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Full text of "Oeuvres de Platon"

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OEUVRES 


COMPLÈTES 


DE PLATON: 


TRADUITES DU GREC EN FRANCAIS, 


be FLATOS; 


PARIS 


BOSSANCGE ΕΠ ΕΝ, LIBRAIRES, 


DOUX DR Sue, n° 


1429. 


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ACCOMBAGNÈLE DE NOTES, 


av raicibine D'OR CNTAUDUETION SOR La ἘΠΙΓΠΕΡΠΊΕ 


Pan Vicron COUSIN, 


Éx-maltre de vüoufécenres à l'anefense école nuvuile, professeur 
imppléset de l'hisiusire de La philasuphie menlérne, à la füoulié des 


larves dé l'Acsdemie de Paris, 


ῳ, 


πῇ > ἜΣ ΝΕ = πων <F === 1 = 


changer l'ordre des Draloztin 


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Lan ans l'autre les volumes auront trente teutiles 


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OEUVRES 


DE PLATON. 


TOME PREMIER. 


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DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT, 


IMPRIMEUR DU ROI, RUE JACOB, N° 24. 


D ὌΝ Fe ve ι 


ŒUVRES 


DE PLATON. 


TRADUITES 


PAR VICTOR COUSIN. 


TOME PREMIER. 


PARIS, 


BOSSANGE FRÈRES, LIBRAIRES. 


RUE DE SEINE, N° 12. 


M. DCCC. XXIL. . 


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MON AMI 


AUGUSTE VIGUIER, 


COMME UNE DETTE ET UN SOUVENIR. 


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EUTHYPHRON. 


ου 


DE LA SAINTETÉ. 


LLABLVLELILLLEVLR VIP LATE R LL TÉLELV D LVL LRLLR LVL LD VILAVR LAS 
’ 


ARGUMENT 


PHILOSOPHIQUE. 


Dev n'étant que le bien lui-même, l'or- 
dre moral pris substantiellement, toutes les 
“vérités morales s'y rapportent comme les. 
rayons au centre, les modifications au sujet 
qui les fait être et qu’elles manifestent. 
Loin donc de se combattre, la morale et la 
religion se rattachent intimement l'une à 
l’autre et dans l'unité de leur principe réel 
et dans celle de l'esprit humain qui les con- 
çoit, et ne peut pas ne pas les concevoir 
simultanément. Mais quand l'anthropomor- 
phisme, abaissant la théologie au drame, 
fait de l'Éternel un dieu de théâtre, tyran- 
nique et passionné, qui, du haut de sa toute- 
puissance, décide arbitrairement de ce qui 


I. 


4 ΠῚ ARGUMENT. 


est bien et de ce qui est mal, c'est alors 
| que la critique philosophique peut et doit, 
dans l'intérêt des vérités morales, s’auto- 
riser de l'immédiate obligation qui les ca- 
ractérise, pour les. établir sur leur propre 
_ base, indépendamment de toute circon- 
stance étrangère, indépendamment même 
de leur rapport à leur source primitive, se 
plaçant ainsi à dessein sur un terrain moins 
élevé, mais plus sûr, sachant perdre quel- | 
que . chose, pour ne pas tout perdre, et 
sauver au moins la morale du naufrage 
de la haute philosophie. Tel est le point 
de vue particulier sous lequel il faut envi- 
sager l’Euthyphron. Le devin Euthyphron 
représente une théologie insensée qui s’ar- | 
roge le droit de constituer à son gré la 
morale ; Socrate, la conscience qui réclame 
son indépendance. ee 
Socrate s'empresse de reconnaître qu'il y 
a une harmonie essentielle entre la morale 
et la religion, que tout ce qui est bien plaît 


ARGUMENT. ΠΑ 


à celui que nous devons concevoir comme 
le type et la substance de la raison éter- 
nelle; mais il demande pourquoi le bien 
plaît à Dieu, s’il pourrait ne pas lui plaire, 
et s'il serait possible que’ le mal lui plût? 
Non. Pourquoi donc le bien ne peut-il 
pas ne point plaire à Dieu? C'est, en der- 
nière analyse, par cela seul qu'il est bien; 
toutes les autres raisons qu'on en peut 
donner ‘supposent toujours celle-là et y re- 
viennent. Il faut donc convenir que le bien 
n'est pas tel parce qu'il plaît à Dieu, mais 
qu’il plaît à Dieu parce qu'il est bien, et 
que par conséquent ce n'est pas dans des 
dogmes religieux qu’il faut chercher le titre 
primitif de la légitimité des vérités mora- 
les. Ces vérités, comme toutes les autres, 
se légitiment elles-mêmes, et n'ont pas be- 
soin d’une autre autorité que celle de la rai- 
son qui les aperçoit et qui les proclame. La 
raison est à elle-même sa propre sanction. 
Cette conception du bien, et, pour parler 


EUTHYPHRON, 


OU 


DE LA SAINTETE. 


/ 


EUTHYPHRON, pevin; SOCRATE. 


EUTHYPHRON. 


(ύυεινε nouveauté, Socrate? Quitter tes ha- 
bitudes du Lycée pour le portique du Roi *! 
J'espère que tu n'as pas, comme moi, un procès 
devant le Roi? 
SOCRATE. 

Non pas un procès, Euthyphron: les Athé- 

niens appellent cela une affaire d'état. 
EUTHYPHRON. 
Une affaire d'état! Quelqu'un t'accuse appa- 


* Portique à [a droite du Céramique, où le second des 
Archontes, appelé Z Roë, présidait pendant son année, et 
connaïssait des causes d’homicide et des délits religieux. 


# 


10 -EUTHYPHRON. : 
remment ; car pour toi, Socrate, je ne croirai 


Jamais que tu accuses personne. 
SOCRATE. 
Certainement non. 
EUTHYPHRON. 
Ainsi donc, c'est toi qu’on accuse ? 
SOCRATE. 
Justement. > 
EUTRYPHRON. 
Et quel est ton accusateur ? 
SOCRATE. 


Je ne le connais guère personnellement ; 1] 
parait que c’est un jeune homme assez obscur ; 
on l'appelle, je crois, Mélitus* ; il est du bourg 
de Pithos ”. Si tu te rappelles quelqu'un de Pi- 
thos, qui se nomme Mélitus, et qui ait les che- 
veux plats, la barbe rare, le nez recourbé, c’est 
mon homme. 

EUTHYPHRON. 

Je ne me rappelle personne qui soit ainsi fait; 
mais quelle accusation, Socrate, ce Mélitus in- 
tente-t-1l donc contre toi ? 


* Mauvais poëte tragique qui se mélait d’intrigues poli- 
tiques. 1] accusa Périclès, 1] accusa Socrate, et finit par être 
lapidé par les Athéniens. 


** Pithos, bourg ou déme (δῆμος) de la tribu Cécro- 
pide, une des dix tribus de l'Attique. 


EUTHYPHRON. 11 


SOCRATE. 
Quelle accusation? Une accusation qui ne mar- 
que pas un homme ordinaire ; car, à son âge, 
ce n'est pas peu que d’être instruit dans des ma- 
_tères si relevées. Il dit qu'il sait tout ce qu'on fait - 
aujourd'hui pour corrompre la jeunesse , et qui 
sont ceux qui la corrompent. C’est apparemment 
quelque habile homme qui, connaissant mon 
ignorance , vient, devant la patrie, comme de- 
vant la mère commune, m’accuser de corrompre 
les hommes de son âge : et, il faut l'avouer, il 
me parait le seul de nos hommes d'état qui en- 
tende les fondemens d’une bonne politique; car 
la raison ne dit-elle pas qu'il faut commencer 
par l'éducation des jeunes gens, et travailler à 
les rendre aussi vertueux qu'ils peuvent l'être, 
comme un bon jardinier donne ses premiers 
soins aux nouvelles plantes, et ensuite s’occupe 
des autres? Mélitus tient sans doute la même con- 
duite , et commence par nous retrancher, nous 
qui corrompons les générations dans leur fleur, 
comme 1] s'exprime, après quoi 1] étendra ses 
soins bienfaisans sur l’âge avancé, et rendra à 
88. patrie les plus grands services. On ne peut 
attendre moins d’un homme qui sait si bien com- 
mencer. 
EUTHYPHRON. | 
Je le voudrais, Socrate; mais je tremble de 


mt 


La 


12 EUTHYPHRON. 


peur du contraire : car, pour nuire à la patrie, 
il ne peut mieux commencer qu’en attaquant 
Socrate. Mais apprends-moi, je te prie, ce qu’il 
t accuse de faire pour corrompre la jeunesse. 
| SOCRATE. | 

Des choses qui d’abord, à les entendre, pa- 
raissent tout-à-fait absurdes: car il dit que je fa- 
brique des dieux, que j'en introduis de nou- 
veaux, et que je ne crois pas aux anciens; VOIlà 
de quoi il m’accuse. 


EUTHYPHRON. | 

J'entends; c’est à cause de ces inspirations 
extraordinaires, qui, dis-tu, ne t’abandonnent 
jamais”. Sur cela, il vient t’accuser devant ce tri- 
bunal d'introduire dans la religion des opinions 
nouvelles, sachant bien que le peuple est tou- 
jours prêt à recevoir ces sortes de calomnies. 
Que ne m'arrive-t-il pas à moi-même, lorsque, 
dans les assemblées, je parle des choses divines, 
et que je prédis ce qui doit arriver! ils se mo- 
quent tous de moi comme d’un fou: ce n’est pas 
qu'aucune des choses que j'ai prédites ait man- 
qué d'arriver; mais c’est qu'ils nous portent en- 
vie à tous tant que nous sommes, qui avons 


" Voyez le premier Alcibiade, et surtout l’Apologie, où 
Socrate s explique sur ces inspirations, et sur ce qu’on apr 
pelle ordinairement Ze démon de Socrate. 


EUTHYPHRON. 13 


quelque mérite. Que faire? Ne pas s’en mettre 
en peine, et aller toujours son chemin. 


SOCRATE. 

Mon cher Euthyphron, être un peu moqué 
n'est peut-être pas une grande affaire: car, après 
tout, à ce qu'il me semble, les Athéniens s’em- 
‘barrassent assez peu qu’un homme soit habile, 
pourvu qu'il renferme son savoir en lui-même ; 
mais dès qu'il s’avise d’en faire part aux autres, 
alors ils se mettent tout de bon en colere, ou 
par envie, comme tu dis, ou par quelque autre 
raison. | 

EUTHYPHRON. 

Quant à cela, je n’ai pas grande tentation, So- 

crate, d’éprouver les sentimens qu'ils ont pour 


MOI. 
SOCRAT E. 


Voilà donc pourquoi tu es si fort réservé, et 
ne communiques pas volontiers ta sagesse; mais, 
pour moi, et je crains fort que les Athéniens ne 
s’en soient aperçus, l'amour que j'ai pour les hom- 
mes me porte à leur enseigner tout ce que je sais, 
non-seulement sans leur demander de récom- 
pense, mais en les prévenant même, et en les 
pressant de m’écouter. Si l’on se contentait de 
me plaisanter un peu, comme tu dis qu’on le 
fait de toi, ce ne serait pas chose si désagréable 
que de passer ici quelques heures à rire et à se 


14 EUTHYPHRON. 
divertir ; mais si on le prend au sérieux , 1l n’y a 
que vous autres devins qui sachiez ce qui en 


adviendra. 
EUTHYPHRON. 


J'espère que tout ira bien, Socrate, et que 
tu conduiras heureusement à bout ton affaire, 
comme moi la mienne. 

SOCRATE. 

Tu as donc ici quelque affaire? Te défends- 

tu, ou poursuis:tu ? 


EUTHYPHRON. 
Je poursuis. 
SOCRATE. 
Et qui? | 
Ν | EUTHYPHRON. 
Quand je te l'aurai dit, tu me croiras fou. 
| SOCRATE. 


Comment ! Poursuis-tu quelqu'un qui ait des 


ailes ? 


ο΄ EUTHYPHRON. 
Celui que je poursuis, au lieu d’avoir des ailes, 
est si vieux qu'à peine 1] peut marcher. 
| SOCRATE. 
Et qui est-ce donc? 
EUTHYPHRON. 
C’est mon père *. | 


* I s’appelait Prospalte. Voyez le Cratyle. 


EUTHYPHRON. 15 


. SOCRATE. 

Ton pére! 

| EUTHYPHRON. 

Oui, mon pére. 

SOCRATE. 

Eh! de quoi l’accuses-tu ? 

EUTHYPHBRON. 

D’homicide. 

SOCRATE. 

D'homicide ! Par Hercule! voilà une accusation 
au-dessus de la portée du vulgaire, qui jamais 
n'en sentira la justice : un homme ordinaire ne 
serait pas en état de la soutenir. Pour cela, 1] 
faut un homme déja fort avancé en sagesse. 

EUTHYPHRON. 

Oui, certes, fort avancé, Socrate. 

SOCRATE. 

Est-ce quelqu'un de tes parens, que ton père 
a tué? Il le faut; car, pour un étranger, tu ne 
mettrais pas ton père en accusation. 

EUTHYPHRON. 

Quelle absurdité, Socrate, de penser qu'il y 
ait à cet égard de la différence entre un parent 
et un étranger! La question est de savoir si celui 
qui ἃ tué, a tué justement ou injustement. Si 
c'est Justement , il faut laisser en paix le meur- 
trier ; si c’est injustement, tu es obligé de le pour- 
suivre, füt-il ton ami, ton hôte. C’est te rendre 


16 EUTHYPHRON. 


complice du crime, que d’avoir sciemment com- 
merce avec le criminel , et que de ne pas pour- 
suivre la punition, qui seule peut vous absoudre 
tous deux. Mais pour te mettre au fait, le mort 
était un de nos fermiers , qui tenait une de nos 
terres quand nous demeurions à Naxos. Un jour, 
qu'il avait trop bu, il s'emporta si violemment 
contre un esclave, qu'il le tua. Mon père le fit 
mettre dans une basse-fosse, pieds et poings liés, 
et sur l'heure même il envoya ici consulter l’exé- 
gète “ pour savoir ce qu'il devait faire, et pen- 
dant ce temps-là 1] négligea le prisonnier, comme 
un assassin dont la vie n’était d'aucune consé- 
quence ; aussi en mourut-il ; la faim, le froid et 
la pesanteur de ses chaines le tuërent avant que 
l’homme que mon père avait envoyé füt de re- 
tour. Sur cela toute la famille s'élève contre moi, 
de ce que pour un assassin j'accuse mon père 
d’un homicide, qu'ils prétendent qu'il n’a pas 
commis : et quand même 1] l'aurait commis, ils 
soutiennent que je ne devrais pas le poursuivre, 
puisque le mort était un meurtrier; et que d’ail- 
leurs c’est une action impie qu’un fils poursuive 
son père criminellement : tant 115 sont aveugles 


* On appelait ainsi à Athènes trois magistrats chargés 
de donner des consultations sur toutes les affaires qui avaient 
rapport à la religion. | 


EUTHYPHRON. 17 


sur les choses divines, et incapables de discer- 
ner ce qui est impie et ce qui est saint. 
SOCRATE. 

Mais, par Jupiter, toi-même, Euthyphron, 
penses-tu connaître si exactement les choses di- 
vines , et pouvoir déméler si précisément ce qui 
est saint d'avec ce qui est impie, que, tout s'étant 
passé comme tu le racontes, tu poursuives ton 
père sans craindre de commettre une impiété ? 

EUTHYPHRON. 

Je m’estimerais bien peu, et Euthyphron n’au- 
rait guère d'avantage sur les autres hommes, s’il 
ne savait tout cela parfaitement. Ὁ 

SOCRATE. 

O merveilleux Euthyphron! je vois bien que 
le meilleur parti que je puisse prendre, c’est de 
devenir ton disciple, et de faire signifier à Mélitus, 
avant le jugement de mon procès, que j'ai tou- 
jours attaché le plus grand prix à bien connaitre 
les choses divines ; et qu'aujourd'hui, voyant qu'il 
m'accuse d'être tombé dans l'erreur en intro- 
duisant témérairement des idées nouvelles sur 
la religion, je me suis mis à ton école. Ainsi, 
Mélitus , lui dirai-je , si tu avoues qu'Euthyphron 
est habile en ces matieres, et qu'il a les bonnes 
opinions, sache que je pense comme lui, et 
cesse de me poursuivre; si, au contraire, tu 
tiens qu'Euthyphron n’est pas orthodoxe, fais 


1. 2 


18 EUTHYPHRON. 


assigner Île maitre avant l’écohier. Accuse-le 
de perdre, non pas les jeunes gens, mais les 
vieillards, son père et moi: moi, en m'en- 
seignant une fausse doctrine ; son père, en le 
poursuivant d’après cette doctrine. Que si, sans 
aucun égard à ma demande, 11 continue à me 
poursuivre, ou que, me laissant là, 1] s'en prenne 
à toi, tu ne manqueras pas de comparaître , et 
de dire la même chose que je lui aurai fait si- 
gnifier. 
| EUTHYPHRON. 

Je te le promets sur ma parole, Socrate; s’il 
est assez imprudent pour s'attaquer à moi, je 
saurai bien trouver son faible, et il courra plus 
de risques que moi dans cette affaire. 

SOCRATE. 

Je le crois, mon cher Euthyphron, et voilà 
_ pourquoi je souhaite tant d’être ton disciple, bien 
assuré qu'il n'y ἃ personne assez hardi pour te 
regarder en face, non pas même Mélitus, lui, 
qui me voit si bien jusqu’au fond de l'ame, qu'il 
m'accuse d'impiété. 

Présentement donc, au nom des dieux, en- 
seigne-moi ce que tu prétendais tantôt savoir si 
bien : qu'est-ce que le saint et l’impie sur le 
meurtre, et sur tout autre sujet? La sainteté 
n'est-elle pas toujours semblable à elle-même 
dans toutes sortes d'actions? Et l’impiété, qui 


EUTHYPHRON. 19 


est son contraire, n'est-elle pas aussi toujours la 
même, de sorte que le même caractère d’im- 
piété se trouve toujours dans tout ce qui est 
impie ? 

| EUTHYPHRON. 

Assurément , Socrate. 

SOCRATE. 
Et qu'appelles-tu saint et impie ? 
EUTHYPHRON. 

J'appelle saint, par exemple, ce que je fais au- 
. Jourd’hui, de poursuivre en justice tout homme 
qui commet des meurtres, des sacriléges et au- 
tres choses pareilles; père, mère, frère ou qui 
que ce soit : ne pas le faire, voilà ce que j'appelle 
impie. Suis-moi bien, Je te prie; je veux te 
donner une preuve sans réplique que ma défi- 
nition est exacte, et qu'il est juste, comme Je 
l'ai déja dit à beaucoup de personnes, de n'avoir 
aucun ménagement pour l’impie, quel qu'il soit. 
La religion n’enseigne-t-elle pas que Jupiter est 
le meilleur et le plus juste des dieux? et n'en- 
seigne-t-elle pas aussi qu’il enchaïna son propre 
père, parce qu’il dévorait ses enfans, sans cause 
légitime ; et que Saturne avait mutilé son père 
pour quelque autre motif semblable "ἢ Cepen- 
dant on s'élève contre moi quand je poursuis 


* Sext. Empin. I, 13. — Hesion. Theog. 154— 182. 
| 2. 


20 EUTHYPHRON. 


mon père pour une injustice atroce ; et l’on se 
jette dans une manifeste contradiction; en ju- 
geant si différemment de la conduite de ces 
dieux et de la mienne. 

SOCRATE. 

Eh! c’est là précisément , Euthyphron, ce qui 
me fait appeler en justice aujourd'hui, parce que, 
quand on me fait de ces contes sur les dieux, 
je ne les reçois qu'avec peine; c’est sur quoi 
apparemment portera l'accusation. Allons, si toi, 
qui es si habile sur les choses divines, tu es d’ac- 
cord avec le peuple, et si tu crois à tout cela, 
il faut bien de toute nécessité que nous y croyions 
aussi, nous qui confessons ingénument ne rien 
entendre à de si hautes matières. C’est pour- 
quoi, au nom du dieu qui préside à l'amitié * 
dis-moi, crois-tu que toutes les choses que tu 
viens de me raconter, sont réellement arrivées ? 


EUTHYPHRON. 
Et de bien plus étonnantes, Socrate, que le 
vulgaire ne soupçonne pas. 
SOCRATE. 


Tu crois sérieusement qu’entre les dieux il y 
a des querelles, des haines, des combats, et tout 


* Jupiter, qui préside à l'amitié, ὁ φιλίος. Il avait un 
temple sous ce nom à Mégalopolis. (Pausan. #rcad. ch. 3.) 


EUTHYPHRON. 21 


ce que les poètes et les peintres nous représen- 
tent dans leurs poésies et dans leurs tableaux, 
ce qu'on étale partout dans nos temples, et dont 
on bigarre ce voile mystérieux “ qu’on porte 
en procession à l’Acropolis, pendant les grandes 
Panathénées? Euthyphron, devons-nous recevoir 
toutes ces choses comme des vérités? 


EUTHYPHRON. 


Non-seulement celles-là, Socrate, mais beau- 
coup d’autres encore, comme je te le disais tout- 
à-l'heure, que je t'expliquerai si tu veux, et qui 
t'étonneront , sur ma parole. | 

SOCRATE. 

Je le crois; mais tu me les expliqueras une 
autre fois plus à loisir. Présentement, tâche de 
m'expliquer un peu plus clairement ce que je 
t'ai demandé; car tu n’as pas encore satisfait à 
ma question, et ne m'as pas enseigné ce que 
c’est que la sainteté : tu m'as dit seulement que 


* Pendant les grandes Panathénées, on construisait en 
l'honneur de Minerve un vaisseau sacré auquel on attachait 
un voile qui représentait les actions de la déesse, tracées à 
l'aiguille par des vierges. On roulait d’abord ce vaisseau 
jusqu’au temple de Cérès et de là on le montait sur l’Acro- 
polis. Le voile était alors détaché du vaisseau et suspendu 
à la statue de Minerve, au Parthénon. (Banra. Voyage 
d'Anach. ch. 24.) 


22 EUTHYPHRON. 


le saint , c’est ce que tu fais en accusant ton père 
d'homicide. 
EUTHYPHRON. 
Je t'ai dit la vérité. 
SOCRATE. 
Peut-être; mais n’ Υ a-t-1l pas beaucoup d’autres 
choses que tu appelles saintes ? 


EUTHYPHRON. 

Sans doute. 

SOCRATE. 

Souviens-toi donc, je te prie, que ce que je 
t'ai demandé, ce n’est pas que tu m’enseignasses 
une ou deux choses saintes parmi un grand 
nombre d’autres qui le sont aussi : je t'ai prié 
de m’ exposer l'idée de la sainteté en elle-même. 
Car tu m'as dit toi-même, qu'il y a un seul et 
même caractère qui fait que les choses saintes 
sont saintes, comme il y en a un qui fait que 
l'impiété est toujours impiété : ne t'en souviens- 
tu pas? 

EUTHYPHRON. 

Oui, je m'en souviens. 

SOCRATE. 

Enseigne-moi donc quelle est cette idée, quel 
est ce caractère, afin que l'ayant toujours devant 
les yeux, et m'en servant comme du vrai mo- 
dèle, je sois en état d'assurer, sur tout ce que 
je te verrai faire, à toi ou aux autres, que ce 


EUTHYPHRON. 23 


qui lui ressemble est saint, et que ce qui ne lui 
ressemble pas est impie. 
EUTHYPHRON. 

Si c'est là ce que tu veux, Socrate, je suis 
prêt à te satisfaire. 

SOCRATE. 

Oui, c’est là ce que je veux. 

EUTHYPHRON. 

Eh bien! je dis que le saint est ce qui est 
agréable aux dieux, et que l’impie est ce qui 
leur est désagréable. 

SOCRATE. 

Fort bien, Euthyphron; tu m’as enfin répondu 
précisément comme 16 te l'avais demandé. Si tu 
dis vrai, c’est ce que je ne sais pas encore; mais 
sans doute tu me convaincras de la vérité de ce 
que tu avances. 

EUTHYPHRON. 

Je t'en réponds. 

SOCRATE. 

Voyons, examinons bien ce que nous disons. 
Une chose sainte, un homme saint, c’est une 
chose, c'est un homme qui est agréable aux 
dieux : une chose impie, un homme impie, c’est 
᾿ un homme, c'est une chose qui leur est désagréa- 
ble. Ainsi , le saint et l’impie sont directement 


opposés ; n'est-ce pas ? 
x 


- 24 EUTHYPHRON. 


EUTHYPHRON. 

Certainement. 

| SOCRATE. 
Et cela te parait bien dit? 
EUTHYPHRON. 
Oui. N'est-ce pas ce qui a été dit ? 
SOCRATE. 

Mais il a été dit aussi que les dieux ont sou- 
vent entre eux des inimitiés et des haines, et 
qu’ils sont souvent brouillés et divisés ἢ 

EUTHYPHRON. 

Et je m’en tiens à mes paroles. 

SOCRATE. 

Examinons donc sur quoi peut rouler cette 
différence de sentimens qui produit entre eux 
ces inimitiés et ces haines. Si nous disputions 
ensemble sur deux nombres pour savoir lequel 
est le plus grand, ce différend nous rendrait-il 
ennemis, et nous armerait-il l’un contre l’autre? 
Et en nous mettant à compter , ne serions-nous 
pas bientôt d'accord? | 

EUTHYPHRON. 

Cela est sûr. 

| SOERATE. 

Et st nous disputions sur les différentes gran- 
deurs des corps, né nous mettrions-nous pas à 
mesurer , ét cela ne finirait-il pas sur-le-champ 
notre dispute ? 


EUTHYPHRON. 25 


EUTHYPHRON. 

Sur-le-champ. 

SOCRATE. 

Et si nous contestions sur la pesanteur, notre 
différend ne serait-il pas bientôt terminé par le 
moyen d’une balance ? 

EUTHYPHRON. 
Sans difficulté. 
SOCRATE. 

Qu'y a-t-il donc, Euthyphron, qui puisse nous 
rendre ennemis irréconciliables, si nous venions 
à en disputer sans avoir de règle fixe à laquelle 
nous puissions avoir recours? Peut-être ne te 
vient-il présentement aucune de ces choses-là 
dans l'esprit : je vais donc t'en proposer quelques- 
unes. Vois un peu si par hasard ce ne serait pas le 
juste et l’injuste, l’honnéte et le déshonnète, le 
bien et le mal. Ne sont-ce pas là les choses sur 
lesquelles, faute d’une régle suffisante pour nous 
mettre d'accord dans nos différens, nous nous 
jetons dans des inimitiés déplorables? Et quand 
je dis nous, j'entends tous les hommes. 

| EUTHYPHRON. 

En effet, voilà bien la cause de toutes nos 
querelles. 

SOCRATE. 


Et s’il est vrai que les dieux soient en diffé- 


26 EUTHYPHRON. 


rend sur certaines choses, ne faut-il pas que ce 
soit sur quelqu’une de celles-là ἢ 


EUTHYPHRON. 

Nécessarrement. 

νος SOCRATE. 

Ainsi donc, selon toi, sage Euthyphron, les 
dieux sont divisés sur le juste et l’injuste, sur 
l’honnète et le déshonnêéte, sur le bien et le mal ? 
Car ils ne peuvent avoir aucun autre sujet de 
dispute; n'est-ce pas? | 

|  EUTHYPHRON. 

Fort bien dit. 

SOCRATE. 


Et les choses que chacun des dieux trouve 
honnêtes, bonnes et justes, 1] les aime, et 1] 
hait leurs contraires ? 

EUTHYPHRON. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et, selon toi, une même chose paraît juste 
aux uns et injuste aux autres, et c’est là la source 
de leurs discordes et de leurs guerres ; n'est-ce 
pas? 

EUTHYPHRON. 

Sans doute. 

| SOCRATE. 


- ἢ suit de là qu’une même chose est aimée et 


EUTHYPHRON. 27 


haïe des dieux ; qu’elle leur est en même temps 
agréable et désagréable. 
EUTHYPHRON. 
À ce qu'il semble. 
SOCRATE. 
D'après ce raisonnement le saint et l’impie 
sont donc la même chose. 
EUTHYPHRON. 
Cela paurrait bien être. 
SOCRATE. 

Mais alors, tu n'as pas satisfait à ma question, 
admirable Euthyphron; car je ne te demandais 
pas ce qui est tout à la fois saint et impie, tan- 
dis qu’ici, à ce qu’il parait, ce qui plaît aux dieux 
peut aussi leur déplaire, de manière qu’en pour- 
suivant la punition de ton père, mon cher Euthy- 
phron, tu plairas à Jupiter, et déplairas à Cœlus 
_et à Saturne; tu seras agréable à Vulcain, et dés- 
agréable à Junon, et ainsi des autres dieux qui 
ne seront pas du même sentiment sur ton action. 

ŒEUTHYPHRON. 

Mais je pense, Socrate, qu’il n’y a point sur 
cela de dispute entre les dieux, et qu'aucun 
d'eux ne prétend qu'on laisse mmpuni celui qui 
a commis injustement un meurtre. 

SOCRATE. ες 

Y at-il donc un homme qui le prétende ? En 

as-tu jamais vu qui ait osé mettre ‘en question, 


28 EUTHYPHRON. 


si celui qui a tué quelqu'un injustement ou com- 
mis toute autre injustice, doit en être puni? 
___ EUTHYPHRON. 

On ne voit partout autre chose; on n'entend 
dans les tribunaux que des gens qui, ayant com- 
mis mille injustices, disent et font tout ce qu'ils 
peuvent pour en éviter la punition. 

SOCRATE. 

Mais ces gens-là, Euthyphron, avouent-ils qu’ils 
aient commis ces injustices, ou, l’avouant, sou- 
tiennent-1ls qu'ils ne doivent pas en être punis? 

EUTHYPHRON. 

Non pas, il est vrai. 

SOCRATE. 

Ils ne disent et ne font donc pas tout ce qu'ils 
peuvent; car 115 n'osent soutenir, ni même mettre 
en question, que, leur injustice étant avérée, ils 
ne doivent pas être punis; seulement ils pré- 
tendent n'avoir commis aucune injustice : n'est-il 
pas vrai? | 

EUTHYPHRON. 

J'en conviens. 

SOCRATE. 

Ils ne mettent donc pas en question si celui 
qui est coupable d’une injustice doit en porter 
la peine. L’unique sujet du débat est de savoir 
qui ἃ commis l'injustice, comment, et en quelle 
OCCasion. 


EUTHYPHRON. ‘29 


EUTHYPHRON. 

Cela est certain. 

SOCRATE. 

La même chose n’arrive-t-elle pas dans le ciel, 
si, comme tu le dis, les dieux sont en différent 
sur le juste et sur l’injuste? Les uns ne sou- 
tiennent-ils pas que les autres sont injustes? Et 
ces derniers n'assurent-ils pas le contraire ? Car 
mi dieu, ni homme, n'oserait prétendre que ce- 
lui qui fait une injustice ne doit pas en être puni. 

EUTHYPHRON. | 

Tout ce que tu dis là est vrai, Socrate, au 

moins en général. 
SOCRATE. 

Dis aussi en particulier ; car c’est sur des ac- 
tions particulières que l’on dispute, hommes ou 
dieux : si donc les dieux disputent sur quelque 
chose , ce doit être sur quelque chose de parti- 
culier ; les uns doivent dire que telle action est 
juste, les autres qu'elle est injuste. N'est-ce pas? 

| EUTHYPHRON. 

Assurément. 

| SOCRATE. 

Viens donc, cher Euthyphron, pour mon in- 
struction particulière; apprends-moi quelle 
preuve certaine tu as que les dieux ont tous dés- 
approuvé la mort de ton fermier, qui, après 
avoir 51 brutalement assommé son camarade, 


À 


30 EUTHYPHRON. 


mis aux fers par le maître de celui qu'il avait tué, 
y est mort lui-même avant que ton père eüt pu 
recevoir d'Athènes la réponse qu'il attendait : 
montre-moi qu'en cette rencontre, c'est une 
action pieuse et Juste, qu’un fils accuse son père 
d’homicide, et qu'il en poursuive la punition ; et 
tâche de me prouver, mais d’une manière nette 
et claire, que tous les dieux approuvent l’ac- 
tion de ce fils. Si tu le fais, je ne cesserai, pen- 
dant toute ma vie, de célébrer ton habileté. 
| EUTHYPHRON. 

Cela n'est peut-être pas une petite affaire, 
Socrate; non que je ne sois en état de te le 
prouver très - clairement. 

SOCRATE. 

J'entends : tu me crois la tête plus dure qu'à 
tes juges; car, pour eux, tu leur prouveras 
bien que ton fermier est mort injustement, et 
que tous les dieux désapprouvent l’action de 
ton père. | 

EUTHYPHRON. 
Oui, pourvu qu'ils veuillent m'écouter. 
SOCRATE. | 
. Oh"ils ne manqueront pas de t’écouter, pourvu 
que tu leur fasses de beaux discours. Mais voici 
une réflexion que je fais pendant que tu me 


_ parles; je me dis en moi-même : Quand Eu- 


thyphron me prouverait que tous les dieux trou- 


EUTHYPHRON. 31 


vent la mort de son fermier injuste, Euthyphron 
m'aurait-1l mieux appris ce que c’est que le 
saint et l'impie? La mort de ce fermier ἃ déplu 
aux dieux, à ce qu'il prétend, je le veux; mais 
ce n'est pas là une définition du saint et de son 
contraire, puisque les dieux sont partagés, et 
que ce qui est désagréable aux uns est agréable 
aux autres. Que tous les dieux trouvent injuste 
l'action de ton père, qu'ils l’abhorrent tous, 
soit; Je l'accorde, mais alors corrigeons un peu 
notre définition, Je te prie, et disons : Ce qui 
est désagréable à tous les dieux est impie, ce 
qui est agréable à tous les dieux est saint, et 
ce qui est agréable aux uns et désagréable aux 
autres, n'est ni saint ni impie, ou l’un et l’autre 
en même temps. Veux-tu que nous nous en te- 
nions à cette définition du saint et de l’impie? 
EUTHYPHRON. 
Qui en empêche, Socrate ? . 
| SOCRATE. 

Ce n’est pas moi; mais vois toi-même si cela 
te convient, et si sur ce principe tu m’ensei- 
gneras mieux ce que tu m'as promis. 

EUTHYPHRON. 

Pour moi, je ne ferais pas difficulté d'admettre 
que le saint est ce qui est agréable à tous les 
_ dieux; et l'impie, ce qui leur est désagréable à 
tous. 


3a EUTHYPHRON. 


SOCRATE. 

Examinerons-nous cette définition pour voir 
si elle est vraie , ou la recevrons-nous sans autre 
façon, et aurons-nous ce respect pour nous et 
pour les autres, que nous donnions les mains 
à toutes nos imaginations, et qu'il suffise qu’un 
homme assure qu’une chose est, pour la croire; 
ou faut-il bien examiner ce qu’on dit? 

EUTHYPHRON. | 

Il faut l’examiner ; mais je suis certain que, 
pour cette fois, ce que nous venons d'établir est 
inattaquable. , 
| SOCRATE, 

C'est ce que nous allons voir tout-à-l’heure; 
essayons. Le saint est-il aimé des dieux parce 
qu'il est saint, ou est-il saint parce qu il est aimé 
des dieux? 

EUTHYPHRON. 

Je n’entends pas bien ce que tu dis là, So- 
craie. 

SOCRATE. 

Je vais tâcher de m'expliquer. Ne disons-nous 
pas qu'une chose est pottée, et qu’une chose 
porte? qu’une chose est vue, et qu’une chose 
voit? qu’une chose est poussée, et qu’une chose 
pousse? Comprends-tu que toutes ces choses 
diffèrent, et en quoi elles diffèrent ? 

EUTHYPHRON. 
1] me semble que je le comprends. 


EUTHYPHRON. 33 


SOCRATE. 

Ainsi la chose aimée est différente de celle qui 
aime ? 

EUTHYPHRON. 
_ Belle demande!” 
SOCRATE. 

Et, dis-moi, la chose portée est-elle portée, 
parce qu'on la porte, ou par quelque autre 
raison ? | 

EUTHYPHRON. 
Par aucune autre raison , sinon qu'on la porte. 
SOCRATE. 

Et la chose poussée est poussée parce qu’on 
la pousse, et la chose vue est vue parce qu'on 
la voit ? 

EUTHYPHRON. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Il n’est donc pas vrai qu'on voit une chose 
parce qu'elle est vue; mais, au contraire, elle 
est vue parce qu'on la voit. Il n’est pas vrai 
qu’on pousse une chose parce qu’elle est pous- 
sée; mais elle est poussée parce qu’on la pousse. 
Il n’est pas vrai qu'on porte une chose parce 
qu’elle est portée; mais elle est portée parce 
qu’on la porte : cela est-il assez clair? Entends- 
tu bien ce que je veux dire ? Je veux dire qu'on 
ne fait pas une chose parce qu’elle est faite, 

1. 3 


34. EUTHYPHRON. 
mais qu’elle est faite parce qu’on la fait; que ce 
qui pâtit ne pâtit pas parce qu'il est pâtissant, 
mais qu'il est pâtissant parce qu'il pâtit. N'est-ce 
pas ? 

| EUTHYPHRON. 

Qui en doute? 

| SOCRATE. 

Étre aimé n'est-ce pas aussi un fait, ou une 

manière de pâtir? | 
EUTHYPHRON. 
Out. 
| τ SOCRATE. 

Et n'en est-il pas de ce qui est aimé comme 
de tout le reste? ce n’est pas parce qu'il est aimé 
qu’on l'aime ; mais c’est parce qu’on l’aime qu'il 
est aimé. | | 

EUTHYPHRON. 

Cela est plus clair que le jour. 

SOCRATE. 

Que dirons-nous donc du saint, mon cher 

Euthyphron ἢ Tous les dieux ne l’aiment-ils pas, 


selon toi ? 
EUTHYPHRON. 


Oui, sans doute. 
| © SOCRATE. 
Est-ce parce qu'il est saint, ou par quelque 
autre raison ? 
EUTHYPHRON. | 
Par aucune autre raison, sinon qu'il est saint. 


EUTHYPHRON. | 35 


SOCRATE. 
Ainsi donc, ils l’aiment parce qu'il est saint; 
mais 1] n’est pas-saint parce qu'ils l’aiment. 
EUTHYPHRON. 
Il paraît. 
SOCRATE. 

D'un autre côté, ce qui est aimable aux dieux 
est aimable aux dieux, est aimé des dieux, parce 
que les dieux l’aiment ? 

 EUTHYPHRON. 
Qui peut le nier? 
_ SOCRATE. 

Il suit de là, cher Euthyphron, qu'être aima- 

ble aux dieux, et être saint, sont choses fort 


différentes. 
- EUTHYPHRON. 


Comment, Socrate ? 
SOCRATE. 

Oui, puisque nous sommes tombés d'accord 
que les dieux aiment le saint parce qu'il est 
saint, et qu'il n’est pas saint parce qu'ils l’aiment. 
N’en sommes-nous pas convenus ? 

EUTHYPHRON. 
‘Je l'avoue. 
SOCRATE. 
Et qu’au contraire, ce qui est aimable aux 
dieux n’est tel que parce que les dieux l’aiment, 
par le fait même de leur amour; et que les dieux 
* | 3. 


36 EUTHYPHRON. 
ne l’aiment point parce qu'il est aimable aux 
dieux. | 
EUTHYPHRON. 
Cela est vrai. 
SOCRATE. 

Or, mon cher Euthyphron, si être aimable 
aux dieux et être saint étaient La même chose, 
comme le saint n'est aimé que parce quil est 
saint , il s'ensuivrait que ce qui est aimable aux 
dieux serait aimé des dieux par l'énergie de sa 
propre nature; et, comme ce qui est aimable 
aux dieux n’est aimé des dieux que parce qu’ils 
l’aiment , 1} serait vrai de dire que le saint n’est 
saint que parce qu'il est aimé des dieux. Tu vois 
donc bien qu'être aimable aux dieux et étre 
saint ne se ressemblent guère : car l’un n’a d’au- 
tres titres à l'amour des dieux que cet amour 
même ; l’autre possède cet. amour parce qu’il y 
a des titres. Ainsi, mon cher Euthyphron, quand 
‘Je te demandais ce que c’est précisément que le 
saint, tu n’as pas voulu sans doute m'expliquer 
son essence, et tu [65 contenté de m'indiquer 
une de ses propriétés, qui est d’être aimé de tous 
les dieux. Mais quelle est la nature même de la 
sainteté ? C’est ce que tu ne m'as pas encore dit. 
Si donc tu l'as pour agréable, je t'en conjure, 
ne m'en fais pas un secret ; et, commençant 
enfin par le commencement, apprends-moi ce 


Lé 


EUTHYPHRON. 37 
que c'est que le saint, qu'il soit aimé des dieux 
ou quelque autre chose qui lui arrive; car, sur 
cela, nous n’aurons pas de dispute. Allons, dis- 
moi franchement ce que c’est que le saint et 
l'impie. 

EUTHYPHRON. 

Mais, Socrate, je ne sais comment t’expliquer 
ce que je pense; car tout ce que nous établis- 
sons semble tourner autour de nous, et ne vou- 
loir pas tenir en place. 

| SOCRATE. 

Euthyphron , tes principes ressemblent assez 
aux figures de Dédale, mon aïeul "ἡ. Si c'était 
moi qui eusse mis en avant ces principes, tu 
n'aurais pas manqué de me dire que je tiens de 
lui cette belle qualité de faire des ouvrages qui 
s’enfuient , et ne veulent pas demeurer en place. 
Malheureusement c'est toi qui es ici l’ouvrier. 
Il faut donc que je cherche d’autres railleries ; 
car certainement tes principes t’échappent, et 
_ tu t’en aperçois bien toi-même. 

EUTHYPHRON. 
Pour moi, Socrate, je n’ai pas besoin de cher- 


* Voyez, sur les statues mobiles de Dédale, la fin du 
Ménon. — Dans le premier Alcibiade, Socrate appelle aussi 
Dédale son aïeul, vraisemblablement parce qu’il était d’une 
famille de sculpteurs et sculpteur lui-même. 


. 38 EUTHYPHRON. 


cher d’autres railleries, car ce n’est pas moi qui 
inspire à nos raisonnemens cette instabilité qui 
les fait changer à tout moment; c’est toi qui me 
parais le vrai Dédale. S'il n’y avait que moi, nos 
principes ne remueralent pas. 

| SOCRATE. 

Je suis donc plus habile dans mon art que 
n’était Dédale ; il ne savait donner cette mobi- 
lité qu’à ses propres ouvrages, au lieu que je 
la donne, à ce qu’il me parait, non-seulement 
aux miens, mais à ceux des autres : et ce qu'il 
y ἃ d’admirable, c’est que je suis habile malgré 
moi, car J'aimerais incomparablement mieux des 
principes fixes et inébranlables que l’habileté 
de mon aïeul avec les trésors de Tantale. Mais 
voilà assez raillé : puisque tu crains si fort la 
peine, 16 veux aller à ton secours, et te mon- 
trer comment tu pourras me conduire à la con- 
naissance de ce qui est saint, et ne pas me lais- 
ser en route. Vois un peu s’il ne te semble pas 
d’une nécessité absolue que tout ce qui est saint 
Soit Juste. 

EUTHYPHRON. 

Cela ne se peut autrement. 

SOCRATE 

Tout ce qui est juste te paraît-il saint, ou tout 
ce qui est saint te paraît-il juste? ou crois-tu 
que ce qui est juste n’est pas toujours saint, 


EUTHYPHRON. 30 


mais seulement qu’il y ἃ des choses justes qui 
sont saintès, et d’autres qui ne le sont pas? 
EUTHYPHRON. 
Je ne te suis pas bien, Socrate. 
SOCRATE. 

Cependant tu as sur moi deux grands avan- 
tages , la jeunesse et l'habileté : mais, comme je 
te le disais tout-à-l’heure, bienheureux Euthy- 
phron, tu te reposes dans ta sagesse. Je t'en 
prie, secoue cette mollesse; ce que je te dis n’est 
pas bien difficile à entendre, c’est tout simple- 
ment le contraire de ce qu’avance un poëte : 


Tu n’oses pas chanter Jupiter, qui a créé et ordonné 
cet univers : la honte est compagne de la peur *. 


Je ne suis point du tout d’accord avec ce poëte : 
te dirai-je en quoi? 
EUTHYPHRON. 
Oui, tu m'obligeras. 
SOCRATE. 

Π ne me parait point du tout vrai que la honte 
accompagne toujours la peur; car il me semble 
qu'on voit tous les jours des gens qui craignent 
les maladies et la pauvreté, et beaucoup d’autres 


* L'auteur, quel qu’il soit, des Chants Cypriens ; l'o- 
pinion la plus générale attribue ces chants à Stasinus, de 
Cypre. 


4o _ EUTHYPHRON. 


choses , et qui cependant n’ont aucune honte de 
ce qu’ils craignent. N’es-tu pas de cet avis? 
EUTHYPHRON. 
Tout-à-fait. 
SOCRATE. 

Au contraire, la peur suit toujours la honte ; 
car y at-il un homme à qui le sentiment d’une 
action honteuse ne fasse craindre la mauvaise 
réputation, qui en est la suite ? 

EUTHYPHRON. 

Assurément, pas un. 

SOCRATE. | 

Il n'est donc pas vrai de dire : La honte est 
compagne de la peur; mais il faut dire: La peur 
est compagne de la honte; car il est faux que 
la honte se trouve partout où est la peur : la 
peur a plus d’étendue que la honte. La honte est 
à la peur ce que l’impair est au nombre. Partout 
où il y a un nombre, [à ne se trouve pas néces- 
sairement l'impair; mais partout où est l’impair, 
là se trouve nécessairement un nombre. M'en- 
tends-tu présentement ? 

EUTHYPHRON. 

Fort bien. 

SOCRATE. 

Eh bien! c’est ce que je te demandais tout-à- 
l'heure, si le saint et le juste marchent toujours 
ensemble ; ou si partout où est le saint, là 


EUTHYPHRON. ήιϊ 


se trouve aussi le juste, tandis que le saint ne 
se trouve pas toujours où est le juste, le saint 
n'étant qu'une partie du juste. Poserons-nous 
cela pour principe, ou es-tu d’un autre sen- 
_timent? 

EUTHYPHRON. 

Non; il me semble que ce principe ne peut 
être contesté. | 

SOCRATE. 

Prends garde à ce qui va suivre. Si le saint 
est une partie du juste, il faut que nous trou- 
vions quelle partie du juste c’est que le saint; 
comme si tu me demandais quel nombre c’est 
précisément que le pair, je te répondrais que 
C’est le nombre qui se divise en deux parties 
égales. Ne le crois-tu pas comme moi? | 

| EUTHYPHRON. 

Sans doute. | 

SOCRATE. 

Essaie donc aussi de m’apprendre quelle par- 
tie du juste c’est que le saint, afin que je signi- 
fie à Mélitus qu'il n'ait plus à m'accuser d'im- 
piété, moi qui ai parfaitement appris de toi ce 
que c'est que la piété et la sainteté, et leurs 
contraires. 

EUTHYPHRON. 

Pour moi, Socrate, il me semble, que la 

sainteté est cette partie du juste qui concerne 


4a EUTHYPHRON. 


les soins que l’homme doit aux dieux, et que 
toutes les autres parties du juste regardent les 
soins que les hommes se doivent les uns aux 


autres. 
SOCRATE. 


À merveille, Euthyphron; cependant ilme man- 
que encore quelque petite chose : je ne com- 
prends pas bien ce que tu entends par des soins 
que les hommes doivent aux dieux. Certaine- 
ment tu ne veux pas parler de soins semblables 
à ceux qu’on prend d’autres choses? Par exem- 
ple, nous disons tous les jours qu’il n’y a que 
le cavalier qui sache prendre soin d’un cheval; 


n'est-ce pas ? 
EUTHYPHRON. 


Oui, sans doute. 
SOCRATE. 
Le soin des chevaux regarde donc l’art du ca- 


valier ? 
EUTHYPHRON. 


Assurément. 
SOCRATE. 


Et tous les hommes ne sont pas propres à 
avoir soin des chiens ; il n’y a que le chasseur. 
EUTHYPHRON. 

Il n’y a que lu. 
| SOCRATE. 
Ainsi l'emploi du chasseur est le soin des 
chiens ? 


EUTHYPHRON. 43 


EUTHYPHRON. 
Sans difficulté. 

SOCRATE. 
Et celui du bouvier, le soin des bœufs ? . 


EUTHYPHRON., 
Oui. 
SOCRATE. 
Et celui de la sainteté, le soin des dieux; 
n'est-ce pas ce que tu dis? 
EUTHYPHRON. 
Précisément. 
SOCRATE. 
Tout soin n’a-t-il pas pour but le bien et l’u- 
ülité de qui en est l’objet? Ne vois-tu pas que 
les chevaux dont un habile cavalier prend soin, 


y gagnent ? 
EUTHYPHRON. 

Oui. 

| SOCRATE. 

N’en est-il pas ainsi des chiens et des bœufs, 
sous la main du chasseur et du bouvier? et n’en 
est-il pas ainsi de tout? Ou peux-tu croire que 
les soins qu’on prend d’une chose tendent à son 
préjudice ? 

EUTHYPHRON. 

Non, par Jupiter. 

SOCRATE. 

Ils tendent donc à son profit ? 


4% EUTHYPHRON. 


EUTHYPHRON. 

Assurément. 

τ SOCRATE. 

La sainteté, étant le soin des dieux, tend donc 
à leur utilité, et leur profite. Mais, dis-moi, 
oserais-tu avancer que, lorsque tu fais une ac- 
tion sainte, elle profite à quelqu'un des dieux? 

EUTHYPHRON. 

Non, par Jupiter. 

SOCRATE. 

Je ne crois pas non plus que ce soit ta pen- 
sée; j'en suis bien éloigné: c’est aussi pourquoi je te 
demandais de quel soin des dieux tu veux par- 
ler, bien persuadé que ce n’est pas de celui-là. 

EUTHYPHRON. 

Tu me rends justice, Socrate. 

| SOCRATE. 

_ Très-bien; mais quel soin n des dieux est-ce donc 
que la sainteté ? 

EUTHYPHRON. 

Celui, Socrate, que les serviteurs ont de leurs 
maîtres. 

SOCRATE. 

J'entends; la sainteté serait comme la servante 
des dieux. 

EUTHYPHRON. 

C'est cela. 


EUTHYPHRON. 45 
SOCRATE. 
Pourrais-tu me dire à quoi l’art du médecin 
lui sert? N'est-ce pas à guérir ἢ 


. EUTHYPHRON. 
Oui. 
SOCRATE. 
Et l’art du charpentier à quoi lui sert-il? 
EUTHYPHRON. 
À construire des vaisseaux. 
SOCRATE. 


Et l'art de l'architecte , n'est-ce pas à bâtir des 


maisons ? 
EUTHYPHRON. 


Assurément. . 
SOCRATE. 

Dis-moi donc maintenant, mon cher Euthy- 
phron, à quoi peut servir la sainteté? Car il est 
bien sûr que tu le sais, puisque tu dis que tu 
connais les choses divines mieux que personne. 

EUTHYPHRON. 

Et je dis la vérité, Socrate. 

SOCRATE., 
Dis-moi donc, au nom de Jupiter, que font 
les dieux de si beau, à l’aide de notre piété? 
EUTHYPHRON. 
Bien des choses, et très-belles. 
SOCRATE. 
Les généraux aussi; cependant il en est une 


46 EUTHYPHRON. 


principale qui frappe tout le monde , c’est la vic- 
toire qu’ils remportent dans les combats : n'est-il 
pas vrai? ΝΣ 
EUTHYPHRON. 
Très-vrai. 
SOCRATE. 

Les laboureurs aussi font beaucoup de belles 
choses; mais la principale, c'est de nourrir les 
hommes. 

EUTHYPHRON. 

J'en conviens. 

SOCRATE. 

Eh bien! de toutes les belles choses que font 
les dieux parele ministère de notre sainteté, 
quelle est la principale? 

EUTHYPHRON. 

Je te disais, il n’y a qu'un instant, Socrate, 
qu’il n’est pas si facile de t’expliquer tout cela 
exactement. Ce que Je puis te dire en général, 
c’est que la sainteté consiste à se rendre les dieux 
favorables par ses prières et ses sacrifices, et 
qu'ainsi elle conserve les familles et les cités ; 
que l’impiété consiste à faire le contraire, et 
qu’elle perd et ruine tout. 

SOCRATE. 

En vérité, Euthyphron, si tu l’avais voulu, en 
moms de paroles tu aurais pu me dire ce que je 
te demande; mais il est aisé de voir que tu n’as 


EUTHYPHRON. 47 
pas envie de m'instruire; car tout-à-l’heure j'é- 
tais près de te saisir, et voilà que tout d’un 
coup tu m'échappes. Encore un mot, et j'allais 
savoir. ce que c'est que la sainteté. Présentement 
donc, car 1l faut bien que celui qui interroge 
suive celui qui est interrogé, ne dis-tu pas que 
la sainteté est l’art de sacrifier et de prier? 
EUTHYPHRON. 
Oui, je te le dis. 
| SOCRATE. 
Sacrifier, c’est donner aux dieux; prier, c’est 
leur demander. 
EUTHYPHRON. 
Fort bien, Socrate. 
| SOCRATE. 

De ce principe il suivrait que la sainteté est 
la science de donner et de demander aux dieux. 
EUTHYPHRON. 

Tu as parfaitement compris ma pensée, So- 


crate. 
SOCRATE. 


. C'est que je suis amoureux de ta sagesse, et 
que je m'y applique tout entier. Ne crains pas 
. que je laisse tomber une seule de tes paroles. 
Dis-moi donc quel est l’art de servir les dieux? 
C’est, selon toi, l’art de leur donner et de leur 
demander ? 


48 EUTHYPHRON. 


EUTHYPHRON. 

Comme tu dis. 

SOCRATE. 

Pour bien demander, ne faut-il pas leur de- 
mander des choses que nous avons besoin de 
recevoir d'eux ? 

EUTHYPHRON. 

Rien de plus vrai. 

SOCRATE. 

Et pour bien donner, ne faut-il pas leur don- 
ner en échange les choses qu’ils ont besoin de 
recevoir de nous? Car il ne serait pas fort ha- 
bile de donner à quelqu'un ce dont il n'aurait 
aucun besoin. 

EUTHYPHRON. 

On ne saurait mieux parler. 

SOCRATE. 

La sainteté, mon cher Euthyphron, est donc 
une espèce de trafic entre les dieux et les hommes? 
EUTHYPHRON. 

Un trafic, si tu veux Vappeler ainsi. 

| SOCRATE. | 

Je ne le veux pas, si ce n’en est pas un réelle- 
ment; mais, dis-moi, quelle utilité les dieux 
reçoivent-1ils des présens que nous leur faisons ἢ 
Car l'utilité que nous tirons d’eux est sensible, 
puisque nous n'avons rien qui ne vienne de 
leur libéralité. Mais de quelle utilité sont aux 


EUTHYPHRON. 49 


dieux nos offrandes? Sommes-nous si. habiles 
dans ce commerce, que nous en tirions seuls 
tous les profits ? 

EUTHYPHRON. 

Pensestu donc, Socrate ,. que les dieux puis- 
sent jamais tirer aucune utilité des choses qu'ils 
reçoivent de nous ? 

SOCRATE. 

Alors, Euthyphron, à quoi servent toutes nos 

offrandes ? 
| EUTHYPHRON. | 

Elles servent .à leur marquer notre respect, 
et, comme Je te le disais tout-à-l’heure, l'envie 
que nous avons de nous les rendre favorables. 

SOCRATE. 

Ainsi maintenant le saint a la faveur des dieux, 
mais il ne leur est plus utile, et 1] n’en est plus 
aimé. 

EUTHYPHRON. 
Comment! Il en est aimé par-dessus tout , se- 
lon moi. | 
SOCRATE. 
Le saint est donc ce qui est aimé des dieux ? 
| -EUTHYPHRON. 
. Oui, par-dessus tout. 
SOCRATE. 

Et en me parlant ainsi, tu t’étonnes que tes 

discours soient si mobiles! et tu. oses m’accuser 


I. 4 


5o EUTHYPHRON. 


d’être le Dédale qui leur donne ce mouvement 
continuel, toi, incomparable Euthyphron, mille 
fois plus adroit que Dédale, puisque tu sais 
mème les faire tourner en cercle! Car ne t’a- 
perçois-tu pas qu'après avoir fait mille tours , 
ils reviennent sur eux-mêmes? Ne te souvient-il 
pas qu'être saint et être aimable aux dieux ne 
nous ont pas paru tantôt la même chose? Ne t'en 
souvient-1l pas? 
EUTHYPHRON. 
Je m'en souviens. : 
- SOCRATE. 

Eh! ne vois-tu pas que tu dis présentement 
que le saint est ce qui est aimé des dieux? Ce 
qui est aimé des dieux, n'est-ce pas ce qui est 
aimable à leurs yeux ? 

EUTHYPHRON. 

Assurément. 

SOCRATE. | 

De deux choses l’une: ou nous avons eu tort 
. d'admettre ce que nous avons admis; ou, si nous 
avons bien fait, nous tombons maintenant dans 
une définition fausse. 

| EUTHYPHRON. 

J'en ai peur. 

SOCRATE. 

Il faut donc que nous recommencions tout 
de nouveau à chercher ce que c’est que la sain- 


EUTHYPHRON. ÿr 


teté; car je ne me découragerai point jusqu’à ce 
que tu me l’aies appris. Ne me dédaigne point, je 
t'en prie, et recueille tout ton esprit pour m’ap- 
prendre la vérité: tu la sais mieux qu’homme 
du monde; aussi suis-je décidé à m’attacher à 
toi, comme à Protée, et à ne point te lâcher que 
tu n’aies parlé; car si tu n'avais une connais- 
sance parfaite de ce que c’est que le saint et 
l'impie, sans doute tu n’aurais jamais entrepris, 
pour un mercenaire, de mettre en justice et 
d’accuser d’homicide ton vieux père, et tu te 
serais arrêté, de peur de mal faire, par crainte 
des dieux et respect pour les hommes. Ainsi, je 
ne puis douter que tu ne penses savoir au plus 
juste ce que c’est que la sainteté et son contraire: 
apprends-le-moi donc, très-excellent Euthy- 
phron, et ne me cache pas ton opinion. 


EUTHYPHRON. 


Ce sera pour une autre fois, Socrate; car main- 
tenant je suis pressé, et il est temps que je te 
quitte. 

SOCRATE. 

Que faistu, cher Euthyphron? Tu me perds 
en partant si vite; tu m’enlèves l'espérance dont 
je m'étais flatté, l'espérance d'apprendre de toi 
ce que c'est que la sainteté et son contraire, et 
de faire ma paix avec Mélitus, en l’assurant qu'Eu- 

* 4. 


5a EUTHYPHRON. 


thyphron m'a converti; que l'ignorance ne me 
portera plus à innover sur les choses divines, et 
qu'à l'avenir 76 serai plus sage . 


* Selon Diogène Laërce, Euthyphron aurait profité de 
cette conversation, et abandonné ses poursuites contre son 
père. (D106. Lazar. IT, ch. 29.) 


APOLOGIE 
DE SOCRATE. 


LR LVL VOLE LR LR LA RAR DATI να, 


ARGUMENT 


PHILOSOPHIQUE. 


L'uccusarion intentée à Socrate, telle 
qu'elle existait encore, au second siècle de 
l'ère chrétienne, à Athènes, dans le temple 
de Cybèle, au rapport de Phavorinus, cité 
par Diogène Laërce, reposait sur ces deux 
chefs : 1° que Socrate ne croyait pas à la 
religion de l'état; 2° qu'il corrompait la 
jeunesse, c'est-à-dire, évidemment, qu'il 
instruisait la jeunesse à ne pas croire à la 
religion de l'état. 

Or l’Apologie de Socrate ne répond d’une 
maniere satisfaisante ni à l’un ni à l’autre 
de ces deux chefs d'accusation. Au lieu de 
déclarer qu'il croit à la religion établie, So- 
crate prouve qu'il n’est pas athée; au lieu 


56 ARGUMENT. 

de faire voir qu'il n'instruit pas la jeunesse 
à douter des dogmes consacrés par la loi, 
il proteste qu’il lui a toujours enseigné une 
morale pure. Comme plaidoyer, comme dé- 
fense régulière, on ne peut nier que l'Apo- 
logie de Socrate ne soit très-faible. 

C'est qu'elle ne pouvait guere ne pas l'être, 
que l'accusation était fondée, et qu'en effet, 
dans un ordre de choses dont la base est 
une religion d'état, on ne peut penser, 
comme Socrate, de cette religion, et publier 
ce qu'on en pense, sans nuire à cette reli- 
gion, et par conséquent sans troubler l'état, 
et provoquer, à la longue, une révolution; 
et la preuve en est, que deux siècles plus 
tard, quand cette révolution éclata, ses plus 
zélés partisans, dans leurs plus violentes 
attaques contre le paganisme, n’ont fait que 
répéter les argumens de Socrate dans l’Eu- 
thyphron. On peut l’ayouer aujourd’hui, So- 
crate ne s'élève tant comme philosophe que 


A 


précisément à condition d'être coupable 


ARGUMENT. 57 


comme citoyen, à prendre ce titre et les 
devoirs qu’il impose dans le sens étroit et 
selon l'esprit de l'antiquité. Lui-même con- 
naissait si bien sa situation qu'au commen- 
cement de l'Apologie il déclare qu'il ne se 
défend que pour obéir à la loi. 

Quel est donc le but direct, l'effet réel 
de l'Apologie de Socrate? 

C'est de montrer sous son vrai point de 
vue le caractère de Socrate, et d'expliquer 
le mystère de la singulière -destinée qu'il 
s'était faite à Athènes , en dehors de la vie 
commune , ne:prenant aucune part aux 
affaires publiques, négligeant les siennes, 
et n'ayant d'autre occupation que de pro- 
poser des questions à tout le monde. L'ex- 
plication de ce mystère est une «mission 
supérieure dont Socrate se croit charge. Il 
croit qu’il est appelé à rendre les hommes 
meilleurs, à démasquer la fausse sagesse, à 
humilier l'orgueil de l'esprit devant le bon 
sens et la vertu, à ramener la raison hu- 


58 ARGUMENT. 


maine de la recherche ambitieuse d’un sa- 
voir chimérique et vain, au sentiment de 
sa faiblesse, à l'étude et à la pratique des 
vérités morales. Telle est la mission que 
Socrate a recue; elle domine à ses yeux 
tous les devoirs et les intérêts ordinaires; 
cest pour elle qu'il a soulevé contre lui 
tant d'ennemis puissans intéressés au main- 
tien des préjugés qu'il combattait; c'est elle 
qui le fait comparaître devant le tribunal; 
et, plutôt que de l'abandonner, il déclare 
qu’il est prêt à la sceller de son sang. 

