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Full text of "Oeuvres de Sully Prudhomme"

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SULLY    PRUDHOMME 


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OE  U  V  R  E  s 


SULLY   PRUDHOMME 


"POESIES 
1865 -1866 

Stances    &    Toè 


mes 


^l 


PARIS 
ALPHONSE    LEMERRE,    ÉDITEUR 

23-31,    PASSAGE     CHOISEUL,     23-31 


fi) 

t. 


LÉON   BERNARD-DEROSNE 


Mon  cher  ami, 

JN  OTRE  affection  muttieîîe  a  si  parfaitement  mêlé 
ma  jeunesse  à  la  tienne  que  tu  reconnaîtras,  je 
l'espère,  tes  propres  sentiments  dans  mon  livre.  Si 
l'expression  qu'ils  y  trouvent  ne  te  satisfait  pas 
toujours,  au  moins  me  sauras-tu  gré,  toi  qui  me 
connais  à  fond,  d'avoir  toujours  été  sincère,  fe 
voudrais  que  cette  liberté  fût  discrète  et  n'offensât 
aucune  foi,  mais  le  doute  est  violent  comme  toute 
angoisse,  et  la  conviction  n'est  pas  souple,  f'ai  dit 
tout  ce  qui  m'est  venu  au  cœur,  sans  plus  de  réserve 
qu'avec  toi. 


SULLY  PRUDHOMME. 


AU    LECTEUR 


v^uAXD  je  vous  livre  mon  poème, 
Mon  cœur  ne  le  reconnaît  plus  : 
Le  meilleur  demeure  en  moi-même, 
Mes  vrais  vers  ne  seront  pas  lus. 

Comme  autour  des  fleurs  obsédées 
Palpitent  les  papillons  blancs, 
Autour  de  mes  chères  idées 
Se  pressent  de  beaux  vers  tremblants  ; 

Aussitôt  que  ma  main  les  touche 
Je  les  vois  fuir  et  voltiger. 
N'y  laissant  que  le  fard  léger 
De  leur  aile  frêle  et  farouche. 


AU    LECTEUR 


Je  ne  sais  pas  m'emparer  d'eux 
Sans  effacer  leur  éclat  tendre, 
Ni,  sans  les  tuer,  les  étendre, 
Une  épingle  au  cœur,  deux  à  deux. 

Ainsi  nos  âmes  restent  pleines 
De  vers  sentis  mais  ignorés; 
Vous  ne  voyez  pas  ces  phalènes, 
Mais  nos  doigts  qu'ils  ont  colorés. 


STANCES 


LA  VIE    INTÉRIEURE 


LA 


VIE   INTÉRIEURE 


PRINTEMPS    OUBLIÉ 

V>E  beau  printemps  qui  vient  de  naître, 

A  peine  goûté  va  finir; 

Nul  de  nous  n'en  fera  connaître 

La  grâce  aux  peuples  à  venir. 


Nous  n'osons  plus  parler  des  roses  : 
Quand  nous  les  chantons,  on  en  rit; 
Car  des  plus  adorables  choses 
Le  culte  est  si  vieux  qu'il  périt. 


Les  premiers  amants  de  la  terre 
Ont  célébré  Mai  sans  retour, 
Et  les  derniers  doivent  se  taire, 
Plus  nouveaux  que  leur  propre  amour. 

Rien  de  cette  saison  fragile 
Ne  sera  sauvé  dans  nos  vers, 
Et  les  cytises  de  Virgile 
Ont  embaumé  tout  l'univers. 

Ah!  frustrés  par  les  anciens  hommes, 
Nous  sentons  le  regret  jaloux 
Qu'ils  aient  été  ce  que  nous  sommes. 
Qu'ils  aient  eu  nos  cœurs  avant  nous. 


LA     VIE     INTHRIEURB, 


LES    CHAINES 


J'ai  voulu  tout  aimer,  et  je  suis  malheureux, 
Car  j'ai  de  mes  tourments  multiplié  les  causes; 
D'innombrables  liens  frêles  et  douloureux 
Dans  l'univers  entier  vont  de  mon  ame  aux  choses. 

Tout  m'attire  à  la  fois  et  d'un  attrait  pareil  : 
Le  vrai  par  ses  lueurs,  l'inconnu  par  ses  voiles  ; 
Un  trait  d'or  frémissant  joint  mon  cœur  au  soleil, 
Et  de  longs  fils  soyeux  l'unissent  aux  étoiles. 

La  cadence  m'enchaîne  à  l'air  mélodieux, 
La  douceur  du  velours  aux  roses  que  je  touche  ; 
D'un  sourire  j'ai  fait  la  chaîne  de  mes  yeux, 
Et  j'ai  fait  d'un  baiser  la  chaîne  de  ma  bouche. 


STANCES. 


Ma  vie  est  suspendue  à  ces  fragiles  nœuds, 
Et  je  suis  le  captif  des  mille  êtres  que  j'aime  : 
Au  moindre  ébranlement  qu'un  souffle  cause  en  eux 
Je  sens  un  peu  de  moi  s'arracher  de  moi-même. 


LA    VIE    INTERIEURE. 


LE    VASE    BRISE 


A     ALBERT     DECRAIS 


Le  vase  où  meurt  cette  ven^eine  1   • 

D'un  coup  d'éventail  fut  fêlé;  y 

Le  coup  dut  effleurer  à  peine  :  f'**?^/ 

Aucun  bruit  ne  l'a  révélé. 

Mais  la  légère  meurtrissure,  'i^/^ô^ 

Mordant  le  cristal  chaque  jour, 
D'une  marche  invisible  et  sûre 
En  a  fait  lentement  le  tour. 

Son  eau  fraîche  a  fui  goutte  à  goutte, 
Le  suc  des  fleurs  s'est  épuisé; 
Personne  encore  ne  s'en  doute  ; 
N'y  touchez  pas,  il  est  brisé. 


Souvent  aussi  la  main  qu'on  aime, 
Effleurant  le  cœur,  le  meurtrit; 
Puis  le  cœur  se  fend  de  lui-même, 
La  fleur  de  son  amour  périt; 

Toujours  intact  aux  3'eux  du  monde, 
Il  sent  croître  et  pleurer  tout  bas 
Sa  blessure  fine  et  profonde; 
Il  est  brisé,  n'y  touchez  pas. 


LA     VIE     INTERIEURE. 


L'HABITUDE 


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îABiTUDE  est  une  étrangère 
Qui  supplante  en  nous  la  raison  : 
C'est  une  ancienne  ménagère 
Qui  s'installe  dans  la  maison. 

Elle  est  discrète,  humble,  fidèle, 
Familière  avec  tous  les  coins  ; 
On  ne  s'occupe  jamais  d'elle. 
Car  elle  a  d'invisibles  soins  : 

Elle  conduit  les  pieds  de  l'homme, 
Sait  le  chemin  qu'il  eût  choisi, 
Connaît  son  but  sans  qu'il  le  nomme, 
Et  lui  dit  tout  bas  :  «  Par  ici.  » 


v.n 


14  STAKCES. 

Travaillant  pour  nous  en  silence, 
D'un  geste  sûr,  toujours  pareil, 
Elle  a  l'œil  de  la  vigilance, 
Les  lèvres  douces  du  sommeil. 

Mais  imprudent  qui  s'abandonne 
A  son  joug  une  fois  porté  ! 
Cette  vieille  au  pas  monotone 
Endort  la  jeune  liberté; 

Et  tous  ceux  que  sa  force  obscure 
A  gagnés  insensiblement 
Sont  des  hommes  par  la  figure, 
Des  choses  par  le  mouvement. 


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LA     VIE     INTÉRIEURE.  15 


ROSEES 


A.     PAUL     BOUVARD 


J  E  rêve,  et  la  pâle  rosée 

Dans  les  plaines  perle  sans  bruit,   "tt- 

Sur  le  duvet  des  fleurs  posée 

Par  la  main  fraiche  de  la  nuit. 

D'où  viennent  ces  tremblantes  gouttes? 
Il  ne  pleut  pas,  le  temps  est  clair; 
C'est  qu'avant  de  se  former,  toutes. 
Elles  étaient  déjà  dans  l'air. 

D'où  viennent  mes  pleurs?  Toute  flamme. 
Ce  soir,  est  douce  au  fond  des  cieux  ; 
C'est  que  je  les  avais  dans  l'âme 
Avant  de  les  sentir  aux  yeux. 


l6  STANCES. 


On  a  dans  l'âme  une  tendresse 

Où  tremblent  toutes  les  douleurs, 

Et  c'est  parfois  une  caresse 

Qui  trouble,  et  fait  germer  les  pleurs. 


La    VIE    INTERIEURE.  17 


RENAISSANCE 


J  E  voudrais,  les  prunelles  closes, 
Oublier,  renaître,  et  jouir 
De  la  nouveauté,  fleur  des  choses, 
Que  l'âge  fait  évanouir. 

Je  resalûrais  la  lumière, 
Mais  je  déplîrais  lentement 
Mon  âme  vierge  et  ma  paupière 
Pour  savourer  l'étonnement; 

Et  je  devinerais  moi-même 
Les  secrets  que  nous  apprenons; 
J'irais  seul  aux  êtres  que  j'aime 
Et  je  leur  donnerais  des  noms  ; 


STANCES. 


Émerveillé  des  bleus  abîmes 
Où  le  vrai  Dieu  semble  endormi, 
Je  cacherais  mes  pleurs  sublimes 
Dans  des  vers  sonnant  l'infini  ; 

Et  pour  toi,  mon  premier  poème, 
O  mon  aimée,  ô  ma  douleur, 
Je  briserais  d'un  cri  suprême 
Un  vers  fréle  comme  une  fleur. 

Si  pour  nous  il  existe  un  monde 
Où  s'enchaînent  de  meilleurs  jours, 
Que  sa  face  ne  soit  pas  ronde. 
Mais  s'étende  toujours,  toujours... 

Et  que  la  beauté,  désapprise 
Par  un  continuel  oubli, 
Par  une  incessante  surprise 
Nous  fosse  un  bonheur  accompli. 


LA    VIE     INTERIEURE, 


L'IMAGINATION 


J  'imagine  !  Ainsi  je  puis  faire 
Un  ange  sous  mon  front  mortel  ! 
Et  qui  peut  dire  en  quoi  diffère 
L'être  imaginé  du  réel? 

O  mon  intime  Galatée, 
Qui  fais  vivre  en  moi  mon  amour, 
Par  quelle  terre  es-tu  portée? 
De  quel  soleil  prends-tu  le  jour? 

L'air  calme  autour  de  moi  repose, 
Et  cependant  j'entends  ta  voix. 
Je  te  baise,  la  bouche  close. 
Et,  les  yeux  fermés,  je  te  vois. 


STANCES. 

De  quelle  impalpable  substance 
Dans  mon  dme  te  formes-tu, 
Toi  qui  n'as  pas  la  consistance 
D'une  bulle  au  bout  d'un  fétu? 

Forme  pale  et  surnaturelle, 
Quel  désir  intense  faut-il 
Pour  que  la  trempe  corporelle 
Fixe  ton  élément  subtil? 

Pour  que  ta  beauté  sorte  et  passe 

Du  ciel  idéal  au  soleil. 

Parmi  les  choses  de  l'espace 

Qui  subsistent  dans  mon  sommeil? 

Tu  n'es  jamais  consolidée 
Comme  les  formes  du  dehors... 
Bien  heureux  les  fous  dont  l'idée 
Prend  le  solide  éclat  des  corps! 

Dans  l'air  ils  font  passer  leurs  songes 
Par  une  fixe  et  sombre  foi  ; 
Leurs  yeux  mêmes  croient  leurs  mensonges  : 
Ils  sont  plus  créateurs  que  moi  ! 


LA     VIE     INTÉRIEURE 


A    L'HIRONDELLE 


1  oi  qui  peux  monter  solitaire 
Au  ciel,  sans  gravir  les  sommets, 
Et  dans  les  vallons  de  la  terre 
Descendre  sans  tomber  jamais; 

Toi  qui,  sans  te  pencher  au  fleuve 
Où  nous  ne  puisons  qu'à  genoux, 
Peux  aller  boire  avant  qu'il  pleuve 
Au  nuage  trop  haut  pour  nous; 

Toi  qui  pars  au  déclin  des  roses 
Et  reviens  au  nid  printanier, 
Fidèle  aux  deux  meilleures  choses, 
L'indépendance  et  le  foyer; 


STANCES. 


Comme  toi  mon  âme  s'élève 
Et  tout  à  coup  rase  le  sol, 
Et  suit  avec  l'aile  du  rêve 
Les  beaux  méandres  de  ton  vol. 

S'il  lui  faut  aussi  des  voyages, 
Il  lui  faut  son  nid  chaque  jour; 
Elle  a  tes  deux  besoins  sauvages 
Libre  vie,  immuable  amour. 


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I.A     VIE     IXTERIEURE.  23 


LES    BERCEAUX 


/\PRÈs  le  départ  des  oiseaux. 
Les  nids  abandonnés  pourrissent. 
Que  sont  devenus  nos  berceaux? 
De  leur  bois  les  vers  se  nourrissent. 

Le  mien  traîne  au  fond  des  greniers, 
L'oubli  morne  et  lent  le  dévore; 
Je  l'embrasserais  volontiers, 
Car  mon  enfance  y  rit  encore. 

C'est  là  que  j'avais  nuit  et  jour, 
Pour  ciel  de  lit,  des  yeux  de  mère 
Où  mon  âme  épelait  l'amour 
Et  ma  prunelle  la  lumière. 


STANCES. 


Sur  le  cœur  d'amis  sûrs  et  bons, 
Femmes  sans  tache,  sur  le  vôtre, 
C'est  un  berceau  que  nous  rêvons 
Sous  une  forme  ou  sous  une  autre. 

Cet  instinct  de  vivre  blottis 
Dure  encore  à  l'âge  où  nous  sommes; 
Pourquoi  donc,  si  tôt  trop  petits. 
Berceaux,  trahissez-vous  les  hommes? 


LA    VIE    I X  T  H  R  I  E  U  R  E  , 


COMME    ALORS 


V^UAXD  j'étais  tout  enfant,  ma  bouche 
Ignorait  un  langage  appris  : 
Du  fond  de  mon  étroite  couche 
J'appelais  les  soins  par  des  cris  ; 

Ma  peine  était  la  peur  cruelle 
De  perdre  un  jouet  dans  mes  draps, 
Et  ma  convoitise  était  celle 
Qui  supplie  en  tendant  les  bras. 

Maintenant  que  sans  être  aidées 
Mes  lèvres  parlent  couramment, 
J'ai  moins  de  signes  que  d'idées  : 
On  a  changé  mon  bégaîment. 


26 


Et  maintenant  que  les  caresses 
Ne  me  bercent  plus  quand  je  dors, 
J'ai  d'inexprimables  tendresses. 
Et  je  tends  les  bras  comme  alors. 


LA     VIE     INTERIEURE.  27 


LA    MÉMOIRE 


\^  Mémoire,  qui  joins  à  l'heure 
La  chaîne  des  temps  révolus, 
Je  t'admire,  étrange  demeure 
Des  formes  qui  n'existent  plus! 

En  vain  tombèrent  les  grands  hommes 
Aux  fronts  pensifs  ou  belliqueux  : 
Ils  se  lèvent  quand  tu  les  nommes, 
Et  nous  conversons  avec  eux; 

Et  si  tu  permets  ce  colloque 
Avec  les  plus  altiers  esprits. 
Tu  permets  aussi  qu'on  évoque 
Les  cœurs  humbles  qu'on  a  chéris. 


28  STANCES. 


Le  présent  n'est  qu'un  feu  de  joie 
Qui  s'écroule  à  peine  amassé, 
Mais  tu  peux  faire  qu'il  flamboie 
Des  mille  fêtes  du  passé; 

Le  présent  n'est  qu'un  cri  d'angoisse 
Qui  s'éteint  à  peine  poussé, 
Mais  tu  peux  faire  qu'il  s'accroisse 
De  tous  les  sanglots  du  passé; 

L'être  des  morts  n'est  plus  visible, 
Mais  tu  donnes  au  trépassé 
Une  vie  incompréhensible, 
Présent  que  tu  fais  d'un  passé! 

Quelle  existence  ai-je  rendue 
A  mon  père  en  me  souvenant? 
Quelle  est  donc  en  moi  l'étendue 
Où  s'agite  ce  revenant  ? 

Un  sort  différent  nous  sépare  : 
Comment  peux-tu  nous  réunir, 
A  travers  le  mur  qui  nous  barre 
Le  passé  comme  l'avenir  > 


LA    VIE    INTERIEURE.  29 

Qui  des  deux  force  la  barrière? 
Me  rejoint-il,  ou  vais-je  à  lui? 
Je  ne  peux  pas  vivre  en  arrière, 
Il  ne  peut  revivre  aujourd'hui  ! 


II 


O  souvenir,  l'âme  renonce, 
Effrayée,  à  te  concevoir; 
Mais  jusqu'où  ton  regard  s'enfonce, 
Au  chaos  des  ans  j'irai  voir; 

Parmi  les  gisantes  ruines, 
Les  bibles  au  feuillet  noirci, 
Je  m'instruirai  des  origines, 
Des  pas  que  j'ai  faits  jusqu'ici. 

Devant  moi  la  vie  inquiète 
Marche  en  levant  sa  lampe  d'or, 
Et  j'avance  en  tournant  la  tête 
Le  long  d'un  sombre  corridor. 


3° 


D'où  vient  cette  folle?  où  va-t-elle? 
Son  tremblant  et  pâle  flambeau 
N'éclaire  ma  route  éternelle 
Que  du  berceau  vide  au  tombeau. 

Mais  j'étais  autrefois  !  Mon  être 
Ne  peut  commencer  ni  finir. 
Ce  que  j'étais  avant  de  naître, 
N'en  sais-tu  rien,  ô  souvenir? 

Rassemble  bien  toutes  tes  forces 
Et  demande  aux  âges  confus 
Combien  j'ai  dépouillé  d'écorces 
Et  combien  de  soleils  j'ai  vus  ! 

Ah,  tu  t'obstines  à  te  taire  ! 
Ton  œil  rè\^eur,  clos  à  demi, 
Ne  suit  point  par  delà  la  terre 
Ma  racine  dans  l'infiui. 

Cherchant  en  vain  mes  destinées, 

Mon  origine  qui  me  fuit, 

De  la  chaîne  de  mes  années 

Je  sens  les  deux  bouts  dans  la  nuit. 


LA     VIE     INTERIEURE. 

L'histoire,  passante  oublieuse, 
Ke  m'a  pas  appris  d'où  je  sors, 
Et  la  terre  silencieuse 
N'a  jamais  dit  où  vont  les  morts. 


$2  STANCES. 


ICI-BAS 


Ici-bas  tous  les  lilas  meurent, 
Tous  les  chants  des  oiseaux  sont  courts  ; 
Je  rêve  aux  étés  qui  demeurent 
Toujours... 

Ici-bas  les  lèvres  effleurent 
Sans  rien  laisser  de  leur  velours  ; 
Je  rêve  aux  baisers  qui  demeurent 
Toujours... 

Ici-bas  tous  les  hommes  pleurent 
Leurs  amitiés  ou  leurs  amours; 
Je  rêve  aux  couples  qui  demeurent 
Toujours... 


LA     V  I  li     INTERIEURE. 


PENSÉE    PERDUE 


Elle  est  si  douce  la  pensée 
Q.u'il  faut,  pour  en  sentir  l'attrait, 
D'une  vision  commencée 
S'éveiller  tout  à  coup  distrait. 

Le  cœur  dépouillé  la  réclame; 
Il  ne  la  fait  point  revenir. 
Et  cependant  elle  est  dans  l'âme. 
Et  l'on  mourrait  pour  la  finir. 

A  quoi  pensais-je  tout  à  l'heure? 
A  quel  beau  songe  évanoui 
Dois-je  les  larmes  que  je  pleure? 
Il  m'a  laissé  tout  ébloui. 


34  STANCES. 


Et  ce  bonheur  d'une  seconde, 
Nul  effort  ne  me  l'a  rendu  ; 
Je  n'ai  goûté  de  joie  au  monde 
Qu'en  rêve,  et  mon  rêve  est  perdu. 


16^ 
^ 


LA    VIE    INTERIEURE.  35 


UN    SONGE 
A     JULES      GUIFFREY 

J'ÉTAIS  mort,  j'entrais  au  tombeau 
Où  mes  aïeux  rêvent  ensemble. 
Ils  ont  dit  :  «  La  nuit  lourde  tremble  ; 
Est-ce  l'approche  d'un  flambeau? 

«  Le  signal  de  la  nouvelle  ère 
Qu'attend  notre  éternel  ennui? 
—  Non,  c'est  l'enfant,  a  dit  mon  père 
Je  vous  avais  parlé  de  lui. 

«  n  était  au  berceau  ;  j'ignore 
S'il  nous  vient  jeune  ou  chargé  d'ans. 
Mes  cheveux  sont  tout  blonds  encore, 
Les  tiens,  mon  fils,  peut-être  blancs? 


36  STANCES. 


—  Non,  père,  au  combat  de  la  vie 
Bientôt  je  suis  tombé  vaincu, 
L'âme  pourtant  inassouvie  : 

Je  meurs  et  je  n'ai  pas  vécu. 

—  J'attendais  près  de  moi  ta  mère  : 
Je  l'entends  gémir  au-dessus! 

Ses  pleurs  ont  tant  mouillé  la  pierre 
Que  mes  lèvres  les  ont  reçus. 

«  Nous  fûmes  unis  peu  d'années 
Après  de  bien  longues  amours; 
Toutes  ses  grâces  sont  fanées... 
Je  la  reconnaîtrai  toujours. 

«  Ma  fille  a  connu  mon  visage  : 
S'en  souvient-elle?  Elle  a  changé. 
Parle-moi  de  son  mariage 
Et  des  petits-enfants  que  j'ai. 

—  Un  seul  vous  est  né.  —  Mais  toi-mcme. 
N'as-tu  pas  de  famille  aussi? 

Quand  on  meurt  jeune,  c'est  qu'on  aime  : 
Qui  vas-tu  regretter  ici? 


LA     VIE     INTERIEURE.  37 

—  J'ai  laissé  ma  sœur  et  ma  mère 
Et  les  beaux  livres  que  j'ai  lus; 
Vous  n'avez  pas  de  bru,  mon  père; 
On  m'a  blessé,  je  n'aime  plus. 

—  De  tes  aïeux  compte  le  nombre  : 
Va  baiser  leurs  fronts  inconnus, 

Et  viens  faire  ton  lit  dans  l'ombre 
A  côté  des  derniers  venus. 

«  Ne  pleure  pas  ;  dors  dans  l'argile 
En  espérant  le  grand  réveil. 

—  O  père,  qu'il  est  difficile 
De  ne  plus  penser  au  soleil  !  » 


58  STANCES. 


I  N  T  U  S 


L^EUX  voix  s'élèvent  tour  à  tour 
Des  profondeurs  troubles  de  l'âme  : 
La  raison  blasphème,  et  l'amour 
Rêve  un  dieu  juste  et  le  proclame. 

Panthéiste,  athée  ou  chrétien. 
Tu  connais  leurs  luttes  obscures; 
C'est  mon  martyre,  et  c'est  le  tien. 
De  vivre  avec  ces  deux  murmures. 

L'intelligence  dit  au  cœur: 
«  Le  monde  n'a  pas  un  bon  père. 
Vois,  le  mal  est  partout  vainqueur.  » 
Le  cœur  dit  :  «  Je  crois  et  j'espère. 


LA    VIE     INTÉRIEURE.  39 

«  Espère,  ô  ma  sœur,  crois  un  peu  : 
C'est  à  force  d'aimer  qu'on  trouve; 
Je  suis  immortel,  je  sens  Dieu.  » 
—  L'intelligence  lui  dit  :  «  Prouve  !  » 


40  STANCES. 


LES    YEUX 

A     FRAXClSatE     GEHEAULT 

l3  LE  US  OU  noirs,  tous  aimés,  tous  beaux. 
Des  yeux  sans  nombre  ont  vu  l'aurore  ; 
Ils  dorment  au  fond  des  tombeaux, 
Et  le  soleil  se  lève  encore. 

Les  n-ciits,  plus  douces  que  les  jours. 
Ont  enchanté  des  yeux  sans  nombre; 
Les  étoiles  brillent  toujours. 
Et  les  yeux  se  sont  remplis  d'ombre. 

Oh  !  qu'ils  aient  perdu  le  regard, 
Non,  non,  cela  n'est  pas  possible! 
Ils  se  sont  tournés  quelque  part 
Vers  ce  qu'on  nomme  l'invisible; 


LA     VIE     INTERIEURE.  4I 

Et  comme  les  astres  penchants 
Nous  quittent,  mais  au  ciel  demeurent, 
Les  prunelles  ont  leurs  couchants, 
Mais  il  n'est  pas  vrai  qu'elles  meurent. 

Bleus  ou  noirs,  tous  aimés,  tous  beaux, 
Ouverts  à  quelque  immense  aurore. 
De  l'autre  côté  des  tombeaux 
Les  yeux  qu'on  ferme  voient  encore. 


s  T  A  N  C  1£  s  . 


LE    MONDE    DES    AMES 


..     ALBARET 


INewton,  voyant  tomber  la  pomme, 

Conçut  la  matière  et  ses  lois  : 

Oh  !  surgira-t-il  une  fois 

Un  Newton  pour  Tàme  de  l'homme? 

Comme  il  est  dans  l'infini  bleu 

Un  centre  où  les  poids  se  suspendent, 

Ainsi  toutes  les  âmes  tendent 

A  leur  centre  unique,  à  leur  Dieu. 

Et  comme  les  sphères  de  flammes 
Tournent  en  s'appelant  toujours, 
Ainsi  d'harmonieux  amours 
Font  graviter  toutes  les  âmes. 


LA    VIE    INTÉRIEURE.  43 

Mais  le  baiser  n'est  pas  permis 
Aux  sphères  à  jamais  lancées; 
Les  lèvres,  les  regards  amis 
Joignent  les  âmes  fiancées! 

Qui  sondera  cet  univers 
Et  l'attrait  puissant  qui  le  mène? 
Viens,  ô  Ne\^ton  de  l'âme  humaine. 
Et  tous  les  cieux  seront  ouverts! 


i'(\ 


44  STANCES. 


L'IDEAL 


A    PAUL     SEDILLE 


L/A  lune  est  grande,  le  ciel  clair 
Et  plein  d'astres,  la  terre  est  blême, 
Et  l'âme  du  monde  est  dans  l'air. 
Je  rêve  à  l'étoile  suprême, 

A  celle  qu'on  n'aperçoit  pas, 
Mais  dont  la  lumière  voyage 
Et  doit  venir  jusqu'ici-bas 
Enchanter  les  yeux  d'un  autre  âge. 

Quand  luira  cette  étoile,  un  jour, 
La  plus  belle  et  la  plus  lointaine. 
Dites-lui  qu'elle  eut  mon  amour, 
O  derniers  de  la  race  humaine  ! 


LA     VIE     INTERIEURE.  45 


LA  POÉSIE 


A     VICTOR     GERUZEZ 


v^UAXD  j'entends  disputer  les  hommes 
Sur  Dieu  qu'ils  ne  pénètrent  point, 
Je  me  demande  où  nous  en  sommes  : 
Hélas  !  toujours  au  même  point. 

Oui,  j'entends  d'admirables  phrases, 
Des  sons  par  la  bouche  ennoblis  ; 
Mais  les  mots  ressemblent  aux  vases  : 
Les  plus  beaux  sont  les  moins  remplis. 

Alors,  pour  me  sauver  du  doute, 
J'ouvre  un  Euclide  avec  amour; 
Il  propose,  il  prouve,  et  j'écoute, 
Et  je  suis  inondé  de  jour. 


46  SX  A  X  CE  s. 


L'évidence,  éclair  de  l'étude, 
Jaillit,  et  me  laisse  enchante  1 
Je  savoure  la  certitude, 

Mon  seul  vrai  bonheur,  ma  santé  I 

Pareil  à  l'antique  sorcière 
Qui  met,  par  le  linéament 
Qu'elle  a  tracé  dans  la  poussière, 
Un  monde  obscur  en  mouvement. 

Je  forme  un  triangle  :  ô  merveille! 
Le  peuple  des  lois  endormi 
S'agite  avec  lenteur,  s'éveille 
Et  se  déroule  à  l'infini. 

Avec  trois  lignes  sur  le  sable 
Je  connais,  je  ne  doute  plus  ! 
Un  triangle  est  donc  préférable 
Aux  mots  sonores  que  j'ai  lus? 

Non  !  j'ai  foi  dans  la  Poésie  : 
Elle  instruit  par  témérité; 
Elle  allume  sa  fantaisie 
Dans  tes  beaux  yeux,  ô  Vérité! 


LA    VIE     INTERIEURE.  47 

Si  le  doigt  des  preuves  détache 
Ton  voile  aux  plis  multipliés, 
Le  vent  des  strophes  te  l'arrache, 
D'un  seul  coup,  de  la  tête  aux  pieds. 

Et  c'est  pourquoi,  toute  ma  vie, 
Si  j'étais  poète  vraiment, 
Je  regarderais  sans  envie 
Kepler  toiser  le  firmament! 


STANCES. 


L'AME 


A     ALPHONSE     THEVENIN 


J  'ai  dans  mon  cœur,  j'ai  sous  mon  front 
Une  âme  invisible  et  présente  : 
Ceux  qui  doutent  la  chercheront  ; 
Je  la  répands  pour  qu'on  la  sente. 

Partout  scintillent  les  couleurs, 
Mais  d'où  vient  cette  force  en  elles? 
Il  existe  un  bleu  dont  je  meurs, 
Parce  qu'il  est  dans  les  prunelles. 

Tous  les  corps  offrent  des  contours, 
Mais  d'où  vient  la  forme  qui  touche  r 
Comment  fais-tu  les  grands  amours, 
Petite  ligne  de  la  bouche? 


LA     VIE     INTERIEURE.  49 

Partout  l'air  vibre  et  rend  des  sons, 
Mais  d'où  vient  le  délice  intime 
due  nous  apportent  ses  frissons, 
Quand  c'est  une  voix  qui  l'anime? 

J'ai  dans  mon  cœur,  j'ai  sous  mon  front 
Une  âme  invisible  et  présente  : 
Ceux  qui  doutent  la  chercheront; 
Je  la  répands  pour  qu'on  la  sente. 


50  STAKCES, 


LA    FORME 


i     MAURICE    DE     FCCCAULT 


Le  soleil  fut  avant  les  yeux, 
La  terre  fut  avant  les  roses, 
Le  chaos  avant  toutes  choses. 
Ah  !  que  les  éléments  sont  vieux 
Sous  leurs  jeunes  métamorphoses  ! 

Toute  jeunesse  vient  des  morts  : 
C'est  dans  une  funèbre  pâte 
Que,  toujours,  sans  lenteur  ni  hâte, 
Une  main  pétrit  les  beaux  corps 
Tandis  qu'une  autre  main  les  gâte  ; 


LA    VIE     INTERIEURE.  51 

Et  le  fond  demeure  pareil  : 
Que  l'univers  s'agite  ou  dorme, 
Rien  n'altère  sa  masse  énorme  ; 
Ce  qui  périt,  fleur  ou  soleil, 
N'en  est  que  la  changeante  forme. 

Mais  la  forme,  c'est  le  printemps  : 
Seule  mouvante  et  seule  belle. 
Il  n'est  de  nouveauté  qu'en  elle; 
C'est  par  les  formes  de  vingt  ans 
Que  rit  la  matière  éternelle  ! 

O  vous,  qui  tenez  enlacés 
Les  amoureux  aux  amoureuses, 
Bras  lisses,  lèvres  savoureuses, 
Formes  divines  qui  passez. 
Désirables  et  douloureuses  ! 

Vous  ne  laissez  qu'un  souvenir, 
Un  songe,  une  impalpable  trace  ! 
Si  fortement  qu'il  vous  embrasse, 
L'Amour  ne  peut  vous  retenir  : 
Vous  émigrez  de  race  en  race. 


52  STANCES. 


Époux  des  âmes,  corps  chéris, 
Vous  vous  poussez,  pareils  aux  fleuves  ; 
Vos  grâces  ne  sont  qu'un  jour  neuves. 
Et  les  âmes  sur  vos  débris 
Gémissent,  immortelles  veuves. 

Mais  pourquoi  vous  donner  ces  pleurs  ? 
Les  tombes,  les  saisons  chagrines, 
Entassent  en  vain  des  ruines 
Sans  briser  le  moule  des  fleurs, 
Des  fruits  et  des  jeunes  poitrines. 

Pourquoi  vous  faire  des  adieux? 
Le  même  sang  change  d'artères, 
Les  filles  ont  les  j-eux  des  mères. 
Et  les  fils  le  front  des  aïeux. 
Non,  vous  n'êtes  pas  éphémères! 

Vos  modèles  sont  quelque  part, 
O  formes  que  le  temps  dévore! 
Plus  pures  vous  brillez  encore 

Au  paradis  profond  de  l'art. 
Où  Platon  pense  et  vous  adore  ! 


:X  ri;  RI  EURE. 


53 


LA    MALADE 


A    ALFRED     DENAUT 


v>'ÉTAiT  au  milieu  de  la  nuit. 
Une  longue  nuit  de  décembre; 
Le  feu,  qui  s'éteignait  sans  bruit, 
Rougissait  par  moments  la  chambre. 

On  distinguait  des  rideaux  blancs, 
Mais  on  n'entendait  pas  d'haleine; 
La  veilleuse  aux  rayons  tremblants 
Languissait  dans  la  porcelaine. 

Et  personne,  hélas!  ne  savait 
Que  l'enfant  fût  à  l'agonie  ; 
De  lassitude,  à  son  chevet, 
Sa  mère  s'était  endormie. 


54  STANCES. 

Mais,  pour  la  voir,  tout  bas,  pieds  nus, 
Entr'ouvrant  doucement  la  porte, 
Ses  petits  frères  sont  venus... 
Déjà  la  malade  était  morte. 

Ils  ont  dit  :  «  Est-ce  qu'elle  dort? 
Ses  5'eux  sont  fixes;  de  sa  bouche 
Nul  murmure  animé  ne  sort; 
Sa  main   fliit  froid  quand  on  la  touche. 

«  Quel  grand  silence  dans  le  lit! 
Pas  un  pli  des  draps  ne  remue; 
L'alcôve  effrayante  s'emplit 
D'une  solitude  inconnue. 

«  Notre  mère  est  assise  là; 
Elle  est  tranquille,  elle  sommeille  : 
Qu'allons-nous  faire?  Laissons-la, 
Qiie  Dieu  lui-même  la  réveille?» 

Et,  sans  regarder  derrière  eux, 
Vite  dans  leurs  lits  ils  rentrèrent  : 
Alors,  se  sentant  malheureux. 
Avec  épouvante  ils  pleurèrent. 


JEUNES    FILLES 


JEUNES    FILLES 


A    MA    SŒUR 


V->ES  vers,  que  toi  seule  aurais  lus, 
L'oeil  des  indifférents  les  tente; 
Sans  gagner  un  ami  de  plus 
J'ai  donc  trahi  ma  confidente. 

Enfant,  je  t'ai  dit  qui  j'aimais, 
Tu  sais  le  nom  de  la  première  ; 
Sa  grâce  ne  mourra  jamais 
Dans  mes  yeux  qu'avec  la  lumière. 

8 


58 


Ah  !  si  les  jeunes  gens  sont  fous, 
Leur  enthousiasme  s'expie; 
On  se  meurtrit  bien  les  genoux 
Quand  on  veut  saluer  la  vie. 

J'ai  cru  dissiper  cet  amour; 
Voici  qu'il  retombe  en  rosée, 
Et  je  sens  son  muet  retour 
Où  chaque  larme  s'est  posée. 


JEUNES    FILLES.  59 


LE    MEILLEUR    MOMENT 
DES    AMOURS 


L  E  meilleur  moment  des  amours 
N'est  pas  quand  on  a  dit  :  «  Je  t'aime.  » 
Il  est  dans  le  silence  même 
A  demi  rompu  tous  les  jours; 

Il  est  dans  les  intelligences 
Promptes  et  furtives  des  cœurs; 
Il  est  dans  les  feintes  rigueurs 
Et  les  secrètes  indulgences; 

Il  est  dans  le  frisson  du  bras 
Où  se  pose  la  main  qui  tremble, 
Dans  la  page  qu'on  tourne  ensemble, 

Et  que  pourtant  on  ne  lit  pas. 


6o 


Heure  unique  où  la  bouche  close 
Par  sa  pudeur  seule  en  dit  tant; 
Où  le  coeur  s'ouvre  en  éclatant 
Tout  bas,  comme  un  bouton  de  rose  ; 

Où  le  parfum  seul  des  cheveux 
Paraît  une  faveur  conquise  ! 
Heure  de  la  tendresse  exquise, 
Où  les  respects  sont  des  aveux  l 


JEUNES     FILLES.  6l 


UN       SÉRAIL 


J  'ai  mon  sérail  comme  un  prince  d'Asie, 
Riche  en  beautés  pour  un  immense  amour; 
Je  leur  souris  selon  ma  fantaisie  : 
J'aime  éternellement  la  dernière  choisie, 
Et  je  les  choisis  tour  à  tour. 

Ce  ne  sont  pas  ces  esclaves  traîtresses 
Que  l'Orient  berce  dans  la  langueur; 
Ce  ne  sont  pas  de  vénales  maîtresses  : 
C'est  un  vierge  harem  d'amantes  sans  caresses, 
Car  mon  harem  est  dans  mon  coeur. 

