OE U V R E S
DE
THÉODORE DE BANVILLE
ODES FUsKiAiMcBULESQUES
Suivies d'un Commentaire
PARIS
LIBRAIRIE ALPHONSE LE M ERRE
23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33
rè 13
SM-i
t^oi
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/oeuvresdethodo01banv
OE U V R E S
DE
THÉODORE DE BANVILLE
OT>ES FU-Xt^lSCBLLESQUES
Suivies d'un Commentaire
PARIS
LIBRAIRIE ALPHONSE LE M ERRE
23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33
ODES FVNAMBVLESQVES
1S45-1859
VSÛλ
*-<\
Q41)ET{criSSEmE\\T
de la deuxième édition.
- 1S59 -
n écrivant à ses heures perdues les
Odes funambulesques, l'auteur n'a-
vait pas cette fois essayé de créer
une manifestation de sa pensée; il
cherchait seulement une forme nouvelle. Aussi
pensait-il que sa signature ne devait pas être
attachée à ce petit livre. La critique en a décidé
autrement, et l'auteur accepte son arrêt. Avec une
merveilleuse intuition, ses juges ont tout d'abord
deviné ses intentions les plus secrètes ; et, deve-
nus maîtres de sa pensée intime, ils l'ont révélée
et expliquée au public avec une conscience et une
habileté rares. L'auteur leur témoigne sa sou-
mission et sa reconnaissance en n'effaçant pas le
A V T. R T I SS F. M F. NT.
nom qu'il leur a plu de replacer sur le titre des
Odes funambulesques.
Aujourd'hui, que pourrait-il dire sur le sens
de cet opuscule qui n'ait été déjà dit et cent fois
mieux qu'il ne pourrait le faire? La langue
comique de Molière étant et devant rester inimi-
table, l'auteur a pensé, en relisant les poêles
du xvie siècle d'abord, puis Les Plaideurs, le
quatrième acte de Ruv Blas et l'admirable pre-
mier acte de L'Ecole des Journalistes, qu'il ne
serait pas impossible d'imaginer une nouvelle
langue comique versifiée, appropriée à nos mœurs
et à notre poésie actuelle, et qui procéderait du
véritable génie de la versification française en
cherchant dans la rime elle-même ses principaux
moyens comiques.
De plus il s'est souvenu que les genres litté-
raires arrivés à leur apogée ne sauraient mieux
s'affirmer que par leur propre parodie, et il lui a
s:mblé que cet essais de raillerie, même inhabiles,
serviraient peut-être à mesurer les vigoureuses
et puissantes ressources de notre poésie lyrique.
N'est-ce pas parce que Les Orientales sont des
chefs-d'œuvre qu'elles donnent même à leurs cari-
catures un fugitif reflet de beauté? Et7 s'il était
permis d'invoquer ici l'exemple de celui que nous
devons toujours nommer à genoux, la Batracho-
myomachie ne fait-elle pas voir mieux que tous
les commentaires possibles le rayonnement inouî
et les aveuglantes splendeurs de /'Iliade ?
Bellevue, jaimer 1859.
w
;o
PREFACE
— I8ï7 —
Eh quoi ! s'écria-t-il , ce pont n'était-il
donc pas assez beau lorsqu'il paraissait
avoir été construit en jaspe ? Xe doit-on
pas craindre d'y poser les pieds, mainte-
nant qu'il nous apparaît comme un char-
mant et précieux assemblage d'émeraudes,
de chrysoprases et de chrysolithes ?
Goethe, L'Homme à la Lampe.
'<T*N.^r^| ES Editeurs des Odes funambulesques
\JgJ \?r ont-ils eu raison de rassembler en un
volume ces feuilles volantes que le
■=é\ poëte avait abandonnées comme un
jouet pour la récréation des premières brises? Voilà
assurément des fantaisies plus que frivoles; elles
ne changeront en rien la face de la société, et
elles ne se font même pas excuser, comme d?autres
poëmes de ce temps, par le génie. Bien plus, la
borne idéale qui marque les limites du bon goût
y est à chaque instant franchie, et, comme le
6 TRI. FACE.
remarque judicieusement M. Ponsard dans un vers
qui survivrait à ses œuvres, si ses œuvres elles-
mêmes ne devaient demeurer immortelles,
Quand la borne est franchie, il n'est plus de limite.
Plus de limite, en effet, c'est le pays des fleuves
aurifères, des neiges éternelles, des forêts de fleurs.
Voici Théliante, l'asclépias, la mauve écarlate, la
mousse blanche d'Espagne, les oiseaux-mouches,
les troupeaux de buffalos et d'antilopes. Dans ces
prairies ondulées, dans ces océans de verdure,
habités aussi par des dindons, parcourus en touo
sens par des Indiens coloriés d'une manière bizarre,
notre homme, vêtu d'une bonne blouse de peau de
daim et chaussé de mocassins aux semelles épaisses,
chasse aux chevelures. Pourquoi la prairie pari-
sienne n'aurait-elle pas son Henri Haller et son
capitaine Mayne-Reid ? 11 y a bien la question du
sang humain; rassurez-vous, toutefois : dans le
grand désert dont la Banque de France et la Mon-
naie sont les oasis, tout le monde est chauve, et
ce seront des perruques seulement que l'ennemi
de Navajoes en frac suspendra à sa ceinture. La
balle de son rifle ne tuera que des mannequins à
PREFACE. 7
épouvanter les oiseaux, s'il reste même de ces
mannequins-là ! car les oiseaux sont devenus très-
malins. Ils ont lu les chasses de M. Elzéar Blaze
et celles de M. Viardot. Ils ont lu par la même
occasion d'autres chasses et aussi quelques recueils
d'ana; si par hasard on les en priait bien fort, ils
feraient leurs Echos de Paris et leur Courrier de
Paris tout comme M. Edmond Texkr ou M. Yil-
lemot.
« D'autres temps, d'autres oiseaux! d'autres
« oiseaux, d'autres chansons! » murmure le divin
Henri Heine, et il ajoute :
« Quel piaillement! on dirait des oies qui ont
« sauvé le Capitole !
« Quel ramage! Ce sont des moineaux avec des
« allumettes chimiques dans les serres qui se don-
ci nent des airs d'aigles portant la foudre de Ju-
« piter. »
Eh bien, que ferez-vous, Argiens aux cnémides
élégantes.' Attaquerez-vous ces moineaux et ces oies
à grands coups de lance? N'est-ce pas assez d'une
sarbacane pour mettre en fuite une couvée de pier-
rots, et, quant aux volatiles plus graves, à ceux
qui servent de point de comparaison pour exprimer
3 PREFACE.
la majesté de Hèra aux bras de neige, il suffit
sans doute de leur arracher de l'aile une plume
pour écrire un mot. Un mot ! n'est-ce pas beau-
coup déjà, lorsque tant de messieurs affairés font
un métier de cheval, et, les yeux crevés, tournent
du matin au soir la roue d'un pressoir qui n'écrase
rien?
rément ce temps-ci est un autre temps; ce
qu'il appelle à grands cris, ce sont les oiseaux
joyeux et libres; c'est la chanson bouffonne et la
chanson lyrique. Lyrique, parce qu'on mourra d^
dégoût si l'on ne prend pas. de-ci de-là, un grand
bain d'azur, et si l'on ne peut quelquefois, pour
se consoler de tant de médiocrités, « rouler éche-
velés dans les étoiles » ; bouffonne... tout simple-
ment, mon Dieu ! parce qu'il se passe autour de
nous des choses très-drôles. De temps en temps
Aristophane refait bien sa comédie de Ploutos, qu'il
intitule Mercadet, ou une autre de ses comédies,
qu'il intitule Vautrin, ou Les Saltimbanques, ou
autrement; mais toutes sortes d'obstacles arrêtent
le cours des représentations, car enfin l'art dra-
matique est dans le marasme. Et puis, à ces
satires refaites après coup, il manque toujours la
PREFACE. 9
parabase des Oiseaux; il manque les chœurs, ces
Odes vivantes qui font passer des personnages
aux spectateurs du drame la même coupe remplie
jusqu'aux bords d'un vin réparateur. En quelle
langue peut-on s'écrier aujourdnui sur un théâtre :
« Faibles humains, semblables à la feuille légère,
» impuissantes créatures pétries de limon et pri-
u vées d'ailes, pauvres mortels condamnés à une
« vie éphémère et fugitive comme l'ombre ou
« comme un songe léger, écoutez les oiseaux, êtres
« immortels, aériens, exempts de vieillesse, occu-
« pés d'éternelles pensées * ! » En quelle langue
pourrions-nous dire aux boursiers, qui lisent dans
leur stalle le cours de la Bourse : « L'Amour s'unis-
« sant aux ténèbres du Chaos ailé engendra notre
« race au sein du vaste Tartare, et la mit au jour
« la première. Avant que l'Amour eût tout mêlé,
« la race des Immortels n'existait pas encore ;
« mais quand le mélange de toutes choses fut
« accompli, alors parut le ciel, l'océan, la terre et
« la race immortelle des Dieux. Ainsi nous sommes
« beaucoup plus anciens que tous les Dieux. Nous
i. Parabase des Oiseaux, traduction de M. Artaud.
10 PREFACE.
« sommes fils de l'Amour, mille preuves l'at-
« testent l. »
J'entre dans un théâtre de genre à l'instant pré-
cis où la salle croule sous les bravos. En effet, le
rideau s'est levé sur un décor aussi hideux qu'un
véritable salon bourgeois. Aux fenêtres, de vrais
rideaux en damas laine et soie attachés avec de
vraies torsades de passementerie à de vraies pa-
tères en cuivre estampé. Sur la cheminée, une
vraie pendule de Richond. Puis de vrais meubles
et une vraie lampe avec un vrai abat-jour rose en
papier gaufré. Voici un vrai comédien qui met ses
vraies mains dans ses vraies poches ; il fume un
vrai cigare; il dit : Qu'est-ce que t'as? comme un
vrai commis de nouveautés; les applaudissements
roulent comme un tonnerre, et la foule ne se sent
pas d'aise. — « Avez-vous vu? Il fume un vrai
« cigare! Il a une vraie culotte; regardez comme
« il prend bien son chapeau ! Il a dit : J'aime Adèle,
u tout à fait comme M. Edouard que nous con-
« naissons, lorsqu'il allait épouser Adèle! » Tu as
raison, bon public. Tout cela est réel comme le
i. Parabase des Oiseaux, traduction de M. Artaud.
PREFACE. II
papier timbré, le rhume de cerveau et le maca-
dam. Les gens qui se promènent sur ce tréteau
encombré de poufs, de fauteuils capitonnés et de
chaises en laque, semblent en erfet s'occuper de
leurs affaires ; mais est-ce que je les connais, moi
sp'ectateur? Est-c; que leurs affaires m'intéressent?
Je c muais Hamlet, je connais Roméo, je connais
Ruy Blas, parce qu"ils sont exaltés par l'amour,
mordus par la jalousie, transfigurés par la passion,
poursuivis par la fatalité, broyés par le destin. Ils
sont des hommes, comme je suis un homme.
Comme moi ils ont vu des lacs, des forêts, des
grands chemins, des cieux constellés, des clairières
argentées par la lune. Comme moi ils ont adoré,
ils ont prié, ils ont subi mille agonies, la souf-
france a enfoncé dans leurs cœurs les pointes de
mille glaives. Mais comment connaîtrais -je ces
bourgeois nés dans une boîte? Ils ont, me direz-
vous, les mêmes tracas que moi, de l'argent à
gagner et a placer, des termes a payer, des remèdes
à acheter chez le pharmacien. Mais justement c'est
pour oublier tous ces ennuis que je suis venu dans
un théâtre ! Que ces gens-là me soient étrangers,
cela ne serait encore rien ; ce qu'il y a de pis,
12 PREFACE.
c'est que je leur suis, moi, profondément étranger.
Ils ne savent rien de moi, ils ne m'aiment pas. ils
ne me plaignent pas quand je suis désolé, ils ne me
consolent pas quand je pleure, ils ne souriraient
guère de ce qui me fait rire aux éclats.
A chaque instant le chœur antique disait au
spectateur : « Nous avons toi et moi la même
« patrie, les mêmes Dieux, la même destinée ; c'est
« ta pensée qui acère ma raillerie, c'est ton iro-
« nie qui a fait éclater mon rire en notes d'or. »
A défaut de chœur, Racine et Shakspeare disent
cela eux-mêmes. Us le disent à chaque vers, à
chaque ligne, à chaque mot, tant leur âme indivi-
duelle est pénétrée, envahie et submergée par l'âme
humaine. Mais aujourd'hui, même dans les œuvres
où par hasard le génie comique éclate en liberté,
l'auteur a toujours l'air de faire tous ces mots-là
pour lui et de s'amuser tout seul. Il manque tou-
jours le chœur, ou du moins ce mot, ce cri, ce
signe qui invite à la communion fraternelle. Si le
poëte des Odes funambulesques pouvait avouer un
instant cette fatuité, nous dirions qu'il a voulu
tenter comme des essais de chœurs pour Vautrin,
pour Les Saltimbanques , pour Jean Hiroux, la
tri: face. 13
plus haute tragédie moderne, encore à faire. II se
serait efforcé de rompre la glace qui sépare de la
foule quelques-unes des célébrités contemporaines,
et de montrer violemment dans une ombre déchi-
rée par un ravon de lumière leur ectj humain et
familier. En un mot, il aurait tâché de faire avec
la Poésie, cet art qui contient tous les arts et qui
a les ressources de tous les arts, ce que se pro-
pose la Caricature quand elle est autre chose qu'un
barbouillage. Hâtons-nous de dire qu'il n'a bio-
graphie personne. Il n'a pas même vu extérieure-
ment et de très-loin le mur qui environne la vie
privée. Ceci est utile à constater, à un moment où,
si cela continue, nous finirons par être dégoûtés
même de Plutarque.
Ici la critique reprend la parole. — « Vous vou-
« liez peindre votre temps, à la bonne heure.
« Était-ce une raison pour marcher sur la tête et
« pour vous vêtir d'oripeaux désordonnés et bi-
« zarres? Est-ce pour peindre quelque chose, s'il
« vous plaît, que vous affectez ces mètres extra-
« vagants, ces césures effrontées, ces rimes d'une
«sauvagerie enfantine? » Peut-être bien. Un
homme qui est très-spirituel malgré sa réputation
1 4 PREFACE.
d'homme d'esprit. M. Nestor Roqueplan, a défini
notre époque par un seul mot très-éloquent : le
Paroxysme. Selon lui, le grand caractère de notre
âge complexe était celui-ci, que tout s'est élevé à
un degré extrême d'intensité. Pour éclairer ce qu'é-
clairait autrefois la chandelle classique, il faut des
orgies de gaz, des incendies, des fournaises et des
comètes. On était riche avec dix mille livres de
rente, et maintenant, si un banquier ne possède
que dix millions de francs, chacun dit de lui : « Ce
pauvre un tel n'est guère à son aise ! :: Où il y
avait du gris, nous mettons du vermillon pur, et
nous trouvons que cela est encore bien gris. Nos
écrivains sont si spirituels que leurs cheveux en
tombent, nos femmes si éclatantes qu'elles font
peur aux bœufs, nos voitures si fines qu'elles se
cassent en mille miettes.
Lorsque le chroniqueur des Nouvelles à la main
a imaginé sa définition, il ne se trompait certes
pas et il y avait là quelque chose de bien observé.
Il faut désormais faire un pas de plus. Nous en
sommes toujours au paroxysme, mais au paroxysme
de l'absurde. Bien entendu, nous parlons seule-
ment ici du côté extérieur et pittoresque des
PREFACE. 15
mœurs. Rien n'empêche et ne saurait empêcher
l'essor d^ la Science, de la Poésie, du Génie dans
toutes ses manifestations, enfin de ce qui est la vie
même de la France. Mais l'existence dans la rue,
le côté des choses qui sollicite l'observation super-
ficielle est devenu essentiellement absurde et cari-
catural. Nous ressemblons tous à ces baladins
qui, aux derniers jours du carnaval, jouent Lés
Rende^-i'ous bourgeois travestis, chacun portant
un costume opposé à l'esprit de son rôle. Vous
entrez dans le bureau d'un petit journal, vous y
trouvez des vieillards qui regrettent le bon vieux
temps ; vous allez chez un acteur, vous le voyez en
train de faire des chiffres; vous montez chez une
courtisane, elle est abonnée au Siècle. Ce jeune
homme adorable, fatal comme Lara et habillé comme
Brummel, est un usurier. Ce monsieur qui tient ses
livres de maison en partie double , et qui sert
d'intermédiaire pour trouver de l'argent, c'est un
poëte. Mon domestique ne se contente plus d'être
mis dans lu galette ; il fait bâtir des maisr
ce pauvre homme en habit râpé qui monte dans
un omnibus est un duc plus ancien que les La
Trimouille.
I 6 PRÉFACE.
Il reste un descendant de Godefroy de Bouillon,
il chante dans les chœurs de l'Opéra ; et le der-
nier des comtes de Foix, M. Eugène Grailly, était
acteur à la Porte-Saint-Martin. Un saltimbanque a
récemment attaché son trapèze sous le pont sus-
pendu qui domine la cataracte du Niagara, et, dans
les variations du Carnaval de Venise, M",e Carvalho
a montré qu'avec son gosier elle jouait du violon
mieux que Paganini : après cela venez dire que la
versification des Odes funambulesques est exces-
sive ou imprudente! Sans parler des élus qui ont
fait Les Feuilles d'Automne, La Comédie de la
Mort. Les Méditations, Rolla, Les ïambes, Eloa,
Les Ternaires. Les Fleurs du Mal, et d'autres
beaux livres, il y a ici deux écrivains qui pos-
sèdent des natures essentiellement poétiques, ce
sont MM. Louis Veuillot et Proudhon, les deux
implacables adversaires de la poésie et des poètes.
Dans un morceau merveilleux d'inspiration lyrique,
M. Proudhon, qui n'a jamais lu un vers, s'est
rencontré, presque idée pour idée, avec Les Lita-
nies de Satan, de M. Charles Baudelaire. Da::s
Corbin et d'Aubecourt, M. Louis Veuillot a donné
une page digne de Burns : c'est la description de
PREFACE. 17
la cour d'une vieille maison dans le faubourg
Saint-Germain, avec son puits à la serrurerie ouvra-
gée et son lilas délicieusement fleuri sur un tronc
antique.
Les cordonniers font des romans, les notaires
et les maîtres d'écriture ventrus se moquent de
M. Prudhomme, les vices d'Herpiilis, de Léontion,
de Danaé et d'Archeanassa sont tombés aux cuisi-
nières, et après avoir très-spirituellement égayé Le
Charivari, Le Corsaire, Le Figaro et Le Tinta-
marre, les plaisanteries contre la tragédie ont été
accaparées par des imbéciles. S'il plaît donc à
Daumier, en ses figures énergiques et puissantes,
de tracer un pan d'habit un peu trop tordu par le
vent du nord ou une main qui ait presque six
doigts, il n'y a vraiment pas là de quoi fouetter un
chat. Les enthousiastes du comique rimé, qui
regrettent amèrement de l'avoir vu disparaître de
notre poésie après Les Plaideurs, savent quelles
difficultés surhumaines notre versification oppose
à l'artiste qui veut faire vibrer la corde bouffonne.
Si l'on nous permet de retourner ici un mot
célèbre, ils savent combien il est inouï de pouvoir
rester fougueux sur un cheval calme. Le problème
l8 PRÉFACE.
assurément n'est pas résolu dans le pauvre petit
bouquin étrange que voici, improvisé au hasard et
bribe par bribe à vingt époques différentes. Mais,
tel qu'il est, il pourra sans doute distraire pendant
dix minutes les amateurs de poésie et d'art : il y a
eu dans tous les siècles beaucoup de livres dont on
n'en pourrait pas dire autant, et qui ne valent pas
une cigarette.
Pour ce qui regarde les formes spéciales imitées
dans quelques pièces, est-il nécessaire de rappeler
encore une fois que la parodie a toujours été un
hommage rendu à la popularité et au génie? Nous
croirions faire injure à nos lecteurs en supposant
qu'il pût se trouver parmi eux une âme assez mé-
chante pour voir dans ces jeux où un poëte obscur
raille sa propre poésie, une odieuse attaque contre
le père de la nouvelle poésie lyrique, contre le
demi-dieu qui a façonné la littérature contempo-
raine à l'image de son cerveau, contre l'illustre et
glorieux ciseleur des Orientales. Quant aux per-
sonnalités éparses dans ces pages éphémères, qui
pourraient-elles raisonnablement courroucer? Nous
le répétons de nouveau, ce ne sont et ce ne pou-
vaient être que des caricatures absolument fantas-
PREFACE. ip
tiques. Or nous ne savons pas que ni M. Thiers,
ni M. de Falloux, ni M. Louis Blanc, ni M. de
Montalembert, ni M. Proudhon, ni tant d'hommes
d'Etat et d'écrivains éminents se soient jamais fâ-
chés à propos des singuliers profils que leur ont
prêtés les dessinateurs humoristes. Il nous reste
seulement le regret d'avoir cru à la lettre apo-
cryphe signée Thomas Couture ; mais notre jave-
lot perdu n'aura même pas égratigné cette jeune
gloire.
Un mot encore : les Odes funambulesques n'ont
pas été signées, tout bonnement parce qu'elles ne
valaient pas la peine de l'être. Et d'ailleurs, si l'on
devait les restituer à leur véritable auteur, toutes
les satires parisiennes, quelles qu'elles soient, ne
porteraient-elles pas le nom du facétieux inconnu
qui s'appelle tout le monde? Enfin, ennemi lec-
teur, avant de condamner ce fragile essai de pam-
phlet en rhythmes, et de le jeter dédaigneusement
à la corbeille avec le dernier numéro du Réalis?ne,
songe que la Satire magistrale de Boileau ne peut
plus servir en 1857, ni même plus tard, comme
arme du moins. Heureux celui qui pourrait non
pas trouver, non pas compléter, mais seulement
PREFACE.
fixer pour quelques jours au point où elle est par-
venue la formule rimée de notre esprit comique !
Sommes-nous sûrs que les chevaux indomptés ne
viendront plus jamais mordre l'écorce de nos jeunes
arbres? Eh bien, le jour où cette fatalité planerait
sur nous, le jour où se lèvera haletant, courroucé
et terrible, le chanteur d"Odes qui sera le Tyrtée
de la France ou son fougueux Théodore Kerner,
s"il cherche la langue de Flambe armé de clous
dans Le Ménage Parisien ou dans L'Honneur et
l'Argent, il ne l'y trouvera pas ; ce n'est pas dans
le sang du lapin ou du pigeon gris que le guerrier
libre du pays des neuves empoisonne ses flèches
vengeresses.
Février iS ^7.
W
ODES
FVNAMBVLESQVES
GAIETES
La Corde roide.
1_) u temps que j'en étais épris,
Les iauriers valaient bien leur prix.
A coup sûr on n'est pas un rustre
Le jour où l'on voit imprimés
Les poëmes qu'on a rimes :
Heureux qui peut se dire illustre !
ODES rVNAMBVLES Ç^Y E S.
Moi-même un instant je le fus.
J'ai comme un souvenir confus
D'avoir embrassé la Chimère.
J'ai mangé du sucre candi
Dans les feuilletons du lundi :
Ma bouche en est encore amère.
Quittons nos lyres, Érato!
On n'entend plus que le râteau
De la roulette et de la banque ;
Viens devant ce peuple qui bout
Jouer du violon debout
Sur l'échelle du saltimbanque !
Car. si jamais ses yeux vermeils
Ne sont las de voir les soleils
Sans baisser leurs fauves paupières,
Le poète n'est pas toujours
En train de réjouir les ours
Et de civiliser les pierres.
ODE 5 FVN AMBVLESQVES. 23
En vain les accords de sa voix
Ont charmé les monstres; parfois
Loin des flots sacrés il émigré.
Las, sinon guéri de prêcher
L'amour aux côtes du rocher
Et la douceur aux dents du tigre.
Il se demande s'il n'est plus,
Sous les vieux arbres chevelus
De cette France que nous sommes,
De l'Océan au pont de Kehl,
Un déguisement sous lequel
On puisse parler à des hommes ;
Et, voulant protester du moins
Devant les immortels témoins
En faveur des Dieux qu'on renie,
Quoique son âme soit ailleurs,
Il te prend tes masques railleurs
Et ton rire, ô sainte Ironie!
24 ODES F VH A M B V L ES o v E 5.
Alors, sur son triste haillon
Il coad des morceaux de paillon,
Pour que dans ce siècle profane,
Fût-ce en manière de jouet,
On lui permette encor le fouet
De son aïeul Aristophane.
Et d'une lieue on l'aperçoit
En souliers rouges ! Mais qu'il soit
Un héros sublime ou grotesque ;
O Muse ! qu'il chasse aux vautours,
Ou qu'il daigne faire des tours
Sur la corde funambulesque,
Tribun, prophète ou baladin,
Toujours fuyant avec dédain
Ces pavés que le passant foule,
Il marche sur les fiers sommets
Ou sur la corde ignoble, mais
Au-dessus des fronts de la foule.
Septembre 1S56.
ODES F V H A M B V I. E S QV E S. 25
La Ville enchantée.
Il est de par le monde une cité bizarre,
Où Plutus en gants blancs, drapé dans son manteau.
Offre une cigarette à son ami Lazare,
Et l'emmène souper dans un parc de Wateau.
Les centaures fougueux y portent des badines;
Et les dragons, au lieu de garder leur trésor,
S'en vont sur le minuit, avec des baladincs,
Faire un maigre dîner dans une maison d'or.
C'est là que parle et chante avec des voix si douces,
Un essaim de beautés plus nombreuses cent fois,
En habit de satin, brunes, blondes et rousses,
Que le nombre infini des feuilles dans les bois !
l6 ODES FVN A M B V LES Q^V E S.
O pourpres et blancheurs ! neiges et rosiers ! L'une,
En découvrant son sein plus blanc que la Jung-Frau,
Cause avec Cyrano, qui revient de la lune,
L'autre prend une glace avec Cagliostro.
C'est le pays de fange et de nacre de perle;
Un tréteau sur les fûts du cabaret prochain,
Spectacle où les décors sont peints par Diéterle,
Cambon, Thierry, Séchan, Philastre et Despléchin;
Un théâtre en plein vent, où, le long de la rue,
Passe, tantôt de face et tantôt de profil,
Un mimodrame avec des changements à vue,
Comme ceux de Gringore et du céleste Will.
Là, depuis Idalie, où Cypris court sur l'onde
Dans un coupé de nacre attelé d'un dauphin,
Vous voyez défiler tous les pays du monde
Avec un air connu, comme chez Séraphin.
La Belle au. bois dormant, sur la moire fleurie
De la molle ottomane où rêve le chat Murr,
Parmi l'air rose et bleu des feux de la féerie
S'éveille après cent ans sous un baiser d'amour.
ODES FVN AMBVLESQVES. 27
La Chinoise rêveuse, assise dans sa jonque,
Les yeux peints et les bras ceints de perles d'Ophir,
D'un ongle de rubis rose comme une conque
Agace sur son front un oiseau de saphir.
Sous le ciel étoile, trempant leurs pieds dans l'onde
Que parfument la brise et le gazon fleuri,
Et d'un bois de senteur couvrant leur gorge blonde,
Dansent à s'enivrer les bibiaderi.
Là. belles des blancheurs de la pâle chlorose,
Et confiant au soir les rougeurs des aveux,
Les vierges de Lesbos vont sous le laurier-rose
S'accroupir dans le sable et causer deux à deux-.
La reine Cléopâtre, en sa peine secrète,
Fière de la morsure attachée à son flanc,
Laisse tomber sa perle au fond du vin de Crète,
Et sa pourpre et sa lèvre ont des lueurs de sang.
Voici les beaux palais où sont les hétaïres,
Sveltes lys de Corinthe et roses de Milet,
Qui, dans des bains de marbre, au chant divin des lyres,
Lavent leurs corps sans tache avec un flot de lait.
28 ODts F V N A M B Y L E S(^Y ES.
Au fond de ces séjours à pompe triomphale,
Où brillent aux flambeaux les cheveux de maïs.
Hercule enrubanné file aux genoux d'Omphale,
Et Diogéne dort sur le sein de Lais.
Salut, jardin antique, ô Tempe familière
Où le grand Arouet a chanté Pompadour,
Où passaient avant eux Louis et La Vallière,
La lèvre humide encor de cent baisers d'amour!
C'est là que soupiraient aux pieds de la dryade,
Dans la nuit bleue, à l'heure où sonne l'angelus,
Et le jeune Lauzun, fier comme Alcibiade,
Et le vieux Richelieu, beau comme Antinous.
Mais ce qui me séduit et ce qui me ramène
Dans la verdure, où j'aime à soupirer le soir,
Ce n'est pas seulement Phyllis et Dorimène,
Avec sa robe d'or que porte un page noir.
C'cbt là que vit encor le peuple des statues
Sous ses palais taillés dans les mélèzes verts,
Et que le chœur charmant des Nymphes demi-nues
Pleure et gémit avec la brise des hivers.
ODES F V N A M B V LE 5Q_VES. 29
Les Naïades sans yeux regardent le grand arbre
Pousser de longs rameaux qui blessent leurs beaux seins,
Et. sur ces seins meurtris croisant leurs bras de marbre,
Augmentent d'un ruisseau les larmes des bassins.
Aujourd'hui les wagons, dans ces steppes fleuries,
Devancent l'hirondelle en prenant leur essor,
Et coupent dans leur vol ces suaves prairies,
Sur un ruban de fer qui borde un chemin d'or.
Ailleurs, c"est le palais où Diane se dresse
Ayant sur son front pur la blancheur des lotus,
Pour lequel Titien a donné sa maîtresse,
Où Phidias a mis les siennes, ses Vénus !
Et maintenant, voici la coupole féerique
Où, près des flots d'argent, sous les lauriers en fleurs,
Le grand Orphée apporte à la Grèce lyrique
La lyre que Sappho baignera dans les pleurs.
O ville où le flambeau de l'univers s'allume !
Aurore dont l'œil bleu, rempli d'illusions,
Tourné vers l'Orient, voit passer dans sa brume
Des foyers de splendeur étoiles de rayons !
30 ODES FUXAMBVIES^VES.
Ce théâtre en plein vent bâti dans les étoiles,
Où passent à la fois Cléopâtre et Lola,
Où défile en dansant, devant les mêmes toiles,
Un peuple chimérique en habit de gala;
Ce pays de soleil, d?or et de terre glaise, .
C'est la mélodieuse Athènes, c'est Paris,
Eldorado du monde, où la fashion anglaise
Importe deux fois l'an ses tweeds et ses paris.
Pour moi, c'est dans un coin du salon d'Aspasie,
Sur l'album éclectique où, parmi nos refrains,
Phidias et Diaz ont mis leur fantaisie,
Que je rime cette ode en vers alexandrins.
Septembre 1845.
ODES F V N A M B V L E S QJV ES. J I
La belle Véronique.
Cje fut un beau souper, ruisselant de surprises.
Les rôtis, cuits à point, n'arrivèrent pas froids ;
Par ce beau soir d'hiver, on avait des cerises
Et du johannisberg, ainsi que chez les rois.
Tous ces amis joyeux, ivres, fiers de leurs vices,
Se renvoyaient les mots comme un clair tambourin :
Les dames, cependant, suçaient des écrevisses
Et se lavaient les doigts avec le vin du Rhin.
32 ODE 5 F VN A M B VLESQ.V ES.
Apres avoir posé son verre encore humide,
Un tout jeune homme, épris de songes fabuleux,
Beau comme Antinous, mais quelque peu timide,
Suppliait dans un coin sa voisine aux yeux bleus.
Ce fut un grand régal pour la troupe savante
Que cette bergerie, et les meilleurs plaisants
Se délectaient de voir un fou croire vivante
Véronique aux yeux bleus, ce joujou de quinze ans.
Mais l'heureux couple avait, parmi ce monde étrange,
L'impassibilité des Olympiens ; lui,
Savourant la démence et versant la louange,
Elle, avalant sa perle avec un noble ennui.
L'ardente causerie agitait ses crécelles
Sur leurs tètes; pourtant, quoi qu'il en pût coûter,
Ils avaient les regards si chargés d'étincelles
Que chacun à la fin se tut pour écouter.
— « Vraiment? jusqu'à mourir! » s'écriait Véronique,
En laissant flamboyer dans la lumière d'or
Ses dents couleur de perle et sa lèvre ironique;
« Et si je vous disais : « Je veux le Koh-innor ? »
ODES F V N A M B V L E S Q^V ES. 33
(Elle jetait au vent sa tête fulgurante,
Pareille à la toison d'une angélique miss
Dont l'aile des steam-boats à la mer de Sorrente
Emporte avec fierté les cargaisons de lys ! )
— « Chère âme, » répondit le rêveur sacrilège,
ce J'irais la nuit, tremblant d'horreur sous un manteau,
Blême et pieds nus, voler ce talisman, dussé-je
Ensuite dans le cœur m'enfoncer un couteau. »
Cette fois, par exemple, on éclata. Le rire,
Sonore et convulsif, orageux et profond,
Joyeux jusqu'à l'extase et gai jusqu'au délire,
Comme un flot de cristal montait jusqu'au plafond.
C'est un hôte ébloui, qui toujours nous invite.
La fille d'Eve eut seule un éclair de pitié;
Elle baisa les yeux de l'enfant, et bien vite
Lui dit, en se penchant dans ses bras à moitié :
— « Ami, n'emporte plus ton cœur dans une orgie.
Ne bois que du vin rouge, et surtout lis Balzac.
Il fut supérieur en physiologie
Pour avoir bien connu le fond de notre sac.
34 O D E 5 F V N A M B V L E S Q_ V E S .
Ici. comme partout, l'expérience est chère.
Crois-moi, je ne vaux pas la bague de laiton
Si brillante jadis à mon doigt de vachère,
Dans le bon temps des gars qui m'appelaient Gothon ! »
Novembre i8,8i.
?&
51
ODE? FVN AMBVXESQVES. 35
Mascarades.
Le Carnaval s'amuse !
Viens le chanter, ma Muse,
En suivant au hasard
Le bon Ronsard !
Et d'abord, sur ta nuque,
En dépit de l'eunuque,
Fais flotter tes cheveux
Libres de nœuds!
Chante ton dithyrambe
En laissant voir ta jambe
Et ton sein arrosé
D'un feu rosé.
$6 ODES F V N A M B VI E S Q,V ES.
Laisse même, ô Déesse,
Avec ta blonde tresse,
Le maillot des Keller
Voler en l'air !
Puisque je congédie
Les vers de tragédie,
Laisse le décorum
Du blanc péplum,
La tunique et les voiles
Semés d'un ciel d'étoiles,
Et les manteaux épars
A Saint-Ybars !
Que ses vierges plaintives,
Catholiques ou juives,
Tiennent des sanhédrins
D'alexandrins !
Mais toi, sans autre insigne
Que la feuille de vigne
Et les souples accords
De ton beau corps,
ODES PVNAMB VLESQVES. 37
Laisse ton sein de neige
Chanter tout le solfège
De ses accords pourprés,
Mieux que Duprez !
Ou bien, mon adore'e,
Prends la veste dorée
Et le soulier verni
De Gavarni !
Mets ta ceinture, et plaque
Sur le velours d'un claque
Les rubans querelleurs
Jonchés de fleurs !
Fais, sur plus de richesses
Que n'en ont les duchesses,
Coller jusqu'au talon
Le pantalon !
Dans tes lèvres écloses
Mets les cris et les poses
Et les folles ardeurs
Des débardeurs !
38 O D E £ F V H A M B V X. E S QV E S.
Puis, sans peur ni réserve,
Réchauffant de ta verve
Le mollet engourdi
De Brididi,
Sur tes pas fiers et souples
Traînant cent mille couples,
Montre-leur jusqu'où va
La redowa,
Et dans le bal féerique,
Hurle un rhythme lyrique
Dont tu feras cadeau
A Pilodo !
Tapez, pierrots et masques,
Sur vos tambours de basques !
Faites de vos grelots
Chanter les flots !
Formidables orgies,
Suivez sous les bougies
Les sax aux voix de fer
Jusqu'en enfer !
ODES F V N A M B V L E S QJ/ E S. 39
Sous le gaz de Labeaume,
Hurrah ! suivez le heaume
Et la cuirasse d'or
De Mogador !
Et madame Panache,
Dont le front se harnache
De douze ou quinze bouts
De marabouts !
Au son de la musette
Suivez Ange et Frisette,
Et ce joli poupon,
Rose Pompon !
Et Blanche aux belles formes,
Dont les cheveux énormes
Ont été peints, je crois,
Par Delacroix !
De même que la Loire
Se promène avec gloire
Dans son grand corridor
D'argent et d'or.
40 ODES F VU AMB V L E S Ç> V E S.
Sa chevelure rousse
Coule, orgueilleuse et douce ;
Elle épouvanterait
Une forêt.
Chantez, Musique et Danse!
Que le doux vin de France
Tombe dans le cristal
Oriental !
Pas de pudeur bégueule !
Amis ! la France seule
Est l'aimable et divin
Pays du vin !
Laissons à l'Angleterre
Ses brouillards et sa bière !
Laissons-la dans le gin
Boire le spleen !
Que la pâle Ophélie,
En sa mélancolie,
Cueille dans les roseaux
Les fleurs des eaux !
ODES F V H A M B V L E S <VV F. S. 4. 1
Que, sensitive humaine,
Desdémone promène
Sous le saule pleureur
Sa triste erreur !
Qu'Hamlet, terrible et sombre
Sous les plaintes de l'ombre,
Dise, accablé de maux :
« Des mots ! des mots ! »
Mais nous, dans la patrie
De la galanterie,
Gardons les folles mœurs
Des gais rimeurs !
Fronts couronnés de lierre,
Gardons l'or de Molière,
Sans prendre le billon
De Crébillon !
C'est dans notre campagne
Que le pâle Champagne
Sur les coteaux d'Aï
Mousse ébloui !
4.2 ODES FVHAMBVLES Q^V E S.
C'est sur nos tapis d'herbe
Que le soleil superbe
Pourpre, frais et brûlants,
Nos vins sanglants !
C'est chez nous que l'on aime
Les verres de Bohême
Qu'emplit d'or et de feu
Le sang d'un Dieu !
Donc, ô lèvres vermeilles,
Buvez à pleines treilles
Sur ces coteaux penchants,
Pères des chants !
Poésie et Musique,
Chantez l'amour physique
Et les cœurs embrasés
Par les baisers !
Chantons ces jeunes femmes
Dont les épithalames
Attirent vers Paris
Tous les esprits !
ODES FVNAMBVLES Q^V ES. + }
Chantons leur air bravache
Et leur corset sans tache
Dont le souple basin
Moule un beau sein;
Leur col qui se chiffonne
Sur leur robe de nonne,
Leurs doigts collés aux gants
Extravagants ;
Leur chapeau dont la grâce
Pour toujours embarrasse,
Avec son air malin,
Vienne et Berlin;
Leurs peignoirs de barège
Et leurs jupes de neige
Plus blanches que les lys
D'Amaryllis;
Leurs épaules glacées,
Leurs bottines lacées
Et leurs jupons tremblants
Sur leurs bas blancs !
4.4 ODES FVNAMBVLT 5 QJV E S.
Chantons leur courtoisie!
Car ni l'Andalousie,
Ni Venise, les yeux
Dans ses flots bleus,
Ni la belle Florence
Où, dans sa transparence,
L'Arno prend les reflets
De cent palais,
Ni l'odorante Asie,
Qui, dans sa fantaisie,
Tient d'un doigt effilé
Le narghilé,
Ni l'Allemagne blonde
Qui, sur le bord de l'onde,
Ceint des vignes du Rhin
S:>n front serein,
N'ont dans leurs rêveries
Vu ces lèvres fleuries,
Ces croupes de coursier,
Ces bras d'acier,
ODES F VN A MB VLESQ^V ES. 4.5
Ces dents de bête fauve,
Ces bras faits pour l'alcôve,
Ces grands ongles couleur
De rose en fleur,
Et ces amours de race
Qu'Anacréon, Horace
Et Marot enchantés,
Eussent chantés !
Janvier 1846.
4-6 ODES FVx AMB VLESQJVES.
Premier Soleil.
Italie, Italie, ô terre où toutes choses
Frissonnent de soleil, hormis tes méchants -sins !
Paradis où l'on trouve avec des lauriers-roses
Des sorbets à la neige et des ballets divins !
Terre où le doux langage est rempli de diphthongues !
Voici qu'on pense à toi, car voici venir mai,
Et nous ne verrons plus les redingotes longues
Où tout parfait dandy se tenait enfermé
Sourire- du printemps, je t'offre en holocauste
Les manchons, les albums et le pesant castor.
Hurrah! gais postillons, que les chaises de poste
Volent, en agitant une poussière d'or !
ODES F V N A MB VLESQ.V ES. 4.7
Les lilas vont fleurir, et Ninon me querelle,
Et ce matin j'ai vu mademoiselle Ozy
Près des Panoramas déployer son ombrelle :
C'est que le triste hiver est bien mort, songez-y!
Voici dans le gazon les corolles ouvertes.
Le parfum de la sève embaumera les soirs,
Et devant les cafés, des rangs de tables vertes
Ont par enchantement poussé sur les trottoirs.
Adieu donc, nuits en flamme où le bal s'extasie!
