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Full text of "Oeuvres de Sully Prudhomme"

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OEUVRES 


SULLY  PRUDHOMME 


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OEUVRES 


SULLY    PRUDHOMME 

POÉSIES 

1872 -1878 

Les  Vaines  Tendresses.  —  La  France. 

La   T^èvollc  des  Fleurs.    —    Tocsics  diverses. 

Les  "Destins.  —  Le  Zenith. 


PARIS 


ALPHONSE     LEMERRE,     ÉDITEUR 

25-31,     PASSAGE     CIIOISEUL,     23-3I 


LES    VAINES 
TENDRESSES 


LES 


VAINES    TENDRESSES 


AUX   AMIS    INCONNUS 

^^^es  vers,  je  les  dédie  aux  amis  inconnus, 
A  vous,  les  étrangers  en  qui  je  sens  des  proches, 
Rivaux  de  ceux  que  j'aime  et  qui  m'aiment  le  plus, 
Frères  envers  qui  seuls  mon  cœur  est  sans  reproches 

Et  dont  les  cœurs  au  mien  sont  librement  venus. 


Comme  on  voit  les  ramiers  sevrés  de  leurs  volières 
Rapporter  sans  faillir,  par  les  cieux  infinis, 


4.  LES     VAINES     TENDRESSES. 

Un  cher  message  aux  mains  qui  leur  sont  familières, 
Nos  poèmes  parfois  nous  reviennent  bénis, 
Chauds  d'un  accueil  lointain  d'âmes  hospitalières. 

Et  quel  triomphe  alors!  quelle  félicité 
Orgueilleuse,  mais  tendre  et  pure,  nous  inonde, 
Quand  répond  à  nos  voix  leur  écho  suscité, 
Par  delà  le  vulgaire,  en  l'invisible  monde 
Où  les  fiers  et  les  doux  se  sont  fait  leur  cité! 

Et  nous  la  méritons,  cette  ivresse  suprême. 

Car  si  l'humanité  tolère  encor  nos  chants, 

C'est  que  notre  élégie  est  son  propre  poème. 

Et  que  seuls  nous  savons,  sur  des  rhythmes  touchants, 

En  lui  parlant  de  nous  lui  parler  d'elle-même. 

Parfois  un  vers,  complice  intime,  vient  rouvrir 
Quelque  plaie  où  le  feu  désire  qu'on  l'attise  ; 
Parfois  un  mot,  le  nom  de  ce  qui  fait  souffrir, 
Tombe  comme  une  larme  à  la  place  précise 
Où  le  cœur  méconnu  l'attendait  pour  guérir. 

Peut-être  un  de  mes  vers  est-il  venu  vous  rendre 
Dans  un  éclair  brillant  vos  chagrins  tout  entiers, 


LES     VAINES     TENDRESSES.  5 

Ou,  par  le  seul  vrai  mot  qui  se  faisait  attendre, 

Vous  ai-je  dit  le  nom  de  ce  que  vous  sentiez, 

Sans  vous  nommer  les  yeux  où  j'avais  dû  l'apprendre. 

Vous  qui  n'aurez  cherché  dans  mon  propre  tourment 
Que  la  sainte  beauté  de  la  douleur  humaine, 
Qui,  pour  la  profondeur  de  mes  soupirs  m'aimant. 
Sans  avoir  à  descendre  où  j'ai  conçu  ma  peine, 
Les  aurez  entendus  dans  le  ciel  seulement; 

Vous  qui  m'aurez  donné  le  pardon  sans  le  blâme, 

N'ayant  connu  mes  torts  que  par  mon  repentir. 

Mes  terrestres  amours  que  par  leur  pure  flamme, 

Pour  qui  je  me  fais  juste  et  noble  sans  mentir, 

Dans  un  rêve  où  la  vie  est  plus  conforme  à  l'âme  !       ^^y 

Chers  passants,  ne  prenez  de  moi-même  qu'un  peu. 
Le  peu  qui  vous  a  plu  parce  qu'il  vous  ressemble; 
Mais  de  nous  rencontrer  ne  formons  point  le  vœu  : 
Le  vrai  de  l'amitié,  c'est  de  sentir  ensemble  ; 
Le  reste  en  est  fragile,  épargnons-nous  l'adieu. 


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PRIERE 


l\h  !  si  vous  saviez  comme  on  pleure 
De  vivre  seul  et  sans  foyers, 
Quelquefois  devant  ma  demeure 
Vous  passeriez. 

Si  vous  saviez  ce  que  fait  naître 
Dans  l'âme  triste  un  pur  regard, 
Vous  regarderiez  ma  fenêtre 
Comme  au  hasard. 

Si  vous  saviez  quel  baume  apporte 
Au  cœur  la  présence  d'un  cœur, 
Vous  vous  assoiriez  sous  ma  porte 
Comme  une  sœur. 


LES      VAINES     TENDRESSES. 

Si  VOUS  saviez  que  je  vous  aime, 

Surtout  si  vous  saviez  comment, 

Vous  entreriez  peut-être  même 

Tout  simplement. 


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LES     VAINES      TENDRESSES. 


5' 
CONSEIL 


Jeune  fille,  crois-moi,  s'il  en  est  temps  encore, 
Choisis  un  fiancé  joyeux,  à  l'œil  vivant, 
Au  pas  ferme,  à  la  voix  sonore, 
Qui  n'aille  pas  rêvant. 

Sois  généreuse,  épargne  aux  cœurs  de  se  méprendre. 
Au  tien  même,  imprudente,  épargne  des  regrets, 
N'en  captive  pas  un  trop  tendre, 
Tu  t'en  repentirais. 

La  nature  t'a  faite  indocile  et  rieuse. 
Crains  une  âme  où  la  tienne  apprendrait  le  souci, 
La  tendresse  est  trop  sérieuse, 
Trop  exigeante  aussi. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Un  compagnon  rêveur  attristerait  ta  vie, 
Tu  sentirais  toujours  son  ombre  à  ton  côté 
Maudire  la  rumeur  d'envie 
Où  marche  ta  beauté. 

Si,  mauvais  oiseleur,  de  ses  caresses  frêles 
Il  abaissait  sur  toi  le  délicat  réseau, 

Comme  d'un  seul  petit  coup  d'ailes 
S'affranchirait  l'oiseau! 

Et  tu  ne  peux  savoir  tout  le  bonheur  que  broie 

D'un  caprice  enfantin  le  vol  brusque  et  distrait, 

Quand  il  arrache  au  cœur  la  proie 

Que  la  lèvre  effleurait; 

Quand  l'extase,  pareille  à  ces  bulles  ténues 
Qu'un  souffle  patient  et  peureux  allégea. 
S'évanouit  si  près  des  nues 
Qui  s'y  miraient  déjà. 

Sois  généreuse,  épargne  à  des  songeurs  crédules 

Ta  grâce,  et  de  tes  yeux  les  appels  décevants  : 

Ils  chercheraient  des  crépuscules 

Dans  ces  soleils  levants; 


10  LES     VAINES     TENDRESSES. 

11  leur  faut  une  amie  à  s'attendrir  facile, 

Souple  à  leurs  vains  soupirs  comme  aux  vents  le  roseau, 
Dont  le  cœur  leur  soit  un  asile 
Et  les  bras  un  berceau, 

Douce,  infiniment  douce,  indulgente  aux  chimères, 
Inépuisable  en  soins  calmants  ou  réchauffants, 
Soins  muets  comme  en  ont  les  mères, 
Car  ce  sont  des  enfants. 

Il  leur  faut  pour  témoin,  dans  les  heures  d'étude, 
Uue  âme  qu'autour  d'eux  ils  sentent  se  poser. 
Il  leur  faut  une  solitude 
Où  voltige  un  baiser. 

Jeune  fille,  crois-m'en,  cherche  qui  te  ressemble. 
Ils  sont  graves  ceux-là,  ne  choisis  aucun  d'eux; 
Vous  seriez  malheureux  ensemble 
Bien  qu'innocents  tous  deux. 


LES     VAINES    TENDRESSES. 


AU   BORD    DE    L'EAU 


O'asseoir  tous  deux  au  bord  d'un  flot  qui  passe, 

Le  voir  passer; 
Tous  deux,  s'il  glisse  un  nuage  en  l'espace, 

Le  voir  glisser  ; 
A  l'horizon,  s'il  fume  un  toit  de  chaume, 

Le  voir  fumer; 
Aux  alentours  si  quelque  fleur  embaume, 

S'en  embaumer; 
Si  quelque  fruit,  où  les  abeilles  goûtent, 

Tente,  y  goûter; 
Si  quelque  oiseau,  dans  les  bois  qui  l'écoutciit, 

Chante,  écouter... 
Entendre  au  pied  du  saule  où  l'eau  murmure 

L'eau  murmurer; 


LF,  s     VAINES     TENDRESSES. 

Ne  pas  sentir,  tant  que  ce  rêve  dure, 

Le  temps  durer; 
Mais  n'apportant  de  passion  profonde 

Qu'à  s'adorer, 
Sans  nul  souci  des  querelles  du  monde, 

Les  ignorer; 
Et  seuls,  heureux  devant  tout  ce  qui  lasse, 

Sans  se  lasser, 
Sentir  l'amour,  devant  tout  ce  qui  passe. 

Ne  point  passer! 


[NES     TENDRESSES. 


EN    VOYAGE 


J  e  partais  pour  un  long  voyage. 
En  wagon,  tapi  dans  mon  coin, 
J'écoutais  fuir  l'aigu  sillage 
Du  sifflet  dans  la  nuit  au  loin; 

Je  goijtais  la  vague  indolence, 
L'état  obscur  et  somnolent. 
Où  fait  tomber  sans  qu'on  y  pense 
Le  train  qui  bourdonne  en  roulant; 

Et  je  ne  m'apercevais  guère, 
Indifférent  de  bonne  foi, 
Qu'une  jeune  fille  et  sa  mère 
Faisaient  route  à  côté  de  moi. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Elles  se  parlaient  à  voix  basse  : 
C'était  comme  un  bruit  de  frisson, 
Le  bruit  qu'on  entend  quand  on  passe 
Près  d'un  nid  le  long  d'un  buisson; 

Et  bientôt  elles  se  blottirent, 
Leurs  fronts  l'un  vers  l'autre  penchés, 
Comme  deux  gouttes  d'eau  s'attirent 
Dès  que  les  bords  se  sont  touchés; 

Puis,  joue  à  joue,  avec  tendresse 
Elles  se  firent  toutes  deux 
Un  oreiller  de  leur  caresse, 
Sous  la  lampe  aux  ravons  laiteux. 

L'enfant  sur  le  bras  de  ma  stalle 
Avait  laissé  poser  sa  main, 
Qui  reflétait  comme  une  opale 
La  moiteur  d'un  jour  incertain; 

Une  main  de  seize  ans  à  peine  : 
La  manchette  l'ombrait  un  peu  ; 
L'azur  d'une  petite. veine 
La  nuançait  comme  un  fil  bleu; 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Elle  pendait  molle  et  dormante, 
Et  je  ne  sais  si  mon  regard 
Pressentit  qu'elle  était  charmante 
Ou  la  rencontra  par  hasard, 

Mais  je  m'étais  tourné  vers  elle, 
Sollicité  sans  le  savoir  : 
On  dirait  que  la  grâce  appelle 
Avant  même  qu'on  Tait  pu  voir. 

«  Heureux,  me  dis-je,  le  touriste 
Que  cette  main-là  guiderait  !  » 
Et  ce  songe  me  rendait  triste  : 
Un  vœu  n'éclôt  que  d'un  regret. 

Cependant  glissaient  les  campagnes 
Sous  les  fougueux  rouleaux  de  fer, 
Et  le  profil  noir  des  montagnes 
Ondulait  ainsi  qu'une  mer. 

Force  étrange  de  la  rencontre  ! 
Le  cœur  le  moins  prime-sautier, 
D'un  lambeau  d'azur  qui  se  montre, 
ImproviFc  un  ciel  tout  entier  : 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Une  enfant  dort,  une  étrangère, 
Dont  la  main  paraît  à  demi, 
Et  ce  peu  d'elle  me  suggère 
Un  vœu  de  bonheur  infini! 

Je  la  rive,  inconnue  encore, 
Sur  ce  peu  ae  réalité. 
Belle  de  tout  ce  que  j'ignore 
Et  du  possible  illimité... 

Je  rêve  qu'une  main  si  blanche. 
D'un  si  confiant  abandon, 
Ne  peut  être  que  siîre  et  franche 
Et  se  donnerait  tout  de  bon. 

Bienheureux  l'homme  qu'au  passage 
Cette  main  fine  enchaînerait  ! 
Calme  à  jamais,  à  jamais  sage... 
—  Vitry  !  cinq  minutes  d'arrêt! 

A  ces  mots  criés  sur  la  voie. 
Le  couple  d'anges  s'éveilla, 
Battit  des  ailes  avec  joie, 
Et  disparut.  Je  restai  là  : 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Cette  enfant  qu'un  autre  eût  suivie, 
Je  me  la  laissais  enlever. 
Un  voyage  !  telle  est  la  vie 
Pour  ceux  qui  n'osent  que  rêver. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


SONNET 


PETITE     SUZ. 


tn  ces  temps  où  le  cœur  éclôt  pour  s'avilir, 
Où  des  races  le  sang  fatigué  dégénère, 
Tu  nous  épargneras,  Suzanne,  enfant  prospère, 
De  voir  en  toi  la  fleur  du  genre  humain  pâlir. 

Deux  artistes  puissants  sont  jaloux  d'embellir 
En  toi  l'âme  immortelle  et  l'argile  éphémère: 
Le  dieu  de  la  nature  et  celui  de  ta  mère  ; 
L'un  travaille  à  t'orner,  et  l'autre  à  t'ennoblir. 

L'enfant  de  Bethléem  façonne  à  sa  caresse 

Ta  grâce,  où  cependant  des  enfants  de  la  Grèce 

Sourit  encore  aux  yeux  le  modèle  invaincu. 

Et  par  cette  alliance  ingénument  profonde, 
Dans  une  même  femme  auront  un  jour  vécu 
L'un  et  l'autre  Idéal  qui  divisent  le  monde. 


r,ES     VAINES     TENDRESSES. 


ENFANTILLAGE 


IVladame,  vous  étiez  petite, 

J'avais  douze  ans; 
Vous  oubliez  vos  courtisans 
Bien  vite! 

Je  ne  voyais  que  vous  au  jeu 

Parmi  les  autres; 
Mes  doigts  frôlaient  parfois  les  vôtres 
Un  peu... 

Comme  à  la  première  visite 

Faite  au  rosier, 
Le  papillon  sans  appuyer 
Palpite, 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Et  de  feuille  en  feuille,  hésitant, 

S'approche,  et  n'ose 
Monter  droit  au  miel  que  la  rose 
Lui  tend, 

Tremblant  de  ses  premières  fièvres, 

Mon  cœur  n'osait 

Voler  droit  des  doigts  qu'il  baisait 

Aux  lèvres. 

Je  sentais  en  moi  tour  à  tour 

Plaisir  et  peine. 

Un  mélange  d'aise  et  de  gêne  : 

L'amour. 

L'amour  à  douze  ans!  Oui,  madame, 

Et  vous  aussi, 
N  'aviez-vous  pas  quelque  souci 
De  femme? 

Vous  faisiez  beaucoup  d'embarras, 

Très  occupée 
De  votre  robe,  une  poupée 
Au  bras. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Si  j'adorais,  trop  tôt  poète, 

Vos  petits  pieds, 
Trop  tôt  belle,  vous  me  courbiez 
La  tête. 

Nous  menâmes  si  bien,  un  soir, 

Le  badinage. 
Que  nous  nous  mîmes  en  ménage, 
Pour  voir. 

Vous  parliez  des  bijoux  de  noces, 

Moi  du  serment, 

Car  nous  étions  différemment 

Précoces. 

On  fit  la  dînette,  on  dansa; 

Vous  prétendîtes 
Qu'il  n'est  noces  proprement  dites 
Sans  ça. 

Vous  goûtiez  la  plaisanterie 

Tant  que  bientôt 
J'osai  vous  appeler  tout  haut  : 
Chérie, 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Et  je  VOUS  ai  (car  je  revais) 

Baisé  la  joue  ; 

Depuis  ce  soir-là  je  ne  joue 

Jamais. 


ES     TENDRESSES. 


AUX    TUILERIES 


1  u  les  feras  pleurer,  enfant  belle  et  chérie, 
Tous  ces  bambins,  hommes  futurs, 
Qui  plus  tard  suspendront  leur  jeune  rêverie 
Aux  cils  câlins  de  tes  yeux  purs. 

Ils  aiment  de  ta  voix  la  roulade  sonore, 
Mais  plus  tard  ils  sentiront  mieux 

Ce  qu'ils  peuvent  à  peine  y  discerner  encore, 
Le  timbre  au  charme  impérieux; 

Ils  touchent,  sans  jamais  en  sentir  de  brûlure, 
Tes  boucles  pleines  de  rayons, 

Dont  l'or  fait  ressembler  ta  fauve  chevelure 
A  celle  des  petits  lions. 


24.  1-ES     VAINES     TENDRESSES. 

Ils  ne  devinent  pas,  aux  jeux  où  tu  te  mêles, 
Qu'en  leur  jetant  au  cou  tes  bras, 

Rieuse,  indifférente,  et  douce,  tu  décèles 
Tout  le  mal  que  tu  leur  feras. 

Tu  t'exerces  déjà,  quand  tu  crois  que  tu  joues, 
En  leur  abandonnant  ton  front; 

Tes  lèvres  ont  déjà,  plus  faites  que  tes  joues, 
La  grâce  dont  ils  souffriront. 


LKS     VAINES     TENDRESSES. 


FORT    EN    THEME 


V  ous  aviez  l'âge  où  flotte  encore 
La  double  natte  sur  le  dos, 
Mais  où  l'enfant  qu'elle  décore 
Sent  le  prix  de  pareils  fardeaux; 

L'âge  où  l'œil  déjà  nous  évite, 
Quand,  sous  des  vêtements  moins  courts, 
Devant  sa  mère,  droit  et  vite. 
On  va  tous  les  malins  au  cours; 

Où  déjà  l'on  pince  les  lèvres 
Au  tutoiement  d'un  grand  garçon. 
Lasse  un  peu  des  tendresses  mièvres 
Pour  la  poupée  au  cœur  de  son. 


Alors  mon  idéal  suprême 
N'était  pas  l'inouï  bonheur, 
En  aimant,  d'être  aimé  moi-même, 
Mais  d'en  mourir  avec  honneur, 

De  vous  arracher  votre  estime 
Sous  les  tenailles  des  bourreaux, 
Dans  un  martj're  magnanime, 
Car  les  enfants  sont  des  héros  ! 

Si  les  enfants  ont  l'air  timide. 
C'est  qu'ils  n'osent  que  soupirer, 
Se  sentant  le  cœur  intrépide, 
Mais  trop  humble  pour  espérer. 

Comme  un  page  épris  d'une  reine. 
Je  n'avais  d'autre  ambition 
Que  de  ramasser  dans  l'arène 
Votre  gant  aux  pieds  d'un  lion  ! 

Mais  une  demoiselle  sage 

Ne  laisse  pas  traîner  son  gant. 

Le  vôtre,  un  jour,  sur  mon  passags 

Echappa  de  vos  doigts  pourtant. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Oh  !  ce  fut  bien  involontaire  ! 
Mais  j'en  frémis.  Comment  laisser 
Sous  vos  yeux  votre  gant  par  terre, 
Quand  je  n'avais  qu'à  me  baisser? 

C'était  au  parloir  du  collège, 

Pas  un  lion  sur  mon  chemin. 

—  «  Allons,  courage  !  »  me  disais-je, 

Le  devoir  me  poussait  la  main  ; 

Mais  mon  trouble  demandait  grcâce 
Au  défi  de  ce  gant  perdu, 
Et  c'est  le  dernier  de  ma  classe, 
Madame,  qui  vous  l'a  rendu. 


'AINES     TENDRESSES 


L'AMOUR    MATERNEL 


:rice    chevrier 


Fait  d'héroïsme  et  de  clémence, 
Présent  toujours  au  moindre  appel, 
Qui  de  nous  peut  dire  où  commence, 
Où  finit  l'amour  maternel? 

Il  n'attend  pas  qu'on  le  mérite, 
Il  plane  en  deuil  sur  les  ingrats; 
Lorsque  le  père  déshérite, 
La  mère  laisse  ouverts  ses  bras  ; 

Son  crédule  dévoûment  reste 
Quand  les  plus  vrais  nous  ont  menti. 
Si  téméraire  et  si  modeste 
Qu'il  s'ignore  et  n'est  pas  senti. 


Pour  nous  suivre  il  monte  ou  s'abîme, 

A  nos  revers  toujours  égal, 

Ou  si  profond  ou  si  sublime 

Que,  sans  maître,  il  est  sans  rival  : 

Est-il  de  retraite  plus  douce 
Qu'un  sein  de  mère,  et  quel  abri 
Recueille  avec  moins  de  secousse 
Un  cœur  fragile  endolori  ? 

Quel  est  l'ami  qui  sans  colère 
Se  voit  pour  d'autres  négligé  ? 
Qu'on  méconnaît  sans  lui  déplaire. 
Si  bon  qu'il  n'en  soit  qu'affligé? 

Quel  ami  dans  un  précipice 
Nous  joint  sans  espoir  de  retour. 
Et  ne  sent  quelque  sacrifice 
Où  la  mère  ne  sent  qu'amour? 

Lequel  n'espère  un  avantage 
Des  échanges  de  l'amitié? 
Que  de  fois  la  mère  partage 
Et  ne  garde  pas  sa  moitié  ! 


lES     VAINES     TENDRESSES. 

O  mère,  unique  Danaïde 

Dont  le  zèle  soit  sans  déclin, 

Et  qui,  sans  maudire  le  vide, 

Y  penche  un  grand  cœur  toujours  plein  ! 


LES    VAINES     TENDRESSES. 


L'EPOUSEE 


tUe  est  fragile  à  caresser, 
L'Epousée  au  front  diaphane, 
Lis  pur  qu'un  rien  ternit  et  fane, 
Lis  tendre  qu'un  rien  peut  froisser, 
Que  nul  homme  ne  peut  presser, 
Sans  remords,  sur  son  cœur  profane. 

La  main  digne  de  l'approcher 
N'est  pas  la  main  rude  qui  brise 
L'innocence  qu'elle  a  surprise 
Et  se  fait  jeu  d'effaroucher, 
Mais  la  main  qui  semble  toucher 
Au  blanc  voile  comme  une  brise  ; 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

La  lèvre  qui  la  doit  baiser 
N'est  pas  la  lèvre  véhémente, 
Effroi  d'une  novice  amante 
Qui  veut  le  respect  pour  oser, 
Mais  celle  qui  se  vient  poser 
Comme  une  ombre  d'abeille  errante. 

Et  les  bras  faits  pour  l'embrasser 
Ne  sont  pas  les  bras  dont  l'étreinte 
Laisse  une  impérieuse  empreinte 
Au  corps  qu'ils  aiment  à  lasser, 

Mais  ceux  qui  savent  l'enlacer 

Comme  une  onde  où  l'on  dort  sans  crainte. 

L'hymen  doit  la  discipliner 
Sans  lire  sur  son  front  un  blâme, 
Et  les  prémices  qu'il  réclame 
Les  faire  à  son  cœur  deviner  ; 
Elle  est  fleur,  il  doit  l'incliner, 
La  chérir  sans  lui  troubler  l'âme. 


'W 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


DISTRACTION 


Pi.  mon  insu  j'ai  dit  :  «  ma  chùre  » 
Pour  ((  madame  »,  et,  parti  du  cœur. 
Ce  nom  m'a  fait  d'une  étrangère 


Quand  la  femme  est  tendre,  pour  elle 
Le  seul  vrai  gage  de  l'amour. 
C'est  la  constance  naturelle, 
Non  la  cour; 

Ce  n'est  pas  le  mot  qu'on  hasarde. 
Et  qu'on  sauve  s'il  s'est  trompé. 
C'est  le  mot  simple,  par  mégarde 
Echappé... 


3  + 


Ce  n'est  pas  le  mot  qui  soupire, 
Mendiant  drapé  d'un  linceul, 
C'est  ce  qu'on  dit  comme  on  respire, 
Pour  soi  seul. 

Ce  n'est  pas  non  plus  de  se  taire, 
Taire  est  encor  mentir  un  peu; 
C'est  la  parole  involontaire, 
Non  l'aveu. 

A  mon  insu  j'ai  dit  :  «  ma  chère  » 
Pour  «  madame  »,  et,  parti  du  cœur, 
Ce  nom  m'a  fait  d'une  étrangère 
Une  sœur. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


INVITATION    A    LA  VALSE 


L^ 'était  une  amitié  simple  et  pourtant  secrète: 
J'avais  sur  sa  parure  un  fraternel  pouvoir, 
Et  quand  au  seuil  d'un  bal  nous  nous  trouvions  le  soir, 
J'aimais  à  l'arrêter  devant  moi  toute  prête. 

Elle  abattait  sa  jupe  en  renversant  la  tête, 
Et  consultait  mes  yeux  comme  un  dernier  miroir, 
Puis  elle  me  glissait  un  furtif  :  «  Au  revoir  !  » 
Et  belle,  en  souveraine,  elle  entrait  dans  la  fête. 

Je  l'y  suivais  bientôt.  Sur  un  signe  connu, 
Parmi  les  mendiants  que  sa  malice  affame. 
Je  m'avançais  vers  elle,  et  modeste,  ingénu  : 

«  Vous  m'avez  accordé  cette  valse,  madame?  n 
J'avais  l'air  de  prier  n'importe  quelle  femme. 
Elle  me  disait  :  «  Oui,  »  comme  au  premier  venu. 


VAINES     TENDRESSES. 


CE    QUI    DURE 


Le  présent  se  fait  vide  et  triste, 
O  mon  amie,  autour  de  nous; 
Combien  peu  du  passé  subsiste! 
Et  ceux  qui  restent  changent  .tous. 

Nous  ne  voyons  plus  sans  envie 
Les  yeux  de  vingt  ans  resplendir, 
Et  combien  sont  déjà  sans  vie 
Des  yeux  qui  nous  ont  vus  grandir! 

Que  de  jeunesse  emporte  l'heure, 
Qui  n'en  rapporte  jamais  rien  ! 
Pourtant  quelque  chose  demeure  : 
Je  t'aime  avec  mon  cœui-  ancien, 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Mon  vrai  cœur,  celui  qui  s'attache 
Et  souffre  depuis  qu'il  est  né, 
Mon  cœur  d'enfant,  le  cœur  sans  tache 
Que  ma  mci-e  m'avait  donné; 

Ce  cœur  où  plus  rien  ne  pénètre, 
D'où  plus  rien  désormais  ne  sort; 
Je  l'aime  avec  ce  que  mon  être 
A  de  plus  fort  contre  la  mort; 

Et,  s'il  peut  braver  la  mort  même. 
Si  le  meilleur  de  l'homme  est  tel 
Que  rien  n'en  périsse,  je  t'aime 
Avec  ce  que  j'ai  d'immortel. 


LES     VAINES     TEIÎDRE; 


LE    NOM 


Lxliacun  donne  à  celle  qu'il  aime 
Les  plus  beaux  noms  et  les  plus  doux; 
Pour  moi,  c'est  ton  nom  de  baptême 
Que  je  préfère  encore  à  tous. 
Simple  et  tendre  à  dire,  il  me  semble 
Pour  te  désigner  le  seul  bon. 
Et  toutes  les  douceurs  ensemble, 
Je  te  les  murmure  en  ce  nom. 

La  mélodie  en  est  divine  ; 
Tu  sais  le  contre-coup  soudain 
Qu'on  sent  au  creux  de  la  poitrine 
Quand  la  main  rencontre  la  main; 
Hé  bien  !  je  sens,  quand  il  résonne 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Au  milieu  d'un  monde  étranger, 
Comme  au  toucher  de  ta  personne 
Cet  étouffement  passager. 

Toute  autre  femme  qui  le  signe 
L'usurpe  à  mes  yeux,  et  pourtant, 
Si  peu  qu'elle  m'en  semble  digne, 
Elle  m'attire  en  le  portant;  i- 

Pour  moi  ton  image  s'y  lie 
Et  prête  son  reflet  trompeur 
A  ton  homonyme  embellie; 
Je  crois  l'aimer,  mais  sois  sans  peur 

Je  ne  pourrais  t'être  infidèle 
Avec  des  femmes  de  ce  nom, 
Car  ta  grâce  en  mon  cœur  s'y  mêle, 
Grâce  inséparable  d'un  son  ; 
Et  quel  autre  nom  de  maîtresse 
Effacerait  ce  mot  vivant 
Dont  la  musique  enchanteresse 
Me  fait  redevenir  enfant? 

Comme  les  passereaux  accoure;it 
A  l'appel  câlin  du  charmeur, 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

A  ce  nom  bien-aimé  m'entourent 
Mes  premiers  rêves  de  bonheur; 
Et  dans  l'âge  où  l'amour  se  sèvre, 
En  deuil  des  printemps  révolus, 
J'aurai  sa  caresse  à  la  lèvre 
Quand  les  baisers  n'y  seront  plus. 


AINES     T  E  N  D I 


PEUR    D'AVARE 


Ooudain  je  t'ai  si  fort  pressée 
Pour  sentir  ton  cœur  bien  à  moi, 
Que  je  t'en  ai  presque  blessée, 
Et  tu  m'as  demandé  pourquoi. 

Un  mot,  un  rien,  m'a  tout  à  l'heure 
Fait  étreindre  ainsi  mon  trésor, 
Comme,  au  moindre  vent  qui  l'effleure, 
L'avare  en  hâte  étreint  son  or; 

La  porte  de  sa  cave  est  sûre. 
Il  en  tient  dans  son  poing  la  clé, 
Mais,  par  le  trou  de  la  serrure. 
Un  filet  d'air  froid  a  soufflé  ; 

6 


LES     VAINES     TF.N  DRESSE  S. 

Et  pendant  qu'il  comptait  dans  l'ombre 
Son  trésor  écu  par  écu, 
Savourant  le  titre  et  le  nombre, 
Il  a  senti  le  souffle  aigu  ! 

Il  serre  en  vain  sa  clé  chérie. 
Vainement  il  s'est  verrouillé, 
Avant  d'y  réfléchir  il  crie 
Comme  s'il  était  dépouillé  ! 

C'est  que  l'instinct  fait  sentinelle, 
C'est  que  l'âme  du  possesseur 
N'ose  jamais  plier  qu'une  aile, 
O  ma  sainte  amie,  ô  ma  sœur! 

C'est  que  ma  richesse  tardive, 
Fruit  de  mes  soupirs  quotidiens, 
Me  semble  encore  fugitive 
Au  moment  même  ou  je  la  tiens! 

Et  cette  épargne  que  j'amasse 
A  beau  grandir  en  sûreté, 
Je  crois,  au  moindre  vent  qui  passe. 
Qu'an  ravisseur  a  fureté... 


LES     VAINES     T  F  N  D  R  E  S  S  E  S. 

Et  je  fais  aussitôt  l'épreuve 
De  tout  le  deuil  qui  peut  tenir 
Dans  une  âme  absolument  veuve 
Où  l'amour  n'a  plus  d'avenir. 

Alors  je  tremble  et  te  supplie 
D'un  anxieux  et  long  regard... 
Oh!  pardonne-moi  la  folie 
De  trembler  encore  ;  si  tard  ! 

Hélas!  l'habitude  en  est  prise  : 
Tu  n'as  que  si  tard  deviné 
Combien  le  doute  martyrise, 
Impérissable  une  fois  né. 