N'y  cherchez  point  les  boîtes  parfumées, 
Ni  la  guitare  aux  soupirs  frémissants; 
Chants  et  parfums  ne  sont  qu'air  et  fumées  : 
C'est  ma  jeunesse  même,  ô  douces  bien-aimées, 
Que  je  vous  brûle  pour  encens  ! 


62  STANCES. 

Les  gardiens  noirs  que  le  soupçon  dévore 
Selon  mes  vœux  ne  vous  cacheraient  pas; 
Ma  jalousie  est  plus  farouche  encore  : 
Elle  est  toute  en  mon  âme,  et  le  vent  même  ignore 
Les  noms  que  je  lui  dis  tout  bas. 


JEUNES     FILLES.  63 


MA    FIANCEE 


l-( 'ÉPOUSE,  la  compagne  à  mon  cœur  destinée, 
Promise  à  mon  jeune  tourment. 

Je  ne  la  connais  pas,  mais  je  sais  qu'elle  est  née; 
Elle  respire  en  ce  moment. 

Son  âge  et  ses  devoirs  lui  font  la  vie  étroite  ; 

Sa  chambre  est  un  frais  petit  coin  ; 
Elle  y  prend  sa  leçon,  bien  soumise  et  bien  droite, 

Et  sa  mère  n'est  jamais  loin. 

Ma  mère,  parlez-lui  du  bon  Dieu,  de  la  Vierge 
Et  des  saints  tant  qu'il  vous  plaira  ; 

Oui,  rendez-la  timide  et  qu'elle  brûle  un  cierge 
Qiiand  le  tonnerre  grondera. 


64 


Je  veux,  entendez-vous,  qu'elle  soit  grave  et  tendre, 
Qu'elle  chérisse  et  qu'elle  ait  peur; 

Je  veux  que  tout  mon  sang  me  serve  à  la  défendre, 
A  la  caresser  tout  mou  cœur. 

Déjà  dans  l'inconnu  je  t'épouse  et  je  t'aime, 

Tu  m'appartiens  dès  le  passé, 
Fiancée  invisible  et  dont  j'ignore  même 

Le  nom  sans  cesse  prononcé. 

A  défaut  de  mes  yeux,  mon  rês'e  te  regarde, 

Je  te  soigne  et  te  sers  tout  bas  : 
«  Que  veux-tu?  Le  voici.  Couvre-toi  bien,  prends  garde 

Au  veut  du  soir,  et  ne  sors  pas.  » 

Pour  te  sentir  à  moi  je  fais  un  peu  le  maître, 

Et  je  te  gronde  avec  amour; 
Mais  j'essuie  aussitôt  les  pleurs  que  j'ai  fait  naître, 

Implorant  ma  grâce  à  mon  tour. 

Tu  t'assiéras,  l'été,  bien  loin,  dans  la  campagne, 

En  robe  claire,  au  bord  de  l'eau. 
Qu'il  est  bon  d'emporter  sa  nouvelle  compagne 

Tout  seul  dans  un  paj-s  nouveau  I 


JEUNES    FILLES, 


Et  dire  que  ma  vie  est  cependant  déserte, 
Que  mon  bonheur  peut  aujourd'hui 

Passer  tout  près  de  moi  dans  la  foule  entr'ouverte 
Qui  se  refermera  sur  lui, 

Et  que  déjà  peut-être  elle  m'est  apparue, 

Et  j'ai  dit  :  «  La  jolie  enfant!  » 
Peut-être  suivons-nous  toujours  la  même  rue, 

Elle  derrière  et  moi  devant. 

Nous  pourrons  nous  croiser  en  un  point  de  l'espace, 
Sans  nous  sourire,  bien  longtemps. 

Puisqu'on  n'oserait  dire  à  la  vierge  qui  passe  : 
«  Vous  êtes  celle  que  j'attends.  » 

Un  jour,  mais  je  sais  trop  ce  que  l'épreuve  en  coûte. 

J'ai  cru  la  voir  sur  mon  chemin. 
Et  j'ai  dit  :  «  C'est  bien  vous.  »  Je  me  trompais  sans  doute, 

Car  elle  a  retiré  sa  main. 

Depuis  lors,  je  me  tais;  mon  âme  solitaire 

Confie  au  Dieu  qui  sait  unir 
Par  les  souffles  du  ciel  les  plantes  sur  la  terre. 

Notre  union  dans  l'avenir, 


66  STANCES. 


A  moins  que,  me  privant  de  la  jamais  connaître, 

La  mort  déjà  n'ait  emporté 
Ma  femme  encore  enfant,  toi  qui  naissais  pour  l'être 

Et  ne  l'auras  jamais  été. 


JEUNES    FILLES.  67 


SÉPARATION 


Je  ne  devais  pas  vous  le  dire; 
Mes  pleurs,  plus  forts  que  la  vertu, 
Mouillant  mon  douloureux  sourire, 
Sont  allés  sur  vos  mains  écrire 
L'aveu  brûlant  que  j'avais  tu. 

X)anser,  babiller,  rire  ensemble, 
Ces  jeux  ne  nous  sont  plus  permis  : 
Vous  rougissez,  et  moi  je  tremble; 
Je  ne  sais  ce  qui  nous  rassemble, 
Mais  nous  ne  sommes  plus  amis. 

Disposez  de  nous,  voici  l'heure 
Où  je  ne  puis  vous  parler  bas 
Sans  que  l'amitié  change  ou  meure 
Oh!  dites-moi  qu'elle  demeure, 
Je  sens  qu'elle  ne  suffit  pas. 


68 


Si  le  langage  involontaire 
De  mes  larmes  vo^is  a  déplu, 
Eh  bien,  suivons  chacun  sur  terre 
Notre  sentier  :  moi,  solitaire, 
Vous,  heureuse,  au  bras  de  l'élu. 

Je  voyais  nos  deux  cœurs  éclore 
Comme  un  couple  d'oiseaux  chantants 
Éveillés  par  la  même  aurore; 
Ils  n'ont  pas  pris  leur  vol  encore  : 
Séparons-les,  il  en  est  temps; 

Séparons-les  à  leur  naissance, 
De  crainte  qu'un  jour  à  venir, 
Malheureux  d'une  longue  absence, 
Ils  n'aillent  dans  le  vide  immense 
Se  chercher  sans  pouvoir  s'unir. 


<^^ 


^(^^ 


-V' 


JEUNES     FILLES.  69 


LES    ADIEUX 


LES    JEUNES     FILLES 

Amis,  amis,  nous  voilà  grandes; 
Nos  jours  ont  changé  de  saison. 
Allez  préparer  vos  offrandes, 
Allez  suspendre  les  guirlandes 
A  la  porte  de  la  maison. 

Elle  a  sonné,  l'heure  fatale 

Qu'on  tremblait  de  voir  approcher; 

Des  fleurs  que  la  prairie  étale 

Semez  la  route  triomphale 

Où  l'hvmen  en  blanc  va  marcher. 


70 


LES    JEUNES     GENS 

Quelle  solitude  est  la  nôtre  1 
Ou  dans  les  bras  de  l'homme,  ou  dans  les  bras  de  Dieu, 
Nos  compagnes,  hélas  !  tombent  l'une  après  l'autre. 
Adieu!... 

Un  soir  s'en  va  l'enfant  aimée  : 
Sa  vie  en  s'éteignant  nous  laisse  un  corps  tout  froid, 
Comme  d'un  cierge  pur  la  flamme  parfumée 
Décroit... 

Un  matin  c'est  une  épousée  : 
Elle  marche  à  l'autel,  l'œil  baissé  mais  vainqueur; 
Aux  lèvres  va  fleurir  la  joie  ensemencée 
Au  cœur  ! 

Qu'étes-vous,  vierges  de  la  veille? 
Ange?  épouse?  pour  vous  quel  est  le  meilleur  sort: 
Plus  d'une  ombre  en  passant  nous  répond  à  l'oreille  : 
«  La  mort...  » 

LES    JEUNES     FILLES 

Pourquoi  cette  parole  amère? 
Pourquoi  ces  pleurs  dans  vos  adieux? 


JEUNES     FILLES. 


La  fille  imite  enfin  sa  mère; 

Mais  l'amitié  reste  sincère, 

Bien  qu'elle  ait  dû  baisser  les  yeux. 

Cherchez  autour  de  vous  laquelle 
N'a  pas  reçu  son  maître  un  jour. 
Le  cœur  se  fixe  où  Dieu  l'appelle  ; 
Mais  l'amitié  reste  fidèle, 
Bien  que  le  cœur  ait  un  amour. 


LES    JEUNES     GEK  s 

Ah  !  vous  nous  oublîrez  avant  demain  sans  doute  ! 
Vierges,  notre  jeunesse  est  la  rosée  au  vent  : 
Elle  tombe  avec  vous  de  nos  cœurs  goutte  à  goutte  : 
Une  seule  en  partant  peut  nous  l'emporter  toute 
Et  n'en  sait  rien  souvent. 

Hélas  !  où  voulez-vous  que  nous  posions  nos  âmes, 
Si  vous  changez  de  ciel,  ô  fleurs  de  la  maison? 
Que  peuvent  les  vieillards,  dispensateurs  des  blâmes, 
Qui  versent  à  toute  heure  et  sur  toutes  nos  flammes 
Comme  une  neige  la  raison? 


STANCES. 


Que  peuvent  nos  amis,  ceux  que  l'orgie  entraîne, 
De  nos  soupirs  cachés  insouciants  moqueurs? 
Ou  ceux  qui,  délaissés,  ressentent  notre  peine? 
Que  peuvent-ils  pour  nous?  La  gloire  serait  vaine 
A  vous  supplanter  dans  nos  coeurs! 

LES     JEUNES    FILLES 

Chacune  de  nous  est  l'aînée 
De  sœurs  qui  la  supplanteront; 
Notre  fleur  d'oranger  ne  sera  pas  fanée 
Avant  que  leur  seizième  année 
Nous  la  demande  pour  leur  front. 

Leurs  jeux  nous  font  encore  envie, 
Ils  vont  nous  être  défendus; 
A  de  graves  devoirs  doucement  assenùe, 
S'éloigne  de  vous  notre  vie; 
Peut-être  ne  rirons-nous  plus... 

LES    JEUNES     GENS 

Puisque  l'âge  est  passé  des  gaîtés  familières, 
Que  la  pudeur  craintive  a  touché  vos  paupières 


JEUNES    FILLES.  73 

Et  qu'on  vous  prend  la  main  pour  l'offrir  à  l'époux, 
Puisque  l'âge  est  passé  des  gaîtés  familières, 
Mariez-vous. 

Puisque  Dieu  lentement  disperse  les  familles, 
Ravit  aux  jeunes  gens  l'amour  des  jeunes  filles, 
Et  nous  laisse  gémir  dans  un  ennui  jaloux. 
Puisque  Dieu  lentement  disperse  les  familles, 

Mariez-vous. 

Nous  sommes  des  enfants,  on  vous  promet  des  hommes. 
D'un  prospère  foyer  protecteurs  économes. 
Peut-être  moins  aimants,  mais  plus  sages  que  nous; 
Nous  sommes  des  enfants,  on  vous  promet  des  hommes  : 
Mariez-vous. 


LES    JEUNES     FILLES 

Amis,  votre  âme  n'est  que  tendre: 
Rendez-la  forte  pour  attendre, 
Pensez  beaucoup  et  rêvez  moins; 
La  vierge  ne  peut  vous  entendre, 
Portez  à  la  vertu  vos  soins. 


74  STANCES. 


Vouez  à  quelque  objet  suprême 
Un  feu  plus  grand  que  l'amour  même 
Luttez  pour  devenir  plus  tôt 
Des  fiancés  comme  on  les  aime 
Et  des  hommes  comme  il  en  faut. 


JEUNES    FILLES.  75 


JE    NE    DOIS    PLUS 


J  E  ne  dois  plus  la  voir  jamais, 
Mais  je  vais  voir  souvent  sa  mère; 
C'est  ma  joie,  et  c'est  la  dernière, 
De  respirer  où  je  l'aimais. 

Je  goûte  un  peu  de  sa  présence 
Dans  l'air  que  sa  voix  ébranla; 
Il  me  semble  que  parler  là, 
C'est  parler  d'elle  à  qui  je  pense. 

Nulle  autre  chose  que  ses  traits 
N'y  fixait  mon  regard  avide  ; 
Mais,  depuis  que  sa  chambre  est  vide, 
Que  de  trésors  j'y  baiserais  1 


76  STANCES. 


Le  miroir,  le  livre,  Taiguille, 
Et  le  bénitier  près  du  lit... 
Un  sommeil  léger  te  remplit, 
O  chambre  de  la  jeune  fille  ! 

Qjjand  je  regarde  bien  ces  lieux, 
Nous  y  sommes  encore  ensemble; 
Sa  mère  parfois  lui  ressemble 
A  m'arracher  les  pleurs  des  yeux. 

Peut-être  la  cro3'ez-vous  morte  ? 
Non.  Le  jour  où  j'ai  pris  son  deuil, 
Je  n'ai  vu  de  loin  ni  cercueil 
Ni  drap  tendu  devant  sa  porte. 


JEUNES    FILLES. 


RESSEMBLANCE 


Vous  désirez  savoir  de  moi 
D'où  me  vient  pour  vous  ma  tendresse; 
Je  vous  aime,  voici  pourquoi  : 
Vous  ressemblez  à  ma  jeunesse. 

Vos  yeux  noirs  sont  mouillés  souvent 
Par  l'espérance  et  la  tristesse, 
Et  vous  allez  toujours  rêvant  : 

Vous  ressemblez  à  ma  jeunesse. 

Votre  tête  est  de  marbre  pur, 
Faite  pour  le  ciel  de  la  Grèce 
Où  la  blancheur  luit  dans  l'azur  : 
Vous  ressemblez  à  ma  jeunesse. 


78 


Je  vous  tends  chaque  jour  la  main, 
Vous  offrant  l'amour  qui  m'oppresse: 
Mais  vous  passez  votre  chemin... 
Vous  ressemblez  à  ma  jeunesse. 


JEUNES    FILLES 


IL    Y    A    LONGTEMPS 


Vous  me  donniez  le  bras,  nous  causions  seuls  tous  deux, 
Et  les  cœurs  de  vingt  ans  se  font  signe  bien  vite  ; 
J'en  suis  encore  ému,  fille  blonde  aux  yeux  bleus; 
Mais  vous  souviendrez-vous  de  ma  courte  visite  r 

Hélas  1  se  souvient-oa  d'un  souffle  parasite 
Qiii  n'a  fait  que  passer  pour  baiser  les  cheveux. 
Du  flot  où  l'on  se  mire,  et  de  la  marguerite 
Confidente  éphémère  où  s'eôéuillent  les  vœux  ? 

Une  image  en  mon  cœur  peut  périr  efîacée. 
Mais  non  pas  tout  entière;  elle  y  devient  pensée. 
Je  garde  la  douceur  de  vos  traits  disparus. 

due  je  me  suis  souvent  éloigné,  l'œil  humide, 
Avec  l'adieu  glacé  d'une  vierge  timide 
due  je  chéris  toujours  et  ne  reverrai  plus! 


8o 


JOURS    LOINTAINS 


iN  ous  recevions  sa  visite  assidue; 
J'étais  enfant.  Jours  lointains!  Depuis  lors 
La  porte  est  close  et  la  maison  vendue  : 
Les  foyers  vendus  sont  des  morts. 

Quand  j'entendais  son  pas  de  demoiselle, 
Adieu  mes  jeux  !  Courant  sur  son  chemin, 
J'allais,  les  yeux  levés  tout  grands  vers  elle. 
Glisser  ma  tête  sous  sa  main. 

Et  quelle  joie  inquiète  et  profonde 
Si  je  sentais  une  caresse  au  front  ! 
Cette  main-là,  pas  de  lèvres  au  monde 
En  douceur  ne  l'égaleront. 


JEUNES     FILLES.  8l 

Je  me  souviens  de  mes  tendresses  vagues, 
Des  aveux  fous  que  je  jurais  d'oser, 
Lorsque,  tout  bas,  rien  qu'aux  chatons  des  bagues 
Je  risquais  un  fuyant  baiser. 

Elle  a  passé,  bouclant  ma  chevelure, 
Prenant  ma  vie  ;  et,  comme  inoccupés. 
Ses  doigts  m'ont  fait  une  étrange  brûlure, 
Par  l'âge  de  mon  cœur  trompés. 

Comme  l'aurore  étonne  la  prunelle. 
L'éveille  à  peine,  et  c'est  déjà  le  jour  : 
Ainsi  la  grâce  au  cœur  naissant  nouvelle 
L'émeut,  et  c'est  déjà  l'amour. 


II 


82  STANCES. 


EN    DEUIL 


V>'est  en  deuil  surtout  que  je  l'aime 
Le  noir  sied  à  sou  front  poli, 
Et  par  ce  front  le  chagrin  même 
Est  embelli. 

Comme  l'ombre  le  deuil  m'attire, 
Et  c'est  mon  goût  de  préférer, 
Pour  amie,  à  qui  sait  sourire 
Qiai  peut  pleurer. 

J'aime  les  lèvres  en  prière; 
J'aime  à  voir  couler  les  trésors 
D'une  longue  et  tendre  paupière 
Fidèle  aux  morts. 


JEUNES    FILLES. 


83 


Vierge,  heureux  qui  sort  de  la  vie 
Embaumé  de  tes  pleurs  pieux; 
Mais  plus  heureux  qui  les  essuie  : 
H  a  tes  yeux  ! 


84  STANCES. 


S  O  X  \  E 1' 


A     USE     BELLE     ENFANT 


v^UAKD  les  heures,  pour  vous  prolongeant  la  sieste, 
Toutes,  d'un  vol  égal  et  d'un  front  différent, 
Sur  vos  yeux  demi-clos  qu'elles  vont  effleurant, 
Bercent  de  leurs  pieds  frais  l'oisiveté  céleste, 

Elles  marchent  pour  nous,  et  leur  bande  au  pied  leste, 
Dans  le  premier  repos,  dès  l'aube,  nous  surprend, 
Pousse  du  pied  les  vieux  et  les  jeunes  du  geste, 
Sur  les  coureurs  tombés  passe  comme  un  torrent; 

Esclaves  surmenés  des  heures  trop  rapides, 

Nous  mourrons  n'ayant  fait  que  nous  donner  des  rides. 

Car  le  beau  sous  nos  fronts  demeure  inexprimé. 

Mais  vous,  votre  art  consiste  à  vous  laisser  éclore. 
Vous  qui  même  en  dormant  accomplissez  encore 
Votre  beauté,  chef-d'œuvre  ignorant,  mais  aimé. 


JEUNES     FIT.LES.  85 


FLEUR    SANS    SOLEIL 


V>E  qui  la  peut  guérir,  cette  enfant  le  repousse. 

«  Oui,  je  l'aime,  et  j'en  souffre,  et  ma  douleur  m'est  douce, 

Dit-elle,  et  j'en  veux  bien  mourir. 
Sa  voix  me  donne  au  cœur  une  vive  secousse. 

Mais  j'en  tressaille  avec  plaisir. 

«  Son  pas  est  différent  du  pas  des  autres  hommes. 
Et  si  j'entends  ce  bruit  près  des  lieux  où  nous  sommes, 

Ma  mère,  je  rougis  d'émoi; 
Quand  tu  parles  de  lui,  quand  surtout  tu  le  nommes, 

Je  baisse  les  yeux  malgré  moi. 

«  S'il  connaissait  le  peu  qui  me  rendrait  heureuse. 
S'il  daignait  embellir  la  tombe  qu'il  me  creuse 

D'une  fleur  de  son  amàtié  ! 
Mais  il  croit  que  son  âme  est  assez  généreuse 

En  m'honorant  de  sa  pitié.  » 


86  STANCES. 


Et  sa  mère,  qui  voit  sa  langueur  maladive, 

Sa  paupière  où  sans  cesse  un  pleur  furtif  arrive, 

Lui  dit  tout  bas  en  la  priant  : 
«  Viens,  quel  plaisir  veux-tu  ?  veux-tu  que  je  te  suive 

Sous  un  nouveau  ciel  plus  riant? 

—  Mon  plaisir  et  mon  ciel,  mère,  c'est  ma  pensée. 
Son  image  en  mon  cœur  doucement  caressée. 

Voilà  mon  plaisir  aujourd'hui!  » 
Et  la  mère  murmure  :  «  Insensée,  insensée, 

Tu  ne  seras  jamais  à  lui.  » 

Ah!  si  jamais  des  pleurs  dont  je  fusse  la  cause 
Tombaient  de  tes  yeux  bleus  sur  ta  poitrine  rose, 

Jeune  fille  au  naïf  tourment  ; 
Si  ta  main  qui  se  donne  et  sur  ton  cœur  se  pose 

Pour  moi  sentait  un  battement; 

Si  dans  ton  âme  pure  où  Dieu  seul  et  ta  mère 
Gravent  leurs  noms  bénis;  si  dans  ce  sanctuaire 

Mon  image  aussi  pénétrait, 
Et  si  tu  restais  là  rêveuse  et  solitaire 

Pour  en  évoquer  chaque  trait; 


JEUX  ES    FILLES. 


Si  je  tenais  si  bien  ta  pensée  asservie 

Qu'un  beau  voyage  au  loin  ne  te  fit  point  envie, 

Qu'un  autre  ciel  ne  te  plût  pas, 
Et  que  l'air  et  le  sol  n'eussent  pour  toi  de  vie 

Que  par  ma  voix  et  par  mes  pas, 

Je  te  saurais  aimer,  toi  dont  l'âme  ressemble 

A  la  fleur  qui  dans  l'ombre  et  se  replie  et  tremble 

Et  meurt  sans  le  baiser  du  jour; 
«  Viens,  te  dirais-je,  viens,  soyons  heureux  ensemble, 

Je  t'adore  pour  ton  amour.  » 


STANCES. 


CONSOLATION 


LJ  N  E  enfant  de  seize  ans,  belle,  et  qui,  toute  franche, 
Ouvrant  ses  yeux,  ouvrait  son  cœur. 

S'est  inclinée  un  jour  comme  une  fleur  se  penche, 
Agonisante  deux  fois  blanche 
Par  l'innocence  et  la  langueur. 

Ne  parlez  plus  du  monde  à  sa  mère  atterrée  : 
Ce  qui  n'est  pas  noir  lui  déplaît; 

Ah  !  l'immense  douleur  que  son  amour  lui  crée 
N'est-elle  pas  aussi  sacrée 
Qu'un  seuil  de  tombe  où  l'on  se  tait? 

Vouloir  la  détourner  de  son  culte  à  la  morte 

C'est  toujours  l'en  entretenir, 
Et  la  vertu  des  mots  ne  peut  être  assez  forte 

Pour  que  leur  souffle  vide  emporte 

Le  plomb  fixe  du  souvenir. 


JEUNES    FILLES. 


Mais  surtout  cachez-lui  l'âge  de  votre  fille, 

Ses  premiers  hivers  triomphants 
Au  bal,  où  chaque  mère  a  sa  perle  qui  brille, 

Printemps  des  nuits  où  la  famille 

Fête  la  beauté  des  enfants. 

Ne  soyez,  en  lavant  sa  blessure  cruelle, 

Ni  le  flatteur  des  longs  regrets, 
Ni  le  froid  raisonneur  dont  l'amitié  querelle, 

Ni  l'avocat  de  Dieu  contre  elle 

Qiai  saigne  encor  de  ses  décrets. 

Mais  soyez  un  écho  dans  une  solitude, 

Toujours  présent,  toujours  vcilé  : 
Faites  de  sa  souffrance  une  invisible  étude, 

Et  si  le  jour  lui  semble  rude, 

Montrçz-lui  le  soir  étoile. 

La  nature  à  son  tour  par  d'insensibles  charmes 

Forcera  la  peine  au  sommeil; 
Un  jour  on  offre  aux  morts  des  fleurs  au  lieu  de  larmes. 

Que  de  désespoirs  tu  désarmes, 

Silencieux  et  fort  soleil  1 


90  STAXCES. 


Vous  ne  distrairez  pas  les  malheureuses  mères, 
Tant  qu'elles  pleurent  leurs  enfants; 

Les  discours  ni  le  bruit  ne  les  soulagent  guères 
Recueillez  leurs  larmes  amères, 
Aidez  leurs  soupirs  étouffants  : 

Il  faut  que  la  douleur  par  les  sanglots  brisée 
Se  divise  un  peu  chaque  jour, 

Et  dans  les  libres  pleurs,  dissolvante  rosée, 
Sur  le  tombeau  qui  l'a  causée 
S'épuise  par  un  lent  retour. 

Alors  le  désespoir  devient  tristesse  et  plie, 

Le  cœur  moins  serré  s'ouvre  un  peu; 

Ce  nœud  qui  l'étreignait  doucement  se  délie, 
Et  l'âme  retombe  affaiblie, 
Mais  plus  sage  et  sereine  en  Dieu. 

La  douleur  se  repose,  et  d'étape  en  étape 
S'éloigne,  et,  prête  à  s'envoler, 

Hésite  au  bord  du  cœur,  lève  l'aile  et  s'échappe  ; 
Le  cœur  s'indigne...  Dieu  qui  frappe 
Use  du  droit  de  consoler. 


JEUNESFILLCS.  9I 


MAL    ENSEVELIE 


vJuAND  votre  bien-aimée  est  morte, 
Les  adieux  vous  sont  rendus  courts; 
Sa  paupière  est  close,  on  l'emporte. 
Elle  a  disparu  pour  toujours. 

Mais  je  la  vois  ma  bien-aimée, 
Qui  sourit  sans  m'appartenir, 
Comme  une  ombre  plus  animée, 
Plus  présente  qu'un  souvenir! 

Et  je  la  perds  toute  ma  vie 
En  d'inépuisables  adieux... 
O  morte  mal  ensevelie, 
Ils  ne  t'ont  pas  fermé  les  yeux  1 


aUI    PEUT    DIRE 


v^cr  peut  dire  :  Mes  j'eux  ont  oublié  l'aurore? 
Qui  peut  dire  :  C'est  fait  de  mon  premier  amour? 
Quel  vieillard  le  dira  si  son  cœur  bat  encore, 
S'il  entend,  s'il  respire  et  voit  encor  le  jour? 

Est-ce  qu'au  fond  des  yeux  ne  reste  pas  l'empreinte 
Des  premiers  traits  chéris  qui  les  ont  fait  pleurer? 
Est-ce  qu'au  fond  du  cœur  n'ont  pas  dû  demeurer 

La  marque  et  la  chaleur  de  la  première  étreinte? 

Quand  aux  feux  du  soleil  a  succédé  la  nuit, 
Toujours  au  même  endroit  du  vaste  et  sombre  voile 
Une  invisible  main  fixe  la  même  étoile 
Qui  se  lève  sur  nous  silencieuse  et  luit... 


JEUNES     FILLES. 


93 


Telles  je  sens  au  cœur,  quand  tous  les  bruits  du  monde 
Me  laissent  triste  et  seul  après  m'avoir  lassé, 
La  présence  éternelle  et  la  douceur  profonde 
De  mon  premier  amour  que  j'avais  cru  passé. 


FEMMES 


FEMMES 


LA    FEMME 


Le  premier  homme  est  né,  mais  il  est  solitaire. 
Il  se  sent  l'âme  triste  en  contemplant  la  terre  : 
«  Pourquoi  tant  de  trésors  épars  de  tous  côtés, 
Si  je  ne  peux,  dit-il,  étreindre  ces  beautés? 
Ni  les  arbres  mouvants,  ni  les  vapeurs  qui  courent, 
Je  ne  puis  rien  saisir  des  objets  qui  m'entourent; 
Ils  sont  autres  que  moi,  je  ne  les  puis  aimer, 
Et  j'en  aimerais  un  que  je  ne  sais  nommer.  » 

13 


98  STAXCES. 


Il  demande  un  regard  à  l'aurore  sereine, 
Aux  lèvres  de  la  rose  il  demande  une  haleine, 
Une  caresse  aux  vents,  et  de  plus  tendres  sons 
Aux  murmures  légers  qui  montent  des  buissons; 
Des  grappes  de  lilas  qu'un  vol  d'oiseau  secoue 
Il  sent  avec  plaisir  la  fleur  toucher  sa  joue, 
Et,  tourmenté  d'un  mal  qu'il  ne  peut  apaiser, 
Il  cherche  vaguement  le  bienfait  du  baiser. 
Mais  un  jour,  à  ses  yeux,  la  nature  féconde 
De  toutes  les  beautés  qu'il  admirait  au  monde 
Fit  un  bouquet  vivant,  de  jeunesse  embaumé. 
«  O  femme,  viens  à  moi,  s'écria-t-il  charmé. 
Femme,  Dieu  n'eût  rien  fait  s'il  n'eût  fait  que  la  rose: 
La  rose  prend  un  souffle  et  ta  bouche  est  éclose  ; 
Dieu  de  tous  les  ra5-ons  dispersés  dans  les  cieux 
Concentre  les  plus  doux  pour  animer  tes  yeux. 
Avec  l'or  de  la  plaine  et  le  lustre  de  l'onde 
Il  fait  ta  chevelure  étincelante  et  blonde. 
Il  forme  de  ton  front  la  paix  et  la  splendeur 
Avec  un  lis  nouveau  qu'il  a  nommé  candeur, 
Et  du  frémissement  des  feuilles  remuées. 
Du  caprice  des  flots  et  du  vol  des  nuées, 
De  tout  ce  que  la  grâce  a  d'heureux  mouvement 
Il  forme  ta  caresse  et  ton  sourire  aimant; 


99 


Il  choisit  dans  les  fleurs  les  couleurs  les  plus  belles 
Pour  en  orner  ton  corps  mobile  et  frais  comme  elles. 
Et  la  terre  n'a  rien,  ni  l'onde,  ni  l'azur. 
Qu'on  ne  possède  en  toi  plus  brillant  et  plus  pur.  » 


LA    PUBERTÉ 


Lorsque  la  terre  entra  dans  sa  vingtième  année, 
Le  premier  des  printemps  couronna  son  repos, 
L'air  céleste  s'emplit  d'odeurs  de  matinée, 
Et  la  mer,  s'étalant,  laissa  crouler  ses  flots. 

Ce  jour-là,  dans  ta  grâce,  Eve,  tu  nous  es  née. 
Depuis  lors,  comme  un  peuple  innombrable  d'échos, 
Les  couples,  répétant  ton  baiser  d'in-ménée, 
Célèbrent  le  désir  dans  la  pudeur  éclos. 

Le  cœur  ne  choisit  pas  la  première  qu'il  aime, 
Et  n'importe  son  nom,  sa  foi,  sa  vertu  même. 

Son  baiser  c'est  le  tien  qui  renaît  éternel  ! 

Nous  te  rêvons  présente,  éblouis  que  nous  sommes. 
Et  la  virginité  de  tous  les  jeunes  hommes. 
C'est  toi  qui  dans  tes  bras  la  remportes  au  ciel! 


INCONSTANCE 


V-/  reine  de  mes  bien-aimées, 
Apprends  que  je  les  ai  nommées 
Des  reines  aussi  tour  à  tour; 
Chacune  est  belle  et  ne  ressemble 
A  nulle  autre,  et  toutes  ensemble 
Tu  les  as  fait  pâlir  un  jour. 

J'aime  toujours  plus  chaque  amante: 

Mais  plus  profondément  charmante 

Chacune  me  fait  plus  souffrir, 

Et  toi,  la  dernière  venue. 

Je  t'aime  moins  que  l'inconnue 

Qui  demain  me  fera  mourir. 


STANCES. 


L'ABIME 


JL' HEURE  OÙ  tu  possèdes  le  mieux 
Mon  être  tout  entier,  c'est  l'heure 
Où,  faible  et  ravi,  je  demeure 
Sous  la  puissance  de  tes  yeux. 

Je  me  mets  à  genoux,  j'appuie 
Sur  ton  cœur  mon  front  agité, 
Et  ton  regard  comme  une  pluie 
Me  verse  la  sérénité. 

Car  je  devine  sa  présence. 
Je  le  sens  sur  moi  promené 
Comme  une  subtile  influence, 
Et  j'en  suis  comme  environné... 


I05 


Te  dirai-je  quel  est  mon  rêve? 
Je  ne  sais,  l'univers  a  fui... 
Quand  tu  m'appelles,  je  me  lève 
Égaré,  muet,  ébloui... 

Et  bien  longtemps,  Tâme  chagrine, 
Je  regrette,  ennemi  du  jour, 
La  douce  nuit  de  ta  poitrine 
Où  je  m'abîmais  dans  l'amour. 


104  STANCES. 


SI    J'ÉTAIS    DIEU 


Oi  j'étais  Dieu,  la  mort  serait  sans  proie, 
Les  hommes  seraient  bons,  j'abolirais  l'adieu, 
Et  nous  ne  verserions  que  des  larmes  de  joie. 
Si  j'étais  Dieu. 

Si  j'étais  Dieu,  de  beaux  fruits  sans  écorces 
Mûriraient;  le  travail  ne  serait  plus  qu'un  jeu, 
Car  nous  n'agirions  plus  que  pour  sentir  nos  forces, 
Si  j'étais  Dieu. 

Si  j'étais  Dieu,  pour  toi,  celle  que  j'aime. 
Je  déploirais  un  ciel  toujours  frais,  toujours  bleu, 
Mais  je  te  laisserais,  ô  mon  ange,  la  même. 
Si  j'étais  Dieu. 


FEMMES.  105 


DEVANT    UN    PORTRAIT 


LJ  E  s  fluides  moments  nul  ne  voit  le  passage, 
Et  le  printemps  des  jours  s'éteint  comme  il  est  né  ; 
C'est  insensiblement,  sur  le  fleuve  de  Tâge, 
Qu'à  la  froide  vieillesse  un  homme  est.  entraîné. 

Mais  je  me  saurai  vieux  quand  cette  chère  image 
Xe  me  retiendra  plus  à  sa  grâce  enchaîné, 
Et  ne  recevra  plus  ce  douloureux  hommage 
D'un  sentiment  stérile  à  sur\-ivre  obstiné  : 

Ah  !  ce  jour-là,  mon  àme  aura  perdu  son  aile, 
Mon  cœur  son  sang,  mes  nerfs  leur  vie  et  leur  ressort; 
Je  ne  serai  plus  moi,  n'existant  plus  pour  elle. 

A  quelque  homme  nouveau  j'aurai  vendu  mon  sort, 
Ma  figure  et  mon  nom,  la  cendre  et  l'étincelle, 
Et  je  serai  bien  vieux,  si  je  ne  suis  pas  mort  ! 


14 


Io6  STANCES. 


LES      VOICI 


Oox  heureux  fiancé  l'attend,  moi  je  me  cache. 
Elle  vient;  je  Tépie,  en  murmurant  tout  bas 
Ce  reproche,  le  seul  que  son  oubli  m'arrache  : 
—  Vous  ne  m'aimiez  donc  pas? 

Les  voici  tous  les  deux  :  ils  vont  l'un  près  de  l'autre, 
Ils  se  froissent  les  doigts  en  cueillant  des  lilas. 

—  Vous  oubliez  le  jour  où  ma  main  prit  la  vôtre; 

Vous  ne  m'aimiez  donc  pas? 

Heureuse  elle  rougit,  et  le  jeune  homme  tremble, 
Et  la  douceur  du  rêve  a  ralenti  leur  pas. 

—  Vous  oubliez  le  jour  où  nous  errions  ensemble  ; 

Vous  ne  m'aimiez  donc  pas? 


Il  s'est  penché  sur  elle  en  murmurant  :  «  Je  t'aime  ! 
Sur  mon  bras  laisse  aller,  laisse  peser  ton  bras.  » 

—  Vous  oubliez  le  jour  où  j'ai  parlé  de  même; 

Vous  ne  m'aimiez  donc  pas? 

Oli  !  comme  elle  a  levé  cet  œil  bleu  que  j'adore  ! 
Elle  m'a  vu  dans  l'ombre  et  me  sourit,  hélas  ! 

—  Que  vous  ai-je  donc  fait,  pour  me  sourire  encore 

Quand  vous  ne  m'aimez  pas? 


[08  STANCES. 


JALOUSIE 


J  E  ne  me  plaindrai  point.  La  pâle  Jalousie 
Retient  sa  voix  tremblante  et  pleure  un  sang  muet. 
Qu'ils  vivent  de  longs  jours,  heureux  sans  poésie, 
Et  qu'un  amour  tranquille  habite  leur  chevet! 

du'il  la  possède  bien,  sans  l'avoir  désirée, 
Par  le  droit  seul,  exempt  du  péril  de  l'aveu, 
Sans  cette  passion  folle  et  désespérée 
Qui  tente  sur  le  vide  une  étreinte  de  feu! 

Mais  qu'insensiblement  le  réseau  gris  des  rides 
Fatigue  le  sourire  et  blesse  les  baisers; 
Q.ue  les  cheveux  blanchis,  les  prunelles  arides 
N'offrent  plus  que  l'hiver  à  des  sens  apaisés; 


109 


J'attends,  moi,  sa  vieillesse  et  j'en  épîrai  l'heure; 
Et  ce  sera  mon  tour;  alors  je  lui  dirai  : 
«  Je  vous  chéris  toujours,  et  toujours  je  vous  pleure  : 
Reprenez  un  dépôt  que  je  gardais  sacré. 

«  Je  viens  vous  rapporter  votre  jeunesse  blonde  : 
Tout  l'or  de  vos  cheveux  est  resté  dans  mon  cœur, 
Et  voici  vos  quinze  ans  dans  la  trace  profonde 
De  mon  premier  amour  patient,  et  vainqueur  1  » 


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STANCES. 


SI    JE    POUVAIS 


Oi  je  pouvais  aller  lui  dire: 
«  Elle  est  à  vous  et  ne  m'inspire 
Plus  rien,  même  plus  d'amitié; 
Je  n'en  ai  plus  pour  cette  ingrate; 
Mais  elle  est  pâle,  délicate  : 
Ayez  soin  d'elle  par  pitié. 