Adieu, concerts, scotishs, glaces à l'ananas;
Fleurissez maintenant, fleurs de la fantaisie,
Sur la toile imprimée et sur le jaconas !
Et vous, pour qui naîtra la saison des pervenches,
Rendez à ces zéphyrs que voilà revenus,
Les légers mantelets avec les robes blanches,
Et dans un mois d'ici vous sortirez bras nus!
Bientôt, sous les forêts qu'argentera la lune,
S'envolera gaîment la nouvelle chanson ;
Nous y verrons courir la rousse avec la brune,
Et Musette et Nichette avec Mimi Pinson !
48 ODES FV N A MB VL E S QV ES.
Bientôt tu t'enfuiras, ange Mélancolie,
Et dans le Bas-Meudon les bosquets seront verts.
Débouchez de ce vin que j'aime à la folie,
Et donnez-moi Ronsard, je veux lire des vers.
Par ces premiers beaux jours la campagne est en fête
Ainsi qu'une épousée, et Paris est charmant.
Chantez, petits oiseaux du ciel, et toi, poëte,
Parle ! nous t'écoutons avec ravissement.
C'est le temps où l'on mène une jeune maîtresse
Cueillir la violette avec ses petits doigts,
Et toute créature a le cœur plein d'ivresse,
Excepté les pervers et les marchands de bois!
Avril 1854.
W
O D E S F V N A M B V L E S ÇTV E S . 49
La Voyageuse.
Masques et visages...
G A V A R K I.
A CAROLINE IETESSIER
/\u temps des pastels de Latour,
Quand Tenfant-dieu régnait au monde
Par la grâce de Pompadour,
Au temps des beautés sans seconde;
S° ODES F V N A M B V L T. S ÇTV E ? .
Au temps féerique où, sans mouchoir,
Sur les lys que Lancret dessine
Le collier de taffetas noir
Lutte avec la mouche assassine ;
Au temps où la Nymphe du vin
Sourit sous la peau de panthère,
Au temps où "Wateau le divin
Frète sa barque pour Cythère;
En ce temps fait pour les jupons,
Les plumes, les rubans, les ganses,
Les falbalas et les pompons ;
En ce beau temps des élégances,
Enfant blanche comme le lait,
Beauté mignarde, fleur exquise,
Vous aviez tout ce qu'il fallait
Pour être danseuse ou marquise.
Ces bras purs et ce petit corps,
Noyés dans un frou-frou d'étoffes,
Eussent damné par leurs accords
Les abbés et les philosophes.
ODES F V X A M B V L E 5 Q^V E S. 5 I
Vous eussiez aimé ces bichons
Noirs et feu, de race irlandaise,
Que l'on porte dans les manchons
Et que l'on peigne et que l'on baise.
La neige au sein, la rose aux doigts,
Boucher vous eût peinte en Diane
Montrant sa cuisse au fond du bois
Et pliant comme une liane,
Et Clodion eût fait de vous
Une provocante faunesse
Laissant mûrir au soleil roux
Les fruits pourprés de sa jeunesse !
Car sur les lèvres vous avez
La malicieuse ambroisie
De tous ces paradis rêvés
Au siècle de la fantaisie,
Et, nonchalante Dalila,
Vous plaisez par la morbidesse
D'une nymphe de ce temps-là,
Moitié nonne et moitié déesse.
52 ODES FVXAMBVLES^VES.
Vos cheveux aux bandeaux ondes
Récitent de leur onde noire
Des madrigaux dévergondés
A votre visage d'ivoire,
Et, ravis de ce front si beau,
Comme de vertes demoiselles,
Tous les enfants porte-flambeau
Vous suivent en battant des ailes.
Tous ces petits culs-nus d'Amours,
Groupés sur vos pas, Caroline,
Ont soin d'embellir vos atours
Et d'enfler votre crinoline,
Et l'essaim des Jeux et des Ris,
Doux vol qui folâtre et se joue,
Niche sous la poudre de riz
Dans les roses de votre joue.
Vos sourcils touffus, noirs, épais,
Ont des courbes délicieuses
Qui nous font songer à la paix
Sous les forêts silencieuses,
ODES F V X A M B VL ES CM,' ES. 53
Et les écharpes de vos cils
Semblent avoir volé leurs franges
A la terre des alguazils,
Des manolas et des oranges.
ÏI
Au fait, vous avez donc été,
Loin de nos boulevards moroses,
Pendant tout ce dernier été,
Sous les buissons de lauriers-roses ?
Le fier soleil du Portugal
Vous tendait sa lèvre obstinée
Et faisait son meilleur régal
Avec votre peau satinée.
Mais vous, tordant sur l'éventail
Vos petits doigts aux blancheurs mates
Vous découpiez Scribe en détail
Pour les rois et les diplomates;
54 ODES FVX A M B VLESQ_VES.
Et, digne d'un art sans rivaux.
Pour charmer les chancelleries,
Vous avez traduit Marivaux
En mignonnes espiègleries.
C'est au mieux ! L'astre des cieux clairs
Qui fait grandir le sycomore
Vous a donné des jolis airs
De Bohémienne et de More.
Vous avez pris, toujours riant,
Dans cet éternel jeu de barres,
La volupté de l'Orient
Et le goût des bijoux barbares,
Et vous rapportez à Paris,
Ville de toutes les décences,
Les molles grâces des houris
Ivres de parfums et d'essences.
C'est bien encor! même à Turin
Menez Clairville, puisqu'on daigne
Nous demander un tambourin
Là-bas, chez le roi de Sardaigne.
ODES FVNAMBVLES ÇMf ES. S 5
Mais pourtant ne nous laissez pas
Nous consumer dans les attentes!
Arrêtez une fois vos pas
Chez nous, et plantez-y vos tentes.
Tout franc, pourquoi mettre aux abois
Cet Eden, où le lion dîne
Chaque jour de la biche au bois
Et soupe de la musardine?
Valets de cœur et de carreau
Et boyards aux fourrures d'ourses,
Loin de vous, sachez-le, Caro,
Tout s'ennuie, au bal comme aux courses.
Vous nous disputez les rayons
Avec des haines enfantines.
Et jamais plus nous ne voyons
Que les talons de vos bottines.
Songez-y ! Vous cherchez pourquoi
Ma muse, qui n'est pas méchante,
M'ordonne de me tenir coi
Et ne veut plus que je vous chante r
5 6 ODES FVNAMBVIESQ^VES.
C'est que vos regards inhumains
Ont partout des intelligences,
Et tout le long des grands chemins
Vont arrêter les diligences.
-Février i S > S .
&^o^fl;
o%£5^a<
ÉVOHÉ
NEMESI3 INTERIMAIRE
Éveil.
iuisque la Némésis, cette vieille portière,
Court en poste et regarde à travers la portière
Des arbres fabuleux faits comme ceux de Cham,
Laissons Chandernagor, Pékin, Bagdad ou Siam
Posséder ses appas, vieux comme sainte Thècle,
Et désabonnons-nous le plus possible au Siècle.
Ne pleure pas, public qui lis encor des vers.
Je ne te dirai pas : Les raisins sont trop verts :
S 8 ODES FVNAMBVLESQVES.
Et. quant à s'en passer, je sais ce qu'on y risque ;
J'ai fait pour toi l'achat d'une jeune odalisque.
Celle qui part était infirme à force d'.ins :
Elle boitait ; la mienne a ses trente-deux dents.
L'œil vif, le jarret souple : elle est blanche, elle est nue,
Charmante, bonne fille., et de plus inconnue.
Elle a le col de cygne et les trente beautés
Que la Grèce exigeait de ses divinités,
Et ce ne sont partout, sous sa robe qui pouffe,
Que cheveux d'or, que lys et que roses en touffe.
La voilà présentée, et, mon bras sous le sien,
Nous allons tous les deux, pareils au groupe ancien
D'une jeune bacchante agaçant un satyre,
Du mieux que nous pourrons jouer à la satire.
Nous savons, aussi bien que feu Barthélémy,
Sur sa lyre à dix voix trouver Vîit et le mi.
Puisqu'il a pris enfin la poudre d'escampette,
O ma folle, ô ma Muse, embouche ta trompette
Qui fouette les carreaux comme un clairon de Sax;
Sur ton front chevelu mets le casque d'Ajax;
Galope et fais claquer sur les peaux les plus chères
Ton fouet et son pommeau ciselé par Feucht-res !
Lesbienne rêveuse, éprise de Phyllis,
Tu n'as pas, il est vrai, célébré S ..,
ODES F V N A M B VL ES Q.V ES. 59
Ni fait de Giraudeau ton souteneur en titre;
Ni dans des vers gazés, qui font rougir un pitre,
Fait éclore, en prenant la flûte et le tambour,
Un édit paternel pour les filles d'amour;
Ni, comme l'Amphion de ces pignons godiches,
Fait surgir à ta voix les colonnes-affiches.
Mais enfin, c'est pp.v toi qu'un jour le Triolet
Ressuscita des morts et resta ce qu'il est,
Et, pour mieux mettre à vif nos modernes Linière,
Devint une épigramme aiguisée en lanière ;
On a su par toi seule, en ce Paris élu,
Ce que valent Néraut. Tassin et Grédelu;
Sur ton Rondeau tel barde, imprimé vif chez Gave,
S'est vu traîner vivant comme sur une claie,
Et par toi ce bel âge apprit, en même temps,
Qu'un nouvel Archiloque est âgé de huit ans.
Vois, le siècle est superbe et s'offre au satirique :
Géronte dans le sac attend les coups de trique,
Et sera trop heureux, Muse aux regards sereins.
Si tu lui fais l'honneur de lui casser les reins.
Regarde autour de toi ces mille nids d'insectes
Qui fourmillent en paix dans des fanges suspectes.
Et que tu vas fouler aux pieds de ton coursier!
Messaline, ta sœur, l'amante aux bras d'acier,
60 ODES FVN AMB VI ESQJVES.
De qui trois cents Romains composaient l'ordinaire,
Ne serait aujourd'hui qu'une pensionnaire,
Et pourrait concourir pour le prix de vertu.
Les nôtres ont un Claude imbécile et tortu,
Qui. toujours généreux au degré nécessaire,
Pour les faire oublier donne tant par ulcère.
Quelle est la Cléopâtre à trois cents francs par mois,
Dont l'Antoine en gants blancs, venu de l'Angoumois,
Ne prenne pas plaisir à voir fondre sa perle?
Dès qu'Antoine est à sec, plus joyeuse qu'un merle,
Cléopâtre s'enfuit sur l'aile d'un steamer,
Et, de "Waterloo-Road affrontant la rumeur,
Puise à ces fonds secrets que, pour ses amourettes,
La perfide Albion avance à nos lorettes.
Demande au soleil d'or, qui mûrit les cotons,
Combien notre Opéra, refuge de gothons,
En dévore en un soir pour un ballet féerique,
Et demande à Sappho, la Lélia lyrique,
Dont la lèvre du vent rougit les froids appas,
Si, par quelque hasard, elle ne saurait pas
Quels timides aveux et quelles confidences,
Au mépris de l'archet enragé pour les danses,
Nos petites Lais, dans les coins hasardeux,
Au bal Valentino chuchotent deux à deux?
ODES F VN AMB Vt E S Ç^V E S . 6\
Alcippe a le renom d'un homme littéraire.
11 gagne peu d'argent. Est-il pauvre? Au contraire.
Sa femme, une poupée aux petits airs souffrants,
En cailloux de princesse a deux cent mille francs.
Et, dès le grand matin, porte pour ses sorties
Des bottines de soie en couleurs assorties
A la robe du jour. Alcippe a deux landaus
Et de petits habits qui plissent sur le dos;
Madame a son lundi; c'est un groom en livrée
Qui porte à la Revue, à bon droit enivrée,
Les tartines d'Alcippe, et ces époux profonds
Ont leur loge au Gymnase et leur loge aux Bouffons.
Alcippe, homme de goût, poète et dramatiste,
Est un original extrêmement artiste;
11 croit sincèrement devoir à son travail
Les dollars que madame a trouvés en détail
Sous les petits coussins d'une amie un peu mûre, ~
Dont pour aucun de nous le boudoir ne se mure.
Si pourtant le mari, que favorise un dieu,
Veut s'étonner, madame, en souriant un peu,
Répond qu'elle a gagné cet argent à la Bourse.
En peut-on à ce point méconnaître la source!
L'ange des actions, que chacun invoquait,
Manque à présent de tout, ainsi que Bilboquet;
62 ODES F VN A M B VIF. SQ^V ES.
Et la bourse où madame a gagné, c'est la nôtre :
C'est la maigreur des uns qui fait un ventre à l'autre.
Dam on... Mais à quoi bon fatiguer votre voix?
Muse, n'essayons pas de peindre en une fois
Les immoralités de ce siècle bizarre.
Nous en avons de reste au quartier Saint-Lazare,
Pour remplir largement trois mille feuilletons.
Tant de taureaux de Crète et de serpents Pythons
Se dressent à l'envi dans ce grand marécage,
Que nous demanderons du temps pour mettre en cage
Ces monstres de féerie, et pour bien copier
Leurs langues de drap rouge et leurs yeux de papier.
Voyez les Auvergnats, les pairs, les gens de lettres,
Les Tom-Pouces âgés de quatre centimètres,
Le lézard-violon, le hanneton-verrier,
Le café de maïs, l'annonce Duveyrier,
Le journal vertueux, Aymé, dentiste équestre,
Et là-bas Mirliton qui s'érige en orchestre!
Hilbev! Carolina! Toussenel ! le guano !
Et Mangin ! et Clairville! et maître Chicoisneau !
Et la Bourse! et Madrid ! et l'Odéon! et Rolle !
Et le nez de Guttiere ! et Buloz ! et l'Ecole
Du Bon-Sens! et le Bal des Chiens! et le Journal
Des C/usseurs! Janin même, aidé de Juvénal,
ODES F V \* A M B V L F. S O^V E S.
<5*
Y perdrait son latin. Voyez, mademoiselle,
Ce qui vous reste à faire, et déployez du zèle.
Quand, rouge de plaisir et les yeux étoiles,
Ton cheval et ton casque au vent échevelés,
On te verra courir, ô Muse jeune et folle !
Les critiques eux-même, et les plus vieux, et Rolle,
Te suivront d'un regard lascif, ô mes amours!
Oubliant qu'ils sont vieux et le furent toujours!
Novembre 1845.
6+ ODES FVNAMBV1ESQ_VES.
Les Théâtres d'enfants.
Ijonsoir, chère Évohé. Comment vous portez-vous?
Vous arrivez bien tard ! Comme vos yeux sont doux
Ce soir! deux lacs du ciel! et la robe est divine.
Quel écrin ! vous aimez Diaz, on le devine.
Vos poignets amincis sortent comme des fleurs
De cette mousseline aux replis querelleurs;
Ce col simple est charmant, ce chapeau de peluche
Blanche, ce tour de tête avec son humble ruche,
Vous donnent, ma déesse, un air tout virginal,
Et chez vous Gavarni complète Juvénal.
Vous marcheriez sans bruit parmi les feuilles sèches,
Et si jamais l'enfant Eros manque de flèches,
Il vous demandera les cils de cet œil noir.
Quel dommage qu'il soit déià samedi soir,
ODES FVN A.M BVLESQVES. (>%
Et qu'il faille chanter, ô ma Muse folâtre !
Car je vous aurais dit : « Le feu brille dans l'âlre,
La verte salamandre y sautille en rêvant;
Laissons tomber la pluie et soupirer le vent,
Car les sophas sont doux loin des regards moro-. \
Et nos verres de vin sont pleins de rayons roses. »
Mais Karr peut seul flâner aux grèves d'Etretat.
Un dieu ne nous fit pas ces loisirs : notre état,
C'est de fouetter au sang, comme Croquemitaine,
Tous les petits vauriens, d'une façon hautaine.
Nous leur faisons bien peur! Heureusement je vois
Que mon Croquemitaine, avec sa grosse voix,
Avale à belles dents les bonbons aux pistaches,
Porte des bas à jour et n'a pas de moustaches.
La moustache irait mal avec sa douce peau.
Mais nous perdons du temps ! Jetez là ce chapeau,
La robe, les jupons ; tirez cette baleine.
Ce bas de cachemire avec sa blanche laine;
Otez ce joyau d'or et ce petit collier.
Il faut, ma chère enfant, vous mettre en cavalier.
Nous allons dans un bouge où, tout le longdu drame,
L'on est fort exposée en costume de femme.
Passez ce pantalon et ces bottines, qui
Viennent de chez Renard et de chez Sakoski ;
66 ODES FVNAMB VLESQ.VES.
Cachez votre beau sein dans un gilet bien juste.
Ce frac va déguiser tous les trésors du buste.
Bien. Maintenant, prenez, comme les plus ardents.
Le twine sur le bras et le cigare aux dents;
Faites mordre à propos par l'épingle inhumaine
Vos cheveux d'or. C'est tout. Venez, et Dieu nous mène!
Le Tartare des Grecs, où le cruel Typhon
Les cent gueules en feu paraît encor bouffon ;
Tobolsk, la rue aux Ours, qui n'a pas de Philistes,
L'enfer, où pleureront les matérialistes.
La Thrace aux vents glacés, les monts Hymalaïa,
L'hôtel des Haricots. Saint-Cloud, Batavia,
Mourzouk, où l'on rôtit l'homme comme une dinde.
Les mines de Norwège et les grands puits de l'Inde,
Asiles du serpent et du caméléon,
L'Etna, Botany-Bav. l'Islande et l'Odé-on
Sont des Edens charmants et des pays du Tendre,
A côté de l'endroit où nous allons nous rendre.
Nulle part, fût-ce même au fond de la Cité.
L'Impudeur, la Débauche et la Lubricité,
La Luxure au front blanc creusé de cicatrices,
Et le Libertinage avec ses mille vices,
Ne dansèrent en chœur ballets plus triomphants !
C'est ce que l'on appelle un Théâtre d'enfants.
ODES FVNAMEVLES^VES. 07
Figure-toi, lecteur, une boîte malsaine ;
Des lauriers de papier couronnent l'avant-scène,
Et vous voyez se tordre avec un air moqueur
Des camaïeus bleu tendre à soulever le cœur.
Quatre violons faux grincent avec la flûte,
La. clarinette beugle, et dans leur triste lutte
Le cornet à piston survient tout essoufflé,
Comme un cheval boiteux pris dans un champ de blé,
Et qui, les yeux hagards, s'enfuit avec démence-
Mais le rideau se lève et la pièce commence.
Des petits malheureux affublés d'oripeaux,
Infirmes, rabougris, et suant dans leurs peaux,
Récitent une prose à crier : « A la garde ! »
Et brament des couplets d'une voix nasillarde.
La scrofule a détruit les ailes de leur nez;
Leur joue est molle et tombe en plis désordonnés ;
Les yeux tout chassieux prennent des tons d'absinthe,
Et l'épine dorsale a l'air d'un labyrinthe.
Ils sautent au hasard comme de petits faons.
Vous, homme simple et bon, rien qu'à voir ces enfante,
Estropiés sans doute et battus par leurs maîtres,
Vous les plaignez déjà, ces pauvres petits êtres!
Mais un monsieur bien mis, un abonné du lieu,
Qui hante la coulisse et fait le Richelieu,
68 ODES FV N A M B VLE SQ.V ES.
Vous apprend que ces nains, dont la race fourmille>
Ont cinquante ans et sont des pères de famille.
Ils grisonnent ; ils sont comme vous, chers lecteurs,
Gardes nationaux, poètes, électeurs,
Et portent des faux cols ; c"est le vice précoce
Qui les a desséchés comme un pois dans sa cosse;
Leur femme, déjà vieille, élevé un rossignol,
Et l'un d'eux est orné de quelque ordre espagnol.
A ces mots, voyant clair dans ce honteux arcane,
Honnête citadin, vous prenez votre canne,
Et le sage parti, trois fois sage en effet,
De fuir en maudissant le maire et le préfet,
A moins que, comme nous, aimant l'allégorie,
Vous ne restiez pour voir la fantasmagorie.
C'est un spectacle heureux et d'un effet hardi.
Il ne vous montre pas la lune en plein midi,
Mais il donne le droit d'éteindre les chandelles.
L'amour est libre alors et vole à tire-d'ailes,
Et l'on peut souhaiter un endroit écarté
Où de n'être pas chaise on ait la liberté.
Serrez-vous contre moi, chère Evohé, ma muse !
Voici l'heure où bientôt l'habit qui les abuse
Va devenir utile, abominablement.
Trois fois heureux encor si ce déguisement,
ODES FVNAMBVLESQ//ES. ÔQ
A dessein médité pour ce moment critique.
Peut éloigner de vous ce public éclectique!
Donc, à ces cris que pousse en mourant la vertu3
Honteuse de mourir sans avoir combattu,
Au bruit de ces soupirs qu'un faible écho répète,
Sauvons-nous au hasard sans tambour ni trompette !
Allons chez nous, ma mie, ô ma Muse à l'œil bleu !
Et, la main dans la main, lisons au coin du feu,
Cependant qu'au dehors le vent siffle et détonne,
Les Chants du crépuscule et Les Feuilles d'automne.
Car, tandis que là-bas l'enfance, sous le fouet,
A de honteux vieillards sert de honteux jouet,
Il est doux de revoir, dans les odes écloses,
Les beaux petits enfants sourire avec les roses,
Et la mère au beau front pour ce charmant essaim
Répandre sans compter les perles de son sein ;
Et d'écouter en soi chanter avec les heures
L'harmonieux concert des voix intérieures!
Décembre 1845.
sue
73 ODF. ? F V N AMR VIESQ.VES.
L'Opéra turc,
C^hère Évohé, voici le carnaval qui vient,
Et l'on danse à la fin du mois, s'il m'en souvient.
Je voulais vous montrer une chose divine,
Un domino charmant que Gavarni dessine,
Une surprise, enfin! Pourquoi venir le soir?*
Nous n'avons même pas le temps de nous asseoir,
Quand j"aurais, pour rester sur ces divans sublimes,
Encor plus de raisons que vous n'avez de rimes!
Il faut partir. Prenez votre châle, Evohé.
Si je ne vous savais un cœur très dévoué,
Et de l'esprit à Mots, si vous étiez bégueule,
Je vous engagerais à rester toute seule ;
Car je crois qu'il s'agit d'aller, à pas de loup,
Attaquer un défaut que vous avez beaucoup.
ODES FVN A M B UI ES Q^V ES. J\
Vous voyez trop souvent votre amie au inng's-Charles..
Mais je ne veux savoir que ce dont tu me parles!
Tortille tes cheveux avec des tresses d'or,
O ma Muse, et volons sur l'aile d'un condor
Jusqu'au pays féerique où les blanches sultanes
Baignent leurs corps polis à l'ombre des platanes,
Et s'enivrent le cœur aux chansons du harem
Sous les rosiers de Perse et de Jérusalem,
Tandis qu'en souriant, les esclaves tartares
Arrachent des soupirs à l'âme des guitares.
Il était à Stamboul un théâtre enchanteur,
Dont le sultan lui-même était le directeur :
La Musique et ses voix, l'altière Poésie,
Les danses de l'Espagne et de la molle Asie
Enchantaient, par l"accord des rhythmes bondissants,
Ce palais ébloui de feux resplendissants.
Or, le sultan, naguère, en ses jours d'allégresse,
Avait dormi longtemps chez les filles de Grèce,
Et, versant des parfums sous le ciel embaumé,
Ainsi que Magdeleine avait beaucoup aimé.
Mais quand l'âge eut glacé tristement cette lave,
Il fut, à son hiver, l'esclave d'une esclave
Qui lui chantait le soir de doux airs espagnols,
D'une voix douce à faire envie aux rossignols.
72 ODES F V .V A M B V L E S Q.V E S .
Elle avait les langueurs des filles de la Gaule,
Soit qu'elle soupirât la romance du Saule,
Ou quelque chant d'amour plaintif ou singulier,
Sous l'habit provocant d'un jeune cavalier.
Mais sa pourpre, fatale aux amours des captives,
Buvait le sang vermeil des blanches et des Juives,
Et ses regards, emplis de force et de douceur,
Demandaient chaque mois la tête d'un danseur.
Lorsque la Favorite, avec ses airs de reine,
Apparaissait, portant la couronne sereine
Dont les lys enflammés ruisselaient en marchant,
Tout le peuple ébloui du ballet et du chant
Tremblait devant son doigt noyé dans la dentelle.
Un seul avait trouvé sa grâce devant elle,
Ardent comme un lion ou comme le simoun.
Un habile chanteur qu'on appelait JMedjnoun.
Or, ce jeune homme avait la perle des maîtresses,
Une blanche houri qui, par ses longues tresses,
Jetait aux quatre vents tous les parfums d'Ophir,
Paupière aux sourcils noirs, prunelles de saphir,
Gazelle pour la grâce indolente des poses,
Nourmahal, dont la lèvre énamourait les roses.
Medjnoun se demandait quel ange au firmament
Avait fondu pour lui des cœurs de diamant,
ODES F V N A M B VLESÇVV ES. 73
Lorsque, par une nuit claire d'astres sans nombre,
Errant par les sentiers du jardin comme une ombre,
Près d'un kiosque doré, que les pâles jasmins
Et les lys aux yeux d'or entouraient de leurs mains,
Et'sur lequel aussi dormaient dans la nuit brune
Les blancs rosiers baignés des blancs rayons de lune,
Par la fenêtre ouverte il entendit deux voix.
L'une disait (c'était la Favorite) : « Oh ! vois,
Ma Nourmahal ! jamais le cœur des jeunes hommes
Ne s'attendrit ; mais nous, ma chère âme, nous sommes
Douces; nos longs cheveux sur nos seins endormis
Ont l'air en se mêlant de deux fleuves amis ;
Les rayons de la nuit argentent nos pensées,
Lorsque, dans un hamac mollement balancées,
Entrelaçant nos bras, nous chantons deux à deux,
Ou que, nous confiant à des flots hasardeux,
Et laissant l'eau d'azur baiser nos gorges blondes,
Nous en dérobons l'or sous la moire des ondes. »
La Favorite alors, les yeux noyés de pleurs,
Voyait à chaque mot éclore mille fleurs
Sur le sein de l'enfant rougissante et sans voiles,
Et, le regard perdu dans ses yeux pleins d'étoiles
Comme les océans du ciel oriental,
Etait agenouillée aux pieds de Nourmahal,
74- ODES F VN AMBVLESÇ^VES.
Et Nourmahai honteuse, au bout de chaque phrase,
Ramenait sur son cou sa tunique de gaze.
— « Permettez, dit Medjnoun, entrant à la Talma,
Qu'ici je vous salue, et que j'emmène ma
Maîtresse; il se fait tard, et notre chambre est prête. »
Medjnoun fut le jour même admis à la retraite.
O frères de don Juan ! dompteurs des hots amers,
Qui dérobez la perle au sein meurtri des mers,
Vous dont l'ardente lèvre eût bu jusqu'à la lie
Les mvstères sacrés de Gnide et d'Idalie,
Avec vos doigts sanglants fouillez l'œuvre de Dieu,
Et vous ne trouverez jamais, sous le ciel bleu,
Si chaste lèvre, encor pleine de fleurs mi-closes,
Dont la pâle Amitié n'ait effeuillé les roses!
Toi qui, depuis longtemps, avec ton pied vainqueur,
As foulé pas à pas les replis de mon cœur,
Blonde Evohé ! tu sais si j'aime le théâtre.
Polichinelle seul peut me rendre idolâtre,
Et, lorsque nous prenons des billets au bureau,
C'est pour voir, par hasard, Giselle ou Deburau.
Pour la grande musique, elle est notre ennemie;
Les Lauriers sont coupés et J'aime mieux ma mie,
Avec la Kradoudja, suffisent à nos vœux,
Et le moindre trio fait dresser nos cheveux.
ODES F V N A M B V L E S Q^V E S . 75
Eh bien ! ma pauvre fille, il faut parler musique !
La basse foudroyante et le ténor phthisique
Xous font l'œil en coulisse et demandent nos vers ;
Duègne au nez de rubis, ingénue aux bras verts,
Ciel rouge, galonné de quinquets pour la frange,
Il faut décrire tout, jusqu'aux arbres orange.
La clarinette aspire à des canards écrits,
Et le bugle naissant nous réclame à grands cris.
Donc, samedi prochain nous dirons à l'Europe
Comme tombe le cèdre au niveau de l'hysope,
Et comment, et par quels joueurs d'accordéon,
L'Opéra, devenu pareil à l'Odéon,
A vu, depuis trois ans, aux stalles dédaignées,
S'empiler en monceau les toiles d'araignées;
Et comment il a fait, pour trouver un ténor,
Des voyages plus longs que tous ceux d'Anténor.
Après tous nos malheurs et ton frac mis en loques,
Tu dois haïr Thalie et toutes ses breloques ;
Mais si tu peux encor me suivre sans frémir,
Je te promets ce soir ce bijou de Kashmir
Qu'un faible vent d'été ride comme les vagues,
Et qui passe au travers des plus petites bagues.
Décembre 1S45.
76 ODES F VN A M B VLES Q^V E S.
Académie royale de musiaue.
\_J Parnasse lyrique! Opéra! palais d?or!
Salut ! L'antique Muse, en prenant son essor,
Fait traîner sur ton front ses robes sidérales
Et défiler en chœur les danses sculpturales.
Peinture ! Poésie ! arts encore éblouis
Des rayons frissonnants du soleil de Louis !
Musique, voix divine et pour les cieux élue,
O groupe harmonieux, Beaux-Arts, je vous salue!
O souvenirs ! c'est là le théâtre enchanté
Où Molière et Corneille et Mozart ont chanté.
C'est là qu'en soupirant la Mort a pris Alceste ;
Là, Psvché, tout en pleurs pour son amant céleste,
A croisé ses beaux bras sur le rocher fatal;
Là, naïade orgueilleuse aux palais de cristal,
ODES F Y N A M B V L E S <^V ES. 77
Versailles, reine encore, a chanté son églogue ;
Là, parmi les détours d'un charmant dialogue,
Angélique et Renaud, Cybèle avec Atys
Ont cueilli la pervenche et le myosotis,
Et la Muse a suivi d'un long regard humide
Le^ amours d'Amadis et les amours d'Armide.
Là. Gluck avec Quinault, Quinault avec Lulli
Ont chanté leurs beaux airs pour un siècle poli :
Là, Rossini, vainqueur des lyres constellées,
Fit tonner les clairons de ses grandes mêlées,
Et lit naître à sa voix ces immortels d'hier,
Ces vieux maîtres : Auber, Halévy, Meyerbeer.
C'est là qu'Esméralda, la danseuse bohème,
Par la voix de Falcon nous a dit son poëme,
Et que chantait aussi le cygne abandonné
Dont le suprême chant ne nous fut pas donné.
Ici Taglioni, la fille des sylphides.
A fait trembler son aile au bord des eaux perfides,
Puis la Danse fantasque auprès des mêmes flots
A fait carillonner ses grappes de grelots.
O féerie et musique ! ô nappes embaumées
Qu'argentent les wilis et les pâles aimées!
O temple! clair séjour que Phébus même élut,
Parnasse! palais d'er ! grand Opéra, salut!
78 ODES FVN AMB VLESQ_VES.
Le cocher s'est trompé. Nous sommes au Gymnase.
Un peuple de bourgeois, nez rouge et tête rase,
Étale des habits de Quimper-Corentin.
Un notaire ventru saute comme un pantin.
Auprès d'un avoué chauve, une cataracte
D'éloquence ; sa femme est verte et lit VEntr'acte.
Elle arbore de l"or et du strass à foison,
Et renifle, et sa gorge a l'air d'une maison.
Auprès de ce sujet, dont la face verdoie,
S'étalent des cous nus, pelés comme un cou d'oie
Plumée ; et, pêle-mêle, au long de tous ces bancs
Traînent toute l'hermine et tous les vieux turbans
Qui, du Rhin à l'Indus, aient vieilli sur la terre.
J'apprends que l'un des cous est fille du notaire.
O ciel ! voici, parmi ces gens à favoris,
Un vieux monsieur qui porte un habit de Paris.
Il a l'air fort honnête et reste bouche close ;
Adressons-nous à lui pour savoir quelque chose.
C'est une occasion qu'il est bon de saisir.
ODES F V N A M B V 1 E S q_V E S .
Moi.
Monsieur, voudriez-vous me faire le plaisir
De me dire quels sont ces cous d'oie et ces hommes
Jaunes, et dans quel lieu de la terre nous sommes?
Je me suis égaré, cette dame est ma sœur.
Où suis-je?
Le monsieur qui a l'air honnête.
A l'Opéra.
Moi.
Vous êtes un farceur!
Le notaire ventru.
Oui, biche, le rideau que tu vois représente
Le roi Louis Quatorze en seize cent soixante-
Douze. Il portait, ainsi que l'histoire en fait foi,
Une perruque avec des rubans. Le grand roi,
Entouré des seigneurs qui forment son cortège,
Donne à Lulli, devant sa cour, le privilège
De l'Opéra, qu'avait auparavant l'abbé
Perrin.
80 Û D F. 3 F V N A M B V X. E SQV E S.
Un des cous.
Papa, je crois que mon gant est tombe.
Le notaire ventru.
Case nettoie avec de la gomme élastique.
L'avoué.
Oui. madame, j'assigne et voilà ma tactique.
Un avocat.
On l'appelait au Mans maître Pichu minor.
Et moi maître Pichu major.
M. Josse.
Le Koh-innor...
Un lampiste à lunettes d'or.
Silence!
Le bâton du régisseur.
Pan ' :an ! pan !
L'avoué.
Je ne suis pas leur dupe
ODES F V N A M B VL E S QV ES. 8l
Second cou.
Maman, ce gros monsieur veut s'asseoir sur ma jupe.
La dame verte.
Pincc-le.
Le notaire ventru.
Je ne sais où sera le nouvel
Opéra. C'est, dit-on, à l'ancien que Louvel...
L'orchestre.
Tra, la, la, la, la; ta, la, la, la, lère.
Moi.
Qu'est-ce
Que ce bruit-là, monsieur? qu'a donc la grosse caisse
Contre ces violons enrhumés du cerveau ?
Et pourquoi préluder à l'opéra nouveau
Par J'ai du bon tabac?
Le monsieur qui a l'air honnête.
Monsieur, c'est l'ouverture
De Guillaume Tell.
Moi.
Ah!
8^ O D F. S FVN A MB VI.ESQVES.
L'avocat.
Madame, la nature
De la pomme de terre est d'aimer les vallons.
Elle atteint dans le Puy la grosseur des melons.
Premier cou.
Mon corset me fait mal.
M. Canaple sur la scène.
« Ir. chante et l'Helvétie
Pleure sa liberté ! »
L'avocat.
Que la démocratie
S'organise, on verra tous les partis haineux
Fondre leurs intérêts.
Choeur général sur la scène.
« CÉLÉBRONS LES DOU.X NOEUDS ! )>
Second cou.
Mon cothurne est cassé.
OD E> F V N A M B VLESQ_VES. 8}
M. don Juan dans la loge infernale.
Veux-tu nous aimer, Gothe?
Soupons-nous à Y Anglais?
3/lle Gothe sur la scène.
Non, c'est une gargote.
Chœur des Suisses sur la scène.
a Courons armer nos bras ! »
Un triangle égaré,
Ktsin !
Une clarinette retardataire.
Trum !
Chœur de femmes sur la scène.
«Toi que l'oiseau
Ne suivrait pas ! »
L'avoué.
Monsieur, ma femme est un roseau
Pour la douceur.
84. ODES F V N A M B V L E S (W E S.
Un violon méchant.
Vzrumz ! vzrumz!
M. Arnoux sur le théâtre.
Hou ! hou!
M. Obin sur le théâtre.
Tra, tra.
Premier cou.
Til
Le monsieur met son pied le long de ma bottine.
M. Arnoux sur le théâtre.
LA HOU, LA HOU, LA HA,
M. Obin sur le théâtre.
Tra trou, trou trAj trou, trou !
Le notaire ventru.
Monsieur, que pensez-vous du Genest de Rotrou ?
Chœur des Suisses sur la scène.
« Le glaive arme nos bras ! »
ODES FVNAMBVLES QJV ES. 85
L'aVOllé.
Mais ! la pièce est baroque.
Ce n'est pas tout à fait dans les mœurs de l'époque-
Elle aurait eu besoin d'un bon coup de ciseau.
Le notaire ventru.
Hum ! c'est selon.
M. Arnoux sur le théâtre.
Hou ! hou !
M. Obin sur le théâtre.
Tra ! TRA !
Chœur de femmes sur la scène.
«Toi qui: l'oiseau !... »
C/uvur de femmes sur la scène.
« Toi qui n'es pas... »
M. Arnoux sur le théâtre.
Hou ! hou !
M. Obin sur le théâtre.
Tra ! tra !
86 ODE? F V X A M B V L E ? QV E S .
La dame verte.
J'ai chaud aux joues.
Le triangle égaré.
Ktsih !
La clarinette retardataire.
Tri'm !
Le notaire ventru.
Bibiche, c'est le morceau que tu joues
Sur ton piano.
Premier cou.
Ça!
L'avoué.
J'ai dit à Ducluzeau
Ce que c'est que l'affaire.
M. Arnoux sur le théâtre.
Hou ! hou!
Chœur de femmes sur la scène.
« Toi que l'oiseau !.
ODES FVNAMBVLESQVES. 87
\J ma blonde Évohé, ma muse au chant de cygne,
Regarde ce qu'ils font de ce théâtre insigne.
O pudeur ! autrefois, dans ces décors vivants
Où l'œil voyait courir le souffle ailé des vents.
L'eau coulait en ruisseau dans les conques de marbre,
Et le doigt du zéphyr pliait les feuilles d'arbre.
L'orchestre frémissant envoyait à la fois
Son harmonie à l'air comme une seule voix;
Tout le corps de ballet marchait comme une armée :
Les déesses du chant, troupe jeune et charmée,
Belles comme Ophélie et comme Alaciel,
Avaient dans le gos^r tous les oiseaux du ciel;
La danse laissait voir tous les trésors de Flore
Sous les plis de maillots, vermeils comme l'aurore ;
C'était la vive Elssler, ce volcan adouci,
Lucile et Carlotta, celle qui marche aussi
88 ODES fvhahbvi.es q_v e s.
Avec ses pieds charmants, armés d'ailes hautaines,
Sur la cime des blés et l'azur des fontaines.
L'audace d'une femme, arrêtant ce concours,
A remis une bande au bas des jupons courts
Et plongé les ténors au sein de la banlieue.
Cruelle Eris, déesse à chevelure bleue,
Déesse au dard sanglant, déesse au fouet vainqueur,
Change mon encre en fiel ; mets autour de mon cœur
L'armure adamantine, et dans mon front évoque,
Mètre de clous armé, l'ïambe d'Archiloque !
L'ïambe est de saison, l'ïambe et sa fureur.
Pour peindre dignement ces spectacles d"horreur
Et les sombres détails de ce cloaque immense.
Vous, mesdames, prenez vos flacons, je commence.
Un fantôme d'Habneck, honteux de son déchet,
Agite tristement un fantôme d'archet;
L"harmonieux vieillard est quinteux et morose :
Il est devenu gai comme Louis Monrose.
Ses violons fameux que l'on voyait, dit-on,
Pleins d'une ardeur si noble, obéir au bâton,
L'archet morne à présent et la corde lâchée,
Semblent se conformer à sa mine fâchée;
Et tout l'orchestre, avec ses cuivres en chaudrons,
Ainsi qu'un vieux banquier poursuivant les tendrons
ODES FVNAMBVLESQVES. 89
Ou qu'un vers enjambant de césure en césure,
Lui-même se poursuit de mesure en mesure.
La musique sauvage et le drôle de cor
Qui guide au premier mai la famille Bouthor;
Chez notre Deburau, les trois vieillards épiques
Qui font grincer des airs pointus comme des piques;
Le concert souterrain des aveugles; enfin
L'antique piano qui grogne à Séraphin
Et l'orchestre des chiens qu'on montre dans les foires,
Auprès de celui-là charment leurs auditoires.
Mais si rempli qu'il soit de grincements de dents,
Quels que soient les canards qui barbotent dedans,
Si féroce qu'il semble à toute oreille tendre^
Il vaut mieux que le chant qu'il empêche d'entendre.
Les choristes, rangés en affreux bataillons,
Marchent ad libitum en traînant des haillons;
Les femmes, effrayant le dandy qu'elles visent,
Chantent faux des vers faux ; même, elles improvisent !
O ruines ! leurs dents croulent comme un vieux mur,
Et ces divinités, toutes d'un âge mûr,
Dont la plus séduisante est horriblement laide,
Font rêver par leurs os aux dagues de Tolède.
Leurs jupons évidés marchent à grands frous-frous,
Et leur visage bleu, percé de mille trous,
ÇO ODES PVNAMBVI.ES Q_V E S .
S'étale avec orgueil comme une vieille cible.
Les hommes sont plus laids encor, si c'est possible.
Triste fin ! si Ton songe, en voyant ces objets,
Que ce chœur endurci vaut les premiers sujets !
Plus de ténors! Leur si demande un cataplasme,
Et Yut. le fameux ut, tombe dans le marasme.