Dans  l'âge  (qui  n'est  plus  le  nôtre) 
Où  bat  le  cœur  à  découvert, 
Le  mien,  plus  exposé  qu'un  autre, 
Puisqu'il  faimait,  a  plus  souffert; 

Ah!  tout  cœur  où  l'amour  habite 
Recule  un  pouvoir  de  souffrir 
Dont  il  ignore  la  limite, 
Tant  qu'il  souffre  sans  en  mourir; 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Et  j'ignorais,  naïf  encore. 
Combien  le  calice  est  profond 
Que  ta  main  douce  emmielle  et  dore 
Sans  jamais  en  montrer  le  fond; 

Car  tu  savais,  déjà  coquette, 
Ménager  longtemps  la  douleur 
En  faisant,  d'un  coup  de  baguette, 
Naître  un  mirage  dans  un  pleur. 

Que  de  froideurs  instantanées 
Ont  ébranlé  longtemps  ma  foi! 
Enfin  la  pente  des  années 
T'a  fait  pencher  le  front  sur  moi, 

Et  j'ai  cru  que  ma  jalousie, 
Humble  tigresse  aux  reins  ploj-és. 
Bien  rompue  à  ta  fantaisie, 
Dormait  de  fatigue  à  tes  pieds  ; 

A'oili  pourtant  qu'une  pensée. 

Moins  qu'un  soupçon,  moins  qu'une  erreur, 

—  Une  rêverie  insensée 

M'a  fait  tressaillir  de  terreur; 


LES     VAINES     TENDRESSE! 

Cet  éclair  de  peur  indicible 
Tout  à  coup  m'a  fait  entrevoir, 
Aux  obscurs  confins  du  possible, 
Un  abîme  de  désespoir. 


c^ 


4(3  L  E  s     V  A  I  N  F.  s     T  E  ! 


UN    RENDEZ-VOUS 


LJans  ce  nid  furtif  où  nous  sommes, 
O  ma  clière  âme,  seuls  tous  deux, 
Qu'il  est  bon  d'oublier  les  hommes, 
Si  près  d'eux  ! 

Pour  ralentir  l'heure  fuyante, 
Pour  la  goûter,  il  ne  faut  pas 

Une  félicité  bruyante; 
Parlons  bas. 

Craignons  de  la  hâter  d'un  geste, 
D'un  mot,  d'un  souffle  seulement, 
D'en  perdre,  tant  elle  est  céleste. 
Un  moment. 


LF.  ^     VAIN  F.  S     T  E  N  D  R  ESS  !■  S. 

Afin  de  la  sentir  bien  nôtre, 
Afin  de  la  bien  ménager, 
Serrons-nous  tout  près  l'un  de  l'autre 
Sans  bouger; 

Sans  même  lever  la  paupière  : 
Imitons  le  chaste  repos 
De  ces  vieux  châtelains  de  pierre 
Aux  yeux  clos, 

Dont  les  corps  sur  les  mausolées, 
Immobiles  et  tout  vêtus. 
Loin  de  leurs  âmes  envolées 
Se  sont  tus; 

Dans  une  alliance  plus  haute 
Que  les  terrestres  unions, 
Gravement  comme  eux,  côte  à  côte, 
Sommeillons. 

Car  nous  n'en  sommes  plus  aux  fièvres 
D'un  jeune  amour  qui  peut  finir; 
Nos  cœurs  n'ont  plus  besoin  des  lèvres 
Pour  s'unir, 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Ni  des  paroles  solennelles 
Pour  changer  leur  culte  en  devoir, 
Ni  du  mirage  des  prunelles 
Pour  se  voir. 

Ne  me  fais  plus  jurer  que  j'aime, 
Ne  me  fais  plus  dire  comment; 
Goûtons  la  félicité  même 
Sans  serment. 

Savourons,  dans  ce  que  nous  disent 
Silencieusement  nos  pleurs, 
Les  tendresses  qui  divinisent 
Les  douleurs! 

Chère,  en  cette  ineffable  trêve 
Le  désir  enchanté  s'endort; 
On  rêve  à  l'amour  comme  on  rêve 
A  la  mort. 

On  croit  sentir  la  fin  du  monde; 
L'univers  semble  chavirer 
D'une  chate  douce  et  profonde. 
Et  sombrer... 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

L'âme  de  ses  fardeaux  s'allège 

Par  la  fuite  immense  de  tout; 

La  mémoire  comme  une  neige 

Se  dissout. 

Toute  la  vie  ardente  et  triste 
Semble  anéantie  alentour, 
Plus  rien  pour  nous,  plus  rien  n'existe 
Que  l'amour. 

Aimons  en  paix  :  il  fait  nuit  noire, 
La  lueur  blême  du  flambeau 
Expire...  Nous  pouvons  nous  croire 
Au  tombeau. 

Laissons-nous  dans  les  mers  funèbres, 
Comme  après  le  dernier  soupir, 
Abîmer,  et  par  leurs  ténèbres 
Assoupir... 

Nous  sommes  sous  la  terre  ensemble 
Depuis  très  longtemps,  n'est-ce  pas? 
Ecoute  en  haut  le  sol  qui  tremble 
Sous  les  pas. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Regarde  au  loin  comme  un  vol  sombre 
De  corbeaux,  vers  le  nord  chassé, 
Disparaîtie  les  nuits  sans  nombre 
Du  passé, 

Et  comme  une  immense  nuée 
De  cigognes  (mais  sans  retours!) 
Fuir  la  blancheur  diminuée 
Des  vieux  jours... 

Hors  de  la  splière  ensoleillée 
Dont  nous  subîmes  les  rigueurs, 
Quelle  étrange  et  douce  veillée 
Font  nos  cœurs? 

Je  ne  sais  plus  quelle  aventure 
Nous  a  jadis  éteint  les  yeux, 
Depuis  quand  notre  extase  dure, 
En  quels  cieux. 

Les  choses  de  la  vie  ancienne 
Ont  fui  ma  mémoire  à  jamais, 
Mais  du  plus  loin  qu'il  me  souvienne 

Je  t'aimais... 


lES     VAINES     TENDRESSES. 

Par  quel  bienfaiteur  fut  dressée 
Cette  couche?  et  par  quel  hymen 
Fut  pour  toujours  ta  main  laissée 
Dans  ma  main? 

Mais  qu'importe  !  O  mon  amoureuse, 
Dormons  dans  nos  légers  linceuls. 
Pour  l'éternité  bienheureuse 
Enfin  seuls  ! 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


L'OBSTACLE 


Les  lèvres  qui  veulent  s'unir, 
A  force  d'art  et  de  constance, 

Malgré  le  temps  et  la  distance, 
Y  peuvent  toujours  parvenir. 

On  se  fraye  toujours  des  routes; 
Flots,  monts,  déserts  n'arrêtent  point, 
De  proche  en  proche  on  se  rejoint. 
Et  les  heures  arrivent  toutes. 

Mais  ce  qui  fait  durer  l'exil 
Mieux  que  l'eau,  le  roc  ou  le  sable. 
C'est  un  obstacle  infranchissable, 
Qui  n'a  pas  l'épaisseur  d'un  fil. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

C'est  l'honneur;  aucun  stratagème. 
Nul  âpre  effort  n'en  est  vainqueur, 
Car  tout  ce  qu'il  oppose  au  cœuT, 
Il  le  puHse  dans  le  cœur  même. 

Vous  savez  s'il  est  rigoureux. 
Pauvres  couples  à  l'âme  haute 
Qu'une  noble  horreur  de  la  faute 
Empêche  seule  d'être  heureux. 

Penchés  sur  le  hord  de  l'abîme. 
Vous  respectez  au  fond  de  vous, 
Comme  de  cruels  garde-fous. 
Les  arrêts  de  ce  juge  intime; 

Purs  amants  sur  terre  égarés. 
Quel  martyre  étrange  est  le  vôtre! 
Plus  vos  cœurs  sont  près  l'un  de  l'autre, 
Plus  ils  se  sentent  séparés. 

Oh!  que  de  fois  fermente  et  gronde. 
Sous  un  air  de  froid  nonchaloir. 
Votre  souriant  désespoir 
Dans  la  mascarade  du  monde! 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Que  de  cris  toujours  contenus  ! 
Que  de  sanglots  sans  délivrance! 
Sous  l'apparente  indifférence, 
Que  d'héroïsmes  méconnus! 

Aux  ivresses,  même  impunies, 
Vous  préférez  un  deuil  plus  beau, 
Et  vos  lèvres,  même  au  tombeau, 
Attendent  le  droit  d'être  unies. 


lES     VAINES     TEI 


LA    COUPE 

Sonnet 

lJ dm  les  verres  épais  du  cabaret  brutal, 

Le  vin  bleu  coule  à  flots  et  sans  trêve  à  la  ronde; 

Dans  les  calices  fins  plus  rarement  abonde 

Un  vin  dont  la  clarté  soit  digne  du  cristal. 

Enfin  la  coupe  d'or  du  haut  d'un  piédestal 
Attend,  vide  toujours,  bien  que  large  et  profonde, 
Un  cru  dont  la  noblesse  à  la  sienne  réponde  : 
On  tremble  d'en  souiller  l'ouvrage  et  le  métal. 

Plus  le  vase  est  grossier  de  forme  et  de  matière, 
Mieux  il  trouve  à  combler  sa  contenance  entière, 
Aux  plus  beaux  seulement  il  n'est  point  de  liqueur. 

C'est  ainsi  :  plus  on  vaut,  plus  fièrement  on  aime, 

Et  qui  rêve  pour  soi  la  pureté  suprême 

D'aucun  terrestre  amour  ne  daigne  emplir  son  cœur. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


SILENCE 

Sounei 

La  pudeur  n'a  pas  de  clémence, 
Nul  aveu  ne  reste  impuni, 
Et  c'est  par  le  premier  nenni 
Que  l'ère  des  douleurs  commence. 

De  ta  bouche  où  ton  cœur  s'élance 
Que  l'aveu  reste  donc  banni! 
Le  coeur  peut  offrir  l'infini 
Dans  la  profondeur  du  silence. 

Baise  sa  main  sans  la  presser 
Comme  un  lis  facile  à  blesser, 
Qui  tremble  à  la  moindre  secousse  ; 

Et  l'aimant  sans  nommer  l'amour, 
Tais-lui  que  sa  présence  est  douce, 
La  tienne  sera  douce  un  jour. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


PARFUMS    ANCIENS 


A     FUANÇOIS    COPI 


Ky  senteur  suave  et  modeste 
Qu'épanchait  le  front  maternel, 
Et  dont  le  souvenir  nous  reste 
Comme  un  lointain  parfum  d'autel 

Pure  émanation  divine 

Qui  mêlais  en  moi  ta  douceur 

A  la  petite  senteur  fine 

Des  longues  tresses  d'une  sœur, 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Chère  odeur,  tu  t'en  es  allée 
Où  sont  les  parfums  de  jadis, 
Où  remonte  l'âme  exhalée 
Des  violettes  et  des  lis. 


O  fraîche  senteur  de  la  vie 
Qu'au  temps  des  premières  amours 
Un  baiser  candide  a  ravie 
Au  plus  délicat  des  velours, 

Loin  des  lèvres  décolorées 
Tu  t'es  enfuie  aussi  là-bas, 
Jusqu'où  planent,  évaporées, 
Les  jeunesses  des  vieux  lilas, 

Et  le  cœur,  cloué  dans  l'abîme, 
Ne  peut  suivre,  à  ta  trace  uni, 
Le  voyage  épars  et  sublime 
Que  tu  poursuis  dans  l'infini. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


Mais  ô  toi,  l'homicide  arôme 
Dont  en  pleurant  nous  nous  grisons, 
Où  notre  cœur  cherchait  un  baume 
Et  n'aspira  que  des  poisons, 

Ah  !  toi  seule,  odeur  trop  aimée 
Des  clieveux  trop  noirs  et  trop  lourds 
Tu  nous  laisses,  courte  fumée, 
Des  vestiges  brûlant  toujours. 

Dans  les  replis  où  tu  te  glisses 
Tu  déposes  un  marc  fatal, 
Comme  l'acre  odeur  des  épices 
S'incruste  aux  coins  d'un  vieux  cristal. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


Et  tel,  dans  une  eau  fraîche  et  claire, 
Le  flacon,  vainement  plongé. 
Garde  l'âcreté  séculaire 
De  l'essence  qui  l'a  rongé, 

Tel,  dans  la  tendresse  embaumante 
Que  verse  au  cœur,  pour  l'assainir, 
Une  fidèle  et  chaste  amante, 
Sévit  encor  ton  souvenir. 

O  parfum  modeste  et  suave. 
Epanché  du  front  maternel, 
Qui  lave  ce  que  rien  ne  lave, 
Où  donc  es-tu,  parfum  d'autelr 


t^ 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


L'ÉTOILE    AU   C(EUR 


lar  les  nuits  sublimes  d'été, 
Sous  leur  dôme  d'or  et  d'opale, 
Je  demande  à  l'immensité 
Où  sourit  la  forme  idéale. 

Plein  d'une  angoisse  de  banni, 
A  travers  la  flore  innombrable 
Des  campagnes  de  l'Infini, 
Je  poursuis  ce  lis  adorable... 

S'il  brille  au  firmament  profond, 
Ce  n'est  pas  pour  moi  qu'il  y  brille  : 
J'ai  beau  cberclier,  tout  se  confond 
Dans  l'océan  clair  qui  fourmille. 


LliO     VAl.NES     TENDRESSES. 

Ma  vue  implore  de  trop  bas 
Sa  splendeur  en  chemin  perdue, 
Et  j'abaisse  enfin  mes  yeux  las, 
Découragés  par  l'étendue. 

Appauvri  de  l'espoir  ôté, 
Je  m'en  reviens  plus  solitaire. 
Et  cependant  celte  beauté. 
Que  je  crois  si  loin  de  la  terre, 

Un  laboureur  insoucieux. 
Chaque  soir  à  son  foyer  même. 
Pour  l'admirer,  l'a  sous  les  yeux 
Dans  la  paysanne  qu'il  aime. 

Heureux  qui,  sans  vaine  langueur, 
Voyant  les  étoiles  renaître. 
Ferme  sur  elles  sa  fenêtre  : 
La  plus  belle  luit  dans  son  cœur. 


w 


LES     VAINES     TENDRESSES,  6} 


,l.f4^ 


LES    INFIDELES 

Sonnet 

Je  t'aime,  en  attendant  mon  éternelle  épouse, 

Celle  qui  doit  venir  à  ma  rencontre  un  jour, 

Dans  l'immuable  Éden,  loin  de  l'ingrat  séjour 

Où  les  prés  n'ont  de  fleurs  qu'à  peine  un  mois  sur  douze. 

Je  verrai  devant  moi,  sur  l'immense  pelouse 
Où  se  cherchent  les  morts  pour  l'hymen  sans  retour, 
Tes  sœurs  de  tous  les  temps  défiler  tour  à  tour, 
Et  je  te  trahirai  sans  te  rendre  jalouse  ; 

Car  toi-même,  élisant  ton  époux  éternel. 
Tu  m'abandonneras  dès  son  premier  appel, 
Quand  passera  son  ombre  avec  la  foule  humaine' 

Et  nous  nous  oublirons,  comme  les  passagers 
Que  le  même  navire  à  leurs  foyers  ramène, 
Ne  s'y  souviennent  plus  de  leurs  liens  légers. 


64  tes     VAINES     TENDKESSES 


DOUCEUR    D'AVRIL 


IT     ME  RAT 


J  'ai  peur  d'Avril,  peur  de  l'émoi 
Qu'éveille  sa  douceur  touchante; 
Vous  qu'elle  a  troublés  comme  moi, 
C'est  pour  vous  seuls  que  je  la  chante. 

En  décembre,  quand  l'air  est  froid, 
Le  temps  brumeux,  le  jour  livide, 
Le  cœur,  moins  tendre  et  plus  étroit, 
Semble  mieux  supporter  son  vide. 

Rien  de  joyeux  dans  la  saison 
Ne  lui  fait  sentir  qu'il  est  triste; 
Rien  en  haut,  rien  à  l'horizon 
Ne  révèle  qu'un  ciel  existe. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Mais,  dès  que  l'azur  se  fait  voir, 
Le  cœur  s'élargit  et  se  creuse, 
Et  s'ouvre  pour  le  recevoir 
Dans  sa  profondeur  douloureuse; 

Et  ce  bleu  qui  lui  rit  de  loin, 
L'attirant  sans  jamais  descendre, 
Lui  donne  l'infini  besoin 
D'un  essor  impossible  à  prendre. 

Le  bonheur  candide  et  serein. 
Qui  s'exhale  de  toutes  choses, 
L'oppresse,  et  son  premier  chagrin 
Rajeunit  à  l'odeur  des  roses. 

II  sent,  dans  un  réveil  confus, 
Les  anciennes  ardeurs  revivre. 
Et  les  mêmes  anciens  refus 
Le  repousser  dès  qu'il  s'y  livre. 

J'ai  peur  d'Avril,  peur  de  l'émoi 
Qu'éveille  sa  douceur  touchante  ; 
Vous  qu'elle  a  troublés  comme  moi. 
C'est  pour  vous  seuls  que  je  la  chant: 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


PELERINAGES 


En 


souvenir  je  m  aventure, 
Vers  les  jours  passés  où  j'aimais. 
Pour  visiter  la  sépulture 
Des  rêves  que  mon  cœur  a  faits. 

Cependant  qu'on  vieillit  sans  cesse, 
Les  amours  ont  toujours  vingt  ans, 
Jeunes  de  la  fixe  jeunesse 
Des  enfants  qu'on  pleure  longtemps. 

Je  soiilive  un  peu  les  paupières 
De  ces  chers  et  douloureux  morts; 
Leurs  yeux  sont  froids  comme  des  pierres 
Avec  des  regards  toujours  forts. 


LES     VAINES     TENDRESSES, 

Leur  grâce  m'attire  et  m'oppresse; 
En  dépit  des  ans  révolus, 
Je  leur  ai  gardé  ma  tendresse; 
Ils  ne  me  reconnaîtraient  plus  : 

J'ai  changé  d'âme  et  de  visage; 
Ils  redoutent  l'adieu  moqueur 
Que  font  les  hommes  de  mon  â,ae 
Aux  premiers  rêves  c'e  leur  cœur, 

Et  moi,  plein  de  pitié,  j'hésite, 
J'ai  peur  qu'en  se  posant  sur  eux 
Mon  baiser  ne  les  ressuscite  : 
Ils  ont  été  trop  maliieureux. 


•^- 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


SUR    UN    ALBUM 


t-lle  était  blanche,  cette  page. 
Mieux  valait  la  laisser  ainsi; 
Du  plus  innocent  griffonnage 
Son  éclat  vierge  est  obscurci. 

Il  valait  mieux  n'y  rien  écrire, 
Elle  était  blanche,  et  je  pouvais 

Y  voir  seul  pleurer  ou  sourire 
Les  vers  amis  que  je  revais; 

Ces  vers  que  vous  dictiez  vous-même 

Y  miraient  en  paix  leur  fraîcheur, 

Et  la  page  eous  le  poème 

Ne  perdait  rien  de  sa  blancheur. 


VAINES     TENDRESSES. 


rtp 


C'est  une  étrnnge  fantaisie 
D'avoir  voulu  sur  ce  papier 
Crucifier  la  poésie 
Comme  une  Heur  sur  un  herbier 

Elle  n'est  plus  qu'une  victime; 
Il  ne  demeure  sous  vos  yeux 
Plus  rien  de  sa  primeur  intime, 
Tous  les  vers  éci'its  sont  si  vieux 


Et  vous  voilà  bien  avancée! 
Vous  aurez  eu  pour  tout  régal, 
Au  lieu  d'un  lis  dans  ma  pensée, 
Dans  votre  album  un  madrigal. 


,     </       ^ 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


JUIN 

Smwcl 

Fendant  avril  et  mai,  qui  sont  les  plus  doux  mois, 
Les  couples,  enchantes  par  l'éllier  frais  et  rose, 
Ont  ressenti  l'amour  comme  une  apothéose  ; 
Ils  cherchent  maintenant  l'ombre  et  la  paix  des  bois. 

Ils  rêvent,  étendus  sans  mouvement,  sans  voix; 
Les  cœuis  désaltérés  font  ensemble  une  pause, 
Se  rappelant  l'aveu  dont  un  lilas  fut  cause 
Et  le  bonheur  tremblant  qu'on  ne  sent  pas  deux  fois. 

Lors  le  soleil  riait  sous  une  fine  écharpe, 

Et,  comme  un  papillon  dans  les  fils  d'une  harpe, 

Dans  ses  rayons  encore  un  peu  de  neige  errait. 

Mais  aujourd'hui  ses  feux  tombent  déjà  torrides. 
Un  orageux  silence  emplit  le  ciel  sans  rides, 
Et  l'amour  exaucé  couve  un  premier  regret. 


I  ES      VAINES     TENDRESSES. 


LA    BEAUTE 


Oplendeur  excessive,  implacable, 
O  Beauté,  que  tu  me  fais  mal! 
Ton  essence  incommunicable, 
Au  lieu  de  m'assouvir,  m'accable  : 
On  n'absorbe  paa  l'idéal. 

L'Éternel  féminin  m'attire. 
Mais  je  ne  sais  comment  l'aimer. 
Beauté,  te  voir  n'est  qu'un  martyre, 
Te  désirer  n'est  qu'un  délire, 
Tu  n'offres  que  pour  affamer! 

Je  porte  envie  au  statuaire 
Qui  t'admire  sans  acre  amour, 
Comme  sur  le  lit  mortuaire 
Un  corps  de  vierge,  où  le  suaire 
Sanctifie  un  parfait  contour. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Il  voit,  comme  de  blanches  ailes 
S'abattant  sur  un  colombier, 
Les  formes  des  vivants  modèles, 
A  l'appel  du  ciseau  fidèles, 
Couvrir  le  marbre  familier; 

Il  les  choisit,  il  les  assemble. 
Tel  qu'un  lutteur,  toujours  debout, 
Et  quand  l'ébauche  te  ressemble, 
D'aucun  désir  sa  main  ne  tremble. 
Car  il  est  ton  prêtre  avant  tout. 

Calme,  la  prunelle  épurée 
Au  soleil  austère  de  l'art, 
Dans  la  pierre  transfigurée 
Il  juge  l'reuvre  et  sa  durée, 
D'un  incorruptible  regard; 

Mais,  quand  malgré  soi  l'on  regarde 
Une  femme  en  ce  spectre  blanc, 
A  lui  parler  l'on  se  hasarde, 
Et  bientôt,  sans  y  prendre  garde. 
Dans  la  pierre  on  coule  du  sang! 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

On  appuie,  en  rêve,  sur  elle 
Les  lèvres  pour  les  apaiser, 
Mais,  amante  surnaturelle, 
Tu  dédaignes  cet  ainanl  frêle, 
Tu  ne  lui  rends  pas  son  baiser. 

Et  vainement,  pour  fuir  ta  face, 
On  veut  faire  en  ses  yeux  la  nuit  : 
Les  yeux  t'aiment  et,  quoi  qu'on  fasse. 
Nulle  obscurité  n'en  etlace 
L'éblouissement  qui  les  suit. 

En  vain  le  cœur  frustré  s'attache 
A  des  visages  plus  cléments  : 
Comme  une  lumineuse  tache, 
Ta  vive  image  les  lui  cache, 
Dressée  entre  les  deux  amants. 

Tu  règnes  sur  qui  t'a  comprise, 
Seule  et  hors  de  comparaison  ; 
Pour  l'âme  de  ton  joug  éprise 
Tout  autre  amour  n'est  que  méprise 
Qui  dégénère  en  trahison. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Celles  qu'on  aime,  on  les  désole, 
Car,  mentant  même  à  leurs  genoux, 
Sans  le  vouloir  on  les  immole 
A  toi,  la  souveraine  idole 
Invisible  à  leurs  yeux  jaloux. 

Seul  il  sent,  l'homme  qui  te  crée, 
Tes  maléfices  s'amortir; 
Sa  compagne  au  foyer  t'agrée 
Comme  une  étrangère  sacrée 
Qui  ne  l'en  fera  point  sortir. 

L'artiste  impose  pour  hôtesse, 
Dans  son  cœur  comme  dans  ses  yeux. 
L'humble  mortelle  à  la  déesse, 
Vouant  à  l'une  sa  tendresse, 
A  l'autre  un  culte  glorieux! 

Jamais  ton  éclat  ne  l'embrase  : 
T'enveloppant,  pour  te  saisir. 
D'une  rigide  et  froide  gaze, 
Il  n'a  de  l'amour  que  l'extase. 
Amoureux  sauvé  du  désir! 


1. 1;  s     VAINES     TENDRESSES 


L'ART    ET   L'AMOUR 


,LEX ANDRE     PIEDAGNEL 


Le  vent  d'orage,  allant  où  quelque  dieu  l'envoie, 
S'il  rcncoiilrc  un  parterre,  y  voudrait  bien  rester  : 
Autour  du  plus  beau  lis  il  s'enroule  et  tournoie, 
Et  gémit  vainement  sans  pouvoir  s'arrûter. 

—  «  Demeure,  endors  ta  fougue  errante  et  soucieuse, 
Endors-la  dans  mon  sein,  lui  murmure  la  fleur. 
Je  suis  moins  qu'on  ne  croit  fière  et  silencieuse, 
Et  l'été  briJle  en  moi  sous  ma  froide  pâleur. 

Ton  cruel  tournoîment  m'épuise  et  m'Iiallucine, 
Et  j'y  sens  tout  mon  cœur  en  soupirs  s'exhaler... 
Je  suis  fidèle;  ô  toi,  qui  n'as  pas  de  racine, 
Pourquoi  m'enlaces-tu  si  tu  dois  t'en  aller?  »  — 


yO  Lies     VAINES     TENDRESSES. 

—  (i  Hélas  !  lui  répond-il,  je  suis  une  âme  en  peine, 
L'angoisse  et  le  caprice  ont  même  aspect  souvent. 
Vois-  tu  ce  grand  nuage?  Attends  que  mon  haleine 
Ait  donné  forme  et  vie  à  ce  chaos  mouvant.  »  — 

—  «  Pars,  et  reviens,  après  la  pluie  et  le  tonnerre , 
Je  l'aime  et  t'attendrai  ;  ne  me  fais  pas  d'adieu. 
Car  nous  nous  unirons,  moi  sans  quitter  la  terre. 
Toi  sans  quitter  le  ciel,  ce  soir  même  en  ce  lieu.  »  — 

—  «  J'y  serai  »,  dit  le  vent.  Sous  le  fouet  qui  l'exile 
Il  part,  plein  d'un  regret  d'espérance  embaumé; 


Et  K^ftêurploie  encore  et  quelque  temps  vacille. 
Lente  à  reconquérir  le  calme  accoutumé. 

Elle  est  tout  à  son  rêve,  il  est  tout  à  l'ouvrage. 
Mais  que  les  rendez-vous  entre  eux  sont  superflus! 
Quand  la  fraîcheur  du  soir  eut  apaisé  l'orage. 
Ni  le  vent  ni  la  fleur  n'existaient  déjà  plus. 


5) 


lES     VAINES     TENDRES 


t> 


LA    VOLUPTE 

Soiiiiel 


Ueux  (jtres  asservis  par  le  désir  vainqueur, 
Le  sont  jusqu'à  la  mort,  la  Volupté  les  lie. 
Parfois,  lasse  un  moment,  la  geôlière  s'oublie, 
Et  leur  chaîne  les  serre  avec  moins  de  rigueui-. 

Aussitôt,  se  dressant  tout  chargés  de  langueur, 
Ces  pâles  malheureux  sentent  leur  infamie; 
Chacun  secoue  alors  cette  chaîne  ennemie, 
Pour  la  briser  lui-même  ou  s'arracher  le  cœur. 

Ils  vont  rompre  Tacier  du  nœud  qui  les  tortui-e, 
Mais  Elle,  au  bruit  d'anneaux  qu'éveille  la  rupture, 
Entr'ouvre  ses  longs  yeax  où  nage  un  deuil  puissant, 

Elle  a  f^it  de  ses  bras  leur  tombe  ardente  et  molk 

En  silence  attiré,  le  couple  y  redescend, 

El  l'éphémère  essaim  des  repentiis  s'envole... 


TENDRESSES. 


EVOLUTION 


C^iand  je  me  hasarde  à  descendre 
Jusques  aux  bus-fonds  du  désir, 
A  l'heure  où  l'on  pèse  ht  cendre 
Que  laisse  après  soi  le  plaisir; 

Ou  quand  je  sonde  l'origine 
De  ces  hymens  vils  et  fortuits 
Qu'en  songe  la  chair  imagine, 
Ressouvenir  d'antiques  nuits... 

Je  crois  que  dans  une  autre  sphire, 
Où  je  me  sentais  déjà  mal, 
J'aimais,  ne  pouvant  pas  mieux  faire, 
Avec  des  instincts  d'animal. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Là  ja  rêvais  déjà  sans  doute 
L'amante  qu'amant  orgueilleux 
A  la  brute  qui  me  dégoiîte 
Je  préfère  en  espérant  mieux, 

Et  je  suis  traité  d'infidclc 
Par  la  plus  belli  d'ici-bas, 
Parce  que  j'aime  son  modelé 
Où  mes  lèvres  n'atteignent  pas. 

Ainsi,  de  la  poussière  immonde 
A  l'élher  qu'on  n'étreiiit  jamais, 
Mon  idéal  de  monde  en  monde 
Me  devance  au  monde  où  je  vais. 


•cgôgy 


V 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


LKS   DEUX   CHUTES 


xJ'un  seul  mot,  pénétrant  comme  un  acier  pointu, 
Vous  nous  exaspérez  pour  nous  dompter  d'un  signe, 
Sacliant  que  notre  cœur  s'emporte  et  se  résigne, 
Rebelle  subjugué  sitôt  qu'il  a  battu. 

Triomphez  pleinement,  ô  femmes  sans  vertu, 
De  notre  souple  hommage  à  votre  empire  indigne  ! 
Quand  vous  nous  faites  choir  hors  de  la  droite  ligne, 
Tombés  autant  que  vous,  nous  avons  plus  perdu  : 

Que  dans  vos  corps  divins  le  remords  veille  ou  dorme, 
Il  laisse  intacte  en  vous  la  gloire  de  la  forme, 
Car,  fût-elle  sans  âme,  Aphrodite  a  son  prix! 

Vos  yeux,  beaux  sans  l'honneur,  peuvent  régner  encore, 
Mais  le  regard  d'un  homme,  au  souffle  du  mépris, 
Perd  toute  la  fierté  qui  l'arme  et  le  décore. 


VAINES     TENDRESSES. 


L'INDIFFERENTE 

Soimel 

V^e  n'ai-jc  à  te  soumettre  ou  bien  à  l'obéir? 
Je  te  vouerais  ma  force  ou  te  la  ferais  craindre  ; 
Esclave  ou  maître,  au  moins  je  te  pourrais  contraindre 
A  me  sentir  ta  chose  ou  bien  à  me  haïr. 

J'aurais  un  jour  connu  l'insolite  plaisir 
D'allumer  dans  ton  cœur  des  soifs,  ou  d'en  éteindre, 
De  t'être  nécessaire  ou  terrible,  et  d'atteindre, 
Bon  gré,  mal  gré^  ce  cœur  jusque-là  sans  désir. 

Esclave  ou  maître,  au  moins  j'entrerais  dans  ta  vie  ; 
Par  mes  soins  captivée,  à  mon  )oug  asservie, 
Tu  ne  pourrais  me  fuir  ni  me  laisser  partir; 

Mais  je  meurs  sous  tes  yeux,  loin  de  ton  être  intime,        r 
Sans  même  oser  crier,  car  ce  droit  du  martyr, 
Ta  douceur  impeccable  en  frustre  ta  victim;. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


L'ART    TRAHI 


Fors  l'amour,  tout  dans  l'art  semble  à  la  femme  vain 
Le  génie  auprès  d'elle  est  toujours  solitaire. 
Orphée  allait  chantant,  suivi  d'une  panthère, 
Dont  il  croyait  leurrer  l'inexorable  faim  ; 

Mais,  dès  que  son  pied  nu  rencontrait  en  chemin 
Quelque  épine  de  rose  et  rougissait  la  terre, 
La  bête,  se  ruant  d'un  bond  involontaire, 
Oublieuse  des  sons,  lampait  le  sang  humain. 

