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Éx-maltre de vüoufécenres à l'anefense école nuvuile, professeur
imppléset de l'hisiusire de La philasuphie menlérne, à la füoulié des
larves dé l'Acsdemie de Paris,
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IMPRIMEUR DU ROI, RUE JACOB, N° 24.
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ŒUVRES
DE PLATON.
TRADUITES
PAR VICTOR COUSIN.
TOME PREMIER.
PARIS,
BOSSANGE FRÈRES, LIBRAIRES.
RUE DE SEINE, N° 12.
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EUTHYPHRON.
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DE LA SAINTETÉ.
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ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
Dev n'étant que le bien lui-même, l'or-
dre moral pris substantiellement, toutes les
“vérités morales s'y rapportent comme les.
rayons au centre, les modifications au sujet
qui les fait être et qu’elles manifestent.
Loin donc de se combattre, la morale et la
religion se rattachent intimement l'une à
l’autre et dans l'unité de leur principe réel
et dans celle de l'esprit humain qui les con-
çoit, et ne peut pas ne pas les concevoir
simultanément. Mais quand l'anthropomor-
phisme, abaissant la théologie au drame,
fait de l'Éternel un dieu de théâtre, tyran-
nique et passionné, qui, du haut de sa toute-
puissance, décide arbitrairement de ce qui
I.
4 ΠῚ ARGUMENT.
est bien et de ce qui est mal, c'est alors
| que la critique philosophique peut et doit,
dans l'intérêt des vérités morales, s’auto-
riser de l'immédiate obligation qui les ca-
ractérise, pour les. établir sur leur propre
_ base, indépendamment de toute circon-
stance étrangère, indépendamment même
de leur rapport à leur source primitive, se
plaçant ainsi à dessein sur un terrain moins
élevé, mais plus sûr, sachant perdre quel- |
que . chose, pour ne pas tout perdre, et
sauver au moins la morale du naufrage
de la haute philosophie. Tel est le point
de vue particulier sous lequel il faut envi-
sager l’Euthyphron. Le devin Euthyphron
représente une théologie insensée qui s’ar- |
roge le droit de constituer à son gré la
morale ; Socrate, la conscience qui réclame
son indépendance. ee
Socrate s'empresse de reconnaître qu'il y
a une harmonie essentielle entre la morale
et la religion, que tout ce qui est bien plaît
ARGUMENT. ΠΑ
à celui que nous devons concevoir comme
le type et la substance de la raison éter-
nelle; mais il demande pourquoi le bien
plaît à Dieu, s’il pourrait ne pas lui plaire,
et s'il serait possible que’ le mal lui plût?
Non. Pourquoi donc le bien ne peut-il
pas ne point plaire à Dieu? C'est, en der-
nière analyse, par cela seul qu'il est bien;
toutes les autres raisons qu'on en peut
donner ‘supposent toujours celle-là et y re-
viennent. Il faut donc convenir que le bien
n'est pas tel parce qu'il plaît à Dieu, mais
qu’il plaît à Dieu parce qu'il est bien, et
que par conséquent ce n'est pas dans des
dogmes religieux qu’il faut chercher le titre
primitif de la légitimité des vérités mora-
les. Ces vérités, comme toutes les autres,
se légitiment elles-mêmes, et n'ont pas be-
soin d’une autre autorité que celle de la rai-
son qui les aperçoit et qui les proclame. La
raison est à elle-même sa propre sanction.
Cette conception du bien, et, pour parler
EUTHYPHRON,
OU
DE LA SAINTETE.
/
EUTHYPHRON, pevin; SOCRATE.
EUTHYPHRON.
(ύυεινε nouveauté, Socrate? Quitter tes ha-
bitudes du Lycée pour le portique du Roi *!
J'espère que tu n'as pas, comme moi, un procès
devant le Roi?
SOCRATE.
Non pas un procès, Euthyphron: les Athé-
niens appellent cela une affaire d'état.
EUTHYPHRON.
Une affaire d'état! Quelqu'un t'accuse appa-
* Portique à [a droite du Céramique, où le second des
Archontes, appelé Z Roë, présidait pendant son année, et
connaïssait des causes d’homicide et des délits religieux.
#
10 -EUTHYPHRON. :
remment ; car pour toi, Socrate, je ne croirai
Jamais que tu accuses personne.
SOCRATE.
Certainement non.
EUTHYPHRON.
Ainsi donc, c'est toi qu’on accuse ?
SOCRATE.
Justement. >
EUTRYPHRON.
Et quel est ton accusateur ?
SOCRATE.
Je ne le connais guère personnellement ; 1]
parait que c’est un jeune homme assez obscur ;
on l'appelle, je crois, Mélitus* ; il est du bourg
de Pithos ”. Si tu te rappelles quelqu'un de Pi-
thos, qui se nomme Mélitus, et qui ait les che-
veux plats, la barbe rare, le nez recourbé, c’est
mon homme.
EUTHYPHRON.
Je ne me rappelle personne qui soit ainsi fait;
mais quelle accusation, Socrate, ce Mélitus in-
tente-t-1l donc contre toi ?
* Mauvais poëte tragique qui se mélait d’intrigues poli-
tiques. 1] accusa Périclès, 1] accusa Socrate, et finit par être
lapidé par les Athéniens.
** Pithos, bourg ou déme (δῆμος) de la tribu Cécro-
pide, une des dix tribus de l'Attique.
EUTHYPHRON. 11
SOCRATE.
Quelle accusation? Une accusation qui ne mar-
que pas un homme ordinaire ; car, à son âge,
ce n'est pas peu que d’être instruit dans des ma-
_tères si relevées. Il dit qu'il sait tout ce qu'on fait -
aujourd'hui pour corrompre la jeunesse , et qui
sont ceux qui la corrompent. C’est apparemment
quelque habile homme qui, connaissant mon
ignorance , vient, devant la patrie, comme de-
vant la mère commune, m’accuser de corrompre
les hommes de son âge : et, il faut l'avouer, il
me parait le seul de nos hommes d'état qui en-
tende les fondemens d’une bonne politique; car
la raison ne dit-elle pas qu'il faut commencer
par l'éducation des jeunes gens, et travailler à
les rendre aussi vertueux qu'ils peuvent l'être,
comme un bon jardinier donne ses premiers
soins aux nouvelles plantes, et ensuite s’occupe
des autres? Mélitus tient sans doute la même con-
duite , et commence par nous retrancher, nous
qui corrompons les générations dans leur fleur,
comme 1] s'exprime, après quoi 1] étendra ses
soins bienfaisans sur l’âge avancé, et rendra à
88. patrie les plus grands services. On ne peut
attendre moins d’un homme qui sait si bien com-
mencer.
EUTHYPHRON. |
Je le voudrais, Socrate; mais je tremble de
mt
La
12 EUTHYPHRON.
peur du contraire : car, pour nuire à la patrie,
il ne peut mieux commencer qu’en attaquant
Socrate. Mais apprends-moi, je te prie, ce qu’il
t accuse de faire pour corrompre la jeunesse.
| SOCRATE. |
Des choses qui d’abord, à les entendre, pa-
raissent tout-à-fait absurdes: car il dit que je fa-
brique des dieux, que j'en introduis de nou-
veaux, et que je ne crois pas aux anciens; VOIlà
de quoi il m’accuse.
EUTHYPHRON. |
J'entends; c’est à cause de ces inspirations
extraordinaires, qui, dis-tu, ne t’abandonnent
jamais”. Sur cela, il vient t’accuser devant ce tri-
bunal d'introduire dans la religion des opinions
nouvelles, sachant bien que le peuple est tou-
jours prêt à recevoir ces sortes de calomnies.
Que ne m'arrive-t-il pas à moi-même, lorsque,
dans les assemblées, je parle des choses divines,
et que je prédis ce qui doit arriver! ils se mo-
quent tous de moi comme d’un fou: ce n’est pas
qu'aucune des choses que j'ai prédites ait man-
qué d'arriver; mais c’est qu'ils nous portent en-
vie à tous tant que nous sommes, qui avons
" Voyez le premier Alcibiade, et surtout l’Apologie, où
Socrate s explique sur ces inspirations, et sur ce qu’on apr
pelle ordinairement Ze démon de Socrate.
EUTHYPHRON. 13
quelque mérite. Que faire? Ne pas s’en mettre
en peine, et aller toujours son chemin.
SOCRATE.
Mon cher Euthyphron, être un peu moqué
n'est peut-être pas une grande affaire: car, après
tout, à ce qu'il me semble, les Athéniens s’em-
‘barrassent assez peu qu’un homme soit habile,
pourvu qu'il renferme son savoir en lui-même ;
mais dès qu'il s’avise d’en faire part aux autres,
alors ils se mettent tout de bon en colere, ou
par envie, comme tu dis, ou par quelque autre
raison. |
EUTHYPHRON.
Quant à cela, je n’ai pas grande tentation, So-
crate, d’éprouver les sentimens qu'ils ont pour
MOI.
SOCRAT E.
Voilà donc pourquoi tu es si fort réservé, et
ne communiques pas volontiers ta sagesse; mais,
pour moi, et je crains fort que les Athéniens ne
s’en soient aperçus, l'amour que j'ai pour les hom-
mes me porte à leur enseigner tout ce que je sais,
non-seulement sans leur demander de récom-
pense, mais en les prévenant même, et en les
pressant de m’écouter. Si l’on se contentait de
me plaisanter un peu, comme tu dis qu’on le
fait de toi, ce ne serait pas chose si désagréable
que de passer ici quelques heures à rire et à se
14 EUTHYPHRON.
divertir ; mais si on le prend au sérieux , 1l n’y a
que vous autres devins qui sachiez ce qui en
adviendra.
EUTHYPHRON.
J'espère que tout ira bien, Socrate, et que
tu conduiras heureusement à bout ton affaire,
comme moi la mienne.
SOCRATE.
Tu as donc ici quelque affaire? Te défends-
tu, ou poursuis:tu ?
EUTHYPHRON.
Je poursuis.
SOCRATE.
Et qui? |
Ν | EUTHYPHRON.
Quand je te l'aurai dit, tu me croiras fou.
| SOCRATE.
Comment ! Poursuis-tu quelqu'un qui ait des
ailes ?
ο΄ EUTHYPHRON.
Celui que je poursuis, au lieu d’avoir des ailes,
est si vieux qu'à peine 1] peut marcher.
| SOCRATE.
Et qui est-ce donc?
EUTHYPHRON.
C’est mon père *. |
* I s’appelait Prospalte. Voyez le Cratyle.
EUTHYPHRON. 15
. SOCRATE.
Ton pére!
| EUTHYPHRON.
Oui, mon pére.
SOCRATE.
Eh! de quoi l’accuses-tu ?
EUTHYPHBRON.
D’homicide.
SOCRATE.
D'homicide ! Par Hercule! voilà une accusation
au-dessus de la portée du vulgaire, qui jamais
n'en sentira la justice : un homme ordinaire ne
serait pas en état de la soutenir. Pour cela, 1]
faut un homme déja fort avancé en sagesse.
EUTHYPHRON.
Oui, certes, fort avancé, Socrate.
SOCRATE.
Est-ce quelqu'un de tes parens, que ton père
a tué? Il le faut; car, pour un étranger, tu ne
mettrais pas ton père en accusation.
EUTHYPHRON.
Quelle absurdité, Socrate, de penser qu'il y
ait à cet égard de la différence entre un parent
et un étranger! La question est de savoir si celui
qui ἃ tué, a tué justement ou injustement. Si
c'est Justement , il faut laisser en paix le meur-
trier ; si c’est injustement, tu es obligé de le pour-
suivre, füt-il ton ami, ton hôte. C’est te rendre
16 EUTHYPHRON.
complice du crime, que d’avoir sciemment com-
merce avec le criminel , et que de ne pas pour-
suivre la punition, qui seule peut vous absoudre
tous deux. Mais pour te mettre au fait, le mort
était un de nos fermiers , qui tenait une de nos
terres quand nous demeurions à Naxos. Un jour,
qu'il avait trop bu, il s'emporta si violemment
contre un esclave, qu'il le tua. Mon père le fit
mettre dans une basse-fosse, pieds et poings liés,
et sur l'heure même il envoya ici consulter l’exé-
gète “ pour savoir ce qu'il devait faire, et pen-
dant ce temps-là 1] négligea le prisonnier, comme
un assassin dont la vie n’était d'aucune consé-
quence ; aussi en mourut-il ; la faim, le froid et
la pesanteur de ses chaines le tuërent avant que
l’homme que mon père avait envoyé füt de re-
tour. Sur cela toute la famille s'élève contre moi,
de ce que pour un assassin j'accuse mon père
d’un homicide, qu'ils prétendent qu'il n’a pas
commis : et quand même 1] l'aurait commis, ils
soutiennent que je ne devrais pas le poursuivre,
puisque le mort était un meurtrier; et que d’ail-
leurs c’est une action impie qu’un fils poursuive
son père criminellement : tant 115 sont aveugles
* On appelait ainsi à Athènes trois magistrats chargés
de donner des consultations sur toutes les affaires qui avaient
rapport à la religion. |
EUTHYPHRON. 17
sur les choses divines, et incapables de discer-
ner ce qui est impie et ce qui est saint.
SOCRATE.
Mais, par Jupiter, toi-même, Euthyphron,
penses-tu connaître si exactement les choses di-
vines , et pouvoir déméler si précisément ce qui
est saint d'avec ce qui est impie, que, tout s'étant
passé comme tu le racontes, tu poursuives ton
père sans craindre de commettre une impiété ?
EUTHYPHRON.
Je m’estimerais bien peu, et Euthyphron n’au-
rait guère d'avantage sur les autres hommes, s’il
ne savait tout cela parfaitement. Ὁ
SOCRATE.
O merveilleux Euthyphron! je vois bien que
le meilleur parti que je puisse prendre, c’est de
devenir ton disciple, et de faire signifier à Mélitus,
avant le jugement de mon procès, que j'ai tou-
jours attaché le plus grand prix à bien connaitre
les choses divines ; et qu'aujourd'hui, voyant qu'il
m'accuse d'être tombé dans l'erreur en intro-
duisant témérairement des idées nouvelles sur
la religion, je me suis mis à ton école. Ainsi,
Mélitus , lui dirai-je , si tu avoues qu'Euthyphron
est habile en ces matieres, et qu'il a les bonnes
opinions, sache que je pense comme lui, et
cesse de me poursuivre; si, au contraire, tu
tiens qu'Euthyphron n’est pas orthodoxe, fais
1. 2
18 EUTHYPHRON.
assigner Île maitre avant l’écohier. Accuse-le
de perdre, non pas les jeunes gens, mais les
vieillards, son père et moi: moi, en m'en-
seignant une fausse doctrine ; son père, en le
poursuivant d’après cette doctrine. Que si, sans
aucun égard à ma demande, 11 continue à me
poursuivre, ou que, me laissant là, 1] s'en prenne
à toi, tu ne manqueras pas de comparaître , et
de dire la même chose que je lui aurai fait si-
gnifier.
| EUTHYPHRON.
Je te le promets sur ma parole, Socrate; s’il
est assez imprudent pour s'attaquer à moi, je
saurai bien trouver son faible, et il courra plus
de risques que moi dans cette affaire.
SOCRATE.
Je le crois, mon cher Euthyphron, et voilà
_ pourquoi je souhaite tant d’être ton disciple, bien
assuré qu'il n'y ἃ personne assez hardi pour te
regarder en face, non pas même Mélitus, lui,
qui me voit si bien jusqu’au fond de l'ame, qu'il
m'accuse d'impiété.
Présentement donc, au nom des dieux, en-
seigne-moi ce que tu prétendais tantôt savoir si
bien : qu'est-ce que le saint et l’impie sur le
meurtre, et sur tout autre sujet? La sainteté
n'est-elle pas toujours semblable à elle-même
dans toutes sortes d'actions? Et l’impiété, qui
EUTHYPHRON. 19
est son contraire, n'est-elle pas aussi toujours la
même, de sorte que le même caractère d’im-
piété se trouve toujours dans tout ce qui est
impie ?
| EUTHYPHRON.
Assurément , Socrate.
SOCRATE.
Et qu'appelles-tu saint et impie ?
EUTHYPHRON.
J'appelle saint, par exemple, ce que je fais au-
. Jourd’hui, de poursuivre en justice tout homme
qui commet des meurtres, des sacriléges et au-
tres choses pareilles; père, mère, frère ou qui
que ce soit : ne pas le faire, voilà ce que j'appelle
impie. Suis-moi bien, Je te prie; je veux te
donner une preuve sans réplique que ma défi-
nition est exacte, et qu'il est juste, comme Je
l'ai déja dit à beaucoup de personnes, de n'avoir
aucun ménagement pour l’impie, quel qu'il soit.
La religion n’enseigne-t-elle pas que Jupiter est
le meilleur et le plus juste des dieux? et n'en-
seigne-t-elle pas aussi qu’il enchaïna son propre
père, parce qu’il dévorait ses enfans, sans cause
légitime ; et que Saturne avait mutilé son père
pour quelque autre motif semblable "ἢ Cepen-
dant on s'élève contre moi quand je poursuis
* Sext. Empin. I, 13. — Hesion. Theog. 154— 182.
| 2.
20 EUTHYPHRON.
mon père pour une injustice atroce ; et l’on se
jette dans une manifeste contradiction; en ju-
geant si différemment de la conduite de ces
dieux et de la mienne.
SOCRATE.
Eh! c’est là précisément , Euthyphron, ce qui
me fait appeler en justice aujourd'hui, parce que,
quand on me fait de ces contes sur les dieux,
je ne les reçois qu'avec peine; c’est sur quoi
apparemment portera l'accusation. Allons, si toi,
qui es si habile sur les choses divines, tu es d’ac-
cord avec le peuple, et si tu crois à tout cela,
il faut bien de toute nécessité que nous y croyions
aussi, nous qui confessons ingénument ne rien
entendre à de si hautes matières. C’est pour-
quoi, au nom du dieu qui préside à l'amitié *
dis-moi, crois-tu que toutes les choses que tu
viens de me raconter, sont réellement arrivées ?
EUTHYPHRON.
Et de bien plus étonnantes, Socrate, que le
vulgaire ne soupçonne pas.
SOCRATE.
Tu crois sérieusement qu’entre les dieux il y
a des querelles, des haines, des combats, et tout
* Jupiter, qui préside à l'amitié, ὁ φιλίος. Il avait un
temple sous ce nom à Mégalopolis. (Pausan. #rcad. ch. 3.)
EUTHYPHRON. 21
ce que les poètes et les peintres nous représen-
tent dans leurs poésies et dans leurs tableaux,
ce qu'on étale partout dans nos temples, et dont
on bigarre ce voile mystérieux “ qu’on porte
en procession à l’Acropolis, pendant les grandes
Panathénées? Euthyphron, devons-nous recevoir
toutes ces choses comme des vérités?
EUTHYPHRON.
Non-seulement celles-là, Socrate, mais beau-
coup d’autres encore, comme je te le disais tout-
à-l'heure, que je t'expliquerai si tu veux, et qui
t'étonneront , sur ma parole. |
SOCRATE.
Je le crois; mais tu me les expliqueras une
autre fois plus à loisir. Présentement, tâche de
m'expliquer un peu plus clairement ce que je
t'ai demandé; car tu n’as pas encore satisfait à
ma question, et ne m'as pas enseigné ce que
c’est que la sainteté : tu m'as dit seulement que
* Pendant les grandes Panathénées, on construisait en
l'honneur de Minerve un vaisseau sacré auquel on attachait
un voile qui représentait les actions de la déesse, tracées à
l'aiguille par des vierges. On roulait d’abord ce vaisseau
jusqu’au temple de Cérès et de là on le montait sur l’Acro-
polis. Le voile était alors détaché du vaisseau et suspendu
à la statue de Minerve, au Parthénon. (Banra. Voyage
d'Anach. ch. 24.)
22 EUTHYPHRON.
le saint , c’est ce que tu fais en accusant ton père
d'homicide.
EUTHYPHRON.
Je t'ai dit la vérité.
SOCRATE.
Peut-être; mais n’ Υ a-t-1l pas beaucoup d’autres
choses que tu appelles saintes ?
EUTHYPHRON.
Sans doute.
SOCRATE.
Souviens-toi donc, je te prie, que ce que je
t'ai demandé, ce n’est pas que tu m’enseignasses
une ou deux choses saintes parmi un grand
nombre d’autres qui le sont aussi : je t'ai prié
de m’ exposer l'idée de la sainteté en elle-même.
Car tu m'as dit toi-même, qu'il y a un seul et
même caractère qui fait que les choses saintes
sont saintes, comme il y en a un qui fait que
l'impiété est toujours impiété : ne t'en souviens-
tu pas?
EUTHYPHRON.
Oui, je m'en souviens.
SOCRATE.
Enseigne-moi donc quelle est cette idée, quel
est ce caractère, afin que l'ayant toujours devant
les yeux, et m'en servant comme du vrai mo-
dèle, je sois en état d'assurer, sur tout ce que
je te verrai faire, à toi ou aux autres, que ce
EUTHYPHRON. 23
qui lui ressemble est saint, et que ce qui ne lui
ressemble pas est impie.
EUTHYPHRON.
Si c'est là ce que tu veux, Socrate, je suis
prêt à te satisfaire.
SOCRATE.
Oui, c’est là ce que je veux.
EUTHYPHRON.
Eh bien! je dis que le saint est ce qui est
agréable aux dieux, et que l’impie est ce qui
leur est désagréable.
SOCRATE.
Fort bien, Euthyphron; tu m’as enfin répondu
précisément comme 16 te l'avais demandé. Si tu
dis vrai, c’est ce que je ne sais pas encore; mais
sans doute tu me convaincras de la vérité de ce
que tu avances.
EUTHYPHRON.
Je t'en réponds.
SOCRATE.
Voyons, examinons bien ce que nous disons.
Une chose sainte, un homme saint, c’est une
chose, c'est un homme qui est agréable aux
dieux : une chose impie, un homme impie, c’est
᾿ un homme, c'est une chose qui leur est désagréa-
ble. Ainsi , le saint et l’impie sont directement
opposés ; n'est-ce pas ?
x
- 24 EUTHYPHRON.
EUTHYPHRON.
Certainement.
| SOCRATE.
Et cela te parait bien dit?
EUTHYPHRON.
Oui. N'est-ce pas ce qui a été dit ?
SOCRATE.
Mais il a été dit aussi que les dieux ont sou-
vent entre eux des inimitiés et des haines, et
qu’ils sont souvent brouillés et divisés ἢ
EUTHYPHRON.
Et je m’en tiens à mes paroles.
SOCRATE.
Examinons donc sur quoi peut rouler cette
différence de sentimens qui produit entre eux
ces inimitiés et ces haines. Si nous disputions
ensemble sur deux nombres pour savoir lequel
est le plus grand, ce différend nous rendrait-il
ennemis, et nous armerait-il l’un contre l’autre?
Et en nous mettant à compter , ne serions-nous
pas bientôt d'accord? |
EUTHYPHRON.
Cela est sûr.
| SOERATE.
Et st nous disputions sur les différentes gran-
deurs des corps, né nous mettrions-nous pas à
mesurer , ét cela ne finirait-il pas sur-le-champ
notre dispute ?
EUTHYPHRON. 25
EUTHYPHRON.
Sur-le-champ.
SOCRATE.
Et si nous contestions sur la pesanteur, notre
différend ne serait-il pas bientôt terminé par le
moyen d’une balance ?
EUTHYPHRON.
Sans difficulté.
SOCRATE.
Qu'y a-t-il donc, Euthyphron, qui puisse nous
rendre ennemis irréconciliables, si nous venions
à en disputer sans avoir de règle fixe à laquelle
nous puissions avoir recours? Peut-être ne te
vient-il présentement aucune de ces choses-là
dans l'esprit : je vais donc t'en proposer quelques-
unes. Vois un peu si par hasard ce ne serait pas le
juste et l’injuste, l’honnéte et le déshonnète, le
bien et le mal. Ne sont-ce pas là les choses sur
lesquelles, faute d’une régle suffisante pour nous
mettre d'accord dans nos différens, nous nous
jetons dans des inimitiés déplorables? Et quand
je dis nous, j'entends tous les hommes.
| EUTHYPHRON.
En effet, voilà bien la cause de toutes nos
querelles.
SOCRATE.
Et s’il est vrai que les dieux soient en diffé-
26 EUTHYPHRON.
rend sur certaines choses, ne faut-il pas que ce
soit sur quelqu’une de celles-là ἢ
EUTHYPHRON.
Nécessarrement.
νος SOCRATE.
Ainsi donc, selon toi, sage Euthyphron, les
dieux sont divisés sur le juste et l’injuste, sur
l’honnète et le déshonnêéte, sur le bien et le mal ?
Car ils ne peuvent avoir aucun autre sujet de
dispute; n'est-ce pas? |
| EUTHYPHRON.
Fort bien dit.
SOCRATE.
Et les choses que chacun des dieux trouve
honnêtes, bonnes et justes, 1] les aime, et 1]
hait leurs contraires ?
EUTHYPHRON.
Oui.
SOCRATE.
Et, selon toi, une même chose paraît juste
aux uns et injuste aux autres, et c’est là la source
de leurs discordes et de leurs guerres ; n'est-ce
pas?
EUTHYPHRON.
Sans doute.
| SOCRATE.
- ἢ suit de là qu’une même chose est aimée et
EUTHYPHRON. 27
haïe des dieux ; qu’elle leur est en même temps
agréable et désagréable.
EUTHYPHRON.
À ce qu'il semble.
SOCRATE.
D'après ce raisonnement le saint et l’impie
sont donc la même chose.
EUTHYPHRON.
Cela paurrait bien être.
SOCRATE.
Mais alors, tu n'as pas satisfait à ma question,
admirable Euthyphron; car je ne te demandais
pas ce qui est tout à la fois saint et impie, tan-
dis qu’ici, à ce qu’il parait, ce qui plaît aux dieux
peut aussi leur déplaire, de manière qu’en pour-
suivant la punition de ton père, mon cher Euthy-
phron, tu plairas à Jupiter, et déplairas à Cœlus
_et à Saturne; tu seras agréable à Vulcain, et dés-
agréable à Junon, et ainsi des autres dieux qui
ne seront pas du même sentiment sur ton action.
ŒEUTHYPHRON.
Mais je pense, Socrate, qu’il n’y a point sur
cela de dispute entre les dieux, et qu'aucun
d'eux ne prétend qu'on laisse mmpuni celui qui
a commis injustement un meurtre.
SOCRATE. ες
Y at-il donc un homme qui le prétende ? En
as-tu jamais vu qui ait osé mettre ‘en question,
28 EUTHYPHRON.
si celui qui a tué quelqu'un injustement ou com-
mis toute autre injustice, doit en être puni?
___ EUTHYPHRON.
On ne voit partout autre chose; on n'entend
dans les tribunaux que des gens qui, ayant com-
mis mille injustices, disent et font tout ce qu'ils
peuvent pour en éviter la punition.
SOCRATE.
Mais ces gens-là, Euthyphron, avouent-ils qu’ils
aient commis ces injustices, ou, l’avouant, sou-
tiennent-1ls qu'ils ne doivent pas en être punis?
EUTHYPHRON.
Non pas, il est vrai.
SOCRATE.
Ils ne disent et ne font donc pas tout ce qu'ils
peuvent; car 115 n'osent soutenir, ni même mettre
en question, que, leur injustice étant avérée, ils
ne doivent pas être punis; seulement ils pré-
tendent n'avoir commis aucune injustice : n'est-il
pas vrai? |
EUTHYPHRON.
J'en conviens.
SOCRATE.
Ils ne mettent donc pas en question si celui
qui est coupable d’une injustice doit en porter
la peine. L’unique sujet du débat est de savoir
qui ἃ commis l'injustice, comment, et en quelle
OCCasion.
EUTHYPHRON. ‘29
EUTHYPHRON.
Cela est certain.
SOCRATE.
La même chose n’arrive-t-elle pas dans le ciel,
si, comme tu le dis, les dieux sont en différent
sur le juste et sur l’injuste? Les uns ne sou-
tiennent-ils pas que les autres sont injustes? Et
ces derniers n'assurent-ils pas le contraire ? Car
mi dieu, ni homme, n'oserait prétendre que ce-
lui qui fait une injustice ne doit pas en être puni.
EUTHYPHRON. |
Tout ce que tu dis là est vrai, Socrate, au
moins en général.
SOCRATE.
Dis aussi en particulier ; car c’est sur des ac-
tions particulières que l’on dispute, hommes ou
dieux : si donc les dieux disputent sur quelque
chose , ce doit être sur quelque chose de parti-
culier ; les uns doivent dire que telle action est
juste, les autres qu'elle est injuste. N'est-ce pas?
| EUTHYPHRON.
Assurément.
| SOCRATE.
Viens donc, cher Euthyphron, pour mon in-
struction particulière; apprends-moi quelle
preuve certaine tu as que les dieux ont tous dés-
approuvé la mort de ton fermier, qui, après
avoir 51 brutalement assommé son camarade,
À
30 EUTHYPHRON.
mis aux fers par le maître de celui qu'il avait tué,
y est mort lui-même avant que ton père eüt pu
recevoir d'Athènes la réponse qu'il attendait :
montre-moi qu'en cette rencontre, c'est une
action pieuse et Juste, qu’un fils accuse son père
d’homicide, et qu'il en poursuive la punition ; et
tâche de me prouver, mais d’une manière nette
et claire, que tous les dieux approuvent l’ac-
tion de ce fils. Si tu le fais, je ne cesserai, pen-
dant toute ma vie, de célébrer ton habileté.
| EUTHYPHRON.
Cela n'est peut-être pas une petite affaire,
Socrate; non que je ne sois en état de te le
prouver très - clairement.
SOCRATE.
J'entends : tu me crois la tête plus dure qu'à
tes juges; car, pour eux, tu leur prouveras
bien que ton fermier est mort injustement, et
que tous les dieux désapprouvent l’action de
ton père. |
EUTHYPHRON.
Oui, pourvu qu'ils veuillent m'écouter.
SOCRATE. |
. Oh"ils ne manqueront pas de t’écouter, pourvu
que tu leur fasses de beaux discours. Mais voici
une réflexion que je fais pendant que tu me
_ parles; je me dis en moi-même : Quand Eu-
thyphron me prouverait que tous les dieux trou-
EUTHYPHRON. 31
vent la mort de son fermier injuste, Euthyphron
m'aurait-1l mieux appris ce que c’est que le
saint et l'impie? La mort de ce fermier ἃ déplu
aux dieux, à ce qu'il prétend, je le veux; mais
ce n'est pas là une définition du saint et de son
contraire, puisque les dieux sont partagés, et
que ce qui est désagréable aux uns est agréable
aux autres. Que tous les dieux trouvent injuste
l'action de ton père, qu'ils l’abhorrent tous,
soit; Je l'accorde, mais alors corrigeons un peu
notre définition, Je te prie, et disons : Ce qui
est désagréable à tous les dieux est impie, ce
qui est agréable à tous les dieux est saint, et
ce qui est agréable aux uns et désagréable aux
autres, n'est ni saint ni impie, ou l’un et l’autre
en même temps. Veux-tu que nous nous en te-
nions à cette définition du saint et de l’impie?
EUTHYPHRON.
Qui en empêche, Socrate ? .
| SOCRATE.
Ce n’est pas moi; mais vois toi-même si cela
te convient, et si sur ce principe tu m’ensei-
gneras mieux ce que tu m'as promis.
EUTHYPHRON.
Pour moi, je ne ferais pas difficulté d'admettre
que le saint est ce qui est agréable à tous les
_ dieux; et l'impie, ce qui leur est désagréable à
tous.
3a EUTHYPHRON.
SOCRATE.
Examinerons-nous cette définition pour voir
si elle est vraie , ou la recevrons-nous sans autre
façon, et aurons-nous ce respect pour nous et
pour les autres, que nous donnions les mains
à toutes nos imaginations, et qu'il suffise qu’un
homme assure qu’une chose est, pour la croire;
ou faut-il bien examiner ce qu’on dit?
EUTHYPHRON. |
Il faut l’examiner ; mais je suis certain que,
pour cette fois, ce que nous venons d'établir est
inattaquable. ,
| SOCRATE,
C'est ce que nous allons voir tout-à-l’heure;
essayons. Le saint est-il aimé des dieux parce
qu'il est saint, ou est-il saint parce qu il est aimé
des dieux?
EUTHYPHRON.
Je n’entends pas bien ce que tu dis là, So-
craie.
SOCRATE.
Je vais tâcher de m'expliquer. Ne disons-nous
pas qu'une chose est pottée, et qu’une chose
porte? qu’une chose est vue, et qu’une chose
voit? qu’une chose est poussée, et qu’une chose
pousse? Comprends-tu que toutes ces choses
diffèrent, et en quoi elles diffèrent ?
EUTHYPHRON.
1] me semble que je le comprends.
EUTHYPHRON. 33
SOCRATE.
Ainsi la chose aimée est différente de celle qui
aime ?
EUTHYPHRON.
_ Belle demande!”
SOCRATE.
Et, dis-moi, la chose portée est-elle portée,
parce qu'on la porte, ou par quelque autre
raison ? |
EUTHYPHRON.
Par aucune autre raison , sinon qu'on la porte.
SOCRATE.
Et la chose poussée est poussée parce qu’on
la pousse, et la chose vue est vue parce qu'on
la voit ?
EUTHYPHRON.
Assurément.
SOCRATE.
Il n’est donc pas vrai qu'on voit une chose
parce qu'elle est vue; mais, au contraire, elle
est vue parce qu'on la voit. Il n’est pas vrai
qu’on pousse une chose parce qu’elle est pous-
sée; mais elle est poussée parce qu’on la pousse.
Il n’est pas vrai qu'on porte une chose parce
qu’elle est portée; mais elle est portée parce
qu’on la porte : cela est-il assez clair? Entends-
tu bien ce que je veux dire ? Je veux dire qu'on
ne fait pas une chose parce qu’elle est faite,
1. 3
34. EUTHYPHRON.
mais qu’elle est faite parce qu’on la fait; que ce
qui pâtit ne pâtit pas parce qu'il est pâtissant,
mais qu'il est pâtissant parce qu'il pâtit. N'est-ce
pas ?
| EUTHYPHRON.
Qui en doute?
| SOCRATE.
Étre aimé n'est-ce pas aussi un fait, ou une
manière de pâtir? |
EUTHYPHRON.
Out.
| τ SOCRATE.
Et n'en est-il pas de ce qui est aimé comme
de tout le reste? ce n’est pas parce qu'il est aimé
qu’on l'aime ; mais c’est parce qu’on l’aime qu'il
est aimé. | |
EUTHYPHRON.
Cela est plus clair que le jour.
SOCRATE.
Que dirons-nous donc du saint, mon cher
Euthyphron ἢ Tous les dieux ne l’aiment-ils pas,
selon toi ?
EUTHYPHRON.
Oui, sans doute.
| © SOCRATE.
Est-ce parce qu'il est saint, ou par quelque
autre raison ?
EUTHYPHRON. |
Par aucune autre raison, sinon qu'il est saint.
EUTHYPHRON. | 35
SOCRATE.
Ainsi donc, ils l’aiment parce qu'il est saint;
mais 1] n’est pas-saint parce qu'ils l’aiment.
EUTHYPHRON.
Il paraît.
SOCRATE.
D'un autre côté, ce qui est aimable aux dieux
est aimable aux dieux, est aimé des dieux, parce
que les dieux l’aiment ?
EUTHYPHRON.
Qui peut le nier?
_ SOCRATE.
Il suit de là, cher Euthyphron, qu'être aima-
ble aux dieux, et être saint, sont choses fort
différentes.
- EUTHYPHRON.
Comment, Socrate ?
SOCRATE.
Oui, puisque nous sommes tombés d'accord
que les dieux aiment le saint parce qu'il est
saint, et qu'il n’est pas saint parce qu'ils l’aiment.
N’en sommes-nous pas convenus ?
EUTHYPHRON.
‘Je l'avoue.
SOCRATE.
Et qu’au contraire, ce qui est aimable aux
dieux n’est tel que parce que les dieux l’aiment,
par le fait même de leur amour; et que les dieux
* | 3.
36 EUTHYPHRON.
ne l’aiment point parce qu'il est aimable aux
dieux. |
EUTHYPHRON.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Or, mon cher Euthyphron, si être aimable
aux dieux et être saint étaient La même chose,
comme le saint n'est aimé que parce quil est
saint , il s'ensuivrait que ce qui est aimable aux
dieux serait aimé des dieux par l'énergie de sa
propre nature; et, comme ce qui est aimable
aux dieux n’est aimé des dieux que parce qu’ils
l’aiment , 1} serait vrai de dire que le saint n’est
saint que parce qu'il est aimé des dieux. Tu vois
donc bien qu'être aimable aux dieux et étre
saint ne se ressemblent guère : car l’un n’a d’au-
tres titres à l'amour des dieux que cet amour
même ; l’autre possède cet. amour parce qu’il y
a des titres. Ainsi, mon cher Euthyphron, quand
‘Je te demandais ce que c’est précisément que le
saint, tu n’as pas voulu sans doute m'expliquer
son essence, et tu [65 contenté de m'indiquer
une de ses propriétés, qui est d’être aimé de tous
les dieux. Mais quelle est la nature même de la
sainteté ? C’est ce que tu ne m'as pas encore dit.
Si donc tu l'as pour agréable, je t'en conjure,
ne m'en fais pas un secret ; et, commençant
enfin par le commencement, apprends-moi ce
Lé
EUTHYPHRON. 37
que c'est que le saint, qu'il soit aimé des dieux
ou quelque autre chose qui lui arrive; car, sur
cela, nous n’aurons pas de dispute. Allons, dis-
moi franchement ce que c’est que le saint et
l'impie.
EUTHYPHRON.
Mais, Socrate, je ne sais comment t’expliquer
ce que je pense; car tout ce que nous établis-
sons semble tourner autour de nous, et ne vou-
loir pas tenir en place.
| SOCRATE.
Euthyphron , tes principes ressemblent assez
aux figures de Dédale, mon aïeul "ἡ. Si c'était
moi qui eusse mis en avant ces principes, tu
n'aurais pas manqué de me dire que je tiens de
lui cette belle qualité de faire des ouvrages qui
s’enfuient , et ne veulent pas demeurer en place.
Malheureusement c'est toi qui es ici l’ouvrier.
Il faut donc que je cherche d’autres railleries ;
car certainement tes principes t’échappent, et
_ tu t’en aperçois bien toi-même.
EUTHYPHRON.
Pour moi, Socrate, je n’ai pas besoin de cher-
* Voyez, sur les statues mobiles de Dédale, la fin du
Ménon. — Dans le premier Alcibiade, Socrate appelle aussi
Dédale son aïeul, vraisemblablement parce qu’il était d’une
famille de sculpteurs et sculpteur lui-même.
. 38 EUTHYPHRON.
cher d’autres railleries, car ce n’est pas moi qui
inspire à nos raisonnemens cette instabilité qui
les fait changer à tout moment; c’est toi qui me
parais le vrai Dédale. S'il n’y avait que moi, nos
principes ne remueralent pas.
| SOCRATE.
Je suis donc plus habile dans mon art que
n’était Dédale ; il ne savait donner cette mobi-
lité qu’à ses propres ouvrages, au lieu que je
la donne, à ce qu’il me parait, non-seulement
aux miens, mais à ceux des autres : et ce qu'il
y ἃ d’admirable, c’est que je suis habile malgré
moi, car J'aimerais incomparablement mieux des
principes fixes et inébranlables que l’habileté
de mon aïeul avec les trésors de Tantale. Mais
voilà assez raillé : puisque tu crains si fort la
peine, 16 veux aller à ton secours, et te mon-
trer comment tu pourras me conduire à la con-
naissance de ce qui est saint, et ne pas me lais-
ser en route. Vois un peu s’il ne te semble pas
d’une nécessité absolue que tout ce qui est saint
Soit Juste.
EUTHYPHRON.
Cela ne se peut autrement.
SOCRATE
Tout ce qui est juste te paraît-il saint, ou tout
ce qui est saint te paraît-il juste? ou crois-tu
que ce qui est juste n’est pas toujours saint,
EUTHYPHRON. 30
mais seulement qu’il y ἃ des choses justes qui
sont saintès, et d’autres qui ne le sont pas?
EUTHYPHRON.
Je ne te suis pas bien, Socrate.
SOCRATE.
Cependant tu as sur moi deux grands avan-
tages , la jeunesse et l'habileté : mais, comme je
te le disais tout-à-l’heure, bienheureux Euthy-
phron, tu te reposes dans ta sagesse. Je t'en
prie, secoue cette mollesse; ce que je te dis n’est
pas bien difficile à entendre, c’est tout simple-
ment le contraire de ce qu’avance un poëte :
Tu n’oses pas chanter Jupiter, qui a créé et ordonné
cet univers : la honte est compagne de la peur *.
Je ne suis point du tout d’accord avec ce poëte :
te dirai-je en quoi?
EUTHYPHRON.
Oui, tu m'obligeras.
SOCRATE.
Π ne me parait point du tout vrai que la honte
accompagne toujours la peur; car il me semble
qu'on voit tous les jours des gens qui craignent
les maladies et la pauvreté, et beaucoup d’autres
* L'auteur, quel qu’il soit, des Chants Cypriens ; l'o-
pinion la plus générale attribue ces chants à Stasinus, de
Cypre.
4o _ EUTHYPHRON.
choses , et qui cependant n’ont aucune honte de
ce qu’ils craignent. N’es-tu pas de cet avis?
EUTHYPHRON.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Au contraire, la peur suit toujours la honte ;
car y at-il un homme à qui le sentiment d’une
action honteuse ne fasse craindre la mauvaise
réputation, qui en est la suite ?
EUTHYPHRON.
Assurément, pas un.
SOCRATE. |
Il n'est donc pas vrai de dire : La honte est
compagne de la peur; mais il faut dire: La peur
est compagne de la honte; car il est faux que
la honte se trouve partout où est la peur : la
peur a plus d’étendue que la honte. La honte est
à la peur ce que l’impair est au nombre. Partout
où il y a un nombre, [à ne se trouve pas néces-
sairement l'impair; mais partout où est l’impair,
là se trouve nécessairement un nombre. M'en-
tends-tu présentement ?
EUTHYPHRON.
Fort bien.
SOCRATE.
Eh bien! c’est ce que je te demandais tout-à-
l'heure, si le saint et le juste marchent toujours
ensemble ; ou si partout où est le saint, là
EUTHYPHRON. ήιϊ
se trouve aussi le juste, tandis que le saint ne
se trouve pas toujours où est le juste, le saint
n'étant qu'une partie du juste. Poserons-nous
cela pour principe, ou es-tu d’un autre sen-
_timent?
EUTHYPHRON.
Non; il me semble que ce principe ne peut
être contesté. |
SOCRATE.
Prends garde à ce qui va suivre. Si le saint
est une partie du juste, il faut que nous trou-
vions quelle partie du juste c’est que le saint;
comme si tu me demandais quel nombre c’est
précisément que le pair, je te répondrais que
C’est le nombre qui se divise en deux parties
égales. Ne le crois-tu pas comme moi? |
| EUTHYPHRON.
Sans doute. |
SOCRATE.
Essaie donc aussi de m’apprendre quelle par-
tie du juste c’est que le saint, afin que je signi-
fie à Mélitus qu'il n'ait plus à m'accuser d'im-
piété, moi qui ai parfaitement appris de toi ce
que c'est que la piété et la sainteté, et leurs
contraires.
EUTHYPHRON.
Pour moi, Socrate, il me semble, que la
sainteté est cette partie du juste qui concerne
4a EUTHYPHRON.
les soins que l’homme doit aux dieux, et que
toutes les autres parties du juste regardent les
soins que les hommes se doivent les uns aux
autres.
SOCRATE.
À merveille, Euthyphron; cependant ilme man-
que encore quelque petite chose : je ne com-
prends pas bien ce que tu entends par des soins
que les hommes doivent aux dieux. Certaine-
ment tu ne veux pas parler de soins semblables
à ceux qu’on prend d’autres choses? Par exem-
ple, nous disons tous les jours qu’il n’y a que
le cavalier qui sache prendre soin d’un cheval;
n'est-ce pas ?
EUTHYPHRON.
Oui, sans doute.
SOCRATE.
Le soin des chevaux regarde donc l’art du ca-
valier ?
EUTHYPHRON.
Assurément.
SOCRATE.
Et tous les hommes ne sont pas propres à
avoir soin des chiens ; il n’y a que le chasseur.
EUTHYPHRON.
Il n’y a que lu.
| SOCRATE.
Ainsi l'emploi du chasseur est le soin des
chiens ?
EUTHYPHRON. 43
EUTHYPHRON.
Sans difficulté.
SOCRATE.
Et celui du bouvier, le soin des bœufs ? .
EUTHYPHRON.,
Oui.
SOCRATE.
Et celui de la sainteté, le soin des dieux;
n'est-ce pas ce que tu dis?
EUTHYPHRON.
Précisément.
SOCRATE.
Tout soin n’a-t-il pas pour but le bien et l’u-
ülité de qui en est l’objet? Ne vois-tu pas que
les chevaux dont un habile cavalier prend soin,
y gagnent ?
EUTHYPHRON.
Oui.
| SOCRATE.
N’en est-il pas ainsi des chiens et des bœufs,
sous la main du chasseur et du bouvier? et n’en
est-il pas ainsi de tout? Ou peux-tu croire que
les soins qu’on prend d’une chose tendent à son
préjudice ?
EUTHYPHRON.
Non, par Jupiter.
SOCRATE.
Ils tendent donc à son profit ?
4% EUTHYPHRON.
EUTHYPHRON.
Assurément.
τ SOCRATE.
La sainteté, étant le soin des dieux, tend donc
à leur utilité, et leur profite. Mais, dis-moi,
oserais-tu avancer que, lorsque tu fais une ac-
tion sainte, elle profite à quelqu'un des dieux?
EUTHYPHRON.
Non, par Jupiter.
SOCRATE.
Je ne crois pas non plus que ce soit ta pen-
sée; j'en suis bien éloigné: c’est aussi pourquoi je te
demandais de quel soin des dieux tu veux par-
ler, bien persuadé que ce n’est pas de celui-là.
EUTHYPHRON.
Tu me rends justice, Socrate.
| SOCRATE.
_ Très-bien; mais quel soin n des dieux est-ce donc
que la sainteté ?
EUTHYPHRON.
Celui, Socrate, que les serviteurs ont de leurs
maîtres.
SOCRATE.
J'entends; la sainteté serait comme la servante
des dieux.
EUTHYPHRON.
C'est cela.
EUTHYPHRON. 45
SOCRATE.
Pourrais-tu me dire à quoi l’art du médecin
lui sert? N'est-ce pas à guérir ἢ
. EUTHYPHRON.
Oui.
SOCRATE.
Et l’art du charpentier à quoi lui sert-il?
EUTHYPHRON.
À construire des vaisseaux.
SOCRATE.
Et l'art de l'architecte , n'est-ce pas à bâtir des
maisons ?
EUTHYPHRON.
Assurément. .
SOCRATE.
Dis-moi donc maintenant, mon cher Euthy-
phron, à quoi peut servir la sainteté? Car il est
bien sûr que tu le sais, puisque tu dis que tu
connais les choses divines mieux que personne.
EUTHYPHRON.
Et je dis la vérité, Socrate.
SOCRATE.,
Dis-moi donc, au nom de Jupiter, que font
les dieux de si beau, à l’aide de notre piété?
EUTHYPHRON.
Bien des choses, et très-belles.
SOCRATE.
Les généraux aussi; cependant il en est une
46 EUTHYPHRON.
principale qui frappe tout le monde , c’est la vic-
toire qu’ils remportent dans les combats : n'est-il
pas vrai? ΝΣ
EUTHYPHRON.
Très-vrai.
SOCRATE.
Les laboureurs aussi font beaucoup de belles
choses; mais la principale, c'est de nourrir les
hommes.
EUTHYPHRON.
J'en conviens.
SOCRATE.
Eh bien! de toutes les belles choses que font
les dieux parele ministère de notre sainteté,
quelle est la principale?
EUTHYPHRON.
Je te disais, il n’y a qu'un instant, Socrate,
qu’il n’est pas si facile de t’expliquer tout cela
exactement. Ce que Je puis te dire en général,
c’est que la sainteté consiste à se rendre les dieux
favorables par ses prières et ses sacrifices, et
qu'ainsi elle conserve les familles et les cités ;
que l’impiété consiste à faire le contraire, et
qu’elle perd et ruine tout.
SOCRATE.
En vérité, Euthyphron, si tu l’avais voulu, en
moms de paroles tu aurais pu me dire ce que je
te demande; mais il est aisé de voir que tu n’as
EUTHYPHRON. 47
pas envie de m'instruire; car tout-à-l’heure j'é-
tais près de te saisir, et voilà que tout d’un
coup tu m'échappes. Encore un mot, et j'allais
savoir. ce que c'est que la sainteté. Présentement
donc, car 1l faut bien que celui qui interroge
suive celui qui est interrogé, ne dis-tu pas que
la sainteté est l’art de sacrifier et de prier?
EUTHYPHRON.
Oui, je te le dis.
| SOCRATE.
Sacrifier, c’est donner aux dieux; prier, c’est
leur demander.
EUTHYPHRON.
Fort bien, Socrate.
| SOCRATE.
De ce principe il suivrait que la sainteté est
la science de donner et de demander aux dieux.
EUTHYPHRON.
Tu as parfaitement compris ma pensée, So-
crate.
SOCRATE.
. C'est que je suis amoureux de ta sagesse, et
que je m'y applique tout entier. Ne crains pas
. que je laisse tomber une seule de tes paroles.
Dis-moi donc quel est l’art de servir les dieux?
C’est, selon toi, l’art de leur donner et de leur
demander ?
48 EUTHYPHRON.
EUTHYPHRON.
Comme tu dis.
SOCRATE.
Pour bien demander, ne faut-il pas leur de-
mander des choses que nous avons besoin de
recevoir d'eux ?
EUTHYPHRON.
Rien de plus vrai.
SOCRATE.
Et pour bien donner, ne faut-il pas leur don-
ner en échange les choses qu’ils ont besoin de
recevoir de nous? Car il ne serait pas fort ha-
bile de donner à quelqu'un ce dont il n'aurait
aucun besoin.
EUTHYPHRON.
On ne saurait mieux parler.
SOCRATE.
La sainteté, mon cher Euthyphron, est donc
une espèce de trafic entre les dieux et les hommes?
EUTHYPHRON.
Un trafic, si tu veux Vappeler ainsi.
| SOCRATE. |
Je ne le veux pas, si ce n’en est pas un réelle-
ment; mais, dis-moi, quelle utilité les dieux
reçoivent-1ils des présens que nous leur faisons ἢ
Car l'utilité que nous tirons d’eux est sensible,
puisque nous n'avons rien qui ne vienne de
leur libéralité. Mais de quelle utilité sont aux
EUTHYPHRON. 49
dieux nos offrandes? Sommes-nous si. habiles
dans ce commerce, que nous en tirions seuls
tous les profits ?
EUTHYPHRON.
Pensestu donc, Socrate ,. que les dieux puis-
sent jamais tirer aucune utilité des choses qu'ils
reçoivent de nous ?
SOCRATE.
Alors, Euthyphron, à quoi servent toutes nos
offrandes ?
| EUTHYPHRON. |
Elles servent .à leur marquer notre respect,
et, comme Je te le disais tout-à-l’heure, l'envie
que nous avons de nous les rendre favorables.
SOCRATE.
Ainsi maintenant le saint a la faveur des dieux,
mais il ne leur est plus utile, et 1] n’en est plus
aimé.
EUTHYPHRON.
Comment! Il en est aimé par-dessus tout , se-
lon moi. |
SOCRATE.
Le saint est donc ce qui est aimé des dieux ?
| -EUTHYPHRON.
. Oui, par-dessus tout.
SOCRATE.
Et en me parlant ainsi, tu t’étonnes que tes
discours soient si mobiles! et tu. oses m’accuser
I. 4
5o EUTHYPHRON.
d’être le Dédale qui leur donne ce mouvement
continuel, toi, incomparable Euthyphron, mille
fois plus adroit que Dédale, puisque tu sais
mème les faire tourner en cercle! Car ne t’a-
perçois-tu pas qu'après avoir fait mille tours ,
ils reviennent sur eux-mêmes? Ne te souvient-il
pas qu'être saint et être aimable aux dieux ne
nous ont pas paru tantôt la même chose? Ne t'en
souvient-1l pas?
EUTHYPHRON.
Je m'en souviens. :
- SOCRATE.
Eh! ne vois-tu pas que tu dis présentement
que le saint est ce qui est aimé des dieux? Ce
qui est aimé des dieux, n'est-ce pas ce qui est
aimable à leurs yeux ?
EUTHYPHRON.
Assurément.
SOCRATE. |
De deux choses l’une: ou nous avons eu tort
. d'admettre ce que nous avons admis; ou, si nous
avons bien fait, nous tombons maintenant dans
une définition fausse.
| EUTHYPHRON.
J'en ai peur.
SOCRATE.
Il faut donc que nous recommencions tout
de nouveau à chercher ce que c’est que la sain-
EUTHYPHRON. ÿr
teté; car je ne me découragerai point jusqu’à ce
que tu me l’aies appris. Ne me dédaigne point, je
t'en prie, et recueille tout ton esprit pour m’ap-
prendre la vérité: tu la sais mieux qu’homme
du monde; aussi suis-je décidé à m’attacher à
toi, comme à Protée, et à ne point te lâcher que
tu n’aies parlé; car si tu n'avais une connais-
sance parfaite de ce que c’est que le saint et
l'impie, sans doute tu n’aurais jamais entrepris,
pour un mercenaire, de mettre en justice et
d’accuser d’homicide ton vieux père, et tu te
serais arrêté, de peur de mal faire, par crainte
des dieux et respect pour les hommes. Ainsi, je
ne puis douter que tu ne penses savoir au plus
juste ce que c’est que la sainteté et son contraire:
apprends-le-moi donc, très-excellent Euthy-
phron, et ne me cache pas ton opinion.
EUTHYPHRON.
Ce sera pour une autre fois, Socrate; car main-
tenant je suis pressé, et il est temps que je te
quitte.
SOCRATE.
Que faistu, cher Euthyphron? Tu me perds
en partant si vite; tu m’enlèves l'espérance dont
je m'étais flatté, l'espérance d'apprendre de toi
ce que c'est que la sainteté et son contraire, et
de faire ma paix avec Mélitus, en l’assurant qu'Eu-
* 4.
5a EUTHYPHRON.
thyphron m'a converti; que l'ignorance ne me
portera plus à innover sur les choses divines, et
qu'à l'avenir 76 serai plus sage .
* Selon Diogène Laërce, Euthyphron aurait profité de
cette conversation, et abandonné ses poursuites contre son
père. (D106. Lazar. IT, ch. 29.)
APOLOGIE
DE SOCRATE.
LR LVL VOLE LR LR LA RAR DATI να,
ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
L'uccusarion intentée à Socrate, telle
qu'elle existait encore, au second siècle de
l'ère chrétienne, à Athènes, dans le temple
de Cybèle, au rapport de Phavorinus, cité
par Diogène Laërce, reposait sur ces deux
chefs : 1° que Socrate ne croyait pas à la
religion de l'état; 2° qu'il corrompait la
jeunesse, c'est-à-dire, évidemment, qu'il
instruisait la jeunesse à ne pas croire à la
religion de l'état.
Or l’Apologie de Socrate ne répond d’une
maniere satisfaisante ni à l’un ni à l’autre
de ces deux chefs d'accusation. Au lieu de
déclarer qu'il croit à la religion établie, So-
crate prouve qu'il n’est pas athée; au lieu
56 ARGUMENT.
de faire voir qu'il n'instruit pas la jeunesse
à douter des dogmes consacrés par la loi,
il proteste qu’il lui a toujours enseigné une
morale pure. Comme plaidoyer, comme dé-
fense régulière, on ne peut nier que l'Apo-
logie de Socrate ne soit très-faible.
C'est qu'elle ne pouvait guere ne pas l'être,
que l'accusation était fondée, et qu'en effet,
dans un ordre de choses dont la base est
une religion d'état, on ne peut penser,
comme Socrate, de cette religion, et publier
ce qu'on en pense, sans nuire à cette reli-
gion, et par conséquent sans troubler l'état,
et provoquer, à la longue, une révolution;
et la preuve en est, que deux siècles plus
tard, quand cette révolution éclata, ses plus
zélés partisans, dans leurs plus violentes
attaques contre le paganisme, n’ont fait que
répéter les argumens de Socrate dans l’Eu-
thyphron. On peut l’ayouer aujourd’hui, So-
crate ne s'élève tant comme philosophe que
A
précisément à condition d'être coupable
ARGUMENT. 57
comme citoyen, à prendre ce titre et les
devoirs qu’il impose dans le sens étroit et
selon l'esprit de l'antiquité. Lui-même con-
naissait si bien sa situation qu'au commen-
cement de l'Apologie il déclare qu'il ne se
défend que pour obéir à la loi.
Quel est donc le but direct, l'effet réel
de l'Apologie de Socrate?
C'est de montrer sous son vrai point de
vue le caractère de Socrate, et d'expliquer
le mystère de la singulière -destinée qu'il
s'était faite à Athènes , en dehors de la vie
commune , ne:prenant aucune part aux
affaires publiques, négligeant les siennes,
et n'ayant d'autre occupation que de pro-
poser des questions à tout le monde. L'ex-
plication de ce mystère est une «mission
supérieure dont Socrate se croit charge. Il
croit qu’il est appelé à rendre les hommes
meilleurs, à démasquer la fausse sagesse, à
humilier l'orgueil de l'esprit devant le bon
sens et la vertu, à ramener la raison hu-
58 ARGUMENT.
maine de la recherche ambitieuse d’un sa-
voir chimérique et vain, au sentiment de
sa faiblesse, à l'étude et à la pratique des
vérités morales. Telle est la mission que
Socrate a recue; elle domine à ses yeux
tous les devoirs et les intérêts ordinaires;
cest pour elle qu'il a soulevé contre lui
tant d'ennemis puissans intéressés au main-
tien des préjugés qu'il combattait; c'est elle
qui le fait comparaître devant le tribunal;
et, plutôt que de l'abandonner, il déclare
qu’il est prêt à la sceller de son sang.
Il ÿ a plus; on voit qu'il a reconnu la
nécessité de sa mort. Il dit expressément
qu’il ne servirait à rien de l'absoudre, parce
qu’il est décidé à mériter de nouveau l’ac-
cusation maintenant portée contre lui; que
l'exil même ne peut le sauver, ses prin-
cipes, qu’il n’abandonnera jamais, et sa mis-
sion, quil poursuivra partout, devant le
mettre toujours et partout dans la situa-
tion où il est; qu'enfin il est inutile de
ARGUMENT. 59
reculer devant: la nécessité, qu'il faut que
sa destinée s'accomplisse, et que sa mort
est venue.
Socrate avait raison : sa mort était forcée,
et le résultat inévitable de la lutte qu'il
avait engagée contre le dogmatisme reli-
gieux et la fausse sagesse de son temps.
C'est l'esprit de ce temps, et non pas Anytus
ni l’Aréopage, qui a mis en cause et con-
damné Socrate. Anytus, il faut le dire, était
un citoyen recommandable; l'Aréopage un
tribunal équitable et modéré; et, s'il fallait
sétonner de quelque chose, ce serait que
Socrate ait été accusé si tard, et qu’il n'ait
pas été condamné à une plus forte majorité.