Il ÿ a plus; on voit qu'il a reconnu la 
nécessité de sa mort. Il dit expressément 
qu’il ne servirait à rien de l'absoudre, parce 
qu’il est décidé à mériter de nouveau l’ac- 
cusation maintenant portée contre lui; que 
l'exil même ne peut le sauver, ses prin- 
cipes, qu’il n’abandonnera jamais, et sa mis- 
sion, quil poursuivra partout, devant le 
mettre toujours et partout dans la situa- 
tion où il est; qu'enfin il est inutile de 


ARGUMENT. 59 


reculer devant: la nécessité, qu'il faut que 
sa destinée s'accomplisse, et que sa mort 
est venue. 

Socrate avait raison : sa mort était forcée, 
et le résultat inévitable de la lutte qu'il 
avait engagée contre le dogmatisme reli- 
gieux et la fausse sagesse de son temps. 
C'est l'esprit de ce temps, et non pas Anytus 
ni l’Aréopage, qui a mis en cause et con- 
damné Socrate. Anytus, il faut le dire, était 
un citoyen recommandable; l'Aréopage un 
tribunal équitable et modéré; et, s'il fallait 
sétonner de quelque chose, ce serait que 
Socrate ait été accusé si tard, et qu’il n'ait 
pas été condamné à une plus forte majorité. 


98 


ΜΝΑΙ͂, ΑΒ R VAR VAR LR SALLE VAR LR. 


APOLOGIE 
DE SOCRATE 


SOCRAT E. 


Ja Ἑ ne sais, Athémens, quelle impression mes 
accusateurs ont faite sur vous. Pour moi, en les 
entendant, peu s’en est fallu que je ne me mé- 
connusse moi-même , tant ils ont parlé d’une ma- 
nière persuasive; et cependant, à parler fran- 
. ‘chement, ils n'ont pas dit un mot qui soit vé- 

ritable. 
‘Mais, parmi tous les mensonges qu'ils ont dé- 
Dités, ce qui m'a le plus surpris, c’est lorsqu'ils 
vous ont recommandé de vous béen tenir en 
garde contre mon éloquence; car, de n’avoir 
pas craint la honte du démenti que je vais leur 
donner tout-à-l'heure, en faisant voir que je ne 


Là 


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? ΄ .#? 
ὍΝ 


Ne 
᾿ 


62 APOLOGIE 
suis point du tout éloquent, voilà ce qui m'a 
paru le comble de l’impudence, à moins qu'ils 
n’appellent éloquent celui qui dit. la vérité. Si 
c'est là ce qu'ils veulent dire, j'avoue alors que 
| je suis un habile orateur, mais non pas à leur 
το 1 manière; car, encore une fois, ils n’ont pas dit 
. | un mot qui soit véritable ; et de ma bouche vous 
Lu Ὁ | entendrez la la vérité toute entière, non pas, il 
| est vrai, Athéniens, dans des discours étudiés, 
| comme ceux de mes adversaires, et brillans de 
tous les artifices du langage, mais au contraire 
dans les termes qui se présenteront à moi les 
ὶ premiers ; . en effet, j'ai la confiance que Je. ne 
ΝΕ | dirai rien qui : ne soit juste. Ainsi que personne 
| : Le n’attende de moi autre chose. Vous sentez bien 
ὯΝ qu'il ne me siérait Buêere, à mon : âge, de paraître 
devant vous comme un Jeune honmime qui s’exerce 
à bien 1 parler. C’est pourquoi la seule grace que 
je vous demande, c’est que, si vous m’entendez 
employer pour ma défense lé même langage dont 
J'ai coutume de me servir dans la place publi- 
que , aux comptoirs des banquiers, où vous m’a- 
vez souvent entendu, ou partout ailleurs, vous 
n'en soyez pas surpris, et ne vous emportiez 
pas contre moi; car c’est aujourd’hui la premiere 
‘fois de ma vie que je parais devant un tribunal, 
à l’âge de plus de soixante-dix ans; véritable- 
\ment donc je suis étranger au langage qu’on 


9 . . , 
. ….d'orateur est de dire 18 νάγιτέ,.... οΟἠἷ 


PR UT LP ἤρη, τ πὰ ὦ 


DE SOCRATE. 63 1" 
parle ici. Eh bien! de même que, si j'étais réel- τ κα 
lement un étranger, vous me laisseriez parler “ὃ 
dans la langu@®et à la manière de mon pays , 1° 
Je vous conjure, et je ne crois pas vous faire y, 4 
‘une demande injuste, de me laisser maître de’,,./. 
la forme de mon discours, bonne ou mauvaise 

et de considérer seulement, mais avec attention) 

si ce que je dis est juste ou non: c’est en cela 

que consiste toute la vertu du juge; celle de 


# € 


J € ὡ 


0 


D'abord, Athéniens , il faut que je réfute les 
premméres accusations dont j'ai été l’objet, et 
mes premiers accusateurs; ensuite les accusa- 
tions récentes ‘et les accusateurs qui viennent de 
s'élever contre moi. Car, Athéniens, j'ai beau- 
coup d’accusateurs auprés de vous, et depuis 
bien des années, qui n’avancent rien qui ne soit 
faux, et que pourtant je crains plus qu’Any- 
tus* et ceux qui se joignent à lui“, bien que 


* Artisan riche et puissant, zélé démocrate, qui avait 
rendu de grands services à la république ,-en contribuant 
avec Thrasybule à l'expulsion des trente olygarques et au 
rétablissement de la liberté. Il était à la tête des ennemis de 
Socrate. Plus tard, les Athémens le condamnèrent à l'exil. 
Arrivé à Héraclée, les habitans lui enjoignirent de quitter 
leur ville le jour même. ( Dioc. LarRcE, IL, 43.) 


** Mélitus et Lycon. Lycon était orateur. Les orateurs à 


64 APOLOGIE 


ceux-ci soient très-redoutables; mais les autres 
le sont encore beaucoup plus. Ce sont eux, Athé- 
niens, qui, s’'emparant de la pluprt d’entre vous 
dès votre enfance, vous ont répété, et vous ont 
fait accroire qu’il y a un certain Socrate, homme 
_ savant, qui s'occupe de ce -qui se passe dans le 
ciel et sous la terre, et qui d’une mauvaise cause 
en sait faire une bonne. Ceux qui répandent 
ces bruits, voilà mes vrais accusateurs; car, en 
165 entendant, on se -persuade que les hommes, 
livrés à de pareilles recherches, ne croient pas: 
qu'il y ait des Dieux. D’ailléurs, ces accusateurs 
sont en fort grand nombre, et il y a déja long- 
temps qu'ils travaillent à ce complot; et puis, 
ils vous ont prévenus de cette opinion dans l’âge 
de la crédulité; car alors vous étiez enfans pour 
la plupart, ou dans la première jeunesse : ils 
m'accusaient donc auprès de vous tout à leur 
aise; plaidant contre un homme qui ne se dé- 
fend pas; et ce qu'il y a de plus bizarre, c’est 
qu'il ne m'est pas permis de connaître, ni de 
nommer mes accusateurs, à l’exception d’un cer- 


Athènes formaient une magistrature politique, instituée par 
les lois de Solon. Ils étaient dix, chargés de présenter dans 
l’assemblée du sénat et du peuple les mesures les plus utiles 
à la république. Ce fut Lycon qui dirigea les procédures 
dans l'affaire de Socrate. (Droc. Laznce, Il, 38). 


rs À fr" LE d fu 


- 
.- 


ὧμ cel 


“κω σὰς Sa n-tihé κυσ 


À γε dre 


DE SOCRATE. 65. 
tain faiseur de comédies. Tous ceux qui, par 4 


envie et pour me décrier, vous ont persuadé ces 
faussetés, et ceux qui, persuadés eux-mêmes, 
ont persuadé les autres, échappent à toute pour- 
suite, et je ne puis ni les appeler devant vous, 
ni les réfuter; de sorte que je me vois réduit à 
combattre des fantômes, et à me défendre sans 
que personne m’attaque. Ainsi mettez-vous dans 
l'esprit que j'ai affaire à deux sortes d’accusa- 
teurs, comme je viens de le dire; les uns qui 
m'ont accusé depuis long-temps, les autres qui 
m'ont cité en dernier lieu; et croyez, je vous 
prie, qu'il est nécessaire que je commence par 
répondre aux premiers; Car ce sont eux que vous 
avez d’abord écoutés, et ils ont fait plus d’impres- 
sion sur vous que les autres. 

Eh bien donc, Athéniens, il faut se défendre, 
et tâcher d’arracher de vos esprits une calomnie 
qui y est déja depuis long-temps, et cela en aussi 
peu d’instans. Je souhaite y réussir, 511 en peut 
résulter quelque bien pour vous et pour moi; 
je souhaite que cette défense me serve; maïs Je 
regarde la chose comme très-difficile, et je ne 
m’abuse point à cet égard. Cependant qu'il ar- 


rive tout ce qu'il plaira aux dieux, il faut obéir 


à la loi, et re. ne mue ..ᾳ0ᾳΦῃΝ 
— . . 9 
Reprenons donc dans son principe l’accusa- 
tion sur laquelle s’appuïent mes calomniateurs, 
1. 5 


66 APOLOGIE 


et: qui ἃ donné à Mélitus la confiance de me tra- 
duire devant ce tribunal. Voyons ; que disent mes 
calomniateurs? car 1] faut mettre leur accusation 
dans les formes, et la lire comme si elle était 
écrite, et le serment prêté”: Socrate est ur 
homme dangereux, qui, pur une curiosité tvri- 
minelle, veut pénétrer ce qui se passe dans le 


mauvaise, el enseigne aux autres ces secrets per- 

_ nicieux. Voilà l'accusation; c’est ce que vous avez 
| vu dans la comédie d’Aristophane, où l’on repré- 
| sente un certain Socrate, qui dit qu’il se promène 
; dans les airs, et autres semblables extravagances * 
sur des choses où je n’entends absolument rien; 

et je ne dis pas cela pour déprécier ce genre de 
connaissances, s’il y ἃ quelqu'un qui y soit ha- 
bile (et que Mélitus n'aille pas me faire ici de 
: nouvelles affaires ); mais c’est qu’en effet, je ne 
{me suis jamais mélé de ces matières, et je puis 


1} 
᾿ 
| 
. l ciel et sous la terre , fait une bonne cause d'une 
Ϊ 
εἶ 


* A Athènes, les deux parties prétaient serment. L'accu- 
sateur jurait le premier qu’il dirait la vérité; l’accusé protes- 
tait de son innocence. Ce double serment s'appelait ἀντωμοσία. 
On appelait aussi ἀντωμοσία la formule de l’accusation avec 
serment. C'est dans ce sens que Platon dit ici: ἀντωμοσίαν 
ἀναγνῶναι, lire l’accusation rédigée en forme, et le sermetit 
prêté par l’accusateur. 


** Amisropn, Vuées, v. 221, 5664. Cette pièce avait été 
jouée vingt-quatre ans avast le procès de Socrate. 


DE SOCRATE. , 67 


en prendre à témoin la plupart d’entre vous. Je 
vous conjure donc tous tant que vous êtes avec 
qui j'ai conversé, et il y en a ici un fort grand 
nombre, je vous conjure de déclarer si vous 
m'avez Jamais entendu parler de ces sortes de 
sciences, ni de près ni de loin; par là, vous jugerez 
des autres parties de l’accusation, où 1l n’y ἃ pas 


un mot de vrai. Et si lon vous dit que je me 


méle d’ensei ire t 


et - 


encore une fausseté. Ce n’est pas que je ne trouve 
fort beau de pouvoir instruire les hommes, comme 
font Gorgias de Léontium”, Prodicus de Céos ” 


* Gorgias de Leontium, ville de Sicile, disciple d'Em- 
pédocle. Il est le père des Sophistes et de la rhétorique. 
ΤΊ s'enrichit par ses cours publics auxquels 1l n’admettait pas 
à moins de cent mines. Lui-même il fit présent au temple de 
Delphes, de sa propre statue dorée (Pausax. Phoc., ch. 18). 
Il vécut plein de gloire, et mourut, selon Pausanias (Elide, 
liv. Il, ch. 17), à cent cinq ans; selon Diogène Laërce, Sui- 
das et Philostrate, à cent neuf ans. Voyez, sur Gorgias, le 

 Gorgias, l’Hippias et le Protagoras. 


** Prodicus de Céos, et non de Chio, rhéteur et physicien, 
disciple de Protagoras, et contemporain de Démocrite. Xé- 
nophon nous a conservé sa belle allégorie de la Vertu et 
de la Volupté se disputant Hercule. D’après Suidas, il aurait 
fini par être accusé de corrompre la jeunesse, et par boire 
la ciguë. Voyez sur Prodicus, ἐδ Gorgtas, le Protagoras, et 
surtout ἐε Cratyie. 


- 


5, 


68 APOLOGIE _ 


et Hippias d'Élis *. Ces illustres personnages par- 
courent toute la Grèce, attirant les jeunes gens 
qui pourraient, sans aucune dépense, s'attacher 
à tel de leurs concitoyens qu'il leur plairait de 
choisir ; ils savent leur persuader de laisser là leurs 
concitoyens, et de venir à eux : ceux-ci les paient 
bien, et leur ont encore beaucoup d'obligation. 
J'ai oui dire aussi qu'il était arrivé ici un homme 
de Paros, qui est fort habile; car m'étant trouvé 
l’autre jour chez un homme qui dépense plus 


en sophistes que tous. nos autres citoyens ‘n- 
semble, Callias, fils d'Hipponicus *; je m’avisai. 


de lui dire, en parlant de ses deux fils : Callias, 
si, pour enfans, tu avais deux jeunes chevaux 
ou deux jeunes taureaux, ne chercherions-nous 
pas à les mettre entre les mains d’un habile 


homme, que nous paierions bien, afin qu'il les ” 
rendit aussi beaux et aussi bons qu’ils peuvent 
mn 


* Hippias d’Élis, rhéteur et philosophe. Il vécut heureux, 
&lorieux et riche comme Gorgias, et fut chargé par les La- 
‘cédémoniens de plusieurs missions importantes dont il s’ac- 
quitta toujours avec distinction. Un des caractères de son 
éloquence, comme de celle de Gorgiäs, était l'affectation des 


tours et des expressions poétiques. ( Voyez l’Hippias et le 
Minos.) ΄ 


** Platon, dans le Protagoras; Xénophon, dans /e.Ban- 
quet; Aristophane, dans les Oiseaux, v. 285, lui font le 
même reproche. Sa richesse était passée en proverbe. 


Φ 
DE SOCRATE. 69 


_être, et qu'il leur donnât toutes les perfections 


de leur nature? Et cet homme, ce serait proba- 
blement un cavalier ou un laboureur. Mais, 
puisque pour enfans tu as des hommes, à qui 
as-tu résolu de les confier? quel maitre avons- 
nous en ce genre, pour les vertus de l’homme 
et du citoyen? Je m'imagine qu'ayant des enfans, 
tu as dû penser à cela? As-tu quelqu'un? lui 
dis-je. Sans doute, me répondit-il. Et qui donc? 
repris-j@ d'où est-il? Combien prend-il? C'est 
Évène *, Socrate, me répondit Callias; il est de 
Paros, et prend cinq mines”. Alors je félicitai 
Évène, s’il était vrai qu’il eût ce talent, et qu'il 
l'ensci ei: si bon marché. Pour mai, j'avoue 
que je Sais bien fier et bien glorieux, si j'avais 
cette habileté; mais malheureusement 16 ne l'ai 
point, Athéniens. | 

Et ici quelqu'un de vous me dira sans doute : 


Mais, Socrate , que fais-tu donc? et d’où vien- 
. nent ces calomnies que l’on ἃ répagdues contre 


toi? Car si tu ne faisais rien de plus ou-autre- : 
ment qüe les autres, on n’aurait.jamais tant 


᾿ parlé de-toi. Dis:nous donc ὅδ que c’est, afin que 


-“-- ΄ D Ὶ 


# 


_* Poëte et sophiste. (Voyez le Phédon et le Phédre). 


** Une mine valait 100 drachmes, et la drachme à peu 
près 18 sols de notre monnaie, selon Barthélemy. 


\ 


΄Μ 


ἢ 


A 


Rien de plus juste assurément qu’un pareil lan- 


@ . 
70 | APOLOGIE 


nous ne portions pas un jugement téméraire. 


gage; et je vais tâcher de vous expliquer ce qui 
m'a fait tant de réputation et tant d’ennemis. 
Écoutez -moi : quelques-uns de vous croiront 


_ peut-être que je ne parle pas sérieusement; mails 


soyez bien persuadés que je ne vous dirai que 
la vérité. En effet, Athéniens, la réputation que 
jai acquise | vient a uhe certaine sagesse qui est 
en moi. Quelle est cette sagesse ? t peut- 
être une sagesse purement humaine; et jè cours 
grand risque de π᾿ ἐϊτὸ sage que de celle-là, tandis 


que les hommes dont je viens de vous parler 
_—#ont.sages Ὁ d’une _sagesse_bien _plus 4 

.Je n’ai rien à vous dire de cette sa 

 rieure, car je ne l'ai point; et qui | le prétend en 


e supé- 


impose et veut me calomnier. Mais je vous con- 
jure , Athéniens, de ne pas vous émouvoir, si ce 
que je vais vous dire vous parait d'une arrogance 
extrême; ca je ne vous dirai rien qui vienn 
— 

de moi, et je ferai parler devant vous ane au- 
torité digne de votre confiance; je vous donné- 


rai de ma sagesse un témoin qui vous dira si elle 


est, et quelle elle est; et ce témoin c’est le dieu 
στ - 

de sde Delphes. Vous connaissez tous Chérephon, 

c'était mon ami d'enfance ; il l'était aussi de la 


‘ plupart d’entre vous; il fut exilé avec vous, et 


revint avec vous. Vous savez donc quel homme 


DE SOCRATE. Σ 


c'était que Chérephon *, et quelle ardeur il met- 
tait dans tout ce qu'il entreprenait. Un jour, 
étant allé à Delphes , il eut la hardiesse de de- 
mander à l’oracle (et ; Je vous prie encore une 
fois de ne pas vous émouvoir de ce que je vais 
cire ); il lui demanda s’il y avait au monde un 
honime plus. sage que moi :_la _Pythie lui ré- 
pondi dit qu'il n y _en_avait_ aucun ”. Α défaut de 
Chérephon, qui est mort, son frère, qui est ici, 
pourra vous le certifier. Considérez bien, Athé- 
niens, pourquoi je vous dis toutes ces choses, 
c'est uniquement pour vous faire voir d’où vien- 
nent les bruits qu’on ἃ fait courir contre moi. 


* Aristophane dans les Nuées se moque de ce Chéréphon 
et de son zèle pour la philosophie de Socrate. Le Scholiaste 
(Nuées, v. Soi, seqq.), ajoute encore au texte. Voyez dans 
Xénophon (Faits mémorables de Socrate) ce qu’en dit son 
frère Chérécrate. — L'exil auquel Soerate fait ici allusion, 
est l'exil auquel furent condamnés les principaux citoyens 
d'Athènes, par les trente tyrans. Les bannis rentrèrent à 
Athènés trois ans après, et le procès de Socrate eut lieu 
l’année suivante. 


**_On rapporte assez diversement la réponse de la Pythie. 
Le Scholiaste d’Aristophane (Nuées, v. 144) lui fait dire: 
« Sophocle est sage; Euripide plus sage que Sophocle; mais . 
« Socrate est le plus sage de tous les hommes.» Selon Xéno- 
τ phon (4pologie de Socrate), Apollon répondit : « Qu'il n’y 
τ avait aucun homme plus libre, plus juste, plus sensé. » 


er 72 APOLOGIE 

" “»} re uand je sus la réponse de l’oracle, je me dis 
cp en moi-même : que veut dire le dieu ? Quel sens 
F7 cachent ses paroles ? Car je sais bien qu'il n’y 
Lo τω -- 8. 6ῃ moi aucune sagesse, ni petite ΠῚ grande; 


que veut-il donc dire, en me déclarant le plus 
“" sage des hommes? Car enfin il ne ment point; 
un dieu ne saurait mentir. Je fus long-temps 

dans une extrême perplexité sur le sens de l’o- 
 racle, jusqu’à ce qu’enfin, après bien des in- 
certitudes, Je pris le parti que vous allez entendre 

pour connaître l'intention du dieu. J’allai chez 

un de nos concitoyens, qui passe pour un,des 

plus sages de la ville; et j'espérais que là, mieux 
qu'ailleurs, je pourrais confondre l’oracle, et lui 

dire : Tu as déclaré que je suis le plus sage des 

ΙΝ hommes, et celui-ci est plus sage que moi. Exa- 

# ‘ minant donc cet homme, dont je n’ai que faire . 
ὟΣ Ὁ de vous dire le nom, il suffit que c'était un de 
+ nos plus grands politiques, et m’entretenant avec 
lui, je trouvai qu’il passait pour sage aux yeux 


. Ἐν 
| L δὴ " de tout le monde, surtout aux siens, et qu'il ne 
_ l'était point. Après cette découverte, je m’effor- 
"ON, çai de lui faire voir qu'il n’était nullement ce 

Σ qu'il croyait être; et voilà déja ce qui me ren- 
ES NT ᾿ dit odieux à cet homme et à tous ses amis, qui 


assistaient à notre conversation. Quand je l’eus 
quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : Je suis 
plus sage que cet homme. 1] peut bien se faire 


DE SOCRATE. 73 ue vf 
que ni lui ni moi ne sachions rien de fort mer- Un dirt: 
veilleux; mais il y a cette différence que lui, il,,. e ἅ γ᾽ 
croit savoir, quoiqu'il ne sache rien, et que moi, 14 " 

si Je ne sais rien, Je ne crois pas non plus sa- ΩΝ 
voir. Il me semble donc qu’en cela du moins je ἡ 

suis un peu plus sage, que je ne crois pas saveir. ---- 

06 que je ne 5815 point. pe là, j'allai chez un 

autre, qui passait encore pour plus sage que le 

premier ; je trouvai la même chose, et je me fis 

là de nouveaux ennemis. Cependant je ne me 

rebutai point; je sentais bien quelles haines j’as- 

semblais sur moi; j'en étais affligé, effrayé même. 

Malgré cela, je crus que je devais préférer à 

toutes choses la voix du dieu, et, pour en trou- 

ver le véritable sens, aller de porte en porte 

chez tous ceux qui avaient le plus de réputa- 

tion, et je vous jure ἡ, Athéniens, car il faut 

vous dire la vérité, que voici le résultat que 

me laisserent mes recherches: Ceux qu'on van- 

tait le plus me satisfirent le moins, et ceux dont: 

on m'avait aucune opinion, je [65 trouvai beau 

coup plus près de la sagesse. Mais il faut ache 

ver de vous raconter mes courses et les travaux 


* Le texte porte : Par le chien. C’est le serment de Rha- 
damante qui, pour éviter de jurer toujours par les dieux , 
inventa plusieurs autres formules de serment: Par le chien, 
par le chêne, etc. 


En ns) 


À 


74 APOLOGIE 


que j'entrepris pour m'assurer de la .vérité de 
l'oracle. Après les politiques, je m'adressai aux 
poëtes, tant à ceux qui font des tragédies, qu'aux 
poëtes dithyrambiques et autres, ne doutant 
point que je ne prisse là sur 16 fait mon igno- 
rance et leur supériorité. Prenant ceux de leurs 
ouvrages qui me paraissaient travaillés avec le 


plus de soin, je leur demandai ce qu'ils avaient 


voulu dire, désirant m'instruire dans leur en- 
tretien. J'a1 honte, Athén] de vous dire la 
vérité; mais il fau faut _pourtant vous la dire. Dé 
tous ceux qui étaient là présens, il ΠΎ en : avait 
presque pas un qui ne füt capable de rendre. 
compte de ces poëmes mieux que ceux qui les 
avaient faits. Je reconnus donc bientôt que ce 


n l'est c pas | Br raison qui dirige le poëte, mais une 


πα à mbrhes-e Eu 


semblable à celui qui “transporte le SRE ΩΝ " 


le devin, qui disent tous de fort belles choses, 
mais sans rien comprendre à ce qu’ils disent. Les 
poëtes me parurent dans le même cas, et je 
m'aperçus en même temps qu’à cause de leur 
talent pour Ja poésie ils se croyaient sur tout le 
reste les plus sages des hommes; ce qu'ils n’é- 
taient en aucune manière. Je les quittai donc ) 


endroit qui n m avait mis. au-dessus des politiques. 


Lane LE Ὺ 


, Des poëtes, je passai aux artistes. J'avais la con- 


» "ὦ 
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has x 9 € (ἤν . 7 ΤᾺ a ΗΝ ΄ 

5% Κκαως } 
DE SOCRATE. 75 
. science de n’entendre rien aux arts , et j'étais bien 

persuadé que les artistes possédaient mille secrets ‘ 
admirables , en quoi je ne me trompais point. 
Ils savaient bien des choses que j'ignorais, et en 
ne 

cela ils étaient “beaucoup plus habiles que moi. 


Mais, Athéniens, les plus habiles me parurent 
tomber dans les mêmes défauts que les poëtes; ΝΣ β 
il ny en avait pas un qui, parce qu'il excellait },° + : 
dans son art, ne crut très-bien savoir les choses ᾿ ἢν 7. 
les plus importantes, et cette folle présomption Ï Te 
gâtait leur habileté; de sorte que, me mettant à 4,4 ἃ ώ 
la place de l'oracle, et me demandant ἃ moi- , .- 4! 
même lequel j'aimerais mieux ou d’être tel que .--- τι. 
. je suis, sans leur habileté « et aussi sans leur : igno- A” LA Ua ͵ 
rance; ou d'avoir leurs avantages avec leurs dé- \ 
fauts; je me répondis à moi-même et à l’oracle: 


"4 
4 


τῷ {᾿ 
__ J'aime mieux étre comme je suis, Ce sont ces 4: ας ee 
recherches, Athéniens, qui ont excité contre moi :::.: #9. 
tant d’inimitiés dangereuses ; de là toutes les ca- 
lomnies répandues sur mon compte, et ma ré- 
putation de sage; car tous ceux qui m’entendent 
croient que je sais toutes les choses sur lesquelles 
Je démasque l'ign orance des autres. Mais, Athé-___ ὃ 
niens, la vérité est qu’Apollon seul est sage, et 
qu'il a voulu dire seulement, par son oracle, 
que toute la sagesse humaine n'est pas grand’. 
chose, ou même qu'elle ἢ est rien; et il est évi- 
dent que l’oracle ne parle pas ici de moi, mais 


NET 
cu LT κὖ 


76. APOLOGIE 


qu'il s’est servi de mon nom comme d’un exem- 

ple, et comme sil eût dit à tous les hommes : 

Le plus sage d’entre vous, c’est celui qui, comme 
Socrate, reconnaît que sa sagesse n'est rien. Con- 
vaincu de cette vérité, pour m ‘en assurer encore 
davantage, et pour obéir au dieu, je, continue 

ces recherches, et vais examinant tous ceux de 

le nos concitoyens et des étrangers, en qui j'es- 
_, tr pére trouver la vraie sagesse ; et quand je ne l'y 
Te rh po je sers d'interprète à l’oracle, en 
. Ÿ +, οἷς eur faisant voir qu’ils ne sont point sages. Cela 
; m'occupe si fort, que je n° ai pas eu le temps 
d'être un peu utile à la république, ni à ma fa- 


STONES 


\ mille; et mon dévouement au service du dieu 


, + m'a mis dans une gêne extrême. D'ailleurs, beau- 

Lo fi l'coup de jeunes gens, qui ont du loisir, et qui. 
ὌΝ ΕΝ _ appartiennent à de riches familles, s’attachent 
LT -' Πὰ moi, et prennent un grand plaisir à voir de 
1. εἰ : quelle manière j'éprouve les hommes; eux-mêmes 
", +7 ‘ ensuite tâchent de m'imiter, et se mettent à 
" LE nn” éprouver ceux qu'ils rencontrent; et Je ne doute 
oo * pas qu'ils ne trouvent une abondante moisson ; 


car il ne manque pas de gens qui croient tout 
savoir, quoiqu'ils ne sachent rien, ou très-peu 


:, 46 “chose. Tous ceux qu'ils convainquent. ainsi 
Ὶ δος d'ignorance s’en prennent à moi, et non pas à 
J- eux, et vont disant qu’il y a un certain Socrate, 


qui est une vraie peste pour les jeunes gens; et 


} ft 


PP 
> 

* 
> 

Γ αὶ 


DE SOCRATE. 77 


quand on leur demande ce que fait ce Socrate, 
ou ce qu'il enseigne, ils n’en savent rien; mais, 
pour ne pas demeurer court, ils mettent en avant 
ces accusations banales qu’on fait ordinairement 


aux philosophes, qu'il recherche ce qui se passe 


dans le ciel et sous la terre; qu’il ne croi point 
aux dieux, et qu'il rend bonnes les plus mau- 
vaises causes; car ils n’osent dire ce qui en est, 
que Socrate les prend sur le fait, et montre qu'ils 


Cri 


font semblant de savoir, quoiqu'ils ne sachent 


rien. Intrigans, actifs et nombreux, parlant de 
moi d’après un plan concerté et avec une élo- 
quence fort capable de séduire, ils vous ont 
depuis long-temps rempli les oreilles des bruits 
les plus perfides, et poursuivent sans relâche 
leur systéme de calomnie. Aujourd’hui ils me 
détachent Mélitus, Anytus et Lycon. Mélitus re- 
présente les poëtes ; Anytus, les politiques et les 
artistes ; Lycon, les orateurs. C'est pourquoi, 
comme je le disais au commencement, je regar- 
derais comme un miracle, si, en aussi peu de 
temps, je pouvais détruire une calomnie qui ἃ 
déja de vieilles racines dans vos esprits. 

Vous avez entendu, Athéniens, la | vérité toute 


pure; je ne vous cache et ne vous déguise rien, 


ἢ 


" 


) 
! 


) - 


quoique je n’ignore pas que tout ce que )6 dis 
ne fait qu’envenimer la plaie; et c’est cela 


même qui prouve que je dis la vérité, et que 
. . ns j 


L 
ἐ ma % εὐ 
φις ς 
» à 


+ «.. 
LA τ 


8 | APOLOGIE 


je ne me suis pas trompé sur la source de ces 
calomnies : et vous vous en convaincrez aisé- 
ment, si vous voulez vous donner la peine d’ap- 
_profondir cette tar νι ou maintenant ou plus 
tard. 


Voilà co ntre. mes-premiers. accusateurs une 


TT ., 

sante ; | venons présentement aux 

“derniers, et “chons de répondre à Mélitus, cet 
homme de bien, si attaché à sa patrie, à ce 
qu'il assure. Reprenons cette dernière accusa- 
tion comme nous avons fait la première; voici 
à peu près comme elle est conçue : Socrate est 
coupable, en ce qu’il corrompt les jeunes gens, 
ne reconnait pas la religion de l'état, et met à 
la place des extravagances démoniaques ἡ. Voilà 


* Les termes de l’accusation sont un peu altérés ici. Xé- 
riophon ( 4pologie et faits memorables de Socrate) les rap- 
porte avec quelques légères différences. Diogène Laërce 
donne l'acte d'accusation, tel qu'il était encore conservé de 
son temps, au témoignage de Phavorinus, dans le temple de 
Cybèle, qui servait de greffe aux Athéniens. Voici cet acte: 


« Mélitus, fils de Mélitus, du bourg de Pithos, accuse par 
« serment, Socrate fils de Sophronisque, du bourg d’Alo- 
« pèce: Socrate est coupable en ce qu’il ne reconnaît pas 
« les dieux de la république, et met à leur place des extra- 
« Vagances démoniaques. Il est coupable en ce qu’il corrompt 
« les jeunes gens. Peine, la mort. » { Droo. Laznc. liv. IT, 


ch. 40.) 


DE SOCRATE. 79 
l'accusation ; examinons-en tous les chefs lun 
après l’autre. | | 

Il dit que je suis coupable, en ce que je cor- 
romps les jeunes gens. Et moi, Athéniens, je 
dis que c’est Mélitus qui est coupable, en ce 
qu'il se fait un jeu des choses sérieuses, et ;. de 
gaîté de cœur, appelle les gens en justice’ pour 
faire semblant de se soucier beaucoup de choses 
dont il ne s’est jamais mis en peine; et je m'en 


vais vous le prouver. Viens ici, Mélitus; dis- 
ER ΘΝ ΟΝ Ἢ ΝΗ 


moi :Υ  8-0:1} rien que tu aies tant à cœur que 
endre les jeunes gens aussi vertueux qu'ils 
peuvent l'être? 


MÉLITUS. 

Non, sans doute. 

| SOCRATE. 

Eh bien donc, dis à nos juges qui est-ce qui 
est capable de rendre les jeunes gens meilleurs? 
car il ne faut pas douter que tu ne le saches, 
puisque cela t’occupe si fort. En effet, puisque 
tu as découvert celui qui les corrompt, et que 
tu l’as dénoncé devant ce tribunal, 1] faut que 
tu dises qui est celui qui peut les rendre meil- 


leurs. Parle, Mélitus... tu vois que tu es inter- ὀ : ᾿ 


dit, et ne sais que répondre : cela ne te semble- 
t-il pas honteux, et n'est-ce pas une preuve 
certaine que tu ne t'es jamais soucié de l’édu- 
cation de la jeunesse? Mais, encore une fois, 


80 ΠΟ APOLOGIE 


digne Mélitus, dis-nous qui peut rendre les jeunes 
gens meilleurs ? 
MÉLITUS. 
Les lois. | | | | 
SOCRATE. 
Ce n'est pas là, excellent Mélitus, ce que je 
"té" demande. Je te demande qui est-ce? Quel ést 
l’homme? Il est bien sûr que la première chose 
qu’il faut que cet homme sache, ce sont les lois. 


MÉLITUS. 


Φ 


Ceux que tu vois ici, Socrate; les juges. δ 
SOCRATE. ὃν 

Comment dis-tu, Mélitus? Ces. juges sont ca- 
pables d’instruire les jeunes gens, et de les rendre 
meilleurs ? | 

MÉLITUS. 

Certamement. 

| SOCRATE. 

Sont-ce tous ces juges, ou y en a-t-il parmi 
eux qui le puissent, et d’autres qui ne le puis- 
sent pas ? 

MÉLITUS. 

Tous. 

SOCRATE. 


À merveille, par Junon; tu nous as trouvé 
un grand nombre de bons précepteurs. Mais 
poursuivons; et tous ces citoyens qui nous écou- 


DE SOCRATE. 81 
tent, peuvent-ils aussi rendre les jeunes gens 
meilleurs, ou ne le peuvent-ils pas? 
| MÉLITUS. 
Ils le peuvent aussi. 
SOCRATE. 
Et les sénateurs? 


| MÉLITUS. 
Les sénateurs aussi. 


SOCRATE. 


Mais, mon cher Mélitus, tous ceux qui assis- 
tent aux assemblées du peuple ne pourraient- 
ils donc pas corrompre la jeunesse, ou sont-ils 
aussi tous capables de la rendre vertueuse ? 


! 


: MÉLITUS. 
‘Ils en sont tous capables. 
| SOCRATE. 


Ainsi, selon toi, tous les Athéniens peuvent 
être utiles à la jeunesse, hors moi; 1] n’y a que 
moi qui la corrompe : n'est-ce pas là ce que tu 
dis ? | 

MÉLITUS. 
C'est cela même. 


SOCRATE. 


En vérité, il faut que j'aie bien du malheur; 
mais continue de me répondre. Te paraît-il qu'il 
en soit de même des chevaux? Tous les hommes 

_ 6 
I. 


82 APOLOGIE 


peuvent-ils les rendre meilleurs, et n’y en a-t-il 
qu'un seul qui ait le secret de les gâter? Ou 
est-ce tout le contraire? ΝΎ a-t-il qu’un seul 
homme, ou un bien petit nombre, savoir les 
écuyers, qui soient capables de les dresser? Et 
les autres Hommes, s'ils veulent les monter et 
Ἢ s’en servir, ne les gâtent-ils pas? N’en est-il pas de 
même de tous les animaux? Oui, sans doute, soit 
qu’Anytus et toi, vous en conveniez où qué vous 
n’en conveniez point; ét, en vérité, ce serait un 
grand bonheur pour la jeunesse, qu'il n’y eût 
qu’un seul homme qui püt la corrompre, et que 
tous les autres pussent la rendre vertueuse. Mais 
tu as suffisamment prouvé, Mélitus, que l’édu- 
cation de la jeunesse ne t'a jamais fort inquiété; 
et tes discours viennent de faire paraître claire- 
ment que tu ne t'es jamais occupé de la chose 
même pour laquelle tu me poursuis. 

* D'ailleurs, je t'en prie, au nom de Jupiter, 
Mélitus, réponds à ceci : Lequel est le plus avan- 
tageux d’habiter avec des gens de bien, ou d’ha- 
biter avec des méchans? Réponds-moi, mon arni, 
car je ne te demande rien de difficile. N’est-il 
pas vrai que les méchans font toujours quelque 
mal à ceux qui les fréquentent, et que les bons 
font toujours quelque bien à céux qui vivent 
avec eux? 

᾿ MÉLITUS. 

Sans doute. 


DE SOCRATE. 84 


SOCRATE. 

Y a-t-il donc quelqu'un qui aime mieux rece- 
voir du préjudice de la part de ceux qu'il fré- 
quente, que d’en recevoir de lutilité? Réponds- 
moi, Mélitus; car la loi ordonne de répondre. Y 
᾿ς a-t1l quelqu'un qui aime mieux recevoir du mal 
que du bien? ΕΝ | 

MÉLITUS. 


Non, il n'y a personne. 
SOCRATE. 


Mais voyons, quand tu m’accuses de corrompre 
la jeunesse, et de la rendre plus méchante, dis- 
tu que je & corromps à dessein, ou sans le vou- 
loir? 
| MÉLITUS. 
À dessein. 
SOCRATE. 

Quoi donc! Mélitas, à ton âge, ta sagesse sur- 
‘passe-t-elle de si loin la mienne à l’âge ou je 
suis parvenu, que tu saches fort bien que les 
méchans font toujours du mal à ceux qui les fré- 
quentent et que les bons leur font du bien, et 
que moi je sois assez ignorant pour ne savoir 
pas qu’en rendant méchant quelqu'un de ceux qui 
ont avec moi un commerce habituel, je m’ex- 


pose à en recevoir du mal, et pour ne pas laisser 


malgré cela de m’attirer ce mal, le voulant et le 
6. 


nr 


led 


84 APOLOGIE. 


sachant? En cela, Mélitus, je ne te crois point, 
et je ne pense pas qu'il Υ ait un homme au 
monde qui puisse te croire. Il faut de deux 
choses l’une , ou que je ne corrompe pas les 
jeunes gens; ou; si je les corromps, que ce soit 
malgré moi, et sans le savoir : et, dans tous les 
cas, tu es un imposteur. Si c'est malgré moi que 
je corromps la jeunesse, la loi ne veut pas qu'on 
appelle en justice pour des fautes mvolontaires; 
mais elle veut qu'on prenne en particulier ceux 
qui les commettent, et qu’on les instruise; car il 
est bien sûr qu’étant instruit, je cesserai de faire 
ce que je fais malgré moi : mais tu t'en ès bien 
gardé; tu n’as pas voulu me voir et 'instruire, 
et tu me traduis devant ce tribunal, où la loi 
veut qu'on cite ceux qui ont mérité des puni- 
tions, et non pas ceux qui n’ont besoin que de 
remontrances. Ainsi, Athéniens, voilà une preuve 
bien évidente de ce que je vous disais, que Mé- 
litus ne s’est jamais mis en peine de toutes ces 
choses-là, et qu'il n’y ἃ jamais pensé. Cepen- 
dant, voyons; dis-nous comment je corromps les 
jeunes gens : n’est-ce pas, selon ta dénonciation 
écrite, en leur apprenant à ne pas reconnaître 
les dieux que reconnaît la patrie, et en leur 
enseignant des extravagances sur les démons? 
N’est:ce pas là ce que tu dis? | 


MÉLITUS. 
Précisément. 


DE SOCRATE. 85 


SOCRATE. 

Mélitus, au nom de ces mêmes dieux dont il 
s’agit maintenant, explique-toi d’une manière 
un peu plus claire, et pour moi et pour ces juges; 
car je ne comprends pas si tu m’accuses d’ensei- 
gner qu’il y a bien des dieux (et dans ce cas, 
si Je crois qu'il y. ἃ des dieux, je ne suis donc 
pas entièrement athée, et ce n’est pas là en quoi 
Je.suis coupable), mais des dieux qui ne sont 
pas ceux de l'état : est-ce là de quoi tu m'ac- 
cuses? ou bien m’accuses-tu de n’admettre au- 
cun dieu, et d'enseigner aux autres à n'en re- 
connaître aucun ? 

MÉLITUS. 

Je t’accuse de ne reconnaitre aucun dieu. 

| SOCRATE. 

O merveilleux Mélitus! pourquoi dis-tu cela? 
Quoi! je ne crois pas, comme les autres hommes, 
que le soleil et la lune sont des dieux? 

MÉLITUS. 

Non, par Jupiter, Athéniens, il ne le croit pas; 

car il dit que le soleil est une pierre, et la lune 


une terre. . 
SOCRATE. 


Tu crois accuser Anaxagore ἡ, mon cher Mé- 


* Anaxagore de Clazomène, élève d’Anaximènes, pré- 
tendait que le soleil n’est qu’une masse de fer ou de pierre 


86 . APOLOGIE 


litus, et tu méprises assez nos juges, tu les crois 
assez ignorans, pour penser qu'ils ne savent pas 
que les livres d’Anaxagore de Clazomène sont 
pleins de pareilles assertions. D'ailleurs, les jeu- 
nes gens viendraient-ils chercher auprès de moi 
avec tant d’empressement une doctrine qu'ils 
pourraient aller à tout moment entendre débiter 
à l’orchestre, pour une dragme tout au plus, 
et qui leur donnerait une belle. occasion de se 
moquer de Socrate, s’il s’attribuait ainsi des opi- 
nions qui ne sont pas à lui, et qui sont si étran- 
ges et si absurdes? Mais dis-moi, au nom de Ju- 
piter, prétends-tu que je ne reconnais aucun 
dieu. - 
| MÉLITUS. 
Oui, par Jupiter, tu n’en reconnais aucun. 
SOCRATE. 


En vérité, Mélitus, tu dis là des choses in- 
croyables, et ‘auxquelles toi-même, à ce qu'il me 
semble, tu ne crois pas. Pour moi, , Athéniens, 
il me paraît que Mélitus est un impertinent, qui 
n'a intenté cette accusation que pour m'insulter, 
œt par une audace de jeune homme; il est venu 
10] pour me tenter, en proposant une énigme, 


embrasée, et que la lune est une terre comme celle que 
nous habitons. (Doc. Lance, liv. 11, chap. 8, avec les re- 
marques de Ménage. ) | 


DE SOCRATE. 87 


et disant en lui-même : Voyons si Socrate, cet 
homme qui passe pour si sage, reconnaîtra que 
je me moque, et que je dis des choses qui se 
contredisent, ou si je le tromperai, lui et tous 
les auditeurs.-En effet , il paraît entièrement se 
contredire dans son äccusation; c’est comme s’il 
disait : Socrate est coupable en ce qu’il ne re- 
connait pas de dieux, et en ce qu'il reconnait 
des dieux; vraiment c'est là sé moquer. Suivez- 
moi, je vous en prie, Âthéniens, et examinez avec 
moi en quoi je pense qu'il se contredit. Réponds, 
Mélitus; et vous, juges, comme [6 vous en ai 
conjurés au commencement , souffrez que je 
parle ici à ma manière ordinaire. Dis, Méhtus ; y 
a-t-il quelqu'un dans le monde qui croie qu'il 
y ait des choses humaines, et qui ne croie pas 
qu’il y ait des hommes?... Juges, ordonnez qu’il 
réponde et qu'il ne fasse pas tant de bruit. Y 
a-t-il quelqu'un qui croie qu'il y a des règles 
pour dresser les chevaux, et qu'il n'y a pas de 
chevaux? des airs de flûte, et point de joueurs 
de flûte? ἢ n’y a personne, excellent Mélitus. 
C’est moi qui te le dis, puisque tu ne veux pas 
répondre, et qui le dis à toute l’assemblée. Mais 
réponds à ceci: Ὑ a-t-il quelqu'un qui admette 
quelque chose relatif aux démons, et qui croie 
pourtant qu'il n’y a point de démons ? 

| MÉLITUS. 

Non, sans doute. 


“ 
͵ 


nt “΄΄-- 
_ PS En 


Ἂ. 


88 APOLOGIE 


SOCRATE. | 

Que tu m'obliges de répondre enfin, et à 
grand’peine , quand les juges t’y forcent ! Ainsi 
tu conviens que j’admets et que j'enseigne quel- 
que chose sur les démons: que mon opinion, soit 
nouvelle, ou soit ancienne, toujours est-il, d’a- 
près toi-même, que j'admets quelque chose sur 
les démons ; et tu l’as juré dans ton accusation. 
Mais si j'admets quelque chose sur les démons, 
1l faut nécessairement que j'admette des démons; 
n'est-ce pas? Oui, sans doute; car je prends 
ton silence pour un consentement. Or, ne regar- 
dons-nous pas les démons cornme des dieux, ou 
des enfans des dieux? En conviens-tu, oui ou 
non ? 

MÉLITUS. 
J'en conviens. 
τς SOCRATE. | 

‘ Et par conséquent, puisque j’admets des dé- 
mons de ton propre aveu, et que les démons 
sont des dieux, voilà justement la preuve de ce 
que je disais, que tu viens nous proposer des 
énigmes, et te divertir à mes dépens, en disant 
que je n'admets point de dieux, οἵ" que pour- 
tant j'admets des dieux, puisque j’admets des 
démons. Et si les démons sont enfans des dieux, 
enfans bâtards, à la vérité, puisqu'ils les ont eus 
de nymphes ou, dit-on aussi, de simples mor- 
telles, qui pourrait croire qu'il y a des enfans 


\ 


Ἱ 
Ὶ 


ν»κ(ὶ Toy = w 7 


DE SOCRATE. 89 
des dieux, et qu'il n’y ait pas des dieux? Cela se- 
rait aussi absurde que de croire qu’il y a des 
mulets nés de chevaux ou d’ânes, et qu'il n’y a 
ni ânes ni chevaux. Ainsi, Mélitus, il est impos- 
sible que tu ne m’aies intenté cette accusation 
pour m'éprouver, ou faute de prétexte légitime 
pour me citer devant ce tribunal; car que tu 
persuades jamais à quelqu'un d’un peu de sens, 
que le même homme puisse croire qu’il y a des 
choses relatives aux démons et aux dieux, et 
pourtant qu'il n’y a ni démons, ni dieux, ni hé- 
ros, C'est ce qui est entiérement impossible. 

Mais 16 n’ai pas besoin d’une plus longue dé- 
fense, Athéniens ; et ce que je viens de dire suf- 
fit, il me semble, pour faire voir que je ne suis 
point coupable, et que l'accusation de Mélitus 
est sans fondement. Et quant à ce que je vous 
disais au commencement, que j'ai contre moi de 
vives et nombreuses inimitiés, soyez bien per- 
suadés qu’il en est ainsi; et ce qui me perdra si: 
je succombe, ce ne sera ni Mélitus ni Anytus, 
mais l'envie et la calomnie, qui ont déja fait 
périr tant de gens de bien, et qui en feront en- 
core périr tant d’autres; car 1l ne faut pas es- 
pérer que ce fléau s'arrête à mot. 

Mais quelqu'un me dira peut-être : as-tu { 
pas honte, Socrate, de t’étre attaché à une étude | 
qui te met présentement en danger de mourir? | 

; 


F 


‘ 


te, ἢ 
-» “Ὁ 


΄ 


90 | APOLOGIE 


Je -puis répondre avec raison à qui me ferait 
cette objection : Vous êtes dans l'erreur, si vous 


- croyez qu’un .homme, qui vaut quelque chose, 


doit considérer les chances de la mort ou de la 
vie, au lieu de chercher seulement, dans toutes 
ses démarches, si ce qu'il fait est juste ou in- 


juste ,:et si c’est l’action d'un ‘homme, de bien -. 
ou d'un méchant. Ce seraient donc, suivant 


vous, des insensés que tous ces demi-dieux qui 
moururent au siége de Troie, et particulière- 
ment le fils de Thétis, qui comptait le ‘danger 


pour si peu de chose; en comparaison de la : 


honte, que la déesse sa mére, qui le voyait dans 
l'impatience d’aller tuer Hector, lui ayant parlé 
à peu prés en ces termes, si.je m'en souyiens.: 
mon fils, si tu venges la mort de Patrocle, ton 
ami, en tuant Hector, tu mourras; car 

Ton trépas doit suivre celui d’Hector; 


lui, méprisant le péril et la mort, et craignant 


beaucoup plus de vivre comme un à lâche, sans 


venger ses amis : 

Que je meure à l'instant, 
s'écrie-t-il, pourvu que je pumisse le meurtrier 
de Patrocle, et que je ne reste pas ici 1 exposé 
au mépris, = 


_ Assis sur mes vaisseaux, fardeau inutile de la terre *. 


* Hox. Zliad. liv. XVIII, v. 96, 98, 104. 


| DE SOCRATE. 7 9. 
Est-ce là s'inquiéter du danger et de la mort? 


Et en effet, Athéhiens, c’est ainäi qu'il en doit - 


être. Tout homme qui a choisi un poste, parce 
. qu'il le jugeait le plus honorable, ou qui y ἃ 
été placé par son chef, doit, à mon avis, y de- 
meurer ferme, et ne considérer ni la mort, ni 
le péril, ni rjen, autre chose que l’honneur. Ce 
serait donc de ma part une étrange conduite, 
Athéniens, si, après avoir gardé fidèlement, 
comme un brave soldat, tous les postes où j'ai 
été mis par vos généraux, à Potidée, à Amphi- 
polis et à Délmm ”, et, apres avoir souvent ex- 
posé ma vie, aujourd'hui que le dieu de Delphes 
m'ordonne, à ce que je crois, et comme je l'in- 
terprète moi-même, de passer mes jours dans 
l'étude de 14 philosophie, en m’examinant moi- 
même, et en examinant les autres, la peur de 
la mort, ou. quelque autre danger, me faisait 
abandonner ce poste. Ce serait là une conduite 
bien étrange , et c’est alors vraiment qu'il fau- 
_drait me citer devant ce tribunal comme un im- 
pie qui ne reconnaît point de dieux, qui déso- 
béit à l’oracle, qui craint la mort, qui se croit 


Ps 


sage, et qui ne l’est pas; car craindre la mort, 


* Sur la conduite de Socrate dans ces trois occasions, 
voyez Platon dans le Banquet, et Diogène Laëroe, liv. IT, 
ch. 22, ayec les remarques de Ménage. 


τ 


92:  APOLOGIE 

Athéniens, ce n’est autre chose que se croire 
sage sans l'être, car c’est croire connaître ce que 
lon ne connait point. En effet, personne ne con- 
. naît ce què c’est que la mort, et si elle n'est pas 
le plus grand de tous les biens pour l’homme. 
Cependant on la craint, comme si l’on savait cer- 
tainement que c’est le plus grand de tousles maux. 
Or, n'est-ce pas l'ignorance li plus honteuse 
que de croire connaitre ce que l’on ne connaît 
point? Pour moi, c’est peut-être en cela que je suis 
différent de la plupart des hommes ; et si j'osais 
me dire plus sage qu'un autre en quelque chose, 
c'est en ce que, ne sachant pas bien ce qui se 
passe aprés. cette vie, Je ne crois pas non plus 
le savoir; mais ce que Jje sais bien, c’est qu'être 
injuste, et désobéir à ce qui est meilleur que 
soi, dieu ou homme, est contraire au devoir: et 
à l'honneur. Voilà le mal que je redoute et que 
je veux fuir, parce que je sais que c’est un mal, 
et non pas de prétendus maux qui peut- _être 
sont des biens véritables : tellement que si vous 
me disiez présentement , malgré les instances 
d'Anytus qui vous a représenté ou qu'il ne fallait 
pas m'appeler, devant ce tribunal, ou qu’après 
m'y avoir appelé, vous ne sauriez vous dispen- 
ser de me faire mourir, par la raison, dit-il, que 
si J'échappais, vos fils, qui sont déja si attachés 
à la doctrine de Socrate, seront bientôt corrom- 


οι DE SOCRATE. 93 

. pus sans ressource; si vous me disiez : Socrate, 
nous rejetons l'avis d’Anytus, et nous te ren- 
voyons absous ; mais c’est à condition que tu 
cesseras de philosopher et de faire tes recher- 
ches accoutumées ; et si tu y retombes , et que 
tu sois découvert, tu mourras; oui, si vous me 
renvoyiez à, ces conditions, Je vous répondrais 
sans balancer : Athéniens, je vous honore et je 
vous aime, mais j'obéirai plutôt au dieu_ qu'à 

vous; et tant que je respirerai et que j'aurai un 
peu de force, je ne cesserai de m’appliquer à la 
philosophie, de vous donner des avertissemens et 
des conseils, et de tenir 5 ceux que je rencon- 
trerai mon langage . : mon ami! com- 
ment, étant Athénien, de la plus grande ville et 
Ja plus renommée pour les lumières et la puis- 
sance, ne rougis-tu pas de ne penser qu’à amas- 
ser des richesses, à acquérir du crédit et des 
honneurs, sans t’occuper de la vérité et de la 
sagesse, de ton ame et de son perfectionnement? 
Et si quelqu'un de vous prétend le contraire, et 
me soutient qu'il s'en occupe, je ne l'en croirai 
point sur sa parole, je ne le quitterai point; mais 
je linterrogerai, je l’examinerai, je le confon- 
drai, et si je trouve qu'il ne soit pas vertueux, 
mais qu’il fasse semblant de l'être, je lui fera 
honte de mettre si peu de prix aux choses les 
plus précieuses, et d’en mettre tant à celles qui 


_mais, au contraire, 


94 . APOLOGIE 

n’en ont aucun. Voilà de quelle manière je par- 
lerai à tous ceux que je rencontrerai, Jeunes et 
vieux, concitoyens et étrangers, mais plutôt à 
vous, Athéniens, parce que vous me touchez de 
plus près; et sachez que c’est là ce que le dieu 
m'ordonne, et je suis persuadé qu'il ne peut y 
avoir rien de plus avantageux à la république 
_ que mon zéle à remplir l’ordre du dieu : car 
toute mon. occupation est de vous persuader, 


Jeunes et vieux, qu'avant le soin du corps et des 


richesses, avant tout autre soin, est celui de l’ame 
et de son perfectionnement. Je ne césse de vous 


dire que ce n’est + en qui fait la vertu; 


richesse, et que c’est de là que naissent tous les 
autres biens publics et particuliers. Si, en. par- 
lant ainsi, je corromps la jeunesse, il faut que 
ces maximes soient un poison; Car si oh prétend 
que je dis autre chose, on se trompe, ou l’on 
vous en impose. Ainsi donc, je n’ai qu'à vous 
dire : Faites ce que demande Anytus, ou ne le 
faites pas; renvoyez-moi, ou ne me renvoyez 
pas, je ne ferai jamais autre chose, quand je 
devrais mourir mille fois... Ne murmuréz pas, 
Atbéniens, et accordez-moi la grace que je 
vous ai demandée, de m’écouter patiemmeént : 
cette patience, À mon avis, ne vous sera pas in- 
fructueuse. J'ai à vous dire. beaucoup d’autres 


pC'est la vertu qui fait là 


DE SOCRATE. 9 


choses qui, peut-être, exciteront vos clameurs ; 
mais ne vous livrez pas à ces mouvemens de 
colère. Soyez persuadés que si vous me faites 
mourir, étant tel que je viens de le déclarer, 
vous vous ferez plus de mal qu’à moi. En effet, 
mi Anytus ni Mélitus ne me feront aucun mal; 
ils ne le peuvent, car je ne crois pas qu'il soit 


au pouvoir du méchant de nuire à l’homme de 


bien. Peut-être me feront-ils condamner à la 
mort ou à l'exil où à la perte de mes droits de 
citoyen, et Anytus et les autres prennent sans 
doute cela pour de trés-grands maux; Mais 100] 
je ne suis pas de leur avis; à mon sens, le 
plus grand de tous les maux, c'est ce qu 'Anytus 
fait aujourd'hui, d'entreprendre | de faire périr_ 
un innocent. 

Maintenant, Athéniens, ne croyez pas que ce 
soit pour l'amour de moi que je me défends, 
comme on pourrait le croire; c'est pour la- 
mour de vous, de peur qu’et me condamnant, 


vous_.n'offensiez le dieu dans le présent qu'il . 


vous ἃ fait; car si vous me faites mourir, vous 
ne e_trouverez pas facilement un autre citoyen 
comme moi, qui semble avoir été attaché à cette 
ville, la comparaison vous paraîtra peut-être un 
peu ridicule, comme à un coursier puissant et 
généreux, mais que sa grandeur même appesan- 
tit, et qui a besoin d’un éperon qui l'excite et 


a ms 


»--- 


οὔ :  APOLOGIE 

l’aiguillonne. C’est ainsi que le dieu semble m'a- 
_voir choisi pour vous exciter et vous aiguillon- 

ner, pour gourmander chacun. de vous, par- 
_tout et toujours sans vous laisser aucun relâche. 
Un tel homme, Athéniens, sera difficile à re- 
trouver, et, si vous voulez m'en croire, vous 
me laisserez la vie. Mais peut-être que, fâchés 
comme des gens qu’on éveille quand ils ont 
envie. de s'endormir, vous me, frapperez, et, 
obéissant aux insinuations d’Anytus, vous .me 
ferez mourir sans scrupule; et après vous retom- 
berez pour toujours dans un sommeil léthargi- 
que, à moins que la Divinité, prenant pitié de 
‘vous, ne vous envoie encore un homme qui me 
ressemble. Or, que ce soit elle-même qui m'ait 
donné à cette ville, c’est ce que vous pouvez 
aisément reconnaitre à cette marque, qu'il y ἃ 
quelque chose de plus qu’humain à ävoir négligé 
pendant tant d'années mes propres affaires, pour 
m'’attacher aux vôtres, en vous prenant chacun 
en particulier, comme un père ou un frere ainé 
pourrait faire, et en vous exhortant sans cesse à 
vous appliquer à la vertu. Et si j'avais tiré quel- 
que salaire de mes exhortations, ma conduite 
pourrait s'expliquer; mais vous voyez que mes 
accusateurs mêmes, qui m'ont calomnié avec tant 
d'impudence, n’ont pourtant pas eu le front de 
me reprocher et d'essayer de prouver par té- 


DE SOCRATE. 97 
moins, que j'aie jamais exigé ni demandé le moin- 
dre salaire; et je puis offrir de la vérité de ce 


que j'avance un assez bon témoin, à ce qu'il me 


ee --.-- ne 


semble: ma pauvreté, 

Mais_ peut-être paraïtra-t-il inconséquent que 
je me sois mêlé de donner à chacun de vous des 
avis en particulier, et que je n’aie jamais eu u le 
courage de me trouver dans les assemblées du 
peuple, pour donner mes conseils à la républi- 
que. Ce qui m'en ἃ empéché, Athéniens, c’est 
ce je ne sais quoi de divin et de _ démoniaque, 
dont vous m'avez si souvent entendu parler; et 


7 


dont Mélitus, pour plaisanter, a fait un chef d’ac- 


cusation contre moi. Ce phénomène extraordi- 
naire s’est manifesté en moi dès mon enfance; 
c'est une voix qui ne se fait entendre que pour 
me détourner de ce “406 J'ai résolu, car jamais 
elle ne m 'exhorte à à rien entreprendre : c'est elle 
qui s’est toujours opposée à moi, quand j'ai voulu 
me méler des affaires de la république, et elle 
s’y est opposée fort à propos; car sachez bien 


qu'il y. a long-temps que je. ne serais plus en. 


vie, si je m'étais mélé des affaires publiques, et _ 


je n'aurais rien avancé ni pour vous, ni pour 

moi. Ne vous fâchez point, je vous en conjure, 

si je vous dis la vérité. Non, quiconque voudra 

lutter franchement contre les passions d’un peu- 

ple, celui d’Athènes, ou tout autre peuple; qui- 
I. | 7 


98 APOLOGIE 


conque voudra empêcher qu'il ne se commette 
rien d'injuste ou d’illégal dans un état, ne le 
fera jamais impunément. Il faut de toute néces- 
| sité que celui qui veut combattre pour la justice, 
s'il veut vivre quelque temps, demeure simple 
particulier, et ne prenne aucune part au gouver- 
‘nement. Je puis vous en donner des preuves in- 
contestables, et ce ne seront pas des raisonne- 
‘mens, mais ce qui ἃ bien plus d'autorité auprès 
de vous, des faits. Écoutez donc ce qui m’est ar- 
rivé, afin que vous sachiez bien que je suis inca- 
pable de céder à qui que ce soit contre le devoir, 
par crainte de la mort; et que, ne voulant pas le 
faire , il est impossible que je ne périsse pas. Je 
vais vous dire des choses qui vous déplairont, et 
où vous trouverez peut-être la jactance des plai- 
doyers ordinaires : cependant Je ne vous dirai 
rien qui ne soit vrai. 
Voussavez, Athéniens, que je n’ai jamais exercé 
aucune magistrature, et que J'ai été seulement 
sénateur ἡ. La tribu Antiochide, à laquelle j’ap- 


Re ere 


* Le peuple athénien était divisé en dix tribus dont cha- 
cune fournissait cinquante représentans au conseil des cinq 
cents, ou sénat, qui se trouvait ainsi composé de dix classes. 
Chacune d’elles gouvernait à son tour pendant trente -cinq 
jours. Ces cinquante sénateurs s’appelaient Prytanes, et la 
durée de leurs fonctions, une Prytanie; enfin, ils étaient 
nourris aux frais de l’état, dans un édifice public nommé 
Prytanée. (BarraéLemy, Voyage d’Anach. ch. 14). 