Crains  la  docilité  félonne  d'une  amante. 

Poète  :  elle  est  moins  souple  à  la  lyre  charmante 

Qu'avide,  par  instinct,  do  voir  le  cœur  saigner. 

Pendant  que  ta  douleur  plane  et  vibre  en  mesure, 
Elle  épie  à  tes  pieds  les  pleurs  de  ta  blessure, 
Plaisir  plus  vif  encor  que  de  la  dédaigner. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


SOUHAIT 


1   ar  moments  je  souhaite  une  esclave  au  beau  corp.«, 
Sans  ouïe  et  sans  voix,  pour  toute  bien-aimée. 
A  son  oreille  close,  aux  rougeurs  de  camée, 
Le  feu  de  mon  soupir  dirait  seul  mes  transports. 

Et  sa  bouche,  semblable  aux  coupes  dont  les  bords 
Distillent  en  silence  une  ivresse  enflammée, 
M'offrirait  son  ardeur  sans  me  l'avoir  nommée  : 
Nous  nous  embrasserions,  muets  comme  deux  morts. 

Du  moins  pourrais-je,  exempt  d'amères  découvertes, 
Goiîter  dans  la  splendeur  de  ces  charmes  inertes 
L'idéal,  sans  qu'un  mot  l'eût  jamais  démenti; 

Lire,  au  contour  sacré  d'une  lèvre  pareille, 
Le  verbe  de  Dieu  seul,  et,  baisant  cette  oreille, 
A  Dieu  seul  confier  ce  que  j'aurais  senti. 


8+  LKS     VAINES     TENDRESSES. 


TROP   TARD 

Sonnet 

INature,  accomplis-tu  tes  œuvres  nu  hasard, 
Sans  raisonnable  loi,  ni  prévoyant  génie? 
Ou  bien  ni'as-tu  donné  par  cruelle  ironie 
Des  lèvres  et  des  mains,  l'ouïe  et  le  regard? 

Il  est  tant  de  saveurs  dont  ie  n'ai  point  ma  part, 
Tant  de  fruits  à  cueillir  que  le  sort  me  dénie! 
Il  voyage  vers  moi  tant  de  flots  d'harmonie, 
Tant  de  rayons,  qui  tous  m'arriveront  trop  tard! 

Et  si  je  meurs  sans  voir  mon  idole  inconnue, 
Si  sa  lointaine  voix  ne  m'est  point  parvenue, 
A  quoi  m'auront  servi  mon  oreille  et  mes  yeux? 

A  quoi  m'aura  servi  ma  main  hors  de  la  sienne? 
Mes  lèvres  et  mon  cœur,  sans  qu'elle  m'appartienne  ? 
Pourquoi  vivre  à  demi  quand  le  néant  vaut  mieux? 


lES     VAINES     TENDRESSES. 


LES   AiMOURS   TERRESTRES 


IN  os  yeux  se  sont  croisés  et  nous  nous  sommes  plu. 
Née  au  siècle  où  je  vis  et  passant  où  je  passe, 
Dans  le  double  infini  du  temps  et  de  l'espace 
Ta  ne  me  clierchais  point,  tu  ne  m'as  point  élu; 

Moi,  pour  te  joindre  ici  le  jour  qu'il  a  fallu, 
Dans  le  monde  éternel  je  n'avais  point  ta  trace, 
J'ignorais  ta  naissance  et  le  lieu  de  ta  race  : 
Le  sort  a  donc  tout  fait,  nous  n'avons  rien  voulu. 

Les  terrestres  amours  ne  sont  qu'une  aventure  : 

Ton  époux  à  venir  et  ma  femme  future 

Soupirent  vainement,  et  nous  pleurons  loin  d'eux; 

C'est  lui  que  tu  pressens  en  moi,  qui  lui  ressemble. 
Ce  qui  m'attire  en  toi,  c'est  elle,  et  tous  les  deux 
Nous  croyons  nous  aimer  en  les  cherchant  ensemble. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


ÉCLAIRCIE 


V^uand  on  est  sous  l'enchantement 
D'une  faveur  d'amour  nouvelle, 
On  s'en  défendrait  vainement^ 
Tout  le  révèle: 

Comme  fuit  l'or  entre  les  doigts, 
Le  trop-plein  de  bonheur  qu'on  simc, 
Par  le  regard,  le  pas,  la  voix, 
Crie  :  Elle  m'aime! 

Quelque  chose  d'aérien 
Allège  et  soulève  la  vie, 
Plus  rien  ne  fait  peine,  et  plus  rien 
Ne  fait  envie  ; 


LES     VAINES     TFNDRESSES. 

Les  clioses  ont  des  aii-s  contents, 
On  marche  au  hasard,  l'âme  en  joie, 
Et  le  visage  en  même  temps 
Rit  et  larmoie; 

On  s'oublie,  aux  yeux  étonnés 

Des  enfants  et  des  philosophes, 

En  grands  gestes  désordonnés, 

En  apostrophes! 

La  vie  est  bonne,  on  la  bénit. 
On  rend  justice  à  la  nature! 
Jusqu'au  rêve  de  faire  un  nid 
L'on  s'aventure... 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


L'KTRANGER 

Sonitet 

J  e  me  dis  bien  souvent  :  De  quelle  race  es-tu  r 
Ton  cœur  ne  trouve  rien  qui  l'enchaîne  ou  ravisse, 
Ta  pensée  et  tes  sens,  rien  qui  les  assouvisse  : 
Il  semble  qu'un  bonheur  infini  te  soit  dû. 

Pourtant,  quel  paradis  as-tu  jamais  perdu? 
A  quelle  auguste  cause  as-tu  rendu  service? 
Pour  ne  voir  ici-bas  que  laideur  et  que  vice, 
Quelle  est  ta  beauté  propre  et  ta  propre  vertu? 

A  mes  vagues  regrets  d'un  ciel  que  j'imagine, 
A  mes  dégoûts  divins,  il  faut  une  origine  : 
Vainement  je  la  cherche  en  mon  cœur  de  limon  ; 

Et,  moi-même  étonné  des  douleurs  que  j'exprime, 
J'écoule  en  moi  pleurer  un  étranger  sublime 
Qui  m'a  toujours  caché  sa  patrie  et  bOn  nom. 


TENDRESSES. 


UNE    LARME 


tn  tes  yeux  nage  une  factice  opale, 

Et  le  charbon  t'allonge  les  sourcils, 

Mais  ton  regard  sans  douceur  n'est  que  pâle 

Sous  tes  gros  cils  de  sépia  noircis. 

Ah  !  pauvre  femme,  il  règne  un  froid  de  pierre 
Dans  la  langueur  menteuse  de  ce  fard  ; 
Quand  tu  mettrais  l'azur  sous  ta  paupière, 
Tu  ne  pourrais  embellir  ton  regard  ! 

Oui,  porte  envie  aux  yeux  vrais  qui  nous  laissent, 
En  se  voilant,  captivés  d'autant  mieux; 
Ceux-là  sont  beaux,  même  quand  ils  se  baissent: 
C'est  le  regard  qui  fait  le  prix  des  yeux. 


93  LES     VAINES     TENDRESSES. 

Qui  sait  pourtant  -s'il  faut  qu'on  te  dédaigne, 
S'il  n'cbt  plus  rien,  dans  ton  âme,  à  cueillir? 
Pour  la  sauver  il  suffit  qu'on  la  plaigne, 
Un  dernier  lis  y  pourra  tressaillir. 

Est-il  si  vain  ce  rêve  de  jeunesse 
Dont  nous  rions  et  que  nous  fîmes  tous  : 
Guérir  une  âme  où  la  vertu  renaisse  ! 
Si  généreux,  étions-nous  donc  si  fous? 

Qui  sait  pourtant  si  tout  ton  maquillage 
N'endigue  pas  des  pleurs  accumulés, 
Qui  brusquement  y  feraient  leur  sillage. 
Pareils  aux  pleurs  des  yeux  immaculés  ? 

Car  tous  les  pleurs,  de  pécheresse  ou  d'ange, 
Dans  tous  les  yeux  sont  d'eau  vive  et  de  sel; 
L'onde  en  est  pure,  et  rien  de  ce  mélange, 
S'il  vient  du  cœur,  n'est  indigne  du  ciel; 

Vois  Madeleine  :  elle  y  trône  ravie, 
Pour  une  larme  oij  Dieu  se  put  mirer: 
S'il  t'en  reste  une,  une  ancienne,  à  pleurer. 
Tu  peux  laver  ta  paupil-re  et  ta  vie. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


LA   VERTU 

/  "■' 

J'honore  en  secret  la  uiiègne 
Que  raillent  tant  de  gens  d'esprit, 
La  Vertu;  j'y  crois,  et  dédaigne 
De  sourire  quand  on  en  rit. 

Ah!  souvent  l'homme  qui  se  moque 
Est  celui  que  point  l'aiguillon, 
Et  tout  bas  l'incrédule  invoque 
L'objet  de  sa  dérision. 

Je  suis  trop  fier  pour  me  contraindre 
A  la  grimace  des  railleurs, 
Et  pas  assez  heureux  pour  plaindre 
Ceux  qui  rêvent  d'être  meilleurs. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Je  sens  que  toujours  m'importuni 
Une  loi  que  rien  n'ébranla; 
Le  monde  (car  il  en  faut  une) 
Parodie  en  vain  celle-là; 

Qa'il  observe  la  règle  inscrite 
Dans  les  mœurs  ou  les  parchemin;, 
Je  hais  sa  rapine  hypocrite, 
Comme  celle  des  grands  chemins. 

Je  liais  son  droit,  aveugle  aux  larmes. 
Son  honneur,  qui  lave  un  affront 
En  mesurant  bien  les  deux  armes, 
Kon  les  deux  bras  qui  les  tiendront, 

Sa  politesse  meurtrière 
Qui  vous  trahit  en  vous  servant, 
Et,  pour  vous  frapper  par  derrière, 
Vous  invite  à  passer  devant. 

Qu'un  plaisant  nargue  la  morale, 
Qu'un  fourbe  la  plie  à  son  vœu. 
Qu'un  géomètre  la  ravale 
A  n'être  que  prudence  au  joli, 


tF.S     VAINES     TENDRESSES. 

Qu'un  dogme  leurre  à  sa  manière 
L'égoïsme  du  genre  humain, 
Ajournant  à  l'heure  dernière 
L'avide  embrassement  du  gain. 

Qu'un  cynisme,  agréable  au  crime, 
Devant  le  muet  Infini, 
Voue  au  néant  ceux  qu'on  opprime, 
Avec  l'oppresseur  impuni! 

Toujours  en  nous  parle  sans  phiase 
Un  devin  du  juste  et  du  beau. 
C'est  le  cœur,  et  dès  qu'il  s'embrare 
Il  devient  de  foyer  flambeau  : 

II  n'est  plus  alors  de  problème. 
D'arguments  subtils  à  trouver, 
On  palpe  avec  la  torche  même 
Ce  que  les  mots  n'ont  pu  prouver. 

Quand  un  homme  insulte  une  femme, 
Quand  un  père  bat  ses  enfants, 
La  raison  neutre  assiste  au  drame. 
Mais  le  cœur  crie  au  bras  :  Défends  ! 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Aux  lueurs  du  cerveau  s'ajoute 
L'éclair  jailli  du  sein  :  l'amour! 
Devant  qui  s'clTacc  le  doute 
Comme  un  rôdeur  louche  au  ^l'and  jour 

Alors  la  loi,  la  loi  sans  table, 
Conforme  à  nos  réelles  fins, 
S'impose  égale  et  charitable, 
On  forme  des  souhaits  divins  : 

On  voudrait  être  un  Marc-Aurcle, 
Accomplir  le  bien  pour  le  bien, 
Pratiquer  la  Vertu  pour  elle, 
Sans  jamais  lui  demander  rien, 

lîors  la  seule  paix  qui  demeure 
Et  dont  l'avènement  soit  si!ir, 
L'apothéose  intérieure 
Dont  la  conscience  est  1  azur! 

Mais  pourquoi,  saluant  ta  tàch.-, 
Inerte  amant  de  la  Vertu, 
O  lâche,  lâche,  triple  lâche, 
Ce  que  tu  veux,  ne  le  fais-tu? 


VAINES     TENDRESSES 


LE   LIT   DE   PROCUSTE 


V<£uand,  pourpre  de  plaisir^Marsen  tes  bras  faiblit. 
O  Vénus,  et,  laissant  retomber  son  grand  buste, 
Livre  au  coussin  sa  tête  olympienne  et  fruste, 
Il  s'endort,  brute  et  dieu,  ton  égal  en  ton  lit. 

Mais,  ni  brute  ni  dieu,  l'homme  y  veille  et  pâlit. 
A  cet  amant  jamais  ta  couche  ne  s'ajuste; 
Son  front  et  le  chevet,  comme  au  lit  de  Procuste, 
Y  sont  en  éternel  et  meurtrier  conllit. 

Vénus,  ne  descends  plus,  si  tu  ne  nous  attires 

Que  pour  faire  de  nous  tes  profanes  satyres 

Ou  tes  vains  soupirants,  mais  tes  époux  non  pas, 

Si  la  compagne  en  toi,  pour  nos  rêves  placée 
Ou  déesse  trop  haut  ou  femelle  trop  bas, 
Nous  fuit,  jamais  atteinte  ou  toujours  dépassée. 


f/6  LES     VAINES     TENDRESSES. 


LE    TEMPS    PERDU 


Oi  peu  d'œuvres  pour  tant  de  fatigue  et  d'ennui  ! 
De  stériles  soucis  notre  journée  est  pleine  : 
Leur  meute  sans  pitié  nous  chasse  à  perdre  haleine, 
Nous  pousse,  nous  dévore,  et  l'heure  utile  a  fui... 

n  Demain!  j'irai  demain  voir  ce  pauvre  chez  lui, 

«  Demain  je  reprendrai  ce  livre  ouvert  à  peine, 

((  Demain  je  te  dirai,  mon  âme,  où  je  te  mène, 

«  Demain  je  serai  juste  et  fort...  Pas  aujourd'hui.  » 

Aujourd'hui,  que  de  soins,  de  pas  et  de  visites! 
Oh!  l'implacable  essaim  des  devoirs  parasites 
Qui  pullulent  autour  de  nos  tasses  de  thé! 

Ainsi  chôment  le  coeur,  la  pensée  et  le  livre, 
Et,  pendant  qu'on  se  tue  à  différer  de  vivre. 
Le  vrai  devoir  dans  l'ombre  attend  la  volonté. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


LES    FILS 

Sonnet 

1  oi  que  tes  glands  aVeux,da  fond  de  leur  sommei!, 
Accablent  sous  le  poids  d'une  illustre  mémoire, 
Tu  n'auras  pas  senti  ton  nom  dans  la  nuit  noire 
Éclore,  et  comme  une  aube  y  faire  un  point  vermeil  ! 

Je  te  plains,  car  peut-être  à  tes  aïeux  pareil, 
Tu  les  vaux,  mais  le  monde  ébloui  n'y  peut  croire  : 
Ton  mérite  rayonne  indistinct  dans  leur  gloire. 
Satellite  abîmé  dans  l'éclat  d'un  soleil. 

Ali  !  l'enfant  dont  la  souche  est  dans  l'ombre  perdue, 
Peut  du  moins  arracher  au  séculaire  oubli 
Le  nom  qu'il  y  ramasse  encore  enseveli; 

Dans  la  durée  immense  et  l'immense  étendue 
Son  étoile,  qui  perce  où  d'autres  ont  pâli. 
Peut  luire  par  soi-même  et  n'est  point  confondue! 
13 


ES     TENDRESSES. 


yi- 


LE    CONSCRIT 


r\   la  barrière  de  l'Etoile, 
Un  saltimbanque  malfaisant 
Dressait,  dans  sa  baraque  en  toile, 
Un  chien  de  six  mois  fort  plaisant. 

Ce  caniche,  qui  faisait  rire 
Le  public  au  seuil  rassemblé. 
Etait  en  conscrit  de  l'Empire 
Misérablement  affublé. 

Coiffé  d'un  bonnet  de  police, 
Il  restait  là,  fusil  au  flanc, 
Debout,  les  jambes  au  supplice 
Dans  un  pileux  pantalon  blanc; 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Le  dos  SOUS  sa  guenille  bleue, 
Il  tentait  un  regard  vainqueur, 
Mais  l'anxiété  de  sa  queue 
Trahissait  l'état  de  son  cœur. 

Quand,  las  de  sa  fausse  posture, 
Le  pauvre  petit  cliien  savant 
Retombait,  selon  la  nature, 
Sur  ses  deux  pattes  de  devant, 

Il  recevait  une  âpre  insulte 
Avec  un  lâche  coup  de  fouet, 
Mais,  digne  sous  son  poil  inculte, 
Sans  crier  il  se  secouait; 

Tandis  qu'il  étreignait  son  arme 
S  us  les  horions  sans  broncher, 
S'il  se  sentait  poindre  une  larme, 
Il  b'efforçait  de  la  lécher. 

Ce  qu'on  trouvait  surtout  risible, 
Et  ce  que  j'admirais  beaucoup, 
C'est  qu'il  axait  l'air  plus  sensible 
Au  reproche  qu'au  mauvais  coup. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Son  maître,  pour  sa  part  de  lucre, 
Lui  posait  sur  le  bout  du  nez 
De  vacillants  morceaux  de  sucre, 
Plus  souvent  promis  que  donnés. 

Touché  de  voir  dans  ce  novice 
Tant  de  vrai  zèle  à  si  bas  prix. 
Quand,  à  la  fin  de  son  service, 
Il  rompit  les  rangs,  je  le  pris. 

Or,  comme  je  tenais  la  bctc 

Par  les  oreilles,  des  deux  mains, 

L'élevant  à  hauteur  de  tête 

Pour  lire  en  s;s  yeux  presque  humains, 

L'expression  m'en  parut  double. 
J'y  sentais  deux  soucis  jumeaux. 
Comme  dans  l'histrion  que  trouble 
L'obsession  de  ses  vrais  maux. 

Un  génie  excédant  sa  taille 
Me  semblait  étouffer  en  lui, 
Et,  du  vieil  habit  de  batailkj 
forcer  le  dérisoire  étui. 


iX 


LES     VAINES     TENDRESSES.  I 

Et  j'eus  l'illusion  fantasque 
Que,  par  les  jeux  de  ce  roquet, 
Comme  à  travers  les  trous  d'un  masque, 
Un  regard  d'Iiomme  m'invoquait... 

Cet  étrange  regard  fut  cause, 
J'en  fais  aux  esprits  forts  l'aveu, 
Qu'ami  de  la  métempsycose. 
En  ce  moment  j'y  ci'us  un  peu. 

Mais  bientôt,  raillant  le  prodige  : 
«  Ce  bonnet,  ce  frac  suranné, 
Serait-ce,  pauvre  chien,  lui  dis-je, 
Une  géhenne  de  damné?  » 

Lors  j'ouïs  une  voix  pareille 

A  quelque  soupir  m'effleurant, 

Qui  semblait  me  dire  à  l'oreille  : 

(i  Oui,  plains-moi,  j'étais  conquérant.  » 


VAINES     TENDRESSES. 


L'AUTOMNE 

Sou  Net 

L'azur  n'est  plus  égal  comme  un  rideau  sans  pli. 
La  feuille,  à  tout  moment,  tressaille,  vole  et  tombe  ; 
Au  bois,  dans  les  sentiers  où  le  taillis  surplomba, 
Les  taches  de  soleil,  plus  larges,  ont  pâli. 

Mais  l'œuvre  de  la  sève  est  partout  accompli  : 
La  grappe  autour  du  cep  se  colore  et  se  bombe. 
Dans  le  verger  la  branche  au  poids  des  fruits  succor 
Et  l'été  meurt,  content  de  son  devoir  rempli. 

Dans  l'été  de  ta  vie  enrichis-en  l'automne, 
O  mortel,  sois  docile  à  l'exemple  que  donne. 
Depuis  des  milliers  d'ans,  la  terre  au  genre  humain  ; 

\'ois  :  le  front,  lisse  hier,  n'est  déjà  plus  sans  rides, 

Et  les  cheveux  épais  seront  rares  demain  : 

Fuis  la  honte  et  l'horreur  de  vieillir  les  mains  vide:. 


VAIN  F,  s     TENDRESSES. 


ABDICATION 


J  e  voudrais  être,  sur  la  terre, 
L'unique  héritier  des  grands  rois 
Dont  la  force  et  l'éclat  font  taire 
Tous  les  revendiqueurs  des  droits, 

De  ces  rois  d'Asie  et  d'Afrique, 
Monarques  des  derniers  pays 
Où  les  maîtres  sont,  sans  réplique, 
Sans  réserve,  encore  obéis. 

Je  verrais,  à  mon  tour  idole. 
Les  trois  quarts  du  monde  vivant 
Se  prosterner  sous  ma  parole 

Comme  un  champ  de  blés  sous  le  vent. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Les  tribus  des  races  voisines 
Feraient  affluer  par  milliers 
Les  venaisons  dans  mes  cuisine?, 
Les  vins  rares  dans  mes  celliers, 

Des  clievaux  plein  mes  écuries, 
Des  meutes  traînant  leurs  valets, 
Des  marbres,  des  tapisseries, 
Des  vases  d'or,  plein  mes  palais  '. 

Sous  mes  mains  j'aurais  des  captives 
Belles  de  pleurs,  et  sous  mes  pieds 
Les  têtes  fières  ou  craintives 
De  leurs  pères  humiliés. 

Je  posséderais  sans  conquête 
Mon  vaste  empire,  et  sans  rival  ! 
Dans  la  sécurité  complète 
D'un  pouvoir  salué  légal. 

Alors,  alors,  ô  joie  intense! 
Convoquant  mon  peuple  et  ma  cour, 
Devant  la  servile  assistance 
Moi-même,  en  plein  règne,  au  grand  jour. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Avec  un  cynisme  suprême, 
Je  briserais  sur  mon  genou 
Le  sceptre  avec  le  diadime, 
Comme  un  enfant  casse  un  joujou  ; 

De  mes  épaules  accablées 
Arrachant  le  royal  mantear, 
Aux  multitudes  assemblées 
Je  jetterais  l'affreux  fardeau; 

Pour  les  déshérités  prodigue 
Je  laisserais  tous  mes  trésors, 
Comme  un  torrent  qui  rompt  sa  digne, 
Se  précipiter  au  dehors  ; 

Cessant  d'appuyer  ma  sandale 

Sur  la  nuque  des  prisonniers, 

Je  rendrais  la  terre  natale 

Aux  plus  fameux  comme  aux  derniers; 

J'abandonnerais  à  mes  troupes 
Tout  l'or  glorieux  des  rançons; 
Puis  je  laisserais  dans  mes  coupes 
Boire  mes  propres  échansons; 


J06  tES     VAINES     TENDRESSES. 

Sur  mes  parcs,  mes  greniers,  mes  caves, 
Par-dessus  fossé,  grille  et  mur. 
Je  lâcherais  tous  mes  esclaves 
Comme  des  ramiers  dans  l'azur! 

Tout  mon  liarem,  filles  et  veuv;s, 
S'en  retournerait  au  foyer, 
Pour  enfanter  des  races  neuves 
Que  nul  tyran  ne  piit  broyer. 

Qui  ne  fussent  plus  la  curie 
D'un  vainqueur,  suppôt  de  la  mort, 
Mais  serves  d'une  loi  jurée 
Dans  un  libre  et  paisible  accord, 

Fondant  la  cité  juste  et  bonne 
Où  chaque  homme  en  levant  la  main 
Sent  qu'il  atteste  en  sa  personne 
La  dignité  du  genre  humain! 

Et  moi  qui  fuis  même  la  gêne 
Des  pactes  librement  conclus, 
Moi  qui  ne  suis  roseau  ni  chêne. 
Ni  souple,  ni  viril  non  pJus, 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Je  m'en  irais  finir  ma  vie 
Au  milieu  des  mers,  sous  l'azur, 
Dans  une  île,  une  île  assoupie 
Dont  le  sol  serait  vierge  et  siir, 

Ile  qui  n'aurait  pas  encore 

Senti  l'ancre  des  noirs  vaisseaux, 

Dont  n'approcheraient  que  l'aurore. 

Le  nuage  et  le  pli  des  eaux. 

Dans  cette  oasis  embaumée, 
Loin  des  froides  lois  en  vigueur, 
Viens,  dirai-ic  à  la  hien-aiméc, 
Appuyer  ton  cœur  sur  mon  cœur; 

Des  lianes  feront  guirlandes 
Entre  les  palmiers  sur  nos  fi'onts, 
Et  tu  verras  des  (leurs  si  grandes 
Qu'ensemble  nous  y  dormirons. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


VŒU 


V<^uand  je  vois  des  vivants  la  multitude  croître 
Sur  ce  globe  mauvais  de  fléaux  infesté, 
Parfois  je  m'abandonne  à  des  pensers  de  cloître, 
Et  j'ose  prononcer  un  vœu  de  chasteté. 

Du  plus  aveugle  instinct  je  me  veux  rendre  maître, 
Hélas!  non  par  vertu,  mais  par  compassion  ; 
Dans  l'invisible  essaim  des  condamnés  à  naître. 
Je  fais  grâce  à  celui  dont  je  sens  l'aiguillon. 

Demeure  dans  l'empire  innommé  du  possible, 
O  fi's  le  plus  aimé  qui  ne  naîtra  jamais! 
Mieux  sauvé  que  les  morts  et  plus  inaccessible, 
Tu  ne  sortiras  pas  de  l'ombre  où  je  dormais! 


LES     VAINES     TENDRESSES.  10 

Le  zélé  recruteur  des  larmes  par  la  joie, 
L'Amour,  guette  en  mon  sang  une  postérité. 
Je  fais  vœu  d'arracher  au  mallieui-  cette  proie; 
Nul  n'aura  de  mon  cœur  faible  et  sombre  hérité. 

Celui  qui  ne  saurait  se  rappeler  l'enfance, 
Ses  pleurs,  ses  désespoirs  méconnus,  sans  tremble: 
Au  bon  sens  comme  au  droit  ne  fera  point  l'olTenj 
D'y  condamner  un  (ils  qui  lui  peut  ressembler. 

Celui  qui  n'a  pas  vu  triompher  sa  Jeunesse 
Et  traîne  endoloris  ses  désirs  de  vingt  ans, 
Ne  permettra  jamais  que  leur  flamme  renaisse 
Et  coure  inextinguible  en  tous  ses  descendants! 

L'homme  à  qui  son  pain  blanc  maudit  des  populace 
Pèse  comme  un  remords  des  misères  d'autrui, 
A  l'inégal  banquet  où  se  serrent  les  places 
N'élargira  jamais  la  sienne  autour  de  lui  ! 

Non  !  pour  léguer  son  souffle  et  sa  chair  sans  scrupi 
11  faut  être  enhardi  par  un  espoir  puissant, 
Pressentir  une  aurore  au  lieu  d'un  crépuscule 
Dans  les  rougeurs  que  font  l'incendie  et  le  sang; 


IIO  LES     VAINES     TENDRESSES. 

Croire  qu'enfin  va  luire  au  âge  sans  batailles, 
Que  la  terre  s'épure,  et  que  la  puberté 
Doit  aux  moissons  du  fer  d'incessantes  semailles 
Pour  que  son  dernier  fruit  mîirisse  en  liberté  ! 

Je  ne  peux;  j'ai  souci  des  présentes  victimes; 
Quels  que  soient  les  vainqueurs,  je  plains  les  combattants. 
Et  je  suis  moins  touché  des  songes  magnanimes 
Que  des  pleurs  que  je  vois  et  des  cris  que  j'entends. 

Puisqu'elle  est  à  ce  prix  la  victoire  future 
Qui  doit  fonder  si  tard  la  justice  et  la  paix, 
Ne  vis  que  dans  mon  cœur,  ô  ma  progéniture, 
Ignore  ma  tendresse  et  n'en  pâtis  jamais; 

Que  ta  mjre  demeure  imaginaire  encore, 
Que,  vierge  ayant  conçu  hors  de  l'hymen  banal, 
Sans  avoir  à  souffrir  plus  qu'un  lis  pour  éclore, 
Elle  enfante  à  l'abri  de  l'épreuve  et  du  mal. 

Sa  beauté  quj  j'ai  faite  et  n'ai  pas  possédée 
(Car  les  yeux  de  mon  corps  n'ont  rien  vu  de  pareil) 
Vêt  la  splendeur  pudique  et  fiJre  de  l'Idée 
Qui  fuit  l'argile  et  peut  lc  passer  du  soleil! 


LES     VAINES     TENDRESSES.  III 

Ainsi,  je  garderai  ma  compagne  et  ma  race 
Soustraites,  en  moi-même,  aux  cruautés  du  sort, 
Et,  s'il  est  vain  d'aimer  pour  qui  jamais  n'embrasse. 
Du  moins,  exempts  du  deuil,  nous  n'aurons  qu'une  mort  ! 


'¥ 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


AU  JOUR   LE  JOUR 

A     EMMANUEL     DES    ESSARTS 

Vj^uand  d'une  perte  irréparable 
On  garde  au  cœur  le  souvenir, 
On  est  parfois  si  misérable 
Qu'on  délibère  d'en  finir. 

La  vie  extérieure  oppresse  : 
Son  mobile  et  bruyant  souci 
Fatigue...  et  dans  cette  détresse 
On  murmure  :  «  Que  fais-je  ici? 

Libre  de  fuir  tout  ce  tumulte 
Où  ma  douleur  n'a  point  de  part, 
Où  le  train  du  monde  l'insulte. 
Pourquoi  retarder  mon  départ.'' 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Pourquoi  cette  illogique  attente? 
Les  moyens  sont  piompts  et  divers, 
Pour  l'homme  que  le  néant  tente, 
D'écarter  du  pied  l'univers  !  n 

Mais  l'habitude,  lâche  et  forte, 
Demande  grâce  au  desespoir; 
On  se  condamne  et  l'on  supporte 
Un  jour  de  plus  sans  le  vouloir. 

Ah  !  c'est  qu'il  faut  si  peu  de  chose 
Pour  faire  accepter  chaque  jour! 
L'aube  avec  un  bouton  de  rose 
Nous  intéresse  à  son  retour. 

La  rose  éclora  tout  à  l'heure. 
Et  l'on  attend  qu'elle  ait  souri; 
Eclose,  on  attend  qu'elle  meure; 
Elle  est  morte,  une  autre  a  fleuri; 

On  partait,  mais  une  hirondelle 
Descend  et  glisse  au  ras  du  sol, 
Et  l'œil  ne  s'est  séparé  d'elle 
Qu'au  ciel  où  s'est  perdu  son  vol; 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

On  partait,  mais  tout  pics  s'cveille, 
Sous  un  battement  d'éventail, 
Un  frais  zéphire  qui  conseille 
Avec  l'espoir  un  dernier  bail  ; 

On  partait,  mais  le  bruit  tout  proche 
D'un  marteau  fidùle  au  labeur, 
Sonnant  comme  un  mâle  reproche, 
Fait  rougir  d'être  un  déserteur; 

Tout  nous  convie  à  ne  pas  clore 
Notre  destinée  aujourd'hui, 
Le  malheur  même  est  doux  encore, 
Doux  à  soulager  dans  autrui  : 

Une  larme  veut  qu'on  demeure 
Au  moins  le  temps  de  l'essuyer; 
Tout  ce  qui  rit,  tout  ce  qui  pleure, 
Fait  retourner  le  sablier; 

Ainsi  l'agonie  a  des  trêves  : 
On  ressaisit,  au  moindre  appel, 
Le  fil  ténu  des  heures  brèves 
Au  seuil  du  mystère  éternel. 


