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Full text of "Oeuvres dramatiques"

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(E  U  V  R  E  s 

DRAMATIQUES 


DE    M.    MERCIER. 


TOME     PREMIER. 


A    AMSTERDAM; 

Chez  Chasguioh  Se  Harrivelt  ,   Libraires. 

A    PARIS, 

Chez  Li   J  A  Y  ,  Libraire  ,  rue  Saint  Jacques  > 
au  Grand  Corneille. 

M.    DCC.    LXXVI. 


ï    • 


TABLE 

DES     PIECES 

Contenues  dam  ce  Volume, 

JeNNEVAL  ,  ou  le  Barnevelt  Fran- 
çois ,  Page  II 

LE    DÉSERTEUR,  i/j 

OLINDE  &  SOPHRONIE  ,  27;» 

1007 

1 1 7è 


JENNEVAL 

0  U    L  E 

BARNEVELT  FRANÇOIS, 
DRAME. 


Toms  U  'Ji 


PREFACE. 


L 


Ors  QUE  M.  Saurîn  donna  Be- 
veriey  ,  le  Public  parut  défirer  qu'on 
traitât  le  fameux  fujet  de  Barneveit , 
ou  le  Marchand  de  Londres,  qui  eft 
comme  le  pendant  du  Joueur.  La 
Pièce  Angloife  de  Liilo  jouit  d'une 
grande  réputation  ;  elle  le  mérite.  H 
y  règne  cette  vérité  ,  ce  pathétique 
attendrl{rant,rame  du  genre  Dramati- 
que. Les  adieux  de  Truman  6c  de  foit 
ami  font  admirables  ;  mais  la  confu* 
fion  des  Scènes  ,  l'intérêt  coupé  &  di- 
vifé  5  le  bizarre  à  côté  du  fublime  , 
toutes  les  fautes  enfin  du  Théâtre  An- 
glois  empêcheront  qu'elle  foit  jamais 
repréfentée  fur  le  nôtre  dans  la  forme 
ûii  elle  fe  trouve. 

Échauffé  par  le  defir  de  donner  un 
Drame  utile ,  j'ai  voulu  peindre  les 
fuites  funeftes  d'une  liaifon  vicieufe  , 
rendre  la  paflion  redoutable  autant 

Aij 


4  Préface. 

qu'elle  eft  dangereufe ,  infpirer  de  l'é- 
loignement  pour  ces  femmes  char- 
mantes ôc  méprifables  ,  qui  font  un 
métier  de  féduire  ,  montrer  à  une  jeu- 
neffe  fougueufe  ôc  imprudente  que  le 
crime  fouvent  n'efi:  pas  loin  du  liber- 
tinage .  &  que  dans  l'ivrefie  enfin ,  ou 
ignore  jufqu'à  quel  point  peut  mon- 
ter la  fureur.  J'ai  tâché  de  furmonter 
les  obftacles ,  &  d'accommoder  ce  fu- 
jet  à  notre  Théâtre  ,  c'eft-à-dire  ,  à 
nos  mœurs. 

Le  plan  du  Joueur  Angloîs  étoit 
fimple  &  ailez  régulier  ;  le  plan  du 
Marchand  de  Londres  eft  un  véritable 
cahos  ,  où  il  eft  impoiTible  de  faire 
entier  l'ordre  ôc  lunité.  Tous  les  gens 
de  lettres  ont  con^^u  l'extrême  diffi- 
culté qu'ofFroit  un  pareil  fujet.  Il 
falloit  nécefTairement  mettre  fur  la 
Scène  une  courtifane  y  la  faire  parler  , 
la  faire  agir,  montrer  un  jeune  homme 
livré  à  fes  charmes  ,  abandonné  à  fon 
génie  corrupteur  ,  &  l'idolâtrant  avec 
le  tranfport  &  la  bonne  foi  de  fon  âge. 
Il  falloit  en  même-tems  écarter  des 


P  R  é  F  A  C  Ë.  5" 

images  capables  de  flétrir  l'ame ,  ôc 
qui  l'obfedent  fans  cefle  a  caufe  du 
lieu  de  la  Scène.  Plus  le  pinceau  de- 
voit  être  naturel ,  plus  il  demandoit 
à  être  manié  avec  art. 

C'étoit  aflez  pour  moi  d'avoir  ces 
conditions  à  remplir.  Je  n'ai  pas  ofé 
aller  plus  loin.  Barnevelt  ,  afTaflin  de 
fon  oncle  ,  revenant  les  mains  teintes 
de  fang,  montant  fur  FéchafFaut  pour 
expier  un  parricide ,  auroit  à  coup-fûr 
révolté  les  fpedtateurs.  Nous  compâ- 
tilTons  aux  foiblefles  ,  aux  infortunes  , 
aux  défordres  mêmes  des  «paffions  ; 
mais  nous  n'avons  point  de  larmes  à 
donner  à  un  meurtrier.  Sa  caufe  nous 
devient  étrangère.  Il  n'eft  plus  compté 
dans  la  fociété.  Son  crime  pefe  à  notre 
ame  &  l'accable  ;  rien  ne  le  juftifîe  , 
rien  ne  l'excufe  à  nos  yeux ,  &  le 
Théâtre  à  Paris  n'a  pas  un  pont  de  com- 
munication avec  la  grève. 

Mais  comment  auffi  conferver  toute 
la  force  théâtrale  ,  &  ménager  la  déli- 
catefTe  Françoife  qui,  dans  ce  point, 
me  paroît  jufle  Ôc  refpe6lable  ?  Com- 

A  iij 


6  Préface* 

ment  expofer  la  paflTion  dans  toute  fon 
énergie  ,  ôc  ne  point  perdre  le  but 
moral  ,  faire  frémir  ôc  ne  point  fai- 
re horreur  ?  J'ai  conduit  le  jeune 
homme  fur  le  bord  de  l'abîme.  Je 
lui  en  ai  fait  mefurer  toute  la  profon- 
deur. Il  m'eut  été  facile  de  l'y  préci- 
piter. Mais  j'en  appelle  à  la  nation. 
Auroit-elle  vu  fans  pâlir  un  forcené 
guidé  parlafoifde  l'or,  &  pnr  celle 
de  la  volupté  qui  court  plonger  le  poi- 
gnard dans  le  fein  d'un  homme  ver- 
tueux ?  Non  ,  elle  eut  repouflé  le  ta- 
bleau ,  parce  qu'il  n  eft  pas  fait  pour 
elle  ,  ôc  qu'elle  ne  fuppofe  point  un 
parricide  au  milieu  des  a  mes  fenfibles 
qui  viennent  s'attendrir  &  pleurer  à 
fon  fpe£lacle.  On  peut  être  ému  ,  ef- 
frayé, fans  que  le  Poëte  ferre  le  cœur 
d'une  manière  trifte  &  défagréable. 
Faut-il  blefler  pour  guérir  ?  Ne  fuffit-il 
pas  d'environner  l'ame  du  doux  fenti- 
ment  de  la  pitié  ,  de  ce  fentiment 
vainqueur  qui  nous  replie  fur  nous- 
mêmes,  &  qui  triomphe  d'une  ma- 
nière auffi  douce  qu'intime  ï  Croira- 


Préface;  7 

t-on  que  le  jeune  homme  foible  ôc 
trompé  ,  ne  pourra  ouvrir  les  yeux , 
&  fortir  de  l'enchantement ,  fans  qu'on 
lui  montre  dans  l'enfoncement  du 
Théâtre  la  corde  ,  la  potence  &  le 
bourreau  ?  Et  pourquoi  dans  cette 
fituation  attendriflante  &  terrible,  oii 
la  voix  d'une  femme  commande  uit 
affaffinat  ,  ne  pas  laifTer  au  jeune 
homme  interdit  &  déchiré  un  retout 
à  la  vertu  f  Ce  retour  n'eft-il  pas  na- 
turel ,  6c  le  nouveau  but  moral  qu'il 
offre  en  donnant  une  idée  noble  des 
forces  vi£torieufes  que  nous  recelons 
en  nous-mêmes  ,  n'eft-il  pas  fait  pour 
fatisfaire  autant  le  Public  que  le  Phi- 
lofophe  ? 

J'ai  donc  été  obligé  d'abandonner 
la  Pièce  Angloife  ,  ôc  de  faire  ,  pour 
ainfi  dire  ,  un  Drame  nouveau.  J'ai 
confervé  le  fond  de  deux  caraderes; 
&  j  ai  marché  feul  pour  le  refte.  J'ai 
regretté  de  n'avoir  pu  faire  entrer  dans 
ma  Pièce  plufieurs  beautés  de  l'An* 
glois  ;  mais  ayant  fuivi  un  plan  tout 
différent ,  ces  beautés  n'ont  pu  trou- 

Aiv 


.§  Préface. 

ver  leur  place.  Enfin,  travaillant  pour 
ma  nation ,  je  n'ai  pas  dû  lui  préfenter 
des  mœurs  atroces. 

Je  pourrois  donner  ici  mes  idées  fur 
ce  genre  utile  ,  qui  met  dans  un  jour 
fi  frappant  les  malheurs  &  les  devoirs 
de  la  vie  civile  ;  qui ,  plus  que  l'or- 
gueilleufe  Tragédie  ,  parle  à  cette 
multitude,  où  repofe  une  foule  dames 
neuves  &  fenfibles,  qui  n'attendent, 
pour  s'émouvoir ,  que  le  cri  de  la  na- 
ture. Je  pourrois  faire  voir  que  la  plu- 
part des  Auteurs  Dramatiques  n'ont 
malheureufement  travaillé  jufqu'ici 
que  pour  un  très-petit  nombre  d'hom- 
mes ,  que  les  fuccès  qu'ils  dévoient  at- 
tendre ,  &  placer  dans  l'amélioration 
des  mœurs  n  ont  pas  répondu  à  leurs 
efforts  ,  parce  qu'ils  ont  employé  leur 
génie  à  tracer  des  tableaux  fuperbes  , 
mais  le  plus  fou  vent  de  pure  fantaifie. 
Quelques  beaux  qu'ils  puflent  être  ,  ils 
ne  frappent  point  le  gros  de  la  na- 
tion ,  parce  qu'ils  n'ont  pas  un  rap- 
port néceiïaire  avec  l'inftruaion  géné- 
rale. Les  écrivains  comme  les  grands , 


Préface.  p 

ont   femblé    dédaigner   rorellle    du 
peuple. 

Chez  les  Grecs  le  but  de  la  Tragé- 
die étoit  fenfible.  Elle  devoit  nourrir 
le  génie  républicain  ,  ôc  rendre  la 
Monarchie  odieufe.  J'entends  fore 
bien  Corneille  ;  mais  il  faut  l'avouer  , 
il  eft  devenu  pour  nous  un  Auteuc 
prefque  étranger,  &  nous  avons  perdu 
jufqu'au  droit  de  l'admirer.  Nous  ai- 
mons le  poli ,  ôc  la  maffue  d'Hercule 
eft  noueufe.  Corneille  enfin  devoit 
naître  en  Angleterre.  Que  nous  refte- 
t-il  préfentement  à  faire  ,  fi  ce  n'eft 
de  combattre  les  vices  qui  troublent 
l'ordre  focial  ?  Voilà  tout  notre  em- 
ploi ;  &  puifqu'il  ne  s'agît  plus  de  ces 
grands  intérêts  ^  à  jamais  féparés  des 
nôtres  ,  ce  font  mes  femblables  que  je 
cherche  ,  ce  font  eux  qui  doivent 
m'intéreffer  ,  &  je  ne  veux  plus  m'at- 
tendrir  qu'avec  eux.  .::>uiitoiv 

Il  eft  donc  fingulier  que  parmi  tant 
d'Auteurs  que  leur  goût  portoit  à  la 
recherche  ôc  à  la  peinture  des  carac- 
tères ;  prefque  tous  ayent  dédaigné  le 

Av 


10  Préface. 

commerce  des  habitans  de  la  campa* 
gne ,  ou  n'ayent  vu  en  eux  que  leur 
groiïiereté  apparente.  Quel  tréfor  pour 
un  Poëte  moral  ,  que  la  nature  dans 
fa  fimplicité  !  que  de  chofes  à  pein- 
dre ,  à  révéler  à  l'oreille  des  Princes  ! 
fi  je  ne  me  trompe ,  vu  nos  progrès 
dans  la  Philofophie ,  ce  feroit  aujour- 
d'hui au  Monarque  à  defcendre  au  rang 
des  auditeurs ,  &  ce  feroit  au  Pâtre  à 
monter  fur  la  Scène.  L'inverfe  du 
Théâtre  deviendroit  peut-être  la  forme 
îa  plus  heureufe  ,  comme  la  plus  inf- 
trudive.  Le  payfan  du  Danube  paroit 
un  inftant  au  milieu  du  Sénat  de 
Rome  5  &  devient  le  plus  éloquent 
des  Orateurs. 

■  Avouons  que  l'art  Dramatique  n'a 
pas  reçu  tout  fon  effet  ,  qu'on  l'a  ref- 
ferré  dans  des  bornes  étroites  ,  que 
nous  n'avons  prefque  point  de  Pièces 
vraiment  nationales  ,  que  le  goût  imi- 
tateur a  profcrit  la  vérité  précieufe  , 
que  ces  Tragédies  où  il  ne  s'agît  point 
des  crimes  des  Têtes  couronnées ,  de 
■ces  crimes  ftériles  dont  nous  fommes 


Préface.  ii 

las  f  mais  des  infortunes  réelles  &  pré- 
fentes de  nos  femblables  font ,  fans 
doute ,  les  plus  difficiles  à  tracer ,  par- 
ce que  tout  le  monde  eft  juge  de  la 
refTemblance ,  &  qu'il  faut  qu  elle  foie 
exafte ,  ou  l'effet  eft  abfolument  nul. 
Le  Poëte  qui  me  peindroit  l'indigent 
laborieux ,  environné  de  fa  femme  Ôc 
de  fes  enfans  ,  &  malgré  un  travail 
commencé  avec  l'aurore ,  &  continué 
bien  avant  dans  la  nuit  ,  ne  pouvant 
fortir  des  horreurs  de  la  niifere  qui  le 
prefTe  ,  m'offriroit  un  tableau  vrai  ôc 
que  j'ai  fous  les  yeux.  Ce  tableau  of- 
fert à  la  patrie ,  pourroit  l'éclairer  par 
fentiment ,  lui  donner  des  idées  plus 
faines  de  politique  ôc  de  légiflation  ,' 
démontrer  leurs  vices  a£luels ,  &  pat 
conféquent  il  feroit  plus  utile    à  tra- 
cer que  ces  lointaines  révolutions  arri- 
vées dans  des  états  qui  ne  peuvent  nous 
toucher  en  rien. 

Je  pourrois  m'étendre  davantage  ; 
mais  il  eft  trop  aifé  &  trop  dangereux 
de  s'ériger  en  légiflateur.  L'amour-pro- 
pre ;  d'une  manière  infenfible  ôc  pref- 

A  vj 


11         *    Préface. 

que  naturelle,  vous  perfuadeque  lart 

&  vous ,  ne  faites  qu'un.  Il  faut  échap* 

Î)er  à  ce  piège  où  tombe  facilement 
a  vanité.  Cependant  le  critique  qui 
n'a  qu'un  goût  étroit ,  qu'une  ame  fé- 
che  &  ftérile ,  s'imaginera  que  l'art  eft 
détruit ,  parce  qu'il  eft  modifié.  Il  ne 
fentira  pas  que  l'art  n'a  fait  qu'augmen- 
ter fes  richefles ,  &  reculer  fes  bor- 
nes. Trifte  envieux  ,  froid  diflerta- 
teur  ,  ne  fâchant  pas  même  prévoir 
qu'il  rifque  de  rougir  le  lendemain  de 
ce  qu'il  a  écrit  la  veille  ,  il  ofera  apr- 
peller  ce  genre  le  refuge  de  la  médio- 
crité. Comme  Ci  ce  n'étoit  rien  que  de 
peindre  avec  fentiment  &  avec  vérité  , 
comme  fi  le  génie  étoit  attaché  au  vê- 
tement Grec  ,  Perfe ,  ou  Romain  ;  & 
dépendoit  fervilement  de  tel  ou  tel 
perfonnage  ! 

Quelle  comparaifon  ,  dit  l'Auteur 
'de  la  Poétique  Françoife  ,  de  Barne- 
velt  avec  Athalie,du  côté  de  la  pompe 
&  de  la  majefté  du  Théâtre  !  mais  aufli 
quelle  comparaifon  du  coté  du  pathé- 
.tique  6c  de  la  moralité  I 


Préface.  tf 

Le  vœu  général  de  la  nation^  je  l'o- 
ferai  dire ,  eft  de  voir  enfin  des  Dra- 
mes qui  nous  appartiennent ,  &  dont 
le  but  moral  foit  plus  effedif ,  comme 
plus  près  de  nous.  Les  premiers  eflais 
ont  été  reçus  avec  tranfport.  Voyez 
dans  toutes  nos  provinces  les  fuccès 
qu'ont  eu  le  Père  de  Famille  ^  le  Fhi- 
lojophe  fans  le  J avoir ,  Beverley  y  ÔCC:. 
.Chaque  citoyen  a  dit  :  voilà  ce  qu'il 
faut  offrir  à  nos  enfans  y  à  nos  fœurs  y  à 
nos  femmes.  Voici  enfin  des  leçons  qui 
pourront  fru£tifier  dans  leurs   cœurs. 
Plus  la  fable  approche  des  évenemens 
ordinaires  y  plus  elle  ouvre  dans  l'ame 
yxïïç,  entrée  libre  aux  maximes  qu'elle 
renferme  y.  dit  Grayinar 
:    L'homme  de  génie  qui  a  fait  lePère 
cie  Famille  pourroit  en  cette  paitie  en- 
lever tous  nos  hommages.  Ah  !  s'il  pre- 
noit  les  pinceaux  de  cette  même  main 
qui  a  parcouru  le  vafte  chan^p  des  arts  , 
comme  tous  les  états  de  la  vie  civile 
qu'il  a  vus  ôc  fréquentés  recevroient  de 
fon  ame  féconde  &  brûlante  la  leçon 
d'une  morale  applicable  à  leurs  divex^: 


T4  Pr  é  F  A  C  E. 

fes  conditions  !  &  que  devîendroient 
alors  devant  lui  ces  Auteurs  qui  vont 
chercher  hors  de  leur  fiécle  &  de  leur 
patrie  une  nature  énergique  qu'ils  ont 
fous  les  yeux  ,  ôc  qu'ils  font  impuif-, 
fants  à  peindre. 

A  mefure  que  les  lumières  s'éten- 
dent 5  fe  fortifient  ,  nalfTent  dans  les 
arts  de  nouvelles  combinaifons.  Elles 
font  le  fruit  du  tems  ,  de  l'expérience 
&  de  la  réflexion.  Il  eft  réfervé ,  fans 
doute  au  fiécle  de  la  philofophie  de 
donner  au  peuple  un  genre  dont  il 
puiffe  entendre  &  reconnoître  les  per- 
îbnnages.  Le  fyftême  dramatique  a  vi- 
fiblement  changé  depuis  Corneille  jus- 
qu'à la  Chauffée  ,  encore  quelques 
nuances  de  plus  ^  un  nouveau  degré 
de  vérité  ôc  de  vie ,  &  la  nation  bé- 
nira fes  Poètes.  On  doit  des  éloges  , 
par  exemple  ,  à  M.  d'Arnaud  ;  il 
vient  de  déterminer  un  nouveau  genre 
de  Drame  ,  touchant  &  lugubre  ;  il  a 
préfenté  les  grands  combats  de  la  Re- 
ligion ôc  de  l'Amour ,  ces  deux  puif 
fances  du  cœur  humain.  Il  l'a  vu  tel 


Préface.  if 

qu'il  eft ,  tel  qu'il  gémit  dans  les  cloî- 
tres ,  &  combien  de  cœurs  infortunés 
fe  font  i  econnus  dans  fes  tableaux  !  corn» 
bien  d'autres  éviteront  d  oppofer  ainfî 
leur  foiblefTe  à  la  plus  tirannique  des 
paflîons  !  Quelle  force  ,  quelle  in- 
fluence les  écrivains  n'auroient-ils  pas 
fur  les  efprits  ,  s'ils  ne  peidoient  ja- 
mais de  vue  que  les  talens  ne  font  rien, 
s'ils  ne  fe  tournent  vers  un  objet  utile  ! 
Quelle  énergie,  quel  triomphe  afluré 
n'auroit  pas  en  même-tems  notre  Théâ- 
tre ,  fi  au  lieu  de  le  regarder  comme 
j'afile  des  hommes  oififs ,  on  le  con- 
fidéroit  comme  l'école  des  vertus  ÔC 
des  devoirs  du  citoyen  !  Quel  art  que 
celui  qui ,  concentrant  toutes  les  vo- 
lontés j  de  tous  les  cœurs  peut  ne  faire 
qu'un  feul  ôc  même  cœur  !  Que  de 
tableaux  éloquens  nous  pourrions  en- 
fin expofer  en  partant  de  l'heureux, 
point  de  vue  où  nous  fommes  1 


o 


P  E  RS  O  N  N  AG  E  S. 

JVIr.  BABELLE,  Chef  de  Bureau, 

L  U  C I L  E  ,  Fille  de  M.  Dabelle, 

J  E  N  N  E  VA  L  ,  jeune-homme  faifant  fort 
Droit ,  demeurant  che\  M.  Dabelle, 

BONNEMER,  Cfli//?er  de  M.  Dabdle  , 

ami  de  JennevaU 

D  U  C  RO  N  E ,  Oncle  de  JennevaL 

O  R  PHISE  ,  Coujîne  de  Lucile ,  nouv'elle-. 

ment  mariée» 
ROSALIE. 

JUSTINE  ,  faisante  de  Rofalie. 

B  R I G  A  R  D  ,  Efcroc  ,  BrétailUur ,  &c.- 

UN*  COMMIS. 

.UN    DOMESTIQUE. 


la  Scènç  eji  à  Paris, 


'^^  ^§^  4j^..%,  ^0:  ^,.%,  ^^  ^-^ 


JENNEVAL 

OU     LE 

BARNEVELT   FRANÇOIS, 


"  %  ■■■  3C(^= 


ACTE    PREMIER. 


SCÈNE    PREMIÈRE. 

M.    DABELLE  Jè«/ ,  a^is  devant  une  toile  cou^ 

verte  de  papiers.  E  écrit, 
(  Un  Commis  entre  &•  apporte  plujieurs  lettres  ,  M, 
Dabelle  les  ouvre  ,  &•  d  mefure  qu'il  les  lit  i 
il  les  rend  Cr-  dit  :  ) 

Jr\.  É  p  o  N  D  E  z  tout  de  fuite  à  ces  troîj 
Lettres . , .  Faites  expédier  le  Congé  à  ces 
Soldats  ,  qui  ont  rempli  le  tems  de  leur  en- 
gagement. Rendons  des  Agriculteurs  aux 


î8  JE  N  N  E  V  A  L, 

Provinces  ,  &  ne  violons  jamais  la  foi 
publique.  Elle  eft  encore  plus  facrée  que 
celle  des  particuliers.  Preflèz  cette  autre 
expédition  :  elle  eft  importante  j  elle  inté- 
reÛè  pluCeurs  malheureux... 

(  //  a  retenu  une  lettre  qui  le  concerne  particulier 
rement.  Il  la  Ut  G*  la  tient  décachetée  à  la 
main.iLe  Commis fe  retire.  ) 

Ce  jour  eft  donc  fait  pour  me  furprendre..; 
(  En  élevant  la  voix.  )  Non  ,  non  ,  Tambi- 
tion  de  m'allier  avec  un  homme  plus  puiflant 
&  plus  riche  que  moi  ne  m'aveuglera  point. 
Je  veux  que  fa  main  fe  donne  avec  fon 
cœur.  Malheur  au  père  aiTez  dur  pour  faire  , 
du  faint  nœud  de  l'Himen  ,  un  lien  tiffu  par 
rintérêt.  Comte  !  votre  lettre  me  fait  beau- 
coup d'honneur  ;  mais  fi  ma  ïille  ne  vous 
nomme  point ,  ma  répoafe  eft  toute  faite. 


m 


DRAME.  1^ 

SCÈNE     II. 
M.   DABELLE,LUCILE, 

L  U  C  I  L  E   allant  à  fon  j>ere ,  Gf  lui 
haifant  les  mains  avec  refpeÛ. 

JVIon  Père  ! 

M.  DABELLE. 
Bon  jour  mon  enfant.  Je  t'attendoîs  ce 
matin  avec  plus  d'impatience  encore  que  les 
autres  jours.  Nous  devons  avoir  un  aflez 
long  entretien  enfemble.  J*ai  bien  des  cho- 
fes  à  te  dire ,  &  je  défire  que  Lucile  y  ré- 
ponde avec  fa  franchife  accoutumée. 

L  U  C  T  L  E. 

Vous  me  parlez  toujours  avec  tant  de 
bonté.  Vous  jugez  fi  favorablement  de  mon 
cœur,  que  je  crains  de  ne  pouvoir  mériter 
vos  éloges  .  .  .  Vous  fçavez  le  plaifir  que  j  ai 
à  vous  entendre ...  Je  ne  me  fuis  jamais 
trouvé  embarraflee  avec  vous  ;  mais  com- 
bien de  fois  vous  m'avez  émue  ! 

M.  DABELLE. 

Je  fuis  trop  loin  de  me  reprocher  la  dou- 
ceur dont  j'ai  ufé  envers  toi  pour  devoir 
rabandoimeii  Eh  comment  peut-on  fc  ré- 


20  J  E  N  N  E  V  A  L , 

foudre  à  ne  pas  traiter  fon  enfant  comme 
foi-même  ?  Ce  n'eft  qu'aux  foins  paternels 
qu'il  doit  reconnoître  celui  dont  il  tient  la 
vie .  .  ,  AfTeyez-vous ,  ma  fille  ...  Je  fçais 
vous  rendre  juftice. . .  (En  s^animcim).  Lorf- 
que  l'époufe  chérie  dont  tu  me  retraces  tous 
les  traits ,  ainfi  que  les  vertus ,  lorfque  ta 
mère,  orgueilleufe  de  remplir  les  devoirs 
qu'impofe  ce  nom  facré ,  t'allaitoit  fur  fes 
genoux,    ma  Lucile  étoit  encore  au  ber- 
ceau ,  &  dans  nos  doux  entretiens  nous  par- 
lions déjà  de  la  marier.  Au  milieu  de  la  joie 
dont  nos  cœurs  étoient  pénétrés ,  nous  jct- 
tions  pour  elle  nos  regards  dans  l'avenir  ... 
(D'un  ton  non  moins  touchant ,  mais  plus  fé- 
ricux  )  Votre  mère  eft  morte ,  Lucile  :  elle 
m'a  laifTé  feul  au  milieu  du  travail  de  vo- 
tre éducation  ;   mais  l'ouvrage  commencé 
par  fes  mains ,  formé  fur  le  plus  noble  mo- 
dèle s'eîl  achevé  de  lui-même  ;  vous  me  te- 
nez lieu  d'elle  . . .  Mais  il  eft  une  fin  pour  la- 
quelle vous  êtes  née.  Chaque  âge  a  fa  defti- 
nation  ,  &  quiconque  ne  la  remplit  pas ,  fe 
prépare  des  malheurs  plus  grands  que  ceux 
qu'il  croit  éviter  ...  Je  fens  qu'il  vous  fera 
dur  de  vous  féparer  d'un  père  ;  c'eft  à  moi 
de  vous  preiTer  de  choifir  un  époux  ...  Il 
faut  que  je  vous  quitte  un  jour  ,  la  tombe 
où  repofe  votre  mère  m'attend.  Alors  ne 
«l'ayant  plus  ,  fans  protecteur  ,  fans  amis  , 


BRAME.  ar 

vous  refterlez  feule.  (  Lucilepeinée ,  fe  levé  &• 
voudrait  pjrler  ;  NI,  Dabelle  lui  prenant  les 
mains ),'}^on,  ma  fille  ,  il  n'y  a  point  de  ré- 
ponfe  à  cela.  Retenez  vos  larmes ,  je  mour- 
rai content ,  mais  ce  fera  après  avoir  afTuré 
votre  bonheur. 

Pefons  donc  ici  nos  intérêts  :  vous  vous 
étonnez  tous  les  jours  de  voir  des  maifons, 
où  5  fous  une  apparente  tranquillité  ,  règne 
la  difcorde  ;  des  Maîtres  durs  ou  gouvernés 
par  leurs  valets  ;  des  femmes  dilîipées  &  fans 
tendrelTe  ;  des  chefs  de  famille  dont  l'enfance 
fe  perpétue  jufques  dans  la  vieillefle.  O  ma 
fille ,  voici  l'origine  du  mal ,  c'eft  que  les 
meilleures  qualités  le  cçdent  à  une  trifte 
opulence.  On  court  après  la  fortune  ,  on 
néglige  les  vertus  fociales.  Sous  le  brillant 
de  la  richefTe,  le  cœur  de  l'homme  fe  trouve 
fouvent  bien  pauvre.  Onfe  voit  trompé  lorf- 
qu'il  n*eft  plus  jtems  de  revenir  fur  fes  pas. 
Je  vous  ai  accoutumée  de  bonne  heure  à  dif- 
tinguer  le  mérite  réel  de  celui  qui  n'en  a  que 
les  .dehors.  Élevée  dans  la  maifon  paternelle, 
vous  y  avez  vu  le  vrai ,  le  beau ,  l'honnête. 
Le  vice  ne  s'eft  offert  à  votre  imagination 
que  comme  ces  fantômes  qui  fe  perdent  dans 
l'ombre.  Voici  l'âge  oii  la  raîfonfe  joint  chez 
vous  au  fentiment.  Voici  l'inflantoù  je  dois 
être  récompenfé  de  mes  peines ...  Je  vous 
l'airdéja  dit ,  ma  fille ,  plus  des  trois  «juartg. 


22  JENNEVAL, 

de  mes  jours  font  écoulés . , .  Répondez-moî, 
aurai-je  la  confolation  tie  vous  laifTsr  encre 
les  bras  d'un  époux?  j'ai  toujours  attendu 
que  votre  cœur  parlât  :  je  l'avourai  j'ai  épié 
avtc  une  fecrette  impatience  julqu'à  fes 
moindres  inouvemens.  Ligne  de  choiiir,  je 
lui  en  ai  laiflélaliberié.  Ma  maiion  s'efl  ou- 
verte à  tous  ceux  qui  pouvoient  afpirer  à 
votre  main.  Tous  fe  /ont  déclarés,  &  vous 
qui  jouiflez  de  ma  confiance  &  <^e  mon  ef- 
time  y  Lucile  vous  ne  me  dites  rien, 

L  U  C  I  L  E. 

O fer  me  décider  fur  un  choix  qu'il  n'ap-^ 
partient  qu'à  vous  de  faire ,  mon  père,  trop 
de  regrets  fuivroient  mon  imprudence.  Cette 
liberté  m'eft  à  charge.  Je  m'égare  ,  je  me 
perds  dans  l'examen  des  hommes  répandus 
dans  la  fociété ,  &  jugeant  trop  févérement 
les  perfonnes  que  vous  adoptez  peut-être  , 
je  préfère  l'obéiflance.  C'eft  la  vertu  de  mon 
fexe  ;  &  elle  convient  parfaitement  à  ma 
fîtuution.  Comment  votre  fille  ne  pourroit- 
clle  pas  aimer  celui  que  vous  aurez  choifî 
pour  iils  ?  nommez  le  feulement ,  je  lui  trou- 
verai des  vertus. 

M.    D  A  B  E  L  L  E. 

Aucun  neft  adopté;  non,  croîs-eft  ton 
père.  Si  j'écoutois  mon  coeur ,  tremblant , 
îrréfolu»  je  noferois  jamais  prononcer  Ton 


DRAME.  2^. 

nom.  Je  ferois  plus  févére  que  toi-même, 
&  la  tendrefTe  d  un  père  furpafleroit  encore 
ta  délicateflfe.  Je  ne  vois  que  trop  com- 
bien les  mœurs ,  de  jour  en  jour  plus  corr 
rompues ,  rendent  le  plus  heureux  dm  i;ns, 
le  plus  difficile  à  former;  mais  enfin  il  elt  un 
terme  pour  fe  décider.  Ne  point  trouver 
d'hommes  avec  qui  tu  crufles  pouvoir  palTer 
ta  vie ,  ce  feroit  taire  un  outrage  à  la  fociété. 
Le  jeune  homme  que  tu  aimeras ,  fut- il  fanr 
vertus ,  ne  vivra  pas  long-tems  avec  toi  fans 
les  connoître. 

L  U  C  I  L  E. 

^  Mon  père ,  épargnez  votre  fille  j  vos  louaiy- 
ges  l'ont  fait  rougir, 

M.    D  A  B  E  L  L  E. 

C'efl  par  elle  que  je  t'encourcge  à  t'en' 
rendre  erxore  plus  digne.  Lucile,  quand  je 
îç  loue  ci  avance  de  faire  le  bonheur  d'un 
honnête  homme ,  c'eft  c^ue  je  fuis  fur  que  tu 
le  feias.  Le  rang  &  le?  richefles  font  à  tes 
yeux  comme  aux  miens  de  futiles  chimères. 
Tu  n'écouteras  que  la  voix  de  ton  cœur. 
Parle ,  j'attends  ton  aveu, 

LUCILE  avec  embarras. 

'  -  Eh  bien  je  dompte  raa  timidité.  Nommez* 
ihoi  donc  ceux  qui  le  font  déclarés.  Si  quelr 
<qu  un  d'entr'eux  peut  me  décider ,  je  •  •  • 


^4  J  E  N  N  E  V  A  L, 

M.    DABELLE 

Mais  perfonne  n'ignore  ce  qui  attire  ici 
Dorimon  ,  le  jeune  Voclair.  Madame  Def- 
mare  vient  tous  les  jours  pour  fon  fils  ; 
M.  Verfal  &  le  Confeiller  fe  iuivent  d'aflez 
près. Ils  t'ont  donné  tout  le  loifir  de  les  con-- 
noître,  &  chacun  demande  la  préférence,  i  _> 
L  U  C  I  L  E.  T 

Puis-je  parler  hardiment  fur  leur  compte? 
M.    D  A  B  E  L  L  E. 

Il  le  faut ,  ma  fille. 

L  U  C  I  L  E. 

Eh  bien ,  je  ne  vois  dans  aucun  d'eux  ce- 
lui que  je  nommerai  mon  époux.  M.  Dori- 
mon fe  déguife  trop  à  mes  yeux.  On  voit 
qu'il  tremble  de  fe  montrer  tel  qu'il  eft.  Il 
me  femble  appercevoir  en  lui  un  caraflère 
qu'il  n'eft  pas  facile  d'approfondir  ,  &  je 
redoute  un  homme  impénétrable.  Pour  le 
jeune  Voclair,  il  eft  tout fuperficiel.  Il  ne 
m'a  pas  encore  dit  un  mot  qui  ferve  à  me 
prouver  qu'il  puifïe  penfer.  Le  fils  de  Ma- 
dame Defmare  eft  un  homme  trop  indécis 
pour  que  je  penche  jamais  en  fa  faveur.  Je 
l'ai  vu  dans  une  heure  changer  trente  fois 
d'avis  au  gré  de  ceux  qui  fe  jouoient  de  fa 
volonté.  Le  ConfeiMer  a  eu  le  malheur  de  fe 
voir  trop  jeune  en  place;  il  n'a  rien  appris; 
il  tranche ,  décide  ,  &  fe  croit  juge  né  de 

rUnivers  ;, 


DRAME.  2^ 

rUnivers  :  je  i'ai  trouvé  trop  grave  pour  de 
petites  chofes ,  &  trop  inconféquent  pour 
des  affaires  où  l'intérêt  général  fe  trouvoit 
compromis.  Quant  à  M.  VerfaI ,  il  ne  m'a 
fait  jufqu'ici  la  cour  qn'en  paroiflant  fous 
un  habit  plus  élégant  que  celui  de  la  veille  ; 
il  femble  n'exifter  que  par  fes  belles  dentel- 
les &  par  les  fleurs  de  £a  verte.  Enfin  faî 
beau  vouloir  trouver  un  mérite  qui  m'at- 
tache ,  je  ne  vois  autour  de  moi  qu'un  éclat 
emprunté.  Efl-ce  ma  faute  fi  vous  m'avez 
rendue  fi  difficile.  Celui  qui  vous  appellera 
fon  père  ne  doit- il  pas  polléder  quelqu'une 
de  vos  qualités. 

M.    D  A  B  E  L  L  E. 

Peut-être  y  fuis-je ,  le  Comte  de  Stal  ; 
qu'en  penfes-tu  ? 

L  U  C  I  L  E  avec  étonnemem. 
Le  Comte ,  mon  père  ! 

