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7/
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(E U V R E s
DRAMATIQUES
DE M. MERCIER.
TOME PREMIER.
A AMSTERDAM;
Chez Chasguioh Se Harrivelt , Libraires.
A PARIS,
Chez Li J A Y , Libraire , rue Saint Jacques >
au Grand Corneille.
M. DCC. LXXVI.
ï •
TABLE
DES PIECES
Contenues dam ce Volume,
JeNNEVAL , ou le Barnevelt Fran-
çois , Page II
LE DÉSERTEUR, i/j
OLINDE & SOPHRONIE , 27;»
1007
1 1 7è
JENNEVAL
0 U L E
BARNEVELT FRANÇOIS,
DRAME.
Toms U 'Ji
PREFACE.
L
Ors QUE M. Saurîn donna Be-
veriey , le Public parut défirer qu'on
traitât le fameux fujet de Barneveit ,
ou le Marchand de Londres, qui eft
comme le pendant du Joueur. La
Pièce Angloife de Liilo jouit d'une
grande réputation ; elle le mérite. H
y règne cette vérité , ce pathétique
attendrl{rant,rame du genre Dramati-
que. Les adieux de Truman 6c de foit
ami font admirables ; mais la confu*
fion des Scènes , l'intérêt coupé & di-
vifé 5 le bizarre à côté du fublime ,
toutes les fautes enfin du Théâtre An-
glois empêcheront qu'elle foit jamais
repréfentée fur le nôtre dans la forme
ûii elle fe trouve.
Échauffé par le defir de donner un
Drame utile , j'ai voulu peindre les
fuites funeftes d'une liaifon vicieufe ,
rendre la paflion redoutable autant
Aij
4 Préface.
qu'elle eft dangereufe , infpirer de l'é-
loignement pour ces femmes char-
mantes ôc méprifables , qui font un
métier de féduire , montrer à une jeu-
neffe fougueufe ôc imprudente que le
crime fouvent n'efi: pas loin du liber-
tinage . & que dans l'ivrefie enfin , ou
ignore jufqu'à quel point peut mon-
ter la fureur. J'ai tâché de furmonter
les obftacles , & d'accommoder ce fu-
jet à notre Théâtre , c'eft-à-dire , à
nos mœurs.
Le plan du Joueur Angloîs étoit
fimple & ailez régulier ; le plan du
Marchand de Londres eft un véritable
cahos , où il eft impoiTible de faire
entier l'ordre ôc lunité. Tous les gens
de lettres ont con^^u l'extrême diffi-
culté qu'ofFroit un pareil fujet. Il
falloit nécefTairement mettre fur la
Scène une courtifane y la faire parler ,
la faire agir, montrer un jeune homme
livré à fes charmes , abandonné à fon
génie corrupteur , & l'idolâtrant avec
le tranfport & la bonne foi de fon âge.
Il falloit en même-tems écarter des
P R é F A C Ë. 5"
images capables de flétrir l'ame , ôc
qui l'obfedent fans cefle a caufe du
lieu de la Scène. Plus le pinceau de-
voit être naturel , plus il demandoit
à être manié avec art.
C'étoit aflez pour moi d'avoir ces
conditions à remplir. Je n'ai pas ofé
aller plus loin. Barnevelt , afTaflin de
fon oncle , revenant les mains teintes
de fang, montant fur FéchafFaut pour
expier un parricide , auroit à coup-fûr
révolté les fpedtateurs. Nous compâ-
tilTons aux foiblefles , aux infortunes ,
aux défordres mêmes des «paffions ;
mais nous n'avons point de larmes à
donner à un meurtrier. Sa caufe nous
devient étrangère. Il n'eft plus compté
dans la fociété. Son crime pefe à notre
ame & l'accable ; rien ne le juftifîe ,
rien ne l'excufe à nos yeux , & le
Théâtre à Paris n'a pas un pont de com-
munication avec la grève.
Mais comment auffi conferver toute
la force théâtrale , & ménager la déli-
catefTe Françoife qui, dans ce point,
me paroît jufle Ôc refpe6lable ? Com-
A iij
6 Préface*
ment expofer la paflTion dans toute fon
énergie , ôc ne point perdre le but
moral , faire frémir ôc ne point fai-
re horreur ? J'ai conduit le jeune
homme fur le bord de l'abîme. Je
lui en ai fait mefurer toute la profon-
deur. Il m'eut été facile de l'y préci-
piter. Mais j'en appelle à la nation.
Auroit-elle vu fans pâlir un forcené
guidé parlafoifde l'or, & pnr celle
de la volupté qui court plonger le poi-
gnard dans le fein d'un homme ver-
tueux ? Non , elle eut repouflé le ta-
bleau , parce qu'il n eft pas fait pour
elle , ôc qu'elle ne fuppofe point un
parricide au milieu des a mes fenfibles
qui viennent s'attendrir & pleurer à
fon fpe£lacle. On peut être ému , ef-
frayé, fans que le Poëte ferre le cœur
d'une manière trifte & défagréable.
Faut-il blefler pour guérir ? Ne fuffit-il
pas d'environner l'ame du doux fenti-
ment de la pitié , de ce fentiment
vainqueur qui nous replie fur nous-
mêmes, & qui triomphe d'une ma-
nière auffi douce qu'intime ï Croira-
Préface; 7
t-on que le jeune homme foible ôc
trompé , ne pourra ouvrir les yeux ,
& fortir de l'enchantement , fans qu'on
lui montre dans l'enfoncement du
Théâtre la corde , la potence & le
bourreau ? Et pourquoi dans cette
fituation attendriflante & terrible, oii
la voix d'une femme commande uit
affaffinat , ne pas laifTer au jeune
homme interdit & déchiré un retout
à la vertu f Ce retour n'eft-il pas na-
turel , 6c le nouveau but moral qu'il
offre en donnant une idée noble des
forces vi£torieufes que nous recelons
en nous-mêmes , n'eft-il pas fait pour
fatisfaire autant le Public que le Phi-
lofophe ?
J'ai donc été obligé d'abandonner
la Pièce Angloife , ôc de faire , pour
ainfi dire , un Drame nouveau. J'ai
confervé le fond de deux caraderes;
& j ai marché feul pour le refte. J'ai
regretté de n'avoir pu faire entrer dans
ma Pièce plufieurs beautés de l'An*
glois ; mais ayant fuivi un plan tout
différent , ces beautés n'ont pu trou-
Aiv
.§ Préface.
ver leur place. Enfin, travaillant pour
ma nation , je n'ai pas dû lui préfenter
des mœurs atroces.
Je pourrois donner ici mes idées fur
ce genre utile , qui met dans un jour
fi frappant les malheurs & les devoirs
de la vie civile ; qui , plus que l'or-
gueilleufe Tragédie , parle à cette
multitude, où repofe une foule dames
neuves & fenfibles, qui n'attendent,
pour s'émouvoir , que le cri de la na-
ture. Je pourrois faire voir que la plu-
part des Auteurs Dramatiques n'ont
malheureufement travaillé jufqu'ici
que pour un très-petit nombre d'hom-
mes , que les fuccès qu'ils dévoient at-
tendre , & placer dans l'amélioration
des mœurs n ont pas répondu à leurs
efforts , parce qu'ils ont employé leur
génie à tracer des tableaux fuperbes ,
mais le plus fou vent de pure fantaifie.
Quelques beaux qu'ils puflent être , ils
ne frappent point le gros de la na-
tion , parce qu'ils n'ont pas un rap-
port néceiïaire avec l'inftruaion géné-
rale. Les écrivains comme les grands ,
Préface. p
ont femblé dédaigner rorellle du
peuple.
Chez les Grecs le but de la Tragé-
die étoit fenfible. Elle devoit nourrir
le génie républicain , ôc rendre la
Monarchie odieufe. J'entends fore
bien Corneille ; mais il faut l'avouer ,
il eft devenu pour nous un Auteuc
prefque étranger, & nous avons perdu
jufqu'au droit de l'admirer. Nous ai-
mons le poli , ôc la maffue d'Hercule
eft noueufe. Corneille enfin devoit
naître en Angleterre. Que nous refte-
t-il préfentement à faire , fi ce n'eft
de combattre les vices qui troublent
l'ordre focial ? Voilà tout notre em-
ploi ; & puifqu'il ne s'agît plus de ces
grands intérêts ^ à jamais féparés des
nôtres , ce font mes femblables que je
cherche , ce font eux qui doivent
m'intéreffer , & je ne veux plus m'at-
tendrir qu'avec eux. .::>uiitoiv
Il eft donc fingulier que parmi tant
d'Auteurs que leur goût portoit à la
recherche ôc à la peinture des carac-
tères ; prefque tous ayent dédaigné le
Av
10 Préface.
commerce des habitans de la campa*
gne , ou n'ayent vu en eux que leur
groiïiereté apparente. Quel tréfor pour
un Poëte moral , que la nature dans
fa fimplicité ! que de chofes à pein-
dre , à révéler à l'oreille des Princes !
fi je ne me trompe , vu nos progrès
dans la Philofophie , ce feroit aujour-
d'hui au Monarque à defcendre au rang
des auditeurs , & ce feroit au Pâtre à
monter fur la Scène. L'inverfe du
Théâtre deviendroit peut-être la forme
îa plus heureufe , comme la plus inf-
trudive. Le payfan du Danube paroit
un inftant au milieu du Sénat de
Rome 5 & devient le plus éloquent
des Orateurs.
■ Avouons que l'art Dramatique n'a
pas reçu tout fon effet , qu'on l'a ref-
ferré dans des bornes étroites , que
nous n'avons prefque point de Pièces
vraiment nationales , que le goût imi-
tateur a profcrit la vérité précieufe ,
que ces Tragédies où il ne s'agît point
des crimes des Têtes couronnées , de
■ces crimes ftériles dont nous fommes
Préface. ii
las f mais des infortunes réelles & pré-
fentes de nos femblables font , fans
doute , les plus difficiles à tracer , par-
ce que tout le monde eft juge de la
refTemblance , & qu'il faut qu elle foie
exafte , ou l'effet eft abfolument nul.
Le Poëte qui me peindroit l'indigent
laborieux , environné de fa femme Ôc
de fes enfans , & malgré un travail
commencé avec l'aurore , & continué
bien avant dans la nuit , ne pouvant
fortir des horreurs de la niifere qui le
prefTe , m'offriroit un tableau vrai ôc
que j'ai fous les yeux. Ce tableau of-
fert à la patrie , pourroit l'éclairer par
fentiment , lui donner des idées plus
faines de politique ôc de légiflation ,'
démontrer leurs vices a£luels , & pat
conféquent il feroit plus utile à tra-
cer que ces lointaines révolutions arri-
vées dans des états qui ne peuvent nous
toucher en rien.
Je pourrois m'étendre davantage ;
mais il eft trop aifé & trop dangereux
de s'ériger en légiflateur. L'amour-pro-
pre ; d'une manière infenfible ôc pref-
A vj
11 * Préface.
que naturelle, vous perfuadeque lart
& vous , ne faites qu'un. Il faut échap*
Î)er à ce piège où tombe facilement
a vanité. Cependant le critique qui
n'a qu'un goût étroit , qu'une ame fé-
che & ftérile , s'imaginera que l'art eft
détruit , parce qu'il eft modifié. Il ne
fentira pas que l'art n'a fait qu'augmen-
ter fes richefles , & reculer fes bor-
nes. Trifte envieux , froid diflerta-
teur , ne fâchant pas même prévoir
qu'il rifque de rougir le lendemain de
ce qu'il a écrit la veille , il ofera apr-
peller ce genre le refuge de la médio-
crité. Comme Ci ce n'étoit rien que de
peindre avec fentiment & avec vérité ,
comme fi le génie étoit attaché au vê-
tement Grec , Perfe , ou Romain ; &
dépendoit fervilement de tel ou tel
perfonnage !
Quelle comparaifon , dit l'Auteur
'de la Poétique Françoife , de Barne-
velt avec Athalie,du côté de la pompe
& de la majefté du Théâtre ! mais aufli
quelle comparaifon du coté du pathé-
.tique 6c de la moralité I
Préface. tf
Le vœu général de la nation^ je l'o-
ferai dire , eft de voir enfin des Dra-
mes qui nous appartiennent , & dont
le but moral foit plus effedif , comme
plus près de nous. Les premiers eflais
ont été reçus avec tranfport. Voyez
dans toutes nos provinces les fuccès
qu'ont eu le Père de Famille ^ le Fhi-
lojophe fans le J avoir , Beverley y ÔCC:.
.Chaque citoyen a dit : voilà ce qu'il
faut offrir à nos enfans y à nos fœurs y à
nos femmes. Voici enfin des leçons qui
pourront fru£tifier dans leurs cœurs.
Plus la fable approche des évenemens
ordinaires y plus elle ouvre dans l'ame
yxïïç, entrée libre aux maximes qu'elle
renferme y. dit Grayinar
: L'homme de génie qui a fait lePère
cie Famille pourroit en cette paitie en-
lever tous nos hommages. Ah ! s'il pre-
noit les pinceaux de cette même main
qui a parcouru le vafte chan^p des arts ,
comme tous les états de la vie civile
qu'il a vus ôc fréquentés recevroient de
fon ame féconde & brûlante la leçon
d'une morale applicable à leurs divex^:
T4 Pr é F A C E.
fes conditions ! & que devîendroient
alors devant lui ces Auteurs qui vont
chercher hors de leur fiécle & de leur
patrie une nature énergique qu'ils ont
fous les yeux , ôc qu'ils font impuif-,
fants à peindre.
A mefure que les lumières s'éten-
dent 5 fe fortifient , nalfTent dans les
arts de nouvelles combinaifons. Elles
font le fruit du tems , de l'expérience
& de la réflexion. Il eft réfervé , fans
doute au fiécle de la philofophie de
donner au peuple un genre dont il
puiffe entendre & reconnoître les per-
îbnnages. Le fyftême dramatique a vi-
fiblement changé depuis Corneille jus-
qu'à la Chauffée , encore quelques
nuances de plus ^ un nouveau degré
de vérité ôc de vie , & la nation bé-
nira fes Poètes. On doit des éloges ,
par exemple , à M. d'Arnaud ; il
vient de déterminer un nouveau genre
de Drame , touchant & lugubre ; il a
préfenté les grands combats de la Re-
ligion ôc de l'Amour , ces deux puif
fances du cœur humain. Il l'a vu tel
Préface. if
qu'il eft , tel qu'il gémit dans les cloî-
tres , & combien de cœurs infortunés
fe font i econnus dans fes tableaux ! corn»
bien d'autres éviteront d oppofer ainfî
leur foiblefTe à la plus tirannique des
paflîons ! Quelle force , quelle in-
fluence les écrivains n'auroient-ils pas
fur les efprits , s'ils ne peidoient ja-
mais de vue que les talens ne font rien,
s'ils ne fe tournent vers un objet utile !
Quelle énergie, quel triomphe afluré
n'auroit pas en même-tems notre Théâ-
tre , fi au lieu de le regarder comme
j'afile des hommes oififs , on le con-
fidéroit comme l'école des vertus ÔC
des devoirs du citoyen ! Quel art que
celui qui , concentrant toutes les vo-
lontés j de tous les cœurs peut ne faire
qu'un feul ôc même cœur ! Que de
tableaux éloquens nous pourrions en-
fin expofer en partant de l'heureux,
point de vue où nous fommes 1
o
P E RS O N N AG E S.
JVIr. BABELLE, Chef de Bureau,
L U C I L E , Fille de M. Dabelle,
J E N N E VA L , jeune-homme faifant fort
Droit , demeurant che\ M. Dabelle,
BONNEMER, Cfli//?er de M. Dabdle ,
ami de JennevaU
D U C RO N E , Oncle de JennevaL
O R PHISE , Coujîne de Lucile , nouv'elle-.
ment mariée»
ROSALIE.
JUSTINE , faisante de Rofalie.
B R I G A R D , Efcroc , BrétailUur , &c.-
UN* COMMIS.
.UN DOMESTIQUE.
la Scènç eji à Paris,
'^^ ^§^ 4j^..%, ^0: ^,.%, ^^ ^-^
JENNEVAL
OU LE
BARNEVELT FRANÇOIS,
" % ■■■ 3C(^=
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
M. DABELLE Jè«/ , a^is devant une toile cou^
verte de papiers. E écrit,
( Un Commis entre &• apporte plujieurs lettres , M,
Dabelle les ouvre , &• d mefure qu'il les lit i
il les rend Cr- dit : )
Jr\. É p o N D E z tout de fuite à ces troîj
Lettres . , . Faites expédier le Congé à ces
Soldats , qui ont rempli le tems de leur en-
gagement. Rendons des Agriculteurs aux
î8 JE N N E V A L,
Provinces , & ne violons jamais la foi
publique. Elle eft encore plus facrée que
celle des particuliers. Preflèz cette autre
expédition : elle eft importante j elle inté-
reÛè pluCeurs malheureux...
( // a retenu une lettre qui le concerne particulier
rement. Il la Ut G* la tient décachetée à la
main.iLe Commis fe retire. )
Ce jour eft donc fait pour me furprendre..;
( En élevant la voix. ) Non , non , Tambi-
tion de m'allier avec un homme plus puiflant
& plus riche que moi ne m'aveuglera point.
Je veux que fa main fe donne avec fon
cœur. Malheur au père aiTez dur pour faire ,
du faint nœud de l'Himen , un lien tiffu par
rintérêt. Comte ! votre lettre me fait beau-
coup d'honneur ; mais fi ma ïille ne vous
nomme point , ma répoafe eft toute faite.
m
DRAME. 1^
SCÈNE II.
M. DABELLE,LUCILE,
L U C I L E allant à fon j>ere , Gf lui
haifant les mains avec refpeÛ.
JVIon Père !
M. DABELLE.
Bon jour mon enfant. Je t'attendoîs ce
matin avec plus d'impatience encore que les
autres jours. Nous devons avoir un aflez
long entretien enfemble. J*ai bien des cho-
fes à te dire , & je défire que Lucile y ré-
ponde avec fa franchife accoutumée.
L U C T L E.
Vous me parlez toujours avec tant de
bonté. Vous jugez fi favorablement de mon
cœur, que je crains de ne pouvoir mériter
vos éloges . . . Vous fçavez le plaifir que j ai
à vous entendre ... Je ne me fuis jamais
trouvé embarraflee avec vous ; mais com-
bien de fois vous m'avez émue !
M. DABELLE.
Je fuis trop loin de me reprocher la dou-
ceur dont j'ai ufé envers toi pour devoir
rabandoimeii Eh comment peut-on fc ré-
20 J E N N E V A L ,
foudre à ne pas traiter fon enfant comme
foi-même ? Ce n'eft qu'aux foins paternels
qu'il doit reconnoître celui dont il tient la
vie . . , AfTeyez-vous , ma fille ... Je fçais
vous rendre juftice. . . (En s^animcim). Lorf-
que l'époufe chérie dont tu me retraces tous
les traits , ainfi que les vertus , lorfque ta
mère, orgueilleufe de remplir les devoirs
qu'impofe ce nom facré , t'allaitoit fur fes
genoux, ma Lucile étoit encore au ber-
ceau , & dans nos doux entretiens nous par-
lions déjà de la marier. Au milieu de la joie
dont nos cœurs étoient pénétrés , nous jct-
tions pour elle nos regards dans l'avenir ...
(D'un ton non moins touchant , mais plus fé-
ricux ) Votre mère eft morte , Lucile : elle
m'a laifTé feul au milieu du travail de vo-
tre éducation ; mais l'ouvrage commencé
par fes mains , formé fur le plus noble mo-
dèle s'eîl achevé de lui-même ; vous me te-
nez lieu d'elle . . . Mais il eft une fin pour la-
quelle vous êtes née. Chaque âge a fa defti-
nation , & quiconque ne la remplit pas , fe
prépare des malheurs plus grands que ceux
qu'il croit éviter ... Je fens qu'il vous fera
dur de vous féparer d'un père ; c'eft à moi
de vous preiTer de choifir un époux ... Il
faut que je vous quitte un jour , la tombe
où repofe votre mère m'attend. Alors ne
«l'ayant plus , fans protecteur , fans amis ,
BRAME. ar
vous refterlez feule. ( Lucilepeinée , fe levé &•
voudrait pjrler ; NI, Dabelle lui prenant les
mains ),'}^on, ma fille , il n'y a point de ré-
ponfe à cela. Retenez vos larmes , je mour-
rai content , mais ce fera après avoir afTuré
votre bonheur.
Pefons donc ici nos intérêts : vous vous
étonnez tous les jours de voir des maifons,
où 5 fous une apparente tranquillité , règne
la difcorde ; des Maîtres durs ou gouvernés
par leurs valets ; des femmes dilîipées & fans
tendrelTe ; des chefs de famille dont l'enfance
fe perpétue jufques dans la vieillefle. O ma
fille , voici l'origine du mal , c'eft que les
meilleures qualités le cçdent à une trifte
opulence. On court après la fortune , on
néglige les vertus fociales. Sous le brillant
de la richefTe, le cœur de l'homme fe trouve
fouvent bien pauvre. Onfe voit trompé lorf-
qu'il n*eft plus jtems de revenir fur fes pas.
Je vous ai accoutumée de bonne heure à dif-
tinguer le mérite réel de celui qui n'en a que
les .dehors. Élevée dans la maifon paternelle,
vous y avez vu le vrai , le beau , l'honnête.
Le vice ne s'eft offert à votre imagination
que comme ces fantômes qui fe perdent dans
l'ombre. Voici l'âge oii la raîfonfe joint chez
vous au fentiment. Voici l'inflantoù je dois
être récompenfé de mes peines ... Je vous
l'airdéja dit , ma fille , plus des trois «juartg.
22 JENNEVAL,
de mes jours font écoulés . , . Répondez-moî,
aurai-je la confolation tie vous laifTsr encre
les bras d'un époux? j'ai toujours attendu
que votre cœur parlât : je l'avourai j'ai épié
avtc une fecrette impatience julqu'à fes
moindres inouvemens. Ligne de choiiir, je
lui en ai laiflélaliberié. Ma maiion s'efl ou-
verte à tous ceux qui pouvoient afpirer à
votre main. Tous fe /ont déclarés, & vous
qui jouiflez de ma confiance & <^e mon ef-
time y Lucile vous ne me dites rien,
L U C I L E.
O fer me décider fur un choix qu'il n'ap-^
partient qu'à vous de faire , mon père, trop
de regrets fuivroient mon imprudence. Cette
liberté m'eft à charge. Je m'égare , je me
perds dans l'examen des hommes répandus
dans la fociété , & jugeant trop févérement
les perfonnes que vous adoptez peut-être ,
je préfère l'obéiflance. C'eft la vertu de mon
fexe ; & elle convient parfaitement à ma
fîtuution. Comment votre fille ne pourroit-
clle pas aimer celui que vous aurez choifî
pour iils ? nommez le feulement , je lui trou-
verai des vertus.
M. D A B E L L E.
Aucun neft adopté; non, croîs-eft ton
père. Si j'écoutois mon coeur , tremblant ,
îrréfolu» je noferois jamais prononcer Ton
DRAME. 2^.
nom. Je ferois plus févére que toi-même,
& la tendrefTe d un père furpafleroit encore
ta délicateflfe. Je ne vois que trop com-
bien les mœurs , de jour en jour plus corr
rompues , rendent le plus heureux dm i;ns,
le plus difficile à former; mais enfin il elt un
terme pour fe décider. Ne point trouver
d'hommes avec qui tu crufles pouvoir palTer
ta vie , ce feroit taire un outrage à la fociété.
Le jeune homme que tu aimeras , fut- il fanr
vertus , ne vivra pas long-tems avec toi fans
les connoître.
L U C I L E.
^ Mon père , épargnez votre fille j vos louaiy-
ges l'ont fait rougir,
M. D A B E L L E.
C'efl par elle que je t'encourcge à t'en'
rendre erxore plus digne. Lucile, quand je
îç loue ci avance de faire le bonheur d'un
honnête homme , c'eft c^ue je fuis fur que tu
le feias. Le rang & le? richefles font à tes
yeux comme aux miens de futiles chimères.
Tu n'écouteras que la voix de ton cœur.
Parle , j'attends ton aveu,
LUCILE avec embarras.
' - Eh bien je dompte raa timidité. Nommez*
ihoi donc ceux qui le font déclarés. Si quelr
<qu un d'entr'eux peut me décider , je • • •
^4 J E N N E V A L,
M. DABELLE
Mais perfonne n'ignore ce qui attire ici
Dorimon , le jeune Voclair. Madame Def-
mare vient tous les jours pour fon fils ;
M. Verfal & le Confeiller fe iuivent d'aflez
près. Ils t'ont donné tout le loifir de les con--
noître, & chacun demande la préférence, i _>
L U C I L E. T
Puis-je parler hardiment fur leur compte?
M. D A B E L L E.
Il le faut , ma fille.
L U C I L E.
Eh bien , je ne vois dans aucun d'eux ce-
lui que je nommerai mon époux. M. Dori-
mon fe déguife trop à mes yeux. On voit
qu'il tremble de fe montrer tel qu'il eft. Il
me femble appercevoir en lui un caraflère
qu'il n'eft pas facile d'approfondir , & je
redoute un homme impénétrable. Pour le
jeune Voclair, il eft tout fuperficiel. Il ne
m'a pas encore dit un mot qui ferve à me
prouver qu'il puifïe penfer. Le fils de Ma-
dame Defmare eft un homme trop indécis
pour que je penche jamais en fa faveur. Je
l'ai vu dans une heure changer trente fois
d'avis au gré de ceux qui fe jouoient de fa
volonté. Le ConfeiMer a eu le malheur de fe
voir trop jeune en place; il n'a rien appris;
il tranche , décide , & fe croit juge né de
rUnivers ;,
DRAME. 2^
rUnivers : je i'ai trouvé trop grave pour de
petites chofes , & trop inconféquent pour
des affaires où l'intérêt général fe trouvoit
compromis. Quant à M. VerfaI , il ne m'a
fait jufqu'ici la cour qn'en paroiflant fous
un habit plus élégant que celui de la veille ;
il femble n'exifter que par fes belles dentel-
les & par les fleurs de £a verte. Enfin faî
beau vouloir trouver un mérite qui m'at-
tache , je ne vois autour de moi qu'un éclat
emprunté. Efl-ce ma faute fi vous m'avez
rendue fi difficile. Celui qui vous appellera
fon père ne doit- il pas polléder quelqu'une
de vos qualités.
M. D A B E L L E.
Peut-être y fuis-je , le Comte de Stal ;
qu'en penfes-tu ?
L U C I L E avec étonnemem.
Le Comte , mon père !
M. D A B E L L E en fouriant.
Voici fa lettre , vous m.e diderez la ré-
ponfe. ( Lucile reçoit la lettre ù" la lit. ) Mais
dis-moi toiit de fuite fi c'eft lui. Devenir
GomtefTe efl: un appas à faire tourner une
tête !
LUCILE, avec nohlejfe.
i Heureufement, tout ce clinquant ne m'é-
biouit pas. Je me repréfente le Comte dé-
ToTTiQ /, B
i6 J E N N E V A L ,
pouillé de fes titres & de Tes biens. Te ne
vois pas qu'il mérite de l'emporter fur fes
rivaux. Je ne l'aime point.
M. DABELLE.
Et tu n'aimerois perfonne ?
L U C I L E , héfitaau
Non , mon père.
M. DABELLE, d'un ton affeâîueux
&' ferme.
Lucile ! me parlez- vous vrai ?
LU CI LE.
Vous me preficz... Vous m'arrachez un
fecret... Mais comment réfifter à Tafcen-
dant de vos bontés ? . . Comment vous
taire ... Il faut vous obéir.
M. DABELLE.
S'il eft des fecrets que tu ne puiHes épan-
cher dans le fein d'un père qui te traite en
ami j je ne demande plus rien.
LUCILE , avec tendrejfe.
Je n'aurai jamais d'autre confident que
vous. Vous me guiderez , vous me confole-
rez ... Je craiils d'aimer ... Je crois que
j'aime ... Je fais un effort fur moi-même ,
c'eft le plus grand , fans doute , , . Mais du
moins n'oubliez pas . . ^
DRAME. 27
M. DABELLE.
Eh ! ma fille , méconnoîtrois- tu ton père ?
LU CI LE.
Le cceur me bat : pourquoi donc fuis-je,
fi tremblante.
SCÈNE III.
M. DABELLE, LUCILE;
BONNEMER.
( Bonnemer ejl entré à i>as lents , le front laijfé j,
les bras croifés. )
M. DABELLE.
O ICI Bonnemer. (A part.) Il paroît
affligé. ( Haut.) Qu'avez- vous mon ami ?..
Vous m.e paroiflez tout troublé. Puis-je fa-r
voir quel chagrin ? . .
BONNEMER, d'un ton trïjîe.
Ah ! Monfieur , on eft bien trompé dans
ce monde. Il faut renoncer déformais au
doux plaifir de la confiance. Tel qui porte
une pnifionomie honnête porte une phifio-
nomie menteufe. Dans ce fiécle la jeunelTe
cfl impénétrable. Cette Ville malheureufe
Bij
^g - J E N N E V A L ,
eft fi propre à favorifer , à entretenir (es
deTordres. Qui l'eut dit ?.. Jenneval...
Malheureux jeune -homme !
M. D A B E L L E , furprls.
Eh bien Jenneval ? ( A fa fille qui fait un
mouvement pour fe retirer.) Demeurez ma
fille, nous devons reprendre notre entretien.
B O N N E M E R.
Monfieur , i'ai connu Ton père. Nous fil-
mes amis trente ans. Il mourut dans mes
bsas. Il m'a recommandé Ton fils en expi-
rant. Veillés fiir lui , me dit- il , guidez fa
jeunefle ; il fera fufceptible de grandes paf-
fions ; préfervez-le des malheurs qu'elles en-
fantent. Se pourroit-il qu'une fource auiîî
pure fe fut corrompue , qu'il eut dégénéré
de ce fang vertueux !.. Il paroiffoit fi fage,
£ rangé ! . . Non , c'eft une chofe qui me
pafle encore . . . Malheureux Jenneval !
LU CI LE, ifin.
O ciel ! Que va-t-il annoncer ?
M. DABELLE.
, Eh bien ; qu'a-t-il fait Jenneval ? PolTe-
dez-vous.
; B O N N E M E R.
i Ah ! vous allez être pénétré de douleur.
Ce jeune homme dont vous m'avez vu l'anû
DRAME. d^
fi zélé , n eft plus digne de mon amitié. II
ma trahi.
M. DABELLE.
Comment?
BONNEMER,
Je Pavois chargé d'aller recevoir cette
lettre de change que je dois rembourfer de-
main en votre nom. Eh bien , Moniîeur ,
j'ai des nouvelles pofitives qu'il a reçu l'ar-
gent , & que depuis ce jour je ne l'ai point
revu.
L U C I L E , d part.
Aîalheureufe ! cache ton trouble.
M. DABELLE, froidement.
Mais ne m'avez- vous pas dit qu'il étoit à
la campagne , chez Ion oncle , depuis quatre
jours ?
BONNEMER.
Et voilà ma faute. J'ai voulu cacher quel-
que tems la fienne. J'ai déguifé la trifte vé-
rité pour lui donner le tems du repentir.
C'eft moi qui ai introduit Jenneval dans
cette refpedable maifon , l'afyle des vertus.
Il obtint votre eftime , je voulois la lui
conferver ; mais hélas ! c'eft: un jeune homme
perdu. Qu'il me caufe de chagrin ! J'ai cru
que la feule idée de mes inquiétudes le ra-
mener oit vers moi ; mais on l'a vu prome»
Biij
50 JENNEVAL,
ner fes pas dans une de ces maifons écar-
tées , où la débauche fans doute entretient
fes triftes vidimes. Jugez fi je dois encore
l'adopter pour mon ami , & fi je n'ai pas des
îarmes à verfer fur cette ame honnête qu'un
niomcRt a corrompue. Je reculois toujours,
enfin il a bien fallu vous tout avouer.
M. DABELLE.
Ce que vous venez de m'apprendra m'é-
tonne & m'afflige. Je lui ai connu de la droi-
ture , des mœurs ; cette adion eft bien
contraire à fon penchant naturel ; mais la
fougue , l'emportement , la jeuneffe , l'e-
xemple... On l'aura féduit , mon cher Bon-
nemer , on l'aura féduit. Vous avez befoin
de courage & de vigilance. Agiffez , mais
prudemment ; taifés cette avanture. Un
mot prononcé dans la première chaleur du
refTentiment a fait quelque fois un tort ir*
réparable -, deux mille écus ne font rien ,
mais perdre un cœur fenfible & bien né ,
voilà ce qu'il eft important de prévenir.
Souvent une imprudence a reçu dans la bou-
che de la malignité tous les caraderes du
crime , & l'on a flétri pour le refte de fes
jours un homme vertueux , mais faible.
Tout en l'obfervant , ayez l'air de vous re-
pofer de fa conduite fur lui-même , mar-
quez-lui encore de l'eftime j s'il revient rc-
BRAME. 5î
pentant , il aura to'jjours les mêmes droits
fur mon cœur . . . Courez , arrachez-le au
vice , il reconnoîtra votre voix , il fentira
le remords & nous le retrouverons tel que
je l'ai connu.
BONNEMER ,e/z regardant Lucile,
Ah ! Mademoifelle , quel père , & pour
moi quel ami \ (A M. DabeUe ) Votre gé-
nérofité reveille la mienne* La pitié fuccede
à mon indignation. Comment ne ferois-je
point indulgent ; c'eft vous qui m'en donnez
l'exemple?
M. D A BEL LE.
Les momens font chers. Prévenez les pro-
grès rapides de la corruption ; mais couvrez
fa faute du voile le plus fecret. Faites-lui
même entendre que je n'ai rien appris. Que
la honte s'éveille dans fon ame fans qu'il
connoiffe l'affront ; car quiconque fe voit une
fois avili n'a plus le courage de rentrer dans
le fentier de la vertu.
BONNEMER.
Ah ! Que ne peut-il vous entendre !
Biv
^a JENNEVAL;
SCÈNE IV.
M. DABELLE,LUCILE.
M. D A B E L L E.
2_y I A. fille , cet honnête - homme nous a
troublés , . . Mais tù pleures , tu t'attendris
fur cet infortuné qui s'égare ... Va, il peut
fe relever de fa chute & tirer un plus grand
éclat de fa faute même . . . J'ai vu tes lar-
mes , embralfe-moi , & furtout ne me dé-
guife plus rien.
L U C I L E.
J'étois prcte à céder à vos inftances , mon
père. Imprudente ! j'aurcis prononcé peut-
être un nom qui , l'inftant d'après, m'eut fait
rougir . . . Non , foufirez que je vous rende
le droit qui vous appartient; eft-ce à moi de
choifir, quand vous-même êtes embarraf-
f é . . . Que d'exemples effrayans pour une
fille craintive ! . . . Vous le voyez, Jenneval
& tant d'autres dont la conduite paroifloit
exempte de blîime .... La jeunefle fe cor-
rompt de plus en plus ; & comme vous le di-
fiez il y a un inftant , le mariage, dans ce fié-
cle , efl:un nœud trop dangereux à former....
LaifTez-moi toujours vivre auprès de vous.
DRAME. 53
Je vous en conjure au nom de vos bontés....
Croyez que le plaifir de vivre avec un perc
peut balancer celui d'avoir un époux. Pour-
quoi tant craindre d'un avenir dont le ciel
prendra foin ?
M. D A B E L L E.
J'interprète ton filence, ma chère fille, lî
m'intérefle . il me touche . » . Va , mon en-
fant , je fçai qu'il eft un âge , qu'il eft des
paflions . . . Mais elles ne feront pas plus for-
tes que l'amitié , que les principes d'iion—
neur , que la vertu . . . Calme-toi»
LUCILE.
Pardonnez à votre fille ...
UN DOMESTIQUE, e^?rf,
Monfieur , M. Jenneval demande à vou5
parler en particulier.
LUCI L E, âruru
Je ne fupporterai jamais fa vue . . . Ah j'
mon père ,.fouffrez que je me retire» ,
M. DABELLE.
Aller, ma fille.
L Q C I L E , fait deux ou trois pas , G*"
revenard , elle dit.
Cependant fi vous étiez fâché contre mol^
Jaimei'ois mieux vous di^e tout.
54 JENNEVAL,
M. D A B E L L E.
Va , mon enfant , ton cœur ne peut être
long-tems à mes yeux une énigme difficile.
(feuL). En croirai- je mes foupçons ! Ciel !
change fon cœur , ou du moins rends digne
du fien le cœur qui s'eft égaré.
SCÈNE V.
M. DABELLE, JENNEVAL.
JENNEVAL entre en regardant s'ils
font fculs.
IVX O N s I EU R , j'ai long-tems balancé la
démarche que je viens faire .... Je marche
en tremblant, je parcours avec effroi cette
maifon qui m'eft fi connue . . . Coupable , je
n'ofe lever les yeux vers vous . . . Ah ! Dieu,
qu'il eft cruel de porter la confufîon fur le
front & le remords dans le cœur-, . . J ai été
im ingrat , j'ai trahi la confiance d'un bien-
faiteur, j'ai mis votre ami, le mien , dans le
plus cruel embarras. Plaignez-moi, plaignez
un malheureux jeune homme qui chérit l'hon-
neur & qui a fait une adion deshonorante.
Mais quelque étonnante que vous paroiife
ma conduite , je ne puis accufer ici l'emploi
DRAME. 3^
que f ai fait de cette fomme , je la dois , c'eft
une dette facrée ; c'eftla première fans doute
<[ue j'acquitterai . . . permettez qu'à l'indant
même je vous offre des engagemens ....
M. D A BELLE.
Quels font ces engagemens ^ Monfîeur?
J E N N E V A L.
De vous figner une obligation dont vous
me diderez la forme , je fuis encore en tu-
telle ^ mais bientôt j'efpere ....
M. DABELLE,
Jenneval , répondez-moi, & oféz me re-
garder. Quelque affaire fecrette ; quelque ac-
cident imprévu vous auroit-il forcé à détour-
ner le dépôt qui vous étoit confié.
JENNEVAL.
Rougirois-je devant vous fi je n'étois que
malheureux ? Viendrois je le front baiiTé fu-
bir l'affront? .... Vous me pardonneriez,
Monfîeur , que je ne me pardonnerois pas à
moi-même. Je pourrois inventer ici quelque
excufe pour colorer ma baffefTe; mais ma
bouche ne fçait point proférer un menfonge...
N'attendez de moi aucun autre aveu. Dans
un trouble inexprimable & nouveau pour
mon cœur , Je me trouve emporté malgré
moi y voilà tout ce (]uq je puis vous dire,
B vj
35 JENNEVAL,
M. DABE LL E.
Emporté malgré vous, foible Jeune-hom-
me ! Vous le croyez. . . Ajoutez un pas de
plus à la démarche que vous venez de faire ,
& je vous réponds de l'eftime univerfelle.
iVotre fenfibilité a befoin d'un frein puifTant
qui la réprime. Si les pallions nous éga-
rent , la voix d'un ami peut nous remettre
dans le ientier que notre aveuglement aban-
donnoit. Il peut nous guérir, nous confo-
1er .. . Ma maifon eft toujours à vous ,cher
Jenneval , demeurez-y , & puifle l'air qu'on
y refpire , faire rentrer dans votre ame le
calme & la tranquillité de la raifon.
J E N N E V A L , ffa ton le flu: touché.
Je me fens indigne de l'habiter déformais-
Je ne fuis pas né pour ce paifible azile. Son
fouvenir ne me quittera point , mais il fera
toujours comme un poids accablant qui pé-
fera fur mon cœur... Par pitié oubliez-moi..»
Ne me laiflez ,pas voir tant de bontés , faites
plutôt éclater votre indignation . . . Aban-
donnez un homme qui s'eft avili , & ne font •
gez.qu'à ce qu'il vous doit,
M, D A B E L L E.
Ce que vous me devez n'eft rien en corn-
paraifon ào, ce que vous vous devez à vous-
même . . . Vous parlez d'engagemens , . , Si
DRAME, 57
vous ignorés ceux que vous avez contradés
avec moi , malheur à vous ; votre dette ne
sacquitera jamais ; vous avez de la grandeur
d'ame , ne la pouflez point jufqu'à l'orgueil,
La vertu n'eft pas bornée à ne commettre au-
cune faute , mais a réparer celles qu'on a
commifes.Confultezrhonneur& vos devoirs,
& venez me parler enfuite,,. Vous ne m'a-
vez vu ni chagrin ni feverc ; fi votre coeur
s'obftine à vouloir conferver des fecrets aufîi
rniftérieux que les vôtres . . . Vous les gar-
derez , Monfieur. ( Il fait quelques pas pour
s'en aller (sr revient en dijant. ) Jenneval ,
écoutez. Vous n*avez rien perdu de mon ef-
time & de mon amitié ; je vous le répète.
Attendez ici Bonnemer ; vous avez befoin
d'un ami fage & prudent &je me plais à pen-
fer que vous mérités encore d'avoir un tel
ami,
SCÈNE Yl,
JENNEVAL , feul,
J 'É T o I s prêt de tomber à Tes pieds. Qui
m'arrétoit ? . . Rofalie , Rofalie , laifle-
moi refpirer. Tu maîtrifes tout mon être^
Tout ce qui n'eft pas toi n'a plus d'empire
lur mon ame,,. Cruelle ! tu femblois m«^
5S J EN N E V AL,
promette le bonheur . . . Hélas ! au lieu de te
rendre heureufe , je me perds avec toi ; c'eft
pour toi feule que j'afpire à des biens dont je
fçavois me pafier. .. Que le féjour de cette
maifon me paroit tranquille ! . . Ou eft le
tems que je pouvois l'habiter fans rougir ? . .
Où retrouver ce calme délicieux qui m'ac-
compagnoit près de Lucile?.. Quel doux
fentiment me faifoit tréffaillir à l'afpeâ; de fon
père ?.. Je le regardois déjà comme le mien...
Sa candeur , fes vertus... Ai-je" oublié
jufqu a fa tendreffe ? Rofalie , Fvofalie , ah ,
pourquoi l'amour que tu m'infpire m'em-
porte-t-il tout-à-coup (i loin de mes de-
voirs ? . , Lucile ne m'a jamais rendu cou-
pable... Fuyons ces lieux où chaque ob-
jet me fait un reproche . , . Souveraine de
mon cœur , l'afcendant de tes charmes
m'entraîne ... Je ne puis te réfifter. . . dif-
pofe de mes jours . . . Heureux ou malheu-
reux mon fort eft de vivre à tes genoux.
Fin du premier ABz*.
BRAME* 3^
>>n<"
j,\i/, :j""i;
^?'"4'" (^*.i/} -»^V>*- \>*»
ACTE IL
ta Sc^Aze repréfente rappartement de Rofalîel
V ameublement efl neuf. Une toillette efi
toute drejée : Rofalis efl dam un des-,
habillé élégant,
-
SCÈNE PREMIÈRE.
ROSALIE, JUSTINE.
ROSALIE, enfe regardant dans le miroir.
c
0mm E NT me trouves- tu ce matin?
J'ai peu dormi , mes yeux ont , je crois ,
perdu quelque chofe de leur vivacité,
JUSTINE.
Oh , je vous confeille de vous plaindre^
Jamais vos grands yeux noirs n'ont été plus
doux & plus brillans , & je ne fais quel air
de tendrelTe répandu fur votre phifionomie
"^O J E N N E V A L ;
la rend charmante ^ & votre fourire. . . Vos
yeux font tout ce qu'ils veulent faire... Hier
encore , Jenneval les contemploit avec un
tranfport Ci vraî & toujours fî nouveau que
je prenois du plaifir aie confîderer dans l'ex-
tafe de Taraour.
ROSALIE.
De forte que Jenneval te paroît toujours
beaucoup amoureux de moi ?
JUSTINE.
A mefure qu'ils jouilToient , fes regards
devenoient plus avides : ce jeune-homme
brille d'une flamme bien fincere.
ROSALIE.
II eft aimable , je l'avoue ; mais il a un,
défaut.
JUSTINE.
Lequel , s'il vous plaît ?
ROSALIE.
Mais c'eft de n'avoir pas feulement dix
'mille écus de rente. Il a le cœur tout neuf,
& l'efprit romanefque. J'ai foin d'entretenir
cette ardeur refpeétueu'e. Il efl: homme à
grands fentimens , & rien n'eft afturément
plus étrange dans le fiécle ou nous vivons.
Il ne manque point d'efprit , mais il efl: om-
brageux j timide , indécis , quoiq^ue d'un ca-
DRAME. 41
radère fenfible. Cependant il eft héritier
d'une aflez grofTe fortune , il eft docile à ma
voix 5 il m'idolâtre. Allons , toute réflexion
faite 5 je dois vivre avec lui.
JUSTINE.
•
Vous avez raifon. Avec votre efprit &
votre beauté que chacun admire , profites
de vos jours brillans pour vous aflarer un
jeune-homme libéral & paiïîonné. Que mon
exemple vous ferve de leçon. Une maladie
de fix mois m'a volé tous mes attraits de
avec eux mes plaifîrs & ma fortune. Autre-
fois l'on me fervoit , & ce m'eft un bonheur
aujourd'hui de vous fervir.
ROSALIE.
Va , les hommes font nos plus grands
ennemis. Leurs foins font intéreffés & bar-
bares 5 ils font tous ingrats , &: ils ofent
encore nous méprifer ; une guerre fecrette
règne entre nos deux fexes , ce font des
tyrans qui veulent nous ployer fous leur
joug 5 mais plus foibles nous devons avoir
recours à l'artifice , & paroître le contraire
de ce que nous fommes ; ainfi nous nous
vengeons . . . Puifque je maîtrife Jenneval ,
É je puis efpérer qu'enfin . . . Oui , de la ré-
ferve fans dureté , quelques nuances fines
d'amour , mais fans foiblelTe ; voilà tout ce
il JENNEVAL,
qu'il faut pour le foumettre . . . Mais il y a
une heure que je devrois être en état de pa-
roître . . . Quand Jenneval viendra , qu'on
l'annonce. . . Enfin, voici Brigard . . Allez. . ."
Oufiine fort.)
S C È N E I I.
ROSALIE, BRIGARD.
( U doit avoir l'air d'un homme qui a pajfé la. nuit. )
BRIGARD.
J'AuROis donné cette nuit ma vie pour
une obole. J'ai joué d'un malheur effroya-
ble i j'ai perdu tout ce qu'on pouvoit per-
dre . . . J'ai du noir dans l'ame.
ROSALIE, avec familiarité.
Libertin ! Tu n'es donc pas trop fatisfait
de ta journée ? Et depuis , as-tu été aux in-
formations ?
BRIGARD.
Oh , je n'y ai point manqué. Jenneval
n'eft point riche par lui-même comme tu l'as
fort bien deviné ; mais il a un oncle opu-
lent dont il eft l'unique héritier. Le jeune-
homme eft encore fous la tutelle de cet on-
DRAM E. 4^
cle qui vit à la campagne à quatre lieues
d'ici. On me l'a peint comme un homme
fort bizarre , dur. . .
ROSALIE.
Cet oncle efl donc bien riche ?
BRIGARD.
Oui j de plus , avare.
ROSALIE.
Et combien de tems peut-il vivre encore?
BRIGARD.
Mais dix ù douze années. Il peut poulTer
jufques-là.
ROSALIE.
Dix à douze années ! ô ciel î
SCÈNE III.
ROSALIE , BRIGARD , JUSTINE.
JUSTINE.
IVi On SIEUR Jenneval , Maderaoifelle,
ROSALIE, à Brigard.
Vite 5 palTe de l'autre côté.
B R I G A R D , e/z s'en alhnu
Au revoir.
^44 JENNEVAL,
*-f """■■■ ' ■ ' -i ■■■ ^ ■■■'»
SCÈNE IV.
ROSALIE , JENNEVAL , JUSTINE.
(^Rofalie frend un a'.r riant Cr* agréable. Jennevalla
falue , la regarde tendrement , C" lui baife la main.)
JENNEVAL.
^\ H ! chère Rofalie , je ne trouve qu'ici
le bonheur & la joie .... Non , jamais je n'ai
eu plus de befoin de me trouver auprès de
vous.
ROSALIE.
Mon cher Jenneval , qu'avez-vous ? Et
<jue vous feroit-il arrivé ?
JENNEVAL.
Rien que je n'eufTe dû prévenir .... Ro-
falie;, je voudrois être fcul un moment avec
vous.
( Rofalie fait un fîgr^e â Jufline qui fort , &* fait
ajfeoir Jenneval icâté d'elle. Jenneval continue.}
Me croirez-vous , chère Rofalie. Je vous
répète que je vous aime , je vous le dis du
fond de l'ame, & je venois dans le deflein de
rompre avec vous pour jamais.
ROSALIE.
Avec moi , ciel ! Comment ?
D R A M E 45"
J E N N E V A L.
Mon cœur eft fur mes lèvres. Chère Ro-
falie , retenez vos larmes .... Ecoutez-moi...
Je ne puis parler.
ROSALIE.
Vous m'étonnez, vous m'Inquiétez , , , . T
Jenneval que voulez-vous dire?
J E N N E V A L.
Que je fuis un malheureux indigne de vous
& de î'eftime des hommes Vous allez
rougir de m'entendre .... Mais avant que
l'aveu échappe de ma bouche,. dites, m'ai-
mez-vous , Rofalie? Si vous ne m'aimez pas
avec paflion , je fuis perdu.
ROSALIE.
Pouvez -vous infulter à ma tendrefTe par
un femblabîe doute ? Ah ! Jenneval , fi j'ai
évité quelque fois vos regards , vos tranf-
ports , c'eft qu'un cœur tendre a befoin du
fecours d'une vertu fiers. Le ciel en me don-
nant la fenfibilité, m'a fait là un préfent bien
dangereux .. . Oui , vous êtes un ingrat, fî
vous penfez ce que vous dites.
JENNEVAL.
Je ne doute plus de votre amour, mais
puifque ce cœur eft à moi, il me pardcn-
ijera # ... Je ne dois plus héfiter .... Lorf-
4<? JENNEVAL,
que je vous vis pour la première fois , Ro-
falie , ce fut de ce moment que je fentis la
douleur de n être pas né riche. Cependant
n'écoutant que cet amour dont vous daignez
m'aflurer encore , vous vites en moi feul
riieureux mortel à qui vous accordâtes votre
confiance. Mon bonheur eut été parfait , fi
ma fortune préfente eut répondu à mes de-
firs. Je n'eus jamais la force de vous avouer
que mes moyens étoient au-defTous de ce
que vous pouviez attendre ; mais ne pouvant
en même tems vous voir former d'inutiles
fouhaits 5 j'ai tout tenté pour vous prouver
mon amour ; je fuis loin de vanter mon zèle ;
que dis-je ? C'eft à vos pieds que je viens rou-
gir de m'étre deshonoré; je vais perdre vo-
tre eftime , mais fouvenez - vous que fans
l'amour le plus extrême , je ferois encore in-
nocent.
ROSALIE.
Et de quel crime êtes - vous donc coupa-*
ble?
JENNEVAL
J'ai trahi la confiance d'un homme ref-
pedable que je n'ofe plus nommer mon ami...
Ces deux mille écus que je remis entre vos
mains , il y a huit jours, tant pour fournir à
cet ameublement, qu'à notre dépenfe; cet
argent n'étoit point à mai , , . ♦ J'ai tâché dç
DRAM E. ^y
dérober jufqu'ici à vos yeux les remords qui
me tourmentoient .... J'ai des efpe'rances;
mais pour le moment je me trouve fous la
loi d'un tuteur £ft-ce alTez m'humilier
a vos yeux ? ... A préfcnt, ofez me répon-
dre , m'aimez-vous encore ?
ROSALIE.
Vous croyez donc que c'e'toient ces rî-
cheffes qui m'attachoient à vous Vous
me faifiez cette injure-, vous Jenneval ! Ah !
reprenez vos dons. Si je les ai acceptes , c'eft
parce que c'e'toit votre main qui me les of-
froit. Je n'ai point eu cette fauffe délicatefTe
qui tient à l'orgueil ou à l'indilîerence. Je
n'ai point rougi de tout partager avec celui
a qui j'avois donne' mon cœur Oui, je
fais piquée , mais c'efl de votre défiance.
Pourquoi ne m'avez- vous pas parlé avant de
commettre une telle imprudence , je vous
î'aurois épargnée ? ... Je vous aime toujours,
Jenneval , ouvrez-moi votre cœur : quels
font aujourd'hui vos defleins?
JENNEVAL.
Sans cet aveu qui me charme & qui me
rend pour toujours à vous, j'allois fuir pour
ne reparoître jamais à votre vue. Pardon-
nez, je vois que vous ne m'aimez que pour
moi ... Je fors de chez ce digne homme
48 JENNEVAL,
que j'ai trompé. Guidé par !e repentir. Je me
fuis offert à toute l'indignation que je méri-
tois. Il m'a parlé avec bonté , & j'ai mieux
apperçu toute la honte qui m'environnoit.
Je ne puis la fupporter plus longtems. ( W-i ec
feu ). Je fuis fur de toute ta tendreCTe , chère
Rofalie . . . Eh bien, ayons ce courage que
l'amour infpire. Que l'amour nous tienne lieu
de richeffes coupables .... Eft-il de plus doux
plaifir que la paix de l'ame ? Allons habiter
un fimple réduit où nous goûterons le bon-
heur fans remords. Qu'importe un féjour
moins brillant à deux cœurs qui s'aiment ! . •
Je vendrai ces meubles qui me reprochent
ma honte ... Je reftituerai la fomme que j'ai
détournée. Un jour viendra, Rofalie , que
le ciel couronnera notre confiance. Pour vi-
vre obfcurs , nous n'en vivrons pas moins
heureux. Que dis-je ? Rentré en grâce avec
cet ami qui m'aime & que j'cftime, je n'au-
rai plus de remords , & tous nos jours cou-
leront paifibles & fortunés.
ROSALIE.
Mon ami , vous parlez de remords , com-
me fi vous étiez un grand criminel. Je vous
ai écouté patiemment. J'eftime la noblefle
de votre ame , mais fon excelllve fenfibi-
lité vous abufe. Pour avoir commis une
faute i au fond très réparable , faut- il con-
noître
DRAME. 4^
noître le défefpolv ? Vous poufTez toujours
les chofes à rextreme. Cela eft dans votre
caradcre , & c'eft un défaut. Songeons pai-
fiblement aux moyens d'accorder ce quç
vous devez à Thonneur : mais en même-
tems ce que vous devez à vous-même pour
votre propre félicité. Ne m'avez-vous pas
dit que vous aviez un oncle afTez riche de
qui vous attendiez un jour ? . ,
JENNEVAL.
Ah ! De qui me parlez-vous ? Son nom
feul m'infpire l'eftroi. Si jamais il décou-
vroit notre liaifon , je ne (aurois comment
me dérober à fon reflentimenr. Homme fé-
vere , inflexible. . . Non , Rofalie , 'amais
je n'aurai recours à lui ; & ce qui doit hâter
encore plus une julte reftitution , c'eft la
crainte trop bien fondée que ma faute ne-
parvienne bientôt à fon oreille^
ROSALIE.
Vous ne m'avez point entendue , Jenne-
val. De grâce, n'outrez rien. Point de dé-
clamation. Répondez-moi : a-t-on paru bien
furieux contre vous chez M. Dabelle?
JENNEVAL.
Je vous l'ai dit : on m'a reçu avec trop
d'indulgence , ôc c efl ce qui me déchije le
ccEur.
Tome I, C
yo J £ N N E V A L ,
ROSALIE.
Eh bien , on ne vous voit donc pas fi
coupable que vous vous imaginés l'être. En
homme habile , profites de cette bienveil-
lance. Ne fçauriez-vous prendre des arran-
gement avec ces perfonnes qui vous connoif-
ient & vous eftiment ? Elles n'ignorent pa»
que l'héritage de votre oncle ne fauroit vous
manquer. Il n'eft pas immortel. Un em-
prunt légitime n'eft défendu , ni par les loix ,
ni par l'honneur. Ce confeil que je vous
donne , au moins , Jenneval , vous le ver-
rez par la fuite , eft parfaitement défintéreflTé,
Jeune , & dans l'âge où vous devez paroître ,
laifTerez-vous échaper ce tems heureux qui
fuit & ne revient plus. Vous ne me ferez pas
l'injure de penfer que j'aye ici quelque vue
d'intérêt... ( Du ton le plus tendre.) Va
mon cher Jenneval , un réduit obfcur , une
vie folitaire , une chaumière dans un village ,
tout me fera égal , pourvu que je la par-
tage avec toi . . . Je veux ton bonheur , &
je t'aime trop pour y renoncer ; mais toi ,
Jenneval , tu n'es pas afTez décidé.
JENNEVAL.
Parlez , & je vous jure de l'être.
ROSALIE.
Garde-toi donc de former le projet de
DRAME. yr
vivre dans cette me'diocrite' honteufe , qui
attire à coup fur le fourire du mépris. Crois-
moi , je eonnois le monde. Il pardonne
tout hors les ridicules , & la pauvreté eft le
plus grand à fes yeux. Si tu ne t'y préfente
pas avec un certain e'clat , mieux vaudroit
n'y jamais paroître. Le monde juge l'habit,
la demeure , la de'penfe : tout cela tient à
l'homme. Le monde peut juger faufTement ,
mais il juge ainfi. Ufe de toutes les refibur-
ces que tu peux avoir. Quelque argent an-
ticipé fur tes revenus futurs . au lieu de ren-
verler ta fortune iie peut eue l'établir plu»
furement. Les gens riches ou ceux qui pa-
roifTent l'être , s'attirent les uns les autres Ôc
farment un corps féparé- Uir étranger n y
eft point admis , quelque mérite qu'il ait
d'ailleurs. Il faut femer l'argent pour le re-
cueillir enfuite. Sans un coup décifif , Jen-
neval , vous ne ferez que languir , & vous
perdrez avec vos plus belles années jufqu'à
Tefpoir de vous faire un état. C'efl donc
une fagefle , une prudence ; je dirai plus ,
une économie de forcer le crédit en cas de
befoin. Mon bon ami , il n'y a donc qu'une
terreur enfantine , ou une inexpérience ab-
folue qui ait pu vous empêch r jufqu'ici d'a-
voir recours à ces moyens utiles. Je ne vous
prefcris point la prodigalité. Je défire feu-
lement que vous vous mettiez en état d»
Cij
52 J E N N E VA L,
vous faire honneur de ce qui vous appartient. -
Si vous avez dQS amis , leur bourfe doit
vous être ouverte. On s'intrigue , on s'ar-
range. On trouve un peu d'un côté jUn peu de
l'autre. Un jour vient qui paye le tout. Que
dis-je ? Le jour où vous fortirez de tutelle
ii'efl: pas fi éloigné La nation eft partagée
çn deux portions. En gens qui prêtent & en
gens qui empruntent. Pourquoi rougiriez-
vous de faire ce que fait la moitié du monde ?
JENNEVAL.
Je fens la force die vos raifons. Mais , foit
ignorance , foit timidité , foit répugnance
fecrette , mon ccrur a toujours héfité.
ROSALIE.
Si vous m*euflîez parlé plutôt , au lieu
ée commettre une telle étOurderie , j'aurois
pu vous indiquer , . .
JENNEVAL.
Se peut-il ? J'oferois efpérer . . .
ROSALIE.