( 


AINES     TENDRESSES, 


"S 


On  accorde  à  cette  agonie 
Que  la  main  n'abrùge  jamais, 
Une  iL'nteur  indéfinie 
Où  les  adieux  sont  des  délais; 

Et  sans  se  résigner  à  vivre 
Ni  s'en  aller  avant  son  tour, 
On  laisse  les  moments  se  suivre, 
Et  le  cœur  battre  au  jour  le  jour. 


LES     VAINES     TENDRESSES, 


LE    RIRE 


Les  bêtes,  qui  n'ont  point  de  sublimes  soucis, 
Marchent,  dès  leur  naissance,  en  fronçant  les  sourcils, 
Et  ce  rigide  pli,  jusqu'à  la  dernière  heure, 
Signe  mystérieux  de  sagesse,  y  demeure  : 
Les  énormes  lions  qui  rôdent  à  grands  pas. 
Libres  et  tout -puissants,  ne  se  dérident  pas; 
Les  aigles,  fils  de  l'air  et  de  l'azur,  sont  graves; 
Et  les  hommes,  qui  vont  saignant  de  mille  entraves, 
Enchaînés  au  plaisir,  enchaînés  au  devoir, 
Sous  la  loi  de  chercher  et  ne  jamais  savoir. 
De  ne  rien  posséder  sans  acheter  et  vendre, 
De  ne  pouvoir  se  fuir  ni  ne  pouvoir  s'entendre, 
D'appréhender  la  mort  et  de  gratter  leur  champ. 
Les  hommes  ont  un  rire  imbécile  et  méchant! 


tES     VAINES     TENDRESSES.  117 

Certes  le  rire  est  beau  comme  la  joie  est  belle, 
Quand  il  est  innocent  et  radieux  comme  elle! 
Vous,  les  petits  enfants,  pleins  de  naïf  désir. 
Qui  des  mains  écartez  vos  langes  pour  saisir 
Les  brillantes  couleurs,  ces  mensonges  des  choser, 
Vous  pouvez,  au-devant  des  drapeaux  et  des  roses, 
Vous  pour  qui  tout  cela  n'est  que  du  rouge  encor, 
Pousser  vos  rires  frais  qui  font  un  bruit  d'essor! 
Vous  pouviez  rire  aussi,  même  en  un  siècle  pire, 
Vous,  nos  rudes  aïeux  qui  ne  saviez  pas  lire, 
Et  ne  pouviez  connaître,  au  bout  de  l'univers, 
Tous  les  forfaits  commis  et  tous  les  maux  soufferts  : 
Quand  avait  fui  la  peste  avec  les  hommes  d'armes, 
C'était  pour  vous  la  fin  de  l'iiorreur  et  des  larmes. 
Et  peut-être,  oublieux  de  ces  fléaux  lointains. 
Vous  aviez  des  soirs  gais  et  d'allègres  matins. 
Mais  nous,  du  monde  entier  la  plainte  nous  harcèle  : 
Nous  souffrons  chaque  jour  la  peine  universelle, 
Car  sur  toute  la  terre  un  messager  subtil 
Relie  à  tous  les  maux  tous  les  cœurs  par  un  fil. 
Ah!  l'oubli  maintenant  ne  nous  est  plus  possible! 
Se  peut-on  faire  une  âme  à  ce  point  insensible 
D'apprendre,  sans  frémir,  de  partout  à  la  fois, 
fous  les  coups  du  malheur  et  tous  les  viols  des  lois  : 


Ilb  LES     VAINES     TENDRESSES. 

Les  maîtres  plus  hardis,  les  âmes  plus  serviles, 
L'atrocité  sans  nom  des  tourmentes  civiles, 
Et  les  pactes  sans  foi,  la  guerre,  les  blessés 
Râlant  cette  nuit  même  au  revers  des  fossés, 
L'honneur,  le  droit  trahis  par  la  volonté  molle, 
Et  Christ,  épouvanté  des  fruits  de  sa  parole. 
Un  diadème  en  tête  et  le  glaive  à  la  main, 
Ne  sachant  plus    s'il  sauve  ou  perd  le  genre  humain  ! 
N'est-ce  pas  merveilleux  qu'on  puisse  rire  encore! 

Mais  nous  sommes  ainsi  ;  tel  un  vase  sonore 

Au  moindre  choc  du  doigt  se  réveille  et  frémit. 

Tandis  qu'il  tremble  à  peine  et  vaguement  gémit 

Du  tonnerre  éloigné  qui  roule  dans  la  nue. 

Telle,  au  moindre  soupir  dont  l'oreille  est  émue 

Nous  sentons  la  pitié  dans  nos  cœurs  tressaillir. 

Et  pour  les  cris  lointains  lâchement  défaillir; 

Trop  pauvres  pour  donner  des  pleurs  à  tous  les  hommes, 

N'ous  ne  plaignons  que  ceux  qui  souffrent  où  nous  sommes. 

Quand  nos  foj-ers  sont  doux  et  sûrs,  nous  oublions 
Malgré  nous,  prés  du  feu,  les  grelottants  haillons, 
Et  le  bruit  des  canons,  le  fauve  éclair  des  lames, 
Dans  les  yeux  des  enfants  et  dans  la  voix  des  femmes  ; 


LES     VAINES     TENDRESSES.  II9 

Ou,  nous-mêmes  sujets  au  sort  des  malheureux, 
Nous  tournons  nos  regai'ds  sur  nous  plus  que  sur  eux. 
Ah!  si  nos  cœurs  bornés  que  distrait  ou  resserre 
Leur  félicité  mCme  ou  leur  propre  misère, 
A  tant  de  maux  si  grands  ne  se  peuvent  ouvrir, 
Qu'ils  aient  honte  du  moins  de  n'en  pas  plus  souffrir  ! 


ES     TENDRESSES. 


LE  VASE  ET   L'OISEAU 


1  out  seul  au  plus  profond  d'un  bois, 
Dans  un  fouillis  de  ronce  et  d'herbe, 
Se  dresse,  oublié,  mais  superbe, 
Un  grand  vase  du  temps  des  rois. 

Beau  de  matière  et  pur  de  ligne, 
Il  a  pour  anse  deux  béliers 
Qu'un  troupeau  d'amours  familiers 
Enlace  d'une  souple  vigne. 

A  ses  bords,  autrefois  tout  blancs, 
La  mousse  noire  append  son  givre; 
Une  lèpre  aux  couleurs  de  cuivre 
Etoile  et  dévore  ses  flancs. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Son  poids  a  fait  pencher  sa  base 
Où  gît  un  amas  de  débris, 
Car  il  a  ses  angles  meurtris, 
Mais  il  tient  bon,  l'orgueilleux  vase. 

Il  songe  :  «  Autour  de  moi  tout  dort, 
Que  fait  le  monde?  Je  m'ennuie. 
Mon  cratère  est  plein  d'eau  de  pluie, 
D'ombre,  de  rouille  et  de  bois  mort. 

Où  donc  aujourd'hui  s;  promène 
Le  Ilot  soyeux  des  courtisans? 
Je  n'ai  pas  vu  figure  humaine 
A  mon  pied  depuis  bien  des  ans.  » 

Pendant  qu'il  regrette  sa  gloire, 
Perdu  dans  cet  exil  obscur, 
Un  oiseau  par  un  trou  d'azur 
S'abat  sur  ses  lèvres  pour  boire. 

«  Holà!  manant  du  ciel,  dis-moi, 
Toi  devant  qui  l'horizon  s'ouvre, 
Sais-tu  ce  qui  se  passe  au  Louvre? 
Je  n'entends  plus  parler  du  roi. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

—  Ail  !  tu  prends,  à  l'heure  où  nous  sommes, 
Dit  l'autre,  un  bien  tardif  souci  ! 

Rien  n'est  donc  venu  jusqu'ici 

Des  branle-bas  qu'ont  faits  les  hommes? 

—  Parfois  un  soubresaut  brutal. 
Des  rumeurs  extraordinaires. 
Comme  de  SDUterrains  tonnerres 
Font  tressaillir  nr.on  piédestal. 

—  C'est  l'écho  de  leurs  grands  vacarmes  : 
Plus  une  tour,  plus  un  clocher 

Où  l'oiseau  puisse  en  paix  nicher, 
Partout  l'incendie  et  les  armes! 

M  j'ai  naguère,  à  Paris,  en  vain 
Heurté  du  bec  les  vitres  closes, 
Nulle  part,  même  aux  lèvres  roses, 
La  moindre  miette  de  vrai  pain. 

M  Aux  mansardes  des  Tuileries 
Je  logeais,  le  printemps  passé. 
Mais  les  flammes  m'en  ont  chassé, 
Ce  n'était  que  feux  et  tueries. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

«  Sur  le  front  du  génie  ailé 
Qui  plane  où  sombra  la  Bastille, 
J'ai  voulu  poser  ma  famille, 
Mais  cet  asile  a  chancelé. 

Des  murs  de  granit  qu'on  restaure 
Nous  sommes  l'un  et  l'autre  exclus, 
Là  le  temps  des  palais  n'est  plus, 
Et  celui  des  iiids,  pas  encore.  » 


h^ 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


L'ALPHABET 


1!  gît  au  fond  de  quelque  armoire 
Ce  vieil  alphabet  tout  jauni, 
Ma  première  leçon  d'histoire, 
Mon  premier  pas  vers  l'infini. 

Toute  la  GenJse  y  figure; 
Le  lion,  l'ours  et  l'éléphant  ; 
Du  monde  la  grandeur  obscure 
Y  troublait  mon  âme  d'enfant. 

Sur  chaque  bête  un  mot  énorme 
Et  d'un  sens  toujours  inconnu, 
Posait  l'énigme  de  ^a  forme 
A  mon  désespoir  ingénu. 


LES     VAINES     TENDRESSES 

Ah  !  dans  ce  lent  apprentissage 
La  cause  de  mes  pleurs,  c'était 
La  lettre  noire,  et  non  l'image 
Oii  la  Nature  me  tentait. 

Maintenant  j'ai  vu  la  Nature 
Et  ses  splendeurs,  j'en  ai  regret  : 
Je  ressens  toujours  la  torture 
De  la  merveille  et  du  secrel. 

Car  il  est  un  mot  que  j'ignore 
Au  beau  front  de  ce  sphinx  écrit, 
J'en  épelle  la  lettre  encore 
Et  n'en  saurai  jamais  l'esprit. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


SUR  LA   xMORT 


\-)  n  ne  songe  à  la  Mort  que  dans  son  voisinage  : 
Au  sépulcre  éloquent  d'un  être  qui  m'est  cher, 
J'ai  pour  m'en  pénétrer  fait  un  pèlerinage, 
Et  je  pèse  aujourd'hui  ma  tristesse  d'iiier. 

Je  veux,  à  mon  retour  de  cette  sombre  place 

Où  semblait  m'envahir  la  funèbre  torpeur, 

Je  veux  me  recueillir  et  contempler  en  face 

La  Mort,  la  grande  r.:oit,  sai;s  dt.fi,  mais  s;ins  peur. 


LES     VAINES    TENDRESSES.  l; 

Asbiate  ma  pensée,  austère  Poésie 
Qui  sacres  de  beauté  ce  qu'on  a  bien  senti; 
Ta  sévère  caresse  aux  pleurs  vrais  s'associe, 
Et  tu  sais  que  mon  cœur  ne  t'a  jamais  menti. 

Si  ton  charme  n'est  point  un  misérable  leurre, 
Ton  art  un  jeu  seivile,  un  vain  culte  sans  foi. 
Ne  m'abandonne  pas  précisément  à  l'iieure 
Où,  pour  ne  pas  sombrer,  j'ai  tant  besoin  de  toi. 

Devant  l'atroce  énigme  où  la  raison  succombe, 
Si  la  mienne  fléchit  tu  la  relèvei'as; 
Fais-moi  donc  explorer  l'infini  d'outre-tombe 
Sur  ta  grande  poitrine  entre  les  puissants  bras; 

Fais  taire  l'envieux  qui  t'appelle  frivole, 
Toi  qui  dans  l'inconnu  fais  crier  des  échos 
Et  prêtes  par  l'accent,  plus  sûr  que  la  parole, 
Un  sens  révélateur  au  seul  frisson  des  mots. 

Ne  crains  pas  qu'au  tombeau  la  morte  s'en  oftens( 
O  Poésie,  ô  toi,  mon  naturel  secours, 
Ma  seconde  berceuse  au  sortir  de  l'enfance, 
Qui  seras  la  dernière  au  dernier  de  mes  jours. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


Hélas!  j'ai  trop  songé  sous  les  blêmes  ténèbres 
Où  les  astres  ne  sont  que  des  bûchers  lointains, 
Pour  croire  qu'échappé  de  ses  voiles  funèbres 
L'homme  s'envole  et  monte  à  de  plus  beaux  malins  ; 

J'ai  trop  vu  sans  raison  pâtir  les  créatures 

Pour  croire  qu'il  existe  au  delà  d'ici-bas 

Quelque  plaisir  sans  pleurs,  quelque  amour  sans  tortures, 

Quelque  être  ayant  pris  forme  et  qui  ne  souffre  pas. 

Toute  forme  est  sur  terre  un  vase  de  souffrances, 
Qui,  s'usant  à  s'emplir,  se  brise  au  moindre  heurt  ; 
Apparence  mobile  entre  mille  apparences 
Toute  vie  est  sur  terre  un  flot  qui  roule  et  meurt. 

K  'es-tu  plus  qu'une  chose  au  vague  aspect  de  femme, 
N'es-tu  plus  rien?  Je  cherche  à  croire  sans  efiroi 
Que,  la  vie  et  ta  chair  ayant  rompu  leur  trame, 
Aujourd'hui,  morte  aimée,  il  n'est  plus  rien  de  toi. 


LES     VAINES     TENDRESSES.  129 

Je  ne  puis,  je  subis  des  preuves  que  j'ignore. 
S'il  ne  restait  plus  rien  pour  m'entendre  en  ce  lieu, 
Même  après  mainte  année  y  reviendrais-je  encore, 
Répéter  au  néant  un  inutile  adieu. 

Serais-je  épouvanté  de  te  laisser  sous  terre? 
Et  navré  de  partir,  sans  pouvoir  t'assister 
Dans  la  nuit  formidable  où  ta  gis  solitaire, 
Penserais-je  à  fleurir  l'ombre  où  tu  dois  rester? 


Pourtant  je  ne  sais  rien,  rien,  pas  même  ton  âge  : 
Mes  jours  font  suite  au  jour  de  ton  dernier  soupir, 
Les  tiens  n'ont-ils  pas  fait  quelque  immense  passage 
Du  temps  qui  court  au  temps  qui  n'a  plus  à  courir? 

Ont-ils  joint  leur  dui'éc  à  l'ancienne  durée? 
Pour  toi  s'cnchaînent-ils  aux  ans  chez  nous  vécus? 
Ou  dois-tu  quelque  part,  immuable  et  sacrée. 
Dans  l'absolu  survivre  à  ta  chair  qui  n'esi  plus? 
t7 


IjO  LES     VAINES     TENDRESSES. 

Certes,  dans  ma  pensée,  aux  autres  invisible, 
Ton  image  demeure  impossible  à  ternir, 
Où  t'évoque  mon  cœur  tu  luis  incorruptible, 
Mais  serais-tu  sans  moi,  liors  de  mon  souvenir? 

Servant  de  sanctuaire  à  l'ombre  de  ta  vie. 

Je  la  préserve  encor  de  périr  en  entier. 

Mais  que  suis-je?  Et  demain  quand  je  t'aurai  suivie. 

Quel  ami  me  promet  de  ne  pas  t'oublier? 

Depuis  longtemps  ta  forme  est  en  proie  à  la  terre, 
Et  jusque  dans  les  cœurs  elle  meurt  par  lambeaux. 
J'en  voudrais  découvrir  le  vrai  dépositaire. 
Plus  sûr  que  tous  les  cœurs  et  que  tous  les  tombeaux. 


Les  mains,  dans  l'agonie,  écartent  quelque  chose. 
Est-ce  aux  maux  d'ici-bas  l'impatient  adieu 
Du  mourant  qui  pressent  sa  lente  apothéose? 
Ou  l'horreur  d'un  calice  imposé  par  un  dieu? 


LES     VAINES     TENDRESSES.  IJI 

Est-ce  l'élan  qu'imprime  au  corps  l'âme  envolée? 
Ou  contre  le  néant  un  héroïque  effort? 
Ou  le  jeu  machinal  de  l'aiguille  affolée, 
Quand  le  balancier  tombe,  oublié  du  ressort? 

Naguère  ce  problème  où  mon  doute  s'enfonce 
Ne  semblait  pas  m'atteindre  assez  pour  m'offenser; 
J'interrogeais  de  loin,  sans  craindre  la  réponse, 
Maintenant  je  tiens  plus  à  savoir  qu'à  penser. 

Ah!  doctrines  sans  nombre  où  l'été  de  mon  âge 
Au  vent  froid  du  discours  s'est  flétri  sans  mûrir. 
De  mes  veilles  sans  fruit  réparez  le  dommage, 
Prouvez-moi  que  la  morte  ailleurs  doit  refleurir, 

Ou  bien  qu'anéantie,  à  l'abri  de  l'épreuve. 
Elle  n'a  plus  jamais  de  calvaire  à  gravir, 
Ou  que,  la  même  encor  sous  une  forme  neuve. 
Vers  la  plus  haute  étoile  elle  se  sent  ravir! 

Faites-moi  croire  enfin  dans  le  néant  ou  l'être, 
Pour  elle  et  tous  les  morts  que  d'autres  ont  aimés, 
Ayez  pitié  de  moi,  car  j'ai  faim  de  connaître, 
Ma's  vous  n'enseignez  rien,  verbes  inanimés! 


IJJ  LES     VAINES     TENDRESSES. 

Ni  VOUS,  dogmes  cruels,  insensés  que  vous  êtes, 
Qui  du  Juif  magnanime  avez  couvert  la  voix; 
Ni  toi,  qui  n'es  qu'un  bruit  pourles  cerveaux  honnctcs, 
Vaine  philosophie  où  tout  sombre  a  la  fois; 

Toi  non  plus,  qui  sur  Dieu  résignée  à  te  taire 
Changes  la  vision  pour  le  tâtonnement, 
Science,  qui  partout  te  heurtant  au  mystère 
Et  n'osant  l'aliVonter,  l'ajournes  seulement. 

Des  mots  !  des  mots  !  Pour  l'un  la  vie  est  un  prodige. 
Pour  l'autre  un  phénomène.  Eh  !  que  m'importe  à  moi  ! 
Nécessaire  ou  créé  je  réclame,  vous  dis-je. 
Et  vous  les  ignorez,  ma  cause  et  mon  pourquoi. 


Puisque  je  n'ai  pas  pu,  disciple  de  tant  d'autres, 
Apprendre  ton  vrai  sort,  ô  morte  que  j'aimais, 
Arrière  les  savants,  les  docteurs,  les  apôtres. 
]e  n'inlcrrogî  plus,  je  subis  désormais. 


LES     VAINES     TENDRESSES.  IJJ 

Quand  la  nature  en  nous  mit  ce  qu'on  nomme  l'àme, 
Elle  a  contre  elle-même  armé  son  propre  enfant  ; 
L'esprit  qu'elle  a  fait  juste  au  nom  du  droit  la  blâme, 
Le  cœur  qu'elle  a  fait  haut  la  méprise  en  rêvant. 

Avec  elle  longtemps,  de  toute  ma  pensée 
Et  de  tout  mon  amour,  j'ai  lutté  corps  à  corps. 
Mais  sur  son  œuvre  inique,  et  pour  l'homme  insensée, 
Mon  front  et  ma  poitrine  ont  brisé  leurs  efforts. 

Sa  loi  qui  par  le  meurtre  a  fait  le  choix  des  races, 
Abominable  excuse  au  carnage  que  font 
Des  peuples  malheureux  les  nations  voraces. 
De  tout  aveugle  espoir  m'a  vidé  l'âme  à  fond  ; 

Je  succombe  épuisé,  comme  en  pleine  bataille 
Un  soldat,  par  la  veille  et  la  marche  affaibli. 
Sans  vaincre,  ni  mourir  d'une  héroïque  entaille. 
Laisse  en  lui  les  clairons  s'éteindre  dans  l'oubli; 

Pourtant  sa  cause  est  belle,  et  si  doux  est  d'y  ci'oire 
Qu'il  cherche  en  sommeillant  la  vigueur  qui  l'a  fui; 
Mais  trop  las  pour  frapper,  il  lègue  la  victoire 
Aux  fermes  compagnons  qu'il  sent  passer  sur  lui. 


13+  LES     VAINES     TENDRESSES. 

Ah  !  qui  que  vous  soyez,  vous  qui  m'avez  fait  naître, 
Qu'on  vous  nomme  hasard,  force,  matière  ou  dieux, 
Accomphssez  en  moi,  qui  n'en  suis  pas  le  maître, 
Les  destins  sans  refuge,  aussi  vains  qu'odieux. 

Faites,  faites  de  moi  tout  ce  que  bon  vous  semble. 
Ouvriers  inconnus  de  l'infini  malheur, 
Je  viens  de  vous  maudire,  et  voyez  si  je  tremble. 
Prenez  ou  me  laissez  mon  souffle  et  ma  chaleur! 

Et  si  je  dois  fournir  aux  avides  racines 

De  quoi  changer  mon  être  en  mille  êtres  divers. 

Dans  l'éternel  retour  des  fins  aux  origines, 

Je  m'abandonne  en  proie  aux  lois  de  l'univers. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


DEFAILLANCE   ET  SCRUPULE 


JVl  on  besoin  de  songe  et  de  fable, 
La  soif  malheureuse  que  j'ai 
De  quelque  autre  vie  ineffable, 
Me  laisse  tout  découragé. 

Quand  d'un  beau  vouloir  je  m'avise, 
Je  me  répète  en  vain  :  «  Je  veux. 
—  A  quoi  bon?  »  répond  la  devise 
Qui  rend  stériles  tous  les  vœux. 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

A  quoi  bon  nos  miettes  d'aumône? 
Si  la  plèbe  veut  s'assouvir; 
Ou  nos  rêves  d'État  sans  trône? 
S'il  plaît  au  peuple  de  servir. 

A  quoi  bon  rapprendre  la  guerre? 
S'il  faut  toujours  qu'elle  ait  pour  but 
Le  gain  menteur,  cher  au  vulgaire, 
D'une  auréole  et  d'un  tribut. 

A  quoi  bon  la  lente  science? 
Si  l'homme  ne  peut  entrevoir, 
Après  tant  d'âpre  patience, 
Que  les  bornes  de  son  savoir. 

A  quoi  bon  l'amour?  si  l'on  aime 
Pour  propager  un  cœur  souffrant, 
Le  cœur  humain,  toujours  le  même 
Sous  le  costume  différent. 

A  quoi  bon,  si  la  terre  est  ronde. 
Notre  infinie  avidité? 
On  est  si  vite  au  bout  d'un  monde, 
Quand  il  n'est  pas  illimité! 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Or  ma  soif  est  celle  de  l'homine, 
Je  n'ai  pas  de  désir  moyen, 
Il  me  faut  l'élite  et  la  somme, 
Il  me  faut  le  souverain  bien  ! 


Ainsi  mon  orgueil  dissimule 
Les  défaillances  de  ma  foi. 
Mais  je  sens  bientôt  un  scrupule 
Qui  s'élève  et  murmure  en  moi  : 

Mon  fier  désespoir  n'est  peut-être 
Qu'une  excuse  à  ne  point  agir, 
Et,  comme  au  fond  je  me  sens  traître, 
Un  prétexte  à  n'en  point  rougir. 

Un  dédain  paresseux  qui  ruse 
Avec  la  rigueur  du  devoir. 
Et  de  l'idéal  même  abuse 
Pour  me  dispenser  de  vouloir. 


138  lES     VAINES     TENDRESSES. 

Parce  que  la  terre  est  bornée, 
N'y  faut-il  voir  qu'une  prison, 
Et  faillir  à  la  destinée 
Qu'embrasse  et  clôt  son  horizon  .'' 

Parce  que  l'amour  perpétue 
La  vie  et  ses  âpres  combats, 
Vaudra-t-il  mieux  qu'Adam  se  tue 
Et  qu'Athènes  n'existe  pas? 

Parce  que  la  science  est  brève 
Et  le  mystère  illimité, 
Faut-il  lui  préférer  le  rêve 
Ou  la  complète  cécité? 

Parce  que  la  guerre  nous  lasse, 
Faut-il  par  mépris  des  plus  forts, 
Tendant  la  gorge  au  coup  de  grâce, 
Leur  fumer  nos  champs  de  nos  corps 

Parce  que  la  force  nombreuse 
Appelle  droit  son  bon  plaisir. 
Songe  creux  le  savoir  qui  creuse. 
Et  l'art  qui  plane  :  vain  loisir, 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Faut-il  laisser  cette  sauvage 
Brûler  les  œuvres  des  neuf  Sœurs 
Pour  venger  l'antique  esclavage 
Nourricier  des  premiers  penseurs! 

Al)  !  faut-il  que  de  la  justice 
Et  de  l'amour,  désespérant, 
Le  cœur  déçu  se  rapetisse 
Dans  un  exil  indifférent? 

Non,  toute  la  phalange  auguste 
Des  créateurs  doit  pour  ses  dieux, 
Qui  sont  le  vrai,  le  beau,  le  juste, 
Combattre  en  dessillant  les  yeux, 

Et  du  temple  où  chaque  <âge  apporte 
Le  fruit  sacré  de  ses  efforts, 
Ouvrir  à  deux  battants  la  porte, 
En  défendre  à  mort  les  trésors! 


I4O  IRS     VAINES     TENDRESSES. 


SUR  SU. M  CORDA. 


S 


tous  les  astres,  ô  Nature, 
Trompant  la  main  qui  les  conduit, 
S'cntre-clioquaient  par  aventure 
Pour  se  dissoudre  dans  la  nuit  ; 

Ou  comme  une  flotte  qui  sombre, 
Si  ces  foyers,  grands  et  petits. 
Lentement  dévorés  par  l'ombre, 
Y  disparaissaient  engloutis, 

Tu  pourrais  repeupler  l'abîme, 
Et  rallumer  un  firmament 
Plus  somptueux  et  plus  sublime. 
Avec  la  terre  seulement! 


LES    VAINES     TENDRESSES. 

Car  il  te  suffirait,  pour  rendre 

A  l'infini  tous  ses  flambeaux, 

D'y  secouer  l'humaine  cendre 

Qui  sommeille  au  fond  des  tombeaux, 

La  cendre  des  cœurs  innombrables, 
Enfouis,  mais  brûlants  toujours. 
Où  demeurent  inaltérables 
Dans  la  moit  d'immortels  amours. 

Sous  la  terre,  dont  les  entrailles 
Absorbent  les  cœurs  trépassés. 
En  six  mille  ans  de  funérailles 
Quels  trésors  de  flamme  amassés  ! 

Combien  dans  l'ombre  sépulcrale 
Dorment  d'invisibles  rayons  ! 
Quelle  semence  sidérale 
Dans  la  poudre  des  passions! 

Ah!  que  sous  la  voiîte  infinie 
Périssent  les  anciens  soleils, 
Avec  les  éclairs  du  génie 
Tu  feras  des  midis  pareils; 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Tu  feras  des  nuits  populeuses, 
Des  nuits  pleines  de  diamants, 
En  hur  donnant  pour  nébuleuses 
Tous  les  rêves  des  cœurs  aimants  ; 

Les  étoiles  plus  solitaires, 
Éparses  dans  le  sombre  azur, 
Tu  les  feras  des  cœurs  austères 
Où  veille  un  feu  profond  et  sûr; 

Et  tu  feras  la  blanche  voie 

Qui  nous  semble  un  ruisseau  lacté. 

De  la  pure  et  sereine  joie 

Des  cœurs  morts  avant  leur  été; 

Tu  feras  jaillir  tout  entière 
L'antique  étoile  de  Vénus 
D'un  atome  de  la  poussière 
Des  cœurs  qu'elle  embrasa  le  plus; 

Et  les  fermes  cœurs,  pour  l'attaque 
Et  la  résistance  doués, 
Reformeront  le  zodiaque 
Où  les  Tiians  furent  cloués  ! 


LES     VAINES     TENDRESSES. 

Pour  moi-même  enfin,  grain  de  sable 
Dans  la  multitude  des  morts, 
Si  ce  que  j'ai  d'impérissable 
Doit  scintiller  au  ciel  d'alors, 

Qu'un  astre  généreux  renaisse 
De  mes  cendres  à  leur  réveil  ! 
Rallume  au  feu  de  ma  jeunesse 
Le  plus  clair,  le  plus  chaud  soleil  ! 

Rendant  sa  flamme  primitive 
A  Sirius,  des  nuits  vainqueur, 
Fais-en  la  pourpre  encor  plus  vive 
Avec  tout  le  sang  de  mon  cœur! 


^0ê 


LES     VAINES     TENDRESSES. 


A    I.'OCKAN 

Soitiiel 

v_y'céaii,  que  vaux-tu  dans  Tinlini  du  Monde? 
Toi,  si  large  à  nos  yeux  enchaînés  sur  tes  bords, 
Mais  étroit  pour  notre  âme  aux  rebelles  essors, 
Qui  du  Jiaut  des  soleils  te  mesure  et  te  sonde; 

Presque  éternel  pour  nous  plus  instables  que  l'onde, 
Mais  pourtant,  comme  nous,  œuvre  et  jouet  des  sorts. 
Car  tu  nous  vois  mourir,  mais  des  astres  sont  morts, 
Et  nulle  éternité  dans  les  jours  ne  se  fonde. 

Comme  une  vaste  armée  où  l'héroïsme  bout 
Marche  à  l'assaut  d'un  inur,  tu  viens  lieurter  la  roche, 
Mais  la  roche  est  solide  et  reparaît  debout. 

Va,  tu  n'es  cru  géant  que  du  nain  qui  t'approche  : 

Ail  !  je  t'admirais  trop,  le  ciel  me  le  reproche, 

Il  me  dit  :  «  Rien  n'est  grand  ni  puissant  que  le  Tout  ! 


LES     VAINES     TENDRESSES 


A   RONSARD 

Sonnet 

kJ  maître  des  charmeurs  de  l'oreille,  ô  Ronsard, 
J'admire  tes  vieux  vers,  et  comment  ton  génie 
Aux  lois  d'un  juste  sens  et  d'une  ample  harmonie 
Sait  dans  le  jeu  des  mots  asservir  le  hasard. 

Mais,  plus  que  ton  beau  verbe  et  plus  que  ton  grand  art. 

J'aime  ta  passion  d'antique  poésie, 

Et  cette  téméraire  et  sainte  fantaisie 

D'être  un  nouvel  Orphée  aux  hommes  nés  trop  tard. 

Ah  I  depuis  que  les  deux,  les  champs,  les  bois  et  l'onde 
N'avaient  plus  d'âme,  un  deuil  assombrissait  le  monde, 
Car  le  monde  sans  lyre  est  comme  inhabité! 

Tu  viens,  tu  ressaisis  la  lyre,  tu  l'accordes. 
Et,  fier,  tu  rajeunis  la  gloire  des  sept  cordes, 
Et  tu  refais  aux  dieux  une  immortalité. 

"7 


A  THEOPHILE  GAUTIER 


iVl  aître,  qui  du  grand  art  levant  le  pur  flambeau, 
Pour  consoler  la  chair  besoigneuse  et  fragile, 
Rendis  sa  gloire  antique  à  cette  exquise  argile, 
Ton  corps  va  donc  subir  l'outi-agc  du  tombeau  ! 