M.  D  A  B  E  L  L  E  en  fouriant. 
Voici  fa  lettre ,  vous  m.e  diderez  la  ré- 
ponfe.  (  Lucile  reçoit  la  lettre  ù"  la  lit.  )  Mais 
dis-moi  toiit  de  fuite  fi  c'eft  lui.  Devenir 
GomtefTe  efl:  un  appas  à  faire  tourner  une 
tête  ! 

LUCILE,  avec  nohlejfe. 

i  Heureufement,  tout  ce  clinquant  ne  m'é- 
biouit  pas.  Je  me  repréfente  le  Comte  dé- 

ToTTiQ  /,  B 


i6  J  E  N  N  E  V  A  L  , 

pouillé  de  fes  titres  &  de  Tes  biens.  Te  ne 
vois  pas  qu'il  mérite  de  l'emporter  fur  fes 
rivaux.  Je  ne  l'aime  point. 

M.    DABELLE. 

Et  tu  n'aimerois  perfonne  ? 

L  U  C  I  L  E  ,  héfitaau 

Non  ,  mon  père. 

M.    DABELLE,  d'un  ton  affeâîueux 

&'  ferme. 
Lucile  !  me  parlez- vous  vrai  ? 

LU  CI  LE. 

Vous  me  preficz...  Vous  m'arrachez  un 
fecret...  Mais  comment  réfifter  à  Tafcen- 
dant  de  vos  bontés  ?  .  .  Comment  vous 
taire  ...  Il  faut  vous  obéir. 

M.    DABELLE. 

S'il  eft  des  fecrets  que  tu  ne  puiHes  épan- 
cher dans  le  fein  d'un  père  qui  te  traite  en 
ami  j  je  ne  demande  plus  rien. 

LUCILE  ,  avec  tendrejfe. 

Je  n'aurai  jamais  d'autre  confident  que 
vous.  Vous  me  guiderez  ,  vous  me  confole- 
rez  ...  Je  craiils  d'aimer  ...  Je  crois  que 
j'aime  ...  Je  fais  un  effort  fur  moi-même  , 
c'eft  le  plus  grand ,  fans  doute , , .  Mais  du 
moins  n'oubliez  pas . .  ^ 


DRAME.  27 

M.    DABELLE. 

Eh  !  ma  fille ,  méconnoîtrois-  tu  ton  père  ? 

LU  CI  LE. 

Le  cceur  me  bat  :  pourquoi  donc  fuis-je, 
fi  tremblante. 

SCÈNE    III. 

M.    DABELLE,   LUCILE; 
BONNEMER. 

(  Bonnemer  ejl  entré  à  i>as  lents  ,  le  front  laijfé  j, 
les  bras  croifés.  ) 

M.   DABELLE. 


O  ICI  Bonnemer.  (A part.)  Il  paroît 
affligé.  (  Haut.)  Qu'avez-  vous  mon  ami  ?.. 
Vous  m.e  paroiflez  tout  troublé.  Puis-je  fa-r 
voir  quel  chagrin  ? . . 

BONNEMER,  d'un  ton  trïjîe. 

Ah  !  Monfieur  ,  on  eft  bien  trompé  dans 
ce  monde.  Il  faut  renoncer  déformais  au 
doux  plaifir  de  la  confiance.  Tel  qui  porte 
une  pnifionomie  honnête  porte  une  phifio- 
nomie  menteufe.  Dans  ce  fiécle  la  jeunelTe 
cfl  impénétrable.  Cette  Ville  malheureufe 

Bij 


^g  -  J  E  N  N  E  V  A  L , 

eft  fi  propre  à  favorifer  ,  à  entretenir  (es 
deTordres.  Qui  l'eut  dit  ?..  Jenneval... 
Malheureux  jeune -homme  ! 

M.  D  A  B  E  L  L  E  ,  furprls. 

Eh  bien  Jenneval  ?  (  A  fa  fille  qui  fait  un 
mouvement  pour  fe  retirer.)  Demeurez  ma 
fille,  nous  devons  reprendre  notre  entretien. 

B  O  N  N  E  M  E  R. 
Monfieur  ,  i'ai  connu  Ton  père.  Nous  fil- 
mes amis  trente  ans.  Il  mourut  dans  mes 
bsas.  Il  m'a  recommandé  Ton  fils  en  expi- 
rant. Veillés  fiir  lui ,  me  dit-  il ,  guidez  fa 
jeunefle  ;  il  fera  fufceptible  de  grandes  paf- 
fions  ;  préfervez-le  des  malheurs  qu'elles  en- 
fantent. Se  pourroit-il  qu'une  fource  auiîî 
pure  fe  fut  corrompue  ,  qu'il  eut  dégénéré 
de  ce  fang  vertueux  !..  Il  paroiffoit  fi  fage, 
£  rangé  !  . .  Non  ,  c'eft  une  chofe  qui  me 
pafle  encore  . . .  Malheureux  Jenneval  ! 

LU  CI  LE,  ifin. 

O  ciel  !  Que  va-t-il  annoncer  ? 

M.    DABELLE. 

,  Eh  bien  ;  qu'a-t-il  fait  Jenneval  ?  PolTe- 
dez-vous. 
;  B  O  N  N  E  M  E  R. 

i  Ah  !  vous  allez  être  pénétré  de  douleur. 
Ce  jeune  homme  dont  vous  m'avez  vu  l'anû 


DRAME.  d^ 

fi  zélé ,  n  eft  plus  digne  de  mon  amitié.  II 
ma  trahi. 

M.    DABELLE. 

Comment? 

BONNEMER, 

Je  Pavois  chargé  d'aller  recevoir  cette 
lettre  de  change  que  je  dois  rembourfer  de- 
main en  votre  nom.  Eh  bien  ,  Moniîeur  , 
j'ai  des  nouvelles  pofitives  qu'il  a  reçu  l'ar- 
gent ,  &  que  depuis  ce  jour  je  ne  l'ai  point 
revu. 

L  U  C  I  L  E  ,  d  part. 
Aîalheureufe  !  cache  ton  trouble. 
M.     DABELLE,  froidement. 

Mais  ne  m'avez- vous  pas  dit  qu'il  étoit  à 
la  campagne ,  chez  Ion  oncle  ,  depuis  quatre 
jours  ? 

BONNEMER. 

Et  voilà  ma  faute.  J'ai  voulu  cacher  quel- 
que tems  la  fienne.  J'ai  déguifé  la  trifte  vé- 
rité pour  lui  donner  le  tems  du  repentir. 
C'eft  moi  qui  ai  introduit  Jenneval  dans 
cette  refpedable  maifon  ,  l'afyle  des  vertus. 
Il  obtint  votre  eftime  ,  je  voulois  la  lui 
conferver  ;  mais  hélas  !  c'eft:  un  jeune  homme 
perdu.  Qu'il  me  caufe  de  chagrin  !  J'ai  cru 
que  la  feule  idée  de  mes  inquiétudes  le  ra- 
mener oit  vers  moi  ;  mais  on  l'a  vu  prome» 

Biij 


50  JENNEVAL, 

ner  fes  pas  dans  une  de  ces  maifons  écar- 
tées ,  où  la  débauche  fans  doute  entretient 
fes  triftes  vidimes.  Jugez  fi  je  dois  encore 
l'adopter  pour  mon  ami ,  &  fi  je  n'ai  pas  des 
îarmes  à  verfer  fur  cette  ame  honnête  qu'un 
niomcRt  a  corrompue.  Je  reculois  toujours, 
enfin  il  a  bien  fallu  vous  tout  avouer. 

M.  DABELLE. 
Ce  que  vous  venez  de  m'apprendra  m'é- 
tonne &  m'afflige.  Je  lui  ai  connu  de  la  droi- 
ture ,  des  mœurs  ;  cette  adion  eft  bien 
contraire  à  fon  penchant  naturel  ;  mais  la 
fougue  ,  l'emportement  ,  la  jeuneffe  ,  l'e- 
xemple... On  l'aura  féduit ,  mon  cher  Bon- 
nemer  ,  on  l'aura  féduit.  Vous  avez  befoin 
de  courage  &  de  vigilance.  Agiffez  ,  mais 
prudemment  ;  taifés  cette  avanture.  Un 
mot  prononcé  dans  la  première  chaleur  du 
refTentiment  a  fait  quelque  fois  un  tort  ir* 
réparable  -,  deux  mille  écus  ne  font  rien  , 
mais  perdre  un  cœur  fenfible  &  bien  né  , 
voilà  ce  qu'il  eft  important  de  prévenir. 
Souvent  une  imprudence  a  reçu  dans  la  bou- 
che de  la  malignité  tous  les  caraderes  du 
crime  ,  &  l'on  a  flétri  pour  le  refte  de  fes 
jours  un  homme  vertueux  ,  mais  faible. 
Tout  en  l'obfervant ,  ayez  l'air  de  vous  re- 
pofer  de  fa  conduite  fur  lui-même  ,  mar- 
quez-lui encore  de  l'eftime  j  s'il  revient  rc- 


BRAME.  5î 

pentant ,  il  aura  to'jjours  les  mêmes  droits 
fur  mon  cœur  . . .  Courez  ,  arrachez-le  au 
vice  ,  il  reconnoîtra  votre  voix  ,  il  fentira 
le  remords  &  nous  le  retrouverons  tel  que 
je  l'ai  connu. 

BONNEMER  ,e/z  regardant  Lucile, 

Ah  !  Mademoifelle  ,  quel  père  ,  &  pour 
moi  quel  ami  \  (A  M.  DabeUe )  Votre  gé- 
nérofité  reveille  la  mienne*  La  pitié  fuccede 
à  mon  indignation.  Comment  ne  ferois-je 
point  indulgent  ;  c'eft  vous  qui  m'en  donnez 
l'exemple? 

M.    D  A  BEL  LE. 

Les  momens  font  chers.  Prévenez  les  pro- 
grès rapides  de  la  corruption  ;  mais  couvrez 
fa  faute  du  voile  le  plus  fecret.  Faites-lui 
même  entendre  que  je  n'ai  rien  appris.  Que 
la  honte  s'éveille  dans  fon  ame  fans  qu'il 
connoiffe  l'affront  ;  car  quiconque  fe  voit  une 
fois  avili  n'a  plus  le  courage  de  rentrer  dans 
le  fentier  de  la  vertu. 

BONNEMER. 

Ah  !  Que  ne  peut-il  vous  entendre  ! 


Biv 


^a  JENNEVAL; 

SCÈNE      IV. 

M.    DABELLE,LUCILE. 

M.    D  A  B  E  L  L  E. 

2_y  I  A.  fille ,  cet  honnête  -  homme  nous  a 
troublés  ,  . .  Mais  tù  pleures ,  tu  t'attendris 
fur  cet  infortuné  qui  s'égare  ...  Va,  il  peut 
fe  relever  de  fa  chute  &  tirer  un  plus  grand 
éclat  de  fa  faute  même  . . .  J'ai  vu  tes  lar- 
mes ,  embralfe-moi  ,  &  furtout  ne  me  dé- 
guife  plus  rien. 

L  U  C  I  L  E. 

J'étois  prcte  à  céder  à  vos  inftances ,  mon 
père.  Imprudente  !  j'aurcis  prononcé  peut- 
être  un  nom  qui ,  l'inftant  d'après,  m'eut  fait 
rougir  .  . .  Non ,  foufirez  que  je  vous  rende 
le  droit  qui  vous  appartient;  eft-ce  à  moi  de 
choifir,  quand  vous-même  êtes  embarraf- 
f é  .  . .  Que  d'exemples  effrayans  pour  une 
fille  craintive  !  . . .  Vous  le  voyez,  Jenneval 
&  tant  d'autres  dont  la  conduite  paroifloit 
exempte  de  blîime  ....  La  jeunefle  fe  cor- 
rompt de  plus  en  plus  ;  &  comme  vous  le  di- 
fiez  il  y  a  un  inftant ,  le  mariage,  dans  ce  fié- 
cle ,  efl:un  nœud  trop  dangereux  à  former.... 
LaifTez-moi  toujours  vivre  auprès  de  vous. 


DRAME.  53 

Je  vous  en  conjure  au  nom  de  vos  bontés.... 
Croyez  que  le  plaifir  de  vivre  avec  un  perc 
peut  balancer  celui  d'avoir  un  époux.  Pour- 
quoi tant  craindre  d'un  avenir  dont  le  ciel 
prendra  foin  ? 

M.    D  A  B  E  L  L  E. 

J'interprète  ton  filence,  ma  chère  fille,  lî 
m'intérefle  .  il  me  touche  .  » .  Va ,  mon  en- 
fant ,  je  fçai  qu'il  eft  un  âge ,  qu'il  eft  des 
paflions  .  .  .  Mais  elles  ne  feront  pas  plus  for- 
tes que  l'amitié  ,  que  les  principes  d'iion— 
neur ,  que  la  vertu  . . .  Calme-toi» 

LUCILE. 

Pardonnez  à  votre  fille  ... 

UN   DOMESTIQUE,  e^?rf, 

Monfieur ,  M.  Jenneval  demande  à  vou5 
parler  en  particulier. 

LUCI  L  E,  âruru 

Je  ne  fupporterai  jamais  fa  vue  .  . .  Ah  j' 
mon  père  ,.fouffrez  que  je  me  retire»  , 

M.   DABELLE. 

Aller,  ma  fille. 

L  Q  C  I  L  E ,  fait  deux  ou  trois  pas  ,  G*" 
revenard  ,  elle  dit. 
Cependant  fi  vous  étiez  fâché  contre  mol^ 
Jaimei'ois  mieux  vous  di^e  tout. 


54  JENNEVAL, 

M.  D  A  B  E  L  L  E. 

Va ,  mon  enfant ,  ton  cœur  ne  peut  être 
long-tems  à  mes  yeux  une  énigme  difficile. 
(feuL).  En  croirai- je  mes  foupçons  !  Ciel  ! 
change  fon  cœur ,  ou  du  moins  rends  digne 
du  fien  le  cœur  qui  s'eft  égaré. 


SCÈNE      V. 

M.  DABELLE,  JENNEVAL. 

JENNEVAL  entre  en  regardant  s'ils 
font  fculs. 

IVX  O  N s  I EU  R ,  j'ai  long-tems  balancé  la 
démarche  que  je  viens  faire  ....  Je  marche 
en  tremblant,  je  parcours  avec  effroi  cette 
maifon  qui  m'eft  fi  connue  . . .  Coupable ,  je 
n'ofe  lever  les  yeux  vers  vous . . .  Ah  !  Dieu, 
qu'il  eft  cruel  de  porter  la  confufîon  fur  le 
front  &  le  remords  dans  le  cœur-, .  .  J  ai  été 
im  ingrat ,  j'ai  trahi  la  confiance  d'un  bien- 
faiteur, j'ai  mis  votre  ami,  le  mien ,  dans  le 
plus  cruel  embarras.  Plaignez-moi,  plaignez 
un  malheureux  jeune  homme  qui  chérit  l'hon- 
neur &  qui  a  fait  une  adion  deshonorante. 
Mais  quelque  étonnante  que  vous  paroiife 
ma  conduite  ,  je  ne  puis  accufer  ici  l'emploi 


DRAME.  3^ 

que  f ai  fait  de  cette  fomme ,  je  la  dois ,  c'eft 
une  dette  facrée  ;  c'eftla  première  fans  doute 
<[ue  j'acquitterai . .  .  permettez  qu'à  l'indant 
même  je  vous  offre  des  engagemens .... 

M.   D  A  BELLE. 

Quels  font  ces  engagemens  ^  Monfîeur? 

J  E  N  N  E  V  A  L. 

De  vous  figner  une  obligation  dont  vous 
me  diderez  la  forme ,  je  fuis  encore  en  tu- 
telle ^  mais  bientôt  j'efpere .... 

M.  DABELLE, 

Jenneval ,  répondez-moi,  &  oféz  me  re- 
garder. Quelque  affaire  fecrette  ;  quelque  ac- 
cident imprévu  vous  auroit-il  forcé  à  détour- 
ner le  dépôt  qui  vous  étoit  confié. 

JENNEVAL. 

Rougirois-je  devant  vous  fi  je  n'étois  que 
malheureux  ?  Viendrois  je  le  front  baiiTé  fu- 
bir  l'affront?  ....  Vous  me  pardonneriez, 
Monfîeur ,  que  je  ne  me  pardonnerois  pas  à 
moi-même.  Je  pourrois  inventer  ici  quelque 
excufe  pour  colorer  ma  baffefTe;  mais  ma 
bouche  ne  fçait  point  proférer  un  menfonge... 
N'attendez  de  moi  aucun  autre  aveu.  Dans 
un  trouble  inexprimable  &  nouveau  pour 
mon  cœur  ,  Je  me  trouve  emporté  malgré 
moi  y  voilà  tout  ce  (]uq  je  puis  vous  dire, 

B  vj 


35  JENNEVAL, 

M.    DABE  LL  E. 

Emporté  malgré  vous,  foible  Jeune-hom- 
me !  Vous  le  croyez. . .  Ajoutez  un  pas  de 
plus  à  la  démarche  que  vous  venez  de  faire  , 
&  je  vous  réponds  de  l'eftime  univerfelle. 
iVotre  fenfibilité  a  befoin  d'un  frein  puifTant 
qui  la  réprime.  Si  les  pallions  nous  éga- 
rent ,  la  voix  d'un  ami  peut  nous  remettre 
dans  le  ientier  que  notre  aveuglement  aban- 
donnoit.  Il  peut  nous  guérir,  nous  confo- 
1er  .. .  Ma  maifon  eft  toujours  à  vous  ,cher 
Jenneval ,  demeurez-y  ,  &  puifle  l'air  qu'on 
y  refpire  ,  faire  rentrer  dans  votre  ame  le 
calme  &  la  tranquillité  de  la  raifon. 

J  E  N  N  E  V  A  L  ,  ffa  ton  le  flu:  touché. 

Je  me  fens  indigne  de  l'habiter  déformais- 
Je  ne  fuis  pas  né  pour  ce  paifible  azile.  Son 
fouvenir  ne  me  quittera  point ,  mais  il  fera 
toujours  comme  un  poids  accablant  qui  pé- 
fera  fur  mon  cœur...  Par  pitié  oubliez-moi..» 
Ne  me  laiflez  ,pas  voir  tant  de  bontés  ,  faites 
plutôt  éclater  votre  indignation  . . .  Aban- 
donnez un  homme  qui  s'eft  avili ,  &  ne  font  • 
gez.qu'à  ce  qu'il  vous  doit, 

M,  D  A  B  E  L  L  E. 

Ce  que  vous  me  devez  n'eft  rien  en  corn- 
paraifon  ào,  ce  que  vous  vous  devez  à  vous- 
même  . . .  Vous  parlez  d'engagemens , . ,  Si 


DRAME,  57 

vous  ignorés  ceux  que  vous  avez  contradés 
avec  moi  ,  malheur  à  vous  ;  votre  dette  ne 
sacquitera  jamais  ;  vous  avez  de  la  grandeur 
d'ame  ,  ne  la  pouflez  point  jufqu'à  l'orgueil, 
La  vertu  n'eft  pas  bornée  à  ne  commettre  au- 
cune faute  ,  mais  a  réparer  celles  qu'on  a 
commifes.Confultezrhonneur&  vos  devoirs, 
&  venez  me  parler  enfuite,,.  Vous  ne  m'a- 
vez vu  ni  chagrin  ni  feverc  ;  fi  votre  coeur 
s'obftine  à  vouloir  conferver  des  fecrets  aufîi 
rniftérieux  que  les  vôtres . . .  Vous  les  gar- 
derez ,  Monfieur.  (  Il  fait  quelques  pas  pour 
s'en  aller  (sr  revient  en  dijant.  )  Jenneval , 
écoutez.  Vous  n*avez  rien  perdu  de  mon  ef- 
time  &  de  mon  amitié  ;  je  vous  le  répète. 
Attendez  ici  Bonnemer  ;  vous  avez  befoin 
d'un  ami  fage  &  prudent  &je  me  plais  à  pen- 
fer  que  vous  mérités  encore  d'avoir  un  tel 
ami, 


SCÈNE      Yl, 

JENNEVAL  ,  feul, 

J 'É  T  o  I  s  prêt  de  tomber  à  Tes  pieds.  Qui 
m'arrétoit  ?  .  .  Rofalie  ,  Rofalie  ,  laifle- 
moi  refpirer.  Tu  maîtrifes  tout  mon  être^ 
Tout  ce  qui  n'eft  pas  toi  n'a  plus  d'empire 
lur  mon  ame,,.   Cruelle  !  tu  femblois  m«^ 


5S  J  EN  N  E  V  AL, 

promette  le  bonheur . . .  Hélas  !  au  lieu  de  te 
rendre  heureufe  ,  je  me  perds  avec  toi  ;  c'eft 
pour  toi  feule  que  j'afpire  à  des  biens  dont  je 
fçavois  me  pafier. ..  Que  le  féjour  de  cette 
maifon  me  paroit  tranquille  !  . .  Ou  eft  le 
tems  que  je  pouvois  l'habiter  fans  rougir  ? . . 
Où  retrouver  ce  calme  délicieux  qui  m'ac- 
compagnoit  près  de  Lucile?..  Quel  doux 
fentiment  me  faifoit  tréffaillir  à  l'afpeâ;  de  fon 
père  ?..  Je  le  regardois  déjà  comme  le  mien... 
Sa  candeur  ,  fes  vertus...  Ai-je"  oublié 
jufqu  a  fa  tendreffe  ?  Rofalie  ,  Fvofalie ,  ah  , 
pourquoi  l'amour  que  tu  m'infpire  m'em- 
porte-t-il  tout-à-coup  (i  loin  de  mes  de- 
voirs ? . ,  Lucile  ne  m'a  jamais  rendu  cou- 
pable... Fuyons  ces  lieux  où  chaque  ob- 
jet me  fait  un  reproche . , .  Souveraine  de 
mon  cœur  ,  l'afcendant  de  tes  charmes 
m'entraîne ...  Je  ne  puis  te  réfifter. . .  dif- 
pofe  de  mes  jours . . .  Heureux  ou  malheu- 
reux mon  fort  eft  de  vivre  à  tes  genoux. 

Fin  du  premier  ABz*. 


BRAME*  3^ 


>>n<" 


j,\i/,        :j""i; 


^?'"4'"         (^*.i/}         -»^V>*-        \>*» 


ACTE    IL 

ta  Sc^Aze  repréfente  rappartement  de  Rofalîel 
V ameublement  efl  neuf.  Une  toillette  efi 
toute  drejée  :  Rofalis  efl  dam  un  des-, 
habillé  élégant, 

- 

SCÈNE     PREMIÈRE. 
ROSALIE,   JUSTINE. 

ROSALIE,  enfe  regardant  dans  le  miroir. 


c 


0mm E NT  me  trouves- tu  ce  matin? 
J'ai  peu  dormi ,  mes  yeux  ont ,  je  crois  , 
perdu  quelque  chofe  de  leur  vivacité, 

JUSTINE. 

Oh ,  je  vous  confeille  de  vous  plaindre^ 
Jamais  vos  grands  yeux  noirs  n'ont  été  plus 
doux  &  plus  brillans ,  &  je  ne  fais  quel  air 
de  tendrelTe  répandu  fur  votre  phifionomie 


"^O  J  E  N  N  E  V  A  L  ; 

la  rend  charmante  ^  &  votre  fourire. . .  Vos 
yeux  font  tout  ce  qu'ils  veulent  faire...  Hier 
encore ,  Jenneval  les  contemploit  avec  un 
tranfport  Ci  vraî  &  toujours  fî  nouveau  que 
je  prenois  du  plaifir  aie  confîderer  dans  l'ex- 
tafe  de  Taraour. 

ROSALIE. 

De  forte  que  Jenneval  te  paroît  toujours 
beaucoup  amoureux  de  moi  ? 

JUSTINE. 

A  mefure  qu'ils  jouilToient ,  fes  regards 
devenoient  plus  avides  :  ce  jeune-homme 
brille  d'une  flamme  bien  fincere. 

ROSALIE. 

II  eft  aimable ,  je  l'avoue  ;  mais  il  a  un, 
défaut. 

JUSTINE. 

Lequel ,  s'il  vous  plaît  ? 

ROSALIE. 

Mais  c'eft  de  n'avoir  pas  feulement  dix 
'mille  écus  de  rente.  Il  a  le  cœur  tout  neuf, 
&  l'efprit  romanefque.  J'ai  foin  d'entretenir 
cette  ardeur  refpeétueu'e.  Il  efl:  homme  à 
grands  fentimens  ,  &  rien  n'eft  afturément 
plus  étrange  dans  le  fiécle  ou  nous  vivons. 
Il  ne  manque  point  d'efprit ,  mais  il  efl:  om- 
brageux j  timide ,  indécis  ,  quoiq^ue  d'un  ca- 


DRAME.  41 

radère  fenfible.  Cependant  il  eft  héritier 
d'une  aflez  grofTe  fortune ,  il  eft  docile  à  ma 
voix  5  il  m'idolâtre.  Allons ,  toute  réflexion 
faite  5  je  dois  vivre  avec  lui. 

JUSTINE. 

• 

Vous  avez  raifon.  Avec  votre  efprit  & 
votre  beauté  que  chacun  admire  ,  profites 
de  vos  jours  brillans  pour  vous  aflarer  un 
jeune-homme  libéral  &  paiïîonné.  Que  mon 
exemple  vous  ferve  de  leçon.  Une  maladie 
de  fix  mois  m'a  volé  tous  mes  attraits  de 
avec  eux  mes  plaifîrs  &  ma  fortune.  Autre- 
fois l'on  me  fervoit ,  &  ce  m'eft  un  bonheur 
aujourd'hui  de  vous  fervir. 

ROSALIE. 

Va  ,  les  hommes  font  nos  plus  grands 
ennemis.  Leurs  foins  font  intéreffés  &  bar- 
bares 5  ils  font  tous  ingrats  ,  &:  ils  ofent 
encore  nous  méprifer  ;  une  guerre  fecrette 
règne  entre  nos  deux  fexes  ,  ce  font  des 
tyrans  qui  veulent  nous  ployer  fous  leur 
joug  5  mais  plus  foibles  nous  devons  avoir 
recours  à  l'artifice  ,  &  paroître  le  contraire 
de  ce  que  nous  fommes  ;  ainfi  nous  nous 
vengeons . . .  Puifque  je  maîtrife  Jenneval , 
É  je  puis  efpérer  qu'enfin  .  . .  Oui ,  de  la  ré- 
ferve  fans  dureté  ,  quelques  nuances  fines 
d'amour ,  mais  fans  foiblelTe  ;  voilà  tout  ce 


il  JENNEVAL, 

qu'il  faut  pour  le  foumettre . . .  Mais  il  y  a 
une  heure  que  je  devrois  être  en  état  de  pa- 
roître  . . .  Quand  Jenneval  viendra  ,  qu'on 
l'annonce. . .  Enfin, voici  Brigard  . .  Allez. . ." 

Oufiine  fort.) 


S  C  È  N  E     I  I. 
ROSALIE,   BRIGARD. 

(  U  doit  avoir  l'air  d'un  homme  qui  a  pajfé  la.  nuit.  ) 

BRIGARD. 

J'AuROis  donné  cette  nuit  ma  vie  pour 
une  obole.  J'ai  joué  d'un  malheur  effroya- 
ble i  j'ai  perdu  tout  ce  qu'on  pouvoit  per- 
dre . . .  J'ai  du  noir  dans  l'ame. 

ROSALIE,  avec  familiarité. 

Libertin  !  Tu  n'es  donc  pas  trop  fatisfait 
de  ta  journée  ?  Et  depuis ,  as-tu  été  aux  in- 
formations ? 

BRIGARD. 

Oh  ,  je  n'y  ai  point  manqué.  Jenneval 
n'eft  point  riche  par  lui-même  comme  tu  l'as 
fort  bien  deviné  ;  mais  il  a  un  oncle  opu- 
lent dont  il  eft  l'unique  héritier.  Le  jeune- 
homme  eft  encore  fous  la  tutelle  de  cet  on- 


DRAM  E.  4^ 

cle  qui  vit  à  la  campagne  à  quatre  lieues 
d'ici.  On  me  l'a  peint  comme  un  homme 
fort  bizarre  ,  dur. . . 

ROSALIE. 
Cet  oncle  efl  donc  bien  riche  ? 

BRIGARD. 
Oui  j  de  plus  ,  avare. 

ROSALIE. 

Et  combien  de  tems  peut-il  vivre  encore? 

BRIGARD. 

Mais  dix  ù  douze  années.  Il  peut  poulTer 
jufques-là. 

ROSALIE. 

Dix  à  douze  années  !  ô  ciel  î 


SCÈNE     III. 

ROSALIE  ,  BRIGARD  ,  JUSTINE. 

JUSTINE. 

IVi  On  SIEUR  Jenneval ,  Maderaoifelle, 
ROSALIE,  à  Brigard. 
Vite  5  palTe  de  l'autre  côté. 

B  R  I  G  A  R  D  ,  e/z  s'en  alhnu 
Au  revoir. 


^44         JENNEVAL, 

*-f """■■■  '  ■  '  -i    ■■■ ^  ■■■'» 

SCÈNE    IV. 

ROSALIE ,  JENNEVAL  ,  JUSTINE. 

(^Rofalie  frend  un  a'.r  riant  Cr*  agréable.  Jennevalla 
falue ,  la  regarde  tendrement ,  C"  lui  baife  la  main.) 

JENNEVAL. 

^\  H  !  chère  Rofalie ,  je  ne  trouve  qu'ici 
le  bonheur  &  la  joie  ....  Non ,  jamais  je  n'ai 
eu  plus  de  befoin  de  me  trouver  auprès  de 
vous. 

ROSALIE. 

Mon  cher  Jenneval  ,  qu'avez-vous  ?  Et 
<jue  vous  feroit-il  arrivé  ? 

JENNEVAL. 
Rien  que  je  n'eufTe  dû  prévenir  ....  Ro- 
falie;, je  voudrois  être  fcul  un  moment  avec 
vous. 

(  Rofalie  fait  un  fîgr^e  â  Jufline  qui  fort  ,  &*  fait 
ajfeoir  Jenneval  icâté d'elle.  Jenneval  continue.} 
Me  croirez-vous ,  chère  Rofalie.  Je  vous 
répète  que  je  vous  aime ,  je  vous  le  dis  du 
fond  de  l'ame,  &  je  venois  dans  le  deflein  de 
rompre  avec  vous  pour  jamais. 
ROSALIE. 
Avec  moi ,  ciel  !  Comment  ? 


D  R  A  M  E  45" 

J  E  N  N  E  V  A  L. 

Mon  cœur  eft  fur  mes  lèvres.  Chère  Ro- 
falie ,  retenez  vos  larmes ....  Ecoutez-moi... 
Je  ne  puis  parler. 

ROSALIE. 

Vous  m'étonnez,  vous  m'Inquiétez  , , , .  T 
Jenneval  que  voulez-vous  dire? 

J  E  N  N  E  V  A  L. 

Que  je  fuis  un  malheureux  indigne  de  vous 

&  de  î'eftime  des  hommes Vous  allez 

rougir  de  m'entendre  ....  Mais  avant  que 
l'aveu  échappe  de  ma  bouche,. dites,  m'ai- 
mez-vous ,  Rofalie?  Si  vous  ne  m'aimez  pas 
avec  paflion ,  je  fuis  perdu. 

ROSALIE. 

Pouvez -vous  infulter  à  ma  tendrefTe  par 
un  femblabîe  doute  ?  Ah  !  Jenneval ,  fi  j'ai 
évité  quelque  fois  vos  regards ,  vos  tranf- 
ports ,  c'eft  qu'un  cœur  tendre  a  befoin  du 
fecours  d'une  vertu  fiers.  Le  ciel  en  me  don- 
nant la  fenfibilité,  m'a  fait  là  un  préfent  bien 
dangereux .. .  Oui ,  vous  êtes  un  ingrat,  fî 
vous  penfez  ce  que  vous  dites. 

JENNEVAL. 
Je  ne  doute  plus  de  votre  amour,  mais 
puifque  ce  cœur  eft  à  moi,  il  me  pardcn- 
ijera  # ...  Je  ne  dois  plus  héfiter  ....  Lorf- 


4<?  JENNEVAL, 

que  je  vous  vis  pour  la  première  fois  ,  Ro- 
falie ,  ce  fut  de  ce  moment  que  je  fentis  la 
douleur  de  n  être  pas  né  riche.  Cependant 
n'écoutant  que  cet  amour  dont  vous  daignez 
m'aflurer  encore  ,  vous  vites  en  moi  feul 
riieureux  mortel  à  qui  vous  accordâtes  votre 
confiance.  Mon  bonheur  eut  été  parfait ,  fi 
ma  fortune  préfente  eut  répondu  à  mes  de- 
firs.  Je  n'eus  jamais  la  force  de  vous  avouer 
que  mes  moyens  étoient  au-defTous  de  ce 
que  vous  pouviez  attendre  ;  mais  ne  pouvant 
en  même  tems  vous  voir  former  d'inutiles 
fouhaits  5  j'ai  tout  tenté  pour  vous  prouver 
mon  amour  ;  je  fuis  loin  de  vanter  mon  zèle  ; 
que  dis-je  ?  C'eft  à  vos  pieds  que  je  viens  rou- 
gir de  m'étre  deshonoré;  je  vais  perdre  vo- 
tre eftime ,  mais  fouvenez  -  vous  que  fans 
l'amour  le  plus  extrême  ,  je  ferois  encore  in- 
nocent. 

ROSALIE. 

Et  de  quel  crime  êtes  -  vous  donc  coupa-* 

ble? 

JENNEVAL 

J'ai  trahi  la  confiance  d'un  homme  ref- 
pedable  que  je  n'ofe  plus  nommer  mon  ami... 
Ces  deux  mille  écus  que  je  remis  entre  vos 
mains ,  il  y  a  huit  jours,  tant  pour  fournir  à 
cet  ameublement,  qu'à  notre  dépenfe;  cet 
argent  n'étoit  point  à  mai , , .  ♦  J'ai  tâché  dç 


DRAM  E.  ^y 

dérober  jufqu'ici  à  vos  yeux  les  remords  qui 
me  tourmentoient ....  J'ai  des  efpe'rances; 
mais  pour  le  moment  je  me  trouve  fous  la 

loi  d'un  tuteur £ft-ce  alTez  m'humilier 

a  vos  yeux  ? ...  A  préfcnt,  ofez  me  répon- 
dre ,  m'aimez-vous  encore  ? 

ROSALIE. 

Vous  croyez  donc  que  c'e'toient  ces  rî- 

cheffes  qui  m'attachoient  à  vous Vous 

me  faifiez  cette  injure-,  vous  Jenneval  !  Ah  ! 
reprenez  vos  dons.  Si  je  les  ai  acceptes ,  c'eft 
parce  que  c'e'toit  votre  main  qui  me  les  of- 
froit.  Je  n'ai  point  eu  cette  fauffe  délicatefTe 
qui  tient  à  l'orgueil  ou  à  l'indilîerence.  Je 
n'ai  point  rougi  de  tout  partager  avec  celui 

a  qui  j'avois  donne'  mon  cœur Oui,  je 

fais  piquée ,  mais  c'efl  de  votre  défiance. 
Pourquoi  ne  m'avez- vous  pas  parlé  avant  de 
commettre  une  telle  imprudence ,  je  vous 
î'aurois  épargnée  ? ...  Je  vous  aime  toujours, 
Jenneval ,  ouvrez-moi  votre  cœur  :  quels 
font  aujourd'hui  vos  defleins? 

JENNEVAL. 
Sans  cet  aveu  qui  me  charme  &  qui  me 
rend  pour  toujours  à  vous,  j'allois  fuir  pour 
ne  reparoître  jamais  à  votre  vue.  Pardon- 
nez, je  vois  que  vous  ne  m'aimez  que  pour 
moi ...  Je  fors  de  chez  ce  digne  homme 


48  JENNEVAL, 

que  j'ai  trompé.  Guidé  par  !e  repentir.  Je  me 
fuis  offert  à  toute  l'indignation  que  je  méri- 
tois.  Il  m'a  parlé  avec  bonté  ,  &  j'ai  mieux 
apperçu  toute  la  honte  qui  m'environnoit. 
Je  ne  puis  la  fupporter  plus  longtems.  (  W-i  ec 
feu  ).  Je  fuis  fur  de  toute  ta  tendreCTe  ,  chère 
Rofalie .  . .  Eh  bien,  ayons  ce  courage  que 
l'amour  infpire.  Que  l'amour  nous  tienne  lieu 
de  richeffes  coupables ....  Eft-il  de  plus  doux 
plaifir  que  la  paix  de  l'ame  ?  Allons  habiter 
un  fimple  réduit  où  nous  goûterons  le  bon- 
heur fans  remords.  Qu'importe  un  féjour 
moins  brillant  à  deux  cœurs  qui  s'aiment  ! .  • 
Je  vendrai  ces  meubles  qui  me  reprochent 
ma  honte  ...  Je  reftituerai  la  fomme  que  j'ai 
détournée.  Un  jour  viendra,  Rofalie  ,  que 
le  ciel  couronnera  notre  confiance.  Pour  vi- 
vre obfcurs  ,  nous  n'en  vivrons  pas  moins 
heureux.  Que  dis-je  ?  Rentré  en  grâce  avec 
cet  ami  qui  m'aime  &  que  j'cftime,  je  n'au- 
rai plus  de  remords ,  &  tous  nos  jours  cou- 
leront paifibles  &  fortunés. 