98
ΜΝΑΙ͂, ΑΒ R VAR VAR LR SALLE VAR LR.
APOLOGIE
DE SOCRATE
SOCRAT E.
Ja Ἑ ne sais, Athémens, quelle impression mes
accusateurs ont faite sur vous. Pour moi, en les
entendant, peu s’en est fallu que je ne me mé-
connusse moi-même , tant ils ont parlé d’une ma-
nière persuasive; et cependant, à parler fran-
. ‘chement, ils n'ont pas dit un mot qui soit vé-
ritable.
‘Mais, parmi tous les mensonges qu'ils ont dé-
Dités, ce qui m'a le plus surpris, c’est lorsqu'ils
vous ont recommandé de vous béen tenir en
garde contre mon éloquence; car, de n’avoir
pas craint la honte du démenti que je vais leur
donner tout-à-l'heure, en faisant voir que je ne
Là
»"
»"
? ΄ .#?
ὍΝ
Ne
᾿
62 APOLOGIE
suis point du tout éloquent, voilà ce qui m'a
paru le comble de l’impudence, à moins qu'ils
n’appellent éloquent celui qui dit. la vérité. Si
c'est là ce qu'ils veulent dire, j'avoue alors que
| je suis un habile orateur, mais non pas à leur
το 1 manière; car, encore une fois, ils n’ont pas dit
. | un mot qui soit véritable ; et de ma bouche vous
Lu Ὁ | entendrez la la vérité toute entière, non pas, il
| est vrai, Athéniens, dans des discours étudiés,
| comme ceux de mes adversaires, et brillans de
tous les artifices du langage, mais au contraire
dans les termes qui se présenteront à moi les
ὶ premiers ; . en effet, j'ai la confiance que Je. ne
ΝΕ | dirai rien qui : ne soit juste. Ainsi que personne
| : Le n’attende de moi autre chose. Vous sentez bien
ὯΝ qu'il ne me siérait Buêere, à mon : âge, de paraître
devant vous comme un Jeune honmime qui s’exerce
à bien 1 parler. C’est pourquoi la seule grace que
je vous demande, c’est que, si vous m’entendez
employer pour ma défense lé même langage dont
J'ai coutume de me servir dans la place publi-
que , aux comptoirs des banquiers, où vous m’a-
vez souvent entendu, ou partout ailleurs, vous
n'en soyez pas surpris, et ne vous emportiez
pas contre moi; car c’est aujourd’hui la premiere
‘fois de ma vie que je parais devant un tribunal,
à l’âge de plus de soixante-dix ans; véritable-
\ment donc je suis étranger au langage qu’on
9 . . ,
. ….d'orateur est de dire 18 νάγιτέ,.... οΟἠἷ
PR UT LP ἤρη, τ πὰ ὦ
DE SOCRATE. 63 1"
parle ici. Eh bien! de même que, si j'étais réel- τ κα
lement un étranger, vous me laisseriez parler “ὃ
dans la langu@®et à la manière de mon pays , 1°
Je vous conjure, et je ne crois pas vous faire y, 4
‘une demande injuste, de me laisser maître de’,,./.
la forme de mon discours, bonne ou mauvaise
et de considérer seulement, mais avec attention)
si ce que je dis est juste ou non: c’est en cela
que consiste toute la vertu du juge; celle de
# €
J € ὡ
0
D'abord, Athéniens , il faut que je réfute les
premméres accusations dont j'ai été l’objet, et
mes premiers accusateurs; ensuite les accusa-
tions récentes ‘et les accusateurs qui viennent de
s'élever contre moi. Car, Athéniens, j'ai beau-
coup d’accusateurs auprés de vous, et depuis
bien des années, qui n’avancent rien qui ne soit
faux, et que pourtant je crains plus qu’Any-
tus* et ceux qui se joignent à lui“, bien que
* Artisan riche et puissant, zélé démocrate, qui avait
rendu de grands services à la république ,-en contribuant
avec Thrasybule à l'expulsion des trente olygarques et au
rétablissement de la liberté. Il était à la tête des ennemis de
Socrate. Plus tard, les Athémens le condamnèrent à l'exil.
Arrivé à Héraclée, les habitans lui enjoignirent de quitter
leur ville le jour même. ( Dioc. LarRcE, IL, 43.)
** Mélitus et Lycon. Lycon était orateur. Les orateurs à
64 APOLOGIE
ceux-ci soient très-redoutables; mais les autres
le sont encore beaucoup plus. Ce sont eux, Athé-
niens, qui, s’'emparant de la pluprt d’entre vous
dès votre enfance, vous ont répété, et vous ont
fait accroire qu’il y a un certain Socrate, homme
_ savant, qui s'occupe de ce -qui se passe dans le
ciel et sous la terre, et qui d’une mauvaise cause
en sait faire une bonne. Ceux qui répandent
ces bruits, voilà mes vrais accusateurs; car, en
165 entendant, on se -persuade que les hommes,
livrés à de pareilles recherches, ne croient pas:
qu'il y ait des Dieux. D’ailléurs, ces accusateurs
sont en fort grand nombre, et il y a déja long-
temps qu'ils travaillent à ce complot; et puis,
ils vous ont prévenus de cette opinion dans l’âge
de la crédulité; car alors vous étiez enfans pour
la plupart, ou dans la première jeunesse : ils
m'accusaient donc auprès de vous tout à leur
aise; plaidant contre un homme qui ne se dé-
fend pas; et ce qu'il y a de plus bizarre, c’est
qu'il ne m'est pas permis de connaître, ni de
nommer mes accusateurs, à l’exception d’un cer-
Athènes formaient une magistrature politique, instituée par
les lois de Solon. Ils étaient dix, chargés de présenter dans
l’assemblée du sénat et du peuple les mesures les plus utiles
à la république. Ce fut Lycon qui dirigea les procédures
dans l'affaire de Socrate. (Droc. Laznce, Il, 38).
rs À fr" LE d fu
-
.-
ὧμ cel
“κω σὰς Sa n-tihé κυσ
À γε dre
DE SOCRATE. 65.
tain faiseur de comédies. Tous ceux qui, par 4
envie et pour me décrier, vous ont persuadé ces
faussetés, et ceux qui, persuadés eux-mêmes,
ont persuadé les autres, échappent à toute pour-
suite, et je ne puis ni les appeler devant vous,
ni les réfuter; de sorte que je me vois réduit à
combattre des fantômes, et à me défendre sans
que personne m’attaque. Ainsi mettez-vous dans
l'esprit que j'ai affaire à deux sortes d’accusa-
teurs, comme je viens de le dire; les uns qui
m'ont accusé depuis long-temps, les autres qui
m'ont cité en dernier lieu; et croyez, je vous
prie, qu'il est nécessaire que je commence par
répondre aux premiers; Car ce sont eux que vous
avez d’abord écoutés, et ils ont fait plus d’impres-
sion sur vous que les autres.
Eh bien donc, Athéniens, il faut se défendre,
et tâcher d’arracher de vos esprits une calomnie
qui y est déja depuis long-temps, et cela en aussi
peu d’instans. Je souhaite y réussir, 511 en peut
résulter quelque bien pour vous et pour moi;
je souhaite que cette défense me serve; maïs Je
regarde la chose comme très-difficile, et je ne
m’abuse point à cet égard. Cependant qu'il ar-
rive tout ce qu'il plaira aux dieux, il faut obéir
à la loi, et re. ne mue ..ᾳ0ᾳΦῃΝ
— . . 9
Reprenons donc dans son principe l’accusa-
tion sur laquelle s’appuïent mes calomniateurs,
1. 5
66 APOLOGIE
et: qui ἃ donné à Mélitus la confiance de me tra-
duire devant ce tribunal. Voyons ; que disent mes
calomniateurs? car 1] faut mettre leur accusation
dans les formes, et la lire comme si elle était
écrite, et le serment prêté”: Socrate est ur
homme dangereux, qui, pur une curiosité tvri-
minelle, veut pénétrer ce qui se passe dans le
mauvaise, el enseigne aux autres ces secrets per-
_ nicieux. Voilà l'accusation; c’est ce que vous avez
| vu dans la comédie d’Aristophane, où l’on repré-
| sente un certain Socrate, qui dit qu’il se promène
; dans les airs, et autres semblables extravagances *
sur des choses où je n’entends absolument rien;
et je ne dis pas cela pour déprécier ce genre de
connaissances, s’il y ἃ quelqu'un qui y soit ha-
bile (et que Mélitus n'aille pas me faire ici de
: nouvelles affaires ); mais c’est qu’en effet, je ne
{me suis jamais mélé de ces matières, et je puis
1}
᾿
|
. l ciel et sous la terre , fait une bonne cause d'une
Ϊ
εἶ
* A Athènes, les deux parties prétaient serment. L'accu-
sateur jurait le premier qu’il dirait la vérité; l’accusé protes-
tait de son innocence. Ce double serment s'appelait ἀντωμοσία.
On appelait aussi ἀντωμοσία la formule de l’accusation avec
serment. C'est dans ce sens que Platon dit ici: ἀντωμοσίαν
ἀναγνῶναι, lire l’accusation rédigée en forme, et le sermetit
prêté par l’accusateur.
** Amisropn, Vuées, v. 221, 5664. Cette pièce avait été
jouée vingt-quatre ans avast le procès de Socrate.
DE SOCRATE. , 67
en prendre à témoin la plupart d’entre vous. Je
vous conjure donc tous tant que vous êtes avec
qui j'ai conversé, et il y en a ici un fort grand
nombre, je vous conjure de déclarer si vous
m'avez Jamais entendu parler de ces sortes de
sciences, ni de près ni de loin; par là, vous jugerez
des autres parties de l’accusation, où 1l n’y ἃ pas
un mot de vrai. Et si lon vous dit que je me
méle d’ensei ire t
et -
encore une fausseté. Ce n’est pas que je ne trouve
fort beau de pouvoir instruire les hommes, comme
font Gorgias de Léontium”, Prodicus de Céos ”
* Gorgias de Leontium, ville de Sicile, disciple d'Em-
pédocle. Il est le père des Sophistes et de la rhétorique.
ΤΊ s'enrichit par ses cours publics auxquels 1l n’admettait pas
à moins de cent mines. Lui-même il fit présent au temple de
Delphes, de sa propre statue dorée (Pausax. Phoc., ch. 18).
Il vécut plein de gloire, et mourut, selon Pausanias (Elide,
liv. Il, ch. 17), à cent cinq ans; selon Diogène Laërce, Sui-
das et Philostrate, à cent neuf ans. Voyez, sur Gorgias, le
Gorgias, l’Hippias et le Protagoras.
** Prodicus de Céos, et non de Chio, rhéteur et physicien,
disciple de Protagoras, et contemporain de Démocrite. Xé-
nophon nous a conservé sa belle allégorie de la Vertu et
de la Volupté se disputant Hercule. D’après Suidas, il aurait
fini par être accusé de corrompre la jeunesse, et par boire
la ciguë. Voyez sur Prodicus, ἐδ Gorgtas, le Protagoras, et
surtout ἐε Cratyie.
-
5,
68 APOLOGIE _
et Hippias d'Élis *. Ces illustres personnages par-
courent toute la Grèce, attirant les jeunes gens
qui pourraient, sans aucune dépense, s'attacher
à tel de leurs concitoyens qu'il leur plairait de
choisir ; ils savent leur persuader de laisser là leurs
concitoyens, et de venir à eux : ceux-ci les paient
bien, et leur ont encore beaucoup d'obligation.
J'ai oui dire aussi qu'il était arrivé ici un homme
de Paros, qui est fort habile; car m'étant trouvé
l’autre jour chez un homme qui dépense plus
en sophistes que tous. nos autres citoyens ‘n-
semble, Callias, fils d'Hipponicus *; je m’avisai.
de lui dire, en parlant de ses deux fils : Callias,
si, pour enfans, tu avais deux jeunes chevaux
ou deux jeunes taureaux, ne chercherions-nous
pas à les mettre entre les mains d’un habile
homme, que nous paierions bien, afin qu'il les ”
rendit aussi beaux et aussi bons qu’ils peuvent
mn
* Hippias d’Élis, rhéteur et philosophe. Il vécut heureux,
&lorieux et riche comme Gorgias, et fut chargé par les La-
‘cédémoniens de plusieurs missions importantes dont il s’ac-
quitta toujours avec distinction. Un des caractères de son
éloquence, comme de celle de Gorgiäs, était l'affectation des
tours et des expressions poétiques. ( Voyez l’Hippias et le
Minos.) ΄
** Platon, dans le Protagoras; Xénophon, dans /e.Ban-
quet; Aristophane, dans les Oiseaux, v. 285, lui font le
même reproche. Sa richesse était passée en proverbe.
Φ
DE SOCRATE. 69
_être, et qu'il leur donnât toutes les perfections
de leur nature? Et cet homme, ce serait proba-
blement un cavalier ou un laboureur. Mais,
puisque pour enfans tu as des hommes, à qui
as-tu résolu de les confier? quel maitre avons-
nous en ce genre, pour les vertus de l’homme
et du citoyen? Je m'imagine qu'ayant des enfans,
tu as dû penser à cela? As-tu quelqu'un? lui
dis-je. Sans doute, me répondit-il. Et qui donc?
repris-j@ d'où est-il? Combien prend-il? C'est
Évène *, Socrate, me répondit Callias; il est de
Paros, et prend cinq mines”. Alors je félicitai
Évène, s’il était vrai qu’il eût ce talent, et qu'il
l'ensci ei: si bon marché. Pour mai, j'avoue
que je Sais bien fier et bien glorieux, si j'avais
cette habileté; mais malheureusement 16 ne l'ai
point, Athéniens. |
Et ici quelqu'un de vous me dira sans doute :
Mais, Socrate , que fais-tu donc? et d’où vien-
. nent ces calomnies que l’on ἃ répagdues contre
toi? Car si tu ne faisais rien de plus ou-autre- :
ment qüe les autres, on n’aurait.jamais tant
᾿ parlé de-toi. Dis:nous donc ὅδ que c’est, afin que
-“-- ΄ D Ὶ
#
_* Poëte et sophiste. (Voyez le Phédon et le Phédre).
** Une mine valait 100 drachmes, et la drachme à peu
près 18 sols de notre monnaie, selon Barthélemy.
\
΄Μ
ἢ
A
Rien de plus juste assurément qu’un pareil lan-
@ .
70 | APOLOGIE
nous ne portions pas un jugement téméraire.
gage; et je vais tâcher de vous expliquer ce qui
m'a fait tant de réputation et tant d’ennemis.
Écoutez -moi : quelques-uns de vous croiront
_ peut-être que je ne parle pas sérieusement; mails
soyez bien persuadés que je ne vous dirai que
la vérité. En effet, Athéniens, la réputation que
jai acquise | vient a uhe certaine sagesse qui est
en moi. Quelle est cette sagesse ? t peut-
être une sagesse purement humaine; et jè cours
grand risque de π᾿ ἐϊτὸ sage que de celle-là, tandis
que les hommes dont je viens de vous parler
_—#ont.sages Ὁ d’une _sagesse_bien _plus 4
.Je n’ai rien à vous dire de cette sa
rieure, car je ne l'ai point; et qui | le prétend en
e supé-
impose et veut me calomnier. Mais je vous con-
jure , Athéniens, de ne pas vous émouvoir, si ce
que je vais vous dire vous parait d'une arrogance
extrême; ca je ne vous dirai rien qui vienn
—
de moi, et je ferai parler devant vous ane au-
torité digne de votre confiance; je vous donné-
rai de ma sagesse un témoin qui vous dira si elle
est, et quelle elle est; et ce témoin c’est le dieu
στ -
de sde Delphes. Vous connaissez tous Chérephon,
c'était mon ami d'enfance ; il l'était aussi de la
‘ plupart d’entre vous; il fut exilé avec vous, et
revint avec vous. Vous savez donc quel homme
DE SOCRATE. Σ
c'était que Chérephon *, et quelle ardeur il met-
tait dans tout ce qu'il entreprenait. Un jour,
étant allé à Delphes , il eut la hardiesse de de-
mander à l’oracle (et ; Je vous prie encore une
fois de ne pas vous émouvoir de ce que je vais
cire ); il lui demanda s’il y avait au monde un
honime plus. sage que moi :_la _Pythie lui ré-
pondi dit qu'il n y _en_avait_ aucun ”. Α défaut de
Chérephon, qui est mort, son frère, qui est ici,
pourra vous le certifier. Considérez bien, Athé-
niens, pourquoi je vous dis toutes ces choses,
c'est uniquement pour vous faire voir d’où vien-
nent les bruits qu’on ἃ fait courir contre moi.
* Aristophane dans les Nuées se moque de ce Chéréphon
et de son zèle pour la philosophie de Socrate. Le Scholiaste
(Nuées, v. Soi, seqq.), ajoute encore au texte. Voyez dans
Xénophon (Faits mémorables de Socrate) ce qu’en dit son
frère Chérécrate. — L'exil auquel Soerate fait ici allusion,
est l'exil auquel furent condamnés les principaux citoyens
d'Athènes, par les trente tyrans. Les bannis rentrèrent à
Athènés trois ans après, et le procès de Socrate eut lieu
l’année suivante.
**_On rapporte assez diversement la réponse de la Pythie.
Le Scholiaste d’Aristophane (Nuées, v. 144) lui fait dire:
« Sophocle est sage; Euripide plus sage que Sophocle; mais .
« Socrate est le plus sage de tous les hommes.» Selon Xéno-
τ phon (4pologie de Socrate), Apollon répondit : « Qu'il n’y
τ avait aucun homme plus libre, plus juste, plus sensé. »
er 72 APOLOGIE
" “»} re uand je sus la réponse de l’oracle, je me dis
cp en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens
F7 cachent ses paroles ? Car je sais bien qu'il n’y
Lo τω -- 8. 6ῃ moi aucune sagesse, ni petite ΠῚ grande;
que veut-il donc dire, en me déclarant le plus
“" sage des hommes? Car enfin il ne ment point;
un dieu ne saurait mentir. Je fus long-temps
dans une extrême perplexité sur le sens de l’o-
racle, jusqu’à ce qu’enfin, après bien des in-
certitudes, Je pris le parti que vous allez entendre
pour connaître l'intention du dieu. J’allai chez
un de nos concitoyens, qui passe pour un,des
plus sages de la ville; et j'espérais que là, mieux
qu'ailleurs, je pourrais confondre l’oracle, et lui
dire : Tu as déclaré que je suis le plus sage des
ΙΝ hommes, et celui-ci est plus sage que moi. Exa-
# ‘ minant donc cet homme, dont je n’ai que faire .
ὟΣ Ὁ de vous dire le nom, il suffit que c'était un de
+ nos plus grands politiques, et m’entretenant avec
lui, je trouvai qu’il passait pour sage aux yeux
. Ἐν
| L δὴ " de tout le monde, surtout aux siens, et qu'il ne
_ l'était point. Après cette découverte, je m’effor-
"ON, çai de lui faire voir qu'il n’était nullement ce
Σ qu'il croyait être; et voilà déja ce qui me ren-
ES NT ᾿ dit odieux à cet homme et à tous ses amis, qui
assistaient à notre conversation. Quand je l’eus
quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : Je suis
plus sage que cet homme. 1] peut bien se faire
DE SOCRATE. 73 ue vf
que ni lui ni moi ne sachions rien de fort mer- Un dirt:
veilleux; mais il y a cette différence que lui, il,,. e ἅ γ᾽
croit savoir, quoiqu'il ne sache rien, et que moi, 14 "
si Je ne sais rien, Je ne crois pas non plus sa- ΩΝ
voir. Il me semble donc qu’en cela du moins je ἡ
suis un peu plus sage, que je ne crois pas saveir. ----
06 que je ne 5815 point. pe là, j'allai chez un
autre, qui passait encore pour plus sage que le
premier ; je trouvai la même chose, et je me fis
là de nouveaux ennemis. Cependant je ne me
rebutai point; je sentais bien quelles haines j’as-
semblais sur moi; j'en étais affligé, effrayé même.
Malgré cela, je crus que je devais préférer à
toutes choses la voix du dieu, et, pour en trou-
ver le véritable sens, aller de porte en porte
chez tous ceux qui avaient le plus de réputa-
tion, et je vous jure ἡ, Athéniens, car il faut
vous dire la vérité, que voici le résultat que
me laisserent mes recherches: Ceux qu'on van-
tait le plus me satisfirent le moins, et ceux dont:
on m'avait aucune opinion, je [65 trouvai beau
coup plus près de la sagesse. Mais il faut ache
ver de vous raconter mes courses et les travaux
* Le texte porte : Par le chien. C’est le serment de Rha-
damante qui, pour éviter de jurer toujours par les dieux ,
inventa plusieurs autres formules de serment: Par le chien,
par le chêne, etc.
En ns)
À
74 APOLOGIE
que j'entrepris pour m'assurer de la .vérité de
l'oracle. Après les politiques, je m'adressai aux
poëtes, tant à ceux qui font des tragédies, qu'aux
poëtes dithyrambiques et autres, ne doutant
point que je ne prisse là sur 16 fait mon igno-
rance et leur supériorité. Prenant ceux de leurs
ouvrages qui me paraissaient travaillés avec le
plus de soin, je leur demandai ce qu'ils avaient
voulu dire, désirant m'instruire dans leur en-
tretien. J'a1 honte, Athén] de vous dire la
vérité; mais il fau faut _pourtant vous la dire. Dé
tous ceux qui étaient là présens, il ΠΎ en : avait
presque pas un qui ne füt capable de rendre.
compte de ces poëmes mieux que ceux qui les
avaient faits. Je reconnus donc bientôt que ce
n l'est c pas | Br raison qui dirige le poëte, mais une
πα à mbrhes-e Eu
semblable à celui qui “transporte le SRE ΩΝ "
le devin, qui disent tous de fort belles choses,
mais sans rien comprendre à ce qu’ils disent. Les
poëtes me parurent dans le même cas, et je
m'aperçus en même temps qu’à cause de leur
talent pour Ja poésie ils se croyaient sur tout le
reste les plus sages des hommes; ce qu'ils n’é-
taient en aucune manière. Je les quittai donc )
endroit qui n m avait mis. au-dessus des politiques.
Lane LE Ὺ
, Des poëtes, je passai aux artistes. J'avais la con-
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DE SOCRATE. 75
. science de n’entendre rien aux arts , et j'étais bien
persuadé que les artistes possédaient mille secrets ‘
admirables , en quoi je ne me trompais point.
Ils savaient bien des choses que j'ignorais, et en
ne
cela ils étaient “beaucoup plus habiles que moi.
Mais, Athéniens, les plus habiles me parurent
tomber dans les mêmes défauts que les poëtes; ΝΣ β
il ny en avait pas un qui, parce qu'il excellait },° + :
dans son art, ne crut très-bien savoir les choses ᾿ ἢν 7.
les plus importantes, et cette folle présomption Ï Te
gâtait leur habileté; de sorte que, me mettant à 4,4 ἃ ώ
la place de l'oracle, et me demandant ἃ moi- , .- 4!
même lequel j'aimerais mieux ou d’être tel que .--- τι.
. je suis, sans leur habileté « et aussi sans leur : igno- A” LA Ua ͵
rance; ou d'avoir leurs avantages avec leurs dé- \
fauts; je me répondis à moi-même et à l’oracle:
"4
4
τῷ {᾿
__ J'aime mieux étre comme je suis, Ce sont ces 4: ας ee
recherches, Athéniens, qui ont excité contre moi :::.: #9.
tant d’inimitiés dangereuses ; de là toutes les ca-
lomnies répandues sur mon compte, et ma ré-
putation de sage; car tous ceux qui m’entendent
croient que je sais toutes les choses sur lesquelles
Je démasque l'ign orance des autres. Mais, Athé-___ ὃ
niens, la vérité est qu’Apollon seul est sage, et
qu'il a voulu dire seulement, par son oracle,
que toute la sagesse humaine n'est pas grand’.
chose, ou même qu'elle ἢ est rien; et il est évi-
dent que l’oracle ne parle pas ici de moi, mais
NET
cu LT κὖ
76. APOLOGIE
qu'il s’est servi de mon nom comme d’un exem-
ple, et comme sil eût dit à tous les hommes :
Le plus sage d’entre vous, c’est celui qui, comme
Socrate, reconnaît que sa sagesse n'est rien. Con-
vaincu de cette vérité, pour m ‘en assurer encore
davantage, et pour obéir au dieu, je, continue
ces recherches, et vais examinant tous ceux de
le nos concitoyens et des étrangers, en qui j'es-
_, tr pére trouver la vraie sagesse ; et quand je ne l'y
Te rh po je sers d'interprète à l’oracle, en
. Ÿ +, οἷς eur faisant voir qu’ils ne sont point sages. Cela
; m'occupe si fort, que je n° ai pas eu le temps
d'être un peu utile à la république, ni à ma fa-
STONES
\ mille; et mon dévouement au service du dieu
, + m'a mis dans une gêne extrême. D'ailleurs, beau-
Lo fi l'coup de jeunes gens, qui ont du loisir, et qui.
ὌΝ ΕΝ _ appartiennent à de riches familles, s’attachent
LT -' Πὰ moi, et prennent un grand plaisir à voir de
1. εἰ : quelle manière j'éprouve les hommes; eux-mêmes
", +7 ‘ ensuite tâchent de m'imiter, et se mettent à
" LE nn” éprouver ceux qu'ils rencontrent; et Je ne doute
oo * pas qu'ils ne trouvent une abondante moisson ;
car il ne manque pas de gens qui croient tout
savoir, quoiqu'ils ne sachent rien, ou très-peu
:, 46 “chose. Tous ceux qu'ils convainquent. ainsi
Ὶ δος d'ignorance s’en prennent à moi, et non pas à
J- eux, et vont disant qu’il y a un certain Socrate,
qui est une vraie peste pour les jeunes gens; et
} ft
PP
>
*
>
Γ αὶ
DE SOCRATE. 77
quand on leur demande ce que fait ce Socrate,
ou ce qu'il enseigne, ils n’en savent rien; mais,
pour ne pas demeurer court, ils mettent en avant
ces accusations banales qu’on fait ordinairement
aux philosophes, qu'il recherche ce qui se passe
dans le ciel et sous la terre; qu’il ne croi point
aux dieux, et qu'il rend bonnes les plus mau-
vaises causes; car ils n’osent dire ce qui en est,
que Socrate les prend sur le fait, et montre qu'ils
Cri
font semblant de savoir, quoiqu'ils ne sachent
rien. Intrigans, actifs et nombreux, parlant de
moi d’après un plan concerté et avec une élo-
quence fort capable de séduire, ils vous ont
depuis long-temps rempli les oreilles des bruits
les plus perfides, et poursuivent sans relâche
leur systéme de calomnie. Aujourd’hui ils me
détachent Mélitus, Anytus et Lycon. Mélitus re-
présente les poëtes ; Anytus, les politiques et les
artistes ; Lycon, les orateurs. C'est pourquoi,
comme je le disais au commencement, je regar-
derais comme un miracle, si, en aussi peu de
temps, je pouvais détruire une calomnie qui ἃ
déja de vieilles racines dans vos esprits.
Vous avez entendu, Athéniens, la | vérité toute
pure; je ne vous cache et ne vous déguise rien,
ἢ
"
)
!
) -
quoique je n’ignore pas que tout ce que )6 dis
ne fait qu’envenimer la plaie; et c’est cela
même qui prouve que je dis la vérité, et que
. . ns j
L
ἐ ma % εὐ
φις ς
» à
+ «..
LA τ
8 | APOLOGIE
je ne me suis pas trompé sur la source de ces
calomnies : et vous vous en convaincrez aisé-
ment, si vous voulez vous donner la peine d’ap-
_profondir cette tar νι ou maintenant ou plus
tard.
Voilà co ntre. mes-premiers. accusateurs une
TT .,
sante ; | venons présentement aux
“derniers, et “chons de répondre à Mélitus, cet
homme de bien, si attaché à sa patrie, à ce
qu'il assure. Reprenons cette dernière accusa-
tion comme nous avons fait la première; voici
à peu près comme elle est conçue : Socrate est
coupable, en ce qu’il corrompt les jeunes gens,
ne reconnait pas la religion de l'état, et met à
la place des extravagances démoniaques ἡ. Voilà
* Les termes de l’accusation sont un peu altérés ici. Xé-
riophon ( 4pologie et faits memorables de Socrate) les rap-
porte avec quelques légères différences. Diogène Laërce
donne l'acte d'accusation, tel qu'il était encore conservé de
son temps, au témoignage de Phavorinus, dans le temple de
Cybèle, qui servait de greffe aux Athéniens. Voici cet acte:
« Mélitus, fils de Mélitus, du bourg de Pithos, accuse par
« serment, Socrate fils de Sophronisque, du bourg d’Alo-
« pèce: Socrate est coupable en ce qu’il ne reconnaît pas
« les dieux de la république, et met à leur place des extra-
« Vagances démoniaques. Il est coupable en ce qu’il corrompt
« les jeunes gens. Peine, la mort. » { Droo. Laznc. liv. IT,
ch. 40.)
DE SOCRATE. 79
l'accusation ; examinons-en tous les chefs lun
après l’autre. | |
Il dit que je suis coupable, en ce que je cor-
romps les jeunes gens. Et moi, Athéniens, je
dis que c’est Mélitus qui est coupable, en ce
qu'il se fait un jeu des choses sérieuses, et ;. de
gaîté de cœur, appelle les gens en justice’ pour
faire semblant de se soucier beaucoup de choses
dont il ne s’est jamais mis en peine; et je m'en
vais vous le prouver. Viens ici, Mélitus; dis-
ER ΘΝ ΟΝ Ἢ ΝΗ
moi :Υ 8-0:1} rien que tu aies tant à cœur que
endre les jeunes gens aussi vertueux qu'ils
peuvent l'être?
MÉLITUS.
Non, sans doute.
| SOCRATE.
Eh bien donc, dis à nos juges qui est-ce qui
est capable de rendre les jeunes gens meilleurs?
car il ne faut pas douter que tu ne le saches,
puisque cela t’occupe si fort. En effet, puisque
tu as découvert celui qui les corrompt, et que
tu l’as dénoncé devant ce tribunal, 1] faut que
tu dises qui est celui qui peut les rendre meil-
leurs. Parle, Mélitus... tu vois que tu es inter- ὀ : ᾿
dit, et ne sais que répondre : cela ne te semble-
t-il pas honteux, et n'est-ce pas une preuve
certaine que tu ne t'es jamais soucié de l’édu-
cation de la jeunesse? Mais, encore une fois,
80 ΠΟ APOLOGIE
digne Mélitus, dis-nous qui peut rendre les jeunes
gens meilleurs ?
MÉLITUS.
Les lois. | | | |
SOCRATE.
Ce n'est pas là, excellent Mélitus, ce que je
"té" demande. Je te demande qui est-ce? Quel ést
l’homme? Il est bien sûr que la première chose
qu’il faut que cet homme sache, ce sont les lois.
MÉLITUS.
Φ
Ceux que tu vois ici, Socrate; les juges. δ
SOCRATE. ὃν
Comment dis-tu, Mélitus? Ces. juges sont ca-
pables d’instruire les jeunes gens, et de les rendre
meilleurs ? |
MÉLITUS.
Certamement.
| SOCRATE.
Sont-ce tous ces juges, ou y en a-t-il parmi
eux qui le puissent, et d’autres qui ne le puis-
sent pas ?
MÉLITUS.
Tous.
SOCRATE.
À merveille, par Junon; tu nous as trouvé
un grand nombre de bons précepteurs. Mais
poursuivons; et tous ces citoyens qui nous écou-
DE SOCRATE. 81
tent, peuvent-ils aussi rendre les jeunes gens
meilleurs, ou ne le peuvent-ils pas?
| MÉLITUS.
Ils le peuvent aussi.
SOCRATE.
Et les sénateurs?
| MÉLITUS.
Les sénateurs aussi.
SOCRATE.
Mais, mon cher Mélitus, tous ceux qui assis-
tent aux assemblées du peuple ne pourraient-
ils donc pas corrompre la jeunesse, ou sont-ils
aussi tous capables de la rendre vertueuse ?
!
: MÉLITUS.
‘Ils en sont tous capables.
| SOCRATE.
Ainsi, selon toi, tous les Athéniens peuvent
être utiles à la jeunesse, hors moi; 1] n’y a que
moi qui la corrompe : n'est-ce pas là ce que tu
dis ? |
MÉLITUS.
C'est cela même.
SOCRATE.
En vérité, il faut que j'aie bien du malheur;
mais continue de me répondre. Te paraît-il qu'il
en soit de même des chevaux? Tous les hommes
_ 6
I.
82 APOLOGIE
peuvent-ils les rendre meilleurs, et n’y en a-t-il
qu'un seul qui ait le secret de les gâter? Ou
est-ce tout le contraire? ΝΎ a-t-il qu’un seul
homme, ou un bien petit nombre, savoir les
écuyers, qui soient capables de les dresser? Et
les autres Hommes, s'ils veulent les monter et
Ἢ s’en servir, ne les gâtent-ils pas? N’en est-il pas de
même de tous les animaux? Oui, sans doute, soit
qu’Anytus et toi, vous en conveniez où qué vous
n’en conveniez point; ét, en vérité, ce serait un
grand bonheur pour la jeunesse, qu'il n’y eût
qu’un seul homme qui püt la corrompre, et que
tous les autres pussent la rendre vertueuse. Mais
tu as suffisamment prouvé, Mélitus, que l’édu-
cation de la jeunesse ne t'a jamais fort inquiété;
et tes discours viennent de faire paraître claire-
ment que tu ne t'es jamais occupé de la chose
même pour laquelle tu me poursuis.
* D'ailleurs, je t'en prie, au nom de Jupiter,
Mélitus, réponds à ceci : Lequel est le plus avan-
tageux d’habiter avec des gens de bien, ou d’ha-
biter avec des méchans? Réponds-moi, mon arni,
car je ne te demande rien de difficile. N’est-il
pas vrai que les méchans font toujours quelque
mal à ceux qui les fréquentent, et que les bons
font toujours quelque bien à céux qui vivent
avec eux?
᾿ MÉLITUS.
Sans doute.
DE SOCRATE. 84
SOCRATE.
Y a-t-il donc quelqu'un qui aime mieux rece-
voir du préjudice de la part de ceux qu'il fré-
quente, que d’en recevoir de lutilité? Réponds-
moi, Mélitus; car la loi ordonne de répondre. Y
᾿ς a-t1l quelqu'un qui aime mieux recevoir du mal
que du bien? ΕΝ |
MÉLITUS.
Non, il n'y a personne.
SOCRATE.
Mais voyons, quand tu m’accuses de corrompre
la jeunesse, et de la rendre plus méchante, dis-
tu que je & corromps à dessein, ou sans le vou-
loir?
| MÉLITUS.
À dessein.
SOCRATE.
Quoi donc! Mélitas, à ton âge, ta sagesse sur-
‘passe-t-elle de si loin la mienne à l’âge ou je
suis parvenu, que tu saches fort bien que les
méchans font toujours du mal à ceux qui les fré-
quentent et que les bons leur font du bien, et
que moi je sois assez ignorant pour ne savoir
pas qu’en rendant méchant quelqu'un de ceux qui
ont avec moi un commerce habituel, je m’ex-
pose à en recevoir du mal, et pour ne pas laisser
malgré cela de m’attirer ce mal, le voulant et le
6.
nr
led
84 APOLOGIE.
sachant? En cela, Mélitus, je ne te crois point,
et je ne pense pas qu'il Υ ait un homme au
monde qui puisse te croire. Il faut de deux
choses l’une , ou que je ne corrompe pas les
jeunes gens; ou; si je les corromps, que ce soit
malgré moi, et sans le savoir : et, dans tous les
cas, tu es un imposteur. Si c'est malgré moi que
je corromps la jeunesse, la loi ne veut pas qu'on
appelle en justice pour des fautes mvolontaires;
mais elle veut qu'on prenne en particulier ceux
qui les commettent, et qu’on les instruise; car il
est bien sûr qu’étant instruit, je cesserai de faire
ce que je fais malgré moi : mais tu t'en ès bien
gardé; tu n’as pas voulu me voir et 'instruire,
et tu me traduis devant ce tribunal, où la loi
veut qu'on cite ceux qui ont mérité des puni-
tions, et non pas ceux qui n’ont besoin que de
remontrances. Ainsi, Athéniens, voilà une preuve
bien évidente de ce que je vous disais, que Mé-
litus ne s’est jamais mis en peine de toutes ces
choses-là, et qu'il n’y ἃ jamais pensé. Cepen-
dant, voyons; dis-nous comment je corromps les
jeunes gens : n’est-ce pas, selon ta dénonciation
écrite, en leur apprenant à ne pas reconnaître
les dieux que reconnaît la patrie, et en leur
enseignant des extravagances sur les démons?
N’est:ce pas là ce que tu dis? |
MÉLITUS.
Précisément.
DE SOCRATE. 85
SOCRATE.
Mélitus, au nom de ces mêmes dieux dont il
s’agit maintenant, explique-toi d’une manière
un peu plus claire, et pour moi et pour ces juges;
car je ne comprends pas si tu m’accuses d’ensei-
gner qu’il y a bien des dieux (et dans ce cas,
si Je crois qu'il y. ἃ des dieux, je ne suis donc
pas entièrement athée, et ce n’est pas là en quoi
Je.suis coupable), mais des dieux qui ne sont
pas ceux de l'état : est-ce là de quoi tu m'ac-
cuses? ou bien m’accuses-tu de n’admettre au-
cun dieu, et d'enseigner aux autres à n'en re-
connaître aucun ?
MÉLITUS.
Je t’accuse de ne reconnaitre aucun dieu.
| SOCRATE.
O merveilleux Mélitus! pourquoi dis-tu cela?
Quoi! je ne crois pas, comme les autres hommes,
que le soleil et la lune sont des dieux?
MÉLITUS.
Non, par Jupiter, Athéniens, il ne le croit pas;
car il dit que le soleil est une pierre, et la lune
une terre. .
SOCRATE.
Tu crois accuser Anaxagore ἡ, mon cher Mé-
* Anaxagore de Clazomène, élève d’Anaximènes, pré-
tendait que le soleil n’est qu’une masse de fer ou de pierre
86 . APOLOGIE
litus, et tu méprises assez nos juges, tu les crois
assez ignorans, pour penser qu'ils ne savent pas
que les livres d’Anaxagore de Clazomène sont
pleins de pareilles assertions. D'ailleurs, les jeu-
nes gens viendraient-ils chercher auprès de moi
avec tant d’empressement une doctrine qu'ils
pourraient aller à tout moment entendre débiter
à l’orchestre, pour une dragme tout au plus,
et qui leur donnerait une belle. occasion de se
moquer de Socrate, s’il s’attribuait ainsi des opi-
nions qui ne sont pas à lui, et qui sont si étran-
ges et si absurdes? Mais dis-moi, au nom de Ju-
piter, prétends-tu que je ne reconnais aucun
dieu. -
| MÉLITUS.
Oui, par Jupiter, tu n’en reconnais aucun.
SOCRATE.
En vérité, Mélitus, tu dis là des choses in-
croyables, et ‘auxquelles toi-même, à ce qu'il me
semble, tu ne crois pas. Pour moi, , Athéniens,
il me paraît que Mélitus est un impertinent, qui
n'a intenté cette accusation que pour m'insulter,
œt par une audace de jeune homme; il est venu
10] pour me tenter, en proposant une énigme,
embrasée, et que la lune est une terre comme celle que
nous habitons. (Doc. Lance, liv. 11, chap. 8, avec les re-
marques de Ménage. ) |
DE SOCRATE. 87
et disant en lui-même : Voyons si Socrate, cet
homme qui passe pour si sage, reconnaîtra que
je me moque, et que je dis des choses qui se
contredisent, ou si je le tromperai, lui et tous
les auditeurs.-En effet , il paraît entièrement se
contredire dans son äccusation; c’est comme s’il
disait : Socrate est coupable en ce qu’il ne re-
connait pas de dieux, et en ce qu'il reconnait
des dieux; vraiment c'est là sé moquer. Suivez-
moi, je vous en prie, Âthéniens, et examinez avec
moi en quoi je pense qu'il se contredit. Réponds,
Mélitus; et vous, juges, comme [6 vous en ai
conjurés au commencement , souffrez que je
parle ici à ma manière ordinaire. Dis, Méhtus ; y
a-t-il quelqu'un dans le monde qui croie qu'il
y ait des choses humaines, et qui ne croie pas
qu’il y ait des hommes?... Juges, ordonnez qu’il
réponde et qu'il ne fasse pas tant de bruit. Y
a-t-il quelqu'un qui croie qu'il y a des règles
pour dresser les chevaux, et qu'il n'y a pas de
chevaux? des airs de flûte, et point de joueurs
de flûte? ἢ n’y a personne, excellent Mélitus.
C’est moi qui te le dis, puisque tu ne veux pas
répondre, et qui le dis à toute l’assemblée. Mais
réponds à ceci: Ὑ a-t-il quelqu'un qui admette
quelque chose relatif aux démons, et qui croie
pourtant qu'il n’y a point de démons ?
| MÉLITUS.
Non, sans doute.
“
͵
nt “΄΄--
_ PS En
Ἂ.
88 APOLOGIE
SOCRATE. |
Que tu m'obliges de répondre enfin, et à
grand’peine , quand les juges t’y forcent ! Ainsi
tu conviens que j’admets et que j'enseigne quel-
que chose sur les démons: que mon opinion, soit
nouvelle, ou soit ancienne, toujours est-il, d’a-
près toi-même, que j'admets quelque chose sur
les démons ; et tu l’as juré dans ton accusation.
Mais si j'admets quelque chose sur les démons,
1l faut nécessairement que j'admette des démons;
n'est-ce pas? Oui, sans doute; car je prends
ton silence pour un consentement. Or, ne regar-
dons-nous pas les démons cornme des dieux, ou
des enfans des dieux? En conviens-tu, oui ou
non ?
MÉLITUS.
J'en conviens.
τς SOCRATE. |
‘ Et par conséquent, puisque j’admets des dé-
mons de ton propre aveu, et que les démons
sont des dieux, voilà justement la preuve de ce
que je disais, que tu viens nous proposer des
énigmes, et te divertir à mes dépens, en disant
que je n'admets point de dieux, οἵ" que pour-
tant j'admets des dieux, puisque j’admets des
démons. Et si les démons sont enfans des dieux,
enfans bâtards, à la vérité, puisqu'ils les ont eus
de nymphes ou, dit-on aussi, de simples mor-
telles, qui pourrait croire qu'il y a des enfans
\
Ἱ
Ὶ
ν»κ(ὶ Toy = w 7
DE SOCRATE. 89
des dieux, et qu'il n’y ait pas des dieux? Cela se-
rait aussi absurde que de croire qu’il y a des
mulets nés de chevaux ou d’ânes, et qu'il n’y a
ni ânes ni chevaux. Ainsi, Mélitus, il est impos-
sible que tu ne m’aies intenté cette accusation
pour m'éprouver, ou faute de prétexte légitime
pour me citer devant ce tribunal; car que tu
persuades jamais à quelqu'un d’un peu de sens,
que le même homme puisse croire qu’il y a des
choses relatives aux démons et aux dieux, et
pourtant qu'il n’y a ni démons, ni dieux, ni hé-
ros, C'est ce qui est entiérement impossible.
Mais 16 n’ai pas besoin d’une plus longue dé-
fense, Athéniens ; et ce que je viens de dire suf-
fit, il me semble, pour faire voir que je ne suis
point coupable, et que l'accusation de Mélitus
est sans fondement. Et quant à ce que je vous
disais au commencement, que j'ai contre moi de
vives et nombreuses inimitiés, soyez bien per-
suadés qu’il en est ainsi; et ce qui me perdra si:
je succombe, ce ne sera ni Mélitus ni Anytus,
mais l'envie et la calomnie, qui ont déja fait
périr tant de gens de bien, et qui en feront en-
core périr tant d’autres; car 1l ne faut pas es-
pérer que ce fléau s'arrête à mot.
Mais quelqu'un me dira peut-être : as-tu {
pas honte, Socrate, de t’étre attaché à une étude |
qui te met présentement en danger de mourir? |
;
F
‘
te, ἢ
-» “Ὁ
΄
90 | APOLOGIE
Je -puis répondre avec raison à qui me ferait
cette objection : Vous êtes dans l'erreur, si vous
- croyez qu’un .homme, qui vaut quelque chose,
doit considérer les chances de la mort ou de la
vie, au lieu de chercher seulement, dans toutes
ses démarches, si ce qu'il fait est juste ou in-
juste ,:et si c’est l’action d'un ‘homme, de bien -.
ou d'un méchant. Ce seraient donc, suivant
vous, des insensés que tous ces demi-dieux qui
moururent au siége de Troie, et particulière-
ment le fils de Thétis, qui comptait le ‘danger
pour si peu de chose; en comparaison de la :
honte, que la déesse sa mére, qui le voyait dans
l'impatience d’aller tuer Hector, lui ayant parlé
à peu prés en ces termes, si.je m'en souyiens.:
mon fils, si tu venges la mort de Patrocle, ton
ami, en tuant Hector, tu mourras; car
Ton trépas doit suivre celui d’Hector;
lui, méprisant le péril et la mort, et craignant
beaucoup plus de vivre comme un à lâche, sans
venger ses amis :
Que je meure à l'instant,
s'écrie-t-il, pourvu que je pumisse le meurtrier
de Patrocle, et que je ne reste pas ici 1 exposé
au mépris, =
_ Assis sur mes vaisseaux, fardeau inutile de la terre *.
* Hox. Zliad. liv. XVIII, v. 96, 98, 104.
| DE SOCRATE. 7 9.
Est-ce là s'inquiéter du danger et de la mort?
Et en effet, Athéhiens, c’est ainäi qu'il en doit -
être. Tout homme qui a choisi un poste, parce
. qu'il le jugeait le plus honorable, ou qui y ἃ
été placé par son chef, doit, à mon avis, y de-
meurer ferme, et ne considérer ni la mort, ni
le péril, ni rjen, autre chose que l’honneur. Ce
serait donc de ma part une étrange conduite,
Athéniens, si, après avoir gardé fidèlement,
comme un brave soldat, tous les postes où j'ai
été mis par vos généraux, à Potidée, à Amphi-
polis et à Délmm ”, et, apres avoir souvent ex-
posé ma vie, aujourd'hui que le dieu de Delphes
m'ordonne, à ce que je crois, et comme je l'in-
terprète moi-même, de passer mes jours dans
l'étude de 14 philosophie, en m’examinant moi-
même, et en examinant les autres, la peur de
la mort, ou. quelque autre danger, me faisait
abandonner ce poste. Ce serait là une conduite
bien étrange , et c’est alors vraiment qu'il fau-
_drait me citer devant ce tribunal comme un im-
pie qui ne reconnaît point de dieux, qui déso-
béit à l’oracle, qui craint la mort, qui se croit
Ps
sage, et qui ne l’est pas; car craindre la mort,
* Sur la conduite de Socrate dans ces trois occasions,
voyez Platon dans le Banquet, et Diogène Laëroe, liv. IT,
ch. 22, ayec les remarques de Ménage.
τ
92: APOLOGIE
Athéniens, ce n’est autre chose que se croire
sage sans l'être, car c’est croire connaître ce que
lon ne connait point. En effet, personne ne con-
. naît ce què c’est que la mort, et si elle n'est pas
le plus grand de tous les biens pour l’homme.
Cependant on la craint, comme si l’on savait cer-
tainement que c’est le plus grand de tousles maux.
Or, n'est-ce pas l'ignorance li plus honteuse
que de croire connaitre ce que l’on ne connaît
point? Pour moi, c’est peut-être en cela que je suis
différent de la plupart des hommes ; et si j'osais
me dire plus sage qu'un autre en quelque chose,
c'est en ce que, ne sachant pas bien ce qui se
passe aprés. cette vie, Je ne crois pas non plus
le savoir; mais ce que Jje sais bien, c’est qu'être
injuste, et désobéir à ce qui est meilleur que
soi, dieu ou homme, est contraire au devoir: et
à l'honneur. Voilà le mal que je redoute et que
je veux fuir, parce que je sais que c’est un mal,
et non pas de prétendus maux qui peut- _être
sont des biens véritables : tellement que si vous
me disiez présentement , malgré les instances
d'Anytus qui vous a représenté ou qu'il ne fallait
pas m'appeler, devant ce tribunal, ou qu’après
m'y avoir appelé, vous ne sauriez vous dispen-
ser de me faire mourir, par la raison, dit-il, que
si J'échappais, vos fils, qui sont déja si attachés
à la doctrine de Socrate, seront bientôt corrom-
οι DE SOCRATE. 93
. pus sans ressource; si vous me disiez : Socrate,
nous rejetons l'avis d’Anytus, et nous te ren-
voyons absous ; mais c’est à condition que tu
cesseras de philosopher et de faire tes recher-
ches accoutumées ; et si tu y retombes , et que
tu sois découvert, tu mourras; oui, si vous me
renvoyiez à, ces conditions, Je vous répondrais
sans balancer : Athéniens, je vous honore et je
vous aime, mais j'obéirai plutôt au dieu_ qu'à
vous; et tant que je respirerai et que j'aurai un
peu de force, je ne cesserai de m’appliquer à la
philosophie, de vous donner des avertissemens et
des conseils, et de tenir 5 ceux que je rencon-
trerai mon langage . : mon ami! com-
ment, étant Athénien, de la plus grande ville et
Ja plus renommée pour les lumières et la puis-
sance, ne rougis-tu pas de ne penser qu’à amas-
ser des richesses, à acquérir du crédit et des
honneurs, sans t’occuper de la vérité et de la
sagesse, de ton ame et de son perfectionnement?
Et si quelqu'un de vous prétend le contraire, et
me soutient qu'il s'en occupe, je ne l'en croirai
point sur sa parole, je ne le quitterai point; mais
je linterrogerai, je l’examinerai, je le confon-
drai, et si je trouve qu'il ne soit pas vertueux,
mais qu’il fasse semblant de l'être, je lui fera
honte de mettre si peu de prix aux choses les
plus précieuses, et d’en mettre tant à celles qui
_mais, au contraire,
94 . APOLOGIE
n’en ont aucun. Voilà de quelle manière je par-
lerai à tous ceux que je rencontrerai, Jeunes et
vieux, concitoyens et étrangers, mais plutôt à
vous, Athéniens, parce que vous me touchez de
plus près; et sachez que c’est là ce que le dieu
m'ordonne, et je suis persuadé qu'il ne peut y
avoir rien de plus avantageux à la république
_ que mon zéle à remplir l’ordre du dieu : car
toute mon. occupation est de vous persuader,
Jeunes et vieux, qu'avant le soin du corps et des
richesses, avant tout autre soin, est celui de l’ame
et de son perfectionnement. Je ne césse de vous
dire que ce n’est + en qui fait la vertu;
richesse, et que c’est de là que naissent tous les
autres biens publics et particuliers. Si, en. par-
lant ainsi, je corromps la jeunesse, il faut que
ces maximes soient un poison; Car si oh prétend
que je dis autre chose, on se trompe, ou l’on
vous en impose. Ainsi donc, je n’ai qu'à vous
dire : Faites ce que demande Anytus, ou ne le
faites pas; renvoyez-moi, ou ne me renvoyez
pas, je ne ferai jamais autre chose, quand je
devrais mourir mille fois... Ne murmuréz pas,
Atbéniens, et accordez-moi la grace que je
vous ai demandée, de m’écouter patiemmeént :
cette patience, À mon avis, ne vous sera pas in-
fructueuse. J'ai à vous dire. beaucoup d’autres
pC'est la vertu qui fait là
DE SOCRATE. 9
choses qui, peut-être, exciteront vos clameurs ;
mais ne vous livrez pas à ces mouvemens de
colère. Soyez persuadés que si vous me faites
mourir, étant tel que je viens de le déclarer,
vous vous ferez plus de mal qu’à moi. En effet,
mi Anytus ni Mélitus ne me feront aucun mal;
ils ne le peuvent, car je ne crois pas qu'il soit
au pouvoir du méchant de nuire à l’homme de
bien. Peut-être me feront-ils condamner à la
mort ou à l'exil où à la perte de mes droits de
citoyen, et Anytus et les autres prennent sans
doute cela pour de trés-grands maux; Mais 100]
je ne suis pas de leur avis; à mon sens, le
plus grand de tous les maux, c'est ce qu 'Anytus
fait aujourd'hui, d'entreprendre | de faire périr_
un innocent.
Maintenant, Athéniens, ne croyez pas que ce
soit pour l'amour de moi que je me défends,
comme on pourrait le croire; c'est pour la-
mour de vous, de peur qu’et me condamnant,
vous_.n'offensiez le dieu dans le présent qu'il .
vous ἃ fait; car si vous me faites mourir, vous
ne e_trouverez pas facilement un autre citoyen
comme moi, qui semble avoir été attaché à cette
ville, la comparaison vous paraîtra peut-être un
peu ridicule, comme à un coursier puissant et
généreux, mais que sa grandeur même appesan-
tit, et qui a besoin d’un éperon qui l'excite et
a ms
»---
οὔ : APOLOGIE
l’aiguillonne. C’est ainsi que le dieu semble m'a-
_voir choisi pour vous exciter et vous aiguillon-
ner, pour gourmander chacun. de vous, par-
_tout et toujours sans vous laisser aucun relâche.
Un tel homme, Athéniens, sera difficile à re-
trouver, et, si vous voulez m'en croire, vous
me laisserez la vie. Mais peut-être que, fâchés
comme des gens qu’on éveille quand ils ont
envie. de s'endormir, vous me, frapperez, et,
obéissant aux insinuations d’Anytus, vous .me
ferez mourir sans scrupule; et après vous retom-
berez pour toujours dans un sommeil léthargi-
que, à moins que la Divinité, prenant pitié de
‘vous, ne vous envoie encore un homme qui me
ressemble. Or, que ce soit elle-même qui m'ait
donné à cette ville, c’est ce que vous pouvez
aisément reconnaitre à cette marque, qu'il y ἃ
quelque chose de plus qu’humain à ävoir négligé
pendant tant d'années mes propres affaires, pour
m'’attacher aux vôtres, en vous prenant chacun
en particulier, comme un père ou un frere ainé
pourrait faire, et en vous exhortant sans cesse à
vous appliquer à la vertu. Et si j'avais tiré quel-
que salaire de mes exhortations, ma conduite
pourrait s'expliquer; mais vous voyez que mes
accusateurs mêmes, qui m'ont calomnié avec tant
d'impudence, n’ont pourtant pas eu le front de
me reprocher et d'essayer de prouver par té-
DE SOCRATE. 97
moins, que j'aie jamais exigé ni demandé le moin-
dre salaire; et je puis offrir de la vérité de ce
que j'avance un assez bon témoin, à ce qu'il me
ee --.-- ne
semble: ma pauvreté,
Mais_ peut-être paraïtra-t-il inconséquent que
je me sois mêlé de donner à chacun de vous des
avis en particulier, et que je n’aie jamais eu u le
courage de me trouver dans les assemblées du
peuple, pour donner mes conseils à la républi-
que. Ce qui m'en ἃ empéché, Athéniens, c’est
ce je ne sais quoi de divin et de _ démoniaque,
dont vous m'avez si souvent entendu parler; et
7
dont Mélitus, pour plaisanter, a fait un chef d’ac-
cusation contre moi. Ce phénomène extraordi-
naire s’est manifesté en moi dès mon enfance;
c'est une voix qui ne se fait entendre que pour
me détourner de ce “406 J'ai résolu, car jamais
elle ne m 'exhorte à à rien entreprendre : c'est elle
qui s’est toujours opposée à moi, quand j'ai voulu
me méler des affaires de la république, et elle
s’y est opposée fort à propos; car sachez bien
qu'il y. a long-temps que je. ne serais plus en.
vie, si je m'étais mélé des affaires publiques, et _
je n'aurais rien avancé ni pour vous, ni pour
moi. Ne vous fâchez point, je vous en conjure,
si je vous dis la vérité. Non, quiconque voudra
lutter franchement contre les passions d’un peu-
ple, celui d’Athènes, ou tout autre peuple; qui-
I. | 7
98 APOLOGIE
conque voudra empêcher qu'il ne se commette
rien d'injuste ou d’illégal dans un état, ne le
fera jamais impunément. Il faut de toute néces-
| sité que celui qui veut combattre pour la justice,
s'il veut vivre quelque temps, demeure simple
particulier, et ne prenne aucune part au gouver-
‘nement. Je puis vous en donner des preuves in-
contestables, et ce ne seront pas des raisonne-
‘mens, mais ce qui ἃ bien plus d'autorité auprès
de vous, des faits. Écoutez donc ce qui m’est ar-
rivé, afin que vous sachiez bien que je suis inca-
pable de céder à qui que ce soit contre le devoir,
par crainte de la mort; et que, ne voulant pas le
faire , il est impossible que je ne périsse pas. Je
vais vous dire des choses qui vous déplairont, et
où vous trouverez peut-être la jactance des plai-
doyers ordinaires : cependant Je ne vous dirai
rien qui ne soit vrai.
Voussavez, Athéniens, que je n’ai jamais exercé
aucune magistrature, et que J'ai été seulement
sénateur ἡ. La tribu Antiochide, à laquelle j’ap-
Re ere
* Le peuple athénien était divisé en dix tribus dont cha-
cune fournissait cinquante représentans au conseil des cinq
cents, ou sénat, qui se trouvait ainsi composé de dix classes.
Chacune d’elles gouvernait à son tour pendant trente -cinq
jours. Ces cinquante sénateurs s’appelaient Prytanes, et la
durée de leurs fonctions, une Prytanie; enfin, ils étaient
nourris aux frais de l’état, dans un édifice public nommé
Prytanée. (BarraéLemy, Voyage d’Anach. ch. 14).
DE SOCRATE. 99
partiens “, était justement de tour au Prytanée,
lorsque, contre toutes les lois, vous vous opi-
nâtrâtes à faire simultanément κ΄ le procès aux
dix généraux qui avaient négligé d’ensevelir les
corps de ceux qui avaient péri au combat naval
des Arginuses “**; injustice que vous reconnûtes,
et dont vous vous repentites dans la suite. En
cette occasion , 16 fus le seul des prytanes ‘qui
osai m'opposer à la violation des lois, et voter
contre vous. Malgré les orateurs qui se prépa-
raient à me dénoncer, malgré vos menaces et
vos cris, J'aimai mieux courir ce danger avec la
loi et la justice, que de consentir avec vous à
une si grande iniquité, par la crainte des chaînes
ou de la mort ””. Ce fait eut lieu pendant que
le gouvernement démocratique subsistait encore.
Quand vint lolygarchie, les Trente me mandèrent
moi cinquième au Tholos “π΄ et me donnerent
* Socrate était du bourg d’Alopèce, qui faisait partie de
la tribu Antiochide.
* I] y avait une loi qui ordonnait de faire à chaque ac-
cusé son procès séparément. Euryptoléme la rapporte dans
sa défense des généraux (Xénops. Hist. Gr. liv. 1).
_‘** Combat où les dix généraux athéniens remportèrent
la victoire sur Callicratidès, général lacédémonien.
ἜΣ Xénorx. Hist. Gr. liv. I.