Ton  âme  a  donc  rejoint  le  somnolent  troupeau 
Des  ombres  sans  désirs,  où  l'attendait  Virgile, 
Toi  qui,  né  pour  le  jour  d'où  le  tiépas  t'exile, 
Faisais  des  Voluptés  les  prêtresses  du  Beau! 

Ah  !  les  dieux  (si  les  dieux  y  peuvent  quelque  chose) 
Devaient  ravir  ce  corps  dans  une  apothéose, 

D'incorruptible  chair  l'embaumer  pour  toujours; 

Et  l'âme!  l'envoyer  dans  la  Nature  entière, 
Savourer  librement,  éparbc  en  la  matière, 
L'ivresse  des  couleurs  et  la  paix  des  contours  ! 


LES     VAINES     TEl 


AUX    POETES    FUTURS 

Sonnet 

1    oètcs  à  venir,  qui  saurez  tant  de  choses, 
Et  les  direz  sans  doute  en  un  verbe  plus  beau, 
Portant  plus  loin  que  ncus  un  plus  large  flambeau 
Sur  les  suprêmes  fins  et  les  premières  causes; 

Quand  vos  vers  sacreront  des  pensers  grandioses. 
Depuis  longtemps  déjà  nous  serons  au  tombeau; 
Rien  ne  vivra  de  nous  qu'un  terne  et  froid  lambeau 
De  notre  œuvre  enfouie  avec  nos  lèvres  closes. 

Songez  que  nous  chantions  les  fleurs  et  les  amours 
Dans  un  âge  plein  d'ombre,  au  mortel  bruit  des  armi.-.-, 
Pour  des  cœurs  anxieux  que  ce  bruit  rendait  sourds  ; 

Lors  plaignez  nos  chansons,  où  tremblaient  tant  d'alarni  s, 
Vous  qui,  mieux  écoutés,  fei'ez  en  d'heureux  jours 
Sur  de  plus  hauts  objets  des  poèmes  sans  larmes, 


LA    FRANCE 


SONNETS 


LA    FRANCE 


SONNETS 


V^y_u'est-cc  que  la  patrie?  Est-ce  un  refuge  heureux? 
Quelque  molle  oasis,  à  notre  goiàt  ornée, 
Que  par  caprice  un  jour  nous  nous  sommes  donnée, 
Où  se  parlent  d'amour  la  terre  et  l'homme  entre  eux? 


Non,  la  patrie  impose  et  n'offre  pas  ses  nœuds; 
Elle  est  la  terre  en  nous  malgré  nous  incarnée 
Par  l'immémorial  et  sévère  hyménée 
D'une  race  et  d'un  champ  qui  se  sont  faits  tous  Jeux 


IS3 


LA     FRANCE. 


De  là  vient  qu'elle  est  sainte  et  cruellement  chire, 
Et  que,  s'il  y  pénètre  une  armée  étrangère, 
Cette  vivante  injure  aux  entrailles  nous  mord, 

Comme  si,  dans  l'horreur  de  quelque  mauvais  songe, 
Chaque  fois  que  sur  elle  un  bataillon  s'allonge, 
On  se  sentait  hante  par  les  vers  comme  un  mort. 


1  oiis  les  vaincus  d'hier  n'ont  pas  l'air  soucieux  > 
J'en  vois,  ils  me  font  peur,  qui  parlent  de  l'evanche 
Avant  que  la  patrie,  encore  pâle,  étanche 
Tout  le  sang  que  ses  fils  devaient  dépenser  mieux; 

Je  les  vois,  caressant  leur  lèvre  au  poil  soyeux, 
Des  croix  sur  la  poitrine  et  de  l'or  à  la  manclie, 
Le  poing  superbement  appuyé  sur  la  hanche, 
Quêter  comme  autrefois  les  regards  des  beaux  yeux. 

Ah!  ceux-là,  je  le  sais,  depuis  que  la  frontière 
Est,  comme  une  blessure,  ouverte  tout  entière, 
De  leurs  généreux  corps  sont  prêts  à  la  couvrir; 

Mais  quelles  nuits  d'étude,  ô  braves,  sont  les  vôtres? 
Ou  serioz-vous  trop  fiers  pour  apprendre  des  autres 
A  tuer  aussi  bien  que  vous  savez  mourir? 


LA     FRANCE. 


III 


Les  noms  des  vieux  combats  où  nous  avons  vaincu, 
Près  de  ces  lleuves,  Rhin,  Moselle,  Sambre,  Meuse, 
Dont  jusques  à  la  mer  l'onde  par  nous  fameuse 
Ne  nous  semblait  baigner  qu'un  empire  exigu, 

Ces  noms  dont  notre  gloire  a  si  longtemps  vécu, 
Je  ne  peux  les  entendre  aujourd'hui,  je  leur  creuse 
Une  tombe  en  mon  cœur,  muette  et  ténébreuse; 
Leur  beau  son  me  fait  mal  comme  un  sarcasme  aigu. 

A  ces  noms,  chauds  encore,  étourdiment  s'enflamme 
L'aiglon  que  chaque  enfant  porte,  chez  nous,  dans  l'âme, 
De  la  ruse  et  du  nombre  insensé  contempteur. 

France,  la  craie  en  main,  sur  un  tableau  d'école, 
Construis,  sans  vanité,  la  longue  parabole 
Que  promet  la  justice  au  boulet  rédempteur. 


LA     FRANCE. 


IV 


Les  races  à  déchoir  tardent  plus  qu'on  ne  croit  : 
D'héroïques  aïeux,  dans  le  sang  de  cliaquc  homme, 
Ont  amassé  longtemps  des  vertus  dont  la  somme 
Patiemment  accrue  avec  lenteur  décroît. 

Sur  le  front  de  Caton  siégeait  l'orgueil  du  droit, 
L'âpreté  du  vouloir,  la  prudence  économe. 
Et  plus  d'un  rustre  encor  dans  les  faubourgs  de  Rome 
Porte  haut  ce  front  court  solidement  étroit. 

Quand,  debout  et  pensive,  à  mes  yeux  se  découvi-e 
La  foule  des  grands  morts  qui  couronne  le  Louvr?, 
J'y  regrette,  honteux,  l'ancien  peuple  français; 

J'en  pleure  la  figure  et  l'âme  disparues. 

Et  soudain  Je  les  trouve  éparses  dans  les  rues 

Sur  les  plus  humbles  fronts  que  je  méconnais;, ais. 


LA     FRANCE. 


V^ui,  grnnds  morts,  dnns  vos  fils  vous  Otes  descendus 
De  ces  formes  de  pierre  où  voire  vieux  génie 
Dort  dans  la  vérité,  sous  la  voiîte  infinie; 
A  la  France  pourtant  vous  n'êtes  pas  rendus  : 

Votre  âme  en  nous  languit  veuve  de  ses  vertus, 
Dans  nos  corps  énervés  votre  sang  se  renie, 
Et  votre  type  en  nous  perd  sa  mâle  harmonie, 
O  vous,  fermes  esprits  de  fermes  chairs  vêtus! 

Car  plus  d'un  fils  indigne  outrage  dans  son  être 

Le  fantôme  égaré  d'un  magnanime  ancêtre 

Qui  meurt  autant  de  fois  qu'il  a  laissé  d'enfants; 

Et  plus  d'un,  votre  égal,  noué  par  l'ignorance. 
Promène  d'un  penseur  la  stérile  apparence 
Où  vous  ne  renaissez  qu'ensevelis  vivants. 


LA     FRANCE. 


VI 


1  out  le  peuple  passé  marche  et  rêve  en  ces  corps 
Qui  vont  dans  l'iynorance  et  l'oubli  de  leurs  âmes, 
Vains  rejetons  sevrés  des  milrissantes  flammes 
Qui  font  jaillir  la  sève  en  richesse  au  dehors; 

Viennent  les  justes  lois,  mères  des  justes  sorts, 
Relever  tant  de  fronts  plus  ténébreux  qu'infâmes, 
Viennent  les  fortes  mœurs,  comme  de  puissants  blâm 
Dans  les  cœurs  dégradés  secouer  le  remords! 

Et  l'on  verra  surgir  de  ces  tombes  mouvantes 
La  p;nsée  et  la  force,  a.  tout  jamais  vivantes, 
Des  grands  hommes  d'hier  qui  n'y  sont  qu'assoupis, 

Comme,  entière  toujours  en  dépit  des  années, 
L'immortelle  vigueur  des  gerbes  moissonnées 
Passe,  malgré  l'hiver,  en  de  nouveaux  épis. 


,V"" 


LA     FRANCE. 


VII 


V-v  omme  un  astre  ébauché  par  ses  propres  tourmeii 
Pour  su  faire  une  écorce  habitable  et  qui  dure, 
Disloque  mille  fois  sa  grande  architecture 
Sans  perdre  une  vertu  de  tous  ses  élément;-, 

De  même,  en  son  chaos  de  décombres  fumants, 
La  France,  qui  se  cherche  une  assise  future, 
Bouleverse  ses  mœurs  sans  changer  sa  nalure; 
Elle  n'a  rien  perdu  de  ses  divins  ferments! 

Je  compte  avec  horreur,  ô  France,  dans  l'histoire 
Tous  les  avortements  que  t'ont  coûté  ta  gloire; 
Mais  je  sais  l'avenir  qui  tressaille  en  ton  flanc. 

Comme  est  sorti  le  blé  des  broussailles  épaissis, 
Comme  l'homme  est  sorti  du  combat  des  espCcc,  , 
La  suprême  cité  se  pétrit  dans  ton  sang. 


•RANGE. 


VIII 

F  ourtant,  s'il  faut  qu'un  jour,  h  force  de  revers, 
Ce  peuple  illustre  porte,  écrasé  par  un  autre, 
Le  deuil  des  vérités  dont  il  s'est  fait  l'apôtre 
Et  dont  l'aube  orageuse  éblouit  l'univers; 

Si  le  mg.nde,  aveuglé  dlioi'mcides  éclairs,         /■'  '   "^ 
Fait  sa  gloire  des  pleurs  qu'il  arrache  à  la  nôtre, 
Hé  bien!  que  sur  la  France  il  se  rue  et  se  vautre, 
De  son  dernier  soupir  elle  emplira  les  airs. 

Imitant  la  revanche  éternelle  d'Athènes 

Dont  l'âme,  inaccessible  au  viol  des  capitaines, 

S'exhale  vierge  encor  de  ses  marbres  épars; 

Et  chacun  baisera,  pour  y  puiser  l'exemple, 

Le  beau  front  de  la  morte,  où,  comme  au  front  d'un  temple 

L'homme  a  gravé  ses  droits  sous  le  laurier  des  arts. 


LA     FRANCE. 


iX 


V  ous  qui,  des  beaux  loisirs  empruntant  les  beaux  noms, 

Revêtez  l'Idéal  d'une  forme  qui  touche, 

Où  fuirez-vous  l'Europe,  ô  Muses  qu'effarouche 

Le  tonnerre  insultant  des  stupides  canons? 

Vous  ne  porterez  pas  vos  fiers  et  frêles  dons 
Aux  peuples  d'outre-mer  dédaigneux  de  leur  souche  ; 
Partout  l'abeille  attique  a  déserté  la  bouche; 
Vous  laisserez  la  vie  errer  seule  à  tâtons. 

Ah!  du  moins  renouez  votre  céleste  ronde 

Sur  l'invisible  Pinde  où  l'élite  du  monde 

Se  range  sans  drapeaux  pour  vous  tendre  la  main. 

J'ai  beau  faire,  j'émigre  où  s'enfuit  la  concorde; 
Je  tiens  de  ma  patrie  un  cœur  qui  la  déborde, 
Et  plus  je  suis  Français,  plus  je  me  sens  humain. 


LA     FRANCE. 


IVl  ais,  hélas  1  en  montant,  je  vois  les  morts  en  bas. 
Que  dit  la  fixité  de  leur  froide  prunelle? 
L'oubli  supérieur  dans  la  paix  éternelle? 
Ou  l'appel  immuable  à  d'éternels  combats? 

O  morts!  révélez-nous  la  leçon  du  trépas. 
La  Jeunesse,  qui  porte  un  monde  vierge  en  elle, 
Attend  sur  vos  tombeaux,  comme  une  sentinelle, 
Le  mot  d'ordre  à  venir  qu'on  ne  lui  donne  pas. 

L'aveugle  hérédité  des  haines  l'humilie, 

Mais  elle  se  sent  lâche  aussitôt  qu'elle  oublie  : 

Comme  elle  craint  sa  fougue,  elle  craint  la  torpeur. 

Morts,  ne  la  trompez  pas  sur  votre  vœu  suprême; 
Parlez,  inspirez-lui,  pour  la  vengeance  même, 
De  grandir  simplement  sans  reproche  et  sans  peur. 


LA    RÉVOLTE 

DES     FLEURS 


LA    REVOLTE 

DES    FLEURS 

A    CO  au  EL  IN    CADET 


La  Rose  dit  un  jour  en  pleurant  :  «  Je  m'ennuie! 
Mon  beau  temps  est  fini.  L'iiommea  fait  l'air  impur, 
L'haleine  des  cités  me  dérobe  l'azur 
Et  le  zéph}  r  m'apporte  une  acre  odeur  de  suie. 


H  Plus  de  claires  villas  dans  l'air  libre,  en  pleins  champs  : 
Partout  des  murs,  partout  de  la  pierre  et  de  l'ombre, 
Partout  un  pavé  dur  qu'à  flots  pressés  encombre, 
Tumultueux  et  triste,  un  peuple  de  marchands. 


106  LA     REVOLTE     DES     FLEURS. 

«  Ah  !  qu'ils  sont  loin  les  jours  où  l'aspect  d'une  acanthe 
Inspirait  leur  parure  aux  frustes  chapiteaux, 
Où  les  fins  ouviiers  des  plus  rares  métaux 
M'empruntaient  les  contours  d'une  coupe  élégante  ! 

«  J'aidais  l'amant  à  vaincre;  il  achète  à  vingt  ans 
Le  plaisir  sans  pudeur  d'un  baiser  sans  prière, 
Et  l'amante  confie  aux  doigts  d'une  ouvrière, 
Pour  fleurir  ses  cheveux,  le  travail  du  printemps. 

«  Je  ne  suis  plus  au  b.il  qu'un  luxe  de  commande, 
Je  ne  couronne  plus  les  fronts  dans  les  banquets; 
Même  aux  fêtes  des  morts,  combien  peu  de  bouquets 
Sont  cueillis  par  les  mains  qui  leur  en  font  l'offrande  ! 

«  Chez  des  êtres  blasés,  brutaux  ou  dissolus, 
Je  règne  sans  grandeur  comme  une  courtisane. 
L'art  grossier  me  trahit,  l'amour  vil  me  profane, 
On  me  cultive  encore,  on  ne  m'honore  plus  !  » 

Sa  plainte,  qu'entendaient  ses  voisines  compagnes, 
Courut  de  proche  en  proche,  éparse  en  les  campagnes 
."  u  gré  des  vents,  des  flots,  des  insectes  ailés; 


lA     REVOLTE     DES     FLEURS.  10'] 

Le  peuple  tout  entier  des  tisseuses  de  soie. 

Des  parfileuses  d'or  que  le  printemps  emploie, 

Sentit  ses  vieux  griefs  soudain  renouvelés. 

Déjà  les  fleurs  au  cœur  fragile,  mais  superbe, 

Souffraient  de  voir  que  l'homme  eût  au  moindre  brin  d'herbe 

Ravi  la  liberté  de  croître  à  sa  façon, 

Qu'il  eiït  borné  partout  leur  antique  horizon; 

Elles  pleuraient  encor  les  oasis  natales, 

Le  temps  prodigieux  des  splendeurs  végétales, 

Avant  qu'il  eût  partout  mis  leurs  droits  en  péril. 

Quand,  au  sauvage  essor  d'un  gigantesque  Avril, 

Des  continents  entiers  leur  servaient  de  corbeilles  : 

<i  Maudits  les  arts  nouveaux  et  leurs  tristes  merveilles 

Par  qui  tous  les  bonheurs  sont  ici-bas  troublés  !  » 

Répéta  hautement  cette  fleur  que  les  blés 

Dans  les  frissons  errants  de  leur  cime  qui  bouge 

Roulent  comme  un  lambeau  de  quelque  écharpe  rouge, 

L'ardent  coquelicot,  prince  des  fleurs  des  champs. 

En  qui  l'air  pur  et  libre  a  mis  de  fiers  penchants! 

«  Nos  parures  sont  assorties 
A  des  goûts  que  l'homme  n'a  plus, 
O  mes  sœurs,  jetons  aux  orties 
Tous  ces  falbalas  superflus. 


l6î5  LA     REVOLTE     DES     FLEURS. 

«  Ne  gardons  que  le  nécessaire, 

Les  étamines,  le  pistil. 

Une  corolle!  pourquoi  faire? 

Mieux  vaut  pour  l'homme  un  grain  de  mi 

«  Retirons-lui,  dons  inutiles, 
Nos  parfums  et  nos  coloris  ; 
Que  des  choses  qu'il  dit  futiles 
Il  apprenne  à  sentir  le  prix  !  » 

C'est  ainsi  que  parla  le  rustre  à  sa  manière. 
Ce  discours,  acclamé  de  la  gent  printanière, 
Fut  goûté  de  la  Rose;  on  jura  sans  délai 
De  clore  l'atelier  des  toilettes  de  Mai. 


Le  serment  fut  tenu.  Bientôt  toute  la  Hore 
Vôtit  en  plein  soleil  une  pâleur  d'hiver; 
Sous  le  terne  tapis  d'un  Avril  incolore 
Le  sol  semblait  morose  et  im  comme  la  mer. 


LA     REVOLTE    DES    FLEURS.  1^9 

Oli  !  quel  trouble  pour  vous  de  ne  plus  voir,  abeilles. 
Les  fleurs  de  cette  année  aux  anciennes  pareilles  ! 
N'ayant  plus,  dans  les  champs,  à  votre  vol  rôdeur 
Leur  éclat  pour  signal,  pour  guide  leur  odeur, 
Vous  exploriez  en  vain  les  prés  et  les  charmilles, 
Et  l'on  vous  vit  autour  des  enfants  et  des  filles, 
Sur  leurs  lèvres  de  rose  et  leurs  cheveux  dorés 
Quêter  l'exquis  butin  que  vous  élaborez. 
Et  vous  fîtes  aussi  cette  étrange  méprise, 
Insectes  fins  dont  l'aile  au  ciel  de  Mai  s'irise, 
Libellules,  et  vous,  papillons  bleus  ou  blancs, 
Vous  hésitiez,  pareils  à  des  baisers  tremblants, 
Prenant  pour  un  bluet  que  la  rosée  inonde, 
L'oeil  humide  et  naïf  de  quelque  vierge  blonde; 
Vous  fûtes  étonnés  vous-mêmes,  ô  zéphyrs! 
D'effleurer  des  gazons  sans  perles  ni  saphirs; 
Vos  souffles  réclamaient  tant  d'étoiles  éteintes 
Et  vos  molles  rumeurs  passaient  comme  des  plaintes. 
Aurore,  dont  les  yeux,  entr'ouverts  les  premiers. 
Allumaient  tendrement  la  blancheur  des  pommiers. 
Comme  la  pudeur  monte  à  la  joue  innocente. 
Tu  cherchas  du  regard  cette  blancheur  absente, 
Et  triste  d'un  réveil  sans  le  bonjour  des  fleurs. 
Sur  le  champêtre  deuil  tu  parus  fondre  en  pleurs. 


I70  LA     REVOLTE     DES     FLEURS. 

Et  toi,  soleil  couchant  où  montait  de  la  terre 
Leur  adieu  parfumé,  tu  sombras  solitaire, 
En  déployant  ta  pourpre  avec  plus  de  langueur. 
Comme  si  tu  saignais  d'une  blessure  au  cœur. 

Cet  accident  d'abord  n'émut  pas  trop  les  hommes. 
Il  donna  quelque  alerte  aux  prudents  agronomes, 
Mais,  quand  on  reconnut  que  cette  nouveauté 
N'avait  aux  fleurs  ravi  que  leur  vaine  beauté, 
Sans  frustrer  d'un  bouton  l'espoir  de  la  récolte. 
On  rit  de  leur  naïve  et  bénigne  révolte. 
Pourtant  un  léger  trouble,  un  malaise  de  l'œil, 
Glissait  déjà  dans  l'âme  un  insensible  deuil. 
Au  mois  de  Mai  suivant,  les  plantes  obstinées 
Verdirent  sans  parure,  et  pendant  trois  années, 
En  dépit  des  savants  qui  ne  comprenaient  pas. 
Et  de  maint  esprit  fort  qui  s'alarmait  tout  bas, 
La  campagne  resta  lugubre  et  monotone. 
Et  le  morne  printemps  semblait  un  autre  automne. 

C'est  qu'il  n'est  de  belle  saison 
Que  par  la  grâce  enchanteresse 
Émanant  de  la  floraison 
Et  de  sa  subtile  caresse. 


LA      REVOLTE     DEj     FLEURS. 

Dans  l'air  candide,  où  les  SL'nteurs 
Flottent  comme  une  extase  errante, 
Il  semble  que  l'âme  souffrante 

Ne  sente  plus  ses  pesanteurs; 

Elle  subit  l'intime  empire 
D'un  baiser  céleste,  reçu 
De  toutes  parts  à  son  insu 
Comme  un  bonheur  qui  se  respire. 

Ah!  ce  ravissement  divin, 
C'est  une  trêve  dans  l'année 
Pour  la  race  humaine,  sans  fin 
Aux  rudes  labeurs  condamnée. 

La  facile  moisson  des  fleurs 
Baise  les  mains  endolories, 
Et,  portant  l'âme  aux  rêveries, 
Force  au  repos  les  travailleurs. 

Les  fenêtres  des  jeunes  filles 
S'ouvrent  à  l'arôme  des  bois. 
Qui,  ralentissant  les  aiguilles, 
Les  fait  glisser  du  bout  des  doiats. 


LA     REVOLTE    DES     FLEUKS. 

S'il  tressaille  une  giroflée 
Au  vieux  mur  qu'on  va  démolir, 
La  pioche  en  est  un  peu  troublée 
Et  conseille  au  bras  de  mollir. 

Le  faucheur  dont  le  front  ruisselle, 
Sur  sa  faux,  au  bord  du  sillon, 
S'accoude,  en  suivant  la  querelle 
D'un  bluet  et  d'un  papillon. 

diiand  le  pécheur  voit  dans  l'eau  vive 

Se  mirer  un  myosotis, 

Son  filet  flotte  à  la  dérive. 

Son  rêve  au  cours  du  temps  jadis. 

Le  long  regard  d'une  pensée 
Qui  s'ouvre,  au  soleil,  en  rêvant, 
Et  se  berce,  au  vent  balancée, 
Invite  au  songe  le  savant. 

Ainsi,  la  plus  simple  fleurette 

Du  devoir  fléchit  la  rigueur, 

Et,  selon  chacun,  parle  au  cœur 

Du  bonheur  qu'il  cherche  ou  regrette. 


LA     REVOLTE     DES     FLEURS. 


La  révolte  durant  depuis  trois  ans  déjà, 

Bientôt  le  regret  vague  en  besoin  se  changea. 

L'obsédant  souvenir  du  beau  temps  des  calices 

Des  labeurs  de  la  vie  avait  fait  des  supplices; 

Chacun,  toute  l'année,  attelant  sans  répit 

Ses  mains  à  son  outil,  son  front  à  son  problème, 

Travaillait  d'un  air  morne  et  comme  avec  dépit. 

Plus  de  fête  :  sans  fleurs  la  joie  est  sans  emblème; 

Avec  l'éclosion  le  sourire  avait  fui; 

Tous  s'ennuyaient  :  l'ennui  s'engendre  de  l'ennui. 

On  eiit  pour  une  fleur  vivante 
Donné  le  plus  riche  grenier, 
La  rançon  d'un  roi  prisonnier. 
On  mit  tous  les  lierbiersen  vente. 
On  se  disputait  un  lambeau 
D'un  lis  jaune  et  mélancolique, 
Exhibé  dans  sou  froid  tombeau 
Comme  une  adorable  relique. 


LA      REVOLTE     DES     FLEURS. 

On  s'arracha  même  un  bouquet, 

Chef-d'œuvre  oublié  d'un  fleuriste; 

Mais  ce  simulacre  était  triste  : 

Une  âme  inconnue  y  manquait. 

On  chercha  sur  la  terre  entière, 

Avec  l'espoir  de  tromper  mieux 

Le  regret  du  cœur  et  des  yeux, 

Pour  l'art  le  plus  ingénieux 

La  plus  délicate  matière. 

Les  tisserands  surent  créer 

Des  guirlandes  avec  adresse, 

Mais,  si  bien  que  la  main  les  tresse, 

L'art  peut-il  jamais  suppléer 

Ce  qu'Avril  y  met  de  tendresse? 

Les  joailliers  à  leurs  étaux 

Tailla'ent  dans  les  rares  métaux 

Et  dans  les  pierres  précieuses 

Quelques  couronnes  spécieuses, 

Mais  ni  légères  ni  soyeuses. 

Et  sentant  l'acier  des  marteaux; 

On  y  pendait  de  fausses  larmes. 

Un  insecte  bien  imité, 

Mais  ces  fleurs  n'avaient  point  de  charmes, 

N'ayant  pas  de  fragilité. 


LA  REVOLTE   DES  FLEUR5.       17$ 

La  démence  fut  telle  à  la  cinquième  année, 
Que  la  foule  vaguait  stupide  ou  forcenée. 
Les  uns,  à  deux  genoux,  subitement  dévots, 
Imploraient  du  soleil  les  anciens  renouveaux; 
Les  autres  blasphémaient,  péroraient  sur  les  places. 
Et  soufflaient,  sans  motif,  l'émeute  aux  populaces. 
«  Des  fleurs  !  des  fleurs  !  »  criait  la  foule  aveuglément. 
Puis,  cette  fièvre  éteinte,  un  vaste  accablement 
Fit  taire  la  révolte  et  l'espérance  même. 
Et  sur  l'humanité  le  spleen  muet  et  blême 
Comme  un  linceul  immense  étendit  son  brouillard. 


Or,  en  ces  jours  vivait  un  étrange  vieillard; 

Parmi  l'active  multitude 
Qui  le  coudoyait  en  courant, 
Il  poursuivait  indifférent 
Du  beau  sacré  l'intime  étude; 
Comme  dans  l'azur  un  duvet, 


1/6  LA     RÉVOLTE     JDES     FLEURS. 

Sa  pensée  errait  solitaire, 
Dernier  poète  sur  la  terre, 
Il  rêvait. 

Songeant  à  la  fortune  antique 
Des  vers  oubliés,  et  parfois 
Dérobant  au  récent  patois 
Des  épaves  du  verbe  attique, 
Pris  d'un  vaste  et  lointain  regret 
Mêlé  d'envie  involontaire, 
Dernier  poète  sur  la  terre, 
11  pleurait. 

Nuls  bruits  d'usines  ou  de  rues 
N'étouffaient  l'hymne  intérieur 
Qjii,  le  jour,  emplissait  son  cœur  ; 
Et,  les  étoiles  apparues, 
A  l'heure  où  le  monde  se  tait. 
Son  cœur  seul  ne  se  pouvant  taire, 
Dernier  poète  sur  la  terre, 
Il  chantait. 

Etranger  dans  l'âpre  mêlée 
Des  égo'ismes  dévorants, 


LA     REVOLTE     DES     FLEURS.  1/7 

OÙ  se  ruaient  petits  et  grandes 
Ainsi  qu'une  meute  affolée, 
Souriant  à  qui  l'opprimait, 
Dans  la  douleur  et  le  mystère, 
Dernier  poète  sur  la  tene. 
Il  aimait. 

Il  aimait,  et  devant  la  campagne  chagrine 

Où  les  cités  semblaient  dans  la  mort  s'accroupir, 

Sa  pitié  débordant,  un  suppliant  soupir 

A  la  rose  adressé,  sortit  de  sa  poitrine  : 

«  Oh  !  reviens   présider  tous  les  arts  de  la  paix. 
Reviens,  comme  autrefois,  mêlée  au  simple  lierre, 
Orner  les  piédestaux  des  figures  de  pierre 
Et  parer  noblement  le  seuil  des  hauts  palais. 

Reviens  aussi  régner  dans  les  humbles  demeures, 
Apporter  chez  le  pauvre  un  sourire  d'espoir, 
D'un  peu  de  ta  rosée  attendrir  son  pain  noir, 
Embaumer  so-n  travail  et  colorer  ses  heures. 

Reviens  servir  eucor  de  modèle  au  pinceau, 
De  symbole  à  l'amour  et  de  parure  aux  femmes; 
23 


I70  LA      REVOLTE     DES     FLEURS. 

Reviens  ouïr  encor  d'iiarmoiiieuses  gammes 
Courir,  pour  tecliaiiter,  aux  sept  trous  d'un  roseau. 

Comme  au  temps  des  aïeux,  reviens  enguirlander 
Les  harnais  de  ta  vie  et  ses  jougs  nécessaires, 
Et  fêter,  comme  alors,  les  saints  anniversaires, 
Tous  les  chers  souvenirs  consolants  à  garder. 

Ah  !  c'est  encore  aux  fleurs,  dont  la  grâce  est  promesse, 
De  couronner  au  seuil  les  destins  commencés. 
Présage  aux  fronts  des  morts  d'éternelle  jeunesse. 
Augure  de  beaux  jours  aux  fronts  des  fiancés.  » 

Et  pendant  qu'il  chantait,  ainsi  qu'au  temps  d'Orphée, 

On  vit  se  balancer  en  cadence  les  bois 

Sous  l'effort  palpitant  de  leur  âme  étouffée, 

Et  voici  qu'un  rosier  s'attendrit  à  sa  voix. 

La  Rose,  à  cette  voix  qui  la  flatte  et  l'implore. 

Sent  fléchir  sa  rancune  et  résiste  à  demi; 

Ce  qu'au  long  deuil  du  monde  elle  refuse  encore. 

Elle  l'accorde  au  chant  de  son  antique  ami, 

Et  le  frisson  qui  court  dans  la  royale  plante 

Fait  roul.^r  sur  sa  tige  une  larme  tremblante; 


LA.  REVOLTE  DES  FLEURS.       I/g 

Puis,  ô  merveille!  on  voit  un  bouton  ti'essaillir, 
De  son  corset  ouvert  la  corolle  jaillir 
Par  une  éclosion  jusqu'alors  inouïe, 
D'un  seul  jet,  radieuse  et  tout  épanouie. 
Comme  si  la  captive,  en  forçant  sa  prison. 
Réclamait  dix  printemps  à  la  même  saison. 
Sitôt  que  la  nouvelle  eut  volé  dans  la  foule, 
L'enthousiasme  au  ciel,  comme  une  énorme  houle. 
Souleva  tous  les  cœurs,  fondus  dans  un  seul  cri  : 

La  rose  a  refleuri  ! 
A  l'instant  toutes  ses  compagnes. 
Fleurs  des  plaines,  fleurs  des  montagnes, 
Fleurs  des  étangs  et  fleurs  des  bois, 
Emaillant  soudain  les  campagnes. 
S'épanouissent  à  la  fois  ! 
Voilà  dans  les  vastes  prairies 
Les  tribus  du  soleil  chéries  : 
Les  sainfoins,  les  coquelicots, 
Les  bluets  et  les  renoncules, 
Les  clochettes  des  campanules, 
Les  reines  des  prés,  les  pavots 
Aux  couleurs  vives  et  joyeuses! 
Et,  plus  graves,  les  scabieuses 


LA      RÉVOLTE     DES     FLEUR? 


