclave  agir  comme  il  lui  plaît  ; 

Au  moindre  soin  des  miens  traitez-moi  d'infidèle. 

Et  ne  me  permettez  de  régner  que  sous  elle  ;  320 

Mais  épargnez  ce  comble  aux  malheurs  que  je  crains, 

D'entendre  aussi  vanter  ces  beaux  feux  mal  éteints. 

Et  de  vous  en  voir  l'âme  encor  toute  obsédée 

En  ma  présence  même  en  caresser  l'idée. 

SOPHONISBE. 

Je  m'en  souviens.  Seigneur,  lorsque  vous  oubliez     325 
Quels  vœux  mon  changement  vous  a  sacrifiés, 
Et  saurai  l'oublier,  quand  vous  ferez  justice 
A  ceux  qui  vous  ont  fait  un  si  grand  sacrifice. 

Au  reste,  pour  ouvrir  tout  mon  cœur  avec  vous. 
Je  n'aime  point  Carthage  à  l'égal  d'un  époux;  3  3o 

Mais  bien  que  moins  soumise  à  son  destin  qu'au  vôtre 
Je  crains  également  et  pour  l'un  et  pour  l'autre. 
Et  ce  que  je  vous  suis  ne  sauroit  empêcher 
Que  le  plus  malheureux  ne  me  soit  le  plus  cher. 

Jouissez  de  la  paix  qui  vous  vient  d'être  offerte,     3  3  5 
Tandis  que  j'irai  plaindre  et  partager  sa  perte  : 
J'y  mourrai  sans  regret,  si  mon  dernier  moment 
Vous  laisse  en  quelque  état  de  régner  sûrement; 


ACTE    1,   SCÈNE    IV.  487 

Mais  Carthage  détruite,  avec  quelle  apparence 

Oserez-vous  garder  cette  fausse  espérance?  340 

Rome,  qui  vous  redoute  et  vous  flatte  aujourd'hui. 

Vous  craindra-t-elle  encor,  vous  voyant  sans  appui, 

Elle  qui  de  la  paix  ne  jette  les  amorces 

Que  par  le  seul  besoin  de  séparer  vos  forces  S 

Et  qui  dans  Massinisse,  et  voisin,  et  jaloux,  345 

Aura  toujours  de  quoi  se  brouiller  avec  vous? 

Tous  deux  vous  devront  tout.  Carthage  abandonnée 

Vaut  pour  l'un  et  pour  l'autre  une  grande  journée. 

Mais  un  esprit  aigri  n'est  jamais  satisfait 

Qu'il  n'ait  vengé  l'injure  en  dépit  du  bienfait.  3  5o 

Pensez-y  :  votre  armée  est  la  plus  forte  en  nombre  ; 

Les  Romains  ont  tremblé  dès  qu'ils  en  ont  vu  l'ombre  ; 

Utique  à  l'assiéger  retient  leur  Scipion^; 

Un  temps  bien  pris  peut  tout  :  pressez  l'occasion. 

De  ce  chef  éloigné  la  valeur  peu  commune  3  5  5 

Peut-être  à  sa  personne  attache  leur  fortune  ; 

Il  tient  auprès  de  lui  la  fleur  de  leurs  soldats. 

En  tout  événement  Cyrthe  vous  tend  les  bras  ; 

Vous  tiendrez,  et  longtemps,  dedans  cette  retraite. 

Mon  père  cependant  répare  sa  défaite;  3 60 

Hannon  a  de  l'Espagne  amené  du  secours  ; 

Annibal  vient  lui-même  ici  dans  peu  de  jours^. 

Si  tout  cela  vous  semble  un  léger  avantage. 

Renvoyez-moi,  Seigneur,  me  perdre  avec  Carthage  : 

J'y  périrai  sans  vous;  vous  régnerez  sans  moi.  3  6!) 

Vous  préserve  le  ciel  de  ce  que  je  prévoi. 

Et  daigne  son  courroux,  me  prenant  seul  en  butte, 

1.  On  lit  vos  forces  dans  l'édition  de  i663,  mes  Jorces  dans  celles  de  1666 
et  de  î668,  et  nos  forces  dans  celles  de  1682,  de  1692  et  de  Voltaire  (1764). 

2.  Voyez  Tite  Live,  livre  XXX,  chapitre  m. 

3.  A  peu  de  distance  du  récit  d'où  Corneille  a  tiré  sa  pièce,  Tite  Live 
nous  montre  Annibal  revenu  d'Italie  en  Afrique  :  voyez  livre  XXX,  cha- 
pitres XXVIII  et  XXIX. 


488  SOPHOINISBE. 

M'exempter  par  ma  mort  de  pleurer  votre  chute  ! 

SYPHA.X. 

A  des  charmes  si  forts  joindre  celui  des  pleurs  ! 

Soulever  contre  moi  ma  gloire  et  vos  douleurs  !         370 

C'est  trop,  c'est  trop,  Madame;  il  faut  vous  satisfaire  : 

Le  plus  grand  des  malheurs  seroit  de  vous  déplaire, 

Et  tous  mes  sentiments  veulent  bien  se  trahir 

A  la  douceur  de  vaincre  ou  de  vous  obéir. 

La  paix  eût  sur  ma  tête  assuré  ma  couronne  ;  375 

Il  faut  la  refuser,  Sophonisbe  l'ordonne  : 

Il  faut  servir  Carthage,  et  hasarder  l'Etat. 

Mais  que  deviendrez-vous,  si  je  meurs  au  combat? 

Qui  sera  votre  appui,  si  le  sort  des  batailles 

Vous  rend  un  corps  sans  vie  au  pied  de  nos  murailles  ?  3  8  0 

SOPHONISBE. 

Je  VOUS  répondrois  bien  qu'après  votre  trépas 

Ce  que  je  deviendrai  ne  vous  regarde  pas; 

Mais  j'aime  mieux,  Seigneur,  pour  vous  tirer  de  peine, 

Vous  dire  que  je  sais  vivre  et  mourir  en  reine. 

SYPHAX. 

N'en  parlons  plus,  Madame.  Adieu  :  pensez  à  moi;   38  5 
Et  je  saurai,  pour  vous,  vaincre  ou  mourir  en  roi^ 


1 


I .  Toute  cette  scène  entre  Sophonisbe  et  Syphax  est  le  développement  de  ce 
passage  de  Tite  Live  (livre  XXX,  chapitre  vu)  :  «  Syphax  faisait  les  plus 
actives  dispositions  pour  recommencer  la  guerre.  Sa  femme  l'avait  gagné, 
non  plus  seulement  comme  autrefois,  par  des  caresses,  armes  déjà  si  puissantes 
sur  le  cœur  d'un  époux  qui  l'aimait,  mais  par  les  prières  et  la  compassion, 
le  conjurant,  les  yeux  pleins  de  larmes,  de  ne  pas  trahir  son  père  et  sa  pa- 
trie. »  Syphacem....  summa  ope...  reparantem  bellum  :  quum  uxor,  non 
jam,  ut  ante,  blanclJtiis,  satls  potcntibus  ad  anlmum  amantisy  sed  precibus 
et  misericordia  valuisset,  plena  lacrimarum  obtcstans  ne  patrcrn  suum  pa- 
triamque  prodcret. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE   II,  SCÈNE    I.  489 


ACTE  IL 


SCENE  PREMIERE. 
ÉRYXE,  BARCÉE. 

ÉRYXE. 

Quel  désordre,  Barcée,  ou  plutôt  quel  supplice, 

IVrapprêtoit  la  victoire  à  revoir  Massinisse  ! 

Et  que  de  mon  destin  l'obscure  trahison 

Sur  mes  souhaits  remplis  a  versé  de  poison!  390 

Syphax  est  prisonnier;  Cyrthe  toute  éperdue 

A  ce  triste  spectacle  aussitôt  s'est  rendue. 

Sophonisbe,  en  dépit  de  toute  sa  fierté, 

Ya  gémir  k  son  tour  dans  la  captivité  : 

Le  ciel  finit  la  mienne,  et  je  n'ai  plus  de  chaînes      395 

Que  celles  qu'avec  gloire  on  voit  porter  aux  reines  ; 

Et  lorsqu'aux  mêmes  fers  je  crois  voir  mon  vainqueur, 

Je  doute,  en  le  voyant,  si  j'ai  part  en  son  cœur. 

En  vain  l'impatience  à  le  chercher  m'emporte, 
En  vain  de  ce  palais  je  cours  jusqu'à  la  porte,  400 

Et  m'ose  figurer,  en  cet  heureux  moment. 
Sa  flamme  impatiente  et  forte  également  : 
Je  l'ai  vu,  mais  surpris,  mais  troublé  de  ma  vue; 
Il  n'étoit  point  lui-même  alors  qu'il  m'a  reçue, 
Et  ses  yeux  égarés  marquoient  un  embarras  405 

A  faire  assez  juger  qu'il  ne  me  cherchoit  pas. 
J'ai  vanté  sa  victoire,  et  je  me  suis  flattée 
Jusqu'à  m'imaginer  que  j'étois  écoutée; 


490  SOPHONISBE. 

Mais  quand  pour  me  répondre  il  s'est  fait  un  effort, 
Son  compliment  au  mien  n'a  point  eu  de  rapport  ;    410 
Et  j'ai  trop  vu  par  là  qu'un  si  profond  silence 
Attachoit  sa  pensée  ailleurs  qu'à  ma  présence, 
Et  que  l'emportement  d'un  entretien  secret 
Sous  un  front  attentif  caclioit  l'esprit  distrait. 

BARCÉE. 

Les  soins  d'un  conquérant  vous  donnent  trop  d'alarmes. 
C'est  peu  que  devant  lui  Cyrtlie  ait  mis  bas  les  armes. 
Qu'elle  se  soit  rendue,  et  qu'un  commun  effroi 
L'ait  fait  à  tout  son  peuple  accepter  pour  son  roi  ; 
Il  lui  faut  s'assurer  des  places  et  des  portes, 
Pour  en  demeurer  maître  y  poster*  ses  cohortes  :      420 
Ce  devoir  se  préfère  aux  soucis  les  plus  doux  ; 
Et  s'il  en  étoit  quitte,  il  seroit  tout  à  vous. 

ÉRYXE. 

Il  me  l'a  dit  lui-même  alors  qu'il  m'a  quittée; 

Mais  j'ai  trop  vu  d'ailleurs  son  âme  inquiétée; 

Et  de  quelque  couleur  que  tu  couvres  ses  soins,        425 

Sa  nouvelle  conquête  en  occupe  le  moins. 

Sophonisbe,  en  un  mot,  et  captive  et  pleurante. 

L'emporte  sur  Eryxe  et  reine  et  triomphante  ; 

Et  si  je  m'en  rapporte  à  l'accueil  différent, 

Sa  disgrâce  peut  plus  qu'un  sceptre  qu'on  me  rend.  430 

Tu  l'as  pu  remarquer.  Du  moment  qu'il  l'a  vue, 
Ses  troubles  ont  cessé,  sa  joie  est  revenue  : 
Ces  charmes  à  Carthage  autrefois  adorés 
Ont  soudain  réuni  ses  regards  égarés. 
Tu  l'as  vue  étonnée,  et  tout  ensemble  altière,  435 

Lui  demander  l'honneur  d'être  sa  prisonnière, 
Le  prier  fièrement  qu'elle  pût  en  ses  mains 
Eviter  le  triomphe  et  les  fers  des  Romains^. 

I.  L'édition  de  1692  a  changti  poster  ea  porter. 
a.  Voyez  ci-après  V Appendice  I,  p.  55o  et  55i. 


ACTE    II,  SCÈNE   L  491 

Son  orgueil,  que  ses  pleurs  sembloient  vouloir  dédire, 

Trouvoit  Tart  en  pleurant  d'aug-menter  son  empire  ;   440 

Et  sûre  du  succès,  dont  cet  art  répondoit, 

Elle  prioit  bien  moins  qu'elle  ne  commandoit. 

Aussi  sans  balancer  il  a  donné  parole 

Qu'elle  ne  seroit  point  traînée  au  Capitole, 

Qu'il  en  sauroit  trouver  un  moyen  assuré  ;  445 

En  lui  tendant  la  main,  sur  l'heure  il  l'a  juré, 

Et  n'eût  pas  borné  là  son  ardeur  renaissante. 

Mais  il  s'est  souvenu  qu'enfin  j'étois  présente; 

Et  les  ordres  qu'aux  siens  il  avoit  à  donner 

Ont  servi  de  prétexte  à  nous  abandonner.  450 

Que  dis-je?  pour  moi  seule  affectant  cette  fuite. 
Jusqu'au  fond  du  palais  des  yeux  il  l'a  conduite  ; 
Et  si  tu  t'en  souviens,  j'ai  toujours  soupçonné 
Que  cet  amour  jamais*  ne  fut  déraciné. 
Chez  moi,  dans  Hyarbée^,  où  le  mien  trop  facile     455 
Prêtoit  à  sa  déroute  un  favorable  asile. 
Détrôné,  vagabond,  et  sans  appui  que  moi, 
Quand  j'ai  voulu  parler  contre  ce  cœur  sans  foi, 
Et  qu'à  cette  infidèle  imputant  sa  misère. 
J'ai  cru  surprendre  un  mot  de  haine  ou  de  colère,    460 
Jamais  son  feu  secret  n'a  manqué  de  détours 
Pour  me  forcer  moi-même  à  changer  de  discours  ; 
Ou  si  je  m'obstinois  à  le  faire  répondre, 
J'en  tirois  pour  tout  fruit  de  quoi  mieux  me  confondre. 
Et  je  n'en  arrachois  que  de  profonds  hélas,  465 

Et  qu'enfin  son  amour  ne  la  méritoit  pas. 
Juge,  par  ces  soupirs^  que  produisoit  l'absence, 


I.  Dans  l'édition  de  1692  il  y  a  jadis,  au  lieu  Ae  jamais. 

1.  Hjarbée  {larbée),  capitale  de  la  Gétulie,  nom  de  ville  forgé,  comme  le 
nom  de  la  reine  Eryxe,  et  tiré  apparemment  de  celui  de  l'ancien  roi  de 
Gétulie  larbas. 

3.   L'édition  de  1692  dounne  «  ses  soupirs,   »>  pour  «  ces  soupirs.  » 


/i92  SOPHONISBE. 

Ce  qu'à  leur  entrevue  a  produit  la  présence. 

BARCÉE. 

Elle  a  produit  sans  doute  un  effet  de  pitié, 

Où  se  mêle  peut-être  une  ombre  d'amitié.  470 

Vous  savez  qu'un  cœur  noble  et  vraiment  magnanime, 

Quand  il  bannit  l'amour,  aime  à  garder  l'estime  ; 

Et  que  bien  qu'offensé  par  le  choix  d'un  mari, 

Il  n'insulte  jamais  à  ce  qu'il  a  chéri. 

Mais  quand  bien  vous  auriez  tout  lieu  de  vous  en  plaindre, 

Sophonisbe,  après  tout,  n'est  point  pour  vous  à  craindre  : 

Eût-elle  tout  son  cœur,  elle  l'auroit  en  vain, 

Puisqu'elle  est  hors  d'état  de  recevoir  sa  main. 

Il  vous  la  doit.  Madame. 

ÉRYXE. 

Il  me  la  doit,  Barcée; 
Mais  que  sert  une  main  par  le  devoir  forcée?  480 

Et  qu'en  auroit  le  don  pour  moi  de  précieux, 
S'il  faut  que  son  esclave  ait  son  cœur  à  mes  yeux  ? 

Je  sais  bien  que  des  rois  la  fière  destinée 
Souffre  peu  que  l'amour  règle  leur  hyménée. 
Et  que  leur  union  souvent,  pour  leur  malheur,  5  8  5 

N'est  que  du  sceptre  au  sceptre,  et  non  du  cœur  au  cœur; 
Mais  je  suis  au-dessus  de  cette  erreur  commune  : 
J'aime  en  lui  sa  personne  autant  que  sa  fortune  ; 
Et  je  n'en  exigeai  qu'il  reprît  ses  Etats 
Que  de  peur  que  mon  peuple  en  fît  trop  peu  de  cas.  490 
Des  actions  des  rois  ce  téméraire  arbitre 
Dédaigne  insolemment  ceux  qui  n'ont  que  le  titre. 
Jamais  d'un  roi  sans  trône  il  n'eût  souffert  la  loi. 
Et  ce  mépris  peut-être  eût  passé  jusqu'à  moi. 
Il  falloit  qu'il  lui  vît  sa  couronne  à  la  tête,  4y5 

Et  que  ma  main  devînt  sa  dernière  conquête, 
Si  nous  voulions  régner  avec  l'autorité 
Que  le  juste  respect  doit  à  la  dignité. 


ACTE    II,    SCÈNE    I.  493 

J'aime  donc  Massinisse,  et  je  prétends  qu'il  m'aime  : 
Je  l'adore,  et  je  veux  qu'il  m'adore  de  même;  5oo 

Et  pour  moi  son  hymen  seroit  un  long-  ennui, 
S'il  n'étoit  tout  à  moi,  comme  moi  toute  à  lui. 
Ne  t'étonne  donc  point  de  cette  jalousie 
Dont,  à  ce  froid  abord,  mon  âme  s'est  saisie; 
Laisse-la-moi  souffrir,  sans  me  la  reprocher  ;  5  0  ,^ 

Sers-la,  si  tu  le  peux,  et  m'aide  à  la  cacher. 
Pour  juste  aux  yeux  de  tous  qu'en  puisse  être  la  cause, 
Une  femme  jalouse  à  cent  mépris  s'expose; 
Plus  elle  fait  de  bruit,  moins  on  en  fait  d'état. 
Et  jamais  ses  soupçons  n'ont  qu'un  honteux  éclat,    5  10 
Je  veux  donner  aux  miens  une  route  diverse, 
A  ces  amants  suspects  laisser  libre  commerce, 
D'un  œil  indifférent  en  regarder  le  cours. 
Fuir  toute  occasion  de  troubler  leur  discours  S 
Et  d'un  hymen  douteux  éviter  le  supplice,  5  i  b 

Tant  que  je  douterai  du  cœur  de  Massinisse. 
Le  voici  :  nous  verrons,  par  son  empressement. 
Si  je  me  suis  trompée  en  ce  pressentiment. 


SCENE   11. 

MASSINISSE,  ÉRYXE,  BARCÉE, 
MÉZÉTULLE. 

MASSINISSE. 

Enfin,  maître  absolu  des  murs  et  de  la  ville, 

Je  puis  vous  rapporter  un  esprit  plus  tranquille,       San 

Madame,  et  voir  céder  en  ce  reste  du  jour 

Les  soins  de  la  victoire  aux  douceurs  de  l'amour. 


I .  Tel  est  le  texte  de  toutes  les  éditions  publiées  du  vivant  de  l'auteur 
Thomas  Corneille  et  Voltaire  ont  mis  le  pluriel  :  «  leurs  discours.  » 


494  SOPHONISBE. 

Je  n'aurois  plus  de  lieu  d'aucune  inquiétude', 
N'étoit  que  je  ne  puis  sortir  d'ingratitude, 
Et  que  dans  mon  bonheur  il  n'est  pas  bien  en  moi   5  2  5 
De  m'acquitter  jamais  de  ce  que  je  vous  doi. 

Les  forces  qu'en  mes  mains  vos  bontés  ont  remises 
Vous  ont  laissée  en  proie  à  de  lâches  surprises, 
Et  me  rendoient  ailleurs  ce  qu'on  m'avoit  ôté, 
Tandis  qu'on  vous  ôtoit  et  sceptre  et  liberté.  5  3o 

Ma  première  victoire  a  fait  votre  esclavage  ; 
Celle-ci,  qui  le  brise,  est  encor  votre  ouvrage  ; 
Mes  bons  destins  par  vous  ont  eu  tout  leur  effet, 
Et  je  suis  seulement  ce  que  vous  m'avez  fait. 
Que  peut  donc  tout  l'effort  de  ma  reconnoissance,    5  35 
Lorsque  je  tiens  de  vous  ma  gloire  et  ma  puissance? 
Et  que  vous  puis-je  offrir  que  votre  propre  bien, 
Quand  je  vous  offrirai  votre  sceptre  et  le  mien^? 

ÉRYXE. 

Quoi  qu'on  puisse  devoir,  aisément  on  s'acquitte. 

Seigneur,  quand  on  se  donne  avec  tant  de  mérite  :    540 

C'est  un  rare  présent  qu'un  véritable  roi, 

Qu'a  rendu  sa  victoire  enfin  digne  de  moi. 

Si  dans  quelques  malheurs  pour  vous  je  suis  tombée, 

Nous  pourrons  en  parler  un  jour  dans  Hyarbée, 

Lorsqu'on  nous  y  verra  dans  un  rang  souverain,       545 

La  couronne  à  la  tête,  et  le  sceptre  à  la  main. 

Ici  nous  ne  savons  encor  ce  que  nous  sommes  : 

Je  tiens  tout  fort  douteux  tant  qu'il  dépend  des  hommes, 

Et  n'ose  m'assurer  que  nos  amis  jaloux^ 

Consentent  l'union  des  deux  trônes  en  nous.  SSo 

1.  Thomas  Corneille  (lOga)  et  Voltaire  (1764)  ont  corrigé  ainsi  ce  vers  : 

Je  n'aurois  plus  sujet  d'aucune  inquiétude. 

2.  Voyez  ci-dessus,  p.  4^9  ^t  470»  l'observation  que  Corneille  fait  sur  ce 
couplet. 

3.  Les  Romains. 


ACTE   II,    SCÈNE   If.  495 

Ce  qu'avec  leurs  héros  vous  avez  de  pratique 

Vous  a  dû  mieux  qu'à  moi  montrer  leur  politique. 

Je  ne  vous  en  dis  rien  :  un  souci  plus  pressant, 

Et  si  je  l'ose  dire,  assez  embarrassant, 

Où  même  ainsi  que  vous  la  pitié  m'intéresse,  5  5S 

Vous  doit  inquiéter  touchant  votre  promesse  : 

Dérober  Sophonisbe  au  pouvoir  des  Romains, 

C'est  un  pénible  ouvrage,  et  digne  de  vos  mains; 

Vous  devez  y  penser. 

MASSINISSE. 

Un  peu  trop  téméraire, 
Peut-être  ai-je  promis  plus  que  je  ne  puis  faire.         HC^o 
Les  pleurs  de  Sophonisbe  ont  surpris  ma  raison*. 
L'opprobre  du  triomphe  est  pour  elle  un  poison  ; 
Et  j'ai  cru  que  le  ciel  l'avoit  assez  punie. 
Sans  la  livrer  moi-même  à  tant  d'ignominie. 
Madame,  il  est  bien  dur  de  voir  déshonorer  f)6  5 

L'autel  où  tant  de  fois  on  s'est  plu  d'adorer, 
Et  l'âme  ouverte  aux  biens  que  le  ciel  lui  renvoie 
Ne  peut  rien  refuser  dans  ce  comble  de  joie. 
Mais  quoi  que  ma  promesse  ait  de  difficultés, 
L'effet  en  est  aisé,  si  vous  y  consentez.  570 

ÉRYXE. 

Si  j'y  consens!  bien  plus.  Seigneur,  je  vous  en  prie. 
Voyez  s'il  faut  agir  de  force  ou  d'industrie  ; 
Et  concertez  ensemble  en  toute  liberté 
Ce  que  dans  votre  esprit  vous  avez  projeté. 
Elle  vous  cherche  exprès. 

I .   «  L'âme  du  vainqueur  ne  s'abandonna  pas  seulement  à  la  compassion  ; 
il  s'éprit  d'amour  pour  sa  captive.  »  IVori  in  misericordiam  modo  prolapsus  est 

animus  victoris,  sed —  amore  captivse  victor  captus {Tite  Livc,  Vivre  XXX, 

chapitre  xii.)  Voyez  ci-après  V Appendice  I,  p.  55 1. 


496  SOPHONISBE. 

SCÈNE  m. 

MASSINISSE,  ÉRYXE,  SOPHONISBE,  BARCÉE, 
HERMINIE,  MÉZÉTULLE*. 

ÉRYXE. 

Tout  a  changé  de  face,        575 
Madame,  et  les  destins  vous  ont  mise  en  ma  place. 
Vous  me  deviez  servir  malgré  tout  mon  courroux. 
Et  je  fais  à  présent  même  chose  pour  vous  : 
Je  vous  l'avois  promis,  et  je  vous  tiens  parole. 

SOPHONISBE. 

Je  VOUS  suis  obligée;  et  ce  qui  m'en  console,  5 80 

C'est  que  tout  peut  changer  une  seconde  fois; 
Et  je  vous  rendrai  lors  tout  ce  que  je  vous  dois. 

ÉRYXE . 

Si  le  ciel  jusque-là  vous  en  laisse  incapable, 

Vous  pourrez  quelque  temps  être  ma  redevable, 

Non  tant  d'avoir  parlé,  d'avoir  prié  pour  vous,  58  5 

Comme  de  vous  céder  un  entretien  si  doux. 

Voyez  si  c'est  vous  rendre  un  fort  méchant  office 

Que  vous  abandonner  le  prince  Massinisse. 

SOPHONISBE. 

Ce  n'est  pas  mon  dessein  de  vous  le  dérober. 

ÉRYXE. 

Peut-être  en  ce  dessein  pourriez-vous  succomber  ;  [clés  : 
Mais,  Seigneur,  quel  qu'il  soit,  je  n'y  mets  point  d'obsta- 
Un  héros,  comme  un  dieu,  peut  faire  des  miracles; 
Et  s'il  faut  mon  aveu  pour  en  venir  à  bout. 


t.  Les  éditeurs  modernes  ont  ajouté  avec  raison  aux  noms  des  personnages 
celui  de  Mézétulle,  qui  figure  en  tête  de  la  scène  précédente  et  dans  la  sui- 
vante. Ce  nom  ne  se  trouve  ici  dans  aucune  des  éditions  anciennes,  pas  même 
dans  celles  de  Thomas  Corneille  (1692)  et  de  Voltaire  (1764). 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  497 

Soyez  sûr  de  nouveau  que  je  consens  à  tout. 
Adieu. 

SCÈNE  IV^ 

MASSINISSE,  SOPHONISBE,  HERMINIE, 
MÉZÉTULLE. 

SOPHONISBE. 

Pardonnez-vous  à  cette  inquiétude  5  9  s 

Que  fait  de  mon  destin  la  triste  incertitude, 
Seigneur?  et  cet  espoir  que  vous  m'avez  donné 
Vous  fera-t-il  aimer  d'en  être  importuné  ? 

Je  suis  Carthaginoise,  et  d'un  sang  que  vous-même 
N'avez  que  trop  jugé  digne  du  diadème:  600 

Jugez  par  là  l'excès  de  ma  confusion 
A  me  voir  attachée  au  char  de  Scipion  ; 
Et  si  ce  qu'entre  nous  on  vit  d'intelligence 
Ne  vous  convaincra  point  d'une  indigne  vengeance, 
Si  vous  écoutez  plus  de  vieux  ressentiments  6  0  5 

Que  le  sacré  respect  de  vos  derniers  serments. 

Je  fus  ambitieuse,  inconstante  et  parjure^: 
Plus  votre  amour  fut  grand,  plus  grande  en  est  l'injure; 
Mais  plus  il  a  paru,  plus  il  vous  fait  de  lois 
Pour  défendre  l'honneur  de  votre  premier  choix  ;      610 
Et  plus  l'injure  est  grande,  et  d'autant  mieux  éclate 
La  générosité  de  servir  une  ingrate 
Que  votre  bras  lui-même  a  mise  hors  d'état 
D'en  pouvoir  dignement  reconnoître  l'éclat. 

MASSINISSE. 

Ah  î  si  VOUS  m'en  devez  quelque  reconnoissance,        6  i  5 
Cessez  de  vous  en  faire  une  fausse  impuissance  : 

1.  Pour  toute  cette  scène,  voyez  ci-après  V Appendice  I,  p.  55 1. 

2.  f^ar.  Je  fus  ambitieuse,  inconstante,  parjure.  (i663) 

COENEILLE.    VI  3  3 


49»  SOPHONISBE. 

De  quelque  dur  revers  que  vous  sentiez  les  coups, 

Vous  pouvez  plus  pour  moi  que  je  ne  puis  pour  vous. 

Je  dis  plus  :  je  ne  puis  pour  vous  aucune  chose, 

A  moins  qu'à  m'y  servir  ce  revers  vous  dispose.        620 

J'ai  promis,  mais  sans  vous  j'aurai  promis  en  vain; 

J'ai  juré,  mais  l'effet  dépend  de  votre  main; 

Autre  qu'elle  en  ces  lieux  ne  peut  briser  vos  chaînes  : 

En  un  mot  le  triomphe  est  un  supplice  aux  reines  ; 

La  femme  du  vaincu  ne  le  peut  éviter,  625 

Mais  celle  du  vainqueur  n'a  rien  à  redouter. 

De  l'une  il  est  aisé  que  vous  deveniez  l'autre  ; 

Votre  main  par  mon  sort  peut  relever  le  vôtre  ; 

Mais  vous  n'avez  qu'une  heure,  ou  plutôt  qu'un  moment. 

Pour  résoudre  votre  âme  à  ce  grand  changement.     63 0 

Demain  Lélius  entre,  et  je  ne  suis  plus*  maître; 

Et  quelque  amour  en  moi  que  vous  voyiez  renaître. 

Quelques  charmes  en  vous  qui  puissent  me  ravir, 

Je  ne  puis  que  vous  plaindre,  et  non  pas  vous  servir. 

C'est  vous  parler  sans  doute  avec  trop  de  franchise;  63  5 

Mais  le  péril.... 

SOPHONISBE. 

De  grâce,  excusez  ma  surprise. 
Syphax  encor  vivant,  voulez- vous  qu'aujourd'hui.... 

MASSINISSE. 

Vous  me  fûtes  promise  auparavant  qu'à  lui; 

Et  cette  foi  donnée  et  reçue  à  Carthage, 

Quand  vous  voudrez  m'aimer,d'aveclui  vous  dégage.  640 

Si  de  votre  personne  il  s'est  vu  possesseur, 

Il  en  fut  moins  l'époux  que  l'heureux  ravisseur  ; 

Et  sa  captivité  qui  rompt  cet  hyménée^ 

Laisse  votre  main  libre  et  la  sienne  enchaînée. 


i.  L'édition  de  1666  donne  seule  pas,  au  lieu  de  plus. 

a.  Les  impressions  de  1666,  de  1668  et  de  1682  donnent  ce  mot  au  fémi- 


ACTE    II,    SCENE    IV.  499 

Rendez-vous  à  vous-même  ;  et  s'il  vous  peut  venir  645 
De  notre  amour  passé  quelque  doux  souvenir, 
Si  ce  doux  souvenir  peut  avoir  quelque  force.... 

SOPHONISBE. 

Quoi?  vous  pourriez  m'aimer  après  un  tel  divorce, 

Seigneur,  et  recevoir  de  ma  légèreté 

Ce  que  vous  déroba  tant  d'infidélité?  6  5o 

MASSINISSE. 

N'attendez  point.  Madame,  ici  que  je  vous  die 

Que  je  ne  vous  impute  aucune  perfidie  ; 

Que  mon  peu  de  mérite  et  mon  trop  de  malheur 

Ont  seuls  forcé  Cartilage  à  forcer  votre  cœur  ; 

Que  votre  changement  n'éteignit  point  ma  flamme,  65  5 

Qu'il  ne  vous  ôta  point  l'empire  de  mon  âme  ; 

Et  que  si  j'ai  porté  la  guerre  en  vos  Etats, 

Vous  étiez  la  conquête  où  prétendoit  mon  bras. 

Quand  le  temps  est  trop  cher  pour  le  perdre  en  paroles. 

Toutes  ces  vérités  sont  des  discours  frivoles  :  660 

Il  faut  ménager  mieux  ce  moment  de  pouvoir. 

Demain  Lélius  entre;  il  le  peut  dès  ce  soir: 

Avant  son  arrivée  assurez  votre  empire. 

Je  vous  aime.  Madame,  et  c'est  assez  vous  dire. 

Je  n'examine  point  quels  sentiments  pour  moi      6  6  5 
Me  rendront  les  effets  d'une  première  foi  : 
Que  votre  ambition,  que  votre  amour  choisisse; 
L'opprobre  est  d'un  côté,  de  l'autre  Massinisse. 
Il  faut  aller  à  Rome  ou  me  donner  la  main  : 
Ce  grand  choix  ne  se  peut  différer  à  demain,  670 

Le  péril  presse  autant  que  mon  impatience  ; 
Et  quoi  que  mes  succès  m'offrent  de  confiance. 
Avec  tout  mon  amour,  je  ne  puis  rien  pour  vous, 


nin  :  «  cette  hyménée;  »  le  masculin,  qui  est  la  leçon  de  la  première  édi- 
tion, a  été  rétabli  par  Thomas  Corneille. 


5oo  SOPHONISBE. 

Si  demain  Rome  en  moi  ne  trouve  votre  époux*. 

SOPHONISBE. 

Il  faut  donc  qu'à  mon  tour  je  parle  avec  franchise,   675 
Puisqu'un  péril  si  grand  ne  veut  point  de  remise. 

L'hymen  que  vous  m'offrez  peut  rallumer  mes  feux, 
Et  pour  briser  mes  fers  rompre  tous  autres  nœuds  ; 
Mais  avant  qu'il  vous  rende  à  votre  prisonnière, 
Je  veux  que  vous  voyiez^  son  âme  toute  entière,        680 
Et  ne  puissiez  un  jour  vous  plaindre  avec  sujet 
De  n'avoir  pas  bien  vu  ce  que  vous  aurez  fait. 

Quand  j'épousai  Syphax,  je  n'y  fus  point  forcée  : 
De  quelques  traits  pour  vous  que  l'amour  m'eût  blessée, 
Je  vous  quittai  sans  peine,  et  tous  mes  vœux  trahis   68  5 
Cédèrent  avec  joie  au  bien  de  mon  pays. 
En  un  mot,  j'ai  reçu  du  ciel  pour  mon  partage 
L'aversion  de  Rome  et  l'amour  de  Carthage. 
Vous  aimez  Lélius,  vous  aimez  Scipion, 
Vous  avez  lieu  d'aimer  toute  leur  nation;  690 

Aimez-la,  j'y  consens,  mais  laissez-moi  ma  haine^. 
Tant  que  vous  serez  roi,  souffrez  que  je  sois  reine, 
Avec  la  liberté  d'aimer  et  de  haïr, 
Et  sans  nécessité  de  craindre  ou  d'obéir. 

Voilà  quelle  je  suis,  et  quelle  je  veux  être.  695 

J'accepte  votre  hymen,  mais  pour  vivre  sans  maître, 
Et  ne  quitterois  point  l'époux  que  j'avois  pris. 
Si  Rome  se  pouvoit  éviter  qu'à  ce  prix. 

1.  «  Massinissa  n'écouta  que  son  amour  et  prit  une  résolution  téméraire. 
Il  ordonna  sur-le-champ  de  faire  les  préparatifs  de  son  mariage  pour  le  jour 
même,  afin  de  ne  laisser  ni  à  Lélius  ni  à  Scipion  le  droit  de  traiter  comme 
captive  celle  qui  serait  déjà  l'épouse  de  Massinissa.  »  Ah amore  temerarium.... 
mutuatur  consilium.  IVuptias  in  cum  ipsum  diem  repente  parari  jiihet,  ne 
qxiid  relinqueret  integri  aut  Laclio,  aut  ipsi  Scipioni,  consulendi  velut  in  cap' 
tivam^  quœ  Massinissœ  jam  nupta  foret.  {Tltc  Live^  livre  XXX,  chapitre  xu.) 
Voyez  ci-après  V Appendice  I,  p.  55l. 

2.  L'édition  de  1682  donne  seule,  voyez.,  sans  i. 

3.  rar.  Aimez-la,  j'y  consens,  mais  laissez-moi  la  haine.  (1666) 


ACTE    II,    SCENE   IV.  Soi 

A  ces  conditions  me  voulez-vous  pour  femme? 

MASSINISSE. 

A  ces  conditions  prenez  toute  mon  âme;                     ^oo 
Et  s'il  vous  faut  encor  quelques  nouveaux  serments 

SOPHONISBE. 

Ne  perdez  point,  Seigneur,  ces  précieux  moments  ; 
Et  puisque  sans  contrainte  il  m'est  permis  de  vivre, 
Faites  tout  préparer;  je  m'apprête  à  vous  suivre. 

MASSINISSE. 

J'y  vais;  mais  de  nouveau  gardez  que  Lélius....        705 

SOPHONISBE. 

Cessez  de  vous  gêner  par  des  soins  superflus; 

J'en  connois  l'importance,  et  vous  rejoins  au  temple. 

SCÈNE  V. 
SOPHONISBE,  HERMINIE. 

SOPHONISBE. 

Tu  vois,  mon  bonheur  passe  et  l'espoir  et  l'exemple; 

Et  c'est,  pour  peu  qu'on  aime,  une  extrême  douceur 

De  pouvoir  accorder  sa  gloire  avec  son  cœur;  7  lo 

Mais  c'en  est  une  ici  bien  autre,  et  sans  égale, 

D'enlever,  et  sitôt,  ce  prince  à  ma  rivale, 

De  lui  faire  tomber  le  triomphe  des  mains*, 

Et  prendre  sa  conquête  aux  yeux  de  ses  Romains. 

Peut-être  avec  le  temps  j'en  aurai  l'avantage  7 1  5 

De  l'arracher  à  Rome,  et  le  rendre  à  Carthage; 

Je  m'en  réponds  déjà  sur  le  don  de  sa  foi  : 

Il  est  à  mon  pays  puisqu'il  est  tout  à  moi. 

A  ce  nouvel  hymen  c'est  ce  qui  me  convie, 

Non  l'amour,  non  la  peur  de  me  voir  asservie  :  720 

x.Far.  De  lui  faire  tomber  son  triomphe  des  mains.  (i663-68) 


5oa  SOPHONISBE. 

L'esclavage  aux  grands  cœurs  n'est  point  à  redouter  ; 

Alors  qu'on  sait  mourir,  on  sait  tout  éviter; 

Mais  comme  enfin  la  vie  est  bonne  à  quelque  chose, 

Ma  patrie  elle-même  à  ce  trépas  s'oppose, 

Et  m'en  désavoueroit,  si  j'osois  me  ravir  ^aS 

Les  moyens  que  l'amour  m'offre  de  la  servir. 

Le  bonheur  surprenant  de  cette  préférence 

M'en  donne  une  assez  juste  et  flatteuse  espérance. 

Que  ne  pourrai-je  point  si,  dès  qu'il  m'a  pu  voir, 

Mes  yeux  d'une  autre  reine  ont  détruit  le  pouvoir!    730 

Tu  l'as  vu  comme  moi,  qu'aucun  retour  vers  elle 

N'a  montré  qu'avec  peine  il  lui  fût  infidèle  : 

Il  ne  l'a  point  nommée,  et  pas  même  un  soupir 

N'en  a  fait  soupçonner  le  moindre  souvenir. 

HERMINIE. 

Ce  sont  grandes  douceurs  que  le  ciel  vous  renvoie  ;  7  3  5 

Mais  il  manque  le  comble  à  cet  excès  de  joie, 

Dont  vous  vous  sentiriez  encor  bien  mieux  saisir. 

Si  vous  voyiez  qu'Eryxe  en  eût  du  déplaisir. 

Elle  est  indifférente,  ou  plutôt  insensible  : 

A  vous  servir  contre  elle  elle  fait  son  possible,  740 

Quand  vous  prenez  plaisir  à  troubler  son  discours. 

Elle  en  prend  à  laisser  au  vôtre  un  libre  cours  ; 

Et  ce  héros  enfin  que  votre  soin  obsède 

Semble  ne  vous  offrir  que  ce  qu'elle  vous  cède. 

Je  voudrois  qu'elle  vît  un  peu  plus  son  malheur,        745 

Qu'elle  en  fît  hautement  éclater  la  douleur  ; 

Que  l'espoir  inquiet  de  se  voir  son  épouse 

Jetât  un  plein  désordre  en  son  âme  jalouse; 

Que  son  amour  pour  lui  fût  sans  bonté  pour  vous. 

SOPHONISBE. 

Que  tu  te  connois  mal  en  sentiments  jaloux!  750 

Alors  qu'on  l'est  si  peu  qu'on  ne  pense  pas  l'être, 
On  n'y  réfléchit  point,  on  laisse  tout  paroître  ; 


ACTE   II,  SCÈNE   V.  5o3 

Mais  quand  on  Test  assez  pour  s'en  apercevoir, 
On  met  tout  son  possible  à  n'en  laisser  rien  voir. 

Éryxe,  qui  connoît  et  qui  hait  sa  foiblesse,  755 

La  renferme  au  dedans,  et  s'en  rend  la  maîtresse  ; 
Mais  cette  indifférence  où  tant  d'orgueil  se  joint 
Ne  part  que  d'un  dépit  jaloux  au  dernier  point; 
Et  sa  fausse  bonté  se  trahit  elle-même 
Par  l'effort  qu'elle  fait  à  se  montrer  extrême  :  760 

Elle  est  étudiée,  et  ne  l'est  pas  assez 
Pour  échapper  entière  aux  yeux  intéressés. 
Allons,  sans  perdre  temps,  l'empêcher  de  nous  nuire, 
Et  prévenir  l'effet  qu'elle  pourroit  produire. 


FIN    DU    SECOND    ACTE. 


Soi  SOPHONISBE. 


ACTE  III. 


SCENE    PREMIERE. 

MASSINISSE,  MÉZÉTULLE. 

MÉZÉTULLE. 

Oui,  Seigneur,  j'ai  donné  vos  ordres  h  la  porte,         765 

Que  jusques  à  demain  aucun  n'entre,  ne  sorte*, 

A  moins  que  Lélius  vous  dépêche  quelqu'un. 

Au  reste,  votre  hymen  fait  le  bonheur  commun  : 

Cette  illustre  conquête  est  une  autre  victoire, 

Que  prennent  les  vainqueurs  pour  un  surcroît  de  gloire, 

Et  qui  fait  aux  vaincus  bannir  tout  leur  effroi. 

Voyant  régner  leur  reine  avec  leur  nouveau  roi. 

Cette  union  à  tous  promet  des  biens  solides. 

Et  réunit  sous  vous  tous  les  cœurs  des  Numides. 

MASSINISSE. 

Mais  Eryxe...? 

MÉZÉTULLE. 

J'ai  mis  des  gens  à  l'observer,  775 

Et  suis  allé  moi-même  après  eux  la  trouver, 
De  peur  qu'un  contre-temps  de  jalouse  colère 
Allât  jusqu'aux  autels  en  troubler  le  mystère. 
D'abord  qu'elle  a  tout  su,  son  visage  étonné 
Aux  troubles  du  dedans  sans  doute  a  trop  donné  :    780 
Du  moins  à  ce  grand  coup  elle  a  paru  surprise  ; 
Mais  un  moment  après,  entièrement  remise, 

I.  L'édition  de  1692  et  Voltaire  d'après  elle  ont  changé  ne  en  ni. 


ACTE   m,  SCÈNE    I.  SoS 

Elle  a  voulu  sourire,  et  m'a  dit  froidement: 
«  Le  Roi  n'use  pas  mal  de  mon  consentement; 

Allez,  et  dites-lui  que  pour  reconnoissance »         7 85 

Mais,  Seigneur,  devers  vous  elle-même  s'avance. 
Et  vous  expliquera  mieux  que  je  n'aurois  fait 
Ce  qu'elle  ne  m'a  pas  expliqué  tout  à  fait. 

MASSINISSE. 

Cependant  cours  au  temple,  et  presse  un  peu  la  Reine 
D'y  terminer  des  vœux  dont  la  longueur  me  gêne;    790 
Et  dis-lui  que  c'est  trop  importuner  les  Dieux, 
En  un  temps  où  sa  vue  est  si  chère  à  mes  yeux. 

SCÈNE  IL 

MASSINISSE,  ÉRYXE,  BARCÉE. 

ÉRYXE. 

Comme  avec  vous,  Seigneur,  je  ne  sus  jamais  feindre, 

Souffrez  pour  un  moment  que  j'ose  ici  m'en  plaindre*, 

Non  d'un  amour  éteint,  ni  d'un  espoir  déçu,  795 

L'un  fut  mal  allumé,  l'autre  fut  mal  conçu  ; 

Mais  d'avoir  cru  mon  âme  et  si  foible  et  si  basse, 

Qu'elle  pût  m'imputer  votre  hymen  à  disgrâce. 

Et  d'avoir  envié  cette  joie  à  mes  yeux 

D'en  être  les  témoins,  aussi  bien  que  les  Dieux.        800 

Ce  plein  aveu  promis  avec  tant  de  franchise 

Me  préparoit  assez  à  voir  tout  saifs  surprise  ; 

Et  sûr  que  vous  étiez  de  mon  consentement. 

Vous  me  deviez  ma  part  en  cet  heureux  moment. 

J'aurois  un  peu  plus  tôt  été  désabusée;  8o5 

Et  près  du  précipice  où  j'étois  exposée, 


I.  Voltaire  (1764)  a  substitué  «  me  plaindre  »  à  m'en  plaindre,  »  qui  est 
le  texte  de  toutes  les  éditions  anciennes,  y  compris  celle  de  1692. 


5o6  SOPHONISBE. 

Il  m'eût  été,  Seigneur,  et  m'est  encor  bien  doux 

D'avoir  pu  vous  connoître  avant  que  d'être  à  vous. 

Aussi  n'attendez  point  de  reproche  ou  d'injure  : 

Je  ne  vous  nommerai  ni  lâche,  ni  parjure.  8  i  o 

Quel  outrage  m'a  fait  votre  manque  de  foi. 

De  me  voler  un  cœur  qui  n'étoit  pas  à  moi*? 

J'en  connois  le  haut  prix,  j'en  vois  tout  le  mérite  ; 

Mais  jamais  un  tel  vol  n'aura  rien  qui  m'irrite. 

Et  vous  vivrez  sans  trouble  en  vos  contentements,    8  i  5 

S'ils  n'ont  à  redouter  que  mes  ressentiments. 

MASSINISSE. 

J'avois  assez  prévu  qu'il  vous  seroit  facile 
De  garder  dans  ma  perte  un  esprit  si  tranquille  : 
Le  peu  d'ardeur  pour  moi  que  vos  désirs  ont  eu 
Doit  s'accorder  sans  peine  avec  cette  vertu.  8ao 

Vous  avez  feint  d'aimer,  et  permis  l'espérance  ; 
Mais  cet  amour  traînant  n'avoit  que  l'apparence  ; 
Et  quand  par  votre  hymen  vous  pouviez  m'acquérir, 
Vous  m'avez  renvoyé  pour  vaincre  ou  pour  périr. 
J'ai  vaincu  par  votre  ordre,  et  vois  avec  surprise       82  5 
Que  je  n'en  ai  pour  fruit  qu'une  froide  remise. 
Et  quelque  espoir  douteux  d'obtenir  votre  choix 
Quand  nous  serons  chez  vous  l'un  et  l'autre  en  vrais  rois. 
Dites-moi  donc.  Madame,  aimiez-vous^  ma  personne 
Ou  le  pompeux  éclat  d'une  double  couronne?  8  3o 

Et  lorsque  vous  prêtiez  des  forces  à  mon  bras, 
Étoit-ce  pour  unir  nt>s  mains  ou  nos  Etats? 
Je  vous  l'ai  déjà  dit,  que  toute  ma  vaillance 
Tient  d'un  si  grand  secours  sa  gloire  et  sa  puissance. 
Je  saurai  m'acquitter  de  ce  qui  vous  est  dû,  835 

Et  je  vous  rendrai  plus  que  vous  n'avez  perdu; 


1.  Var.  De  me  voler  ua  cœur  qui  n'étoit  point  à  moi.  (i 663-68) 

2.  L'édition  de  1666  porte  aimez-vous^  au  présent. 


ACTE    ni,  SCÈNE   II.  507 

Mais  comme  en  mon  malheur  ce  favorable  office 
En  vouloit  à  mon  sceptre,  et  non  à  Massinisse, 
Vous  pouvez  sans  chagrin,  dans  mes  destins  meilleurs. 
Voir  mon  sceptre  en  vos  mains,  et  Massinisse  ailleurs. 
Prenez  ce  sceptre  aimé  pour  l'attacher  au  vôtre; 
Ma  main  tant  refusée  est  bonne  pour  une  autre  ; 
Et  son  ambition  a  de  quoi  s'arrêter 
En  celui  de  Syphax*  qu'elle  vient  d'emporter. 

Si  vous  m'aviez  aimé,  vous  n'euriez  pas  eu  honte  845 
D'en  montrer  une  estime  et  plus  haute  et  plus  prompte, 
Ni  craint  de  ravaler  l'honneur  de  votre  rang- 
Pour  trop  considérer  le  mérite  et  le  sang. 
La  naissance  suffit  quand  la  personne  est  chère  : 
Un  prince  détrôné  garde  son  caractère  ;  8  5  o 

Mais  à  vos  yeux  charmés  par  de  plus  forts  appas. 
Ce  n'est  point  être  roi  que  de  ne  régner  pas. 
Vous  en  vouliez  en  moi  l'effet  comme  le  titre  ; 
Et  quand  de  votre  amour  la  fortune  est  l'arbitre. 
Le  mien,  au-dessus  d'elle  et  de  tous  ses  revers,         85  5 
Reconnoît  son  objet  dans  les  pleurs,  dans  les  fers. 
Après  m'être  fait  roi  pour  plaire  à  votre  envie. 
Aux  dépens  de  mon  sang,  aux  périls  de  ma  vie, 
Mon  sceptre  reconquis  me  met  en  liberté 
De  vous  laisser  un  bien  que  j'ai  trop  acheté;  860 

Et  ce  seroit  trahir  les  droits  du  diadème, 
Que  sur  le  haut  d'un  trône  être  esclave  moi-même. 
Un  roi  doit  pouvoir  tout;  et  je  ne  suis  pas  roi. 
S'il  ne  m'est  pas  permis^  de  disposer  de  moi. 