DE SOCRATE. 99 


partiens “, était justement de tour au Prytanée, 
lorsque, contre toutes les lois, vous vous opi- 
nâtrâtes à faire simultanément κ΄ le procès aux 
dix généraux qui avaient négligé d’ensevelir les 
corps de ceux qui avaient péri au combat naval 
des Arginuses “**; injustice que vous reconnûtes, 
et dont vous vous repentites dans la suite. En 
cette occasion , 16 fus le seul des prytanes ‘qui 
osai m'opposer à la violation des lois, et voter 
contre vous. Malgré les orateurs qui se prépa- 
raient à me dénoncer, malgré vos menaces et 
vos cris, J'aimai mieux courir ce danger avec la 
loi et la justice, que de consentir avec vous à 
une si grande iniquité, par la crainte des chaînes 
ou de la mort ””. Ce fait eut lieu pendant que 
le gouvernement démocratique subsistait encore. 
Quand vint lolygarchie, les Trente me mandèrent 
moi cinquième au Tholos “π΄ et me donnerent 


* Socrate était du bourg d’Alopèce, qui faisait partie de 
la tribu Antiochide. 
* I] y avait une loi qui ordonnait de faire à chaque ac- 


cusé son procès séparément. Euryptoléme la rapporte dans 
sa défense des généraux (Xénops. Hist. Gr. liv. 1). 


_‘** Combat où les dix généraux athéniens remportèrent 
la victoire sur Callicratidès, général lacédémonien. 


ἜΣ Xénorx. Hist. Gr. liv. I. 
***%** Édifice circulaire et voûté où les Prytanes prenaient 
7: 


100 APOLOGIE 
l’ordre d'amener de Salamine Léon le Salammien, 
afin qu’on le fit mourir; car 1ls donnaient de pa- 
reils ordres à beaucoup de personnes, pour com- 
. promettre le plus de monde qu'ils pourraient ; 
et alors je prouvai, non pas en paroles, mais 
par des effets, que je me souciais de la mort 
comme de rien, si vous me passez cette expres- 
sion triviale, et que mon unique soin était de 
ne rien faire d'impie et d'injuste. Toute la puis- 
sance des Trente, 51 terrible alors, n’obtint rien 
de moi contre la Justice. En sortant du Tholos, 
les quatre autres s’en allérent à Salamine, et 
amenéerent Léon, et moi je me retirai dans ma 
maison; et il ne faut pas douter que ma mort 
n’eût suivi ma désobéissance, si ce gouvernement 
n'eût été aboli bientôt après“. Cest ce que peu- 
vent attester un grand nombre de témoins. 
Pensez-vous donc que j'eusse vécu'tant d’an- 
nées, si Je me fusse mélé des affaires de la ré- 
publique, et qu’en homme de bien, j’eusse tout 
foulé aux pieds pour ne penser qu’à défendre la 


leurs repas en commun. On l’appelait aussi Prytanée, Πρυ- 
τανεῖον, parce qu’il servait dé magasin pour les grains, Πορῶν 
ταμιεῖον. {Τιμέε le Grammairien ). 


* PLaron, lettre VII‘; Xénorm. Faits mémorables de 
Socrate. — Hist. Gr. liv. I. Le gouvernement des trente 
_tyrans ne dura que quatre ans. 


‘ee e 
. use 


| DE SOCRATE. 101 
justice? Il s'en faut bien, Athéniens; ni moi, ni 
aucun autre homme, ne l’aurions pu faire. Pen- 
dant tout le cours de ma vie, toutes les fois qu'il 
m'est arrivé de prendre part aux affaires publi- 
ques, vous me trouverez le même; le même en- 
core dans mes relations privées, ne cédant ja- 
mais rien à qui que ce soit contre la justice, non 
pas même à aucun de ces tyrans, que mes ca- 
lomniateurs veulent faire passer pour mes dis- 
ciples “. Je π᾿ αἱ jamais été le maître de personne; 
mais si quelqu'un, jeune ou vieux, a desiré s’en- 
tretenir avec moi, et voir comment je m’acquitte 
de ma mission, je n’ai refusé à personne cette 
satisfaction. Loin de parler quand on me paie, 
et de me taire quand on ne me donne rien, je 
laisse également le riche et le pauvre m'inter- 
roger ; ou, si on l’aime mieux, on répond à mes 
questions, et l’on entend ce que j'ai à dire. Si 
donc, parmi ceux qui me fréquentent, 1] s’en 
trouve qui deviennent honnètes gens ou malhon- 
nètes gens, il ne faut ni m’en louer ni m'en 
blâmer; ce n’est pas moi qui en suis la cause, 
je n’ai jamais promis aucun -enseignement, et 
je n’ai jamais rien enseigné ; et si quelqu'un pré- 


»ο“ .Φ 


* Alcibiade et surtout Critias, l’un des trente tyrans, 
dont on affectait de rapporter la conduite aux principes et 
aux leçons de Socrate. 


- " 
Φ 
ον e 
e et... 


| 102 | APOLOGIE 

tend avoir appris ou entendu de moi en parti- 
culier autre chose que ce que je dis publique- 
ment ἃ tout le monde, soyez persuadés que 
c'est une imposture. Vous savez maintenant pour- 
quoi on aime à converser si long-temps avec moi : 
je vous ai dit la vérité toute pure; c'est qu'on 
prend plaisir à voir confondre ces gens qui se 
prétendent sages, et qui ne le sont point; et, 
en effet, cela n’est pas désagréable. Et je n'agis 
ainsi, je vous le répète, que pour accomplir 
l'ordre que le dieu m'a donné par la voix des 
oracles, par celle des songes et par tous les 
moyens qu'aucune autre puissance céleste ἃ Ja- 
mais employés pour communiquer sa volonté à 
- un mortel. Si ce que je vous dis n'était pas vrai, 
il vous serait aisé de me convaincre de men- 
songe ; car si je corrompais les jeunes gens, et 
que Jen eusse déja corrompu, il faudrait que 
ceux qui, en avançant en âge, ont reconnu que 
je leur ai donné de pernicieux conseils dans leur 
jeunesse, vinssent s'élever contre moi, et me faire 
punir; et 5115 ne voulaient pas se charger eux- 
mêmes de ce rôle, ce serait le devoir des per- 
sonnes de leur famille, comme leurs pères ou 
leurs frères ou leurs autres parens, de venir de- 
mander vengeance contre moi, si j'ai nui à ceux 
qui leur appartiennent ; et j'en vois plusieurs qui 
sont 16] présens, comme Criton, qui est du même 


DE SOCRATE. 103 


bourg que moi, et de mon âge, père de Crito- 
bule, que voici; Lysanias de Sphettios *, avec 
son fils Eschine“; Antiphon de Céphise *, père 
d'Épigenès **, et beaucoup d’autres dont les 
frères me fréquentaient, comme Nicostrate, fils 
de Zotide, et frère de Théodote. Il est vrai que 
Théodote est mort, et qu'ainsi il n’a plus besoin 
du secours de son frère. Je vois encore Parale, fils 
de Démodocus, et dont le frère était Théagès “πη΄, 
Adimante, fils d’Ariston, avec son frère Platon ; 
Acéantodore, frère d'Apollodore, que je recon- 
_naïis Δ11551 7.) et beaucoup d’autres dont Mélitus 
aurait bien dù faire comparaître au moins un 
comme témoin dans sa cause. S’il n’y a pas pensé, 
il est encore temps; je lui permets de le faire; 
qu'il dise donc s’il le peut. Mais vous trouverez 
tout le contraire, Athéniens; vous verrez qu'ils 
sont tout prêts à me défendre, moi qui ai cor- 
rompu et pérdu leurs enfans et leurs frères, s’il 


* Sphettios, bourg de la tribu Acamantide. 


* Eschine, le Socratique, auquel on attribue plusieurs 
dialogues. 


** Céphise, bourg de la tribu Érechtéide. 

*** Il en est question dans le Phcdon. 

Ἐπ Voyez le dialogue de ce nom. 

*#%* Voyez le Phédon ; Xénors. Apologie de Socrate. 


104 APOLOGIE 


faut en croire Mélitus et Anytus; car je ne veux 
pas faire valoir 1ci le témoignage de ceux que J'ai 
corrompus, ils pourraient avoir leur raison pour 
me défendre; mais leurs parens, que je n’ai pas 
séduits, qui sont déja avancés en âge, quelle 
autre raison peuvent-ils avoir de se déclarer pour 
moi, que mon bon droit et mon innocence, et 
leur persuasion que Mélitus est un imposteur, 
et que je dis li vérité? Mais en voilà assez, Athé- 
niens; telles sont à peu près les raisons que. je 
puis employer pour me défendre ; ; les autres se- 
raient du même genre. 

Maïs peut-être se trouvera-t-il quelqu'un parmi 
vous qui sirritera contre moi, en se souvenant 
que, dans un péril beaucoup moins grand, il ἃ 
conjuré-et supplié les juges avec larmes, et que, 
pour exciter une plus grande compassion, 1] a 
fait paraître ses enfans, tous ses parens et tous 
ses amis; au lieu que je ne fais rien de tout cela, 
quoique , selon toute apparence, je coure le 
plus grand danger. Peut-être que cette différence, 
se présentant à son esprit, l'aigrira contre moi, 
et que, dans le dépit que lui causera ma con- 
duite, il donnera son suffrage avec colère. S'il y 
a ici quelqu'un qui soit dans ces sentimens, ce 
que je ne saurais croire, mais j'en fais la sup- 
position, je pourrais lui dire avec raison: Mon 
ami, j'ai aussi des parens; car pour me servir de 
l'expression d’Homère : ΄ 


DE SOCRATE. 10h 


Je ne suis point né d’un chéne ou d’un rocher *, 


mais d’un homme. Ainsi, Athéniens, j'ai des pa- 
rens; et pour des enfans, j'en ai trois, l'un déja 
dans l’adolescence, les deux autres encore en 
bas âge; et cependant je ne les ferai pas paraître 
ici pour vous engager à m'absoudre. Pourquoi 
ne le ferai-je pas? Ce n’est ni par une opinii- 
- treté superbe, ni par aucun mépris pour vous ; 
d’ailleurs, il ne s’agit pas ici de savoir si je re- 
garde la mort avec intrépidité ou avec faiblesse ; 
mais pour mon honneur, pour le vôtre et celui. 
de la république, il ne me paraît pas convenable 
d'employer ces sortes de moyens, à l’âge que j'ai, 
et avec ma réputation, vraie ou fausse, puis- 
qu'enfin. c'est une opinion généralement reçue 
que Socrate a quelque avantage sur le vulgaire 
des hommes. En vérité, 1] serait honteux que 
ceux qui parmi vous se distinguent par la sa- 
gesse, le courage ou quelque autre vertu, res- 
semblassent à beaucoup de gens que j'ai vus, 
quoiqu'’ils eussent toujours passé pour de grands 
personnages, faire pourtant des choses d’une 
bassesse étonnante quand on les jugeait, comme 
s'ils eussent cru qu'il leur arriverait un bien 
grand mal si vous les faisiez mourir, et qu'ils 
deviendraient immortels si vous daigmiez leur 


_* Odyssée, liv. XIX , v. 163. 


106 APOLOGIE 


᾿ laisser la vie. De tels hommes déshonorent la pa- 
trie; car ils donneraient lieu aux étrangers de 
penser que parmi les Athéniens, ceux qui ont 
le plus de vertu, et que tous les autres choisis- 
sent préférablement à eux-mêmes pour les élever 
aux emplois publics et aux dignités, ne différent 
en rien des femmes; et c’est ce que vous ne 
devez pas faire, Athéniens, vous qui aimez la 
gloire; et si nous voulions nous conduire ainsi, 
vous devriez ne pas le souffrir, et déclarer que 
celui qui ἃ recours à ces scènes tragiques pour 
exciter la compassion , et qui par là vous couvre 
de ridicule, vous le condamnerez plutôt que celui 
qui attend tranquillement votre sentence. Mais 
sans parler de l'opinion, il me: semble que la 
Justice veut qu'on ne doive pas son salut à ses 
prières, qu’on ne supplie pas le juge, mais qu’on 
l'éclaire et qu’on le convainque; car le juge ne 
siége pas 1c1 pour sacrifier la justice au désir de 
plaire, mais pour la suivre religieusement : il a 
juré, non de faire grace à qui bon lui semble, 
mais de juger suivant les lois. Il ne faut donc 
pas que nous vous accoutumions au parjure, et 
vous ne devez pas vous y laisser accoutumer; 
car les uns et les autres nous nous rendrions 
coupables envers les dieux. N'attendez donc point 
de moi, Athéniens, que j'aie recours auprès de 
vous à des choses que je ne crois ni honnêtes, ni 


DE SOCRATE. 107 


ju'es, ni pieuses, et que j'y aie recours dans une 

gcasion où je suis accusé d'impiété par Méli- 
sus ; si je vous fléchissais par mes prières, et que 
je vous forçasse à violer votre serment, c’est alors 
que je vous enseignerais l’impiété, et en voulant 
me justifier, je prouverais contre moi-même que 
Je ne crois point aux dieux. Mais il s’en faut bien, 
Athéniens, qu'il en soit ainsi. Je crois plus aux 
dieux qu'aucun de mes accusateurs; et je vous 
abandonne avec confiance à vous et au dieu de 
Delphes le soin de prendre à mon égard le parti 
le meilleur et pour. moi et pour vous. 


[ Ici les juges ayant été aux voix, la majorité déclare que 
Socrate est coupable. Il reprend la parole : ] 


LE jugement que vous venez de prononcer, 
Athéniens, m'a peu ému, et par bien des rai- 
sons ; d'ailleurs je m'attendais à ce qui est ar- 
rivé. Ce qui me surprend bien plus, c’est le 
nombre des voix pour ou contre; j'étais bien loin 
de m’attendre à être condamné à une si faible 
majorité; car, à ce qu'il parait, il n’aurait fallu 
que trois voix " de plus pour que je fusse ab- 
sous. Je puis donc me flatter d’avoir échappé à 


* Les juges étaient 556, dont 281 opinèrent contre So- 
crate, et 275 en sa faveur. Il ne manqua donc à-Socrate 
que 3 voix de plus pour obtenir l'égalité des suffrages et 
pour être absous. 


108 APOLOGIE 


Mélitus, et non-seulement je lui ai échappé, is 
il est évident que si Anytus et Lycon ne se fusset 
levés pour m'accuser, il aurait été condamné ς 
payer mille drachmes ἡ. comme n'ayant pas ob- 
tenu la cinquième partie des suffrages. 

C’est donc la peine de mort que cet homme 
réclame contre moi; à la bonne heure; et moi, 
de mon côté, Athéniens, à quelle peine me con- 
damnerai-je"" ? Je dois choisir ce qui m'est dû; 
Et que. m'est-il dü? Quelle peine afflictive, ou 
quelle amende mérité-je, moi, qui me suis fait 
un principe de ne connaître aucun repos pen- 
dant toute ma vie, négligeant ce que les autres 
recherchent avec tant d'empressement , les ri- 
chesses , le soin de ses affaires domestiques, les 
emplois militaires, les fonctions d’orateur et tou- 
tes les autres dignités; moi, qui ne suis jamais ἡ 


ΟΡ Tous les suffrages contre Socrate comptèrent à Méli- 
tus, accusateur en chef; mais Socrate donne à entendre que 
dans la totalité des suffrages obtenus, Mélitus n’en avait 
dû qu’un tiers à son influence personnelle, et que par con- 
séquent, si Anytus et Lycon ne lui avaient pas donné les 
voix de-leurs partisans, Mélitus n’aurait point obtenu le 
cinquième des suffrages exigé par les lois. 


** Dans tous les délits dont la peine n’était pas détermi- 
née par la loi, l’accusateur proposait la peine, et l'accusé, 
jugé coupable, avait le droit d'indiquer lui-même celle à 
laquelle 1] se condamnait. 


DE SOCRATE. 169 


entré dans aucune des conjurations et des ca- 
bales si fréquentes dans la république, me trou- 
.vant réellement trop honnête homme pour ne 
pas me perdre en prenant part à tout cela; moi 
qui, laissant de côté toutes les choses où je ne 
pouvais être utile n1 à vous ni à moi, n’ai voulu 
d'autre occupation que celle de vous rendre à 
chacun en particulier le plus grand de tous les 
services, en vous exhortant tous individuelle- 
ment à ne pas songer à Ce qui vous appartient 
accidentellement plutôt qu’à ce qui constitue 
votre essence, et à tout ce qui peut vous rendre 
vertueux et sages; à ne pas songer aux intérêts 
passagers de la patrie plutôt qu’à la patrie elle- 
même , et ainsi de tout le reste? Athéniens, telle 
a été ma conduite ; que mérite-t-elle? Une ré- 
compense, si vous voulez être justes, et même 
une récompense qui puisse me convenir. Or, 
qu'est-ce qui peut convenir à un homme pauvre, 
votre bienfaiteur, qui a besoin de loisir pour ne 
s'occuper qu'à vous donner des conseils utiles? 
ἢ n’y ἃ rien qui lui convienne plus, Athéniens, 
que d’être nourri dans le Prytanée ; et 1l le mérite 
bien plus que celui qui, aux jeux Olympiques, 
a remporté le prix de la course à cheval, ou de 
la course des chars à deux ou à quatre chevaux”; 


* On nourrissait au Prytanée, aux frais du public, outre . 


110 APOLOGIE 


car celui-ci ne vous rend heureux qu'en appa- 
rence : moi, je vous enseigne à l'être véritable- 
ment: celui-ci ἃ de quoi vivre, et moi Je n'ai. 
rien. Si donc il me faut déclarer ce que je mé- 
rite, en bonne justice, je le déclare, c'est d'être 
nourri au Prytanée. | - 
Quand je vous parle ainsi, Athéniens, vous 
m’accuserez peut-être de la même arrogance qui 
me faisait condamner tout à l'heure les prieres 
et les lamentations. Mais ce n’est nullement cela; 
mon véritable motif est que j'ai la conscience 
de n’avoir jamais commis envers personne d’in- 
justice volontaire ; mais je ne puis vous le per- 
suader, car il n’y a que quelques instans que nous 
nous entretenons ensemble, tandis que vous au- 
riez fini par me croire peut-être, si vous aviez, 
comme d'autres peuples, une loi qui, pour une 
condamnation à mort, exigeât un procès de plu- 
sieurs jours ἡ, au lieu qu’en si peu de temps, il 
est impossible de détruire des calomnies us 
rées. Ayant donc la conscience que je n'ai jamais 
été injuste envers personne, je suis bien éloigné 
de vouloir l'être envers moi-même, d’avouer que 


les Prytanes, ceux qui avaient rendu des services importans 
à l'état, et les vainqueurs aux jeux Olympiques. 


ΓΑ Athènes, nul procès ne pouvait durer plus d’un jour. 
(Sam. Perar, in Leg. ait.) 


DE SOCRATE. 111 
je mérite une punition, et de me condamner à 
quelque chose de semblable; et cela dans quelle 
crainte? Quoi! pour éviter la peine que réclame 
contre moi Mélitus, et de laquelle j'ai déja dit 
que je ne sais pas si elle est un bien où un mal, 
J'irai choisir une peine que je sais très-certaine- 
ment être un mal, et je m'y condamnerai moi- 
même! Choisirai-je les fers? Mais pourquoi me 
faudrait-il passer ma vie en prison, esclave du 
pouvoir des Onze, qui se renouvelle toujours “ἢ 
Une amende, et la prison jusqu’à ce que je l’aie 
payée? Mais cela revient au méme, car je n’ai 
pas de quoi la payer. Me condamnerai-je à l’exil? 
Peut-être y consentiriez-vous. Mais il faudrait 
que l’amour de la vie m’eût bien aveuglé, Athé- 
miens, pour que je pusse m'imaginer que, si vous, 
mes concitoyens, vous n'avez pu supporter ma 
manière d’être et mes discours, 5115 vous sont 
devenus tellement importuns et odieux qu'au- 
jourd’hui vous voulez enfin vous en délivrer, 
d’autres n'auront pas de peine à les supporter. 
Il s’en faut de beaucoup, Athéniens. En vérité, 
ce serait une belle vie pour moi, vieux comme 
je suis, de quitter mon pays, d'aller errant de 


* Magistrats préposés aux prisons. Chacune des dix tri- 
‘bus fournissait un de ces magistrats, et le greffier faisait le 
. t 
onzième. 


112. APOLOGIE 
ville en ville, et de vivre comme un proscrit ! 
Car je sais que partout où j'irai, les jeunes gens 
viendront m’écouter comme ici; si Je les rebute, 
eux-mêmes me feront bannir par les hommes 
plus âgés xet si je ne les rebute pas, leurs pères 
et leurs parens me banniront, à cause d'eux. 
Mais me dira-t-on peut-être : Socrate, quand 
_tu nous auras quittés > ne pourras-tu pas te 
ténir en repos, et garder le silence? Voilà ce 
qu’il y a de plus difficile à faire entendre à quel- 
ques-uns d’entre vous; Car si 16 dis que ce serait 
désobéir au dieu, et que, par cette raison, il 
m'est impossible de me tenir en repos, vous ne 
me croirez point, et prendrez cette réponse pour 
une plaisanterie ; et, d’un autre côté, si je vous 
dis que le plus grand bien de l’homme, c’est de 
s’entretenir chaque jour de la vertu et des au- 
_tres choses dont vous m'avez entendu discourir, 
m'examinant et moi-même et les autres: car une 
vie sans examen n'est pas une vie; si je vous dis 
cela, vous me croirez encore moins. Voilà pour- 
tant la vérité, Athéniens ; mais il n’est pas aisé 
de vous en convaincre. Au reste, je ne suis point 
accoutumé à me juger digne de souffrir aucun 
mal. Si j'étais riche, je me condamnerais volon- 
tiers à une amende telle que je pourrais la payer, 
car cela ne me ferait aucun tort; mais, dans la 
circonstance présente. car enfin je n’ai rien... 


DE SOCRATE. 113 


à MOINS que vous ne consentiez à m’imposer seu- 
lement à ce que je suis en état de payer; et. je 
pourrais aller peut-être jusqu’à une mine d’ar- 
gent ; c'est donc à cette somme que je me con- 
damne. Mais Platon, que voilà, Criton, Crito- 
bule et Apollodore veulent que je me condamne à 
trente mines, dont ils répondent. En conséquence, 
je m’y condamne ; et assurément je vous présente 
des cautions qui sont tres-sulvables. 


[ Ici les juges vont aux voix pour l'application de la gere 
et Socrate est condamné ἃ mort. Il poursuit: ] 


Pour n'avoir pas.eu la patience d'attendre un 
peu de temps, Athéniens, vous allez fournir 
un prétexte à ceux qui voudront diffamer la ré- 
publique ; ils diront que vous avez fait mourir 
Socrate, cet homme sage; car pour aggraver 
votre honte, ils m'appelleront sage, quoique je ne 
lessois point. Mais si vous aviez attendu encore 
un pêu ἀφ temps, la chose serait venue d’elle- 
même; cr voyez mon âge; je suis déja bien 
avancé dans la vie, et tout près de la mort. Je 
ne dis pas cela pour vous tous, mais seulement 
pour ceux qui m'ont condamné à mort; c’est 
à ceux-là que je veux m'adresser encore. Peut- 
être pensez-vous que si J'avais cru devoir tout 
faire et fout dire pour me sauver, je n’y serais 
point parvenu, faute de savoir trouver des pa- 


% 1. 8 


114 APOLOGIE 


roles capables de persuader? Non, ce ne sont pas 
les paroles qui m'ont manqué, Athéniens, mais 
l'impudence: je succombe pour n avoir pas voulu 
vous dire les choses que vous aimez tant à en- 
tendre; pour n'avoir pas voulu me lamenter, 
pleurer, et descendre à toutes les bassesses aux- 
quelles on vous a accoutumés. Mais le péril où 
j'étais ne m’a point paru une raison de rien faire 
qui füt indigne d'un homme libre, et maintenant 
encore je ne me repens has de m'être ainsi dé- 
fendu; j'aime beaucoup mieux mourir après 
m'être défendu comme je l’aï fait, que de devoir 
la vie à une lâche apologie. M devant les tri- 
bunaux, ni dans les combats, il: n'est permis ni 
à moi ni à aucun autre d' employer toutes sortes 
de moyens pour éviter la mort. Tout le monde 
sait qu’à la guerre il serait très-facile de sauver 
sa vie, en jetant ses armes, et en, demandant 
quartier à ceux qui vous poursuivent de mère, 
dans tous les dangers, on trouve mille expédiens 
pour éviter la mort, quand on est décidé à tout 
dire et à tout faire. Eh! ce n’est pas là ce qui 
est difficile, Athéniens, que d'éviter M mort; 
mais il l’est beaucoup d'éviter le crime’; 1] court 
plus vite que la mort. C'est pourquoi, vieux et 
pesant comme je suis, je me suis laissé'atteindre 
par le plus lent des deux, tandis que le plus 


agile, le crime, s’est attaché à mes accusateurs, 
3 


DE SOCRATE. 115 


qui ont de la vigueur et de la légéreté. Je m'en 

vais donc subir la mort à laquelle vous m'avez 

condamné, et eux l'iniquité et l'infamie à laquelle | 
la vérité les condamne. Pour moi, je nven tiens 

à ma peine, et eux à la leur. En effet, peut-être 

est-ce ainsi que les choses deyæient se passer, 

et, selon moi, tout est pour le mieux. 

Après cela, ὁ vous qui m'avez condamné, 
voici ce que j'ose vous, prédire; car je suis pré- 
cisément dans les cireonstances où les hommes 
lisent dans l'avenir, aû moment de quitter la vie. 
Je vous dis donc que si vous me faites périr, 
vous en serez phnis aussitôt après ma mort par 


une peine bien plus cruelle que celle à laquelle 


vous me condamnez ; en effet, vous ne me faites 
mourir que pour vous déhvrer de limportun 
fardeau de rendre compte de votre vie: mais il 
vous arrivera tout le contraire, je vous le pré- 
dis. Il va s'élever contre vous un bien plus grand 
nombre de censeurs que je retenais sans que vous 
vous en aperçussiez; censeurs d'autant plus dif- 
ficiles, qu’ils sont plus jeunes, et vous n’en serez 


que plu« irrités; car si vous pensez qu'en tuant ἢ 


les gens, vous empécherez qu'on vous reproche 

de mal vivre, vous vous trompez. Cette manière 

de se délivrer de ses censeurs n’est ni honnète 

ni possible : celle qui est en même temps et la 

plus honnète et la plus facile, c'est, au heu de 
8. 


2 7 


» 


116 τς APOLOGIE 


fermer la bouche aux autres, de:se rendre meil- 
_leur soi-même. Voilà ce que j'avais à prédire à 
ceux. qui m'ont condamné : il ne me reste qu'à 
prendre: congé d'eux. 

Mais poùr vous, qui m'avez absous par vos 
suffrages, Athéniens, je m’entretiendrai volon- 
tiers avec vous sur ce qui vient de se passer, 
pendant que les. magistrats * sont occupés, et 
qu'on ne me mène pas @ncore où je dois mou- 
rir. Arrêtez-vous donc quelques instans, et em- 
ployons à converser ensemble le temps qu'on me 
laisse. Je veux vous raconter, comme à mes amis, 
une chose qui m’est arrivée aujdurd’hui, et vous 
apprendre ce qu’elle signifie. Ouj, juges (et en 
vous appelant ainsi, je vous donne le nom que 
vous méritez),1l m'est arrivé aujourd’hui quelque 
chose d’extraordinaire. Cette inspiration prophé- 
tique qui n'a cessé de se faire entendre à moi 
dans tout le cours de ma vie, qui dan les moin- 
dres occasions n’a jamais manqué de me détour- 
ner de tout.ce que j'allais faire de mal, aujour- 
d'hui qu'il m'arrive ce que vous voyez, ce qu’on 
pourrait prendre, et ce qu'on prend en.effet pour 
le plus grand de tous les maux, cette voix divine 
a gardé le silence ; elle ne τη arrêté niice matin 
quand Jje suis sorti de ma maison, ni quand je 


* Les Onze. sn 


DE SOCRATE. 117 


suis venu devant ce. tribunal, ni tandis que je 
parlais, quand j'allais dire quelque chose. Cepen- 
dant, dans beaucoup d'autres circonstances elle 
vint m'interrompre au milieu de mon discours ; 
mais aujourd’hui ellé ne s’est opposée à aucune 
de mes actions, à aucune de mes paroles : quelle 
en peut être la cause? Je vas vous le dire ; c’est 
que ce qui m'arrive est,’selon toute vraisem- 
blance, un bien; et ngus nous trompons sans 
aucun doute, si nous pensons que la mort soit 
un mal. Une preure évidente pour moi, c'est 
qu'nfaillhiblement, si j'eusse dû mal faire aujour- 
d’hui, le signe prdinaire m'en eût averti. 

Voici encorg quelques raisons d'espérer que 
la mort est un bien. Il faut qu’elle soit de deux 
choses l’une ou l’anéantissement absolu, et la 
destruction de toute conscience, ou, comme on 
- le dit, un simple changement, le passage de l'ame 
d’un lieu dans un autre. Si la mort est la privation 
de tout sentiment, un sommeil sans aucun songe, 
quel merveilleux avantage n'est-ce pas que de 
mourir ? Car, que quelqu'un choisisse une nuit 
ainsi pafsée dans un sommeil profond que n'au- 
rait troublé aucun songe, et qu'il compare cette 
nuit ave£ toutes les nuits et avec tous les jours 
qui ont rempli le cours entier de sa vie; qu'il 
réfléchisse, et qu’il dise en conscience combien 
dans sa ‘vie il ἃ eu de jours et de nuits plus 


118 APOLOGIE 


heureuses et plus douces que celle-là; je suis 
persuadé que non-seulement un simple particu- 
rer, mais que le grand roi lui-même en trou- 
verait u# bien petit nombre, et qu'il serait aisé 
de les compter. Si la mort est quelque chose de 
semblable , je dis qu’elle n’est pas un mal; car 
la durée tout entière ne parait plus ainsi qu'une 
seule nuit. Mais si la Wort est un passage de ce 
séjour dans un autre, eb si ce qu’on dit est vé- 
ritable, que là est le rendeävous de tous ceux qui 
ont vécu, quel plus grand bien peut-on imagmer, 
mes juges? Car enfin, si en artivant aux enfers, 
échappés à ceux qui se prétendent ici-bas des 
juges, l’on y trouve les vrais juges, cœux qui passent 
pour y rendre la justice, Minos, Rhadamanthe, 
Éaque, Triptolème et tous ces autres demi-dieux 
qui ont été justes pendant leur vie, le voyage 
serait-il donc si malheureux ? Combien ne don- 
nerait-on pas pour s’entretenir avec Orphée , 
Musée, Hésiode , Homère? Quant à moi, si cela 
est véritable, je veux mourir plusieuts fois. .O 
pour moi surtout Padmirable passe-temps, de 
me trouver là avec Palamède “, Ajay fils de 


* Il fut, dit-on, lapidé par les Grecs, parce qu'on trouva 
dans sa tente des indices d’une correspondan® avec les 
Troyens. Mais c'était une invention d'Ulysse, ennemi de 
Palamède. ᾿ 


L 
Ca 


DE SOCRATE. 119 


Télamon, et tous ceux, des temps anciens, qui 
sont morts victimes de condamnations injustes ! 
Quel agrément de comparer mes aventures avec 
les leurs! Mais. mon plus grand plaisr serait 
d employer ma vie, là comme ici, ä” interroger 
et à examiner tous ces persomafages, pour dis- 
tinguer ceux qui sont vérifablement sages, et 
ceux qui croient l'être et’ ne le sont point. À 
quel prix ne voudrait-o pas, mes juges, exami- 
ner un peu celui qui mena contre Troie une si 
nombreuse armée *$ ou Ulysse ou Sisyphe *, et 
tant d’autres, hogimes et femmes, avec lesquels 
ce serait une féhcité inexprimable de converser 
et de vivre, ef les observant et les examinant? 
Là du moins on n’est pas condamné à mort pour 
cela; car lesthabitans de cet heureux séjour, 
entre mille fvantages qui mettent leur condition 
bien au-dessus de la nôtre, jouissent d’une vie 
immortelle,, si du moins ce qu’on en dit est vé- 
ntable. - 

C’est pourquoi, mes juges, soyez pleins d’es- 
pérance «dans la mort, et ne pensez qu'à cette 
vérité, qu il n’y ἃ aucun mal pour l'homme de 
bien, ni pendant sa vie ni après sa mort, et que 


" Agamémnon. 
** Le plus rusé des hommes , selon Homère. (Zkare, lv. 


VI, v. 153.) 


120 APOLOGIE 

les dieux ne labandonnent jamais; car ce qui 
m'arrive n'est. point l'effet du hasard, et 1] est 
clair pour moi que mourir dès à présent, et étre 
délivré des soucis de la vie, était ce qui me con- 
venait le mIBUX ; aussi la voix céleste s’est tue au- 
jourd’hui, et je“n’ai aucun ressentiment contre 
mes accusateurs, ni contre ceux qui m'ont con- 
damné, quoique leur‘intention n’ait pas été de 
me faire du bien, et quùls n'aient cherché qu'à 
me nuire ; en quoi j’auraiè bien quelque raison 
de me plaindre d’eux. Je ne leur ferai qu'une 
seule prière. Lorsque mes enfans seront grands, 
si vous les voyez rechercher Îles richesses ou 
toute autre chose plus que la vertà, punissez-les, 
en les tourmentant comme je vousai tourmentés ; 
et, 5115 se croient quelque chose ,quoiqu'ils ne 
soient rien, faites-les rougir de leuñ,insouciance 
et de leur présomption; c’est ainsi que je me 
suis conduit avec vous. Si vous faites cela, moi et 
mes enfans nous n’aurons qu'à nous louer de 
votre justice. Mais il est temps que nous nous 
quittions, moi pour mourir, et vous pour vivre. 
Qui de nous a le meilleur partage? Personne 
ne le sait, excepté Dieu. x 


; 


CRITON, 


LE DEVOIR DU CITOYEN. 


{ 


νον tete πο tete ete tt A A) TS A en de A EE RE EE SQ 


ARGUMENT 


PHILOSOPHIQUE. . 


ΩΦ ra 


Carton propose à Socrate d'échapper à 
la mort en fuyant de sa prison. D'abord 
c’eût été un contre-sens dans la destinée de 
Socrate; ensuite une faiblesse assez inutile 
ἃ soixante onze ans; enfin une violation 
coupable dé la loi athénienne qui ordon- 
nait que tout jugement rendu fût exécuté. 

Le Criton est le développement de cette 
dernière considération généralisée, c'est-à- 
dire de l'obligation morale imposée à tout 
citoyen d'obéir en toute circonstance aux 
- lois du‘ pays, l'obligation morale étant au- 
dessus de toute circonstance et n'admet- 


tant aucune exception. L’austérité de ce 


ἢ 


.“Ν 


d 


124 ARGUMENT. 


principe prouve a quel point Socrate était 


jaloux du titre de bon citoyen, et quel 


:prix attachaient ses disciples à dissimuler 


‘jet à couvrir, en quelque sorte, la désobéis- 


sance réelle de leur maître à la partie reli- 
gieuse de la constitution athénienne, sous 
l'appareil de ses vertus civiques et de son 
absolu dévouement aux lois. À proprement 
parler, le Criton est un complément de 
l'Apologie. En effet, quoique Socrate évitàt 
les affaires publiques, la patrie, ne l’appela 
jamais sans le trouver docile et fidèle. Guer- 
rier intrépide, juge impartial, également 


inébranlable aux menaces des Trente, et 


aux clameurs de la multitude, il se con- 


duisit toujours en bon et loyal serviteur de 
la république. Aujourd’hui même que les 
lois de cette république qu'il a toujours ai- 


mée et servie, le condamnent injustement 


ARGUMENT. 125 


a mourir, plutôt que de leur manquer, il 
meurt ; il sabandonne tout entier à la loi: 
il ne réserve que sa conscience. 

. Quant au principe de l’ohéissance abso- 
lue à la loi, il se rattache à l'esprit général 
de la politique de Platon; et c'est dans la 
République et les Lois, qu'il en faut cher- 


cher la base et le développement. 


LLEVLLLEIR VAR VUE IR VARIE LL GRR VL/L RL LL LR LS LIRE LIRE LAS LIRE 


CRITON, 


OU 


LE DEVOIR DU CITOYEN. 


SOCRATE, CRITON. 


SOCRATE. 


Pourquor déja venu, Criton? N’est-il pas en- 
core bien matin? 


CRITON. 

Il est vrai. 
SOCRATE, 
Quelle heure peut-il être? 
CRITON. 


L’aurore parait à peine. 
SOCRATE. 
Je m'étonne que le gardien de la prison t'ait 
laissé entrer. 
CRITON. 


Il est déja habitué à moi, pour m'avoir vu 


128 CRITON. | 
souvent ici; d’ailleurs il m’a quelque obligation. 
SOGRATE. 

Arrives-tu à l'instant, ou y a-t-il long-temps 
que tu 65 arrivé? 

CRITON. 

Assez long-temps. 

SOCRATE. 

Pourquoi donc ne pas m’avoir éveillé sur-le- 
champ, au lieu de t’asseoir auprès de moi sans 
rien dire? 

CRITON. 

Par Jupiter! je m'en serais bien gardé; pour 
_ moi, à ta place, je ne voudrais pas être éveillé 
dans une si triste conjoncture. Aussi, 1l y a déja 
long-temps que je suis là, me livrant au plaisir 
de contempler la douceur de ton sommeil; et je 
n’ai pas voulu t'éveiller pour te laisser passer le 
plus doucement possible ce qui te reste à vivre 
encore. Et, en vérité, Socrate, je t’ai félicité 
souvent de ton humeur pendant tout le cours 
de ta vie; mais, dans le malheur présent, je te 
félicite bien plus encore de ta fermeté et de ta 
résignation. | 

SOCRATE. 

C'est qu'il ne me siérait guère, Criton, de 

trouver mauvais qu'à mon âge il faille mourir. 
CRITON. 
Eh! combien d’autres, Socrate, au même âge 


ml 


CRITON. 129 


que toi, se trouvent en de pareils malheurs, que 
pourtant la vieillesse n’'empèche pas de s'irriter 


_ contre leur sort! 
SOCRATE. 


Soit, mais enfin quel motif t’'amène si matin? 
CRITON. 

Une nouvelle, Socrate, fâchense et accablante, 
non pas pour toi, à ce que je vois, mais pour 
moi et tous tes amis. Quant à moi, je le sens, 
j'aurai bien de la peine à la supporter. 

SOCRATE. 

Quelle. nouvelle? Est-il arrivé de Délos le 
vaisseau au retour duquel je dois mourir “Ὁ 

| CRITON. 

Non, pas encore; mais il paraît qu'il doit ar- 
river aujourd'hui, à ce que disent des gens qui 
viennent de Sunium *”’, où ils l’ont laissé. Ainsi 
il ne peut manquer d’être ici aujourd’hui; et 
demain matin, Socrate , il te faudra quitter la 
vie. 

SOCRATE. 

À la bonne heure, Criton : si telle est la vo- 
lonté des dieux, qu’elle s’'accomplisse. Cependant 
je ne pense pas qu’il arrive aujourd’hui. 


* Voyez le commencement du Phédor. 
** Promontoire de l’Attique, vis-à-vis les Cyclades. 


I. 9 


130 CRITON. 


CRITON. 

Et pourquoi? 

SOCRATE. 

Je vais te le dire. Ne dois-je pas mourir le len- 
demain du jour où le vaisseau sera arrivé? 

CRITON. | 

C’est au moins ce que disent ceux de qui cela 
dépend *. 

SOCRATE. 

Eh bien! je ne crois pas quil arrive auJour- 
d’hui, mais demain. Je le conjecture d’un songe 
que j'ai eu cette nuit, 1] n'y ἃ qu'un moment; 
et, à ce qu'il parait, tu as bien fait de ne pas 
m'éveiller. 

CRITON. 

Quel est donc ce songe? 

SOCRATE. 


Il m'a semblé voir une femme belle et majes- 


tueuse, ayant des vêtemens blancs, s’avancer - 


vers moi, m'appeler, et me dire : Socrate, 
Dans trois jours tu seras arrivé à la fertile Phthie ἢ". 
CRITON. 


Voilà un songe étrange, Socrate! 


* Les Onze. 


**- Homère, Zäade, liv. IX, v. 363. 


CRITON. 131 
SOCRATE. 
Le sens en est très-clair, à ce qu'il me serahle, 
Criton. 
CRITON. 


Beaucoup trop. Mais, ὁ mon cher Socrate! il 
en est temps encore, suis mes conseils, et sauve- 
toi; car, pour moi, dans ta mort je trouverai 
plus d’un malheur : outre la douleur d’être privé 
de toi, d’un ami, tel que je n'en retrouverai ja- 
mais de pareil, j'ai encore à craindre que le vul- 
gaire, qui ne nous:connaît bien ni l’un ni l’autre, 
ne croie que, pouvant te sauver si J'avais voulu 
sacrifier quelque argent, j'ai négligé de le faire. 
Or, y a-t-il une réputation plus honteuse que 
de passer pour plus attaché à son argent qu’à 
ses amis? Caf jamais le vulgaire ne voudra se 
persuader que c'est toi qui as refusé de sortir 
d'ici, malgré nos instances. 

ÆSOCRATE. 


Mais pourquoi, cher Criton, nous tant mettre 
en peine de l'opinion du vulgaire? Les hommes 
sensés, dont il faut beaucoup plus s'occuper, 
sauront bien reconnaître comment les choses 
se seront véritablement passées. 


CRITON. “ 


Tu vois pourtant qu'il est nécessaire, Socrate, 
de se mettre en peine de l’opion du vulgaire ; 


9. 


132 CRITON. 


et ce qui arrive nous fait assez voir qu'il est 
non-seulement capable de faire un peu de mal, 
mais les maux les plus grands, quand il écoute 
la calomnie. 

SOCRATE. 

- Et plût aux dieux, Criton, que la multitude 
füt capable de faire les plus. grands maux, pour 
qu’elle püt aussi faire les plus grands biens! Ce 
serait une, chose heureuse; mais elle ne peut mi 
l'un ni l’autre, car il ne dépend pas d'elle de 
rendre les hommes sages ou insensés. Elle agit 
au hasard. 

| CRITON. 

Eh bien soit; mais dis-moi, Socrate, ne t'in- 
quiètes-tu pas pour moi.et tes autres amis? Ne 
crains-tu pas que, si tu t’échappes, les délateurs 
nous fassent des affaires, nous accusent de t’a- 
voir enlevé, et que nous soyons forcés de perdre 
toute notre fortune, ou de sacrifier beaucoup 
d'argent, et d’avoir peut-être à souffrir quelque 
chose de pis? Si c’est là ce que tu crains, ras- 
sure-toi. Π] est juste que pour te sauver, nous 
courions ces dangers, et de plus grands, sil le 
faut. Ainsi crois-moi, suis le conseil que Je te 
donne. | | 

SOCRATE. 

Oui, Criton, J'ai toutes ces inquiétudes, et 

bien d’autres encore. 


CRITON.. 133 


CRITON. 

Je puis donc te les ôter; car on ne e demande 
pas beaucoup d'argent pour te tirer d'ici et te 
mettre en sûreté; et puis ne vois-tu pas que ces 
délateurs sont à bon marché, et ne nous ζοὺ- 
teront pas grand’chose. Ma fortune est à toi; 
elle suffira, je. pense; et si, par intérêt’ pour 
moi, tu ne crois pas devoir en faire usage, il y 
ἃ 10] des étrangers qui mettent la leur à ta dis- 
position. Un d'eux, Simmias de Thèbes ἡ, a ap- 
porté pour cela l'argent nécessaire; Cébès * et 
beaucoup d’autres te font les mêmes offres. Ainsi, 
je te le répète, que ces craintes ne t’empêchent 
pas de pourvoir à ta süreté; et quant à ce que 
tu disais devant le tribunal, que si tu sortais 
d'ici, tu.ne saurais que devenir, que cela ne 
t'embarrasse point. Partout où tu iras, tu seras 
aimé. Si tu veux aller en Thessalie, j'y ai des 
hôtes qui sauront t'apprécier, et qui te procu- 
reront un asyle où tu seras à l'abri de toute 
inquiétude. Je te dirai plus, Socrate; il me semble 
que ce n’est pas une action juste que de te li- 
vrer toi-même, quand tu peux te sauver, et de 


* Personnage du Phédon. Diogène Laërce cite les titres 
” de trente-trois Dialogues qui lui étaient attribués. 

** Personnage du Phédon. Il avait composé trois Dialo- 
gues dont il ne nous reste qu’un seul, ἐδ Tableau. | 


134 CRITON. 

travailler, de tes propres mains, au succès de la 
trame ourdie par tes mortels ennemis. Ajoute 
à cela que tu trahis tes enfans; que tu vas les 
abandonner, quand tu peux les nourrir et les 
élever; que tu les livres, autant qu'il est en toi, 
à la merci du sort, et aux maux qui sont le par- 
tage des orphelins. Ik-fallait ou ne pas avoir d’en- 
fans, ou suivre leur destinée, et prendre la peine. 
de les nourrir et de les élever. Mais, à te dire 
ce que je pense, tu as choisi le parti du plus 
faible des hommes, tandis que tu devais choisir 
celui d’un homme de cœur, toi surtout qui fais 
profession d’avoir cultivé la vertu pendant toute 
ta vie. Aussi, je rougis pour toi et pour nous, 
qui sommes tes amis; j'ai grand'peur que tout 
ceci ne paraisse un effet de notre lâcheté, et 
cette accusation portée devant le‘tribunal, tan- 
dis qu’elle aurait pu ne pas l'être, et la manière 
dont le procès lui-même ἃ été conduit, et cette 
dernière circonstance de ton refus bizarre, qui 
semble former le dénouement ridicule de la pièce; 
oui, on dira que c’est par une pusillanimité cou- 
pable que nous ne t’avons pas sauvé et que tu 
ne [65 pas sauvé toi-même, quand cela était pos- 
sible, facile même, pour peu que chacun de 
nous eût fait son devoir. Songes-y donc, Socrate; 
outre le mal qui t'arrivera, prends garde à la 
honte dont tu seras couvert, ainsi que tes amis. 


CRITON. 135 


Consulte bien avec toi-même, ou plutôt il n’est 
plus temps de consulter, le conseil doit être pris, 
et 1l n'y ἃ pas à choisir. La nuit prochaine, il 
faut que tout soit exécuté ; si nous tardons, tout 
est manqué, et nos mesures sont rompues. Ainsi, 
par toutes ces raisons, suis mon conseil, et fais 
ce que 6 te dis. 

| SOCRATE. 

Mon cher Criton, on ne saurait trop estimer 
ta sollicitude, si elle s’accorde avec la justice; 
autrement, plus elle est vive, et plus elle est fà- 
cheuse. Il faut donc examiner si le devoir per- 
met de faire ce que tu me proposes, ou non; 
car ce. n'est pas d'aujourd'hui que j'ai pour prin- 
cipe de n'écouter en moi d'autre voix que celle 
de la raison. Les principes que j'ai professés toute 
ma vie, je ne puis les abandonner, parce qu’un 
malheur m'arrive : je les vois toujours du même 
œil; ils me paraissent aussi puissans, aussi res- 
pectables qu'auparavant ; et si tu n'en as pas de 
meilleurs à leur substituer, sache bien que tu 
ne m’ébrauleras pas, quand la multitude irritée, 
pour m’épouvanter comme un enfant, me présen- 
terait des images plus affreuses encore que celles 
dont elle m’environne, les fers, la misere, la mort. 
Comment donc faire cet examen d’une manière 
convenable ? En reprenant ce que tu viens de 
dire sur l'opinion, en nous demandant à nous- 


136 | CRITON. 


mêmes si nous avions raison ou non de dire” si 
souvent qu'il y a des opinions auxquelles il faut 
avoir égard, et d’autres qu’il faut dédaigner ; ou 
faisions-nous bien de parler ainsi avant que je 
fusse condamné à mort, et tout-à-coup avons- 
nous découvert que nous ne parlions que pour 
parler, et par pur badinage? Je désire donc exa- 
miner avec toi, Criton, si nos principes d'alors me 
sembleront changés avec ma situation, ou 55 
me paraîtront toujours les mèmes; s’il y faut re- 
noncer, ou y conformer nos actions. Or, ce me 
semble, nous avons dit souvent ici, et nous en- 
tendions bien parler sérieusement, ce que Je di- 
sais tout-à-l’heure, savoir, que parmi les opinions 
des hommes, il en est qui sont dignes de la plus 
haute estime, et d’autres qui n’en méritent au- 
cune. Critoh, au nom des dieux, cela ne te sem- 
ble-t-il pas bien dit? Car, selon toutes les appa- 
rences humaines, tu n’es pas en danger de mou- 
rir demain , et la crainte d’un péril présent ne 
te fera pas prendre le change : penses-y donc 
bien. Ne trouves-tu pas que nous avons juste- 
ment établi qu'il ne faut pas estimer toutes les 
opinions des hommes, mais quelques-unes seu- 
_ lement, et non pas même de tous les hommes 
indifféremment, mais seulement de quelques-uns? 
Qu'en dis-tu? Cela ne te semble-t-il pas vrai? 


* Allusion à un entretien antérieur. 


CRITON. 137 


CRITON. 
Fort vrai. | 
SOCRATE. 

À ce compte, ne faut-il pas estimer les bonnes 
._ opinions, et mépriser les mauvaises ? 

CRITON. 

Certamement. | 

SOCRATE. 

Les bonnes opinions ne sont-ce pas celles des 
sages, et les mauvaises celles des fous? 

CRITON. 

Qui en doute? 

SOCRATE. 

Voyons, comment établissons -nous ce prin- 
cipe” Un homme qui s'applique sérieusement à 
la gymnastique, est-il touché de l'éloge et du 
blâme du premier venu, ou seulement de celui 
qui est médecin ou maitre des exercices? 

CRITON. 

De celui-là seulement. 

SOCRATE. 

C’est donc de celui-là seul qu’il doit redouter 
le blâme, et désirer l'éloge, sans s'inquiéter de 
ce qui vient des autres? 

CRITON. 
Assurément. 
SOCRATE. 
Ainsi 1] faut qu'il fasse ses exercices, règle son 


138 CRITON. 

régime, mange et boive sur l’avis de celui-là seul 
qui préside à la gymnastique et qui s’y connait, 
plutôt que d’après l'opinion de tous les autres 


ensemble ? 
CRITON. 


Cela est incontestable. 
SOCRATE. 

Voilà donc qui est établi. Mais s'il désobéit 
au maitre et dédaigne son avis et ses éloges, 
pour écouter la foule et des gens qui n’y enten- 
dent rien, ne lui en arrivera-t-il pas de mal? 

| CRITON. 
Comment ne lui en arriverait-1l point? 
SOCRATE. ° 

Mais ce mal, de quelle nature est-il? quels se- 
ront ses effets? et sur quelle partie de notre im- 
prudent tombera-t-il ? 

CRITON. 
Sur son corps évidemment; il le ruinera. 
SOCRATE. 

Fort bien; et convenons, pour ne pas entrer 
dans des détails sans fin, qu'il en est ainsi de 
tout. Eh bien! sur le juste et l’injuste, sur l’hon- 
nête et le déshonnète, sur le bien et le mal, qui 
font présentement la matière de notre entretien, 
nous en rapporterons-nous à l'opinion du peuple 


A 


ou à celle d’un seul homme, 51 nous en trou- 


CRITON. 139 


vions un qui füt habile en ces matières, et ne 
devrions-nous pas avoir plus de respect et plus 
de déférence pour lui, que pour tout le reste 
du monde ensemble? Et si nous refusons de nous 
conformer à ses avis, ne ruinerons-nous pas cette 
partie de nous-mêmes que la justice fortifie, et 
que l'injustice dégrade? Ou tout cela n’a-t-il pas 
d'importance ? 
| CRITON. 
Beaucoup, au contraire. 
SOCRATE. 

Voyons encore. Si nous ruinons en nous ce 
qu’un bon régime fortifie, ce qu’un régime mal- 
sain dégrade, pour suivre l'avis de gens qui ne 
s'y connaissent pas, dis-moi, pourrions-nous 
vivre, cette partie de nous-mêmes ainsi ruinée ? 
Et ici, c’est le corps, n'est-ce pas? | 

ΟΠ CRITON. 
Sans doute. 
| SOCRATE. 
Peut-on vivre avec un corps flétri et ruiné? 
CRITON. 
Non, assurément. 
SOCRATE. 

Et pourrons-nous donc vivre, quand sera dé- 
gradée cette autre partie de nous-mêmes dont 
la vertu est la force, et le vice la ruine? Ou 


140 CRITON. 


croyons-nous moins précieuse que le corps, cette 
partie, quelle qu’elle soit, de notre être, à la- 
quelle se rapportent le juste «οἵ. l’imjuste ? 

_ CRITON. 


Point du tout. 
SOCRATE. 
N'est-elle pas plus importante ? 
| CRITON. 
Beaucoup plus. 
SOCRATE. | 
Il ne faut donc pas, mon cher Criton, nous 
mettre tant en peine de ce que dira de nous la 
multitude, mais bien de ce qu’en dira celui qui 
connaît le juste et l’injuste; et celui-là, Criton, 
ce Juge unique de toutes nos actions, c’est la 
vérité. Tu vois donc bien que tu partais d’un 
faux principe, lorsque tu disais, au commence- 
ment, que nous devions nous inquiéter de l’o- 
pinion du peuple sur le juste, le bien et l’hon- 
nête, et sur leurs contraires. On dira peut-être : 
Mais enfin le peuple ἃ le pouvoir de nous faire 
mourir. 
| CRITON. 
C’est ce que l’on dira, assurément. 
SOCRATE. 
Et avec raison; mais, mon cher Criton, je ne 
vois pas que. cela détruise ce que nous avons 


CRITON. 141 
établi. Examine encore ceci, je te prie : Le prin- 
cipe, que l'important n’est pas de vivre, mais 
de bien vivre, est-il changé, ou subsiste-t-il? 

CRITON. 

Il subsiste. 

SOCRATE. 

Et celui-ci, que bien vivre, c’est vivre selon 
les lois de l’honnéteté et de la justice, subsiste- 
t-1l aussi ? 

CRITON. 

Sans doute. 

| SOCRATE. 

D'après ces principes, dont nous convenons 
tous deux, il faut examiner s’il est juste ou non 
d'essayer de sortir d'ici sans l’aveu des Athé- 
niens : si ce projet nous parait Juste, tentons-le; 
sinon, il y faut renoncer; car pour toutes ces 
considérations que tu m'allègues, d'argent, de 
réputation, de famille, prends garde que ce soient 
à des considérations de ce peuple qui vous tue 
sans difficulté, et ensuite, s’il le pouvait, vous 
rappellerait à la vie avec aussi peu de raison. 
Songe ‘que, selon les principes que nous avons 
établis, tout ce que nous avons à examiner, c’est, 
comme nous venons de le dire, si, en donnant 
de l'argent à ceux qui me tireront d'ici, et en 
contractant envers eux des obligations, nous nous 
conduirons suivant la Justice, ou 51, eux et nous, 


142 CRITON. 


nous agirons injustement; et qu’alors, si nous 
trouvons que la justice s'oppose à notre démar- 
che, il n’y a plus à raisonner, il faut rester 1c1, 
mourir, souffrir tout, plutôt que de commettre 
une injustice. 
| | CRITON. 
On ne peut mieux dire, Socrate; voyons ce 
que nous avons à faire. 
SOCRATE. | 
᾿ς Examinons-le ensemble, mon ami; et si tu as 
quelque chose à objecter lorsque je parlerai, 
fais-le : je suis prêt à me rendre à tes raisons; 
sinon, cesse enfin, je te prie, de me presser de 
sortir d'ici malgré les Athéniens; car je serai ravi 
que tu me persuades de le faire, mais je n’en- 
tends pas y être forcé, Vois donc si tu seras sa- 
tisfait de la manière dont je vais commencer cet 
examen, et ne me réponds que d’après ta con- 
viction la plus intime. 
CRITON. 
Je le ferai. 
SOCRATE. 


, ΄ 


. Admettons-nous qu'il ne faut jamais commettre 
“ volontairement une injustice? ou l'injustice est- 
_élle-bonne dans certains cas, et mauvaise dans 
d’autres? ou n’est-elle légitime dans aucune ‘cir- 
constance, comme nous en sommes convenus - 
autrefois, et il ny ἃ pas long-temps encore? Et | 


CRITON. 143 
cet heureux accord de nos ames, quelques jours 
ont-ils donc suffi pour le détruire? et se pour- 
rait-1l, Criton, qu’à notre âge, nos plus sérieux 
entretiens n'eussent été, à notre insu, que des 
jeux d’enfans? Ou plutôt n'est-il pas vrai, comme 
nous le disions alors, que, soit que la foule en 
convienne ou non, qu'un sort plus rigoureux ou 
plus doux nous attende, cependant l'injustice 
‘ en elle-même est toujours un mal? Admettons- 
nous ce principe, ou faut-il le rejeter? 

CRITON. 

Nous l’admettons. 

| SOCRATE. 

C'est donc un devoir absolu de n'être jamais 
injuste ? 

CRITON. 

Sans doute. 

| SOCRATF. 

Si c'est un devoir absolu de n'être jamais in- 
juste, c’est donc aussi un devoir de ne létre 
jamais même envers celui qui l’a été à notre 
égard, quoi qu’en dise le vulgaire ? 

CRITON. 

C'est bien mon avis. 

S SOCRATE. 

Mais quoi! est-il permis de faire du mal à 
quelqu'un, ou ne l’est-il pas? | 


144 CRITON. 
| CRITON. 
Non, assurément , Socrate. 

SOCRATE. 
Mais enfin, rendre le mal pour le mal, est-il 
juste, comme le veut le peuple, ou injuste ? 
CRITON. 
Tout-à-fait injuste. 
SOCRATE. 

Car faire du mal, ou être injuste, c’est la 

même chose. 
᾿" CRITON. 

Sans doute. 

SOCRATE. 

Ainsi donc c’est une obligation sacrée de ne 
jamais rendre injustice pour injustice, ni mal 
pour mal. Mais prends garde, Criton, qu’en m’ac- 
cordant ce principe, tu ne te fasses illusion sur 
ta véritable opinion; car je sais qu'il y a très- 
peu de personnes qui l’'admettent, et il y'en aura 
toujours très-peu. Or, aussitôt qu’on est divisé 
sur ce point, 1] est impossible de s'entendre sur 
le reste, et la différence des sentimens conduit 
nécessairement à un mépris réciproque. Réflé- 
chis donc bien, et vois si tu es réellement d’ac- 
cord avec moi, et si nous pouvons discuter en 
partant de ce principe, que, dans aucune cir- 
constance , il n’est jamais permis d’être injuste, 


+ ni de rendre injustice pour injustice, et mal pour 


CRITON. 145 


mal; ou, si tu penses autrement, romps d’abord 
la discussion dans son principe. Pour moi, je 
pense encore aujourd’hui comme autrefois. Si tu 
as changé, dis-le, et apprends-moi tes motifs; 
mais si tu restes fidèle à tes premiers sentimens, 
écoute ce qui suit. 

CRITON. 

Je persiste, Socrate, et pense toujours comme 
toi. Ainsi parle. | 
| | SOCRATE. 

Je poursuis, ou plutôt je te demande : Un 
homme qui ἃ promis une chose juste doit-il la 
tenir, ou y manquer? | 

| CRITON. 

Il doit la tenir. 

" SOCRATE. 

Cela posé, examine maintenant cette question: 
En sortant d'ici sans le consentement des Athé- 
niens, ne ferons-nous point de mal à quelqu'un, 
et à ceux-là précisément qui le méritent le moins? 
Tiendrons-nous la promesse que nous avons 
faite, la croyant juste, ou y manquerons-nous ? 
| CRITON. | 


_ Je ne saurais répondre à cette question, So- 
crate; car je ne l’entends point. 
SOCRATE. 

Voyons si de cette façon tu l’éhtendras mieux. 


"=. 10 


146 CRITON. 


Au moment de nous enfuir, ou comme il te 
plaira d'appeler notre sortie, si les Lois et la Ré- 
publique elle-même venaient se présenter devant 
nous, et nous disaient : « Socrate, que vas-tu 
faire ? l'action que tu prépares ne tend-elle 
pas à renverser, autant qu'il est en toi, et nous 
et l’état tout entier? car quel état peut subsis- 
ter, où les jugemens rendus n’ont aucune force, 
et sont foulés aux pieds par les particuliers? » que 
pourrions-nous répondre, Criton, à ce reproche 
et à beaucoup d’autres semblables qu’on pour- 
rait nous faire? car que n'aurait-on pas à dire, 
et surtout un orateur, sur cette infraction à la 


loi, qui ordonne que les jugemens rendus seront 


exécutés "ῦ Répondrons-nous que la République 
nous ἃ fait injustice, et qu’elle n’a pas bien jugé? 
Est-ce là ce que nous répondrons? 
CRITON. 
Oui, sans doute, Socrate, nous le dirons. 
SOCRATE. 

Et les Lois, que diront-elles? « Socrate, est-ce 
de cela que nous sommes convenus ensemble, ou 
de te soumettre aux jugemens rendus par la ré- 
publique? » Et si nous paraissions surpris de ce 
langage, elles nous diraient peut-être : « Ne t’é- 


" DÉMosTHÈènNe, Discours contre Timarch., page 718, 
édit. Reiske. - e 


CRITON. 147 
tonne pas, Socrate; mais réponds-n@us, puisque 
tu 85 coutume de procéder par questions et par 
réponses. Dis; quel sujet de plaintes as-tu donc 
contre nous et la République, pour entreprendre 
de nous détruire? N'est-ce pas nous à qui d’a- 
bord tu dois la vie? N'est-ce pas sous nos au- 
spices que ton père prit pour compagne celle qui 
t’a donné le jour? Parle; sant-ce les lois relatives 
aux mariages qui te paraissent mauvaises? — Non 


pas, dirais-je. — Ou celles qui président à lé 


ducation, et suivant lesquelles tu as été élevé 


toi-même? ont-elles mal fait de prescrire à ton 


père de t'instruire dans les exercices de l'esprit 
et dans ceux du corps? — Elles ont très-bien 
fait. — Eh Ben! si tu nous dois la naissance et 


l'éducation} peux-tu nier que tu sois notre en- ᾿ 
fant et notre serviteur, toi et ceux dont tu des- . 
cends? et, s’il en est ainsi, crois-tu avoir des . 


droits égaux aux nôtres, et qu’il te soit permis 
de nous rendre tout ce que nous pourrions te 
faire souffrir? Eh quoi! à l'égard d’un père, ou 
d’un maitre si tu en avais un, tu n'aurais pas le 
droit de lui faire ce qu'il te ferait; de lui tenir 
des discours offensans, s’il t'injuriait; de le frap- 
per, s'il te frappait, ni rien de semblable ; et tu 
aurais ce droit envers les lois et la patrie! et 51 


nous avions prononcé ta mort, croyant qu’elle . 


est juste, tu entreprendrais de nous détruire! 