Faites  d'un  ténébreux  velours; 
Les  boutons  d'or,  les  pâquerettes, 
Les  marguerites,  Heurs  d'amours. 
Et  celles  qu'on  nomme  amourette? 
Frêles  et  frémissant  toujours; 
Voilà  les  menthes,  les  verveine.-., 
Et  les  lavandes  et  les  thyms, 
Dont  les  salutaires  haleines 
Embaument  l'air  frais  des  matins; 
Et  vous  qui  décorez  la  haie. 
Qui  rajeunissez  le  vieux  mur, 
Étoiles  de  neige  ou  d'azur 
Dont  le  sentier  perdu  s'égaie  : 
Clématites  et  liserons, 
Aubépines,  iris,  éclaires, 
Joubarbes  et  pariétaires, 
Encor,  encor  nous  vous  suivrons 
Dans  les  ruines  solitaires! 
Et  vous,  dans  les  forêts  encor, 
Anémones,  douces  pervenches, 
Perce-neige  roses  ou  blanches. 
Blancs  troènes  et  genêts  d'or  ! 
Salut  aussi,  fleurs  coutumières 
Des  coteaux  et  des  sablonnières. 


LA     REVOLTE     DES     FLEUR?. 

Lieux  aimés  des  scngeiirs  errants, 
Cistes,  serpolets  odorants, 
Verts  résédas,  roses  bruydres! 
Salut,  amantes  des  lieux  frais. 
Simples  et  tendres  véroniques, 
Beaux  narcisses  mélancoliques, 
Myosotis  aux  longs  secrets! 
Salut,  nénuphar  dont  Toeil  rêve 
Sous  le  dais  tremblant  des  roseaux, 
Nymphéas  pâles,  oii  la  sève 
Semble  dormir  à  fleur  des  eaux! 
Vous  enfin  dont  les  rares  types 
Sont  l'œuvre  et  Thonneur  des  jardins  : 
OEillets  suaves  aux  tons  fins, 
Et  vous,  flamboyantes  tulipes, 
Lys  impeccables,  dalliias 
Orgueilleux,  purs  camélias, 
Flammes  rouges  des  plantes  grasses, 
Salut,  princesses  de  Tété, 
Ah  !  pour  rendre  à  l'humanité, 
Aux  cœurs  souffrants,  aux  têtes  lasses, 
Peuple  des  fleurs  tant  regratté, 
Toutes  tes  fraîcheurs  et  tes  grâces, 
Te  voilà  donc  ressuscité! 


ja-2  lA      REVOITE     DES     FLEURS. 

Au  devant  de  !a  llore  innombrable  qui  perce, 

La  fouie,  à  travers  champs,  s'élance  et  se  disperse. 

Comme  aux  douceurs  du  jour  ouvrant  des  yeux  nouveaii\ 

Se  culbutent  les  faons  et  les  jeunes  chevaux, 

Se  cabrant,  se  roulant,  et  par  mille  gambades 

Adressant  au  soleil  de  fantasques  ruades, 

Tête  au  vent,  pieds  en  l'air,  affolés,  enivrés 

De  la  grasse  mollesse  et  du  bon  goîit  des  prés. 

Ainsi  sur  les  tapis  que  la  terre  déploie 

Toute  l'humanité  danse  et  bondit  de  joie! 

Jeunes  et  vieux,  le  cœur  débordant,  l'œil  ravi, 

Sur  les  tendres  massifs  se  ruant  à  l'envi, 

S'ébattent  dans  les  fleurs,  s'y  terrassent  l'un  l'autre  ; 

On  y  plonge  et  replonge  ;  on  s'y  roule,  on  s'y  vautre  ; 

On  dirait  qu'un  matin  Cybèle,  à  son  réveil, 

Fait  danser  ses  enfants  dans  sa  robe  au  soleil  ! 

Que  de  rires  éveille  et  de  soupirs  étouffe 

La  molle  profondeur  de  chaque  large  touffe  ! 

Que  de  bruyants  baisers  et  de  joyeux  appels! 

Que  d'étreintes  d'amours  et  d'élans  fraternels! 

Et  voici  que  dans  l'air,  spontanément  unies. 

Les  voix  ont  réveillé  l'essaim  des  harmonies; 

Sous  des  milliers  de  mains  pillant  partout  les  fleurs. 

Revit  dans  les  bouquels  le  concert  des  couleurs; 


LA     RÉVOLTE     DES     FLEURS.  ifîj 

Dans  mille  arcs  triomphaux,  à  festons  de  verdure. 
Renaît,  en  souriant,  l'auguste  architecture; 
Tous  les  arts  créateurs  de  grâce  et  de  beauté, 
Avec  une  hardie  et  simple  nouveauté. 
Pour  les  sens  et  le  cœur  ressuscitent  ensemble! 
O  fleurs!  puisse  longtemps  votre  annuel  retour, 
Par  qui  le  soir  du  monde  à  son  aube  ressemble, 
Rajeunir  l'idéal  et  raviver  l'amour! 


4rîî^ 


POÉSIES    DIVERSES 


POESIES   DIVERSES 


LE  POINT   DU  JOUR 


V^'est  l'heure  indécise  où  l'aurore 
Annonce  son  prochain  retour 
Plus  à  l'âme  qu'aux  yeux  encore, 
Quand  il  ne  fait  ni  nuit  ni  jour; 


Il  semble  que  la  terre  épie 
L'imminent  baiser  du  soleil; 
C'est  comme  un  arrêt  dans  la 
Un  subit  effroi  du  réveil. 


Des  hiboux  et  des  rôdeurs  traîtres 
L'appel  vague  et  rare  a  cessé, 
Mais  la  rumeur  de  tous  les  êtres 
N'a  pas  encore  commencé; 

A  peine  un  coq  s'est  fait  entendre, 
A  peine  fume  un  premier  feu 
Dans  le  ciel  humide  et  si  tendre 
Qu'on  ne  sait  s'il  est  blanc  ou  bleu; 

Sur  la  route  flotte  et  s'allonge 

Un  lambeau  d'errante  vapeur 

Qui  semble  en  fuite  comme  un  songe 

A  qui  la  lumière  a  fait  peur: 

La  rosée,  où  n.-  s'illumine 
Pas  encore  un  seul  diamant, 
Sous  une  gaze  blême  et  fine 
Ensevelit  le  pré  dormant; 

Comme  un  miroir  de  fiancée 
Où  tremblent  des  reflets  de  1,.>, 
L'eau  des  ruisseaux  est  nuancée 
Par  la  nacre  des  cieux  pâlis. 


POESIES     DIVERSES. 

En  souriant  à  ses  voisines, 
Une  fille  aux  yeux  entr'ouvcrts 
S'éveille  dans  les  capucines 
De  sa  fenêtre  aux  volets  verts. 

Mais  un  souffle  léger  s'élève  : 

Au  brusque  éclat  du  jour  vainqueur 

L'horizon  tressaille  et  se  crève, 

Et  tous  les  nids  chantent  en  chœur! 

Et  là-bas  sur  la  glèbe  rose 

D'où  l'alouette  prend  l'essor, 

Marchent  dans  une  apothéose 

Des  bœufs  de  pourpre  aux  cornes  d'or! 


^^ 


POESIES     DIVEHF 


ADIEUX 

DE   M"E   ARNOULD-PLESSY 

A      LA     COMÉDIE-FRANÇAISE 


L.  a  douleur  de  l'adieu  m'est  par  vous  embellie, 
Mais,  en  abandonnant  cette  scène  à  jamais, 
Pourrais-je  déserter  comme  un  toit  qu'on  oublie, 
Sans  un  mot  de  tendresse  et  de  mélancolie, 
Sans  filial  soupir,  la  maison  que  j'aimais? 

Nous  avons  tant  de  fois  fêté  Molière  ensemble, 
Tant  de  fois  vos  regards  cléments  m'ont  fait  oser 
Quand  j'épelais  sîs  vers  comme  un  écho  qui  tremble; 
Je  vous  ai  tant  montré  mon  âme,  qu'il  me  semble 
N'avoir  plus,  en  partant,  de  masque  à  déposer! 


POESIES     DIVERSES.  ICI 

Les  heures  d'idéal,  les  seules  fortunées, 

Je  vous  les  dois;  j'aurais  à  renaître  aujourd'hui. 

Je  choisirais  encore  entre  les  destinées 

Celle  où  les  visions  peuvent  être  incarnées, 

Où  le  cœur  bat  toujours  avec  le  cœur  d'autrui. 

Tout  le  deuil  est  pour  moi  qui  m'en  vais  solitaire. 
Pour  vous,  les  soirs  passés  auront  des  lendemains. 
Le  temps  ne  force  pas  les  chefs-d'œuvre  à  se  taire, 
Des  flambeaux  du  génie  humble  dépositaire 
Ma  main  lasse  les  cède  à  de  plus  jeunes  mains. 

Du  moins  je  viendrai  voir,  au  travers  de  mon  voile, 
Si  l'ancien  feu  sacré  luit  toujours  sur  l'autel. 
Et,  palpitante  encore  aux  frissons  de  la  toile. 
Applaudir  avec  vous  plus  d'un  lever  d'étoile, 
Car  la  France  est  féconde  et  l'art  est  immortel. 


POESIES     DIVERSES. 


^^--       ,  A  ERNESTO   ROSSI 

f>-  Sonnet 

V^uand  le  monde  réel  m'est  un  trop  lourd  fardeau, 
Je  voudrais  bien  m'en  faire  un  autre  à  mon  usage 
Et,  comme  toi,  muant  mon  âme  et  mon  visage, 
Devenir  un  autre  homme  au  lever  du  rideau; 

Agiter,  tout  un  soir,  plus  fort,  plus  grand,  plus  beau, 
Le  fantôme  évoqué  d'un  héros  et  d'un  âge, 
Dussé-je,  aveuglément  fidèle  au  personnage. 
Le  rideau  descendu,  le  suivre  en  son  tombeau. 

Je  ne  le  puis.  Jamais  le  rôle  que  je  rêve. 

Dans  l'espace  où  l'on  marche  et  parle,  ne  s'achève, 

Et  l'espace  où  l'on  rêve  est  si  près  du  néant  ! 

Par  tes  créations,  tu  vis  plus  d'une  vie. 

Mais  moi  je  n'en  ai  qu'une  et  l'épuisé  en  créant. 

C'est  pourquoi  le  poète,  en  t'admirant,  t'envie. 


POESIES     DIVERSES. 


A     PaOPOS     DE     LA     COMÉDIE 

DE    M.    E.   GONDINET 

LES  GRANDES   DEMOISELLES 

Jouée  dans  un  salon 
PROLOGUE 

r  renez  pitié  de  moi,  mesdames  et  messieurs, 
Car  jamais  directeur  ne  fut  plus  soucieux. 
Voyez  comme  le  sort  est  parfois  ironique  : 
J'avais  toujours  rêvé  d'avoir  un  fils  unique, 
Un  garçon  sérieux  et  siir  qui  pîit  m'aider, 
Et  dans  ma  tâche  ingrate  un  jour  me  succéder; 
Mais  voilà  qu'en  vingt  ans  il  m'est  né  dix-huit  filles  ! 

Le  ciel  bénit,  dit-on,  les  nombreuses  familles  : 
Il  a  certes  béni  mes  dix-huit  rejetons, 


19+  POESIES      DIVERSE-S. 

Car  il  les  a  doués  des  plus  aimables  dons, 
D'innocence,  de  grâce  et  d'esprit  tout  ensemble  ; 
Ma  famille  en  un  mot  de  tous  points  me  ressemble. 
Mais,  pour  un  directeur,  se  sentir  sur  les  bras 
Tant  d'actrices  en  herbe  est  un  gros  embarras; 
Plusieurs  sont  aujourd'hui  de  grandes  demoiselles. 
Quelle  troupe  à  garder!  (mes  filles  sont  si  belles!) 
C'est  à  perdre  l'esprit,  quand  on  est,  comme  moi, 
Assailli  de  ténors  qui  cherchent  de  l'emploi. 
Je  tâche  d'accorder  la  morale  et  la  scène  ; 
Mais  déjà  la  cadette  a,  dans  les  Célimène, 
Un  jeu  si  naturel  que  j'en  suis  effrayé! 
Bon  père,  je  ne  suis  directeur  qu'à  moitié  : 
Malgré  moi,  leur  succès  trop  précoce  m'alarme, 
Ne  me  les  gâtez  pas  !  Si  leur  talent  vous  charme. 
Mesdames  et  messieurs,  de  grâce  restez  froids, 
Gardez -vous  d'applaudir,  surtout  aux  bons  endroits; 
Ménagez  leur  fragile  et  tendre  modestie. 
Trompez-les  pour  leur  bien  :  si  dans  la  repartie 
Quelqu'une  hasardait  un  brin  de  sentiment, 
Sifflcz-la,  je  vous  prie,  impitoyablement. 

Le  pire  ennui  pour  moi,  c'est  qu'on  ne  trouve  guères 
Des  pièces  où  placer  dix-huit  jeunes  premières  ! 


POESIES      DIVERSES.  ipj 

Une  intrigue  amenant  à  la  fois,  dans  un  jour, 
Pour  dénoûment  dix-huit  mariages  d'amour, 
C'est  presque  invraisemblable  en  ce  siicle  d'affaires. 
Mais  toutes  ont  horreur  des  rôles  plus  sévères. 
Je  les  raisonne  en  vain,  je  n'en  puis  décider 
Aucune,  pour  l'amour  de  l'art,  à  se  rider. 
Aussi  vous  montrerai-je,  en  dépit  de  l'usage, 
Des  filles  possédant  des  mères  de  leur  âge, 
Mais,  comme  les  printemps  sont  toujours  bien  reçus^ 
Vous  aurez  la  bonté  de  passer  là-dessus. 
Tout  le  reste  ira  bien.  Ma  troupe  sans  rivale 
Saura  faire  oublier  les  défauts  de  la  salle  : 
La  scène  est  peu  profonde  et  le  plancher  trop  bas, 
Vous  verrez  de  plus  près,  ne  vous  en  plaignez  pas... 
Enfin,  si  par  ce  temps  d'alarmes  et  de  fièvres, 
Le  rire  d'autrefois  est  banni  de  vos  lèvres. 
S'il  n'y  doit  revenir  qu'en  des  jours  moins  troublés, 
Souriez  seulement,  nos  vœux  seront  comblés. 


Avril  1872. 


tr 


ipf»  rOÉSIES     DIVERSES. 


LA   CHARITE 

Sound 

A     PAUL     DUBOIS 

Le  Statuaire  a  fait  d'un  sépulcre  un  autel 
Aux  vertus  de  notre  âge;  il  a,  dans  la  matière, 
De  la  race  moderne  imprimé  l'âme  entière, 

Alin  qu'il  en  restât  un  symbole  immortel! 

L'antiquaire  futur,  dont  le  pieux  appel 
Fera  de  notre  cendre  émerger  cette  pierre, 
Dira  :  «  La  femme  alors  avait  cette  paupière, 
Et  telle  fut  sa  grâce,  et  son  rôle  fut  tel. 

Aux  siècles  orageux  dont  ce  témoin  subsiste, 
Elle  eut  cette  tendresse  enveloppante  et  triste. 
Unique  abri  du  faible  et  du  déshérité. 

Le  genre  humain  n'a  dû,  pendant  sa  longue  enfance, 
Lo  lait  et  le  sommeil  qu'à  l'humble  Charité  : 
Seule,  avant  la  Justice,  elle  a  pris  sa  défense.  » 


POÉSIES     DIVERSES. 


SUR    SIX    MEDAILLONS 

DU  STATUAIRE  H.CHAPU 


Levant  au  ciel  ses  yeux  pleins  des  divines  lièvres. 
Le  Poète  qui  cliante  est  près  de  fuir  le  sol, 
Et  l'essor  entraînant  de  l'hymne  sur  ses  lèvres 
Imprime  à  tout  son  corps  la  courbure  du  vol. 


Explorant  l'infini  sans  déserter  la  terre, 
Le  Savant,  scrutateur  de  l'abîme  étoile, 
Élève  son  flambeau  jusqu'au  plus  haut  mystère, 
Et  dans  son  livre  ouvert  le  montre  dévoilé. 


198  POÉSIES      DIVERSES. 


L'Architecte,  debout,  armé  de  ses  équerres, 
Le  pied  sur  une  acanthe  et  les  bras  étendus, 
Imposant  l'ordre  aux  blocs  savamment  suspendus, 
PrCte  un  sourire  auguste  à  la  froideur  des  pierres. 


L'ardent  Musicien,  rivé  d'âme  et  de  corps 

Au  violon  palpitant  que  son  archet  caresse, 

Les  doigts  crispés,  les  yeux  presque  souffrants  d'ivresse, 

Semble  expirer  au  charme  irritant  des  accords. 


Le  Peintre  vers  Pliœbus  où  radieuse  éclate 
L'ardeur  qu'à  sa  palette  il  demandait  en  vain, 
Se  tourne,  et,  ravivant  sa  brosse  au  feu  divin, 
L'y  trempe  d'une  main  hardie  et  délicate. 


ES     DIVERSES. 


A  la  hauteur  des  dieux  soulevé  dans  l'éther, 
Le  Sculpteur,  qui  médite  une  immuable  forme, 
Pour  temple  à  sa  pensée,  en  un  paros  énorme 
Cisèle  à  tour  de  bras  un  front  de  Jupiter, 


POESIES     DIVERSES. 


LA   NATURE    ET   LA   TRADITION 

CARIATIDES     PAR     LE     MÊME 
Sonmt 

L'une  aux  cheveux  flottants  sous  la  rose  et  le  lis, 
Laissant  rire  à  ses  pieds  le  faune,  aïeul  de  l'homme, 
De  son  corps  qui  respire  une  verdeur  de  pomme, 
Déploie  ingénument  les  contours  bien  remplis. 

L'autre  aux  cheveux  tressés,  drapée  à  larges  plis. 
Des  chefs-d'œuvre  de  l'art  trésorière  économe, 
Composant  sa  beauté  des  t3pes  qu'on  renomme. 
Offre  aux  yeux  plus  savants  des  traits  plus  accomplis. 

Mais  je  ne  sais  des  deux  laquelle  je  préfère, 
Laquelle  est  à  mon  cœur  plus  sacrée  et  plus  chère, 
Elles  ont  toutes  deux  la  grâce  et  la  fierté; 

Dans  mon  culte  pieux  l'une  est  à  l'autre  unie; 
Au  front  orné  de  fleurs  j'aime  la  liberté. 
Au  front  ceint  du  bandeau  j'admire  le  génie. 


POESIES      DIVERSES. 


LES 

FUNÉRAILLES   DE   M.   THIERS 

IMPRESSION 


Oi  quelque  ancien  Romain,  comme  un  fantôme  austère, 

A  Paris  fût  liier  venu, 
Soudain  ressuscité  dans  ce  lieu  de  la  terre 

Dont  le  nom  lui  fût  inconnu, 
Et  qu'il  eût  vu  passer  ces  grandes  funérailles, 

La  foule  accourue  au  devant 
S'ouvrir  sur  leur  passage  en  deux  longues  murailles, 

Qui  se  mêlaient  en  les  suivant! 
S'il  eût  vu  tous  les  pleurs  de  la  Liberté  veuve, 

Sur  nos  boulevards  trop  étroits, 
Par  la  mort  confondus  offrir  la  paix  en  preuve 

De  la  solidité  des  droits! 
Et  s'il  eût  vu  fleurir  l'hommage  des  provinces 


Et  des  villes  sur  le  cercueil, 
Il  eiît  cru  d'un  arbitre  et  d'un  dompteur  de  princes, 

D'un  consul,  voir  mener  le  deuil. 
Comment,  devant  la  noble  et  tranquille  attitude 

De  tant  d'hommes  unis  sans  roi, 
Eût-il  imaginé  que  cette  multitude 

Eût  d'autres  souverains  que  soil 
Car  notre  liberté  n'est  pas  une  ivrognesse 

Qu'on  ramasse  au  bord  du  chemin, 
Une  femme  qu'un  cri  de  mort  met  en  liesse, 

Qui  môle  de  sang  son  carmin. 
C'est  une  auguste  mère  aux  prodigues  mamelles, 

A  la  voix  calme,  aux  purs  appas. 
Qui,  levant  pour  drapeau  l'azur  de  ses  prunelles, 

Conquiert  le  monde  pas  à  pas; 
Enseigne  à  lire  au  peuple,  innocent  des  mêlées 

Où  l'ont  entraîné  les  tambours! 
A  rhorrear  de  la  poudre,  exècre  les  volées 

Des  cloches  et  des  canons  sourds. 
Qui  ne  prend  ses  amours  qu'en  la  plus  juste  race, 

Et  n'accorde  son  chaste  flanc 
Qu'aux  hommes  francscomme  elle,  et  qui  veut  qu'on  Tembrasi 

Avec  des  bras  vierges  de  sang. 
Il  se  fût  écrié  :  «  Quel  est  ce  deuil  sublime? 


1-ûÉSIES     DIVERSES.  2O3 

Quel  père  illustre  honore-t-on? 
Quelle  est  cette  cité  qu'un  même  culte  anime? 

J'en  voudrais  connaître  le  nom. 
Quand  un  grand  citoyen  meurt  plein  d'ans  et  de  gloire 

Chez  un  peuple  uni,  sage  et  fort, 
Tous  les  cœurs  à  la  fois  vénèrent  sa  mémoire 

Et  pleurent  à  la  fois  sa  mort  ; 
Ceux  mêmes  que  naguère,  aux  rostres,  aux  comices, 

Il  a  combattus,  non  trahis, 
Disent  que  ses  erreurs  autant  que  ses  services 

Respiraient  l'amour  du  pays! 
Les  seuls  qui  n'aient  pour  lui  que  du  respect  sans  larmes 

Et  que  rassure  son  sommeil, 
Ce  sont  les  étrangers  que,  redouté  sans  armes, 

11  désarmait  par  le  conseil  ! 
La  foule,  en  l'escortant,  l'élève  au-dessus  même 

Des  rois  sacrés  qu'il  a  défaits, 
Préférant  le  génie  élu  sans  diadème 

A  la  majesté  sans  bienfaits. 
D'un  regret  pur  de  crainte,  adieu  mélancolique. 

Le  peuple  entier  n'est  qu'assombri. 
N'ayant  pas  à  trembler  pour  la  chose  publique, 

Car  le  Sénat  en  est  Tabri. 
La  douleur  populaire  en  pleurs  sereins  déborde  : 


[VERSES, 


Si  riiomme  n'est  plus  aujourd'hui, 
L'œuN  re  à  jamais  demeure  ;  on  sait  que  la  concorde 

Ne  peut  pas  périr  avec  lui.  » 
Voilà  ce  qu'un  aïeul  des  familles  latines, 

A  son  insu  fier  de  ses  fils, 
Eût  pu  dire,  ignorant  nos  fureurs  intestines 

Qu'attisent  de  haineux  défis, 
Ignorant  qu'à  Paris,  la  veille,  à  la  même  heure, 

Sacrilège  horrible  à  penser! 
Des  Français  avaient  pu,  devant  Belfort  qui  pleure. 

Autour  du  cadavre  danser^. 

9  septembre  1S77. 


I.  Alusion  à  un  article  outrageux  d'un  journal  hostile 
Th.ers. 


POESIES      DIVERSES.  20  5 

LES  CAFFIERI 

Sonnet 

SUK     LE     LIVRE     DE     J.     GUIFFREY 

L)  ans  les  maîtres  anciens,  dont  les  mœurs  ont  péri, 
L'artiste  et  l'artisan  ne  se  séparent  guère  : 
Le  sculpteur  sait  dorer,  n'estimant  trop  vulgaire 
Aucune  tâche  utile  à  son  œuvre  chéri. 

Tels,  aux  lois  d'un  goût  sûr,  les  premiers  Caffieri 
Domptent  le  bronze  et  l'or  aussi  bien  que  la  terre; 
Le  dernier,  consommant  la  lutte  héréditaire, 
Attaque  enfin  le  marbre  en  athlète  aguerri! 

Mais  le  ciseau  légué,  dont  il  grandit  l'usage, 

Pour  modèle  prend  moins  les  dieux  au  froid  visage 

Qae  les  mortels  épris  du  laurier  des  Neuf  Sœurs; 

A  l'oisive  beauté,  fleur  d'une  vie  heureuse. 
Il  ose  préférer,  sur  le  front  des  penseurs. 
Le  pli  laborieux  qu'une  âpre  veille  y  ci'euse. 


'OESIES      DIVERSES. 


SONNET 


Du  passé  des  forêts  séculaires  débris, 
Les  feuilles  mortes  font,  par  le  temps  qui  les  ronge, 
De  chaque  vieux  sentier  comme  une  longue  éponge 
Au  dehors  toute  sèche  et  d'un  or  froid  et  gris. 

Mais  qu'on  fouille  au  dedans  :  les  feuillages  flétris 
Sont  humides  et  chauds  à  la  main  qui  s'y  plonge; 
L'été  des  plus  anciens  fermente  et  se  prolonge 
Sous  les  derniers  tombés  qui  leur  servent  d'abris. 

Tel  est  le  sort  obscur  des  jeunesses  fanées  : 
Le  sec  et  froid  linceul  des  dernières  années 
Cache  l'amas  des  jours  écoulés  sans  malheurs  ; 

Mais  quand  on  plonge  au  fond  de  ce  long  deuil  sans  plainte, 
On  sent  toujours  couver  des  rayons  dans  des  pleurs, 
Invincible  ferment  de  la  verdeur  éteinte. 


LE  FLEUVE   ET  LA   RUE 


Le  fleuve  avec  de  clairs  murmures 
Entre  l'herbe  et  les  saules  luit; 
Chacune  de  ses  ondes  pures 
S'appuie  à  l'onde  qu'elle  suit; 

La  rue  est  un  fossé  de  pierre 
Où  bruit  un  ruisseau  vivant 
Dont  chaque  flot  dans  sa  carrière 
Marche  isolé  du  flot  suivant. 

J.e  fleuve  unit  toutes  ses  ondes 
Sous  une  loi  qu'il  accomplit  ; 
L'œil  voit  sous  ses  couches  profondes 
Luire  le  sable  de  son  lit  : 


208 


Sous  d'acharnés  souffles  de  haine 
S'agitent  en  sens  différents 
Tous  les  flots  de  la  foule  humaine  ; 
Il  n'en  est  point  de  transparents. 

Pour  se  désaltérer  au  fleuve, 
Quand  descend  du  ciel  un  oiseau, 
Sans  se  mouiller  l'aile  il  s'abreuve 
D'une  perle  au  bout  d'un  roseau; 

Quand  l'amour  a  soif  et  s'élance 
Pour  boire  aux  eaux  vives  des  cœurs. 
Il  ne  rencontre  qu'une  lance 
Et  le  fiel  méchant  des  moqueurs. 


"(^ 


-^- 


POÉSIES     DIVERSES. 


L'ATTRAIT  DE   LA  TOMBE 


V^elui  que  n'ont  pu  soulager 
Les  voluptés  et  leur  mensonge, 
Rêve  un  linceul  frais  et  léger 
Où  sa  lassitude  s'allonge. 

Son  âme,  que  des  jours  nouveaux 
Ne  sauraient  plus  rendre  joyeuse, 
Aspire  à  la  paix  des  caveaux 
Sous  la  pâleur  de  la  veilleuse. 

Son  âme  qu'aimer  et  penser 
Vainement  ici  'urijle  et  ronge, 
N'aspire  qu'à  s'en  dispenser 
Par  le  grand  somme  e.\empt  de  songe. 
^1 


POESIES      DIVERSES. 

Son  âme  avide  de  repos 
Et  dans  tous  les  lits  malheureuse, 
Rêve  pour  elle  et  pour  les  os 
Une  alcôve  infiniment  creuse. 


^^' 


W 


>OESIES     DIVERSES. 


METAMORPHOSES 


\~)  Nature,  creuset  des  choses, 
Etre  homme  est  un  ingrat  honneur; 
Prépare  aux  morts  quelque  bonheur 
Dans  le  flux  des  métamorphoses  : 

Que  le  pied  qui  bat  les  chemins, 
Racine  plus  tard,  se  repose, 
Et  que,  plus  tard,  se  change  en  rose 
Le  creux  ensanglanté  des  niaias; 

Que,  dans  les  fortunes  nouvelles 
Des  couples  trop  tôt  désunis. 
Les  cœurs  des  femmes  soient  des  nids. 
Les  cœurs  d'hommes  des  hirondellet  ; 


POESIES     DIVERSES. 

Que  les  fronts  n'aient  plus  désormais 
L'ombre  et  la  honte  pour  compagnes; 
Qu'ils  soient  des  plus  hautes  montagnes 
Les  radieux  et  fiers  sommets; 

Et  qu'au  sortir  des  justes  tombes 
Qui  nous  font  devant  toi  pareils, 
Les  plus  pauvres  soient  des  soleils 
Et  les  plus  méchants  des  colombes! 


LES    DESTINS 


POÈME 


LES    DESTINS 


E  n  quel  temps?...  en  quels  lieux?...  Muse,  dis  où  nous  sommes 

En  plein  abîme,  au  temps  qui  précéda  les  hommes 

Et  suivit  l'âge  obscur,  des  mémoires  banni, 

Où  l'univers  ne  fut  qu'un  orage  infini... 

L'ère  du  grand  tumulte  et  de  l'effervescence 

Est  close  :  chaque  monde  à  son  tour  prend  naissance, 

Par  le  soleil  qu'il  cherche  en  paix  sollicité. 


Là-bas,  arrondissant  son  dos  inhabité, 

La  Terre  se  condense,  encore  molle  et  blême. 


Sur  elle  rien  ne  sent,  rien  ne  pense,  rien  n'aime. 

Pas  un  souffle  de  vie.  Il  passe  seulement, 

Comme  avaut  les  réveils,  un  bref  tressaillement; 

Et  la  masse,  indécise  entre  toutes  les  formes. 

Oscille  avec  lourdeur  sur  ses  pôles  énormes. 

On  dirait  un  serpent  gigantesque  noué. 

De  force  et  de  souplesse  excellemment  doué, 

Mais  ivre,  et  si  repu  de  pâture  indigeste. 

Que,  sa  proie  à  la  gorge,  où  son  poids  tombe,  il  reste. 

Et  cependant  ses  yeux  roulent  d'obscurs  regards, 

Sa  poitrine  oppressée  exhale  des  brouillards. 

Dans  sa  paralysie  il  tâche  de  se  tordre, 

Et  son  labeur  profond,  qui  ressemble  au  désordre, 

Enrichit  lentement  le  flux  artériel; 

Jusqu'à  l'heure  où,  dressant  son  col  flexible  au  ciel, 

Et  sifflant,  pour  fêter  vers  la  coupole  bleue 

Le  bien-être  qui  court  de  sa  tête  à  sa  queue. 

Le  beau  monstre  bondit,  prêt  à  combler  sans  fin 

Par  des  repas  nouveaux  sa  renaissante  ùûm  ! 

Pendant  qu'ainsi  la  Terre,  en  apparence  inerte, 
Aux  caprices  des  sorts  semble  une  proie  offerte,  , 
Et,  toute  au  lent  travail  de  ses  propres  vertus,  ' 
Paraît  ensevelie  en  un  sommeil  obtus. 