ÉRYXE. 

Il  est  beau  de  trancher  du  roi  comme  vous  faites  ;     8  6  5 
Mais  n'a-t-on  aucun  lieu  de  douter  si  vous  l'êtes  ? 


I.  L'édition  de  1682  porte  du  Syphax,  pour  de  Syphax. 
1    L'édition  de  1666  donne  promis  y  pour  permis. 


5o8  SOPHONISBE. 

Et  n'est-ce  point,  Seigneur,  vous  y  prendre  un  peu  mal, 
Que  d'en  faire  l'épreuve  en  gendre  d'AsdrubaP? 
Je  sais  que  les  Romains  vous  rendront  la  couronne, 
Vous  en  avez  parole,  et  leur  parole  est  bonne  :  870 

Ils  vous  nommeront  roi;  mais  vous  devez  savoir 
Qu'ils  sont  plus  libéraux  du  nom  que  du  pouvoir; 
Et  que  sous  leur  appui  ce  plein  droit  de  tout  faire 
N'est  que  pour  qui  ne  veut  que  ce  qui  doit  leur  plaire. 
Vous  verrez  qu'ils  auront  pour  vous  trop  d'amitié    875 
Pour  vous  laisser  méprendre  au  choix  d'une  moitié. 
Ils  ont  pris  trop  de  part  en  votre  destinée 
Pour  ne  pas  l'affranchir  d'un  pareil  hyménée; 
Et  ne  se  croiroient  pas  assez  de  vos  amis, 
S'ils  n'en  désavouoient  les  Dieux  qui  l'ont  permis.  880 

MASSINISSE. 

Je  m'en  dédis,  Madame;  et  s'il  vous  est  facile 

De  garder  dans  ma  perte  un  cœur  vraiment  tranquille. 

Du  moins  votre  grande  âme  avec  tous  ses  efforts 

N'en  conserve  pas  bien  les  fastueux  dehors. 

Lorsque  vous  étouffez  l'injure  et  la  menace,  8  8  5 

Vos  illustres  froideurs  laissent  rompre  leur  glace  ; 

Et  cette  fermeté  de  sentiments  contraints 

S'échappe  adroitement  du  côté  des  Romains. 

Si  tant  de  retenue  a  pour  vous  quelque  gêne. 

Allez  jusqu'en  leur  camp  solliciter  leur  haine;  890 

Traitez-y  mon  hymen  de  lâche  et  noir  forfait; 

N'épargnez  point  les  pleurs  pour  en  rompre  l'effet; 

Nommez-y  moi  cent  fois  ingrat,  parjure,  traître  : 

J'ai  mes  raisons  pour  eux,  et  je  les  dois  connoître. 

ÉRXYE. 

Je  les  connois.  Seigneur,  sans  doute  moins  que  vous,  895 
Et  les  connois  assez  pour  craindre  leur  courroux. 

I.  Voyez  ci-dessus,  p.  465,  et  la  note  3. 


ACTE   III,  SCÈNE   IL  509 

Ce  grand  titre  de  roi,  que  seul  je  considère, 
Etend  sur  moi  l'affront  qu'en  vous  ils  vont  lui  faire  ; 
Et  rien  ici  n'échappe  à  ma  tranquillité 
Que  par  les  intérêts  de  notre  dignité  :  900 

Dans  votre  peu  de  foi  c'est  tout  ce  qui  me  blesse. 
Vous  allez  hautement  montrer  notre  foiblesse, 
Dévoiler  notre  honte,  et  faire  voir  à  tous 
Quels  fantômes  d'Etat  on  fait  régner  en  nous. 
Oui,  vous  allez  forcer  nos  peuples  de  connoître  901 

Qu'ils  n'ont  que  le  sénat  pour  véritable  maître. 
Et  que  ceux  qu'avec  pompe  ils  ont  vu  couronner 
En  reçoivent  les  lois  qu'ils  semblent  leur  donner. 
C'est  là  mon  déplaisir.  Si  je  n'étois  pas  reine, 
Ce  que  je  perds  en  vous  me  feroit  peu  de  peine;      9 1 0 
Mais  je  ne  puis  souffrir  qu'un  si  dangereux  choix 
Détruise  en  un  moment  ce  peu  qui  reste  aux  rois, 
Et  qu'en  un  si  grand  cœur  l'impuissance  de  l'être 
Ait  ménagé  si  mal  l'honneur  de  le  paroître. 

Mais  voici  cet  objet  si  charmant  à  vos  yeux,  9  i  5 

Dont  le  cher  entretien  vous  divertira  mieux. 


SCENE  IIL 

MASSINISSE,  SOPHONISBE,  ÉRYXE,  MÉZÉ- 
TULLE,  HERMINIE,  BARCÉE. 

ÉRYXE. 

Une  seconde  fois  tout  a  changé  de  face, 
Madame,  et  c'est  à  moi  de  vous  quitter  la  place. 
Vous  n'aviez  pas  dessein  de  me  le  dérober^? 

SOPHONISBE. 

L'occasion  qui  plaît  souvent  fait  succomber.  920 

I.  Voyez  plus  haut,  acte  II,  scène  m,  vers  SyS  et  suivants. 


5io  SOPHONISBE. 

Vous  puis-je  en  cet  état  rendre  quelque  service? 

ÉRYXE. 

L'occasion  qui  plaît  semble  toujours  propice  ; 
Mais  ce  qui  vous  et  moi  nous  doit  mettre  en  souci, 
C'est  que  ni  vous  ni  moi  ne  commandons  ici. 

SOPHONISBE. 

Si  vous  y  commandiez,  je  pourrois  être  à  plaindre.    925 

ÉRYXE. 

Peut-être  en  auriez-vous  quelque  peu  moins  à  craindre. 

Ceux  dont  avant  deux  jours  nous  y  prendrons  des  lois 

Regardent  d'un  autre  œil  la  majesté  des  rois. 

Etant  ce  que  je  suis,  je  redoute  un  exemple; 

Et  reine,  c'est  mon  sort  en  vous  que  je  contemple.   gSo 

SOPHONISBE. 

Vous  avez  du  crédit,  le  Roi  n'en  manque  point; 
Et  si  chez  les  Romains  l'un  à  l'autre  se  joint.... 

ÉRYXE. 

Votre  félicité  sera  longtemps  parfaite. 
S'ils  la  laissent  durer  autant  que  je  souhaite. 

Seigneur,  en  cet  adieu  recevez-en  ma  foi,  935 

Ou  me  donnez  quelqu'un  qui  réponde  de  moi. 
La  gloire  de  mon  rang,  qu'en  vous  deux  je  respecte, 
Ne  sauroit  consentir  que  je  vous  sois  suspecte. 
Faites-moi  donc  justice,  et  ne  m'imputez  rien 
Si  le  ciel  à  mes  vœux  ne  s'accorde  pas  bien.  940 


SCENE  IV. 

MASSINISSE,  SOPHONISBE,  MÉZÉTULLE, 
HERMINIE. 

MASSINISSE. 

Comme  elle  voit  ma  perte  aisément  réparable, 
Sa  jalousie  est  foible,  et  son  dépit  traitable^ 


ACTE   III,    SCENE    IV.  Su 

Aucun  ressentiment  n'éclate  en  ses  discours. 

SOPHONISBE. 

Non;  mais  le  fond  du  cœur  n'éclate  pas  toujours. 

Qui  n'est  point  irritée,  ayant  trop  de  quoi  l'être,  945 
L'est  souvent  d'autant  plus  qu'on  le  voit  moins  paroître, 
Et  cachant  son  dessein  pour  le  mieux  assurer. 
Cherche  à  prendre  ce  temps  qu'on  perd  à  murmurer. 
Ce  grand  calme  prépare  un  dangereux  orage. 
Prévenez  les  effets  de  sa  secrète  rage;  95 0 

Prévenez  de  Syphax  l'emportement  jaloux, 
Avant  qu'il  ait  aigri  vos  Romains  contre  vous  ; 
Et  portez  dans  leur  camp  la  première  nouvelle 
De  ce  que  vient  de  faire  un  amour  si  fidèle. 
Vous  n'y  hasardez  rien,  s'ils  respectent  en  vous,        955 
Comme  nous  l'espérons,  le  nom  de  mon  époux; 
Mais  je  m'attirerois  la  dernière  infamie. 
S'ils  brisoient  malgré  vous  le  saint  nœud  qui  nous  lie. 
Et  qu'ils  pussent  noircir  de  quelque  indignité 
Mon  trop  de  confiance  en  votre  autorité.  960 

Si  dès  qu'ils  paroîtront,  vous  n'êtes  plus  le  maître. 
C'est  d'eux  qu'il  faut  savoir  ce  que  je  vous  puis  être; 
Et  puisque  Lélius  doit  entrer  dès  demain 

MASSINISSE. 

Ah!  je  n'ai  pas  reçu  le  cœur  avec  la  main. 
Si  votre  amour.... 

SOPHONISBE. 

Seigneur,  je  parle  avec  franchise.   965 
Vous  m'avez  épousée,  et  je  vous  suis  acquise  : 
Voyons  si  vous  pourrez  me  garder  plus  d'un  jour. 
Je  me  rends  au  pouvoir,  et  non  pas  à  l'amour  ; 
Et  de  quelque  façon  qu'à  présent  je  vous  nomme, 
Je  ne  suis  point  à  vous,  s'il  faut  aller  à  Rome.  970 

MASSINISSE. 

A  qui  donc  ?  à  Syphax,  Madame  ? 


5i2  SOPHONISBE. 

SOPHONISBE. 

D'aujourd'hui, 
Puisqu'il  porte  des  fers,  je  ne  suis  plus  à  lui. 
En  dépit  des  Romains  on  voit  que  je  vous  aime; 
Mais  jusqu'à  leur  aveu  je  suis  toute  à  moi-même*; 
Et  pour  obtenir  plus  que  mon  cœur  et  ma  foi,  975 

Il  faut  m'obtenir  d'eux  aussi  bien  que  de  moi. 
Le  nom  d'époux  suffit  pour  me  tenir  parole, 
Pour  me  faire  éviter  l'aspect  du  Capitole. 
N'exigez  rien  de  plus  ;  perdez  quelques  moments 
Pour  mettre  en  sûreté  l'effet  de  vos  serments;  980 

Afin  que  vos  lauriers  me  sauvent  du  tonnerre, 
Allez  aux  dieux  du  ciel  joindre  ceux  de  la  terre. 
Mais  que  nous  veut  Sypliax  que  ce  Romain  conduit  ? 

SCÈNE  V. 

SYPHAX,  MASSINISSE,  SOPHONISBE,  LÉPIDE, 
HERMINIE,  MÉZÉTULLE,  Gardes. 

LÉPIDE. 

Touché  de  cet  excès  du  malheur  qui  le  suit, 
Madame,  par  pitié  Lélius  vous  l'envoie,  985 

Et  donne  à  ses  douleurs  ce  mélange  de  joie 
Avant  qu'on  le  conduise  au  camp  de  Scipion^ 

MASSINISSE. 

J'aurai  pour  ses  malheurs  même  compassion. 
Adieu  :  cet  entretien  ne  veut  point  ma  présence  ; 
J'en  attendrai  l'issue  avec  impatience;  990 

Et  j'ose  en  espérer  quelques  plus  douces  lois 
Quand  vous  aurez^  mieux  vu  le  destin  des  deux  rois. 

1.  Les  éditions  tle  1682  et  de  1692  donnent  :  «  tout  à  moi-même.  » 

2.  Voyez  ci-apreSydans  VAjj^ciidice  I,  p.  55i,  le  commencement  du  cha- 
pitre XIII. 

3.  Les  éditions  de  1668  et  de  1682  portent,  par  erreur  :  «  Quand  vous 
auriez.   » 


ACTE   m,    SCENE    V.  5i3 

SOPHONISBE. 

Je  sais  ce  que  je  suis  et  ce  que  je  dois  faire, 
Et  prends  pour  seul  objet  ma  gloire  à  satisfaire. 

SCÈNE  VI. 

SYPHAX,  SOPHONISBE,  LÉPIDE,HERMINIE, 

Gardes. 

SYPHAX. 

Madame,  à  cet  excès  de  générosité,  995 

Je  n'ai  presque  plus  d'yeux  pour  ma  captivité; 

Et  malgré  de  mon  sort  la  disgrâce  éclatante. 

Je  suis  encore  heureux  quand  je  vous  vois  constante. 

Un  rival  triomphant  veut  place  en  votre  cœur. 
Et  vous  osez  pour  moi  dédaigner  ce  vainqueur!       1000 
Vous  préférez  mes  fers  à  toute  sa  victoire. 
Et  savez  hautement  soutenir  votre  gloire  ! 
Je  ne  vous  dirai  point  aussi  que  vos  conseils 
M'ont  fait  choir  de  ce  rang  si  cher  à  nos  pareils. 
Ni  que  pour  les  Romains  votre  haine  implacable    100 5 
A  rendu  ma  déroute  à  jamais  déplorable  : 
Puisqu'en  vain  Massinisse  attaque  votre  foi. 
Je  règne  dans  votre  âme,  et  c'est  assez  pour  moi. 

SOPHONISBE. 

Qui  VOUS  dit  qu'à  ses  yeux  vous  y  régniez  encore  ? 
Que  pour  vous  je  dédaigne  un  vainqueur  qui  m'adore? 
Et  quelle  indigne  loi  m'y  pourroit  obliger, 
Lorsque  vous  m'apportez  des  fers  à  partager? 

SYPHAX. 

Ce  soin  de  votre  gloire,  et  de  lui  satisfaire 

SOPHONISBE. 

Quand  vous  l'entendrez  bien,  vous  dira  le  contraire*. 

i.  Tel  est  le  texte  de  la  première  édition  et  de  celle  de  1692.  Les  im- 

CORNEILLE.    VI  33 


5i4  SOPHONISBE. 

Ma  gloire  est  d'éviter  les  fers  que  vous  portez,        i  o  i  5 

D'éviter  le  triomphe  où  vous  vous  soumettez  : 

Ma  naissance  ne  voit  que  cette  honte  à  craindre. 

Enfin  détrompez-vous,  il  siéroit  mal  de  feindre  : 

Je  suis  à  Massinisse,  et  le  peuple  en  ces  lieux 

Vient  de  voir  notre  hymen  à  la  face  des  Dieux;       loao 

Nous  sortons  de  leur  temple. 

SYPHAX. 

Ah  !  que  m'osez-vous  dire  ? 

SOPHONISBE. 

Que  Rome  sur  mes  jours  n'aura  jamais  d'empire. 
J'ai  su  m'en  affranchir  par  une  autre  union; 
Et  vous  suivrez  sans  moi  le  char  de  Scipion. 

SYPHAX. 

Le  croirai-je,  grands  Dieux!  et  le  voudra-t-on  croire, 
Alors  que  l'avenir  en  apprendra  l'histoire? 
Sophonisbe  servie  avec  tant  de  respect, 
Elle  que  j'adorai  dès  le  premier  aspect, 
Qui  s'est  vue  à  toute  heure  et  partout  obéie, 
Insulte  lâchement  à  ma  gloire  trahie,  io3o 

Met  le  comble  à  mes  maux  par  sa  déloyauté. 
Et  d'un  crime  si  noir  fait  encor  vanité  ! 

SOPHONISBE. 

Le  crime  n'est  pas  grand  d'avoir  l'âme  assez  haute 

Pour  conserver  un  rang  que  le  destin  vous  ôte  : 

Ce  n'est  point  un  honneur  qui  rebute  en  deux  jours  ; 

Et  qui  règne  un  moment  aime  à  régner  toujours  : 

Mais  si  l'essai  du  trône  en  fait  durer  l'envie 

Dans  l'âme  la  plus  haute  à  l'égal  de  la  vie, 

Un  roi  né  pour  la  gloire,  et  digne  de  son  sort, 

A  la  honte  des  fers  sait  préférer  la  mort  ;  1040 

Et  vous  m'aviez  promis  en  partant.... 

pressions  de   1666,  1668,   1682,  et  Voltaire  (1764)  donnent  :  «  vous  direz  le 
contraire.  » 


ACTE   III,    SCENE    VI.  5i5 

SYPHAX. 

Ah!  Madame, 
Qu'une  telle  promesse  étoit  douce  à  votre  âme  ! 
Ma  mort  faisoit  dès  lors  vos  plus  ardents  souhaits*. 

SOPHONISBE. 

Non;  mais  je  vous  tiens  mieux  ce  que  je  vous  promets  : 
Je  vis  encore  en  reine,  et  je  mourrai  de  même.       1045 

SYPHAX. 

Dites  que  votre  foi  tient  toute  au  diadème, 

Que  les  plus  saintes  lois  ne  peuvent  rien  sur  vous. 

SOPHONISBE. 

Ne  m'attachez  point  tant  au  destin  d'un  époux, 

Seigneur;  les  lois  de  Rome  et  celles  de  Carthage 

Vous  diront  que  l'hymen  se  rompt  par  l'esclavage^,  i  o  5o 

Que  vos  chaînes  du  nôtre  ont  brisé  le  lien. 

Et  qu'étant  dans  les  fers,  vous  ne  m'êtes  plus  rien. 

Ainsi  par  les  lois  même  en  mon  pouvoir  remise, 

Je  me  donne  au  monarque  à  qui  je  fus  promise. 

Et  m'acquitte  envers  lui  d'une  première  foi  1 0  5  5 

Qu'il  reçut  avant  vous  de  mon  père  et  de  moi. 

Ainsi  mon  changement  n'a  point  de  perfidie  : 

J'étois  et  suis  encore  au  roi  de  Numidie, 

Et  laisse  à  votre  sort  son  flux  et  son  reflux^, 

Pour  régner  malgré  lui  quand  vous  ne  régnez  plus.  1060 

SYPHAX. 

Ah!  s'il  est  quelques  lois  qui  souffrent  qu'on  étale 
Cet  illustre  mépris  de  la  foi  conjugale. 
Cette  hauteur.  Madame,  a  d'étranges  effets, 
Après  m'avoir  forcé  de  refuser  la  paix. 

1.  Il  y  a  ici  dans  l'édition  de  1682  une  faute  étrange  qui  a  été  reproduite 
par  celle  de  1692  :  «  vos  pleurs  ardents  souhaits.  » 

2.  Voyez  plus  haut,  p.  465,  note  2. 

3.  L'orthographe  de  ces  mots  dans  l'édition  originale  (i663)  estjiux  et 
rejlus  ;  dans  les  suivantes,  y  compris  celle  de  1692  :  fins  et  rejlus. 


5i6  SOPHONISBE. 

Me  les*  promettiez-vous,  alors  qu'à  ma  défaite        io65 

Vous  montriez  dans  Cyrtlie  une  sûre  retraite, 

Et  qu'outre  le  secours  de  votre  général 

Vous  me  vantiez  celui  d'Hannon  et  d'AnnibaP? 

Pour  vous  avoir  trop  crue,  hélas!  et  trop  aimée, 

Je  me  vois  sans  Etats,  je  me  vois  sans  armée;  1070 

Et  par  l'indignité  d'un  soudain  changement, 

La  cause  de  ma  chute  en  fait  l'accablement. 

SOPHONISBE. 

Puisque  je  vous  montrois  dans  Cyrthe  une  retraite. 
Vous  deviez  vous  y  rendre  après  votre  défaite  : 
S'il  eût  fallu  périr  sous  un  fameux  débris,  107!) 

Je  l'eusse  appris  de  vous,  ou  je  vous  l'eusse  appris. 
Moi  qui,  sans  m'ébranler  du  sort  de  deux  batailles', 
Venois  de  m'enfermer  exprès  dans  ces  murailles. 
Prête  à  souffrir  un  siège,  et  soutenir  pour  vous 
Quoi  que  du  ciel  injuste  eût  osé  le  courroux.  1080 

Pour  mettre  en  sûreté  quelques  restes  de  vie, 
Vous  avez  du  triomphe  accepté  l'infamie; 
Et  ce  peuple  déçu  qui  vous  tendoit  les  mains 
N'a  revu  dans  son  roi  qu'un  captif  des  Romains. 
Vos  fers,  en  leur  faveur  plus  forts  que  leurs  cohortes. 
Ont  abattu  les  cœurs*,  ont  fait  ouvrir  les  portes, 
Et  réduit  votre  femme  k  la  nécessité 
De  chercher  tous  moyens  d'en  fuir  l'indignité, 

1.  L'édition  de  1682  porte  le,  pour  les. 

2.  Voyez  ci-dessus,  acte  I,  scène  iv,  vers  358  et  suivants. 

3.  On  lit  :  «  des  deux  batailles,  »  dans  les  éditions  de  1666  et  de  1668. 

4.  «  Le  récit  de  ce  qui  s'étoit  passé,  les  menaces,  la  persuasion,  tout  fut 
sans  effet  (sur  les  habitants  de  Cirte),  jusqu'au  moment  où  on  amena  devant 
eux  le  roi  chargé  de  chaînes.  Ace  honteux  spectacle,  des  lamentations  s'éle- 
vèrent; les  uns,  dans  leur  frayeur,  désertoient  les  murs;  les  autres,  avec  cet 
accord  soudain  de  gens  qui  cherchent  à  fléchir  le  vainqueur,  se  hâtèrent  d'ou- 
vrir les  portes.  »  —  Rex  vinctus  in  conspectum  datus  est.  Tum  ad  spectaculunt 
tam  fœdum  comploratlo  orta;  et  partira  pavore  mœnia  simt  déserta,  partim  re- 
pcntino  consensu  gratiam  apud  victorcni  quoirentium  yatefactx  portx.  (Tite 
Livc,  livre  XXX,  chapitre  xii.)  Voyez  ci-après  V Appendice  I,  p.  55o. 


ACTE    III,    SCENE   VI.  Si; 

Quand  vos  sujets  ont  cru  que  sans  devenir  tnrîtres 

Ils  pouvoient  après  vous  se  livrer  k  vos  maîtres.      1090 

Votre  exemple  est  ma  loi,  vous  vivez  et  je  vi; 

Et  si  vous  fussiez  mort,  je  vous  aurois  suivi. 

Mais  si  je  vis  encor,  ce  n'est  pas  pour  vous  suivre  : 

Je  vis  pour  vous  punir  de  trop  aimer  à  vivre  ; 

Je  vis  peut-être  encor  pour  quelque  autre  raison     1095 

Qui  se  justifiera  dans  une  autre  saison. 

Un  Romain  nous  écoute;  et  quoi  qu'on  veuille  en  croire, 

Quand  il  en  sera  temps  je  mourrai  pour  ma  gloire. 

Cependant,  bien  qu'un  autre  ait  le  titre  d'époux, 
Sauvez-moi  des  Romains,  je  suis  encore  à  vous;      i  100 
Et  je  croirai  régner  malgré  votre  esclavage. 
Si  vous  pouvez  m'ouvrir  les  chemins  de  Carthage. 
Obtenez  de  vos  dieux  ce  miracle  pour  moi, 
Et  je  romps  avec  lui  pour  vous  rendre  ma  foi. 
Je  l'aimai;  mais  ce  feu,  dont  je  fus  la  maîtresse,      i  io5 
Ne  met  point  dans  mon  cœur  de  honteuse  tendresse  : 
Toute  ma  passion  est  pour  ma  liberté^ 
Et  toute  mon  horreur  pour  la  captivité. 

Seigneur,  après  cela  je  n'ai  rien  à  vous  dire  : 
Par  ce  nouvel  hymen  vous  voyez  où  j'aspire;  1 1 1 o 

Vous  savez  les  moyens  d'en  rompre  le  lien  : 
Réglez-vous  là-dessus,  sans  vous  plaindre  de  rien, 

i.F'ar.  Toute  ma  passion  est  pour  la  libei'té  [a).  (i663) 

(rt)  Cette  leçon,  préférable  peut-être,  a  été  reproduite  par  Tédition  de 
1692  et  par  Voltaire. 


5i8  SOPHONISBE. 

SCENE  VII. 

SYPHAX,  LÉPIDE,  Gardes. 

SYPHAX. 

A-t-on  vu  sous  le  ciel  plus  infâme  injustice? 

Ma  déroute  la  jette  au  lit  de  Massinisse; 

Et  pour  justifier  ses  lâches  trahisons,  1 1 1  5 

Les  maux  qu'elle  a  causés  lui  servent  de  raisons  ! 

LÉPIDE. 

Si  c'est  avec  chagrin  que  vous  souffrez  sa  perte, 

Seigneur,  quelque  espérance  encor  vous  est  offerte  : 

Si  je  l'ai  bien  compris,  cet  hymen  imparfait 

N'est  encor  qu'en  parole,  et  n'a  point  eu  d'effet;     i  lao 

Et  comme  nos  Romains  le  verront  avec  peine. 

Ils  pourront  mal  répondre  aux  souhaits  de  la  Reine. 

Je  vais  m'assurer  d'elle,  et  vous  dirai  de  plus 

Que  j'en  viens  d'envoyer  avis  à  Lélius  : 

J'en  attends  nouvel  ordre,  et  dans  peu  je  l'espère,  i  laS 

SYPHAX. 

Quoi?  prendre  tant  de  soin  d'adoucir  ma  misère! 
Lépide,  il  n'appartient  qu'à  de  vrais  généreux 
D'avoir  cette  pitié  des  princes  malheureux  ; 
Autres  que  les  Romains  n'en  chercheroient  la  gloire. 

LÉPIDE. 

Lélius  fera  voir  ce  qu'il  vous  en  faut  croire.  1 1 3o 

Vous  autres,  attendant  quel  est  son  sentiment, 
Allez  garder  le  Roi  dans  cet  appartement. 

FIN     DU     TROISIÈME    ACTE. 


ACTE    IV,    SCÈNE    I.  Sig 


ACTE    IV. 


SCENE  PREMIERE. 
SYPHAX,  LÉPIDE. 

LÉPIDE. 

Lélius  est  dans  Cyrthe,  et  s'en  est  rendu  maître  : 
Bientôt  dans  ce  palais  vous  le  verrez  paroitre  ; 
Et  si  vous  espérez  que  parmi  vos  malheurs  1 1 3  5 

Sa  présence  ait  de  quoi  soulager  vos  douleurs, 
Vous  n'avez  avec  moi  qu'à  l'attendre  au  passage. 

SYPHAX. 

Lépide,  que  dit-il  touchant  ce  mariage? 

En  rompra- t-il  les  nœuds?  en  sera-t-il  d'accord? 

Fera-t-il  mon  rival  arbitre  de  mon  sort?  1 140 

LÉPIDE. 

Je  ne  vous  réponds  point  que  sur  cette  matière 
Il  veuille  vous  ouvrir  son  âme  toute  entière; 
Mais  vous  pouvez  juger  que  puisqu'il  vient  ici, 
Cet  hymen  comme  à  vous  lui  donne  du  souci. 
Sachez-le  de  lui-même  :  il  entre,  et  vous  regarde.  1 145 


520  SOPHONISBE. 

SCÈNE  IL 

LÉLIUS,  SYPHAX,  LÉPIDE. 

LÉLIUS. 

Détachez-lui  ces  fers  S  il  suffit  qu'on  le  garde. 

Prince,  je  vous  ai  vu  tantôt  comme  ennemi, 

Et  vous  vois  maintenant  comme  ancien^  ami^. 

Le  fameux  Scipion,  de  qui  vous  fûtes  Thôte, 

Ne  s'offensera  point  des  fers  que  je  vous  ôte,  i  i  5o 

Et  feroit  encor  plus,  s'il  nous  étoit  permis 

De  vous  remettre  au  rang  de  nos  plus  chers  amis. 

SYPHAX. 

Ah  !  ne  rejetez  point  dans  ma  triste  mémoire 

Le  cuisant  souvenir  de  l'excès  de  ma  gloire  ; 

Et  ne  reprochez  point  à  mon  cœur  désolé,  i  i55 

A  force  de  bontés,  ce  qu'il  a  violé. 

Je  fus  l'ami  de  Rome,  et  de  ce  grand  courage 

Qu'opposent  nos  destins  aux  destins  de  Carthage  : 

Toutes  deux,  et  ce  fut  le  plus  beau  de  mes  jours, 

Par  leurs  plus  grands  héros  briguèrent  mon  secours*. 

1.  Thomas  Corneille  (1692)  et  Voltaire  (1764)  ont  changé  «  ces  fers  »  en 
«  ses  fers.  » 

2.  Voltaire,  afin  de  ne  compter  ancien  que  pour  un  mot  de  deux  syllabes, 
a  ainsi  corrigé  ce  vers  dans  son  édition  de  1764  : 

Et  vous  vois  maintenant  comme  un  ancien  ami. 

3.  Dans  la  pièce  du  Trissin,  c'est  Scipion  qui  s'expi'ime  ainsi  : 

Levateli  dattorno  le  catene^ 

E  menatelo  al  nostro  alloggiamento. 

Ne  stia  corne  prigion,  ma  conte  amico. 

—  Voyez  V Appendice  II,  p.  555. 

4.  «  Si  les  deux  partis  avoient,  en  immolant  des  victimes,  cherché  à  obte- 
nir la  protection  des  dieux  immortels,  tous  deux  avoient  également  recherché 
l'amitié  de  Syphax.  »  Sicut  ah  diis  immortalihus pars  utraque  hostiis  mactan- 
dis  pacem  petisset,  ita  ah  eo  utrinque  pariter  amicitiam  petitam.  [Tite  Live, 
livre  XXX,  chapitre  xiii.) 


ACTE   IV,    SCENE   II.  52i 

J'eus  des  yeux  assez  bons  pour  remplir  votre  attente  ; 

Mais  que  sert  un  bon  choix  dans  une  âme  inconstante? 

Et  que  peuvent  les  droits  de  Thospitalité 

Sur  un  cœur  si  facile  à  l'infidélité  ? 

J'en  suis  assez  puni  par  un  revers  si  rude,  1 1  65 

Seigneur,  sans  m'accabler  de  mon  ingratitude. 

Il  suffit  des  malheurs  qu'on  voit  fondre  sur  moi, 

Sans  me  convaincre  encor  d'avoir  manqué  de  foi, 

Et  me  faire  avouer  que  le  sort  qui  m'opprime, 

Pour  cruel  qu'il  me  soit,  rend  justice  à  mon  crime*,  i  i  7  o 

LÉLIUS. 

Je  ne  vous  parle  aussi  qu'avec  cette  pitié 

Que  nous  laisse  pour  vous  un  reste  d'amitié  : 

Elle  n'est  pas  éteinte,  et  toutes  vos  défaites 

Ont  rempli  nos  succès  d'amertumes  secrètes. 

Nous  ne  saurions  voir  même  aujourd'hui  qu'à  regret 

Ce  gouffre  de^  malheurs  que  vous  vous  êtes  fait. 

Le  ciel  m'en  est  témoin,  et  vos  propres  murailles. 

Qui  nous  voyoient  enflés  du  gain  de  deux  batailles. 

Ont  vu  cette  amitié  porter  tous  nos  souhaits 

A  regagner  la  vôtre,  et  vous  rendre  la  paix.  1 1  80 

Par  quel  motif  de  haine  obstinée  à  vous  nuire 

Nous  avez-vous  forcés  vous-même  à  vous  détruire? 

Quel  astre,  de  votre  heur  et  du  nôtre  jaloux. 

Vous  a  précipité  jusqu'à  rompre  avec  nous^? 

SYPHAX. 

Pourrez-vous  pardonner.  Seigneur,  à  ma  vieillesse,  1 1  8  5 

1.  Syphax  «  avouoit  qu'il  avoit  failli  et  commis  un  acte  de  démence.  »  Pec~ 
casse  quidem  sese  atque  insanisse  fatehatur.  {Tite  Live,  livre  XXX,  cha- 
pitre xin.)  Voyez  ci-après  VAppendicely  p.  552. 

2.  L'édition  de  1682  porte,  par  erreur  :  «  Ce  gouffre  des  malheurs.  » 

3.  «  Scipion  lui  demandoit  quels  motifs  l'avoient  déterminé  à  repousser 
l'alliance  de  Rome  et  même  à  lui  déclarer  la  guerre  sans  avoir  été  provo- 
qué. »  Qiiid  sibi  voluisset —  qui  non  societatem  solum  abnuisset  romanam, 
sed  ultro  bellum  intulisset.  {Tite  Live,  livre  XXX,  chapitre  xiii.)  Voyez  ci- 
après  V Appendice  I,  p.  55 1  et  552. 


I 


522  SOPHONISBE. 

Si  je  vous  fais  l'aveu  de  toute  sa  foiblesse? 

Lorsque  je  vous  aimai,  j'étois  maître  de  moi; 
Et  tant  que  je  le  fus,  je  vous  gardai  ma  foi; 
Mais  dès  que  Soplionisbe  avec  son  hyménée 
S'empara  de  mon  âme  et  de  ma  destinée,  1 190 

Je  suivis  de  ses  yeux  le  pouvoir  absolu. 
Et  n'ai  voulu  depuis  que  ce  qu'elle  a  voulu. 

Que  c'est  un  imbécile  et  sévère  esclavage 
Que  celui  d'un  époux  sur  le  penchant  de  l'âge, 
Quand  sous  un  front  ridé  qu'on  a  droit  de  haïr        i  1 9  5 
Il  croit  se  faire  aimer  à  force  d'obéir  ! 
De  ce  mourant  amour  les  ardeurs  ramassées 
Jettent  un  feu  plus  vif  dans  nos  veines  glacées. 
Et  pensent  racheter  l'horreur  des  cheveux  gris 
Par  le  présent  d'un  cœur  au  dernier  point  soumis.    1200 
Soplionisbe  par  là  devint  ma  souveraine. 
Régla  mes  amitiés,  disposa  de  ma  haine, 
M'anima  de  sa  rage,  et  versa  dans  mon  sein 
De  toutes  ses  fureurs  l'implacable  dessein. 
Sous  ces  dehors  charmants  qui  paroient  son  visage,    i  a  o  5 
C'étoit  une  Alecton^  que  déchaînoit  Carthage  : 
Elle  avoit  tout  mon  cœur,  Carthage  tout  le  sien; 
Hors  de  ses  intérêts,  elle  n'écoutoit  rien  ; 
Et  malgré  cette  paix  que  vous  m'avez  offerte, 
Elle  a  voulu  pour  eux  me  livrer  à  ma  perte.  12  10 

Vous  voyez  son  ouvrage^  en  ma  captivité. 
Voyez-en  un  plus  rare  en  sa  déloyauté. 

Vous  trouverez,  Seigneur,  cette  même  furie 
Qui  seule  m'a  perdu  pour  l'avoir  trop  chérie  ; 
Vous  la  trouverez,  dis-je,  au  lit  d'un  autre  roi,         i  2  i  5 
Qu'elle  saura  séduire  et  perdre  comme  moi. 

I .  Dans  Tite  Live,  à  l'endroit  cité  dans  la  note  précédente,  Syphax  nomme 
Sophonisbe  «  furie  et  fléau,  y>  furiam  pestenique. 

a.  On  lit  courage,  pour  ouvrage^  dans  l'édition  de  1682. 


ACTE    IV,    SCENE   II.  SaS 

Si  vous  ne  le  savez,  c'est  votre  Massinisse, 

Qui  croit  par  cet  hymen  se  bien  faire  justice, 

Et  que  Tinfâme  vol  d'une  telle  moitié 

Le  venge  pleinement  de  notre  inimitié  ;  1220 

Mais  pour  peu  de  pouvoir  qu'elle  ait  sur  son  courage, 

Ce  vainqueur  avec  elle  épousera  Carthage; 

L'air  qu'un  si  cher  objet  se  plaît  à  respirer 

A  des  charmes  trop  forts  pour  n'y  pas  attirer  : 

Dans  ce  dernier  malheur,  c'est  ce  qui  me  console.  1225 

Je  lui  cède  avec  joie  un  poison  qu'il  me  vole*, 

Et  ne  vois  point  de  don  si  propre  à  m'acquitter 

De  tout  ce  que  ma  haine  ose  lui  souhaiter^. 

LÉLIUS. 

Je  connois  Massinisse,  et  ne  vois  rien  à  craindre 

D'un  amour  que  lui-même  il  prendra  soin  d'éteindre  : 

Il  en  sait  l'importance;  et  quoi  qu'il  ait  osé, 

Si  Fhymen  fut  trop  prompt,  le  divorce  est  aisé. 

Sophonisbe  envers  vous  l'ayant  mis  en  usage. 

Le  recevra  de  lui  sans  changer  de  visage. 

Et  ne  se  promet  pas  de  ce  nouvel  époux  i  2  3  5 

Plus  d'amour  ou  de  foi  qu'elle  n'en  eut  pour  vous. 

Vous,  puisque  cet  hymen  satisfait  votre  haine, 

De  ce  qui  le  suivra  ne  soyez  point  en  peine. 

Et  sans  en  augurer  pour  nous  ni  bien  ni  mal. 

Attendez  sans  souci  la  perte  d'un  rival,  1240 

Et  laissez-nous  celui  de  voir  quel  avantage 

Pourroit  avec  le  temps  en  recevoir  Carthage. 

SYPHAX. 

Seigneur,  s'il  est  permis  de  parler  aux  vaincus, 

1 .  Nous  lisons  un  vers  à  peu  près  semblable  dans  V Adélaïde  du  Guesclin 
de  Voltaire  (acte  IIî,  scène  m)  : 

Je  lui  cède  avec  joie  un  poison  qu'il  m'arrache. 

2.  Voyez  ci-après,  dans  V Appendice  I,  p.  552,  la  fin  du  chapitre  xni  du 
livre  XXX  de  Titc  Live. 


5-24  SOPHONISBE. 

Souffrez  encore  un  mot,  et  je  ne  parle  plus. 

Massinisse  de  soi  pourroit  fort  peu  de  chose  :       i  a  4  5 
Il  n'a  qu'un  camp  volant  dont  le  hasard  dispose  ; 
Mais  joint  h  vos  Romains,  joint  aux  Carthaginois, 
Il  met  dans  la  balance  un  redoutable  poids. 
Et  par  ma  chute  enfin  sa  fortune  enhardie 
Va  traîner  après  lui  toute  la  Numidie.  i  aSo 

Je  le  hais  fortement,  mais  non  pas  à  l'égal 
Des  murs  que  ma  perfide  eut  pour  séjour  natal. 
Le  déplaisir  de  voir  que  ma  ruine  en  vienne. 
Craint  qu'ils  ne  durent  trop,  s'il  faut  qu'il  les  soutienne. 
Puisse-t-il,  ce  rival,  périr,  dès  aujourd'hui!  12 55 

Mais  puissé-je  les  voir  trébucher  avant  lui! 

Prévenez  donc.  Seigneur,  l'appui  qu'on  leur  prépare; 
Vengez-moi  de  Carthage  avant  qu'il  se  déclare  ; 
Pressez  en  ma  faveur  votre  propre  courroux, 
Et  gardez  jusque-là  Massinisse  pour  vous.  1260 

Je  n'ai  plus  rien  h  dire,  et  vous  en  laisse  faire. 

LÉLIUS. 

Nous  saurons  profiter  d'un  avis  salutaire*. 
Allez  m'attendre  au  camp  :  je  vous  suivrai  de  près. 
Je  dois  ici  l'oreille  à  d'autres  intérêts  ; 
Et  ceux  de  Massinisse 

SYPHAX. 

Il  osera  vous  dire....  1265 

LÉLIUS. 

Ce  que  vous  m'avez  dit.  Seigneur,  vous  doit  suffire. 
Encore  un  coup,  allez,  sans  vous  inquiéter; 
Ce  n'est  pas  devant  vous  que  je  dois  l'écouter. 

I.  Var.  Nous  savons  proflter  d'un  avis  salutaire.  (i663  et  66) 


ACTE    IV,  SCENE    III.  52^ 


SCENE  III. 
LÉLIUS,  MASSINISSE,  MÉZÉTULLE. 

MASSIÎNISSE. 

L'avez-vous  commandé,  Seigneur,  qu'en  ma  présence 
Vos  tribuns  vers  la  Reine  usent  de  violence*?  1270 

LÉLIUS. 

Leur  ordre  est  d'emmener  au  camp  les  prisonniers  ; 
Et  comme  elle  et  Syphax  s'en  trouvent  les  premiers, 
Ils  ont  suivi  cet  ordre  en  commençant  par  elle. 
Mais  par  quel  intérêt  prenez-vous  sa  querelle^? 

MASSINISSE. 

Syphax  vous  l'aura  dit,  puisqu'il  sort  d'avec  vous.  1275 

Seigneur,  elle  a  reçu  son  véritable  époux  j 
Et  j'ai  repris  sa  foi  par  force  violée 
Sur  un  usurpateur  qui  me  l'avoit  volée. 
Son  père  et  son  amour  m'en  avoient  fait  le  don. 


1.  «  Lélius  voulut  d'abord  arracher  Sophonisbe  du  lit  nuptial,  pour  l'en- 
voyer à  Scipion  avec  Syphax  et  les  autres  prisonniers.  »  {Tite  Lwe,  livre  XXX, 
chapitre  xn.)  Voyez  V Appendice  I,  p,  55 1. 

2.  Toute  l'ordonnance  de  cette  scène  est  imitée,  mais  fort  librement,  du 
Trissin,  Voyez  ci-après  V Appendice  II,  p.  554.  Les  vers  qui  précèdent  sont 
ceux  où  Corneille  s'est  le  plus  rapproché  de  son  modèle  italien;  on  en  ju- 
gera par  le  passage  suivant  : 

MASS.  Non  accadc  mandarvi  la  Regina. 

LEL.  Perche  non  deve  anch'ella  andar  con  loro? 

MASS.   Perch'ella  è  donna;  e  non  è  casa  konestay 

Che  vada  mescolata  infra  soldati. 

LEL.   Sarehbe  vano  aver  qnesto  rispetto 

Andando^  corne  andrà,  con  suo  marito. 


LEL.   Che  ingiuria  vi  facc'io,  facendo  quello 
Che  si  costuma  J'ar  di  gente  presa  ? 
MASS.   Costei  non  si  dee  porre  infra  i  prigioni 
Fer  modo  alcun,  perb  cJCella  è  mia  moglie. 
LEL.   Com'esser  pno,  ch'è  moglie  di  Sifacc  ? 
MASS.   Voi  dovete  saper  corne  fu  prima 
Mia  sposa,  poi  Siface  me  la  toise; 
Hor  col  vostro  favor  Vhaggio  ritolta. 


5a6  SOPHONISBE. 

LÉLIUS. 

Ce  don  pour  tout  effet  n'eut  qu'un  lâche  abandon.   1280 
Dès  que  Sypliax  parut,  cet  amour  sans  puissance 

MASSINISSE. 

J'étois  lors  en  Espagne,  et  durant  mon  absence 

Carthage  la  força  d'accepter  ce  parti*; 

Mais  à  présent  Carthage  en  a  le  démenti. 

En  reprenant  mon  bien  j'ai  détruit  son  ouvrage,      laSS 

Et  vous  fais  dès  ici  triompher  de  Carthage. 

LÉLIUS. 

Commencer  avant  nous  un  triomphe  si  haut. 
Seigneur,  c'est  la  braver  un  peu  plus  qu'il  ne  faut, 
Et  mettre  entre  elle  et  Rome  une  étrange  balance. 
Que  de  confondre  ainsi  l'une  et  l'autre  alliance,      1290 
Notre  ami  tout  ensemble  et  gendre  d'Asdrubal. 
Croyez-moi,  ces  deux  noms  s'accordent  assez  mal; 
Et  quelque  grand  dessein  que  puisse  être  le  vôtre. 
Vous  ne  pourrez  longtemps  conserver  l'un  et  l'autre. 

Ne  vous  figurez  point  qu'une  telle  moitié  i  295 

Soit  jamais  compatible  avec  notre  amitié. 
Ni  que  nous  attendions  que  le  même  artifice 
Qui  nous  ôta  Syphax  nous  vole  Massinisse. 
Nous  aimons  nos  amis,  et  même  en  dépit  d'eux 
Nous  savons  les  tirer  de  ces  pas  dangereux.  i  3oo 

Ne  nous^  forcez  à  rien  qui  vous  puisse  déplaire. 

MASSINISSE. 

Ne  m'ordonnez  donc  rien  que  je  ne  puisse  faire; 

Et  montrez  cette  ardeur  de  servir  vos  amis, 

A  tenir  hautement  ce  qu'on  leur  a  promis. 

Du  consul  et  de  vous  j'ai  la  parole  expresse;  i3o5 

Et  ce  grand  jour  a  fait  que  tout  obstacle  cesse. 


1.  Voyez  ci-dessus,  p.  4^5,  et  note  3. 

2.  L'édition  de  1682  donne,  par  erreur,  ici  i>ous  pour  nouSy  et  deux  vers 
plus  loin  mes  pour  vos. 


ACTE    IV,  SCÈNE    III.  527 

Tout  ce  qui  m'appartint*  me  doit  être  rendu. 

LÉLIUS. 

Et  par  où  cet  espoir  vous  est-il  défendu? 

MASSINISSE. 

Quel  ridicule  espoir  en  garderoit  mon  âme, 

Si  votre  dureté  me  refuse  ma  femme  ?  1 3  1 0 

Est-il  rien  plus  à  moi,  rien  moins  à  balancer? 

Et  du  reste  par  là  que  me  faut-il  penser^? 

Puis-je  faire  aucun  fond  sur  la  foi  qu'on  me  donne, 

Et  traité  comme  esclave,  attendre  ma  couronne? 

LÉLIUS. 

Nous  en  avons  ici  les  ordres  du  sénat,  1 3 1 5 

Et  même  de  Syphax  il  y  joint  tout  l'Etat; 
Mais  nous  n'en  avons  point  touchant  cette  captive  : 
Syphax  est  son  époux,  il  faut  qu'elle  le  suive. 

MASSINISSE. 

Syphax  est  son  époux!  et  que  suis-je,  Seigneur? 

LÉLIUS. 

Consultez  la  raison  plutôt  que  votre  cœur;  iSao 

Et  voyant  mon  devoir,  souffrez  que  je  le  fasse. 

MASSINISSE. 

Chargez,  chargez-moi  donc  de  vos  fers  en  sa  place  : 

I.  L'édition  de  1682  et  celles  de  1692  et  de  Voltaire  (1764)  donnent  ap- 
partient, au  lieu  de  appartint. 

a.  Dans  la  pièce  du  Trissin,  Massinissa  s'exprime  ainsi  : 

Ma  dico  ben  cVessendo  vostro  atnico. 

Si  corn'io  son,  che  non  è  ben  negarmi 

La  moglie,  havendo  a  me  donato  un  regno; 

Che  chi  concède  un  bénéficia  grande 

E  poi  niega  un  minore,  ei  non  s'accorge 

Che  la  primiera  gratia  offende,  e  guasta. 

Du  reste,  dans  le  démêlé  de  Scipion  et  de  Massinisse,  il  exprime  la  même 
idée  d'une  façon  qui  se  rapproche  davantage  du  tour  adopté  par  Corneille. 

M''havevate  promesso  di  ridarmi 
Tut to  quel  che  Si/ace  m'occupava; 
Ma  se  la  moglie  non  mi  sia  renduta, 
Che  piu  debV  io  sperar  che  mi  si  rendaP 

—  Voyez  encore  ci-après  V Appendice  II,  p.  555. 


528  SOPHONISBE. 

Au  lieu  d'un  conquérant  par  vos  mains  couronné, 

Traînez  à  votre  Rome  un  vainqueur  enchaîné. 

Je  suis  à  Soplionisbe,  et  mon  amour  fidèle  iSaS 

Dédaigne  et  diadème  et  liberté  sans  elle  ; 

Je  ne  veux  ni  régner,  ni  vivre  qu'en  ses  bras  : 

Non,  je  ne  veux.... 

LÉLIUS. 

Seigneur,  ne  vous  emportez  pas. 

MASSmiSSE. 

Résolus  à  ma  perte,  hélas!  que  vous  importe 

Si  ma  juste  douleur  se  retient  ou  s'emporte?  i  3  3o 

Mes  pleurs  et  mes  soupirs  vous  fléchiront-ils  mieux? 

Et  faut-il  à  genoux  vous  parler  comme  aux  Dieux? 

Que  j'ai  mal  employé  mon  sang  et  mes  services. 

Quand  je  les  ai  prêtés  à  vos  astres  propices. 

Si  j'ai  pu  tant  de  fois  hâter  votre  destin,  i  33  5 

Sans  pouvoir  mériter  cette  part  au  butin  ! 

LÉLIUS. 

Si  VOUS  avez.  Seigneur,  hâté  notre  fortune. 
Je  veux  bien  que  la  proie  entre  nous  soit  commune; 
Mais  pour  la  partager,  est-ce  à  vous  de  choisir? 
Est-ce  avant  notre  aveu  qu'il  vous  en  faut  saisir?    1340 

MASSINISSE. 

Ah  !  si  VOUS  aviez  fait  la  moindre  expérience 
De  ce  qu'un  digne  amour  donne  d'impatience. 

Vous  sauriez Mais  pourquoi  n'en  auriez-vous  pas  fait? 

Pour  aimer  à  notre  âge  en  est-on  moins  parfait? 
Les  héros  des  Romains  ne  sont-ils  jamais  hommes  *  ?  1345 
Leur  Mars  a  tant  de  fois  été  ce  que  nous  sommes. 
Et  le  maître  des  Dieux,  des  rois  et  des  amants. 


I .  Corneille  se  rappelle  ici  le  fameux  vers  de  son  Sertorius  (acte  IV,  scène  i, 
vers  1 194)  : 

Ah!  pour  être  Romain,  je  n'en  suis  pas  moins  homme. 