«  Écoutez-moi  sans  jalousie, 

Car  l'aile  de  sa  fantaisie 

N'a  fait,  hélas!  que  m'effleurer; 

Je  sais  comment  sa  main  repousse, 

Mais  pour  ceux  qu'elle  aime  elle  est  douce 

Ne  la  faites  jamais  pleurer.  » 


Si  je  pouvais  aller  lui  dire  : 
«  Elle  est  triste  et  lente  à  sourire  ; 
Donnez-lui  des  fleurs  chaque  jour, 
Des  bluets  plutôt  que  des  roses  : 
C'est  l'offrande  des  moindres  choses 
Qui  recèle  le  plus  d'amour.  » 

Je  pourrais  vivre  avec  l'idée 
Qu'elle  est  chérie  et  possédée 
Non  par  moi,  mais  selon  mon  cœur. 
Méchante  enfant  qui  m'abandonnes. 
Vois  le  chagrin  que  tu  me  donnes  : 
Je  ne  peux  rien  pour  ton  bonheur! 


SONNET 


L  E  vers  ne  nous  vient  pas  à  toute  heure  et  partout, 
Et  vous  ne  savez  pas  combien  l'épreuve  est  rude 
De  mener  sans  malheur  un  sonnet  jusqu'au  bout 
Sur  un  feuillet  d'album  impitoyable  et  prude. 

Le  plus  chétif  poète  aime  à  chanter  debout, 
Seul,  et  sans  contenir  sa  jeune  inquiétude, 
Ni  dépouiller  jamais  la  divine  habitude 
D'apostropher  son  monde  et  de  tutoyer  tout. 

Laissez  donc  librement  voler  sa  fantaisie, 

Car  s'il  veut  ici-bas  goûter  la  poésie, 

Il  doit,  l'infortuné,  la  dérober  aux  cieux; 

Mais  vous,  que  cherchez-vous  qui  ne  soit  en  vous-même? 

Quand  on  vous  offrirait  le  plus  exquis  poème, 

On  vous  rendrait  les  vers  qu'on  a  lus  dans  vos  yeux. 


tlî 


SONNET 


A     MADAME     A  .     G  .     E  E     B  , 


J'ai  l'âme  de  l'aiglon  dont  l'aile  vigoureuse 
Frémit  d'impatience  aux  mains  du  ravisseur; 
11  lui  faut  le  soleil,  la  vie  aventureuse, 
Un  vol  indépendant  ou  le  plomb  du  chasseur. 

D'un  climat  sans  beaux  jours  et  d'une  terre  affreuse 
L'exil  amer  pourtant  ne  m'est  pas  sans  douceur; 
Car  l'amitié  sait  joindre,  habile  et  généreuse, 
Les  bontés  de  ma  mère  aux  grâces  de  ma  sœur. 

Et  vous  voulez  savoir  quel  bienfaisant  génie, 

Égayant  de  ses  yeux  l'ombre  de  ma  prison, 

Me  tint  lieu  de  grand  jour,  et  d'air  et  d'horizon? 

Hé  bien,  c'est  vous.  Madame,  et  vous  êtes  bénie 
De  suppléer  si  bien  famille,  amour,  printemps, 
Patrie  et  liberté  dans  les  cœurs  de  vingt  ans  I 


15 


114 


STANCES. 


S  O  X  X  E  T 


1 L  a  donc  tressailli  votre  adoré  fardeau  ! 
Un  petit  ange  en  vous  a  soulevé  son  aile, 
Vous  vous  êtes  parlé;  le  berceau  blanc  l'appelle, 
Et  son  image  rit  dans  les  fleurs  du  rideau. 

Cet  enfant  sera  doux,  intelligent  et  beau, 
Si  chaque  àme  s'allume  à  l'âme  maternelle, 

Le  cœur  au  feu  du  cœur  et  l'œil  à  la  prunelle. 
Comme  un  flambeau  s'allume  au  toucher  d'un  flambeau. 

Ainsi  chacun  de  nous  porte  son  cher  poème, 
Chacun  veut  mettre  au  monde  un  double  de  soi-même, 
Y  déposer  son  nom,  sa  force  et  son  amour. 

Le  plus  heureux  poème  est  celui  de  la  mère  : 

La  mère  sent  Dieu  même  achever  l'œuvre  entière, 

N'attend  qu'un  an  sa  gloire  et  n'en  souffre  qu'un  jour  1 


SEUL 


i.     CUARLES     LASSIS 


L  E  bonheur  suit  sa  pente  et  rit 
Sans  témoins,  comme  un  ruisseau  coule 
Celui  qu'une  amante  chérit 
N'en  parle  jamais  à  la  foule. 

O  bruit  connu  d'un  léger  pas, 
Clair  baiser  d'une  bouche  rose. 
Soupir  qui  ne  se  note  pas. 
Accent  qui  n'est  ni  vers  ni  prose  ! 

Quel  chant,  quel  trouble  aérien 
Est  assez  frais  pour  vous  redire? 
Ah  !  l'amour  est  un  si  grand  bien 
due  ses  heureux  n'ont  pas  de  lyre  1 


Il6  STANCES. 


Mais  celui  qui  n'est  pas  aimé, 
Qui  ne  peut  embrasser  personne, 
Étreint  un  luth  inanimé 
Qui  prenant  sa  vie  en  frissonne; 

Dans  la  gloire  il  cherche  l'oubli 
De  sa  solitude  profonde, 
Et  d'un  cœur  qui  n'est  pas  rempli 
Tend  la  coupe  infinie  au  monde. 


LES    VENUS 


J  E  revenais  du  Louvre  hier. 
J'avais  parcouru  les  portiques 
Où  le  chœur  des  Vénus  antiques 
Se  range  gracieux  et  fier. 

A  ces  marbres,  divins  fossiles, 
Délices  de  l'œil  étonné, 
Je  trouvais  bon  qu'il  fût  donné 
Des  palais  de  rois  pour  asiles. 

Comme  j'allais  extasié, 
Vint  à  passer  une  pauvresse; 
Son  regard  troubla  mon  ivresse 
Et  m'emplit  l'âme  de  pitié  : 


ri8 


—  Ah  1  m'écriai-je,  qu'elle  est  pâle 
Et  triste,  et  que  ses  traits  sont  beaux  l 
Sa  jupe  étroite  est  en  lambeaux; 
Elle  croise  avec  soin  son  châle; 

Elle  est  nu-tête;  ses  cheveux, 
Mal  noués,  épars  derrière  elle. 
Forment  leur  onde  naturelle  : 
Le  miroir  n'a  pas  souci  d'eux. 

Des  piqûres  de  son  aiguille 
Elle  a  le  bout  du  doigt  tout  noir. 
Et  ses  5'eux  au  travail  du  soir 
Se  sont  affaiblis...  Pauvre  fille! 

Hélas  !  tu  n'as  ni  feu  ni  lieu  ; 
Pleure  et  mendie  au  coin  des  rues  : 
Les  palais  sont  pour  nos  statues. 

Et  tu  sors  de  la  main  de  Dieu  ! 

Ta  beauté  n'aura  point  de  temple. 
On  te  marchandera  ton  corps  ; 
La  forme  sans  âme,  aux  3'eux  morts. 
Seule  est  digne  qu'on  la  contemple. 


119 


Dispute  aux  avares  ton  pain 
Et  la  laine  dont  tu  te  couvres  : 
Les  femmes  de  pierre  ont  des  Louvres, 
Les  vivantes  meurent  de  fliim! 


STANCtS. 


S  O  K  X  E  T 


irfES  villages  sont  pleins  de  ces  petites  filles 
Roses  avec  des  yeux  rafraîchissants  à  voir, 
Qui  jasent  en  courant  sous  le  toit  du  lavoir; 
Leur  enfmce  joyeuse  enrichit  leurs  guenilles; 

Mais  elles  vont  bientôt  se  courber  et  s'asseoir, 
Serves  du  champ  pénible  et  des  vives  aiguilles; 
Les  vierges  ne  sont  pas,  dans  les  pauvres  familles, 
Des  colombes  qu'un  grain  nourrit  de  l'aube  au  soir. 

O  Mort,  puisqu'une  fois  tu  leur  permis  de  naître, 
Laisse-les  vivre  en  paix  leurs  quinze  ans  pour  connaître 
Des  premières  amours  le  ravissant  effroi; 

Puis  tout  à  coup  prends-les,  prends-les  toutes  ensemble, 
O  Mort  1  Paris  les  compte,  il  les  guette,  et  je  tremble 
Que  mon  propre  baiser  ne  les  perde  avant  toi. 


INCONSCIENCE 


v>ETTE  femme  a  souri   quand  j'ai  passé  près  d'elle. 
Sait-elle  qui  je  suis?  Et  si  j'étais  sans  foi, 
Sans  honneur,  sans  amour,  sans  la  moindre  étincelle 
De  cœur  ni  d'âme!  Elle  eût  encor  souri  pour  moi... 

Funeste  et  ravissante,  à  l'inconnu  qui  passe 
Sa  bouche  offre  un  baiser  de  poison  et  de  miel. 
Et  ses  yeux  bleus,  mêlés  d'impudeur  et  de  grâce, 
Provoquent  à  la  honte  avec  l'azur  du  ciel. 

Ne  vous  vantez  jamais,  ô  femmes,  d'être  belles, 
Car  ce  n'est  pas  à  vous  que  l'homme  en  fait  honneur. 
Le  jour  pur  et  lointain  qui  luit  dans  vos  prunelles 
Ne  prend  pas  sa  lumière  au  feu  de  votre  cœur  ; 

16 


122  STANCES. 

Vous  ignorez  le  beau  dont  vous  portez  la  trace; 
Ce  que  disent  vos  yeux  vous  ne  le  savez  pas  : 
Leur  langage  n'est  point  cette  irritante  audace 
Q.u'un  vaniteux  miroir  leur  enseigne  tout  bas. 

Vous  songiez  au  plaisir,  à  quelque  absurde  fête, 
Au  moment  où  vos  corps  nous  ont  manifesté 
Dans  les  pas,  et  la  taille,  et  le  port  de  la  tête, 
Cette  divine  aisance  et  cette  majesté. 

N'ayez  jamais  d'orgueil  de  la  douleur  des  hommes, 
Quand  vous  les  avez  vus  pleurer  à  vos  genoux; 
Dieu,  l'idéal  rêvé,  voit  la  peine  où  nous  sommes  : 
Il  sait  bien  que  c'est  lui  qui  nous  tourmente  en  vous. 


123 


RENCONTRE 


J  E  ne  te  raille  point,  jeune  prostituée  ! 

Tu  vas  l'œil  provocant,  le  pied  galant  et  prompt, 

A  travers  le  sarcasme  et  l'ignoble  huée  : 

Ton  immuable  rire  est  plus  fort  que  l'affront. 

Et  moi,  je  porte  au  bal  le  masque  de  mon  front; 
J'y  vais,  l'âme  d'amour  à  vingt  ans  dénuée, 
Mendier  des  regards  dans  la  blanche  nuée 
Des  vierges  dont  jamais  les  cœurs  ne  choisiront. 

Également  parés  et  dédaignés  de  même, 

Tu  cherches  ton  diner,  moi  j'ai  besoin  qu'on  m'aime. 

Q.ui  voudra  de  ton  corps?  l'amant  heureux  te  fuit; 

dui  voudra  de  mon  cœur?  l'ange  aimé  se  retire... 
Sommes-nous  donc  voués  au  glacial  délire 
Du  Désespoir  pâmé  sur  la  Faim  dans  la  nuit? 


124  STANCES. 


HERMAPHRODITE 


1 L  avait  l'âme  aride  et  vaine  de  sa  mère, 

L'œil  froid  du  dieu  voleur  qui  marche  à  reculons; 

Il  promenait  sa  grâce,  insouciante,  altière, 

Et  les  nymphes  disaient  :  «  Q.uel  m.arbre  nous  aimons  !  » 

Un  jour  que  cet  enfant  d'Hermès  et  d'Aphrodite 
Méprisait  Salmacis,  nymphe  du  mont  Ida, 
La  vierge,  l'embrassant  d'une  étreinte  subite, 

Pénétra  son  beau  corps  si  bien  qu'elle  y  resta! 

De  surprise  et  d'horreur  ses  divines  compagnes, 
Qui  dans  cet  être  unique  en  reconnaissaient  deux, 
Comme  un  sphinx  égaré  dans  leurs  chastes  montagnes, 
Fuyaient  ce  double  faune  au  visage  douteux. 


La  volupté  souffrait  dans  sa  prunelle  étrange, 
Il  faisait  des  serments  d'une  hésitante  voix  ; 
L'amour  et  le  dédain  par  un  hideux  mélange 
Dans  son  vague  sourire  étaient  peints  à  la  fois. 

Son  inutile  sein  n'offrait  ni  lait  ni  flamme; 

En  s'y  posant,  l'oreille,  hélas  !  eût  découvert 

Un  cœur  d'homme  où  chantait  un  pauvre  cœur  de  femme, 

Comme  un  oiseau  perdu  dans  un  temple  désert. 

O  symbole  effrayant  de  ces  unions  louches 
Où  l'un  des  deux  amants,  sans  joie  et  sans  désir, 
Fuit  le  regard  de  l'autre;  où  l'une  des  deux  bouches 
En  goûtant  les  baisers  sent  l'autre  les  subir! 


126 


PLUS    TARD 


LJ  e  p  u  I  s  que  la  beauté,  laissant  tomber  ses  charmes, 
N'a  plus  offert  qu'un  marbre  à  mon  désir  vainqueur; 
Depuis  que  j'ai  senti  mes  plus  brûlantes  larmes 
Rejaillir  froides  à  mon  cœur; 

A  présent  que  j'ai  vu  la  volupté  malsaine 
Fléchir  tant  de  beaux  fronts  qui  n'ont  pu  se  lever, 
Et  que  j'ai  vu  parfois  luire  un  enfer  obscène 
Dans  des  yeux  qui  m'ont  fiit  rêver, 

La  grâce  me  désole;  et  si,  pendant  une  heure, 
Le  mensonge  puissant  des  caresses  m'endort, 
Je  m'éveille  en  sursaut,  je  m'en  arrache   et  pleure  : 
—  Plus  tard,  me  dis-je,  après  la  mort  ! 


127 


Après  les  jours  changeants,  sur  la  terre  éternelle, 
Q.uand  je  serai  certain  que  rien  n'y  peut  finir. 
Quand  le  Temps,  hors  d'haleine,  aura  brisé  son  aile 
Sur  les  confins  de  l'avenir  ! 

Après  les  jours  fuyants,  voués  à  la  souffrance, 
Et  quand  aura  grandi  comme  un  soleil  meilleur 
Le  point  d'azur  qui  tremble  au  fond  de  l'espérance. 
Aube  du  ciel  intérieur; 

Quand  tout  aura  son  lieu,  lorsque  enfin  toute  chose, 
Après  le  flux  si  long  des  accidents  mauvais, 
Pure,  belle  et  complète,  ayant  tari  sa  cause, 
Vivra  jeune  et  stable  à  jamais  : 

Alors,  je  t'aimerai  sans  retour  sur  la  vie. 

Sans  rider  le  présent  des  regrets  du  passé, 

Épouse  que  mon  ame  aura  tant  poursuivie. 

Et  tu  me  tiendras  embrassé! 


MÉLANGES 


•7 


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MÉLANGES 


LE    LEVER    DU    SOLEIL 

A     HENRI     SCHNEIDER 

LiH  grand  soleil,  plongé  dans  un  royal  ennui, 
Brûle  au  désert  des  deux.  Sous  les  traits  qu'en  silence 
Il  disperse  et  rappelle  incessamment  à  lui, 
Le  chœur  grave  et  lointain  des  splières  se  balance. 

Suspendu  dans  l'abîme,  il  n'est  ni  haut  ni  bas; 
Il  ne  prend  d'aucun  feu  le  feu  qu'il  communique; 
Son  regard  ne  s'élève  et  ne  s'abaisse  pas  ; 
Mais  l'univers  se  dore  à  sa  jeunesse  antique. 


STANCES. 


Flamboyant,  invisible  à  force  de  splendeur, 
Il  est  père  des  blés,  qui  sont  pères  des  races  ; 
Mais  il  ne  peuple  point  son  immense  rondeur 
D'un  troupeau  de  mortels  turbulents  et  voraces. 

Parmi  les  globes  noirs  qu'il  empourpre  et  conduit 
Aux  blêmes  profondeurs  que  l'air  léger  fait  bleues, 
La  terre  lui  soumet  la  courbe  qu'elle  suit, 
Et  cherche  sa  caresse  à  d'innombrables  lieues. 

Sur  son  axe  qui  vibre  et  tourne,  elle  offre  au  jour 
Son  épaisseur  énorme  et  sa  face  vivante, 
Et  les  champs  et  les  mers  y  viennent  tour  à  tour 
Se  teindre  d'une  aurore  éternelle  et  mouvante. 

Mais  les  hommes  épars  n'ont  que  des  pas  bornés, 
Avec  le  sol  natal  ils  émergent  ou  plongent  : 
Quand  les  uns  du  sommeil  sortent  illuminés, 
Les  autres  dans  la  nuit  s'enfoncent  et  s'allongent. 

Ah!  les  fils  de  l'Hellade,  avec  des  yeux  nouveaux 
Admirant  cette  gloire  à  l'Orient  éclose. 
Criaient  :  Salut  au  dieu  dont  les  quatre  chevaux 
Frappent  d'un  pied  d'argent  le  ciel  solide  et  rose! 


MELANGES.  I  5  3 


Nous  autres  nous  crions  :  Salut  à  l'Infini! 

Au  grand  Tout,  à  la  fois  idole,  temple  et  prêtre, 

Qui  tient  fatalement  l'homme  à  la  terre  uni, 

Et  la  terre  au  soleil,  et  chaque  être  à  chaque  être  1 

11  est  tombé  pour  nous,  le  rideau  mers'eilleux 
Où  du  vrai  monde  erraient  les  fausses  apparences  : 
La  science  a  vaincu  l'imposture  des  yeux, 
L'homme  a  répudié  les  vaines  espérances; 

Le  ciel  a  fait  l'aveu  de  son  mensonge  ancien, 
Et  depuis  qu'on  a  mis  ses  piliers  à  l'épreuve, 
Il  apparaît  plus  stable,  affranchi  de  soutien. 
Et  l'univers  entier  vét  une  beauté  neuve. 


134 


LA   CHANSON  DE  L'AIR 


/\  TAir,  le  dieu  puissant  qui  soulève  les  ondes 

Et  fouette  les  hivers, 
A  l'Air,  le  dieu  léger  qui  rend  les  fleurs  fécondes 

Et  sonores  les  vers, 
Salut  !  C'est  le  grand  dieu  dont  la  robe  flottante 

Fait  le  ciel  animé; 
Et  c'est  le  dieu  furtif  qui  murmure  à  l'amante  : 

«  Voici  le  bien-aimé.  » 
C"est  lui  qui  fait  courir  le  long  des  oriflammes 

Les  frissons  belliqueux, 
Et  qui  fait  voltiger  sur  le  cou  blanc  des  femmes 

Le  ruban  des  cheveux. 
C'est  par  lui  que  les  eaux  vont  en  lourdes  nuée: 

Rafraîchir  les  moissons, 


MELANGES. 


135 


Qu'aux  lèvres  des  rêveurs  s'élèvent  remuées 

Les  senteurs  des  buissons. 
Il  berce  également  l'herbe  sur  les  collines, 

Les  flottes  sur  les  mers  ; 
C'est  le  breuvage  épars  des  feuilles  aux  poitrines, 

L'esprit  de  l'univers. 
Il  va,  toujours  présent  dans  son  immense  empire 

En  tous  lieux  à  la  fois, 
Renouveler  la  vie  à  tout  ce  qui  respire, 

Hommes,  bétes  et  bois  ; 
Et  dans  le  froid  concert  des  forces  éternelles. 

Seul  il  chante  joyeux. 
Errant  comme  les  cœurs,  libre  comme  les  ailes, 

Et  beau  comme  les  yeux! 


We> 


56  STANCES. 


PAN 


J  E  vais  m'asseoir,  l'été,  devant  les  plaines  vertes, 

Solitaire,  immobile,  enchanté  de  soleil; 

Ma  mémoire  dans  l'air  par  d'insensibles  pertes 

Se  vide  ;  et,  comme  un  sphinx  aux  prunelles  ouvertes, 

Je  dors  étrangement,  et  voici  mon  sommeil  : 

Ma  poitrine  s'arrête  et  plus  rien  n'y  remue; 
La  volonté  me  fuit  et  je  n'ai  plus  de  voix; 
Il  entre  dans  ma  vie  une  vie  inconnue, 
Ma  figure  demeure  et  ma  personne  mue  : 
Je  suis  et  je  respire  à  la  façon  des  bois. 

Mon  sang  paraît  glisser  en  imitant  la  sève; 
J'éprouve  que  ce  monde  est  vraiment  suspendu  ; 
duelque  chose  de  fort  avec  lui  me  soulève; 
Le  regard  veille  en  moi,  mais  tout  le  reste  rêve. 
O  Nature,  j'absorbe  et  je  sens  ta  vertu! 


MLLAXGES. 


^37 


Car  ]2  suis  visité  par  le  même  génie 
Qj-ii  court  du  blé  des  champs  aux  ronces  des  talus; 
Avec  tes  nourrissons  je  bois  et  communie; 
L'immense  allaitement,  source  de  l'harmonie, 
Je  l'ai  goûté,  ma  mère,  et  ne  l'oublîrai  plus. 

Oh  !  que  j'avais  besoin  de  t'embrasser,  ma  mère, 
Pour  mêler  à  mon  pain  ton  suc  universel, 
Ton  âme  impérissable  à  mon  souffle  éphémère, 
Et  ton  bonheur  fatal  à  ma  libre  misère. 
Pour  aimer  par  la  terre  et  penser  par  le  ciel  ! 


••-::^• 

'^^'• 
^ 


i3 


STANCES. 


NAISSANCE    DE    VÉNUS 


V^UAXD  1:1  mer  eut  donné  ses  perles  à  ma  bouche. 
Son  insondable  azur  à  mon  regard  charmant, 

Elle  m"a  déposée,  en  laissant  à  ma  couche 
Sa  fraîcheur  éternelle  et  son  balancement. 

Je  viens  apprendre  à  tous  que  nul  n'est  solitaire, 
Qu'Iris  naît  de  l'orage  et  le  souris  des  pleurs; 
L'horizon  gris  s'épure,  et  sur  toute  la  terre 
L'Érèbe  encor  brûlant  s'épanouit  en  fleurs. 

Je  parais,  pour  changer,  reine  des  harmonies. 

Les  rages  du  chaos  en  flottantes  langueurs; 

Car  je  suis  la  Beauté  :  des  chaînes  infinies 

Glissent  de  mes  doigts  blancs  au  plus  profond  des  cœurs. 


MELANGES.  I39 

Les  parcelles  de  l'air,  les  atomes  des  ondes, 
Divisés  par  les  vents  se  joignent  sur  mes  pas  ; 
Par  mes  enchantements  comme  assoupis,  les  mondes 
Se  cherchent  en  silence  et  ne  se  heurtent  pas. 

Les  cèdres,  les  lions  me  sentent,  et  les  pierres 
Trouvent,  quand  je  les  frappe,  un  éclair  dans  leur  nuit  ; 
Ardente,  et  suspendue  à  mes  longues  paupières, 
La  vie  universelle  en  palpitant  me  suit. 

J'anime  et  j'embellis  les  hommes  et  les  choses; 
Au  front  des  Adonis  j'attire  leur  beau  sang. 
Et  du  sang  répandu  je  fais  le  teint  des  roses; 
J'ai  le  moule  accompli  de  la  grâce  en  mon  flanc. 

Moi,  la  grande  impudique  et  la  grande  infidèle. 
Toute  en  chaque  baiser  que  je  donne  en  passant. 
De  tout  objet  qui  touche  apportant  le  modèle, 
J'apporte  le  bonheur  à  tout  être  qui  sent. 


c<^ 


I40 


PLUIE 


Il  pleut.  J'entends  le  bruit  égal  des  eaux; 
Le  feuillage,  humble  et  que  nul  vent  ne  berce, 
Se  penche  et  brille  en  pleurant  sous  l'averse  ; 
Le  deuil  de  l'air  afflige  les  oiseaux. 

La  bourbe  monte  et  trouble  la  fontaine, 
Et  le  sentier  montre  à  nu  ses  cailloux. 
Le  sable  fume,  embaume  et  devient  roux  ; 
L'onde  à  grands  flots  le  sillonne  et  l'entraîne. 

Tout  l'horizon  n'est  qu'un  blême  rideau; 
La  vitre  tinte  et  ruisselle  de  gouttes; 
Sur  le  pavé  sonore  et  bleu  des  routes 
Il  saute  et  luit  des  étincelles  d'eau. 


VELAN'GES.  141 

Le  long  d'un  mur,  un  chien  morne  à  leur  piste, 
Trottent,  mouillés,  de  grands  bœufs  en  retard; 
La  terre  est  bouc  et  le  ciel  est  brouillard  ; 
L'homme  s'ennuie  :  oh!  que  la  pluie  est  triste! 


^^ 


^^v 


142  STANCES. 


SOLEIL 


A    CHARLES    DEROSNE 


1  OUTE  haleine  s'évanouit, 
La  terre  brûle  et  voudrait  boire, 
L'ombre  est  courte,  immobile  et  noire, 
Et  la  grande  route  éblouit. 

Seules  les  abeilles  vibrantes 
Élèvent  leurs  bourdonnements 
Q.ai  semblent,  enflés  par  moments. 
Des  sons  de  lyres  expirantes. 

On  les  voit,  ivres  de  chaleur, 
D'un  vol  traînant  toutes  se  rendre 
Au  même  tilleul  et  s'y  pendre  : 
Elles  tombent  de  fleur  en  fleur. 


MELANGES.  I43 


Un  milan  sur  ses  larges  ailes 
S'arrête  :  il  prend  un  bain  de  feu; 
On  voit  tournoyer  dans  l'air  bleu 
Une  vapeur  d'insectes  grêles. 

Le  soleil  semble  s'attarder; 

Ses  traits,  blancs  d'une  ardeur  féconde 

Criblent  en  silence  le  monde, 

Qui  n'ose  pas  le  regarder. 

Une  aigrette  de  flamme  irise 
Le  tranchant  des  cailloux  aigus, 
Et  la  lumière  aux  yeux  vaincus 
A  force  d'éclat  paraît  grise. 

Les  bêtes,  n'ayant  plus  de  paix 
Avec  les  taons  qu'elles  attirent, 
Craignent  la  plaine,  et  se  retirent 
Sous  la  voûte  des  bois  épais. 

Couché,  les  paupières  mi-closes, 
Un  homme  étend  ses  membres  las  J 
Il  contemple,  il  ne  pense  pas. 
Et  son  âme  se  mêle  aux  choses. 


144 


SILÈNE 


A     U  .     C  H  A.  P  U 


DiLÈxE  boit.  Sa  tête  est  molle  sur  son  cou; 
Dédaigneux  d'un  soutien,  il  s'incline  et  se  cambre, 
Tend  sa  coupe  en  tremblant,  lui  parle,  y  goûte  l'ambre, 
Et  vante  sa  sagesse  avec  un  œil  de  fou. 

Il  laisse  au  gré  de  l'âne  osciller  son  enflure; 
L'essaim  des  nymphes  rit  sur  le  rideau  des  cieux  : 
Tendre,  et  les  doigts  errants  dans  une  chevelure, 
Il  rend  grâce  à  Bacchus  qui  rajeunit  les  vieux. 

«Chante,  chante!  »  lui  crie,  en  l'entourant  de  fête, 
Le  chœur  de  la  vendange  autour  de  lui  dansant; 
Et  les  enfants,  pendus  au  long  poil  de  sa  béte, 
Le  conjurent  aussi  de  leur  babil  pressant. 


MELANGES.  I45 


Et  lui  :  «  Je  chanterai;  mais  les  strophes  dociles 
Dans  ma  tête  embaumée  aussitôt  fleuriront, 
Si  de  ces  beaux  enfants  la  troupe  aux  mains  agiles 
Unit  la  rose  au  pampre  et  m'en  orne  le  front.  » 

Ils  volent,  ravageant  le  bois  et  la  prairie  : 
Toute  charmille  est  nue  où  la  bande  a  passé; 
Puis  juchés  sur  son  dos,  qui  les  tolère  et  plie, 
lis  le  chargent  de  pampre  à  la  rose  enlacé. 

«  Chante  !  —  Je  chanterai,  si  Daphné  la  farouche, 
Nisa  l'ingrate,  Églé,  Néère  aux  yeux  divins, 
Mêlent,  pour  allumer  les  chansons  sur  ma  bouche. 
Le  feu  de  leurs  baisers  à  la  douceur  des  vins.  » 

Et  toutes,  comme  on  voit  les  jalouses  abeilles 
Sur  un  même  bouton  bruire  et  se  poser. 
Sur  ses  lèvres,  qu'il  offre  encor  de  jus  vermeilles, 
Mêlent  au  feu  du  vin  la  douceur  du  baiser. 

a  Chante  !  —  Je  vais  chanter;  mais  la  rude  secousse 
Du  pas  de  ma  monture  interromprait  ma  voix.  » 
Ses  indulgents  amis  le  portent  sur  la  mousse, 
Et  le  couchent  à  l'ombre  au  bord  penchant  du  bois. 

19 


146  STANCES. 

Alors  tous,  en  couronne  et  roreille  tendue, 
Croient  sentir  s'éveiller  et  trembler  doucement 
La  chanson  comme  un  fruit  à  ses  lèvres  pendue  : 
Il  s'en  échappe  un  traître  et  large  ronflement. 


MELANGES.  I47 


LES    OISEAUX 


IVioNTEZ,  montez,  oiseaux,  à  la  fange  rebelles, 

Du  poids  fatal  les  seuls  vainqueurs  ! 
A  vous  le  jour  sans  ombre,  et  l'air  !  à  vous  les  ailes 
Qui  font  planer  les  yeux  aussi  haut  que  les  cœurs  ! 

Des  plus  parfaits  vivants  qu'ait  formés  la  nature, 
Lequel  plus  aisément  plane  sur  les  forêts, 
Voit  mieux  se  dérouler  leurs  vagues  de  verdure, 
Suit  mieux  des  quatre  vents  la  céleste  aventure, 
Et  regarde  sans  peur  le  soleil  d'aussi  près? 

Lequel  sur  la  filaise  a  risqué  sa  demeure 
Si  haut  qu'il  vit  sous  lui  les  bâtiments  bercés? 
Lequel  peut  fuir  la  nuit  en  accompagnant  l'heure, 
Si  prompt  qu'à  l'occident  les  roseaux  qu'il  effleure, 
Quand  il  touche  au  levant,  ne  sont  pas  redressés? 


I4B  STANCES. 


Fu3'ez,  fuyez,  oiseaux,  à  la  fange  rebelles. 

Du  poids  fatal  les  seuls  vainqueurs! 
A  vous  U  jour,  à  vous  l'espace  !  à  vous  les  ailes 
Q.'ii  promènent  les  3'eux  aussi  loin  que  les  cœurs! 

Vous  donnez  en  jouant  des  frissons  aux  charmilles; 
Vos  chantres  sont  des  bois  le  délice  et  l'honneur; 
Vous  êtes,  au  printemps,  bénis  dans  les  familles  : 
Vous  y  prenez  le  pain  sur  les  lèvres  des  filles; 
Car  vous  venez  du  ciel  et  vous  portez  bonheur. 

Les  paies  exilés,  quand  vos  bandes  lointaines 
Se  perdent  dans  l'azur  comme  les  jours  heureux, 
Sentent  moins  l'aiguillon  de  leurs  superbes  haines; 
Et  les  durs  criminels  chargés  de  justes  chaînes 
Peuvent  encore  aimer,  quand  vous  chantez  pour  eux. 

Chantez,  chantez,  oiseaux,  à  la  fange  rebelles, 

Du  poids  fatal  les  seuls  vainqueurs  ! 
A  vous  la  liberté,  le  ciel  !  à  vous  les  ailes 
Qui  font  vibrer  les  voix   aussi  haut  que  les  cœurs! 


v-tSi:»-' 


MLLAKGES.  1^9 


LES    FLEURS 


V^  poète  insensé,  tu  pends  un  fil  de  lyre 

A  tout  ce  que  tu  vois, 
Et  tu  dis  :  «  Penchez-vous,  écoutez,  tout  respire  !  » 

Hélas!  non,  c'est  ta  voix. 

Les  fleurs  n'ont  pas  d'haleine  ;  un  souffle  errant  qui  passe 

Emporte  leurs  senteurs. 
Et  jamais  ce  soupir  n'a  demandé  leur  grâce 

Aux  hivers  destructeurs. 

Et  cependant  les  flcr.rs,  d'une  beauté  si  tendre. 

Sont-elles  sans  amour? 
Ne  les  voyez-vous  pas  à  la  chaleur  s'étendre 

Et  se  porter  au  jour? 


L'aube  au  rire  léger,  leur  mère  et  leur  amie, 

Dissipe  leur  sommeil  : 
N'a-t-elle  pu  causer  à  la  moins  endormie 

Un  semblant  de  réveil? 

Xe  concevez-vous  point  l'àme  libre  d'idées. 

Un  cœur,  un  cœur  tout  pur, 
Des  lèvres  seulement  vers  la  flamme  guidées, 

Des  fleurs  cherchant  l'azur  > 

Dans  la  convalescence,  où  nous  vivons  comme  elles. 

Nous  laissant  vivre  en  Dieu, 
Le  plus  discret  bonjour  du  soleil  aux  prunelles 

Nous  fait  sourire  un  peu; 

Quand  la  vie  a  pour  nous  ses  portes  demi-closes, 

Les  plantes  sont  nos  sœurs. 
Nous  comprenons  alors  le  songe  obscur  des  roses 

Et  ses  vagues  douceurs; 

Nous  sentons  qu'il  est  doux  de  végéter  encore, 

Tant  affaibli  qu'on  soit. 
Et  de  remercier  un  ami  qu'on  ignore 

D'un  baiser  qu'on  reçoit. 


MELANGES,  I  5  I 

II  est  ainsi  des  fleurs,  et  ces  frêles  personnes 

Ont  leurs  menus  désirs; 
Dans  leur  vie  éphémère  il  est  des  heures  bonnes  : 

Elles  ont  des  plaisirs. 

La  plante  résignée  aime  où  son  pied  demeure 

Et  bénit  le  chemin, 
Heureuse  de  s'ouvrir  à  tout  ce  qui  l'effleure 

Et  d'embaumer  la  main  ; 

De  faire  une  visite  en  échangeant  un  rêve 

Sur  le  vent  messager, 
Ou  d'offrir  en  pleurant  le  meilleur  de  sa  sève 

A  quelque  amant  léger; 

De  dire  :  k  Ah  !  cueille-moi,  je  te  rendrai  jolie, 

Enfant  qui  peux  courir; 
Cela  fait  voyager  d'être  par  toi  cueillie, 

Si  cela  fait  mourir; 

«  Je  veux  aller  au  bal,  et  là  dans  un  beau  vase 

Régner  avec  langueur, 
Voir  le  monde,  et   lui  plaire,  et  finir  dans  l'extase, 

A  l'ombre,  sur  un  cœur.  » 


152  STANCES, 


A  DOUARNENEZ  EN  BRETAGNE 


v^N  respire  du  sel  dans  l'air, 
Et  la  plantureuse  campagne 
Trempe  sa  robe  dans  la  mer, 
A  Douarnenez  en  Bretagne. 

A  Douarnenez  en  Bretagne, 
Les  enfants  rôdent  par  troupeaux; 
Ils  ont  les  pieds  fins,  les  yeux  beau: 
Et  sainte  Anne  les  accompagne. 

Les  vareuses  sont  en  haillons, 
Mais  le  flux  roule  sa  montagne 
En  y  berçant  des  papillons, 
A  Douarnenez  en  Bretagne. 


M  L  L  A  X  G  E  s  .  1 5  3 

A  Douarnenez  e:i  Bretagne, 
Quand  les  pêcheurs  vont  de  l'avant, 
Les  voiles  brunes  fuient  au  vent 
Comme  hirondelles  en  campagne. 

Les  aïeux  n'y  sont  point  trahis; 
Le  coeur  des  filles  ne  se  gagne 
Que  dans  la  langue  du  pays, 
A  Douarnenez  en  Bretagne. 


154  STANCES. 


CHANSON    DE    MER 


1  ON'  sourire  infini  m'est  cher 
Comme  le  divin  pli  des  ondes, 
Et  je  te  crains  quand  tu  me  grondes, 
Comme  la  mer. 

L'azur  de  tes  grands  yeux  m'est  cher 
C'est  un  lointain  que  je  regarde 
Sans  cesse  et  sans  y  prendre  garde, 
Un  ciel  de  mer. 

Ton  courage  léger  m'est  cher  : 
C'est  un  soufïle  vif  où  ma  vie 
S'emplit  d'aise  et  se  fortifie, 
L'air  de  la  mer. 