En vain Pillet tremblant envoya ses zélés
Parcourir l'Italie avec leurs pieds ailés;
En vain ils ont fouillé Rome, ville papale,
Naples. où la princesse à la pâleur fatale
Donne des rendez-vous aux jeunes cavaliers,
Et, courtisane avec des palais en colliers,
Venise, où lord Bvron, deux fois vainqueur des ondes,
Poussait son noir coursier le long des vagues blondes,
Et Florence, où l'Arno. parmi ses flots tremblants,
Mêle l'azur du ciel avec les marbres blancs ;
Jusqu'au golfe enchanteur qu'un paradis limite,
Vut ne veut plus lutter, le ténor est un mythe.
Seul, ô Duprez ! toujours plus grand, toujours vainqueur.
Toujours lançant au ciel ton chant qui sort du cœur,
Fièrement appuyé sur ta large méthode,
Qui reste, comme l'art, au-dessus de la mode,
O Duprez! ô Robert! Arnold! Eléazar!
En voyant les cailloux qu'on met devant ton char,
ODES F V N A MB VLESQVES. 01
Et les rivaux honteux que la haine te donne
Lorsque ta voix sublime à la fin t'abandonne.
Toujours maître de toi, tu luttes en héros,
Toujours roi, toujours fort, tandis que tes bourreaux
Inventent vingt ténors devant qui l'on s'incline,
Et qui durent un an, comme la crinoline.
Ah ! du moins nous avons la Danse, un art divin!
Et l'homme le plus fait pour être un écrivain,
Célébrât-il Louis et portât-il perruque,
Fût-il Caton, fût-il Boileau, fût-il eunuque,
Ne pourrait découvrir l'ombre d'un iota
Pour défendre à ses vers d'admirer Carlotta.
Son corps souple et nerveux a de suaves lignes;
Vive comme le vent, douce comme les cvgnes,
L'aile d'un jeune oiseau soutient ses pieds charmants,
Ses yeux ont des reflets comme des diamants,
Ses lèvres à l'Eden auraient servi de portes;
Le jardin de Ronsard, de Belleau, de Desportes,
Devant Cypre et Chloris toujours extasiés,
A, pour les embellir, donné tous ses rosiers.
Elle va dans l'azur, laissant flotter ses voiles,
Conduire en souriant la danse des étoiles,
Poursuivre les oiseaux et prendre les rayons;
Et, par les belles nuits, d'en bas nous la voyons,
92 ODES F V N A M B V L E 5 Q_V E 5 .
Dans les plaines du ciel d'ombre diminuées,
Jouer, entrelacée à ses sœurs les nuées,
Ouvrir son éventail et se mirer dans l'eau.
Qu'auriez-vous pu trouver à redire, ô Boileau?
Une chose bien simple, hélas ! La jalousie
Nous cache tout ce luxe et cette poésie,
De même qu'autrefois, par un crime impuni,
Les mêmes envieux cachaient Taglioni,
Cet autre ange charmant des cieux imaginaires.
Sombre Junon ! Les Dieux ont-ils de ces colères?
Aimez-vous les décors? On n'en met nulle part.
Les vieux servent toujours, percés de part en part,
Et, par la main du Temps noircis comme des forges,
Ils pendent en lambeaux comme de vieilles gorges.
Les arbres sont orange, et, dans Guillaume Tell,
La montagne est percée à jour comme un tunnel.
Le temple de Robert, ses colonnes en loques,
S'agite aux quatre vents comme des pendeloques,
Et le couvent a l'air de s'être bien battu.
Dans La Muette enfin, mirabile dictu!
L'éruption se fait avec du papier rouge
Derrière lequel brille un lampion qui bouge.
Le machiniste, un sage, ennemi des succès,
Imite à tour de bras le Théâtre-Français.
ODE> FVN AMBVLESQ_VES. 93
Les travestissements, les changements à vue,
Les transformations sont comme une revue
De la garde civique : on les manque toujours.
Les Français, l'Odéon, sont les seules amours
Du machiniste en chef; il a cette coutume
D'étrangler les acteurs en tirant leur costume.
Quelques-uns sont vivants ; s'ils en ont réchappé,
C"est que le machiniste une fois s'est trompé,
Et rè-ait d'Abufar, qu'il voit chaque dimanche.
C'est un homme d'esprit qui prendra sa revanche.
Enfin, on voit maigrir, comme un corps de ballet,
Des marcheuses, des rats, peuple jaune et fort laid,
Qui n'ont jamais dansé qu'à la Grande-Chartreuse,
Et qui, réjouissant de leur maigreur affreuse
Les lions estompés au cosmétique noir,
Prennent des rendez-vous pour le souper du soir.
Nous qui ne sommes pas danseurs, prenons la fuite.
Allons souper aussi, mon cœur, mais tout de suite,
Et tâchons d'oublier, en buvant de bons vins,
Cet hospice fameux, rival des Quinze-Vingts.
Décembre 1845.
94: ODES FVNAMBVI.ES Q_V E ;
L'Amour à Pari?.
.Tille du grand Daumier ou du sublime Cham,
Toi qui portesdureps el du madapolam,
O Muse de Paris! toi par qui l'on admire
Les peignoirs érudits qui naissent chez Palmvre,
Toi pour qui notre siècle inventa les corsets
A la minute, amour du puff et du succès!
Toi qui chez la comtesse et chez la chambrière
Colportes Marivaux retouché par Barrière,
Précieuse Evohé ! chante, après Gavarni,
L'amour et la constance en brodequin verni.
Dans ces pays lointains situés à dix lieues,
Où TOise dans la Seine épanche ses eaux bleues,
Parmi ces Saharas récemment découverts,
Quand l'indigène ému voit passer dans nos vers
ODES FVNAMBVLESQVES. 0 $
0
Ces mots déjà caducs : rat, grisette ou lorette,
Il se cabre, on l'entend fredonner : Turlurette !
Et, l'oeil dans le ciel bleu, ce naturel naïf
Evacue un sonnet imité de Baïf.
11 voit dans le verger qu'il eut en patrimoine
Tourbillonner en chœur les cauchemars d'Antoine ;
Le voilà frémissant et rouge comme un coq ;
Il rêve, il doute, il songe, et tout son Paul de Kock
Lui revient en mémoire, et, pendant trois semaines,
Fait partir à ses yeux des chandelles romaines
Et dans son cœur troublé met tout en désarroi,
Comme un feu d'artifice à la fête du roi.
La grisette! Il revoit la petite fenêtre.
Les rayons souriants du jour qui vient de naître,
A leur premier réveil, comme un cadre enchanteur,
Dorent les liserons et les pois de senteur.
Une tête charmante, un ange, une vignette
De ce gai reposoir agace la lorgnette.
En voyant de la rue un rire triomphant
Ouvrir des dents de perle, on dirait qu'un enfant
Ou quelque sylphe, épris de leurs touffes écloses,
A fait choir, en jouant, du lait parmi les roses.
Elle va se lacer en chantant sa chanson,
Lisette ou L'Andalouse ou bien Mimi Pinson.
ç6 ODES F V H A M B V L E S <^V E S
» 1
Puis tendre son bas blanc sur sa jambe plus blanche ;
Les plis du frais jupon vont embrasser sa hanche
Et cacher cent trésors, et du cachot de grès
La naïade aux yeux bleus glissera sans regrets
Sur sa folle poitrine et sur son col, que baigne
Un doux or délivré des morsures du peigne.
Ce poëme fini, dans un grossier réseau
Elle va becqueter son déjeuner d"oiseau,
Puis, son ouvrage en main, sur sa chaise de paille,
La folle va laisser, tandis qu'elle travaille,
L'aiguille aux dents d'acier mordre ses petits doigts
Et, comme un frais méandre égaré dans les bois,
Elle entrelacera, modeste poésie,
Les fleurs de son caprice et de sa fantaisie.
C'est ce que l'on appelle une brodeuse. Hélas !
Depuis qu'en ses romans, faits pour le doux Hylas,
Paul de Kock embellit, d'une main paternelle,
Cette fleur d'amourette en soulier de prunelle,
Combien ces frais croquis, plus faux que des jetons,
Ont fait dans notre ciel errer de Phaétons !
La grisette, doux rêve ! Elle avait ses apôtres,
B-ilzac et Gavarni mentaient comme les autres;
Mais, un jour, Roqueplan, s'étant mis à l'affût,
Dit un mot de génie, et la Lorette fut!
ODES FVNAHBVIES^VES. Ç7
Hurrah! les Aglaé ! les Ida, les charmantes,
En avant ! Le Champagne a baptisé les mantes !
Déchirons nos gants blancs au seuil de l'Opéra !
Après, la Maison-d'Or ! Corinne chantera,
Et puis, nous ferons tous, comme c'est nécessaire.
Des mots qui paraîtront demain dans Le Corsaire !
Des mots tout neufs, si bien arrachés au trépas,
Qu'ils se rendent parfois, mais qu'ils ne meurent pas !
Ecoutez Pomaré, reine de la folie,
Qui chante : Un général de l'armée d'Italie!
Ah ! bravo ! c'est épique, on ne peut le nier.
Quel aplomb! je l'avais entendu l'an dernier.
Vive Laïs ! Corinthe existe au sein des Gaules !
Ah ! nous avons vraiment les femmes les plus drôles
De Paris! Périclès vit chez nous en exil,
Et nous nous amusons beaucoup. Quelle heure est-il?
Evohé ! toi qui sais le fond de ces arcanes,
Depuis la Maison-d'Or jusqu'au bureau des cannes,
Toi qui portas naguère avec assez d'ardeur
Le claque enrubanné du fameux débardeur,
Apparais! Montre-nous, ô femme sibylline,
La pâle Vérité nue et sans crinoline,
Et convaincs une fois les faiseurs de journaux
De complicité vile avec les Oudinots.
98 ODES rVXAMBVLESQ_VES.
Descends jusques au fond de ces hontes immenses
Qui sont le paradis des auteurs de romances,
Dis-nous tous les détours de ces gouffres amers,
Et si la perle en feu rayonne au fond des mers.
Et quels monstres, avec leurs cent gueules ouvertes,
Attendent le nageur tombé dans les eaux vertes.
Mène-nous par la main au fond de ces tombeaux !
Montre ces jeunes corps si pâles et si beaux
D'où la beauté s'enfuit, désespérée et lasse!
Fais-nous voir la misère et l'impudeur sans grâce!
Parcours, en exhalant tes regrets superflus,
Ces beaux temples de l'âme où le dieu ne vit plus,
Sans craindre d'y salir ta cheville nacrée.
Tu peux entrer partout, car la Muse est sacrée.
Mais du moins. Evohé, si la jeune Lais,
Avec ses cheveux d'or, blonds comme le maïs,
N'enchaîne déjà plus son amant Diogène;
Dans ces murs, d'où s'enfuit l'esprit avec la gène,
Si leur Alcibiade et leur sage Phryné
Abandonnent déjà ce siècle nouveau-né ;
Si dans notre Paris Athènes est bien morte,
Dans les salons dorés où se tient à la porte
La noble Courtoisie, il est plus d'un grand nom
Qui dérobe la grâce et l'esprit de Ninon.
ODES FV N AMB VLESQ^V ES. 99
Là, l'amour est un art comme la poésie :
Le Caprice aux yeux verts, la rose Fantaisie
Poussent la blanche nef que guident sur son lac
Anacréon. Ovide et le divin Balzac,
Et mènent sur ces flots, où le doux zéphyr passe,
La Volupté plus belle encore que la Grâce !
O doux mensonge ! Avec tes ongles déjà longs,
Tâche d'égratigner la porte des salons,
Et peins-nous, s'il se peut, en paroles courtoises,
Les amours de duchesse et les amours bourgeoises!
Dis l'enfant Chérubin tenant sur ses genoux
Sa marraine aujourd'hui moins sévère; dis-nous
La nouvelle Phryné, lascive et dédaigneuse,
Instruisant les d'Espard après les Maufrigneuse ;
Dis-nous les nobles seins que froissent les talons
Des superbes chasseurs choisis pour étalons;
Et-comment Messaline, encore extasiée,
Au matin rentre lasse et non rassasiée,
Pâle, essoufflée, en eau, suivant l'ombre du mur,
Tandis que son époux, orateur déjà mûr,
Dans son boudoir de pair désinfecté par l'ambre,
Interpelle un miroir en attendant la Chambre!
Ah ! posons nos deux mains sur notre cœur sanglant !
Ce n'est pas sans gémir qu'on cherche, en se troublant,
ODES F V N A M B V L E S Q_V E S .
Quelle plaie ouvre encor, dans l'éternelle Troie,
L'implacable Cypris attachée à sa proie !
Quand il parle d'amour sans pleurer et crier,
Le plus heureux de nous, quel que soit le laurier
Ou le myrte charmant dont sa tête se ceigne,
Sent grincer à son flanc la blessure qui saigne,
Et se plaindre et frémir, avec un ris moqueur,
L'ouragan du passé dans les flots de son cœur!
Janvier 1846.
ODES F VN AMBVLESQ^V F S. IOI
Une Vieille Lune.
Moi.
Chère infidèle ! eh bien, qu'êtes-vous devenue?
Depuis quinze grands jours vous n'êtes pas venue !
Chaque nuit, à l'abri du rideau de satin.
Ma bougie en pleurant brûle jusqu'au matin;
Je m'endors sans tenir votre main adorée,
Et lorsque vient l'Aurore en voiture dorée,
Je cherche vainement dans les plis des coussins
Les deux nids parfumés où s'endorment vos seins,
Comme de doux oiseaux sur le marbre des tombes.
Qu'en faisiez-vous là-bas de ces blanches colombes?
Et tu ne m'aimes plus.
Evohé.
Je vous aime toujours.
102 ODC- PVNAMBV1ESQVES.
Moi.
Que faisais-tu, rivale en fleur des Pompadours?
Un corset un peu juste, une étroite chaussure
Ont-ils égratigné d'une rose blessure
Tes beaux pieds frissonnants comme des lys pâlis?
Un drap trop dur, froissé par tes ongles polis,
A-t-il enfin meurtri, dans ses neiges tramées,
Ces bijoux rougissants, pareils à des camées?
As-tu brisé ta lyre en chantant Kradoudja?
Ou bien, dans ces doux vers que l'on aimait déjà,
Ta soubrette Cypris a-t-elle, d'aventure,
En te frisant le soir, plié ta chevelure?
•\s-tu perdu ta voix et ton gazouillement?
Êvohé.
Je suis harmonieuse et belle, ô mon amant !
Le drap tissu de neige et la chaussure noire
N'a pas mordu mes pieds ni mes ongles d'ivoire ;
Ma soubrette Cypris, qui m'aime quand je veux.
N'a pas coupé nos vers pour plier mes cheveux ;
On admire toujours les cent perles féeriques
Et les purs diamants de mes écrins lyriques :
Les Eros voletants me servent d'échansons,
Et ma lyre d'argent est pleine de chansons.
ODES F V N A M B VLESQVZS. IOJ
Moi.
Pourquoi donc as-tu fui la guerre, qui s'aggrave?
On reprend Abufar et Lucrèce, on te brave!
Pends-toi, grillon! Lucrèce, enfin deux Abufar!
Et ce Bâche espagnol ivre de nénuphar,
Damon, ce grand auteur dont la muse civile
Enchanta si longtemps et Lecourt et Clairville,
Est photographié pour ses talents divers.
Le Tarn au loin gémit et demande tes vers.
Evohè.
N'as-tu donc point appris la fameuse nouvelle
Que l'aveugle Déesse, en enflant sa grande aile,
Emporte aux quatre coins de l'univers connu?
Moi.
Non.
Evohè.
Tremblez, terre et cieux! Le maître est revenu.
Némésis-Astronome assemble ses vieux braves,
Barberousse s'abat au milieu des burgraves,
Barthélémy rayonne, allumant son fanal,
Cl >ué, dernier pamphlet, à son dernier journal!
104 OD E S F V H A M E V L E S QV E S.
Sa musc a, réveillant la satire latine,
Comme un Titan vaincu foudroyé Lamartine;
Pareille aux grands parleurs d'Homère et de Hugo;
Des rocs du feuilleton, la dure virago
Sur ce cygne plus doux que les cygnes d'Athènes
Fait couler à grand bruit ces paroles hautaines :
« Rimeur. que viens-tu faire au milieu du forum ?
Cet acte audacieux blesse le décorum.
Reste avec tes pareils ! Les gens de ta séquelle
Ne sont bons qu'à rimer une ode, telle quelle!
Tu chantes l'avenir! le présent est meilleur.
Ce qui te convenait, ô divin rimailleur,
C'était, ambitieux du laurier de Pindare,
D'aller au mont Horeb pincer de la guitare
Pour ton roi légitime, ou plutôt d'arranger
Des vers de confiseur au Fidèle-Berger.
Mais ta loi sociale est une rocambole,
Et Fourier n'est qu'un âne à côté de Chambolle.
Tombe ! et, le front meurtri par mon divin talon,
Souviens-toi désormais d'admirer Odilon. »
Ainsi par ses gros vers, Némésis-Astronome,
Du poëte sacré, déjà plus grand qu'un homme,
A brisé fièrement les efforts superflus.
ODES FVNAM B VIE SQJVES. 105
Moi.
Tiens ! je n'en savais rien.
Êvohé.
Lamartine non plus.
Bois, ô mon jeune amant ! les larmes que je pleure.
Si Némésis renaît, il faut donc que je meure?
Moi.
Ta lèvre a le parfum du rosier d'Orient
Où l'Aurore a caché ses perles en riant ;
Cette bouche folâtre est pleine de féeries,
Et, comme un voyageur dans des plaines fleuries,
Mon cœur s'est égaré parmi ses purs contours.
Evohé.
Si je chantais encor, m'aimeriez-vous toujours?
Moi.
Eh! que nous fait à nous Némésis-Astronome?
Nous, et Barthélémy que le siècle renomme,
Nous avons deux tréteaux dressés sous le ciel bleu,
Deux magasins d'esprit : le sien ressemble à feu
Le Théâtre-Français ; une loque de toile
Y représente Rome ou bien l'Arc-de-1'Étoile,
1 06 O D F. > F Y N A M B V LES Q^V F. S .
Au choix. Sur le devant, de lourds alexandrins,
Portant tout le harnois classique sur les reins,
Casaques abricot, casques de tragédie,
Déclament, et s'en vont quand on les congédie :
Ce genre sérieux n'a pas un grand succès;
On y bâille parfois, mais c'est l'esprit français;
Cela craque partout, mais c'est la bonne école,
Et cela tient toujours avec un peu de colle.
Si quelque spectateur pourtant semble fâché,
On lui répond : Voltaire ! et le mot est lâché.
Mais nous, nous travaillons pour un peuple folâtre.
En haillons ! En plein vent ! Nous sommes le théâtre
A quatre sous, un bouge. Aux regards des titis
Nous offrons éléphants, diables et ouistitis :
Dans notre drame bleu, la svelte Colombine
A cent mille oripeaux pour cacher sa débine.
Ses paillettes d'argent et son vieux casaquin
Eblouissent encor ce filou d'Arlequin ;
On y mord, et parfois la gorge peu sévère
Sort de la robe, et luit sous les colliers de verre.
Sur ce petit théâtre où le bon goût n'est pas,
L'invincible Pierrot se démène à grands pas;
Et quand le vieux Cassandre y passe à l'étourdie,
Au lieu de feindre un peu, comme la Tragédie,
ODES F VN AMBVLESQ.VES. 107
De percer d'un poignard ce farouche barbon,
Il lui donne des coups de trique, pour de bon !
Sur cette heureuse scène, on voit le saut de carpe
Après le saut du sourd ; et Rose, sans écharpe,
S'y montre à ce public trois fois intelligent,
Faisant la crapaudine au fond d'un plat d'argent.
La fée Azur, tenant le diable par les cornes,
Y court sur son char d'or attelé de licornes;
L'ange y dévore en scène un cervelas ; des feux
De Bengale, des feux charmants, roses et bleus,
Embrasent de rayons cette aimable folie,
Et l'on y voit passer Rosalinde et Célie!
Évohé.
Eh bien ! donc, à vos rangs, Guignols et Bilboquets !
Ouvrons la grande porte! allumons les quinquets !
Mets ton collier de strass, reine de Trébizonde!
Entrez, entrez, messieurs ! Entrez ! suivez le monde !
Hurrah, la grosse caisse, en avant! Patapoum !
Zizi, boumboum ! Zizi, boumboum ! Zizi boumboum !
Venez voir Colombine et le Génie, ou l'Hydre
En mal d'enfant! Orgeat, de la bière, du cidre!
Février 184e.
^ V ^^\
ES FOLIES-NOUVELLES.
Préface.
tlite du monde élégant,
Qui fuis le boulevard de Gand,
O troupe élue.
Pour nous suivre sur ce tréteau
Où plane l'esprit de Wateau,
Je te salue !
Te voilà ! Nous pouvoirs encor
Te dévider tout le fil d'or
De la bobine !
En un rêve matériel,
Nous te montrerons Ariel
Et Colombine.
ODES F V N AMB VLESQ^V ES. IC>9
Dans notre parc aérien
S'agite un monde qui n'a rien
Su de morose :
Bouffons que l'Amour, pour son jeu,
Vêtit de satin rayé, feu,
Bleu-ciel et rose !
Notre poëme fanfaron,
Qui dans le pays d'Obéron
Toujours s'égare,
N'est pas plus compliqué vraiment
Que ce que l'on songe en fumant
Un bon cigare.
Tu jugeras notre savoir
Tout à l'heure, quand tu vas voir
La pantomime.
Je suis sûr que l'Eldorado
Où te conduira Durandeau
Sera sublime.
ODE? F V K A M B V t E S Q.V E :
Car notre Thalie aux yeux verts,
Qui ne se donne pas des airs
De pédagogue,
A tout Golconde en ses écrins :
Seulement, cher public, je crains
Pour son prologue!
Oui! moi qui rêve sous les ci^ux,
Je fus sans doute audacieux
En mon délire,
D'oser dire à l'ami Pierrot :
Tu seras valet de Marot,
Porte ma Ivre !
Mais, excusant ma privauté,
N'ai-je pas là, pour le côté
Métaphysique,
Paul, que Molière eût observe ?
Puis voici Kelm, et puis Hervé
Fait la musique!
ODES FVnAMBVLEGQVEi
Berthe, Lebreton, Mélina,
Avec Suzanne Senn, qui n'a
Rien de terrestre.
Dansent au fond de mon jardin
Parmi les fleurs, et Bernardin
Conduit l'orchestre!
Écoute Louisa Melvil!
N'est-ce pas un ange en exil
Que l'on devine
Sous les plis du crêpe flottant,
Lorsqu'elle chante et qu'on entcnc!
Sa voix divine?
Ravit-elle pas, front vermeil,
Avec ses cheveux de soleil
Lissés en onde,
Le paysage triomphant,
Belle comme Diane enfant,
Et blanche ! et blonde!
112 ODES F V X AM BVLESQ^V ES.
Pour ces accords et pour ces voix,
Pour ces fillettes que tu vois,
Foule choisie,
Briller en leur verte saveur,
Daigne accueillir avec faveur
Ma poésie !
Car, sinon mes vers, peu vantés !
Du moins tous ces fronts inventée
Avec finesse,
Comme en un miroir vif et clair,
Te feront entrevoir l'éclair
De la jeunesse !
Octobre 1854.
ODES FVNAMBVLES^VES. IIJ
La scène est au petit spectacle de mon ami Pierrot,
41, boulevard du Temple, le samedi 21 octobre 1854,
jour de l'ouverture. Le théâtre représente un décor :
un jardin de Wateau, peint par Cambon. Au lever du
rideau, la scène est vide. On entend dans la coulisse
le bruit d'un corps qui tombe par terre, puis des cris
de détresse. Arrive un homme chiffonné, aveuglé,
couvert de plâtre, avec un chapeau bossue : c'est le
Bourgeois.
Scène première,
VU^Q <BOVTlGEOIS.
z\ u meurtre ! épargnez un bourgeois !
Voyant que personne ne le poursuit, il se rassure un
peu, se tâte, examine ses vêtements d'un air piteux,
et continue.
J'ai donné contre
Un mur, et j'ai cassé le verre de ma montre !
114 ODES FV N A M B VI E S QJV ES.
Mon chapeau défonce s'est tout aplati sur
Ma tête. C'en est fait, je suis mort, à coup sûr !
Non, je ne suis pas mort, mais je suis plein de plâtre.
Où suis-je? C'est l'enfer, ou bien c'est un théâtre !
Oui, voilà des décors. Que c'est vilain de près!
Un ancien a raison de dire en mots exprès
Que, même à soixante ans, un homme n'est pas sage !
Au public, conSdentiellement.
Je crois sans plus d'atfaire enfiler un passage
(Je venais de dîner au prochain restaurant);
J'entre, je m'aplatis le nez contre un torrent!
Je crève une forêt, et ma jambe, qu'attrape
Un câble, s'engloutit dans le trou d'une trappe!
Mon père l'exprimait judicieusement :
« Quoiqu'on y voie, avec leur sourire charmant.
Des femmes aux regards célestes, aux cous lisses,
On ne se saurait trop méfier des coulisses :
On peut trop aisément s'y faire estropier! »
Apercevant la salle.
Mais je n'avais pas vu cela ! Sac à papier !
Le bel endroit ! Quelle est cette superbe salle ?
Quel luxe ! Ma surprise est vraiment colossale !
Je ne reconnais rien du tout; pourtant je sais
ODES FVNAMBVLESQ^VES. 11$
Qu'ici je ne suis pas au Théâtre-Français !
S'il passait dans ces lieux, où le hasard m'amène,
En Prudhomme.
Quelque acteur, un suppôt de l'art de Melpomène,
Je saurais si ces murs, qui n' ont rien de mesquin,
Abritent le cothurne ou bien le brodequin!
Et je lui parlerais sans terreur, d'un ton mâle !
Apercevant Pierrot, qui parait au fond.
Justement, j'en vois un qui vient. Comme il est pâle !
On dirait un malade, avec son blanc sarrot !
Scène II.
LE rBOVeKGEOIS, T IE T^O T.
Le Bourgeois, à Pierrot, qui s'est avancé, avec intérêt.
Monsieur est souffrant ?
Pierrot exprime que non.
Non ! tant mieux.
Pierrot montre au bourgeois un écriteau avec ces mots :
Je suis Pierrot.
11(5 ODES F VN A M B V L E5q_V F S.
Le Bourgeois, lisant l'écriteau.
« Je suis Pierrot ! »
Avec admiration.
Il est Pierrot ! Dieux ! c'est ici que Pierrot loge !
Il est Pierrot !
A Pierrot.
Monsieur, cela fait votre éloge.
Monsieur, mime Pierrot, vols êtes trop bon', et vous
ÊTES MÊME JOLI, POLR UN BIRBE ACCABLÉ DE CADUCITE.
Vous dites que je suis joli pour un barbon,
Et que je suis trop bon! Je ne suis pas trop bon,
Car votre accueil m'enchante, et, depuis ma naissance,
Je désirais l'honneur de votre connaissance !
Pierrot s'incline et exprime qu'il est flatté
de ce compliment.
Et . . . vous ne parlez pas ?
Pierrot fait signe que non.
Non.- Les gens bienséants
Parlent fort peu !
Changeant la conversation.
Quelle est la muse de céans ?
Pierrot exprime que c'est la Folie.
ODES FVXAMEVLESQ_VES. 117
La Folie? Ah! vraiment! Votre salle est divine!
Son aspect est gai comme un pinson !
Pierrot exprime qu'elle dépasse toutes les merveilles du
monde, et que Louis XIV lui-même, bien qu'il res-
semblât au Soleil, n'en avait pas de plus splendide.
Je devine.
Vous me dites que, même au temps du roi Louis,
Rien d'aussi magnifique aux regard éblouis
Ne parut !
Pierrot exprime qu'il a fallu dépenser des capitaux con-
sidérables pour arriver à construire un pareil édirice.
Ah ! fort bien ! Je vous entends. Nous sommes
D'accord. Il a fallu donner de fortes sommes
Pour la faire, éventrer d'énormes galions,
Et mettre des ducats dessus des millions!
Pierrot exprime que c'est bien cela et que le Bourgeois
ne se trompe pas.
Quel genre voulez-vous jouer? La tragédie?
C'est un genre français, excellent quoi qu'on die !
Pierrot fait la parodie d'un acteur tragique, puis il dit
que, malgré toute sa sympathie pour la haute littéra-
ture, il ne croit pas devoir s'y consacrer.
Non ! le drame ?
Pierrot fait la parodie d'un acteur de drame. Il se pro-
I I 8 ODE~ F VN A M BVL ES (IV ES.
mène à grands pas O ciel ! dit-il, où peut être ma
filie! A ce moment le Bourgeois tire sa tabatière
pour prendre une prise. Pierrot lui prend sa tabatière.
Oh ! dit-il, cette petite croix d'or ! Mais alors tu
ES MA FILLE! 1e SUIS TA MÈRE ! C'EST SUPERBE, ajoute
Pierrot, mais je ne veux pas de cela non plus, je
PRÉFÈRE DES COMEDIES PLUS GAIES.
Non plus?
Ma foi xov, dit Pierrot.
Ah ! vous ne voulez pas
Marcher toujours en deux, fendu comme un compas,
Et faire trembler tout, jusques à la Bastille.
Pour crier à la fin : « Ciel ! ma mère! ma fille ! »
Ma foi hon, dit Pierrot.
Le vaudeville?
Pierrot en riant fait signe que non.
Non ! vous avez trop d'esprit.
A Pierrot, avec les ménagements qu'on emploie auprès
d'une personne à qui l'on veut dire quelque chose de
désagréable.
Cher monsieur Pierrot, nul jamais ne vous comprit
Aussi bien que je fais, grâce au style, sublime
ODES F V H A M E V ! E S QV E S . I I 0
Et touchant à la fois, de votre pantomime.
Mais,
Avec hésitation.
quoiqu'elle me rende extrêmement content,
Ne pourrais-je causer avec quelque habitant
De ce petit endroit cher à la fantaisie.
En simple prose, ou même en simple poésie?
Ah ! dit Pierrot, c'est très facile, j'ai votre affaire.
Il va à une coulisse et semble appeler familièrement
quelqu'un. Aussitôt parait le Lutin des Folies-Nou-
velles, cheveux au vent couleur d'or, regard et sou-
rire extasiés, personnification de ce qu'ont de plus ado-
rable le Caprice et la Fantaisie.
Le Bourgeois, apercevant le Lutin.
Mais quel est cet éclair en habit de gala?
Comme je clorais bien avec ce démon-là
Le chapitre éternel de mes mélancolies !
Oui, qu'est-il?
ODES FVXAMBVIE5Q_VE5,
Scène III.
LE "BOVTiGEOIS, TIETiTiOT,
LE LT'T/lV.
Le Lutin.
Moi? Je suis le Lutin des Folies
Nouvelles! m: voilà ! tâchons de vivre encor !
Vovez mes grands cheveux faits de lumière et d'or !
Et mes veux ! des tisons d'enfer ! Voyez mes lèvres
Où l'amour et la lyre ont mis toutes leurs fièvres !
Mes joyaux! mes habits où ruissellent des fleurs!
Pleurez-vous, cher monsieur? je viens sécher les pleurs !
Ecoutez mes chansons de danseuse bohème !
Et, surtout, aimez-moi d'abord : je veux qu'on m'aime !
Laissez-moi folâtrer, bacchante, avec mes sœurs,
Et je vous verserai ce vin, cher aux penseurs
Saintement couronnés de raisins et de lierre,
Dont s'enivrait Lesage et que goûtait Molière !
C'est use idée, dit Pierrot. Et il va chercher au fond
du théâtre une table sur laquelle sont placés un broc
et des verres.
ODES FVNAMBVLES <VV E S.
Le Bourgeois.
Buvons-en! buvons-en beaucoup!
Le Llitill, élevant son verre plein de vin.
A ta santé.
O Bourgeois, cher public, d'un sourire enchanté!
Toi qui de me comprendre es encore seul digne !
Toi qui rêves, poëte, accoudé sous ma vigne!
Préfère mes rosiers à la blancheur des lys !
J'ai réjoui ton père et je berce ton fils !
Aime-moi chancelante, et pourtant sérieuse!
Je suis la Farce antique, immortelle et joyeuse!
Et tous mes serviteurs furent tes échansons.
Trinquons! Au vin de France !
Le Bourgeois.
Au franc rire !
Le Lutin.
Aux chansons !
Elle chante, en tendant son .-erre à Pierrot,
qui lui verse du vin.
ODES F V N A M B V L E S Q_V E S.
CHANSON.
Au fond du vin se cache une âme!
Pierrot, dans le cristal vermeil
Verse-moi la liqueur de flamme :
C'est le printemps, c'est le soleil!
Elle enivre notre souffrance
Sur cette terre où nous passons!
Amis! vivent les vins de France
Et le délire des chansons !
II
Avec leur parure choisie,
Avec leurs beaux fronts empourprés,
La Musique et la Poésie
Sortiront de ces flots sacrés.
La Joie et la blonde Espérance
Les versent à leurs nourrissons !
Amis ! vivent les vins de France
Et le délire des chansons !
ODF. S FVNAMBVLES QJV ES. I 2 3
Aprèj le premier couplet , le Bourgeois transporté a
tendu son verre à Pierrot; mais celui-ci, trop occupé
à écouter, a oublié d'y rien verser. Après le second
couplet, le Bourgeois tend encore son verre. Cette fois
Pierrot le remplit de vin avec empressement ; mais,
dans son enthousiasme, il le vide lui-même, au grand
désappointement du Bourgeois.
Le Bourgeois, au Lutin.
Lutin, je vous adore!
A Pierrot.
Allons, je suis fou d'elle !
Cherchant à rassembler ses souvenirs, au Lutin.
Pourtant, si ma mémoire est encore fidèle,
Vous n'aviez pas jadis cet habit provocant !
Je vous voyais, c'était... non, je ne sais plus quand,
Dans de grands corridors, mais longs de plusieurs aunes
Votre robe était verte, avec des rubans jaunes !
Et puis vos matelas n'étaient pas bien cardés!
Le Lutin y souriant.
Ah ! ma mère! la salle ancienne! Regardez.
On voit entrer une grande femme, dont le costume de
Folie, vert et jaune, rappelle l'ancienne décoration des
Folies-Concertantes.
12+ ODES FVN AMB VLESQVES.
Scène IV.
LE "BOVTiGEOIS, TIETi%OT,
LE LVTI\\.
L'zl\\CIE!\?^E SziLLE.
c ha:: son.
L'Ancienne Salle.
I
Non, messieurs, sur ma parole,
Je n'étais pas belle, mais
Aussi comme j'étais folle!
Le jupon troussé, j'aimais
Le rire et la gaudriole !
Je chantais Sancho Pança!
ODES FVN'AMBVLES Q^V F. S . I 2 5
Le Bourgeois.
Oui, je me souviens de ça!
L'Ancienne Salle,
Avec une gaieté rare
Alors je vous amusais,
Puis je grattais ma guitare
Et je disais... je disais... :
Digue, digue, don.
Refrain dont l'acteur Kelm a le secret.
II
L'Ancienne Salle.
J'avais encor la voix nette,
Les yeux d'étincelles pleins;
Et je jetais ma cornette
Par-dessus tous les moulins,
Et jamais marionnette
Plus haut ne se trémoussa !
Le Bourgeois.
Oui, je me souviens de ça !
ODES F V X A M B V L E S Q^V E S .
L'Ancienne Salle.
Avec une gaieté rare
Alors je vous amusais,
Puis je grattais ma guitare,
Et je disais... je disais :
Digue, digue, don.
Refrain de Kelm.
Le Lutin, au Bourgeois.
Eh bien, que dites-vous de sa voix?
Le Bourgeois.
Fort touchante.
Pour moi. sac à papier! j'aime ce qu'elle chante!
Oui, cette ancienne salle a vraiment l'air ouvert!
Mais, ma foi ! son costume est trop jaune et trop vert !
Avec galanterie au Lutin.
Quoiqu'elle vaille moins que ce qu'elle dérobe,
Mon cher petit démon, j'aime mieux votre robe !
Le Lutin, montrant l'Ancienne Salle.
Eh! qu'importe? elle a su venir au bon moment!
ODES FVKAMBVlE5q_VE5. 127
Mais je parais, et d'elle il reste seulement,
Voyez! cet art bouffon qui fit sa jeune gloire!
Sur le mot voyez, un changement de costume s'exécute
à vue. Le personnage représentant l'ancienne salle
des Folies-Concertantes disparaît, et laisse voir à sa
place un comédien vêtu d'un splendide costume bouf-
fon.
Le Comédien bouffon.
Oui, c'est moi, me voilà! Vous savez mon histoire.
Je naquis près des Dieux antiques, mes voisins,
Sur un lourd chariot couronné de raisins !
Puis, sur tous les tréteaux et sur toutes les planches
J'ai fustigé le vent de mon rire aux dents blanches!
En lançant comme dit Hamlet : « des mots, des mots ! »
J'ai distrait quelquefois le passant de ses maux!
Polichinelle et clown, j'ai su, qu'on s'en souvienne,
Joindre à l'humour anglais la verve italienne!
J'aurai fini ma tâche et rempli mon devoir,
Si vous voulez aussi vous égayer à voir,
Au bruit de la crécelle et du tambour de basque,
Frissonner ma crinière et grimacer mon masque !
Cherchez-vous la maison de Scapin? c'est ici!
Et les enfants seront les bienvenus aussi !
O gaieté! dans ce temple heureux où tu t'installes,
ODES FVNAMBVLES QJV E S.
Nous avons peint des fleurs et rembourré des stalles !
Au public, avec conviction.
Messieurs, sur ces dossiers vraiment miraculeux,
Vous pourrez à loisir rêver des pays bleus !
Ces frêles ornements, ces riches arabesques,
Où court la fantaisie en dessins pittoresques,
Trahissent le cachet de leur peintre, qu'en bon
Français il faut nommer...
Le Bourgeois.
Il faut nommer...
Le Comédien bouffon.
Cambon !
Craignez-vous que jamais le bon goût ne rature
Ces chefs-d'œuvre ?
Le Bourgeois.
Parlons un peu littérature.
Le Comédien bouffon.
Nos acteurs?
Chacun des personnages qu'il nomme tour à tour entre
en scène à mesure que son nom est prononcé ; puis
ODES FVXAMB'. lE^VES. I2p
tous finissent par former un tableau d'un aspect bouf-
fon et poétique.
Ils mettront la critique aux abois.
Quoiqu'ils soient si jolis, ils ne sont pas de bois!
Voyez ! c'est Arlequin avec sa Colombine,
Ce joli couple en qui le poëte combine
L'âme avec le bonheur se cherchant tour à tour,
Et l'idéal avide, en quête de l'amour!
Voici Léandre encor, voici Polichinelle,
Un gaillard vicieux comme la Tour de Nesle!
Et le plus grand de tous, calme comme un Romain,
Le plus spirituel, le plus vraiment humain,
Formidable, et toujours plus grand que sa fortune,
Mon cher ami Pierrot, le cousin de la lune !
Isabelle ! oiseau bleu qui chante en sa prison !
Et Cassandre tremblant, sot comme la raison!
Le Bourgeois.
Et que racontent-ils?
Le Lutin.
Une histoire profonde,
Toujours vieille et toujours jeune, comme le mond: !
Colombine, cet ange au souple casaquin,
I3O CD ES FVN AMB VL E S Q^V ES.
A laissé ramasser son cœur par Arlequin,
Un don Juan de hasard, qui, gracieux et leste.
Fait chatover sur lui tout l'arc-en-ciel céleste !
Restez, dit la Raison; fuyez, leur dit l'Amour!
Parles champs d'épis mûrs, baignés des feux du jour,
Par les noires forêts, par l'azur des grands fleuves,
Ils vont! Mais soutenus dans toutes ces épreuves.
Le feuillage s'éclaire au bruit de leurs chansons;
Un repas sort pour eux du milieu des buissons;
Sur leurs pas, que dans l'air suivent des harmonies,
Des barques et des chars, poussés par les génies,
Leur offrent un abri sous des voiles flottants,
Et tout leur réussit, parce qu'ils ont vingt ans !
CHANSON.
Ce roman-là. c'est la vie!
Que, sous le manteau des bois,
L'âme et la lèvre ravie
Vont épcler à la fois !
Dans leur humeur vagabonde,
ODE? F V X A M B \ L E S Q,V EJ. 1 3 I
Barbe grise et tête blonde
Le poursuivent tour à tour!
Il n'est qu'une histoire au monde,
C'est l'histoire de l'amour.
II
Beau pays de la féerie.
Que nul encor n'a trouvé,
Doux Eden, terre fleurie,
Au moins nous t'avons rê\ é '.
O mes sœurs, ô filles d"Eve,
Lorsqu'en mai frémit la sève,
Quand le ciel sourit au jour,
Pour nous il n'est qu'un beau rêve,
C'est le rêve de l'amour!
III
L'un sur sa lyre d'ivoire^
Sous les feux de l'Orient,
Dit en vers sacrés la gloire
Et son laurier verdoyant.
Sous la pourpre ou la dentelle,
132 ODES F V N A M B VLESQ_V ES.
L'autre chante, ô Praxitèle,
Ta déesse au fier contour;
Mais la chanson immortelle,
C'est la chanson de l'amour.
Le Bourgeois.
C'est parfait !
Le Comédien bouffon.
Cependant Cassandre avec Léandre
Les poursuivent. Mais quoi ! le beau-père et le gendre
Se déchirent la jambe à tous les traquenards !
Tantôt on les fusille ainsi que des renards :
Ils se battent entre eux. L'un crie : On m'assassine !