ROSALIE. 

Mon  ami ,  vous  parlez  de  remords  ,  com- 
me fi  vous  étiez  un  grand  criminel.  Je  vous 
ai  écouté  patiemment.  J'eftime  la  noblefle 
de  votre  ame  ,  mais  fon  excelllve  fenfibi- 
lité  vous  abufe.  Pour  avoir  commis  une 
faute  i  au  fond  très  réparable  ,  faut- il  con- 

noître 


DRAME.  4^ 

noître  le  défefpolv  ?  Vous  poufTez  toujours 
les  chofes  à  rextreme.  Cela  eft  dans  votre 
caradcre  ,  &  c'eft  un  défaut.  Songeons  pai- 
fiblement  aux  moyens  d'accorder  ce  quç 
vous  devez  à  Thonneur  :  mais  en  même- 
tems  ce  que  vous  devez  à  vous-même  pour 
votre  propre  félicité.  Ne  m'avez-vous  pas 
dit  que  vous  aviez  un  oncle  afTez  riche  de 
qui  vous  attendiez  un  jour  ?  . , 

JENNEVAL. 

Ah  !  De  qui  me  parlez-vous  ?  Son  nom 
feul  m'infpire  l'eftroi.  Si  jamais  il  décou- 
vroit  notre  liaifon  ,  je  ne  (aurois  comment 
me  dérober  à  fon  reflentimenr.  Homme  fé- 
vere  ,  inflexible. . .  Non  ,  Rofalie  ,  'amais 
je  n'aurai  recours  à  lui  ;  &  ce  qui  doit  hâter 
encore  plus  une  julte  reftitution  ,  c'eft  la 
crainte  trop  bien  fondée  que  ma  faute  ne- 
parvienne  bientôt  à  fon  oreille^ 

ROSALIE. 

Vous  ne  m'avez  point  entendue  ,  Jenne- 
val.  De  grâce,  n'outrez  rien.  Point  de  dé- 
clamation. Répondez-moi  :  a-t-on  paru  bien 
furieux  contre  vous  chez  M.  Dabelle? 
JENNEVAL. 
Je  vous  l'ai  dit  :  on  m'a  reçu  avec  trop 
d'indulgence  ,  ôc  c  efl  ce  qui  me  déchije  le 
ccEur. 

Tome  I,  C 


yo  J  £  N  N  E  V  A  L , 

ROSALIE. 

Eh  bien  ,  on  ne  vous  voit  donc  pas  fi 
coupable  que  vous  vous  imaginés  l'être.  En 
homme  habile  ,  profites  de  cette  bienveil- 
lance. Ne  fçauriez-vous  prendre  des  arran- 
gement avec  ces  perfonnes  qui  vous  connoif- 
ient  &  vous  eftiment  ?  Elles  n'ignorent  pa» 
que  l'héritage  de  votre  oncle  ne  fauroit  vous 
manquer.  Il  n'eft  pas  immortel.  Un  em- 
prunt légitime  n'eft  défendu ,  ni  par  les  loix  , 
ni  par  l'honneur.  Ce  confeil  que  je  vous 
donne  ,  au  moins ,  Jenneval ,  vous  le  ver- 
rez par  la  fuite ,  eft  parfaitement  défintéreflTé, 
Jeune ,  &  dans  l'âge  où  vous  devez  paroître  , 
laifTerez-vous  échaper  ce  tems  heureux  qui 
fuit  &  ne  revient  plus.  Vous  ne  me  ferez  pas 
l'injure  de  penfer  que  j'aye  ici  quelque  vue 
d'intérêt...  (  Du  ton  le  plus  tendre.)  Va 
mon  cher  Jenneval ,  un  réduit  obfcur  ,  une 
vie  folitaire  ,  une  chaumière  dans  un  village  , 
tout  me  fera  égal ,  pourvu  que  je  la  par- 
tage avec  toi . . .  Je  veux  ton  bonheur ,  & 
je  t'aime  trop  pour  y  renoncer  ;  mais  toi  , 
Jenneval ,  tu  n'es  pas  afTez  décidé. 
JENNEVAL. 

Parlez  ,  &  je  vous  jure  de  l'être. 
ROSALIE. 

Garde-toi  donc  de  former  le  projet  de 


DRAME.  yr 

vivre  dans  cette  me'diocrite'  honteufe  ,   qui 
attire  à  coup  fur  le  fourire  du  mépris.  Crois- 
moi  ,  je  eonnois  le   monde.    Il  pardonne 
tout  hors  les  ridicules ,  &  la  pauvreté  eft  le 
plus  grand  à  fes  yeux.   Si  tu  ne  t'y  préfente 
pas  avec  un  certain  e'clat ,  mieux  vaudroit 
n'y  jamais  paroître.  Le  monde  juge  l'habit, 
la  demeure  ,  la  de'penfe  :  tout  cela  tient  à 
l'homme.  Le  monde  peut  juger  faufTement , 
mais  il  juge  ainfi.   Ufe  de  toutes  les  refibur- 
ces  que  tu  peux  avoir.  Quelque  argent  an- 
ticipé fur  tes  revenus  futurs  .  au  lieu  de  ren- 
verler  ta  fortune  iie  peut  eue  l'établir  plu» 
furement.  Les  gens  riches  ou  ceux  qui  pa- 
roifTent  l'être  ,  s'attirent  les  uns  les  autres  Ôc 
farment  un  corps  féparé-   Uir  étranger  n  y 
eft  point  admis  ,  quelque  mérite  qu'il  ait 
d'ailleurs.  Il  faut  femer  l'argent  pour  le  re- 
cueillir enfuite.   Sans  un  coup  décifif ,   Jen- 
neval  ,  vous  ne  ferez  que  languir  ,  &  vous 
perdrez  avec  vos  plus  belles  années  jufqu'à 
Tefpoir  de  vous  faire  un  état.   C'efl  donc 
une  fagefle  ,  une  prudence  ;  je  dirai  plus  , 
une  économie  de  forcer  le  crédit  en  cas  de 
befoin.   Mon  bon  ami ,  il  n'y  a  donc  qu'une 
terreur  enfantine  ,    ou  une  inexpérience  ab- 
folue  qui  ait  pu  vous  empêch  r  jufqu'ici  d'a- 
voir recours  à  ces  moyens  utiles.  Je  ne  vous 
prefcris  point  la  prodigalité.  Je  défire  feu- 
lement que  vous  vous  mettiez  en  état  d» 

Cij 


52  J  E  N  N  E  VA  L, 

vous  faire  honneur  de  ce  qui  vous  appartient.  - 
Si  vous  avez  dQS  amis ,  leur  bourfe  doit 
vous  être  ouverte.  On  s'intrigue  ,  on  s'ar- 
range. On  trouve  un  peu  d'un  côté  jUn  peu  de 
l'autre.  Un  jour  vient  qui  paye  le  tout.  Que 
dis-je  ?  Le  jour  où  vous  fortirez  de  tutelle 
ii'efl:  pas  fi  éloigné  La  nation  eft  partagée 
çn  deux  portions.  En  gens  qui  prêtent  &  en 
gens  qui  empruntent.  Pourquoi  rougiriez- 
vous  de  faire  ce  que  fait  la  moitié  du  monde  ? 
JENNEVAL. 

Je  fens  la  force  die  vos  raifons.  Mais  ,  foit 
ignorance  ,  foit  timidité  ,   foit  répugnance 
fecrette  ,  mon  ccrur  a  toujours  héfité. 
ROSALIE. 

Si  vous  m*euflîez  parlé  plutôt  ,  au  lieu 
ée  commettre  une  telle  étOurderie  ,  j'aurois 
pu  vous  indiquer  ,  . . 

JENNEVAL. 

Se  peut-il  ?  J'oferois  efpérer . . . 
ROSALIE. 

Je  veux  vous  laifTer  un  peu  de  regret  d  a* 
voir  manqué  de  confiance  envers  moi ,  de 
ne  m'avoir  pas  ouvert  votre  ame ,  d'avoir 
pu  faire  un  feul  pas  ,  fans  en  faire  part  à 
celle  qui  vous  aime ,  à  celle  qui  ne  reflé- 
chit que  pour  vous  rendre  libre  $i  heureux, 
J  S  M  N^  E  V  A  L. 

Ah  !  divine  Rofalie  ! . .  Pardonnez. , , 


DRAME  yj 

SCÈNE     V. 

ROSALIE,  JENNEVAL,  JUSTINE. 

JUSTINE. 

J^Vl  Ademoiselle  ,  une  perfonne  de- 
mande M.  Jenneval ,  &  s'obftine  à  vouloir 
lui  parler, 

ROSALIE. 

Mais  avez-vous  dit qu  il n'étoit point  ici?.. 
Ne  lailTez  point  entrer. 

JENNEVAL,  furpris. 

Qui  viendroit?Et  d'où  pourroit-on  fa- 
voir? . .  Mais  j'entends  fa  voix . . .  O  ciel  ! 
c'eft  Bonnemer  ,  c'eft  mon  ami . . .  Non ,  je 
ne  puis  ...  Il  faut  que  je  l'entende  . , . 

ROSALIE,  d'un  ton  artificieux. 

Il  eft  trop  jufte . . .  Nous  nous  reverrons  ,' 
mon  cher  Jenneval. 

(Rejalie  fe  retire  dans  un  cabinet  voijln,} 


"m 


C  lîj 


f4  JENNEVAL, 


SCÈNE     VI. 
.  BONNEMER,  JENNEVAL. 

B  O  N  N  e  M  E  R  ,  derrière  le  Théâtre, 

J[  L  eft  ici ,  vous  dls-je  ...  Je  le  fçais  . .  ; 
Je  veux  lui  parler. ..  J'entrerai .  . .  (  avec 
exclamation.  )  Ah  !  cruel  ami ,  que  vous  me 
donne/  de  peine  ! . .  Etes  vous  bien  rdfoîu 
a  défoler  tous  ceux  qui  vous  connoiflfent  ?  . . 
Jenneval ,  cher  Jenneval  ;  pourquoi  n'étes- 
vous  pas  déjà  dans  mes  bras  ? 

JENNEVAL. 

C'eft  que  ]e  me  rends  Juftice  . .  .  Mes  pei- 
nes font  pour  moi  .  .  .  Lai0e2-moi  ,  de 
grâce  .  .  .  Votre  préfence  me  fait  trop  fouf- 
frir...  Un  jour  nous  pourrons  nous  revoir. . . 
Mais  pour  aujourd'hui ,  je  vous  le  dis  fans 
détour  ,  je  ne  veux  entendre  ni  reproche  si 
confeil, 

B  O  N  N  E  M  E  R. 

Ami  aveugle  ,  mon  amitié  t'importune  î 
tremble  à  la  vue  du  précipice  ,  lorfque  ma 
main  vient  t'arrêter  fur  le  bord.  Voilà  donc 
pour  qui  tu  t'égares  ,  pour  qui  tu  abandon- 
nes ceux  qui  te  furent  fi  chers  !  c'eft  pour 
«ne  femme  ircpiifable, . . 


DRAME.  sï. 

JENNEVAL. 

Arrêtez ,  Bonnemer  ;  n'infultez  pas  à  Tob- 
jet  que^T'aime.  Si  vous  venez  ici  pour  l'ou- 
trager ^  je  confens  plutôt  à  ne  plus  vous  voir. 

B  ONNEMER. 

Je  fortirai ,  jeune  infenfé.  J'abandonne- 
rai mon  ami ,  puifqu'il  le  veut.  Je  retour- 
nerai fans  lui  chez  le  généreux  Dabelle  ,  chez 
ce  père  refpedable  qui  t'aime,  qui  te  plaint, 
qui  t'attend  ;  qui  ,  à  l'exemple  de  fa  fille  , 
verfera  plus  d'une  larme  ,  en  apprenant  que 
tu  rejettes  jufqu'aux  foins  de  l'amitié.  Adieu, 
embraiïe-moi  du  moins  pour  la  dernière 
fois. 

JENNEVAL  éirM ,  ^  lui  prenant  la  main» 

Non  . .  .  Demeurez  un  inftant. 

BONNEMER,  avec  le  cri  de  l'am;. 

Eh  !  j'ai  perdu  ton  cœur  ,  ta  confiance. 
Tu  t'es  caché  de  moi  ,  &  ce  fut-là  l'origine 
de  tes  défordres.  Ta  folle  paflion  t'expofe  à 
de  plus  grandes  fautes  encore  que  celles  que 
tu  as  commifes.  Je  fuis  toujours  le  même  ;  Se 
toi ,  Jenneval ,  qu'es-tu  devenu  ?  Pourquoi 
ton  cœur  efl-il  changé? Dis-moi  doncqu'eft 
devenu  mon  ami  ? 

JENNEVAL. 

Ah  !  fi  tu  l'es  5  dépofe  donc  cette  âpre 

C  iv 


S^     ^      J  E  N  N  E  V  A  L  , 
auftirité ,  qui  condamne  toujours  ,  &  qui  ne 
veut  rien  fentir.  Tu  ne  connois  pas  celle 
que  j'adore  ;  (i  tu  l'avois  vue  .  .  .  Tu  fais  que 
dans  cette  iionorable  maifon  ,  où.  l'on  ne 
m'a  que  trop  bien  reçu  à  ta  recommanda- 
tion ,   e  pouvois  être  le  plus  heureux   des 
hommes.  Les  grâces  ,  les  vertus  ,  les  char- 
Tnes  de  Lucile ,  m'atracherent  à  tous  (es  pas. 
Je  croyois  l'aimer  . . .  Mais  que  depuis   un 
mois  j'ai  fenti  la  dilTérence  de  ce  tendre  in- 
térêt qu'infpire  la  douceur  ,    &  de   ce  feu 
tumultueux  qu'allume  la  beauté  !  as  tu  con- 
nu cet  afcendant  impérieux  ?  Des  Tinftant 
que  j'apperçus  Rofaîie  ,  ie  reçus  un  nouvel 
être  ...  Il  falloit  mourir  ou  tomber  à  fes 
genoux  .  ]Y  tombai ,  &  je  ne  vis  plus  qu'elle 
dans  l'univers  ,   &  la  vie  ne  me  parut  un 
bienfait  des  cieux,  que  parce  que  déîormais 
je  pouvois  en  confacrer  tous  les  inftans  fous 
fes  yeux  ...  Je  t'ai  fui  dans   ces  momens  , 
craignant  d'être  guéri ,  redoutant  tes  con- 
feils  ...  Je   les   redoute  encore  . . .  Ne  me 
■force  pas  à  devenir  plus  coupable...  Furieux 
que  je  fuis  ,  je  facrifierois  l'aHiitié  même  à 
j'amour.  Pardonne  ,  je  t'ouvre  mon  cœur. 
Il  eft  en  proie  aux  tranfports  les  plus  vio- 
lents . .  .  Cher  Bonnemer  ,  je  crois  cepen- 
dant que  je  ferois  fortuné  fi  je  jouiTois  des 
biens  que  la  providence  m'a  accordés.  Je 
les  partagerois  avec  l'objet  qui  me  fait  ché- 


DRAME.  SI 

rlr  l'exiftence ,  mais  un  oncle  en  me  refufant 
ce  que  j'avois  droit  d'attendre  a  été  le  pre- 
mier auteur  de  ma  faute  . , .  Tu  connois  fon 
humeur  intraitable  , . .  Je  ne  lui  expoferai 
point  des  befoins  qu'il  ne  comprendroit  pas. 
Les  plus  chers  fentimens  de  mon  cœur  font 
opprefTés  fous  fa  tirannie . . .  O  mon  ami  , 
j'ai  voulu  être  libre  en  aimant ,  &  je  fens  que 
la  main  de  la  néceffité  m'a  chargé  de  chaî- 
nes encore  plus  pefantes. 

B  O  N  N  E  M  E  R. 

Cette  paffion  ,  fondée  fur  les  fens ,  ne  te 
caufera  que   du   trouble  &    du  défefpoiç. 
Crois-mois  ,  Jenneval ,  il  ne  tient  qu'à  toî 
de  brifer  tes  liens  ;  le  veux-  tu  ? 
JENNEVAL. 

Que  tu  connois  peu  l'amour  ,  fî  tu  penfes 
qu'on  puifie  ainfi  rafTu'ettir  î  Moi  !  que  'e  re- 
nonce au  plaifir  d'être  aimé  . . .  A.h  !..  I!  eft 
trop  fait  pour  ce  cœur  tendre  &  qui  Is 
goûte  pour  la  première  fois . . .  Un  orage  vio- 
lent s'eft  é!evé  dans  mon  ame  ,  &  ma'g'  é 
mes  combats  ,  ma  honte  &  ta  douleur  ,  ja- 
mais je  n'ai  fenti  fi  vivement  ravantage  d'ê- 
tre né  fenfible.  Crois-moi ,  il  eft  aôreux  de 
vivre  fans  aimer  ,  &  lorfque  notre  cœuk- 
rencontre  l'objet  heureux  qui  le  captive  , 
ami  5  c'eft  le  Ciel  qui  i'amene  fous  nos  r^- 

Cv 


j-S  JENNEVAL, 

gards  pour  achever  notre  bonheur.  Nous  y 
refafefj  neft  plus  alors  en  notre  pouvoir. 

B  O  N  N  E  M  E  R. 

Ce  n'eft  point  le  fentiment  de  l'amour  qui 
cfl  criminel ,  c'eft  l'objet  que  tu  as  choifi  , . , 
Ah  !  Si  Lucile  avoit  rixé  ton  choix  ,  tous 
les  cœurs  y  auroient  applaudis.  Ta  félicité 
feroit  pure  ,  aucun  nuage  ne  la  troubleroit. 
Au  pîaifir  que  donne  l'amour  ,  fe  joindroit 
celui  de  l'approbation  publique. 

J  E  N  N  E  V  A  L. 

Je  n'écouterai  que  la  voix  qui  commande 
au  fond  de  mon  coeur  ;  elle  me  parle ,  elle 
me  rafTure  ;  elle  me  dide  de  nouveaux  de- 
voirs ....  J'aime Si  je  pouvois  dif- 

pofer  de  ma  main  ,  j'iroîs  de  ce  pas  la  lui 
afïiirer  folemnellement  aux  pieds  des  Au- 
tels... Il  faut  que  des  nœuds  éternels  nous 
enchaînent  lun  à  l'autre ...  Je  ne  ferai  heu- 
reux que  lorfqiie  je  pourrai  l'avouer  &  la 
montrer  à  tous  les  yeux  ,  portant  mon  nom 
&  pofTédant  mon  cœur.  Mais  tu  fais  que  la 
mort  d'un  père  m'a  donné  un  maître  defpo- 
tique.  Il  me  rejfte  un  ami ,  l'aurai-je  encore 
longtems  ? 

BONNErvIER. 

Il  te  reftera  malgré  toi ,  infortuné  Jen- 
neval.  Pourrois-je  t'abandonner  dans  i'éga- 


DRAM  E.  fp 

rement  où  ton  inexpérience  t  entraîne  ?  Ton 
cœur  efi:  encore  honnête  ,  quoique  livré  au 
défordre  ;  mais  prends  garde  ,  la  contagion 
du  vice  t'approche  de  près ,  elle  flétrira  bien- 
tôt tes  mœurs  aimables.  Alors  tu  devien- 
dras vil ,  alors  tu  ne  feras  plus  mon  ami  .  .  ♦ 
Ah  ,  crédule  jeune-homme  !  ce  n'eft  point 
ici  où  demeure  celle  avec  qui  tu  dois  paffec 
ta  vie  . .  .  Élevé  dans  les  bras  d'une  facile 
confiance  ,  tu  ignores  les  artifices  d'unfe 
femme  perdue ,  tu  n'apperçois  point  les  piè- 
ges qu'elle  multiplie  fous  tes  pas. 

JENNEVAL. 

Tu  n'imagines  pas ,  Bonnemer  ,  à  quel 
point  tu  m'affliges.  Je  ne  t'avois  jamais  vu 
injufte.  . .  Va  ,  crois-moi ,  fans  fa  vertu,  .  . 

BONNEMER. 
Sa  vertu  ! 

JENNEVAL. 

Oui  5  fon  ame  efl:  remplie  de  délicatefTe...' 
C'eft  fa  vertu  qui  me  rend  malheureux... 
Ses  grâces  &  fa  franchife  tempèrent  feules 
la  févérité  de  fa  réferve  . .  .  {avec  chaleur.) 
Mais  il  n'y  a  perfonne  au  monde  qui  puiflè 
favoir  cela  mieux  que  moi . . . 
BONNEMER. 

Ne  nous  emportons  point  furies  terme?,,. 

C  vj 


6o  J  E  N  N  E  V  A  L , 

Ami  Jenneval ,  c'ell:  donc  une  fille  honnête, 
imcère  ,  vertueufe  ,  qui  s'efl:  jeuée  dans  tes 
bras  ,  qui  t'a  fait  violer  tous  tes  dc-voirs  ,  à 
qui  tu  as  donné  un  bel  ameublement ,  qui 
la  accepté  ...  Où  eft  ta  raifan  ? 

JENNEVAL, 

Que  tu  me  fais  fouffrir  !  . .  Change  dd 
langage  . .  .  Qui  de  nous  deux  doit  juger  dç 
l'état  où  ce  cœur  doit  être  heureux  ? , , 

BONNE  MER. 

Tes  yeux  font  fafcinés  ,  &■  de  nouveaux 
remords  t'attendent.  C'eftune  femme  mépri- 
fable  5  te  dis-je.  PériiTent  ces  intâmes  cour- 
îifanes ,  la  honte  de  leur  fexe  î 

JENNEVAL,  avec  le  cri  âe  la  douleur. 

Elle? . .  Ro{aIie  ! . .  Tu  l'outrages  !  Adieu, 
je  me  retire. 

BONNE  iVîEK,  d'un  ton  ferme  G*  tendre. 

Si  tu  nem'étois  pas  aufli  cher ,  je  me  ferois 
déjà  retiré  ,  ou  plutô-t  je  ne  (Jerois  pas  venu 
te  chercher  ici.  Ofe  me  répondre.  Eft-ce  ma 
caufe  ou  la  tienne  que  je  fou  tiens  en  ce  mo- 
ment? T'ai- je  jamais  trompé^  Reviens,  lis 
en  m.on  ame  le  motif  qui  me  fait  agir;  vois 
toute  ma  tendrcile,  &  fjis  enfuite  alfez  in- 
feniîble  pour  icfuicr  la  main  que  je  te  p^ é- 
fente. 


DRAME.  ÇJ| 

JENNEGAL  lafaifîjfant  avec  tranfport. 

Je  l'accepte  comme  celle  d'un  bienfaiteur^ 
d'un  ami.  C'en  eft  fait,  je  n'aurai  plus  riers 
de  caché  pour  toi ,  mais  refpede  l'innocent 
objet  d'un  amour  malheureux.  Je  lui  avois 
juré  un  fecret  inviolable,  tout  m'échappe  en 
ta  préfence  . . .  Tu  vas  devenir  mon  juge  . .  •' 
Sans  doute  un  de  fes  regards  la  juftinera  plus 
que  toutes  mes  paroles.  (  en  courant  vers  le 
cabinet  voifin  ^b"  prenant  Rojalie  par  la  main.} 
Venez,  Rofaiie,  joignez-vous  à  moi;  c'eft 
un  ami  inflexible  qu'il  nous  faut  gagner. 


SCÈNE     VIL 

EONNEMER,JENNEV  AL,  ROSALIE, 

ROSALIE. 

J  E  tremble  ...  A  quoi  m'expofez-vous  ?, 
BONNEMEK  dj>art. 
Dans  quel  étonnement  !..  » 

J  E  xN  N  E  V  A  L  â  Rofalli. 
A  tout  ce  qui  psut  vous  rendre  chère  aujÇ 
yeux  d'un  autre ,  comme  aux  miens, 

R  O  S  A  L  I  E  a  Bonnemer. 

Monfieuri  dans  la  foiituds  où  mes  ^jnah 


'€i         JENNEVAL, 

heurs  m'ont  forcée  à  me  cacher ,  je  ne  puis 
m'empêcher  de  rougir  à  l'afpeéc  d'un  nou- 
veau témom  de  l'état  où  je  luis  ;  mais  mal- 
gré les  apparences ,  mon  cœur  vous  efl:  fans 
doute  connu.  Jenneval  m'eft  cher ,  vous  êtes 
ami  de  Jenneval ,  &  ce  titre  feul  calme  un 
peu  le  trouble  dont  je  ne  pouvois  me  défen- 
dre. Croyez  que  la  plus  pure  tendrefle  m'unit 
â  Jenneval.  Si  vous  trouvez  que  je  faffe  fon 
malheur ,  entraînez-le  loin  de  moi.  Puniffez- 
moi  de  lavoir  aimé  ;  mais  j'en  attefte  le  Ciel 
qui  nous  entend,  dans  la  douleur  ou  mon 
ame  fera  plongée ,  &  en  quelque  lieu  oii  mon 
fort  m.e  conduifc ,  mon  cœur  ne  fera  jamais 
qu'à  lui. 

JENNEVAL  û  Bonnemer. 

Mon  ami  !  mon  ami  !  La  voyez -vous  ^ 
f entendez-vous  ? 

BONNEMER. 
Très  bien ,  ma  foi  ;  elle  fait  à  merveille..." 

JENNEVAL. 
Quoi? 

BONNEMER. 
Son  Rôle. 

J  E  N  N  E  N  A  L. 

^ue  dites-vous  ? 

BONNEMER  a  Rofdie. 
Mgdemoifcle ,  Jenneval  eft  mon  ami  ;  juf- 


'       DRAME.  <r^ 

qu'ici  il  s'eft  montré  vertueux,  SU  vous  eft 
cher,  comme  vous  le  prétendez ,  ne  l'écartez 
point  du  fentier  de  fes  devoirs.  C'eft  ce  qu'il 
doit  avoir  de  plus  facré  dans  le  monde.  Il  eft 
jeune ,  &  vos  charmes  le  fubjuguent.  N'abu- 
fez  point  de  ce  dangereux  pouvoir.  J*ignore 
vos  malheurs;  mais  fi  les  apparences  font 
contre  vous ,  avouez  que  jamais  elles  ne  fu- 
rent mieux  fondées . . . 

ROSALIE  en  Vînterrompant. 

Vous  prenez  avec  moi ,  Monfieur ,  uni 
ton  qui  m'étonne  ,  m'humilie  .  .  Votre  ami 
a  du  vous  dire  . . .  Mon  cœur  efl  oppreflé . .  • 
(elle  s'appuie  fur  Jenneval ,  &  dit  en  pleurant  j'y 
Jenneval ,  Jenneval ,  vous  fçavez  qui  je  fuis, 
&  vous  m'expofez  à  cet  aifront  !  .  . . .  Eft-il 
poiîîble  ;  non  ,  je  n'en  reviendrai  jamais .  •  4 

JENNEVAL. 
Bonnemer  ! 

B  O  N  N  E  M  E  R. 

Mademoifelîe,  allez ,  on  ne  m'abufe point. 

Croyez-moi ,  donnez-vous  pour  ce  que  vous 

êtes. ... 

ROSALIE,  en  fanglorrant. 

O  Ciel  !  infortunée  que  \q  fuis  ! 

JENNEVAL  d'une  yoix  auùiii 

Bonnemer  î 


^4  J  E  N  N  E  V  A  L; 

BONNEMER  à  Jenneval, 

Jeune  imprudent  !  ces  larmes  que  tu  vois 
couler  font  fauflTes  &  perfides  comme  elles, 

JENNEVAL  d'un  ton  emporté. 

Vous  auriez  dû  refpeder  .  . .  Cruel ...  ; 
Allez  5  vous  n'êtes  plus  mon  ami , , .  Retirez- 
.vous .'. . 

BONNEMER,  av3c  force. 

Ingrat  !  je  le  fuis  encore ,  &  quoi  que  tu 

faffes  5  je  le  ferai  toujours  :  que  dis- je  ?  tu  me 
deviens  plus  cher  dans  ton  délire,  &  je  t'en 
donnerai  la  preuve  en  t'arrachant ,  malgré 
toi  j  au  piège  oii  cette  Sirène  artificieufe  vou- 
droit  te  conduire.  Mon  active  tendreffe  em- 
pîoyera  jufqu'à  l'autorité  publique ,  fi  tu  rf'é- 
coutes  pas  la  voix  de  ton  ami , . .  Adieu. 

(llfmy 


SCÈNE     V  1 1  L 
;  JENNEVAL,  ROSALIE. 

ROSALIE,  feignant  de  s'évanouir, 

I E  u  !  je  me  fens  mourir, 
JENNEVAL  foutenant  Rofdle, 
Q  Ciel  ! , , .  Reprenez  vos  efprits , ,  »  J© 


DRAME.  '6S^, 

ne  pourrai  donc  faire  que  votre  malheur . , . 
Je  fuis  déiefperé.  (//  conduit  liofalie  fur  un 
fuuteic',  &  curant  vers  la  porte),  Homrfie 
terrible,  qu es-tu  venu  faire  ici?  Va,  va  te 
ranger  au  nombre  de  ceux  qui  me  perfécu- 
tent. ...  Je  1er  braverai  tous,  {aux  renoux-. 
d-  Rof'ûi^)  Pardonne  5  Roialie  ,  feroit-U 
poflible  que  tu  m'aimafl'es  encore? 

R  O  S  A  L  I  F. 

Ah  !  ce  fcul  mot  me  rend  à  la  vie ...  Si 

je  t'aime  encore  !  -amais  tu  ne  me  fus  plus, 
cher.  Je  ne  Içais  pas  te  rendre  refpjnfable  de 
rinjuftice  d'autrui.  L'idée  de  te  perdre,  de 
te  voir  arracher  loin  de  moi ,  voilà  ce  qui  a- 
bouîcverfé  tous  mes  fens.  Apprends  de  moi 
comme  il  faut  aimer.  Ah  !  que  l'empire  que 
je  devrois  avoir  fi.ir  ton  cœur  n'eft-il  égal  à 
celui  que  tu  as  fur  le  mien  ! 

J  E  N  N  E  V  A  L. 

En  pourrois-tu  douter  ? 
ROSALIE. 

Non  . . .  mais  faifons  ici  le  ferment  de  ne 
point  nous  féparer.  Livre -moi  déformais 
toutes  tes  volontés ,  je  te  réponds  des  mien- 
nes. Uniffons-nous  contre  nos  perfécuteurs  ; 
créons  nos  reffources  ,  &  que  notre  courage 
nous  rende  à  la  fois  indépendans  des  événe-- 
mens  &  des  hommes. 


'66         J  E  N  N  E  V  A  L, 

JENNEVAL  prepnt  la  main  de  RofaUe. 
Je  m'abandonne  à  toi ,  ô  ma  chère  Rofalic. 

RO  S  ALIE  duton  du  reproche. 
Jenneval  . .  .  Pourquoi  ta  main  trembla- 
t-elle  dans  la  mienne  ? 

JENNEVAL  avec  vérité. 
Tu  es  loin  de  connoître  tous  les  combats? 
qui  fe  pafîent  en  mon  ame  ...  Tu  l'empor- 
tes ....  Je  t'adore  ....  Ne  m'en  demandes 
pas  davantage. 

R  O  S  \  l  I  E. 

Mon  cœur  ne  te  déguife  rien  .  , ,  ,  Je  me 
livre  à  toi. 

JENNEV  A  [    avec  feu. 

Tu  ne  feras  point  trompée  ! 

ROSALIE. 
Je  le  fouhaite ,  mais  il  eft  de  ces  momens 
©rageux ,  où ,  féduit  par  une  voix  impofante, 
tu  redeviendras  foible  . .  .  Où  tu  ne  m'écou- 
teras  plus. 

JENNEVAL. 

Ne  crains  rien. 

ROSALIE. 
Me  promets-tu  de  t'en  rapporter  toujours 
â  moi  feule  ? ...  à  moi  ? . . . 

JENNEVAL. 
Je  te  le  promets. 


DRAME.  ^7 

ROSALIE. 
Quel  eft  donc  cet  homme  que  tu  nommes 
fi  facilement  ton  ami? 

JENNEVAL. 
C'eft ...  Je  te  l'ai  facrijfié.  II  fut  dans  tous 
les  tems  mon  protedeur.  Ceft  de  lui  que  je 
tenois  cette  lettre  de  change  ...  Il  m'aima 
toujours  i  il  en  eft  bien  récompenfé  ! 
R  O  S  A  L  I  Ef 
Quoi  !  il  demeureroit  chez  M,  Dabelle  l 

J  '   N  N  E  V  A  L. 
C'eft  fon  caiffier,  fon  ami. 
ROSALIE. 
Ecoutez ,  Jenneval ....  Vous  avez  com- 
mis une  imprudence  très  grave  en  m'expo- 
fant  à  (es  regards.  Vous  avez  cru  pouvoir  le 
fléchir  ;  mais  il  eft  un  de  ces  hommes  froids 
qui  font  loin  de   fentir  ou  d'excufer  la  plus 
augufte ,  la  plus  tendre  des  paftîons.  Uamour 
n'eft  pour  eux  qu'un  fentiment  étranger  . . . 
Il  m'a  outragée  . .  .  Vous   avez   befoin  de 
lui ,  c'eft  votre  ami ,  dites  vous  ?..  Je  lui 
pardonne  l'offenfe  qu*il  m'a  faite. 

JENNEVAL,  en  lui  laifant  les  mains. 
Ah  I  votre  cœur  eft  aufli  noble  que  fea- 

fible. 

ROSALIE. 

Vous  fentez-vous  ,  en  même-tems  3  car 
pable  de  fuivre  mes  confeils  ? 


^S  JENNEVAL; 

JENNEVAL. 
.     Des  confeils  ! . .  Ordonnez  ;  je  ne  veux 
qu*obéïr. 

ROSALIE. 

II  faut  aller  retrouver  votre  anîî ,  lui  par- 
ler d'un  ton  repentant  ,  lappaifer  ,  em- 
ployer jufqu'à  la  foumilTion  s'il  eft  nécefialre  ; 
i'afîurer ,  non  pas  que  vous  m'avez  aban- 
donnée (  ta  bouche  ni  la  mienne  ,  cher  Jen- 
neval ,  ne  prononceront  jamais  un  mot  fi 
Cruel  )  mais  lui  faire  entendre  que  tu  n'es 
point  efclave  de  mes  charmes  ,  que  je  ne 
gouverne  point  tes  volontés  ,  que  rien  ne  te 
tiranife.  Surtout  laifle-lui  dire  tout  ce  qu'il 
voudra  de  ma  perfonne.  Que  m'importent 
les  difcours  de  l'Univers,  De  toi  feul  dé- 
pend ma  renomiuée  ,  mon  bonheur.  J'ap- 
prendrai à  tout  fouffiir  ,  dès  que  ton  inté- 
rêt paroitra  l'exiger. 

JENNEVAL. 

Quoi  !  tu  veux  que  'e  m'avililTe  à  feindre  ! 

P.OSALl  E. 
Voilà  do5ic  cette  obélflance  que  tu  m'a- 
vois  promife  ?  Sais-tu  à  quoi  tu  m'as  expo- 
fée  ?  A  tout  l'efret  de  fon  rcfTentiment ,  il 
peut  devenir  terrible.  Mon  de: honneur  va 
voler  de  bouche  en  bouche  Tu  as  entendu 
.quel  nom  Bonnemer  étoit  fur  le  point  de 
donner;  attends  encore  &  tu  reverras  ici 
ce  même  homme  irrité ... 


DRAME.  Z^ 

J  E  N  xV  E  V  A  L. 
Si  tu  favois  ce  qu'il  m'en  coûte  pour  difli- 
muler  ! . .  Qui ,  moi  !  dire  une  fois  feulement 
que  je  ne  t'aime  pas  avec  idolâtrie  ,  profé- 
rer ce  menfonge  dont  mon  cœur  eft  fi  loin  ^ 
c'efl  un  moment  affreux  &  je  préférerois  , . , 

ROSALIE. 

Sans  doute  ,  de  me  perdre  pour  toujours; 

JENNEVAL  avec  douleur. 
Que  dis- tu?..  J'obéirai... 