***%** Édifice circulaire et voûté où les Prytanes prenaient
7:
100 APOLOGIE
l’ordre d'amener de Salamine Léon le Salammien,
afin qu’on le fit mourir; car 1ls donnaient de pa-
reils ordres à beaucoup de personnes, pour com-
. promettre le plus de monde qu'ils pourraient ;
et alors je prouvai, non pas en paroles, mais
par des effets, que je me souciais de la mort
comme de rien, si vous me passez cette expres-
sion triviale, et que mon unique soin était de
ne rien faire d'impie et d'injuste. Toute la puis-
sance des Trente, 51 terrible alors, n’obtint rien
de moi contre la Justice. En sortant du Tholos,
les quatre autres s’en allérent à Salamine, et
amenéerent Léon, et moi je me retirai dans ma
maison; et il ne faut pas douter que ma mort
n’eût suivi ma désobéissance, si ce gouvernement
n'eût été aboli bientôt après“. Cest ce que peu-
vent attester un grand nombre de témoins.
Pensez-vous donc que j'eusse vécu'tant d’an-
nées, si Je me fusse mélé des affaires de la ré-
publique, et qu’en homme de bien, j’eusse tout
foulé aux pieds pour ne penser qu’à défendre la
leurs repas en commun. On l’appelait aussi Prytanée, Πρυ-
τανεῖον, parce qu’il servait dé magasin pour les grains, Πορῶν
ταμιεῖον. {Τιμέε le Grammairien ).
* PLaron, lettre VII‘; Xénorm. Faits mémorables de
Socrate. — Hist. Gr. liv. I. Le gouvernement des trente
_tyrans ne dura que quatre ans.
‘ee e
. use
| DE SOCRATE. 101
justice? Il s'en faut bien, Athéniens; ni moi, ni
aucun autre homme, ne l’aurions pu faire. Pen-
dant tout le cours de ma vie, toutes les fois qu'il
m'est arrivé de prendre part aux affaires publi-
ques, vous me trouverez le même; le même en-
core dans mes relations privées, ne cédant ja-
mais rien à qui que ce soit contre la justice, non
pas même à aucun de ces tyrans, que mes ca-
lomniateurs veulent faire passer pour mes dis-
ciples “. Je π᾿ αἱ jamais été le maître de personne;
mais si quelqu'un, jeune ou vieux, a desiré s’en-
tretenir avec moi, et voir comment je m’acquitte
de ma mission, je n’ai refusé à personne cette
satisfaction. Loin de parler quand on me paie,
et de me taire quand on ne me donne rien, je
laisse également le riche et le pauvre m'inter-
roger ; ou, si on l’aime mieux, on répond à mes
questions, et l’on entend ce que j'ai à dire. Si
donc, parmi ceux qui me fréquentent, 1] s’en
trouve qui deviennent honnètes gens ou malhon-
nètes gens, il ne faut ni m’en louer ni m'en
blâmer; ce n’est pas moi qui en suis la cause,
je n’ai jamais promis aucun -enseignement, et
je n’ai jamais rien enseigné ; et si quelqu'un pré-
»ο“ .Φ
* Alcibiade et surtout Critias, l’un des trente tyrans,
dont on affectait de rapporter la conduite aux principes et
aux leçons de Socrate.
- "
Φ
ον e
e et...
| 102 | APOLOGIE
tend avoir appris ou entendu de moi en parti-
culier autre chose que ce que je dis publique-
ment ἃ tout le monde, soyez persuadés que
c'est une imposture. Vous savez maintenant pour-
quoi on aime à converser si long-temps avec moi :
je vous ai dit la vérité toute pure; c'est qu'on
prend plaisir à voir confondre ces gens qui se
prétendent sages, et qui ne le sont point; et,
en effet, cela n’est pas désagréable. Et je n'agis
ainsi, je vous le répète, que pour accomplir
l'ordre que le dieu m'a donné par la voix des
oracles, par celle des songes et par tous les
moyens qu'aucune autre puissance céleste ἃ Ja-
mais employés pour communiquer sa volonté à
- un mortel. Si ce que je vous dis n'était pas vrai,
il vous serait aisé de me convaincre de men-
songe ; car si je corrompais les jeunes gens, et
que Jen eusse déja corrompu, il faudrait que
ceux qui, en avançant en âge, ont reconnu que
je leur ai donné de pernicieux conseils dans leur
jeunesse, vinssent s'élever contre moi, et me faire
punir; et 5115 ne voulaient pas se charger eux-
mêmes de ce rôle, ce serait le devoir des per-
sonnes de leur famille, comme leurs pères ou
leurs frères ou leurs autres parens, de venir de-
mander vengeance contre moi, si j'ai nui à ceux
qui leur appartiennent ; et j'en vois plusieurs qui
sont 16] présens, comme Criton, qui est du même
DE SOCRATE. 103
bourg que moi, et de mon âge, père de Crito-
bule, que voici; Lysanias de Sphettios *, avec
son fils Eschine“; Antiphon de Céphise *, père
d'Épigenès **, et beaucoup d’autres dont les
frères me fréquentaient, comme Nicostrate, fils
de Zotide, et frère de Théodote. Il est vrai que
Théodote est mort, et qu'ainsi il n’a plus besoin
du secours de son frère. Je vois encore Parale, fils
de Démodocus, et dont le frère était Théagès “πη΄,
Adimante, fils d’Ariston, avec son frère Platon ;
Acéantodore, frère d'Apollodore, que je recon-
_naïis Δ11551 7.) et beaucoup d’autres dont Mélitus
aurait bien dù faire comparaître au moins un
comme témoin dans sa cause. S’il n’y a pas pensé,
il est encore temps; je lui permets de le faire;
qu'il dise donc s’il le peut. Mais vous trouverez
tout le contraire, Athéniens; vous verrez qu'ils
sont tout prêts à me défendre, moi qui ai cor-
rompu et pérdu leurs enfans et leurs frères, s’il
* Sphettios, bourg de la tribu Acamantide.
* Eschine, le Socratique, auquel on attribue plusieurs
dialogues.
** Céphise, bourg de la tribu Érechtéide.
*** Il en est question dans le Phcdon.
Ἐπ Voyez le dialogue de ce nom.
*#%* Voyez le Phédon ; Xénors. Apologie de Socrate.
104 APOLOGIE
faut en croire Mélitus et Anytus; car je ne veux
pas faire valoir 1ci le témoignage de ceux que J'ai
corrompus, ils pourraient avoir leur raison pour
me défendre; mais leurs parens, que je n’ai pas
séduits, qui sont déja avancés en âge, quelle
autre raison peuvent-ils avoir de se déclarer pour
moi, que mon bon droit et mon innocence, et
leur persuasion que Mélitus est un imposteur,
et que je dis li vérité? Mais en voilà assez, Athé-
niens; telles sont à peu près les raisons que. je
puis employer pour me défendre ; ; les autres se-
raient du même genre.
Maïs peut-être se trouvera-t-il quelqu'un parmi
vous qui sirritera contre moi, en se souvenant
que, dans un péril beaucoup moins grand, il ἃ
conjuré-et supplié les juges avec larmes, et que,
pour exciter une plus grande compassion, 1] a
fait paraître ses enfans, tous ses parens et tous
ses amis; au lieu que je ne fais rien de tout cela,
quoique , selon toute apparence, je coure le
plus grand danger. Peut-être que cette différence,
se présentant à son esprit, l'aigrira contre moi,
et que, dans le dépit que lui causera ma con-
duite, il donnera son suffrage avec colère. S'il y
a ici quelqu'un qui soit dans ces sentimens, ce
que je ne saurais croire, mais j'en fais la sup-
position, je pourrais lui dire avec raison: Mon
ami, j'ai aussi des parens; car pour me servir de
l'expression d’Homère : ΄
DE SOCRATE. 10h
Je ne suis point né d’un chéne ou d’un rocher *,
mais d’un homme. Ainsi, Athéniens, j'ai des pa-
rens; et pour des enfans, j'en ai trois, l'un déja
dans l’adolescence, les deux autres encore en
bas âge; et cependant je ne les ferai pas paraître
ici pour vous engager à m'absoudre. Pourquoi
ne le ferai-je pas? Ce n’est ni par une opinii-
- treté superbe, ni par aucun mépris pour vous ;
d’ailleurs, il ne s’agit pas ici de savoir si je re-
garde la mort avec intrépidité ou avec faiblesse ;
mais pour mon honneur, pour le vôtre et celui.
de la république, il ne me paraît pas convenable
d'employer ces sortes de moyens, à l’âge que j'ai,
et avec ma réputation, vraie ou fausse, puis-
qu'enfin. c'est une opinion généralement reçue
que Socrate a quelque avantage sur le vulgaire
des hommes. En vérité, 1] serait honteux que
ceux qui parmi vous se distinguent par la sa-
gesse, le courage ou quelque autre vertu, res-
semblassent à beaucoup de gens que j'ai vus,
quoiqu'’ils eussent toujours passé pour de grands
personnages, faire pourtant des choses d’une
bassesse étonnante quand on les jugeait, comme
s'ils eussent cru qu'il leur arriverait un bien
grand mal si vous les faisiez mourir, et qu'ils
deviendraient immortels si vous daigmiez leur
_* Odyssée, liv. XIX , v. 163.
106 APOLOGIE
᾿ laisser la vie. De tels hommes déshonorent la pa-
trie; car ils donneraient lieu aux étrangers de
penser que parmi les Athéniens, ceux qui ont
le plus de vertu, et que tous les autres choisis-
sent préférablement à eux-mêmes pour les élever
aux emplois publics et aux dignités, ne différent
en rien des femmes; et c’est ce que vous ne
devez pas faire, Athéniens, vous qui aimez la
gloire; et si nous voulions nous conduire ainsi,
vous devriez ne pas le souffrir, et déclarer que
celui qui ἃ recours à ces scènes tragiques pour
exciter la compassion , et qui par là vous couvre
de ridicule, vous le condamnerez plutôt que celui
qui attend tranquillement votre sentence. Mais
sans parler de l'opinion, il me: semble que la
Justice veut qu'on ne doive pas son salut à ses
prières, qu’on ne supplie pas le juge, mais qu’on
l'éclaire et qu’on le convainque; car le juge ne
siége pas 1c1 pour sacrifier la justice au désir de
plaire, mais pour la suivre religieusement : il a
juré, non de faire grace à qui bon lui semble,
mais de juger suivant les lois. Il ne faut donc
pas que nous vous accoutumions au parjure, et
vous ne devez pas vous y laisser accoutumer;
car les uns et les autres nous nous rendrions
coupables envers les dieux. N'attendez donc point
de moi, Athéniens, que j'aie recours auprès de
vous à des choses que je ne crois ni honnêtes, ni
DE SOCRATE. 107
ju'es, ni pieuses, et que j'y aie recours dans une
gcasion où je suis accusé d'impiété par Méli-
sus ; si je vous fléchissais par mes prières, et que
je vous forçasse à violer votre serment, c’est alors
que je vous enseignerais l’impiété, et en voulant
me justifier, je prouverais contre moi-même que
Je ne crois point aux dieux. Mais il s’en faut bien,
Athéniens, qu'il en soit ainsi. Je crois plus aux
dieux qu'aucun de mes accusateurs; et je vous
abandonne avec confiance à vous et au dieu de
Delphes le soin de prendre à mon égard le parti
le meilleur et pour. moi et pour vous.
[ Ici les juges ayant été aux voix, la majorité déclare que
Socrate est coupable. Il reprend la parole : ]
LE jugement que vous venez de prononcer,
Athéniens, m'a peu ému, et par bien des rai-
sons ; d'ailleurs je m'attendais à ce qui est ar-
rivé. Ce qui me surprend bien plus, c’est le
nombre des voix pour ou contre; j'étais bien loin
de m’attendre à être condamné à une si faible
majorité; car, à ce qu'il parait, il n’aurait fallu
que trois voix " de plus pour que je fusse ab-
sous. Je puis donc me flatter d’avoir échappé à
* Les juges étaient 556, dont 281 opinèrent contre So-
crate, et 275 en sa faveur. Il ne manqua donc à-Socrate
que 3 voix de plus pour obtenir l'égalité des suffrages et
pour être absous.
108 APOLOGIE
Mélitus, et non-seulement je lui ai échappé, is
il est évident que si Anytus et Lycon ne se fusset
levés pour m'accuser, il aurait été condamné ς
payer mille drachmes ἡ. comme n'ayant pas ob-
tenu la cinquième partie des suffrages.
C’est donc la peine de mort que cet homme
réclame contre moi; à la bonne heure; et moi,
de mon côté, Athéniens, à quelle peine me con-
damnerai-je"" ? Je dois choisir ce qui m'est dû;
Et que. m'est-il dü? Quelle peine afflictive, ou
quelle amende mérité-je, moi, qui me suis fait
un principe de ne connaître aucun repos pen-
dant toute ma vie, négligeant ce que les autres
recherchent avec tant d'empressement , les ri-
chesses , le soin de ses affaires domestiques, les
emplois militaires, les fonctions d’orateur et tou-
tes les autres dignités; moi, qui ne suis jamais ἡ
ΟΡ Tous les suffrages contre Socrate comptèrent à Méli-
tus, accusateur en chef; mais Socrate donne à entendre que
dans la totalité des suffrages obtenus, Mélitus n’en avait
dû qu’un tiers à son influence personnelle, et que par con-
séquent, si Anytus et Lycon ne lui avaient pas donné les
voix de-leurs partisans, Mélitus n’aurait point obtenu le
cinquième des suffrages exigé par les lois.
** Dans tous les délits dont la peine n’était pas détermi-
née par la loi, l’accusateur proposait la peine, et l'accusé,
jugé coupable, avait le droit d'indiquer lui-même celle à
laquelle 1] se condamnait.
DE SOCRATE. 169
entré dans aucune des conjurations et des ca-
bales si fréquentes dans la république, me trou-
.vant réellement trop honnête homme pour ne
pas me perdre en prenant part à tout cela; moi
qui, laissant de côté toutes les choses où je ne
pouvais être utile n1 à vous ni à moi, n’ai voulu
d'autre occupation que celle de vous rendre à
chacun en particulier le plus grand de tous les
services, en vous exhortant tous individuelle-
ment à ne pas songer à Ce qui vous appartient
accidentellement plutôt qu’à ce qui constitue
votre essence, et à tout ce qui peut vous rendre
vertueux et sages; à ne pas songer aux intérêts
passagers de la patrie plutôt qu’à la patrie elle-
même , et ainsi de tout le reste? Athéniens, telle
a été ma conduite ; que mérite-t-elle? Une ré-
compense, si vous voulez être justes, et même
une récompense qui puisse me convenir. Or,
qu'est-ce qui peut convenir à un homme pauvre,
votre bienfaiteur, qui a besoin de loisir pour ne
s'occuper qu'à vous donner des conseils utiles?
ἢ n’y ἃ rien qui lui convienne plus, Athéniens,
que d’être nourri dans le Prytanée ; et 1l le mérite
bien plus que celui qui, aux jeux Olympiques,
a remporté le prix de la course à cheval, ou de
la course des chars à deux ou à quatre chevaux”;
* On nourrissait au Prytanée, aux frais du public, outre .
110 APOLOGIE
car celui-ci ne vous rend heureux qu'en appa-
rence : moi, je vous enseigne à l'être véritable-
ment: celui-ci ἃ de quoi vivre, et moi Je n'ai.
rien. Si donc il me faut déclarer ce que je mé-
rite, en bonne justice, je le déclare, c'est d'être
nourri au Prytanée. | -
Quand je vous parle ainsi, Athéniens, vous
m’accuserez peut-être de la même arrogance qui
me faisait condamner tout à l'heure les prieres
et les lamentations. Mais ce n’est nullement cela;
mon véritable motif est que j'ai la conscience
de n’avoir jamais commis envers personne d’in-
justice volontaire ; mais je ne puis vous le per-
suader, car il n’y a que quelques instans que nous
nous entretenons ensemble, tandis que vous au-
riez fini par me croire peut-être, si vous aviez,
comme d'autres peuples, une loi qui, pour une
condamnation à mort, exigeât un procès de plu-
sieurs jours ἡ, au lieu qu’en si peu de temps, il
est impossible de détruire des calomnies us
rées. Ayant donc la conscience que je n'ai jamais
été injuste envers personne, je suis bien éloigné
de vouloir l'être envers moi-même, d’avouer que
les Prytanes, ceux qui avaient rendu des services importans
à l'état, et les vainqueurs aux jeux Olympiques.
ΓΑ Athènes, nul procès ne pouvait durer plus d’un jour.
(Sam. Perar, in Leg. ait.)
DE SOCRATE. 111
je mérite une punition, et de me condamner à
quelque chose de semblable; et cela dans quelle
crainte? Quoi! pour éviter la peine que réclame
contre moi Mélitus, et de laquelle j'ai déja dit
que je ne sais pas si elle est un bien où un mal,
J'irai choisir une peine que je sais très-certaine-
ment être un mal, et je m'y condamnerai moi-
même! Choisirai-je les fers? Mais pourquoi me
faudrait-il passer ma vie en prison, esclave du
pouvoir des Onze, qui se renouvelle toujours “ἢ
Une amende, et la prison jusqu’à ce que je l’aie
payée? Mais cela revient au méme, car je n’ai
pas de quoi la payer. Me condamnerai-je à l’exil?
Peut-être y consentiriez-vous. Mais il faudrait
que l’amour de la vie m’eût bien aveuglé, Athé-
miens, pour que je pusse m'imaginer que, si vous,
mes concitoyens, vous n'avez pu supporter ma
manière d’être et mes discours, 5115 vous sont
devenus tellement importuns et odieux qu'au-
jourd’hui vous voulez enfin vous en délivrer,
d’autres n'auront pas de peine à les supporter.
Il s’en faut de beaucoup, Athéniens. En vérité,
ce serait une belle vie pour moi, vieux comme
je suis, de quitter mon pays, d'aller errant de
* Magistrats préposés aux prisons. Chacune des dix tri-
‘bus fournissait un de ces magistrats, et le greffier faisait le
. t
onzième.
112. APOLOGIE
ville en ville, et de vivre comme un proscrit !
Car je sais que partout où j'irai, les jeunes gens
viendront m’écouter comme ici; si Je les rebute,
eux-mêmes me feront bannir par les hommes
plus âgés xet si je ne les rebute pas, leurs pères
et leurs parens me banniront, à cause d'eux.
Mais me dira-t-on peut-être : Socrate, quand
_tu nous auras quittés > ne pourras-tu pas te
ténir en repos, et garder le silence? Voilà ce
qu’il y a de plus difficile à faire entendre à quel-
ques-uns d’entre vous; Car si 16 dis que ce serait
désobéir au dieu, et que, par cette raison, il
m'est impossible de me tenir en repos, vous ne
me croirez point, et prendrez cette réponse pour
une plaisanterie ; et, d’un autre côté, si je vous
dis que le plus grand bien de l’homme, c’est de
s’entretenir chaque jour de la vertu et des au-
_tres choses dont vous m'avez entendu discourir,
m'examinant et moi-même et les autres: car une
vie sans examen n'est pas une vie; si je vous dis
cela, vous me croirez encore moins. Voilà pour-
tant la vérité, Athéniens ; mais il n’est pas aisé
de vous en convaincre. Au reste, je ne suis point
accoutumé à me juger digne de souffrir aucun
mal. Si j'étais riche, je me condamnerais volon-
tiers à une amende telle que je pourrais la payer,
car cela ne me ferait aucun tort; mais, dans la
circonstance présente. car enfin je n’ai rien...
DE SOCRATE. 113
à MOINS que vous ne consentiez à m’imposer seu-
lement à ce que je suis en état de payer; et. je
pourrais aller peut-être jusqu’à une mine d’ar-
gent ; c'est donc à cette somme que je me con-
damne. Mais Platon, que voilà, Criton, Crito-
bule et Apollodore veulent que je me condamne à
trente mines, dont ils répondent. En conséquence,
je m’y condamne ; et assurément je vous présente
des cautions qui sont tres-sulvables.
[ Ici les juges vont aux voix pour l'application de la gere
et Socrate est condamné ἃ mort. Il poursuit: ]
Pour n'avoir pas.eu la patience d'attendre un
peu de temps, Athéniens, vous allez fournir
un prétexte à ceux qui voudront diffamer la ré-
publique ; ils diront que vous avez fait mourir
Socrate, cet homme sage; car pour aggraver
votre honte, ils m'appelleront sage, quoique je ne
lessois point. Mais si vous aviez attendu encore
un pêu ἀφ temps, la chose serait venue d’elle-
même; cr voyez mon âge; je suis déja bien
avancé dans la vie, et tout près de la mort. Je
ne dis pas cela pour vous tous, mais seulement
pour ceux qui m'ont condamné à mort; c’est
à ceux-là que je veux m'adresser encore. Peut-
être pensez-vous que si J'avais cru devoir tout
faire et fout dire pour me sauver, je n’y serais
point parvenu, faute de savoir trouver des pa-
% 1. 8
114 APOLOGIE
roles capables de persuader? Non, ce ne sont pas
les paroles qui m'ont manqué, Athéniens, mais
l'impudence: je succombe pour n avoir pas voulu
vous dire les choses que vous aimez tant à en-
tendre; pour n'avoir pas voulu me lamenter,
pleurer, et descendre à toutes les bassesses aux-
quelles on vous a accoutumés. Mais le péril où
j'étais ne m’a point paru une raison de rien faire
qui füt indigne d'un homme libre, et maintenant
encore je ne me repens has de m'être ainsi dé-
fendu; j'aime beaucoup mieux mourir après
m'être défendu comme je l’aï fait, que de devoir
la vie à une lâche apologie. M devant les tri-
bunaux, ni dans les combats, il: n'est permis ni
à moi ni à aucun autre d' employer toutes sortes
de moyens pour éviter la mort. Tout le monde
sait qu’à la guerre il serait très-facile de sauver
sa vie, en jetant ses armes, et en, demandant
quartier à ceux qui vous poursuivent de mère,
dans tous les dangers, on trouve mille expédiens
pour éviter la mort, quand on est décidé à tout
dire et à tout faire. Eh! ce n’est pas là ce qui
est difficile, Athéniens, que d'éviter M mort;
mais il l’est beaucoup d'éviter le crime’; 1] court
plus vite que la mort. C'est pourquoi, vieux et
pesant comme je suis, je me suis laissé'atteindre
par le plus lent des deux, tandis que le plus
agile, le crime, s’est attaché à mes accusateurs,
3
DE SOCRATE. 115
qui ont de la vigueur et de la légéreté. Je m'en
vais donc subir la mort à laquelle vous m'avez
condamné, et eux l'iniquité et l'infamie à laquelle |
la vérité les condamne. Pour moi, je nven tiens
à ma peine, et eux à la leur. En effet, peut-être
est-ce ainsi que les choses deyæient se passer,
et, selon moi, tout est pour le mieux.
Après cela, ὁ vous qui m'avez condamné,
voici ce que j'ose vous, prédire; car je suis pré-
cisément dans les cireonstances où les hommes
lisent dans l'avenir, aû moment de quitter la vie.
Je vous dis donc que si vous me faites périr,
vous en serez phnis aussitôt après ma mort par
une peine bien plus cruelle que celle à laquelle
vous me condamnez ; en effet, vous ne me faites
mourir que pour vous déhvrer de limportun
fardeau de rendre compte de votre vie: mais il
vous arrivera tout le contraire, je vous le pré-
dis. Il va s'élever contre vous un bien plus grand
nombre de censeurs que je retenais sans que vous
vous en aperçussiez; censeurs d'autant plus dif-
ficiles, qu’ils sont plus jeunes, et vous n’en serez
que plu« irrités; car si vous pensez qu'en tuant ἢ
les gens, vous empécherez qu'on vous reproche
de mal vivre, vous vous trompez. Cette manière
de se délivrer de ses censeurs n’est ni honnète
ni possible : celle qui est en même temps et la
plus honnète et la plus facile, c'est, au heu de
8.
2 7
»
116 τς APOLOGIE
fermer la bouche aux autres, de:se rendre meil-
_leur soi-même. Voilà ce que j'avais à prédire à
ceux. qui m'ont condamné : il ne me reste qu'à
prendre: congé d'eux.
Mais poùr vous, qui m'avez absous par vos
suffrages, Athéniens, je m’entretiendrai volon-
tiers avec vous sur ce qui vient de se passer,
pendant que les. magistrats * sont occupés, et
qu'on ne me mène pas @ncore où je dois mou-
rir. Arrêtez-vous donc quelques instans, et em-
ployons à converser ensemble le temps qu'on me
laisse. Je veux vous raconter, comme à mes amis,
une chose qui m’est arrivée aujdurd’hui, et vous
apprendre ce qu’elle signifie. Ouj, juges (et en
vous appelant ainsi, je vous donne le nom que
vous méritez),1l m'est arrivé aujourd’hui quelque
chose d’extraordinaire. Cette inspiration prophé-
tique qui n'a cessé de se faire entendre à moi
dans tout le cours de ma vie, qui dan les moin-
dres occasions n’a jamais manqué de me détour-
ner de tout.ce que j'allais faire de mal, aujour-
d'hui qu'il m'arrive ce que vous voyez, ce qu’on
pourrait prendre, et ce qu'on prend en.effet pour
le plus grand de tous les maux, cette voix divine
a gardé le silence ; elle ne τη arrêté niice matin
quand Jje suis sorti de ma maison, ni quand je
* Les Onze. sn
DE SOCRATE. 117
suis venu devant ce. tribunal, ni tandis que je
parlais, quand j'allais dire quelque chose. Cepen-
dant, dans beaucoup d'autres circonstances elle
vint m'interrompre au milieu de mon discours ;
mais aujourd’hui ellé ne s’est opposée à aucune
de mes actions, à aucune de mes paroles : quelle
en peut être la cause? Je vas vous le dire ; c’est
que ce qui m'arrive est,’selon toute vraisem-
blance, un bien; et ngus nous trompons sans
aucun doute, si nous pensons que la mort soit
un mal. Une preure évidente pour moi, c'est
qu'nfaillhiblement, si j'eusse dû mal faire aujour-
d’hui, le signe prdinaire m'en eût averti.
Voici encorg quelques raisons d'espérer que
la mort est un bien. Il faut qu’elle soit de deux
choses l’une ou l’anéantissement absolu, et la
destruction de toute conscience, ou, comme on
- le dit, un simple changement, le passage de l'ame
d’un lieu dans un autre. Si la mort est la privation
de tout sentiment, un sommeil sans aucun songe,
quel merveilleux avantage n'est-ce pas que de
mourir ? Car, que quelqu'un choisisse une nuit
ainsi pafsée dans un sommeil profond que n'au-
rait troublé aucun songe, et qu'il compare cette
nuit ave£ toutes les nuits et avec tous les jours
qui ont rempli le cours entier de sa vie; qu'il
réfléchisse, et qu’il dise en conscience combien
dans sa ‘vie il ἃ eu de jours et de nuits plus
118 APOLOGIE
heureuses et plus douces que celle-là; je suis
persuadé que non-seulement un simple particu-
rer, mais que le grand roi lui-même en trou-
verait u# bien petit nombre, et qu'il serait aisé
de les compter. Si la mort est quelque chose de
semblable , je dis qu’elle n’est pas un mal; car
la durée tout entière ne parait plus ainsi qu'une
seule nuit. Mais si la Wort est un passage de ce
séjour dans un autre, eb si ce qu’on dit est vé-
ritable, que là est le rendeävous de tous ceux qui
ont vécu, quel plus grand bien peut-on imagmer,
mes juges? Car enfin, si en artivant aux enfers,
échappés à ceux qui se prétendent ici-bas des
juges, l’on y trouve les vrais juges, cœux qui passent
pour y rendre la justice, Minos, Rhadamanthe,
Éaque, Triptolème et tous ces autres demi-dieux
qui ont été justes pendant leur vie, le voyage
serait-il donc si malheureux ? Combien ne don-
nerait-on pas pour s’entretenir avec Orphée ,
Musée, Hésiode , Homère? Quant à moi, si cela
est véritable, je veux mourir plusieuts fois. .O
pour moi surtout Padmirable passe-temps, de
me trouver là avec Palamède “, Ajay fils de
* Il fut, dit-on, lapidé par les Grecs, parce qu'on trouva
dans sa tente des indices d’une correspondan® avec les
Troyens. Mais c'était une invention d'Ulysse, ennemi de
Palamède. ᾿
L
Ca
DE SOCRATE. 119
Télamon, et tous ceux, des temps anciens, qui
sont morts victimes de condamnations injustes !
Quel agrément de comparer mes aventures avec
les leurs! Mais. mon plus grand plaisr serait
d employer ma vie, là comme ici, ä” interroger
et à examiner tous ces persomafages, pour dis-
tinguer ceux qui sont vérifablement sages, et
ceux qui croient l'être et’ ne le sont point. À
quel prix ne voudrait-o pas, mes juges, exami-
ner un peu celui qui mena contre Troie une si
nombreuse armée *$ ou Ulysse ou Sisyphe *, et
tant d’autres, hogimes et femmes, avec lesquels
ce serait une féhcité inexprimable de converser
et de vivre, ef les observant et les examinant?
Là du moins on n’est pas condamné à mort pour
cela; car lesthabitans de cet heureux séjour,
entre mille fvantages qui mettent leur condition
bien au-dessus de la nôtre, jouissent d’une vie
immortelle,, si du moins ce qu’on en dit est vé-
ntable. -
C’est pourquoi, mes juges, soyez pleins d’es-
pérance «dans la mort, et ne pensez qu'à cette
vérité, qu il n’y ἃ aucun mal pour l'homme de
bien, ni pendant sa vie ni après sa mort, et que
" Agamémnon.
** Le plus rusé des hommes , selon Homère. (Zkare, lv.
VI, v. 153.)
120 APOLOGIE
les dieux ne labandonnent jamais; car ce qui
m'arrive n'est. point l'effet du hasard, et 1] est
clair pour moi que mourir dès à présent, et étre
délivré des soucis de la vie, était ce qui me con-
venait le mIBUX ; aussi la voix céleste s’est tue au-
jourd’hui, et je“n’ai aucun ressentiment contre
mes accusateurs, ni contre ceux qui m'ont con-
damné, quoique leur‘intention n’ait pas été de
me faire du bien, et quùls n'aient cherché qu'à
me nuire ; en quoi j’auraiè bien quelque raison
de me plaindre d’eux. Je ne leur ferai qu'une
seule prière. Lorsque mes enfans seront grands,
si vous les voyez rechercher Îles richesses ou
toute autre chose plus que la vertà, punissez-les,
en les tourmentant comme je vousai tourmentés ;
et, 5115 se croient quelque chose ,quoiqu'ils ne
soient rien, faites-les rougir de leuñ,insouciance
et de leur présomption; c’est ainsi que je me
suis conduit avec vous. Si vous faites cela, moi et
mes enfans nous n’aurons qu'à nous louer de
votre justice. Mais il est temps que nous nous
quittions, moi pour mourir, et vous pour vivre.
Qui de nous a le meilleur partage? Personne
ne le sait, excepté Dieu. x
;
CRITON,
LE DEVOIR DU CITOYEN.
{
νον tete πο tete ete tt A A) TS A en de A EE RE EE SQ
ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE. .
ΩΦ ra
Carton propose à Socrate d'échapper à
la mort en fuyant de sa prison. D'abord
c’eût été un contre-sens dans la destinée de
Socrate; ensuite une faiblesse assez inutile
ἃ soixante onze ans; enfin une violation
coupable dé la loi athénienne qui ordon-
nait que tout jugement rendu fût exécuté.
Le Criton est le développement de cette
dernière considération généralisée, c'est-à-
dire de l'obligation morale imposée à tout
citoyen d'obéir en toute circonstance aux
- lois du‘ pays, l'obligation morale étant au-
dessus de toute circonstance et n'admet-
tant aucune exception. L’austérité de ce
ἢ
.“Ν
d
124 ARGUMENT.
principe prouve a quel point Socrate était
jaloux du titre de bon citoyen, et quel
:prix attachaient ses disciples à dissimuler
‘jet à couvrir, en quelque sorte, la désobéis-
sance réelle de leur maître à la partie reli-
gieuse de la constitution athénienne, sous
l'appareil de ses vertus civiques et de son
absolu dévouement aux lois. À proprement
parler, le Criton est un complément de
l'Apologie. En effet, quoique Socrate évitàt
les affaires publiques, la patrie, ne l’appela
jamais sans le trouver docile et fidèle. Guer-
rier intrépide, juge impartial, également
inébranlable aux menaces des Trente, et
aux clameurs de la multitude, il se con-
duisit toujours en bon et loyal serviteur de
la république. Aujourd’hui même que les
lois de cette république qu'il a toujours ai-
mée et servie, le condamnent injustement
ARGUMENT. 125
a mourir, plutôt que de leur manquer, il
meurt ; il sabandonne tout entier à la loi:
il ne réserve que sa conscience.
. Quant au principe de l’ohéissance abso-
lue à la loi, il se rattache à l'esprit général
de la politique de Platon; et c'est dans la
République et les Lois, qu'il en faut cher-
cher la base et le développement.
LLEVLLLEIR VAR VUE IR VARIE LL GRR VL/L RL LL LR LS LIRE LIRE LAS LIRE
CRITON,
OU
LE DEVOIR DU CITOYEN.
SOCRATE, CRITON.
SOCRATE.
Pourquor déja venu, Criton? N’est-il pas en-
core bien matin?
CRITON.
Il est vrai.
SOCRATE,
Quelle heure peut-il être?
CRITON.
L’aurore parait à peine.
SOCRATE.
Je m'étonne que le gardien de la prison t'ait
laissé entrer.
CRITON.
Il est déja habitué à moi, pour m'avoir vu
128 CRITON. |
souvent ici; d’ailleurs il m’a quelque obligation.
SOGRATE.
Arrives-tu à l'instant, ou y a-t-il long-temps
que tu 65 arrivé?
CRITON.
Assez long-temps.
SOCRATE.
Pourquoi donc ne pas m’avoir éveillé sur-le-
champ, au lieu de t’asseoir auprès de moi sans
rien dire?
CRITON.
Par Jupiter! je m'en serais bien gardé; pour
_ moi, à ta place, je ne voudrais pas être éveillé
dans une si triste conjoncture. Aussi, 1l y a déja
long-temps que je suis là, me livrant au plaisir
de contempler la douceur de ton sommeil; et je
n’ai pas voulu t'éveiller pour te laisser passer le
plus doucement possible ce qui te reste à vivre
encore. Et, en vérité, Socrate, je t’ai félicité
souvent de ton humeur pendant tout le cours
de ta vie; mais, dans le malheur présent, je te
félicite bien plus encore de ta fermeté et de ta
résignation. |
SOCRATE.
C'est qu'il ne me siérait guère, Criton, de
trouver mauvais qu'à mon âge il faille mourir.
CRITON.
Eh! combien d’autres, Socrate, au même âge
ml
CRITON. 129
que toi, se trouvent en de pareils malheurs, que
pourtant la vieillesse n’'empèche pas de s'irriter
_ contre leur sort!
SOCRATE.
Soit, mais enfin quel motif t’'amène si matin?
CRITON.
Une nouvelle, Socrate, fâchense et accablante,
non pas pour toi, à ce que je vois, mais pour
moi et tous tes amis. Quant à moi, je le sens,
j'aurai bien de la peine à la supporter.
SOCRATE.
Quelle. nouvelle? Est-il arrivé de Délos le
vaisseau au retour duquel je dois mourir “Ὁ
| CRITON.
Non, pas encore; mais il paraît qu'il doit ar-
river aujourd'hui, à ce que disent des gens qui
viennent de Sunium *”’, où ils l’ont laissé. Ainsi
il ne peut manquer d’être ici aujourd’hui; et
demain matin, Socrate , il te faudra quitter la
vie.
SOCRATE.
À la bonne heure, Criton : si telle est la vo-
lonté des dieux, qu’elle s’'accomplisse. Cependant
je ne pense pas qu’il arrive aujourd’hui.
* Voyez le commencement du Phédor.
** Promontoire de l’Attique, vis-à-vis les Cyclades.
I. 9
130 CRITON.
CRITON.
Et pourquoi?
SOCRATE.
Je vais te le dire. Ne dois-je pas mourir le len-
demain du jour où le vaisseau sera arrivé?
CRITON. |
C’est au moins ce que disent ceux de qui cela
dépend *.
SOCRATE.
Eh bien! je ne crois pas quil arrive auJour-
d’hui, mais demain. Je le conjecture d’un songe
que j'ai eu cette nuit, 1] n'y ἃ qu'un moment;
et, à ce qu'il parait, tu as bien fait de ne pas
m'éveiller.
CRITON.
Quel est donc ce songe?
SOCRATE.
Il m'a semblé voir une femme belle et majes-
tueuse, ayant des vêtemens blancs, s’avancer -
vers moi, m'appeler, et me dire : Socrate,
Dans trois jours tu seras arrivé à la fertile Phthie ἢ".
CRITON.
Voilà un songe étrange, Socrate!
* Les Onze.
**- Homère, Zäade, liv. IX, v. 363.
CRITON. 131
SOCRATE.
Le sens en est très-clair, à ce qu'il me serahle,
Criton.
CRITON.
Beaucoup trop. Mais, ὁ mon cher Socrate! il
en est temps encore, suis mes conseils, et sauve-
toi; car, pour moi, dans ta mort je trouverai
plus d’un malheur : outre la douleur d’être privé
de toi, d’un ami, tel que je n'en retrouverai ja-
mais de pareil, j'ai encore à craindre que le vul-
gaire, qui ne nous:connaît bien ni l’un ni l’autre,
ne croie que, pouvant te sauver si J'avais voulu
sacrifier quelque argent, j'ai négligé de le faire.
Or, y a-t-il une réputation plus honteuse que
de passer pour plus attaché à son argent qu’à
ses amis? Caf jamais le vulgaire ne voudra se
persuader que c'est toi qui as refusé de sortir
d'ici, malgré nos instances.
ÆSOCRATE.
Mais pourquoi, cher Criton, nous tant mettre
en peine de l'opinion du vulgaire? Les hommes
sensés, dont il faut beaucoup plus s'occuper,
sauront bien reconnaître comment les choses
se seront véritablement passées.
CRITON. “
Tu vois pourtant qu'il est nécessaire, Socrate,
de se mettre en peine de l’opion du vulgaire ;
9.
132 CRITON.
et ce qui arrive nous fait assez voir qu'il est
non-seulement capable de faire un peu de mal,
mais les maux les plus grands, quand il écoute
la calomnie.
SOCRATE.
- Et plût aux dieux, Criton, que la multitude
füt capable de faire les plus. grands maux, pour
qu’elle püt aussi faire les plus grands biens! Ce
serait une, chose heureuse; mais elle ne peut mi
l'un ni l’autre, car il ne dépend pas d'elle de
rendre les hommes sages ou insensés. Elle agit
au hasard.
| CRITON.
Eh bien soit; mais dis-moi, Socrate, ne t'in-
quiètes-tu pas pour moi.et tes autres amis? Ne
crains-tu pas que, si tu t’échappes, les délateurs
nous fassent des affaires, nous accusent de t’a-
voir enlevé, et que nous soyons forcés de perdre
toute notre fortune, ou de sacrifier beaucoup
d'argent, et d’avoir peut-être à souffrir quelque
chose de pis? Si c’est là ce que tu crains, ras-
sure-toi. Π] est juste que pour te sauver, nous
courions ces dangers, et de plus grands, sil le
faut. Ainsi crois-moi, suis le conseil que Je te
donne. | |
SOCRATE.
Oui, Criton, J'ai toutes ces inquiétudes, et
bien d’autres encore.
CRITON.. 133
CRITON.
Je puis donc te les ôter; car on ne e demande
pas beaucoup d'argent pour te tirer d'ici et te
mettre en sûreté; et puis ne vois-tu pas que ces
délateurs sont à bon marché, et ne nous ζοὺ-
teront pas grand’chose. Ma fortune est à toi;
elle suffira, je. pense; et si, par intérêt’ pour
moi, tu ne crois pas devoir en faire usage, il y
ἃ 10] des étrangers qui mettent la leur à ta dis-
position. Un d'eux, Simmias de Thèbes ἡ, a ap-
porté pour cela l'argent nécessaire; Cébès * et
beaucoup d’autres te font les mêmes offres. Ainsi,
je te le répète, que ces craintes ne t’empêchent
pas de pourvoir à ta süreté; et quant à ce que
tu disais devant le tribunal, que si tu sortais
d'ici, tu.ne saurais que devenir, que cela ne
t'embarrasse point. Partout où tu iras, tu seras
aimé. Si tu veux aller en Thessalie, j'y ai des
hôtes qui sauront t'apprécier, et qui te procu-
reront un asyle où tu seras à l'abri de toute
inquiétude. Je te dirai plus, Socrate; il me semble
que ce n’est pas une action juste que de te li-
vrer toi-même, quand tu peux te sauver, et de
* Personnage du Phédon. Diogène Laërce cite les titres
” de trente-trois Dialogues qui lui étaient attribués.
** Personnage du Phédon. Il avait composé trois Dialo-
gues dont il ne nous reste qu’un seul, ἐδ Tableau. |
134 CRITON.
travailler, de tes propres mains, au succès de la
trame ourdie par tes mortels ennemis. Ajoute
à cela que tu trahis tes enfans; que tu vas les
abandonner, quand tu peux les nourrir et les
élever; que tu les livres, autant qu'il est en toi,
à la merci du sort, et aux maux qui sont le par-
tage des orphelins. Ik-fallait ou ne pas avoir d’en-
fans, ou suivre leur destinée, et prendre la peine.
de les nourrir et de les élever. Mais, à te dire
ce que je pense, tu as choisi le parti du plus
faible des hommes, tandis que tu devais choisir
celui d’un homme de cœur, toi surtout qui fais
profession d’avoir cultivé la vertu pendant toute
ta vie. Aussi, je rougis pour toi et pour nous,
qui sommes tes amis; j'ai grand'peur que tout
ceci ne paraisse un effet de notre lâcheté, et
cette accusation portée devant le‘tribunal, tan-
dis qu’elle aurait pu ne pas l'être, et la manière
dont le procès lui-même ἃ été conduit, et cette
dernière circonstance de ton refus bizarre, qui
semble former le dénouement ridicule de la pièce;
oui, on dira que c’est par une pusillanimité cou-
pable que nous ne t’avons pas sauvé et que tu
ne [65 pas sauvé toi-même, quand cela était pos-
sible, facile même, pour peu que chacun de
nous eût fait son devoir. Songes-y donc, Socrate;
outre le mal qui t'arrivera, prends garde à la
honte dont tu seras couvert, ainsi que tes amis.
CRITON. 135
Consulte bien avec toi-même, ou plutôt il n’est
plus temps de consulter, le conseil doit être pris,
et 1l n'y ἃ pas à choisir. La nuit prochaine, il
faut que tout soit exécuté ; si nous tardons, tout
est manqué, et nos mesures sont rompues. Ainsi,
par toutes ces raisons, suis mon conseil, et fais
ce que 6 te dis.
| SOCRATE.
Mon cher Criton, on ne saurait trop estimer
ta sollicitude, si elle s’accorde avec la justice;
autrement, plus elle est vive, et plus elle est fà-
cheuse. Il faut donc examiner si le devoir per-
met de faire ce que tu me proposes, ou non;
car ce. n'est pas d'aujourd'hui que j'ai pour prin-
cipe de n'écouter en moi d'autre voix que celle
de la raison. Les principes que j'ai professés toute
ma vie, je ne puis les abandonner, parce qu’un
malheur m'arrive : je les vois toujours du même
œil; ils me paraissent aussi puissans, aussi res-
pectables qu'auparavant ; et si tu n'en as pas de
meilleurs à leur substituer, sache bien que tu
ne m’ébrauleras pas, quand la multitude irritée,
pour m’épouvanter comme un enfant, me présen-
terait des images plus affreuses encore que celles
dont elle m’environne, les fers, la misere, la mort.
Comment donc faire cet examen d’une manière
convenable ? En reprenant ce que tu viens de
dire sur l'opinion, en nous demandant à nous-
136 | CRITON.
mêmes si nous avions raison ou non de dire” si
souvent qu'il y a des opinions auxquelles il faut
avoir égard, et d’autres qu’il faut dédaigner ; ou
faisions-nous bien de parler ainsi avant que je
fusse condamné à mort, et tout-à-coup avons-
nous découvert que nous ne parlions que pour
parler, et par pur badinage? Je désire donc exa-
miner avec toi, Criton, si nos principes d'alors me
sembleront changés avec ma situation, ou 55
me paraîtront toujours les mèmes; s’il y faut re-
noncer, ou y conformer nos actions. Or, ce me
semble, nous avons dit souvent ici, et nous en-
tendions bien parler sérieusement, ce que Je di-
sais tout-à-l’heure, savoir, que parmi les opinions
des hommes, il en est qui sont dignes de la plus
haute estime, et d’autres qui n’en méritent au-
cune. Critoh, au nom des dieux, cela ne te sem-
ble-t-il pas bien dit? Car, selon toutes les appa-
rences humaines, tu n’es pas en danger de mou-
rir demain , et la crainte d’un péril présent ne
te fera pas prendre le change : penses-y donc
bien. Ne trouves-tu pas que nous avons juste-
ment établi qu'il ne faut pas estimer toutes les
opinions des hommes, mais quelques-unes seu-
_ lement, et non pas même de tous les hommes
indifféremment, mais seulement de quelques-uns?
Qu'en dis-tu? Cela ne te semble-t-il pas vrai?
* Allusion à un entretien antérieur.
CRITON. 137
CRITON.
Fort vrai. |
SOCRATE.
À ce compte, ne faut-il pas estimer les bonnes
._ opinions, et mépriser les mauvaises ?
CRITON.
Certamement. |
SOCRATE.
Les bonnes opinions ne sont-ce pas celles des
sages, et les mauvaises celles des fous?
CRITON.
Qui en doute?
SOCRATE.
Voyons, comment établissons -nous ce prin-
cipe” Un homme qui s'applique sérieusement à
la gymnastique, est-il touché de l'éloge et du
blâme du premier venu, ou seulement de celui
qui est médecin ou maitre des exercices?
CRITON.
De celui-là seulement.
SOCRATE.
C’est donc de celui-là seul qu’il doit redouter
le blâme, et désirer l'éloge, sans s'inquiéter de
ce qui vient des autres?
CRITON.
Assurément.
SOCRATE.
Ainsi 1] faut qu'il fasse ses exercices, règle son
138 CRITON.
régime, mange et boive sur l’avis de celui-là seul
qui préside à la gymnastique et qui s’y connait,
plutôt que d’après l'opinion de tous les autres
ensemble ?
CRITON.
Cela est incontestable.
SOCRATE.
Voilà donc qui est établi. Mais s'il désobéit
au maitre et dédaigne son avis et ses éloges,
pour écouter la foule et des gens qui n’y enten-
dent rien, ne lui en arrivera-t-il pas de mal?
| CRITON.
Comment ne lui en arriverait-1l point?
SOCRATE. °
Mais ce mal, de quelle nature est-il? quels se-
ront ses effets? et sur quelle partie de notre im-
prudent tombera-t-il ?
CRITON.
Sur son corps évidemment; il le ruinera.
SOCRATE.
Fort bien; et convenons, pour ne pas entrer
dans des détails sans fin, qu'il en est ainsi de
tout. Eh bien! sur le juste et l’injuste, sur l’hon-
nête et le déshonnète, sur le bien et le mal, qui
font présentement la matière de notre entretien,
nous en rapporterons-nous à l'opinion du peuple
A
ou à celle d’un seul homme, 51 nous en trou-
CRITON. 139
vions un qui füt habile en ces matières, et ne
devrions-nous pas avoir plus de respect et plus
de déférence pour lui, que pour tout le reste
du monde ensemble? Et si nous refusons de nous
conformer à ses avis, ne ruinerons-nous pas cette
partie de nous-mêmes que la justice fortifie, et
que l'injustice dégrade? Ou tout cela n’a-t-il pas
d'importance ?
| CRITON.
Beaucoup, au contraire.
SOCRATE.
Voyons encore. Si nous ruinons en nous ce
qu’un bon régime fortifie, ce qu’un régime mal-
sain dégrade, pour suivre l'avis de gens qui ne
s'y connaissent pas, dis-moi, pourrions-nous
vivre, cette partie de nous-mêmes ainsi ruinée ?
Et ici, c’est le corps, n'est-ce pas? |
ΟΠ CRITON.
Sans doute.
| SOCRATE.
Peut-on vivre avec un corps flétri et ruiné?
CRITON.
Non, assurément.
SOCRATE.
Et pourrons-nous donc vivre, quand sera dé-
gradée cette autre partie de nous-mêmes dont
la vertu est la force, et le vice la ruine? Ou
140 CRITON.
croyons-nous moins précieuse que le corps, cette
partie, quelle qu’elle soit, de notre être, à la-
quelle se rapportent le juste «οἵ. l’imjuste ?
_ CRITON.
Point du tout.
SOCRATE.
N'est-elle pas plus importante ?
| CRITON.
Beaucoup plus.
SOCRATE. |
Il ne faut donc pas, mon cher Criton, nous
mettre tant en peine de ce que dira de nous la
multitude, mais bien de ce qu’en dira celui qui
connaît le juste et l’injuste; et celui-là, Criton,
ce Juge unique de toutes nos actions, c’est la
vérité. Tu vois donc bien que tu partais d’un
faux principe, lorsque tu disais, au commence-
ment, que nous devions nous inquiéter de l’o-
pinion du peuple sur le juste, le bien et l’hon-
nête, et sur leurs contraires. On dira peut-être :
Mais enfin le peuple ἃ le pouvoir de nous faire
mourir.
| CRITON.
C’est ce que l’on dira, assurément.
SOCRATE.
Et avec raison; mais, mon cher Criton, je ne
vois pas que. cela détruise ce que nous avons
CRITON. 141
établi. Examine encore ceci, je te prie : Le prin-
cipe, que l'important n’est pas de vivre, mais
de bien vivre, est-il changé, ou subsiste-t-il?
CRITON.
Il subsiste.
SOCRATE.
Et celui-ci, que bien vivre, c’est vivre selon
les lois de l’honnéteté et de la justice, subsiste-
t-1l aussi ?
CRITON.
Sans doute.
| SOCRATE.
D'après ces principes, dont nous convenons
tous deux, il faut examiner s’il est juste ou non
d'essayer de sortir d'ici sans l’aveu des Athé-
niens : si ce projet nous parait Juste, tentons-le;
sinon, il y faut renoncer; car pour toutes ces
considérations que tu m'allègues, d'argent, de
réputation, de famille, prends garde que ce soient
à des considérations de ce peuple qui vous tue
sans difficulté, et ensuite, s’il le pouvait, vous
rappellerait à la vie avec aussi peu de raison.
Songe ‘que, selon les principes que nous avons
établis, tout ce que nous avons à examiner, c’est,
comme nous venons de le dire, si, en donnant
de l'argent à ceux qui me tireront d'ici, et en
contractant envers eux des obligations, nous nous
conduirons suivant la Justice, ou 51, eux et nous,
142 CRITON.
nous agirons injustement; et qu’alors, si nous
trouvons que la justice s'oppose à notre démar-
che, il n’y a plus à raisonner, il faut rester 1c1,
mourir, souffrir tout, plutôt que de commettre
une injustice.
| | CRITON.
On ne peut mieux dire, Socrate; voyons ce
que nous avons à faire.
SOCRATE. |
᾿ς Examinons-le ensemble, mon ami; et si tu as
quelque chose à objecter lorsque je parlerai,
fais-le : je suis prêt à me rendre à tes raisons;
sinon, cesse enfin, je te prie, de me presser de
sortir d'ici malgré les Athéniens; car je serai ravi
que tu me persuades de le faire, mais je n’en-
tends pas y être forcé, Vois donc si tu seras sa-
tisfait de la manière dont je vais commencer cet
examen, et ne me réponds que d’après ta con-
viction la plus intime.
CRITON.
Je le ferai.
SOCRATE.
, ΄
. Admettons-nous qu'il ne faut jamais commettre
“ volontairement une injustice? ou l'injustice est-
_élle-bonne dans certains cas, et mauvaise dans
d’autres? ou n’est-elle légitime dans aucune ‘cir-
constance, comme nous en sommes convenus -
autrefois, et il ny ἃ pas long-temps encore? Et |
CRITON. 143
cet heureux accord de nos ames, quelques jours
ont-ils donc suffi pour le détruire? et se pour-
rait-1l, Criton, qu’à notre âge, nos plus sérieux
entretiens n'eussent été, à notre insu, que des
jeux d’enfans? Ou plutôt n'est-il pas vrai, comme
nous le disions alors, que, soit que la foule en
convienne ou non, qu'un sort plus rigoureux ou
plus doux nous attende, cependant l'injustice
‘ en elle-même est toujours un mal? Admettons-
nous ce principe, ou faut-il le rejeter?
CRITON.
Nous l’admettons.
| SOCRATE.
C'est donc un devoir absolu de n'être jamais
injuste ?
CRITON.
Sans doute.
| SOCRATF.
Si c'est un devoir absolu de n'être jamais in-
juste, c’est donc aussi un devoir de ne létre
jamais même envers celui qui l’a été à notre
égard, quoi qu’en dise le vulgaire ?
CRITON.
C'est bien mon avis.
S SOCRATE.
Mais quoi! est-il permis de faire du mal à
quelqu'un, ou ne l’est-il pas? |
144 CRITON.
| CRITON.
Non, assurément , Socrate.
SOCRATE.
Mais enfin, rendre le mal pour le mal, est-il
juste, comme le veut le peuple, ou injuste ?
CRITON.
Tout-à-fait injuste.
SOCRATE.
Car faire du mal, ou être injuste, c’est la
même chose.
᾿" CRITON.
Sans doute.
SOCRATE.
Ainsi donc c’est une obligation sacrée de ne
jamais rendre injustice pour injustice, ni mal
pour mal. Mais prends garde, Criton, qu’en m’ac-
cordant ce principe, tu ne te fasses illusion sur
ta véritable opinion; car je sais qu'il y a très-
peu de personnes qui l’'admettent, et il y'en aura
toujours très-peu. Or, aussitôt qu’on est divisé
sur ce point, 1] est impossible de s'entendre sur
le reste, et la différence des sentimens conduit
nécessairement à un mépris réciproque. Réflé-
chis donc bien, et vois si tu es réellement d’ac-
cord avec moi, et si nous pouvons discuter en
partant de ce principe, que, dans aucune cir-
constance , il n’est jamais permis d’être injuste,
+ ni de rendre injustice pour injustice, et mal pour
CRITON. 145
mal; ou, si tu penses autrement, romps d’abord
la discussion dans son principe. Pour moi, je
pense encore aujourd’hui comme autrefois. Si tu
as changé, dis-le, et apprends-moi tes motifs;
mais si tu restes fidèle à tes premiers sentimens,
écoute ce qui suit.
CRITON.
Je persiste, Socrate, et pense toujours comme
toi. Ainsi parle. |
| | SOCRATE.
Je poursuis, ou plutôt je te demande : Un
homme qui ἃ promis une chose juste doit-il la
tenir, ou y manquer? |
| CRITON.
Il doit la tenir.
" SOCRATE.
Cela posé, examine maintenant cette question:
En sortant d'ici sans le consentement des Athé-
niens, ne ferons-nous point de mal à quelqu'un,
et à ceux-là précisément qui le méritent le moins?
Tiendrons-nous la promesse que nous avons
faite, la croyant juste, ou y manquerons-nous ?
| CRITON. |
_ Je ne saurais répondre à cette question, So-
crate; car je ne l’entends point.
SOCRATE.
Voyons si de cette façon tu l’éhtendras mieux.
"=. 10
146 CRITON.
Au moment de nous enfuir, ou comme il te
plaira d'appeler notre sortie, si les Lois et la Ré-
publique elle-même venaient se présenter devant
nous, et nous disaient : « Socrate, que vas-tu
faire ? l'action que tu prépares ne tend-elle
pas à renverser, autant qu'il est en toi, et nous
et l’état tout entier? car quel état peut subsis-
ter, où les jugemens rendus n’ont aucune force,
et sont foulés aux pieds par les particuliers? » que
pourrions-nous répondre, Criton, à ce reproche
et à beaucoup d’autres semblables qu’on pour-
rait nous faire? car que n'aurait-on pas à dire,
et surtout un orateur, sur cette infraction à la
loi, qui ordonne que les jugemens rendus seront
exécutés "ῦ Répondrons-nous que la République
nous ἃ fait injustice, et qu’elle n’a pas bien jugé?
Est-ce là ce que nous répondrons?
CRITON.
Oui, sans doute, Socrate, nous le dirons.
SOCRATE.
Et les Lois, que diront-elles? « Socrate, est-ce
de cela que nous sommes convenus ensemble, ou
de te soumettre aux jugemens rendus par la ré-
publique? » Et si nous paraissions surpris de ce
langage, elles nous diraient peut-être : « Ne t’é-
" DÉMosTHÈènNe, Discours contre Timarch., page 718,
édit. Reiske. - e
CRITON. 147
tonne pas, Socrate; mais réponds-n@us, puisque
tu 85 coutume de procéder par questions et par
réponses. Dis; quel sujet de plaintes as-tu donc
contre nous et la République, pour entreprendre
de nous détruire? N'est-ce pas nous à qui d’a-
bord tu dois la vie? N'est-ce pas sous nos au-
spices que ton père prit pour compagne celle qui
t’a donné le jour? Parle; sant-ce les lois relatives
aux mariages qui te paraissent mauvaises? — Non
pas, dirais-je. — Ou celles qui président à lé
ducation, et suivant lesquelles tu as été élevé
toi-même? ont-elles mal fait de prescrire à ton
père de t'instruire dans les exercices de l'esprit
et dans ceux du corps? — Elles ont très-bien
fait. — Eh Ben! si tu nous dois la naissance et
l'éducation} peux-tu nier que tu sois notre en- ᾿
fant et notre serviteur, toi et ceux dont tu des- .
cends? et, s’il en est ainsi, crois-tu avoir des .
droits égaux aux nôtres, et qu’il te soit permis
de nous rendre tout ce que nous pourrions te
faire souffrir? Eh quoi! à l'égard d’un père, ou
d’un maitre si tu en avais un, tu n'aurais pas le
droit de lui faire ce qu'il te ferait; de lui tenir
des discours offensans, s’il t'injuriait; de le frap-
per, s'il te frappait, ni rien de semblable ; et tu
aurais ce droit envers les lois et la patrie! et 51
nous avions prononcé ta mort, croyant qu’elle .
est juste, tu entreprendrais de nous détruire!
10.
À
À
Ἱ
148 CRITON.
et, en agissant ainsi, tu croiras bien faire, toi
‘qui as réellement consacré ta vie à l'étude de
la vertu !'Ou ta sagesse va-t-elle jusqu’à ne pas
savoir que la patrie ἃ plus droit à nos respects
‘et à nos hommages, qu’elle est et plus auguste
et plus sainte devant les dieux οἵ les hommes
sages, qu'un père, qu'une mère et tous les
aïeux; qu’il faut respecter la patrie dans sa co-
lère, avoir pour elle plus de soumission ét
d’égards que pour un père, la ramener par la
persuasion ou obéir à ses ordres, souffrir, sans
murmurer, tout ce qu’elle commande de souffrir;
fût-ce d’être battu ou chargé de chaines; que,
si elle nous envoie à la guerre pour y être bles-
sés ou tués, il faut y’ aller; que le ἃ: est là,
et qu'il n’est permis ni de réculer, ni de lâcher
pied, ni de quitter son poste; que, sur le champ
de bataille, et devant le tribunal et partout, il
‘faut faire ce que veut la république, où em-
ployer auprès d'elle les moyens de persuasion
que la loi accorde; qu’enfin si c’est une impiété
“de faire violencé à un père et à une mère, c'en
. “est une bien plus grande de faire violence à la
“patrie? » Que répondrons-nous à cela, Criton?
reconnaîtrons-nous que les Lois disent la vérité.