LES     DESTIN 


Le  Mal,  dont  le  vieux  zèle  asidemeiit  épie, 
Pour  le  couver,  chaque  astre  aspirant  à  la  vie, 
Dès  avant  son  réveil  et  son  premier  matin, 
Songe  à  lui  composer  le  plus  sombre  destin. 
Le  Mal  ! ...  Renonce,  ô  Muse,  à  nous  rendre  sensible 
Sous  des  dehors  connus  sa  nature  indicible; 
Hypocrite  et  divers,  il  se  rit  des  portraits; 
En  lui  donnant  un  corps,  tu  le  diminûrais. 
Car  il  siège  partout,  se  mêle  à  toutes  choses; 
Persécuteur  des  lois  sous  les  métamorphoses, 
Fait  de  ruine,  il  est  sans  corps  et  sans  contours. 
Ne  prête  que  le  fil  et  l'esprit  du  discours. 
Pour  nous  les  dévoiler,  à  ses  desseins  occultes, 
Et  laisse  la  terreur,  sombre  mère  des  cultes. 
L'incarner  dans  un  monstre  à  face  de  démon 
Sous  quelque  formidable  et  mystérieux  nom. 

Donc  l'informe  ennemi  des  mondes  délibère, 
Cherchant  dans  quel  immense  abîme  de  misère, 
Dans  quel  parfait  malheur,  il  va  plonger  aussi 
Ce  fragment  de  chaos  à  peine  dégrossi. 
Il  fait  dans  sa  pensée  apparaître  les  choses 
Avec  leurs  noms  futurs  avant  que  d'être  écloses, 
Et  dans  les  avenirs  possibles,  mais  confus, 


2l8  LES     DESTINS. 

Choisit  ce  qu'à  la  Terre  il  souhaite  le  plus. 
Tout  corrompre,  tel  est  d'abord  son  vœu  suprême  : 
Il  Que  ce  bloc  se  dissolve  et  croule  de  lui-même! 
Que  tout  être  à  son  poids  s'y  laisse  succomber, 
Dit-il,  n'ayant  surgi  que  pour  pouvoir  tomber. 
N'ayant  eu  dans  sa  vie  impure,  oblique  et  lâche, 
De  force  à  déployer  que  pour  trahir  sa  tâche, 
Ayant  souffert  sans  gloire  et  joui  sans  amour. 
Dans  l'horreur  du  travail  et  le  dégoût  du  jour! 
Oui,  que  cette  planète  à  peine  éclose  avorte, 
Et  meure,  juste  née  assez  pour  être  morte! 
Oui,  que  toute  sa  sève  et  ses  germes  confus, 
Honteusement  frustrés  à  leurs  canaux  prévus. 
Consomment  d'inféconds  et  sinistres  incestes 
Dont  les  fruits  viciés  n'engendrent  de  leurs  restes 
Que  la  corruption  !  Faisons  de  l'univers 
Un  cadavre  infini  renaissant  sous  ses  vers, 
Et  n'y  laissons  traîner  qu'une  guenille  d'âme. 
Afin  qu'étant  immonde  il  soit  encore  infâme! 
Croupisse  donc  cet  astre  et  le  monde  avec  lui  ! 
Il  n'est  pire  destin  que  l'opprobre  et  l'ennui!  » 

Il  parle  ainn,  rêvant  de  son  souffle  qui  rampe, 
D'éteindre  lid--al  comme  on  souffle  une  lampe. 


LES     DESTINS.  219 

Ajoutant  qu'après  tout  rien  ne  vaut  quelque  effort... 

Peut-être  le  dégoût  de  cet  ignoble  sort, 

Bien  que  la  vie  encor  fût  du  chaos  absente, 

Soulevait-il  déjà  la  dignité  naissante, 

Car  un  profond  murmure  émut  soudain  tout  l'air, 

Et  tout  le  ciel  brilla  d'un  glorieux  éclair, 

Défi  des  cœurs  futurs  à  l'éternelle  honte! 

((  Mais  cette  inerte  horreur  fait-elle  bien  mon  compte? 

Poursuit  l'Esprit  du  mal,  après  avoir  songé. 

Assouvirai-je  ainsi  la  grande  soif  que  j'ai 

D'un  sang  chaud  dont  jamais  ne  tarisse  le  fleuve, 

Et  de  pleurs  dont  la  source  incessamment  m'abreuve  i 

Je  veux  sentir  qu'on  souffre,  entendre  supplier, 

Et,  devant  le  martyr  tournant  un  sablier, 

Mesurer  avec  soin  le  plus  long  temps  que  dure 

Sur  la  plus  vive  chair  la  plus  vive  torture. 

Oui,  je  veux  allier  la  rage  à  la  langueur, 

Et,  loin  de  les  détendre,  en  les  fibres  du  cœur 

Exaspérer  la  vie  afin  que  je  la  broie, 

Victime  plus  durable  et  plus  suave  proie! 

Créons  un  corps  sensible  impuissant  à  mourir. 

Et  pour  ce  corps  le  mal  qui  fait  le  plus  souffrir  ; 


Qu'enfin  tout  l'être  en  proie  à  cette  douleur  sculo 
Ne  soit  qu'un  bloc  de  chair  sous  une  énorme  meule. 
Le  pire  des  destins  à  coup  sûr  le  voilà!  » 

Le  terrestre  chaos  en  soupirant  trembla, 
Comme  avant  la  tempête  une  mer  qui  moutonne, 
Ou  comme  un  grand  feuillage  aux  haleines  d'automne 

«  Faire  le  plus  grand  mal!  Cet  art-là,  reprend-il, 
Très  simple  en  apparence,  est  au  fond  très  subtil. 
Le  tourment  sans  la  mort,  est-ce  le  mal  suprême? 
Je  découvre,  en  sondant  plus  avant  le  problème, 
Qu'il  n'est  point  résolu  par  mon  dernier  dessein. 
Le  calice  profond  des  douleurs  est-il  plein 
Parce  que  la  vendange  écarlate  y  ruisselle? 
Me  sufBt-il  de  voir  la  masse  universelle. 
Victime  impérissable,  en  criant  remuer? 
Non,  non!  je  veux  la  joie  entière  de  tuer! 
Qu'il  meure  assez  de  corps,  se  dévorant  l'un  l'autre, 
Pour  que  dans  leurs  débris  à  loisir  je  me  vautre, 
Et  qu'à  mon  gré  repu  je  sente,  plus  content, 
Des  chairs  à  l'infini  renaître  sous  ma  dent. 
Au  lieu  de  n'en  broyer  qu'une  et  toujours  la  même! 


LES     DESTINS.  221 

Il  Et  c'est  peu  de  mourir  !  il  faut  surtout  qu'on  aime. 

Créons  des  cœurs  captifs  en  d'innombrables  nœuds  ; 

Qu'à  chaque  battement  s'arrache  et  saigne  en  eux 

Un  lambeau  qui  les  lie  à  des  biens  éphémères; 

Créons  des  amoureux,  des  petits  et  des  mères. 

Oh!  l'amour,  mon  chef-d'œuvre,  admirable  assassin 

Que  le  supplicié  choie  en  son  propre  sein, 

A  qui  lui-même  il  dit  sans  pitié  :  Recommence! 

Qu'il  prodigue  partout  l'espoir  dans  la  semence! 

Perpétuant  des  yeux  que  trahisse  le  jour, 

Multipliant  des  cœurs  à  briser  tour  à  tour! 

Créons  des  fils  au  crime  et  des  filles  aux  larmes, 

Et  faisons  de  la  vie  une  forêt  d'alarmes 

Où  dans  tous  les  plaisirs  s'embusquera  la  mort. 

Mais  donnons  des  répits,  car  on  fait,  quand  on  dort. 

Une  provision  d'aptitude  au  supplice. 

Le  sommeil  décevant  est  mon  meilleur  complice  : 

Un  bourreau  de  génie  inventa  le  sommeil. 

Sur  la  blessure  il  pose  un  perfide  appareil 

Qui  rend  à  la  douleur  ses  forces,  et  d'un  songe, 

Dont  la  brève  minute  en  siècles  se  prolonge. 

Il  peut  faire  au  dormeur  un  tourment  idéal 

Où  gît  dans  un  instant  l'éternité  du  mal. 

Que  toujours  l'être  ignore  ou  s'il  veille  ou  s'il  rêve, 


222  LES     DESTINS, 

S'il  commence  ses  jours  réels  ou  les  achève, 
S'il  ne  va  pas,  ailleurs,  soudain  se  réveiller 
Sur  l'implacable  roc  d'un  ancien  oreiller. 

«  Donnons  donc  aux  douleurs  un  utile  intermède; 
Pour  mieux  nuire,  appelons  le  bien  même  cà  notre  aide, 
Car  un  sage  contraste  est  l'art  des  vrais  bourreaux. 
Laissons  luire  le  ciel  à  travers  les  barreaux  : 
Sous  un  regard  du  jour  la  prison  se  resserre; 
Pour  assombrir  les  deuils  l'azur  est  nécessaire. 
Ma  puissance  d'ailleurs  a  son  terme  fatal  : 
Que  serait-ce,  en  effet,  que  l'infini  du  mal? 
Le  néant,  puisqu'au  fond  mal  faire  c'est  détruire. 
Tuons,  mais  par  degrés,  afin  de  longtemps  nuire; 
Et,  puisque  par  le  mal  le  mal  même  est  frustré, 
Combinons  savamment  un  monstre  modéré. 
Tout  corrompre,  infliger  sans  trêve  la  torture, 
C'est  trop,  ce  double  excès  répugne  à  la  nature; 
Le  patient  doit  vivre  ou  ne  peut  plus  pâtir  : 
Or  un  fumier  n'a  plus  de  vie,  et  nul  martyr 
N'est  viable;  soyons  discret,  et  plus  funeste; 
Tempérons  la  famine  et  mitigeons  la  peste, 
De  peur  que  les  mortels  ne  soient  fauchés  d'un  coup. 
Pour  des  milliers  d'agneaux,  que  faut-il  ?  Un  seul  loup: 


LES     DESTINS.  22J 

Et  pour  des  millions  d'esclaves  un  despote 
Qui  les  mène  tuer  et  qui  les  numérote. 
Parfois  même,  à  propos,  évinçons  les  tyrans. 
Et  crions  :  Liberté!  Peuples,  rompez  les  rangs; 
Aux  armes!  Et  soudain,  comme  on  voit  l'eau  croupie, 
Dont  on  trouble  la  bourbe  avec  ordre  assoupie, 
Brusquement  mélanger  ses  patients  dépôts. 
Et,  redoublant  la  nuit  qu'amassait  son  repos. 
Noyer  ses  floraisons  avec  sa  moisissure, 
Ainsi  l'humanité,  sous  le  calme  qu'assure 
L'habitude  énervante  et  souple  de  servir, 
Sentira  la  justice  indomptable  sévir, 
Et  mêler  brusquement  du  fond  à  la  surface, 
Comme  deux  sœurs,  la  lèpre  et  la  fleur  de  la  race. 

«  Surtout  civilisons  :  que  les  hommes  entre  eux 
Soient  convives  forcés  sans  être  généreux; 
Qu'avec  des  faims  de  bête  et  des  paresses  d'ange, 
Pauvre,  et  si  mal  doué  qu'il  ait  besoin  d'échange, 
Chacun  rôde,  envieux,  autour  du  bien  d'autrui. 
En  épiant  toujours  ce  qui  n'est  pas  à  lui  ; 
Que  l'or,  entremetteur  de  toutes  convoitises. 
Du  génie  et  du  sang  fasse  des  marchandises; 
Que  d'abord;  juste  prix  des  fouilles  du  mineur, 


Il  soit  bientôt  le  maître  insolent  du  bonheur, 

Et,  trahissant  des  mains  vides  malgré  leurs  peines, 

Il  coure  s'amasser  sous  les  mains  déjà  pleines.  » 

Il  ajoute  :  «  Le  fer  n'est  pas  seul  meurtrier, 
Les  meilleurs  coups  sont  ceux  qui  ne  font  pas  crier: 
La  calomnie  agile  et  l'insulte,  pareilles 
A  des  poignards  ailés,  tCiront  par  les  oreilles. 
Mais  nous  créerons  assez  d'iiéroïsme  et  d'espoir 
Pour  témoigner  d'un  ciel,  attester  un  devoir. 
Et  prouver  aux  naïfs,  par  des  raisons  profondes, 
Que  tout  est  pour  le  mieux  dans  le  pire  des  mondes! 
Voilant  des  maux  réels  sous  des  biens  apparents. 
Nous  ferons  le  visage  et  l'homme  difl'érents; 
Le  spectre  harmonieux  des  couleurs  et  des  lignes 
Ornera  de  splendeur  les  natures  indignes  ; 
Les  vices,  trop  hideux  dans  leur  simplicité, 
Raviront,  pour  couvrir  la  monstruosité 
Des  basses  passions  et  des  pensers  iniques, 
Aux  plus  saintes  vertus  leurs  sévères  tuniques. 
Les  âmes  pêle-mêle  aux  corps  s'accoupleront  : 
L'impudeur  hantera  le  plus  candide  front, 
Le  parjure  éclora  des  lèvres  les  plus  roses. 
Et  les  yeux  les  plus  clairs  seront  des  portes  closes. 


LES     DESTINS.  225 

Amphore  vide  offerte  à  la  soif  du  désir, 

Forme  qui  règne  avant  de  se  laisser  c'ioisir, 

La  Beauté,  reniant  ses  promesses  divines. 

Comme  une  neige  au  feu,  fondra  sur  les  poitrines. 

La  Vérité,  trop  près  ou  trop  loin  du  regard, 

Tantôt  comme  un  soleil,  tantôt  comme  un  brouillard, 

Eblouira  la  vue  ou  l'offusquera  d'ombre; 

L'infinité  du  temps,  de  l'espace  et  du  nombre, 

D'une  évidence  absurde  elfraira  le  cerveau. 

Je  nouerai  la  science,  ainsi  qu'un  écheveau 

Emmêlé  dans  les  doigts  d'une  aïeule  qui  tremble, 

Et  dont  mille  marmots  tirent  les  bouts  ensemble. 

Carrefour  encombré  d'aveugles  sans  bâtons, 

La  liberté  sera  l'ignorance  à  tâtons. 

Oui,  que  l'homme  choisisse  et  marche  en  proie  au  doute, 

Créateur  de  ses  pas  et  non  point  de  sa  route, 

Artisan  de  son  crime  et  non  de  son  penchant, 

Coupable,  étant  mauvais,  d'avoir  été  méchant. 

Cause  inintelligible  et  vaine,  condamnée 

A  vouloir  pour  trahir  sa  propre  destinée, 

Et  pour  qu'ayant  créé  son  but  et  ses  efforts 

Ce  dieu  puisse  être  indigne  et  rongé  de  remords. 

«  Allons!  Mon  œuvre  ainsi  n'est-elle  pas  complète? 
29 


226  lES     DESTINS. 

Y  laissé-je  un  plaisir  qu'un  tourment  ne  racliète? 
Un  bonheur  sans  misère?  un  bien  qui  n'ait  pas  nui, 
Source  d'un  plus  grand  mal  impossible  sans  lui  ? 
Usure  d'une  haine  économe  et  savante! 
S'il  est  un  pire  monde  à  créer,  qu'on  l'invente  !  » 

Alors  il  frémit  d'aise,  et  ne  contenant  plus 
L'impatient  élan  des  Iléaux  résolus, 
Sur  la  Terre  tremblante,  à  sa  guise  pétrie. 
Il  lâche  enfin  leur  meute  irrévocable,  et  crie  ; 
«  Je  te  tiens  donc  enfin  palpitant  sous  ma  loi. 
Chaos  informe!  à  l'œuvre!  allons,  débrouille-toi! 
Résous  ta  triple  essence  :  esprit,  force  et  matière, 
En  des  milliers  de  corps  et  d'âmes  tout  entière! 
Et  qu'ainsi  l'Être  épars  en  fragments  très  petits 
Ménage  au  déniiment  des  milliers  d'appétits; 
Au  regret,  au  remords,  des  milliers  d'allégresses; 
Au  parjure,  à  l'oubli;  d'innombrables  tendresses; 
A  la  déception,  d'innombrables  espoirs  ! 
Étoiles,  scintillez,  et  vous,  yeux  bleus  ou  noirs, 
Brillez!  Femmes,  aimez!  Tigresses  et  colombes. 
Pourvoyeuses  de  chair  pour  ma  faim  d'hécatombes, 
Minaudez,  roucoulez,  pâmez-vous  d'aise,  aimez! 
Qu'il  suffise  pour  rendre  aux  peuples  décimés 


LES     DESTINS.  227 

Tous  ceux  qu'auront  fauchés  la  peste  et  les  batailles 
Da  dernier  germe  au  fond  des  dernières  entrailles  !  » 

La  vie  à  fleur  du  sol  en  mêine  temps  perçait, 
Et  ce  monde  maudit,  la  Terre,  commençait. 
La  Terre  depuis  lors  accomplit  les  années, 
Marchant  à  pas  constants  sous  des  signes  divers, 
Renouvelant  le  cours  sans  fin  des  destinées 
Selon  les  jours,  les  nuits,  les  printemps,  les  hivers. 
Elle  emporte  avec  l'homme  et  l'amour  et  la  haine, 
Ensemble  ou  tour  à  tour  et  la  joie  et  la  peine, 
La  lyre  et  les  marteaux,  et  l'or  et  les  sueurs, 
Et  la  paix  et  la  guerre,  et  le  rire  et  les  pleurs; 
Combinaison  profonde  et  d'espoir  et  de  crainte, 
Et  de  libre  vouloir  et  de  force  restreinte. 
De  loisir,  de  travail,  de  gloire,  de  péril, 
De  méi'itoire  effort,  d'instinct  méchant  ou  vil, 
De  vertu,  de  malheur,  d'honneur  et  de  martyre! 
C'est  le  mieux  combattu  sans  cesse  par  le  pire. 


lES     DESTINS. 


O  principe  d'amour,  de  force  et  d'équité! 

Si)urce  du  pur  bonheur  et  de  la  dignité, 

D'où  sort  tout  être  beau  comme  toute  œuvre  honnête, 

Toi  qu'au  fond  de  l'azur,  l'homnie,  en  levant  la  tête, 

Salûra  Dieu,  Génie  impalpable  du  Bien, 

Es-tu  donc  endormi?  N'arracheras-tu  rien 

A  l'âpre  ambition  du  Mal  qui  te  défie 

Et  même,  effrontément,  à  l'aider  te  convie? 

Il  n'a  pas  attendu  cet  anxieux  appel, 
Le  gardien  vigilant  de  l'ordre  universel  : 
Au  berceau  de  la  Terre,  et  dans  le  moment  même 
Où  sur  elle  tombait  le  sinistre  anathème, 
11  veillait,  agitant  quel  est  le  meilleur  sort 
Dont  il  pou^a  doter  ce  nouveau-né  qui  dort. 
Devant  lui  l'ombre  cède  et  la  matière  tremble, 
Car  il  est  la  pensée  et  le  moteur  ensemble, 
C'est  lui  qui  va  criant  :  Que  la  lumière  soit! 
Et  moule  toute  forme  aux  types  qu'il  conçoit. 


LES      DESTINS.  229 

Il  dépose  et  mûrit  la  vie  eu  la  semence; 

Ses  invisibles  mains  lissent  la  trame  immense 

Qui  par  des  fils  si  longs,  si  forts  et  si  nombreux, 

Relie,  attire  et  joint  les  éléments  entre  eux, 

Qui  suspend  l'astre  à  l'astre,  enchaîne  l'âme  à  l'âme, 

Par  des  poids  mutuels  ou  des  liens  de  (lamme; 

C'est  lui  qui,  par  degrés,  mais  d'un  pas  incessant, 

Accomplit  l'harmonie  en  tout  monde  naissant. 

Or,  en  sa  langue  intime  à  nul  verbe  pareille, 

Mais  que  la  voix  du  luth  peut  traduire  à  l'oreille, 

Des  différents  bonheurs  il  pèse  tour  à  tour 

Le  plus  grand,  qui  d'abord  lui  semble  fait  d'amour  : 

«  Ah!  que  je  puisse  enfin,  dit-il,  selon  mon  rêve, 
Créer  un  monde  heureux,  de  l'épreuve  exempté, 
Un  monde  où  le  bonheur  entièrement  s'achève. 
Un  monde  harmonieux  d'où  jamais  ne  s'élève 
Qu'un  long  soupir  de  volupté! 

«  Je  ferai  du  chaos,  ce  solitaire  énorm;, 
D^'ux  âmes  en  deux  corps  distincts  pour  s'embrasser, 
Et  que  je  vêtirai  d'une  adorable  forme 
D'où  naisse  un  pur  désir  qui  jamais  ne  s'endorme, 
Et  se  comble  sans  se  lasser. 


230  LES      DESTINS. 

«  Je  veux  que  tout  en  eux  diiïère  et  se  ressemble, 
L'un  pour  l'autre  nouveaux,  l'un  par  l'autre  complets 
Afin  que,  s'admirant  tous  les  deux,  il  leur  semble 
De  leurs  êtres  fondus  n'en  former  qu'un  ensemble, 
Beaux  de  leurs  mutuels  reflets. 

«  Ils  existeront  seuls,  couple  tout  à  soi-même, 
Pour  que  nul  ne  puisse  être  infidèle  ou  jaloux, 
Afin  que  l'un  à  l'autre  ils  soient  le  bien  suprême, 
Afin  que  l'être  aimé  soit  de  l'être  qu'il  aime 
Le  générateur  et  l'époux. 

«  Et  je  veux  que  ce  couple,  alors  qu'il  se  procrée, 
Échange  dans  l'extase  un  effluve  divin, 
Qu'habitant  immortel  d'un  sublime  empyrée 
Il  ait  pour  ambroisie  une  fleur  respirée 
Et  pour  vie  un  baiser  sans  fin.  » 

Partout,  des  profondeurs  du  ténébreux  mélange, 
Comme  s'il  y  germait  une  allégresse  étrange, 
Pour  saluer  ce  voeu,  sort  un  écho  léger. 
Les  brusques  ouragans  semblent  soudain  changer 
Leur  crinière  farouche  en  des  fibres  de  lyre, 
El  l'Océan  qui  fume  ébauche  un  grand  sourire. 


Que  rêver  de  plus  doux  qu'un  avenir  pareil  : 
La  Terre  s'embrasaut  comme  un  vivant  soleil, 
Où,  dans  un  plein  contact,  un  double  cœur  de  flamme 
Rayonne  et  d'une  ivresse  immortelle  se  pâme? 
Pourtant,  près  de  toucher  le  monde  qu'il  douait, 
L'Esprit  du  bien  balance.  11  suspend  son  souhait  : 

<i  L'amour  n'est,  reprend-il,  qu'une  adorable  entrave 
Où  le  beau  savouré  n'est  qu'un  songe  suave. 
S'il  est  bon  de  sentir,  meilleur  est  de  pouvoir. 
Oui,  le  couple  est  heureux  de  deux  corps  qui  s'attirent 
Pour  fondre  lentement  deux  âmes  qui  s'admirent. 
Mais  la  possession  suprême  est  de  savoir  ! 

«  Je  ne  veux  qu'un  seul  être  en  face  d'un  problème 
Qui  se  pose  et  résolve  incessamment  soi-même  ; 
Un  artiste  goûtant  le  vrai  sous  des  contours; 
Qui,  sans  le  moindre  effort,  créant  tout  par  miracles. 
Se  plaise  à  voir  surgir  et  tomber  les  obstacles 
Comme  une  mer  s'élève  et  s'aplanit  toujours. 

«  Seul,  assis  au  milieu  des  choses  passagères. 
Il  verra  circuler  autour  de  lui  les  sphères. 
Maître  et  contemplateur  de  leurs  précises  lois, 


Comme  un  adroit  jongleur  fait  alterner  les  balles, 
La  main  toujours  présente  à  leurs  chutes  égales, 
Et  l'œil  toujours  fixé  sur  toutes  à  la  fois. 

<(  Il  verra  découler  des  plus  riches  essences 
Le  flot  limpide  et  sûr  des  belles  conséquences; 
Le  regard  immobile  et  le  bras  arrêté, 
Dégageant  sans  fatigue  une  force  éternelle, 
Et  tenant  sans  vertige  ouverte  sa  prunelle 
Sur  la  forme  accomplie  et  sur  la  vérité. 

«  Quel  plaisir  comparable  à  l'orgueil  de  connaître, 
De  suivre  à  l'infini  dans  la  trame  de  l'être 
Le  long  fil  de  la  cause  enchaînant  les  effets! 
Et  quelle  plus  sublime  et  pure  jouissance. 
Que,  voyant  l'idéal,  d'exercer  la  puissance 
Pour  le  goûter  réel  en  des  œuvres  parfaits  !  » 

Il  parle,  et  l'on  croirait  que  déjà  se  dégage, 
Au  rythme  impérieux  de  son  grave  langage, 
Une  forme  expressive  enveloppée  encor. 
Où  d'un  esprit  naissant  palpiterait  l'essor; 
L'abîme  se  recueille,  et  le  globe  en  silence 
Sur  un  axe  invisible  hésite  et  se  balance, 


LES      DESTINS.  233 

Comme  s'il  assurait  ses  pôles  mal  assis, 

Et  sentait  en  ses  flancs  sourdre  l'ordre  indécis. 

«  Mais  n'est-il  pas  encore  un  destin  plus  auguste" 

Un  inonde  est-il  parfait  où  ne  vit  pas  un  juste.'' 

Est-il  tout  à  fait  beau  sans  héros  ni  martyr? 

.le  rêve,  par  delà  posséder  et  sentir, 

Un  état  plus  sublime,  et  crois  meilleur  encore 

Qu'un  loisir  doux  à  rame  un  labeur  qui  l'iionore! 

Je  veux  que  l'habitant  de  ce  nouveau  séjour 

Rehausse  en  lui  les  dons  de  puissance  et  d'amour 

Par  une  conquérante  et  généreuse  vie. 

Où  le  vouloir  travaille  et  le  cœur  sacrifie.  » 

Ainsi  l'Esprit  du  bien,  bornant  ses  premiers  vœux, 
En  forme  un  plus  parfait  qui  les  contient  tous  deux  : 

Cl  Ni  la  toute-puissance  même, 

Ni  même  l'absolu  savoir 

Ne  confèrent  le  bien  suprême. 

L'être,  dit-il,  qui  peut  s'asseoir 

Parmi  le  tumulte  des  choses, 

Seul  exempt  des  métamorplioses, 

Dans  un  repos  supérieur. 

Pour  si  grand  qu'il  puisse  paraître. 


I 


2.U 


S'il  n'attend  rien,  ne  saurait  être 
Le  plus  heureux  ni  le  meilleur! 

«  Qu'il  achète  à  l'étude  austère 

L'orgueil  des  secrets  pénétrés; 

Que  d'abord  tout  lui  soit  mystère, 

Pour  qu'il  sente  en  lui  par  degrés 

Le  jour  de  l'évidence  éclore, 

Poindre  et  blanchir  comme  une  aurore, 

Puis  l'envahir  et  l'inonder, 

Et  du  doute  où  le  cœur  naufrage 

Surgir,  comme  un  roc  de  l'orage, 

Une  foi  stable  pour  fonder. 

M  Qu'emprisonné  l'esprit  s'évade 
Pour  goijter  l'affranchissemeut  ; 
Que,  pour  jouir  de  l'escalade, 
D'âge  en  âge  indéfiniment 
Il  monte  d'étoile  en  étoile; 
La  vérité  toujours  sans  voile, 
Comme  un  ciel  jamais  obscurci. 
Lui  serait  morne  et  monotone; 
Qu'il  découvre  pour  qu'il  s'étonne, 
Et  qu'il  puisse  admirer  aussi! 


LKS      DESTINS. 

«  Permettons  aussi  que  tout  passe 
Pour  rendre  à  tout  la  nouveauté, 
Et  songeons  qu'il  n'est  point  de  grâce 
S'il  n'est  de  fragile  beauté. 
L'œil,  s'il  voit  toujours  la  lumière, 
N'en  sent  plus  la  douceur  première  : 
Pour  qu'il  en  puisse  mieux  jouir, 
Souffrons  qu'un  peu  d'ombre  l'offense. 
Souffrons  que  l'être  ait  une  enfance 
Pour  qu'il  se  puisse  épanouir! 

Il  De  l'amour  même  les  délices 
Qu'aux  lèvres  jointes  je  promets 
Ne  seront  que  de  cliers  supplices 
S'ils  ne  sont  mérites  jamais. 
L'âme  au  fond  des  douceurs  exquises 
Qu'elle  goiîte  et  n'a  pas  conquises 
Sent  la  volupté  la  traiiir; 
Une  aise  plus  pure  et  plus  grande 
La  remplit  quand  elle  commande; 
L'Amour  ne  la  fait  qu'obéir. 

i(  Son  ivresse  obscure  est  un  spasme 
Fait  d'épuisement  et  d'oubli, 


236  LES     DESTINS. 

Non  le  lucide  enthousiasme 
Qui  naîl  du  vouloir  accompli. 
A  la  fijvre  dont  il  embrase 
Combien  préférable  est  l'extase 
D'un  bonheur  auquel  fut  donné 
Le  droit  pour  frontière  précise, 
La  conscience  pour  assise, 
Pour  faite  l'effort  couronné! 

«  L'amour,  impatient  caprice, 
Ne  clierclie  que  soi  dans  autrui, 
Et  sa  caresse  adulatrice 
En  mendie  une  autre  de  lui  ; 
Laissons  au  monde  un  juste  naître 
Qui,  de  soi-même  restant  maitre 
Et  sachant  donner  sans  retours, 
Jusques  à  mourir  s'aventure 
Pour  servir  la  race  future, 
Dûl-cUe  l'ignorer  toujours! 

«  O  toi,  grande  calomniée, 
O  source  de  toute  valeur, 
Toujours  maudite  ou  reniée, 
Toujours  méconnue,  ô  douleur! 


LES     DESTINS, 

Demeure,  en  dépit  du  blaspiième, 
Car  n'es-tu  pas  l'essence  même 
Des  insatiables  désirs? 
N'est-ce  pas  toi  qui  les  attises, 
O  foyer  de  nos  convoitises! 
Que  seraient  sans  toi  nos  plaisirs? 

«  Douleur,  sans  ton  ancre  de  llamme 
Que  seraient  l'espoir  et  la  foi? 
Que  seraient  la  tendresse  d'âme 
Et  l'héroïsme  allier  sans  toi? 
Non,  le  meilleur  être  possible 
N'est  pas  un  lutteur  invincible, 
Un  amant  au  bonheur  fatal  ! 
C'est  un  ignorant  qui  découvre, 
Un  captif  à  qui  le  ciel  s'ouvre, 
Un  pilerin  de  l'idéal  ! 

«  Créons  le  monde  le  plus  digne; 
Sous  le  joug  accepté  des  lois, 
Permettons  à  son  hôte  insigne 
Le  sublime  péril  du  ciioix. 
Ah!  que  pour  triomphe)-  il  ose! 
Qu'il  soit  libre  pour  être  cause! 


238  LES      DESTINS. 

Qu"il  sente  parler  en  son  cœur 
Sa  louange  ou  sa  flétrissure, 
Et  qu'il  saigne,  si  la  blessure 
Atteste  le  devoir  vainqueur  ! 

<(  Qu'en  d'innombrables  mains  circule 

Le  clair  flambeau  des  vérités, 

Et  que  le  bonheur  s'accumule 

Accru  des  trésors  hérités! 

Soyons  prodigue  de  la  vie, 

Et  que  la  mort  la  multiplie 

Par  un  retour  perpétuel 

Du  froid  sépulcre  à  la  lumière. 

Comme  un  jet  d'eau  tombe  en  poussière 

Pour  rejaillir  du  marbre  au  oie!  !  n 

Le  terrestre  chaos  tressaillait  en  silence. 
Comme  un  cheval  qui  sent  que  la  course  commence 
Et  cesse  de  hennir,  et  d'un  ardent  regard 
Epie  en  frémissant  les  signaux  du  départ. 

Voici  l'heure!  debout  les  races! 
Sur  ce  bloc  aux  multiples  faces 
Etendez  vos  rameaux  vivaces. 
Couvrez-le  de  féconds  travaux! 