10. 


À 


À 
Ἱ 


148 CRITON. 

et, en agissant ainsi, tu croiras bien faire, toi 
‘qui as réellement consacré ta vie à l'étude de 
la vertu !'Ou ta sagesse va-t-elle jusqu’à ne pas 
savoir que la patrie ἃ plus droit à nos respects 
‘et à nos hommages, qu’elle est et plus auguste 
et plus sainte devant les dieux οἵ les hommes 
sages, qu'un père, qu'une mère et tous les 
aïeux; qu’il faut respecter la patrie dans sa co- 
lère, avoir pour elle plus de soumission ét 
d’égards que pour un père, la ramener par la 
persuasion ou obéir à ses ordres, souffrir, sans 
murmurer, tout ce qu’elle commande de souffrir; 
fût-ce d’être battu ou chargé de chaines; que, 
si elle nous envoie à la guerre pour y être bles- 
sés ou tués, il faut y’ aller; que le ἃ: est là, 
et qu'il n’est permis ni de réculer, ni de lâcher 
pied, ni de quitter son poste; que, sur le champ 
de bataille, et devant le tribunal et partout, il 
‘faut faire ce que veut la république, où em- 
ployer auprès d'elle les moyens de persuasion 
que la loi accorde; qu’enfin si c’est une impiété 


“de faire violencé à un père et à une mère, c'en 
. “est une bien plus grande de faire violence à la 


“patrie? » Que répondrons-nous à cela, Criton? 
reconnaîtrons-nous que les Lois disent la vérité. 


CRITON. 


Le moyen de s’en empêécher ? 


- 


CRITON. 149 


SOCRATE. | 

« Conviens donc, Socrate, continueraient-elles 
peut-être, que si nous disons la vérité, ce que 
tu entreprends contre nous est injuste. Nous t’a- 
vons fait naître, nous t’avons nourri et élevé; 
nous t'avons fait, comme aux autres citoyens, 
tout le bien dont nous avons été capables; et ce- 
pendant, après tout cela, nous ne laissons pas 
de publier que tout Athénien , après nous avoir 
bien examinées et reconnu comment on est dans 
cette cité, peut, s’il n’est pas content, se retirer 
où 1l lui plait, avec tout son bien: et si quel- 
qu'un ne pouvant s'accoutumer à nos manières , | 
veut aller habiter ailleurs, ou dans une de nos 
colonies, ou même dans un pays étranger, il n’y 
en ἃ pas une de nous qui s'y oppose; il peut 
aller s'établir où bon lui semble, et emporter 
avec lui sa fortune. Mais si quelqu'un demeure, 
après avoir vu comment nous administrons la 
justice, et comment nous gouvernons en géné- 
ral, dès-là nous disons qu'il s’est de fait engagé. 
à nous obéir; et s’il y manque, nous soutenons 
qu’il est injuste de trois. manières : 1] nous dés- 
obéit, à nous qui lui avons donné la vie; il 
nous désobéit, à nous qui sommes en quelque 
sorte ses nourrices ; enfin, il trahit la foi don- 
née, et se soustrait violemment à notre auto- 
rité, au lieu de la désarmer par la persuasion; 


150 . CRITON. 


et quand nous nous bornôns à proposer, au lieu 
de commander tyranniquement, quand nous 
allons jusqu’à laisser le choix ou d’obéir ou de 
nous convaincre d'injustice, lui, il ne fait ni l’un 
ni l’autre. Voilà, Socrate, les accusations aux- 
quelles tu t’exposées , si tu accomplis le projet que 
tu rnédites; et encore seras-tu plus coupable 
que tout autre citoyen. » Et si je leur deman- 
dais pour quelle raison, peut-être me ferme- 
raïent-ellés la bouche, en me rappelant que je 
me suis soumis plus que tout autre à ces condi- 
tions que je veux rompre aujourd’hui; «et nous 
avons, me diraient-elles, de grandes marques 
que nous et la République nous étions selon 
ton cœur, car tu ne sérais pas resté dans cette 
ville plus que tous les autres Athéniens, si elle 
ne t'avait été plus agréable qu’à eux tous. Jamais 
aucune dés solènnités de la Grèce n’a pu te faire 
quitter Athènes, si ce n’est une seule fois que 
tu es allé à l’Isthme de Corinthe “; tu n’es sorti 
d'ici que pour aller à la guerré; tu n'as jamais 
entrepris aucun voyage, comme c’est la coutume 
_ de tous les hommes; tu n’as jamais eu la curio- 
_ sité de voir une autre ville, de connaître d’au- 
tres lois ; nraïs nous t’avons toujours suffi, nous 


Ι 


* C’est là qu’on célébrait les jeux Isthmiques, en l’hon- 
neur de Neptune. | 


CRITON. 151 


et notre gouvernement. Telle était ta prédilec- 
tion pour nous, tu consentais si bien à vivre 
selon nos maximes, que même tu as eu des 
ënfans dans cette ville, témoignage assuré qu’elle 
te plaisait. Enfin, pendant ton procës , il ne 
tenait qu'à toi de te condamner à l'exil, et de 
faire alors, de notre aveu, ce que tu entreprends 
aujourd'hui malgré nous. Mais tu affectais de 
voir la mort avec indifférence, tu disais la préfé- 
rer à l’exil; et mamtenant, sans égard pour ces 
belles paroles, sans respect pour nous, pour 
ces Lois, dont tu médites la ruine, tu vas faire 
ce que ferait le plus vil esclave, en tâchant de 
tenfuir, au mépris des conventions et de l’en- 
gagement sacré qui te soumet à notre empire. 
Réponds-nous donc d’abord sur .ce point : di- 
sons-nous la verité , lorsque nous soutenons que 
tu t'es engagé, non en paroles, mais en effet, 
à reconnaître nos décisions ? Cela est-il vrai, ou 
non?» Que répondre, Criton, et comment faire 
pour n'en pas convenir? 
CRITON. 
Il le faut bien, Socrate ! 
SOCRATE. 


« Et que fais-tu donc, continueraænt -elles, 
que de violer le traité qui te lie à nous, et de 
fouler aux pieds tes engagemens’? et pourtant 


192 CRITON. 


tu ne les as contractés ni par force, ni par sur- 
prise, ni sans avoir eu le temps d'y penser; 
mais voilà bien soixante-dix années, pendant 
lesquelles 1} t'était permis de te retirer, si tu 
n'étais pas satisfait de nous, et si les conditions 
du traité ne te paraissaient pas Justes. Tu n’as 
préféré ni Lacédémone, ni la Crète, dont tous 
les jours tu vantes le gouvernement , ni aucune 
autre ville grecque ou étrangère; tu es même 
beaucoup moins sorti d'Athènes que les boi- 
teux, les aveugles, et les autres estropiés; tant | 
il est vrai que tu as plus aimé que tout autre 
Athénien, et cette ville, et nous aussi apparem- 
ment, car qui pourrait aimer une ville sans lois? 
Et aujourd’ hui, tu serais infidèle à tes engage- 
mens! Non, si du moins tu nous en crois, et 
tu ne t’exposeras pas à la dérision en abandon- 
nant ta patrie ; : Car, VOIS un peu, nous te prions, 
si tu violes tes engagemens et commets une faute 
pareille, quel bien il t'en reviendra à toi et à 
tes amis. Pour tes amis, 1] est à peu près évi- 
dent qu'ils seront exposés au danger, ou d’être 
bannis et privés du droit de cité, ou de perdre 
leur fortune; et pour toi, si tu te retires dans 
quelque ville voisine, à Thèbes ou à Mégare, 
comme elles sont bien policées, tu y seras comme 
un ennemi; et tout bon citoyen t'y regardera 
d’un œil dé défiance ; te prenant pour un cor- 


CRITON. 153 


rupteur des lois. Ainsi tu accréditeras toi-même 
l'opinion que tu as été justement condainné ; 
car tout corrupteur des lois passera aisément 
pour corrupteur des jeunes gens et des faibles. 
Éviteras-tu ces villes bièn policées, et la société 
des hommes de bien ? Mais alors est-cega peine 
de vivre? ou si tu les approclies, que leur diras- 
tu, Socrate? Auras-tu le front de leur répéter 
ce que tu disais ici, qu'il ne doit rien y avoir 
pour l’honime au-dessus de la vertu, de la jus- 
tice, des lois et de leurs décisions? Mais peux-tu 
espérer qu'alors le rôle de Socrate ne paraisse 
pas honteux? Non, tu ne peux l'espérer. Mais 
tu t’'éloigneras de ces villes bien policées , et tu 
iras en Thessalie, chez les amis de Criton; car 
c’est le pays du désordre et de la licence, et 
peut-être y prendra-t-on un singulier plaisir à 
t’'entendre raconter la manière plaisante dont tu 
tes échappé de cette prison, enveloppé d’un 
manteau, ou couvert d’une peau de bête, ou 
déguisé d’une manière ou d’une autre, comme 
font tous les fugitifs, et tout-à-fait méconnais- 
sable. Mais personne ne s’avisera-t-il de remar- 
quer qu’à ton âge, ayant peu de temps à vivre 
selon toute apparence, il faut que tu aies bien 
aimé ‘la vie pour y sacrifier les lois les plus 
saintes? Non, peut-être, si tu ne choques per- 
sonne ; autrement , Socrate, il te faudra enten- 


154 CRITON. 


dre bien des choses humiliantes. Tu vivras dé- 
pendant de tous les hommes, et rampant devant 
eux. Et que feras-tu en Thessalie que de trainer 
ton oisiveté de festin en festin, comme si tu n’y 


, étais allé que pour un sduper? Alors que devien- 


dront t@us ces discours sur la justice et toutes 
les autres vertus? Mais peut-être veux-tu te 
conserver pour tes enfans, afin de pouvoir les 
élever? Quoi donc! est-ce en les emmenant en 
Thessalie que tu les éleveras, en les rendant 
étrangers à leur patrie, pour qu'ils t’aient en- 
core cêtte obligation? ou 51 tu les laisses à 
Athènes, seront-ils mieux élevés, quand tu ne | 
seras pas avec eux, parce que tu seras en vie? 
Mais tes amis. en auront soin? Quoi! ils en 
auront soin si tu vas en Thessalie, et 81 tu vas 
aux enfers ils n’en auront pas soin! Non, So- 
crate, si du moins ceux qui se disent tes amis 
valent quelque chose ; et 1] faut le croire. So- 
crate, suis 165. conseils de celles qui t’ont nourri: 
ne mets ni tes enfans, ni ta vie, ni quelque 
chose que ce puisse être, au-dessus de la justice, 
et quand tu arriveras aux enfers, tu pourras 
plaider ta cause devant les juges que tu y trou- 
veras ; car, si tu fais ce qu'on te propose, 
sache que tu n’amélioreras tes affaires, ni dans 
ce monde, ni dans l’autre. En subnssant ton 
arrêt, tu meurs victime honorable de l’iniquité, 


CRITON. 155 
non des lois, mais des hommes ; mais, si tu fuis, 
si tu repousses sans dignité l'injustice par l'in- 
justice, le mal par le mal, si tu violes le traité 
qui t'obligeait envers nous, tu mets en péril 
ceux que tu devais protéger, toi, tes amis, ta 
patrie et nous. Tu nous auras pour ennemis 
pendant ta vie, et quand tu descendras chez les 
morts, nos sœurs, les Lois des enfers, ne t’y 
feront pas un accueil trop favorable, sachant 
que tu as fait tous tes efforts pour nous dé- 
truire. Ainsi, que Criton n’ait pas sur toi plus 
de pouvoir que nous, et ne préfère pas ses 
conseils aux nôtres. » 

Je crois entendre ces accens, mon cher Cri- 
ton, comme ceux que Cybèle inspire crotent 
entendre les flütes sacrées ἡ: le son de ces pa- 
roles retentit dans mon ame, et me rend insen- 
sible à tout autre discours; et sache qu’au moins 
dans ma disposition présente, tout ce que tu 
pourras me dire contre, sera inutile. Cependant 
si tu crois pouvoir y reussir, parle. 


CRITON: 


Socrate, je n'ai rien à dire. 


* Les Corybantes, prêtres de Cybèle, avec des cymbales 
et surtout avec des flûtes, troublaient la raison de ceux qui 
prenaient part à leurs fêtes, et les rendaient insensibles à 
toute autre impression que celle de la flûte. (Voyez l’Z0n.) 


156 CRITON. 


SOCRATE. 

Laissons donc cette discussion, mon cher Cri- 

ton, et marchons. sans rien craindre par où 
Dieu nous conduit. | 


4. 


PHÉDON, 


DE L’AME. 


CLLLLELI LIN DIR VID DLL RE LELDR SOS LVL VAR LORS IDR πον LR LS 


ARGUMENT 


PHILOSOPHIQUE. 


«J ESPÈRE, dit Socrate, sans pouvoir le 
prouver, que 76 retrouverai dans une autre 
vie les hommes vertueux, qui y seront mieux 
traites que les méchans; mais pour y trou- 
ver des dieux excellens, c'est ce que j'ose 
assurer, si l'on peut assurer quelque chose. » 
C'est-a-dire, pour substituer à cette phra- 
séologie antique un langage plus moderne : 
Il y a incontestablement en nous un prin- 
cipe qui se reconnaît et se proclame lui- 
même, dans le sentiment de tout acte rai- 
sonnable et libre, étranger et supérieur à 
son organisation corporelle, et par consé- 
quent capable de lui survivre; un principe 


qui, une fois dégagé de l'enveloppe exté- : 


160 ARGUMENT. 

rieure dont il se distingue, et rendu àl ui- 
même, se réunit au principe éternel et uni- 
versel dont il émane. Mais alors que de- 
vient-il ? Retient-il la conscience de lui- 
même? Peut-il connaître encore le plaisir 
et la peine? Soutient-il des rapports avec 
les autres principes semblables à lui? en- 
fin, quelle destinée lui est réservée ? C'est 
là un autre problème qu'on ne peut gutre 
résoudre affirmativement d’une maniere 
absolue, et sur lequel la philosophie est à 
peu près réduite à la probabilité. En effet, 
si le principe intellectuel, pris sübstantiel- 
lement, est à l'abri de’ la mort, il ne s’en- 
suit pas que le no, qui n'est pas la sub- 
stance οἵ qui n'en est peut-être qu'une | 
forme sublime, participe aussi de son im- 
mortalité; et la raison, dans ses recherches 
les plus profondes, dans ses intuitions les 
plus vives et les plus intimes, peut bien 
nous faire connaître l'essence du principe 
qui nous constitue et sa forme actuelle; 


, ARGUMENT. 161 


avec les conditions réelles de sa manifes- 
tation et de son développement, mais sans 
pouvoir nous révéler certainement ni les 
formes que ce principe a pu revêtir déja, 
ni celles que lui garde l’impénétrable ave- 
nir. Tel est, en résumé, tout le système du 
Phédon : il. repose sur la distinction sévère 
et profonde qui sépare le domaine de la 
raison de celui de la foi; la certitude, de. 
l'espérance. De là, deux parties dans le 
Phédon : la premiere, qui , embrassant les 


” trois quarts du dialogue, présente une 


chaîne d'analyses et de raisonnemens que 
ne désavouerait pas la rigueur moderne ; la 
seconde, assez courte, qui est remplie par 
des probabilités, des vraisemblances, des 
symboles. 

ΟΥ̓ at-il réellement en nous quelque chose 
qui soit essentiellement distinct du corps, 
et qui lui survive? Tel est le sujet de la 
première partie du Phédon. : 

Τ᾿ L'homme ne reconnaît-il pas au fond 


I. II 


162 ARGUMENT. . 


de sa conscience, et dans ce qu'il y ἃ de 
plus intime en lui, le devoir de s'affranchir 
du joug des passions et de l'égoisme, du 
corps, en un mot? S'il le doit, il faut quil 
le puisse, et il ne le peut qu’autant qu'il 
possède un principe qui est en lui-même 
distinct et libre du corps, quoique acciden- 
tellement en rapport avec lui, un principe 
qui peut faire usage de sa liberté essen- 
tielle pour la reconquérir successivement 
toute entière. Ainsi le devoir suppose la li- 
berté, et la liberté c'est l'ame. L’ame, essen- 
tiellement indépendante du corps, peut 
donc lui survivre et se suffire à elle-même. 

II. L'idée de la science, comme celle du 
devoir, implique l'indépendance de l'ame 
et son immortalité, On ne parvient à la 
“science qu'en se séparant des sens, en ra- 
menant l'œil de l'ame sur elle-même, en 
l'accoutumant à se servir des puissances 
intérieures qui lui appartiennent, comme 
des seuls instrumens légitimes dans toutes 


ARGUMENT. 163 


ses recherches. En fait, ce n'est pas des 


sensations et des notions contingentes et 
purement collectives que produit leur gé- 
néralisation la plus élevée, que nous vien- 
nent les idées universelles et nécessaires 
du bien, du beau, du juste, de l’activité, 
de la force, et de l'essence des choses; et, 
sous le rapport de la méthode, si l'on veut 
acquérir d'exactes connaissances , le meil- 
leur moyen assurément n'est pas d'aborder 
ce qu'on veut connaître par l'intermédiaire 
infidéle et mobile des organes corporels, 
mais par la raison et l'intelligence , élevées 
à leur plus haut degré d'abstraétion et de 
pureté. Le procédé de l’ame, dans l'acquisi- 
tion de la connaissance et la direction de 
l'esprit, témoigne donc aussi d'une énergie 
qui lui est propre, et de son indépendance 
du corps. 

IS. D'où viennent tous [65 maux de cette 
vie? Précisément du rapport de l'ame avec 
le corps, rapport qui entraîne inévitable- 


11. 


164 ARGUMENT. 


_ ment avec lui la contradiction, l'erreur, 
le vice, la misère. La fonction de la philoso- 
phie est de chercher à tarir, autant qu'il est 
en elle, cette source fatale, d'élever peu à 
peu la créature humaine à la vérité, à la 
vertu, à la paix, à l'unité, par la liberté, 
en lui enseignant à s'affranchir des-besoins 
du corps. Or, cet affranchissement porté à 
un certain degré, c’est la mort, la mort 
n'étant que la séparation du corps et de 
l'ame. Le philosophe opère en lui la mort 
dans le triomphe de la liberté sur les sens, 
et c'est précisément quand il meurt ainsi 
qu'il est plus en possession de la vie; et le 
phénomène de la mort sensible, loin d’être 
“un obstacle, est un pas à l'indépendance et 
ἃ l'immortalité de l’ame. " 

IV. Les contraires naissent des contrai- 
res: la mort, de la vie; et la vie, de la mort. 
L'existence est un cercle actif et fécond 
dont les extrémités opposées reviennent 
sur elles-mêmes , rentrent sans cesse les 


ARGUMENT. 165 


unes dans les autres, par deux mouvemens 
contraires qui les séparent à la fois et qui 
les rapprochent, composent pour décom- 
poser , décomposent pour composer en- 
core, détruisent en renouvelant, renou- 
vellent en détruisant , tirent le plus grand 
du plus petit et le plus petit du plus 
grand, le plus faible du plus fort et le 
plus fort du plus faible, le plus vite du plus 
lent et le plus lent du plus vite, toutes 
choses enfin de toutes choses, ce qu'on ap- 
pelle la mort du sein de ce qu'on appelle la 
vie, et réciproquement. Et il faut bien qu'il 
en soit ainsi, car si la vie engendrait la mort 
sans que la mort à son tour reproduisit la 
vie, la mort aurait bientôt aboli tout être 
vivant, et les propositions harmonieuses de 
l'éternelle existence seraient. altérées. Cir- 
culus æterni motüs….. La vie n'a donc rien 
à craindre de la mort, ni l'ame de la disso- 
lution de ses organes. . | 
V. Toute science n’est que réminiscence: 


166 ARGUMENT. 

s'il en est ainsi, il faut que nous ayons su 
avant cette vie; il faut donc ‘que l'ame ait 
existé avant de revêtir cette forme hu- 
maine; elle peut donc hu survivre. 

Par exemple, les sens nous découvrent 
des choses que nous jJugeons . égales ; sa- 
voir, des arbres, des pierres, etc. Mais l’i- 
dée d'égalité renfermée dans le jugement 
que nous portons sur ces ehoses, d'où l’a- 
vons-nous tirée ? L'égalité ne doit pas être 
confondue avec les choses égales qui ne 
sont telles que par leur rapport à l'égalité. 
L'idée de l'égalité ne vient donc point des 
sens; 1] suit qu'il faut qu'elle naisse avec 
nous, ou que nous l’ayons eue avant cette 
vie, et qu’à l'occasion des objets extérieurs 
elle nous revienne à la mémoire. Est-elle 
innée, et le seul fait de la naissance la 
developpe-t-il en nous? Loin de là: ce n’est 
pas en entrant dans ce séjour de ténèbres 
qu'on découvre la lumière; on la perdrait 


bien plutôt! Reste donc que nous ayons 


ARGUMENT. 167 
acquis l’idée de l'égalité avant notre nais- 
sance, ét que nous ne fassions que nous en 
ressouvenir. Ce que nous disons de l’idée 
de l'égalité, il faut le dire aussi de l'idée du 
beau, du bien, du juste. Encore une fois, 
nous ne puisons. pas toutes ces idées dans 
les impressions extérieures, mais nous les 
trouvons d'abord dans notre ame qui les 
possédait avant cette vie; il faut alors que 
notre ame ait existé avant cette vie; elle 
peut donc lui survivre. 

On voit que nous avons gardé ici à des- 
sein, et avec un respect scrupuleux, les for- 
mes et la phraséologie sous laquelle cette 
théorie célèbre ἃ paru pour la première fois 
dans le monde philosophique. Mais il faut 
percer ces enveloppes, pour entrevoir les 
hautes vérités qui sont dessous. La théorie 
de la science, considérée comme réminis- 
cence, ne nous enseigne-t-elle pas que 
la puissance intellectuelle prise substan- 
tiellement, et avant de se manifester sous 


168 ARGUMENT. 
la forme de lame humaine, contient déja 
en elle, ou plutôt est elle-même le type 
primitif et absolu du beau, du bien, de Fé- 
galité, de l'unité; et que lorsqu'elle passe 
de l'état de substance à celui de personne, 
et acquiert ainsi la conscience-et la pensée 
distincte en sortant des profondeurs où elle 
se cachait à ses propres yeux, elle trouve 
dans le sentiment obscur et confus de la 
relation intime qui la rattache à son pre- 
mier état comme à son centre et à son 
_ principe, les idées du beau, du bien, de 
l'égalité, de l'unité, de l'infini, qui alors ne 
lui paraissent pas tout-à-fait des découver- 
tes, et ressemblent assez à des souvenirs? 
C'est ainsi du moins que j'entends Platon. 
VI. Pour que l'ame puisse périr, il faut 
qu'elle se dissolve. Mais qui se dissout ? Le 
composé, non le simple. Et qui constitue le 
simple? L'identité et la permanence, et l’ab- 
sence de toute forme positive et visible. Or 


l'ame n'a point de forme, et plus elle se 


ARGUMENT. 169 
tient attachée à sa ‘substance, moins elle 
participe au temps et au changement. Le 
temps et le changement n’ont de prise sur 
elle, que lorsque, abdiquant la liberté qui 
la constitue, elle se laisse déchoir de sa 
propre nature, et s'abandonne au trouble 
et à l'agitation des affections dépravées, 
au flux εἴ δὰ reflux des choses qui passent. 
L'ame est donc simple dans son essence ; 
elle est donc indissoluble et immortelle. 

VII. Mais si l'ame n'était qu'un être col- 
lectif, un résultat, une relation, l'harmonie 
d’une lyre! l'harmonie aussi ne semble-t- 
elle pas quelque chose de simple, d’invisi- 
ble, de fixe, et pourtant elle se dissipe 
quand la lyre et les cordes sont brisées! 
Non, l'ame qui préexiste substantriellement 
a son apparition sous cette forme corpo- 
selle, lame ne peut être la collection, le 
résultat , la relation , l'harmonie de par- 
ties qu’elle précède. D'ailleurs une collec- 
tion, un résultat, un rapport n'ont pas 


170 ARGUMENT. 
d'essence propre, et n'existent réellement 
que dans. les élémens qui les constituent, 
tandis que l'ame sait et sent qu'elle ἃ une 
existence à sol. Enfin la force de toute 
composition est dans l'accord le plus intime. 
de ses composans; la force de l'ame au con- 
traire est de se séparer violemment de plu- 
sieurs de ses prétendus élémens, et de leur 
faire la guerre. L'ame n'est donc ni une 
collection, ni un résultat, ni une relation; 
c'est une unité individuelle, subsistante par | 
elle-même. | | 

VIIL. Mais cette unité individuelle qui 
peut survivre au corps, puisqu'elle le pré- 
cède et s'en distingue, ne peut-elle pas avoir 
aussi sa fin ? Qui assure qu'apres avoir ainsi 
animé plusieurs organisations corporelles, 
le principe intellectuel ne s'épuise pas à la 
longue dans le renouvellement successif de 
ses formes? et comme pendant la durée 
d'une -de ces formes il n'y a pas mémoire 
‘des formes précédentes, qui sait 51 la forme 


ARGUMENT. 71 


actuelle n'est pas la derniére, et le dernier 
renouvellement auquel peut suffire la force 
du principe ? Pour le -savoir , il faudrait 
connaître plus à fond les lois universelles 
de la vie et de la mort, de la naissance et 
de la corruption des choses. Ici se rencon- 
tre épisodiquement la théorie des /dées. 
Toute philosophie qui se renferme dans 
les phénomènes apparens du monde exté- 
rieur, se condamne à n'atteindre jamais ni 
les causes ni les principes. La physique croit 
faire merveille par exemple d'expliquer la 
situation dans laquelle je sûis assis, par la 
disposition des os, la tension des muscles, 
n'oubliant rien dans le détail minutieux 
de ses laborieuses et superficielles -explica- 
tions, si ce n'est le principe réel, la cause 
première du phénomène, la détermination 
de ma volonté. L'erreur commune, .celle 
du peuple et du physicien qui n'est pas 
philosophe , est de confondre l'apparence 


avec la réalité, ce sans quoi la cause ne 


172 ARGUMENT. 
pourrait pas se développer, avec la cause 
elle-même. « La physique se perd dans une 
« multitude de petites causes qui ne sont 
« pas des causes, et prend pour une chi- 
« mère la grande cause qui fait, lie et vivi- 
« fie tout... En parlant de la cause et du 
« principe , il ne faut pas s'arrêter aux 
« effets, si l'on veut pénétrer dans la réa- 
« lité des choses. » . 

La cause, le principe suprême, c'est l’in- 
telligence. | 

Les vrais principes, les vraies causes, ce 
sont donc les idées. | 

L'idée est, dans chaque chose, l'élément 
intérieur et essentiel qui, s'ajoutant à la 
matière , l'organise et lui donne sa forme. 
L'idée est le type interne de toute chose. 

L'idée , ne venant pas du dehors, ne peut 
ètre saisie par les sens. 

Elle ne tombe pas davantage sous le rai- 
sonnement; le caractère de la perception 
que nous en pouvons avoir, est d'être im- 


ARGUMENT. 193 
médiate, simple et indécomposable. Par 
exemple, c'est l'idée seule du beau qui fait 
que toute chose belle, est belle. Qu'on y 
pense : ce n’est pas tel ou tel arrangement 
de parties , tel .ou tel accord de formes, qui 
rend beau ce qui l'est; car indépendam- 
ment de tout arrangement, de toute com- 
position, chaque partie, chaque forme pou- 
vait être déja belle, et serait belle encore, 
la disposition générale étant changée. La 
beauté se déclare par l'impossibilité immé- 
diate où nous sommes de ne pas la trouver 
belle, c'est-à-dire, de ne pas être frappé 
par l'idée du beau qui s'y rencontre. On 
ne peut donner d'autre explication de Ha 
perception de lidéé du beau. Il en est de 
même du bien, du juste, de l'étendue et 
de la grandeur, de la quantité et du nom- 
bre, et des forces élémentaires de la na- 
ture. | | 

Sans doute ce n’est point ici le lieu dé 


rechercher si la critique moderne, tout en 


174 ARGUMENT. 


reconnaissant la solidité et la profondeur 
des bases de cette théorie. fameuse, pour- 
rait en admettre toutes les applications, 
surtout celles qui se rapportent au détail 
des nombres; mais on ne peut s'empêcher 
de remarquer, en passant, que la théorie 
de Platon ἃ cela de propre et d’excellent 
parmi les théories idéalistes, qu'elle ne s’ar- 
rête pas à la qualité logique des idées et 
qu'elle va jusqu'à leur essence réelle. Les 
idées de Platon ne sont pas seulement des 
directions pour la pensée, comme les caté- 
gories d'Aristote et de Kant, ce sont des 
élémens intégrans de la réalité. Principes 
et causes tout ensemble, elles planent ἃ la 
fois sur l'humanité et sur la nature, et 
réunissent en elles le principium esserdi et 
le principium cagnoscendi, si mal à propos 
_ divisés par la scholastique, comme si l'es- 
sence de l'être pouvait être destituée d'in- 
telligence, ou que l'intelligence ne fût pas 
AUSSI de l'existence, et l'existence à la fois 
la plus puissante et la plus pure! 


ARGUMENT. τ χγῇ 

Les idées, les principes et les causes, 
bien que, par leur rapport aux choses 
quelles animent et qu'elles constituent, 
elles tombent accidentellement dans lé 
temps et dans l'espace, sont essentielle- 
ment étrangères aux révolutions de l'espace 
et du temps; elles ne connaissent ni com- 
mencement ni fin pour elles-mêmes: elles 
sont éternelles, incorruptibles. 

Le caractère propre d'un vrai principe, 
d’une vraie cause, c’est d’exclure son con- 
traire, et même le contraire de ce qui 
émane directement d'elle. Or, suivant Pla- 
ton, et toute l'école platonicienne, dont 
Stalh n'a fait que*recueillir la tradition, 
l'ame est le principe, la cause de la vie: 
«Si vous demandiez ce qui fait que tel 
« corps est chaud, je ne répondrais pas, ce 
« qui est bien vrai, mais n'explique rien. 
« que c'est la chaleur; mais, allant d’abord 
« au principe, je répondrais avec précision, 
« que c'est le feu. Si l’on demandait ce qui 


ΓΝ 


16 ARGUMENT. 


« fait que telle personne est malade, je ne 
« répondrais pas, c'est la maladie, mais la 
« fièvre ; si, quelle est la raison de l'impair, 
“« je ne dirais pas l’imparité, mais l'unité. De 
« même ici, m'élevant à l'idée primitive, au 
« principe, à la cause de la vie, je dis que 
« c'est l'ame. » Ainsi l’ame, constituant la 
vie, et excluant, en sa qualité de principe, 
le contraire de ce qu'elle constitue, et ce 
contraire étant ici la mort, elle n’a rien à 
craindre de la mort, et l’exclut éternelle- 
ment. Elle est donc éternelle et incorrup- 
üble. | 
Après une discussion franche, sévère, ap- 
profondie, à laquelle *pour les objections 
et pour les réponses , il n’est pas aisé de 
voir ce que la philosophie moderne pour- 
rait ajouter après deux mille ans, les amis 
de Socrate demeurent convaincus; cepen- 
dant l'un d'eux, quoiqu'il ne trouve plus 
d'objections à faire, avoue que la grandeur 
du sujet, et la faiblesse naturelle de l'esprit 


ARGUMENT. 177 
de l’homme, lui laissent encore un peu ἀἸη- 
quiétude et une vague incrédulité. Socrate 
n’en .est pas surpris, mais il engage son 
ami à revenir souvent et sérieusement sur 
les principes dont ils viennent de s'entrete- 
nir , l'assurant qu'a la longue, plus 1] les 
méditera, plus il les trouvera solides et sa- 
tisfaisans. | | 

Telle est la première partie du Phédon, 
qui contient le dogme philosophique de l'in- 
corruptibilité du principe intellectuel dans 
la dissolution de son organisation exté- 
rieure. Vient ensuite la seconde partie avec 
le cortége des croyances populaires et my- 
thologiques sur la destinée et l’état ulté- 
rieur de ce principe immortel, transporté 
hors des conditions de son existence ac- 
_tuelle. La première partie était une discus- 
sion entre philosophes; la seconde est un 
hymne, un fragment d’épopée; cest, en 
quelque sorte, un accompagnement doux 
et gracieux, destiné à relever l'effet des dé- 


I. 12 


178 ARGUMENT. 


monstrations précédentes, et à charmer le 
cœur et l'imagination, après que l'intelli- 
ence est satisfaite. | 

La philosophie démontre qu il y ἃ dans 
l'homme un principe qui ne peut périr. 
Mais que ce principe reparaisse dans un 
autre monde avec le même ordre de facul- 
tés et les mêmes lois qu'il avait dans celui- 
ci; qu'il y porte les conséquences des 
bonnes et des mauvaises actions qu'il a pu 
commettre; que l’homme vertueux y con- 
verse avec l'homme vertueux, que le mé- 
chant y souffre avec le méchant, c’ést là 
une probabilité sublime qui échappe peut- 
être à la rigueur de la démonstration, 
mais qu'autorisent et consacrent et le vœu 
secret du cœur, et l'assentiment universel 
des peuples. Elles ne sont pas d'hier, elles 
ne s'éteindront pas demain, ces naïves et 
nobles croyances qu'un indestructible be- 
soin produit, répand, perpétue parmi les 
hommes, comme un héritage sacré; et, en 


ARGUMENT. 179 
vérité, ce serait une philosophie bien hau- 
taine que celle qui défendrait au sage, à 
l'heure suprême, d’invoquer ces traditions 
vénérables , et d'essayer de s’enchanter lui- 
même de la foi de ses semblables et des 
espérances du genre humain. Ce n’est pas là 
du moins la philosophie de Socrate: Trop 
éclairé pour accepter sans réserve les allé- 
gories populaires quil raconte à ses amis, il 
est trop indulgent aussi pour les repousser 
avec rigueur ; et l’on voit tout au plus errer 
sur les levres du bon et spirituel vieillard 
ce demi-sourire qui trahit le scepticisme 
sans montrer le dédain. | | 

Mais quelles sont ces allégories, d’où vien- 
nent-elles, et quelles idées positives est-il 
possible d’entrevoir sous leur voile symbo- 
lique ? Pour connaître la mythologie du 
Phédon, il faut la lire dans l'original: on 
n'extrait pas des allégories. Quant à leur 
origine , incontestablement elle est étràn- 
gère. Platon lui-même déclare qu'il n'est pas 


12. 


180 ARGUMENT.. 

ici inventeur, mais historien. Dacier rap- 
| proche sans cesse les images du philosophe 
grec de celles des prophètes hébreux; et 
Proclus, dont l'opinion représente l'opinion 
collective et systématique de toute l'école . 
d'Alexandrie , Proclus rattache les allégo- 
ries du Phédon aux traditions sacrées de 
l'Égypte. Faut-il aller plus loin? est-ce sur 
les bords de l’Indus et du Gange qu'on doit 
aller chercher la source commune:et pre- 
mière de ces fables de la Grèce qui, après 
avoir vivifié le paganisme, ont souvent in- 
spiré la muse chrétienne de Dante et de 
Milton ? Quoi qu'il en soit de la véritable 
patrie de ces fables, voici les idées auxquel- 
les on peut immédiatement les rapporter : 
1° le jugement des ames apres la mort; 
2° un système de punitions graduées qui est 
en même temps un système d'expiation et 
de purification ; 3° le retour des ames à la 
vie sous des formes plus ou moins parfaites. 
Maintenant , n’y a-t-il rien éncore derrière 


ARGUMENT. 181 


ces idées, ou ne sont-elles elles-mêmes que 
des enveloppes symboliques du dogme de 
l'unité et de l'incorruptibilité de la sub- 
stance intellectuelle , et de la perpétuelle 
destruction et du perpétuel renouvellement 
de ses formes? c’est un problême qu'il ne 
s'agit pas d'examiner ici, et dont j'aban- 
donne la solution à une critique mytholo- 
gique plus exercée et plus hardie que la 
mienne. 


e“ 


- 


PHEDON, 


OÙ 


DE L’AME. 


Premiers interlocuteurs : 


ÉCHÉCRATE, PHÉDON. 
Seconds interlocuteurs : 


SOCRATE, APOLLODORE, CÉBÉS, SIMMIAS, 
CRITON, PHÉDON ; XANTIPPE, FEMME DE 
SOCRATE; LE SERVITEUR DES ONZE. 


coc0+0000000 


ÉCHÉCRATE . 
P HÉDON, étais-tu toi-même auprès de Socrate, 
le jour qu'il but la cigué dans la prison, ou en 
as-tu seulement entendu parler? | 


* Échécrate, de Phliunte, ville de Sicyonie. C’est proba- 
blement le pythagoricien dont parle Platon dans sa IX° let- 


184 PHÉDON. 


PHÉDON ἢ 
J'y étais moi-même, Échécrate. 
ÉCHÉCRATE. 

Que dit-il à ses derniers momens, et de quelle 
manière mourut-il? Je l’entendrais volontiers; 
car nous n’avons personne à Phliunte qui fasse 
maintenant de voyage à Athènes, et depuis 
long-temps il n’est pas venu chez nous d’Athé- 
nien qui ait pu nous donner aucun détail à 
cet égard, sinon qu'il est mort après avoir bu 
la ciguëé. On n’a pu nous dire autre chose. 

PHÉDON. | 

Vous n’avez donc rien su du procès, ni com- 
ment les choses se passèrent ? 

| ÉCHÉCRATE. 

Si fait: quelqu'un nous l’a rapporté, et nous 
étions étonnés que la sentence n'ait été exécutée 
que long-temps après avoir été rendue. Quelle 

en fut la cause, Phédon? 
| PHÉDON. 

Une circonstance particuliere. Il se trouva 
que la veille du jugement on avait couronné 
la poupe du vaisseau que les Athéniens en- 
voient chaque année à Délos. 


tre à Architas. (Voyez Droc. Laënce, liv. VIII, chap 46; 
JamsL. Vi. Prthag. I, 36.) 


Ι! 


* Chef de lé cole d'Élis. (Voyez Droc. Lance, II, 105.) 


PHÉDON. | 185 


ÉCHÉCRATE. 

Qu'est-ce donc que ce vaisseau? 

PHÉDON. 

C’est, au dire des Athéniens, le même vaisseau 
sur lequel jadis Thésée conduisit en Crète les 
sept jeunes gens et les sept jeunes filles qu xl 
sauva en se sauvant lui-même. On raconte qu'à 
leur départ, les Athéniens firent vœu à Apol- 
lon, si Thésée et ses compagnons échappaient 
à la mort, d'envoyer chaque année à Délos une 
théorie ; et, depuis ce temps, ils ne manquent 
pas d'accomplir leur vœu. Quand vient l’époque 
de la théorie, une loi ordonne que la ville soit 
pure, et défend d'exécuter aucune sentence de 
mort, avant que le vaisseau ne soit arrivé à 
Délos et revenu à Athènes; et quelquefois le 
voyage dure long-temps, lorsque les vents sont 
contraires. La théorie commence aussitôt que le 
prêtre d’Apollon a couronné la poupe du vais- 
seau; ce qui eut lieu, comme je le disais, la 
veille du jugement de Socrate. Voilà pourquoi 
il s’est écoulé un si long intervalle entre sa 
condamnation et sa mort. 

ÉCHÉCRATE. 

Et que se passa-t-1l à sa mort, Phédon:; que 
dit-il et que fit-il? Quels furent ceux de ses 
amis qui restèrent auprès de lui? Les magistrats 
ne leur permirent-ils pas d'assister à ses der- 


186 PHÉDON. 


niers momens, et Socrate mourut-il privé de 
ses amis ? | 
PHÉDON. 

Non; plusieurs de ses amis étaient présens, 

et même un assez grand nombre. 
ÉCHÉCRATE. 

Prends donc la peine de me raconter tout 
cela dans le plus grand détail; à moins que tu 
n’aies quelque affaire pressante. 

PHÉDON. 

Point du tout; Je suis de loisir, et je vais 
essayer de te satisfaire : aussi-bien n'y a-t-il 
jamais pour moi de plus grand plaisir que de 
me rappeler Socrate, ou en en parlant moi- 
même, ou en écoutant les autres en parler. 

ÉCHÉCRATE. 

Et c'est aussi, Phédon, la disposition que tu 
trouveras dans tes auditeurs; ainsi tâche, autant 
qu'il te sera possible, de ne rien oublier. 

PHÉDON. | 

Vénritablement, ce spectacle fit sur moi une 
impression extraordinaire. Je n’éprouvai pas la 
pitié qu'il était naturel que j'éprouvasse en 
assistant à la mort d’un ami; au contraire, 
Échécrate , il me semblait heureux, à le voir et 
à l'entendre, tant 1] mourut avec assurance et 
dignité; et Je pensais qu'il ne quittait ce monde 
que sous la protection des dieux qui lui desti- 


PHÉDON. 187 


naient dans l’autre une félicité aussi grande que 
celle dont aucun mortel ait jamais joui: aussi 
ne fus-je pas saisi de cette pitié pénible, que 
semblait devoir m'inspirer cette scène de deuil. 
Je ne ressentis pas non plus le plaisir qui se 
mélait ordinairement à nos entretiens sur la 
philosophie ; car ce fut encore là le sujet de la 
conversation : mais il se passait en moi je ne 
sais quoi d’extraordinaire, un mélange jusqu'a- 
lors inconnu de plaisir et de peine, lorsque je 
venais à penser que dans un moment cet homme 
admirable allait nous quitter pour toujours; et 
tous ceux qui étaient présens étaient à-peu-près 
dans la même disposition. On nous voyait tan- 
tôt sourire et tantôt fondre en larmes : surtout 
un de nous, Apollodore”; tu connais l’homme, 
et son humeur. 
ÉCHÉCRATE. 
Comment ne connmaîtrais-je pas Apollodore? 
PHÉDON. 

Il s ‘abandonnait tout entier à cette diversité 
d'émotions; et moi, je n'étais guère moins 
troublé, ainsi que les autres. 

ÉCHÉCRATE. 


Quels étaient ceux qui se trouvaient là, Phé- 
don ? 


* Voyez le Banquet, l'apologie de Xénophon, et lhis- 
toire d’Élien. 


188 ᾿ῬΡΗΕΒΏΟΝ. 


PHÉDON. 

De compatriotes, il y avait cet Apollodore, 
Critobule et son père Criton, Hermogène (1), 
Épigène (2), Eschine (3), et Antisthène (4). Il y 
avait aussi Ctésippe (5) du bourg de Péanée, 
Ménexène (6), et encore quelques autres du 
pays. Platon, je crois, était malade. 


ÉCHÉCRATE. 
Υ avait-il des étrangers ? 
PHÉDON. 


Oui; Simmias de Thèbes, Cébes et Phédon- 
des (7); et de Mégare, Euclide (8), et Terp- 
sion (9). 


(1) Fils d’Hipponicus. (Voyez le Cratyle.) 
(2) Voyez l'Apologie. — Χέπορηον, Memorab. 


(3) Auteur de trois Dialogues qui nous ont été conser- 
vés. (Voyez l’Apologie.) 


(4) Chef de l'école cynique. (Droc. Laznce, liv. VI) 


(5) Voyez l'Entidème et le Lysis. —  Péanée, bourg ou 
dème de la tribu Pandionide. 


(6) Voyez le Ménexène. 


-(7) De Thèbes et non de Cyrène, comme le veut Rubn- 
kenius. 


(8) Chef de l’école Mégarique. (Droc. Lazrce, liv. II.) 
(9) Voyez le Théetète. 


PHÉDON. _ 189 
ÉCHÉCRATE. 
Arstippe” et Cléombrote ” n'y étaient-ils pas? 
PHÉDON. 
N on; on disait qu'ils étaient à Égine. 
ÉCHÉCRATE. 
N'y en avait-il pas d’autres ? 
| PHÉDON. 
Voilà, je crois, à peu près tous ceux qui y 


étaient. 
ÉCHÉCRATE. 


Eh bien, sur quoi disais-tu que roula l’entre- 
tien ? 

PHÉDON. 

Je puis te raconter tout de point en point; 
car depuis la condamnation de Socrate nous ne 
manquions pas un seul jour d'aller le voir. 
Comme la place publique, où le jugement avait 
été rendu, était tout près de la prison, nous 
nous y rassemblions le matin, et là nous atten- 
dions, en nous entretenant ensemble, que la 
prison füt ouverte, et elle ne l'était jamais 
de bonne heure. Aussitôt qu’elle s’ouvrait, 
nous nous rendions auprès de Socrate, et nous 
passions ordinairement tout le jour avec lui. 
Mais ce jour-là nous nous réunimes de plus 


* De Cyrène, chef de la secte Cyrénaique. 
** D’Ambracie. On dit qu'après avoir lu le Phédon, ilse 
jeta dans la mer. (CazLimacu. epigr. 24.) 


190 PHÉDON. 


grand matin que de coutume. Nous avions ap- 
pris la veille, en sortant le soir de la prison, 
que lé vaisseau était revenu de Délos. Nous 
nous recommandämes donc les uns aux autres 
de venir le lendemain au lieu accoutumé, le 
plus matin qu’il se pourrait, et nous n'y man- 
quâmes pas. Le geôlier, qui nous introduisait 
ordinairement, vint au-devant de nous, et nous 
dit d'attendre, et de ne pas entrer avant qu'il 
nous appelât lui-même; car les Onze, dit-il, 
font en ce moment ôter les fers à Socrate, et 
donnent des ordres pour qu'il meure aujour- 
d'hui. Quelques momens après, il revint et nous 
ouvrit. En entrant, nous trouvâmes Socrate 
qu'on venait de délivrer de ses fers, et Xan- 
üippe, tu la connais, auprès de lui, et tenant 
un de ses enfans entre ses bras. À peine nous 
eut-elle aperçus, qu’elle commença à se répandre 
en lamentations et à dire tout ce que les fem- 
mes ont coutume de dire en pareilles circon- 
stances. Socrate, s’écria-t-elle, c'est donc aujour- 
d'hui le dernier jour où tes amis te parleront, 
et où tu leur parleras! Mais lui, tournant les 
yeux du côté de Criton: Qu'on la reconduise 
chez elle, dit-il: aussitôt quelques esclaves de 
Criton l’'emmenèrent poussant des cris et se 
meurtrissant le visage. Alors Socrate, se mettant 
sur son séant, plia la jambe qu’on venait de 


PHÉDON. 191 
dégager, la frotta avec sa main, et nous dit en 
la frottant : L'étrange chose, mes amis, que ce 
que les hommes appellent plaisir, et comme 1] 
a de merveilleux rapports avec la douleur que 
l'on prétend son contraire! Car si le plaisir êt 
la douleur ne se rencontrent jamais en même 
temps, quand on prend l’un, il faut accepter 
l’autre, comme 51 un lien naturel les rendait in- 
séparables. Je regrette: qu’Ésope n'ait pas eu 
cette idée; il en οὐϊ fait une fable ; il nous οὐϊΐ 
dit que Dieu voulut réconcilier un jour ces 
deux ennemis; mais que n'ayant pu y réussir, 
il les attacha à la même chaine, et que pour 
cette raison, aussitôt que l’un est venu, on voit 
bientôt arriver son compagnon; et je viens d’en 
faire l'expérience moi-mème, puisqu’à la dou- 
leur que les fers me faisaient souffrir à cette 
jambe, je sens maintenent succéder le plaisir. 

Vraiment, Socrate, interrompit Cébès, tu fais 
bien de m'en faire ressouvenir ; car, à propos 
des poésies que tu as composées, des fables 
d'Ésope que tu as mises en vers, et de ton 
hymne à Apollon”, quelques-uns et surtout 
Evenus “*, récemment encore, m'ont demandé 


* Voyez Diogène Laerce, qui en cite quelques vers, 
ἢν. IT, 42. 


* Voyez l’Apologie. 


192 PHÉDON. 

par quel motif tu t'étais mis à faire des vers 
depuis que tu étais en prison, toi qui jJusque- 
là n’en avais fait de ta vie. Si donc tu mets 
quelque intérêt à ce que je puisse répondre à 
Evenus, lorsqu'il viendra me faire la même 
question, et je suis sûr qu'il n'y manquera pas, 
apprends-moi ce qu'il faut que je lui dise. 

Eh bien, mon cher Cébès, reprit Socrate, dis- 
lui la vérité : que ce n’a pas été assurément pour 
étre son rival en poésie; je savais bien que ce 
n'était pas chose facile; mais pour éprouver le 
sens de certains songes, et acquitter ma.con- 
science envers eux, si par hasard la poésie était 
celui des beaux-arts auquel ils m'ordonnaient 
de m’appliquer ; car souvent, dans le cours de 
ma vie, un même songe m'est apparu, tantôt 
sous une forme, tantôt sous une autre, mais me 
prescrivant toujours la même chose : Socrate, 
me disait-il, cultive les beaux-arts. Jusqu'ici 
J'avais pris cet ordre pour une simple exhorta- 
ton à continuer, et je m'imaginais que, sem- 
blables aux encouragemens par lesquels nous 
excitons ceux qui courent dans la lice, ces songes, 
en me prescrivant l'étude des beaux-arts, m'ex- 
hortaient seulement à poursuivre mes occupa- 
tions accoutumées, puisque la philosophie est 
le premier des arts, et que je me livrais tout : 
entier à la philosophie. Mais depuis ma con- 


“ 


PHÉDON. 193 
damnation et pendant l'intervalle que me laissait 
la fête du Dieu, je pensai que si par hasard 
c'était aux beaux-arts dans le sens ordinaire que 
les songes m'ordonnaient de m’appliquer, il ne 
fallait pas leumglésobéir , et qu'il était plus sûr 
pour moi de ne quitter la vié qu'aprés avoir 
satisfait aux dieux, en composant des vers sui- 
vant l’avertissement du songe. Je commençai 
donc par chanter le Dieu dont on célébrait la 
fête; ensuite, faisant réflexion qu’un poëte, pour 
être vraiment poëte, ne doit pas composer des 
dis@urs en vers, mais inventer des fictions, et 
ne me sentant pas ce talent, je me déterminai à 
travailler sur les fables d'Ésope, et je mis en 
vers celles que je savais, et qui se présentèrent 
les premières à ma mémoire. Voilà, mon cher 
Cébès, ce que tu diras à Evenus. Dis-lui encore 
de se bien porter, et s’il est sage, de me suivre. 
Car c’est apparemment aujourd’hui que je m'en 
vais, puisque les Athéniens l’ordonnent. 

| Alors Simmias : Eh! Socrate, quel conseil 
donnes-tu là à Evenus. Vraiment, je me suis 
souvent trouvé avec lui; mais, à ce que je puis 
connaître , il ne se rendra pas très-volontiers 
à ton invitation. 
Quoi, repartit Socrate, Evenus n'est-il pas 
philosophe: ? | 
Je le crois, répondit Simmias. — Eh bien donc, 


τ 43 


194 .. PHÉDON. 

Evenus voudra me suivre, lui et tout homme qui 
s’occupera dignement de philosophie. Seulement 
il pourra bien ne pas précipiter lui-même le dé- 
part; car on dit que cela n'est pas permis. En 
disant ces mots, il s’assit sur ledord de son lit, 
posa les pieds à terre, et parla dans cette d'u 
sition tout le reste du jour. 

Comment lentends-tu donc, Socrate, lui de- 
manda Cébés? 1] n’est pas permis d'attenter à 
sa vie, ét le philosophe doit vouloir suivre celui 
qui quitte la vie? — Eh quoi, Cébès! ni Simmias 
ni toi » VOUS n'avez entendu traiter cette @es- 
tion, vous qui avez vécu avec Philolaüs ΄. — Ja- 
mais à fond, Socrate. — Je n’en sais moi-même 
que ce qu’on m’en a-dit. Cependant Je ne vous 
cacherai pas ce que j'en ai appris. Aussi-bien 
est-1l peut-être fort convenable que sur le point 
de partir d'ici, je m’enquière et m’entretienne 
avec vous du voyage que je vais faire, êt que 
J'examine quelle idée nous ἐπ avons. Que pour- 
 rions-nous faire de mieux jusqu’au toucher du 
soleil"? — Sur quoi se fonde-t-on, Socrate, 
quand on prétend qu'il n’est pas permis de se 

* De Crotone, Pythagoricien. Échappé seul avec Hip- 
-parque au désastre de l’école Pythagoricienne, il vint à 


Thèbes, où son maitre Lysis était mort. (OLvmpiôp. ad 
Phædon.) 


++ 


ut de mettre à mort pen- 
on. ) 


La loi athémie 
dant le jour. | Ocya2 


PHÉDON. 195 
donner la mort? J'ai bien oui dire à Philolaüs 
quand il était parmi nous, et à plusieurs autres 
encore, que cela n’était pas permis; mais je n'ai 
Jamais rien entendu qui me satisfit à cet égard. 
— Il ne faut pas te décourager, reprit Socrate; 
peut-être seras-tu plus heureux aujourd'hui. Mais 
il pourra te sembler étonnant qu’il n’en soit pas 
de ceci comme de tout le reste, et qu’il faille ad- 
mettre d'une miamière absolue que la vie est tou- 
jours préférable à la mort, sans aucune distinction 
de circonstances et de personnes ; ou, si une telle 
rigueur paraît excessive, ét si l'on admet que la 
mort est quelquefois préférable à la vie , il pourra 
te sembler étonnant qu’alors même on ne puisse, 
sans impiété se rendre heureux soi-même, et 
qu’il faille attendre un bienfaiteur étranger. — 
Mais un peu, dit Cébès en souriant et parlant 
à la manière de son pays“. — En effet, reprit 
Socrate, cette opinion a bien l’air déraisonna- 
ble, et cependant elle n’est peut-être pas sans 
raison. Je n’ose alléguer ici cette maxime ensei- 
gnée dans les mystères”, que nous sommes 1ci- 
bas comme dans un poste, et qu'il nous est 
défendu de le quitter sans permission. Elle est 


* ἔσσω Ζεύς» Jupiter le sait, formule béotienne, pour ex- 
primer l’affirmative. | | 
** Les mystères Orphiques. ( OLxwr1on. ad Phædon.) 
- ͵ 13, 


196 PHÉDON. 


trop relevée, et il n’est pas aisé de pénétrer 
tout' ce qu’elle renferme. Mais voici du moins 
une maxime qui me semble incontestable, que 
les dieux prennent soin de nous, et que les 
hommes appartiennent aux dieux; cela ne pa- 
räit-il pas vrai? — Très-vrai, répondit Cébès. — 
Eh bien! reprit Socrate, si l’un de tes esclaves, 
qui t ‘appartiennent aussi, se tuait sans ton or- 
dre, ne te mettrais-tu pas en colère contre lui, 
et ne le punirais-tu pas rigoureusement si tu le 
pouvais? — Sans doute, répondit-il. — Sous ce 
point de vue, il n’est donc pas déraisonnable 
de dire que l’homme ne doit pas sortir de la 
vie avant que Dieu ne lui envoie un ordre for- 
mel, comme celui qu'il m’envoie aujourd'hui. 
— Cela parait assez probable, dit Cébès; mais 
cè que tu disais en même temps que le philo- 
sophe doit mourir volontiers, ne s'y rapporte 
pas bien, s’il est vrai, comme nous l'avons re- 
_ connu, que les dieux prennent soin de nous et 
que nous leur appartenons. Il ne me paraït nul- 
lement raisonnable que des philosophes ne s’af 
flgent pas de sortir de la tutelle des plus excel- 
lens maîtres qui puissent exister; car ils ne 
peuvent croire qu'ils se gouverneront mieux 
lorsqu'ils seront libres. Sans doute un fou pour- 
rait simaginer qu'il faut s'empresser de fuir un 
maître ; il ne réfléchirait pas qu'il ne faut jamais 
fuir ce qui est bon, mais au contraire s’y tenir 


PHÉDON. 197 


attaché de toutes ses forces : aussi pourrait-il 
bien prendre la fuite sans raison. Mais un 
homme sensé désirera toujours rester sous la 
garde de ce qui est meilleur que lui. D'où je 
conclus, Socrate, tout le contraire de ce que 
tu avançais, et je pense que c’est le sage qui 
s’affhge de mourir, et le fou qui s'en réjouit. 
— Socrate parut prendre quelque plaisir à l’in- 
sistance de Cébès : Toujours, dit-il en nous 
regardant, Cébès a l’art de trouver des objec- 
tions , et il n’a garde de se rendre d’abord à ce 
qu'on lui dit. | 

Mais, repartit Simmias, il me semble que les 
Siections de Cébès ne sont pas mal fondées; 
car pourquoi és hommes vraiment sages vou- 
draient-ils fuir des maîtres meilleurs qu'eux, et 
s'en sépareraient-ils avec plaisir? et c’est contre 
toi, je pense , qu'est dirigé le raisonnement de 
Cébès toi qui supportes si aisément de nous 
quitter nous et les dieux, ces maîtres excellens, 
comme tu en conviens toi-même. 

Vous avez raison, reprit Socrate, et 76 vois 
bien que vous voulez m'obliger à faire ici mon 
_apologie comme devant le tribunal. est cela 
même, dit Simmias. — Allons, je tâcherai de 
mieux réussir dans cette apologie que dans l'au- 
tre. Assurément, mes chers amis, si je ne 
croyais trouvér…lame'autre monde d'autres 


198 PHÉDON. 

dieux sages et bons, ainsi que des hommes 
meilleurs que ceux d’ici-bas, j'aurais tort de 
n'être pas fâché de mourir. Mais il faut que vous 
sachiez que j'ai l'espoir de m’y réunir bientôt à 
des hommes vertueux, sans toutefois pouvoir 
Yaffirmer entièrement; mais pour y. trouver des 
dieux amis de l’homme, c’est ce que je puis 
affirmer, s’il y a quelque chose en ce genre dont 
on puisse être sûr. Voilà pourquoi je ne m'af- 
flige pas tant; au contraire j'espère dans une 
destinée réservée aux hommes après leur mort, 
et qui, selon la foi antique du genre humain, 
doit être meilleure pour les bons que pour les 
méchans. — Quoi donc! Socrate, dit Simmias, 
veux-tu nous quitter, en gardagt pour toi les 
motifs de tes espérances sans nous en faire part? 
11 me semble que c’est un bien qui nous est com- 
mun, et, si tu nous transmets ta conviction, voilà 
ton apologie faite. — C’est ce que je vais entre- 
prendre, reprit Socrate : mais d’abord sachons 
de Criton ce qu’il paraît vouloir nous dire de- 
puis assez long-temps. 

Que pourrait-ce être autre chose, lui dit Cri- 
ton, sinon que celui qui doit te donner le poison 
ne cesse de me répéter depuis long-temps que 
tu dois parler le moins possible, car il prétend 
que ceux qui parlent trop, s’échauffent , et que 
rien n'est plus contraire à l'effet du poison ; 


PHÉDON. 199 


qu’autrement on est quelquefois forcé de don- 
ner du poison deux et trois fois à ceux qui se” 
laissent ainsi échauffer par la conversation. 
Laisse-le dire, répondit Socrate, et qu'il pré- 
pare son affaire, comme s’il devait me donner 
la ciguë deux fois et même trois, s’il le faut. — Je 
me doutais bien de ta réponse; mais 1] me tour- 
mente toujours. — Laisse-le dire, reprit Socrate ; 
mais il est temps que je vous rende compte à 
vous, qui êtes mes juges, des raisons qui me 
portent à croire, qu’un homme qui s’est livré 
sérieusement à l'étude de la philosophie doit 
voir arriver la mort avec tranquillité, et dans la 
ferme espérance qu’en sortant de cette vie 1} 
trouvera des biens infinis; et je vais m’efforcer 
de vous le prouver, Simmias et Cébès. Le vul- 
gaire ignore que la vraie philosophie n’est qu'un 
apprentissage, une anticipation de la mort. Cela 
étant, ne serait-il pas absurde, en vérité, de 


n'avoir toute sa vie pensé qu’à la mort, et, lors- 


qu’elle arrive, d’en avoir peur, et de reculer de- 
vant ce qu’on poursuivait? — Sur quoi Simmias 
se mettant à rire: Par Jupiter! Socrate, tu m'as 
fait rire, bien qu’à cette heure j'en eusse peu 
d’envie. Car, je n’en doute pas, il y a bien des 
gens qui, 5 ils t’'entendaient, ne manqueraient 
pas de dire que tu parles très-bien sur les phi- 
losophes. Ils ne demanderaient pas mieux, du 


/ 


200 PHÉDON. 


moins nos Thébains, sans aucun doute, que 
ceux qui s'occupent de philosophie se ‘passion- 
nassent tellement pour la mort, qu'ils mourus- 
sent en effet, sachant bien, diraient-ils, que c'est 
là le sort qu’ils méritent. 

Et ils diraient assez vrai, Simmias, reprit So- 
crate, sauf ceci, qu’ils le savent bien : car 1] n'est 
pas vrai qu'ils sachent ni en quels sens les phi- 
losophes souhaitent la mort, ni en quel sens ils 
la méritent, ni quelle mort. Mais laissons-les là 
et parlons entre nous. La mort nous parait-elle 
quelque chose ? 

Oui, certes, repartit Simmias. 

N'est-ce pas la séparation de l’ame et du corps, 
de manière que le corps demeure seul d’un côté, 
et l’ame seule de l’autre? N’est-ce pas là ce qu’on 
appelle la mort ? 

C’est cela même, dit Simmias. ἫΝ 

Vois donc, mon cher, si tu penseras comme 
moi; car du principe que nous allons admettre 
dépend.en partié, selon moi, le problême que 
nous agitons. Dis-moi, te paraît-il qu'il soit d’un 
philosophe de rechercher ce qu’on appelle. le 
plaisir, par exemple, celui du boire et du man- 
ger ? 

Point du tout, Socrate, répondit Simmias. 

Et les plaisirs de l'amour ? 

Nullement. 


L; 


PHÉDON. 201 

Et tous les autres plaisirs qui regardent le 
corps, crois-tu qu'il en fasse grand cas? Par 
exemple, les habits élégans, les chaussures et les 
autres ornemens du corps, crois-tu qu'il les 
estime , ou qu'il les méprise, toutes les fois que ἡ 
la nécessité ne le force pas de s’en servir ? 