Pour l'autre, le bon vin se change en médecine.
Cent mille soufflets, l'un sur l'autre copiés,
Alternent sans relâche avec les coups de pieds.
Veulent-ils lire ? on voit se hausser la chandelle,
Qui revient, si plus tard on n'a plus besoin d'elle.
Et. tandis que Léandre a gâté son pourpoint.
Et que le vieux barbon, toujours plus mal en point,
Est rossé par le diable et par son domestique,
Les amoureux, ravis au pays fantastique,
ODES F V X A M B VL ESQ^Y ES. I33
S'enivrent dans les bois des senteurs du printemps,
Et tout leur réussit, parce qu'ils ont vingt ans!
Le Lutin.
Grâce à la Fée, un jour, après tous ces longs jeûnes,
Les voilà mariés! ils sont beaux, ils sont jeunes!
Sous un soleil tournant qui brille à ciel ouvert,
Dans un palais orné de paillon rouge et vert,
On les unit, et l'air, rempli d'apothéoses,
Se teint de fleur de soufre, et d'azur, et de roses!
Le Comédien bouffon.
Peadant tout ce temps-là, doux, pensif et railleur,
Dérobant tout, mangeant et buvant du meilleur,
Et ne s'intéressant à rien, comme les sages,
Pierrot s'est promené parmi les paysages,
Sans même seulement vouloir tourner les yeux
Vers la Fée au char d'or, qui s'enfuit dans les cieux!
Paresseux et gourmand, voilà dans quelle étoffe
Le gaillard est taillé !
Le Bourgeois.
C'est un grand philosophe !
Et j'aime le roman que vous m'avez conté.
Ij^. ODE» FVNAMBVLES Q^V E S .
Le Comédien bouffon, au Lutin.
C'est le plus beau de tous, il n'est pas dégoûté!
Au Bourgeois, en lui montrant le groupe des danseuses.
Voulez-vous voir aussi nos nymphes bocagères
Et le chœur bondissant de nos danses légères?
Vous avouerez qu'auprès de nous Vestris marchait !
Aux danseuses, avec l'intonation consacrée.
Que la fête commence !
Aux musiciens de l'orchestre.
Hé ! messieurs de l'archet !
Ce petit monde-là n'attend qu'une cadence;
Au Bourgeois et au public.
Car pour vous réjouir tout cela chante et danse.
Nous possédons au moins soixante-treize Elssler.
Le Bourgeois.
Soixante-treize?
Le Comédien bouffon.
Au moins ! vous les verrez en l'air.
Le Bourgeois.
Devant mes yeux charmés quand vont-elles s'ébattre ?
ODES FVN AMBVLESQV ES. I35
Le Comédien bouffon.
Demain! En attendant, en voici toujours quatre!
Le Bourgeois.
Voyons.
Les danseuses exécutent un pas éblouissant de délire
et de u réalisme ».
Le Bourgeois, au Comédien bouffon.
Sac à papier ! je crois qu'une Péri,
A vouloir devancer leurs ailes, eût péri !
C'est divin! fougue ardente et grâce printanière!
A Pierrot.
Mais que faisiez-vous donc à la saison dernière,
Mon ami? Tâchiez-vous d'instruire en badinant?
Pierrot exprime qu'il n'.i jamais songé à cela. Ce o_ue
NOUS FAISIONS ? dit-il, NOUS DANSIONS.
Le Bourgeois.
J 'en suis fort aise ! Eh bien, chantez donc, maintenant !
Le Comédien bouffon.
Demandez, faites-vous servir ! musette ou lyre!
Romance tendre ou bien séguedille en délire !
I J 6 ODE? FTNAMBVLESqTES.
La ballade allemande ou les airs espagnols,
A votre choix !
Montrant le Lutin.
Voilà le nid des rossignols!
Le Bourgeois emprunte à son tour le langage de la mi-
mique, et exprime que, comme toujours, il sera fort
heureux de se contenter avec ce qu'on lui donner.-..
CHANSON.
Le Lutin.
C'est ici que Ton oublie
La pâle Mélancolie :
Nous nous appelons Folie,
C'est ici qu'on rit encor!
Accueillez nos babioles,
Laissez nos danses frivoles
Eveiller les chansons folles
Avec leurs clochettes d'or!
Le Comédien bouffon.
Ah ! souriez-nous ! Le cuivre
N'empêchera pas de suivre
ODES F V N A Y. B 7 L ESQJV'ES. I]7
Notre chant de bonheur ivre !
Nos habits sont tout luisants;
Suivant la façon commune,
Nos poètes sans fortune
Rêvent au clair de la lune,
Nos danseuses ont seize an& !
Tous les personnages et funambules forment des groupes,
autour desquels court une danse ivre de joie. La farce
est jouée.
w
t2^<^(r^/^A^^^
AUTRES GUITARES.
L'Ombre d'Éric.
Si Limayrac devenait fleur,
Il boirait les pleurs de l'Aurore,
Et, penché sur le sein de Flore,
Il renaîtrait à ce doux pleur.
Son faux col serait sa corolle,
Et d'un lys aurait la couleur;
J'en ferais des bouquets à Rolle,
Si Limavrae devenait fleur.
ODES FVN AMB VIESQVES. 1 39
Si Limayrac devenait fleur,
Ducuing pourrait, à la Chaumière,
L'attacher à sa boutonnière
Et s'en faire une croix d'honneur.
Sur les coteaux et dans les landes,
Voltigeant comme un oiseleur,
Buloz en ferait des guirlandes,
Si Limavrac devenait fleur.
Si Limayrac devenait fleur,
J'en ornerais, près d'une haie,
La houlette d'Arsène Houssaye
Je l'arracherais sans douleur.
A côté d'une cucurbite,
Il sourirait, en sa pâleur,
A l'éditeur Jules Labitte,
Si Limavrac devenait fleur
Si Limayrac devenait fleur,
Je le mettrais dedans un vase,
Et quelquefois avec extase
Je l'aplatirais sur mon cœur.
I-jO ODES FVSAMBVIES^VF.S.
Séduit par son pistil attique,
Peut-être un jeune parfumeur
Nous en ferait de l'huile antique,
Si Limavrac devenait Heur.
Hélas! Limavrac n'est pas fleur,
Et ne peut de parfums de menthe
Enivrer un corset d'amante
Ni l'habit noir d'un enjôleur.
Quoique sa voix, flûte en démence,
Ait charmé le merle siffleur,
Jetons au feu cette romance,
Hélas ! Limavrac n'est pas fleur!
Novembre 1845.
ODES F Y N A M E V L E S QV ES. I4I
Le Mirecourt.
LJ n jour Dumas passait : les divers gens de lettres
Devant son gousset plein s'inclinaient à deux mètres,
En murmurant : « Ils sont trop verts ! »
Un Mirecourt co idain, fait comme un vilain masque,
Fendit la foule, prit son twine par la basque,
Et lui fit ce discours en vers :
« Alexandre Dumas, compresse de la presse,
Emplâtre qui toujours guéris cette Lucrèce,
Moxa qu'elle se met partout,
Ecoute-moi, pacha de ces Maquets sans nombre,
Ombre de Scudéry, qui de Gigogne est l'ombre,
Tu n*es qu'un Pitre et qu"un Berthoud!
1 42 ODES F V N A M B V L E S Q.V E S.
Tu gâtes le papier de quatre Lamartines.
Comme un Augu trop plein tu répands tes tartines
Sur Carpentras et Draguignan ;
Ta machine à vapeur fait marcher trois cents plumes,
Et tu fais un gâchis en trente-deux volumes
Des mémoires de d'Artagnan.
Mais ton jour vient. Il faut dans Le Siècle, qui tombe,
Que le premier-Paris sous lui creuse ta tombe !
Dieu te garde un carcan de bois
Dans La Démocratie, un journal de dentiste,
Dans les entre-filets du Globe, et dans L'Artiste,
Feuille qui paraît quelquefois !
Porcher te dira : BastelEn des recueils intimes,
Tes vieux ours écriront les noms de tes victimes;
Tu les entendras te crier :
Mort et damnation ! et te traiter de cancre,
Tous ces fœtus caducs, ces vieux ours teints de l'encre
Qui n'est plus dans ton encrier !
ODES F VN A M BV L E S <^Y ES. I + }
Ceci doit t'arriver, Yacoub, sans que Chambo'le,
Solar ni Girardin te soldent une obole
Sur le dernier trimestre échu ;
Lors même que Dumas, ainsi qu'Abdolonyme,'
Vieux et plantant ses choux, prendrait le pseudonyme
D'Ahnanzor ou de Barbanchu ! »
Dumas avait un jonc en bois de sycomore,
Et ce poing de Titan qui sur la tête more
Fait cinq cent vingt pour son écot :
Docile au Mirecourt, il lui laissa tout dirj.
Pencha son front rêveur, puis avec un sourire
Fit : « As-tu déjeuné, Jacquot? »
Octobre 1846.
o^£^
I4-4- ODES FVNAMBVLESC^YES.
V.... le baigneur,
V tout plein d'insolence,
Se balance,
Aussi ventru qu'un tonneau,
Au-dessus d'un bain de siège,
O Barège,
Plein jusqu'au bord de ton eau!
Et comme Io, pâle et nue
Sous la nue.,
Fuyait un époux vanté.
Le flot réfléchit sa face,
Puis l'efface
Et recule, épouvanté.
ODE? FVN A M B VI ES Ç^VES. I4.5
Chaque fois que la courroie,
Qui poudroie,
Passe à fleur d'eau dans son vol,
On voit de l'eau qui l'évite
Sortir vite
Son pied bot et son faux col.
Reste ici caché, demeure!
Dans une heure,
Comme le chasseur cornu
En écartant la liane
Vit Diane,
Tu verras V... tout nu!
On voit tout ce que calfate
La cravate,
Et son regard libertin
Appelle comme remède
A son aide
Héloïse Florentin!
JO
I -j-6 ODES FVNAMBVI.ES Q^V E s.
Mais un songe le visite!
Il hésite
A finir ses doux ébats ;
Toujours V — se balance
En silence,
Et va murmurant tout bas:
« Ah! si j'étais en décembre
A la Chambre,
Je grandirais d'un bon tiers,
Et je pourrais de mon ombre
Faire nombre
A côté de monsieur Thiers!
Je pourrais sur mon pupitre
Faire, en pitre,
Le bruit traditionnel,
Et, commençant une autre ère,
Ne plus traire
Le Constitutionnel!
O D ES F V N A M B V L E S QV ES. I \7
A mes festins que le Scythe
Même cite,
On boirait de l'hypocras !
J'obtiendrais des croix valaques
Et des plaques :
Je les ferais faire en strass! »
Plus brillant qu'une cymbale,
Tel s'emballe
Et se voit légiférant,
Ce matassin crucifère
Qui sut faire
Éclore Le Juif errant !
Et cependant des coulisses
Ses complices
Vont tous prenant le chemin.
Voici leur troupe frivole
Qui s'envole,
Cigare aux dents, stick en main.
1*8
ODES F V X A M B V L E S Q_V E S.
En passant chacun s"étonne
Et chantonne,
Et lui dit sur l'air du Tra :
« Oh ! la vilaine chenille
Qui s'habille
Si tard un ooir d'Opéra! »
Avril 1846.
45~
ODES F VN A MB VI Es(lVES- I4.9
La Tristesse d'Oscar0
Jadis le bel Oscar, ce rival de Lauzun,
Du temps que son habit vert pomme était dans un
État difficile à décrire,
Et qu'enfin ses souliers, vainqueurs du pantalon,
Laissant à chaque pas des morceaux de talon,
Poussaient de grands éclats de rire ;
Du temps que son coachman, pâle comme un navet,
Se recourbait en plis tortueux, et n'avait
Plus de collet d'aucune sorte,
Aucun collet, pas même un collet... né Iiévoil,
Et que son vieux chapeau, tout dépourvu de poil.
Prenait des tons de colle-forte ;
I5O ODES F VN A M B V LES Q_V E S.
O misère ! du temps que, tournant au lasting,
Son pantalon, pareil aux tableaux de Drolling,
Avait ce vernis dont tu lustres
Le gilet fabuleux de Fontbonne et son frac,
Le bel Oscar disait à Paulin Limayrac,
Publiciste âgé de deux lustres :
« Dieu ! que ne suis-ie assis dans le Palais-Bourbon !
Quand pourrai-je appeler Ledru-Rollin : Mon bon !
Et dire en vovant Buloz : Qu'est-ce?
Et puis n'entendre plus dans quelque affreux recoin
Ce monstre me crier : Tu n'iras pas plus loin!
Quand je veux passer à la caisse.
Paulin ! si je payais le cens, ah ! tu le sens,
Je connaîtrais aussi ces billets de cinq cents
Qui sont les pommes de nos Eves,
J'aurais le rameau d'or qui dompte les tailleurs,
Et je verrais enfin des chemises ailleurs
Que parmi l'azur de mes rêves !
ODES FVN AMBVLESQ^VES. I 5 I
Oui ! je ferais remettre un verre à mon lorgnon !
■ Paulin, j'échangerais ma panne et mon guignon
Contre l'aisance fantastique
Du baron de Rothschild, et, gagnant à ce troc,
Je peignerais alors mes moustaches en croc
Et j'y mettrais du cosmétique!
Je dînerais chez Douix! J'aurais des gants serins
Pour poser au balcon des théâtres forains,
Et, profitant de son extase.
J'abreuverais de luxe et de verres de rhum
Une divinité, reine des Délass-Com,
De Montmartre ou du Petit-La\e ! »
Ainsi parlait Oscar, l'âme et les sens aigris,
Du temps qu'il arborait ces vastes chapeaux gris
Empruntés à d'anciens fumistes,
Et que, plein d'amertume, il nettoyait ses gants
Avec ces procédés beaux, mais extravagants,
Qui sont la gloire des chimistes.
152 ODES F V N A M B V L E S (VV E S .
Il parlait, et ses yeux imitaient des poignards.
Aujourd'hui, grâce aux voix de cinq cents montagnards,
Le voilà sorti de l'ornière
Et Bignan le célèbre en d'officiels chants;
C'est la rosette rouge et non la fleur des champs
Qui fleurit à sa boutonnière.
Il rayonne, il est mis comme un notaire en deuil.
Et cependant toujours parmi l'or de son œil
Brille une perle lacrymale;
11 erre, les regards cloués sur les frontons,
Triste comme un bonnet, ou comme ces croûtons
De pain que nous cache une malle !
Quel rêve peut troubler ce moderne Samson,
Qui sur le nez des siens pose, comme l'ourson,
Des discours carrés par la base,
Qui d'un pantalon vert couvre ses tibias,
Et qui dans les divers patois charabias
Eclipse Charamaule et Baze?
ODES F V N A M B V L E S Q_V E S. 153
Ah ! quelque fiel toujours gâte notre hydromel !
Oui, quelque chose encore attriste ce Brummel
Qui, mettant chaque Amour en cage,
Effaçait les exploits du chevalier d'Eon !
Voilà ce qui l'agace : hier à l'Odéon
Un voyou l'a pris pour Bocage !
Juin 1848.
154 O D F. S rVXAMBVLES Q^V E î .
Le Flan dans l'Odéon.
/\vant que la brise adultère
Qui fait le charme des hivers.
N'émaille de recueils de vers
Les parapets du quai Voltaire ;
Avant que Chaumier Siméon
N'ait publié ses hexamètres,
Allez, allez, ô gens de lettres,
Manger du flan dans l'Odéon!
Des journaux qui mettent leur liste
Dans l'Annuaire officiel,
11 n'en est pas qui sous le ciel
Soit plus mordoré que L'Artiste.
ODES F VN A M B V L ESQ^VES. 1$$
Messieurs Paul, Arthur et Léon
En sont les rédacteurs champêtres...
Allez, allez, ô gens de lettres,
Manger du flan dans l'Odéon!
Il n'est pas de revue alpestre,
Pas de recueil ni de journal,
Soit chez Bertin ou Jubinal,
Où viennent, vers la Saint-Sylvestre,
Plus de ces chevaliers d:Éon,
Moitié lorettes, moitié reîtres...
Allez, allez, ô gens de lettres,
Manger du flan dans l'Odéon !
Nulle part, dans le ciel sans brise,
Les jeunes gens au cœur de feu
Ne regardent d'un œil plus bleu
La lune changer de chemise.
Ainsi la voyait Actéon
Faire la planche sous les hêtres...
Allez, allez, ô gens de lettres,
Manger du flan dans l'Odéon !
j c 6 ODES F V N A M B V L E S Q_V E S.
A L'A rtiste, la grande actrice
Fut Asphodèle Carabas,
Carabas. qu'avec son cabas
Buloz guignait pour rédactrice.
Hélas ! changeant caméléon,
L'Artiste lui tourne les guêtres..
Allez, allez, ô gens de lettres,
Manger du flan dans TOdéon!
Un étranger vint à L'Artiste,
Jeune, avec un air ahuri.
Etait-ce un du Charivari,
Du Furet, du Feuilletoniste?
Etait-il le Timoléon
Des Saint-Almes et des Virmaîtres.
Allez, ailez. ô gens de lettres,
Manger du flan dans l'Odéon!
On ne savait. L'ange Asphodèle
Fit avec lui deux mille vers.
Les Vermots et les Mantz divers
Derrière eux tenaient la chandelle.
ODES FVXAMBV1ESQ_VES, I$7
lis jouaient de l'accordéon
Pour mieux accompagner ces mètres.
Allez, allez, ô gens de lettres,
Manger du flan dans TOdéon !
La lune était à la fin nue,
Et ses rayons, doux aux rimeurs,
Parmi le gaz des allumeurs
Découpaient en blanc sur la nue
Les chapiteaux du Panthéon,
Pareils à de grands baromètres...
Allez, allez, ô gens de lettres,
Manger du flan dans l'Odéon!
Mais contre Asphodèle rageuses,
Des bas-bleus, confits par Gannal,
Dans le salon bleu du journal
Dansaient des polkas orageuses.
Les élèves de l'Orphéon
Leur chantaient Les Bœufs aux fenêtres.
Allez, allez, ô gens de lettres,
Manger du tlan dans i'Odéon !
I $ 8 ODES F V N A M B V L E S QJV E S.
On voit dormir au nid la caille
Qu'un vautour fauve lorgne en bas :
Telle s'endormait Carabas.
Le jeune homme au lorgnon d'écaillé.
C'était le doux Napoléon
Citrouillard, l'un de nos vieux maîtres.
Allez, allez, ô gens de lettres,
Manger du flan dans l'Odéon!
Et, fougueux comme un Transtamare,
Citrouillard, ce dandy sans foi,
La fit un jour, de par le Roi,
Rédactrice du Tintamarre!
Elle y traduit Anacréon
En vers de quatre centimètres...
Allez, allez, ô gens de lettres,
Manger du flan dans l'Odéon !
Septembre 1846.
ODES FVNAMBVLE9Q_VES. I 5 O
L'Odéon.
.Le mur lui-même semble enrhumé du cerveau.
Bocage a passé là. L'Odéon, noir caveau,
Dans ses vastes dodécaèdres
Voit verdoyer la mousse. Aux fentes des pignons
Pourrissent les lichens et les grands champignons
Bien plus robustes que des cèdres.
Tout est désert. Mais non, suspendu, sans clocher,
Le grand nez de Lucas fend l'air comme un clocher.
Trop passionné pour Racine,
Un pompier, dont le dos servait de point d'appui
A ce nez immoral, sans doute comme lui
Dans le sol avait pris racine.
ODES FVNAMBVLES Q^V E S .
<( Ah! dit Mauzin, voyant sa pâleur de lotus,
Poe te, pour calmer ces affreux hiatus
En un lieu que la foule évite,
Et pour te voir tordu par ce rire usité
Chez les hommes qu'afflige une gibbosité,
Parle, que veux-tu? Dis-le vite!
Que faut-il pour te voir plus gai que Limayrac?
Veux-tu que je Rapporte une cruche de rack?
Dis, que te faut-il pour que rie
Ta prunelle d'azur, pareille à des saphirs,
Et pour voir tes cheveux s'envoler aux zéphyrs
Comme les crins de Vacquerie !
Qui pourrait dissiper ton noir abattement?
Te faut-il les gants bleus de monsieur Nettement,
Ou ce chapeau de roi de Garbe,
Le chapeau de Thoré, cet homme si barbu
Qu'un barbier ne pourrait, sans devenir fourbu,
En quatre ans lui faire la barbe !
ODES FVNAMBVIES QV ES. I 6 I
Pour sourire veux-tu le casque du pompier,
Qui consume ses nuits à voir estropier
La tragédie ou l'atellane?
Que veux-tu, rack, gants, feutre ou le beau casque d'or'
■ — Ce que je veux? dit l'homme au profil decondcr,
C'est un nez à la Roxelane ! »
Juin 1848.
mfe
:l
l62 ODES FVXAMBV1ESQ.VE3.
Bonjour, Monsieur Courbet.
12 h octobre dernier j'errais dans la campagne.
Jugez l'impression que je dus en avoir :
Telle qu'une négresse âgée avec son pagne,
Ce jour-là la Nature était horrible à voir.
Vainement fleurissaient le myrte et l'hyacinthe ;
Car au ciel, écrasant les astres rabougris,
Le profil de Grassot et le nez d'Hyacinthe
Se dessinaient partout dans les nuages gris.
Des bâillements affreux, défiguraient les antres.
Et les saules montraient, pareils à des tritons,
Tant de gibbosités, de goitres et de ventres.
Que je les prenais tous pour d'anciens barytons.
ODES F V N A M B V LE S Q_V ES. 1 63
Les fleurs de la prairie, espoir des herboristes !
— Car ce siècle sans foi ne veut plus qu'acheter. —
Semblables aux tableaux des gens trop coloristes.
Arboraient des tons crus Je pains à cacheter.
Et. comme un paysage arrangé pour des Kurdes,
Les ormes se montraient en bonnets d'hospodar ;
C'étaient dans les ruisseaux des murmures absurdes,
Et l'on eût dit les rocs esquissés par Nadar !
Moi. saisi de douleur, je m'écriai : « Cybèle!
Ouvrière qui fais la farine et le vin !
Toi que j'ai vue hier si puissante et si belle.
Qui t'a tordue ainsi, Nourrice au flanc divin? »
Et je disais : « C nuit qui rafraîchis les ondes,
Aurores, clairs rayons, astres purs dont le cours
Vivifiait son cœur et ses lèvres fécondes,
Etoiles et soleils, venez à mon secours ! »
La Dcesse, entendant que je criais à l'aide.
Fut touchée, et voici comme elle me parla :
« Ami, si tu me vois à ce point triste et laide.
C'est que Monsieur Courbet vient de passer par ià ! »
1 6+ ODES F V N A M B V L E s Q^V E S.
Et le sombre feuillage évidé comme un cintre,
Les gazons, le rameau qu"un fruit pansu courbait,
Chantaient : « Bonjour, monsieur Courbet le maître peintre'
Monsieur Courbet, salut ! Bonjour, monsieur Courbet ! »
Et les saules bossus, plus mornes et plus graves
Que feu les écrivains du Journal de Trévoux,
Chantaient en chœur avec des gestes de burgraves :
« Bonjour, monsieur Courbet ! Comment vous portez-vous?
Une voix au lointain, de joie et d'orgueil pleine,
Faisait pleurer le cerf, ce paisible animal,
Et répondait, mêlée aux brises de la plaine :
«Merci! Bien le bonjour. Cela ne va pas mal. »
Tournant de ce côté mes yeux, — en diligence,
Je vis à l'horizon ce groupe essentiel :
Courbet qui remontait dans une diligence,
Et sa barbe pointue escaladant le ciel!
Octobre 18^.
ODES F VN A M BVL E S QJV ES. I 65
Nadar.
Les soirs qu'au Vaudeville, en ce moment sauvé,
On donne une première
Représentation ; quand le gaz relevé
Couvre tout de lumière ;
Et} pour mieux éblouir de feux les vils troupeaux
Aux faces inconnues,
Quand, les littérateurs déposant leurs chapeaux,
On voit leurs têtes nues;
Chez tous ces rois à qui la notoriété
Enseigne ses allures,
Oh ! quel spectacle étrange en sa variété
Offrent les chevelures !
\6'> ODES FVNAMBVLES Q^V E S.
Les unes ont l'aspect de l'ébène; voici
Les châtaines, les fauves
Et les beaux fronts de neige, et l'on remarque aussi
Le bataillon des chauves.
C'est le brun Lherminier, Sasonotf et Murger,
Et Lemer, doux lévite.
Leurs cheveux peuvent dire en chœur avec Burger :
(( Hurrah ! les morts vont vite ! »
Louis Boyer. qui prit plus d'une Alaciel
A plus d'un roi de Garbe,
Dissimule son nez, organe essentiel,
Sous de grands flots de barbe-
Son visage pourtant n'est pas seul envahi
Comme celui d'un Serbe,
Et de Goy, dont les mots ont un parfum d'Aï,
N'est pas non plus imberbe!
Car le Temps, qui sourit de se voir encensé
Par ceux dont il se joue,
Met, comme un lierre épars, ce feuillage insensé
Autour de notre joue!
ODES FVN A MBVLE S Q^V F. & 167
Louis Lurine, habile à bien lancer les dards,
En a les tempes bleues.
Asselineau pourrait fournir des étendards
Aux pachas à trois queues.
Méry, chêne au milieu d'arbustes rabougris,
A vaincu les épreuves;
Il est majestueux et fort sous son poil gris
Comme les dieux des fleuves.
Dumas, qui pourrait seul, mage éthiopien,
Chanter la sage Hélène,
Abrite des éclairs son crâne olympien
Sous des touffes de laine.
Mirecourt dans son ombre, antre de noirs projets,
Tente de noyer Planche,
Et René Lordereau dans ses boucles de jais
Garde une mèche blanche.
Villemessant, mêlé, comme les vieux railleurs,
De faune et de satyre,
Se coiffe en brosse. Et puis j'en passe, et des meilleurs !
Mais qui pourrait tout dire?
168 ODES FVNAMBVIESQ^VES.
Théo, roi de l'azur où ia Muse le suit,
Amant de la Chimère,
En secouant sa tête, à l'entour fait la nuit,
Comme un héros d'Homère,
Et Barrière, qui va cherchant la vérité
Sans songer à sa gloire,
Montre pleins d'ouragans des yeus: d'aigle irritJ
Sous une forêt noire.
A côté d'eux on voit les blonds : c'est Dumas fils,
Dont l'ample toison frise ;
C'est Gaiffe, dont la joue est neige, ivoire et lys,
Et la lèvre cerise.
C est Castille aux anneaux crêpés ; ses yeux ont lui
Pour quelque étrange rêve,
Et son chef lumineux brille comme celui
De notre grand'mère Eve.
Voillemot resplendit comme un jeune Apollon.
Fabuleux météore,
Si tête radieuse au milieu d'un salon
Fait l'effet d'une aurore.
ODES FVNAMBVLES QV ES. 1 6ç
Arsène Houssaye, à qui souvent, le cœur troublé,
Rêvent les jeunes filles,
A des cheveux pareils à ceux des champs de blé
Tombant sous les faucilles.
Ils sont d'ot pâle; ceux du poëte nouveau
Qui, dans des vers bizarres,
A nommé le public : u Bête à tête de veau, »
Sont jaunes, fins et rares.
La Madelène est rose, et Marchai est vermeil
D'une façon hardie,
Mais Nadar sur son front aux comètes pareil
Arbore l'incendie!
Décembre 1858,
ïyO ODES FVNAMEV1E>Q_VE5,
Reprise de La Dame.
JVlourir de la poitrine
Quand j'ai ces bras de lys,
La lèvre purpurine,
Les cheveux de maïs
Et cette gorge rose,
Ah! la vilaine chose!
Quel poëte morose
Est donc ce Dumas fils !
ODES F VX A M B VLESQ_V ES. 171
Je fus, pauvre colombe.
Triste, blessée au flanc;
Déjà le soir qui tombe
Glace mon jeune sang,
Et, j'en ai fait le pacte,
Il faut qu'en femme exacte,
Au bout du cinquième acte
J'expire en peignoir blanc !
Pourtant, j'aime une vie
Qu'un immortel trésor
Poétise, ravie,
Dans un si beau décor;
J'aime pour mes extases
Les feux des chrysoprases,
Les rubis, les topazes,
Les tas d'argent et d'or!
Paris est une ville
Où mille voyageurs
Cherchent au Vaudeville
De pudiques rougeurs.
172 ODES FVN AMB VL ES Q^V ES.
Où toute jeune fille
Aux façons de torpille
Peut avoir ce qui brille
Aux vitres des changeurs!
J'aime cette lumière
Qui, des lustres fleuris,
Tombe aux soirs de première
Sur ma poudre de riz,
Quand, aux loges de face,
Ma petite grimace,
Malgré leur pose, efface
Cerisette et Souris.
J'aime qu'en ma fournaise
Un lingot fonde entier,
Et que, pour me rendre aise,
Avec un luxe altier
De jeune Sulamite
Qui ne soit pas un mythe,
Plus d'un caissier imite
Grellet et Carpentier !
ODES F V N A M B V L E SQ_V E S. 173
J'aime que le vieux comte
Soit réduit aux abois
En refaisant le compte
Des perles que je bois,
Enfin, cela m'allèche
De sentir ma calèche
Voler comme une flèche
Par les détours du bois !
J'aime que l'on me bouge
Un grand miroir princier,
Pour me poser ce rouge
Qui plaît à mon boursier,
Tandis que ma compagne,
Brune fille d'Espagne,
Sur l'orgue m'accompagne
Des chansons de Darcier !
Mais surtout, quand, dès l'aube,
S'éloigne mon sous-chef
Natif d'Arcis-sur-Aube,
Renvoyé d'un ton bref.
174 ODES FVN A M C V L E S Q_V ES.
Dans ma main conquérante
.Taime à tenir quarante
Nouveaux coupons de rente,
Et du papier Joseph!
Janvier 1S57.
ODES t V N A M B V L E S QV ES. 17$
Marchands de crayons.
ivosc pleurait : Un bon jeune homme
La consola, veillant au grain.
« — Ah! de quelque nom qu'on vous nomme,
Dit-elle, vous allez voir comme
J'ai raison d'avoir du chagrin!
Pour Meaux, ayant plié ma tente,
En avril dernier je partis.
J'allais hériter de ma tante.
Dont la dépouille aujourd'hui tente
Une foule de bons partis.
\jC ODES FVNAMBVLES QV E S .
Mais ce n'est pas dans la province
Que resplendit mon firmament :
C'est ici que loge mon prince.
L'homme pour qui mon cœur se pince,
Mon Arthur, mon tout, mon amant !
Loin de lui mon âme est funèbre;
A sa voix, qui me fait rêver,
J'étais docile comme un zèbre?
C'est un individu célèbre :
Où pourrais-je le retrouver?
Car en vain mon regard se dresse!
Comme Arthur ne m*a pas écrit,
J'ignore en tout point son adresse.
Comment donc faire avec adresse
Ce que mon désir me prescrit?
O tristesse! jusqu'à la lie
Je te savoure et je te bois!
Sa rue, hélas! est démolie :
Je vois avec mélancolie
Que l'on y pose un mur de bois ! »
ODES FVN AMBVIE5Q.VE>. 177
« — Ne pleurez pas, mademoiselle,
Dit le bon jeune homme éperdu
A Rose, en se penchant vers elle;
Vous allez voir avec quel zèle
Nous chercherons l'Arthur perdu!
Puisqu'il s'agit d'un homme illustre,
Venez au bal de l'Opéra.
Vous le trouverez sous le lustre ,
Appuyé sur quelque balustre !
Pour l'entrée, on vous la paiera.
Les voici tous deux à la fête,
Dans cet endroit prestigieux,
Depais les tapis jusqu'au faîte,
Où la réunion est faite
De ce que Paris a de mieux.
Tout est couleur, lumière, flamme,
Et l'on s'étouffe à trépasser.
Le bon jeune homme, exempt de blâme,
D\l : — « Cherchez l'ami de votre âme
Parmi les gens qui vont passer!
1 78 ODES fvnambvi.es qjv E 5.
A-t-il quelque prééminence
Sur l'élite de ces lions
Du report et de la finance,
Chez qui la moindre lieutenance
Vaut au moins quinze millions?
Voici le maître de Marseille,
Lireux, Solar, grave et pensif.
Millaud, à qui Phébus conseille
La bienfaisance, et qui s'éveille
Dans une maison d'or massif!
Puis voici la cohorte insigne
Des artistes, cerveaux en rîeur ;
Hamon, gracieux comme un cygne,
Galimard qui cherche la ligne,
Préault qui trouve la couleur!
Puis Masson, fort de ses magies.
Et Couture, épris des hasards :
Tous deux à travers les orgies
Ont vu passer, de sang rougies,
Les ombres pâles des Césars.
ODES FVNAMBVLESQVES. 179
Voici Millet, voici Christophe,
Et tous les fils de Phidias,
Et Chenavard, ce philosophe,
Aveuglé par un bout d'étoffe
Que chiffonne en causant Diaz.
Voici des acteurs, Hyacinthe.
Frederick, Fechter; admirons
Grassot, qu'on abreuve d'absinthe,
Et Gueymard,quidans cette enceinte
Assourdit la voix des clairons!
Puis voici les porteurs de lyre,
Les meilleurs Homères du jour.
Ceux que vers son calvaire attire
Encore le double martyre
Fait de poésie et d'amour !
Voici Musset, dieu de la ville,
Et Dupont, maître de son pré,
Et Sainte-Beuve, et Théophile,
Chanteur pour qui la muse file
Des jours tissus d'un fil pourpré.
l80 ODES F Y N AMB VL ESQVE3.
Voici Bouilhet, que tu conseilles,
Naïade antique au front de lys.
Philoxène, amant de merveilles,
Qui, tout enfant, vit les abeilles
Baiser les lèvres de Myrtis.
Puis, dans ce torrent qui s'épanche,
Voici les frères de Goncourt ;
Mirecourt, acharné sur Planche,
Et Monselet à la main blanche,
Vers qui la Renommée accourt.
Orgueil des nouvelles déesses,
Voici les trois frères Lévy,
Tous si ruisselants de richesses
Que les banquiers et les duchesses
Les accostent d*un air ravi.
Connais-tu l'homme plein d'audace
Devant ces hardis triumvirs,
Qui les regarde face à face,
Et dont la jeune presse etface
L'ancien blason des Elzévirsr
ODES FVNAMBV1ESQVES. l^l
C'est un fils d'Apollon et d'Eve,
Le typographe Malassis.
Que tout bas invoque sans trêve
Le poëte inédit qui rêve,
Triste, et sur une malle assis.
Voici Vitu. chez qui s'allie
A l'esprit l'or d'un podesta;
Fauchery, venu d'Australie
Avec cette douce folie
Que de Bohême il emporta;
PuisLherminier des Amériques!
Mùrger, aux pompons éclatants,
Vide tous ses écrins féeriques.
Gozlan jure que les lyriques
Dureront au plus cinquante ans !
O sœur de l'aube orientale,
Regardez bien tous ces héros!
Car ils sont le luxe qu'étale
Notre immortelle capitale :
Après eux tout n'est que zéros. »
l82 O D E î F V N AM B VI. ES QV ES.
Il dit. La malheureuse fille,
Ignorante de son destin
Et rapide comme une anguille,
Vers le flot confus qui fourmille
Leva ses deux pieds de satin.
Sa vue à travers une houle
Plongea dans les rangs espacés
Des gens fameux ; puis dans la foule
Elle tomba, lys que l'on foule!... —
Ces timbaliers étaient passés.
« — Mais, hasarda tout bas son guide,
Elle ouvrait ses yeux languissants,
Quel peut donc être, enfant candide,
L'homme célèbre, mais perfide,
Qui n'est pas parmi ces passants?
Il n'est pas peintre? C'est étrange.
Alors, quel succès est le sien ?
Il n'est donc pas, non plus, mon ange,
Poëte, ou bien agent de change?
Ni boursier? ni musicien?
ODES F VN A MB VLESQ^VES. 1 83
— Si, répondit-elle, il se pique
D'être un merveilleux baryton,
Et, malgré son joli physique,
Il fait souvent de la musique
Avec son cornet à piston !
Son bonnet brille comme un phare
Sur son costume officiel,
Lorsque, aux éclats de sa fanfare,
Le moineau franc tremble et s'effare
Et s'enfuit vers l'azur du ciel!
Il aimait à faire tapage
Par les beaux jours pleins de rayons,
Assis en vêtement de page
Sur le sommet d'un équipage,
Derrière un marchand de crayons!
Que de fois j'ai voulu les suivre,
Mêlant mon cœur à l'instrument
Qui répand les notes de cuivre,
Comme la gargouille et la guivre
Se mêlent au noir monument !
184- ODES F VN AMBVLESQ^VES.
Car leurs coussins étaient deux trônes,
Quand mon Arthur sonnait du cor
Près de Mangin en galons jaunes,
Qui sent des plumets de deux aunes
Frissonner sur son casque d'or ! ;>
Janvier 1857.
w
~v
O D F. ? F V N A M B VL E3(VVES. 185
Nommons Couture!
J'ai l'amour-propre de me croire le
seul artiste véritablement sérieux
de notre époque ( vous voyez
que j'ai le courage de mes opi-
nions) .
Thomas Couture, lettre à M. de
Villemessant, Figaro du 28 jan-
vier 1857.
JTuisq_ue? hormis Couture,
Les professeurs
Qui font de la peinture
Sont des farceurs ;
Puisque ce dogmatiste
Mystérieux
Reste le seul artiste
Bien sérieux;
l8<5 ODES F V N A M B VL E >Q_VE3.
Puisque seuls les gens pingres
Ont le dessein
D'admirer encore Ingres
Et son dessin ;
Puisque tout ce qui cause
Dit que la croix
Fut offerte sans cause
A Delacroix;
Puisque toute la Souabe
Sait que Decamps
N'a jamais vu d'Arabe
Ni peint de camps ;
Puisque, même au Bosphore,
Chacun saura
Que Fromentin ignore
Le Sahara;
Puisque, sous les étoiles,
L'univers n'est
Pas encombré des toiles
Que fait Vernet
ODF. S FV N A M BVT. E S QV E S. 187
Puisque l'homme féroce
Nommé Troyon
Ne connaît ni la brosse
Ni le crayon ;
Puisque dans nul ouvrage
Rosa Bonheur
Ne rend le labourage
Avec bonheur;
Puisqu'on doit sans alarme
Croiser le fer
Contre tous ceux que charme
Ary Scheffer;
Puisqu'en vain les Osages
Ont par lazzi
Loué les paysages
De Palizzi;
Puisque sans argutie,
On peut nier
L'exacte minutie
De Meissonier;
ODES F V N A M B V L E S QV ES.
Puisque à moins qu'on soit ivre
De très bon vin,
On ne saurait pas vivre
Près d'un Bonvin ;
Puisque l'on ne réserve
Ni Daumier, ni
L'élincelante verve
De Gavarni;
Puisqu'il faut les astuces
D'un Esclavon
Pour célébrer les Russes
D'Adolphe Yvon ;
Foin des gens qui travaillent
Pour nous berner!
Que tous les peintres aillent
Se promener !
Puisque seul il s'excepte,
Et j'y consens,
Ah! que Couture accepte
Tout notre encens!
ODES FVN A MB VIES C^VES. l8ç
Qu'il règne en sa chapelle !
Que Camoëns
Ressuscité, l'appelle
Aussi Rubens î
Qu'il parle à ses apôtres
En Iroquois !
On ira dire aux autres
De rester cois!
Pose ton manteau sombre
Sur ce qu'ils font;
Couvre-les de ton ombre,
Oubli profond !
Et poursuis comme Oreste,
Fatalité,
Ce chœur dont rien ne reste,
Couture ôté !
Janvier î S 37.
1Ç0 ODE- F VN A.MB YLEStVVES.
Le Critique en mal d'enfant.
V_> e critique célèbre est mort en mal d'enfant.
Quel critique ! Il était fort comme un éléphant,
Vif et souple comme une anguille.
S "il étirait un peu ses membres avec soin,
Il enjambait la mer, et savait au besoin
Passer par le trou d'une aiguille.
Au spectacle c'était charmant. Comme il jasait!
L'article Frederick, l'article Déjaret
Pour lui ne gardaient pas d'arcanes.
Quant à ce qu"on appelle en ce temps-ci : des ?nots,
Il en laissait toujours au milieu des marmots
Sept ou huit au bureau des cannes.
ODES FVNAMBVLESQVES. IÇII
Il avait de l'esprit comme Jules Janin
Et comme Beaumarchais; le sourcil léonin
De ce Jupiter de la rampe
Faisait tout tressaillir, Achilles, Arlequins
Et Gilles; devant lui ces porte-brodequins
Etaient comme le ver qui rampe.
Ce n'était qu'or et pourpre à tous ses dévidoirs.
Des myrtes qu'il avait cueillis dans les boudoirs
On eût chargé vingt dromadaires.
Certes il s'en fallait peu qu'il ne mît à bas
La Presse, La Patrie et même Les Débats
Par ses succès hebdomadaires!