MELANGES.  I55 

Enfin  ton  être  entier  m'est  cher, 
Toujours  nouveau,  toujours  le  même; 
O  ma  Xéréide,  je  t'aime 
Comme  la  merl 


156  STANCES. 


UNE    AURORE 


A    PAUL     COLIN' 


L.  E  phare  sent  mourir  ses  lueurs  argentées, 
Et  du  golfe  arrondi  les  pentes  enchantées 
Vont  se  dorer  dans  l'aube  où  le  regard  les  perd. 
Les  villages  marins  dorment.  L'Océan  vert, 
Qui  n'a  pas  de  sommeil,  fait  sa  grande  descente. 
Il  réclame  son  lit,  et  de  loin  gémissante 
L'onde  écume;  elle  accourt,  s'écroule  en  s'étalant. 
Couvre  le  fin  tapis  du  sable  étincelant. 
Et,  par  un  lent  retour  lavant  la  plage  lisse, 
Sous  l'onde  renaissante,  à  bout  de  force,  glisse. 
Sur  la  sphère  liquide  aux  éclairs  de  métaux 
Une  invisible  main  fait  pencher  les  bateaux; 
Il  passe  des  zéphyrs  pleins  de  fraîcheurs  salées. 
Et  voici  que  là-bas,  par  monts  et  par  vallées, 


MELANGES, 


Volent  des  hommes  nus  sur  d.s  chevaux  sans  mors; 
Leur  galop  vers  la  mer  en  laboure  les  bords, 
Et  de  leur  bain  hardi  les  joyeuses  tempêtes 
Aux  panaches  des  flots  mêlent  les  crins  des  bêtes. 


158  STANCES. 


LA    FALAISE 


L/eux  hommes  som  montés  sur  la  haute  falaise; 
Ils  ont  fermé  les  yeux  pour  écouter  la  mer  : 
«  J'entends  le  paradis  pousser  des  clameurs  d'aise. 
—  Et  moi  j'entends  gémir  les  foules  de  l'enfer.  » 

Alors,  épouvantés  des  songes  de  l'ouïe, 
Ils  ont  rouvert  les  yeux  sous  le  même  soleil. 
L'Océan  sait  parler,  selon  l'âme  et  la  vie, 
Aux  hommes  différents  avec  un  bruit  pareil. 


MHLAXGES.  159 


L'OCÉAN 


i-  '  O  c  É  A X  blesse  la  pensée  : 
Par  la  fuite  des  horizons 
Elle  se  sent  plus  offensée 
Que  par  la  borne  des  prisons; 

Et  les  prisons  dans  leurs  murailles 
N'ont  bruits  de  chaînes  ni  sanglots 
Pareils  au  fracas  de  ferrailles 
Que  font  dans  les  rochers  les  flots. 

Il  faut  tenir  des  mains  de  femme 
Quand  on  rêve  au  bord  de  la  mer; 
Alors  les  horreurs  de  la  lame 
Rendent  chaque  baiser  plus  cher; 


i6o 


Alors  l'inévitable  espace, 
Dont  l'attrait  m'épuise  aujourd'hui, 
De  l'esprit  que  sa  grandeur  passe 
Descend  au  cœur  grand  comme  lui  ; 

Et  là  tout  l'infini  demeure, 
Toute  la  mer  et  tout  le  ciel! 
L'amour  qu'on  te  jure  à  cette  heure, 
O  femme,  est  immense,  éternel. 


^ 


MllLAXGES.  l6l 


LA    POINTE    DU    RAZ 


i\  u  bout  du  sombre  Finistère, 
D'énormes  rochers  au  pied  noir 
Protègent  contre  l'eau  la  terre. 
On  les  entend  parler  le  soir  : 

«  Hélas  !  depuis  combien  d'années 
Brisons-nous  l'onde  au  même  lieu? 
Toutes  les  pierres  sont  damnées, 
Les  vivants  seuls  plaisent  à  Dieu. 

«  Pour  qui  faisons-nous  sentinelle? 
Pour  des  favoris  étrangers  ! 
Et  notre  ruine  éternelle 
Garantit  leurs  toits  passagers. 

21 


[62 


STANCES, 


«  Les  jours  de  ces  fragiles  cl;oses 
Ne  seront-ils  jamais  finis? 
Qii'ils  s'achèvent  !  La  fin  des  roses 
Sera  le  repos  des  granits. 

«  Mais  patience  !  La  rancune 
Est  l'âme  du  vieil  Océan  ; 
Depuis  bien  des  retours  de  lune 
Le  déluge  prend  son  élan  1  » 


MÉLANGES.  165 


LE    LOXG    DU    au  AI 


L.  E  long  du  quai  ks  grands  vaisseaux, 
Que  la  houle  incline  en  silence, 
Ne  prennent  pas  garde  aux  berceaux 
Que  la  main  des  femmes  balance. 

Mais  viendra  le  jour  des  adieux; 
Car  il  faut  que  les  femmes  pleurent, 
Et  que  les  hommes  curieux 
Tentent  les  horizons  qui  leurrent. 

Et  ce  jour-là  les  grands  vaisseaux, 
Fuyant  le  port  qui  diminue, 
Sentent  leur  masse  retenue 
Par  l'âme  des  lointains  berceaux. 


104  STANCES. 


LA    NÉRÉIDE 


A     EMILE     JAVAL 


V  lERGE,  ton  corps,  luisant  de  la  fraîcheur  marine, 

Où  l'apporta  la  vague  est  à  peine  arrêté. 

A  tes  mobiles  bras,  au  pli  de  ta  narine 

On  devine  ta  race  et  ta  divinité; 

O  tille  de  Nérée,  on  voit  que  ta  poitrine 

Se  polit  au  flot  grec  durant  l'éternité. 

Ta  bouche  est  plus  qu'humaine,  et  tes  vives  prunelles 
Sont  divines  !  Leurs  feux  feraient  mûrir  nos  fruits. 
On  sent  que  le  caprice  est  olympique  en  elles; 
La  nature  en  a  fait  l'ombre  et  les  étincelles 
Avec  les  éléments  des  soleils  et  des  nuits  : 
Ceux  qui  t'ont  regardée,  ô  nymphe,  tu  les  suis. 


MELAN-GES. 


Eifilés,  arrondis  par  le  baiser  du  flux. 

Nous  n'en  comprenons  pas  l'opulente  paresse  : 

Nos  mains  ont  travaillé  six  mille  ans  révolus, 

Et  depuis  six  mille  ans  la  même  fliim  nous  presse 

Et  nous  dévorerait  si  nous  ne  semions  plus. 

Nos  ancres,  en  mordant  les  ténèbres  salées, 

Ont  trouvé  plus  d'horreur  en  descendant  plus  bas. 

Elles  n'ont  pas  atteint  ces  lointaines  vallées 

Qu'un  jour  magique  emplit,  qui  roulent  sur  tes  pas 

Des  ruisseaux  de  brillants  qui  ne  tarissent  pas, 

Des  sables  de  corail  et  d'or  dans  leurs  allées. 

Pour  nous  la  mer  est  triste,  et  sur  les  lents  vaisseaux 
Pleure  la  solitude  aux  sombres  épouvantes; 
Toi,  tu  glisses  gaîment  dans  tes  profonds  berceaux, 
Et  les  molles  forêts  des  campagnes  mouvantes 
Viennent  palper  ton  sein  de  leurs  lèvres  vivantes 
Sous  les  plafonds  vitreux  et  bourdonnants  des  eaux. 

Tu  fuis,  laissant  traîner  ta  large  tresse  blonde; 
Ta  corbeille  de  nacre  aux  tournantes  cloisons 
Murniure,  en  moissonnant  d'étranges  floraii;ons, 


i66 


Les  lis  bleus,  les  cactus  et  les  roses  de  l'onde  ; 
Et  jamais  les  jardins  de  ce  mer\-eilleux  monde 
X' éprouvent  les  retours  de  nos  courtes  saisons. 

Quand  notre  jour  finit,  ton  aurore  commence  : 
Las  d'un  brûlant  chemin,  las  d'espace  et  d'étlier, 
Le  dieu  qui  fait  frémir  nos  blés  dans  leur  semence 
Descend  avec  délice  au  fond  du  lit  amer; 
L'abîme  vert  se  teint  d'une  rougeur  immense 
Et  tout  le  firmament  s'éveille  dans  la  mer. 

C'est  l'heure  où  la  sirène  enchanteresse  attire 

Les  imprudents  rêveurs  à  la  poupe  inclinés, 

Où  sur  le  dos  glissant  de  son  affreux  satyre 

La  naïade  poursuit  les  astres  entraînés. 

Où  les  monstres  nageurs  explorent  leur  empire, 

En  promenant  leurs  dieux  qui  sont  les  premiers  ncs 

Leurs  dieux  leur  ont  gardé  la  liberté  preniière, 
Quand  le  jeune  chaos,  plus  hardi  que  les  lois, 
Mêlant  la  terre  au  ciel  et  l'onde  à  la  lumière, 
Lâchait  toute  matière  au  hasard  de  son  poids, 
Et,  brisant  toute  écorce  où  l'ame  est  prisonnière, 
Laissait  tous  les  amours  s'échapper  à  la  fois. 


MÉLANGES.  167 


Maiiiteuant  tout  est  las,  et  l'ardente  nature 

S'affaisse  et  s'abandonne  aux  bras  morts  de  l'ennui; 

L'astre  accepte  son  cours,  le  rocher  sa  structure. 

L'éléphant  colossal  regrette  l'âge  enfui  ; 

Car  tous  les  grands  rôdeurs  de  la  haute  verdure 

S'en  vont  :  des  troupeaux  vils  broutent  l'herbe  aujourd'hui. 

L'Etna  dort,  et  les  vents  balancent  leur  fouet  lâche; 
La  terre  est  labourée;  à  chaque  endroit  son  nom, 
Sa  ville  et  ses  chemins.    L'Océan  seul  dit  :  «  Non! 
Sois  riche,  ô  Terre  esclave,  en  faisant  bien  ta  tâche  ; 
Je  fais  ce  que  je  veux.  Si  ta  splendeur  me  fâche, 
J'irai  poser  ma  perle  au  front  du  Parthénon; 

«  Je  franchirai  mes  murs,  si  vous  passez  les  vôtres. 

Mortels,  fils  des  Gains  et  des  Deucalions; 

Heurtant  vos  sapins  creux  les  uns  contre  les  autres, 

J'ai  vengé  votre  Dieu  de  vos  rébellions  ; 

J'ai,  comme  Orphée,  Homère  et  vos  plus  grands  apôtres. 

Sur  les  monts  à  mes  pieds  fait  pleurer  les  lions...  » 

L'Océan  gronde  ainsi;  toi,  sa  nymphe  chérie. 
Tu  ne  t'alarmes  pas  de  son  courroux  divin  : 
Si  ses  flots  obstiné  "j  redoublant  de  furie, 


i68 


STANCES. 


En  déluge  nouveau  se  répandaient  enfin, 

Fraîche  et  levant  ta  tête  au  fond  des  mers  fleurie, 

Tu  presserais  encore  un  immortel  dauphin  ! 


MELANGES.  169 


LES    OUVRIERS 


DE      RICARD 


^UR  uu  cbemiu  qu'entoure  le  néant, 
D-uis  dis  pays  que  nul  verbe  ne  nomme, 
Chaque  astre,  mû  par  dos  bras  de  géant, 
Roule,  poussé  comme  un  roc  par  un  homme. 

Terres  sans  nombre,  étoiles  et  soleils, 
Tous,  prisonniers  d'orbites  infinies. 
Rouges  ou  bleus,  ténébreux  ou  vermeils, 
Vont  lourdement  sous  l'effort  des  Génies. 

On  voit  marcher  en  silence  ces  blocs. 
Quels  forts  dompteurs,  ô  monstres,  sont  les  vôtres  ! 
Pas  un  ne  bronche,  et  sans  écarts  ni  chocs. 
Ils  tournent  tous  les  uns  autour  des  autres. 


lyo  STANCES. 


Ils  tournent  tous;  un  archange  au  milieu 

Conduit,  debout,  les  formidables  rondes; 

Il  crie,  il  frappe,  et  la  comète  en  feu 

N'est  que  l'éclair  de  son  fouet  sur  les  mondes! 

Il  fait  bondir  les  fainéants  du  ciel, 
Il  ne  veut  pas  qu'un  atome  demeure; 
A  sa  main  gauche  un  pendule  éternel 
Tombe  et  retombe,  et  sonne  à  chacun  l'heure. 

Holà,  Pollux  !  où  vas-tu,  Procyon? 
Plus  vite,  Algol!  Aldébaran,  prends  garde! 
Mercure,  à  toi  !  Saturne,  à  l'action  ! 
Dieu  vous  attend  et  Kepler  vous  regarde. 

Et  les  géants  plissent  leurs  fronts  chagrins; 
Désespérés,  ils  pleurent  et  gémissent 
En  se  ruant  de  l'épaule  et  des  reins  ; 
Les  sphères  fuient  et  les  axes  frémissent. 

A  l'œuvre  !  à  l'œuvre  !  ou  gare  le  chaos  ! 
Leur  poids  les  tire  au  centre  de  l'espace, 
Où  l'inertie  oflfre  un  lâche  repos 
A  la  matière  éternellement  lasse. 


Mesurez  bien  les  printemps,  les  hivers, 
L'égal  retour  des  mois  et  des  années  : 
Un  seul  retard  changerait  l'univers 
Et  briserait  toutes  les  destinées. 

Alternez  bien  les  ombres,  les  lueurs, 
Pour  ménager  tous  les  yeux  qui  les  goûtent. 
Nul  peuple,  hélas!  ne  songe  à  vos  sueurs. 
Au  long  travail  que  les  matins  vous  coûtent. 

Chaque  planète  à  la  grâce  du  sort 

Vit,  sans  bénir  les  soleils  qui  remontent; 

Une  moitié  trafique  et  l'autre  dort, 

Et  sur  demain  les  multitudes  comptent! 


^^5^ 


STANCES. 


LE    GALOP 


Agite,  bon  cheval,  ta  crinière  fuyante; 
due  l'air  autour  de  nous  se  remplisse  de  voix! 
due  j'entende  craquer  sous  ta  corne  bruyante 
Le  gravier  des  ruisseaux  et  les  débris  des  bois  ! 

Aux  vapeurs  de  tes  flancs  mêle  ta  chaude  haleiue, 
Aux  éclairs  de  tes  pieds  ton  écume  et  ton  sang  ! 
Cours,  comme  on  voit  un  aigle  en  effleurant  la  plaine 
Fouetter  l'herbe  d'un  vol  sonore  et  frémissant! 

«  Allons,  les  jeunes  gens,  à  la  nage!   à  la  nagcl  » 

Crie  à  ses  cavaliers  le  vieux  chef  de  tribu  ; 

Et  les  fils  du  désert  respirent  le  pillage. 

Et  les  chevaux  sont  fous  du  grand  air  qu'ils  ont  bu  I 


M  i;  L  A  N  G  E  s  .  175 

Nage  ainsi  dans  l'espace,  ô  mon  cheval  rapide, 
Abreuve-moi  d'air  pur,  baigne-moi  dans  le  veut  ; 
L'étrier  bat  ton  ventre  et  j'ai  lâché  la  bride, 
Mon  corps  te  touche  à  peine,  il  vole  en  te  suivant. 

Brise  tout,  le  buisson,  la  barrière  ou  la  branche; 
Torrents,  fossés,  talus,  franchis  tout  d'un  seul  bond  ; 
Cours,  je  rêve,  et  sur  toi,  les  yeux  clos,  je  me  penche. 
Emporte,  emporte-moi  dans  l'inconnu  profond! 


174 


INCANTATION 


JL  A.  nuit  claire  bleuit  les  feuillages  tremblants, 
Pose  un  crêpe  mouillé  sur  les  roses  bruyères, 
Fait  luire  les  talus  comme  des  linges  blancs, 
Baigne  les  ravins  d'ombre,  et  d'azur  les  clairières. 

Dans  son  nimbe  nacré  la  lune  resplendit. 
Large  et  lente,  effaçant  les  profondes  étoiles; 
La  colline  se  hausse  et  le  vallon  grandit; 
L'air  froissé  d'un  vent  tiède  a  des  frissons  de  voile 

La  forêt,  fraîche  encore  après  un  long  soleil, 
Répand  sa  jeune  odeur  et  son  goût  de  résines, 
Et  grave,  balancée  en  un  demi-sommeil, 
Écoute  chez  les  morts  travailler  les  racines. 


MÉLAKGES.  I/) 


Et  le  pâtre  endormi  savoure  le  repos 
En  un  grand  palais  d'or  fait  par  la  main  d'un  songe. 
Mais  voici  qu'on  entend  d'eux-mêmes  les  échos 
S'appeler  d'un  cri  pur  que  le  désert  prolonge... 

Un  rire,  plus  léger  que  n'est  le  rire  humain, 
Vole;  un  soupir  le  suit;  toute  la  terre  chante. 
Et  tout  le  ciel  devine,  en  tressaillant  soudain, 
Qj.i'une  magicienne  aux  yeux  puissants  l'enchante. 

Un  silence  efirayant,  brusque,  interrompt  les  voix 
Les  astres  étonnés  s'arrêtent  tous  ensemble  ; 
Puis  v.m  autre  musique  étrange  monte;  il  semble 
Que  la  terre  et  le  ciel  s'ébranlent  à  la  fois. 

Oui,  c'est  le  bercement  d'une  valse  très  lente; 
La  forêt  en  subit  l'irrésistible  élan  : 
Elle  va,  les  prés  vont,  et  la  lune  indolente 
Marche,  et  le  zodiaque  entraine  l'Océan. 

Les  vaisseaux,  gracieux  comme  des  jeunes  filles, 
S'éloignent  en  cadence  et  deux  à  deux  des  ports, 
Et  comme  en  un  bassin  circuleraient  des  billes. 
Les  iles  en  tournant  vo)-agent  bords  à  bords. 


176 


STANCES. 


Mais  la  vitesse  accrue  avec  l'iu-mne  de  joie 
Précipite  la  ronde  et  fait  siffler  les  airs; 
Le  sol  chancelle  et  fuit,  le  firmament  tournoie, 
Un  effréné  vertige  emporte  l'univers. 

Dans  sa  course,  la  mer,  sous  les  vents  qui  la  rasent, 

Allume  son  phosphore  aux  subtiles  clartés; 

Les  étoiles  rayant  l'immensité  l'embrasent. 

Et  l'arc-en-ciel  des  nuits  rougit  ses  flots  lactés. 

C'est  la  magicienne  aux  yeux  forts  qui  les  guide  ; 
Debout,  elle  figure  autour  d'elle  à  ses  pieds 
Un  cercle  accru  toujours  et  toujours  plus  rapide 
Qui  les  charme  et  les  traîne  à  sa  vertu  liés. 

Des  poils  d'ours  et  du  sang  bouillonnent  dans  un  vase. 
Cette  femme  qui  tourne  enroule  à  chaque  tour 
Ses  cheveux  sur  son  corps,  toute  pâle  d'extase. 
Enfin  d'épuisement  elle  tombe.  Il  fait  jour... 

La  face  des  ruisseaux  brille  sous  les  yeuses  ; 
Le  pâtre  réveillé  se  dresse  vers  le  ciel, 
D  se  dit  :  «  J'ai  rêvé  des  choses  merveilleuses.  » 
Et  le  monde  est  rentré  dans  son  ordre  éternel. 


MLF.  AXGES.  177 


LE     T  R  A  \'  A  I  L 


A     EMILE     FERl 


L'humaxité  fragile  a  fait  ses  destinées. 

Cette  race  aux  pieds  blancs,  aux  tempes  satinées, 

Laboure  avec  l'espoir  d'un  immense  loisir, 

Plus  grande  sans  bonheur  que  son  Dieu  sans  désir,    ^f^ 

Cette  vie  éphémère,  insatiable  et  tendre. 

Qui  lui  fut  imposée,  elle  a  su  la  défendre; 

Et  son  dur  créateur,  l'affamant  sans  pitié, 

Père  avare  d'amour  n'est  père  qu'à  moitié. 

Mais  s'il  croit  que  son  œuvre  est  parfaite,  qu'il  dorme  ! 

Nous  lutterons  plus  beaux  contre  la  terre  informe, 

L'eau  du  ciel,  et  des  nuits  le  tombeau  quotidien. 

Nous  sommes,  c'est  assez,  nous  ne  voulons  plus  rien  r 

Nous  prenons  son  ébauche  à  ce  point  ;  qu'il  abdique  ! 

Nous  acceptons  de  lui  cette  faveur  unique 

23 


178  STANCES. 


Que  tous  les  lendemains  soient  exacts  au  réveil, 
Et  que  toujours  sauvés  des  ombres  du  sommeil 
Nous  retrouvions  toujours  la  tâche  commencée, 
L'air,  et  nos  seuls  flambeaux,  l'azur  et  la  pensée. 


li"" 


^ 


MELANGES.  I79 


MON   CIEL 


A     ADOLPHE      LEPLEY 


J  'aime  d'un  ciel  de  mai  la  fraîcheur  et  la  grâce; 
Mais,  quand  sur  l'infini  mon  cœur  a  médité, 
Je  ne  peux  pas  longtemps  affronter  de  l'espace 
La  grandeur,  le  silence  et  l'immobilité. 

Pascal  sombre  et  pieux  me  rend  pusillanime. 
Il  me  donne  la  peur  et  me  laisse  effaré, 
Q.uand  il  porte  au  zénith  et  lâche  dans  l'abîme 
Lhomme  superbe  et  vain,  misérable  et  sacré. 

Comme  le  nouveau-né,  dont  le  regard  novice 
Dans  l'ombre  du  néant  paraît  encor  nager, 
Par  un  avide  instinct  s'attache  à  sa  nourrice 
Et  fuit  dans  sa  poitrine  un  visage  étranger; 


l8o  STANCES. 

Comme  le  moribond  sur  ce  qui  l'environne 
Porte  des  j-eux  troublés  par  la  funèbre  nuit, 
Et,  dans  l'éternité  suspendu,  se  cramponne 
A  l'heure,  à  la  minute,  à  l'instant  qui  s'enfuit; 

Ainsi,  devant  le  ciel  où  j'épelle  un  mystère. 
Jouet  de  l'ignorance  et  du  pressentiment, 
J'appuie,  épouvanté,  mes  mains  contre  la  terre; 
Ma  bouche  avec  amour  la  presse  aveuglément. 

Tremblant,  je  me  resserre  en  mon  étroite  place. 
Je  ne  veux  respirer  qu'en  mon  humble  milieu  ; 
Il  ne  m'appartient  pas  de  voir  le  ciel  en  hcc  : 
La  profondeur  du  ciel  est  un  regard  de  Dieu; 

Non  de  ce  Dieu  vivant  qui  parle  dans  la  Bible, 
Mais  d'un  Dieu  qui  jamais  n'a  frappé  ni  béni, 
Et  dont  la  majesté  dédaigneuse  et  paisible 
Écrase  en  souriant  l'homme  pauvre  et  fini. 

Garde  au  fliîte  sacré  ta  solitude  altière, 

O  Maître  indifférent  dans  ta  force  endormi; 

Moi,  je  suis  homme,  il  faut  que  je  souffre  et  j'espère: 

J'ai  besoin  de  pleurer  sur  le  front  d'un  ami. 


MELANGES. 


A  moi  l'ombre  des  bois  où  le  rayon  scintille, 
A  toi  du  jour  d'en  haut  l'immense  égalité; 
A  moi  le  uid  bruyant  de  ma  douce  famille, 
A  toi  l'exil  jaloux  dans  ta  froide  unité. 

Tu  peux  être  éternel,  il  est  bon  que  je  meure  : 
L'évanouissement  est  frère  de  l'amour; 
J'ai  laissé  quelque  part  mes  dieux  et  ma  demeure  : 
Le  charme  de  la  mort  est  celui  du  retour. 

Mais  ce  n'est  pas  vers  toi  que  la  mort  nous  ramène  : 
Tes  puissants  bras  sont  faits  pour  ceindre  l'univers; 
Ils  sont  trop  étendus  pour  une  étreinte  humaine, 
Nul  n'a  senti  ton  cœur  battre  en  tes  flancs  déserts. 

Non,  le  paradis  vrai  ressemble  à  la  patrie  : 
Mon  père  en  m'embrassant  m'y  viendra  recevoir; 
J'y  foulerai  la  terre,  et  ma  maison  chérie 
Réunira  tous  ceux  qui  m'ont  dit  :  Au  revoir. 

En  moi  je  sentirai  les  passions  renaître 
Et  la  chaude  amitié  qui  ne  trahit  jamais, 
Et  tu  m'y  souriras  la  première  peut-être, 
O  toi  qui  sans  m'aimer  as  su  que  je  t'aimais  ! 


[82  STANCES. 


Mais  je  n'y  veux  pas  voir  la  nature  amollie 
Par  la  tiède  fadeur  d'un  éternel  printemps  : 
J'y  veux  trouver  l'automne  et  sa  mélancolie, 
Et  l'hiver  solennel,  et  les  étés  ardents. 

Voilà  mon  paradis,  je  n'en  conçois  pas  d'autre  : 
II  est  le  plus  humain  s'il  n'est  pas  le  plus  beau  ; 
Ascètes,  purs  esprits,  je  vous  laisse  le  vôtre, 
Plus  effrayant  pour  moi  que  la  nuit  du  tombeau. 


t^- 
^ 


>rÉ  LANGES.  1S5 


A    UN    TRAPPISTE 


IViox  corps,  vil  accident  de  l'éternel  ensemble; 
Mon  cœur,  fibre  malade  aux  souffrantes  amours; 
Ma  raison,  lueur  pale  où  la  vérité  tremble; 
Mes  vingt  ans,  pleurs  perdus  dans  le  torrent  des  jours  : 

Voilà  donc  tout  mon  être  !  et  pourtant  je  rassemble 
Ma  volonté,  ma  force,  et  mes  instants  si  courts. 
Pour  illustrer  ma  vie,  et  la  gloire  me  semble 
Un  rempart  où  la  mort  s'arrêtera  toujours. 

Et  vous,  vous  ne  voyez,  mon  frère,  dans  la  gloire 
Que  d'un  mérite  vain  la  palme  dérisoire. 
Caprice  de  la  foule  et  du  temps  et  du  lieu. 

Dédaigneux  des  vertus  que  le  monde  renomme. 
Vous  dites  que  la  gloire  est  l'estime  de  l'homme, 
Et  que  la  paix  de  l'âme  est  l'estime  de  Dieu, 


184  STAXCES. 


SOXXET 

4    JOSEPH    DE     LAEORDE 

Il  X  ce  moment,  peut-être,  un  fils  de  l'Italie 
Maudit  l'égalité  d'un  firmament  trop  pur; 
Il  désire  la  France,  où  la  femme  est  jolie, 
Où  le  vol  du  nuage  égayé  un  tiède  azur. 

Et  moi,  ]-;  suis  en  France  et  je  songe  à  Tibur; 
Je  hais  nos  jours  troublés,  le  bruit  de  notre  vie; 
La  femme  est  belle  à  Rome,  et  je  me  meurs  d'envie 
De  fuir  nos  froids  soleils  et  notre  ciel  obscur. 

Ainsi  vont  se  croisant  les  vains  soupirs  des  hommes. 
Nous  nous  plaindrons  toujours  de  la  place  où  nous  sommes. 
Nos  pieds  ont  leur  patrie  et  nos  rêves  la  leur. 

La  jeune  fantaisie  est  féconde  en  merveilles, 
Mais  où  l'on  doit  aimer  les  peines  sont  pareilles  : 
On  quitte  son  pays,  on  emporte  son  cœur. 


MÉLAXGES.  185 


LE    PASSE 


r  ARFOis  à  mon  Passé  je  vais  dire  à  l'oreille  : 

«  Je  ne  suis  pas  heureux,  parlons  des  premiers  jours.  » 

Et  le  dormeur  couché  que  ma  prière  éveille 

Se  dresse  avec  lenteur  eu  frottant  ses  yeux  lourds. 

Puis  joyeux,  rajustant  ses  printaniers  atours, 
Encore  un  peu  lassé  des  fêtes  de  la  veille, 
Il  vole,  et  me  conduit  de  mers'eille  en  mers-eille 
Sous  des  cieux  oubliés  pleins  de  ses  nuits  d'amours. 

Il  rallume  les  feux,  remplit  de  vin  la  coupe. 
Met  à  flot  la  gondole,  orne  de  fleurs  la  poupe. 
Se  renverse  en  chantant,  et  bat  le  flot  qui  dort; 

Et  je  veux  l'embrasser,  mais  je  ne  prends  pas  garde 

Que  tout  en  souriant  mon  Passé  me  regarde 

D'un  œil  terne,  immobile,  où  je  sens  qu'il  est  mort. 


[86  STAXCES. 


LA    TRACE    HUMAINE 


IN  ous  marchons  :  devant  nous  la  poussière  se  lève, 

Elle  reçoit  nos  pas  et  les  ensevelit; 

Mais  l'espace  nous  suit  sans  rupture  ni  trêve: 

Il  sait  quel  long  voj-age  un  seul  homme  accomplit. 

Tant  de  pieds  ont  déjà  foulé  la  même  place 
Que  les  grains  du  pavé  ne  les  nombreraient  pas. 
Si  chaque  homme  après  soi  laissait  partout  sa  trace, 
Qviels  bizarres  circuits  vous  feriez  sur  ses  pas  ! 

L'un  vous  imposerait  un  va-et-vient  fidèle 
De  son  lit  au  comptoir,  du  comptoir  à  son  lit; 
L'autre  vous  mènerait,  de  semelle  en  semelle. 
De  son  grcniçr  n:".tal  au  palais  qu"il  remplit. 


MÉLANGES.  187 


Vous  iriez  de  la  Bourse  au  parapet  du  fleuve, 
D'un  seuil  tendu  de  noir  au  rendez-vous  d'amour, 
Et  de  combien  d'enfants  la  marque  toute  neuve 
Finirait  brusquement  sans  suite  et  sans  retour  ! 

Hélas!  prompte  et  mêlée,  ou  lente  et  solitaire, 
Par  chaque  homme  traînée  aussi  loin  qu'il  a  pu, 
La  trace  disparaît  en  un  point  de  la  terre. 
Comme  un  fil  embrouillé,  subitement  rompu. 

Mais  je  crois  que  ce  fil  de  nos  vagabondages 
Fuit  par  delà  ce  monde  et  n'est  jamais  cassé. 
Et  qu'il  relie  entre  eux  dans  la  nuit  des  vieux  âges 
D'innombrables  soleils  où  nous  avons  passé. 


i88 


L'OMBRE 

K    JOSÉ-MARIA     DE     IIERELIA 

iN  OTKE  forme  au  soleil  nous  suit,  marche,  s'arrête, 
Imite  gauchement  nos  gestes  et  nos  pas, 
Regarde  sans  rien  voir,  écoute  et  n'entend  pas, 

Et  doit  ramper  toujours  quand  nous  levons  la  tête. 

A  son  ombre  pareil,  l'homme  n'est  ici-bas 
Qu'un  peu  de  nuit  vivante,  une  forme  inquiète 
Q.ui  voit  sans  pénétrer,  sans  inventer  répète, 
Et  murmure  au  Destin  :  «  Je  te  suis  où  tu  vas.  » 

Il  n'est  qu'une  ombre  d'ange,  et  l'ange  n'est  lui-même 
Qu'un  des  derniers  reflets  tombés  d'un  front  suprême  ; 
Et  voilà  comment  l'homme  est  l'image  de  Dieu. 

Et  loin  de  nous  peut-être,  en  quelque  étrange  lieu, 
Plus  proche  du  néant  par  des  chutes  sans  nombre. 
L'ombre  de  l'ombre  humaine  existe,  et  fait  de  l'ombre. 


>f  :':  r.  A  X  G  t:  s  .  i  Sg 


PAYSAN 


A      hRAXCOIS      MILLET 


V^UE  voit-ou  dans  ce  champ  de  pierres? 

Un  paysan  souffle,  épuisé; 

Le  hâle  a  brûlé  ses  paupières  ; 

11  se  dresse,  le  dos  brisé  ; 

Il  a  le  regard  de  la  bcle 

Qui,  dételée  enfin,  s'arrête 

Et  flaire,  en  allongeant  la  tête, 

Son  vieux  bât  qu'elle  a  tant  usé. 

La  Misère,  étreignant  sa  vie, 
Le  courbe  à  terre  d'une  main, 
Et,  fermant  l'autre,  le  défie 
D'en  ôter,  sans  douleur,  son  pain. 


190 


Il  est  la  chose  à  face  humaine 
Q.u'on  voit  à  midi  dans  la  plaine 
Travailler,  la  peau  sous  la  laine 
Et  les  talons  dans  le  sapin. 

Soyez  riches  sans  trop  de  joie; 
Soyez  savants,  mais  sans  fierté  : 
L'heureux  a  cru  choisir  la  voij 
Où  de  doux  fleuves  l'ont  porté. 
On  hérite  d'un  sang  qu'on  vante; 
On  rencontre  ce  qu'on  invente; 
Et  je  cherche  avec  épouvante 
Les  œuvres  de  ma  liberté... 

Brave  homme,  le  riie  et  les  larmes 
Sont  mêlés  par  le  sort  distrait; 
Nous  flottons  tous,  dans  les  alarmes 
Du  vain  espoir  au  vain  regret. 
Et,  si  ta  vie  est  un  supplice. 
Nos  lois  ont  un  divin  complice  : 
Fait-on  le  mal  avec  délice? 
Fait-on  le  bien  comme  on  voudrait" 


MELANGES.  I9I 


AU    BAL    DE    L'OPÉRA 


:  M  P  R  E  s  s  I  o  s 


Jt  N  place  pour  le  chaud  quadrille  ! 

En  avant  l'ivrogne  et  la  fille  ! 
Qu'on  se  désarticule  et  qu'on  se  déshabille  ! 

Car  l'homme  est  l'être  le  plus  beau, 
Le  seul  dont  l'ame  espère  et  se  dise  immortelle, 

Le  seul  qui  lève  sa  semelle 

A  la  hauteur  de  son  cen,-eau, 
Qui  s'ennuie  en  plein  jour  et  qui  rie  aux  étoiles, 

Qui  soit  en  rut  sans  gravité, 
Le  seul  des  animaux  qui  se  soit  fait  des  voiles 

Pour  jouir  de  la  nudité! 


STANCES. 


SURSUM 


A     LEON      RENAULT 


W  N  dit  qu'importuné  dans  la  paix  de  sa  glace, 
Le  mont  Blanc  voit  gravir  tous  les  ans  sa  paroi 
Par  des  aventuriers  pleins  d'orgueil  et  d'effroi, 
Et  la  foule  murmure  :  «  A  quoi  bon  cette  audace?  « 

Là,  dans  réternité  tombe,  s'amasse  et  dort 
La  neige  au  morne  éclat,  ce  deuil  blanc  des  montagnes 
Qui  souffrent  d'assister  aux  saisons  des  campagnes 
Et  de  subir  l'ennui  d'un  immuable  sort. 

Ici,  la  vie  abonde,  active,  aimante  et  belle, 

La  querelle  des  vents  est  la  gaîté  de  l'air; 

Le  soleil,  qui  plus  haut  laisse  planer  l'hiver. 

N'est  chaud  que  pour  la  plaine  et  fécond  que  pour  elle. 


MÉLANGES.  I93 


Pourquoi,  fuyant  l'été,  gagner  les  sommets  froids, 
Poursuivre  en  longs  circuits  de  rares  échappées, 
Suspendre  la  frayeur  aux  pentes  escarpées. 
Et  s'efforcer  au  ciel  par  des  sentiers  étroits? 

Toujours  le  ciel  se  ferme  aux  bornes  de  la  terre; 
Rien  ne  sert,  pour  l'ouvrir,  d'élargir  l'horizon. 
Aimons  plutôt  :  le  cœur  a  besoin  de  prison  ; 
Dès  que  le  mur  s'éloigne,  il  se  sent  solitaire.  » 

Ainsi,  les  yeux  levés,  pâle,  sans  air  ni  feu. 

Monte  aux  faites  muets  l'âpre  Philosophie, 

Et  la  Volupté  roule  au  vallon  de  la  vie. 

Sans  songer  qu'elle  y  boit  dans  la  coupe  de  Dieu. 

Mais,  tous  les  ans  encor,  des  hommes  fous  d'espace 
Iront,  la  pique  au  poing,  sur  les  plateaux  des  monts 
D'où  volent  les  regards,  jetés  comme  des  ponts 
Qui  portent  l'âme  à  Dieu  sur  le  printemps  qui  passe. 

Là,  ces  fiers  pèlerins  n'ont  d'ombre  que  la  leur; 
Nul  ne  rit  de  l'extase  où  leur  âme  se  noie  ; 
Et  s'ils  n'entendent  plus  les  hj'mnes  de  la  joie. 
Ils  ne  frémissent  plus  des  cris  de  la  douleur. 


194  STAXCES. 

Ils  sont  loin  des  savants  dont  la  main  sèche  tremble, 
Loin  des  hommes  de  doute  heureux  d'un  vain  baiser; 
Mais,  forts  d'un  grave  amour,  ils  viennent  seuls  poser 
Sur  l'immense  inconnu  l'œil  et  le  cœur  ensemble. 

Ils  n'ont  pas  de  repos  s'ils  ne  l'embrassent  tout. 
La  brume  quelquefois  les  aveugle  et  les  trempe, 
Ils  vont.  La  plaine  utile  est  un  trésor  qui  rampe; 
Les  monis  sont  des  déserts,  mais  des  déserts  debout. 


'^ 


i^ 


MÉLANGES.  195 


A    UN    DESESPERE 


1  u  veux  toi-même  ouvrir  ta  tombe 
Tu  dis  que  sous  ta  lourde  croix 
Ton  énergie  enfin  succombe; 
Tu  souffres  beaucoup,  je  te  crois. 

Le  souci  des  choses  divines 
Que  jamais  tes  yeux  ne  verront 
Tresse  d'invisibles  épines 
Et  les  enfonce  dans  ton  front. 

Tu  répands  ton  enthousiasme 
Et  tu  partages  ton  manteau  ; 
A  ta  vaillance  le  sarcasme 
Attache  un  risible  écriteau. 