Je veux vous laifTer un peu de regret d a*
voir manqué de confiance envers moi , de
ne m'avoir pas ouvert votre ame , d'avoir
pu faire un feul pas , fans en faire part à
celle qui vous aime , à celle qui ne reflé-
chit que pour vous rendre libre $i heureux,
J S M N^ E V A L.
Ah ! divine Rofalie ! . . Pardonnez. , ,
DRAME yj
SCÈNE V.
ROSALIE, JENNEVAL, JUSTINE.
JUSTINE.
J^Vl Ademoiselle , une perfonne de-
mande M. Jenneval , & s'obftine à vouloir
lui parler,
ROSALIE.
Mais avez-vous dit qu il n'étoit point ici?..
Ne lailTez point entrer.
JENNEVAL, furpris.
Qui viendroit?Et d'où pourroit-on fa-
voir? . . Mais j'entends fa voix . . . O ciel !
c'eft Bonnemer , c'eft mon ami . . . Non , je
ne puis ... Il faut que je l'entende . , .
ROSALIE, d'un ton artificieux.
Il eft trop jufte . . . Nous nous reverrons ,'
mon cher Jenneval.
(Rejalie fe retire dans un cabinet voijln,}
"m
C lîj
f4 JENNEVAL,
SCÈNE VI.
. BONNEMER, JENNEVAL.
B O N N e M E R , derrière le Théâtre,
J[ L eft ici , vous dls-je ... Je le fçais . . ;
Je veux lui parler. .. J'entrerai . . . ( avec
exclamation. ) Ah ! cruel ami , que vous me
donne/ de peine ! . . Etes vous bien rdfoîu
a défoler tous ceux qui vous connoiflfent ? . .
Jenneval , cher Jenneval ; pourquoi n'étes-
vous pas déjà dans mes bras ?
JENNEVAL.
C'eft que ]e me rends Juftice . . . Mes pei-
nes font pour moi . . . Lai0e2-moi , de
grâce . . . Votre préfence me fait trop fouf-
frir... Un jour nous pourrons nous revoir. . .
Mais pour aujourd'hui , je vous le dis fans
détour , je ne veux entendre ni reproche si
confeil,
B O N N E M E R.
Ami aveugle , mon amitié t'importune î
tremble à la vue du précipice , lorfque ma
main vient t'arrêter fur le bord. Voilà donc
pour qui tu t'égares , pour qui tu abandon-
nes ceux qui te furent fi chers ! c'eft pour
«ne femme ircpiifable, . .
DRAME. sï.
JENNEVAL.
Arrêtez , Bonnemer ; n'infultez pas à Tob-
jet que^T'aime. Si vous venez ici pour l'ou-
trager ^ je confens plutôt à ne plus vous voir.
B ONNEMER.
Je fortirai , jeune infenfé. J'abandonne-
rai mon ami , puifqu'il le veut. Je retour-
nerai fans lui chez le généreux Dabelle , chez
ce père refpedable qui t'aime, qui te plaint,
qui t'attend ; qui , à l'exemple de fa fille ,
verfera plus d'une larme , en apprenant que
tu rejettes jufqu'aux foins de l'amitié. Adieu,
embraiïe-moi du moins pour la dernière
fois.
JENNEVAL éirM , ^ lui prenant la main»
Non . . . Demeurez un inftant.
BONNEMER, avec le cri de l'am;.
Eh ! j'ai perdu ton cœur , ta confiance.
Tu t'es caché de moi , & ce fut-là l'origine
de tes défordres. Ta folle paflion t'expofe à
de plus grandes fautes encore que celles que
tu as commifes. Je fuis toujours le même ; Se
toi , Jenneval , qu'es-tu devenu ? Pourquoi
ton cœur efl-il changé? Dis-moi doncqu'eft
devenu mon ami ?
JENNEVAL.
Ah ! fi tu l'es 5 dépofe donc cette âpre
C iv
S^ ^ J E N N E V A L ,
auftirité , qui condamne toujours , & qui ne
veut rien fentir. Tu ne connois pas celle
que j'adore ; (i tu l'avois vue . . . Tu fais que
dans cette iionorable maifon , où. l'on ne
m'a que trop bien reçu à ta recommanda-
tion , e pouvois être le plus heureux des
hommes. Les grâces , les vertus , les char-
Tnes de Lucile , m'atracherent à tous (es pas.
Je croyois l'aimer . . . Mais que depuis un
mois j'ai fenti la dilTérence de ce tendre in-
térêt qu'infpire la douceur , & de ce feu
tumultueux qu'allume la beauté ! as tu con-
nu cet afcendant impérieux ? Des Tinftant
que j'apperçus Rofaîie , ie reçus un nouvel
être ... Il falloit mourir ou tomber à fes
genoux . ]Y tombai , & je ne vis plus qu'elle
dans l'univers , & la vie ne me parut un
bienfait des cieux, que parce que déîormais
je pouvois en confacrer tous les inftans fous
fes yeux ... Je t'ai fui dans ces momens ,
craignant d'être guéri , redoutant tes con-
feils ... Je les redoute encore . . . Ne me
■force pas à devenir plus coupable... Furieux
que je fuis , je facrifierois l'aHiitié même à
j'amour. Pardonne , je t'ouvre mon cœur.
Il eft en proie aux tranfports les plus vio-
lents . . . Cher Bonnemer , je crois cepen-
dant que je ferois fortuné fi je jouiTois des
biens que la providence m'a accordés. Je
les partagerois avec l'objet qui me fait ché-
DRAME. SI
rlr l'exiftence , mais un oncle en me refufant
ce que j'avois droit d'attendre a été le pre-
mier auteur de ma faute . , . Tu connois fon
humeur intraitable , . . Je ne lui expoferai
point des befoins qu'il ne comprendroit pas.
Les plus chers fentimens de mon cœur font
opprefTés fous fa tirannie . . . O mon ami ,
j'ai voulu être libre en aimant , & je fens que
la main de la néceffité m'a chargé de chaî-
nes encore plus pefantes.
B O N N E M E R.
Cette paffion , fondée fur les fens , ne te
caufera que du trouble & du défefpoiç.
Crois-mois , Jenneval , il ne tient qu'à toî
de brifer tes liens ; le veux- tu ?
JENNEVAL.
Que tu connois peu l'amour , fî tu penfes
qu'on puifie ainfi rafTu'ettir î Moi ! que 'e re-
nonce au plaifir d'être aimé . . . A.h !.. I! eft
trop fait pour ce cœur tendre & qui Is
goûte pour la première fois . . . Un orage vio-
lent s'eft é!evé dans mon ame , & ma'g' é
mes combats , ma honte & ta douleur , ja-
mais je n'ai fenti fi vivement ravantage d'ê-
tre né fenfible. Crois-moi , il eft aôreux de
vivre fans aimer , & lorfque notre cœuk-
rencontre l'objet heureux qui le captive ,
ami 5 c'eft le Ciel qui i'amene fous nos r^-
Cv
j-S JENNEVAL,
gards pour achever notre bonheur. Nous y
refafefj neft plus alors en notre pouvoir.
B O N N E M E R.
Ce n'eft point le fentiment de l'amour qui
cfl criminel , c'eft l'objet que tu as choifi , . ,
Ah ! Si Lucile avoit rixé ton choix , tous
les cœurs y auroient applaudis. Ta félicité
feroit pure , aucun nuage ne la troubleroit.
Au pîaifir que donne l'amour , fe joindroit
celui de l'approbation publique.
J E N N E V A L.
Je n'écouterai que la voix qui commande
au fond de mon coeur ; elle me parle , elle
me rafTure ; elle me dide de nouveaux de-
voirs .... J'aime Si je pouvois dif-
pofer de ma main , j'iroîs de ce pas la lui
afïiirer folemnellement aux pieds des Au-
tels... Il faut que des nœuds éternels nous
enchaînent lun à l'autre ... Je ne ferai heu-
reux que lorfqiie je pourrai l'avouer & la
montrer à tous les yeux , portant mon nom
& pofTédant mon cœur. Mais tu fais que la
mort d'un père m'a donné un maître defpo-
tique. Il me rejfte un ami , l'aurai-je encore
longtems ?
BONNErvIER.
Il te reftera malgré toi , infortuné Jen-
neval. Pourrois-je t'abandonner dans i'éga-
DRAM E. fp
rement où ton inexpérience t entraîne ? Ton
cœur efi: encore honnête , quoique livré au
défordre ; mais prends garde , la contagion
du vice t'approche de près , elle flétrira bien-
tôt tes mœurs aimables. Alors tu devien-
dras vil , alors tu ne feras plus mon ami . . ♦
Ah , crédule jeune-homme ! ce n'eft point
ici où demeure celle avec qui tu dois paffec
ta vie . . . Élevé dans les bras d'une facile
confiance , tu ignores les artifices d'unfe
femme perdue , tu n'apperçois point les piè-
ges qu'elle multiplie fous tes pas.
JENNEVAL.
Tu n'imagines pas , Bonnemer , à quel
point tu m'affliges. Je ne t'avois jamais vu
injufte. . . Va , crois-moi , fans fa vertu, . .
BONNEMER.
Sa vertu !
JENNEVAL.
Oui 5 fon ame efl: remplie de délicatefTe...'
C'eft fa vertu qui me rend malheureux...
Ses grâces & fa franchife tempèrent feules
la févérité de fa réferve . . . {avec chaleur.)
Mais il n'y a perfonne au monde qui puiflè
favoir cela mieux que moi . . .
BONNEMER.
Ne nous emportons point furies terme?,,.
C vj
6o J E N N E V A L ,
Ami Jenneval , c'ell: donc une fille honnête,
imcère , vertueufe , qui s'efl: jeuée dans tes
bras , qui t'a fait violer tous tes dc-voirs , à
qui tu as donné un bel ameublement , qui
la accepté ... Où eft ta raifan ?
JENNEVAL,
Que tu me fais fouffrir ! . . Change dd
langage . . . Qui de nous deux doit juger dç
l'état où ce cœur doit être heureux ? , ,
BONNE MER.
Tes yeux font fafcinés , &■ de nouveaux
remords t'attendent. C'eftune femme mépri-
fable 5 te dis-je. PériiTent ces intâmes cour-
îifanes , la honte de leur fexe î
JENNEVAL, avec le cri âe la douleur.
Elle? . . Ro{aIie ! . . Tu l'outrages ! Adieu,
je me retire.
BONNE iVîEK, d'un ton ferme G* tendre.
Si tu nem'étois pas aufli cher , je me ferois
déjà retiré , ou plutô-t je ne (Jerois pas venu
te chercher ici. Ofe me répondre. Eft-ce ma
caufe ou la tienne que je fou tiens en ce mo-
ment? T'ai- je jamais trompé^ Reviens, lis
en m.on ame le motif qui me fait agir; vois
toute ma tendrcile, & fjis enfuite alfez in-
feniîble pour icfuicr la main que je te p^ é-
fente.
DRAME. ÇJ|
JENNEGAL lafaifîjfant avec tranfport.
Je l'accepte comme celle d'un bienfaiteur^
d'un ami. C'en eft fait, je n'aurai plus riers
de caché pour toi , mais refpede l'innocent
objet d'un amour malheureux. Je lui avois
juré un fecret inviolable, tout m'échappe en
ta préfence . . . Tu vas devenir mon juge . . •'
Sans doute un de fes regards la juftinera plus
que toutes mes paroles. ( en courant vers le
cabinet voifin ^b" prenant Rojalie par la main.}
Venez, Rofaiie, joignez-vous à moi; c'eft
un ami inflexible qu'il nous faut gagner.
SCÈNE VIL
EONNEMER,JENNEV AL, ROSALIE,
ROSALIE.
J E tremble ... A quoi m'expofez-vous ?,
BONNEMEK dj>art.
Dans quel étonnement !.. »
J E xN N E V A L â Rofalli.
A tout ce qui psut vous rendre chère aujÇ
yeux d'un autre , comme aux miens,
R O S A L I E a Bonnemer.
Monfieuri dans la foiituds où mes ^jnah
'€i JENNEVAL,
heurs m'ont forcée à me cacher , je ne puis
m'empêcher de rougir à l'afpeéc d'un nou-
veau témom de l'état où je luis ; mais mal-
gré les apparences , mon cœur vous efl: fans
doute connu. Jenneval m'eft cher , vous êtes
ami de Jenneval , & ce titre feul calme un
peu le trouble dont je ne pouvois me défen-
dre. Croyez que la plus pure tendrefle m'unit
â Jenneval. Si vous trouvez que je faffe fon
malheur , entraînez-le loin de moi. Puniffez-
moi de lavoir aimé ; mais j'en attefte le Ciel
qui nous entend, dans la douleur ou mon
ame fera plongée , & en quelque lieu oii mon
fort m.e conduifc , mon cœur ne fera jamais
qu'à lui.
JENNEVAL û Bonnemer.
Mon ami ! mon ami ! La voyez -vous ^
f entendez-vous ?
BONNEMER.
Très bien , ma foi ; elle fait à merveille..."
JENNEVAL.
Quoi?
BONNEMER.
Son Rôle.
J E N N E N A L.
^ue dites-vous ?
BONNEMER a Rofdie.
Mgdemoifcle , Jenneval eft mon ami ; juf-
' DRAME. <r^
qu'ici il s'eft montré vertueux, SU vous eft
cher, comme vous le prétendez , ne l'écartez
point du fentier de fes devoirs. C'eft ce qu'il
doit avoir de plus facré dans le monde. Il eft
jeune , & vos charmes le fubjuguent. N'abu-
fez point de ce dangereux pouvoir. J*ignore
vos malheurs; mais fi les apparences font
contre vous , avouez que jamais elles ne fu-
rent mieux fondées . . .
ROSALIE en Vînterrompant.
Vous prenez avec moi , Monfieur , uni
ton qui m'étonne , m'humilie . . Votre ami
a du vous dire . . . Mon cœur efl oppreflé . . •
(elle s'appuie fur Jenneval , & dit en pleurant j'y
Jenneval , Jenneval , vous fçavez qui je fuis,
& vous m'expofez à cet aifront ! . . . . Eft-il
poiîîble ; non , je n'en reviendrai jamais . • 4
JENNEVAL.
Bonnemer !
B O N N E M E R.
Mademoifelîe, allez , on ne m'abufe point.
Croyez-moi , donnez-vous pour ce que vous
êtes. ...
ROSALIE, en fanglorrant.
O Ciel ! infortunée que \q fuis !
JENNEVAL d'une yoix auùiii
Bonnemer î
^4 J E N N E V A L;
BONNEMER à Jenneval,
Jeune imprudent ! ces larmes que tu vois
couler font fauflTes & perfides comme elles,
JENNEVAL d'un ton emporté.
Vous auriez dû refpeder . . . Cruel ... ;
Allez 5 vous n'êtes plus mon ami , , . Retirez-
.vous .'. .
BONNEMER, av3c force.
Ingrat ! je le fuis encore , & quoi que tu
faffes 5 je le ferai toujours : que dis- je ? tu me
deviens plus cher dans ton délire, & je t'en
donnerai la preuve en t'arrachant , malgré
toi j au piège oii cette Sirène artificieufe vou-
droit te conduire. Mon active tendreffe em-
pîoyera jufqu'à l'autorité publique , fi tu rf'é-
coutes pas la voix de ton ami , . . Adieu.
(llfmy
SCÈNE V 1 1 L
; JENNEVAL, ROSALIE.
ROSALIE, feignant de s'évanouir,
I E u ! je me fens mourir,
JENNEVAL foutenant Rofdle,
Q Ciel ! , , . Reprenez vos efprits , , » J©
DRAME. '6S^,
ne pourrai donc faire que votre malheur . , .
Je fuis déiefperé. (// conduit liofalie fur un
fuuteic', & curant vers la porte), Homrfie
terrible, qu es-tu venu faire ici? Va, va te
ranger au nombre de ceux qui me perfécu-
tent. ... Je 1er braverai tous, {aux renoux-.
d- Rof'ûi^) Pardonne 5 Roialie , feroit-U
poflible que tu m'aimafl'es encore?
R O S A L I F.
Ah ! ce fcul mot me rend à la vie ... Si
je t'aime encore ! -amais tu ne me fus plus,
cher. Je ne Içais pas te rendre refpjnfable de
rinjuftice d'autrui. L'idée de te perdre, de
te voir arracher loin de moi , voilà ce qui a-
bouîcverfé tous mes fens. Apprends de moi
comme il faut aimer. Ah ! que l'empire que
je devrois avoir fi.ir ton cœur n'eft-il égal à
celui que tu as fur le mien !
J E N N E V A L.
En pourrois-tu douter ?
ROSALIE.
Non . . . mais faifons ici le ferment de ne
point nous féparer. Livre -moi déformais
toutes tes volontés , je te réponds des mien-
nes. Uniffons-nous contre nos perfécuteurs ;
créons nos reffources , & que notre courage
nous rende à la fois indépendans des événe--
mens & des hommes.
'66 J E N N E V A L,
JENNEVAL prepnt la main de RofaUe.
Je m'abandonne à toi , ô ma chère Rofalic.
RO S ALIE duton du reproche.
Jenneval . . . Pourquoi ta main trembla-
t-elle dans la mienne ?
JENNEVAL avec vérité.
Tu es loin de connoître tous les combats?
qui fe pafîent en mon ame ... Tu l'empor-
tes .... Je t'adore .... Ne m'en demandes
pas davantage.
R O S \ l I E.
Mon cœur ne te déguife rien . , , , Je me
livre à toi.
JENNEV A [ avec feu.
Tu ne feras point trompée !
ROSALIE.
Je le fouhaite , mais il eft de ces momens
©rageux , où , féduit par une voix impofante,
tu redeviendras foible . . . Où tu ne m'écou-
teras plus.
JENNEVAL.
Ne crains rien.
ROSALIE.
Me promets-tu de t'en rapporter toujours
â moi feule ? ... à moi ? . . .
JENNEVAL.
Je te le promets.
DRAME. ^7
ROSALIE.
Quel eft donc cet homme que tu nommes
fi facilement ton ami?
JENNEVAL.
C'eft ... Je te l'ai facrijfié. II fut dans tous
les tems mon protedeur. Ceft de lui que je
tenois cette lettre de change ... Il m'aima
toujours i il en eft bien récompenfé !
R O S A L I Ef
Quoi ! il demeureroit chez M, Dabelle l
J ' N N E V A L.
C'eft fon caiffier, fon ami.
ROSALIE.
Ecoutez , Jenneval .... Vous avez com-
mis une imprudence très grave en m'expo-
fant à (es regards. Vous avez cru pouvoir le
fléchir ; mais il eft un de ces hommes froids
qui font loin de fentir ou d'excufer la plus
augufte , la plus tendre des paftîons. Uamour
n'eft pour eux qu'un fentiment étranger . . .
Il m'a outragée . . . Vous avez befoin de
lui , c'eft votre ami , dites vous ?.. Je lui
pardonne l'offenfe qu*il m'a faite.
JENNEVAL, en lui laifant les mains.
Ah I votre cœur eft aufli noble que fea-
fible.
ROSALIE.
Vous fentez-vous , en même-tems 3 car
pable de fuivre mes confeils ?
^S JENNEVAL;
JENNEVAL.
. Des confeils ! . . Ordonnez ; je ne veux
qu*obéïr.
ROSALIE.
II faut aller retrouver votre anîî , lui par-
ler d'un ton repentant , lappaifer , em-
ployer jufqu'à la foumilTion s'il eft nécefialre ;
i'afîurer , non pas que vous m'avez aban-
donnée ( ta bouche ni la mienne , cher Jen-
neval , ne prononceront jamais un mot fi
Cruel ) mais lui faire entendre que tu n'es
point efclave de mes charmes , que je ne
gouverne point tes volontés , que rien ne te
tiranife. Surtout laifle-lui dire tout ce qu'il
voudra de ma perfonne. Que m'importent
les difcours de l'Univers, De toi feul dé-
pend ma renomiuée , mon bonheur. J'ap-
prendrai à tout fouffiir , dès que ton inté-
rêt paroitra l'exiger.
JENNEVAL.
Quoi ! tu veux que 'e m'avililTe à feindre !
P.OSALl E.
Voilà do5ic cette obélflance que tu m'a-
vois promife ? Sais-tu à quoi tu m'as expo-
fée ? A tout l'efret de fon rcfTentiment , il
peut devenir terrible. Mon de: honneur va
voler de bouche en bouche Tu as entendu
.quel nom Bonnemer étoit fur le point de
donner; attends encore & tu reverras ici
ce même homme irrité ...
DRAME. Z^
J E N xV E V A L.
Si tu favois ce qu'il m'en coûte pour difli-
muler ! . . Qui , moi ! dire une fois feulement
que je ne t'aime pas avec idolâtrie , profé-
rer ce menfonge dont mon cœur eft fi loin ^
c'efl un moment affreux & je préférerois , . ,
ROSALIE.
Sans doute , de me perdre pour toujours;
JENNEVAL avec douleur.
Que dis- tu?.. J'obéirai...
ROSALIE.
Cours le rejoindre , & tremble de le trou-
ver rebelle à tes prières. Souvent un feul
mot qu'on a héfité de prononcer , lorfqu'i^
le falloir , a caufé des malheurs irrépara-
bles. Allez 5 mon cher Jenneval, & ne tar-
dez point à me rendre compte du fuccès . . •
Appaifez Bonnemer , & revenez toujours
plus digne d'être aimé,
JENNEVAL, dans un tranCport rapide.
Adorable Rofalie , tu pofTédes toutes les
vertus ; tu oublies une offenfe , tu me rends
un ami, tu veux confirmer ma félicité. Ton
ame héroïque & tendre , me didera tout ce
que je dois lui dire , & foudain je revoie à
tes genoux pour m'ennivrer des pures déli-
ces que ta voix &: tes regards me font
goûter.
70 JENNEVAL,
S C È N E I X.
ROSALIE feule. ^
J L fallolt prévenir la tempête qui auroit
pu s'élever . . . Que ce caradère ardent eft
difficile à manier ! Que de fois il m'échappe !
Comme fa vertu naïve vient à tout moment
rompre mes projets . . . Mais je les ai con-
çus , il faut qu'ils s'accomplifTent ... Je ne
fubjuguerois pas un cœur amoureux !.. Sa
fortune ne demeureroit pas captive entre
mes mains ! . . . . Plutôt mourir que d'ea
perdre refpoir.
Fin du fécond A^c,
DRAM E. 7ï
^n. -^^Jf r^^^
ACTE III.
SCÈNE P R EM 1ER E,
ORPHISE , LUCILE,
ORPHISE.
A,
-H ! coufine, vous ne m'échapperez pas !
Je vous y prends . . . On fe cache dons
comme cela pour pleurer toute feule ?
L U C I L E.
Moi !
ORPHISE, la contrefaifant avec tenârejje^
Moi ! . . Mais non , ce font ces yeux là qui
voudroient mentir, qui, mouillés encore de
larmes , s'éforcent de dire : nous n'avons
point pleures,
LUCILE.
^ Oh pour cela . . . Mais , ma confine , je
n'aime pas non plus qu'on me pourfuive de
fi près.
^1 JENNEVAL.
ORPHISE.
Eh ! ma chère enfant, rend-toi de bonne
jgrace ... Je fais tout . . .Tu ne te fouviens
4onc plus combien de fois tu m'as parlé de
Jenneval ?
L U C I L E.
Je ne vous en parlerai plus , je vous en
sifure ...
ORPHISE.
Qu'en pleurant. Allons , pauvre amie ,*
inets-toi à ton aile. Un petit fourire pour
moi ; cela ne fe peut ... Eh bien , foulage
ton cœur. Pafle tes bras autour de mon col.
Cache ta tcte dans mon fein. Soupire , mon
çnfant , foupire. Répète- moi cent fois que
tu es malheureufe. Mes larmes fe mêleront
aux tietmes. Je fais tout ce que tu fouffres,
Jenneval fait des fautes que mon coeur ne
peut excufer.
L U C I L E , en Vemhrajfant avec afeâlion.
Ai-je tort de pleurer ? Il va perdre fes
mœurs , fes vertus . . . Vous favez comme
il paroifToit honnête, & s'il méritoit la pré-
férence fur tant d'autres que nous avons ju-
gés enfemble . . . Vous-même , coufîne, étiez
prévenue en fa faveur . . . Nous trompoit-
il alors ? . . Ah ! croyons plutôt qu'il s'eft
îaillé féduire ; mais l'eft-il pour jamais . . .
Voilà
DRAME. 7^
Voilà ce qui déchire mon cœur ... La
crainte , la douleur , l'efpoir s'y fuccedent. . .
Je n'ai jamais e'prouvé une û violente agi-
tation . . . Que de combats je me fuis de'jà
livrée . . . Combien de pleurs j'ai déjà ver-
fés . . . Ah , qu'il efl: cruel celui qui me les
fait répandre. . . Et ce dernier événement. . ,
Cette indigne rivale ... Je rougis de ma
(Elle cache fon vifage dans le fi in defon amie.y
O R P H I S E.
Je fuis fi pénétrée , que je ne fais plus quô
te dire ;& cet oncle , ce cruel oncle, dis-moi,
il arrive à point nommé pour faire feu. Qui
Ta fait v<;nir ? Qui a pu l'informer ? . .
LUCILE.
Ce n'eft aflurément ni mon père , ni M.
Bonnemer.
O R P H I S E.
^ Que je fouffrois pour toi! comme nous
n'attendions que le moment de nous écha-
per de table. Quel homme terrible que ce
M.Ducrône ! Il (ort des forets. Quel ton!
J'ai manqué vingt fois de m'emporter contre
lui ; & ton père , ton père ! Âh ! ma con-
fine , je ne fais pas comment je ne me fuis
point jettée à fon col. Il plaidoit pour le
neveu , & fembloit deviner nos cœurs pour
y nourrir l'efperance,
Jomi /, ' D
74. JENNEVAL,
LU CI LE.
Chère confine fi vous faviez combien j'ap-
préhende les bontés ! à quel état je fuis
réduite ! je crains mon père , moi qui n'a-
vois fat jufqu'ici que l'aimer ; m.ais je fiais
donc coupable , paifque je le crains . . .
Tant que je crus Jenneval vertueux, le pen-
chant que je me fentois pour lui ne pouvoit
m'étre un fijjet de reproche , mais aujour-
d'hui tout eft contre moi ... Et j'ofe y pen-
fer encore , & je n'ai point fait le défaveu
.de ma flamme dans les bras de l'auteur de
mes jours ... Je fuis toute troublée ; je
crois que d'aujourd'hui je n'aim.e plus rien.
Les deuxperfonnes que je chériflbis le plus ,
s'offrent à mes yeux fous un jour nouveau...
L'afped de mon père m'eft redoutable , &
'Jenneval , l'ingrat Jenneval . . . Crois - tu
bien qu'il m'aimât avant ce malheureux évé-
nement. Pour mioi je penfe que c'eft Une
chofe impofïible.
ORPHISE.
Impoflible de s'attacher à une autre per-
fonne après t'avoir connue , cela devroit
être ma bonne & tendre amie. Jenneval
.avoit conçu pour toi les fentimens les plus
tendres. J'ai vu pluiieurs fois fes yeux le
trahir malgré lui en ta préfence ; tout ex-
primoit un amour retenu par cette crainte
DRAME. 7;-
refpedueufe qui nous donnoit une idée avan-
tageufe de fes mœurs ; mais il n'aura fallu
qu'un nialheureux moment pour égarer ce
Jeune homme dans une ville où le vice triom-
phe & va le front levé.
L U C I L E l'interrompant.
Ne feroit-il plus poilîble qu'il revint à lui
même. Quelques jours d'égaremens caufe-
roient-ils la perte de fa vie entière ? Jenne-
val pourroit-il chérir l'infamie ! Ah ! cou-
fine quand je l'ai vu rentrer ce matin avec cet
air confus , humilié , tous mes fens onttref-
failli. Pourquoi faut-il qu'il le foit encore
échapé & plus coupable que jamais!..
■ Comme fon ami eft chagrin ■! Quoi , l'ami-
tié , ce dernier fentiment qui s'éteint dans
une ame noble , l'amitié n'a pu toucher fon
cœur ! Je me flatte trop peut-être , mais ii
je lui eufïe parlé , je ferois plus tranquille.
Je me rappelle un tems où il fembloit pré-
voir jufqu'à mes moindres penfées ; mais plus
■ je le vis me donner des preuves d'un attache-
ment qui croiffoit de jour en jour , plus je
me crus obligée d'en réprimer les marques
trop vifibles en affedant une froideur d'au-
,,tant plvis necéflaire que mon cœur en étoit
Vloin. Peut-être fe fera-t-il cru rebuté... Cette
^^rreur aura été la caufe de fa perte . . . Mais
: ,tu vois quel détour oiQp.c^cepr prend pour fe
D ij
^7^ J E N N E V A L ,
flatter. Confine je m'égare. Aide moi à ban-
nir pour jamais une pitié trop dangereufe ,
&: qui peut-être n'eft que l'interprète d'un
fentiment qui feroit le malheur de ma vie
Cl je ne m'emprefTois à l'étouffer.
O R P H I S E.
J'entends fon oncle ^vec'ton père.
LUCILE
Ah ! Je me fouviens de mille chofes que
j'avois à te dire . . ,
O R P H I S E.
Je me fauve , je ne puis fouffrir lafévérité
de cet hommç , ui fa vertu me fait trembler.
(Lucile refte,)
S C È N E 1 1.
M. DABELLE, M. DUCRONE,
LUCILE.
M. DUCRONE
IYj o n s I e y r 5 vous voyez en moi uni
homme qui dans toutes les circonftances pof^
fibles a agi avec fermeté & qui dans une
telle conjonâure lait par çonféquent ce qui
DRAME. 7-5^
lui refte à faire. ( Il tire fa montre, ) Je n'ai
point perdu de tems dieu merci. Dans une
heure & demie j'ai fait quatre grandes lieues.
Vous me trompiés tous. Vous me cachiez
fes déportemens , vous attendiés fans doute
pQur m'en inftruire que fa honte fut publiée
lur les toits. Bien m'a pris d'avoir eu un
furveillant fidèle & qui a fu m'avertir à point
nommé . . . Ah ! ah ! Monfieur mon neveu
vous me faites quitter la campagne , mais
patience , vous me payerés mes peines,
M. DABELLE.
Le mal n'étoit point à Ton comble & d'ail-
leurs nous efpérions le guérir. Chaque faute
doit être appréciée d'après l'âge , le carac-
tère. De grâce ne dérangés rien au plan que
nous fommes convenus de tenir à fon égard.
Abandonnés-nous cette affaire ; cher oncl^
nous répondons du fuccès.
M. DUCRONE
Je ne prends jamais confeil que de ma
tête , Monfieur , & je n'ai jamais eu lieu
de m'en repentir. Je fuis fon oncle & vous
fentirés bientôt que je dois penfer tout au-
trement que vous. Ce n'eft pas votre neveu
qui vous a volé ; c'eft le mien , c'eft mon
fang qui s'eft avili , dégradé ; ce fang juf-
qu'alors pur & fans tache dans toute notre
D iij
78 JENNEVAL,
famille. Et peut-être ici n'afFede-t-on tant
d'indulgence que par une pitié afTez des-
honorante.
M. DABELLE.
Vous ne rendez point juftice aux vrais (en-
tlmens qui me font agir. Si je m'intérefïe
au fort de ce jeune homme , croyez que je^
connois à fond fon caradère & que j'ai mes
raifons pour plaider en fa faveur. Il vaut
mieux éclairer le coupable que de le punir.
N'aggravons point fes fautes , lorfqu'il eft
encore facile de les réparer . . .
M. DUCRONE.
Vons vous trompez très-fort fi vous lô
penfés. Tant de bontés , tant de zèle m'é-
tonne, mais ne m'entraîne pas. Chacun a
fes principes. Les vôtres peuvent être fort
bons envers ( en rep.a'-daiu Lucile ) une fille
dont le caradere eft naturellement porté à
la vertu. Je donnerois la moitié de mon
bien pour avoir un enfant comme celle là,
I\;ais je connois un peu comme il faut me-
ner cette jeunefTe extravagante , indifcipli-
nable. Celai qui a ofé une fois manquer au
devoir que l'honneur Là impofoit, ne mé-
rite plus aucun ménagement. Il faut prefler
fur lui tout le châtiment qu'il s'eft attiré ;
c eft des fuites de fa faute que doit naître foa
DRAM E. 7P
repentir. Enfin , je fuis très-éloigné àz cette
complaifance dont vous me parlés. Je ne
connois qu'un chemin , Monfieur , celui de
l'exade probité. Ceft un fentier dont un
honnête homme ne peut s'écarter fans mé-
riter un nom infâme. Tout ce qui va de
biais n'eft plus fur la ligne droite , & poun
peu qu'on le fourvoyé . . . Tenez ce font de
ces pas qui demeurent imprimés dans i'op-.
probre , &: qui ne s'effacent jamais,
L U C I L E , â l'art.
Je n'y faurois plus tenir , mon cœur fouffre
trop. . . (Elle fort,)
M. D A BELLE.
Vous ne croyez donc pas que plufieurs
après s'être égarés , font rentrés dans le
droit chemin , & ont marché plus avanc
dans cette nouvelle carrière. J'honore votre
façon de penfer , mais entre nous je la crois
trop auftere. Il faut mefurer la chute d'a-
piès les dangers qui environnent la leunefle.
Elle eft bien expofée dans ce fiécle mal-
heureux. Un coeur neuf & fenfible fe trouve
féduit avant que de s'en douter. L'expé-
rience de fes ayeux eft en pure perte pour
lui. Ce n'eft pas la fé vérité qui réullit , c'eft
l'indulgence ; & fous fa main douce & gé-
néreufe, tel homme qu'on croit abandonné,
Div
"Sô J E N N E V A L ,
échauffe fouvent en lui-même les germes
renaifîans qui tout-à-coup font refleurir les
vertus.
M. DUCRONE.
Oh ! Vous ne me perfuaderez jamais que
c'eft un homme de vingt-deux ans qui fe
relevé d'une pareille chute. Sa conduite a
tous les caradères de la mauvaife foi & du
libertinage. Si vous réfléchiffez qu'il a com-
mis cette fottife en faifant fon Droit , en fe
difpofant à embraffer l'honorable profeflion
d'Avocat ... Je rougis de honte 5c de fu-
reur . . . Ah ! mon fils fut bien moins cou-
pable, il commit une faute moins grave , 8c
je le punis bien plus féverement. Il s'échappa
de la maifon paternelle. J'appris qu'il étoit
en garnifon à cent lieues de moi. Savez vous
ce que je fis. Je le laifl'ai fervir le Roi. Il
jn'écrivoit des lettres plaintives. Mon père
je n'ai point mes aifes , je manque de tout,
eh mon fils tu l'as voulu , tu y refteras ,
bonne école ! Je lui achetai néanmoins une
fûus-Lieutenance ; l'année fuivante fon régi-
ment fut taillé en pièces & lui tué ! Sa perte
ne laiffa pas que de m'affliger. Préfentement
qu'il efl: mort je puis dire que je l'aimois...
Et tenez ce malheureux Jenneval ne fait pas
que dans le fond de mon cœur . . . Mais je
me garderai bien de le lui laifler jamais pa-
DRAME. St.
roltre. Je ne voudrois pas pour tout aii
inonde qu'il s'en douta feulement. Rien
n'eft plus dangereux que cette molle indul-
gence dont vous me parlés , que cette fow
blefle du fang . . .
llci laroît Bonnemer conàuifans
Jenneyal jjar la main. X
SCÈNE III,
M. DABELLE,M. DUCRONE ,
JENNEVAL , BONNEMER,
M. D U C R O N E , continua.
IVl ^^^ afTûrément il eft bien effronté *.
Avoir l'audace de paroitre en ma préfence ^
de remettre encore ici le pied ! . , Que vient-
il chercher ?
BONNEMER, allant d Ducrâne
0" d'un tonfupplianu
Cher Monfieur . .-. Votre furveillant a été
égaré par fon zélé. Il a chargé Jenneval d^
trop noires couleurs. Il a annoncé la faute ,
mais il a tû le remord. Jenneval eft repen--
tant ^ Jenneval abjure le paffé. Son front
s'eft cou-vert de cette rougeur falutaire , qui-
annonce un parfait retour à la vertu^ Nous
répondons tous &•: lui , • .
Dv
22 J E E N E V A L,
M. DABELLE.
Cher Jenneval , approchez , que je life
"dans vos yeux cet heureux retour dont notre
ami fe félicite.
JENNEVAL, d'une voîk bajfe qui j>rouve
fon embarras ù'fa confufion.
Monfieur , puifTé-je me rendre digne de
toute vos bontés, (à pan.) Quel fupplice !
BONN E MER, ^ Jenneval
Je te Tai dit. Mets bas cette faufle honte ;
tout eft réparé , tu ne dois plus rougir. Un
feul mot de ta bouche nous a défarmés.
Tout le monde te connoît fincère. (H Ctm-
brajje.) {à M.Ducrone.) Allons , cher oncle ,
Je traité de paix eft conclu , & je le garantis.
( Il faiîjigne à Jenneval de [•arler. Pendant tout
ce tems l'oncle préfente un front courroucé,
0' frappe le plancher de fa canne.
JENNEVAL, s' avançant.
Mon oncle , (i j'ofoîs efperer de vous au-
tant d'indulgence , vous adouciriés les pei-
nes que je rencontre à chaque pas de ma vie,
Confenteï à me vouloir heureux. Dites une
parole & je le ferai. Ces amis généreux m'ont
enhardi à paroitre en votre préfence ; mais
tm mot de votre bouche , un feul témoi-
gnage de bienveillance va me rende à moi-
même.
DRAME. 55
M. D \J CK ONE, d'un ton fermi.
Monfîeur , voulez -vous biea entendra
quelles font mes volontés ?
JENNEVAL, avec refpeSÎ.
Mon oncle !
M. DUCRONE.
Elles feront irrévocables je vous en aver-
tis. Je devine que ce prompt retour efl: l'ou-
vrage de la néceflité , mais ce n'eft pas moi
qui fe lailTe endormir. J'exige d'abord que
Ton m'informe & dans le plus grand détail"
de l'emploi qu'on a fait de cet argent volé
Je veux favoir enfuite quelle eft cette fille,
depuis quand , où , & comment vous l'avez
connue ?
BONNE MER ;' l'interrompant.
Eh cher Ducrone , tirons le rideau là-def-
fus. Il a avoué s'être laiffé féduire. La fc* >
dudion a donc perdu tout fon effet. Que-
demandez-vous de plus ?
M. DABELLE.
Monfîeur , foyons généreux. Son cccuï ic .
rend à rous. Accordons^-lui les honneurs de^
la guerre. Jenneval, jettez-vous au col de>
votre oncle , & que tout foit oublié.
w ( Jinmvîl s'ay.inçç pour embraser fou Onde, ^
I
84 JENNEVAL,
M. DUCRONE, reculant.
Non 5 Meflieurs , non . . . Je vous fuis forc
obligé, ne me preffez plus comme cela, je
vous en prie. Je vous l'ai déjà dit , on ne me
gagne point par de faufles carefTes. Vous ne
le connoiffez pas comme moi. Voyez ceste
modeftie contrefaite & cet air de douceur
hypocrite ; elle n'eft occafionnée en ce mo-
ment que par l'intérêt qui l'affujettit à moi....
JENNEVAL, d'un ton étouffé.
Moi ! hypocrite, Monfieur ! . . . (àpart)^
Puis-je encore diffimuler 1
M. DUCRONE..
Je veux de meilleures preuves d'un vrai re-
pentir. Le feul moyen de me faire connoitre
que c'eft plutôt à mon cœur qu'à ma bourfe
qu'on en veut , c'eft de fléchir à l'inftant
même fous mes ordres. Oh l je ne fuis point
dupe d'une grimaça pafîagere. Avant que de
me convaincre, il faut par pîufieurs années
d'une conduite irréprochable , effacer les ta-
ches de celle-ci. D'abord cette fomme déro-
bée que je vais reftituer, fera prife fur ta
penfion , & par conféquent les quartiers , à
commencer d'aujourd'hui , feront retranchés
en parties égales jufqu'^ entière fatisfadion»
Il eft bon de te faire fentir ce que vaut la
perte d'un argent aufiir follement prodigué.
DRAME. ^/
Ten ai affez fait pour vous , Monfîeur. Il efï
tems que vous fadiez quelque chofe pour
vous même. Nous verrons ce que vous
ifçaurez faire. L'oifiveté a été le piège de ta
jeunefTe , & le travail deviendra un fur pré-
fervatif.
Or donc, voici, les conditions auxquel-
les je puis encore pardonner. Choifîs de les
mettre à exécution ou à ne me revoir ja-
mais. J'entends que tu partes dès demain
pour la Province , en telle ville & telle mai-
ion que je t'indiquerai , afin d'y achever ce^
droit qui, dans ce maudit Paris, traîne tant
en longueur. Je prétends que tu t'cloignes-
de cette funefte Capitale, où tu acheverois
de perdre tes mœurs, & cela fans y entre-
tenir aucune correfpondance direcfte ni in-
direde. Paris eft plein de ces filles qui révol-
tent la jeunelïè contre leurs parents; mais je
n'aurai point amafle mon bien pour fervic
de proye à la débauche. Ta brillante Déefle^
ta Rofalie , ce foir même je la fais enfermer^
Ma plainte eft déjà portée , & le fage Ma-
giftrat qui veille autant à la confervation des^
bonnes mœurs qu'à la fureté des Citoyens,
fçaura la placer en lieu fur. Elle fera ma foi
claquemurée pour le refte de fes jours.
JENNEVAL, élevant la voix.
Et de quel droit , Monfieur , la perfécutez-
vous? Comment ofez-vous attenter à lia- li-
S<5 JE N N E VAL,
berté d une perfonne que vous ne connoifleï:
pas. Surprendre un tel ordre à l'aide d'une
baiïe calomnie , c eft commettre une lâcheté
d'autant plus cruelle , qu'on la colore d'un
air de juftice. Gardez-vous daller plus loin,
car j'ofe ici vous affurer . . .
M. DUCRONE.
Ah ! tu fais le Don Quichotte. Va, va,
tu me remercieras un jour, quand le tems
de tes folles amours fera paifé. Tu donnerois
alors la moitié de ta vie pour racheter la pre-
mière. Crois-moi , abandonnes-la à fa baf -
feffe ; lailfes-la retomber dans la mifere d'où
ton imbécilité l'a fai t fortir .... Une vile
créature ....
JENNEVAL
Si elle étoit auiîî vile que vous e préten-
dez, votre injuftice, votre dureté, la con-
firmeroient dans le défefpoir du vice ; car
vous lui donneriez l'affreux droit de haïr ,
vous , & tous les hommes . . . Mais moi, je
ne ferai point affez lâche.
M. DUCRONE.
Quoi , tu pouffes I extravagance .... J'y
mangerai la moitié de mon bfen, vois tu , 8c
de ce pas . . . Elle fera enfermée te dis -je , &
£ étroitement . . .
JENNEVAL, édatxnt avec fureur. '
Je la défendrai contre tous , , . fut-ce con»
DRAME. ^7
tre vous- même ... Il y va de ma vie ... Si
vous troublez fon repos, barbare vous m'en
répondrez.
M DUCRONE, levant fa cannez^ arrêté
par Bonnemer.
Jnfolent !
M. DABELLE.
Jenneval , feroit-il poffiblc ! .... Je fuis"
aulli furpris qu'affligé.
BONNEMER.
Eft-ce là ce que tu m'avois promis? ...»
Pour l'amour de moi . . .
JENNEVAL aveo véhémence.
Abandonnez-moi tous , mais du moins ne
me tourmentez plus (ctz .^'attendnjfam ). Par-
donnez î ah ! fi mon ame vous étoit déve-
loppée toute entière. Non , je ne puis plus
difîîmuler. Forcé de feindre un inftant, mon
rôle étoit trop dangereux, & j'ai manqué en
eflet d'y fuccomber. Voyez-moi donc tel que
je fuis. J'aime, & c'cft à celle qu'on outrage,
à celle dont on révoque en doute les vertus
connues de moi feul , que je dois la modéra-
tion dont j'ai ufée jufqu'ici. Ma raifon jufti-
fie tout l'excès de ma tendreffe. Je remplirai
les engagemens chers & facrés avoués de
mon coeur. Que nepuis-je, dès ce moment
même , pour effacer des foupçons injurieux ,
S8 JENNEVAL,
la conduire aux pieds des Autels. Là , on
verroit combien je la refpede. Elle e(ï pau-
vre, dira-t-on , eh oui ; tel eft le gage de"
les vertus. Quoi, l'indigence fera regardée
du même œil que le crime. Et parce qu'une
fille ne vivra point dans l'opulence , elle
cèlera d'être honnête ! mife'rables préjugés ,
c eft moi qui le premier vous braverai»
M. D U C R a N E.
^ Si elle étoit vertueufe , fi l'honneur parloit
a ion ame , fi elle t'aimoit enfin , elle te ra-
meneroit à des fentimens délicats , elle ne
tauroit point expofé au repentir, au dan-
ger ,^ a l'affront qu'entraîne une friponnerie
ftétrHTante; n'a-t elle pas partagé les fruits
de ta baflelle . . .^ Va , je fçaurai te réduire.
Je te ferai connoître comme on fait rentrer
un jeune libertin dans le devoir. Tu n'es pas
encore où tu crois en^ être. Suis ton beau
chemin; je te fuivrai à mon tour, non par
amour pour toi , mais par refpea: pour la
mémoire de ton père. J'empêcherai bien que,
conduit par une femme débauchée , tu ne-
faffe un jour & publiquement le deshonneur
de ta famille.
JENNEVAL.
Ah ! fi je me fuis rendu coupable d'une
baflèffe que vous me reproche^ tant de fois
DRAME. Si>
& avec tant d'amertume , fçachez que je ne
fuis pas feul criminel. Je vous ai pardonné
la fituation extrême où vous m'avez réduit,.
Pardonnez -moi du moins une faute dortt
vous êtes la première caufe.
M. DUCRONE.
Moi!
JENNEVAL.
Oui , vous ... La loi vous a nommé dé-
pofitaire de mon bien ; mais avez-vous rem-
pli fon efprit & fon intention ? Vous en avez
agi avec moi avec une rigueur inflexible.
Vous m'avez refufé non pas cet ablolu né-
celTaire , qui auroit élevé contre vous d'é-
ternelles clameurs, mais vous m'avez ôté les
moyens de facisfaire à ces, autres befoins ,
enfans de l'honneur , non moins prefl'ans
& plus chers à une ame noble. C'étoient-là
des déc^enfes indirpenfables dans un monde
cil par état je devois me préfenter honora-
blement. Mais vous n'avez jamais voulu
concevoir cet efprit du fiécle qui maîtrife
nos volontés. Que de tois ce cœur fier a été
humilié ! Si vous m'euffiez accordé ce que
j'avois droit d'attendre & même d'exiger,
je ne ferois pas aujourd'hui diffamé. Le der-
nier artifan , concentré dans le cercle obfcur
oii le fort l'avoit placé, étoit cent fois plus
heureux que moi , obligé de paroître & forcé
de riTe cacher.
po JENNEVAL,
M. D U C R O N F.
J'ai donné ce qu'il falloit donner. Si le fîé-
cle extravague, je ne fuis point fait pour
obéir à fes caprices. L'efprit de la loi eft-il
qu'un tuteur favorife les débauches de fon
pupile. L'or feroit devenu dans tes mains
un poifon dangereux. D'ailleurs ton compte
eft en règle. Au jour de ta majorité on te le
préfentera , & en bonne forme. Si tu n'es
point content , attaque moi en juftice j ma
réponfe eft toute prête.
JENNEVAL.
Non ... Je n'attendrai pas des tribunaux
ce que votre cœur me refufe. Si vous ne
(avez pas vous juger vous-même , ce n'eft
point à moi à rougir
M. DUCRONE.
Oublies-tu à qui tu parles ?
JENNEVAL.
Je m'en fouviendrois fi vous n'étiez pas
Inhumain. Un oncle qui aime fon neveu , le
plaint 5 s'il s'égare , & ne l'infulte pas.
M. DUCRONE.
Puisje t'infulter , toi qui ne mérites plus
que le mépris . . ,
DRAME. 91
BONNEMER s' avançant , l'œil humide
de larmes.
Cher Ducrône , c eft aflez ... Eh ! moder
rez-vous , au nom de ramitié.
( Pendant ce tems M- Dahelle fe tait &* foupire.)
M. DUCRONE.
Que je me modère ! Ah le Ciel m'efl: té-
moin que ce n'ed: point le couroux qui m'a-
gite, C'efl Ton propre intérêt que je cherche
plutôt que le mien . . . Meilleurs , dans tout
ce qui fera honnête , jufte , raifonnable , il
me verra toujours prêt à le féconder, &
quoiqu'il en dife^à prévenir mêmeifes défirs ;
mais auffi qu'il voye en moi , s'il réfîfte au
devoir , une fermeté que rien ne pourra
vaincre . . . Nous verrons ; fi demain , à
l'heure où je vous parle , il n'eft pas à vingt
lieues d'ici ; je fais ferment . . .
JENNEVAL, avec fierté.
Épargnez-vous d'inutiles menaces. Je ne
recevrai plus de loix que de ce cœur qu'oa
voudroit anéantir & qui fe fent aiïez grand
pour prendre une jufte confiance en lui-
même. Je ferai libre , indépendant , maî-
tre de difpofer de ma perfonne. Pourquoi
vous inquiéter fi fort à tourmenter ma vie ?
Si vous renoncez à me faire du bien , du
moins ne me rendez pas plus malheureux.
92 JENN£VAL,
Seriez-vous plus jaloux de votre autorité
que de mon bonheur ?
M. D U C R O N E.
Je le voulois , ingrat, ce bonheur que
tu rejettes ; mais tu braves une bonté qui
tient trop à la foi bielle. Tu m as trop man-
qué pour que je te pardonne jamais. Si tu
m'avois obéi , j'aurois pu oublier encore le
palTé , mais tout eft dit... Vois jufqu'oii
alloient mes bontés pour toi. J'avois mis en
réferve une fomme de cent mille livres pour
t acheter une charge , dès que ton droit fe-
roit achevé ; mais Dieu m'en garde. Cet
argent eft à moi , & je faurai en jouir. Voici
une nouvelle création de rentes viagères
qui vient fort à propos pour te punir &
doubler mon revenu. Eh ! quoi , je m en
priverois , pour qui , s'il vous plaît ? Pour
un libertin , avide , intérefle , pour un ne-
veu ingrat . dénaturé, dont les vœux fecrets
me pouffent dans le cercueil , & qui n'at-
tend que l'inftantdemamortpourveniravec
fon abominable créature rire & danfer fur
fna tombe !
JENNEVAL.
Ces vils fentimens que vous me prêtez,
vous feul avez pu les concevoir.Gardez votre
bien , & faites-en l'ufage qu'il vous plaira..
Je ne demande point qu'on foit généreux à
DRAME. 95
mon égard, je défirerois feulement qu'on
fut jude.
M. DUCRONE.
Je le ferai enfin en te deshéritant . . . Tu
as trop mérité mon indignation,
M. DABELLE,à DucrSne , d'un tort
noble ù" pathétique»
Ah , cher oncle , n'écoutez pas ce pre-
mier inftant de chaleur. Il vous laiflera re-
prendre les mêmes fentimens qui vous onC
toujous animé. Je fuis père , ie connois le
.plaifir d'avoir un bien ctre pour l'afTurer en
. paix à fes defccndans. Cependant croyez
' que fi je n'avois pas ma fille & que j'eufle
plufieuis héritiers , jamais je ne trouverois
. de prétextes pour en priver aucun de fon
. droit de fuccelfion. Ce droit eft inaliénable
. & façré; car , ce n'eft point en les privant
de notre héritage , que nous les rendrons
plus honnêtes gens. Toute aélion qui n'a
pas un but utile ed bien prête d'être blâ-
mable. Si l'état autorife la rupture des liens
- les plus étroits , laiflTons les cœurs infenfibles
, céder à cette amorce fatale. Le vrai citoyen
■ n'eft pas un être folitaire. Gardons - nous
, furtout de réferver pour ce moment oii nous
'- paroîtront devant l'Etre fuprême tout ce qui
•pourroit reflembler à la naine ou à la veu-.
P4 JENNEVAL,
geance , . . De grâce laiflez-moi être média-
teur en cette aftaire. Concluons un nouveau
traité. Relâchés un peu de cette févérité
extrême . . . Jenneval eft fenfible , & ce ca-
radere précieux doit être ménagé,
M. i:) U C R O N E , e/2 étant fon chapeau.
Encore un coup , Air, ce n'eft point votre
neveu. Je ne confulte jamais que moi , & je
fais très-bien ce que je tais. Permettez donc
que je ne change rien à mes premières dif-
pofiîions ; ce leroit avoir une tendrefle ri-
dicule que de la conferver à un neveu ré-
biille qui tait ma honte & ma douleur . . ,
Cependant pour me difculper de toute ani-
mofité ; je veux bien lui laifler encore le
choix. Soyez donc ici témoin de mes der-
nières bontés, (à Jenneval.) Allons , ré-
fous-toi à partir fur le champ , ou fi tu ba-
lances 5 tiens . . . prends-garde . . . Tu t'af-
fures de mon inimitié éternelle.
JENNEVAL, d'un ton tranquille.
Faites tomber les traits de votre ven-
geance fur l'objet infortuné à qui j'ai' atta-
ché le bonheur de ma vie, vous le pouvez ,
Moniieur ; mais il m'eft impolîible de m(^
féparer d'elle... Je vous endirois davantage,
mais vous me traitez trop defpotiquement
pour obtenir une confidence que je refufe-
DRAME c^y
rois peut-être à un ami. LaifTez-moi à moi-
même , à la malheureufe deftinée qui m'at-
tend ; aiïez de tourraens me font réfervés.
( en regardant M. Dabdle avec douleur &•
lendrejje, ) Si j'avois pu me rendre , je me
ferois déjà rendu."
M, D U C R O N E , avec colère.
Tu me réfiftes , eh bien , il n'y a plus de
retour ; j'en jure par l'honneur que tu as
trahi. Je rougis d'avoir eu tant d'indulgence
pour toi. Je t'avois mal connu , & je me
repens même d'avoir veillé fi tendrement fur
tes premières années. Il vaudrolt mieux
pour toi que tu fuiTes mort au berceau. Si
ton pare vivoit , tu le ferois expirer de cha-
grin. Va , je vois d'un œil fec tes déporte-
mens ; j'étois trop bon de m'échc,ufl'er pour
tes intérêts. Péris , puifque tu veux périr.
Avance dans la carrière du libertinage & du
vice. Tu en recueilleras les triftes fruits.
Tous les maux qu'ils enfantent, réunis bien-
tôt fur ta tête , vengeront mon autorité ou-
tragée , & mes leçons mifes en oubli ... Je
te défends de me nommer jamais ton parent.
Pour moi ... je n'ai plus de neveu.
. , (// fcrt.)
JENNEVAL, avec vivacité.
Et moi , je n'ai jamais eu d'oncle.
c6 JENNEVAL
SCÈNE IV.
M. DABELLE , JENNEVAL,
BONNEMER.
M. DABELLE.
^\ Ejukez ces dernières paroles , jeune-
homme infortuné. Il vous reftera , croyez-
moi. Tout inexorable qu'il eft , vous devez
ie refpeder. Sa rigueur tient à Ton cara<5lère.
Ceft l'emportement de la vertu , & peut -
être même celui de la tendrefTe. S'il vous
aimoit moins , il n'auroit pas pouffe les cho-
fes à l'extrême.
JENNEVAL.
Monfieur , je connois votre ame... Je
vous aime ... Je vous refpede ... Je don-
nerois mon fang pour vous ; fi j'avois pu me
modérer , je reuffè fait ; ce que je dois à vos
foins . . .Plaignez-moi ; ne condamnez point
un penchant invincible . . . Ah ! Il fut un
tems . . . N'en parlons plus. Si quelqu'un
avoit pu m'aider à vaincre , c'étoit vous fans
doute . . .
M. DABELLE, en le ferrant àansfes Iras,
Calmez -VOUS , , , {montrant Bonmmer. )
Remettez»;
DRAME. 5J7
Remettez vous entre les bras de cet ami...
Ouvrez-lui votre cœur. Eft-il quelque blef-
fure que l'amitié n'adouciflTe ! je vous plains ,
mais du moins que l'orage des pafïions ne
vous falTe point oublier les devoirs les plus
facrés. Ils doivent l'emporter dans une ame
bien née , & l'emporter fur tout.
(Il fort. Je nnev al demeure immobile ù-penflf.)
SCÈNE V.
JENNEVAL, EONNEMER,
EONNEMEK.
f\ H ! lî tu pouvois renoncer à cette fu-
nefte pafîion ! fi tu voulois combattre pour
l'amour de nous. Si par un facrifîce héroï-
que & généreux. .. C'eft-là être homme que
de remporter la vidoire ... Je t'afflige ,
pardonne...
J E N N E V A L.
Cher Bonnemer , je mérite la pitié des
âmes fenfibles & indulgentes , la compaflion
que l'on a pour les m.alheureux.
BONNEMER.
Et les infenfés !
JEN.VE VAL.
Eh ! j'en fuis plu? à plaindre. L'Indulgence
Tome I, E
5;S JENNEVAL,
alors devient juftice. Laifl"e-moi , je crains
plus de céder à tes larmes que je n'ai de
douleur d'y réfifter. On menace la liberté
de Rofalie ; je vole . . , Que de coups réu-
nis fur ce cccur fenfible ! & que je me fcns
opprefle !.. Ciel, voici le dernier, Lucile!.,
SCÈNE VI.
LUCILE , JENNEV AL , BONNEMER.
L U C I L E , avec une vérité nohle,
[\^ O N , Monfieur , vous ne fortirez point.
Souffrez que je vous repréfente ce que l'a-
mitié me difte en ce moment. Quoi ! vous
en c juteroit-il donc tant pour vous foumet-
tre à un oncle que vous devez connoître
dès votre enfance. Ne pouvez-vous céder à
mon père , à votre ami . . . Moi-mcm.e je me
trouve forcée de me joindre à eux ... Je
viens de le rencontrer. Je lui ai dit tout ce
que mon cœur a pu m'infpirer. Je l'ai vu
ébranlé : peut-être feroit-il encore tems de
le fléchir , . . Vous ne répondez rien . . •
M'envierez- vous la part que je prends à vos
douleurs ? . .
JENNEV AL.
Mademoifelle , il ne manquoit aux tour^
D R A f-A E. 99
mens que j'endure que de vous y voir fen-
fîble. Quoi ! vous daignez vous intéref-
fer aux deftins d'un homme qui ne mérite
plus vos regards. Je fuis trop indigne de
votre pitié. Je fuis . . . Défefperé, emportant
daP-S m.ôh cœur le repentir de n'ofer lever les
yeux devant vous ; permettez que je cache
ma honte, ma douleur ... & m.es regrets»
B O N N E M E R , courant après JenneiaU
Jenneval !
■JEN^EV AL, dans le fond du Théâtre,
Eh ! que veux-tu encore de moi, lorfqué
j'ai pu forcer mon ame jufqu'à lui réfifter ?
SCÈNE VIL
LuciLE, bonnemer;
L U C i L E , ayec feu.
^ ^ E l'abandonnez point. Sa raifon eft
troublée. Suivez fes pas. Ramenez-le mal-
gré lui. Il faut pour le fauver , mettre tout
en ufage. Je ne puis voir qu'un jeune homme
qui fembloit né pour le bien ; qui , le jour
d'hier , jouiflbit encore de Teftime générale ,
foit fur le point de perdre & fes mœurs ôc
Eij
300 J E N N E V A L,
cette même eftime qui lui afluroit la mienne..;
Si,., Je ne puis achever.