On disait : « Prémaray, ce divin bijoutier,
A pourtant le ciseau moins agile, et Gautier
La touche moins fine et moins grasse;
Saint-Victor et Méry, coloristes vermeils,
Ne peignent pas si bien les cheveux des soleils
Janin lui-même a moins de grâce. »
192 ODE? FVN AMBVLF. SQ^VE-;.
Il n'était pas heureux pourtant. Devant son feu
Où parfois en silence il voyait d'un œil bleu
Mourir en cendre un demi-stère,
Des spectres noirs, sortis du fond de l'encrier,
Le talonnaient. C'est bien le cas de s*écrier
Ici : « Quel est donc ce mystère ? »
Ou bien il était triste en même temps que gai,
Mêlant De Profundis avec Ma mie, 6 gué !
Telle en ces paysages qu'orne
Une blanche fontaine aux paillettes d'argent,
La lune, astre des nuits, folâtre mais changeant,
Montre ensemble et cache une corne.
Tel vous pouvez le voir gravé par Henriquel ;
Et voici le fin mot : le malheur pour lequel,
Poussant des plaintes étouffées,
11 laissait tant languir son âme en désarroi,
C'était de n'avoir pas d'enfants, comme ce roi
Qu'on voit dans les contes de fées.
ODES FVNAMBVIES^VES. I ÇJ
Parfois contemplant seul, le front chargé d'ennuis,
Les clous de diamants sur le plafond des nuits,
Il invoquait les Muses, l'une
Ou l'autre, et leur disait : « Erato, mon trésor!
Thalie ! ô Melpomène à la chaussure d'or ! »
Il disait à la Lune : « O Lune!
Ne m'inspirerez-vous aucun ouvrage? rien?
Quoi ! pas même un nouveau système aérien ?
Un livre sur l'architecture?
Un vaudeville, grand de toute ma hauteur?
Ne deviendrai-je point ce qu'on nomme un auteur
Dans les cabinets de lecture?
Oui, la gloire est a moi, j'ai su m'en emparer;
Et, ne produisant rien, je puis me comparer
Aux filles qu'on marie honnêtes;
Je reste magnifique autant que paresseux,
Oui, mais ne pouvoir être à mon tour un de ceu:
Qui montrent les marionnettes!
I 94 ODE5 F V N A MB VL ES Q^V E S.
Ni ce Lesage, hélas ! ni cet abbé Prévost !
Ni ce vieux Poquelin sur qui rien ne prévaut !
Xi ce Ronsard, ni ce Malherbe!
Danser toujours, pareil à Madame Saqui !
Sachez-le donc, ô Lune, ô Muses, c'est ça qui
Me fait verdir comme de l'herbe !
Oh ! que ne puis-je, enflant cette bouche, hardi,
Hurler ces drames noirs que signe Bouchardy,
Ou bien par un grand élan d'aile,
Faire enfin, n'étant plus un eunuque au sérail,
Des romans comme ceux de Ponson du Terrail
Ou du ténébreux La Landelle ! »
Il le faut, tôt ou tard un dénouement a lieu.
Or. la nymphe d'une eau thermale, ou quelque dieu
Mettant le nez à la fenêtre,
Voulut prendre en pitié l'illustre paria.
Xotre homme devint gros, et chacun s'écria :
« Quelque chose de fort va naître. »
ODES F V N A M B V L E 5 Q^V ES. I 9 $
Lui se tordait avec mille contorsions
De gésine. Ebloui par les proportions
Vertigineuses de sa taille,
Le prenant pour un mont, Préault disait : « Oh ! ça,
C'est Pélion, ou bien son camarade Ossa :
Allez-vous-en, que je le taille! »
Et l'attente dura dix ans. Les médisants,
Comme un chœur de vieillards, répétèrent dix ans
A la foule, en s'approchant d'elle :
« Tu prépares ton clair lorgnon, mais vainement.
Va plutôt voir Guignol que cet événement :
Le jeu n'en vaut pas la chandelle ! »
Enfin, pour accoucher la moderne Pança,
On prit tout bonnement une épingle : on pensa
Le vider comme un œuf d'autruche.
Il ne sortit pas même, ô rage ! une souris
De ce ventre dont l'orbe excita nos souris :
Le critique était en baudruche !
Janvier iS,7.
RONDEAUX.
Rolle n'est plus vertueux.
vJue l'Aurore ait à son corsage
Cent mille fleurs pour entourage
Et teigne de rose le ciel,
Rolle dort comme un immortel,
Sans s'inquiéter davantage.
Mais que, sur sa lointaine plage,
L'O.iéon donne un grand ouvrage,
Rolle s'y rend, plus solennel
Que l'Aurore.
ODES FVN AM BVLESQJfES. I97
Ce capricieux personnage,
Dont, par un heureux assemblage,
Le patois traditionnel
Plaît au Constitutionnel,
Aime mieux voir lever Bocage
Que l'Aurore.
Janvier 1S46.
IÇ8 ODES FVNAMBVLESÇ^VES.
Mademoiselle Page.
r âge blanche, allons, étincelle !
Car. ce rondeau, je le cisèle
Pour la reine de la chanson,
Qui rit du céleste Enfançon
Et doucement vous le muscle.
Zéphvre l'éventé avec zèle,
Et, pour ne pas vivre sans elle,
Titania donnerait son
Page.
ODES FVN A M B V L E S QV ES. IÇO
Le bataillon de la Moselle
A sa démarche de gazelle
Eût tout entier payé rançon.
Cette reine sans écusson,
C'est Cypris, ou Mademoiselle
Page.
Août 1858.
w
O D F. S F V N A M B V L E S O V E S .
Brohan.
ja mère fut quarante ans belle.
Dans ses yeux la même étincelle
D'amour, d'esprit et de désir,
Quarante ans pour notre plaisir
Brilla d'une grâce nouvelle.
Le même éclat paraît en elle;
C'est par cela qu'elle rappelle
Notre plus charmant souvenir.
Sa mère.
ODES FVN AMBVfcESQVES. 201
Elle a les traits d'une immortelle.
C'est Cypris dont la main attelle
A son chariot de saphir
Les colombes et le zéphyr ;
Aussi l'Enfant au dard l'appelle
Sa mère.
Juin i8;>.
w@
"V
ODES FVN AMBVLESQ_VES.
Arsène.
\_) ù sait-on mieux s'égarer deux, parmi
Les myrtes verts, qu'aux rives de la Seine?
Séduit un jour par l'Enfant ennemi,
Arsène, hélas! pour lui quitta la saine
Littérature, et l'art en a gémi.
Trop attiré par les jeux de la scène,
Il soupira pour les yeux de Climène,
Comme un Tircis en veste de Lami-
Housset-
ODE? F V N A M B V L E S Q.V E S. 20}
Oh ! que de fois, œil morne et front blêmi,
Il cherche, auprès de la claire fontaine,
Sous quels buissons Amour s'est endormi!
Houlette en main, souriante à demi,
Plus d'une encor fait voir au blond Arsène
Où c'est.
Juillet 1849.
2O4. ODES F V N A M B V L E S QV E S .
Madame Keller.
K) uel air divin caressa l'amalgame
De ces lys purs qui nous chantent leur gamme?
Plus patient que les doigts du Sommeil,
Quel blond génie avec son doigt vermeil
De cette neige a su faire une trame ?
Ses dents pourraient couper comme une lame
Les dents du tigre et de l'hippopotame,
Et son col fier à du marbre est pareil.
Quel air!
ODES F V N A MB VI ESQV F .S. 20$
Ovide seul, dans un épithalame,
Eût pu monter son vers que rien n'entame
A la hauteur de ce corps de soleil ;
Junon, Pallas. Vénus au bel orteil,
Même Betti, le cèdent à madame
Relier.
Janvier 1846.
ODES FVNAMBVLES Q^V E S .
Adieu, Paniers,
Lyre d'argent, gagne-pain trop précaire.
Dont les chansons n'ont qu'un maigre salaire.
Je vous délaisse et je vous dis adieu.
Mieux vaut cent fois jeter nos vers au feu
Et fuir bien loin ce métier de galère.
En vain, ma lyre, à tous vous saviez plaire ;
Vous déplaisez à ce folliculaire
De qui s'enflamme et gronde pour un jeu
L'ire.
ODES FVNAMBVLESQ^VES. lOJ
Vous n'avez pas, hélas ! de caudataire.
Vous n'enseignez au fond d'aucune chaire
Le japonais, le sanscrit et l'hébreu.
Cédez, ma mie, à ce critique en feu
Dont les arrêts ne peuvent pas se faire
Lire.
Novembre 1845.
208 ODES F V N AMB VL ESQJVES.
A Désirée Rondeau.
Ivondeau frivole, où ma rime dorée
Vient célébrer une femme adorée,
Dis ses attraits dont s'affole chacun,
Et ses cheveux pleins d'un si doux parfum,
Qu'eût enviés la Grèce au temps de Rhée.
Dis les Amours qui forment sa chambrée;
Et dis surtout à notre muse ambrée
Que son éloge aurait mieux valu qu'un
Rondeau !
ODES F V N A M B VI E S ÇJ^V ES. 2Cp
Dis ou'en son nid, si cher à Cythércc,
Notre misère est souvent préférée
Au sac d'écus d'un Mondor importun,
Et que toujours, pour le poëte à jeun
S'ouvrent les bras charmants de Désirée
Rondeau.
Novembre 1845.
H
*!£%*!
TRIOLETS
Mort de Shakspere.
LJucuing, cet ami de Ponsard.
A bien dit son fait à Shakspere.
Ils étaient, avec le hussard
Ducuing. sept amis de Ponsard :
Ils ont tous égorgé Ronsard,
Et sous leurs coups Shakspere expire.
Ducuing, cet ami de Ponsard,
A bien dit son fait à Shakspere.
Janvier 1844.
«P
ODES FVNAMBVLES QV E S .
Néraut, Tassin et Grédelu.
INéraut, Tassin et Grédelu
Maintiennent l'art fougueux et chaste.
Je j.r.f.r. a Tancrède lu
Néraut, Tassin et Grédelu.
Comme Quimper, Honolulu
Célèbre ces Talmas sans faste.
Néraut, Tassin et Grédelu
Maintiennent l'art fougueux et chaste.
Décembre 1845.
<&
F V N- A M B V L E ? QV E S.
Grédelu.
IS aguères j'ai vu Grédelu
Représenter un jeune singe.
Au fond du grand bois chevelu
Naguères j'ai vu Grédelu.
Ce soir-là, certes, il a plu
Sans l'éclat trompeur du beau linge.
Naguères j'ai vu Grédelu
Représenter un jeune singe.
Décembre 1845.
W
ODtS FÏMAMBVIES Q_V ES. -I I 3
Tassin.
Le beau Tassin, en matassin,
Parfois a fait rêver Labiche.
On n'habille pas sans dessein
Le beau Tassin en matassin.
On eût pris pour un faon, Tassin
Quand il figurait dans La Biche.
Le beau Tassin, en matassin,
Parfois a fait rêver Labiche.
Décembre 1845.
w
21+ ODES FVX A MB VI ESÇTVES.
Néraut.
vJuand ils sont joués par Xéraut,
Tous les rôles portent leur homme.
Les rôles ont tous un air haut
Quand ils sont joués par Néraut.
A Ncrac, Néraut, en héraut,
Fut pareil à Néro dans Rome.
Quand ils sont joués par Néraut,
Tous les rôles portent leur homme.
Décembre 1845.
W
ODES FVN AMBVLESQVES. 21$
Feu de Bengale.
IN éraut, Tassin et Grédelu
Sont l'honneur des apothéoses.
Roscius n'a jamais valu
Nér.;ut, Tassin et Grédelu.
Ces noms, par un charme absolu,
Voltigent sur des lèvres roses.
Néraut, Tassin et Grédelu
Sont l'honneur des apothéoses.
Décembre 1S45.
W
2l6 ODES F V N A M B VI ESQ_VE S.
Leçon de chant.
JVloi, je regardais ce cou-là.
Maintenant chantez, me dit Paule.
Avec des mines d'Attila,
Moi. je regardais ce cou-là.
Puis, un peu de temps s'écoula...
Qu'elle était blanche, son épaule !
Moi, je regardais ce cou-là;
Maintenant chantez, me dit Paule.
Août 1845.
W
ODES F V N A M B V L E S QV E S. 217
Académie royale de Mus,
Voulez-vous des Jeux et des Ris?
On en tient chez Monsieur Guillaume.
Il fabrique rats et souris.
Voulez-vous des Jeux et des Ris?
Il fournit le Bal de Paris.
Le Château-Rouge et THippodrome.
Voulez-vous des Jeux et des Ris ?
On en tient chez Monsieur Guillaume.
Juillet 1S46.
<w
21 8 ODE? FVN AMBVLESQVES.
Du temps
Q^U E LE MARÉCHAL BCGEAïD
POURSUIVAIT VAINEMENT A B D - E L - K A D E R
IJugeaud veut prendre Abd-el-Kader :
A ce plan le public adhère.
Dans tout ce que l'Afrique a d'air.
Bugeaud veut prendre Abd-el-Kader.
Il voudrait que cet Iskander,
Cet aigle au grand vol manquât d'aire !
Bugeaud veut prendre Abd-el-Kader :
A ce plan le public adhère.
Mai 1846.
<w
O D F ? i V N A M B V L E S QV E à . 2 I 9
Age de M. Paulin Limayrac,
Le jeune Paulin Limayrac
Est âgé de huit ans à peine.
Il est englouti dans son frac,
Le jeune Paulin Limayrac.
Il a beau boire de l'arack
Et prendre une mine hautaine,
Le jeune Paulin Limayrac
Est âgé de huit ans à peine.
Mai 1846.
%$>
O 3 E ? F V N A MBVLES Q^V E S.
Bilboquet.
Voltaire et l'École normale!
Figaro du 30 décembre i8>i
V_>ette malle doit être à nous,
Car c'est la malle de Voltaire.
Mettons-la sens dessus dessous :
Cette malle doit être à nous!
Voltaire a légué ses bijoux
A Lhomond, par-devant notaire.
Cette malle doit être à nous,
Car c'est la malle de Voltaire.
Janvier 1859.
^r
ODhS FVNAMBVIESQ_VE5.
Élève de Voltaire!
As-tu lu Voltaire? Non pas;
Jamais, jamais, pas même en rêve.
Allons, dis si tu nous trompas :
As-tu lu Voltaire ? Non pas.
Il suffit : je vais de ce pas
T'annoncer comme son élève !
As-tu lu Voltaire ? Non pas ;
Jamais, jamais, pas même en rêve.
Janvier 1859.
%$
222 ODES F V N A M B V L E3Q.VE S-
Monsieur Homais.
Lisez Voltaire, disait l'un...
Gustave Flaubert, Madame Bovary,
IN on, Homais ne mourra jamais !
Il revient en Croquemitaine.
Ce faux Arouet, c'est Homais :
Non, Homais ne mourra jamais.
Il prend peu de mitaines ; mais
On dit qu'il a pour ami Taine.
Non, Homais ne mourra jamais!
Il revient en Croquemitaine.
janvier 1859.
«P
ODES FVN AMBVLESQ^V ES. 223
Polichinelle Vampire.
V^et académicien blanc
Hurle sous sa perruque verte.
Voici venir, le glaive au flanc,
Cet académicien blanc.
Muse, il se gorge de ton sang,
Il le boit par la plaie ouverte.
Cet académicien blanc
Hurle sous sa perruque verte.
Janvier 1846.
w
224- ODES F V N A M B V L E S QJV E S.
Opinion sur Henry de La Madelène.
J 'adore assez le grand Lama,
Mais j'aime mieux La Madelène.
Avec sa robe qu'on lama
J'adore assez le grand Lama.
Mais La Madelène en l'âme a
Bien mieux que ce damas de laine.
J'adore assez le grand Lama,
Mais j'aime mieux La Madelène.
Août 1850.
«F
ODES FVNAMBVLESCVVES. 225
Note rose.
Hier j'ai vu Mélite au bois
Avec une tignasse rose.
Près de l'Hippocrène où je bois,
Hier j'ai vu Mélite au bois.
Ses beaux airs de biche aux abois
Ont fort indigné Monsieur Chose.
Hier j'ai vu Mélite au bois
Avec une tignasse rose.
Décembre 185;.
w
^5
226
ODES F V N A M B V L E S <VV E S.
Monsieur Jaspin,
V^onnaissez-vous monsieur Jaspin
De l'Estaminet Je l'Europe?
Il a !a barbe d'un rapin,
Connaissez-vous monsieur Jaspin?
Chevelu comme un vieux sapin,
Il aime la brune et la chope.
Connaissez-vous monsieur Jaspin
De V Estaminet de l'Europe?
ODES FVNAMBVLES QV E 5 .
Il donne ses coups de boutoir
A l'Estaminet Je l'Europe.
Souvent jusque sur le trottoir
Il donne ses coups de boutoir.
Pourtant la nymphe du comptoir
Assouplit ce dur misanthrope.
Il donne ses coups de boutoir
A Y Estaminet de l'Europe.
Novembre 1846.
O D F 5 F V N A M B V L E S Ç>_V E ? .
Le divan Le Peletier.
V_>e fameux divan est un van
Où l'on vanne l'esprit moderne.
Plus absolutiste qu'Y van.
Ce fameux divan est un van.
Des farceurs venus du Morvan
Y terrassent l'hydre de Lerne.
Ce fameux divan est un van
Où l'on vanne l'esprit moderne.
Là, Guichardet, pareil aux Dieux.
Montre son nez vermeil et digne.
Ici, des nains qui n'ont pas d'yeux ;
Là, Guichardet, pareil aux Dieux.
ODES FVN AMBVLESQVES. 220
Mùrger, c'est fort dispendieux,
Fait des mots à cent sous la ligne.
Là, Guichardet, pareil aux Dieux,
Montre son nez vermeil et digne.
On voit le doux Asselineau
Près du farouche Baudelaire.
Comme un Moscovite en traîneau,
On voit le doux Asselineau.
Plus aigre qu'un jeune cerneau.
L'autre est comme un Goethe en colère.
On voit le doux Asselineau
Près du farouche Baudelaire.
On y rencontre aussi Babou
Qui fait de ce lieu sa Capoue.
Avec sa plume pour bambou,
On y rencontre aussi Babou.
A sa gauche, un topinambou
Trousse une ode topinamboue.
On y rencontre aussi Babou
Qui de ce lieu fait sa Capoue.
2}0 ODES FVN A M B VI E5Q_V E 5.
Près de l'harmonieux Stadler,
Flamboie encor La Madelène.
Emmanuel regarde en l'air,
Près de l'harmonieux Stadler.
Voillemot voit dans un éclair
Passer le fantôme d'Hélène.
Près de l'harmonieux Stadler
Flamboie encor La Madelène.
Le divan près de TOpéra
Est un orchestre de voix fausses.
On ne sait quel mage opéra
Le divan près de l'Opéra.
Ces immortels morts, on paiera
Pour contempler encor leurs fosses.
Le divan près de l'Opéra
Est un orchestre de voix fausses.
Septembre. 1S52.
5^e
^^^<n^/^A^\v?D wzsssL
VARIATIONS LYRIQUES.
Ma biographie.
A HENRI D'iDEVILLE.
Le torrent que baise l'éclair
Sous les bois qui lui font des voiles,
Murmure, ivre d'un rhythme clair,
Et boit les lueurs des étoiles.
Il roule en caressant son lit
Où se mirent les météores.
Et, plein de fraîcheur, il polit
Des cailloux sous ses flots sonores.
2$2 ODES FVN AMBVLESQJVES.
Tel, je polissais, cher Henri,
Des vers que vous aimez à lire,
Depuis le jour où m'a souri
Le chœur des joueuses de lyre.
J'ai voulu des amours constants
Et. sans me ranger à la mode,
J 'ai chéri les cris éclatants
Et les belles fureurs de l'Ode.
Quand, tout jeune, j'allais rêvant
Avec ma libre et fière allure,
Ce fut le caprice du vent
Qui me peignait la chevelure.
C'est au fond du détroit d'Hellé
Que j'ai voulu chercher mes rentes.
Et je n'ai jamais plus filé
Qu'un lys au bord des eaux courantes.
ODES F V X A M B V L E S Ç^V ES. 2j J
Mais parfois, lorsque, triomphant,
J'enfourchai mes hardis Pégases,
Tombaient de mes lèvres d'enfant
Les diamants et les topazes.
J'ai touché les crins des soleils
Dans les infinis grandioses,
Et j'ai trouvé des mots vermeils
Qui peignent la couleur des roses.
Je vins, chanteur mélodieux,
Et j'ouvris ma lèvre enchantée,
Et sur les épaules des Dieux
Jrai remis la pourpre insultée.
Un instant, le long du chemin
Où des fous m'en ont fait un crime.
J'ai tenu bien haut dans ma main
Le glaive éclatant delà Rime.
3 +
ODES F V N A M B V L F. S Q/.' E S .
Sans repos je me suis voué
Au destin d'embraser lésâmes :
Peut-être ai-je encor secoué
Trop peu de rayons et de flammes.
Qu'un plus grand fasse encore un pas,
Chercheur de la lumière blonde !
Ami, je ne suis même pas
La plus belle fille du monde.
Juin 1858.
TS
^
ODES FVN AMB VL ESQ^VES. 23 5
A un ami
POUR LUI RECLAMER LE PRIX
d'un TRAVAIL LITTÉRAIRE.
JVlon ami, n'allez pas surtout vous soucier
De la lettre qu'on vous apporte ;
Ce n'est qu'une facture, et c'est un créancier
Qui vient de sonner à la porte.
Parcourant sans repos, dernier des voyageurs.
Les Hélicons et les Permesses,
Pour payer mes wagons, j'ai dû chez les changeurs
Escompter l'or de vos promesses.
23 6 ODES FVX AMBVLF. SQV ES.
Vérité sans envers, que Ton nierait en vain,
Car elle est des plus apparentes,
L'artiste ne peut guère, avec son luth divin,
Réaliser assez de rentes.
Ainsi que la marmotte, il se sent mal au doigt
A force de porter sa chaîne :
Toujours il a mangé le matin ce qu'il doit
Toucher la semaine prochaine.
A moins qu'il soit chasseur de dots, et fait au tour,
Dieu sait quelle intrigue il étale
Pour ne pas déjeuner, plus souvent qu'à son tour,
Au restaurant de feu Tantale!
Moi qui n'ai pas les traits de Bacchos, je ne puis
Compter sur ma beauté physique.
Je suis comme la Nymphe auguste dans son puits ;
Je irai que ma boîte à musique !
ODES FVNAMBVIESQVES. 237
Ainsi, j'ai beau nommer l'Amour « my dear child».
Etre un Cyrus en nos escrimes,
Et faire encor pâlir le luxe de Rothschild
Par la richesse de mes rimes,
Je ne saurais avec tous ces vers que paiera
Buloz. s'il survit aux bagarres,
D'avance entretenir des filles d'Opéra,
Ni même acheter des cigares,
Oui, moi que l'univers prendrait pour un richard,
Tant je prodigue les tons roses,
Je suis, pour parler net. semblable à Cabochard,
Je manque de diverses choses.
Le cabaret prétend que Crédit est ni,yé,
Et, si ce n'est chez les Osages,
Je m'aperçois enfin que l'argent monnoyé
S'applique à dilférents usages.
238 ODES FVNAM3VLESQVES.
Je sais bien que toujours les cygnes aux doux chants,
Près des Lédas archiduchesses,
Ont fait de jolis mots sur les filles des champs
Et sur le mépris des richesses;
Monsieur Scribe lui-même enseigne qu'un trésor
Cause mille angoisses amères;
Mais je suis intrépide : envoyez-moi de l'or,
Je n'ai souci que des chimères !
Mars i8;6.
ODES FV N AMB V L E S QV ES. 239
Vi lia n elle de Buloz.
J 'ai perdu mon Liraayrac;
Ce coup-là me bouleverse.
Je veux me vêtir d'un sac.'
Il va mener, en cornac,
La Galette du Commerce.
J'ai perdu mon Limayrac.
Mon Limayrac sur Balzac
Savait seul pleuvoir à verse.
Je veux me vêtir d'un sac.
Pour ses bons mots d'almanach
On tombait à la renverse.
J'ai perdu mon Limayrac.
2+0 ODES FVNAMBVLESQVES.
Sans son habile micmac,
Sainte-Beuve tergiverse.
Je veux me vêtir d'un sac.
Il a pris son havresac,
Et j'ai pris la fièvre tierce.
J'ai perdu mon Limayrac.
A fumer, sans nul tabac !
Depuis ce jour je m'exerce.
Je veux me vêtir d'un sac.
Pleurons, et vous de cognac
Mettez une pièce en perce !
J'ai perdu mon Limayrac,
Je veux me vêtir d'un sac!
Octobre 1S45 .
%
ODES FVN A MBVL E SQ.V ES. 24I
Ecrit
!UR UII EXEMPLAIRE DES ODELETTE!
v^uand j'ai fait ceci,
Moi que nul souci
Ne ronge,
La fièvre de l'or
ÎTous tenait encor ;
J'y songe !
Pendant ces moments,
Comme les romans
Que fonde
Le joyeux About,
Elle avait pris tout
Le monde !
16
24-2 ODES FVK AMBVLESQVCS.
Vous rappelez-vous
Les efforts jaloux,
Les brigues,
Les peurs, les succès?
Le combat eut ses
Rodrigues !
Oh ! qu'il fut ardent,
Hélas ! Moi, pendant
La lutte
Et son bruit d'enfer,
J'essayais un air
De flûte!
Juin 1858.
ODT. ? FVN A M B VI E5Q_VES. 24.J
Couplet
SUR LAIR DES HIRONDELLES, DE FELICIEN DAVID
/\cteurs chez qui Mérops
Hurle comme un beffroi,
Pour enchanter l'Europe,
Jouez Le Misanthrope
Sans Geffroy !
Août 1847.
5^
!44 ODES FVN AM BVIESQVES.
Villanelle
DES PAUVRES HOUSSEUI. S
En avant, mes amis ! sus au romantisme i
Voltaire et TEcole normale!
Figaro du 50 décembre 1858.
LJ n tout petit pamphlétaire
Voudrait se tenir debout
Sur le fauteuil de Voltaire.
Je vois sous ce mousquetaire,
Dont le manteau se découd,
Un tout petit pamphlétaire.
Renvoyez au Finistère
Le grain frelaté qu'il moud
Sur le fauteuil de Voltaire.
ODES FVNAMBV1ESQ_VES. 24.5
Il sera le caudataire
Du fameux Taine, et, par goût,
Un tout petit pamphlétaire.
Prud'homme universitaire,
I! a l'air d'un marabout
Sur le fauteuil de Voltaire.
Tirez, tirez-le par terre,
Car il a... pleuré partout
Sur le fauteuil de Voltaire.
Ah! le mauvais locataire!
Bah ! l'on raille et l'on absout
Un tout petit pamphlétaire.
Bornons là ce commentaire;
Mais il a manqué... de tout
Sur le fauteuil de Voltaire,
24.6
ODES F V X A M B V L E S Q^V E 5 .
Le célèbre phalanstère
Nous a donné pour ragoût
Un tout petit pamphlétaire.
Mons Purgon, vite un clystère !
Le pauvre homme écume et bout
Sur le fauteuil de Voltaire.
Qui veut, dans son monastère,
Jeter Pindare à l'égout?
Un tout petit pamphlétaire.
De Ferney jusqu'à Cythère,
On rit de voir jusqu'au bout
Un tout petit pamphlétaire
Sur le fauteuil de Voltaire.
Décembre 185S.
ODES FVNAMBVLESÇTVES. 24.7
Chanson
sur l'air des landriry
V oici l'automne revenu.
Nos anges, sur un air connu,
Landrirette,
Arrivent toutes à Paris,
Landriry.
Ces dames, au retour des champs,
Auront les yeux clairs et méchants,
Landrirette,
Le sein rose et le teint fleuri,
Landriry.
O D F. s fvnambvi.es qv E s.
Mais celles qui n'ont pas quitté
La capitale pour l'été,
Landrirette,
Ont l'air bien triste et bien marri,
Landriry.
Kos Aspasie et nos Sontag
Se promènent au Ranelagh,
Landrirette,
Tristes comme un bonnet de nuit,
Landriry.
Elles ont vu fort tristement
La clôture du parlement,
Landrirette,
Leurs roses tournent en soucis,
Landriry.
Il est temps que plus d'un banquier
Quitte le Havre ou Villequier,
Landrirette,
Car notre Pactole est tari,
Landriry.
ODES F V X A M B VI E S QV ES. 2^9
Frison, Nais et Brancador
Ont engagé leurs colliers d'or,
Landrirette,
Et Souris n'a plus de mari,
Landriry.
Mais voici le temps des moineaux;
Les vacances des tribunaux,
Landrirette,
Vont ramener l'argent ici,
Landriry.
Car déjà, sur le boulevard,
On voit des habits de Stuttgard,
Landrirette,
Et des vestes de Clamecv,
Landriry.
Tout cela vient avec l'espoir
Daller à Mabille et de voir,
Landrirette,
Page et Mademoiselle Ozy,
Landriry.
250
ODES FVN AM B VLESQ^V F. S.
Le matin, avec bonne foi,
Ils tombent au café de Foy,
Landrirette,
Pour lire Le Charivari,
Landriry.
Puis ils s'en vont, à leur grand dam,
Acquérir sur la foi de Cham,
Landrirette,
Des jaquettes gris de souris,
Landriry.
Un Moulinois de mes cousins
Contemple tous les magasins,
Landrirette,
Avec un sourire ébahi,
Landriry.
Et déjà ce nouvel Hassan
Guigne un cachemire au Persan,
Landrirette,
C'est pour charmer quelque péri,
Landriry.
ODES FVN A M B VLESÇ^VES. 25 I
Il ira ce soir à Feydeau.
Avant le lever du rideau,
Landrirette,
Il s'écriera : « C'est du Grétry,
Landriry ! »
Courage, Amours, souvent frôlés!
Demain, les bijoux contrôlés,
Landrirette,
Se placeront à juste prix,
Landriry.
Bon appétit, jeunes beautés,
Qu'adorent les prêtres bottés,
Landrirette,
De Cypris et de Brididi,
Landriry.
Vous allez guérir derechef
Par l'or et le papier Joseph,
Landrirette,
Vos roses et vos lys flétris,
Landriry
2 5 2 ODES F V X A M B V L E S QV E S.
Si vous savez d'un air vainqueur
Mettre sur votre bouche en cœur.
Landrirette,
Les jeux, les ris et les souris,
Landriry.
Si vous savez, à chaque pas.
Murmurer : « je ne polke pas, »
Landrirette,
Vous allez gagner vos paris,
Landriry.
Vous allez avoir des pompons,
Des fleurettes et des jupons,
Landrirette,
Comme en portait la Dubarry,
Landriry.
Vous aurez, comme en un sérail.
Plus de perles et de corail,
Landrirette,
Qu'un marchand de Pondichéry,
Landriry»
O D E 5 F V N A M B V L E S QV E S. 253
Plus d'étoiles en diamant
Qu'il ne s'en trouve au firmament,
Landrirette,
Ou dans un roman de Méry,
Landriry.
Et cet hiver à l'Opéra,
Où quelque Amadis vous paiera,
Landrirette,
Vous poserez pour Gavarni,
Landriry.
Septembre 1846.
w@
"V
25-i- ODES F Y H A ME VIESQ_V E S.
Ballade
DES CELEBRITES DU TEMPS JADIS,
i_yites-moi sur quel Sinaï
Ou dans quelle manufacture
Est le critique Dufaï?
Où? sur quelle maculature
Lalanne met-il sa rature?
Où sont les plâtrée de Dantan,
Le Globe et La Caricature?
Mais où sont les neiges d'antan!
Où Venet, par le sort trahi,
A-t-il trouvé sa sépulture?
Mirecourt s'est-il fait spahi?
Mantz a-t-il une préfecture?
on *• s rvxAMBVLE^VES. 255
Où sont les habits sans couture.
Et Malitourne et Pelletan?
Où sont Clesinger et Couture?
Mais où sont les neiges d'antan!
Où sont Rolle des Dieux haï,
Bataille, plus beau que nature,
Cochinat, qui fut envahi,
Tout vif, par la même teinture
Que jadis Toussaint-Louverture,
Et ce Rhéal qui mit Dante en
Français de maître d'écriture?
Mais où sont les neiges d'antan !
ENVOI.
Ami, quelle déconfiture !
Tout s'en va, marchands d'orviétan
Et marchands de littérature:
Mais où sont les neiges d'antan!
Novembre 1856.
i$6 ODES F V X A M B VLE5 Q_VtS.
Virelai
A MES ÉDITEURS.
lJarbanchu nargue la rime!
Je défends que l'on m'imprim: !
La gloire n'était que frime;
Vainement pour elle on trime,
Car ce point est résolu.
11 faut bien qu'on nous supprima
Barbanchu nargue la rime !
Le cas enfin s'envenime.
Le prosateur chevelu
ODES FVNAMBVLESQVES. 25/
Trop longtemps fut magnanime.
Contre la lyre il s'anime,
Et traite d'hurluberlu
Ou d'un terme synonyme
Quiconque ne l'a pas lu.
Je défends que l'on m'imprime.
Fou, tremble qu'on ne t'abîme!
Rimer, ce temps révolu.
C'est courir vers un abîme,
Barbanchu nargue la rime !
Tu ne vaux plus un décime !
Car l'ennemi nous décime,
Sur nous pose un doigt veiu.
Et, dans son chenil intime,
Rit en vrai patte-pelu
De nous voir pris à sa glu.
Malgré le monde unanime,
Tout prodige est superflu.
Le vulgaire dissolu
Tient les métrés en estime :
Il y mord en vrai goulu !
Bah ! pour mériter la prime.
T<;8 ODES FVN AMBVLESQVES.
Tu lui diras : Lanturlu !
Je défends que l'on m'imprime.
Molière au hasard s'escrime,
C'est un bouffon qui se grime;
Dante vieilli se périme.
Et Shakspere nous opprime!
Que leur art jadis ait plu,
Sur la récolte il a plu.
Et la foudre pour victime
Choisit leur toit vermoulu.
C'était un régal minime
Que Juliette ou Monime !
Descends de ta double cime,
Et, sous quelque pseudonyme,
Fabrique une pantomime;
Il le faut, il l'a fallu.
Mais plus de retour sublime
Vers Corinthe ou vers Solyme !
Ciseleur, brise ta lime,
Barbanchu nargue la rime !
Seul un réaliste exprime
Le Beau rèche et mamelu :
ODES F \ N A M B V L E S (VV E S. 2 5 </
En douter serait un crime.
Barbanchu nargue la rime!
Je défends que l'on m'imprime.
Novembre 1856.
^^f^-
2<^0 ODES FVNAMBVLESQ_VES.
ballade
DES TRAV^T.: DE CE TEMPS
Pn
"udhomme, fier de montrer son bon goût.
Quand il écrit des lettres, les cacheté
D'un casque d'or où flotte un marabout;
Camellia prend des airs de Nichette,
Et le docteur arbore une brochette.
Dès l'an passé, Montjoye eut ce travers
D'aller au bal en bottes à revers;
Sur votre front Courbet met des verrues,
Nymphe aux yeux d'or, Sirène aux cheveux verts
Voici le temps pour les coquecigrues.
ODES fvnambvlesqves. 261
Anges bouffis et vermeils, que partout
L'humble passant peut appeler : « Bichette, »
Dès que Plutus dresse quelque ragoût,
Cent Dalilas apportent leur fourchette.
Amour les guide au bruit de sa pochette.
Par le marteau forgé tout de travers,
C'est un jupon d'acier qui sert d'envers
Aux fiers appas de ces femmes ventrues,
Et ce rempart terrasse les pervers :
Voici le temps pour les coquecigrues.
On n'a plus d'or que pour Edmond About
Au Moniteur ainsi que chez Hachette;
C'est pour lui seul que la marmite bout
Chez Désiré comme au café Vachette;
C'est lui qu'on prise et c'est lui qu'on achète.
Pourtant Venet écrit à l'Univers;
Machin (du Tarn) dans des recueils divers
Offre au public des lignes incongrues,
Et Champfleury veut supprimer les vers :
Voici le temps pour les coquecigrues.
262 ODES FV N A MB VLES (VVES.
ENVOI
Mon cher François, vers la Touraine et vers
Vos lvs, mes chants volent aux bosquets verts.
Je sais qu'ils ont des rimes un peu crues :
C'est que depuis ces dix ou douze hivers,
Voici le temps pour les coquecigrues.
Juillet 1856.
m
ODES FVNAMBVLESQVES. 2(jj
Monsieur Coquardeau.
CHANT ROYAL
l\oi des Crétins, qu'avec terreur on nomme,
Grand Coquardeau, non. tu ne mourras pas.
Lépidoptère en habit de Prudhomme,
Ta majesté t'affranchit du trépas,
Car tu naquis aux premiers jours du monde,
Avant les cieux et les terres et l'onde.
Quand le métal entrait en fusion,
Titan, instruit par une vision
Que son travail durerait la semaine.
Fondit d'abord, et par provision.
Le front serein de la Bêtise humaine.
2Û4. ODES FVNAM SVIESQ_VCS,
On t'a connu dans Corinthe et dans Rome,
Et sous Colbert, comme sous Maurepas.
Mais sur tes yeux de vautour économe
Se courbait l'arc d'un, sourcil plein d'appas,
Et le sommet de ta tête profonde
A resplendi sous la crinière blonde.
Que Gavarni tourne en dérision
Tes six cheveux.' Avec décision
Le démêloir en toupet les ramène :
Un Dieu scalpa, comme l'Occasion,
Le front serein de la Bêtise humaine.
Tu te rêvais député de la Somme
Dans les discours que tu développas,
Et, beau parleur grâce à ton majordome,
On te voit fier de tes quatre repas.
Lorsqu'en s'ouvrant ta bouche rubiconde
Verse au hasard les trésors de Golcond^,
On cause bas, à ton exclusion,
Ou chacun rêve à son évasion.
Tu n'as jamais connu ce phénomène;
Mais l'ouvrier doubla d'illusion
Le front serein de la Bêtise humaine.
ODES FVNAMBVLESQ^VES.
Comme Paris tu tiens toujours la pomme.
Dans ton salon, qu'ornent des Ma\eppas.
On boit du lait et du sirop de gomme,
Et tu n'y peux, selon toi, faire un pas
Sans qu"à ta flamme une flamme réponde.
Dans tes miroirs tu te vois en Joconde.
Jamais pourtant, cœur plein d'effusion,
Tu n'oublias ta chère infusion
Pour les rigueurs d'Iris ou de Climène.
L'espoir fleurit avec profusion
Le front serein de la Bêtise humaine.
A ton café, tu te dis brave comme
Un Perceval, et toi même écharpas
Le rude Arpin ; ta chiquenaude assomme.
Lorsque tu vas, les jambec en compas,
On croirait voir un héros de la Fronde,
Ou quelque preux, vainqueur de Trébizonde.
Mais, évitant avec précision
L'éclat fatal d'une collision,
Tu vis dodu comme un chapon du Maine,
Pour sauver mieux de toute lésion
Le front serein de la Bêtise humaine.
UÔ6 ODES FVWAMBVLESQVES.
ENVOI.
Prince des sots, un système qu'on fonde
A son aurore a soif de ta faconde.
Toi. tu vivais dans la prévision
Et dans l'espoir de cette invasion :
Le Réalisme est ton meilleur domaine.
Car il charma dès son éclosion
Le front serein de la Bêtise humaine.
Novembre 1S36.
ODES F VX AMBVL ESQJ/ES. 2f>>
Monselet d'automne.
P A N T O U M .
L'automne est doux; adieu, libraires!
L'oiseau chante dans le sillon.
Monselet dit à ses confrères :
« Etes-vous or pur ou billon ? »
L'oiseau chante dans le sillon.
Le ciel dans les vapeurs s'allume.
« Etes-vous or pur ou billon ?
Répondez, soldats de la plume. »
Le ciel dans les vapeurs s'allume :
Ma mie., il faut aller au bois.
« Répondez, soldats de la plume,
Ne parlez pas tous à la fois. »
268 ODE; FVNAMBVLESQVE:*.
Ma mie, il faut aller au bois,
Là-bas où la brise soupire.
« Ne parlez pas tous à la fois :
Lequel de vous est un Shakspere ? n
Là-bas où la brise soupire,
Il fait bon pour les cœurs souffrants :
u Lequel de vous est un Shakspere?
Lequel est Balzac ? Soyez francs. »
Il fait bon pour les cœurs souffrants.
Sur la mousse je veux qu'on m'aime.
« Lequel est Balzac? Soyez francs.
— «Balzac? dit chacun, c'est moi-même. »
Sur la mousse je veux qu'on m'aime.
De la seule étoile aperçu.
— « Balzac? dit chacun, c'est moi-même. »
Monselet rit comme un bossr
De la seule étoile aperçu,
Qu'un baiser de feu .ne dévore!
Monselet rit comme un bossu.
Bon biographe, ris encore!
ODES F V X A M B V L E S Q.V E 0. o 6$
Qu'un baiser de feu me dévore !
Hélas ! le bonheur est si court !
Bon biographe, ris encore,
On n'entendra plus Mirecourt,
Hélas ! le bonheur est si court !
O désirs vains et téméraires !
On n'entendra plus Mirecourt,
L'automne est doux: Adieu, libraires!
Septembre 1836.
2/0 ODES FVX A M B VL ESÇrVL s.
R éalisme.
V_j races, ô vous que suit des yeux dans la nuit brune
Le pâtre qui vous voit, par les ravons de lune,'
Bondir sur le tapis folâtre des gazons,
Dans votre vêtement de toutes les saisons !