196 


Tu  demandes  à  l'âpre  étude 

Le  secret  du  bonheur  humain, 

Et  les  clous  de  l'ingratitude 

Te  sont  plantés  dans  chaque  main. 

Tu  veux  voler  où  vont  tes  rêves, 
Et  forcer  l'infini  jaloux, 
Et  tu  te  sens,  quand  tu  t'enlèves, 
Aux  deux  pieds  d'invisibles  clous. 

Ta  bouche  abhorre  le  mensonge, 
La  poésie  y  fait  son  miel; 
Tu  sens  d'une  invisible  éponge 
Monter  le  vinaigre  et  le  fiel. 

Ton  cœur  timide  aime  en  silence. 
Il  cherche  un  cœur  sous  la  beauté; 
Tu  sens  d'une  invisible  lance 
Le  fer  froid  percer  ton  côté. 

Tu  soufi"res  d'un  mal  qui  t'honore. 
Mais  vois  tes  mains,  tes  pieds,  ton  flanc 
Tu  n'es  pas  un  vrai  Christ  encore. 
On  n'a  pas  fait  couler  ton  sang; 


MELANGES, 


197 


Tu  n'as  pas  arrosé  la  terre 
De  la  plus  chaude  des  sueurs  ; 
Tu  n'es  pas  martyr  volontaire, 
Et  c'est  pour  toi  seul  que  tu  meurs. 


STANCES. 


INDEPENDANCE 


JTour  vivre  indépendant  et  fort 
Je  me  prépare  au  suicide  ; 
Sur  l'heure  et  le  lieu  de  ma  mort 
Je  délibère  et  je  décide. 

Mon  cœur  à  son  hardi  désir 
Tour  à  tour  résiste  et  succombe  : 
J'éprouve  un  surhumain  plaisir 
A  me  balancer  sur  ma  tombe, 

Je  m'assieds  le  plus  près  du  bord 
Et  m'y  penche  à  perdre  équilibre; 
Arbitre  absolu  de  mon  sort, 
Je  reste  ou  je  pars.  Je  suis  libre. 


MELANGES,  199 


II  est  bon  d'apprendre  à  mourir 
Par  volonté,  non  d'un  coup  traître  : 
Souffre-î-on,  c'est  qu'on  veut  souffrir; 
Qui  sait  mourir  n'a  plus  de  maitre. 


SUR    UN    VIEUX    TABLEAU 


A     ALFRED     RUFFiN 


V«>'  EST,  à  peu  près,  Montmartre,  en  été,  les  dimanches  : 

Jérusalem  raj'onne  au  loin; 
Les  gibets  sont  bien  droits  sur  des  dalles  bien  blanches; 

Le  brin  d'herbe  est  fait  avec  soin  ; 
Un  fort  joli  sentier  conduit  à  la  montagne, 

Ceux-ci  viennent,  ceux-là  s'en  vont; 
Une  fillette  a  l'air  de  dire  à  sa  compagne  : 

«  Viens-tu  voir  là-haut  ce  qu'ils  font  ?  « 
On  sent  la  cruauté  des  fêtes  triviales  : 

Sous  les  mourants  verts  et  ridés, 
Des  soldats  efflanqués  aux  lèvres  joviales 

Se  penchent  sur  un  coup  de  dés. 


MELANGES 


Marie  est  sans  beauté,  car  la  vieillesse  est  laide  ; 

Elle  faiblit  tout  simplement; 
Un  groupe  désolé  pleure  et  lui  vient  eu  aide, 

Et  c'est  sublime  exactement. 
Enfin  l'artiste  est  là  (car  il  s'est  peint  lui-même), 

Casque  en  tête,  au  bas  du  tableau; 
Il  salûrait  son  Dieu,  si  par  candeur  suprême 

11  ne  se  fût  peint  en  bourreau. 

Ainsi  le  peuple  court.,  la  ville  est  très  vivante. 

Pendant  que  Jésus  boit  son  fiel. 
Tout  est  vrai,  tout  est  simple.  Une  chose  épouvante  : 

Le  bleu  limpide  et  froid  du  ciel. 
C'est  moins  ce  front  pâli,  mordu  par  les  épines. 

Cet  oeil  noyé  d'un  pleur  vermeil, 
Ce  sont  moins  ces  soudards  aux  sordides  rapines 

Qiai  navrent,  que  ce  plat  soleil. 
II  est  affreux  de  voir,  en  face  du  mart}-re, 

Le  médiocre  aller  son  train; 
On  sent  que  l'Espérance  à  pas  lents  se  retire, 

Prise  d'un  dédaigneux  chagrin. 
Oh  !  par  pitié,  la  foudre,  et  les  vents,  et  la  pluie  ! 

Le  ciel  a  sa  tâche  à  remplir  : 
Ce  Christ  est  mort,  c'est  fait  ;  qu'au  moins  son  Dieu  l'essuie 

26 


STANCES. 


Après  l'avoir  laissé  salir  ! 
Qu'il  défende  à  l'azur  de  jouer  sur  ses  côtes, 

A  son  sang  noir  de  dégoutter; 
due  tous  ces  pa^-sans  rachetés  de  leur  faute 

Aient  un  peu  l'air  de  s'en  douter! 
Q.u'on  voie  au  noir  zénith  resplendir  une  palme, 

Et  tous  les  spectres  se  lever 
Pour  accuser  le  Jour  d'avoir  avec  ce  calme 

Laissé  ce  crime  s'achever! 

Mais  le  cri  de  Jésus  ne  troublait  point  les  mondes  : 

Ils  sont  esclaves  de  leur  poids  ; 
Et  les  os  demeuraient  dans  les  bièr|^  profondes, 

Car  c'est  de  la  chaux  dans  du  bois. 
Le  Golgotha  brillait,  car  les  rayons  solaires 

Laissent  l'ombre  dans  les  lieux  bas; 
Les  badauds  allaient  voir,  car  les  hommes  d'affaires 

Pour  un  pendu  ne  sortent  pas  ; 
Une  mère  pleurait,  l'événement  l'explique  : 

Son  fils  mourait,  bien  qu'il  fût  Dieu  ; 
Elle  avait  mal  compris  cette  métaphysique, 

Car  les  femmes  raisonnent  peu. 
Ces  bourreaux  devaient  tous  frapper  dans  l'ignorance, 

Car  le  Juif  était  condamne, 


MÉLANGES.  2O3 


Mettre  au  sort  son  manteau  pour  tous  sans  préférence, 

Puisqu'ils  l'avaient  tous  profané. 
Le  peintre  a  bien  surpris,  dans  son  horreur  naïve, 

Le  vrai  moment  du  désespoir  : 
Q.uand  le  monde  est  bruyant  et  la  lumière  vive, 

Le  fond  du  cœur  muet  et  noir; 
duand  parmi  ces  passants  tout  entiers  à  la  vie 

Seul  on  souhaite  et  craint  la  mort, 
Q.u'on  porte  à  la  matière  une  ironique  envie 

Comme  si  l'idée  avait  tort. 
Et  qu'on  est  près  d'aller  mendier  la  justice 

Comme  l'aumône  et  le  pardon, 
Parce  que  l'ài^  enfin  doute  et  se  rapetisse 

Dans  le  néant  de  l'abandon. 
Dans  les  premiers  venus  vous  rêviez  des  apôtres  : 

Ils  se  sont  sauvés,  les  peureux! 
A  moins  qu'ils  n'aient  vendu  votre  pensée  aux  autres 

Sous  un  verbe  scellé  par  eux. 
Vous  croyez  que  le  peuple  est  en  secret  fidèle 

Aux  révoltés  de  la  vertu  : 
Non,  il  résiste  au  bien  comme  une  citadelle. 

Sans  même  l'avoir  combattu, 
duand  il  vous  a  souillé  le  front  et  la  tunique. 

Donné  le  sceptre  de  bois  vert, 


204  STANCES. 


Il  trouve  merveilleux  que  la  place  publique 
Vous  charme  moins  que  le  désert. 

Harangueur  d'un  flot  tiède  et  qui  toujours  recule. 
Vous  lui  dites  :  «  J'aime  et  je  crois  !  » 

Vos  attendrissements  vous  ont  fait  ridicule 
Jusque  dans  les  douleurs  de  croix. 


MELAXGES, 


TOUJOURS 


1  u  seras  éternellement, 
Qu'on  te  nomme  esprit  ou  matière; 
Cette  vie  est  un  court  moment 
De  l'existence  tout  entière. 

Prends  une  pierre  et  brise-la, 

Prends  les  morceaux,  mets-les  en  poudre 

La  même  pierre  est  toujours  là, 

Tu  ne  peux  rien  que  la  dissoudre; 

Livre  ton  ame  à  des  amours 
Qui  la  brisent  et  l'exténuent  : 
Elle  demeure,  elle  est  toujours, 
Il  n'est  point  de  maux  qui  la  tuent. 


206  STANCES. 

En  te  perçant  le  cœur  tu  fuis; 
Mais  l'assassin  reste  :  c'est  elle, 
Obstinée  à  crier  :  «  Je  suis  !  » 
Et  cruellement  immortelle. 

D'un  ciel  rêvé  toujours  banni, 
Cloué  par  l'étude  au  mj-stère, 
Sans  but  ni  halte,  à  l'infini 
Tu  traîneras  de  terre  en  terre. 

Tu  ne  peux  mourir  qu'un  moment, 
Un  fouet  voltige  sur  ton  somme... 
Oh  !  penser  éternellement  1 
Je  suis  épouvanté  d'être  homme. 


-MÉLAXGES.  207 


EN    AVAXT 


v^E  qui  nous  épuise  et  nous  tue, 
C'est  moins  l'objet  que  le  désir  : 
C'est  la  beauté  de  la  statue, 
La  beauté  qu'on  ne  peut  saisir; 

La  vérité  qui  se  dérobe; 
L'amour  au  coeur  qui  brûle  seul; 
La  vertu  dont  la  froide  robe 
A  quelque  chose  du  linceul; 

L'ambition  cherchant  sa  voie, 
Et  la  jeunesse  qu'on  sent  fuir 
Sans  gloire,  hélas,  même  sans  joie. 
Avant  qu'on  en  ait  su  jouir. 


208  STANCES. 

O  volupté  calme  et  profonde 
Des  amours  qui  sont  nés  sans  pleurs, 
Volupté  saine  comme  une  onde 
Qui  chante  sur  un  lit  de  fleurs! 

Fraîche  obscurité  des  cabanes 
Humbles  à  l'ombre  des  sommets  ! 
Les  rêveurs  sont  donc  des  profanes, 
Q.u'ils  ne  vous  connaîtront  jamais? 

Hélas  !  ces  biens  sont  en  arrière  ; 
Laissons-les  là-bas,  insensés  ! 
L'innocence  en  est  la  barrière  ; 
Marchons,  nous  les  avons  passés. 

Jamais  les  songeurs  n'y  reviennent; 
Parfois  du  bonheur  ingénu, 
En  soupirant,  ils  se  souviennent, 
Mais  ils  marchent  à  l'inconnu. 

Dans  la  forêt  de  l'ignorance, 
Plaintifs,  perdus  comme  le  vent, 
Ils  vont,  l'orgueil  et  l'espérance 
Leur  criant  toujours  :  «  En  avant  !  » 


MELAN'GES.  209 


Ils  vont  jusqu'à  l'heure  où  succombe 
Leur  cruel  et  stérile  effort  ; 
S'ils  s'arrêtent,  c'est  dans  la  tombe, 
Et  s'ils  ont  la  paix,  c'est  la  mort. 


]i'CSr{ 


-^ 


27 


STANCES. 


SÉSAME 


V^uAND  chaque  nuit  d'ardente  veille 
Avancerait  d'un  jour  ma  mort, 
Ma  volonté  serait  pareille 
D'ébranler  le  cœur  par  l'oreille, 
Et  je  mourrais  dans  un  accord. 

J'ai  bien  payé  dans  ma  journée 
Le  tribut  des  bras  au  labour; 
La  nuit  change  ma  destinée, 
Et  dans  mon  àme  illuminée 
5eul  je  descends  avec  amour, 


M  i:  L  A  X  G  E  s  . 

«  Ouvre-toi,  Sésame  !  »  La  porte 
Aussitôt  roule  sur  ses  gonds. 
J'entre  et  j'appelle  :  à  ma  vois  forte 
Mon  peuple  innombrable  m'escorte, 
Sombres  pensers  et  rêves  blonds. 

Et  nous  allons  à  perdre  haleine 
(L'âme  a  la  profondeur  des  cieux)  ; 
Là  je  traîne  Hector  dans  la  plaine, 
Je  lave  les  pieds  blancs  d'Hélène, 
Je  jure  en  tutoyant  les  dieux! 

Sous  le  sceptre  du  roi  d'Ithaque 
Je  brise  un  Thersite  ennuyeux; 
J'apostrophe  un  roi,  je  l'attaque, 
Et,  l'œil  chargé  d'un  voile  opaque. 
Il  tombe  en  nommant  ses  aïeux. 

Je  n'ai  qu'à  vouloir  et  vous  êtes. 
Et  je  vous  bâtis  des  palais, 
Vierges  pures,  j'orne  vos  têtes 
Et  je  vous  convie  à  des  fêtes 
Dont  vous  ne  rougissez  jamais. 


Là,  loin  des  cupidités  viles 
Qui  divisent  les  cœurs  étroits, 
J'aime  à  fonder  d'immenses  villes 
Où  sur  des  tables  immobiles 
Les  devoirs  ont  borné  les  droits. 


Ainsi,  rêvant  des  lois  meilleures, 
Compagnon  des  plus  grands  mortels, 
Dans  mon  âme  aux  vastes  demeures 
Je  m'abîme,  oubliant  les  heures. 
Le  vrai  monde  et  les  maux  réels... 

Mais  l'aube  ordonne  que  j'en  sorte... 
O  ciel  !  j'ai  laissé  fuir  au  vent. 
Dans  le  délire  qui  m'emporte. 
Le  mot  qui  fait  tourner  la  porte. 
Et  me  voilà  muré  vivant  ! 


POÈMES 


POÈMES 


LE   JOUG 


A    GEORGES     LAFENESTRE 


V^CAND  un  jeune  cheval  vient  de  quitter  sa  mère, 

Parce  qu'il  a  senti  l'horizon  l'appeler, 

Qu'il  entend  sous  ses  pieds  le  beau  son  de  la  terre, 

Et  qu'on  voit  au  soleil  ses  crins  étinceler. 

Dans  le  vent  qui  lui  parle  il  agite  la  tête 

Et  son  hennissçnient  trahit  sa  puberté  ; 


2l6 


C'est  son  premier  beau  jour,  c'est  la  première  fête 
De  sa  vigueur  naissante  et  de  sa  liberté! 
Fils  indiscipliné,  seul  devant  la  nature, 
D  éprouve  un  orgueil  qu'il  ne  connaissait  pas, 
Et,  l'œil  tout  ébloui  de  jour  et  de  verdure, 
11  ne  sait  où  porter  la  fougue  de  ses  pas. 
Va-t-il  dans  l'Océan  braver  les  flots  superbes 
Sous  son  poitrail  blanchi  sans  cesse  reformés, 
Ou  lutter  dans  la  plaine  avec  les  hautes  herbes. 
Se  rouler  et  dormir  dans  les  foins  embaumés? 
Va-t-il  gravir  là-bas  les  montagnes  vermeilles? 
Pour  sauter  les  ravins  ployer  ses  forts  jarrets? 
Ou,  se  fouettant  les  flancs  pour  chasser  les  abeilles, 
Sur  la  bruyère  en  fleurs  courir  dans  les  forêts  ? 
Va-t-il,  sur  les  gazons  poursuivant  sa  compagne. 
Répandre  sa  jeunesse  en  généreux  ébats  ? 
Ou,  l'ami  d'un  guerrier  que  la  mort  accompagne. 
Respirer  l'air  bruyant  et  poudreux  des  combats? 
Quels  seront  ses  plaisirs  ?  Pendant  qu'il  délibère 
Et  que  sur  la  campagne  il  promène  les  yeux, 
H  sent  derrière  lui  comme  une  aile  légère 
D'un  toucher  caressant  flatter  ses  crins  soyeux. 
Puis  un  poignet  soudain  les  saisir  et  les  tordre... 
Oh  !  ce  n'étaient  donc  pas  les  vents  ou  les  oiseaux?... 


217 


Il  se  tourne,  il  voit  l'homme  ;  il  trépigne  et  veut  mordre 

Et  l'homme  audacieux  l'a  pris  par  les  naseau::. 

Le  quadrupède  altier  se  rassemble  et  recule, 

Il  se  cabre,  il  bondit,  se  jette  par  côté, 

Et,  secouant  la  main  que  son  haleine  brûle, 

Au  roi  majestueux  résiste  épouvanté. 

En  flitigants  transports  il  s'use  et  se  consume. 

Car  il  est  contenu  par  un  lutteur  adroit 

Qui  de  son  bras  nerveux  tout  arrosé  d'écume 

Oppose  à  sa  fureur  un  obstiné  sang-froid. 

Le  cheval  par  ses  bonds  lui  fait  fléchir  le  torse, 

Dans  le  sable  foulé  lui  fait  mettre  ua  genou; 

Puis  par  le  poing  du  maitre  il  est  courbé  de  fore:, 

Et  touche  par  moments  sa  croupe  avec  son  cou. 

Enfin,  blanc  de  sueur  et  le  sang  à  la  bouche, 

Le  rebelle  a  compris  qu'il  fallait  composer  : 

«  Je  t'appartiens,  tyran,  dit  le  poulain  farouche; 

Quel  joug  déshonorant  veux-tu  donc  m'impcser? 

Crois-moi,  je  ne  suis  point  un  ser\-iteur  vulgaire  : 

Quand  on  les  a  sanglés,  tous  mes  pareils  sont  morts; 

Tu  me  peux  librement,  à  la  chasse,  à  la  guerre, 

Conduire  par  la  voix  sans  cravache  et  sans  mors. 

J'ai  la  fidélité  si  l'homme  a  la  prudence. 

Dans  tes  regards  divins  je  lirai  tes  désirs; 

28 


2l8 


Laisse-moi  partager  avec  indépendance 

Tes  glorieux  travaux  et  tes  fougueux  plaisirs; 

Respecte  ma  beauté,  car  ma  prunelle  brille 

Et  ma  robe  luisante  a  la  couleur  du  blé; 

Et  respecte  mon  sang,  car  j'ai  dans  ma  famille 

Des  coursiers  d'Abydos  dont  Homère  a  parlé!  » 

Mais  l'homme  a  répondu  :  «  Non,  je  me  civilise, 

Et  toute  la  nature  est  soumise  à  ma  loi  ; 

L'injustice  envers  elle  est  à  moi  seul  permise, 

J'ai  besoin  d'un  esclave  et  je  m'adresse  à  toi.  » 

Jeune  homme  de  vingt  ans,  voilà  bien  ta  fortune  ! 
Tu  cherchais  simplement  ton  naturel  milieu  ; 
Le  pacte  humain  te  pèse,  et  sa  loi  t'importune  : 
Tu  voulais  rester  seul  avec  ton  âme  et  Dieu. 
Et  tu  disais  :  «  La  terre  au  bonheur  me  convie, 
Ce  bonheur  est  un  droit,  et  ce  droit  est  sacré  ; 
Je  n'ai  ni  demandé  ni  désiré  la  vie  : 
Il  est  juste,  il  est  beau  que  j'en  use  à  mon  gré!  » 
Tes  courses  dans  les  champs,  parles  oiseaux  guidées, 
Te  montraient  les  blés  d'or  mûris  par  un  Dieu  bon  ; 
Tes  rêves  exploraient  le  palais  des  idées 
Sur  la  trace  d'Homère  et  du  divin  Platon. 
Alors,  tu  t'es  épris  des  bois  et  des  montagnes; 


219 


Les  vents  réjouissaient  ta  sauvage  fierté, 

Ton  regard  possédait  les  immenses  campagnes, 

Et  ton  cœur  proclamait  l'antique  Liberté  : 

Non  pas  la  Liberté  comme  Barbier  l'a  peinte, 

La  reine  des  faubourgs  trônant  sur  le  pavé, 

Qui  fait  périr  le  droit  dans  sa  brutale  étreinte, 

Les  bras  rouges  d'un  sang  qu'on  n'a  jamais  lavé; 

M.iis  la  Liberté  pure,  aux  ailes  grandioses, 

Qui  porte  l'espérance  et  l'amour  dans  ses  yeux, 

Et  chante,  le  front  ceint  de  moissons  et  de  roses, 

Un  pied  dans  les  sillons,  la  chevelure  aux  cieux! 

Et  devant  cette  vierge  offerte  à  ta  caresse 

Dans  le  ravissement  tu  t'étais  arrêté, 

Comme  un  adolescent  contemple  sa  maîtresse 

Et  ne  peut  croire  encore  à  sa  félicité. 

Inquiété  d'un  sang  que  la  jeunesse  embrase. 

Tu  palpitais;  debout,  au  seuil  de  l'avenir. 

Tu  laissais  déborder  dans  les  pleurs  de  l'extase 

L'infini  que  ton  cœur  ne  pouvait  contenir. 

Mais,  un  jour,  tu  frémis;  une  secrète  gêne 

A  de  tous  tes  désirs  noué  l'avide  essor  : 

On  t'apprend  que  tout  homme  est  l'anneau  d'une  chaîne, 

Et  que  la  liberté  n'est  qu'un  bienfait  de  l'or; 

On  t" apprend  qu'au  sortir  du  ventre  de  sa  mère 


L'enfant  signe  ce  pacte  avec  l'humanité; 

Que  sans  avoir  de  droit  sur  un  pouce  de  terre, 

Il  donne  sur  lui-même  un  droit  illimité; 

Qu'elle  n'est  pas  à  toi  la  fleur  que  tu  veux  prendre  : 

Paj-e  et  vends  si  tu  peux;  paye  et  vends  le  bonheur; 

La  terre  voit  tous  ceux  qui  n'ont  jamais  su  vendre 

Pâlir  sur  sa  mamelle,  une  main  sur  le  cœur. 

Soumets-toi  ;  car  le  monde,  en  sa  marche  pressée. 

Entraîne  le  plus  fort,  trouble  le  plus  hardi. 

Étend  son  lourd  niveau  sur  l'homme  de  pensée 

Qui  fléchit  à  son  tour  sers'ile  et  refroidi. 

Tel  un  dur  laminoir  qui  hurle  et  s'accélère 

Dévore  le  barreau  brut,  intraitable,  ardent. 

L'écrase,  le  façonne  en  sa  terrible  serre 

Et  n'en  fait  bientôt  plus  qu'un  tiède  et  noir  serpent, 

Tu  croyais,  pour  sauver  ta  liberté  chérie, 

Qu'il  suffirait  de  dire  à  tes  concitoj-ens  : 

«  Je  ne  vous  connais  pas  ;  la  terre  est  ma  patrie  ; 

Trafiquez  de  vos  droits,  moi  je  garde  les  miens  !  » 

Mais  en  vain  tu  fuyais  leur  froide  tyrannie  : 

Ils  t'ont  traîné  soudain  dans  le  commun  torrent. 

En  vain,  leur  alléguant  ton  cœur  et  ton  génie. 

Tu  réclamais  l'honneur  d'un  destin  différent; 

Sache  que  leur  faveur  est  un  bruit  d'une  année, 


Qu'un  rêveur  n'est  plus  rien  quand  son  front  a  pâli, 
Et  que  le  plus  fameux,  cherchant  un  Pr}-tauée, 
Ne  trouve  que  l'insulte,  et  le  rire,  et  l'oubli; 
Qu'on  pourra  t'accuser  de  tendre  des  mains  viles 
Pour  n'avoir  pas  vendu  le  toit  de  tes  aïeux, 
Car  un  peuple  à  ses  rois  fait  des  listes  civiles, 
Mais  il  ne  sait  plus  &ire  une  offrande  à  ses  dieux. 
Et  tu  diras  en  vain  que  tes  chants  sont  utiles. 
Que  nul  œuvre  n'est  grand  sans  l'inspiration  : 
Ce  n'est  plus  aujourd'hui  que  surgissent  les  villes 
A  la  puissante  voix  d'un  sublime  Amphion. 
Le  monde  répondra  :  «  Non,  je  me  civilise. 
Je  veux  des  ouvriers  et  surtout  des  soldats  : 
Le  trafic  enrichit  et  la  guerre  est  permise  ; 
Tu  me  dois  ton  amour,  ton  génie  et  ton  bras  1  » 


■x^ 


^V' 


A    LA    XUIT 


Vy  vénérable  Nuit,  dont  les  urnes  profondes 
Dans  l'espace  infini  versent  tranquillement 
Un  long  fleuve  de  nacre  et  des  millions  de  mondes, 
Et  dans  riiomme  un  divin  calmant. 

Tu  berces  l'univers,  et  ton  grand  deuil  ressemble 
A  celui  d'une  veuve  exercée  aux  douleurs. 
Qui  pense  au  lendemain  inexorable,  et  tremble 
Pour  son  enfant  qui  dort  les  mains  pleines  de  fleurs. 

Tu  regardes  la  terre  avec  mélancolie; 
Tu  ne  ris  point  là-haut  comme  le  jour  moqueur; 
Tu  plains  les  maux  de  l'homme,  et  pour  qu'il  les  oublie 
Tu  poses  la  main  sur  son  cœur. 


223 


Mais  pourquoi  t'en  vas-tu,  passagère  céleste? 
Pourquoi  rends-tu  la  terre  à  son  cruel  soleil  ? 
Demeure  cette  fois,  je  t'en  supplie,  ab  !  reste; 
S'il  faut  souffrir  encore,  à  quoi  bon  le  réveil? 

Tu  nous  sauveras  tous,  ô  Nuit,  si  tu  demeures  ; 
Nous  ne  le  craindrons  plus  cet  ennemi  procbain, 
Ce  dé  fatal  cacbé  dans  la  robe  des  heures 
Q,u'on  nomme  avec  effroi  :  Demain. 

Demain  !  c'est  le  réveil  des  corps  pour  la  fatigue, 
Des  âmes  pour  le  mal  et  les  muets  tourments. 
Des  cités  pour  le  bruit,  l'ambitieuse  intrigue 
Plus  stérile  que  l'onde  en  ses  vains  mouvements; 

C'est  le  réveil  des  cœurs  pour  le  désir  avide, 
Le  regret,  l'espoir  vague  et  le  vorace  ennui, 
Des  fronts  pour  îa  pensée  insatiable  et  vide 
Que  leurre  l'idéal  enfui; 

C'est  le  réveil  des  bras  pour  la  bêche  et  les  armes, 
Des  langues  pour  l'erreur  et  pour  la  trahison. 
Des  pieds  pour  l'aventure  et  des  yeux  pour  les  larmes, 
Des  lèvres  pour  la  faim,  la  fièvre  et  le  poison  ! 


224 


Vois  :  maintenant  tout  dort,  la  montagne  immobile, 
La  vallée  odorante  où  le  vent  s'assoupit, 
Et  le  fleuve,  et  la  plaine  où  la  bourbeuse  ville 
Comme  un  dragon  noir  s'accroupit. 

Vois  :  les  hauts  peupliers  penchent  leurs  têtes  sombres  ; 
L'air  en  les  inclinant  ne  les  agite  pas; 
Ils  tiennent  leur  conseil,  semblables  à  des  ombres, 
A  des  spectres  géants  qui  se  parlent  tout  bas. 

Le  marbre  des  tombeaux  blanchit  dans  l'herbe  brune. 
Écoute  !  entre  les  pins  les  morts  légers  vont  seuls, 
D'un  pas  surnaturel,  inondés  par  la  lune. 

Traînant  leurs  antiques  linceuls; 

Ils  errent.  C'est  assez  que  leur  âme  ressente. 
Affranchie  à  jamais  des  soins  de  l'avenir. 
Du  repos  désiré  l'onde  rafraîchissante, 
Et  savoure  le  miel  du  lointain  souvenir. 

Les  vivants  sont  muets,  car,  sous  ton  aile  immense, 
Ils  boivent  le  sommeil  avec  l'ombre  du  soir. 
Lait  sombre  et  mer\'eilleux  qu'aspirent  en  silence 
Toutes  lèvres  à  ton  sein  noir. 


225 


Comme  on  voit  se  tremper  et  s'alourdir  l'éponge 
Qiii  descend  par  degrés  jusqu'au  fond  du  bassin, 
Le  cer\'eau  lentement  dans  les  rêves  se  plonge, 
Et  de  vapeurs  chargé  tombe  sur  le  coussin. 

Ils  subissent,  couchés,  leur  molle  sen-itude; 
Lasse,  la  volonté  trahit  son  propre  effort. 
Et  la  raison  sans  règle,  au  gré  de  l'habitude. 
Se  détend  comme  un  lent  ressort. 

Puis  un  espiègle  enfont,  dieu  de  la  fantaisie. 

Impose  un  jeu  bizarre  à  chaque  faculté, 

Et  va  dans  l'infini  dépayser  la  vie 

En  y  mêlant  les  mœurs  d'un  empire  enchanté. 

Tantôt  ce  dieu,  trompant  un  long  deuil  pour  une  heure. 
Emprunte  son  suaire  à  l'ange  de  la  mort. 
Puis  sous  les  traits  pâlis  de  l'être  aimé  qu'on  pleure 
De  la  tombe  entr'ouverte  il  sort; 

Tantôt,  bourreau  commis  au  châtiment  d'un  crime, 
Secouant  le  coupable  après  l'avoir  bercé, 
11  lui  montre  partout  le  meurtre  et  la  victime. 
Eu  injectant  ses  yeux  du  sang  qu'il  a  versé. 

29 


226 


L'invincible  sommeil  rend  les  méchants  esclaves 
Des  forfaits  que  le  jour  leur  fliisait  oublier; 
Mais  aux  Socrates  purs,  dénouant  leurs  entraves, 
Il  donne  un  démon  familier. 

La  vierge  dort,  bras  nus;  sa  poitrine  respire, 
Flot  murmurant  qui  monte  et  décroit  tour  à  tour; 
La  Pudeur  vigilante  en  se  penchant  l'admire 
Et  lutte  avec  la  bouche  errante  de  l'Amour. 

Un  songe  sur  sa  tête  en  souriant  dispose 
Le  ruban  désiré  qu'il  montre  encor  plus  beau  : 
Le  bonheur  de  l'enfant  est  celui  de  la  rose 
Qiii  hit  ses  perles  d'un  peu  d'eau. 

Le  pâle  cénobite  en  sa  cellule  close 
S'est  assoupi,  lassé  par  sa  longue  oraison; 
Il  songe,  il  croit  sentir  que  sa  tête  repose 
Sur  l'épaule  du  Christ  assis  dans  sa  prison. 

Le  jeune  homme,  oubliant  sa  lampe  solitaire, 
Dans  le  vaste  avenir  par  l'espoir  emporte. 
Rêve  que  la  justice  a  parcouru  la  terre 
Sur  l'aile  de  la  Liberté. 


L'astronome  obstiné  monte  à  la  plate-forme, 
Et,  comme  un  enchanteur,  d'un  appel  sûr  et  lent 
Fait  descendre  le  ciel  dans  sa  lunette  énorme; 
II  se  croit  incliné  sur  un  lac  d'or  tremblant. 

Achevant  l'œuvre  aimé  que  son  désir  abrège, 
L'artiste  sent  ses  doigts  obéir  à  ses  yeux  ; 
Il  voit  le  dur  Paros  crouler  comme  la  neige 
Aux  pieds  du  souverain  des  dieux  ! 

Le  paysan  croit  voir  un  sillon  qu'il  imprime 
Fumer  sous  le  soleil,  les  fauves  moucherons 
Bruire  étincelants  dans  l'air  rose  et  sublime, 
Et  ses  boeufs  s'allonger  en  alignant  leurs  fronts. 

Eh  bien  !  qu'ils  dorment  tous  visités  par  tes  songes, 
O  Nuit  !  qu'ils  soient  heureux  ou  punis  dans  tes  bras  1 
Ils  ne  connaissent  pas  l'erreur  où  tu  les  plonges; 
S'ils  s'en  plaignent,  tu  partiras  ! 

Arréte-toi;  fais  dire  à  l'Aube  qu'elle  attende 
Ou  choisisse  une  terre  où  soit  béni  le  jour; 
Fais-lui  dire  qu'ici  la  misère  est  si  grande 
Qii'on  ne  peut  plus  sourire  à  son  joyeux  retour. 


228 


O  Nuit,  selon  sa  vie,  à  tout  homme  qui  veille 
Inspire  ton  horreur  ou  ta  sérénité, 
Et  donne  pour  jamais  à  celui  qui  sommeille 
Le  rêve  qu'il  a  mérité! 


229 


CHŒUR    POLONAIS 


A     AMEDEE     DURANDE 


LES    VIEILLARDS 

V>E  sont  eux!  j'ai  posé  l'oreille  contre  terre; 

Les  bruits  sourds  qu'on  entend  sont  des  pas  de  chevaux; 

Que  le  jeune  soldat  se  rappelle  son  père, 

Et  que  l'ancien  s'apprête  à  des  combats  nouveaux  ! 

Que  nul  de  vous  ne  songe  aux  sanglots  de  l'épouse, 
Aux  longs  baisers  d'adieu  sur  le  front  de  l'enfant; 
Mais  qu'à  l'heure  d'agir  la  colère  jalouse 
Fasse  oublier  qu'on  aime  et  songer  qu'on  défend. 


230  POÈMES. 


Sachez  qu'il  n'est  permis  d'autre  plainte  au  courage 
QjLi'un  suprême  soupir,  celui  du  trépassant, 
D'autres  pleurs  dans  les  yeux  que  les  larmes  de  rage, 
D'autre  faiblesse  au  cœur  que  la  perte  du  sang. 

Ce  sont  des  gens  soldés,  des  troupes  asser%-ies  : 
L'or  fait  les  plus  nombreux,  mais  l'ame  les  plus  forts, 
Et  nous  vendrons  du  moins  si  chèrement  nos  vies 
Qu'ils  seront  les  vaincus  si  l'on  compte  les  morts. 

Leur  sang  sera  l'engrais  des  récoltes  futures  : 
Ils  nous  volent  nos  champs,  ils  les  doivent  nourrir. 
Allez!  laissez  aux  vents  le  soin  des  sépultures; 
Les  femmes  priront  Dieu  pour  ceux  qui  vont  mourir! 


LES    JEUNES     GENS 

Pères,  nous  acceptons  que  le  canon  nous  broie; 
Nous  ne  languirons  pas  sous  le  fouet  exécré. 
Xous  sommes  préparés,  ayant  grandi  sans  joie; 
Sur  nos  premiers  jouets  nos  mères  ont  pleuré. 


231 


Nous  n'avons  pas  connu  ces  belles  gaités  folles, 
Salut  de  la  jeunesse  à  la  création; 
Nos  fronts  décolorés  n'ont  d'autres  auréoles 
due  les  blêmes  reflets  de  l'indignation. 

Nous  avons  oublié  les  yeux  des  jeunes  filles; 
Pères,  les  vôtres  seuls  nous  peuvent  enflammer! 
Quand  un  grand  deuil  civique  assombrit  les  familles, 
Les  enfants  sont  muets,  ils  n'osent  plus  s'aimer. 

Ils  n'osent  plus  s'aimer  :  les  cœurs  cessent  de  battre 
Pour  vouer  à  la  haine  un  culte  simple  et  froid. 
Les  vierges  sont  nos  sœurs  quand  nous  allons  combattre, 
L'amour  avec  respect  cède  la  place  au  droit. 

Nous  marchons  librement,  détachés  de  la  vie 
Comme  si  nous  étions  des  spectres  de  vingt  ans  ; 
Les  jeunes  de  Yalmy  nous  porteraient  envie  : 
Nous  vibrons  tout  entiers  dans  les  tambours  battants  ! 

Et  nos  aïeux,  tous  ceux  dont  la  Pologne  est  veuve, 
\'iennent  nous  parler  bas  ;  nous  nous  sommes  voués. 
Et  nous  voulons  tomber  dans  la  prétexte  neuve, 
Comme  ces  vieux  héros  dans  les  drapeaux  troués. 


232  POÈMES. 


LES     FEMMES 

Combien  sont  emportés  dans  chaque  jour  qui  passe! 
Que  Dieu  sauve  aujourd'hui  tous  les  sauvés  d'hier, 
Et  qu'aux  derniers  partants  il  nous  donne  la  grâce 
De  pouvoir  dire  adieu  d'un  front  tranquille  et  fier! 

Nous  les  aurions  suivis,  vaillantes  que  nous  sommes, 
Si  nos  forces  servaient  nos  soupirs  belliqueux  : 
C'est  un  cruel  chagrin  d'abandonner  les  hommes, 
Quand  la  patrie  est  faible  et  qu'on  l'aime  autant  qu'eux  ! 

Qu'espérons-nous?  ceux-là  que  nous  aimions  naguère 
Sont  morts  ;  les  nouveau-nés  dorment  sur  nos  genoux, 
Et  nous  ne  pouvons  pas  soulever  pour  la  guerre 
Les  bataillons  futurs  que  nous  portons  en  nous. 

Ces  défenseurs  perdus,  n'en  attendons  plus  d'autres! 
Les  hommes  plus  heureux  dont  la  justice  a  soin 
Ont  des  foyers  trop  doux  pour  s'occuper  des  nôtres; 
Leurs  femmes  sont  près  d'eux,  et  nous  sommes  si  loin  ! 


233 


Nous  mourrons!   ou  verra  le  vainqueur  solitaire, 
Cherckant  partout  une  âme  à  qui  donner  des  lois. 
Rencontrer  seulement  le  cadavre  et  la  terre 
Et  la  honte  pour  pris  de  ses  sanglants  exploits. 