CRITON.
Le moyen de s’en empêécher ?
-
CRITON. 149
SOCRATE. |
« Conviens donc, Socrate, continueraient-elles
peut-être, que si nous disons la vérité, ce que
tu entreprends contre nous est injuste. Nous t’a-
vons fait naître, nous t’avons nourri et élevé;
nous t'avons fait, comme aux autres citoyens,
tout le bien dont nous avons été capables; et ce-
pendant, après tout cela, nous ne laissons pas
de publier que tout Athénien , après nous avoir
bien examinées et reconnu comment on est dans
cette cité, peut, s’il n’est pas content, se retirer
où 1l lui plait, avec tout son bien: et si quel-
qu'un ne pouvant s'accoutumer à nos manières , |
veut aller habiter ailleurs, ou dans une de nos
colonies, ou même dans un pays étranger, il n’y
en ἃ pas une de nous qui s'y oppose; il peut
aller s'établir où bon lui semble, et emporter
avec lui sa fortune. Mais si quelqu'un demeure,
après avoir vu comment nous administrons la
justice, et comment nous gouvernons en géné-
ral, dès-là nous disons qu'il s’est de fait engagé.
à nous obéir; et s’il y manque, nous soutenons
qu’il est injuste de trois. manières : 1] nous dés-
obéit, à nous qui lui avons donné la vie; il
nous désobéit, à nous qui sommes en quelque
sorte ses nourrices ; enfin, il trahit la foi don-
née, et se soustrait violemment à notre auto-
rité, au lieu de la désarmer par la persuasion;
150 . CRITON.
et quand nous nous bornôns à proposer, au lieu
de commander tyranniquement, quand nous
allons jusqu’à laisser le choix ou d’obéir ou de
nous convaincre d'injustice, lui, il ne fait ni l’un
ni l’autre. Voilà, Socrate, les accusations aux-
quelles tu t’exposées , si tu accomplis le projet que
tu rnédites; et encore seras-tu plus coupable
que tout autre citoyen. » Et si je leur deman-
dais pour quelle raison, peut-être me ferme-
raïent-ellés la bouche, en me rappelant que je
me suis soumis plus que tout autre à ces condi-
tions que je veux rompre aujourd’hui; «et nous
avons, me diraient-elles, de grandes marques
que nous et la République nous étions selon
ton cœur, car tu ne sérais pas resté dans cette
ville plus que tous les autres Athéniens, si elle
ne t'avait été plus agréable qu’à eux tous. Jamais
aucune dés solènnités de la Grèce n’a pu te faire
quitter Athènes, si ce n’est une seule fois que
tu es allé à l’Isthme de Corinthe “; tu n’es sorti
d'ici que pour aller à la guerré; tu n'as jamais
entrepris aucun voyage, comme c’est la coutume
_ de tous les hommes; tu n’as jamais eu la curio-
_ sité de voir une autre ville, de connaître d’au-
tres lois ; nraïs nous t’avons toujours suffi, nous
Ι
* C’est là qu’on célébrait les jeux Isthmiques, en l’hon-
neur de Neptune. |
CRITON. 151
et notre gouvernement. Telle était ta prédilec-
tion pour nous, tu consentais si bien à vivre
selon nos maximes, que même tu as eu des
ënfans dans cette ville, témoignage assuré qu’elle
te plaisait. Enfin, pendant ton procës , il ne
tenait qu'à toi de te condamner à l'exil, et de
faire alors, de notre aveu, ce que tu entreprends
aujourd'hui malgré nous. Mais tu affectais de
voir la mort avec indifférence, tu disais la préfé-
rer à l’exil; et mamtenant, sans égard pour ces
belles paroles, sans respect pour nous, pour
ces Lois, dont tu médites la ruine, tu vas faire
ce que ferait le plus vil esclave, en tâchant de
tenfuir, au mépris des conventions et de l’en-
gagement sacré qui te soumet à notre empire.
Réponds-nous donc d’abord sur .ce point : di-
sons-nous la verité , lorsque nous soutenons que
tu t'es engagé, non en paroles, mais en effet,
à reconnaître nos décisions ? Cela est-il vrai, ou
non?» Que répondre, Criton, et comment faire
pour n'en pas convenir?
CRITON.
Il le faut bien, Socrate !
SOCRATE.
« Et que fais-tu donc, continueraænt -elles,
que de violer le traité qui te lie à nous, et de
fouler aux pieds tes engagemens’? et pourtant
192 CRITON.
tu ne les as contractés ni par force, ni par sur-
prise, ni sans avoir eu le temps d'y penser;
mais voilà bien soixante-dix années, pendant
lesquelles 1} t'était permis de te retirer, si tu
n'étais pas satisfait de nous, et si les conditions
du traité ne te paraissaient pas Justes. Tu n’as
préféré ni Lacédémone, ni la Crète, dont tous
les jours tu vantes le gouvernement , ni aucune
autre ville grecque ou étrangère; tu es même
beaucoup moins sorti d'Athènes que les boi-
teux, les aveugles, et les autres estropiés; tant |
il est vrai que tu as plus aimé que tout autre
Athénien, et cette ville, et nous aussi apparem-
ment, car qui pourrait aimer une ville sans lois?
Et aujourd’ hui, tu serais infidèle à tes engage-
mens! Non, si du moins tu nous en crois, et
tu ne t’exposeras pas à la dérision en abandon-
nant ta patrie ; : Car, VOIS un peu, nous te prions,
si tu violes tes engagemens et commets une faute
pareille, quel bien il t'en reviendra à toi et à
tes amis. Pour tes amis, 1] est à peu près évi-
dent qu'ils seront exposés au danger, ou d’être
bannis et privés du droit de cité, ou de perdre
leur fortune; et pour toi, si tu te retires dans
quelque ville voisine, à Thèbes ou à Mégare,
comme elles sont bien policées, tu y seras comme
un ennemi; et tout bon citoyen t'y regardera
d’un œil dé défiance ; te prenant pour un cor-
CRITON. 153
rupteur des lois. Ainsi tu accréditeras toi-même
l'opinion que tu as été justement condainné ;
car tout corrupteur des lois passera aisément
pour corrupteur des jeunes gens et des faibles.
Éviteras-tu ces villes bièn policées, et la société
des hommes de bien ? Mais alors est-cega peine
de vivre? ou si tu les approclies, que leur diras-
tu, Socrate? Auras-tu le front de leur répéter
ce que tu disais ici, qu'il ne doit rien y avoir
pour l’honime au-dessus de la vertu, de la jus-
tice, des lois et de leurs décisions? Mais peux-tu
espérer qu'alors le rôle de Socrate ne paraisse
pas honteux? Non, tu ne peux l'espérer. Mais
tu t’'éloigneras de ces villes bien policées , et tu
iras en Thessalie, chez les amis de Criton; car
c’est le pays du désordre et de la licence, et
peut-être y prendra-t-on un singulier plaisir à
t’'entendre raconter la manière plaisante dont tu
tes échappé de cette prison, enveloppé d’un
manteau, ou couvert d’une peau de bête, ou
déguisé d’une manière ou d’une autre, comme
font tous les fugitifs, et tout-à-fait méconnais-
sable. Mais personne ne s’avisera-t-il de remar-
quer qu’à ton âge, ayant peu de temps à vivre
selon toute apparence, il faut que tu aies bien
aimé ‘la vie pour y sacrifier les lois les plus
saintes? Non, peut-être, si tu ne choques per-
sonne ; autrement , Socrate, il te faudra enten-
154 CRITON.
dre bien des choses humiliantes. Tu vivras dé-
pendant de tous les hommes, et rampant devant
eux. Et que feras-tu en Thessalie que de trainer
ton oisiveté de festin en festin, comme si tu n’y
, étais allé que pour un sduper? Alors que devien-
dront t@us ces discours sur la justice et toutes
les autres vertus? Mais peut-être veux-tu te
conserver pour tes enfans, afin de pouvoir les
élever? Quoi donc! est-ce en les emmenant en
Thessalie que tu les éleveras, en les rendant
étrangers à leur patrie, pour qu'ils t’aient en-
core cêtte obligation? ou 51 tu les laisses à
Athènes, seront-ils mieux élevés, quand tu ne |
seras pas avec eux, parce que tu seras en vie?
Mais tes amis. en auront soin? Quoi! ils en
auront soin si tu vas en Thessalie, et 81 tu vas
aux enfers ils n’en auront pas soin! Non, So-
crate, si du moins ceux qui se disent tes amis
valent quelque chose ; et 1] faut le croire. So-
crate, suis 165. conseils de celles qui t’ont nourri:
ne mets ni tes enfans, ni ta vie, ni quelque
chose que ce puisse être, au-dessus de la justice,
et quand tu arriveras aux enfers, tu pourras
plaider ta cause devant les juges que tu y trou-
veras ; car, si tu fais ce qu'on te propose,
sache que tu n’amélioreras tes affaires, ni dans
ce monde, ni dans l’autre. En subnssant ton
arrêt, tu meurs victime honorable de l’iniquité,
CRITON. 155
non des lois, mais des hommes ; mais, si tu fuis,
si tu repousses sans dignité l'injustice par l'in-
justice, le mal par le mal, si tu violes le traité
qui t'obligeait envers nous, tu mets en péril
ceux que tu devais protéger, toi, tes amis, ta
patrie et nous. Tu nous auras pour ennemis
pendant ta vie, et quand tu descendras chez les
morts, nos sœurs, les Lois des enfers, ne t’y
feront pas un accueil trop favorable, sachant
que tu as fait tous tes efforts pour nous dé-
truire. Ainsi, que Criton n’ait pas sur toi plus
de pouvoir que nous, et ne préfère pas ses
conseils aux nôtres. »
Je crois entendre ces accens, mon cher Cri-
ton, comme ceux que Cybèle inspire crotent
entendre les flütes sacrées ἡ: le son de ces pa-
roles retentit dans mon ame, et me rend insen-
sible à tout autre discours; et sache qu’au moins
dans ma disposition présente, tout ce que tu
pourras me dire contre, sera inutile. Cependant
si tu crois pouvoir y reussir, parle.
CRITON:
Socrate, je n'ai rien à dire.
* Les Corybantes, prêtres de Cybèle, avec des cymbales
et surtout avec des flûtes, troublaient la raison de ceux qui
prenaient part à leurs fêtes, et les rendaient insensibles à
toute autre impression que celle de la flûte. (Voyez l’Z0n.)
156 CRITON.
SOCRATE.
Laissons donc cette discussion, mon cher Cri-
ton, et marchons. sans rien craindre par où
Dieu nous conduit. |
4.
PHÉDON,
DE L’AME.
CLLLLELI LIN DIR VID DLL RE LELDR SOS LVL VAR LORS IDR πον LR LS
ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
«J ESPÈRE, dit Socrate, sans pouvoir le
prouver, que 76 retrouverai dans une autre
vie les hommes vertueux, qui y seront mieux
traites que les méchans; mais pour y trou-
ver des dieux excellens, c'est ce que j'ose
assurer, si l'on peut assurer quelque chose. »
C'est-a-dire, pour substituer à cette phra-
séologie antique un langage plus moderne :
Il y a incontestablement en nous un prin-
cipe qui se reconnaît et se proclame lui-
même, dans le sentiment de tout acte rai-
sonnable et libre, étranger et supérieur à
son organisation corporelle, et par consé-
quent capable de lui survivre; un principe
qui, une fois dégagé de l'enveloppe exté- :
160 ARGUMENT.
rieure dont il se distingue, et rendu àl ui-
même, se réunit au principe éternel et uni-
versel dont il émane. Mais alors que de-
vient-il ? Retient-il la conscience de lui-
même? Peut-il connaître encore le plaisir
et la peine? Soutient-il des rapports avec
les autres principes semblables à lui? en-
fin, quelle destinée lui est réservée ? C'est
là un autre problème qu'on ne peut gutre
résoudre affirmativement d’une maniere
absolue, et sur lequel la philosophie est à
peu près réduite à la probabilité. En effet,
si le principe intellectuel, pris sübstantiel-
lement, est à l'abri de’ la mort, il ne s’en-
suit pas que le no, qui n'est pas la sub-
stance οἵ qui n'en est peut-être qu'une |
forme sublime, participe aussi de son im-
mortalité; et la raison, dans ses recherches
les plus profondes, dans ses intuitions les
plus vives et les plus intimes, peut bien
nous faire connaître l'essence du principe
qui nous constitue et sa forme actuelle;
, ARGUMENT. 161
avec les conditions réelles de sa manifes-
tation et de son développement, mais sans
pouvoir nous révéler certainement ni les
formes que ce principe a pu revêtir déja,
ni celles que lui garde l’impénétrable ave-
nir. Tel est, en résumé, tout le système du
Phédon : il. repose sur la distinction sévère
et profonde qui sépare le domaine de la
raison de celui de la foi; la certitude, de.
l'espérance. De là, deux parties dans le
Phédon : la premiere, qui , embrassant les
” trois quarts du dialogue, présente une
chaîne d'analyses et de raisonnemens que
ne désavouerait pas la rigueur moderne ; la
seconde, assez courte, qui est remplie par
des probabilités, des vraisemblances, des
symboles.
ΟΥ̓ at-il réellement en nous quelque chose
qui soit essentiellement distinct du corps,
et qui lui survive? Tel est le sujet de la
première partie du Phédon. :
Τ᾿ L'homme ne reconnaît-il pas au fond
I. II
162 ARGUMENT. .
de sa conscience, et dans ce qu'il y ἃ de
plus intime en lui, le devoir de s'affranchir
du joug des passions et de l'égoisme, du
corps, en un mot? S'il le doit, il faut quil
le puisse, et il ne le peut qu’autant qu'il
possède un principe qui est en lui-même
distinct et libre du corps, quoique acciden-
tellement en rapport avec lui, un principe
qui peut faire usage de sa liberté essen-
tielle pour la reconquérir successivement
toute entière. Ainsi le devoir suppose la li-
berté, et la liberté c'est l'ame. L’ame, essen-
tiellement indépendante du corps, peut
donc lui survivre et se suffire à elle-même.
II. L'idée de la science, comme celle du
devoir, implique l'indépendance de l'ame
et son immortalité, On ne parvient à la
“science qu'en se séparant des sens, en ra-
menant l'œil de l'ame sur elle-même, en
l'accoutumant à se servir des puissances
intérieures qui lui appartiennent, comme
des seuls instrumens légitimes dans toutes
ARGUMENT. 163
ses recherches. En fait, ce n'est pas des
sensations et des notions contingentes et
purement collectives que produit leur gé-
néralisation la plus élevée, que nous vien-
nent les idées universelles et nécessaires
du bien, du beau, du juste, de l’activité,
de la force, et de l'essence des choses; et,
sous le rapport de la méthode, si l'on veut
acquérir d'exactes connaissances , le meil-
leur moyen assurément n'est pas d'aborder
ce qu'on veut connaître par l'intermédiaire
infidéle et mobile des organes corporels,
mais par la raison et l'intelligence , élevées
à leur plus haut degré d'abstraétion et de
pureté. Le procédé de l’ame, dans l'acquisi-
tion de la connaissance et la direction de
l'esprit, témoigne donc aussi d'une énergie
qui lui est propre, et de son indépendance
du corps.
IS. D'où viennent tous [65 maux de cette
vie? Précisément du rapport de l'ame avec
le corps, rapport qui entraîne inévitable-
11.
164 ARGUMENT.
_ ment avec lui la contradiction, l'erreur,
le vice, la misère. La fonction de la philoso-
phie est de chercher à tarir, autant qu'il est
en elle, cette source fatale, d'élever peu à
peu la créature humaine à la vérité, à la
vertu, à la paix, à l'unité, par la liberté,
en lui enseignant à s'affranchir des-besoins
du corps. Or, cet affranchissement porté à
un certain degré, c’est la mort, la mort
n'étant que la séparation du corps et de
l'ame. Le philosophe opère en lui la mort
dans le triomphe de la liberté sur les sens,
et c'est précisément quand il meurt ainsi
qu'il est plus en possession de la vie; et le
phénomène de la mort sensible, loin d’être
“un obstacle, est un pas à l'indépendance et
ἃ l'immortalité de l’ame. "
IV. Les contraires naissent des contrai-
res: la mort, de la vie; et la vie, de la mort.
L'existence est un cercle actif et fécond
dont les extrémités opposées reviennent
sur elles-mêmes , rentrent sans cesse les
ARGUMENT. 165
unes dans les autres, par deux mouvemens
contraires qui les séparent à la fois et qui
les rapprochent, composent pour décom-
poser , décomposent pour composer en-
core, détruisent en renouvelant, renou-
vellent en détruisant , tirent le plus grand
du plus petit et le plus petit du plus
grand, le plus faible du plus fort et le
plus fort du plus faible, le plus vite du plus
lent et le plus lent du plus vite, toutes
choses enfin de toutes choses, ce qu'on ap-
pelle la mort du sein de ce qu'on appelle la
vie, et réciproquement. Et il faut bien qu'il
en soit ainsi, car si la vie engendrait la mort
sans que la mort à son tour reproduisit la
vie, la mort aurait bientôt aboli tout être
vivant, et les propositions harmonieuses de
l'éternelle existence seraient. altérées. Cir-
culus æterni motüs….. La vie n'a donc rien
à craindre de la mort, ni l'ame de la disso-
lution de ses organes. . |
V. Toute science n’est que réminiscence:
166 ARGUMENT.
s'il en est ainsi, il faut que nous ayons su
avant cette vie; il faut donc ‘que l'ame ait
existé avant de revêtir cette forme hu-
maine; elle peut donc hu survivre.
Par exemple, les sens nous découvrent
des choses que nous jJugeons . égales ; sa-
voir, des arbres, des pierres, etc. Mais l’i-
dée d'égalité renfermée dans le jugement
que nous portons sur ces ehoses, d'où l’a-
vons-nous tirée ? L'égalité ne doit pas être
confondue avec les choses égales qui ne
sont telles que par leur rapport à l'égalité.
L'idée de l'égalité ne vient donc point des
sens; 1] suit qu'il faut qu'elle naisse avec
nous, ou que nous l’ayons eue avant cette
vie, et qu’à l'occasion des objets extérieurs
elle nous revienne à la mémoire. Est-elle
innée, et le seul fait de la naissance la
developpe-t-il en nous? Loin de là: ce n’est
pas en entrant dans ce séjour de ténèbres
qu'on découvre la lumière; on la perdrait
bien plutôt! Reste donc que nous ayons
ARGUMENT. 167
acquis l’idée de l'égalité avant notre nais-
sance, ét que nous ne fassions que nous en
ressouvenir. Ce que nous disons de l’idée
de l'égalité, il faut le dire aussi de l'idée du
beau, du bien, du juste. Encore une fois,
nous ne puisons. pas toutes ces idées dans
les impressions extérieures, mais nous les
trouvons d'abord dans notre ame qui les
possédait avant cette vie; il faut alors que
notre ame ait existé avant cette vie; elle
peut donc lui survivre.
On voit que nous avons gardé ici à des-
sein, et avec un respect scrupuleux, les for-
mes et la phraséologie sous laquelle cette
théorie célèbre ἃ paru pour la première fois
dans le monde philosophique. Mais il faut
percer ces enveloppes, pour entrevoir les
hautes vérités qui sont dessous. La théorie
de la science, considérée comme réminis-
cence, ne nous enseigne-t-elle pas que
la puissance intellectuelle prise substan-
tiellement, et avant de se manifester sous
168 ARGUMENT.
la forme de lame humaine, contient déja
en elle, ou plutôt est elle-même le type
primitif et absolu du beau, du bien, de Fé-
galité, de l'unité; et que lorsqu'elle passe
de l'état de substance à celui de personne,
et acquiert ainsi la conscience-et la pensée
distincte en sortant des profondeurs où elle
se cachait à ses propres yeux, elle trouve
dans le sentiment obscur et confus de la
relation intime qui la rattache à son pre-
mier état comme à son centre et à son
_ principe, les idées du beau, du bien, de
l'égalité, de l'unité, de l'infini, qui alors ne
lui paraissent pas tout-à-fait des découver-
tes, et ressemblent assez à des souvenirs?
C'est ainsi du moins que j'entends Platon.
VI. Pour que l'ame puisse périr, il faut
qu'elle se dissolve. Mais qui se dissout ? Le
composé, non le simple. Et qui constitue le
simple? L'identité et la permanence, et l’ab-
sence de toute forme positive et visible. Or
l'ame n'a point de forme, et plus elle se
ARGUMENT. 169
tient attachée à sa ‘substance, moins elle
participe au temps et au changement. Le
temps et le changement n’ont de prise sur
elle, que lorsque, abdiquant la liberté qui
la constitue, elle se laisse déchoir de sa
propre nature, et s'abandonne au trouble
et à l'agitation des affections dépravées,
au flux εἴ δὰ reflux des choses qui passent.
L'ame est donc simple dans son essence ;
elle est donc indissoluble et immortelle.
VII. Mais si l'ame n'était qu'un être col-
lectif, un résultat, une relation, l'harmonie
d’une lyre! l'harmonie aussi ne semble-t-
elle pas quelque chose de simple, d’invisi-
ble, de fixe, et pourtant elle se dissipe
quand la lyre et les cordes sont brisées!
Non, l'ame qui préexiste substantriellement
a son apparition sous cette forme corpo-
selle, lame ne peut être la collection, le
résultat , la relation , l'harmonie de par-
ties qu’elle précède. D'ailleurs une collec-
tion, un résultat, un rapport n'ont pas
170 ARGUMENT.
d'essence propre, et n'existent réellement
que dans. les élémens qui les constituent,
tandis que l'ame sait et sent qu'elle ἃ une
existence à sol. Enfin la force de toute
composition est dans l'accord le plus intime.
de ses composans; la force de l'ame au con-
traire est de se séparer violemment de plu-
sieurs de ses prétendus élémens, et de leur
faire la guerre. L'ame n'est donc ni une
collection, ni un résultat, ni une relation;
c'est une unité individuelle, subsistante par |
elle-même. | |
VIIL. Mais cette unité individuelle qui
peut survivre au corps, puisqu'elle le pré-
cède et s'en distingue, ne peut-elle pas avoir
aussi sa fin ? Qui assure qu'apres avoir ainsi
animé plusieurs organisations corporelles,
le principe intellectuel ne s'épuise pas à la
longue dans le renouvellement successif de
ses formes? et comme pendant la durée
d'une -de ces formes il n'y a pas mémoire
‘des formes précédentes, qui sait 51 la forme
ARGUMENT. 71
actuelle n'est pas la derniére, et le dernier
renouvellement auquel peut suffire la force
du principe ? Pour le -savoir , il faudrait
connaître plus à fond les lois universelles
de la vie et de la mort, de la naissance et
de la corruption des choses. Ici se rencon-
tre épisodiquement la théorie des /dées.
Toute philosophie qui se renferme dans
les phénomènes apparens du monde exté-
rieur, se condamne à n'atteindre jamais ni
les causes ni les principes. La physique croit
faire merveille par exemple d'expliquer la
situation dans laquelle je sûis assis, par la
disposition des os, la tension des muscles,
n'oubliant rien dans le détail minutieux
de ses laborieuses et superficielles -explica-
tions, si ce n'est le principe réel, la cause
première du phénomène, la détermination
de ma volonté. L'erreur commune, .celle
du peuple et du physicien qui n'est pas
philosophe , est de confondre l'apparence
avec la réalité, ce sans quoi la cause ne
172 ARGUMENT.
pourrait pas se développer, avec la cause
elle-même. « La physique se perd dans une
« multitude de petites causes qui ne sont
« pas des causes, et prend pour une chi-
« mère la grande cause qui fait, lie et vivi-
« fie tout... En parlant de la cause et du
« principe , il ne faut pas s'arrêter aux
« effets, si l'on veut pénétrer dans la réa-
« lité des choses. » .
La cause, le principe suprême, c'est l’in-
telligence. |
Les vrais principes, les vraies causes, ce
sont donc les idées. |
L'idée est, dans chaque chose, l'élément
intérieur et essentiel qui, s'ajoutant à la
matière , l'organise et lui donne sa forme.
L'idée est le type interne de toute chose.
L'idée , ne venant pas du dehors, ne peut
ètre saisie par les sens.
Elle ne tombe pas davantage sous le rai-
sonnement; le caractère de la perception
que nous en pouvons avoir, est d'être im-
ARGUMENT. 193
médiate, simple et indécomposable. Par
exemple, c'est l'idée seule du beau qui fait
que toute chose belle, est belle. Qu'on y
pense : ce n’est pas tel ou tel arrangement
de parties , tel .ou tel accord de formes, qui
rend beau ce qui l'est; car indépendam-
ment de tout arrangement, de toute com-
position, chaque partie, chaque forme pou-
vait être déja belle, et serait belle encore,
la disposition générale étant changée. La
beauté se déclare par l'impossibilité immé-
diate où nous sommes de ne pas la trouver
belle, c'est-à-dire, de ne pas être frappé
par l'idée du beau qui s'y rencontre. On
ne peut donner d'autre explication de Ha
perception de lidéé du beau. Il en est de
même du bien, du juste, de l'étendue et
de la grandeur, de la quantité et du nom-
bre, et des forces élémentaires de la na-
ture. | |
Sans doute ce n’est point ici le lieu dé
rechercher si la critique moderne, tout en
174 ARGUMENT.
reconnaissant la solidité et la profondeur
des bases de cette théorie. fameuse, pour-
rait en admettre toutes les applications,
surtout celles qui se rapportent au détail
des nombres; mais on ne peut s'empêcher
de remarquer, en passant, que la théorie
de Platon ἃ cela de propre et d’excellent
parmi les théories idéalistes, qu'elle ne s’ar-
rête pas à la qualité logique des idées et
qu'elle va jusqu'à leur essence réelle. Les
idées de Platon ne sont pas seulement des
directions pour la pensée, comme les caté-
gories d'Aristote et de Kant, ce sont des
élémens intégrans de la réalité. Principes
et causes tout ensemble, elles planent ἃ la
fois sur l'humanité et sur la nature, et
réunissent en elles le principium esserdi et
le principium cagnoscendi, si mal à propos
_ divisés par la scholastique, comme si l'es-
sence de l'être pouvait être destituée d'in-
telligence, ou que l'intelligence ne fût pas
AUSSI de l'existence, et l'existence à la fois
la plus puissante et la plus pure!
ARGUMENT. τ χγῇ
Les idées, les principes et les causes,
bien que, par leur rapport aux choses
quelles animent et qu'elles constituent,
elles tombent accidentellement dans lé
temps et dans l'espace, sont essentielle-
ment étrangères aux révolutions de l'espace
et du temps; elles ne connaissent ni com-
mencement ni fin pour elles-mêmes: elles
sont éternelles, incorruptibles.
Le caractère propre d'un vrai principe,
d’une vraie cause, c’est d’exclure son con-
traire, et même le contraire de ce qui
émane directement d'elle. Or, suivant Pla-
ton, et toute l'école platonicienne, dont
Stalh n'a fait que*recueillir la tradition,
l'ame est le principe, la cause de la vie:
«Si vous demandiez ce qui fait que tel
« corps est chaud, je ne répondrais pas, ce
« qui est bien vrai, mais n'explique rien.
« que c'est la chaleur; mais, allant d’abord
« au principe, je répondrais avec précision,
« que c'est le feu. Si l’on demandait ce qui
ΓΝ
16 ARGUMENT.
« fait que telle personne est malade, je ne
« répondrais pas, c'est la maladie, mais la
« fièvre ; si, quelle est la raison de l'impair,
“« je ne dirais pas l’imparité, mais l'unité. De
« même ici, m'élevant à l'idée primitive, au
« principe, à la cause de la vie, je dis que
« c'est l'ame. » Ainsi l’ame, constituant la
vie, et excluant, en sa qualité de principe,
le contraire de ce qu'elle constitue, et ce
contraire étant ici la mort, elle n’a rien à
craindre de la mort, et l’exclut éternelle-
ment. Elle est donc éternelle et incorrup-
üble. |
Après une discussion franche, sévère, ap-
profondie, à laquelle *pour les objections
et pour les réponses , il n’est pas aisé de
voir ce que la philosophie moderne pour-
rait ajouter après deux mille ans, les amis
de Socrate demeurent convaincus; cepen-
dant l'un d'eux, quoiqu'il ne trouve plus
d'objections à faire, avoue que la grandeur
du sujet, et la faiblesse naturelle de l'esprit
ARGUMENT. 177
de l’homme, lui laissent encore un peu ἀἸη-
quiétude et une vague incrédulité. Socrate
n’en .est pas surpris, mais il engage son
ami à revenir souvent et sérieusement sur
les principes dont ils viennent de s'entrete-
nir , l'assurant qu'a la longue, plus 1] les
méditera, plus il les trouvera solides et sa-
tisfaisans. | |
Telle est la première partie du Phédon,
qui contient le dogme philosophique de l'in-
corruptibilité du principe intellectuel dans
la dissolution de son organisation exté-
rieure. Vient ensuite la seconde partie avec
le cortége des croyances populaires et my-
thologiques sur la destinée et l’état ulté-
rieur de ce principe immortel, transporté
hors des conditions de son existence ac-
_tuelle. La première partie était une discus-
sion entre philosophes; la seconde est un
hymne, un fragment d’épopée; cest, en
quelque sorte, un accompagnement doux
et gracieux, destiné à relever l'effet des dé-
I. 12
178 ARGUMENT.
monstrations précédentes, et à charmer le
cœur et l'imagination, après que l'intelli-
ence est satisfaite. |
La philosophie démontre qu il y ἃ dans
l'homme un principe qui ne peut périr.
Mais que ce principe reparaisse dans un
autre monde avec le même ordre de facul-
tés et les mêmes lois qu'il avait dans celui-
ci; qu'il y porte les conséquences des
bonnes et des mauvaises actions qu'il a pu
commettre; que l’homme vertueux y con-
verse avec l'homme vertueux, que le mé-
chant y souffre avec le méchant, c’ést là
une probabilité sublime qui échappe peut-
être à la rigueur de la démonstration,
mais qu'autorisent et consacrent et le vœu
secret du cœur, et l'assentiment universel
des peuples. Elles ne sont pas d'hier, elles
ne s'éteindront pas demain, ces naïves et
nobles croyances qu'un indestructible be-
soin produit, répand, perpétue parmi les
hommes, comme un héritage sacré; et, en
ARGUMENT. 179
vérité, ce serait une philosophie bien hau-
taine que celle qui défendrait au sage, à
l'heure suprême, d’invoquer ces traditions
vénérables , et d'essayer de s’enchanter lui-
même de la foi de ses semblables et des
espérances du genre humain. Ce n’est pas là
du moins la philosophie de Socrate: Trop
éclairé pour accepter sans réserve les allé-
gories populaires quil raconte à ses amis, il
est trop indulgent aussi pour les repousser
avec rigueur ; et l’on voit tout au plus errer
sur les levres du bon et spirituel vieillard
ce demi-sourire qui trahit le scepticisme
sans montrer le dédain. | |
Mais quelles sont ces allégories, d’où vien-
nent-elles, et quelles idées positives est-il
possible d’entrevoir sous leur voile symbo-
lique ? Pour connaître la mythologie du
Phédon, il faut la lire dans l'original: on
n'extrait pas des allégories. Quant à leur
origine , incontestablement elle est étràn-
gère. Platon lui-même déclare qu'il n'est pas
12.
180 ARGUMENT..
ici inventeur, mais historien. Dacier rap-
| proche sans cesse les images du philosophe
grec de celles des prophètes hébreux; et
Proclus, dont l'opinion représente l'opinion
collective et systématique de toute l'école .
d'Alexandrie , Proclus rattache les allégo-
ries du Phédon aux traditions sacrées de
l'Égypte. Faut-il aller plus loin? est-ce sur
les bords de l’Indus et du Gange qu'on doit
aller chercher la source commune:et pre-
mière de ces fables de la Grèce qui, après
avoir vivifié le paganisme, ont souvent in-
spiré la muse chrétienne de Dante et de
Milton ? Quoi qu'il en soit de la véritable
patrie de ces fables, voici les idées auxquel-
les on peut immédiatement les rapporter :
1° le jugement des ames apres la mort;
2° un système de punitions graduées qui est
en même temps un système d'expiation et
de purification ; 3° le retour des ames à la
vie sous des formes plus ou moins parfaites.
Maintenant , n’y a-t-il rien éncore derrière
ARGUMENT. 181
ces idées, ou ne sont-elles elles-mêmes que
des enveloppes symboliques du dogme de
l'unité et de l'incorruptibilité de la sub-
stance intellectuelle , et de la perpétuelle
destruction et du perpétuel renouvellement
de ses formes? c’est un problême qu'il ne
s'agit pas d'examiner ici, et dont j'aban-
donne la solution à une critique mytholo-
gique plus exercée et plus hardie que la
mienne.
e“
-
PHEDON,
OÙ
DE L’AME.
Premiers interlocuteurs :
ÉCHÉCRATE, PHÉDON.
Seconds interlocuteurs :
SOCRATE, APOLLODORE, CÉBÉS, SIMMIAS,
CRITON, PHÉDON ; XANTIPPE, FEMME DE
SOCRATE; LE SERVITEUR DES ONZE.
coc0+0000000
ÉCHÉCRATE .
P HÉDON, étais-tu toi-même auprès de Socrate,
le jour qu'il but la cigué dans la prison, ou en
as-tu seulement entendu parler? |
* Échécrate, de Phliunte, ville de Sicyonie. C’est proba-
blement le pythagoricien dont parle Platon dans sa IX° let-
184 PHÉDON.
PHÉDON ἢ
J'y étais moi-même, Échécrate.
ÉCHÉCRATE.
Que dit-il à ses derniers momens, et de quelle
manière mourut-il? Je l’entendrais volontiers;
car nous n’avons personne à Phliunte qui fasse
maintenant de voyage à Athènes, et depuis
long-temps il n’est pas venu chez nous d’Athé-
nien qui ait pu nous donner aucun détail à
cet égard, sinon qu'il est mort après avoir bu
la ciguëé. On n’a pu nous dire autre chose.
PHÉDON. |
Vous n’avez donc rien su du procès, ni com-
ment les choses se passèrent ?
| ÉCHÉCRATE.
Si fait: quelqu'un nous l’a rapporté, et nous
étions étonnés que la sentence n'ait été exécutée
que long-temps après avoir été rendue. Quelle
en fut la cause, Phédon?
| PHÉDON.
Une circonstance particuliere. Il se trouva
que la veille du jugement on avait couronné
la poupe du vaisseau que les Athéniens en-
voient chaque année à Délos.
tre à Architas. (Voyez Droc. Laënce, liv. VIII, chap 46;
JamsL. Vi. Prthag. I, 36.)
Ι!
* Chef de lé cole d'Élis. (Voyez Droc. Lance, II, 105.)
PHÉDON. | 185
ÉCHÉCRATE.
Qu'est-ce donc que ce vaisseau?
PHÉDON.
C’est, au dire des Athéniens, le même vaisseau
sur lequel jadis Thésée conduisit en Crète les
sept jeunes gens et les sept jeunes filles qu xl
sauva en se sauvant lui-même. On raconte qu'à
leur départ, les Athéniens firent vœu à Apol-
lon, si Thésée et ses compagnons échappaient
à la mort, d'envoyer chaque année à Délos une
théorie ; et, depuis ce temps, ils ne manquent
pas d'accomplir leur vœu. Quand vient l’époque
de la théorie, une loi ordonne que la ville soit
pure, et défend d'exécuter aucune sentence de
mort, avant que le vaisseau ne soit arrivé à
Délos et revenu à Athènes; et quelquefois le
voyage dure long-temps, lorsque les vents sont
contraires. La théorie commence aussitôt que le
prêtre d’Apollon a couronné la poupe du vais-
seau; ce qui eut lieu, comme je le disais, la
veille du jugement de Socrate. Voilà pourquoi
il s’est écoulé un si long intervalle entre sa
condamnation et sa mort.
ÉCHÉCRATE.
Et que se passa-t-1l à sa mort, Phédon:; que
dit-il et que fit-il? Quels furent ceux de ses
amis qui restèrent auprès de lui? Les magistrats
ne leur permirent-ils pas d'assister à ses der-
186 PHÉDON.
niers momens, et Socrate mourut-il privé de
ses amis ? |
PHÉDON.
Non; plusieurs de ses amis étaient présens,
et même un assez grand nombre.
ÉCHÉCRATE.
Prends donc la peine de me raconter tout
cela dans le plus grand détail; à moins que tu
n’aies quelque affaire pressante.
PHÉDON.
Point du tout; Je suis de loisir, et je vais
essayer de te satisfaire : aussi-bien n'y a-t-il
jamais pour moi de plus grand plaisir que de
me rappeler Socrate, ou en en parlant moi-
même, ou en écoutant les autres en parler.
ÉCHÉCRATE.
Et c'est aussi, Phédon, la disposition que tu
trouveras dans tes auditeurs; ainsi tâche, autant
qu'il te sera possible, de ne rien oublier.
PHÉDON. |
Vénritablement, ce spectacle fit sur moi une
impression extraordinaire. Je n’éprouvai pas la
pitié qu'il était naturel que j'éprouvasse en
assistant à la mort d’un ami; au contraire,
Échécrate , il me semblait heureux, à le voir et
à l'entendre, tant 1] mourut avec assurance et
dignité; et Je pensais qu'il ne quittait ce monde
que sous la protection des dieux qui lui desti-
PHÉDON. 187
naient dans l’autre une félicité aussi grande que
celle dont aucun mortel ait jamais joui: aussi
ne fus-je pas saisi de cette pitié pénible, que
semblait devoir m'inspirer cette scène de deuil.
Je ne ressentis pas non plus le plaisir qui se
mélait ordinairement à nos entretiens sur la
philosophie ; car ce fut encore là le sujet de la
conversation : mais il se passait en moi je ne
sais quoi d’extraordinaire, un mélange jusqu'a-
lors inconnu de plaisir et de peine, lorsque je
venais à penser que dans un moment cet homme
admirable allait nous quitter pour toujours; et
tous ceux qui étaient présens étaient à-peu-près
dans la même disposition. On nous voyait tan-
tôt sourire et tantôt fondre en larmes : surtout
un de nous, Apollodore”; tu connais l’homme,
et son humeur.
ÉCHÉCRATE.
Comment ne connmaîtrais-je pas Apollodore?
PHÉDON.
Il s ‘abandonnait tout entier à cette diversité
d'émotions; et moi, je n'étais guère moins
troublé, ainsi que les autres.
ÉCHÉCRATE.
Quels étaient ceux qui se trouvaient là, Phé-
don ?
* Voyez le Banquet, l'apologie de Xénophon, et lhis-
toire d’Élien.
188 ᾿ῬΡΗΕΒΏΟΝ.
PHÉDON.
De compatriotes, il y avait cet Apollodore,
Critobule et son père Criton, Hermogène (1),
Épigène (2), Eschine (3), et Antisthène (4). Il y
avait aussi Ctésippe (5) du bourg de Péanée,
Ménexène (6), et encore quelques autres du
pays. Platon, je crois, était malade.
ÉCHÉCRATE.
Υ avait-il des étrangers ?
PHÉDON.
Oui; Simmias de Thèbes, Cébes et Phédon-
des (7); et de Mégare, Euclide (8), et Terp-
sion (9).
(1) Fils d’Hipponicus. (Voyez le Cratyle.)
(2) Voyez l'Apologie. — Χέπορηον, Memorab.
(3) Auteur de trois Dialogues qui nous ont été conser-
vés. (Voyez l’Apologie.)
(4) Chef de l'école cynique. (Droc. Laznce, liv. VI)
(5) Voyez l'Entidème et le Lysis. — Péanée, bourg ou
dème de la tribu Pandionide.
(6) Voyez le Ménexène.
-(7) De Thèbes et non de Cyrène, comme le veut Rubn-
kenius.
(8) Chef de l’école Mégarique. (Droc. Lazrce, liv. II.)
(9) Voyez le Théetète.
PHÉDON. _ 189
ÉCHÉCRATE.
Arstippe” et Cléombrote ” n'y étaient-ils pas?
PHÉDON.
N on; on disait qu'ils étaient à Égine.
ÉCHÉCRATE.
N'y en avait-il pas d’autres ?
| PHÉDON.
Voilà, je crois, à peu près tous ceux qui y
étaient.
ÉCHÉCRATE.
Eh bien, sur quoi disais-tu que roula l’entre-
tien ?
PHÉDON.
Je puis te raconter tout de point en point;
car depuis la condamnation de Socrate nous ne
manquions pas un seul jour d'aller le voir.
Comme la place publique, où le jugement avait
été rendu, était tout près de la prison, nous
nous y rassemblions le matin, et là nous atten-
dions, en nous entretenant ensemble, que la
prison füt ouverte, et elle ne l'était jamais
de bonne heure. Aussitôt qu’elle s’ouvrait,
nous nous rendions auprès de Socrate, et nous
passions ordinairement tout le jour avec lui.
Mais ce jour-là nous nous réunimes de plus
* De Cyrène, chef de la secte Cyrénaique.
** D’Ambracie. On dit qu'après avoir lu le Phédon, ilse
jeta dans la mer. (CazLimacu. epigr. 24.)
190 PHÉDON.
grand matin que de coutume. Nous avions ap-
pris la veille, en sortant le soir de la prison,
que lé vaisseau était revenu de Délos. Nous
nous recommandämes donc les uns aux autres
de venir le lendemain au lieu accoutumé, le
plus matin qu’il se pourrait, et nous n'y man-
quâmes pas. Le geôlier, qui nous introduisait
ordinairement, vint au-devant de nous, et nous
dit d'attendre, et de ne pas entrer avant qu'il
nous appelât lui-même; car les Onze, dit-il,
font en ce moment ôter les fers à Socrate, et
donnent des ordres pour qu'il meure aujour-
d'hui. Quelques momens après, il revint et nous
ouvrit. En entrant, nous trouvâmes Socrate
qu'on venait de délivrer de ses fers, et Xan-
üippe, tu la connais, auprès de lui, et tenant
un de ses enfans entre ses bras. À peine nous
eut-elle aperçus, qu’elle commença à se répandre
en lamentations et à dire tout ce que les fem-
mes ont coutume de dire en pareilles circon-
stances. Socrate, s’écria-t-elle, c'est donc aujour-
d'hui le dernier jour où tes amis te parleront,
et où tu leur parleras! Mais lui, tournant les
yeux du côté de Criton: Qu'on la reconduise
chez elle, dit-il: aussitôt quelques esclaves de
Criton l’'emmenèrent poussant des cris et se
meurtrissant le visage. Alors Socrate, se mettant
sur son séant, plia la jambe qu’on venait de
PHÉDON. 191
dégager, la frotta avec sa main, et nous dit en
la frottant : L'étrange chose, mes amis, que ce
que les hommes appellent plaisir, et comme 1]
a de merveilleux rapports avec la douleur que
l'on prétend son contraire! Car si le plaisir êt
la douleur ne se rencontrent jamais en même
temps, quand on prend l’un, il faut accepter
l’autre, comme 51 un lien naturel les rendait in-
séparables. Je regrette: qu’Ésope n'ait pas eu
cette idée; il en οὐϊ fait une fable ; il nous οὐϊΐ
dit que Dieu voulut réconcilier un jour ces
deux ennemis; mais que n'ayant pu y réussir,
il les attacha à la même chaine, et que pour
cette raison, aussitôt que l’un est venu, on voit
bientôt arriver son compagnon; et je viens d’en
faire l'expérience moi-mème, puisqu’à la dou-
leur que les fers me faisaient souffrir à cette
jambe, je sens maintenent succéder le plaisir.
Vraiment, Socrate, interrompit Cébès, tu fais
bien de m'en faire ressouvenir ; car, à propos
des poésies que tu as composées, des fables
d'Ésope que tu as mises en vers, et de ton
hymne à Apollon”, quelques-uns et surtout
Evenus “*, récemment encore, m'ont demandé
* Voyez Diogène Laerce, qui en cite quelques vers,
ἢν. IT, 42.
* Voyez l’Apologie.
192 PHÉDON.
par quel motif tu t'étais mis à faire des vers
depuis que tu étais en prison, toi qui jJusque-
là n’en avais fait de ta vie. Si donc tu mets
quelque intérêt à ce que je puisse répondre à
Evenus, lorsqu'il viendra me faire la même
question, et je suis sûr qu'il n'y manquera pas,
apprends-moi ce qu'il faut que je lui dise.
Eh bien, mon cher Cébès, reprit Socrate, dis-
lui la vérité : que ce n’a pas été assurément pour
étre son rival en poésie; je savais bien que ce
n'était pas chose facile; mais pour éprouver le
sens de certains songes, et acquitter ma.con-
science envers eux, si par hasard la poésie était
celui des beaux-arts auquel ils m'ordonnaient
de m’appliquer ; car souvent, dans le cours de
ma vie, un même songe m'est apparu, tantôt
sous une forme, tantôt sous une autre, mais me
prescrivant toujours la même chose : Socrate,
me disait-il, cultive les beaux-arts. Jusqu'ici
J'avais pris cet ordre pour une simple exhorta-
ton à continuer, et je m'imaginais que, sem-
blables aux encouragemens par lesquels nous
excitons ceux qui courent dans la lice, ces songes,
en me prescrivant l'étude des beaux-arts, m'ex-
hortaient seulement à poursuivre mes occupa-
tions accoutumées, puisque la philosophie est
le premier des arts, et que je me livrais tout :
entier à la philosophie. Mais depuis ma con-
“
PHÉDON. 193
damnation et pendant l'intervalle que me laissait
la fête du Dieu, je pensai que si par hasard
c'était aux beaux-arts dans le sens ordinaire que
les songes m'ordonnaient de m’appliquer, il ne
fallait pas leumglésobéir , et qu'il était plus sûr
pour moi de ne quitter la vié qu'aprés avoir
satisfait aux dieux, en composant des vers sui-
vant l’avertissement du songe. Je commençai
donc par chanter le Dieu dont on célébrait la
fête; ensuite, faisant réflexion qu’un poëte, pour
être vraiment poëte, ne doit pas composer des
dis@urs en vers, mais inventer des fictions, et
ne me sentant pas ce talent, je me déterminai à
travailler sur les fables d'Ésope, et je mis en
vers celles que je savais, et qui se présentèrent
les premières à ma mémoire. Voilà, mon cher
Cébès, ce que tu diras à Evenus. Dis-lui encore
de se bien porter, et s’il est sage, de me suivre.
Car c’est apparemment aujourd’hui que je m'en
vais, puisque les Athéniens l’ordonnent.
| Alors Simmias : Eh! Socrate, quel conseil
donnes-tu là à Evenus. Vraiment, je me suis
souvent trouvé avec lui; mais, à ce que je puis
connaître , il ne se rendra pas très-volontiers
à ton invitation.
Quoi, repartit Socrate, Evenus n'est-il pas
philosophe: ? |
Je le crois, répondit Simmias. — Eh bien donc,
τ 43
194 .. PHÉDON.
Evenus voudra me suivre, lui et tout homme qui
s’occupera dignement de philosophie. Seulement
il pourra bien ne pas précipiter lui-même le dé-
part; car on dit que cela n'est pas permis. En
disant ces mots, il s’assit sur ledord de son lit,
posa les pieds à terre, et parla dans cette d'u
sition tout le reste du jour.
Comment lentends-tu donc, Socrate, lui de-
manda Cébés? 1] n’est pas permis d'attenter à
sa vie, ét le philosophe doit vouloir suivre celui
qui quitte la vie? — Eh quoi, Cébès! ni Simmias
ni toi » VOUS n'avez entendu traiter cette @es-
tion, vous qui avez vécu avec Philolaüs ΄. — Ja-
mais à fond, Socrate. — Je n’en sais moi-même
que ce qu’on m’en a-dit. Cependant Je ne vous
cacherai pas ce que j'en ai appris. Aussi-bien
est-1l peut-être fort convenable que sur le point
de partir d'ici, je m’enquière et m’entretienne
avec vous du voyage que je vais faire, êt que
J'examine quelle idée nous ἐπ avons. Que pour-
rions-nous faire de mieux jusqu’au toucher du
soleil"? — Sur quoi se fonde-t-on, Socrate,
quand on prétend qu'il n’est pas permis de se
* De Crotone, Pythagoricien. Échappé seul avec Hip-
-parque au désastre de l’école Pythagoricienne, il vint à
Thèbes, où son maitre Lysis était mort. (OLvmpiôp. ad
Phædon.)
++
ut de mettre à mort pen-
on. )
La loi athémie
dant le jour. | Ocya2
PHÉDON. 195
donner la mort? J'ai bien oui dire à Philolaüs
quand il était parmi nous, et à plusieurs autres
encore, que cela n’était pas permis; mais je n'ai
Jamais rien entendu qui me satisfit à cet égard.
— Il ne faut pas te décourager, reprit Socrate;
peut-être seras-tu plus heureux aujourd'hui. Mais
il pourra te sembler étonnant qu’il n’en soit pas
de ceci comme de tout le reste, et qu’il faille ad-
mettre d'une miamière absolue que la vie est tou-
jours préférable à la mort, sans aucune distinction
de circonstances et de personnes ; ou, si une telle
rigueur paraît excessive, ét si l'on admet que la
mort est quelquefois préférable à la vie , il pourra
te sembler étonnant qu’alors même on ne puisse,
sans impiété se rendre heureux soi-même, et
qu’il faille attendre un bienfaiteur étranger. —
Mais un peu, dit Cébès en souriant et parlant
à la manière de son pays“. — En effet, reprit
Socrate, cette opinion a bien l’air déraisonna-
ble, et cependant elle n’est peut-être pas sans
raison. Je n’ose alléguer ici cette maxime ensei-
gnée dans les mystères”, que nous sommes 1ci-
bas comme dans un poste, et qu'il nous est
défendu de le quitter sans permission. Elle est
* ἔσσω Ζεύς» Jupiter le sait, formule béotienne, pour ex-
primer l’affirmative. | |
** Les mystères Orphiques. ( OLxwr1on. ad Phædon.)
- ͵ 13,
196 PHÉDON.
trop relevée, et il n’est pas aisé de pénétrer
tout' ce qu’elle renferme. Mais voici du moins
une maxime qui me semble incontestable, que
les dieux prennent soin de nous, et que les
hommes appartiennent aux dieux; cela ne pa-
räit-il pas vrai? — Très-vrai, répondit Cébès. —
Eh bien! reprit Socrate, si l’un de tes esclaves,
qui t ‘appartiennent aussi, se tuait sans ton or-
dre, ne te mettrais-tu pas en colère contre lui,
et ne le punirais-tu pas rigoureusement si tu le
pouvais? — Sans doute, répondit-il. — Sous ce
point de vue, il n’est donc pas déraisonnable
de dire que l’homme ne doit pas sortir de la
vie avant que Dieu ne lui envoie un ordre for-
mel, comme celui qu'il m’envoie aujourd'hui.
— Cela parait assez probable, dit Cébès; mais
cè que tu disais en même temps que le philo-
sophe doit mourir volontiers, ne s'y rapporte
pas bien, s’il est vrai, comme nous l'avons re-
_ connu, que les dieux prennent soin de nous et
que nous leur appartenons. Il ne me paraït nul-
lement raisonnable que des philosophes ne s’af
flgent pas de sortir de la tutelle des plus excel-
lens maîtres qui puissent exister; car ils ne
peuvent croire qu'ils se gouverneront mieux
lorsqu'ils seront libres. Sans doute un fou pour-
rait simaginer qu'il faut s'empresser de fuir un
maître ; il ne réfléchirait pas qu'il ne faut jamais
fuir ce qui est bon, mais au contraire s’y tenir
PHÉDON. 197
attaché de toutes ses forces : aussi pourrait-il
bien prendre la fuite sans raison. Mais un
homme sensé désirera toujours rester sous la
garde de ce qui est meilleur que lui. D'où je
conclus, Socrate, tout le contraire de ce que
tu avançais, et je pense que c’est le sage qui
s’affhge de mourir, et le fou qui s'en réjouit.
— Socrate parut prendre quelque plaisir à l’in-
sistance de Cébès : Toujours, dit-il en nous
regardant, Cébès a l’art de trouver des objec-
tions , et il n’a garde de se rendre d’abord à ce
qu'on lui dit. |
Mais, repartit Simmias, il me semble que les
Siections de Cébès ne sont pas mal fondées;
car pourquoi és hommes vraiment sages vou-
draient-ils fuir des maîtres meilleurs qu'eux, et
s'en sépareraient-ils avec plaisir? et c’est contre
toi, je pense , qu'est dirigé le raisonnement de
Cébès toi qui supportes si aisément de nous
quitter nous et les dieux, ces maîtres excellens,
comme tu en conviens toi-même.
Vous avez raison, reprit Socrate, et 76 vois
bien que vous voulez m'obliger à faire ici mon
_apologie comme devant le tribunal. est cela
même, dit Simmias. — Allons, je tâcherai de
mieux réussir dans cette apologie que dans l'au-
tre. Assurément, mes chers amis, si je ne
croyais trouvér…lame'autre monde d'autres
198 PHÉDON.
dieux sages et bons, ainsi que des hommes
meilleurs que ceux d’ici-bas, j'aurais tort de
n'être pas fâché de mourir. Mais il faut que vous
sachiez que j'ai l'espoir de m’y réunir bientôt à
des hommes vertueux, sans toutefois pouvoir
Yaffirmer entièrement; mais pour y. trouver des
dieux amis de l’homme, c’est ce que je puis
affirmer, s’il y a quelque chose en ce genre dont
on puisse être sûr. Voilà pourquoi je ne m'af-
flige pas tant; au contraire j'espère dans une
destinée réservée aux hommes après leur mort,
et qui, selon la foi antique du genre humain,
doit être meilleure pour les bons que pour les
méchans. — Quoi donc! Socrate, dit Simmias,
veux-tu nous quitter, en gardagt pour toi les
motifs de tes espérances sans nous en faire part?
11 me semble que c’est un bien qui nous est com-
mun, et, si tu nous transmets ta conviction, voilà
ton apologie faite. — C’est ce que je vais entre-
prendre, reprit Socrate : mais d’abord sachons
de Criton ce qu’il paraît vouloir nous dire de-
puis assez long-temps.
Que pourrait-ce être autre chose, lui dit Cri-
ton, sinon que celui qui doit te donner le poison
ne cesse de me répéter depuis long-temps que
tu dois parler le moins possible, car il prétend
que ceux qui parlent trop, s’échauffent , et que
rien n'est plus contraire à l'effet du poison ;
PHÉDON. 199
qu’autrement on est quelquefois forcé de don-
ner du poison deux et trois fois à ceux qui se”
laissent ainsi échauffer par la conversation.
Laisse-le dire, répondit Socrate, et qu'il pré-
pare son affaire, comme s’il devait me donner
la ciguë deux fois et même trois, s’il le faut. — Je
me doutais bien de ta réponse; mais 1] me tour-
mente toujours. — Laisse-le dire, reprit Socrate ;
mais il est temps que je vous rende compte à
vous, qui êtes mes juges, des raisons qui me
portent à croire, qu’un homme qui s’est livré
sérieusement à l'étude de la philosophie doit
voir arriver la mort avec tranquillité, et dans la
ferme espérance qu’en sortant de cette vie 1}
trouvera des biens infinis; et je vais m’efforcer
de vous le prouver, Simmias et Cébès. Le vul-
gaire ignore que la vraie philosophie n’est qu'un
apprentissage, une anticipation de la mort. Cela
étant, ne serait-il pas absurde, en vérité, de
n'avoir toute sa vie pensé qu’à la mort, et, lors-
qu’elle arrive, d’en avoir peur, et de reculer de-
vant ce qu’on poursuivait? — Sur quoi Simmias
se mettant à rire: Par Jupiter! Socrate, tu m'as
fait rire, bien qu’à cette heure j'en eusse peu
d’envie. Car, je n’en doute pas, il y a bien des
gens qui, 5 ils t’'entendaient, ne manqueraient
pas de dire que tu parles très-bien sur les phi-
losophes. Ils ne demanderaient pas mieux, du
/
200 PHÉDON.
moins nos Thébains, sans aucun doute, que
ceux qui s'occupent de philosophie se ‘passion-
nassent tellement pour la mort, qu'ils mourus-
sent en effet, sachant bien, diraient-ils, que c'est
là le sort qu’ils méritent.
Et ils diraient assez vrai, Simmias, reprit So-
crate, sauf ceci, qu’ils le savent bien : car 1] n'est
pas vrai qu'ils sachent ni en quels sens les phi-
losophes souhaitent la mort, ni en quel sens ils
la méritent, ni quelle mort. Mais laissons-les là
et parlons entre nous. La mort nous parait-elle
quelque chose ?
Oui, certes, repartit Simmias.
N'est-ce pas la séparation de l’ame et du corps,
de manière que le corps demeure seul d’un côté,
et l’ame seule de l’autre? N’est-ce pas là ce qu’on
appelle la mort ?
C’est cela même, dit Simmias. ἫΝ
Vois donc, mon cher, si tu penseras comme
moi; car du principe que nous allons admettre
dépend.en partié, selon moi, le problême que
nous agitons. Dis-moi, te paraît-il qu'il soit d’un
philosophe de rechercher ce qu’on appelle. le
plaisir, par exemple, celui du boire et du man-
ger ?
Point du tout, Socrate, répondit Simmias.
Et les plaisirs de l'amour ?
Nullement.
L;
PHÉDON. 201
Et tous les autres plaisirs qui regardent le
corps, crois-tu qu'il en fasse grand cas? Par
exemple, les habits élégans, les chaussures et les
autres ornemens du corps, crois-tu qu'il les
estime , ou qu'il les méprise, toutes les fois que ἡ
la nécessité ne le force pas de s’en servir ?
Un véritable philosophe ne peut que les mé-
priser. | | ΕΝ
Il te paraît donc en général , dit Socrate, que
l’objet des soins d’un philosophe n’est point le
corps, mais, au contraire, de s’en séparer autant
qu'il est possible, et de s'occuper uniquement
de l'ame? |
Précisément.
Ainsi d’abord dans toutes les choses dont nous
venons de parler, ce qui caractérise le philoso-
phe, c’est de travailler plus particulièrement que
les autres hommes à détacher son ame du com-
merce du corps ?
Évidemment.
Et cependant , Simmias, la plupart des hom-
mes s'imaginent que lorsqu'on ne prend point
plaisir à ces sortes de choses et qu’on n’en use
point, ce n’est pas la peine de vivre; et qu'il est
bien près de la mort, celui qui n’est plus sen-
sible aux jouissances corporelles.
Tu dis tres-vrai, Socrate.
Et quant à l'acquisition de la science, le corps
202 PHÉDON.
est-il un obstacle, ou ne lest-1l pas, quand on
l’associe à cette recherche ? Je vais m'expliquer
par un exemple. La vue et l’ouie ont-elles quel-
que certitude, ou les poëtes” ont-ils raison de
nous chanter sans cesse, que nous n’entendons
ni ne voyons véritablement? Mais si ces deux
sens ne sont pas sûrs, les autres le seront en-
core beaucoup moins; car ils sont beaucoup
plus faibles. Ne le. trouves-tu pas comme moi?