ROSALIE. 
Cours  le  rejoindre  ,  &  tremble  de  le  trou- 
ver rebelle  à  tes  prières.  Souvent  un  feul 
mot  qu'on  a  héfité  de  prononcer  ,  lorfqu'i^ 
le  falloir ,  a  caufé  des  malheurs  irrépara- 
bles. Allez  5  mon  cher  Jenneval,  &  ne  tar- 
dez point  à  me  rendre  compte  du  fuccès  . .  • 
Appaifez  Bonnemer  ,  &  revenez  toujours 
plus  digne  d'être  aimé, 

JENNEVAL,  dans  un  tranCport  rapide. 
Adorable  Rofalie  ,  tu  pofTédes  toutes  les 
vertus  ;  tu  oublies  une  offenfe ,  tu  me  rends 
un  ami,  tu  veux  confirmer  ma  félicité.  Ton 
ame  héroïque  &  tendre  ,  me  didera  tout  ce 
que  je  dois  lui  dire  ,  &  foudain  je  revoie  à 
tes  genoux  pour  m'ennivrer  des  pures  déli- 
ces que  ta  voix  &:  tes  regards  me  font 
goûter. 


70         JENNEVAL, 


S  C  È  N  E      I  X. 

ROSALIE  feule.  ^ 

J  L  fallolt  prévenir  la  tempête  qui  auroit 
pu  s'élever  . . .  Que  ce  caradère  ardent  eft 
difficile  à  manier  !  Que  de  fois  il  m'échappe  ! 
Comme  fa  vertu  naïve  vient  à  tout  moment 
rompre  mes  projets . . .  Mais  je  les  ai  con- 
çus ,  il  faut  qu'ils  s'accomplifTent ...  Je  ne 
fubjuguerois  pas  un  cœur  amoureux  !..  Sa 
fortune  ne  demeureroit  pas  captive  entre 
mes  mains  !  .  . . .  Plutôt  mourir  que  d'ea 
perdre  refpoir. 

Fin  du  fécond  A^c, 


DRAM  E.  7ï 


^n.  -^^Jf  r^^^ 


ACTE    III. 


SCÈNE     P  R  EM  1ER  E, 

ORPHISE  ,  LUCILE, 

ORPHISE. 


A, 


-H  !  coufine,  vous  ne  m'échapperez  pas  ! 
Je  vous  y  prends . . .  On  fe  cache  dons 
comme  cela  pour  pleurer  toute  feule  ? 

L  U  C I  L  E. 
Moi  ! 

ORPHISE,  la  contrefaifant  avec  tenârejje^ 
Moi  !  . .  Mais  non  ,  ce  font  ces  yeux  là  qui 
voudroient  mentir,  qui,  mouillés  encore  de 
larmes  ,  s'éforcent  de  dire  :  nous  n'avons 
point  pleures, 

LUCILE. 

^  Oh  pour  cela  . . .  Mais ,  ma  confine  ,  je 
n'aime  pas  non  plus  qu'on  me  pourfuive  de 
fi  près. 


^1  JENNEVAL. 

ORPHISE. 

Eh  !  ma  chère  enfant,  rend-toi  de  bonne 
jgrace  ...  Je  fais  tout .  .  .Tu  ne  te  fouviens 
4onc  plus  combien  de  fois  tu  m'as  parlé  de 
Jenneval  ? 

L  U  C  I  L  E. 

Je  ne  vous  en  parlerai  plus  ,  je  vous  en 
sifure  ... 

ORPHISE. 

Qu'en  pleurant.  Allons  ,  pauvre  amie  ,* 
inets-toi  à  ton  aile.  Un  petit  fourire  pour 
moi  ;  cela  ne  fe  peut ...  Eh  bien  ,  foulage 
ton  cœur.  Pafle  tes  bras  autour  de  mon  col. 
Cache  ta  tcte  dans  mon  fein.  Soupire  ,  mon 
çnfant ,  foupire.  Répète- moi  cent  fois  que 
tu  es  malheureufe.  Mes  larmes  fe  mêleront 
aux  tietmes.  Je  fais  tout  ce  que  tu  fouffres, 
Jenneval  fait  des  fautes  que  mon  coeur  ne 
peut  excufer. 

L  U  C  I  L  E  ,  en  Vemhrajfant  avec  afeâlion. 

Ai-je  tort  de  pleurer  ?  Il  va  perdre  fes 
mœurs  ,  fes  vertus  . . .  Vous  favez  comme 
il  paroifToit  honnête,  &  s'il  méritoit  la  pré- 
férence fur  tant  d'autres  que  nous  avons  ju- 
gés enfemble . . .  Vous-même ,  coufîne,  étiez 
prévenue  en  fa  faveur  .  .  .  Nous  trompoit- 
il  alors  ? . .  Ah  !  croyons  plutôt  qu'il  s'eft 
îaillé  féduire  ;  mais  l'eft-il  pour  jamais .  .  . 

Voilà 


DRAME.  7^ 

Voilà  ce  qui  déchire  mon  cœur ...  La 
crainte ,  la  douleur ,  l'efpoir  s'y  fuccedent. . . 
Je  n'ai  jamais  e'prouvé  une  û  violente  agi- 
tation .  . .  Que  de  combats  je  me  fuis  de'jà 
livrée  .  .  .  Combien  de  pleurs  j'ai  déjà  ver- 
fés  . .  .  Ah  ,  qu'il  efl:  cruel  celui  qui  me  les 
fait  répandre. .  .  Et  ce  dernier  événement. . , 
Cette  indigne  rivale  ...  Je  rougis  de  ma 

(Elle  cache  fon  vifage  dans  le  fi  in  defon  amie.y 
O  R  P  H  I  S  E. 
Je  fuis  fi  pénétrée  ,  que  je  ne  fais  plus  quô 
te  dire  ;&  cet  oncle  ,  ce  cruel  oncle,  dis-moi, 
il  arrive  à  point  nommé  pour  faire  feu.  Qui 
Ta  fait  v<;nir  ?  Qui  a  pu  l'informer  ?  . . 
LUCILE. 

Ce  n'eft  aflurément  ni  mon  père  ,  ni  M. 
Bonnemer. 

O  R  P  H  I S  E. 
^  Que  je  fouffrois  pour  toi!  comme  nous 
n'attendions  que  le  moment  de  nous  écha- 
per  de  table.  Quel  homme  terrible  que  ce 
M.Ducrône  !  Il  (ort  des  forets.  Quel  ton! 
J'ai  manqué  vingt  fois  de  m'emporter  contre 
lui  ;  &  ton  père  ,  ton  père  !  Âh  !  ma  con- 
fine ,  je  ne  fais  pas  comment  je  ne  me  fuis 
point  jettée  à  fon  col.  Il  plaidoit  pour  le 
neveu  ,  &  fembloit  deviner  nos  cœurs  pour 
y  nourrir  l'efperance, 

Jomi  /,  '  D 


74.  JENNEVAL, 

LU  CI  LE. 

Chère  confine  fi  vous  faviez  combien  j'ap- 
préhende les  bontés  !  à  quel  état  je  fuis 
réduite  !  je  crains  mon  père  ,  moi  qui  n'a- 
vois  fat  jufqu'ici  que  l'aimer  ;  m.ais  je  fiais 
donc  coupable  ,  paifque  je  le  crains  .  . . 
Tant  que  je  crus  Jenneval  vertueux,  le  pen- 
chant que  je  me  fentois  pour  lui  ne  pouvoit 
m'étre  un  fijjet  de  reproche  ,  mais  aujour- 
d'hui tout  eft  contre  moi  ...  Et  j'ofe  y  pen- 
fer  encore  ,  &  je  n'ai  point  fait  le  défaveu 

.de  ma  flamme  dans  les  bras  de  l'auteur  de 
mes  jours  ...  Je  fuis  toute  troublée  ;  je 
crois  que  d'aujourd'hui  je  n'aim.e  plus  rien. 
Les  deuxperfonnes  que  je  chériflbis  le  plus  , 
s'offrent  à  mes  yeux  fous  un  jour  nouveau... 
L'afped  de  mon  père  m'eft  redoutable  ,  & 

'Jenneval  ,  l'ingrat  Jenneval  .  .  .  Crois  -  tu 
bien  qu'il  m'aimât  avant  ce  malheureux  évé- 
nement. Pour  mioi  je  penfe  que  c'eft  Une 
chofe  impofïible. 

ORPHISE. 
Impoflible  de  s'attacher  à  une  autre  per- 
fonne  après  t'avoir  connue  ,  cela  devroit 
être   ma  bonne  &   tendre   amie.  Jenneval 

.avoit  conçu  pour  toi  les  fentimens  les  plus 
tendres.  J'ai  vu  pluiieurs  fois  fes  yeux  le 
trahir  malgré  lui  en  ta  préfence  ;  tout  ex- 
primoit  un  amour  retenu  par  cette  crainte 


DRAME.  7;- 

refpedueufe  qui  nous  donnoit  une  idée  avan- 
tageufe  de  fes  mœurs  ;  mais  il  n'aura  fallu 
qu'un  nialheureux  moment  pour  égarer  ce 
Jeune  homme  dans  une  ville  où  le  vice  triom- 
phe &  va  le  front  levé. 

L  U  C  I  L  E  l'interrompant. 

Ne  feroit-il  plus  poilîble  qu'il  revint  à  lui 
même.  Quelques  jours  d'égaremens  caufe- 
roient-ils  la  perte  de  fa  vie  entière  ?  Jenne- 
val  pourroit-il  chérir  l'infamie  !  Ah  !  cou- 
fine  quand  je  l'ai  vu  rentrer  ce  matin  avec  cet 
air  confus  ,  humilié  ,  tous  mes  fens  onttref- 
failli.  Pourquoi  faut-il  qu'il  le  foit  encore 
échapé    &    plus    coupable    que   jamais!.. 

■  Comme  fon  ami  eft  chagrin  ■!  Quoi ,  l'ami- 
tié ,  ce  dernier  fentiment  qui  s'éteint  dans 
une  ame  noble  ,  l'amitié  n'a  pu  toucher  fon 
cœur  !  Je  me  flatte  trop  peut-être  ,  mais  ii 
je  lui  eufïe  parlé  ,  je  ferois  plus  tranquille. 
Je  me  rappelle  un  tems  où  il  fembloit  pré- 
voir jufqu'à  mes  moindres  penfées  ;  mais  plus 

■  je  le  vis  me  donner  des  preuves  d'un  attache- 
ment qui  croiffoit  de  jour  en  jour  ,  plus  je 
me  crus  obligée  d'en  réprimer  les  marques 
trop  vifibles  en  affedant  une  froideur  d'au- 

,,tant  plvis  necéflaire  que  mon  cœur  en  étoit 
Vloin.  Peut-être  fe  fera-t-il  cru  rebuté...  Cette 
^^rreur  aura  été  la  caufe  de  fa  perte . . .  Mais 
:  ,tu  vois  quel  détour  oiQp.c^cepr  prend  pour  fe 

D  ij 


^7^  J  E  N  N  E  V  A  L , 

flatter.  Confine  je  m'égare.  Aide  moi  à  ban- 
nir pour  jamais  une  pitié  trop  dangereufe , 
&:  qui  peut-être  n'eft  que  l'interprète  d'un 
fentiment  qui  feroit  le  malheur  de  ma  vie 
Cl  je  ne  m'emprefTois  à  l'étouffer. 

O  R  P  H  I  S  E. 

J'entends  fon  oncle  ^vec'ton  père. 

LUCILE 

Ah  !  Je  me  fouviens  de  mille  chofes  que 
j'avois  à  te  dire  . . , 

O  R  P  H I S  E. 

Je  me  fauve  ,  je  ne  puis  fouffrir  lafévérité 
de  cet  hommç  ,  ui  fa  vertu  me  fait  trembler. 

(Lucile  refte,) 


S  C  È  N  E     1 1. 

M.  DABELLE,  M.  DUCRONE, 
LUCILE. 

M.  DUCRONE 

IYj  o  n  s  I  e  y  r  5  vous  voyez  en  moi  uni 
homme  qui  dans  toutes  les  circonftances  pof^ 
fibles  a  agi  avec  fermeté  &  qui  dans  une 
telle  conjonâure  lait  par  çonféquent  ce  qui 


DRAME.  7-5^ 

lui  refte  à  faire.  (  Il  tire  fa  montre,  )  Je  n'ai 
point  perdu  de  tems  dieu  merci.  Dans  une 
heure  &  demie  j'ai  fait  quatre  grandes  lieues. 
Vous  me  trompiés  tous.  Vous  me  cachiez 
fes  déportemens ,  vous  attendiés  fans  doute 
pQur  m'en  inftruire  que  fa  honte  fut  publiée 
lur  les  toits.  Bien  m'a  pris  d'avoir  eu  un 
furveillant  fidèle  &  qui  a  fu  m'avertir  à  point 
nommé . . .  Ah  !  ah  !  Monfieur  mon  neveu 
vous  me  faites  quitter  la  campagne  ,  mais 
patience  ,  vous  me  payerés  mes  peines, 

M.  DABELLE. 

Le  mal  n'étoit  point  à  Ton  comble  &  d'ail- 
leurs nous  efpérions  le  guérir.  Chaque  faute 
doit  être  appréciée  d'après  l'âge  ,  le  carac- 
tère. De  grâce  ne  dérangés  rien  au  plan  que 
nous  fommes  convenus  de  tenir  à  fon  égard. 
Abandonnés-nous  cette  affaire  ;  cher  oncl^ 
nous  répondons  du  fuccès. 

M.    DUCRONE 

Je  ne  prends  jamais  confeil  que  de  ma 
tête  ,  Monfieur  ,  &  je  n'ai  jamais  eu  lieu 
de  m'en  repentir.  Je  fuis  fon  oncle  &  vous 
fentirés  bientôt  que  je  dois  penfer  tout  au- 
trement que  vous.  Ce  n'eft  pas  votre  neveu 
qui  vous  a  volé  ;  c'eft  le  mien  ,  c'eft  mon 
fang  qui  s'eft  avili  ,  dégradé  ;  ce  fang  juf- 
qu'alors  pur  &  fans  tache  dans  toute  notre 

D  iij 


78  JENNEVAL, 

famille.  Et  peut-être  ici  n'afFede-t-on  tant 
d'indulgence  que  par  une  pitié  afTez  des- 
honorante. 

M.    DABELLE. 

Vous  ne  rendez  point  juftice  aux  vrais  (en- 
tlmens  qui  me  font  agir.  Si  je  m'intérefïe 
au  fort  de  ce  jeune  homme  ,  croyez  que  je^ 
connois  à  fond  fon  caradère  &  que  j'ai  mes 
raifons  pour  plaider  en  fa  faveur.  Il  vaut 
mieux  éclairer  le  coupable  que  de  le  punir. 
N'aggravons  point  fes  fautes  ,  lorfqu'il  eft 
encore  facile  de  les  réparer . . . 

M.   DUCRONE. 

Vons  vous  trompez  très-fort  fi  vous  lô 
penfés.  Tant  de  bontés ,  tant  de  zèle  m'é- 
tonne,  mais  ne  m'entraîne  pas.  Chacun  a 
fes  principes.  Les  vôtres  peuvent  être  fort 
bons  envers  (  en  rep.a'-daiu  Lucile  )  une  fille 
dont  le  caradere  eft  naturellement  porté  à 
la  vertu.  Je  donnerois  la  moitié  de  mon 
bien  pour  avoir  un  enfant  comme  celle  là, 
I\;ais  je  connois  un  peu  comme  il  faut  me- 
ner cette  jeunefTe  extravagante  ,  indifcipli- 
nable.  Celai  qui  a  ofé  une  fois  manquer  au 
devoir  que  l'honneur  Là  impofoit,  ne  mé- 
rite plus  aucun  ménagement.  Il  faut  prefler 
fur  lui  tout  le  châtiment  qu'il  s'eft  attiré  ; 
c  eft  des  fuites  de  fa  faute  que  doit  naître  foa 


DRAM  E.  7P 

repentir.  Enfin  ,  je  fuis  très-éloigné  àz  cette 
complaifance  dont  vous  me  parlés.  Je  ne 
connois  qu'un  chemin  ,  Monfieur  ,  celui  de 
l'exade  probité.  Ceft  un  fentier  dont  un 
honnête  homme  ne  peut  s'écarter  fans  mé- 
riter un  nom  infâme.  Tout  ce  qui  va  de 
biais  n'eft  plus  fur  la  ligne  droite  ,  &  poun 
peu  qu'on  le  fourvoyé  . . .  Tenez  ce  font  de 
ces  pas  qui  demeurent  imprimés  dans  i'op-. 
probre  ,  &:  qui  ne  s'effacent  jamais, 

L  U  C  I  L  E ,  â  l'art. 

Je  n'y  faurois  plus  tenir ,  mon  cœur  fouffre 
trop.  . .  (Elle  fort,) 

M.    D  A  BELLE. 

Vous  ne  croyez  donc  pas  que  plufieurs 
après  s'être  égarés  ,  font  rentrés  dans  le 
droit  chemin  ,  &  ont  marché  plus  avanc 
dans  cette  nouvelle  carrière.  J'honore  votre 
façon  de  penfer  ,  mais  entre  nous  je  la  crois 
trop  auftere.  Il  faut  mefurer  la  chute  d'a- 
piès  les  dangers  qui  environnent  la  leunefle. 
Elle  eft  bien  expofée  dans  ce  fiécle  mal- 
heureux. Un  coeur  neuf  &  fenfible  fe  trouve 
féduit  avant  que  de  s'en  douter.  L'expé- 
rience de  fes  ayeux  eft  en  pure  perte  pour 
lui.  Ce  n'eft  pas  la  fé vérité  qui  réullit ,  c'eft 
l'indulgence  ;  &  fous  fa  main  douce  &  gé- 
néreufe,  tel  homme  qu'on  croit  abandonné, 

Div 


"Sô         J  E  N  N  E  V  A  L , 

échauffe  fouvent  en  lui-même  les  germes 
renaifîans  qui  tout-à-coup  font  refleurir  les 
vertus. 

M.   DUCRONE. 

Oh  !  Vous  ne  me  perfuaderez  jamais  que 
c'eft  un  homme  de  vingt-deux  ans  qui  fe 
relevé  d'une  pareille  chute.  Sa  conduite  a 
tous  les  caradères  de  la  mauvaife  foi  &  du 
libertinage.  Si  vous  réfléchiffez  qu'il  a  com- 
mis cette  fottife  en  faifant  fon  Droit ,  en  fe 
difpofant  à  embraffer  l'honorable  profeflion 
d'Avocat ...  Je  rougis  de  honte  5c  de  fu- 
reur . .  .  Ah  !  mon  fils  fut  bien  moins  cou- 
pable, il  commit  une  faute  moins  grave  ,  8c 
je  le  punis  bien  plus  féverement.  Il  s'échappa 
de  la  maifon  paternelle.  J'appris  qu'il  étoit 
en  garnifon  à  cent  lieues  de  moi.  Savez  vous 
ce  que  je  fis.  Je  le  laifl'ai  fervir  le  Roi.  Il 
jn'écrivoit  des  lettres  plaintives.   Mon  père 
je  n'ai  point  mes  aifes  ,  je  manque  de  tout, 
eh  mon  fils  tu  l'as  voulu  ,  tu  y  refteras  , 
bonne  école  !  Je  lui  achetai  néanmoins  une 
fûus-Lieutenance  ;  l'année  fuivante  fon  régi- 
ment fut  taillé  en  pièces  &  lui  tué  !  Sa  perte 
ne  laiffa  pas  que  de  m'affliger.  Préfentement 
qu'il  efl:  mort  je  puis  dire  que  je  l'aimois... 
Et  tenez  ce  malheureux  Jenneval  ne  fait  pas 
que  dans  le  fond  de  mon  cœur  . . .    Mais  je 
me  garderai  bien  de  le  lui  laifler  jamais  pa- 


DRAME.  St. 

roltre.  Je  ne  voudrois  pas  pour  tout  aii 
inonde  qu'il  s'en  douta  feulement.  Rien 
n'eft  plus  dangereux  que  cette  molle  indul- 
gence dont  vous  me  parlés ,  que  cette  fow 
blefle  du  fang . . . 

llci  laroît  Bonnemer  conàuifans 
Jenneyal  jjar  la  main.  X 


SCÈNE     III, 

M.  DABELLE,M.    DUCRONE  , 
JENNEVAL  ,  BONNEMER, 

M.    D  U  C  R  O  N  E  ,  continua. 

IVl  ^^^  afTûrément  il  eft  bien  effronté  *. 
Avoir  l'audace  de  paroitre  en  ma  préfence  ^ 
de  remettre  encore  ici  le  pied  ! . ,  Que  vient- 
il  chercher  ? 

BONNEMER,  allant  d  Ducrâne 
0"  d'un  tonfupplianu 

Cher  Monfieur . .-.  Votre  furveillant  a  été 
égaré  par  fon  zélé.  Il  a  chargé  Jenneval  d^ 
trop  noires  couleurs.  Il  a  annoncé  la  faute  , 
mais  il  a  tû  le  remord.  Jenneval  eft  repen-- 
tant  ^  Jenneval  abjure  le  paffé.  Son  front 
s'eft  cou-vert  de  cette  rougeur  falutaire  ,  qui- 
annonce  un  parfait  retour  à  la  vertu^  Nous 
répondons  tous  &•:  lui ,  • . 

Dv 


22  J  E  E  N  E  V  A  L, 

M.    DABELLE. 

Cher  Jenneval  ,  approchez  ,  que  je  life 
"dans  vos  yeux  cet  heureux  retour  dont  notre 
ami  fe  félicite. 

JENNEVAL,  d'une  voîk  bajfe  qui  j>rouve 
fon  embarras  ù'fa  confufion. 

Monfieur  ,  puifTé-je  me  rendre  digne  de 
toute  vos  bontés,   (à  pan.)  Quel  fupplice  ! 

BONN  E  MER, ^  Jenneval 

Je  te  Tai  dit.  Mets  bas  cette  faufle  honte  ; 

tout  eft  réparé ,  tu  ne  dois  plus  rougir.  Un 

feul   mot  de  ta  bouche  nous  a  défarmés. 

Tout  le  monde  te  connoît  fincère.  (H  Ctm- 

brajje.)  {à  M.Ducrone.)  Allons ,  cher  oncle  , 

Je  traité  de  paix  eft  conclu  ,  &  je  le  garantis. 

(  Il  faiîjigne  à  Jenneval  de  [•arler.  Pendant  tout 

ce  tems  l'oncle  préfente  un  front  courroucé, 

0'  frappe  le  plancher  de  fa  canne. 

JENNEVAL,  s' avançant. 

Mon  oncle  ,  (i  j'ofoîs  efperer  de  vous  au- 
tant d'indulgence  ,  vous  adouciriés  les  pei- 
nes que  je  rencontre  à  chaque  pas  de  ma  vie, 
Confenteï  à  me  vouloir  heureux.  Dites  une 
parole  &  je  le  ferai.  Ces  amis  généreux  m'ont 
enhardi  à  paroitre  en  votre  préfence  ;  mais 
tm  mot  de  votre  bouche  ,  un  feul  témoi- 
gnage de  bienveillance  va  me  rende  à  moi- 
même. 


DRAME.  55 

M.    D  \J  CK  ONE,  d'un  ton  fermi. 

Monfîeur  ,   voulez -vous  biea  entendra 
quelles  font  mes  volontés  ? 

JENNEVAL,   avec  refpeSÎ. 

Mon  oncle  ! 

M.    DUCRONE. 

Elles  feront  irrévocables  je  vous  en  aver- 
tis. Je  devine  que  ce  prompt  retour  efl:  l'ou- 
vrage de  la  néceflité  ,  mais  ce  n'eft  pas  moi 
qui  fe  lailTe  endormir.  J'exige  d'abord  que 
Ton  m'informe  &  dans  le  plus  grand  détail" 
de  l'emploi  qu'on  a  fait  de  cet  argent  volé 
Je  veux  favoir  enfuite  quelle  eft  cette  fille, 
depuis  quand  ,  où  ,  &  comment  vous  l'avez 
connue  ? 

BONNE  MER  ;' l'interrompant. 

Eh  cher  Ducrone  ,  tirons  le  rideau  là-def- 
fus.  Il  a  avoué  s'être  laiffé  féduire.    La  fc*  > 
dudion  a  donc  perdu  tout  fon  effet.   Que- 
demandez-vous  de  plus  ? 

M.  DABELLE. 

Monfîeur ,  foyons  généreux.  Son  cccuï  ic . 
rend  à  rous.  Accordons^-lui  les  honneurs  de^ 
la  guerre.  Jenneval,  jettez-vous  au  col  de> 
votre  oncle ,  &  que  tout  foit  oublié. 

w  (  Jinmvîl  s'ay.inçç  pour  embraser  fou  Onde,  ^ 

I 


84         JENNEVAL, 

M.  DUCRONE,  reculant. 
Non  5  Meflieurs ,  non  . . .  Je  vous  fuis  forc 
obligé,  ne  me  preffez  plus  comme  cela,  je 
vous  en  prie.  Je  vous  l'ai  déjà  dit ,  on  ne  me 
gagne  point  par  de  faufles  carefTes.  Vous  ne 
le  connoiffez  pas  comme  moi.  Voyez  ceste 
modeftie  contrefaite  &  cet  air  de  douceur 
hypocrite  ;  elle  n'eft  occafionnée  en  ce  mo- 
ment que  par  l'intérêt  qui  l'affujettit  à  moi.... 

JENNEVAL,  d'un  ton  étouffé. 

Moi  !  hypocrite,  Monfieur  ! .  . .  (àpart)^ 
Puis-je  encore  diffimuler  1 

M.  DUCRONE.. 

Je  veux  de  meilleures  preuves  d'un  vrai  re- 
pentir. Le  feul  moyen  de  me  faire  connoitre 
que  c'eft  plutôt  à  mon  cœur  qu'à  ma  bourfe 
qu'on  en  veut  ,  c'eft  de  fléchir  à  l'inftant 
même  fous  mes  ordres.  Oh  l  je  ne  fuis  point 
dupe  d'une  grimaça  pafîagere.  Avant  que  de 
me  convaincre,  il  faut  par  pîufieurs  années 
d'une  conduite  irréprochable ,  effacer  les  ta- 
ches de  celle-ci.  D'abord  cette  fomme  déro- 
bée que  je  vais  reftituer,  fera  prife  fur  ta 
penfion  ,  &  par  conféquent  les  quartiers ,  à 
commencer  d'aujourd'hui ,  feront  retranchés 
en  parties  égales  jufqu'^  entière  fatisfadion» 
Il  eft  bon  de  te  faire  fentir  ce  que  vaut  la 
perte  d'un  argent  aufiir  follement  prodigué. 


DRAME.  ^/ 

Ten  ai  affez  fait  pour  vous  ,  Monfîeur.  Il  efï 
tems  que  vous  fadiez  quelque  chofe  pour 
vous  même.  Nous  verrons  ce  que  vous 
ifçaurez  faire.  L'oifiveté  a  été  le  piège  de  ta 
jeunefTe  ,  &  le  travail  deviendra  un  fur  pré- 
fervatif. 

Or  donc,  voici,  les  conditions  auxquel- 
les je  puis  encore  pardonner.  Choifîs  de  les 
mettre  à  exécution  ou  à  ne  me  revoir  ja- 
mais. J'entends  que  tu  partes  dès  demain 
pour  la  Province  ,  en  telle  ville  &  telle  mai- 
ion  que  je  t'indiquerai ,  afin  d'y  achever  ce^ 
droit  qui,  dans  ce  maudit  Paris,  traîne  tant 
en  longueur.  Je  prétends  que  tu  t'cloignes- 
de  cette  funefte  Capitale,  où  tu  acheverois 
de  perdre  tes  mœurs,  &  cela  fans  y  entre- 
tenir aucune  correfpondance  direcfte  ni  in- 
direde.  Paris  eft  plein  de  ces  filles  qui  révol- 
tent la  jeunelïè  contre  leurs  parents;  mais  je 
n'aurai  point  amafle  mon  bien  pour  fervic 
de  proye  à  la  débauche.  Ta  brillante  Déefle^ 
ta  Rofalie  ,  ce  foir  même  je  la  fais  enfermer^ 
Ma  plainte  eft  déjà  portée ,  &  le  fage  Ma- 
giftrat  qui  veille  autant  à  la  confervation  des^ 
bonnes  mœurs  qu'à  la  fureté  des  Citoyens, 
fçaura  la  placer  en  lieu  fur.  Elle  fera  ma  foi 
claquemurée  pour  le  refte  de  fes  jours. 

JENNEVAL,  élevant  la  voix. 
Et  de  quel  droit ,  Monfieur ,  la  perfécutez- 
vous?  Comment  ofez-vous  attenter  à  lia- li- 


S<5  JE  N  N  E  VAL, 

berté  d  une  perfonne  que  vous  ne  connoifleï: 
pas.  Surprendre  un  tel  ordre  à  l'aide  d'une 
baiïe  calomnie  ,  c  eft  commettre  une  lâcheté 
d'autant  plus  cruelle ,  qu'on  la  colore  d'un 
air  de  juftice.  Gardez-vous  daller  plus  loin, 
car  j'ofe  ici  vous  affurer  . . . 

M.  DUCRONE. 
Ah  !  tu  fais  le  Don  Quichotte.  Va,  va, 
tu  me  remercieras  un  jour,  quand  le  tems 
de  tes  folles  amours  fera  paifé.  Tu  donnerois 
alors  la  moitié  de  ta  vie  pour  racheter  la  pre- 
mière. Crois-moi ,  abandonnes-la  à  fa  baf - 
feffe  ;  lailfes-la  retomber  dans  la  mifere  d'où 
ton  imbécilité  l'a  fai  t  fortir ....  Une  vile 
créature  .... 

JENNEVAL 
Si  elle  étoit  auiîî  vile  que  vous  e  préten- 
dez, votre  injuftice,  votre  dureté,  la  con- 
firmeroient  dans  le  défefpoir  du  vice  ;  car 
vous  lui  donneriez  l'affreux  droit  de  haïr , 
vous ,  &  tous  les  hommes  . . .  Mais  moi,  je 
ne  ferai  point  affez  lâche. 

M.  DUCRONE. 
Quoi ,  tu  pouffes  I  extravagance  ....  J'y 
mangerai  la  moitié  de  mon  bfen,  vois  tu ,  8c 
de  ce  pas . . .  Elle  fera  enfermée  te  dis  -je ,  & 
£  étroitement . . . 

JENNEVAL,  édatxnt  avec  fureur.     ' 

Je  la  défendrai  contre  tous , , .  fut-ce  con» 


DRAME.  ^7 

tre  vous-  même  ...  Il  y  va  de  ma  vie  ...  Si 
vous  troublez  fon  repos,  barbare  vous  m'en 
répondrez. 

M    DUCRONE,  levant  fa  cannez^  arrêté 
par  Bonnemer. 
Jnfolent  ! 

M.   DABELLE. 

Jenneval ,  feroit-il  poffiblc  !  ....  Je  fuis" 
aulli  furpris  qu'affligé. 

BONNEMER. 

Eft-ce  là  ce  que  tu  m'avois  promis? ...» 
Pour  l'amour  de  moi . . . 

JENNEVAL  aveo  véhémence. 

Abandonnez-moi  tous ,  mais  du  moins  ne 
me  tourmentez  plus  (ctz  .^'attendnjfam  ).  Par- 
donnez î  ah  !  fi  mon  ame  vous  étoit  déve- 
loppée toute  entière.  Non ,  je  ne  puis  plus 
difîîmuler.  Forcé  de  feindre  un  inftant,  mon 
rôle  étoit  trop  dangereux,  &  j'ai  manqué  en 
eflet  d'y  fuccomber.  Voyez-moi  donc  tel  que 
je  fuis.  J'aime,  &  c'cft  à  celle  qu'on  outrage, 
à  celle  dont  on  révoque  en  doute  les  vertus 
connues  de  moi  feul ,  que  je  dois  la  modéra- 
tion dont  j'ai  ufée  jufqu'ici.  Ma  raifon  jufti- 
fie  tout  l'excès  de  ma  tendreffe.  Je  remplirai 
les  engagemens  chers  &  facrés  avoués  de 
mon  coeur.  Que  nepuis-je,  dès  ce  moment 
même  ,  pour  effacer  des  foupçons  injurieux , 


S8         JENNEVAL, 

la  conduire  aux  pieds  des  Autels.  Là  ,  on 
verroit  combien  je  la  refpede.  Elle  e(ï  pau- 
vre, dira-t-on  ,  eh  oui  ;  tel  eft  le  gage  de" 
les  vertus.  Quoi,  l'indigence  fera  regardée 
du  même  œil  que  le  crime.  Et  parce  qu'une 
fille  ne  vivra  point  dans  l'opulence  ,  elle 
cèlera  d'être  honnête  !  mife'rables  préjugés , 
c  eft  moi  qui  le  premier  vous  braverai» 

M.  D  U  C  R  a  N  E. 
^  Si  elle  étoit  vertueufe ,  fi  l'honneur  parloit 
a  ion  ame ,  fi  elle  t'aimoit  enfin ,  elle  te  ra- 
meneroit  à  des  fentimens  délicats ,  elle  ne 
tauroit  point  expofé  au  repentir,  au  dan- 
ger ,^  a  l'affront  qu'entraîne  une  friponnerie 
ftétrHTante;  n'a-t  elle  pas  partagé  les  fruits 
de  ta  baflelle  .  .  .^  Va ,  je  fçaurai  te  réduire. 
Je  te  ferai  connoître  comme  on  fait  rentrer 
un  jeune  libertin  dans  le  devoir.  Tu  n'es  pas 
encore  où  tu  crois  en^  être.  Suis  ton  beau 
chemin;  je  te  fuivrai  à  mon  tour,  non  par 
amour  pour  toi ,  mais  par  refpea:  pour  la 
mémoire  de  ton  père.  J'empêcherai  bien  que, 
conduit  par  une  femme  débauchée ,  tu  ne- 
faffe  un  jour  &  publiquement  le  deshonneur 
de  ta  famille. 

JENNEVAL. 

Ah  !  fi  je  me  fuis  rendu  coupable  d'une 
baflèffe  que  vous  me  reproche^  tant  de  fois 


DRAME.  Si> 

&  avec  tant  d'amertume ,  fçachez  que  je  ne 
fuis  pas  feul  criminel.  Je  vous  ai  pardonné 
la  fituation  extrême  où  vous  m'avez  réduit,. 
Pardonnez -moi  du  moins  une  faute  dortt 
vous  êtes  la  première  caufe. 

M.  DUCRONE. 

Moi! 

JENNEVAL. 

Oui ,  vous  ...  La  loi  vous  a  nommé  dé- 
pofitaire  de  mon  bien  ;  mais  avez-vous  rem- 
pli fon  efprit  &  fon  intention  ?  Vous  en  avez 
agi  avec  moi  avec  une  rigueur  inflexible. 
Vous  m'avez  refufé  non  pas  cet  ablolu  né- 
celTaire ,  qui  auroit  élevé  contre  vous  d'é- 
ternelles clameurs,  mais  vous  m'avez  ôté  les 
moyens  de  facisfaire  à  ces,  autres  befoins  , 
enfans  de  l'honneur  ,  non  moins  prefl'ans 
&  plus  chers  à  une  ame  noble.  C'étoient-là 
des  déc^enfes  indirpenfables  dans  un  monde 
cil  par  état  je  devois  me  préfenter  honora- 
blement. Mais  vous  n'avez  jamais  voulu 
concevoir  cet  efprit  du  fiécle  qui  maîtrife 
nos  volontés.  Que  de  tois  ce  cœur  fier  a  été 
humilié  !  Si  vous  m'euffiez  accordé  ce  que 
j'avois  droit  d'attendre  &  même  d'exiger, 
je  ne  ferois  pas  aujourd'hui  diffamé.  Le  der- 
nier artifan  ,  concentré  dans  le  cercle  obfcur 
oii  le  fort  l'avoit  placé,  étoit  cent  fois  plus 
heureux  que  moi ,  obligé  de  paroître  &  forcé 
de  riTe  cacher. 


po         JENNEVAL, 

M.   D  U  C  R  O  N  F. 

J'ai  donné  ce  qu'il  falloit  donner.  Si  le  fîé- 
cle  extravague,  je  ne  fuis  point  fait  pour 
obéir  à  fes  caprices.  L'efprit  de  la  loi  eft-il 
qu'un  tuteur  favorife  les  débauches  de  fon 
pupile.  L'or  feroit  devenu  dans  tes  mains 
un  poifon  dangereux.  D'ailleurs  ton  compte 
eft  en  règle.  Au  jour  de  ta  majorité  on  te  le 
préfentera  ,  &  en  bonne  forme.  Si  tu  n'es 
point  content ,  attaque  moi  en  juftice  j  ma 
réponfe  eft  toute  prête. 

JENNEVAL. 