LES    PRETRES 


Si  l'aigle  peut  casser  le  réseau  qui  l'arrête 

Et  se  ravir  soi-même  au  lâche  ravisseur, 

Si  le  lion  blessé  peut  retourner  la  tête 

Et  tordre  avec  ses  dents  le  poignard  du  chasseur. 

Marchez  !  et  si  le  Christ  aux  colères  sacrées 

A  fouetté  de  sa  main  des  voleurs  inconnus, 

Et  s'il  a  fait  surgir  de  leurs  caves  murées 

Des  hommes  qu'on  pleurait  comme  s'ils  n'étaient  plus, 

Marchez  !  Quand  la  Vertu  lève  un  poids  qui  l'opprime, 
La  conscience  humaine  est  blanche  devant  Dieu  ; 
Et  tant  que  respirer  ne  sera  pas  un  crime, 
Vous  les  pourrez  chasser  de  la  fourche  et  du  pieu, 

30 


234  POÈMES. 


Qu'ils  meurent  par  la  faux,  ceux  dont  la  tyrannie 
Du  labeur  pacifique  a  détourné  la  faux! 
Elle  est  le  fer  du  pauvre,  elle  est  trois  fois  bénie 
Par  la  foi,  la  justice  et  les  virils  travaux. 

La  vengeance  du  ciel  descendra  dans  vos  armes  ; 
Les  pères  fatigués  les  passeront  aux  fils, 
Et,  du  haut  des  clochers  tout  ébranlés  d'alarmes, 
Nous  étendrons  sur  vous  les  pâles  crucifix. 


LE    GUE 


ETIENNE      CARJAT 


Ils  tombent  épuisés;  la  bataille  était  rude. 

Près  d'un  fleuve,  au  hasard,  sur  le  dos,  sur  le  flanc, 

Ils  gisent,  engourdis  par  tant  de  lassitude 

Qu'ils  sont  bien,  dans  la  boue  et  dans  leur  propre  sang. 

Leurs  grandes  faux  sont  là,  luisantes  d'un  feu  rouge, 
En  plein  midi.  Le  chef  est  un  vieux  paysan  : 
Il  veille.  Or  il  croit  voir  un  pli  du  sol  qui  bouge... 
Les  Russes  !  Il  tressaille  et  crie  :  «  Allez-vous-en  !  » 

Il  les  pousse  du  pied  :  «  Ho  !  mes  fils,  qu'on  se  lève  !  « 
Et  chacun,  se  dressant  d'un  effort  fatigué, 
Le  corps  plein  de  sommeil  et  l'esprit  plein  de  rêve, 
Tâte  l'onde  et  s'y  traîne  à  la  faveur  d'un  g^é. 


236 


De  peur  que  derrière  eux  leur  trace  découverte 
N'indique  le  passage  au  bourreau  qui  les  suit, 
Et  qu'ainsi  leur  salut  ne  devienne  leur  perte, 
Ils  souffrent  sans  gémir,  et  se  hâtent  sans  bruit. 

Hélas  !  plus  d'un  s'affaisse  et  roule  a  la  dérive, 
Mais  tous,  même  les  morts,  ont  fui  jusqu'au  dernier. 
Le  chef,  demeuré  seul,  songe  à  quitter  la  rive... 
C'est  trop  tard  !  Une  main  le  retient  prisonnier. 

«  Vieux  !  sais-tu  si  le  fleuve  est  guéable  où  nous  sommes  ? 
Misérable,  réponds  :  vivre  ou  mourir,  choisis. 
—  Il  a  bien  douze  pieds.  —  Voyons,  »  dirent  ces  hommes. 
En  le  poussant  à  l'eau  sous  l'œil  noir  des  fusils. 

L'eau  ne  lui  va  qu'aux  reins,  tant  la  terre  est  voisine, 
Mais  il  se  baisse  un  peu  sous  l'onde  à  chaque  pas; 
Il  plonge  lentement  jusques  à  la  poitrine. 
Car  les  pâles  blessés  vont  lentement  là-bas... 

La  bouche  close,  il  sent  monter  à  son  oreille 
Un  lugubre  murmure,  un  murmure  de  flux; 
Le  front  blanc  d'une  écume  à  ses  cheveux  pareille, 
Il  est  sur  ses  genoux.  Rien  ne  surnage  plus. 


237 


Du  reste  de  son  souffle  il  vit  une  seconde, 
Et  les  fusils  couchés  se  sont  relevés  droits: 
Alors,  ô  foi  sublime  !  un  bras  qui  sort  de  l'onde 
Ébauche  dans  l'air  vide  un  grand  signe  de  croix. 

J'admirais  le  soldat  qui  dans  la  mort  s'élance 
Fier,  debout,  plein  du  bruit  des  clairons  éclatants! 
De  quelle  race  es-tu?  toi  qui,  seul,  en  silence, 
Te  baisses  pour  mourir  et  sais  mourir  longtemps  I 


♦^» 


238 


DANS    LA    RUE 


A    GEORGES    GUEROULT 


Jix  percherons  égaux,  blancs  et  nourris  d'avoine, 
Trainaient  un  chêne  entier  dont  les  cimes  pendaient, 
Et  les  larges  pavés  du  faubourg  Saint-Antoine 
A  chaque  tour  de  roue  en  remuant  grondaient. 

Les  feuilles  bruissaient  et  balayaient  la  rue 
Dans  un  flot  de  poussière;  on  entendait  parfois 
Grincer  le  cabestan,  gémir  l'énorme  grue, 
Les  ferrailles  sonner  sur  le  père  des  bois. 


39 


Les  passants  inquiets  que  le  trafic  agite, 
Le  manœuvre  aux  bras  lourds,  les  pâles  artisans, 
La  marchande  aux  longs  cris,  le  désœuvré  sans  gîte, 
Et  le  gamin  railleur,  ivrogne  de  quinze  ans, 

Tous  les  êtres  forains  que  la  misère  entasse 
Contemplaient  le  bel  arbre  et  marchaient  avec  lui, 
Car  ce  chêne  avait  l'air  d'une  forêt  qui  passe, 
Et  son  dernier  frisson  serrait  le  cœur  d'ennui. 

Plus  de  vents,  plus  d'oiseaux.  Comme  un  orgue  sonore 
Dont  le  silence  même  est  plein  des  voix  du  ciel. 
D'une  âme  aérienne  il  bourdonnait  encore, 
Mais  il  était  frappé  de  l'automne  éternel. 

Les  pierres  de  la  route  ont  froissé  son  feuillage  ; 
Une  coupure  au  pied,  dont  les  cercles  nombreux 
Mesurent  sa  largeur  et  supputent  son  âge, 
A  soudain  terminé  son  festin  ténébreux. 

Ses  racines  li-bos  rongent  toujours  la  terre; 
Comme  une  hydre  sans  corps  elles  mangent  en  vain, 
Pendant  qu'ici  le  tronc  inerte  et  solitaire 
A  consommé  sa  sève  et  dépérit  de  fiiim; 


240  POEMES. 

Mais  il  clierclie  le  ciel  où  les  eaux  économes 
Roulent  en  noirs  flocons,  car  il  a  soif  surtout; 
Il  souffre  de  ce  char  et  de  ce  fîeuve  d'hommes, 
Lui  qui  resta  mille  ans  immobile  et  debout. 

Comme  un  pilier  de  temple  il  vivait  sans  secousses, 
Laissait  les  ouragans  sur  sa  tête  courir, 
Et  distillait  l'orage  en  perles  sur  les  mousses, 
Noir  l'été,  blanc  l'hiver,  impuissant  à  mourir. 


II 


Pourquoi  suivions-nous  l'arbre,  à  pas  lents,  sans  rien  dire  ? 
Étions-nous  assombris  par  de  lointains  regrets? 
Toute  femme  est  drj'ade  et  tout  homme  est  satyre  : 
On  redevient  sauvage  à  l'odeur  des  forêts. 

Sous  un  fouet  implacable,  entre  les  murs  des  villes, 
On  pense  aux  porches  verts  pleins  de  mourants  échos; 
On  rêve,  au  lieu  de  l'or  et  des  labeurs  serviles, 
L'arc  et  la  chasse  errante  aux  savoureux  repos. 


241 


L'orgueil  recule  un  but  qu'il  nous  force  à  poursuivre, 
Et  nous  allons  toujours,  ce  vautour  au  côté  : 
L'ignorance  aux  yeux,  bleus  voyait  assez  pour  vivre, 
Pour  goûter  la  lumière  et  choisir  la  beauté  ! 

Les  herbes  sont  des  lits,  les  branches  des  berceuses  ; 
Courons-y,  désertons  nos  durs  chemins  de  grès; 
Calmons  à  la  fraîcheur  des  sources  paresseuses 
Cette  fièvre  des  pieds  que  nous  nommons  progrès. 

Ainsi  tous,  ouvriers  d'une  diverse  tâche. 
Car  l'un  tient  la  truelle  et  l'autre  le  flambeau, 
Nous  marchions,  tourmentés  d'une  révolte  lâche, 
Comme  si  nous  menions  l'âge  d'or  au  tombeau. 


III 


O  nature  intraitable!  humanité  farouche! 
Non,  peuple,  tu  n'es  pas  aussi  vieux  qu'on  te  fait! 
Dès  que  du  bout  du  sein  ta  nourrice  te  touche, 
Comme  un  enfant  sevré  tu  te  souviens  du  lait. 

31 


242  POÈMES. 


Tu  crois  renaître  aux  jours  des  nudités  dansantes, 
Au  temps  des  droits  sans  loi,  des  devoirs  sans  rigueur; 
C'est  la  forêt  perdue,  ô  peuple,  que  tu  chantes, 
Quand  tu  te  sens  monter  la  Marseillaise  au  cœur. 

Encore  mal  dompté,  comme  un  loup  sous  les  grilles. 
Tu  hais  le  maître  :  attends,  et  tu  seras  ton  roi  ; 
Tu  veux,  sauvage  et  gai,  danser  sur  les  bastilles  : 
Attends,  et,  citoyen,  tu  bâtiras  pour  toi. 

Fais-toi  libre  en  changeant  par  les  vertus  civiques 
En  un  sage  concert  tes  fougues  d'autrefois  : 
Les  peupliers  sanglants  sur  les  places  publiques 
Ne  te  rendront  jamais  la  liberté  des  bois. 

Depuis  l'heure  où  le  luth,  te  révélant  tes  larmes. 
Et  te  traînant,  surpris,  des  forêts  dans  les  champs, 
T'enseigna  la  charrue  et  les  murs  et  les  armes, 
Et  le  pacte  des  bons  pour  la  guerre  aux  méchants. 

Tu  te  rendis  esclave  et  toutefois  plus  digne, 
Car  ta  chaîne  unissait  tes  mille  bras  instruits  : 
Pareil  aux  oliviers  qu'un  laboureur  aligne. 
Tu  connus  ta  richesse  en  mél^mt  tous  tes  fruits  ; 


POÈMES.  245 


Et  si  des  conquérants  ont  attaché  la  honte 
Au  joug  utile  et  saint  que  tu  t'étais  donné, 
Grandis,  sois  patient  comme  la  mer  qui  monte, 
Et  comme  elle  engloutis  ceux  qui  t'ont  dominé; 

Mais  ne  regrette  plus  ta  liberté  première  : 
Faune  hier,  montre  l'homme  au  chêne  que  tu  fends; 
Frappe  et  bénis  deux  fois  sa  tête  hospitalière, 
Abri  de  tes  aïeux,  palais  pour  tes  enfants! 


244 


LE    LION 


A    GASTOK     PRUDHOMME     DE     LA     PERELLE 


1-(A  nuit  dans  le  désert  vient  à  pas  lents  s'asseoir 
Avec  sa  robe  d'ombre  et  son  bandeau  d'étoiles; 
Elle  rafraîchit  l'air  en  balançant  ses  voiles, 
L'herbe  fume  et  l'Asie  est  comme  un  encensoir. 

C'est  l'heure  du  lion.  Sur  les  brûlantes  pierres, 
Et  sous  un  jour  pesant  aux  rayons  irrités, 
Il  a  dormi.  C'est  l'heure,  il  ouvre  les  paupières, 
Se  dresse  en  soupirant,  les  ongles  écartés. 


POÈMES.  24- 


Et  va  ;  ses  grands  yeux  clairs  dans  les  ténèbres  plongent, 

Puis  il  gronde  en  dedans  et  rugit  tout  à  coup  : 

Ses  flancs  pleins  de  tonnerre  en  frémissant  s'allongent, 

Sa  crinière  terrible  est  droite  sur  son  cou. 

Le  palais  échauffé  d'une  soif  importune, 

Il  va  voir  si  k  source  a  de  l'eau  dans  son  lit, 

Et  s'arrête  parfois  :  le  croissant  de  la  lune 

L'étonné,  la  splendeur  des  astres  le  remplit. 

Son  allure  est  d'un  sage,  il  marche  avec  mystère 

Comme  un  prêtre  des  nuits;  à  chacun  de  ses  pas, 

Son  pied  en  se  posant  semble  arrêter  la  terre  ; 

Quand  il  passe,  elle  tremble  et  ne  résonne  pas. 

Mais,  pendant  qu'au  torrent  il  se  penche  pour  boire, 

Sur  le  bord  opposé  rampe  une  forme  noire... 

Le  tigre  !  on  n'aperçoit  que  les  j-eux  et  les  dents  : 

Cette  mâchoire  blanche  et  ces  deux  trous  ardents 

Ressemblent  à  la  mort  épiante  et  cruelle. 

Le  lion  le  regarde  à  travers  ses  cils  roux, 

En  arrêt,  l'onde  encor  de  ses  lèvres  ruisselle. 

Enfin,  quand  le  silence  a  grossi  les  courroux. 

Tout  tremble  au  roulement  des  murmures  de  rage, 

Et  les  bandes  d'oiseaux  qui,  la  nuit,  dans  les  airs, 

Émigrent  assoupis,  rêvent  qu'un  double  orage 

Amoncelle  plus  bas  des  bruits  et  des  éclairs. 


246  POÈMES. 

O  terreur!  ils  se  sont  élancés  l'un  sur  l'autre 
En  même  temps,  si  prompts  que  l'œil  les  a  perdus  ; 
Comme  une  grappe  énorme  ils  semblent  suspendus; 
Puis  le  couple  acharné  dans  l'eau  tombe  et  se  vautre  : 
Sous  leurs  piétinements  durs  et  précipités 
L'eau  vive,  les  roseaux,  les  graviers  et  les  mousses 
Volent,  craquent,  foulés,  chassés  de  tous  côtés; 
On  ne  voit  qu'une  masse  aux  nerveuses  secousses 
Dans  un  tumulte  sourd;  les  puissants  coups  de  crocs 
Au  velours  jaune  ou  noir  font  de  brûlants  accrocs; 
Le  plus  faible  en  aura  jusqu'à  ce  qu'il  ne  bouge 
Et  n'ait  plus  dans  le  corps  ni  souffle  ni  chaleur. 
L'air  s'infecte,  la  source  a  changé  de  couleur, 
Et  le  tigre  a  roulé  dans  une  bourbe  rouge. 
Le  lion  s'est  dressé  sur  le  vaincu  mourant. 
Le  flaire,  s'en  éloigne,  et,  maître  du  torrent. 
Se  secoue  en  silence  et  recommence  à  boire. 
L'onde  fraîche  a  calmé  le  feu  de  sa  mâchoire. 
Mais  le  sang  qu'il  a  bu  s'allume  dans  son  cœur; 
Il  rôde,  il  a  besoin  de  sa  jalouse  amante. 
La  féroce  au  col  nu,  la  fauve  sans  vainqueur 
L'appelle  ;  il  la  pressent  ;  sa  force  le  tourmente. 
Et  bientôt  rugiront  ces  amours  forcenés 
Où  les  mâles  affreux  sont  les  plus  sûrs  de  plaire, 


2-17 


Où  la  loi  d'un  baiser  pareil  à  la  colère 
Les  tient  avec  fureur  et  plaisir  enchaînés. 
La  lionne,  plaignant  son  ardeur  inutile. 
Traîne  son  cri  lascif,  et,  voyant  qu'il  la  suit, 
De  ses  flancs  caressants  aux  grâces  de  reptile 
L'enveloppe  et  s'échappe,  et  l'attire  et  le  fuit. 

Et,  quand  viendra  l'instant  où  le  levant  se  dore 
Et  sent  avec  lenteur  le  soleil  approcher. 
Le  lion  montera  sur  le  front  d'un  rocher 
Pour  saluer  d'en  haut  la  ravonnante  aurore. 


II 


Le  soleil  cherche  en  vain  le  prince  des  déserts. 

Où  donc  est-il?  Hélas!  il  a  passé  les  mers. 

Nul  combat  aujourd'hui,  nul  amour  ne  l'enflamme. 

Et  voici  le  chagrin  qui  dévore  son  âme  : 

Au  lieu  de  sable  rose  il  trouve  des  carreaux, 

Au  lieu  d'air  sans  limite  une  barrière  étroite, 


248  POÈMES. 


Et,  mendiant  l'espace,  il  va  de  gauche  à  droite, 

Et  revient,  le  front  bas,  en  frôlant  des  barreaux. 

Il  ne  connaissait  pas  dans  l'Arabie  entière 

De  si  dur  ébénier  que  sa  dent  n'ait  tordu; 

Ces  barreaux  merveilleux  sont  faits  d'une  matière 

Où  la  mâchoire  crie  avant  d'avoir  mordu. 

Les  astres  dans  leur  cours  visitaient  sa  caverne, 

Ici  fume  une  lampe.  Il  est  mort  à  demi. 

Jouet  épouvanté  d'un  fantasque  ennemi 

Dont  l'œil,  présent  ou  non,  l'environne  et  le  cerne; 

Car  il  n'est  jamais  seul  :  cet  œil,  cet  œil  est  là. 

Son  cerveau  de  lion  ne  comprend  pas  cela  : 

Quand  ce  tyran  divin  le  regarde,  il  lui  semble 

Q.u'il  est  trainé  par  terre  ou  cloué,  puis  il  tremble 

Comme  sous  un  ciel  bas  prêt  à  crouler  sur  lui. 

Le  lion  vous  imite,  ô  faibles  hirondelles 

Qui  tournoyez  dans  l'air,  ne  vous  sentant  plus  d'ailes 

Quand  le  serpent  se  dresse  et  que  son  charme  à  lui. 

Il  s'est  maintes  fois  dit  :   «  Si  je  pouvais  lui  plaire. 

Ne  faire  qu'en  ami  toutes  ses  volontés, 

Et,  lui  léchant  le  corps,  obtenir  pour  salaire 

Un  pas  de  plus  à  joindre  aux  pas  qu'il  m'a  comptés?  » 

Mais,  quand  il  promenait  le  long  de  la  poitrine 

Sa  langue  chaude  et  rude  en  ouvrant  la  narine, 


POÈMES.  24y 


De  cette  proie  offerte  il  détournait  les  yeux  : 
«  Cette  colonne  auguste  est  de  la  chair  vivante... 
Dans  ces  veines  d'azur  quel  sang  délicieux  !  » 
Et  soudain  le  tenté  fuyait,  pris  d'épouvante. 

Dans  la  cage  voisine,  un  autre  roi  vaincu 
Songe.  C'est  son  rival  :  le  tigre  a  sun'écu. 
Comme  son  cœur  est  dur,  il  ne  perd  pas  courage  : 
11  tourne,  en  se  dressant  à  tous  les  coins  de  mur; 
Une  issue  est  cachée  à  l'angle,  il  en  est  sûr. 
Et  la  cherche;  bientôt  son  enquête  l'enragé; 
Bondissant,  de  la  grille  il  ébranle  le  fer, 
Y  fait  craquer  ses  dents  et  saigner  ses  gencives  ; 
Le  fer  sonne  en  brisant  ses  fureurs  convulsives, 
Sa  gorge  est  un  volcan,  sa  prunelle  un  enfer. 
Il  craint  l'homme,  non  pas  comme  un  génie  occulte. 
Mais  comme  un  fouet  vivant  qui  lui  cingle  le  dos; 
Il  ne  le  lèche  pas  :  la  haine  est  tout  son  culte. 
Malheur  !  quand  il  saura  qu'il  est  de  chair  et  d'os  ! 
Car  il  est  révolté,  lui,  fou  des  grandes  chasses, 
D'attendre  qu'un  valet  ser%-e  de  temps  en  temps 
A  sa  superbe  faim  d'odieuses  carcasses 
Au  lieu  des  festins  chauds,  jeunes  et  palpitants. 


32 


250 


Leurs  prisons  cependant  au  cirque  sont  roulées, 
Affront  barbare,  abject,  qu'ils  souffrent  tous  les  soirs. 
Où  sont-ils?  Tous  les  yeux  de  ces  têtes  foulées 
Étincellent  sur  eux  comme  des  brillants  noirs. 

Le  peuple  impatient  les  acclame  en  tumulte. 
Fils  de  la  solitude,  ils  bâillent  éblouis, 
Et  se  couchent.  Alors,  le  rire  humain  l'insulte  : 
«  Çà,  dompteur,  tes  lions  se  sont  évanouis  !  » 

Mais  lentement  s'élève  une  rumeur  profonde, 
On  se  tait  :  les  railleurs  ont  senti  cette  voix; 
Car  il  n'est  pas  de  bruit  plus  solennel  au  monde 
Après  les  grands  soupirs  de  la  mer  et  des  bois. 

Le  dompteur  entre.  Il  parle,  il  caresse,  il  ordonne. 

Le  lion  se  dérobe  en  grommelant  tout  bas, 

Puis  s'irrite  et  revêt  sa  royale  personne; 

Son  regard  fixe  et  grave  a  dit  :  «  Je  ne  veux  pas.  » 

L'homme  veut.  L'indompté  répond  trois  fois  de  suite 

Dans  un  muet  colloque  à  faire  frissonner  : 

«  Je  ne  veux  pas.  » 

Le  tigre,  ému,  flairant  la  fuite, 
Va,  vient, 


On  entendrait  des  mouches  bourdonner. 
Pitié  !  du  fouet  d'acier  les  coups,  cuisante  grêle, 
Font  jaillir  la  douleur.  Hurlant  de  tout  son  corps. 
Le  lion  rampe,  il  vient  manger  dans  la  main  frêle 
Qui  de  sa  haute  échiné  a  courbé  les  ressorts. 
La  foule  crie.  Elle  aime,  entre  toutes  les  fêtes, 
A  craindre  eu  sûreté.  Rugis  donc,  ô  lion, 
Et  bondis,  car  elle  aime  à  voir  sauter  les  bêtes 
Afin  que  l'homme  seul  ne  soit  pas  histrion. 


lîl 


O  terre  !  il  faut  que  l'homme  usurpe  ton  écorce, 
Mais  tu  pleures  tes  fils  plus  robustes,  plus  francs; 
Tu  préfères,  en  eux,  ta  simple  et  droite  force 
A  l'ascendant  rusé  qui  nous  fait  leurs  tyrans. 
«  Il  est  beau,  nous  dis-tu,  que  pour  vous  mon  zéphire 
Dans  les  toiles  surpris  se  condamne  au  travail  ; 
Q.ue  sur  un  double  fer  une  brute  en  délire 
Chasse  mes  horizons  à  grands  coups  de  poitrail. 


252 


Il  est  beau  d'affronter  des  vagues  inconnues, 

De  dépécher  au  loin  votre  âme  sur  un  fil, 

D'obliger  le  poids  même  à  remonter  les  nues, 

Et  de  mêler  deux  mers,  à  la  face  du  Nil, 

Allez  et  prenez  tout.  Mes  entrailles  ouvertes 

Vous  livrent  l'aliment  et  le  secret  du  feu  ; 

Prenez  mes  bœufs,  mes  blés,  je  répare  mes  pertes; 

Mais  ne  torturez  pas,  la  douleur  est  à  Dieu. 

Le  plaisir  est  borné,  la  douleur  infinie, 

Et  Dieu  seul  la  dispense  à  de  justes  degrés. 

Ils  ne  sont  pas  sans  droits,  les  êtres  sans  génie  : 

Vous  ne  les  valez  plus  quand  vous  les  torturez. 

Leur  cruauté  s'éteint  dès  que  leur  besoin  cesse, 

Mais  la  cruauté  même  est  pour  vous  un  besoin  ; 

Ils  savent  se  haïr  sans  feinte  et  sans  bassesse, 

Et  peut-être,  la  nuit,  quand  tout  ce  peuple  est  loin, 

Ces  deux  monstres,  lassés  de  vos  petits  vacarmes, 

Indignés  et  surpris  du  nombre  des  bourreaux, 

Se  pardonnent  leur  guerre,  et,  les  yeux  pleins  de  larmes, 

Se  parlent  de  justice  à  travers  les  barreaux. 


^-^Si*- 


2)3 


L'AMÉRIQUE 


V^L'AXD  l'arche  s'arrêta,  du  linceul  gris  des  ondes 

S'ékva  lentement  la  terre  d'aujourd'hui; 

Mais  Dieu  la  divisa  cette  fois  en  deux  mondes, 

Une  moitié  pour  nous,  l'autre  moitié  pour  lui. 

Il  nous  livra  l'Europe  et  l'Asie  et  l'Afrique, 

Du  Nil  au  Borj'sthène  et  de  Marseille  à  Tyr; 

Mais  il  se  réserva  la  féconde  Amérique, 

Voulant  y  voir  son  œuvre  en  liberté  grandir. 

Pour  que  ce  monde  heureux  fût  complet  comme  l'autre, 

II  en  ouvrit  le  ciel  à  des  êtres  humains. 

Mais  il  ne  plaça  pas,  comme  il  fit  dans  le  nôtre. 

Sous  leur  front  le  génie  et  le  soc  en  leurs  mains. 

Il  les  laissa  courir  dans  les  vierges  savanes, 

Chasser,  dormir,  flatter  leurs  instincts  sans  remords. 


254 


Donner  à  leurs  enfants  pour  berceaux  les  lianes, 
L'infini  bleu  pour  tombe  à  leurs  vieux  parents  morts. 
Et  comme  la  campagne,  ardente  et  respectée, 
Leur  prodiguait  plus  d'or,  plus  d'oiseaux  et  de  fruits. 
De  fleurs  et  de  rayons  que  la  route  lactée 
D'étoiles  à  leurs  yeux  dans  la  splendeur  des  nuits, 
Ces  êtres  innocents,  noyés  dans  la  lumière. 
Dans  un  air  plein  de  sève  et  de  miel  et  de  feu. 
Se  trouvaient  là  si  bien  qu'ils  adoraient  la  pierre, 
L'arbre  et  le  firmament,  car  tout  leur  était  Dieu. 
Ils  croj-aient,  peu  jaloux  de  gloire  et  de  conquête, 
User  assez  des  biens  qui  leur  étaient  offerts, 
Quand  ils  s'étaient  noué  des  plumes  à  la  tête 
Ou  fait  un  lit  nomade  avec  des  rameaux  verts; 
Ils  n'avaient  pas  besoin  de  transformer  les  choses. 
D'y  puiser  savamment  des  éléments  meilleurs; 
Ils  sentaient  leur  bonheur,  ils  en  touchaient  les  causes, 
Ils  n'avaient  pas  besoin  de  le  rêver  ailleurs. 

L'Amérique  vivait  dans  un  repos  superbe, 

Promenant  vers  la  mer  ses  fleuves  aux  longs  bras, 

Balançant  dans  l'azur  sa  chevelure  d'herbe 

Au  fracas  éternel  de  ses  Xiagaras. 

Elle  poussait  au  ciel  des  végétaux  énormes, 


POÈMES. 


Ses  nopals,  ses  cactus,  et  ses  bois  résineux; 
Ses  nocturnes  forêts  pleines  d'étranges  fornies 
Tordaient  paisiblement  d'inextricables  nœuds. 
Ses  beaux  oiseaux  ridaient  le  golfe  solitaire, 
Ses  îles  fleurissaient  sous  les  vents  alizés  ; 
C'était  l'hymen  fécond  du  ciel  et  de  la  terre, 
Et  des  étés  sans  fin  naissaient  de  leurs  baisers. 

Mais,  pjirfois,  il  passait  dans  la  tiède  atmosphère 
Un  flot  d'air  étranger,  trouble  et  chargé  de  sang; 
Une  rumeur  montait,  et  de  l'autre  hémisphère 
Le  sol  semblait  au  loin  frémir  en  gémissant. 

L'homme  y  recommençait  son  aventure  étrange  ! 
La  terre  est  molle  encore  et  le  bonheur  a  fui  ; 
Hors  de  l'arche,  aussitôt  qu'il  eut  touché  la  fange, 
L'homme  sentit  le  mal  se  retremper  en  lui  : 
«  A  moi  le  fer,  le  feu,  la  mer  et  la  campagne  ! 
Rappelons-nous  les  arts  des  enflints  de  Caïn. 
A  la  forge,  mes  fils  !  au  labour,  ma  compagne  ! 
Changeons  l'or  en  écus  et  les  blés  mûrs  en  pain. 
Quand  les  bras  sont  nombreux,  la  tâche  en  est  moins  dure 
Enchaînons-nous  ensemble,  unissons-nous  d'efforts, 
Et,  comme  des  cancers  aux  flancs  de  la  nature, 


256 


Creusons  et  bâtissons  des  villes  et  des  ports  ! 
Q.ai  vient  à  l'horizon  nous  disputer  la  terre? 
Debout,  les  jeunes  gens  !  c'est  moi  qui  suis  le  roi  ! 
La  gloire,  c'est  l'éclat  du  meurtre  militaire, 
La  patrie  est  la  place  où  je  vous  fais  la  loi  ! 
Gloire  et  patrie  !  Allez,   ces  mots  feront  fortune. 
Des  champs  de  nos  voisins  n'étes-vous  pas  jaloux  ? 
Que  ne  leur  jetons-nous  notre  chaîne  commune? 
La  conquête  est  un  droit,  les  vaincus  sont  à  nous.  » 
Puis  les  vaincus  ont  dit  :  «  Nous  sommes  tous  des  frères. 
Faisons  les  lots  pareils  du  labeur  et  du  gain  !  » 
Et  le  même  drapeau  prit  des  couleurs  contraires  : 
«  Je  suis  aristocrate.  —  Et  moi,  républicain. 

—  Moi,  j'aime  le  tyran  qui  payait  bien  mes  pères. 
Moi,  j'abhorre  celui  qui  tortura  les  miens. 

—  Le  fort  pouvoir  d'un  seul  fait  les  États  prospères. 

—  L'égal  pouvoir  de  tous  fait  les  grands  citoyens. 

—  Je  confesse  le  Christ.  —  A  Jupiter  l'empire. 

—  Moi,  j'ai  fui  dans  Allah  !  —  Moi,  je  n'ai  foi  dans  rien,  a 
Chaque  philosophie  avec  un  froid  délire 

Jetait  son  ombre  vaine  à  la  clarté  du  bien  ; 
Chaque  religion,  jurant  par  son  apôtre, 
S'animant  de  son  dieu  contre  un  culte  imposteur. 
Le  fer  dans  une  main,  le  symbole  dans  l'autre. 


Tuait  la  Créature  au  nom  du  Créateur. 
La  peste,  le  besoin,  le  cilice  et  les  armes 
Travaillaient  tour  à  tour  les  générations, 
Et  chacune,  en  passant  dans  la  rage  et  les  larmes, 
A  balayé  la  terre  aux  vents  des  passions; 
Ainsi  les  ouragans  qui  poussent  les  nuages 
Les  font  s'entre-choquer  comme  les  bataillons, 
Et  de  pluie  et  d'éclairs  forment  ces  grands  orages 
Qui  laissent  derrière  eux  la  campagne  en  haillons. 
L'Asie  a  vu  courir  plus  de  vingt  Alexandres; 
Que  devient  la  verdure  où  passe  le  torrent? 
Les  colosses  d'Egypte  ont  ajouté  leurs  cendres 
Aux  sables  que  tourmente  un  soleil  dévorant; 
L'Europe  a  vu  pâlir  ses  plaines  les  plus  belles 
Sous  la  herse  gauloise  et  le  chariot  germain, 
Et  sous  la  grande  route  aux  dalles'  éternelles 
Que  fondait  sous  ses  pas  le  lourd  piéton  romain. 
Les  rois  vont  pulluler  sur  l'empire  en  poussière, 
Des  trônes  sont  bâtis  sur  les  épis  broyés, 
Chacun  dispute  à  mort  sa  part  dans  la  matière, 
Chacun  dispute  à  mort  la  place  de  ses  pieds! 

Dieu  voilé,  tu  pouvais,  pour  punir  cette  engeance, 
La  laisser  d'elle-même  un  jour  s'anéantir, 


2s8 


Et  sa  propre  fureur  eût  ser\-i  ta  vengeance; 
Mais  une  fois  encor  tu  crus  au  repentir, 
Et  tu  dis  à  Colomb  :  «  Cherche  une  voile  et  marche, 
Va  toujours  devant  toi,  par  mon  soufBe  emporté; 
Où  luit  la  Croix  du  Sud  je  conduirai  ton  arche, 
Car  je  veux  par  l'exil  sauver  la  liberté  !  » 
Et  l'inspiré  partit.  Qui  ne  sait  l'aventure  : 
L'espoir,  le  doute  ingrat,  l'équipage  ennemi, 
Les  trois  sommations  à  l'horizon  parjure, 
La  honte  d'un  retour,  la  peur  de  l'infini? 

L'Amérique  était  calme,  et  cependant  vers  elle 
Accouraient  effraj'és  tous  les  oiseaux  marins; 
De  l'approche  du  monstre  ils  portaient  la  nouvelle. 
Mais  l'incrédule  terre  apaisait  leurs  chagrins  : 
«  Ils  vont  si  lentement  par  des  plaines  si  grandes  !  » 
Et  les  déserts  dormaient  sur  la  foi  des  deux  mers. 
Dans  leur  tranquillité  se  déploj'aient  les  Andes  : 
On  aurait  dit  qu'Atlas  du  poids  de  Tunivers 
Avait,  heureux  Titan,  soulagé  son  épaule, 
Et  qu'il  dormait  paisible  au  bord  d'un  océan. 
Couché  sur  sou  fardeau,  posant  sa  tête  au  pôle, 
Et  laissant  ses  pieds  pendre  aux  flots  de  Magellan^ 
Quand  il  les  vit  ramper  avec  leurs  faibles  ailes, 


POÈMES.  259 


Le  mont  ne  rida  point  son  front  immaculé  : 
«  Paix,  mes  filles,  dit-il  aux  neiges  éternelles, 
Avant  que  je  me  dresse  ils  auront  reculé.  » 
Sentant  de  ses  forêts  frémir  les  vieilles  souches 
Et  leur  plaintive  houle  importuner  ses  flancs  : 
«  Rassurez- vous,  dit -il,  ô  mes  vierges  farouches, 
Votre  seuil  est  terrible,  ils  s'en  iront  tremblants.  » 

Ah!  tu  ne  savais  pas  ce  que  peuvent  les  hommes, 

Toi  qui  les  défiais  avec  un  tel  dédain. 

Monde  nouveau,  demande  à  l'ancien  qui  nous  sommes 

Où  nous  aurons  passé  tu  seras  vieux  demain. 

Déjà  tes  beaux  déserts,  hachés  par  nos  charrues. 

Sont  des  carrés  de  riz,  de  canne  et  de  coton; 

Ils  subissent  le  rail  et  le  pavé  des  rues; 

Leurs  sauvages  troupeaux  connaissent  le  bâton  ! 

L'homme  apporte  avec  lui  le  fouet  et  les  entraves, 

Il  déshonore  tout;  ton  sol  épouvanté 

Comme  une  vieille  Afrique  a  bu  des  pleurs  d'esclaves, 

Il  t'a  fait,  malgré  Dieu,  trahir  la  libené. 

Encore  un  peu  de  temps,  et  les  guerres  civiles 

D'une  rosée  impie  abreuveront  tes  champs  ; 

Bois  donc  !  et  tu  sauras  pourquoi  les  fleurs  sont  viles 

Dans  les  jardins  de  Rome  au  soleil  de  printemps. 


26o  P  O  Ù  M  E  s  . 


Quand  l'étranger  funeste,  à  genoux  sur  la  grève, 
Fit  à  Dieu  sa  prière,  encor  pale  d'effroi, 
Il  le  remercia  d'avoir  béai  son  rêve 
Et  donné  par  ses  mains  tout  un  monde  à  son  roi. 
Il  n'a  pas  ressenti  la  paix  surnaturelle 
Que  dépose  dans  l'âme  un  sol  inexploré; 
Il  a  vu  cette  plage  et  mis  le  pied  sur  elle 
Sans  lui  parler  tout  haut  dans  un  trouble  sacré  : 
«  Rien  des  choses  d'Europe  ici  ne  m'accompagne, 
O  terre,  je  viens  nu  sous  ton  soleil  nouveau  ! 
Je  ne  te  plante  au  cœur  ni  le  drapeau  d'Espagne 
Ni  le  vieux  labarum  rougi  comme  un  drapeau; 
Sur  le  premier  gazon  je  veux  bâtir  ma  hutte  ; 
Je  mêlerai  mon  sang  au  sang  des  habitants; 
Moi,  mes  fils  et  les  tiens  nous  unirons  sans  lutte 
En  fraternel  faisceau  nos  fronts  indépendants; 
Imitons  la  forêt  dont  les  chênes  robustes 
Puisent  au  sol  commun  sans  batailler  entre  eux  : 
Les  racines  jamais  ne  font  les  parts  injustes, 
Les  cimes  en  chantant  se  baisent  dans  les  cieux  !  » 

Mais  nos  aventuriers  trouvaient  des  mers  dociles, 

Des  fleuves  raulant  l'or  à  crever  les  tamis, 

Et,  pour  guider  leurs  pas,  des  peuples  imbéciles 


i6i 


Qj-ii  leur  tendaient  h  main  comme  à  des  dieux  amis. 