Tout-à-fait, dit Simmias. |
Quand donc, reprit Socrate, l'ame trouve-t-
elle la vérité? car pendant qu’elle la cherche
avec le corps, nous voyons clairement que ce
corps la trompe et l’induit en erreur.
Cela est vrai.
N'est-ce pas surtout dans l’acte de la pensée
que la réalité se manifeste à l’ame ?
Oui.
Et l'ame ne pense-t-elle pas mieux que jamais
lorsqu'elle n’est troublée ni par la vue, ni par
l’ouie, ni par la douleur, ni par la volupté, et
que, renfermée en elle-mème et se dégageant,
autant que cela lui est possible, de tout com-
* Parménide, Empédocle, Épicharme.
C’est l'esprit qui voit, c’est l'esprit qui entend :
L'œil est aveugle, l'oreille est sourde.
Vers d’Épicharme. (Sros. Flori&.IV ; PLur. de Fortund.)
PHÉDON. 203
merce avec le corps, elle s'attache directement
à ce qui est, pour le connaître ?
Parfaitement bien dit.
N'est-ce pas alors que l’ame du philosophe
méprise le corps, qu’elle le fuit, et cherche à
être seule avec elle-même ?
Il me semble.
Poursuivons, Simmias. Dirons-nous que la
justice est quelque chose ou qu’elle n’est rien ?
Nous le dirons assurément.
N’en dirons-nous. pas autant du bien et du
beau ?
. Sans doute.
Mais les as-tu jamais vus ?
Non, dit-il.
Ou lès as-tu saisis par quelque autre sens cor-
porel? Et je ne parle pas seulement du juste,
du bien et du beau, mais de la grandeur, de la
santé, de la force, en un mot de l'essence de
toutes choses, c’est-à-dire de ce qu’elles sont en
elles-mêmes? Est-ce par le moyen du corps qu’on
atteint ce qu'ellfà ont de plus réel, ou ne pé-
nètre-t-on pas d'autant plus avant'dans ce qu’on
veut connaître, qu'on y pense davantage et avec
plus de rigueur ? |
Cela ne peut être contesté.
Eh bien! y a-t-il rien de plus rigoureux que
de penser avec la pensée toute seule, dégagée
204 PHÉDON.
de tout élément étranger et sensible, d’'appli-
quer immédiatement la pure essence de la pensée
en elle-même à la recherche de la pure essence
de chaque chose en soi, sans le ministère des
yeux et des oreilles, sans aucune intervention
du corps qui ne fait que troubler l'ame et l'em-
pêcher de trouver la sagesse et la vérité, pour
peu qu'elle ait avec lui le moindre commerce ἢ
Si lon peut jamais parvenir à connaître l'essence
des choses, n'est-ce pas par ce moyen?
À merveille, Socrate, on ne peut mieux parler.
De ce principe, reprit Socrate , ne s’ensuit-il
pas nécessairement que les véritables philoso-
phes doivent penser et même se dire entre eux:
Il n’y ἃ qu'un sentier détourné qui puisse gui-
der la, raison dans ses recherches; car. tant que
nous aurons notre corps et que notre ame sera
enchaïinée dans cette corruption, jamais nous
ne posséderons l’objet de nos désirs, c’est-à-
dire la vérité; en effet, le corps nous entoure
de mille gênes par la nécessité où nous sommes
d'en prendre soin: avec celagés maladies qui
surviennent , traversent nos"recherches. Il nous
remplit d’'amours, de désirs, de craintes, de
mille chimères, de mille sottises, de manière
qu'en vérité il ne nous laisse pas, comme on dit,
une heure de sagesse. Car qui est-ce qui fait
naître les guerres, les séditions, les combats?
PHÉDON. 205
Le corps et ses passions. En effet , toutes les
guerrés ne viennent que du désir d’amasser des
richesses, et nous sommes forcés d’en amasser à
cause du corps et pour fournir à ses besoins.
Voilà pourquoi nous n'avons pas le temps de :
songer à la philosophie; et ce qu'il y a de pis,
c'est que si d'aventure il nous laisse quelque
loisir, et que nous nous mettions à réfléchir,
il intervient tout d’un coup au milieu de nos
recherches, nous trouble, nous étourdit, et nous
rend incapables de discerner la vérité. Il nous
est donc démontré que si nous voulons savoir
véritablement quelque chose, il faut que nous
nous séparions du corps, et que l’ame elle-même
examine les choses en elles-mêmes. C’est alors
seulement que nous jouirons de la sagesse dont
nous nous disions amoureux, c’est-à-dire, après
notre mort, et non péndant cette vie; et la
raison même le dit: car s'il est impossible de
rien connaître purement pendant que nous som-
mes avec le corps, il faut, de deux chosés lune,
ou que l'on ne connaisse jamais la vérité, ou
qu’on la connaisse après la mort; parce qu'älors
l'ame sera rendue à elle-même: et pendant que
nous serons dans cette vie, nous n’approche-
rons de la vérité qu’autant que nous nous éloi-
gnerons du corps; que nous renoncerons à tout
commerce avec lui, si ce n’est pour la néces-
206 PHÉDON,
sité seule ; que nous ne lui permettrons point
de nous remplir de sa corruption naturelle, οἱ
que nous nous conserverons purs de ses souil-
lures, jusqu'à ce que Dieu lui-même vienne
nous délivrer. C’est ainsi qu'affranchis de la folie
du corps, nous converserons, Je l'espère, avec
des hommes libres comme nous, et connaitrons
par nous-mêmes l'essence des choses, et la vé-
rité n’est que cela peut-être; mais à celui qui
n’est pas pur, il n’est pas permis de contempler
la pureté. Voilà, mon cher Simmias, ce qu’il
me parait que les-véritables philosophes doi-
vent penser , et se dire entre eux. Ne le crois-tu
pas comme moi?
Entièrement, Socrate.
S'il. en est airisi, mon cher Simmias, tout
homme qui arrivera où je vais présentement, ἃ
grand sujet d'espérer que là, mieux que partout
ailleurs ; 1] jouira à son aise de ce qui lui avait
‘auparavant coûté tant de peine: aussi ce voyage
qu'on πιὰ ordonné me remplit-il d’une douce
espérance; et 1] fera le même effet sur tout homme
‘qui croit que son ame est préparée, c’est-à-dire
purifiée. Or, purifier l’ame, n’est-ce pas, comme
nous le disions tantôt, la séparer du corps, l’ac-
coutumer à se renfermer et à se recueillir en
elle-même, et à vivre, autant qu'il lui est pos-
sible, et dans cette vie et dans l’autre, seule,
PHÉDON. 207
vis-à-vis d'elle-même, affranchie du corps comme
d'une chaîne? ἡ |
C’est tout-à-fait cela, Socrate.
Et cet affranchissement de l’ame, cette sépa-
ration d'avec le corps, n'est-ce pas là ce qu'on
appelle la mort?
Oui, dit Simmias.
Mais ne disions-nous pas que c'est là ce que
se propose particulièrement le vrai philosophe?
L’affranchissement de l'ame, sa séparation d'avec
le corps, n'est-ce pas là l'occupation même du
philosophe? - |
Il me semble.
Ne serait-ce donc pas, comme je le disais en
commençant, une chose très-ridicule, qu’un
homme s'exerce toute sa vie à vivre comme s’il
était mort, et qu’il se fâche quand la mort ar.
rive? Ne serait-ce pas bien ridicule ἡ
Assurément.
Il est donc certain, Simmias, que le véritable
philosophe s’exerce à mourir, et que la mort ne
lui est nullement terrible. En éffet, penses-y:
s'il déteste le corps et aspire à vivre de la vie
- seule de l’ame, et si, quand ce moment arrive,
il le repousse avec effroi et avec colère, n’y a-t-
il point une. contradiction honteuse à n aller pas
très-volontiers où l’on espère obtenir les biens
apres lesquels on a soupiré toute sa vie? car
208 © PHÉDON.
enfin il aspirait à connaître, il détestait le corps
et désirait en être délivré. Quoi! il y a eu beau-
coup d'hommes qui, pour avoir perdu ce qu'ils
aimaient sur la terre, leurs femmes, ou leurs en-
fans, sont descendus volontiers aux enfers, con-
duits par la seule espérance que là ils verraient
ceux qu'ils aiment et qu'ils vivraient avec eux :
et un homme qui aime véritablement la sagesse
et qui ἃ la ferme espérance de la trouver dans
les enfers, sera fâché de mourir gt n'ira pas avec
joie dans les lieux où 1] jouira de ce qu’il aime ἢ
Ah! mon cher Simmias, il faut croire qu'il ira
avec une très-grande volupté, sil est véritable-
ment philosophe; car il est fortement persuadé
que nulle part que dans l’autre monde il ne
rencontrera cette pure sagesse qu'il cherche.
Cela étant, n’y aurait-il pas, comme je disais
tantôt, de l’extravagance pour un tel homme à
craindre la mort ? | |
Il y en aurait une très-grande , répondit Sim-
mIAS. |
Et par conséquent, continue Socrate, toutes
les fois que tu verras un homme se fâcher et
reculer quand 1] est sur le point de mourir,
c'est une marque sûre que c’est un homme qui
n'aime pas la sagesse, mais le corps; et qui
aime le corps, aime l'argent et les honneurs,
l’un des deux outous les deux ensemble.
PHÉDON. 209
Cela est comme tu le dis, Socrate.
Ainsi donc, Simmias, ce qu’on appelle la
force, ne convient-il pas particulièrement aux
philosophes? et la tempérance, cette vertu qui
consiste à maïîtriser ses passions, ne convient-
elle pas particulièrement à ceux qui méprisent
leur corps et qui se sont consacrés à l'étude de
la sagesse ?
Nécessairement.
Car si tu veux examiner la force et la tempé-
rance des autres hommes, tu les trouveras très-
ridicules.
. Comment cela, Socrate ?
Tu sais, dit-il, que tous les autres hommes
croient la mort un des plus grands maux.
. Cela est vrai, dit Simmias. |
Quand donc ils souffrent la mort avec quel-
que courage, ils ne la souffrent que parce qu ils
craignent un mal plus grand.
IL en faut convenir.
Et par conséquent tous les hommes ne sont
courageux que par peur, excepté le seul philo-
sophe: et pourtant il est assez absurde, qu’un
homme soit brave par timidité.
Tu as raison, Socrate.
N’en est-il pas de même de vos tempérans? ils
ne.le sont que par intempérance : et quoique
cela paraisse d'abord impossible, c'est pourtant
1.* | - ‘ τή
210 | PHÉDON.
ce qui arrive de cette folle et ridicule tempérance ;
car ils ne renoncent à un plaisir que dans la
crainte d’être privés d'un autre qu'ils désirent
et auquel ils sont assujettis. 118 appellent bien in-
tempérance, d’être gouverné par ses passions ;
mais cela ne les empêche pas de ne surmonter
certaines voluptés que dans l'intérèt d’autres
voluptés dont 115 sont esclaves ; ce qui ressem-
ble fort à ce que je disais tout-à-lheure qu'ils
sont tempérans par intempérance.
Cela parait assez vraisemblable, Socrate.
Mon cher Simmias, songe que ce n’est pas un
trés-bon échange pour la vertu que de changer
des voluptés pour des voluptés, des tristesses
pour des tristesses, des craintes pour des craintes,
et de mettre, pour ainsi dire, ses passions en
petite monnaie; que la seule bonne monnaie,
Siamias , contre laquelle il faut échanger tout
le reste, c’est la sagesse; qu'avec celle-là on
achète tout, on ἃ tout, force, tempérance, jus-
tice; qu'en un mot, la vraie vertu est avec la
sagesse, indépendamment des voluptés, des tris-
tesses , des craintes et de toutes les autres pas-
sions ; tandis que, sans la sagesse, la vertu qui
résulte des transactions des passions entre elles
n'est qu'une vertu fantastique, servile, sans vé-
rité; car la vérité de la vertu consiste précisé-
ment dans la purification de toutes les passions,
PHÉDON. 211
et la tempérance, la justice, la force et la sagesse
elle-même sont des purifications. Et il y a bien
de l'apparence que ceux qui ont établi les ini-
tiations n'étaient. pas des hommes ordinaires 5)
mais des génies supérieurs qui, dès les premiers
temps, ont voulu nous enseigner que celui qui
arrivera dans l’autre monde sans être initié et
purifié, demeurera dans la fange ; mais que ce-
lui qui y arrivera après avoir accompli les ex-
piations sera reçu parmi les dieux". Or, disent
ceux qui président aux initiations : Beaucoup
prennent le thyrse, mais peu sont inspirés par
le dieu”; et ceux-là ne sont, à mon avis, que
ceux qui ont bien philosophé. Je n'ai rien ou-
blié pour être de ce nombre, et J'ai travaillé
toute ma vie à y parvenir. Si tous mes efforts
n'ont pas été inutiles et si j'y ai réussi, c'est cé
que j'espère savoir dans un moment, s’il plait à
Dieu. Voilà, Simmias et Cébès, ce que J'avais
à vous dire pour me justifier auprès de vous,
de ce que je ne m'afflige pas de vous quitter
* Maxime Orphique. (Ozxmrion. ad Phædon. Fragm.
Orphei; Henmann. 509. — Voyez aussi l’Hymne à Cérés,
v. 485.
κε Vers Orphique. (Ozvwr. ad Pkædon.) Clément d’A-
lexandrie, p. 315 et 554, qui cite cette sentence, la rappro-
che de celle de saint Matthieu: Beaucoup d'appelés, peu
d'élus,
14.
212 PHÉDON.
vous et les maîtres de ce monde, dans l’espé-
rance que dans l’autre aussi je trouverai de bons
amis et de bons maïtres, et c'est ce que le vul-
gaire ne peut s'imaginer. Mais Je ‘désire ‘avoir
mieux réussi auprès de vous qu auprès de mes
juges d’Athèries.
Quand Socrate eut ainsi parlé, Cébès prenant
la parole , lui dit: Socrate , tout ce que tu viens
de dire me semble très-vrai. Il n’y ἃ qu’une chose
qui paraît incroyable à l’homme : c'est ce que
tu. as dit de lame. Il semble que lorsque l'ame
a quitté le corps ; 6116 n’est plus; que, le jour
où l’homme expire , elle se dissipe comme une
vapeur ou comme une fumée, et s'évanouit sans
laisser de traces : car:si elle subsistait quelque
part recueillie en elle-même et délivrée: de tous _
les maux dont τὰ nous as fait le tableau , il y
aurait une grande et belle espérance, ὁ Socrate,
que tout ce que tu as dit se réàlise; mais que
l'ame survive à la mort de l’homme, qu’elle con-
serve l’activité et la pensée, voilà ce qui a peut-
ètre besoin d'explication et de preuves.
Tu dis vrai, Cébés, reprit Socrate; mais com-
ment ferons-nous? Veux-tu que nous exami-
nions dans cette conversation si cela est vrai-
semblable, ou si cela ne l’est pas?
Je prendrai un très-grand plaisir, répondit
Cébès, à entendre ce que tu penses sur cette
matière.
PHÉDON-: “15.
Je ne pense pas au moins, reprit Socrate,
que si quelqu'un nous entendait, füt-ce un fai-
_seur de: comédies , il püt me reprocher que je
badine, et que je parle de choses qui ne me regar-
dent pas”. Si donc tu le-veux,examinons ensemble
cette question. Et d’abord voyons si les ames des.
morts sont dans les enfers; ou si elles n’y sont pas.
C'est une opinion bien ancienne ** que les ames,
en quittant ce monde, vont dans les enfers, et
que de là elles reviennent dans ce monde, et re-
tournent à la vie après avoir passé par la mort.
S'il en est ainsi, et que les hommes, après la
mort, reviennent à la vie, 1] s'ensuit nécessaire-
ment que les ames sont dans les enfers pendant
ct intervalle; car elles ne reviendraient pas au
monde, si elles n’étaient plus: et c'en sera une
preuve suffisante si nous voyons clairement que
les vivans ne naissent que des morts; car si cela
n'est point, il faut chercher d’autres preuves.
Fort bien, dit Cébes.
Mais, reprit Socrate, pour s'assurer de cette
vérité, il ne faut pas se contenter de l’examiner
ΩΝ
ΟΣ Allusion à un reproche d’Eupolis, poëte comique.
(Oryxwur. ad Phædon.; Paocius, ad Parmenidem, lib. I,
p- 5o, edit. Parisiens. τ. IV.) : |
** Dogme Pythagoricien, et même Orphique. (OLxwr. ad
Phædon, — Voyez Orph. Fragm. HERMANN. p. 510.)
a14 PHÉDON.
par rapport aux hommes , il faut aussi l'examiner
par rapport aux animaux, aux plantes et à tout
68. qui nait: car on verra par là que toutes les
choses naissent de la méme manière, c’est-à-dire
de leurs contraires, lorsqu'elles en ont, comme
le beau a pour contraire le land, le juste ἃ pour
contraire l’injuste, et ainsi de mille autres choses.
Voyons donc si c’est une nécessité absolue que
les choses, qui ont leur contraire, ne naissent
que de ce contraire; comme, par exemple, s’il
faut de toute nécessité quand une chose devient
plus grande, qu’elle füt auparavant plus petite,
pour acquérir ensuite cette grandeur.
Sans doute.
Et quand elle devient plus petite, sil faut
qu'elle fût plus grande auparavant, pour dimi-
nuer ensuite.
Évidemment.
Tout de même, le plus fort vient du plus fai-
ble, le plus vite du plus.lent.
C’est une vérité sensible.
Eh, quoi! reprit Socrate, quand une chose
devient plus mauvaise, n'est-ce pas de ce qu’elle
était meilleure, et quand elle devient plus juste,
n'est-ce pas de ce qu’elle était moins juste ἢ
Sans difficulté, Socrate. |
Ainsi donc, Cébès, que toutes les choses
viennent de leurs contraires, voilà qui est suf-
fisamment prouvé.
® ΟΠ PHÉDON. Αι
. Frès-suffisamment, Socrate.
Mais entre ces deux contraires, n’y a-t-l pas
toujours un certain milieu, une double opéra-
tion qui mène de celui-ci à celui-là, et ensuite
de celui-là à celui-ci? Le passage du plus grand
au plus petit, ou du plus petit au plus grand,
ne ‘SUppose-t-1l pas nécessairement une opéra-
üon intermédiarre, savoir, augmenter et dimi-
nuer ?
Oui, dit Cébès.
N’en est-al pas de même de ce qu'on appelle
se méler et se séparer, s’'échauffer et se refroi-
dir, et de toutes les autres choses? Et quoiqu'il
arrive quelquefois que nous n’ayons pas de ter-
mes pour exprimer toutes ces nuances, Be voyons-
nous pas réellement que c’est toujours une né-
cessité absolue que les choses naissent les unes
des autres, et qu'elles passent de Pune à l’autre,
par une opération intermédiaire ? |
Cela est indubitable.
Eh bien ! reprit Socrate, la vie na-t-elle pas
aussi son contraire, comme la veille a pour
contraire le sommeil ?
Sans doute, dit Cébès.
Et quel est ce comraine ?
C'est la mort.
Ces deux choses ne naissent-elles donc pas
l'une de l’autre, puisqu'elles sont contraires; et
216 PHÉDON. Φ
puisqu'il y ἃ deux contraires, n’y a-t-il pas une
double opération intermédiaire qui les fait passer
de l’un à l’autre? |
Comment non?
Pour moi, repartit Socrate, je vais vous dire
la combinaison des deux contraires le sommeil
et la veille, et la double opération qui les con-
vertit l’un dans l’autre , et toi, tu m'expliqueras
l’autre combinaison. Je dis donc, quant au som-
meil et à la veille, que du sommeil naiït la veille,
et de la veille le sommeil; et que ce qui mène
de la veille au sommeil, c’est l'assoupissement,
et du sommeil à la veille, c’est le réveil. Cela
n'est-il pas assez clair ?
Trés-clair.
Dis-nous donc de ton côté la combinxison de
la vie et de la mort: Ne dis-tu pas que la mort
est le contraire de la vie?
Ou.
Et qu'elles naissent l’une de l’autre?
Sans doute. -
Qui naît donc de la vie?
La mort.
Et qui naît de la mort ?
Il faut nécessairement avouer que c’est la vie.
C'est donc de ce qui est mort que: naît tout
ce qui vit, choses et hommés.
Il paraït certain.
PHÉDON. 417
Et par conséquent, reprit Socrate, après la
mort nos ames vont habiter les enfers.
. Il le semble.
Maintenant , des deux opérations qui font pas-
ser de l’état de vie à l’état de mort, et récipro-
quement , l’une n'est-elle pas manifeste? car
mourir tombe sous les sens, n'est-ce pas?
Sans difficulté.
Mais quoi! pour faire le parallele, n'existe-
t-il pas une opération contraire, ou la nature
est-elle boiteuse de ce côté-là? Ne faut-il pas
nécessairement que mourir ait son contraire ?
Nécessairement. |
Et quel est-il ?
Revivre.
Revivre, dit Socrate, est donc, s'il a lieu,
Popération qui ramène de l’état de mort à l’état
de vie. Nous convenons donc que la vie ne naît
pas moins de la mort, que la mort de la vie,
preuve satisfaisante que l’ame, après la mort,
existe quelque part, d’où elle revient à la vie.
τ Il me semble, repartit Cébès, que c’est une
suite nécessaire des principes que nous avons
reçus.
Et il me semble aussi, Cébès, que nous ne
les avons pas reçus sans raison; vois-le toi-
même: s’il n’y avait pas deux opérations corres-
pondantes, et faisant un cercle, pour ainsi dire,
218 PHÉDON.
et qu'il n’y eût'qu’une seule opération , une pro-
duction directe de l’un à l’autre contraire, sans
aucun retour de ce dernier contraire au pre-
mier qui l'aurait produit, tu comprends bien
que toutés choses finiraient par avoir la même
figure, par tomber dans le même état, et que
toute production cesserait.
Comment dis-tu, Socrate ὃ
Il n’est pas bien difficile de comprendre ce
que je dis. 51} y avait lassoupissement, et qu'il
n'y eùt point de réveil après le sommeil, la na-
ture finirait par effacer Endymion, qui ne fe-
rait plus grande figure, quand le monde entier
serait dans le même cas que lui, enseveli dans
le sommeil *. Si-tout se mélait, sans que ce mé-
lange produisit jamais de séparation, on verrait
bientôt arriver ce que disait Anaxagore : Toutes
les choses seraient ensemble **. De même, mon
cher Cébès, si tout ce qui ἃ recu Îa vie venait
à mourir, et qu'étant mort 1l demeurât dans Île:
ménre état, sans revivre, n'arriverait-1l pas né-
* Le bel Endymion dormit, dit-on, une longue suite
d'années, dans une grotte du Latmos, montagne de Carie:
endormi par la Lune, qui le visitait. (Creer. Tuscul. I, 38.)
** C'est le commencement d’un ouvrage d’Anaxagore :
« Toutes les choses étaient ensemble; l'intelligence 165 divisa
« et les arrangea. » ( Dioc. Larrce, I, 6; Wazxex. Diatrib.
in Euripid. Fragm.)
PHÉDON. 219
cessairement que toutes choses finiraient à la
longue ; “et qu'il n’y aurait plus rien qui vécüt.
Car si ce n'est pas des choses mortes que nais-
sent les choses vivantes, οἵ. que les choses vi-
vantes viennent à mourir, le moyen que toutes
choses ne soient enfin absorbées par la mort?
Cela est impossible , Socrate, repartit Cébèés ;
et tout ce que tu viens de dire me. paraît in-
contestable.
Il me semble aussi, Cébès, qu'on ne peut
rien opposer à ces vérités, et que nous ne nous
sommes pas trompés quand nous les avons re-
cues: car il est certain qu'il y ἃ un retour à la
vie ; que les vivans naissent des morts; que les
‘ames des morts existent, et que les ames ‘ver-
tueuses sont mieux, et les méchantes plus mal.
Oui, sans doute, dit Cébès, en l’interrompant ;
c'est encore une suite nécessaire de cet autre
principe que je t'ai entendu souvent établir,
qu'apprendre n’est que se ressouvenir. Si ce prin-
cipe est vrai, il faut, de toute nécessité, que nous
ayons appris dans un autre temps les choses
dont nous nous ressouvenons dans celui-ci; et
cela est impossible si notre ame n'existe pas avant
que de venir sous cette forme humaine. C’est
une nouvelle preuve que : notre ame est immor-
telle.
Mais, Cébès, dit Simmias, quelles démonstra-
220 PHÉDON.
tions a-t-on de ce principe ? Rappelle-les-mot,
car Je ne m'en souviens pas présentement.
Je ne t'en dirai qu’une, mais très-belle, ré-
pondit Cébès: c'est que tous les hommes, s'ils
sont bien interrogés, trouvent tout d'eux-mêmes;
ce qu'ils ne feraient jamais, s'ils ne possédaient
déja une certaine science et de véritables lu-
mières; on n’a qu'à les mettre dans les figures
de géométrie et dans d’autres choses de cette
nature, on ne peut alors s'empêcher de recon-
naître quil en est ainsi.
Si, dé cette mamère, tu n’es pas persuadé, Sim-
mias, dit Socrate, vois si celle-là t’amènera à
notre sentiment: as-tu de la peine à croire
qu'apprendre soit seulement se ressouvenir ἢ
Pas beaucoup, répondit Simmias; mais 7.81
besoin précisément de ce dont nous parlons, de
me ressouvenir; et, grace à ce qu'a dit Cébés,
peu s’en faut que je me ressouvienne déja, et
commence à croire, mais cela n’empêchera pas
que Je n'écoute avec plaisir les preuves nouvelles
que tu veux en donner.
Les voici, reprit Socrate : nous convenons tous
que pour se ressouvenir , il faut avoir su au-
paravant la chose dont on se ressouvient.
Assurément.
Et convenons-nous aussi que lorsque la science
vient d'une certaine manière, c'est une réminis-
-
΄
PHÉDON. 221
.cence? Quand je dis d’une certaine manière, c’est,
par exemple, lorsqu'un homme en voyant ou en
entendant quelque chose, ou en lapercevant
par quelque autre sens, n’acquiert pas seulement
l’idée de la chose aperçue, mais en même temps
pense à .une autre, chose dont la connaissance
est pour lui d'un tout autre genre que la pre-
mière, ne disons-nous pas avec raison que cét
homme se ressouvient de la chose à laquelle il
a pensé occasionnellement ?
Comment dis-tu ? |
Je dis, par exemple, qu'autre est la. connais-
sance d’un homme, et autre la connaissance d’une
lyre. 5
Sans contredit. |
Eh.bien! continua Socrate, ne sais-tu pas ce
qui arrive aux amans quand ils voient une lyre,
un vêtement, ou quelque autre chose dont lob-
jet de leur amour ἃ coutume de se servir? C’est
qu’en prenant connaissance de cette lyre, ils se
forment dans la pensée l’image de celui auquel
cette. lyre ἃ appartenu. Voilà bien ce qu'on ap-
pelle réminiscence, comme 1] est arrivé souvent
qu’en voyant Simmaias, on s'est ressouvenu de
Cébès. Je pourrais citer une foule d’autres exem-
ples. | |
Rien de plus ordinaire, dit Simmias.
Admettrons-nous donc, reprit Socrate, que
*
229 PHÉDON.
tout cela est se ressouvenir, surtout quand il
s’agit de choses que l’on a oubliées ou par la
longueur du temps, ou pour 168 avoir perdues
de vue? |
Je n’y vois point de difficulté.
Mais en voyant un cheval au une lyre en pein-
ture, ne peut-on pas se ressouvenir d'un homme?
Et en voyant le portrait de Simmias, ne peut-
on pas se ressouvenir de Cébès ?
Qu en doute?
À plus forte raison, en voyant le portrait de
Simnmas, se ressouviendra-t-on de Simmias lui-
même. | |
Assurément.
Et n’arrive-t-1l pas que la réminiscence se fait
tantôt par la ressemblance, et tantôt par le con-
traste? | |
Oui, cela arrive.
. Mais quand on se ressouvient de quelque
. Chose par la ressemblance, n’arrive-t-il pas né-
cessairement que l'esprit voit tout d’un coup s’il
manque quelque chose au portrait pour sa par-
faite ressemblance avec l'original dont il se sou-
vient, ou s’il n’y manque rien du tout?
Cela est impossible autrement, dit Simmias.
Prends donc bien garde s’il te paraîtra comme
à moi. Ne disons-nous pas qu'il y a de l'égalité,
non pas seulement entre un arbre et un arbre,
PHÉDON. 223
entre une pierre et une autre pierre, et entre
plusieurs autres choses semblables, mais hors
de tout cela? disons-nous que cette égalité en
elle-même est quelque chose, ou que ce n’est
rien ?
Oui, assurément, nous disons que c’est quel-
que chose.
‘Mais là connaissons-nous, cette égalité?
Sans doute. |
D'où avons-nous tiré cette connaissance ? N'est-
ce point des choses dont nous venons de parler,
et qu'en voyant des arbres égaux, des pierres
égales, et plusieurs autres choses de cette na-
ture, nous nous sommes formé l’idée de cette
égalité, qui n'est ni ces arbres, ni ces pierres,
mais qui en est toute différente ? Car ne te pa-
. raît-elle pas différente? Prends bien garde à ceci:
les pierres, les arbres, quoiqu'’ils restent souvent
dans le même état, ne nous paraissent-ils pas
tour-à-tour égaux ou inégaux, selon les objets
auxquels on les compare?
Assurément. |
Eh bien ! οἱ l'égalité te parait-elle quelquefois
inégalité ?
Jamais, Socrate.
L'égalité et ce qui est égal, ne sont donc pas
la même chose? |
Non, certainement.
224 | PHÉDON.
Cependant n'est-ce pas des choses égales, les-
quelles sont différentes de l'égalité, que tu as
tiré l’idée de légalité?
C'est la vérité, Socrate, repartit Simmias.
Et quand tu conçois cette égalité, ne con-
çois-tu pas aussi sa ressemblance ou sa dis-
semblance avec les choses qui t'en ont donné
l’idée ?
Assurément.
Au reste, il n'importe; aussitôt qu'en voyant
une chose, tu en conçois une autre, qu'elle soit
semblable ou dissemblable, c’est là nécessaire-
ment un acte de réminiscence.
Sans difficulté.
Mais dis-moi, reprit Socrate, en présence d’ar-
bres qui sont égaux, ou des autres choses égales
dont nous avons parlé, que nous arrive-t-il?
Trouvons-nous ces choses égales comme l'égalité
même? Et que s’en faut-il qu'elles ne soient
égales comme cette égalité ?
Il s’en faut beaucoup.
Nous convenons donc que lorsque quelqu’ un,
en voyant une chose, pense que cette chose-là,
comme ‘celle que je vois présentement devant
moi, peut bien être égale à une certaine autre,
mais qu'il s'en manque beaucoup, et qu’elle est
loin de lui être entiérement conforme, 11 faut
nécessairement que celui qui ἃ cette pensée ait
| PHÉDON. | 225
vu et connu auparavant cette autre chose à la-
quelle il dit que celle-là ressemble, et à laquelle
il "assure qu'elle ne ressemble qu'imparfaite-
ment ?
Nécessairement,
Cela ne nous arrive-t-il pas aussi à nous sur
les choses égales, relativement à l'égalité?
Assurément, Socrate. |
11 faut donc, de toute nécessité, que nous ayons
vu cette égalité, même avant le temps où, en
voyant pour la première fois des choses égales ᾽
nous avons pensé qu'elles tendent toutes à être
égales comme l'égalité même, et qu'elles ne peur
vent y parvenir.
Cela est certain.
Mais nous convenons encore que .nous n'a-
vons tiré cette pensée, et qu'il est impossible
de l'avoir d’ailleurs, que de quelqu'un de nos
sens, de la vue, du toucher, ou de quelque au-
tre sens; et. ce 486 je dis ‘d'un sens, je le dis
de tous.
Et avec raison, Socrate; du moins pour l’ob-
jet de ce discours.
Il faut donc que ce soit des sens mêmes que
nous tirions cette pensée, que toutes les choses
“égales qui tombent sous nos sens tendent à
cette égalité intelhgible, et qu'elles deméurent
pourtant au-dessous. N'est-ce pas? .
I. 15
226 PHÉDON.
. Oui, sans doute, Socrate.
Or, Simmias, avant que nous ayons com-
mencé à voir, ἃ entendre et à faire usage de
nos autres sens, il faut que nous ayons eu con-
naissance de l'égalité intelligible, pour lui rap-
porter, comme nous faisons, les choses égales
sensibles , et voir qu'elles aspirent toutes à cette
égalité sans pouvoir l'attemdre.
C’est une conséquence nécéssaire de ce qui a
été dit, Socrate.
Mais n’est-il pas vrai que d’abord, après notre
naissance, nous avohs vu, nous avons entendu,
et que nous avons fait usage de tous nos autres
sens ? |
Très-vrai.
Il faut donc qu avant ce temps-là nous ayons
eu connaissance de l'égalité?
Sans doute.
Et par conséquent 1] faut, de toute nécessité,
que nous l’ayons eue avant notre naissance.
Il semble.
Si nous l'avons eue avant notre naissance,
nous savons donc avant que de naïitre, et d’a-
bord après notre naissance nous avons connu,
non seulement ce qui est égal, ce qui est plus
grand, ce qui est plus petit, mais beaucoup d’au-
tres choses de cette nature: car ce que nous
disons ici n’est pas plus sur l'égalité que sur le
PHÉDON. 22"
beau en lui-même, sur le bien, sur le juste,
sur le saint, et, pour le dire en un mot, sur
toutes les choses que, dans tous. nos discours,
nous marquons du caractère de l'existence; de
sorte qu'il faut nécessairement que nous en ayons
eu connaissance avant que de naître.
Cela est certain, ᾿
Et si, après avoir eu ces connaissances, nous
ne venions pas à les oublier toutes les fois que
nous entrons dans la vie, nous naïtrions avec
la science, et nous la conserverions toute notre
vie: car, savoir n’est autre chose que conserver
les connaissances .une fois acquises, et ne pas
les perdre; et oublier, n'est-ce pas perdre les
connaissances acquises ?
Sans difficulté, Socrate.
Que si, ayant eu ces connaissances avant de
naître et les ayant perdues en naissant, nous ve-
nons ensuite à les rapprendre ces connaissances
que nous avions jadis, en nous servant du mi-
nistère de nos sens, ce que nous appelons ap-
prendre, n'est-ce pas ressaisir des connaissances
qui nous appartiennent, et n'aurons-nous pas
raison d'appeler cela se ressouvenir ?
Tout-à-fait, Socrate.
Car nous sommes convenus qu’il est très-
possible que celui qui a senti une chose, c'est-
à-dire qui l’a vue, entendue, ou enfin perçue
15.
228 ὁ PHÉDON.
par quelqu'un de ses sens, pense, à l’occasion
de celle-là, à une autre qu'il a oubliée, et à la-
quelle celle qu’il a perçue ἃ eu quelque rapport,
soit qu’elle lui ressemble, ou qu'elle ne lui res-
semble point; de manière qu’il faut nécessaire-
ment de deux choses l’une, ou que nous nais-
sions avec ces connaissances, et que nous les
conservions tous pendant la vie, ou que ceux
qui, selon nous, apprennent, ne fassent que se
ressouvenir, et que la science ne soit qu’une ré-
᾿ miniscence.
Il le faut nécessairement, Socrate.
Que choisis-tu donc, Simmias? Naissons-nous
avec des connaissances, ou nous ressouvenons-
nous ensuite de ce que nous connaissions déja?
En vérité, Socrate, Je ne sais présentement
que choisir.
Mais que penseras-tu, et que choisiras-tu sur
ceci? Celui qui sait, peut-il rendre raison de ce
qu'il sait, ou ne le peut-il pas?
Il le peut sans aucun doute, Socrate.
Et tous les hommes te paraissent-ils pouvoir
rendre raison des choses dont nous venons de
parler?
Je le voudrais bien, répondit Simmias, mais
Je crains fort que demain in γ8 ait plus un homme
capable de le faire.
Il ne te parait donc pas, Simmias, que tous
les hommes possèdent ces connaissances ?
PHÉDON. 229
Non, assurément. ΕΞ
‘Ils ne font donc: que se ressouvenir de ce
qu'ils ont appris jadis?
Il le faut bien. |
Et en quel temps nos ames ont-ellés donc
appris ces connaissances? car ce n’est pas de-
puis que nous sommes nés.
Non, certainement.
C’est donc avant ce temps-là ?
Sans doute. τς
Et par conséquent, Simmias, nos ames exiIs-
taient auparavant, avant qu elles parussent sous
cette forme humaine; elles existaient sans en-
veloppe corporelle : dans cet état, elles savaient.
À moins que nous ne disions, Socrate, que
nous 'avons acquis toutes ces connaissances en
naissant; car voilà le seul temps qui nous reste.
Bien! mon cher; mais eñ quel autre temps
les avons-nous perdues ? Car nous ne les avons
plus aujourd’hui, comme nous venons d’en con-
venir. Les avons-nous perdues dans le même
temps que nous les avons apprises? ou peux-tu
marquer un autre temps ?
Non, Socrate, et je ne m'apercevais pas que
ce que je disais ne signifie rien.
Il faut donc tenir pour constant, Simmias,
que si toutes ces choses, que nous avons tou-
jours däns la bouche, existent véritablement, Je
230 : PHÉDON.
veux dire le bon, le bien, et toutes les autres
essences du même ordre, s'il est vrai que nous
y rapportons toutes. les impressions des sens,
comme à leur type primitif, que nous trouvons
d’abord en nous-mêmes; et s’il est vrai que c’est
à ce type que nous les comparons, il faut néces-
sairement, dis-je, que, comme toutes ces choses-
là existent, notre ame existe aussi, et qu'elle soit
avant que nous naissions : et si ces choses-là
. n'existent point, tout notre raisonnement porte
à faux. Cela n'est-il pas constant, et n'est-ce pas
une égale nécessité que ces choses existent, et
que nos ames soient avant notre naissance, Ou
qu’elles ne soient pas et nos ames non plus?
Assurément, c'est une égale nécessité, Socrate,
et, grace à Dieu, la conséquence de tout ceci
est que l’ame existe avant notre apparition dans
ce monde, ainsi que les essences dont tu viens
de parler: car, pour moi, je ne trouve rien de
si évident que l'existence du beau et du bien;
et cela m'est suffisamment démontré.
Et Cébès? dit Socrate; car il faut que Cébès
soit aussi persuadé.
Je pense aussi, dit Simmias, qu'il trouve tes
preuves très-suffisantes, quoique ce soit bien
l’homme le plus rebelle à la conviction. Cepen-
dant je le tiens convaincu que notre ame est
avant notre naissance; mais qu’elle soit après
PHÉDON. 2331
notre mort, c’est ce qui ne me paraît pas à moi-
même assez prouvé : car tu n'as pas encore ré-
futé cette opinion vulgaire dont Cébès parlait
tantôt, qu'après la mort de l'homme l'ame se
dissipe et cesse d'être. En effet, qu'est-ce qui
empêche que l’ame naisse, qu’elle existe à part
dans quelque lieu, qu'elle soit avant de venir
animer le corps de l’homme, et qu'après qu’elle
est sortie de ce corps, elle finisse comme lui, et
cesse d'être ἢ
Tu dis fort bien, Simmias, ajouta Cébès: il
me paraît que Socrate n’a prouvé que la moitié
de ce qu'il fallait prouver: car il a bien démon-
tré que notre ame existait avant notre naissance;
mais, pour achever sa démonstration, il devait
prouver aussi qu'après notre mort notre ame
n'existe pas moins qu'elle ἃ existé avant cette
vie. . |
Mais je vous l’ai démontré, Simmias et Cé-
bés, reprit Socrate, et vous en conviendrez si
vous joignez cette dernière preuve à celle que
vous avez admise, que les vivans naissent des
morts; car sil est vrai que notre ame existe
avant notre naissance, et s’il est nécessaire qu’en
venant à la vie elle sorte, pour ainsi dire, du
sein de là mort, comment n’y aurait-il pas la
même nécessité qu’elle existe encore après la
“mort, puisqu'elle doit retourner à la vie’ Ge
232 PHÉDON.
que vous demandez a donc été démontré. Ce-
pendant, il me paraît que vous souhaitez tous
deux d'approfondir davantage cette question , et
que vous craignez, comme les enfans, que quand
l'ame sort du. corps les vents ne l’'emportent ;
surtout quand on meurt par un grand vent.
Sur quoi Cébès se mettant à rire: Eh bien!
Socrate, prends que nous le craignons, ou plu-
tôt que ce n’est pas nous qui le craignons, mais
qu'il pourrait bien y avoir en nous un enfant
qui le craignit ; tâchons donc de lui apprendre
à ne pas avoir peur de la mort, comme d'un
masque difforme.
Il faut, reprit Socrate, employer chaque jour
des enchantemens, jusqu à ce que vous l’'ayez
guéri.
Mais, Socrate, où trouverons-nous un bon
enchanteur , puisque tu nous quittes?
= La Grèce est grande, Cébès , répondit Socrate,
et l’on y trouve beaucoup d’habiles gens. D’ail-
leurs, il y a bién d’autres pays que la Grèce, il
faut les parcourir tous et les interroger pour
trouver cet enchanteur, sans épargner ni travail
ni dépense ;.car il n’y ἃ rien à quoi vous puis-
siez-employer votre fortune plus utilement. Il
faut aussi que vous le cherchiez parmi vous ré-
ciproquement ; car peut-être ne trouverez-vous
personne plus capable de faire ces enchante-
mens que vous-mêmes.
PHÉDON. , 233.
Nous n’y manquerons pas, Socrate; mais re-
prerions le discours que nous avons quitté, si
tu le veux bien.
Comment donc! trés-volontiers , Cébès.
À merveille, Socrate.
Ce que nous devons nous demander d’abord
à nous-mêmes, reprit Socrate, c’est qui se dis-
sout, pour quel ordre de choses nous devons
craindre cet accident, et pour quel ordre de
choses cet accident n’est pas à craindre. Ensuite,
il faut examiner auquel de ces deux ordres ap-
partient notre ame; et sur cela, craindre ou
espérer pour elle.
Cela est très-vrai.
Ne semble-t-il pas que c’est aux choses qui
sont en composition et qui sont composées de ᾿
leur nature, qu'il appartient de se résoudre däns
les mêmes parties dont elles se composent, et
que s’il y a des êtres qui ne soient pas compo-
sés, ils sont les seuls que cet accident ne peut
atteindre ? |
Cela me paraît très-certain, dit Cébès.
Les choses qui sont toujours les mêmes et
dans le même état, n’y a-t-il pas bien de l'ap-
parence qu’elles ne sont pas composées ? Et
celles qui changent toujours et ne sont jamais
les mêmes, ne paraissent-elles pas composées
nécessairement ? |
234 PHÉDON.
Je le trouve comme toi, Socrate.
Allons tout d’un coup à ces choses dont nous
parlions tout à l’heure. Tout ce que, dans nos
demandes et dans nos réponses, nous caractéri-
sons en disant qu’il existe, tout cela est-il tou-
jours le même, ou change-t-il quelquefois ?
L'égalité absolue, le beau absolu, le bien ab-
solu , toutes les existences essentielles reçoivent-
elles quelquefois quelque changement, si petit
qu'il puisse être, ou chacune d’elles, étant pure
et simple, demeure-t-elle ainsi toujours la même
en elle-même, sans jamais recevoir la moindre
altération ni le moindre changement ?
11 faut nécessairement, répondit Cébès, qu’elles
demeurent toujours les mêmes, sans jamais chan-
ger. |
Et que dirons-nous de toutes ces choses qui
réfléchissent plus ou moins l’idée de légalité et
de la beauté absolue, hommes, chevaux, habits,
et tant d’autres choses semblables? Demeurent-
elles toujours les mêmes, ou, en opposition
aux premières, ne demeurent-elles jamais dans
le même état, ni par rapport à elles-mêmes, ni
par rapport aux autres?
Non, répondit Cébès, elles ne demeurent j je-
mais les mêmes. |
Or, ce sont des choses que tu peux voir, tou-
cher, percevoir, par quelque sens; au lieu que
PHÉDON. 235
: les premières, celles qui sont toujours les mêmes,
ne peuvent être saisies que par la pensée; car
elles sont immatérielles, et on ne les voit point.
Cela est très-vrai, Socrate, dit Cébes.
Veux-tu donc, continue Socrate, que nous
posions deux sortes de choses?
Je le veux bien, dit Cébès.
L'une visible, et l’autre immatérielle; celle-
ΟἹ toujours la même, celle- là dans un continuel
changement. |
Je le veux bien encore, dit Cébes.
Voyons donc. Ne sommes-nous pas composés
d'un corps et d’une ame? ou y a-t-il quelque
autre chose en nous? |
Non, sans doute, 1l n’y a que cela.
À laquelle de ces deux espèces dirons-nous
que notre corps est plus conforme et plus τὸ res-
semblant ?
Il n’y a personne qui ne convienne que c’est
à l'espèce matérielle.
Et notre ame, mon cher Cébès, est-elle visi-
ble ou immatérielle ἢ
Visible? Non pas, du moins pour les hommes.
Mais quand nous parlons de choses visibles
ou invisibles, parlons-nous par rapport aux
hommes, ou par rapport à d’autres natures?
_ Par rapport à la nature humame.
Que dirons-nous donc de l’ame? Est-elle vi-
sible ou invisible ?
236 PHÉDON.
Invisible.
Elle est donc immatérielle ?
Oui.
Et par conséquent, notre ame est plus con-
forme que le corps à la nature immatérielle, et
le corps à la nature visible ?
Cela est d’une nécessité absolue.
Ne disions-nous pas tantôt que, lorsque l’ame
se sert du corps pour considérer quelque ob-
jet, soit par la vue, soit par l’ouie, ou par quel-
que autre sens, car c’est la seule fonction du
corps de considérer les objets par les sens, alors
elle est attirée par le corps vers ce qui change
sans cesse ; elle s’égare et se trouble, elle ἃ des
vertiges comme si elle était ivre, pour s'être
mise en rapport avec des choses qui sont dans
cette disposition ? ᾽ |
Oui.
Au lieu que quand élle examine les choses
par elle-même, alors elle se porte à ce qui est
pur, éternel, immortel : ‘immuable: elle y reste
attachée, comme étant de mème nature, aussi
long-temps du moins qu'elle ἃ la force de de-
meurer en elle-même : ses égaremens cessent,
et en relation avec des choses qui sont toujours
les mêmes, elle est toujours la même, et parti-
cipe en quelque- sorte de la nature de son ob-
Jet; cet état de l’ame est ce qu’on appelle sa-
gesse.
\
PHÉDON. τς 437
Cela est parfaitement bien dit, Socrate, et
. c’est une grande vérité.
À quelle classe d'êtres l’ame te paraït-elle
donc plus ressemblante et plus conforme, après
ce que nous avons établi et tout ce que nous
venons de dire? |
Il me semble , Socrate, qu'il n’y ἃ point
d'homme si dur et si stupide, que la méthode
que tu as suivie ne force de convenir que l’ame
ressemble et est conforme à ce qui est toujours
le même, bien plus qu’à ce e qui change toujours.
Et le corps?
. Il ressemble plus à ce qui change.
Prenons encore un .autre chemin. Quand
l'ame et le corps sont ensemble, la nature or-
donne à l’un d’obéir et d’être esclave, et à l’au-
tre d'avoir l'empire et de commander. Lequel
est-ce donc des deux qui te paraït. semblable à
ce qui est divin, et lequel te parait ressembler
à ce qui est mortel? Ne trouves-tu pas que ce
qui est divin est seul capable de commander et
d’être le maitre, et que ce qui est mortel est
fait pour obéir et être esclave?
Assurément. |
Auquel est-ce donc que l’ame ressemble ?
. Il est évident, Socrate, que l’ame ressemble à
ce qui est divin, et le corps à ce qui est mortel.
Vois donc, mon cher Cébès, si, de tout ce
238 PHÉDON.
que nous venons de dire, il ne s'ensuit pas né-
cessairement que notre amie est très-semblable
à ce qui est divin, immortel, intelligible, sim-
ple, indissoluble, toujours .le même, et tou-
jours semblable à lui-même, et que notre corps
ressemble parfaitement à ce qui est humain,
mortel, sensible, composé, dissoluble, tou-
jours changeant, et jamais semblable à lui-
même. Ÿ a-t-il quelque raison que nous puis-
sions alléguer pour détruire ces conséquences,
et pour faire voir qu'il n’en est pas ainsi ?
Non sans doute, Socrate.
Cela étant, ne convient-il pas au corps d’être
bientôt dissous, et à l’ame de demeurer tou-
jours indissoluble, ou à peu près?
C’est une vérité constante.
Or, tu vois, reprit-il, qu'après que l’homme
est mort, la partie visible de l’homme, le corps,
ce qui est exposé à nos yeux, ce qu'on appelle
le cadavre, à qui il convient de se dissoudre,
de tomber par parties. et de se dissiper, n'é-
prouve d’abord rien de tout cela, et se con-
serve assez long-temps; et, si le mort était beau,
il se conserve, dans toute sa beauté, même tres-
long-téemps; car le corps, quand il est réduit et
embaumé, comme -on le fait en Égypte *, il est
* Hénonore, Il, 87; Dioponx de Sicile, 1, οι.
PHÉDON. ΕΝ 239
incroyable combien. de temps il se conserve
presque entier ; et lors même qu'il se corrompt,
certaines parties néanmoins, comme les os, les
_nerfs et toutes les autres semblables, sont pres-
que immortelles : cela n'est-il pas vrai?
Très-vrai. |
L'ame donc, qui est immatérielle, qui va
dans un autre lieu semblable à elle, excellent,
pur, immatériel, et que, pour cette raison, on
appelle avec vérité l’autre monde “, auprès
d’un Dieu bon et sage, où bientôt, s’il plaît à
Dieu, mon ame doit se rendre aussi; l’ame, dis- .
‘je, étant telle et de telle nature, à peine sortie
du corps, se dissiperait.et périrait, ainsi que le
disent la plupart des hommes! Il s’en faut de
beaucoup, à Cébès, ὁ Simmias! Voici plutôt ce
qui arrive : si elle sort pure, sans entrainer
rien du corps avec elle, comme celle qui, du-
rant la vie, n’a eu avec lui aucune communi-
cation volontaire, mais la fui au contraire et
s’est recueillie en elle-même, faisant de cette
occupation son unique soin; et ce soin est ce-
* Ill ya ici, comme un peu plus loin, dans le texte, un
rapprochement verbal, intraduisible en français, entre le
mot qui signifie immatériel, ἀείδης, et celui qui signifie,
l'autre monde, ἄδης, l'invisible, le lieu de l'invisible. Voyez,
sur l’étymologie du mot ddnç, ἀίδης, le passage célèbre du
Cratyle. ;
240 PHÉDON.
lui de bien philosopher, c’est-à-dire, au fond,
de s'exercer à mourir aisément : dis, n’est-ce
pas là s'exercer à la mort?
Tout-à-fait.
L’ame donc, en cet état, se rend vers ce qui
est semblable à elle, immatériel, divin, immor-
tel et sage; et là elle est heureuse, délivrée de
. l'erreur, de la folie, des cramtes, des amours
déréglés et de tous les autres maux des hu-
mains : et, comme on le dit des mitiés, elle
passe véritablement l'éternité .avec, les dieux.
N'est-ce pas là ce que nous devons dire , ὁ.
Cébes ?
Assurément, répondit Cébes.
Mais 81 elle se retire du corps souillée et im-
pure, comme celle qui a toujours été mélée
avec lui, qui l’a servi et aimé, qui s’est laissée
charmer par lui et par les voluptés, au point de
croire qu'il n’y ἃ de réel que ce qui est corpo-
rel, ce qu'on peut toucher, boire, manger, ou
ce qui sert aux plaisirs de l'amour; et au con-
traire se faisant une habitude de haïr, d’avoir
en horreur et de fuir ce qui est obscur et in-
visible aux yeux, ce qui est intellectuel, et ne
se saisit que par la philosophie; penses-tu que
l'ame en cet état puisse sortir du corps pure et ἢ
dégagée ?
Non, sans doute, en aucune maniére. .
PHÉDON. 241
Au contraire, elle sort toute chargée des liens
de l'enveloppe matérielle, que le commerce
continuel et l'union trop étroite qu’elle ἃ eue
avec le corps, et le soin assidu qu’elle a pris de
lui, lui ont rendue comme essentielle.
Tres-certainement. |
Cette enveloppe, mon cher Cébès, est lourde,
pesante, formée de terre et visible. L’ame, char-
gée de ce poids, y succombe, et entrainée de
nouveau vers le monde visible par l'horreur de
limmatériel et de cet autre monde sans lumière,
de l'enfer, comme on l'appelle, elle va errant, à
ce qu’on dit, parmi les monumens et les tom-
beaux, autour desquels aussi l’on ἃ vu parfois
des fantômes ténébreux, comme doivent être les
ombres d'ames coupables qui ont quitté la vie
avant d’être entièrement purifiées, et retiennent
quelque chose de la région visible, et .que pour
cela l'œil des hommes peut encore voir.
. Cela est trés-vraisemblable, Socrate.
Oui, sans doute, Cébès, et il est vraisembla-
ble aussi que ce ne sont pas les ames des bons,
mais celles des méchans, qui sont forcées d’er-
rer dans ces lieux, où elles portent la peine de
leur première vie, qui a été méchante, et où
elles continuent d’errer jusqu’à ce que l'appétit
naturel de.la masse corporelle qui les suit les
ramène dans un corps; et alors elles rentrent
1, | 16
242 PHÉDON.
vraisemblablement dans les mêmes mœurs qui
ont fait l'occupation de leur première existence.
Comment dis-tu cela, Socrate ?
Par exemple, ceux qui se sont abandonnés à
lintempérance, aux excès de l'amour et de la
bonne chère, et qui n’ont eu aucune retenue,
entrent vraisemblablement dans des corps d'ânes
et d'animaux semblables : ne le penses-tu pas
Assurément.
Et ceux qui n'ont aimé que l'injustice, la ty-
rannie et les rapines, vont animer des corps
de loups, d’éperviers, de faucons. Des ames de
cette nature peuvent-elles aller ailleurs ?
Non, sans doute. ,
Et la destinée des autres est relative à la vie
qu'ils ont menée ?
Évidemment.
Comment en serait-il autrement? Les plus
heureux d’entre eux et les mieux partagés sont
donc ceux qui ont exercé cette vertu sociale
qu’on nomme la modération et la justice, qu'on
acquiert par habitude et par exercice, sans phi-
losophie et sans réflexion.
Comment ceux-ci seraient-ils les plus heureux?
Parce qu'il est probable qu'ils rentreront dans
‘une espèce analogue d’animaux paisibles et: so-
_Ciaux, comme des abeïlles, des guëpes, des four-
mis; ou même qu'ils rentreront dans des corps hu-
PHÉDON. 243
mains, et qu'il en résultera des hommes de bien.
Cela est probable.
Mais pour arriver au rang des dieux, que ce-
lui qui n’a pas philosophé et qui n’est pas sorti
tuut-à-fait pur de cette vie, ne s’en flatte pas;
non, cela n’est donné qu’au philosophe. C’est
pourquoi, Simmias et Cébès, le véritable philo-
sophe s’abstient de toutes les passions du corps,
leur résiste, et ne se laisse pas entraîner par
elles ; et cela, bien qu'il ne craigne ni la perte
de sa fortune et la pauvreté, comme les hommes
vulgäires et ceux qui aiment l'argent , ni le dés-
honneur et la mauvaise réputation, comme ceux
qui aiment la gloire et les dignités.
Il ne conviendrait pas de faire autrement,
répartit Cébès. |
Non, sans doute, continua Socrate : aussi
ceux qui prennent quelque intérêt à leur ame,
et qui ne vivent pas pour flatter le corps, ne
tiennent pas le même chèmin que les autres
qui ne savent où ils vont ; mais, persuadés qu'il
ne faut rien faire qui soit contraire à la phi-
losophie, à l’affranchissement et à la purification
qu'elle opère, ils s’abandonnent à sa conduite,
et la suivent partout où elle veut les mener.
Comment, Socrate ?
La philosophie recevant l’ame liée véritable-
ment et pour ainsi dire collée au corps, et forcée
16.
24 PHÉDON.
de considérer les choses non par elle-même, mais
par l'intermédiaire des organes comme à travers
-les murs d'un cachot et dans une obscurité ab-
solue, reconnaissant que toute la force du cachot
vient des passions qui font que le prisonnier aide
lui-même à serrer sa chaine; la philosophie,
dis-je, recevant l'ame en cet état, l’exhorte dou-
cement et travaille à la délivrer : et pour cela
“elle lui montre que le témoignage des yeux du
corps est plein d'illusions, comme celui des
“oreilles, comme celui des autres sens; elle l’en-
. gage à se séparer d'eux, autant qu'il est en elle;
elle lui conseille de se recueillir et de se con-
centrer en elle-même, de ne croire qu’à elle-
même, après avoir examiné au dedans d'elle et
avec l'essence même de sa pensée ce que chaque
chose est en son essence, et de tenir pour faux
tout ce qu'elle apprend par un autre qu'’elle-
même, tout ce qui varie selon la différence des
intermédiaires : elle lui enseigne que ce qu’elle
voit ainsi, c’est le sensible et le visible; ce qu'elle
voit par elle-même, c’est l’intelligible et l’imma-
tériel. Le véritable philosophe sait que telle est
la fonction de la philosophie. L’ame donc, per-
suadée qu’elle ne. doit pas s’opposer à sa déli-
vrance, s'abstient, autant qu’il lui est possible,
des voluptés, des désirs, des tristesses, des crain-
tes ; réfléchissant qu'après les grandes joies et
PHÉDON. 245
les grandes craintes, les tristesses et les désirs
immodérés, on n’éprouve pas seulement les maux
ordinaires, comme d’être malade, ou de perdre
sa fortune mais le plus grand et le dernier de
tous les maux, et même sans en avoir le sen-
timent.
Et quel est donc ce mal, Socrate? :
C'est que l’effet nécessaire de l'extrême jouis-
sance et de l'extrême affliction est de persuader
à l'ame que ce qui la réjouit ou l’afflige, est
très-réel et très- véritable, quoiqu'il n’en soit
rien. Or, ce qui nous réjouit ou nous afflige,
ce sont principalement les choses visibles ; ;
n'est-ce pas?
Certainement.
N'est-ce pas surtout dans la jouissance et la
souffrance que le corps subjugue et enchaine
l'ame ?
Comment cela?
Chaque peine, chaque plaisir, a, pour ainsi
dire, un clou avec lequel il attache l'ame au
corps, la rend semblable, et lui fait croire que
rien n’est vrai que ce que le corps lui dit. Or,
si elle emprunte au corps ses croyances, et par-
tage ses plaisirs, elle est, je pense, forcée de
prendre aussi les mêmes mœurs et les mêmes
habitudes, tellement qu'il lui est impossible d’ar-
river jamais pure à l’autre monde; mais, sortant
4
\
4
2346 PHÉDON.
de cette vie toute pleine encore du corps qu’elle
quitte, elle retombe bientôt dans un autre corps
t y prend racine, comme une plante dans la
terre où elle a été semée; et ainsi elle est privée
du commerce de la pureté et de la simplicité
divine.