Et toi qui fais pâmer lez fleurs quand tu respires,
Fleur de neige, ô Cypris ! toi. mère des sourires,
Dont le costume ancien, même après fructidor,
Se compose de lys avec des frisons d'or!
Et toi, rouge Apollon, dieu ! lumière ! épouvante !
Toi que Délos révère et que Ténédos vante,
Toi qui, dans ta fureur, lances au loin des traits
Et qu*à présent on force à faire des portraits,
Partisan des linons et des minces barèges,
Patron des fabricants d"ombrelles, qui protèges
ODES FV N AMBVLESQ^V ES. 2JI
Chryse, et qui ceins de feux la divine Cilla,
Regardez ce que font ces imbéciles-là!
Regardez ces farceurs en costume sylvestre !
Ils agitent leurs bras comme des chefs d'orchestre;
Ils sa sont tous grisés de bière chez Andler,
Et les voici qui vont graves, les yeux en l'air,
Rouges pourpres, dirait Mathieu, quant au visage,
Et curieux de voir un bout de paysage.
Ils plantent en cerceaux des manches à balais,
Et se disent : « Voilà des arbres, touchez-les ! »
Sur le bord d*un trottoir ils vident leur cuvette
En s'écriant : « La mer ! je vois une corvette ! »
Un singe passe au dos d'un petit Savoyard,
Ils murmurent : « Ami, saluons ce boyard! »
Embusqués en troupeaux à l'angle de trois rues,
Sur les fronts des passants ils collent des verrues,
Puis, abordant leur homme avec un air poli :
« Monsieur, demandent-ils, ce nez est-il joli?
Vous aimez les nez grecs, c'est là ce qui vous trompe!
Oh ! laissez-moi vous coudre à la place une trompe ! »
Celui-ci rencontrant Marinette ou Marton,
Lui met sur le visage un masque de carton ;
Celui-là vous arrête et vous souffle la panse.
Et répète : « Le beau n'est pas ce que l'on pense ! j
372 ODES FVX AM BVLESQV ES.
Bientôt, grâce à leurs soins d'artistes, autour d'eux
La foule a pris l'aspect d'un cauchemar hideux :
Ce ne sont qu'oriflans, caprimulges, squelettes,
Stryges entrechoquant leurs gueules violettes,
Mandragores, dragons, origes, loups-garcus,
Tarasques ; c'est alors que le plus fort d'eux tous
Hurle, en s'échevelant comme un Ange rebelle :
« Par Ornans et le Doubs ! que la nature est belle ! »
Extasiés alors des sourcils à l'orteil,
Effarés, éblouis, prenant pour le soleil
La chandelle à deux sous que Margot leur allume,
Ils cherchent l'ébauchoir, les brosses ou la plume,
Et, comme Bilboquet pour le maire de Meaux,
Au lieu d'êtres humains, ils font des animaux
Encore non classés par les naturalistes :
Excusez-les, Seigneur, ce sont des réalistes!
Mais, puisque au lieu de lire un livre de crétin,
J'aime à sentir au bois les muguets et le thym;
Puisque la foi nouvelle a des argyraspides
Qui heurtent leur fer-blanc; puisque les moins stupides
De ce temps sont encor ceux qui tressent des lys,
O Sminthée aux cheveux de flamme, et toi, Cypris !
Puisque je ne suis pas, moi charmé dans vos fêtes,
De l'avis de Gozlan, sur ce nue les poètes
ODES F V N A M B V L E S Q.V E S . 273
Durent un demi-siècle à peine; puisque j'ai
Pour maîtres de bon sens Phyllis et Lalagé ;
Puisque j'aime bien mieux faire voler des bulles
De savon, que d'écrire une œuvre aux Funambules
Et puisque, même en grec, sans le père Brumoy,
Les Grecs valaient monsieur Chose, permettez-moi.
Au lieu de voir courir tous ces porteurs de chaînes,
De me coucher pensif sous l'ombrage des chênes '.
Permettez-moi d'y vivre inutile, étendu
Sur l'herbe, m'enivrant d'un frisson entendu
Et d'admirer aussi la rose coccinelle,
Et d'aider seulement de ma voix fraternelle.
Cependant que rugit cette meute aux abois,
Le champignon sauvage à pousser dans les bois!
Janvier 1837.
j8
274 ODES F V X A M B V LE s QV ES.
Méditation
POÉTIQUE ET LITTÉRAIRE.
V_yx écrivait encore, en ces temps romantiques
Où les chants de Ducis étaient des émétiques,
Où, sans pourpoint cinabre, on se voyait banni,
Où Prudhomme, ravi de tomber avec grâce,
Etait jeté vivant dans une contre-basse
Pour avoir contesté les vers de Hernani.
On écrivait, tandis que maintenant on gèle.
Où sont les Antony. les Ruy-Blas, les Angèle,
Et ces jours, morts, hélas !
Où Frederick, faisant revivre Aristophane,
Sous le mépris des sots et la robe d"un âne
Cachait Traaaldabas ?
ODKS FVN AMB VLE SQ_VES. 275
On écrivait, au sein de l'antique Bohème
Où le chat de Mimi brillait sur le poëme,
Où Schaunard éperdu, dédaignant tout poncif,
Si quelqu'un devant lui vantait sa pipe blonde.
Lui répondait : « J'en ai pour aller dans le monde
Une plus belle encore, » et devenait pensif.
Aujourd'hui Weill possède un bouchon de carafe,
Arsène a des maisons, Nadar est photographe,
Véron maître-saigneur,
Fournier construit des bricks de papier, et les mate,
Henri La Madelène a fait du carton-pàte :
Lequel vaut mieux, Seigneur?
Décembre 185e.
<r*s
w@
-V
27 '6 ODES FVNAMBVLESQVES.
A Augustine Brohan.
1 halie, amante des grands cœurs,
Voix éloquente et vengeresse,
J'ai bu les amères liqueurs :
Prends mes chansons, bonne Déesse.
Berce-les au bruit des grelots!
Muse au beau front, nymphe homérique,
De ta lèvre coule à grands flots
Notre inspiration lyrique.
Ton rire, comme un clair soleil,
Epanouit les gaîtés franches,
Pourpre vive, rosier vermeil,
Éblouissement de dents blanches !
ODES FV \ A MBVLE SQVES. .177
Que de fois, chancelant encor
Sous le mal dont je suis la proie,
Tes accents de cristal et d'or
M'ont rendu la force et la joie !
Oh ! que de fois j'ai mendié
L'enthousiasme et l'ironie
Sur le théâtre incendié
Par les éclairs de ton génie !
C'est pourquoi, ne dédaigne pas
Le pur diamant de mes rimes,
Nymphe, dont j'ai baisé les pas
Sur la neige des grandes cimes.
Car sur ton front céleste a lui
L'ardent rayon qui me déchire,
Et nous nous aimons en Celui
Qui nous a légué son martyre.
O spectacle trois fois divin
De voir une telle écolière
Tremper sa bouche dans le vin
Dont s'enivra le grand Molière !
278 ODES FVN AMBVL E S Q_V E S.
Toi qui le charmes au tombeau,
Thalie, Augustine, âme élue
Pour ce délire encor si beau,
L'Ode est ta sœur, et te salue.
Septembre 185S.
gètf
ODES FVNAMBVLE3ÇTVES, 279
La Sainte Bohème.
. . . Il chanta d'une voix tonnante
à laquelle nous répondîmes en choeur :
Vive la Zohème !
George Sand, La dernière Alà'ini.
far le chemin des vers luisants.
De gais amis à l'âme fière
Passent aux bords de la rivière
Avec des filles de seize ans.
Beaux de tournure et de visage,
Ils ravissent le pavsage
De leurs vêtements irisés
Comme de vertes demoiselles,
Et ce refrain, qui bat des ailes,
Se mêle au vol de leurs baisers :
280 ODES FVN AMB VLESQVES.
Avec nous l'on chante et l'on aime,
Nous sommes frères des oiseaux.
Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux,
Et vive la sainte Bohème!
Fronts hâlés par l'été vermeil,
Salut, bohèmes en délire !
Fils du ciseau, fils de la lyre,
Prunelles pleines de soleil !
L'aîné de notre race antique
C'est toi, vagabond de l'Attique,
Fou qui vécus sans feu ni lieu,
Ivre de vin et de génie,
Le front tout barbouillé de lie
Et parfumé du sang d'un dieu!
Avec nous l'on chante et l'on aime,
Nous sommes frères des oiseaux.
Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux,
Et vive la sainte Bohème!
ODES FVNAMBVI.ESQVES.
Pour orner les fouillis charmants
De vos tresses aventureuses,
Dites, les pâles amoureuses,
Faut-il des lys de diamants,
Si nous manquons de pierreries
Pour parer de flammes fleuries
Ces flots couleur d'or et de miel,
Nous irons, voyageurs étranges,
Jusque sous les talons des anges
Décrocher les astres du ciel!
Avec nous l'on, chante et l'on aime,
Nous sommes frères des oiseaux.
Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux,
Et vive la sainte Bohème!
Buvons au problème inconnu
Et buvons à la beauté blonde,
Et, comme les jardins du monde,
Donnons tout au premier venu!
>82 ODES FVN AM B V L E S (VV E S.
Un jour nous verrons les esclaves
Sourire à leurs vieilles entraves,
Et, les bras enfin déliés,
L'univers couronné de roses,
Dans la sérénité des choses
Boire aux Dieux réconciliés!
Avec nous l'on chante ei l'on aime,
Nous sommes frères des oiseaux.
Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux,
Et vive la sainte Bohème.'
Nous qui n'avons pas peur de Dieu
Comme l'égoïste en démence,
Au-dessus de la ville immense
Regardons gaîment le ciel bleu!
Nous mourrons! mais, ô souveraine!
O mère! ô Nature sereine!
Que glorifiaient tous nos sens,
Tu prendras nos cendres inertes
ODFS FÏX A MBVLESQ.VES. 8}
Pour en faire des forêts vertes
Et des bouquets resplendissants!
Avec nous l'on chante et l'on aime,
Nous sommes frères des oiseaux.
Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux,
Et vive la sainte Bohème!
Juin 1847.
S
284. ODES TVNAMBVLESQ^VES.
Ballade
DE LA VRAIE SAGESSE.
1Y1 on bon ami, poëte aux longs cheveux,
Joueur de flûte à l'humeur vagabonde,
Pour l"an qui vient je t'adresse mes vœux:
Enivre-toi, dans une paix profonde,
Du vin sanglant et de la beauté blonde.
Comme à Noël, pour faire réveillon
Près du foyer en flamme, où le grillon
Chante à mi-voix pour charmer ta paresse,
Toi, vieux Gaulois et fils du bon Villon,
Vide ton verre et baise ta maîtresse.
ODES FVNAMBVLESQVES. 28$
Chante, rimeur, ta Jeanne et ses grands yeux
Et cette lèvre où le sourire abonde;
Et que tes vers à nos derniers neveux,
Sous la toison dont l'or sacré l'inonde,
La fassent voir plus belle que Joconde.
Les Amours nus, presses' en bataillon,
Ont des rosiers broyé le vermillon
Sur le beau sein de cette enchanteresse.
Ivre déjà de voir son cotillon,
Vide ton verre et baise ta maîtresse.
Une bacchante, aux bras fins et nerveux,
Sur les coteaux de la chaude Gironde,
Avec ses sœurs, dans l'ardeur de ses jeux,
Pressa les flancs de sa grappe féconde
D'où ce vin clair a coulé comme une onde.
Si le désir, aux yeux d'émerillon,
T'enfonce au cœur son divin aiguillon,
Profites-en ; l'Ame, disait la Grèce,
A pour nous fuir l'aile d'un papillon :
Vide ton verre et baise ta maîtresse.
>86 ODES F V N A M B V L E S Q_V F. S .
ENVOI.
Ma muse, ami, garde le pavillon.
S'il est de pourpre, elle aime son haillon.
Et me répète à travers son ivresse,
En secouant son léger carillon :
Vide ton verre et baise la maîtresse.
Décembre 1856,
ODES F V N AMB V LESQ_V ES. 287
Le Saut du Tremplin,
L/lown admirable, en vérité !
Je crois que la postérité,
Dont sans cesse l'horizon bouge,
Le reverra, sa plaie au flanc.
Il était barbouillé de blanc,
De jaune, de vert et de rouge.
Même jusqu'à Madagascar
Son nom était parvenu, car
C'était selon tous les principes
Qu'après les cercles de papier.
Sans jamais les estropier
Il traversait le rond des pipes.
*m
ODF. 5 fvntambvlesqvi:s.
De la pesanteur affranchi,
Sans y voir clair il eût franchi,
Les escaliers de Piranèse.
La lumière qui le frappait
Faisait resplendir son toupet
Comme un brasier dans la fournaise.
Il s'élevait à des hauteurs
Telles, que les autres sauteurs
Se consumaient en luttes vaines.
Ils le trouvaient décourageant,
Et murmuraient : « Quel vif-argent
Ce démon a-t-il dans les veines?»
Tout le peuple criait : « Bravo ! »
Mais lui, par un effort nouveau,
Semblait roidir sa jambe nue,
Et, sans que l'on sût avec qui,
Cet émule de la Saqui
Parlait bas en langue inconnue.
ODES F V N A M B VI E S Q_V ES.
C'était avec son cher tremplin,
Il lui disait : « Théâtre, plein
D"inspiration fantastique,
Tremplin qui tressailles d'émoi
Quand je prends un élan, fais-moi
Bondir plus haut, planche élastique!
« Frêle machine aux reins puissants,
Fais-moi bondir, moi qui me sens
Plus agile que les panthères,
Si haut que je ne puisse voir
Avec leur cruel habit noir
Ces épiciers et ces notaires!
« Par quelque prodige pompeux,
Fais-moi monter, si tu le peux,
Jusqu'à ces sommets où, sans règles,
Embrouillant les cheveux vermeils
Des planètes et des soleils,
Se croisent la foudre et les aigles.
i9
29O ODES F V H A M B VI ES QV E
« jusqu'à ces éthers pleins de bruit,
Où, mêlant dans l'affreuse nuit
Leurs haleines exténuées,
Les autans ivres de courroux
Dorment, écbevelés et fous,
Sur les seins pâles des nuées.
« Plus haut encor. jusqu'au ciel pur !
Jusqu'à ce lapis dont l'azur
Couvre notre prison mouvante !
Jusqu'à ces rouges Orients
Où marchent des Dieux flamboyants,
Fous de colère et d'épouvante.
« Plus loin ! plus haut ! je vois encor
Des boursiers à lunettes d'or,
Des critiques, des demoiselles
Et des réalistes en feu.
Plus haut ! plus loin ! de l'air ! du bleu
Des ailes ! des ailes ! des ailes ! »
o d r. > : v n A m e v i. r. - n •• i - .
2yi
Enfin, de son vil échafaud,
Le clown sauta si haut, si haut,
Qu'il creva le plafond de toiles
Au son du cor et du tambour,
Et, le cœur dévoré d'amour,
Alla rouler dans les étoiles.
Février 1837.
<£^®&
&1 cALTHO^KSE LE£ME%%E
LJans mon travail me voilà comme entré.
Moi le rhythmeur, le dompteur de Chimère,
Je prends la plnme & je commenterai,
Fût-ce, an besoin, devant monfieur le maire.
Vous le voulez, c'ejl bien, mon cher Lemerre.
J'ai tel défir de cajfer congruement
Ces durs cailloux, que j'y Jonge en dormant;
Et, fi je fors vainqueur de cette lutte,
On pourra mettre au bas du monument :
Cailloux cajfés par un joueur de jlûte.
Septembre i8j}
®r
^r^^m
COMMENTAIRE
— Ï873 —
r 'ai écrit ce mot redoutable Le
dernier comme le premier éditeur
des Odes funambulesques , mes amis
A. -P. Malassis et Alphonse Lemerre,
ligués contre moi, veulent éviter de trop cruelles
tortures aux Saumaises futurs, ce qui ne serait
encore rien ; mais il est à craindre en outre que
ces Saumaises ne parviennent pas, en effet, à
deviner les allusions, si claires autrefois et deve-
nues déjà. un peu obscures, que contient mon petit
livre. Je m'exécute donc, quoiqu'il soit bien dur
pour un vieillard de se faire le commentateur d'un
enfant ; car, en vérité, qu'y a-t-il de commun
entre le moi que je suis maintenant et ce jeune fou
294
CO M M E N T A I R F..
qui, abandonnant au vent sa blonde chevelure,
brandissait contre les moulins sa lance romantique ?
Pour l'intelligence générale du livre, je dois dire
que, bien que né le 1 4. mars 1823 et ayant publié
les cinq mille vers de mon premier recueil Les
Cariatides en 184.2, j'ai tout à fait appartenu par
mes sympathies et par mes idolâtries à la race
de 1830. J'ai été et je suis encore de ceux pour
qui l'Art est une religion intolérante et jalouse; je
pense encore que, la France étant surtout et avant
tout une nation de chevaliers, de poètes et d'ar-
tistes, celui-là est chez nous le plus patriote qui
exalte le plus ardemment la poésie élevée et les
sentiments héroïques. Je partage avec les hommes
de i83o la haine invétérée et irréconciliable de ce
que l'on appela alors les bourgeois, mot qu'il ne
faut pas prendre dans sa signification politique et
historique, et comme signifiant le tiers -état;
car, en langage romantique, bourgeois signifiait
l'homme qui n'a d'autre culte que celui de la pièce
de cent sous, d'autre idéal que la conservation de
sa peau, et qui en poésie aime la romance senti-
mentale, et dans les arts plastiques la lithographie
coloriée. Aussi ne devra-t-on pas s'étonner de voir
COMMENTAIRE. 20 5
que j'ai traité comme des scélérats des hommes
fort honnêtes d'ailleurs, qui n'avaient que le tort
(et il suffit !) d'exécrer le génie et d'appartenir à ce
que Henri Monnier a justement nommé : la reli-
gion des imbéciles !
Pour faire avec ordre le petit travail qui va
suivre, j'adopterai naturellement les divisions
mêmes du livre, et je dirai au fur et à mesure
quelles furent les victimes (à peine égratignées
heureusement) de mes boutades juvéniles. Toute-
fois, cette clef, puisque clef'û y a, ne saurait être
complète dès aujourd'hui ; car il y a encore parmi
les modèles de mes figures comiques des person-
nages vivants qu'il m'est impossible de nommer
ici. Ces dernières omissions seront complétées
après moi par quelque jeune poète, qui sera dans
le secret de Polichinelle, si cependant les Odes
funambulesques et leur Commentaire n'ont pas
disparu dans l'abîme redoutable... où est la tres-
sage Héloïs !
:c
Gaietés.
a Corde roide, page 21. — Cette ode
n'est que la mise en scène lyrique du
titre même du livre : Odes funambu-
lesques. A propos de ce titre qui a eu
une si heureuse fortune, je dois raconter qu'il m'a
été donné d'une manière tout à fait surnaturelle.
J'avais écrit la plupart des odes comiques dont se
compose le livre, uniquement dans le désir de cher-
cher un genre nouveau, et sans songer du tout à les
réunir. Ce fut P. Malassis qui audacieusement entre-
prit d'en faire un livre, et comme il arrangeait déjà
sa charmante édition imprimée en rouge et en noir,
un camarade quelconque, un indifférent que je ren-
contrai me demanda à brûle-pourpoint : « Eh bien !
quand paraissent vos... Odes funambulesques ? » Je
tressaillis et réprimai l'expression de ma joie, car
COMMENTAIRE. 297
à l'instant même j'avais compris que le vrai titre
définitif de mon livre était trouvé.
La Ville enchantée, page 25. — Personne
n'est aussi romantique qu'il se flatte de l'être. Dans
ce petit guide de l'étranger dans Paris, n'y a-t-il
pas un peu trop de périphrases à la Delille? La
deuxième strophe de la page 28, Salut, jardin
antique, etc., et les cinq strophes suivantes font
allusion aux jardins de Versailles, comme la troi-
sième strophe de la page 29, Ailleurs, c'est le
palais où Diane se dresse, aux musées du Louvre,
et comme la quatrième strophe de la même page,
Et maintenant voici la coupole féerique, à la cou«
pôle de la bibliothèque du Luxembourg, peinte par
Delacroix et représentant l'apothéose des poëtes.
La belle Véronique, page 3s. — Ainsi qu'on
le voit, l'héroïne de cette ode était une personne
essentiellement pratique; aussi a-t-elle été épou-
sée par un pair d'Angleterre ! René Lordereau
avait inventé cet axiome, qu'il faut être très-
indulgent pour tout ce qui relève de la galanterie,
A ce compte, j'avais connu la belle Véronique dans
29'^ COMMENTAIRE.
une situation qui réclamait la suprême indulgence;
je la retrouvai à Londres grande dame, faisant
partie d'une famille illustre, et elle ne me punit en
aucune façon des fautes du hasard; mais c'était
une femme de génie !
Mascarades, page 35. — Le maillot des Keller,
dont il est parlé à la page 36, est le maillot de Ma-
dame Keller. femme admirablement belle, qui avait
importé ici les tableaux vivants, et naturellement le
maillot des femmes de sa troupe. Très pudiquement
et avec un grand sentiment de l'art, Madame Keller
reproduisait les plus beaux groupes antiques. Dans
les salons, lorsqu'on l'y appelait, elle laissait, en
effet, le maillot voler en l'air; elle montrait ses
tableaux vivants réellement nus. L'Art y gagnait,
et la pudeur n'y perdait rien, au contraire; mais
le théâtre n'a pas le droit d'être si artiste que cela,
et, comme on se le rappelle, Talma. après un pre-
mier essai, dut renoncer à jouer Achille avec les
jambes réellement nues. — Brididi , page 38,
strophe 1 , avait succédé à Chicard comme roi de
la Danse excessive et vertigineuse, et il fut d;i::s
cet art fantasque un véritable créateur. 11 excellait
COMMENTAIRE. 299
à improviser séance tenante un quadrille dont
toutes les figures formaient dans leur ensemble une
épopée symbolique. Je me rappelle qu'une fois, au
bal masqué du premier Théâtre Lyrique, ayant
déjà pris au vestiaire son paletot qui était gris, et
l'ayant endossé, il trouva une fillette qui lui plut,
et se décida à danser le dernier quadrille. Alors
il entra son pantalon dans ses bottes, chiffonna
son chapeau de façon à lui donner l'aspect du petit
chapeau historique, et, par une grimace subite, se
donna étonnamment le visage de Napoléon Pre-
mier; puis le quadrille qu'il dansa représenta, de
Toulon à Sainte-Hélène, toute la légende impé-
riale, et le galop final était l'apothéose! En ce
temps-là le dévergondage même était artiste ; les
générations nouvelles ont retourné cela comme
un gant.
Pilodo, page 38, strophe 3, chef d'orchestre
des bals du Vauxhall, très habile à susciter la bac-
chanale furieuse, avait, avec ses lunettes bleues
(comme Hugo le dit de Mirabeau), une tête hor-
rible de laideur et de génie. — Labeaume, page 3g,
strophe i , fut alors un célèbre entrepreneur de bals
masqués. — Mogador, ibidem . plus tard comtesse
300 COMMENTAIRE.
de Chabrillan, a porté en effet le costume de
guerrière victorieuse que j'indique. Elle a aussi,
vêtue à la grecque, fait à l'Hippodrome la course
des chars avec Louise Mesgny et une Joséphine
qui semblait un bloc de granit taillé par un Her-
cule statuaire. — Madame Panache, Ange, Fri-
sette, Rose Pompon et Blanche, que nomment les
strophes suivantes, ne méritent pas de biographie
particulière ; elles ont été jolies et elles ont eu
lieu. Il leur a manqué des visées supérieures et
un trône en Egypte pour atteindre à la renommée
de Cléopûtre.
Premier Soleil, page 46. — 3/lle Oy, page 4-,
strophe 1 , dont le prénom était Alice, a été l'amie
de tous les hommes d'esprit de son temps. Retirée
à Enghien, dans une charmante villa, elle y devint
dévote, allait à la messe avec un gros livre et
offrait à l'église de grands tableaux de sainteté.
Aux heures de sa folle jeunesse, Roger de Beau-
voir, dans un amusant croquis, l'avait représentée
vêtue de la nébride, tenant d'une main un thyrse
de- bacchante, et de l'autre une coupe pleine, avec
cette épigraphe : 0\y noçant les mains pleines.
COMMENTAIRE. 30I
Victor Hugo avait daigné lui adresser quelques
vers. Et moi-même, si parva licet. &c. .. préten-
dant, à tort peut-être, que sa vie abandonnée au
caprice n'était pas d'un bon exemple pour les
demoiselles à marier, j'avais écrit, à propos d'elle,
ce quatrain qui fit fortune :
Les demoiselles che\ Oy
Menées,
Ne doivent plus songer aux hy-
Menées !
Page 47, strophe 5. — Tout le monde sait
que Musette est la joyeuse infidèle de La Vie de
Bohème , Nîchette la grisette vertueuse de La
Dame aux Camélias, et Mimi Pinson l'héroïne
d'une immortelle chanson d'Alfred de Musset.
Mais je suis ici pour mettre sur tous les I tous
les points, même inutiles.
La Voyageuse, page 49. — Mademoiselle Caro-
line Letessier, à qui est adressée cette ode, charme
les premières représentations par son élégance et
par ses longs yeux expressifs. Comme toutes les
3 02 CO M M F. N TAIRE.
jolies Parisiennes, elle a un peu joué la comédie.
Elle est la nièce de cette adorable Marthe, qui créa
le rôle de Laïs dans le Diogène de Félix Pyat, à
TOdéon, et dont la mort sanglante a été un dec
drames les plus épouvantables de l'Empire. Mêlée
à une histoire dangereuse, elle s'était réfugiée à
Londres. Elle revint à Paris pour chercher des
papiers, et on la trouva morte dans son ancien
logement. On n"a jamais su si sa mort avait été le
résultat d'un assassinat ou d'un suicide.
3S^
*-c\
Évohé,
N E M E S I 3 INTERIMAIRE.
propos des six satires réunies sous
ce titre, les deux premières éditions
dos Odes funambulesques contenaient
la note que voici :
Rien de plus difficile que de faire comprendre
après dix ans une plaisanterie parisienne. Autant
vouloir transvaser cette essence de roses que Stnyrne
enfermait dans des Jlacons bariolés d'or. Ici ce
sont les vivants qui vont le plus vite! On ne l'a
point oublié, en 1846, l'illustre collaborateur de
notre Méry donnait au public une nouvelle Ne-
mésis, accueillie par Le Siècle, qui publiait régu-
lièrement chaque dimanche une de ces belles satires .
Après avoir accompli pendant longtemps son tra-
J O-fc COMMENTAIRE.
vail surhumain, M. Barthélémy, fatigué et souf-
frant, obtint un congé de quelques semaines. C'est
alors qu'un petit journal de ce temps-là, La
Silhouette (il est allé où va la feuille de laurier,)
inventa cette ironique et frivole Évohé, pour
remplir, prétendait-il, l'intérim de Némésis. Mais
tout cela semble aujourd'hui s'être passé avant la
guerre de Troie. O neiges d'antan!
j'écrivais cette note eu 1857; que dirai-je au-
jourd'hui, en 1873? Cependant, je vais essayer
d'expliquer de mon mieux mes petites satires, car
on ne manquerait jamais de bonnes raisons pour
ne pas remplir la tâche qu'on s'est donnée. Elles
ont ce caractère très essentiel que, tout le long de
ces poëmes, l'élan et l'enthousiasme lyrique sont
rendus à la Satire. On l'avait fait marcher à pieds,
et de nouveau je l'ai assise sur le divin cheval ailé,
et j'ai éparpillé au vent sa chevelure. Tout ce qui
est poésie est chant, tel est l'axiome que j'ai voulu
faire triompher, là comme dans tout ce que j'ai
écrit. Et dire qu'il y a eu un long moment où pro-
férer une telle naïveté a pu passer pour un coup
d'audace !
COMMENTAIRE. 305
Eveil, page $7» — La création fantastique
d'Evohé, cette confusion entre la muse et la femme,
qui commence à cette première satire pour ne finir
qu'à la dernière, n'est pas si arbitraire qu'elle
semble l'être, car elle peint l'âme et l'esprit de
toute une époque. En 1830 (c'est toujours à cette
date qu'il faut remonter.) les poètes voulurent
comme Byron, amalgamer leur vie idéale et leur
vie réelle, être vraiment dans la vie ce qu'ils
étaient dans le livre, et, dans la double extase de
leur inspiration et de leurs amours, la femme
pour eux devint muse, et la muse femme. On voit
dans mes satires (18^.5-184.6) le dernier reflet de
cette tradition, morte déjà.
Comme un clairon de Sax, page $8, vers ig,
— Sax, à qui un peuple hellène eût élevé des sta-
tues s'il ne l'eût divinisé, a inventé des familles
d'instruments à vent en cuivre, tout un orchestre
que la voix des ouragans ne peut faire taire, et il
a fait des réalités de toutes les métaphores inven-
tées par les épopées et par les apocalypses à propos
des trompettes d'airain. — Feuchères, page 58,
vers 22, a été un de ces Benvenuto de 1830 qui
20
3 D<5 C O M M EXTAIRE.
exprimaient à la fois leur pensée et leur caprice
par la statuaire, par la peinture, par la ciselure,
par la gravure ; encore une race morte! Plus tard,
non seulement les peintres ne furent plus que
peintres, mais il y en eut même qui, pendant
toute leur vie, ne peignaient qu'un seul pot, tou-
jours le même, ou que des fromages blancs.
Page 58, vers 24 :
Tu nas pas, il est vrai, célébré S
On voit assez, par la rime précédente, de quel
mot ii s'agit. S est un poL:me de Barthélémy,
moitié didactique, moitié humoristique, auquel le
docteur Giraudeau de Saint-Gervais avait cousu
son poème en prose. Passons vite. — Ni comme
l'Amphion, te, page 5 g, vers 5. Cet Amphion
fut M. de Rambuteau. Mais ceci est encore un
sujet mauvais à commenter, même pour un Com-
mentaire.
Page 5g, vers 7 :
Mais enfin, c'est par toi qu'un jour le Triolet, te.
COMMENTAIRE. 307
On trouvera plus loin, quand nous en serons
aux Triolets, tout ce qui se rapporte à ce vers
au morceau qui le suit, à Néraut, Tassin et Gré-
delu, et à VArchiloque âgé Je huit ans, qui était
Paulin Limayrac. — A propos de lui, comme à
propos de plusieurs écrivains nommés dans la
note suivante, je dois rappeler, comme je l'ai dit
en commençant, que mes haines (si ce n'est pas
un trop gros mot) ont été exclusivement littéraires.
La personne réelle de mes adversaires n'a jamais
été en jeu, et toutes mes innocentes escarmouches
ont eu lieu dans le pays de la fantaisie et de la
fiction.
Voye\ les Auvergnats, les pairs..., Sic, page 62 ,
vers 1 3 et suivants. — Ce rapprochement entre
les Auvergnats et les pairs de France n'est pas
arbitraire : il fait allusion à la fameuse historiette
sur les pairs de France et les marchands de peaux
de lapin, écrite en quiproquo par Henry Monnier,
dans La Famille improvisée. — De ce vers jusqu'au
dernier vers de la page, c'est une véritable ava-
lanche de noms propres. Si j'ai mis dans la même
nasse le nain Tom Pouce, qu'on exhibait vêtu en
3 08 C O M M E N T A I R E.
empereur, le lézard qui jouait du violon et
le hanneton qui faisait du verre filé, au dire des
réclames, le café de maïs, qui n'était ni du café ni
du maïs, l'annonce Duveyrier , par laquelle les
écrivains devinrent les esclaves de l'annoncier,
ht. Aymé de Xevers, dentiste, un chef d'orchestre
qui tirait des coups de pistolet, le guano, M. Cons-
tant Hilbey , qui écrivait des brochures contre
Jules Janin, au milieu de tout cela l'ami des ani-
maux, le spirituel et charmant Toussenel, et le
marchand de crayons Mangin, qui parcourait les
rues sur un char, vêtu d'une dalmatique et coiffé
d'un casque d'or, et M. Clairville, et l'avocat Chi-
coisneau, qui n'était pas plus bavard qu'un autre
avocat, et M. Hippolyte Lucas (que je désignais
sous le nom de Gutliere, héros d'une de ses pièces
espagnoles,) et Af. Bulo\, et M, Rolle, qui n'avait
à mes yeux que le tort d'être un faux classique et
de préconiser l'imitation de l'imitation, c'est que
tous, hommes et choses, ils me semblaient, soit
par les théories qu'ils prêchaient, soit par le bruit
qu'ils faisaient indûment, opprimer la Muse et
jeter des bâtons ou d'autres embarras dans les
roues de son char. — Mais il faut donner une
COMMENTAIRE. 309
mention spéciale à Carolina, nommée au dix-neu-
viètne vers de cette page 62.
Carolina, Laponne, comme disaient les affiches,
était une actrice de deux pieds de haut, mais avec
une terrible gorge à la Rubens, qui voyageait à
travers les petits théâtres, de Saqui et des Délasse-
ments aux Funambules, où elle créa le rôle de la
reine des Carottes dans une pantomime de Champ-
fleury, qui, bien longtemps avant M. Sardou, avait
pensé à mettre à la scène le conte d'Hoffmann,
et qui, lai, s'était acquitté de cette besogne en
artiste. Elle y joua aussi d'une manière très-éton-
nante le rôle d'un grognard de l'Empire, avec des
cheveux blancs ! Pareille à beaucoup d'autres
femmes, Carolina, Laponne, n'estimait absolument
chez les hommes que la haute taille, et elle n'au-
rait pas donné un fétu d'un César qui n'aurait pas
eu au moins six pieds. Elle était l'amie d'un comé-
dien nommé Ameline, qui, après avoir été réelle-
ment tambour-major, jouait les tambours-majors
dans les mélodrames du Cirque, et qui créa aussi
le rôle du Cosaque colossal, que Paulin Ménier
tuait dans Les Cosaques, de MM. Arnault et Ju-
dicis, à la Gaieté. Ameline obéissait à Carolina,
3 I O COMMENTAIRE.
Laponne, avec une docilité enfantine. Lorsqu'ils
avaient quelque querelle. Carolina lui disait :
« Mets-moi sur la table pour que je te donne une
gifle. » Ameline la prenait dans ses bras, la posait
sur la table, s'approchait, recevait la gifle qu'elle
lui donnait à tour de bras, puis remettait Carolina
à terre avec une terreur respectueuse. Cette vul-
gaire parodie de l'histoire de la reine Omphale
aurait pu être rangée sous la rubrique inventée
par Courbet : Allégorie réelle/
Les Théâtres d'enfant-, page 64. — Ces
théâtres étaient : le Théâtre des jeunes élèves de
M. Comte, au passage Choiseul, remplacé aujour-
d'hui par les Bouffes-Parisiens, et le Théâtre Joly
ou Gymnase enfantin , au passage de l'Opéra.
M. Comte, physicien du roi, prestidigitateur, avait
voulu, par une pensée philanthropique, donner de
l'instruction et une bonne éducation à des enfants
qu'il élevait en même temps pour être comédiens.
Ils allaient à la classe le matin, jouaient le soir
pour le public, et répétaient dans l'intervalle. Cela
était admirable comme théorie ; mais M. Comte,
tout sorcier qu'il était, n'avait pas prévu ce qu'on
COMMENTAIRE. 3 I I
obtiendrait nécessairement en enfermant ensemble,
dans un endroit aussi isolé qu'un navire en pleine
mer. des enfants, garçons et tilles, qui déjà avaient
croqué dans les loges de portier, où avait com-
mencé leur enfance parisienne, toutes les pommes
vertes de Tarbre de la Science. A ce régime, les
petites filles résistèrent, et même devinrent des
femmes grandes et robustes, comme Hippolyte,
reine des Amazones ; mais les petits garçons furent
la proie du rachitisme, de la phthisie, et les plus
heureux d"entre eux furent ceux qui restèrent nains
ou devinrent bossus. Tout le monde a vu Alfred,
le Bouffé du Théâtre Comte, qui n'avait jamais pu
grandir, et qui, après avoir pris sa retraite, fut
nommé inspecteur du balayage ; on le rencontrait
avec un manteau de caoutchouc grand comme un
mouchoir de poche de fillette ! Et Poulet qui, après
avoir été un enfant beau comme le jour, est mort
Tan dernier, vieux souffleur de l'Odéon. n'étant
plus qu'une longue barbe blanche et une bosse.
Il y a eu aussi ce spirituel et charmant Colbrun,
si délicat, si frêle, à qui la barbe n'était jamais
venue, qui, de son séjour au Théâtre Comte, avait
gardé la taille et le visage d'un enfant, et qui, à
3 ï 2 COMMENTAIRE.
quarante ans, jouait encore les rôles de gamin
dans les grands drames d'Alexandre Damas. Parmi
les acteurs de cette génération, un seul a persisté :
: . I M. Rubel, qu'on retrouve dans les petits
théâtres. Plus heureux que ses confrères^ la barbe
lui a poussé, et il n'a jamais été bossu; mais il
ressemble un peu à un casse-noisette !
La fantasmagorie, page 68, vers 14. — Pour
ce spectacle, que Robin et Robert-Houdin ont
renouvelé depuis M. Comte, on éteignait en effet
le lustre, la rampe et tout, dans un théâtre peuplé
de bonnes d'enfants ! Aussi les soirées de fantas-
magorie ont-elles fait parmi ces villageoises cré-
djL-s et à demi civilisées des ravages dont l'his-
toire demanderait un Paul de Kock !
L'Opéra turc, page 70. — Ici, malgré les
années écoulées , je marche sur des charbons
ardents. Des quatre personnages mis en scène dans
cette historiette, le seul que je puisse nommer est
le ténor, qui était en réalité le baryton Massol.
Académie royale de Musique, page j6. —
COMMENTAIRE. 3 I 3
Je n'ai pas besoin d'indiquer au lecteur tout ce
qu'il y a d'exagération, de parti pris et d'injustice
dans cette satire contre l'Opéra. Jeune homme, je
croyais avec tous les romantiques de mon temps
que le genre dramatique appelé Opéra a tué et
tuera encore chez nous la tragédie, le drame his-
torique et tout ce qui a été le grand art et la
poésie au théâtre. Je le crois encore aujourd'hui ;
mais , fût-ce pour l'amour de Corneille et de
Shakspere, je ne veux plus affliger personne, et
je me suis appris la résignation. Il est très-vrai
qu'à l'époque où j'ai écrit cette satire, les décora-
tions, les chœurs et même la troupe de l'Opéra
étaient dans un état assez piteux. Néanmoins j'en
parlais avec passion, comme un poète admirateur
de Quinault et de Gluck, jusqu'au point de ne pas
pouvoir tolérer la poésie lyrique de M. Scribe.
C'est en cela surtout que j'avais tort; car, livrés
aux exigences des musiciens modernes, tous les
poètes font les vers aussi mal les uns que les
autres, et entre un savetier et Pindarc, une fois
qu'ils sont pris dans cette tenaille, il n'y a aucune
différence.
31+ COMMENTAIRE,
Elssler, page S 7, vers r5. — Lucile et Car-
lotta, page S 7, vers 1 6. — Ce sont Fanny Elssler,
Lucile Grahn et la grande danseuse qui créa le
rôle de Giselle, Carlotta Grisi.
Page 87, vers 18 :
Il est devenu gai comme Louis Monrose
Il est tout à fait vrai qu'à partir d'un certain
m v.nent M. Louis Monrose est devenu un acteur
extrêmement peu gai ; mais cette transfiguration
n'a ea lieu qu'à la Comédie-Française. A l'Odéon,
il avait joué Le Capitaine Fracasse, Falstaff et le
prologue que Théophile Gautier écrivit pour cette
comédie, La Ciguë, d'Emile Augier, Les Ressources
Je Quinola. de Balzac, et trente autres pièces,
avec une verve et une flamme qui faisaient songer
au grand Monrose père. — Il n'est pas le premier
homme qui soit devenu effroyablement sérieux
dans la maison si solennelle, hélas ! de Molière,
où les garçons de bureau eux-mêmes et les em-
ployés à tête d'ibis ressemblent à des dieux égyp-
tiens.
COMMENTAIRE, 3 I 5
La Famille Botithor. page 8g, vers 4. —
Quiconque a habité ou parcouru la province con-
naît la famille Bouthor. Elle forme à elle seule,
toujours augmentée ou rein nivelée par des alliances,
car c'est toute une tribu nomade, la troupe équestre
d'un cirque ambulant où on montre, comme à celui
des Champs-Elysées, les mêmes pas des écharpes,
les mêmes clowneries et les mêmes sauts à travers
les ronds de papier; ce qui n'empêche pas nos
écuyers parisiens de traiter la famille Bouthor
comme les grands comédiens de l'hôtel de Bour-
gogne traitaient la troupe de Molière. J'ai eu tort
de railler leurs musiciens, et spécialement celui qui
joue du cor; ils valent ceux que nous entendons
tous les jours, si ce n'est qu'ils sont vêtus en lan-
ciers polonais avec des uniformes bleu de ciel,
comme Poniatowski ; mais peut-on dire que cela
constitue une infériorité ?
Seul, 6 Dupre\!... fre, page go, vers ig. —
Sur les démêles du grand ténor avec l'administra-
tion de l'Opéra et sur les circonstances auxquelles
font allusion les vers suivants, on trouvera dans
plus d'un livre les détails que je ne puis donner ici.