Non  ...  Je  n'attendrai  pas  des  tribunaux 
ce  que  votre  cœur  me  refufe.  Si  vous  ne 
(avez  pas  vous  juger  vous-même ,  ce  n'eft 
point  à  moi  à  rougir 

M.   DUCRONE. 

Oublies-tu  à  qui  tu  parles  ? 

JENNEVAL. 

Je  m'en  fouviendrois  fi  vous  n'étiez  pas 
Inhumain.  Un  oncle  qui  aime  fon  neveu  ,  le 
plaint  5  s'il  s'égare  ,  &  ne  l'infulte  pas. 

M.   DUCRONE. 

Puisje  t'infulter  ,  toi  qui  ne  mérites  plus 
que  le  mépris . . , 


DRAME.  91 

BONNEMER  s' avançant ,  l'œil  humide 
de  larmes. 
Cher  Ducrône ,  c  eft  aflez ...  Eh  !  moder 
rez-vous ,  au  nom  de  ramitié. 

(  Pendant  ce  tems  M-  Dahelle  fe  tait  &*  foupire.) 

M.   DUCRONE. 

Que  je  me  modère  !  Ah  le  Ciel  m'efl:  té- 
moin que  ce  n'ed:  point  le  couroux  qui  m'a- 
gite, C'efl  Ton  propre  intérêt  que  je  cherche 
plutôt  que  le  mien  . . .  Meilleurs  ,  dans  tout 
ce  qui  fera  honnête  ,  jufte  ,  raifonnable  ,  il 
me  verra  toujours  prêt  à  le  féconder,  & 
quoiqu'il  en  dife^à  prévenir  mêmeifes  défirs  ; 
mais  auffi  qu'il  voye  en  moi  ,  s'il  réfîfte  au 
devoir  ,  une  fermeté  que  rien  ne  pourra 
vaincre . . .  Nous  verrons  ;  fi  demain  ,  à 
l'heure  où  je  vous  parle  ,  il  n'eft  pas  à  vingt 
lieues  d'ici  ;  je  fais  ferment . . . 

JENNEVAL,  avec  fierté. 

Épargnez-vous  d'inutiles  menaces.  Je  ne 
recevrai  plus  de  loix  que  de  ce  cœur  qu'oa 
voudroit  anéantir  &  qui  fe  fent  aiïez  grand 
pour  prendre  une  jufte  confiance  en  lui- 
même.  Je  ferai  libre  ,  indépendant ,  maî- 
tre de  difpofer  de  ma  perfonne.  Pourquoi 
vous  inquiéter  fi  fort  à  tourmenter  ma  vie  ? 
Si  vous  renoncez  à  me  faire  du  bien  ,  du 
moins  ne  me  rendez  pas  plus  malheureux. 


92         JENN£VAL, 

Seriez-vous  plus  jaloux  de  votre  autorité 
que  de  mon  bonheur  ? 

M.     D  U  C  R  O  N  E. 

Je  le  voulois  ,  ingrat,  ce  bonheur  que 
tu  rejettes  ;  mais  tu  braves  une  bonté  qui 
tient  trop  à  la  foi  bielle.  Tu  m  as  trop  man- 
qué pour  que  je  te  pardonne  jamais.  Si  tu 
m'avois  obéi  ,  j'aurois  pu  oublier  encore  le 
palTé  ,  mais  tout  eft  dit...  Vois  jufqu'oii 
alloient  mes  bontés  pour  toi.  J'avois  mis  en 
réferve  une  fomme  de  cent  mille  livres  pour 
t  acheter  une  charge  ,  dès  que  ton  droit  fe- 
roit  achevé  ;  mais  Dieu  m'en  garde.  Cet 
argent  eft  à  moi ,  &  je  faurai  en  jouir.  Voici 
une  nouvelle  création  de  rentes  viagères 
qui  vient  fort  à  propos  pour  te  punir  & 
doubler  mon  revenu.  Eh  !  quoi ,  je  m  en 
priverois  ,  pour  qui ,  s'il  vous  plaît  ?  Pour 
un  libertin  ,  avide  ,  intérefle  ,  pour  un  ne- 
veu ingrat .  dénaturé,  dont  les  vœux  fecrets 
me  pouffent  dans  le  cercueil ,  &  qui  n'at- 
tend que  l'inftantdemamortpourveniravec 
fon  abominable  créature  rire  &  danfer  fur 
fna  tombe  ! 

JENNEVAL. 

Ces  vils  fentimens  que  vous  me  prêtez, 
vous  feul  avez  pu  les  concevoir.Gardez  votre 
bien ,  &  faites-en  l'ufage  qu'il  vous  plaira.. 
Je  ne  demande  point  qu'on  foit  généreux  à 


DRAME.  95 

mon  égard,  je  défirerois  feulement  qu'on 
fut  jude. 

M.   DUCRONE. 

Je  le  ferai  enfin  en  te  deshéritant . .  .  Tu 
as  trop  mérité  mon  indignation, 

M.    DABELLE,à  DucrSne  ,  d'un  tort 
noble  ù"  pathétique» 

Ah  ,  cher  oncle  ,  n'écoutez  pas  ce  pre- 
mier inftant  de  chaleur.  Il  vous  laiflera  re- 
prendre les  mêmes  fentimens  qui  vous  onC 
toujous  animé.  Je  fuis  père  ,  ie  connois  le 
.plaifir  d'avoir  un  bien  ctre  pour  l'afTurer  en 
.  paix  à  fes  defccndans.    Cependant  croyez 
'  que  fi  je  n'avois  pas  ma  fille  &  que  j'eufle 
plufieuis  héritiers  ,  jamais  je  ne  trouverois 
.  de  prétextes  pour  en  priver  aucun  de  fon 
.  droit  de  fuccelfion.  Ce  droit  eft  inaliénable 
.  &  façré;  car  ,  ce  n'eft  point  en  les  privant 
de  notre  héritage ,  que  nous  les  rendrons 
plus  honnêtes  gens.  Toute  aélion  qui  n'a 
pas  un  but   utile  ed  bien  prête  d'être  blâ- 
mable. Si  l'état  autorife  la  rupture  des  liens 
-  les  plus  étroits ,  laiflTons  les  cœurs  infenfibles 
,  céder  à  cette  amorce  fatale.  Le  vrai  citoyen 
■  n'eft  pas  un  être  folitaire.   Gardons  -  nous 
,  furtout  de  réferver  pour  ce  moment  oii  nous 
'-  paroîtront  devant  l'Etre  fuprême  tout  ce  qui 
•pourroit  reflembler  à  la  naine  ou  à  la  veu-. 


P4  JENNEVAL, 

geance  , . .  De  grâce  laiflez-moi  être  média- 
teur en  cette  aftaire.  Concluons  un  nouveau 
traité.  Relâchés  un  peu  de  cette  févérité 
extrême  . .  .  Jenneval  eft  fenfible  ,  &  ce  ca- 
radere  précieux  doit  être  ménagé, 

M.    i:)  U  C  R  O  N  E ,  e/2  étant  fon  chapeau. 

Encore  un  coup ,  Air,  ce  n'eft  point  votre 
neveu.  Je  ne  confulte  jamais  que  moi ,  &  je 
fais  très-bien  ce  que  je  tais.  Permettez  donc 
que  je  ne  change  rien  à  mes  premières  dif- 
pofiîions  ;  ce  leroit  avoir  une  tendrefle  ri- 
dicule que  de  la  conferver  à  un  neveu  ré- 
biille  qui  tait  ma  honte  &  ma  douleur  .  . , 
Cependant  pour  me  difculper  de  toute  ani- 
mofité  ;  je  veux  bien  lui  laifler  encore  le 
choix.  Soyez  donc  ici  témoin  de  mes  der- 
nières bontés,  (à  Jenneval.)  Allons  ,  ré- 
fous-toi  à  partir  fur  le  champ  ,  ou  fi  tu  ba- 
lances 5  tiens  .  . .  prends-garde  .  . .  Tu  t'af- 
fures  de  mon  inimitié  éternelle. 

JENNEVAL,  d'un  ton  tranquille. 

Faites  tomber  les  traits  de  votre  ven- 
geance fur  l'objet  infortuné  à  qui  j'ai' atta- 
ché le  bonheur  de  ma  vie,  vous  le  pouvez  , 
Moniieur  ;  mais  il  m'eft  impolîible  de  m(^ 
féparer  d'elle...  Je  vous  endirois  davantage, 
mais  vous  me  traitez  trop  defpotiquement 
pour  obtenir  une  confidence  que  je  refufe- 


DRAME  c^y 

rois  peut-être  à  un  ami.  LaifTez-moi  à  moi- 
même  ,  à  la  malheureufe  deftinée  qui  m'at- 
tend ;  aiïez  de  tourraens  me  font  réfervés. 
(  en  regardant  M.  Dabdle  avec  douleur  &• 
lendrejje,  )  Si  j'avois  pu  me  rendre  ,  je  me 
ferois  déjà  rendu." 

M,    D  U  C  R  O  N  E  ,  avec  colère. 

Tu  me  réfiftes  ,  eh  bien  ,  il  n'y  a  plus  de 
retour  ;  j'en  jure  par  l'honneur  que  tu  as 
trahi.  Je  rougis  d'avoir  eu  tant  d'indulgence 
pour  toi.  Je  t'avois  mal  connu  ,  &  je  me 
repens  même  d'avoir  veillé  fi  tendrement  fur 
tes  premières  années.  Il  vaudrolt  mieux 
pour  toi  que  tu  fuiTes  mort  au  berceau.  Si 
ton  pare  vivoit ,  tu  le  ferois  expirer  de  cha- 
grin. Va  ,  je  vois  d'un  œil  fec  tes  déporte- 
mens  ;  j'étois  trop  bon  de  m'échc,ufl'er  pour 
tes  intérêts.  Péris  ,  puifque  tu  veux  périr. 
Avance  dans  la  carrière  du  libertinage  &  du 
vice.  Tu  en  recueilleras  les  triftes  fruits. 
Tous  les  maux  qu'ils  enfantent,  réunis  bien- 
tôt fur  ta  tête  ,  vengeront  mon  autorité  ou- 
tragée ,  &  mes  leçons  mifes  en  oubli ...  Je 
te  défends  de  me  nommer  jamais  ton  parent. 
Pour  moi ...  je  n'ai  plus  de  neveu. 

.  ,   (//  fcrt.) 
JENNEVAL,  avec  vivacité. 

Et  moi ,  je  n'ai  jamais  eu  d'oncle. 


c6  JENNEVAL 


SCÈNE     IV. 

M.    DABELLE  ,  JENNEVAL, 
BONNEMER. 

M.   DABELLE. 

^\  Ejukez  ces  dernières  paroles  ,  jeune- 
homme  infortuné.  Il  vous  reftera  ,  croyez- 
moi.  Tout  inexorable  qu'il  eft  ,  vous  devez 
ie  refpeder.  Sa  rigueur  tient  à  Ton  cara<5lère. 
Ceft  l'emportement  de  la  vertu  ,  &  peut  - 
être  même  celui  de  la  tendrefTe.  S'il  vous 
aimoit  moins ,  il  n'auroit  pas  pouffe  les  cho- 
fes  à  l'extrême. 

JENNEVAL. 

Monfieur  ,  je  connois  votre  ame...  Je 
vous  aime  ...  Je  vous  refpede  ...  Je  don- 
nerois  mon  fang  pour  vous  ;  fi  j'avois  pu  me 
modérer ,  je  reuffè  fait  ;  ce  que  je  dois  à  vos 
foins  .  .  .Plaignez-moi  ;  ne  condamnez  point 
un  penchant  invincible . . .  Ah  !  Il  fut  un 
tems  . . .  N'en  parlons  plus.  Si  quelqu'un 
avoit  pu  m'aider  à  vaincre ,  c'étoit  vous  fans 
doute . . . 

M.  DABELLE,  en  le  ferrant  àansfes  Iras, 

Calmez  -VOUS  , , ,  {montrant  Bonmmer.  ) 

Remettez»; 


DRAME.  5J7 

Remettez  vous  entre  les  bras  de  cet  ami... 
Ouvrez-lui  votre  cœur.  Eft-il  quelque  blef- 
fure  que  l'amitié  n'adouciflTe  !  je  vous  plains  , 
mais  du  moins  que  l'orage  des  pafïions  ne 
vous  falTe  point  oublier  les  devoirs  les  plus 
facrés.  Ils  doivent  l'emporter  dans  une  ame 
bien  née  ,  &  l'emporter  fur  tout. 

(Il  fort.  Je nnev al  demeure  immobile  ù-penflf.) 

SCÈNE     V. 

JENNEVAL,  EONNEMER, 

EONNEMEK. 

f\  H  !  lî  tu  pouvois  renoncer  à  cette  fu- 
nefte  pafîion  !  fi  tu  voulois  combattre  pour 
l'amour  de  nous.  Si  par  un  facrifîce  héroï- 
que &  généreux. ..  C'eft-là  être  homme  que 
de  remporter  la  vidoire ...  Je  t'afflige  , 
pardonne... 

J  E  N  N  E  V  A  L. 
Cher  Bonnemer  ,  je   mérite  la  pitié  des 
âmes  fenfibles  &  indulgentes ,  la  compaflion 
que  l'on  a  pour  les  m.alheureux. 

BONNEMER. 
Et  les  infenfés  ! 

JEN.VE  VAL. 

Eh  !  j'en  fuis  plu?  à  plaindre.  L'Indulgence 
Tome  I,  E 


5;S  JENNEVAL, 

alors  devient  juftice.  Laifl"e-moi  ,  je  crains 
plus  de  céder  à  tes  larmes  que  je  n'ai  de 
douleur  d'y  réfifter.  On  menace  la  liberté 
de  Rofalie  ;  je  vole  . . ,  Que  de  coups  réu- 
nis fur  ce  cccur  fenfible  !  &  que  je  me  fcns 
opprefle  !..  Ciel,  voici  le  dernier,  Lucile!., 


SCÈNE     VI. 

LUCILE  ,  JENNEV AL ,  BONNEMER. 

L  U  C  I  L  E  ,  avec  une  vérité  nohle, 

[\^  O  N  ,  Monfieur  ,  vous  ne  fortirez  point. 
Souffrez  que  je  vous  repréfente  ce  que  l'a- 
mitié me  difte  en  ce  moment.  Quoi  !  vous 
en  c  juteroit-il  donc  tant  pour  vous  foumet- 
tre  à  un  oncle  que  vous  devez  connoître 
dès  votre  enfance.  Ne  pouvez-vous  céder  à 
mon  père  ,  à  votre  ami . . .  Moi-mcm.e  je  me 
trouve  forcée  de  me  joindre  à  eux ...  Je 
viens  de  le  rencontrer.  Je  lui  ai  dit  tout  ce 
que  mon  cœur  a  pu  m'infpirer.  Je  l'ai  vu 
ébranlé  :  peut-être  feroit-il  encore  tems  de 
le  fléchir , .  .  Vous  ne  répondez  rien  .  .  • 
M'envierez- vous  la  part  que  je  prends  à  vos 

douleurs  ? . . 

JENNEV  AL. 

Mademoifelle  ,  il  ne  manquoit  aux  tour^ 


D  R  A  f-A  E.  99 

mens  que  j'endure  que  de  vous  y  voir  fen- 
fîble.  Quoi  !  vous  daignez  vous  intéref- 
fer  aux  deftins  d'un  homme  qui  ne  mérite 
plus  vos  regards.  Je  fuis  trop  indigne  de 
votre  pitié.  Je  fuis . . .  Défefperé,  emportant 
daP-S  m.ôh  cœur  le  repentir  de  n'ofer  lever  les 
yeux  devant  vous  ;  permettez  que  je  cache 
ma  honte,  ma  douleur  ...  &  m.es  regrets» 

B  O  N  N  E  M  E  R  ,  courant  après  JenneiaU 

Jenneval  ! 

■JEN^EV  AL,  dans  le  fond  du  Théâtre, 

Eh  !  que  veux-tu  encore  de  moi,  lorfqué 
j'ai  pu  forcer  mon  ame  jufqu'à  lui  réfifter  ? 

SCÈNE    VIL 

LuciLE,  bonnemer; 

L  U  C  i  L  E  ,  ayec  feu. 


^  ^  E  l'abandonnez  point.  Sa  raifon  eft 
troublée.  Suivez  fes  pas.  Ramenez-le  mal- 
gré lui.  Il  faut  pour  le  fauver  ,  mettre  tout 
en  ufage.  Je  ne  puis  voir  qu'un  jeune  homme 
qui  fembloit  né  pour  le  bien  ;  qui ,  le  jour 
d'hier  ,  jouiflbit  encore  de  Teftime  générale  , 
foit  fur  le  point  de  perdre  &  fes  mœurs  ôc 

Eij 


300  J  E  N  N  E  V  A  L, 

cette  même  eftime  qui  lui  afluroit  la  mienne..; 
Si,.,  Je  ne  puis  achever. 

BONNEMER. 

Ah  !  fi  mon  zèle  avoit  befoin  d'être  ex- 
cité ,  votre  généreufe  pitié  m'enflammeroit 
d'un  feu  nouveau.  Je  ne  le  quitterai  point , 
&  dut  ma  préfence  le  fatiguer  ,  il  entendra 
toujours  la  voix  attendrillante  &  févere  de 
Ton  ami. 


SCÈNE     VII L 

L  U  C  I  L  E  ,  feule. 

J[L  fe  perd  d'amour  pour  une  autre  ,  &  je 
peux  encore  y  être  lenfible  !  Trop  cher 
Jenneval  !  fi  du  moins  les  peines  qui  me 
confument  pouvoient  te  rendre  le  repos  ; 
mais  non  ,  ta  vie  eft  auiîi  agitée  que  la 
mienne. 

Fin  du  troifeme  AB.e> 


DRAM  E.  lot 

ACTE    IV. 

Le  théâtre  repréfente  une  chambre  où  il  n'y  a 
que  les  quatre  murailles  ,  £r  quelques  chai- 
fes.  Un  homme  apporte  un  coffre  Gr  le  depofe^ 
Rofalie  arrive  précipitamment  &*  en  défor* 
dre.  La  nuit  commence  &*  ce  trijîe  fejour 
ncfl  éclairé  que  dhine  lumière  fombre, 

SCÈNE     PREMIERE- 
ROSALIE,  JUSTINE. 

ROSALIE. 


Uo  I  tou;ours  pourfuivie  par  la  fureur 
deT  hommes  !  (  Pe^ardmt  le  cojfrc.)  Voilà 
donc  tout  ce  qu'on  a  pu  fauver  !  O  ven- 
geance !  Donnons  quelque  eflor  à  ce  feu  ter- 
rible qui  fermente  dans  mon  fein  . . .  Un 
inftant  plus  tard  ou  ferois-je  ?  Dans  une  hor- 
rible prilon.,..  Je  vous  rcconnois  lâches 

Eli] 


102  JENNEVAL, 

perfécuteurs  ;  vous  écrafezle  foible  fans  pi- 
tié 5  vous  êtes  auflî  cruels  que  vous  pouvez 
Vétre  ,  mais  vous  n'y  aurez  rien  gagné  ;  vo- 
tre defpotilme  aura  pour  vous  des  fuites  fu- 
neftes.  Je  furpaflerai  vos  fureurs . , .  Trem- 
blés !  (  A  Jujiiii'?.  )  Penfes  -  tu  que  nous 
foyons  en  fureté  dans  ce  rniiérable  lieu  .  car 
il  femble  depuis  un  tems  que  les  murs  foient 
devenus  tranfparens.  Un  bras  infatigable 
conduit  de  tout  côté  une  armée  d'argus  , 
&  il  n'y  a  plus  d'pziîe  contre  cet  œil  vigilant 
&  terrible. 

JUSTINE. 

Soyez  fans  crainte . . .  Dès  que  nous  fom- 
mes  cachées  ici  Brigarci  répond . . . 

ROSALIE  ,    arec  une  fureur  iînj'anenîe. 
Va-t-il  venir  ? 

JUSTINE 

Il  ne  doit  pas  tarder.  Il  nous  a  averties 
à  tems  &  fans  fes  foins . . . 

ROSALIE. 

Ah  !  fur  qui  doit  retom.ber  tout  le  poids 
des  tourmens  que  j'endure  !..  Je  me  fens  là 
un  befoin  de  vengeance  :  hate--toi  moment 
qui  dois  le  fatisfaire ...  Le  ciel  cft  de  fer  pour 
moi ,  les  homm.^s  font  acharnés  à  ma  ruine... 
•Eh  bien  ,  tyrans  de  mon  exiftence  ,  avez- 


DRAME.  io^ 

vous  quelques  fléaux  en  referve  ,  lancés 
tous  vos  trait-îjje  brave  votre  double  colère. 
Je  poufierai  julqu'au  bout  ma  deftinée  ;  fa- 
vorable ou  terrible  ,  il  eft  tems  qu'elle  fc 

décide. 

JUSTINE. 

Tout  n'cft  pas  défefpéré. .  » 
ROSALIE. 

Je  ne  veux  rien  entendre  te  dis-je ...  (  i 
i^oix  bujj'e  tandis  que  Juftbu  ejl  dans  h  fond») 
L'abime  m'environne  ;  j'y  tombe  ou  j'y  pré- 
cipite mon  ennemi.  Je  l'épargnois  ,  ma 
cruauté  devient  juftice.  Balançons  le  pou- 
voir de  l'homme  injufte.  O  nuit  epaiffis  tes 
voiles  !  O  vengeance  aélive  &  ténébreuG^  , 
toi  qui  veilles  &  qui  frappes  dans  l'ombre  , 
cache  ton  poignard  jufqu'au  moment  où  je 
l'aye  appuyé  fur  le  cœur  de  ma  vivflime  ; 
qu  elle  tombe  ,  &  que  mon  deftin  l'emporte,.. 
(  à  Jujîim,  )  Va  voir  ii  quelqu'un  paroit. 


%o^ 

•^ 


Ei 


iV 


<io4  J  E  N  N  E  V  A  L , 


rwi  iiii    ■  f  rm  ■■  miubiiiiiiii^ 


SCÈNE     IL 


*    ROSALIE ,  feule. 

E  faudroit-il  abandonner  cette  Capi- 
tale le  feul  endroit  fur  la  terre  où  je  puiiTe 
marcher   tête  levée  &  rencontrer  le  bon- 
heur   que    tant    d'autres    poûTedent  r  Ah  ! 
fi  je  ne  trouve  aucune  refïource  ici ,   il  n'en 
eflplus  pour  moi  dans  l'Univers...  Détefîii- 
ble  vieillard,  c'efltoi  qui  es  venu  rompre  le 
plan  heureux  que  j'avois  formé  ;  je  peux  t'a- 
néantir  ,  mais  je  n'ai  rien  fait  fi  ton  neveu 
n'efl:  le  premier  complice.  Jenneval  me  refte 
&  mon  ame  entière  n'a  point  pafle  dans  la 
tienne  ,   &  je  ne  lui  ai  pas  infpiré  ma  rage  ! 
Qu'eft  devenu  mon  génie  ?  Mais  fa  vertu . . . 
Sa  vertu  doit  céder  à  mon  afcendant.  ».    Il 
cft  foible ...  Il  a  commencé  par  le  vol ,  il 
finira  par  le  meurtre...   Son  ame  efl:  dans 
mes  mains  . . .  enyvrons-le  d'amour  ,  qu'il 
en  foit  furieux  ,  qu'égaré  par  mes  féduâions 
il  vole  à  ma  voix,  percer  le  fein  que  j'abhorre 
&  que  tout  fanglant  il  fe  rejette  dans  les  bras 
qui  doivent  appaifer  le  cri  de  fes  remords» 


DRAME.  lOiT 

SCÈNE     III. 
R05ALIE,    BRIGARD, 

ROSALIE. 

\J  U  efl  Jenneval  ?  L'as-tu  trouvé  ?  vien»^ 

dra-t-il  ? 

B  R  I  G  A  R  D. 

Oui  ;  j'ai  fait  d'avantage  ;  j'ai  obfervétous- 
fes  pas.  J'ai  efpionné  enfuite  l'oncle  (  c'eft 
monancien  métier.  )  Il  vafecrettement  fou- 
per  au  marais  chez  un  homme  qui  fait  fes 
afîaires  ,  &  qui  s'efl  chargé  de  lui  trouver 
à  placer  fon  argent  à  fond  perdu ,  mais  le 
plus  avantageufement  poflibîe  :  d'ailleurs  ce 
vieillard ,  qui  ne  ménage  rien  contre  nous , 
a  été  imprudent.  Il  a  blefle  le  cœur  de  fon 
neveu.  Je  l'ai  rencontré  dans  la  première 
chaleur  de  fon  relTentiment  ;  il  etoit  furieux , 
il  m'a  tout  confié.  Je  lui  ai  dit  que  je  pré- 
viendrois  les  coups  que  cette  tête  opiniâtre 
vouloit  nous  porter  ,  que  ie  te  mettrois  à 
couvert  de  fes  pourfuites.  Il  m'a  embralTé , 
il  m'a  appelle  fon  proteéleur  ,  fon  ami.  Tu 
dieu  !  Placer  fon  bien  à  fond  perdu  !  Si  cette 
fuccelTion  ne  tombe  à  fon  neveu  ,  adieu. 
ïx)s  efpérances ,  mais  j'ai,  cette  affaire  trop 

Ev 


io6         JENNEVAL, 

à  cœur  pour  l'abandonner.  Avec  fa  petite 
épée  d'argent  maflîF  qu'il  porte  à  la  vieille 
mode  5  il  a  tout  l'air  d'un  de  ces  tapageurs 
du  tems  palTé.  O  fi  je  lui  fufcitois  une  que- 
relle d'Allemand.  Il  eft  vif ,  colère  ;  il  ti- 
reroit  l'épée  ,  &  moi ,  (  il  poujfe  une  boite  ) 
&  moi  5  jadis  prévôt  de  falle  ,  je  ne  tarde- 
Tois  pas  à  le  coucher  fur  le  carreau.  Qu'il 
feroit  bien  là  !  C'efi:  un  infeâ:e  qui  veut  mor- 
dre &  qu'il  faut  écrafer. 

ROSALIE. 

Cours  &  m'amène  Jenneval  ;  il  faut  que 
je  fois  fure  de  lui  ,  tu  m'entends.  S'il  fe  li- 
vre à  moi  5  comme  je  n'en  doute  point... 
Frappe...  Ses  coups  fuivront  les  tiens?  Il 
eft  furieux ,  dis-tu . . .  Sois  attentif  à  tous  fes 
mouvemens  ,  aux  miens . . .  Lorfque  nous 
ferons  enfemble  ,  entre  à  propos  ,  fors  de 
même . , .  Tu  interpréteras  mon  gefte  &  juf- 
qu'àmon  fîlence . . .  mais  après  fonge  à  tout  ; 
&  mets  à  profit  les  inftants  j  que  la  prudence 
s'unifie  à  l'audace . . . 

BRIGARD. 

A  qui  dis-tu  cela  ?  Je  dérouterai  tous  les 
limiers  de  la  Police  ;  je  connois  toute  leur 
allure.  J'ai  quatre  recoins  ténébreux  dans 
cette  grande  ville  où  je  défie...  Puis  un 
homme  mort  ne  parle  point , . .  Ceft  un 
fait ♦ , . 


D  R  A  M  E.  i07 

ROSALIE,  avec  intrépidité. 

Tu  perds  le  tems  en  paroles.  Je  devrois 
a  cette  heure  même  recevoir  la  nouvelle  de 
fon  trépas...  L'attente  me  confume  &  je 
ne  vis  plus . . . 


SCÈNE     IV. 
ROSALIE  ,  BRI  GARD  ,  JUSTINE, 

JUSTINE  ,    accourant. 

JyX  Ademoiselle,  Jenneval monte,.; 

ROSALIE,  àBrigard. 

Ne  perds  pas  un  feul  de  mes  regards..; 

(Brigardfait  unjigne  d'aprolamn  ^  fort.  Rofdie 
fe  jette  fur  une  chaife  le  môuckcir  fur  les 

yeux  ,  uu  bras  en  l'air  G*  f  rï;'oIî  'fiongée  duaâ 
le  fius  grxni  défefpoir.) 


K  V  j 


SCÈNE     V. 
ROSALIE,   JENNEVAL. 

JENNEVAL, appercevani  Kofxlle en f.eurs. 

\J  Ciel  !  Voilà  donc  les  tourmens  que  je 
te  caufe  !  A  toi  ! . .  Ah  !  je  mourrai  de  ta 
douleur,  fî  ce  n'eft  de  la  mienne...  Ado- 
rable Rofalie  ,  pardonne.  Ne  me  vois  pas 
en  coupable.  J'ai  fouffert  plus  que  toi . . . 
Rafliire  mon  cœur  déchiré . . .  Dis  que  tu  ne 
rejettes  pas  fur  moi  l'indigne  traitement  où 
mon  malheureux  fort  t'a  expofée  ;  dis  que 
rien  ne  peut  altérer  ton  amour  ^  cet  amour 
précieux  qui  fait  aujourd'hui  mon  unique  ef- 
poir  . . .  Non  ,  ce  n'eft  qu'à  tes  genoux  que 
je    rencontre    encore    quelque   ombre   de 

bonheur. 

ROSALIE. 

Il  n'en  eft  plus  pour  moi ,  Jenneval  ;  l'in- 
digence n'eft  rien  ,  mais  l'infamie  dont  on  a 
voulu  me  couvrir  ,  le  mépris . . .  L'éclat 
fcandaleux  des  in  faites  qu'on  m'a  faites 
m'humilie  &  me  déchire  le  cœur . . .  Heu  - 
reufe  avant  que  de  vous  connoître ,  je  regarde 
le  premier  jour  où  je  vous  ai  vu  comme  la 
funefte  époque  du  malhwur  de  ma  vie  . . . 


DRAME  lo^ 

Que  venez- vous  chercher  encore  ici  ? . .  lî 

faut  nous  féparer  . . .  Laiflez  -  moi  à  mon 

fort  . . .  Tout   horrible   qu'il  eft  ,  je  crains 

que  vous  ne  lagraviez  encore  . .  .  Ne  nous 

revoyons  jamais  j  je  n'ai  rien  à  vous  dire  de 

plus. 

JENNEVAL. 

Jamais  !  Quel  mot  !  L'as-tu  pu  pronoa- 

cer  ? 

ROSALIE. 

Oui ,  je  vais  fuir  loin  de  vous.  Mes  yeux 

noyés  dans  les  pleurs  ,  ne  vous  verront  plus 

que  quelques  inftans.  Je  voudrois  dompter 

ces  indignes  larmes  .  .  .  Puiffiez-vous  m'ou- 

blier  ! 

JENNEVAL. 

Non  5  chère  &  tendre  amie.  Non  ,  je  n'é- 
coute point  l'injufte  accent  de  votre  dou- 
leur. Vous  n'achèverez  point  ce  me  défef- 
pérer.  Ceft  de  vous  feule  que  mon  cœur 
fe  promet  quelque  foulagement.  Ceft  à 
vous  qu  il  vient  s'abandonner  tout  entier. 
Ne  me  préfentez  point  l'image  de  vos  maux  , 
ils  font  gravés  dans  mon  ame  en  traits  inef- 
façables ;  mais  lorfqu'un  même  coup  nous 
frappe  tous^  deux  ,  ne  fongerons-nous  qu'à 
nous  affliger  au  lieu  de  nous  fecourir  mu- 
tuellement .  .  ,  Je  fais  la  première  caufe  du 
maîneur  qui  t'opprime  j  mais  quand  mjn 


ïio        J  E  N  N  E  VA  L  ; 

cœur  l'avoue ,  le  tient ,  chère  Rofalie  ,  quï 
doit  compatir  à  mes  maux  ,  le  tien  ,  ne 
plaide-t  il  point  en  ma  faveur  contre  toi- 
même  ?  Tout  ce  que  tu  endures  eft  préfent 
a  mon  ame ,  mais  ce  que  je  fouffre  tu  Tigno- 
ies . . .  Non  ,  tu  ne  le  fauras  jamais. 

ROSALIE,  en  fanglottant. 

Qu'ai -je  fait  à  cet  homme  barbare  pour 
me  pourfuivre  ?  De  quel  droit  attente-  t-il  à 
ma  liberté  &  à  mon  repos  ?  Que  d'outrages 
il  m'a  faits  !  Il  m'a  traitée  comme  la  plv^s 
vile  créature  ;  &  Jenneval  ,  vous  favez  fi  je 
méritois  cet  affreux  traitement .  .  .  C'en  eft 
fait ,  ne  me  revoyez  plus  ;  n'exigez  plus  que 
je  vous  revoye.  L'état  horrible  où  il  m'a 
réduite  ne  me  laifTe  d'autres  reffburces 
qu'une  mort  prompte. 

JENNEVAL. 

Que  me  dis-tu  ?  Toi  mourir  ,  toi  ! . .  Au 
nom  de  ma  tendreffe  ne  te  laifle  point  acca- 
bler .  . .  Calme-toi ...  Je  n'ai  jamais  fenti 
tant  d'amoui'  &  de  fureur. 
ROSALIE. 

Je  te  1  avoue  ,  i'aurai  plutôt  le  courage 
de  mourir  que  celui  de  languir  dans  l'op- 
probre. L'opprobre  eft  un  poifon  lent  qui 
tue  une  ame  fenfible  ,  &  la  mienne  l'eft 
mille  fois  plus  que  tu  ne  l'imagines.  Quelle 


DRAM  E.  lit 

amertume  répandue  fur  tes  jours  &  fur  les^ 
miens  !  Ah  !  fi  je  ne  puis  me  relever ,  ré- 
fous-toi  à  me  perdre.  J'y  fuis  décidée.  Si  tu 
ne  m'aimois  pas ,  je  ne  vivrois  déjà  plus, 

JENNEVAL,  en  fe  frappant  les  mains. 

Malheureux  que  je  (uis  !  Ah  Rofalie  ,  an 
nom  de  l'amour ,  fauve-moi  du  défefpoir. 
Quoi,  j'entendrois  mon  cœur  me  crier,  c'eft 
toi  qui  es  fon  afTaiîin  !  elle  meurt  pour  t*a- 
voir  aimé.  C'eft  ta  main  qui  la  pouffe  au 
tombeau.  Ah  ,  périffe  plutôt  tout  ce  qui 
n'eft  pas  toi . . . 

ROSALIE. 

Il  n'y  a  qu'un  feul  homme  acharné  à  nous 
perdre  ;  &  je  n'ai  point  trouvé  un  défen- 
lèur  qui  foutint  ma  caufe  avec  la  même  fer- 
meté que  celui-ci  met  dans  fa  perfécution, 

JENNEVAL. 

Tu  n'es  pas  la  feule  viéèime  de  fa  fureur. 
Il  m'a  maudit ,  déshérité  ;  va  ,  j'ai  rompu 
tous  les  nœuds  qui  m'attachoient  à  lui . . , 
J'aurois  dû  peut-être  . . .  Mais  cet  homme 
eft  mon  oncle. 

ROSALIE. 

Dis  plutôt  ton  bourreau.  Ceft  lui  qui  a 
toujours  empoifonné  ta  vie  d'un  fiel  amer. 
Vois  quelle  eft  fa  violence.  Combien  elle  eft 


112  J  E  N  N  Ë  V  A  L, 

terrible  ,  inexorable.  Tu  m'aimes ,  c'eft  af- 
fez  j  je  deviens  l'objet  de  fa  haine.  Il  me 
calomnie ,  il  fouleve  contre  moi  une  force 
aveugle  ,  &  je  ferai  facrifiée  j  car  l'inna- 
cente  foiblelTe  l'eft  toujours  ;  mais  mon  cœur 
faignera  encore  plus  de  tes  blelTures  que  des 
miennes.  Sous  un  tel  tyran  ,  cher  Jenneval , 
quel  avenir  t'efl:  réfervé  ! 

JENNEVAL. 

Mon  deftin  eft  horrible  ;  mais  il  ne  doit 
pas  toujours  durer. 

ROSALIE. 

Tant  qu'il  vivra ,  n'en  attend  point  ua 
autre. 

JENNEVAL, 

J'implorerai  le  fecours  des  loix  pour  dif- 
pofer  à  mon  gré  de  ma  liberté  &  de  ma  for- 
tune. Je  ne  parle  point  de  te  défendre  ,  de 
t'arracher  à  tes  vils  perfécuteurs.  De  pareils 
fermens  offenferoient  l'amour  &  toi.  Je  fe- 
rai libre  ,  te  dis-je  ,  de  malgré  tous  ceux  qui 
pourroient  s'y  oppofer. 

ROSALIE. 

Cher  Jenneval ,  quand  on  a  recours  aux 
Ibix  5  ces  fimulacres  infenfîbles  ,  l'iflje  eft 
bien  douteufe  ,  &  par  quel  labyrinthe  bng , 
diiFicultueux  ,  pénible  ,  te  faudra- 1- il  pal- 


DRAME.  113 

fer  ?  On  t'a  ravi  ton  bien  :  eft-ce  dans  le  def- 
fein  de  te  le  refl-ituer  ?  On  t'aura  ôi;é  juf- 
qu'aux  moyens  de  produire  tes  premières 
demandes.  Eft-ce  un  vain  tribunal  qui  doa- 
nera  quelque  force  à  tes  foibles  droits. 