A  la  terre  nouvelle,  apôtres  d'infamie, 

Ils  ont  communiqué  le  ferment  des  méchants, 

Et  l'on  vit  se  ruer  sur  la  vierge  endormie 

Les  soudards  du  vieux  monde  et  ses  roués  marchands. 

Ah  !  depuis  trois  cents  ans  ils  l'ont  bien  réveillée  ! 

Quel  bruit  de  pas  humains  !  quelle  ardeur  !  quels  travaux  ! 

Sur  la  Cybèle  jeune  et  de  fleurs  habillée 

Qu'ils  ont  passé  de  fois  leurs  ignobles  niveaux! 

A  quoi  bon,  tristes  gens,  vos  ports  et  vos  boutiques, 

Si  vous  traînez  au  flanc  le  principe  du  mal. 

Et  si  le  vieux  démon  des  fureurs  politiques 

Vous  emporte  avec  nous  dans  son  cercle  fiital? 

Ce  cercle  est  tout  tracé  par  notre  antique  histoire  : 

A  ton  tour,  peuple  fier,  tu  salùras  César, 

A  ton  tour  tu  verras  au  seuil  de  ton  prétoire 

La  tache  de  ton  sang,  la  marque  de  son  char; 

Tu  verras  quelque  fils  des  empereurs  du  Tibre 

Porter  un  monde  au  bout  de  son  sceptre  insolent. 

Pareil  au  bateleur  qui  tient  en  équilibre 

Sur  la  pointe  d'un  glaive  un  disque  chancelant! 

Tu  connaîtras  aussi  les  gloires,  les  conquêtes. 

Et  les  sanglots  perdus  dans  le  bruit  des  tambours, 

Le  triomphe  et  le  deuil,  la  panique  et  les  fêtes, 


202  POÈMES. 


Après  les  jours  brillants  l'horreur  des  mauvais  jours. 

Tu  briseras  tes  lois,  tu  les  voudras  refaire, 

Et,  jouet  éternel  de  tes  ambitieux. 

Quand  l'un  te  voudra  vendre  an  flambeau  qui  t'éclaire, 

L'autre  te  montera  le  bâillon  jusqu'aux  yeux. 

A  la  féroce  épée,  à  la  toge  hypocrite, 

Mendiant  tour  à  tour  des  chartes  pour  tes  droits. 

Tu  feras  comme  nous,  ton  histoire  est  écrite  : 

Flux  et  reflux  sans  fln  de  l'anarchie  aux  rois. 

Ta  fortune  est  vulgaire  et  nous  la  croyions  belle, 
O  terre  de  Colomb  !  et,  quand  la  liberté, 
A  travers  l'Océan  volant  à  tire  d'aile. 
Vint  jeter  dans  tes  bras  son  corps  ensanglanté. 
Nous  la  croyions  ravie  aux  soufflets  de  la  guerre, 
Et  notre  amour  jaloux  l'accompagnait  là-bas. 
O  terre  de  Colomb  !  ta  fortune  est  vulgaire  ; 
Nous  te  croyions  bénie,  et  tu  ne  l'étais  pas. 

Enfin  l'homme  a  partout  tenté  la  mer  profonde  : 
Il  n'est  plus  d'Amérique  où  s'enfuir;  les  vaisseaux 
Ont  fait  de  leur  sillage  une  ceinture  au  monde, 
Et  nous  n'espérons  plus  dans  l'infini  des  eaux  : 
Si  loin  que  l'émigrant  veuille  pousser  ses  voiles, 


POÈMES.  265 

Sa  route  le  ramène  en  sa  propre  maison. 

Nos  yeux  sont  possesseurs  de  toutes  les  étoiles,       ' 

Mais  nos  pieds  désormais  se  savent  en  prison. 

Dans  quels  climats  cachés  le  cœur  sauvage  et  triste 

Se  pourra-t-il  choisir  un  volontaire  exil? 

Il  n'est  plus  de  déserts,  l'iniquité  persiste  : 

S'il  demeure  un  seul  juste,  où  se  sauvera-t-il ? 

Qu'il  aille  au  nord,  au  sud,  au  couchant,  à  l'aurore. 

Pour  contempler  en  paix  le  ciel  sévère  et  doux. 

Il  doit  errer  toujours  de  Soiome  à  Goir.orrhe, 

Les  méchants  lui  crîront  :  «  Cette  place  est  à  nous.  » 

Dans  l'étroite  limite  où  le  sol  les  rassemble, 

La  force  et  le  bon  droit  vont  se  heurter  du  front; 

L'équateur  les  enserre  et  les  confond  ensemble. 

Ces  ennemis  mortels  corps  à  corps  lutteront! 

Jéhovah  n'est  plus  craint,  la  vieille  arche  est  brûlée, 

Et  nous  ne  demandons  aucun  déluge  aux  flots  ; 

Sans  allié  divin,  la  justice  acculée 

Accepte  vaillamment  la  bataille  en  champ  clos. 


264 


LES    VOLUPTÉS 


V^  Voluptés,  salut!  une  longue  injustice 
Vous  accuse  d'emplir  les  enfers  de  damnés, 
Fait  sonner  votre  nom  comme  le  nom  du  vice 
Et  ne  l'inscrit  jamais  que  sur  des  fronts  fanés; 
Et  nous  vous  bénissons,  reines  des  jeunes  hommes; 
Si  nous  rêvons  un  ciel,  c'est  en  vous  embrassant, 
Et  vous  nous  laissez  purs,  ennoblis  que  nous  sommes 
Par  la  complicité  du  cœur  avec  le  sang  ! 
Nos  lèvres  ne  vont  pas  jusqu'à  la  beauté  même 
Et  le  plus  long  regard  ne  nous  peut  apaiser. 
Tant  que  la  bouche  et  l'œil  n'ont  pas  crié  :  «  Je  t'aime  I 
Et  fait  d'un  sentiment  le  miel  de  leur  baiser. 


26', 


StupiJo  libertin,  riiomme  qui  fait  sa  proie 
D'un  amour  ingénu  qu'il  se  rit  d'offenser! 
Les  beaux  corps  sont  pour  lui  des  pourvoyeurs  de  joie, 
Sans  que  jamais  sentir  le  convie  à  penser. 

La  pudeur  n'est  pour  lui  qu'une  ardente  ceinture 
Que  le  caprice  attache  et  saura  dénouer, 
Car  il  ne  comprend  pas  que  l'austère  Nature 
La  donne  pour  combattre  et  non  pas  pour  jouer. 

Ah  I  s'il  est  quelque  part  des  flammes  éternelles. 
Que  ce  brutal  y  tombe  et  s'instruise  à  pleurer! 
Nous  levons  sur  le  beau  de  plus  tendres  prunelles. 
L'art  pensif  a  des  yeux  qui  savent  admirer! 


II 


Mais  l'admiration  n'est  pas  l'amour  encore; 
L'homme  tend  vers  le  beau  ses  bras  pour  le  saisir, 
L'homme  veut  quelque  prise  à  tout  ce  qu'il  adore. 
Et  son  avide  maiu  suit  partout  son  désir, 

34 


266  POÈMES. 

Posséder  la  beauté,  c'est,  dans  une  caresse 
Offerte,  mais  rendue  avec  un  trouble  égal, 
Par  la  fête  des  sens  exprimer  la  tendresse, 
Par  l'exquise  tendresse  honorer  l'idéal! 

Quand  nous  traînons,  aux  jours  d'angoisses  juvéniles, 
Nos  grandes  soifs  d'aimer,  qui  nous  parlent  en  lois. 
Sur  le  pavé  cynique  et  sans  pitié  des  villes, 
Le  cœur  si  misérable  et  si  riche  à  la  fois. 

Nous  nous  rappelons  tous  une  amante  première  : 
Les  doigts  timidement  aux  siens  entremêlés, 
Nous  rêvions  avec  elle  en  foulant  la  bruyère, 
Sans  pouvoir  dire  un  mot,  le  sein,  les  yeux  troublés  ; 

La  bonté  s'exhalait  de  la  terre  embaumée. 

Tout  semblait  chaste,  heureux,  béni  sur  le  chemin. 

Comme  si  la  vertu  par  notre  bieu'aimée 

Pour  nous  conduire  à  Dieu  nous  avait  pris  la  main. 

Alors  nous  vous  pleurons,  ô  petites  amantes 
Qui  teniez  sous  vos  cils  le  désir  à  genoux  : 
L'océan  soulevé  des  ivresses  brûlantes 
Nous  désaltère  moins  qu'une  larme  de  vous; 


26; 


Si  nous  mêlons  encore  au  plaisir  la  pensée, 
C'est  que  nous  évoquons  nos  vœux  d'adolescents  : 
Offrir  à  l'âme  l'âme  aux  lèvres  condensée, 
Voilà  l'amour  entier,  rêve  des  cœurs  puissants! 

On  dit  que  Raphaël,  aimant  la  Fornarine 
Assez  pour  désirer  des  nuits  sans  lendemains, 
Laissa  le  souffle  pur  de  sa  jeune  poitrine 
Fuir  sous  l'oppression  de  plaisirs  surhumains. 

Il  en  mourut!  Eh  bien!  ô  vous  que  l'ennui  ronge, 
Vous  dont  l'or  vigilant  travaille  la  santé, 
De  quoi  le  plaignez- vous  r  il  meurt  aux  bras  d'un  songe. 
Vous  mourez  sur  l'écueil  d'une  réalité. 

Oui,  Raphaël  usa  sa  fébrile  énergie, 
Mais  jamais  sur  ce  front  par  un  ange  habité 
Les  reflets  infernaux  de  la  stérile  orgie 
N'ont  jeté  leur  rougeur  ni  leur  lividité. 

Quand  sa  bouche,  en  suivant  la  correcte  figure, 
En  avait  savouré  les  contours  gracieux. 
Quand  il  avait  flatté  la  brune  chevelure 
Et  balancé  son  cœur  dans  l'infini  des  veux, 


!6S 


Q.-uuid  il  avait  d\imour  et  peut-être  d'envie 
Sur  une  œuvre  de  Dieu  fait  battre  son  côté, 
Surpris  dans  l'idéal  un  peu  de  l'autre  vie 
Et  donné  de  la  sienne  au  corps  de  la  beauté, 

Alors,  pale  et  divin,  les  yeux  ombrés  d'un  voile. 
Mais  pleins  des  feux  lointains  au  paradis  puisés, 
Il  repoussait  la  femme  et  portait  à  la  toile 
La  caresse  de  l'art,  essence  des  baisers. 


III 


Hélas  !  découvrons-nous  un  seul  plaisir  au  monde 
Dont  l'œil  ne  sorte  pâle  et  le  front  abattu  ? 
Laissons  l'amour  vénal  et  la  débauche  immonde, 
Regardons  la  justice  et  l'art  et  la  vertu. 

L'homme  ne  peut  goûter  ni  le  vrai  ni  le  juste, 
Il  ne  peut  pas  s'unir  à  toute  la  beauté  : 
A  penser  l'idéal  l'esprit  le  plus  robuste 
S'épuise,  et  qui  le  sent  périt  de  volupté. 


POÈMES.  269 


Le  philosophe  au  loin  voyait  luire  une  flamme, 
Lt,  fier,  vers  îe  mirage  il  s'est  précipité; 
Mais  l'espoir  a  trahi  les  ailes  de  son  âme, 
Au  cœur  de  la  substance  il  sent  l'inanité. 

Il  ressemble  au  vaisseau  sur  des  mers  immobiles  : 
Les  voiles  sans  appui  tombent  le  long  des  mâts; 
Vainement  la  vigie  a  vu  le  bleu  des  îles, 
L'abime  indifférent  ne  l'y  portera  pas. 

Le  soldat  a  posé  son  casque  sur  sa  tête, 
Le  peuple  l'accompagne,  il  est  enfin  parti, 
Il  s'est  enfin  jeté  dans  l'épaisse  tempête! 
Il  chancelle  d'un  coup  qu'il  n'avait  pas  senti. 

Le  soir,  se  soulevant  sur  la  plaine  empourprée, 
11  cherche,  il  voit  là-bas  les  feux  du  camp  vainqueur, 
Il  ne  peut  soutenir  sa  blessure  altérée 
Et  tombe,  avec  la  mort  et  la  patrie  au  cœur. 

Le  poète  tout  bas  récite  son  poème; 

Il  en  a  bien  souffert,  s'il  en  a  bien  joui  ; 

Il  connaît  trop  le  prix  des  pauvres  vers  qu'il  aime, 

Au  socle  de  sa  harpe  il  reste  évanoui. 


POÈMES. 


Mais  la  mère  pardonne  au  fruit  qui  la  déchire, 
Elle  oublie  en  ses  flancs  les  poignantes  chaleurs, 
Et,  le  voyant  si  beau,  trouve  un  premier  sourire 
Humide  et  pale  encor  des  dernières  douleurs. 

Celui  qu'en  d'autres  cieux  la  mélodie  entraîne, 
Quand  sous  un  archet  sûr  qui  flatte  en  pénétrant, 

Il  fait  contre  son  sein  vivre  en  un  cœur  de  frêne 
Ce  soupir  étouffé,  ce  chant  gréle  et  souffrant; 

Quand,  de  ce  même  archet,  délicat  tout  à  l'heure, 
Fouettant  soudain  la  corde,  à  ses  fougueux  appels 
Il  la  fait  sangloter  com.me  un  enfant  qui  pleure 
Et,  folle,  crier  grâce  à  des  baisers  cruels! 

Ne  sent-il  pas  dans  l'air  se  dissiper  sa  vie 
Et  par  modes  égaux,  délicieux  tourment! 
Courir  dans  tous  ses  nerfs  l'irritante  harmonie 
Qui  l'épuisé  et  le  charme  inexorablement? 

Le  sculpteur,  fasciné  par  le  limon  qu'il  creuse. 
Travaille  seul,  debout,  comme  étonné,  sans  voix; 
Son  œil  fixe  et  profond,  sa  main  ferme  et  fiévreuse 
Se  portent  de  concert  sur  tout  l'oeuvre  à  la  foisl 


POÈMES. 


Car  elle  est  là,  Vénus!  elle  est  là,  toute  nue. 
Elle  dort  dans  la  te-rre,  il  va  la  réveiller; 
Il  ne  l'invente  pas,  mais  il  l'a  reconnue. 
Et  son  pouce  ne  fait  que  la  déshabiller  ! 

Au  moment  où  Vénus,  comprenant  qu'on  l'appelle, 
Du  bloc  indifférent  sous  les  doigts  curieux 
Sort  sa  divine  épaule  et  sa  tête  immortelle 
Et  cherche  le  sourire  et  le  sr.lut  des  dieux, 

Croyez-vous  que  l'artiste,  émerveillé  lui-même. 
Devant  ce  qu'il  a  fait  immobile  et  transi. 
Ne  sente  pas  en  lui  de  la  beauté  suprême 
Un  envahissement  qui  peut  tuer  aussi? 

L'architecte  hardi,  père  des  Propylées, 
En  porte  la  figure  et  le  poids  sous  son  front, 
Et  les  pierres  demain,   robles  et  calculées. 
D'un  vol  sublime  et  sûr  pour  le  ciel  partiront  ; 

/ 

L'enceinte  monte;  enfin  sur  les  hautes  colonnes, 
Tranquille  et  patient,  il  assoit  le  fronton. 
Comme  aux  têtes  des  rois  Dieu  pose  les  couronnes, 
Et  sa  grande  âme  unit  Archimède  à  Platon. 


Le  peuple  alors  se  presse  autour  du  nouveau  temple  : 
Il  rend  hommage  à  l'homme,  à  la  muse,  au  compas, 
Et  l'artiste  orgueilleux  dans  le  ciel  se  contemple, 
Car  c'est  lui  que  la  foule  admire  de  si  bas. 

Auprès  des  grands  piliers,  accoudé  sur  la  base, 
Il  lève  ses  regards  vers  les  vastes  plafonds; 
Toute  sa  vanité  s'abime  dans  l'extase. 
Il  pleure,  il  peut  mourir  de  ces  plaisirs  profonds. 

.  Oui,  l'homme  qui,  serrant  sa  pensée  avec  force, 
La  jette  chaude  encor  dans  un  moule  du  beau. 
Celui-là  dépérit,  et  son  humaine  écorce 
Se  crispe  et  se  consume  au  toucher  du  flambeau. 

Arbitres  de  nos  coeurs,  de  quel  droit,  à  quel  signe 
Distinguez-vous  la  honte  au  front  des  voluptés  ? 
Laquelle  est  généreuse  et  laquelle  est  indigne 
duand  le  même  infini  séduit  les  volontés? 

Qu'il  attire  le  beau  sur  des  lèvres  célestes 
Pour  dire  avec  le  marbre  ou  le  luth  son  bonheur, 
Qu'il  affronte  un  vil  peuple  ou  des  soldats  funestes, 
L'amant  de  l'idéal  expire  au  champ  d'honneur. 


7? 


Mais  si  par  aventure  il  fallait  que  je  fisse 
Dans   ces  mortels  plaisirs  le  plus  généreux  choix, 
Je  me  voudrais  sentir  l'amour  du  sacrifice  : 
Les  dévoûmeuts  sont  beaux  et  bénis  à  la  fois  ! 

J'aimerais  mieux,  plus  grand  sous  des  larmes  viriles. 
Pour  prouver  la  vertu  gravir  un  Golgotba, 
Ou  pour  le  droit  sacré  tomber  aux  Thermopyles, 
Que  de  blêmir  tremblant  sur  la  Fornarina. 


55 


274 


LA    PAROLE 


A    LEON    CHAILLOU 


V  oix  antiques  des  flots,  de  Ta  terre  et  des  airs, 
Écroulements  lointains  qui  suivent  les  éclairs, 
Frisson  du  lourd  blé  jaune   aux  taches  de  pivoines, 
Chuchotement  léger  des  fuyantes  avoines, 
Clairon  des  ouragans,  fracas  des  grandes  eaux. 
Respiration  vague  et  molle  des  roseaux, 
Élégie  enchaînée  au  fond  des  sources  creuses, 
Lamentable  soupir  des  forêts  ténébreuses. 
Taisez-vous  !  Trop  longtemps  de  crainte  ou  de  langueur, 
Par  un  accent  humain  vous  troublâtes  le  cœur, 
Vous  mentiez,  taisez-vous  !  Il  n'est  qu'un  souffle  au  monde 
A  qui  la  raison  fière  en  se  levant  réponde  : 
C'est  la  parole,  ô  bruits,  et  vous  n'enseignez  rien. 


275 


Le  vainqueur  indolent  au  front  chargé  de  treilles, 
Les  arbres  s'incliner  jusque  dans  les  corbeilles, 
Et  les  marbres,  sortis  des  monts  aux  larges  flancs, 
Se  ranger  dans  l'azur  comme  des  palmiers  blancs, 
C'est  qu'une  voix  savante  accompagnait  la  lyre, 
Et,  des  peuples  domptant  le  primitif  délire, 
Par  l'harmonie  apprit  à  ces  troupeaux  humains 
La  féconde  union  des  esprits  et  des  mains, 
L'ordre,  ce  lent  bienfait  des  paisibles  querelles, 
Et  l'art,  ce  jeu  voulu  des  forces  naturelles. 

Les  hommes  se  parlaient  sans  un  langage  appris  : 
La  peine  et  le  plaisir  s'exhalaient  dans  les  cris; 
La  terreur  béga}-ait  des  prières  farouches  ; 
Le  soupir  échangeait  les  âmes  sur  les  bouches  ; 
Dans  le  rire  éclatait  l'étonnement  joyeux. 
Et  le  discours  trahi  s'achevait  dans  les  yeux; 
Peut-être  au  bord  des  eaux  seul  et  baissant  la  tète, 
Quelque  sauvage  enfant  qu'on  eût  nommé  poète, 
Las  de  son  ignorance  et  plein  d'un  vague  ennui, 
Sollicitait  les  joncs  à  pleurer  avec  lui. 
Mais  quoi  !  si  Li  Nature  a  fait  cette  mers-eille 
D'accorder  les  frissons  du  cœur  et  de  l'oreille, 
duel  art  plus  merveilleux,  disciplinant  le  bruit, 


276 


La,  pour  les  exprimer,  de  nos  pensers  instruit? 
Oiuind  l'invisible  esprit  d'une  secousse  forte 
De  sa  prison  de  chair  a-t-il  forcé  la  porte  ? 
Et  quel  étrange  accord  des  lèvies  et  des  fronts 
Lui  permit  d'échanger  des  messages  si  prompts? 
Qui  sait  comment,  tirés  de  leurs  sombres  demeures, 
Tous  les  pensers  d'un  peuple,  ombres  intérieures, 
Fantômes  fugitifs  qu'on  ne  se  peut  montrer, 
Dans  des  mots  inconnus  purent  se  rencontrer; 
Comment  l'esprit  enfin,  proclamant  sa  présence, 
Put  dire  à  son  pareil  avec  de  l'air  :  «  Je  pense  !  » 
Ne  se  pourrait -il  pas  qu'au  même  lieu  conduits, 
Deux  hommes  tourmentés  du  silence  des  nuits, 
Communiant  déjà  de  leurs  mains  fraternelles, 
Eussent  ensemble  aux  cieux  élevé  leurs  prunelles, 
Qu'ils  eussent  embrassé  les  mondes  infinis, 
Puis,  se  sentant  plus  grands,  d'intelligence  unis 
Et  dignes  d'obtenir  le  verbe  en  récompense, 
Se  fussent  dit  tout  bas  l'un  à  l'autre  :  «  Je  pense  ?  » 

Vous  avez  nommé  l'âme,  et  vos  noms  sont  perdus, 

Vous  à  qui  ces  moments  délicieux  sont  dus 

Où,  d'un  ami  comprise,  une  profonde  idée 

Par  le  concert  des  cœurs  semble  mieux  possédée. 


Où  l'entretien  fait  poindre  à  l'intime  horizon 
L'évidence  divine,  aube  de  la  raison  ! 
Votre  parole  même  a  péri  d'âge  en  âge; 
Les  mots  se  sont  polis  pour  un  moins  fier  langage, 
Tels,  devenus  un  fleuve  aux  pompeuses  lenteurs. 
Les  torrents  effacés  sont  plus  loin  des  hauteurs. 
Les  vieux  mots  sont  sacrés.  L'enfant  qui  balbutie 
En  reçoit  le  dépôt  dès  qu'il  reçoit  la  vie; 
La  vierge,  qui  les  aime  au  refrain  des  chansons, 
Du  timbre  de  sa  voix  en  rajeunit  les  sons; 
Les  récits  des  aïeux  les  rendent  vénérables, 
Et  la  loi  les  transmet  redoutés  dans  ses  tables. 
Et  ne  sentez-vous  pas  que  les  mots  sous  la  main 
Naissent  avec  des  traits   comme  un  visage  humain? 
Ils  font  de  la  chaleur,  du  jour,  comme  la  flamme, 
Et  l'air  tressaille  en  eux  des  secousses  de  l'âme. 

Jadis,  dans  les  cités,  mères  des  longs  discours. 
Les  mots  étaient  les  rois,  ils  y  régnent  toujours  : 
Toujours  dans  les  rumeurs  d'une  vaste  assemblée 
Se  dresse  tout  à  coup  l'Éloquence  troublée. 
Son  bras  lance  une  chaîne  au  peuple  furieux  ; 
Elle  arrête  sur  lui  la  force  de  ses  yeux, 
Et  son  regard  déjà  fait  redouter  en  elle 


278 


Tous  les  cris  que  sa  bouche  en  silence  amoncelle. 

Un  frisson  court  dans  l'air,  on  écoute,  elle  dit, 

Et  le  discours  vibrant  se  déroule  et  grandit. 

Comme  le  rameau  plie  au  soupir  du  feuillage, 

Son  geste  harmonieux  rhythme  son  beau  langage, 

Et,  comme  un  vol  d'oiseaux  palpite  au  fond  des  bois, 

Les  ailes  des  pensers  bruissent  dans  sa  voix. 

Un  génie  échappé  de  ses  lèvres  divines 

Va  secouer  l'honneur  dans  toutes  les  poitrines  : 

L'héroïsme  jaillit  de  l'unanimité! 

Magnanime  Éloquence,  âme  de  la  cité  ! 

Quel  peuple  est  terrassé,  s'il  peut  ouïr  encore 

Sous  la  toge  aux  grands  plis  battre  ton  cœur  sonore  ? 

Par  ta  bouche  sacrés,  les  mots  sont  souverains  ; 

Quand  bondit  Mirabeau,  lesquels  sont  le  plus  craints 

Ou  des  mots  ou  des  rois?  On  dit  que  Démosthènes, 

Haranguant  la  tempête  avant  d'instruire  Athènes, 

Les  bras  levés,  front  nu,  les  pieds  dans  le  limon. 

Marchait,  sommant  les  flots  qui  disent  toujours  non  ; 

Et  les  flots  verts  jetaient,  plus  purs  que  nous  ne  sommes, 

Des  insultes  de  neige  a  l'orateur  des  hommes. 

Mais,  plus  maitre  que  lui,  Mirabeau,  c'est  la  mer. 

Il  sévit,  océan  fougueux,  mobile,  amer, 

Dont  la  vague  soulève  et  dont  le  gouffre  attire, 


POÈMES.  279 


Et  le  peuple  emporté  n'est  plus  que  le  navire. 
Il  l'agite,  il  lui  montre  un  péril  sans  salut, 
Le  fait  errer  longtemps  sans  étoile  et  sans  but, 
Lui  remplit  tour  à  tour  les  yeux  d'éclairs  et  d'ombre, 
L'ébranlé  en  le  heurtant  à  des  écueils  sans  nombre, 
Et  quand,  pris  de  vertige,  il  a  crié  merci, 
L'entraîne  à  voile  pleine  au  port  qu'il  a  choisi! 
Mais  un  jour,  quand,  sauvés  des  tempêtes  civiles, 
Les  hommes  dans  l'air  libre  élargiront  les  villes 
Et  des  champs  divisés  aboliront  les  murs. 
Paisibles  et  nombreux  comme  les  épis  mûrs 
Où  s'éveille  sans  cesse  et  meurt  et  recommence 
Un  grand  hymne  qui  court  dans  un  sourire  immense  ; 
Quand  le  bronze  maudit,  pourvoyeur  des  tombeaux, 
Coulera,  plus  puissant,  dans  des  moules  plus  beaux; 
Q.ue  la  vigne  aux  grains  d'or  pleins  d'oublis  et  d'ivresses 
Suspendra  sa  guirlande  au  front  des  forteresses, 
O  divine  Éloquence,  alors  tu  n'auras  plus 
Pour  image  la  mer  aux  éternels  reflux. 
Tu  prendras  pour  symbole  une  source  féconde, 
Un  fïeuve  large  et  pur,  le  flot  de  la  Gironde, 
Q.ui,  donnant  son  murmure  aux  lèvres  qui  l'ont  bu, 
Trempe  au  cœur  des  enfants  l'amour  et  la  vertu  ; 
Et  comme  l'eau  descend  des  cimes  aux  vallées 


28o  POÈMES. 

En  charriant  l'argile  et  les  pierres  salées, 
Et,  sans  niveler  l'herbe  et  les  chênes  entre  eux, 
Les  baigne  également  d'un  torrent  savoureux  ! 
Ainsi  dans  les  cités,  à  travers  les  campagnes, 
Tu  répandras  ce  baume  épanché  des  montagnes  : 

Heureux  les  simples  cœurs,  ils  seront  rois  au  ciel; 
Heureux  les  offensés  qui  s'éloignent  sans  fiel. 
Car  ils  seront  jugés  par  leur  miséricorde; 
Heureux  les  fils  de  Dieu,  les  hommes  de  concorde; 
Heureux  les  désolés,  ils  vont  lever  le  front; 
Heureux  les  altérés  de  justice,  ils  boiront; 
Heureux  les  purs,  leurs  yeux  vont  goûter  la  lumière; 
Heureux  les  doux,  les  doux  posséderont  la  terre. 


2Sl 


L'ART 


GASTON'       PARIS 


PROLOGUE 


V^UE  je  puisse  à  mon  gré  peupler  un  panthéon 
Des  plus  grands  immortels  nés  de  la  race  humaine  ! 
J'aime  la  grâce  attique  et  la  force  romaine, 
Je  porterai  Lucrèce  à  droite  de  Platon. 

Ces  hommes,  l'ame  haute  et  la  tête  baissée, 
Scrutent  d'un  œil  puissant  deux  infinis  divers  : 
Lucrèce  dans  l'atome  abîme  l'univers, 
Platon  dans  l'idéal  abîme  la  pensée. 

36 


28: 


Mais  je  veux  assigner  au  marbre  de  Hegel, 
Dans  mou  temple  étoile,  la  coupole  profonde  ; 
Hegel  a  mesuré  la  croissance  du  monde 
De  £on  germe  inquiet  à  son  tj-pe  éternel. 

Désormais,  fatigué  d'interroger  les  choses, 
L'esprit  ferme  les  yeux  et  dit  :  Je  concevrai. 
Il  n'est  plus  le  miroir,  mais  l'artisan  du  vrai, 
Il  procède,  et  son  pas  marque  le  pas  des  causes; 

De  tous  les  changements  il  suit  l'ordre  et  le  flux 
Dans  la  chaîne  et  le  cours  de  ses  propres  idées, 
Il  y  voit  à  leurs  fins  les  essences  guidées 
S'échapper  du  néant  pour  ne  s'arrêter  plus. 

Ainsi  que  la  Babel,  efîraj-ante  spirale 
Qui  d'assise  en  assise  a  conquis  l'horizon, 
Pour  élargir  sans  fin  le  ciel  de  sa  prison 
Il  dresse  obstinément  sa  logique  fatale; 

Jalouse  aussi  de  Dieu,  cette  orgueilleuse  tour 
Enfonce  sans  effroi  son  large  pied  dans  l'ombre, 
Puis  au  faîte  hardi  de  ses  marches  sans  nombre 
S'épanouit  enfin  dans  la  beauté  du  jour! 


283 


L    IDEAL 


Contemplons  de  là-haut  l'universelle  vie, 

Et,  spectateurs  de  Tétre,  évoquons  les  vieux  jours: 

La  terre  impétueuse  à  sa  route  asservie, 

Vapeur  confuse,  énorme,  aux  palpitants  contours; 

Chaque  atome  irrité  de  ses  secrètes  chaînes  ; 

Des  esprits  échappés  les  mutuels  assauts; 

Le  péle-méle  ardent  des  amours  et  des  haines, 

Dans  un  tonnerre  immense  aux  lumineux  sursauts. 

L'ordre  insensiblement  sort  de  l'antique  lutte; 

Une  eau  lourde  et  sans  bords  roule  de  noirs  glaçons, 

Le  porphyre  s'assied,  les  sables  font  leur  chute, 

Un  air  sombre  et  rapide  ébauche  les  saisons. 

La  ligne  harmonieuse  annonce  la  pensée  : 

Salut  à  la  beauté  dans  le  premier  cristal! 

Avec  le  rocher  brut  à  peine  commencée, 

La  forme  s'accomplit  de  l'herbe  à  l'animal; 


284 


Et  voici  l'homme  enfin  !  La  Nature  s'apaise, 
Elle  a  pour  cette  fête  achevé  ses  apprêts; 
Du  cratère  qui  brûle  à  la  bouche  qui  baise 
Elle  a  fait  l'étonnant  et  douloureux  progrès. 

Et  nous  ne  savons  pas  si  le  peuple  des  sphères 

Ne  nous  prépare  point  d'indicibles  printemps; 

Si,  dans  l'immensité,  de  vives  atmosphères 

N'attendent  point  en  nous  leurs  premiers  habitants. 

Vous  nous  le  promettez,  ô  filles  de  la  terre. 

Vos  yeux  parlent  assez  d'un  voyage  infi-ii  1 

Ce  monde  inférieur,  loin  d'errer  solitaire, 

A  des  mondes  plus  beaux  est  sûrement  uni  : 

Il  l'est  par  le  soleil,  il  l'est  par  son  poids  même, 

Il  attire  le  ciel,  il  en  est  attiré; 

Sirius  embrasé  me  regarde,  et  je  l'aime  ! 

Attends  un  jour  !  je  meurs  !  la  vie  est  un  degré  : 

J'étais  aux  premiers  temps,  car  j'ai  ma  part  de  l'être. 

Si  l'être  est  éternel,  j'en  suis  contemporain  ; 

Mais  j'étais  comme  on  dort,  sans  jouir  ni  connaître, 

Et  mon  réveil  fut  lent;  puis,  obscur  pèlerin, 

J'ai  gravi  vers  l'azur  et  je  m'y  porte  encore. 

Et  pour  d'autres  objets  j'espère  un  sens  nouvca-.i; 

J'accomplis  ton  vieux  rêve,  ô  sage  Pythagorc, 


De  climats  en  climats  j'allège  mon  manteau; 

Et  quand  l'air  sera  bon,  je  jetterai  le  voile, 

Je  serai  libre  enfin,  libre  en  un  corps  parfait, 

Par\-enu  du  chaos  à  la  suprême  étoile, 

Dans  la  joie  et  l'horreur  du  pas  que  j'aurai  fait  ! 

Telle  est  la  loi  du  monde.  Une  vertu  l'obsède 

Et  l'emporte  à  son  but;  chaque  enfant  de  la  nuit. 

Laissant  plus  bas  que  soi  l'échelon  qui  précède, 

Lève  plus  haut  son  front  vers  l'échelon  qui  suit. 

Lucrèce  mêle  en  vain  les  éléments  nubiles, 

Il  n'en  fera  jaillir  ni  le  bien  ni  le  mal; 

Platon,  l'adorateur  des  t}'pes  immobiles, 

Xe  sent  pas  aspirer  la  vie  à  l'idéal. 

Non  !  l'idéal  n'est  point  une  immuable  idole 

Assise  dans  l'ennui  des  stériles  sommets; 

Il  n'est  pas  le  ciel  mort,  mais  l'aigle  qui  s'envole. 

Poursuit  sa  propre  force  et  ne  l'atteint  jamais; 

Qui,  destructeur  zélé  de  sa  coque  de  pierre, 

Formé  dans  un  chaos  de  ronce  et  de  granit, 

Se  jette  éperdument  dans  la  haute  lumière 

En  secouant  la  cendre  et  le  sommeil  du  nidl 


!86 


II 


Si  le  monde  en  travail  incessamment  s'achève 
Et  pousse  au  but  qu'il  sait  la  meute  des  hasards, 
Ce  qu'on  voit  n'est  qu'ébauche,  et  le  vrai,  c'est  le  rêve, 
C'est  le  monde  réel,  mais  fini  par  les  arts. 

Sa  beauté  de  demain,  l'artiste  la  devine. 
Dans  la  scorie  épaisse  il  a  pressenti  l'or. 
Et,  plus  impatient  que  la  force  divine, 
Son  génie  a  créé  ce  qu'elle  essaj-e  encor. 

S'il  n'avait  rien  conçu  d'une  plus  grande  vie, 
O  Vénus  de  Milo,  pourrions-nous  t'admirer? 
Il  a  devancé  l'heure  où  tu  dois  respirer 
Pour  des  amants  parfaits  sur  la  terre  accomplie. 

Dans  le  marbre  pesant  qui  n'a  pas  de  regard 
Il  t'a  donné  la  forme,  avant  que  la  Nature 
Ait  su  de  ta  beauté  tisser  la  fleur  future 
Promise  au  seul  baiser  de  ceux  qui  naîtront  tard. 


Quand  ceux-là  fouilleront  nos  villes  ruinées. 
S'ils  trouvent  cette  pierre  étonnante,  ils  diront  : 
«  Comment  l'homme  a-t-il  vu  de  si  loin  sous  son  front 
Les  femmes  d'aujourd'hui  qui  lors  n'étaient  pas  nées?  » 

C'est  que  le  front  de  l'homme  est  fait  pour  contenir 
Du  mobile  univers  la  figure  et  l'histoire, 
Et,  si  les  traits  des  morts  vivent  par  la  mémoire, 
L'espoir  prête  la  forme  à  la  race  à  venir. 

Oh  !  la  forme  !  bienfait  que  l'âme  ingrate  oublie  ; 
Fermons  les  sens,  quel  vide  et  quel  exil  affreux  ! 
L'âme  ne  peut  s'unir  à  l'âme  que  par  eux, 
Chacune  languirait  proche  et  loin  d'une  amie. 

Jamais  nous  ne  pensons  que  le  jour  est  un  bien  : 
L'aveugle  seul  comprend  que  la  lumière  est  bonne, 
Que  sans  un  raj-on  d'elle  on  ne  connaît  personne, 
Que  sans  un  rayon,  d'elle  on  ne  possède  rien  ; 

Celui  qu'un  invincible  et  lourd  silence  isole 
Xe  voit  rire  et  passer  que  des  spectres  muets; 
Nos  lèvres  ont  pour  lui  d'illisibles  secrets. 
Il  n'entend  pas  chanter  le  coeur  dans  la  parole. 


288  POÈMES. 


L'ame  a  sa  gamme  in  ime  et  les  sens  ont  la  leur  : 
L'artiste  sait  toucher  ces  deux  claviers  ensemble 
Et,  par  rémotion  du  nerf  profond  qui  tremble, 
Exprime  et  foit  vibrer  la  joie  et  la  douleur. 

Seule,  la  volupté  n'est  qu'un  trouble  qui  charme; 
Mais  l'art  l'enchaîne  au  cœur  par  un  chaste  unisson, 
Et  soudain  la  couleur,  le  contour  et  le  son 
Font  éclore  un  sourire  ou  perler  une  larme. 

Vénus,  la  fronde  impie,  en  cassant  tes  deux  bras. 
Nous  enseigna  du  moins  comment  il  faut  qu'on  t'aime, 
Et  comment,  pour  sentir  ta  divinité  même, 
L'homme  doit  oublier  que  tu  l'embrasseras. 