Un véritable philosophe ne peut que les mé- 
priser. | | ΕΝ 

Il te paraît donc en général , dit Socrate, que 
l’objet des soins d’un philosophe n’est point le 
corps, mais, au contraire, de s’en séparer autant 
qu'il est possible, et de s'occuper uniquement 
de l'ame? | 

Précisément. 

Ainsi d’abord dans toutes les choses dont nous 
venons de parler, ce qui caractérise le philoso- 
phe, c’est de travailler plus particulièrement que 
les autres hommes à détacher son ame du com- 
merce du corps ? 

Évidemment. 

Et cependant , Simmias, la plupart des hom- 
mes s'imaginent que lorsqu'on ne prend point 
plaisir à ces sortes de choses et qu’on n’en use 
point, ce n’est pas la peine de vivre; et qu'il est 
bien près de la mort, celui qui n’est plus sen- 
sible aux jouissances corporelles. 

Tu dis tres-vrai, Socrate. 

Et quant à l'acquisition de la science, le corps 


202 PHÉDON. 


est-il un obstacle, ou ne lest-1l pas, quand on 
l’associe à cette recherche ? Je vais m'expliquer 
par un exemple. La vue et l’ouie ont-elles quel- 
que certitude, ou les poëtes” ont-ils raison de 
nous chanter sans cesse, que nous n’entendons 
ni ne voyons véritablement? Mais si ces deux 
sens ne sont pas sûrs, les autres le seront en- 
core beaucoup moins; car ils sont beaucoup 
plus faibles. Ne le. trouves-tu pas comme moi? 

Tout-à-fait, dit Simmias. | 

Quand donc, reprit Socrate, l'ame trouve-t- 
elle la vérité? car pendant qu’elle la cherche 
avec le corps, nous voyons clairement que ce 
corps la trompe et l’induit en erreur. 

Cela est vrai. 

N'est-ce pas surtout dans l’acte de la pensée 
que la réalité se manifeste à l’ame ? 

Oui. 

Et l'ame ne pense-t-elle pas mieux que jamais 
lorsqu'elle n’est troublée ni par la vue, ni par 
l’ouie, ni par la douleur, ni par la volupté, et 
que, renfermée en elle-mème et se dégageant, 
autant que cela lui est possible, de tout com- 


* Parménide, Empédocle, Épicharme. 


C’est l'esprit qui voit, c’est l'esprit qui entend : 
L'œil est aveugle, l'oreille est sourde. 


Vers d’Épicharme. (Sros. Flori&.IV ; PLur. de Fortund.) 


PHÉDON. 203 
merce avec le corps, elle s'attache directement 
à ce qui est, pour le connaître ? 

Parfaitement bien dit. 

N'est-ce pas alors que l’ame du philosophe 
méprise le corps, qu’elle le fuit, et cherche à 
être seule avec elle-même ? 

Il me semble. 

Poursuivons, Simmias. Dirons-nous que la 
justice est quelque chose ou qu’elle n’est rien ? 

Nous le dirons assurément. 

N’en dirons-nous. pas autant du bien et du 
beau ? 

. Sans doute. 

Mais les as-tu jamais vus ? 

Non, dit-il. 

Ou lès as-tu saisis par quelque autre sens cor- 
porel? Et je ne parle pas seulement du juste, 
du bien et du beau, mais de la grandeur, de la 
santé, de la force, en un mot de l'essence de 
toutes choses, c’est-à-dire de ce qu’elles sont en 
elles-mêmes? Est-ce par le moyen du corps qu’on 
atteint ce qu'ellfà ont de plus réel, ou ne pé- 
nètre-t-on pas d'autant plus avant'dans ce qu’on 
veut connaître, qu'on y pense davantage et avec 
plus de rigueur ? | 

Cela ne peut être contesté. 

Eh bien! y a-t-il rien de plus rigoureux que 
de penser avec la pensée toute seule, dégagée 


204 PHÉDON. 


de tout élément étranger et sensible, d’'appli- 
quer immédiatement la pure essence de la pensée 
en elle-même à la recherche de la pure essence 
de chaque chose en soi, sans le ministère des 
yeux et des oreilles, sans aucune intervention 
du corps qui ne fait que troubler l'ame et l'em- 
pêcher de trouver la sagesse et la vérité, pour 
peu qu'elle ait avec lui le moindre commerce ἢ 
Si lon peut jamais parvenir à connaître l'essence 
des choses, n'est-ce pas par ce moyen? 

À merveille, Socrate, on ne peut mieux parler. 

De ce principe, reprit Socrate , ne s’ensuit-il 
pas nécessairement que les véritables philoso- 
phes doivent penser et même se dire entre eux: 
Il n’y ἃ qu'un sentier détourné qui puisse gui- 
der la, raison dans ses recherches; car. tant que 
nous aurons notre corps et que notre ame sera 
enchaïinée dans cette corruption, jamais nous 
ne posséderons l’objet de nos désirs, c’est-à- 
dire la vérité; en effet, le corps nous entoure 
de mille gênes par la nécessité où nous sommes 
d'en prendre soin: avec celagés maladies qui 
surviennent , traversent nos"recherches. Il nous 
remplit d’'amours, de désirs, de craintes, de 
mille chimères, de mille sottises, de manière 
qu'en vérité il ne nous laisse pas, comme on dit, 
une heure de sagesse. Car qui est-ce qui fait 
naître les guerres, les séditions, les combats? 


PHÉDON. 205 


Le corps et ses passions. En effet , toutes les 
guerrés ne viennent que du désir d’amasser des 
richesses, et nous sommes forcés d’en amasser à 
cause du corps et pour fournir à ses besoins. 
Voilà pourquoi nous n'avons pas le temps de : 
songer à la philosophie; et ce qu'il y a de pis, 
c'est que si d'aventure il nous laisse quelque 
loisir, et que nous nous mettions à réfléchir, 
il intervient tout d’un coup au milieu de nos 
recherches, nous trouble, nous étourdit, et nous 
rend incapables de discerner la vérité. Il nous 
est donc démontré que si nous voulons savoir 
véritablement quelque chose, il faut que nous 
nous séparions du corps, et que l’ame elle-même 
examine les choses en elles-mêmes. C’est alors 
seulement que nous jouirons de la sagesse dont 
nous nous disions amoureux, c’est-à-dire, après 
notre mort, et non péndant cette vie; et la 
raison même le dit: car s'il est impossible de 
rien connaître purement pendant que nous som- 
mes avec le corps, il faut, de deux chosés lune, 
ou que l'on ne connaisse jamais la vérité, ou 
qu’on la connaisse après la mort; parce qu'älors 
l'ame sera rendue à elle-même: et pendant que 
nous serons dans cette vie, nous n’approche- 
rons de la vérité qu’autant que nous nous éloi- 
gnerons du corps; que nous renoncerons à tout 
commerce avec lui, si ce n’est pour la néces- 


206 PHÉDON, 

sité seule ; que nous ne lui permettrons point 
de nous remplir de sa corruption naturelle, οἱ 
que nous nous conserverons purs de ses souil- 
lures, jusqu'à ce que Dieu lui-même vienne 
nous délivrer. C’est ainsi qu'affranchis de la folie 
du corps, nous converserons, Je l'espère, avec 
des hommes libres comme nous, et connaitrons 
par nous-mêmes l'essence des choses, et la vé- 
rité n’est que cela peut-être; mais à celui qui 
n’est pas pur, il n’est pas permis de contempler 
la pureté. Voilà, mon cher Simmias, ce qu’il 
me parait que les-véritables philosophes doi- 
vent penser , et se dire entre eux. Ne le crois-tu 
pas comme moi? 

Entièrement, Socrate. 

S'il. en est airisi, mon cher Simmias, tout 
homme qui arrivera où je vais présentement, ἃ 
grand sujet d'espérer que là, mieux que partout 
ailleurs ; 1] jouira à son aise de ce qui lui avait 
‘auparavant coûté tant de peine: aussi ce voyage 
qu'on πιὰ ordonné me remplit-il d’une douce 
espérance; et 1] fera le même effet sur tout homme 
‘qui croit que son ame est préparée, c’est-à-dire 
purifiée. Or, purifier l’ame, n’est-ce pas, comme 
nous le disions tantôt, la séparer du corps, l’ac- 
coutumer à se renfermer et à se recueillir en 
elle-même, et à vivre, autant qu'il lui est pos- 
sible, et dans cette vie et dans l’autre, seule, 


PHÉDON. 207 
vis-à-vis d'elle-même, affranchie du corps comme 
d'une chaîne? ἡ | 

C’est tout-à-fait cela, Socrate. 

Et cet affranchissement de l’ame, cette sépa- 
ration d'avec le corps, n'est-ce pas là ce qu'on 
appelle la mort? 

Oui, dit Simmias. 

Mais ne disions-nous pas que c'est là ce que 
se propose particulièrement le vrai philosophe? 
L’affranchissement de l'ame, sa séparation d'avec 
le corps, n'est-ce pas là l'occupation même du 
philosophe? - | 

Il me semble. 

Ne serait-ce donc pas, comme je le disais en 
commençant, une chose très-ridicule, qu’un 
homme s'exerce toute sa vie à vivre comme s’il 
était mort, et qu’il se fâche quand la mort ar. 
rive? Ne serait-ce pas bien ridicule ἡ 

Assurément. 

Il est donc certain, Simmias, que le véritable 
philosophe s’exerce à mourir, et que la mort ne 
lui est nullement terrible. En éffet, penses-y: 
s'il déteste le corps et aspire à vivre de la vie 
- seule de l’ame, et si, quand ce moment arrive, 
il le repousse avec effroi et avec colère, n’y a-t- 
il point une. contradiction honteuse à n aller pas 
très-volontiers où l’on espère obtenir les biens 
apres lesquels on a soupiré toute sa vie? car 


208 © PHÉDON. 


enfin il aspirait à connaître, il détestait le corps 
et désirait en être délivré. Quoi! il y a eu beau- 
coup d'hommes qui, pour avoir perdu ce qu'ils 
aimaient sur la terre, leurs femmes, ou leurs en- 
fans, sont descendus volontiers aux enfers, con- 
duits par la seule espérance que là ils verraient 
ceux qu'ils aiment et qu'ils vivraient avec eux : 
et un homme qui aime véritablement la sagesse 
et qui ἃ la ferme espérance de la trouver dans 
les enfers, sera fâché de mourir gt n'ira pas avec 
joie dans les lieux où 1] jouira de ce qu’il aime ἢ 
Ah! mon cher Simmias, il faut croire qu'il ira 
avec une très-grande volupté, sil est véritable- 
ment philosophe; car il est fortement persuadé 
que nulle part que dans l’autre monde il ne 
rencontrera cette pure sagesse qu'il cherche. 
Cela étant, n’y aurait-il pas, comme je disais 
tantôt, de l’extravagance pour un tel homme à 
craindre la mort ? | | 
Il y en aurait une très-grande , répondit Sim- 
mIAS. | 
Et par conséquent, continue Socrate, toutes 
les fois que tu verras un homme se fâcher et 
reculer quand 1] est sur le point de mourir, 
c'est une marque sûre que c’est un homme qui 
n'aime pas la sagesse, mais le corps; et qui 
aime le corps, aime l'argent et les honneurs, 
l’un des deux outous les deux ensemble. 


PHÉDON. 209 


Cela est comme tu le dis, Socrate. 
Ainsi donc, Simmias, ce qu’on appelle la 

force, ne convient-il pas particulièrement aux 
philosophes? et la tempérance, cette vertu qui 
consiste à maïîtriser ses passions, ne convient- 
elle pas particulièrement à ceux qui méprisent 
leur corps et qui se sont consacrés à l'étude de 
la sagesse ? 

Nécessairement. 

Car si tu veux examiner la force et la tempé- 
rance des autres hommes, tu les trouveras très- 
ridicules. 

. Comment cela, Socrate ? 

Tu sais, dit-il, que tous les autres hommes 
croient la mort un des plus grands maux. 

. Cela est vrai, dit Simmias. | 

Quand donc ils souffrent la mort avec quel- 
que courage, ils ne la souffrent que parce qu ils 
craignent un mal plus grand. 

IL en faut convenir. 

Et par conséquent tous les hommes ne sont 
courageux que par peur, excepté le seul philo- 
sophe: et pourtant il est assez absurde, qu’un 
homme soit brave par timidité. 

Tu as raison, Socrate. 

N’en est-il pas de même de vos tempérans? ils 
ne.le sont que par intempérance : et quoique 
cela paraisse d'abord impossible, c'est pourtant 


1.* | - ‘ τή 


210 | PHÉDON. 
ce qui arrive de cette folle et ridicule tempérance ; 
car ils ne renoncent à un plaisir que dans la 
crainte d’être privés d'un autre qu'ils désirent 
et auquel ils sont assujettis. 118 appellent bien in- 
tempérance, d’être gouverné par ses passions ; 
mais cela ne les empêche pas de ne surmonter 
certaines voluptés que dans l'intérèt d’autres 
voluptés dont 115 sont esclaves ; ce qui ressem- 
ble fort à ce que je disais tout-à-lheure qu'ils 
sont tempérans par intempérance. 

Cela parait assez vraisemblable, Socrate. 

Mon cher Simmias, songe que ce n’est pas un 
trés-bon échange pour la vertu que de changer 
des voluptés pour des voluptés, des tristesses 
pour des tristesses, des craintes pour des craintes, 
et de mettre, pour ainsi dire, ses passions en 
petite monnaie; que la seule bonne monnaie, 
Siamias , contre laquelle il faut échanger tout 
le reste, c’est la sagesse; qu'avec celle-là on 
achète tout, on ἃ tout, force, tempérance, jus- 
tice; qu'en un mot, la vraie vertu est avec la 
sagesse, indépendamment des voluptés, des tris- 
tesses , des craintes et de toutes les autres pas- 
sions ; tandis que, sans la sagesse, la vertu qui 
résulte des transactions des passions entre elles 
n'est qu'une vertu fantastique, servile, sans vé- 
rité; car la vérité de la vertu consiste précisé- 
ment dans la purification de toutes les passions, 


PHÉDON. 211 


et la tempérance, la justice, la force et la sagesse 
elle-même sont des purifications. Et il y a bien 
de l'apparence que ceux qui ont établi les ini- 
tiations n'étaient. pas des hommes ordinaires 5) 
mais des génies supérieurs qui, dès les premiers 
temps, ont voulu nous enseigner que celui qui 
arrivera dans l’autre monde sans être initié et 
purifié, demeurera dans la fange ; mais que ce- 
lui qui y arrivera après avoir accompli les ex- 
piations sera reçu parmi les dieux". Or, disent 


ceux qui président aux initiations : Beaucoup 


prennent le thyrse, mais peu sont inspirés par 
le dieu”; et ceux-là ne sont, à mon avis, que 
ceux qui ont bien philosophé. Je n'ai rien ou- 
blié pour être de ce nombre, et J'ai travaillé 
toute ma vie à y parvenir. Si tous mes efforts 
n'ont pas été inutiles et si j'y ai réussi, c'est cé 
que j'espère savoir dans un moment, s’il plait à 
Dieu. Voilà, Simmias et Cébès, ce que J'avais 
à vous dire pour me justifier auprès de vous, 
de ce que je ne m'afflige pas de vous quitter 


* Maxime Orphique. (Ozxmrion. ad Phædon. Fragm. 
Orphei; Henmann. 509. — Voyez aussi l’Hymne à Cérés, 
v. 485. 


κε Vers Orphique. (Ozvwr. ad Pkædon.) Clément d’A- 
lexandrie, p. 315 et 554, qui cite cette sentence, la rappro- 
che de celle de saint Matthieu: Beaucoup d'appelés, peu 


d'élus, 
14. 


212 PHÉDON. 

vous et les maîtres de ce monde, dans l’espé- 
rance que dans l’autre aussi je trouverai de bons 
amis et de bons maïtres, et c'est ce que le vul- 
gaire ne peut s'imaginer. Mais Je ‘désire ‘avoir 
mieux réussi auprès de vous qu auprès de mes 
juges d’Athèries. 

Quand Socrate eut ainsi parlé, Cébès prenant 
la parole , lui dit: Socrate , tout ce que tu viens 
de dire me semble très-vrai. Il n’y ἃ qu’une chose 
qui paraît incroyable à l’homme : c'est ce que 
tu. as dit de lame. Il semble que lorsque l'ame 
a quitté le corps ; 6116 n’est plus; que, le jour 
où l’homme expire , elle se dissipe comme une 
vapeur ou comme une fumée, et s'évanouit sans 
laisser de traces : car:si elle subsistait quelque 
part recueillie en elle-même et délivrée: de tous _ 
les maux dont τὰ nous as fait le tableau , il y 
aurait une grande et belle espérance, ὁ Socrate, 
que tout ce que tu as dit se réàlise; mais que 
l'ame survive à la mort de l’homme, qu’elle con- 
serve l’activité et la pensée, voilà ce qui a peut- 
ètre besoin d'explication et de preuves. 

Tu dis vrai, Cébés, reprit Socrate; mais com- 
ment ferons-nous? Veux-tu que nous exami- 
nions dans cette conversation si cela est vrai- 
semblable, ou si cela ne l’est pas? 

Je prendrai un très-grand plaisir, répondit 
Cébès, à entendre ce que tu penses sur cette 
matière. 


PHÉDON-: “15. 


Je ne pense pas au moins, reprit Socrate, 
que si quelqu'un nous entendait, füt-ce un fai- 
_seur de: comédies , il püt me reprocher que je 
badine, et que je parle de choses qui ne me regar- 
dent pas”. Si donc tu le-veux,examinons ensemble 
cette question. Et d’abord voyons si les ames des. 
morts sont dans les enfers; ou si elles n’y sont pas. 
C'est une opinion bien ancienne ** que les ames, 
en quittant ce monde, vont dans les enfers, et 
que de là elles reviennent dans ce monde, et re- 
tournent à la vie après avoir passé par la mort. 
S'il en est ainsi, et que les hommes, après la 
mort, reviennent à la vie, 1] s'ensuit nécessaire- 
ment que les ames sont dans les enfers pendant 
ct intervalle; car elles ne reviendraient pas au 
monde, si elles n’étaient plus: et c'en sera une 
preuve suffisante si nous voyons clairement que 
les vivans ne naissent que des morts; car si cela 
n'est point, il faut chercher d’autres preuves. 

Fort bien, dit Cébes. 

Mais, reprit Socrate, pour s'assurer de cette 
vérité, il ne faut pas se contenter de l’examiner 


ΩΝ 


ΟΣ Allusion à un reproche d’Eupolis, poëte comique. 
(Oryxwur. ad Phædon.; Paocius, ad Parmenidem, lib. I, 
p- 5o, edit. Parisiens. τ. IV.) : | 


** Dogme Pythagoricien, et même Orphique. (OLxwr. ad 
Phædon, — Voyez Orph. Fragm. HERMANN. p. 510.) 


a14 PHÉDON. 


par rapport aux hommes , il faut aussi l'examiner 
par rapport aux animaux, aux plantes et à tout 
68. qui nait: car on verra par là que toutes les 
choses naissent de la méme manière, c’est-à-dire 
de leurs contraires, lorsqu'elles en ont, comme 
le beau a pour contraire le land, le juste ἃ pour 
contraire l’injuste, et ainsi de mille autres choses. 
Voyons donc si c’est une nécessité absolue que 
les choses, qui ont leur contraire, ne naissent 
que de ce contraire; comme, par exemple, s’il 
faut de toute nécessité quand une chose devient 
plus grande, qu’elle füt auparavant plus petite, 
pour acquérir ensuite cette grandeur. 

Sans doute. 

Et quand elle devient plus petite, sil faut 
qu'elle fût plus grande auparavant, pour dimi- 
nuer ensuite. 

Évidemment. 

Tout de même, le plus fort vient du plus fai- 
ble, le plus vite du plus.lent. 

C’est une vérité sensible. 

Eh, quoi! reprit Socrate, quand une chose 
devient plus mauvaise, n'est-ce pas de ce qu’elle 
était meilleure, et quand elle devient plus juste, 
n'est-ce pas de ce qu’elle était moins juste ἢ 

Sans difficulté, Socrate. | 

Ainsi donc, Cébès, que toutes les choses 
viennent de leurs contraires, voilà qui est suf- 
fisamment prouvé. 


® ΟΠ PHÉDON. Αι 


. Frès-suffisamment, Socrate. 

Mais entre ces deux contraires, n’y a-t-l pas 
toujours un certain milieu, une double opéra- 
tion qui mène de celui-ci à celui-là, et ensuite 
de celui-là à celui-ci? Le passage du plus grand 
au plus petit, ou du plus petit au plus grand, 
ne ‘SUppose-t-1l pas nécessairement une opéra- 
üon intermédiarre, savoir, augmenter et dimi- 
nuer ? 

Oui, dit Cébès. 

N’en est-al pas de même de ce qu'on appelle 
se méler et se séparer, s’'échauffer et se refroi- 
dir, et de toutes les autres choses? Et quoiqu'il 
arrive quelquefois que nous n’ayons pas de ter- 
mes pour exprimer toutes ces nuances, Be voyons- 
nous pas réellement que c’est toujours une né- 
cessité absolue que les choses naissent les unes 
des autres, et qu'elles passent de Pune à l’autre, 
par une opération intermédiaire ? | 

Cela est indubitable. 

Eh bien ! reprit Socrate, la vie na-t-elle pas 
aussi son contraire, comme la veille a pour 
contraire le sommeil ? 

Sans doute, dit Cébès. 

Et quel est ce comraine ? 

C'est la mort. 

Ces deux choses ne naissent-elles donc pas 
l'une de l’autre, puisqu'elles sont contraires; et 


216 PHÉDON. Φ 
puisqu'il y ἃ deux contraires, n’y a-t-il pas une 
double opération intermédiaire qui les fait passer 
de l’un à l’autre? | 

Comment non? 

Pour moi, repartit Socrate, je vais vous dire 
la combinaison des deux contraires le sommeil 
et la veille, et la double opération qui les con- 
vertit l’un dans l’autre , et toi, tu m'expliqueras 
l’autre combinaison. Je dis donc, quant au som- 
meil et à la veille, que du sommeil naiït la veille, 
et de la veille le sommeil; et que ce qui mène 
de la veille au sommeil, c’est l'assoupissement, 
et du sommeil à la veille, c’est le réveil. Cela 
n'est-il pas assez clair ? 

Trés-clair. 

Dis-nous donc de ton côté la combinxison de 
la vie et de la mort: Ne dis-tu pas que la mort 
est le contraire de la vie? 

Ou. 

Et qu'elles naissent l’une de l’autre? 

Sans doute. - 

Qui naît donc de la vie? 

La mort. 

Et qui naît de la mort ? 

Il faut nécessairement avouer que c’est la vie. 

C'est donc de ce qui est mort que: naît tout 
ce qui vit, choses et hommés. 

Il paraït certain. 


 PHÉDON. 417 

Et par conséquent, reprit Socrate, après la 
mort nos ames vont habiter les enfers. 

. Il le semble. 

Maintenant , des deux opérations qui font pas- 
ser de l’état de vie à l’état de mort, et récipro- 
quement , l’une n'est-elle pas manifeste? car 
mourir tombe sous les sens, n'est-ce pas? 

Sans difficulté. 

Mais quoi! pour faire le parallele, n'existe- 
t-il pas une opération contraire, ou la nature 
est-elle boiteuse de ce côté-là? Ne faut-il pas 
nécessairement que mourir ait son contraire ? 

Nécessairement. | 

Et quel est-il ? 

Revivre. 
 Revivre, dit Socrate, est donc, s'il a lieu, 
Popération qui ramène de l’état de mort à l’état 
de vie. Nous convenons donc que la vie ne naît 
pas moins de la mort, que la mort de la vie, 
preuve satisfaisante que l’ame, après la mort, 
existe quelque part, d’où elle revient à la vie. 

τ Il me semble, repartit Cébès, que c’est une 
suite nécessaire des principes que nous avons 
reçus. 

Et il me semble aussi, Cébès, que nous ne 
les avons pas reçus sans raison; vois-le toi- 
même: s’il n’y avait pas deux opérations corres- 
pondantes, et faisant un cercle, pour ainsi dire, 


218 PHÉDON. 
et qu'il n’y eût'qu’une seule opération , une pro- 
duction directe de l’un à l’autre contraire, sans 
aucun retour de ce dernier contraire au pre- 
mier qui l'aurait produit, tu comprends bien 
que toutés choses finiraient par avoir la même 
figure, par tomber dans le même état, et que 
toute production cesserait. 

Comment dis-tu, Socrate ὃ 

Il n’est pas bien difficile de comprendre ce 
que je dis. 51} y avait lassoupissement, et qu'il 
n'y eùt point de réveil après le sommeil, la na- 
ture finirait par effacer Endymion, qui ne fe- 
rait plus grande figure, quand le monde entier 
serait dans le même cas que lui, enseveli dans 
le sommeil *. Si-tout se mélait, sans que ce mé- 
lange produisit jamais de séparation, on verrait 
bientôt arriver ce que disait Anaxagore : Toutes 
les choses seraient ensemble **. De même, mon 
cher Cébès, si tout ce qui ἃ recu Îa vie venait 
à mourir, et qu'étant mort 1l demeurât dans Île: 
ménre état, sans revivre, n'arriverait-1l pas né- 


* Le bel Endymion dormit, dit-on, une longue suite 
d'années, dans une grotte du Latmos, montagne de Carie: 
endormi par la Lune, qui le visitait. (Creer. Tuscul. I, 38.) 


** C'est le commencement d’un ouvrage d’Anaxagore : 
« Toutes les choses étaient ensemble; l'intelligence 165 divisa 
« et les arrangea. » ( Dioc. Larrce, I, 6; Wazxex. Diatrib. 
in Euripid. Fragm.) 


PHÉDON. 219 


cessairement que toutes choses finiraient à la 
longue ; “et qu'il n’y aurait plus rien qui vécüt. 
Car si ce n'est pas des choses mortes que nais- 
sent les choses vivantes, οἵ. que les choses vi- 
vantes viennent à mourir, le moyen que toutes 
choses ne soient enfin absorbées par la mort? 

Cela est impossible , Socrate, repartit Cébèés ; 
et tout ce que tu viens de dire me. paraît in- 
contestable. 

Il me semble aussi, Cébès, qu'on ne peut 
rien opposer à ces vérités, et que nous ne nous 
sommes pas trompés quand nous les avons re- 
cues: car il est certain qu'il y ἃ un retour à la 
vie ; que les vivans naissent des morts; que les 
‘ames des morts existent, et que les ames ‘ver- 
tueuses sont mieux, et les méchantes plus mal. 

Oui, sans doute, dit Cébès, en l’interrompant ; 
c'est encore une suite nécessaire de cet autre 
principe que je t'ai entendu souvent établir, 
qu'apprendre n’est que se ressouvenir. Si ce prin- 
cipe est vrai, il faut, de toute nécessité, que nous 
ayons appris dans un autre temps les choses 
dont nous nous ressouvenons dans celui-ci; et 
cela est impossible si notre ame n'existe pas avant 
que de venir sous cette forme humaine. C’est 
une nouvelle preuve que : notre ame est immor- 
telle. 

Mais, Cébès, dit Simmias, quelles démonstra- 


220 PHÉDON. 
tions a-t-on de ce principe ? Rappelle-les-mot, 
car Je ne m'en souviens pas présentement. 

Je ne t'en dirai qu’une, mais très-belle, ré- 
pondit Cébès: c'est que tous les hommes, s'ils 
sont bien interrogés, trouvent tout d'eux-mêmes; 
ce qu'ils ne feraient jamais, s'ils ne possédaient 
déja une certaine science et de véritables lu- 
mières; on n’a qu'à les mettre dans les figures 
de géométrie et dans d’autres choses de cette 
nature, on ne peut alors s'empêcher de recon- 
naître quil en est ainsi. 

Si, dé cette mamère, tu n’es pas persuadé, Sim- 
mias, dit Socrate, vois si celle-là t’amènera à 
notre sentiment: as-tu de la peine à croire 
qu'apprendre soit seulement se ressouvenir ἢ 

Pas beaucoup, répondit Simmias; mais 7.81 
besoin précisément de ce dont nous parlons, de 
me ressouvenir; et, grace à ce qu'a dit Cébés, 
peu s’en faut que je me ressouvienne déja, et 
commence à croire, mais cela n’empêchera pas 
que Je n'écoute avec plaisir les preuves nouvelles 
que tu veux en donner. 

Les voici, reprit Socrate : nous convenons tous 
que pour se ressouvenir , il faut avoir su au- 
paravant la chose dont on se ressouvient. 

Assurément. 

Et convenons-nous aussi que lorsque la science 
vient d'une certaine manière, c'est une réminis- 


- 


΄ 


PHÉDON. 221 

.cence? Quand je dis d’une certaine manière, c’est, 
par exemple, lorsqu'un homme en voyant ou en 
entendant quelque chose, ou en lapercevant 
par quelque autre sens, n’acquiert pas seulement 
l’idée de la chose aperçue, mais en même temps 
pense à .une autre, chose dont la connaissance 
est pour lui d'un tout autre genre que la pre- 
mière, ne disons-nous pas avec raison que cét 
homme se ressouvient de la chose à laquelle il 
a pensé occasionnellement ? 

Comment dis-tu ? | 

Je dis, par exemple, qu'autre est la. connais- 
sance d’un homme, et autre la connaissance d’une 
lyre. 5 

Sans contredit. | 

Eh.bien! continua Socrate, ne sais-tu pas ce 
qui arrive aux amans quand ils voient une lyre, 
un vêtement, ou quelque autre chose dont lob- 
jet de leur amour ἃ coutume de se servir? C’est 
qu’en prenant connaissance de cette lyre, ils se 
forment dans la pensée l’image de celui auquel 
cette. lyre ἃ appartenu. Voilà bien ce qu'on ap- 
pelle réminiscence, comme 1] est arrivé souvent 
qu’en voyant Simmaias, on s'est ressouvenu de 
Cébès. Je pourrais citer une foule d’autres exem- 
ples. | | 
Rien de plus ordinaire, dit Simmias. 
Admettrons-nous donc, reprit Socrate, que 


* 


229 PHÉDON. 


tout cela est se ressouvenir, surtout quand il 
s’agit de choses que l’on a oubliées ou par la 
longueur du temps, ou pour 168 avoir perdues 
de vue? | 

Je n’y vois point de difficulté. 

Mais en voyant un cheval au une lyre en pein- 
ture, ne peut-on pas se ressouvenir d'un homme? 
Et en voyant le portrait de Simmias, ne peut- 
on pas se ressouvenir de Cébès ? 

Qu en doute? 

À plus forte raison, en voyant le portrait de 
Simnmas, se ressouviendra-t-on de Simmias lui- 
même. | | 

Assurément. 

Et n’arrive-t-1l pas que la réminiscence se fait 
tantôt par la ressemblance, et tantôt par le con- 
traste? | | 

Oui, cela arrive. 

. Mais quand on se ressouvient de quelque 
. Chose par la ressemblance, n’arrive-t-il pas né- 
cessairement que l'esprit voit tout d’un coup s’il 
manque quelque chose au portrait pour sa par- 
faite ressemblance avec l'original dont il se sou- 
vient, ou s’il n’y manque rien du tout? 

Cela est impossible autrement, dit Simmias. 

Prends donc bien garde s’il te paraîtra comme 
à moi. Ne disons-nous pas qu'il y a de l'égalité, 
non pas seulement entre un arbre et un arbre, 


PHÉDON. 223 


entre une pierre et une autre pierre, et entre 
plusieurs autres choses semblables, mais hors 
de tout cela? disons-nous que cette égalité en 
elle-même est quelque chose, ou que ce n’est 
rien ? 

Oui, assurément, nous disons que c’est quel- 
que chose. 

‘Mais là connaissons-nous, cette égalité? 

Sans doute. | 

D'où avons-nous tiré cette connaissance ? N'est- 
ce point des choses dont nous venons de parler, 
et qu'en voyant des arbres égaux, des pierres 
égales, et plusieurs autres choses de cette na- 
ture, nous nous sommes formé l’idée de cette 
égalité, qui n'est ni ces arbres, ni ces pierres, 
mais qui en est toute différente ? Car ne te pa- 
. raît-elle pas différente? Prends bien garde à ceci: 
les pierres, les arbres, quoiqu'’ils restent souvent 
dans le même état, ne nous paraissent-ils pas 
tour-à-tour égaux ou inégaux, selon les objets 
auxquels on les compare? 

Assurément. | 

Eh bien ! οἱ l'égalité te parait-elle quelquefois 
inégalité ? 

Jamais, Socrate. 

L'égalité et ce qui est égal, ne sont donc pas 

la même chose? | 

Non, certainement. 


224 | PHÉDON. 


Cependant n'est-ce pas des choses égales, les- 
quelles sont différentes de l'égalité, que tu as 
tiré l’idée de légalité? 

C'est la vérité, Socrate, repartit Simmias. 

Et quand tu conçois cette égalité, ne con- 
çois-tu pas aussi sa ressemblance ou sa dis- 
semblance avec les choses qui t'en ont donné 
l’idée ? 

Assurément. 

Au reste, il n'importe; aussitôt qu'en voyant 
une chose, tu en conçois une autre, qu'elle soit 
semblable ou dissemblable, c’est là nécessaire- 
ment un acte de réminiscence. 

Sans difficulté. 

Mais dis-moi, reprit Socrate, en présence d’ar- 
bres qui sont égaux, ou des autres choses égales 
dont nous avons parlé, que nous arrive-t-il? 
Trouvons-nous ces choses égales comme l'égalité 
même? Et que s’en faut-il qu'elles ne soient 
égales comme cette égalité ? 

Il s’en faut beaucoup. 

Nous convenons donc que lorsque quelqu’ un, 
en voyant une chose, pense que cette chose-là, 
comme ‘celle que je vois présentement devant 
moi, peut bien être égale à une certaine autre, 
mais qu'il s'en manque beaucoup, et qu’elle est 
loin de lui être entiérement conforme, 11 faut 
nécessairement que celui qui ἃ cette pensée ait 


| PHÉDON. | 225 
vu et connu auparavant cette autre chose à la- 
quelle il dit que celle-là ressemble, et à laquelle 
il "assure qu'elle ne ressemble qu'imparfaite- 
ment ? 

Nécessairement, 

Cela ne nous arrive-t-il pas aussi à nous sur 
les choses égales, relativement à l'égalité? 

Assurément, Socrate. | 

11 faut donc, de toute nécessité, que nous ayons 
vu cette égalité, même avant le temps où, en 
voyant pour la première fois des choses égales ᾽ 
nous avons pensé qu'elles tendent toutes à être 
égales comme l'égalité même, et qu'elles ne peur 
vent y parvenir. 

Cela est certain. 

Mais nous convenons encore que .nous n'a- 


vons tiré cette pensée, et qu'il est impossible 


de l'avoir d’ailleurs, que de quelqu'un de nos 
sens, de la vue, du toucher, ou de quelque au- 
tre sens; et. ce 486 je dis ‘d'un sens, je le dis 
de tous. 

Et avec raison, Socrate; du moins pour l’ob- 
jet de ce discours. 


Il faut donc que ce soit des sens mêmes que 


nous tirions cette pensée, que toutes les choses 
“égales qui tombent sous nos sens tendent à 
cette égalité intelhgible, et qu'elles deméurent 
pourtant au-dessous. N'est-ce pas? . 

I. 15 


226 PHÉDON. 


. Oui, sans doute, Socrate. 

Or, Simmias, avant que nous ayons com- 
mencé à voir, ἃ entendre et à faire usage de 
nos autres sens, il faut que nous ayons eu con- 
naissance de l'égalité intelligible, pour lui rap- 
porter, comme nous faisons, les choses égales 
sensibles , et voir qu'elles aspirent toutes à cette 
égalité sans pouvoir l'attemdre. 

C’est une conséquence nécéssaire de ce qui a 
été dit, Socrate. 

Mais n’est-il pas vrai que d’abord, après notre 
naissance, nous avohs vu, nous avons entendu, 
et que nous avons fait usage de tous nos autres 
sens ? | 

Très-vrai. 

Il faut donc qu avant ce temps-là nous ayons 
eu connaissance de l'égalité? 

Sans doute. 

Et par conséquent 1] faut, de toute nécessité, 
que nous l’ayons eue avant notre naissance. 

Il semble. 

Si nous l'avons eue avant notre naissance, 
nous savons donc avant que de naïitre, et d’a- 


bord après notre naissance nous avons connu, 


non seulement ce qui est égal, ce qui est plus 
grand, ce qui est plus petit, mais beaucoup d’au- 
tres choses de cette nature: car ce que nous 
disons ici n’est pas plus sur l'égalité que sur le 


PHÉDON. 22" 
beau en lui-même, sur le bien, sur le juste, 
sur le saint, et, pour le dire en un mot, sur 
toutes les choses que, dans tous. nos discours, 
nous marquons du caractère de l'existence; de 
sorte qu'il faut nécessairement que nous en ayons 
eu connaissance avant que de naître. 

Cela est certain, ᾿ 

Et si, après avoir eu ces connaissances, nous 
ne venions pas à les oublier toutes les fois que 
nous entrons dans la vie, nous naïtrions avec 
la science, et nous la conserverions toute notre 
vie: car, savoir n’est autre chose que conserver 
les connaissances .une fois acquises, et ne pas 
les perdre; et oublier, n'est-ce pas perdre les 
connaissances acquises ? 

Sans difficulté, Socrate. 


Que si, ayant eu ces connaissances avant de 


naître et les ayant perdues en naissant, nous ve- 


nons ensuite à les rapprendre ces connaissances 


que nous avions jadis, en nous servant du mi- 
nistère de nos sens, ce que nous appelons ap- 
prendre, n'est-ce pas ressaisir des connaissances 
qui nous appartiennent, et n'aurons-nous pas 
raison d'appeler cela se ressouvenir ? 

Tout-à-fait, Socrate. 

Car nous sommes convenus qu’il est très- 
possible que celui qui a senti une chose, c'est- 
à-dire qui l’a vue, entendue, ou enfin perçue 

15. 


228 ὁ PHÉDON. 

par quelqu'un de ses sens, pense, à l’occasion 
de celle-là, à une autre qu'il a oubliée, et à la- 
quelle celle qu’il a perçue ἃ eu quelque rapport, 
soit qu’elle lui ressemble, ou qu'elle ne lui res- 
semble point; de manière qu’il faut nécessaire- 
ment de deux choses l’une, ou que nous nais- 
sions avec ces connaissances, et que nous les 
conservions tous pendant la vie, ou que ceux 
qui, selon nous, apprennent, ne fassent que se 
ressouvenir, et que la science ne soit qu’une ré- 
᾿ miniscence. 

Il le faut nécessairement, Socrate. 

Que choisis-tu donc, Simmias? Naissons-nous 
avec des connaissances, ou nous ressouvenons- 
nous ensuite de ce que nous connaissions déja? 

En vérité, Socrate, Je ne sais présentement 
que choisir. 

Mais que penseras-tu, et que choisiras-tu sur 
ceci? Celui qui sait, peut-il rendre raison de ce 
qu'il sait, ou ne le peut-il pas? 

Il le peut sans aucun doute, Socrate. 

Et tous les hommes te paraissent-ils pouvoir 
rendre raison des choses dont nous venons de 
parler? 

Je le voudrais bien, répondit Simmias, mais 
Je crains fort que demain in γ8 ait plus un homme 
capable de le faire. 

Il ne te parait donc pas, Simmias, que tous 
les hommes possèdent ces connaissances ? 


PHÉDON. 229 
Non, assurément. ΕΞ 
‘Ils ne font donc: que se ressouvenir de ce 
qu'ils ont appris jadis? 
Il le faut bien. | 
Et en quel temps nos ames ont-ellés donc 
appris ces connaissances? car ce n’est pas de- 
puis que nous sommes nés. 
Non, certainement. 
C’est donc avant ce temps-là ? 
Sans doute. τς 
Et par conséquent, Simmias, nos ames exiIs- 
taient auparavant, avant qu elles parussent sous 
cette forme humaine; elles existaient sans en- 
veloppe corporelle : dans cet état, elles savaient. 
À moins que nous ne disions, Socrate, que 
nous 'avons acquis toutes ces connaissances en 
naissant; car voilà le seul temps qui nous reste. 
Bien! mon cher; mais eñ quel autre temps 
les avons-nous perdues ? Car nous ne les avons 
plus aujourd’hui, comme nous venons d’en con- 
venir. Les avons-nous perdues dans le même 
temps que nous les avons apprises? ou peux-tu 
marquer un autre temps ? 
Non, Socrate, et je ne m'apercevais pas que 
ce que je disais ne signifie rien. 
Il faut donc tenir pour constant, Simmias, 
que si toutes ces choses, que nous avons tou- 
jours däns la bouche, existent véritablement, Je 


230 : PHÉDON. 


veux dire le bon, le bien, et toutes les autres 
essences du même ordre, s'il est vrai que nous 
y rapportons toutes. les impressions des sens, 
comme à leur type primitif, que nous trouvons 
d’abord en nous-mêmes; et s’il est vrai que c’est 
à ce type que nous les comparons, il faut néces- 
sairement, dis-je, que, comme toutes ces choses- 
là existent, notre ame existe aussi, et qu'elle soit 
avant que nous naissions : et si ces choses-là 
. n'existent point, tout notre raisonnement porte 
à faux. Cela n'est-il pas constant, et n'est-ce pas 
une égale nécessité que ces choses existent, et 
que nos ames soient avant notre naissance, Ou 
qu’elles ne soient pas et nos ames non plus? 

Assurément, c'est une égale nécessité, Socrate, 
et, grace à Dieu, la conséquence de tout ceci 
est que l’ame existe avant notre apparition dans 
ce monde, ainsi que les essences dont tu viens 
de parler: car, pour moi, je ne trouve rien de 
si évident que l'existence du beau et du bien; 
et cela m'est suffisamment démontré. 

Et Cébès? dit Socrate; car il faut que Cébès 
soit aussi persuadé. 

Je pense aussi, dit Simmias, qu'il trouve tes 
preuves très-suffisantes, quoique ce soit bien 
l’homme le plus rebelle à la conviction. Cepen- 
dant je le tiens convaincu que notre ame est 
avant notre naissance; mais qu’elle soit après 


PHÉDON. 2331 
notre mort, c’est ce qui ne me paraît pas à moi- 
même assez prouvé : car tu n'as pas encore ré- 
futé cette opinion vulgaire dont Cébès parlait 
tantôt, qu'après la mort de l'homme l'ame se 
dissipe et cesse d'être. En effet, qu'est-ce qui 
empêche que l’ame naisse, qu’elle existe à part 
dans quelque lieu, qu'elle soit avant de venir 
animer le corps de l’homme, et qu'après qu’elle 
est sortie de ce corps, elle finisse comme lui, et 
cesse d'être ἢ 

Tu dis fort bien, Simmias, ajouta Cébès: il 
me paraît que Socrate n’a prouvé que la moitié 
de ce qu'il fallait prouver: car il a bien démon- 
tré que notre ame existait avant notre naissance; 
mais, pour achever sa démonstration, il devait 
prouver aussi qu'après notre mort notre ame 
n'existe pas moins qu'elle ἃ existé avant cette 
vie. . | 

Mais je vous l’ai démontré, Simmias et Cé- 
bés, reprit Socrate, et vous en conviendrez si 
vous joignez cette dernière preuve à celle que 
vous avez admise, que les vivans naissent des 
morts; car sil est vrai que notre ame existe 
avant notre naissance, et s’il est nécessaire qu’en 
venant à la vie elle sorte, pour ainsi dire, du 
sein de là mort, comment n’y aurait-il pas la 
même nécessité qu’elle existe encore après la 
“mort, puisqu'elle doit retourner à la vie’ Ge 


232 PHÉDON. 


que vous demandez a donc été démontré. Ce- 
pendant, il me paraît que vous souhaitez tous 
deux d'approfondir davantage cette question , et 
que vous craignez, comme les enfans, que quand 
l'ame sort du. corps les vents ne l’'emportent ; 
surtout quand on meurt par un grand vent. 
Sur quoi Cébès se mettant à rire: Eh bien! 
Socrate, prends que nous le craignons, ou plu- 
tôt que ce n’est pas nous qui le craignons, mais 
qu'il pourrait bien y avoir en nous un enfant 
qui le craignit ;  tâchons donc de lui apprendre 
à ne pas avoir peur de la mort, comme d'un 
masque difforme. 

Il faut, reprit Socrate, employer chaque jour 
des enchantemens, jusqu à ce que vous l’'ayez 
guéri. 

Mais, Socrate, où trouverons-nous un bon 
enchanteur , puisque tu nous quittes? 
= La Grèce est grande, Cébès , répondit Socrate, 
et l’on y trouve beaucoup d’habiles gens. D’ail- 
leurs, il y a bién d’autres pays que la Grèce, il 
faut les parcourir tous et les interroger pour 
trouver cet enchanteur, sans épargner ni travail 
ni dépense ;.car il n’y ἃ rien à quoi vous puis- 
siez-employer votre fortune plus utilement. Il 
faut aussi que vous le cherchiez parmi vous ré- 
ciproquement ; car peut-être ne trouverez-vous 
personne plus capable de faire ces enchante- 
mens que vous-mêmes. 


PHÉDON. , 233. 

Nous n’y manquerons pas, Socrate; mais re- 
prerions le discours que nous avons quitté, si 
tu le veux bien. 

Comment donc! trés-volontiers , Cébès. 

À merveille, Socrate. 

Ce que nous devons nous demander d’abord 
à nous-mêmes, reprit Socrate, c’est qui se dis- 
sout, pour quel ordre de choses nous devons 
craindre cet accident, et pour quel ordre de 
choses cet accident n’est pas à craindre. Ensuite, 
il faut examiner auquel de ces deux ordres ap- 
partient notre ame; et sur cela, craindre ou 
espérer pour elle. 

Cela est très-vrai. 

Ne semble-t-il pas que c’est aux choses qui 
sont en composition et qui sont composées de ᾿ 
leur nature, qu'il appartient de se résoudre däns 
les mêmes parties dont elles se composent, et 
que s’il y a des êtres qui ne soient pas compo- 
sés, ils sont les seuls que cet accident ne peut 
atteindre ? | 

Cela me paraît très-certain, dit Cébès. 

Les choses qui sont toujours les mêmes et 
dans le même état, n’y a-t-il pas bien de l'ap- 
parence qu’elles ne sont pas composées ? Et 
celles qui changent toujours et ne sont jamais 
les mêmes, ne paraissent-elles pas composées 
nécessairement ? | 


234 PHÉDON. 

Je le trouve comme toi, Socrate. 

Allons tout d’un coup à ces choses dont nous 
parlions tout à l’heure. Tout ce que, dans nos 
demandes et dans nos réponses, nous caractéri- 
sons en disant qu’il existe, tout cela est-il tou- 
jours le même, ou change-t-il quelquefois ? 
L'égalité absolue, le beau absolu, le bien ab- 
solu , toutes les existences essentielles reçoivent- 
elles quelquefois quelque changement, si petit 
qu'il puisse être, ou chacune d’elles, étant pure 
et simple, demeure-t-elle ainsi toujours la même 
en elle-même, sans jamais recevoir la moindre 
altération ni le moindre changement ? 

11 faut nécessairement, répondit Cébès, qu’elles 
demeurent toujours les mêmes, sans jamais chan- 
ger. | 
Et que dirons-nous de toutes ces choses qui 
réfléchissent plus ou moins l’idée de légalité et 
de la beauté absolue, hommes, chevaux, habits, 
et tant d’autres choses semblables? Demeurent- 
elles toujours les mêmes, ou, en opposition 
aux premières, ne demeurent-elles jamais dans 
le même état, ni par rapport à elles-mêmes, ni 
par rapport aux autres? 

Non, répondit Cébès, elles ne demeurent j je- 
mais les mêmes. | 

Or, ce sont des choses que tu peux voir, tou- 
cher, percevoir, par quelque sens; au lieu que 


PHÉDON. 235 
: les premières, celles qui sont toujours les mêmes, 
ne peuvent être saisies que par la pensée; car 
elles sont immatérielles, et on ne les voit point. 

Cela est très-vrai, Socrate, dit Cébes. 

Veux-tu donc, continue Socrate, que nous 
posions deux sortes de choses? 

Je le veux bien, dit Cébès. 

L'une visible, et l’autre immatérielle; celle- 
ΟἹ toujours la même, celle- là dans un continuel 
changement. | 

Je le veux bien encore, dit Cébes. 

Voyons donc. Ne sommes-nous pas composés 
d'un corps et d’une ame? ou y a-t-il quelque 
autre chose en nous? | 

Non, sans doute, 1l n’y a que cela. 

À laquelle de ces deux espèces dirons-nous 
que notre corps est plus conforme et plus τὸ res- 
semblant ? 

Il n’y a personne qui ne convienne que c’est 
à l'espèce matérielle. 

Et notre ame, mon cher Cébès, est-elle visi- 
ble ou immatérielle ἢ 

Visible? Non pas, du moins pour les hommes. 

Mais quand nous parlons de choses visibles 
ou invisibles, parlons-nous par rapport aux 
hommes, ou par rapport à d’autres natures? 

_ Par rapport à la nature humame. 

Que dirons-nous donc de l’ame? Est-elle vi- 

sible ou invisible ? 


236 PHÉDON. 
Invisible. 
Elle est donc immatérielle ? 
Oui. 
Et par conséquent, notre ame est plus con- 


forme que le corps à la nature immatérielle, et 


le corps à la nature visible ? 

Cela est d’une nécessité absolue. 

Ne disions-nous pas tantôt que, lorsque l’ame 
se sert du corps pour considérer quelque ob- 
jet, soit par la vue, soit par l’ouie, ou par quel- 
que autre sens, car c’est la seule fonction du 
corps de considérer les objets par les sens, alors 
elle est attirée par le corps vers ce qui change 


sans cesse ; elle s’égare et se trouble, elle ἃ des 


vertiges comme si elle était ivre, pour s'être 
mise en rapport avec des choses qui sont dans 
cette disposition ? ᾽ | 

Oui. 

Au lieu que quand élle examine les choses 
par elle-même, alors elle se porte à ce qui est 
pur, éternel, immortel : ‘immuable: elle y reste 


attachée, comme étant de mème nature, aussi 


long-temps du moins qu'elle ἃ la force de de- 
meurer en elle-même : ses égaremens cessent, 

et en relation avec des choses qui sont toujours 
les mêmes, elle est toujours la même, et parti- 
cipe en quelque- sorte de la nature de son ob- 
Jet; cet état de l’ame est ce qu’on appelle sa- 
gesse. 


\ 


PHÉDON. τς 437 
Cela est parfaitement bien dit, Socrate, et 
. c’est une grande vérité. 

À quelle classe d'êtres l’ame te paraït-elle 
donc plus ressemblante et plus conforme, après 
ce que nous avons établi et tout ce que nous 
venons de dire? | 

Il me semble , Socrate, qu'il n’y ἃ point 
d'homme si dur et si stupide, que la méthode 
que tu as suivie ne force de convenir que l’ame 
ressemble et est conforme à ce qui est toujours 
le même, bien plus qu’à ce e qui change toujours. 

Et le corps? 

. Il ressemble plus à ce qui change. 

Prenons encore un .autre chemin. Quand 
l'ame et le corps sont ensemble, la nature or- 
donne à l’un d’obéir et d’être esclave, et à l’au- 
tre d'avoir l'empire et de commander. Lequel 
est-ce donc des deux qui te paraït. semblable à 
ce qui est divin, et lequel te parait ressembler 
à ce qui est mortel? Ne trouves-tu pas que ce 
qui est divin est seul capable de commander et 
d’être le maitre, et que ce qui est mortel est 
fait pour obéir et être esclave? 

Assurément. | 

Auquel est-ce donc que l’ame ressemble ? 

. Il est évident, Socrate, que l’ame ressemble à 
ce qui est divin, et le corps à ce qui est mortel. 

Vois donc, mon cher Cébès, si, de tout ce 


238 PHÉDON. 

que nous venons de dire, il ne s'ensuit pas né- 
cessairement que notre amie est très-semblable 
à ce qui est divin, immortel, intelligible, sim- 
ple, indissoluble, toujours .le même, et tou- 
jours semblable à lui-même, et que notre corps 
ressemble parfaitement à ce qui est humain, 
mortel, sensible, composé, dissoluble, tou- 
jours changeant, et jamais semblable à lui- 
même. Ÿ a-t-il quelque raison que nous puis- 
sions alléguer pour détruire ces conséquences, 
et pour faire voir qu'il n’en est pas ainsi ? 

Non sans doute, Socrate. 

Cela étant, ne convient-il pas au corps d’être 
bientôt dissous, et à l’ame de demeurer tou- 
jours indissoluble, ou à peu près? 

C’est une vérité constante. 

Or, tu vois, reprit-il, qu'après que l’homme 
est mort, la partie visible de l’homme, le corps, 
ce qui est exposé à nos yeux, ce qu'on appelle 
le cadavre, à qui il convient de se dissoudre, 
de tomber par parties. et de se dissiper, n'é- 
prouve d’abord rien de tout cela, et se con- 
serve assez long-temps; et, si le mort était beau, 
il se conserve, dans toute sa beauté, même tres- 
long-téemps; car le corps, quand il est réduit et 
embaumé, comme -on le fait en Égypte *, il est 


* Hénonore, Il, 87; Dioponx de Sicile, 1, οι. 


PHÉDON. ΕΝ 239 
incroyable combien. de temps il se conserve 
presque entier ; et lors même qu'il se corrompt, 
certaines parties néanmoins, comme les os, les 
_nerfs et toutes les autres semblables, sont pres- 
que immortelles : cela n'est-il pas vrai? 

Très-vrai. | 

L'ame donc, qui est immatérielle, qui va 
dans un autre lieu semblable à elle, excellent, 
pur, immatériel, et que, pour cette raison, on 
appelle avec vérité l’autre monde “, auprès 
d’un Dieu bon et sage, où bientôt, s’il plaît à 


Dieu, mon ame doit se rendre aussi; l’ame, dis- . 


‘je, étant telle et de telle nature, à peine sortie 
du corps, se dissiperait.et périrait, ainsi que le 
disent la plupart des hommes! Il s’en faut de 
beaucoup, à Cébès, ὁ Simmias! Voici plutôt ce 
qui arrive : si elle sort pure, sans entrainer 
rien du corps avec elle, comme celle qui, du- 
rant la vie, n’a eu avec lui aucune communi- 
cation volontaire, mais la fui au contraire et 
s’est recueillie en elle-même, faisant de cette 
occupation son unique soin; et ce soin est ce- 


* Ill ya ici, comme un peu plus loin, dans le texte, un 
rapprochement verbal, intraduisible en français, entre le 
mot qui signifie immatériel, ἀείδης, et celui qui signifie, 


l'autre monde, ἄδης, l'invisible, le lieu de l'invisible. Voyez, 


sur l’étymologie du mot ddnç, ἀίδης, le passage célèbre du 
Cratyle. ; 


240  PHÉDON. 
lui de bien philosopher, c’est-à-dire, au fond, 
de s'exercer à mourir aisément : dis, n’est-ce 
pas là s'exercer à la mort? 

Tout-à-fait. 

L’ame donc, en cet état, se rend vers ce qui 
est semblable à elle, immatériel, divin, immor- 
tel et sage; et là elle est heureuse, délivrée de 


. l'erreur, de la folie, des cramtes, des amours 


déréglés et de tous les autres maux des hu- 
mains : et, comme on le dit des mitiés, elle 
passe véritablement l'éternité .avec, les dieux. 
N'est-ce pas là ce que nous devons dire , ὁ. 
Cébes ? 

Assurément, répondit Cébes. 

Mais 81 elle se retire du corps souillée et im- 
pure, comme celle qui a toujours été mélée 
avec lui, qui l’a servi et aimé, qui s’est laissée 
charmer par lui et par les voluptés, au point de 
croire qu'il n’y ἃ de réel que ce qui est corpo- 
rel, ce qu'on peut toucher, boire, manger, ou 
ce qui sert aux plaisirs de l'amour; et au con- 
traire se faisant une habitude de haïr, d’avoir 
en horreur et de fuir ce qui est obscur et in- 
visible aux yeux, ce qui est intellectuel, et ne 
se saisit que par la philosophie; penses-tu que 
l'ame en cet état puisse sortir du corps pure et ἢ 
dégagée ? 


Non, sans doute, en aucune maniére. . 


PHÉDON. 241 
Au contraire, elle sort toute chargée des liens 
de l'enveloppe matérielle, que le commerce 
continuel et l'union trop étroite qu’elle ἃ eue 
avec le corps, et le soin assidu qu’elle a pris de 
lui, lui ont rendue comme essentielle. 
Tres-certainement. | 
Cette enveloppe, mon cher Cébès, est lourde, 
pesante, formée de terre et visible. L’ame, char- 
gée de ce poids, y succombe, et entrainée de 
nouveau vers le monde visible par l'horreur de 
limmatériel et de cet autre monde sans lumière, 
de l'enfer, comme on l'appelle, elle va errant, à 
ce qu’on dit, parmi les monumens et les tom- 
beaux, autour desquels aussi l’on ἃ vu parfois 
des fantômes ténébreux, comme doivent être les 
ombres d'ames coupables qui ont quitté la vie 
avant d’être entièrement purifiées, et retiennent 


quelque chose de la région visible, et .que pour 


cela l'œil des hommes peut encore voir. 
. Cela est trés-vraisemblable, Socrate. 

Oui, sans doute, Cébès, et il est vraisembla- 
ble aussi que ce ne sont pas les ames des bons, 
mais celles des méchans, qui sont forcées d’er- 
rer dans ces lieux, où elles portent la peine de 
leur première vie, qui a été méchante, et où 
elles continuent d’errer jusqu’à ce que l'appétit 
naturel de.la masse corporelle qui les suit les 
ramène dans un corps; et alors elles rentrent 


1, | 16 


242 PHÉDON. 


vraisemblablement dans les mêmes mœurs qui 
ont fait l'occupation de leur première existence. 

Comment dis-tu cela, Socrate ? 

Par exemple, ceux qui se sont abandonnés à 
lintempérance, aux excès de l'amour et de la 
bonne chère, et qui n’ont eu aucune retenue, 
entrent vraisemblablement dans des corps d'ânes 
et d'animaux semblables : ne le penses-tu pas 

Assurément. 

Et ceux qui n'ont aimé que l'injustice, la ty- 
rannie et les rapines, vont animer des corps 
de loups, d’éperviers, de faucons. Des ames de 
cette nature peuvent-elles aller ailleurs ? 

Non, sans doute. , 

Et la destinée des autres est relative à la vie 
qu'ils ont menée ? 

Évidemment. 

Comment en serait-il autrement? Les plus 
heureux d’entre eux et les mieux partagés sont 
donc ceux qui ont exercé cette vertu sociale 
qu’on nomme la modération et la justice, qu'on 
acquiert par habitude et par exercice, sans phi- 
losophie et sans réflexion. 

Comment ceux-ci seraient-ils les plus heureux? 

Parce qu'il est probable qu'ils rentreront dans 
‘une espèce analogue d’animaux paisibles et: so- 
_Ciaux, comme des abeïlles, des guëpes, des four- 
mis; ou même qu'ils rentreront dans des corps hu- 


PHÉDON. 243 


mains, et qu'il en résultera des hommes de bien. 

Cela est probable. 

Mais pour arriver au rang des dieux, que ce- 
lui qui n’a pas philosophé et qui n’est pas sorti 
tuut-à-fait pur de cette vie, ne s’en flatte pas; 
non, cela n’est donné qu’au philosophe. C’est 
pourquoi, Simmias et Cébès, le véritable philo- 
sophe s’abstient de toutes les passions du corps, 
leur résiste, et ne se laisse pas entraîner par 
elles ; et cela, bien qu'il ne craigne ni la perte 
de sa fortune et la pauvreté, comme les hommes 
vulgäires et ceux qui aiment l'argent , ni le dés- 
honneur et la mauvaise réputation, comme ceux 
qui aiment la gloire et les dignités. 

Il ne conviendrait pas de faire autrement, 
répartit Cébès. | 

Non, sans doute, continua Socrate : aussi 
ceux qui prennent quelque intérêt à leur ame, 
et qui ne vivent pas pour flatter le corps, ne 
tiennent pas le même chèmin que les autres 
qui ne savent où ils vont ; mais, persuadés qu'il 
ne faut rien faire qui soit contraire à la phi- 
losophie, à l’affranchissement et à la purification 
qu'elle opère, ils s’abandonnent à sa conduite, 
et la suivent partout où elle veut les mener. 

Comment, Socrate ? 

La philosophie recevant l’ame liée véritable- 
ment et pour ainsi dire collée au corps, et forcée 

16. 


24 PHÉDON. 


de considérer les choses non par elle-même, mais 
par l'intermédiaire des organes comme à travers 
-les murs d'un cachot et dans une obscurité ab- 
solue, reconnaissant que toute la force du cachot 
vient des passions qui font que le prisonnier aide 
lui-même à serrer sa chaine; la philosophie, 
dis-je, recevant l'ame en cet état, l’exhorte dou- 
cement et travaille à la délivrer : et pour cela 
“elle lui montre que le témoignage des yeux du 
corps est plein d'illusions, comme celui des 
“oreilles, comme celui des autres sens; elle l’en- 
. gage à se séparer d'eux, autant qu'il est en elle; 
elle lui conseille de se recueillir et de se con- 
centrer en elle-même, de ne croire qu’à elle- 
même, après avoir examiné au dedans d'elle et 
avec l'essence même de sa pensée ce que chaque 
chose est en son essence, et de tenir pour faux 
tout ce qu'elle apprend par un autre qu'’elle- 
même, tout ce qui varie selon la différence des 
intermédiaires : elle lui enseigne que ce qu’elle 
voit ainsi, c’est le sensible et le visible; ce qu'elle 
voit par elle-même, c’est l’intelligible et l’imma- 
tériel. Le véritable philosophe sait que telle est 
la fonction de la philosophie. L’ame donc, per- 
suadée qu’elle ne. doit pas s’opposer à sa déli- 
vrance, s'abstient, autant qu’il lui est possible, 
des voluptés, des désirs, des tristesses, des crain- 
tes ; réfléchissant qu'après les grandes joies et 


PHÉDON. 245 


les grandes craintes, les tristesses et les désirs 


immodérés, on n’éprouve pas seulement les maux 


ordinaires, comme d’être malade, ou de perdre 
sa fortune mais le plus grand et le dernier de 
tous les maux, et même sans en avoir le sen- 
timent. 