ACTE   IV,  SCÈNE   III.  529 

En  ma  place  auroit  eu  mêmes  empressements. 

J'aimois,  on  l'agréoit,  j'étois  ici  le  maître; 

Vous  m'aimiez,  ou  du  moins  vous  le  faisiez  paroître. 

L'amour  en  cet  état  daigne-t-il  hésiter, 

Faute  d'un  mot  d'aveu  dont  il  n'ose  douter? 

Voir  son  bien  en  sa  main  et  ne  le  point  reprendre, 

Seigneur,  c'est  un  respect  bien  difficile  à  rendre. 

Un  roi  se  souvient-il  en  des  moments  si  doux         i  3  5  5 

Qu'il  a  dans  votre  camp  des  maîtres  parmi  vous  ? 

Je  l'ai  dû  toutefois,  et  je  m'en  tiens  coupable. 

Ce  crime  est-il  si  grand  qu'il  soit  irréparable  ? 

Et  sans  considérer  mes  services  passés. 

Sans  excuser  l'amour  par  qui  nos  cœurs  forcés....    i  36o 

LÉLIUS. 

Vous  parlez  tant  d'amour,  qu'il  faut  que  je  confesse 
Que  j'ai  honte  pour  vous  de  voir  tant  de  foiblesse. 
N'alléguez  point  les  Dieux  :  si  l'on  voit  quelquefois 
Leur  flamme  s'emporter  en  faveur  de  leur  choix, 
Ce  n'est  qu'à  leurs  pareils  à  suivre  leurs  exemples  ;  i  36  5 
Et  vous  ferez  comme  eux  quand  vous  aurez  des  temples  : 
Comme  ils  sont  dans  leur  cieP  au-dessus  du  danger, 
Ils  n'ont  là  rien  à  craindre  et  rien  à  ménager^. 

Du  reste  je  sais  bien  que  souvent  il  arrive 
Qu'un  vainqueur  s'adoucit  auprès  de  sa  captive.     1870 
Les  droits  de  la  victoire  ont  quelque  liberté 
Qui  ne  sauroit  déplaire  à  notre  âge  indompté;' 
Mais  quand  à  cette  ardeur  un  monarque  défère. 
Il  s'en  fait  un  plaisir  et  non  pas  une  affaire  ; 
Il  repousse  l'amour  comme  un  lâche  attentat,  1375 

Dès  qu'il  veut  prévaloir  sur  la  raison  d'État; 
Et  son  cœur,  au-dessus  de  ces  basses  amorces, 

1.  L'édition  de  1692  a  changé  leur  ciel  en  le  ciel,  et  Voltaire  a  adopté  ce 
changement. 

2.  Voyez  ci-dessus  la  ISotice,  p.  454- 

Corneille,  vi  34 


53o  SOPHONISBE. 

Laisse  à  cette  raison  toujours  toutes  ses  forces. 

Quand  l'amour  avec  elle  a  de  quoi  s'accorder, 

Tout  est  beau,  tout  succède,  on  n'a  qu'à  demander;  i3  8o 

Mais  pour  peu  qu'elle  en  soit  ou  doive  être  alarmée, 

Son  feu  qu'elle  dédit  doit  tourner  en  fumée. 

Je  vous  en  parle  en  vain  :  cet  amour  décevant 

Dans  votre  cœur  surpris  a  passé  trop  avant; 

Vos  feux  vous  plaisent  trop  pour  les  vouloir  éteindre  ;  1 3  8  5 

Et  tout  ce  que  je  puis.  Seigneur,  c'est  de  vous  plaindre. 

MASSINISSE. 

Me  plaindre  tout  ensemble  et  me  tyranniser  ! 

LÉLIUS. 

Vous  l'avouerez  un  jour,  c'est  vous  favoriser. 

MASSINISSE. 

Quelle  faveur,  grands  Dieux  !  qui  tient  lieu  de  supplice  ! 

LÉLIUS. 

Quand  vous  serez  à  vous,  vous  lui  ferez  justice.       iSgo 

MASSINISSE. 

Ah  !  que  cette  justice  est  dure  à  concevoir  ! 

LÉLIUS. 

Je  la  conçois*  assez  pour  suivre  mon  devoir. 

SCÈNE  IV. 

LÉLIUS,  MASSINISSE,  MÉZÉTULLE,  ALBIN. 

ALBIN. 

Scipion  vient.  Seigneur,  d'arriver  dans  vos  tentes^ 

Ravi  du  grand  succès  qui  prévient  ses  attentes  ; 

Et  ne  vous  croyant  pas  maître  en  si  peu  de  jours,    i  SgS 

Il  vous  venoit  lui-même  amener  du  secours, 

Tandis  que  le  blocus  laissé  devant  Utique 

I.  Les  éditions  de    1682  et  de   1692  portent,  par  erreur,  cannois,  pour 
conçois. 


ACTE    IV,    SCÈNE    TV.  53i 

Répond  de  cette  place  à  notre  république'. 
Il  me  donne  ordre  exprès  de  vous  en  avertir. 

LÉLIUS^ 

Allez  à  votre  hymen  le  faire  consentir  ;  1400 

Allez  le  voir  sans  moi  :  je  l'en  laisse  seul  juge. 

MASSINISSE. 

Oui,  contre  vos  rigueurs  il  sera  mon  refuge, 
Et  j'en  rapporterai  d'autres  ordres  pour  vous. 

LÉLIUS. 

Je  les  suivrai,  Seigneur,  sans  en  être  jaloux. 

MASSINISSE. 

Mais  avant  mon  retour  si  l'on  saisit  la  Reine....       i  405 

LÉLIUS. 

J'en  réponds  jusque-là,  n'en  soyez  point  en  peine. 
Qu'on  la  fasse  venir.  Vous  pouvez  lui  parler. 
Pour  prendre  ses  conseils,  et  pour  la  consoler^. 

Gardes,  que  sans  témoins  on  le  laisse  avec  elle. 
Vous,  pour  dernier  avis  d'une  amitié  fidèle,  1410 

Perdez  fort  peu  de  temps  en  ce  doux  entretien, 
Et  jusques  au  retour  ne  vous  vantez  de  rien. 


SCENE  V. 

MASSINISSE,  SOPHONISBE,  MÉZÉTULLE, 
HERMINIE. 

MASSINISSE. 

Voyez-la  donc,  Seigneur,  voyez  tout  son  mérite, 


I,  «  Il  [Scipion)  laissa  quelques  troupes  {devant  Utique),  pour  continuel* 
seulement  les  apparences  d'un  siège  par  terre  et  par  mer,  et  marcha  lui- 
même  conti'e  les  ennemis  avec  l'élite  de  son  armée.  »  {Tite  Live ,  livre  XXX, 
chapitre  viii.) 

a.  Voltaire  (1764)  met  ici  :  lélius,  à  Massinisse. 

3.  f^ar.    Pour  prendre  ses  conseils,  ou  pour  la  consoler.  (i663-68) 


532  SOPHONISBE. 

Voyez  s'il  est  aisé  qu'un  héros —  Il  me  quitte, 
Et  d'un  premier  éclat  le  barbare  alarmé  i  4  i  5 

N'ose  exposer  son  cœur  aux  yeux  qui  m'ont  charmé. 
Il  veut  être  inflexible,  et  craint  de  ne  plus  l'être, 
Pour  peu  qu'il  se  permît  de  voir  et  de  connoître. 

Allons,  allons.  Madame,  essayer  aujourd'hui 
Sur  le  grand  Scipion  ce  qu'il  a  craint  pour  lui.        1420 
Il  vient  d'entrer  au  camp  ;  venez-y  par  vos  charmes 
Appuyer  mes  soupirs  et  secourir  mes  larmes  ; 
Et  que  ces  mêmes  yeux  qui  m'ont  fait  tout  oser, 
Si  j'en  suis  criminel,  servent  à  m'excuser. 
Puissent-ils,  et  sur  l'heure,  avoir  là  tant  de  force,   1423 
Que  pour  prendre  ma  place  il  m'ordonne  un  divorce. 
Qu'il  veuille  conserver  mon  bien  en  me  l'ôtant! 
J'en  mourrai^  de  douleur,  mais  je  mourrai  content. 
Mon  amour,  pour  vous  faire  un  destin  si  propice, 
Se  prépare  avec  joie  à  ce  grand  sacrifice.  1430 

Si  c'est  vous  bien  servir,  l'honneur  m'en  suffira'; 
Et  si  c'est  mal  aimer,  mon  bras  m'en  punira. 

SOPHONISBE. 

Le  trouble  de  vos  sens,  dont  vous  n'êtes  plus  maître. 
Vous  a  fait  oublier,  Seigneur,  à  me  connoître. 

QuoiPj'irois  mendier  jusqu'au  camp  des  Romains  i  435 
La  pitié  de  leur  chef  qui  m'auroit  en  ses  mains  ? 
J'irois  déshonorer,  par  un  honteux  hommage, 
Le  trône  où  j'ai  pris  place,  et  le  sang  de  Cartilage; 
Et  l'on  verroit  gémir  la  fille  d'Asdrubal 
Aux  pieds  de  l'ennemi  pour  eux  le  plus  fatal?         1440 
Je  ne  sais  si  mes  yeux  auroient  là  tant  de  force. 
Qu'en  sa  faveur  sur  l'heure  il  pressât  un  divorce  ; 
Mais  je  ne  me  vois  pas  en  état  d'obéir, 
S'il  osoit  jusque-là  cesser  de  me  haïr. 

I,  On  lit  :  «  Je  mourrai j  »  dans  l'édition  de  1693. 


ACTE    ÏV,    SCÈNE    V.  533 

La  vieille  antipathie  entre  Rome  et  Carthage  1445 

N'est  pas  prête  à  finir  par  un  tel  assemblage. 
Ne  vous  préparez  point  à  rien  sacrifier 
A  l'honneur  qu'il  auroit  de  vous  justifier. 
Pour  efTet  de  vos  feux  et  de  votre  parole, 
Je  ne  veux  qu'éviter  l'aspect  du  Capitole;  i4  5o 

Que  ce  soit  par  l'hymen  ou  par  d'autres  moyens, 
Que  je  vive  avec  vous  on  chez  nos  citoyens^ 
La  chose  m'est  égale,  et  je  vous  tiendrai  quitte. 
Qu'on  nous  sépare  ou  non,  pourvu  que  je  l'évite. 
Mon  amour  voudroit  plus;  mais  je  règne  sur  lui,    1455 
Et  n'ai  changé  d'époux  que  pour  prendre  un  appui. 

Vous  m'avez  demandé  la  faveur  de  ce  titre 
Pour  soustraire  mon  sort  à  son  injuste  arbitre; 
Et  puisqu'à  m'afFranchir  il  faut  que  j'aide  un  roi. 
C'est  là  tout  le  secours  que  vous  aurez  de  moi.        1460 
Ajoutez-y  des  pleurs,  mêlez-y  des  bassesses. 
Mais  laissez-moi,  de  grâce,  ignorer  vos  foiblesses; 
Et  si  vous  souhaitez  que  l'effet  m'en  soit  doux. 
Ne  me  donnez  point  lieu  d'en  rougir  après  vous. 
Je  ne  vous  cèle  point  que  je  serois  ravie  i  46  5 

D'unir  à  vos  destins  les  restes  de  ma  vie  ; 
Mais  si  Rome  en  vous-^même  ose  braver  les  rois. 
S'il  faut  d'autres  secours,  laissez-les  à  mon  choix  : 
J'en  trouverai.  Seigneur,  et  j'en  sais  qui  peut-être 
N'auront  à  redouter  ni  maîtresse  ni  maître  ;  1470 

Mais  mon  amour  préfère  à  cette  sûreté 
Le  bien  de  vous  devoir  toute  ma  liberté. 

MASSINISSE. 

Ah!  si  je  VOUS  pouvois  offrir  même  assurance. 
Que  je  serois  heureux  de  cette  préférence  ! 

I.  Dans  les  éditions  de  Thomas  Corneille  (1692)  et  de  Voltaire  (1764)  : 
«  chez  vos  citoyens.  » 


53^^  SOPHONÏSBE. 

SOPHONISBE. 

Syphax  et  Lélius  pourront  vous  prévenir,  1475 

Si  vous  perdez  ici  le  temps  de  l'obtenir. 

Partez. 

MASSINISSE. 

M'enviez-vous  le  seul  bien  qu'à  ma  flamme 
A  souffert  jusqu'ici  la  grandeur  de  votre  àme  ? 

Madame,  je  vous  laisse  aux  mains  de  Lélius. 
Vous  avez  pu  vous-même  entendre  ses  refus;  1480 

Et  mon  amour  ne  sait  ce  qu'il  peut  se  promettre 
De  celles  du  consul,  où  je  vais  me  remettre. 
L'un  et  l'autre  est  Romain  ;  et  peut-être  en  ce  lieu 
Ce  peu  que  je  vous  dis  est  le  dernier  adieu. 
Je  ne  vois  rien  de  sûr  que  cette  triste  joie  ;  1485 

Ne  me  l'enviez  plus,  souffrez  que  je  vous  voie; 
Souffrez  que  je  vous  parle,  et  vous  puisse  exprimer 
Quelque  part  des  malheurs  où  l'on  peut  m'abîmer, 
Quelques  informes  traits  de  la  secrète  rage 
Que  déjà  dans  mon  cœur  forme  leur  sombre  image  ;  1 490 
Non  que  je  désespère  :  on  m'aime;  mais,  hélas! 
On  m'estime,  on  m'honore,  et  l'on  ne  me  craint  pas. 
M'éloigner  de  vos  yeux  en  cette  incertitude. 
Pour  un  cœur  tout  à  vous  c'est  un  tourment  bien  rude  ; 
Et  si  j'en  ose  croire  un  noir  pressentiment,  1495 

C'est  vous  perdre  à  jamais  que  vous  perdre  un  moment. 

Madame,  au  nom  des  Dieux,  rassurez  mon  courage  : 
Dites  que  vous  m'aimez,  j'en  pourrai  davantage; 
J'en  deviendrai  plus  fort  auprès  de  Scipion. 
Montrez  pour  mon  bonheur  un  peu  de  passion,       i5oo 
Montrez  que  votre  flamme  au  même  bien  aspire  : 
Ne  régnez  plus  sur  elle,  et  laissez-lui  me  dire 

SOPHONISBE. 

Allez,  Seigneur,  allez  ;  je  vous  aime  en  époux, 
Et  serois  à  mon  tour  aussi  foible  que  vous. 


ACTE   IV,    SCÈNE   V.  535 

MASSINISSE. 

Faites,  faites-moi  voir  cette  illustre  foiblesse  :  i  5o5 

Que  ses  douceurs..., 

SOPHONISBE. 

Ma  gloire  en  est  encor  maîtresse. 
Adieu.  Ce  qui  m'échappe  en  faveur  de  vos  feux 
Est  moins  que  je  ne  sens,  et  plus  que  je  ne  veux. 

(Elle  rentre.) 
MÉZÉTULLE. 

Douterez-vous  encor.  Seigneur,  qu'elle  vous  aime? 

MASSINISSE. 

MézétuUe,  il  est  vrai,  son  amour  est  extrême  ;         i  5  i  o 

Mais  cet  extrême  amour,  au  lieu  de  me  flatter, 

Ne  sauroit  me  servir  qu'à  mieux  me  tourmenter. 

Ce  qu'elle  m'en  fait  voir  redouble  ma  souffrance. 

Reprenons  toutefois  un  moment  de  constance  ; 

En  faveur  de  sa  flamme  espérons  jusqu'au  bout,      i  5 1  5 

Et  pour  tout  obtenir  allons  hasarder  tout. 


FIN    DU    QUATRIEME    ACTE. 


536  SOPHONISBE. 


ACTE  V. 


SCENE  PREMIERE. 
SOPHONISBE,  HERMINIE. 

SOPHONISBE. 

Cesse  de  me  flatter  d'une  espérance  vaine  : 

Auprès  de  Scipion  ce  prince  perd  sa  peine. 

S'il  l'avoit  pu  toucher,  il  seroit  revenu  ; 

Et  puisqu'il  tarde  tant,  il  n'a  rien  obtenu.  i  520 

HERMINIE. 

Si  tant  d'amour  pour  vous  s'impute  à  trop  d'audace. 
Il  faut  un  peu  de  temps  pour  en  obtenir  grâce  : 
Moins  on  la  rend  facile,  et  plus  elle  a  de  poids. 
Scipion  s'en  fera  prier  plus  d'une  fois  ; 
Et  peut-être  son  âme  encore  irrésolue i5iS 

SOPHONISBE. 

Sur  moi,  quoi  qu'il  en  soit,  je  me  rends  absolue; 
Contre  sa  dureté  j'ai  du  secours  tout  prêt. 
Et  ferai  malgré  lui  moi  seule  mon  arrêt. 

Cependant  de  mon  feu  l'importune  tendresse 
Aussi  bien  que  ma  gloire  en  mon  sort  s'intéresse,  1 53o 
Veut  régner  en  mon  cœur  comme*  ma  liberté, 
Et  n'ose  l'avouer  de  toute  sa  fierté. 
Quelle  bassesse  d'âme  !  ô  ma  gloire  !  ô  Carthage  ! 
Faut-il  qu'avec  vous  deux  un  homme  la  partage? 


I.  Comme  est  le  texte  de  toutes  les  éditions  anciennes,  y  compris  celle 
de  1692;  Voltaire  (1764)  y  a  substitué  contre. 


ACTE    V,  SCENE   I.  537 

Et  l'amour  de  la  vie  en  faveur  d'un  époux  i53  5 

Doit-il  être  en  ce  cœur  aussi  puissant  que  vous? 

Ce  héros  a  trop  fait  de  m'avoir  épousée  ; 

De  sa  seule  pitié  s'il  m'eût  favorisée, 

Cette  pitié  peut-être  en  ce  triste  et  grand  jour 

Auroit  plus  fait  pour  moi  que  cet  excès  d'amour»    1 540 

Il  devoit  voir  que  Rome  en  juste  défiance.... 

HERMINIE. 

Mais  vous  lui  témoigniez  pareille  impatience  ; 
Et  vos  feux  rallumés  montroient  de  leur  côté 
Pour  ce  nouvel  hymen  égale  avidité. 

SOPHONISBE. 

Ce  n'étoit  point  l'amour  qui  la  rendoit  égale  :  i  54  5 

C'étoit  la  folle  ardeur  de  braver  ma  rivale  ; 

J'en  faisois  mon  suprême  et  mon  unique  bien. 

Tous  les  cœurs  ont  leur  foible,  et  c'étoit  là  le  mien. 

La  présence  d'Eryxe  aujourd'hui  m'a  perdue  ; 

Je  me  serois  sans  elle  un  peu  mieux  défendue;         i  5  5o 

J'aurois  su  mieux  choisir  et  les  temps  et  les  lieux. 

Mais  ce  vainqueur  vers  elle  eût  pu  tourner  les  yeux  : 

Tout  mon  orgueil  disoit  à  mon  âme  jalouse 

Qu'une  heure  de  remise  en  eût  fait  son  épouse, 

Et  que  pour  me  braver  à  son  tour  hautement,  i  5  5  5 

Son  feu  se  fût  saisi  de  ce  retardement. 

Cet  orgueil  dure  encore,  et  c'est  lui  qui  l'invite 

Par  un  message  exprès  à  me  rendre  visite, 

Pour  reprendre  à  ses  yeux  un  si  cher  conquérant. 

Ou,  s'il  me  faut  mourir,  la  braver  en  mourant.         i  56 0 

Mais  je  vois  Mézétulle;  en  cette  conjoncture. 
Son  retour  sans  ce  prince  est  d'un  mauvais  augure. 
RalFermis-toi,  mon  âme,  et  prends  des  sentiments 
A  te  mettre  au-dessus  de  tous  événements. 


538  SOPHONISBE. 

SCÈNE  IL 

SOPHONISBE,  MÉZÉTULLE,  HERMINIE. 

SOPHONISBE. 

Quand  reviendra  le  Roi? 

MÉZÉTULLE. 

Pourrai-je  bien  vous  dire    i565 
A  quelle  extrémité  le  porte  un  dur  empire  ? 
Et  si  je  vous  le  dis,  pourrez-vous  concevoir 
Quel  est  son  déplaisir,  quel  est  son  désespoir? 
Scipion  ne  veut  pas  même  qu'il  vous  revoie. 

SOPHONISBE. 

J'ai  donc  peu  de  raison  d'attendre  cette  joie;  1570 

Quand  son  maître  a  parlé,  c'est  à  lui  d'obéir. 

Il  lui  commandera  bientôt  de  me  haïr; 

Et  dès  qu'il  recevra  cette  loi  souveraine, 

Je  ne  dois  pas  douter  un  moment  de  sa  haine. 

MÉZÉTULLE. 

Si  vous  pouviez  douter  encor  de  son  ardeur,  1575 

Si  vous  n'aviez  pas  vu  jusqu'au  fond  de  son  cœur. 
Je  vous  dirois.... 

SOPHONISBE. 

Que  Rome  à  présent  l'intimide? 

MÉZÉTULLE. 

Madame,  vous  savez — 

SOPHONISBE. 

Je  sais  qu'il  est  Numide. 
Toute  sa  nation  est  sujette  à  l'amour %• 
Mais  cet  amour  s'allume  et  s'éteint  en  un  jour  :       1  58o 
J'aurois  tort  de  vouloir  qu'il  en  eût  davantage. 

I.  Tite  Live  dit  au  livre  XXX,  chapitre  xn  (voyez  V Appendice  \,-ç.  55 1)  : 
Ut  est  genus  Numidarum  in  venerem  prseceps ;  et  au  livre  XXIX,  cha- 
pitre XXIII  :  Et  sunt  ante  omnes  Tfumidx  barbares  effusi  in  venerem. 


ACTE   V,    SCÈNE   II.  SSg 

MÉZÉTULLE. 

Que  peut  en  cet  état  le  plus  ferme  courage? 

Scipion  ou  l'obsède  ou  le  fait  observer; 

Dès  demain  vers  Utique  il  le  veut  enlever.... 

SOPHONISBE. 

N'avez-vous  de  sa  part  autre  chose  à  me  dire?        i585 

MÉZÉTULLE. 

Par  grâce  on  a  souffert  qu'il  ait  pu  vous  écrire, 
Qu'il  l'ait  fait  sans  témoins;  et  par  ce  peu  de  mots, 
Qu'ont  arrosé  ses  pleurs,  qu'ont  suivi*  ses  sanglots, 
Il  vous  fera  juger 

SOPHONISBE. 

Donnez. 

MÉZÉTULLE. 

Avec  sa  lettre. 
Voilà  ce  qu'en  vos  mains  j'ai  charge  de  remettre,    i  590 

BILLET    DE    MASSINISSE    A    SOPHONISBE. 
SOPHONISBE  lit. 

//  ne  m  est  pas  permis  de  çwre  cotre  époux; 

Mais  enfiji  je  uous  tiens  parole, 
Et  cous  éditerez  V aspect  du  C apitoie, , 

Si  i^ous  êtes  digne  de  cous. 

Ce  poison  que  je  uous  envoie  i  SgS 

En  est  la  seule  et  triste  i^oie; 
Et  cest  tout  ce  que  peut  un  déplorable  roi 
Pour  dégager  sa  foi^ . 

Voilà  de  son  amour  une  preuve  assez  ample  ; 

Mais  s'il  m'aimoit  encore,  il  me  devoit  l'exemple  :  1600 

Plus  esclave  en  son  camp  que  je  ne  suis  ici, 

Toutes  les  éditions  anciennes,  sans  en  excepter  celles  de  1692  et  de 
1764,  donnent  arrosé  et  suivi,  au  singulier,  faisant  accorder  ces  participes 
avec  peu  et  non  avec  mots. 

2.  Voyez  ci-après,  dans  V Appendice  I,  p.  552,  le  chapitre  xv  du  livre  XXX 
de  Tite  Live. 


540  SOPHONISBE. 

Il  devoit  de  son  sort  prendre  même  souci. 

Quel  présent  nuptial*  d'un  époux  à  sa  femme! 

Qu'au  jour  d'un  hyménée  il  lui  marque  de  flamme  ! 

Reportez,  Mézétulle,  à  votre  illustre  roi  i6o5 

Un  secours  dont  lui-même  a  plus  besoin  que  moi  : 

Il  ne  manquera  pas  d'en  faire  un  digne  usage, 

Dès  qu'il  aura  des  yeux  à  voir  son  esclavage. 

Si  tous  les  rois  d'Afrique  en  sont  toujours  pourvus 

Pour  dérober  leur  gloire  aux  malheurs  imprévus^,  1 6  i  o 

Comme  eux  et  comme  lui  j'en  dois  être  munie; 

Et  quand  il  me  plaira  de  sortir  de  la  vie, 

De  montrer  qu'une  femme  a  plus  de  cœur  que  lui, 

On  ne  me  verra  point  emprunter  rien  d'autrui. 

SCÈNE  m. 

SOPHONISBE,  ÉRYXE,  Page,  HERMINIE,  BARCÉE, 

MÉZÉTULLE^ 

SOPHONISBE*. 

Eryxe  viendra-t-elle?  As-tu  vu  cette  reine?  1 6  i  5 

LE    PAGE. 

Madame,  elle  est  déjà  dans  la  chambre  prochaine. 
Surprise  d'avoir  su  que  vous  la  vouliez  voir. 
Vous  la  voyez,  elle  entre. 

SOPHONISBE. 

Elle  va  plus  savoir^. 

1.  Accipîo,  inquit,  nuptiale  munus.  [Tite  Live^  livre  XXX,  chapitre  xv. 
Voyez  V Appendice  I,  p.  553. 

2.  Voyez  plus  haut,  p.  465,  note  i. 

3.  Dans  les  premières  éditions  jusqu'à  celle  de  1692  inclusivement,  le  nom 
de  Mézétulle  a  été  omis  en  tête  de  cette  scène,  que  Voltaire  coupe  en  deux . 
Chez  lui  la  scène  m  finit  au  vers  16 18  et  a  pour  personnages  :  sopuonisbe, 
UN  PAGE  {sic),  BARCÉE,  HERMINIE,  MÉZÉTULLE;  la  scèuc  IV,  qui  commcnce 
au  vers  1619,  a  de  moins  le  page  et  de  plus  éryxe. 

4.  Dans  l'édition  de  Voltaire  (1764):  sophonisbe,  au  page. 

5.  Les  éditions  de  1692  et  de  1764  ont  ajouté  après  ce  vers  :  «  A  Erixe.  » 


ACTE   V,   SCENE    III.  541 

Si  vous  avez  connu  le  prince  Massinisse 

ÉRYXE. 

N'en  parlons  points  Madame;  il  vous  a  fait  justice .    1620 

SOPHONISBE. 

Vous  n'avez  pas  connu  tout  à  fait  son  esprit; 
Pour  le  connoître  mieux,  lisez  ce  qu'il  m'écrit. 

ÉRYXE. 

(Elle  Ht  bas.) 

Du  côté  des  Romains  je  ne  suis  point  surprise; 

Mais  ce  qui  me  surprend,  c'est  qu'il  les  autorise. 

Qu'il  passe  plus  avant  qu'ils  ne  voudroient  aller.     1625 

SOPHONISBE. 

Que  voulez-vous.  Madame?  il  faut  s'en  consolera 

Allez,  et  dites-lui  que  je  m'apprête  à  vivre, 
En  faveur  du  triomphe,  en  dessein  de  le  suivre; 
Que  puisque  son  amour  ne  sait  pas  mieux  agir. 
Je  m'y  réserve  exprès  pour  l'en  faire  rougir.  i63o 

Je  lui  dois  cette  honte;  et  Rome,  son  amie, 
En  verra  sur  son  front  rejaillir^  l'infamie  : 
Elle  y  verra  marcher,  ce  qu'on  n'a  jamais  vu, 
La  femme  du  vainqueur  à  côté  du  vaincu. 
Et  mes  pas  chancelants  sous  ces  pompes  cruelles      1 63  5 
Couvrir  ses  plus  hauts  faits  de  taches  éternelles. 
Portez-lui  ma  réponse;  allez. 

MÉZÉTULLE. 

Dans  ses  ennuis.... 

SOPHONISBE. 

C'est  trop  m'importuner  en  l'état  où  je  suis. 
Ne  vous  a-t-il  chargé  de  rien  dire  à  la  Reine? 

1.  Thomas  Corneille  et  Voltaire  ont  changé  :  «  N'en  parlons  point,   »  en 
«  N'en  parlons  plus.  » 

2.  Entre  ce  vers  et  le  suivant  Thomas  Corneille  et  Voltaire  ajoutent  en- 
core :  «  A  Mézétulle.   » 

3.  Dans  toutes  les  éditions  anciennes,  y  compris  celle  de  1692  :  rejallir. 


542  SOPHONISBE. 

MÉZÉTULLE. 

Non,  Madame. 

SOPHONISBE. 

Allez  donc;  et  sans  vous  mettre  en  peine 
De  ce  qu'il  me  plaira  croire  ou  ne  croire  pas, 
Laissez  en  mon  pouvoir  ma  vie  et  mon  trépas. 

SCÈNE  IV. 

SOPHONISBE,  ÉRYXE,  HERMINIE,  BARCÉE. 

SOPHONISBE. 

Une  troisième  fois  mon  sort  change  de  face, 
Madame,  et  c'est  mon  tour  de  vous  quitter  la  place. 
Je  ne  m'en  défends  point,  et  quel  que  soit  le  prix   1645 
De  ce  rare  trésor  que  je  vous  avois  pris. 
Quelques  marques  d'amour  que  ce  héros  m'envoie, 
Ce  que  j'en  eus  pour  lui  vous  le  rend  avec  joie. 
Vous  le  conserverez  plus  dignement  que  moi. 

ÉRYXE. 

Madame,  pour  le  moins  j'ai  su  garder  ma  foi;  i6  5o 

Et  ce  que  mon  espoir  en  a  reçu  d'outrage 
N'a  pu  jusqu'à  la  plainte  emporter  mon  courage*. 
Aucun  de  nos  Romains  sur  mes  ressentiments 

SOPHONISBE. 

Je  ne  demande  point  ces  éclaircissements. 
Et  m'en  rapporte  aux  Dieux  qui  savent  toutes  choses. 
Quand  l'effet  est  certain,  il  n'importe  des  causes  : 
Que  ce  soit  mon  malheur,  que  ce  soient  nos  tyrans. 
Que  ce  soit  vous,  ou  lui,  je  l'ai  pris,  je  le  rends. 
Il  est  vrai  que  l'état  où  j'ai  su  vous  le  prendre 
N'est  pas  du  tout  le  même  où  je  vais  vous  le  rendre  : 

I.  Far.  N'a  pu  jusqu'à  sa  plainte  emporter  mon  courage.  (i663  et  Œ) 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  543 

Je  vous  l'ai  pris  vaillant,  généreux,  plein  d'honneur, 
Et  je  vous  le  rends  lâche,  ingrat,  empoisonneur; 
Je  Tai  pris  magnanime,  et  vous  le  rends  perfide; 
Je  vous  le  rends  sans  cœur,  et  Tai  pris  intrépide  ; 
Je  l'ai  pris  le  plus  grand  des  princes  africains,  1 66  5 

Et  le  rends,  pour  tout  dire,  esclave  des  Romains. 

ÉRYXE. 

Qui  me  le  rend  ainsi  n'a  pas  beaucoup  d'envie 
Que  j'attache  à  l'aimer  le  bonheur  de  ma  vie. 

SOPHONISBE. 

Ce  n'est  pas  là.  Madame,  où  je  prends  intérêt. 

Acceptez,  refusez,  aimez-le  tel  qu'il  est,  1670 

Dédaignez  son  mérite,  estimez  sa  foiblesse  ; 

De  tout  votre  destin  vous  êtes  la  maîtresse  : 

Je  la  serai  du  mien,  et  j'ai  cru  vous  devoir 

Ce  mot  d'avis  sincère  avant  que  d'y  pourvoir. 

S'il  part  d'un  sentiment  qui  flatte  mal  les  vôtres,    i6:5 

Lélius,  que  je  vois,  vous  en  peut  donner  d'autres; 

Souffrez  que  je  l'évite,  et  que  dans  mon  malheur 

Je  m'ose  de  sa  vue  épargner  la  douleur. 

SCÈNE  V. 

LÉLIUS,  ÉRYXE,  LÉPIDE,  BARCÉE. 

LÉLIUS. 

Lépide,  ma  présence  est  pour  elle  un  supplice. 

ÉRYXE. 

Vous  a-t-on  dit,  Seigneur  ce  qu'a  fait  Massinisse  ?  1680 

LÉLIUS. 

J'ai  su  que  pour  sortir  d'une  témérité 

Dans  une  autre  plus  grande  il  s'est  précipité*. 

I.  Scipion  reprocha  à  Massinisse  «  d'avoir  réparé  une  témérité  par  une 
autre  témérité,  et  d'avoir  rendu  l'événement  plus  triste  qu'il  n'était  néces- 


544  SOPHONISBE. 

Au  bas  de  l'escalier  j'ai  trouvé  Mézétulle; 

Sur  ce  qu'a  dit  la  Reine  il  est  un  peu  crédule; 

Pour  braver  Massinisse,  elle  a  quelque  raison  i685 

De  refuser  de  lui  le  secours  du  poison  ; 

Mais  ce  refus  pourroit  n'être  qu'un  stratagème, 

Pour  faire,  malgré  nous,  son  destin  elle-même. 

Allez  l'en  empêcher,  Lépide;  et  dites-lui 
Que  le  grand  Scipion  veut  lui  servir  d'appui,  1690 

Que  Rome  en  sa  faveur  voudra  lui  faire  grâce. 
Qu'un  si  prompt  désespoir  sentiroit  l'ame  basse, 
Que  le  temps  fait  souvent  plus  qu'on  ne  s'est  promis. 
Que  nous  ferons  pour  elle  agir  tous  nos  amis  : 
Enfin  avec  douceur  tâchez  de  la  réduire  1693 

A  venir  dans  le  camp,  à  s'y  laisser  conduire, 
A  se  rendre  à  Syphax,  qui  même  en  ce  moment 
L'aime  et  l'adore  encor  malgré  son  changement. 
Nous  attendrons  ici  l'effet  de  votre  adresse  ; 
N'y  perdez  point  de  temps. 


SCENE   VI. 

LÉLIUS,  ÉRYXE,  BARCÉE. 

LÉLIUS. 

Et  vous,  grande  princesse, 
Si  des  restes  d'amour  ont  surpris  un  vainqueur, 
Quand  il  devoit  au  vôtre  et  son  trône  et  son  cœur, 
Nous  vous  en  avons  fait  assez  prompte  justice. 
Pour  obtenir  de  vous  que  ce  trouble  finisse. 
Et  que  vous  fassiez  grâce  à  ce  prince  inconstant,       1705 
Qui  se  vouloit  trahir  lui-même  en  vous  quittant. 

saire.  »  ....  Quod  temeritate/n  temeritate  alia  luerit,  tristioremque  rem,  quant 
necesse  fuerit,  fcccrit.  {Tite  Lii>e,  livre  XXX,  chapitre  xv.)  Voyez  ci-après 
V Appendice  I,  p.  553. 


ACTE    V,    SCÈNE   VI.  545 

ÉRYXE. 

Vous  auroit-il  prié,  Seigneur,  de  me  le  dire? 

LÉLIUS. 

De  l'efFort  qu'il  s'est  fait  il  gémit,  il  soupire; 

Et  je  crois  que  son  cœur,  encore  outré  d'ennui. 

Pour  retourner  à  vous  n'est  pas  assez  à  lui.  1 7  i  o 

Mais  si  cette  bonté  qu'eut  pour  lui  votre  flamme 

Aidoit  à  sa  raison  à  rentrer  dans  son  âme, 

Nous  aurions  peu  de  peine  à  rallumer  des  feux 

Que  n'a  pas  bien  éteints  cette  erreur  de  ses  vœux. 

ÉRYXE. 

Quand  d'une  telle  erreur  vous  punissez  l'audace,     i  7  i  5 
Il  vous  sied  mal  pour  lui  de  me  demander  grâce  : 
Non  que  je  la  refuse  à  ce  perfide  tour; 
L'hymen  des  rois  doit  être  au-dessus  de  l'amour  ; 
Et  je  sais  qu'en  un  prince  heureux  et  magnanime 
Mille  infidélités  ne  sauroient  faire  un  crime  ;  1720 

Mais  si  tout  inconstant  il  est  digne  de  moi. 
Il  a  cessé  de  l'être  en  cessant  d'être  roi. 

LÉLIUS. 

Ne  l'est-il  plus,  Madame?  et  si  la  Gétulie 

Par  votre  illustre  hymen  à  son  trône  s'allie. 

Si  celui  de  Syphax  s'y  joint  dès  aujourd'hui,  1725 

En  est-il  sur  la  terre  un  plus  puissant  que  lui? 

ÉRYXE. 

Et  de  quel  front.  Seigneur,  prend-il  une  couronne. 
S'il  ne  peut  disposer  de  sa  propre  personne. 
S'il  lui  faut  pour  aimer  attendre  votre  choix. 
Et  que  jusqu'en  son  lit  vous  lui  fassiez  des  lois?      1730 
Un  sceptre  compatible  avec  un  joug  si  rude 
N'a  rien  à  me  donner  que  de  la  servitude  ; 
Et  si  votre  prudence  ose  en  faire  un  vrai  roi, 
Il  est  à  Sophonisbe,  et  ne  peut  être  à  moi. 
Jalouse  seulement  de  la  grandeur  royale,  1735 

Corneille,  vi  35 


546  SOPHONISBE. 

Je  la  regarde  en  reine,  et  non  pas  en  rivale  ; 

Je  vois  dans  son  destin  le  mien  enveloppé, 

Et  du  coup  qui  la  perd  tout  mon  cœur  est  frappé. 

Par  votre  ordre  on  la  quitte;  et  cet  ami  fidèle 

Me  pourroit,  au  même  ordre,  abandonner  comme  elle. 

Disposez  de  mon  sceptre,  il  est  entre  vos  mains  : 
Je  veux  bien  le  porter  au  gré  de  vos  Romains. 
Je  suis  femme  ;  et  mon  sexe  accablé  d'impuissance 
Ne  reçoit  point  d'affront  par  cette  dépendance  ; 
Mais  je  n'aurai  jamais  à  rougir  d'un  époux  1745 

Qu'on  voie  ainsi  que  moi  ne  régner  que  sous  vous. 

LÉLIUS. 

Détrompez-vous,  Madame;  et  voyez  dans  l'Asie 
Nos  dignes  alliés  régner  sans  jalousie, 
Avec  l'indépendance,  avec  l'autorité 
Qu'exige  de  leur  rang  toute  la  majesté.  1750 

Regardez  Prusias,  considérez  Attale*, 
Et  ce  que  souffre  en  eux  la  dignité  royale. 
Massinisse  avec  vous,  et  toute  autre  moitié. 
Recevra  même  honneur  et  pareille  amitié. 
Mais  quant  à  Sophonisbe,  il  m'est  permis  de  dire    1755 
Qu'elle  est  Carthaginoise  ;  et  ce  mot  doit  suffire. 
Je  dirois  qu'à  la  prendre  ainsi  sans  notre  aveu, 
Tout  notre  ami  qu'il  est,  il  nous  bravoit  un  peu; 
Mais  comme  je  lui  veux  conserver  notre  estime^, 
Autant  que  je  le  puis  je  déguise  son  crime,  1760 

Et  nomme  seulement  imprudence  d'Etat 
Ce  que  nous  aurions  droit  de  nommer  attentat. 


1.  Prusias,  roi  de  Bithynie;  Attale,  roi  de  Pergame. 

2.  Ce  vers  et  le  suivant  manquent  dans  l'édition  de  1682  ;  il  en  est  de  même, 
un  peu  plus  loin,  des  vers  18 19  et  1820. 


ACTE   V,    SCÈNE   VII.  547 

SCÈNE  VII. 

LÉLIUS,  ÉRYXE,  LÉPIDE,  BARCÉE. 

LÉLIUS. 

Mais  Lépide  déjà  revient  de  chez  la  Reine*. 
Qu'avez-vous  obtenu  de  cette  âme  hautaine  ? 

LÉPIDE. 

Elle  avoit  trop  d'orgueil  pour  en  rien  obtenir  :         1765 
De  sa  haine  pour  nous  elle  a  su  se  punir. 

LÉLIUS. 

Je  l'avois  bien  prévu,  je  vous  Tai  dit  moi-même, 

Que  ce  dessein  de  vivre  étoit  un  stratagème, 

Qu'elle  voudroit  mourir;  mais  ne  pouviez-vous  pas.... 

LÉPIDE. 

Ma  présence  n'a  fait  que  hâter  son  trépas.  1770 

A  peine  elle  m'a  vu,  que  d'un  regard  farouche, 
Portant  je  ne  sais  quoi  de  sa  main  à  sa  bouche  : 
«  Parlez,  m'a-t-elle  dit,  je  suis  en  sûreté, 
Et  recevrai  votre  ordre  avec  tranquillité.  » 
Surpris  d'un  tel  discours,  je  l'ai  pourtant  flattée  :     1775 
J'ai  dit  qu'en  grande  reine  elle  seroit  traitée. 
Que  Scipion  et  vous  en  prendriez  souci  ; 
Et  j'en  voyois  déjà  son  regard  adouci, 
Quand  d'un  souris  amer  me  coupant  la  parole  : 
«  Qu'aisément,  reprend-elle,  une  âme  se  console!   1780 
Je  sens  vers  cet  espoir  tout  mon  cœur  s'échapper  ; 
Mais  il  est  hors  d'état  de  se  laisser  tromper. 
Et  d'un  poison  ami  le  secourable  office 
Vient  de  fermer  la  porte  à  tout  votre  artifice. 

Dites  à  Scipion  qu'il  peut  dès  ce  moment  1785 

Chercher  à  son  triomphe  un  plus  rare  ornement. 

I.  Dans  l'édition  de  1692  et  dans  celle  de  Voltaire  (1764),  ce  vers  est  le 
dernier  de  la  scène  précédente,  au  lieu  d'être  le  premier  de  celle-ci. 


548  SOPHONISBE. 

Pour  voir  de  deux  grands  rois  la  lâcheté  punie, 

J'ai  dû  livrer  leur  femme  à  cette  ignominie  : 

C'est  ce  que  méritoit  leur  amour  conjugal; 

Mais  j'en  ai  dû  sauver  la  fille  d'Asdrubal.  1790 

Leur  bassesse  aujourd'hui  de  tous  deux  me  dégage; 

Et  n'étant  plus  qu'à  moi,  je  meurs  toute  à  Carthage, 

Digne  sang  d'un  tel  père,  et  digne  de  régner, 

Si  la  rigueur  du  sort  eût  voulu  m'épargner  !  » 

A  ces  mots,  la  sueur  lui  montant  au  visage,  1795 

Les  sanglots  de  sa  voix  saisissent  le  passage  ; 
Une  morte  pâleur  s'empare  de  son  front; 
Son  orgueil  s'applaudit  d'un  remède  si  prompt  : 
De  sa  haine  aux  abois  la  fierté  se  redouble  ; 
Elle  meurt  à  mes  yeux,  mais  elle  meurt  sans  trouble*, 
Et  soutient  en  mourant  la  pompe  d'un  courroux 
Qui  semble  moins  mourir  que  triompher  de  nous*. 

ÉRYXE. 

Le  dirai-je,  Seigneur?  je  la  plains  et  l'admire  : 

Une  telle  fierté  méritoit  un  empire  ; 

Et  j'aurois  en  sa  place  eu  même  aversion  180 5 

De  me  voir  attachée  au  char  de  Scipion. 

La  fortune  jalouse  et  l'amour  infidèle 

Ne  lui  laissoient  ici  que  son  grand  cœur  pour  elle  : 

Il  a  pris  le  dessus  de  toutes  leurs  rigueurs, 

Et  son  dernier  soupir  fait  honte  à  ses  vainqueurs.     1 8 1 0 

LÉLIUS. 

Je  dirai  plus.  Madame,  en  dépit  de  sa  haine, 

1.  «  La  fierté  de  son  langage  ne  fut  pas  démentie  par  la  fermeté  avec  la- 
quelle elle  prit  la  coupe  et  la  vida  sans  donner  aucun  signe  d'effroi.  »  Non 
locuta  est  ferocius ,  quant  acceptum  poculum,  nullo  treyidationis  signo  datOy  im- 
pavide hausit.  {rite  Live^Wvve  XXX, chapitre xv.) Voyez  V Appendice  I,p.  553. 

2.  Dans  la  pièce  de  Mairet  (acte  V,  scène  v),  Sophonisbe  mourante  triomphe 
en  ces  termes  : 

Nos  vainqueurs  sont  vaincus,  si  nous  leur  témoignons 
Qu'ils  nous  craignent  bien  plus  que  nous  ne  les  craignons. 


ACTE   V,  SCÈNE  VII.  549 

Une  telle  fierté  devoit  naître  romaine*. 

Mais  allons  consoler  un  prince  généreux, 

Que  sa  seule  imprudence  a  rendu  malheureux. 

Allons  voir  Scipion,  allons  voir  Massinisse  ;  1 8 1  5 

Souffrez  qu'en  sa  faveur  le  temps  vous  adoucisse  ; 

Et  préparez  votre  âme  à  le  moins  dédaigner, 

Lorsque  vous  aurez  vu  comme  il  saura  régner. 

ÉRYXE. 

En  l'état  où  je  suis,  je  fais  ce  qu'on  m'ordonne; 
Mais  ne  disposez  point,  Seigneur,  de  ma  personne; 
Et  si  de  ce  héros  les  désirs  inconstants.... 

LÉLIUS. 

Madame,  encore  un  coup,  laissons-en  faire  au  temps''. 

I.  Dans  la  Sophonisbe  de  Nicolas  de  Montreux,  Scipion,  apprenant  la  cou- 
rageuse mort  de  Sophonisbe,  s'écrie  : 

J'approuve  cette  mort  en  assurance  unique 
Et  envie  l'honneur  de  la  parjure  Afrique 
D'avoir  jadis  nourri  un  esprit  si  hautain 
Qui  méritoit  de  naître  et  de  mourir  Romain. 

a.  Le  premier  hémistiche  du  dernier  vers  du  Cid  est  : 

Laisse  faire  le  temps.... 

et  il  s'agit  comme  ici  d'une  union  probable,  mais  la  situation  est  bien  dif- 
férente. 


FIN   DU    CINQUIEME    ET   DERNIER    ACTE. 


APPENDICE. 


I 

EXTRAIT    DE    TITE    LIVE 
(Livre  XXX,  chap.  xn-xv). 


XII.  Syphax,dum  obequitat  hostiumturmis,sipudore,sipericulo 
suo  fugam  sistere  posset,  equo  graviter  icto,  efFusus  opprimitur  capi- 
turque,  et  vivus,  lœtum  ante  omnes  Masinissse  prsebiturus  spectacu- 
lum,  ad  Laelium  pertrahitur,  Cirta  caput  regni  Syphacis  erat  :  eo  se 
ingens  hominum  contulit  vis.  Cœdes  in  eoprselio  minor  quam  Vic- 
toria fuit,  quia  equestri  tantummodo  prœlio  certatum  fuerat  :  non 
plus  quinque  millia  occisa,  minus  dimidium  ejus  hominum  captum 
est,  impetu  in  castra  facto,  quo  perculsa  rege  amisso  multitudo  se 
contulerat.  Masinissa  sibi  quidem,  dicere,  nihil  esse  in  prœsentia 
pulchrius,  quam  victorem,  recuperatum  tanto  post  intervallo,  pa- 
trium  invisere  regnum  :  sed  tam  secundis  quam  adversis  rébus  non 
dari  spatium  ad  cessandum.  Si  se  Lœlius  cum  equitatu  vinctoque 
Syphace  Cirtam  praecedere  sinat,  trépida  omnia  metu  se  oppressu- 
rum  :  Lœlius  cum  peditibus  subsequi  modicis  itineribus  posse.  As- 
sentiente  Laelio,  prœgressus  Cirtam,  evocari  ad  colloquium  prin- 
cipes Cirtensium  jubet.Sed  apud  ignaros  régis  casus,  neque  quae  acta 
essent  promendo,  nec  minis,  nec  suadendo,  ante  valuit,  quam  rex 
vinctus  in  conspectum  datus  est.  Tum  ad  spectaculum  tam  fœdum 
c&mploratio  orta;  et  partira  pavore  mœnia  sunt  déserta,  partira  re- 
pentino  consensu  gratiam  apud  victorem  quaerentium  patefactse 
portœ.  Et  Masinissa  prœsidio  circa  portas  opportunaque  raœnium 
diraisso,  ne  cui  fugae  pateret  exitus,  ad  regiara  occupandara  citato 
vadit  equo.  Intranti  vestibulum  in  ipso  limine  Sophonisba,  uxor 
Syphacis,  fdia  Asdrubalis  Pceni,  occurrit;  et  quura  in  medio  agraine 
armatorum  Masinissam,  insignem  quum  armis  tum  caetero  habitu 


APPENDICE.  55i 

conspexisset,regem  esse  (id  quod  erat)  rata,  genîbus  advoluta  ejus  : 

«  Omnia  quidem  ut  posses  in  nobis  Dii  dederunt,  virtusque  et 

félicitas   tua.  Sed   si   captivae  apud   dominum  vitae  necisque  suae 

vocem  supplicem  mittere  licet,  si  genua,  si  victricem  attingere  dex- 

tram,  precor  quœsoque  per  majestatem  regiam,  in  qua  paulo  ante 

nos  quoque  fuimus,  per  gentis  Numidarum  nomen,  quod  tibi  cum 

Syphace  commune  fuit,  per  hujusce  regiœ  deos,  qui  te  melioribus 

ominibus  accipiant,  quam  Syphacem  hinc  miserunt,  hanc  veniam 

supplici  des,  ut  ipse,  quodcumque  fert  animus,  de  captiva  statuas, 

neque  me  in  cujusquam  Romani  superbum  ac  crudele  arbitrium 

venire  sinas.  Si  nihil  aliud  quam  Syphacis  uxor  fuissem,  tamen  Nu- 

midae,  atque  in  eadem  mecum  Africa  geniti,  quam  alienigenae  et 

extei'ni,  fidem  experiri  mallem.  Quid  Carthaginiensi  ab  Romano, 

quid  filiae  Asdrubalis  timendum  sit  vides.  Si  nulla  alia  re  potes, 

morte  me  ut  vindices  ab  Romanorum  arbitrio,  oro  obtestorque.  » 

Forma   erat   insignis   et  florentissima  aetas.    Itaque   quum  modo 

dextram  amplectens,  in  id,  ne  cui  Romano  traderetur,  fidem  ex- 

posceret,  propiusque  blanditias  oratio  esset,  quam  preces  ;  non  in 

misericordiam  modo  prolapsus  est  animus  victoris,  sed  (ut  est  genus 

Numidarum  in  venerem  precaeps)  amore  captivœ  victor  captus,  data 

dextra,  in  id  quod  petebatur  obligandae  fidei,  in  regiam  concedit. 