BONNEMER.
Ah ! fi mon zèle avoit befoin d'être ex-
cité , votre généreufe pitié m'enflammeroit
d'un feu nouveau. Je ne le quitterai point ,
& dut ma préfence le fatiguer , il entendra
toujours la voix attendrillante & févere de
Ton ami.
SCÈNE VII L
L U C I L E , feule.
J[L fe perd d'amour pour une autre , & je
peux encore y être lenfible ! Trop cher
Jenneval ! fi du moins les peines qui me
confument pouvoient te rendre le repos ;
mais non , ta vie eft auiîi agitée que la
mienne.
Fin du troifeme AB.e>
DRAM E. lot
ACTE IV.
Le théâtre repréfente une chambre où il n'y a
que les quatre murailles , £r quelques chai-
fes. Un homme apporte un coffre Gr le depofe^
Rofalie arrive précipitamment &* en défor*
dre. La nuit commence &* ce trijîe fejour
ncfl éclairé que dhine lumière fombre,
SCÈNE PREMIERE-
ROSALIE, JUSTINE.
ROSALIE.
Uo I tou;ours pourfuivie par la fureur
deT hommes ! ( Pe^ardmt le cojfrc.) Voilà
donc tout ce qu'on a pu fauver ! O ven-
geance ! Donnons quelque eflor à ce feu ter-
rible qui fermente dans mon fein . . . Un
inftant plus tard ou ferois-je ? Dans une hor-
rible prilon.,.. Je vous rcconnois lâches
Eli]
102 JENNEVAL,
perfécuteurs ; vous écrafezle foible fans pi-
tié 5 vous êtes auflî cruels que vous pouvez
Vétre , mais vous n'y aurez rien gagné ; vo-
tre defpotilme aura pour vous des fuites fu-
neftes. Je furpaflerai vos fureurs . , . Trem-
blés ! ( A Jujiiii'?. ) Penfes - tu que nous
foyons en fureté dans ce rniiérable lieu . car
il femble depuis un tems que les murs foient
devenus tranfparens. Un bras infatigable
conduit de tout côté une armée d'argus ,
& il n'y a plus d'pziîe contre cet œil vigilant
& terrible.
JUSTINE.
Soyez fans crainte . . . Dès que nous fom-
mes cachées ici Brigarci répond . . .
ROSALIE , arec une fureur iînj'anenîe.
Va-t-il venir ?
JUSTINE
Il ne doit pas tarder. Il nous a averties
à tems & fans fes foins . . .
ROSALIE.
Ah ! fur qui doit retom.ber tout le poids
des tourmens que j'endure !.. Je me fens là
un befoin de vengeance : hate--toi moment
qui dois le fatisfaire ... Le ciel cft de fer pour
moi , les homm.^s font acharnés à ma ruine...
•Eh bien , tyrans de mon exiftence , avez-
DRAME. io^
vous quelques fléaux en referve , lancés
tous vos trait-îjje brave votre double colère.
Je poufierai julqu'au bout ma deftinée ; fa-
vorable ou terrible , il eft tems qu'elle fc
décide.
JUSTINE.
Tout n'cft pas défefpéré. . »
ROSALIE.
Je ne veux rien entendre te dis-je ... ( i
i^oix bujj'e tandis que Juftbu ejl dans h fond»)
L'abime m'environne ; j'y tombe ou j'y pré-
cipite mon ennemi. Je l'épargnois , ma
cruauté devient juftice. Balançons le pou-
voir de l'homme injufte. O nuit epaiffis tes
voiles ! O vengeance aélive & ténébreuG^ ,
toi qui veilles & qui frappes dans l'ombre ,
cache ton poignard jufqu'au moment où je
l'aye appuyé fur le cœur de ma vivflime ;
qu elle tombe , & que mon deftin l'emporte,..
( à Jujîim, ) Va voir ii quelqu'un paroit.
%o^
•^
Ei
iV
<io4 J E N N E V A L ,
rwi iiii ■ f rm ■■ miubiiiiiiii^
SCÈNE IL
* ROSALIE , feule.
E faudroit-il abandonner cette Capi-
tale le feul endroit fur la terre où je puiiTe
marcher tête levée & rencontrer le bon-
heur que tant d'autres poûTedent r Ah !
fi je ne trouve aucune refïource ici , il n'en
eflplus pour moi dans l'Univers... Détefîii-
ble vieillard, c'efltoi qui es venu rompre le
plan heureux que j'avois formé ; je peux t'a-
néantir , mais je n'ai rien fait fi ton neveu
n'efl: le premier complice. Jenneval me refte
& mon ame entière n'a point pafle dans la
tienne , & je ne lui ai pas infpiré ma rage !
Qu'eft devenu mon génie ? Mais fa vertu . . .
Sa vertu doit céder à mon afcendant. ». Il
cft foible ... Il a commencé par le vol , il
finira par le meurtre... Son ame efl: dans
mes mains . . . enyvrons-le d'amour , qu'il
en foit furieux , qu'égaré par mes féduâions
il vole à ma voix, percer le fein que j'abhorre
& que tout fanglant il fe rejette dans les bras
qui doivent appaifer le cri de fes remords»
DRAME. lOiT
SCÈNE III.
R05ALIE, BRIGARD,
ROSALIE.
\J U efl Jenneval ? L'as-tu trouvé ? vien»^
dra-t-il ?
B R I G A R D.
Oui ; j'ai fait d'avantage ; j'ai obfervétous-
fes pas. J'ai efpionné enfuite l'oncle ( c'eft
monancien métier. ) Il vafecrettement fou-
per au marais chez un homme qui fait fes
afîaires , & qui s'efl chargé de lui trouver
à placer fon argent à fond perdu , mais le
plus avantageufement poflibîe : d'ailleurs ce
vieillard , qui ne ménage rien contre nous ,
a été imprudent. Il a blefle le cœur de fon
neveu. Je l'ai rencontré dans la première
chaleur de fon relTentiment ; il etoit furieux ,
il m'a tout confié. Je lui ai dit que je pré-
viendrois les coups que cette tête opiniâtre
vouloit nous porter , que ie te mettrois à
couvert de fes pourfuites. Il m'a embralTé ,
il m'a appelle fon proteéleur , fon ami. Tu
dieu ! Placer fon bien à fond perdu ! Si cette
fuccelTion ne tombe à fon neveu , adieu.
ïx)s efpérances , mais j'ai, cette affaire trop
Ev
io6 JENNEVAL,
à cœur pour l'abandonner. Avec fa petite
épée d'argent maflîF qu'il porte à la vieille
mode 5 il a tout l'air d'un de ces tapageurs
du tems palTé. O fi je lui fufcitois une que-
relle d'Allemand. Il eft vif , colère ; il ti-
reroit l'épée , & moi , ( il poujfe une boite )
& moi 5 jadis prévôt de falle , je ne tarde-
Tois pas à le coucher fur le carreau. Qu'il
feroit bien là ! C'efi: un infeâ:e qui veut mor-
dre & qu'il faut écrafer.
ROSALIE.
Cours & m'amène Jenneval ; il faut que
je fois fure de lui , tu m'entends. S'il fe li-
vre à moi 5 comme je n'en doute point...
Frappe... Ses coups fuivront les tiens? Il
eft furieux , dis-tu . . . Sois attentif à tous fes
mouvemens , aux miens . . . Lorfque nous
ferons enfemble , entre à propos , fors de
même . , . Tu interpréteras mon gefte & juf-
qu'àmon fîlence . . . mais après fonge à tout ;
& mets à profit les inftants j que la prudence
s'unifie à l'audace . . .
BRIGARD.
A qui dis-tu cela ? Je dérouterai tous les
limiers de la Police ; je connois toute leur
allure. J'ai quatre recoins ténébreux dans
cette grande ville où je défie... Puis un
homme mort ne parle point , . . Ceft un
fait ♦ , .
D R A M E. i07
ROSALIE, avec intrépidité.
Tu perds le tems en paroles. Je devrois
a cette heure même recevoir la nouvelle de
fon trépas... L'attente me confume & je
ne vis plus . . .
SCÈNE IV.
ROSALIE , BRI GARD , JUSTINE,
JUSTINE , accourant.
JyX Ademoiselle, Jenneval monte,.;
ROSALIE, àBrigard.
Ne perds pas un feul de mes regards..;
(Brigardfait unjigne d'aprolamn ^ fort. Rofdie
fe jette fur une chaife le môuckcir fur les
yeux , uu bras en l'air G* f rï;'oIî 'fiongée duaâ
le fius grxni défefpoir.)
K V j
SCÈNE V.
ROSALIE, JENNEVAL.
JENNEVAL, appercevani Kofxlle en f.eurs.
\J Ciel ! Voilà donc les tourmens que je
te caufe ! A toi ! . . Ah ! je mourrai de ta
douleur, fî ce n'eft de la mienne... Ado-
rable Rofalie , pardonne. Ne me vois pas
en coupable. J'ai fouffert plus que toi . . .
Rafliire mon cœur déchiré . . . Dis que tu ne
rejettes pas fur moi l'indigne traitement où
mon malheureux fort t'a expofée ; dis que
rien ne peut altérer ton amour ^ cet amour
précieux qui fait aujourd'hui mon unique ef-
poir . . . Non , ce n'eft qu'à tes genoux que
je rencontre encore quelque ombre de
bonheur.
ROSALIE.
Il n'en eft plus pour moi , Jenneval ; l'in-
digence n'eft rien , mais l'infamie dont on a
voulu me couvrir , le mépris . . . L'éclat
fcandaleux des in faites qu'on m'a faites
m'humilie & me déchire le cœur . . . Heu -
reufe avant que de vous connoître , je regarde
le premier jour où je vous ai vu comme la
funefte époque du malhwur de ma vie . . .
DRAME lo^
Que venez- vous chercher encore ici ? . . lî
faut nous féparer . . . Laiflez - moi à mon
fort . . . Tout horrible qu'il eft , je crains
que vous ne lagraviez encore . . . Ne nous
revoyons jamais j je n'ai rien à vous dire de
plus.
JENNEVAL.
Jamais ! Quel mot ! L'as-tu pu pronoa-
cer ?
ROSALIE.
Oui , je vais fuir loin de vous. Mes yeux
noyés dans les pleurs , ne vous verront plus
que quelques inftans. Je voudrois dompter
ces indignes larmes . . . Puiffiez-vous m'ou-
blier !
JENNEVAL.
Non 5 chère & tendre amie. Non , je n'é-
coute point l'injufte accent de votre dou-
leur. Vous n'achèverez point ce me défef-
pérer. Ceft de vous feule que mon cœur
fe promet quelque foulagement. Ceft à
vous qu il vient s'abandonner tout entier.
Ne me préfentez point l'image de vos maux ,
ils font gravés dans mon ame en traits inef-
façables ; mais lorfqu'un même coup nous
frappe tous^ deux , ne fongerons-nous qu'à
nous affliger au lieu de nous fecourir mu-
tuellement . . , Je fais la première caufe du
maîneur qui t'opprime j mais quand mjn
ïio J E N N E VA L ;
cœur l'avoue , le tient , chère Rofalie , quï
doit compatir à mes maux , le tien , ne
plaide-t il point en ma faveur contre toi-
même ? Tout ce que tu endures eft préfent
a mon ame , mais ce que je fouffre tu Tigno-
ies . . . Non , tu ne le fauras jamais.
ROSALIE, en fanglottant.
Qu'ai -je fait à cet homme barbare pour
me pourfuivre ? De quel droit attente- t-il à
ma liberté & à mon repos ? Que d'outrages
il m'a faits ! Il m'a traitée comme la plv^s
vile créature ; & Jenneval , vous favez fi je
méritois cet affreux traitement . . . C'en eft
fait , ne me revoyez plus ; n'exigez plus que
je vous revoye. L'état horrible où il m'a
réduite ne me laifTe d'autres reffburces
qu'une mort prompte.
JENNEVAL.
Que me dis-tu ? Toi mourir , toi ! . . Au
nom de ma tendreffe ne te laifle point acca-
bler . . . Calme-toi ... Je n'ai jamais fenti
tant d'amoui' & de fureur.
ROSALIE.
Je te 1 avoue , i'aurai plutôt le courage
de mourir que celui de languir dans l'op-
probre. L'opprobre eft un poifon lent qui
tue une ame fenfible , & la mienne l'eft
mille fois plus que tu ne l'imagines. Quelle
DRAM E. lit
amertume répandue fur tes jours & fur les^
miens ! Ah ! fi je ne puis me relever , ré-
fous-toi à me perdre. J'y fuis décidée. Si tu
ne m'aimois pas , je ne vivrois déjà plus,
JENNEVAL, en fe frappant les mains.
Malheureux que je (uis ! Ah Rofalie , an
nom de l'amour , fauve-moi du défefpoir.
Quoi, j'entendrois mon cœur me crier, c'eft
toi qui es fon afTaiîin ! elle meurt pour t*a-
voir aimé. C'eft ta main qui la pouffe au
tombeau. Ah , périffe plutôt tout ce qui
n'eft pas toi . . .
ROSALIE.
Il n'y a qu'un feul homme acharné à nous
perdre ; & je n'ai point trouvé un défen-
lèur qui foutint ma caufe avec la même fer-
meté que celui-ci met dans fa perfécution,
JENNEVAL.
Tu n'es pas la feule viéèime de fa fureur.
Il m'a maudit , déshérité ; va , j'ai rompu
tous les nœuds qui m'attachoient à lui . . ,
J'aurois dû peut-être . . . Mais cet homme
eft mon oncle.
ROSALIE.
Dis plutôt ton bourreau. Ceft lui qui a
toujours empoifonné ta vie d'un fiel amer.
Vois quelle eft fa violence. Combien elle eft
112 J E N N Ë V A L,
terrible , inexorable. Tu m'aimes , c'eft af-
fez j je deviens l'objet de fa haine. Il me
calomnie , il fouleve contre moi une force
aveugle , & je ferai facrifiée j car l'inna-
cente foiblelTe l'eft toujours ; mais mon cœur
faignera encore plus de tes blelTures que des
miennes. Sous un tel tyran , cher Jenneval ,
quel avenir t'efl: réfervé !
JENNEVAL.
Mon deftin eft horrible ; mais il ne doit
pas toujours durer.
ROSALIE.
Tant qu'il vivra , n'en attend point ua
autre.
JENNEVAL,
J'implorerai le fecours des loix pour dif-
pofer à mon gré de ma liberté & de ma for-
tune. Je ne parle point de te défendre , de
t'arracher à tes vils perfécuteurs. De pareils
fermens offenferoient l'amour & toi. Je fe-
rai libre , te dis-je , de malgré tous ceux qui
pourroient s'y oppofer.
ROSALIE.
Cher Jenneval , quand on a recours aux
Ibix 5 ces fimulacres infenfîbles , l'iflje eft
bien douteufe , & par quel labyrinthe bng ,
diiFicultueux , pénible , te faudra- 1- il pal-
DRAME. 113
fer ? On t'a ravi ton bien : eft-ce dans le def-
fein de te le refl-ituer ? On t'aura ôi;é juf-
qu'aux moyens de produire tes premières
demandes. Eft-ce un vain tribunal qui doa-
nera quelque force à tes foibles droits.
JENNEVAL, aj'Tès un moment de Jdtnce
A quoi m'a-t-il réduit cet homme inflexi-
ble ? J'aurois pu l'aimer malgré Tes rigueurs
bc je fenstrop combien ma haine de mom.ciit
en moment s'allume contre lui. Me préferv©
le ciel de hâter fon trépas par mes vœux ;
mais fi la mort defcendoit lur fa tête ... il
fut injufte , il fut dur & barbare , je porte
un cœur vrai , je ne fais point feindre ; s'il
mouroit , non , je ne répandrois point des
larmes fur fa tombe. ( ^n s'dtteiidnjjant» )
Cependant autrefois j'ai vu des momens ou
j'aurois donné tout mon fang pour lui.
ROSALIE.
S'il n'ctoitplus , dis Jenneval , quel chaa-
gement de fortune I
114 J EN NE VAL,
SCÈNE VI.
ROSALIE, JENNEVAL,
B R I G A R D.
J' R I G A R D , cjns lefmd du Théâtre d farU
jr\ Llons, il eft tems ; jouons notre
ro'e. ( laur.) Votre très-humble M. Jenne-
val. Toujours prêt à vous fervir , entendez-
vous. Difpofez de moi j vous le favez , js
luis tout à vous.
JENNEVAL, avec exclamation.
Ah ! voilà celui à qui je dois plus que je
ne puis exprimer. Sans lui , fans fes avis ,
fans fes foins généreux , chère Rofalie , je ne
jouirois pas en ce moment du bonheur de
te revoir... A qui demander, où te trouver?.,
ROSALIE.
II a fait plus , il ma indiqué cet azile fe-
cret & caché. Il a oppofé ce rempart à lar-
dente fureur de nos ennemis. Sans lui je gé-
mirois dans la profondeur des cachots , en
proie au défefpoir , mourante ... Tu lui
dois tout.
BRIGARD,e;z regardant derrière lui.
Ah , le psiil n'eft point encore paffé.
DRAM ; iij
JENNEVAL, îroullé.
Comment ?
B R I G A R D.
Ah , Aîonfieur ; on agit bien indigne-
ment envers vous, je fuis accouru pour vous
prévenir. Tout nous menace ; ce vieil on-
cle qui veut vous enlever Ro(alie pour ra-
mais , a obtenu de nouveaux ordres. Des
efpions font répandus de tous côtés , cv je
tremble pour demain.
J E N N H V A L ,faifLjJant Rofdis far le Iras,
iy la main fur f on é^écm
Ah , le premier qui ofera contre elle . . .
Quel que foit le nombre , ce fer . . . Ou du
moins j'expirerai en embraiTant tes genoux I
ROSALIE.
Je ne doute point de ton courage ; mais
vois combien il feroit inutile. Nos malheurs
pourroient s'étendre plus loin encore. Eft-ce
là le feul parti que l'amour te difte pour
fauver une infortunée que tu as expofée au
plus cruel aflront ? Toi feul connois mon
innocence; mais les autres féduits ou trom-
pés , me traiteront avec ignominie. Le dés-
honneur & la mort feront le prix de ma
fidélité.
JENNEVAL.
Quelle afifreufe idée ! comme elle boule--
116 JENNEVAL,
verfe mon ame ! je vois couler tes pleurs . . </
Ah , tu m'épargnes encore , tu ne mi parl.-s
pas de cette indigence qui te prefTe & t'en-
vironne. Ce barbare qui fe dit mon oncle ,
m'a oté refpoir de te préfcnter la moitié de
ma fortune. Ciel ! infpire-moi ce que je dois
tenter . . .
RO S AL 1 E , e« s'ajfeyant O'fe couvrani
les jeux d'un mouchoir.
Ah , penfe pour moi , car le trouble qui
m'agite m'ote la faculté de penfer.
{Jenneval fe promené à grands j>aî.')
B R I G A R D , /ur le devant de la Scène ,•
&- comme dans un monologue.
Maudit vieillard ! fi tu pouvois nous
faire la grâce de décéder fubitement , nous
te pardonnerions tout le refte ... Le fang
me bout dans les veines. Il jouit de vos
biens tandis qu'il vous brave & qu'il vous
infulte. C'eft une chofe inouie que cette in-
juftice-là ... La nuit eft commencée . . . S'il
fe rencontroit ce foir devant moi , je crois
que l'indignation m'emporteroit ... {Ici Jen-
neval le regarde.) (en adou:i(lant fi roix.y
Vous ne favez pas tout , Monfieur ; ce vieil-
lard importun qui ne refpire que pour votre
ruine , à cette heure mcme fait dreffer un
contrat de rente viagère , ou il comprend
DRAME. 117
tous ies biens , afin de vous ravir un héri-
tage qui vous eft fi légitimement du...
JENNEVAL.
Oncle cruel ! Vous poufleriez jufques-Ià
votre vengeance... Je ne laurGis jamais
cru.
BRIGARD.
Hélas ! il n'eft: que trop vrai. Mon zélé
pour vous ma fait découvrir TimpoiTible.
Il foupe ce foir au marais , chez l'homme
chargé de conduire fecrettement cette af-
faire. Si vous en doutez encore , fuivez-
moi ce foir vers' ^s onze heures au détour
de la fontaine.,
JENNEVAL , ai'ecJïerJ.
Eh , qu'il garde fes biens , ces biens vils
que je méprife , & auxquels il me croit fi fort
attaché , pourvu q^ tu me reftes , chère
Rofalie. Je ne les dénrois que pour toi. Mais
tu dédaigneras comme moi ces richefies :
prends mon courage. L'adverfité m'a rendu
fort , imite-moi. Nous irons , s'il le faut ,
vivre dans un défert , pour y jouir de nous
mtmes. Je me fens fecrettement flatté de
n'efpérer plus rien de lui. Ses biens me de-
viennent odieux comme fa perfonne. Mes
amis ! qu'on ne prononce plus fon nom de-
vant moi. Il viendroit, foumis & fuppliant.
ïi8 J E N N E V A L;
pour reparer fes torts , que je ne lui pardon-
nerois pas. 11 ma trop fait fouffrir en fai-
fant couler tes larmes. Pardonne , daigne
encore m'aimer , me revoir. J'oublierai juf-
qu au nom de cet oncle inhumain. Eh , que
peut-il pour mon bonheur ?
ROSALIE , foulevant fon mouchoir >
&' d'un ton froid.
Il peut mourir... (puis elle fe couvre le
vif agi: comme abandonnée à une douleur
muetie, )
BRI GARD.
Demain, Monlieur , demain (j'en frémis
d'avance ) mais je vois que vous ferez tous
deux facriHés. Le pouvoir , le terrible pou-
voir eft entre fcs main?. Comment préve-
nir .. . Il faudrcit de ces coups défeipérés.
Ah 5 fi par un ade de^gueur je pouvois . , .
R O S * I E.
Non 5 non , qu'il me laifTe périr en con-
fenîant à tout, en m'abandonnant. ..
JENNEVAL.
Qu'ofes-tudire ?
ROSALIE.
Que tu n'as pas une ame afTez forte , afïez
décidée , & que ton irréfolution enchaîne
après toi le malheur.
DRAME. ,j^
JENNEVAL.
Eh quoi donc décider ? Ole réfoudre,
J^ans ces extrémités quel parti dois -je
prendre?.. '
ROSALIE, enfelerant.
T'abandonner entièrement à moi , jurer
frl"" Pa ^^^i^tter le moyen que je vais tof-
tnr ', c iiiï le feul qui nous refte . . .
^^^^^YA-L, avec emportement.
Je te le jure par tout ce qu'il y a de plus
facre . . . Mon ame Touffre dans laotienne , je
ne veux plus voir tes douleurs... Pro-
vence... Le regard des hommes n'el> plus
fervin!!' '''°'* ^^ "' ^^' P^'^ que pour te
{Kofciîe, en Je détour nam-pendam ce morceau,
ajait à Briga^ un gejle homicide , fignal
tcmlle du m.eurtre. Brigard a répendu d
cefig.al af}eux , £r e/r forti. Tout ceci
« du s'exécuter dans un injlant. )
^
J
120 J E NN E V A L;
SCÈNE VII.
ROSALIE, JENNEVAL.
ROSALIE /avance , Z^faifit la mainde Jenneval
E N N E V A L , m'aimes-tu ?
J E M N E V A L.
Quel langage ; ô ciel !
ROSALIE, enfouriant , avec une joie cruelle.
Eh bien , cette nuit même n'achèvera
point fon cours fans amener le terme de
notre adveriîté. La fortune , tu le fais , ne
tient fouvent qu'à un moment de courage...
JENNEVAL.
Quoi ! feroit-il poâîble ! Que vois-ie?
Tous tes traits font changés. Quelle joie
extraordinaire brille fur ton vifage !.. Tu
pourrois entrevoir . « *
ROSALIE.
Va ; tout eft vu.
JENNEVAL.
Tu efperes ?..
ROSALIE, du ion h flus tendre.
Tous nos malheurs vont finir ; viens
eflliyer
J
DRAME. î2f
e^uyer mes larmes. Viens rendre la paix à
mon cœur. Viens me dire que tu m'ai-
mes , afin que je perde toute idée de me
donner la mort. Jenneval , répéte-moi que
ma volonté fera l'arbitre de tes deftins,
JENNEVAL , avec impatience.
Rofalie , méconnois-tu ton amant ?
ROSALIE, e;z/(? ferrant contre fonfein.
Ta l'es , mon cher Jenneval ; c'en efl
fait... Tu deviens en ce moment la plus
chère moitié de moi-même ... Va , ma ten-
drefTefera déformais fans bornes. Ecoute ca
coeur qui t'eft fi bien connu , qui fe livre à
toi fans réferve. Ton amante à cette heure
brûle de plus de feux que tu n'en eus jamais
pour elle. Elle te préfereroit aux mortels
les plus opulents. Elle te choifiroit dans le
monde entier pour ne fuivre , ne voir , n'a-
dorer que toi ; enfin elle va te donner la
plus grande preuve de fon amour , en ofant
tout entreprendre pour que rien ne nous
fépare,
JENNEVAL , ému.
Prends garde , chère Rofalie ; je n'ai point
aïTez de force pour fupporter des marques
fi vives de ton amour . . . Modère une joie
trop précipitée ... Tu t'abufes peut-être . . .
Tome I, p]
122 J E N N E V A L ;
Je t'idolâtre , je fuis le plus heureux des
hommes . . . mais . . . explique-moi enfin , . .
je dois favoir . . .
ROSALIE.
Ingrat ! j'aurois voulu que tu Teufles de-
viné. Écoute , la haine ne profcrit - elle
perfonne dans ton ame ? Sens-tu cette fu-
reur ardente qui confume la mienne ? Ta
Rofalie ne vit- elle plus en toi ? Ne t'inf-
pire-t-elle pas Ton projet? . . Il eft terrible,
mais (i tu la chéris , tu fais ou plutôt tu fens ,
ce que demande une femme outragée . . .
J EN NE VAL.
Arrête. Ne fens-tu pas toi-même com-
bien tu me fais fouffrir ... Je tremble . • •
Eh ! que veux-tu ?
ROSALIE.
Ton bonheur & le mien. Voici l'inftant
de me prouver que tu m'aimes. La rage de
cette ame de fer , de cet odieux tyran qui
fe dit ton oncle , vient d'allumer ma jufte
vengeance.il nous pourfuit. . . Si je ne l'ar-
rête , nous périffons . . . C'eft fa mort que je
te demande,
JENNEVAL.
Sa mort !
ROSALIE.
Crains de ba'ancer.
DRAME. S2J
JENNEVAL.
Le frère de mon père ! Dieu î
ROSALIE.
Lui ! ce defpote farouche.
JENNEVAL.
Tout mon être frémit ; cruelle , qu'ofes-^
tu prononcer ? Demande ma vie , c'eft Tuni-
que chofe qui me refte à te facrifier. (chan~
géant rapidement de ton.) Ah ! l'infortune
t'égare & te fait oublier . . . Non , ce n'eft
pas toi qui parle . . . Dis-moi , quel noie
démon trouble ton ame ?
ROSALIE.
Homme foible & lâche , qui ne fais rien
ofer pour ton propre bonheur ! demain ta
rendras grâce au coup hardi qui nous aura
délivré?. Demain , nous n'aurons plus rien
à craindre ; tu feras libre , riche , & maître
de ta Rofalie.
JENNEVAL.
De quelle horreur es-tu polTédée ? J*en
attefte ici le ciel ... Je n'acheterois pas
même un trône au prix du fang de ce
vieillard,
ROSALIE.
Qu'as-tu tant à frémir ? Eft-ce la vie que
Fij
'Î24 JENNEVAL,
tu lui raviras ? Ce font à peine quelques
jours fragiles & languiflans ? Leur flambeau
pâlit, achevé de l'éteindre. Seroit-ce un
vain titre d'oncle qui retiendroit ton bras .
.Va , les chimériques liens du fang fonf trop
équivoques pour en impofer. Ceux qui
nous aiment & qui nous font du bien , voilà
nos parens ; mais celui qui fe rend notre
perfécuteur , qui nous hait ; cet homme ,
quel qu'il foit , n'eft plus qu'un mortel en-
nemi que la nature elle-même nous enfex^
gne à détruire.
JENNEVAL.
Eh ! quel droit ai-je fur fes jours? . . Le
vil aflaffin frappe dans l'ombre , mais de-
puis quand prétend-il juftifier au grand jour ,
fa lâche & obfcure fureur ?.. Rofalie ! com-
ment ton ame eft-elle devenue fangumai-
re ?.. Ah ! reprends , reprends cette douce
fenfibilité qui honore ton Cexe , & qui fai-
foit tous tes charmes. Autrefois tu mas
montré des vertus , ne les démens pas. Re-
tiens , reviens à toi-mérae , & tu défayoue-
ras bientôt un langage fi contraire à ton
cœur & au mien.
ROSALIE.
Eh bien , fais-lui grâce , pour qu'il me tue ;
.attends que ce monftre , que tu épargnes ,
î) R A M E. 127
fn'aît arrachée d'ici pour me plonger vi-
vante dans les cachots. Détefte ton amante,
& chéris fon tyran féroce ... Si tu n'as pas
le courage de prévenir Tes coups , foulage-
moi avec ton épée . . . Tu feras moins cruel,
( Elle fe jette fur l'épée de Jenneval.)
J E N N E V A L , h repoujant,
Malheureufe î ô ciel î
^ ROSALIE, dans l'attitude du défefpoîr,
La mort n'eft qu'un inftant. L'indigence
& l'opprobre font éternels. Accorde -moi
fa mort , ou tremble ... Je me perce à ta
vue,
JENNEVAL.
Tu veux mourir. Meurs du moins inno-
'cente . . . Dans quel égarement te jette un
défefpoir que ma douleur partage ! Rofalie !
Efi:-ce là ce que tu m'avois fait efpérer ?
Quoi , tu connois l'amour , & tu peux êtr&
barbare !
ROSALIE.
Qui de nous deux l'efï davantage? . , Tu
pleureras ma mort , puifque tu chéris fa vis
aux dépens de la mienne.
JENNEVAL..
Tu m'allaffine à coups redoublés . . . Ta
rage fçmble pafler dans mon cœur, LaifFe-
Fiij,
1126 J E N N E V A L ;
moi refpirer ... Je ne me connois plus . ; ;
Le défordre de mon ame ... Je ne fais ce
que je hazarderois dans ces momens , pour
te fauver de l'affreux état où je te vois.
ROSALIE , d'un ton fuj>f liant.
Rends-moi ce jour que la tyrannie veut
m'ôter & ma vie entière , je la confacre à ja-
mais fous tes loix. Vole , cher Jenneval ,
la nuit & la mort obfcurciront tous les ob-
jets. Les ténèbres font d'infenfibles témoins.
Elles enfeveliront cet événement dans une
ombre éternelle. Rien ne tranfpire de la nuit
lies tombeaux , & leurs fecrets périfTent
avec ce qu'ils enferment. Nuls veftiges ,
point d'indices. Les foupçons ne s'élèveront
pas même jufqu'à toi . . . Crois-en tori
amante , elle a tout difpofé & tout eft:
prévu.
JENNEVAL.
Eh quand j'échaperois à tous les regards ,
2 l'œil même du vengeur éternel des crimes ,
je le faurois toujours moi ! la voix de cette
confcience que rien n'étouffe , me reproche-
roit mon forfait : que m'importe le jugement
de l'Univers , fi cette voix terrible qui m'ac-
cufe tonne à jamais dans mon cœur... Bar-
bare ! Eft ce ainfi que tu reconnois ma ten-
dreffe , efl-ce en me rendant coupable &
malheureux qye tu veux fignaler le pouvoir
BRAME. 127
de "tes charmes. Quoi ! le chef-d'œuvre de
la nature voudroit en devenir l'horreur ? . .
Mon ame eft épuifée . . . Que j'ai befoin de
me fortifier contre tes attraits dangereux ! . ,
Mais , que dis-je ? En voulant frapper , le
poignard me tomberoit des mains ; ce vieil-
lard !.. Il porte fur fon front les traits ché-
ris d'un père . ., Il m'a carelTé dès le berceau ,
il a élevé mon enfance , il fut mon bienfai-
teur , &: à travers toutes fes rigueurs , je fens ,
oui je fens trop qu'il m'aime . . . Ah , fon
ombre en montant au féjour éternel , fon
omxbre fanglante iroit m'accufer devant un
père ; & lui diroit : Ko/i cette blejjure ouverie ,
€efianc déchiré . . . Cejl la main de ton fils ! . ,
La foudre alors s'échaperoit fur ma tête , ou ,
fi la terre portoit encore un parricide , feul
avec mon crime je n'oferois plus regarderie
foleil ; une image enfanglantée me pourfui-
vroit jufqu'en tes bras . . . Écoute , ne fens-
tu pas déjà des remords ; toujours plus dé-
vorans , ils corromproient nos jours ? Plus
d'amour pour nos caurs. La difcorde qui
fuit les forfaits viendroit s'affeoir entre nous ,
& nous armeroit bientôt l'un contre l'autre.
Echapés aux bourreaux , nous n'échape-
rions pas à nous mêmes . . . Ah . . .
R O S /V L I E , d'un ton terrllh. '
Je rejette ton indigne pitié , tes prières >
F iv
Z28 JE N NE VAL;
tes vœux , tes remords , apprends qu'ils de-
viennent inutiles. J'avois prévu ta foiblefle,
je me fuis chargée de ta deftinée. Tu J'avois
Vemife entre mes mains. Il n'eft plus en ton
pouvoir que d'ordonner mon trépas . . . L'ar-
rêt en eft porté . . . Tu entreras malgré toi
dans mon complot . . . Au moment où je te
parle , c'en eft fait , Duerône , notre tyran
expire.
JENNEVAL courant défefféré.
Ah perfide ! je t'avois mal connue. ( en
pleuram.) Bonnemer , cher Bonnemer , tu
me i'avois prédit . . . Où es-tu ? Viens , vole
à mon fecours.
ROSALIE , froidement.
Ce fie de vaines clameurs , & choifîs main-
tenant d'être ou mon accufateur ou mon
complice. Traîne fur l'échaffaut une femme
qui t'aime, qui a tout ofé pour toi , oU
laifle tomber unfiniftre vieillard dont tu re-
cueilliras l'immenfe héritage , & qui entraî-
nera avec lui dans fa tombe le fecret impé-
nétrable de fa mort» Il n'a aucun droit de
me toucher lui ! . . Je ne demande point que
tu prennes un poignard , que tu enfanglan-
tes tes foibles mains... Ferme les yeux;
laiffe agir Brigard ;. il nous fert avec zèle,
'D'ailleurs , n efpere pas pouvoir le fléchir*
DRAME. i2f
Il fait qu'il faut te fervir malgré toi & que
demain tu baiferas la main, qui nous aura
délivrés.
JENNEVAL rapdement.
Le barbare fe trompe ... Je cours d^i'-
fendre & fauver ce vieillard malheureux. Je
l'aime depuis que fes jours font en danger ,
& toi , je crois que je commence à te haïr ,
je crois ... [Il va pour fortir.] LaifTe - moi ,
j'abjure l'amour , je détefte la vie . »,•
R O S A L I E , Varrêiaat
Arrête , cher Jenneval . . .-
JENNEVAL /urieu;^.
Eh que veux-tu de moi , furie implaca-
ble ? . . tremble !
ROSALIE.
Dieu quel nom ! quel regard ! (tomhant à
fes genoux.) Im.mole ta Rofalie , & ne l'ou-
trages pas. Elle redoute plus ton mépris que
ja mort. Elle eft prête à facrifier fa. vie à tes
pieds. Accufe le fort , maudis notre defti-
xiée. J'ai , comme toi , le meurtre en hor-
reur j mais une fatalité terrible nous écrafe
& je veux te fauver. Comment renoncer à
la vie , à la liberté , à l'amour ? Je t ido^-
lâtre. Crime ou vertu , l'amour l'emporte-
iiir tout de n,e connoît point d'autre LDi;.».^
F Vf.
330 J E N N E V A L,
Dans un pareil état , eft-ce à nous de réfîe-
chir?.. Cher & foible Jenneval , affermis
ton ame ; il n'eft plus tems de reculer . . .
Écarte les fantômes qui obfédent ta crédule
imagination. Vole où ton amante te con-
duit . . . Serois-tu infenfible au prix unique
qu'elle garde à ton obé"iïfance . . . Preflfé
dans les bras qui s'ouvriront pour te rece-
voir & payer ton courage ; tout entiers à
nous-mêmes . . . libres , heureux , vengés . . ,
J E N N E V A L.
Leve-toi , barbare , je ne veux plus t'en-
tendre . . . Mes cheveux fe dreflent d'hor-
reur. Que ton génie eft terrible ! que ta ten-
dreife eft perfide ! par quel détour m'as-tu
conduit dans l'abîme ! .. Fatale beauté ! tu
vois le délire de m^es fens , tu fais que tu ré-
gnes impérieufement fur ce cœur déchiré ,
& tu le pouffes au meurtre . . . Tes cris , tes
gémifl'emens , tes pleurs m'accablent. Ils
ont ébranlé mon ame , & en ont chaifé la
vertu . . . Triomphe ! l'échaffaut nous at-
tend tous deux . . . Juflice du Ciel , qu'a-
vez-vous réfolu de moi ? . . Ah , quels com-
bats ! quels tourmens ! . . ie chancelle ... Je
friffonne . . . Par où fortir ? . . ( S*appuyant
contre la muraille.) Je me meurs... (Rani-
mant fes forces. ) Laiffe-moi aller , , , Cruelle l
Ne demandcs-tu pas fa mort»
DRAME, 131
ROSALIE.
Oui.
JENNEVAL , éperdu,
JLh bien je répandrai ...
ROSALIE.
Tu répandras fon fang !
{Ici la déclamation muette de Jenneval eji
dans fon plus haut degré d'énergie ;
Rofalie le tient , le prejje , le jixs ;
Il s'arrache defes bras. )
JENNEVAL.
Oui 5 Je le répandrai . . . LaiiTe-moi . . .
Lalile-moi , te dis-je.
(Il fort.)
g'-' ■■■ '■"'" — »
SCÈNE V I I L
ROSALIE, feule , ^ marchant
à grands pas,
Jp^ N F I N , j'ai reçu Ton aveu . . . Que de
fols il m'a fait frémir ! mais c'en eft fait . . .
Ce fecret terrible eft un nœud qui l'enchaîne
à mes deftins ... Il reviendra ; je m'attend
à (es cris plaintifs , à fes remords . ,, Ils
s'abimeront bientôt dans les feux de la va-
Fvi
132 J E N N E V A L ,
lupté ; c'efl: la divinité puifTante qui fait
taire tout ce qui contredit fa voix : elle ré-
gnera profondément fur l'impétueux Jenne-
val 5 éc fouveraine abfolue , je triompherai
par elle.
Fin du quatrième ABe,y
DRAME. ît^
ACTE V.
La Scène ejl dans la maifon de M, Dabclle,-
II eji nuit*
SCÈNE PREMIER E.
LUCILE, BONNEMER.
L UC ILE fuit Bonnemer , qui a l'air inquiet.
1 V JL O N s I E u R Bonnemer , non , vous
ne paroiffez pas aiTez tranquille pour me raf-
furer. Je lis fur votre front que votre cœur
eft en fecret violemment agité. Je fuis dans-
un elfroi mortel. Qui vous fait répéter fans
cefie le nom de mon père & celui de M,.
Ducrône.
BONNEMER.
Il font fortis enfemble , Mademoifelle?
LUCILE.
Oui-, & ils-devroient être rentrés»-
254 JENNEVAL;
B O N E M E R.
Ils font fortis fans domeRique ?
L U C 1 L E.
Eh mon dieu oui,
B O N N E M E R.
Et vous ne pourriez me dire à peu près
dans quel quartier ils font allés ?
L U C I L E.
Non, Monfieur. (Reuardant à Ja montre.}
Ciel ! onze heures & demie.
( Elle donne toutes les marques de la
jlus vive inquiétude. )
BONNE MER, a voix hajfe.
Où irai-je ? Comment le rencontrer?,»
Je ne puis étoufler un fatal preflentiment . . »
L U C I L E , frète à fleurer.
Monfieur > au nom de l'amitié que vous
avez toujours eue pour moi , diilipez le
trouble affreux oii je fuis plongée .. . Vous
vous trahiffez malgrez vous. Je lie vous
quitte pas. Je donnerois tout au monde pour
voir paroître à finflant mon père & M. Du-
crône. Comme je volerois dans leurs bras !
Tout ce que j'ai dans l'efprit ne feroit plus
^ors qu'un mauvais rêve bientôt oubliée
DRAME. 15/
BONNEMER.
Quoi , votre efprit s'allarmeroît-il?.»
Qu'imaginez- vous donc Mademoifelle ?
LU CI LE.
Mais vous-même , c'eft envain que vous
difllmulez. On a tout employé pour recon-
cilier l'oncle & le neveu. L'un eft trop ri-
goureux , l'autre trop emporté... DiteS'*
moi 5 qu'a fait depuis Jenneval ?
BONNEMER.
Ne me le demandez point , ah ... (H veut
Je retirer.)
L U C I L E , r arrêtant &■ rapidement.
Bonnemer , parlez-moi ; parlez- moi , ne
me quittez pas je vous en conjure , vous ne
Tentez pas que vous me faites cent fois plus
fouffrir que fi vous m'annonciez les plus trif-
tes nouvelles. Achevez . . .
BONNEMER.
Mademoifelle ... Je frémis de vous It
dire. Je l'ai rencontré , ce malheureux Jen-
neval , mais dans un défordre extrême. J'ai
voulu l'arrêter , le ramener ici ; furieux , il
m'a méconnu , il s'efi: arraché de mes bras.
Le nom de fon oncle a échappé de fa bou-
che, H m'a demandé plufieurs fois d'ua toa
't^-6 JENNEVAL,
fburd & terrible où l'on pouvoit le rencon-
trer fur l'heure même. Je n'ai pu réuffir à
appaifer le trouble extraordinaire de Tes fens.
J'ai cru que c'étoit un refte d'émotion de
la Scène vive qu'il avoit eue avec fon on-
cle ; lorfqu'en rentrant ici un exempt m'a
fait appréhender un noir complot. Il m'a
demandé fi M. Ducrône étoit de retour ; il
m'a bien recommandé qu'on l'avertit d'être
fur Tes gardes , de ne point fe bazarder le
foir. Il s'eft informé des maifons qu'il fré-
quentoit , & il efl parti précipitamment.
L U C I L E , ; eiîant un cri.
Ciel ! fe pourroit- il ! . « Courez , volez ;
laiiTez^moi.
BONNE MER.
Ah ! reprenez vos fens ; vous changez de
couleur ; je ne puis vous laifTer en cet état.
Je vais appeller . . . Mais j'entends quelqu'un,
( M, Dahslle entre lorjljue Bonnemer fouùe/ti
Lucile dans fes bras. )
^.
BRAME. Î57
SCÈNE IL
.M. DABELLE,LUCILE;
BONNEMER.
M. DA BELLE.
V^U'est-ce donc ? Ma fille prête à s'éva-
nouir ?
LU C I L E , d'une voix étouffée.
Ah ! mon père ' . . Quoi , feul ? . . .
BON N E M E R.
Mon cher Monfieur Dabelle , vous reve-
nez Teul . . .
M. DABELLE, foutenant fa fille.
Mon ami , mon cher ami . . . Lucile ;
qu'a t-elle donc ? Qu'eft-il arrivé ?
BONNEMER,
Et M. Ducrône, où eft-il ?
M. DABELLE, conduifmt fa fille
fur un fauteuih
Iln'eftpas rentré! . . Qu'eft-ce à dire?..
Chère enfant . . . Bonnemer . . . D'où nait
votre effroi mutuel ? Dites-moi donc . » .
i^S J E N N E V A L ,
E ONNEMER.
-Ah ! Monfîeur !
M. DABELLE.
Vous m'inquiètes d'une manière étrange...
B ONNEMER.
Où l'avez-vous laiâfé ? . . Etes-vous tou*
Jours demeurés enfemble ?
M. DABELLE.
Non ; depuis quatre heures , nous nous
fommes féparés. En me quittant il m'a dit ;
je ne tarderai point à vous rejoindre {allant
àjajillc. ) £h bien , ma fiiîe , tu pieures , . •
BONNEMER.
Hélas, Monfîeur ;nous vous revoyons..;
Pourquoi avez-vous abandonné Ducrône . . .
Ses jours font en danger . . . Jufte ciel ! Le
malheureux lauroit-il aflafïiné !
M. DABELLE.
"Vous me glacez d'effroi . . . Comment ,
aflaflîné ! Que voulez-vous dire ?
BONNEMER.
On croit que Jenneval veut attenter aux
jours de fon oncle . . . Cette femme crimi-
nelle èc perfide qui l'a corrompu , , . On
DRAME. î^f
foupçone le plus affreux defTein . . . Hélas l
fon œil troublé évitoit mes regards.
LUCïLE,e;î reprenant fes fens.
Jenneval n'eft point un barbare. Mon
cœur me foutient le contraire. Il me fem-
ble encore l'entendre converfer fur le pré-
cieux fentiment de l'humanité ; mais il eft
foible , il eft livré à de^ fcéîérats qui peu-
vent fans lui . . .
M. DABELLE-
Ma fille , calme-toi ... Si tu ne peux Ja-
mais te repréfenter Jenneval aflTaffin , je n'3
puis non plus me faire à cette idée révol-
tante . . . Cependant je fuis hors de moi.
( appellant un domejiique.) Qu'on mette tout
de fuite les chevaux aux deux voitures . • •
Je me doute de deux ou trois endroits . . •
On m'a arrêté fi tard au(ï ... Il me fem-
bloit que quelque chofe me rappelloit ici.
C à Bonnemer. ) Mon ami , vous irez d'un
d'un côté , moi de l'autre. Nous le rencon-
trerons furement . . . Ma fille , vous trou-
vez-vous mieux . . .Un moment de patience»
.Ï40 JENNEVAL,
r " ' 'J
SCENE III.
LUCILE,BONNEMER.
( Pendant cette Scène Lucile erre dans le
fond du Théâtre. )
B O N N E M E R , /ur le devant feul.
\^j Tel! veille fur lui ! fais que je le re-
voye ... ne permets pas qu'un crime s'ac-
complil]~e ; fauve à la fois deux âmes honnê-
tes ; & faites pour ^'aimer.
LUCILE.
J'entends plufieurs voix eonfufés... Oft
vient... Permettez... (dh fort Cr rentre
en s'écriam. ) Ah mon cher Alonfieur Bonne-
mer , c'eft le cher Monfieur Ducrône avec
Monfieur Jenneval î
BONNEMER, avec le cri de Vame.
Le ciel foit loué ! Soit béni mille fois \
©
DRAME. 141^
SCÈNE IV, 6" dernière.
M. DABELLE,M. DUCRONE,
LUCILE , JENNEVAL ,
B O N N E M E R.
( Ducrône G» Jennevalfi tiennent far la main s
Jenneval a l'épée nue fous le bras. Us font
tous deux fans chapeau. )
BONNE MER, à Lucile.
\^ Est lui , c'eft lui , embrafTons - les
tous deux. ( // emhrajft Ducrône &- Jenneval» )
JENNEVAL, faluant Lucile, puis reprenant
la main defon onde.
Ah mon cher oncle 1
M. D A B E L L E.
A quel danger êtes-vous échapé ?
M. DUCRONE.
Au plus grand de tous. ( montrant Jenne^
vaL ) Voici mon libérateur ... Je fuis en-
core tout ému ... Eh qu eft devenue ma
canne? . . Nous fommes tous deux fans cha-
peau... Jour cruel ! Ce.foir j'ai foupé &
ûemeuré fort tard chez un homme d'aîîaires
&. cela pour deshériter cç Jenneval oui vient
Ï42 JE N N E V A L,
de me fauver la vie . . . écoutez bien : au dé-
tour d'une rue , vers le coin d'une fontaine ,
un déterminé eft venu a ma rencontre l'é-
pée nue à la main. J'ai apperçu fon fer qui
brilloit dans Tobfcurité. Surpris , j'ai tiré
mon épée , mais la lame & le fourreau font
venus tout enfemble... C'étoit fait de moi...
Voici que foudain un inconnu vole à ma dé-
fenfe ; le combat fe livre , il renverfe l'afTaf-
fin à mes pieds ... Je vois , je reconnois
mon neveu. Il avoit fuivi fecrettement mes
pas. Il me prend , me guide par la main . . .
Ceft lui , Meffieurs , qui a expofé fa vie
pour conferver la mienne.
BONNEMER,
Généreux défenfeur !
M. D A B E L L E.
Brave jeune-homme !
JENNEVAL, enfe couvrant le front
des deux mainf.
Arrêtez . . . Sufpendez ces cris de joie . . .
FrémifiTés tous de m'ente n d r e ... Je rejette
vos louanges , je ne les mérite point. Fré-
mifles vous dis-je d'harreur & de pitié , fâ-
chez qu'une larme de plus , j'étois un parri-
cide... Ah mon oncle ! Cette main qui
preffe la vôtre avec tendreffe , cette même
main qui a fauve vos jours étoit prête à fe
DRAME. ,4^
plonger dans votre fang . . . Vous vous éton-
nés.. . Ah Dieu ! Vous n'avez pas vu cette
femme en pleurs , prollernée à mes genoux ,
vous n'avez pas entendu fes accens. Vous
ne concevez pas de quels traits elle a frappé
mon cœur... Echauffé par Tes cris , excité
par fes iarmes . plein du poifon dont elle m a-
voit enivré j'allois ...
M. DU CR ONE.
Mon neveu , ne t'éxagcre point à toî-
meme ta propre foiblefTe.
JENNEVAL.
Non, Je dois tout révéler... Mon ame
hors d'elle même alloit embraffer le crime.
J'adorois Rofalie vous l'aviez perfécutée!
Homme imprudent & cruel vous ignoriez
donc cet afcendant terrible, cette^ fièvre
des Daffions , ce délire d'un cœur réduit au
defefpoir & ce quil peut entreprendre à la
voix d une femme ... Ah ! Souvenez-vous
de mon père , il ne fut jamais inexorable
il eut cédé aux larmes de fon fils , il feut
plamt dans fa funcfte paffion , il eut connu
la pitie , il eut adouci fes maux. Pardonnez-
moi ces^reproches, j'ai combattu, j'ai triom-
phe , jai été plus tendre, plus humain,
plus fenfible que vous : mais du moins fen-
uz un remord falutaire , tremblés en écou-
£44 JENNEVAL,
tant un formidable aveu . . . Apprenez qu'il
fi été un moment où ne voyant plus en vous
qu'un inflexible ennemi , j'allois vous affaf-
Cner !.. Le ciel , . .
M. DUCRONE.
Mon cher neveu , nous ne nous fommes
^oint encore embrafles. ( Ils fe précipitent
dans les bras Vun de C autre, )
JENNEVAL.
O ]oie ! ô'doux momens !Eft-ce bien vous
que je ferre fur mon fein . . . Ah ! Dieu , laif-
fez- moi pleurer Encore vertueux &
étonné de l'être , je n'ofe en cet inftant même
rn'avouer ni me croire innocent . . . Femme
artificieufe & cruelle ! . . . . Eh ! fi tu n'avois
point révolté mon ame, fi le ciel en m'éclai-
rant tout à-coup ne m'eut point fait lire fur
ton front l'empreinte du crime ( avec
énergie). Mon cher oncle, couvert de votre
fang, chargé d'opprobres, en exécration à
moi-même, je mourois de la mort des fcélé-
rats, peut être avec leur cœur endurci. Je
n'ai point commis le forfait , te j'en éprouve
tous les tourmens. Que feroitce donc, (\ j'é-
îois coupable ! ( étendant les bras vers le ciel
&• dans une attitude fuppliante). Grand dieu
qui m'a prêté ta force victorieufe , je te rends
grâces 3 m.a vertu eft ton ouvrage ! Si ta
miféricor d«
DRAM E. i^j.
miféricorde n'eft pas épuifée ; frappe le cœur
de Rofalie , accorde-moi Tes remords ... Ta
bonté furpafTefon crime . . . Dieu piiiffant .
ce nouveau miracle appartient à ta clémen-
ce ! (i Bonnemer), Soutiens-moi, mes for-
ces s'épuifent.
(Bonnemer le conduit fur un fameuil.Jenneval
ajfis , continue après une coune paufe. )
Et vous, mon oncle, pulfque le ciel a dé-
tourné les coups qui vous menaçoient, laif-
fez tomber cet événement dans un éternel
oubli , ne pourfuivez point cette malheu-
reufe & fes jours infortunés.
M. D a C R O N E.
Jenneyal, écoute; tu m'as fauve la vie;
je n'en difconviens pas; mais vois- tu, fai-
merois mieux être cent pieds deflous terre ,
que d'autorifer même indireftement le moin-
dre défordre. Oui, ie te pardonnerois plutôt
ma mort que ton libertinage. Laifle les af-
faflins attenter à ma vie , je les crains moins
que îa perte douloureufe de tes mœurs . &
je te le d'S ici en oncle reconnoifiant & fe-
vère, fi tu oFois renouer avec ta Rofalie . . .
J E N N E V A L , d'un ton froid-
Homme extrême , épargnez ce nom à mon
oreille. Vous ne m'entendez point. Ah î . . .
quand je l'adorois , je la croyois vertueufe.
Toms I, G
1^6 J E N N E V A L,
J'idolati'ois le fantôme qu'avoit paré mort
imagination. J'ai été détrompé .... Je fuis
affermi pour jamais contre fes coupables ap-
pas ; fi je fuis généreux envers elle , c'eft que
je puis fétre fans danger . . . Imitez-moi,
M. DABELLE, s'cn-ançant.
Cher oncle , j'ai tout vu , tout obùrvé , &
le cœur de ce digne jeune- homme a paru
tout entier à mes regards. Ceft moi qui veux
lui préfenter une fille vertueufe : j'en con-
nois une qui a un cœur fenfible , tendre
même ; mais elle a un ami prudent , fecoura-
ble, qui, depuis fon enfance, veille fur fa
fenfibilité. Elle a remis fes plus chers intérêts
entre fes mains. Elle lui fera toujours plus
chère que tout ce qu'il pourra jamais aimer
dans le monde ; il lit tous les fecrets de fon
cceur , c'eft à lui enfin à décider fon choix.
Notre Jenneval, cher oncle, me femble fait
pour être aimé d'un cœur tel que lefien, car
j'ofe ici répondre de la noblelTe d'ame de l'un
& de la tendreffe de l'autre,
L U C I L E , troublée , attendrie , fe décèle d
tous les yeux yar fon embarras.
Mon pare !
M. DABELLE, ironiquement.
Luclle penfe donc que c'eft d'elle que je
parlv ?
DRAM E. 147
L U C I L E , avec le ylus grand aitendrljfementi
Ah i Mon père !
M. D ABELLE.
La faulTe honte que vous éprouvez en ce
moment, mia fille, car c'en eft une, eftla
feule foibleife que je vous reproche.
L U C I L E.
Ah ! permettez à votre hlle de fe retirer.
JENNEVAL,a r^rt.
Je me trouverois coupable (î je balançoîs
encore (haut). Le voile eft tombé, adora-
ble Lucile ; un père refpedable m'enhardit;
je ne vois plus que vous feule au monde , di-
gne d'être adorée .... Ah ! commuent expri-
mer des fentimens toujours h chers , mais
que j'ai trahis ; toute m.a vie pourra-t-elle ef-
facer .... Aveugle , je prétois vos vertus à
un objet qui ne les connut jamais .... Ah !
c'étoit vous que j'adorois .... Vous voyez
un homme nouveau.
LUCILE.
Si vos remords font vrais , Monfieur , ils
effacent à mes yeux toutes vos fautes. Mon
père ne vous a point retiré fon eftime, vous
pouvez encore prétendre à la mienne. Un
fentiment plus doux auroit été votr^ par-
tage , fi vous eufïiez refté ce que vous pa-
roilîîez être . . .
< i ij
•ia8 je N N E V a L;
JENNEV AL, avec feu.
Ah ! Vous me verrez digne de vous. J'en
fais le ierment à vos genoux; daignez m'en-
courager , & d'un feul regard vous ferez de
moi tout ce que je dois être. Heureux, fi
vous voulez étendre vos bienfaits fur le refte
de ma vie,
M. DUCRONE.
C'cft fort bien dit que cela , mon neveu ;
je fuis très-content de toi, aime bien c-i de
toute ton ame cette honnête & fage demoi-
felle. Tu peux compter dès ce moment fur
mon héritage comme fur mon amitié. Mef-
(îeurs , je lui ai toujours reconnu un carac-
tère excellent au fond. Il m'a caufé bien des
chagrins ; mais , dieu merci , en voici la fin,
JENNENAL; à. M. Dabelle.
Voilà donc comme vous me puniflez? , . .'
Ah ! tout me fait fentir qu'auprès de vous le
fentiment de l'amour furpalle mérrie celui
4u refped !
M. DABELLE.
Nos âmes s'entendent , cher Jenneval ,
elles font faites pour être unies . . . C'eft toi
qui rendras la fin de ma carrière douce &
fortunée (àfajille.). Aide-moi à fauver un
jêune-homme fenfible & vertueux des pié-
B R A M E. Î49
ges du vice qu il ignore , afin que tous les
cœurs applaudifTent au choix qu'il aura fait.
L U C I L E.
Mon père ! Ah ! je crains que vous n'écou-
tiez que mon cœur ....
M. D A B ïï L L E.
Va 5 crois-moi , ne plaide point contre lui.
JENNEVAL, baifant la main de Lucile.
Comment exprimer tout ce que je fens !
Sortir du déferpoir pour goûter la plus pure
félicité ! . . . . Quel pafl'age rapide & inat-
tendu ! Belle Lucile , non je ne vous ai pas
été infidèle, je vous aime trop pour pen-
fer que j'aye ceilé un inftant d'adorer tant de
perfedions réunies.
M. D U C R O N E , à M. Dahelîe.
Mais vous êtes un homme étonnant. Sça-
vez-vous que vous m'avez tout attendri,
moi qui n'ai point de molefTe ! Que vous me
faites bien fentir le plaifir ^u'on doit ,2;outei:
à être bienfaifant ! Ce n'efl: que dans cet
inftant que je viens de m'appercevoir que
votre caraâ:ère vaut beaucoup mieux que le
mien. Je fens combien il me feroit doux de
pouvoir vous relTembler. Je fais me rendre
juftice. Je ne me diiîlmule pas que j'ai peut-
G iij
îyo J E N N E V A L ,
être été trop févère , mais la jeunelTe aufîi ,
la jeunefle . . . Allons , allons , vos bontés
ne feront plus de reproches à ma confcience,
( A LhcUc. ) Chcre belle & vertueufe De-
moifelle , fi vous ne redoutez pas d'avoir un
oncle auffi grondeur que moi , fi mon ton
brufque ne vous fait pas peur , il fa'^dra
me permettre , s'il vous plaît , de remettre
cette gentille m.ain dans celle de mon neveu ,
& le tout en faveur de fon repentir ... Le
pauvre garçon qu'il a fouffert ! ?vîais qu*il
fera heureux! [à M. Dabellc] Son droit
fini je le marie & Je lui acheté la plus belle
charge pofTible.
J E N N E V A L.