Et quel est donc ce mal, Socrate? : 

C'est que l’effet nécessaire de l'extrême jouis- 


sance et de l'extrême affliction est de persuader 


à l'ame que ce qui la réjouit ou l’afflige, est 
très-réel et très- véritable, quoiqu'il n’en soit 
rien. Or, ce qui nous réjouit ou nous afflige, 
ce sont principalement les choses visibles ; ; 
n'est-ce pas? 

Certainement. 

N'est-ce pas surtout dans la jouissance et la 
souffrance que le corps subjugue et enchaine 
l'ame ? 

Comment cela? 

Chaque peine, chaque plaisir, a, pour ainsi 
dire, un clou avec lequel il attache l'ame au 
corps, la rend semblable, et lui fait croire que 
rien n’est vrai que ce que le corps lui dit. Or, 
si elle emprunte au corps ses croyances, et par- 
tage ses plaisirs, elle est, je pense, forcée de 
prendre aussi les mêmes mœurs et les mêmes 
habitudes, tellement qu'il lui est impossible d’ar- 
river jamais pure à l’autre monde; mais, sortant 


4 


\ 


4 


2346 PHÉDON. 

de cette vie toute pleine encore du corps qu’elle 

quitte, elle retombe bientôt dans un autre corps 
t y prend racine, comme une plante dans la 

terre où elle a été semée; et ainsi elle est privée 

du commerce de la pureté et de la simplicité 

divine. 

Il n’est que trop vrai, Socrate, dit Cébès. 

Voilà pourquoi, mon cher Cébès, le véritable 
philosophe s'exerce à la force et à la tempé- 
rance, et nullement pour toutes les raisons que 
s'imagine le peuple. Est-ce que tu penserais 
comme lui? 

᾿ Non pas. 

Et tu fais bien. Ces raisons grossières n'èn- 
treront pas dans l’ame du véritable philosophe ; 
elle ne pensera pas que la philosophie doit ve- 
nir la délivrer, pour qu'après elle s’'abandonne 


aux jouissances et aux souffrances et se laisse 


enchaïner de nouveau par elles, et que ce soit 
toujours à recommencer, comme la toile de 
Pénélope. Au contraire, en se rendant mdépen- 


dante des passions, en suivant la raison pour 


guide, en ne se départant jamais de la contem- 
plation de ce qui est vrai, divin, hors du do- 
maine de l'opinion, en se nourrissant de ces 
contemplations sublimes, elle acquiert la con- 
viction qu’elle doit vivre ainsi tant qu’elle est 
dans cette vie, et qu'après la mort elle ira se 


PHÉDON. 247 
réunir à ce qui lui est semblable et conforme à 
sa nature et sera délivrée des maux de l’huma- 
nité. Avec un tel régime, ὁ Simmias, ὁ Cébés, 
et après l’avoir suivi fidèlement, il n’y ἃ pas de 
raison pour craindre qu'à la sortie du corps, 
elle s'envole emportée par les vents, se dissipe . 
et cesse d'être. 

Après Que Socrate eut ainsi parlé, il se fit un 
long silence. Socrate paraissait tout occupé de 
ce qu'il venait de dire; nous l’étions aussi pour 
la plupart, et Cébès et Simmias parlaient un peu 
ensemble. Enfin, Socrate les apercevant : De 
quoi parlez-vous? leur dit-il; ne vous paraït-il 
point manquer quelque chose à mes preuves? 
Car il me semble qu’elles donnent lieu à beau- 
coup de doutes et d’objections, si on vient à les 
examiner en détail. Si vous parlez d’autre chose, 
je π᾿ αἱ rien à dire; mais si c'est sur cela que 
vous avez des doutes, ne faites pas difficulté 
de prendre la parole à votre tour, et d'exposer 
franchement votre opinion, si la mienne ne vous 
satisfait pas; et associez-moi à votre rechérche, 
si vous croyez en venir plus facilement à bout 
avec moi. 

Je te dirai la vérité, Socrate , répondit Sim- 
mias. Il y a long-temps que chacun de nous 
deux ἃ des doutes; et pousse l’autre pour qu il 
te les propose, car nous désirerions bien t'en- 


+" 


-- 


248 PHÉDON. 

tendre les résoudre; mais nous ne voudrions 
pas être importuns, et nous craignons que cela 
ne te soit désagréable dans ta situation. 

Eh! mon cher Simmias, reprit Socrate en 
souriant doucement, à grande peine persuade- 
rais-je aux autres hommes que je ne prends 
point pour un malheur l’état où je me trouve, 
puisque je ne saurais vous le ποιζμαζν à vous- 
mêmes, et que vous craignez que je ne sois 
plus difficile à vivre maintenant qu'auparavant. 
Vous me croyez donc, à ce qu'il parait, bien m- 
férieur aux cygnes, pour ce qui regarde le pres- 
sentiment et la divination. Les cygnes, quand 
ils sentent qu'ils vont mourir, chantent encore 
mieux ce jour-là qu'ils n’ont jamais fait, dans 
leur joie d’aller trouver le dieu qu'ils servent. 
Mais la crainte que les hommes ont eux-mêmes 
de la mort leur fait calomnier ces cygnes, en 
disant qu'ils pleurent leur mort, et qu'ils chan- 
tent de tristesse ; et ils ne font pas cette réflexion 
qu'il n’y a point d'oiseau qui chante quand il a 
faim ou froid, ou quand il souffre de quelque 
autre manière, non pas même le rossignol, l'h1- 
rondelle ou la hupe, dont on dit que le chant 
est une complainte. Mais je ne crois pas que 
ces oiseaux chantent de tristesse, ni les cygnes 
non plus; Je crois plutôt qu’étant consacrés à 
Apollon, ils sont devins, et que, prévoyant le 


PHÉDON. 249 


bonheur dont on jouit au sortir de la vie, ils 
chantent et se réjouissent ce jour-là plus qu'ils 
n’ont jamais fait. Et moi, je pense que je sers 
Apollon aussi-bien qu’eux, que je suis consacré 
au même dieu, que je n’a pas moins reçu qu'eux 
de notre commun maître l’art de la divination, 
et que- je ne suis pas plus fâché de sortir de 
_cette vie; c’est pourquoi, à cet égard, vous n'a- 
vez qu'à parler tant qu'il vous plaira, et m'in- 
terroger aussi long-temps que les onze voudront 
le permettre. | | | | 

Fort bien, Socrate, repartit Simmias; je te 
proposerai donc mes doutes, et Cébès te fera 
ensuite ses difficultés. Je crois, comme toi, qu’en 
pareille matière, il est impossible, ou du moins 
très-difficile d'arriver à la vérité dans cette vie; 
mais Je crois aussi que de ne pas examiner de 
toutes les manières ce qu’on en dit, sans quitter 
prise avant d'avoir fait tous ses efforts, c’est : 
l'action d’un lâche : car il faut de deux choses 
l'une, ou apprendre des autres ce qui en est, 
ou le trouver de soi-même, ou, si cela est im- 
possible, il faut, parmi tous les raisonnemens 
humains, choisir celui qui est le meilleur et 
admet le moins de difficultés , et s'y embarquant, 
comme sur une nacelle plus ou moins sûre, tra- 
verser ainsi la vie, à moins qu’on ne puisse 
trouver pour ce voyage un vaisseau plus solide, 


“2 


250 PHEDON. 


δ 


un raisonnement à toute épreuve. Je n'aurai 
donc point de honte de te faire des questions, 
puisque tu le permets, et je ne m'exposerai pas 
au reproche que je pourrais me faire un jour, de 
ne t'avoir pas dit maintenant ce que je pense. 
Quand j'examine avec moi-même et avec Cébès 
ce qui a été dit, j'avoue que je ne trouve pas 


cela très-satisfaisant. 


Peut-être as-tu raison, mon ami; mais en 
quoi ne trouves-tu pas cela satisfaisant ? 

En ce que, répondit Simmias, l’on poutfrait 
dire la même chose aussi de l'harmonie d’une 
lyre, de la lyre elle-même et de ses cordes; 
que lharmonie d’une lyre bien d'accord est 
quelque chose d’invisible, d’incorporel, de très- 
beau, de divin; et que la lyre et les cordes sont 
des corps, de la matière, des choses composées, 
terrestres et de nature mortelle. Car enfin, après 
qu’on aurait cassé ou coupé par morceaux la 
tyrè, ou qu’on aurait rompu les cordes, on pour- 
rait soutenir avec ta manière de raisonner qu'il 
est de toute nécessité que cette harmonie existe 
encore, attendu qu’il est impossible que la lyre 
subsiste après les cordes rompues, ou que les 
cordes fragiles et mortelles subsistent après la 
lyre cassée ou démontée, et que l’harmonie, 
chose immortelle et divine; périsse avant ce qui 
est mortel et terrestre; on pourrait soutenir qu’il 


mm 


PHÉDON. 251 


faut de toute nécessité que l’harmonie existe 


quelque part, et que la lyre et les cordes-soient 
rompues et périssent entiérement avant qu’elle 
recoive la moindre atteinte. Et toi-même, So- 
crate, tu te seras aperçu, je crois, que l’idée 
que nous nous faisons ordinairement de l'ame 
revient à peu près à celle-ci: que notre corps : 
étant composé et tenu en équilibre par le chaud, 
le froid, le sec et l’humide, notre ame est le 
rapport de ces principes entre eux, et l’harmo- 
nie qui résulte de l’exactitude et de la justesse 
de leur combinaison. Or, s’il était vrai que notre 
ame ne füt qu’une harmonie, il est évident que 
quand notre corps est trop relâché ou trop tendu 


* par la maladie, ou par les autres maux, il faut 


nécessairement que notre ame, toute divine 
qu'elle est, périsse comme les autres harmonies, 
qui se trouvent dans les instrumens de musique 
ou dans tout autre ouvrage d’art; tandis que les 
restes de chaque corps durent long-temps, Jus- 
qu’à ce qu'ils soient brülés ou réduits en putré- 
faction. Vois donc, Socrate, ce que nous pour- 


_ rons répondre à 665. raisons, si quelqu'un pré- 


tend que notre ame, n'étant qu’un mélange des 
qualités du corps, périt la première dans ce 
qu'on appelle la mort. 

Socrate alors, promenant ses regards sur 
nous, comme il avait coutume de faire, et sou- 


259 PHÉDON. 

riant : Simmias ἃ raison, dit-il. Si quelqu'un de 
vous a plus de facilité que moi à répondre à 
ses objections, que ne le fait-il? Car il me pa- 
rait que Simmias ne nous ἃ pas mal attaqué. 
Cependant il me semble qu'il vaut mieux, avant 
que de lui répondre, écouter ce que Cébès a 
aussi à objecter, afin que nous gagnions par là 
du temps, pour penser à ce qu’il faut dire, et 
qu'après les avoir entendus tous deux, nous 
passions de leur côté, si nous trouvons qu'ils 


ont raison; sinon, ce sera le temps de nous dé- 


fendre. Dis-rious donc, Cébès quel scrupule 
t’'empèche de te rendre à ce que j'ai étabh? 

Je m'en vais le dire, répondit Cébès; c’est 
qu'il me paraît que la question. en est encore 
au méme point où elle en était, et que les 
mêmes objections, que nous avons faites d’a- 
bord, subsistent. Que notre ame ait existé avant 
que d’entrer dans le corps, je n’ai rien à dire à 
cela; tu l’as très-bien démontré, et, s’il m'est 
permis de te le dire en face, d’une manière vrai- 
ment admirable ; mais qu’elle soit encore quel- 
que part après que nous sommes morts, c’est 
de quoi je ne suis pas convaincu. Ce n’est pas 
que 6 sois ébranlé par l’objection de Simmias, 
qui prétend que l’ame n’est point quelque chose 
de plus fort ni de plus durable que le corps; 
non , l'ame me paraît'être infiniment supérieure. 


PHÉDON. 253 


à toutes les choses de cette nature. Qui t’ar- 
rête donc, me dira-t-on? Puisque tu vois, qu’a- 
près que l’homme est mort, ce qu'il y a de plus 
faible en lui subsiste, ne te semble-t-il pas 
qu'il faut nécessairement que ce qui est plus 
durable ait le même avantage? Vois, je te prie, 
si ce que J'oppose à cela te parait avoir quelque 
force. J’ai besoin , je crois, de me servir aussi 
d'une comparaison, comme Simmias. Ce qu’on 
vient de dire est, à mon avis, comme si, en 
parlant d’un vieux tisserand qui serait mort, on 
disait : Cet homme n'a point péri, mais il existe 
peut-être bien quelque part; et la preuve, c’est 
que le vêtement qu'il portait, et qu'il avait tissu 
lui-même, est encore entier et n’a point péri : 
et si quelqu'un refusait de se rendre à cette rai- 
son, on lui demanderait lequel est le plus du- 
rable, en général, de l'homme, ou du vêtement 
qu’il porte et qui sert à ses besoins; il faudrait 
bien répondre que c’est l’homme qui est de beau- 
coup le plus durable; et, sur cela, on croirait 
lui avoir démontré que l’homme existe encore, 
puisque ce qui était moins durable que lui n’a 
point péri: mais 1] n'en va pas ainsi, Je crois. 
Simmias, fais bien attention à ce que je vais 
dire. Il n’y a personne qui ne sente que raison- 
ner ainsi est une absurdité. En effet ce tisse- 
rand, après avoir usé beaucoup d’habits qu'il 


254 PHÉDON. 

s'était faits lui-même , est mort après eux, mais, 
je pense, avant le dernier; ce qui pourtant n'est 
pas une raison de croire qu'il est plus faible et 
moins durable que l’habit. Cette comparaison 
convient très-bien à l’ame et au corps; et en la 
leur appliquant on est, selon moi, fort bien 
reçu à dire que l’ame est un être dépositaire 
d’une longue durée, et que le corps est un être 
plus faible et moins durable; c’est-à-dire que 
chaque ame use plusieurs corps, surtout si elle 
vit long-temps: car si le corps est dans un état 
d'écoulement et de déperdition continuelle pen- 
dant que l’homme vit encore, et si l'ame renou- 
velle et refait sans cesse sa périssable -enveloppe, 
il suit nécessairement que quand l’ame vient à 
mourir, elle en est à son dernier habit, qu'elle 
a usé tous les autres avant de mourir, tandis 
que, elle morte, le corps fait paraître aussi- 
tôt la faiblesse de sa nature, se corrompt et 
périt promptement. Mais n'ajoutons pas tant de 
foi à cette démonstration, que nous ayons une 
entière confiance qu'après la mort l’ame existe 
encore : car si l’on accordait à celui qui sou- 
tiendrait cette opinion plus encore que tu ne 
dis ; si on lui accordait que non-seulement l’ame 
existait dans le temps qui a précédé la nais- 
sance, mais que rién n'empêche que, même lors- 
que nous serons morts, l’ame prolonge son exis- 


PHÉDON. 255 


tence et renaisse plusieurs fois pour mourir de 
nouveau, étant assez forte par sa nature pour 
résister à plusieurs naissances; si, dis-je, on 
accordait tout cela, mais sans accorder qu’elle 
ne se fatigue point dans ce grand nombre. de 
naissances, et qu'elle ne finit pas par périr tout- 
à-fait dans quelqu’une de ces morts; et si l’on 
ajoutait que personne ne sait qu'elle sera pré- 
cisément la mort où doit périr l’ame, qui que 
ce soit d’entre nous ne pouvant en avoir le sen-_ 
timent ; alors nul homme ne pourrait raisonna- 
blement ne pas craindre la mort, s’il n’a pas de 
preuve certaine que l'ame est quelque chose 
d’absolument immortel et impérissable : sans 
cela, il faut bien de toute nécessité que celui 
qui va mourir craigne pour son ame, et ae 
peur que sa séparation actuelle d'avec le corps 
soit l'épreuve dernière où elle doit périr sans 
retour. | | 
Après que nous eùmes entendu leurs discours, 
nous éprouvâmes tous un sentiment désagréa- 
ble, comme nous nous l’avouâmes ensuite; car 
aprés avoir été pleinement convaincus par les 
raisonnemens antérieurs , il nous semblait qu’on 
venait nous troubler de nouveau, et jeter dans 
nos esprits, non-seulement pour ce qui avait été 
dit, mais encore pour tout ce qu’on dirait à 
l'avenir, ce doute cruel, ou que nous fussions 


256 PHÉDON. 


capables de porter un jugement sur ces ma- 
tières, ou même que ces matieres pussent pro: 
duire autre chose que l'incertitude. 

! ÉCHÉCRATÈS. 

Par les dieux, Phédon, je vous le pardonne 
bien; car moi-même, en t’entendant, 1] m'arrive 
de me dire à moi-même : A quelles raisons croi- 
rons-nous donc désormais, puisque celles de 
Socrate, qui paraissaient si décisives, ne sont 
pas dignes de confiance? En effet, l’objection 
de Simmias, que notre ame n’est qu'une har- 
monie, me frappe merveilleusement et m’a tou- 
jours frappé, et elle m’a fait ressouvenir que 
moi-même j'avais eu la même pensée autrefois. 
C'est donc à recommencer pour moi, et j'ai be- 
soin de nouvelles preuves pour être convaincu 
que l’ame ne meurt pas avec le corps. Dis-nous 
donc, par Jupiter, de quelle maniere Socrate 
continua son discours, et si lui aussi, ainsi que 
tu le dis de vous autres, parut éprouver quel- 
que peine, ou sil soutmt son opinion avec 
douceur, et s’il la soutint d’une maniere satis- 
faisante. Raconte-nous tout le plus exactement 
que tu pourras. : 

PHÉDON. 

Je t’assure, Échécratès, que, bien que j'aie 
plusieurs fois admiré Socrate, je ne le fis jamais 
autant qu'en cette circonstance. Qu'il eût de 


PHÉDON. 257 


quoi répondre, cela n’est peut-être pas éton- 
nant le moins du monde; mais ce que j'admirai 
le plus, ce fut premièrement avec quel air de 
satisfaction, avec quelle bienveillance, avec 
quelles marques d'approbation il reçut les objec- 
tions de ces Jeunes gens; ensuite avec quelle 
promptitude 1] s’aperçut de l'impression qu’elles 
avaient faite sur nous; enfin avec quelle habi- 
leté 1l guérit nos frayeurs; et, nous rappelant 
comme des fuyards et des vaincus, nous fit tour- 
ner tête, et nous ramena à la discussion. 
ÉCHÉCRATÈS. 
Comment cela ? 
PHÉDON. 


A 


Je vais te le dire. J'étais assis à sa droite, à 
côté du lit, sur un petit siége; ét lui, il était 
assis plus haut que moi. Me passant donc la 
main sur la tête, et prenant mes cheveux, qui 
tombaient sur mes épaules (c'était sa coutume 
de jouer avec mes cheveux en toute occasion ): 
Demain, dit-il, 6 Phédon! tu feras couper ces 
beaux cheveux ἡ; n'est-ce pas? 

Apparemment , Socrate, lui dis-je. 

Non pas, si tu m'en crois. 

Comment ? 


* Les Grecs se faisaient couper les cheveux après la mort 
de leurs amis, et les déposaient sur leur tombeau. 


1. 17 


258 PHÉDON. 

Non pas demain, mais aujourd'hui, dit-il, 
nous nous ferons couper tous deux les cheveux, 
s’il est vrai que notre raisonnement soit mort, 
et que nous ne puissions le ressusciter; et, si 
j'étais à ta place, et que l’on eût battu mon 
raisonnement, je ferais serment, comme les Ar- 
giens, de ne pas laisser croître mes cheveux jus- 
qu'à ce que j'eusse vaincu, dans une seconde 
bataille, le raisonnement de Simmias et de Cébes. 

Mais, lui dis-je, on dit qu'Hercule même ne 
peut suffire contre deux ἢ 

Eh bien! dit-il, appelle - moi, comme ton 
‘Tolas. 

Pendant qu'il est encore jour, je t'appelle 
aussi, lui répondis-je, non pas comme Hercule 
appelle son Iolas, mais comme Iolas appelle son 
Hercule. 

_ Cela est égal, dit-il; mais prenons bien garde, 
avant toutes choses, qu'il ne nous arrive un 
malheur. 

Lequel? 

C'est, continua-t-1l, d'etre des misologues, 
comme il y a des misanthropes: on ne peut 
éprouver de plus grand malheur que celui de 
hair la raison, et cette misologie ἃ la même 
cause que la misanthropie. La misanthropie vient 


* Proverbe grec. 


PHÉDON. 259 


de ce qu'après s'être beaucoup trop fié, sans 
aucune connaissance , à quelqu'un, et l'avoir cru 
tout-à-fait sincère, honnête et digne de con- 
fiance, on le trouve, peu de temps après, mé- 
chant et infidèle, et tout autre encore dans une 
autre occasion; et lorsque cela est arrivé à quel- 
qu’un plusieurs fois, et surtout relativement à 
ceux qu'il aurait crus ses meilleurs et plus inti- 
mes amis, aprés plusieurs mécomptes il finit 
par prendre en haine tous les hommes, et ne 
plus croire qu'il y ait rien d’honnéte dans aucun 
d'eux. Ne t'es-tu pas aperçu que la misanthropie 
se forme ainsi? 

Oui, lui dis-je. 
᾿ N'est-ce donc pas une honte? continua-t-il; 
n'est-1l pas évident que cet homme - là entre- 
prend de traiter avec les hommes, sans avoir 
aucune connaissance des choses humaines? car 
s’il en avait eu un peu connaissance , il eût pensé, 
comme cela est en réalité, que les bons et les 
méchans sont les uns et les autres en bien pe- 
tite minorité, et ceux qui tiennent le milieu, 
en un très-grand nombre. 

Comment dis-tu ? | 

Il en est, répondit - il , des bons et des mé- 
chans comme des hommes fort grands ou fort 
petits. Crois-tu qu'il y ait quelque chose de 
plus rare que de trouver un homme fort grand 


17. 


260 PHÉDON. - 


ou fort petit? et ainsi des chiens et de toutes 
les. autres choses, comme de ce qui est vite et 
de ce qui est lent, de ce qui est beau et de ce 
qui est laid, de ce qui est blanc et de ce qui 
est noir. Ne t'aperçois-tu pas que dans toutes 
ces choses les termes extrêmes sont rares et en 
petit nombre, et que les choses moyennes sont 
trés-ordinaires et en grand nombre? 

Il est vrai. 

Ne crois-tu pas. que, si l’on proposait un 
combat de méchanceté, là aussi il y en aurait 
très peu qui pussent obtenir le prix? 

Cela est très-vraisemblable. 

Assurément , reprit-1l; mais ce n'est pas en 
cela que les raisonnemens ressemblent aux hom- 
mes; je me suis laissé entrainer à ta suite un 
peu hors du sujet ; ils leur ressemblent en ce 
que, quand on admet un raisonnement comme 
vrai, sans connaître l’art de raisonner, souvent 
il arrive que ce même raisonnement paraît faux, 
tantôt l’étant, tantôt ne l’étant pas , et successi- 
vement tout différent de lui-même; et quand 
on s'est accoutumé à beaucoup disputer pour 
et contre, tu sais qu’on finit par croire qu’on est 
devenu très-sage, et qu’on a découvert par des 
lumières particulières que, ni dans les choses, 
ni dans les raisonnemens , il n'y ἃ rien de vrai 
ni de stable, mais que tout est dans un flux et 


PHÉDON. 261 
un reflux continuel, comme l’Euripe *, et que 
rien ne demeure un moment dans le même état. 

J'en conviens. 

Ne serait-ce donc pas une chose déplorable, 
Phédon, que, quand il y ἃ un raisonnement 
vrai, sohde et intelligible, pour avoir prêté lo- 
reille à des raisonnemens qui tantôt paraissent 
vrais et tantôt ne le paraissent pas, au lieu de 
s'accuser soi-même et sa propre incapacité, on 
finit par dépit à transporter la faute avec com- 
plaisance de soi-même à la raison; et qu'on 
passât le reste de sa vie à haïr et à calomnier la 
raison, étranger à la réalité, et à la science? 

Par Jupiter, m’écriai-je, très-déplorable as- 
surément | | 

Prenons donc garde avant tout, reprit-il, 
que ce malheur ne nous arrive, et ne nous 
laissons pas préoccuper par cette pensée que 
peut-être il n'y a rien de sain dans le raison- 
nement: persuadons-nous plutôt que c’est nous 
qui sommes malades, et qu'il nous faut faire 
courageusement tous nos efforts pour nous gué- 
rir, toi et les autres bien plus que moi, par la 
raison qu'il vous reste beaucoup de temps à 
vivre; et moi, parce que je vais mourir; et je 


* L’Euripe avait le flux et le reflux sept fois le jour, et 
autant de fois la nuit. | 


262 ._ PHÉDON. 

crains bien de ne pas montrer dans cet entre- 
tien des dispositions philosophiques, mais des 
dispositions contentieuses, comme ces faux sa- 
vahs qui ne se soucient guère de la vérité de 
ce dont ils parlent, mais n’ont pour but que de 
faire adopter leurs opinions personnelles. Il me 
parait qu'en ce moment, 1l n’y a entre eux et 
moi qu’une seule différence, c'est que ce ne sera 
.pas aux assistans que je m'efforcerai de persua- 
‘der mon opinion (au moins n'est-ce pas là mon 
but principal ), mais bien plutôt de m'en con- 
vaincre fortement moi-même, car je fais ce rai- 
_ sonnement , et vois combien il est intéressé: δὲ 
ce que je dis se trouve vrai, il est bon de le 
croire; et si après la mort il n’y ἃ rien, J'en ti- 
rérai toujours cet avantage, de ne pas fatiguer 
les autres de mes lamentations, pendant ce temps 
qui mé reste à vivre. D'ailleurs cette ignorance 
ne durera pas long-temps, car ce serait un mal; 
mais elle finira bientôt. Ainsi préparé, ὁ Sim- 
mias et Cébès! je vais commencer mes preuves. 
Mais vous, si vous m'en croyez, faisant pen 
d'attention à Socrate, mais beaucoup plus à la 
vérité, 51 vous trouvez que ce que je dis soit 
vrai, convenez-en ; sinon, opposez-vous de toute 
votre force, prenant bien garde que je:ne me 
trompe moi-même .et vous en même temps, par 
trop de bonne volonté, et que je ne vous quitte 


Lé 


- 


PHÉDON. 263 


comme l'abeille, qui laisse son aiguillon dans la 


plaie. Commencons donc; mais premièrement, 
rappelez-moi vos argumens, si vous vous aper- 
cevez que je les aie oubliés. Simmias, je crois, 
craint que l’ame, quoique plus divine et plus 
belle que le corps, ne périsse avant lui, comme 
l'harmonie avant la lyre : et Cébès ἃ accordé, 
si Je ne me trompe, que l’ame est bien plus du- 
rable que le corps, mais qu’on ne peut nulle- 
ment savoir si, après qu'elle a usé plusieurs 
corps, elle ne périt pas en quittant le dernier, 
et si ce n’est pas là une véritable mort qu 
anéantit l'ame; car, pour le corps, 1l ne cesse 
pas un seul moment de périr. N'est-ce pas Îà, 
ὁ Simmias et Cébès! ce qu'il faut que nous 
eXamiInIons ? | 

Ils en tombèrent d'accord tous les deux. 

Rejetez-vous donc tous les raisonnemens pré- 
cédens, continua-t-il, ou en admettez-vous une 
partie ? | 

Ils dirent qu'ils en admettaient une partie. 

Mais, ajouta-t-il, que pensez-vous de ce que 
nous avons dit, qu'apprendre n'est que se res- 
souvenir ? et que par conséquent c'est une né- 
cessité que notre ame ait existé quelque part 
avant d’avoir été renfermée dans le corps. 

Pour moi, dit Cébès, c’est une chose éton- 
nante combien j'en ai été d’abord convaincu, 


264 PHÉDON. 
et maintenant j'y persiste plus que dans tout 
autre principe. | | 

Je suis de même, dit Simmias, et je serais 
bien étonné si je changeais jamais de senti- 
ment. 

Il faut pourtant bien, mon ther hôte thébain, 
que tu en changes, reprit Socrate, si tu persis- 
tes dans cette opinion , que l'harmonie est une 
: chose composée, et que l’ame est une espèce 
| d'harmonie qui résulte de l'accord des qualités 
corporelles; car tu ne t'en croirais pas toi-même, 
si tu disais que l'harmonie existe avant les choses 
dont elle se compose nécessairement. Cela te 
satisferait-il? | ᾿ 
τ Non, sans doute, Socrate, répondit:il. 

T'aperçois-tu, reprit Socrate, que c’est là pour- 
tant ce que tu dis, quand, après avoir avoué 
que lame existe avant que d'entrer dans la 
forme et le corps de l’homme, tu prétends qu’elle 
est composée de choses qui n'existent pas en- 
core? Car l’harmonie ne ressemble pas à l'ame, 
à laquelle tu la compares; mais, d’abord, sont 
la lyre et les cordes, et les sons encore discor- 
dans ; l'harmonie ne vient qu'après tout le reste, 
et périt la première. Comment ces deux propo- 
sitions s’accordent-elles erisemble ? 

Elles ne s'accordent guère, dit Simmias. 

Cependant , reprit Socrate, si un discours 


| PHÉDON. 265 


doit jamais étre d'accord, c’est célui où il est 
question .de l’harmonie. 

Tu as raison, dit Simmias. 

Celui-ci n’est pourtant pas d’accord, dit So- 
crate; mais vois un peu laquelle tu préfères de 
ces deux propositions : ou que la science est 
une réminiscence, où que l’ame ‘est une har- 
monie. 

Je préfère de beaucoup la première ; Socrate ; 
car J'ai reçu la seconde sans démonstration, sur 
la vraisemblance et l'apparence, sources ordi- 
naires des opinions de la plupart des hommes: 
mais pour moi, je suis convaincu que tout rai- 
sonnement qui ne s'appuie que sur la vraisem- 
blance est rempli de vanité, et que, pour peu 
qu’on y prenne garde, il précipite en de graves 
erreurs, soit en géométrie , soit dans tout le 
reste. La doctrine de la réminiscence et de la 
science est fondée sur un principe solide, le 
principe que nous avons avancé plus haut, que 
notre ame existe nécessairement avant que d'en- 
trer dans le corps, puisqu'elle a en elle, comme 
sa propriété, cet ordre de notions fondamenta- 
les qui constituent l'existence et en portent le 
nom. Pleinement convaincu de l'exactitude de 
ce principe, il faut, à ce qu'il paraît, que je 
n’écoute ni moi-même, ni aucun autre qui dira 
que l’ame est une harmonie. 


266 | PHÉDON. 
Et de ceci que penses-tu, Simmias? Te pa- 


rait-1l qu'il convienne à l'harmonie, ou à quel- 


que autre composition, de différer des choses 
mêmes dont elle est composée ? 

Nullement. 

_Ni de rien faire, ni de rien souffrir que ce 
que souffrent ou font les choses qui la com- 
posent ? | 

Simmias en tomba d’accord. 

Il ne convient donc pas à l'harmonie de pré- 
céder les choses qui la composent, mais de les 
suivre ? 

Il en convint. 

Il s’en faut donc bien que l'harmonie ait des 
mouvemens, des sons, quoi que ce soit enfin de 
contraire aux choses dont elle se compose? 

Il s’en faut de beaucoup, répondit-il. 

Mais quoi! toute harmonie ne réside-t-elle 
pas dans l’accord ? 

Je n’entends pas bien, dit Simmias. 

Je demande si, quand il y ἃ plus ou moins 
d'accord dans les élémens de l'harmonie, il n'y 
a pas plus ou moins d'harmonie. 

Assurément. | 

Et peut-on dire de l’ame, qu’une ame soit le 
moins du mondé plus ou moins ame qu’une 
autre ame ? 

Non, certes; nullement. 


PHÉDON. 267 

Voyons donc, par Jupiter : dit-on que telle 
ame ἃ de l'intelligence et de la vertu, qu’elle 
est bonne, et qu'une autre ἃ de la folie et des 
vices, qu’elle est méchante? Et est-ce avec rai- 
son qu’on dit cela? 

Avec raison. | 

Mais ceux qui tiennent que l'ame est une | 
harmonie, que diront-ils que sont dans l’ame le 
vice et la vertu? Diront-ils que c’est là encore: 
de l'harmonie et de la désharmonie? Que l’ame 
vertueuse étant harmonie par elle-même, porte 
en elle une seconde harmonie? et que l’autre, 
étant toute désharmonie ne produit point d'har- 
monie ? | 

Je ne le dis pas, répondit Simmias; mais 1} y 
a toute apparence que les partisans de cette opi- 
nion diraient quelque chose de semblable. ' 

Mais nous sommes convenus, dit Socrate, 
qu’une ame n’est pas plus ou moins'ame qu'une 
autre; ce qui revient à ceci, qu'une harmonie 
n'est ni plus ni moins harmonie qu’une autre : 
n'est-ce pas? | 

Je l'avoue. | | 

Et que n'étant ni plus ni moins harmonie, 
elle n’est ni plus ni moins d'accord dans toutes 
ses parties : est-ce cela ? 

Oui, sans doute. 

Et l'harmonie, qui n’est ni plus ni moins 


068 PHÉDON. 


d'accord dans toutes ses parties, peut-elle avoir 
plus ou moins de l'harmonie, ou en a-t-elle éga- 
lement ? 

| Également. 

Ainsi donc, puisqu ’une ame n’est ni plus ni 
moins ame qu'une autre, elle n’est ni plus ni 
moins d'accord qu’une autre? 

Ni plus ni moins. 

Cela étant, elle ne peut être plus harmoni- 
que ni plus désharmonique qu’une autre ame? 

Non, sans doute. . 

Cela étant encore, est-ce .qu’une ame peut 
être plus vicieuse ou plus vertueuse qu'une au- 
tre ame, si le vice est désharmonie:, et la vertu 
harmonie ? 

Non. 

Bien plus, Simmias, si l’on veut étre consé- 
quent , 1] faut dire que nulle ame ne peut étre 
vicieuse , s’il est vrai qu’elle soit une harmonie; 
car, certes, l'harmonie, si elle est essentielle- 
ment harmonie, ne peut tenir de la déshar- 
monie. 

Non, certes! | 

Ni l’ame non plus, si elle est essentiellement 
ame, ne peut tenir du vice. | 

Comment le pourrait - elle , d’ après c ce qui a 
été dit? 
τ᾿ En suivant ce raisonnement, les ames de tous 


PHÉDON- 269 


les animaux seront également bonnes, si par 
_ leur nature elles sont toutes également ames? 
ΠΑ ce qu'il semble, Socrate. 

Et te semble-t-il aussi que cela soit incon- 
testable , et qu'on eùt été conduit là ,-si l’hy- 
pothèse que l'ame est une harmonie, était vraie? 

Non, sans doute. 

Mais, je te le demande, dit-il, de toutes les 
choses qui sont dans l’homme, trouves-tu qu'il 
y en ait une autre qui commande, que l'ame 
seule, surtout quand elle est sage? 

Non. 

Est-ce en cédant aux passions du corps, ou 
en leur résistant? Par exemple, quand le corps 
a chaud, ou quand 1] ἃ soif, l'ame ne l’em- 
péche-t-elle pas de boire? Ou quand il ἃ faim, 
ne l’'empèche-t-elle pas de manger, et de même 
dans mille autres cas, où nous voyons que l’ame 
s'oppose aux passions du corps? N’est-il pas ainsi? 

Sans contredit. 

Mais ne sommes-nous pas convenus plus 
haut que lame, étant une harmonie, ne peut 
avoir d'autre ton que celui qui lui est donné 
par la tension ou le relâchement , la vibration 
ou toute autre modification des élémens dont 
elle est composée? Ne sommes-nous pas conve- 
nus qu’elle obéit à ses élémens, et ne peut 
leur commander? 


270 PHÉDON. 

Nous en sommes convenus, sans doute. Le 
moyen de s’en empêcher? 

Cependant ne voyons-nous pas que l’ame fait 
tout le contraire? qu’elle gouverne tous les élé- 
mens dont on prétend qu'elle est composée ; leur 
‘résiste pendant presque toute la vie et les 
dompte de toutes les manières, réprimant les 
uns durement et avec douleur, comme dans la 
gymnastique et la médecine; réprimant les au- 
tres plus doucement, gourmandant ceux-ci, 
avertissant ceux-là; parlant au désir, à la colère, 
à la crainte, comme à des choses d’une nature 
étrangère : ce qu'Homère nous a représenté dans 
l'Odyssée, où Ulysse, 

Se frappant la poitrine, gourmande ainsi son cœur : 
Souffre ceci, mon cœur; tu as souffert des choses plus dures”. 


Crois-tu qu'Homère eût dit cela, s’il eût 
conçu lame comme une harmonie, et comme 
devant être gouvernée par les passions du corps. 
Ne pensait-1l pas plutôt, qu’elle doit les gouver- 
ner et les maîtriser, et qu’elle est quelque chose 
de bien plus divin qu’une harmonie ? 

Oui, par Jupiter, répondit-il, je le crois. 

Il ne nous sied donc bien en aucune manière 
de dire que l’ame est une espèce d'harmonie; 
car, à ce qu'il paraît, nous ne serions d’accord 


* Odyssée, τιν. XX, v. 17. 


PHÉDON. 271 


ni avec Homère, ce poëte divin, ni avec nous- 
mêmes ? 

Il en convint. 

Très-bien, reprit Socrate. Il me semble que 
nous avons assez bien apaisé cette harmonie 
thébaine ; mais ce Cadmus “, Cébès, comment 
l’apaiserons-nous, et avec quel discours? 

Je suis sûr que tu le trouveras, répondit 
Cébès : pour celui que tu viens de faire contre 
l'harmonie, 1] est étonnant à quel point il ἃ 
surpassé mon attente; car, pendant que Sim- 
mias te proposait ses doutes , Je ne concevais 
pas qu’on püt lui répondre, et j'ai été tout-à-fait 
surpris, quand d’abord j'ai vu qu'il ne soutenait 
pas seulement ta première attaque. Je ne serais 
donc nullement surpris que Cadmus ait le même 
sort. ᾿ 

Mon cher Cébès, reprit Socrate, ne me vante 
pas trop, de peur que l'envie ne détruise d’a- 
vance ce que j'ai à dire; mais c’est ce qui est 
entre les mains de Dieu. Pour nous, 672 nous 
joignant de près, comme dit Homère *, es- 
sayons si ton objection résiste à l'épreuve. Ce 


* Comparaison indirecte de Simmias et de Cébès, tous 
deux Thébains, avec les deux fondateurs de Thèbes, Har- 
monie et Cadmus. | 


* Iliade, iv. IV, v. 496. 


272  PHÉDON. 

que tu cherches se réduit à ce point : Tu veux 
qu’on démontre que l'ame est impérissable et . 
immortelle, afin qu’un philosophe qui va mou- 
rir, et meurt avec courage, dans l'espérance 
d'être infiniment plus heureux dans l'autre 
monde, que s’il fût mort après avoir autrement 
vécu, ne soit pas la dupe d’une confiance in- 
sensée; car montrer que l’ame ἃ quelque chose 
de fort et de divin, qu’elle était avant que nous 
fussions nés, tout cela, selon toi, ne prouve pas 
qu’elle soit immortelle, mais seulement qu’elle 
est susceptible d'une longue durée, qu'elle ἃ 
existé quelque part, (qui sait combien de temps 
avant nous?) qu’elle ἃ pu savoir et faire beau- 
coup de choses, sans pour cela être encore im- 
mortelle; et qu'il se peut très-bien que son en- 
trée dans un corps humain soit précisément 
pour elle le commencement de sa perte, une 
sorte de maladie qui se prolonge quelque temps 
dans les misères et les langueurs de cette vie, 
et finit par ce qu'on appelle la mort. Et peu 
importe, dis-tu, que l'ame vienne une ou plu- 
sieurs fois habiter le.corps; selon toi, cela ne 
peut changer rien à nos justes sujets de crainte: 
car, à moins qu’un homme ne soit fou, il a 
toujours de quoi craindre, tant qu'il ne sait 
pas, et ne peut donner aucune preuve certaine 
que l’ame est mmortelle. Voilà, ce me semble, 


PHÉDON. 273 
à peu près tout ce que tu dis, Cébès, et je le 
répète exprès fort souvent, afin que rien ne 
nous échappe, et que tu puisses encore y ajou- 
ter ou y retrancher, si tu le veux. 

Pour l'heure, répondit Cébès, je n’ai rien à 
ajouter ni à retrancher; et c'est bien là ce que 
je veux dire. 

Socrate alors garda quelque temps le silence, 
comme pour se recueillir en lui-même. En 
vérité, Cébès, dit-il, tu ne demandes pas là 
une petite chose; car, pour l'expliquer, il faut 
traiter toute la question de la naissance et de la 
mort. Si tu le veux donc, je te raconterai ce qui 
m'est arrivé à moi-même sur cette matière; et, 
si ce que je te dirai te semble pouvoir servir 
en quelque chose à la conviction que tu cher- 
ches, tu pourras en faire usage. 

Je le veux de tout mon cœur, dit Sim- 
mias. | 

Écoute-moi donc. Pendant ma jeunesse, 1] est 
incroyable quel désir j'avais de connaitre cette 
science, qu'on appelle la physique. Je trouvais 
quelque chose de sublime à savoir les cau- 
_ses de chaque chose, ce qui la fait naître, ce 

qui la fait mourir, ce qui la fait être; et je me 
suis souvent tourmenté de mille mianièéres, 
cherchant en moi-même si c'est du froid et du 
chaud, dans l’état de corruption, comme quel- 


I. 18 


274 PHÉDON. 


ques-uns le prétendent *, que se forment les 
êtres animés ; si c’est le sang qui nous fait pen- 
ser *’, ou l'air δ΄, ou le feu π΄; ou si ce n'est 
‘aucune de ces choses, mais seulement le cer- 
veau **** qui produit en nous toutes nos sen- 
sations, celles de la vue, de l’ouie, de l’odorat, 
qui engendrent, à leur tour, la mémoire et 
l'imagination , lesquelles, reposées , engendrent 
enfin la science. Je réfléchissais aussi à la cor- 
- ruption de toutes ces choses, aux changemens 
qui surviennent dans les cieux et sur la terre; 
et à la fin, je me trouvai plus malhabile à 
toutes ces recherches qu'on le puisse être. Je 
‘ vais t'en donner une preuve bien sensible : c'est 
que cette belle étude m’a rendu si aveugle dans 
les choses mêmes que je savais auparavant avec 
le plus d'évidence, comme cela me paraissait 
du moins à moi et aux autres, que j'ai désap- 
pris tout ce que je croyais savoir sur plusieurs 
points, comme sür celui-ci, par exemple : d’où 


* Les philosophes Ioniens, Anaxagore (Droc. Larnce, 
IT, 9), et son disciple Archélaüs. (Droc. Larnce, II, 16 }. 
” Opinion d’'Empédocle. (Dioe. Larnce, VII, 159). 

** Opinion d’Anaximène. 
Ἐπ Opinion d’'Héraclite. 


ες tttte σέ 


était une opinion très-répandue. ( Droc. Laence, 
VIII, 30). | 


PHÉDON. 275 
vient que l’homme croit. Je pensais qu'il était 
clair à tout le monde que l’homme ne croît 
que parce qu’il boit et qu’il mange; car, par la 
nourriture , les chairs étant ajoutées aux chairs, 
les os aux os, et ainsi dans une égale propor: 
tion toutes les autres parties à leurs parties si- 
milaires, 1] arrive que ce qui n'était d’abord 
qu’un petit volume, s’augmente, et que, de cette 
manière, un homme, de petit qu'il était, de- 
vient grand; voilà ce que je pensais alors. Cela 
ne te paraît-il pas assez raisonnable? 

Assurément, dit Cébes. 

Écoute la suite. Quand un homme debout, 
auprès d’un autre homme petit, me paraissait 
grand, je croyais suffisant de savoir qu'il avait 
la tête de plus que l’autre; et ainsi d’un cheval 
auprès d’un autre cheval; ou bien, ce qui est 
plus clair encore, dix me paraissaient plus que 
huit, parce qu'ils renferment deux de plus; en- 
fin, deux coudées me semblaient plus grandes 
qu'une coudée, parce qu’elles la surpassaient 
de moitié. 

Et qu’en penses-tu maintenant? dit Cébès. 

Par Jupiter, reprit Socrate, 16 suis si éloigné: 
de me faire seulement la moindre idée des 
causes d'aucune de ces choses, que je ne crois 
‘pas même savoir, quand on ajoute un à un, 


si c'est cet un auquel on en ajoute un autre 
| 18. 


276 PHÉDON. 

qui devient deux, ou si c'est celui qui est 
ajouté et celui auquel il est ajouté qui en- 
semble deviennent deux, à cause de cette ad- 
dition de l’un à l’autre; car ce qui me sur- 
prend, c’est que, pendant qu'ils étaient séparés, 
chacun. d’eux était un, et n’était pas deux, 
et qu'après qu’ils sont rapprochés, ils devien- 
nent deux, parce qu’on les met l’un près de 
l’autre. Dé même quand on partage une chose, 
je ne puis pas comprendre davantage comment 
alors ce partage est la cause que cette chose 
devient deux; car voilà une cause toute con- 
traire à celle qui fait qu'un et un font deux : 
là, c’est parce qu’on les rapproche et qu'on 
les ajoute l’un à l’autre; et ici, c’est parce 
qu'on les divise et qu’on les sépare l’un de 
l'autre. Bien plus, je ne me flatte pas même de 
savoir pourquoi un est un; ni, en un mot, 
comment une chose quelconque naït, périt ou 
- existe, du moins d’après des raisons physiques; 
et j'ai pris le parti d'y substituer de moi-même 
d’autres raisons, celles-là ne pouvant absolu- 
ment me satisfaire. Enfin, ayant entendu quel- 
qu'un lire dans un livre, qu'il disait être d’A- 
naxagore, que l'intelligence est la règle.et le 
principe de toutes choses, j'en fus ravi d’abord; 
il me parut assez beau. que l'intelligence fût le 
principe de tout.. S'il'en est ainsi, disais-je en 


PHÉDON. 277 
moi-même , l'intelligence ordonnatrice ἃ tout 
disposé pour le mieux. Si donc quelqu'un veut 
trouver la cause de chaque chose, comment elle 
nait, périt ou existe, il n’a qu’à chercher la 
meilleure manière dont elle peut ètre; et, en 
conséquence de ce principe, je concluais que 
l’homme ne doit chercher à connaître, dans ce 
qui se rapporte à lui comme dans tout le reste, 
que ce qui est le meilleur et le plus parfait, 
avec quoi il connaîtra nécessairement aussi ce 
qui est le plus mauvais; car il n’y ἃ qu'une 
science pour l’un et pour l’autre. Je me réjouis- 
sais de cette pensée, croyant avoir trouvé dans 
Anaxagore un maitre qui m’expliquerait, selon 
mes désirs, la cause de toutes choses, et qui, 
après m'avoir dit d’abord si la terre est plate ou 
ronde, m’apprendrait la nécessité et la cause de 
la forme qu'elle peut avoir, s'appuyant sur le 
‘ principe du mieux, et prouvant que c’est pour 
le mieux qu’elle doit avoir telle ou telle forme : 
de mème, s’il prétendait que la terre occupe le 
centre, il m’expliquerait comment c'est aussi 
pour le mieux qu'elle doit y étre; et, après 
avoir reçu de lui tous les éclaircissemens , je me 
promettais de ne plus jamais chercher aucune 
autre cause. Je me proposais aussi de l'interro- 
ger sur le soleil, sur la lune et sur les autres 
planètes, pour connaître les raisons de leurs 


278 PHÉDON. 

mouvemens, de leurs révolutions et de tout ce 
qui leur arrive, et comment c’est pour le mieux 
que chacun de ces astres remplit la tâche qu'il 
a à remplir; car je ne croyais pas qu'après 
avoir avancé que c’est l'intelligence qui les ἃ 
ordonnés, il pût alléguer une autre cause de 
leur ordre réel que sa bonté et sa. perfection. 
Et je me flattais qu'après m'avoir assigné cette 
cause et en général et en particulier, 1] me fe- 
rait connaître en quoi consiste le bien de cha- 
que chose en particulier, et le bien commun à 
toutes. Je n'aurais pas donné pour beaucoup 
mes espérances. Je me mis donc à l'ouvrage avec 
empressement : je lus ses livres le plus tôt que 
je pus , impatient de posséder la science du bien 
_et du mal; mais combien me trouvai-je bientôt 
déchu de ces espérances, lorsque, avançant dans 
cette lecture, je vis un homme qui ne fait au- 
cun usage de l'intelligence, et qui, au lieu de s’en 
servir pour expliquer l’ordonnänce des choses, 
met à sa place l'air, l’éther, l’eau et d’autres 
choses aussi absurdes! Il me parut agir comme 
un homme qui d’abord dirait, Tout ce que So- 
crate fait, il le fait avec intelligence; et qui en- 
suite, voulant rendre raison de chaque chose 
que je fais, dirait qu'aujourd'hui, par exemple, 
Je suis ici, assis sur mon lit, parce que mon 
corps est composé d'os et de nerfs; que les os, 


PHÉDON. 279 


étant durs et solides, sont séparés par des join- 
tures, et que les muscles lient les os avec les 
chairs et la peau qui les renferme et les em- 
brasse les uns et les autres; que, les os étant li- 
bres dans leurs emboiîtures, les muscles, qui peu- 
vent s'étendre et se retirer, font que Je puis 
plier les jambes comme vous voyez; et que c’est 
la cause pour laquele je suis ici, assis de cette 
manière : ou bien encore, c’est comme si, pour 
expliquer la cause de notre entretien, 1] la cher- 
chait dans le son de la voix, dans l'air, dans 
l’ouie et dans mille autres choses semblables, 
sans songer à parler de la véritable cause; sa- 
voir, que les Athéniens ayant jugé qu'il était 
mieux de me condamner, j'ai trouvé aussi qu'il 
était mieux d'être assis sur ce lit et d'attendre 
tranquillement la peine qu’ils m'ont imposée ; 
car je vous jure * que depuis long-temps déja 
ces muscles et ces os seraient à Mégare ou en 
Béotie , si j'avais cru que cela füt mieux, et si 
je n’avais pensé qu'il était plus juste et plus beau- 
de rester ici pour subir la peine à laquelle la 
patrie m’a condamnée, que de m'échapper et de 
m’enfuir comme un esclave. Mais 1] est par trop 
ridicule de donner de ces raisons-là. Que l’on 


* Le texte porte: par le chien. (Voyez la note de lApo- 
logie.) 


280 PHÉDON. 
dise que si je n'avais ni os ni muscles, et autres 
choses semblables, je ne pourrais faire ce que 
je jugerais à propos, à la bonne heure; mais 
dire que ces os et ces muscles sont la cause de 
ce que je fais, et non pas la détermination de 
ma volonté et le choix de ce qui est meilleur, 
et dire qu’en cela je me sers de l'intelligence, 
voilà qui est de la dernière absurdité ; car c’est 
ne pouvoir pas faire cette différence , qu’autre 
chose est la cause, et autre chose ce sans quoi 
la cause ne serait jamais cause; et c’est pourtant 
cette condition extérieure du développement de 
la cause que la plupart des hommes, qui mar- 
chent à tâtons comme dans les ténèbres, pren- 
nent pour la cause elle-même, et appellent de 
ce nom, qui lui convient si peu. Voilà pourquoi 
lun environne la terre d’un tourbillon * pro- 
duit par le ciel, et la suppose fixe au centre; 
l'autre la conçoit comme une large huche, à la- 
quelle il donne l'air pour base "΄ : mais quelle 
puissance ἃ ainsi disposé toutes ces choses le 
mieux possible ἢ c'est à quoi ils ne songent 
point ; ils ne reconnaissent pas là la trace d’une 
force supérieure, et croient trouver un Atlas 
plus fort, plus immortel et plus capable de 
soutenir le monde! et le principe essentiel du 


* Empédocle. — ** Anaximène. 


PHÉDON. 281 


bien, qui.seul lie et soutient tout, ils le rejet- 
tent! Quant à moi, pour apprendre ce qu'il en 
est de ce mystère , je me serais fait volontiers 
le disciple de tous les maîtres possibles; mais 
ne pouvant y parvenir ni par moi-même ni 
par les autres, veux-tu, Cébès, que je te raconte 
dans quelle voie nouvelle je suis entré? 

Je brüle de l’apprendre, dit Cébès. 

Après m'être lassé à chercher la raison de 
toutes choses, je crus que je devais bien prendre 
garde qu'il ne m'arrivât ce qui arrive à ceux 
qui regardent une éclipse de soleil; il y en a 
qui perdent la vue, s'ils n’ont la précaution de 
regarder dans l’eau, ou dans quelque autre mi- 
lieu, l'image de cet astre. Je craignis aussi de 
perdre les yeux de l’ame, si je regardais les 
objets avec les yeux du corps, et si je me ser- 
vais de mes sens pour les toucher et pour les 
connaître: Je trouvai que je devais avoir re- 
cours à la raison, et regarder en elle la vérité 
des choses. Peut-être que l’image dont je me 
sers pour m'expliquer n'est pas entiérement 
juste; car moi - même je ne tombe pas d'accord 
que celui qui regarde les choses dans la raison 
les regarde plutôt dans un milieu, que celui 
qui les voit dans leur apparence sensible : mais, 
quoi qu'il en soit, voilà le chemin que je pris, 
et depuis ce temps-là, supposant toujours le 


282 PHÉDON. 

principe qui me semble le meilleur, tout ce qui 
me parait s’accorder avec le principe, je le prends 
pour vrai, qu'il s'agisse des causes, ou de toute 
autre chose; et ce qui ne lui est pas conforme, 
je le rejette comme faux. Mais je vais m'exph- 
quer plus clairement, car je pense que tu ne 
m'entends pas encore. | 

Non, par Jupiter, Socrate, dit Cébès, je ne 
t'entends pas encore trop bien. | 

Cependant , reprit Socrate, je ne dis rien de 
nouveau; je ne dis que ce que j'ai dit en mille 
occasions, et ce que 6 viens de répéter précé- 
demment. Pour t'apprendre la méthode dont je 
me suis servi pour m'élever à la connaissance 
des causes , je reviens à ce que j'ai déja tant re- 
battu , et je commence par établir qu'il y ἃ 
quelque chose de bon, de beau, de grand, par 
soi-même. Si tu m’accordes ce principe, j'espère 
arriver à te conduire par-là à la cause de l’im- 
mortalité de l’ame. 

Ne t'arrête donc pas, dit Cébès, et achève 
comme si je te l'avais accordé depuis long- 
temps. 

Prends bien garde à ce-qui va suivre, conti- 
nua Socrate, et. vois si tu peux en tomber d’ac- 
cord avec moi. Il me semble que s'il y a quel- 
que chose de beau en ce monde, outre le beau 
en soi, tout ce qni est beau ne peut l'être que 


PHÉDON. 283 


parce qu'il participe au beau absolu, et ainsi de 
tout le reste. M’accordes-tu cet ordre de causes? 

Oui , je l'accorde. 

Alors, continua Socrate, je ne comprends 
plus, et je ne saurais concevoir toutes ces autres 
causes si savantes que lon nous donne. Mais si 
quelqu'un vient me dire ce qui fait qu’une chose 
est belle, ou la vivacité des couleurs ou ses 
formes et d’autres choses semblables, je laisse 
là toutes ces raisons, qui ne font que me trou- 
bler, et je m’assure moi-même sans façon et 
sans art et peut-être trop simplement, que rien 
ne la rend belle que la présence ou la com- 
munication de la beauté première , de quelque 
manière que cette communication se fasse; car 
là-dessus je n’affirme rien, simon que toutes les 
belles choses sont belles par la présence de la 
beauté. C’est à mon avis la réponse la plus sûre, 
pour moi comme pour tout autre; et tant que 
je m'en tiendrai là, j'espere bien certainement 
ne me jamais tromper, et pouvoir répondre en 
toute sûreté, moi et tout autre que moi, que 
c'est par le reflet de beauté primitive que les 
belles choses sont belles. Ne penses -tu pas 
comme moi ? 

Je le pense. 

Ainsi, c'est par la grandeur que les choses 
grandes sont grandes, et les petites sont petites 
par la petitesse. | 


284 PHÉDON. 

Out. 

Tu ne serais donc pas de l'avis de celui qui 
prétendrait qu’un homme est plus grand qu'un 
autre de toute la tête, et que cet autre est aussi 
plus petit d'autant? mais tu soutiendrais que 
tout ce que tu veux dire, c'est que toutes les 
choses qui sont plus grandes que d’autres, ne 
sont plus grandes que par la grandeur, et que 
c’est elle seule, la grandeur en elle-même, qui en 
est la cause; et de même, que les petites choses 
ne sont plus petites que par la petitesse, la pe- 
titesse étant la cause spéciale de ce qu’elles sont 
petites. Et tu soutiendrais cette opinion, j'ima- 
gine , dans la crainte d’une objection embarras- 
sante; car si tu disais qu’un homme est plus 
grand ou plus petit de toute la tête, on pour- 
rait te répondre d’abord que le même objet fe- 
rait la grandeur du plus grand, et la petitesse 
du plus petit; et ensuite que c’est à la hauteur 
de la tête , qui pourtant est petite en elle-même, 
que le plus grand devrait sa grandeur; et il se- 
. rait en effet merveilleux qu’un homme fût grand 
par quelque chose de petit. N’aurais-tu pas cette 
crainte ? 

Sans doute, dit Cébès en riant. 

Ainsi, ne cramdrais-tu pas de dire que si dix 
est plus que huit de deux, c’est à cause de 
deux, et non pas à cause de la quantité; ou 


PHÉDON. 285 


bien encore que si deux coudées sont plus 
qu'une coudée, c’est à cause de la coudée en 
sus, et non pas à cause de la grandeur? car 
il y ἃ même sujet de crainte. 

Bien certainement. 

Mais quoi! ne ferais-tu pas difficulté de dire 
que si l’on ajoute un à un, c’est alors l'addition 
qui est la cause du multiple deux, ou que, si 
l'on partage un en deux, c’est la division? ou 
plutôt n’affirmerais-tu pas hautement que tu ne 
connais d'autre cause de chaque phénomène 
que leur participation à l'essence propre à la 
classe à laquelle chacun d’eux appartient; et 
qu'en conséquence tu n'imagines pas d'autre 
cause du mulüple deux que sa participation à 
la duité, dont participe nécessairement tout ce 
qui devient deux, comme tout ce qui devient 
un, participe de l'unité? N’abandonnerais-tu pas 
les additions, les divisions et toutes les autres 
subtilités de ce genre, laissant à de plus savans 
à asseoir sur de pareilles bases leurs raisonne- 
mens, tandis que pour toi, arrêté, comme on 
dit, par la peur de ton ombre et-de ton igno- 
rance, tu t'en tiendrais au solide principe que 
nous avons établi? Que si on venait l’attaquer, 
ne laisserais-tu pas cette attaque sans réponse, 
_ jusqu’à ce que tu eusses examiné toutes les con- 
séquences qui dérivent de ce principe, et re- 


286 PHÉDON, 


connu toi-même si elles s'accordent ou ne s’ac- 
cordent pas entre elles? Et si tu étais obligé : 
d’en rendre raison, ne le ferais-tu pas encore, 
en supposant un autre principe plus général et 
plus sûr, jusqu’à ce qu'enfin tu eusses trouvé 
quelque chose de satisfaisant, mais en évitant 
d’embrouiller tout, comme ces disputeurs, et de 
confondre le premier principe avec ceux qui en 
dérivent, pour arriver à la vérité des choses? II 
est vrai que pour ces disputeurs c’est peut-être 
là ce dont ils ne s'occupent guère; 1] leur suffit, 
en mélant tout dans leur sagesse, de-pouvoir se 
plaire à eux-mêmes. Quant à toi, si tu es phi- 
losophe, tu agiras, je pense, comme je l’ai dit. 
__ Parfaitement, dirent en même temps Simmias 
et Cébès. | 
ÉCHÉCRATÈS. 


Eh! par Jupiter, Phédon, ils avaient raison ; 
car il m'a semblé que Socrate s’exprimait avec 
une netteté merveilleuse pour ceux-là même qui 
auraient eù le moins d'intelligence. 

|  PHÉDON. 
Tous ceux qui étaient là furent de cet avis. | 
ÉCHÉCRATES. 
Et c'est ce que nous pensons, nous qui n'y 


étions pas, sur le récit que tu nous en fais. 
Mais que dit-on après cela? | 


PHÉDON. 287 


PHÉDON. 

Il me semble, si je m'en souviens bien, qu’a- 
près qu'on lui eût accordé que toute idée existe 
en soi, et que c’est de la participation que les 
choses ont avec elle qu'elles tirent leur déno- 
mination , 1] continua ainsi : Si ce principe est 
vrai, quand tu dis que Simmias est plus grand 
que Socrate, et plus petit que Phédon, ne dis- 
tu pas que dans Simmias se trouvent en même 
tems la grandeur et la petitesse ? 

Oui, dit Cébés. 

Mais ne conviens-tu pas que si tu dis; Sim- 
mias est plus grand que Socrate; cette proposi- 
tion telle qu'elle est littéralement, n'est pas 
exacte? car 1l n’est pas dans la nature de Sim- 
mias d’être plus grand; il ne l'est pas parce 
qu'il est Simmias, mais 1] l'est par la grandeur 
qu'il a accidentellement. Et encore, il n’est pas 
plus grand que Socrate parce que Socrate est 
Socrate, mais parce que Socrate participe de la 
_petitesse en comparaison de la grandeur de 
Simmias. 

Cela est vrai. | 

De même Simmias n'est pas plus petit que 
Phédon parce que Phédon est Phédon, mais 
parce que Phédon est grand, si on le compare 
à ÿmmias qui est petit. 

C’est cela. 


288 PHÉDON. 


Ainsi Simmias est appelé à la fois petit et 
grand, et il est entre les deux, surpassant la 
petitesse de l’un par la supériorité de sa gran- 
deur , et reconnaissant à l’autre une grandeur 
qui surpasse sa petitesse. Et se mettant à rire 
en même temps: En vérité, ditil, j'ai bien l’air 
de m’exprimer avec toute l'exactitude d’un gref- 
fier, mais enfin la chose est ainsi. 

Cébès en convient. 