3 l6 COMMENTAIRE.
— Taglioni, page g2, vers 8. — C'est la grande
Marie Taglioni, la créatrice de la Sylphide, celle
qui fut chez nous la plus parfaite incarnation de
la danse correcte, chaste et poétique.
La Grande-Chartreuse, page ç3, vers i3. —
C'est le premier nom que porta le bal public fondé
par M. Bullier, près de la sortie du jardin du
Luxembourg qui regarde l'Observatoire. Il s'est
appelé ensuite la Closerie des Lilas (nom trouvé
et donné à M. Bullier par Privât d'Anglemont,) et
en dernier lieu, lorsqu'on démolit l'ancien Prado
situi en face du Palais de Justice, il hérita de ce
nom légendaire parmi les étudiants, qu'il conserve
encore aujourd'hui. Béranger s'e-st montré une fois
à la Closerie des Lilas, et il y a été porté en
triomphe, car il était dit qu'il ne lui manquerait de
son vivant aucune apothéose !
L'Amour a Paris, page g4. — Palmyre ,
vers 4, a été une modiste dont la renommée
emplissait les deux mondes; aujourd'hui, je crois
qu'on ne retrouverait même plus les ruines... de
Palmyre! — Les corsets à la minute, vers 5 et 6,
COMMENTAIRE. 317
c'est-à-dire les corsets qu'on détache en tirant une
baleine, passaient, en 1846, pour des engins per-
nicieux, réservés seulement aux belles et hon-
nestes dames qui ne sont jamais sans amours,
comme le samedi n'est jamais sans soleil. Aujour-
d'hui, il n'y a plus d'autres corsets que ceux-là ;
aussi faut-il une explication historique au joli des-
sin de Gavarni, dans lequel un mari délaçant sa
femme murmure avec inquiétude : « C'est drôle, ce
matin j'ai fait un nœud à ce lacet-là, et ce soir il
y a une rosette ! »
Ces mots déjà caducs, &c, page g5, vers 1 . —
Le rat est la danseuse de l'Opéra enfant, tvpe
très-curieux, et qui ne ressemble à aucun autre ;
car, accaparées en naissant par la Danse, qui exige
un formidable travail quotidien de beaucoup
d'heures, et par l'amour des riches vieillards pari-
siens, elles savent débattre leurs intérêts, causer
affaires et finances avec l'habileté d'un notaire, et
d autre part, n'ayant rien vu, elles se proposent
pendant des années d'aller visiter par partie de
plaisir l'église Notre-Dame et le jardin des Tuile-
ries, quand elles auront le temps. — La grisette
3 I 8 COMMENTAIRE.
est aussi difficile à reconstituer que la femme phé-
nicienne ou carthaginoise ; avec beaucoup de pa-
tience et d'intuition, on la retrouvera passim dans
les œuvres de Balzac , de Gavarni, de Henrv
Monnier et de Paul de Kock. — La lorette (mot
inventé par Roqueplan pour signifier la femme qui
habite les rues avoisinant l'église Notre-Dame-de-
Lorette) a absorbé, détrôné et anéanti ce qui fut
la femme entretenue; car, par un sentiment anti-
cipé du socialisme futur, elle remplaça l'entrete-
neur par une compagnie anonyme dont les actions
font prime ou se vendent au rabais, suivant les
fluctuations de la politique européenne et quelques
autres circonstances.
Page 07. — Aglaè, Ida et Corinne, vers 1 et
suivants. — Aglaé, Ida et Corinne se passeront
de biographies qui n'intéresseraient plus personne,
car tous ceux qui les ont aimées sont aujourd'hui
morts ou académiciens. Mais Pomare, page gj,
vers g, a droit à une mention spéciale. C'est elle
que célébrait la fameuse chanson :
Pomarè, Maria,
Mogador et Clara,
COMMENTAIRE. 319
où le culte de la rime eût exigé impérieusement
que Nadaud écrivît Mogador et... Claria. —
Pomaré, qui se nommait en réalité Elise Sergent,
fut une des figures les plus étranges du temps où
nous étions jeunes. A tous les hais masqués de
l'Opéra , on la voyait invariablement vêtue en
homme, avec un costume très-correct de gentle-
man, habit, pantalon et gilet noirs, cravate blanche
et paletot blanc qu'au moment de la sortie elle
reprenait au vestiaire, avec une badine qu'elle tenait
avec le sans-façon le plus gracieux dans sa main
gantée de blanc. A ces bals elle passait toute la
nuit à causer avec des écrivains ou des artistes, ne
les quittant pas, ayant autant d'esprit qu'eux,
allant souper avec eux lorsque l'heure était venue,
et ne jouant en aucune façon le personnage de
femme. Elle et ses amis allaient habituellement
chez Vachette (remplacé aujourd'hui par Brébant,)
non dans les cabinets particuliers dont elle avait
horreur, mais dans la salle commune. Elle s'y
tenait comme un homme du meilleur monde, mais
pourvu qu'il n'y eût pas là de bourgeoise, car Pomaré
nourrissait contre les bourgeoises une haine in-
stinctive et frivole» Si le malheur voulait qu'en
3 20 COMMENTAIRE.
entrant dans la salle de Vachette elle aperçût une
notairesse en bonne fortune avec son mari, rien
alors ne pouvait l'empêcher d'entonner d'une for-
midable voix de contralto sa chanson favorite :
Un général de l'année d'Italie.' — Cette chanson,
je me la rappelle encore jusqu'à la dernière syllabe ;
mais trop de dames aujourd'hui savent le latin
pour que, même transcrite en latin, je puisse la
donner ici. D'ailleurs, aimable, bonne enfant, spi-
rituelle, comme je l'ai dit, très-grande et svelte
sans maigreur, avec la poitrine plate comme celle
d'un homme, elle était exactement, selon la cu-
rieuse expression de Baudelaire, tin ami -avec des
hanches. — A propos de Baudelaire, Pomaré en
grande toilette, cherchant des appartements, entre
un jour, guidée par la portière, dans le joli loge-
ment que le poète occupait à l'hôtel Pimodan,
quai d'Anjou, et qu'il devait alors quitter. Charmce
par une installation d'artiste qui ne ressemblait à
rien de ce qu'elle avait vu, Pomaré admira lon-
guement le papier à grands ramages rouges et
noirs, la tête peinte par Delacroix, la grande table
de noyer façonnée si artistement avec d'insensibles
contours que , lorsqu'on s'asseyait pour lire , le
C O M MERTAIRE. 3 2 I
corps trouvait partout à s'y insérer commodément,
les livres magnifiquement ornés de reliures pleines,
les larges fauteuils de chanoine ou de douairière,
et dans l'armoire les flacons de vin du Rhin entou-
rés de verres couleur d'émeraude. Bref, elle ne
voulut pas s'en aller, adopta un petit divan turc
suf^ lequel elle dormait la nuit, et le jour lisait les
ouvrages classiques; et je crois qu'elle y serait
encore, si l'architecte du propriétaire n'était venu
un beau matin diriger des réparations devant les-
quelles il n'y avait pas de bravoure possible, car
elles commencèrent par la démolition d'un gros
mur! — Peu de temps après, rentrée dans le tour-
billon de sa vie, Pomaré s'habillait pour aller au
bal Mabille quand son amant, un jeune homme
beau comme le jour et jaloux comme un tigre, lui
défendit de sortir. Comme elle s'obstinait, il posa
son cigare allumé et rouge sur le petit pied nu de
la belle danseuse et le brûla cruellement. Au lieu de
crier, elle se jeta au cou de son amant et, tout en
boitant, le couvrit de baisers; on voit qu'elle était
singulière. — Elle est morte jeune, repentie, et
dans une excessive misère, et Fiorentino écrivit dans
Le Corsaire un article très-ému sur la pauvre Elise
21
3 22 COMMENTAIRE.
Sergent qui, aux dernières heures de sa vie, avait
courageusement expié ses turbulentes étourderies
de pécheresse. — Gustave Bourdin, le gendre de
Vilmessant, mort aujourd'hui , avait consacré à
Pomaré tout un petit livre, qui parut orné d'un
excellent portrait et qui est devenu rarissime.
Page ioo. vers 8. — A ce vers correspond,
dans la première et dans la seconde édition des
Odes funambulesques, une note dont voici le
texte :
« Evohé n'a pas écrit la terrible satire qu'elle
annonçait ici : c'était déjà trop de la rêver. Elle
n'a pas tenu cette promesse-là, ni aucune de ses
promesses ; c'est ce qui fait sa force. La pauvrette
n'a jamais touché que par jeu à la lyre d'airain.
Oh aurait-elle trouvé asse^ de fureur et asse^ de
haine pour mener à bout sans faiblir la farouche
Parodie humaine? »
A plus forte raison, l'auteur n'a tenu aucun des
engagements qu'il ava't pris dans la dernière de
ses satires intitulée Une vieille Lune, page toi.
— Une plaisanterie ne peut survivre à la circon-
stance qui lui a servi de prétexte, et cette dernière
COMMENTAIRE. 323
satire elle-même n'eût jamais été faite si Barthé-
lémy n'avait attaqué Lamartine dans les premiers
vers qu'il publia au Siècle lors de sa rentrée.
Attaque si peu sérieuse, qu'elle nous sembla méri-
ter et appeler naturellement une réponse.. ; funam-
bulesque; mais, passé cela, ces caprices n'avaient
plus leur raison d'être. Aussi Evohé s'empressa-t-elle
de jeter là sa défroque de Muse, et de reprendre
ses petites pantoufles de soie et son peignoir de
jeune demoiselle.
■^r
•3JP-
Les Folies-Nouvelles.
eux chanteurs de chansonnettes, les
frères Mayer, je crois, avaient obtenu
l'autorisation de construire au boule-
vard du Temple, dans un grand ter-
rain qui se trouve derrière la maison portant le
numéro 4.1, une salle assez semblable à un han-
gar et d'y donner des concerts. L'entreprise ne
réussit ni dans leurs, mains, ni dans celles d'un
chanteur comique nommé Clément, qui vainement
changea les Folies Mayer en Folies Concertantes.
Les Folies Concertantes furent alors transfor-
mées en une sorte de théâtre, dans lequel Hervé,
qui devint plus tard le maestro de L'Œil crevé, de
ChilpériCf du Petit Faust et de La Veuve du
Malabar, vint exploiter un privilège qu'il venait
d'obtenir. Rien n'était en ce temps-là plus dilïi-
COMMENTAIRE. 325
cile ; mais Hervé, chef d'orchestre au théâtre du
Palais-Royal et maître de chapelle à l'église Saint-
Eustache, avait donné quelques leçons de musique
à l'impératrice. Il sollicita directement sa protec-
tion, et elle obtint pour lui, avec beaucoup de
peine, le privilège d'un petit théâtre, sur lequel il
pourrait donner des pantomimes et des saynètes
(le mot fut renouvelé à cette occasion) à deux per-
sonnages seulement. Auteur, compositeur et comé-
dien, Hervé imagina et joua des scènes d'opéra
fou, débordantes d'inouïsme, comme Le Compo-
siteur toqué, où, représentant un Listz éperdu qui,
après une crise de piano, s'éveille échevelé sur le
clavier, il s'écriait, à l'imitation des grands vir-
tuoses : « Où suis-je? Des femmes! des fleurs! de
l'encens dans les colidors ! »
Mais il n'avait pas assez d'argent et il n'était
pas assez administrateur pour fonder un théâtre
véritable, et il céda son privilège. MM. Altaroche
et Louis Huart, qui venaient de quitter la direc-
tion de l'Odéon, se substituèrent à lui, tout en
s'assurant son concours sous toutes les formes bi-
zarres et infiniment diverses que pouvait revêtir ce
talent protée. Pour la pantomime, ils engagèrent
3 2^> COMMENTAIRE.
Paul Legrand, qui du grand Deburau avait hérité
la finesse du jeu et la pensée, comme Deburau fils
avait hérité l'agilité et la grâce, si bien que chacun
d'eux est la moitié excellente d'un Pierrot!
Les nouveaux directeurs dénichèrent en outre
un confiseur de génie, qui inventa pour eux une
nouveauté à sensation, le sucre d'orge à l'ab-
sinthe, avec lequel, pendant plus de deux années,
les cocottes en renom devaient régulièrement salir
leurs gants clairs à tous les entr'actes; puis ils
firent reconstruire la salle, qui fut décorée par
Cambon, et pour afficher clairement leurs intentions
poétiques, ils me demandèrent le prologue joué le
21 octobre 1854., sous ce titre : Les Foiies-Xou-
velles, qui donna son nom au nouveau théâtre.
La représentation se composait de ce prologue,
d'une pantomime curieuse et amusante d'Emile
Durandeau, intitulée L'Hôtellerie de Gautier-Gar-
guille, et d'une saynète d'Hervé, pour la musique
et pour les paroles, La Fine Fleur de l'Anda-
lousie, dans laquelle on remarquait les vers sui-
vants :
Séville
Est la belle ville.' (bis)
COMMENTAIRE. 327
Les trottoirs sont grands
Et l'on pass' dessous!
Les légum's n'y coût' pas grand' chose ; (bis)
Et quant à la volaille,
Gn l'a presque pour rien!
C'e^i de cet œuf que devait sortir l'Opérette,
dont l'abominable race a pullulé, envahi le monde;
si bien que je me trouve, ô remords ! avoir été en
quelque sorte complice de la naissance de ce
monstre, auquel mes vers ont souhaité la bien-
venue. Ce que c'est que de nous ! — Voici comment
le petit prologue était distribué. Personnages par-
lants et chantants : Le Lutin des Folies-Nouvelles,
Mllc Louisa Melvil ; un Bourgeois, M. Delaquis ;
L'Ancienne Salle des Folies Concertantes et Le Co-
médien Bouffon, M. Joseph Kelm. — Mimes : Pier-
rot. M. Paul Legrand; Arlequin, M. Charltonn;
Cassandre, M. Cossart; Léandre, M. Laurent;
Polichinelle, M. Emile ; Colombine, M"c Suzanne
Senn ; Isabelle, M"e Mélina ; deux danseuses,
Mlle Lebreton et MUe Berthe.
Cossart et Laurent avaient eu quelque célébrité
aux Funambules, où ils avaient tous les deux joué
328 C O M M ENTAIHE.
les Arlequins. Joseph Kelm, vieillard chauve, israé-
lite, à la face de satyre, qui semblait taillée à
coups de sabre, datait de la première Renaissance
d'Anténor Joly. Acteur d'opéra, chanteur de chan-
sonnettes, argentier et joaillier par occasion, mar-
chand d'huile de Provence et modiste sous le nom
de sa femme, cet homme prodigieux eût réalisé des
bénéfices dans les déserts de la Libye et gagné de
l'argent sur le radeau de la Méduse. Il avait reçu le
don, qu'Hervé exploita souvent, de produire avec
sa langue un bruit analogue à ceux de la crécelle
et des castagnettes. C'est ce que j'appelle, page 1 '25,
refrain dont l'acteur Kelm a le secret.
Hervé trouvait en lui un admirable compère, et
il se plaisait, comme repoussoir, à le costumer
grotesquement en temme ; tandis que lui, Hervé,
qui a toujours aimé à être joli sur la scène, il se mon-
trait, par exemple, dans un ajustement dont toutes
les parties, y compris les souliers et le chapeau,
étaient faites de satin rose. Une légende (empirique,
je irai pas besoin de le dire,) prétendait même
qu'une grande dame s'était éprise d'Hervé, comme
la marquise de George Sand du comédien Lilio,
et l'avait fait venir chez elle dans ce costume de
COMMENTAIRE. } 20
marionnette couleur de rose. Heureusement per-
sonne n'a pris au sérieux ce conte à dormir debout,
car c'eût été là un commencement bizarre pour le
compositeur inépuisable qui peut et doit devenir
un jour membre de l'Institut !
Quant à Louisa Melvil, c'était une de ces jeunes
filles d'une beauté délicate, suave, idéalement par-
faite, que le Théâtre nous montre quelquefois
comme dans un rêve. Elle avait pour la parole
comme pour le chant une voix adorable, des lèvres
rouges comme une fleur, des cheveux réellement
blonds, comme ceux d'Amédine Luther, aussi clairs
mais plus fins, et d'une nuance un peu plus chaude,
avec des sourcils bruns. C'était la gaieté ingénue,
un sourire de rose et de lumière, une grâce de
femme, des formes sveltes et accomplies, avec une
jeunesse enfantine. Elle est morte à dix-neuf ans,
d'une mort tragique. Ces divines figures de Juliettes,
que nous entrevoyons, ne sont pas faites pour
subir les outrages de la vieillesse , et elles ne
peuvent que passer parmi nous, comme des appa-
ritions mvstérieuses. I
-
Hervé fut emporté par la fatalité de sa gloire,
et son théâtre devint le Théâtre Dèja\et, où l'ac-
330 COMMENTAIRE.
trice illustre passa en revue son répertoire de
bambins, ses Voltaire, ses Figaro, ses Napoléon
et ses Richelieu. Mais sa diction fine et mordante,
son chant, dont Auber admirait la justesse, ne
pouvaient plus rien sur une foule qui désormais
préfère le poivre rouge au sel attique, et à qui il
faut des cascades plus échevelées que la chute du
: a. Après elle, il y eut à son théâtre des
directions fantasques et éphémères ; on y vit
M. Manasse et M. Daiglemont. Le pauvre Gui-
chard du Théâtre-Français , aujourd'hui atteint de
paralvsie, y fit représenter une comédie moderne
en vers, dans le genre de Ponsard ; et on nous y
a même montré Y Andromaqae de Racine, jouée
par M11*-' Duguéret. Toutes les actualités à propos
desquelles nous écrivons s'en vont tour à tour dans
le pavs des vieilles lunes, et c'est pourquoi les lec-
teurs des Odes funambulesques ne devront pas plus
aller chercher les Folies -Nouvelles au boulevard
du Temple, que les lecteurs de La Comédie hu-
maine ne trouveraient sur la place du Carrousel
cette fameuse impasse du Doyenné, où commen-
cèrent les amours de MmC Marneffe!
Autres Guitares.
es odes réunies sous ce titre, que j'ai
emprunté par jeu à Victor Hugo (Autre
Guitare, les Rayons et les Ombres,
XXIII,) sont celles qui, à proprement
parler, constituent le genre connu aujourd'hui sous
le nom d'odes funambulesques ; en un mot, ce
sont des pommes rigoureusement écrits en forme
d'odes, dans lesquels l'élément bouffon est étroite-
ment uni à l'élément lyrique, et où, comme dans
le genre lyrique pur , l'impression comique ou
autre que l'ouvrier a voulu produire est toujours
obtenue par des combinaisons de rime, par des
effets harmoniques et par des sonorités particu-
lières.
En créant (ou renouvelant) ce genre, j'ai com-
mencé par parodier des odes de Victor Hugo,
332 COMMENTAIRE.
}our partir d'un thème connu et pour montrer
clairement et nettement ce que je voulais faire. Ce
résultat une fois atteint, j'ai peu à peu écrit les
odes funambulesques sur des sujets originaux inven-
tés de toutes pièces, et, dans le volume des Occi-
dentales, qui fait suite à celui-ci, on ne trouvera
plus une seule parodie de Victor Hugo.
En effet, dès l'origine de ces essais, je rêvais
quelque chose d'infiniment plus compliqué et plus
délicat que de tourner au bouffon une ode sérieuse,
et j'imaginais déjà des poëmes comiques et lvriques,
où l'ironie et l'allusion parodique seraient partout
éparses, prendraient mille formes. Mais, je le
répète, il fallait faire comprendre par des exemples
les conditions du genre que je voulais acclimater
chez nous, et montrer qu'un emploi différent d'un
même procédé peut exciter la joie comme l'émo-
tion, dans les mêmes conditions d'enthousiasme et
de beauté.
Pour établir ma démonstration, j'ai parodié des
odes de Hugo, ce que l'on avait fait avant moi.
Pourquoi l'ai-je fait ? Précisément parce qu'on
l'avait fait avant moi, mais parce qu'on l'avait fait
en cherchant à traduire le comique, non par des
COMMENTAIRE. 333
harmonies, par la virtualité des mots, par la magie
toute-puissante de la Rime, mais par l'idée seule-
ment, c'est-à-dire en employant un procédé diamé-
tralement opposé à celui que Victor Hugo avait
employé pour exprimer le lyrisme. Moi j'ai voulu
montrer que l'art de ce grand rhythmeur, tel qu'il
l'a agrandi et perfectionné, peut produire tout ce
qu'il a voulu lui faire produire, et plus encore ;
que, comme elle éveille tout ce qu'elle veut dans
notre âme, la musique du vers peut, par sa qua-
lité propre, éveiller aussi tout ce qu'elle veut dans
notre esprit, et créer même cette chose surnatu-
relle et divine, le rire ! — Ceci dit, avec le regret
d'avoir infiniment trop parlé de moi, (mais dans le
cas dont il s'agit cela était inévitable,) je vais pas-
ser rapidement en revue les odes funambulesques
réunies sous ce titre : Autres Guitares, en indi-
quant les allusions qu'elles contiennent et les mor-
ceaux célèbres qui y sont parodiés.
L'Ombre d'Ekic, page i38. — L'Ombre
d'Éric, c'est le titre d'un roman de Paulin Limay-
rac, tout à fait oublié aujourd'hui, et qui d'ailleurs
fut toujours oublié, et cela dès le moment où il
334 COMMENTAIRE.
parut. Je trouvai amusant de donner ce titre à
un poëme composé sur Paulin Limayrac lui-
même.
Littérairement, ces six couplets sont une paro-
die de la romance en général, de ce genre faux et
absurde où des êtres parfaitement classés comme
mammifères font toujours semblant de croire
qu'ils sont oiseaux ou fleurs, ou quïls pourraient,
dans certaines occurrences, le devenir.
Au point de vue polémique, c'est autre chose.
Paulin Limayrac attaquait violemment, dans la
Revue, les grands écrivains de la génération qui
nous a précédés. Je pensai qu'en donnant de
bonnes raisons je n'aurais pas raison de lui, qu'il
fallait détourner les chiens, et j'inventai cette folle
hypothèse de Limayrac changé en fleur. Ma chan-
son eut mille fois plus de succès que je ne l'espé-
rais et que je ne l'aurais voulu; en quelques jours
tout Paris la sut par cœurs
La chose même tourna au tragique. Une nuit,
au bal masqué de l'Opéra, Limayrac parut sur
l'escalier de l'amphithéâtre ; aussitôt le grand
galop de Musard, qu'un dieu n'eût pas arrêté !
s'arrêta un instant; dix mille paires d'yeux se
COMMENTAIRE. 335
fixèrent sur l'auteur de L'Ombre d'Eric, et chi-
cards, pierrots, caciques, masques aux guenilles
furieuses, débardeurs aux culottes de soie, tail-
lés à la Rubens, dix mille voix lui hurlèrent
dans un terrifiant unisson : Si Limayrac devenait
fleur! Ceci prouve que quelquefois la meilleure
manière de répondre est de ne pas répondre, et
que, dans certaines occasions, on peut couper
avec succès non seulement la queue de son chien,
mais les queues des chiens des autres. Et c'est
ainsi que fut trompé, mais pour cette fois seule-
ment ! l'espoir que j'avais toujours nourri de ne
jamais voir un de mes ouvrages obtenir de popu=
hrité,
Ducuing, page i3<), strophe i, vers 2, —
M. François Ducuing, le député, le publiciste et
le financier qu'on connaît, élevait à la gloire de
Ponsard, dans les journaux et dans les Revues,
un tas de petits autels, sur lesquels il égorgeait
quotidiennement... Shakspere ! La plupart des
hommes politiques, en art et en poésie, sont de
cette force ; voilà pourquoi la France est toujours
si mal gouvernée.
HG COMMENTAIRE.
yhe i, vers 7. — Tout
a été dit sur cet homme historique. Ce n'est pas
une poutre qu'il a dans l'œil, mais une catapulte,
car il se figure sincèrement qu'il a fait la gloire
d'Alfred de Musset, de Henri Heine et de George
Sand.
La houlette à' Arsène H i3g,
te 2, vers 3. — C'est de la plaisanterie en-
fantine et par trop initiale. On s'amusait à faire
d Arsène Houssayc un berger, parce qu'il s'était
occupé amoureusement du \vme siècle; mais il a
bien prouve, depuis lors, que son xvnic siècle,
à lui. est celui de Beaumarchais et de Diderot.
— Jules Labitte, page i3g, strophe 2. vers 7.
— l .tait un libraire du quai Voltaire, très-proche
parent, à ce que je crois, du Labitte qui écrivait
dans la Revue. Il a eu le mérite de croire, avant
tout le monde, au génie poétique de Victor de
Laprade et à celui de Pierre Dupont.
Le Mirecourt, page 141. — Cette ode est
la parodie du poëme de Victor Hugo intitulé
Le Derviche [Orientales, au.) Le trait final de
COMMENTAIRE. 337
s
mon ode funambulesque est tiré de la nature même
des choses, car le biographe oublié, que j'ai pris
à partie, s'appelle en effet Eugène Jacquot, et il
porte le nom de Mirecourt, parce qu'il est né
à Mirecourt (Vosges.) 11 a donné, à propos
d'Alexandre Dumas, une édition modernisée de la
célèbre fable de La Fontaine Le Serpent et la
Lime; peine perdue, personne ne se souvient de
ses attaques féroces contre l'auteur d'Antony. —
Pitre, page 141, strophe 2, vers 6, est le roman-
cier breton Pitre-Chevalier, dont je voulais non
pas railler, mais constater la fécondité prodigieuse.
La Démocratie, page 142, strophe 2, vers 4,
est le journal intitulé La Démocratie pacifique;
c'était un organe fouriériste, qui a disparu comme
tant de choses.
Page 142, strophe 2, vers 5 et 6 .
Dans les entrefilets du Globe et dans L'Artiste,
Feuille qui paraît quelque/ois !
Loin de ne paraître que quelquefois, le journal
d'Arsène Houssaye paraît au contraire très-régu-
23
33^ COMMENTAIRE.
lièrement tous les quinze jours, depuis plus , de
trente ans ; mais, comme tous les écrivains con-
temporains ont passé par L'Artiste, comme cette
maison d'un ami a toujours été une de leurs mai-
sons, ils s'amusaient souvent à la railler eux-
mêmes, comme ils font de tout ce qui leur appar-
tient. Sachant que les bourgeois diront toujours
d'eux pis que pendre, les poëtes, par une ironie
très-raffinée et très-délicate, leur jouent souvent le
mauvais tour de prendre les devants, et d'user par
avance les plaisanteries que les bourgeois feront
plus tard. L'Artiste, très-aimé et très-apprécié
des écrivains, a toujours été pour ce motif le
prétexte d'une innombrable quantité de fantaisies
satiriques , de charges et de scies d'atelier.
La plus célèbre de toutes a été imaginée par
Alphonse Daudet. C'est la Prosopopée du fils du
Bourreau, devenu rédacteur de L'Artiste, dont
voici le texte :
Fils de bourreau, bourreau moi-même,
Je me suis vu réduit, hélas!
A quitter un état que j'aime,
Car les affaires n'allaient pas.
COMMENTAIRE. J39
Et, chose terriblement triste!
(Plaigne^ mon sort infortuné!)
Je fais des cirticl' à l'Artiste,
Moi qu'en ai tant guillotiné!
Tant d'artistes, bien entendu.
Porcher te dira : Baste ! page 1 42, strophe 3,
vers 1. — Lïlistoire de M. Porcher a été mille
fois racontée. Il commença à fonder, rien qu'avec
les billets d'Alexandre Dumas père, la vente des
billets d'auteur, puis il devint le général en chef de
la claque des théâtres parisiens, ne commandant
que dans les très -grandes occasions, aux pre-
mières représentations des hommes de génie ; et
en môme temps, aidé par sa femme, dont l'intelli-
gence et les belles mains sont célèbres, il fit prospé-
rer une maison de commerce pour la vente des
billets, où on vendait et où on achetait même des
sujets de pièces, et où les auteurs obtenaient des
avances sur leurs droits futurs. Porcher, c'était
le crédit sur les productions de l'esprit; on com-
prend combien c'était grave pour un écrivain dra-
matique quand Porcher venait à lui dire Baste !
Inutile d'expliquer, on le devine, qu'il n"a jamais
3 J.O COMMENTAIRE.
dit B JSte ! à Alexandre Dumas, si ce n'est dans la
chimérique prophétie que je prête à Mirecourt.
— Yacoub, page 143, strophe 1, vers 1 . — Le
biographe donne ici au grand inventeur le nom
d'un des personnages fictifs qu'il a créés : Yacoub
est le héros de la tragédie intitulée Charles VII
che^ ses grands vassaux.
V... le baigneur, page 144. — Parodie très-
résumée, comme le bon goût le demandait impé-
rieusement, du poëme de Victor Hugo intitulé :
Sara la baigneuse (Orientales, xix.) Il serait
inutile de nier qu'il s'agit du docteur Véron : c'était
un homme d'esprit, et un aimable homme, malgré
ses ridicules; mais n'appartenait-il pas de droit à
la caricature, lui qui, plus informe que le Mino-
taure, avait dévoré les plus belles filles d'Athènes?
Et combien ne souffrira pas l'Histoire, forcée
d'accoupler à son médaillon faunesque celui d'une
Muse adorable, au pur profil de médaille syracu-
saine ! — Hèloïse Florentin, page 14s, strophe 3,
vers 6. — Elle était née avec du génie, car une
légende parisienne raconte que, petite fille âgée de
dix ans, en compagnie de sa sœur ou d'une petite
COMMENTAIRE. 34.I
amie, elle se laissait aborder par les passants cos-
sus, dans la rue Royale ou sur la place Ven-
dôme, et leur montrait, pour dix sous, un sourire
particulier qu'elle avait inventé.
Page i4~, strophe i, vers 4 et 5 :
J'obtiendrai des croix vainques
Et des plaques.
Il en obtint. — Le docteur Véron était un
homme d'ordre, et très-pratique. On le vit un
jour avec les divers cordons de commandeur de
tous les ordres : il les avait reçus tous en une fois,
simultanément, et sans retard il avait obtenu de la
Chancellerie le droit de les porter. 11 aimait les
choses bien faites, et vite faites.
La Tristesse d;Oscar. page 14g. — Cette ode
ne parodie rien, quoiqu'elle ait vaguement le mou-
vement du poëme de Hugo, La Douleur du Pacha
{Orientales, vu,) si souvent parodié. Le publi-
ciste d'un très-grand talent, déguisé ici sous le
nom du bel Oscar, est Xavier Durrieu, qui débu-
tait alors avec beaucoup d'éclat à la Revue des
3 f2 C O M M E N T A I R F..
Deux Mondes, et en effet, ce remarquable écrivain
avait l'enfantillage singulier de craindre que sa
fabuleuse ressemblance avec l'acteur Bocage ne
nuisît à sa carrière politique. Lorsque cette ode
parut pour la première fois, dans un journal inti-
tule Le Pamphlet, qu'avait fondé Polydore Millaud,
le nom de Durrieu y était en toutes lettres. Mais,
avant la publication des Oies funambulesques,
Durrieu, fidèle à ses opinions, avait subi les
rigueurs de l'Empire ; je dus effacer son nom, car
ma plaisanterie, innocente quand je l'avais écrite^
eût été alors dirigée contre un vaincu.
Page 14g, strophe 2, vers 4 :
Aucun collet, pas même un collet... né Révoil.
J'avoue que cette phrase est d'une audacieuse
extravagance; elle a cependant son excuse. En ce
temps-là, les œuvres poétiques, d'ailleurs fort
belles, de Mmc Louise Colet, paraissaient éner-
mément, et dans tous les formats, et toujours son
nom était écrit ainsi : Mmc Louise Colet, née
Révoil. A force de lire sans cesse cette phrase sur
COMMENTAIRE. 3.J.3
les couvertures des livres, dans les journaux, sur
les affiches des cabinets de lecture, tous les Pari-
siens en avaient subi l'obsession, si bien qu'il était
impossible d'entendre le mot collet, écrit avec
n'importe quelle orthographe, sans songer immé-
diatement à née Révoil. Cela en vint à ce point que
voici comment Grassot chantait le couplet si connu
de Béranger :
Momus a pris pour adjoints
Des rimeurs d'école :
Des chansons en quatre points
Le froid 7ious désole.
Mirliton s'en est allé.
Ah! la Muse de Collé,
Parlé : né Révoil,
C'est la gaudriole
O gué,
C'est la gaudriole.
Auss:, comme nous plaisantions souvent Dur-
rieu sur des négligences de costume que presque
3 44 COMMENTAIRE
tous les grands travailleurs ont à se reorocher,
lorsque par une furieuse hyperbole je prétendis
que son habit n'avait pas de collet, la phrase fatale
s'écrivit d'elle-même et pour ainsi dire sans ma
participation : vas même un collet... né Révoil !
— Pour résister à cette suggestion impérieuse,
il aurait fallu la vertu d'un chrétien des premiers
âges.
Le gilet fabuleux de Fontbonne, page i5o,
Strophe i , vers 4. — Fontbonne était un conscien-
cieux et obscur comédien, dont on a vu le nom
pendant trente années sur les affiches de la Gaîté
et de la Porte-Saint-Martin. Il avait un gilet qui
n'était pas fort beau et un frac pareil, parce que
le Drame, qui a ses héros, a aussi ses martyrs,
et les acteurs qui jouent les utilités manquent des
objets les plus utiles. Monselet, dans un de ses
jolis pamphlets, prétend que j'avais la vénération
du tréteau, et que sur le boulevard ie suivais avec
recueillement l'acteur Machanette. Cela n'est pas
tout à fait exact ; mais je n'ai jamais su me dé-
fendre d'une sorte de pitié attendrie pour ces
pauvres comédiens des derniers plans qui n'ont
COMMENTAIRE. 34J
jamais que l'envers de l'argent et l'envers de la
gloire, que personne n'a jamais vus, et dont ce-
pendant on sait les noms, pour les avoir lus im-
primés tous les jours pendant un demi-siècle
Page i5i, strophe 2, vers 5 et 6. — Les
Délass-Com et le Petit-La\e désignent, par une
contraction de l'argot parisien connue de tout le
monde, les théâtres, tous les deux détruits, des
Délassements-Comiques et du Petit-Lazari. Voir,
dans la collection publiée par Lorédan Larchey :
Documents pour servir à l'histoire de nos mœurs,
la très-curieuse brochure intitulée Les Grands jours
du Petit-La\ari, par un de ses artistes, avec une
préface inédite. — A la librairie Frédéric Henry,
galerie d'Orléans, 12. Octobre 1871.
Le Plan dans \.,Ov>i.o^,page 1S4. — Parodie
du poëme de Victor Hugo intitulé les Bleuets
(Orientales, xxxn. ) — Chauniier Sirîiéon,
page 1S4, strophe 1 , vers 5. Siméon Chaumier
était un vieux poëte, vêtu à peu près enSaint-
Simonien, avec des chapeaux pointus et des gilets
à la Robespierre, qui, après avoir été pauvre, était
3 .j.6 COMMENTAIRE.
devenu riche, et qui en profitait pour faire impri-
mer des recueils où abondaient les vers de deux
cyllabes, et des romans d'un moyen âge macabre et
truculent. J'ai quelquefois causé avec lui dans le
Luxembourg, il tenait des discours palingénésiques
qui n'étaient dépourvus ni de portée ni de grandeur ;
mais il avait trop d'idées pour être un ouvrier en
n'importe quoi, fût-ce en poésie. — Asphodèle Ca-
rabas, page i56, strophe i, vers 2, n'est qu'un
être de raison ou de déraison, une caricature du
bas-bleu , mais je ne me serais permis contre aucune
femme la plus innocente plaisanterie, car sur ce
point-là je pense comme don César de Bazan.
Page r56, strophe 2, vers 5 et 6 :
Etait-il le Timolèon
Des Saint- Aime s et des Virmaitres?
M. Lepoitevin Saint -Aime et M. Virmaître
étaient les deux rédacteurs en chef de l'ancien
Corsaire où écrivaient, de 184.5 à 1848, Champ-
fleury. Miirger, Fauchery, Plouvier, La Rounat,
Marc Fournier. On sait que, vers l'an ^^i avant
C Û M M ENIAIRE. 3 4-7
Jésus-Christ, Timoléon était le général que Co-
rinthe employait à toute chose difficile, à délivrer
les Syracusains. à battre les Carthaginois, et même
à tuer son frère Timophane. Le Timoléon des
Saint- Aimes et Jes Vîrmaîtres veut dire : le
premier sujet, le grand ténor. le général à tout
faire de M. Saint -Aime et de M. Virmaître.
Certes le trope est violent ; mais on n'est pas
trop sévère pour les poëmes à refrains, comme
celui dans lequel Hugo a écrit, sans consulter
Burïon :
On voit des biches qui remplacent
Leurs beaux cerfs par des sangliers. —
Enfants, voici des bœufs qui passent,
Cachet vos rouges tabliers.
L'Odéon, page r5g. — Parodie du poème
de Victor Hugo intitulé L'Enfant (Orientales,
xvni.) Il serait horrible de railler une infirmité
réelle, un nez camard par exemple; mais le grand
nez est héroïque, impérieux, et affirme toutes les
bravoures. Cyrano de Bergerac était fier de son
grand nez, et tuait même à coups d'épée, avec une
348 COMMENTAIRE.
certaine justice, les gens qui avaient l'impertinence
de se montrer avec un nez trop petit. — Certes,
il n'a jamais été bien original et bien nouveau de
rire de l'Odéon désert et du nez de M. Hippolytc
Lucas; mais le poëte doit accepter, coûte que
coûte, tous les sujets traditionnels, et il faut qu'il
n'hésite pas à affronter les plus redoutables de
tous les monstres, c'est-à-dire la Banalité et la
Platitude. Il doit ressembler au « matin, ce do-
reur », qui dore tout ce qu'il trouve sur son che-
min, y compris les écorces de melon et les vieilles
savates.
Page 160, strophe 3, vers 3 et suivants :
Ou ce chapeau de roi de Garbe,
Le chapeau de Thoré, cet homme si barbu
Qu'un barbier ne pourrait, sans devenir fourbu,
En quatre ans lui faire la barbe !
Boccace dit. en sa Deuxième Journée, Septième
Nouvelle, où il raconte l'histoire d'Alaciel : « Le
ie Garbe feit grand'feste de ces nouvelles, et
l'ayant honorablement envoyée quérir, la receut
COMMENTAIRE. 34.9
avec grand'joie, et elle qui avoit couché par ad-
venture dix mille fois avec huit nommes, se cou-
cha avec luy pour pucelle, et lui feit accroire qu'il
estoit ainsi. » Pour ne pas s'apercevoir, en
voyant Alaciel, qu'elle avait croqué autant de
pommes qu'en peut fournir dans la saison un bon
clos normand, il fallait que le roi de Garbe, à ce
que j'ai pensé, eût un chapeau à bien larges bords
et qui lui gênait singulièrement la vision. —
Théophile Thoré, l'éminent critique d'art, avait
un chapeau comme celui-là, qui ne l'empêchait pas
de bien voir la peinture; mais il se trompait par-
fois à l'expression des physionomies. — A ce que
disent les historiettes, il devint amoureux d'une
dame, et jura que jusqu'à ce qu'elle eût pris son
martyre en pitié, il ne se ferait pas couper la
barbe. La dame fut d'abord étonnée; mais, le dos
tourné, elle ne pensa pas plus à cela qu'à ses
vieilles pantoufles, et Thoré en fut quitte pour
porter une barbe qui lui tombait jusqu'aux ge-
noux.
Bonjour, Monsieur Courbet, page 162. —
Cette ode n'est que la répétition du tableau connu
3 $ O COMMENTAIRE.
qui porte le même titre. — Si je l'ai trans-
porté dans la poésie , c'est parce que la pein-
ture à l'huile ne dure que quatre cents ans, du
moins à ce que le baron Gros affirmait à Napo-
léon, qui, aprèà avoir posé pour La Bataille
d'Eylau, s'écria alors d'un ton dédaigneux :
« C'était bien la peine! »
Xadar. page iG5. — Parodie du poëmc de
Victor Hugo intitulé Canaris [Orientales, n.)
Personne n'a eu les cheveux plus rouges que
Nadar; mais, petit à petit, il est devenu blond
comme Ophélia, car on ne peut compter sur rien !
Tous les personnages nommés dans cette ode sont
surabondamment connus; j'indique cependant à la
volée : Lherminier. — C'est lui que Balzac a pris
pour modèle de son La Palférine II avait fondé
Le Portefeuille, revue diplomatique. Il a été le seul
homme qui ait su jouer, après don Juan, la
scirne avec M. Dimanche, et quoique Balzac les
ait écrémées, les belles histoires parisiennes dont
il a été le héros rempliraient encore un volume.
— Sasonoff, page 166, strophe 2, vers 1, était
un Russe de bonne noblesse. .aimable homme et
COMMENTAIRE. 3$I
charmant écrivain qui , pendant les dernières
années de sa vie, qu'il passa ici à Pari*, tut l'ami
de tous les hommes d'esprit, et leur faisait manger
des salades russes qu'on n'a pas réussi à imiter.