Mon cher oncle ! . . Ah ! Monfîeur ! . . Ah
charmante Lucile ! Un fentiment éternel
d'amour & de reconnoifTance . . . Mon cœur
vous confond tous trois . . . Cher Bonnemer ,
qui l'eut dit . . . Mais quels fouvenirs amers
fe mêlent à ma joie!.. Te rappelles-tu ce
moment où fourd à la voix de l'amitié , je
t'outrageai ? , . Oublieras-tu . , .
EONNEMER.
Je ne vois , je ne fens que ton bonheur . . .
Il t'étoit dû... Tu verras quelle difierence
il y a d'un amour bien placé , à celui dont
il faut rougir.
DRAME. i;r
M. DABELLE.
Qu'il ne foit plus queftion que de la joie
qui doit régner ; ce jour eft marqué pour un
des plus beaux de ma vie.
JENNEVAL.
Tant que je v.'vrai , il fervira d'exemple
à la mienne , &: votre main ( fi je fuis aflez
heureux pour l'obtenir ) chère LucUe , de-
yiendra le gage de mes vertus.
FIN.
G iv
L E
DÉSERTEUR,
DRAME.
G V
PERSO N N A G E S.
JYi-'^^^^E LUZERE , vtuvz âHun
MamijûLÛuntr,
.CL AR Y , fillz de Madame Lu^ere,
DURI M EL, jeune François conduifam le
commerce dans la maifon
de Madame Lu^ere,
LECHEVALIER SAINT FRANC,
décoré de L'Ordre du Mérite,
Major a*un Régiment,
.V A L C O U R , jeune Officier»
M» HOCTAU, vieux garçon^
UNDOMES i IQUE.
DES SOLDATS.
Vadiion fe pajfe dans une petite ville d^ Allema-
gne , frontière de France*
La Sccne ejï chei ^^dame Luiere»
DRAME. i;;
$tîî#îît $}
L £
DESERTEUR.
DRAME,
=)«
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
Madame LU Z ERE ejl ajjîfe devant un
petit bureau couvert de Regifires, Elle
compte, M. Ho5lau entre brufquemem,
M. H O C T A U , ayec exclamation.
±% O U S voilà bien ! O malheureux pays !
Des Bataillons fans fin ! Infanterie , Cava-
lerie 3 Dragons , Troupes légeires , Flou-
G V j
i;(5 LE DÉSERTEUR;
zards , des bagages, un train d'enfer;; 3
Tout cela vient fondre fur nos palliers. Ce
déluge annonce notre ruine ... Je î'avois
bien prévu ! Vous fouvient-il , Madame ,
de ce que j'ai dit il y a deux ans , en vous
lifant la Gazette du 6 Mars ? J'ai vu venir là
guerre de ce côté-ci , tout comme ceux qui
l'ont imaginée.
Madame LUZERE.
Eh bien ! que pouvons-nous y faire , mort
cher Monfieur Hodau ? La marche de ces
Armées ne fe règle point d'après nos avis.
Payons en (ilence , voila notre lot ; heu-
reux fi par ce moyen nous échappons aux
horreurs qui nous environnent,
M- HOCTAU.
Ces Troupes Françoifes , qui font à nos
portes , ne vont-elles pas encore nous' for-
cer àdes réjouiiTances publiques , pour célé-
brer leur bonne arrivée ?
Madame LUZERE.
Mais , parlons franchement. Qu'a fait pour
nous cette milice avide , qui fe difoit nos al-
liés , nos défenfeurs ; ils femblent n'être ve-
Cus ici que pour devancer les ennemis dans
l'irt du. pillage. Ils ont pris tout ce que la
modePce loi de la guerre leur a permis d'em-
porter. Les Français arrivent : on leur cède
DRAME. 1^1
la place ; ils ne feront pas pis que les autres |
ils vivront feulement à nos dépens,
M. HOCTAU.
Il efl: vrai que je m'attendois que nos Trou-
pes , au lieu ce s'évader , alloient... J'en-
rage de grand cœur ... On n'a pas tiré ub
feul coup de fufîl , & voici que les François
iont nos maîtres.
Madame LU Z F RE.
J'aime mieux que les chofes fe foient aInO
paffées 5 que d'avoir vu le iang ruifielerdans
les rues , & peut-être les quatre coins de no-
tre petite ville livrés aux flammes. Tout con-
fidéré , . anovriens , Allemands , Hongrois ,,
Prufliens , ï'rançois ; tous ces Meflîeurs ,
tantôt nos ennemis , & tantôt nos alliés ,
nous ont tour- à- tour aflez également traités
pour ne favoir à qui donner la prélérence ;
& s'il falloit choifir , autant vaut des
François..»
M- HOCTAU.
Comment des François ! . . Nos ennemis I
J'étouffe.., Que je les hais 1
Madame I, U Z E R E
Qu'entendez vous pcir ce nom d'ennemis ?
J'ai vu l'es mon er.fa'ice la guerre changer
vingt fois de face & a'objet. Les ieux de joie
lyS LE DÉSERTEUR,
fuccédoient aux maflfacres , on redevenoit
amis , après s'être égorgés. Le pourquoi de
ces débats fanglans refte toujours inconnu ,
& je n'ai pas encore rencontré de militaire
qui m'ait paru l'avoir deviné.
M. HOC TAU.
Vous avez beau dire , je n'aime pas les
François , moi , & je fuis bon patriote,.,
m'entendez-vous , Madame ?
Madame L U Z E R E.
Que voulez-vous dire ? Expliquez-vous
ouvertement.
M- H O C T A U.
Oui , oui , nous le voyons bien , vous
ne haiffez pas les François.
Madame LUZERE.
Je fuis loin de hair aucune Nation , & je
ne me cache pas d'eftimer dans les François
plufîeurs bonnes qualités.
M. HOC TAU.
Vous ne le faites que trop voir par celui
que vous avez reçu chez vous depuis fept
ans. Il ne fait chaque jour que prendre un
ton plus haut dans cette ville , où l'on diroit
qu'il eft déjà. . Je ne veux pas dire . . Qu'ils
font infolens , ces Welches !
DRAME. ij-p
Madame LUZERE.
Dites , dites ; celui dont vous parlez ert;
un jeune homme d'un mérite rare , "Monfieur
Hodau ; il eft prudent , économe ^ intelli-
gent , laborieux ; & veuve comme je fuis ,
il m'étoit impoiîible de rencontrer un homme
plus utile à mon commerce . . . Pourriez- vous
lui en vouloir !
M. HOC TAU. .
Oh ! . . Mais vous ne favez pas auffi les
bruits que Ton fait courir , . , Tous vos amis
en font fcandalifés.
Madame LUZERE , fouriant.
Eh ! Quels bruits donc ?
M. HOC TAU.
On va jufqu'à ofer parler mariage de cet
homme-là avec votre fille , & vous fentez...
Madame LUZERE-
Oui , je fens qu*un bruit pareil peut in-
quiéter ; & pour le faire ceffer , je veux que
dans les vingt- quatre heures , Durimel foit
fon époux.
M. H O C T A U , avec àépît.
Comment!.. Mais comment, fon époux!
Madame LUZERE.
C'eft à caufe du bruit Monfieur Hodau,
'i6o LE DÉSERTEUR,
Vous le favez , les bruits font dangereux ;
d'ailleurs , ma fille a vingt-deux ans , Duri-
mel en a près de trente ; quels nœuds mieux
aflbrtis ! D'un autre côté , voici des Officiers
qui arrivent en foule : il eft important de
marier les filles.
M. HOCTAU.
Non , je n'en reviens pas... Mais, Ma-'
dame , oubliez vous l'antipathie que défunt
votre époux avoit pour les François? Ne
craignez-vous point d'irriter fon ombre ?
Madame LUZERE.
Non , Monfieur Hodau ; il n'y a que les
vlvans qui s'irrirent dans ce monde , & fou-
vent pour des affaires qui ne les regardent
pas.
M. H O C T A U.
Vous me payez d'ingratitude , Madame..7
Vous avez auffi oublié l'efpoir qu'a fait naî-
tte le refus du fécond époux que je m'empref^
fois de vous offrir dès les premiers jours de
votre veuvage.
Madame LUZERE.
Il efl vrai , ma fille vous doit beaucoup
de reconnoiiTance de vous être offert pour
être fon beau-pcre ; m.ais je vous ai aifez fait
connoître combien ] aimois q^u'une mère osât
DRAME. j6i
fe facrifier pour fon enfant. Je n'avois que
quelques années à attendre ; les voici écou-
lées. Ma fille n'aura pas rougi à ma noce ;
& je paroîtrai avec honneur à la fienne.
M. HOC TAU.
Quoi ! mes efpérances feroient trompées !
moi , qui ai toujours cru que jamais un
autre , . .
Madame LUZERE.
On ne peut pas tout favoir , Monfieut
Hodau ; & tel qui prédit fi bien , fiar une
Gazette les révolutions fijtures de l'Europe ,
lit fouvent fort mal dans les yeux d'une jeune
fille. Mais la voici. . . Si elle vous veut pour
époux , je ne m'y oppoferai point.
SCÈNE IL
Madame LUZERE, M. HOCTAU^
CLARY.
Madame LUZERE.
V^ L A R Y , vous venez fort à propos : on
vous demande à toute force en mariage.
N'aimeriez-vous pas bien Monfieur Hoc-
tau pour votre époux?..
162 LE DÉSERTEUR,
C L A R Y . ingénuement.
Je raimerai pour toute autre occafion ;
mais pour mon époux . . . Oh ! çon , ma
çhere bonne man:ian !
Madame LUZERE.
Pourquoi donc ?
C L A R Y.
Mais , vous le favez mieux que moi. Je
vous confie mes penCées les plus lecrettes, Se
je vous ai avoué...
Madame LUZERE.
Ach evez.
C L A R Y , vivement.
Le nommer... Ah ! vous le connoiffez
bien.
M. H O C T A U , avec kumsur.
Quoi , Mademoifelle ! Un François ! qui
vient de je ne fais où , qui n'a rien au monde ,
arrivé ici par avanture . . . Vous le préférez
à moi 5 dont les Ayeux depuis deux cens
ans , font honorés dans ce pays ! A moi qui
pofféde de bonnes maifons dans cette ville
même , où je puis afpirer bientôt au rang de
Stadchouldus. * (à Madame Lu^ere.) Ah !
* Ce terme répond à celui d'Échevin , de Maire ,
dejurar, de Capitoul.
D R A M E. 1(55
Madame ! une mère prudente ne devrolt pas
laifTer faire à une fille fans expérience , une
étourderie de cette force-là.
Madame L U Z E R E.
Clary , vous l'entendez ; voyez ce qu'il
faut répondre. Ceft l'amour qui le fait par-
ler , & depuis fept années toujours conf-
iant , il efpere . . .
CLARY, âM.Hoâlau.
^ Mon ame a toujours été franche , ou-
verte , fans détour , & je me ferois repro-
chée, comme un crimie, de vous avoir abufé
en vous offrant la plus légère lueur d'efpoir.
Je vous l'ai déjà dit : nos âges , nos goûts ,
nos fentimenSjtout diffère; un bonheur mu-
tuel ne feroit pas le fruit de nos nœuds . . .
Je m'attends au bonheur. Nous vivrons
bien mieux amis qu'époux. Soyez généreux,
mettez feulement l'amour de côté , & je vous
protefle que vous ne m'en deviendrez que
plus cher.
M. H O C T A U , enfouf'irant.
Je vous ai vu naître , Mademoifelle , j'ai
vu croître & fe développer tous vos char-
mes ! . . Me dédaigner comme cela ! Me le
dire d'un air fi aifé encore ! être {\ fiere parce
que vous êtes belle !.. Cefl ainfi que vous
154 LE DÉSERTEUR;
me traitez , moi qui vous aurois donné tout
mon bien ! vous me préferez un . . . Si je vous
aimois moins, je vous dirois... Non, je
me ferai cet efîbrt... Je ne dirai rien du
tout . . .
Nadanie LUZERE.
MonCeur Hodau , point d'ir.lmitié. Vous
avez voulu décider l'aflaire ; eft-ce la faute
de ma fille , fi . . .
M. H O C T A U , fachi.
Laiflez-moi , lailTez-moi. Il n'y a plus
qu'ingratitude , dureté , & trahifon fur la
terre . . . Comme le monde efl: changé ! Qu'il
efi: haï/Table ! Qu'il efl: perverti ! .. Ah ! qu'eft
devenu votre défunt... C'étoit mon ami;
c'étoit là un homme d'un fens droit , éclai-
ré. . . Hélas ! Ion voit trop ici qu'il n'y eft
plus.
^
DRAME. lîS;;
SCÈNE III.
Madame LUZERE, CLARY.
Madame LUZERE.
j^L m'attrifte , avec fes exclamations, maïs
on doit les lui pardonner. Je n'aime point
à voir le chagrin dans le cœur de ceux mê-
mes qui ne refpedtent point la lenlîbilité
d'autrui. Il eft vrai qu'il falloit une bonne
fois réconduire. Mais cela m'a coûté.
(M. Hoâîau revientfurfespas. Il rentre commâ
jirêt à articuler quelques paroles ; mus voyant
qu'on parie de lui fans l'appercepoir , Hfeglijfei
dans un cahirs: vojjln d'où il prête l'oreille.}
C L A R y.
Quelle différence entre Durimel & lui î
O maman ! Vous l'adoptez ! C'eft vous qui
faiteb mon bonheur 6c le fîen. Le Ciel même
a conduit ici ce François. Il vous chérit
comme moi. Vous êtes le témoin de notre
tenarefle. Qu'il eft touchant quand il nous
parle ! Il paroît bien fincere ! Tout ce qu'il
dit peint l'honnêteté & la vertu. Mon cœur
approuve ce que fa bouche exprime. J'aime
fpn maintien , fon gefte , & fon regard*
i66 LE DÉSERTEUR,
(cran ton plus timide,) Vous êtes toujours
décidée en fa faveur , cela rne fait tant de
plaifir , que j'appréhende quelquefois de
vous voir changer... Ce pays-ci eft tout
plein d'envieux.
Madame L U Z E R E.
Ma chère enfant , puifque tu l'as choifi ,
n eft à toi. Je le crois digne de ton amour.
En te le donnant , qu'il m'eft doux de fatis-
faire à la fois mon caur & ma reconnoif-
fance. Sois avec lui égale , affable , complai-
fante. Préviens le rroindre nuage qui pour»-
roit en s'élevant obfcurcir un feul de tes
beaux jours. Nous n'avons point la force
en partage ; une douceur aifedueufe , voilà
nos feules armes. Fuis les inégalités , évite
les caprices , ils font fecueil de l'amour.
Sous le joug de l'himen , des torts d'abord
infenfibles & légers compofent quelquefois la
matière dangereufe des difcordes. Il taut
m'ouvrir toujours ton ame , afin que mes
confeils préviennent ou diffipent tout ce qui
pourroit reflembler aux orages.
C L A R Y , einbraj}antfa mère.
Oh ! vous n'aurez jamais cette peine-là.
Madame LU Z -RE.
J'en accepte l'augure ma chère enfant.. i
Tu touches au moment oii tu vas coramen-t
D R A M E. 167
cer un lien bien doux , mais non moins fé-
rieux. Les devoirs d'une époufe vont fuccé-
der à ceux de fille. Ils font plus importans >
plus étendus , plus auguftes. Élevé , affer-
mis ton courage , agrandis ton ame , di{^
pofe-la à tout événement. J'ai promis à M,
Hodau que dans vingt quatre heures Duri-
mel feroit ton époux.
C L A R Y , /e retirant d'entre les bras de fa merei
étonnée £r confufe.
Dans vingt-quatre heures ! Dieu ! vous
m'avez toute faifie ... Je penfe . . . Oh l
c'efl trop tôt aulîi.
Madame LUZERE.
Pourquoi trop tôt ? J'ai toujours penfé
qu'on ne marioit que trop tard deux perfon-
nes qui s'aiment. Cette ville eft en proye à
l'étranger.. . Vous avez befoin d'un protec-
teur, &...
CLARY.
Que vous me rendez confufe ! avec quel
art , avec quelle tendrefle vous veillez fur
mon bonheur ! Ah ! vous favez que j'obéirai
fans peine. Je connois fes vertus , elles me
font chère? autant que fa perfonne , & ma
confiance en lui égale mon amour.
1(58 LE DÉSERTEUR;
Madame LUZERE.
' Tu le dois ... Le voici qui vient fort à
propos , au moment même où j'allois le faire
appeller. ( en riant. ) Nous allons le mettre
au comble de la joie . . . Comme il va dé-
raifonner !
C L A R Y , émue.
Je fuis toute troublée... Je ne fais.,»
non ... Je ne puis que me fauver.
Madame LUZERE.
Clary , Clary , (^ Durirnel qui entre.) re-!
tenez-la , Durirnel , retenez-la... Mais
bon , la voilà déjà bien loin.
SCÈNE IV.
Madame LUZERE, DURIMEL.
D U R I M E L.
\^ N diroit que c'eft mapréfence qui caufe
fa fuite . . . Pardonnez , j'ai peut-être inter-
rompu un entretien . . .
Madame LUZERE.
Point du tout. { m fouriant avec grâce,)
Allez 5 c'eft une folle enfant qui ne vous
fuira pas toujours ; (^prenant un ton plus
noble)
DRAME. i6p
noble.) Ecoutea», Durimel ; il efl: tems de don-
ner à votre mérite , à votre attachement
à nos intérêts , à un autre fentiment que j'ai
vu naître avec plaifir , tout le prix que vous
en attendez , & que je puis dire vous être du.
( Pendant ce tems Durimel lai£e e'chapi>er des
marques d'une douleur concentrée. )
Mais qu'avez- vous ? Votre regard efl fom-
bre , inquiet... Vous fouffrez intérieure-
ment i vous n'avez pas le vifage que je vou-
drois vous voir , pour les chofes que j'ai à
vous annoncer . . . Que fignifie ce fiîence ? . .
Auriez-vous quelque nouvelle défagréable à
m'apprendre , quelque retard , quelque fail-
lite ? Nos fonds auroient-ils effuyé des revers
entre les mains de quelqu'un de nos Corref-
pondans ?
DURIMEL.
Non , Madame. Vos affaires me paroif-
fent fûres. Hier je vous remis les regiftres
dans un ordre exad , & qui les vérifie toutes.'
Madame L U Z E R E.
Mais à propos , je ne vous les avois pas
demandés. Qu'eft-ce que ceci veut dire ,
mon cher Durimel ? Avoir un front aufîi"'
trifle, & dans quel moment ! Tous vos com-
patriotes , vainqueurs &: remplis d'allégrefTe ,
le répandent en foule dans ces cantons. On
'lomi li H
170 LE DESERTEUR,
ne célèbre plus que le nomii-ançois. Tout
vous rit ; car on a beau voyager , le cœur
eft toujours du côté de la patiie , & le votre
d'ailleurs r'a-t-il pas un fecret prelTentiment
de ce que je veux lui annoncer ?
D U R I M E L , foupiram.
A moi 3 quelque chofe d'heureux ! ♦ , Ah I
Madame , je ne m'en flatte plus.
Madame L U Z E R E.
Vous êtes loin d'être dans votre état or-
dinaire. Non , ce n'eft point-là vous ... Je
Telpe<5tc vos fecrets ... Je vais vous expofer
les miens ; nous verrons après fi les vôtres
tiendront contre. ( après une courte paufe. )
Durimel , ce n'efl: pas devant moi que vous
vous êtes caché d'aimer. Vos fentimens hon-
nêtes vous ont acquis mon eftime , mon en-
tière confiance. Vous êtes François , & vous
n'avez poiat cherché à féduire ma fille ; je
vous la donne. Demain fera le jour heureux
^ue pourfuivoit votre attente.
DURIMEL , vivement.
Ah Madame ! quel coup venez-vous de
me porter & dans quel moment ! Que vous
êtes loin de connoître la fituation de mon
ame ! . . Oui , j'ofois en fecret embralTer le
plus doux efpoir . . . Clary ! Je l'adore . . .
Mais au nom de tout ce que wous avez fait
DRAME. 171
pour moi. . . Vous êtes fa mère , vous me
chériiTez ; dites , Clary m'aime- t-elle fince-
rement?.. Autant que je l'aime... Parlez,
femme bienfaifante , qui vous êtes rendue
mon Dieu tutélaire, . . Achevez , un mot va
décider mon fort.
Madame LUZER F.
Si je vous le dis ce mot , ferez-vous plus
fage , car je vous l'avouerai , je ne vous re-
connois plus . . . Oui , mon cher Durimel ,
je vous fais cet aveu en toute afTurance , le
coeur de Clary eft à vous.
DURIMEL , âans un tranfporu
Ah ! je puis donc défier le deftin . . . Elle
m'aime. . . Demain je puis être fon époux...
& je la fuirois , & j'irois loin d'elle , mou-
rir trifte , défefpéré . . . Non , duffé-je payer
de ma tète l'inftant du bonheur ... Je refte-
rai. . . Je mourrai content.
Madame L U Z E R E , interdite.
Que dites- vous ? Vous avez jettez l'effroi
dans mon ame. ( d'un ton timide. ) Vous n'ê-
tes point un infenfé , hélas feriez-vous mal-
heureux ?
DURIMEL.
Si je le fuis . . . Ah ! . . Vous me donnez
votre Éille* Mais me connoilfez-vous ? Vous
Hij
172 LE DÉSERTEUR,
pourriez du moins foupçonner qu'un homm'e
qui s'expatrie , n'abandonne point fans fu-
jet le lieu chéri de ia naiflance. Qui fait fi
un feul mot prononcé , ne révoqueroit point
l'aveugle penchant qui vous parle en ma fa-
veur , fi Cla'T , elle-même , ne rougiroit
pas , ne me rejetteroit point...
Madame L U Z E R E , avec tendrejfe.
Vous , mon cher Durimel ! . . Non , je
ne puis me tromper Si je n'ai jamais cherché
à vous faire rompre le filence que vous avez
toujours gardé , c'eft que la première im-
preffion que vous avbz faite lur nos âmes a
répondu pour vous. Elle s'eft gravée chaque
jour plus profondément dans nos efprits. J'ai
refpedé votre fccret , fûre qu'avec vos ver-
tus , on n'a point un cœur coupable. J'ai
dçfcendu dans le vôtre ; je l'ai bien étudié.
Par ce que vous êtes , je juge ce que vous
avez été . . . Epoux de Gary , vous devenez
mon fils , oui vous l'êtes ... Gardez mainte-
nant voire fecret ou épanchez-le dans mon
fein , vous êtes libre.
D U R I M E L.
Vous allez tout favoir . . . J'allois vous
quitter... Madame , fi j'ai le courage de
■parler , prenez celui de m'cntendre. ( )ls
i'ajeyuii, ) Je fuis fils d'un foldat. Elevé
D R A M E. ^ 173
■loin des yeux de mon père , j'ai joui rare-
ment du boiiheur.de l'embraiTer. L'infor-
tune a promené fa vie dans prefque tous les
lieux où s'efl: établi le théâtre de la guerre. A
feize ans , dépourvu de relTources , emporté
par l'exemple , je fuivis la carrière des ar-
mes , mais je n'eus pas la confolation de me
trouver dans le Régiment où îervoit mon
père. Le fien pafla les mers , & depuis ce
jour je fus privé de Tes nouvelles. Dans le
métier pénible des armes , mon courage ne
fut poiht abattu ; mais que j'eus de fréquen-
tes occallons de l'exercer ! J'étois tombé ious
un Colonel , le plus dur , le plus inflexible
•des homm Sv Son plaifir étoit d'accabler de
fon autorité tous les fubalternes- ; exad au
fervice , cinq années de patience avoien^
ployé mon ame fous Ton joug de fer. . . ar-
rive un inftant fatal . . . Injuftement molefté,
mon fang bouillone ... Je veux répondre ,
& me fens frapper . .. Diffamant outrage qui
fait encore rougir mon front ! . . Non , je
n'ai pu le dévorer. Un mouvemient involon-
taire fit mouvoir mon bras pour me venger...
Hé!as ! je reconnus bientôt l'étendue de ma
faute. . . Emprifonné , je fus alTez heureux
pour faifir le feul Infrant que m'oifroit la
fuite. Je me trouvai dans le même jour pour-
fu.vi , dénoncé , déferteur , jugé à mort...
Errant , fugitif, j'arrive fur cette frontière.
Hiij
774 LE DÉSERTEUR,^
Le bonheur femble me fourire en m*ofifrant
chez vous un aziîe dont je jouis en paix pen-
dant fept années ; mais au moment le plus !
défiré , le plus beau de ma vie , la guerre j
amené en ces lieux le même Régiment qui
porte mon Arrêt : mes juges font à votre
porte , Madame ; une fois reconnu , je n'ai
plus qu'à mourir. Voyez ce que je dois faire.
Si je fuis , je m'arrache le cœur, & pour qui
irois-je vivre ? Non , il eft un charme plus
puifTant qui m'attache ici , mais fans vous,
fans Clary depuis trois jours je ferois difparu.
Madame L U Z E R E.
Mon cher Durimel , un inftant , permet-
tez que je recueille mes fens ... Ma tête eft
troublée, (après unjiknce,) Je crois que la
fuite feroit plus dangereufe que !e féjour de
ma maifon. Dti foldats rempliffent au loin
la campagne. Ces Régimens ne feront que
pafler , & cet azile-ci eft fans doute préfé-
rable à tout autre . . . O Dieu ! Que m avez-
vous appris !
DURIMEL.
Je voudrois ne vous caufer que de faufïes
allarmes. Je vais troubler la paix de vos
jours pour récompenfe de votre tendrelTe,
II eft yrai que j'ai entendu dire que le Régi-
ment avoit beaucoup fouffert. Le tems a
du moiftbnner plus de la moitié des chefs Se
DRAM E. 17;
des foldats. A la faveur du renouvellement,
j'efpere n'être pas reconnu. Daigne le Ciel
dont j'implore la clémence , fauver de la
mort un cœur qui n'exifte que pour Clary...
(ai'ec attendrijfement.) Que depuis un inf-
tant fur-tout , la vie m'eft devenue chère.
Madame LUZERE.
Ah ! mon fils ! N'envifageons point le
malheur , fongeons plutôt à l'éloigner. Ne
mettez point le pied hors de cette maiion.
Evitez la vue de tout le monde. Renfermez-
vous dans un endroit inaccefïibleàc outes
les recherches , demeurez-y caché . ,,,
D U R I M E L.
Mais Clary allarmée me demandera par-
tout. Gomment fe dérober à Tes yeux? ....
Elle foupçonnera peut-être . . .
Madame LUZERE.
O Dieu! .. Ménagez cette ame fenfible..^
Gardez-vous de laiffer échapper le moindre
mot. Son effroi nous trahiroit , fon effroi
lui cauferoit la mort. Nous lui raconterons
le danger lorfqu'il fera pafTé. Il faut même
ne pas trop paroître vous dérober à fa vue ;
épargnez-lui tout fujet d'allarmes. Paroilfez
à fes yeux , mais fans imprudence ; prenez
un air afTuré , & que votre maintien . . .
Hiv
^'^6 LE DÉSERTEUR,
SCÈNE V.
Madame LUZERE , DURIMEL ,
UN DOMESTIQUE.
LE DOMESTIQUE
JVl A D A M E , le Régiment eft entré , & j
les compagnies fs répandent dans chaque I
quartier. Voici deux billets de logement
û officier qu'on vient d'envoyer.
Madame LUZERE, jirsnant le^ billets.
Allez , tout de fuite , leur préparer les
deux chambres au bout du corridor , & que
rien n'y manque. ( Le Domejliquefor- .)
SCÈNE VI.
Madame LUZERE , DURIMEL.
D U R I M E L.
/\ H ! que vous allez trembler pour moi!..
Çue n'avez-vous placé votre tendreils en-
vers un autre moins infortuné ?
Madame LUZERE.
Penfez-vous que je ne vous chciirois
DRAME. 1 77
qu'heureux?.. iMe feriez-vous cette injuf-
tice?.. Vos peines ne font-elles ls les
miennes? . . Allons , du courage. ( d'un ton
vrai &" animé.: En vérité , mon coeur ne re-
celé aucun noir preflentiment , & tout ceci
ne fera dans quelques jours que donner un
nouveau degré d'intérêt au charme de nos
entretiens,
D U R I M E L.
Vous êtes tout pour moi , vous confo-
lc2 mon cœur , vous fortifiez mon am ■.
Que n'ai- je ici le cher auteur de mes jour. 1
il ajouttroit à l'expreilion de ma reconnoif-
fance ! Qu'eil: il devenu , ce bon père , que
j'ai par-tout redemandé en vain ! . . S'il vit
encore ] . . S'il favoit que fon fih ! . . Je n'y
fonge jamais que je ne me fente oppreffé
d'un poids...
(Il porte fa main fur fa poitrine , puis afssjsux ,
comme pour y ejfujer une larme.
Madame LUZERE.
Mon ami , il faut vous retirer fur le
champ dans le cabinet, derrière le Magafin.
Demeurez-y invifible. Calm.ez vos frayeurs.
Repofez-vous fur moi. Je parlerai à Clarv ,
& mon œil attentif veillera fur tout le refte.
( Us fonent. )
^^'
H
ijB LE DÉSERTEUR,
SCÈNE VII.
M. HOCTAU.
{ Il fort au cabinet fur la jointe du pied. IF
regards s'ils font partis. Il ejl dans l'at"
titude d'un homme qui attend le moment
fropice pour s'efquiver. )
\^_j E que je viens d'entendre efl: bien bon
pour moi. L'efpérance renaît dans mon cccurr
Oh ! pour le coup je l'emporterai fur lui ,
& j'ai de quoi me venger.
Fin du premier âBîw
DRAME 179
' ^ -^îjhl/ •^'=;^ wk, -t-^ itS/-^ "%,
% ^^ i'^* %;^' «^ /5^/5^ 0^
A C T E I L
SCÈNE PREMIÈRE.
Dzux domeftiques dans le fond du Théâtre »
tranfportent des porte-manteaux,
SAINT-FRANC, VALCOUR.
(Ils s'avancent dans l' attitude de deux M'ditairss
qui converfent)
VALCOUR,
U E nous fommes fortunés ! Quoi !
nous tombons tous deux chez une veuve
dont la fille eft un ange. Chevalier ! Comme
nous allons être d'accord!.. La maman eft
bien ton affaire ... Il me femble déjà vous
voir dans un charmant tête-à-tête , parler
enfemble de vos jeunes années , & en rap-
pelle! les momeas les plus curieux . . . Mal«
Hvj
i8o LE DÉSERTEUR,
elle a encore Tair fort appétlifant au moins..;
d'honneur ce doit être pour toi une poulette
de quinze ans.
SAINT-FRANC.
Quelle légèreté ! quelle folie 1 A peine a-
t-il fait le premier pas dans une maifon , la
mère & la fille font déjà convoitées, (lun ton
ferme. ) Valcour , vous ne cherchez que le
pîaifir de triompher des femmes , dans un
pays morbleu , où nous avons d«3 hommes
à combattre.
VALCOUR.
Eh ! nous ne les en battrons que mieux. Je
fens que l'amour me transforme en héros. Il
m'amufe , il m'enflamme ... En attendant
le jour d'une bataille , dis- moi étoit-il polli-
ble de mieux rencontrer ? As-tu jamais vu
un tour de vifage plus joli , une taille plus
fine , plus élégante , mieux prife , un air
auui animé ; ^x cette treffe adorable qui lui
fert de diadème?.. Foi de Militaire, j'en
fuis tranfporté. Notre devoir eft de fervîr la
patrie & les belles. Les mirthes de l'amour
s'entrelacent avec foupîefie aux lauriers de
Mars ; ami je veux fubjaguer cette beauté
divine , & puis j'irai foudroyer l'ennemi
tant qu'on voudra.
S A î N T - F n A N C.
Jouer îe rôle d'amoureux fans paflîoil
peut- être.
DRAME. 13$
V A L C O U R.
Non 5 fes charmes ont embrâfé ce cotur
inflammable.
SAINT-TRANC.
Quel cœur ! A chaque ville le voilà pris !
Mais , Valcour , fâchez que nous fommes
ici dans une maifon refpectable.
VALCOUR, d'un ton ironique.
Auflî mon amour eft-il très-refpedueux;
SAINT-FRANC.
Cette fille efl honnête , vertueufe.
VALCOUR.
AfTurément j'adore la vertu , mais beau-
coup . . .
SAINT-FRANC.
Elle appartient à fa mère . . ,
VALCOUR.
Oh ! j'efpere bien la lui rendre.,;
SAINT-FRANC.
Songez au défaf^re que caufe prefque tou-,
jours une fantaifie défordonée . . ,
VALCOUR.
A moi quel défafîre !
SAINT-FRANC.
A vous-même. Comptez-vous pour rîeo
'iS2 LE DÉSERTEUR,
de rendre une fille malheureufe , & le re-
pentir plus cruel que toutes les larmes que
vous aurez fait verfer ?
VALCOUR ,j>erjtffiant.
Une fille malheureufe entre mes bras ! Je
fie connois rien de plus plaifant que tes
léflexions ; tu redoubles ma foi ma gaieté,
SAINT-FRANC.
Ah ! Valcour , que la probité embradc
d'objets !
VALCOUR.
Voilà le vieux prédicateur du Régiment
qui commence fon exorde . . , Va , le meil-
leur Sermon feroit de me planter fur la tête ,
vingt-cinq de ces dernières années , qui te
chagrinent & te pefent... Comme je prêche-
rois alors !
SAINT-FRANC , froldemenu
Brifons là-de/fus.
VALCOUR.
Soit... Tu as auflî une fureur morale,
SAINT-FRANC.
Le Confeil m*a paru fort irrité de cette
nouvelle défertion.
VALCOUR.
Vraiment , vingt-fept en trois jours , &
DRAME. iSf
dans la même compagnie. Qu'on vienne h
préfent demander la grâce du premier qui
fera pris.
SAINT-FRANC.
Ah î s'il faut un exemple , qu'il eff aflfreux
de le donner ! Quelle loi terrible f On tourne
contre leurs têtes les mêmes armes , qui fou-
vent leur ont valu des vidoires. J'ai adhéré
il eft vrai à la réfolution que nous avons prife
de ne plus nous intéreiTer pour aucun ; mais ,
cher Valcour , vous ne lauriez imaginer le
frémi/Tement que me caufe ce fanglant appa-
reil. Au feul nom de Déferteur , mes fens
font émus , boulverfés. Songez donc que
c'eft moi qui fuis forcé de donner à chaque
fois le fignal de mort. Aucun de vous ne-
les approche de fi près... Leurs derniers
regards fixent les miens , & leur fang rejail-
lit jufques fur moi... Ils font coupables
puifqu'ils ont bravé les Ordonnances du
Prince ; mais croyez qu'il en eft, plus dignes
de pitié que de mort : nous parlons à notre
aife , nous les condamnons de même. Il fau-
droit que vous eufliez été tous fimples fol-
dats comme moi , pour mieux les juger»
VALCOUR.
Dieu me garde d'en juger aucun, Qu^on
leur eaife la tête ,. qu'on leur fafife grâce ,
qu'ils défertent ou qu'ils ferveat , que m'im.-
ï84 LE DÉSERTEUR,
porte ? Il s'en fauve aujourdhui cinquante ;
demain il nous en reviendra cent de chez
l'ennemi. Je conçois que c'eft quelque chofe
de lingulier que tous ces enrôlemens forcés.
Etre Officier ! Ah ! de grand cœur. Ceft
rhonneur , le courage , c'eft l'amour du
Monarque , c'eft la liberté même qui nous
conduit a la vidoire ; & que nous fert d'ê-
tre à côté d'une foule d'homm.es foldats in-
volontaires 5 qu'il faut traîner fous le fouet
de la difcipline. Pourquoi accorder à de pa-
reils gens l'honneur d'être tués dans les Ba-
tailles ? Que ne les renvoye-t-on plutôt la-
bourer le champ de leurs pères. A nous
feuls devroit appartenir la gloire & le dan-
ger des combats. Le nom de Déferteur fe-
roit certainement un noir» ignoré ... Il me
vient une idée. Trente Officiers valent bien
je crois un Bataillon ? Ne pourrions-nous ,
unis en bravoure , repré Tenter une Armée
entière , former un feul corps audacieux ,
intrépide , ii pénétrable ? Aulli pro ; pt que
terrible , il voleroit avec la victoire ; elle-
feroit afTurée. Pas un ne reculerait d'un pouce
fur le terrcin , & le chaa:p de bataille pour-
roit être couvert de morts , mais ne feroit
" ja rais défert.
S A I N T -.F R A N C , /junW.
J'aime cette fougue guerrière,.. Elle
DRAME. iS^
vous fera heureufe. Ils moiflbnneront des
lauriers , ceux qui marcheront fur vos tra-
ces. Mais 5 croyez- m oi , cher Comte , tel
foldat eft auffi brave que fon Officier , Se
n'a point les mêmes motifs pour l'être. Lorf-
que le foldat déferre , c'eft le plus fouvent
la faute des Chefs. Ils ne fe mettent pas
afTez à la place du malheureux qui fe trouve
engagé. Ils fignent pourtant l'arrêt de (a
mort ; ils fe rejettent fur la loi fabfiftante.
Cette loi , comme bien d'autres , agit dans
toute fa rigueur , fans ctre jamais bien ap-
préciée ; elle paroît refpedable , lorfqu'elle
eft ép.ianée d'un fiéde dont on rougiroit de
porteries habits.
V A L C O U R.
On diroit que c'eft moi qu-'î tu veux gron-
der de tout cela. Ai-je fait la loi ? Puis-je
l'anéantir. Si tout te monde avoit mon
cœur 5 on pourroit... Mais voici notre
charmante Hôtefie ... Allons , vieux cheva-
lier 5 je vais porter pour toi les preuiiers
complimens.
'^.^
^^
1^6 LE DÉSERTEUR,
SCÈNE IL
Madame LUZERE , SAINT-FRANC,
V A L C O U R.
V A L C O U R.
JL,E liazard , Madame , arrange les évé-
nemens quelquefois beaucoup mieux que
nous ne ferions par nous-mêmes. En vous
voyant nous lui rendons mille aélions de
grâces. C'eft lui qui nous a conduit chez la
beauté même. Il fait que nous avons des
yeux faits pour la reconnoître , & des cœurs
difpofés à lui rendre nos hommages.
Madaire LUZERE.
A ces paroles on reconnoît un François.
Jamais rien que de flatteur n'échapa de
leur bouche.
V A L C O U R.
Puifque vous les connoilTez , je me repré-
fente avec un plaifîr,avant-coureur des plus
exquifes voluptés , que rien ne nous man-
quera , n'eft-il pas vrai , . . Rien , abfolu-
ment rien.
Madame LUZERE, avec grâce.
Vous lavez dit , , , Il cfl jufte de vous
DRAME. 1^7
procurer du repos , car vous autres , Mef-;
fîeurs , n'en avez pas toujours. L'apparte-
ment que fai fait difpofereft en état de vous
recevoir , & vous pouvez vous y faire con-,
duire.
V A L C O U R.
Vous êtes adorable ! . . Pourvu que notre
chambre foit voifine de la vôtre , telle qu'elle
fera nous la trouverons délicieufe. Nous au-
tres Militaires , favons nous arranger avec
toute la complaifance poffible ; mais aufll n'al-
lez pas nous reléguer dans un canton éloigné.
Je n'aime pas la folitude,moi. On m'a comme
cela par fois attrappé . . . Meffieurs les Ger-
mains ont des corps de logis d une longueur
qui ne finit point , & ils vous exilent encore
tout au bout 5 comme un peftiféré... Je fuis
doux , doux comme un mouton pour peu
qu'on me flatte , mais fier , implacable , fî
l'on me fâche... Nous vivrons enfemble
bons amis , je Tefpere ; & pour cimenter
amicalement notre charmante union , per-
mettez , chère mère , que je vous embrafle. ,
Madame L IJ Z E R E ^ du ton de la
plalfanîeriy.
Oh ! nous pouvons être fort bons amis
fans cela . , .
VALCOUR.
J'entends . . . Vous êtes née difcrete , pnH
i88 LE DÉSERTEUR,
dente . . . J'aime fort auflî la difcrétion ;
cette vertu raie m'eft échue en partage ,
d'honneur, (à Saint - Franc , qui îiau;jz les
épaules, ) Mais , Major , on diroit que tu
nous fais la mine . . . Ih. ! Madame , vous
n'en voyez pas la caufe ? Où eft donc cette
chère enfant , dont la tailîe divine , le re.-
gard enchanteur , la phifionomie angéli-
que ? . . Pourquoi n'eft-elle pas à vos côtés ?..
I)'oii vient que l'amour fuit fa mère? . . Se-
roit ce par vos ordres ? cela crie i oit ven-
geance ... Il vient de me dire mille chofes
pafîîonnées pour elle... N'allez pas la lui
cacher , il eft véhément , & dans fon cour-
roux tout feroit perdu.
SAINT-FRANC, levant les épaules.
Il extravague. Allez , Madame , ce ne
font que des mots. Cette jeuneiTe eft pétu-
lente , inconfidérce ... Il faut qu'elle éva-
pore fes folies, h lies font faites pour frap-
per l'air , rien de plus. Notre probité d'ail-
leurs ne fauroit être fufpede ; & fur ma pa-
role , vous n'aurez point à vous plaind:e
de vos hôtes.
Madame LUZERE.
Je n'en attends certainement rien que
d'honnête. Monlicur le Chevalier , non , je
ne vous cacherai poiht ma ftlle. Elle eft élc-
DRAME. îg^
vée de façon à la laiffer paroître en toute fu-
reté. ( tUe appelU.) Frédéric , dites à Clary
que je la demande ( à Saim-Franc, ) Vous
ne favez pas qu'elle efl: pour ainfi dire ma-
riée. Le jour de demain lui donne un époux,,,
V A L C O U R.
■ Vous la mariez , cette charmante enfant;^^
& fi p omptement ! Mais voilà un tour vrai-
ment perfide... Ah ! chère mère de grâce,
point tant de précipitation . . . Croyez-moi
il fera tems de conclure la noce lorfque nous
fcions partis.
SAINT-FRANC.
Ne diftérez pas , Madame , de la ren-
dre heu eiife. Sans doute vous lui trouvez
un bon parti.
Madame LU Z ERE,
On ne fauroit meilleur.
SAINT-FRANC
Eh bien , concluez au plus vite.
V A L C O U R.
Mais c'efl. vous , maman , qui faîtes ce
mariage-là . . , Elle n'aime pas le futur pro-
digieufement , je gage... n'eft-il pas vrai ,
elle ne l'aime pas.
Ma..ame LUZERE.
Pardconez-moi , beaucoup»
ïpo LE DÉSERTEUR.
VALCOUR.
Eh non , non » je vous dis . . Elle s'ima-
gine qu elle l'aime . . , Elle peut bien avoir
pour lui un certain penchant , parce qu'un
mari , dans tout pays , eft chofe commode j
mais c'eft bien loin par exemple de ce que
quantité de filles ont reflenti pour moi,.,
C etoit un tranfport , un aft'ollement ! . .
Madame L U Z E R E , fourinnt.
Dont elles ont été bien récompenfées , je
penfe.
SCÈNE III.
Madame LUZERE , SAINT-FRANC ;
VALCOUR, CLARY.
( Clary fait une révérence jrofonde , Gr- va.
fe Tanger > les yeux baijfés , à côté
ie fa mère.
VALCOUR, allant â Clary.
JLj A voici , la voici... Celle dont les
yeux lancent des traits toujours fûrs & vain-
queurs. Quelle floriflante jeunefTe ! Quel
éclat î Eh bien Major . . . Elle me paroît en»
core embellie . . . C eft ma préfence . , . Vois
DRAME. ,pr
quelle aimable rougeur monte fur fon front...
O cette belle main fi douce ! il faut qu'elle
reconnoiffe tout le feu de mon cœur. ( // veu:
lui baij tria main,)
C L A R Y , retirant fa main avec dignité
0' froidement,
Monfieur... Re'fervez pour d'autres.,;
J€ vous prie .
Madame LUZERE.
Monfieur l'Officier de l'honnêteté ^ un
peu plus de retenue . . .
V A L C O U R , avec légèreté.
Quoi ! ce feroit un crime d'ofer ravir la
plus innocente faveur . . . Mais cela ne fe re-
tufe point . . . Charmante , regardez-moi ;
ce n eft point un Germain empefé & ridi-
cule qui foupire à dix pas de fon idole j c'eft
un François . . ,
CLARY.
On le voit bien.
SAINT-FRANC, avec dignité.
^ Mon ami fonge que tu repréfentes la Na-"
tion , que c eft toi qui la calomnierois chez
l'Etranger. L'Officier Fra}çois n'eft pas déjà
en trop bonne re'putation dans ce pays , de
tu dois . . ,
ïp2 LE DÉSERTEUR,
V A L C O U R.
L'adorer ! Vénus & l'Amour même ne fu-
rent jamais aulFi féduifans. Les doux rayons
qui partent de ces yeux que je 'Uge tendres
à travers leur fierté , fubiv'guei oient digne-
ment le plus brave Officier de l'armée
imon:ra^t Si ru F) an:.) lui ou moi... Je re-
préfente la Nation ; je m'en flatte. On peut
dire fans vanité que les François font les
hommes les plus aimables de la terre. Eux
feuîs lavent connoître le prix de la beauté ,
rci'canfer , la fervir , la chanter. Où font
les coeurs plus faits pour éprouver l'amour ,
pour (avourcr la volupté , plus favans dans
îart de l'embellir , de la varier? . . Un Fran-
çois eft feul digne de vos cha'mes... On
vous deftine un mari ; quel homme eft-ce ?
XJn Bougeois fans doute , un Allemand ,
un Allemand \(ii rir^;7e.)Epoufei un Alle-
mand!.. Je ferois prefque jaloux fi je n'é-
ftois ce que je fui?.
SAINT-FRANC.
Quel verbiage ! Eh , mon ami , viens &
îailTe en paix cette honnête famille . . . C'eft
allez déraifonner. . .
V XLCOUR.
Que tu es fâcheux !
S A I N T - F R A N C.
iViens 5 te dis-je , le tems nous eft cher.
VALCOUR,
D R A M E. 15)3
V A L C O U R.
Vraiment oui , car je puis être tué de-
main ... Je ne ferai plus alors ... A mon
âge , le tems eft tiès-cher , tu l'as fort bien
dit , un militaire ne doit pas foupircr com-
me un Bourgois.
SAINT-FRANC
Tu dois me fuivre ;jVi à t'entretenîr d'af-
faires plus importantes. L'heure nous ap-
pelle, (^alcourje laijje un peu emrainer.)
V A L C O UR , tournant les jeux vers Clarj.
Elle ne fait pas dlionneur , tout ce qu'elle
vaut : Je n'ai point vu de Françoife qui lui
fût comparable . . . Avec un aulTi beau teint,
«n tour de tcte fi noble , fi gracieux , s'al-
ler marier fans réflexion!./ Je le dis tout
haut , & je m'en rends même garant , elle
eft toute formée pour époufer un Officier.,,
Oui , un Officier François.
S MliT -YKKl^C, l'entraînant.
Veux-tu rendre ce nom odieux, (lèpre'
nant par le bras.) Valcour tu me fuivras -,
ou parbleu je me fâcherai.
VALCOUR.
On m'enlève !
Toms U I
ÏP4 LE DÉSERTEUR,
S C È N E I V.
Madame LUZERE, CLARY.
CLARY.
V^ U E L étourdi ! Et c'eft un pareil écer-
velé qui commande à des hommes !
Madame L U Z E R E.
Ceft ainfi que Ton traite le foible dans fes
propres foyers . . . que fera le Soldat , lorCr
que les Chefs ...
ClARY.
Le vieil Officier mQ parôît un digne
homme.
SCÈNE V.
Madame LUZERE, CLARY,
D U R I M E L.
DURIMEL, à^art.
J Ls font rentrés. Voici le moment que
j attendois avec tant d'impatience, Je puis
p^roître enfin,,.
DRAME. ic;f
Madame L U Z E R E , l'ai'percevant , â voix bajfe.
Vous, Durimel ! Imprudent î Allez...
Retirez -vous. /
C L A R Y.
Que voulez-vous dire , maman ?
Madame L U Z E RE, ai'ec contraintei
Rien , ma fille.
CLARY.
Mais vous aviez quelque chofe à dire que
vous avez tout de fuite retenu , (i Durimel.)
& vous auiTi. . . Vous êtes troublé. . . Je ne
fuis plus tranquille. Pourquoi n'avez-vous
pas voulu venir avec moi devant ces Offi-
ciers , vos compatriotes? Pourquoi vous te-
nir enfermé ? Nous ne iommes que des fem-
mes , vous êtes un homme , & vous les; au-
riez contenus.
DURIMEL, vivement. ■
Contenus ! Eft-ce qu'ils auroient ..,( Je
remettant.) J'aurois bien voulu vO,us obéi/,
chère Clary ; mais. . . -■-.-!
Madame L U Z E R E.
Ma fille , as-tu oublié tout ce que je t'ai
dit à ce fiijet ? Laifie agir Durimel , laille-le
à lui-même ; ne te mêle de rien , ]e t'en fup-
plie. Tu fais que je n'agis que pour ton bon-
keur a tu dois en être aiTurée.
'1^(5 LE DÉSERTEUR,
C L A R Y , Jè [enchant vers fa mère.
Voilà qui efl fait. , . Je refpederai en tout
vos volontés.
Madame L U Z E R E , les j>ren ai t far la main,
EmbrafTez-vous , mes chers enfans , em-
b raflez- m oi. . , Que toutes les heures de
votre vie vous payent un nouveau tribut de
félicité. En formant ces nœuds , mérités les
faveurs du ciel , en lui offrant deux cœurs
vertueux , unis pour célébrer fes bienfaits.
D U R I M E L , fa£ionnémenu
Ah ! Clary !
Madame L U Z F R E yj>renant la main de fa
fil: , ù' la donnan d Durimel,
Je vous la donne.
CLARY, avec tendrejje.
Et moi auffi. . . Avec ce cœur. . .
D U R I M E L , un peu trijle.
PuiiTiez-vous , en faifant mon bonheur ;
afTurerle vôtre. Quel que foit mon deftin ,
vous vivrez dans ce cœur jufqu'au dernier
infiant de ma vie.
CLARY, douloureufement.
Ah ! Durimel ! De quel ton me parlez-
vous de vos derniers momens?Auriez-vous
de trifles préfages ? Efl: ce en ce jour , que
vous devez m'offrir cette image funefle ?
{Dur'mel colle fes leires fur fa main ,
dans unfiknce touchant.)
i
DRAME. ïp7
SCÈNE VI.
Madame LUZERE, CLARY,
DURIMEL, VALCOUR.
( Valcour efi entré fur la pointe du pkd
pour les furprendre.)
VALCOUR, à part , dans le fond du Théâtre.
.^ E me fuis échappé de cet impitoyable
Major, (haut , Gr s' avançant ^ futitement. )
Pas mal pour un Allemand . . . Pas mal . . .
En vérité , je ne laurois jamais cru.
Madame LUZERE, ef rayée , d part.
O Dieu ! Protége-le.
VALCOUR, d'un ton avantageux.
Mais , Mefdames ; c eft donc pour me
jouer de la forte qu'on me relègue aux anti-
podes ; là bas , au bout du monde . . . Ah î
vous me rendrez méchant, je vous en avertis.
J'ai ambitionné l'honneur d'être votre voi-
fin , & vous me traitez aufli cruellement. . .
Voilà donc Monfieur l'époufeur ? ( iZ tourne
autour de Durimel.) Mais il n'a pas l'air fi ger-
manique ; il n'eft pas trop mal tourné . , .
liij
1^8 LE DESERTEUR,
Je commence même à le croire dangereux.
(à Durimel.) Sérieufement , voudrois-tu te
rendre mon rival ? . , Tu n'y gagneras rien ;
va , mon ami , on ne tient pas contre mes
pareils.
Madame L U Z E R E.
Monfieur l'Officier j mais vous êtes inci-
vil ;un homme d'honneur en agit autrement.
De grâce , laiflez-nous. Vous avez votre ap-
partement 5 c'eft pour vous y retirer . . .
V A L C O U R.
^ C'cft dans le coeur de cette belle enfant ,
dans ce joli petit cœur que nous voulons
laire retraite. Nous ne prendrons plus défor-
mais d'autre aziîe ; & nous nous y logerons
malgré vous, févere maman. C'ei\-là notre
droit de conquête , & celui dont nous fom-
ir,es le plus jaloux. ( il J al fit la main de Clar .)
incomparable ! vous voyez un homme ido-
lâtre de vos attraits ; & Ci j'avois une cou-
ronne , ce feroit pour en orner ce front
charmant. . .
C L A R y , voulant retirer Jh main.
Vous êtes. ., Vous êtes infoutenable. Sa-
vez-vous bien que nous allons tous vous dé-
tefter avec ces tons- là. . . Je commence déjà
•ii ae vous plus regLirder qu'avec horreur.
DRAME. ic)ç
VALCOUR. •
Avec horreur ! . . Mais voici du déli-
cieux. . . Oh ! ce mot-là vaut quelque chofe,
C L A R Y , le repoujant,
LaifTez-moî.
VALCOUR.
Bon ! bon ! Je connois le petit manège;
Madame L\J ZERE , allant dVakour.
Monfieur ! . . vous vous oubliez,
VALCO UR,a Durimel , qui Je met en:re deux.
Que fais-tu là , avec tes deux gros yeux
fixés fur moi.
TiVKlU^LyPremenu
Ne me faites pas répondre.
VALCOUR.
Mais , fcrois-tu impertinent , Monfieur
le futur? ..
DURIMEL.
C'efl; vous que.je punirois de l'être , ù
fans cet uniforme qui vous rend fi hardi...
VALCOUR.
Il menace , ma foi. . . Ceci eft trop plai-
fant . . . C'efl: un des nôtres , je penfe . , ,
Serois-tu François ?
liv
200 LE DÉSERTEUR,
Madame L U ZE RE , prenant Durimel
par le bras.
Durimel , retirez- vous. . . Sortez.
DURIMEL.
Etre forcé de fe taire ! . Mon fang bouil-
lonne !
VALCOUR, avec dédain.
Ah ! il me cède la place. . . Ce début eft
fingulier ! . . J^efpere qu'il ne fe montrera
pas au feftin de la noce , cela me paroit
tri^s efifentiel pour lui. . . Mais , non , Ma-
dame , qu'il relie , Je fuis curieux. , . Nous
avons à nous parler.
( 7/ va â Durimel)
Madame L U ZE R E,faîfanifigns à Durimel
de ne point répondre;
Clary , emmenez-le.
G L A R Y , prenant Durimel par le bras ,
ù" prêle à pleurer.
{A pan.) Comme un habit bleu les rend
infolens ! . . Venez , mon cher Durimel.
VALCOUR, /e retournant , &• courant
* après CLiry.
Ah ! fugitive j vous croyez auflî m'échap-
per ! mais. . .
Madame LU ZERE , retenant Valcour forte^
ment, ù" avec indignation.
Monfîeur , vous oubliez que vous êtes
DRAME 201;
cKez moi. . . Quels font ici vos dro's ?, .
Vous deshonorez votre rang , & ce que vous
faites eft d'une lâcheté infigne.
D U R I M E L , e/z Sortant.
Il pourra fe trouver un moment qui ra-:
battra tant d'impudence.
SCÈNE VII.
Madame LUZERE, VAL COUR,
V A L C O U R j toujours retenu.
J VJ.A I s 5 Madame ; dites-moi , je vous
prie : eft-ce que nous faifons la guerre en-
îemble ? . . Vous êtes forte, au moins. •
Madame LUZERE, toujouj^s du même ton,
Monfieur , je ne reconnois plus en vous
un homme d'honneur , & de ce pas firaî
par-tout répandre contre vous mes plaintes.
VAL COUR, avec fatuité.
C'eft-à-dire , publier ma gloire , & le
triomphe de fa beauté. . . Mais on n'a jamais
fait tant de bruit pour fi peu de chofe. . .
Adoptez un peu les mœurs françoifes. . ,
P'aiÙeurs , à peine fuis-je poflé devant là
Iv
202 LE DESERTEUR,
ville» . . Nous n'en fommes pas encore à la
capitulation.
Madame LUZERE.
Il m*eft impodible de répondre à un pa-
reil langage. Allez , Monlieur , & fâchez
i^ûe nous mettons au rang des plus triftes
malheurs , la néceffité où nous fommes de
vous ouvrir nos aziles.
SCÈNE VI IL
V A L C O U R , feul.
I OuTES ces femmes, au premier abord
S'éfarouchert, crient , tempêtent ; peu à peu
•elles s'humanifent , s'apprivoifent , devien-
nerJt douces , douces tant qu'on en tombe
las î ,'. Cet original , avec fon air mari. . . 11
m'a paru François. . . C'efi: quelque réfu-
gié... Ma foi, nous jouerons îa'Comédie.».
XjQ pauvre diable 1 il ne faut pas le tuer. . .
"iQu'il végète maritalement fous cette zone
pefante ; je fuis feulement curieux de pouf-
fer un peu l'aventure. Il faut bien s'amufer
à quelque chofe en garnifon^» fans quoi l'on
péiiroit d'ennui.
Fin ^uficond Acîe,
DRAM E.
203;
ACTE ï I L
SCÈNE PREMIERE.
SAINT -FRANC, Madame LUZERE.
SAINT-FRANC.
E vous demande mille pardons, Madame ;
c|efl: un étourdi dont le cœur n'efl pas mé-
chant ; mais tout nouvellement échappé de
la Cour , il outre la foiie françoife ; il fe
croit tout permis ici. Cependant comme je
lui connois des fentimens d'honneur , de la
j-aifon même par intervalle , je vous protefle
qu'à l'avenir . . .
Madame LUZERE.
N en parlons plus , Monfieur le Cheva-
lier : s'il nous a caufé quelque défagrément,
votre honnêteté fait réparer fes fautes. Si
tous les Militaires vous relTembloient , oq
Ivj
204 LE Di:3ERTEUR;
endureroit les malheurs de la guerre avec
bien plus de réfignacion,
SAINT-FRANC
II n'y a qu*une jeunefTe infenfée qui puifle
fe faire un jeu d'un métier aulfi férieux , de
qui doit faire couler nos larmes quels que
foient nos fuccès.Ceft bien allez d'obéïr à la
îiécellité terrible qui nous ordonne , dans les
Batailles , de fermer l'oreille aux cris de la
jiature & de la pitié , fans encore outre-paP
fer les ordres dans les momens de relâche qui
nous {ont accordés. O devoir des combats !
devoir cruel ! lorfqu'il faut te remplir, j'im-
pofe à peine filencj à ce cœur qui fe fouleve ;
mais la Pa rie commande , je dois l'exemple
^u Soldat ; on n^eft ilus alors que le bras du
Prince qui ordonne le carnage ; c'eft lui qui
«n répondra devant le Juge des Rois. Mais
sulli dans les intervalles de ces fanglantes
calamités, je redeviens homme & me fensun.
befoin de paix. Mon ame foupire après quel-
que adion généreufe. Je tâche en foula-
geant l'humanité foulfrante , de réparer les
maux dont j'ai été le fatal & l'aveugle inftru-
ment; Ah ! commrent le trifte fpeéiacle de
îa guerre - en offrant des fcènes fi douloii-
-eufes ne rendroit-il pas le cœux de rhomme
plus tendre & plus feniible ?
DRAM E. 2or.
Madame LUZERE.