Et j'appuie là-dessus parce que je voudrais 
te voir de mon opinion. Car il me semble que 
non-seulement la grandeur ne peut jamais être. 
en même temps grande et petite, mais encore 
que la grandeur qui est en nous n’admet point 
la petitesse et ne peut être _surpassée; car de 
deux choses l’une, ou la grandeur s'enfuit et 
se retire à l'approche de son contraire qui est 
la petitesse, ou elle cesse d'exister quand l’autre 
survient; mais jamais si elle demeure et reçoit 
la petitesse, elle ne pourra pour cela vouloir 
être autre chose que ce qu'elle était : ainsi, par 
exemple, après avoir admis la petitesse, je n’en 
suis pas moins le même que j'étais auparavant, 
avec cette seule différence que je suis le même, 
petit. La grandeur ne peut être petite en même. 
temps qu’elle .est grande, et de même la peti- 
tesse qui est en nous n'empiète jamais surgla 
grandeur ; en un mot, aucun des contraires pen- - 


+ 


PHÉDON. 289 


dant qu'il est ce qu'il est ne peut vouloir deve- 
nir ou être son contraire; mais ou il se retire, 
ou il périt quand l’autre arrive. 

Oui, dit Cébès, j'en suis convaincu. Mais quel- 
qu’un de la compagnie, je ne me souviens pas 
bien qui c'était, s'adressant à Socrate: Eh! par 
les Dieux, lui dit-il, n’as-tu pas déja admis le 
contraire de ce que tu dis? car n'es-tu pas con- 
venu que le plus grand naït du plus petit, et 
le plus petit du plus grand ; en un mot, que les 
contraires naissent toujours de leurs contraires? 
et présentement, il me semble que je t’entends 
dire que cela ne peut jamais arriver. 

Socrate s'était penché en avant pour enten- 
dre. Fort bien, dit-il, tu as raison de rappeler 
ce qui s’est dit; mais tu ne vois pas la diffé- 
rence qu'il y a entre ce que nous avons dit 
alors, et ce que nous disons maintenant. Nous 
avons dit qu’une chose naït de son contraire; 
et ici nous disons qu’un contraire ne devient 
jamais lui-même son contraire, ni en nous ni 
dans la nature. Alors, mon ami, nous parlions 
des choses positives qui ont leur contraire, et 
nous pouvions les nommer chacune par leur 
. nom; ici nous parlons des essences mêmes, qui 
par leur présence donnent leur nom aux choses 
où elles se rencontrent: et c’est de ces dernières 
que nous prétendons qu’elles ne peuvent naître 

1. 19 


290 ΟῚ PHÉDON. ᾿ 
l’une de l’autre. En disant cela, il regardait Cé- 
bès; et il lui demanda: Eh bien! l'objection 
qu’on vient de faire ne t'a-t-elle pas troublée ? 

Non, dit Cébès, je ne suis pas si faible, sans 
vouloir toutefois assurer que rien ne soit dé- 
sormais capable de me troubler. 

Nous sommes donc bien d'accord, continua 
Socrate, et sans aucune restriction, que Jamais 
un contraire ne peut devenir son propre con- 
traire à lui-même. 

Cela est vrai, dit Cébes. 

Vois encore si tu conviendras de ceci : YŸ a-t- 
il quelque chose que tu appelles le chaud, quel- 
que chose que tu appelles le froid? 

Assurément. 

La même chose que la neige et le feu? 

Non, par Jupiter. 

Le chaud est donc quelqu’autre chose que le 
feu, et le froid quelqu’autre chose que la neige! 9 

Oui, certes. 

Mais tu conviendras, je pense, que, d’après 
ce que nous disions tout à l'heure, la neige, 
quand elle a reçu le chaud , ne peut rester neige, 
comme elle était, et être chaude, mais il faut 
ou qu'elle se retire à l'approche du chaud, ou 
qu'elle périsse. 

Il n’y a pas de doute. 

Et le feu äussi, à l'approche du froid, doit se 


ων 
ε 


PHÉDON. a91 


retirer ou périr ? car il est impossible qu'après 
avoir reçu le froid il soit encore feu, comme il 
était, et qu'il soit froid. 

Fort bien, dit-il. 

Telle est donc, reprit Socrate, la nature de 
quelques-unes de ces choses ; que non-seulement 
la même idée garde toujours le même nom, 
mais que ce nom sert aussi pour d’autres choses, 
qui ne sont pas ce qu'elle est elle-même, mais 
qui en ont la forme, tant qu’elles existent. Des 
exemples éclairciront ce que je dis: L’impair 
doit toujours avoir le même nom, n'est-ce pas? 

Oui, sans doute. 

Or, je te demande, est-ce la seule chose qui 
ait ce nom? ou y a-t-il quelque autre chose qui 
ne soit pas l’impair , et que cependant 1] faille 
désigner du même nom, parce qu'elle est d’une 

nature à n'être jamais sans l'impair? comme, 
par exemple, le nombre trois et plusieurs au- 
tres : arrêtons-nous sur celui-là. Ne trouves-tu 
pas que le nombre trois doit être toujours ap- 
pelé de son nom, et en même temps du nom 
d'impair, quoique l'impair ne soit pas la même 
chose que le nombré trois? Cependant telle est 
la nature de ce nombre, de celui de cinq, et de 
toute la moitié des nombres, que, quoique cha- 
cun d'eux ne soit pas ce qu’est limpair, il est 
pourtant toujours impair. Il en est de même du 
| | 10. 


t” 


| 


292 PHÉDON. 


ΠΤ nombre deux, de celui de quatre, et de l'aitre 


moitié des nombres, dont chacun, sans être ce 
qu'est le pair, est pourtant toujours pair. N’en 
demeures-tu pas d'accord ἢ 

Le moyen de s’en empêcher ? 

Fais attention à. ce que je veux démontrer : 
c’est qu’il paraît que non-seulement ces contrai- 
res qui s’excluent, mais encore toutes les autres 


choses qui, sans être contraires entre elles, ont 


pourtant aussi leurs contraires, ne semblent 
pas pouvoir recevoir. l'essence contraire à celle 
qu'elles ont; mais dès que cette essence contraire 
approche , elles périssent ou se retirent. Le nom- 
bre trois, par exemple, ne dirons-nous pas qu'il 
doit périr ou éprouver tout ad monde plutôt 
que de devenir jamais nombre pair en restant 
trois ? 

 Assurément, dit Cébès. 

Cependant, dit Socrate, le deux n'est pas 
contraire au trois. 

Non, sans doute.  : 

Ce n'est donc pas seulement les contraires qui 


s'excluent, mais il y a encore d’autres choses in- 
compatibles. 
Cela est sùr. 


Veux-tu que nous déterminions , si nous le 


pouvons, quelles elles sont ? 


Je le veux bien. 


PHÉDON. 293 


Ne serait-ce pas celles, à Cébès, qui, quelle 
que soit la chose dans laquelle elles se trouvent, 
la forcent non-seulement à retenir l'idée qui 
lui est essentielle, mais encore à repousser toute 
autre idée contraire à celle-là. 

Comment dis-tu ? 

Ce que nous disions tout à l'heure : tu com- 
prends que tout ce où se trouvera l'idée de 
trois, non-seulement doit nécessairement de- 
meurer trois, mais aussi demeurer impair. 

Qui en doute? 

Eh bien, je dis que dans une chose telle que 
celle-là il ne peut jamais entrer d'idée contraire 
à celle qui la constitue. 

Non, jamais. 

Or, ce qui la constitue, n'est-ce pas Yimpair ? 

Oui. 

Et l'idée contraire à l'idée de l’impair, n'est- 
ce pas celle du pair? 

Oui. 

L'idée du pair ne se trouve donc jamais dans 
le trois ? : | 

Non, sans doute. 

Le trois est donc incapable du pair? 

Incapable. 

Car le trois est impair. 

Assurément. 

Voilà donc ce que nous voulions déterminer, 


294 PHÉDON. 
c'est-à-dire les choses qui, sans être contraires 
à une autre, excluent pourtant cette autre ; 
comme le trois, qui, bien qu'il ne soit pas 
contraire au nombre pair, ne l’admet pas da- 
vantage; car il apporte toujours avec lui quel- 
que chose qui est contraire au pair, comme le 
deux apporte toujours quelque chose de con- 
traire à l'impair, comme le feu au froid, et 
plusieurs autres choses. Vois donc si tu n'ac- | 
cepterais pas cette proposition : Non-seulement 
le contraire n’admet pas son contraire, mais 
tout ce qui apporte avec soi un contraire, en 
se communiquant à une autre chose, n'admet 
rien de contraire à ce qu’il apporte avec soi. 
Penses-y bien encore : car il n’est pas mal d’'en- 
tendre cela plusieurs fois. Le cinq ne recevra 
jamais l'idée du pair; comme le dix, qui est 
le double, ne recevra jamais l'idée de Vimpair; 
et ce double lui-même, bien que son contraire 
ce ne soit pas l’impair, ne recevra pourtant pas 
l’idée de limpair, non plus que ni les trois 
quarts, ni la moitié, ni le tiers, ni toutes les 
autres parties ne recevront jamais l’idée de l’en- 
tier, si du moins tu me suis et demeures d’ac- 
cord avec moi. 

Je te suis à merveille, et jen demeure d’ac- 
cord. | | 


Maintenant je vais recommencer à te faire des . 


PHÉDON. 205 
quéstions; et toi, ne me fais pas des réponses 
qui soient identiques à mes demandes, mais des 
réponses différentes , ainsi que je vais t'en don- 
ner l'exemple. Outre la manière de répondre, 
dont nous avons parlé d’abord, et qui est sûre, 
ce que nous venons de dire m’en fait découvrir 
une autre, qui ne l’est pas moins. Si tu me de- 
mandais ce qui dans le corps fait qu'il est chaud, 
je ne te ferai pas cette réponse à la fois très- 
sûre et très-ignorante, que c’est la chaleur ; mais 
de tout ce que nous venons de dire, je tirerai 
une réponse plus savante, et je te dirai que 
c'est le feu; et si tu me demandes ce qui fait 
que le corps est malade, je ne te répondrai pas 
que c’est la maladie, mais la fièvre; et si tu me 
demandes ce qui fait le nombre impair, je ne te 
répondrai pas l'imparité mais l'unité, et ainsi 
du reste. Vois si tu as entendu suffisamment ce 
que je veux? 

Je t'ai parfaitement entendu. 

Réponds-moi donc, continua-t-il. Qui fait 
que le corps est vivant ? 

C’est l'ame. 
᾿ Et en est-il toujours ainsi? 

Comment en serait-il autrement, dit Cébès. 


L’ame apporte donc avec elle la vie partout 


où elle entre? 
Cela est certain. 


296 PHÉDON. 

Y a-t-il quelque chose de contraire à la vie, 
ou n'y a-t-1l rien? 

Oui, il y a quelque chose. 

Qu'est-ce ? 

La mort. | 

L’ame n’admettra donc jamais ce qui est con- 
traire à ce qu’elle apporte toujours avec elle; 
cela suit nécessairement de nos principes. 

J'en conviens, dit Cébeés. 

Mais comment appelons-nous ce qui ne re- 
Le jamais l'idée du paire 

L'impair. 

Comment appelons-nous ce qui n 'admet- pas 
la justice, et ce qui n’admet pas l'ordre? 

L'injustice et le désordre. | 

Soit. Et ce qui ne reçoit jamais la mort, com- 
ment l’appelons-nous ? 

Immortel. | | | 

L’ame ne reçoit point la mort ? 

Non. 

 L’ame est donc immortelle ? 

Immortelle. 

Dirons-nous que cela est démontré, ou trou- 
vons-nous qu'il manque quelque chose à la dé- 
monstration ? 

_ Cela est très- suffisamment démontré, So- 
crate. 
Quoi donc, dit-il, ὁ Cébès! si c'était une né- 


PHÉDON. 297 
cessité que l’impair füt périssable, le trois ne 
le serait-il pas aussi ? 

‘Qui en doute ἢ 

Si ce qui est sans chaleur était aussi néces- 
sairement impérissable, toutes les fois que quel- 
qu’un approcherait le feu de la neige, la neige 
ne subsisterait - elle pas saine et sauve? car elle 
ne périrait point, et l’on aurait beau l’exposer 
au feu, elle ne recevrait jamais la chaleur. 

Trés-vrai. 

Tout de même, si ce qui n’est point suscep- 
tible de froid était nécessairement exempt de 
_pénir, lorsque quelque chose de froid appro- " 
cherait du feu il ne s’éteindrait pas, il ne pé- 
rirait pas, mais il sortirait de là dans toute sa 
force. | | 

Nécessairement. 

Il faut donc nécessairement aussi dire la même 
chose de ce qui est immortel. Si ce qui est 
immortel est aussi impérissable, il est impossi- 
ble que lame, quand la mort approche d'elle, 
puisse périr; car, selon ce que nous venons de 
dire, lame ne recevra jamais la mort, elle ne 
sera jamais morte, comme le trois, n1 aucun 
autre nombre impair, ne peut jamais être pair; 
comme le feu, ni la chaleur du feu, ne peut ja- 
mais devenir froideur. On me dira peut-être : 
Que l'impair ne puisse devenir pair par l’arrivée 


208 PHÉDON. 


du pair, nous en sommes convenus; mais qui 
empêche que l’impair venant à périr, le pair ne 
prenne sa place? Je ne pourrais pas répondre à 
cette objection, que l'impair ne périt point, 
‘puisque limpair n’est point impérissable. Mais 
si nous l’avions trouvé impérissable, nous pour- 
rions soutenir aisément que le pair aurait beau 
survenir, l'impair et le trois se tireraient d’af- 
faire, et nous soutiendrions la même chose du 
feu, du chaud et des autres choses semblables. 
N'est-ce pas? | 

Assurément , dit Cébeès. 

Et par conséquent, sur l'immortel dont il 
s'agit présentement , si nous convenons que tout 
ce qui est immortel est impérissable, il faut né- 
cessairement que l'ame soit non-seulement im- 
mortelle, mais absolument impérissable ; si nous 
n'en convenons pas, il faut chercher d’autres 
preuves. .Ν 

Cela n’est pas nécessaire, dit Cébès; car 
qui serait impérissable , si ce qui est immortel 
et éternel est sujet à périr ? 

Que Dieu, reprit Socrate, que l'essence et 
l'idée de la vie, et s’il y a quelque autre chose 
encore d'immortel, que tout cela soit exempt 
de périr, c’est ce que personne ne pourra nier. 

Par Jupiter, tous les hommes en convien- 
dront ; et les dieux bien plus encore, je pense. 

| e 


΄ PHÉDON.: 299 
Or, puisque l’rmmortel est impérissable, l'ame, 
si elle est immortelle, peut-elle n'être pas im- 
périssable ? 
Il faut qu’elle le soit nécessairement. 
Lors donc que la mort approche de l’homme, 


‘ce qu'il y a de mortel en lui meurt, à ce qu'il 


paraît; ce qu'il y ἃ d’immortel et d’incorruptible 
se retire intact et cède la place à la mort. 

Cela est évident. 

Si donc il y a quelque chose d’immortel et 
d'impérissable, l'ame, ὁ Cébès, doit l'être; et 
nos ames existeront réellement dans lautre 
monde. | 

Je n’ai rien à dire contre cela, à Socrate, Je 
ne puis que me rendre à tes raisons; mais si 


.Simmias ou les autres ont quelque chose à ob- 


jecter, ils feront fort bien de ne pas se taire; 
car quel autre temps pourront-ils jamais trou- 
ver pour s'entretenir et pour s’éclairer sur ces 
matières ? 

Ni moi non plus, dit Simmias, je n'ai rien 


à opposer à Socrate; mais J'avoue que la gran- 


deur du sujet et le sentiment de la faiblesse na- 


turelle à l’homme me laissent toujours malgré 


moi un peu d'incrédulité. 
Non-seulement ce que tu dis R est fort bien 
dit, Simmias, reprit Socrate , mais quelque sûrs 


que nous paraissent les principes dont nous 


- τ - πα .ᾳ“Ψ0{ᾳᾳι νον 


300 | PHÉDON. 
sommes partis, il faut encore les reprendre 
pour les examiner avec plus de soin : quand 
vous vous en serez bien pénétrés, vous conce- 
vrez mes raisons, je crois, autant qu'il est pos- 
sible à des hommes de comprendre ces matières; 
et quand vous les aurez bien conçues, vous ne 
chercherez rien au-delà. 

Fort bien, dit Cébes. | 

Mes amis, une chose qu'il est juste de pen- 
ser, c'est que si l'ame est immortelle, il faut 
en avoir soin, non-seulement pour ce temps 
que nous appelons le temps de la vie, mais en- 
core pour le temps qui la suit; et peut-être trou- 
vera-t-on que le danger auquel on s'expose en 
la négligeant, est très-grave. Car si la mort était 
la cessation absolue de toute existence, ce serait 
un grand gain pour les méchans après leur mort 
d’être délivrés à la fois de leur corps, de leur 
ame .et de leurs vices ; mais puisque l’ame est 
immortelle, elle n’a d'autre moyen de prévenir 
les maux qui l’attendent , et il n’y ἃ d'autre salut 
pour elle, que de devenir éclairée et vertueuse. 
En effet, l'ame se rend dans l’autre monde n’em- 
_ portant avec elle que les habitudes. contractées 
pendant la vie, et qui, à ce qu’on dit, lui rap- 
portent de grands biens ou de grands maux dès” 
le premier instant de son arrivée. Voici ce qui 
se passe, dit-on, lorsque quelqu’un est mort: le 


PHÉDON. 301 


méme génie qui a été chargé de lui pendant sa 
vie, le conduit dans un .certain lieu où les 
morts se rassemblent pour être jugés avant d’al- 
ler dans l’autre monde avec le même conduc- 
teur auquel 1] ἃ été ordonné de les conduire 
d'ici jusque-là, et après qu'ils ont recu là les 
biens ou les maux qu'ils méritent, et qu'ils y 
ont demeuré tout le temps prescrit, un autre 
conducteur les ramène dans cette vie après de 
longues et nombreuses révolutions de siècles. 
Ce chemin n'est pas tel que Télèphe * le décrit 
dans Eschyle ; car il dit que le chemin qui con- 
duit à l’autre monde est simple : et 1] me parait 
qu'il n'est ni unique ni simple; sil l'était, on 
n'aurait pas besoin de guide; 1] est impossible 
de se tromper de chemin, quand il n’y en à 
qu'un : au contraire, 1] parait qu'il a plusieurs 
détours et plusieurs traverses, comme je le con- 
jecture de ce qui se pratique dans nos sacrifices 
et dans nos cérémonies religieuses. L’ame tem- 
pérante et sage suit volontiers son guide, et avec 
la conscience du sort qui l'attend; mais celle 
qui tient à son corps par ses passions, comme ᾿ 
je le disais précédemment, y reste long-temps 
attachée ainsi qu’au monde visible, et’ ce: n’est 
qu'après beaucoup de résistances et beaucoup de 


* Télèphe, nom d’une tragédie perdue, d’Euripide. 


--“"-...-,... 
ET Le ne nl 


302 PHÉDON. 


souffrances, par force et à grande peine, qu’elle 
est entrainée par le guide qui lui a été assigné. 
Quand lame est arrivée au rendez-vous des 
ames, si elle est impure, souillée, par exemple, 
de meurtres injustes ou d’autres actions sem- 
blables, que des ames semblables à la sienne 
peuvent seules avoir commises, toutes les autres 
la fuyent et l’ont en horreur; aucune ne veut 
être sa compagne mi sa conductrice , et elle erre 
dans un abandon total, jusqu’à ce que, après 
un certain temps, la nécessité l’entraine dans le 
séjour qui lui convient. Mais celle qui a passé 
sa vie avec pureté et avec tempérance, ἃ les 
dieux mêmes pour compagnons et pour guides, 
et va habiter le lieu qui lui a été réservé; car 
la terre a bien des lieux différens et admirables, 
et elle-même n’est point telle que se la figurent 
ceux qui ont coutume de vous en faire des 
descriptions, d’après ce que jai entendu dire 
par quelqu'un. 

Alors Simmias : Comment dis-tu , Socrate? J'ai 
aussi entendu dire plusieurs choses de la terre, 
mais ce ne sont pas les mêmes que tu as adop- 
tées : Je t’entendrais volontiers là-dessus. 

Pour t'en faire le récit, ὁ Simmias, je ne crois 


| pas qu'on ait besoin de l’art de Glaucus*; mais 


" Avoir besoin de l'art de Glaucus, proverbe pour ex- 


PHÉDON. 303 


t'en prouver la vérité est plus difficile, et je ne 
sais si tout l’art de Glaucus y suffirait. Peut-être 
même cette entreprise est-elle au-dessus de mes 
forces; et quand elle ne le serait pas, le peu de 
temps qui me reste à vivre, ne souffre pas que 
nous entamions un si long discours. Quant à te 
donner une idée de la terre et de ses différens 
lieux, comme je me figure que la chose est, 
rien n'empêche que j'essaie de le faire. 

Cela nous suffira , dit Simmias. 

Premièrement, reprit Socrate, 16 suis per- 
suadé que si la terre est au milieu du ciel et 
de forme sphérique, elle n’a besoin mi de l'air, 
ni d'aucun autre appui pour s'empêcher de 
tomber, mais que le ciel même, qui l’environne 
également , et son propre équilibre suffisent 
pour la soutenir; car toute chose qui est en 
équilibre au milieu d’une autre qui la presse 
également , ne saurait pencher d'aucun côté, et 
par conséquent demeure fixe et immobile; voilà 
de quoi je suis persuadé. 

Et avec raison, dit Simmias. 

De plus, je suis convaincu que la terre est 
fort grande, et que nous n’en habitons que cette 
petite partie qui s'étend depuis le Phase jus- 


primer une chose difficile. Glaucus était, à ce qu’on croit 
le plus généralement, un habile ouvrier en fer. 


304 PHÉDON. 


qu'aux colonnes d’Hercule, répandus autour de 
la mer comme des fourmis ou des grenouilles 
autour d’un marais: et Je suis convaincu qu'il y 
a plusieurs autres peuples qui habitent d’autres 
parties semblables; car partout sur la face de 
la terre il y a des creux de toutes sortes de 
grandeur et de figure, où se rendent les eaux, 
les nuages et l'air grossier, tandis que la terre 
elle - même est au - dessus dans ce ciel pur 
où sont les astres, et que la plupart de ceux 
qui s’occupent de ces matières appellent l’éfher, 
dont tout ce qui afflue perpétuellement dans 
les cavités que nous habitons n’est proprement 
que le sédiment. Enfoncés dans ces cavernes 
sans nous en douter, nous croyons habiter le 
baut de la terre, à peu près comme quelqu'un 
qui, faisant son habitation dans les abymes de 
l'océan, s'imaginerait habiter au-dessus de la 
mer, et qui, pour voir au travers de l’eau le 
soleil et les autres astres, prendrait la mer pour 
le ciel, et n'étant jamais monté au-dessus, à 
cause de sa pesanteur et de sa faiblesse, et n’ayant 
jamais avancé la tête hors de l’eau, n’aurait ja- 
mais vu lui-même combien le lieu que nous ha- 
bitons est plus pur et plus beau que celui qu'il 
habite, et n’aurait jamais trouvé personne qui 
pût l'en instruire. Voilà l’état où nous sommes. 
Confinés dans quelques creux de la terre, nous 


PHÉDON. 305 


croyons en habiter les hauteurs; nous prenons 
l'air pour le ciel, et nous croyons que c’est là 
le véritable ciel dans lequel les astres font leur 
cours; c'est-à-dire que notre pesanteur et notre 
faiblesse nous empêchent de nous élever au- 
dessus de l'air; car si quelqu'un allait jusqu’au 
haut, et qu'il püt s’y élever avec des ailes, il 
n'aurait pas plus tôt mis la tête hors de cet air 
grossier, qu'il verrait ce qui se. passe dans cet 
heureux séjour , comme les poissons en s’éle- 
vant au-dessus de la surface de la mer voient 
ce qui se passe dans l’air que nous respirons : 
et s'il était d’une nature propre à une longue 
contemplation, il connaïtrait que c'est le véri- 
table ciel, la véritable lumière, la véritable terre; 
car cette terre, ces roches, tous les lieux que 
nous habitons, sont corrompus et calcinés, 
comme ce qui est dans la mer est rongé par 
l’âcreté des sels : aussi dans la mer on ne trouve 
que des cavernes, du sable, et, partout où 1] 
y a de la terre, une vase profonde ; il n’y naït 
rien de parfait, rien qui soit d'aucun prix, rien 
enfin qui puisse être comparé à ce que nous 
avons ici. Mais ce qu’on trouve dans l’autre sé- 
jour est encore plus au-dessus de ce que nous 
voyons dans le nôtre; et, pour vous faire con- 
näître la beauté de cette terre pure, située au 
milieu du ciel, je vous dirai, si vous vou- 


I. 20 


306 PHÉDON. 


lez, une belle fable qui mérite d’être écoutée. 

Et nous, Socrate, nous l'écouterons avec un 
très-grand plaisir, dit Simmias. 

On raconte, dit-il, que la terre, si on la 
regarde d'en haut, parait comme un de nos 
ballons couverts de douze bandes de différentes 
couleurs, dont celles que nos peintres em- 
ploient ne sont que les échantillons; mais les 
couleurs de cette terre sont infiniment plus 
brillantes et plus pures, et elles l'environnent 
toute entière. L’une est d’un pourpre merveil- 
leux; l’autre, de couleur d’or; celle-là, d'un 
blanc plus brillant que le gypse et la neige; et 
ainsi des autres couleurs qui la décorent, et 
qui sont plus nombreuses et plus belles que 
toutes celles que nous connaissons. Les creux 
même de cette terre, remplis d’eau et d'air, ont 
aussi leurs couleurs particulières, qui brillent 
parmi toutes les autres; de sorte que dans toute 
son étendue cette terre ἃ l'aspect d’une diver- 
sité continuelle. Dans cette terre si parfaite, 
tout est en rapport avec elle, plantes, arbres, 
fleurs et fruits; les montagnes même et les 
pierres ont un poli, une transparence, des cou- 
leurs incomparables; celles que nous estimons 
tant ici, les cornalines, les jaspes, les émerau- 
des, n’en sont que de petites parcelles. Il n’y 
en ἃ pas une seule, dans cette heureuse terre, 


PHÉDON. 307 
qui ne les vaille, ou ne les surpasse encore : 
et la cause en est que là les pierres précieuses 
sont pures ; qu'elles ne sont n1 rongées, ni gà- 
tées comme les nôtres par l’âcreté des sels et 
par la corruption des sédimens qui descendent 
et s'amassent dans cette terre basse, où ils in- 
fectent les pierres et la terre, les plantes et les 
animaux. Outre toutes ces beautés, cette terre 
est ornée d'or, d'argent et d’autres métaux pré- 
cieux, qui, répandus en tous lieux en abon- 
dance, frappent les yeux de tous côtés, et font 
de la vue de cette terre un spectacle de bien- 
heureux. Elle est aussi habitée par toutes sortes 
d'animaux et par des hommes, dont les uns 
sont répandus au milieu des terres, et les autres 
autour de l'air, comme nous autour de la mer, 
et d’autres dans des îles que l'air forme près 
du continent; car l'air est là ce que sont 1ci 
l’eau et la mer pour notre usage; et ce que l'air 
est pour nous, pour eux est l’éther. Leurs sai- 
sons sont si bien tempérées, qu’ils vivent beau- 
coup plus que nous, toujours exempts de ma- 
ladies ; et pour la vue, l’ouie, l'odorat et tous 
les autres sens, et pour l'intelligence même, ils 
sont autant au-dessus de nous, que l'air sur- 
passe l’eau en pureté, et que l’éther surpasse 
l'air. Ils ont des bois sacrés, des temples, que 


les dieux habitent réellement; des oracles, des 


20.. 
Φ 


308 PHÉDON. 


prophéties, des visions, toutes les marques du 
commerce des dieux : ils voient aussi le soleil 
et la lune et les astres tels qu'ils sont; et tout 
le reste de leur félicité suit à proportion. 

Voilà quelle est. cette terre à sa surface ; elle 
a tout ‘autour d'elle plusieurs lieux, dont les 
uns sont plus profonds et plus ouverts que le 
pays que nous habitons; les autres plus pro- 
fonds, mais moins ouverts, et d’autres moins 
profonds et plus plats. Tous ces lieux sont per- 
cés par-dessous en plusieurs points, et commu- 
_niquent entre eux par des conduits, tantôt plus 
larges, tantôt plus étroits, à travers lesquels 
coule, comme dans des. bassins, une quantité 
immense. d’eau, des masses surprenantes de 
fleuves souterrains qui ne s’épuisent jamais ; des 
sources d'eaux froides et d'eaux chaudes; des 
_fleuves de feu et d’autres de boue, les uns plus 
liquides, les autres plus épais, comme en Sicile 
ces torrens-de boue et de feu qui précèdent la 
lave, et comme la lave elle-même. Ces lieux se 
remplissent de l’une ou de l’autre de ces ma- 
tières, selon la direction qu’elles prennent cha- 
que fois en se débordant. Ces masses énormes 
se meuvent en haut et en bas, comme un ba- 
lancier placé dans l’intérieur de la terre. Voici 
à peu près comment ce mouvement s'opère : 
parmi les ouvertures de la terre, il en est une, 


® 


PHÉDON. 309 
la plus grande de toutes, qui passe tout au tra- 


vers de la terre; c’est celle dont parle Homère, 
quand 1] dit * : 


Bien loin, là où sous la terre est le plus profond abyme ; 


et que lui-même ailleurs, et beaucoup d’autres 
appellent le Tartare. C'est là que se rendent, et 
c'est de là que sortent de nouveau tous les 
fleuves, qui prennent chacun le caractère et la 
ressemblance de la terre sur laquelle ils pas- 
sent. La cause de ce mouvement en sens con- 
traire, c’est que le liquide ne trouve là ni fond 
ni appui; il s’agite suspendu , et bouillonne 
sens dessus dessous; l'air et le vent font de 
même tout à l’entour, et suivent tous ses mou- 
vemens et lorsqu'il s'élève et lorsqu'il retombe ; 
et comme dans la respiration, où l'air entre 
et sort continuellement, de même ici Pair, 
emporté avec le liquide dans deux mouvemens 
opposés, produit des vents terribles et mer- 
veilleux, en entrant et en sortant. Quand donc 
les eaux, s’élançant avec force, arrivent vers le 
lieu que nous appelons le lieu inférieur, elles 
forment des courans qui vont se rendre, à tra- 
vers la terre, vers des lits de fleuves qu'ils ren- 
contrent, et qu’ils remplissent comme avec une 


* Iliade, Liv. VIII, v. 14. 


310 PHÉDON. 


pompe. Lorsque les eaux abandonnent ces 
lieux et s’élancent vers les nôtres , elles les rem- 
plissent de la même manière; de là elles se ren- 
dent , à travers des conduits souterrains, vers 
les différens lieux de la terre, selon que le pas- 
sage leur est frayé, et forment les mers, les 
lacs, les fleuves et les fontaines; puis s’enfon- 
çant de nouveau sous la terre, et parcourant 
des espaces, tantôt plus nombreux et plus longs, 
tantôt moindres et plus courts, elles se jettent 
dans le Tartare, les unes beaucoup plus bas, 
d’autres seulement un peu plus bas, mais toutes 
plus bas qu’elles n’en sont sorties. Les unes res- 
sortent et retombent dans l’abyme précisément 
du côté opposé à leur issue; quelques autres, 
du même côté : il en est aussi qui ont un cours 
tout-à-fait circulaire, et se replient une ou plu- 
sieurs fois autour de la terre comme des ser- 
pens, descendent le plus bas qu’elles peuvent, 
et se jettent de nouveau dans le Tartare. Elles 
peuvent descendre de part et d’autre jusqu’au 
milieu, mais pas au-delà; car alors elles remon- 
teraient : elles forment plusieurs courans fort 
grands; mais il y en a quatre principaux, dont le 
plus grand, et qui coule le plus extérieurement 
tout autour, est celui qu’on appelle Océan. Ce- 
lui qui lui fait face, et coule en sens contraire, 
est l’Achéron, qui, traversant des lieux dé- 


PHÉDON. 311 


serts, et s’enfonçant sous la terre, se jette dans 
le marais Achérusiade, où se rendent les ames 
de la plupart des morts qui, après y avoir de- 
meuré le temps ordonné, les unes plus, les au- 
tres moins, sont renvoyées dans ce monde pour 
y animer de nouveaux êtres. Entre ces deux 
fleuves coule un troisième, qui, non loin de 
sa source, tombe dans un lieu vaste, rempli de 
feu , et y forme un lac plus grand que notre 
mer, où l’eau bouillonne mélée avec la boue. 
Il sort de là trouble et fangeux, et continuant 
son cours en spirale, il se rend à l'extrémité 
du marais Achérusiade, sans se mêler avec ses 
eaux; et après avoir fait plusieurs tours sous 
terre, 1l se jette vers le plus bas du Tartare; 
c'est ce fleuve qu’on appelle le Puriphlégéton, 
dont les ruisseaux enflammés saillent sur la 
terre, partout où ils trouvent une issue. Du côté 
opposé, le quatrième fleuve tombe d’abord dans 
un lieu affreux et sauvage, à ce que l’on dit, 
et d’une couleur bleuâtre. On appelle ce lieu 
Stygien, et Styx le lac que forme le fleuve en 
tombant. Après avoir pris dans les eaux de ce 
lac des vertus horribles, 1] se plonge dans la 
terre, où il fait plusieurs tours; et se dirigeant 
vis-à-vis du Puriphlégéton, il le rencontre dans 
le lac de l’Achéron, par l’extrémité opposée. Il 
ne méle ses eaux avec les eaux d'aucun autre 


312: PHÉDON. 


fleuve; mais, après avoir fait le tour de la terre, 
il se jette aussi dans le Tartare, par l'endroit 
opposé au Puriphlégéton. Le nom de ce fleuve 
est le Cocyte, comme lappellent les poëtes. 
Tel est le séjour des morts. Quand chacun 
d'eux est arrivé dans le lieu où le démon le 
conduit, on juge d’abord s'ils ont mené une vie 
sainte et juste. Ceux qui sont trouvés avoir vécu 
de manière qu'ils ne sont ni entièrement cri- - 
minels, ni entiérement innocens, sont envoyés 
᾿ὰ l'Athéron; ils s'embarquent sur des nacelles, 
et sont portés au lac Achérusiade, où ils habi- 
tent; et, après avoir subi la peine des fautes 
qu'ils ont pu. commettre, ils sont délivrés, et 
reçoivent la récompense de leurs bonnes ac- 
tions, chacun selon son mérite. Ceux qui sont 
trouvés incurables, à cause de l’énormité de 
leurs fautes, qui ont commis d’odieux et nom- 
breux sacrilèges, ou des meurtres contre la 
Justice et la Loi, ou d’autres crimes sembla- 
bles, l'équitable destinée les précipite dans le 
Tartare, d’où ils ne sortent jamais. Mais ceux 
‘qui sont trouvés avoir commis des fautes expia- 
bles , quoique fort grandes, comme de s'être 
emportés à des violences contre leur père ou 
leur mère, ou d’avoir tué quelqu'un dans un 
accés de colère, et qui en ont fait pénitence 
toute leur vie, c'est une nécessité qu'ils soient 


4 


PHÉDON. 313 
aussi précipités dans le Tartare; mais, après 
qu'ils y ont demeuré un an, le flot les rejette, 
et renvoie les homicides dans le Cocyte, et les 
parricides dans le Puriphlégéton, et ils sont 
ainsi entrainés près du lac Achérusiade. Là ils 
jettent de grands cris, et appellent ceux qu'ils 
ont tués et ceux contre lesquels ils ont commis 
des violences; ils les supplient instamment de 
leur permettre de descendre dans le lac, et de 
les recevoir. S'ils les fléchissent , 115 descendent 
et sont délivrés de leurs maux; sinon, ils sont 
encore entrainés dans le Tartare, et de là de 
nouveau dans les autres fleuves, et cela conti- 
nue jusqu’à ce qu'ils aient fléchis ceux qu'ils 
ont injustement traités; car telle est la peine 
qui ἃ été prononcée contre eux par les juges. 
Mais ceux qui sont reconnus avoir passé leur 
vie dans la sainteté, ceux-là sont délivrés de ces 
lieux terrestres, comme d’une prison, et s’en 
vont là-haut, dans l'habitation pure au-dessus : 
de la terre. Ceux même qui ont été entiere- : 
ment purifiés par la philosophie vivent tout-à- ᾿ 
fait sans corps pendant tous les temps qui sui- 
vent, et vont dans des demeures encore plus 
belles que celles des autres; il n’est pas facile 
de les décrire, et le peu de temps qui nous 
reste ne le permettrait pas. Mais ce que je viens 
de vous dire suffit, Simmias, pour nous con- 


314 PHÉDON. 


vaincre qu'il faut tout faire pour acquérir de la 
vertu et de la sagesse pendant cette vie; car le 
prix du combat est beau, et l'espérance est 
grande. | 

Soutenir que toutes ces choses sont précisé- 
ment comme je les ai décrites, ne convient pas 
à un homme de sens; mais que tout ce que je 
vous ai raconté des ames et de leurs demeures, 
soit comme je vous l'ai dit, ou d’une manière 
approchante, s’il est certain que l’ame est im- 
mortelle, 1] me parait qu'on peut l'assurer con- 
venablement, et que la chose vaut la peine qu'on 
hasarde d'y croire; c’est un hasard qu'il est 
beau de courir, c’est une espérance dont il faut 
comme s’enchanter soi-même: voilà pourquoi Je 
prolonge depuis si long-temps ce discours. Qu'il 
prenne donc confiance pour son ame, celui qui, 
pendant sa vie, a rejeté les plaisirs et les biens 
du corps, comme lui étant étrangers, et por- 
tant au mal; celui qui a aimé les plaisirs de la 
science; qui a orné son ame, non d’une parure 
étrangère, mais de celle qui lui est propre, 
comme la tempérance, la justice, la force, la 
hberté, la vérité; celui-là doit attendre tranquil- 
lement l'heure de son départ pour l’autre 
.monde, comme étant prêt au voyage quand la 
destinée l’appellera. Quant à vous, Simmias et 
Cébès, et vous autres, vous ferez ce voyage, 


PHEDON. 315 


chacun à votre tour, quand le temps sera venu. 
Pour moi, la destinée m'appelle aujourd'hui, 
comme dirait un poëte tragique; et il est à 
peu près temps que j'aille au bain, car il me 
semble qu'il est mieux de ne boire le poison 
qu'après m'être baigné, et d’épargner aux fem- 
mes la peine de laver un cadavre. 

Quand Socrate eut achevé de parler, Criton 
prenant la parole : à la bonne heure, Socrate, 
lui dit-il, mais n’as-tu rien à nous recomman- 
der, à moi et aux autres, sur tes enfans, ou 
sur toute autre chose où nous pourrions te 
rendre service ? 

Ce que je vous ai toujours recommandé, Cri- 
ton; rien de plus : ayez soin de vous; ainsi 
vous me rendrez service, à moi, à ma famille, 
à vous-mêmes, alors même que vous ne me 
promettriez rien présentement ; au lieu que si 
vous vous négligez vous-mêmes, et si vous ne 
voulez pas suivre comme à la trace ce que nous 
venons de dire, ce que nous avions dit il y ἃ 
long-temps, me fissiez-vous aujourd'hu] lag pro- 
messes les plus vives, tout cela ne servie pas 
à grand'chose. | 

Nous ferons tous nos efforts, répondit Cri- 
ton, pour nous conduire ainsi; mais comment 
t’ensevelirons-nous ? 

Tout comme il vous plaira, dit-il, si toute- 


΄ } 

316 PHÉDON. 

fois vous pouvez me saisir, et que Je ne vous 
échappe pas. Puis, en même temps, nous re- 
gardant avec un sourire plein de douceur : Je 
ne saurais venir à bout, mes amis, de persua- 
der à Criton que je suis le Socrate qui s’entre- 
tient avec vous, et qui ordonne toutes les par- 
ties de son discours ; il s’imagine toujours que 
je suis celui qu’il va voir mort toüt-à-lheure, et 
il me demande comment il m’ensevelira; et tout 
ce long discours que je viens de faire pour vous 
prouver que, dès que j'aurai avalé le poison, je 


_ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous 


quitterai, et irai jouir de félicités ineffables, il 
me paraît que j'ai dit tout cela en pure perte 
pour lui, comme si je n’eusse voulu que vous 
consoler et me consoler moi-même. Soyez donc 
mes cautions auprès de Criton, mais d’une ma- 


mére toute contraire à celle dont il a voulu être 
la mienne auprès des juges : car il a répondu 


pour moi que je ne m'en irais point; vous, au 
contraire, répondez pour moi que je ne serai 
pas πος mort, que je m'en irai, afin que 
le pare Criton prenne les choses plus douce- 

ment , et qu'en voyant brüler mon corps ou le. 
mettre en terre, il ne s’afflige pas sur moi, 
comme si Je souffrais de grands maux, et qu'il 
ne dise pas à mes funérailles qu’il expose So- 
crate, qu'il l'emporte, qu’il l'enterre ; car il faut 


PHÉDON. 317 


que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que 
parler improprement ce n’est pas seulement une 
faute envers les choses, mais c’est aussi un mal 
que lon fait aux ames. Il faut avoir plus de 
courage, et dire que c'est mon corps que tu 
enterres ; et enterre-le comme 1] te plaira, et 
de la manière qui te paraîtra la plus conforme 
aux lois. 

En disant ces mots, il se leva et passa dans 
une chambre voisine, pour y prendre le bain; 
Criton le suivit, et Socrate nous pria de l’at- 
tendre. Nous l’attendimes donc, tantôt nous en- 
tretenant de tout ce qu'il nous avait dit, et l’exa- 
minant encore, tantôt parlant de l’horrible mal- 
heur qui allait nous arriver; nous regardant 
véritablement comme des enfans privés de leur 
père, et condamnés à passer le reste de notre 
vie comme des orphelins. Après qu'il fut sorti 
du bain, on lui apporta ses enfans, car il en 
avait trois, deux en bas âge “, et un qui était 
déja assez grand “; et on fit entrer les femmes 
de sa famille **. Il leur parla quelque temps en 


* Sophroniscus et Menexenus. 

* Lamproclès. 

** Il ne s’agit ici que de Xantippe et de quelques autres 
femmes alliées à la famille de Socrate, et nullement de ses 


deux épouses Xantippe et Mirto. (Voyez la note de Heïn- 
dorf, p. 257.) 


318 PHÉDON. 


présence de Criton, et leur donna ses ordres; 
ensuite il fit retirer les femmes et les enfans, et 
revint nous trouver; et déja le coucher du so- 
leil approchait , car ἢ] était resté long-temps en- 
fermé. En rentrant, 1l s’assit sur son hit, et n’eut 
pas le temps de nous dire grand'chose : car le 
serviteur des Onze entra presque en mème 
temps, et s’approchant de lui : Socrate, dit-il, 
j'espère que je n’aurai pas à te faire le même 
reproche qu'aux autres : dès que je viens les 
avertir, par l'ordre des magistrats, qu'il faut 
boire le poison, 1ls s'emportent contre moi, et 
me maudissent; mais pour toi, depuis que tu 
es ici,.je t'ai toujours trouvé le plus coura- 
geux, le plus doux et le meilleur de ceux qui 
sont jamais venus dans cette prison, et en ce 
moment je suis bien assuré que tu n’es pas fà- 
ché contre moi, mais contre ceux qui sont la 
cause de ton malheur, et que tu connais bien. 
Maintenant, tu sais ce que je viens t’annoncer; 
adieu, tâche de supporter avec résignation ce 
qui est mévitable. Et en même temps il se dé- 

tourna en fondant en larmes, et se retira. So- ἡ 
_crate, le regardant, lui dit : Et toi aussi, reçois 
mes adieux ; je ferai ce que tu dis. Et se tour- 
nant vers nous : Voyez, nous dit-il, quelle 
honnéteté dans cet homme : tout le temps que 
. J'ai été ici, 1] m'est venu voir souvent, et s’est 


PHÉDON. 319 
entretenu avec moi : c'était le meilleur des 
hommes; et maintenant comme il me pleure 
de bon cœur! Mais allons, Criton, obéissons- 
lui de bonne grace, et qu'on m'’apporte le 
poison, s'il est broyé; sinon, qu'il le broie lui- 
même. 

Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le 
soleil est encore sur les montagnes, et qu'il 
n'est pas couché : d’ailleurs je sais que beau- 
coup d’autres ne prennent le poison que long- 
temps après que l’ordre leur en ἃ été donné; 
qu'ils mangent et qu’ils boivent à souhait; quel- 
ques-uns même ont pu jouir de leurs amours ; 
cest pourquoi ne te presse pas, tu as encore 
du temps. 

Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répon- 
dit Socrate, ont leurs raisons; ils croient que 
c'est autant de gagné : et moi, J'ai aussi les 
miennes pour ne pas le faire; car la seule 
chose que je croirais gagner, en buvant un peu 
plus tard, c’est de me rendre ridicule à moi- 
même, en me trouvant si amoureux de la vie 
que je veuille l’épargner lorsqu'il n’y en ἃ plus”. 
Ainsi donc, mon cher Criton, fais ce que je te 
dis, et ne me tourmente pas davantage. 


* Allusion à un vers d’Hésiode. (Les OEuvr. et les Jours, 
v. 367.) 


320 PHÉDON. 


À ces mots, Criton fit signe à l’esclave qui 
se tenait auprés. L’esclave sortit, et, après être 
resté quelque temps, il revint avec celui qui 
devait donner le poison, qu'il portait tout broyé 
dans une coupe. Aussitôt que Socrate le vit : 
. Fort bien, mon ami, lui dit-il; mais que faut- 
il que je fasse? Car c'est à toi à me lap- 
prendre. 

Pas autre chose, lui dit cet homme, que de 
te promener quand tu auras bu, jusqu’à ce que 
tu sentes tes jambes appesanties, et alors de te 
coucher sur ton lit; le poison agira de lui- 
même. Et en même temps il lui tendit la coupe. 
Socrate la prit avec la plus parfaite sécurité, 
Échécrate, sans aucune émotion, sans changer 
de couleur ni de visage; mais regardant cet 
homme d’un œil ferme et assuré, comme à son 
ordinaire : Dis-moi, est-il permis de répandre 
un peu de ce breuvage, pour en faire une li- 
bation ? | 

Socrate, lui répondit cet homme, nous n’en 
broyons que ce qu'il est nécessaire d’en boire. 

J'entends, dit Socrate; mais au moins il eæ 
permis et 1l est juste de faire ses prières aux 
dieux, afin qu'ils bénissent notre voyage et le 
rendent heureux; c’est ce que je leur demande. 
Puissent-ils exaucer mes vœux! Après avoir dit 
cela, 11 porta la coupe à ses lèvres, et la but 


PHÉDON. 321 


avec une tranquillité et une douceur merveil- 
leuse. 

Jusque-là, nous avions eu presque tous assez 
de force pour retenir nos larmes; mais en le 
voyant boire, et après qu’il eut bu, nous n'en 
fûmes plus les maîtres. Pour moi, malgré tous 
mes efforts, mes larmes s’échappèrent avec tant 
d’abondance, que je me couvris de mon man- 
teau pour pleurer sur moi-même; car ce n'é- 
tait pas le malheur de Socrate que je pleurais, 
mais le mien, en songeant quel ami j'allais 
perdre. Criton, avant moi, n'ayant pu retenir 
ses larmes, était sorti; et Apollodore, qui n'a- 
vait presque pas cessé de pleurer auparavant, se 
mit alors à crier, à hurler et à sangloter avec 
tant de force, qu’il n’y eùt personne à qui il 
ne fit fendre le cœur, excepté Socrate : Que 
faites-vous? dit-il, ὁ mes bons amis! N’était-ce 
pas pour cela que j'avais renvoyé [68 femmes, 
pour éviter des scènes aussi peu convenables ? 
car j'ai toujours oui dire qu’il faut mourir avec 
de bonnes paroles. Tenez-vous donc en repos, 
et montrez plus de fermeté. 

Ces mots nous firent rougir, et nous re- 
tinmes nos pleurs. 

Cependant Socrate, qui se promenait, dit 
qu’il sentait ses jambes s'appesantir, et il se cou- 
cha sur le dos, comme l’homme l'avait ordonné. 


Ι. . 21 " 


La 


322 PHEDON. 


En même temps le même homme qui lui avait 
donné le poison, s’approcha, et, après avoir 
examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, 
il lui serra le pied fortement, et lui demanda 
s'il le sentait; il dit que non. Il lui serra en- 
suite les jambes; et, portant ses mains plus 
haut, il nous fit voir que le corps se glaçait et 
se roidissait; et, le touchant lui-même, il nous 
dit que, dès que le froid gagnerait le cœur, 
alors Socrate nous quitterait. Déja tout le bas- 
ventre était glacé. Alors se découvrant, car il 
était couvert : Criton, dit-il, et ce furent ses 
dernières paroles, nous devons un coq à Escu- 
lape ἡ; n'oublie pas d’acquitter cette dette. 

Cela sera fait, répondit Criton; mais vois si 
tu as encore quelque chose à nous dire. 

Il ne répondit rien, et un peu de temps après 
il fit un mouvement convulsif; alors l’homme 
le découvrit tout-à-fait : ses regards étaient fixes. 
Criton, sen étant aperçu, lui ferma la bouche 
et les yeux. 

Voilà, Échécratès, quelle fut la fin de notre 
. ami, de l’homme, nous pouvons le dire, le 
meilleur des hommes de ce temps que nous 
avons connus, le plus sage et le plus juste de 
tous les hommes. 


* En reconnaissance de sa guérison de la maladie de la 


vie actuelle. 
© ne “ὦ 


NOTES. 


* 


ΛΑ παν παν νι, εν 


φὩολινν νων, 


NOTES 


SUR L'EUTHYPHRON. 


J E préviens que, pour ce dialogue, comme pour 
les trois autres dont se compose ce volume, j'ai fait 
quelques emprunts aux traductions existantes, toutes 
les fois que le systême de fidélité et d’exactitude litté- 
rale que je me suis imposé, me l'a permis. 

Quant à ces notes, le seul but que je my suis 
proposé, est de rendre compte de mon opinion per- 
sonnelle et de m'absoudre du reproche de légèreté, 
lorsque j'ai cru devoir m’écarter de l'interprétation 
généralement reçue, ou lorsque, sur des points dif- 
ficiles et fréquemment controversés , il ἃ fallu me 


décider entre plusieurs autorités célèbres. 


J'ai eu constamment sous les yeux les éditions gé- 
nérales de H. Étienne et de Bekker ; les éditions par- 
ticulières de Forster, de Fischer, de Wolf ( Berlin, 
1820); la traduction latine de Ficin, la traduction 


© 326 NOTES 


allemande de Schleiermacher ; /’Eclogæ Cornarü, et 
16 Specimen criticum de Van-Heusde. 

:Maucroix et Dacier ont traduit ce dialogue en 
français. 


PAGE 9. — Quitter tes habitudes du Lycée pour 
le portique du Roi. 


Τὰς ἐν Λυχείῳ χαταλιπὼν διατριδὰς ἐνθάδε νῦν διατρίθεις 


περὶ τὴν τοῦ ὀαδιλέως ςοάν. (BERKER , 1“ partie, 
1“ vol. , p. 351). CJ 


Nul doute que διατρίδειν et διατριδὴ n’expriment 
souvent l'action de converser et même celle de dis- 
puter. Dacier : Les conversations du Lycée. Ficin : exer- 
citationes. Fischer relève avec raison l'erreur de Ser- 
ranus qui traduit: spatia, les promenades du Lycée ; 
1] veut que διατριδὰς signifie positivement disputationes. 
Bast, dans son essai critique sur le texte du Banquet, 
p. 167, à propos d’une phrase du Banquet où δια- 
τρίδειν veut dire incontestablement disputer, renvoie 
à la note de Fischer sur l'Euthyphron, et affirme que 


διατριδὴ, διατρίθειν, ne marquent pas seulement la 


présence (den Aufenthalt ) de Socrate au Lycée, mais 
ce qu'il y fait (seine Beschaftigung ), son occupation, 
qui était de disputer. Bast écrivait ceci en 1794. Ce- 


pendant, en 1805, M. Schleiermacher, en traduisant 


l'Euthyphron, n’a pas hésité à se servir de ce même 


SUR L'EUTHYPHRON. 327 


mot Aufenthalt, condamné d'avance par Bast, et je suis 
entièrement de l'avis de M. Schleiermacher : 1° parce 
que le sens propre et primitif de διατρίδειν est bien 
le versari des Latins, passer son temps; 2° parce que 
διατρίθεις περὶ τὴν τοῦ ὀασιλέως στοὰν, membre de 
phrase que l'on ἃ trop négligé pour l'explication du 
précédent , signifie incontestablement : Nunc versaris 
circa régis porticum, et qu’il serait trop bizarre que 
διατρίδειν et διατριδὰς fussent employés si près l’un 
de l'autre dans deux sens différens. 

Je crois que c'est de la même manière quil faut 
entendre les passages suivans de l'Apologie de So- 
crate. 

Ὑμεῖς μὲν... οὐχ οἷοί τε ἐγένεσθε ἐνεγκεῖν τὰς ἐμὰς 
διατριδὰς καὶ τοὺς λόγους. Bekker, IT* part., 11“ vol., 
Ρ. 131. — Dacier et Thurot traduisent: Ma conversa- 
tion et mes discours. Fischer prétend que λόγους dé- 
termine le sens de διατριδὰς : il paraît plus juste de 
dire que si λόγους signifie conversation ; διατριδὰς ne 
doit pas signifier la même chose, et doit marquer 
seulement la manière d’être de Socrate en général, 
laquelle consistait à converser avec ses concitoyens, 
modification exprimée par λόγους. 

Θαυμαστὴ ἂν εἴη ἡ διατριδὴ αὐτόθι, ὁπότε ἐντύχοιμι 
Παλαμήδει καὶ Αἴαντι... Bekker, ἐίά., p. 138. — 
Wolf : Conversatio delectabilis si colloqui licebit. Mais 
ἐντύχοιμι ne veut pas dire coloqui; et le sens de 


328 NOTES 


διατριβὴ est bien expliqué plus bas par ces mots : .xat 
τὸ μέγιστον (ein) τοὺς ἐκεῖ ἐξετάζοντα.. (διάγειν)... D'ail- 
leurs il ne s’agit pas ici de conversation. C'est avec 
les sages, comme Hésiode, Homère, Orphée, qu’il 
serait doux à Socrate de s’entretenir.. Quant à Ajax, 
il n'y aurait pas grande conversation à faire avec lui, 
mais 1] serait agréable de le rencontrer, ainsi que 
Palamède , parce qu'ils avaient été condamnés injus- 
tement, comme Socrate. Il y aurait du plaisir à pas- 
ΒΓ son temps avec eux. Ficin traduit très-bien , 
habitatio illa atque consuetudo. Schleiermacher : das 
Leben. 


PAGE το. --- Il est du-bourg de Pithos... 


J'appelle Pithos, et non Pithis, et encore moins 
Pitthée avec Dacier, le dème auquel appartient Méli- 
tus, sur l’autorité d’Étienne de Byzance, de Proclus ad 
Hesiod., qui déclarent que Πίθος était un dème ainsi 
appelé, parce qu’on y faisait des tonneaux, πίθων αὐὖ- 
τόθι γενομένων. Si Πίθος est le nom du dême, l’habitant 
du dème doit s'appeler Πιθεὺς et non Πιτθεὺς, avec 


Bekker, p. 35 I. (Voyez la note de F ischer, page 8, 
note 8.) 


PAGE 12. — Ils nous portent envie à tous tant 
. que nous sommes , qui avons quelque mérite. 


SUR L'EUTHYPHRON. 329 


ἀλλ᾽ ὅμως φθονοῦσιν ἡμῖν πᾶσι τοῖς τοιούτοις. (BEKKER , 


p. 355.) 


Je ne puis me persuader que ἡμῖν πᾶσι ne com- 
prenne pas aussi Socrate. Alors τοῖς τοιούτοις ne 
pourrait signifier seulement des devins, des hommes 
de la profession d'Euthyphron , comme semblent le 
vouloir toutes’ les traductions ; mais τοιοῦτος serait 
là, comme assez souvent, une expression emphati- : 
que. Euthyphron se met, par générosité, sur la même 
ligne que Socrate ; il le console d’abord par son pro- 
pre exemple, et finit par lui dire que c'est leur sort 
commun à eux tous, gens de mérite, ἃ nous tous 
qui valons ce que nous valons, d'être enviés et ca- 
lomniés. M. Schleiermacher a négligé τοῖς τοιούτοις. 


PAGE 24. — SocrarT. Et cela te paraît bien dit? 
— EuvrayPar. Oui, n'est-ce pas ce qui a été 
dit? — Socramæ Mis il a été dit aussi que les 
dieux ont entre eux des inimitiés et des hai- 

nes, et qu'ils sont brouillés et divisés. — 
Euraypar: Et je m'en tiens à mes paroles. 


ΣΩΚ. nai εὖγε φαίνεται εἰρῆσθαι; -- EŸO. Δοκῶ, ὦ 26- 
χρατες, εἴρηται γάρ. ---- ΣΩΚΡ. Οὐχοῦν καὶ ὅτι στασιᾶ- 
ζουσιν οἱ θεοὶ, ὦ Εὔθυφρον, χαὶ διαφέρονται. ἀλλήχοις. 
καὶ ἐχθρὰ ἐστὶν ἐν αὐτοῖς πρὸς ἀλλήλους , καὶ τοῦτο 


εἴρηται, ---- ΕΥ͂Θ. Εἴρηται γάρ. (BEKKER, p. 362.) 


330 NOTES 
D'abord il est impossible de prendre les deux γὰρ 


dans deux sens différens. Ensuite l'un comme l’autre 
exprime non pas seulement une simple affirmation, 
mais une véritable relation logique. Il ἃ déja été 
convenu que le saint et l'impie sont opposés, et on 
vient redemander à Euthyphron sil croit que le 
saint et l'impie sont opposés ! Certainement , s'écrie- 
t-il, sans cela nous n'en serions pas déja convenus; 
car c’est ce qui a été dit. Sur quoi, Socrate ἃ l'air de 
s'étonner quon prenne pour une raison légitime de 
croire une chose, cette considération, qu’on en est 
convenu, qu'on l'a dite, et il lui fait l'objection sui- 
vante: Mais il a été dit aussi que tous les dieux ont 
entre eux des inimitiés et des haines, ce qui pourtant 
parait étrange. Est-ce que tu le crois aussi? Oui, 
certes, dit Euthyphron, je le crois, sans cela en se- 
rais-je convenu ? car 76 l'ai dit. I] y a bien une cer- 
taine suffisance dans la répoe gu bon devin; ce- 
pendant 1] est assez naturel qu'il ne veuille pas se 
dédire. D'ailleurs il n’y a pas d’exemple d’un seul 
γὰρ inutile, c’est-à-dire qu'on ne puigse ramener à 
un sens logique. Heusde, qui refait le texte de Platon, 
toutes les fois qu'il ne l'entend pas, bouleverse toute 
cette phrase. Les traductions latines traduisent le 
premier γὰρ par car, et le second par sans doute. 
Ficin : Dicta ENIM sunt ; puis : dictum PROFECTO. 


Schleiermacher, qui traduit le second γὰρ par sans 


SUR L'EUTHYPHRON. 331 


doute, freilich, recule , je ne sais pourquoi, devant 
le premier γὰρ, qu'il aurait bien pu traduire comme 
le second; il ne l’ose et le change en γ᾽οὖν, soupçon- 
nant au reste que ce premier εἴρηται γὰρ est une glose 
tirée du second. Tout est nécessaire et parfaitement 
a sa place. σ 
_ Il y a dans le second Alcibiade plusieurs passages 
semblables à celui-ci. — Bexker, 1” partie, 115 vol. 
ὡμολόγηται γάρ. — ὡμολόγησα yéo. — Οὐ γάρ. 
Ρ. 272— 275. -- Φαμὲν γάρ. p. 289. 

Et dans l'Hipparque. — Beer, |" partie, [15 vol. 

Σωχρ. Οὐκ ἄρα οἴεταί γε κερδαίνειν ἀπὸ τῶν σχευῶν 
τῶν μηδενὸς ἀξίων. ---- Etap. Οὐ γάρ. p. 233. ΠῚ ne le 
pense pas ; car i ne doit pas le penser. 

Ibid. Σωκρ. Ἐναντίον δὲ ὃν xaxû, ἀγαθὸν εἶναι. — 
Ὡμολογήσαμεν γάρ. Oui, car nous en sommes conve- 
nus. 

Et dans le 1°” Alcibiade. Bekker, II° part., II° vol., 
304 : ρα ἐρωτᾷς εἴ τινα ἔχω εἰπεῖν λόγον μακρὸν, οἵους 
δὴ ἀκούειν εἴθισαι ; οὐ γάρ ἐστι τοιοῦτον τὸ ἐμόν. ---- 


Non, car ce n’est pas la ma maniere. 

PAGE 35. — D'un autre côté, ce qui est aimable 
aux dieux est aimable aux dieux, est aimé 
des dieux, parce que les dieux l’aiment? 


ἀλλὰ μὲν δὴ διότι φιλεῖται ὑπὸ θεῶν, φιλούμενόν ἐστι χαὶ 
θεοφιλὲς τὸ θεοφιλές. ( ΒΕκκεκ,, p. 371.) 


332 NOTES 


Depuis la remarque et la correction celèbre de: 


Bakt, τὸ θεοφιλές a pris l’autorité d’une leçon recon- 
nue. Schleiermacher l'adopte dans sa traduction; 
Wolf l'introduit dans son texte, et Bekker dans le 
sien. Bekker l’aurait-il trouvée dans un manuscrit ?. 
C'est ce que nous saurons quand paraîtra l’Appara- 
tus in Platonem. En attendant ,.j'ai traduit comme 
s’il y avait τὸ θεοφιλές, sans le croire peut-être abso- 
lument indispensable dans le texte, mais pour plus 


de clarté dans la traduction. 


PAGE 38. — Je veux aller à ton secours, et te 
montrer comment tu pourras me conduire à 
la connaissance de ce qui est saint, et ne pas 
me laisser en route. 


Αὐτός σοι ξυμπροθυμήσομαι δεῖξαι ὅπως dv με διδαξης 


χαὶ μὴ προαποχάμης. 