Institit  deinde  reputare  secum  ipse  quemadmodum  promissi  fidem 

praestaret.  Quod  quum  expedire  non  posset,  ab  amore  temerarium 

atque  impudens  mutuatur  consilium.  Nuptias  in  eum  ipsum  diem 

repente  parari  jubet,  ne  quid  relinqueret  integri  aut  Laelio,  aut  ipsi 

Scipioni,  consulendi  velut  in  captivam,  quse  Masinissœ  jam  nupta 

foret.  Factis  nuptiis  supervenit  Lœlius  ;  et  adeo  non  dissimulavit 

improbare  sefactum,  ut  primo  etiam  cum  Syphace  et  caeteris  capti- 

visdetractameam  toro  geniali mittere  ad  Scipionem  conatus  sit.  Vic- 

tus  deinde  precibus  Masinissae  orantis,  ut  abritrium,  utrius  regum 

duorum  fortunse  accessio  Sophonisba  esset,  ad  Scipionem  rejice- 

ret  Misso  Syphace  et  captivis,  caeteras  urbesNumidiœ,  quœ  praesi- 

diisregiistenebantur,  adjuvante  Masinissa,  recipit. 

XIII.  Syphacem  in  castra  adduci  quum  esset  nuntiatum,  omnis 
velut  ad  spectaculum  triumphi  multitudo  efFusa  est.  Praecedebat 
ipse  vinctus  ;  sequebatur  grex  nobilium  Numidarum.  Tum  quantum 
quisque  plurimum  posset,  magnitudini  Syphacis,  famœ  gentis,  vic- 
toriam  suam  augendo,  addebat....  His  sermonibus  circumstantium 
celebratus  rex,  in  praetorium  ad  Scipionem  est  perductus.  Mo- 
vit  et  Scipionem  quum  fortuna  pristina  viri  praesenti  fortunae  col- 
lata,  tum  recordatio  hospitii,  dextraeque  datae,  et  fœderis  publiée 
ac  privatim  juacti.  Eadem  haec  et  Syphaci  animum  dederunt  in  allo- 
quendo  victore  ;  nam  quum  Scipio,  quid  sibi  voluisset  quaereret, 


552  SOPHONISBE. 

qui  non  societatem  solum  abnuisset  romanam,  sed  ultro  bellum 
intulisset,  tum  ille  peccasse  quidem  sese  atque  insanisse  fatebatur, 
sed  non  tum  demum,  qimm  arma  adversus  populum  romanum  ce- 
pisset  :  exitum  sui  furoris  fuisse,  non  principium.  Tune  se  insanisse, 
lune  hospitia  privata  et  publica  fœdera  omnia  ex  animo  ejecisse, 
quum  carlhaginiensem  matronam  domum  acceperit.  Illis  nuptiali- 
bus  facibus  regiam  conflagrasse  suam  :  illam  furiam  pestemque 
omnibus  delinimentis  animum  suum  avertisse  atque  aliénasse  ;  nec 
conquiesse,  donec  ipsa  manibus  suis  nefaria  sibi  arma  adversus  bos- 
pitem  atque  amicum  induerit.  Perdito  tamen  atque  afïlicto  sibi  hoc 
in  miseriis  solatii  esse,  quod  in  omnium  hominum  inimicissimi  sibi 
domum  ac  pénates  eamdem  pestem  ac  furiam  transisse  vidcat.  Neque 
prudentiorem,  neque  constantiorem  Masinissam  quam  Syphacem 
esse;  etiam  juventa  incautiorem.  Certe  stultius  illum  atque  intem- 
perantius  eam  quam  se  duxisse. 

XIV.  Haec  non  hostili  modo  odio,  sed  amoris  etiam  stimulis, 
amatam  apud  œmulum  cernens,  quum  dixisset,  non  mediocri  cura 
Scipionis  animum  pepulit —  Hsec  secum  volutanti  Lselius  ac  Masi- 
nissa  supervenerunt  :  quos  quum  pariter  ambo  et  benigno  vultu 
excepisset,  et  egregiis  laudibus  fi  equenti  prsetorio  celebrasset,  ab- 
ductum  in  secretum  Masinissam  sic  alloquitur  :  «  Aliqua  te  exis- 
timo,  Masinissa,  intuentem  in  me  bona,  et  principio  in  Hispania  ad 
jungendammecum  amicitiam  venisse,  et  postea  inAfricate  ipsum, 
spesque  omnes  tuas,  in  fîdem  meam  commisisse.  Atqui  nulla  earum 
virtus  est,  propter  quas  appetendus  tibi  visus  sim,  qua  ego  aeque 
atque  temperantia  et  continentia  libidinum  gloriatus  fuerim.  Hanc 
te  quoque  ad  cseteras  tuas  eximias  virtutes,  Masinissa,  adjecisse 
velim » 

XV.  Masinissse  haec  audienti  non  rubor  solum  sufTusus,  sed  la- 
crymœ  etiam  obortae;  et  quum  se  quidem  in  potestate  futurum  im- 
peratoris  dixisset,  orassetque  eum  ut,  quantum  res  sineret,  fidei 
suae  temere  obstrictœ  consuleret,  promisisse  enim,  sese  in  nullius 
potestatem  eam  traditurum,  expraetorio  in  tabernaculum  suum  con- 
fusus  concessit.  Ibi,  arbitris  remotis,  quum  crebro  suspiritu  et 
gemitu,  quod  facile  ab  circumstantibus  tabernaculum  exaudiri  pos- 
set,  aliquantum  temporis  consumpsisset,  ingenti  ad  postremum 
edito  gemitu,  fidum  e  servis  vocat,  sub  cujus  custodia  regio  more  ad 
incerta  fortunae  venenum  erat,  et  mixtuni  in  poculo  ferre  ad  Sopho- 
nisbam  jubet,  ac  simul  nuntiare  Masinissam  libenterprimam  ei  fidem 
prœstaturum  fuisse,  quam  vir  uxori  debuerit  ;  quoniam  arbitrium 
ejus,  qui  possint,  adimant,  secundam  fidem  praestare,  ne  viva  in 
potestatem  Romanorum  veniat.  Memor  patris  imperatoris,  patriae- 
que,  et  duorum  regum  quibus  nupta  fuisset,  sibi  ipsa  consuleret. 


APPENDICE.  555 

Hune  nuntium  ac  simul  venenum  ferensminister  quiim  ad  Sophonis- 
bara  venisset  :  «  Accipio,  inquit,  nuptiale  munus,  neque  ingratum, 
si  nihil  majus  vir  uxori  praestare  potuit.  Hoc  tamen  nuntia,  melius 
me  morituram  fuisse,  si  non  in  funere  meo  nupsissem.  »  Non  locuta 
est  ferocius,  quam  acceptum  poculum,  nullo  trepidationis  signe 
dato,  impavide  hausit.  Quod  ubi  nuntiatum  est  Scipioni,  ne  quid 
œger  animi  feroxjuvenis  gravius  consuleret,  accitum  eum  extemplo 
nunc  solatur,  nunc,  quod  temeritatem  temeritate  alia  luerit,  tris- 
tioremque  rem,  quam  necesse  fuerit,  fecerit,  leniter  castigat*. 


II 

LISTE    DES    TRAGÉDIES 

COMPOSÉES  SUR  LE  SUJET  DE  SOPHONISBE 

ET    ANALYSES  DES    PLUS    IMPORTANTES    d'eNTRE    ELLES. 

I  "  La  Sophonisbe  du  Trissin. 

CETTEpièce,  publiée  seulement  en  i524,  a  été  représentée  plus  de 
dix  ans  auparavant  dans  la  grande  salle  de  l'hôtel  de  ville  de  Vicence, 
aux  frais  du  sénat  de  cette  ville.  Louis  Riccoboni,  qui  la  trouvait 
parfaite,  la  remit  au  théâtre  «  sans  que  personne  se  soit  plaint  qu'elle 
sentît  l'antiquité^.  »  L'auteursuit  TiteLived'assezprès,  en  ajoutant 
à  la  donnée  historique  certains  développements  dont  Corneille  a 
presque  toujours  profité. 

Au  commencement  de  l'ouvrage, Sophonisbe  entreprend  de  racon- 


I .  Polybe  et  Appien  ont  aussi  raconté  l'histoire  de  Syphax,  de  Massinissa 
et  de  Sophonisbe,  le  premier  dans  les  fragments  du  livre  XIV,  le  second  dans 
son  Histoire  punique  (chapitres  x  et  suivants).  En  outre  Appien,  dans  son  His- 
toire espagnole,  mentionne,  au  chapitre  xxxvii  (de  même  qu'au  chapitre  x 
de  VHistoire  punique),  une  circonstance  importante  que  Corneille  lui  a  em- 
pruntée, et  que  Tite  Live  avait  omise.  Voyez  ci-dessus,  p.  465,  note  3. 
Silius  Italiens,  dans  son  poëme  de  la  Guerre  punique,  ne  consacre  à  Sopho- 
nisbe que  quelques  vers  assez  insignifiants  (au  livre  XVII,  vers  71  et  suivants). 

a.  Histoire  du  Théâtre  italien,  tome  II,  p.  10. 


554  SOPHONISBE. 

ter  à  Herminie,  sa  confidente,  tous  ses  malheurs  un  à  un*;  et  re- 
montant d'abord  résolument  à  l'origine  même  de  Carthage,  elle  rap- 
pelle la  fondation  de  la  ville,  les  amours  de  Didon,  les  longues 
guerres  contre  Rome  ;  puis,  arrivant  enfin  à  ce  qui  la  concerne,  elle 
lui  parle  de  son  mariage  avec  Syphax,  conclu  par  l'entremise  de 
Scipion,  malgré  la  promesse  que  son  père  avait  faite  à  Massinissa, 
promesse  dont  Tite  Live  ne  parle  point,  mais  que  le  Trissin  et, 
comme  nous  l'avons  dit.  Corneille  après  lui  ont  empruntée  à  Ap- 
pien.  Sophonisbe  termine  son  récit  en  déplorant  le  combat  qui  se 
livre  sous  les  murs  de  Cirta  ;  elle  en  redoute  l'issue  funeste,  et  un 
songe  qu'elle  raconte  à  Herminie  augmente  encore  ses  terreurs  ;  dans 
l'espoir  de  s'y  soustraire  elle  rentre  pour  ordonner  un  sacrifice,  et 
le  chœur,  composé  de  femmes  de  Cirta  [donne  Cirtensi)^  se  livre  alors 
à  de  longues  réflexions  sur  l'inconvénient  des  grandeurs. 

Un  homme  de  la  maison  de  Syphax  arrive  hors  d'haleine,  de- 
mandant où  est  la  Reine  ;  elle  survient,  et  il  lui  raconte  que  Cirta  est 
prise  et  que  Syphax  est  prisonnier.  Bientôt  les  ennemis  envahissent 
le  théâtre,  Massinissa  est  à  leur  tète;  Sophonisbe  se  jette  à  ses  pieds, 
lui  adresse  une  supplique  imitée  de  Tite  Live,  et  que  Corneille  a 
rejproduite  à  son  tour;  touché  de  ses  larmes,  il  finit  par  lui  jurer 
qu'elle  ne  tombera  pas  vivante  au  pouvoir  des  Romains.  Ils  entrent 
ensemble  dans  le  palais,  tandis  que  le  chœur  déplore  les  malheurs 
passés  et  souhaite  des  jours  plus  heureux.  Lélius  arrive,  demande 
au  chœur  où  est  Massinissa,  et  au  moment  où  il  se  prépare  à  l'aller 
trouver,  il  rencontre  un  messager  qui  le  cherche  pour  lui  apprendre 
que  Massinissa  a  épousé  Sophonisbe,  à  qui  il  a  persuadé  qu'il  n'y 
avait  pas  d'autre  moyen  de  la  garantir  de  l'esclavage.  On  aperçoit 
Massinissa  qui  revient,  et  Scipion  congédie  en  toute  hâte  le  messa- 
ger, afin  de  faire  croire  à  Massinissa  qu'il  ignore  encore  tout.  Ici  a 
lieu  entre  Lélius  et  Massinissa  une  contestation  fort  vive,  que 
Tite  Live  n'a  pas  indiquée,  et  dont  Corneille  a  tiré  la  scène  m  de 
son  quatrième  acte.  Nous  avons  donné  en  note  au  bas  des  pages 
quelques-uns  des  vers  italiens  qu'il  a  imités;  nous  nous  contentons 
ici  d'y  renvoyer^.  Caton,  dont  il  n'est  question  ni  dans  l'histoire  à 
propos  de  Sophonisbe,  ni  dans  la  tragédie  de  Corneille,  survient, 
et  conseille  de  s'en  rapporter  à  la  décision  de  Scipion.  Lélius  et 
Massinissa  y  consentent,  et  se  retirent;  le  chœur  fait  des  vœux  pour 
la  fille  d'Asdrubal. 

Scipion  entre,  suivi  des  chefs  de  l'armée  et  des  prisonniers,  parmi 
lesquels  se  trouve  Syphax  ;  ici  vient  un  discours  imité  de  Tite  Live, 
où  ce  roi  attribue  tous  ses  malheurs  à  Sophonisbe,  et  se  console  en 

1 .  /  quali  ad  un  ad  un  voglio  narrarti. 

2.  Voyez  ci-dessus,  p.  5a5,  note  a. 


APPENDICE.  555 

pensant  qu'elle  causera  aussi  la  perte  de  Massiuîssa.  Dans  la  pièce  de 
Corneille,  où  Scipion  ne  paraît  point,  cette  scène  se  passe  entre  Lé- 
lius  et  Syphax.  Après  le  départ  de  Syphax,  Caton  instruit  Scipion 
du  mariage  de  Massinissa,  des  reproches  que  lui  a  faits  Lélius,  et  du 
parti  qu'ils  ont  pris  de  s'en  rapporter  à  sa  décision. 

Massinissa  entre  ;  Scipion  vante  son  courage,  les  services  qu'il  a 
rendus  à  la  République  ;  puis  il  fait  retirer  tout  le  monde,  lui  re- 
proche de  se  laisser  entraîner  à  la  volupté,  plus  dangereuse  que  les 
ennemis  armés,  .ui  déclare  que  Sophonisbe  doit  être  envoyée  à 
Rome,  et  l'adjure  de  ne  point  souiller  sa  gloire  par  une  désobéis- 
sance coupable.  Massinissa  cède  enfin  aux  remontrances  de  Scipion. 
Il  demande  seulement  le  temps  de  réfléchir  à  la  manière  dont  il 
pourra  tenir  la  parole  qu'il  a  donnée  à  son  épouse,  de  ne  la  point 
livrer  aux  Romains  tant  qu'elle  serait  en  vie  ;  à  peine  a-t-il  quitté  le 
théâtre  que  le  chœur  invoque  l'amour  en  faveur  de  Sophonisbe. 
Après  une  scène  de  remplissage  entre  le  chœur  et  un  serviteur  de 
Sophonisbe,  qui  ne  sait  rien  de  ce  qui  vient  de  se  passer,  une  des 
femmes  de  la  Reine  sort,  et  annonce  au  chœur  que  Massinissa  lui  a 
envoyé  une  coupe  de  poison  ;  le  discours  de  l'envoyé  de  Massinissa 
et  la  réponse  de  Sophonisbe  qu'elle  rapporte  sont  une  traduction 
élégante,  mais  fort  littérale,  des  deux  petits  discours  de  Tite  Live. 
Ce  que  le  Trissin  ajoute  d'assez  touchant,  c'est  que  Sophonisbe, 
avant  de  boire  le  poison,  achève  avec  tranquillité  une  offrande  à 
Junon  qu'elle  avait  commencée,  pour  prier  la  déesse  de  bénir  sa  nou- 
velle union,  et  qu'elle  termine  en  la  priant  pour  l'enfant,  à  peine 
âgé  de  deux  ans,  qu'elle  avait  eu  de  Syphax.  La  fin  est  des  plus 
froides.  Sophonisbe  arrive  accompagnée  de  son  fils,  qu'elle  recom- 
mande à  Herminie  ;  bientôt  elle  expire,  et  on  l'emporte.  Massinissa 
survient  ;  il  a  réfléchi  un  peu  tardivement  qu'il  pourrait  envoyer  de 
nuit  Sophonisbe  à  Carthage  à  l'insu  de  Scipion  ;  la  trouvant  morte, 
il  fait  ses  offres  de  services  à  Herminie,  qui  demande  à  être  recon- 
duite dans  sa  patrie  ;  ensuite  il  donne  ses  ordres  pour  les  funérailles 
de  la  Reine,  et  le  chœur  termine  la  pièce  par  quelques  réflexions  sur 
l'inconstance  des  choses  humaines. 

2°  La  Sophonisbe  de  Mellin  de  Saint-Gelais,  représentée  devant  Henri  II, 

à  Blois,  en  iSSg. 

Il  suffira  de  transcrire  le  titre  de  cette  pièce,  qui  a  été  publiée 
par  Gilles  Corrozet,  comme  le  prouve  l'avis  Au  lecteur  qu'il  a  placé 
à  la  page  ii  : 

SOPHONISBA. 

Tragédie  très  excellente,  tant  pour  l'argument  que  pour  le  poly 


556  SOPHONISBE. 

langage  etgraues  sentences  dont  elle  est  ornée  :  représentée  et  pro- 
noncée deuantleRoy  en  sa  ville  de  Bloys.  A  Paris....  M.  V^  LIX. 

A  la  fin  de  Sophonisba  :  «  Sois  aduerti,  lecteur,  qu'en  imprimant 
la  présente  Tragédie,  nous  auons  esté  faictz  certains  que  feu  Mellin 
de  Sainct  Gellais  en  a  esté  le  principal  Auteur,  duquel  n'est  besoin 
escrire  les  louanges.  Au  reste,  que  toute  la  Tragédie  est  en  prose, 
excepté  le  chorus  ou  assemblée  de  dames,  qui  parle  en  vers  de  plu- 
sieurs genres*. 

«  Voilà,  disent  les  frères  Parfait,  la  première  tragédie  en  prose; 
c'est  à  quoi  beaucoup  de  personnes  n'ont  pas  pensé,  pendant  la  dis- 
pute de  M.  de  la  Motte  et  de  ses  adversaires  2.  » 

Cette  pièce  n'est  qu'une  simple  traduction  de  la  Sophonisbe  du 
Trissin;  Corneille  ne  mentionne  ni  cet  ouvrage  ni  le  suivant,  il 
ne  les  a  probablement  pas  connus,  et  à  coup  sûr  il  ne  les  a  pas  eus 
sous  les  yeux. 

3"  La  Sophonisbe  de  Claude  Mermet,  imprimée  en  i583. 

Claude  Mermet,  notaire  ducal  et  écrivain  de  Saint-Rambert  en 
Savoie,  vint  s'établir  à  Lyon,  où  il  fit  imprimer  sa  pièce  sous  ce 
titre,  qui  tiendra  lieu  d'une  notice  plus  étendue  : 

«  La  tragédie  de  Sophonisbe.^  reyne  de  Numidie,  oii  se  verra  le  de- 
sastre qui  luy  est  aduenu,  pour  auoir  esté  promise  à  vn  mary,  et 
espousée  par  vn  autre  ;  et  comme  elle  a  mieux  aimé  eslire  la  mort 
que  de  se  voir  entre  les  mains  de  ses  ennemis.  Traduite  d'Italien  en 
François  par  Claude  Mermet.  » 

4"  La  Sophonisbe  d'Antoine  de  Montchrestien,  imprimée  en  iSgô. 

Cette  pièce  est  la  première  de  l'auteur.  Elle  figure  dans  le  recueil 
de  ses  principaux  ouvrages,  sous  ce  nouveau  titre  :  La  Carthaginoise 
ou  la  Liberté.  C'est  encore  une  paraphrase  de  l'ouvrage  du  Trissin. 
Corneille  connaissait  cette  tragédie.  C'est  la  seule  qu'il  cite  comme 
ayant  précédé  en  France  celle  de  Mairet  ^. 

5°  La  Sophonisbe  de  Nicolas  de  Montreux,  imprimée  en  1601. 

Nicolas  de  Montreux,  né  au  Mans  vers  i56o,  signait  d'ordinaire 
ses  ouvrages  du  nom  d'Olenix  de  Mont-Sacré,  assez  ambitieux 
anagramme  qu'il  avait  choisi.  Après  s'être  fait  connaître  à  Paris, 

I.  Histoire  du  Théâtre  français  ^  tome  III,  p.  3 18,  note  a. 
a.  Ibidem^  p.  Sig.  —  3.  Voyez  ci-dessus,  p.  463. 


APPENDICE.  56'7 

vers  1576,  par  ses  romans,  ilfit  jouer  plusieurs  pièces  de  théâtre.  Sa 
Sophonisbe  est,  comme  toutes  les  tragédies  françaises  dont  nous  avons 
parlé  jusqu'ici,  une  imitation  de  celle  du  Trissin.  Corneille  n'a  pas 
cité  cet  ouvrage  ;  il  le  connaissait  cependant,  car  il  a  profité  d'un 
assez  beau  mouvement  qui  s'y  trouve,  et  que  ne  lui  avaient  fourni 
ni  les  auteurs  de  l'antiquité  ni  le  Trissin*. 

6°  La  Sophonisbe  de  Mairet,  représentée  en  1629. 

La  part  que  Mairet  prit  à  la  critique  du  Cîd  nous  l'a  déjà  fait  con- 
naître, et  nous  avons  même  eu  occasion  de  publier  un  pamphlet 
en  faveur  de  Corneille,  où  l'on  trouve  une  critique  assez  vive  de 
l'ouvrage  dont  nous  avons  à  parler  ici  2,  Mairet,  tout  en  profitant 
parfois  de  la  pièce  du  Trissin,  avait  cru  devoir  s'éloigner  bien  da- 
vantage de  la  vérité  historique,  et  n'avait  pas  hésité  à  transformer 
ses  personnages  en  héros  de  roman.  Il  s'en  explique  en  ces  termes 
dans  son  avis  Au  lecteur  :  «  Le  sujet  de  cette  tragédie  est  dans  Tite 
Live,  Polybe,  et  plus  au  long  dans  Apian  Alexandrin  3.  Il  est  vrai 
que  j'y  ai  voulu  ajouter  pour  l'embellissement  de  la  pièce,  et  que 
j'ai  même  changé  deux  incidents  de  l'histoire  assez  considérables, 
qui  sont  la  mort  de  Syphax,  que  j'ai  fait  mourir  à  la  bataille,  afin 
que  le  peuple  ne  trouvât  point  étrange  que  Sophonisbe  eût  deux 
maris  vivants  ;  et  celle  de  Massinisse,  qui  vécut  jusques  à  l'extrême 
vieillesse.  » 

On  doit  du  reste  tenir  un  fort  grand  compte  des  qualités  incon- 
testables de  cet  ouvrage,  lorsqu'on  songe  que  son  auteur  l'a  écrit  en 
1629*,  c'est-à-dire  avant  tous  les  chefs-d'œuvre  de  notre  scène,  au 
moment  où  Corneille  faisait  représenter  Mélite. 

En  analysant  ici  avec  quelque  étendue  l'ouvrage  de  Mairet,  nous 
aurons  soin  de  rapporter  un  assez  grand  nombre  de  vers  tirés  de 
cette  tragédie,  pour  donner  au  lecteur  une  idée,  sinon  complète,  du 
moins  fidèle  et  impartiale,  du  singulier  mélange  de  basse  familiarité 
et  de  noblesse  qu'on  y  rencontre  à  chaque  instant. 

Au  lever  du  rideau,  Syphax  reproche  à  Sophonisbe  d'avoir  écrit 
à  Massinisse,  qu'elle  avait  dû  épouser  jadis,  et  dont  elle  est  éprise  ; 

1.  Voyez  ci-dessus,  p.  549,  note  i. 

2.  Voyez  tome  III,  p.  61. 

3.  Voyez  ci-dessus,  p.  55o-553,  et  p.  553,  note  i. 

4.  Cette  date  est  établie  par  le  témoignage  de  Mairet,  qui,  né  le  4  j^H" 
vier  1604*,  nous  apprend  lui-même  qu'il  a  fait  Sophonisbe  à  ving-cinq  ans. 
Voyez  notre  tome  III,  p.  60,  note  i. 

*  Histoire  du  Théâtre  français ,  tome  IV,  p.  338. 


558  SOPHONISBE. 

il  ne  se  montre  pas  d'ailleurs  d'une  grande  sévérité  conjugale,  et  se 
contente  de  dire  à  sa  femme  : 

Ne  pouvois-tu  treuver  où  prendre  tes  plaisirs 
Qu'en  cherchant  l'amitié  de  ce  prince  numide  ? 

La  justification  de  Sophonisbe  n'estpas  très-satisfaisante  pour  son 
époux  : 

J'ai  cru  qu'il  seroit  bon  de  m'acquérir  de  loin 

Un  bi'as  qui  conservât  ma  franchise  au  besoin  : 

C'est  pourquoi  j'écrivois  au  prince  Massinisse, 

Sous  une  feinte  amour  couvrant  mon  artifice  ; 

Et  pour  vous  mieux  prouver  la  chose  comme  elle  est, 

Que  Votre  Majesté  regarde,  s'il  lui  plaît. 

Que  méprisant  la  fleur  des  pi'inces  d'Italie, 

Et  le  grand  Scipion,  et  le  sage  Lélie, 

J'ai  voulu  m'assurer  de  l'assistance  d'un 

A  qui  le  nom  lybique  avec  nous  fût  commun. 

Après  cettebelle  défense,  Sophonisbe  se  retire,  et  est  bientôtrem- 
placée  par  Philon,  général  de  Syphax,  qui  vient  dire  à  ce  prince  : 

Sire,  l'on  n'attend  plus  que  Votre  Majesté 
Pour  charger  Massinisse  au  combat  apprêté. 

Mais  en  ce  moment  le  Roi  est  peu  disposé  à  combattre,  il  préfère 
confier  ses  chagrins  à  son  général  et  lui  lire  la  «  lettre  de  Sophonisbe 
à  Massinisse.  »  Philon,  après  lui  avoir  prodigué  quelques  consola- 
tions banales,  après  lui  avoir  fait  remarquer  par  exemple 

....Que  c'est  aux  grandes  âmes 
A  soufifrir  de  grands  maux,  et  que  femmes  sont  femmes, 

ajoute  non  sans  raison  : 

Courons  remédier  d'un  courage  constant 

Au  danger  le  plus  proche  et  le  plus  important. 

Ils  partent  enfin  pour  combattre  ;  Sophonisbe  rentre,  suivie  de 
Phénice,  sa  nourrice  et  l'une  de  ses  confidentes  ;  elle  se  désole  en 
songeant  que  son  billet  ayant  été  intercepté,  Massinisse  n'a  pu  con- 
naître ses  sentiments  ;  elle  craint  surtout  qu'il  n'aime  ailleurs  : 

....  Que  je  souffrirois,  si  mon  amour  trompé 
Treuvoit  en  Massinisse  un  cœur  préoccupé  ! 

s'écrie-t-elle  ;  quant  à  Phénice,  elle  a  d'autres  inquiétudes  :  ellere- 


APPENDICE.  559 

doute  avant  tout  pour  elle  et  pour  sa  maîtresse  le  courroux  de 
Syphax  ;  mais  Sophonisbe  la  rassure  en  lui  disant  : 

Il  a  puni  ma  faute  en  me  la  reprochant, 
Et  s'il  m'edt  voulu  perdre,  il  l'eût  fait  sur-le-champ. 
C'est  en  quoi  mon  offense  est  plus  blâmable  encore, 
De  tromper  lâchement  un  mari  qui  m'adore  ; 
Mais  un  secret  destiû  que  je  ne  puis  forcer 
Contre  ma  volonté  m'oblige  à  l'offenser. 

Le  style,  on  le  voit,  est  déjà  un  peu  plus  soutenu,  un  peu  moins 
indigne  de  la  tragédie,  et  le  premier  acte  se  termine  assez  vivement 
par  ces  deux  beaux  vers  : 

....  De  peur  de  prier  contre  mon  propre  bien, 
En  adorant  les  Dieux  ne  leur  demandons  rien. 

Au  commencement  du  second  acte,  Sophonisbe  charge  ses  deux 
confidentes,  Corisbe  et  Phénice,  de  lui  donner  des  nouvelles  du 
combat  : 

Rendez-vous  au  sommet  de  la  plus  haute  tour, 
D'où  l'œil  découvre  à  plein  tous  les  champs  d'alentour, 
Et  que  de  temps  en  temps  l'une  ou  l'autre  descende, 
Pour  m'assurer  toujours  des  maux  que  j'appréhende. 

Pendant  qu'elles  sont  en  haut,  Sophonisbe  déplore  ses  malheurs 
dans  un  long  monologue,  et  se  plaint  ainsi  du  zèle  de  ceux  qui  com- 
battent pour  elle  : 

A  quoi  tant  de  combats,  si  gi-ands  et  si  connus, 
Avec  tant  de  valeur  donnés  et  soutenus, 
Si,  bien  loin  d'obliger,  votre  courage  offense 
Celle  dont  votre  zèle  entreprend  la  défense  ? 
Puisque  son  intérêt  en  amour  converti 
Lui  fait  aimer  le  chef  du  contraire  parti. 

Les  deux  confidentes  reviennent  tout  effrayées  sans  pouvoir  ce- 
pendantdonneraucune  nouvelle  positive.  Gomme  «ma  sœur  Anne,  » 
elles  n'ontvu  qu' 

....  Un  nuage  épais  de  poudre  et  de  fumée. 

Mais  le  messager  Caliodore  vient  annoncer  que  la  bataille  est 
perdue,  que  c'est  en  vain  que  Syphax  a  fait  des  prodiges  de 
vaillance,  et  qu' 

....  En  montrant  sa  valeur  infinie, 

Ce  prince  malheureux  a  sa  trame  finie. 


56o  SOPHONISBE. 

Pendant  que  Caliodore  fait  ce  récit,  on  entend  un  grand  bruit; 
il  sort  pour  en  avoir  la  cause,  et  revient  dire  à  la  Reine  : 

Massînisse  en  personne  est  devant  nos  remparts. 

Sophonisbe  veut  mourir,  mais  Phénice  lui  propose  un  tout 
autre  parti  : 

Pour  moi  je  suis  d'avis  qu'oubliant  le  trépas, 
Vous  tiriez  du  secours  de  vos  propres  appas. 

Elle  compte  d'ailleurs  sur  l'ardeur  du  sang  numide  : 

....  Il  est  jeune  et  d'une  nation 
Qui  par  toute  l'Afrique  est  la  plus  renommée 
Pour  aimer  aussitôt  et  vouloir  être  aimée*. 

Tout  en  répondant  à  sa  confidente  : 

Ce  remède,  Phénice,  est  ridicule  et  vain, 

Sophonisbe  se  décide  à  l'essayer,  et  dit  à  ses  femmes  : 

Pour  vous  contenter  je  me  force  et  veux  bien 

Faire  une  lâcheté  qui  ne  serve  de  l'ien. 

Au  commencement  du  troisième  acte,  Massinisse  est  entouré 
des  soldats  romains  qui  l'ont  secondé  dans  le  combat,  et  qui  lui 
offrent  encore  leur  aide  ;  il  les  en  remercie  par  ces  beaux  vers  : 

Je  ne  refuse  pas,  invincibles  Romains, 

Ni  ces  cœurs  généreux,  ni  ces  puissantes  mains 

Qui  par  tout  l'univers,  quand  les  causes  sont  bonnes, 

Otent  comme  il  leur  plaît  et  donnent  les  couronnes  ; 

et  il  leur  demande  ensuite  de  s'emparer  du  palais  où  Sophonisbe 
s'est  retirée. 

La  scène  suivante  nous  transporte  auprès  de  la  Reine,  toujours 
entourée  de  ses  deux  confidentes,  qui  ne  l'ont  pas  encore  com- 
plètement convaincue,  et  qui  emploient  auprès  d'elle  leurs  plus 
irrésistibles  arguments  : 

Au  l'esté  la  douleur  ne  vous  a  point  éteint 
Ni  la  clarté  des  yeux  ni  la  beauté  du  teint  : 
Vos  pleurs  vous  ont  lavée,  et  vous  êtes  de  celles 
Qu'un  air  triste  et  dolent  rend  encore  plus  belles. 
Vos  regards  languissants  font  naître  la  pitié 
Que  l'amour  suit  parfois  et  toujours  l'amitié, 
N'étant  rien  de  pareil  aux  effets  admirables 

I.  Voyez  ci-dessus,  p.  538,  note  i. 


APPENDICE.  56i 

Que  font  dans  les  beaux  cœurs  des  beautés  misérables. 
Croyez  que  Massinisse  est  un  vivant  rocher, 
Si  vos  perfections  ne  le  peuvent  toucher. 

Caliodore  entre  et  dit  à  la  Reine  : 

Madame,  Massinisse  est  dans  la  grande  cour. 

Alors  elle  prononce  une  invocation  intitulée  :  «  Vœu  de  Sopho- 
nisbe  à  l'Amour.  »  Elle  demande  à  ce  dieu  de  triompher  du  cœur  de 
Massinisse,  et  termine  ainsi  : 

—  Je  te  voue  un  temple  magnifique, 
'■*  Comme  au  restaurateur  des  affaires  d'Afrique. 

L'entrevue,  si  préparée  et  si  attendue  depuis  le  commencement 
de  la  pièce,  arrive  enfin.  Elle  s'ouvre  par  une  «  Harangue  de  Massi- 
nisse, »  qui  promet  que  Sophonisbe  sera  traitée  «  en  reine  et  non 
pas  en  captive.  »  Ensuite  vient  la  «  Réponse  de  Sophonisbe;  »  elle 
se  montre  très-digne  et  très-réservée  dans  les  vœux  qu'elle  forme  : 

Donnez-moi  l'un  des  deux  :  ou  que  jamais  le  Tibre 
Ne  me  reçoive  esclave,  ou  que  je  meure  libre. 

Non-seulement  Massinisse  le  lui  assure,  mais,  emporté  par  sa  p£is- 
sion,  il  s'écrie  : 

Puisque  Syphax  n'est  plus,  il  ne  tiendra  qu'à  vous 
D'avoir  en  Massinisse  un  légitime  époux  ; 

et  immédiatement  tout  se  prépare  pour  le  mariage. 

Le  quatrième  acte  commence  par  un  entretien  noble  et  passionné 
entre  Massinisse  etSophonisbe.  Celle-ciproclame  ainsi  en  fortbeaux 
termes  la  pureté  de  ses  sentiments  : 

....  J'atteste  le  ciel  que  ma  foi  non  commune 
Regarde  Massinisse,  et  non  pas  sa  fortune, 
Et  qu'en  pareil  degré  de  fortune  et  d'ennui, 
Ce  qu'il  a  fait  pour  moi,  je  l'aurois  fait  pour  lui. 

Cette  tendre  conversation  est  brusquement  interrompue  : 

Mais  que  veut  ce  soldat  couvert  à  la  Romaine  ? 

dit  Massinisse  ;  et  ce  vers  est  bon  à  noter  en  passant,  car  il  marque, 
même  pour  un  personnage  tout  à  fait  secondaire,  une  certaine  exac- 
titude de  costume  assurément  bien  rare  à  cette  époque.  Ce  soldat 
annonce  à  Massinisse  l'arrivée  de  Scipion,  qui  le  fait  demander  aus- 

CORNEILLE.   VI  36 


562  SOPHONISBE. 

silôt.  Massinisse  part  fort  inquiet,  mais  avant  de  se  séparer  de  la 
Reine,  il  renouvelle  en  ces  termes  la  promesse  qu'il  lui  a  faite  : 

Je  vous  donne  ma  foi  que  quoi  qu'il  en  arrive, 
Rome  ne  verra  point  Sophonisbe  captive. 

Scipion  consulte  Lélie  pour  savoir  si  envers  Massinisse  il  doit  em- 
ployer la  douceur  ou  la  violence,  et  malgré  les  conseils  de  Lélie, 
il  se  décide  après  quelque  hésitation  à  agir  tout  de  suite  avec  éner- 
gie. Après  cette  scène,  vient  ce  fameux  «  démêlé  de  Scipion  avec 
Massinisse  *,  »  inspiré  par  Tite  Live ,  que  Corneille  mettait  au  nombre 
des  «  endroits  inimitables  »  de  la  Sopkonisbe  de  Mairet,  et  qu'il  eût 
jugé  dangereux  de  «  retâter  après  lui.  »  Scipion  prend  tous  les  tons 
dans  cette  belle  scène.  Il  se  montre  tour  à  tour  amical,  sévère,  iro- 
nique. Certains  passages  de  cet  entretien  s'étaient  fixés  dans  toutes 
les  mémoires  ;  celui-ci  entre  autres  : 

Massinisse  en  un  jour,  voit,  aime  et  se  marie, 
A-t-on  jamais  parlé  d'une  telle  furie  .'' 
Bien  plus  l'aveuglement  de  sa  raison  est  tel. 
Qu'il  entre  dans  le  lit  d'un  ennemi  mortel. 
D'un  Sypliax,  d'un  tyran,  de  qui  l'injuste  épée 
A  sur  son  père  mort  la  couronne  usurpée. 

Mais  Massinisse  accueille  mal  ces  rigoureux  conseils;  les  récom- 
penses dont  on  veut  le  combler  ne  l'apaisent  nullement  : 

....  A  quoi  tant  d'honneurs  et  de  biens  superflus 
Si  l'on  m'ôte  celui  que  j'estime  le  plus.^ 

lui  fait  dire  Mairet,  se  rappelant  un  passage  du  Trissin,  que  Cor- 
neille à  son  tour  a  imité  2,  et  que  dans  sa  tragédie  Massinisse  adresse 
non  à  Scipion,  qui  ne  paraît  point,  mais  à  Lélie.  Effrayé  du  déses- 
poir et  surtout  de  l'emportement  de  Massinisse,  Scipion  se  retire 
en  disant  à  Lélie  : 

Tâchez  de  m'adoucir  ce  courage  insensible. 

Mais  les  efforts  de  Lélie  n'ont  aucun  succès. 

Au  commencement  du  cinquième  acte,  Massinisse,  que  rien  n'a 
pu  calmer,  exhale  sa  rage  impuissante  dans  un  long  monologue,  où 
il  se  prouve  à  lui-même  qu'il  est  impossible  d'échapper  à  la  toute- 
puissance  et  au  despotisme  de  Rome.  Survient  Lélie,  qui  demande 

1.  Voyez  ci-dessus,  p.  460. 

2.  Voyez  ci-dessus,  acte  IV,  scène  m,  vers  i3o9-i3r2,  p.  5^7  et  note  2; 


APPENDICE.  563 

Sophonisbepourle  triomphe;  il  déclare  qu'elle  ne  pourrait  y  échap- 
per que  par  la  mort,  et  termine  en  disant  : 

Votre  ami  lui  fait  grâce  en  la  laissant  mourir. 

Tandis  que  Massinisse  se  répand  en  invectives,  un  messager  arrive 
apportant  une 

«    LETTRE  DE   SOPHONISBE.    » 

Si  rien  ne  peut  fléchir  la  rigueur  obstinée 
De  ceux  que  mon  courage  a  fait  (.yic)  mes  ennemis, 
Plutôt  qu'être  captive  en  triomphe  menée, 
Donnez-moi  le  présent  que  vous  m'avez  promis. 

Massinisse  se  prépare  à  porter  à  Sophonisbe  le  poison  qu'elle  lui 
demande,  mais  Lélie  lui  interdit  cette  triste  consolation,  et  il  est 
contraint  de  le  remettre  au  messager  qui  lui  a  donné  la  lettre  de  la 
Reine.  La  scène  suivante  nous  montreSophonisbeet  ses  deux  conil- 
dentes  attendant  le  retour  du  messager  envoyé  près  de  Massinisse  ; 
il  revient  bientôt  avec  la  réponse  du  prince  : 

Jure-lui,  m'a-t-il  dit,  que  la  main  de  la  Parque 
M'eût  poaissé  le  premier  dans  la  fatale  barque, 
N'étoit  qu'après  ma  mort  nos  communs  ennemis 
Pcrdroient  le  souvenir  de  ce  qu'ils  m'ont  promis. 
Qu'elle  s'assure  donc  qu'un  trépas  digne  d'elle 
Lui  prouvera  dans  peu  que  je  lui  suis  fidèle. 

Cette  promesse  comble  Sophonisbe  de  joie  :  elle  avale  le  poison  avec 
calme,  etlorsqu'clle  commence  à  en  ressentir  lespremièresatteiutes, 
elle  dit  à  ses  confidentes  : 

Mes  filles,  aidez-moi,  portez-moi  sur  ma  couche, 
Et  que  je  meure  au  moins  dessus  le  même  lit 
Où  mon  funeste  h\men  hier  au  soir  s'accomplit. 

Lorsqu'elles  ont  disparu,  Scipion  entre  avec  Massinisse  et  Lélie  ;  il 
\  ante  la  constance  du  Roi,  lui  promet  l'appui  et  les  récompenses  du 
sénat,  et  l'invite  à  se  livrer  aux  soins  qu'exige  son  nouveau  royaume. 
Bientôt  Caliodore  vient  raconter  la  mort  de  la  Reine.  Massinisse 
lui  dit  : 

Voyons  donc  ce  trésor  de  grâce  et  de  beauté  : 
Mon  ami,  que  sur  l'heure  il  nous  soit  apporté. 

Caliodore  répond  : 

Si  Votre  Majesté  désire  qu'on  lui  montre 
Ce  pitoyable  objet,  il  est  ici  tout  contre  : 


564  SOPHONISBE. 

La  porte  de  sa  chambre  est  à  deux  pas  d'ici 
Et  vous  le  pourrez  voir  de  l'endroit  que  voici, 
En  levant  seulement  cette  tapisserie. 

A  la  vue  du  cadavre  de  Sophonisbe,  Massinisse  se  livre  à  un  tel 
emportemenl  que  Scipioii  et  Lélie  le  quittent  pour  ne  point  l'irriter 
davantage.  La  pièce  se  termine  par  une  scène  intitulée  :  «  Plainte  de 
Massinisse  sur  le  corps  de  Sophonisbe.  »  Ce  morceau  est  encore 
de  ceux  que  Corneille  a  déclarés  inimitables*.  On  se  convaincra 
toutefois  en  lisant  l'extrait  suivant,  qu'il  en  avait  déjà  imité  une 
partie  dans  sa  tragédie  d^ Horace^  : 

Cependant  en  mourant,  ô  peuple  ambitieux, 
J'appellerai  sur  toi  la  colère  des  cieux. 
Puisses-tu  l'encontrer,  soit  en  paix,  soit  en  guerre. 
Toute  chose  contraire,  et  sur  mer,  et  sur  terre  ! 
Que  le  Tage  et  le  Pô  contre  toi  rebellés 
Te  reprennent  les  biens  que  tu  leur  as  volés  ! 
Que  Mars  faisant  de  Rome  une  seconde  Troie, 
Donne  aux  Carthaginois  tes  richesses  en  proie, 
Et  que  dans  peu  de  temps  le  dernier  des  Romains 
En  finisse  la  race  avec  ses  propres  mains  ! 

Après  cette  imprécation,  «  il  tire  un  poignard  caché  sous  sa 
robe,  et  se  tue.  » 

Voilà,  je  pense,  à  partir  de  la  SopJion'ishe  de  Saint-Gelais,  l'énumé- 
ration  complète  des  pièces  de  ce  nom  qui  précédèrent  en  France  la 
tragédie  de  Corneille.  Il  n'entre  pas  dans  notre  plan  de  parler  avec 
détail  de  celles  qui  la  suivirent.  Rappelons  cependant  une  i'o^AonwZ'e 
de  Lagrange  Chancel  ;  elle  n'a  été  jouée  que  quatre  fois,  au  mois  de 
novembre  1716,  et  n'a  point  été  imprimée,  de  sorte  que  le  Mercure 
de  janvier  171 7  peut  seul  en  donner  une  idée.  Signalons  surtout  la 
nouvelle  traduction  de  la  Sophonisbe  de  Mairet,  imprimée  en  1769, 
sous  le  nom  de  Lantin,  bien  qu'elle  soit  réellement  de  Voltaire,  et 
qu'elle  ait,  à  bon  droit,  pris  un  rang  définitif  dans  ses  œuvres.  Cette 
pièce  n'est  point  demeurée  à  l'état  de  simple  curiosité  littéraire,  elle 
a  été  représentée  en  1764,  mais  avec  un  succès  fort  médiocre  ;  bien 
qu'elle  ne  contienne  pas  un  seul  vers  de  Mairet,  elle  suit  d'assez  près 
le  plan  que  s'était  tracé  cet  auteur.  Quant  à  la  Sophonisbe  de  Thom- 
son, jouée  en  1729,  elle  ne  touche  que  fort  indirectement  à  nos 
études,  et  nous  nous  contentons  de  l'indiquer  en  terminant  aux 
amateurs  de  parallèles  littéraires. 

1     Voyez  ci-dessus,  p.  460.  —  2.  Voyez  tome  III,  p.  33g,  vers  i3oi-i3i8. 


OTHON 

TRAGEDIE 
I  C64 


NOTICE. 


Corneille  cite  les  Histoires  de  Tacite  comme  la  source  où  il 
a  puisé  le  sujet  à'Othon;  mais  peut-être  est-ce  à  la  littérature 
italienne  qu'il  en  a  dû  la  première  idée.  En  effet,  en  1632, 
Ghirardelli,  dont  notre  poëte  connaissait  fort  bien  les  ou- 
vrages*, a  fait  représenter  un  Ottone. 

Plusieurs  témoignages  contemporains  nous  prouvent  que 
Corneille  s'est  très-sérieusement  appliqué  à  sa  tragédie 
à'Othon  :  «  Quant  aux  vers,  dit-il  lui-même  dans  sa  préface^, 
on  n'en  a  point  vu  de  moi  que  j'aye  travaillés  avec  plus  de 
Soin.  »  Il  passait  pour  avoir  refait  jusqu'à  trois  fois  le  cin- 
quième acte,  et  assurait  que  cet  acte  lui  avait  coûté  plus  de 
douze  cents  vers^.  Il  avait  fait  longtemps  à  l'avance,  comme 
c'était  sa  coutume^,  des  lectures  de  son  ouvrage.  ïallemant 
des  Réaux  nous  l'apprend  en  ces  termes  dans  un  morceau  cu- 
rieux à  recueillir  :  «:  Corneille  a  lu  par  tout  Paris  une  pièce 
qu'il  n'a  pas  encore  fait  jouer.  C'est  le  couronnement  d'Othon. 
Il  n'a  pris  ce  sujet  que  pour  faire  continuer  les  gratifications 
du  Roi  en  son  endroit;  car  il  ne  fait  préférer  Othon  à  Pison 
parles  conjurés  qu'à  cause,  disent-ils,  que  Othon  gouvernera 
lui-même  et  qu'il  y  a  plaisir  à  travailler  sous  un  prince  qui 
tienne  lui-même  le  timon  ;  d'ailleurs  ce  dévot  y  coule  quelques 
vers  pour  excuser  l'amour  du  Roi.  II  va  vous  mettre  sur  le 

I.  Voyez  tome  I,  p.  71. 
3.  Ci-après,  p.  571. 

3.  Histoire  du  Théâtre  françois^  tome  IX,  p.  822,  note  a,  et 
notes  manuscrites  de  Tralage  à  ki  bibliothèque  de  l'Arsenal,  citées 
par  M.  Taschereau,  Œuvres  de  Corneille^  tome  I,  p.  xxvi. 

4.  Voyez  ci-dessus,  tome  III,  p.  a54  et  4f'5. 


568  OTHON. 

théâtre  toute  la  politique  de  Tacite,  comme  il  y  a  mis  toutes 
les  déclamations  de  Lucain*.  j)  Dans  ce  passage  Tallemant 
fait  allusion  à  ce  vers  : 

Du  timon  qu'il  embrasse  il  se  ftiit  le  seul  guide, 

et  au  reste  du  discours  de  Lacus^.  Quant  au  passage  oii  il  est 
tenté  de  voir  une  allusion  à  l'amour  de  Mlle  de  la  Vallière 
pour  le  Roi,  c'est  celui  que  Corneille  a  mis  dans  la  bouche  de 
Plautine  et  qui  commence  ainsi  : 

Si  l'injuste  rigueur  de   notre  destinée 
Ne  permet  plus  l'espoir  d'un  heureux  hyménée, 
Il  est  un  autre  amour  dont  les  vœux  innocents 
S'élèvent  au-dessus  du  commerce  des  sens  3. 