Avec des fentimens audi nobles , que
vous avez du fermer de plaies fanglantes ,
efl'uyer de larmes ameres , épargner de ca-
lamités ! . . Mais vous devez être heureux ;
car on Teftjdès qu'on fe plaît à faire le bien.,,
S A I N T - F R A N C.
J'ai eu le bonheur d'apprendre à réfléchir
en avançant en âge. L'infortune , en pre-
mier lieu , me fit prendre les armes , l'ha-
bitude m'en a fait dans la fuite un pénible
devoir. Le Ciel m'a favorifé dans les com-
bats. Je ne puis pas dire cependant avoir
vécu heureux , à moins qu'on ne le foit eiî
s'élevant au-deÛTus de fon fort.
Maiame LC/ZER E.
Cependant le rang que vous occupez peut
avoir des avantages dignes d'être enviés. Il
me fembîe qu'un Officier , dans plus d'une
occalîon , joue un rôle diflingué.
SAINT- FRANC.
II eft vrai , Madame , q.ue cette place peut
récompenfer un vieux Militaire de les longs
ferviceb'.De (impie Soldat, "e fuis parvenu au
grade d'Officier. Incorporé depuis cinq ans
dans un autre Régiment que celui où je fis
l'apprentilTage de la guerre j refté pref^ue
2-6 LE DÉSERTEUR,
feul de tant d'autres moîfTonnés âmes côtés ,
j'ai remporté des Drapeaux qui ont animé
les ferpens de l'envie. Il m'en a coûté d'obte-
nir la place de Major. Il a fallu la défendre
contre ceux qui la briguoient. Elle m'a
fait des ennemis plus implacables , plus
dangereux que tous ceux que j'ai com-
battus. Le Colonel me hait , & fa haine,
que j'ai bravée , veille & faifit le moindre
prétexte pour éclater. Valcour , dont l'ef-
prit eft fi léger , eO plus jaf{:e que fon père.
Son cœur eft droit , fon ame eft noble ; il
s'eft montré dans tous les tems mon défen-
feur , je lui dois beaucoup . . . Mais , croi-
riez-vous que la moitié des Officiers , pla-
cés , fans aucun fervice , à la faveur de leur
naiiîance , croiriez-vous , dis -je , qu'ils
murmurent de me voir dans le rang que
j'occupe. Je les entends fouventdire derrière
moi , ce n'efl: qu'un Officier de fortune. Ils
fe fouviennent de mon obfcure origine , ils
oublient les cicatrices dont ce fein eft cou-
vert.
Madame LU Z ERE.
Quoi ! des Guerriers qui fuivent cnfem-
ble une carrière gloricufe , qui fervent une
:mere commune , la Patrie , connoître
i'envie.
DRAME. Q.0%
SAINT-FRANC.
Mais , Madame , ce n'efl: point- là le cha-
grin qui dévore mon cœur. Ma raifon me
met aiiément au-deflus de Tes injuAices , hé-
las ! trop familières aux hommes. Je me fuis
fait dès longtems une loi de voir en dédaia
leurs petites padîons. Que depeinesplus fe*
erettes me confument ! Elles font réelles ,
elles ne font point nées de l'ambition , elles
font filles de la nature... Mai? pardon , j'ou-
bliois que je ne vous entretiens que de moi...
Ce n'eft pas en votre préfence que je dois
gémir ^eft-ce à moi de troubler la fcrénité
de votre ame ? Vous me femblez heureufe...
Vous êtes mère d'un enfant qui doit combler
votre félicité . . . Vous touchez au moment
le plus beau de la vie , & pour elle & pour
vous . . . Elle eft belle , & paroît fi douce!.*
Vous êtes prête enfin à la marier. Prenez
bien garde , Madame , de vous tromper aa
choix de fon époux . . . Qu'il feroit cruel de
lui voir contrader un lien funefte qui feroit
l'infortune de fa vie.
Madame L U 2 E R E.
Heureufement que le eune homme à qui
je la deftine, réunit les plus e <cellentes quaî -
tés; s'il ne lui appointe pas les mêmes biens
qui compofent la dot de ma fille , je le re-
garde comme plus pighe par le§ vertus qu'ii
pofléde,
ûo8 LE DÉSERTEUR,
SAINT-FRANC.
Ses mœurs vous font donc bien connues >
Madame L U Z E R E.
Depuis fept ans , elles ne fe font point
démenties.
S A I N T - F R A N C
Il vous aime . . . H vous refpede.
Madame L U Z E R E.
Comme fi j'étois fa mère.
S AI NT -FRANC.
Il mérite d'être heureux... JouilTez de
votre bonheur.
Madame L U Z E R E , e/i fourirant.
Ah Monfieur ! l'apparence du bonheur eft
fouvent trompeuie. Ma félicité n eft pas li
grande qu'elle vous le paroît. Chacun a les
peines , & plus elles font renfermées .. .
SAINT. FR \NC.
■ Comment, Madame?
Ma lame L U Z E R E , d'un ton un v^u contraint.
On a fouvent de certains intérêts pour ne
*5as tout dire. N'eft-il pas vrai qu'il faut bien
fe connoitre avant de rifquer une confiance
qu'on voudroit quelquefois hazardei »
JVous vous attendriliez.
DRAME. 2op
SAINT-FRANC.
Je fens ce que vous dites , Madame. On
brûle quelquefois d'épancher fon ame, parce
qu'on foulage ainfi l'amertume dont elle eft
remplie. Ce c-zeur , comme le votre , a be-
foin de s'ouvrir. Je ne trouve gueres parmi
ceux qui m'environnent de confident intime.
La plupart des amis que favois , m'ont de-
vancé dans la tombe , & prêt d'y defcen-
dre , irois-je encore former de nouveaux
liens pour les voir rompre aullitôt. Je ne
vois autour de moi que rivaux ambitieux ,
d'un caradlere fombre , ou des jeunes gens
pleins d'inconfëquence , profondément oc-
cupés de frivolités : pas un ne m'intéreffe
aflez pour lui confier mes peines ; mais vous
^tes mère , Madame , vote cœur doit répon-.
dre au mien,
( Après un fileic?.)
Ils ignorent tous la caufe d'une mélanco-
lie profonde , qu'ils ne favent que me repro-
cher. Oui 5 je fuis à plaindre. Je ne jouis
ni des honneurs , ni des plaifirs attachés à
mon rang . . J'eus un fils que j'aimois. . .
A fon entrée dans le monde , je n avois que
des larmes à répandre fur lui, . . Aujour-
d'hui que la fortune m'a fouii , que je pour-
rois lui faire un fort heureux , j'ignore ce
jqu il cil devenu, . . Son fouvenir me pour-
210 LE DÉSERTEUR,
fuit &c ne m'abandonne point. Héritier de
mon infortune , il fut iorcé de prendre le
parti des armes. Il porta le même uniforme
du foldat 'que je commande aujourd'hui.
Aulli dans chacun d'eux , je crois voir &:
reconnoître mon enfant. . . Tous me font
chers. . . Peut-être vit-il encore , traînant
une vie pénible ou languiflante. . . Mais je
l'ai perdu , Madame , & d'une façon à prefr
x[ue défirer de ne le retrouver jamais.
Madame LUZERE
Vous vous intéreflez à lacaufe de tous les
foldats infortunés. . .
S A I N T^F R A N'a. '
Si je m'y intéreflè ! . . . Mon fils eft du
nombre.
Madame LUZERE.
Ah , Monfieur ! écoutez- moi. Vous l'a-
vez dit , je fuis mère. C'eft le ciel qui vous
a conduit ici pour rafîurer mon cœur. Il
brûle à fon tour de s'expliquer. La con-
fiance a fcs périls , je le fais ; mais ce n'eft
pas quand c'eft vous qui l'infpirez. Je vais
vous livrer le fecret de ma vie. . .
SAINT-FRAMC.
Tout nous réunit , Madame 5 franchife ,
DRAME. 2ir
candeur , religion ; faut-il pour vous rafîa-
rer attefter ITionneur. . ,
Madame L U Z E R E , d'un ton dbanàonni.
Non. . . Votre phifionomie annonce votre
ame. . . Homme compatiflant & généreux,
recevez l'aveu de mes peines. La bienfai-
fance eft en vous un fentiment auiïi vrai que
profond. . . Guidez-moi , inflruifez-moi. . .
Depuis votre arrivée , je n'exifte plus. Sa-
chez que ce même jeune homme , qui doit
époufer ma fille , à Fheure où je vous parle,
voit le trépas fufpendu fur fa tête. . . Je
vous confie fa deftinée , fa rndlheurcufe del-
tinée. . .
SAINTFRAaNC.
Achevez, , .
Madame L U Z E R E.
Hélas ! fauvez-le j il eft. . .
212 LE DESERTEUR,
SCÈNE II.
Madame LUZERE , SAINT-FRANC ,
CLARY.
C L A R Y , accourant toute éplorée.
V / Ciel ! . . Ciel. . . Monfîeur le Cheva-
lier , à fon fecours. O ma mère. . .
(hllê tombe.)
Madame LUZERE, la relevant.
Qu eft-il arrivé ?
SAINT-FRANC.
Expnquez-vous... Parlez... Calmez-vous.
CLARY, refpiranî à peine.
Des gardes emmènent Durimel !
Madame LU Zl. RE.
O Dieu !
CLARY, au milieu desfanglots.
Ils font entrés ... Ils fe font emparés de
lui . . . Ils le conduifent à travers tout un
peuple . . . J'ai vainement couru ; Durimel
fe laiffoit entraîner fans élever aucun cri ^
aucun gémiffement, & comme s'il étoit cou-
pable,
DRAME. 2T^
Madame L U Z E R E , lomhant aux j>ieds
de Saint 'Franc , qui ne lui donne
pas le tems de m'ittre un genou en terre.
Ah Monfieur ! . . Courez , faites qu'on
le délivre. ^ Votre autorité , dans le Régi-
ment , doit avoir un crédit fur . . . Embrafr
fez fa caufe ... Si vous faviez.
SAINT-FRANC.
J'embrafTerai fa défenfe ; mais de grâce ,'
achevez un aveu . . .
Madame L U Z E R E,
Ah ! . . (à Clary, ) Éloigne toi . ma chère
jille... LaifTe-nous un infiant... Éloigne-
toi... écoute une raere.
CLARY , foujire & fe retire inquîette
G- tremblante.
Vous vous cachez encore de moi ... Ah !
fi cela continue , il faudra que je meure.
3%%,
1^##
âr4 LE DÉSERTEUR,
SCÈNE III.
SAINT -FRANC , Madame LUZERE.
Madame LUZERE, jtrend Saint-Franc ,
l'amené fur le bord du Théâtre , &- lui dit
d'une voixhajje ^ fupfliante.
J E m'abandonne à vous. Écoutez fi j'ai
lieu de frémir ,, . Ce jeune homme pour qui
je vous implore , efi Déferteur de votre
Kégiment.
SAINT-F RANG, recule en arrière s
en jettant un cri douhureux,
; Seroit-il poflible ?
Madame LUZERE.
Hélas ! Il efl: perdu , fi. , .
SAINT-FRANC, avec véhémence»
Vous m'avez percé le cœur.
Madame LUZERE.
Puis-je compter fur vous ? , .
SAINT- FRANC.
Ah ! vous ne favez pas tout ce qui s'eil
paflTé dans mon ame. . . Comme elle s'eft
ébranlée. . . Madame , ce cœur efl: plus dé-
chiré que le vôtre*
DRAME. 21 f
Madame L U Z E R E.
Ceft rhumanité qui fe fouleve , ^ qui
vous parle en fa faveur.
SAINT-FRANC.
Oui fans doute. .. Mais ne vous y tromr
pezpas. Il s'y Joint un intérêt plus vif, plus
touchant & plus fort. Que de fois , de
malheureux Déferteurs mont fait mourir
d'effroi ! il n'eft plus tems de vous le ca-
cher , apprenez que mon fils eft Déferteur
auffi. H^las ! Aucun d'eux ne me fut amené',
que tout mon fang ne fe foit glacé , que je
n'ayecrule reconnoître.Tantde fois trompé,
le ferai- je aujourd'hui?.. O Dieu ! Tu fais
combien je fou pire après fa vue , & comme
je tremble de le retrouver.
Madame L U Z E R E.
Que m'apprenez vous? .. Quel preflentî-
ment vient me faifir ! Mais , Durimel eft le
fils d'un foldat. Élevé dans la mémereligiori
que la nôtre , le Languedoc fut fa patrie,
SAINT-FRANC, avec la rlusgranâe
émotion.
Que dites-vous ? Arrêtez , Madame. . ;
Le Languedoc ! Je naquis fous le même
ciel î mais^ je n'ofe vous cmire encore. . .
Une idée auiîi chère. , . Auifi cruelle. , i
fei(5 LE î:)ÉSERTEUR,
Ah ! je ne puis en foutenir l'incertitude. . .
Je vais. . . Je vols à lui.
Madame L U Z £ R E , feule.
Que de combats à foutenir ! de terreur à
ëtoujïcr ! ô Dieu , prête -moi le courage
néceflaire. . .
SCÈNE IV.
Madame LUZERE , CLARY.
C L A R Y , revenant à fa mère.
J\ H , ma mère ! tout mon corps frif-.
fonne. . . Je pleure malgré moi.
Madame LUZERE,
Raiïurez-vous.
CLARY.
Que je me rafTure ! & vous êtes auflî pâle ;
âufli tremblante que moi.
Madame LUZERE.
Cruelle fille ! Laiflez-moi refpirer ; c'eft
vous qui m'effrayez.
CLARY.
Mais , dites-moi. D'où vient qu'on l'ar-»
ic.tç ? Que fignifioient ces mots interrom-
pus ,
DRAME. SLïj
pus , ces foupirs , cette triftefle profonde
qui perçoit à travers les expreffions de fon
amour. Il n'étoit plus le même. Croyez-
vous en avoir impofé à mon oeil. Ce vieux
Chevalier qui vous quitte , je lai vu fortir
le vifage altéré.
Madame LUZERE.
Il a fes peines.
CLARY.
Je meurs mille fois de ce fîlence cruel.
Ma-lame LUZERE. avec une tranquilhé
Jorcée.
Je vous le répète , Clary ; votre imagina-
tion prompte à fe forger des maux , fera le
fupplice de votre vie.
CLARY.
Hélas ! Vous voulez que je fois tranquille ,
& les malheurs de la guerre viennent fondre
jufques dans notre maifon. Comme tout eft
changé ! Je ne vois que des vifages farouches
ou infenfibles à nos douleurs. Vous même
diflimulez avec moi Ne fuis- je plus votre
Claïy ? Ah ! ma mère , eft-ce ainfî que
mon hymen va fe célébrer.
Madame LUZERE.
Ton hymen ! . . ( appcrctvant M. Ho5iau.)
Mais que nous veut- il encore , & que vient*
il annoncer?
JomeL K
2î8 LE DÉSERTEUR.
j«iin mil r—f ■■■
SCÈNE V.
Madame LUZERE, CLARY,
M. HOCTAU.
M. HOCTAU.
\ O I L A. donc enfin la mine éventée.
L'homme qui devoir me faire fauter en l'air
n'efl: pas à fon aife à préfent. Cela efl: fès
fâcheux pour vous , Mefdames ; mais n'ai je
pas tou' ours prédit que cet aventurier fini-
roit mal ? Vous n'avez pas voulu écouter
mes confeils. Il n'eft plus tems ; voyez le
bel honneur que cela va vous faire.
Madame LUZERE.
Sortez , Monfîeur ; laiffez-nous libres;
nous ne fommes pas en état de vous en-
tendre.
M. HOCTAU.
Vous favez donc la fin de l'hiftoire. Je
îne fuis trouvé là , moi. A peine conduit à
la première garde , qu'un vieux Sergent l'a
reconnu tout d'abord.
Madame LUZERE.
( à /<îrr.) Malheureufe 1 ( voulant emmener
B R A M E. 2^^
fa fille.) Viens , ma fille , viens, ma chère
Uary Fuyons Ton afpeâ ; il ne peut que
nous affliger. ^ ^
C L A R Y , r(fîjlanî.
Non. . Le fupplice que j'endure efl au-
deflus de tout ce que vous pouvez m'ap-
prendre. ^
Madame L U Z E R E.
Ah ! mon enfant ... prie de ne rien favoîr.
lu ne le /auras peut-être que trop tôt. . . .
Arme-toi de courage.Ton amant infortuné...
CLARY.
Eh bien ?
{Madame Luiere ne peut lai-Ier.)
M. HOCTAU.
Elle Ignore que c'eft un DeTerteur.
CLARY, jmam un cri.
Déferteur ! i:.ft-il bien vrai, ma mère ?
(Elle tombe dans les Iras de fa mère.)
M. HOCTAU
Ceft ce jeune Officier qui Fa décelé. Le
Confeil de guerre sWemble. Son procès eft
tout tait, dit on , pour demain à la ^arde
montante. ^
Madame L U Z E R E , avec indignation
^ Sortez de ma préfence , & n'y reparoifTez
jamais , homme vindicatif & méchant , qui
Kij
220 LE DÉSERTEUR,
venez jouir du malheur qui nous opprime !
Retirez-vous , & laiflez-nous à nos tour-
mens.
M. H O C T A U , en s'en allant.
Eft-ce ma faute , à moi , fi fes compatrio-
tes font deux cent lieues pour venir ici lui
caffer la tête ? . . Mais nous nous reverrons
après le premier feu.
SCÈNE VI.
Madame LUZERE,CLARY.
C L A R Y , après un fdence.
XJE. voilà donc révélé , ce terrible fecret.
Quoi ! Durimel eft arrêté comm.e Défer-
teur. . . Il eft au milieu des Soldats. . . Il eft
peut-être condamné.. . Il va périr. . . Juges
cruels ! mes larmes pourront-elles vous ap-
paifer. Ah ! courons le fauver, ou mourons.
Madame LUZERE.
Arrête , ma chère Clary. Recueillons
notre ame , & nos forces ; commande-toi
un inftant. Ole efpérer. J'attends le vieux
Oievaîier... Pvla fille , au nom de l'amour
que j'ai pour toi , élevé ton ame, & ap-
prends à fupporter les revers de la vie.
DRAME. 121
C L A R y.
Je touchois au bonheur.
Madame LUZERF.
Ceft ainfi qu'il fe joue des mortels , &
tu n'es pas la feule infortunée qui géraifle
fous un coup imprévu.
CLARY.
Durimel ! Durimel ! quelles font à pré-
fent tes penfées. Je fens que ton cœur m'ap-
pelle ... Je crains de te revoir. De<; (enti-
mens inconnus à mon ame la rempliflent &
Tépouvantent : comme tout eft délert & lu'
gubre autour de moi , & quel défefpoir af-
freux m'attend !
»aiiU'l>WilJ*WyTt't
SCÈNE VII.
Madame LUZERE, CLARY,
VAL COUR.
Madame LUZERE.
V^ U E vois-je ! Ah ! fuyons.
V A L C O U R.
Vous voyez un homme qui vient d'«tr«
étrangement furpris.
K iij
222 LE DÉSEP.TEUR,
C L A R Y.
Vous êtQS un monftre , & nous maudlf-
fons l'heure où vous avez touché le feuil
de cette maifon.
Madame LUZERE.
Quoi ! vous avez été afTez lâche , alTez
cruel pour vous rendre le délateur d'un in-
fortuné que vous auriez du protéger j &
vous ofez encore . . .
VALCOUR.
Qui moi , délateur ! (arrêtant Clary.)
Arrêtez , de grâce écoutez moi. Je vois
que mon coeur ne vous eft pas connu. Vous
m'avez mal jugé. J'ai peut-être pu y donner
lieu ; mais fi je me fuis permis quelques lé-
gèretés indifcretes, dans une pareille affaire ,
toute frivolité celTe. J'en jure par l'hon-
neur ; non jamais mon cœur ne s'eft fenti Ci
vivement touché , que lorfque je l'ai re-
connu . . . J'en ai pleuré de pitié . . . Ah ! fi
vous m'euffiez confié fon fort , j'aurois pu
Je fauver...
Madame LUZERE.
Ce n'eft pas vous qui l'avez fait arrêter?
VALCOUR, avec chaleur ù' noblejje.
CefTez une imputation aiiflTi odieufe ; je
Tougirois de la combattre. Que la grâce de
DRAME. 225
tous ces infortunés n*eft-elle entre mes mains,
aucun ne périroit ! Mais que dis-je , ne
dérefperez pas. Le Colonel , fous lequel il
a fervi , efl: mon père. Je vole à fes pieds.
Je les en brafTe, je preife, je follicite fa grâce;
je l'obtiendrai. Plus de repos , plus de tran-
quilité pour mon cœur , que votre amanç
ne foit libre , & que vous ne foye? unii.
C'eft çn vous le rendant que je me vengerai
de vos foupçons. Vous verrez que la légè-
reté du François neft pas incompatible
avec la fenfibilité , & que l'étourderie n'ex^
clud pas toujours les vertus. Adieu , les
momens font chers , & je cours les em-
ployer.
Madame LUZERE.
Ah ! s*il eftainfi , Monfieur, pardonnez.,;
SCÈNE VIII.
Madame- LUZ ERE, CLARY.
CLARY.
O
Serons- nous efpérer , dites-moi ^^
l'oferons-nous ?
Madame LUZ ERE.
Oui 5 ma chère fille. Nous ne fommes pas
Kiv
524 LE DÉSERTEUR,
encore certaines de notre malheur. Le corps
généreux des Officiers fauve tous ceux
qu'ils peuvent fauver. Penfe-tu qu'on or-
donne de fang froid la mort d'un homme ?
CLARY.
Ah ! ils pleurent tous , & ils condam-
nent . . . i-ia clémence leur efl: étrangère . . .
Mais pourquoi ne courons-nous pas à lui ?
II a befoin de nous. Mon cœur eft tour-
menté 5 & le fien éprouve tout ce que je
fens . . . S'il mouroit . . . Affireufe image !
Ciel 1 frappe-moi avant lui.
Madame L U ZERE.
Allons au devant du vieux Chevalier ;
c'eft notre Dieu tutélaire , tu connoîtras
fon ame . . . Tes pas chanceient !
CLARY.
Je me trouve foible , j'éprouve un ferre-
ment de coeur inexprimable.
Madame LU ZERE.
Viens , chère enfant , appuie-toi fur
Eîon fein.
^Elles fortsnî appuîées l'une fur l'autre.)
Fin du troifiémz ABe,
DRAME. 22/
ACTE IV.
SCÈNE PREMIERE
SAINT-FRANC, VALCOUR.
V A L<: O U R , fuh'zn: Saint-Franc.
\^ U E je te laifle !.. & c efl: à ir.oi que tu
peux le dire ? Je ne te quitte pas. Comme
dans un inftant tous tes traits font change's 1
Je t'ai vu fortir de la falle du Confeil ,
pâle , & la mort dans les yeux : Quelle im-
preflion profonde & terrible ce malheureux
a fait fur ton ame ! Tu fais tout ce que j'ai
dit , tout ce que j'ai tenté ... Tu voudrois
parler , tu te tais ! ne fuis- je plus ton ami ?
Ah ! la pitié qui te parle en fa faveur eft
fans doute refpe(ftable ; mais qu'elle n'aille
pas te précipiter dans le tombeau avec l'in-
fortuné que tu ne peux fauver.
Kv
22(5 LE DÉSERTEUR;
SAINT-FRANC
Valcour ! en tout tems ton amitié me
fut utile & chsre. Aye pitié du plus mal-
heureux des hommes. J'adopte tous les in-
fortunés ; mais celui-ci , hélas ! je l'ai vu
trop tard. Va trouver ton père. Tu fais que
ma voix l'endurciroit au lieu de le fléchir.
Obtiens feulement un délai , & je ferai le
plus heureux des ... Va , & lailTe-moi.
VA I COUR.
Je te laîffe pour fervir ta générofîté , que
j'admire , & que je dois imiter ; mais pro-
mets-moi de ne la point porter à l'excès.
Calme-toi » digne & refpedable ami.
SAINT-FRANC.
Oui , mon cher Valcour , je ferai plus
calme.
{Vodcour fort)
DRAME. 227
SCÈNE IL
SAINT-FRANC, feul
JMpénétrable Providence ! tu
veux rendre la fin de ma carrière trifte Se
funefle ! . . Hélas ! il devoit faire la confo-
lation de ma vieillefle. Ah ! quand ma main
guidoit en paix fes premiers ans , j'étois loin
de prévoir que cette même main devoit un
jour le conduire à la mort ! Je lai vu lan-
guiffant au berceau , il étcit dans cet âge
où la douleur n'arrive point jufques à l'ame ,
oii loin des horreurs du trépas , l'enfant
meurt comme il s'endort ; mes voeux ardens
ont fatigué le Ciel. Je l'implorois pour qu'il
prolongeât fa vie... Je ne favois pas alors
ce que je demandois , , . Ah 1 coulez mes
larmes , coulez.
Kv}
228 LE DÉSERTEUR;
•t.' ■ — •""— - — ^ ■■" ■■■-^
SCÈNE 1 1 1.
Madame LUZERE , SAINT -FRANC.
SAINT-FRANC, allant à Madams
Lu-iere.
J^ P A R G N E z-moi , Madame , épargnez-
îïîoi ! je l'ai vu , je l'ai reconnu . . . Oui ,
c'eftmon fils.
Madame LUZERE.
Durimel , . . votre fils !
SAINT-FRANC, avec une douleur nolïe.
II n'efl: que trop vrai. Je redoutois ce
coup , il n'a pas rr.anqué. C'eft contre moi
que s'épiîîfent tous les traits du malheur. Je
défie maintenant le fort de me porter des
coups plus fenfibles. Je m'efforcerai de mon-
ter mon ame à un degré auffi haut que ce-
lui de (es infortunes. Dans un moment je
vais connoître ce qu'eft mon fils. Si fon
cœur eft- grand il faura mourir ... Le refte
fera bien aifé , je n'aurai plus qu'à 1©
fuivre.
Manama LUZERE
Maïs , s'il efi: votre fils, n'êtes-vous pas un
4ç fes Juges. Ne peut- on pas j en faveur de
DRAME. :i29
ces titres, & des fervices que vous avez
rendus à la patrie . . .
SAINT-FRANC.
La loi eft inflexible, & ne connoît
perfonne. Elle n'eft mcme facrée qu'autant
qu'elle eft aveugle.
Madame LUZERE.
Quoi ! votre fang prodigué dans les
combats . . .
SAINT-FRANC.
Viens à mol , confiance héroïque , viens
affermir ce cœur chancelant. C'eft pour la
dernière fois que j'aurai courbé ma tête ,
que je me ferai humilié /ufqu'à la prière. Je
vous l'ai dit , Madame , le Colonel efl mon
ennemi. Il eft altier , il eft inexorable. Si
je difois un mot , je ne ferois que hâter la
mort de mon fils. Hier , faifiifant l'époque
de cette défertion , il ofa m'accufer , en
plein Confeil , de trop d'indulgence envers
les Déferteurs. Il eft vrai que j'ai caufé le
fa!ut de plufieurs ; mais toi, malheureux,
tu n'échapperas point , parce que tu es mon
fils î J'ai porté la parole terrible de n'embraf-
fer la défenfe d'aucun. Je ne favois pas
qu'elle dût retomber fur la tête qui m'eft la
çk-s chère ... Au refte , Madame , ne tra-
hiffez pas ce fecret important» Je fais quand
il faudra le révéler.
230 LE DÉSERTEUR,
Madame LUZ ERE.
Que tardez-vous , allez trouver les an-
ciens compagnons de vos exploits ; écriez-
vous devant eux : Ceft mon fils que vous
allez mettre à mort. Alors leurs cœurs
attendris...
SAINT-FRANC.
Je ne le fauverois même pas. Sa mort eft
{ignée depuis fept ans , 6c TArrét eft irré-
voquable. J'ai vu prefque toutes les voix
palier à fa condamnation. Ah ! fi fa grâce
ctoit poflible , penfez-vous que je balance-
rois un feul inftant ? que la caufe des Rois
combattroit celle de la nature ? Un intérêt
auffi cher que celui de fes jours , m'oblige
à dévorer mes larmes en filence. La Reli-
gion de nos pères . . . Vous m'entendez ,
Madame. Si je laiflois échappe»- mes cla-
meurs paternelles , un zèle fanatique l'arra-
cheroit bientôt de mes bras. Ils me prive-
roient de fa vue & de fes derniers momens.
Dans ces momens aff; eux , accompagner
fes pas , m'attacher à lui , eft la feule con-
folation qui me refte.
Madame LUZERE-
Et vous vous êtes dérobé à fa vue ! ft
fes regards ne fe font point fixés fur un
père .1
DRAME. 23*
SAINT-FRANC.
Ce n'étoit point là où je vôulois qu'il me
retrouvât. Il étoit aulli loin de me croire
dans ce grade & dans ce Régiment , que
tous ceux qui m'cnvironnoient étoient loin
de foupçonner que cet infortune étoit mon
fils. Dans mon malheur , j'ai goûté du moins
quelque joie. Ce coeur a été fatisfait de Ton
courage. J'ai reconnu mon fang. Il n'a af *;
fedé ni une contenance hardie , ni une con-
tenance abattue. Il ne s'cft point humilié
devant Tes Juges pour mendier la vie. Il a
répondu aux interrogations fans fierté
comme fans toiblefle. Tranquille , & pouf-
fant quelques foupirs par intervalles , mes
yeux , que je détournois , retoi boient tou-
jours fur les fiens. Je (uis rcOé aufli ferme ,
êc j'ai eu la confiance de difputer pour lui
un trépas qui ne fût point infamant. Au
ir.oment de figner j'ai cependant fenti ma
main trembler , & mon caur a failli me
trahir.
Madame L U Z E R E.
Comment avez- vous pu don pter ce mour
vement de la nature ?
SAINT FRANC.
Il faudroit être moi pour le favoir; maî*
îl le falloit. J'ai prié qu'on le laiflât îiLre,
jufqu' a rheure où Ion Arrêt doit être Qxé-z
'^S2 LE DESERTEUR ,
cuté. J'ai répondu de fa perfonne. Il n'y a
que vous , Madame , qui fâchiez un fecret
que je voulois encore renfermer dans mon
fein ; & fans le bien que vous m'avez dit de
lui , j'aurois héfité à vous le confier. Oui ,
fi j'eufle trouvé mon fils indigne de moi , il
ne ni'auroit jamais connu ; mais je fens que
ce cœur paternel voie au devant de lui. Il
me tarde de l'embrafTer , de l'inonder de mes
larmes , de le prefTer fur ce cœur gemiffant.
C'eft alTez combattre , qu'il vienne ! qu'il
tombe dans mes bras !
Madame L U Z E R E.
Dieu , je le reverrai !
SAINT-IRANC.
Je meurs d'i;r,patience , & je frémis du
moment. Madame , j'aurai befcin d'être feul
avec lui. Il me femble toujours l'entendre
venir. Je ne me trompe point , ou cette
fois . . .
Madame L U Z E R E.
Ses regards vont me chercher , & ne me
trouvant point ...
SAINT-FRANC.
LaiiTez-nioi , je fuis jaloux de poflTéder fes
derniers momens ... II me les doit !
( Madame Lujer« fe retire,)
Ciel f le voici !
DRAME. 251
: > '■ ' %
SCÈNE IV.
SAINT-FRANC, DURÎMEL.
D V Kisiti , environné de Soldats , entre p
les cheieux épars , & habillé
ccnformément à fa fauatiott,
SAINT -FRANC, à part.
\^J Mon Dieu ! laiiTe-moi vivre encore
une heure , & je t'abandonne le refte de ma
vie,
(Il fait figne aux Soldats de fe retirer, f-sfont
cenfés demeurer ci la porte.)
DURIMEL , dans le fond du Théâtre,
Je cherche Clary , & je crains de la ren-
contrer. Il faut que je la voye avant de
mourir. Ceft elle qui doit me plaindre Se
me confokr. Hélas ! on me fuit , on n'ofe
me revoir , on tremble de m'aborder.
( i^ppercerant Saint-Franc , & courant
vers lui. )
Ah ! Monfîeur , c*eft à vous que je dois la
liberté de revoir ces lieux qui me font â
chers ... A ce bienfait , il faut que vous
234 LE DÉSERTEUR,
en ajoutiez un autre . , . Vous feul pouvcE
le remplir. De tous mes Juges , vous m'a-
vez paru le plus attendri fur mes malheurs.
Mes malheurs font grands . . . Vous me
voyez pleurer ; mais ce n'eft pas fur moi que
je répands des larmes. ( arrivant fur te bord
du ihéâire, O mon père î mon père ! Le
Ciel a-t il prolongé tes jours ? Que vas-tu
devenir , fi jamais la fin de ma trifte défti-
née parvient jufqu'à toi ? (tirant une lettre de
fonfe.n.) PuilTe cette lett e te confoler , en
apprenant dans quels fentimens j'ai terminé
ma vie. Je fuivrai tes leçons jufqu'au der-
nier foupir. Je chérirai la vertu , la Reli-
gion, l'honneur, (il bai'e 'a lettre avectranf-
port. ) Parois à une vue fi chère , gage pré-
cieux de mon amour ; tu rendras , après
moi j ma parole vivante. Si fes yeux peu-
vent te lire, je revivrai pour lui dans ce moi
ment, (allant à Saint-Franc.) Monfieur , il
n'y a que le nom & la Compagnie , qui
pourront vous aider à la faire parvenir à fon
adrefle. Mon père eft un Soldat don le
Régiment a paflé les mers. Ce RégiTjer.t
ayant beaucoup foufïert , a été incorporé
dans un autre , dont j'ignore le nom. Je
vous en conjure , ne négligez pas vos re-
cherches ; je mourrai content u vous me le
promettez,
DRAME. 25^.
SAINT 'FK AN C .aprêsunfdence.
Donnez.
( Saint-Franc frend la lettre , rompt le cachet , ty la
parcourt ; cette aâiion jone Durîmel à le fixer,
Saint-Franc ouvre fes bras tout tremblans » &•
s'écrie avec l'ame d'un psre. )
Mon pauvre Charles !
DURIMEL.
Dieu!
SAINT-FRANC.
EmbrafTe ton père.
( Le jiere s'ajpuie fur F épaule de fon fils , ils de*
meurent eitthraj^és. Durimel met , un genou en
terre, Çy fe faifit des mains de fon f ère , quU
iaife avec une tendrefie repe5îueufe.)
DURIMEL.
Mon père ! dans quel état ! Grâces aa
Ciel , c'eft vous ! Quel heureux moment !
SAINT-FRANC.
Oublie -tu le moment qui doit le fuivrc ?
D U R I M F L.
Je l'oublie ! je voulois vous voir encore
avant de mourir. Je bénis la faveur du Ciel ,
qui me permet à ce prix d'embraller vos
genoux... Grand Dieu ! pour un tel mo:
ment , oui je t'offre volontiers ma vie.
i236 LE DÉSERTEUR,
SAINT-FRANC.
Mon cher fils ! tu te fens donc la force
ide te foumettre à cette main invifîble? ....
Dis , conferveras-tu ce courage jufqu'au
dernier inftant.
D U R I M E L.
J'y fuis réfolu , quoique mon coeur ait à
regretter . . . & fî quelque trouble vient l'af-
foiblir , ô mon père ! c'eft de vous que j'at-
tends un regard qui me rende toute ma fer-
meté.
SAINT-FRANC.
Ton père malheureux , n'a que ce trifte
bienfait en fon pouvoir. Je ne te quitte
plus. T'affermir , t encourager , eft un droit
trop précieux , fans doute, & que ie ne cède
à perfonne . . . Voilà pourquoi j'ai caché à
tous que tu éîois mon fils . .. Emploi terri-
ble & cher , j'efpere ta remplir !
DU RI M EL.
Vous y ferez , mon père !
SAINT-FRANC.
Ignore- tu que c'eft moi qui donne le (î-
gnal ? Tout Déferteur a trouvé en moi uh
père. Je croyois te voir, t'embraffer dans
chacun d'eux , & je t'abondonnerois , &
je perdrois le fruit du plus cruel apprentif-
DRAM E. 237
fage ! . . Non , qu'il m'en coûte la vie. Ton
ame ne s'envolera fous l'œil d'un père , que
pour fe réfugier dans le fein d'un Dieu. C'eft
le père commun des hommes , mon fils , &
toute ma tendrefTe paternelle , n'eft qu'une
foible image de la fienne.
D U R I M E L.
Ah ! ce Dieu , dont j'adore la bonté ;
fait que j'ai plus d'une vidoire à rempor-
ter . . . J'allois mourir paifiblement ; mais
voici que l'am.our de la vie me parle avec
force 5 & fe reveilk dans mon fein. Je vous
retrouve , je prefle ces mains chères & ref-
pedables ... A peine ai-je le tems de les
baigner de larmes de joie , qu'une voix im-
pitoyable m'appelle fur les lieux où ma
ioi[& eft déjà crtufée.
SAINT. FRANC,
Cette grâce n'étoit que conditionelle.
N'outre point tes regrets. Un moment plus
tard tu mourois loin de moi , & je vivois
défefpéré. Va , béniflbns Iç Ciel. Je fens
toutes tes douleurs , mais c'eft enfemble
qu'il nous faut apprendre à les furmonter.
Soumets ta defHnée à la volonté du maître
qui conduit tout.
D U R I M E L.
Je me foumettrai . , . Je mourrai... Mail
quel eft mon crimç !
538 LE DÉSERTEUR.
SAINT-FRANC.
Eh ! quel étoit le crime d'un miîlîoa
d'hommes , moillonnés à mes côcé? par le
fer , par la flamme , par les malacics plus
cruelles encore ? Ils vengeoient la Patrie ,
& périfioitnt dans les tourmens Ils étoient
tous innocens , & toi..« La loi eft géné-
rale & la plainte inutile. Si tu étoiï tombé
iur le champ de bataille, tu ferois mort
fans regrets... Mon fils ; tu peux encore
mourir en héros. Songe que ta mort fera
plus utile que ta vie ; ta mort retiendra fous
les drapeaux de la patrie mille jeunes i.ppru-
dens qui les auroient abandonnés pour fe
voir eniuite aufii îralheureux que toi. En
-torbant , tu p éviens leur perte , tu raf-
fern is les colonnes de l'État... Embraiïê
cette idée digne d'un Citoyen. Dis à toi-
néme ... Si j'ai f ahi la loi de mon pays ,
il n'aura lien à ait reprocher ; rra méinoire
fera fans tâche ; la réparation aura été pluj
éclatante que la faute même.
DU RI M EL.
Je rappellerai mon courage qui chancelé ;
irais qu'il eft affreux de quitter la vie à la
fleur de l'âge , aux portes de la félicité!
lorf qu'un père , une amante ... Le fenti-
ment l'emporte , & je ne fuis qu'an foible
fip.urtel.
DRAME 2S9
S A I N T - F R A N C.
Ce cœur paternel fouffre en prononçant
ces niots ; mais quand les Ci.lamités de
rhomn e font montées à leur co ible , que
tout échappe à fes mains , qu'il le trouve
feul fur les bords d un abîme inconnu , mon
fîls , connois-tu l'être qui confole & qui fe
plaît alors à fecourir le malheureux qui
ï implore ?
D U R I M £ L.
Dieu , mon père.
S A I N T - F R A N C.
Sa préfence nous environne. Il entend.;
il recueille nos moindres foupirs. Quand tu
es fous fon regard , cornoîtras tu le délef-
"poir ? & où peux-tu tomber, fï ce n'efl dans
Ton fein ? Que gagneroitton ame à s'irriter?
ïn te montrant rebelle , tu te rendrois en-
core plus malheureux ! Si tu as toujours été
homme de bien , levé ce front abbattu. Ta
.trifteÛè outrageroit l'Etre puiflant & mag-
nifique. Aie la confiance d'un fils , & non la
terreur d'un efclave. C'ell: au vil incrédule à
trembler; mais toi qui vois au-delà de cette
vie tends les bras au Père univerf^I. Tu
plongeras dans le tombeau pour te relever,
immortel.
DURIMEL.
Ah ! mon père ! que cette idée eft au-:.
i
240 LE DÉSERTEUR,
gufte & fublime ! C eft quand l'Univers va
nous échapper que cette vérité confolante
defcend dans toute la profondeur de l'ame ,
& l'éclairé de Tes rayons céleftes. Allon?,de-
inain , à cette heure , je faurai avant vous
ce que c'eft que mourir.
SAINT-FRANC.
Je refterai feul ! Qui de nous deux fera le
plus infortuné ? Je voudrois n'être pas con-
damné à l'horreur de te furvivre. J'ai paffe
foixante années prefque toutes chargées d'o-
tages. J'entends l'heure qui m'appelle. Elle
ne doit plus tarder. Qu*ai-je à mendier en-
core ? Tu apphnis pour moi le chemin de la j
tombe. Qu'eft ce que cette vie? Va, il efl:
Bifé de la perdre lorfqu'on s'y réfout. On
n'évite point la mort. Il ne faut que l'atten-
dre, & fe laifler frapper.
DUR I M EL.
Vivez pour les infortunés , vivez pour
kur fervir de père.
^
SCENE
D R A M E. âji
S C È xN E V.
Madame L U Z E R E , C I. A R Y ^
SAINT-FRANC, DURIMEL. '
C L A R y , d.zns lef-nd duThéâtre.
X Ai<îsEz-MOi aller à lui ; je ne l'ai point
•ncore vu depuis qu'il eft malheureux.
DURIAIEL.
Ceft elle ! ô mon cœur , affermis toi î
S AI NT- FR A NC,«mW Gary.
Chère fille ! Aménagez, ménagez notre foî-
bldle. . . Il a befom de tout Ton courage.
C L A R Y , ^ Durlmd , quife détourne.
Tourne donc les yeux vers moi , Duri-
mel ! . . .
D U R I M E L, fe prédphint dansfeslras,
Clary , ô chère Clary !
C L A R Y , après un moment de fdence.
Quel regard au milieu de tes larmes ' '
Que veut-il médire? Je perds la voix. Le
ciel qui te fait innocent te rend-il à moi >
Tome 7". _L
242 LE DÉSERTEUR,
D U R I M E L , avec tranfport.
Va , bénis fa bonté. . . Ce jour n'appar-
tient pas tout entier au malheur.
CLARY.
Quelle joie fubite brille fur ton vifage !
Ta grâce. . . Elle eft accordée ?
D U R I M E L.
Oui , la plus grande que je pouvois obte-
nir du ciel. J'ai retrouvé mon père! le voici ,
précipite-toi dans fes bras.
CLARY , âSa nt-Franc.
Vous êtes fon père ! Ah ! vous f.rez le
mien. Ce cœur vous a nommé. Vous le dé-
fendrez , vous le Sauverez. Je meurs , s'il
périt. . . Mais , qu'ai- je à vous dire pour lui?
JLa nature a parlé dans votre ame. Qu'il va
m'étre doux de vous honorer , de vcu^ ché-
rir fous le double titre de père & de libéra-
teur de mon époux ! . . Vous vous taifez !
SAINT-FRANC, ému, if lui f renanties nM.ns^
Chère enfant î
CLARY.
Hélas ! fi je vous fuis chère , dites ; il ne
périra pas ! Je ne veux que ceî mots , fans
quoi ma confiance fjccomle. C'eft fur lui!
que j'ai fondé tout mon espoir ; & pourquoi!
donc faut- il qu'il rneurc ?
DRAM E. 2^1
D U R I M E L , interrompant Clary.
. P^^ ^^^ i"g^s s'appaifent ou demeurenc
inEéxibJes , ma tcte eft dévouée au mal-
heur , & je ne dois plus afpirer à votre
main. Cefl à moi de vous épargner ces dé-
chirantes allarmes. Séparez votre fort du
mien. Un autre plus heureux remplira la
brillante diftinée que je n'ai pu qu'ent evoir.
Je fens qu'il eft des p-^rtes plus fenfibles que
celle de la vie.
C L A R Y , avec véhémevce.
O paroles cruelles !.. Et c'eft toi qui"
m accables ainfi ! . . Non , tu ne le crois
point. . . Ai-je befoin de te le dire ? Non
ce cœur n'appartiendra jamais à un autre!
f'arle-moi plutôt de fubir la mort enfemble '
Mais garde-toi de penfer que Clary puilTe
renoncer a toi. Je ne dois plus cacher l'ex-
cès de mon amour. Ton infortune m'en fait
, un devoir lacré. . .
D U R I M E L , jrej'ant la main d Gary,
O mon père , mon père ! comme elle
,m auroit aimé ! Je fens , je fens trop que ie
tegrette la vie. '
{Ils s'embrajfent.)
Madame L UZ E R E , allant d eux b- les
Séparant avec tenc'rejfe.
Arrêtez , mes enfans ; mon cœur fe brife
Lij
2144 LE DÉSEPvTEUR,
entre vous deux. Dans ces niomens pitoya-
bles vos tranfports font de nouveaux traits
que vous enfoncez dans nos âmes. Triftes
vidimes d'un amour malheureux ! Attendez
ce que le ciel doit décider de vous , & ref-
peâez deux cœurs que vous déchirez.
D U R I M E L , avec nohkjje.
Madame , je fens mon courage s'élever :
je faurai vaincre la mort , la recevoir d'un
oeil tranquille ; mais ce coeur ne peut renon-
cer au charme qui m'étoit offert. Toutes
les puifTances du ciel & de la terre ne peu-
vent même ra'ffoiblir. Que cette chaîne de
jou s fortunés vienne à fe rompre, un d'eux
du moins peut m'appartenir. Vous m'ai-
mez? . . Ah ! j ofe ici en demander le prix.
Qu'importe ce que le jour de demain peut
a ; ener de finirire. Je puis mourir en por-
tant le nom de fon époux. Ce nom heureux
in'é.oit deftiné. Vous même ici tantôt... Ah !
je vous crois trop généreufe pour changer
comme le ort.
Mada^iie L U Z E R E , _/è couvrant le rifage.
Ah ! cruel !
D U R I M E L , à Saint-Franc.
Vous aurez une fiîle, fi vous perdez un fils.
Elle \ous tiendra lieu de moi. Sur les bords
de la tombe , j'emb afllrai le bonheur un
ul i ndant , & j aurai aflez vçcu.
I
DRAME. 2dj
CL A R Y , dans un tranfportpajjï'nné.
O ma mère ! Je l'aime de toutes les forces
de mon ame ! J unirois mes deftinées aux
iiennes quand l'univers entier ordonneroit
Ion opprobre. Donnez-lui cette main. Céci-
le ciel qui l'é Jaire & qui l'infpire dans ce def-
lem. Cette main lui fut promife. Il a de
nouveaux droits fur elle ; il eft malheureux.
i^e ciel aura pitié de ces nœuds formés fous
les regaro:^. Les barbares les rerpederont
malgré eux , & n'oferont les briier lans fré-
mir. . . Oui , nous ferons unis , cher Duri-
mel ! & malheur à qui ofera nous féparer.
D U R ] M E L.
Et je ne fuis pas heureux ?.. Et je me
plaindrois encore ? O mort ! tu peux frap-
ï^er ; jai connu l'amitié, l'amour & la ten-
ûrelie.
^Al^T-FKA^Crramuillement.
Madame on peut accomplir cet himen.
Le ciei ne défend pas l'efpérance. C'eft le
trefor ces infortunes. Qui feroit aflez cruel
pour le leur ravir ?
C L A R Y.
Ah ! Qu'il m'eft doux de vous nommer
mon père !
SAINTFRA.VC.
Mais , ô ma fille ! en devenant fon époufe ,
L iij
246 UE DESERTEUR,
Je lien que vous allez former vous impofe
un devoir. C'eft de refpeder la paix de Ton
arae ; ccft de défendre l'abbatement à
votre cœur ; c'eft d'imiter fon courage & fa
conftar.ce ; c'eft de vous foumettre aux ar-
rêts du Ciel. Me le promettez-vous ? A ce
prix feul. , .
C L A R Y.
En lui donnant cette main , n'ai -je pas
tout promis ? TendrefTe , obéifTance.
SAINT-FRANC.
C'eft afTez. Madam.e , que tout foit
prêt j que le Miniftre foit averti fur l'heure...
O mes enfans ! . . LaifTez-le , chère Clary;
mon fils recevra le titre facré d'époux. . ,
J'ai befoin d'être feul avec lui ; laiflez-nousi
les minutes font des années.
CLARY.
Hélas î Je ne le fais que trop , mon père ^
5c je vous les facrifie. (i Durimel.) Ah !
( Elle s'éloigne avec fa mère. )
^
DRAME. 247
g ■'■■ ■ ■ ■" -—=
SCÈNE VI.
SAINT-FRANC, DURIMEL,
SAINT-FRANC.
J_\ O u s fommes kuh. . . C'efl cette heure
que tu dois regarder comme la dernière de
ta vie. Helas ! fans l'Arrêt qui s'arme contre
elle 5 mille accidens imprévus pouvoient en-
core devancer Tinilant marqué.
D U R I M E L.
Il eft vrai.
SAINT^FRANC.
Nous devons tous ne nous regarder que
Conip-; j poileflcurs incertains du moment qui
s'échappe ... Le jour d'hier te laifToit efpé-
rer la jouiflance de plufieurs années. Ce jour
ne te laifle plus eipérer que peu d'inftans
que tu faifîs avidement. Comme ce point
de vue étendu s'ell tout-à-coup racourci !
Tu touches au dernier terme de refpéranca
qui appartient à la terre , & tu fembles y
voir encore le bonheur attaché ; mais tou-
jours prêt à le faifir , que fais-tu s'il ne t'é-
chappe a pas encore pour ne fe montrera
toi qu'au de-là de cette vie ?
L iv
S^S LE DÉSERTEUR.
D U R I M E L.
Il m'échapperoit , mon père ! & c^eft
la (eulc coniolation que j attends !
S A 1 N r - F R A N C.
Tu vois que le bonheur n'cft jama'u: dans
l'heure pré(ente , mais toujours dans cjJe
qui la iuit. Mon fils ! élevé tes regards vers
cet autre Univers , où le tems n'a p'us de
prife lur l'homme, oà rÉternité mjt îou^
Its Etres de niveau, confond le nombre iné-
gal des années , & rapproche l'enfant frappa
au berceau & le Lptuagénaire. Que le cer-
cle de la vie efl: étroit ! Comme nor> plus
beaux jours s'envolent les premiers ! & (îtôt
qu'ils décliiicnt , comme ils fe précipitent !
Ils laiOcnt à peine quelque légère trace , &
mes cheveux blancs m'ont tout fijrpris. Je
fuis parvenu au bout de cette carrie e , que
la jeuneflTe regarde comme fort longue. Je
me fuis vu à ton âge , |e puis attefler que
ce furplus d'années n'eft rien. A ton âge on
a éprouvé ce qu'il y a de meilleur ; le refte
n'eft qu'anertume ; î^: vers le loir de la vie ,
.le cœur fe flétrit , fe defifeche , & jufqu à
l'efpérance , tout meu t , tout s'éteint.
Mes defirs ont tous été trompés par 14
jouilTance.
D U R I M E L.
3^ous n'avez pas été heureux ?
B R A M E. 249
SAINT-FRANC.
Non ; l'expérience tardive m'a appris
que tout eft illufion fur la terre , & que Dieu
feul eft réalité... Dans la foule immenfe
des Etres , il n'y a que lui , mon iils . . .
Ne vois plus que fa grandeur , dont tu vas
t'app ocner. La mort pou voit fe préfenter
fous une forme plus hideufe & plus cruelle.
Dieu a daigné l'adoucir pour toi. Il nous a
rejoint , rends-lui grâces , & bénis l'arbitre
de la vie , & celui de la mort.
D U R I M E L.
Il vous foutient dans ce moment mcme ,
xe Dieu que i'implore entre vos bras ! à vos
paroles , mon ame refplre foulagée. Elle
perd fes terreurs ; & cet efprit confolateur ^
qui vous anime , m'élève & me femble une
émanation de la Divinité même. Qu'il eft
grand ce Dieu qui m'attend ! Sa bonté égale
fa puiflance ! Que je mefens porté vers lui,
çn fongeant que vous parlez en fon nom l
SAINT-FRANC.
Il nous écoute. Il fait fi je te dis rien que
je n'aye profondément gravé dans le cœur*
Pi es de l'acte le plus iérieux , à la veille du
dénouement de 'a vie , if faut renoncer h
tout ce qui va échapper de tes mains. Ré-
ponds-moi : quel facrifice as-tu fait , pour
aro LE DÉSERTEUR,
l'offrir à ce Dieu devant qui tu vas paroî-
tre ? Ce n'eft point afTez de te réfo idre au
coup que tu ne peux éviter ; il faut , moa
'fils ! un autre facrifice tout- à- fait volon-
taire. As-tu en ton pouvoir l'heure fui-
vante? C'eft l'avant dernière de ta vie , & tu
ofes la donner à tout autre qu'à lui !
DURIMEL.
Mon père ! ce Dieu que j'adore,pourroit-
îl s'offenîer d'un lien pur formé fous fon^
nom ? Clary & moi le bénirons enfemble de
nous avoir permis d'être unis comme frères
avant une féparation éterneîle. Nous nous
foumettrons à fes décrets d'un cœur plus ré-
figné. En devenant mon époufe , elle m'a-
bandonnera à fa volonté , & moi je la con-
fierai à fa clémence.
SAINT- FRANC, â'un ton tendre &' ferme.
Mais s'il falloit mourir à l'heure même ,
fans lui parler , fans la voir ; fi la voix re-
doutable t'appelloi pour fubir ton Arrêt. . .
Dis , ton courage ne fléchiroit-il pas? Mar-
cherois tu , en chériffant ton père , en ado-
lant le Ciel ?
DURIMEL.
Cette loi me feroit dure , je ravouerai ;
mais s'il falloit obéir, fi votre bouche l'or 3
donnoit , C tel étoit mon fort. . .
DRAME, aji
SAIxVT-FRANC.
Eh bien ?
DU RI M EL.
On me verroit gémir , & me foumettre i
mais avec douleur , au deftin le plus cruel..,
S 'MNT-FR ANC.
Tu viens de le prononcer , & j'en crois
ta promefîe. Nous penfons toujours que le
malheur qui vient de nous frapper fera le
dernier de tous. Hélas ! tu le vois , il renaît
toujours plus rigoureux , & l'infortune égale
la durée de la vie. Il faut me fuivre , mon*
iîls ; échappons- nous fans bruit de cette
maifon ; évitons les cris , les larmes , l'inu-
tile défefpoir de ces femmes que fai écar^
tées , & qui rendroient ta mort plus amere
& plus doulourcufe. Tu mourras fans avoir
à foufirir de leurs derniers adieux ; mar-
chons. . .
D U R I M E L.
O Ciel ! mon cœur eft brifé !
SAINT-FRANC.
Me fuis- tu ?
D U R I M E L.
Un inftant , mon père , un feul inftant !
SAINT- FRANC.
Tu héfites ! ton courage foiblit ; ce que
Lvj
2,;2 LE DÉSERTEUR,
tu viens de promettre étoit trop au-deflus
de toi.
DURIMEL.
Oui , fans doute ; mais je ne fucomberai
point. . . (^e^ardant le Ciel.) Ceft à toi que
j'offre les tourmens dont mon ame eft dé-
chirée. . Clar^y ! que vas tu devenir ? . .
Nous devions être unis. O mort doublement
cruelle ! Mais fi tu ne poux entendre mes
derniers adieux , je ferai toujours près da
toi. Ce cœur , fous l'empire de la mort , ne
te fera point ravi. . . Mon père ! puifqu'il le
faut , allons , faififTez-vous de ces mains
tremblantes , arrachez-moi de ces lieux. . .
Oui , je la veux remporter cette terrible
viftoire.
SAINT-FRANC.
C'en efl afîez , mon fils , demeure. . . Le
Maître qui veille fur toi , n'en demande pas
davantage , & le facrifice eft accompli. . .
Tu as encore douze heures à toi. Tu rever-
ras Clary. Ta main fera unie à la fienne.
Sens le bonheur. Jouis de tes derniers mo-
mens. Connois la félicité qui peut encore
t'appartenir , & ne parlons de l'heure fianefte
qu'à rinftant où elle doit fonner.
D U R I Al E L , arec aitendrifement.
Il femble à mon cœur que vous lui re-
DRAME, 2^
donnez la vie. . . Je la reverrai !.. Ah ! je
reçois ces inftans comme une grâce préci-
euTe. Ils me font plus chers que la mort ne
peutm'étre affreufe. . . Je fuis content, heu-
reux ... Je n'ai plus à me plaindre. ( avec
fermetc.) Dès que ces inftans feront écou-
lés , vous pourrez reparoître fans crainte ,
vous me trouverez pi et à vous fuivre.
Je me regarde déià comme entouré de Tap-
pareil militaire , & votre fils fans pâlir. . •
SAINT-FRANC.
Arrête , n'achevé pas. Je vois que nos
âmes s'entendent ; je lis dans tes regards la
fermeté de la tienne. . . Oui , tu es mon fils l
viens , & repofe dans mes bras.
( Ils fartent en fe tenant emlrajjes. )
Fin du quatrième ABe^
2Si LE DÉSERTEUR;
A C T E V.
Jl efl nuit , & le jour va bientôt paraître. On
i'oit deux flambeaux pofés fur une table ,
dont les bougies font prefque confumèes,
Clary efl endormie fur un fauteuil , entre
les bras de fa mère» Elle a i^eillé toute la
nuit près de fa fille ; elle femlle abîmée
dans fa douleur, Duriwel tient la main de
Clary ; il a les yeux fl ces fur elle,
SCÈNE PREMIÈRE.
Madame LUZERE, CLARY,
D U R I M E L.
DURIMEL.
( Il evj'rîme , par quelru^s regards &« rar quelques
fupirs , l'é'at àe fon ame il rrononre rrJme quû-
qus mens inarricaks. Il clandrnrip d ucement la
main d' Clan , Ce l ve , la riu'tte , s'éloig'.e &- la.
contem[h à diverj:s im^r'd es.)
{Sur le bord du ThéâirT.)
S
Es yeux appefant*" & fatigués de pleurs
cèdent enfin au fommtiil, . . Repofe inno-
DRAME. 2;^
cente époufe ; endors tes maux ; rêve au
bonheur , & perds l'idée de ce monde. . »
Que le crains Ion réveil ! Qu'il fera doulou-
reux !.. Si je pouvois m'échapper. . , Je
viens d'entendre pafler les Compagnies. . »
Quoi ! déjà. . . Com.me les heures fe font
rapidement écoulées ?.. Le tems («mble fe
hâter. . . Mon père va paroître, . . Chère
Clary \ (il La contemple ) Hélas ! nous n'a-
vons plus qu'à nous féparer. . , Il faut nous
fauver , à tous deux,, un trop cruel adieu.
( Il fait un mouvement pour s'éloigner , en. mettant
fes deux mains fur Jes jeux,)
CLARY, enfonge,
Durlmel ! Durimel \
DUR I M EL.
( Il ejifai/ï d' un frémif^ement exprejjlfj V revient
fur fes pas, retourne i elky ù" dit i voix lofe : )
Elle s'égare dans un fonge trompeur. . »
Ses lèvres mefourient. . . Pailer de Ces bras
dans ceux de la mort... Ah ! ai- je affezfouf-
fert ? . . Dieu ! pardonne ce murmure. Les
heures confacrées à la plus chafte tendrefïè ,
ne reviendront plus. Celles qui fuivent ne
doivent plus appartenir qu'à la réfigna-
tion & au courage. C'eft à toi que je les
voue 5 Maitre éternel de ma chétive exif-
tence. Il merefte un moment oùTamela
2y5 LE DÉSERTEUR,
plu? ferme s'ébranle. Soutiens-moi , Dieu
puilTant !