— Louis Boyer, page 166, strophe S, vers i . —
Cet ancien directeur du Vaudeville était né presque
chauve, et en même temps il était affligé d'une
barbe qui poussait à vue d'œil. — René Lorde-
reau, page 167. strophe 4, vers 3. — Le roi de
l'esprit parlé, à ce qu'a dit Roqueplan. qui s'y
connaissait. Pour payer cinquante mille francs de
dettes qu'il avait. René Lordereau a fait en Amé-
rique, pendant la guerre, un métier de héros et de
fou; il est mort à la peine, sans qu'un de Sv.
créanciers ait dit : « Pauvre garçon ! »
Page 16g, strophe 2, vers 1 et suivants :
Ils sont d'or pale; ceux du poète nouveau
Qui, dans des vers bigarres.
A nommé le public : u Bête à tête de veau, »
Sont jaunes, Jins ei rares.
C'est le poëte Fernand Desnoyers, qui est mort
352 COMMENTAIRE.
jeune. Il y a de très-belles choses dans ses poëmes
intitulés Le Vin, la Campagne, Vers fantasques.
Il ne faut pas le juger d'après les coups de pis-
tolet qu'il tirait parfois pour étonner les sots)
mais qui faisaient trop de bruit, car c'est un jeu
dangereux Tout le monde connaît sa fameuse
Proclamation :
Habitants du Havre, Havrais!
J'arrive de Paris exprès
Pour mettre en pièces la statue
De Delavigne (Casimir.)
Il est des morts qu'il faut qu'on tue... &c.
Le La Madelène qui est rose, pjge îGg, slro'
phe 3, vers /. c'est Henri de La Madelène, et
le Marchai qui est vermeil d'une fiçon hardie,
ibidem, c'est Charles Marchai, le peintre des
tableaux alsaciens, et de Pénélope et Phryiiè. —
Il est un assez grand peintre pour savoir que la
poésie a le droit de se servir de ces tons nets et
crus qui ne représentent pas la couleur d'un objet,
mais la font voir, et l'évoquent dans l'esprit du
lecteur.
COMMENTAIRE. J $ J
Reprise de la Dame, page ijo. — Parodie
du poëme de Victor Hugo, intitulé tx Captive
(Orientales, ix.) Au théâtre, par une abréviation
qui est passée dans le langage usuel, la Dame
signifie la Dame aux Camélias. Ce drame heu-
reux a eu tant de succès sur tous les théâtres du
monde, et les directeurs, régisseurs et acteurs ont
si souvent à en prononcer le nom, qu'ils l'ont
abrégé, par économie.
Marchands de crayons, page i j5. — Cette
ode offre une singularité assez curieuse : c'est
que, commencée sur un sujet qui lui appartient en
propre, elle parodie ensuite en chemin le poëme de
Victor Hugo intitulé La Fiancée du Timbalier
(Odes et Ballades, ballade sixième.) Mais du
dénouement de la ballade, elle ne fait qu'une péri-
pétie préparant un autre dénouement, assez im-
prévu, a ce que je crois. — Le maître de Marseille,
page 1 yS, strophe 2, vers 1 — C'est Mirés, qui
avait fait dans la vieille ville une ville neuve.
Page 181 , strophe 2, vers 3, 4 et 5 :
Faucher y, venu d'Australie
2 3
3S+ COMMENTAIRE.
Avec cette douce folie
Que de Bohème il emporta.
Antoine Fauchery, un beau garçon, spirituel et
charmant, que Mùrger a essayé de peindre dans
son Marcel de La Vie de Bohème, était le plus gai
parmi les amis de notre jeunesse. 11 avait quitté le
métier de graveur sur bois pour écrire avec nous
au Corsaire; mais la fortune ne venait pas assez
vite à son gré, car il s'était marié par amour. Ses
Lettres d'un Mineur en Australie (Paris, Poulet-
Malassis et de Broise, 1857) racontent les extraor-
dinaires métiers qu'il dut faire au pays de l'or,
pour y gagner un peu d'argent.
Après avoir touché barres, à Paris, il repartit
pour la Chine et pour le Japon, avec une mission
du gouvernement. Il faisait, pour le ministère, des
dessins et des photographies d'après les monu-
ments et les paysages, et en même temps il en-
voyait au Moniteur des articles dans lesquels la
nature et la civilisation orientales, vues par un
peintre, étaient racontées par un Parisien humo-
riste sachant écrire. Il nous adressa aussi, lors
de la guerre de Chine, des lettres étonnamment
COMMENTAIRE. 355
vivantes et pleines de révélations curieuses, qui
n'ont pas été publiées. Le succès venait, tout ve-
nait, quand les terribles fièvres du Japon empor-
tèrent Antoine Fauctaery, après sa chère femme.
Je ne me rappelle personne qui ait eu, à un plus
haut degré que lui, l'abord élégant et sympathique,
la compréhension rapide et la grâce souveraine de
la chevelure.
Page iS'4, strophe i , vers 2 et 3 :
Quand mon Arthur sonnait du cor
Près de Mangin en galons jaunes,
Mangin, homme qui a bien connu ses Athé
mens, a fait sa fortune par le procédé le plus
simple, en vendant d'assez bons crayons de mine
de plomb, enveloppés d'une feuille d'or. Mais,
pour les vendre, il montait sur une calèche décou-
verte, endossait une dalmatique férocement galon-
née d'or, et se couvrait le chef d'un casque à
plumet rouge, flamboyant comme celui d'Hector :
sans cela, pourquoi eût-on acheté ses crayons
plutôt que d'autres? Il improvisait des discours
3 $6 COMMENTAIRE.
d'une amusante insolence , et avec un de ses
crayons, faisait, comme Mélingue, un portrait
ressemblant, sous l'oeil du public. Derrière lui,
un être silencieux et triste, vêtu comme lui, si ce
n'est que sa dalmatique était misérable et que son
casque était bosselé, jouait tantôt de l'orgue de
Barbarie et tantôt du cornet à piston, et rien ne
prouve que ce confident modeste ne s'appelait pas
Arthur. Mangin a été volontairement le symbole
vivant de la Réclame moderne, ayant transporté
dans la réalité visible ce que ses confrères exé-
cutent d'une manière abstraite et figurée. Les soirs,
Mangin, trop rigoureusement ganté de blanc, car
le saltimbanque se trahit toujours de quelque ma-
nière, assistait aux premières représentations, avec
les allures et la froideur britannique d'un parfait
gentleman.
Nommons Couture! page i85. — Parodie du
poëme de Victor Hugo (Les Voix intérieures, xi)
qui commence par cette strophe :
Puisque ici-bas toute âme
Donne à quelqu'un
COMMENTAIRE. 357
Sa musique, sa flamme
Ou son parfum;
Le sujet de cette ode est clairement expliqué
par le fragment de lettre qui lui sert d'épigraphe.
M. Thomas Couture, dont j'admire infiniment
le talent magistral et même l'orgueil, a à peu
près désavoué ce morceau fameux, et il va sans
dire que, s'il retire sa lettre, je retire mon
ode.
Le Critique en mal d'enfant, page igo. —
De même que Figaro dit qu'on est toujours fils
de quelqu'un, tous les critiques sont faits en
quelque chose de plus solide que la baudruche.
Mon ode ne vise personne ; mon personnage
bouffon n'a pas eu de modèle dans la vie réelle,
et doit être considéré comme une création de la
pure fantaisie. Cependant, si quelqu'un désire avoir
la clef de ce morceau, qu'il se rappelle un procédé
très-familier à l'auteur de La Comédie Humaine,
et que par exemple il voie passim, à propos de
Camille Maupin, le roman de Balzac intitulé
3 S,CÎ COMMENTAIRE,
Béatrix. [Comédie Humaine, édition Michel Lévy,
tome III, Scènes de la Vie privée.)
Page i ç5, strophe i , vers 3 et suivants :
Le prenant pour un mont, Préault disait : « Oh ! ça,
C'est Pélion, ou bien son camarade Ossa .
Alle^-vous-en, que je le taille!»
Auguste Préault est le seul statuaire roman-
tique de l'époque moderne. Son médaillon de
La Douleur, son Marceau, son Paria, son Ophè-
lia, ses deux Christs ont. chose étrange! autant
contribué à le rendre célèbre que les stupides
refus des jurys de 1830, qu'il subissait en même
temps que Delacroix et Rousseau. Il savait que les
sonnets de Michel-Ange étaient d'une beauté égale
à celle de ses colosses ; mais, en ce temps scep-
tique, ceci demandait à être transposé. Le dernier
des Prométhées a pris le modeste parti d'être tout
bonnement spirituel comme Champfort, et de ma-
nifester sa faculté poétique par des mots qui,
pareils à des fers rouges, font grésiller la chair
vive. Toutes les Nouvelles à la main que les
COMMENTAIRE. 359
journaux ont publiées depuis trente ans sont de
Préault; peut-être pourrait-il réclamer, comme
étant au fond sa propriété, l'hôtel que le Figaro
vient de se faire construire, et qu'il a payé sur
ses bénéfices?
S^
&dSfr^SAÎK!
<?v&mmi
Rondeaux.
partir de ce moment, les poèmes à
forme fixe, Rondeaux, Triolets, Vil-
lanelles. Ballades, Virelai, Chant
Royal, Pantoum, vont se succéder
dans le livre. — J'ai voulu, autant qu'il était en
moi, ressusciter et remettre en lumière ces formes
de poèmes, parce que j'accepte dans son intégrité
la succession de mes aïeux; mais ce n'est pas ici
le lieu d'en décrire la contexture et d'en indiquer
les règles. Ceux qu'intéressent ces détails tech-
niques les trouveront partout, et même dans
mon livre intitulé Petit Traité de Poésie fran-
çaise (IX, les Poèmes traditionnels à forme
fixe.) Sur le rondeau spécialement, il n'y a qu'un
mot à dire : c'est que l'excellent poète Voiture Ta
poussé à sa dernière perfection. 11 suffit de lire
COMMENTAIRE. }6ï
Voiture pour connaître le fort et le faible du
Rondeau, et pour savoir de quelles ressources
infinies dispose ce charmant poëme qui a succédé
(comme le roi Louis succède à Pharamond ) au
Rondel de Charles d'Orléans.
Rolle n'est plus vertueux, page 196. —
Aime mieux voir lever Bocage — Que l'Aurore,
page ig7, vers 5 et 6. — On ne pourra jamais
empêcher le poëte de s'éprendre d'une phrase rien
que pour sa sonorité ; car, si les musiciens n'ai-
maient pas la musique des sons, qui l'aimerait? Il y
avait autrefois une célèbre romance qui commençait
ainsi : Bocage, que l'Aurore... — Quand l'acteur
Bocage débuta à la Porte-Saint-Martin, de mau-
vais plaisants du paradis la lui chantèrent, et mei,
ce bout de phrase me semblait si amusant et m'a
si souvent obsédé , qu'en ma folle jeunesse je
n'ai pu résister au bonheur de le transcrire-
Mademoiselle Page, page ig8. — Sourire et
chanson de la Comédie légère, elle a personnifié
divinement la Musette de La Vie de Bohème.
3^2 COMMENTAIRE.
Page igç, vers 1 , 2 et 3:
Le bataillon de la Moselle
A sa démarche de gabelle
Eût tout entier payé rançon.
C'est un rappel du motif connu de la fameuse
chanson populaire :
Sicut Madam' de la Trèmouille
Parent' des Andouillettes.
Qui a usé plus de patrouilles
Que l'armée d1 Sambre-et-Meuse
De pair' s de souliers !
Brohan, page 200. — C'est Augustine Bro-
han, dont la mère, Mme Suzanne Brohan, a été,
à l'ancien Vaudeville, une actrice d'un talent exquis
et d'une rare distinction. — Après elles deux, si
l'on voulait chanter la plus belle des trois Bro-
h .n , qui est Madeleine , il faudrait regarder ce
portrait, lithographie par Lassalle, où le peintre
l'a représentée le sein nu, comme une déesse.
COMMENTAIRE. 3<Jj
A Désirée Rondeau, page 208. — Bonne et
très-jolie avec beaucoup de finesse, Désirée Ron-
deau appartenait à la race de ces Lisettes dédai-
gneuses de l'argent, qui ont pu exister, quoiqu'on
en dise, quand il n'en coûtait pas encore un louis
pour passer devant chez Bignon : aussi a-t-elle
été fêtée par les rimeurs. — D'ailleurs, son nom
créait ici une nécessité absolue. Si une des con-
temporaines de celles que Voiture nommait Ram-
bouillet et Bourbon tout court se fût appelée
Rondeau, il est incontestable qu'il lui eût adressé
un rondeau, et comme Voiture n'était plus là, il
fallait bien que ce fût moi.
Triolets,
omme dit Nisus. Me, me, adsitm qui
feci ! — C'est moi qui ai ressuscité
le vieux Triolet, petit poëme bon-
^f"^?l dissant et souriant, qui est tantôt
madrigal et tantôt épigramme, et mon idée a eu
tant de succès que le genre est redevenu popu-
laire , on a fait des Triolets aussi nombreux que
les étoiles du ciel. Mais pas toujours comme il
aurait fallu les faire, car le bon Triolet doit de
toute nécessité offrir une étrangeté, une surprise
d'assonnances répétées, sans jamais rien perdre de
sa légèreté et de sa grâce. — Mais, me direz-
vous... — Assurément; il est facile de donner de
bons conseils, après quoi
Chacun fait ici-bas la figure qu'il peut.
COMMENTAIRE.
3^S
De tout temps les Triolets se sont chantés, et
La Clef du Caveau donne l'ancien Air des Trio-
lets (3e édition , Janet et Cotelle , non datée,
page 153, n° 732.) Mais voici pour les chanter un
air moderne de Charles Delioux, d'une fantaisie en-
traînante et qui sonne triomphalement sa fanfare.
MUSIQUE DE CHARLES DELIOUX
POUR LES TRIOLETS.
m
m
Né - raut. Tas - sin et
m
iŒ:
K=Z£ZZ?ï:
-/-
Gré - de - lu
Main - tien-nent
h N N N
J [' J 7 r U b \-tr-xr-e — e—
— * * ^— ]}- -I 8-*^ 1 U-
l'art fou-gueux et chas
Je pré-
re à Tan-crè-de - lu
iGG
COMMENTAIRE.
±
i^L*=r=A
raut,Tas-sin et Gré -de -lu.
~ZT*1
Com - me Quim-per,
_^ î ■ f-^ €_i3v»=r—
ï>— i — /^^\* — •<
P
"V — ^ V r
Ho- no-lu-lu. Ce- lè-bre ces Tal-mas sans
-* — s-
:•-
1 17-
fas - te
Né - raut, Tas - sin et
U,'_f J^^^^EÊ^
Gré-de - lu
Main-tien-nent
ÉêÈ
^
V # '-'1
p — ___._
l'art fou-gueux et chas
te.
Néraut, Tassin et Grédblu, pages 2iit
212, 2i3. 214 et 2i5. — C'étaient de fort
honnêtes comédiens, qui jouaient des rôles secon-
daires à la Porte-Saint-Martin, du temps de la
COMMENTAIRE. 367
féerie et des frères Cogniard. — Mais comme la
liste des acteurs énumérés sur l'affiche se termi-
nait tous les jours invariablement par leurs trois
noms, toujours placés dans cet ordre, cette phrase
vraiment musicale et naturellement si bien scan-
dée : Nèraut, Tassin et Grédelu, charma un beau
jour les Parisiens ; on la récita, on la déclama,
on la chanta ; par extension, elle finit par expri-
mer le théâtre et les comédiens en général, y
compris Mélingue, Frederick. Talma, Roscius et
le vendangeur Thespis ! Et, comme le Triolet ve-
nait de renaître, on improvisa et j'improvisai
moi-même, par jeu, des Triolets dont Nèraat,
Tassin et Grédelu étaient le texte et le prétexte,
et qui s'envolaient avec la fumée des cigarettes.
J'ai choisi ceux-là au hasard, comme j'en aurais
choisi d'autres ; le seul objectif de leur innocente
raillerie est l'enjouement français pour tout être
qui porte un travestissement de couleurs bario-
lées, que ce soit Gengis-Khan ou Polichinelle.
Leçon de chant, page 216. — Ceci est une
légende écrite pour un dessin original de Tony
Johannot, et pas du tout, comme on pourrait le
368 COMMENTAIRE.
craindre, un chapitre des mémoires de l'auteur,
qui, même en 184.5, ne se fut pas permis ces
allures de Chérubin !
AcADhMIE ROYALE DE MUS , page 2I~.
Cette abréviation, alors en usage pour désigner
l'Académie royale de Musique, dans les journaux
qui donnaient le programme des spectacles, devait,
par un jeu de mots qui s'imposait de lui-même,
servir d'enseigne à la maison du fameux M. Guil-
laume ; car les seuls académiciens de sa bizarre
Académie étaient en effet les plus petits Rats de
l'Opéra. 11 les prenait en sevrage, les préparant à
leurs hautes destinées, et, tout en complétant leur
éducation chorégraphique, les renseignait sur la
vie. leur procurait des amitiés utiles, les nourris-
sait de bisque et d'ortolans, et leur achetait des
bijoux en topaze brûlée et des bas de fil d'Ecosse.
Appelé chez M. Guillaume par quelque affaire,
lors de son arrivée à Paris, Pierre Dupont, en
entrant dans le salon, ne fut pas peu étonné d'y
voir deux Rats, qui, nus comme les discours de
deux académiciens, prenaient deux bains, dans
deux baignoires !
COMMENTAIRE. 369
Du TEMPS QUE LE MARECHAL BuGEAUD POUR-
SUIVAIT VAINEMENT ABD-EL-K.ADER, page 2lS.
— Il faut avoir vécu sous Louis-Philippe pour se
rappeler à quel point, chaque jour, le maréchal
Bugeaud prenait peu Abd-el-Kader ! Cela avait
fini par ressembler à une poursuite de féerie.
Age de M. Paulin Limayrac, page 21 g. —
M. Paulin Limayrac avait beaucoup plus de huit
ans, mais il semblait avoir huit ans à cause de sa
petite taille, pareille à celle de M. Louis Blanc,
et de son visage rasé. Je me souviens de l'avoir
vu attaché à son cordon de commandeur de
l'ordre des Saints Maurice et Lazare, certainement
plus grand que lui.
Bilboquet, page 220. — Elève de Vol-
taire! page 221. — Dans la seule farce mo-
derne, je veux dire dans Les Saltimbanques de
Dumersan et Varin, Bilboquet et le jeune Sos-
thènes échangent le dialogue suivant : « Quel
talent as-tu?... — Je joue un peu du violon ! —
Un peu, ce n'est guère. Es- tu de la force de
Paganini ? — Je ne sais pas où il demeure. —
24
37° COMMENTAIRE.
Ça suffit, je t'annoncerai comme son élève !,»
(Acte I, scène vu.)
Plus loin, au moment où les saltimbanques dé
ménagent à la hâte. Gringalet, avisant une malle,
demande à son maître ; « Cette malle est-elle à
nous? » Et Bilboquet, sans la regarder, répond :
« Elle doit être à nous.' » (Acte I, scène xi.)
Ces phrases immortelles me sont revenues en
mémoire lors de l'invasion des Normaliens dans
la littérature. Ils avaient déménagé si vite qu'ils
avaient pris la malle de Voltaire pour la leur, d'où
les houppelandes bizarres dont ils se montrèrent
affublés ; et plus d'un s'annonça comme l'élève du
patriarche de Ferney, sans être encore de la force
de Paganini.
Monsieur Homais. page 222. — C'est le Pru-
dhomme étonnant et grandiose de Madame Bo-
vary. Flaubert a amalgamé les créations de Mon-
nier et de Daumier, et il en a fait un bonhomme
à la Michel-Ange. On pense bien que ce philosophe
ne pouvait pas rester complètement étranger à la
littérature de l'Ecole normale.
COMMENTAIRE 371
Polichinelle Vampire, page 223. — Ne les
nommons pas, ils vivent encore, sa perruque et
lui. — Comme on jugeait à l'Académie le dernier
concours poétique, et comme M. Ernest Legouvé
recommandait un poëme, l'académicien que j'ai vu
si fougueux en 184.6, s'éveilla comme Barherousse
et murmura d'une voix qui semblait sortir des
ruines de Ninive : « Non!.. Il y a un rejet! »
Opinion sur Henry de la Madelène,
page 224. — Cette phrase sonore et insensée qui
voltige sur l'harmonica, cette fantasque série de
délirantes onomatopées, ne méritait pas sans doute
d'être imprimée; mais fallait-il imprimer les Odes
funambulesques?
Note rose, page 2 25. — Il est trop vrai que
la première apparition au bois d'une chevelure
rose fut l'occasion d'un premier-Paris indigné et
apocalyptique. J'aurais encore compris l'indigna-
tion d'un coloriste ! mais où la vertu va-t-elle se
nicher?
Monsieur ]Asrix}pages 226 et 227. — L'Esta-
} 72 COMMENTAIRE.
minet Je l'Europe était situé au coin du carrefour
de l'Odéon et de la rue de l'Ecole-de-Médecine,
dans un local où il vient detre remplacé par les
magasins de bonneterie de M. Poirier jeune. Le
propriétaire faisait, dit -on, crédit aux fils de
famille jusqu'à leur mariage, de sorte que lorsqu'ils
étaient mariés, ils avaient à payer beaucoup de
chopes. Monsieur Jaspin (dont le nom est ici fort
peu changé, de deux lettres seulement) était un de
nos amis, petit et trapu, aux larges épaules, dont
nous admirions la longue barbe en éventail et les
discours révolutionnaires. Devenu sous-préfet en
i8^8. je suppose qu'il doit être parvenu aujour-
d'hui aux plus grands honneurs.
Le divan Le Peletier. page 22 S. — Conti-
nuons la topographie des cafés. Celui-là, véritable
cercle de la littérature française, était orné d'un joli
petit jardin. Il était situé en face de l'Opéra, dans
la maison qu'occupe l'hôtel Victoria, et c'est là
que j'ai vu pour la première fois Alfred de Musset.
On l'a démoli, on n'a pas semé de chanvre sur la
place; mais, ce qui est plus fructueux, on a rem-
placé le jardin par des boutiques de bronzes et de
COMMENTAIRE. 3 7 j
tableaux. Le divan Le Peletier ne ressemblait à
rien autre chose au monde; on y causait quelque-
fois très-bien, mais il n'y a pas d'endroit où l'on
ait causé plus et bu moins de breuvages. —
Vieux et très-pauvre, Guichardet, qui avait été
l'ami de Musset et des hommes illustres de 183c,
était resté distingué, bien élevé et discret, en deve-
nant bohème. Il a appartenu à l'absinthe; mais
elle n'était pas parvenue à lui ôter ses allures de
parfait gentleman.
Stadler, page 2S0, Triolet 1, vers 1, poëte
raffiné et délicat, est l'auteur d'une comédie tout
à fait exquise, intitulée Le Bois de Daphn:. —
Emmanuel, page 23o, Triolet 1 , vers 3, a fait
en astronomie des découvertes qui révolutionnent
tout, et qui ont bien l'air d'avoir raison. Il a été
question de le traiter comme Galilée et de lui
faire faire amende honorable ; mais les change-
ments de gouvernement qui, si rapidement, se sont
succédé, n'ont pas permis d'en trouver le mo-
ment, et la chemise qui devait servir à la cérémo-
nie est restée pour compte.
^z^fy f^sî^*si£\ vrs vr
Variations lyriques.
ÎY9^ "\} °" AMI P0UR LUI RÉCLAMER LE PRIX
d'un travail littéraire, page 235.
— Cabochard, page 23 ~, strophe 3,
vers 3. — C'est, dans Les Saltimban-
ques, l'ami et le rival de Bilboquet, dont on parle,
mais qu'on ne voit pas. A un certain moment,
comme on annonce qu'il a fait faillite, Atala de-
mande . <( De combien manque-t-il? » Et Bilboquet
lui répond ce mot d'une incroyable profondeur :
« 77 manque de tout! » (Acte II, scène m.)
Ecrit sur du exemplaire des Odelettes. —
Page 24.1, strophe 1 :
Quand j'ai fa.it ceci,
Moi que nul souci
COMMENTAIRE 375
Ne ronge,
La fièvre de l'or
Nous tenait encor:
J'y songe!
C'est le moment du grand remue-ménage finan-
cier, où on fit des fortunes si rapides, où l'on vit
de si étranges transformations, et où de simples
hommes de lettres (pas des poètes, bien entendu !)
devinrent banquiers et millionnaires. Il y en eut
qui se firent bâtir des hôtels en jade, et d'autres
qui eurent des livres grecs tirés sur papier de
Hollande, avec grandes marges, On dit même
que l'un d'entre eux voulut acquérir en toute
propriété une actrice vierge encore, et l'acheta à
sa mère, pardevant notaire. Ce rapide ballet des
hommes de lettres enrichis n'a pas été un des
tableaux les moins curieux de l'immense féerie
parisienne.
Coutlet sur l'air des Hirondelles, de Féli-
cien David. — Sans Geffroy, page 243, vers 5
— Au contraire, il faut, toutes les fois qu'on le
peut, jouer Le Misanthrope, non pas sans, mais
37<5 COMMENTAIRE.
avec Geffroy; ceci n'est qu'un jeu tout à fait fri-
vole , et j'ai été séduit par l'exactitude avec
laquelle Sans Geffroy parodiait le Sans effroi du
couplet des Hirondelles :
Voltige^, hirondelles,
Voltige^ près de moi,
Et repose^ vos ailes
Au faîte des tourelles,
Sans effroi!
VlLLANELLE DES PAUVRES HOUSSEURS, page 244.
— Dans sa Ballade des povres housseurs (édition
Jannet, 1867, page 119,) Villon plaint de tout son
cœur ces batteurs de tapis, On parle, dit-il,
De ceulx qui vont les bleds semer
Et de ceiluy qui l'asne maine,
Mais à trestout considérer,
Povres housseurs ont asse^ peine.
Les Normaliens m'ont fait penser à ces pauvres
housseurs. Ils s'étaient presque aveuglés, à force
de se faire voler de la poussière dans les yeux, et
COMMENTAIRE. 377
les tapis qu'ils secouaient notaient pas beaucoup
plus propres qu'auparavant.
Chanson sur l'air des Landriry, page 24-.
— La rime par à peu près y est de tradition ;
voyez Voiture [Autre à Madame la Princesse, sur
l'air des Landriry — Édition de 1677, tome II,
page 55.) Ici, le fin du fin et la suprême habileté,
c'est d'imiter la négligence et le sans-façon de la
rime populaire, de faire rimer les mots terminés
par un S avec ceux qui sont terminés par un T,
et d'éviter, au lieu de la rechercher, la confor-
mité de la consonne d'appui. C'est ainsi que l'art
lyrique a des lois d'une diversité infinie, qui varient
avec chaque genre, et presque avec chaque poëme ;
le malheur, c'est que quand on commence à les
apprendre, la vie est finie.
Ballade des célébrités du temps jadis,
page 254. — C"est la parodie du poëme de Vil-
lon, intitulé Ballade desdames du temps jadis.
(Édition Pierre Jannet, 1867, page 34.) J'ai con-
servé tel qu'il est le célèbre refrain de Villon :
Mais où sont les neiges d'autan! et j'ai tâché de
378 COMMENTAIRE.
mettre mon art à amener ce refrain par un jeu
de rimes tout différent de celui que le maître avait
employé.
Du/aï, page -^4, strophe 1, vers 3. —
Alexandre Dufaï. critique très-laid et très-sévère,
est mort dans une misère qui aurait désarmé ses
ennemis, s'il en avait eu; mais c'est lui qui était
l'ennemi des autres.
Les plâtres de Danta'n, page 254, strophe I,
vers 6. — Dantan faisait en plâtre des caricatures
d'hommes célèbres et de comédiens, dont il écri-
vait les noms en rébus sur le soc de la sta-
tuette. Exposée chez Susse, aux Panoramas, cette
galerie de grotesques était, de 1830 à 184.0, la
grande joie et la grande ressource des flâneurs
parisiens.
Le Globe et La Caricature, page 2^4. strophe 1,
vers 7. — Littérairement, Le Globe était une sorte
de moniteur du romantisme, et c'est là que Granier
de Cassagnac fit ses premières armes. — La Cari-
cature, où dessinaient Grandville, Daumier, Tra-
c o m m r n t A i R e. 379
vies , Decamps lui-même , publiait de grandes
planches lithographiées, dont la plus célèbre
est La Rue Transnonain , ce chef-d'œuvre de
Daumier.
Venet. page 254. strophe 2, vers 1 . — Avant
d'écrire à L'Univers et d'y faire un feuilleton de
théâtres pour dire qu'il ne faut pas aller au
théâtre, M. Venet avait été le secrétaire de la
rédaction du Paris, ce journal de M. de Ville-
deuil, rédigé par Alphonse Karr, Méry, Edmond
et Jules de Goncourt, Murger, Xavier Aubryet.
Gatayes , Dumas fils, Gozlan , pour lequel
Gavarni dessinait tous les jours une lithographie,
et où il publia toutes ses Œuvres nouvelles. C'est
là aussi que M. Venet a rédigé les Mémoires de
3/me Saqui , sous la direction de cette grande
funambule.
Bataille, page 255 , strophe 2, vers 2. —
C'est Charles Bataille, l'ami et le collaborateur
d'Amédée Rolland et de Jean du Boys. — Ces
trois enfants, enfermés à Batignolles dans une
maisonnette à jardin, avaient rêvé de mettre la
380 COMMENTAIRE.
poésie en coupe réglée et de s'en faire des rentes.
Ils composaient et faisaient représenter des pièces
en cinq actes, chacun d'eux écrivant son acte en
vers le matin avant déjeuner. Après avoir fait
d'extraordinaires dépenses de talent et d'invention,
tous les trois sont morts à la peine, car les poètes
ne doivent pas gagner de l'argent.
Ballade des travers de ce temts. — Le doc-
teur, page 260, strophe 1, vers 5. — C'est le
docteur Louis Véron. — Montjoye, page 260,
strophe i, vers 6. — Peintre et auteur drama-
tique d'un très-grand talent, Montjoye avait reçu
tous les dons, sans en excepter l'esprit et même
\i beauté — Mais il ignorait que l'artiste n'a
pas le temps de vivre, et doit se cloîtrer comme
un cénobite. Il se jeta à cœur perdu dans des
amours romanesques et, quand vinrent les désillu-
sions, se consola avec l'absinthe : on devine le
reste! — Machin (du Tarn,) page 261,
strophe 2, vers 7. — Je crois bien que c'était
M. Pages (du Tarn ) On le trouvait excentrique,
parce qu'il refaisait à la moderne les tragédies de
Racine et les costumait en habit noir; on ne devi-
COMMENTAIRE. 381
nait pas alors que plus tard nous devions revoir
cela couramment, avec M. Touroude. — Champ-
fleur y, page 261, strophe 2, vers g. — Nous
avons été, Champfleury et moi, des adversaires
littéraires; mais, lui et moi, nous aimions l'art
trop sincèrement pour ne pas nous trouver d'ac-
cord lorsque les querelles d'école se sont effacées
devant la préoccupation unique de sauver la mai-
son qui brûle !
Monsieur Coquardeau, page 2 63. — J'ai osé
m'emparer d'un type créé par Gavarni, et le trans-
porter dans la poésie; mais, voulant composer un
Chant Royal, j'avais besoin d'"un roi incontesté, et
le choix n'était pas facile.
Page 265, strophe 1 } vers 2.
Dans ton salon, qu'ornent des Mazeppas.
Il serait bien malaisé de se figurer Coquardeau
n'ayant pas dans son salon des Mazeppas à la
manière noire. S'il ne prenait le soin d'acheter ceo
gravures, de les faire encadrer et de les clouer sur
302 COMMENTAIRE.
son mur, elles y écloraient d'elles-mêmes, comme
les vioiettes dans les bois. — Arpin. page 2 65,
strophe 2, vers 3. — C'est un lutteur de la
troupe de Rossignol-Rollin. qui, en d'autres âges,
aurait combattu les Dieux, ou. comme dit Racine,
purgé la terre de ses monstres. De nos jours, il a
dû se contenter de terrasser, à la salle Montes-
quieu, des athlètes en caleçon. Avec un biceps ter-
rible, il est infiniment doux, et sa voix est cares-
sante comme un chant de flûte.
Monjelet d'automne, Pantoum, page 267.
— La première révélation du Pantoum nous fut
donnée, en France, parles traductions de pantoums
malais que Victor Hugo a publiées dans les notes
des Orientales. D'après ces modèles, M. Charles
Asselineau écrivit un pantoum qu'il publia dans
une Revue belge, et celui-ci est le second qui ait
été écrit en français. Ces deux chants divers, qui
sont tressés ensemble par le lien d'or de la rime,
formeraient, sous la main d'un grand artiste, un
poëme original et d'une nouveauté délicieuse.
Réalisme. — Page 2-2 , vers 23 et suivants :
COMMENTAIRE. 383
Puisque je ne suis pas, moi charmé dans vos fêtes,
De l'avis de Go\lan, sur ce que les poètes
Durent un demi-siècle à peine...
C'est dans un article de Revue que Gozlan avait
écrit, à propos des poètes modernes, la funeste
prédiction que je lui reproche plusieurs fois dans
le cours de ce livre. Peut-être était-ce moi qui
avais tort, car c'est déjà bien joli de durer cin-
quante ans; « il y a cependant à Paris, comme dit
Fortunio à la fin de sa lettre à Radin-Mantri, un
poëte dont le nom finit en go, qui m'a paru faire
des choses assez congruement troussées ».
MÉDITATION POÉTIQUE ET LITTÉRAIRE, page 2 ~4.
— C'est la parodie du poème de Victor Hugo
(les Rayons et les Ombres, v ) qui commence par
ce vers :
On croyait dans ces temps oit le pâtre nocturne...
Fournier, page 2-5, strophe 2, vers 4. —
C'est Marc Fournier, qui alors dirigeait la Porte-
Saint-Martin, et équipait le brick du Fils de la
Nuit.
384 COMMENTAIRE.
Page 2j5, strophe 2, vers 5 :
Henri La Madelène a fait du carton-pâte :
Ce charmant écrivain s'était, en effet, rendu
acquéreur d'une fabrique de carton-pâte ou pierre,
comme on voudra, qu'il dirigea lui-même pendant
quelque temps. Comme Balzac, il a toujours été
féru de l'idée de réaliser une fortune rapide, en
trouvant des trésors caches, en fondant des casi-
nos dans les déserts, ou en cultivant des ananas à
la barrière Montparnasse ; et. comme Balzac aussi,
il n'a jamais gagné d'argent qu'en écrivant sur du
papier On part comme cela avec confiance pour
le pays des Philistins; mais les poètes français n'y
arrivent jamais, parce qu'ils ignorent trop con-
sciencieusement la géographie.
La Sainte Bohème, page 2~g. — En compo-
sant cette chanson, je me suis armé de tout mon
courage pour écrire le mot : Bohème, que
j'exècre ; cependant j'ai voulu le délivrer des hail-
lons et des viles guenilles dont on l'avait affublé,
et le débarbouiller avec l'ambroisie à laquelle il a
COMMENTAIRE.
ï8S
droit. — Mais qu'il faut d'humilité et de résigna-
tion pour toucher à des sujets où les poncifs
abondent, comme les grandes herbes dans les eaux
de la Seine !
Le Saut du Tremplin, page 28-. — Dans ce
poëme final, jrai essayé d'exprimer ce que je sens
le mieux : l'attrait du gouffre d'en haut. Et puis
une des superstitions que je chéris le plus est celle
qui me pousse à terminer un livre, quand je le puis,
par le mot qui termine La Divine Comédie du
Dante, par le divin mol, écrit ainsi au pluriel :
Étoiles.
Paris, août 1873.
25
o/^*>£};<
oVCs^ofô
LE FT^O^tlSTICE
DE VOILLEMOT
1 ar les galons d'une heureufe Tempe,
Sur le/quels flotte un rideau de théâtre.
Heurtant le fol en cadence frappé,
Des Satyreaux, effroi du jeune pâtre,
Bondiffent nus. comme un troupeau folâCrc;
Et fur un tertre affls, dans ce vallon
Où fi fouvent la flûte d'Apollon
Nous attirait en nos folles jeune ff es,
Gille attentif, avec f on violon,
Guide le chœur des petites FaunejTes
Septembre 1873.
;c
VÎCHE'VÉ D'I^lT'RjaiET^
1873
i endant ce trijle Octobre pluvieux,
Que le ciel mouille & que le vent balaie,
Mon livre, ieune en même temps que vieux,
Où notre fiecle a vu faigner fa plaie,
Comme il convient, fut imprimé che^ Claye.
Il ne contient ni fiel, ni lâchetés.
Dvje it rugir les tigres tachetés,
Et les ferpents mordre, & les ânes braire,
Il n'en a cure, &, si vous l'acheté^,
Il se vendra che; Lemerre, libraire.
20 octobre i8jf. — /. Claye, imprimeur,
•j, rue Saint-Benoit, Paris.
5Cff£
£5^
ToA'BLE
Pages.
AVERTISSEMENT DE LA DEUXIÈME
ÉDITION „
PRÉFACE g
Gaietés.
La Corde roide • - . 21
La Ville enchantée • . 25
La belle Véronique t 31
Mascarades 3 S
Premier Soleil 46
La Voyageuse, /l Caroline Letessier, . . 49
39°
Évohé.
NÉMÉSIS intérimaire.
Pages.
Eveil. ............ 57
Les Théâtres d"enfants. ...... 64.
L'Opéra turc . . . - 70
Académie royale de musique. .... 76
L'Amour à Paris. . . . . . c .. . 94
Une vieille Lune. ........ loi
Les Folies-Nouvelles.
PREFAC E
io3
Les Folies-Nouvelles. . , „ =, « . 113
Autres Guitares.
L'Ombre d'Eric 138
Le Mirecourt t I4.1
V le baigneur 14.4.
59*
Pages.
La Tristesse d'Oscar i+9
Le Flan dans l'Odéon i5 +
L'Odéon 159
Bonjour, Monsieur Courbet 162
Nadar , . 165
Reprise de La Dame. ....... 170
Marchands de crayons ....... 175
Nommons Couture! , 185
Le Critique en mal d'enfant. . 190
Rondeaux»
Rolle n'est plus vertueux 196
Mademoiselle Page . 198
Brohan ,. . 200
Arsène 202
Madame Keller , 204.
Adieu, Paniers. . , 206
A Désirée Rondeau , 208
392
Triolets.
Pages.
Mort de Shakspere 210
Néraut, Tassin et Grédclu. ..... 211
Grédelu 212
Tassin ............ 213
Néraut. . 214.
Feu de Bengale . . . 215
Leçon de chant 216
Académie royale de Mus 217
Du temps que le maréchal Bugeaud pour-
suivait vainement Abd-el-Kader . . . 218
Age de M. Paulin Limayrac 219
Bilboquet 220
Elève de Voltaire! 221
Monsieur Homais 222
Polichinelle Vampire 223
Opinion sur Henry de La Madelène. . . 224.
Note rose 225
Monsieur Jaspin 226
Le divan Le Peletier 228
393
Variations lyriques.
Pages.
Ma biographie. A Henri d'Ideville. . . 231
A un ami, pour lui réclamer le prix d'un
travail littéraire ........ 23$
Villanelle de Buloz . 239
Écrit sur un exemplaire des Odelettes. . 24.1
Couplet sur l'air des Hirondelles, de Féli-
cien David 243
Villanelle des pauvres housseurs .... 244
Chanson sur l'air des Landriry .... 247
Ballade des célébrités du temps jadis. . . 254,
Virelai, à mes éditeurs 256
Ballade des Travers de ce temps .... 260
Monsieur Coquardeau, Chant Royal. . . 263
Monselet d'automne, Pantoum .... 267
Réalisme 270
Méditation poétique et littéraire. „ . . 274,
A Augustine Brohan 276
La Sainte Bohème o 279
Ballade de la vraie sagesse . 284,
26
394
Pages.
Le Saut du Tremplin. . , 287
A ALPHONSE LEMERRE . . . . . 2Ç2
Commentaire.
COMMENTAIRE. 1873 293
Gaietés. . , . 296
Evohé, Némésis intérimaire 303
Les Folies-Nouvel L s 324.
Autres Guitares ......... 331
Rondeaux 360
Triolets 364.
Variations lyriques . 374,
LE FRONTISPICE DE VOILLEMOT. . 386
Achevé d'imprimer, 1873 387
Paris. — Inipr. A. Le m erre, 6, rue des Bergers.
- 605s.
PETITE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
OEUVRES
THEODORE DE BANVILLE
Édition elzévirienne
Les Cariatides. — Roses de Noël, i v. 12 fr.
Les Stalactites. — Odelettes. —
Améthystes. — Le Forgeron, i vol. 12 fr.
Le Sang de la Coupe. — Trente-six
Ballades joyevses. — Le Baiser.
i vol. 12 fr.
Les Exilés. — Les Princesses, i vol. . 12 fr.
Idylles prussiennes. — Riquet a la
Houppe, i vol 12 fr.
Odes funambulesques, i vol 12 fr.
Occidentales. — Rimes dorées. —
Rondels. — La Perle, i vol.. . . 12 fr.
Comédies, i vol 12 fr.
Petit Traité de Poésie française, i v. 12 fr.
Édition in-18 jésus
Deïdamia, comédie en 3 actes en vers. 1 vo!. . 4 fr.
Édition in-12
Ode a Théophile Gautier, i vol. ... 2 fr.
Eu dore Cléaz. i vol 2 fr.
4. -6072. — Inipr. A. Lemerre, 6, rue des Bergers. — Paris.