Il n’est que trop vrai, Socrate, dit Cébès.
Voilà pourquoi, mon cher Cébès, le véritable
philosophe s'exerce à la force et à la tempé-
rance, et nullement pour toutes les raisons que
s'imagine le peuple. Est-ce que tu penserais
comme lui?
᾿ Non pas.
Et tu fais bien. Ces raisons grossières n'èn-
treront pas dans l’ame du véritable philosophe ;
elle ne pensera pas que la philosophie doit ve-
nir la délivrer, pour qu'après elle s’'abandonne
aux jouissances et aux souffrances et se laisse
enchaïner de nouveau par elles, et que ce soit
toujours à recommencer, comme la toile de
Pénélope. Au contraire, en se rendant mdépen-
dante des passions, en suivant la raison pour
guide, en ne se départant jamais de la contem-
plation de ce qui est vrai, divin, hors du do-
maine de l'opinion, en se nourrissant de ces
contemplations sublimes, elle acquiert la con-
viction qu’elle doit vivre ainsi tant qu’elle est
dans cette vie, et qu'après la mort elle ira se
PHÉDON. 247
réunir à ce qui lui est semblable et conforme à
sa nature et sera délivrée des maux de l’huma-
nité. Avec un tel régime, ὁ Simmias, ὁ Cébés,
et après l’avoir suivi fidèlement, il n’y ἃ pas de
raison pour craindre qu'à la sortie du corps,
elle s'envole emportée par les vents, se dissipe .
et cesse d'être.
Après Que Socrate eut ainsi parlé, il se fit un
long silence. Socrate paraissait tout occupé de
ce qu'il venait de dire; nous l’étions aussi pour
la plupart, et Cébès et Simmias parlaient un peu
ensemble. Enfin, Socrate les apercevant : De
quoi parlez-vous? leur dit-il; ne vous paraït-il
point manquer quelque chose à mes preuves?
Car il me semble qu’elles donnent lieu à beau-
coup de doutes et d’objections, si on vient à les
examiner en détail. Si vous parlez d’autre chose,
je π᾿ αἱ rien à dire; mais si c'est sur cela que
vous avez des doutes, ne faites pas difficulté
de prendre la parole à votre tour, et d'exposer
franchement votre opinion, si la mienne ne vous
satisfait pas; et associez-moi à votre rechérche,
si vous croyez en venir plus facilement à bout
avec moi.
Je te dirai la vérité, Socrate , répondit Sim-
mias. Il y a long-temps que chacun de nous
deux ἃ des doutes; et pousse l’autre pour qu il
te les propose, car nous désirerions bien t'en-
+"
--
248 PHÉDON.
tendre les résoudre; mais nous ne voudrions
pas être importuns, et nous craignons que cela
ne te soit désagréable dans ta situation.
Eh! mon cher Simmias, reprit Socrate en
souriant doucement, à grande peine persuade-
rais-je aux autres hommes que je ne prends
point pour un malheur l’état où je me trouve,
puisque je ne saurais vous le ποιζμαζν à vous-
mêmes, et que vous craignez que je ne sois
plus difficile à vivre maintenant qu'auparavant.
Vous me croyez donc, à ce qu'il parait, bien m-
férieur aux cygnes, pour ce qui regarde le pres-
sentiment et la divination. Les cygnes, quand
ils sentent qu'ils vont mourir, chantent encore
mieux ce jour-là qu'ils n’ont jamais fait, dans
leur joie d’aller trouver le dieu qu'ils servent.
Mais la crainte que les hommes ont eux-mêmes
de la mort leur fait calomnier ces cygnes, en
disant qu'ils pleurent leur mort, et qu'ils chan-
tent de tristesse ; et ils ne font pas cette réflexion
qu'il n’y a point d'oiseau qui chante quand il a
faim ou froid, ou quand il souffre de quelque
autre manière, non pas même le rossignol, l'h1-
rondelle ou la hupe, dont on dit que le chant
est une complainte. Mais je ne crois pas que
ces oiseaux chantent de tristesse, ni les cygnes
non plus; Je crois plutôt qu’étant consacrés à
Apollon, ils sont devins, et que, prévoyant le
PHÉDON. 249
bonheur dont on jouit au sortir de la vie, ils
chantent et se réjouissent ce jour-là plus qu'ils
n’ont jamais fait. Et moi, je pense que je sers
Apollon aussi-bien qu’eux, que je suis consacré
au même dieu, que je n’a pas moins reçu qu'eux
de notre commun maître l’art de la divination,
et que- je ne suis pas plus fâché de sortir de
_cette vie; c’est pourquoi, à cet égard, vous n'a-
vez qu'à parler tant qu'il vous plaira, et m'in-
terroger aussi long-temps que les onze voudront
le permettre. | | | |
Fort bien, Socrate, repartit Simmias; je te
proposerai donc mes doutes, et Cébès te fera
ensuite ses difficultés. Je crois, comme toi, qu’en
pareille matière, il est impossible, ou du moins
très-difficile d'arriver à la vérité dans cette vie;
mais Je crois aussi que de ne pas examiner de
toutes les manières ce qu’on en dit, sans quitter
prise avant d'avoir fait tous ses efforts, c’est :
l'action d’un lâche : car il faut de deux choses
l'une, ou apprendre des autres ce qui en est,
ou le trouver de soi-même, ou, si cela est im-
possible, il faut, parmi tous les raisonnemens
humains, choisir celui qui est le meilleur et
admet le moins de difficultés , et s'y embarquant,
comme sur une nacelle plus ou moins sûre, tra-
verser ainsi la vie, à moins qu’on ne puisse
trouver pour ce voyage un vaisseau plus solide,
“2
250 PHEDON.
δ
un raisonnement à toute épreuve. Je n'aurai
donc point de honte de te faire des questions,
puisque tu le permets, et je ne m'exposerai pas
au reproche que je pourrais me faire un jour, de
ne t'avoir pas dit maintenant ce que je pense.
Quand j'examine avec moi-même et avec Cébès
ce qui a été dit, j'avoue que je ne trouve pas
cela très-satisfaisant.
Peut-être as-tu raison, mon ami; mais en
quoi ne trouves-tu pas cela satisfaisant ?
En ce que, répondit Simmias, l’on poutfrait
dire la même chose aussi de l'harmonie d’une
lyre, de la lyre elle-même et de ses cordes;
que lharmonie d’une lyre bien d'accord est
quelque chose d’invisible, d’incorporel, de très-
beau, de divin; et que la lyre et les cordes sont
des corps, de la matière, des choses composées,
terrestres et de nature mortelle. Car enfin, après
qu’on aurait cassé ou coupé par morceaux la
tyrè, ou qu’on aurait rompu les cordes, on pour-
rait soutenir avec ta manière de raisonner qu'il
est de toute nécessité que cette harmonie existe
encore, attendu qu’il est impossible que la lyre
subsiste après les cordes rompues, ou que les
cordes fragiles et mortelles subsistent après la
lyre cassée ou démontée, et que l’harmonie,
chose immortelle et divine; périsse avant ce qui
est mortel et terrestre; on pourrait soutenir qu’il
mm
PHÉDON. 251
faut de toute nécessité que l’harmonie existe
quelque part, et que la lyre et les cordes-soient
rompues et périssent entiérement avant qu’elle
recoive la moindre atteinte. Et toi-même, So-
crate, tu te seras aperçu, je crois, que l’idée
que nous nous faisons ordinairement de l'ame
revient à peu près à celle-ci: que notre corps :
étant composé et tenu en équilibre par le chaud,
le froid, le sec et l’humide, notre ame est le
rapport de ces principes entre eux, et l’harmo-
nie qui résulte de l’exactitude et de la justesse
de leur combinaison. Or, s’il était vrai que notre
ame ne füt qu’une harmonie, il est évident que
quand notre corps est trop relâché ou trop tendu
* par la maladie, ou par les autres maux, il faut
nécessairement que notre ame, toute divine
qu'elle est, périsse comme les autres harmonies,
qui se trouvent dans les instrumens de musique
ou dans tout autre ouvrage d’art; tandis que les
restes de chaque corps durent long-temps, Jus-
qu’à ce qu'ils soient brülés ou réduits en putré-
faction. Vois donc, Socrate, ce que nous pour-
_ rons répondre à 665. raisons, si quelqu'un pré-
tend que notre ame, n'étant qu’un mélange des
qualités du corps, périt la première dans ce
qu'on appelle la mort.
Socrate alors, promenant ses regards sur
nous, comme il avait coutume de faire, et sou-
259 PHÉDON.
riant : Simmias ἃ raison, dit-il. Si quelqu'un de
vous a plus de facilité que moi à répondre à
ses objections, que ne le fait-il? Car il me pa-
rait que Simmias ne nous ἃ pas mal attaqué.
Cependant il me semble qu'il vaut mieux, avant
que de lui répondre, écouter ce que Cébès a
aussi à objecter, afin que nous gagnions par là
du temps, pour penser à ce qu’il faut dire, et
qu'après les avoir entendus tous deux, nous
passions de leur côté, si nous trouvons qu'ils
ont raison; sinon, ce sera le temps de nous dé-
fendre. Dis-rious donc, Cébès quel scrupule
t’'empèche de te rendre à ce que j'ai étabh?
Je m'en vais le dire, répondit Cébès; c’est
qu'il me paraît que la question. en est encore
au méme point où elle en était, et que les
mêmes objections, que nous avons faites d’a-
bord, subsistent. Que notre ame ait existé avant
que d’entrer dans le corps, je n’ai rien à dire à
cela; tu l’as très-bien démontré, et, s’il m'est
permis de te le dire en face, d’une manière vrai-
ment admirable ; mais qu’elle soit encore quel-
que part après que nous sommes morts, c’est
de quoi je ne suis pas convaincu. Ce n’est pas
que 6 sois ébranlé par l’objection de Simmias,
qui prétend que l’ame n’est point quelque chose
de plus fort ni de plus durable que le corps;
non , l'ame me paraît'être infiniment supérieure.
PHÉDON. 253
à toutes les choses de cette nature. Qui t’ar-
rête donc, me dira-t-on? Puisque tu vois, qu’a-
près que l’homme est mort, ce qu'il y a de plus
faible en lui subsiste, ne te semble-t-il pas
qu'il faut nécessairement que ce qui est plus
durable ait le même avantage? Vois, je te prie,
si ce que J'oppose à cela te parait avoir quelque
force. J’ai besoin , je crois, de me servir aussi
d'une comparaison, comme Simmias. Ce qu’on
vient de dire est, à mon avis, comme si, en
parlant d’un vieux tisserand qui serait mort, on
disait : Cet homme n'a point péri, mais il existe
peut-être bien quelque part; et la preuve, c’est
que le vêtement qu'il portait, et qu'il avait tissu
lui-même, est encore entier et n’a point péri :
et si quelqu'un refusait de se rendre à cette rai-
son, on lui demanderait lequel est le plus du-
rable, en général, de l'homme, ou du vêtement
qu’il porte et qui sert à ses besoins; il faudrait
bien répondre que c’est l’homme qui est de beau-
coup le plus durable; et, sur cela, on croirait
lui avoir démontré que l’homme existe encore,
puisque ce qui était moins durable que lui n’a
point péri: mais 1] n'en va pas ainsi, Je crois.
Simmias, fais bien attention à ce que je vais
dire. Il n’y a personne qui ne sente que raison-
ner ainsi est une absurdité. En effet ce tisse-
rand, après avoir usé beaucoup d’habits qu'il
254 PHÉDON.
s'était faits lui-même , est mort après eux, mais,
je pense, avant le dernier; ce qui pourtant n'est
pas une raison de croire qu'il est plus faible et
moins durable que l’habit. Cette comparaison
convient très-bien à l’ame et au corps; et en la
leur appliquant on est, selon moi, fort bien
reçu à dire que l’ame est un être dépositaire
d’une longue durée, et que le corps est un être
plus faible et moins durable; c’est-à-dire que
chaque ame use plusieurs corps, surtout si elle
vit long-temps: car si le corps est dans un état
d'écoulement et de déperdition continuelle pen-
dant que l’homme vit encore, et si l'ame renou-
velle et refait sans cesse sa périssable -enveloppe,
il suit nécessairement que quand l’ame vient à
mourir, elle en est à son dernier habit, qu'elle
a usé tous les autres avant de mourir, tandis
que, elle morte, le corps fait paraître aussi-
tôt la faiblesse de sa nature, se corrompt et
périt promptement. Mais n'ajoutons pas tant de
foi à cette démonstration, que nous ayons une
entière confiance qu'après la mort l’ame existe
encore : car si l’on accordait à celui qui sou-
tiendrait cette opinion plus encore que tu ne
dis ; si on lui accordait que non-seulement l’ame
existait dans le temps qui a précédé la nais-
sance, mais que rién n'empêche que, même lors-
que nous serons morts, l’ame prolonge son exis-
PHÉDON. 255
tence et renaisse plusieurs fois pour mourir de
nouveau, étant assez forte par sa nature pour
résister à plusieurs naissances; si, dis-je, on
accordait tout cela, mais sans accorder qu’elle
ne se fatigue point dans ce grand nombre. de
naissances, et qu'elle ne finit pas par périr tout-
à-fait dans quelqu’une de ces morts; et si l’on
ajoutait que personne ne sait qu'elle sera pré-
cisément la mort où doit périr l’ame, qui que
ce soit d’entre nous ne pouvant en avoir le sen-_
timent ; alors nul homme ne pourrait raisonna-
blement ne pas craindre la mort, s’il n’a pas de
preuve certaine que l'ame est quelque chose
d’absolument immortel et impérissable : sans
cela, il faut bien de toute nécessité que celui
qui va mourir craigne pour son ame, et ae
peur que sa séparation actuelle d'avec le corps
soit l'épreuve dernière où elle doit périr sans
retour. | |
Après que nous eùmes entendu leurs discours,
nous éprouvâmes tous un sentiment désagréa-
ble, comme nous nous l’avouâmes ensuite; car
aprés avoir été pleinement convaincus par les
raisonnemens antérieurs , il nous semblait qu’on
venait nous troubler de nouveau, et jeter dans
nos esprits, non-seulement pour ce qui avait été
dit, mais encore pour tout ce qu’on dirait à
l'avenir, ce doute cruel, ou que nous fussions
256 PHÉDON.
capables de porter un jugement sur ces ma-
tières, ou même que ces matieres pussent pro:
duire autre chose que l'incertitude.
! ÉCHÉCRATÈS.
Par les dieux, Phédon, je vous le pardonne
bien; car moi-même, en t’entendant, 1] m'arrive
de me dire à moi-même : A quelles raisons croi-
rons-nous donc désormais, puisque celles de
Socrate, qui paraissaient si décisives, ne sont
pas dignes de confiance? En effet, l’objection
de Simmias, que notre ame n’est qu'une har-
monie, me frappe merveilleusement et m’a tou-
jours frappé, et elle m’a fait ressouvenir que
moi-même j'avais eu la même pensée autrefois.
C'est donc à recommencer pour moi, et j'ai be-
soin de nouvelles preuves pour être convaincu
que l’ame ne meurt pas avec le corps. Dis-nous
donc, par Jupiter, de quelle maniere Socrate
continua son discours, et si lui aussi, ainsi que
tu le dis de vous autres, parut éprouver quel-
que peine, ou sil soutmt son opinion avec
douceur, et s’il la soutint d’une maniere satis-
faisante. Raconte-nous tout le plus exactement
que tu pourras. :
PHÉDON.
Je t’assure, Échécratès, que, bien que j'aie
plusieurs fois admiré Socrate, je ne le fis jamais
autant qu'en cette circonstance. Qu'il eût de
PHÉDON. 257
quoi répondre, cela n’est peut-être pas éton-
nant le moins du monde; mais ce que j'admirai
le plus, ce fut premièrement avec quel air de
satisfaction, avec quelle bienveillance, avec
quelles marques d'approbation il reçut les objec-
tions de ces Jeunes gens; ensuite avec quelle
promptitude 1] s’aperçut de l'impression qu’elles
avaient faite sur nous; enfin avec quelle habi-
leté 1l guérit nos frayeurs; et, nous rappelant
comme des fuyards et des vaincus, nous fit tour-
ner tête, et nous ramena à la discussion.
ÉCHÉCRATÈS.
Comment cela ?
PHÉDON.
A
Je vais te le dire. J'étais assis à sa droite, à
côté du lit, sur un petit siége; ét lui, il était
assis plus haut que moi. Me passant donc la
main sur la tête, et prenant mes cheveux, qui
tombaient sur mes épaules (c'était sa coutume
de jouer avec mes cheveux en toute occasion ):
Demain, dit-il, 6 Phédon! tu feras couper ces
beaux cheveux ἡ; n'est-ce pas?
Apparemment , Socrate, lui dis-je.
Non pas, si tu m'en crois.
Comment ?
* Les Grecs se faisaient couper les cheveux après la mort
de leurs amis, et les déposaient sur leur tombeau.
1. 17
258 PHÉDON.
Non pas demain, mais aujourd'hui, dit-il,
nous nous ferons couper tous deux les cheveux,
s’il est vrai que notre raisonnement soit mort,
et que nous ne puissions le ressusciter; et, si
j'étais à ta place, et que l’on eût battu mon
raisonnement, je ferais serment, comme les Ar-
giens, de ne pas laisser croître mes cheveux jus-
qu'à ce que j'eusse vaincu, dans une seconde
bataille, le raisonnement de Simmias et de Cébes.
Mais, lui dis-je, on dit qu'Hercule même ne
peut suffire contre deux ἢ
Eh bien! dit-il, appelle - moi, comme ton
‘Tolas.
Pendant qu'il est encore jour, je t'appelle
aussi, lui répondis-je, non pas comme Hercule
appelle son Iolas, mais comme Iolas appelle son
Hercule.
_ Cela est égal, dit-il; mais prenons bien garde,
avant toutes choses, qu'il ne nous arrive un
malheur.
Lequel?
C'est, continua-t-1l, d'etre des misologues,
comme il y a des misanthropes: on ne peut
éprouver de plus grand malheur que celui de
hair la raison, et cette misologie ἃ la même
cause que la misanthropie. La misanthropie vient
* Proverbe grec.
PHÉDON. 259
de ce qu'après s'être beaucoup trop fié, sans
aucune connaissance , à quelqu'un, et l'avoir cru
tout-à-fait sincère, honnête et digne de con-
fiance, on le trouve, peu de temps après, mé-
chant et infidèle, et tout autre encore dans une
autre occasion; et lorsque cela est arrivé à quel-
qu’un plusieurs fois, et surtout relativement à
ceux qu'il aurait crus ses meilleurs et plus inti-
mes amis, aprés plusieurs mécomptes il finit
par prendre en haine tous les hommes, et ne
plus croire qu'il y ait rien d’honnéte dans aucun
d'eux. Ne t'es-tu pas aperçu que la misanthropie
se forme ainsi?
Oui, lui dis-je.
᾿ N'est-ce donc pas une honte? continua-t-il;
n'est-1l pas évident que cet homme - là entre-
prend de traiter avec les hommes, sans avoir
aucune connaissance des choses humaines? car
s’il en avait eu un peu connaissance , il eût pensé,
comme cela est en réalité, que les bons et les
méchans sont les uns et les autres en bien pe-
tite minorité, et ceux qui tiennent le milieu,
en un très-grand nombre.
Comment dis-tu ? |
Il en est, répondit - il , des bons et des mé-
chans comme des hommes fort grands ou fort
petits. Crois-tu qu'il y ait quelque chose de
plus rare que de trouver un homme fort grand
17.
260 PHÉDON. -
ou fort petit? et ainsi des chiens et de toutes
les. autres choses, comme de ce qui est vite et
de ce qui est lent, de ce qui est beau et de ce
qui est laid, de ce qui est blanc et de ce qui
est noir. Ne t'aperçois-tu pas que dans toutes
ces choses les termes extrêmes sont rares et en
petit nombre, et que les choses moyennes sont
trés-ordinaires et en grand nombre?
Il est vrai.
Ne crois-tu pas. que, si l’on proposait un
combat de méchanceté, là aussi il y en aurait
très peu qui pussent obtenir le prix?
Cela est très-vraisemblable.
Assurément , reprit-1l; mais ce n'est pas en
cela que les raisonnemens ressemblent aux hom-
mes; je me suis laissé entrainer à ta suite un
peu hors du sujet ; ils leur ressemblent en ce
que, quand on admet un raisonnement comme
vrai, sans connaître l’art de raisonner, souvent
il arrive que ce même raisonnement paraît faux,
tantôt l’étant, tantôt ne l’étant pas , et successi-
vement tout différent de lui-même; et quand
on s'est accoutumé à beaucoup disputer pour
et contre, tu sais qu’on finit par croire qu’on est
devenu très-sage, et qu’on a découvert par des
lumières particulières que, ni dans les choses,
ni dans les raisonnemens , il n'y ἃ rien de vrai
ni de stable, mais que tout est dans un flux et
PHÉDON. 261
un reflux continuel, comme l’Euripe *, et que
rien ne demeure un moment dans le même état.
J'en conviens.
Ne serait-ce donc pas une chose déplorable,
Phédon, que, quand il y ἃ un raisonnement
vrai, sohde et intelligible, pour avoir prêté lo-
reille à des raisonnemens qui tantôt paraissent
vrais et tantôt ne le paraissent pas, au lieu de
s'accuser soi-même et sa propre incapacité, on
finit par dépit à transporter la faute avec com-
plaisance de soi-même à la raison; et qu'on
passât le reste de sa vie à haïr et à calomnier la
raison, étranger à la réalité, et à la science?
Par Jupiter, m’écriai-je, très-déplorable as-
surément | |
Prenons donc garde avant tout, reprit-il,
que ce malheur ne nous arrive, et ne nous
laissons pas préoccuper par cette pensée que
peut-être il n'y a rien de sain dans le raison-
nement: persuadons-nous plutôt que c’est nous
qui sommes malades, et qu'il nous faut faire
courageusement tous nos efforts pour nous gué-
rir, toi et les autres bien plus que moi, par la
raison qu'il vous reste beaucoup de temps à
vivre; et moi, parce que je vais mourir; et je
* L’Euripe avait le flux et le reflux sept fois le jour, et
autant de fois la nuit. |
262 ._ PHÉDON.
crains bien de ne pas montrer dans cet entre-
tien des dispositions philosophiques, mais des
dispositions contentieuses, comme ces faux sa-
vahs qui ne se soucient guère de la vérité de
ce dont ils parlent, mais n’ont pour but que de
faire adopter leurs opinions personnelles. Il me
parait qu'en ce moment, 1l n’y a entre eux et
moi qu’une seule différence, c'est que ce ne sera
.pas aux assistans que je m'efforcerai de persua-
‘der mon opinion (au moins n'est-ce pas là mon
but principal ), mais bien plutôt de m'en con-
vaincre fortement moi-même, car je fais ce rai-
_ sonnement , et vois combien il est intéressé: δὲ
ce que je dis se trouve vrai, il est bon de le
croire; et si après la mort il n’y ἃ rien, J'en ti-
rérai toujours cet avantage, de ne pas fatiguer
les autres de mes lamentations, pendant ce temps
qui mé reste à vivre. D'ailleurs cette ignorance
ne durera pas long-temps, car ce serait un mal;
mais elle finira bientôt. Ainsi préparé, ὁ Sim-
mias et Cébès! je vais commencer mes preuves.
Mais vous, si vous m'en croyez, faisant pen
d'attention à Socrate, mais beaucoup plus à la
vérité, 51 vous trouvez que ce que je dis soit
vrai, convenez-en ; sinon, opposez-vous de toute
votre force, prenant bien garde que je:ne me
trompe moi-même .et vous en même temps, par
trop de bonne volonté, et que je ne vous quitte
Lé
-
PHÉDON. 263
comme l'abeille, qui laisse son aiguillon dans la
plaie. Commencons donc; mais premièrement,
rappelez-moi vos argumens, si vous vous aper-
cevez que je les aie oubliés. Simmias, je crois,
craint que l’ame, quoique plus divine et plus
belle que le corps, ne périsse avant lui, comme
l'harmonie avant la lyre : et Cébès ἃ accordé,
si Je ne me trompe, que l’ame est bien plus du-
rable que le corps, mais qu’on ne peut nulle-
ment savoir si, après qu'elle a usé plusieurs
corps, elle ne périt pas en quittant le dernier,
et si ce n’est pas là une véritable mort qu
anéantit l'ame; car, pour le corps, 1l ne cesse
pas un seul moment de périr. N'est-ce pas Îà,
ὁ Simmias et Cébès! ce qu'il faut que nous
eXamiInIons ? |
Ils en tombèrent d'accord tous les deux.
Rejetez-vous donc tous les raisonnemens pré-
cédens, continua-t-il, ou en admettez-vous une
partie ? |
Ils dirent qu'ils en admettaient une partie.
Mais, ajouta-t-il, que pensez-vous de ce que
nous avons dit, qu'apprendre n'est que se res-
souvenir ? et que par conséquent c'est une né-
cessité que notre ame ait existé quelque part
avant d’avoir été renfermée dans le corps.
Pour moi, dit Cébès, c’est une chose éton-
nante combien j'en ai été d’abord convaincu,
264 PHÉDON.
et maintenant j'y persiste plus que dans tout
autre principe. | |
Je suis de même, dit Simmias, et je serais
bien étonné si je changeais jamais de senti-
ment.
Il faut pourtant bien, mon ther hôte thébain,
que tu en changes, reprit Socrate, si tu persis-
tes dans cette opinion , que l'harmonie est une
: chose composée, et que l’ame est une espèce
| d'harmonie qui résulte de l'accord des qualités
corporelles; car tu ne t'en croirais pas toi-même,
si tu disais que l'harmonie existe avant les choses
dont elle se compose nécessairement. Cela te
satisferait-il? | ᾿
τ Non, sans doute, Socrate, répondit:il.
T'aperçois-tu, reprit Socrate, que c’est là pour-
tant ce que tu dis, quand, après avoir avoué
que lame existe avant que d'entrer dans la
forme et le corps de l’homme, tu prétends qu’elle
est composée de choses qui n'existent pas en-
core? Car l’harmonie ne ressemble pas à l'ame,
à laquelle tu la compares; mais, d’abord, sont
la lyre et les cordes, et les sons encore discor-
dans ; l'harmonie ne vient qu'après tout le reste,
et périt la première. Comment ces deux propo-
sitions s’accordent-elles erisemble ?
Elles ne s'accordent guère, dit Simmias.
Cependant , reprit Socrate, si un discours
| PHÉDON. 265
doit jamais étre d'accord, c’est célui où il est
question .de l’harmonie.
Tu as raison, dit Simmias.
Celui-ci n’est pourtant pas d’accord, dit So-
crate; mais vois un peu laquelle tu préfères de
ces deux propositions : ou que la science est
une réminiscence, où que l’ame ‘est une har-
monie.
Je préfère de beaucoup la première ; Socrate ;
car J'ai reçu la seconde sans démonstration, sur
la vraisemblance et l'apparence, sources ordi-
naires des opinions de la plupart des hommes:
mais pour moi, je suis convaincu que tout rai-
sonnement qui ne s'appuie que sur la vraisem-
blance est rempli de vanité, et que, pour peu
qu’on y prenne garde, il précipite en de graves
erreurs, soit en géométrie , soit dans tout le
reste. La doctrine de la réminiscence et de la
science est fondée sur un principe solide, le
principe que nous avons avancé plus haut, que
notre ame existe nécessairement avant que d'en-
trer dans le corps, puisqu'elle a en elle, comme
sa propriété, cet ordre de notions fondamenta-
les qui constituent l'existence et en portent le
nom. Pleinement convaincu de l'exactitude de
ce principe, il faut, à ce qu'il paraît, que je
n’écoute ni moi-même, ni aucun autre qui dira
que l’ame est une harmonie.
266 | PHÉDON.
Et de ceci que penses-tu, Simmias? Te pa-
rait-1l qu'il convienne à l'harmonie, ou à quel-
que autre composition, de différer des choses
mêmes dont elle est composée ?
Nullement.
_Ni de rien faire, ni de rien souffrir que ce
que souffrent ou font les choses qui la com-
posent ? |
Simmias en tomba d’accord.
Il ne convient donc pas à l'harmonie de pré-
céder les choses qui la composent, mais de les
suivre ?
Il en convint.
Il s’en faut donc bien que l'harmonie ait des
mouvemens, des sons, quoi que ce soit enfin de
contraire aux choses dont elle se compose?
Il s’en faut de beaucoup, répondit-il.
Mais quoi! toute harmonie ne réside-t-elle
pas dans l’accord ?
Je n’entends pas bien, dit Simmias.
Je demande si, quand il y ἃ plus ou moins
d'accord dans les élémens de l'harmonie, il n'y
a pas plus ou moins d'harmonie.
Assurément. |
Et peut-on dire de l’ame, qu’une ame soit le
moins du mondé plus ou moins ame qu’une
autre ame ?
Non, certes; nullement.
PHÉDON. 267
Voyons donc, par Jupiter : dit-on que telle
ame ἃ de l'intelligence et de la vertu, qu’elle
est bonne, et qu'une autre ἃ de la folie et des
vices, qu’elle est méchante? Et est-ce avec rai-
son qu’on dit cela?
Avec raison. |
Mais ceux qui tiennent que l'ame est une |
harmonie, que diront-ils que sont dans l’ame le
vice et la vertu? Diront-ils que c’est là encore:
de l'harmonie et de la désharmonie? Que l’ame
vertueuse étant harmonie par elle-même, porte
en elle une seconde harmonie? et que l’autre,
étant toute désharmonie ne produit point d'har-
monie ? |
Je ne le dis pas, répondit Simmias; mais 1} y
a toute apparence que les partisans de cette opi-
nion diraient quelque chose de semblable. '
Mais nous sommes convenus, dit Socrate,
qu’une ame n’est pas plus ou moins'ame qu'une
autre; ce qui revient à ceci, qu'une harmonie
n'est ni plus ni moins harmonie qu’une autre :
n'est-ce pas? |
Je l'avoue. | |
Et que n'étant ni plus ni moins harmonie,
elle n’est ni plus ni moins d'accord dans toutes
ses parties : est-ce cela ?
Oui, sans doute.
Et l'harmonie, qui n’est ni plus ni moins
068 PHÉDON.
d'accord dans toutes ses parties, peut-elle avoir
plus ou moins de l'harmonie, ou en a-t-elle éga-
lement ?
| Également.
Ainsi donc, puisqu ’une ame n’est ni plus ni
moins ame qu'une autre, elle n’est ni plus ni
moins d'accord qu’une autre?
Ni plus ni moins.
Cela étant, elle ne peut être plus harmoni-
que ni plus désharmonique qu’une autre ame?
Non, sans doute. .
Cela étant encore, est-ce .qu’une ame peut
être plus vicieuse ou plus vertueuse qu'une au-
tre ame, si le vice est désharmonie:, et la vertu
harmonie ?
Non.
Bien plus, Simmias, si l’on veut étre consé-
quent , 1] faut dire que nulle ame ne peut étre
vicieuse , s’il est vrai qu’elle soit une harmonie;
car, certes, l'harmonie, si elle est essentielle-
ment harmonie, ne peut tenir de la déshar-
monie.
Non, certes! |
Ni l’ame non plus, si elle est essentiellement
ame, ne peut tenir du vice. |
Comment le pourrait - elle , d’ après c ce qui a
été dit?
τ᾿ En suivant ce raisonnement, les ames de tous
PHÉDON- 269
les animaux seront également bonnes, si par
_ leur nature elles sont toutes également ames?
ΠΑ ce qu'il semble, Socrate.
Et te semble-t-il aussi que cela soit incon-
testable , et qu'on eùt été conduit là ,-si l’hy-
pothèse que l'ame est une harmonie, était vraie?
Non, sans doute.
Mais, je te le demande, dit-il, de toutes les
choses qui sont dans l’homme, trouves-tu qu'il
y en ait une autre qui commande, que l'ame
seule, surtout quand elle est sage?
Non.
Est-ce en cédant aux passions du corps, ou
en leur résistant? Par exemple, quand le corps
a chaud, ou quand 1] ἃ soif, l'ame ne l’em-
péche-t-elle pas de boire? Ou quand il ἃ faim,
ne l’'empèche-t-elle pas de manger, et de même
dans mille autres cas, où nous voyons que l’ame
s'oppose aux passions du corps? N’est-il pas ainsi?
Sans contredit.
Mais ne sommes-nous pas convenus plus
haut que lame, étant une harmonie, ne peut
avoir d'autre ton que celui qui lui est donné
par la tension ou le relâchement , la vibration
ou toute autre modification des élémens dont
elle est composée? Ne sommes-nous pas conve-
nus qu’elle obéit à ses élémens, et ne peut
leur commander?
270 PHÉDON.
Nous en sommes convenus, sans doute. Le
moyen de s’en empêcher?
Cependant ne voyons-nous pas que l’ame fait
tout le contraire? qu’elle gouverne tous les élé-
mens dont on prétend qu'elle est composée ; leur
‘résiste pendant presque toute la vie et les
dompte de toutes les manières, réprimant les
uns durement et avec douleur, comme dans la
gymnastique et la médecine; réprimant les au-
tres plus doucement, gourmandant ceux-ci,
avertissant ceux-là; parlant au désir, à la colère,
à la crainte, comme à des choses d’une nature
étrangère : ce qu'Homère nous a représenté dans
l'Odyssée, où Ulysse,
Se frappant la poitrine, gourmande ainsi son cœur :
Souffre ceci, mon cœur; tu as souffert des choses plus dures”.
Crois-tu qu'Homère eût dit cela, s’il eût
conçu lame comme une harmonie, et comme
devant être gouvernée par les passions du corps.
Ne pensait-1l pas plutôt, qu’elle doit les gouver-
ner et les maîtriser, et qu’elle est quelque chose
de bien plus divin qu’une harmonie ?
Oui, par Jupiter, répondit-il, je le crois.
Il ne nous sied donc bien en aucune manière
de dire que l’ame est une espèce d'harmonie;
car, à ce qu'il paraît, nous ne serions d’accord
* Odyssée, τιν. XX, v. 17.
PHÉDON. 271
ni avec Homère, ce poëte divin, ni avec nous-
mêmes ?
Il en convint.
Très-bien, reprit Socrate. Il me semble que
nous avons assez bien apaisé cette harmonie
thébaine ; mais ce Cadmus “, Cébès, comment
l’apaiserons-nous, et avec quel discours?
Je suis sûr que tu le trouveras, répondit
Cébès : pour celui que tu viens de faire contre
l'harmonie, 1] est étonnant à quel point il ἃ
surpassé mon attente; car, pendant que Sim-
mias te proposait ses doutes , Je ne concevais
pas qu’on püt lui répondre, et j'ai été tout-à-fait
surpris, quand d’abord j'ai vu qu'il ne soutenait
pas seulement ta première attaque. Je ne serais
donc nullement surpris que Cadmus ait le même
sort. ᾿
Mon cher Cébès, reprit Socrate, ne me vante
pas trop, de peur que l'envie ne détruise d’a-
vance ce que j'ai à dire; mais c’est ce qui est
entre les mains de Dieu. Pour nous, 672 nous
joignant de près, comme dit Homère *, es-
sayons si ton objection résiste à l'épreuve. Ce
* Comparaison indirecte de Simmias et de Cébès, tous
deux Thébains, avec les deux fondateurs de Thèbes, Har-
monie et Cadmus. |
* Iliade, iv. IV, v. 496.
272 PHÉDON.
que tu cherches se réduit à ce point : Tu veux
qu’on démontre que l'ame est impérissable et .
immortelle, afin qu’un philosophe qui va mou-
rir, et meurt avec courage, dans l'espérance
d'être infiniment plus heureux dans l'autre
monde, que s’il fût mort après avoir autrement
vécu, ne soit pas la dupe d’une confiance in-
sensée; car montrer que l’ame ἃ quelque chose
de fort et de divin, qu’elle était avant que nous
fussions nés, tout cela, selon toi, ne prouve pas
qu’elle soit immortelle, mais seulement qu’elle
est susceptible d'une longue durée, qu'elle ἃ
existé quelque part, (qui sait combien de temps
avant nous?) qu’elle ἃ pu savoir et faire beau-
coup de choses, sans pour cela être encore im-
mortelle; et qu'il se peut très-bien que son en-
trée dans un corps humain soit précisément
pour elle le commencement de sa perte, une
sorte de maladie qui se prolonge quelque temps
dans les misères et les langueurs de cette vie,
et finit par ce qu'on appelle la mort. Et peu
importe, dis-tu, que l'ame vienne une ou plu-
sieurs fois habiter le.corps; selon toi, cela ne
peut changer rien à nos justes sujets de crainte:
car, à moins qu’un homme ne soit fou, il a
toujours de quoi craindre, tant qu'il ne sait
pas, et ne peut donner aucune preuve certaine
que l’ame est mmortelle. Voilà, ce me semble,
PHÉDON. 273
à peu près tout ce que tu dis, Cébès, et je le
répète exprès fort souvent, afin que rien ne
nous échappe, et que tu puisses encore y ajou-
ter ou y retrancher, si tu le veux.
Pour l'heure, répondit Cébès, je n’ai rien à
ajouter ni à retrancher; et c'est bien là ce que
je veux dire.
Socrate alors garda quelque temps le silence,
comme pour se recueillir en lui-même. En
vérité, Cébès, dit-il, tu ne demandes pas là
une petite chose; car, pour l'expliquer, il faut
traiter toute la question de la naissance et de la
mort. Si tu le veux donc, je te raconterai ce qui
m'est arrivé à moi-même sur cette matière; et,
si ce que je te dirai te semble pouvoir servir
en quelque chose à la conviction que tu cher-
ches, tu pourras en faire usage.
Je le veux de tout mon cœur, dit Sim-
mias. |
Écoute-moi donc. Pendant ma jeunesse, 1] est
incroyable quel désir j'avais de connaitre cette
science, qu'on appelle la physique. Je trouvais
quelque chose de sublime à savoir les cau-
_ses de chaque chose, ce qui la fait naître, ce
qui la fait mourir, ce qui la fait être; et je me
suis souvent tourmenté de mille mianièéres,
cherchant en moi-même si c'est du froid et du
chaud, dans l’état de corruption, comme quel-
I. 18
274 PHÉDON.
ques-uns le prétendent *, que se forment les
êtres animés ; si c’est le sang qui nous fait pen-
ser *’, ou l'air δ΄, ou le feu π΄; ou si ce n'est
‘aucune de ces choses, mais seulement le cer-
veau **** qui produit en nous toutes nos sen-
sations, celles de la vue, de l’ouie, de l’odorat,
qui engendrent, à leur tour, la mémoire et
l'imagination , lesquelles, reposées , engendrent
enfin la science. Je réfléchissais aussi à la cor-
- ruption de toutes ces choses, aux changemens
qui surviennent dans les cieux et sur la terre;
et à la fin, je me trouvai plus malhabile à
toutes ces recherches qu'on le puisse être. Je
‘ vais t'en donner une preuve bien sensible : c'est
que cette belle étude m’a rendu si aveugle dans
les choses mêmes que je savais auparavant avec
le plus d'évidence, comme cela me paraissait
du moins à moi et aux autres, que j'ai désap-
pris tout ce que je croyais savoir sur plusieurs
points, comme sür celui-ci, par exemple : d’où
* Les philosophes Ioniens, Anaxagore (Droc. Larnce,
IT, 9), et son disciple Archélaüs. (Droc. Larnce, II, 16 }.
” Opinion d’'Empédocle. (Dioe. Larnce, VII, 159).
** Opinion d’Anaximène.
Ἐπ Opinion d’'Héraclite.
ες tttte σέ
était une opinion très-répandue. ( Droc. Laence,
VIII, 30). |
PHÉDON. 275
vient que l’homme croit. Je pensais qu'il était
clair à tout le monde que l’homme ne croît
que parce qu’il boit et qu’il mange; car, par la
nourriture , les chairs étant ajoutées aux chairs,
les os aux os, et ainsi dans une égale propor:
tion toutes les autres parties à leurs parties si-
milaires, 1] arrive que ce qui n'était d’abord
qu’un petit volume, s’augmente, et que, de cette
manière, un homme, de petit qu'il était, de-
vient grand; voilà ce que je pensais alors. Cela
ne te paraît-il pas assez raisonnable?
Assurément, dit Cébes.
Écoute la suite. Quand un homme debout,
auprès d’un autre homme petit, me paraissait
grand, je croyais suffisant de savoir qu'il avait
la tête de plus que l’autre; et ainsi d’un cheval
auprès d’un autre cheval; ou bien, ce qui est
plus clair encore, dix me paraissaient plus que
huit, parce qu'ils renferment deux de plus; en-
fin, deux coudées me semblaient plus grandes
qu'une coudée, parce qu’elles la surpassaient
de moitié.
Et qu’en penses-tu maintenant? dit Cébès.
Par Jupiter, reprit Socrate, 16 suis si éloigné:
de me faire seulement la moindre idée des
causes d'aucune de ces choses, que je ne crois
‘pas même savoir, quand on ajoute un à un,
si c'est cet un auquel on en ajoute un autre
| 18.
276 PHÉDON.
qui devient deux, ou si c'est celui qui est
ajouté et celui auquel il est ajouté qui en-
semble deviennent deux, à cause de cette ad-
dition de l’un à l’autre; car ce qui me sur-
prend, c’est que, pendant qu'ils étaient séparés,
chacun. d’eux était un, et n’était pas deux,
et qu'après qu’ils sont rapprochés, ils devien-
nent deux, parce qu’on les met l’un près de
l’autre. Dé même quand on partage une chose,
je ne puis pas comprendre davantage comment
alors ce partage est la cause que cette chose
devient deux; car voilà une cause toute con-
traire à celle qui fait qu'un et un font deux :
là, c’est parce qu’on les rapproche et qu'on
les ajoute l’un à l’autre; et ici, c’est parce
qu'on les divise et qu’on les sépare l’un de
l'autre. Bien plus, je ne me flatte pas même de
savoir pourquoi un est un; ni, en un mot,
comment une chose quelconque naït, périt ou
- existe, du moins d’après des raisons physiques;
et j'ai pris le parti d'y substituer de moi-même
d’autres raisons, celles-là ne pouvant absolu-
ment me satisfaire. Enfin, ayant entendu quel-
qu'un lire dans un livre, qu'il disait être d’A-
naxagore, que l'intelligence est la règle.et le
principe de toutes choses, j'en fus ravi d’abord;
il me parut assez beau. que l'intelligence fût le
principe de tout.. S'il'en est ainsi, disais-je en
PHÉDON. 277
moi-même , l'intelligence ordonnatrice ἃ tout
disposé pour le mieux. Si donc quelqu'un veut
trouver la cause de chaque chose, comment elle
nait, périt ou existe, il n’a qu’à chercher la
meilleure manière dont elle peut ètre; et, en
conséquence de ce principe, je concluais que
l’homme ne doit chercher à connaître, dans ce
qui se rapporte à lui comme dans tout le reste,
que ce qui est le meilleur et le plus parfait,
avec quoi il connaîtra nécessairement aussi ce
qui est le plus mauvais; car il n’y ἃ qu'une
science pour l’un et pour l’autre. Je me réjouis-
sais de cette pensée, croyant avoir trouvé dans
Anaxagore un maitre qui m’expliquerait, selon
mes désirs, la cause de toutes choses, et qui,
après m'avoir dit d’abord si la terre est plate ou
ronde, m’apprendrait la nécessité et la cause de
la forme qu'elle peut avoir, s'appuyant sur le
‘ principe du mieux, et prouvant que c’est pour
le mieux qu’elle doit avoir telle ou telle forme :
de mème, s’il prétendait que la terre occupe le
centre, il m’expliquerait comment c'est aussi
pour le mieux qu'elle doit y étre; et, après
avoir reçu de lui tous les éclaircissemens , je me
promettais de ne plus jamais chercher aucune
autre cause. Je me proposais aussi de l'interro-
ger sur le soleil, sur la lune et sur les autres
planètes, pour connaître les raisons de leurs
278 PHÉDON.
mouvemens, de leurs révolutions et de tout ce
qui leur arrive, et comment c’est pour le mieux
que chacun de ces astres remplit la tâche qu'il
a à remplir; car je ne croyais pas qu'après
avoir avancé que c’est l'intelligence qui les ἃ
ordonnés, il pût alléguer une autre cause de
leur ordre réel que sa bonté et sa. perfection.
Et je me flattais qu'après m'avoir assigné cette
cause et en général et en particulier, 1] me fe-
rait connaître en quoi consiste le bien de cha-
que chose en particulier, et le bien commun à
toutes. Je n'aurais pas donné pour beaucoup
mes espérances. Je me mis donc à l'ouvrage avec
empressement : je lus ses livres le plus tôt que
je pus , impatient de posséder la science du bien
_et du mal; mais combien me trouvai-je bientôt
déchu de ces espérances, lorsque, avançant dans
cette lecture, je vis un homme qui ne fait au-
cun usage de l'intelligence, et qui, au lieu de s’en
servir pour expliquer l’ordonnänce des choses,
met à sa place l'air, l’éther, l’eau et d’autres
choses aussi absurdes! Il me parut agir comme
un homme qui d’abord dirait, Tout ce que So-
crate fait, il le fait avec intelligence; et qui en-
suite, voulant rendre raison de chaque chose
que je fais, dirait qu'aujourd'hui, par exemple,
Je suis ici, assis sur mon lit, parce que mon
corps est composé d'os et de nerfs; que les os,
PHÉDON. 279
étant durs et solides, sont séparés par des join-
tures, et que les muscles lient les os avec les
chairs et la peau qui les renferme et les em-
brasse les uns et les autres; que, les os étant li-
bres dans leurs emboiîtures, les muscles, qui peu-
vent s'étendre et se retirer, font que Je puis
plier les jambes comme vous voyez; et que c’est
la cause pour laquele je suis ici, assis de cette
manière : ou bien encore, c’est comme si, pour
expliquer la cause de notre entretien, 1] la cher-
chait dans le son de la voix, dans l'air, dans
l’ouie et dans mille autres choses semblables,
sans songer à parler de la véritable cause; sa-
voir, que les Athéniens ayant jugé qu'il était
mieux de me condamner, j'ai trouvé aussi qu'il
était mieux d'être assis sur ce lit et d'attendre
tranquillement la peine qu’ils m'ont imposée ;
car je vous jure * que depuis long-temps déja
ces muscles et ces os seraient à Mégare ou en
Béotie , si j'avais cru que cela füt mieux, et si
je n’avais pensé qu'il était plus juste et plus beau-
de rester ici pour subir la peine à laquelle la
patrie m’a condamnée, que de m'échapper et de
m’enfuir comme un esclave. Mais 1] est par trop
ridicule de donner de ces raisons-là. Que l’on
* Le texte porte: par le chien. (Voyez la note de lApo-
logie.)
280 PHÉDON.
dise que si je n'avais ni os ni muscles, et autres
choses semblables, je ne pourrais faire ce que
je jugerais à propos, à la bonne heure; mais
dire que ces os et ces muscles sont la cause de
ce que je fais, et non pas la détermination de
ma volonté et le choix de ce qui est meilleur,
et dire qu’en cela je me sers de l'intelligence,
voilà qui est de la dernière absurdité ; car c’est
ne pouvoir pas faire cette différence , qu’autre
chose est la cause, et autre chose ce sans quoi
la cause ne serait jamais cause; et c’est pourtant
cette condition extérieure du développement de
la cause que la plupart des hommes, qui mar-
chent à tâtons comme dans les ténèbres, pren-
nent pour la cause elle-même, et appellent de
ce nom, qui lui convient si peu. Voilà pourquoi
lun environne la terre d’un tourbillon * pro-
duit par le ciel, et la suppose fixe au centre;
l'autre la conçoit comme une large huche, à la-
quelle il donne l'air pour base "΄ : mais quelle
puissance ἃ ainsi disposé toutes ces choses le
mieux possible ἢ c'est à quoi ils ne songent
point ; ils ne reconnaissent pas là la trace d’une
force supérieure, et croient trouver un Atlas
plus fort, plus immortel et plus capable de
soutenir le monde! et le principe essentiel du
* Empédocle. — ** Anaximène.
PHÉDON. 281
bien, qui.seul lie et soutient tout, ils le rejet-
tent! Quant à moi, pour apprendre ce qu'il en
est de ce mystère , je me serais fait volontiers
le disciple de tous les maîtres possibles; mais
ne pouvant y parvenir ni par moi-même ni
par les autres, veux-tu, Cébès, que je te raconte
dans quelle voie nouvelle je suis entré?
Je brüle de l’apprendre, dit Cébès.
Après m'être lassé à chercher la raison de
toutes choses, je crus que je devais bien prendre
garde qu'il ne m'arrivât ce qui arrive à ceux
qui regardent une éclipse de soleil; il y en a
qui perdent la vue, s'ils n’ont la précaution de
regarder dans l’eau, ou dans quelque autre mi-
lieu, l'image de cet astre. Je craignis aussi de
perdre les yeux de l’ame, si je regardais les
objets avec les yeux du corps, et si je me ser-
vais de mes sens pour les toucher et pour les
connaître: Je trouvai que je devais avoir re-
cours à la raison, et regarder en elle la vérité
des choses. Peut-être que l’image dont je me
sers pour m'expliquer n'est pas entiérement
juste; car moi - même je ne tombe pas d'accord
que celui qui regarde les choses dans la raison
les regarde plutôt dans un milieu, que celui
qui les voit dans leur apparence sensible : mais,
quoi qu'il en soit, voilà le chemin que je pris,
et depuis ce temps-là, supposant toujours le
282 PHÉDON.
principe qui me semble le meilleur, tout ce qui
me parait s’accorder avec le principe, je le prends
pour vrai, qu'il s'agisse des causes, ou de toute
autre chose; et ce qui ne lui est pas conforme,
je le rejette comme faux. Mais je vais m'exph-
quer plus clairement, car je pense que tu ne
m'entends pas encore. |
Non, par Jupiter, Socrate, dit Cébès, je ne
t'entends pas encore trop bien. |
Cependant , reprit Socrate, je ne dis rien de
nouveau; je ne dis que ce que j'ai dit en mille
occasions, et ce que 6 viens de répéter précé-
demment. Pour t'apprendre la méthode dont je
me suis servi pour m'élever à la connaissance
des causes , je reviens à ce que j'ai déja tant re-
battu , et je commence par établir qu'il y ἃ
quelque chose de bon, de beau, de grand, par
soi-même. Si tu m’accordes ce principe, j'espère
arriver à te conduire par-là à la cause de l’im-
mortalité de l’ame.
Ne t'arrête donc pas, dit Cébès, et achève
comme si je te l'avais accordé depuis long-
temps.
Prends bien garde à ce-qui va suivre, conti-
nua Socrate, et. vois si tu peux en tomber d’ac-
cord avec moi. Il me semble que s'il y a quel-
que chose de beau en ce monde, outre le beau
en soi, tout ce qni est beau ne peut l'être que
PHÉDON. 283
parce qu'il participe au beau absolu, et ainsi de
tout le reste. M’accordes-tu cet ordre de causes?
Oui , je l'accorde.
Alors, continua Socrate, je ne comprends
plus, et je ne saurais concevoir toutes ces autres
causes si savantes que lon nous donne. Mais si
quelqu'un vient me dire ce qui fait qu’une chose
est belle, ou la vivacité des couleurs ou ses
formes et d’autres choses semblables, je laisse
là toutes ces raisons, qui ne font que me trou-
bler, et je m’assure moi-même sans façon et
sans art et peut-être trop simplement, que rien
ne la rend belle que la présence ou la com-
munication de la beauté première , de quelque
manière que cette communication se fasse; car
là-dessus je n’affirme rien, simon que toutes les
belles choses sont belles par la présence de la
beauté. C’est à mon avis la réponse la plus sûre,
pour moi comme pour tout autre; et tant que
je m'en tiendrai là, j'espere bien certainement
ne me jamais tromper, et pouvoir répondre en
toute sûreté, moi et tout autre que moi, que
c'est par le reflet de beauté primitive que les
belles choses sont belles. Ne penses -tu pas
comme moi ?
Je le pense.
Ainsi, c'est par la grandeur que les choses
grandes sont grandes, et les petites sont petites
par la petitesse. |
284 PHÉDON.
Out.
Tu ne serais donc pas de l'avis de celui qui
prétendrait qu’un homme est plus grand qu'un
autre de toute la tête, et que cet autre est aussi
plus petit d'autant? mais tu soutiendrais que
tout ce que tu veux dire, c'est que toutes les
choses qui sont plus grandes que d’autres, ne
sont plus grandes que par la grandeur, et que
c’est elle seule, la grandeur en elle-même, qui en
est la cause; et de même, que les petites choses
ne sont plus petites que par la petitesse, la pe-
titesse étant la cause spéciale de ce qu’elles sont
petites. Et tu soutiendrais cette opinion, j'ima-
gine , dans la crainte d’une objection embarras-
sante; car si tu disais qu’un homme est plus
grand ou plus petit de toute la tête, on pour-
rait te répondre d’abord que le même objet fe-
rait la grandeur du plus grand, et la petitesse
du plus petit; et ensuite que c’est à la hauteur
de la tête , qui pourtant est petite en elle-même,
que le plus grand devrait sa grandeur; et il se-
. rait en effet merveilleux qu’un homme fût grand
par quelque chose de petit. N’aurais-tu pas cette
crainte ?
Sans doute, dit Cébès en riant.
Ainsi, ne cramdrais-tu pas de dire que si dix
est plus que huit de deux, c’est à cause de
deux, et non pas à cause de la quantité; ou
PHÉDON. 285
bien encore que si deux coudées sont plus
qu'une coudée, c’est à cause de la coudée en
sus, et non pas à cause de la grandeur? car
il y ἃ même sujet de crainte.
Bien certainement.
Mais quoi! ne ferais-tu pas difficulté de dire
que si l’on ajoute un à un, c’est alors l'addition
qui est la cause du multiple deux, ou que, si
l'on partage un en deux, c’est la division? ou
plutôt n’affirmerais-tu pas hautement que tu ne
connais d'autre cause de chaque phénomène
que leur participation à l'essence propre à la
classe à laquelle chacun d’eux appartient; et
qu'en conséquence tu n'imagines pas d'autre
cause du mulüple deux que sa participation à
la duité, dont participe nécessairement tout ce
qui devient deux, comme tout ce qui devient
un, participe de l'unité? N’abandonnerais-tu pas
les additions, les divisions et toutes les autres
subtilités de ce genre, laissant à de plus savans
à asseoir sur de pareilles bases leurs raisonne-
mens, tandis que pour toi, arrêté, comme on
dit, par la peur de ton ombre et-de ton igno-
rance, tu t'en tiendrais au solide principe que
nous avons établi? Que si on venait l’attaquer,
ne laisserais-tu pas cette attaque sans réponse,
_ jusqu’à ce que tu eusses examiné toutes les con-
séquences qui dérivent de ce principe, et re-
286 PHÉDON,
connu toi-même si elles s'accordent ou ne s’ac-
cordent pas entre elles? Et si tu étais obligé :
d’en rendre raison, ne le ferais-tu pas encore,
en supposant un autre principe plus général et
plus sûr, jusqu’à ce qu'enfin tu eusses trouvé
quelque chose de satisfaisant, mais en évitant
d’embrouiller tout, comme ces disputeurs, et de
confondre le premier principe avec ceux qui en
dérivent, pour arriver à la vérité des choses? II
est vrai que pour ces disputeurs c’est peut-être
là ce dont ils ne s'occupent guère; 1] leur suffit,
en mélant tout dans leur sagesse, de-pouvoir se
plaire à eux-mêmes. Quant à toi, si tu es phi-
losophe, tu agiras, je pense, comme je l’ai dit.
__ Parfaitement, dirent en même temps Simmias
et Cébès. |
ÉCHÉCRATÈS.
Eh! par Jupiter, Phédon, ils avaient raison ;
car il m'a semblé que Socrate s’exprimait avec
une netteté merveilleuse pour ceux-là même qui
auraient eù le moins d'intelligence.
| PHÉDON.
Tous ceux qui étaient là furent de cet avis. |
ÉCHÉCRATES.
Et c'est ce que nous pensons, nous qui n'y
étions pas, sur le récit que tu nous en fais.
Mais que dit-on après cela? |
PHÉDON. 287
PHÉDON.
Il me semble, si je m'en souviens bien, qu’a-
près qu'on lui eût accordé que toute idée existe
en soi, et que c’est de la participation que les
choses ont avec elle qu'elles tirent leur déno-
mination , 1] continua ainsi : Si ce principe est
vrai, quand tu dis que Simmias est plus grand
que Socrate, et plus petit que Phédon, ne dis-
tu pas que dans Simmias se trouvent en même
tems la grandeur et la petitesse ?
Oui, dit Cébés.
Mais ne conviens-tu pas que si tu dis; Sim-
mias est plus grand que Socrate; cette proposi-
tion telle qu'elle est littéralement, n'est pas
exacte? car 1l n’est pas dans la nature de Sim-
mias d’être plus grand; il ne l'est pas parce
qu'il est Simmias, mais 1] l'est par la grandeur
qu'il a accidentellement. Et encore, il n’est pas
plus grand que Socrate parce que Socrate est
Socrate, mais parce que Socrate participe de la
_petitesse en comparaison de la grandeur de
Simmias.
Cela est vrai. |
De même Simmias n'est pas plus petit que
Phédon parce que Phédon est Phédon, mais
parce que Phédon est grand, si on le compare
à ÿmmias qui est petit.
C’est cela.
288 PHÉDON.
Ainsi Simmias est appelé à la fois petit et
grand, et il est entre les deux, surpassant la
petitesse de l’un par la supériorité de sa gran-
deur , et reconnaissant à l’autre une grandeur
qui surpasse sa petitesse. Et se mettant à rire
en même temps: En vérité, ditil, j'ai bien l’air
de m’exprimer avec toute l'exactitude d’un gref-
fier, mais enfin la chose est ainsi.
Cébès en convient.
Et j'appuie là-dessus parce que je voudrais
te voir de mon opinion. Car il me semble que
non-seulement la grandeur ne peut jamais être.
en même temps grande et petite, mais encore
que la grandeur qui est en nous n’admet point
la petitesse et ne peut être _surpassée; car de
deux choses l’une, ou la grandeur s'enfuit et
se retire à l'approche de son contraire qui est
la petitesse, ou elle cesse d'exister quand l’autre
survient; mais jamais si elle demeure et reçoit
la petitesse, elle ne pourra pour cela vouloir
être autre chose que ce qu'elle était : ainsi, par
exemple, après avoir admis la petitesse, je n’en
suis pas moins le même que j'étais auparavant,
avec cette seule différence que je suis le même,
petit. La grandeur ne peut être petite en même.
temps qu’elle .est grande, et de même la peti-
tesse qui est en nous n'empiète jamais surgla
grandeur ; en un mot, aucun des contraires pen- -
+
PHÉDON. 289
dant qu'il est ce qu'il est ne peut vouloir deve-
nir ou être son contraire; mais ou il se retire,
ou il périt quand l’autre arrive.
Oui, dit Cébès, j'en suis convaincu. Mais quel-
qu’un de la compagnie, je ne me souviens pas
bien qui c'était, s'adressant à Socrate: Eh! par
les Dieux, lui dit-il, n’as-tu pas déja admis le
contraire de ce que tu dis? car n'es-tu pas con-
venu que le plus grand naït du plus petit, et
le plus petit du plus grand ; en un mot, que les
contraires naissent toujours de leurs contraires?
et présentement, il me semble que je t’entends
dire que cela ne peut jamais arriver.