Jlprès unjïlence.
Non , ce n'efl: point le brillant du folell ,
ni l'éclat de l'Univers qui m'attachent à la
vie ; mais vous , fentimens avec lefquels fim-
patife mon être , amour ! amitié , mouve-
mens de la nature ! volupté célefte & déli-
cieufe ! charme inconcevable î oui , c'eft
vous que mon cœur regrette. . . Suprême
bienfaiteur ! Je ne fais quels font les biens
que ta bonté me réferve ; mais je ne t'en au-
rois jamais demandé d'autres. ( ici Clary fait
un gejîe , &' prononce cjuelques accens fans
fuite.) Comme elle paroît agitée!.. Ses
joues s'enflamment !
CLARY, toujours enfonge.
Vous êtes fon Roi. . . Vous êtes un Dieu ,
maître de fa vie. . . Mon époux, fa grâce !
fa grâce ! que je l'obtienne , ou je meurs à
vos pieds.
( Elle jette un cri G* s'éveille.)
{Durimel fe jette d fes genoux , ^ l<i
tient embrasé'. )
Madame LUZHRE.
Ma fille !
DUR I M EL.
Trop tendre époufe !
DRAME. 2;7
C L A R Y , jevenue à elle.
Où fuis-je ? Ah ! malheiir^ufe !.. Ce n'eft
qu'un (onge. Jecroyois être aux genoux de
ton Koi , de ce Koi que tu m'as dit fi aimé,
fi bientailant. . . J'im.p'orois ta grâce, je ra-
voir obtenue. . . Durimel : non , je ne puis
le croire , tu ne périras point , ce préiage
heureux. . .
Madame LUZERE.
O Dieu , pourrai-je foutenir. . . \
DURIMEL, tenant la jr.ain de Clary , d'une
voix entrecoupée de fangl.ns.
Clary ! . . Je ne peux lui parler. . . Mal-
heureux I
C L A R Y.
Non , tu ne périras point. Oà font les
aflafiins qui en veulent à ta vie ? Qu'ils vien-
nent ;oteront-iîs t'arracher de mes bras ? Tu
n'es pas de ces criminels dont le iupplice eft
avoué de la terre. Où font tes forfaits ? Dieu
ne voudra pas que tu meures , non. . . Tu
vivras pour moi.
DUR! M E L.
Ce trait fera-t-il le derni-er?.. Arrête. . .
Ménage ton efpoir & tes pleurs. Je crains
moins de mourir. J'ai connu ton ame. N'aug-
mentons point nos peines. Ecoute ^ mon.
f;8 LE DESERTEUR,
père va paroître. Je dois me préfenter avec
lui devant mes Juges ; mais avant , nos
entretiens doivent être fecrets. LaiiTe-moi
l'attendre feul. Ah ! Clary ! retiens donc
ces larmes , qui déchirent mon cœur.
CLARY.
Eh ! puis-je commander à mes larmes de
ne point couler ? La vie de Tun ireft-elle
pas celle de l'autre ?
DURIMEL.
( On apierçoit ici Saint-Franc , qui fe retire foudain-}
Madame. . . O ma mère ! féparez-nous.
CLARY.
Que je te quitte , cruel !
DURIMEL, /arrachait i; fes has.
Au nom de l'amour , laifTez-moi feul. . ,
Dérobez- vous toutes deux. . . . Madame ,
exnmenez-la , achevez vos bontés.
CLARY.
5e te lailTe ; il \z faut. . .Mais avant , dis-
moi , efpere-tu , réponds ^ & ne me trompe
point ?
DURIMEL.
Eh ! quel eft le malheureux qui n'a plu«
♦ ' efpoir ? Ce cceur le nourrit encore. Va, le
ç> 1 peut ctre défar.Tié.
C Clary viux parler ,fe retïsnt , &* cède à fa msre)
DRAM E. 2f s^
Madame L U Z E R E , entraînant fa fille.
Mon enfant , viens l'implorer. Il n'eft pas
inexorable,
C L A R Y.
Ma mère ! . . Ah ! comme je vais rin>?
voquer !
SCÈNE IL
D u R I M E L , feuL
J E tremblols qu'elles ne reftaffent ... Tî
me femble avoir entrevu mon père , qui
s'eft arrêté fur le point d'en::rer . . . Allons ,
mon ame , affermis toi. Voici le mom jnt...
Ce qu'elles ont vu de moi n'eft plus qu'une
ombre qui va s'efFacir. Dans quelques mo-
mens je ferai même à leurs yeux un objet
d'horreur. ( .^ppc cei'ant fon père*) Je ne ma
fuis point trompé.
^
aCo LE DÉSEPvTEUR,
SCÈNE 1 1 T.
SAINT-FRANC, DURIMEL.
S A I NT -FR A N C , enentrant.
J ' A T T E N D o I S leur départ . . . Donne-
moi ta main. ( Il prend la wain de fonji ■.)
Eon , elle ne tremble point. Ceft comme
cela que je la veux. Tu fais que je viens te
chercher,
DURIMEL.
Je vous attendois plutôt . . . Sont - ils
prêts?.. Ne manque-t-il plus que moi?
SAINT-FRANC.
Le Régiment efl: fur la place , & le Dé-
tachement Cil-là pour t'y conduire.
])URIi\.EL.
Mon père ! épargnez-vous ce fpeélac^e
affreux: mon cœur tremble pour le vôcre,
SAINT- F RANG.
Ne fonge point à moi , l'extrême mal-
heur eniante Textrem.e courage, ,
D U R 1 M f- L.
Cette fermeté dont fe pare votre cœur
efl une vertu bien terrible.
DRAME. 2<^i
S A I N T - F R A N C.
Et nécefiaire à tous deux.
D U R I Al E L.
Le trépas ne fera pour moi qu'un infiant»
C'eft vous qui foufirirez,& longtems ! (idint-
Franc baijje U% yeux , & nz réu^-nd riev.')
( lor s un repoK) Allons, je ne dois plus
écouter que vos auguftes paroles. Elles doi-
vent être les dernières qui frapperont mon
oreille. Entretenez moi du Dieu dont la
clémence embraile dans fon fein toutes fes
créatures. Vous qui m'êtes tout après lui ,
bé ilfT^z-moi , & que le Ciel ratifie le par-
don qu'un père ofe me donner en fon nom.
(// met un genou en terre.)
SAINT-FRANC.
Je te bénis , mon fils , que Dieu t'ouvre
fon fein comme ces bras te iont ouverts î
( // / - ■ r?£e contre fon cœur.}
D U R I M E L.
Ce cœur fe fent plus affuré , plus fort j
partons.
(// marche vers laj;one,\
■^
202 LE DÉSERTEUR,
«t=ï«a»>MB»c«»ï5a."«*a«îfniŒ»-«i«ïi'*-»-?a(
SCÈNE IV.
SAINT-FRANC,DURIMEL;
V A L C O U R.
V A L C O U R , rafidemenu
J\ R R É T E z , brave Soldat . . . J'efDe-
rois en mon père , je croyois pouvoir fl5-
chir fa rigueur , obtenir au moins du rems ;
triais fa dijreté eft inflexible. Il a rebuté mes
prière?. Ecoute , Major , il ne tient qu'à
toi d'y conlentir ; nous pouvons le fauver.
SAINT-FRANC.
Le {auver ? & comment donc ?
V A L C O U R.
Ave le courage de te prêter à mon projet»'
Le Régiment l'attend. Devant cette maifon
font rangés les Soldats qui doivent le con-
duire ; mais au bout du fentier qui mené à
une porte de derrière , deux de mes gens
affichés font tout prêts avec une chaife de
poile. Ils font inftruits de ce qu'ils doivent
faire, (d vnfèntt un papier.) Cette fauve-
garde fervira 3 en mon nom de pafîe-port j
choifiS la route qu'il doit tenir.
DRAME. 26^
SA INT-FRANC.
O Ciel ! que m'as-tu dit . . . Tu n'as pas
d'autre moyen . . . Cruel ! que m'offres-tu !
Eft-celà?.. Tu peux rifquer...
V A L C O U Pv.
Ne parle pas des rifques que je coursj
Je veux accomplir ce projet tout hardi qu'il
te paroît.
SAINT-FRANC.
Tu me déchires l'ame. Eh qui peut t'inf-
pirer une pitié auffi courajeufe.
VALCOUR.
H me touche , il m'intérefTe. Périr à la
fleur de l'âge , à la veille du bonheur , lorf-
que fa jeune amante lui tend les bras ! non...
D'ailleurs on m'a accufé d'être fon Dé'a-
teur , je me dois à moi-même de le fauver,
DURIMFL, âValcour.
Homme généreux tout ce que je pour-
tois répondre eft trop au-defTous de ce que
je fens.
SAINT-FRA >IC, à Valcour.
Mon ami ! mon che;- ami ! Tu ignores de
quels traits tu viens de me frapper ; j admire
ton courage étonnan% Va , jamais je n'ou-,
blierai ce moment . . .
2(^4 LE DÉSERTEUR,
V A L C O U R.
Eh bien ! profites-en , agis fî tu l'aimes»
l^^es armes , ce palTe-port, ma livrée, tout
lui afllire une retraite prompte & facile . . •
Que délibères- tu ? . .
SA INT-FRANC.
Ah ! que de coups dans un jour. Tu
connoîtras ce cœur , & quel facrifice il lait
faire . • . Il s agit ici plus que de ma vie . . ,
Ta chaife l'attend, dis tu... Laifle-nous
en décider. Va te rendre fur la place. Je
ne tarderai pas à t'y fuivre avec lui ou
feul.
VAL COUR.
Que dis-tu? Eft-ce dans une pareille cir-
conllance qu'il faut pefer ce qu'on doit faire?
Croiii-moi , les momens font prcilés. (il
lui rs.met une bourfe <jf un Dujjt-pon. ) Tiens ,
p^.-ends , & point d'adieux. (/7 a regardé
Vurund en projerunt c£ dernier mot, )
3f^^
SCENE
B R A M E. 26x
SCÈNE V.
SAINT-FRANC, DURIMEIV
SAINT-FRANC, regardant f on fis d. as
unfiknce énergique , en tenant Ui
.^ r^fe-p-n 6- la bourfe.
JL/ U R I M E L , que prononces- tu >
D U R I M E L.
•■- Ceft de vous que j'attends mon Arrêt -
mon père. *
SAINT-FRANC.
Épargne-le, ce père, prononce, te dis-je.
DURIMEL.
Ce/l toujours votre Arrêt. . . Je fre'mlj
oe parler. ^
SAINTFRANC.
; Ignores-tu combien ta vie m'eft chère ^
D U R I M E L.
Et mol votre honneur ?
SAINT-FRANC.
; ^t la nature qui me crie. . .
.. .^ÎMia,.. DUR IMEL.
Impofez-lui ûience, N'efl-ce pas fur la foi
^^'^^ A M
2(5(5 LE DÉSERTEUR,
promife fous le fceau du ferment que m'a
perfonne vous a été confiée ?
SAINT-FRANC.
Oui.
D U R I M E L.
Le facrifîce de l'honneur n'efl: pas en no-
tre pouvoir. Il falloit vous recufer , ou vous
devez achever.
SAINT-FRANC.
C'eft toi qui es le héros , & je fuis l'hom-
me foible^ Oui , je le fuis , je veux l'être , ce
cœur me l'ordonne. Je n'écoute plus d'autres
joix. . . Viens , & fauve-toi.
D U R I M E L.
Mon père ! votre parole eft engagée, c'eft
moi qui me charge du foin de l'accomplir.
Je foufïrirai la mort , & non votre opprobre.
SAINT- FRANC,
Je ne vois que ton danger. . . Le refte
di^paroît. Profitons des inrtans , ils s'accu-
mulent , & vont m'ôter l'efpoir, . .
DU RI M EL.
Mon efpoir n'eft plus fur la terre... Allez;
Je luih tout préparé . J'ai bien retenu vos
leçon?. . . Ln.ifitz moi fubir ma deilinée. .»
A quoi bon tarder. , ,
D Pv A M E. nC-'
SCÈNE VI. •
SAINT-FRANC , DUHIMEL;
CLAKY.
C L A R Y, opK force.
yjU aîlez-voiis ? . . . Où le conduKez-
vous ? . . Penfez-vous me tromper encore?. .
Ne fais- je pt.s le fort qui l'attend ?.. J'ai
raiiimé mes force?. . . Je icvole ici pour le
défendre. . . ( i Dunml oui voudrait s échap-
pe-.) Tu voudrais m'e'cliapper pour courir
a la mort , & c'tjfl: vous , vous , fon père ,
qui Vy conduirez !
D U R r M E L.
Chère Clary , lailTe, laiffe. Ni lui, ni tes
pleurs, ni mes regrets. . . Il faut nous ii*
parer. . ,
CLARY.
Nous fe'parer ! Ah ! cruel ! ( ewhrajam
Duriw>î:.) Viendront ils t'arracher de mes
bras , loferont- ils ! . . Non , mon défefpoir
touchera leurs cœurs , j'attendrirai leurs
âmes tércccs. Tremblez , voui> qui ofezdif-
pofcr de fa vie , bourreaux de vos frères ,
tremblez d'outrager lamcur & la nature ;
Mij
jâéS LE DÉSERTEUR,
mes cris vous repoufieront , mes cris accu-
feront votre inlenfibilité coupable , votre
lâcheté fervile. . . Vous frémirez de honte
ou de pitié. . .
DURI \1EL , éperdu.
Ah Dieu ! chère Clary ! mon père !
SAINT TRANC.
Ma fille ! efl-cc là ce que vous m'aviez
promis ? . .
CLARY, avec abandonnement.
Si mon époux périt , que m'importe le
refte du monde. Vous voulez que mon cœur
adopte une loi inhumaine. Vous ne me fe-
rez jamais réfoudre à ce facrifice affreux.
Tant de conftance ne m'appartient pas.
Ma foiblefle eft ma feule vertu. Où trou-
vez-vous donc ce courage qui m'épouvante?
Ne l'aimez-vous pas au(îi tendrement que
moi ? . .
SAINT- FRANC.
Arrête. . . . Me prépares-tu un nouveau
genre de tourmens ? . . Tu ne peux m'en-
tendre. . . Ne fuis- je plus fon père ? & qui
peut veiller fur lui avec plus d'amour ? . ,
Epuifé par tant d'efforts & de combats,
îorfque je demeure ferme , commande à tet
douleurs. *
i
DRAM E. 26$
D U R I M E L.
Chère époufe ! tu portes le poignard dans
les blefllires d'un père qui nous aime.
CLARY.
Pardonnez au défordre de mes paroles. . .
Je ne me connois plus. . . Mes tranfports
s'adreflent au ciel comme à vous. . . Mais
quel papier dans vos mains ?.. Si c'étoit fa
grâce. . .
SAINT- FRANC, cachant fon trouble.
Peut-être , ma fille , peut-être. . . Maïs
quoique le ciel en décide , laiiTe-nous, ( In
prenant par la main , cj" la conduisant fur le
bord du Théâtre.) Ma fille , ma chère fille ,
mes larmes , mes dernières larmes coule-
ront-elles en vain? Ecoute un vieillard, laiiTe-
lui remplir les devoirs les plus facrés. Ils lui
font impofcs par la nature , par l'honneur . .
Ce moment doit être celui de leur triom-
phe. , . Demeure , je te rejoins ici.
CLARY.
Avec lui 5 mon père !
D U R I M E L , en s'c'chappani.
Adieu , Clary !
C L A R Y /e retourne , &* jettant un cru
Il m'échappe... Laiffez-moiJaifTez moiîe
■ M iij
270 L E D É s E R T E U R ,
revoi un feul moment ; laifljz-moi du moins
mourir à Tes côtés. . . Je ne le vois plus. . ►
Je ne le verrai plus. . . » Malheureufe ! . . ♦
Durimel ! Durimel !
( Elle veut lefuhre.)
S>^INT-FRANC , àA'a'lame i.u\ere quisjitre..
Madame ; par toute l'autorité que vous
avez fur elle , arrêtez fes pas.
C L A R Y.
Je me meurs. ( Sa mère la foutlent,)
SAINT FRANC , dans h fond du Théâtre.
Hélas ! de quel côté fortir !
DURIMEL. On V entend fans le voir.
Je vous montre le chemin , & rien ne
peut m'en détourner.
SCÈNE VIL
Madame LUZERE, CLARY.
C L A R y.
' T vous, ma mère, vous êtes au(îi leur
complice ! Où va mon époux ? Quoi ! fon
père .... Non , il n'eft pas poflîble . , . Ou
va-t-il? Répondez.
I
DRAM E. 271
JVTadame L U Z E R E , dans une daulsur profonde.
O, ma Clary ! épargne-moi. Eft-ce moi
que tu forces à te confoler ? Ah ! mon
CŒ jr a trop de fes maux .... Je réflens teS
douleurs & les miennes. M.énage une mère,
& tremble de la frapper.
CLARY.
Hélas ! qui prendra donc pitié de mes
tourmens. Ils font inexprimable?. Ma mère
ne m'erîtend plus,ne me confole plus. Ou fuis-
je ? . . . Tout s'obfcurcit autour de moi , &
ne fe montre qu'à travers un nuage fom-
bre. . . . Ah ! fecourez moi, je crois que je
meurs aulïi. ( elle fembk s'évj.nouir ^ Le bruit
éloigné du tambour la fait treffai'hr avec force*
elie fe relevé précipitarnent.) Dieu qu'entens-
je ? Quel fon frappe mon o eiîle ? Ma mère ,
entendez-vous ce bruit formidable . . . Se-
roit-ce ... Ah!.. ( rapidement. ) La Place
s'apperçoit d'ici , j y vole , je percerai les
rangs , il me verra , il entendra mes der-
nier* adieux & mes cris . , ,
Madame LU Z E R E , la retenant dz forcée
Arrêtez , non . . . Arrêtez.
(J L A R Y ^ dins un tremllsment de
corfS univerfd.
Que je m*arréte ! Ah Ciel 1 vous m'avez
tout dit... Jl neft donc plus d'efpoir !
M iv
>57a LE DÉSERTEUR,
Madame L U Z E R E.
Vous n'irez pas plus loin , fille infortunée !
Notre feule renourceeft d'élever vers le Ciel
nos mains impuiflantes»
C L A R Y.
On l'abandonne , on le lailTe périr , &'
l'on m empêche encore d'aller à lui î ( j tam-
bour bat une féconde fois,) Il recommence à
rappeller ; il roule comme un tonnerre. Tous'
mes fens font glacés. Je crois le voir , le
bandeau fatal fur le front . . . y ornent hor-
rible .... le bruit ceife .... Quel filence
lugubre ! épouvantable ! (on entend le bruit
de jix coups de jujils qrn partent à la fois. ,
Durimel ! (elle tombe accablée d^hcrrriur)
Le tambour recommence abattre.
Madame L U Z E R E , /f courlantfuf le
corps de [aJUIe-
O , ma chère Clary ! ouvre la paupière !
Sors de cet accablement affreux. Ne luis-
je plus rien pour toi ? J^ n'ai qu'un enfant , ■
elle eft toute ma confolation fur la terre «
ièi> l'ame de ma vie m'abandonne.
B R A M E. 275
SCÈNE VIII.
Madame LUZERE , CLARY^
VALCOUR.
VALCOUR, endéfcrdre.
\JU'ai-JE appris!.. Que m'avoît-o«
caché ! . . Quelle fcène terrible î . . Des deux
côtés , quel héroifme ! Ah Dieu ! cette ima-
ge m'accompagnera chaque jour de ma vie.^
Ah , Madame 1 *
Madame LUZERE..
Parlez , parlez . . . Chaque mot ne p;ut
que nous percer le coeur ; mais je fuis avid*
de Tes derniers inftans. ,. Un befoin de la-
voir me confume. Dites , ne craignez rien J
nous ne pouvons foufTrir d'avantage.
VALCOUR.
J^attendois la nouvelle de fa fuite préci-
pitée. Mon cœur en treflailloit en fecret
û impatience & de joie. Quel coup de fou-
dre ma frappé , lorfque je Tai vu traverfant
les rangs d'un pas égal & tranquille ! Le
malheureux Saint-Franc paroiffoît être la
vidime. Hélas ! nous le connoiiîions hu-
main , fenflble , généreux ; mais nous ne:
Mv
274 LE DÉSERTEUR,
favions à quoi at ribuer tant d'amour , tant
de tendrelîe. 11 l'embrafTe vingt fois à nos
yeux ; & lelon la coutume , défendant aux
Soldats de crier grâce fous peine de la vie. . •
Sa voix étoit altérée .. li s'apprête à donner
le fîgnal ... Mais Ton bras ne peut fe le-
ver. Tout-à-coup il s'arrête ; il nous ap-
pelle ; il s'écrie les fanglots à la bouche :
iVo« j yoLis l 'exigerez poini que ceiie jnain
tren.ilante donne te fignal de jon trépas, La
nature L\mporteiùr m^ arrache monfecret, Bla-
rne^'ïrtoi encore d^eml rajjer la cauje de ces in~
fortunés, (dui que i^ous voyc^.., Apprenez tous
qu'il ejl mon fin ; o.ii yWon fils. Frappe^ deux
9/icîiwes. . . Il fe re ette dans fes bras , il le
prefle fur fon (ein ; il ne peut s'en féparer.
Ah Dieu ! j'ai vu tous les vifages frémir 8c
pleurer ; mais la loi inflexible feule a parlé,
& feule a été entendue. . . On entraîne le
père malheureux. On lui dérobe cette fcène
cnfanglantée. Je fuis , le défefpoir dans le
cœur , déteftant cette loi homicide , ad-
mirant îe héros qui a préféré l'honneur d'un
père à fa propre vie.
Madame L U Z F R E.
Que le même coup ne nous a-t-il frap-
pées ! Nqus ferions au terme de nos dou-
leurs.
1
DRAM E. 275-
SCENE DERNIERE.
Madame LUZERE,CLARY,
VALCOUR, SAINT-FRANC.
SAINT- FRANC, apj>uyé fur deux folda:s ,
&* entouré d'Of^.clsrs,
jVl EssiEURS, . . Meffieurs. . . Votre pitié
m importune & m'afflige. Laiflez-moi ; je
n'ai pas befoin de paroles pour me confoler.
( Les Ojfïcitrsfe retirent.}
C L A R Y , fortanî de fon accablement.
Ah ! mon père ! qu'avez-vous fait de l'é-
poux que le ciel m'avoit donné ?
SAINT- FRANC, dans un défordre
éloquent Cr j^athéîique.
Je reviens ; je te Tavois promis.
GLARY.
Quoi ! . . Les barbares !.. Ils l'ont tué! .*
Sous vos yeux !
SAINTFRANC.
Voilà nos loix , ma fille... Mais que dis-je-5.
il s'eft élevé au-defTus d'elles. Affermi contre
M vj
tijS LE DÉSERTEUR;
le trépas , il n'a fenti que mes embraflemens.
J'ai reçu les derniers gages de fa tendrefTe
poar toi , pour cette mère refpedable , non
moins feniible , & plus courageufe. Je vous
les apporte , ces dernières paroles. . . Va ,
elles nous ferviront de confolation mu-
tuelle, . . 11 eft mort fans foiblefTe , fans re-
grets 5 & avec cette fermeté magnanime, le
plus beau caractère de l'humanité.
C L A R Y , j ngnant les mains , &• regardant
le Ciel.
O Dieu ! c'eft mon époux qui paroît de-
vant ton Tribunal. Ecoute tout ce que mon
cœur te dit pour lui. Toi feul peux réparer
les maux que lui ont fait les humains.
SAINT-FRANC.
Veuve de mon fils , fônge que ce nom
t^engage à la même confiance qu'il a mon-
trée. Pardonne , ô Dieu , fi Je me fuis plaint 1
la vie efl: fi pafTagere , la mort fi prompte ,
que ce n'eft pas la peine de murmurer.
CLARY.
Eh ! quelle main pourra fecher mes larmes ?
SAÎNT-FRANG.
Ma chère fille [ pleure avec moi , mais
avec moi apprends à dompter le malheur' r
DRAME. 277
tiens-moi lieu de ce que j'ai perdu. Sup-
porte la vie pour rendre la mienne moins
affreufe. C'en efl fait. Il elt maintenant au-
defflis des Rois , au-delTus des cruelles loix
des hommes. Il les voit tous en pitié. . ,
Porte tes vues élevées jufqu'^à la félicité cé-
lefte. L'ame de ton époux eft rentrée dans le-
fein de fon Créateur. Elle fourrt de fes
maux pafles ; elle s'offenferoit de ton vain
défefpoir. Ton époux eft heureux, te dis-je,
& nous feuîs fommes encore à plaindre.
Enfin 5 il te refte mon cœur , celui d'unœ
mère , & l'idée confolante de te rejoindre à
lui dans un meilleur univers. C'eft fon im-
mortalité qui me donne ce courage, & qui
doit te confoler.
CLARY.
Ah ! que la mort m'unifife bientôt à lui î
S A I N T-FR A N C , a Valcour qui pleure.
Valcour , demain nous allons à l'ennemi.
Arrivé au terme de ma carrière , Ôc fi près
de mourir , les combats ne peuvent que me
ravir un jour. J'appelle la mort. Si je tombe
dans les rangs , ne me regrette pas , mais
oflre-leur pour toujours un appui , un con-
folateur , un frère dont elles n'ayent ja-
mais à fe plaindre , ni toi à rougir . . . m'en-
tens-tu ^
27S LE DÉSERTEUR,
V A L C O U R » noblement.
Va , j'en avois fait le ferment dans mon
cœur avant que ta bouche m'en eût parlé.
SAINT-FRANC . les bras étendus vers le Ciel
Mon fils ! que ces vœux montent jufqu'à
toi ! Et vous , Maître fupréme des humains ,
acceptez le facrifice de nos larmes.
FIN,
O L I N D E
E T
S OPHRONIE,
DRAME Héroïque.
Il
2^1
P R E FJC E.
c
E fujet eft tiré de l'admirable
épifode qui fe trouve au fécond Chant
de la Jérufalem délivrée. Ce Poëme
enchanteur où le Taffe a développé
toute la magie de fon art , où Tintérêt
toujours plus vif croît par degrés , oa
les perfonnages habilement peints n'en
font pas moins variés , fembloit devoir
fournir pliîfieurs fujets à la Tragédie
moderne. On n'y a puifé jufqu'ici que
des Opéra. Cependant la nobleife ,
la fierté &: la nouveauté des cara£leres
prêtoit beaucoup , fi je ne me trompe ,
au pinceau des Poètes dramatiques.
Etonné qu'aucun d'eux n'ait faifi l'hé-
roïque dévouement d'Olinde ôc de So~
phronie , je me fuis emparé de ce fajec
attendriiïant ; & Ci j'ai eu plufieurt
difficultés à vaincre , j'en ai été bien
dédommagé par le plaifir fecret d'a^
2S2 PRÉFACE.
bandonner mon cœur à la fituation
touchante de ces deux amans.
Comme le Poëme du Tafîe eft
entre les mains de tout le monde , je
fuis difpenfé de tranfcrire ici l'épifode
qui a donné lieu à ce Drame ; mais
j'ai à rendre compte des changemens
que jai jugés indirpenfables pour
donner à ce fujet une vrailemblance
plus théâtrale.
C'eft l'enlèvement de l'image de la
Vierge Marie , dépofée dans la Mof-
quée comme un Talifman vidorieux
par les confeils du Magicien limen qui
allume la colère d'Aladin & le porte à
publier un Édit terrible. On recher-
che l'Auteur de cet enlèvement, Ôc
comme on ne peut le découvrir , tout
le peuple Chrétien renfermé dans les
murs de Jérufalem doit tomber indil^
tintement fous le fer des bourreaux.
La généreufe Sophronie pour fauver
un peuple malheureux , s'accufe elle-
même & fe livre au f. pplice. J'ai
penfé que l'image de la Vierge Marie
étoit un obje^ trop facré , trop au-
I
PRÉFACE. 2Ss
gufte f trop vénérable pour entrer dans
le plan d'une Pièce d^ Théâtre , qui
( quelque effort que l'on falTe ; ne fera
jamais qu'un ouvrage profane. J'ai
imaginé un autre moyen que je crois
heureux ôc qui m'a fei'vi en même
tems à donner à Ilmen un rôle plus
adroit , plus fort , plus audacieux , ôc
de toute autre importance que celui
qu'il joue dans la Jérufalem délivrée.
M^. le Baron de Cronegk , Poète
Allemand , mort à vingt-fix ans , Ôc
juftement regretté dans fon pays , a fait
une Tragédie d'Olinde ôc Sophro-
nie. Je m'en fuis procuré la traduction.
La pièce eft en quatre Ades ôc n'a
point été achevée. Je ne me permet-
trai qu'une réflexion. Le Poète a in-
troduit l'enlèvement de l'image de la
Vierge. Il a encore plus hazardé. Il a
rend J Olinds coupable de cette atlion
té néraire , ce qui , félon moi , détruit
toute la nobleife du caractère di foa
Héros. En effet , en préfentant ce
jeune homme d ailleurs il incéreiTant>
fi aimable ^ fi courageux ^ comme ua
dS^ PRÉFACE.
fanatique emporté qui rifque impru-
demment fa vie ô: celle de tout un
peuple ; on affbiblit vifiblement un des
plus beaux caractères qu'on puifle met-
tre fur la Scène. Ce n'eft plus un
amant , ce^ un infenf(^ triftement fu-
rieux. Il eft à remarquer que chez le
Taffe Olinde ni Sophronie ne font
coupables. L'un ne vient s'offrir au
fuppiice que pour fauver fon amante ,
& ce motif admirable eft bien dif-
férent. Malgré ce défaut il eft plu-
fleurs beautés répandues dans la Tra-
gédie du Baron de Croneg . J'ai fu
en enrichir ma Pièce. En cela j'ai imité
tous les Poètes mes prédéceiTeurs qui
ont glané tantôt chez les anciens , tan-
tôt chez leurs volfms ; j'ai cru pouvoir
ufer du mêm.e privilège. Les étran-
gers fe l'attribuent fjr nos Auteurs
avec ufure. D'ailleurs le pian de mon
Drame ^ les moyens qui y font em-
ployés , les caractères qui y font dé-
veloppés , les détails.' s'éloignent pref-
que en tout de la Pièce Allemande.
JLe même Poëte avoit fait depuis un
PREFACE. 285-
Codrus y Tragédie bien fnpérieure à
Olinde ôc Sophronie , mais dont le
fujet eft encore plus romanefque. C'eft
un Roi qui fe facrifie pour fon peuple.
Les Comédiens qui chez 1 Etran-
ger & dans plufieurs de nos Provinces ,
ont repréfenté JennevaL 6c le J^éfer^
teur , pourront eflayer ce nouveau
Drame. Il pourra faire aufÏÏ quelque
effet ; mais je les invite en même tems
à ne point mutiler ces Pièces fous
prétexte d'y faire ce qu'ils appellent
des coupures. Ils peuvent me con-
fulter fur les changemens qui leur pa-
roîtront néceflaires ou plus commo-
des ; je ne refuferai point alors de m')^
prêter.
• *- ♦ !*■
PERSO N N AG E S.
A L A D I N , Roi ie Jérufalem.
CLORINDE, Prmce/e ^e Perfe.
O L I N D E , jeune Guerrier,
SOPHRONIE, jeune Chrétienne.
I S M E N , Grand'Prêtre,
NICEPHORE, Père d'Olinde.
SE R EN A , jeune Chrétienne , amie ieSor
phronie.
ARSETTE, vieil Eunuque , ancien Cou-'
verneur de Ciorinde,
Suite d'ALADiN.
Suite de Clôrinde.
Suite dis M EN.
La Scène ejî à Jérufalem,
2^7
|fî®î©î®î!i
O L I N D E
SOPHRONIE,
DRAME HÉHOÏQUE.
.s^-^-^^.
ACTE PREMIER.
Le Théâtre repréfente une Place ; d'un côté la
Mofquée , de L'autre le Palais d^Aladin»
SCÈNE PREMIÈRE.
NI^EPHORE.
JL K. I s T E Jérufalem , ô ma patrie 1
<Ju'éri devenie ta gloire ? Mes yeux ont
peiiiw i. te ieccnnoîue : eft-ce-là cette Ville ,
288 OLINDE ET SOPHRONIE ,
la Reine des Cités ! Tes murs folitaires por-
tent l'empreinte du courroux d'un Dieu. . . ,
Dieu t'^ rejettée , il n'entend plus tes priè-
res , il ne reçoit plus tes facrifices. , . L'in-
fidèle triomphe ; il arbore l'étendart du
Croifl'ant fur ces mêmes remparts où j'ai vu
briller le (igné augufte de la Croix; ... Ici
règne Aladin ; ici s'élève la Mofquée fur les
débris du Saint Temple. Sa coupable hau-
teur appelle en vain la foudre , la foudre refle
oifive & le perfide Ifmen fait fumer en paix
un facrilege encens. . . Grand Dieu ! guide
un malheurex vieillard qui fut toujours fou-
mis à ta loi. . . Olinde va bien-tôt fe rendre
ici. ... Il ne fait pas que c'eft moi qui l'ap-
pelle. . . Après quatre années d'abfence &
d'efclavageje pere& le fils vont enfin s'em-
brafler. . . Mais quel foupçon vient empoi-
fonner ma joie ! Ce grade où je le retrouve...
Auroit-il abjuré la foi de nos ancêtres !
Cette Cour qui corromp tout , cette Cour
odieufe auroit-elle féduit fon cœur,furpris fa
jeunefle . . . ô mort ! frappe-moi plutôt. . .
Mais s'il eft demeuré fidèle , s'il reconnoît
toujours ce Dieu qui nous éprouve , arrête
quelques inftans , ô mort ! laiffe-moi le re-,
voir , l'embrafler , le bénir. . . . J'apperçois
un guerrier. Mon cœur,tu le nommes. Oui ,
c eft lui 1
5CENJS
BRAME héroïque. 2Sp
SCÈNE IL
NICEPHORE, OLINDE.
O L I N D E.
j^EsPECTABLE vieillard , eft-ce vous qui
m'avez fait appeller en ces lieux ?
NICEPHORF.
Olinde 1 . . Mon fils ! . .
OLINDE.
Mon pere vivant ! mon père dans mes bras 1
NICEPHORE.
Soutiens-moi, feul appui de ma vieilleflè.
OLINDE.
J'ai pleuré votre mort , & je vous re-
trouye ! & je vous prefTe fur mon fein !
N I C E P H O R E /e dégageant de fes bras ,
Cr* d'un ton nolle &" impofant^
Olinde , avant tout , réponds à ton pere ..
Hélas ! il tremble en t'interrogeant. Dis. . ,
As-tu confervé pure & fainte la foi que j'ai
tranfinife dans tes veines ? Parle , le Dieu
àe nos Pères eft-il encore le tien ?
lomc I, N
290 OLINDE ET SOPHRONIE,
O L I N D E , avec fermeté.
Je fuis toujours votre fils.
N 1 C E F HO R E , ï'em brajfant.
Tu me rappelles à la vie. D'un feul mot
tu diffipes quatre années de tourmens. Dieu,
contemple n-^a joie. Olinde eft Chrétien !
Won fils , pardonne à mes foupçons ! Dans
ces temç malheureux tout cède à la puifTan-
ce du vainqueur. Je te voyois à la Cour
d'Aladin , honoré , comblé de Tes faveurs.
Ton zélé pouvoit fe ralentir. Sa magnifi-
cence pouvoit ébranler ta vertu...
OLINDE.
Jamais . . . Elle étoit foutenue par votre
exemple , afïèrmie par votre image. A
peine vous aviez formé mon corps aux ro-
buftes travaux de la guerre , & mon ame à
l'amour d'une Loi fainte , que je fus forcé
de fuivre les drapeaux du puiflant Aladin.
Je marchai contre les Arabes. Remarqué
dans la foule des combattans , Aladin me
combla de bienfaits. Mon élévation me de-
vint chère , elle me donnoit les moyens de
foulager le joug de mes frères gémiflans. Ma
voix les a toujours défendus. J'ai plus
d'une fois elTuyé leurs larmes. Je me difois :
mon père eft defcendu dans la tombe ,
ar?ais il m's laiffe pour héritage l'exemple
DRAME héroïque. 291
de fa vie. J'honorerai fa mémoire en fervant
la caufe de nos ancêtres.
NICEPHORÈ.
Elle eft jufle , mon fils , & crois- mol,'
tôt ou tard elle obtiendra la vidoire.
O LIN DE.
Maïs , mon père , vous que je croyois
enlevé pour jamais à ma tendrefie , par quel
miracle ètes-vous rendu aux Chrétiens ?
N I C E P H O R F.
' Tu m'as vu leur chef , leur confolateur ,
ti peut-être leur appui ; mais que fert la
bravoure fans le bras du Tout-puifTant ?
Lui feul fait pencher la balance des com-
bats . . . Nous fûmes vaincus. Emporté
dans la déroute , une foule barbare appe-
fentit fur moi fes mains forcenées ; à leur
tête je reconnus l'implacable Ifmen. Il fe
vengeoit encore des maux qu'il nous avoit
faits. Il ordonne , & l'on me charge de
chaînes. On m'entraîne loin de Jérufalem ;
on m'enferme dans une fombre forterefTe.
Là , matrifte paupière loin du Soleil j pour-
fuivoit une fugitive clarté qui redoubloit
i'horreur des cachots où j'étois plongé.
! O L I N D F.
■- Cruels ! , . Que je touche ces mains chères
Nij
2^2 OLINDE ET SOPHRONIE ,
& iscréis ; que je baife l'empreinte glo-
rieufe de vos fers !
NICEPHORE.
Je ferois pafle de cette nuit affreufe dans
celle des tombeaux , fi cette armée chré-
tienne j qui s'avance pour chercher la vic-
toire ou la mort , n'eut brifé mes chaînes.
A peine me fuis-je vu libre que ce cœur a
revolé vers toi. Mon fils ! tu m'accompa-
gnois dans ces priions fouterreines ; j'y vi-
vois avec ton image , elle ranimoit mon
cœur , elle charmoit mes profonds ennuis...
Mon zèle n'efi: arrêté par aucun obftacle.
Profcrit , je hafarde ma tète , j'arrive à Jé-
rufalem. j'entends partout vanter ton cou-
rage ; i'apperçois tes trophées... Je n'ofois
demander eft-il Chrétien ? mais ta l'es , tu
m'entends , viens. . . à tant de bras ven-
geurs il ne manque plus que le tiçn,
OLINDE.
Epargnez à votre fils des reproches qu'il
mérite , ou plutôt père moins indulgent,
que votre bouche le foudroie. . . Quoi ! Je
fuis encore ici , au milieu des Sarazins , près
de cette iMofquée , & je n'ai pas quitté un
Maître idolâtre , & je n'ai pas rejoint cette
armée qui a brifé vos fers. . . Ah mon père !
eu bias n'vfl plus à Aladin. J'hl fu accorder
I
DRAME héroïque. 295
Iss devoirs des combats avec ceux de ma
Religion , & lorfque ces honneurs , que je
ne chtrchois pas , font venus me Turpren-
dre 5 c'eft alors que j'ai fenti combien il eft
cruel de diilimuler.
NICEPHORE.
Tu l'as dû , mais voici le tems où tu ma-
nifefteras le fang qui t'a fait naître. Nous
irons enfemble nous ranger fous ces dra-
peaux qui annoncent de loin à Jérufalem fa
prochaine délivrance. Dès ce foir , à Toin-
bre de la nuit , à la faveur de ton rang...
OI-INDE.
Je vous fuivrai , je le dois , je le jure ,
mais... mon cœur fe déchire en promet-
tant d'accompagner vos pas.
NICEPHORE, étonné.
. Que dis-tu ? Qui t'arréteroit ?
O L I N D E.
Il n'eft rien de plus cher à mon ame que
)'Ia Religion. Il n'eft rien déplus facré pour
votre fils 5 & cependant...
»i (7/ vleurf. )
NICEPHORE.
Quel langage ! . . . Olinde ! . . . Quelles
font ces larmes ? . . Ah î fi elles ne font pas
coupables , viens les épancher dans mon
Niij
55?4 OLINDE ET SOPHRONIE,
fein. A quel autre qu'un père peux-tu mieux
les confier ? ,
OLINDE.
La fource de ces larmes efl: dans ce cœur
blelTé. Un fentiment profond y eft gravé'
en traits ineftaçables. Envain je me rap-
pelle à moi même. Je ne vois , ie n'entends
plus rien. Tout mon être eft concentré vers
un feul objet. La gloire , la Patrie , la Re-
ligion m'appellent ^ & je demeure retenu par
un charme invincible . . . J'aime.
NICEPHORE.
Mon fils ! le poifon de l'amour a donc
enivré ton cœur ? O pafiion funefte & àeÇ-
truftive des vertus , allez- vous me ravie
Oiinde ; & parmi ces Héros dont il eft l'é-
mule & le frère 5 au milieu de ces cris belli-
queux qui annoncent le triomphe des Crhé-
tiens , l'entendra-t-on foupirer de foiblelïè...
Quel temspour aimer !
OLINDE.
J'ai voulu me vaincre , cette ardeur qui
ine maitrife s'eft accrue de mes combats. . .■
IVlais pourquoi traiter de foiblefle le fenti-
ment le plus précieux au cœur de l'homme.
Doit-on rougir d'aimer la beauté , la vertu ,
ces nobles & rares préfens du Ciel? Pourquoi
fe dérober à ces regards touchans qui nous-
il
DRAME héroïque 295-
difent : Je t'apporte le bonheur. L'amour que
la vertu fait naître & juftifie ne peut qu e'-
chauffer le courage & le montrera l'Univers
daiis un jour plus éclatant. J'aime , mais
mon amour cédera toujours à la voix du
devoir. J'aime , mais fans molefie , ma
flamme eft épurée & ne peut m'avilir.
N I C E P H O R E.
Ainfî parle l'ardente jeuneflTe toujours
prompte à s'abufer. Ainfî Tamour foumet
les plus grands coeurs , éieint rhéroiLTie ,
interrompt le cours des plus glorieux ex-
ploits. . .
OLINDE.
Je ne redoute point votre févérité. Il
vous faudra l'aimer auffi , mon père. Et
quand vous verrez ce front , mélange tou-
chant de grâces & de candeur , cette beau-
té rare qui la diftingue de fes compagnes,
cette modeftie divine empreinte fur tous fes
traits... Elle n'eft échappée jufqu'ici à la
foule des adorateurs que par une vie (impie
& retirée. Dans l'âge d'aimer elle néglige
fa beauté , ou ne l'ePàme que comme l'or-
nement de fa vertu ; trélor d'autant plus
précieux qu'il refte caché dans l'ombre. Ah,
mon père , combien je l'aime & que je me
trouve heureux de l'aimer Je n'héfiterai
Niv
•29^ OLTNDE ET SOPHRONIE ,
point à vous la nommer ; elle s'appelle So-
phronie. ..
NICEPHOKE.
Sophronie ! cette jeune chrétienne con-
fiée aux foins de Mélanne.
Oj:.INDE.
Elîe-méme. .. Vous la connoifTez. . . O
joie ! Eh bien , mon père. . .
NICEPHORE.
O Maître fuprême des événemens , Pro-
te(fleur du jufle , achevé , ô mon Dieu. . .
écoute 5 te ferois-tu fait connoître à Mé-
lanne ?
OLINDE.
Moi ! je leur fuis encore iflconnu. Ce n'eft
qu'en fecret que j'ai ofé foupirer. Ce cœur
defire beaucoup , efpere peu , & dévore
fes feux en filence. . . Je l'aime trop pour
lui dire librement que je l'adore. . . A la fa-
veur de quelques bienfaits verfés fur les
Chrétiens je me fuis peut être fait remar-
quer d'elle 5 mais. . .
NICEPHORE.
]\Ion fils ! . . Mélanne n'eft point la mère
de Sophronie. Moi feul peux nommer celui
dont elle tient le jour ; elle l'ignore elle
même ; & que le Ciel la préferve à jamais
de le connoître !
DRAME HÉPvOIQUE. 297
O L I N D E.
Vous me faites frémir.
N I C E P H O R E.
Je ne blâme point ton amour. Sophronie,
fans doute , fera l'héritie're des vertus de fa
mère. Je n'ai point connu de femme plus
digne d'être heureufe , plus confiante dans
les adverfités qui l'e'prouverent jufqu au der-
nier inftant. Mais tu connois ce cruel Pon-
tife déferteur de notre loi , cet Ifmen dont
les lèvres font une fource de fraudes , dont
les mains ne trament que l'iniquité. . .
O L I N D E.
Je le vois tous les jours. Couvert d'un
mafque hypocrite , cet Apoftat s'eft glifle
}ufqu'au Trône, Armé d'un langage adu-
lateur , il s'eft fait le Confeil & le Miniftre
d'un Roi trop foible pour favoir gouverner
par lui-même , & qui toujours irréfolu aban-
donne lâchement fon pouvoir au premier
oppreffeur,
NICEPHORE.
Olinde , arme-toi de courage. Je vais te
révéler un fecret qu'il te faudra enfevelir à
jamais dans ton fein. Je t'impofe un filence
inviolable. Ma langue même fe refufe à cet
aveu. . . Ce digne & vertueux objet de tai
amour. . . le dirai-je hélas !.. eft la fiiie
d'Iûnen,
Ny
ipS OLINDE ET SOPHRONIÊ ,
O L I N D E , avec chaleur.
Se peut il ! . . non , mon père , non , elle
eft Chrétienne , de le purfang qui coule dans
fes veines attefte. . .
N I C E P H O Pv E.
Modère toi. Avant de faifir rEncenfoîf
profane , avant d'être connu pour l'ennemi
du vrai Dieu Ifmen étoit pauvre ; il étoit
humble alors. Il fut déguifer la perfidie de
fon cœur fous les dehors les plus doux. Les
Chrétiens nourrirent charitablement dans
leur fein ceferpent qui , infedé de noirs
poifons ne chercha depuis qu'à les dévo-
rer. Le fourbe employoit dans fes difcours
ce ton féduifant , cette trompeufe élo-
quence , lâche reUburce des timides fcé-
lérats. Son efprit artificieux lui obtint la
iîile de mon ami à laquelle il ne devoit
point prétendre. Cette vi(Sime innocente
embrâfa le bourreau qui devoit Tégorger»'
Bientôt fon époux ambitieux & facrilège-
viola ia foi pour obtenir cher les infidèle^
un rang que lui feul fut tenté de remplir.
Il fit plus , il voulut forcer fon époufe
à le faivre , à abjurer le Dieu qu'il avoit
renié. Tremblante , elle fe réfugia dans mes
bras. Je la dérobai aux fureurs du traître.
Elle dépofa chez moi k fruit de l'hymen
le plus infortuné i mais bientôt la doulsiur
BRAME HER-OIQUE. 299
abrégea fes mftes jours Il me femble
encore la voir dans fes derniers momens.
Nicephore , me difoit elle , en me tendant
une main foible , je te laiJJ'e cette enfant ,
quelle foit fidelle à la loi de fa mère , £7" que
par fes vertus elle obtienne grâce devant Dieu
en faveur a un trop coupable époux. Ses yeux
levés vers le Ciel, en retombant fur les miens
fe fermèrent paifiblement. Je confiai à Mélan-
ne cette fille naiiîante, je lui donnai le nom de
Sophronie. Dès fa plus tendre enfance feS
traits & fur- tout fon ame me retracèrent
une vivante image de fa mère. En fecret éle-»
vée , elle atteignoit fon troifiéme luftre ,
lorfque l'implacable Ifmen me fit traîner
dans les cachots où il fe flattoit d'anéantir le
témoin de fes • crimes. J'en fors ; & les
yeux à peine familiarifés avec la lumière ,
je cherchois à t'embrafîer , avant de ferrer
contre mon f^in cette chère Sophronie,
O L I N D E.
O profonde deftinée î quoi ! c^eft dans
vos bras qu'elle fut confiée au moment de fa
naiffance ! quoi ! vous lui fervîtes de père \
Ifmen ! . . Monftre dénaturé ! . » Ah votre
premier récit avoit jette dans mon fein la
foif d'expier dans fon fang vos fouffrances
& fès forfaits.
Nvj
300 OLINDE ET SOPHRONIE,
N I C E P H O R F.
Dompte toute vengeance perfonnelle trop
indigne d'un Chrétien. Il ne t'eft pern:iis
d'armer ton bras que dans la caufe commune.
La mère de Sophronie du haut du céleGe
féjour te contemple en ce moment. Veux-
tu mériter fa fille à les yeux comme aux
miens ? Rejoins cette armée de héros ; anéan-
tis cette Molquée ; fers le Dieu qu'adore
ton amante ; qu'elle voie ton jeune front
couronné des palmes de la viâioire ! c'eft
alors que nous pourrons allumer , & publi-
quement , les flambeaux d'un brillant hyme-
rée. Ceft alors que tu pourras lui offrir
aux pieds de nos autels , parés de nouveaux
ornemens , une main chère à l'amour , &
lion moins chère à la patrie !
OLINDE
Tous deux m'enflamment. . . Sophronie l
oui je vaincrai pour toi. . . Pardonne Reli-
gion Sainte ! tu prêteras aufli la force à mon
bras... Dieu éternel , fi tu as remis à mon
2cle la fin des malheurs d'une nation infor-
ti^née , hâte ce moment ! Mon père , en*
traînez- moi , je fuis prêt à vous fuivre.
NICEPHORE.
Dès que la nuit déployera fes ombres fut
les tours de Jérufalem , rends-toi en ces
DRAME héroïque. 301
mêmes lieux. Prépare tout pour le plus
prompt départ ; mais prends garde que ton
feu ne te trahiffe. Tu n'as plus à feindre
que pendant quelques heures. Songe à un
père , à une amante , à tes frereî^. . . Déjà
le jour a répandu par-tout fa clarté. . . Les
portes du palais s'ouvrent , je crains d'être
reconnu : laifle-moi m'échapper feul...
Adieu 5 je cours chez Mélanne dérober ma
tcte à nos plus cruels ennemis.
O L I N D E , feul.
Dieu , conduis le ! . . cache fon front à
l'œil du méchant & de l'impie. . , Aladin
s'avance. . . AUons , c'efi: pour la dernière
fois que je recevrai fes ordres.
-#>
502 OLINDE ET SOPHRONIE ,
SCENE III.
ALADIN,CLORINDE.
OLINDE, Gariej d' Al A DiN ,
fuite de Clorinde.
ALADIM.
J\ p p R o c H E Oîinde ! J'aime à me
voir environné des (outiensde ma couronne;
avec de tels guerriers je bannis toute crainte
& trouve que Godefroi tarde bien à paroître l
ch qu'ai-je à redouter de ces légions étran-
gères que la fuperftition précipite en foule
fur une terre qui bientôt va les enfevelir
après s'être abreuvée de leur fang. Ce triom-
phe pour n*étre pas certain a de trop heu-
reux préfages. Qu'ils viennent ces Chrétiens!
qu'ils accourent pour périr devant les murs
que leur fol orgueil prétendoit renverfer. (à
Olinde). Olinde, ton bras rougi du fang des
Arabes , s'eft trop fait connoître pour n'être
pas honoré d'un nouveau titre à la veille de
ces combats. Monte en ce jour au rang de
mes premiers défenfeurs. ( à Clorinde. ) Et
vous fille illuftre , étonnante guerrière ; quelle
DRAME héroïque. 305
eft la contrée afT^z éloignée de l'A fie & des
routes que le Soleil éclaire où n'ayent pas
pénétré votre nom& lebruit de vosexploits?
Quand vous venez unir votre épée à nos for-
ces, qui d'entre nous ne brûle de combattre
& de vaincre à vos côtés?
C L O R 1 N D E.
Seigneur , il fuffit de marcher à l'ombre de
vos étendards & de Te trouver au milieu de
tant de héros aflemblés pour fentir tous les
feux de la valeur. Je ne crains point les en-
treprifes les plus hazardeufes , & ne dédai-
gne point les plus vulgaires. Dès l'âge le plus
tendre j'ai méprifé les penchans & les goûts
de mon fexe. Je n'ai point abbaifle mes mains
fuperbes aux travaux accoutumés de l'ai-
guille & des fufeaux. J'ai rejette les habits
efféminés & le féjour des villes. Je me fuis
ouvert une carrière illuftre & qui plaifoit à
ma fierté. Mais combien il me refte à faire
pour égaler mes émules ! j'ai vu combattre
Olinde , s'il efl: notre guide , Prince , nous
méprifons tous la mort.... Votre fidelle al-
liée , j'arrive des contrées de la Perfe avec
l'élite de ces guerriers qui ne rougîflent point
de me voir à leur tète. Je viens dans le def-
fein de m'oppofer aux efforts des Chré-
tiens. Ils veulent porter, dit- on j juf-
304 OLINDE ET SOPHRONIE ,
qu'aux pieds de ces murs la bannière flo-
tante de leur croix. Ceft donc à ce bras d ar-
rêter leur torrent débordé. J'ai plus dune
fois femé les champs de leurs membres &
teint les fleuves de leur fang ; Ohnde , unil-
fons notre courroux,& ce bras aidé du tien ,
fixera la vidoire.
OLINDE.
PrincefTe, & vous Seigneur, c'eft trop
flatter un courage vulgaire. La patrie pour-
roit aifément fe pafTer de mon bras.... Sur-
tout lorfque rilluftre Clorinde protège la
caufe....
DRAME héroïque. 30;
S C È N E I V.
Les A6liurs précédens , I S M E N,
L
AL AD IN.
A Mofquée s'eft ouverte, Se le Grand
Prêtre s'avance....
I S M E N , accourant avec une fuite de Prêtres,
O crime î . . . O jour affreux ! . . . Jour de
vengeance & de terreur....
A L A D I N.
Qu entends-je ?
I S I\I E y.
Le Ciel eft outragé... Il faut préparer les
fupplices, il faut prévenir la foudre venge-
refie...
A L A D I N, tremblant.
Ifmen... Expliquez-vous... Parlez,
I S M E N.
Frémiffez î . . . J'ai vu l'abomination dans
le Temple. L'Autel ell: profané. L'Augufte
écrit de la loi du Saint Prophète déchiré par
une main impie , foulé fous un pied facri-
lège... Je ne puis achever...
So6 OLINDE ET SOPHRONIE ,
A L A D I N.
O forfait inoui ! .... Il mourra... quel eft le
coupable ?
I S M E N.
Tout le peuple Chrétien. Il doit périr.
Leur infolence s'accroît à l'approche de leurs
défenfeurs ; aucun d'eux n'eft innocent? Le
bafphéme eft dans toutes les bouches. Le
feu de la révolte couve dans tous les cœurs.
Le Ciel s'explique par ma voix. Aladin ,
bannis les foibles mouvemens de la pitié.
Eiface le crime dans les flots de leur lang ;
anéantis une race toujours rebelle. Le Ciel
t'a remis Ton tonnerre , c'eft pour imiter Tes
vengeances. Tonne , frappe & qu'aucun n'é-
chappe à tes coups. Qu'enchaînés devant ta
colère, la lortie des portes leur loit interdite.
ALADIN,.'? Olin'Je.
Toi, qui tant de fois m'as fupplié en fa-
veur ce ce peuple ingrat , tu vois par quels
traits il fe fait toujours connoître... Il mourra
le criminel inconnu , dans le maflacre géné-
ral de fa fede odieule !... Rends toi maître
de la ville, & que le facrilège foit amené à
mes pieds.
OLINDE, troubltl.
J'obéis, (â part,) 6 Dieu infpire moi.
DRAME héroïque. 307.
■ ■■■H iWIIP»l«PII D II II IMIIIIM I MIHII
SCÈNE V.
ALADIN, CLORINDE, ISMEN.
I s M E N.
^ L fe retire trouble' ; Prince ! c'efi: un vail-
lant Soldat, je l'avouerai; mais le zèle qui
m'infpire & peut-être m'éclaire , me défend
de renfermer les foupçons que mes yeux pé-
nétrans on jeués fur lui...
C L O R I N D F.
Quels foupçons?
I S M E N.
■ On l'a vu en fecret parler à ces mêmes
Chrétienr aujourd'hui rebelles, & fon cœur
pourroit être infeété de ces dogmes dange-
reux...
CLORINDE, l'interrompant.
A'mCi tu prétends deshonnorer un héros
que la gloire adopte, & dont le cœur fenfï-
ble n'aura voulu que prêter une oreille com-
patiiïante à la voix des malheureux. Pour-
quoi n'es-tu fi clairvoyant que pour te ren-
dre accufateur? Pourquoi ne parles-tu d'un
Dieu que pour perfécuter ? Va, ce père &
5o8 OLINDE ET SOPHRONIE,
ce Juge Suprême n'aime point celui de fes
enfans dont' les cris appellent incefTamment
la foudre far la tête de fes frères. Il fonde les
cœurs , il voit à nud le fanatique , qui , fous
les vétemens de candeur & de paix, cache
le flambeau féditieux dont il voudroit em-
brâfer le monde.
I S M E N.
Clorinde ! la Majefl:é Divine eu: déjà trop
offenfée fans l'outrager encore dans la per-
fonne de fes Miniflres. Elevée malheureu-
fement loin de cette contrée, vous ne favez
ni le refped qu'on leur doit, ni la force au-
gufte de la loi dont ils font les organes. Ap-
prenez que je fuis l'interprète des volontés
du Ciel ; & vous Sjltan à qui il a daigné
confier le glaive de juftice , c'efl à vous de
prononcer. . .
A L A D I N
On n'aura point impunément profané la
Mofquée. Vous qui m'entourez , écoutez le
ferment que je fair. Je jure par le Ciel, par
la puifTance qu'il m'a donnée , je jure que fi
le facrilcge , avant la fin du jour , n'efl: livré
s. ma vengeance , tout le peuple Chrétien
tombera fous le fer des bourreaux. Demain
Jérufalem n'en verra aucun refpirant dans
fon enceinte , demain les premiers rayons
DRAME héroïque. 509
du Soleil fe plongeront dans les flots de leur
fang coulant le long des rues jonchées de
^1^ leurs cadavres... Ifmen , faites publier cet
Edit par toute la ville ; & vous noble Clo-
rinde, pardonnez à fon zèle ; il efl: poulTé peut-
être trop loin quand il accufe Olinde , mais
vous ne favez pas combien la févérité eft
utile & n'efl: le plus fouvent aue la Jufl:ice
même Venez illuftre guerrière obferver
du haut de la tour qui domine la campagne ,
ce camp ennemi où la vidoire vous attend.
SCÈNE VI.
ISMEN.
X- . Nfin ces Chrétiens que j'abhorre feront
tous malTacrés... Peuple fuperbe qui m'avez
en horreur, je vous verrai bientôt implo-
rer celui que vous ofiez méprifer. Nous ver-
rons fi ce Dieu pourra vous dérober à mes
Coups , & s'il méritoit que je rampafle avec
vous dans la bafTefTe & l'ignominie... Ifmen
étoit fait pour les f;randeurs &: pour fervir
d'autres Autels... Tout m'a réufli. Comme
je mène à mon gré l'efprit de ce Sul-
tan ! le peuple & le maître tremblent à ma
voix... Ces Chrétiens feuls gênent mes pro-
3IO OLINDE ET SOPHRONIE,
jets. Ils ont le fecret honteux de mon pre-
mier état... Mais quel hadi ftratagéme a
inventé mon heureux génie !... Il falloit un»
coup qui intéreffât la Religion , & je l'ai
trouvé... Les ftupides Sarrazins font loin
de penfer que c'eft moi qui ai déchiré ce
livre qu'ils adorent. Je me fuis fait le Dieu
de cette foule crédule. Je leur donne pour
loi ma volonté. Ne bornons point là ma
carrière ambitieufe , touchons le faîte , ^ &
faifons du trône d'Aladin le marche -pied
de mon Autel.