JENNEVAL,  aj'Tès  un  moment  de  Jdtnce 

A  quoi  m'a-t-il  réduit  cet  homme  inflexi- 
ble ?  J'aurois  pu  l'aimer  malgré  Tes  rigueurs 
bc  je  fenstrop  combien  ma  haine  de  mom.ciit 
en  moment  s'allume  contre  lui.  Me  préferv© 
le  ciel  de  hâter  fon  trépas  par  mes  vœux  ; 
mais  fi  la  mort  defcendoit  lur  fa  tête ...  il 
fut  injufte  ,  il  fut  dur  &  barbare  ,  je  porte 
un  cœur  vrai  ,  je  ne  fais  point  feindre  ;  s'il 
mouroit ,  non  ,  je  ne  répandrois  point  des 
larmes  fur  fa  tombe.  (  ^n  s'dtteiidnjjant»  ) 
Cependant  autrefois  j'ai  vu  des  momens  ou 
j'aurois  donné  tout  mon  fang  pour  lui. 

ROSALIE. 

S'il  n'ctoitplus ,  dis  Jenneval ,  quel  chaa- 
gement  de  fortune  I 


114         J  EN  NE  VAL, 


SCÈNE     VI. 

ROSALIE,  JENNEVAL, 
B  R  I  G  A  R  D. 

J' R I G  A  R  D  ,  cjns  lefmd  du  Théâtre  d  farU 

jr\  Llons,  il  eft  tems  ;  jouons  notre 
ro'e.  (  laur.)  Votre  très-humble  M.  Jenne- 
val.  Toujours  prêt  à  vous  fervir ,  entendez- 
vous.  Difpofez  de  moi  j  vous  le  favez ,  js 
luis  tout  à  vous. 

JENNEVAL,  avec  exclamation. 
Ah  !  voilà  celui  à  qui  je  dois  plus  que  je 
ne  puis  exprimer.  Sans  lui  ,  fans  fes  avis  , 
fans  fes  foins  généreux ,  chère  Rofalie ,  je  ne 
jouirois  pas  en  ce  moment  du  bonheur  de 
te  revoir...  A  qui  demander,  où  te  trouver?., 

ROSALIE. 
II  a  fait  plus ,  il  ma  indiqué  cet  azile  fe- 
cret  &  caché.  Il  a  oppofé  ce  rempart  à  lar- 
dente  fureur  de  nos  ennemis.  Sans  lui  je  gé- 
mirois  dans  la  profondeur  des  cachots  ,  en 
proie  au  défefpoir  ,  mourante  ...  Tu  lui 
dois  tout. 

BRIGARD,e;z  regardant  derrière  lui. 
Ah ,  le  psiil  n'eft  point  encore  paffé. 


DRAM     ;  iij 

JENNEVAL,  îroullé. 

Comment  ? 

B  R I  G  A  R  D. 

Ah ,  Aîonfieur  ;  on  agit  bien  indigne- 
ment envers  vous,  je  fuis  accouru  pour  vous 
prévenir.  Tout  nous  menace  ;  ce  vieil  on- 
cle qui  veut  vous  enlever  Ro(alie  pour  ra- 
mais ,  a  obtenu  de  nouveaux  ordres.  Des 
efpions  font  répandus  de  tous  côtés  ,  cv  je 
tremble  pour  demain. 

J  E  N  N  H  V  A  L  ,faifLjJant  Rofdis  far  le  Iras, 
iy  la  main  fur  f on  é^écm 

Ah  ,  le  premier  qui  ofera  contre  elle  . .  . 
Quel  que  foit  le  nombre  ,  ce  fer  . . .  Ou  du 
moins  j'expirerai  en  embraiTant  tes  genoux  I 

ROSALIE. 

Je  ne  doute  point  de  ton  courage  ;  mais 
vois  combien  il  feroit  inutile.  Nos  malheurs 
pourroient  s'étendre  plus  loin  encore.  Eft-ce 
là  le  feul  parti  que  l'amour  te  difte  pour 
fauver  une  infortunée  que  tu  as  expofée  au 
plus  cruel  aflront  ?  Toi  feul  connois  mon 
innocence; mais  les  autres  féduits  ou  trom- 
pés ,  me  traiteront  avec  ignominie.  Le  dés- 
honneur &  la  mort  feront  le  prix  de  ma 
fidélité. 

JENNEVAL. 

Quelle  afifreufe  idée  !  comme  elle  boule-- 


116  JENNEVAL, 

verfe  mon  ame  !  je  vois  couler  tes  pleurs  .  .  </ 
Ah  ,  tu  m'épargnes  encore  ,  tu  ne  mi  parl.-s 
pas  de  cette  indigence  qui  te  prefTe  &  t'en- 
vironne. Ce  barbare  qui  fe  dit  mon  oncle  , 
m'a  oté  refpoir  de  te  préfcnter  la  moitié  de 
ma  fortune.  Ciel  !  infpire-moi  ce  que  je  dois 
tenter .  .  . 

RO  S  AL  1  E  ,  e«  s'ajfeyant  O'fe  couvrani 
les  jeux  d'un  mouchoir. 

Ah  ,  penfe  pour  moi ,  car  le  trouble  qui 
m'agite  m'ote  la  faculté  de  penfer. 

{Jenneval  fe  promené  à  grands  j>aî.') 

B  R I  G  A  R  D  ,  /ur  le  devant  de  la  Scène  ,• 
&-  comme  dans  un  monologue. 

Maudit  vieillard  !  fi  tu  pouvois  nous 
faire  la  grâce  de  décéder  fubitement  ,  nous 
te  pardonnerions  tout  le  refte ...  Le  fang 
me  bout  dans  les  veines.  Il  jouit  de  vos 
biens  tandis  qu'il  vous  brave  &  qu'il  vous 
infulte.  C'eft  une  chofe  inouie  que  cette  in- 
juftice-là  ...  La  nuit  eft  commencée  . . .  S'il 
fe  rencontroit  ce  foir  devant  moi  ,  je  crois 
que  l'indignation  m'emporteroit ...  {Ici  Jen- 
neval le  regarde.)  (en  adou:i(lant  fi  roix.y 
Vous  ne  favez  pas  tout ,  Monfieur  ;  ce  vieil- 
lard importun  qui  ne  refpire  que  pour  votre 
ruine  ,  à  cette  heure  mcme  fait  dreffer  un 
contrat  de  rente  viagère ,  ou  il  comprend 


DRAME.  117 

tous  ies  biens  ,  afin  de  vous  ravir  un  héri- 
tage qui  vous  eft  fi  légitimement  du... 

JENNEVAL. 

Oncle  cruel  !  Vous  poufleriez  jufques-Ià 
votre  vengeance...  Je  ne  laurGis  jamais 
cru. 

BRIGARD. 

Hélas  !  il  n'eft:  que  trop  vrai.  Mon  zélé 
pour  vous  ma  fait  découvrir  TimpoiTible. 
Il  foupe  ce  foir  au  marais ,  chez  l'homme 
chargé  de  conduire  fecrettement  cette  af- 
faire. Si  vous  en  doutez  encore  ,  fuivez- 
moi  ce  foir  vers'  ^s  onze  heures  au  détour 
de  la  fontaine., 

JENNEVAL  ,  ai'ecJïerJ. 
Eh  ,  qu'il  garde  fes  biens ,  ces  biens  vils 
que  je  méprife ,  &  auxquels  il  me  croit  fi  fort 
attaché  ,  pourvu  q^  tu  me  reftes  ,  chère 
Rofalie.  Je  ne  les  dénrois  que  pour  toi.  Mais 
tu  dédaigneras  comme  moi  ces  richefies  : 
prends  mon  courage.  L'adverfité  m'a  rendu 
fort ,  imite-moi.  Nous  irons  ,  s'il  le  faut , 
vivre  dans  un  défert ,  pour  y  jouir  de  nous 
mtmes.  Je  me  fens  fecrettement  flatté  de 
n'efpérer  plus  rien  de  lui.  Ses  biens  me  de- 
viennent odieux  comme  fa  perfonne.  Mes 
amis  !  qu'on  ne  prononce  plus  fon  nom  de- 
vant moi.  Il  viendroit,  foumis  &  fuppliant. 


ïi8  J  E  N  N  E  V  A  L; 

pour  reparer  fes  torts ,  que  je  ne  lui  pardon- 
nerois  pas.  11  ma  trop  fait  fouffrir  en  fai- 
fant  couler  tes  larmes.  Pardonne  ,  daigne 
encore  m'aimer  ,  me  revoir.  J'oublierai  juf- 
qu  au  nom  de  cet  oncle  inhumain.  Eh  ,  que 
peut-il  pour  mon  bonheur  ? 

ROSALIE  ,  foulevant  fon  mouchoir  > 
&'  d'un  ton  froid. 

Il  peut  mourir...  (puis  elle  fe  couvre  le 
vif  agi:  comme  abandonnée  à  une  douleur 
muetie,  ) 

BRI  GARD. 

Demain,  Monlieur  ,  demain  (j'en  frémis 
d'avance  )  mais  je  vois  que  vous  ferez  tous 
deux  facriHés.  Le  pouvoir  ,  le  terrible  pou- 
voir eft  entre  fcs  main?.  Comment  préve- 
nir .. .  Il  faudrcit  de  ces  coups  défeipérés. 
Ah  5  fi  par  un  ade  de^gueur  je  pouvois . , . 

R  O  S  *  I  E. 

Non  5  non  ,  qu'il  me  laifTe  périr  en  con- 
fenîant  à  tout,  en  m'abandonnant. .. 

JENNEVAL. 

Qu'ofes-tudire  ? 

ROSALIE. 

Que  tu  n'as  pas  une  ame  afTez  forte  ,  afïez 
décidée  ,  &  que  ton  irréfolution  enchaîne 
après  toi  le  malheur. 


DRAME.  ,j^ 

JENNEVAL. 
Eh  quoi  donc  décider  ?  Ole  réfoudre, 
J^ans    ces  extrémités    quel   parti  dois -je 
prendre?..  ' 

ROSALIE,  enfelerant. 
T'abandonner  entièrement  à  moi ,  jurer 
frl""  Pa  ^^^i^tter  le  moyen  que  je  vais  tof- 
tnr  ',  c  iiiï  le  feul  qui  nous  refte . . . 

^^^^^YA-L,  avec  emportement. 
Je  te  le  jure  par  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
facre . . .  Mon  ame  Touffre  dans  laotienne  ,  je 
ne  veux  plus  voir  tes  douleurs...  Pro- 
vence... Le  regard  des  hommes  n'el>  plus 
fervin!!' '''°'*  ^^  "'  ^^' P^'^  que  pour  te 

{Kofciîe,  en  Je  détour  nam-pendam  ce  morceau, 
ajait  à  Briga^  un  gejle  homicide ,  fignal 
tcmlle  du  m.eurtre.  Brigard  a  répendu  d 
cefig.al  af}eux  ,  £r  e/r  forti.  Tout  ceci 
«  du  s'exécuter  dans  un  injlant.  ) 


^ 


J 


120         J  E  NN  E  V  A  L; 

SCÈNE      VII. 
ROSALIE,  JENNEVAL. 

ROSALIE  /avance ,  Z^faifit la  mainde  Jenneval 

E  N  N  E  V  A  L  ,  m'aimes-tu  ? 
J  E  M  N  E  V  A  L. 
Quel  langage  ;  ô  ciel  ! 

ROSALIE,  enfouriant  ,  avec  une  joie  cruelle. 

Eh  bien  ,  cette   nuit  même  n'achèvera 

point  fon  cours  fans  amener  le  terme  de 

notre  adveriîté.  La  fortune  ,  tu  le  fais  ,  ne 

tient  fouvent  qu'à  un  moment  de  courage... 

JENNEVAL. 

Quoi  !  feroit-il  poâîble  !  Que  vois-ie? 
Tous  tes  traits  font  changés.  Quelle  joie 
extraordinaire  brille  fur  ton  vifage  !..  Tu 
pourrois  entrevoir  .  «  * 

ROSALIE. 

Va  ;  tout  eft  vu. 

JENNEVAL. 

Tu  efperes  ?.. 

ROSALIE,  du  ion  h  flus  tendre. 
Tous  nos  malheurs  vont  finir  ;  viens 

eflliyer 


J 


DRAME.  î2f 

e^uyer  mes  larmes.  Viens  rendre  la  paix  à 
mon  cœur.  Viens  me  dire  que  tu  m'ai- 
mes ,  afin  que  je  perde  toute  idée  de  me 
donner  la  mort.  Jenneval ,  répéte-moi  que 
ma  volonté  fera  l'arbitre  de  tes  deftins, 
JENNEVAL  ,  avec  impatience. 
Rofalie  ,  méconnois-tu  ton  amant  ? 

ROSALIE,  e;z/(?  ferrant  contre  fonfein. 
Ta  l'es  ,  mon  cher  Jenneval  ;  c'en  efl 
fait...  Tu  deviens  en  ce  moment  la  plus 
chère  moitié  de  moi-même ...  Va ,  ma  ten- 
drefTefera  déformais  fans  bornes.  Ecoute  ca 
coeur  qui  t'eft  fi  bien  connu  ,  qui  fe  livre  à 
toi  fans  réferve.  Ton  amante  à  cette  heure 
brûle  de  plus  de  feux  que  tu  n'en  eus  jamais 
pour  elle.  Elle  te  préfereroit  aux  mortels 
les  plus  opulents.  Elle  te  choifiroit  dans  le 
monde  entier  pour  ne  fuivre  ,  ne  voir ,  n'a- 
dorer que  toi  ;  enfin  elle  va  te  donner  la 
plus  grande  preuve  de  fon  amour  ,  en  ofant 
tout  entreprendre  pour  que  rien  ne  nous 
fépare, 

JENNEVAL  ,  ému. 

Prends  garde  ,  chère  Rofalie  ;  je  n'ai  point 

aïTez  de  force  pour  fupporter  des  marques 

fi  vives  de  ton  amour  . . .   Modère  une  joie 

trop  précipitée ...  Tu  t'abufes  peut-être . . . 

Tome  I,  p] 


122        J  E  N  N  E  V  A  L  ; 

Je  t'idolâtre  ,  je  fuis  le  plus  heureux  des 
hommes  . . .  mais .  . .  explique-moi  enfin , . . 
je  dois  favoir  .  .  . 

ROSALIE. 

Ingrat  !  j'aurois  voulu  que  tu  Teufles  de- 
viné. Écoute  ,  la  haine  ne  profcrit  -  elle 
perfonne  dans  ton  ame  ?  Sens-tu  cette  fu- 
reur ardente  qui  confume  la  mienne  ?  Ta 
Rofalie  ne  vit- elle  plus  en  toi  ?  Ne  t'inf- 
pire-t-elle  pas  Ton  projet?  . .  Il  eft  terrible, 
mais  (i  tu  la  chéris ,  tu  fais  ou  plutôt  tu  fens  , 
ce  que  demande  une  femme  outragée  . . . 

J  EN  NE  VAL. 
Arrête.  Ne  fens-tu  pas  toi-même  com- 
bien tu  me  fais  fouffrir ...   Je  tremble  .  •  • 
Eh  !  que  veux-tu  ? 

ROSALIE. 
Ton  bonheur  &  le  mien.  Voici  l'inftant 
de  me  prouver  que  tu  m'aimes.  La  rage  de 
cette  ame  de  fer  ,  de  cet  odieux  tyran  qui 
fe  dit  ton  oncle  ,  vient  d'allumer  ma  jufte 
vengeance.il  nous  pourfuit.  . .  Si  je  ne  l'ar- 
rête ,  nous  périffons  . . .  C'eft  fa  mort  que  je 
te  demande, 

JENNEVAL. 
Sa  mort  ! 

ROSALIE. 
Crains  de  ba'ancer. 


DRAME.  S2J 

JENNEVAL. 
Le  frère  de  mon  père  !  Dieu  î 
ROSALIE. 

Lui  !  ce  defpote  farouche. 
JENNEVAL. 

Tout  mon  être  frémit  ;  cruelle  ,  qu'ofes-^ 
tu  prononcer  ?  Demande  ma  vie  ,  c'eft  Tuni- 
que chofe  qui  me  refte  à  te  facrifier.  (chan~ 
géant  rapidement  de  ton.)  Ah  !  l'infortune 
t'égare  &  te  fait  oublier  . . .  Non  ,  ce  n'eft 
pas  toi  qui  parle  .  .  .  Dis-moi  ,  quel  noie 
démon  trouble  ton  ame  ? 

ROSALIE. 

Homme  foible  &  lâche ,  qui  ne  fais  rien 
ofer  pour  ton  propre  bonheur  !  demain  ta 
rendras  grâce  au  coup  hardi  qui  nous  aura 
délivré?.  Demain  ,  nous  n'aurons  plus  rien 
à  craindre  ;  tu  feras  libre  ,  riche  ,  &  maître 
de  ta  Rofalie. 

JENNEVAL. 

De  quelle  horreur  es-tu  polTédée  ?  J*en 
attefte  ici  le  ciel ...  Je  n'acheterois  pas 
même  un  trône  au  prix  du  fang  de  ce 
vieillard, 

ROSALIE. 

Qu'as-tu  tant  à  frémir  ?  Eft-ce  la  vie  que 

Fij 


'Î24         JENNEVAL, 

tu  lui  raviras  ?  Ce  font  à  peine  quelques 
jours  fragiles  &  languiflans  ?  Leur  flambeau 
pâlit,  achevé  de  l'éteindre.  Seroit-ce  un 
vain  titre  d'oncle  qui  retiendroit  ton  bras . 
.Va ,  les  chimériques  liens  du  fang  fonf  trop 
équivoques  pour  en  impofer.  Ceux  qui 
nous  aiment  &  qui  nous  font  du  bien  ,  voilà 
nos  parens  ;  mais  celui  qui  fe  rend  notre 
perfécuteur  ,  qui  nous  hait  ;  cet  homme  , 
quel  qu'il  foit  ,  n'eft  plus  qu'un  mortel  en- 
nemi que  la  nature  elle-même  nous  enfex^ 
gne  à  détruire. 

JENNEVAL. 

Eh  !  quel  droit  ai-je  fur  fes  jours?  . .  Le 
vil  aflaffin  frappe  dans  l'ombre  ,  mais  de- 
puis quand  prétend-il  juftifier  au  grand  jour  , 
fa  lâche  &  obfcure  fureur  ?..  Rofalie  !  com- 
ment ton  ame  eft-elle  devenue  fangumai- 
re  ?..  Ah  !  reprends  ,  reprends  cette  douce 
fenfibilité  qui  honore  ton  Cexe ,  &  qui  fai- 
foit  tous   tes  charmes.    Autrefois  tu  mas 
montré  des  vertus ,  ne  les  démens  pas.  Re- 
tiens ,  reviens  à  toi-mérae  ,  &  tu  défayoue- 
ras  bientôt  un  langage  fi  contraire  à  ton 
cœur  &  au  mien. 

ROSALIE. 

Eh  bien ,  fais-lui  grâce ,  pour  qu'il  me  tue  ; 
.attends  que  ce  monftre  ,  que  tu  épargnes  , 


î)  R  A  M  E.  127 

fn'aît  arrachée  d'ici  pour  me  plonger  vi- 
vante dans  les  cachots. Détefte  ton  amante, 
&  chéris  fon  tyran  féroce  ...  Si  tu  n'as  pas 
le  courage  de  prévenir  Tes  coups  ,  foulage- 
moi  avec  ton  épée  .  . .  Tu  feras  moins  cruel, 
(  Elle  fe  jette  fur  l'épée  de  Jenneval.) 
J  E  N  N  E  V  A  L  ,  h  repoujant, 
Malheureufe  î  ô  ciel  î 
^       ROSALIE,  dans  l'attitude  du  défefpoîr, 

La  mort  n'eft  qu'un  inftant.  L'indigence 
&  l'opprobre  font  éternels.  Accorde -moi 
fa  mort  ,  ou  tremble  ...  Je  me  perce  à  ta 
vue, 

JENNEVAL. 

Tu  veux  mourir.  Meurs  du  moins  inno- 
'cente  . . .  Dans  quel  égarement  te  jette  un 
défefpoir  que  ma  douleur  partage  !  Rofalie  ! 
Efi:-ce  là  ce  que  tu  m'avois  fait  efpérer  ? 
Quoi ,  tu  connois  l'amour  ,  &  tu  peux  êtr& 
barbare  ! 

ROSALIE. 

Qui  de  nous  deux  l'efï  davantage? . ,  Tu 
pleureras  ma  mort ,  puifque  tu  chéris  fa  vis 
aux  dépens  de  la  mienne. 

JENNEVAL.. 

Tu  m'allaffine  à  coups  redoublés  .  . .  Ta 
rage  fçmble  pafler  dans  mon  cœur,  LaifFe- 

Fiij, 


1126         J  E  N  N  E  V  A  L  ; 

moi  refpirer  ...  Je  ne  me  connois  plus .  ;  ; 
Le  défordre  de  mon  ame ...  Je  ne  fais  ce 
que  je  hazarderois  dans  ces  momens  ,  pour 
te  fauver  de  l'affreux  état  où  je  te  vois. 

ROSALIE  ,  d'un  ton  fuj>f  liant. 
Rends-moi  ce  jour  que  la  tyrannie  veut 
m'ôter  &  ma  vie  entière  ,  je  la  confacre  à  ja- 
mais fous  tes  loix.  Vole  ,  cher  Jenneval  , 
la  nuit  &  la  mort  obfcurciront  tous  les  ob- 
jets. Les  ténèbres  font  d'infenfibles  témoins. 
Elles  enfeveliront  cet  événement  dans  une 
ombre  éternelle.  Rien  ne  tranfpire  de  la  nuit 
lies  tombeaux  ,  &  leurs  fecrets  périfTent 
avec  ce  qu'ils  enferment.  Nuls  veftiges  , 
point  d'indices.  Les  foupçons  ne  s'élèveront 
pas  même  jufqu'à  toi . . .  Crois-en  tori 
amante  ,  elle  a  tout  difpofé  &  tout  eft: 
prévu. 

JENNEVAL. 

Eh  quand  j'échaperois  à  tous  les  regards  , 
2  l'œil  même  du  vengeur  éternel  des  crimes  , 
je  le  faurois  toujours  moi  !  la  voix  de  cette 
confcience  que  rien  n'étouffe  ,  me  reproche- 
roit  mon  forfait  :  que  m'importe  le  jugement 
de  l'Univers  ,  fi  cette  voix  terrible  qui  m'ac- 
cufe  tonne  à  jamais  dans  mon  cœur...  Bar- 
bare !  Eft  ce  ainfi  que  tu  reconnois  ma  ten- 
dreffe  ,  efl-ce  en  me  rendant  coupable  & 
malheureux  qye  tu  veux  fignaler  le  pouvoir 


BRAME.  127 

de  "tes  charmes.  Quoi  !  le  chef-d'œuvre  de 
la  nature  voudroit  en  devenir  l'horreur  ? . . 
Mon  ame  eft  épuifée . . .  Que  j'ai  befoin  de 
me  fortifier  contre  tes  attraits  dangereux  ! . , 
Mais  ,  que  dis-je  ?  En  voulant  frapper ,  le 
poignard  me  tomberoit  des  mains  ;  ce  vieil- 
lard !..  Il  porte  fur  fon  front  les  traits  ché- 
ris d'un  père  . .,  Il  m'a  carelTé  dès  le  berceau  , 
il  a  élevé  mon  enfance ,  il  fut  mon  bienfai- 
teur ,  &:  à  travers  toutes  fes  rigueurs ,  je  fens  , 
oui  je  fens  trop  qu'il  m'aime . . .  Ah  ,  fon 
ombre  en  montant  au  féjour  éternel ,  fon 
omxbre  fanglante  iroit  m'accufer  devant  un 
père  ;  &  lui  diroit  :  Ko/i  cette  blejjure  ouverie  , 
€efianc  déchiré . . .  Cejl  la  main  de  ton  fils  ! . , 
La  foudre  alors  s'échaperoit  fur  ma  tête ,  ou  , 
fi  la  terre  portoit  encore  un  parricide  ,  feul 
avec  mon  crime  je  n'oferois  plus  regarderie 
foleil  ;  une  image  enfanglantée  me  pourfui- 
vroit  jufqu'en  tes  bras . . .  Écoute  ,  ne  fens- 
tu  pas  déjà  des  remords  ;  toujours  plus  dé- 
vorans  ,  ils  corromproient  nos  jours  ?  Plus 
d'amour  pour  nos  caurs.  La  difcorde  qui 
fuit  les  forfaits  viendroit  s'affeoir  entre  nous , 
&  nous  armeroit  bientôt  l'un  contre  l'autre. 
Echapés  aux  bourreaux  ,  nous  n'échape- 
rions  pas  à  nous  mêmes  . . .  Ah . . . 

R  O  S  /V  L I  E  ,  d'un  ton  terrllh.  ' 
Je  rejette  ton  indigne  pitié  ,  tes  prières  > 

F  iv 


Z28  JE  N  NE  VAL; 

tes  vœux  ,  tes  remords  ,  apprends  qu'ils  de- 
viennent inutiles.  J'avois  prévu  ta  foiblefle, 
je  me  fuis  chargée  de  ta  deftinée.  Tu  J'avois 
Vemife  entre  mes  mains.  Il  n'eft  plus  en  ton 
pouvoir  que  d'ordonner  mon  trépas . . .  L'ar- 
rêt en  eft  porté . . .  Tu  entreras  malgré  toi 
dans  mon  complot . . .  Au  moment  où  je  te 
parle  ,  c'en  eft  fait  ,  Duerône  ,  notre  tyran 
expire. 

JENNEVAL    courant  défefféré. 

Ah  perfide  !  je  t'avois  mal  connue.  (  en 
pleuram.)  Bonnemer  ,  cher  Bonnemer  ,  tu 
me  i'avois  prédit . . .  Où  es-tu  ?  Viens  ,  vole 
à  mon  fecours. 

ROSALIE  ,   froidement. 

Ce  fie  de  vaines  clameurs ,  &  choifîs  main- 
tenant d'être  ou  mon  accufateur  ou  mon 
complice.  Traîne  fur  l'échaffaut  une  femme 
qui  t'aime,  qui  a  tout  ofé  pour  toi  ,  oU 
laifle  tomber  unfiniftre  vieillard  dont  tu  re- 
cueilliras  l'immenfe  héritage  ,  &  qui  entraî- 
nera avec  lui  dans  fa  tombe  le  fecret  impé- 
nétrable de  fa  mort»  Il  n'a  aucun  droit  de 
me  toucher  lui  ! . .  Je  ne  demande  point  que 
tu  prennes  un  poignard  ,  que  tu  enfanglan- 
tes  tes  foibles  mains...  Ferme  les  yeux; 
laiffe  agir  Brigard  ;.  il  nous  fert  avec  zèle, 
'D'ailleurs  ,  n  efpere  pas  pouvoir  le  fléchir* 


DRAME.  i2f 

Il  fait  qu'il  faut  te  fervir  malgré  toi  &  que 
demain  tu  baiferas  la  main,  qui  nous  aura 
délivrés. 

JENNEVAL  rapdement. 

Le  barbare  fe  trompe ...  Je  cours  d^i'- 
fendre  &  fauver  ce  vieillard  malheureux.  Je 
l'aime  depuis  que  fes  jours  font  en  danger , 
&  toi ,  je  crois  que  je  commence  à  te  haïr  , 
je  crois ...  [Il  va  pour  fortir.]  LaifTe  -  moi , 
j'abjure  l'amour  ,  je  détefte  la  vie .  »,• 
R  O  S  A  L  I E  ,  Varrêiaat 
Arrête  ,  cher  Jenneval . .  .- 

JENNEVAL /urieu;^. 

Eh  que  veux-tu  de  moi ,  furie  implaca- 
ble ? . .  tremble  ! 

ROSALIE. 

Dieu  quel  nom  !  quel  regard  !  (tomhant  à 
fes  genoux.)  Im.mole  ta  Rofalie  ,  &  ne  l'ou- 
trages pas.  Elle  redoute  plus  ton  mépris  que 
ja  mort.  Elle  eft  prête  à  facrifier  fa.  vie  à  tes 
pieds.  Accufe  le  fort ,  maudis  notre  defti- 
xiée.  J'ai ,  comme  toi ,  le  meurtre  en  hor- 
reur j  mais  une  fatalité  terrible  nous  écrafe 
&  je  veux  te  fauver.  Comment  renoncer  à 
la  vie  ,  à  la  liberté  ,  à  l'amour  ?  Je  t  ido^- 
lâtre.  Crime  ou  vertu  ,  l'amour  l'emporte- 
iiir  tout  de  n,e  connoît  point  d'autre  LDi;.».^ 

F  Vf. 


330         J  E  N  N  E  V  A  L, 

Dans  un  pareil  état ,  eft-ce  à  nous  de  réfîe- 
chir?..  Cher  &  foible  Jenneval  ,  affermis 
ton  ame  ;  il  n'eft  plus  tems  de  reculer . . . 
Écarte  les  fantômes  qui  obfédent  ta  crédule 
imagination.  Vole  où  ton  amante  te  con- 
duit . . .  Serois-tu  infenfible  au  prix  unique 
qu'elle  garde  à  ton  obé"iïfance  . . .  Preflfé 
dans  les  bras  qui  s'ouvriront  pour  te  rece- 
voir &  payer  ton  courage  ;  tout  entiers  à 
nous-mêmes . . .  libres ,  heureux  ,  vengés . . , 

J  E  N  N  E  V  A  L. 
Leve-toi ,  barbare  ,  je  ne  veux  plus  t'en- 
tendre . . .  Mes  cheveux  fe  dreflent  d'hor- 
reur. Que  ton  génie  eft  terrible  !  que  ta  ten- 
dreife  eft  perfide  !  par  quel  détour  m'as-tu 
conduit  dans  l'abîme  ! ..  Fatale  beauté  !  tu 
vois  le  délire  de  m^es  fens  ,  tu  fais  que  tu  ré- 
gnes impérieufement  fur  ce  cœur  déchiré  , 
&  tu  le  pouffes  au  meurtre  . . .  Tes  cris ,  tes 
gémifl'emens  ,  tes  pleurs  m'accablent.  Ils 
ont  ébranlé  mon  ame  ,  &  en  ont  chaifé  la 
vertu .  . .  Triomphe  !  l'échaffaut  nous  at- 
tend tous  deux  . .  .  Juflice  du  Ciel ,  qu'a- 
vez-vous  réfolu  de  moi  ? . .  Ah  ,  quels  com- 
bats !  quels  tourmens  ! . .  ie  chancelle  ...  Je 
friffonne . . .  Par  où  fortir  ?  . .  (  S*appuyant 
contre  la  muraille.)  Je  me  meurs...  (Rani- 
mant fes  forces.  )  Laiffe-moi  aller , , ,  Cruelle  l 
Ne  demandcs-tu  pas  fa  mort» 


DRAME,  131 

ROSALIE. 
Oui. 

JENNEVAL  ,    éperdu, 

JLh  bien  je  répandrai ... 

ROSALIE. 
Tu  répandras  fon  fang  ! 

{Ici  la  déclamation  muette  de  Jenneval  eji 
dans  fon  plus  haut  degré  d'énergie  ; 
Rofalie  le  tient ,  le  prejje ,  le  jixs  ; 
Il  s'arrache  defes  bras.  ) 
JENNEVAL. 

Oui  5  Je  le  répandrai . . .    LaiiTe-moi . . . 
Lalile-moi ,  te  dis-je. 

(Il  fort.) 

g'-'        ■■■         '■"'"  — » 

SCÈNE      V  I  I  L 

ROSALIE,  feule  ,  ^    marchant 
à  grands  pas, 

Jp^  N  F I N  ,  j'ai  reçu  Ton  aveu  . . .  Que  de 
fols  il  m'a  fait  frémir  !  mais  c'en  eft  fait . . . 
Ce  fecret  terrible  eft  un  nœud  qui  l'enchaîne 
à  mes  deftins ...  Il  reviendra  ;  je  m'attend 
à  (es  cris  plaintifs  ,  à  fes  remords  .  ,,  Ils 
s'abimeront  bientôt  dans  les  feux  de  la  va- 

Fvi 


132         J  E  N  N  E  V  A  L  , 

lupté  ;  c'efl:  la  divinité  puifTante  qui  fait 
taire  tout  ce  qui  contredit  fa  voix  :  elle  ré- 
gnera profondément  fur  l'impétueux  Jenne- 
val  5  éc  fouveraine  abfolue  ,  je  triompherai 
par  elle. 

Fin  du  quatrième  ABe,y 


DRAME.  ît^ 

ACTE    V. 

La  Scène  ejl  dans  la  maifon  de  M,  Dabclle,- 
II  eji  nuit* 


SCÈNE     PREMIER  E. 
LUCILE,    BONNEMER. 

L  UC  ILE  fuit  Bonnemer ,  qui  a  l'air  inquiet. 

1 V  JL  O  N  s  I E  u  R  Bonnemer  ,  non  ,  vous 
ne  paroiffez  pas  aiTez  tranquille  pour  me  raf- 
furer.  Je  lis  fur  votre  front  que  votre  cœur 
eft  en  fecret  violemment  agité.  Je  fuis  dans- 
un  elfroi  mortel.  Qui  vous  fait  répéter  fans 
cefie  le  nom  de  mon  père  &  celui  de  M,. 

Ducrône. 

BONNEMER. 

Il  font  fortis  enfemble  ,  Mademoifelle? 

LUCILE. 
Oui-,  &  ils-devroient  être  rentrés»- 


254         JENNEVAL; 

B  O  N  E  M  E  R. 

Ils  font  fortis  fans  domeRique  ? 

L  U  C 1  L  E. 

Eh  mon  dieu  oui, 

B  O  N  N  E  M  E  R. 

Et  vous  ne  pourriez  me  dire  à  peu  près 
dans  quel  quartier  ils  font  allés  ? 

L  U  C  I L  E. 

Non,  Monfieur.  (Reuardant à Ja montre.} 
Ciel  !  onze  heures  &  demie. 

(  Elle  donne  toutes  les  marques  de  la 
jlus  vive  inquiétude.  ) 

BONNE  MER,  a  voix  hajfe. 

Où  irai-je  ?  Comment  le  rencontrer?,» 
Je  ne  puis  étoufler  un  fatal  preflentiment . .  » 

L  U  C  I  L  E  ,  frète  à  fleurer. 

Monfieur  >  au  nom  de  l'amitié  que  vous 
avez  toujours  eue  pour  moi  ,  diilipez  le 
trouble  affreux  oii  je  fuis  plongée  .. .  Vous 
vous  trahiffez  malgrez  vous.  Je  lie  vous 
quitte  pas.  Je  donnerois  tout  au  monde  pour 
voir  paroître  à  finflant  mon  père  &  M.  Du- 
crône.  Comme  je  volerois  dans  leurs  bras  ! 
Tout  ce  que  j'ai  dans  l'efprit  ne  feroit  plus 
^ors  qu'un  mauvais  rêve  bientôt  oubliée 


DRAME.  15/ 

BONNEMER. 

Quoi  ,  votre  efprit  s'allarmeroît-il?.» 
Qu'imaginez- vous  donc  Mademoifelle  ? 

LU  CI  LE. 

Mais  vous-même  ,  c'eft  envain  que  vous 
difllmulez.  On  a  tout  employé  pour  recon- 
cilier l'oncle  &  le  neveu.  L'un  eft  trop  ri- 
goureux ,  l'autre  trop  emporté...  DiteS'* 
moi  5  qu'a  fait  depuis  Jenneval  ? 

BONNEMER. 

Ne  me  le  demandez  point ,  ah ...  (H  veut 
Je  retirer.) 

L  U  C  I L  E  ,  r arrêtant  &■  rapidement. 

Bonnemer  ,  parlez-moi  ;  parlez- moi ,  ne 
me  quittez  pas  je  vous  en  conjure  ,  vous  ne 
Tentez  pas  que  vous  me  faites  cent  fois  plus 
fouffrir  que  fi  vous  m'annonciez  les  plus  trif- 
tes  nouvelles.  Achevez . . . 

BONNEMER. 