LES      DESTINS.  2Jf 

Debout  les  corps  toujours  nouveaux, 
Agités  d'âmes  toujours  neuves! 
Livrez-vous  au  torrent  des  ans... 
Et  vous,  ennemis  bienfaisants, 
Fléaux  sacrés,  saintes  épreuves. 
Ruez-vous  sur  l'homme  à  l'envi, 
Vous  ennoblirez  son  histoire! 
Il  vous  porte  un  vaillant  défi. 
Car  vos  assauts  feront  sa  gloire! 

La  vie  à  fleur  du  sol  en  même  temps  pevçait 
Et  le  monde  béni,  la  Terre,  commençait. 

La  Terre,  depuis  lors,  accomplit  ses  années. 
Marchant  à  pas  constants  sous  des  signes  divers, 
Selon  les  jours,  les  nuits,  les  printemps,  les  hivers 
Renouvelant  le  cours  sans  fin  des  destinées. 
Elle  emporte  avec  l'homme  et  la  haine  et  l'amour 
Et  la  peine  et  la  joie  ensemble  ou  tour  à  tour, 
Et  les  sueurs  et  l'or,  les  marteaux  et  la  lyre. 
Et  la  guerre  et  la  paix,  et  les  pleurs  et  le  rire; 
Combinaison  profonde  et  de  crainte  et  d'espoir, 
Et  de  force  restreinte  et  de  libre  vouloir_, 
De  travail,  de  loisir,  de  péril  et  de  gloire, 


D'instinct  inécliant  ou  vil  et  d'effort  méritoire, 
De  martyre  et  d'honneur,  de  malheur,  de  vertu, 
Le  pire  par  le  mieux  sans  cesse  combattu. 


Telle  est  donc  la  fortune  infaillible  des  astres  i 
Terre,  étoiles,  soleil,  tous  en  témoigneront  : 
Pour  les  prospérités  il  y  faut  des  désastres, 
Et  la  vie  et  la  mort  y  travaillent  de  front; 

Car  le  Bien  et  le  Mal  se  prescrivent  l'un  l'autre. 
Qu'on  rêve  le  meilleur  ou  le  pire  univers. 
Tous  deux,  en  vérité,  n'en  font  qu'un,  c'est  le  nôtre. 
Contemplé  tour  à  tour  par  l'endroit  ou  l'envers. 

Notre  regard  chétif,  jouet  de  l'apparence. 
Par  ses  courts  horizons  se  laisse  décevoir. 
Mais  des  biens  et  des  maux  la  vaine  différence 
S'effacera  pour  lui  s'il  doit  un  jour  tout  voir. 


LES     DESTINS.  2^1 

Contre  les  anciens  dieux  l'âme  humaine  aguerrie 
N'attend  certes  plus  d'eux  ni  fléaux  ni  bienfaits,  _ 
Mais  n'est-ce  pas  un  reste  obscur  d'idolâtrie 
De  maudire  ou  bénir  des  sorts  bons  ou  mauvais? 

Les  deux  contraires  voix  qui  partout  se  répondent 
Trouvent  leur  unisson.  Muse,  entends  s'élever 
Du  fond  des  choses  l'hymne  où  ces  voix  se  confondent, 
Écoute  la  Nature  et  ce^se  de  rêver! 

La  Nature  nous  dit  :  c  Je  suis  la  Raison  même, 
Et  je  ferme  l'oreille  aux  souhaits  insensés; 
L'univers,  sachez-le,  qu'on  l'exècre  ou  qu'on  l'aime, 
Cache  un  accord  profond  des  destins  balancés. 

«  Il  poursuit  une  fin  que  son  passé  renferme, 
Qui  recule  toujours  sans  lui  jamais  faillir  ; 
N'ayant  pas  d'origine  et  n'ayant  pas  de  terme, 
11  n'a  pas  été  jeune  et  ne  pe'ut  pas  vieillir. 

<c  II  s'accomplit  tout  seul,  artiste,  œuvje  et  modèle  ; 
Ni  petit,  ni  mauvais,  il  n'est  ni  grand,  ni  bon, 
Car  sa  taille  n'a  pas  de  mesure  hors  d'elle, 
Et  sa  nécessité  ne  comporte  aucun  don. 


24.2  LES      DESTINS. 

«  L'équilibre  des  lois,  la  constance  des  causes 
Lui  confèrent  un  ordre  invulnérable  au  temps, 
Et  rien  ne  change  en  lui  que  la  forme  des  choses 
Qui  seules  ont  des  jours  comptés  et  militants. 

<t  Son  existence  égale  et  suprême  est  la  somme 
De  tous  les  accidents  de  naissance  et  de  mort; 
Elle  échappe  à  l'esprit  comme  au  regard  de  l'homme, 
Qii  s'en  forge  une  image  avec  son  propre  sort. 

«  Mon  ample  quiétude,  il  ne  la  peut  comprendre. 
L'homme  anxieux  pour  qui  vivre  c'est  s'agiter  ! 
Quel  hommage  assorti  trouve-t-il  à  me  rendre  ? 
Lui  qui  ne  sait  que  plaindre  et  que  féliciter! 

«  Je  n'accepte  de  loi  ni  vœux  ni  sacrificej, 
Homme,  n'insulte  pas  mes  lois  d'une  oraison  ; 
N'attends  de  mes  décrets  ni  faveurs,  ni  caprices; 
Piace  ta  confiance  en  ma  seule  raison  !  » 

Ainsi,  plane  éternel  l'hymne  de  la  Nature 
Sjr  l'éphémère  bruit  des  souhaits  discordants; 
Et  le  sa.^e,  invincible  au  destin  qu'il  endure. 
Répond  à  cette  voix  qui  lui  parle  au  dedans  : 


LES     DESTINS.  24.3 

«  Oui,  Nature,  ici-bas  mon  appui,  mon  asile, 
C'est  ta  lixe  raison  qui  met  tout  en  son  lieu; 
J'y  crois,  et  nul  croxant  plus  ferme  et  plus  docile 
Ne  s'étendit  jamais  sous  le  char  de  son  dieu. 

«  Fais-moi  crier  longtemps,  fais-moi  crier  encore, 
S'il  te  faut  ces  cris-là  pour  ébranler  aux  cicux 
Quelque  ra^on  vibrant  d'une  étoile  sonore 
Dans  un  chœur  sidéral  invisible  à  mes  yeux; 

i(  Pour  nourrir  une  fleur,  de  tout  mon  sang  dispose. 
Si  quelque  fleur  au  monde  aspire  un  suc  pareil; 
Tu  peux  tuer  un  homme  au  profit  d'une  rose. 
Toi  qui,  pour  créer  l'homme,  éteignis  un  soleil. 

u  Mille  êtres  par  leur  mort  m'alimentent  moi-mêni?. 
L'eau  même  que  je  pleure  est  faite  à  leurs  dépens  ; 
Nature,  c'est  pourquoi  j'approuve,  sans  blasphème, 
L'emploi  mystérieux  des  pleurs  que  je  répands. 

(1  Ignorant  tes  motifs,  nous  jugeons  par  les  nôtres  : 
Qui  nous  épargne  est  juste,  et  nous  nuit  criminel. 
Pour  toi,  qui  fais  servir  chaque  êtreà  tous  les  autre.--, 
Rien  n'est  bon,  ni  mauvais,  tout  est  rationnel  ! 


2+^  LES      DESTINS. 

«  Eh  bien  !  j'imiterai  ta  sagesse  sacrée, 
Et  puisque  tes  arrêts,  pour  moi  respectueux, 
M'ont  laissé  le  vouloir  qui  choisit  et  qui  crée, 
Je  veux  que  mon  effort  se  concerte  avec  eux  : 

«  Arrêtant  mes  désirs  sur  leur  fougueuse  pente, 
J'écouterai  parler  de  tes  intimes  voix 
La  plus  impérative  et  non  la  plus  ardente, 
Pour  démêler  ma  règle  entre  toutes  tes  lois; 

«  Ne  mesurant  jamais  sur  ma  fortune  infime 
Ni  le  bien,  ni  le  mal,  dans  mon  étroit  sentier 
J'irai  calme,  et  je  voue,  atome  dans  l'abîme, 
Mon  humble  part  de  force  à  ton  chef-d'œuvre  entier. 


LE    ZÉNITH 


^'  LE    ZÉNITH 


L  A  s  C  E  N  s  I  O  ^ 


VICTIMES 

lU     BALLON     LE     ZÉXITt 


I 

Oaturne,  Jupiter,  Vénus,  n'ont  plus  de  prêtres. 
L'homme  a  donné  les  noms  de  tous  ses  anciens  maîtres 
A  des  astres  qu'il  pèse  et  qu'il  a  découverts, 
Et  des  dieux  le  dernier  dont  le  culte  demeure, 
A  son  tour  menacé,  tremble  que  tout  à  l'heure 
Son  nom  ne  serve  plus  qu'à  nommer  l'univers. 


Les  paradis  s'en  vont  ;  dans  l'immuable  espace  J> 
Le  vrai  monde  élargi  les  pousse  ou  les  dépasse.'  i 
Kous  avons  arraché  sa  barre  à  l'horizon, 


240  LE     ZEN'ITH. 

Résolu  d'un  regard  l'empyrée  en  poussières, 

Et  chassé  le  troupeau  des  idoles  grossières 

Sous  le  grand  fouet  d'éclairs  que  brandit  la  Raison. 

Nous  savons  que  le  mur  de  la  prison  recule, 
Que  le  pied  peut  franchir  les  colonnes  d'Hercule, 
Mais  qu'en  les  franchissant  il  y  revient  bientôt  ; 
Que  la  mer  s'arrondit  sous  la  course  des  voiles; 
Qu'en  trouant  les  enfers  on  revoit  des  étoiles; 
Qu'en  l'univers  tout  tombe,  et  qu'ainsi  rien  n'est  haut. 

Nous  savons  que  la  terre  est  sans  piliers  ni  dôme, 
Que  l'infini  l'égale  au  plus  chétif  atome; 
Que  l'espace  est  un  vide  ouvert  de  tous  côtés. 
Abîme  où  l'on  surgit  sans  voir  par  où  l'on  entre, 
Dont  nous  fuit  la  limite  et  dont  nous  suit  le  centre, 
Habitacle  de  tout,  sans  laideurs  ni  beautés  ; 

Que  l'homme,  fier  néant,  n'est  qu'un  des  parasites 

D'une  sphère  oubliée  entre  les  plus  petites. 

Parasite  à  son  tour  des  crins  d'or  du  soleil  ; 

Qu'à  peine  pesons-nous  aux  balances  du  gouffre. 

Et  que  le  plus  haut  cri  de  notre  chair  qui  souffre 

S'y  perd  comme  un  vain  songe  au  fond  d'un  noir  sommeil. 


LE     ZENITH.  24.9 

Eh  bien  !  quoique  l'azur  ait  déçu  nos  sondages, 
Nous  lui  rendons  encore  un  \\ei\  reste  d'hommages 
Nous  n'espérons  jamais  sans  y  lever  les  yeux.        1 
D'où  nous  vient  ce  penchant  à  redresser  la  tête, 
Ce  geste,  cher  à  l'iiomme,  inutile  à  la  bête, 
Involontaire  appel  de  la  pensée  aux  cieux  ? 

Est-ce  de  la  foi  morte  un  importun  vestige? 
Est-ce  un  pli  séculaire  et  que  rien  ne  corrige, 
Par  la  race  hérité  des  pâtres  d'Orient  ? 
Est-ce  un  natif  instinct  propre  à  l'humain  génie? 
Ou  n'est-ce  qu'un  hasard,  la  fortuite  harmonie 
D'un  souriant  désir  et  d'un  bleu  souriant? 

Cet  accord  est  profond,  quelle  qu'en  soit  la  cause  : 

Dès  que  l'humanité  fut  au  soleil  éclose. 

Elle  a  comme  un  calice  ouvert  au  ciel  son  cœur; 

Et,  comme  on  voit  planer  un  encens  qui  s'exhale, 

Depuis  lors,  où  bleuit  la  voûte  colossale, 

Plane  son  grand  espoir,  de  sa  raison  vainqueur. 

Et  tant  qu'on  redira  l'audace  et  l'infortune 
Des  premiers  qu'a  punis  la  divine  rancune 
Pour  être  aliéo  ravir  à  ses  sources  le  feu, 
3-î 


2S0 


LE     ZENITH. 


Les  mortels  frémiront  d'épouvante  et  d'envie 
A  voir  quelqu'un  des  leurs  aventurer  la  vie 
Jusqu'aux  bornes  de  l'air,  au  pays  de  leur  vœu; 

Comme  s'ils  sentaient  là  leur  chaîne  qui  s'allige, 
Et  que  ce  fîit  encore  un  bonheur  sacrilège  ; 
Comme  si  Prométhée,  après  des  milliers  d'ans, 
Pour  nous  encore  aux  dieux  volant  des  étincelles, 
Achevait  aujourd'hui  par  l'osier  des  nacelles 
L'attentat  commencé  par  les  rocs  des  Titans  ! 


Élevez-vous,  montez,  sublimes  Argonautes  ! 
Au-dessus  de  la  neige,  à  des  blancheurs  plus  haules, 
Aussi  loin  que  se  creuse  à  l'atmosphère  un  lieu  ! 
Où  monte  le  souci  du  front  des  astronomes. 
Où  monte  le  soupir  du  cœur  des  plus  grands  hommes. 
Plus  haut  que  nos  saints,  plus  loin  que  notre  adieu  ! 


LE     ZENITH.  251 

Les  câbles  sont  rompus  :  tout  à  coup  seul  et  libre, 
Le  ballon  qui  poursuit  son  fuyant  équilibre 
S'engouffre,  par  l'espace  aussitôt  dévoré. 
Dans  un  emportement  qui  ressemble  à  la  joio. 
Plus  prompt  que  le  faucon  sur  l'invisible  proie, 
Il  s'élance,  en  glissant,  vers  son  but  ignoré. 

Où  vont  ceux  que  ravit  l'impétueuse  allure 

De  cette  étrange  nef  pendue  à  sa  voilure, 

Sans  gouvernail  ni  proue,  en  une  mer  sans  bord? 

Au  gré  de  tous  les  vents,  traînés  à  la  dérive. 

Ne  songent-ils  qu'à  tendre  où  nul  vivant  n'arrive, 

Navigateurs  lancés  pour  n'atteindre  aucun  port? 

La  foule  ardente  et  fruste  où  survit  Encelade 

Dans  leur  ascension  n'aime  que  l'escalade. 

Les  admire  en  ti'emblant  et  ne  les  comprend  pas  : 

Il  S'ils  ne  sont  point  partis  pour  mordre  à  rambroisie. 

Et  voir  en  son  entier  la  nature  éclaircie, 

Quel  but,  dit-elle,  atteint  ce  formidable  pas? 

(I  S'ils  ne  sont  point  partis  pour  la  cime  des  choses, 
Pour  y  voir  frissonner  la  première  des  causes. 
Et  ce  frisson  courir  au  dernier  des  effets, 


252  tE     ZENITH. 

Pour  aller  jusqu'à  Dieu  lire  dans  ses  yeux  mêmes 
Le  mot  de  la  justice  et  du  bonheur  suprêmes. 
Quels  profits  leur  courage  étrange  aura-t-il  faits?  » 

Ils  répondent  :  «  La  cause  et  la  fin  sont  dans  Tombre: 
Rien  n'est  sûr  que  le  poids,  la  figure  et  le  nombre, 
Nous  allons  conquérir  un  chiffre  seulement; 
Ils  sont  loin  les  songeurs  de  Milet  et  d'Elée 
Qui,  pour  vaincre  en  un  jour  tout  l'inconnu  d'emblée, 
Tentaient  sur  l'univers  un  fol  embrassement  ! 

Nous  ne  nous  flattons  plus,  comme  ces  vieux  athlètes, 
De  forcer,  sans  flambeau,  les  ténèbres  complètes. 
Pour  saisir  à  tâtons  ce  monstre  corps  à  corps  ; 
Il  nous  suffit,  à  nous,  devant  le  sphinx  énorme. 
D'éclairer  prudemment  de  point  en  point  sa  forme, 
Et  d'en  lier  les  traits  par  de  justes  raccords. 

Us  sont  loin  les  rêveurs  subtils  d'Alexandrie, 
El  ceux  qui  reniaient  la  terre  pour  patrie  ! 
Nous  ne  nous  flattons  plus  de  la  fuir,  aujourd'hui  : 
A  quelque  évasion  que  l'air  pur  nous  invite, 
L'air  même  est  notre  geôle,  avec  nous  il  gravite. 
Il  est  terrestre  encore,  et  tout  lazur  c'est  lui  ! 


LE     ZENITH.  253 

Mais  la  terre  suffit  à  soutenir  la  base 

D'un  triangle  où  l'algèbre  a  dépassé  l'extase  ; 

L'astronomie  atteint  où  ne  ment  plus  l'azur  : 

Sous  des  plafonds  fuyants  chasseresse  d'étoiles 

Elle  tisse,  Arachné  de  l'infini,  ses  toiles, 

Et  suit  de  monde  en  monde  un  fil  sublime  et  sûr. 

Montés  pour  redescendre  avec  la  même  charge, 

Nos  corps  lourds  n'auront  pu  que  faire  un  pas  plus  large 

Un  orbe  un  peu  plus  haut  sur  le  sol  en  rampant, 

Mais  nous  aurons  du  moins  goûté  la  certitude. 

Ce  qu'en  vain  demandaient  les  pères  de  l'étude 

A  leurs  fronts  isolés  qu'ils  s'en  allaient  frappant. 

Ft  peut-être  plus  tard,  si  la  pensée  humaine 
Touche  au  fond  du  mystère  en  tirant  sur  sa  chaîne, 
Le  chiffre  sans  éclat  qu'au  ciel  nous  aurons  lu, 
Longtemps  enseveli  comme  une  valeur  nulle. 
Doit  surgir  glorieux  dans  l'unique  formule 
D'où  le  problème  entier  sortira  résolu  !  » 


lE     ZENITH. 


Ils  montent!  le  bnllon,  qui  pour  nous  diminue, 
Fait  pour  eux  s'effacer  les  contours  de  la  nue, 
S'abîmer  la  campagne,  et  l'horizon  surgir 
Grandissant...commeon  voit,  sur  une  mer  bien  lisse, 
Que  du  bout  de  son  aile  une  mouette  plisse. 
Autour  du  point  troublé  les  rides  s'élargir. 

Les  plaines,  les  forêts,  les  fleuves  se  déroulent. 
Les  monts  humiliés  en  s'allongeant  s'écroulent. 
Le  cœur  semble  se  faire,  à  la  merci  des  cieux. 
Un  berceau  du  péril  dont  pourtant  il  frissonne. 
Et  regarde  sombrer  tout  ce  qui  l'emprisonne 
Avec  un  abandon  grave  et  délicieux... 

Ils  montent,  épiant  l'échelle  où  se  mesure 
L'audace  du  voyage  au  déclin  du  mercure, 
Par  la  fuite  du  lest  a'.i  ciel  précipités; 


Et  cette  cendre  éparse,  un  moment  radieuse, 

Retourne  se  mêler  à  la  pondre  odieuse 

De  nos  chemins  étroits  que  leurs  pieds  ont  quittés. 

Depuis  que  la  pensée,  affranchissant  la  brute, 
A  découvert  l'essor  dans  les  lois  de  la  chute, 
Et  su  déraciner  les  pieds  humains  du  sol. 
L'homme  a  hanté  des  airs  que  nul  oiseau  n'explore, 
Mais  il  n'avait  jamais  osé  donner  encore 
Une  aussi  téméraire  envergure  à  son  vol! 

Pourtant  ils  n'ont  pas  peur.  La  vérité  suscite 
Au  plus  timide  front  que  son  amour  visite 
Une  sereine  audace  à  l'épreuve  de  tout  ; 
Immuable  elle  inspire  à  ses  amants  sa  force, 
Et,  quand  de  ses  beaux  yeux  on  a  suivi  l'amorce, 
All'amé  de  l'atteindre,  on  vit  et  meurt  debout. 

Us  goiîtent  du  désert  l'horreur  libératrice. 
Mais,  si  vite  arrachée  à  sa  ferme  nouriice, 
La  chair  tressaille  en  eux  par  un  instinct  d'enfant  ; 
Serrant  l'osier  qui  craque  et  n'osant  lâcher  prise, 
Il  semble  qu'elle  étreigne  un  lien  qui  se  brise 
Et  pressente  qu'en  haut  plus  rien  ne  la  défend. 


LE    ZEN  1 


Plus  rien  ne  la  défend,  car  elle  n'est  pas  née 

Pour  une  vagabonde  et  large  destinée  : 

Il  lui  faut  une  assise,  une  borne,  un  chemin, 

La  tiédeur  des  vallons,  et  des  toits  l'ombre  chère; 

Où  la  pensée  aspire  elle  est  une  étrangère; 

Il  lui  faut  riiori/on  tout  proche  de  la  main. 

Surtout  il  lui  faut  l'air!  L'air  bientôt  lui  fait  faute. 
Alors  s'élève  entre  elle  et  son  invisible  hôte, 
Le  génie  aux  destins  de  son  argile  uni, 
L'éternelle  dispute,  agonie  incessante  : 
La  chair,  au  sol  vouée,  implore  la  descente, 
L'esprit  ailé  lui  crie  un  sitrsum  infini... 

Maître,  dit-elle,  assez!  mon  angoisse  m'accable... 

—  Plus  haut  !  lui  répond-il.  —  Et  d'un  long  flot  de  sable 
L'équipage  allégé  se  rue  au  ciel  profond. 

—  O  maître,  quel  tourment  ta  volonté  m'inflige! 

Je  succombe.  —  Plus  haut  !  —  Pitié  !  —  Plus  haut,  te  dis-ie. 
Et  le  sable  épan;hé  provoque  un  nouveau  bond. 

—  Grâce,  mon  sang  déborde  et  je  n'ai  plus  d'haleine. 

—  Plus  haut! — Arrêtons-nous;  maître,  je  visa  peine... 

—  Monte. —  Oh'  cruel,  encor? — Monte!  esclave. — 

[Encore? —  Oui. 


LE     ZENITH.  257 

^(Mais  épuisée  enfin  la  chair  plie  et  s'afFaisse, 
,^/^t  comme  un  feu  sacré  dont  se  meurt  la  prêtresse, 
L'esprit  abandonné  s'abat  évanoui... 


L'esquif,  indifférent  au  fardeau  qu'il  balance, 
Poursuit  alors  son  vol  dans  un  entier  silence, 
Désemparé  du  cœur  et  du  génie  humains, 
Tandis  qu'en  bas  s'agite  une  oublieuse  foule, 
Dont  la  moitié  s'enivre,  et  l'autre  moitié  roule 
Le  )-ocher  de  Sisyphe  où  s'écorclsent  ses  mains. 

O  fortune  de  l'homme!  ou  jouir  sans  noblesse, 
On,  noble,  ne  tenter  qu'un  essor  qui  le  blesse! 
Ou  rire  sans  grandeur,  ou  grandir  et  pleurer! 
S'il  embrasse  la  terre,  il  abêtit  sa  joie. 
S'il  la  chasse  du  pied,  l'abîme  l'y  renvoie, 
Il  n'en  peut  pas  sortir  et  n'y  peat  demeuier! 
33 


258  LE     ZÉNITH. 

Car  ni  les  Meurs  d'un  jour,  ni  les  fruits  qui  se  tachent, 

Ni  les  amours  qu'on  pleure  ou  qu'on  trahit  n'attachent 

Tous  ceux  que  l'idéal  caresse  et  mord  au  front  ; 

El  s'ils  veulent  bondir  au  bleu  qui  les  fascine. 

Us  sont  si  rudement  tirés  par  la  racine 

Que  beaucoup  en  sont  morts,  et  combien  en  mourront 

Et  c'est  pourquoi  ceux-là,  ceux  que  l'infini  hante, 
Et  qui  sont  bien  vraiment  l'humanité  soutfrante 
Si  l'on  souft're  le  plus  par  le  plus  grand  désir. 
Sentiront  fuir  toujours  leur  cœur  et  leur  pensée 
Avec  cette  nacelle  éperdument  lancée, 
Et,  devant  sa  détresse,  un  frisson  les  saisir. 


Un  seul  s'est  réveillé  de  ce  fnnèbi'e  somme, 

Les  deux  autres...  ô  vous,  qu'un  plus  digne  vous  nomr 

Qu'uil  plus  proche  de  vous  dise  qui  vous  étie^! 


LE     ZENITH.  2$9 

Moi,  je  salue  en  vous  le  genre  humain  qui  monte, 

Indomptable  vaincu  des  cimes  qu'il  affronte, 

Roi  d'un  astre,  et  pourtant  jaloux  des  cieux  entiers  ! 

L'espérance  a  volé  sur  vos  sublimes  traces, 
Enfants  perdus,  lancés  en  éclaireurs  des  races 
Dans  l'air  supérieur,  à  nos  songes  trop  cher. 
Vous  de  qui  la  poitrine  obstinément  fidèle. 
Défiant  l'inconnu  d'un  immense  coup  d'aile, 
Brava  jusqu'à  la  mort  l'irrespirable  étlier! 

Mais  quelle  mort  !  la  chair,  misérable  martyre. 
Retourne  par  son  poids  où  la  cendre  l'attire, 
Vos  corps  sont  revenus  demander  des  linceuls; 
Vous  les  avez  jetés,  dernier  lest,  à  la  terre. 
Et,  laissant  retomber  le  voile  du  mystère. 
Vous  avez  achevé  l'ascension  tout  seuls  ! 

Pensée,  amour,  vouloir,  tout  ce  qu'on  nomme  l'âme. 
Toute  la  part  de  vous  que  l'infini  réclame, 
Plane  encor,  sans  figure,  anéanti?  non  pas! 
Tel  un  vol  de  ramiers  que  son  pays  rappelle 
Part,  s'enfonce  et  s'efface  en  la  plaine  éternelle. 
Mais  n'y  devient  néant  que  pour  les  yeux  d'en  bns. 


200  LE     ZENITH. 

Mourir  où  les  regards  d'âge  en  âge  s'élèvent, 
Où  tendent  tous  les  fronts  qui  pensent  et  qui  rêvent  ! 
Où  se  règlent  les  temps  graver  son  souvenir! 
Fonder  au  ciel  sa  gloire,  et  dans  le  grain  qu'on  sùme 
Sur  terre  propager  le  plus  pur  de  soi-même. 
C'est  peut-être  expirer,  mais  ce  n'est  pas  finir  : 

Non!  de  sa  vie  à  tous  léguer  l'œuvre  et  l'exemple, 
C'est  la  revivre  en  eux  plus  profonde  et  plus  ample. 
C'est  durer  dans  l'espèce  en  tout  temps,  en  tout  lieu, 
C'est  finir  d'exister  dans  l'air  où  l'heure  sonne 
Sous  le  fantôme  étroit  qui  borne  la  personne. 
Mais  pour  commencer  d'être  à  la  façon  d'un  dieu  ! 

L'éternité  du  sage  est  dans  les  lois  qu'il  trouve; 
Le  délice  éternel  que  le  poète  éprouve, 
C'est  un  soir  de  durée  au  cœur  des  amoureux! 
Car  l'immortalité,  l'âme  de  ceux  qu'on  aime, 
C'est  l'essence  du  bien,  du  beau,  du  vrai.  Dieu  même. 
Et  ceux-là  seuls  sont  morts  qui  n'ont  rien  laissé  d'eus 

O  victimes,  plus  d'un  peut-être  vous  jalouse. 
Qui,  de  peur  de  languir  et  que  l'oubli  ne  couse 
Sur  son  œuvre  tardive  un  suaire  étouffant, 


Laisserait  bien  tranclier  sa  destinée  obscure 
D'un  pareil  coup  de  faux,  dont  l'éclair  transfigure 
L'ombre  d'un  front  sans  gloire  en  nimbe  triomphant! 

Aux  antiques  rameaux,  toujours  verts,  du  Lycée, 
Les  générations,  espoir  de  la  pensée. 
Rediront  que  pour  elle  on  vous  a  vus  périr  : 
Tous  les  cœurs  de  vingt  ans,  qui  dédaignent  la  vie 
Et  dont  la  soif  d'honneur  n'est  jamais  assouvie. 
Verront,  en  songe,  au  ciel  votre  tombeau  fleurir. 

Les  antiques  héros  admireraient  notre  âge 
Pour  le  nouvel  emploi  qu'on  y  fait  du  courage, 
Et  nous  leur  citerions  le  vôtre  avec  orgueil. 
Mais  l'orgueil  consterné  devant  la  mort  s'efTace, 
Pardonnez  au  premier  que  votre  belle  audace 
Et  l'amour  de  l'azur  arrachèrent  au  deuil. 


TABLE 


TABLE 


LES   VAINES   TENDRESSES 

Pages. 

auxamisinconnus 3 

Prière 6 

Conseil    .    , 8 

AUBORD     DE     l'eau.. II 

Envoyage 13 

SONKET l3 

Enfantillage 19 

Aux   Tuileries 23 

FORTENTHÉME î^ 

L'Amour  maternel 2S 

L'Épousée 3: 

Distraction 35 

Invitation  A  LA  VALSE    ^, 


266 


Pages. 

Ce   aui   DURE 36 

Le   Nom }S 

Peur  d'avare 41 

UnRendez-vous   46 

L'Obstacle 52 

La   Coupe S; 

Silence 56 

Parfums   anciens 57 

L'Étoileaucœur 61 

LesIn  fidèles 63 

Douceurd'avril 64 

Pèlerinages 66 

S  u  R   u  N   A  L  B  u  M 68 

Juin 70 

La   Beauté 71 

L'Artetl'Amour 75 

La   V  o  L  u  p  T  É 77 

Évolution      78 

Les   Deux   Ch  utes 80 

L'Indifférence 81 

L'Art   TRAHI 82 

Souhait 8; 

Trop   tard.    ...       84 

Les   Amours   terrestres 85 

Éclaircie 86 

L'Étranger 88 

Une    Larme 89 

La   Vertu 91 


TABLE.  2C7 

Pages. 

LeLitdeProcustt 95 

LeTempsperdu 96 

LesFils 97 

L  E    C  O  X  s  C  R  I  T 98 

L'Automne 102 

Abdication 105 

Vœu 108 

aujourlejour 112 

Le   Rire 116 

Le   Vase   et   l'Oiseau 120 

L'Alphabet 124 

Sur   la   Mort 126 

Défaillance    et   Scrupuli: 135 

Sursumcorda 140 

A  l'Océan 144 

A   Ronsard 145 

A   Théophile   Gautier 146 

Aux   Poètes   futurs 147 

LA   FRANCE i;i 

LA    RÉVOLTE   DES    FLEURS 16; 

POÉSIES   DIVERSES 

Le   Point   du  jour 1S7 

Adieux    de    M"»    Arnould-Ples  sy    a    la 

Comédie-Fkaîiçaise.  0   =    000.....  190 


26S  TADLI'.. 

Pages. 

A    Ernesto   Rossi 192 

a   propos  de   la  comédie   de   m.  e.  gon- 

dinet:  Les    Grandes   Demoiselles  .    .  193 

La    Charité 196 

Sur      six      Médaillons      du      statuaire 

H.    CiiAPU 197 

La   Nature    et    la    Tradition 200 

Les    Funérailles   de   M.    Thieic- 201 

LesCaffieri 205 

Sonnet 206 

LeFleuve    et    la   Rue 207 

L'Attrait   dk    la   tombe 309 

Métamorphoses 211 

LES  DESTINS 215 

LE   ZÉNITH 248 


P.iris.  Imp   A.  Lemcrre,  2;,  r.  des  Grjiids-Augiist;ns.  3-1692 


PQ  Sully -PrudhoTmne,  René 

2^4-8  François  Armand 

Al  OEuvres 

1900 

t.. 3 


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