Socrate s'était penché en avant pour enten-
dre. Fort bien, dit-il, tu as raison de rappeler
ce qui s’est dit; mais tu ne vois pas la diffé-
rence qu'il y a entre ce que nous avons dit
alors, et ce que nous disons maintenant. Nous
avons dit qu’une chose naït de son contraire;
et ici nous disons qu’un contraire ne devient
jamais lui-même son contraire, ni en nous ni
dans la nature. Alors, mon ami, nous parlions
des choses positives qui ont leur contraire, et
nous pouvions les nommer chacune par leur
. nom; ici nous parlons des essences mêmes, qui
par leur présence donnent leur nom aux choses
où elles se rencontrent: et c’est de ces dernières
que nous prétendons qu’elles ne peuvent naître
1. 19
290 ΟῚ PHÉDON. ᾿
l’une de l’autre. En disant cela, il regardait Cé-
bès; et il lui demanda: Eh bien! l'objection
qu’on vient de faire ne t'a-t-elle pas troublée ?
Non, dit Cébès, je ne suis pas si faible, sans
vouloir toutefois assurer que rien ne soit dé-
sormais capable de me troubler.
Nous sommes donc bien d'accord, continua
Socrate, et sans aucune restriction, que Jamais
un contraire ne peut devenir son propre con-
traire à lui-même.
Cela est vrai, dit Cébes.
Vois encore si tu conviendras de ceci : YŸ a-t-
il quelque chose que tu appelles le chaud, quel-
que chose que tu appelles le froid?
Assurément.
La même chose que la neige et le feu?
Non, par Jupiter.
Le chaud est donc quelqu’autre chose que le
feu, et le froid quelqu’autre chose que la neige! 9
Oui, certes.
Mais tu conviendras, je pense, que, d’après
ce que nous disions tout à l'heure, la neige,
quand elle a reçu le chaud , ne peut rester neige,
comme elle était, et être chaude, mais il faut
ou qu'elle se retire à l'approche du chaud, ou
qu'elle périsse.
Il n’y a pas de doute.
Et le feu äussi, à l'approche du froid, doit se
ων
ε
PHÉDON. a91
retirer ou périr ? car il est impossible qu'après
avoir reçu le froid il soit encore feu, comme il
était, et qu'il soit froid.
Fort bien, dit-il.
Telle est donc, reprit Socrate, la nature de
quelques-unes de ces choses ; que non-seulement
la même idée garde toujours le même nom,
mais que ce nom sert aussi pour d’autres choses,
qui ne sont pas ce qu'elle est elle-même, mais
qui en ont la forme, tant qu’elles existent. Des
exemples éclairciront ce que je dis: L’impair
doit toujours avoir le même nom, n'est-ce pas?
Oui, sans doute.
Or, je te demande, est-ce la seule chose qui
ait ce nom? ou y a-t-il quelque autre chose qui
ne soit pas l’impair , et que cependant 1] faille
désigner du même nom, parce qu'elle est d’une
nature à n'être jamais sans l'impair? comme,
par exemple, le nombre trois et plusieurs au-
tres : arrêtons-nous sur celui-là. Ne trouves-tu
pas que le nombre trois doit être toujours ap-
pelé de son nom, et en même temps du nom
d'impair, quoique l'impair ne soit pas la même
chose que le nombré trois? Cependant telle est
la nature de ce nombre, de celui de cinq, et de
toute la moitié des nombres, que, quoique cha-
cun d'eux ne soit pas ce qu’est limpair, il est
pourtant toujours impair. Il en est de même du
| | 10.
t”
|
292 PHÉDON.
ΠΤ nombre deux, de celui de quatre, et de l'aitre
moitié des nombres, dont chacun, sans être ce
qu'est le pair, est pourtant toujours pair. N’en
demeures-tu pas d'accord ἢ
Le moyen de s’en empêcher ?
Fais attention à. ce que je veux démontrer :
c’est qu’il paraît que non-seulement ces contrai-
res qui s’excluent, mais encore toutes les autres
choses qui, sans être contraires entre elles, ont
pourtant aussi leurs contraires, ne semblent
pas pouvoir recevoir. l'essence contraire à celle
qu'elles ont; mais dès que cette essence contraire
approche , elles périssent ou se retirent. Le nom-
bre trois, par exemple, ne dirons-nous pas qu'il
doit périr ou éprouver tout ad monde plutôt
que de devenir jamais nombre pair en restant
trois ?
Assurément, dit Cébès.
Cependant, dit Socrate, le deux n'est pas
contraire au trois.
Non, sans doute. :
Ce n'est donc pas seulement les contraires qui
s'excluent, mais il y a encore d’autres choses in-
compatibles.
Cela est sùr.
Veux-tu que nous déterminions , si nous le
pouvons, quelles elles sont ?
Je le veux bien.
PHÉDON. 293
Ne serait-ce pas celles, à Cébès, qui, quelle
que soit la chose dans laquelle elles se trouvent,
la forcent non-seulement à retenir l'idée qui
lui est essentielle, mais encore à repousser toute
autre idée contraire à celle-là.
Comment dis-tu ?
Ce que nous disions tout à l'heure : tu com-
prends que tout ce où se trouvera l'idée de
trois, non-seulement doit nécessairement de-
meurer trois, mais aussi demeurer impair.
Qui en doute?
Eh bien, je dis que dans une chose telle que
celle-là il ne peut jamais entrer d'idée contraire
à celle qui la constitue.
Non, jamais.
Or, ce qui la constitue, n'est-ce pas Yimpair ?
Oui.
Et l'idée contraire à l'idée de l’impair, n'est-
ce pas celle du pair?
Oui.
L'idée du pair ne se trouve donc jamais dans
le trois ? : |
Non, sans doute.
Le trois est donc incapable du pair?
Incapable.
Car le trois est impair.
Assurément.
Voilà donc ce que nous voulions déterminer,
294 PHÉDON.
c'est-à-dire les choses qui, sans être contraires
à une autre, excluent pourtant cette autre ;
comme le trois, qui, bien qu'il ne soit pas
contraire au nombre pair, ne l’admet pas da-
vantage; car il apporte toujours avec lui quel-
que chose qui est contraire au pair, comme le
deux apporte toujours quelque chose de con-
traire à l'impair, comme le feu au froid, et
plusieurs autres choses. Vois donc si tu n'ac- |
cepterais pas cette proposition : Non-seulement
le contraire n’admet pas son contraire, mais
tout ce qui apporte avec soi un contraire, en
se communiquant à une autre chose, n'admet
rien de contraire à ce qu’il apporte avec soi.
Penses-y bien encore : car il n’est pas mal d’'en-
tendre cela plusieurs fois. Le cinq ne recevra
jamais l'idée du pair; comme le dix, qui est
le double, ne recevra jamais l'idée de Vimpair;
et ce double lui-même, bien que son contraire
ce ne soit pas l’impair, ne recevra pourtant pas
l’idée de limpair, non plus que ni les trois
quarts, ni la moitié, ni le tiers, ni toutes les
autres parties ne recevront jamais l’idée de l’en-
tier, si du moins tu me suis et demeures d’ac-
cord avec moi.
Je te suis à merveille, et jen demeure d’ac-
cord. | |
Maintenant je vais recommencer à te faire des .
PHÉDON. 205
quéstions; et toi, ne me fais pas des réponses
qui soient identiques à mes demandes, mais des
réponses différentes , ainsi que je vais t'en don-
ner l'exemple. Outre la manière de répondre,
dont nous avons parlé d’abord, et qui est sûre,
ce que nous venons de dire m’en fait découvrir
une autre, qui ne l’est pas moins. Si tu me de-
mandais ce qui dans le corps fait qu'il est chaud,
je ne te ferai pas cette réponse à la fois très-
sûre et très-ignorante, que c’est la chaleur ; mais
de tout ce que nous venons de dire, je tirerai
une réponse plus savante, et je te dirai que
c'est le feu; et si tu me demandes ce qui fait
que le corps est malade, je ne te répondrai pas
que c’est la maladie, mais la fièvre; et si tu me
demandes ce qui fait le nombre impair, je ne te
répondrai pas l'imparité mais l'unité, et ainsi
du reste. Vois si tu as entendu suffisamment ce
que je veux?
Je t'ai parfaitement entendu.
Réponds-moi donc, continua-t-il. Qui fait
que le corps est vivant ?
C’est l'ame.
᾿ Et en est-il toujours ainsi?
Comment en serait-il autrement, dit Cébès.
L’ame apporte donc avec elle la vie partout
où elle entre?
Cela est certain.
296 PHÉDON.
Y a-t-il quelque chose de contraire à la vie,
ou n'y a-t-1l rien?
Oui, il y a quelque chose.
Qu'est-ce ?
La mort. |
L’ame n’admettra donc jamais ce qui est con-
traire à ce qu’elle apporte toujours avec elle;
cela suit nécessairement de nos principes.
J'en conviens, dit Cébeés.
Mais comment appelons-nous ce qui ne re-
Le jamais l'idée du paire
L'impair.
Comment appelons-nous ce qui n 'admet- pas
la justice, et ce qui n’admet pas l'ordre?
L'injustice et le désordre. |
Soit. Et ce qui ne reçoit jamais la mort, com-
ment l’appelons-nous ?
Immortel. | | |
L’ame ne reçoit point la mort ?
Non.
L’ame est donc immortelle ?
Immortelle.
Dirons-nous que cela est démontré, ou trou-
vons-nous qu'il manque quelque chose à la dé-
monstration ?
_ Cela est très- suffisamment démontré, So-
crate.
Quoi donc, dit-il, ὁ Cébès! si c'était une né-
PHÉDON. 297
cessité que l’impair füt périssable, le trois ne
le serait-il pas aussi ?
‘Qui en doute ἢ
Si ce qui est sans chaleur était aussi néces-
sairement impérissable, toutes les fois que quel-
qu’un approcherait le feu de la neige, la neige
ne subsisterait - elle pas saine et sauve? car elle
ne périrait point, et l’on aurait beau l’exposer
au feu, elle ne recevrait jamais la chaleur.
Trés-vrai.
Tout de même, si ce qui n’est point suscep-
tible de froid était nécessairement exempt de
_pénir, lorsque quelque chose de froid appro- "
cherait du feu il ne s’éteindrait pas, il ne pé-
rirait pas, mais il sortirait de là dans toute sa
force. | |
Nécessairement.
Il faut donc nécessairement aussi dire la même
chose de ce qui est immortel. Si ce qui est
immortel est aussi impérissable, il est impossi-
ble que lame, quand la mort approche d'elle,
puisse périr; car, selon ce que nous venons de
dire, lame ne recevra jamais la mort, elle ne
sera jamais morte, comme le trois, n1 aucun
autre nombre impair, ne peut jamais être pair;
comme le feu, ni la chaleur du feu, ne peut ja-
mais devenir froideur. On me dira peut-être :
Que l'impair ne puisse devenir pair par l’arrivée
208 PHÉDON.
du pair, nous en sommes convenus; mais qui
empêche que l’impair venant à périr, le pair ne
prenne sa place? Je ne pourrais pas répondre à
cette objection, que l'impair ne périt point,
‘puisque limpair n’est point impérissable. Mais
si nous l’avions trouvé impérissable, nous pour-
rions soutenir aisément que le pair aurait beau
survenir, l'impair et le trois se tireraient d’af-
faire, et nous soutiendrions la même chose du
feu, du chaud et des autres choses semblables.
N'est-ce pas? |
Assurément , dit Cébeès.
Et par conséquent, sur l'immortel dont il
s'agit présentement , si nous convenons que tout
ce qui est immortel est impérissable, il faut né-
cessairement que l'ame soit non-seulement im-
mortelle, mais absolument impérissable ; si nous
n'en convenons pas, il faut chercher d’autres
preuves. .Ν
Cela n’est pas nécessaire, dit Cébès; car
qui serait impérissable , si ce qui est immortel
et éternel est sujet à périr ?
Que Dieu, reprit Socrate, que l'essence et
l'idée de la vie, et s’il y a quelque autre chose
encore d'immortel, que tout cela soit exempt
de périr, c’est ce que personne ne pourra nier.
Par Jupiter, tous les hommes en convien-
dront ; et les dieux bien plus encore, je pense.
| e
΄ PHÉDON.: 299
Or, puisque l’rmmortel est impérissable, l'ame,
si elle est immortelle, peut-elle n'être pas im-
périssable ?
Il faut qu’elle le soit nécessairement.
Lors donc que la mort approche de l’homme,
‘ce qu'il y a de mortel en lui meurt, à ce qu'il
paraît; ce qu'il y ἃ d’immortel et d’incorruptible
se retire intact et cède la place à la mort.
Cela est évident.
Si donc il y a quelque chose d’immortel et
d'impérissable, l'ame, ὁ Cébès, doit l'être; et
nos ames existeront réellement dans lautre
monde. |
Je n’ai rien à dire contre cela, à Socrate, Je
ne puis que me rendre à tes raisons; mais si
.Simmias ou les autres ont quelque chose à ob-
jecter, ils feront fort bien de ne pas se taire;
car quel autre temps pourront-ils jamais trou-
ver pour s'entretenir et pour s’éclairer sur ces
matières ?
Ni moi non plus, dit Simmias, je n'ai rien
à opposer à Socrate; mais J'avoue que la gran-
deur du sujet et le sentiment de la faiblesse na-
turelle à l’homme me laissent toujours malgré
moi un peu d'incrédulité.
Non-seulement ce que tu dis R est fort bien
dit, Simmias, reprit Socrate , mais quelque sûrs
que nous paraissent les principes dont nous
- τ - πα .ᾳ“Ψ0{ᾳᾳι νον
300 | PHÉDON.
sommes partis, il faut encore les reprendre
pour les examiner avec plus de soin : quand
vous vous en serez bien pénétrés, vous conce-
vrez mes raisons, je crois, autant qu'il est pos-
sible à des hommes de comprendre ces matières;
et quand vous les aurez bien conçues, vous ne
chercherez rien au-delà.
Fort bien, dit Cébes. |
Mes amis, une chose qu'il est juste de pen-
ser, c'est que si l'ame est immortelle, il faut
en avoir soin, non-seulement pour ce temps
que nous appelons le temps de la vie, mais en-
core pour le temps qui la suit; et peut-être trou-
vera-t-on que le danger auquel on s'expose en
la négligeant, est très-grave. Car si la mort était
la cessation absolue de toute existence, ce serait
un grand gain pour les méchans après leur mort
d’être délivrés à la fois de leur corps, de leur
ame .et de leurs vices ; mais puisque l’ame est
immortelle, elle n’a d'autre moyen de prévenir
les maux qui l’attendent , et il n’y ἃ d'autre salut
pour elle, que de devenir éclairée et vertueuse.
En effet, l'ame se rend dans l’autre monde n’em-
_ portant avec elle que les habitudes. contractées
pendant la vie, et qui, à ce qu’on dit, lui rap-
portent de grands biens ou de grands maux dès”
le premier instant de son arrivée. Voici ce qui
se passe, dit-on, lorsque quelqu’un est mort: le
PHÉDON. 301
méme génie qui a été chargé de lui pendant sa
vie, le conduit dans un .certain lieu où les
morts se rassemblent pour être jugés avant d’al-
ler dans l’autre monde avec le même conduc-
teur auquel 1] ἃ été ordonné de les conduire
d'ici jusque-là, et après qu'ils ont recu là les
biens ou les maux qu'ils méritent, et qu'ils y
ont demeuré tout le temps prescrit, un autre
conducteur les ramène dans cette vie après de
longues et nombreuses révolutions de siècles.
Ce chemin n'est pas tel que Télèphe * le décrit
dans Eschyle ; car il dit que le chemin qui con-
duit à l’autre monde est simple : et 1] me parait
qu'il n'est ni unique ni simple; sil l'était, on
n'aurait pas besoin de guide; 1] est impossible
de se tromper de chemin, quand il n’y en à
qu'un : au contraire, 1] parait qu'il a plusieurs
détours et plusieurs traverses, comme je le con-
jecture de ce qui se pratique dans nos sacrifices
et dans nos cérémonies religieuses. L’ame tem-
pérante et sage suit volontiers son guide, et avec
la conscience du sort qui l'attend; mais celle
qui tient à son corps par ses passions, comme ᾿
je le disais précédemment, y reste long-temps
attachée ainsi qu’au monde visible, et’ ce: n’est
qu'après beaucoup de résistances et beaucoup de
* Télèphe, nom d’une tragédie perdue, d’Euripide.
--“"-...-,...
ET Le ne nl
302 PHÉDON.
souffrances, par force et à grande peine, qu’elle
est entrainée par le guide qui lui a été assigné.
Quand lame est arrivée au rendez-vous des
ames, si elle est impure, souillée, par exemple,
de meurtres injustes ou d’autres actions sem-
blables, que des ames semblables à la sienne
peuvent seules avoir commises, toutes les autres
la fuyent et l’ont en horreur; aucune ne veut
être sa compagne mi sa conductrice , et elle erre
dans un abandon total, jusqu’à ce que, après
un certain temps, la nécessité l’entraine dans le
séjour qui lui convient. Mais celle qui a passé
sa vie avec pureté et avec tempérance, ἃ les
dieux mêmes pour compagnons et pour guides,
et va habiter le lieu qui lui a été réservé; car
la terre a bien des lieux différens et admirables,
et elle-même n’est point telle que se la figurent
ceux qui ont coutume de vous en faire des
descriptions, d’après ce que jai entendu dire
par quelqu'un.
Alors Simmias : Comment dis-tu , Socrate? J'ai
aussi entendu dire plusieurs choses de la terre,
mais ce ne sont pas les mêmes que tu as adop-
tées : Je t’entendrais volontiers là-dessus.
Pour t'en faire le récit, ὁ Simmias, je ne crois
| pas qu'on ait besoin de l’art de Glaucus*; mais
" Avoir besoin de l'art de Glaucus, proverbe pour ex-
PHÉDON. 303
t'en prouver la vérité est plus difficile, et je ne
sais si tout l’art de Glaucus y suffirait. Peut-être
même cette entreprise est-elle au-dessus de mes
forces; et quand elle ne le serait pas, le peu de
temps qui me reste à vivre, ne souffre pas que
nous entamions un si long discours. Quant à te
donner une idée de la terre et de ses différens
lieux, comme je me figure que la chose est,
rien n'empêche que j'essaie de le faire.
Cela nous suffira , dit Simmias.
Premièrement, reprit Socrate, 16 suis per-
suadé que si la terre est au milieu du ciel et
de forme sphérique, elle n’a besoin mi de l'air,
ni d'aucun autre appui pour s'empêcher de
tomber, mais que le ciel même, qui l’environne
également , et son propre équilibre suffisent
pour la soutenir; car toute chose qui est en
équilibre au milieu d’une autre qui la presse
également , ne saurait pencher d'aucun côté, et
par conséquent demeure fixe et immobile; voilà
de quoi je suis persuadé.
Et avec raison, dit Simmias.
De plus, je suis convaincu que la terre est
fort grande, et que nous n’en habitons que cette
petite partie qui s'étend depuis le Phase jus-
primer une chose difficile. Glaucus était, à ce qu’on croit
le plus généralement, un habile ouvrier en fer.
304 PHÉDON.
qu'aux colonnes d’Hercule, répandus autour de
la mer comme des fourmis ou des grenouilles
autour d’un marais: et Je suis convaincu qu'il y
a plusieurs autres peuples qui habitent d’autres
parties semblables; car partout sur la face de
la terre il y a des creux de toutes sortes de
grandeur et de figure, où se rendent les eaux,
les nuages et l'air grossier, tandis que la terre
elle - même est au - dessus dans ce ciel pur
où sont les astres, et que la plupart de ceux
qui s’occupent de ces matières appellent l’éfher,
dont tout ce qui afflue perpétuellement dans
les cavités que nous habitons n’est proprement
que le sédiment. Enfoncés dans ces cavernes
sans nous en douter, nous croyons habiter le
baut de la terre, à peu près comme quelqu'un
qui, faisant son habitation dans les abymes de
l'océan, s'imaginerait habiter au-dessus de la
mer, et qui, pour voir au travers de l’eau le
soleil et les autres astres, prendrait la mer pour
le ciel, et n'étant jamais monté au-dessus, à
cause de sa pesanteur et de sa faiblesse, et n’ayant
jamais avancé la tête hors de l’eau, n’aurait ja-
mais vu lui-même combien le lieu que nous ha-
bitons est plus pur et plus beau que celui qu'il
habite, et n’aurait jamais trouvé personne qui
pût l'en instruire. Voilà l’état où nous sommes.
Confinés dans quelques creux de la terre, nous
PHÉDON. 305
croyons en habiter les hauteurs; nous prenons
l'air pour le ciel, et nous croyons que c’est là
le véritable ciel dans lequel les astres font leur
cours; c'est-à-dire que notre pesanteur et notre
faiblesse nous empêchent de nous élever au-
dessus de l'air; car si quelqu'un allait jusqu’au
haut, et qu'il püt s’y élever avec des ailes, il
n'aurait pas plus tôt mis la tête hors de cet air
grossier, qu'il verrait ce qui se. passe dans cet
heureux séjour , comme les poissons en s’éle-
vant au-dessus de la surface de la mer voient
ce qui se passe dans l’air que nous respirons :
et s'il était d’une nature propre à une longue
contemplation, il connaïtrait que c'est le véri-
table ciel, la véritable lumière, la véritable terre;
car cette terre, ces roches, tous les lieux que
nous habitons, sont corrompus et calcinés,
comme ce qui est dans la mer est rongé par
l’âcreté des sels : aussi dans la mer on ne trouve
que des cavernes, du sable, et, partout où 1]
y a de la terre, une vase profonde ; il n’y naït
rien de parfait, rien qui soit d'aucun prix, rien
enfin qui puisse être comparé à ce que nous
avons ici. Mais ce qu’on trouve dans l’autre sé-
jour est encore plus au-dessus de ce que nous
voyons dans le nôtre; et, pour vous faire con-
näître la beauté de cette terre pure, située au
milieu du ciel, je vous dirai, si vous vou-
I. 20
306 PHÉDON.
lez, une belle fable qui mérite d’être écoutée.
Et nous, Socrate, nous l'écouterons avec un
très-grand plaisir, dit Simmias.
On raconte, dit-il, que la terre, si on la
regarde d'en haut, parait comme un de nos
ballons couverts de douze bandes de différentes
couleurs, dont celles que nos peintres em-
ploient ne sont que les échantillons; mais les
couleurs de cette terre sont infiniment plus
brillantes et plus pures, et elles l'environnent
toute entière. L’une est d’un pourpre merveil-
leux; l’autre, de couleur d’or; celle-là, d'un
blanc plus brillant que le gypse et la neige; et
ainsi des autres couleurs qui la décorent, et
qui sont plus nombreuses et plus belles que
toutes celles que nous connaissons. Les creux
même de cette terre, remplis d’eau et d'air, ont
aussi leurs couleurs particulières, qui brillent
parmi toutes les autres; de sorte que dans toute
son étendue cette terre ἃ l'aspect d’une diver-
sité continuelle. Dans cette terre si parfaite,
tout est en rapport avec elle, plantes, arbres,
fleurs et fruits; les montagnes même et les
pierres ont un poli, une transparence, des cou-
leurs incomparables; celles que nous estimons
tant ici, les cornalines, les jaspes, les émerau-
des, n’en sont que de petites parcelles. Il n’y
en ἃ pas une seule, dans cette heureuse terre,
PHÉDON. 307
qui ne les vaille, ou ne les surpasse encore :
et la cause en est que là les pierres précieuses
sont pures ; qu'elles ne sont n1 rongées, ni gà-
tées comme les nôtres par l’âcreté des sels et
par la corruption des sédimens qui descendent
et s'amassent dans cette terre basse, où ils in-
fectent les pierres et la terre, les plantes et les
animaux. Outre toutes ces beautés, cette terre
est ornée d'or, d'argent et d’autres métaux pré-
cieux, qui, répandus en tous lieux en abon-
dance, frappent les yeux de tous côtés, et font
de la vue de cette terre un spectacle de bien-
heureux. Elle est aussi habitée par toutes sortes
d'animaux et par des hommes, dont les uns
sont répandus au milieu des terres, et les autres
autour de l'air, comme nous autour de la mer,
et d’autres dans des îles que l'air forme près
du continent; car l'air est là ce que sont 1ci
l’eau et la mer pour notre usage; et ce que l'air
est pour nous, pour eux est l’éther. Leurs sai-
sons sont si bien tempérées, qu’ils vivent beau-
coup plus que nous, toujours exempts de ma-
ladies ; et pour la vue, l’ouie, l'odorat et tous
les autres sens, et pour l'intelligence même, ils
sont autant au-dessus de nous, que l'air sur-
passe l’eau en pureté, et que l’éther surpasse
l'air. Ils ont des bois sacrés, des temples, que
les dieux habitent réellement; des oracles, des
20..
Φ
308 PHÉDON.
prophéties, des visions, toutes les marques du
commerce des dieux : ils voient aussi le soleil
et la lune et les astres tels qu'ils sont; et tout
le reste de leur félicité suit à proportion.
Voilà quelle est. cette terre à sa surface ; elle
a tout ‘autour d'elle plusieurs lieux, dont les
uns sont plus profonds et plus ouverts que le
pays que nous habitons; les autres plus pro-
fonds, mais moins ouverts, et d’autres moins
profonds et plus plats. Tous ces lieux sont per-
cés par-dessous en plusieurs points, et commu-
_niquent entre eux par des conduits, tantôt plus
larges, tantôt plus étroits, à travers lesquels
coule, comme dans des. bassins, une quantité
immense. d’eau, des masses surprenantes de
fleuves souterrains qui ne s’épuisent jamais ; des
sources d'eaux froides et d'eaux chaudes; des
_fleuves de feu et d’autres de boue, les uns plus
liquides, les autres plus épais, comme en Sicile
ces torrens-de boue et de feu qui précèdent la
lave, et comme la lave elle-même. Ces lieux se
remplissent de l’une ou de l’autre de ces ma-
tières, selon la direction qu’elles prennent cha-
que fois en se débordant. Ces masses énormes
se meuvent en haut et en bas, comme un ba-
lancier placé dans l’intérieur de la terre. Voici
à peu près comment ce mouvement s'opère :
parmi les ouvertures de la terre, il en est une,
®
PHÉDON. 309
la plus grande de toutes, qui passe tout au tra-
vers de la terre; c’est celle dont parle Homère,
quand 1] dit * :
Bien loin, là où sous la terre est le plus profond abyme ;
et que lui-même ailleurs, et beaucoup d’autres
appellent le Tartare. C'est là que se rendent, et
c'est de là que sortent de nouveau tous les
fleuves, qui prennent chacun le caractère et la
ressemblance de la terre sur laquelle ils pas-
sent. La cause de ce mouvement en sens con-
traire, c’est que le liquide ne trouve là ni fond
ni appui; il s’agite suspendu , et bouillonne
sens dessus dessous; l'air et le vent font de
même tout à l’entour, et suivent tous ses mou-
vemens et lorsqu'il s'élève et lorsqu'il retombe ;
et comme dans la respiration, où l'air entre
et sort continuellement, de même ici Pair,
emporté avec le liquide dans deux mouvemens
opposés, produit des vents terribles et mer-
veilleux, en entrant et en sortant. Quand donc
les eaux, s’élançant avec force, arrivent vers le
lieu que nous appelons le lieu inférieur, elles
forment des courans qui vont se rendre, à tra-
vers la terre, vers des lits de fleuves qu'ils ren-
contrent, et qu’ils remplissent comme avec une
* Iliade, Liv. VIII, v. 14.
310 PHÉDON.
pompe. Lorsque les eaux abandonnent ces
lieux et s’élancent vers les nôtres , elles les rem-
plissent de la même manière; de là elles se ren-
dent , à travers des conduits souterrains, vers
les différens lieux de la terre, selon que le pas-
sage leur est frayé, et forment les mers, les
lacs, les fleuves et les fontaines; puis s’enfon-
çant de nouveau sous la terre, et parcourant
des espaces, tantôt plus nombreux et plus longs,
tantôt moindres et plus courts, elles se jettent
dans le Tartare, les unes beaucoup plus bas,
d’autres seulement un peu plus bas, mais toutes
plus bas qu’elles n’en sont sorties. Les unes res-
sortent et retombent dans l’abyme précisément
du côté opposé à leur issue; quelques autres,
du même côté : il en est aussi qui ont un cours
tout-à-fait circulaire, et se replient une ou plu-
sieurs fois autour de la terre comme des ser-
pens, descendent le plus bas qu’elles peuvent,
et se jettent de nouveau dans le Tartare. Elles
peuvent descendre de part et d’autre jusqu’au
milieu, mais pas au-delà; car alors elles remon-
teraient : elles forment plusieurs courans fort
grands; mais il y en a quatre principaux, dont le
plus grand, et qui coule le plus extérieurement
tout autour, est celui qu’on appelle Océan. Ce-
lui qui lui fait face, et coule en sens contraire,
est l’Achéron, qui, traversant des lieux dé-
PHÉDON. 311
serts, et s’enfonçant sous la terre, se jette dans
le marais Achérusiade, où se rendent les ames
de la plupart des morts qui, après y avoir de-
meuré le temps ordonné, les unes plus, les au-
tres moins, sont renvoyées dans ce monde pour
y animer de nouveaux êtres. Entre ces deux
fleuves coule un troisième, qui, non loin de
sa source, tombe dans un lieu vaste, rempli de
feu , et y forme un lac plus grand que notre
mer, où l’eau bouillonne mélée avec la boue.
Il sort de là trouble et fangeux, et continuant
son cours en spirale, il se rend à l'extrémité
du marais Achérusiade, sans se mêler avec ses
eaux; et après avoir fait plusieurs tours sous
terre, 1l se jette vers le plus bas du Tartare;
c'est ce fleuve qu’on appelle le Puriphlégéton,
dont les ruisseaux enflammés saillent sur la
terre, partout où ils trouvent une issue. Du côté
opposé, le quatrième fleuve tombe d’abord dans
un lieu affreux et sauvage, à ce que l’on dit,
et d’une couleur bleuâtre. On appelle ce lieu
Stygien, et Styx le lac que forme le fleuve en
tombant. Après avoir pris dans les eaux de ce
lac des vertus horribles, 1] se plonge dans la
terre, où il fait plusieurs tours; et se dirigeant
vis-à-vis du Puriphlégéton, il le rencontre dans
le lac de l’Achéron, par l’extrémité opposée. Il
ne méle ses eaux avec les eaux d'aucun autre
312: PHÉDON.
fleuve; mais, après avoir fait le tour de la terre,
il se jette aussi dans le Tartare, par l'endroit
opposé au Puriphlégéton. Le nom de ce fleuve
est le Cocyte, comme lappellent les poëtes.
Tel est le séjour des morts. Quand chacun
d'eux est arrivé dans le lieu où le démon le
conduit, on juge d’abord s'ils ont mené une vie
sainte et juste. Ceux qui sont trouvés avoir vécu
de manière qu'ils ne sont ni entièrement cri- -
minels, ni entiérement innocens, sont envoyés
᾿ὰ l'Athéron; ils s'embarquent sur des nacelles,
et sont portés au lac Achérusiade, où ils habi-
tent; et, après avoir subi la peine des fautes
qu'ils ont pu. commettre, ils sont délivrés, et
reçoivent la récompense de leurs bonnes ac-
tions, chacun selon son mérite. Ceux qui sont
trouvés incurables, à cause de l’énormité de
leurs fautes, qui ont commis d’odieux et nom-
breux sacrilèges, ou des meurtres contre la
Justice et la Loi, ou d’autres crimes sembla-
bles, l'équitable destinée les précipite dans le
Tartare, d’où ils ne sortent jamais. Mais ceux
‘qui sont trouvés avoir commis des fautes expia-
bles , quoique fort grandes, comme de s'être
emportés à des violences contre leur père ou
leur mère, ou d’avoir tué quelqu'un dans un
accés de colère, et qui en ont fait pénitence
toute leur vie, c'est une nécessité qu'ils soient
4
PHÉDON. 313
aussi précipités dans le Tartare; mais, après
qu'ils y ont demeuré un an, le flot les rejette,
et renvoie les homicides dans le Cocyte, et les
parricides dans le Puriphlégéton, et ils sont
ainsi entrainés près du lac Achérusiade. Là ils
jettent de grands cris, et appellent ceux qu'ils
ont tués et ceux contre lesquels ils ont commis
des violences; ils les supplient instamment de
leur permettre de descendre dans le lac, et de
les recevoir. S'ils les fléchissent , 115 descendent
et sont délivrés de leurs maux; sinon, ils sont
encore entrainés dans le Tartare, et de là de
nouveau dans les autres fleuves, et cela conti-
nue jusqu’à ce qu'ils aient fléchis ceux qu'ils
ont injustement traités; car telle est la peine
qui ἃ été prononcée contre eux par les juges.
Mais ceux qui sont reconnus avoir passé leur
vie dans la sainteté, ceux-là sont délivrés de ces
lieux terrestres, comme d’une prison, et s’en
vont là-haut, dans l'habitation pure au-dessus :
de la terre. Ceux même qui ont été entiere- :
ment purifiés par la philosophie vivent tout-à- ᾿
fait sans corps pendant tous les temps qui sui-
vent, et vont dans des demeures encore plus
belles que celles des autres; il n’est pas facile
de les décrire, et le peu de temps qui nous
reste ne le permettrait pas. Mais ce que je viens
de vous dire suffit, Simmias, pour nous con-
314 PHÉDON.
vaincre qu'il faut tout faire pour acquérir de la
vertu et de la sagesse pendant cette vie; car le
prix du combat est beau, et l'espérance est
grande. |
Soutenir que toutes ces choses sont précisé-
ment comme je les ai décrites, ne convient pas
à un homme de sens; mais que tout ce que je
vous ai raconté des ames et de leurs demeures,
soit comme je vous l'ai dit, ou d’une manière
approchante, s’il est certain que l’ame est im-
mortelle, 1] me parait qu'on peut l'assurer con-
venablement, et que la chose vaut la peine qu'on
hasarde d'y croire; c’est un hasard qu'il est
beau de courir, c’est une espérance dont il faut
comme s’enchanter soi-même: voilà pourquoi Je
prolonge depuis si long-temps ce discours. Qu'il
prenne donc confiance pour son ame, celui qui,
pendant sa vie, a rejeté les plaisirs et les biens
du corps, comme lui étant étrangers, et por-
tant au mal; celui qui a aimé les plaisirs de la
science; qui a orné son ame, non d’une parure
étrangère, mais de celle qui lui est propre,
comme la tempérance, la justice, la force, la
hberté, la vérité; celui-là doit attendre tranquil-
lement l'heure de son départ pour l’autre
.monde, comme étant prêt au voyage quand la
destinée l’appellera. Quant à vous, Simmias et
Cébès, et vous autres, vous ferez ce voyage,
PHEDON. 315
chacun à votre tour, quand le temps sera venu.
Pour moi, la destinée m'appelle aujourd'hui,
comme dirait un poëte tragique; et il est à
peu près temps que j'aille au bain, car il me
semble qu'il est mieux de ne boire le poison
qu'après m'être baigné, et d’épargner aux fem-
mes la peine de laver un cadavre.
Quand Socrate eut achevé de parler, Criton
prenant la parole : à la bonne heure, Socrate,
lui dit-il, mais n’as-tu rien à nous recomman-
der, à moi et aux autres, sur tes enfans, ou
sur toute autre chose où nous pourrions te
rendre service ?
Ce que je vous ai toujours recommandé, Cri-
ton; rien de plus : ayez soin de vous; ainsi
vous me rendrez service, à moi, à ma famille,
à vous-mêmes, alors même que vous ne me
promettriez rien présentement ; au lieu que si
vous vous négligez vous-mêmes, et si vous ne
voulez pas suivre comme à la trace ce que nous
venons de dire, ce que nous avions dit il y ἃ
long-temps, me fissiez-vous aujourd'hu] lag pro-
messes les plus vives, tout cela ne servie pas
à grand'chose. |
Nous ferons tous nos efforts, répondit Cri-
ton, pour nous conduire ainsi; mais comment
t’ensevelirons-nous ?
Tout comme il vous plaira, dit-il, si toute-
΄ }
316 PHÉDON.
fois vous pouvez me saisir, et que Je ne vous
échappe pas. Puis, en même temps, nous re-
gardant avec un sourire plein de douceur : Je
ne saurais venir à bout, mes amis, de persua-
der à Criton que je suis le Socrate qui s’entre-
tient avec vous, et qui ordonne toutes les par-
ties de son discours ; il s’imagine toujours que
je suis celui qu’il va voir mort toüt-à-lheure, et
il me demande comment il m’ensevelira; et tout
ce long discours que je viens de faire pour vous
prouver que, dès que j'aurai avalé le poison, je
_ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous
quitterai, et irai jouir de félicités ineffables, il
me paraît que j'ai dit tout cela en pure perte
pour lui, comme si je n’eusse voulu que vous
consoler et me consoler moi-même. Soyez donc
mes cautions auprès de Criton, mais d’une ma-
mére toute contraire à celle dont il a voulu être
la mienne auprès des juges : car il a répondu
pour moi que je ne m'en irais point; vous, au
contraire, répondez pour moi que je ne serai
pas πος mort, que je m'en irai, afin que
le pare Criton prenne les choses plus douce-
ment , et qu'en voyant brüler mon corps ou le.
mettre en terre, il ne s’afflige pas sur moi,
comme si Je souffrais de grands maux, et qu'il
ne dise pas à mes funérailles qu’il expose So-
crate, qu'il l'emporte, qu’il l'enterre ; car il faut
PHÉDON. 317
que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que
parler improprement ce n’est pas seulement une
faute envers les choses, mais c’est aussi un mal
que lon fait aux ames. Il faut avoir plus de
courage, et dire que c'est mon corps que tu
enterres ; et enterre-le comme 1] te plaira, et
de la manière qui te paraîtra la plus conforme
aux lois.
En disant ces mots, il se leva et passa dans
une chambre voisine, pour y prendre le bain;
Criton le suivit, et Socrate nous pria de l’at-
tendre. Nous l’attendimes donc, tantôt nous en-
tretenant de tout ce qu'il nous avait dit, et l’exa-
minant encore, tantôt parlant de l’horrible mal-
heur qui allait nous arriver; nous regardant
véritablement comme des enfans privés de leur
père, et condamnés à passer le reste de notre
vie comme des orphelins. Après qu'il fut sorti
du bain, on lui apporta ses enfans, car il en
avait trois, deux en bas âge “, et un qui était
déja assez grand “; et on fit entrer les femmes
de sa famille **. Il leur parla quelque temps en
* Sophroniscus et Menexenus.
* Lamproclès.
** Il ne s’agit ici que de Xantippe et de quelques autres
femmes alliées à la famille de Socrate, et nullement de ses
deux épouses Xantippe et Mirto. (Voyez la note de Heïn-
dorf, p. 257.)
318 PHÉDON.
présence de Criton, et leur donna ses ordres;
ensuite il fit retirer les femmes et les enfans, et
revint nous trouver; et déja le coucher du so-
leil approchait , car ἢ] était resté long-temps en-
fermé. En rentrant, 1l s’assit sur son hit, et n’eut
pas le temps de nous dire grand'chose : car le
serviteur des Onze entra presque en mème
temps, et s’approchant de lui : Socrate, dit-il,
j'espère que je n’aurai pas à te faire le même
reproche qu'aux autres : dès que je viens les
avertir, par l'ordre des magistrats, qu'il faut
boire le poison, 1ls s'emportent contre moi, et
me maudissent; mais pour toi, depuis que tu
es ici,.je t'ai toujours trouvé le plus coura-
geux, le plus doux et le meilleur de ceux qui
sont jamais venus dans cette prison, et en ce
moment je suis bien assuré que tu n’es pas fà-
ché contre moi, mais contre ceux qui sont la
cause de ton malheur, et que tu connais bien.
Maintenant, tu sais ce que je viens t’annoncer;
adieu, tâche de supporter avec résignation ce
qui est mévitable. Et en même temps il se dé-
tourna en fondant en larmes, et se retira. So- ἡ
_crate, le regardant, lui dit : Et toi aussi, reçois
mes adieux ; je ferai ce que tu dis. Et se tour-
nant vers nous : Voyez, nous dit-il, quelle
honnéteté dans cet homme : tout le temps que
. J'ai été ici, 1] m'est venu voir souvent, et s’est
PHÉDON. 319
entretenu avec moi : c'était le meilleur des
hommes; et maintenant comme il me pleure
de bon cœur! Mais allons, Criton, obéissons-
lui de bonne grace, et qu'on m'’apporte le
poison, s'il est broyé; sinon, qu'il le broie lui-
même.
Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le
soleil est encore sur les montagnes, et qu'il
n'est pas couché : d’ailleurs je sais que beau-
coup d’autres ne prennent le poison que long-
temps après que l’ordre leur en ἃ été donné;
qu'ils mangent et qu’ils boivent à souhait; quel-
ques-uns même ont pu jouir de leurs amours ;
cest pourquoi ne te presse pas, tu as encore
du temps.
Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répon-
dit Socrate, ont leurs raisons; ils croient que
c'est autant de gagné : et moi, J'ai aussi les
miennes pour ne pas le faire; car la seule
chose que je croirais gagner, en buvant un peu
plus tard, c’est de me rendre ridicule à moi-
même, en me trouvant si amoureux de la vie
que je veuille l’épargner lorsqu'il n’y en ἃ plus”.
Ainsi donc, mon cher Criton, fais ce que je te
dis, et ne me tourmente pas davantage.
* Allusion à un vers d’Hésiode. (Les OEuvr. et les Jours,
v. 367.)
320 PHÉDON.
À ces mots, Criton fit signe à l’esclave qui
se tenait auprés. L’esclave sortit, et, après être
resté quelque temps, il revint avec celui qui
devait donner le poison, qu'il portait tout broyé
dans une coupe. Aussitôt que Socrate le vit :
. Fort bien, mon ami, lui dit-il; mais que faut-
il que je fasse? Car c'est à toi à me lap-
prendre.
Pas autre chose, lui dit cet homme, que de
te promener quand tu auras bu, jusqu’à ce que
tu sentes tes jambes appesanties, et alors de te
coucher sur ton lit; le poison agira de lui-
même. Et en même temps il lui tendit la coupe.
Socrate la prit avec la plus parfaite sécurité,
Échécrate, sans aucune émotion, sans changer
de couleur ni de visage; mais regardant cet
homme d’un œil ferme et assuré, comme à son
ordinaire : Dis-moi, est-il permis de répandre
un peu de ce breuvage, pour en faire une li-
bation ? |
Socrate, lui répondit cet homme, nous n’en
broyons que ce qu'il est nécessaire d’en boire.
J'entends, dit Socrate; mais au moins il eæ
permis et 1l est juste de faire ses prières aux
dieux, afin qu'ils bénissent notre voyage et le
rendent heureux; c’est ce que je leur demande.
Puissent-ils exaucer mes vœux! Après avoir dit
cela, 11 porta la coupe à ses lèvres, et la but
PHÉDON. 321
avec une tranquillité et une douceur merveil-
leuse.
Jusque-là, nous avions eu presque tous assez
de force pour retenir nos larmes; mais en le
voyant boire, et après qu’il eut bu, nous n'en
fûmes plus les maîtres. Pour moi, malgré tous
mes efforts, mes larmes s’échappèrent avec tant
d’abondance, que je me couvris de mon man-
teau pour pleurer sur moi-même; car ce n'é-
tait pas le malheur de Socrate que je pleurais,
mais le mien, en songeant quel ami j'allais
perdre. Criton, avant moi, n'ayant pu retenir
ses larmes, était sorti; et Apollodore, qui n'a-
vait presque pas cessé de pleurer auparavant, se
mit alors à crier, à hurler et à sangloter avec
tant de force, qu’il n’y eùt personne à qui il
ne fit fendre le cœur, excepté Socrate : Que
faites-vous? dit-il, ὁ mes bons amis! N’était-ce
pas pour cela que j'avais renvoyé [68 femmes,
pour éviter des scènes aussi peu convenables ?
car j'ai toujours oui dire qu’il faut mourir avec
de bonnes paroles. Tenez-vous donc en repos,
et montrez plus de fermeté.
Ces mots nous firent rougir, et nous re-
tinmes nos pleurs.
Cependant Socrate, qui se promenait, dit
qu’il sentait ses jambes s'appesantir, et il se cou-
cha sur le dos, comme l’homme l'avait ordonné.
Ι. . 21 "
La
322 PHEDON.
En même temps le même homme qui lui avait
donné le poison, s’approcha, et, après avoir
examiné quelque temps ses pieds et ses jambes,
il lui serra le pied fortement, et lui demanda
s'il le sentait; il dit que non. Il lui serra en-
suite les jambes; et, portant ses mains plus
haut, il nous fit voir que le corps se glaçait et
se roidissait; et, le touchant lui-même, il nous
dit que, dès que le froid gagnerait le cœur,
alors Socrate nous quitterait. Déja tout le bas-
ventre était glacé. Alors se découvrant, car il
était couvert : Criton, dit-il, et ce furent ses
dernières paroles, nous devons un coq à Escu-
lape ἡ; n'oublie pas d’acquitter cette dette.
Cela sera fait, répondit Criton; mais vois si
tu as encore quelque chose à nous dire.
Il ne répondit rien, et un peu de temps après
il fit un mouvement convulsif; alors l’homme
le découvrit tout-à-fait : ses regards étaient fixes.
Criton, sen étant aperçu, lui ferma la bouche
et les yeux.
Voilà, Échécratès, quelle fut la fin de notre
. ami, de l’homme, nous pouvons le dire, le
meilleur des hommes de ce temps que nous
avons connus, le plus sage et le plus juste de
tous les hommes.
* En reconnaissance de sa guérison de la maladie de la
vie actuelle.
© ne “ὦ
NOTES.
*
ΛΑ παν παν νι, εν
φὩολινν νων,
NOTES
SUR L'EUTHYPHRON.
J E préviens que, pour ce dialogue, comme pour
les trois autres dont se compose ce volume, j'ai fait
quelques emprunts aux traductions existantes, toutes
les fois que le systême de fidélité et d’exactitude litté-
rale que je me suis imposé, me l'a permis.
Quant à ces notes, le seul but que je my suis
proposé, est de rendre compte de mon opinion per-
sonnelle et de m'absoudre du reproche de légèreté,
lorsque j'ai cru devoir m’écarter de l'interprétation
généralement reçue, ou lorsque, sur des points dif-
ficiles et fréquemment controversés , il ἃ fallu me
décider entre plusieurs autorités célèbres.
J'ai eu constamment sous les yeux les éditions gé-
nérales de H. Étienne et de Bekker ; les éditions par-
ticulières de Forster, de Fischer, de Wolf ( Berlin,
1820); la traduction latine de Ficin, la traduction
© 326 NOTES
allemande de Schleiermacher ; /’Eclogæ Cornarü, et
16 Specimen criticum de Van-Heusde.
:Maucroix et Dacier ont traduit ce dialogue en
français.
PAGE 9. — Quitter tes habitudes du Lycée pour
le portique du Roi.
Τὰς ἐν Λυχείῳ χαταλιπὼν διατριδὰς ἐνθάδε νῦν διατρίθεις
περὶ τὴν τοῦ ὀαδιλέως ςοάν. (BERKER , 1“ partie,
1“ vol. , p. 351). CJ
Nul doute que διατρίδειν et διατριδὴ n’expriment
souvent l'action de converser et même celle de dis-
puter. Dacier : Les conversations du Lycée. Ficin : exer-
citationes. Fischer relève avec raison l'erreur de Ser-
ranus qui traduit: spatia, les promenades du Lycée ;
1] veut que διατριδὰς signifie positivement disputationes.
Bast, dans son essai critique sur le texte du Banquet,
p. 167, à propos d’une phrase du Banquet où δια-
τρίδειν veut dire incontestablement disputer, renvoie
à la note de Fischer sur l'Euthyphron, et affirme que
διατριδὴ, διατρίθειν, ne marquent pas seulement la
présence (den Aufenthalt ) de Socrate au Lycée, mais
ce qu'il y fait (seine Beschaftigung ), son occupation,
qui était de disputer. Bast écrivait ceci en 1794. Ce-
pendant, en 1805, M. Schleiermacher, en traduisant
l'Euthyphron, n’a pas hésité à se servir de ce même
SUR L'EUTHYPHRON. 327
mot Aufenthalt, condamné d'avance par Bast, et je suis
entièrement de l'avis de M. Schleiermacher : 1° parce
que le sens propre et primitif de διατρίδειν est bien
le versari des Latins, passer son temps; 2° parce que
διατρίθεις περὶ τὴν τοῦ ὀασιλέως στοὰν, membre de
phrase que l'on ἃ trop négligé pour l'explication du
précédent , signifie incontestablement : Nunc versaris
circa régis porticum, et qu’il serait trop bizarre que
διατρίδειν et διατριδὰς fussent employés si près l’un
de l'autre dans deux sens différens.
Je crois que c'est de la même manière quil faut
entendre les passages suivans de l'Apologie de So-
crate.
Ὑμεῖς μὲν... οὐχ οἷοί τε ἐγένεσθε ἐνεγκεῖν τὰς ἐμὰς
διατριδὰς καὶ τοὺς λόγους. Bekker, IT* part., 11“ vol.,
Ρ. 131. — Dacier et Thurot traduisent: Ma conversa-
tion et mes discours. Fischer prétend que λόγους dé-
termine le sens de διατριδὰς : il paraît plus juste de
dire que si λόγους signifie conversation ; διατριδὰς ne
doit pas signifier la même chose, et doit marquer
seulement la manière d’être de Socrate en général,
laquelle consistait à converser avec ses concitoyens,
modification exprimée par λόγους.
Θαυμαστὴ ἂν εἴη ἡ διατριδὴ αὐτόθι, ὁπότε ἐντύχοιμι
Παλαμήδει καὶ Αἴαντι... Bekker, ἐίά., p. 138. —
Wolf : Conversatio delectabilis si colloqui licebit. Mais
ἐντύχοιμι ne veut pas dire coloqui; et le sens de
328 NOTES
διατριβὴ est bien expliqué plus bas par ces mots : .xat
τὸ μέγιστον (ein) τοὺς ἐκεῖ ἐξετάζοντα.. (διάγειν)... D'ail-
leurs il ne s’agit pas ici de conversation. C'est avec
les sages, comme Hésiode, Homère, Orphée, qu’il
serait doux à Socrate de s’entretenir.. Quant à Ajax,
il n'y aurait pas grande conversation à faire avec lui,
mais 1] serait agréable de le rencontrer, ainsi que
Palamède , parce qu'ils avaient été condamnés injus-
tement, comme Socrate. Il y aurait du plaisir à pas-
ΒΓ son temps avec eux. Ficin traduit très-bien ,
habitatio illa atque consuetudo. Schleiermacher : das
Leben.
PAGE το. --- Il est du-bourg de Pithos...
J'appelle Pithos, et non Pithis, et encore moins
Pitthée avec Dacier, le dème auquel appartient Méli-
tus, sur l’autorité d’Étienne de Byzance, de Proclus ad
Hesiod., qui déclarent que Πίθος était un dème ainsi
appelé, parce qu’on y faisait des tonneaux, πίθων αὐὖ-
τόθι γενομένων. Si Πίθος est le nom du dême, l’habitant
du dème doit s'appeler Πιθεὺς et non Πιτθεὺς, avec
Bekker, p. 35 I. (Voyez la note de F ischer, page 8,
note 8.)
PAGE 12. — Ils nous portent envie à tous tant
. que nous sommes , qui avons quelque mérite.
SUR L'EUTHYPHRON. 329
ἀλλ᾽ ὅμως φθονοῦσιν ἡμῖν πᾶσι τοῖς τοιούτοις. (BEKKER ,
p. 355.)
Je ne puis me persuader que ἡμῖν πᾶσι ne com-
prenne pas aussi Socrate. Alors τοῖς τοιούτοις ne
pourrait signifier seulement des devins, des hommes
de la profession d'Euthyphron , comme semblent le
vouloir toutes’ les traductions ; mais τοιοῦτος serait
là, comme assez souvent, une expression emphati- :
que. Euthyphron se met, par générosité, sur la même
ligne que Socrate ; il le console d’abord par son pro-
pre exemple, et finit par lui dire que c'est leur sort
commun à eux tous, gens de mérite, ἃ nous tous
qui valons ce que nous valons, d'être enviés et ca-
lomniés. M. Schleiermacher a négligé τοῖς τοιούτοις.
PAGE 24. — SocrarT. Et cela te paraît bien dit?
— EuvrayPar. Oui, n'est-ce pas ce qui a été
dit? — Socramæ Mis il a été dit aussi que les
dieux ont entre eux des inimitiés et des hai-
nes, et qu'ils sont brouillés et divisés. —
Euraypar: Et je m'en tiens à mes paroles.
ΣΩΚ. nai εὖγε φαίνεται εἰρῆσθαι; -- EŸO. Δοκῶ, ὦ 26-
χρατες, εἴρηται γάρ. ---- ΣΩΚΡ. Οὐχοῦν καὶ ὅτι στασιᾶ-
ζουσιν οἱ θεοὶ, ὦ Εὔθυφρον, χαὶ διαφέρονται. ἀλλήχοις.
καὶ ἐχθρὰ ἐστὶν ἐν αὐτοῖς πρὸς ἀλλήλους , καὶ τοῦτο
εἴρηται, ---- ΕΥ͂Θ. Εἴρηται γάρ. (BEKKER, p. 362.)
330 NOTES
D'abord il est impossible de prendre les deux γὰρ
dans deux sens différens. Ensuite l'un comme l’autre
exprime non pas seulement une simple affirmation,
mais une véritable relation logique. Il ἃ déja été
convenu que le saint et l'impie sont opposés, et on
vient redemander à Euthyphron sil croit que le
saint et l'impie sont opposés ! Certainement , s'écrie-
t-il, sans cela nous n'en serions pas déja convenus;
car c’est ce qui a été dit. Sur quoi, Socrate ἃ l'air de
s'étonner quon prenne pour une raison légitime de
croire une chose, cette considération, qu’on en est
convenu, qu'on l'a dite, et il lui fait l'objection sui-
vante: Mais il a été dit aussi que tous les dieux ont
entre eux des inimitiés et des haines, ce qui pourtant
parait étrange. Est-ce que tu le crois aussi? Oui,
certes, dit Euthyphron, je le crois, sans cela en se-
rais-je convenu ? car 76 l'ai dit. I] y a bien une cer-
taine suffisance dans la répoe gu bon devin; ce-
pendant 1] est assez naturel qu'il ne veuille pas se
dédire. D'ailleurs il n’y a pas d’exemple d’un seul
γὰρ inutile, c’est-à-dire qu'on ne puigse ramener à
un sens logique. Heusde, qui refait le texte de Platon,
toutes les fois qu'il ne l'entend pas, bouleverse toute
cette phrase. Les traductions latines traduisent le
premier γὰρ par car, et le second par sans doute.
Ficin : Dicta ENIM sunt ; puis : dictum PROFECTO.
Schleiermacher, qui traduit le second γὰρ par sans
SUR L'EUTHYPHRON. 331
doute, freilich, recule , je ne sais pourquoi, devant
le premier γὰρ, qu'il aurait bien pu traduire comme
le second; il ne l’ose et le change en γ᾽οὖν, soupçon-
nant au reste que ce premier εἴρηται γὰρ est une glose
tirée du second. Tout est nécessaire et parfaitement
a sa place. σ
_ Il y a dans le second Alcibiade plusieurs passages
semblables à celui-ci. — Bexker, 1” partie, 115 vol.
ὡμολόγηται γάρ. — ὡμολόγησα yéo. — Οὐ γάρ.
Ρ. 272— 275. -- Φαμὲν γάρ. p. 289.
Et dans l'Hipparque. — Beer, |" partie, [15 vol.
Σωχρ. Οὐκ ἄρα οἴεταί γε κερδαίνειν ἀπὸ τῶν σχευῶν
τῶν μηδενὸς ἀξίων. ---- Etap. Οὐ γάρ. p. 233. ΠῚ ne le
pense pas ; car i ne doit pas le penser.
Ibid. Σωκρ. Ἐναντίον δὲ ὃν xaxû, ἀγαθὸν εἶναι. —
Ὡμολογήσαμεν γάρ. Oui, car nous en sommes conve-
nus.
Et dans le 1°” Alcibiade. Bekker, II° part., II° vol.,
304 : ρα ἐρωτᾷς εἴ τινα ἔχω εἰπεῖν λόγον μακρὸν, οἵους
δὴ ἀκούειν εἴθισαι ; οὐ γάρ ἐστι τοιοῦτον τὸ ἐμόν. ----
Non, car ce n’est pas la ma maniere.
PAGE 35. — D'un autre côté, ce qui est aimable
aux dieux est aimable aux dieux, est aimé
des dieux, parce que les dieux l’aiment?
ἀλλὰ μὲν δὴ διότι φιλεῖται ὑπὸ θεῶν, φιλούμενόν ἐστι χαὶ
θεοφιλὲς τὸ θεοφιλές. ( ΒΕκκεκ,, p. 371.)
332 NOTES
Depuis la remarque et la correction celèbre de:
Bakt, τὸ θεοφιλές a pris l’autorité d’une leçon recon-
nue. Schleiermacher l'adopte dans sa traduction;
Wolf l'introduit dans son texte, et Bekker dans le
sien. Bekker l’aurait-il trouvée dans un manuscrit ?.
C'est ce que nous saurons quand paraîtra l’Appara-
tus in Platonem. En attendant ,.j'ai traduit comme
s’il y avait τὸ θεοφιλές, sans le croire peut-être abso-
lument indispensable dans le texte, mais pour plus
de clarté dans la traduction.
PAGE 38. — Je veux aller à ton secours, et te
montrer comment tu pourras me conduire à
la connaissance de ce qui est saint, et ne pas
me laisser en route.
Αὐτός σοι ξυμπροθυμήσομαι δεῖξαι ὅπως dv με διδαξης
χαὶ μὴ προαποχάμης.
Telle est la lecon ordinaire, et elle me suffit par-
faitement. Schleiermacher propose de retrancher
δεῖξαι avec le Mss. de Florence, δεῖξαι ne pouvan t
aller, selon lui, avec ξυμπροθυμήσομαι, et encore:
moins avec ὅπως μὴ προαποχάμης. J'avoue que je ne
trouve aucune difficulté à tout cela. Je m’efforcerai
avec toi de te montrer comment il faut que tu t’y pren-
3.5 * 4 ’ὔ . Φ
nes pour m'instruire; car c'est à l'écolier à aider un
peu le maître, et à lui montrer ce qu'il doit faire
SUR L'EUTHYPHRON. 333
pour lui être utile. Le maitre doit chercher la route
Pet même avant lui. ξυμ... προ... θυμιήσομαι δεῖξαι.
Aussi Bekker a-t-il conservé δεῖξαι. Quant à δεῖξαι...