La  pièce  renferme  encore  une  allusion  qui  a  été  signalée 
dans  le  Bolxana''  :  «  H  (Boileau)  n'étoit  point  du  tout  con- 
tent de  la  tragédie  à'Othon,  qui  se  passoit  tout  en  raisonne- 
ments et  011  il  n'y  avoit  point  d'action  tragique.  Corneille 
avoit  affecté  d'y  faire  parler  trois  ministres  d'Etat  dans  le 
temps  où  Louis  XIV  n'en  avoit  pas  moins  que  Galba,  c'est-à- 
dire  MM.  le  Tellier,  Colbert  et  de  Lionne.  M.  Despréaux  ne 
se  cachoit  point  d'avoir  attaqué  directement  Othon  dans  ces 
quatre  vers  de  son  Art  poétique^  : 

Vos  froids  raisonnements  ne  feront  qu'attiédir 
Un  spectateur  toujours  paresseux  d'applaudir, 
Et  qui,  des  vains  efforts  de  votre  rhétorique 
Justement  fatigué,  s'endort,  ou  vous  critique.  » 

Les  beaux  discours  politiques  que  l'on  rencontre  dans  cet 
ouvrage  n'ont  pas  été  jugés  si  sévèrement  par  tous  les  contem- 
porains. «  On  peut,  dit  Joly'',  appliquer  à  cette  tragédie  ces 


1.  Historiettes^  tome  VII,  p.  aSS  et  254- 

2.  Acte  II,  scène  iv,  vers  617  et  suivants. 

3.  Acte  I,  scène  iv,  vers  Sog  et  suivants. 

4.  In-i2,  p.  iSa  et  i34. 

5.  Chant  III,  vers  21-24- 

6.  Avertissement  de  l'édition  du  Théâtre  de  P.  Corneille^  de  1738, 
p.  Lxm. 


NOTICE.  569 

paroles  de  M.  le  maréchal  de  Gramont,  grand-père  du  dernier 
maréchal  de  ce  nom  :  «  Corneille  est  le  bréviaire  des  rois.  » 
Cette  pièce  fut  jouée  pour  la  première  fois  à  Fontainebleau 
le  3  août  1664.  Loret  l'annonce  en  ces  termes  dans  sa  Muse 
historique  du  2  du  même  mois  : 

Ce  qu'illec  je  sus  davantage, 
C'est  qiVOt/ion,  excellent  ouvrage, 
Que  Corneille  plein  d'un  beau  feu 
A  produit  au  jour  depuis  peu 
De  sa  plume  docte  et  dorée, 
Devoit,  la  suivante  soirée, 
Ravir  et  charmer  à  son  tour 
Le  légat  et  toute  la  cour. 
Je  l'appris  de  son  auteur  même. 
Et  j'eus  un  déplaisir  extrême. 
Qui  me  fît  bien  des  fois  pester. 
De  ne  pouvoir  encor  rester 
Pour  voir  dudit  sieur  Corneille 
La  fraîche  et  dernière  merveille, 
Que  je  verrai,  s'il  plaît  à  Dieu, 
Quelque  jour  en  quelqu'autre  lieu. 

Dans  la  Muse  historique  du  8  novembre  on  trouve  le  compte 
rendu  suivant  de  la  première  représentation  donnée  à  Paris  : 

A  l'hôtel  de  Bourgogne  on  joue, 
Depuis  un  jour  ou  deux,  dit-on. 
Un  sujet  que  l'on  nomme  Othon^ 
Sujet  romain,  sujet  sublime, 
Et  digne  d'éternelle  estime; 
Jamais  de  plus  hauts  sentiments, 
Ni  de  plus  rares  ornements 
Pièce  ne  fut  si  bien  pourvue, 
Je  ne  l'ai  point  encore  vue. 
Et  je  ne  suis  que  le  rapport 
Que  m'en  fit  hier  maint  esprit  fort 
Qui  dit  qu'elle  est  incomparable 
Et  que  sa  conduite  admirable, 
Dans  Fontainebleau,  l'autre  jour, 
Charma  tous  les  grands  de  la  cour. 
Mais  d'où  lui  vient  cet  avantage. 
Et  d'où  vient  que  de  cet  ouvrage 


570  OTHON. 

Tout  le  monde  est  adorateur  ? 
C'est  que  Corneille  en  est  l'auteur, 
Cet  inimitable  génie; 
\\  Et  que  l'illustre  compagnie, 

Ou  troupe  royale  autrement, 
Qui  la  récite  excellemment, 
Lui  donne  toute  l'efficace, 
Tout  l'éclat,  et  toute  la  grâce 
Qu'on  doit  prétendre  en  bonne  foi 
Des  grands  comédiens  du  Roi. 

L'édition  originale  de  cette  pièce  forme  un  volume  in-12 
de  1  feuillets,  78  pages,  plus  un  feuillet  à  la  fin.  Elle  est  inti- 
tulée :  Othon,  tragédie.  Par  P.  Corneille.  J  Paris ^  chez  Guil- 
laume de  Lujne,  M.DC.LXV.  L'Achevé  d'imprimer  est  du  3  fé- 
vrier. M.  de  Salo,  qui  rend  compte  de  cet  ouvrage  d'une  façon 
assez  ironique  dans  le  Journal  des  savants  du  16  février, 
constate  cependant  le  grand  succès  qu'il  avait  obtenu  à  la 
représentation  :  «  Il  y  a,  dit-il,  peu  de  personnes  curieuses  à 
Paris,  qui  n'ayent  vu  jouer  cette  pièce  ;  aussi  n'est-ce  que  pour 
les  étrangers,  et  ceux  qui  sont  dans  les  provinces,  qu'on  en 
parle,  afin  que  n'ayant  pu  la  voir  représenter,  ils  ayent  au 
moins  le  plaisir  de  la  lire,  apprenant  qu'elle  est  imprimée.  » 


AU    LECTEUPv.  571 

AU  LECTEUR*. 

Si  mes  amis  ne  me  trompent,  cette  pièce  égale  ou 
passe  la  meilleure  des  miennes.  Quantité  de  suffrages 
illustres  et  solides  se  sont  déclarés  pour  elle;  et  si  j'ose 
y  mêler  le  mien,  je  vous  dirai  que  vous  y  trouverez 
quelque  justesse  dans  la  conduite,  et  un  peu  de  bon  sens 
dans  le  raisonnement.  Quant  aux  vers,  on  n'en  a  point  vu 
de  moi  que  j'aye  travaillés  avec  plus  de  soin.  Le  sujet 
est  tiré  de  Tacite^,   qui  commence  ses  Histoires  par 
celle-ci;  et  je  n'en  ai  encore  mis  aucune  sur  le  théâtre  à 
qui  j'aye  gardé  plus  de  fidélité,  et  prêté  plus  d'invention. 
Les  caractères  de  ceux  que  j'y  fais  parler  y  sont  les 
mêmes  que  chez  cet  incomparable  auteur,  que  j'ai  tra- 
duit tant  qu'il  m'a  été  possible.  J'ai  tâché  de  faire  pa- 
roître  les  vertus  de  mon  héros  en  tout  leur  éclat,  sans 
en  dissimuler  les  vices,  non  plus  que  lui;  et  je  me  suis 
contenté  de  les  attribuer  à  urte  politique  de  cour,  où, 
quand  le  souverain  se  plonge  dans  les  débauches,  et  que 
sa  faveur  n'est  qu'à  ce  prix^,  il  y  a  presse  à  qui  sera  de  la 
partie.  J'y  ai  conservé  les  événements,  et  pris  la  liberté 
de  changer  la  manière  dont  ils  arrivent,  pour  en  jeter 
tout  le  crime  sur  un  méchant  homme,  qu'on  soupçonna 
dès  lors  d'avoir  donné  des  ordres  secrets  pour  la  mort 
de  Vinius,  tant  leur  inimitié    étoit  forte  et  déclarée*! 
Otlion  avoit  promis  à  ce  consul  d'épouser  sa  fille,  s'il  le 

1.  Ce  titre  n'est  que  dans  l'édition  originale.  Voyez  ci-dessus, 
p.  357,  note  I. 

2.  Outre  le  I*'  livre  des  Histoires  de  Tacite,  voyez  encore  Plu- 
tarque  et  Suétone  dans  leurs  Vies  de  Galba  et  d'Othon. 

3.  Tel  est  le  texte  de  l'édition  originale;  c'est  aussi  celui  de 
Voltaire.  Les  impressions  de  1666-1682  et  celle  de  1692  portent  : 
«  n'est  qu'à  prix.  » 

4.  Voyez  acte  V,  scène  vi,  p.  65-1,  et  la  note  3. 


572  OTHON. 

pouvoit  faire  choisir  à  Galba  pour  successeur;  et  comme 
il  se  vit  empereur  sans  son  ministère,  il  se  crut  dégagé 
de  cette  promesse,  et  ne  l'épousa  point.  Je  n'ai  pas  voulu 
aller  plus  loin  que  l'histoire  ;  et  je  puis  dire  qu'on  n'a 
point  encore  vu  de  pièce  où  il  se  propose  tant  de  ma- 
riages pour  n'en  conclure  aucun.  Ce  sont  intrigues  de 
cabinet  qui  se  détruisent  les  unes  les  autres.  J'en  dirai 
davantage  quand  mes  libraires  joindront  celle-ci  aux 
recueils  qu'ils  ont  faits*  de  celles  de  ma  façon  qui  l'ont 
précédée^. 

1.  Toutes  les  éditions  publiées  du  vivant  de  Corneille  et  celle 
de  Voltaire  (1764)  ont  fait^  sans  accord. 

2.  Par  malheur  Corneille  n'a  pas  donné  suite  à  cette  promesse, 
et,  comme  nous  l'avons  dit  ci-dessus  (p.  357,  note  i),  à  partir  de 
Sertorius  inclusivement  il  n'a  plus  fait  d'examens  pour  ses  pièces. 
C'est  pour  cela  que  Thomas  Corneille  a  omis,  dans  l'édition  de 
1692,  cette  dernière  phrase  de  l'avis ^m  lecteur^  qu'il  intitule  Préface, 


p 


I 


ÉDITIONS  COLLAÏIONNÉES,  ETC.  573 


LISTE  DES    EDITIONS  QUI  ONT  ETE    COLLATIONNÉES 
POUR    LES    VARIANTES    B'OTHOIY. 

ÉDITIONS     SÉPARÉES. 

i66j  in- 12  ; 


RECUEILS. 


1666  in- 12  ; 
1668  in- 12  ; 


1682  in-8''; 


ACTEURS. 

GALBA,  empereur  de  Rome^ 

VINIUS,  consuP. 

OTHON,  sénateur  romain,  amant  de  Plautine^. 

LACUS,  préfet  du  prétoire. 

CAMILLE,  nièce  de  Galbai 

PLAUTINE,  fdle  de  Vinius,  amante  d'Otlion^ 

MARTIAN,  affranchi  de  Galba. 

ALBIN,  ami  d'Othon". 

ALBIANE,  sœur  d'Albin,  et  dame  d'honneur  de  Camille. 

FLAVIE,  amie  de  Plautine. 

ATTICUS^   ) 

RTTTTTF        \  soldats  romains. 

La  scène  est  à  Rome  dans  le  palais  impérial. 

î.  Servius  Sulpicius  Galba,  né  quatre  ans  avant  Jésus-Christ,  a 
régné  sept  mois,  pendant  les  années  68  et  69. 

2.  Tacite  nous  a  fait  connaître  en  peu  de  mots  la  position  de 
Vinius,  de  Laco  (dont  Corneille  a  fait  Lacus),  et  de  Martian  à 
l'égard  de  Galba  :  Potcniia  prîncipaius  divisa  in  T.  Viniiun,  con.su- 
lem^et  Cornelium  Laconem^pvœtorii  prœfectum.  Nec  minor  gratia  Icido^ 
Galbœ  liberio,  quem  annulis  donatum,  equestri  nomine  Martianum  vocitU' 
hant.  {Histoires^  livre  I,  chapitre  xiii.)  Voyez  aussi  Suétone,  Fie 
de  Galba.1  chapitre  xiv. 

3.  Marcus  Salvius  Othon  succéda  à  Galba,  et  après  un  règne  de 
trois  mois,  il  se  donna  la  mort,  à  l'Age  de  trente-sept  ans,  pour 
échapper  aux  suites  de  la  victoire  remportée  sur  ses  troupes  par 
celles  de  Vitellius,  à  Bédriac. 

4.  Camille,  Albiaue,  Flavie  et  Rutile  sont  des  personnage  d'in- 
vention. 

5.  La  fille  de  Vinius  n'est  pas  nommée  par  Tacite,  qui  nous 
apprend  seulement  qu'elle  était  veuve  :  quia  Vinio  vidua  filia  cœhbs 
Otlio^  gêner  ac  socev  destinahantur  [Ollio  et  Vinius).  [Histoires,  livre  I, 
chapitre  xiii.) 

6  Tacite  parle  d'un  Luceius  Albinus  qui  prit  le  parti  d'Othon 
après  la  mort  de  Galba,  mais  qui  était  absent  de  Rome  au  mo- 
ment de  cette  mort.  [Histoires,  livre  II,  chapitre  lviii.) 

7.  Ce  soldat  ligure  dans  le  récit  de  Tacite  (livre  I,  chapitre  xxxv)^ 
sous  le  nom  de  Julius  Atticus. 


OTHON. 

TRAGÉDIE. 


ACTE 


SCENE  PREMIERE. 
OTHON,  ALBIN. 

ALBIN. 

Votre  amitié,  Seigneur,  me  rendra  téméraire  : 

J'en  abuse,  et  je  sais  que  je  vais  vous  déplaire, 

Que  vous  condamnerez  ma  curiosité  ; 

Mais  je  croirois  vous  faire  une  infidélité. 

Si  je  vous  cachois  rien  de  ce  que  j'entends  dire  5 

De  votre  amour  nouveau  sous  ce  nouvel  empire. 

On  s'étonne  de  voir  qu'un  homme  tel  qu'Othon, 
Otlion,  dont  les  hauts  faits  soutiennent  le  grand  nom*. 
Daigne  d'un  Vinius  se  réduire  à  la  fille. 
S'attache  à  ce  consuP,  qui  ravage,  qui  pille,  lo 

Qui  peut  tout,  je  l'avoue,  auprès  de  l'empereur, 
Mais  dont  tout  le  pouvoir  ne  sert  qu'à  faire  horreur, 
Et  détruit,  d'autant  plus  que  plus  on  le  voit  croître, 
Ce  que  l'on  doit  d'amour  aux  vertus  de  son  maître. 

1.  Le  père  d'Othon  avait  été  consul,  son  aïeul  préteur.  Voyez  Tacite,  His- 
toires, livre  II,  chapitre  l. 

2.  Vinius  fut  consul  avec   Galba,  du  i'^''  au  i5  janvier  de  l'an  69  avant 
Jésus-Christ.  Il  y  eut  cette  année  quinze  consulsi 


576  OTIION. 

OTHON. 

Ceux  qu'on  voit  s'étonner  de  ce  nouvel  amour  1 5 

N'ont  jamais  bien  conçu  ce  que  c'est  que  la  cour. 

Un  homme  tel  que  moi  jamais  ne  s'en  détache; 

Il  n'est  point  de  retraite  ou  d'ombre  qui  le  cache; 

Et  si  du  souverain  la  faveur  n'est  pour  lui, 

Il  faut,  ou  qu'il  périsse,  ou  qu'il  prenne  un  appui.         20 

Quand  le  monarque  agit  par  sa  propre  conduite, 
Mes  pareils  sans  péril  se  rangent  à  sa  suite  : 
Le  mérite  et  le  sang  nous  y  font  discerner  ; 
Mais  quand  le  potentat  se  laisse  gouverner'. 
Et  que  de  son  pouvoir  les  grands  dépositaires  2  5 

N'ont  pour  raison  d\Etat  que  leurs  propres  affaires'. 
Ces  lâches  ennemis  de  tous  les  gens  de  cœur 
Cherchent  à  nous  pousser  avec  toute  rigueur, 
A  moins  que  notre  adroite  et  prompte  servitude 
Nous  dérobe  aux  fureurs  de  leur  inquiétude.  3o 

Sitôt  que  de  Galba  le  sénat  eut  fait  choix. 
Dans  mon  gouvernement  j'en  établis  les  lois. 
Et  je  fus  le  premier  qu'on  vit  au  nouveau  prince 
Donner  toute  une  armée  et  toute  une  province^  : 
Ainsi  je  me  comptois  de  ses  premiers  suivants.  3  5 

Mais  déjà  Vinius  avoit  pris  les  devants; 
Martian  l'affranchi,  dont  tu  vois  les  pillages, 
Avoit  avec  Lacus  fermé  tous  les  passages  : 
On  n'approchoit  de  lui  que  sous  leur  bon  plaisir. 
J'eus  donc  pour  m'y  produire  un  des  trois  à  choisir.   40 
Je  les  voyois  tous  trois  se  hâter  sous  un  maître 
Qui,  chargé  d'un  long  âge,  a  peu  de  temps  à  l'être*, 


I.  Far.  Mais  quand  ce  potentat  se  laisse  gouvei'ner.  (1665) 

a*  Var.  N'ont  pour  raisons  d'État  que  leurs  propres  affaires.  (i665-68) 

3.  La  Lusitanie,  dont  Othon  était  alors  gouverneur.  Voyez  Tacite,  His- 
toireSy  livre  I,  chapitre  xiil,  et  Plutarque,  Fie  de  Galba,  chapitre  xx. 

4.  «  D'avides  esclaves  dévoraient  à    Teiivi    une   fortune   soudaine,  et  se 


ACTE    1,    SCÈNE    I.  .V;; 

Et  tous  trois  à  Tenvi  s'empresser  ardemment 

A  qui  dévoreroit  ce  règne  d'un  moment. 

J'eus  horreur  des  appuis  qui  restoient  seuls  à  prendre,  4  h 

J'espérai  quelque  temps  de  m'en  pouvoir  défendre; 

Mais  quand  Nympliidius,  dans  Rome  assassiné*, 

Fit  place  au  favori  qui  l'avoit  condamné, 

Que  Lacus,  par  sa  mort,  fut  préfet  du  prétoire, 

Que  pour  couronnement  d'une  action  si  noire  5  0 

Les  mêmes  assassins  furent  encor  percer 

Varron,  Turpilian^,  Capiton,  et  Macer^, 

Je  vis  qu'il  étoit  temps  de  prendre  mes  mesures, 

Qu'on  perdoit  de  Néron  toutes  les  créatures. 

Et  que  demeuré  seul  de  toute  cette  cour,  5  5 

A  moins  d'un  protecteur  j'aurois  bientôt  mon  tour. 

Je  choisis  Vinius  dans  cette  défiance*; 

Pour  plus  de  sûreté  j'en  cherchai  l'alliance^. 

Les  autres  n'ont  ni  sœur  ni  fille  à  me  donner  ; 

Et  d'eux  sans  ce  grand  nœud  tout  est  à  soupçonner.    60 

ALBIN. 

Vos  vœux  furent  reçus? 


hâtaient  comme  ayant  pour  maître  un  vieillard.  «  S ervorum  manus  subitis  avidse, 
et  tanquam  apud  senem  festinantes .  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  vu.) 

1.  Nymphidius  Sabinus,  préfet  de  Rome  sous  Néron,  tenta  de  se  faire  pro- 
clamer empereur  et  fut  tué  par  les  prétoriens  l'an  68  de  Jésus-Christ.  Voyez 
Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  v,  et  surtout  Plutarque,  Fie  de  Galba, 
chapitre  xiv. 

2.  Les  éditions  de  i665  et  de  1666  portent  Tarquilian,  pour  Turpiliaii. 
Dans  Plutarque  [Fie  de  Galba,  chapitre  xv),  le  nom  est  Tertidianus. 

3.  Tous  ces  meurtres,  et  d'autres  encore,  sont  vivement  énumérés  chez 
Tacite,  dans  le  discours  qu'Othon  adresse  aux  troupes  pour  se  faire  procla- 
mer empereur  :  His  auspiciis  urbeni  ingressus,  quant  gloriam  ad  principatiun 
attulit,  nisi  occisi  Obultronii  Sabini  et  Cornelii  Marcelli  in  Hlspania,  Betui 
Chilonis  in  Gallia,  Fonteii  Capitonis  in  Germania,  Ciodii  Maori  in  Africa, 
Cingonii  [a)  in  via,  Turpiliani  in  urbe,  Njmphidii  in  cas  tris  ?  [Histoires,  livre  I, 
chapitre  xxxvii.) 

4.  Far  Et  choisis  Vinius  dans  cette  défiance.  (1666) 

5.  Voyez  ci-dessus,  p.  5^4»  uoîe  5. 

(rt)  Cingonius  Varro. 

Corneille,  vi  3^ 


578  OTHON. 

OTHON. 

Oui  :  déjà  riiyménée 
Auroit  avec  Plautine  uni  ma  destinée, 
Si  ces  rivaux  d'Etat  n'en  savoient  divertir* 
Un  maître  qui  sans  eux  n'ose  rien  consentir. 

ALBIN. 

Ainsi  tout  votre  amour  n'est  qu'une  politique,  6  5 

Et  le  cœur  ne  sent  point  ce  que  la  bouche  explique? 

OTHON. 

Il  ne  le  sentit  pas,  Albin,  du  premier  jour; 

Mais  cette  politique  est  devenue  amour  : 

Tout  m'en  plaît,  tout  m'en  charme,  et  mes  premiers  scru- 

Près  d'un  si  cher  objet  passent  pour  ridicules.        [pules 

Vinius  est  consul,  Vinius  est  puissant; 

Il  a  de  la  naissance  ;  et  s'il  est  ag^issant. 

S'il  suit  des  favoris  la  pente  trop  commune, 

Plautine  hait  en  lui  ces  soins  de  sa  fortune  : 

Son  cœur  est  noble  et  grand. 

ALBIN. 

Quoi  qu'elle  ait  de  vertu,  7  5 
Vous  devriez  dans  l'âme  être  un  peu  combattu. 
La  nièce  de  Galba  pour  dot  aura  l'empire, 
Et  vaut  bien  que  pour  elle  à  ce  prix  on  soupire  : 
Son  oncle  doit  bientôt  lui  choisir  un  époux. 
Le  mérite  et  le  sang  font  un  éclat  en  vous,  80 

Qui  pour  y  joindre  encor  celui  du  diadième 

OTHON. 

Quand  mon  cœur  se  pourroit  soustraire  à  ce  que  j'aime 

Et  que  pour  moi  Camille  auroit  tant  de  bonté 

Que  je  dusse  espérer  de  m'en  voir  écouté. 

Si,  comme  tu  le  dis,  sa  main  doit  faire  un  maître,      8  5 

Aucun  de  nos  tyrans  n'est  encor  las  de  l'être  ; 

I.  Divertir  y  détourner. 


ACTE    I,   SCENE    I.  579 

Et  ce  seroit  tous  trois  les  attirer  sur  moi, 

Qu'aspirer  sans  leur  ordre  à  recevoir  sa  foi. 

Surtout  de  Vinius  le  sensible  courage 

Feroit  tout  pour  me  perdre  après  un  tel  outrage,        90 

Et  se  vengeroit  même  à  la  face  des  Dieux, 

Si  j'avois  sur  Camille  osé  tourner  les  yeux. 

ALBIN. 

Pensez-y  toutefois  :  ma  sœur  est  auprès  d'elle  ; 

Je  puis  vous  y  servir;  l'occasion  est  belle; 

Tout  autre  amant  que  vous  s'en  laisseroit  charmer;    95 

Et  je  vous  dirois  plus,  si  vous  osiez  l'aimer. 

OTHON. 

Porte  à  d'autres  qu'à  moi  cette  amorce  inutile; 
Mon  cœur,  tout  à  Plautine,  est  fermé  pour  Camille. 
La  beauté  de  l'objet,  la  honte  de  changer, 
Le  succès  incertain,  l'infaillible  danger,  100 

Tout  fait  à  tes  projets  d'invincibles  obstacles. 

ALBIN. 

Seigneur,  en  moins  de  rien  il  se  fait  des  miracles  : 
A  ces  deux  grands  rivaux  peut-être  il  seroit  doux 
D'ôter  à  Vinius  un  gendre  tel  que  vous; 

Et  si  l'un  par  bonheur  à  Galba  vous  propose io5 

Ce  n'est  pas  qu'après  tout  j'en  sache  aucune  chose  : 
Je  leur  suis  trop  suspect  pour  s'en  ouvrir*  à  moi; 
Mais  si  je  vous  puis  dire  enfin  ce  que  j'en  croi. 
Je  vous  proposerois,  si  j'étois  en  leur  place. 

OTHON. 

Aucun  d'eux  ne  fera  ce  que  tu  veux  qu'il  fasse  ;        i  i  0 

Et  s'ils  peuvent  jamais  trouver  quelque  douceur 

A  faire  que  Galba  choisisse  un  successeur, 

Ils  voudront  par  ce  choix^  se  mettre  en  assurance, 

1.  L'édition  de  1692  a  remplacé  s''en  ouvrir  par  s'enfler,  et  au  vers  sui- 
vant, ce  que  yen  croi  par  ce  que  Je  croi. 

2.  On  lit  :  «  sur  ce  choix,  »  dans  l'édition  de  1692,  et  au  vers  suivant  : 
rt'e/t  proposeroietitj  pour  n'en  proposeront. 


:)»o 


OTHON. 


Et  n'en  proposeront  que  de  leur  dépendance. 

Je  sais Mais  Vinius  que  j'aperçois  venir —  i  i5 


SCENE  IL 
VINIUS,  OTHON 

VINIUS. 

Laissez-nous  seuls,  Albin  :  je  veux  l'entretenir ^ 
Je  crois  que  vous  m'aimez,  Seigneur,  et  que  ma  fille 
Vous  fait  prendre  intérêt  en  toute  la  famille \ 
Il  en  faut  une  preuve,,  et  non  pas  seulement 
Qui  consiste  aux  devoirs  dont  s'empresse  un  amant^  :  i  2  o 
Il  la  faut  plus  solide,  il  la  faut  d'un  grand  homme. 
D'un  cœur  digne  en  effet  de  commander  à  Rome. 
Il  faut  ne  plus  l'aimer. 

OTHON. 

Quoi?  pour  preuve  d'amour 

VINIUS. 

Il  faut  faire  encor  plus,  Seigneur,  en  ce  grand  jour  : 
Il  faut  aimer  ailleurs. 

OTHON. 

Aliî  que  m'osez-vous  dire?        125 

VINIUS. 

Je  sais  qu'à  son  hymen  tout  votre  cœur  aspire  ; 
Mais  elle,  et  vous,  et  moi,  nous  allons  tous  périr; 
Et  votre  change  seul  nous  peut  tous  secourir. 
Vous  me  devez,  Seigneur,  peut-être  quelque  chose: 
Sans  moi,  sans  mon  crédit  qu'à  leurs  desseins  j'oppose, 

1 .  Voltaire  met  ce  vers  dans  la  bouche  d'Othon  et  le  rattache  à  la  scène 
précédente,  sans  considérer  qu'Othon  dit  tu  et  non  vous,  à  Albin. 

2.  Tel  est  le  texte  de  toutes  les  éditions  publiées  du  vivant  de  l'auteur; 
c'est  aussi  celui  de  Voltaire  (1764).  Thomas  Corneille  (1692)  a  remplacé  «  la 
famille  »  par  «  ma  famille.   » 

'i.Tar.  Qui  consiste  en  devoirs  dont  s'empresse  un  amant.  (i666) 


ACTE   ï,  SCÈNE    IL  58i 

Laciis  et  Martian  vous  auroient  peu  souffert; 
Il  faut  à  votre  tour  rompre  un  coup  qui  me  perd  S 
Et  qui^,  si  votre  cœur  ne  s'arrache  à  Plautine, 
Vous  enveloppera  tous  deux  en  ma  ruine. 

OTHON. 

Dans  le  plus  doux  espoir  de  mes  vœux  acceptés,       i35 
M'ordonner  que  je  change  !  et  vous-même  ! 

VINIUS. 

Ecoutez. 
L'honneur  que  nous  feroit  votre  illustre  hymcnée 
Des  deux  que  j'ai  nommés  tient  l'ame  si  gênée, 
Que  jusqu'ici  Galba,  qu'ils  obsèdent  tous  deux, 
A  refusé  son  ordre  à  l'effet  de  nos  vœux.  140 

L'obstacle  qu'ils  y  font  vous  peut  montrer  sans  peine 
Quelle  est  pour  vous  et  moi  leur  envie  et  leur  haine  ; 
Et  qu'aujourd'hui,  de  l'air  dont  nous  nous  regardons^, 
Ils  nous  perdront  bientôt  si  nous  ne  les  perdons. 
C'est  une  vérité  qu'on  voit  trop  manifeste  ;  145 

Et  sur  ce  fondement,  Seigneur,  je  passe  au  reste. 

Galba,  vieil  et  cassé,  qui  se  voit  sans  enfants. 
Croit  qu'on  méprise  en  lui  la  foiblesse  des  ans, 
Et  qu'on  ne  peut  aimer  à  servir  sous  un  maître 
Qui  n'aura  pas  loisir  de  le  bien  reconnoître.  1  5o 

Il  voit  de  toutes  parts  du  tumulte  excité  : 
Le  soldat  en  Syrie  est  presque  révolté  ; 

1.  Dans  l'édition  de  1692  :  «  Rompre  ce  qui  me  perd.  »  Ici  encore  Vol- 
taire a  gardé  le  vrai  texte  de  Coi*neille. 

2.  Par  une  singulière  erreur,  toutes  les  éditions  publiées  du  vivant  de 
Corneille,  excepté  celle  de  1666,  donnent  Et  que,  pour  Et  qui.  Quatre  vers 
plus  loin,  les  impressions  de  1668  et  de  1682  portent  :  «  que  vous  feroit,  » 
pour  «  que  nous  feroit.  » 

3.  L'édition  de  1692  a  changé  dont  nous  nous  regardons  en  que  nous  nous 
regardons;  et  sept  vers  plus  loin.  Qui  n'aura  pas  loisir  en  Qui  n'aura  pas  le 
temps.  Voltaire  a  adopté  cette  dernière  correction.  L'édition  de  1682  avait 
aussi  ajouté  l'article,  mais  en  laissant  loisir,  ce  qui  fait  un  vei's  faux  :  «  Qui 
n'aura  pas  le  loisir.   » 


582  OTHON. 

Vilellius  avance  avec  la  force  unie 

Des  troupes  de  la  Gaule  et  de  la  Germanie  ; 

Ce  qu'il  a  de  vieux  corps  le  souffre  avec  ennui;         155 

Tous  les  prétoriens  murmurent  contre  lui. 

De  leur  Nympliidius  Tindigne  sacrifice 

De  qui  se  Timmola  leur  demande  justice  : 

Il  le  sait,  et  prétend  par  un  jeune  empereur 

Ramener  les  esprits,  et  calmer  leur  fureur.  160 

Il  espère  un  pouvoir  ferme,  plein,  et  tranquille, 

S'il  nomme  pour  César  un  époux  de  Camille  ; 

Mais  il  balance  encor  sur  ce  choix  d'un  époux, 

Et  je  ne  puis.  Seigneur,  m'assurer  que  sur  vous. 

J'ai  donc  pour  ce  grand  choix  vanté  votre  courage,    i65 

Et  Lacus  à  Pison  a  donné  son  suffrage. 

Martian  n'a  parlé  qu'en  termes  ambigus, 

Mais  sans  doute  il  ira  du  côté  de  Lacus, 

Et  l'unique  remède  est  de  gagner  Camille  : 

Si  sa  voix  est  pour  nous,  la  leur  est  inutile.  1 70 

Nous  serons  pareil  nombre,  et  dans  l'égalité 

Galba  pour  cette  nièce  aura  de  la  bonté. 

Il  a  remis  exprès  à  tantôt  d'en  résoudre. 

De  nos  têtes  sur  eux  détournez  cette  foudre  : 

Je  vous  le  dis  encor,  contre  ces  grands  jaloux  175 

Je  ne  me  puis.  Seigneur,  assurer  que  sur  vous. 

De  votre  premier  choix  quoi  que  je  doive  attendre. 

Je  vous  aime  encor  mieux  pour  maître  que  pour  gendre  ; 

Et  je  ne  vois  pour  nous  qu'un  naufrage  certain. 

S'il  nous  faut  recevoir  un  prince  de  leur  main*.         i  80 


I.  Viaius,  Laco  [Lacus)  et  Icélus  (^Martian)  «  s'étaient  séparés,  pour  le 
choix  d'ua  héritier  de  l'empire,  en  deux  factions  rivales.  Vinius  agissait  pour 
Othon  ;  Laco  et  Icélus  d'intelligence  le  repoussaient  plutôt  qu'ils  n'en  sou- 
tenaient un  autre.  »  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xni.)  «  Quelques- 
uns  ont  cru,  ajoute  Tacite  au  chapitre  suivant,  que  le  choix  de  Pison  fut 
arraché  à  Galba  par  Laco.  » 


ACTE   I,    SCÈNE    IL  583 

OTHON. 

Ah  !  Seigneur,  sur  ce  point  c'est  trop  de  confiance  ; 

C'est  vous  tenir  trop  sûr  de  mon  obéissance. 

Je  ne  prends  plus  de  lois  que  de  ma  passion  : 

Plautine  est  Fobjet  seul  de  mon  ambition; 

Et  si  votre  amitié  me  veut  détacher  d'elle,  i85 

La  haine  de  Lacus  me  seroit  moins  cruelle. 

Que  m'importe  après  tout,  si  tel  est  mon  malheur, 

De  mourir  par  son  ordre,  ou  mourir  de  douleur? 

VINIUS. 

Seigneur,  un  grand  courage,  à  quelque  point  qu'il  aime, 
Sait  toujours  au  besoin  se  posséder  soi-même.  190 

Poppée  avoit  pour  vous  du  moins  autant  d'appas*; 
Et  quand  on  vous  l'ôta  vous  n'en  mourûtes  pas. 

OTHON. 

Non,  Seigneur;  mais  Poppée  étoit  une  infidèle. 

Qui  n'en  vouloit  qu'au  trône ,  et  qui  m'aimoit  moins  qu'elle . 

Ce  peu  qu'elle  eut  d'amour  ne  fit  du  lit  d'Othon       195 

Qu'un  degré  pour  monter  à  celui  de  Néron: 

Elle  ne  m'épousa  qu'afin  de  s'y  produire, 

D'y  ménager  sa  place  au  hasard  de  me  nuire  : 

Aussi  j'en  fus  banni  sous  un  titre  d'honneur; 

Et  pour  ne  me  plus  voir  on  me  fit  gouverneur^.        200 

Mais  j'adore  Plautine,  et  je  règne  en  son  âme: 

Nous  ordonner  d'éteindre  une  si  belle  flamme. 

C'est je  ne  l'ose  dire^.  Il  est  d'autres  Romains, 

Seigneur,  qui  sauront  mieux  appuyer  vos  desseins  ; 
Il  en  est  dont  le  cœur  pour  Camille  soupire,  2o5 

Et  qui  seront  ravis  de  vous  devoir  l'empire. 

1.  Voyez  Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xiii. 

2.  Mox  suspectum  in  eadem  Poppsea,  in  provinciam  Lusitaniam,  specie  le- 
gationis  seposuit.  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xiii.) 

'i.Far.  C'est....  je  n'ose  le  dire.  Il  est  d'autres  Romains  {a).  (i665-68) 

(a)  Voltaire  a  adopté  cette  variante. 


58;  OTHON. 

VINIUS. 

Je  veux  que  cet  espoir  à  d'autres  soit  permis, 
Mais  êtes-vous  fort  sûr  qu'ils  soient  de  nos  amis? 
Savez-vous  mieux  que  moi  s'ils  plairont  à  Camille? 

OTHON. 

Et  croyez-vous  pour  moi  qu'elle  soit  plus  facile?     210 
Pour  moi,  que  d'autres  vœux — 

VINIUS. 

A  ne  vous  rien  celer, 
Sortant  d'avec  Galba,  j'ai  voulu  lui  parler: 
J'ai  voulu  sur  ce  point  pressentir  sa  pensée  ; 
J'en  ai  nommé  plusieurs  pour  qui  je  l'ai  pressée. 
A  leurs  noms,  un  grand  froid,  un  front  triste,  un  œil  bas, 
M'ont  fait  voir  aussitôt  qu'ils  ne  lui  plaisoient  pas  ; 
Au  vôtre  elle  a  rougi,  puis  s'est  mise  à  sourire. 
Et  m'a  soudain  quitte  sans  me  vouloir  rien  dire. 
C'est  à  vous,  qui  savez  ce  que  c'est  que  d'aimer, 
A  juger  de  son  cœur  ce  qu'on  doit  présumer.  aao 

OTHON. 

Je  n'en  veux  rien  juger*.  Seigneur;  et  sans  Plautine 
L'amour  m'est  un  poison,  le  bonheur  m'assassine; 
Et  toutes  les  douceurs  du  pouvoir  souverain 
Me  sont  d'affreux  tourments,  s'il  m'en  coûte  sa  main. 

VINIUS. 

De  tant  de  fermeté  j'aurois  l'âme  ravie,  225 

Si  cet  excès  d'amour  nous  assuroit  la  vie  ; 
Mais  il  nous  faut  le  trône,  ou  renoncer  au  jour; 
Et  quand  nous  périrons,  que  servira  l'amour? 

OTHON. 

A  de  vaines  frayeurs  un  noir  soupçon  vous  livre  : 
Pison  n'est  point  cruel  et  nous  laissera  vivre.  23a 

I     On  Ut  dans  l'édition  de  1692  :  «  Je  n'en  yeux  point  juger 


ACTE    I,    SCÈNE   II.  585 

VINIUS. 

Il  nous  laissera  vivre,  et  je  vous  ai  nommé! 

Si  de  nous  voir  dans  Rome  il  n'est  point  alarmé, 

Nos  communs  ennemis,  qui  prendront  sa  conduite, 

En  préviendront  pour  lui  la  dangereuse  suite. 

Seigneur,  quand  pour  l'empire  on  s'est  vu  désigner,  235 

Il  faut,  quoi  qu'il  arrive,  ou  périr  ou  régner. 

Le  posthume  Agrippa*  vécut  peu  sous  Tibère; 

Néron  n'épargna  point  le  sang  de  son  beau-frère'; 

Et  Pison  vous  perdra  par  la  même  raison. 

Si  vous  ne  vous  hâtez  de  prévenir  Pison.  240 

Il  n'est  point  de  milieu  qu'en  saine  politique 

OTHON. 

Et  l'amour  est  la  seule  où  tout  mon  cœur  s'applique. 
Rien  ne  vous  a  servi,  Seigneur,  de  me  nommer  : 
Vous  voulez  que  je  règne,  et  je  ne  sais  qu'aimer. 
Je  pourrois  savoir  plus,  si  l'astre  qui  domine  245 

Me  vouloit  faire  un  jour  régner  avec  Plautine; 
Mais  dérober  son  âme  à  de  si  doux  appas. 
Pour  attacher  sa  vie  à  ce  qu'on  n'aime  pas! 

VINIUS. 

Eh  bien!  si  cet  amour  a  sur  vous  tant  de  force, 
Régnez  :  qui  fait  des  lois  peut  bien  faire  un  divorce.     2  5  0 
Du  trône  on  considère  enfin  ses  vrais  amis. 
Et  quand  vous  pourrez  tout,  tout  vous  sera  permis. 


1.  Fils  (l'Agrippa  et  de  Julie,  fille  d'Auguste.  Celui-ci  l'avait  relégué  dans 
l'île  de  Planasie,  où  Tibère  le  fit  égorger.  «  Ce  fut,  dit  Tacite  {^Annales, 
livre  I,  chapitre  vi),  le  coup  d'essai  du  monarque.  » 

2.  Britaunicus. 


586  OTHON. 

SCÈNE  III. 

VINIUS,  OTHON,  PLAUTINE. 

PLAUTINE. 

Non  pas,  Seigneur,  non  pas  :  quoi  que  le  ciel  m'envoje, 

Je  ne  veux  rien  tenir  d'une  honteuse  voie  ; 

Et  cette  lâcheté  qui  me  rendroit  son  cœur,  2 55 

Sentiroit  le  tyran,  et  non  pas  Tempereur. 

A  votre  sûreté,  puisque  le  péril  presse. 

J'immolerai  ma  flamme  et  toute  ma  tendresse  ; 

Et  je  vaincrai  Tliorreur  d'un  si  cruel  devoir 

Pour  conserver  le  jour  à  qui  me  Ta  fait  voir;  a6o 

Mais  ce  qu'à  mes  désirs  je  fais  de  violence 

Fuit  les  honteux  appas  d'une  indigne  espérance  ; 

Et  la  vertu  qui  dompte  et  bannit  mon  amour 

N'en  souffrira  jamais  qu'un  vertueux  retour. 

OTHON. 

Ah!  que  cette  vertu  m'apprête  un  dur  supplice,        265 
Seigneur!  et  le  moyen  que  je  vous  obéisse? 
Voyez,  et  s'il  se  peut,  pour  voir  tout  mon  tourment. 
Quittez  vos  yeux  de  père,  et  prenez-en  d'amant. 

VINIUS. 

L'estime  de  mon  sang  ne  m'est  pas  interdite  : 

Je  lui  vois  des  attraits,  je  lui  vois  du  mérite;  270 

Je  crois  qu'elle  en  a  même  assez  pour  engager. 

Si  quelqu'un  nous  perdoit,  quelque  autre  à  nous  venger. 

Par  là  nos  ennemis  la  tiendront  redoutable  ; 

Et  sa  perte  par  là  devient  inévitable. 

Je  vois  de  plus.  Seigneur,  que  je  n'obtiendrai  rien,  275 

Tant  que  votre  œil  blessé  rencontrera  le  sien. 

Que  le  temps  se  va  perdre  en  répliques  frivoles  ; 

Et  pour  les  éviter,  j'achève  en  trois  paroles  : 

Si  vous  manquez  le  trône,  il  faut  périr  tous  trois. 


ACTE   I,   SCÈNE   IIÏ.  587 

Prévenez,  attendez  cet  ordre  à  votre  choix:  280 

Je  me  remets  à  vous  de  ce  qui  vous  regarde; 

Mais  en  ma  fille  et  moi  ma  gloire  se  hasarde, 

De  ses  jours  et  des  miens  je  suis  maître  absolu, 

Et  j'en  disposerai  comme  j'ai  résolu. 

Je  ne  crains  point  la  mort,  mais  je  hais  l'infamie      285 

D'en  recevoir  la  loi  d'une  main  ennemie  ; 

Et  je  saurai  verser  tout  mon  sang-  en  Romain, 

Si  le  choix  que  j'attends  ne  me  retient  la  main. 

C'est  dans  une  heure  ou  deux  que  Galba  se  déclare. 

Vous  savez  l'un  et  l'autre  à  quoi  je  me  prépare  :      290 

Résolvez-en  ensemble. 


SCENE  IV. 

OTHON,  PLAUTINE. 

OTHON. 

Arrêtez  donc,  Seigneur; 
Et  s'il  faut  j^révenir  ce  mortel  déshonneur  S 
Recevez-en  l'exemple,  et  jugez  si  la  honte 

PLAUTINE. 

Quoi  ?  Seigneur,  à  mes  yeux  une  fureur  si  prompte  ! 
Ce  noble  désespoir,  si  digne  des  Romains,  295 

Tant  qu'ils  ont  du  courage  est  toujours  en  leurs  mains; 
Et  pour  vous  et  pour  moi,  fût-il  digne  d'un  temple, 
Il  n'est  pas  encor  temps  de  m'en  donner  l'exemple. 
Il  faut  vivre,  et  Famour  nous  y  doit  obliger, 
Pour  me  sauver  un  père,  et  pour  me  protéger.  300 

Quand  vous  voyez  ma  vie  à  la  vôtre  attachée, 
Faut-il  que  malgré  moi  votre  âme  effarouchée, 


I.  L'édition  de  1692  porte  :  «  un  mortel  déshonneur;  »  et  un  peu  plus  bas, 
au  vers  819  :  «  que  je  dise  à  mon  tour.  »  Voltaire  a  changé  aussi  die  en  dise. 


588  OTHON. 

Pour  m'ouvrir  le  tombeau,  hâte  votre  trépas, 
Et  m'avance  un  destin  où  je  ne  consens  pas? 

OTHON. 

Quand  il  faut  m'arraciier  tout  cet  amour  de  Pâme,    3o5 
Puis-je  que  dans  mon  sang  en  éteindre  la  flamme? 
Puis-je  sans  le  trépas 

PLAUTINE. 

Et  vous  ai-je  ordonné 
D'éteindre  tout  l'amour  que  je  vous  ai  donné? 
Si  l'injuste  rigueur  de  notre  destinée 
Ne  permet  plus  l'espoir  d'un  heureux  hyménée,        3  i  o 
Il  est  un  autre  amour  dont  les  vœux  innocents 
S'élèvent  au-dessus  du  commerce  des  sens^ 
Plus  la  flamme  en  est  pure  et  plus  elle  est  durable  ; 
Il  rend  de  son  objet  le  cœur  inséparable; 
Il  a  de  vrais  plaisirs  dont  ce  cœur^  est  charmé,  3  i  5 

Et  n'aspire  qu'au  bien  d'aimer  et  d'être  aimé. 

OTHON. 

Qu'un  tel  épurement  demande  un  grand  courage  ! 

Qu'il  est  même  aux  plus  grands  d'un  difficile  usage  ! 

Madame,  permettez  que  je  dise  à  mon  tour 

Que  tout  ce  que  l'honneur  peut  soufliir  à  l'amour,  320 

Un  amant  le  souhaite,  il  en  veut  l'espérance, 

Et  se  croit  mal  aimé  s'il  n'en  a  l'assurance. 

PLAIITIiVE. 

Aimez-moi  toutefois  sans  l'attendre  de  moi, 

Et  ne  m'enviez  point  l'honneur  que  j'en  reçoi. 

Quelle  gloire  à  Plautine,  o  ciel,  de  pouvoir  dire        3a 5 

Que  le  choix  de  son  cœur  fut  digne  de  l'empire  ; 

Qu'un  héros  destiné  pour  maître  à  l'univers 

Voulut  borner  ses  vœux  à  vivre  dans  ses  fers  ; 

Et  qu'à  moins  que  d'un  ordre  absolu  d'elle-même 

1.  Voyez  ci-dcs.sus,  p.  5(38. 

2.  Voltaire  (1764)  a  substitué  «  son  cœur  »  à  «  ce  cœur.  » 


ACTE    I,    SCÈNE    IV.  589 

Il  auroil  renoncé  pour  elle  au  diadème  !  3  3  o 

OTHON. 

Ah  !  qu'il  faut  aimer  peu  pour  faire  son  bonheur, 

Pour  tirer  vanité  d'un  si  fatal  honneur! 

Si  vous  m'aimiez,  Madame,  il  vous  seroit  sensible 

De  voir  qu'à  d'autres  vœux  mon  cœur  fût  accessible, 

Et  la  nécessité  de  le  porter  ailleurs  33  5 

Vous  auroit  fait  déjà  partager  mes  douleurs. 

Mais  tout  mon  désespoir  n'a  rien  qui  vous  alarme  : 

Vous  pouvez  perdre  Othon  sans  verser  une  larme  ; 

Vous  en  témoignez  joie,  et  vous-même  aspirez 

A  tout  l'excès  des  maux  qui  me  sont  préparés.  340 

PLAUTINE. 

Que  votre  aveuglement  a  pour  moi  d'injustice  ! 

Pour  épargner  vos  maux  j'augmente  mon  supplice. 

Je  souffre,  et  c'est  pour  vous  que  j'ose  m'imposer 

La  gêne  de  souffrir  et  de  le  déguiser. 

Tout  ce  que  vous  sentez,  je  le  sens  dans  mon  àme;  345 

J'ai  mêmes  déplaisirs,  comme  j'ai  même  flamme; 

J'ai  mêmes  désespoirs*;  mais  je  sais  les  cacher, 

Et  paroître  insensible  afin  de  moins  toucher. 

Faites  à  vos  désirs  pareille  violence, 

Retenez-en  l'éclat,  sauvez-en  l'apparence  :  3  5o 

Au  péril  qui  nous  presse  immolez  le  dehors, 

Et  pour  vous  faire  aimer  montrez  d'autres  transports. 

Je  ne  vous  défends  point  une  douleur  muette, 

Pourvu  que  votre  front ^  n'en  soit  point  l'interprète, 

1.  Voltaire  (1764)  a  mis  «  même  désespoir,  »  au  singulier.  Thomas  Cor- 
neille (1692)  l'avait  mis  sur  la  voie  par  une  faute  typographique;  son  texte 
est  :  «  même  désespoirs.  »  Dans  l'impression  de  1666  il  y  a  une  autre  faute 
qui  invitait  aussi  à  ce  changement  du  pluriel  en  singulier  : 

J'ai  mêmes  désespoirs,  mais  je  sais  le  cacher. 

2.  L'impression  de  i665  donne  par  eri'eur  :  «  notre  front,  »  pour  «  votre 
front.  » 


590  OTHON. 

Et  que  de  votre  cœur  vos  yeux  indépendants  3  55 

Triomphent  comme  moi  des  troubles  du  dedans. 

Suivez,  passez  l'exemple,  et  portez  à  Camille 

Un  visage  content,  un  visage  tranquille, 

Qui  lui  laisse  accepter  ce  que  vous  offrirez, 

Et  ne  démente  rien  de  ce  que  vous  direz.  36 o 

OTHON. 

Hélas!  Maaame,  hélas!  que  pourrai-je  lui  dire? 