Mademoifelle  ...  Je  frémis  de  vous  It 
dire.  Je  l'ai  rencontré  ,  ce  malheureux  Jen- 
neval ,  mais  dans  un  défordre  extrême.  J'ai 
voulu  l'arrêter  ,  le  ramener  ici  ;  furieux  ,  il 
m'a  méconnu  ,  il  s'efi:  arraché  de  mes  bras. 
Le  nom  de  fon  oncle  a  échappé  de  fa  bou- 
che, H  m'a  demandé  plufieurs  fois  d'ua  toa 


't^-6  JENNEVAL, 

fburd  &  terrible  où  l'on  pouvoit  le  rencon- 
trer fur  l'heure  même.  Je  n'ai  pu  réuffir  à 
appaifer  le  trouble  extraordinaire  de  Tes  fens. 
J'ai  cru  que  c'étoit  un  refte  d'émotion  de 
la  Scène  vive  qu'il  avoit  eue  avec  fon  on- 
cle ;  lorfqu'en  rentrant  ici  un  exempt  m'a 
fait  appréhender  un  noir  complot.  Il  m'a 
demandé  fi  M.  Ducrône  étoit  de  retour  ;  il 
m'a  bien  recommandé  qu'on  l'avertit  d'être 
fur  Tes  gardes  ,  de  ne  point  fe  bazarder  le 
foir.  Il  s'eft  informé  des  maifons  qu'il  fré- 
quentoit ,  &  il  efl  parti  précipitamment. 

L  U  C  I  L  E  ,  ;  eiîant  un  cri. 

Ciel  !  fe  pourroit-  il  ! .  «  Courez ,  volez  ; 
laiiTez^moi. 

BONNE  MER. 

Ah  !  reprenez  vos  fens  ;  vous  changez  de 
couleur  ;  je  ne  puis  vous  laifTer  en  cet  état. 
Je  vais  appeller  . . .  Mais  j'entends  quelqu'un, 

(  M,  Dahslle  entre  lorjljue  Bonnemer  fouùe/ti 
Lucile  dans  fes  bras.  ) 


^. 


BRAME.  Î57 


SCÈNE    IL 

.M.     DABELLE,LUCILE; 
BONNEMER. 

M.    DA  BELLE. 

V^U'est-ce  donc  ?  Ma  fille  prête  à  s'éva- 
nouir ? 

LU  C I L  E  ,  d'une  voix  étouffée. 

Ah  !  mon  père  '  . .  Quoi ,  feul  ? .  .  . 

BON  N  E  M  E  R. 

Mon  cher  Monfieur  Dabelle ,  vous  reve- 
nez Teul . . . 

M.    DABELLE,  foutenant  fa  fille. 

Mon  ami  ,  mon  cher  ami  .  .  .  Lucile  ; 
qu'a  t-elle  donc  ?  Qu'eft-il  arrivé  ? 

BONNEMER, 

Et  M.  Ducrône,  où  eft-il  ? 

M.    DABELLE,  conduifmt  fa  fille 
fur  un  fauteuih 

Iln'eftpas  rentré! .  .  Qu'eft-ce  à  dire?.. 
Chère  enfant . . .  Bonnemer  .  .  .  D'où  nait 
votre  effroi  mutuel  ?  Dites-moi  donc  .  » . 


i^S         J  E  N  N  E  V  A  L , 

E  ONNEMER. 

-Ah  !  Monfîeur  ! 

M.    DABELLE. 

Vous  m'inquiètes  d'une  manière  étrange... 

B  ONNEMER. 

Où  l'avez-vous  laiâfé  ? . .  Etes-vous  tou* 
Jours  demeurés  enfemble  ? 

M.    DABELLE. 

Non  ;  depuis  quatre  heures ,  nous  nous 
fommes  féparés.  En  me  quittant  il  m'a  dit  ; 
je  ne  tarderai  point  à  vous  rejoindre  {allant 
àjajillc.  )  £h  bien  ,  ma  fiiîe ,  tu  pieures ,  .  • 

BONNEMER. 

Hélas, Monfîeur  ;nous  vous  revoyons..; 
Pourquoi  avez-vous  abandonné  Ducrône  . . . 
Ses  jours  font  en  danger  . . .  Jufte  ciel  !  Le 
malheureux  lauroit-il  aflafïiné  ! 

M.    DABELLE. 

"Vous  me  glacez  d'effroi . . .  Comment , 
aflaflîné  !  Que  voulez-vous  dire  ? 

BONNEMER. 

On  croit  que  Jenneval  veut  attenter  aux 
jours  de  fon  oncle  .  .  .  Cette  femme  crimi- 
nelle èc  perfide  qui  l'a  corrompu  , , .  On 


DRAME.  î^f 

foupçone  le  plus  affreux  defTein  . . .  Hélas  l 
fon  œil  troublé  évitoit  mes  regards. 

LUCïLE,e;î  reprenant  fes  fens. 

Jenneval  n'eft  point  un  barbare.  Mon 
cœur  me  foutient  le  contraire.  Il  me  fem- 
ble  encore  l'entendre  converfer  fur  le  pré- 
cieux fentiment  de  l'humanité  ;  mais  il  eft 
foible  ,  il  eft  livré  à  de^  fcéîérats  qui  peu- 
vent fans  lui .  . . 

M.  DABELLE- 
Ma  fille  ,  calme-toi ...  Si  tu  ne  peux  Ja- 
mais te  repréfenter  Jenneval  aflTaffin  ,  je  n'3 
puis  non  plus  me  faire  à  cette  idée  révol- 
tante .  .  .  Cependant  je  fuis  hors  de  moi. 
(  appellant  un  domejiique.)  Qu'on  mette  tout 
de  fuite  les  chevaux  aux  deux  voitures .  •  • 
Je  me  doute  de  deux  ou  trois  endroits  .  .  • 
On  m'a  arrêté  fi  tard  au(ï ...  Il  me  fem- 
bloit  que  quelque  chofe  me  rappelloit  ici. 
C  à  Bonnemer.  )  Mon  ami  ,  vous  irez  d'un 
d'un  côté  ,  moi  de  l'autre.  Nous  le  rencon- 
trerons furement . . .  Ma  fille  ,  vous  trou- 
vez-vous mieux . .  .Un  moment  de  patience» 


.Ï40        JENNEVAL, 

r  "         '        'J 

SCENE     III. 
LUCILE,BONNEMER. 

(  Pendant  cette  Scène  Lucile  erre  dans  le 
fond  du  Théâtre.  ) 

B  O  N  N  E  M  E  R  ,  /ur  le  devant  feul. 

\^j  Tel!  veille  fur  lui  !  fais  que  je  le  re- 
voye  ...  ne  permets  pas  qu'un  crime  s'ac- 
complil]~e  ;  fauve  à  la  fois  deux  âmes  honnê- 
tes ;  &  faites  pour  ^'aimer. 

LUCILE. 

J'entends  plufieurs  voix  eonfufés...  Oft 
vient...  Permettez...  (dh  fort  Cr  rentre 
en  s'écriam.  )  Ah  mon  cher  Alonfieur  Bonne- 
mer  ,  c'eft  le  cher  Monfieur  Ducrône  avec 
Monfieur  Jenneval  î 

BONNEMER,   avec  le  cri  de  Vame. 

Le  ciel  foit  loué  !  Soit  béni  mille  fois  \ 


© 


DRAME.  141^ 


SCÈNE     IV,  6"  dernière. 

M.  DABELLE,M.  DUCRONE, 

LUCILE ,    JENNEVAL , 

B  O  N  N  E  M  E  R. 

(  Ducrône  G»  Jennevalfi  tiennent  far  la  main  s 
Jenneval  a  l'épée  nue  fous  le  bras.  Us  font 
tous  deux  fans  chapeau.  ) 

BONNE  MER,  à  Lucile. 

\^  Est  lui  ,  c'eft  lui ,  embrafTons  -  les 
tous  deux.  (  //  emhrajft  Ducrône  &-  Jenneval»  ) 

JENNEVAL,  faluant  Lucile,  puis  reprenant 

la  main  defon  onde. 
Ah  mon  cher  oncle  1 

M.     D  A  B  E  L  L  E. 

A  quel  danger  êtes-vous  échapé  ? 
M.    DUCRONE. 

Au  plus  grand  de  tous.  (  montrant  Jenne^ 
vaL  )  Voici  mon  libérateur ...  Je  fuis  en- 
core tout  ému ...  Eh  qu  eft  devenue  ma 
canne? . .  Nous  fommes  tous  deux  fans  cha- 
peau... Jour  cruel  !  Ce.foir  j'ai  foupé  & 
ûemeuré  fort  tard  chez  un  homme  d'aîîaires 
&.  cela  pour  deshériter  cç  Jenneval  oui  vient 


Ï42  JE  N  N  E  V  A  L, 

de  me  fauver  la  vie . . .  écoutez  bien  :  au  dé- 
tour d'une  rue  ,  vers  le  coin  d'une  fontaine  , 
un  déterminé  eft  venu  a  ma  rencontre  l'é- 
pée  nue  à  la  main.  J'ai  apperçu  fon  fer  qui 
brilloit  dans  Tobfcurité.  Surpris  ,  j'ai  tiré 
mon  épée  ,  mais  la  lame  &  le  fourreau  font 
venus  tout  enfemble...  C'étoit  fait  de  moi... 
Voici  que  foudain  un  inconnu  vole  à  ma  dé- 
fenfe  ;  le  combat  fe  livre  ,  il  renverfe  l'afTaf- 
fin  à  mes  pieds ...  Je  vois ,  je  reconnois 
mon  neveu.  Il  avoit  fuivi  fecrettement  mes 
pas.  Il  me  prend ,  me  guide  par  la  main . . . 
Ceft  lui ,  Meffieurs  ,  qui  a  expofé  fa  vie 
pour  conferver  la  mienne. 

BONNEMER, 
Généreux  défenfeur  ! 

M.  D  A  B  E  L  L  E. 
Brave  jeune-homme  ! 

JENNEVAL,  enfe  couvrant  le  front 
des  deux  mainf. 

Arrêtez . . .  Sufpendez  ces  cris  de  joie . . . 
FrémifiTés  tous  de  m'ente  n  d  r  e  ...  Je  rejette 
vos  louanges ,  je  ne  les  mérite  point.  Fré- 
mifles  vous  dis-je  d'harreur  &  de  pitié ,  fâ- 
chez qu'une  larme  de  plus  ,  j'étois  un  parri- 
cide... Ah  mon  oncle  !  Cette  main  qui 
preffe  la  vôtre  avec  tendreffe  ,  cette  même 
main  qui  a  fauve  vos  jours  étoit  prête  à  fe 


DRAME.  ,4^ 

plonger  dans  votre  fang . . .  Vous  vous  éton- 
nés..  .  Ah  Dieu  !  Vous  n'avez  pas  vu  cette 
femme  en  pleurs ,  prollernée  à  mes  genoux  , 
vous  n'avez  pas  entendu  fes  accens.  Vous 
ne  concevez  pas  de  quels  traits  elle  a  frappé 
mon  cœur...  Echauffé  par  Tes  cris ,  excité 
par  fes  iarmes .  plein  du  poifon  dont  elle  m  a- 
voit  enivré  j'allois ... 

M.  DU CR  ONE. 

Mon  neveu  ,  ne  t'éxagcre  point  à  toî- 
meme  ta  propre  foiblefTe. 

JENNEVAL. 
Non,  Je  dois  tout  révéler...  Mon  ame 
hors  d'elle  même  alloit  embraffer  le  crime. 
J'adorois  Rofalie  vous  l'aviez  perfécutée! 
Homme  imprudent  &  cruel  vous  ignoriez 
donc  cet  afcendant  terrible,  cette^ fièvre 
des  Daffions  ,  ce  délire  d'un  cœur  réduit  au 
defefpoir  &  ce  quil  peut  entreprendre  à  la 
voix  d  une  femme ...  Ah  !  Souvenez-vous 
de  mon  père  ,  il  ne  fut  jamais  inexorable 
il  eut  cédé  aux  larmes  de  fon  fils  ,  il  feut 
plamt  dans  fa  funcfte  paffion  ,  il  eut  connu 
la  pitie ,  il  eut  adouci  fes  maux.  Pardonnez- 
moi  ces^reproches,  j'ai  combattu,  j'ai  triom- 
phe ,  jai  été  plus  tendre,  plus  humain, 
plus  fenfible  que  vous  :  mais  du  moins  fen- 
uz  un  remord  falutaire ,  tremblés  en  écou- 


£44  JENNEVAL, 

tant  un  formidable  aveu . . .  Apprenez  qu'il 
fi  été  un  moment  où  ne  voyant  plus  en  vous 
qu'un  inflexible  ennemi ,  j'allois  vous  affaf- 
Cner  !..  Le  ciel , . . 

M.    DUCRONE. 

Mon  cher  neveu  ,  nous  ne  nous  fommes 
^oint  encore  embrafles.  (  Ils  fe  précipitent 
dans  les  bras  Vun  de  C autre,  ) 

JENNEVAL. 

O  ]oie  !  ô'doux  momens  !Eft-ce  bien  vous 
que  je  ferre  fur  mon  fein  . . .  Ah  !  Dieu ,  laif- 

fez- moi  pleurer Encore  vertueux  & 

étonné  de  l'être ,  je  n'ofe  en  cet  inftant  même 
rn'avouer  ni  me  croire  innocent .  .  .  Femme 
artificieufe  &  cruelle  !  . . .  .  Eh  !  fi  tu  n'avois 
point  révolté  mon  ame,  fi  le  ciel  en  m'éclai- 
rant  tout  à-coup  ne  m'eut  point  fait  lire  fur 

ton  front  l'empreinte  du  crime (  avec 

énergie).  Mon  cher  oncle,  couvert  de  votre 
fang,  chargé  d'opprobres,  en  exécration  à 
moi-même,  je  mourois  de  la  mort  des  fcélé- 
rats,  peut  être  avec  leur  cœur  endurci.  Je 
n'ai  point  commis  le  forfait ,  te  j'en  éprouve 
tous  les  tourmens.  Que  feroitce  donc,  (\  j'é- 
îois  coupable  !  (  étendant  les  bras  vers  le  ciel 
&•  dans  une  attitude  fuppliante).  Grand  dieu 
qui  m'a  prêté  ta  force  victorieufe ,  je  te  rends 
grâces  3  m.a  vertu  eft  ton  ouvrage  !  Si  ta 

miféricor  d« 


DRAM  E.  i^j. 

miféricorde  n'eft  pas  épuifée  ;  frappe  le  cœur 
de  Rofalie  ,  accorde-moi  Tes  remords  ...  Ta 
bonté  furpafTefon  crime  .  .  .  Dieu  piiiffant  . 
ce  nouveau  miracle  appartient  à  ta  clémen- 
ce !  (i  Bonnemer),  Soutiens-moi,  mes  for- 
ces s'épuifent. 

(Bonnemer  le  conduit  fur  un  fameuil.Jenneval 
ajfis  ,  continue  après  une  coune  paufe.  ) 
Et  vous,  mon  oncle,  pulfque  le  ciel  a  dé- 
tourné les  coups  qui  vous  menaçoient,  laif- 
fez  tomber  cet  événement  dans  un  éternel 
oubli ,  ne  pourfuivez  point  cette  malheu- 
reufe  &  fes  jours  infortunés. 

M.    D  a  C  R  O  N  E. 

Jenneyal,  écoute;  tu  m'as  fauve  la  vie; 
je  n'en  difconviens  pas;  mais  vois- tu,  fai- 
merois  mieux  être  cent  pieds  deflous  terre  , 
que  d'autorifer  même  indireftement  le  moin- 
dre défordre.  Oui,  ie  te  pardonnerois  plutôt 
ma  mort  que  ton  libertinage.  Laifle  les  af- 
faflins  attenter  à  ma  vie ,  je  les  crains  moins 
que  îa  perte  douloureufe  de  tes  mœurs .  & 
je  te  le  d'S  ici  en  oncle  reconnoifiant  &  fe- 
vère,  fi  tu  oFois  renouer  avec  ta  Rofalie  . . . 
J  E  N  N  E  V  A  L ,  d'un  ton  froid- 

Homme  extrême ,  épargnez  ce  nom  à  mon 
oreille.  Vous  ne  m'entendez  point.  Ah  î .  .  . 
quand  je  l'adorois ,  je  la  croyois  vertueufe. 
Toms  I,  G 


1^6         J  E  N  N  E  V  A  L, 

J'idolati'ois  le  fantôme  qu'avoit  paré  mort 
imagination.  J'ai  été  détrompé  ....  Je  fuis 
affermi  pour  jamais  contre  fes  coupables  ap- 
pas ;  fi  je  fuis  généreux  envers  elle ,  c'eft  que 
je  puis  fétre  fans  danger . . .  Imitez-moi, 

M.    DABELLE,  s'cn-ançant. 

Cher  oncle ,  j'ai  tout  vu ,  tout  obùrvé ,  & 

le  cœur  de  ce  digne  jeune- homme  a  paru 

tout  entier  à  mes  regards.  Ceft  moi  qui  veux 

lui  préfenter  une  fille  vertueufe  :  j'en  con- 

nois  une  qui  a  un  cœur  fenfible  ,  tendre 

même  ;  mais  elle  a  un  ami  prudent ,  fecoura- 

ble,  qui,  depuis  fon  enfance,  veille  fur  fa 

fenfibilité.  Elle  a  remis  fes  plus  chers  intérêts 

entre  fes  mains.  Elle  lui  fera  toujours  plus 

chère  que  tout  ce  qu'il  pourra  jamais  aimer 

dans  le  monde  ;  il  lit  tous  les  fecrets  de  fon 

cceur ,  c'eft  à  lui  enfin  à  décider  fon  choix. 

Notre  Jenneval,  cher  oncle,  me  femble  fait 

pour  être  aimé  d'un  cœur  tel  que  lefien,  car 

j'ofe  ici  répondre  de  la  noblelTe  d'ame  de  l'un 

&  de  la  tendreffe  de  l'autre, 

L  U  C  I  L  E ,  troublée ,  attendrie ,  fe  décèle  d 
tous  les  yeux  yar  fon  embarras. 
Mon  pare  ! 

M.   DABELLE,  ironiquement. 

Luclle  penfe  donc  que  c'eft  d'elle  que  je 
parlv  ? 


DRAM  E.  147 

L  U  C I  L  E  ,  avec  le  ylus  grand  aitendrljfementi 
Ah  i  Mon  père  ! 

M.   D  ABELLE. 
La  faulTe  honte  que  vous  éprouvez  en  ce 
moment,  mia  fille,  car  c'en  eft  une,  eftla 
feule  foibleife  que  je  vous  reproche. 

L  U  C I  L  E. 
Ah  !  permettez  à  votre  hlle  de  fe  retirer. 
JENNEVAL,a  r^rt. 

Je  me  trouverois  coupable  (î  je  balançoîs 
encore  (haut).  Le  voile  eft  tombé,  adora- 
ble Lucile  ;  un  père  refpedable  m'enhardit; 
je  ne  vois  plus  que  vous  feule  au  monde ,  di- 
gne d'être  adorée  ....  Ah  !  commuent  expri- 
mer des  fentimens  toujours  h  chers ,  mais 
que  j'ai  trahis  ;  toute  m.a  vie  pourra-t-elle  ef- 
facer ....  Aveugle ,  je  prétois  vos  vertus  à 
un  objet  qui  ne  les  connut  jamais  ....  Ah  ! 
c'étoit  vous  que  j'adorois  ....  Vous  voyez 
un  homme  nouveau. 

LUCILE. 

Si  vos  remords  font  vrais ,  Monfieur ,  ils 
effacent  à  mes  yeux  toutes  vos  fautes.  Mon 
père  ne  vous  a  point  retiré  fon  eftime,  vous 
pouvez  encore  prétendre  à  la  mienne.  Un 
fentiment  plus  doux  auroit  été  votr^  par- 
tage ,  fi  vous  eufïiez  refté  ce  que  vous  pa- 
roilîîez  être  . . . 

<  i  ij 


•ia8  je  N  N  E  V  a  L; 

JENNEV  AL,  avec  feu. 

Ah  !  Vous  me  verrez  digne  de  vous.  J'en 
fais  le  ierment  à  vos  genoux;  daignez  m'en- 
courager  ,  &  d'un  feul  regard  vous  ferez  de 
moi  tout  ce  que  je  dois  être.  Heureux,  fi 
vous  voulez  étendre  vos  bienfaits  fur  le  refte 
de  ma  vie, 

M.   DUCRONE. 

C'cft  fort  bien  dit  que  cela ,  mon  neveu  ; 
je  fuis  très-content  de  toi,  aime  bien  c-i  de 
toute  ton  ame  cette  honnête  &  fage  demoi- 
felle.  Tu  peux  compter  dès  ce  moment  fur 
mon  héritage  comme  fur  mon  amitié.  Mef- 
(îeurs ,  je  lui  ai  toujours  reconnu  un  carac- 
tère excellent  au  fond.  Il  m'a  caufé  bien  des 
chagrins  ;  mais ,  dieu  merci ,  en  voici  la  fin, 

JENNENAL;   à.  M.  Dabelle. 

Voilà  donc  comme  vous  me  puniflez? , . .' 
Ah  !  tout  me  fait  fentir  qu'auprès  de  vous  le 
fentiment  de  l'amour  furpalle  mérrie  celui 
4u  refped  ! 

M.  DABELLE. 

Nos  âmes  s'entendent ,  cher  Jenneval  , 
elles  font  faites  pour  être  unies . . .  C'eft  toi 
qui  rendras  la  fin  de  ma  carrière  douce  & 
fortunée  (àfajille.).  Aide-moi  à  fauver  un 
jêune-homme  fenfible  &  vertueux  des  pié- 


B  R  A  M  E.  Î49 

ges  du  vice  qu  il  ignore ,  afin  que  tous  les 
cœurs  applaudifTent  au  choix  qu'il  aura  fait. 

L  U  C  I  L  E. 

Mon  père  !  Ah  !  je  crains  que  vous  n'écou- 
tiez que  mon  cœur  .... 

M.  D  A  B  ïï  L  L  E. 

Va  5  crois-moi ,  ne  plaide  point  contre  lui. 

JENNEVAL,  baifant  la  main  de  Lucile. 

Comment  exprimer  tout  ce  que  je  fens  ! 
Sortir  du  déferpoir  pour  goûter  la  plus  pure 
félicité  !  . . .  .  Quel  pafl'age  rapide  &  inat- 
tendu !  Belle  Lucile ,  non  je  ne  vous  ai  pas 
été  infidèle,  je  vous  aime  trop  pour  pen- 
fer  que  j'aye  ceilé  un  inftant  d'adorer  tant  de 
perfedions  réunies. 

M.  D  U  C  R  O  N  E  ,   à  M.  Dahelîe. 

Mais  vous  êtes  un  homme  étonnant.  Sça- 
vez-vous  que  vous  m'avez  tout  attendri, 
moi  qui  n'ai  point  de  molefTe  !  Que  vous  me 
faites  bien  fentir  le  plaifir  ^u'on  doit  ,2;outei: 
à  être  bienfaifant  !  Ce  n'efl:  que  dans  cet 
inftant  que  je  viens  de  m'appercevoir  que 
votre  caraâ:ère  vaut  beaucoup  mieux  que  le 
mien.  Je  fens  combien  il  me  feroit  doux  de 
pouvoir  vous  relTembler.  Je  fais  me  rendre 
juftice.  Je  ne  me  diiîlmule  pas  que  j'ai  peut- 

G  iij 


îyo  J  E  N  N  E  V  A  L , 

être  été  trop  févère  ,  mais  la  jeunelTe  aufîi  , 
la  jeunefle  . . .  Allons  ,  allons  ,  vos  bontés 
ne  feront  plus  de  reproches  à  ma  confcience, 
(  A  LhcUc.  )  Chcre  belle  &  vertueufe  De- 
moifelle  ,  fi  vous  ne  redoutez  pas  d'avoir  un 
oncle  auffi  grondeur  que  moi ,  fi  mon  ton 
brufque  ne  vous  fait  pas  peur  ,  il  fa'^dra 
me  permettre  ,  s'il  vous  plaît ,  de  remettre 
cette  gentille  m.ain  dans  celle  de  mon  neveu , 
&  le  tout  en  faveur  de  fon  repentir ...  Le 
pauvre  garçon  qu'il  a  fouffert  !  ?vîais  qu*il 
fera  heureux!  [à  M.  Dabellc]  Son  droit 
fini  je  le  marie  &  Je  lui  acheté  la  plus  belle 
charge  pofTible. 

J  E  N  N  E  V  A  L. 

Mon  cher  oncle  ! . .  Ah  !  Monfîeur  ! . .  Ah 
charmante  Lucile  !  Un  fentiment  éternel 
d'amour  &  de  reconnoifTance  . . .  Mon  cœur 
vous  confond  tous  trois . . .  Cher  Bonnemer , 
qui  l'eut  dit . . .  Mais  quels  fouvenirs  amers 
fe  mêlent  à  ma  joie!..  Te  rappelles-tu  ce 
moment  où  fourd  à  la  voix  de  l'amitié  ,  je 
t'outrageai  ? , .   Oublieras-tu . , . 

EONNEMER. 

Je  ne  vois ,  je  ne  fens  que  ton  bonheur . . . 
Il  t'étoit  dû...  Tu  verras  quelle  difierence 
il  y  a  d'un  amour  bien  placé ,  à  celui  dont 
il  faut  rougir. 


DRAME.  i;r 

M.    DABELLE. 

Qu'il  ne  foit  plus  queftion  que  de  la  joie 
qui  doit  régner  ;  ce  jour  eft  marqué  pour  un 
des  plus  beaux  de  ma  vie. 

JENNEVAL. 

Tant  que  je  v.'vrai ,  il  fervira  d'exemple 
à  la  mienne  ,  &:  votre  main  (  fi  je  fuis  aflez 
heureux  pour  l'obtenir  )  chère  LucUe  ,  de- 
yiendra  le  gage  de  mes  vertus. 


FIN. 


G  iv 


L  E 

DÉSERTEUR, 


DRAME. 


G  V 


PERSO  N  N  A  G  E  S. 

JYi-'^^^^E    LUZERE  ,  vtuvz  âHun 

MamijûLÛuntr, 

.CL  AR  Y  ,  fillz  de  Madame  Lu^ere, 

DURI M  EL,  jeune  François  conduifam  le 
commerce  dans  la  maifon 
de  Madame  Lu^ere, 

LECHEVALIER  SAINT  FRANC, 

décoré  de  L'Ordre  du  Mérite, 
Major  a*un  Régiment, 

.V  A  L  C  O  U  R  ,  jeune  Officier» 

M»  HOCTAU,  vieux  garçon^ 

UNDOMES  i  IQUE. 

DES  SOLDATS. 

Vadiion  fe  pajfe  dans  une  petite  ville  d^ Allema- 
gne ,  frontière  de  France* 

La  Sccne  ejï  chei  ^^dame  Luiere» 


DRAME.  i;; 

$tîî#îît  $} 


L  £ 


DESERTEUR. 


DRAME, 


=)« 


ACTE    PREMIER. 


SCÈNE    PREMIÈRE. 

Madame  LU  Z ERE  ejl  ajjîfe  devant  un 
petit  bureau  couvert  de  Regifires,  Elle 
compte,   M.  Ho5lau  entre  brufquemem, 

M.   H  O  C  T  A  U  ,   ayec  exclamation. 

±%  O  U  S  voilà  bien  !  O  malheureux  pays  ! 
Des  Bataillons  fans  fin  !  Infanterie  ,  Cava- 
lerie 3    Dragons  ,  Troupes  légeires  ,  Flou- 

G  V j 


i;(5      LE    DÉSERTEUR; 

zards  ,  des  bagages,  un  train  d'enfer;; 3 
Tout  cela  vient  fondre  fur  nos  palliers.  Ce 
déluge  annonce  notre  ruine ...  Je  î'avois 
bien  prévu  !  Vous  fouvient-il  ,  Madame  , 
de  ce  que  j'ai  dit  il  y  a  deux  ans  ,  en  vous 
lifant  la  Gazette  du  6  Mars  ?  J'ai  vu  venir  là 
guerre  de  ce  côté-ci ,  tout  comme  ceux  qui 
l'ont  imaginée. 

Madame  LUZERE. 

Eh  bien  !  que  pouvons-nous  y  faire ,  mort 
cher  Monfieur  Hodau  ?  La  marche  de  ces 
Armées  ne  fe  règle  point  d'après  nos  avis. 
Payons  en  (ilence  ,  voila  notre  lot  ;  heu- 
reux fi  par  ce  moyen  nous  échappons  aux 
horreurs  qui  nous  environnent, 

M-    HOCTAU. 
Ces  Troupes  Françoifes  ,  qui  font  à  nos 
portes  ,  ne  vont-elles  pas  encore  nous'  for- 
cer àdes  réjouiiTances  publiques  ,  pour  célé- 
brer leur  bonne  arrivée  ? 

Madame  LUZERE. 
Mais ,  parlons  franchement.  Qu'a  fait  pour 
nous  cette  milice  avide  ,  qui  fe  difoit  nos  al- 
liés ,  nos  défenfeurs  ;  ils  femblent  n'être  ve- 
Cus  ici  que  pour  devancer  les  ennemis  dans 
l'irt  du.  pillage.  Ils  ont  pris  tout  ce  que  la 
modePce  loi  de  la  guerre  leur  a  permis  d'em- 
porter. Les  Français  arrivent  :  on  leur  cède 


DRAME.  1^1 

la  place  ;  ils  ne  feront  pas  pis  que  les  autres  | 
ils  vivront  feulement  à  nos  dépens, 

M.  HOCTAU. 

Il  efl:  vrai  que  je  m'attendois  que  nos  Trou- 
pes ,  au  lieu  ce  s'évader  ,  alloient...  J'en- 
rage de  grand  cœur ...  On  n'a  pas  tiré  ub 
feul  coup  de  fufîl ,  &  voici  que  les  François 
iont  nos  maîtres. 

Madame  LU  Z  F  RE. 

J'aime  mieux  que  les  chofes  fe  foient  aInO 
paffées  5  que  d'avoir  vu  le  iang  ruifielerdans 
les  rues  ,  &  peut-être  les  quatre  coins  de  no- 
tre petite  ville  livrés  aux  flammes.  Tout  con- 
fidéré ,  .  anovriens ,  Allemands ,  Hongrois  ,, 
Prufliens  ,  ï'rançois  ;  tous  ces  Meflîeurs  , 
tantôt  nos  ennemis  ,  &  tantôt  nos  alliés  , 
nous  ont  tour-  à- tour  aflez  également  traités 
pour  ne  favoir  à  qui  donner  la  prélérence  ; 
&  s'il  falloit  choifir  ,  autant  vaut  des 
François..» 

M-   HOCTAU. 

Comment  des  François  ! . .  Nos  ennemis  I 
J'étouffe..,   Que  je  les  hais  1 

Madame  I,  U  Z  E  R  E 

Qu'entendez  vous  pcir  ce  nom  d'ennemis  ? 
J'ai  vu  l'es  mon  er.fa'ice  la  guerre  changer 
vingt  fois  de  face  &  a'objet.  Les  ieux  de  joie 


lyS      LE    DÉSERTEUR, 

fuccédoient  aux  maflfacres ,  on  redevenoit 
amis ,  après  s'être  égorgés.  Le  pourquoi  de 
ces  débats  fanglans  refte  toujours  inconnu  , 
&  je  n'ai  pas  encore  rencontré  de  militaire 
qui  m'ait  paru  l'avoir  deviné. 

M.    HOC  TAU. 

Vous  avez  beau  dire  ,  je  n'aime  pas  les 
François  ,  moi ,  &  je  fuis  bon  patriote,., 
m'entendez-vous ,  Madame  ? 

Madame     L  U  Z  E  R  E. 

Que  voulez-vous  dire  ?  Expliquez-vous 
ouvertement. 

M-    H  O  C  T  A  U. 

Oui ,  oui ,  nous  le  voyons  bien ,  vous 
ne  haiffez  pas  les  François. 

Madame    LUZERE. 

Je  fuis  loin  de  hair  aucune  Nation  ,  &  je 
ne  me  cache  pas  d'eftimer  dans  les  François 
plufîeurs  bonnes  qualités. 

M.   HOC  TAU. 

Vous  ne  le  faites  que  trop  voir  par  celui 
que  vous  avez  reçu  chez  vous  depuis  fept 
ans.  Il  ne  fait  chaque  jour  que  prendre  un 
ton  plus  haut  dans  cette  ville  ,  où  l'on  diroit 
qu'il  eft  déjà.  .  Je  ne  veux  pas  dire  .  .  Qu'ils 
font  infolens ,  ces  Welches  ! 


DRAME.  ij-p 

Madame  LUZERE. 
Dites  ,  dites  ;  celui  dont  vous  parlez  ert; 
un  jeune  homme  d'un  mérite  rare ,  "Monfieur 
Hodau  ;  il  eft  prudent ,  économe  ^  intelli- 
gent ,  laborieux  ;  &  veuve  comme  je  fuis  , 
il  m'étoit  impoiîible  de  rencontrer  un  homme 
plus  utile  à  mon  commerce  . . .  Pourriez- vous 
lui  en  vouloir  ! 

M.  HOC  TAU.    . 

Oh  ! . .  Mais  vous  ne  favez  pas  auffi  les 
bruits  que  Ton  fait  courir , . ,  Tous  vos  amis 
en  font  fcandalifés. 

Madame  LUZERE  ,  fouriant. 

Eh  !  Quels  bruits  donc  ? 

M.   HOC  TAU. 

On  va  jufqu'à  ofer  parler  mariage  de  cet 
homme-là  avec  votre  fille ,  &  vous  fentez... 

Madame  LUZERE- 

Oui  ,  je  fens  qu*un  bruit  pareil  peut  in- 
quiéter ;  &  pour  le  faire  ceffer  ,  je  veux  que 
dans  les  vingt- quatre  heures ,  Durimel  foit 
fon  époux. 

M.   H  O  C  T  A  U  ,  avec  àépît. 

Comment!..  Mais  comment,  fon  époux! 

Madame   LUZERE. 
C'eft  à  caufe  du  bruit    Monfieur  Hodau, 


'i6o     LE    DÉSERTEUR, 

Vous  le  favez  ,  les  bruits  font  dangereux  ; 
d'ailleurs  ,  ma  fille  a  vingt-deux  ans  ,  Duri- 
mel  en  a  près  de  trente  ;  quels  nœuds  mieux 
aflbrtis  !  D'un  autre  côté ,  voici  des  Officiers 
qui  arrivent  en  foule  :  il  eft  important  de 
marier  les  filles. 

M.  HOCTAU. 

Non  ,  je  n'en  reviens  pas...  Mais,  Ma-' 
dame  ,  oubliez  vous  l'antipathie  que  défunt 
votre  époux  avoit  pour  les  François? Ne 
craignez-vous  point  d'irriter  fon  ombre  ? 

Madame   LUZERE. 

Non  ,  Monfieur  Hodau  ;  il  n'y  a  que  les 
vlvans  qui  s'irrirent  dans  ce  monde  ,  &  fou- 
vent  pour  des  affaires  qui  ne  les  regardent 
pas. 

M.  H  O  C  T  A  U. 

Vous  me  payez  d'ingratitude ,  Madame..7 
Vous  avez  auffi  oublié  l'efpoir  qu'a  fait  naî- 
tte  le  refus  du  fécond  époux  que  je  m'empref^ 
fois  de  vous  offrir  dès  les  premiers  jours  de 
votre  veuvage. 

Madame    LUZERE. 

Il  efl  vrai ,  ma  fille  vous  doit  beaucoup 
de  reconnoiiTance  de  vous  être  offert  pour 
être  fon  beau-pcre  ;  m.ais  je  vous  ai  aifez  fait 
connoître  combien  ]  aimois  q^u'une  mère  osât 


DRAME.  j6i 

fe  facrifier  pour  fon  enfant.  Je  n'avois  que 
quelques  années  à  attendre  ;  les  voici  écou- 
lées. Ma  fille  n'aura  pas  rougi  à  ma  noce  ; 
&  je  paroîtrai  avec  honneur  à  la  fienne. 

M.   HOC  TAU. 

Quoi  !  mes  efpérances  feroient  trompées  ! 
moi  ,  qui  ai  toujours  cru  que  jamais  un 

autre , . . 

Madame    LUZERE. 

On  ne  peut  pas  tout  favoir  ,  Monfieut 
Hodau  ;  &  tel  qui  prédit  fi  bien  ,  fiar  une 
Gazette  les  révolutions  fijtures  de  l'Europe  , 
lit  fouvent  fort  mal  dans  les  yeux  d'une  jeune 
fille.  Mais  la  voici. . .  Si  elle  vous  veut  pour 
époux ,  je  ne  m'y  oppoferai  point. 


SCÈNE     IL 

Madame  LUZERE,  M.  HOCTAU^ 
CLARY. 

Madame  LUZERE. 

V^  L  A  R  Y  ,  vous  venez  fort  à  propos  :  on 
vous  demande  à  toute  force  en  mariage. 
N'aimeriez-vous  pas  bien  Monfieur  Hoc- 
tau  pour  votre  époux?.. 


162    LE    DÉSERTEUR, 

C  L  A  R  Y  .    ingénuement. 