Telle est la lecon ordinaire, et elle me suffit par- 
faitement. Schleiermacher propose de retrancher 
δεῖξαι avec le Mss. de Florence, δεῖξαι ne pouvan t 
aller, selon lui, avec ξυμπροθυμήσομαι, et encore: 
moins avec ὅπως μὴ προαποχάμης. J'avoue que je ne 
trouve aucune difficulté à tout cela. Je m’efforcerai 
avec toi de te montrer comment il faut que tu t’y pren- 


3.5 * 4 ’ὔ . Φ 
nes pour m'instruire; car c'est à l'écolier à aider un 


peu le maître, et à lui montrer ce qu'il doit faire 


SUR L'EUTHYPHRON. 333 


pour lui être utile. Le maitre doit chercher la route 


Pet même avant lui. ξυμ... προ... θυμιήσομαι δεῖξαι. 
Aussi Bekker a-t-il conservé δεῖξαι. Quant à δεῖξαι... 
ὅπως μὴ προαποχάμης, on conçoit très-bien que, si 
le maître prend une mauvaise route, il s’y embar- 
rassera dans mille obstacles qui finiront par le dé- 
courager , tandis que, s'il choisit la vraie, il la pour- 
suivra avec courage et persévérance, et conduira l’é- 
lève au but. Ainsi, montrer à son maître comment 
on a besoin d'être instruit, c'est lui montrer com- 
ment il pourra nous mener au but, et ne pas nous 
laisser en chemin. Mais ici Bekker, frappé sans doute 
de l'objection de M. Schleiermacher, sépare διδά- 
Ens de xat μὴ προαποχάμης, de peur qu’on ne les 
rapporte au même verbe: au lieu de διδάξης, il lit 
διδάξαις avec un point en haut, puis il fait de χαὶ 
μὴ προαποκάμης le commencement d'une phrase in- 
dépendante de la première. (Bexken, p. 373). Je 
doute, malgré toute ma déférence pour le talent cri- 
tique de M. Bekker, que ces changemens soient né- 
. çessaires et très-heureux. 


φΦφΦφοφοφοφθοθόοδοο 


| A , mais l’écolier doit aussi la chercher avec 


334 NOTES 


1 
LD VVTLLILIIVIRLIR TT 


NOTES 


SUR L'APOLOGIE DE SOCRATE. 


Mèêmes secours que pour l'Euthyphron. 
Dacier et M. Thurot ( Paris, 1806), ont traduit 


l’Apologie. 

Paces 85 et 86.— Tu crois accuser Anaxagore….. 
les jeunes gens viendraient-ils chercher au- 
près de moi, avec tant d’empressement , une 
doctrine qu’ils pourraient aller à tous mo- 
mens entendre débiter à l'orchestre, pour 
une drachme tout au plus... 


ἀναξαγόρου οἴει κατηγορεῖν.... (ΒΕΚκΕκ, Il partie, 
1“ vol. p. 108 et 109.) 


Anaxagore eut entr'autres disciples célèbres , Euri- 
pide qui répandit dans ses pièces la philosophie 
d'Anaxagore, et particulièrement sa doctrine sur la 
nature de la terre et du soleil. ( Voyez le Scholiaste de 
Pindare sur la première olympique, Hippolit. v. 6or 
avec le Scholiaste, Orest. v. 983 avec le scholiaste, 


SUR L’'APOLOGIE DE SOCRATE. 335 


les fragmens du Phaéton, et Walckenaer in reliquias 
Euripidis). Voilà pourquoi Socrate dit que l'on peut 
aller entendre au théâtre cette doctrine pour une 
drachme, qui était le maximum du prix des places, 
si l'on en croit le scholiaste de Lucien ad Timon., 
Harpocration et Suidas ad v. Θεωρικά; et comme le 
chœur était la partie de la tragédie où le poète plaçait 
ordinairement les sentences et ses idées philoso-' 
phiques (le morceau de l'Oreste cité plus haut ap- 
partient au chœur), et comme l'orchestre était la 
partie du théâtre où se tenait le chœur ( Lexicon 
Photii ad v. Ὀρχήστρα), Socrate pour dire qu’on peut 
aller entendre débiter cette doctrine au théâtre pour 
une drachme, se sert de l'expression πρίασθαι ὃρα- 
χμῆς ἐκ τῆς ὀρχήστρας, acheter pour une drachme de 
l'orchestre, et non pas avec tous les traducteurs fran- 
çais à l'orchestre, ou dans l'orchestre, ce qui transforme 
l'orchestre antique en une espèce de librairie, et 
semble faire croire que les livres y étaient étalés en 


vente, comme au foyer de nos théâtres modernes. 


Paces 87, 88, 89. — Y a-t-il quelqu'un qui ad- 
mette quelque chose relatif aux démons, et 
qui croie pourtant qu'il n’y ἃ pas de démons ? 


Écb? ὅστις δαιμόνια μὲν νομίζει πράγματα εἶναι, δαί- 
μονας δὲ οὐ νομίζει, ( BEKKER, Ρ. 110.) 


\ e 


336 * NOTES 


Socrate admettait une révélation surnaturelle qui 
lui enseignait en toute occasion ce qu'il devait faire 
et surtout ce qu'il devait éviter. Il croyait sentir en 
lui quelque chose au-dessus. de l'humanité qui l’éclai- 
rait et le dirigeait. Il ne disait pas que ce fût un être 
positif; il s'arrétait au fait dont il avait la conscience, 
et se servait de l'expression: τὶ δαιμόνιον , non pas: 
un dieu tout-à-fait, mais une espèce d'intermédiaire 
entre les dieux et les hommes, quelque chose qui 
appartient à la nature des démons que la Mythologie 
paienne place entre le ciel et la terre. L'Orthodoxie 
du temps ne reconnaissant pas là précisément ses 
dieux , avec leur histoire et leurs noms propres, ac- 
cuse Socrate de substituer à la religion établie :xava 
δαιμόνια, c'est-à-dire, une religion nouvelle , fondée 
sur un mysticisme démoniaque. Soit, répond Socrate 
à Mélitus, du moins alors ne suis-je pas athée. Car 
enfin tu ne m'accuses pas d'admettre l'accident sans 
le sujet , l'adjectif sans le substantif. Si j'admets τὶ δαι- 
μόνιον, τινὰ δαιμόνια (sous-entendez πράγματα, comme 
πράγματα ἱππικὰ, πράγματα ἀνθρώπεια, πράγματα αὐλη- 
τικὰ, et enfin plus bas expressément πράγματα dœud- 
vu), quelque chose relatif aux démons, il faut que 
tu m’accordes que j'admets des démons , δαίμονας. Or, 
les démons sont enfans des dieux ou dieux eux-mêmes ; 
donc j'admets des dieux. Ce passage est très-clair en 


lui-même, Malheureusement , il ἃ été défiguré par 


SUR L'APOLOGIE DE SOCRATE. 337 


tous les traducteurs, Schleiermacher excepté, lesquels 
s’obstinant, contre toute raison logique et grammati- 
cale, à prendre δαιμόνια substantivement, et à le tra 

duire par divinites, font faire à Socrate le raisonne- 
ment suivant : Selon toi , j'admets des divinités , cela 
suppose que j'admets des démons; or, si j'admets des 
démons , il s'ensuit que j'admets des dieux ou des 
enfans de dieux; donc, j'admets des dieux. Con- 
clure des divinités, c'est-à-dire des dieux aux dieux, 
n'est pas difficile. Mais on contestait précisément à 
Socrate qu'il admit des dieux ou des divinités ; et dans 
sa croyance à quelque chose relatif aux démons, on 
_ voyait une preuve qu’il n’admettait pas de dieux. C’est 
donc de là que Socrate devait partir pour prouver qu'il 
n'était pas athée. On voit maintenant pourquoi plu- 
sieurs fois, dans l'Apologie, j'ai traduit δαιμόνια par 
quelque chose de relatif aux démons ou même par l'in- 
usité démoniaque pour avoir un adjectif qui conduisit 
naturellement à démons, et exprimât nettement le rap- 
-port et l'ordre de toutes les parties du raisonnement 


de Socrate. 


PAGE 89. — Cela serait tout aussi absurde que 
de croire qu'il y a des mulets nés de chevaux 


ou d’ànes, et qu’il n’y ἃ ni ânes, ni chevaux. 


ὁμοίως γὰρ ἂν ἄτοπον εἴη, ὥσπερ ἂν εἴ τις ἵππων μὲν 


1. 223 


338 . NOTES 


“ € “ Δ \ » 4 € / “ δὲ 
παῖδας ἡγοῖτο ἢ χαὶ ὄνων τοὺς ἡμιόνους, ἵππους δὲ 
χαὶ ὄνους μὴ ἡγοῖτο εἶναι, ( BEXKER, p.111.) 


Forster est le premier qui ait proposé de retran- 
cher ἢ. Schleiermacher a suivi Forster; et Bekker, en- 
trainé par l'autorité de Schleiermacher et retenu par 
celle des manuscrits, le met dans son texte, mais en- 
tre crochets. Fischer, p. 106, défend très-bien la le- 
con ordinaire. Il ne s’agit pas du père et de la mère 
du mulet, mais seulement du père; or, il faut néces- 
sairement quun mulet ait pour père un cheval ou 
un âne. Wolf conserve avec raison à et traduit : ve/ 


asinorum. 


PAGE 98. — Je vais vous dire des choses qui vous 
déplairont , et où vous trouverez peut-être la 
jactance des plaidoyers ordinaires. 


Épü δὲ ὑμῖν φορτικὰ μὲν καὶ δικανικά. (BEKKER, p. 120.) 


Ficin traduit: judicialia. Wolf: judiciaria. Mais on 
ne voit pas bien ce que cela signifie précisément. 
Schleiermacher : langweilige Geschichten, des histoires 
ennuyeuses. Mais d'abord il est impossible de faire 
abstraction de la racine δίκῃ dans διχανιχὰ. Ensuite 
il est difficile de se persuader qu'il ne s'agisse ici que : 


de choses ennuyeuses, cet inconvénient étant déja à 
peu près exprimé par φορτιχὰ, J'entends donc plutôt 


SUR L'APOLOGIE DE SOCRATE. 339 


par διχανικὰ des choses emphatiques comme dans les 
plaidoyers ordinaires. Socrate va dire du bien de lui, 
comme les avocats font ordinairement de leurs clients; 
il est donc naturel qu'il se défende d'arrogance et pro- 
teste de la vérité de ses paroles. Lysias contre Éra- 
tosthènes dit: 1! y en a qui ont l'habitude... πρὸς μὲν 
τὰ κατηγορούμενα μηδὲν ἀπολογεῖσθαι, περὶ δὲ σφῶν ad- 


τῶν ἕτερα λέγοντες.... Lysias. Reiske, τ. 1. p. 409. 


PAGE 110. --- Si vous aviez, comme d’autres peu- 
ples, une loi qui, pour une condamnation à 
mort, exigeàt un procès de plusieurs jours. 


Quels sont ces peuples qui possédaient une juris- 
prudence criminelle aussi humaine? Nul interprète 


n’en dit rien. 


εν; 


-Ὡὐὐἰινιτνινονινινκνειννιι,πνινννο, οι, τ τε τ εὐπνο νι ονπ ν Ν νον 


NOTES 
SUR LE CRITON. 


Mêmes secours que pour l'Apologie; de plus, une 
_ édition de Biester, qui ne présente guère qu'un choix 
des notes de Fischer. 

Dacier , Sallier (Mémoires de P Académie des Inscrip- 


sions, τ. XIV}, et Thurot ont traduit ce dialogue. 
22. 


340 NOTES / 


/ 8 PAGE 131. — Il en est temps encore, suis mes 


conseils. 
D Ére καὶ νῦν ἐμοῖ πείθου. ( ΒΕκκεκ, p. 145.) 


4. Tous les traducteurs français et latins : Céde en- 
core une fois à mes conseils. Mais où voit-on que So- 


crate eùt déja cédé une fois aux conseils de Criton ἢ 


PAGE 134. — J'ai grand’ peur que tout ceci ne 
paraisse un effet de notre lâcheté, et cette 
accusation portée devant le tribunal, tandis 
qu'elle aurait pu ne pas l'être, et la manière 
dont le procès lui-même a été conduit , et 
cette dernière circonstance de ton refus bi- 
zarre qui semble former le dénouement ridi- 
cule de la pièce; oui, on dira que c’est par 
une pusillanimité coupable que nous ne t’a- 
vons pas sauvé et que tu ne t'es pas sauvé toi- 
même ; quand cela était possible , facile même, 
pour peu que chacun de nous eût fait son 


devoir. 


Αἰσχύνομαι μὴ δόξῃ ἅπαν τὸ πρᾶγμα τὸ περὶ σὲ ἀνανδρίᾳ 
τινὶ τῇ ἡμετέρᾳ πεπρᾶχθαι, καὶ ἡ εἴσοδος τῆς δίκης 
εἰς τὸ διχαστήριον ὡς εἰσῆλθεν ἐξὸν μὴ εἰσελθεῖν, καὶ 
αὐτὸς ὁ ἀγὼν τῆς δίκης ὡς ἐγένετο, καὶ τὸ τελευταῖον 


δὴ τουτὶ ὥσπερ κατάγελως τῆς πράξεως, κακία τινὶ 


SUR LE CRITON. 341 
χαὶ ἀνανδρίᾳ τῇ ἡμετέρα διαπεφευγέναι ἡμᾶς δοκεῖν οἵ- 
τινές σε οὐχὶ ἐσώσαμεν οὐδὲ σὺ σαυτὸν, οἷόν τε ὃν καὶ 
δυνατὸν, εἴτι χαὶ σμικρὸν ἡμῶν ὄφελος ἣν. (BEKKER , 


p.148, 149.) 


On ἃ fait beaucoup de notes sur plusieurs parties 
de cette phrase, aucune sur l'ensemble et la con- 
struction de la phrase entière, qui pourtant en méri- 
tait bien une. Il s'agit de déterminer avec précision 
à quoi se rapporte δοκεῖν ἡμᾶς διαπεφευγέναι, sans 
quoi la phrase entière est de la plus grande obscu- 
rité. Je prie quon relise avec attention presque toutes 
les traductions, et l’on sera frappé de l'indécision du 
sens général. Je ne citerai que Wolf: Erubesco ne 
videatur quidquid tibi accidit per segnitiam quamdam 
nostram accidisse, statim primum deductio causæ in Ju- 
dicium , ut affuisti quum non adesse liweret ; tum ipsa 
causæ actio ut instituta est; denique hoc extremum velut 
jocularis rei exitus, socordia quadam et segnitia nostra 
elapsam nobis occasionem videri, qui te non serva- 
vimus…. Videri ne pouvant se rapporter à videatur qui 
précède et domine toute la phrase, ne parait qu'une 
modification, un complément de extremum hoc, vi- 
deri.…. qu'il faut entendre comme s’il y avait hoc extre- 
mum , scilicet videri. C’est ainsi que l’on comprend 
généralement cette phrase. Voici mes raisons pour ne 


pas admettre ce sens. 


34 | NOTES 

1° Est-il bien correct grammaticalement de dire : 
τὸ τελευταῖον τουτὶ... δοχεῖν, sans τὸ ἢ 

2° τουτὶ ne s’applique-t-il pas toujours à une 
chose présente, comme le hoc-ce des Latins, et dans 
ce cas peut-on le rapporter à δοχεῖν qui n’exprime 
qu'une crainte dans l'avenir ? 

3° Enfin, et c'est là la raison décisive, on ne peut 
nier que τὸ τελευταῖον τουτὶ ne fasse partie d’une éhu- 
mération, l’énumération de ἅπαν τὸ πρᾶγμα τὸ περὶ σέ. 
Cela admis, τουτὶ δοκεῖν et toute la fin de la phrase 
_ que domine δοκεῖν, forment le complément de la troi- 
sième partie de l'énuthération. Toute cette affaire , 
dit Criton, nous fera passer pour des hommes sans 
“énergie; toute cette affaire, c’est-à-dire, 1° Une ac- 
cusation portée devant le tribunal, quand on aurait 
pu l'empêcher d'arriver jusque-là ; 2° Une plaidoirie 
absurde. Quelle sera 14 troisième partie ? Selon le sens 
que je combats, ce serait la réputation d'hommes sahs 
_énergié qu'ils vont tous se faire! Maïs ce n’est pas là 
une partie, ni la troisième ni aucune autre de l'é- 
numération ; c'est l'affaire elle-même toute entière, 
c'est la proposition fondamientale, μὴ δόξῃ ἅπαν τὸ 
πρᾶγμα ἀνανδρία τινὶ ἡμετέρᾳ πεπρᾶχθαι. Ainsi la troi- 
sièmé partie de l'énumération contiendrait tout l'énu- 
méré, et reproduirait intégralement ce qu’elle est 
seulement chargée de modifier et de développer! Cela 


me parait entièrement inadmissible, Je vois dans toute 


SUR LE CRITON. 343 
cette phrase, d'abord une proposition générale, puis 


un développement à cette proposition par trois in- 
cises, puis enfin un résumé qui reproduit la propo- 
sition toute entière. J'entends donc par τὸ δὴ τελευ- 
ταῖον τουτὶ ὥσπερ κατάγελως τῆς πράξεως, la troisième 
partie de l'énumération des causes qui couvriront de 
ridicule Socrate et ses amis, et la force grammaticale 
de τουτὶ me fait croire qu'il s'agit de la chose pré- 
sente, savoir du refus de Socrate de s'échapper, refus 
certainement étrange, et plus étrange que tout le 
reste aux yeux de Criton, homme un peu grossier, 
αἰσθητικός. Après πράξεως je suppose une de ces äva- 
κολουθίαι si fréquentes dans Platon, et je prends δοχεῖν 
absolument ; pour δόξει, ὡς δοχεῖν, et le ὡς se sous- 
entend fréquemment : de sorte que l'on croirä.…. ét 
l'on ογοίγα,... Oui, on va croire que, etc. Cependant 
je dois avouer que je n'ai pas réussi à convaincre 
M. Boissonnade, auquel j'ai soumis cette explication, 
et peut-être n’en suis-je pas moi-même entièrement 
satisfait; mais je la préfère encore à l’inadmissible 
inconvénient de rapporter δοκεῖν à τουτὶ. On me 
pardonnera de n'avoir pas discuté le sens que les 
traducteurs français donnent à τὸ τελευταῖον τουτὶ, 
savoir, l’arrêt qui condamne Socrate, comme s'il y 
avait là quelque chose de risible, et quon püt re- 
procher à Socrate ou à ses amis! 

Reste à examiner les divers nrembres de cette 


phrase. 


344 NOTES 


r. εἴσοδος τῆς δίκης εἰς τὸ δικαστήριον, ὡς εἰσῆλ- 
θεν... Faut-il conserver ou retrancher τῆς δίκης... 
εἰς τὸ δικαστηήριδϑ., et lire εἰσῆλθεν ou εἰσῆλθες ἢ 

La vraie question est de savoir s’il s'agit de la com- 
parution de Socrate lui-même devant le tribunal, ou 
seulement de son procès porté devant le tribunal, 
quand il aurait pu ne pas l'être. Je ne crois pas qu'il 
s'agisse d’une démarche personnelle de Socrate. D'a- 
bord remarquez que Criton se plaint ici de choses 
arrivées par la faute des amis de Socrate autant que 
par celle de Socrate lui-même. Or, était-ce la faute 
des amis de Socrate, si celui-ci avait comparu au tri- 
bunal? Ensuite, si Socrate n'eût pas comparu, en 
quoi aurait-il amélioré ses affaires ? Il aurait été con- 
damné par défaut. Voyez sur les δίκαι ἠρέμαι, Sam. 
Petit. in Leg. Att. 337. D'ailleurs, pour ne pas com- 
paraître, il aurait fallu fuir, c'est-à-dire se condam- 
nér à l'exil, et cela pour prévenir un procès qui avait 
de grandes chances de succès , et dont l'issue la plus 
fâicheuse, s'il l’eût voulu, eût été l'exil, soit en ac- 
ceptant la proposition de Criton, soit en s'exilant 
lui-même, puisque l'on avait toujours le choix à 
Athènes de s’exiler pendant le procès, comme le dit 
Criton plus bas : ἐξῆν σοὶ ἐν αὐτῇ τῇ δίκη φυγῆς τιμή- 
σασθαι. Voyez Taylor, Lect. Lysiac. J’incline plutôt 
à croire quil s'agit de la facilité qu'on aurait eu de 


s'arranger avec Anytus, de réconcilier Socrate avec 


SUR LE CRITON. 345 


ses ennemis , et de prévenir l'appel de la cause. Li- 
banius, Apol. Socrat. p. 644. Si donc il est question 
de la cause et non de Socrate, il faut lire εἴσοδος τῆς 
δίκης εἰς τὸ ὃ ἰκαστήριον avec tous les Mss. et ὡς εἰσῆλθεν 
avec Wolf, qui traduit pourtant, comme tout le 
monde , ut affuisti. Je ne comprends pas comment le 
défenseur ordinaire du vieux texte de Platon, Fischer, 
qui conserve judicieusement τῆς δίκης, regarde 
comme des gloses ὡς εἰσῆλθες, ὡς ἐγένετο, et cela sur 
ce que Cornarius voit ici une allusion à la πρότασις, 
l'ériraow, et la χαταστροφὴ. Mais est-ce une raison 
pour retrancher du texte ce qui indique cette allu- 
sion? Ensuite si l'on retranche ce qui a fait penser 
Cornarius à la πρότασις et à l’ériraciç, pourquoi ne 
pas faire de même pour ce qui se rapporte à la κατα- 
στροφὴ, et ne pas retrancher aussi ὥσπερ χατάγελως 
τῆς πράξεως ὃ 

4. ἡμᾶς διαπεφευγέναι. Tous les traducteurs: Cela 
semble nous avoir échappé, comme si le sujet de διαπε- 
φευγέναι était τὸ τελευταῖον τουτὶ et conséquemment 
aussi ὁ ἀγὼν τῆς δίκης. καὶ ἡ εἴσοδος τῆς δίκης, qui dé- 
pendent évidemment , selon moi, de μὴ δόξῃ ἅπαν τὸ 
πρᾶγμα πεπρᾶχθαι. J'entends donc par ἡμᾶς διαπεφευ- 
γέναι : Nous paraïtrons avoir fui, avoir lâché pied, 
avoir reculé, avoir failli par faiblesse. Les exemples 
de ce sens de διαφεύγειν ne manquent pas. 

3. εἴτι καὶ σμιχρὸν ἡμῶν ὄφελος. Tous les traducteurs : 


346 NOTES 

Si nous t’eussions un peu aidé. Deux contre sens à la 
fois. ἡμῶν comme ἡμᾶς, comme ἡμετέρα se rapporté 
également à Socrate et à ses amis, les uns qui ne l'ont 
pas sauvé, lui qui ne s'est pas sauvé laimême. Ce 
ne serait donc pas : si nous t’eussions aide, mais εὲ 
nous nous fussions aides tous ensemble. Et puis, il ne 
s'agit pas d'aide, de secours; εἴτι ἡμῶν ὄφελος veut 
dire : δὲ nous eussions valu quelque chose, st. nous 
eussions fait tous notre devoir. C'est dans ce sens 
vulgaire d’ôpekos avec un génitif que l’on trouve dans 
 l’Euthyphron : Οὐδὲν γὰρ ἄν μου ὄφελος εἴη, et dans 
l’Apologie de Socrate : ὅτουτι καὶ σμικρὸν ὄφελος; et 


même plus bas dans le Criton : εἴτι ὄφελος ἀὐτῶν ἐότι. 


PAGEs 135 et 136. — En reprenaht ce qué tu 
viens de dire sur l’opinion, en nous deman- 
dant à nous-mêmes si nous aviôns où non 
raison de dire si souvent qu'il y a des opi- 
nions auxquelles il faut avoir égard, et d’au- 
tres qu'il faut dédaigner; ou faisions-nous 
bien de parler ainsi avant que je fusse con- 
damné à mort, et tout à coup avons-nous 
découvert que nous ne parlions que pour 
parler et par pur badinage? Je désire donc 
examiner avec toi, Criton , si nos principes 
d'alors me sembleront changés avec ma situa- 


« 


SUR LE CRITON. 347 


tion, ou s'ils me paraîitront toujours les mé- 
mes. 


Εἰ πρῶτον μὲν τοῦτον τὸν λόγον ἀναλάδοιμεν,, ὃν σὺ λέ- 
Es περὶ τῶν δοξῶν , πότερον χαλῶς ἐλέγετο ἑχάστοτε 
A Ye n \ ὃ nr ὃ “ A “ 
ἢ οὐ, ὅτι ταῖς μὲν δεῖ τῶν δοξῶν προσέχειν τὸν νοῦν, 
rai δὲ οὔ, ἢ πρὶν μὲν ἐμὲ δεῖν ἀποθνήσχειν χαλῶς ἔλέ- 
γετο, νῦν δὲ κατάδηλος ἄρα ἐγένετο ὅτι ἄλλως ἕνεκα 
λόγου ἐλέγετο, ἦν δὲ παιδιὰ καὶ φλυαρία ὡς ἀληθῶς. 
ἐπιθυμῶ δὲ ἔγωγε ἐπισχέψασθαι, ὦ Κρίτων, μετὰ 
σοῦ, εἴ τί μοι ἀλλοιότερος φανεῖται, ἐπειδὴ ὧδε ἔχω, 


ἢ ὁ αὐτὸς καὶ... (ΒΕΚΚΕΚ, ρΡ. 150.) 


Αὐτὸς. ἀλλοιότερος, κατάδηλος... doivent avoir un 
sujet, exprimé ou sous-entendu , et ce sujet doit être 
le système de Socrate , et non celui de Criton. Ce ne 
peut donc être τὸν λόγον, ὃν σὺ λέγεις, c’est-à-dire le 
système de Criton. Or si τὸν λόγον ὃν δὺ λέγεις n’est 
pas le sujet de χατἄδηλος, ἀλλοιότερος, αὐτὸς, où est- 
il? Il faut donc le chercher dans τὸν λόγον en mo- 
difiant ὃν σὺ λέγεις de manière à rapporter τὸν λόγον 
à Socrate. Tel δεῖ le raisonnement de Schleiermacher 
qui propose de lire τὸν λόγον τὸν πὲρὶ δοξῶν ( lecon 
d’Eusèbe adoptée par Fischer ) ὧν σὺ λέγεις, les Opi= 
rions dont tu parles. J ‘adopte le raisonnement; mais 
j'ai peu de goût pour. la lecon ὧν σὺ λέγεις τὸν περὶ 
δοξῶν. assez irrégulière grammaticalement ét que ni 
Wolf ni Bekker n’ont admise. Peut-être serait-il pos- 


348 NOTES 


ἢ 


sible de rapporter αὐτὸς, ἀλλοιότερος, χατάδηλος ἃ τὸν 
λόγον τοῦτον en entendant par ὃν σὺ λέγεις le système 
auquel tu fais allusion, dont tu arguments, dont tu 
parles , ce qui permettrait de considérer λόγον comme 
un système qui n'appartient pas à Criton ; si toutefois 
l'on n'ose pas supposer qu'après avoir dit ἢ χαλῶς 
ἐλέγετο ÉXAOTOTE, en passant à une autre phrase, Platon 
sous-entend le résumé implicite de ὃ ἐλέγετο ἑχά- 
στοτε, savoir ὁ ἐμὸς λόγος, qui serait le vrai sujet non 
exprimé de χχατάδηλος, ἀλλοιότερος, αὐτός. J'ai traduit 
dans cette hypothèse, qui est loin de me satisfaire, 
et à laquelle je préférerais peut-être à la réflexion, 
ou la lecon de Schleiermacher, ou plutôt la seconde 
‘explication, qui ne change pas le texte et paraît, 


- 


assez vraisemblable. 


PaGes 140 et 141. — Mais, mon cher Criton, je 
ne vois pas que cela détruise ce que nous 
avons établi. 


"AN, ὦ θαυμάσιε, οὗτός τε ὁ λόγος ὃν διεληλύθαμεν 
3 ὃ ᾽ Ÿ DEV ; 
ἔμοιγε δοκεῖ ἔτι ὅμοιος εἶναι τῷ καὶ πρότερον. ( BEK- 


KER, Ρ. 154.) 


Bekker lit τῷ χαὶ πρότερον, d’après le manuscrit 
de Tubingen. Bas. 2. Forster καὶ πρότερος. Fischer 


καὶ ὁ πρότερος. Ficin. Cornar. Stephan. τῷ προτέρῳ. 


SUR LE CRITON. 349 


Ces lecons ont cela de commun, que toutes elles 
_supposent deux raisonnemens , l'un que l'on vient 
de faire tout récemment, l'autre antérieur et auquel 
le dernier se rapporte. Mais quel est le raisonnement 
qui a précédé, et auquel se rapporte celui que Socrate 
vient de faire ? Voici le raisonnement ou plutôt l’or- 
dre d'idées que Socrate vient de développer : Pour le 
corps et pour l'ame, quand un seul homme est juge 
compétent, il vaut mieux suivre les avis de ce seul 
homme que de tous les autres hommes ensemble. Cet 
ordre d'idées ne se rapporte à aucun autre ordre di- 
dées, antérieurement parcouru ; et pour trouver celui- 
ci, je ne sais où il ne faudrait pas remonter dans 
le dialogue. Il est évident que Socrate veut dire que 
l'ordre d'idées établi précédemment subsiste encore, 
malgré cette objection, que le peuple ἃ le pouvoir de 
tuer ; et comme τῷ xat πρότερον semble au moins in- 
diquer un autre raisonnement qui aurait précédé, je 
préfère lire avec Wolf, ὅμοιος εἶναι καὶ πρότερον, est le 
méme qu'auparavant. Priscien : καὶ πρότερον ἀντὶ τοῦ 
οἷος καὶ πρότερον. Le peuple tue, à la bonne heure, 
mais je n’en persiste pas moins dans ce que nous 
avons dit, qu’il est mauvais juge... Remarquez que 
précédemment pour dire: Mes principes sont les mé- 
mes, Platon se sert de l'expression ὅμοιοι φαίνονται. 
Ici vous avez δοκεῖ ὅμοιος εἶναι, ce qui doit signifier 
apparemment la même chose. Et puis la phrase qui 


350 NOTES 


suit ἔτι μένει.... n'indique-t-elle pas que ce qui pré- 
‘cède doit renfermer aussi l’idée de quelque chose qui 


reste le même 9 


fu PAGE 142. — Et tu me réponds d’après ta con- 
viction la plus intime. 


“- 
€ 


(Α) Καὶ πειρῶ ἀποχρίνεσθαι τὸ ἐρωτώμενον À ἂν μάλιστα 


ΜΝ 


οἴη. (BEKKER , p. 155.) 


Wolf : quo tu modo optime ; ce serait plutôt maxime. 

V . Ce nest pas : Réponds de ton mieux, fais-moi les ob- 
(33) jections les plus fortes ; maïs : Vois bien si ce que je vais 
te dire est d'accord avec le fond de ton cœur; si tu es 

bien de mon avis ; réponds selon ce que tu croiras le plus, 
c'est-à-dire d’après ta conviction La plus intime. Schleier- 
macher traduit très-bien : πασὴ deiner besten Meinungen. 
Ainsi dans le second Alcibiade, Bekker, p. 291. Ünep 

ἂν μάλιστά σοι δόξῃ. Ce que tu croyais le plus, ce qui 

te paraissait le plus certain. | 


SUR LE PHÉDON. 351 


LALCLLLLLEVLLULEVIELLLVULOLILILOLIVILLVUETLLIAOLLEVULOLILVELLLR VIRE 


NOTES 


SUR LE PHÉDON. 


Mèmes secours que pour les trois autres dialogues, 
et. de plus l'édition de Heindorf et celle de Wytten- 
bach. 

Leroi (Paris, 1553) et Dacier ont traduit ce dia- 
logue en totalité. M. Thurot en a traduit le commen- 
cement et la fin. 


PAGE 187. — Aussi ne fus-je pas saisi de cette 
pitié pénible, que semblait devoir m'inspirer 
cette scène de deuil. 


ὡς εἰκὸς ἂν δόξειεν εἶναι παρόντι πένθει. ( BEKKER, 


IT° partie, ΠΠ5 vol. p. 6. 


Heindorf : « În his quis non, primo aspectu hæc, πα- 
povre πένθει, sic juncta de præsente luctu intelligat ? 
Quod si facies, aut ἐν præfigi his debebit, conjecturä sane 
parum probabili, aut hæc pro dativis absolutis agnosci, 
quorum certum et evidens exemplum equidem adhuc nul. . 


lum vidi. Ergo παρόντι αὐ μοι referendum , ei qui aderat 


352 NOTES 


rei luctuosæ.» Cependant, l'excellent esprit d'Heindorf 
lui rend suspect ces deux datifs, παρόντι et πένθει, 
dépendants l’un de l’autre ; et il finit par proposer 
παρόντα πένθει. Ast adopte cette lecon, qu'aucun ma- 
nuscrit n'autorise. Je crois qu’il faut laisser παρόντι 
πένθει et entendre ces mots , comme Heindorf convient 
qu'on le fait au premier coup d'œil, de præsente luctu. 
Les raisons qu'allègue Heindorf contre ce sens, ne 
. sont guère fortes. Il n’y a pas besoin de sous entendre 
ou d’exprimer ἐν ; la construction est directe et simple : 
ὡς εἰκὸς πένθει παρόντι. Il n’y ἃ pas besoin non plus 
de prendre ces datifs pour des datifs absolus; ils se 
rapportent à εἰκός. Et quant à cette tournure, ὡς εἰκὸς 


πένθει, elle est vive, mais naturelle. 


PAGr 189. — Voilà, je crois, à-peu-près tous ceux 
qui y étaient. 


Je re crois pas inutile de répéter que ce n'est au- 
cunement par envie que Platon ne parle pas ici de 
Xénophon, ou qu'il ne remarque pas quil était ab- 
sent pour une cause sérieuse. Il ne dit pas que Xéno- 
phon était alors à la guerre (Dioc. Larrce, ἢν. r1. 55), 
parce que c'était une chose assez connue de son temps, 
et qu'il ne pouvait soupconner qu'on lui ferait, cinq 
siècles plus tard ( ATHÉNÉE, liv. x1, 15), l'accusation 


de jalousie contre Xénophon. Heindorf est le premier 


SUR LE PHÉDON. 353 


qui se soit élevé contre la prétendue inimitié de ces 
deux grands hommes. Ils différaient sans doute; mais 
supposer qu'ils aient écrit pour se décrier, ou pour 
se distinguer l'un de l’autre, comme on l’a dit souvent, 
c'est une puérilité dont il n'existe aucune preuve. 


Pace 192. —Cultive les Beaux-Arts. 
Mouoixhv ποίει xat ἐργάζου. (BEKKER, P. 10.) 


Si l'on traduit comme tout le monde, fais de /a 
musique, 11 faut avouer qu'il est bien étrange que So- 
crate entende par là la philosophie, et, quand il se ra- 
vise, et veut prendre le mot dans le sens ordinaire, 
qu'il ne songe pas encore à la musique, mais à la 
poésie ; au lieu que dans l'interprétation que nous 
avons préférée, il est naturel que, lorsque le songe 
dit à Socrate : cultive ton esprit, exerce-toi dans les 
Beaux-Arts, livre-toi à de nobles occupations, Socrate 
songe d'abord à la philosophie, quil regarde comme 
l'occupation la plus noble, et plus spécialement encore 
à la poésie. Voyez dans Le Criton, dans la République, 
dans les Rivaux, et partout, le contraste de Mouoixn 
et de Γυμναστιχὴ, et consultez la note de Locella sur 
Xénophon d'Éphèse, p- 124. En général Νουσιχὴ veut 
dire occupations distinguées , arts libéraux; dans le 
détail il se prend pour la philosophie ou pour la poésie 
à-peu-près également, ou pour*la musique propre- 


1. ᾿ 43 


\ 


354 NOTES 


ment dite, mais plus rarement (I* Alcibiade, Bekker, 
IT: partie, ILI° vol. p. 309 et 310). 


PAGE 195. — Mais il pourra te sembler étonnant 
qu'il n’en soit pas de ceci comme de tout le 
reste, et qu'il faille admettre d’une manière 
absolue que la vie est toujours préférable à ja 
mort, sans aucune distinction de circonstances 
et de personnes; ou si une telle rigueur pa- 
raît excessive, et si l’on admet que la mort 
est quelquefois préférable à la vie, il pourra 
te sembler étonnant qu’alors même on ne 
puisse sans impiété se rendre heureux soi- 
même, et qu'il faille attendre un bienfaiteur 


étranger. 


ἴσως μέντοι θαυμαστόν σοι φανεῖται, εἰ τοῦτο μόνον τῶν 
ἄλλων ἁπάντων ἁπλοῦν ἐστι, καὶ οὐδέποτε τυγχάνει 
᾿τῷ ἀνθρώπῳ ὥσπερ καὶ τἄλλα ἔστιν ὅτε καὶ οἷς δέλτιον 
τεθνάναι ἢ ζῆν, οἷς δὲ δέλτιον τεθνάναι θαυμαστὸν ἴσως 
σοι φανεῖται εἰ τούτοις τοῖς ἀνθρώποις μὴ ὅσιόν ἐστιν 
αὐτοὺς ἑαυτοὺς εὖ ποιεῖν, ἀλλ᾽ ἄλλον δεῖ περιμένειν 


εὐεργέτην. (BEKKER, p. 12.) 


C'est-à-dire, en rétablissant tous les intermédiaires 
utiles, et supprimant tous ceux qui ne sent pas rigou- 


reusement nécessaires : ou la vie est toujours préfé- 


SUR LE PHÉDON. 355 


rable à la mort, quelles que soient les circonstances 
et les personnes, ce qui est bien singulier, les choses 
humaines n'étant point aussi absolues; ou si l’on ad- 
met la plus légère restriction à ce principe, si pour 
certaines personnes, dans certaines circonstances, la 
mort est préférable à la vie, alors il est bien étrange 
qu'à ces personnes, dans ces circonstances, il ne soit 
pas permis de se procurer elles-mêmes les avantages 
de la mort, et qu'il leur faille attendre un bienfaiteur 
étranger. Socrate avait avancé quil ne faut pas se tuer. 
-- Quoi! jamais! la vie est-elle donc toujours préfé- 
rable à la mort? ce serait bien absolu et fort extra- 
ordinaire ; tu n’oserais l'affirmer. Or, si la mort est 
quelquefois préférable à la vie, comment avancer 
qu'il n’est jamais permis de se tuer ? L'objection devait 
se présenter à l'esprit de Cébès, et il est naturel que 
Socrate la lui prête, et aille au devant. Peu de com- 
mentateurs et de traducteurs ont entendu nettement 


cette phrase. 

PAGE 198. — Et si tu nous transmets ta convic- 
tion, voilà ton apologie faite. 

Καὶ ἅμα σοι ἡ ἀπολογία ἔσται, ἐὰν ἡμᾶς πείσης. (BERKER, 
Ρ. 15.) 


Tous les MSS. ont ἔστιν. Le MS. de Paris, ἔσται. 


Heindorf et Bekker introduisent cette lecon dans le 
23. 


356 NOTES 


texte, sans nécessité. D'une autre part le MS. de Tu- | 
bingen n’a pas ἡ, et peut-être cette lecon n'est-elle 
pas à dédaigner, comme Y'a fait Heindorf. Nous per- 
suader est une apologie pour toi. 


PAGE 199 et 200.— Ils ne demanderaient pas 
mieux, du moins nos Thébains sans aucun 
doute, que... 


Καὶ ξυμφάναι ἂν τοὺς μὲν παρ᾽ ἡμῖν ἀνθρώπους.... 


(BEKKER , p. 17.) 


C'est comme si Simmias disait : Il y ἃ des gens qui 
consentiraient volontiers. du moins nos Thébains ; 
car pour les Athéniens, ils n'en sont pas capables assu- 
rément... Îci la restriction explicite aux Thébains 
est une extension indirecte aux Athéniens eux-mêmes 
dont un étranger devait s'abstenir de parler. Schleier- 
macher est le seul qui ait saisi la délicatesse de ce 


passage. 


Pace 204. — Il n'y a qu'un sentier détourné qui 
puisse guider la raison dans ses recherches. 
Κινδυνεύει τις ὥσπερ ἀτραπὸς ἐχφέρειν ἡμᾶς μετὰ τοῦ 

λόγου ἐν τῇ σκέψει ὅτι.... (ΒΕΚκΕκ, p. 21.) 
Ce sentier détourné est évidemment le dégagement 


de l’ame. J'entends, comme Heindorf μετὰ τοῦ λόγου 
ἐν τῇ σκέψει pour ἐν τῇ μετὰ τοῦ λόγου σχέψει. 


SUR LE PHÉDON. 357 


PAGE 220. — J'ai besoin précisément de ce dont 
nous parlons, de me ressouvenir. … 


+ 


Αὐτὸ δὲ τοῦτο, ἔφη, δέομαι παθεῖν, περὶ οὗ ὁ λόγος, 
ἀναμνησθῆναι... (ΒΕΚκεκ, p. 36.) 


Simmias aurait bien pu dire: j'ai besoin de l’ap- 
prendre; mais comme Socrate prétend qu'apprendre, 
c'est se ressouvenir, Simmias s'exprime plus délica- 
tement en disant: j'ai besoin de m'en ressouvenir, et 
même je m'en ressouviens déja ; cependant tu ne feras 
pas mal de me le rappeler encore. Mabeiv est évidem- 
_ment une glose explicative de la phrase entière. Or, 
si μαθεῖν est une glose, si παθεῖν n’est dans aucun 
manuscrit, et si c’est une simple correction de μαθεῖν, 
il faut retrancher la correction de la glose, aussi bien 
que la glose elle-même, et je serais assez tenté de lire 
comme veut Ast, αὐτοῦ τούτου δέομαι, περὶ... Cepen- 
dant, je suis loin de rejetter la leçon παθεῖν pro- 
posée par Heindorf, et adoptée par Bekker. C'est tou- 
jours le même sens et la même intention d'atticisme. 
En voulant conserver μαθεῖν Fischer et Wyttenbach 


A, 9 
ont gate ce passage. 


PAGE 227. — Et si après avoir eu ces connais- 
sances, nous ne venions pas à les oublier 
toutes les fois que nous entrons dans la vie, 


TT 


358 NOTES 


nous naîtrions avec la science, et nous la con- 
serverions toute notre vie. 


Καὶ εἰ μέν γε λαθόντες (τὰς ἐπιστήμας) μὴ ἑκάστοτε ἐπι- 
λελήσμεθα, εἰδότας ( ἀναγκαῖον) ἀεὶ γίγνεσθαι καὶ ἀεὶ 
διὰ βίου εἰδέναι. (BEKKER, p. 41.) 


Heindorf propose εἰδότας ἂν γίγνεσθαι. Ast adopte 
cette lecon, que j'adopte aussi, faute de pouvoir me 
rendre compte des deux ἀεὶ, Bekker garde l’ancien 
texte. Heindorf propose encore d'ajouter γιγνόμενοι. 


après ἑκάστοτε. Mais ἑχάστοτε en dit tout seul autant 


que ἑχάστοτε γιγνόμενοι. Si nous oublions ces con- 
naissances chaque fois, c'est-à-dire chaque fois que 
nous entrons dans la vie. 


PAGE 252. — Prends que nous le craignons, ou 
plutôt que ce n’est pas nous qui le craignons, 
mais qu'il pourrait bien y avoir en nous un 
enfant qui le craignit. Tâchons donc de lui 
apprendre à ne pas avoir peur de la mort 
comme d’un masque difforme. 


ὡς δεδιότων... πειρῶ ἀναπείθειν * μᾶλλον δὲ μὴ ὡς ἡμῶν 
δεδιότων, ἀλλ᾽ ἴσως ἔνι τις καὶ ἐν ἡμῖν παῖς ὅς τις τὰ 


τοιαῦτα pobeïro. (BEKKER, p. 45.) 


J'entends παῖς τις ἐν ἡμῖν comme les Alexandrins. 


SUR LE PHÉDON. 359 
La preuve de ce sens philosophique est l'opposition 
de ἡμῶν et de ἐν ἡμῖν. Ge n’est pas nous, dans notre 
essence propre, ce n'est pas le moi qui craint la mort; 
mais c’est quelque chose en nous, un élément étranger 
au γιοΐ, quoi qu accidentellement en rapport avec lui, 
la partie puérile de l'ame. ἐν ἡμῖν opposé à ἡμῶν, ne 
peut vouloir dire que dans nous, et non parmi nous, 
ce qui serait nécessaire au sens ordinaire : ÿ/ y a peut- 
être parmi nous un enfant. 


PAGE 233. —Pour quel ordre de choses nous de- 
vons craindre cet accident , et pour quel ordre 
de choses cet accident n’est pas à craindre. 


Kai ὑπὲρ τοῦ ποίου τινὸς δεδιέναι ( προσήκει ) μὴ πάθη 
αὐτὸ, καὶ τῷ ποίῳ τινὶ οὔ (BERKER, p. 6). 


Où manque dans tous les manuscrits. Heindorf le 
propose Ms et Bekker l’introduisent dans le texte, 
et je ne vois pas non plus qu'on puisse s'en passer. 


PAGE 233.—S'il y a des êtres qui ne soient pas 
composés, ils sont les seuls que cet accident 
(la dissolution) ne peut atteindre. 


Εἰ δέ τι τυγχάνει ὃν ἀξύνθετον. τούτῳ μόνῳ προσήκει μὴ 
πάσχειν ταῦτα. (ΒΕκκεκ, 46--- 47.) 


Je veux citer, une fois pour toutes, un exemple de 


‘360 NOTES νι 
l'inexactitude de Dacier. Il traduit : 57 y a des êtres 
qui ne sont pas composés, ils sont les seuls ἃ qui cet 
accident ne convient point ; et ils ne sauraient être dis- 

_ sipés NATURELLEMENT. Je ne dis rien du dernier membre 
de phrase qui n’est pas dans le texte : mais le mot na-- 
turellement est une addition arbitraire , d'autant plus 
choquante, qu'elle pourrait conduire le lecteur à des 
idées tout-à-fait opposées à celles, de Platon, par 
exemple la dissolution, par la volonté de Dieu, de ce 
qui est simple, c'est-à-dire indissoluble en soi. Eh 
bien, croirait-on que c'est précisément sur ce mot que 
Dacier fait la note suivante : «ἡ ajoute ( Platon) ce 
mot NATURELLEMENT (qui n’est pas dans Platon), parce 
que ce qui ne peut être dissipé naturellement , peut l'être 

par la volonte de Dieu.» | ΕΝ 

Ce passage m'en rappelle un autre. « Parmi tous les 
raisonnemens humains, il faut choisir celui qui est le 
meilleur et admet le moins de difficultés, 3 s y em- 
barquant comme sur une nacelle. plus ou moins sûre. 
traverser ainsi la vie, à moins qu on ne puisse trouver 
pour ce voyage un vaisseau plus solide, un raison- 

nement à toute épreuve. » P. 249. Raisonnement à 
toute épreuve, θείου λόγου. Wyttenbach ἃ fait voir 
que θεῖος λόγος, θεῖον δόγμα a été employé cent fois 
pour un raisonnement incontestable. Platon veut dire 
qu'il faut prendre une raison telle quelle, si on n’en 


peut trouver une.parfaite. Là-dessus, Dacier soupçonne 


SUR LE PHÉDON. 361 


que Platon par θεῖον λόγον fait allusion à la révé- 
lation ; et introduisant son soupçon dans le texte, il 
traduit : quelque promesse ou quelque révélation divine ; 
eten note: ainsi L'ÉGLISE est, de l’aveu même de Platon, 
le seul vaisseau. 


PAGE 238.— Le corps, quand il est réduit et 
embaumé, comme on le fait en Égypte, etc. 


Συμπεσὸν γὰρ τὸ σῶμα χαὶ ταριχευθὲν, ὥσπερ οἱ ἐν 
Αἰγύπτῳ, etc. (BEKKER, p. 51.) 


Συμπεσὸν. Ficin : servatum. Fischer et Heindorf : 
exenteratum , vide. C'est le moyen pour l'effet. Le vrai 
sens est resserre, réduit. Hérodote (liv. IL, 87, édit. 
Schweigh.) explique très bien comment on s’y prenait 
pour conserver le corps en le mettant dans un état où 
il pût persister long-temps, n'ayant plus d'élémens 
corruptibles, et réduit aux os et à la peau. Il est vrai 
qu'Hérodote, pour exprimer cet effet, n'emploie pas le 
mot συμπεσὸν ; Mais Xénophon, περὶ ἱππιχῆς. τ, 10: 
μυκτῆρες ἀναπεπταμένοι τῶν συμπεπτοχότων EÙT- 
νοώτεροι εἰσί, Des naseaux bien ouverts donnent plus 
d'ardeur que les naseaux serrés. Voyez la note de 
M. Courrier, qui à l'appui de ce passage, cite celui 
du Phédon, qu'il entend très bien. Du commandement 
de la cavalerie ; et de l'équitation, p. 82. Paris, 1807. 


362 NOTES 


Pace 238— Il (le corps) se conserve assez long- 
temps; et si le mort était beau, il se conserve 
dans toute sa beauté, même trés-long-temps.… 


ἐπιεικῶς συχνὸν ἐπιμένει χρόνον, ἐὰν μέν τις καὶ χα- 
ριέντως ἔχων τὸ σῶμα τελευτήσῃ καὶ ἐν τοιαύτῃ ὥρα, 
καὶ πάνυ μάχα.... (ΒΕκκεκ, p. 51.) 


Bekker ponctue très bien toute cette phrase, et en 
saisit parfaitement l'économie. Elle porte toute entière 
sur la durée du corps et ses divers degrés. Éruuéve. 
19 ἐπιεικῶς συχνόν, 2° πάνυ μάλα συχνόν, 3° ἀμήχανον 
ὅσον χρόνον, 4° ὥσπερ ἀθάνατον. Au milieu de la phrase 
comme en parenthèse, ἐὰν μέν τις καὶ χαριέντως ἔχων 
τὸ σῶμα τελευτήσῃ καὶ ἐν τοιαύτῃ ὥρᾳ, δὲ si le mort était 
beau, il conserve la beaute qu'il avait avant sa mort. ἢ 
ne s'agit point ici de saison, comme le veut encore 


Wyttenbach, après Dacier. 


PAGE 265. — Puisque lame ἃ en elle, comme sa 
propriété, cet ordre de ‘notions fondamen- 
tales qui constituent l'existence, et en portent 
le nom. 


à > κα z - ,᾿7) ἢ # A % ’ 
ἀσπέρ αὐ τς EOTIV ἢ οὐσιᾶ ἐχουσᾶα τὴν ἐπωνυμίαν dv 
τοῦ ὃ ἐστίν. (BEKKER, p. 76.) 


Ce passage se rapporte directement à celui qui pré- 


SUR LE PHÉDON. . 363 


cède, page 230, où Socrate dit: «si δ beau, le bon, καὶ 
πᾶσα ἡ τοιαύτη οὐσία, σὲ cet ordre d'idées auxquelles 
nous rapportons, comme ἃ des principes supérieurs, toutes 
les impressions-des sens, et que nous trouvons d’abord en 
nous-mêmes, Oui , si toutes ces idées existent réellement 
avant de sé développer en cette vie, il faut nécessairement 
que l’ame qui les possede en propre, lui préexiste éga- 
lement.» Platon appelle les idées des essences, οὐσίαι, 
ou même collectivement ἡ οὐσία, parce qu'elles con- 
stituent la vraie existence, toutes les choses visibles 
n'en étant que des formes passagères. Il les appelle 
souvent τὰ ὄντα ὄντως; et c'est dans ce sens qu'il dit 


Φ Φ 3 ΓΙῸΣ À 4 
ici : ἔχει τὴν ἐπωνυμίαν τὴν τοῦ ὃ ἐστίν. 


PAGE “73. — Et je me suis souvent tourmenté de 
mille manières. .… 


Καὶ πολλάχις ἐμαυτὸν ἄνω χάτω μετέδαλλον... (BEKKER , 


p. 82.) 


Heindorf (p. 172, 173.} veut entendre par là la mul- 
titude des opinions diverses que Socrate embrassait 
successivement, causé inconstantiæ et mutationis per- 
petuæ. Nul doute que dans certain cas ἑαυτὸν ἄνω χάτω 
uarabé}}uv ne puisse vouloir dire changer, et je ne 
conteste l'exactitude d'aucune des citations de Hein- 
dort. Mais enfin, l'expression grecque ne marque pro- 


prement que l'agitation en sens contraires, et cette 


364 ” | NOÔTES 


signification suffit ici. Si Socrate eût embrassé tour à 
tour des opinions diverses, la chose était assez grave 
pour la développer davantage, et Platon n'eût pas 
manqué cette occasion de donner plus de mouvement 
et d'intérêt à son drame. Mais il n’est question de ces 
changemens de Socrate, ni dans toute l’antiquité, ni 
dans ce dialogue. Cela d’ailleurs répugne au caractère 
de Socrate, qui ne faisait pas assez vite ses opinions, 


pour être sujet à en changer. 


l 


PAGE 288.— Il est entre les deux, surpassant la 
petitesse de l’un par la supériorité de sa gran- 
deur, et reconnaissant à l’autre une grandeur 
qui surpasse sa petitesse. 


Év μέσῳ ὧν ἀμφοτέρων, τοῦ μὲν τῷ μεγέθει ὑπερέχειν 
τὴν σμικρότητα ὑπερέχων, τῷ δὲ τὸ μέγεθος τῆς σμι- 
χρότητος παρέχων ὑπερέχον. (BExKER ; p. 96.) 


ἢ faut entendre ce passage tel qu'il est sans le 
changer. Les corrections de Wyttenbach, et celles 
même du sage Heindorf, dénaturent trop le texte. 
Schleiermacher qui admet la correction d’Heindorf 
παρέχων τῷ μεγέθει τοῦ μὲν ὑπερέχειν τὴν σμικρότητα, 
ne se dissimule pas que ὑπερέχειν τὴν σμικρότητα fortne 
avec ὑπερέχον σμιχρότητος une contradiction mani- 
feste. J’entends donc sans rien changer au texte : Ÿre- 


βέχων τοῦ μὲν (κατὰ) τὴν σμικρότητα -τῷ ὑπερέχειν με- 


SUR LE PHÉDON. 365 


γέθει, surpassant l’un dans sa petitesse, par la supériorité 
de sa grandeur, καὶ παρέχων τῷ δὲ, et laissant à l’autre, 
reconnaissant en lui, lui accordant parce qu'il ne peut 
pas ne pas lui accorder τὸ μεγέθος ὑπερέχων σμικρότητος, 
une grandeur qui surpasse sa petitesse. 


PAGE 310. Et ce double lui-même, bien que 
son contraire ne soit pas l'impair, ne recevra 
pourtant pas l’idée de l’impair…. 


- \ + 4 3 ΩΝ 
Τοῦτο μὲν οὖν χαὶ αὐτὸ ἄλλῳ ἐναντίον, ὅμως δὲ τὴν τοῦ 


περιττοῦ οὐ δέξεται. (ΒεΕκκεκ, p. 101.) 


Socrate veut donner ici des exemples d'idées qui 
sans être contraires à certaines idées ne les recoivent 
pourtant pas, parce que ces idées sont contraires 
à quelqu’autre idée plus générale, que les premières 
renferment. Le cinq, dit-il, n'est pas le contraire du 
pair ; il ne le recoit pourtant pas, parce que le cinq 
renferme en soi l'idée de l'impair, qui est le contraire 
du pair. Et le dix, qui est le double de cinq, ne 
reçoit pas l'idée de l'impair par la même raison; et 
ce double lui-même, quoiqu'il soit contraire à autre 
chose que l’impair, c'est-à-dire quoique son contraire 
ne soit pas l’impair ( parce que le contraire du double 
c'est la moitié, et toute chose n’a qu’un seul contraire 
direct ); ce double, dis-je, ne reçoit pourtant pas 
l'idée de l'impair, parce qu'il renferme déja en soi 


366 NOTES 


idée du pai?, idée qui est inséparable de la duplica- 

tion. des nombres, laquelle a lieu ici, dix étant le 
double de cinq. Par la même raison, ajoute-t-il encore, 
la moitié, le tiers, etc., ne recoivent pas l'idée de 
l'entier, et pourtant le contraire de la moitié ce n'est 
pas l'entier, mais le double; le contraire du tiers n'est 
pas l'entier, mais le triple; mais la moitié, le tiers, 
etc., renferment l'idée générale de fraction, laquelle 
est contraire à l’idée d’entier. Heindorf (p. 210 ) s'est 
entièrement mépris sur le sens véritable de tout ce 
passage, en proposant de lire ἄλλο ἢ ἐναντίον. 


΄ 


Pacr 310. Elles forment des courans qui vont 
se rendre à travers la terre vers des lits de 
fleuves qu'ils rencontrent et qu'ils remplissent 
comme avec une pompe. 


οὐῷσπερ οἱ ἐπαντλοῦντες. { BERRER, p. 116.) 


Tous les traducteurs: Comme quand on verse de 
l’eau qu'on a puisee, ou quelque chose d’équivalent ; 
à l'exception de Dacier : comme quand on puise de 
l'eau avec deux seaux , interprétation arbitraire et ri- 
dicule. Quant à la première, elle est tout-à-fait in- 
signifiante et indigne de Platon. Il faut qu'il ait voulu 
indiquer quelque mécanisme particulier dont on se 
servait de son temps pour vider les vaisseaux, et par 


lequel on mettait l’eau en mouvement dans une autre 


SUR LE PHÉDON. 367 


direction que celle de la pesanteur. Nous n'avons que 
le mot pompe pour exprimer cela. Schleiermacher 
s'en sert, et Schneider définit ἀντλία : l'endroit du 
vaisseau où etait la pompe. 


PAGE 310 , 311. Les unes ressortent et retom- 
bent dans l’abime précisément du côté opposé 
à leur issue. 


Καὶ ἔνια μὲν καταντιχρὺ.... (BERKER, p. 116.) 


Anistote , en réfutant cette théorie de Platon, paraît 
avoir entendu par le mot χαταντιχρὺ une opposition 
de lieux par rapport au centre de la terre: πάντα δὲ 
χύχλῳ περιάγειν εἰς τὴν ἀρχὴν.... πολλὰ μὲν καὶ κατὰ 
τὸν αὐτὸν τόπον, τὰ δὲ χαὶ καταντιχρὺ τῇ θέσει τῆς 
ἐκροῆς, οἷον, εἰ ῥεῖν ἤρξατο κάτωθεν , ἄνωθεν εἰσδάλλειν. 
(Meteor. IT, 2.) Et Olympiodore, son commentateur, 
interprète ce passage dans le même sens. Cette idée 
ne peut se concevoir qu'en supposant que la figure 
de l’abime du Tartare soit circulaire autour du centre 
de la terre, ce qui est contraire à ce que dit Platon, 
que le grand abîme est διαμπερὲς τετρημένον δι᾿’ ὅλης 
τῆς γῆς, paroles qu’on ne peut guères adapter à une 
figure circulaire, car alors 1] n'y aurait plus de terre, 
et tout serait abime. Il faut donc que l’abime soit 
plus long que large; mais alors deux points de son 
contour, pour être à l’opposite l’un de l'autre, ne sont 


368 . NOTES 


pas pour cela l'un en bas et l’autre en haut, comme 
le veut Aristote. L'hypothèse de la figure longitudinale 
de l'abime me paraît encore confirmée par les expres- 
sions δυνατὸν δ᾽ ἐστὶν ἑχατέρωσε.... τὸ ἑκατέρωθεν μέρος... 
ἀμφοτέροις τοῖς ῥεύμασι. qui indiquent évidemment 
une opposition de points, sur la direction d’une seule 
et même ligne, et non sur une infinité de lignes dif- 
férentes, ce qui devrait résulter de la figure circu- 


laire, qui a une infinité de diamètres. 


Pace 315.—La chose vaut la peine qu’on ha- 
sarde d'y croire. 


ἄξων κινδυνεῦσαι οἰομένῳ οὕτως ἔχειν. (BERKER, Ρ. 120.) 


Dacier : Cela vaut la peine qu’on en coure le risque. 
Thurot : C’est ce qui me parait... bien mériter au moins 
qu'on en fasse l'épreuve. C’est une belle et sublime 
expérience à tenter. Οἰομένῳ οὕτως ἔχειν est toujours 
oublié. Je crois que οἰομένῳ est là pour οἴεσθαι par 
attraction, à cause de ἄξιον. Cela vaut bien que l’on 
risque de croire qu’il en est ‘ainsi. C'est la phrase la- 


une: Von licet omnibus esse poetis.…. 

Pace 323. — Le meilleur des hommes de son 
temps que nous avons connus, le plus sage 
et le plus juste de tous les hommes. 

ἀνδρὸς τῶν τότε ὧν ἐπειράθημεν ἀρίστου καὶ ἄλλως φρο- 

4 \ " 
γιμοτάτου καὶ δικαιοτάτου. (BFKKER, p. 128). 


+ 


SUR LE PHÉDON. 369 


Je ne puis me refuser au sens que présente d'abord 
τῶν τότε, les hommes de ce temps; et comme ἄλλως 
est évidemment ici en opposition avec τῶν τότε, je 
ne puis entendre par χαὶ ἄλλως φρονιμοτάτου...., que le 
plus sage des hommes d’un autre temps, omnium qui 
unquam fuerunt. Séparer τῶν de τότε, comme le veut 
Heindorf , me semble tout-à-fait inadmissible ; et 
j'avoue que sur cette seule raison, je rejette toute la 
leçon qu'il propose: πάντων ( au lieu de τῶν qui est 
dans tous les Mss. ), τότε ὡς (au lieu de ὧν ) ἐπειράθημεν, 
ἀρίστου : le meilleur de tous les hommes, comme nous 
avons pu le voir dans cette circonstance ; et ce sens 
qu'il donne à τότε le force d'entendre ἄλλως per totam 
eus vitam. Dans ce cas, J'aimerais mieux lire avec 
Buttman et Schleiermacher ἐκ τῶν τότε ὧν ἐπ. C’est 
le même sens avec moins de changement dans le texte. 
Mais, sans parler de l'inutilité de la formule empha- 
tique, ὡς ἡμεῖς φαῖμεν ἄν, si lon supprime πάντων 
(ἀρίστου), je ne sais trop s’il est fort régulier de lire 
sans aucun génitif ἀρίστου χαὶ ἄλλως φρονιμοτάτου χαὶ 
δικαιοτάτου. Âst néglige ἄλλως, et traduit : Tüm op- 
timi, tum justissimi et | prudentissimi. Je ne puis croire 
συ ἄλλως n'ait pas ici plus de force, et ne soit pas en 
rapport avec τότε. 


FIN DU TOME PREMIER. 


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CRIE DL DL RARE LR VR ARR πο αν LD LL LIRE VILLE LAS LR νον 


TABLE 


DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME PREMIER. 


EUTHYPHRON. | PAGE ἃ 
APOLOGIE DE SOCRATE. 53 
CRITON. | rai 
PHÉDON. Φ 157 
NOTES. 323 


Ὁ CENTS € 
ON ΤΗΣ SEv 


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TE eme 


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Νῦν 15 Wu 


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