PLAUTINE. 

Il  y  va  de  ma  vie,  il  y  va  de  Tempire; 
Réglez-vous  là-dessus.  Le  temps  se  perd.  Seigneur. 
Adieu  :  donnez  la  main,  mais  gardez-moi  le  cœur; 
Ou  si  c'est  trop  pour  moi,  donnez  et  l'un  et  l'autre,      3  6  5 
Emportez  mon  amour  et  retirez  le  vôtre  ; 
Mais  dans  ce  triste  état  si  je  vous  fais  pitié, 
Conservez-moi  toujours  l'estime  et  l'amitié; 
Et  n'oubliez  jamais,  quand  vous  serez  le  maître, 
Que  c'est  moi  qui  vous  force  et  qui  vous  aide  à  l'être*.  370 

OTHON,    oeul^. 

Que  ne  m'est-il  permis  d'éviter  par  ma  mort 
Les  barbares  rigueurs  d'un  si  cruel  effort! 


1 .  «  Je  remarque  que  Plautine  conseille  ici  à  Othon  précisément  la  même 
chose  qu'Atalide  à  Bajazet  ;  mais  quelle  différence  de  situation,  de  senti- 
ments et  de  style!  »  [Voltaire.)  —  Voyez  Bajazet,  acte  II,  scène  v. 

2.  Le  mot  seul  manque  dans  les  éditions  de  i665  et  de  i666. 


FIX    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE   II,    SCÈNE    I.  591 


ACTE  IL 


SCENE  PREMIERE. 

PLAUTINE,  FLAVIE. 

PLAUTINE. 

Dis-moi  donc,  lorsque  Otlion  s'est  offert  à  Camille, 
A-t-il  paru  contraint?  a-t-elle  été  facile? 
Son  hommage  auprès  d'elle  a-t-il  eu  plein  effet?      375 
Comment  Ta-t-elle  pris,  et  comment  Ta-t-il  fait'? 

FLAYIE. 

J'ai  tout  vu;  mais  enfin  votre  humeur  curieuse 
A  vous  faire  un  supplice  est  trop  ingénieuse. 
Quelque  reste  d'amour  qui  vous  parle  d'Othon, 
Madame,  oubliez-en,  s'il  se  peut,  jusqu'au  nom.       38 0 
Vous  vous  êtes  vaincue  en  faveur  de  sa  gloire. 
Goûtez  un  plein  triomphe  après  votre  victoire  : 
Le  dangereux  récit  que  vous  me  commandez 
Est  un  nouveau  combat  où  vous  vous  hasardez. 
Votre  âme  n'en  est  pas  encor  si  détachée  3  85 

Qu'il  puisse  aimer  ailleurs  sans  qu'elle  en  soit  touchée. 
Prenez  moins  d'intérêt  à  l'y  voir  réussir. 
Et  fuyez  le  chagrin  de  vous  en  éclaircir. 

PLAUTINE. 

Je  le  force  moi-même  à  se  montrer  volage; 

I.  M  Racine  a  encore  pris  entièrement  cette  situation  dans  sa  tragédie  de 
Bajazet  (acte  III,  scène  i).  Atalide  a  envoyé  son  amant  à  Roxane  ;  elle  s'in- 
forme en  tremblant  du  succès  de  cette  entrevue,  qu'elle  a  ordonnée  elle-même, 
et  qui  doit  causer  sa  mort.  {F'oltaire .) 


592  OTHON. 

Et  regardant  son  change  ainsi  que  mon  ouvrage,      390 

J'y  prends  un  intérêt  qui  n'a  rien  de  jaloux  : 

Qu'on  Taccepte,  qu'il  règne,  et  tout  m'en  sera  doux. 

FLAVIE. 

J'en  doute;  et  rarement  une  flamme  si  forte 
Souffre  qu'à  notre  gré  ses  ardeurs  — 

PLAUTINE. 

Que  t'importe? 
Laisse-m'en  le  hasard;  et  sans  dissimuler,  395 

Dis  de  quelle  manière  il  a  su  lui  parler. 

FLAVIE. 

N'imputez  donc  qu'à  vous  si  votre  âme  inquiète 
En  ressent  malgré  moi  quelque  gêne  secrète. 

Othon  à  la  Princesse  a  fait  un  compliment. 
Plus  en  homme  de  cour  qu'en  véritable  amant.  400 

Son  éloquence  accorte,  enchaînant  avec  grâce 
L'excuse  du  silence  à  celle  de  l'audace. 
En  termes  trop  choisis  accusoit  le  respect 
D'avoir  tant  retardé  cet  hommage  suspect. 
Ses  gestes  concertés,  ses  regards  de  mesure  40 5 

N'y  laissoient  aucun  mot  aller  à  l'aventure  : 
On  ne  voyoit  que  pompe  en  tout  ce  qu'il  peignoit; 
Jusque  dans  ses  soupirs  la  justesse  régnoit. 
Et  suivoit  pas  à  pas  un  effort  de  mémoire 
Qu'il  étoit  plus  aisé  d'admirer  que  de  croire.  410 

Camille  sembloit  même  assez  de  cet  avis  ; 
Elle  auroit  mieux  goûté  des  discours  moins  suivis: 
Je  l'ai  vu  dans  ses  yeux;  mais  cette  défiance 
Avoit  avec  son  cœur  trop  peu  d'intelligence. 
De  ses  justes  soupçons  ses  souhaits  indignés  4ii 

Les  ont  tout  aussitôt  détruits  ou  dédaignés  : 
Elle  a  voulu  tout  croire;  et  quelque  retenue 
Qu'ait  su  garder  l'amour  dont  elle  est  prévenue, 
On  a  vu,  par  ce  peu  qu'il  laissoit  échapper. 


ACTE   II,    SCENE   I.  SgS 

Qu'elle  prenoit  plaisir  à  se  laisser  tromper  ;  4  a  o 

Et  que  si  quelquefois  l'horreur  de  la  contrainte 
Forçoit  le  triste  Othon  à  soupirer  sans  feinte, 
Soudain  Tavidité  de  régner  sur  son  cœur 
Imputoit  à  Tamour  ces  soupirs  de  douleur. 

PLAUTIIVE. 

El  sa  réponse  enfin  ? 

FLAVIE. 

Elle  a  paru  civile;  425 

Mais  la  civilité  n'est  qu'amour  en  Camille, 
Comme  en  Othon  l'amour  n'est  que  civilité. 

PLAUTINE. 

Et  n'a-t-elle  rien  dit  de  sa  légèreté, 

Rien  de  la  foi  qu'il  semble  avoir  si  mal  gardée  ? 

FLAVIE. 

Elle  a  su  rejeter  cette  fâcheuse  idée,  430 

Et  n'a  pas  témoigné  qu'elle  sût  seulement 

Qu'on  l'eût  vu  pour  vos  yeux  soupirer  un  moment. 

PLAUTINE. 

Mais  qu'a-t-elle  promis  ? 

FLAVIE. 

Que  son  devoir  fidèle 
Suivroit  ce  que  Galba  voudroit  ordonner  d'elle  ; 
Et  de  peur  d'en  trop  dire  et  d'ouvrir  trop  son  cœur,  435 
Elle  l'a  renvoyé  soudain  vers  l'Empereur. 
Il  lui  parle  à  présent.  Qu'en  dites-vous.  Madame, 
Et  de  cet  entretien  que  souhaite  votre  âme  ? 
Voulez-vous  qu'on  l'accepte  ou  qu'il  n'obtienne  rien? 

PLAUTINE. 

Moi-même,  à  dire  vrai,  je  ne  le  sais  pas  bien.  440 

Comme  des  deux  côtés  le  coup  me  sera  rude, 

J'aimerois  à  jouir  de  cette  inquiétude. 

Et  tiendrois  à  bonheur  le  reste  de  mes  jours 

De  n'en  sortir  jamais  et  de  douter  toujours. 

Corneille,  vi  38 


5g\  OTIION. 

FLAVIE. 

Mais  il  faut  se  résoudre,  et  vouloir  quelque  chose.   445 

PLAUTINE. 

Souffre  sans  m'alarmer  que  le  ciel  en  dispose  : 

Quand  son  ordre  une  fois  en  aura  résolu, 

Il  nous  faudra  vouloir  ce  qu'il  aura  voulu. 

Ma  raison  cependant  cède  Othon  à  Tempire  : 

Il  est  de  mon  honneur  de  ne  m'en  pas  dédire;  450 

Et  soit  ce  grand  souhait  volontaire  ou  forcé, 

Il  est  beau  d'achever  comme  on  a  commencé. 

Mais  je  vois  Martian. 

SCÈNE  IL 
MARTIAN,  FLAVIE,  PLAUTINE. 

PLAUTINE. 

Que  venez-vous  m'apprendre  ? 

MARTIAN. 

Que  de  votre  seul  choix  l'empire  va  dépendre. 
Madame. 

PLAUTINE. 

Quoi  ?  Galba  voudroit  suivre  mon  choix  !    455 

MARTIAN. 

Non;  mais  de  son  conseil  nous  ne  sommes  que  trois, 
Et  si  pour  votre  Othon  vous  voulez  mon  suffrage. 
Je  vous  le  viens  offrir  avec  un  humble  hommage. 

PLAUTINE. 

Avec...? 

MARTIAN. 

Avec  des  vœux  sincères  et  soumis, 
Qui  feront  encor  plus  si  l'espoir  m'est  permis,  460 

PLAUTINE. 

Quels  vœux  et  quel  espoir? 


I 


ACTE   II,  SCÈNE   IL  5gS 

MARTI  AN. 

Cet  imporlanl  service , 
Qu'un  si  profond  respect  vous  ofFre  en  sacrifice.... 

PLAUTINE. 

Eh  bien!  il  remplira  mes  désirs  les  plus  doux; 
Mais  pour  reconnoissance  enfin  que  voulez-vous? 

MARTIAN. 

La  gloire  d'être  aimé. 

PLAUTINE. 

De  qui? 

MARTIAN. 

De  vous,  Madame.    46  5 

PLAUTINE. 

De  moi-même? 

MARTIAN. 

De  vous  :  j'ai  des  yeux,  et  mon  âme 

PLAUTINE. 

Votre  âme,  en  me  faisant  cette  civilité, 

Devroit  l'accompagner  de  plus  de  vérité  : 

On  n'a  pas  grande  foi  pour  tant  de  déférence, 

Lorsqu'on  voit  que  la  suite  a  si  peu  d'apparence.       470 

L'offre  sans  doute  est  belle,  et  bien  digne  d'un  prix, 

Mais  en  le  choisissant  vous  vous  êtes  mépris  : 

Si  vous  me  connoissiez,  vous  feriez  mieux  paroître 

MARTIAN. 

Hélas!  mon  mal  ne  vient  que  de  vous  trop  connoître. 
Mais  vous-même,  après  tout,  ne  vous  connoissez  pas. 
Quand  vous  croyez  si  peu  l'effet  de  vos  appas. 
Si  vous  daigniez^  savoir  quel  est  votre  mérite. 
Vous  ne  douteriez  point  de  l'amour  qu'il  excite. 
Othon  m'en  sert  de  preuve  :  il  n'avoit  rien  aimé, 
Depuis  que  de  Poppée  il  s'étoit  vu  charmé;  480 

I.  L'édition  de  1682  porte  seule  daignez,   pour  daigniez. 


596  OTHON. 

Bien  que  cFentre  ses  bras  Néron  l'eût  enlevée, 

L'image  dans  son  cœur  s'en  étoit  conservée  ; 

La  mort  même,  la  mort  n'avoit  pu  l'en  chasser  : 

A  vous  seule  étoit  dû  l'honneur  de  l'effacer. 

Vous  seule  d'un  coup  d'œil  emportâtes  la  gloire         485 

D'en  faire  évanouir  la  plus  douce  mémoire, 

Et  d'avoir  su  réduire  à  de'  nouveaux  souhaits 

Ce  cœur  impénétrable  aux  plus  charmants  objets; 

Et  vous  vous  étonnez  que  pour  vous  je  soupire  ! 

PLAUTINE. 

Je  m'étonne  bien  plus  que  vous  me  l'osiez  dire;        490 
Je  m'étonne  de  voir  qu'il  ne  vous  souvient  plus 
Que  l'heureux  Martian  fut  l'esclave  Icélus^, 
Qu'il  a  changé  de  nom  sans  changer  de  visage. 

MARTIAN. 

C'est  ce  crime  du  sort  qui  m'enfle  le  courage; 
Lorsqu'en  dépit  de  lui  je  suis  ce  que  je  suis,  495 

On  voit  ce  que  je  vaux,  voyant  ce  que  je  puis. 
Un  pur  hasard  sans  nous  règle  notre  naissance  ; 
Mais  comme  le  mérite  est  en  notre  puissance, 
La  honte  d'un  destin  qu'on  vit  mal  assorti^ 
Fait  d'autant  plus  d'honneur  quand  on  en  est  sorti.  5 00 
Quelque  tache  en  mon  sang  que  laissent  mes  ancêtres. 
Depuis  que  nos  Romains*  ont  accepté  des  maîtres. 
Ces  maîtres  ont  toujours  fait  choix  de  mes  pareils 
Pour  les  premiers  emplois  et  les  secrets  conseils  : 
Ils  ont  mis  en  nos  mains  la  fortune  publique;  5o5 

Ils  ont  soumis  la  terre  à  notre  politique; 

I.  L'édition  de  1682  a  seule  des,  pour  de.  Voyez  plus  loin  le  vers  1189 
et  la  note  qui  s'y  rapporte. 

1.  Voyez  ci-dessus,  p.  574,  note  2. 

3.  P^ar.  La  honte  d'un  destin  qu'on  voit  mal  assorti.  (1666) 

4.  L'édition  de  1692  a  corrigé  nos  Romains  en  les  Romains;  et  un  peu 
plus  bas,  au  vers  509,  enlève  en  élevé;  Voltaire  a  adopté  ce  dernier  chan- 
gement. 


ACTE    II,  SCÈNE    II.  597 

Patrobe,  Polyclète,  et  Narcisse,  et  Pallas*, 

Ont  déposé  des  rois  et  donné  des  Etats. 

On  nous  enlève  au  trône  au  sortir  de  nos  chaînes; 

Sous  Claude  on  vit  Félix  le  mari  de  trois  reines^  ;     5  1 0 

Et  quand  Tamour  en  moi  vous  présente  un  époux, 

Vous  me  traitez  d'esclave,  et  d'indigne  de  vous  ! 

Madame,  en  quelque  rang  que  vous  ayez  pu  naître. 

C'est  beaucoup  que  d'avoir  l'oreille  du  grand  maître. 

Vinius  est  consul,  et  Lacus  est  préfet;  5  i  5 

Je  ne  suis  l'un  ni  l'autre,  et  suis  plus  en  effet; 

Et  de  ces  consulats,  et  de  ces  préfectures, 

Je  puis,  quand  il  me  plaît,  faire  des  créatures  : 

Galba  m'écoute  enfin  ;  et  c'est  être  aujourd'hui. 

Quoique  sans  ces  grands  noms,  le  premier  d'après  lui. 

PLAUTINE. 

Pardonnez  donc,  Seigneur,  si  je  me  suis  méprise  : 

Mon  orgueil  dans  vos  fers  n'a  rien  qui  l'autorise. 

Je  viens  de  me  connoître,  et  me  vois  à  mon  tour 

Indigne  des  honneurs  qui  suivent  votre  amour. 

Avoir  brisé  ces  fers  fait  un  degré  de  gloire  SaS 

Au-dessus  des  consuls,  des  préfets  du  prétoire; 

Et  si  de  cet  amour  je  n'ose  être  le  prix. 

Le  respect  m'en  empêche  et  non  plus  le  mépris. 

On  m'avoit  dit  pourtant  que  souvent  la  nature 

Gardoit  en  vos  pareils  sa  première  teinture,  53o 

Que  ceux  de  nos  Césars  qui  les  ont  écoutés 

Ont  tous  souillé  leurs  noms  par  quelques  lâchetés, 


1.  Patrobe  [Patrobius)  et  Polyclète,  affranchis  de  Néron  (voyez  Tacite, 
Histoires,  livre  I,  chapitre  xlix,  et  Annales,  livre  XIV,  chapitre  xxxix)  ; 
Narcisse  et  Pallas,  affranchis  de  Claude. 

2.  L'affranchi  Antonius  Félix,  que  d'autres  nomment  Claudius  Félix,  fut 
procurateur  de  Judée  sous  les  empereurs  Claude  et  Néron.  Suétone  {f^ie  de 
Claude,  chapitre  xxvm)  l'appelle  triiim  reginarum  mariturn.  Il  épousa  suc- 
cessivement Drusilla,  petite-fille  d'Antoine  et  de  Cléopâtre,  et  une  autre 
Drusilla,  fille  du  roi  Hérode  Agrippa.  Sa  troisième  femme  est  inconnue. 


598  OTHON. 

Et  que  pour  dérober  l'empire  à  cette  honte 
L'univers  a  besoin  qu'un  vrai  héros  y  monte. 
C'est  ce  qui  me  faisoit  y  souhaiter  Othon;  53  5 

Mais  à  ce  que  j'apprends  ce  souhait  n'est  pas  bon. 
Laissons-en  faire  aux  Dieux,  et  faites-vous  justice  ; 
D'un  cœur  vraiment  romain  dédaignez  le  caprice. 
Cent  reines  à  l'envi  vous  prendront  pour  époux  : 
Félix  en  eut  bien  trois,  et  valoit  moins  que  vous.      540 

MARTIAN. 

Madame,  encore  un  coup,  souffrez  que  je  vous  aime. 
Songez  que  dans  ma  main  j'ai  le  pouvoir  suprême. 
Qu'entre  Othon  et  Pison  mon  suffrage  incertain, 
Suivant  qu'il  penchera,  va  faire  un  souverain. 
Je  n'ai  fait  jusqu'ici  qu'empêcher  l'hyménée  545 

Qui  d'Otlîon  avec  vous  eût  joint  la  destinée  : 
J'aurois  pu  hasarder  quelque  chose  de  plus; 
Ne  m'y  contraignez  point  à  force  de  refus. 
Quand  vous  cédez  Othon,  me  souffrir  en  sa  place, 
Peut-être  ce  sera  faire  plus  d'une  grâce  ;  5  5  0 

Car  de  vous  voir  à  lui  ne  l'espérez  jamais. 

SCÈNE  m. 

PLAUTINE,  LACUS,  MARTIAN,  FLAVIE. 

LACUS. 

Madame,  enfin  Galba  s'accorde  à  vos  souhaits; 
Et  j'ai  tant  fait  sur  lui,  que  dès  cette  journée. 
De  vous  avec  Othon  il  consent  l'hyménée. 

PLAUTINE*. 

Qu'en  dites-vous,  Seigneur?  Pourrez-vous  bien  souffrir 
Cet  hymen  que  Lacus  de  sa  part  vient  m'offrir? 

I.   Dans  l'édition  de  Voltaire  (1764)  :  plautine,  à  Martian. 


ACTE   II,    SCÈNE    III.  599 

Le  grand  maître  a  parlé,  vouclrez-vous  l'en  dédire, 
Vous  qu'on  voit  après  lui  le  premier  de  l'empire? 
Dois-je  me  ravaler  jusques  à  cet  époux? 
Ou  dois-je  par  votre  ordre  aspirer  jusqu'à  vous?       5 60 

LACUS. 

Quel  énigme*  est-ce-ci,  Madame? 

PLAUTINE. 

Sa  grande  âme 
Me  faisoit  tout  à  l'heure  un  présent  de  sa  flamme  ; 
Il  m'assuroit  qu'Otlion  jamais  ne  m'obtiendroit, 
Et  disoit  à  demi  qu'un  refus  nous  perdroit. 
Vous  m'osez  cependant  assurer  du  contraire;  56  5 

Et  je  ne  sais  pas  bien  quelle  réponse  y  faire. 
Comme  en  de  certains  temps  il  fait  bon  s'expliquer, 
En  d'autres  il  vaut  mieux  ne  s'y  point  embarquer. 
Grands  ministres  d'Etat,  accordez-vous  ensemble. 
Et  je  pourrai  vous  dire  après  ce  qui  m'en  semble.    570 

SCÈNE  IV. 
LACUS,  MARTIAN. 

LACUS. 

Vous  aimez  donc  Plautine,  et  c'est  là  cette  foi 
Qui  contre  Vinius  vous  attachoit  à  moi? 

MARTIAN. 

Si  les  yeux  de  Plautine  ont  pour  moi  quelque  charme, 
Y  trouvez-vous,  Seigneur,  quelque  sujet  d'alarme? 
Le  moment  bienheureux  qui  m'en  feroit  l'époux       575 
Réuniroit  par  moi  Vinius  avec  vous. 
Par  là  de  nos  trois  cœurs  l'amitié  ressaisie, 

I.  Voyez  OEdipe,  vers  loSg,  ci-dessus,  p.  179.  — Thomas  Corneille  et 
Voltaire  ont  mis  le  féminin  :  '.<  Quelle  énigme.  »  Voltaire  a  tle  plus  changé 
est-ce-ci  en  est  ceci. 


6oo  OTPÏON. 

En  déracineroit  et  haine  et  jalousie. 
Le  pouvoir  de  tous  trois,  par  tous  trois  affermi, 
Auroit  pour  nœud  commun  son  gendre  en  votre  ami  ; 
Et  quoi  que  contre  vous  il  osât  entreprendre  — 

LACUS. 

Vous  seriez  mon  ami,  mais  vous  seriez  son  gendre  ; 

Et  c'est  un  foible  appui  des  intérêts  de  cour 

Qu'une  vieille  amitié  contre  un  nouvel  amour. 

Quoi  que  veuille  exiger  une  femme  adorée,  58  5 

La  résistance  est  vaine  ou  de  peu  de  durée  ; 

Elle  choisit  ses  temps,  et  les  choisit  si  bien, 

Qu'on  se  voit  hors  d'état  de  lui  refuser  rien. 

Vous-même  êtes-vous  sûr  que  ce  nœud  la  retienne 

D'ajouter,  s'il  le  faut,  votre  perte  à  la  mienne?  590 

Apprenez  que  des  cœurs  séparés  h  regret 

Trouvent  de  se  rejoindre  aisément  le  secret, 

Othon  n'a  pas  pour  elle  éteint  toutes  ses  flammes*; 

Il  sait  comme  aux  maris  on  arrache  les  femmes  ; 

Cet  art  sur  son  exemple  est  commun  aujourd'hui,     SgS 

Et  son  maître  Néron  l'avoit  appris  de  lui. 

Après  tout,  je  me  trompe,  ou  près  de  cette  belle 

MARTI  AN. 

J'espère  en  Vinius,  si  je  n'espère  en  elle; 

Et  l'offre  pour  Othon  de  lui  donner  ma  voix 

Soudain  en  ma  faveur  emportera  son  choix.  600 

LACUS. 

Quoi  ?  vous  nous  donneriez  vous-même  Othon  pour  maître? 

MARTIAN. 

Et  quel  autre  dans  Rome  est  plus  digne  de  l'être? 

LACUS. 

Ah!  pour  en  être  digne,  il  l'est,  et  plus  que  tous; 
Mais  aussi,  pour  tout  dire,  il  en  sait  trop  pour  nous. 

1.   L'édition  de   1682  porte  les  flammes  y  pour  ses  Jlammes- 


ACTE    II,  SCÈNE    IV.  6oi 

Il  sait  trop  ménager  ses  vertus  et  ses  vices.  60 5 

Il  étoit  sous  Néron  de  toutes  ses  délices; 

Et  la  Lusitanie  a  vu  ce  même  Otlion 

Gouverner  en  César  et  juger  en  Caton*. 

Tout  favori  dans  Rome,  et  tout  maître  en  province, 

De  lâche  courtisan  il  s'y  montra  grand  prince;  6  1 0 

Et  son  âme  ployant^,  attendant  l'avenir, 

Sait  faire  également  sa  cour,  et  la  tenir. 

Sous  un  tel  souverain  nous  sommes  peu  de  chose  ; 

Son  soin  jamais  sur  nous  tout  à  fait  ne  repose  : 

Sa  main  seule  départ  ses  libéralités  ;  6  i  5 

Son  choix  seul  distribue  Etats  et  dignités. 

Du  timon  qu'il  embrasse  il  se  fait  le  seul  guide  ^, 

Consulte  et  résout  seul,  écoute  et  seul  décide, 

Et  quoique  nos  emplois  puissent  faire  du  bruit*. 

Sitôt  qu'il  nous  veut  perdre,  un  coup  d'œil  nous  détruit. 

Voyez  d'ailleurs  Galba,  quel  pouvoir  il  nous  laisse, 
En  quel  poste  sous  lui  nous  a  mis  sa  foiblesse. 
Nos  ordres  règlent  tout,  nous  donnons,  retranchons; 
Rien  n'est  exécuté  dès  que  nous  l'empêchons  : 
Comme  par  un  de  nous  il  faut  que  tout  s'obtienne,    625 
Nous  voyons  notre  cour  plus  grosse  que  la  sienne; 


1.  «  Le  portrait  d'Ollion  est  très-beau  dans  cette  scène.  Il  est  permis  à  un 
auteur  dramatique  d'ajouter  des  traits  aux  caractères  qu'il  dépeint  et  d'aller 
plus  loin  que  l'histoire.  Tacite  dit  d'Othon  :  Pueritiam  incuriose,  adolescen- 
tiarn  petulanter  egerat,  gratus  Neroni  œ/nulatione  luxus....  In  proviiiciani.... 
specie  legationis  seposuit . . . .  Comiter  administra  ta  provincia  («).  Son  enfance  fut 
paresseuse,  sa  jeunesse  débauchée;  il  plut  à  Néron  en  imitant  ses  vices  et 
son  luxe.  [Foltaire.^  » 

2.  On  lit  ainsi  ployant,  sans  accord,  dans  les  éditions  de  1668,  de  1682 
et  de  1692.  L'édition  originale,  que  Voltaire  a  suivie,  donne  ployante. 

3.  Voyez  ci-dessus,  p.  567  et  568. 

4.  Tel  est  le  texte  de  toutes  les  anciennes  éditions,  y  compris  celle  de 
1692.  Voltaire  a  ainsi  donné  ce  vers  : 

Et  quoi  que  nos  emplois  puissent  faire  de  bruit. 
[a\  Histoires  y  livre  I,  chapitre  xiu. 


6o2  OTHON. 

Et  notre  indépendance  iroit  au  dernier  point, 

Si  Fheureux  Yinius  ne  la  partageoit  point: 

Notre  unique  chagrin  est  qu'il  nous  la  dispute. 

L'âge  met  cependant  Galba  près  de  sa  chute;  63 o 

De  peur  qu'il  nous  entraîne,  il  faut  un  autre  appui; 

Mais  il  le  faut  pour  nous  aussi  foible  que  lui. 

Il  nous  en  faut  prendre  un  qui  satisfait  des  titres. 

Nous  laisse  du  pouvoir  les  suprêmes  arbitres. 

Pison  a  Famé  simple  et  l'esprit  abattu;  63  5 

S'il  a  grande  naissance,  il  a  peu  de  vertu  : 

Non  de  cette  vertu  qui  déteste  le  crime  ; 

Sa  probité  sévère  est  digne  qu'on  l'estime^; 

Elle  a  tout  ce  qui  fait  un  grand  homme  de  bien  ; 

Mais  en  un  souverain  c'est  peu  de  chose,  ou  rien.      640 

Il  faut  de  la  prudence,  il  faut  de  la  lumière, 

Il  faut  de  la  vigueur  adroite  autant  que  fière^, 

Qui  pénètre,  éblouisse,  et  sème  des  appas 

Il  faut  mille  vertus  enfin  qu'il  n'aura  pas. 

Lui-même  il  nous  priera  d'avoir  soin  de  l'empire,      645 

En  saura  seulement  ce  qu'il  nous  plaira'  dire  : 

Plus  nous  l'y  tiendrons  bas,  plus  il  nous  mettra  haut; 

Et  c'est  là  justement  le  maître  qu'il  nous  faut. 

MARTIAN. 

Mais,  Seigneur,  sur  le  trône  élever  un  tel  homme. 
C'est  mal  servir  l'Etat,  et  faire  opprobre  à  Rome.     6  5o 

LACUS. 

Et  qu'importe  à  tous  deux  de  Rome  et  de  l'Etat? 
Qu'importe  qu'on  leur  voie  ou  plus  ou  moins  d'éclat? 


I.  «  A  bien  juger  Pison,  son  humeur  était  sévère  ;  elle  semblait  dure  à  des 
yeux  prévenus.  »  Fiso....  œstimatione  recta  seveiits,  deterius  interpretantibus 
tristlor  habebatur.  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xiv.) 

i.Var.   Il  faut  une  vigueur  adroite  autant  que  fière.  (l665-68). 

3.  Les  éditions  de  16GG,  de  1668  et  de  1682  portent  :  «  ce  qu'il  vous 
plaira,  »  pour  «  ce  qu'il  nous  plaira.  » 


ACTE    II,    SCÈNE    IV.  6o3 

Faisons  nos  sûretés,  et  moquons-nous  du  reste. 
Point,  point  de  bien  public*  s'il  nous  devient  funeste. 
De  notre  grandeur  seule  ayons  des  cœurs  jaloux;      65  5 
Ne  vivons  que  pour  nous,  et  ne  pensons  qu'à  nous. 
Je  vous  le  dis  encor  :  mettre  Othon  sur  nos  têtes. 
C'est  nous  livrer  tous  deux  à  d'horribles  tempêtes. 
Si  nous  l'en  voulons  croire,  il  nous  devra  le  tout; 
Mais  de  ce  grand  projet  s'il  vient  par  nous  à  bout,   660 
Vinius  en  aura  lui  seul  tout  l'avantage  : 
Comme  il  l'a  proposé,  ce  sera  son  ouvrage; 
Et  la  mort,  ou  l'exil,  ou  les  abaissements. 
Seront  pour  vous  et  moi  ses  vrais  remercîments. 

MARTI  AN. 

Oui,  notre  sûreté  veut  que  Pison  domine  :  66  5 

Obtenez-en  pour  moi  qu'il  m'assure  Plautine  ; 

Je  vous  promets  pour  lui  mon  suffrage  à  ce  prix. 

La  violence  est  juste  après  de  tels  mépris. 

Commençons  à  jouir  par  là  de  son  empire. 

Et  voyons  s'il  est  homme  à  nous  oser  dédire.  670 

LACUS. 

Quoi?  votre  amour  toujours  fera  son  capital 
Des  attraits  de  Plautine  et  du  nœud  conjugal! 
Eh  bien!  il  faudra  voir  qui  sera  plus  utile 
D'en  croire —  Mais  voici  la  princesse  Camille. 

SCÈNE  V. 
CAMILLE,  LACUS,  MARTIAN,  ALBIANE. 

CAMILLE. 

Je  VOUS  rencontre  ensemble  ici  fort  à  propos,  675 


I.  Dans  l'édition  de  1682,  par  erreur  sans  doute  :  «  Point,  point  du  bien 
public.  » 


6o4  OTHON. 

Et  voulois  à  tous  deux  vous  dire  quatre  mots. 

Si  j'en  crois  certain  bruit  que  je  ne  puis  vous  taire, 
Vous  poussez  un  peu  loin  l'orgueil  du  ministère  : 
On  dit  que  sur  mon  rang  vous  étendez  sa  loi, 
Et  que  vous  vous  mêlez  de  disposer  de  moi.  680 

MARTI  AN. 

Nous,  Madame? 

CAMILLE. 

Faut-il  que  je  vous  obéisse, 
Moi,  dont  Galba  prétend  faire  une  impératrice  ? 

LACUS. 

L'un  et  l'autre  sait  trop  quel  respect  vous  est  dû. 

CAMILLE. 

Le  crime  en  est  plus  grand,  si  vous  l'avez  perdu. 
Parlez,  qu'avez-vous  dit  à  Galba  l'un  et  l'autre?       68  5 

MARTI  AN. 

Sa  pensée  a  voulu  s'assurer  sur  la  nôtre; 

Et  s'étant  proposé  le  choix  d'un  successeur, 

Pour  laisser  à  l'empire  un  digne  possesseur, 

Sur  ce  don  imprévu  qu'il  fait  du  diadème, 

Vinius  a  parlé,  Lacus  a  fait  de  même.  690 

CAMILLE. 

Et  ne  savez-vous  point,  et  Vinius,  et  vous. 
Que  ce  grand  successeur  doit  être  mon  époux? 
Que  le  don  de  ma  main  suit  ce  don  de  l'empire? 
Galba,  par  vos  conseils,  voudroit-il  s'en  dédire? 

LACUS. 

Il  est  toujours  le  même,  et  nous  avons  parlé  695 

Suivant  ce  qu'à  tous  deux  le  ciel  a  révélé  : 

En  ces  occasions,  lui  qui  tient  les  couronnes 

Inspire  les  avis  sur  le  choix  des  personnes. 

Nous  avons  cru  d'ailleurs  pouvoir  sans  attentat 

Faire  vos  intérêts  de  ceux  de  tout  l'Etat:  700 


ACTE    II,    SCÈNE   V.  6o5 

Vous  ne  voudriez  pas  en  avoir  de  contraires. 

CAMILLE. 

Vous  n'avez,  vous  ni  lui,  pensé  qu'à  vos  affaires; 
Et  nous  offrir  Pison,  c'est  assez  témoigner.... 

LACUS. 

Le  trouvez-vous,  Madame,  indigne  de  régner? 

Il  a  de  la  vertu,  de  l'esprit,  du  courage;  705 

Il  a  de  plus.... 

CAMILLE. 

De  plus,  il  a  votre  suffrage, 
Et  c'est  assez  de  quoi  mériter  mes  refus. 
Par  respect  de  son  sang',  je  ne  dis  rien  de  plus. 

MARTI  AN. 

Aimeriez-vous  Otlion,  que  Vinius  propose, 

Othon,  dont  vous  savez  que  Plautine  dispose,  7  i  0 

Et  qui  n'aspire  ici  qu'à  lui  donner  sa  foi? 

CAMILLE. 

Qu'il  brûle  encor  pour  elle,  ou  la  quitte  pour  moi. 
Ce  n'est  pas  votre  affaire  ;  et  votre  exactitude 
Se  charge  en  ma  faveur  de  trop  d'inquiétude. 

LACUS. 

Mais  l'Empereur  consent  qu'il  l'épouse  aujourd'hui  ;  7  i  5 
Et  moi-même  je  viens  de  l'obtenir  pour  lui. 

CAMILLE. 

Vous  en  a-t-il  prié?  dites,  ou  si  l'envie 

LACUS. 

Un  véritable  ami  n'attend  point  qu'on  le  prie. 

CAMILLE. 

Cette  amitié  me  charme,  et  je  dois  avouer 

Qu'Othon  a  jusqu'ici  tout  lieu  de  s'en  louer,  720 


I.  «  Pison,  né  de  M.  Crassus  et  de  Scribonie,  appartenait  à  deux  fa- 
milles illustres.  »  Piso,  M.  Crasso  et  Scribonia  genitus,  nobilis  utrinque. 
(Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xiv.) 


6o6  OTHON. 

Que  riieiireux  contre-temps  d'un  si  rare  service 

LACUS. 

Madame — 

CAMILLE. 

Croyez-moi,  mettez  bas  Tartifice. 
Ne  vous  hasardez  point  à  faire  un  empereur. 
Galba  connoît  l'empire,  et  je  connois  mon  cœur  : 
Je  sais  ce  qui  m'est  propre  ;  il  voit  ce  qu'il  doit  faire,    725 
Et  quel  prince  k  l'Etat  est  le  plus  salutaire. 
Si  le  ciel  vous  inspire,  il  aura  soin  de  nous, 
Et  saura  sur  ce  point  nous  accorder  sans  vous. 

LACUS. 

Si  Pison  vous  déplaît,  il  en  est  quelques  autres.... 

CAMILLE. 

N'attachez  point  ici  mes  intérêts  aux  vôtres.  780 

Vous  avez  de  l'esprit,  mais  j'ai  des  yeux  perçants  : 
Je  vois  qu'il  vous  est  doux  d'être  les  tout-puissants; 
Et  je  n'empêche  point  qu'on  ne  vous  continue 
Votre  toute-puissance  au  point  qu'elle  est  venue  ; 
Mais  quant  à  cet  époux,  vous  me  ferez  plaisir  735 

De  trouver  bon  qu'enfin  je  puisse  le  choisir. 
Je  m'aime  un  peu  moi-même,  et  n'ai  pas  grande  envie 
De  vous  sacrifier  le  repos  de  ma  vie. 

MARTI  AN. 

Puisqu'il  doit  avec  vous  régir  tout  l'univers.... 

CAMILLE. 

Faut-il  vous  dire  encor  que  j'ai  des  yeux  ouverts?     740 
Je  vois  jusqu'en  vos  cœurs,  et  m'obstine  à  me  taire; 
Mais  je  pourrois  enfin  dévoiler  le  mystère. 

MARTIAN. 

Si  l'Empereur  nous  croit 

CAMILLE. 

Sans  doute  il  vous  croira  ; 
Sans  doute  je  prendrai  l'époux  qu'il  m'oifrira: 


ACTE   II,  SCÈNE   V.  607 

Soit  qu'il  plaise  à  mes  yeux,  soit  qu'il  me  choque  en  l'âme, 

Il  sera  votre  maître,  et  je  serai  sa  femme; 

Le  temps  me  donnera  sur  lui  quelque  pouvoir, 

Et  vous  pourrez  alors  vous  en  apercevoir. 

Voilà  les  quatre  mots  que  j'avois  à  vous  dire  : 

Pensez-y. 

SCÈNE  VI. 

LAGUS,  MARTIAN. 

MARTIAN. 

Ce  courroux,  que  Pison  nous  attire 750 

LACUS. 

Vous  vous  en  alarmez  ?  Laissons-la  discourir. 
Et  ne  nous  perdons  pas  de  crainte  de  périr. 

MARTIAN. 

Vous  voyez  quel  org-ueil  contre  nous  l'intéresse. 

LACUS. 

Plus  elle  m'en  fait  voir,  plus  je  vois  sa  foiblesse. 
Faisons  régner  Pison  ;  et  malgré  ce  courroux,  755 

Vous  verrez  qu'elle-même  aura  besoin  de  nous. 


FIN    DU    SECOND    ACTE 


6o8  OTHON, 


ACTE   III. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
CAMILLE,  ALBL^NE. 

CAMILLE. 

Ton  frère  te  l'a  dit,  Albiane? 

ALBIAXE. 

Oui,  Madame  : 
Galba  choisit  Pison,  et  vous  êtes  sa  femme, 
Ou  pour  en  mieux  parler,  l'esclave  de  Lacus, 
A  moins  d'un  éclatant  et  généreux  refus.  760 

CAMILLE. 

Et  que  devient  Othon? 

ALBIANE. 

Vous  allez  voir  sa  tête 
De  vos  trois  ennemis  affermir  la  conquête  : 
Je  veux  dire  assurer  votre  main  à  Pison, 
Et  Fempire  aux  tyrans  qui  font  régner  son  nom. 
Car  comme  il  n'a  pour  lui  qu'une  suite  d'ancêtres,   765 
Lacus  et  Martian  vont  être  nos  vrais  maîtres; 
Et  Pison  ne  sera  qu'un  idole  sacré  ^ 
Qu'ils  tiendront  sur  l'autel  pour  répondre  à  leur  gré. 
Sa  probité  stupide  autant  comme  farouche 
A  prononcer  leurs  lois  asservira  sa  bouche  ;  770 

Et  le  premier  arrêt  qu'ils  lui  feront  donner 

T.  Au  temps  de  Corneille  le  genre  du  mot  idole  était  douteux.  Voyez  le 
Lexique. 


ACTE    ÎII,   SCÈNE   I. 
Les  défera  d'Otlion,  qui  les  peut  détrôner. 

CAMILLE. 

O  Dieux!  que  je  le  plains! 

ALBIANE. 

Il  est  sans  doute  à  plaindre, 
Si  vous  l'abandonnez  à  tout  ce  qu'il  doit  craindre  ; 
Mais  comme  enfin  la  mort  finira  son  ennui,  775 

Je  crains  fort  de  vous  voir  plus  à  plaindre  que  lui. 

CAMILLE. 

L'hymen  sur  un  époux  donne  quelque  puissance. 

ALBIANE. 

Octavie  a  péri  sur  cette  confiance. 
Son  sang  qui  fume  encor  vous  montre  à  quel  destin 
Peut  exposer  vos  jours*  un  nouveau  Tigellin^.  780 

Ce  grand  choix  vous  en  donne  à  craindre  deux  ensemble  ; 
Et  pour  moi,  plus  j'y  songe,  et  plus  pour  vous  je  tremble. 

CAMILLE. 

Quel  remède,  Albiane? 

ALBIANE. 

Aimer,  et  faire  voir 

CAMILLE. 

Que  l'amour  est  sur  moi  plus  fort  que  le  devoir? 

ALBIANE. 

Songez  moins  à  Galba  qu'à  Lacus,  qui  vous  brave,  785 

Et  qui  vous  fait  encor  braver  par  un  esclave. 

Songez  à  vos  périls,  et  peut-être  à  son  tour 

Ce  devoir  passera  du  côté  de  l'amour. 

Bien  que  nous  devions  tout  aux  puissances  suprêmes, 

Madame,  nous  devons  quelque  chose  à  nous-mêmes  ;  7  9  0 

Surtout  quand  nous  voyons  des  ordres  dangereux, 

1.  L'édition  de  1666  porte  un  jour,  pour  vos  jours. 

2.  Sophonius  Tigelllnus,  favori  de  Néron.  Nous  le  voyous  dans  les  Annales 
de  Tacite  (livre  XIV,  chapitre  lx)  presser  les  femmes  d'Octavie,  que  Poppée 
▼eut  perdre,  de  calomnier  leur  maîtresse.  Othon,  devenu  empereur,  lui  en- 
voya l'ordre  de  mourir,  et  il  se  coupa  la  gorge. 

Corneille,  vi  89 


6io  OTHON. 

Sous  ces  grands  souverains,  partir  d'autres  que  d'eux. 

CAMILLE. 

Mais  Othon  m'aime-t-il? 

ABBIANE. 

S'il  vous  aime?  ah!  Madame. 

CAMILLE. 

On  a  cru  que  Plautine  avoit  toute  son  âme. 

ALBIANE. 

On  l'a  dû  croire  aussi,  mais  on  s'est  abusé:  795 

Autrement  Vinius  Tauroit-il  proposé? 

Auroit-il  pu  trahir  Tespoir  d'en  faire  un  gendre? 

CAMILLE. 

En  feignant  de  l'aimer  que  pouvoit-il  prétendre? 

ALBIANE. 

De  s'approcher  de  vous,  et  se  faire  en  la  cour 

Un  accès  libre  et  sûr  pour  un  plus  digne  amour.       800 

De  Vinius  par  là  gagnant  la  bienveillance. 

Il  a  su  le  jeter  dans  une  autre  espérance, 

Et  le  flatter  d'un  rang  plus  haut  et  plus  certain, 

S'il  devenoit  par  vous  empereur  de  sa  main. 

Vous  voyez  à  ces  soins  que  Vinius  s'applique,  80 5 

En  même  temps  qu'Othon  auprès  de  vous  s'explique. 

CAMILLE. 

Mais  à  se  déclarer  il  a  bien  attendu. 

ALBIANE. 

Mon  frère  jusque-là  vous  en  a  répondu. 

CAMILLE. 

Tandis,  tu  m'as  réduite  à  faire  un  peu  d'avance, 

A  consentir  qu'Albin  combattît  son  silence,  8  i  0 

Et  même  Vinius,  dès  qu'il  me  l'a  nommé, 

A  pu  voir  aisément  qu'il  pourroit  être  aimé. 

ALBIANE. 

C'est  la  gêne  où  réduit  celles  de  votre  sorte 
La  scrupuleuse  loi  du  respect  qu'on  leur  porte  : 


ACTE   III,  SCENE   I.  (in 

II  arrête  les  vœux,  captive  les  désirs,  8  1 5 

Abaisse  les  regards,  étoulFe  les  soupirs. 

Dans  le  milieu  du  cœur  enchaîne  la  tendresse*; 

Et  tel  est  en  aimant  le  sort  d'une  princesse. 

Que  quelque  amour  qu'elle  ait  et  qu'elle  ait  pu  donner^, 

Il  faut  qu'elle  devine,  et  force  à  deviner;  Sao 

Quelque  peu  qu'on  lui  die^,  on  craint  de  lui  trop  dire  : 

A  peine  on  se  hasarde  à  jurer  qu'on  l'admire; 

Et  pour  apprivoiser  ce  respect  ennemi, 

Il  faut  qu'en  dépit  d'elle  elle  s'offre  à  demi. 

Voyez-vous  comme  Othon  sauroit  encor  se  taire,      825 

Si  je  ne  l'avois  fait  enhardir  pai'  mon  frère  ? 

CAMILLE. 

Tu  le  crois  donc,  qu'il  m'aime? 

ALBIANE. 

Et  qu'il  lui  seroit  doux 
Que  vous  eussiez  pour  lui  l'amour  qu'il  a  pour  vous. 

CAMILLE. 

Hélas  !  que  cet  amour  croit  tôt  ce  qu'il  souhaite  ! 

En  vain  la  raison  parle,  en  vain  elle  inquiète,  8  3o 

En  vain  la  défiance  ose  ce  qu'elle  peut. 

Il  veut  croire,  et  ne  croit  que  parce  qu'il  le  veut. 

Pour  Plautine  ou  pour  moi  je  vois  du  stratagème, 

Et  m'obstine  avec  joie  à  m'aveugler  moi-même. 

Je  plains  cette  abusée,  et  c'est  moi  qui  la*  suis         83  5 

1.  Var.  Dans  le  milieu  du  cœur  enchaîne  sa  tendresse.  (i665  et  ^^ 

2.  Ce  vers  est  imprimé  ainsi  dans  l'édition  originale  (i665)  : 

Que  quelque  amour  qu'elle  ayc  et  qu'elle  ait  pu  donner; 

comme  si  l'orthographe  de  l'auxiliaire  à  ce  temps  était  aye  devant  une 
Toyelle  et  ait  devant  une  consonne.  De  nombreux  exemples  paraissent  con- 
firmer cette  règle  dans  les  anciennes  éditions,  mais  elles  en  offrent  beau- 
coup aussi  qui  les  contredisent.  Ici,  toutes  les  éditions  liostérieures  à  i6()5 
ont  ait  aux  deux  endroits. 

3.  Ici  encore  Thomas  Corneille  a  changé  die  en  dise. 

4.  Voltaire  a  changé  la  en  le. 


6i2  OTHON. 

Peut-être,  et  qui  me  livre  à  créternels  ennuis; 
Peut-être,  en  ce  moment  qu'il  m'est  doux  de  te  croire, 
De  ses  vœux  à  Plautine  il  assure  la  gloire  : 
Peut-être 

SCÈNE  II. 
CAMILLE,  ALBIN,  ALBIANE. 

ALBIN. 

L'Empereur  vient  ici  vous  trouver, 
Pour  vous  dire  son  choix,  et  le  faire  approuver.        840 
S'il  vous  déplaît,  Madame,  il  faut  de  la  constance; 
Il  faut  une  fidèle  et  noble  résistance; 
Il  faut.... 

CAMILLE. 

De  mon  devoir  je  saurai  prendre  soin. 
Allez  chercher  Othon  pour  en  être  témoin. 

SCÈNE  III. 

GALBA,  CAMILLE,  ALBIANE. 

GALBA. 

Quand  la  mort  de  mes  fils*  désola  ma  famille,  845 

Ma  nièce,  mon  amour  vous  prit  dès  lors  pour  fille; 

Et  regardant  en  vous  les  restes  de  mon  sang, 

Je  flattai  ma  douleur  en  vous  donnant  leur  rang. 

Rome,  qui  m'a  depuis  chargé  de  son  empire, 

Quand  sous  le  poids  de  l'âge  à  peine  je  respire,        85o 

A  vu  ce  même  amour  me  le  faire  accepter, 

Moins  pour  me  seoir  si  haut  que  pour  vous  y  porter. 

Non  que  si  jusque-là  Rome  pouvoit  renaître, 

I.  Suétone  (chapitre  v)  nous  apprend  que  Galba  avait  perdu  deux  fils. 


ACTE    ITI,    SCENE    III.  Gi^ 

Qu'elle  fût  en  état  de  se  passer  de  maître, 

Je  ne  me  crusse  digne,  en  cet  heureux  moment,         85  5 

De  commencer  par  moi  son  rétablissement*; 

Mais  cet  empire  immense  est  trop  vaste  pour  elle  : 

A  moins  que  d'une  tête  un  si  grand  corps  chancelle  ; 

Et  pour  le  nom  des  rois  son  invincible  horreur 

S'est  d'ailleurs  si  bien  faite  aux  lois  d'un  empereur,  860 

Qu'elle  ne  peut  souffrir,  après  cette  habitude, 

Ni  pleine  liberté,  ni  pleine  servitude^. 

Elle  veut  donc  un  maître,  et  Néron  condamné 

Fait  voir  ce  qu'elle  veut  en  un  front  couronné. 

Vindex,  Rufus^,  ni  moi,  n'avons  causé  sa  perte;         86  5 

Ses  crimes  seuls  l'ont  faite*,  et  le  ciel  l'a  soufferte, 

Pour  marque  aux  souverains,  qu'ils  doivent  par  l'effet 

Répondre  dignement  au  grand  choix  qu'il  en  fait. 

Jusques  à  ce  grand  coup,  un  honteux  esclavage 

D'une  seule  maison  nous  faisoit  l'héritage.  870 

Rome  n'en  a  repris,  au  lieu  de  liberté. 