Fin du premier AEle,
DRAME héroïque. 511
m y * =!H y y^^i^i y =iv a'? m
ACTE IL
SCÈNE PREMIERE.
SOPHRONIE, SERENA.
SERENA.
U vas-tu Sophronie?.. Je te fuis en
tremblant... Pourquoi hafarder tes pas dans
ces lieux qui nous font étrangers , dans ces
lieux couverts de farouches foldats dont le
glaive femble déjà étinceller fur nos têtes.
Quel deflfein te conduit vers le palais du
Tyran ?
SOPHRONIE.
Le defTein qu'un Dieu m'infpire. . . Tu
viens d'entendre TÉdit qui menace les
Chrétiens.
SERENA.
J'en ai le cœur glacé d'effroi. L'ordre
cruel vole de bouche en bouche j l'image
512 OLINDE ET SOPHRONIE ,
d'une mort prcfente les rend immobiles ;
mais que peux- tu faire pour un peuple
profc.it & confterné,
SOPHRONIE.
Le fauver & mourir.
S E R E N A.
Toi 5 Sophronie 1
SOPHRONIE.
Chère amie , que la vie devient précieufe
quand on peut la donner pour le falut des
fiens ! les chaînes & les tortures m'épouvan-
tent bien moins que le fanglant tableau des
Chrétiens étendus , égorgés dans les rues
de Jérufalem. Si la foibleffe de mon fexe &
de mon âge pouvoit me faire chanceler, em-
brâfez mon cœur , divine & courageufe
flamme dont brûloient les Martyfs ! Mon-
trez-moi mes frères fauves d'un mafTacre
horrible, & la palme immortelle qu'un Dieu
accorde au facrifice de quelques jours paf-
fagers.
SERENA.
De quel facrifice parles-tu , chère amie ?
SOPHRONIE.
Je marche vers le Tyran ; je détourne fur |
moi les coups qu'il prépare. Je me déclare '
coupable , j'annulle l'Êdit & fatisfais à fa
vengeance...
i
BRAME héroïque. 373
Vengeance. . . Cet ar.ifice eft pardonnable ,
puilqu il fauve tout un peuple des fureurs
't.
d'un barbare.
SERENA.
Que m'as tu dit ? . . Toi , te livrer ! . ,
SOPHRONIE.
Eh ! qui pourroit m'enchaîner à la vie ;
lorfque |e trouve un fi noble avantage à l'a-
bandonner ? Qui m'attacheroit à ce monde
dont j'ai méprifé des l'enfance le tumulte &
les vanités ? Quelle voix l'emporteroit fur
cette voix puiflante qui m'appelle au rang
des libérateurs de la Patrie ?
SERENA.
Cruelle amie ! dans ces triftes momens
tu oublies les liens qui nous unifient , ces
liens formés dès que nos cœurs ont pu fe
connoître , &c de jour en jour plus reflerrés ;
tu pourrois les brii'er d'un œil indiftérent !
& délaifferas-tu de même une mère qui t'ai-
me ? Ne lui dois-tu rien ? Elle t adopta pour
fa fille. Elle en eut toujours pour toi la
tendreffe inquiette , & tu veux l'abandon-
ner au défefpoir ! Ne fais-tu pas que l'uni-
que joie de fa vieillefl'e eft de nous voir tou-
tes deux fourire à fes côtés ? Me laifTeras-tu
' folitaire & défolée après que je l'aurai vue
Toms J, O
514 OLÏNDE ET SOPHRONIE ,
expirer dans mes bras de la douleur de t'a-
voir perdue ?
SOPHRO>fIF.
Et c'eft pour fauver fa vie , la tienne i
eelle de tous , que Sophronie court fe Tacri-
fier. Songe donc que ce foir même une
troupe d'aiTallîns le fer en main , iront en-
foncer nos portes. Ces féroces fatellites nous
égorgeront lur Ton corps expirant. En me
livrant volontairement à la mort , je ne fais
que la devancer de quelques inftans , & je
délivre de ces fanglantes horreurs , toi , no-
tre mère , & tout un peuple vertueux,
S E R E N A.
Mais crois-tu qu'il foit permis d'expofer
ainfi fes. jours ? Le Chrétien doit attendre la
mort avec fermeté, mais fon devoir eft-il
de marcher au-devant d'elle ? Quand le
glaive des bourreaux defcendroit fur fa tète,
il doit efpérer encore en la miféricorde di-
vine. Qui fait ce que Dieu nous rélerve ?
Qui fait fi le Sultan lui-même ne révoquera
point un Arrêt prononcé dans fa colère ?
SOPHRONIE.
Et que fais-tu fi dans ce moment ce grand
deffein ne m'cfl: pas inTplré psr Dieu même ?
Si ce n'eft: pas lui qui me prére ce co îrage
qui t'etonne ? C'efl aiiili qu'il veut fauver
DRAME HÉr^OIQUE. ^i/
înviiîblement Ton peuple & attirer Sophronie
au iéjour de fa gloire. Mon ame s'élance
ve s (on Trône , une céîefte ardeur m'em-
brâfe , tout mon cœur en eft pénétré. Se-
rena , j'entends Taugufte Religion qui me
crie : Heurtujt Sopr.ronic marche au trépas ,
tu ariLteras ttes ficm es de fang en te frayant
un chemin au bonheur dont jouijjent le im*
mortels,
S H R E N A.
Tes paroles m'emfîamment & m'éclairent.
Je voulois te combattre , tu triomphes de
moi , tu m'entraînes, que dis -je ? Je brûle de
la même ardeur. So{)hronie , écoute , j en-
vie cette couronne tortunée : fois afTez gé-
néreufe pour me laiiTer exécuter ce que ta
grande ame a conçu; tu n'en auras pas moins
de mérite aux yeux de Dieu qui voit tout ,
& ton amie une fois dans Ton fein. . ,
SOPHRONIE.
Pourquoi me demander ce que tu fais
d'après toi-miéme que je ne puis t'accorder?
S E R E N A.
Eh bien , permets - moi de mourir avee
toi. Rendons en même tems les derniers fôu-
pir5 d'une vie dont nous aurons paffes tous
les inftansenfembîe. Me refuferas- tu l'hon-
neur de t'accompagner ? Je marche avec
Oij
5î5 OLINDE ET SOPHRONIE ,
toi : nous faurons nous encourager Tune
i autre, & le coup de la mort ainfi partagé,
deviendra moins crue!.
SOPHRONIE
Dis plutôt qu'il feroit plus terrible. Va ,
chère amie , il efl: affreux en fouffrant de
voir encore foufTrir ce que Ton aime. Le
cœur 5 au lieu de s'enhardir, fe fent plus foi-
ble par le double fupplice dont il eft tour-
menté. Il t'efl: défendu de mourir puifque
le Tyran n'a befoin que d'une feule vidime.
Tu de\iendrois criminelle en offrant un
nouvel attrait à fa barbarie. C'eft peu; un
devoir plus facré que l'amitié t'attache mal-
gré toi au monde. Tu te dois toute en-
tière à celle qui t'a donné le jour. Moi je
ïuis fur la terre comme un rofeau fans
appui. Je ne tiens pas aux noeuds où ton
ame eft enchaînée. On m'a lailTé ignorer
de qui j'ai reçu le jour, & je defcendrai
au Tombeau fans avoir embrafle les mor-
tels qui dévoient m'ctre les plus chers, que
dis je ? fans les avoir connus .... Serena ,
retourne à celle que tu dois confoler de ma
perte. Oifre-luile tableau de la Religion &
de la Patrie reclamant mes foibles fecours.
Dis-lui en l'embraiTant : Sophronie pénétrée
d*amour &" de leconnoijjance n'oublie point
Us douceurs maternelks que tu répandis fut
BRAME héroïque. 557
fes purs , elle meurt Gr t'attend dans un
monde plus heureux .... Adieu Serena , aditu
cherc awie , feches tes larmes .... Retire-toi ,
(r furtout ne trahis point un fecret d^oii dé-
j)end le falut d'un Peuple entier . ... A l'inf-
tant où mon corps tombera fous le tran-
chant du glaive , approche alors , couvre-le
d'un voile funèbre , dérobe-le à des regards
profanes , & fais-le tranfporter dans cette
terre fainte où repofent hs offemens des
Chrétiens immolés dans les combats ; fi
toutefois Sophronie étoit digne d'afpirer au
rang de ces Martyrs glorieux.
SERENA.
Quelle image ! & tu peux me l'offrir ! . . , ,
Ma confiance feroit plus grande s'il me fal-
loit mourir.
S O x° H R O N I E.
Chère fœur , écoute : j'ai un fecret à te
confier.
( Elb garde le filcnce. )
SERENA.
Parle Tu héfites.
SOPHRONIE.
Ce jeune Guerrier que nous avons remar-
qué, fi connu par les bienfaits qu'il a ré-
pandus fur nos frères , c^ui les protège , qui
Oiij
3i8 OLTNDE ET SOPHUONIE,
paroit le^ ché-ir, & dont les pas on fuivi
quel lueiob les nôtres ....
S E R E N A.
dinde ! ce généreux Guerrier il
t'aime avjc excès , il brûle d'un feu caché...
Tu as vu to'.it le refpcâ: qui maitrile un
amour véritable. Qaq je l'ai plaint fouvent
de n'être pas un de nos frères !
S OPHRONIE.
S'il n'efl pas un Chrétien il en a les vertus.
Mon cccur s'applaudiffoitde fa victoire afin
de donner à la Foi un Héros , un détenfeur
de plas. Il femble la refpeiter , peut être
defîre t-iî de la mieux connoître , peut êire
veut- il l'adopter ? Il n'efl: pas né Idolâcre.
La même cité, dit-on, nous a vu naître*
On admire fon cœur noble & fendble..,
Serena , dès que je ne ferai plus, il iaudra
te hazarder à lui dire ce que j'ai toujours
penfé de lui. Entretiens ce zèle heureux qu'il
a pour les Chrétiens. Apprends-lui que So-
phronie n'cft mofte que pour les fiiuver,
qu'elle a ofé clpérer qu'il deviendroit un
jour un de leurs plus fermes appuis, que
cet efpoir lui fut cher .... Adieu , je ne
puis en dire davantage , & il ne m'eft plus
permis de diiiérer.
S H R K M A.,
O Ciel I japperçois le Sultan qui s'a*
DRAME HEROÏQUE. 51^
vance vers ces lieux .... Ah ! Sophronie ,
tout mon corps tniFonne & mes bras trem-
blans ne peuvent te délaifler,
SOPHRONIE, l'é.armnt a:'ec douceur.
Tu me rends ce moment p!us cruel que
la mort. Si tu m'aimes , Ci tu chéris une
mère , fuis à l'iriftant même , fuis en détour-
nant les yeux; abandonne-moi au Dieu que
nous adorons , ton amie t en conjure , &; le
devoir te l'ordonne,
{Ele s'arr.:che d'entre f es Ira: îr fuH
loin d'elle , tandis nu- Sersna fe retira
lentement la lête yanckée ^ dans un,
accAAeme! t m-mel ;
SOPHRONIE, feAe vers un coin
de la S cens.
O Dieu ! c*eft dans ce premier pas que
j'implore ton afliftance , élevé ma foible
voixôi rends la viélorieufe de la timidité.
Ov
320 OLINDE ET SOPHKONIE,
S C È N E I I.
ALADIN, I3MEN, SOPHRONIE,
TKOUPE DE GUERRIERS.
A L A D ï N, à un des Chefs.
\^Ue lat-mée déploie en ordre de bataille
les léTions qui la compofent. Que ces trou-
f)es invincibles fe rendent à la plaine qui
regarde le midi de la Vaille Qui l'embralTe
d'un coup û'ceil le fpectacle belliqueux de
ces héros qui Foutiennent fi dignement la
jufl-ice de ma caufe. Ces Perfes fi braves
& Cl ficelés marcheront les premisirs au-
devanr de l'ennemi. L'honneur en eft du
â l'Héroïne qui les guide. Je lui remets le
fceptre ds mon autorité. Que Ces ordres
foient des loix pour tous mes Guerriers.
( / l.mcn.) Ifmen , faites com.mencer les
prières publiques. Que le Ciel foit appaifé.
Oiinde s'eft emparé du quartier des Chré-
tiens ; je les regarde comme des viâimes
fous le glaive, ^ leur deiniere heure va
bien-tôt Tonner.
I S M E N.
Que le pavé de la Mofquée foit lavé d©
DRAME HEROÏQUE. 521
leur fang. . . . Mais une Chrétienne ofe s'a-
vancer .... L'afpeâ: de la Royauté ne la
fait point trembler. . . . Elle foutient votre
regard !
SOPHRONIE, devant Aladin avec
une fierté noble Cr douce.
Sultan , fufpendez votre colère. Je viens
vous découvrir Ôd remettre en vos fers le
coupable que vous cherchez. C'efl: moi qui
ai déchiré l'écrit d'un faux Prophtte qui
outrageoit nos Loix faintes.
I S M E N,
O blafphcme ! . . . ô vengeance ! . ^
A L A D I N.
Toi ! Cl jeune & fi téméraire î
SOPHRONIE.
Le coupable eft devant vous ; ce que vous
appeliez facriîège eft l'ouvrage de ces mains,.
C'eft moi feule que vous devez punir.
ALADIN.
Se peut-il que fous ces traits de douceur
tu voiles tant d'audace ? Malgré la foiblefTe
de ton fexe tu viens ici braver les fupplices*.
SOPHRONIE,
J'obéis à l'Arrêt qu'a publié votre courroux,.
Vous-méme en me condamnant à la mort.
Ov
522 OLINDE ET SOPHPvONIE ,
devez approuver l'équité qui m'y conduit.
Je fauve mes frères innocens , & vous
épargne rinjuftice d'un affreux carnage.
A L A D I N.
Que je retende ou non fur toute ta
fede , nous éprouverons bientôt dans les
tourmens cette confiance orgueilleufe ....
S O P H R O N I E.
Vous effayez de m'intimider. J'annonce-
fans effroi ce que j'ai tait fans crainte.
A L A D I N , a Ifmen.
Ifmen. . . La pitié fe gliffe dans mon ame.
Appr'^ndf-moi à la ompter. A l'éclair im-
prévu de tant d'attraits ....
I S M Ë N.
ReconnoiiTcz le zèle infenfé de ces fa-
natiques Chrétiens. Ils ve.f nt l'infolence
& la révolte dans de jeunes ccrurs, empoi-
fonnés dès l'enfance de leurs maximes fé-
ditieufes. Voilà le premier (ignal des com-
plots qu'ils méditent. Bientôt une rébel-
lion plus ou\'erte . . .
A l. A D I N.
Cet attentat cache un mvnère. Je te la '
livre , Ifmen... Il faut fonder cet efprit
rébelle , remonter à la fource d'une trame
impie . . . qu'elle nomme fes complices.
DRAME héroïque. 323
S O P H R O N I E-
Seigneur , je n'en ai point.
I S M E N , aux fens.
Qu'on apporte des chaînes ... Je vais la
faire conduire dans nos fouterreins. .. II
faudra bientôt dépouiller cette bravoure
infultante , & les tortures nous feront en-
tendre un bien diftérent langage. ( à So-
phronie ) Pourquoi tes couleurs commen-
cent-elles à pâlir . . . Ceft trop tôt s'eifrayer,
(aux Gardes ) Allez , qu'on la defcende
fous les voûtes de la Mofquée : je vous fuis^
( â Aladin a un air triompham ) Elle vou-
droit cacher les pleurs qui roulent dans fes
yeux , ils couleront bientôt en plus grande
abondance ; il faut anéantir un orgueil auflî
dangereux , & que fes remords deviennent
auilî publics que l'a été fon audace,
A I- A D T N.
Ta rigueur me fert. Mon ame s'étonne
d'être fi lente à s'irriter. Lorfqu'à mon re-
tour je ferai affis pour la juger, garantis ton
Roi de toute foibleffe, & rend fa juftice ine-
xorable comme le Dieu qui demande ven-
geance par ta voix.
1 S M E N.
Allons dans fon Temple ordonner les
prières & lui promettre, s'il eft poiTible,
une réparation égale à l'ofïenfe,
( Ahdinforî (u:com]^agr]é de fa fid.e,)t
Ovi
32^ OLINDE ET SOPHRONIE,
SCÈNE III.
G
S E R E N A , s'avançmt du fond de hfcène
où elle s'efl tenue cachée.
malheureufe Sophronie ! les cruels ,"
t'entrainenr, . . C'en efl: fait, ils vont porter
les derniers coups... Tu es innocente &
je t'ai abandonnée ! quelle foibleiTe ! ou
plutôt quelle puiffance enchaînoit mes pas
& ma voix ! . . Sophronie ! ai je dû t'obéir ?
O facrifice héroïque, je t'admire & ne puis
te goûter!... Coniment annoncer cette
nouvelle à l'oreille d'une mère ? . . . Que
va-t-eîle devenir ? & c'eft pour la con-
foler que fon amitié m'a commandé de lui
furvivre .... Mais j'apperçois Olinde : mon
cœur ne peut plus le contenir . . , Ah ! s'il
pouvoit la fauver ! courons à lui.
DRAME héroïque, 527
SCÈNE IV.
SERENA , NICEPHORE , OLINDE.
S E R E N A.
V_y LiNDE. . . Olinde . . » Guerrier généreux
fecourez-nous.
NICEPHORE.
La fille de Melanne ne reconnoit plus
un vieillard infortuné qui fut fon ami.
SERENA.
Nicephore ! vous ô ciel ... En quel mo-
ment hélas ! venez-vous nous redemande^
Sophronie l
O ' INDE, conjlernê
Il fort de chez Mélanne, tremblant de
ne plus vous voir à fes côués. . . Ses frayeurs
mortelles ont palTés dans mon fein . . . Ni-
cephore fous ma garde voloit vous cher-
cher ; & pourquoi Sophronie n'eft-eUe pas
avec vous ? . . . Où la trouver ?
SERENA.
Dans les chaînes .... au milieu des bour*
reaux ... au pouvoir d'Ifmen !
OLINDE.
Cruelle ! que dis-tu ? , . . Elle captive 1
325 OLÎNDE ET SOPHRONIE,
NICEPHORE.
O ma Sophronie !
S E R E N A.
Sophronie meurt dans les fupplices , G
Vous ne pouvez la fauver»
OLINDE.
Sophronie meurt S Achevé , achevé de
me déchirer l'ame.
S E R E N A.
Je trahirai Ton fecret , la voix de mon
eœur l'emporte fur mes fermens. ,.. So-
phronie innocente s'accufe du forfait que
l'on impute aux Chrétiens ; elle veut ache-
ter le lalut de tout un peuple au prix de
fon fang. Elle s'efl: livrée elle-même à ces
Prêtres barbares.
O L î N D F.
O mon père ? eft-ce bien une mortelle ? . ,
Eft-il une vertu plus rare ! je te reconnois
Sophionie , ame célcfte ! noble & grand
cœur ! ah combien ne dois-}e pas tlmiter \
S E R E N A.
C'efl: dans vous feul que chacun de nous
cfpere. .. Vous approchez de ce Sultan re-
doutable ... Je vous conjure pour elle . . ♦
Ah! (i vous faviez , dans nos derniers en-
tretiens, ce qu'elle m'a dit pour vous... ►
BRAME héroïque. 327
O L I N D E.
Sophronie auroît penfé à moî f auroît
parlé ! . . Serena , Serena , un mot, un feul
mot & je vole ....
SERENA.
Elle eût defiré qu'un héros tel qu'Olinde
€Ût marché fous l'étendard de la croix..»
Voilà fes regrets , fes plus grands regrets
€n marchant à la mort , mais je ne devois
révéler fon fecret que lorfqu'elle ne feroit
plus.
O L I N D E.
Elle vivra , crois moi ! le plus bel orne-
ment du monde ne defcendra pas ainfi au
tombeau.... Sèche tes pleurs, Serena,.
feche tes pleurs & cours annoncer à ta meie
la délivrance de Sophronie.
NICFPHO RE.
Et quelles font tes forces ? employeras-tu
le courage ou le pouvoir incertain des
larmes ?
O L I N D E.
Les larmes ! . . , non . . . Les puiiTànces
qui la retiennent font trop multipliées pour
pouvoir les brifer, & l'aveugle Sultan agit
trop d'après Ilmen pour ofer efpérer (a
grâce, mais je fais comment je la délivrerai»
5^8 OLINDE ET SOPHRONIE^
N I C E P H O R E.
Courons-y de ce pas , mon fils l
S E R E N A.
Son fils !
OLINDE.
Je le fiiis , & tu reconnoîtras fon fang , , ;
Je puis racheter les jours de Sophronie! . . ,.
Combien je te rend grâce ô Ciel ! Voici
le moment où tu m'ordonne de me nom-
mer Chrétien ... Il ne m'eft plus permis
de cacher ce titre glorieux.
NICEPHORE.
Et que prétends-tu ?
OLINDE, avec feu.
C'efl mon père qui le demande.
NICEPHORE.
Je ne t'ai peut-être que trop entendu y
mon fils . . .. L'amour que j'ai pour toi me
fait éprouver un moment de fcibleffe, je
frémis .... Mais s'il le faut , fi tu ne peux
fauver les Chrétiens & Sophronie qu'en
périfTant .... Hélas ! je ne puis achever...
& moi aulfi j'irai, je préfenterai au Tyran
cette tête couverte de cheveux blanc^; je
lui dirai frappe , elle n eft pas indigne de ta
vengeance.
DRAME héroïque. 525?
O L I xN D E.
Mon père ! fi vous m'aimez , fi Sophronie
vous eft chère , gardez vous d'accompa-
gner mes pas. Vivez . . . Chère Serena , con-
duis-le chez ta mère ; que fa maifon lui
ferve d'afyle ; que cet afyle raflure rnorv
cœur alarmé. . . Allez , Sophronie ne tar-
dera pas à vous y rejoindre. Adieu...
Adieu mon père.
[ Il va four j'artîr.'}
NICEPHORE.
Arrête , Olinde ! . . . Mon fils arrête !.. *
L'incertitude & TtfFroi m'accablent .... Où
"vas-tu, & que vas-tu faire?.. Tu aban-
donnes bien prom.ptement un malheureux
vieillard qui n'efpere , qui ne vit plus que
par toi !
O L I N D F.
Ofez vous me rappeîîer ! pourquoi ne
me lailfez vous pas échapper? .. . Tremblez
d'aller contre mon devoir, contre Sophro-
nie; ah fuyez , mon père. .. Evitons de
nous trouver enfemble. Vous ne voulez
point taire chanceler ma vertu. N'è-es-vous
plus Nicephore , & ferez-vous plus foible
que cette jeune Chrétienne ?
NICEPHORE.
Je n'étois plus que ton père.». Oui ^ je
530 OLINDE ET SOPHRONIE ,
la fens cette foiblefle que la nature infplre...
Va , je laurai la dompter. . . Je t'admire en
pleurant . . . Arrache toi de mes bras , ôc
puifque Dieu te guide ... Adieu, adieu,
fi tu péris , nous ne ferons pas long-tem5
féparés.
SCÈNE V.
OLINDE,/eui.
\/ Oici l'infliant le plus glorieux de ma*
vie , le plus cher à mon coeur ! Sophronie !
des chaînes de fer ne preiferont plus tes
mains délicates. O mort ! moment de joie
& de volupté ! je mourrai pour elle ! .. . La
fauver eil: pour moi la plus grande félicité.
jvia vie Ti aura u uù-.ic: priX ^n- Cujus oc? jui
être offerte. Pvlais que di:j-je? Ce n'eft pas
la perdre , c'efi la rendre uti^e , glorieafe ,
fortunée". Je vivrai dans fa mé.noire, peut-
être dans fon cœur. Je vois pourquoi j'ai
reçu l'exiftence. Je puis facrifier mes jours
au pl'js d'gne od et dont le Lie! ait décoré
la terre... O l>ieu je te rends grâce. .. tu
m'aime . . . hâte cet heureux facrifice.
•f
DBAME héroïque. 531
SCÈNE VI.
CLORINDE, OLINDE, fuiu dt
Clorinde.
C L O R I N D F.
i A fierté me plaît ; tu laiffes la foule d«
ces foidats vulgaires aller rempUr la pro-
fondeur de la Mof^juée. Je t'approuve, l^q
deshonorons point la valeur par des fer-
mens. Qu'Ifmen déploie à Ton gré un ap-»
pareil religieux , les funnées qu^exhaîe Ten-
cenioir, voilà fes armes. Pour nous guer-
riers , manions le fer & n'humilions point
les inftrumens de la gloire devant la Thiare
d'un Pontife. Ceft fur notre éoé^ :vSû faut
fonder notre efpoir. La viélolre eft dans Te
cœur des héros & non dans ces cantiques
qui vont frapper les voûtes d un Temple.
OLINDE.
Ce Temple tombera pour écrafer & l'I-
dole & le Prêtre. L'Arbitre des combat»
n'eft point ce Prophète impcfteur qu'ici
Ton adore. Non Clorinde , non , ce li'eft
pas du fond de cette Mofquée que part la
532 OLINDE ET SOFHRONIE ,
vidoire. Olinde doit faire connoître à'
quels autels il faut la demander , & c'efi:
la feule gloire qu'il ambitionne & qu'il
envie.
ill quitte Clorinde. Clorinde rejîe »
G* congédie fa fuite."]
SCÈNE VIL
CLORINDE, ARSET TE.
ARSETTE, après un ajfe^ long filencit.
\_ U demeures penfîve, . . crois-tu pou-
voir encore deguifer ton trouble. Chériras-
tu en ce moment mon antique franchife ?
Ecoutera?-tu le libre accent de l'amrtié !
Accoutumé à t'obferver dès l'enfance , )e
te connois mieux que tu ne te connois toi
même. Tantôt tu as outragé le Grand Prê-
tre. Tu protèges ouvertement un peuple ici
détcfté. Apprends que tu n'as plus de fe-
crets. Epanche ton coeur & permets- !ui de
fe (oiilagsir , car pour moi je t'ai devinée.. .
Rougis 3 mai? pa le . .
C L (; R I N D E.
Arfette , tu me fais frémir. . . ah ! puif-
<que tes regards m'ont loupçonnée , je me
DRAME héroïque. 355
fuis trahie. Loin d'éluder par un menfonge
artiricieux l'humiliant aveu que je me luis
refufé à moi-même , tu vas tout favoir. Je
me fens un allez jufte o-'gueil pour ne point
redouter un œil étranger. Il feroit trop au-
deflous de nr^oi de diliimuler. ivja langue
fera l'interprète de mes ientimens. Je ne dé-
favoue point un fecret penchant. Je fonge
au héros qui en eft l'objet. . , Arfette , vois
û ce front rougit en prononçant que j'aime«
^ ARSETTE.
Tant de charmes enfevelis fous le fer &
perdus pour l'amour ont donc enfin connu
cet afcendant auquel l'héroiTme même ne
fauroit échapper.
C L O R I N D E.
Tu fais comme j'ai mis ma gloire à triom-
phei des foiblefles de mon lexe. Le vil ef-
clavage où. je le vis loumis révolta mon jeune
orgueil. J'ai fait voir un coeur né pour cette
liberté , am.e & principe des vertus guerriè-
res. C'eft toi qui appris à ma main entantine
â: gouverner le trcin des courfiers , à manier
la lance 6c l'épée. Endurcie aux exercices
de la lutte & de la courle , j'ai fuivi iur
le (ommet des monts & dans le fond des fo-
rêts la trace des Ours & des Lions. J'ai
montré tout-à-coup ^ à ces hommes éton-.
334 OLINDE ET SOPHRONIE,
nés , un bras aufiî redoutable que le leuf.
Fa valeur fut heureufe. Les aîlcs de la ?ve-
nommée ont daigné porter mon nom en
dift'érens climats -, mais que je crams que la
honte déformais ne l'accompagne 1 . .Quelle
ïangueur fecrette s'eft mêlée à cette ardeur
beîliqueufe qui fembloit feule devoir ei por-
ter tous mes vœux. Pour la première fois ,
fous ma dure cuiraffe , j'ai fenti mon lem
palpiter. Je voulus étouffer un fentiment
importun, & tout my rappelloit maigre
moi Je crus pouvoir Tanéantu- dans les
champs de la guerre. Mais hélas ! au milieu
des combats , parmi le choc & le cri des
batailles , je verfois des larmes , & mes
yeux couverts d'un cafque ne perdoient
point de vue dans la mêlée le guerrier qui
triomphoitdes ennemis & de mon cœur... Je
ne te le nom.me pas... Arfette, ce n eft point
comme alliée d' '.ladinque je fuis venue
fecourir Jérufakm. Mon zèle a pour guide
un plus cher deffein. J'accours pour com-
battre à côté du héros qui depuis quatre
années a de ce cœur guerrier fournis la hère
indépendance.
^ ARSETTE.
Il y a longtems qu'en voulant me déro-
ber ce fecret , tu as pris foin de me le ré-
véler.
DRAME KEPvOÎQUE. S3Î
CLORINDE.
Ah ! fi d'autres regards que les tiens
ont pénétré dans mon ame , où fuir ? L'a-
mour éteint la gloire , & devant Ton œil
jaloux toute foiblefle eft un crime. . . Va ,
je fuis toujours Clorinde , l'Afie ne me
verra point efiuyer les dédains d un fu-
perbe vainqueur. J'appelb à mon fecours
ce calme intrépide qui m'accompagne fur
le fanglant théâtre de la guerre. Je ne chan-
cellerai point dans j'illuftre carrière où j'ai
porté mes premiers pas , & je me domp-
terai > duflé-je éteinare mes feux dans moa
propre fang !
A E S E T T E.
Tu poufles trop loin cet orgueil que moî-
méme ai pris foin de t'ihfpirer. J'ai voulu
te fauver de l'amour , endurcir ton cœur ,
le rendre inlenfible au joug de cette paf-
iîon fatale à l'héroiime ; mais elle com-
mande malgré nous Tant que
j'ai vu ta jeunt-fle abandonnée à ces épreu-
ves redoutables , percer de tes flèches les
ours & les lions , les forcer dans leur fan-
glant repaire , j'ai moins craint pour toi ,
je te l'avoue , que lorfque j'entends ces
premiers foupirs échapper de ce cœur al-
tier où l'amour une foit. vainqueur doit ré-^
gner avec empire.
53(5 OLINDE ET SOPHPvONIE;
C L O R I N D E.
La mort du moins faura m'aftranchir.
A R S E T T E.
Tu luttes contre le trait que tu ne peux
arracher. Si ton penchant étoit vil ou mal-
heureux , ians doute il te faudroit mourir ;
mais après tout , Clorinde , mourir n'eft
pas vaincre. C'efl; fuir lâchement la vie. . .
ne mollis point comme une ame vulgaire.
Rappelle ton courage , & fi tu chéris les
combats & les palmes que la valeur y moi{-
fonne , élance- toi d'un vol plus rapide fur
le char de la viâoire. Un jour plus brillant
à tes regards , il pourra te porter aiÏÏfe ÔC
triomphante à côté d'Olinde.
CLORINDE.
De quelle image flattes-tu mon timide ef-
poir !.. Je fens trop à quel point il m'in-
térefle & combien j'ai d'ardeur à vaincre fur
fes pas. Je connois la crainte , mais pour
lui pour lui feul. Je frémis à chaque trait
qui menace fa tête ; je veillerai fur fes jours
qu'il prodigue ; j'oppoferai ce fein à la flè-
che meurtrière ; mais mon lecret n'en ref-
tera pas moins dans mon cœur , & ne s'é-
panchera pas rréme avec mon fang & ma
vie... Ne me parle plus que des champs
GÙJQ dois cueillir des lauriers ! qu'Olinde me
voye
à
DRAME héroïque, 557
voye coTîbattre , qu'il admire un courage
égal au fien ; qu'il me fuive , tandis que ce
bras emporté foudroiera l'ennemi ; ou fi
ma valeur n'attire point Tes regards , s'ils
demeurent indifférens & froids , peut-être
que frappée tout-à-coup au milieu du car-
nage , il donnera quelques larmes à mon
trépas. Si je les vois couler , s'il penche
vers moi un œil attendri , fi j'y lis un feul
inftant fa douleur , la mort ne me fera
pas fi cruelle. Que dis-je ! elle me paroîtra
pleine de douceur Oj m'égarai - je ,
Arfette !.. ah ! pardonne , & laifiTe une
amante à fes rêves infenfés.
A RS E T T E , enfmpirant.
Ta bleffure eft entière & nulle main n6
peut la guérir. Crois moi, ne rai:i p'us de
ton amour un tourment volontaire. Tan-
tôt dans un abandon défefperé tu voudrois
t'éiever au-defTus de toi-même , ta itôt dans
les erreurs d'une illufion trompeufj tu nour-
ris ta foiblefTe en craignant d'y fuccomber.
Ton cœur courageux & tendre , auffi neuf
que rébelle , rougiroit-il de fe trouver fen-
fible ? Fiere Clorinde ! il eft tems de te ré-
véler tes tranfports : un jour L'amour doit
t*enchaîner , tu palis. . . raffure- toi. L'a-
veu que tu m'as fait n'a rien qui doive te
faire rougir. Olinde ell digne de tel. L'ar-
Tome h P
338 OLINDE ET SOPHRONIÊ ,
mée applaudira à ces nœuds mutuels , ils
feront tiffus des mains de la vidoire. L'a-
mour qu'adopte la valeur marche en vain-
queur illuftre , & tu pourras trouver , en
lui cédant ton cœur , une félicité plus
grande & plus vraie que dans la conquête
de vingt nations foumifes & tremblantes,
CLORINDE.
CefTe de m'abufer , vaine illufion !
peut-on accorder la gloire & lamour ?
L'une s'avoue à la face de l'univers , l'autre
cfl: faite pour l'ombre. . . Je ne veux fuivre
que la paflion des grands cœurs. Aide-moi
à reprendre cette mâle indépendance qui
flattoit mon heureufe jelmelTe. Rends-moi
ce cœur que tu formas dans les déferts &
dans le fond des forêts. Ce naturel fa-
rouche me paroit plus fupportable que
cette oifive langueur qui me fait foupirer...
Moi foupirer ! terribles accens des combats !
voix redoutable de la guerre ! venez étouf-
fer dans mon fein ces gémiiTemens qui y
iiaiflent & qui doivent y mourir.
Fin du fécond A^t»
DRAME HÉPvOIQUE. 33^;
ACTE I I L
SCÈNE PREMIERE.
J
AL AD IN.
E fuis feul. Mon cœur frémit du fup-
plice de cette jeune Chrétienne. . . Ifmen
m'a arraché ce fanglant Edit. . . Tour-à-
tour chacun fatigue ma volonté , & fou-
vent il n eft pas permis aux Rois , tout
démens qu'ils voudroient être , de ne point
fe montrer cruels. . . La pitié voudroit
maîtrifer mon ame ; arrête pitié dange-
reufe !.. N'ai- je pas le droit d'effrayer les
hommes par l'exemple des châtimens ? Ne
font-ils pas les foutiens de ma puifTance?..
Oui j mais pourquoi donc cette crainte de
rinjuftice , cette terreur fecrette . . . . ô
Dieu ! me faudroit-il rendre compte de la
liberté de chaque homme , de chaque
pij
340 OLINDE ET SOI HRONIE ,
goiite de fang verfé , de chaque larme...
ah ! s'il efl ainfi , pourquoi fuis-je né fous
ie Diadème ? . . Pour gouverner les peu-
ples , pour porter dignement le Sceptre ,
il faut poiïeder une ame aélive & forte.
Le Sceptre blefle les mains qui ne îe (ou-
tiennent pas avec fermeté. Mais voici cet
Ifmen dont l'éloquence redoutable vient
m'alfiéger. . . Je le connois & je fuis fon
efclave !
SCÈNE II.
ALADIN, ISMEN.
I s M E N.
^ EïGNEUR, quelle funefte clémence
vous arrête ? Précipitez le fupplice de cette
£\\q infolente qui vous brave , tandis que
tout tremble à vos pieds. SaifilTez ce mo-
ment pour exterminer un peuple auda-
cieux. Les Chrétiens frappés de ce coup
feront à la fois (urpris & terrafTés. Vous
pourrez éteindie toute leur rac:e ; craignez
que bientôt iouîevés, furieux , àès que nos f
remparts ferontalliégés , ilsne brifentle joug
(^uï les captive.
BRAME héroïque. 541
A L A D I N.
Et pourquoi ce carnage ? . . Non je
Veux que le glaive de ma juftice demeure
fufpendu. Le fupplice de cette fille rébelle
fuffit pour les intinider. Quon veille fur
eux , mais qu'on refpeéle leurs jours. Con-
tenus de tout côté , environnés de foldats
que commande Olinde , que peuvent-ils
encore ?
I S M E N.
Tout ofe''. Vous faire repentir d'avoir
fufpendu l'Edit qui confirmoit le repoî de
votre Etat & la fureté de votre Trône.
Je ne cefTerai de vous le répéter , Seignsur ,
Olinde m'eft fufped:.
A L A D I N.
Qui , lui ? qui ma toujours fi fidellement
fervi ?
I S M E N.
Un traître a toujours quelque ombre de
vertu. Oubliez ce qui m'échape. L'ave-
nir prouvera fi mes foupçons étoient fondés.
Mais quant à ces vils Chrétiens , en touc
tems vos ennemis fecrets , que tardez-vous
à les chalTer de votre Empire ?
A L A D I N.
Ce fol déjà épuifé par la guerre , je le
priverois encore de nombreux habitans i
Puj
542 OLINDE ET SOPHRONIE ,
I s M E N.
Tout mouvement de pitié diminue en
vos pareils l'autorité fupreme. Les foudres
du Trône une fois allumés doivent gronder
fans interruption , & tout rebelle qui fou-
leve la tête doit être écrafé. La terreur
fera toujours la plus fûre garde du Diadème...
Eh ! ne voyez-vous pas que ce peuple fé-
ditieux ne refpire que dans refpoir de voir
tomber votre Couronne.
AL AD IN.
Tu les crois auffi dangereux , aulîî achar-
nés contre ma puifTance ?
I S M E N.
Je fuis né au milieu d'eux. Dès l'enfance
j'ai appris à les connoître , nrais pour les
mieux détefter. Leurs principes attaquent
l'autorité légitim.e. Le Ciel me préferve de
ces dogmes monftrueux ; il m'a donné l'ef-
prit de foumlflion ; il m'a conduit auprès
d'un grand Roi , afin que je fuffe auprès
de lui le défenfeur de fes droits , le fou-
tien & l'organe de la vérité.
A L A D I N.
Ifmen tu vois ce Trône où je fuis forcé
de m'afl'eoir ; eh bien , il n'y a pas de jour
qu'il ne me coûte des foupirs ; ce n'eft
qu'à toi que je puis 1 avouer.
DRAME héroïque. 34?
I s M E N,
Et pourquoi j Seigneur ?
AL AD IN.
Je frémis de me tromper ; je fens que
fon me trompe ; je voudrois régner en
paix , & ne trouve que fujet de difcorde
& d'ennui. . . Mon Peuple n'eft pas con-
tent. . . Il n'eft pas heureux. . . On me
tait Tes malheurs. . . On me prcPie toujours
de punir.
I S M E N".
Pour moi , je n'entends qu'un cri uni-
verfel qui proclame l'invincible Aladin le
plus grand & le meilleur des Rois. . . Quoi
que vous faffiez , le peuple adorera votre
■clémence.
ALADIN.
J'aimerois à en être perfuadé , mais
mon Sceptre en frappant les Chrétiens ne
s'eft-il pas appéfanti quelquefois fur l'inno-
cence & fur la vertu !
I S M E N.
La majefté fouveraine abforbe ces légè-
res taches , inévitables dans les rapides
mouvemens qui font rouler les deftinées
d'un vafte Empire. L'autorité a (on code
& fes droits féparés des loix qui régifient les
vulgaires mortels^
Piv
344 OLTNDE ET SOPHIONIE ,
A L A D I N.
Mais pourquoi donc cette voix inté-
rieure qui me rend mécontent de moi-
même i qui m'attrifte & qui m'accufe ea
lïlence?
Quel fentiment de- foiblelTe ! & vous
daignez récouter ? Vous régnez par l'Eter-
nei. Ç'cft .lui qui vous a placé fur le
Trône, qui a pofé la Couronne fur votre
tête , qui a mis le Sceptre en vos mains ;
il a tranfmis en vous , avec le pouvoir ,
3a fcience &: l'efprit de fagefTe. Bannilîez
de vaines allarmes. Eft-il fur la terre un
Monarque plus' glorieux & dont on ad-
mire davantage le génie & le coeur. ( k
par:.) Courage, Ifinen , il te croira.
AL AD IN. ' :;
Mais enfin ces murmures éloignés qui
parviennent confufément à mon oreille*.. ,
I S M E M.
Vain bruit de quelques obfcurs féditieux ,
mais qui n'interrompt point la publique
harmonie des louanges. Ce font ces
Chrétiens dorat la bouche infolente calom-
nie les Rois dans leur baflefle. Ils arrêtent
4in œil critique fur vos fublimes Ordon-
nances, J'ai fait pourfuivre ces rebelles par
DRAME héroïque. 345-
des regards qui me font vendus ; mais I0
nombre des délations fatigue les délateurs.
Ces efprits opiniâtres qui ne craignent pas la
mort , ne redoutent aucun forfait ; ils Te fa-
crifient eux mêmes dès que la toi le leur com-
mande. Ils immolent la fortune, l'ami-
tié , la Nature : d'autant plus attachés à
leurs opinions fantaftiques qu'ils les com-
prennent moins» Leur orgueil & leur intolé-
rance les rendent ennemis nés du genre
humain. Ligués contre le Trône & l'Au-
tel , leur loi eft un flambeau de difcorde
qui leur fert à divifer les liens du fang èc
de là patrie. Comme ils meurent avec
joie , ils raaiïacrent de même , & vous
épargnez des monftres toujours prêts au
parricide & vous laiffez refpirer dans l'en-
ceinte de cette Ville un Peuple de ferpens
qu'il faudroit écrafer.
A L A D I N- , trouhli.
Tu m'y déterminerois. . . Maïs Je les
garde comme des otages qui pourront me
fervir contre l'ennemi qui vient m'attaquer^^
■#•
Pv;
34<5 OLINDE ET SOPHRONIE,
SCÈNE 1 1 1.
ALADIN,ISMEN,
SOPHRONIE.
(On voit Sophronîe que l'on conduit les fers aux
mains. Elle a les jeux modejlement baijjés.)
I S M F. N.
\_y N amené à vos pieds cette Chré-
tienne. Peut- on voir un orgueil plus im-
pofant ! Quel fafle dans fa démarche ,.
ion regard & fon maintien ! Elle femble
s'avancer plutôt au triomphe qu'à la mort.
A L A D I N.
Approche , fille fuperbe ! . , Viens en-
tendre & fubir ton arrêta
S O P H R O N I E.
Vous devez le prononcer... Ce cœur
s'efl: affermi d'avance contre ce qu'il peut
avoiï de rigoureux.
A L A D I N.
Sous les dehors d'un fexe timide tu ca-
ches une ame aufli hardie ! Trop foible
pour un pareil attentat , réponds- moi ?
Qui a pu„te rinfpirer ? Quels font ceux
I
DRAME HEUOÏQtTE. 54f
qui ont entraîné ta jeunefTe à cet excès
d'audace ?
SOPHRONIE.
Je n'ai voulu céder à perfonne la moin-
dre part de ma gloire. Elle étoit trop illuf-^
tre & nj'étoit trop chère. Seule j'ai conçu
le projet , je l'ai réfolu & lai exécuté. Le
Dieu qui me donne en ce moment la force
de ne point trembler devant vous , ce Dieu
maître des Empires à tout conduit. , .
A L A D I N.
Eh bien, c'eft fur toi. feule que tomber*
ma. colère.
SOPHRONIE.
Il eft jufte , . . J'attends mon arrêt.
P vj
54^ OLINDE ET SOPHRONIE ,
SCÈNE IV.
AL AD IN, I3VIEN , SOPt^RONIE,
OLINDE, GARDES.
O L IN D E , accourant avec chalsurr. 0'
perçant la Garde.
^ O N arrêt ! . . . Non , ce n'efl pas "
elle. . . Arrêtez. . . Sophronie vous trompe
par un pieux ariifice. Faites tomber ces chaî-
nes de Tes mains innocentes. . . Sultan ,
c'eft fur un autre que doit tomber votre ven-
geance. Le coupable eft découvert , & je
viens vous le livrer.
AL AD IN.
Elle eft innocente & vient fe facrifier î
Il faut lui confronter le criminel Où
eft-il.
OLIN'IPE.
Devant vous. . . cefl moi.
SOPHRONIE.
O Dieu ! . .
A L A D I N".
Eft-ce Olinde qui parle ?
OLINDE.
Cédez tous d'être furprir... je f-iis Cliré*
tien.
DRAME héroïque. 54^
I s M E N , i Al.idin, i voix bûjfe.
Eh bien , Seigneur !
A L A D I N.
Toi Chrétien ! dans ma Cour, . . Par-
jure ! toi à qui je coniiois mon pouvoir. . ►
tu déguifois l'ame d'un traître fous le mafr
que d'un Héros.
O L I N D E.
Je ne t'ai point trahi. Je viens facrifier
pour ma loi une vie que j'ai mille fois expo-
fée pour la défenfe de ton Trône. Tu n'as
rien à me reprocher , j'ai rempli tous les de-
voirs qui me lioient à toi ; mais je fuis libre ,
je me dégage en ce moment , je me rends
à moi-même , parce qu'une voix plus chère
& plus facrée antérieure à toute autre m'o-
blige à fuivre les drapeaux de mes frères.
Tu fais que la Religion commande au coeur
de l'homme ; que c'eft-îà que la puiffance
des Rois expire , & que le culte d'un Dieu
eft l'hommage immuable devant qui tout
autre s'abaiffe & difparoît.
SOPHRONIE, levant les yeux au Ciel.
Je te bénis. . . il eft Chrétien. . . O mon
Dieu ! ce. font-là de tes coups.
A L A D I N".
Surprife étonnante ! Et tu te perfuades
encore n'être pas infidèle envers ton P^ci.
Sfo OLINDE ET SOPHRONIE ,
O L I N D E.
La vraie fidélité n'eft point un efelavage
fervile ou fans bornes. Je ne t'ai point vendu
mon ame & ma penfée. Je tai prêté mon
bras. Il s eft acquitté envers toi ; il m'eft per-
mis fans doute de retourner à mes frères qui
reclament les fecours que je. leur dois,
AL ADIN.
Un guerrier tel qu'Olinde s'eft abaifle
d'ans l'ombre à commettre un lâche attentat ,
recours infenfé du plus ftupide fanatique.
SOPHRONIE.
Ah ! ne le croyez point. Il n'a point fait
le coup dont il fe vante. Il veut me ravir,
cette palme immortelle que j'ambitionne ôc
qui m'a fait tout ofer. Si vous en doutez ,
éprouvez une ame que la mort ni les toujc-
mens ne pourront effrayer.
OLINDE.
Et vous , Seigneur , contemplez le fe:^e ,
la douceur , la jeunefTe , le maintien timide
ce celle qui s'attribue ce coup hardi. Com-
ment a-t-elle pu imaginer , ofer , exécuter
une fi grande entreprife ? Comment auroit-
elle trompé lès Gardes? Par quel moyen
aiiroit-elle pu hazarder fes pas dans le vafte
eftclos dé la Mofquée , franchir l'horreur
des ténèbres, brifer les obftacles , & d'une
DRAME HÉPvOIQUE. 55-1
main tremblante &: foible .... Moi feuf
connois les fecrets détours...,
SOPHRONIE, l'interrompant.
Il a pla au Dieu qui donne le courage
de m'élever au-defTus de moi-même. Qui
ne craint que lui n'a rien à redouter. D'ail-
leurs ce que j'ai fait n'eft point au-delà des
forces de mon fexe. Sultan , penferiez-vous
qu'Olinde , entreprenant de venger la foi
fe feroit borné à fe cacher nuitamment dans
la Mofquée pour y déchirer un liv.e? Eft-
ce ainfi qu'un intrépide Guerrier fe fait re-
connoître ? Ah ! s'il eût voulu fervir la
Religion , c'eft par des coups plus éclatans
qu'il fe feroit annoncé ; c'eft à la tête de
i'armée qui l'appelle qu'il eût fignalé fon
héroïfme .... Pénétrez dans fon cceur &
connoiflfez quel eft le zèle qui le porte à
vouloir me délivrer. Il l'égaré jufqu'à s'ac-
cufer lui - même .... Sa générofité même
attefte fon innocence.
A L A D I N.
Je demeure confondu.
O L I N D E.
Ame auflî étonnante que fublime ! tu
fais t'agraixiir encore en niant la vérité ;
mais elle parle , il faut qu'elle foit enten-
due. Non, Sophronie, non j'en attefte ton
572 OLINDE ET SOPHRONIE,
propre cœur y. ce n'efl: point toi qui ofas
violer la Mofquée. Abjure un menfonge
magnanime ; cefTes de perfifter dans ton
dçffein. .. Pardonnes... Mais tu ne mour-
ras point, je ne peuxy confentir.. . Seigneur,
à moi la mort , à elle la liberté . . ,.
SOPHRONIE.
Ne puis-je donc fans toi braver la colère
d'un homme , & moi auilî je me fens le
courage d'endurer feule le trépas.
I S M E N.
Tous deux outragent le pouvoir fuprcme
par ce défi infultant. Tous deux s'enorgueil-
lifTent d'un facrilege aveu. Qu'on les croie
tous deux , Prince , & que fun & 1 autre
remportent le prix tant difcuté. Je reclame
ici votre juftice fouveraine; épargnez à mon
oreille leurs blafphêmes impies ....
A L A D I N.
Soit menfonge , foit témérité , vous fré-
mirez, couple perfide ! Le même bûcher
vous unira dans les flammes. ( à Ifmen )
Toi, dont l'oeil perçant pénétre les plus
fombres replis des cœurs, démêle ici quel
eft le vrai coupable. Une émotion inconnue
d'attendriHement fe fait jour dans mon ame»
J'en prefTens l'effet & m'en indigne . . . Pour
ne pas fléchir, je détourne les yeux..
DRAME HÉROÏQUE. SSÎ
I S M E N.
Mes foupçons étoient - ils fondés , Seir
gneur?
A L A D I N.
Tu me difois vrai.... ( // foupire.} Je
te les livre. Malgré fa gloire & fes tro-
phées , il n'aura pas impunément blefTé la
Majv-fté des Rois. ( à Olinde &" à Sophro-
nie montrant Ifmen.) C^eft à lui que vous
devez répondre. Voilà le Juge à qui je vous
abandonne.
l II fe retire avec toute fa fuite. ]
SCÈNE V.
ISMEN, OLINDE, SOPHRONIE,
I S M E N.
J" RÉPAREZ vous à fléchir. Abaiflez de-
vant le Miniftre des Dieux & des Rois , ce
fafte extérieur dont Je connois le néant & la
faufleté. Je lis au fond de vos âmes , ma clé-
mence vous accorde un feul infliant , c'efl:
pour éloigner la vengeance fufpendue fur
vos têtes. . . ( à fa fuite.) Vous , veillez fur
eux , tandis que j'accompagnerai le Roi.
5;4 OLINDE ET SOPKRONIE,
SCÈNE VI.
O L I N D E , S O P H R O N I E.
O L I xN D E.
\^ de toutes les vertus , merveilleux af-
femblage ! Toi dont la préfence me fait
oublier celle des Tyrans , dis , pourquoi
veux-tu me laifler dans la mort le tour-
ment le plus douloureux de te voir expi-
rer avec moi? Je ne redoute que le coup
qui menace tes jours. Laiffe-moi mourir
pour les Chrétiens, pour mon Dieu & pour
toi,
SOPHRONIE.
Pourquoi viens-tu troubler les derniers
înftans d'une vie que je fuis réfoJue à (acri-
fier ; pourquoi viens-tu m'eniever ce tré-
pas heureux que j'envie ?
O L I N D F.
Il m'appartient. , . Crois-en l'aveu de
mon cœur. J'allois livrer rr a tête. . . Tes
pas n'ont fait que prévenir les miens. . , So-
phronie ! je fuis fier que mon ame ait ref-
femblé à la tienne : ne crois pas que ce foit
l'amour qui me faiTe tenir ce langage. Pour
DRAME HEROÏQUE. 35-;
braver nos tyrans , je n'ai point attendu que
tes jours fulTent en danger. J'en attefte ici
le Ciel. A l'inftant de cet horrible Édit j'a-
vois conçu le même projet. Conferve la
gloire de m'avoir devancé ; mais ne me ra-
vis point ce noble facrifice. Je fuis guer-
rier 5 tout mon fang doit couler pour la
caufe commune. . . Que mes yeux avant
de fe fermer , voient tomber ces chaînes.
SOPHRONIE.
LaifTe-îes moi , je les porte pour le falut
des Chrétiens.
OLÎND E.
Je le fuis , Sophronie ! Nous n'avons
qu'une même loi.
SOPHRONIE.
Quand je ne ferai plus , Olinde penfera-t-
il de même , confervera-t-il la même foi ?
Eft-ce bien Dieu qui l'infpire ? Eft-ce lui
en effet qu'il adore ? Souvent une paflfion
trompeufe nous aveugle & nous rend plu-
tôt parjure que fidèle.
OLINDE.
Avant de t'avoir vue , je fuivois en (e-
cret les loix faintes du Chriftianifme. Ls
fang que mon père a tranfmis dans mes veine*
n'cft point idolâtre , il a fignalé fon bras con-
tre les ennemis de la foi. Belle Sophronie î
SS6 OLINDE ET SOPHRONIE ,
l'auteur de mes jours ne t'eft pas inconnu ;
lorfqu'il eut entendu cette langlante prof-
criptiou , ce vénérable vieillard me dit
en pleurant , en me prefTant fur fon fein ,
meurs mon tîls , meurs pour tes frères , pour
la patrie ! . . Vis pour le confoler , toi dont
la voix adouciroit les douleurs d'un monde ;
ne le quitte point ce monde , il a befoin du
fpeftacle que tu lui offres chaque jour. . . Tu
ne rejoindras que trop tôt l'Etre parfait dont
tu es ici bas la plus brillante image.
SOPHRONIE.
O joie ! Dieu ! foutiens ma foiblefTe.
Olinde t'adore. . . Il eft né Chrétien.
OLINDE.
S'il ne l'étoit pas , un feul de tes regards
auroit porté dans fon cœur les vertus de
ton ame. . , Sophronie , en quel inftant ma
bouche ofera-t-elle avouer ce charme invin-
cible qui depuis un an fait \z bonheur & le
tourment de ma vie. . . . Enivré de douleur
& d'amour c'eft fur les bords du tombeau
que pour la première fois j'ofe dire. . . je
t'aime.
SOPHRONIE.
Si tu me chéris , fi cet amour eft pur >
s'il eft digne de moi il faut te rendre à ce que
mon cœur défire. Sophronie te conjure de
DRAME héroïque. 357
te dire innocent , de lui laiiïer certe couron-
ne qu'elle attend. On rejettera fur l'amour
tout le tranlport que tu as fait paroître. Tu
conferveras tes jours pour un combat plus
important. Aflez d'occafions vont s'offrir
pour fignaler le zèle héroïque qui t'enflam-
me. . . Sois affez grand pour oublier un pen-
chant qu'il faut vaincre ; ne fonges qu'au fe-
cours dont tu priverois un Peuple malheu-
reux. Hélas ! tu deviens fon plus ferme ap-
pui. Un mot doit te déterminer.. , Ta mort
feroit infrucftueufe , & tu peux la rendre
utile. Laiiïe. .. une femme eft la feule vic-
time qui convient ici ; il ne s'agit que d'at-
tendre le coup qui doit m'immoler ; cher
Olinde ne me p^îins point ; lorfqu'on fixe
la patrie immortelle , on pafTe avec joie fur
ces rapides inftans.
OLINDE.
Malgré l'autorité fuprême qui t'affujettît
tout mon être , je ne puis me réfoudre à ta
volonté... En commandant, donne-moi
donc la force d'obéir ; non , jamais , ja-
mais, . . F n te voyant expirer , mon ame
malgré toi fuivroit la tienne.
SOPHRONIK-
Olinde !.. je t'ordonne de vivre*
O InT D ^^.
Eh ! le puis-je fans toi ?
3;8 OLINDE ET SOPHRONIE ;
SOPIinONIE.
C'eft moi qui ai choifi le trépas.
OLINDE.
Et marqué l'inftant du mien.
SOPHRONIE.
Réfous-toi, . . le Ciel te donnera le cou-
rage de fupporter ma perte.
OLINDE.
J'ai le courage de mourir , je n*aurai
point celui de te furvivre,
SOPHRONIE.
Oublie-moi , fois heureux.
OLINDE.
Heureux ! fur cette ^erre où tu ne feras
plus.
SOPHRONIE,
Olinde !
OLINDE.
Sophronie !
SOPHRONIE.
Accomplis la loi que je t'impofe.
OLINDE.
Pour qui ?
SOPHRONIE.
Pour la patrie, pour un peuple aban-
donné & qui n'efpere qu'en toi. . . Olinde !
(Elle ejfuie une larme,)
. DRAME héroïque. 5;^
O L I N D E , avec tranf^ort.
Sophronie ! je vois couler tes larmes. . ,
Ne me les cache pis , chère Amante , ne
rae les cache pas. . . Elles payent ma vie.
Elles augmentent l'ardeur que j'ai de me fa-
crifier.
S O P ?I R O N I E.
Nos cœurs fe font permis trop de foibleiTè ;
nous pleurons ! i ft-ce-Ià l'emploi d'un Hé-
ros , d'une Chrétienne ? . . Ranimons notre
courage & taiions un noble eifort. Implo-
rons le fecours de celui qui commande à
la volonté même. Je l'invoque & je fens le
ealme renaître dans mon fein.
OLINDE.
Ah ! fonge qu'il te refte une amie , une
mère , que le défefpoir les attend , que tu
"dois leur épargner des momens plus affreux...
'Et quel cœur formé aux vertus confolantes
Va leur fervir de foutien fi tu les aban-
donnes ?
SOPHRONIE.
Tu me parles d'un monde que je ne vois
plus. Je ne t'y laiffe toi m.éme qu'un inf-
tant, & nous ne ferons pas longtems fé-
parés ; que dis-je , féparés ! Tu n'imagines
point quel prix nous eft offert ! Vois mon
ame errante fans ceffe autour de toi , t'ac-
compagnant dans la retraite j te fervant
3(50 OLÎNDE ET SOPHRONIE ,
d'Ange tutéîaire ; aidant la flamme de ta
prière à monter vers les Cieux. Vois-moi
defcendre du Trône brillant que l'éclat en-
vironne. Je t'apparois dans ces fondes qu'en-
fante un paifible fommeil. Sur un front ra-
dieux , je t'offrirai les traits d'une joie pure
& immortelle. Je te tendrai une main fa-
vorable. Je fouleverai à tes regards charmés
un coin de voile qui dérobe aux mortels le
féjoir de l'Éternité. Alors tu t'éveilleras
dans ur. raviffement divin ; tu diras : ce que
faim ois efl dans un bien meilleur monde, A
î'heure funèbre où la terre te perdra ; plus
prompte que l'éclair , & jaloufe de t'affurer
la même 'couronne , tu me trouveras près de
toi. Je fortifierai ton ame ; j'adoucirai pour
elle ce douloureux paffage , & lui traçant
une route lumineufe , je la conduirai moi-
même aux pieds du Trône augufte où nous
adorerons enfemble l'Etre magnifique &
bon qui nous réunira pour jamais.