ὅπως μὴ προαποχάμης, on conçoit très-bien que, si
le maître prend une mauvaise route, il s’y embar-
rassera dans mille obstacles qui finiront par le dé-
courager , tandis que, s'il choisit la vraie, il la pour-
suivra avec courage et persévérance, et conduira l’é-
lève au but. Ainsi, montrer à son maître comment
on a besoin d'être instruit, c'est lui montrer com-
ment il pourra nous mener au but, et ne pas nous
laisser en chemin. Mais ici Bekker, frappé sans doute
de l'objection de M. Schleiermacher, sépare διδά-
Ens de xat μὴ προαποχάμης, de peur qu’on ne les
rapporte au même verbe: au lieu de διδάξης, il lit
διδάξαις avec un point en haut, puis il fait de χαὶ
μὴ προαποκάμης le commencement d'une phrase in-
dépendante de la première. (Bexken, p. 373). Je
doute, malgré toute ma déférence pour le talent cri-
tique de M. Bekker, que ces changemens soient né-
. çessaires et très-heureux.
φΦφΦφοφοφοφθοθόοδοο
| A , mais l’écolier doit aussi la chercher avec
334 NOTES
1
LD VVTLLILIIVIRLIR TT
NOTES
SUR L'APOLOGIE DE SOCRATE.
Mèêmes secours que pour l'Euthyphron.
Dacier et M. Thurot ( Paris, 1806), ont traduit
l’Apologie.
Paces 85 et 86.— Tu crois accuser Anaxagore…..
les jeunes gens viendraient-ils chercher au-
près de moi, avec tant d’empressement , une
doctrine qu’ils pourraient aller à tous mo-
mens entendre débiter à l'orchestre, pour
une drachme tout au plus...
ἀναξαγόρου οἴει κατηγορεῖν.... (ΒΕΚκΕκ, Il partie,
1“ vol. p. 108 et 109.)
Anaxagore eut entr'autres disciples célèbres , Euri-
pide qui répandit dans ses pièces la philosophie
d'Anaxagore, et particulièrement sa doctrine sur la
nature de la terre et du soleil. ( Voyez le Scholiaste de
Pindare sur la première olympique, Hippolit. v. 6or
avec le Scholiaste, Orest. v. 983 avec le scholiaste,
SUR L’'APOLOGIE DE SOCRATE. 335
les fragmens du Phaéton, et Walckenaer in reliquias
Euripidis). Voilà pourquoi Socrate dit que l'on peut
aller entendre au théâtre cette doctrine pour une
drachme, qui était le maximum du prix des places,
si l'on en croit le scholiaste de Lucien ad Timon.,
Harpocration et Suidas ad v. Θεωρικά; et comme le
chœur était la partie de la tragédie où le poète plaçait
ordinairement les sentences et ses idées philoso-'
phiques (le morceau de l'Oreste cité plus haut ap-
partient au chœur), et comme l'orchestre était la
partie du théâtre où se tenait le chœur ( Lexicon
Photii ad v. Ὀρχήστρα), Socrate pour dire qu’on peut
aller entendre débiter cette doctrine au théâtre pour
une drachme, se sert de l'expression πρίασθαι ὃρα-
χμῆς ἐκ τῆς ὀρχήστρας, acheter pour une drachme de
l'orchestre, et non pas avec tous les traducteurs fran-
çais à l'orchestre, ou dans l'orchestre, ce qui transforme
l'orchestre antique en une espèce de librairie, et
semble faire croire que les livres y étaient étalés en
vente, comme au foyer de nos théâtres modernes.
Paces 87, 88, 89. — Y a-t-il quelqu'un qui ad-
mette quelque chose relatif aux démons, et
qui croie pourtant qu'il n’y ἃ pas de démons ?
Écb? ὅστις δαιμόνια μὲν νομίζει πράγματα εἶναι, δαί-
μονας δὲ οὐ νομίζει, ( BEKKER, Ρ. 110.)
\ e
336 * NOTES
Socrate admettait une révélation surnaturelle qui
lui enseignait en toute occasion ce qu'il devait faire
et surtout ce qu'il devait éviter. Il croyait sentir en
lui quelque chose au-dessus. de l'humanité qui l’éclai-
rait et le dirigeait. Il ne disait pas que ce fût un être
positif; il s'arrétait au fait dont il avait la conscience,
et se servait de l'expression: τὶ δαιμόνιον , non pas:
un dieu tout-à-fait, mais une espèce d'intermédiaire
entre les dieux et les hommes, quelque chose qui
appartient à la nature des démons que la Mythologie
paienne place entre le ciel et la terre. L'Orthodoxie
du temps ne reconnaissant pas là précisément ses
dieux , avec leur histoire et leurs noms propres, ac-
cuse Socrate de substituer à la religion établie :xava
δαιμόνια, c'est-à-dire, une religion nouvelle , fondée
sur un mysticisme démoniaque. Soit, répond Socrate
à Mélitus, du moins alors ne suis-je pas athée. Car
enfin tu ne m'accuses pas d'admettre l'accident sans
le sujet , l'adjectif sans le substantif. Si j'admets τὶ δαι-
μόνιον, τινὰ δαιμόνια (sous-entendez πράγματα, comme
πράγματα ἱππικὰ, πράγματα ἀνθρώπεια, πράγματα αὐλη-
τικὰ, et enfin plus bas expressément πράγματα dœud-
vu), quelque chose relatif aux démons, il faut que
tu m’accordes que j'admets des démons , δαίμονας. Or,
les démons sont enfans des dieux ou dieux eux-mêmes ;
donc j'admets des dieux. Ce passage est très-clair en
lui-même, Malheureusement , il ἃ été défiguré par
SUR L'APOLOGIE DE SOCRATE. 337
tous les traducteurs, Schleiermacher excepté, lesquels
s’obstinant, contre toute raison logique et grammati-
cale, à prendre δαιμόνια substantivement, et à le tra
duire par divinites, font faire à Socrate le raisonne-
ment suivant : Selon toi , j'admets des divinités , cela
suppose que j'admets des démons; or, si j'admets des
démons , il s'ensuit que j'admets des dieux ou des
enfans de dieux; donc, j'admets des dieux. Con-
clure des divinités, c'est-à-dire des dieux aux dieux,
n'est pas difficile. Mais on contestait précisément à
Socrate qu'il admit des dieux ou des divinités ; et dans
sa croyance à quelque chose relatif aux démons, on
_ voyait une preuve qu’il n’admettait pas de dieux. C’est
donc de là que Socrate devait partir pour prouver qu'il
n'était pas athée. On voit maintenant pourquoi plu-
sieurs fois, dans l'Apologie, j'ai traduit δαιμόνια par
quelque chose de relatif aux démons ou même par l'in-
usité démoniaque pour avoir un adjectif qui conduisit
naturellement à démons, et exprimât nettement le rap-
-port et l'ordre de toutes les parties du raisonnement
de Socrate.
PAGE 89. — Cela serait tout aussi absurde que
de croire qu'il y a des mulets nés de chevaux
ou d’ànes, et qu’il n’y ἃ ni ânes, ni chevaux.
ὁμοίως γὰρ ἂν ἄτοπον εἴη, ὥσπερ ἂν εἴ τις ἵππων μὲν
1. 223
338 . NOTES
“ € “ Δ \ » 4 € / “ δὲ
παῖδας ἡγοῖτο ἢ χαὶ ὄνων τοὺς ἡμιόνους, ἵππους δὲ
χαὶ ὄνους μὴ ἡγοῖτο εἶναι, ( BEXKER, p.111.)
Forster est le premier qui ait proposé de retran-
cher ἢ. Schleiermacher a suivi Forster; et Bekker, en-
trainé par l'autorité de Schleiermacher et retenu par
celle des manuscrits, le met dans son texte, mais en-
tre crochets. Fischer, p. 106, défend très-bien la le-
con ordinaire. Il ne s’agit pas du père et de la mère
du mulet, mais seulement du père; or, il faut néces-
sairement quun mulet ait pour père un cheval ou
un âne. Wolf conserve avec raison à et traduit : ve/
asinorum.
PAGE 98. — Je vais vous dire des choses qui vous
déplairont , et où vous trouverez peut-être la
jactance des plaidoyers ordinaires.
Épü δὲ ὑμῖν φορτικὰ μὲν καὶ δικανικά. (BEKKER, p. 120.)
Ficin traduit: judicialia. Wolf: judiciaria. Mais on
ne voit pas bien ce que cela signifie précisément.
Schleiermacher : langweilige Geschichten, des histoires
ennuyeuses. Mais d'abord il est impossible de faire
abstraction de la racine δίκῃ dans διχανιχὰ. Ensuite
il est difficile de se persuader qu'il ne s'agisse ici que :
de choses ennuyeuses, cet inconvénient étant déja à
peu près exprimé par φορτιχὰ, J'entends donc plutôt
SUR L'APOLOGIE DE SOCRATE. 339
par διχανικὰ des choses emphatiques comme dans les
plaidoyers ordinaires. Socrate va dire du bien de lui,
comme les avocats font ordinairement de leurs clients;
il est donc naturel qu'il se défende d'arrogance et pro-
teste de la vérité de ses paroles. Lysias contre Éra-
tosthènes dit: 1! y en a qui ont l'habitude... πρὸς μὲν
τὰ κατηγορούμενα μηδὲν ἀπολογεῖσθαι, περὶ δὲ σφῶν ad-
τῶν ἕτερα λέγοντες.... Lysias. Reiske, τ. 1. p. 409.
PAGE 110. --- Si vous aviez, comme d’autres peu-
ples, une loi qui, pour une condamnation à
mort, exigeàt un procès de plusieurs jours.
Quels sont ces peuples qui possédaient une juris-
prudence criminelle aussi humaine? Nul interprète
n’en dit rien.
εν;
-Ὡὐὐἰινιτνινονινινκνειννιι,πνινννο, οι, τ τε τ εὐπνο νι ονπ ν Ν νον
NOTES
SUR LE CRITON.
Mêmes secours que pour l'Apologie; de plus, une
_ édition de Biester, qui ne présente guère qu'un choix
des notes de Fischer.
Dacier , Sallier (Mémoires de P Académie des Inscrip-
sions, τ. XIV}, et Thurot ont traduit ce dialogue.
22.
340 NOTES /
/ 8 PAGE 131. — Il en est temps encore, suis mes
conseils.
D Ére καὶ νῦν ἐμοῖ πείθου. ( ΒΕκκεκ, p. 145.)
4. Tous les traducteurs français et latins : Céde en-
core une fois à mes conseils. Mais où voit-on que So-
crate eùt déja cédé une fois aux conseils de Criton ἢ
PAGE 134. — J'ai grand’ peur que tout ceci ne
paraisse un effet de notre lâcheté, et cette
accusation portée devant le tribunal, tandis
qu'elle aurait pu ne pas l'être, et la manière
dont le procès lui-même a été conduit , et
cette dernière circonstance de ton refus bi-
zarre qui semble former le dénouement ridi-
cule de la pièce; oui, on dira que c’est par
une pusillanimité coupable que nous ne t’a-
vons pas sauvé et que tu ne t'es pas sauvé toi-
même ; quand cela était possible , facile même,
pour peu que chacun de nous eût fait son
devoir.
Αἰσχύνομαι μὴ δόξῃ ἅπαν τὸ πρᾶγμα τὸ περὶ σὲ ἀνανδρίᾳ
τινὶ τῇ ἡμετέρᾳ πεπρᾶχθαι, καὶ ἡ εἴσοδος τῆς δίκης
εἰς τὸ διχαστήριον ὡς εἰσῆλθεν ἐξὸν μὴ εἰσελθεῖν, καὶ
αὐτὸς ὁ ἀγὼν τῆς δίκης ὡς ἐγένετο, καὶ τὸ τελευταῖον
δὴ τουτὶ ὥσπερ κατάγελως τῆς πράξεως, κακία τινὶ
SUR LE CRITON. 341
χαὶ ἀνανδρίᾳ τῇ ἡμετέρα διαπεφευγέναι ἡμᾶς δοκεῖν οἵ-
τινές σε οὐχὶ ἐσώσαμεν οὐδὲ σὺ σαυτὸν, οἷόν τε ὃν καὶ
δυνατὸν, εἴτι χαὶ σμικρὸν ἡμῶν ὄφελος ἣν. (BEKKER ,
p.148, 149.)
On ἃ fait beaucoup de notes sur plusieurs parties
de cette phrase, aucune sur l'ensemble et la con-
struction de la phrase entière, qui pourtant en méri-
tait bien une. Il s'agit de déterminer avec précision
à quoi se rapporte δοκεῖν ἡμᾶς διαπεφευγέναι, sans
quoi la phrase entière est de la plus grande obscu-
rité. Je prie quon relise avec attention presque toutes
les traductions, et l’on sera frappé de l'indécision du
sens général. Je ne citerai que Wolf: Erubesco ne
videatur quidquid tibi accidit per segnitiam quamdam
nostram accidisse, statim primum deductio causæ in Ju-
dicium , ut affuisti quum non adesse liweret ; tum ipsa
causæ actio ut instituta est; denique hoc extremum velut
jocularis rei exitus, socordia quadam et segnitia nostra
elapsam nobis occasionem videri, qui te non serva-
vimus…. Videri ne pouvant se rapporter à videatur qui
précède et domine toute la phrase, ne parait qu'une
modification, un complément de extremum hoc, vi-
deri.…. qu'il faut entendre comme s’il y avait hoc extre-
mum , scilicet videri. C’est ainsi que l’on comprend
généralement cette phrase. Voici mes raisons pour ne
pas admettre ce sens.
34 | NOTES
1° Est-il bien correct grammaticalement de dire :
τὸ τελευταῖον τουτὶ... δοχεῖν, sans τὸ ἢ
2° τουτὶ ne s’applique-t-il pas toujours à une
chose présente, comme le hoc-ce des Latins, et dans
ce cas peut-on le rapporter à δοχεῖν qui n’exprime
qu'une crainte dans l'avenir ?
3° Enfin, et c'est là la raison décisive, on ne peut
nier que τὸ τελευταῖον τουτὶ ne fasse partie d’une éhu-
mération, l’énumération de ἅπαν τὸ πρᾶγμα τὸ περὶ σέ.
Cela admis, τουτὶ δοκεῖν et toute la fin de la phrase
_ que domine δοκεῖν, forment le complément de la troi-
sième partie de l'énuthération. Toute cette affaire ,
dit Criton, nous fera passer pour des hommes sans
“énergie; toute cette affaire, c’est-à-dire, 1° Une ac-
cusation portée devant le tribunal, quand on aurait
pu l'empêcher d'arriver jusque-là ; 2° Une plaidoirie
absurde. Quelle sera 14 troisième partie ? Selon le sens
que je combats, ce serait la réputation d'hommes sahs
_énergié qu'ils vont tous se faire! Maïs ce n’est pas là
une partie, ni la troisième ni aucune autre de l'é-
numération ; c'est l'affaire elle-même toute entière,
c'est la proposition fondamientale, μὴ δόξῃ ἅπαν τὸ
πρᾶγμα ἀνανδρία τινὶ ἡμετέρᾳ πεπρᾶχθαι. Ainsi la troi-
sièmé partie de l'énumération contiendrait tout l'énu-
méré, et reproduirait intégralement ce qu’elle est
seulement chargée de modifier et de développer! Cela
me parait entièrement inadmissible, Je vois dans toute
SUR LE CRITON. 343
cette phrase, d'abord une proposition générale, puis
un développement à cette proposition par trois in-
cises, puis enfin un résumé qui reproduit la propo-
sition toute entière. J'entends donc par τὸ δὴ τελευ-
ταῖον τουτὶ ὥσπερ κατάγελως τῆς πράξεως, la troisième
partie de l'énumération des causes qui couvriront de
ridicule Socrate et ses amis, et la force grammaticale
de τουτὶ me fait croire qu'il s'agit de la chose pré-
sente, savoir du refus de Socrate de s'échapper, refus
certainement étrange, et plus étrange que tout le
reste aux yeux de Criton, homme un peu grossier,
αἰσθητικός. Après πράξεως je suppose une de ces äva-
κολουθίαι si fréquentes dans Platon, et je prends δοχεῖν
absolument ; pour δόξει, ὡς δοχεῖν, et le ὡς se sous-
entend fréquemment : de sorte que l'on croirä.…. ét
l'on ογοίγα,... Oui, on va croire que, etc. Cependant
je dois avouer que je n'ai pas réussi à convaincre
M. Boissonnade, auquel j'ai soumis cette explication,
et peut-être n’en suis-je pas moi-même entièrement
satisfait; mais je la préfère encore à l’inadmissible
inconvénient de rapporter δοκεῖν à τουτὶ. On me
pardonnera de n'avoir pas discuté le sens que les
traducteurs français donnent à τὸ τελευταῖον τουτὶ,
savoir, l’arrêt qui condamne Socrate, comme s'il y
avait là quelque chose de risible, et quon püt re-
procher à Socrate ou à ses amis!
Reste à examiner les divers nrembres de cette
phrase.
344 NOTES
r. εἴσοδος τῆς δίκης εἰς τὸ δικαστήριον, ὡς εἰσῆλ-
θεν... Faut-il conserver ou retrancher τῆς δίκης...
εἰς τὸ δικαστηήριδϑ., et lire εἰσῆλθεν ou εἰσῆλθες ἢ
La vraie question est de savoir s’il s'agit de la com-
parution de Socrate lui-même devant le tribunal, ou
seulement de son procès porté devant le tribunal,
quand il aurait pu ne pas l'être. Je ne crois pas qu'il
s'agisse d’une démarche personnelle de Socrate. D'a-
bord remarquez que Criton se plaint ici de choses
arrivées par la faute des amis de Socrate autant que
par celle de Socrate lui-même. Or, était-ce la faute
des amis de Socrate, si celui-ci avait comparu au tri-
bunal? Ensuite, si Socrate n'eût pas comparu, en
quoi aurait-il amélioré ses affaires ? Il aurait été con-
damné par défaut. Voyez sur les δίκαι ἠρέμαι, Sam.
Petit. in Leg. Att. 337. D'ailleurs, pour ne pas com-
paraître, il aurait fallu fuir, c'est-à-dire se condam-
nér à l'exil, et cela pour prévenir un procès qui avait
de grandes chances de succès , et dont l'issue la plus
fâicheuse, s'il l’eût voulu, eût été l'exil, soit en ac-
ceptant la proposition de Criton, soit en s'exilant
lui-même, puisque l'on avait toujours le choix à
Athènes de s’exiler pendant le procès, comme le dit
Criton plus bas : ἐξῆν σοὶ ἐν αὐτῇ τῇ δίκη φυγῆς τιμή-
σασθαι. Voyez Taylor, Lect. Lysiac. J’incline plutôt
à croire quil s'agit de la facilité qu'on aurait eu de
s'arranger avec Anytus, de réconcilier Socrate avec
SUR LE CRITON. 345
ses ennemis , et de prévenir l'appel de la cause. Li-
banius, Apol. Socrat. p. 644. Si donc il est question
de la cause et non de Socrate, il faut lire εἴσοδος τῆς
δίκης εἰς τὸ ὃ ἰκαστήριον avec tous les Mss. et ὡς εἰσῆλθεν
avec Wolf, qui traduit pourtant, comme tout le
monde , ut affuisti. Je ne comprends pas comment le
défenseur ordinaire du vieux texte de Platon, Fischer,
qui conserve judicieusement τῆς δίκης, regarde
comme des gloses ὡς εἰσῆλθες, ὡς ἐγένετο, et cela sur
ce que Cornarius voit ici une allusion à la πρότασις,
l'ériraow, et la χαταστροφὴ. Mais est-ce une raison
pour retrancher du texte ce qui indique cette allu-
sion? Ensuite si l'on retranche ce qui a fait penser
Cornarius à la πρότασις et à l’ériraciç, pourquoi ne
pas faire de même pour ce qui se rapporte à la κατα-
στροφὴ, et ne pas retrancher aussi ὥσπερ χατάγελως
τῆς πράξεως ὃ
4. ἡμᾶς διαπεφευγέναι. Tous les traducteurs: Cela
semble nous avoir échappé, comme si le sujet de διαπε-
φευγέναι était τὸ τελευταῖον τουτὶ et conséquemment
aussi ὁ ἀγὼν τῆς δίκης. καὶ ἡ εἴσοδος τῆς δίκης, qui dé-
pendent évidemment , selon moi, de μὴ δόξῃ ἅπαν τὸ
πρᾶγμα πεπρᾶχθαι. J'entends donc par ἡμᾶς διαπεφευ-
γέναι : Nous paraïtrons avoir fui, avoir lâché pied,
avoir reculé, avoir failli par faiblesse. Les exemples
de ce sens de διαφεύγειν ne manquent pas.
3. εἴτι καὶ σμιχρὸν ἡμῶν ὄφελος. Tous les traducteurs :
346 NOTES
Si nous t’eussions un peu aidé. Deux contre sens à la
fois. ἡμῶν comme ἡμᾶς, comme ἡμετέρα se rapporté
également à Socrate et à ses amis, les uns qui ne l'ont
pas sauvé, lui qui ne s'est pas sauvé laimême. Ce
ne serait donc pas : si nous t’eussions aide, mais εὲ
nous nous fussions aides tous ensemble. Et puis, il ne
s'agit pas d'aide, de secours; εἴτι ἡμῶν ὄφελος veut
dire : δὲ nous eussions valu quelque chose, st. nous
eussions fait tous notre devoir. C'est dans ce sens
vulgaire d’ôpekos avec un génitif que l’on trouve dans
l’Euthyphron : Οὐδὲν γὰρ ἄν μου ὄφελος εἴη, et dans
l’Apologie de Socrate : ὅτουτι καὶ σμικρὸν ὄφελος; et
même plus bas dans le Criton : εἴτι ὄφελος ἀὐτῶν ἐότι.
PAGEs 135 et 136. — En reprenaht ce qué tu
viens de dire sur l’opinion, en nous deman-
dant à nous-mêmes si nous aviôns où non
raison de dire si souvent qu'il y a des opi-
nions auxquelles il faut avoir égard, et d’au-
tres qu'il faut dédaigner; ou faisions-nous
bien de parler ainsi avant que je fusse con-
damné à mort, et tout à coup avons-nous
découvert que nous ne parlions que pour
parler et par pur badinage? Je désire donc
examiner avec toi, Criton , si nos principes
d'alors me sembleront changés avec ma situa-
«
SUR LE CRITON. 347
tion, ou s'ils me paraîitront toujours les mé-
mes.
Εἰ πρῶτον μὲν τοῦτον τὸν λόγον ἀναλάδοιμεν,, ὃν σὺ λέ-
Es περὶ τῶν δοξῶν , πότερον χαλῶς ἐλέγετο ἑχάστοτε
A Ye n \ ὃ nr ὃ “ A “
ἢ οὐ, ὅτι ταῖς μὲν δεῖ τῶν δοξῶν προσέχειν τὸν νοῦν,
rai δὲ οὔ, ἢ πρὶν μὲν ἐμὲ δεῖν ἀποθνήσχειν χαλῶς ἔλέ-
γετο, νῦν δὲ κατάδηλος ἄρα ἐγένετο ὅτι ἄλλως ἕνεκα
λόγου ἐλέγετο, ἦν δὲ παιδιὰ καὶ φλυαρία ὡς ἀληθῶς.
ἐπιθυμῶ δὲ ἔγωγε ἐπισχέψασθαι, ὦ Κρίτων, μετὰ
σοῦ, εἴ τί μοι ἀλλοιότερος φανεῖται, ἐπειδὴ ὧδε ἔχω,
ἢ ὁ αὐτὸς καὶ... (ΒΕΚΚΕΚ, ρΡ. 150.)
Αὐτὸς. ἀλλοιότερος, κατάδηλος... doivent avoir un
sujet, exprimé ou sous-entendu , et ce sujet doit être
le système de Socrate , et non celui de Criton. Ce ne
peut donc être τὸν λόγον, ὃν σὺ λέγεις, c’est-à-dire le
système de Criton. Or si τὸν λόγον ὃν δὺ λέγεις n’est
pas le sujet de χατἄδηλος, ἀλλοιότερος, αὐτὸς, où est-
il? Il faut donc le chercher dans τὸν λόγον en mo-
difiant ὃν σὺ λέγεις de manière à rapporter τὸν λόγον
à Socrate. Tel δεῖ le raisonnement de Schleiermacher
qui propose de lire τὸν λόγον τὸν πὲρὶ δοξῶν ( lecon
d’Eusèbe adoptée par Fischer ) ὧν σὺ λέγεις, les Opi=
rions dont tu parles. J ‘adopte le raisonnement; mais
j'ai peu de goût pour. la lecon ὧν σὺ λέγεις τὸν περὶ
δοξῶν. assez irrégulière grammaticalement ét que ni
Wolf ni Bekker n’ont admise. Peut-être serait-il pos-
348 NOTES
ἢ
sible de rapporter αὐτὸς, ἀλλοιότερος, χατάδηλος ἃ τὸν
λόγον τοῦτον en entendant par ὃν σὺ λέγεις le système
auquel tu fais allusion, dont tu arguments, dont tu
parles , ce qui permettrait de considérer λόγον comme
un système qui n'appartient pas à Criton ; si toutefois
l'on n'ose pas supposer qu'après avoir dit ἢ χαλῶς
ἐλέγετο ÉXAOTOTE, en passant à une autre phrase, Platon
sous-entend le résumé implicite de ὃ ἐλέγετο ἑχά-
στοτε, savoir ὁ ἐμὸς λόγος, qui serait le vrai sujet non
exprimé de χχατάδηλος, ἀλλοιότερος, αὐτός. J'ai traduit
dans cette hypothèse, qui est loin de me satisfaire,
et à laquelle je préférerais peut-être à la réflexion,
ou la lecon de Schleiermacher, ou plutôt la seconde
‘explication, qui ne change pas le texte et paraît,
-
assez vraisemblable.
PaGes 140 et 141. — Mais, mon cher Criton, je
ne vois pas que cela détruise ce que nous
avons établi.
"AN, ὦ θαυμάσιε, οὗτός τε ὁ λόγος ὃν διεληλύθαμεν
3 ὃ ᾽ Ÿ DEV ;
ἔμοιγε δοκεῖ ἔτι ὅμοιος εἶναι τῷ καὶ πρότερον. ( BEK-
KER, Ρ. 154.)
Bekker lit τῷ χαὶ πρότερον, d’après le manuscrit
de Tubingen. Bas. 2. Forster καὶ πρότερος. Fischer
καὶ ὁ πρότερος. Ficin. Cornar. Stephan. τῷ προτέρῳ.
SUR LE CRITON. 349
Ces lecons ont cela de commun, que toutes elles
_supposent deux raisonnemens , l'un que l'on vient
de faire tout récemment, l'autre antérieur et auquel
le dernier se rapporte. Mais quel est le raisonnement
qui a précédé, et auquel se rapporte celui que Socrate
vient de faire ? Voici le raisonnement ou plutôt l’or-
dre d'idées que Socrate vient de développer : Pour le
corps et pour l'ame, quand un seul homme est juge
compétent, il vaut mieux suivre les avis de ce seul
homme que de tous les autres hommes ensemble. Cet
ordre d'idées ne se rapporte à aucun autre ordre di-
dées, antérieurement parcouru ; et pour trouver celui-
ci, je ne sais où il ne faudrait pas remonter dans
le dialogue. Il est évident que Socrate veut dire que
l'ordre d'idées établi précédemment subsiste encore,
malgré cette objection, que le peuple ἃ le pouvoir de
tuer ; et comme τῷ xat πρότερον semble au moins in-
diquer un autre raisonnement qui aurait précédé, je
préfère lire avec Wolf, ὅμοιος εἶναι καὶ πρότερον, est le
méme qu'auparavant. Priscien : καὶ πρότερον ἀντὶ τοῦ
οἷος καὶ πρότερον. Le peuple tue, à la bonne heure,
mais je n’en persiste pas moins dans ce que nous
avons dit, qu’il est mauvais juge... Remarquez que
précédemment pour dire: Mes principes sont les mé-
mes, Platon se sert de l'expression ὅμοιοι φαίνονται.
Ici vous avez δοκεῖ ὅμοιος εἶναι, ce qui doit signifier
apparemment la même chose. Et puis la phrase qui
350 NOTES
suit ἔτι μένει.... n'indique-t-elle pas que ce qui pré-
‘cède doit renfermer aussi l’idée de quelque chose qui
reste le même 9
fu PAGE 142. — Et tu me réponds d’après ta con-
viction la plus intime.
“-
€
(Α) Καὶ πειρῶ ἀποχρίνεσθαι τὸ ἐρωτώμενον À ἂν μάλιστα
ΜΝ
οἴη. (BEKKER , p. 155.)
Wolf : quo tu modo optime ; ce serait plutôt maxime.
V . Ce nest pas : Réponds de ton mieux, fais-moi les ob-
(33) jections les plus fortes ; maïs : Vois bien si ce que je vais
te dire est d'accord avec le fond de ton cœur; si tu es
bien de mon avis ; réponds selon ce que tu croiras le plus,
c'est-à-dire d’après ta conviction La plus intime. Schleier-
macher traduit très-bien : πασὴ deiner besten Meinungen.
Ainsi dans le second Alcibiade, Bekker, p. 291. Ünep
ἂν μάλιστά σοι δόξῃ. Ce que tu croyais le plus, ce qui
te paraissait le plus certain. |
SUR LE PHÉDON. 351
LALCLLLLLEVLLULEVIELLLVULOLILILOLIVILLVUETLLIAOLLEVULOLILVELLLR VIRE
NOTES
SUR LE PHÉDON.
Mèmes secours que pour les trois autres dialogues,
et. de plus l'édition de Heindorf et celle de Wytten-
bach.
Leroi (Paris, 1553) et Dacier ont traduit ce dia-
logue en totalité. M. Thurot en a traduit le commen-
cement et la fin.
PAGE 187. — Aussi ne fus-je pas saisi de cette
pitié pénible, que semblait devoir m'inspirer
cette scène de deuil.
ὡς εἰκὸς ἂν δόξειεν εἶναι παρόντι πένθει. ( BEKKER,
IT° partie, ΠΠ5 vol. p. 6.
Heindorf : « În his quis non, primo aspectu hæc, πα-
povre πένθει, sic juncta de præsente luctu intelligat ?
Quod si facies, aut ἐν præfigi his debebit, conjecturä sane
parum probabili, aut hæc pro dativis absolutis agnosci,
quorum certum et evidens exemplum equidem adhuc nul. .
lum vidi. Ergo παρόντι αὐ μοι referendum , ei qui aderat
352 NOTES
rei luctuosæ.» Cependant, l'excellent esprit d'Heindorf
lui rend suspect ces deux datifs, παρόντι et πένθει,
dépendants l’un de l’autre ; et il finit par proposer
παρόντα πένθει. Ast adopte cette lecon, qu'aucun ma-
nuscrit n'autorise. Je crois qu’il faut laisser παρόντι
πένθει et entendre ces mots , comme Heindorf convient
qu'on le fait au premier coup d'œil, de præsente luctu.
Les raisons qu'allègue Heindorf contre ce sens, ne
. sont guère fortes. Il n’y a pas besoin de sous entendre
ou d’exprimer ἐν ; la construction est directe et simple :
ὡς εἰκὸς πένθει παρόντι. Il n’y ἃ pas besoin non plus
de prendre ces datifs pour des datifs absolus; ils se
rapportent à εἰκός. Et quant à cette tournure, ὡς εἰκὸς
πένθει, elle est vive, mais naturelle.
PAGr 189. — Voilà, je crois, à-peu-près tous ceux
qui y étaient.
Je re crois pas inutile de répéter que ce n'est au-
cunement par envie que Platon ne parle pas ici de
Xénophon, ou qu'il ne remarque pas quil était ab-
sent pour une cause sérieuse. Il ne dit pas que Xéno-
phon était alors à la guerre (Dioc. Larrce, ἢν. r1. 55),
parce que c'était une chose assez connue de son temps,
et qu'il ne pouvait soupconner qu'on lui ferait, cinq
siècles plus tard ( ATHÉNÉE, liv. x1, 15), l'accusation
de jalousie contre Xénophon. Heindorf est le premier
SUR LE PHÉDON. 353
qui se soit élevé contre la prétendue inimitié de ces
deux grands hommes. Ils différaient sans doute; mais
supposer qu'ils aient écrit pour se décrier, ou pour
se distinguer l'un de l’autre, comme on l’a dit souvent,
c'est une puérilité dont il n'existe aucune preuve.
Pace 192. —Cultive les Beaux-Arts.
Mouoixhv ποίει xat ἐργάζου. (BEKKER, P. 10.)
Si l'on traduit comme tout le monde, fais de /a
musique, 11 faut avouer qu'il est bien étrange que So-
crate entende par là la philosophie, et, quand il se ra-
vise, et veut prendre le mot dans le sens ordinaire,
qu'il ne songe pas encore à la musique, mais à la
poésie ; au lieu que dans l'interprétation que nous
avons préférée, il est naturel que, lorsque le songe
dit à Socrate : cultive ton esprit, exerce-toi dans les
Beaux-Arts, livre-toi à de nobles occupations, Socrate
songe d'abord à la philosophie, quil regarde comme
l'occupation la plus noble, et plus spécialement encore
à la poésie. Voyez dans Le Criton, dans la République,
dans les Rivaux, et partout, le contraste de Mouoixn
et de Γυμναστιχὴ, et consultez la note de Locella sur
Xénophon d'Éphèse, p- 124. En général Νουσιχὴ veut
dire occupations distinguées , arts libéraux; dans le
détail il se prend pour la philosophie ou pour la poésie
à-peu-près également, ou pour*la musique propre-
1. ᾿ 43
\
354 NOTES
ment dite, mais plus rarement (I* Alcibiade, Bekker,
IT: partie, ILI° vol. p. 309 et 310).
PAGE 195. — Mais il pourra te sembler étonnant
qu'il n’en soit pas de ceci comme de tout le
reste, et qu'il faille admettre d’une manière
absolue que la vie est toujours préférable à ja
mort, sans aucune distinction de circonstances
et de personnes; ou si une telle rigueur pa-
raît excessive, et si l’on admet que la mort
est quelquefois préférable à la vie, il pourra
te sembler étonnant qu’alors même on ne
puisse sans impiété se rendre heureux soi-
même, et qu'il faille attendre un bienfaiteur
étranger.
ἴσως μέντοι θαυμαστόν σοι φανεῖται, εἰ τοῦτο μόνον τῶν
ἄλλων ἁπάντων ἁπλοῦν ἐστι, καὶ οὐδέποτε τυγχάνει
᾿τῷ ἀνθρώπῳ ὥσπερ καὶ τἄλλα ἔστιν ὅτε καὶ οἷς δέλτιον
τεθνάναι ἢ ζῆν, οἷς δὲ δέλτιον τεθνάναι θαυμαστὸν ἴσως
σοι φανεῖται εἰ τούτοις τοῖς ἀνθρώποις μὴ ὅσιόν ἐστιν
αὐτοὺς ἑαυτοὺς εὖ ποιεῖν, ἀλλ᾽ ἄλλον δεῖ περιμένειν
εὐεργέτην. (BEKKER, p. 12.)
C'est-à-dire, en rétablissant tous les intermédiaires
utiles, et supprimant tous ceux qui ne sent pas rigou-
reusement nécessaires : ou la vie est toujours préfé-
SUR LE PHÉDON. 355
rable à la mort, quelles que soient les circonstances
et les personnes, ce qui est bien singulier, les choses
humaines n'étant point aussi absolues; ou si l’on ad-
met la plus légère restriction à ce principe, si pour
certaines personnes, dans certaines circonstances, la
mort est préférable à la vie, alors il est bien étrange
qu'à ces personnes, dans ces circonstances, il ne soit
pas permis de se procurer elles-mêmes les avantages
de la mort, et qu'il leur faille attendre un bienfaiteur
étranger. Socrate avait avancé quil ne faut pas se tuer.
-- Quoi! jamais! la vie est-elle donc toujours préfé-
rable à la mort? ce serait bien absolu et fort extra-
ordinaire ; tu n’oserais l'affirmer. Or, si la mort est
quelquefois préférable à la vie, comment avancer
qu'il n’est jamais permis de se tuer ? L'objection devait
se présenter à l'esprit de Cébès, et il est naturel que
Socrate la lui prête, et aille au devant. Peu de com-
mentateurs et de traducteurs ont entendu nettement
cette phrase.
PAGE 198. — Et si tu nous transmets ta convic-
tion, voilà ton apologie faite.
Καὶ ἅμα σοι ἡ ἀπολογία ἔσται, ἐὰν ἡμᾶς πείσης. (BERKER,
Ρ. 15.)
Tous les MSS. ont ἔστιν. Le MS. de Paris, ἔσται.
Heindorf et Bekker introduisent cette lecon dans le
23.
356 NOTES
texte, sans nécessité. D'une autre part le MS. de Tu- |
bingen n’a pas ἡ, et peut-être cette lecon n'est-elle
pas à dédaigner, comme Y'a fait Heindorf. Nous per-
suader est une apologie pour toi.
PAGE 199 et 200.— Ils ne demanderaient pas
mieux, du moins nos Thébains sans aucun
doute, que...
Καὶ ξυμφάναι ἂν τοὺς μὲν παρ᾽ ἡμῖν ἀνθρώπους....
(BEKKER , p. 17.)
C'est comme si Simmias disait : Il y ἃ des gens qui
consentiraient volontiers. du moins nos Thébains ;
car pour les Athéniens, ils n'en sont pas capables assu-
rément... Îci la restriction explicite aux Thébains
est une extension indirecte aux Athéniens eux-mêmes
dont un étranger devait s'abstenir de parler. Schleier-
macher est le seul qui ait saisi la délicatesse de ce
passage.
Pace 204. — Il n'y a qu'un sentier détourné qui
puisse guider la raison dans ses recherches.
Κινδυνεύει τις ὥσπερ ἀτραπὸς ἐχφέρειν ἡμᾶς μετὰ τοῦ
λόγου ἐν τῇ σκέψει ὅτι.... (ΒΕΚκΕκ, p. 21.)
Ce sentier détourné est évidemment le dégagement
de l’ame. J'entends, comme Heindorf μετὰ τοῦ λόγου
ἐν τῇ σκέψει pour ἐν τῇ μετὰ τοῦ λόγου σχέψει.
SUR LE PHÉDON. 357
PAGE 220. — J'ai besoin précisément de ce dont
nous parlons, de me ressouvenir. …
+
Αὐτὸ δὲ τοῦτο, ἔφη, δέομαι παθεῖν, περὶ οὗ ὁ λόγος,
ἀναμνησθῆναι... (ΒΕΚκεκ, p. 36.)
Simmias aurait bien pu dire: j'ai besoin de l’ap-
prendre; mais comme Socrate prétend qu'apprendre,
c'est se ressouvenir, Simmias s'exprime plus délica-
tement en disant: j'ai besoin de m'en ressouvenir, et
même je m'en ressouviens déja ; cependant tu ne feras
pas mal de me le rappeler encore. Mabeiv est évidem-
_ment une glose explicative de la phrase entière. Or,
si μαθεῖν est une glose, si παθεῖν n’est dans aucun
manuscrit, et si c’est une simple correction de μαθεῖν,
il faut retrancher la correction de la glose, aussi bien
que la glose elle-même, et je serais assez tenté de lire
comme veut Ast, αὐτοῦ τούτου δέομαι, περὶ... Cepen-
dant, je suis loin de rejetter la leçon παθεῖν pro-
posée par Heindorf, et adoptée par Bekker. C'est tou-
jours le même sens et la même intention d'atticisme.
En voulant conserver μαθεῖν Fischer et Wyttenbach
A, 9
ont gate ce passage.
PAGE 227. — Et si après avoir eu ces connais-
sances, nous ne venions pas à les oublier
toutes les fois que nous entrons dans la vie,
TT
358 NOTES
nous naîtrions avec la science, et nous la con-
serverions toute notre vie.
Καὶ εἰ μέν γε λαθόντες (τὰς ἐπιστήμας) μὴ ἑκάστοτε ἐπι-
λελήσμεθα, εἰδότας ( ἀναγκαῖον) ἀεὶ γίγνεσθαι καὶ ἀεὶ
διὰ βίου εἰδέναι. (BEKKER, p. 41.)
Heindorf propose εἰδότας ἂν γίγνεσθαι. Ast adopte
cette lecon, que j'adopte aussi, faute de pouvoir me
rendre compte des deux ἀεὶ, Bekker garde l’ancien
texte. Heindorf propose encore d'ajouter γιγνόμενοι.
après ἑκάστοτε. Mais ἑχάστοτε en dit tout seul autant
que ἑχάστοτε γιγνόμενοι. Si nous oublions ces con-
naissances chaque fois, c'est-à-dire chaque fois que
nous entrons dans la vie.
PAGE 252. — Prends que nous le craignons, ou
plutôt que ce n’est pas nous qui le craignons,
mais qu'il pourrait bien y avoir en nous un
enfant qui le craignit. Tâchons donc de lui
apprendre à ne pas avoir peur de la mort
comme d’un masque difforme.
ὡς δεδιότων... πειρῶ ἀναπείθειν * μᾶλλον δὲ μὴ ὡς ἡμῶν
δεδιότων, ἀλλ᾽ ἴσως ἔνι τις καὶ ἐν ἡμῖν παῖς ὅς τις τὰ
τοιαῦτα pobeïro. (BEKKER, p. 45.)
J'entends παῖς τις ἐν ἡμῖν comme les Alexandrins.
SUR LE PHÉDON. 359
La preuve de ce sens philosophique est l'opposition
de ἡμῶν et de ἐν ἡμῖν. Ge n’est pas nous, dans notre
essence propre, ce n'est pas le moi qui craint la mort;
mais c’est quelque chose en nous, un élément étranger
au γιοΐ, quoi qu accidentellement en rapport avec lui,
la partie puérile de l'ame. ἐν ἡμῖν opposé à ἡμῶν, ne
peut vouloir dire que dans nous, et non parmi nous,
ce qui serait nécessaire au sens ordinaire : ÿ/ y a peut-
être parmi nous un enfant.
PAGE 233. —Pour quel ordre de choses nous de-
vons craindre cet accident , et pour quel ordre
de choses cet accident n’est pas à craindre.
Kai ὑπὲρ τοῦ ποίου τινὸς δεδιέναι ( προσήκει ) μὴ πάθη
αὐτὸ, καὶ τῷ ποίῳ τινὶ οὔ (BERKER, p. 6).
Où manque dans tous les manuscrits. Heindorf le
propose Ms et Bekker l’introduisent dans le texte,
et je ne vois pas non plus qu'on puisse s'en passer.
PAGE 233.—S'il y a des êtres qui ne soient pas
composés, ils sont les seuls que cet accident
(la dissolution) ne peut atteindre.
Εἰ δέ τι τυγχάνει ὃν ἀξύνθετον. τούτῳ μόνῳ προσήκει μὴ
πάσχειν ταῦτα. (ΒΕκκεκ, 46--- 47.)
Je veux citer, une fois pour toutes, un exemple de
‘360 NOTES νι
l'inexactitude de Dacier. Il traduit : 57 y a des êtres
qui ne sont pas composés, ils sont les seuls ἃ qui cet
accident ne convient point ; et ils ne sauraient être dis-
_ sipés NATURELLEMENT. Je ne dis rien du dernier membre
de phrase qui n’est pas dans le texte : mais le mot na--
turellement est une addition arbitraire , d'autant plus
choquante, qu'elle pourrait conduire le lecteur à des
idées tout-à-fait opposées à celles, de Platon, par
exemple la dissolution, par la volonté de Dieu, de ce
qui est simple, c'est-à-dire indissoluble en soi. Eh
bien, croirait-on que c'est précisément sur ce mot que
Dacier fait la note suivante : «ἡ ajoute ( Platon) ce
mot NATURELLEMENT (qui n’est pas dans Platon), parce
que ce qui ne peut être dissipé naturellement , peut l'être
par la volonte de Dieu.» | ΕΝ
Ce passage m'en rappelle un autre. « Parmi tous les
raisonnemens humains, il faut choisir celui qui est le
meilleur et admet le moins de difficultés, 3 s y em-
barquant comme sur une nacelle. plus ou moins sûre.
traverser ainsi la vie, à moins qu on ne puisse trouver
pour ce voyage un vaisseau plus solide, un raison-
nement à toute épreuve. » P. 249. Raisonnement à
toute épreuve, θείου λόγου. Wyttenbach ἃ fait voir
que θεῖος λόγος, θεῖον δόγμα a été employé cent fois
pour un raisonnement incontestable. Platon veut dire
qu'il faut prendre une raison telle quelle, si on n’en
peut trouver une.parfaite. Là-dessus, Dacier soupçonne
SUR LE PHÉDON. 361
que Platon par θεῖον λόγον fait allusion à la révé-
lation ; et introduisant son soupçon dans le texte, il
traduit : quelque promesse ou quelque révélation divine ;
eten note: ainsi L'ÉGLISE est, de l’aveu même de Platon,
le seul vaisseau.
PAGE 238.— Le corps, quand il est réduit et
embaumé, comme on le fait en Égypte, etc.
Συμπεσὸν γὰρ τὸ σῶμα χαὶ ταριχευθὲν, ὥσπερ οἱ ἐν
Αἰγύπτῳ, etc. (BEKKER, p. 51.)
Συμπεσὸν. Ficin : servatum. Fischer et Heindorf :
exenteratum , vide. C'est le moyen pour l'effet. Le vrai
sens est resserre, réduit. Hérodote (liv. IL, 87, édit.
Schweigh.) explique très bien comment on s’y prenait
pour conserver le corps en le mettant dans un état où
il pût persister long-temps, n'ayant plus d'élémens
corruptibles, et réduit aux os et à la peau. Il est vrai
qu'Hérodote, pour exprimer cet effet, n'emploie pas le
mot συμπεσὸν ; Mais Xénophon, περὶ ἱππιχῆς. τ, 10:
μυκτῆρες ἀναπεπταμένοι τῶν συμπεπτοχότων EÙT-
νοώτεροι εἰσί, Des naseaux bien ouverts donnent plus
d'ardeur que les naseaux serrés. Voyez la note de
M. Courrier, qui à l'appui de ce passage, cite celui
du Phédon, qu'il entend très bien. Du commandement
de la cavalerie ; et de l'équitation, p. 82. Paris, 1807.
362 NOTES
Pace 238— Il (le corps) se conserve assez long-
temps; et si le mort était beau, il se conserve
dans toute sa beauté, même trés-long-temps.…
ἐπιεικῶς συχνὸν ἐπιμένει χρόνον, ἐὰν μέν τις καὶ χα-
ριέντως ἔχων τὸ σῶμα τελευτήσῃ καὶ ἐν τοιαύτῃ ὥρα,
καὶ πάνυ μάχα.... (ΒΕκκεκ, p. 51.)
Bekker ponctue très bien toute cette phrase, et en
saisit parfaitement l'économie. Elle porte toute entière
sur la durée du corps et ses divers degrés. Éruuéve.
19 ἐπιεικῶς συχνόν, 2° πάνυ μάλα συχνόν, 3° ἀμήχανον
ὅσον χρόνον, 4° ὥσπερ ἀθάνατον. Au milieu de la phrase
comme en parenthèse, ἐὰν μέν τις καὶ χαριέντως ἔχων
τὸ σῶμα τελευτήσῃ καὶ ἐν τοιαύτῃ ὥρᾳ, δὲ si le mort était
beau, il conserve la beaute qu'il avait avant sa mort. ἢ
ne s'agit point ici de saison, comme le veut encore
Wyttenbach, après Dacier.
PAGE 265. — Puisque lame ἃ en elle, comme sa
propriété, cet ordre de ‘notions fondamen-
tales qui constituent l'existence, et en portent
le nom.
à > κα z - ,᾿7) ἢ # A % ’
ἀσπέρ αὐ τς EOTIV ἢ οὐσιᾶ ἐχουσᾶα τὴν ἐπωνυμίαν dv
τοῦ ὃ ἐστίν. (BEKKER, p. 76.)
Ce passage se rapporte directement à celui qui pré-
SUR LE PHÉDON. . 363
cède, page 230, où Socrate dit: «si δ beau, le bon, καὶ
πᾶσα ἡ τοιαύτη οὐσία, σὲ cet ordre d'idées auxquelles
nous rapportons, comme ἃ des principes supérieurs, toutes
les impressions-des sens, et que nous trouvons d’abord en
nous-mêmes, Oui , si toutes ces idées existent réellement
avant de sé développer en cette vie, il faut nécessairement
que l’ame qui les possede en propre, lui préexiste éga-
lement.» Platon appelle les idées des essences, οὐσίαι,
ou même collectivement ἡ οὐσία, parce qu'elles con-
stituent la vraie existence, toutes les choses visibles
n'en étant que des formes passagères. Il les appelle
souvent τὰ ὄντα ὄντως; et c'est dans ce sens qu'il dit
Φ Φ 3 ΓΙῸΣ À 4
ici : ἔχει τὴν ἐπωνυμίαν τὴν τοῦ ὃ ἐστίν.
PAGE “73. — Et je me suis souvent tourmenté de
mille manières. .…
Καὶ πολλάχις ἐμαυτὸν ἄνω χάτω μετέδαλλον... (BEKKER ,
p. 82.)
Heindorf (p. 172, 173.} veut entendre par là la mul-
titude des opinions diverses que Socrate embrassait
successivement, causé inconstantiæ et mutationis per-
petuæ. Nul doute que dans certain cas ἑαυτὸν ἄνω χάτω
uarabé}}uv ne puisse vouloir dire changer, et je ne
conteste l'exactitude d'aucune des citations de Hein-
dort. Mais enfin, l'expression grecque ne marque pro-
prement que l'agitation en sens contraires, et cette
364 ” | NOÔTES
signification suffit ici. Si Socrate eût embrassé tour à
tour des opinions diverses, la chose était assez grave
pour la développer davantage, et Platon n'eût pas
manqué cette occasion de donner plus de mouvement
et d'intérêt à son drame. Mais il n’est question de ces
changemens de Socrate, ni dans toute l’antiquité, ni
dans ce dialogue. Cela d’ailleurs répugne au caractère
de Socrate, qui ne faisait pas assez vite ses opinions,
pour être sujet à en changer.
l
PAGE 288.— Il est entre les deux, surpassant la
petitesse de l’un par la supériorité de sa gran-
deur, et reconnaissant à l’autre une grandeur
qui surpasse sa petitesse.
Év μέσῳ ὧν ἀμφοτέρων, τοῦ μὲν τῷ μεγέθει ὑπερέχειν
τὴν σμικρότητα ὑπερέχων, τῷ δὲ τὸ μέγεθος τῆς σμι-
χρότητος παρέχων ὑπερέχον. (BExKER ; p. 96.)
ἢ faut entendre ce passage tel qu'il est sans le
changer. Les corrections de Wyttenbach, et celles
même du sage Heindorf, dénaturent trop le texte.
Schleiermacher qui admet la correction d’Heindorf
παρέχων τῷ μεγέθει τοῦ μὲν ὑπερέχειν τὴν σμικρότητα,
ne se dissimule pas que ὑπερέχειν τὴν σμικρότητα fortne
avec ὑπερέχον σμιχρότητος une contradiction mani-
feste. J’entends donc sans rien changer au texte : Ÿre-
βέχων τοῦ μὲν (κατὰ) τὴν σμικρότητα -τῷ ὑπερέχειν με-
SUR LE PHÉDON. 365
γέθει, surpassant l’un dans sa petitesse, par la supériorité
de sa grandeur, καὶ παρέχων τῷ δὲ, et laissant à l’autre,
reconnaissant en lui, lui accordant parce qu'il ne peut
pas ne pas lui accorder τὸ μεγέθος ὑπερέχων σμικρότητος,
une grandeur qui surpasse sa petitesse.
PAGE 310. Et ce double lui-même, bien que
son contraire ne soit pas l'impair, ne recevra
pourtant pas l’idée de l’impair….
- \ + 4 3 ΩΝ
Τοῦτο μὲν οὖν χαὶ αὐτὸ ἄλλῳ ἐναντίον, ὅμως δὲ τὴν τοῦ
περιττοῦ οὐ δέξεται. (ΒεΕκκεκ, p. 101.)
Socrate veut donner ici des exemples d'idées qui
sans être contraires à certaines idées ne les recoivent
pourtant pas, parce que ces idées sont contraires
à quelqu’autre idée plus générale, que les premières
renferment. Le cinq, dit-il, n'est pas le contraire du
pair ; il ne le recoit pourtant pas, parce que le cinq
renferme en soi l'idée de l'impair, qui est le contraire
du pair. Et le dix, qui est le double de cinq, ne
reçoit pas l'idée de l'impair par la même raison; et
ce double lui-même, quoiqu'il soit contraire à autre
chose que l’impair, c'est-à-dire quoique son contraire
ne soit pas l’impair ( parce que le contraire du double
c'est la moitié, et toute chose n’a qu’un seul contraire
direct ); ce double, dis-je, ne reçoit pourtant pas
l'idée de l'impair, parce qu'il renferme déja en soi
366 NOTES
idée du pai?, idée qui est inséparable de la duplica-
tion. des nombres, laquelle a lieu ici, dix étant le
double de cinq. Par la même raison, ajoute-t-il encore,
la moitié, le tiers, etc., ne recoivent pas l'idée de
l'entier, et pourtant le contraire de la moitié ce n'est
pas l'entier, mais le double; le contraire du tiers n'est
pas l'entier, mais le triple; mais la moitié, le tiers,
etc., renferment l'idée générale de fraction, laquelle
est contraire à l’idée d’entier. Heindorf (p. 210 ) s'est
entièrement mépris sur le sens véritable de tout ce
passage, en proposant de lire ἄλλο ἢ ἐναντίον.
΄
Pacr 310. Elles forment des courans qui vont
se rendre à travers la terre vers des lits de
fleuves qu'ils rencontrent et qu'ils remplissent
comme avec une pompe.
οὐῷσπερ οἱ ἐπαντλοῦντες. { BERRER, p. 116.)
Tous les traducteurs: Comme quand on verse de
l’eau qu'on a puisee, ou quelque chose d’équivalent ;
à l'exception de Dacier : comme quand on puise de
l'eau avec deux seaux , interprétation arbitraire et ri-
dicule. Quant à la première, elle est tout-à-fait in-
signifiante et indigne de Platon. Il faut qu'il ait voulu
indiquer quelque mécanisme particulier dont on se
servait de son temps pour vider les vaisseaux, et par
lequel on mettait l’eau en mouvement dans une autre
SUR LE PHÉDON. 367
direction que celle de la pesanteur. Nous n'avons que
le mot pompe pour exprimer cela. Schleiermacher
s'en sert, et Schneider définit ἀντλία : l'endroit du
vaisseau où etait la pompe.
PAGE 310 , 311. Les unes ressortent et retom-
bent dans l’abime précisément du côté opposé
à leur issue.
Καὶ ἔνια μὲν καταντιχρὺ.... (BERKER, p. 116.)
Anistote , en réfutant cette théorie de Platon, paraît
avoir entendu par le mot χαταντιχρὺ une opposition
de lieux par rapport au centre de la terre: πάντα δὲ
χύχλῳ περιάγειν εἰς τὴν ἀρχὴν.... πολλὰ μὲν καὶ κατὰ
τὸν αὐτὸν τόπον, τὰ δὲ χαὶ καταντιχρὺ τῇ θέσει τῆς
ἐκροῆς, οἷον, εἰ ῥεῖν ἤρξατο κάτωθεν , ἄνωθεν εἰσδάλλειν.
(Meteor. IT, 2.) Et Olympiodore, son commentateur,
interprète ce passage dans le même sens. Cette idée
ne peut se concevoir qu'en supposant que la figure
de l’abime du Tartare soit circulaire autour du centre
de la terre, ce qui est contraire à ce que dit Platon,
que le grand abîme est διαμπερὲς τετρημένον δι᾿’ ὅλης
τῆς γῆς, paroles qu’on ne peut guères adapter à une
figure circulaire, car alors 1] n'y aurait plus de terre,
et tout serait abime. Il faut donc que l’abime soit
plus long que large; mais alors deux points de son
contour, pour être à l’opposite l’un de l'autre, ne sont
368 . NOTES
pas pour cela l'un en bas et l’autre en haut, comme
le veut Aristote. L'hypothèse de la figure longitudinale
de l'abime me paraît encore confirmée par les expres-
sions δυνατὸν δ᾽ ἐστὶν ἑχατέρωσε.... τὸ ἑκατέρωθεν μέρος...
ἀμφοτέροις τοῖς ῥεύμασι. qui indiquent évidemment
une opposition de points, sur la direction d’une seule
et même ligne, et non sur une infinité de lignes dif-
férentes, ce qui devrait résulter de la figure circu-
laire, qui a une infinité de diamètres.
Pace 315.—La chose vaut la peine qu’on ha-
sarde d'y croire.
ἄξων κινδυνεῦσαι οἰομένῳ οὕτως ἔχειν. (BERKER, Ρ. 120.)
Dacier : Cela vaut la peine qu’on en coure le risque.
Thurot : C’est ce qui me parait... bien mériter au moins
qu'on en fasse l'épreuve. C’est une belle et sublime
expérience à tenter. Οἰομένῳ οὕτως ἔχειν est toujours
oublié. Je crois que οἰομένῳ est là pour οἴεσθαι par
attraction, à cause de ἄξιον. Cela vaut bien que l’on
risque de croire qu’il en est ‘ainsi. C'est la phrase la-
une: Von licet omnibus esse poetis.….
Pace 323. — Le meilleur des hommes de son
temps que nous avons connus, le plus sage
et le plus juste de tous les hommes.
ἀνδρὸς τῶν τότε ὧν ἐπειράθημεν ἀρίστου καὶ ἄλλως φρο-
4 \ "
γιμοτάτου καὶ δικαιοτάτου. (BFKKER, p. 128).
+
SUR LE PHÉDON. 369
Je ne puis me refuser au sens que présente d'abord
τῶν τότε, les hommes de ce temps; et comme ἄλλως
est évidemment ici en opposition avec τῶν τότε, je
ne puis entendre par χαὶ ἄλλως φρονιμοτάτου...., que le
plus sage des hommes d’un autre temps, omnium qui
unquam fuerunt. Séparer τῶν de τότε, comme le veut
Heindorf , me semble tout-à-fait inadmissible ; et
j'avoue que sur cette seule raison, je rejette toute la
leçon qu'il propose: πάντων ( au lieu de τῶν qui est
dans tous les Mss. ), τότε ὡς (au lieu de ὧν ) ἐπειράθημεν,
ἀρίστου : le meilleur de tous les hommes, comme nous
avons pu le voir dans cette circonstance ; et ce sens
qu'il donne à τότε le force d'entendre ἄλλως per totam
eus vitam. Dans ce cas, J'aimerais mieux lire avec
Buttman et Schleiermacher ἐκ τῶν τότε ὧν ἐπ. C’est
le même sens avec moins de changement dans le texte.
Mais, sans parler de l'inutilité de la formule empha-
tique, ὡς ἡμεῖς φαῖμεν ἄν, si lon supprime πάντων
(ἀρίστου), je ne sais trop s’il est fort régulier de lire
sans aucun génitif ἀρίστου χαὶ ἄλλως φρονιμοτάτου χαὶ
δικαιοτάτου. Âst néglige ἄλλως, et traduit : Tüm op-
timi, tum justissimi et | prudentissimi. Je ne puis croire
συ ἄλλως n'ait pas ici plus de force, et ne soit pas en
rapport avec τότε.
FIN DU TOME PREMIER.
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TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME PREMIER.
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APOLOGIE DE SOCRATE. 53
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PHÉDON. Φ 157
NOTES. 323
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