Qu'un  droit  de  mettre  ailleurs  la  souveraineté  ; 

Et  laisser  après  moi  dans  le  trône  un  grand  homme. 

C'est  tout  ce  qu'aujourd'hui  je  puis  faire  pour  Rome''. 

Prendre  un  si  noble  soin,  c'est  en  prendre  de  vous  :  s  7  5 

1.  si  immensum  imperii  corpus  stare  ac  librari  sine  rectore  posset,  dignus 
eram  a  quo  respublica  inciperet.  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xvi, 
Discours  de  Galba  à  Pison?j 

2.  Imperaturus  es  hominibus  qui  nec  totam  servitutem  paii  possunty  nec 
totam  libertatem.  (^Ibide/n.) 

3.  Julius  Vindex  s'était  révolté  contre  Néron  dans  les  Gaules;  Virginius 
Rufus,  qui  commandait  en  Germanie,  avait  battu  Vindex,  mais  ses  soldats 
lui  avaient  offert  l'empire  à  lui-même. 

4.  Sit  ante  oculos  Nero,  quem  longa  Cxsarum  série  tumentem^  non  F^in- 
dtx  cum  inermi  provincia,  aut  ego  cum  una  legione,  sed  sua  immanîtasy 
sua  luxuria  cervicibus  publiais  depulere.  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  cha- 
pitre XVI.) 

5.  Nunc  eo  necessitatis  j'ampridcm  ventum  est,  ut  nec  tnea  senectus  con- 
fcrre  plus  populo  roinano  possit  quant  bonum  successorem,  nec  tua  plus  ju- 
venta  quant  bonum  principem.  Sub  Tiberio  et  Caio  et  Claudio,  unius  familia 
quasi  hereditas  fuimus  :  loco  libertatis  erit,  quod  eligi  cœpimus.  [Ibidem.) 


6x4  OTHON 

Ce  maître  qu'il  lui  faut  vous  est  dû  pour  époux; 

Et  mon  zèle  s'unit  à  l'amour  paternelle 

Pour  vous  en  donner  un  digne  de  vous  et  d'elle. 

Jule  et  le  grand  Auguste  ont  choisi  dans  leur  sang, 

Ou  dans  leur  alliance,  à  qui  laisser  ce  rang.  880 

Moi,  sans  considérer  aucun  nœud  domestique, 

J'ai  fait*  ce  choix  comme  eux,  mais  dans  la  République^  : 

Je  l'ai  fait  de  Pison;  c'est  le  sang  de  Crassus, 

C'est  celui  de  Pompée,  il  en  a  les  vertus. 

Et  ces^  fameux  héros  dont  il  suivra  la  trace  88  5 

Joindront  de  si  grands  noms  aux  grands  noms  de  ma  race, 

Qu'il  n'est  point  d'hyménée  en  qui  l'égalité 

Puisse  élever  l'empire  à  plus  de  dignité. 

CAMILLE. 

J'ai  tâché  de  répondre  à  cet  amour  de  père 

Par  un  tendre  respect  qui  chérit  et  révère,  890 

Seigneur;  et  je  vois  mieux  encor  par  ce  grand  choix. 

Et  combien  vous  m'aimez,  et  combien  je  vous  dois. 

Je  sais  ce  qu'est  Pison  et  quelle  est  sa  noblesse; 

Mais  si  j'ose  à  vos  yeux  montrer  quelque  foiblesse, 

Quelque  digne  qu'il  soit  et  de  Rome  et  de  moi,        895 

Je  tremble  à  lui  promettre  et  mon  cœur  et  ma  foi  ; 

Et  j'avouerai,  Seigneur,  que  pour  mon  hyménée 

Je  crois  tenir  un  peu  de  Rome  où  je  suis  née. 

Je  ne  demande  point  la  pleine  liberté. 

Puisqu'elle  en  a  mis  bas  l'intrépide  fierté;  900 

Mais  si  vous  m'imposez  la  pleine  servitude, 

J'y  trouverai,  comme  elle,  un  joug  un  peu  bien  rude. 

I.  Par  une  singulière  erreur,  les  éditions  de  i665,  de  16G6  et  de  1668 
portent  :  Fut  fait;  et  l'édition  de  1G82  :  Eut  fait,  pour  T  ai  fait. 

1.  Augustus  in  domo  successorem  qusesivit ;  ego  in  republica.  (Tacite,  His' 
toires,  livre  I,  chapitre  xv.)  Pour  les  vers  suivants,  voyez  le  commencement 
de  ce  même  chapitre  xv. 

3.  L'édition  de  1682,  encore  par  erreur  évidemment,  donne  ce,  au  lieu 
de  ces. 


ACTE   IIÎ,  SCÈNE   IIL  6i5 

Je  suis  trop  ignorante  en  matière  d'Etat 

Pour  savoir  quel  doit  être  un  si  grand  potentat  ; 

Mais  Rome  dans  ses  murs  n'a-t-elle  qu'un  seul  homme, 

N'a-t-elle  que  Pison  qui  soit  digne  de  Rome? 

Et  dans  tous  ses  Etats  n'en  sauroit-on  voir  deux 

Que  puissent  vos  bontés  hasarder  à  mes  vœux? 

Néron  fit  aux  vertus  une  cruelle  guerre, 
S'il  en  a  dépeuplé  les  trois  parts  de  la  terre,  9  x  0 

Et  si,  pour  nous  donner  de  dignes  empereurs, 
Pison  seul  avec  vous  échappe  à  ses  fureurs. 
Il  est  d'autres  héros  dans  un  si  vaste  empire  ; 
Il  en  est  qu'après  vous  on  se  plairoit  d'élire, 
Et  qui  sauroient  mêler,  sans  vous  faire  rougir,  9 1  5 

L'art  de  gagner  les  cœurs  au  grand  art  de  régir. 
D'une  vertu  sauvage  on  craint  un  dur  empire. 
Souvent  on  s'en  dégoûte  au  moment  qu'on  l'admire  ; 
Et  puisque  ce  grand  choix  me  doit  faire  un  époux. 
Il  seroit  bon  qu'il  eût  quelque  chose  de  doux,  920 

Qu'on  vît  en  sa  personne  également  paroître 
Les  grâces  d'un  amant  et  les  hauteurs  d'un  maître. 
Et  qu'il  fût  aussi  propre  à  donner  de  l'amour 
Qu'à  faire  ici  trembler  sous  lui  toute  sa  cour*. 
Souvent  un  peu  d'amour  dans  les  cœurs  des  monarques* 
Accompagne  assez  bien  leurs  plus  illustres  marques. 
Ce  n'est  pas  qu'après  tout  je  pense  à  résister: 
J'aime  à  vous  obéir.  Seigneur,  sans  contester. 
Pour  prix  d'un  sacrifice  où  mon  cœur  se  dispose. 
Permettez  qu'un  époux  me  doive  quelque  chose.      980 
Dans  cette  servitude  où  se  plaît  mon  désir. 
C'est  quelque  liberté  qu'un  ou  deux  à  choisir. 
Votre  Pison  peut-être  aura  de  quoi  me  plaire, 


1.  F'ar.  Qy>'']3L  faire  ici  trembler  sous  lui  toute  la  cour.  (i665  et  'ôÇi) 

2.  Var.  Souvent  un  peu  d'amour  dans  le  cœur  des  monarques.  (l665-68 


6i6  OTHON. 

Quand  il  ne  sera  plus  un  mari  nécessaire  ; 

Et  son  amour  pour  moi  sera  plus  assuré,  935 

S'il  voit  à  quels  rivaux  je  l'aurai  préféré. 

GALBA. 

Ce  long  raisonnement  clans  sa  délicatesse 

A  vos  tendres  respects  mêle  beaucoup  d'adresse. 

Si  le  refus  n'est  juste,  il  est  doux  et  civil. 

Parlez  donc,  et  sans  feinte,  Otlion  vous  plairoit-il?  940 

On  me  l'a  proposé,  qu'y  trouvez-vous  à  dire? 

CAMILLE. 

L'avez-vous  cru  d'abord  indigne  de  l'empire, 
Seigneur? 

GALBA. 

Non;  mais  depuis,  consultant  ma  raison, 
J'ai  trouvé  qu'il  falloit  lui  préférer  Pison. 
Sa  vertu,  plus  solide  et  toute  inébranlable.  945 

Nous  fera,  comme  Auguste,  un  siècle  incomparable, 
Où  l'autre,  par  Néron  dans  le  vice  abîmé, 
Ramènera  ce  luxe*  où  sa  main  l'a  formé ^, 
Et  tous  les  attentats  de  l'infâme  licence 
Dont  il  osa  souiller  la  suprême  puissance.  gSo 

CAMILLE. 

Othon  près  d'un  tel  maître  a  su  se  ménager, 

Jusqu'à  ce  que  le  temps  ait  pu  l'en  dégager. 

Qui  sait  faire  sa  cour  se  fait  aux  mœurs  du  prince  ; 

Mais  il  fut  tout  à  soi  quand  il  fut  en  province  ; 

Et  sa  haute  vertu  par  d'illustres  effets  9  5  5 

Y  dissipa  soudain  ces  vices  contrefaits. 

Chaque  jour  a  sous  vous  grossi  sa  renommée  ; 

Mais  Pison  n'eut  jamais  de  charge  ni  d'armée  ; 

Et  comme  il  a  vécu  jusqu'ici  sans  emploi^, 

I.  On  lit  le  luxe,  et  non  ce  luxe,  dans  Tétlition  de  1692. 

a.  Voyez  plus  haut,  vers  G06,  p.  Goi,  et  la  note  i. 

3.   Galba   dit  à  Pisoa  dans  le  discours  plusieurs  fois  cité  (chapitre  xv)^ 


ACTE   III,    SCENE   III.  617 

On  ne  sait  ce  qu'il  vaut  que  sur  sa  bonne  foi.  960 

Je  veux  croire,  en  faveur  des  héros  de  sa  race, 

Qu'il  en  a  les  vertus,  qu'il  en  suivra  la  trace, 

Qu'il  en  égalera  les  plus  illustres  noms  ; 

Mais  j'en  croirois  bien  mieux  de  grandes  actions. 

Si  dans  un  long  exil  il  a  paru  sans  vice,  965 

La  vertu  des  bannis  souvent  n'est  qu'artifice. 

Sans  vous  avoir  servi,  vous  l'avez  ramené  ; 

Mais  l'autre  est  le  premier  qui  vous  ait  couronné; 

Dès  qu'il  vit  deux  partis,  il  se  rangea  du  vôtre*: 

Ainsi  l'un  vous  doit  tout,  et  vous  devez  à  l'autre.     970 

GALBA. 

Vous  prendrez  donc  le  soin  de  m'acquitter  vers  lui  ; 
Et  comme  pour  l'empire  il  faut  un  autre  appui, 
Vous  croirez  que  Pison  est  plus  digne  de  Rome  : 
Pour  ne  plus  en  douter  suffit  que  je  le  nomme. 

CAMILLE. 

Pour  Rome  et  son  empire,  après  vous  je  le  croi;      975 
Mais  je  doute  si  l'autre  est  moins  digne  de  moi. 

GALBA. 

Doutez-en  :  un  tel  doute  est  bien  digne  d'une  âme 
Qui  voudroit  de  Néron  revoir  le  siècle  infâme. 
Et  qui  voyant  qu'Otlion  lui  ressemble  le  mieux 

CAMILLE. 

Choisissez  de  vous-même,  et  je  ferme  les  yeux.         980 
Que  vos  seules  bontés  de  tout  mon  sort  ordonnent  : 
Je  me  donne  en  aveugle  à  qui  qu'elles  me  donnent. 
Mais  quand  vous  consultez  Lacus  et  Martian, 
Un  époux  de  leur  main  me  paroît  un  tyran  ; 


qu'il  l'appelle  du  sein  du  repos  à  ce  rang  suprême  qu'il  a  lui-même  obtenu 
parla  guerre....  Ut  principatuin....  hello  adeptus,  quîescenti  offeram.  Plus 
loin,  au  chapitre  xlviii  du  livre  P'  des  Histoires^  Tacite  nous  apprend  que 
Pison  avait  été  longtemps  exilé  :  diu  exsul. 

I.  Voyez  plus  haut,  p.  576,  vers  3i  et  suivants. 


6i8  OTHON. 

Et  si  j'ose  tout  dire  en  cette  conjoncture  *,  9  8  5 

Je  regarde  Pison  comme  leur  créature, 

Qui  régnant  par  leur  ordre  et  leur  prêtant  sa  voix, 

Me  forcera  moi-même  à  recevoir  leurs  lois. 

Je  ne  veux  point  d'un  trône  où  je  sois  leur  captive. 

Où  leur  pouvoir  m'enchaîne,  et  quoi  qu'il  en  arrive,  990 

J'aime  mieux  un  mari  qui  sache  être  empereur, 

Qu'un  mari  qui  le  soit  et  souffre  un  gouverneur. 

GALBA. 

Ce  n'est  pas  mon  dessein  de  contraindre  les  âmes. 
N'en  parlons  plus  :  dans  Rome  il  sera  d'autres  femmes* 
A  qui  Pison  en  vain  n'offrira  pas  sa  foi.  995 

Votre  main  est  à  vous,  mais  l'empire  est  à  moi. 


SCENE  IV. 

GALBA ,  OTHON ,  CAMILLE ,  ALBIN ,  ALBIANE. 

GALBA. 

Othon,  est-il  bien  vrai  que  vous  aimiez  Camille? 

OTHON. 

Cette  témérité  m'est  sans  doute  inutile  ; 

Mais  si  j'osois.  Seigneur,  dans  mon  sort  adouci 

GALBA. 

Non,  non  :  si  vous  l'aimez,  elle  vous  aime  aussi.    1000 
Son  amour  près  de  moi  vous  rend  de  tels  offices. 
Que  je  vous  en  fais  don  pour  prix  de  vos  services. 
Ainsi,  bien  qu'à  Lacus  j'aye  accordé  pour  vous 
Qu'aujourd'hui  de  Plautine  on  vous  verra  l'époux^. 
L'illustre  et  digne  ardeur  d'une  flamme  si  belle       ioo5 
M'en  fait  révoquer  l'ordre,  et  vous  obtient  pour  elle. 

1.  L'édition  de  1682  porte  conjecture,  pour  conjoncture. 

2.  Voyez  tome  III,  p.  162,  vers  io58  et  note  4- 

3.  Fnr.  Qu'aujourd'hui  de  Plautine  on  vous  verroit  l'époux.  (i665-68) 


) 


ACTE    III,    SCENE  IV.  619 

OTHON. 

Vous  m'en  voyez  de  joie  interdit  et  confus. 

Quand  je  me  prononçois  moi-même  un  prompt  refus, 

Que  j'attendois  TefFet  d'une  juste  colère, 

Je  suis  assez  heureux  pour  ne  vous  pas  déplaire  !     1 0  i  0 

Et  loin  de  condamner  des  vœux  trop  élevés  — 

GALBA. 

Vous  savez  mal  encor  combien  vous  lui  devez  : 
Son  cœur  de  telle  force  à  votre  hymen  aspire, 
Que  pour  mieux  être  à  vous,  il  renonce  à  Tempire. 
Choisissez  donc  ensemble,  à  communs  sentiments,  i  0  i  5 
Des  charges  dans  ma  cour,  ou  des  gouvernements  ; 
Vous  n'avez  qu'à  parler. 

OTHON. 

Seigneur,  si  la  Princesse 

GALBA. 

Pison  n'en  voudra  pas  dédire  ma  promesse. 

Je  l'ai  nommé  César,  pour  le  faire  empereur  : 

Vous  savez  ses  vertus,  je  réponds  de  son  cœur.        1020 

Adieu.  Pour  observer  la  forme  accoutumée, 

Je  le  vais  de  ma  main  présenter  h  l'armée. 

Pour  Camille,  en  faveur  de  cet  heureux  lien, 

Tenez-vous  assuré  qu'elle  aura  tout  mon  bien  : 

Je  la  fais  dès  ce  jour  mon  unique  héritièie*.  1025 

SCÈNE  V. 
OTHON,  CAMILLE,  ALBIN,  ALBIANE. 

CAMILLE. 

Vous  pouvez  voir  par  là  mon  âme  toute  entière. 
Seigneur;  et  je  voudrois  en  vain  la  déguiser, 

1.  F'ur.  Je  la  fais  de  ce  jour  mon  unique  héritière.  (i665) 


620  OTHON. 

Après  ce  que  pour  vous  Tamour  me  fait  oser. 

Ce  que  Galba  pour  moi  prend  le  soin  de  vous  dire 

OTHON. 

Quoi  donc,  Madame?  Otlion  vous  coûteroit  l'empire? 

Il  sait  mieux  ce  qu'il  vaut,  et  n'est  pas  d'un  tel  prix 

Qu'il  le  faille  acheter  par  ce  noble  mépris. 

Il  se  doit  opposer  à  cet  effort  d'estime 

Où  s'abaisse  pour  lui  ce  cœur  trop  mag-nanime, 

Et  par  un  même  effort  de  magnanimité,  io3  5 

Rendre  une  âme  si  haute  au  trône  mérité. 

D'un  si  parfait  amour  quelles  que  soient  les  causes.... 

CAMILLE. 

Je  ne  sais  point.  Seigneur,  faire  valoir  les  choses  : 

Et  dans  ce  prompt  succès  dont  nos  cœurs  sont  charmés. 

Vous  me  devez  bien  moins  que  vous  ne  présumez.  1040 

Il  semble  que  pour  vous  je  renonce  à  l'empire, 

Et  qu'un  amour  aveugle  ait  su  me  le  prescrire. 

Je  vous  aime,  il  est  vrai;  mais  si  l'empire  est  doux. 

Je  crois  m'en  assurer  quand  je  me  donne  à  vous. 

Tant  que  vivra  Galba,  le  respect  de  son  âge,  1045 

Du  moins  apparemment,  soutiendra  son  suffrage  : 

Pison  croira  régner;  mais  peut-être  qu'un  jour 

Rome  se  permettra  de  choisir  à  son  tour. 

A  faire  un  empereur  alors  quoi  qui  l'excite, 

Qu'elle  en  veuille  la  race,  ou  cherche  le  mérite,      io5o 

Notre  union  aura  des  voix  de  tous  côtés. 

Puisque  j'en  ai  le  sang,  et  vous  les  qualités. 

Sous  un  nom  si  fameux  qui  vous  rend  préférable. 

L'héritier  de  Galba  sera  considérable  : 

On  aimera  ce  titre  en  un  si  digne  époux,  io5  5 

Et  l'empire  est  à  moi,  si  l'on  me  voit  à  vous. 

OTHON. 

Ah!  Madame,  quittez  cette  vaine  espérance 

De  nous  voir  quelque  jour  remettre  en  la  balance  : 


ACTE    III,    SCENE    V.  621 

S'il  faut  que  de  Pison  on  accepte  la  loi, 

Rome,  tant  qu'il  vivra,  n'aura  plus  d'yeux  pour  moi; 

Elle  a  beau  murmurer  contre  un  indigne  maître, 

Elle  en  souffre,  pour  lâche  ou  méchant  qu'il  puisse  être. 

Tibère  étoit  cruel,  Caligule  brutal, 

Claude  foible,  Néron  en  forfaits  sans  égal  : 

Il  se  perdit  lui-même  à  force  de  grands  crimes;      1  06 5 

Mais  le  reste  a  passé  pour  princes  légitimes. 

Claude  même,  ce  Claude  et  sans  cœur  et  sans  yeux, 

A  peine  les  ouvrit  qu'il  devint  furieux; 

Et  Narcisse  et  Pallas,  l'ayant  mis  en  furie, 

Firent  sous  son  aveu  régner  la  barbarie.  1070 

Il  régna  toutefois,  bien  qu'il  se  fît  haïr. 

Jusqu'à  ce  que  Néron  se  fâchât  d'obéir  ; 

Et  ce  monstre  ennemi  de  la  vertu  romaine 

N'a  succombé  que  tard  sous  la  commune  haine. 

Par  ce  qu'ils  ont  osé,  jugez  sur  vos  refus  1075 

Ce  qu'osera  Pison  gouverné  par  Lacus. 

Il  aura  peine  à  voir,  lui  qui  pour  vous  soupire. 

Que  votre  hymen  chez  moi  laisse  un  droit  à  l'empire. 

Chacun  sur  ce  penchant  voudra  faire  sa  cour  ; 

Et  le  pouvoir  suprême  enhardit  bien  l'amour.  1080 

Si  Néron,  qui  m'aimoit,  osa  m'ôter  Poppée*, 

Jugez,  pour  ressaisir  votre  main  usurpée, 

Quel  scrupule  on  aura  du  plus  noir  attentat 

Contre  un  rival  ensemble  et  d'amour  et  d'Etat. 

Il  n'est  point  ni  d'exil,  ni  de  Lusitanie^,  io8  5 


1.  Tacite,  dans  le  portrait  déjà  cité  plus  haut,  au  vers  620  (p.  601,  note  i), 
s'exprime  ainsi  au  sujet  de  Poppée  :  Gratus  Neroni,  semulatione  luxas  ;  eoque 

jam  Poppseam  Sabiiiam,  principale  scortum,  ut  apud  conscium  libidinunif 
deposuerat^  donec  Octaviam  uxorem  amoliretur  :  mox  suspectum  in  eadem 
Poppœa,  in  provi?iciam  Lusitaniam,  specie  legaiionis,  seposuit.  [Histoires, 
livre  I,  chapitre  xm.) 

2.  Praegravem  se  Neroni  fuisse  ;  nec  Lusitaniam  rursus  et  allenus  cxsilii 
honorem  exspectandum.  (Tacite,  Histoires^  livre  I,  chapitre  xxi.) 


622  OTHON. 

Qui  dérobe  à  Pison  le  reste  de  ma  vie; 

Et  je  sais  trop  la  cour  pour  douter  un  moment, 

Ou  des  soins  de  sa  haine,  ou  de  Tévénement. 

CAMILLE. 

El  c'est  là  ce  grand  cœur  qu'on  croyoit  intrépide  ! 

Le  péril,  comme  un  autre,  à  mes  yeux  l'intimide!  1090 

Et  pour  monter  au  trône,  et  pour  me  posséder. 

Son  espoir  le  plus  beau  n'ose  rien  hasarder  ! 

Il  redoute  Pison!  Dites-moi  donc,  de  grâce, 

Si  d'aimer  en  lieu  même*  on  vous  a  vu  l'audace. 

Si  pour  vous  et  pour  lui  le  trône  eut  même  appas,   i  095 

Eles-vous  moins  rivaux  pour  ne  m'épouser  pas? 

A  quel  droit  voulez-vous  que  cette  haine  cesse 

Pour  qui  lui  disputa  ce  trône  et  sa  maîtresse. 

Et  qu'il  veuille  oublier,  se  voyant  souverain, 

Que  vous  pouvez  dans  l'âme  en  garder  le  dessein?  1 1  00 

Ne  vous  y  trompez  plus  :  il  a  vu  dans  cette  âme 

Et  votre  ambition  et  toute  votre  flamme. 

Et  peut  tout  contre  vous,  à  moins  que  contre  lui 

Mon  hymen  chez  Galba  vous  assure  un  appui. 

OTHON. 

Eh  bien!  il  me  perdra  pour  vous  avoir  aimée;        i  ro5 

Sa  haine  sara  douce  à  mon  âme  enflammée  ; 

Et  tout  mon  sang  n'a  rien  que  je  veuille  épargner, 

Si  ce  n'est  que  par  là  que  vous  pouvez  régner. 

Permettez  cependant  à  cet  amour  sincère 

De  vous  redire  encor  ce  qu'il  n'ose  vous  taire  :       1 1 1 0 

En  l'état  qu'est  Pison,  il  vous  faut  aujourd'hui 

Henoncer  à  l'empire,  ou  le  prendre  avec  lui. 

Avant  qu'en  décider,  pensez-y  bien.  Madame; 

C'est  votre  intérêt  seul  qui  fait  parler  ma  flamme. 


I.  Aimer  en  lieu  même,  aimer  en  même  lieu,  aimer  la  même  femme  que 
Pison. 


t 


ACTE    III,    SCENE    V.  628 

Il  est  mille  douceurs  dans  un  grade  si  haut  1 1 1  5 

Où  peut-être  avez-vous  moins  pensé  qu'il  ne  faut. 
Peut-être  en  un  moment  serez-vous  détrompée; 
Et  si  j'osois  encor  vous  parler  de  Poppée, 
Je  dirois  que  sans  doute  elle  m'aimoit  un  peu, 
Et  qu'un  trône  alluma  bientôt  un  autre  feu.  1120 

Le  ciel  vous  a  fait  l'âme  et  plus  grande  et  plus  belle  ; 
Mais  vous  êtes  princesse,  et  femme  enfin  comme  elle. 
L'horreur  de  voir  une  autre  au  rang  qui  vous  est  dû, 
Et  le  juste  chagrin  d'avoir  trop  descendu. 
Presseront  en  secret  cette  âme  de  se  rendre  1 1  2  5 

Même  au  plus  foible  espoir  de  le  pouvoir  reprendre. 
Les  yeux  ne  veulent  pas  en  tout  temps  se  fermer  ; 
Mais  l'empire  en  tout  temps  a  de  quoi  les  charmer. 
L'amour  passe,  ou  languit;  et  pour  fort  qu'il  puisse  être, 
De  la  soif  de  régner,  il  n'est  pas  toujours  maître,  i  i3o 

CAMILLE. 

Je  ne  sais  quel  amour  je  vous  ai  pu  donner. 

Seigneur;  mais  sur  l'empire  il  aime  à  raisonner  : 

Je  l'y  trouve  assez  fort,  et  même  d'une  force 

A  montrer  qu'il  connoît  tout  ce  qu'il  a  d'amorce. 

Et  qu'à  ce  qu'il  me  dit  touchant  un  si  grand  choix,    i  i  3  5 

Il  a  daigné  penser  un  peu  plus  d'une  fois. 

Je  veux  croire  avec  vous  qu'il  est  ferme  et  sincère, 

Qu'il  me  dit  seulement  ce  qu'il  n'ose  me  taire; 

Mais  à  parler  sans  feinte.... 

OTHON. 

Ah!  Madame,  croyez.... 

CAMILLE. 

Oui,  j'en  croirai  Pison  à  qui  vous  m'envoyez;         1140 
Et  vous,  pour  vous  donner  quelque  peu  plus*  de  joie, 

I.  Le  mot  plus  est  omis  dans  rédition  de  i68a,  aussi  bien  que  dans  celle 
de  1692. 


624  OTHON. 

Vous  en  croirez  Plautine  à  qui  je  vous  renvoie. 
Je  n'en  suis  point  jalouse,  et  le  dis  sans  courroux  : 
Vous  n'aimez  que  l'empire,  et  je  n'aimois  que  vous. 
N'en  appréhendez  rien,  je  suis  femme,  et  princesse,  i  i  4  5 
Sans  en  avoir  pourtant  l'orgueil  ni  la  foiblesse  ; 
Et  votre  aveuglement  me  fait  trop  de  pitié 
Pour  l'accabler  encor  de  mon  inimitée 

OTHON. 

Que  je  vois  d'appareils,  Albin,  pour  ma  ruine! 

ALBIN. 

Seigneur,  tout  est  perdu,  si  vous  voyez  Plautine.  i  i5o 

OTHON. 

Allons-y  toutefois  :  le  trouble  où  je  me  voi 

Ne  peut  souffrir  d'avis  que  d'un  cœur  tout  à  moi. 

I.  Thomas  Corneille  (1692)  ajoute  ici  les  mots  :  Elle  sort.  Voltaire  (1764) 
fait  de  ce  qui  suit  une  scène  à  part,  la  vi®. 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE. 


ACTE   IV,    SCÈNE   I.  625 


ACTE  IV. 


SCENE  PREMIERE. 
OTHON,  PLAUTINE. 

PLAUTINE. 

Que  voulez-vous,  Seigneur,  qu'enfin  je  vous  conseille? 
Je  sens  un  trouble  égal  d'une  douleur  pareille; 
Et  mon  cœur  tout  à  vous  n'est  pas  assez  à  soi  i  i  5  5 

Pour  trouver  un  remède  aux  maux  que  je  prévoi  : 
Je  ne  sais  que  pleurer,  je  ne  sais  que  vous  plaindre. 
Le  seul  choix  de  Pison  nous  donne  tout  à  craindre  : 
Mon  père  vous  a  dit  qu'il  ne  laisse  à  tous  trois 
Que  l'espoir  de  mourir  ensemble  à  notre  choix;       i  i6o 
Et  nous  craignons  de  plus  une  amante  irritée 
D'une  offre  en  moins  d'un  jour  reçue  et  rétractée, 
D'un  hommage  où  la  suite  a  si  peu  répondu, 
Et  d'un  trône  qu'en  vain  pour  vous  elle  a  perdu. 
Pour  vous  avec  ce  trône  elle  étoit  adorable,  1 165 

Pour  vous  elle  y  renonce,  et  n'a  plus  rien  d'aimable. 
Où  ne  portera  point  un  si  juste  courroux 
La  honte  de  se  voir  sans  l'empire  et  sans  vous? 
Honte  d'autant  plus  grande  et  d'autant  plus  sensible, 
Qu'elle  s'y  promettoit  un  retour  infaillible,  1 1 70 

Et  que  sa  main  par  vous  croyoit  tôt  regagner^ 
Ce  que  son  cœur  pour  vous  paroissoit  dédaigner. 

l.Var.  Et  que  sa  main  par  vous  croyoit  trop  regagner.  (i665  et  66) 
Corneille,  vi  4o 


626  OTHON- 

OTHON. 

Je  n'ai  donc  qu'à  mourir.  Je  l'ai  voulu,  Madame, 

Quand  je  l'ai  pu  sans  crime,  en  faveur  de  ma  flamme; 

Et  je  le  dois  vouloir,  quand  votre  arrêt  cruel  1 175 

Pour  mourir  justement  m'a  rendu  criminel. 

Vous  m'avez  commandé  de  m'ofirir  à  Camille  ; 

Grâces  à  nos  malheurs  ce  crime  est  inutile. 

Je  mourrai  tout  à  vous  ;  et  si  pour  obéir 

J'ai  paru  mal  aimer,  j'ai  semblé  vous  trahir,  1 1  80 

Ma  main,  par  ce  même  ordre  à  vos  yeux  enhardie, 

Lavera  dans  mon  sang  ma  fausse  perfidie. 

N'enviez  pas.  Madame,  à  mon  sort  inhumain 

La  gloire  de  finir  du  moins  en  vrai  Romain, 

Après  qu'il  vous  a  plu  de  me  rendre  incapable        1 1  8  5 

Des  douceurs  de  mourir  en  amant  véritable. 

PLAUTINE. 

Bien  loin  d'en  condamner  la  noble  passion, 

J'y  veux  borner  ma  joie  et  mon  ambition. 

Pour  de  moindres  malheurs*  on  renonce  à  la  vie. 

Soyez  sûr  de  ma  part  de  l'exemple  d'Arrie^:  i  190 

J'ai  la  main  aussi  ferme  et  le  cœur  aussi  grand. 

Et  quand  il  le  faudra,  je  sais  comme  on  s'y  prend. 

Si  vous  daigniez,  Seigneur,  jusque-là  vous  contraindre. 

Peut-être  espérerois-je  en  voyant  tout  à  craindre. 

Camille  est  irritée  et  se  peut  apaiser.  1 1 9  5 

OTHON. 

Me  condamneriez-vous.  Madame,  à  l'épouser? 

PLAUTINE. 

Que  n'y  puis-je  moi-même  opposer  ma  défense! 

1.  L'édition  de  1682  donne  seule  :  «  Pour  des  moindres  malheurs.  » 
Voyez  plus  haut  le  vers  487  et  la  note  qui  s'y  rapporte. 

2.  On  sait  qu'Arrie,  femme  de  Cécina  Pétus,  complice  de  Scribonius  qui 
avait  conspiré  contre  Claude,  se  frappa  d'un  poignard,  et  le  tendit  ensuite 
à  son  mari,  en  lui  disant  :  «  Pétus,  cela  ne  fait  point  de  mal.  »  Voyez 
Pline  le  jeune,  livre  III,  lettre  xvi. 


ACTE    IV,    SCENE   I.  627 

Mais  si  vos  jours  enfin  n'ont  point  cUautre  assurance, 
S'il  n'est  point  d'autre  asile — 

OTHON. 

Ah  !  courons  à  la  mort  ; 
Ou  si  pour  l'éviter  il  faut  nous  faire  effort,  1200 

Subissons  de  Lacus  toute  la  tyrannie, 
Avant  que  me  soumettre  à  cette  ignominie. 
J'en  saurai  préférer  les  plus  barbares  coups 
A  l'affront  de  me  voir  sans  l'empire  et  sans  vous, 
Aux  hontes  d'un  hymen  qui  me  rendroit  infâme,      i  aoS 
Puisqu'on  fait  pour  Camille  un  crime  de  sa  flamme. 
Et  qu'on  lui  vole  un  trône  en  haine  d'une  foi 
Qu'a  voulu  son  amour  ne  promettre  qu'à  moi. 
Non  que  pour  moi  sans  vous  ce  trône  eût  aucuns  charmes  : 
Pour  vous  je  le  cherchois,  mais  non  pas  sans  alarmes; 
Et  si  tantôt  Galba  ne  m'eût  point  dédaigné, 
J'aurois  porté  le  sceptre,  et  vous  auriez  régné; 
Vos  seules  volontés,  mes  dignes  souveraines, 
D'un  empire  si  vaste  auroient  tenu  les  rênes. 
Vos  lois.... 

PLAUTINE. 

C'est  donc  à  moi  de  vous  faire  empereur. 
Je  l'ai  pu  :  les  moyens  d'abord  m'ont  fait  horreur; 
Mais  je  saurai  la  vaincre,  et  me  donnant  moi-même, 
Vous  assurer  ensemble  et  vie  et  diadème. 
Et  réparer  par  là  le  crime  d'un  orgueil 
Qui  vous  dérobe  un  trône,  et  vous  ouvre  un  cercueil. 
De  Martian  pour  vous  j'aurois  eu  le  suffrage, 
Si  j'avois  pu  souffrir  son  insolent  hommage. 
Son  amour 

OTHON. 

Martian  se  connoîtroit  si  peu 
Que  d'oser.... 


628  OTHON. 

PLAUTINE. 

Il  n'a  pas  encore  éteint  son  feu  ; 
Et  du  choix  de  Pison  quelles  que  soient  les  causes,     1 2  a  5 
Je  n'ai  qu'à  dire  un  mot  pour  brouiller  bien  des  choses. 

OTHON. 

Vous  vous  ravaleriez  jusques  à  l'écouter? 

PLAUTINE. 

Pour  vous  j'irai,  Seigneur,  jusques  à  l'accepter. 

OTHON. 

Consultez  votre  gloire,  elle  saura  vous  dire.... 

PLAUTINE. 

Qu'il  est  de  mon  devoir  de  vous  rendre  l'empire,    i  a3o 

OTHON. 

Qu'un  front  encor  marqué  des  fers  qu'il  a  portés.... 

PLAUTINE. 

A  droit  de  me  charmer,  s'il  fait  vos  sûretés. 

OTHON. 

En  concevez-vous  bien  toute  l'ignominie? 

PLAUTINE. 

Je  n'en  puis  voir.  Seigneur,  à  vous  sauver  la  vie. 

OTHON. 

L'épouser  à  ma  vue!  et  pour  comble  d'ennui....      ia35 

PLAUTINE. 

Donnez-vous  à  Camille,  ou  je  me  donne  à  lui. 

OTHON. 

Périssons,  périssons.  Madame,  l'un  pour  l'autre, 
Avec  toute  ma  gloire,  avec  toute  la  vôtre. 
Pour  nous  faire  un  trépas  dont  les  Dieux  soient  jaloux, 
Rendez-vous  toute  à  moi,  comme  moi  tout  à  vous  ;     1340 
Ou  si  pour  conserver  en  vous  tout  ce  que  j'aime, 
Mon  malheur  vous  obstine  à  vous  donner  vous-même, 
Du  moins  de  votre  gloire  ayez  un  soin  égal. 
Et  ne  me  préférez  qu'un  illustre  rival. 


ACTE   IV,    SCÈNE   I.  629 

J'en  mourrai  de  douleur,  mais  je  mourrois  de  rage  *,  i  a  4  5 
Si  vous  me  préfériez  un  reste  d'esclavage. 


SCENE  IL 
VINIUS,  OTHON,  PLAUTINE. 

OTHON. 

Ah!  Seigneur,  empêchez  que  Plautine.... 

VINIUS. 

Seigneur, 
Vous  empêcherez  tout,  si  vous  avez  du  cœur. 
Malgré  de  nos  destins  la  rigueur  importune. 
Le  ciel  met  en  vos  mains  toute  notre  fortune.  laSo 

PLAUTINE. 

Seigneur,  que  dites-vous? 

VINIUS. 

Ce  que  je  viens  de  voir, 
Que  pour  être  empereur  il  n'a  qu'à  le  vouloir. 

OTHON. 

Ah!  Seigneur,  plus  d'empire,  à  moins  qu'avec  Plautine. 

VINIUS. 

Saisissez-vous  d'un  trône  où  le  ciel  vous  destine  ; 

Et  pour  choisir  vous-même  avec  qui  le  remplir,      i  a55 

A  vos  heureux  destins  aidez  à  s'accomplir. 

L'armée  a  vu  Pison,  mais  avec  un  murmure 
Qui  sembloit  mal  goûter  ce  qu'on  vous  fait  d'injure'. 
Galba  ne  Ta  produit  qu'avec  sévérité, 
Sans  faire  aucun  espoir  de  libéralité.  1260 

Il  pouvoit,  sous  l'appas^  d'une  feinte  promesse, 

1.  On  lit  :  «  mais  f  en  mourrois  de  rage,  »  dans  l'édition  de  1692  et  dans 
celle  de  Voltaire  (1764). 

2.  p^ar.  Qui  sembloit  mal  goûter  ce  qu'on  nous  fait  d'injure.  (i665  et  66 
3.  Voyez  tome  I,  p.  148,  note  3. 


63o  OTHON. 

Jeter  dans  les  soldats  un  moment  d'allégresse*; 

Mais  il  a  mieux  aimé  hautement  j)rotester 

Qu'il  savoit  les  choisir,  et  non  les  acheter*. 

Ces  hautes  duretés,  à  contre-temps  poussées,  ia6  5 

Ont  rappelé  Fhorreur  des  cruautés  passées, 

Lorsque  d'Espagne  à  Rome  il  sema  son  chemin 

De  Romains  immolés  à  son  nouveau  destin, 

Et  qu'ayant  de  leur  sang  souillé  chaque  contrée^, 

Par  un  nouveau  carnage  il  y  lit  son  entrée.  1270 

Aussi,  durant  le  temps  qu'a  harangué  Pison, 

Ils  ont  de  rang  en  rang  fait  courir  votre  nom. 

Quatre  des  plus  zélés  sont  venus  me  le  dire, 

Et  m'ont  promis  pour  vous  les  troupes  et  l'empire. 

Courez  donc  à  la  place,  où  vous  les  trouverez;         1275 

Suivez-les  dans  leur  camp,  et  vous  en  assurez  : 

Un  temps  bien  pris  peu  tout. 

OTHON. 

Si  cet  astre  contraire 
Qui  m'a 

VINIUS. 

Sans  discourir  faites  ce  qu'il  faut  faire  ; 
Un  moment  de  séjour  peut  tout  déconcerter. 
Et  le  moindre  soupçon  vous  va  faire  arrêter.  1280 

OTHON. 

Avant  que  de  partir  souffrez  que  je  proteste.... 

1.  Nec  ullum  orationi  aut  lenocinium  addît^  aut  pretium.  Trihuni  tamen^ 
centurionesque,  et  proximi  militumy  grata  auditu  respondent  ;  per  caeteros 
mœstitîa  ac  silentium....  Constat  potuisse  conciliari  anîmos  quantulacuntque 
parci  senis  liberalitate  ;  nociiit  antiquus  rigor^  et  nimia  severitas,  ciii  jam 
pares  non  sumus .  (Tacite,  Histoires,  livi-e  I,  chapitre  xvili.)  Ces  derniers  mots  : 
nimia  severitas,  cui  Jam  pares  non  sumus,  sont  traduits  par  le  vers  1265  : 

Ces  hautes  duretés,  à  contre-temps  poussées. 

2.  Accessit  Galbse  vox  pro  republica  honesta^  ipsi  anceps  :  «  legi  a  se 
militem,  non  emi.  »  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  v.) 

3.  Voyez  ci-dessus,  p.  677,  note  3;  et  pour  le  vers  suivant,  Tacite,  His- 
toires, livre  I,  chapitre  vi. 


ACTE    IV,    SCÈNE    II.  63i 

VINIUS. 

Partez;  en  empereur  vous  nous  direz  le  reste. 


SCENE  m. 

VINIUS,  PLAUTINE. 

VINIUS. 

Ce  n'est  pas  tout,  ma  fille,  un  bonheur  plus  certain, 
Quoi  qu'il  puisse  arriver,  met  l'empire  en  ta  main. 

PLAUTINE. 

Flatteriez-vous  Othon  d'une  vaine  chimère  ?  i  a  8  5 

VINIUS. 

Non  :  tout  ce  que  j'ai  dit  n'est  qu'un  rapport  sincère. 

Je  crois  te  voir  régner  avec  ce  cher  Othon  ; 

Mais  n'espère  pas  moins  du  côté  de  Pison  : 

Galba  te  donne  à  lui.  Piqué  contre  Camille, 

Dont  l'amour  a  rendu  son  projet  inutile,  1290 

Il  veut  que  cet  hymen,  punissant  ses  refus. 

Réunisse  avec  moi  Martian  et  Lacus, 

Et  trompe  heureusement  les  présages  sinistres 

De  la  division  qu'il  voit  en  ses  ministres. 

Ainsi  des  deux  côtés  on  combattra  pour  toi.  lagS 

Le  plus  heureux  des  chefs  t'apportera  sa  foi. 

Sans  part  à  ses  périls,  tu  l'auras  à  sa  gloire, 

Et  verras  à  tes  pieds  l'une  ou  l'autre  victoire. 

PLAUTINE. 

Quoi?  mon  cœur,  par  vous-même  à  ce  héros  donné, 
Pourroit  ne  l'aimer  plus  s'il  n'est  point  couronné?  i  3oo 
Et  s'il  faut  qu'à  Pison  son  mauvais  sort  nous  livre. 
Pour  ce  même  Pison  je  pourrois  vouloir  vivre? 

VINIUS. 

Si  nos  communs  souhaits  ont  un  contraire  effet. 
Tu  te  peux  faire  encor  l'effort  que  tu  t'es  fait; 


632  OTHON. 

Et  qui  vient  de  donner  Othon  au  diadème,  i  3o5 

Pour  régner  à  son  tour  peut  se  donner  soi-même. 

PLAUTINE. 

Si  pour  le  couronner  j'ai  fait  un  noble  effort, 

Dois-je  en  faire  un  honteux  pour  jouir  de  sa  mort? 

Je  me  privois  de  lui  sans  me  vendre  à  personne, 

Et  vous  voulez.  Seigneur,  que  son  trépas  me  donne, 

Que  mon  cœur,  entraîné  par  la  splendeur  du  rang, 

Vole  après  une  main  fumante  de  son  sang; 

Et  que  de  ses  malheurs  triomphante  et  ravie, 

Je  sois  rinfâme  prix  d'avoir  tranché  sa  vie  ! 

Non,  Seigneur  :  nous  aurons  même  sort  aujourd'hui; 

Vous  me  verrez  régner  ou  périr  avec  lui  : 

Ce  n'est  qu'à  l'un  des  deux  que  tout  ce  cœur  aspire. 

VINIUS. 

Que  tu  vois  mal  encor  ce  que  c'est  que  l'empire  ! 

Si  deux  jours  seulement  tu  pouvois  l'essayer. 

Tu  ne  croirois  jamais  le  pouvoir  trop  payer;  i  320 

Et  tu  verrois  périr  mille  amants  avec  joie. 

S'il  falloit  tout  leur  sang  pour  t'y  faire  une  voie. 

Aime  Othon,  si  tu  peux  t'en  faire  un  sûr  appui; 

Mais  s'il  en  est  besoin,  aime-toi  plus  que  lui. 

Et  sans  t'inquiéter  où  fondra  la  tempête  i  3  2  5 

Laisse  aux  Dieux  à  leur  choix  écraser  une  tête  : 

Prends  le  sceptre  aux  dépens  de  qui  succombera. 

Et  règne  sans  scrupule  avec  qui  régnera. 

PLAUTINE. 

Que  votre  politique  a  d'étranges  maximes! 

Mon  amour,  s'il  l'osoit,  y  trouveroit  des  crimes.      i33o 

Je  sais  aimer,  Seigneur,  je  sais  garder  ma  foi, 

Je  sais  pour  un  amant  faire  ce  que  je  doi. 

Je  sais  à  son  bonheur  m'offrir  en  sacrifice, 

Et  je  saurai  mourir  si  je  vois  qu'il  périsse; 

Mais  je  ne  sais  point  l'art  de  forcer  ma  douleur      r  3  3  5 


ACTE    IV,  SCENE    III.  633 

A  pouvoir  recueillir  les  fruits  de  son  malheur. 

VINIUS. 

Tiens  pourtant  Fâme  prête  à  le  mettre  en  usage; 
Change  de  sentiments,  ou  du  moins  de  langage; 
Et  pour  mettre  d'accord  ta  fortune  et  ton  cœur, 
Souhaite  pour  Famant,  et  te  garde  au  vainqueur.    1340 
Adieu  :  je  vois  entrer  la  princesse  Camille. 
Quelque  trouble  où  tu  sois,  montre  une  âme  tranquille, 
Profite  de  sa  faute,  et  tiens  Foeil  mieux  ouvert 
Au  vif  et  doux  éclat  du  trône  qu'elle  perd. 

SCÈNE  IV. 
CAMILLE,  PLAUTINE,  ALBIANE. 

CAMILLE. 

Agréerez-vous,  Madame,  un  fidèle  service  1345 

Dont  je  viens  faire  hommage  à  mon  impératrice? 

PLAUTINE. 

Je  crois  n'avoir  pas  droit  de  vous  en  empêcher; 
Mais  ce  n'est  pas  ici  qu'il  vous  la  faut  chercher. 

CAMILLE. 

Lorsque  Galba  vous  donne  à  Pison  pour  épouse.... 

PLAUTINE. 

Il  n'est  pas  encor  temps  de  vous  en  voir  jalouse.      1 3  5o 

CAMILLE. 

Si  j'aimois  toutefois  ou  l'empire  ou  Pison, 
Je  pourrois  déjà  l'être  avec  quelque  raison. 

PLAUTINE. 

Et  si  j'aimois.  Madame,  ou  Pison  ou  l'empire, 
J'aurois  quelque  raison  de  ne  m'en  pas  dédire  ; 
Mais  votre  exemple  apprend  aux  cœurs  comme  le  mien 
Qu'un  généreux  mépris  quelquefois  leur  sied  bien. 


634  OTHON. 

CAMILLE. 

Quoi?  l'empire  et  Pison  n'ont  rien  pour  vous  d'aimable? 

PLAUTINE. 

Ce  que  vous  dédaignez,  je  le  tiens  méprisable; 

Ce  qui  plaît  à  vos  yeux  aux  miens  semble  aussi  doux  : 

Tant  je  trouve  de  gloire  à  me  régler  sur  vous  !  1 3  6  o 

CAMILLE. 

Donc  si  j'aimois  Otlion.... 

PLAUTINE. 

Je  Faimerois  de  même, 
Si  ma  main  avec  moi  donnoit  le  diadème. 

CAMILLE. 

Ne  peut-on  sans  le  trône*  être  digne  de  lui? 

PLAUTINE. 

Je  m'en  rapporte  à  vous,  qu'il  aime  d'aujourd'hui. 

CAMILLE, 

Vous  pouvez  mieux  qu'une  autre ^  en  dire  des  nouvelles, 
Et  comme  vos  ardeurs  ont  été  mutuelles, 
Votre  exemple  ne  laisse  à  personne  à  douter 
Qu'à  moins  de  la  couronne  on  peut  le  mériter. 

PLAUTINE. 

Mon  exemple  ne  laisse  à  douter  à  personne 

Qu'il  pourra  vous  quitter  à  moins  de  la  couronne.    1870 

CAMILLE. 

Il  a  trouvé  sans  elle  en  vos  yeux^  tant  d'appas.... 

PLAUTINE. 

Toutes  les  passions  ne  se  ressemblent  pas. 

CAMILLE. 

En  effet,  vous  avez  un  mérite  si  rare.... 

1.  L'édition  de  1692  a  changé  sans  le  trône  en  sans  un  trône. 

2.  On  lit  :  «  mieux  qu'«/»  autre,  »  dans  l'édition  de  1682,  Voyez  tome  I, 
p.  228,  note  3-a. 

3.  L'édition  de  1682  donne  seule  :  «  à  vos  yeux,  »  pour  «  en  vos  yeux.  » 


ACTE   IV,  SCENE   IV.  635 

PLAUTINE. 

Mérite  h  part,  l'amour  est  quelquefois  bizarre  ; 

Selon  l'objet  divers  le  goût  est  difFérent  :  1375 

Aux  unes  on  se  donne,  aux  autres  on  se  vend. 

CAMILLE. 

Qui  connoissoit  Otlion  pouvoit  à  la  pareille 
M'en  donner  en  amie  un  avis  à  l'oreille. 

PLAUTINE. 

Et  qui  l'estime  assez  pour  l'élever  si  haut 

Peut,  quand  il  lui  plaira,  m'apprendre  ce  qu'il  vaut; 

Afin  que  si  mes  feux  ont  ordre  de  renaître.... 

CAMILLE. 