OLINDE.
O tendreffe ] . . O Sophronie ! , ,
SCENE
i
i
BRAME Héroïque. s6t
SCENE VII.
OLINDE,SOPHRONIE^
ISMEN, GARDES.
I S M E N , aux Gardes.
\^ Onduis5z-la où je viens de
l'ordonner. . . Le tems de la clémence eft
paflé , que celui de la jufâce commence.
SOPHRONIE, d Olinde.
N'oublie point mes dernières paroles.
OLINDE, s'élançant vers Sophronie,
OÙ vas- tu? . . Je te fuis.
I S M E N.
Qu'on retienne Tes pas.
OLINDE.
Barbare ! rien de jufle ne peut fortir d'ua
cœur tel que le tien.
I S Aï E N.
Demeure , tu dois m'écouter.
OLINDE , fur le devant du Théâtre.
D'un côté le comble de la vertu , de l'au-
tre l'excès du crime. O monftre ! Et ce-
pendant. . . Ah ! gardons-nous de révéler
ce qu'un père... On l'emmené ! ô douleur !
Tomç I, Q
S62 OLINDE ET SOPHRONIE,
S C È N E V 1 1 1.
OLINDE,! S ME N.
I s M E N.
J E viens te porter les dernier paroles du
Sultan. Il devroit te haïr, il t'aime. Il de-
vroit te punir , il veut te fauver. Il foufTre
pour toi, tandis que tu l'outrages. Ton in-
gratitude Tattrifte, au lieu d'enflammer fa
colère. Tu fais qu'il a verlé fur toi tous, les
dons de fa magnificence ; il te voit chéri de
î'armée entière. C'cft à regret qu'il fe prive-
roit d'un Guerrier qu'il eftime. Redeviens
fon ami , il t'en conjure. Aladin fait com-
bien les préjugés influent fur des coeurs tels
que les vôtres. Il ne veut point t'obliger à
renoncer à ta foi. Dilîîmule feulement , &
retiens ton bras à fon fervice. Aladin croit
à l'honneur & fe fie à ta promefTe ; mais
abandonne un Peuple malheureux ; dé fa voue
ce fanatique attentat que je fais bien en^moi-
jnême qu'aucun de vous deux n'a commis.
On fera retomber le crime fur quelque ho m?
me vulgaire. Crois-moi, la Cour a plus d'at-
traits que la mort n'a d'horreur. Oublie cette
Sede méprifée qui bien-tôt va s'éteindre d*«
DRAME héroïque. 3(^5
vant les étendarts du Croiflfant. Héros né
pour les combats , devrois-tu avoir d'autre
opinion que celle qui tient à la gloire des
armes , & au génie de la viéloire ?
O L I N D E.
Je n'ai point oublié les bienfaits d'AIa-
din. Porte-lui mon refped & ma reconnoif-
fance. Il ne m.'eft plus permis de fuivre Tes
drapeaux. Ce bras ne s'armera point contre
mes frères. Aladin fait que je l'ai fouvent
touché en leur faveur. J'ai plaidé la caufe
de l'innoeence au pied de fon Trône ; il
m'écoutoit alors , il accueilloit la vérité qui
fuit à l'approche des Monarques. Je comp-
tois l'éclairer , ou du moins le fléchir. Tu as
détruit cet ouvrage commencé fous d'heu-
reux aufpices ; tu es venu , cruel ! tu Tas
enflammé de ton génie ardent & perfécu-
teur. Tourne contre moi feul les coups que
tu prépares aux Chrétiens. Olinde détefte
la diflîmulaticn ; il n'a jamais fçu mentir
à lui-même. Il aime fa Patrie & prodiguera
Ion fang pour elle. Peut-être que cette Sede
que tu aÂfedes tant de méprifer, fera pâlir
fes fuperbes ennemis. Déjà ils s'avilifTent , ils
arment des bourreaux contre l'innocentes
Beauté.,.. Si tu es jaloux du peu de gloire
qui leur refte & qui va leur échapper , crois
moi 3 engage Aladin à épargner Sophroni<i;.
3^4 OUNDE ET SOPHRONIE,
Cette mutile ciTiauté fouilleroit fon régne ,
&: terniroit (a mémoire.
I S M E N.
J'ai lu dans ton ame. Ceft moins le zèle
de ta Religion que l'amour qui te rend infi-
dèle à la caufe du Trône. ... Eh bien tu peux
fauver ta Sophronie des flammes. Il ne tient
qu'à toi de déterminer fon fort , de le ren-
dre fortuné. Tu peux en ce jour même la
conduire au Temple triomphante & cou-
ronnée , fi tu veux
O L 1 N D E.
Arrête. . . . Sans redouter tes difcours ar-
tificieux , je frémis de les entendre. Ta voix
aflige ce cœur fincere. Olinde n'eft accou-
tumé à traiter qu'avec des Guerriers , c'eft-
à- dire, avec des cœurs généreux, nobles,
ouverts , fans détours & fans hvpocrifie ...
Je me tais en ta préfence. Où eft ma pri-
fon ? Qu'on m'y conduife. .,
I S M E N.
Mais d'un efprit plus calme. . . ,
OLINDE, avec fierté.
Je ne t'écoute plus.
I S Nï E N , aux Gardes.
Allez, qu'on l'entraîne.
DRAME Héroïque, s'^^
SCÈNE IX.
I s M E N.
JE n'ai pu fubJLiguer cette ame hautaine,
& j'en fuis flatté. Son mépris autorife m i
fureur.... Mais que dis je ? Sa mort & ce]l>3
de cette jeune fanatique vont arrêter les fleu-
ves de fang que je brulois de répandre , 8c
la ruine entière de ce Peuple pouvoic feule me
flatter, chargé de la haine univerfclle , ce
cœur fe fent plus fatisfait.;.. Si Oîinde eût
renoncé aux Chrétiens, il me les abandon-
noit, il les livroit tous à ma vengeance....
Du moins ce rival qui partage les faveurs
du Sultan , bien- tôt ne fera plus.... Mais So-
phronie plus foible pourroit être effrayée....
O quelle vid:oire , n je pouvois leur enlever
cette beauté dont ils s'enorgueillifient..... Il
faut tout tenter Que ne peut la terreur du
fupp'ice , l'appas d'un bonheur offert, oa
plutôt que ne peut un génie tel que le mien?
Fin du troifJms A5lc,
Qiij
s^66 OLINDE ET SOPHRONIE ,
ACTE IV.
Le Théâtre repréfente une prifon , Cr dans
cette prifon une efpèce de cachot voûté. Il
ejl à demi éclairé par la lueur d'une torche,
enflammée. S ophronie ejl enchaînée à un pi-
lier. Elle efl dam V attitude d'une perfonne,
plongée dans l'extafe de la prière. Lef.ain.-'
beau d^ la prifon ne doit être apperçu que
àans l'enfoncement ; de forte que la nuit
règne fur le devant ds lafcène oùfe trouve
Sophronie.
SCÈNE PREMIERE.
SOPHRONIE , à genoux.
o
Dieu je te rends grâce ! tu m'as donné
la force d'attefter ton faint nom. Tu daignes
me foutenir en ce moment , tu ne m'aban-
donneras point dans les dernières épreuves...
Je n'ai qu'à te bénir, Olinde eft Chrétien i
1
DRAME héroïque. 36J
je puis l'aimer fans offenfer ta loi , l'aimer Se
mourir.... (Elle fait une paiife). Au milieif
des ténèbres qui ni^environnent , un feu cé-
lefte brûle dans mon fein. Ces voûtes épaif-
fes ne peuvent me dérober le Ciel. Je le vois,
je tourne mes regards vers lui... O mon ame,
tu appelles le moment , tu devances le trop
lent miniftère des bourreaux. Tu t'envoles
déjà dans le fein du Dieu qui récompenfe...
Mais quel faifilfement me fait friffonner ! je
vais paroître devant le Juge de l'Univers..;
Anéantis- toi, Sophronie , anéantis-toi de-
vant fa préfence. Ton cœur n' eft-il rempli
que de ton Dieu ? . , . Ah î . . . mais ce Dieu
eft un père tendre ^ il pardonne , il attend
toute créature qui s'avance à lui fous l'om-
bre de la croix. Elance-toi ^ mon ame, dans
une fainte confiance , & vous , miféricorde
divine, faites qu'elle ne foit pas trompée....
^ ( Ellefe profterne les mains jointes &' U front
appuyé contre le pilier de la prijon. )
Qiv
568 OLTNDE ET SOPHRONIE,
S C È N E I I.
I S M E N , S O P H R O N î E,
I S M E N , arrivant enfihnce , îf ajTès l'avoir
contemj'lée quelques injîans..
Jlv Ll H invoque le Chrift , & femble paî-
fible ! elle croit & veut mourir; & moi qui
JT€ crois plus, ]e ne fuis point tranquille
Je méprife les anathémes de ces Chrétiens,,
& il eft des momens où ils me font frémir...
J*ai fecoLié le joug de leur loi, mais je fuis
Is feul d'entr'eux ; & malgré mes perfécu-
tions, aucun n'ofa m'imiter.... Je tiens celle-
ci en ma puiiÏÏmce , il faut qu'elle change où
périfTe. (// déchaîne Scphronie & V amené jur
U bord du Théâtre), Approche, fille infortu-
née. Ton état m*attendrit; approche, & tu
ne verras plus en moi un Juge redoutable ,
mais un père indulgent & qui veut te fau-
ver. ( aprh unfilence ) Le fort t'a fait naître
au fein d'un culte fuperftitieux. On ne t'a
inftruit dès l'enfance que des erreurs dont
tous les tiens ont été bercés. Si j'ouvrois à
tes yeux le livre de ces cultes divers qui ,
fur la terre fe difputent la primauté , fi je
t'expliquois par quels reflbrts fecrets ces re-
DRAME KEPvOIQUE. 5^9
ligions, d'abord obfcures , fe font élevées,
fe font répandues à grands flots fur la tace
de rUnivers , tu verrois que tu te forges un
Dieu d'après tes ftériles idées; tu foulerois
aux pieds une abfurde croyance; tu recan-
noîcrois rimpofture de ces dogmes trom-
peurs confacrés par l'interct des Chets de>
nations. Déchire ce crédule bandeau que \:
menfonge attacha fur ton front. On a voulu
t'effrayer pour mieux te furprendre. Je veu^
te conduire à la clarté que j'ai fçu découvrir
à la faveur de l'âge , &: kâter pour toi c^tti
tardive lumière. Crois -en un Prêtre qui,
portant autrefois l'encenfoir à tes autels, a
vu de près l'idole devant qui tu te proflsr-
nés. C'eft un champ d'illufions que fertiUfa
la fourberie. Vois ces Chrétiens eommés.
le peuple de Dieu , vaincus , avilis , diC-
perfés , chaJTés deux fois loin de ces con-
trées. S'ils étoient les favoris du Ciel, ïh
feroient triomphans. Crois-moi , les heurau"-::
J\îufulmans feront toujours maîtres de Jéru-
falem; ces murailles feront à jamais invin-
cibles. Renonce àl'efpoir chimérique de voir
tes frères environner ce tombeau , objet d^
leurs vains hommages. C'efl donc là ce faa-
tome que tu adores , & qui , enflammant tesf
efprits , t'a fuggéré le deffein de venir t'ira-
moler? Peiife-tu qu'Ifmen foit à découvric
Qv
370 OLINDE ET SOPHRONIE,
ton impofture. Elle te paroît héroïque , elle
n'eft que puérile & empreinte du fceau d'un
culte extravagant. Tu voles au devant du
fupplice ! mais fçais-tu que tu n'as encore
rien foufFert? Ces chaînes, ces cachots, que
fonts- ils auprès de ce feu dévorant qui brû-
lera toutes les parties de ton corps , qui con-
fumera avec lenteur ce fein que je ferai dé-
couvrir. Tout ton être fouffrira des tour-
mens inouis & tu ne pou ras mourir. Il me
femble déjà t'entendre poufTer d'horribles
gémiflemens , te voir à demi brûlée , vou-
loir t'arracher du milieu des flammes , &
maudire , mais trop tard , le malheureux
aveuglement qui t'aura perdue. . . c'efi: moi
qui fuis le maître de ta deftinée. . . promets
de m'obéir & je deviens ton proteâeur , je
te délivre d'une mort cruelle. . . je te comble
de dons , & de bienfaits. . . Réponds. . . ré-
ponds donc. , . as-tu bien entendu ce que
ma bonté a daigné t'annoncer ?
SOPHRONIE.
Je n'ai rien entendu... tes paroles qui
fans doute étoicnt des blafphcmes n'ont
frappé mon oreille que d'un bruit confus.
Dieu m'a préfervée de l'ho reur de les en-
tendre. Sa grâce m'environne & me détend
contre toi. Tu tourmentes ton génie , mais
ton génie t'aveugle, . . Je ne touches que
1
DRAME héroïque. 371
du pied à cette terre oà tu régnes. Cefl: toi
qui retiens le fragile lien qui m'empêche de
voler au féjour éternel ; que tardes-tu à le
brifer ? le bûcher n'eft-il pas allumé ?
I S M E N.
Quel fanatifme obftiné.
S O P H R O N I E.
Ifmen ! ma voix foible fe refufe à réfuter
tes difcours. . . pu (Te Dieu t'éclairer au lieu
de te punir. Je te laiiïerai le fpedacle de mes
derniers momens ^ ce fera là toute ma ré-
ponfe. Mais fonge lorfque la mort m'aura
délivrée qu'elle ne fera peut-être pas loin
de toi. Te flattes-tu d'avoir alors cette tran-
quillité que la religion donne. . . Superbe !
tu changeras de langage. . . ces mom^ens fe-
ront affreux à ton ame épouvantée , & moi
j'appelle ce trépas qui doit allurer à mes
mains la palme de la vidoire.
I S M E N , aiec un fourire forcé.
J'admire comme dans ton délire infenfé
tu te plais à affoiblir l'idée d'un fupplice
réel. . . mais dis-moi , as-tu fait l'épreuve
des tourmens que tu veux braver ? Connois-
tu l'élément qui confume la douleur horri-
ble qu'il imprime à l'ame. ( Il va prendre la
torche enflammée. ) Vois ce flambeau qui
nous éclaire. . . il n'eft qu'une foible portion
Qvj
372 OLINDE ET SOPHRONIE ,
des pointes pénétrantes qui doivent fe réu-
nir pour te dévorer toute entière. . . Eh bien
foutienr-£n les approches. . . fignale ce cou-
rage intrépide ou plutôt ce faux héroïfme...
(// avance la torche enflammé?,)
SOPHRONIE, étenâmt Us Iras
avec ncblejfe.
Vois ce qu'il eft quand il rend hommage
à la gloire du vrai Dieu. . . le fupplice le
plus lent. . . ( Elle met la main fur lajîamme,
I S M E N , retirant le flambeau.
Quelle force ! . . elle ra'atterre 1
SOPHRONIE.
Tu recules , Ifmen ! ton cœur pourrolt
être ému j ta pitié me furprend plus que ta
fureur.
I S M E N.
Réponds !.. où puifes-tu ce courage qui
«n'épouvante ? . .
SOPHRONIE.
Connois une Chrétienne ; fon ame qui
r fpire en Dieu peut loufifrir tout pour fon
nom.
I S Pvî E N , â part en remettant le flambeau.
BvCmettons-nous du trouble oii nous fom-
ines. ( haut. ) Fille courageufe ! ah ! qu'O-
linde eft loin d'avoir la même fermeté , d'at-
DFvAME Héroïque. 375
tendre les mérres réccmpenfes , ou pour
mieux cire , que plus éclairé il perife diiïé-
reiiîcnt î
SOPHRONIE.
Que dis-tu d'Olinde?. . Il penferoit au-
trement. .. non 5 garde>toi de le croire.
I S M E N.
Ame trop crédule ! Olinde né pour les
hor-îietr: 1.5 plus brillants , pour ces hon-
rcuis qui flatter. t la valeur n.eme , vient
d'abjurer aux pieds du I\'cr.arqueun tranf-
pcrt anicureix & pc.fTagtr. Il a coniacré
au fervice du Tiône Ton Lras & Ton épée.
Rentré fous les drapeaux vidoriwux du
Propliête. . .
LOPHRONIE^ tombant d demi
évanouie^
Je me meur?. . . voilà mon plus cruei
fcpplice. . . 6 mon Dieu ! . . nr.ais non ,
vous ne l'avez pas pcimis. ( /e relivant, )
Impoftevr artificieux ! je te reccnncis ; tu
calomnies un héroF. Va , je fuis fûre de
fa foi comme de la mienne. . . laifie mes der-
riers momens paihbks. . . commande à tes
bouneaux ce venir m'enlever , & que le
bûcher en flammes devienne l'afyle-oà je
puifie me fauver de tes regards.
( Elle retombe foibk &< j'aie.)
374 OLINDE ET SOPHRONIE ,
I s M E N , furieux.
Tu ne mourras point comme tu l'efperes.
C'eft fur ton amant que je déploierai la len-
teur des tortures. Je faurai te frapper dans
lui. Tu entendras d'ici fes cris plaintifs &
douloureux. Vois raflTemblés tous les bour-
reaux que tu invoques , vois-les forçant fon
ame à ployer devant moi. . .
SCÈNE III.
ISMEN, SOPHRONIE,
NICEPHOKE.
NICEPHORE.
1"^^ N F I N j'ai pénétré jufques dans ces
lieux. Que vois-je ! Sophronie mourante.
(Ji coun à elle) Et c'efl: toi barbare , qui
la fais expirer.
ÎSME N.
Que\ téméraire ! m.es yeux me trompent-
ils ? . . Nicephore ! oui c'eft lui ! la haine de
mon cœur l'a nommé.
nicepko;îe.
Il te feroit permis cependant de mécon-
roitre un des infortunés que tu perlécutes.
DRAME héroïque. 57;
Le nombre en eft fi grand que tu peux aifé^
ment les confondre ou les oublier.
SOPHRONIE, ouvre la paupière G*
appsrcei'ant Nicephore court à lui.
O vénérable vieillard ! eft- ce vous qu'un
Ange favorable conduit... après avoir pleuré
votre mort , dans quel lieu & dans quel
moment le Ciel vous ramene-t-il à nous !
NICEPHORE.
Sophronie ! ces momens extrêmes font
pour des Chrétiens les plus beaux momens
de la vie.
I S M E N.
A peine échappé des cachots , penfes-tu
venir ici me braver impunément ?
NICEPHORE.
J'ofe d'avantage. . . Je viens tenter de
réveiller en ton coeur un dernier fentiment
d'humanité que la Nature y cache peut-être
encore. Dis-moi , quelle infernale rage te
confume ? Quel pla.fir trouves-tu dans le
fupplice du jufte & de l'innocent ? Quelle
eft cette foif ardente du fang des Chrétiens ?
Se peut-il que tu préfères les malédictions de
tout un peuple aux larmes d'amour & de
reconnoiflance dont tu pourrois être l'heu-
reux témoin ; & où eft le fruit de tant de
barbaries ? Tu as de l'or & du pouvoir ^
37^ OLÎNDE ET SOPHxHONÎE ,
mais as- tu la paix & le repos ? Pvcntre dans
ton cœur & fous cette Thiare Tuperbe , tu
te trouveras plus troublé que dans ces tems
où tu vivois notre égal. Moins malheureux
alors , moins tourmenté de remords , moins
odieux à toi même , flottant entre le vice
& la vertu , tu ne faifois que pencher fur le-
bord de l'abîme , &: les foupirs étoient en-
core permis. Aujourd'hui tombé au fond
du précipice , ce font des hurlemens de
rage qui mugiiTent dans ton ame ; elle fe
peiiit malgré toi fur ce front ténébreux ;
elle îe fillonne de traits durs & fombres , &
ce teint paie 6c livide relevé les ferpens dont
ton cœur eft rongé. . . Ah ! rappdle-toi ce
jour où devant nos Autels tu répandis des
larmes de joie ; ce jour où ta main après
s'être levée devant l'Eternel s'abaifTa pour
ferrer celle d'une époufe vertueufe , ce jour
où tu lui juras une foi pure & qui devoit
être inviolable.
I S M E N.
Qu'efperes-tu en me rappellant ces tems
mêmes où j'ai puilé la fource de ma haine ,
& furtout contre toi. Oui, je ne me lou-
viens que trop de l'obfcurité dans laquelle
je vivois. Tout comprimoit le refiort de
mon ame. J'ai connu le néant de vos ei-
pcrances imaginaires. D'autant plus orgueil-
DRAME héroïque. 577
leux que vous étiez foibles , vous vous
nourrilîîez de ponipeux menfonges. Las
<i'ètre avili & confondu parmi un troupeau
d'efclaves , je rre fuis permis une hardiefls
utile ; mon ambition eut pour bafe & mes
travaux & mes talens ; ils étoient faits
pour m'éîever ; mais lorfque défertant vos
Autels dépouillés , vous m'avez vu porter
mes pas vers une pkis brillante carrière ,
votre indigne jalouiie a ofé m'arracher la
moitié ce moi-mém.e , l'époufe qui m'ap-
partenoit . qui devoit me fuivre & n'a-
voir d'autre loi que la mienne. Rendue
rebelle par vous , elle m'a fui , elle m/a
dédaigné .... Envain je l'ai cherchée . . .
J'apprendr au bout de pli.ficurs années que
c'cft toi qui l'as recel'ée , qui Tas dérobée
à mon amour; qu'elle tft morte entre tes
bras ... & tu ofes blâmer la fureur qui m.'a-
nime , &: tu demandes encore comment je
peux chérir la vengeance. Mon nom eut-
il jamais un feul ami dans ta fede fana-
tique ? Je ne fais que rendre à toi , à ton
Peuple , la haine qu'il me porte , & s'il
avoit la puiiïance en main, dis , épargne-
roit-il mon fang ? Tu ne te plains de ma
cruauté que parce que tu ne peux être
cruel.
NICEPHORE.
11 étoit des poignards & des bras cou-
^7§ OLINDE ET SOPHRONIE ,
rageux .... Mais penfe mieux d'un Chré-
tien, il fait pardonner & mourir. Il veut
par un bienfait te punir de ta haine ....
Oui , nous avons dû ravir ton époufe à
lair contagieux qui l'environnoit. Elle de-
voit fuir le déferteur de notre loi. Toi-
même as délié les nœuds qui attachoient
fa <leftinée à la tienne .... Ah ! que ne
peux-tu me montrer un refte de fenfibi-
îité 5 combien ton cœur pourroit s'ouvrir
encore à la joie ! Ifmen ! je renferme un
fecret capable de te rendre au bonheur,
& peut être à la vertu. Un feul inftant a
changé plus d'un cœur . . . O mon Dieu !
le dois-je révéler ! . . . Où fuis- je ! . .. So-
phronie ! . ., Quoi ! c'eu Ifmen qui devient
ton bourreau !
I S M F. N.
II ne tient qu'à elle de me rendre fon
bienfaiteur.
SOPHRONIE.
Ah ! plutôt mourir mille fois ! Protedeur
de motî en%nce ! fauvez-moi du tourment
de l'entendre .... Vous à qui je dois tout,
pour dernier bienfait , faites qu'il me con-
duire au lieu de m.on fupplice ; ou protégez
feulement mes pas , je me fens la force
d'y marcher moi-même.
I S AI E N.
H n'eft pas tems.
DRAME Héroïque. 37^
NICEPHORE,^ Scphronie.
Ma fille ! arrête un inftant . . . S'il étoit
fait pour m'entendre ! j'ai bien de quoi le
défarmer.
I S M E N.
Toi ! . . . Parle ... Si tu as quelque fe-
cret à me révéler , je t'écoute. En me fai-
fant un aveu fincere , tu me trouveras peut-
être plus clément que tu ne penfe,
NICEPHORE.
Es-tu fi altéré de fang qu'une feule vic-
time ne puilTe te fuffire? (en momr.im So-
fhronie ) SI tu la reconnois innocente ....
SOPHRONIE.
Ah 3 Nicephore ! . . .
NICEPHORE.
Sophronie ! je reclame en ce moment
l'augufte vérité. Garde-toi de la tralilr. I(-
men ! je vais te donner un témoignage qui
ne fauroit être fiifpeâ:. Le Guerrier qui
veut mourir à fa place n'eft pas plus cou-
pable qu'elle. Tous deux guidés par un
héroïfme qui devroit te toucher veulent fe
facrifier pour la Patrie. Que te reviendra-
t-il de leur fiipplice ? Qu'importe la vic-
time pourvu que tu ayes une tcte à frap-
per. Un témoin tel que moi doit t'étre in-
îupportable. Déclare moi criminel. Anéan-
tis l'homme dont le feul afped éveille te&
3So OLINDE ET SOPHPvONlE ,
remords. . . Ceft avec joie que j'embraf-
ferai ces chaînes . . .
S O P H R O NM Ê.
Vous auffi , mon père ! . . . LaifTez-les
moi , elles font ma félicité.
I S M E N.
Qu'efpere-tu ^ vieillard inconfîdéré ? Que
viens-tu me propofer ? Ne fais-tu point
qu'à Tinflant même je puis ordonner & ton
trépas & celui de tout le peuple Chrétien.
N I C E P H O R E.
La vengeance divine pourroit aufli pré-
venir tes coups ; au lieu de défier la foudre,
il t'efl; encore permis de la détourner.
I S M E N , avec lef-'uiire du mépris.
Tu me connoif , Nicephore , change de
langage. Efc - ce ainfi que tu veux me
toucher?
NICEPHORE.
Je n'en défefpere pas , ton cœur fût-il
encore plus barbare... Te fouvient-il du fruit
de ton amour encore enfermé dans le fein de
ton époufe au moment qu'elle te fut ravie ?
lSMEN,fuTrris.
Que me rappelîes-tu ?
NICEPHORE.
Si le nom de père t'eft cher , je puis te
faire connaître à qui tu peux ledoaner.
DRAME héroïque. 3S1
I S M E N-
Eh quoi , cet enfant n a-t-il pas péri avec
la mère ? . . .
N I C E P H O R E.
Non , Ifmen , non ... Il vit , & moi feul
peux le nommer.
I S M E N.
Tu peux le nommer ... Il vit ! . . Triom-
phe , Nicephore ! tu viens d'ébranler mon
atiie... Parle? Achevé. Où faut-il aller?
vJu dois-je trouver ? . . .
NICEPHORE.
^ Demeure. Sois infenfible , ingrat , par-
jure, j'aurai fait mon devoir . . . Trahie (î
tu l'ofes, la Nature qui te rappelle par ma
VOIX... Approche, barbare; fixe de plus
près cette jeune fille adoptée par les Cieux...
As-tu pu méconnoitre dans ces traits l'i-
mage de ton époufe.. . Pardonne, ô ma
chère bophronie ! mais voici ton père. . . .
J ai du lui fauver un parricide .... Ma fille '
on ne t'a caché l'auteur de tes jours que
parce qu il eft Ifmen.
SOPHRONIF.
Lui ! . . . O mon Dieu !
I S M E N.
Quel trouble m'a faifi . . . Quel coup tu
me gardois ! . ., Nicephore . , . eft-il vrai !
3?2 OLINDE ET SOPHRONIE ,
N I C E P H O R E.
Auflî vrai qu'Olinde eft mon fils.
I S M E N.
Toi , fon père !
NICEPHORE.
Oui, conferve ta haine... Renonce à
cette heure au nom d'homme. Brûle le fils
fur h corps du père ; plonge ta fille dans leV
îTiêmes flammes ; abjure de nouveau le Dieu
qu'adora ton enfance , ou tombe entre fes
bras .... Reviens à nous Ifmen ! Ouvre ton
ame à la Religion qui pardonne, au repentir
qui juftifie, à cette loi fainte & miféricor-
dieufe qui fera de toi un homme nouveau.
Tes forfaits font grands, mais ils peuvent
être effacés.Tous tes frères font prêts àt'em-
brafî'er. Je ne parle point ici de reconnoif-
fance. Voilà la médiatrice heureufe que le
Ciel t'accorde pour te frayer la voye du
retour. Tremble fi tu rejet es un tel bien-
fait... Eh, quelles faveurs des Monarques
peuvent balancer notre amour, fa tendreiTe
& le repos de ton cœur?
I S M E N.
Où fuis-je?
SOPHRONIE, allant â Kmen:
Dieu que j'implore ! Vous qui me l'avez
donné pour père, faites qu'il ne foit pas
votre ennemi , . , . Epargnez-moi l'horreur
J
DRAME héroïque. 38^
de le croire au rang des réprouvés . . . Mon
père .'oui , je l'oferai prononcer ce nom... Il
m'attendrit , il me prollernc à vos genoux ;
reconnoiffez le Dieu que vous avez adoré
fi longtems. Il a choifi ce moment pour
vous rappeller ; il n attend qu'un foupir vers
lui. . . Ah ! faites que mon cœur vous aime
autant qu'il le doit . . . J ofîre au Ciel des
vœux pour vous; ils feront entendus ! .. .
Que ce jour foit réfervéaux miracles. Pour-
quoi vous éloigner? Redoutez- vous mes
pleurs? Mon père ... Ah ! je ne vous quitte
plus; mes fanglots paieront dans votre
cœur ....
I S M E N , à part &fe détournant.
Si je fléchis , que deviendrai-je ?
NICEPHORE.
Tu peux tout , & tu balances ! S'il te Faut
une vidime , prends ma tcte. Je te dégage
de tout ce que tu me dois. Que mon fils
foit délivré & je t'embralTe fous ces voûtes
ténébreufes, & je vole au bûcher en te bé-
tîifTant... . Tu héfites , tu pâlis... Ah,
Sophronie ! lifons tout-nôtre malheur dan§
ces regards qui fe détournent ....
(Ici l'on volt dssfoldats , les uns portent desfiarr^-^
heaux , ks autres font armés de lances.)
384 OLINDE ET SOPHRONIE ,
1 S M E N , interdit d rapj'arinon àe Clorind:.
Clorinde s'avance.... Ah! gardez- vous
de parler .... Soldats , éloignez ces deux
criminels ; que perfonne ne les approche,
( à pan. ) Nature , ambition , vengeance,
que de tourmens !
SCÈNE IV.
ï S MEN , CLORINDE, /uire di
Clobinde.
CLORINDE.
U traites avec bien de Tinhumanité ces
infortunés dont le fexe & l'âge attendriroient
tout autre que toi. N'es-tu Prêtre que pour
avoir un cœur féroce , & n'ofFres-tu aux
Dieux pour encens que les foupirs de ceux
que tu tourmente ? Tu tiens Olinde dans
les chaînes, je veux lui parler.
ISMEN.
Clorinde connoît Ton crim.e , & demande
à le voir.
CLORINDE.
Fais-le conduire ici .... Je l'attends.
I S M E N.
Il
DRAME héroïque. 385-
I s M E N.
Princefle ! l'autorité qu'Aladin m'a
confiée ....
C L O R INDE.
C'eft par fon ordre .... Obéis,
I S M E iSJ.
Il eft Chrétien; & vous daignez..:;
CLORINDE.
Clorinde n'eft point faite pour répondre
à tes pareils. ( d fa fuite, ) Vous , qu'on
me laifle.
( Ijmen fort.)
u
SCÈNE V.
CLORINDE, /eu/e.
N s fauffe honte a trop longtems en-
chaîné ma langue. . . Que le lâche déguife
en tremblant les fentimens de fon cœur ,
une grande ame ennoblit iufqu'à fes paf-
iîons, , . Quoi ! je verrois Olinde couduit à
la mort , & je n oferois qu'étouffer mes fou-
pirs. . , Quel eh donc ce joug qui prétend
«ne captiver ? La liberté de mon être fera-
•t-elle fubordonnée àdes préjugés capricieux.
'.Quoi ! les acçens de la haîne & de la ven-
Toms J, R
^dS OLINDE ET SOPHRONIE,
geance s'annoncent avec appareil à la fac«
de l'Univers , & pour dire j'aime , il fau-
dra chercher l'ombre & le myftere !.. Ce
cœur indépendant n'eft point fait pour adop-
ter ces miférables loix forgées par la fervi-
tude. Il me dit qu'Olinde efl né pour moi ;
c'en efl affez. , . Je hafarderai tout pour
lui. . . Olinde eft un héros ! . . Ne tremble
plus , mon cœur , ne crains point de t'of-
frir tout entier à fes regards. . ,
. S C È N E V I.
CLORINDE, O LINDE ,
GARDES.
O 1 1 N D E , dans le fond du Théâtre,
J^ E pourrai -je jouir de mes derniers
jiiftans.
C L O R I N D E , flux Gardes.
Éloignez-vous. ( après un ajfe:^ long Jî-
hncc. ) Eft ce toi ? Eft-ce là le vengeur de
la Patrie ? Voilà donc la récompenfe de
tes exploits ? L'outrage que l'on fait à ta
plolre ofFenfe ceux qui en ont été les témoins.
Teb mains valeureufes portent des chaînes !
DRAME héroïque. 387
O L I N D E.
Elles ne deshonorent que le coupable ,
elles font la gloire de celui qui ne les porte
que pour une caufe jufte.
C L O R I N D E.
Je viens les brifcr. Crois-tu que CIo-
'rinde demeurera fpeéiatrice inlenlible de tes
revers. Ta caufe eft la mienne. Levé cette
tcte que j'ai vu fi altiere au milieu des com-'?
bats. Reconnois celle qui a bravé cent fois
la mort à tes côtés. Elle veut te fauver ou
périr.
OLINDE,
Clorinde hafarderoit à me défendre con-
tre un Pontife cruel , un Monarque irre-
folu , un Peuple d'ennemis, . . Eh qui t'ex-
cite à tant de générofité ?
C L O R I N D E.
Ne me le demande point , fi ton coeur
ne t'en inftruit , fi tu n'entends cette voix
qui ne peut s'exprimer. . .
O L i N D E.
Tu fais que c'efl le zèle de ma Religion
qui me conduit à la mort.
CLORINDE.
A la mort 1 Toi ! . . Tu me fais fré-
mir. . . Non , tant que ce bras foutiendra
la lance des combat::. . .
3S3 OLINDE ET SOPHRONIE ,
O LIN DE.
Ta géncreufe pitié pour un infortuné...
C L O R I N D E.
Que dis-tu ? Ma pitié... Connois-moi
toute entière. . . Je t'aime , Olinde , &
mets ma gloire à t'en faire l'aveu. Heureu-
fe , fi joignant ma main à ta- main triom-
phante , j'unifl'ois mes deftins aux deftins
d'un Héros. Tous deux guerriers , marchons
fous les mêmes drapeaux. Nous combat-
trons , nous vaincrons enfemble. . . Ne
m objede point ta loi , mais parle , & Clo-
rinde qui jufqu'ici ne s'eft foumile à aucun
joug , en adoptant le tien , ne fera plus li-
bre de ne pas penfer comme toi,
OLINDE.
Ah ! Clorinde , noble Clorinde ! Que
ta pitié & ta tendreffe ont droit de me
toucher. , . Laiffe périr un malheureux ,
laiiTe.
CLORINDE.
Eft-ce le fecours de mon bras , eft ce
mon amour que tu dédaignes ? . . Ma fran-
chife eft peut-être ma feule vertu , imite-
moi. . .
OLINDE.
Adieu Clorinde. Mon devoir & moni
cœur m'entraînent vers la tombe.
DRAME héroïque. 3^^
C L O R I N D E,
Ton cœur !.. Arrête. . . Haïrois - tu
celle qui ne peut que t'aimer.
O L I N 13 E.
Moi ! te haïr. . . Le Ciel m'eft témoin
de la reconnoifTance dont je voudrois te
payer^ .... Mais je n'ai qii'un coeur , il
n'eft plus à moi.
C L O R I N D E.
N'achevé pas , tu déchires le mien. . .
Mais quelle eft donc celle qui a (u me ravie
lin Héros tel que toi ? Qu'a telle fait de
grand ? Dis-moi fon nom , fon rang >
Nomme-moi fes exploits ?
OLIxNDE.
Le bûcher eft l'autel qui doit nous unir...
C'eft là que doii: périr l'objet de l'amour le
plus tendre. Dans une heure la flamme te
vengera de ta rivale & de moi. Nous ne
formerons plus enfemble qu'une même pouG-
{îere. Ton fecret fera pour jamais enfeveli ,
& Clonnde oubliera le feul inftant de foi-
blefle qui ait furpris fon coeur. . . Adieu.
Rii|
3po OLINDE ET SOPHRONIE,
i
SCÈNE VII.
CLORINDE, fiule.
J\ N É A N T I E dans l'abîme où je fuis
defcendue , fi j'exifte encore , c'eft pour fen-
lir ma honte. . . Je la repouffe en vain ,
elle m'accable. . . Tout femble autour de
moi m'écrafer de fon poids. . . Cachez-moi ,
murs épais , cachez-moi s'il fe peut à moi-
même. . . Clorinde ! Ah ! raflemble en ce
moment toutes les forces de ton ame. . . Il
re i'agit plus d'aimer , il faut te vaincre. . •
33ompte l'amour , dompte l'ennemi de ta
gloire. . . . Comme il s'eft dérobé ! .» Il
brûle pour une autre , & ce cœur eft encore
â lui. . . Fuis malheureufe amante. . . Enfe-
velis à jamais une paffion fatale ; ce fan-
tôme que j'idolâtrois s'eft évanoui. . . Trifte
ardeur des combats es-tu la feule qui du
moins ne trompe pas. . . Ah ! viens , viens
donc au défaut du bonheur enflamer & rem-
plir toute mon ame.
Fin du quatrième ABe»
DRAME héroïque, s'yi
^' WW -o-t' #% "k-t -^^ %.
^ 4^ 4-^ ■^'i?^' #"v -/^^-l^^î^
ACTE V,
Le Théâtre repréfente une place publique en
face de la grande porte de la Mofquée, On
peut entrevoir Vimérieur du Temple, Un
bûcher efi élevé au milieu, de la place. Les
barrières forment un demi-cercle ^ con"
tiennent la foule du peuple quon doit ap-
percevoir accourir & fe prejjer en dehors.
Dans V enceinte fe trouve la fuite d^Ifmen ^
elle environne le bûcher.
SCÈNE PREMIÈRE.
I S M E N 5 fur le devant de la Scène,
\^ U E L trouble me pourfuit ?.. Il fem-
blcroit que je fuis la vidime & que ce bû-
cher me menace. Bravons les regards de
cette multitude qui m'obferve. C'elt pac
un front dédaigneux qu'on lui annonce un
Riv
55)2 GLÎNDE ET SOPHRONIE,
Maître. . . Que ce peuple fe remplifle de Ta
terreur des fupplices. Il eft né pour crain-
dre , pour fervir & pour adorer. . . Mais
il fut un moment où Nicéphorealloit triom-
pher de moi. J'ai réfifté à cette foiblefîe
dangereufe qui crioit grâce dans monfein...
Qui , moi ! rentrer fous la chaîne des
Chrétiens , reprendre un culte que j'abhorre,
ramper fous une loi dure , fléchir fous un
Dieu que j'ai trop d'intérêt à rejettcr. . . Ce-
pendant ce cruel vieillard eft venu m'em-
poifonner lame. . . tout , jufqu'à la ven-
geance , devient amer à mon cœur. . . I!
périra dans l'ombre , & ion fuperbe iîls ,
cet ennemi fecrettement élevé contre moi ,
va tomber en poudre... Dans la carrière
où je fuis encré , il ne faut point reculer
d'un pas. Eh qu'ai-je à craindre ou des
Dieux ou des hommes ? Ils fe taifenr. Ma
fureur eft jufte. Ils m'ont laifTé ignoret
(\UQ je fuis père. Ils ne m'ont r^ndu ma
fille qu'après lui avoir appris à me détefter .."
Elle ne périra point. . . J'effrayerai feule-
ment fes regards de 1 appareil du fuppîice 8^
faurai bientôt la forcer à penfer comme-
moi. La moleffe d'une Cour voluptueufe.
fera plus fur elle que l'afped de la mort.
Quelques tems d'épreuves au milieu du luxe
& des plaifirs j au milieu d'un monde dont
DRAME HÉROÏQUE. 395
elle ne foupçonne pas encore les attraits
me la ramèneront foumife. . . Elle ignore
fes charmes & fa propre fenfîbilité. Tout
m'aflure d'elle. . . Peut être qu'un jour elle
deviendra mon plus ferme appui auprès du
Sultan.
SCÈNE IL
ISMEN , OLINDE , SOPHRONIE ,
GARDES ET PRÊTRES.
{Les harrierps s'ouirsm , àes Gardes &*
dss Prêtres amènent Olinàe &• Sophro ^
nie enchaînés.
OLINDE.
JL E voici ce bûcher , Sophronie ! eft-
ce-fè l'autel qui devoit nous unir. Eft-ce-là
la flamme qui devoit embrafer nos cœurs
d'ardeurs mutuelles. L'amour me promit
d'autres nœuds. . . Si longtems féparés Se
réunis aujourd'hui pour la mort. . . Pleurée
de tous , toi feule ne te plains point. . .
C'eft ta deftinée qui m'afflige , ce n'efl: pas
la mienne , puifque je meurs à tes côtés...
'Ah ! dis-moi , chafl:e Amante ; te fens-tu
la force d'endurer ce fupp'ice ? Il ne m'cd
affreux que pour toi.
Rv
3P4 OLINDE ET SOPHRONIE,
SOPHRONIE.
Mon cher Olinde ! le Ciel en ce moment
m'élève au-deflus d'une mortelle. Je ne de-
mande qu'à fouffrir pour expofer aux yeux
de ce peuple la confiance qu'un Dieu a dai-
gné m'accorder. Il me femble déjà voir uno
même couronne fufpendue fur nos têtes 6c
nos âmes dégagées des liens terrcftres s'en-
voler enfemble dans le fein du même père.
OLINDE.
Que cette mort feroit pour moi une mort
iieureufe ! que mes foufFrances me femble-
roient douces & fortunées , fi j'obtcnois que
je pufle 5 le coeur preffé fur ton cçeur , exa-
1er mon ame avec la tienne , & confondre
ainfi nos derniers foupirs 1
SOPHRONIE.
Ami ! l'état où nous fommes demande
d'autres penfées , & fur des objets plus im-
portans. Que ne t^occupes-tu pliitôt à rap-
peller à ton efprit ce Dieu magnifique qui
prodigue fes largefles à ceux qui meurent
pour fa loi. . . Afpire avec joie au féjour de
fa gloire. Regarde le Ciel , vois comme il
eft brillant !... Regarde le Soleil , cette ima-
ge du Très-haut ; il nous invite à nous élan -
cer vers lui ! Par-de-là ces Cieux qui nous
environnent , vois-tu ce monde étonnant ^
DRAME héroïque. 395-
ce monde de félicités qui déjà luit & qui
s'ouvre. , . Suis-moi !
( Elle marche au bûcher. )
OLINDE.
Fuyons de la vie. Ifmen s'avance.
SOPHRONIE.
Lui!
OLINDE.
Détournons nos regards & prions pour
nos bourreaux.
I S M EN, fïififant Sophronie par l.i
chaîne ù' laféparant d'OUnde avec effort.
Demeure.
SOPHRONIE, jettam un cri.
Olinde ! On me fépare de toi. , . Ah î
I S M E N , aux Satellites,
J'ai dégagé la vérité d-QS ombres qui l'ont
obfcurcie. Apprenez qu'Olinde efl: le cou-
pable. Je fuis leur juge ; je le condamae
feul à périr dans les flammes.
SOPHRONIE, d Ifmen.
LaifTez-moi , laiffez-moi le fuivre. . . Js
ne veux que mourir.
I S M E N , d Sophronie.
La grâce que je t'annonce doit te pré-
fager l'heureux avenir que ma bonté te
réferve,
R vj -
55)(5 OLINDE ET SOPHRONIE,
O L I N D E , Je retournant.
Qu'ai-je entendu ! eft-il vrai > La pitié'
pour Sophronie defcend dans ton cœur !
heureux miracle ! . . Ilmen ! puifque tu
fauve l'innocence , j'oublie tous tes crimes.
Je rends grâce à mon fort , à toi. O for-
tuné moment ! je te bénis. . .
S O PHRONIE.
Trop foible Olinde ! quelle joie t' égare !
Je perds une éternité heureufe. Un moment
dans ces flammes n'eft-il pas préférable ? . .
Il me faudra vivre en fa puilTance.
OLINDE.
Tu vivras pour le changer. Le Dieu qui
connoît tes vertus a veillé fur tes jours. Il
a fes deffeins. . . Te réfiftera-t-il ? A toi !
non , le Ciel parle & te réferve le pouvoir
de le toucher. . . tu confoleras mon père;-
SOPHRONIE. '^
Ton perc , hélas ! . . L'infortuné vieillard
eft defcendu dans nos cachots & n'a pu
?.mollir fon ame. Que pourrai-ie ? 11 expire
peut-être à cette heure fous ces voûtes té-
nébreufes que nous venons d'abandonner,
ï S M E N , aux Satellitss.
Hitez-vous d'appaifer le Ciel & le Mo-
narque qui règne par lui.
DRAME héroïque. 597
O L I xV D F.
Nicéphore en la puiflTance du barbare ! . »
O mon Dieu ! mourons.
(R monte fur le bûcher.)
I S M E N.
Serrez fes liens ; vous , Miniftres de la
loi ! approchez. . . ( On allume ks torches, )
Portez ici les flambeaux.
SOPHRONIE , s'âanrant au-devant
des bourreaux.
Arrêtez. . , Il manque une vidtime.
I S M E N , la mahrijant avec force.
Vains efforts d'un fanatifme que tu abju-
reras bieii-tôt. . .
SOPHRONIE.
Laiffez-moi. . . Olinde , je te rejoins. . .
I S M E N.
Ol^^s-tu me défobeir. . .
SOPHRONIE.
Au nom de ma mère . laifiTez fa fille re-
tourner à elle. . . Elle me tend les bras, . ,
Elle m'appelle loin de ce monde.
ISMEN, aux Satellites.
. Que la flamme l'environne ; quelle
étouffe fa voix & me dérobe fes regards
odieux !
( il arrache un faml'exu d-Js mains d'un Satdl'i'e
t"^ mçi le feu lui-même au buclier. )
5pS OLINDE ET SOPHRONIE ,
O L I N D E , tournant la tête versfon amant^e,
Sophronie , je te vois encore ! Adieu ,
adieu pour la dernière fois. Nous ne de-
vions pas vivre enfemble fur la terre... Ceft
dans le fein d'un Dieu éternel & jufte que
je t'attends.
SOPHRONIE, tomhant à genoux les-
Iras tendus vers lui.
Nous ferons réunis , Olinde ! Je fens que
je vais expirer avec toi.
i '
SCÈNE m.
CLORINDEGr/ej ASeurs précédem,
( Les barrières s'ouvrent avec un grand tumulte»
Clorinde s'avance avec rapidité , (y remplit
h cercle de toute fa fuite. De loin elle fait
Jigne de fa lance , &< lorfquelle ejl i portée
d'être entendue , elle s'écrie d'une voix forte
6* majsjîueufe.)
CI ORINDE.
_f^ C A R T E 2 ces flambeaux ! éteignez
ces brandons allumés ! Que tout demeure
fufpendu. Ceft Clorinde qui l'ordonne au
nom de votre Roi,
DRAME héroïque. s99
I S M E N.
Moi feul dois ici parler & commander en
fon nom. . . Je vous le défends. . .
C^ OR INDE.
Obéiflez. . . ( Les Soldats de Clorinde éteî'
gnenc la flamme. ) O fcène affreufe & ré-
voltante ! le défenfeur de la Patrie lâche-
ment garotté & fur le point d'être brûlé par
la main des Prêtres. . . L'indignation m'en-
flamme. Eft-ce bien là Olinde ?
O L I N DE.
Ces momens font férieux , Clorinde î
Garde-toi de les troubler. Mon pjfte eft
plus glorieux ici qu'au milieu des combats.
Mourir n eft pas le plus grand malheur. . ,
LaifTe-moi remporter la vidoire , & fi ta
grande ame brûle de fe montrer , ofes pro-
téger Sophronie , contre fon propre père ,
& vole arracher le mien aux cachots oà la
mort l'attend loin de moi.
CLORINDE.
Qu'entends- je ? fon père ! & le tien...
OLINDE.
Eft Nicephore un vieillard débile qui va
périr ; hélas ! danx les fouterreins de la
Mofquée.
G L O R I N D E , àun- r^rtii de fa fuite.
Courez le délivrer & t^u'à i'inflant OR l'a-
mené à fon fils.
400 OLLNDE ET SOPHRONTE,
I s M E N.
Clorinde ! refpeâiez mon Miniftere ? Son-
gez que vous êtes devant ce peuple qui
demande un fang criminel . . » Redoutez,
CLORINDE.
Tremble toi-même !
I S M E N.
Téméraire ! Fuyez de ces lieux marqués
du fceau de la vengeance célefte. Egarée par
une aveugle pitié , craignez de profaner la
fainteté de ces inftans redoutables. Vous
n'ignorez pas le pouvoir fuprême dont je fuis
revêtu. Miniftre des Autels & du Trône , la
caufe Divine & humaine font remifes entre
mes mains. Elles ne feront point trahies. Ne
me forcez pas à les défendre contre vous.
CLORINDE.
Impofteur ! Ma voix fuffiroit à te confon-
dre, mais ton audace excite ma pitié. . . .
Tiens voilà l'ordre de ton Roi, &: la grâce
de ces deux viflimer. Innocens ou coupa-
bles , elle m'eft accordée. C'eft moi qui viens
te la confirmer.
I S M E , prenant le j^apier.
(à part). Je te reconnois foible Aladin.
(haur). A'mCi vous avez pu furprendre le
^-onarque.... mais non, l'Arrêt cft irrévoca-
ble ^ je (uis l'interprète de fa volonté j elle ne
DRAME héroïque. 40Î
peut fe manifefter que par moi. Je fça'arai
tenir pour lui-même ce qu'il doit à la Divi-
nité.... Peuples tremblez ! elle tonne , elle
menace encore du fond de cette Mofquéa,
& les calamités rufpeadues iont prêtes à re-
tomber fur vous. Peuples frémiffez ! Tandis
que nous délibérons , l'ennemi eft aux por-
tes de la Ville. Un inftant de plus, & nos
murs tombent, & ces Palais font en feu , &
le fer moiObnne vos femmes & vos enfans.
Que vos cris repouffent la colère des Cieux !
Pour détourner la foudre, prelfez le facri-
fice que le Prophète exige, (on cnieni une
rumeur mttée de dijjérens cris j &* le Peuple
parott s animer). Soldats ! & vous Miniflres
des Autels , venez , apprôCn^z les nam-
beaux. Que craignez-vous ? Embrafez ce
bûcher; c'eft la voix du Peuple , ced celle
de Dieu m.ême qui vous l'ordonne.
CLORINDE, s' avançant à la têt; defes
trouves.
Gardez-vous d'ofer....
I S M E N , foulevant le Peuple.
Tombez en ma préfence , profane étran-
gère , & vous Peuple , vengez mes droits !...
Frappez.... Exterminez....
(Le Peuple émufs précipite enfouie.)
CLORINDE, avec courrouy:.
Ton audace a lafîe ma confiance,... Tu
402 OLINDE ET SOPHRONIE,
appelles la révolte. C'en efl trop , cède ou
frémis.
I S M E N.
Que je cède ! ( ILfaifît unjlamheau, &* porte
la flamme au bûcher). Eh quoi ! vous reftez...
Avançons , forçons cette femme impie ; que
la flamme & le fer....
{Le Peuple fait un grand mouvement. )
CLORINDE, étend le bras avec la rapidité
de l'éclair (y le perce de fa lance.
Elle t'arrache la vie , monftre furieux..,.
Expire.
I S M E N , faifant trois mouvement le
flambeau à la main Cr- tombant.
Ah!
syjrncLKjiyiiL , elle Je jette fur
le corps d'Ifmen*
Mon père !
( La fuite de Oorinde fait une évolution rapide
autour du bûcher &• s'apprête dcomlattre.y
CLORINDE.
Amis ! j'ai frappé le chef, balayez ce refte
vil trop indigne de mes coups, Difperfez ce
bûcher , & que fes débris nagent dans le fang
des bourreaux qui l'ont dreifë, Laiflez ap-
procher le peuple ; qu'il voie le bras ven-
geur , arbitre du falut d'Olinde & prêt à le
défendre , s'il le faut, contre tous les Dieux,
(L« barncTesfe rompent, les Prêtres fuyent.
DRAME héroïque. 405
Venceinte fe remplit d*un peuple tumultueux.
On délie Olinde ; on difperfè le bûcher.) (Clo-
rinde continue avec Veclat de Vhéroifme ^ cr
femblable à une Divinité guerrière). Peuple !
je fuis Clorinde : je viens dan.»; ces iieux pour
défendre avec vous vos Etats , & une Reli-
gion qui nous eft commune. Ce bras fervira
votre caufe , foit fur le champ de bataille,
foit dans Tenceinte de ces murs.... S'il eft des
Dieux qui protègent l'impofture, qui favo-
rifent Ifmen , qu'ils s'expliquent, qu'ils faflent
gronder leur tonnerre à l'inftant même ....
Je les appelle tous contre moi & les défie;
mais non., tous applaudiffent au trépas du
fourbe qu'a puni ma juftice....
OLINDE.
Ah, Clorinde ! c'eft toi qui me fauves dd
la mort !
CLORINDE.
Quel lâche abandon te l'a fait defirer? Tu
fçais vendre ta vie dans les batailles, & ta
valeur ici refte enchaînée !
OLINDE, allant â Sophronie.
Sophronie ! Ah , quelle douleur eft dans
ton ame & fe peint dans tes yeux !
SOPHRONIE.
Aidez-moi à le fecourir ! Il faut le foule-
ver, (des foldats foulevint Jfmen 6' lep&fent
40 [ OLÎNDE ET SOPHRONIE ,
fur quelques débris du bûcher). Tâchons d'ar-
rêter fon Tang. Son ame expirante s'arrête
fur Tes lèvres. Il ne lui faut qu'un moment,
& ce moment fuffit pour l'Eternité.... O fu-
prême clémence, accorde-moi foixan te an-
nées de douleur fur cette terre d'exil , &
daigne l'abfoudre en ce dernier inftant ....
Mon père î mon père ! Il ouvre les yeux.
M'entendez-vous, mon père ? . . . Tournez
vos regards vers les Cieux. (ûr^ec un fenti-
went profond). Mes larmes ont appelle les
iîennes ... Il pleure , Olinde . . , Une larme
coule. ... il eft juftifîé.
I A.inji«i hJAiw.fci«a
SCÈNE I V 5 6* dernière,
NICEPHOKE , &- r^i Aaeurs précédens,
NICEPHORË, condïn en triomphe.
L^' Ieu de Jérufalem, je te reconnois |
O mes enfans ! . . . Mais quel objet de terreur
te de pitié.
OLINDE.
Approchez-vous de lui, mon père ; unif-
fez vos prières aux nôtres. Appeliez fur cet
infortuné la grâce du Ciel.
NICEPHORE, avec grandeur.
Son état me fait oublier fes forfaits, ( H
DRAME héroïque. 40;
lui pofe la main fur le front ù" lui prend uns
main ). Ifmen ! un feul mot , 6c tu répares ta
vie. KappeHe ce Dieu que tu as fervi dans
l'innocence du premier âge. Il cft miféricor-
dieux. Implore fa clémence , il va t'ouvric
fon fein. Sois repentant, fois Chrétien.
I S M E N , avec un douloureir: effort ^ &» d'una^
yoix entrecoupés &• mourante.
Hélas ! il n'eft plus tems de l'être. Ce Dieu
me fait frémir... Je ne demande que le néant,
& crains trop qu'il me foit refufé.. . L'hor-
reur m'environne , & c'eft vous qui me fe-
courez... O ma fille !
NICEPHORE.
Que Dieu te pardonne comme nous te
pardonnons ! Nous te plaignons, nous prions
pour toi , . . Nous haïrois- tu encore ?
I S M E N.
Que me rappellez-vous ? C'eft un autre
que moi qui vient de me fuccéder. Ifmen
vivant eft un fpedre qui me glace d'effroi.
Qu'il s'éloigne.... Le flambeau qui m'éclaire
me montre ce que j'étois. Ah ! que n'ai-je eu
plutôt le regard d'un mourant ! ( il élève un
peu plus la voix, ù" Clorinde qui s^ approche fe
trouve a la tête du peuple Gr des foldats, en-
femble confondus), Clorinde' toi qui, dans
cet inftant redoutable , parois devant moi
4o5 OLINDE ET SOPHRONIE ,
comme l'Ange de la mort, reçois l'aveu que
je dois faire publiquement. Aucun d'entre
les Chrétiens n'eft coupable du viol de la
Mofquée . , . Mes mains ont déchiré cet Al-
coran pour en rejetter fur eux toute la ven-
geance Incrédule. . . . Hypocrite. ....
Barbare En opprimant les hommes,
c'cft moi que j'ai trompé.
SOPHRONI E,pouJfant un cri douloureux.
Il fe meurt !
( Elle fe met en prière , tandis quOUnde ejl
attaché au mourant j (r que Nicephore le foulage
avec f on fils).
CLORINDE.fli/ Peuple.
Témoins de fon dernier aveu , allez por-
ter au Roi ce que vous venez d'entendre.
Que le refle du peuple en foit inftruit. ( aux
Jiens). Vous , féparez-les de ce corps qui va
fe glacer. ( on emporte le corps d^Ifmen ).
Olinde ' je te rends à ton père , à Sophronie.
Allez enfemble rejoindre l'armée de Gode-
froi. Aladin craint de garder près de foi
tant de vertus unies. La foule des Chrétiens
doit fortir des frontières de la Paleftine. Tel
cft l'ordre d'un Monarque abfolu. Il ne garde
dans fon Empire que le fexe qui a la foi-
blefle pour partage & les timides enfans.
Partez fous l'efcorte des miens. Ils vous fau-
veront de toute main perfide.
DRAME héroïque. 407
NICEPHORE.
Révolution inattendue ! Mon fils ! O ma
fille ! vous vivrez époux.
O L I N D E.
Magnanime Clorinde ! mes regards con-
fus n'ofent fe lever vers toi !.. .
CLORINDE.
Fuis, Olinde, fuis ! la fortune nous nom-
me ennemis. C'eft à moi , s'il fe peut, de dé-
dommager les Sarrafins de ta perte. Je ne
me vengerai que trop peut-être, fur cette ar-
mée qui t'arrache aux anciens compagnons
de tes exploits. Mais vous , deftinée terrible
& meurtrière , deftinée aveugle qui préfidez
au fort des batailles ; qui , dans l'horreur des
combats, précipitez les Guerriers Tun con-
tre l'autre ! ... ah ! gardez-vous du moins
de m'oppofer Olinde.
Fin du Tome premier.
^•î*- «*^^ ->V -^^^ ->yi- -j''. . -^^ -i^^ -jî'>- -:fc> -.'îv
TABLE DES PIECES
Contenues dans ce Volume,
Jenneval ou le barnevelt
françois.
le déserteur.
olinde et sophronie.
J
PQ Mercier, Louis Sébastien
2007 Oeuvres dramatiques
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