III 


Heureux  qui  les  surprend,  ces  justes  harmonies 
Où  vivent  la  pensée  et  la  forme  à  la  fois  ! 
Heureux  qui  sait  donner,  en  les  tenant  unies, 
Ces  deux  ailes  de  l'art  aux  œuvres  de  ses  doigts! 


:«9 


C'est  pour  avoir  brisé  ce  concours  salutaire, 

Épousé  la  matière  ou  l'idéal  tout  seul, 

Que  l'art  trouve  sa  tombe  en  étreignant  la  terre 

Ou  change  par  le  froid  sa  tunique  en  linceul. 

Notre  idéal  veut  vivre,  il  lui  faut  la  lumière, 

La  chaleur  et  le  sang,  il  bat  du  pied  le  sol; 

Mais,  en  la  revêtant,  il  donne  â  la  matière 

Des  plis  majestueux  que  soulève  son  vol  ! 

Quand  sur  les  pieds  étroits  d'un  vers  lâche  et  sans  flamme 

Si  traîne  une  grossière  ou  vaine  passion. 

Sentez-vous  pas  gronder  au  meilleur  de  votre  âme 

La  colère  du  bien  dans  Findignation? 

Caprices  vils  ou  creux  1  le  goût  se  lève  et  crie 

Contre  des  sentiments  où  plus  rien  n'est  humain. 

Dis-nous,  ô  Cicéron,  père  de  la  patrie. 

Que  le  beau  c'est  Thonnéte  en  langage  romain  ! 

Toi,  Phidias,  dont  l'œil  chérit  l'hymen  sublime 

De  la  pierre  sans  tache  avec  l'infini  bleu. 

Et  de  qui,  par  instinct,  le  goût  céleste  imprime 

A  des  frontons  païens  la  face  du  vrai  Dieu  ; 

Et  toi  qui,  le  premier,  célébras  les  batailles. 

L'antique  démêlé  d'Ulysse  avec  les  fîots. 

L'amitié  gémissante  autour  des  funérailles. 

Et  des  ressentiments  où  tremblent  des  sanglots; 

37 


290  POÈMES, 


Vous  tous,  prodiguez-nous  les  leçons  et  l'exemple, 

Vous,  les  forts,  dont  l'esprit  veut  reposer  toujours 

Sur  le  couronnement  solide  et  pur  du  temple, 

Sur  l'aile  du  poème  ou  le  flot  du  discours  1 

Enseignez-nous  encor  le  secret  de  vos  lyres, 

De  vos  mâles  ciseaux,  dont  la  naïveté 

Nous  fait  toucher  le  vrai  jusque  dans  leurs  délires, 

Et  jusque  dans  les  dieux  sentir  l'humanité. 

Transportez-nous  encore  où  le  bonheur  commence. 

Au  seuil  des  paradis  que  nous  promet  la  mort  : 

La  foi  dans  l'idéal  est  la  sainte  démence 

Qui  fait  de  l'œuvre  humaine  un  vertueux  effort, 

Elle  est  le  goût  suprême,  et  toute  fantaisie 

Se  condamne  à  périr  en  lui  faisant  affront; 

Le  beau  reste  dans  l'art  ce  qu'il  est  dans  la  vie! 

A  défaut  des  vieillards  les  jeunes  le  diront. 

Ils  chercheront  du  moins.  Leur  fierté  répudie 

Du  doute  irréfléchi  le  désespoir  aisé; 

Ils  sentent  que  le  rire  est  une  comédie, 

Que  la  mélancolie  est  un  cercueil  usé; 

Le  rêve  dégoûté  commence  à  leur  déplaire, 

L'action  sans  la  foi  ne  les  satisfait  pas; 

Ils  savent  repousser  d'un  front  chaste  et  colère 

Cês  deuils  voluptueux  des  vaincus  sans  combats  I 


291 


Ils  traversent  la  terre  et  sa  boue  et  ses  ombres 
D'uu  pied  désormais  sûr  et  d'un  œil  familier; 
Du  passé  paternel  ils  foulent  les  décombres 
Comme  une  poudre  sainte  au  seuil  de  l'atelier. 
Quand  de  bons  forgerons  dans  une  forge  noire 
Fredonnent  en  lançant  le  marteau  sur  le  fer, 
Le  passant  qui  les  voit  s'étonne  ;  il  ne  peut  croire 
Qii'on  puisse  vivre  un  jour  dans  ce  cruel  enfer. 
Mais  eux,  avec  l'entrain  de  la  force  qui  crée, 
Affrontent  la  fumée  et  le  four  éclatant. 
Le  travail  fait  les  cœurs  ;  cette  douleur  sacrée 
Donne  un  si  mâle  espoir  qu'on  la  souffre  en  chantant  l 


292 


ENCORE 


Vous  n'avez  pas  sondé  tout  l'Océan  de  l'ame, 
O  vous  qui  prétendez  en  dénombrer  les  flots  ! 
Qui  de  vous  de  tout  cœur  a  pu  sentir  la  flamme 
Et  de  toute  poitrine  écouter  les  sanglots? 
Qui  de  vous  a  taté  tous  les  coins  de  l'abime 
Pour  dire  :  «  C'en  est  fait,  l'homme  nous  est  connu; 
Nous  savons  sa  douleur  et  sa  pensée  intime, 
Et  pour  nous,  les  blasés,  tout  son  être  est  à  nu  !  » 
Ah!  ne  vous  flattez  pas,  il  pourrait  vous  surprendre; 
Le  voile  usé  d'un  cœur  qui  vous  semble  si  vieux 
Dans  un  déchirement  pourrait  vous  faire  entendre 
Un  accent  inouï  qui  mouillerait  vos  yeux! 
Et  pourquoi  voulez-vous  que  le  dernier  poète 


293 


Enfouisse  avec  lui  la  coupe  avec  le  miel  ? 

Si  haut  que  dans  l'azur  il  ait  porté  sa  tête, 

Il  n'a  pas  visité  tous  les  pays  du  ciel! 

Le  pinceau  n'est  trempé  qu'aux  sept  couleurs  du  prisme, 

Sept  notes  seulement  composent  le  clavier, 

Il  suffit,  pour  surgir,  d'un  glaive  à  l'héroïsme. 

Pour  déplacer  le  monde  il  suffit  d'un  levier! 

Faut-il  plus  au  poète  ?  et  ses  chants  pour  matière 

N'ont-ils  pas  la  science  aux  sévères  beautés, 

Toute  l'histoire  humaine  et  la  Nature  entière? 

Ah  !  ce  thème  éternel  est  riche  en  nouveautés. 

L"art  ressemble  à  la  terre  où  les  graines  ardentes 
Trouveront  tous  les  ans  du  suc  et  des  amours. 
Où  les  moissons  jamais  ne  sont  plus  abondantes 
Qu'après  qu'elle  a  subi  les  plus  profonds  labours. 
Les  lâches  seuls  ont  peur  d'une  autre  renommée, 
Ils  murmurent  :  «  Assez  »  parce  qu'ils  n'osent  pas. 
Mais  ceux  pour  qui  la  muse  est  une  bien-aimée 
Cherchent  encor  sa  bouche  et  n'en  sont  jamais  las. 
Un  dieu  que  tout  poète  en  ses  préludes  nomme 
Descendit  parmi  nous:  salué  par  les  bois 
Il  chantait;  mais  le  dieu  n'intimidait  pas  l'homme, 
Et  des  pâtres  mortels  ont  défié  sa  voix. 


294  POÈMES. 


La  crainte  de  faillir  est  une  indigne  excuse  : 

Si  les  maîtres  sont  forts  ou  les  peut  approcher, 

Et  leur  gloire  après  tout  n'est  pas  une  Méduse 

Qui  change  la  poitrine  et  la  tête  en  rocher! 

Au  début  de  ses  chants,  de  son  luth  qu'il  accorde 

Et  qu'il  n'attaque  pas  avec  des  doigts  certains. 

Le  poète  novice  a  fait  jurer  la  corde; 

ALiis  il  marie  un  jour  son  génie  et  ses  mains, 

Et  dès  lors  il  se  fie  au  démon  qui  le  pousse  : 

On  lui  dit  que  les  cœurs  sont  fermés  maintenant; 

Mais,  comme  il  a  senti  la  divine  secousse. 

Il  enchaîne  l'oreille  à  son  verbe  entraînant. 

Les  beaux  vers  sont  si  beaux!  La  strophe  cadencée 

Par  son  rhythme  sonore  et  ses  rigides  lois 

Donne  un  fier  mouvement  à  l'auguste  pensée; 

Elle  est  impérieuse  et  touchante  à  la  fois. 

D'un  vers  passionné  dont  l'harmonie  est  grande 

Nul  ne  saurait  braver  l'irrésistible  appel  : 

Une  âme  habite  en  lui,  le  soulève  et  le  scande, 

Et  l'on  sent  qu'il  respire  et  qu'il  est  immortel  ! 

Oh  !  si  mes  doigts  jamais  ne  te  rendent  sensible. 

Poème  intérieur  dont  je  suis  consumé. 

Tu  chanteras  en  moi  sur  la  lyre  invisible 

Qiie  l'art  suspend  au  cœur  de  ceux  qui  l'ont  aimé. 


295 


Vaincu  je  me  tairai,  mais  je  pourrai  sans  blâme 
L coûter  doucement  cette  rumeur  de  flots. 
Ce  murmure  infini  que  font  les  vers  dans  l'âme 
Quand  nous  fermons  l'oreille  au  timbre  usé  des  mots 


# 


296  rOÈMES. 


L'AMBITION 


1  u  ne  traîneras  plus,  rêveur  mélancolique, 
Deux  talons  paresseux  sous  un  corps  famélique  : 
Viens!  je  t'offre  une  plume  et  le  coiu  d'un  bureau, 
Rien  ne  te  manquera... 

—  du'au  front  un  numéro. 
Non  !  je  n'écris  jamais  que  mon  cœur  ne  s'en  mêle  : 
J'honore  dans  la  plume  un  souvenir  de  l'aile, 
Je  ne  la  puis  toucher  sans  un  frémissement; 
Elle  me  fait  penser  plus  haut,  plus  librement. 
Contre  la  gloire  en  vain  qu'un  stoïque  déclame. 
Je  ne  pourrai  jamais  terrasser  dans  mon  âme, 


297 


En  lisant  Marc-Aurèle,  Épiaète  ou  Zéuon, 

Le  rebelle  désir  d'éterniser  mon  nom. 

Ah  !  je  voudrais  l'inscrire  en  sculpture  profonde 

Sur  la  porte  du  Temps  par  où  passe  le  monde, 

Où  chaque  illustre  main  gravant  un  souvenir 

Lèo'ue  au  siècle  nouveau  celui  qui  va  finir  ! 

Je  hais  l'obscurité,  je  veux  qu'on  me  renomme; 

Quiconque  a  son  pareil,  celui-là  n'est  pas  homme  : 

Il  porte  encore  au  front  la  marque  du  troupeau. 

Je  n'ai  ni  dieu  prêché,  ni  maître,  ni  drapeau, 

Je  n'ai  point  de  patrie  autre  part  qu'en  mon  rêve; 

Vos  mœurs  sont  un  niveau  que  mon  dédain  soulève, 

Et,  si  je  fais  le  bien,  c'est  une  œuvre  de  moi 

Que  je  dois  à  mon  cœur  et  non  pas  à  la  loi. 

La  médiocrité  comme  un  affront  me  pèse  : 

C'est  un  étroit  pourpoint  où  je  vis  mal  à  l'aise; 

Il  me  courbe  les  reins,  je  veux  marcher  debout, 

Ma  respiration  le  fait  craquer  partout  ! 

—  La  foule  est  bien  nombreuse,  et  bien  courte  la  vie  ; 
La  route  que  tu  suis,  bien  d'autres  l'ont  suivie, 
Et  bien  peu  sont  debout;  mesure  tes  rivaux! 
Estime  à  leur  génie,  enfant,  ce  que  ta  vaux. 


38 


—  Je  les  égalerai  par  l'âme  ou  par  Tctude; 
La  génuflexion  n'est  pas  mon  attitude, 

Quand  les  regards  sur  moi  ne  tombent  pas  d'un  dieu  '. 

—  L'avenir  ait  pitié  de  ton  orgueil  !  Adieu. 


299 


LA    LUTTE 


IN  E  saura; 


iras-tu  jamais,  misérable  poète, 
Vaincre  la  lâcheté  du  rêve  et  des  amours, 
Au  vent  du  sort  contraire  accoutumer  ta  léte. 
Comme  tous  les  vivants  lutter  dans  la  tempête, 
Ou  te  croiser  les  bras  sans  crier  au  secours? 

A  droite,  à  gauche,  vois  !  sur  la  mer  où  nous  sommes 
Chacun  risque  sa  voile  et  jette  son  appui  ; 
Nul  ne  sait  d'où  tu  viens  ni  comment  tu  te  nommes, 
Frère  !  ne  cherche  pas  dans  l'océan  des  hommes, 
Comme  un  nageur  tremblant,  les  épaules  d' autrui  ; 


500 


Et  ne  t'indigne  pas  de  leur  indifférence  : 
Hélas!  ils  ont  chacun  leurs  membres  à  nourrir; 
Chacun  répond  au  cri  de  sa  propre  souffrance  ; 
Il  n'est  qu'un  bien  commun,  la  divine  espérance, 
Le  reste  est  la  curée  :  il  faut  mordre  ou  mourir. 

Songe  que  l'homme  est  nu,  la  terre  très  avare, 
Et  fatal  ce  combat  des  fougueux  appétits! 
L'or  n'est  pas  le  doux  lait  que  le  sein  nous  prépare  : 
Le  plus  prompt  s'en  saisit,  le  plus  fort  s'en  empare, 
Il  roule  puissamment  sous  les  ongles  haidis. 

Pendant  que  cette  foule  au  grand  marché  s'écrase, 
Tu  n'entends  ni  sa  voix  ni  le  bruit  de  ses  pas; 
Tu  la  laisses  courir,  et  ton  âme  en  extase. 
Immobile  et  profonde,  exhale  comme  un  vase 
Un  parfum  qui  t'enivre  et  ne  te  soutient  pas. 

Allons,  frère,  debout  !  s'il  en  est  temps  encore  ; 
Fais-toi  ta  pacotille,  achète,  et  revends  cher, 
'Crie  avec  les  marchands  dans  le  temple  sonore  : 
La  fortune  se  rit  de  l'homme  qui  l'implore. 
Et  l'homme  qui  s'en  plaint  fustige  en  vain  la  mer. 


POÈMES.  301 


Si  la  vie  à  tes  yeux  ne  vaut  pas  cette  épreuve, 
Je  ne  t'en  puis  blâmer,  mais  épouse  ton  sort; 
Fais  comme  Opliélia  :  ceins  ta  tunique  neuve, 
Orne  ton  front,  souris,  et  glisse  au  gré  du  fleuve 
Vers  Dieu,  vers  l'iniàni,  dans  l'oubli  de  la  mort. 


^(^ 


>^ 


302  poème; 


A  ALFRED  DE  MUSSET 


Jr  oète!  aussi  longtemps  que  marchera  la  terre 
Dans  le  vide  muet  qui  n'a  pas  d'horizon; 
Tant  que  l'homme,  implorant  un  climat  salutaire, 
Sous  la  grêle  et  les  vents  traînera  sa  maison, 
Nu,  forcé  d'inventer  le  pain,  le  fer,  la  flamme. 
L'art  de  ne  pas  périr,  ses  lois  et  son  bonheur; 
Qu'il  frappera  son  front  en  y  cherchant  son  came. 
Et  sa  poitrine  obscure  en  y  cherchant  son  cœur; 
Tant  que,  posant  le  pied  dans  le  temple  des  causes, 
Il  rencontrera  Dieu  pour  lui  barrer  le  seuil; 
Qu'il  verra,  comme  l'astre  et  l'onde  et  toutes  choses, 
Sur  soi-même  rouler  l'ignorance  et  l'orgueil; 


303 


Tant  que  l'air  portera  les  oiseaux  et  la  foudre, 

Et  les  neiges  d'hiver  et  les  parfums  d'été  ; 

Que  l'amour  écrira  des  serments  dans  la  poudre 

En  mariant  la  honte  avec  la  volupté; 

Tant  que  devra  sévir  le  sort  triste  qui  lie, 

A  toute  heure  et  partout,  avec  de  cuisants  nœuds, 

La  raison  à  l'énigme,  à  l'épreuve  la  vie, 

O  poète,  ton  nom  sera  jeune  et  fameux! 

Il  n'est  pas  un  amour,  pas  une  plaie  humaine. 

Dont  le  feu  sous  ton  doigt  ne  se  sente  irrité  ; 

Avec  force  et  plaisir  ton  vers  plonge  et  promène 

Au  vif  de  la  douleur  la  sensibilité; 

Des  abîmes  du  doute  où  le  néant  commence 

Aux  éternels  sommets  de  l'espoir  étoile. 

Il  n'est  pas  de  degré  dans  la  pensée  immense 

Que  n'ait  franchi  l'essor  de  ton  génie  ailé  ! 

Mais  tu  n'as  iam.ais  su  lui  choisir  sa  demeure, 

Rien  ne  t'a  satisfait  des  enfers  jusqu'aux  cieux  : 

Le  plus  gai  de  tes  vers  couvre  un  ange  qui  pleure, 

Le  rire  de  ton  masque  est  mouillé  par  tes  yeux  ; 

Ne  pouvant  ni  chasser  ni  fixer  l'espérance, 

A  moitié  dans  ce  monde  et  dans  l'autre  à  moitié. 

Tu  restes  pour  le  bien  dans  une  indifférence 

Qjii  commande  à  la  fois  le  blâme  et  la  pitié. 


304 


Poète  amer  et  doux,  tu  nous  donnes  envie 

D'arrêter  dans  nos  bras  nos  travaux  généreux, 

D'exhaler  en  soupirs  tout  le  feu  de  la  vie, 

De  laisser  s'arranger  les  citoyens  entre  eux! 

De  fuir  dans  les  boudoirs  leurs  voix  tumultueuses, 

Et  d'étendre  nos  corps  pour  faiblir  de  langueur 

Dans  le  baume  éner^'ant  des  fleurs  voluptueuses. 

Dans  les  navrants  plaisirs  qui  dissolvent  le  cœur. 

Le  monde  autour  de  nous  est  plein  d'un  bruit  de  chaînes, 

On  dirait  que  ton  sein  n'en  a  rien  entendu  ; 

Car  la  cité  pour  toi  ne  vaut  pas  tant  de  peines; 

Toi  qui  la  dis  mauvaise,  à  qui  donc  t'en  prends-tu  ? 

Oui,  l'âge  d'or  est  loin,  mais  il  faut  qu'on  y  tache; 

Le  bonheur  est  un  fruit  qu'on  abat  pour  l'avoir; 

Si  tu  n'étais  pas  grand,  je  t'appellerais  lâche, 

Car  je  n'accepte  pas  le  joug  du  désespoir! 

Vois  Spartacus  qui  songe,  et,  gonflant  sa  narine, 

L'œil  creux,  voûtant  son  dos  comme  un  lion  traqué. 

De  son  poing  frémissant  serre  sur  sa  poitrine 

Avec  l'anneau  rompu  le  droit  revendiqué. 

Et  vois  Lécnidas  :  dans  sa  froideur  hautaine 

Il  montre  aux  siens  leur  proie,  et,  près  de  les  quitter, 

Les  convie  aux  enfers  où,  de  la  part  d'Athène, 

L'ombre  d'Harmodius  va  les  féliciter. 


POÈMES, 


Ces  hommes  qui  s'offraient  pour  le  juste  et  l'honuéte 

Ont  jugé  que  la  vie  est  digne  d'un  emploi; 

Les  brumes  de  l'Érèbe  environnaient  leur  tête 

Sans  leur  voiler  le  but,  sans  étonner  leur  foi  ! 

Oui,  leur  foi!  tu  souris  et  tu  les  plains,  sceptique. 

Leur  foi,  sache-le  donc,  c'était  la  dignité  ; 

Car  telle  est  la  grandeur  de  leur  morale  antique  : 

S'allonger  dans  la  tombe  après  avoir  lutté! 

Si  leur  philosophie  est  de  froideur  trempée, 

Elle  est  bonne  du  moins  pour  apprendre  à  mourir. 

Ils  ne  se  laissaient  choir  qu'au-devant  d'une  épée; 

Ils  ont  même  voulu  ne  pas  daigner  souffrir. 

Cependant  vois  leurs  maux,  les  lois  mêmes  hostiles, 

Les  guerres  corps  à  corps,  de  sûreté  jamais, 

Les  besoins  et  la  nuit  sur  les  secrets  utiles, 

Et,  pour  céleste  appui,  des  dieux  qu'ils  avaient  faits. 

Et  toi,  dernier  venu  dans  le  lieu  de  la  terre 

Où  la  sainte  justice  a  vu  son  grain  germer, 

Où  le  plus  grand  esprit  n'est  jamais  solitaire. 

Xi  le  cœur  le  plus  pur  sans  vierge  pour  aimer; 

Toi  qui  naissais  à  point  dans  la  crise  où  nous  sommes, 

Xi  trop  tôt  pour  savoir,  ni,  pour  chanter,  trop  tard. 

Pouvant  poser  partout  sur  les  œuvres  des  hommes 

Ton  étude  et  ton  goût,  deux  abeilles  de  l'art  ; 

?9 


3o6 


Toi  doat  la  Muse  vive,  élcgnnte  et  sensée, 

Reine  de  la  jeunesse,  en  a  dû  soutenir 

Comme  un  sacré  dépôt  l'amour  et  la  pensée, 

Tu  te  plains  de  la  vie  et  ris  de  l'avenir  ! 

Je  n'entends  pas,  hélas!  d'une  indiscrète  sonde 

Interroger  tes  jours  :  tes  pauvres  jours  ont  fui  ! 

Ton  âme,  perle  éteinte  aux  profondeurs  de  l'onde, 

A  descendu  longtenips  le  goufire  de  l'ennui. 

Je  n'imiterai  pas  ces  tourmenteurs  des  ombres 

Qui  fouillent  un  passé  comme  on  force  un  tombeau, 

Je  sais  trop  qu'en  moi-même  il  est  des  recoins  sombres 

Que  fuit  ma  conscience  en  voilant  son  flambeau  1 

Non  !  mais  je  cherche  en  toi  celte  force  qui  fonde, 

Cette  mdle  constance,  exempte  du  dégoût, 

Posant  l'homme  en  vainqueur  sur  la  face  d'un  monde 

du'il  a  dû  corriger  pour  y  rester  debout  ; 

J'admire  l'abandon,  l'effrayante  indigence 

De  cet  être  innocent  dans  les  éthers  jeté. 

S'il  porte  dans  son  cœur,  dans  son  intelligence, 

L'ornement  et  l'abri  de  cette  nudité; 

Je  reconnais  assez,  dans  sa  nature  altière. 

D'activé  liberté,  de  génie  inventeur, 

Pour  que  Dieu,  lui  livrant  l'espace  et  la  matière, 

Ose  lui  déléguer  les  soins  d'un  créateur, 


307 


De  là  sa  dignité,  cette  foi  dans  soi-même 

Qui  révèle  à  ce  roi  sa  divine  onction, 

Et  lui  dit  que  son  front  convient  au  diadème. 

Sa  poitrine  à  l'amour,  son  bras  à  l'action  ! 

Poète,  oubliais-tu  les  bas-reliefs  antiques 

Racontant  la  naissance  et  le  progrès  des  arts  : 

Le  soc,  le  bœuf,  la  ruche,  et  les  essais  rustiques 

Faits  par  les  jeunes  gens  sous  les  yeux  des  vieillards; 

Partout,  dans  la  campagne  égale  et  spacieuse. 

Les  efforts  du  labour,  les  merveilles  du  fruit. 

Et  la  rébellion  farouche  et  gracieuse 

Des  premiers  étalons  que  le  dompteur  instruit; 

Les  sages,  l'alphabet  écrit  dans  la  poussière, 

La  chasse  aventureuse  et  l'aviron  hardi. 

Les  murailles,  les  lois  sur  les  livres  de  pierre. 

Et  l'airain  belliqueux  pour  l'épaule  arrondi; 

Les  femmes  dessinant  les  héros  dans  la  trame. 

Les  artistes  au  marbre  inculquant  leurs  frissons, 

Et  le  berger  poète,  inventeur  de  la  gamme, 

Suspendant  le  soupir  à  la  chaîne  des  sons? 

II  est  beau  ce  spectacle  !  ch  bien  1  il  dure  encore  '. 

La  conquête  a  changé;  l'ambition  non  pas! 

Nos  pères  tâtonnaient  aux  lueurs  d'une  aurore. 

Mais  le  plein  jour  enfin  se  lève  sur  nos  pas; 


3o8 


Où  rampait  le  sentier  nous  déploj-ons  la  route; 

Ce  qu'un  aveugle  instinct  surprit  et  révéla, 

Nous  l'expliquons  !  Le  ciel  n'est  plus  pour  nous  la  voûte, 

Mais  l'infini  !  Les  dieux  ?  Nous  renversons  cela  ! 

Le  quadrige  est  vaincu,  nous  tenons  un  Génie 

Qui  fume,  haletant  d'un  utile  courroux, 

Et,  dans  l'oppression  d'une  ardente  agonie, 

Attache  au  vol  du  temps  l'homme  pensif  et  doux. 

La  Vérité  farouche  en  son  repaire  antique 

Ne  sait  où  reculer  sous  l'éclair  qui  la  suit; 

Elle  est  traînée  enfin  sur  la  place  publique, 

Les  yeux  charmés  du  jour  et  honteux  de  la  nuit. 

La  Liberté,  qui  pleure  en  comptant  ses  victimes. 

Pareille  à  la  Phrj-né,  se  voile  encor  le  front  ; 

Ses  vieux  juges,  pesant  son  âme  avec  ses  crimes, 

Par  sa  beauté  vaincus,  les  lui  pardonneront. 

Pour  nous  décourager  il  fallait  moins  attendre  : 

La  douleur  en  travail  nous  laisse  voir  son  fruit. 

On  s'est  trop  bien  battu,  poète,  pour  se  rendre; 

Nous  planterions  l'espoir  sur  l'univers  détruit. 

Et  parce  que  ta  sœur,  la  sensible  Harmonie, 

Voyant  au  fil  du  luth  frémir  tes  larmes  d'or. 

Juge  à  des  mots  rêvés  que  la  joie  est  finie, 

Et  t'emporte  avec  elle  en  un  suprême  essor, 


POÈMES.  309 


Crois-tu  que  FEspérance  à  ta  suite  envolée 
Parte  en  brisant  les  dés  sur  un  si  bel  enjeu  ? 
Ah  !  grand  Dieu  !  qu'en  diraient  Socrate  et  Galilée, 
Tous  les  semeurs  de  verbe  et  les  voleurs  de  feu? 
Auraient-ils  ennobli  nos  arts  de  leur  pensée, 
Notre  religion  de  leur  pressentiment, 
Et  portant  tout  le  poids  de  l'œuvre  commencée, 
Légué  tout  le  profit  de  son  achèvement? 
Auraient-ils  par  la  lutte  et  par  la  découverte 
Fait  la  sécurité  qu'on  savoure  aujourd'hui. 
Pour  que  l'âme  plus  libre,  allant  mieux  à  sa  perte, 
Corrompît  ses  loisirs  en  innovant  l'ennui  ? 
Les  abris  sont  plus  sûrs,  les  volontés  meilleures, 
On  ne  meurt  plus  de  faim,  mais  on  en  souffre  encor; 
Que  l'amour  et  la  paix  sur  toutes  les  demeures 
Comme  un  soleil  égal  versent  la  joie  et  l'or  ! 
Les  hommes  qu'étreignait  leur  misère  sauvage 
En  se  liguant  contre  elle  ont  pu  s'en  affranchir; 
Mais  cette  ligue  engendre  un  nouvel  esclavage. 
C'est  de  leurs  droits  vendus  qu'il  faut  les  enrichir. 
Tu  ne  l'as  pas  compris  :  ton  vague  et  triste  livre 
Nous  laisse  pleins  de  vœux  et  de  regrets  confus. 
Il  donne  des  désirs  sans  donner  de  quoi  vivre. 
Il  mord  l'àme  et  la  chair;  je  ne  l'ouvrirai  plusl 


3IO 


Je  ne  veux  plus  l'ouvrir;  mon  maître  est  le  poète 
Amant  de  Tidéal,  comme  on  l'est  d'un  drapeau 
Pour  la  grande  action  qu'à  son  ombre  on  a  faite, 
Qui  pose  un  ferme  corps  sous  la  robe  du  beau, 
Qui,  ne  mesurant  pas  à  l'arpent  la  patrie, 
La  reconnaît  partout  dans  tous  les  droits  humains. 
Et,  comme  bienfaitrice  honorant  l'industrie. 
Veille  au  salut  du  cœur  dans  ce  progrès  des  mains. 
Si  je  me  suis  trompé,  si  la  nature  entière, 
Depuis  les  astres  morts  jusqu'aux  mondes  vivants. 
Au  souffle  des  hasards,  sans  but  et  sans  carrière, 
S'envole  n'importe  où  comme  la  graine  aux  vents; 
Si  les  gazons  d'avril  ne  sont  que  les  complices 
D'un  instinct  décevant  que  je  nomme  l'amour; 
Si  je  dois  redouter  d'ingénieux  supplices 
Dans  tous  les  sentiments  qui  font  chérir  le  jour. 
Alors  j'embrasserai  ta  Muse  abandonnée. 
Je  lui  vendrai  mon  cœur  pour  ses  douces  leçons. 
Et  je  m'endormirai,  la  tête  couronnée, 
Soupirant  l'élégie  et  les  molles  chansons; 
Je  dirai  qu'il  vaut  mieux  que  toute  fin  soit  prompte, 
Que  la  peine  est  le  mal  et  le  plaisir  le  bien, 
Qu'il  n'est  pas  de  linceul,  pour  assoupir  la  honte 
Et  bercer  la  douleur,  plus  charmant  que  le  tien. 


Mais  jj  n'en  suis  pas  là;  j'ai  connu  la  souffrance, 
Et  le  lutteur  n'a  mis  dans  l'herbe  qu'un  genou  ; 
Il  se  dresse,  il  respire,  il  est  fort  d'espérance, 
Et  tu  n'es  qu'un  malade  ou  je  ne  suis  qu'un  fou. 


?I2 


JE  ME  CROYAIS   POÈTE 


LOUIS     BERTRAND 


J  E  me  croyais  poète  et  j'ai  pu  me  méprendre, 
D'autres  ont  fait  la  lyre  et  je  subis  leur  loi  ; 
^Mais  si  mon  âme  est  juste,  impétueuse  et  tendre, 
Qiii  le  sait  mieux  que  moi  ? 

Oui,  je  suis  mal  servi  par  des  cordes  nouvelles 
Q.ui  ne  vibrent  jamais  au  rhythme  de  mon  cœur; 
Mon  rêve  de  sa  lutte  avec  les  mots  rebelles 
Ne  sort  jamais  vainqueur  ! 

Mais  quoi!  le  statuaire,  au  moment  où  l'argile 
Refuse  au  sentiment  le  contour  désiré, 
Parce  qu'il  trouve  alors  une  ûingc  indocile 
Est-ii  moins  inspiré? 


313 


Si  mou  dessein  secret  demeure  obscur  aux  hommes 
A  cause  de  l'outil  qui  tremble  dans  ma  main, 
Dieu,  qui  sans  interprète  aperçoit  qui  nous  sommes, 
Juge  l'œuvre  en  mon  sein. 

duand  j'ai  changé  mon  âme  en  un  bruit  pour  l'oreille, 
Les  hommes  ont-ils  vu  ma  joie  et  ma  douleur? 
Ils  n'ont  qu'un  mot  :  l'amour,  expression  pareille 
De  mon  trou'ole  et  du  leur. 

Heureux  qui  de  son  cœur  voit  l'image  apparaître 
Au  flot  d'un  verbe  pur  comme  en  un  ruisseau  clair, 
Et  peut  manifester  comment  frémit  son  être 
En  faisant  frémir  l'air  ! 

PIclas!  A  mes  pensers  le  signe  se  dérobe, 
Mon  âme  a  plus  d'élan  que  mon  cri  n'a  d'essor, 
Je  sens  que  je  suis  riche,  et  ma  sordide  robe 
Cache  aux  yeux  mon  trésor. 

L'airain  sans  l'efîîgie  est  un  bien  illusoire, 
Et  j'en  porte  un  lingot  qu'il  faudrait  monnayer; 
J'ai  de  ce  fort  métal  dont  s'achète  la  gloire, 
Et  ne  la  puis  payer. 

40 


314  POÈMES. 


La  gloire  !  oh  !  surnager  sur  cette  immense  houle 
Qui,  dans  son  flux  hautain  noyant  les  noms  obscurs, 
Des  brumes  du  passé  se  précipite  et  roule 
Aux  horizons  futurs! 

Voir  mon  œuvre  flotter  sur  cette  mer  humaine, 
D'un  bout  du  monde  à  l'autre  et  par  delà  ma  mort, 
Comme  un  fier  pavillon  que  la  vague  ramène 
Seul,  mais  vainqueur,  au  port! 

Ce  rêve  ambitieux  remplira  ma  jeunesse, 
Mais  si  Fair  ne  s'est  point  de  ma  vie  animé, 
due  dans  un  autre  cœur  mon  poème  renaisse. 
Qu'il  vibre  et  soit  aimé! 


TABLE 


TABLE 


ALéoxBerxard-Derosne.    i 

Au  Lecteur 5 

STAXCES 

LA    VIE    INTÉRIEURE 

Printemps    o  u  e  l  1  k 7 

LesC  II  AÎNÉS.. 9 

"LeVasebrisé II 

L'Habitude 15 

Rosées ij 


5i8 


Renaissance 17 

L'Imagination 19 

Al"Hirondelle -    .    .    .  21 

LesBerceaux 23 

c0mmealors 2) 

La  Mémoire 27 

Ici-bas 32 

Penséeperdue 33 

U  N  S  O  N  G  E 3  ; 

I N  T  u  s 3  s 

L  E  s  Y  E  u  X 40 

L  E    M  o  X  D  E     D  E  3     A  M  E  î 42 

L  ■  I  D  F.  A  L 44 

La   Poésie 45 

L'Ame 48 

La  For  me 50 

L  A    M  A  L  A  D  E c  3 


JEUNES    FILLES 


A    M  A     S  Π f  R >  7 

l  e  m  e  l  l  l  e  u  r  m  o  m  e  n  t  d  e  s  a  m  o  v  r  s 59 

u  n    s  é  r  a  i  l 61 

Ma  Fiancée 63 

Séparation 67 

LesAdieux 69 

Jenedoisplus 7) 


519 


Ressemblance 77 

i  l  y  a  lokgtem  ps 79 

J  O  U  R  s    L  O  I  \  T  A  I  X  s 8o 

En    DEUIL 82 

Sonnet 84 

FleursaxsSoleil 8; 

Consolation 88 

Malensevelie 91 

Q.UI  PEL-TDiRE 92 


FEMMES 


La  Femme 97 

LaPlberté 100 

Inconstance loi 

L'Abîme 102 

Sij'étaisDieu 104 

Devant  un  Portrait. 10; 

Les  VOICI 106 

Jalousie 1  oS 

Sx  JE  POUVAIS IIO 

Sonnet 112 

Sonnet 115 

Sonnet 114 

Seul 11  ; 

Les   Vénus 117 

Sonnet.   ,.,,.,.    , .  120 


Î20 


IXCON  SCIENCE i;i 

ReX  CONTRE 123 

Hermaphrodit  K 124 

Plus  TARD 126 


MELANGES 


LeLeverdu   Soleil ....  131 

LaChaxsondel'Aiu .    .    .    .  134 

Fax 156 

K  A  1  s  s  A  X  C  E    D  E    V  É  X  U  s I  5  8 

Pluie 140 

Soleil 142 

SiLÉxE 144 

L  e  s  O I  s  E  A  u  X 147 

LesFleurs 14C) 

A     DOUARXEXEZ     EX     BrETAGXE I52 

c  H  A  X  s  G  X    D  E     M  E  K I  5  4 

U  X  E     A  U  R  O  R  E 156 

La  Falaise ijS 

L  '  O  c  É  A  X 159 

L  A    P  o  I  X  T  E     D  u    R  A  Z I  6 1 

Le  l o X g  du  Q.U ai 163 

LaNéréide 164 

L  E  s     O  u  V  R  I  E  R  s 169 

Le  Galop 172 

ixcaxtatiox 174 


321 


Le  Travail 177 

Mon-  Ciel 179 

A   UN-   Trappiste 1S5 

Sonnet 1S4 

Le   Passé. iS, 

LaTracehumaine 186 

L'Ombre i88 

Paysan 189 

Au  Bal  de  l'Opéra 191 

SuRSUM 192 

A   UN    Désespéré 195 

Indépendance 198 

Sur   un    vieux   Tableau 200 

Toujours 205 

En  AVANT 207 

Sésame 210 


POEMES 


Le  Joug 215 

A  LA  Nuit 222 

ChœurPolonais 229 

LeGué 23; 

Dans  la   Rue 258 

Le  Lion 244 

L'AMÉRiaVE , 2)3 

41 


Î22 


Les   Voluptés 264 

La   Parole 274 

L'Art 281 

-EXCORE '    .      .      .  292 

L'Ambition 296 

LaLutte 299 

AAlf_redde  Musset 302 

Je  me   croyais    Poète ,  .   .  312 


Paris.  —  Imp.  A.  Lemerre,  2;,  rue  des  GranJs-Aiigiistins. 


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