J'en  ai  fait  quelque  estime  avant  que  le  connoître, 
Et  vous  Fai  renvoyé  dès  que  je  l'ai  connu. 

PLAUTINE. 

Qui  vient  de  votre  part  est  toujours  bienvenu  : 
J'accepte  le  présent,  et  crois  pouvoir  sans  honte,      1 3  8  5 
L'ayant  de  votre  main,  en  tenir  quelque  conte*. 

CAMILLE. 

Pour  vous  rendre  son  âme  il  vous  est  venu  voir? 

PLAUTINE. 

Pour  négliger  votre  ordre  il  sait  trop  son  devoir. 

CAMILLE. 

Il  vous  a  tôt  quittée,  et  son  ingratitude  — 

PLAUTINE. 

Vous  met-elle,  Madame,  en  quelque  inquiétude?    iSgo 

CAMILLE. 

Non;  mais  j'aime  à  savoir  comment  on  m'obéit. 

PLAUTINE. 

La  curiosité  quelquefois  nous  trahit; 

Et  par  un  demi-mot  que  du  cœur  elle  tire, 

Souvent  elle  dit  plus  qu'elle  ne  pense  dire. 

1.  Voyez  tome  I,  p.  i5o>  note  i. 


636  OTHON. 

CAMILLE. 

La  mienne  ne  dit  pas  tout  ce  que  vous  pensez.        1 395 

PLAUTINE. 

Sur  tout  ce  que  je  pense  elle  s'explique  assez. 

CAMILLE. 

Souvent  trop  d'intérêt  que  l'amour  force  à  prendre 
Entend  plus  qu'on  ne  dit  et  qu'on  ne  doit  entendre. 
Si  vous  saviez  quel  est  mon  plus  ardent  désir — 

PLAUTINE. 

D'Othon  et  de  Pison  je  vous  donne  à  choisir:  1400 

Mon  peu  d'ambition  vous  rend  l'un  avec  joie  ; 
Et  pour  l'autre,  s'il  faut  que  je  vous  le  renvoie, 
Mon  amour,  je  l'avoue,  en  pourra  murmurer; 
Mais  vous  savez  qu'au  vôtre  il  aime  à  déférer. 

CAMILLE. 

Je  pourrai  me  passer  de  cette  déférence.  1405 

PLAUTINE. 

Sans  doute;  et  toutefois,  si  j'en  crois  l'apparence.... 

CAMILLE. 

Brisons  là  :  ce  discours  deviendroit  ennuyeux. 

PLAUTINE. 

Martian,  que  je  vois,  vous  entretiendra  mieux. 

Agréez  ma  retraite,  et  souffrez  que  j'évite 

Un  esclave  insolent  de  qui  l'amour  m'irrite.  i  4  i  0 

SCÈNE  V. 

CAMILLE,  MARTIAN,  ALBIANE 

CAMILLE. 

A  ce  qu'elle  me  dit,  Martian,  vous  l'aimez? 

MARTIAN. 

Malgré  ses  fiers  mépris  mes  yeux  en  sont  charmés. 
Cependant  pour  l'empire,  il  est  à  vous  encore  : 


ACTE   IV,    SCENE   V.  63; 

Galba  s'est  laissé  vaincre,  et  Pison  vous  adore. 

CAMILLE. 

De  votre  haut  crédit,  c'est  donc  un  pur  effet?  1 4 1  5 

MARTIAN. 

Ne  désavouez  point  ce  que  mon  zèle  a  fait. 

Mes  soins  de  TEmpereur  ont  fléchi  la  colère, 

Et  renvoyé  Plautine  obéir  chez  son  père. 

Notre  nouveau  César  la  vouloit  épouser; 

Mais  j'ai  su  le  résoudre  à  s'en  désabuser;  1420 

Et  Galba,  que  le  sang  presse  pour  sa  famille, 

Permet  à  Vinius  de  mettre  ailleurs  sa  fille. 

L'un  vous  rend  la  couronne,  et  l'autre  tout  son  cœur. 

Voyez  mieux  quelle  en  est  la  gloire  et  la  douceur. 

Quelle  félicité  vous  vous  étiez  ôtée  14a 5 

Par  une  aversion  un  peu  précipitée  ; 

Et  pour  vos  intérêts  daignez  considérer.... 

CAMILLE. 

Je  vois  quelle  est  ma  faute,  et  puis  la  réparer; 
Mais  je  veux,  car  jamais  on  ne  m'a  vue  ingrate, 
Que  ma  reconnoissance  auparavant  éclate,  1430 

Et  n'accorderai  rien  qu'on  ne  vous  fasse  heureux. 
Vous  aimez,  dites-vous,  cet  objet  rigoureux. 
Et  Pison  dans  sa  main  ne  verra  point  la  mienne 
Qu'il  n'ait  réduit  Plautine  à  vous  donner  la  sienne, 
Si  pourtant  le  mépris  qu'elle  fait  de  vos  feux  1435 

Ne  vous  a  pu  contraindre  à  former  d'autres  vœux. 

MARTIAN. 

Ah!  Madame,  l'hymen  a  de  si  douces  chaînes. 

Qu'il  lui  faut  peu  de  temps  pour  calmer  bien  des  haines  ; 

Et  du  moins  mon  bonheur  sauroit  avec  éclat 

Vous  venger  de  Plautine  et  punir  un  ingrat.  1440 

CAMILLE. 

Je  l'avois  préféré,  cet  ingrat,  à  l'empire; 

Je  l'ai  dit,  et  trop  haut  pour  m'en  pouvoir  dédire; 


638  OTHON. 

Et  l'amour,  qui  m*apprend  le  foible  des  amants, 
Unit  vos  plus  doux  vœux*  à  mes  ressentiments, 
Pour  me  faire  ébaucher  ma  vengeance  en  Plautine,  1445 
Et  Tachever  bientôt  par  sa  propre  ruine. 

MARTI  AN. 

Ahl  si  vous  la  voulez,  je  sais  des  bras  tous  prêts^; 
Et  j'ai  tant  de  chaleur  pour  tous  vos  intérêts — 

CAMILLE. 

Ah!  que  c'est  me  donner  une  sensible  joie! 

Ces  bras  que  vous  m'offrez,  faites  que  je  les  voie,   1450 

Que  je  leur  donne  l'ordre  et  prescrive  le  temps. 

Je  veux  qu'aux  yeux  d'Othon  vos  désirs  soient  contents, 

Que  lui-même  il  ait  vu  l'hymen  de  sa  maîtresse 

Livrer  entre  vos  bras  l'objet  de  sa  tendresse, 

Qu'il  ait  ce  désespoir  avant  que  de  mourir:  1455 

Après,  à  son  trépas  vous  me  verrez  courir. 

Jusque-là  gardez-vous  de  rien  faire  entreprendre. 

Du  pouvoir  qu'on  me  rend  vous  devez  tout  attendre. 

Allez  vous  préparer  à  ces  heureux  moments  ; 

Mais  n'exécutez  rien  sans  mes  commandements.      1460 


SCENE   VI. 
CAMILLE,  ALBIANE. 

ALBIANE. 

Vous  voulez  perdre  Othon  !  vous  le  pouvez,  Madame  ! 

CAMILLE. 

Que  tu  pénètres  mal  dans  le  fond  de  mon  âme! 
De  son  lâche  rival  voyant  le  noir  projet. 
J'ai  su  par  cette  adresse  en  arrêter  l'effet, 

1.  On  lit  :  «  mes  plus  doux  vœux,  »  dans  l'édition  de  1692. 

2.  Thomas  Corneille  (1692)  a  mis  tout  prêts;  Voltaire  (1764)  a  gardé  l'or- 
thographe des  anciennes  éditions  :  «  tous  prêts.   » 


ACTE  IV,    SCÈNE   VI.  63g 

M'en  rendre  la  maîtresse;  et  je  serai  ravie  1465 

S'il  peut  savoir  les  soins  que  je  prends  de  sa  vie. 

Va  me  chercher  ton  frère,  et  fais  que  de  ma  part 

Il  apprenne  par  lui  ce  qu'il  court  de  hasard, 

A  quoi  va  l'exposer  son  aveugle  conduite, 

Et  qu'il  n'est  plus  pour  lui  de  salut  qu'en  la  fuite.   1470 

C'est  tout  ce  qu'à  l'amour  peut  souffrir  mon  courroux, 

ALBIANE. 

Du  courroux  à  l'amour  le  retour  seroit  doux. 


SCENE  VIL 

CAMILLE,  RUTILE,  ALBIANE. 

RUTILE. 

Ah!  Madame,  apprenez  quel  malheur  nous  menace. 
Quinze  ou  vingt  révoltés  au  milieu  de  la  place 
Viennent  de  proclamer  Othon  pour  empereur.         1475 

CAMILLE. 

Et  de  leur  insolence  Othon  n'a  point  d'horreur. 
Lui  qui  sait  qu'aussitôt  ces  tumultes  avortent? 

RUTILE. 

Ils  le  mènent  au  camp,  ou  plutôt  ils  l'y  portent*  : 
Et  ce  qu'on  voit  de  peuple  autour  d'eux  s'amasser 
Frémit  de  leur  audace,  et  les  laisse  pasi:er.  1480 

CAMILLE. 

L'Empereur  le  sait-il  ? 

RUTILE. 

Oui,  Madame  :  il  vous  mande; 
Et  pour  un  prompt  remède  à  ce  qu'on  appréhende, 

I.  Per  tiberianam  clomiim  in  Felahrum^  incle  ad  miliariuin  aureum,  suh 
œdem  Saturai,  perg-it  (Oiho).  Ihi  très  et  viginti  speculatores  cnnsalutatum  im- 
peratorem,  ac  pnucitate  salutantium  trepidum,  et  sellœ.  festinanter  imposi- 
tum,  strictis  mucronibus  rapiuiit.  (Tacite,  Histoires^  livre  I,  chapitre  xxvn.) 


640  OTHON. 

Pison  de  ces  mutins  va  courir  sur  les  pas, 
Avec  ce  qu'on  pourra  lui  trouver  de  soldats. 

CAMILLE. 

Puisque  Othon  veut  périr,  consentons  qu'il  périsse  ;  i  4  8  5 
Allons  presser  Galba  pour  son  juste  supplice. 
Du  courroux  à  l'amour  si  le  retour  est  doux. 
On  repasse  aisément  de  l'amour  au  courroux*. 


1.  L'édition  de  1682  donne,  par  une  faute  évidente,  en  courroux,  pour 
au  courroux. 


FIN   DU    QUATRIEME    ACTE. 


ACTE   V,    SCENE    I.  6;i 


ACTE  V. 


SCENE  PREMIERE. 
GALBA,  CAMILLE,  RUTILE,  ALBIANE. 

GALBA. 

Je  VOUS  le  dis  encor,  redoutez  ma  vengeance. 

Pour  peu  que  vous  soyez  de  son  intelligence.  1490 

On  ne  pardonne  point  en  matière  d'Etat  : 

Plus  on  cliérit  la  main,  plus  on  hait  l'attentat; 

Et  lorsque  la  fureur  va  jusqu'au  sacrilège. 

Le  sexe  ni  le  sang-  n'ont  point  de  privilég-e. 

CAMILLE. 

Cet  indig-ne  soupçon  seroit  bientôt  détruit,  i  49  5 

Si  vous  voyiez  du  crime  où  doit  aller  le  fruit. 
Othon,  qui  pour  Plautine  au  fond  du  cœur  soupire, 
Othon,  qui  me  dédaigne  à  moins  que  de  l'empire, 
S'il  en  fait  sa  conquête,  et  vous  peut  détrôner, 
Laquelle  de  nous  deux  voudra-t-il  couronner?  i  5oo 

Pourrois-je  de  Pison  conspirer  la  ruine. 
Qui  m'arracliant  du  trône  y  poi'teroit  Plautine? 
Croyez  mes  intérêts,  si  vous  doutez  de  moi; 
Et  sur  de  tels  garants,  assuré  de  ma  foi. 
Tournez  sur  Vinius  toute  la  défiance  i  5o5 

Dont  veut  ternir  ma  gloire  une  injuste  croyance. 

GALBA. 

Vinius  par  son  zèle  est  trop  justifié. 
Voyez  ce  qu'en  un  jour  il  m'a  sacrifié  : 

Corneille,  vi  4^ 


642  OTHON. 

Il  m'offre  Othon  pour  vous,  qu'il  souhaitoit  pour  gendre  ; 

Je  le  rends  à  sa  fille,  il  aime  à  le  reprendre  ;  i  5  i  o 

Je  la  veux  pour  Pison,  mon  vouloir  est  suivi; 

Je  vous  mets  en  sa  place,  et  l'en  trouve  ravi; 

Son  ami  se  révolte,  il  presse  ma  colère  ; 

Il  donne  à  Martian  Plautine  à  ma  prière  : 

Et  je  soupçonnerois  un  crime  dans  les  vœux  i  5  i  5 

D'un  homme  qui  s'attache  à  tout  ce  que  je  veux? 

CAMILLE. 

Qui  veut  également  tout  ce  qu'on  lui  propose, 

Dans  le  secret  du  cœur  souvent  veut  autre  chose  ; 

Et  maître  de  son  âme,  il  n'a  point  d'autre  foi 

Que  celle  qu'en  soi-même  il  ne  donne  qu'à  soi.       i52o 

GALBA. 

Cet  hymen  toutefois  est  l'épreuve  dernière 
D'une  foi  toujours  pure,  inviolable,  entière. 

CAMILLE. 

Vous  verrez  à  l'effet  comment  elle  agira, 

Seigneur,  et  comme  enfin  Plautine  obéira. 

Sûr  de  sa  résistance,  et  se  flattant  peut-être  i  SaS 

De  voir  bientôt  ici  son  cher  Othon  le  maître, 

Dans  l'état  où  pour  vous  il  a  mis  l'avenir, 

Il  promet  aisément  plus  qu'il  ne  veut  tenir. 

GALBA. 

Le  devoir  désunit  l'amitié  la  plus  forte. 

Mais  l'amour  aisément  sur  ce  devoir  l'emporte;       i  53o 

Et  son  feu,  qui  jamais  ne  s'éteint  qu'à  demi. 

Intéresse  une  amante*  autrement  qu'un  ami. 

J'aperçois  Vinius.  Qu'on  m'amène  sa  fille  : 

J'en  punirai  le  crime  en  toute  la  famille. 


I .  Tel  est  le  texte  de  toutes  les  éditions  publiées  du  vivant  de  Tautcui'. 
Thomas  Corneille  (1692)  et  Voltaire  (1764)  ont  l'emplacé  «  une  amante  » 
par  «  un  amant.   » 


ACTE    V,   SCÈNE   I.  643 

Si  jamais  je  puis  voir  par  où  n'en  point  douter;        i  53  5 
Mais  aussi  jusque-là  j'aurois  tort  créclater. 


SCENE  IL 
GALBA,  CAMILLE,  VINIUS,  LAGUS,  ALBLiNE. 

GALBA. 

Je  vois  d'ailleurs  Lacus^  Eh  bien!  quelles  nouvelles? 
Qu'apprenez-vous  tous  deux  du  camp  de  nos  rebelles  ? 

VINIUS. 

Que  ceux  de  la  marine  et  les  Illyriens 
Se  sont  avec  chaleur  joints  aux  prétoriens,  1540 

Et  que  des  bords  du  Nil  les  troupes  rappelées 
Seules  par  leurs  fureurs  ne  sont  point  ébranlées'. 

LACUS. 

Tous  ces  mutins  ne  sont  que  de  simples  soldats; 

Aucun  des  chefs  ne  trempe  en  leurs  vains  attentats  '  : 

Ainsi  ne  craignez  rien  d'une  masse  d'armée  1545 

Où  déjà  la  discorde  est  peut-être  allumée. 

Sitôt  qu'on  y  saura  que  le  peuple  à  grands  cris 

Veut  que  de  ces  complots ''^  les  auteurs  soient  proscrits, 

Que  du  perfide  Othon  il  demande  la  tête^, 

La  consternation  calmera  la  tempête;  i  5  5o 

Et  vous  n'avez.  Seigneur,  qu'à  vous  y  faire  voir 

Pour  rendre  d'un  coup  d'œil  chacun  à  son  devoir ^ 


1.  Dans  l'édition  de  1692  et  dans  colle  de  Voltaire  (17O4)  cd  premier  hé- 
mistiche fait  encore  partie  de  la  scène  i. 

2.  Voyez  Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xxxi. 

3.  Voyez  ibidem,  chapitres  xxvii  et  xxviii. 

4.  Les  éditions  de  lOSa  et  de  1G92  portent  :  «  ses  complots,  «  pour  «  ces 
complots.    )> 

5.  Universaj'am plehs  palatluni  implehat^  niixtis  servitiis,  et  dissono  clanwre 
Cêcdem  Othonis....  poscentium,  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xxxii.) 

G.  Voyez  ibidem,  chapitre  xxxiii. 


644  OTHON. 

GALBA. 

Irons-nous,  Yinius,  hâter  par  ma  présence 
L'effet  d'une  si  douce  et  si  juste  espérance? 

VINIUS. 

Ne  hasardez,  Seig^neur,  que  dans  l'extrémité,  i56'5 

Le  redoutable  effet  de  votre  autorité. 

Alors  qu'il  réussit,  tout  fait  jour,  tout  lui  cède; 

Mais  aussi  quand  il  manque,  il  n'est  plus  de  remède. 

Il  faut,  pour  déployer  le  souverain  pouvoir. 

Sûreté  toute  entière,  ou  profond  désespoir;  i5Go 

Et  nous  ne  sommes  pas,  Seigneur,  à  ne  rien  feindre. 

En  état  d'oser  tout,  non  plus  que  de  tout  craindre. 

Si  l'on  court  au  grand  crime  avec  avidité, 

Laissez-en  ralentir  l'impétuosité  : 

D'elle-même  elle  avorte,  et  la  peur  des  supplices    i  565 

Arme  contre  le  chef  ses*  plus  zélés  complices. 

Un  salutaire  avis  agit  avec  lenteur-. 

LACUS. 

Un  véritable  prince  agit  avec  hauteur  : 

Et  je  ne  conçois  point  cet  avis  salutaire. 

Quand  on  couronne  Othon,  de  le  regarder  faire.      i  S-o 

Si  l'on  court  au  grand  crime  avec  avidité. 

Il  en  faut  réprimer  l'impétuosité 

Avant  que  les  esprits,  qu'un  juste  effroi  balance. 

S'y  puissent  enhardir  sur  notre  nonchalance, 

Et  prennent  le  dessus  de  ces  conseils  prudents,         1575 

Dont  on  cherche  l'effet  quand  il  n'en  est  plus  temps. 

VINIUS. 

Vous  détruirez  toujours  mes  conseils  par  les  vôtres  : 
Le  seul  ton  de  ma  voix  vous  en  inspire  d'autres; 
Et  tant  que  vous  aurez  ce  rare  et  haut  crédit, 

1.  L'iiMpresslon  de  1692  a  corrigé  ses  en  les  :  «  les  plus  zélés  complices.  » 

2.  T.  yinius  inanendum  intra  domum...,  censehat ;...  scelera  ini^'ctu^  bond 
consilia  tnora  valcscere.  (Tacite,  JJisloires,  livre  I,  chapitre  s.xxn.) 


ACTE   V,  SCENE   II.  645 

i 

;    Je  n'aurai  qu'à  parler  pour  être  contredit.  t58o 

(    Pison,  dont  Flieureux  choix  est  votre  digne  ouvrage, 
I    Ne  seroit  que  Pison  s'il  eût  eu  mon  suffrage. 
I    Vous  n'avez  soulevé  Martian  contre  Otlion 
Que  parce  que  ma  bouche  a  proféré  son  nom; 
Et  verriez  comme  un  autre  une  preuve  assez  claire    i  5  8  5 
De  combien  votre  avis  est  le  plus  salutaire, 
Si  vous  n'aviez  fait  vœu  d'être  jusqu'au  trépas 
L'ennemi  des  conseils  que  vous  ne  donnez  pas. 

LACUS. 

Et  vous  l'ami  d'Othon,  c'est  tout  dire;  et  peut-être 
Qui  le  vouloit  pour  gendre  et  l'a  choisi  pour  maître, 
Ne  fait  cncor  de  vœux*  qu'en  faveur  de  ce  choix, 
Pour  l'avoir  et  pour  maître  et  pour  gendre  à  la  fois'. 

VINIUS. 

J'étois  l'ami  d'Othon,  et  le  tenois  à  gloire 

Jusqu'à  l'indignité  d'une  action  si  noire. 

Que  d'autres  nommeront  l'effet  du  désespoir  i  SqS 

Où  l'a,  malgré  mes  soins,  plongé  votre  pouvoir. 

Je  l'ai  voulu  pour  gendre,  et  choisi  pour  l'empire; 

A  l'un  ni  l'autre  choix  vous  n'avez  pu  souscrire. 

Par  là  de  tout  l'État  le  bonheur  s'agrandit; 

Et  vous  voyez  aussi  comme  il  >ous  applaudit.  iGoo 

GALBA. 

Qu'un  prince  est  malheureux  quand  de  ceux  qu'il  écoute 

Le  zèle  cherche  à  prendre  une  diverse  route, 

Et  que  l'attachement  qu'ils  ont  au  propre  sens 

Pousse  jusqu'à  l'aigreur  des  conseils  différents! 

Ne  me  trompé-je  point?  et  puis-je  nommer  zèle      iGofï 

Cette  haine  à  tous  deux  obstinément  fidèle. 


1.  Dans  l'édition  de  Voltaire  (17G4)  :  «  des  vœux.  » 

2.  Repugnanteni  huic  sententias  f^inium  Laco  minaciter  iiwusit,  stimulante 
Icelo,  privati  odii  pertinacia^  in  puhlicuni  exitiuni,  (Tacite,  Histoires,  livre  I, 
cliapitre  xxxiii.) 


6\G  OÏHON. 

Qui  peut-être,  en  dépit  des  maux  qu'elle  prévoit, 
Seule  en  mes  intérêts  se  consulte  et  se  croit? 
Faites  mieux;  et  croyez,  en  ce  péril  extrême, 
Vous,  que  Lacus  me  sert,  vous,  que  Vinius  m'aime  : 
Ne  haïssez  qu'Otlion,  et  songez  qu'aujourd'hui 
Vous  n'avez  à  parler  tous  deux  que  contre  lui. 

VINIUS. 

J'ose  donc  vous  redire,  en  serviteur  sincère. 

Qu'il  fait  mauvais  pousser  tant  de  gens  en  colère. 

Qu'il  faut  donner  aux  bons,  pour  s'entre-soutenir,  i  6  i  5 

Le  temps  de  se  remettre  et  de  se  réunir. 

Et  laisser  aux  méchants  celui  de  reconnoître 

Quelle  est  l'impiété  de  se  pi'endre  à  son  maître  ^ 

Pison  peut  cependant  amuser  leur  fureur. 

De  vos  ressentiments  leur  donner  la  terreur,  1620 

Y  joindre  avec  adresse  un  espoir  de  clémence 

Au  moindre  repentir  d'une  telle  insolence"; 

El  s'il  vous  faut  enfin  aller  à  son  secours, 

Ce  qu'on  veut  à  présent  on  le  pourra  toujours. 

LACUS. 

J'en  doute,  et  crois  parler  en  serviteur  sincère,        1625 
Moi  qui  n'ai  point  d'amis  dans  le  parti  contraire. 
Attendrons-nous,  Seigneur,  que  Pison  repoussé 
Nous  vienne  ensevelir  sous  l'Etat  renversé. 
Qu'on  descende  en  la  place  en  bataille  rangée. 
Qu'on  tienne  en  ce  palais  votre  cour  assiégée,  iG3o 

Que  jusqu'au  Capitole  Othon  aille  à  vos  yeux 
De  l'empire  usurpé  rendre  grâces  aux  Dieux", 
Et  que  le  front  paré  de  votre  diadème, 

1 .  IVon  eutidum  ad  iratos. . .  ,■  duvet  maîorum  pœnitentiaiy  darct  honorum  con- 
scnsui  spatîum.  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xxxii.) 

2.  Voyez  le  discours  de  Pison  aux  soldats,  dans  les  chapitres  xxix  et  xxx 
du  livre  I  des  Histoires  de  Tacite. 

3.  Non  exspectandum  ut,  compositis  castris,  forum  iiivadat,  et  prospectante 
Gitlba  Capitolium  adeat.  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xxxiil.) 


ACTE    V,    SCÈNE    II.  647 

Ce  traître  trop  heureux  ordonne  de  vous-même  ? 
Allons,  allons,  Seigneur,  les  armes  à  la  main,         i63  5 
Soutenir  le  sénat  et  le  peuple  romain  ; 
Cherchons  aux  yeux  d'Othon  un  trépas  à  leur  tête, 
Pour  lui  plus  odieux,  et  pour  nous  plus  honnête^; 
Et  par  un  noble  effort  allons  lui  témoigner — 

GALBA. 

Eh  bien!  ma  nièce,  eh  bien  !  est-il  doux  de  régner?  1640 
Est-il  doux  te  tenir  le  timon  d'un  empire, 
Pour  en  voir  les  soutiens  toujours  se  contredire? 

CAMILLE. 

Plus  on  voit  aux  avis  de  contrariétés. 

Plus  à  faire  un  bon  choix  on  reçoit  de  clartés. 

C'est  ce  que  je  dirois  si  je  n'étois  suspecte;  1645 

Mais  je  suis  à  Pison,  Seigneur,  et  vous  respecte. 

Et  ne  puis  toutefois  retenir  ces  deux  mots, 

Que  si  Ton  m'avoit  crue  on  seroit  en  repos. 

Plautine  qu'on  amène  aura  même  pensée  : 

D'une  vive  douleur  elle  paroit  blessée i6  5o 

SCÈNE  IIL 

GALBA,  CAMILLE,  VINIUS,  LACUS, 
PLAUTINE,   RUTILE,  ALBIaNE. 

PLAUTINE. 

Je  ne  m'en  défends  point,  Madame,  Othon  est  mort; 
De  quiconque  entre  ici  c'est  le  commun  rapport; 
Et  son  trépas  pour  vous  n'aura  pas  tant  de  charmes, 
Qu'à  vos  yeux  comme  aux  miens  il  n'en  coûte  des  larmes. 

GALBA. 

Dit-elle  vrai.  Rutile,  ou  m'en  flatté-je  en  vain?       i65  5 

I .  Inluta  qiiœ  îndecora  ;  çel,  si  cadere  necesse  sil,  occurrendum  discrîinini.  Id 
Otiioni invidiosius ^  et  ipsis honestum.  (T;;cite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xxxiii. ) 


648  OTHON. 

RUTILE. 

Seigneur,  le  bruit  est  grand,  et  Fauteur  incertain. 
Tous  veulent  qu'il  soit  mort,  et  c'est  la  voix  publique  ; 
Mais  comment  et  par  qui,  c'est  ce  qu'aucun  n'expliqueV 

GALBA. 

Allez,  allez,  Lacus,  vous-même  prendre  soin 

De  nous  en  faire  voir  un  assuré  témoin,  1660 

Et  si  de  ce  grand  coup  l'auteur  se  peut  connoître 


SCENE  IV. 

GALBA,   YINIUS,  LACUS,   CAMILLE,   PLAUTINE, 
MARTIAN,  ATTICUS,  RUTILE,  ALBIANE. 

MARTLVN. 

Qu'on  ne  le  cherche  plus,  vous  le  voyez  paroître, 
Seigneur,  c'est  par  sa  main  qu'un  rebelle  puni 

CALHA. 

Par  celle  d'Atticus  ce  grand  trouble  a  fini^! 

ATTICUS. 

Mon  zèle  l'a  poussée,  et  les  Dieux  l'ont  conduite;   i6G5 
Et  c'est  à  vous.  Seigneur,  d'en  arrêter  la  suite, 
D'empêcher  le  désordre,  et  borner  les  rigueurs 
Où  contre  des  vaincus  s'emportent  des  vainqueurs. 

GALIÎA. 

Courons-y.  Cependant  consolez-vous,  Plautine  ; 


1.  V IX  durn  egresso  Pisone,  occisum  in  cas  Iris  Olhone.in^  vagus  prîiuum  et 
incertiis  rurnor ;  mox,  ut  in  niagnis  mendaciisy  interfuisse  se  quidian,  et  vi- 
disse  affirriiahant,  crcdula  J'ama  inter  gaudentes  et  incuriosos.  Multi  arbitra- 
hantur  conipositum  auctumquc  ritmorem,  mixtis  jam  Othonianis,  qui  ad 
evocandum  Gulham  lœta  J'also  vulgaverint.  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  clia- 
jjitre  XXXIV.) 

2.  Ohvius  in  palatio  Julius  Atticus,  speculator,  crucntum  gladium  osten- 
tans,  occisum  a  se  Othoncrn  exclamc.vit.  ('i'acilc,  Histoires,  livre  I,  cha- 
pitre   XXXV.) 


Il 


ACTE    V,   SCENE   IV.  649 

Ne  pensez  qu'à  l'époux  que  mon  choix  vous  destine  :  1 6  7  o 
Vinius  vous  le  donne,  et  vous  l'accepterez, 
Q)iian(l  vos  premiers  soupirs  seront  évapores. 

C'est  à  vous,  Martian,  que  je  la  laisse  en  garde. 
Comme  c'est  votre  main  que  son  hymen  regarde, 
Ménagez  son  esprit,  et  ne  l'aigrissez  pas.  1675 

Vous  pouvez,  Vinius,  ne  suivre  point  mes  pas  ; 
Et  la  vieille  amitié,  pour  peu  qu'il  vous  en  reste 

VINIUS. 

Ah!  c'est  une  amitié,  seigneur,  que  je  déteste. 
Mon  cœur  est  tout  à  vous,  et  n'a  point  eu  d'amis 
Qu'autant  qu'on  les  a  vus  à  vos  ordres  soumis.       1680 

GALBA. 

Suivez;  mais  gardez-vous  de  trop  de  complaisance. 

CAMILLE. 

L'entretien  des  amants  hait  toute  autre  présence, 
Madame;  et  je  retourne  en  mon  appartement 
llendre  grâces  aux  dieux  d'un  tel  événement. 

SCÈNE  V. 

MAÏITÎAN,  PLAUTINE,  ATTÏCUS,  Soldats \ 

PLAUTINE. 

Allez-y  renfermer  des  pleurs^  qui  vous  échappent  :    i  6  8  5 
Les  désastres  d'Othon  ainsi  que  moi  vous  frappent; 
Et  si  l'on  avoit  cru  vos  souhaits  les  plus  doux. 
Ce  grand  jour  le  verroit  couronner  avec  vous. 
Voilà,  voilà  le  fruit  de  m'avoir  trop  aimée; 
Voilà  quel  est  l'effet 


1 .  Le   mot   Soldats    manque    en  cet   endroit   dans  l'édition    de  Voltaire 
(1764).  Voyez  plus  loin  la  note  du  vers  1708. 

2.  On  lit  :  «  les  pleurs,  »  dans  r«';dition  de  1692  çt  dans  celle  de  Voltaire 

('7<H). 


65o  OÏHON. 

*       MARTI  AN. 

Si  votre  âme  enflammée 1690 

PLAUTINE. 

Vil  esclave,  est-ce  à  toi  de  troubler  ma  douleur? 
Est-ce  à  toi  de  vouloir  adoucir  mon  malheur, 
A  toi,  de  qui  Tamour  m'ose  en  offrir  un  pire? 

MARTI  AN. 

Il  est  juste  d'abord  qu'un  si  grand  cœur  soupire; 
Mais  il  est  juste  aussi  de  ne  pas  trop  pleurer  iGgS 

Une  perte  facile  et  prête  à  réparer. 
Il  est  temps  qu'un  sujet  à  son  prince  fidèle 
Remplisse  heureusement  la  place  d'un  rebelle  : 
Un  monarque  le  veut;  un  père  en  est  d'accord. 
Vous  devez  pour  tous  deux  vous  faire  un  peu  d'effort, 
Et  bannir  de  ce  cœur  la  honteuse  mémoire 
D'un  amour  criminel  qui  souille  votre  gloire. 

PLAUTINE. 

Lâche  !  tu  ne  vaux  pas  que  pour  te  démentir 

Je  daigne  m'abaisser  jusqu'à  te  repartir. 

Tais-toi,  laisse  en  repos  une  âme  possédée  1705 

D'une  plus  agréable  encor  que  triste  idée  : 

N'interromps  plus  mes  pleurs. 

MARTI  AN. 

Tournez  vers  moi  les  yeux  : 
Après  la  mort  d'Othon,  que  pouvez-vous  de  mieux*? 

PLAUTINE,  cependant  que  denx  soldats  entrent  et  parlent 
à  Atticus  à  l'oreille". 

Quelque  insolent  espoir  qu'ait  ta  folle  arrogance, 
Apprends  que  j'en  saurai  punir  l'extravagance,         1 7 1  0 
Et  percer  de  ma  main  ou  ton  cœur  ou  le  mien, 
Plutôt  que  de  souffrir  cet  infâme  lien. 

1 .  Voltaire  fait  de  ce  qui  suit  la  scène  vi,  avec  ces  personnages  :  plautine, 
MAUTIAN,  ATTICUS,  decx  Soldats. 

2.  Dans  Voltaire  (1764)  :  et  parlent  bas  à  Atticus. 


1 


ACTE   V,  SCENE    V.  65i 

Connois-toi,  si  tu  peux,  ou  connois-moi\ 

ATTICUS. 

De  grâce, 
Souffrez 

PLAUTINE. 

De  me  parler  tu  prends  aussi  Taudace, 
Assassin  d'un  héros  que  je  verrois  sans  toi  1715 

Donner  des  lois  au  monde,  et  les  prendre  de  moi  ? 
Toi,  dont  la  main  sanglante  au  désespoir  me  livre? 

ATTICUS. 

Si  vous  aimez  Otlion,  IMadame,  il  va  revivre; 

Et  vous  verrez  longtemps  sa  vie  en  sûreté, 

S'il  ne  meurt  que  des  coups  dont  je  me  suis  vanté.  1720 

PLAUTINE. 

Otlion  vivroit  encore  ? 

ATTICUS. 

Il  triomphe.  Madame; 
Et  maître  de  TEltal,  comme  vous  de  son  ame, 
VousTaîlcz  bientôt  voir  lui-même  à  vos  genoux 
Vous  faire  offre  d'un  sort  qu'il  n'aime  que  pour  vous, 
Et  dont  sa  passion  dédaigneroit  la  gloire,  1725 

Si  vous  ne  vous  faisiez  le  prix  de  sa  victoire. 

L'armée  à  son  mérite  enfin  a  fait  raison  ; 
On  porte  devant  lui  la  tête  de  Pison*^; 
Et  Camille  tient  mal  ce  qu'elle  vient  de  dire, 
Ou^  rend  grâces  pour  vous  aux  Dieux  d'un  autre  empire, 
Et  fatigue  le  ciel  par  des  vœux  superflus 
En  faveur  d'un  parti  qu'il  ne  regarde  plus. 


1.  f^ar.  Connois-toi,  si  tu  veux,  ou  connois-moi.  (i665  et  66] 

—  Dans  l'édition  de  l665,  ce  commencement  du  vers  se  trouve  deux  fois,  la 
première  fois  avec  la  variante,  la  seconde  fois  conforme  à  notre  texte. 

2.  Voyez  Tacite,  Histoires, Myvc  I,  chapitre  xliv.  Dans  le  récit  de  Tacite, 
la  mort  de  Galba  précède  celle  de  Pison  :  voyez  le  chapitre  XLI. 

3.  Les  éditions  de  i666,  de  i6GS,  de  i6S;>  et  de  i69'2  portent  0/i,  pour  0«. 


65a  OTIION. 

MARTIAN. 

Exécrable!  ainsi  donc  ta  promesse  frivole 

ATTICUS. 

Qui  promet  de  trahir  peut  manquer  de  parole. 

Si  je  n'eusse  promis  ce  lâche  assassinat,  1735 

Un  autre  par  ton  ordre  eût  commis  Tattentat  ; 

Et  tout  ce  que  j'ai  dit  n'étoit  qu'un  stratagème 

Pour  livrer  en  ses  mains  Lacus  et  Galba  même^ 

Galba  n'a  rien  à  craindre  :  on  respecte  son  nom, 

Et  ce  n'est  que  sous  lui  que  veut  régner  Othon.       1740 

Quant  à  Lacus  et  toi,  je  vois  peu  d'apparence 

Que  vos  jours  à  tous  deux  soient  en  même  assurance, 

Si  ce  n'est  que  Madame  ait  assez  de  bonté 

Pour  fléchir  un  vainqueur  justement  irrité. 

Autour  de  ce  palais  nous  avions  deux  cohortes,  1745 
Qui  déjà  pour  Othon  en  ont  saisi  les  portes; 
J'y  commande,  Madame;  et  mon  ordre  aujourd'hui 
Est  de  vous  obéir,  et  m'assurer  de  lui. 
Qu'on  l'emmène,  soldats!  il  blesse  ici  la  vue. 

MARTIAN. 

Fut-il  jamais  disgrâce,  ô  Dieux!  plus  imprévue?     1750 

PLAUTINE,  seule". 

Je  me  trouble,  et  ne  sais  par  quel  pressentiment 

Mon  cœur  n'ose  goûter  ce  bonheur  pleinement  : 

Il  semble  avec  chagrin  se  livrer  à  la  joie; 

Et  bien  qu'en  ses  douceurs  mon  déplaisir  se  noie. 

Je  ne  passe  de  l'une  à  l'autre  extrémité  1755 

Qu'avec  un  reste  obscur  d'esprit  inquiété. 

Je  sens"....  Mais  que  me  veut  Flavie  épouvantée  ? 

1.  Ad  evocandum  Galbant.  Voyez  ci-dessus,  p.  G48,  note  i. 

2.  Le  mot  seule  manque  dans  les  éditions  de  i665  et  de  1G66.  Voltaire  fait 
de  ce  couplet  de  Plautine  la  scène  vu.  Voyez  ci-dessus,  p.  G5o,  note  i. 

3.  L'édition  de  1C92  a  remplacé  :  «  Je  sens »  par  «  Je  suis » 


ACTE   V,  SCENE    VI.  653 

SCÈNE  VI. 

PLAUTINE,  FLAVIE. 

FLAVIE . 

Vous  dire  que  du  ciel  la  colère  irritée, 
Ou  plutôt  du  destin  la  jalouse  fureur 

PLAUTINE. 

Auroicnt-ils  mis  Otlion  aux  fers  de  rEmpcreur?      1760 
Et  dans  ce  grand  succès  la  fortune  inconstante 
Auroit-elle  trompé  notre  plus  douce  attente? 

FLAVIE. 

Othon  est  libre,  il  règne;  et  toutefois,  hélas!... 

PLAUTINE. 

Seroit-il  si  blessé  qu'on  craignît  son  trépas? 

FLAVIE. 

Non,  partout  à  sa  vue  on  a  mis  bas  les  armes;  1 705 

]Mais  enfin  son  bonheur  vous  va  coûter  des  larmes. 

PLAUTINE. 

Explique,  explique  donc  ce  que  je  dois  pleurer. 

FLAVIE. 

Vous  voyez  que  je  tremble  à  vous  le  déclarer. 

PLAUTINE. 

Le  mal  est-il  si  grand? 

FLAVIE. 

D'un  balcon,  chez  mon  frère, 

J'ai  vu Que  ne  peut-on,  Madame,  vous  le  taire  ?    1770 

Ou  qu'à  voir  ma  douleur  n'avez-vous  deviné 
Que  Vinius 

PLAUTINE. 

Eh  bien? 

FLAVIE. 

Vient  d'être  assassiné? 


654  OTHON. 

PLAUTINE. 

Juste  ciel  ! 

FLAVIE. 

De  Lacus  Finimitié  cruelle 

PLAUTINE. 

O  d'un  trouble  inconnu  présage  trop  fidèle  ! 
Lacus 

TLA  VIE. 

C'est  de  sa  main  que  part  ce  coup  fatal.   1775 
Tous  deux  près  de  Galba  marchoient  d'un  pas  égal, 
Lorsque  tournant  ensemble  à  la  première  rue, 
Ils  découvrent  Otlion  maître  de  l'avenue. 
Cet  effroi  ne  les  fait  reculer  quelques  pas 
Que  pour  voir  ce  palais  saisi  par  vos  soldats  ;  1780 

Et  Lacus  aussitôt  étincelant  de  rage 
De  voir  qu'Otlion  partout  leur  ferme  le  passage', 
Lance  sur  Vinius  un  furieux  regard, 
L'approche  sans  parler,  et  tirant  un  poignard" 

PLAUTINE. 

Le  traître!  Hélas!  Flavie,  où  me  vois-je  réduite!     1785 

FLAVIE. 

Vous  m'entendez,  Madame;  et  je  passe  à  la  suite. 

Ce  lâche  sur  Galba  portant  même  fureur  : 
«  Mourez,  Seigneur,  dit-il,  mais  mourez  empereur; 
Et  recevez  ce  coup  comme  un  dernier  hommage 
Que  doit  à  votre  gloire  un  généreux  courage.  »       1790 

1.  Var.  De  voir  qu'Otlion  partout  lui  ferme  le  passaj^e.  (iG65-68) 

2.  Vinius  n'a  pas  été  frappé  par  Lacus  [Laco).  Tacite  raconte  ainsi  sa  mort 
Ante  xdem  divi  Julii  jacuit,  primo  iciu  in  pnplitcm,  mox  ah  Julio  Caro, 
Icgionario  milite^  utrumque  latus  transvcrheratus.  {Jîistoires^  livre  I,  cha- 
pitre xLii.)  Du  reste,  comme  le  fait  remarquer  Corneille  (voyez  ci-dessus, 
p.  571,  l'avis  Au  lecteurjy  le  même  historien  prête  à  Lacus  l'intention  tle 
faire  tuer  Vinius  :  Agitasse  Luco,  ignaro  Galba^  de  occidciido  T.  Finio  di- 
citufy  sive  ut  pœna  cjus  animas  niilitum  mulceret,  scu  conscinm  Otliotiis  crc- 
dcbaty  ad postrcinuni  icl  odio.  (Chapitre  xxxix.) 


ACTE   V,  SCENE  VI.  65j 

Galba  tombe';  et  ce  monstre,  enfin  s'ouvrant  le  flanc, 
Mêle  un  sang-  détestable  à  leur  illustre  sang". 
En  vain  le  triste  Othon,  à  cet  affreux  spectacle, 
Précipite  ses  pas  pour  y  mettre  un  obstacle  : 
Tout  ce  que  peut  FefFort  de  ce  cher  conquérant,      1795 
C'est  de  verser  des  pleurs  sur  Vinius  mourant, 
De  Tembrasser  tout  mort.  Mais  le  voilà.  Madame, 
Qui  vous  fera  mieux  voir  les  troubles  de  son  âme. 


SCENE  VIL 
OTHON,  PLA.UTINE,  FLAVIE. 

OTHON. 

Madame,  savez-vous  les  crimes  de  Lacus? 

PLAUÏINE. 

J'apprends  en  ce  moment  que  mon  père  n'est  plus.  1800 

Fuyez,  Seigneur,  fuyez  un  objet  de  tristesse; 

D'un  jour  si  beau  pour  vous  goûtez  mieux  l'allégresse. 

Vous  êtes  empereur,  épargnez-vous  l'ennui 

De  voir  qu'un  père 

OTHON. 

Hélas  !  je  suis  plus  mort  que  lui; 
Et  si  votre  bonté  ne  me  rend  une  vie  1 8  o  5 

Qu'en  lui  perçant  le  cœur  un  traître  m'a  ravie. 
Je  ne  reviens  ici  qu'en  malheureux  amant, 
Faire  hommage  à  vos  yeux  de  mon  dernier  moment. 
Mon  amour  pour  vous  seule  a  cherché  la  victoire  ; 


1 .  Le  meurtrier  de  Galba  est  resté  inconnu,  ou  plutôt  incertain  :  De  pcr^ 
cussore  non  satis  constat  :  quidam  Terentium  evocatiim^alii  Lecanium,  crehrwr 

fama  tradidit  Cumuriiun,  quintaz decirnse  legionis milùern,  inipresso gladio,jU- 
gulitm  ejus  hauslssc.  (Tacite,  Histoires,  livre  I,  chapitre  xt,i.)  —  Lacus  {Luco) 
ne  se  tua  pas  lui-même,  mais  fut  percé  par  un  soldat.  Voyez  ibidem,  cha- 
pitre XL  VI. 

2.  On  lit  :  «  à  cet  illustre  sang,  »  dans  l'édition  de  1692. 


656  OÏHON. 

Ce  même  amour  sans  vous  n'en  peut  souffrir  la  gloire, 
Et  n'accepte  le  nom  de  maître  des  Romains, 
Que  pour  mettre  avec  moi  l'univers  en  vos  mains. 
C'est  à  vous  d'ordonner  ce  qui  lui  reste  à  faire. 

PLAUTINE. 

C'est  à  moi  de  gémir,  et  de  pleurer  mon  père  : 

INon  que  je  vous  impute,  en  ma  vive  douleur,  i  s  r  5 

Les  crimes  de  Lacus  et  de  notre  malheur; 

Mais  enfm 

OTHON. 

Achevez,  s'il  se  peut,  en  amante  : 
Nos  feux.... 

PLAUTINE. 

Ne  pressez  point  un  trouble  qui  s'augmente. 
Vous  voyez  mon  devoir,  et  connoissez  ma  foi  : 
En  ce  funeste  état  répondez-vous  pour  moi.  1820 

Adieu,  Seigneur. 

OTHON. 

De  grâce,  encore  une  parole, 
Madame. 

SCÈNE  Vin. 

OTHON,  ALBIN. 

ALBIN. 

On  VOUS  attend,  Seigneur,  au  Capitolc  ; 
Et  le  sénat  en  corps  vient  exprès  d'y  monter 
Pour  jurer  sur  vos  lois  aux  yeux^  de  Jupiter. 

oTHON.  [tlne, 

J'y  cours;  mais  quelque  honneur,  Albin,  qu'on  m'y  des- 
Comme  il  n'auroit  pour  moi  rien  de  doux  sans  Plautine, 


1.  Voyez  Tacite,  Histoires,  livre  I,  cl.  .pu       xlvii. 

2.  Les  éditions  de  1G68  et  de  1682  portent  aux  vaux,  Y^om-  aux  yeux. 


ACTE   V,  SCÈNE    VIII.  GS; 

Souffre*  du  moins  que  j'aille,  en  faveur  de  mon  feu, 
Prendre  pour  y  courir  son  ordre  ou  son  aveu, 
Afin  qu'à  mon  retour,  l'âme  un  peu  plus  tranquille, 
Je  puisse  faire  effort  à  consoler  Camille,  i83o 

Et  lui  jurer  moi-même,  en  ce  malheureux  jour, 
Une  amitié  fidèle  au  défaut  de  l'amour. 


I.  Voltaire   a     substitué   souffrez   à  souffre.   Voyez  plus   haut,    p.    58o, 
note  I. 


FIN    DU    CINQUIEME    ET    DERNIER    ACTE. 


:iiLfOTHÊCA 
Pftaviensi5_^'- 


Corneille,  vi  ^.^ 


TABLE  DES  MATIÈRES 
CONTENUES  DANS  LE  SIXIÈME  VOLUME. 


PERTHARITE,  roi  des  Lombards,  tragédie i 

Notice 3 

Au  lecteur 5 

Extrait  d'Antoine  du  Verdier 8 

Extrait  d'Erycus  Puteanus i4 

Examen 17 

Liste  des  éditions  qui  ont  été  collationnées  pour  les  va- 
riantes de  Pertharite. .  . 19 

Pertharite 21 

OEDIPE,  tragédie 101 

Notice io3 

Appendice  : 

Extrait  du  Grand  Dictionnaire  des  Précieuses. ii3 

Vers  présentés  à  Monseigneur  le  procureur  générrJ  Fouc- 

quet,  surintendant  des  finances lai 

Au  lecteur ...    , 134 

Examen 128 

Liste  des  éditions  qui  ont  été  collationnées  pour  les  va- 
riantes à^  Œdipe i33 

OEdipe i35 


66o  TABLE    DES    MATIERES. 

LA  TOISON  D'OR,  tragédie aai 

Notice aa3 

Desseins  de  la  Toison  d'Or a3o 

Examen t»45 

Liste  des  éditions  qui  ont  été  collationnées  pour  les  va- 
riantes de  la  Toison  d'Or a5i 

La  conquête  de  la  toison  d'or a53 

SERTORIUS,  tragédie. . . 35i 

Notice 353 

Au  lecteur 35^ 

Liste  des  éditions  qui  ont  été  collationnées  pour  les  va- 
riantes de  Sertorius 363 

Sertorius 365 

SOPHONISBE,  tragédie 447 

Notice 449 

Au  lectevir 460 

Liste  des  éditions  qui  ont  été  collationnées  pour  les  Ava- 
riantes de  Sophonisbe /^•ji 

SoPHONISBE 473 

Appendice  : 

I.  Extrait  de  Tite  Live 55o 

II.  Liste  des  tragédies  composées  sur  le  sujet  de  Sopho- 

nisbe^ et  analyse  des  plus  importantes  d'entre  elles.  553 

OTHON,  tragédie 565 

Notice 567 

Au  lecteur 671 

Liste  des  éditions  qui  ont  été  collationnées  pour  les  va- 
riantes d'Othon 573 

Othon 575 

fin  de  la  table  des  matieres. 


l5l3i.  —  Imprimerie  A.  Lahure,  rue  de  Fleurus,  9,  à  Paris. 


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La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


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39003  002372257b 


ce  PU   1741 

1362  V6 
CÛ2   CORNEIL.LE, 
ÂCC#  138oiSl 


EUVRES  DE