Je  raimerai  pour  toute  autre  occafion  ; 
mais  pour  mon  époux . . .  Oh  !  çon  ,  ma 
çhere  bonne  man:ian  ! 

Madame    LUZERE. 

Pourquoi  donc  ? 

C  L  A  R  Y. 

Mais ,  vous  le  favez  mieux  que  moi.  Je 
vous  confie  mes  penCées  les  plus  lecrettes,  Se 
je  vous  ai  avoué... 

Madame  LUZERE. 
Ach  evez. 

C  L  A  R  Y  ,  vivement. 

Le  nommer...  Ah  !  vous  le  connoiffez 
bien. 

M.  H  O  C  T  A  U  ,    avec  kumsur. 

Quoi ,  Mademoifelle  !  Un  François  !  qui 
vient  de  je  ne  fais  où  ,  qui  n'a  rien  au  monde  , 
arrivé  ici  par  avanture . . .  Vous  le  préférez 
à  moi  5  dont  les  Ayeux  depuis  deux  cens 
ans  ,  font  honorés  dans  ce  pays  !  A  moi  qui 
pofféde  de  bonnes  maifons  dans  cette  ville 
même  ,  où  je  puis  afpirer  bientôt  au  rang  de 
Stadchouldus.  *   (à  Madame  Lu^ere.)  Ah  ! 


*  Ce  terme  répond  à  celui  d'Échevin ,  de  Maire , 
dejurar,  de  Capitoul. 


D  R  A  M  E.  1(55 

Madame  !  une  mère  prudente  ne  devrolt  pas 
laifTer  faire  à  une  fille  fans  expérience  ,  une 
étourderie  de  cette  force-là. 

Madame    L  U  Z  E  R  E. 

Clary  ,  vous  l'entendez  ;  voyez  ce  qu'il 
faut  répondre.  Ceft  l'amour  qui  le  fait  par- 
ler ,  &  depuis  fept  années  toujours  conf- 
iant ,    il  efpere  . . . 

CLARY,  âM.Hoâlau. 

^  Mon  ame  a  toujours  été  franche  ,  ou- 
verte ,  fans  détour ,  &  je  me  ferois  repro- 
chée, comme  un  crimie,  de  vous  avoir  abufé 
en  vous  offrant  la  plus  légère  lueur  d'efpoir. 
Je  vous  l'ai  déjà  dit  :  nos  âges  ,  nos  goûts  , 
nos  fentimenSjtout  diffère;  un  bonheur  mu- 
tuel ne  feroit  pas  le  fruit  de  nos  nœuds . . . 
Je  m'attends  au  bonheur.  Nous  vivrons 
bien  mieux  amis  qu'époux.  Soyez  généreux, 
mettez  feulement  l'amour  de  côté ,  &  je  vous 
protefle  que  vous  ne  m'en  deviendrez  que 
plus  cher. 

M.  H  O  C  T  A  U  ,  enfouf'irant. 

Je  vous  ai  vu  naître  ,  Mademoifelle  ,  j'ai 
vu  croître  &  fe  développer  tous  vos  char- 
mes ! . .  Me  dédaigner  comme  cela  !  Me  le 
dire  d'un  air  fi  aifé  encore  !  être  {\  fiere  parce 
que  vous  êtes  belle  !..   Cefl  ainfi  que  vous 


154     LE    DÉSERTEUR; 

me  traitez  ,  moi  qui  vous  aurois  donné  tout 
mon  bien  !  vous  me  préferez  un . . .  Si  je  vous 
aimois  moins,  je  vous  dirois...  Non,  je 
me  ferai  cet  efîbrt...  Je  ne  dirai  rien  du 
tout . . . 

Nadanie    LUZERE. 

MonCeur  Hodau ,  point  d'ir.lmitié.  Vous 
avez  voulu  décider  l'aflaire  ;  eft-ce  la  faute 
de  ma  fille ,  fi . . . 

M.  H  O  C  T  A  U  ,  fachi. 

Laiflez-moi ,  lailTez-moi.  Il  n'y  a  plus 
qu'ingratitude  ,  dureté  ,  &  trahifon  fur  la 
terre  . . .  Comme  le  monde  efl:  changé  !  Qu'il 
efi: haï/Table  !  Qu'il  efl:  perverti  ! ..  Ah  !  qu'eft 
devenu  votre  défunt...  C'étoit  mon  ami; 
c'étoit  là  un  homme  d'un  fens  droit  ,  éclai- 
ré. . .  Hélas  !  Ion  voit  trop  ici  qu'il  n'y  eft 
plus. 


^ 


DRAME.  lîS;; 

SCÈNE    III. 

Madame   LUZERE,  CLARY. 

Madame   LUZERE. 

j^L  m'attrifte  ,  avec  fes  exclamations,  maïs 
on  doit  les  lui  pardonner.  Je  n'aime  point 
à  voir  le  chagrin  dans  le  cœur  de  ceux  mê- 
mes qui  ne  refpedtent  point  la  lenlîbilité 
d'autrui.  Il  eft  vrai  qu'il  falloit  une  bonne 
fois  réconduire.  Mais  cela  m'a  coûté. 

(M.  Hoâîau  revientfurfespas.   Il  rentre  commâ 
jirêt  à  articuler  quelques  paroles  ;  mus  voyant 
qu'on  parie  de  lui  fans  l'appercepoir ,  Hfeglijfei 
dans  un  cahirs:  vojjln  d'où  il  prête  l'oreille.} 
C  L  A  R  y. 

Quelle  différence  entre  Durimel  &  lui  î 
O  maman  !  Vous  l'adoptez  !  C'eft  vous  qui 
faiteb  mon  bonheur  6c  le  fîen.  Le  Ciel  même 
a  conduit  ici  ce  François.  Il  vous  chérit 
comme  moi.  Vous  êtes  le  témoin  de  notre 
tenarefle.  Qu'il  eft  touchant  quand  il  nous 
parle  !  Il  paroît  bien  fincere  !  Tout  ce  qu'il 
dit  peint  l'honnêteté  &  la  vertu.  Mon  cœur 
approuve  ce  que  fa  bouche  exprime.  J'aime 
fpn  maintien  ,  fon  gefte  ,  &  fon  regard* 


i66     LE    DÉSERTEUR, 

(cran  ton  plus  timide,)  Vous  êtes  toujours 
décidée  en  fa  faveur  ,  cela  rne  fait  tant  de 
plaifir  ,  que  j'appréhende  quelquefois  de 
vous  voir  changer...  Ce  pays-ci  eft  tout 
plein  d'envieux. 

Madame  L  U  Z  E  R  E. 

Ma  chère  enfant ,  puifque  tu  l'as  choifi  , 
n  eft  à  toi.  Je  le  crois  digne  de  ton  amour. 
En  te  le  donnant ,  qu'il  m'eft  doux  de  fatis- 
faire  à  la  fois  mon  caur  &  ma  reconnoif- 
fance.  Sois  avec  lui  égale ,  affable ,  complai- 
fante.  Préviens  le  rroindre  nuage  qui  pour»- 
roit  en  s'élevant  obfcurcir  un  feul  de  tes 
beaux  jours.  Nous  n'avons  point  la  force 
en  partage  ;  une  douceur  aifedueufe  ,  voilà 
nos  feules  armes.  Fuis  les  inégalités ,  évite 
les  caprices  ,  ils  font  fecueil  de  l'amour. 
Sous  le  joug  de  l'himen  ,  des  torts  d'abord 
infenfibles  &  légers  compofent  quelquefois  la 
matière  dangereufe  des  difcordes.  Il  taut 
m'ouvrir  toujours  ton  ame  ,  afin  que  mes 
confeils  préviennent  ou  diffipent  tout  ce  qui 
pourroit  reflembler  aux  orages. 

C  L  A  R  Y  ,   einbraj}antfa  mère. 

Oh  !  vous  n'aurez  jamais  cette  peine-là. 

Madame  LU  Z  -RE. 
J'en  accepte  l'augure  ma  chère  enfant.. i 
Tu  touches  au  moment  oii  tu  vas  coramen-t 


D  R  A  M  E.  167 

cer  un  lien  bien  doux  ,  mais  non  moins  fé- 
rieux.  Les  devoirs  d'une  époufe  vont  fuccé- 
der  à  ceux  de  fille.  Ils  font  plus  importans  > 
plus  étendus  ,  plus  auguftes.  Élevé  ,  affer- 
mis ton  courage  ,  agrandis  ton  ame ,  di{^ 
pofe-la  à  tout  événement.  J'ai  promis  à  M, 
Hodau  que  dans  vingt  quatre  heures  Duri- 
mel  feroit  ton  époux. 

C  L  A  R  Y  ,  /e  retirant  d'entre  les  bras  de  fa  merei 
étonnée  £r  confufe. 

Dans  vingt-quatre  heures  !  Dieu  !  vous 
m'avez  toute  faifie ...  Je  penfe . . .  Oh  l 
c'efl  trop  tôt  aulîi. 

Madame  LUZERE. 

Pourquoi  trop  tôt  ?  J'ai  toujours  penfé 
qu'on  ne  marioit  que  trop  tard  deux  perfon- 
nes  qui  s'aiment.  Cette  ville  eft  en  proye  à 
l'étranger.. .  Vous  avez  befoin  d'un  protec- 
teur, &... 

CLARY. 

Que  vous  me  rendez  confufe  !  avec  quel 
art ,  avec  quelle  tendrefle  vous  veillez  fur 
mon  bonheur  !  Ah  !  vous  favez  que  j'obéirai 
fans  peine.  Je  connois  fes  vertus  ,  elles  me 
font  chère?  autant  que  fa  perfonne  ,  &  ma 
confiance  en  lui  égale  mon  amour. 


1(58    LE     DÉSERTEUR; 

Madame  LUZERE. 

'  Tu  le  dois ...  Le  voici  qui  vient  fort  à 
propos  ,  au  moment  même  où  j'allois  le  faire 
appeller.  (  en  riant.  )  Nous  allons  le  mettre 
au  comble  de  la  joie . . .  Comme  il  va  dé- 
raifonner  ! 

C  L  A  R  Y  ,  émue. 

Je  fuis  toute  troublée...  Je  ne  fais.,» 
non ...  Je  ne  puis  que  me  fauver. 

Madame     LUZERE. 

Clary  ,  Clary  ,  (^  Durirnel  qui  entre.)  re-! 
tenez-la  ,  Durirnel  ,  retenez-la...  Mais 
bon  ,  la  voilà  déjà  bien  loin. 


SCÈNE      IV. 

Madame  LUZERE,  DURIMEL. 

D  U  R I M  E  L. 

\^  N  diroit  que  c'eft  mapréfence  qui  caufe 
fa  fuite . . .  Pardonnez  ,  j'ai  peut-être  inter- 
rompu un  entretien . . . 

Madame  LUZERE. 
Point  du  tout.  {  m  fouriant  avec  grâce,) 
Allez  5  c'eft  une  folle  enfant  qui  ne  vous 
fuira  pas  toujours  ;  (^prenant  un  ton  plus 

noble) 


DRAME.  i6p 

noble.)  Ecoutea»,  Durimel  ;  il  efl:  tems  de  don- 
ner à  votre  mérite  ,  à  votre  attachement 
à  nos  intérêts  ,  à  un  autre  fentiment  que  j'ai 
vu  naître  avec  plaifir  ,  tout  le  prix  que  vous 
en  attendez ,  &  que  je  puis  dire  vous  être  du. 

(  Pendant  ce  tems  Durimel  lai£e  e'chapi>er  des 
marques  d'une  douleur  concentrée.  ) 

Mais  qu'avez- vous  ?  Votre  regard  efl  fom- 
bre  ,  inquiet...  Vous  fouffrez  intérieure- 
ment i  vous  n'avez  pas  le  vifage  que  je  vou- 
drois  vous  voir ,  pour  les  chofes  que  j'ai  à 
vous  annoncer . . .  Que  fignifie  ce  fiîence  ? . . 
Auriez-vous  quelque  nouvelle  défagréable  à 
m'apprendre  ,  quelque  retard  ,  quelque  fail- 
lite ?  Nos  fonds  auroient-ils  effuyé  des  revers 
entre  les  mains  de  quelqu'un  de  nos  Corref- 
pondans  ? 

DURIMEL. 

Non  ,  Madame.   Vos  affaires  me  paroif- 
fent  fûres.   Hier  je  vous  remis  les  regiftres 
dans  un  ordre  exad ,  &  qui  les  vérifie  toutes.' 
Madame  L  U  Z  E  R  E. 

Mais  à  propos  ,  je  ne  vous  les  avois  pas 
demandés.  Qu'eft-ce  que  ceci  veut  dire  , 
mon  cher  Durimel  ?  Avoir  un  front  aufîi"' 
trifle,  &  dans  quel  moment  !  Tous  vos  com- 
patriotes ,  vainqueurs  &:  remplis  d'allégrefTe , 
le  répandent  en  foule  dans  ces  cantons.  On 
'lomi  li  H 


170     LE    DESERTEUR, 

ne  célèbre  plus  que  le  nomii-ançois.  Tout 
vous  rit  ;  car  on  a  beau  voyager  ,  le  cœur 
eft  toujours  du  côté  de  la  patiie  ,  &  le  votre 
d'ailleurs  r'a-t-il  pas  un  fecret  prelTentiment 
de  ce  que  je  veux  lui  annoncer  ? 

D  U  R I  M  E  L  ,  foupiram. 

A  moi  3  quelque  chofe  d'heureux  !  ♦ ,  Ah  I 
Madame  ,  je  ne  m'en  flatte  plus. 

Madame  L  U  Z  E  R  E. 
Vous  êtes  loin  d'être  dans  votre  état  or- 
dinaire. Non  ,  ce  n'eft  point-là  vous ...  Je 
Telpe<5tc  vos  fecrets ...  Je  vais  vous  expofer 
les  miens  ;  nous  verrons  après  fi  les  vôtres 
tiendront  contre.  (  après  une  courte  paufe.  ) 
Durimel ,  ce  n'efl:  pas  devant  moi  que  vous 
vous  êtes  caché  d'aimer.  Vos  fentimens  hon- 
nêtes vous  ont  acquis  mon  eftime  ,  mon  en- 
tière confiance.  Vous  êtes  François ,  &  vous 
n'avez  poiat  cherché  à  féduire  ma  fille  ;  je 
vous  la  donne.  Demain  fera  le  jour  heureux 
^ue  pourfuivoit  votre  attente. 

DURIMEL  ,  vivement. 
Ah  Madame  !  quel  coup  venez-vous  de 
me  porter  &  dans  quel  moment  !  Que  vous 
êtes  loin  de  connoître  la  fituation  de  mon 
ame  ! . .  Oui ,  j'ofois  en  fecret  embralTer  le 
plus  doux  efpoir . . .  Clary  !  Je  l'adore . . . 
Mais  au  nom  de  tout  ce  que  wous  avez  fait 


DRAME.  171 

pour  moi.  . .  Vous  êtes  fa  mère  ,  vous  me 
chériiTez  ;  dites  ,  Clary  m'aime- t-elle  fince- 
rement?..  Autant  que  je  l'aime...  Parlez, 
femme  bienfaifante  ,  qui  vous  êtes  rendue 
mon  Dieu  tutélaire, . .  Achevez  ,  un  mot  va 
décider  mon  fort. 

Madame  LUZER  F. 

Si  je  vous  le  dis  ce  mot ,  ferez-vous  plus 
fage  ,  car  je  vous  l'avouerai ,  je  ne  vous  re- 
connois  plus . . .  Oui ,  mon  cher  Durimel  , 
je  vous  fais  cet  aveu  en  toute  afTurance  ,  le 
coeur  de  Clary  eft  à  vous. 

DURIMEL  ,  âans  un  tranfporu 

Ah  !  je  puis  donc  défier  le  deftin . . .  Elle 
m'aime. . .  Demain  je  puis  être  fon  époux... 
&  je  la  fuirois  ,  &  j'irois  loin  d'elle  ,  mou- 
rir trifte  ,  défefpéré . . .  Non ,  duffé-je  payer 
de  ma  tète  l'inftant  du  bonheur ...  Je  refte- 
rai. . .  Je  mourrai  content. 

Madame   L  U  Z  E  R  E  ,  interdite. 

Que  dites- vous  ?  Vous  avez  jettez  l'effroi 
dans  mon  ame.  (  d'un  ton  timide.  )  Vous  n'ê- 
tes point  un  infenfé ,  hélas  feriez-vous  mal- 
heureux ? 

DURIMEL. 

Si  je  le  fuis . . .  Ah  ! . .  Vous  me  donnez 
votre  Éille*  Mais  me  connoilfez-vous  ?  Vous 

Hij 


172     LE    DÉSERTEUR, 

pourriez  du  moins  foupçonner  qu'un  homm'e 
qui  s'expatrie  ,  n'abandonne  point  fans  fu- 
jet  le  lieu  chéri  de  ia  naiflance.  Qui  fait  fi 
un  feul  mot  prononcé  ,  ne  révoqueroit  point 
l'aveugle  penchant  qui  vous  parle  en  ma  fa- 
veur ,  fi  Cla'T  ,  elle-même  ,  ne  rougiroit 
pas  ,   ne  me  rejetteroit  point... 

Madame    L  U  Z  E  R  E  ,    avec  tendrejfe. 

Vous  ,  mon  cher  Durimel  ! . .  Non ,  je 
ne  puis  me  tromper  Si  je  n'ai  jamais  cherché 
à  vous  faire  rompre  le  filence  que  vous  avez 
toujours  gardé  ,  c'eft  que  la  première  im- 
preffion  que  vous  avbz  faite  lur  nos  âmes  a 
répondu  pour  vous.  Elle  s'eft  gravée  chaque 
jour  plus  profondément  dans  nos  efprits.  J'ai 
refpedé  votre  fccret ,  fûre  qu'avec  vos  ver- 
tus ,  on  n'a  point  un  cœur  coupable.  J'ai 
dçfcendu  dans  le  vôtre  ;  je  l'ai  bien  étudié. 
Par  ce  que  vous  êtes  ,  je  juge  ce  que  vous 
avez  été . . .  Epoux  de  Gary  ,  vous  devenez 
mon  fils  ,  oui  vous  l'êtes ...  Gardez  mainte- 
nant voire  fecret  ou  épanchez-le  dans  mon 
fein  ,  vous  êtes  libre. 

D  U  R  I  M  E  L. 

Vous  allez  tout  favoir . . .  J'allois  vous 
quitter...  Madame  ,  fi  j'ai  le  courage  de 
■parler  ,  prenez  celui  de  m'cntendre.  (  )ls 
i'ajeyuii,  )  Je  fuis  fils  d'un  foldat.  Elevé 


D  R  A  M  E.  ^  173 

■loin  des  yeux  de  mon  père  ,  j'ai  joui  rare- 
ment du  boiiheur.de  l'embraiTer.  L'infor- 
tune a  promené  fa  vie  dans  prefque  tous  les 
lieux  où  s'efl:  établi  le  théâtre  de  la  guerre.  A 
feize  ans  ,  dépourvu  de  relTources  ,  emporté 
par  l'exemple  ,  je  fuivis  la  carrière  des  ar- 
mes ,  mais  je  n'eus  pas  la  confolation  de  me 
trouver  dans  le  Régiment  où  îervoit  mon 
père.  Le  fien  pafla  les  mers  ,  &  depuis  ce 
jour  je  fus  privé  de  Tes  nouvelles.  Dans  le 
métier  pénible  des  armes  ,  mon  courage  ne 
fut  poiht  abattu  ;  mais  que  j'eus  de  fréquen- 
tes occallons  de  l'exercer  !  J'étois  tombé  ious 
un  Colonel ,  le  plus  dur  ,  le  plus  inflexible 
•des  homm  Sv  Son  plaifir  étoit  d'accabler  de 
fon  autorité  tous  les  fubalternes- ;  exad  au 
fervice  ,  cinq  années  de  patience  avoien^ 
ployé  mon  ame  fous  Ton  joug  de  fer. . .  ar- 
rive un  inftant  fatal . . .  Injuftement  molefté, 
mon  fang  bouillone  ...  Je  veux  répondre  , 
&  me  fens  frapper  . ..  Diffamant  outrage  qui 
fait  encore  rougir  mon  front  ! . .  Non  ,  je 
n'ai  pu  le  dévorer.  Un  mouvemient  involon- 
taire fit  mouvoir  mon  bras  pour  me  venger... 
Hé!as  !  je  reconnus  bientôt  l'étendue  de  ma 
faute. . .  Emprifonné  ,  je  fus  alTez  heureux 
pour  faifir  le  feul  Infrant  que  m'oifroit  la 
fuite.  Je  me  trouvai  dans  le  même  jour  pour- 
fu.vi ,  dénoncé  ,  déferteur  ,  jugé  à  mort... 
Errant ,  fugitif,  j'arrive  fur  cette  frontière. 

Hiij 


774      LE    DÉSERTEUR,^ 

Le  bonheur  femble  me  fourire  en  m*ofifrant 
chez  vous  un  aziîe  dont  je  jouis  en  paix  pen- 
dant fept  années  ;  mais  au  moment  le  plus  ! 
défiré  ,  le  plus  beau  de  ma  vie  ,  la  guerre  j 
amené  en  ces  lieux  le  même  Régiment  qui 
porte  mon  Arrêt  :  mes  juges  font  à  votre 
porte ,  Madame  ;  une  fois  reconnu  ,  je  n'ai 
plus  qu'à  mourir.  Voyez  ce  que  je  dois  faire. 
Si  je  fuis  ,  je  m'arrache  le  cœur,  &  pour  qui 
irois-je  vivre  ?  Non  ,  il  eft  un  charme  plus 
puifTant  qui  m'attache  ici ,  mais  fans  vous, 
fans  Clary  depuis  trois  jours  je  ferois  difparu. 

Madame     L  U  Z  E  R  E. 

Mon  cher  Durimel ,  un  inftant ,  permet- 
tez que  je  recueille  mes  fens ...  Ma  tête  eft 
troublée,  (après  unjiknce,)  Je  crois  que  la 
fuite  feroit  plus  dangereufe  que  !e  féjour  de 
ma  maifon.  Dti  foldats  rempliffent  au  loin 
la  campagne.  Ces  Régimens  ne  feront  que 
pafler  ,  &  cet  azile-ci  eft  fans  doute  préfé- 
rable à  tout  autre . . .  O  Dieu  !  Que  m  avez- 
vous  appris  ! 

DURIMEL. 

Je  voudrois  ne  vous  caufer  que  de  faufïes 
allarmes.  Je  vais  troubler  la  paix  de  vos 
jours  pour  récompenfe  de  votre  tendrelTe, 
II  eft  yrai  que  j'ai  entendu  dire  que  le  Régi- 
ment avoit  beaucoup  fouffert.  Le  tems  a 
du  moiftbnner  plus  de  la  moitié  des  chefs  Se 


DRAM  E.  17; 

des  foldats.  A  la  faveur  du  renouvellement, 
j'efpere  n'être  pas  reconnu.  Daigne  le  Ciel 
dont  j'implore  la  clémence  ,  fauver  de  la 
mort  un  cœur  qui  n'exifte  que  pour  Clary... 
(ai'ec  attendrijfement.)  Que  depuis  un  inf- 
tant  fur-tout ,  la  vie  m'eft  devenue  chère. 

Madame    LUZERE. 

Ah  !  mon  fils  !  N'envifageons  point  le 
malheur  ,  fongeons  plutôt  à  l'éloigner.  Ne 
mettez  point  le  pied  hors  de  cette  maiion. 
Evitez  la  vue  de  tout  le  monde.  Renfermez- 
vous  dans  un  endroit  inaccefïibleàc  outes 
les  recherches ,  demeurez-y  caché . ,,, 

D  U  R I M  E  L. 

Mais  Clary  allarmée  me  demandera  par- 
tout. Gomment  fe  dérober  à  Tes  yeux? .... 
Elle  foupçonnera  peut-être . . . 

Madame  LUZERE. 

O  Dieu! ..  Ménagez  cette  ame  fenfible..^ 
Gardez-vous  de  laiffer  échapper  le  moindre 
mot.  Son  effroi  nous  trahiroit  ,  fon  effroi 
lui  cauferoit  la  mort.  Nous  lui  raconterons 
le  danger  lorfqu'il  fera  pafTé.  Il  faut  même 
ne  pas  trop  paroître  vous  dérober  à  fa  vue  ; 
épargnez-lui  tout  fujet  d'allarmes.  Paroilfez 
à  fes  yeux  ,  mais  fans  imprudence  ;  prenez 
un  air  afTuré ,  &  que  votre  maintien . . . 

Hiv 


^'^6     LE     DÉSERTEUR, 

SCÈNE     V. 

Madame  LUZERE  ,  DURIMEL  , 
UN    DOMESTIQUE. 

LE    DOMESTIQUE 

JVl  A  D  A  M  E  ,  le  Régiment  eft  entré  ,  &       j 
les  compagnies  fs  répandent  dans  chaque       I 
quartier.    Voici   deux  billets  de  logement 
û  officier  qu'on  vient  d'envoyer. 

Madame    LUZERE,  jirsnant  le^  billets. 

Allez  ,  tout  de  fuite  ,  leur  préparer  les 
deux  chambres  au  bout  du  corridor  ,  &  que 
rien  n'y  manque.  (  Le  Domejliquefor- .) 


SCÈNE      VI. 

Madame    LUZERE  ,   DURIMEL. 

D  U  R  I  M  E  L. 

/\  H  !  que  vous  allez  trembler  pour  moi!.. 
Çue  n'avez-vous  placé  votre  tendreils  en- 
vers un  autre  moins  infortuné  ? 
Madame  LUZERE. 
Penfez-vous   que  je   ne  vous  chciirois 


DRAME.  1 77 

qu'heureux?..  iMe  feriez-vous  cette  injuf- 
tice?..  Vos  peines  ne  font-elles  ls  les 
miennes?  . .  Allons  ,  du  courage.  (  d'un  ton 
vrai  &"  animé.:  En  vérité  ,  mon  coeur  ne  re- 
celé aucun  noir  preflentiment ,  &  tout  ceci 
ne  fera  dans  quelques  jours  que  donner  un 
nouveau  degré  d'intérêt  au  charme  de  nos 
entretiens, 

D  U  R I  M  E  L. 

Vous  êtes  tout  pour  moi  ,  vous  confo- 
lc2  mon  cœur  ,  vous  fortifiez  mon  am  ■. 
Que  n'ai- je  ici  le  cher  auteur  de  mes  jour.  1 
il  ajouttroit  à  l'expreilion  de  ma  reconnoif- 
fance  !  Qu'eil:  il  devenu  ,  ce  bon  père  ,  que 
j'ai  par-tout  redemandé  en  vain  ! . .  S'il  vit 
encore  ] . .  S'il  favoit  que  fon  fih  ! .  .  Je  n'y 
fonge  jamais  que  je  ne  me  fente  oppreffé 
d'un  poids... 

(Il  porte  fa  main  fur  fa  poitrine  ,  puis  afssjsux , 
comme  pour  y  ejfujer  une  larme. 

Madame   LUZERE. 

Mon  ami  ,  il  faut  vous  retirer  fur  le 
champ  dans  le  cabinet,  derrière  le  Magafin. 
Demeurez-y  invifible.  Calm.ez  vos  frayeurs. 
Repofez-vous  fur  moi.  Je  parlerai  à  Clarv  , 
&  mon  œil  attentif  veillera  fur  tout  le  refte. 

(  Us  fonent.  ) 


^^' 


H 


ijB     LE    DÉSERTEUR, 


SCÈNE     VII. 

M.    HOCTAU. 

{ Il  fort  au  cabinet  fur  la  jointe  du  pied.  IF 
regards  s'ils  font  partis.  Il  ejl  dans  l'at" 
titude  d'un  homme  qui  attend  le  moment 
fropice  pour  s'efquiver.  ) 

\^_j  E  que  je  viens  d'entendre  efl:  bien  bon 
pour  moi.  L'efpérance  renaît  dans  mon  cccurr 
Oh  !  pour  le  coup  je  l'emporterai  fur  lui , 
&  j'ai  de  quoi  me  venger. 

Fin  du  premier  âBîw 


DRAME       179 

' ^  -^îjhl/  •^'=;^  wk,  -t-^  itS/-^  "%, 
%  ^^  i'^*  %;^'  «^  /5^/5^  0^ 

A  C  T  E  I  L 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

Dzux  domeftiques  dans  le  fond  du  Théâtre  » 
tranfportent  des  porte-manteaux, 

SAINT-FRANC,  VALCOUR. 

(Ils  s'avancent  dans  l' attitude  de  deux  M'ditairss 
qui  converfent) 

VALCOUR, 

U  E  nous  fommes  fortunés  !  Quoi  ! 
nous  tombons  tous  deux  chez  une  veuve 
dont  la  fille  eft  un  ange.  Chevalier  !  Comme 
nous  allons  être  d'accord!..  La  maman  eft 
bien  ton  affaire  ...  Il  me  femble  déjà  vous 
voir  dans  un  charmant  tête-à-tête ,  parler 
enfemble  de  vos  jeunes  années  ,  &  en  rap- 
pelle! les  momeas  les  plus  curieux  . . .  Mal« 

Hvj 


i8o    LE     DÉSERTEUR, 

elle  a  encore  Tair  fort  appétlifant  au  moins..; 
d'honneur  ce  doit  être  pour  toi  une  poulette 
de  quinze  ans. 

SAINT-FRANC. 

Quelle  légèreté  !  quelle  folie  1  A  peine  a- 
t-il  fait  le  premier  pas  dans  une  maifon  ,  la 
mère  &  la  fille  font  déjà  convoitées,  (lun  ton 
ferme.  )  Valcour  ,  vous  ne  cherchez  que  le 
pîaifir  de  triompher  des  femmes  ,  dans  un 
pays  morbleu  ,  où  nous  avons  d«3  hommes 
à  combattre. 

VALCOUR. 

Eh  !  nous  ne  les  en  battrons  que  mieux.  Je 
fens  que  l'amour  me  transforme  en  héros.  Il 
m'amufe  ,  il  m'enflamme  ...  En  attendant 
le  jour  d'une  bataille  ,  dis- moi  étoit-il  polli- 
ble  de  mieux  rencontrer  ?  As-tu  jamais  vu 
un  tour  de  vifage  plus  joli ,  une  taille  plus 
fine  ,  plus  élégante  ,  mieux  prife  ,  un  air 
auui  animé  ;  ^x  cette  treffe  adorable  qui  lui 
fert  de  diadème?..  Foi  de  Militaire,  j'en 
fuis  tranfporté.  Notre  devoir  eft  de  fervîr  la 
patrie  &  les  belles.  Les  mirthes  de  l'amour 
s'entrelacent  avec  foupîefie  aux  lauriers  de 
Mars  ;  ami  je  veux  fubjaguer  cette  beauté 
divine  ,  &  puis  j'irai  foudroyer  l'ennemi 
tant  qu'on  voudra. 

S  A  î  N  T  -  F  n  A  N  C. 
Jouer  îe   rôle  d'amoureux  fans  paflîoil 
peut- être. 


DRAME.  13$ 

V  A  L  C  O  U  R. 

Non  5  fes  charmes  ont  embrâfé  ce  cotur 
inflammable. 

SAINT-TRANC. 

Quel  cœur  !  A  chaque  ville  le  voilà  pris  ! 
Mais  ,  Valcour  ,  fâchez  que  nous  fommes 
ici  dans  une  maifon  refpectable. 

VALCOUR,  d'un  ton  ironique. 

Auflî  mon  amour  eft-il  très-refpedueux; 

SAINT-FRANC. 

Cette  fille  efl  honnête  ,   vertueufe. 

VALCOUR. 

AfTurément  j'adore  la  vertu  ,  mais  beau- 
coup . . . 

SAINT-FRANC. 
Elle  appartient  à  fa  mère . . , 

VALCOUR. 
Oh  !  j'efpere  bien  la  lui  rendre.,; 
SAINT-FRANC. 

Songez  au  défaf^re  que  caufe  prefque  tou-, 
jours  une  fantaifie  défordonée  . . , 

VALCOUR. 
A  moi  quel  défafîre  ! 

SAINT-FRANC. 
A  vous-même.  Comptez-vous  pour  rîeo 


'iS2     LE     DÉSERTEUR, 

de  rendre  une  fille  malheureufe  ,  &  le  re- 
pentir plus  cruel  que  toutes  les  larmes  que 
vous  aurez  fait  verfer  ? 

VALCOUR  ,j>erjtffiant. 

Une  fille  malheureufe  entre  mes  bras  !  Je 
fie  connois  rien  de  plus  plaifant  que  tes 
léflexions  ;  tu  redoubles  ma  foi  ma  gaieté, 

SAINT-FRANC. 

Ah  !  Valcour ,  que  la  probité  embradc 
d'objets  ! 

VALCOUR. 

Voilà  le  vieux  prédicateur  du  Régiment 
qui  commence  fon  exorde  . . ,  Va  ,  le  meil- 
leur Sermon  feroit  de  me  planter  fur  la  tête  , 
vingt-cinq  de  ces  dernières  années  ,  qui  te 
chagrinent  &  te  pefent...  Comme  je  prêche- 
rois  alors  ! 

SAINT-FRANC  ,  froldemenu 
Brifons  là-de/fus. 

VALCOUR. 
Soit...   Tu  as  auflî  une  fureur  morale, 
SAINT-FRANC. 

Le  Confeil  m*a  paru  fort  irrité  de  cette 
nouvelle  défertion. 

VALCOUR. 

Vraiment ,  vingt-fept  en  trois  jours ,  & 


DRAME.  iSf 

dans  la  même  compagnie.  Qu'on  vienne  h 
préfent  demander  la  grâce  du  premier  qui 
fera  pris. 

SAINT-FRANC. 

Ah  î  s'il  faut  un  exemple  ,  qu'il  eff  aflfreux 
de  le  donner  !  Quelle  loi  terrible  f  On  tourne 
contre  leurs  têtes  les  mêmes  armes ,  qui  fou- 
vent  leur  ont  valu  des  vidoires.  J'ai  adhéré 
il  eft  vrai  à  la  réfolution  que  nous  avons  prife 
de  ne  plus  nous  intéreiTer  pour  aucun  ;  mais  , 
cher  Valcour  ,  vous  ne  lauriez  imaginer  le 
frémi/Tement  que  me  caufe  ce  fanglant  appa- 
reil. Au  feul  nom  de  Déferteur ,  mes  fens 
font  émus ,  boulverfés.  Songez  donc  que 
c'eft  moi  qui  fuis  forcé  de  donner  à  chaque 
fois  le  fignal  de  mort.  Aucun  de  vous  ne- 
les  approche  de  fi  près...  Leurs  derniers 
regards  fixent  les  miens ,  &  leur  fang  rejail- 
lit jufques  fur  moi...  Ils  font  coupables 
puifqu'ils  ont  bravé  les  Ordonnances  du 
Prince  ;  mais  croyez  qu'il  en  eft,  plus  dignes 
de  pitié  que  de  mort  :  nous  parlons  à  notre 
aife  ,  nous  les  condamnons  de  même.  Il  fau- 
droit  que  vous  eufliez  été  tous  fimples  fol- 
dats  comme  moi ,  pour  mieux  les  juger» 
VALCOUR. 

Dieu  me  garde  d'en  juger  aucun,  Qu^on 
leur  eaife  la  tête  ,.  qu'on  leur  fafife  grâce  , 
qu'ils  défertent  ou  qu'ils  ferveat ,  que  m'im.- 


ï84    LE    DÉSERTEUR, 

porte  ?  Il  s'en  fauve  aujourdhui  cinquante  ; 
demain  il  nous  en  reviendra  cent  de  chez 
l'ennemi.  Je  conçois  que  c'eft  quelque  chofe 
de  lingulier  que  tous  ces  enrôlemens  forcés. 
Etre  Officier  !  Ah  !  de   grand   cœur.  Ceft 
rhonneur  ,    le   courage  ,  c'eft  l'amour   du 
Monarque  ,  c'eft  la  liberté  même  qui  nous 
conduit  a  la  vidoire  ;  &  que  nous  fert  d'ê- 
tre à  côté  d'une  foule  d'homm.es  foldats  in- 
volontaires 5  qu'il  faut  traîner  fous  le  fouet 
de  la  difcipline.  Pourquoi  accorder  à  de  pa- 
reils gens  l'honneur  d'être  tués  dans  les  Ba- 
tailles ?  Que  ne  les  renvoye-t-on  plutôt  la- 
bourer le  champ  de  leurs  pères.    A  nous 
feuls  devroit  appartenir  la  gloire  &  le  dan- 
ger des  combats.  Le  nom  de  Déferteur  fe- 
roit  certainement  un  noir»  ignoré  ...    Il  me 
vient  une  idée.  Trente  Officiers  valent  bien 
je  crois  un  Bataillon  ?  Ne  pourrions-nous  , 
unis  en  bravoure  ,  repré Tenter  une  Armée 
entière  ,   former  un  feul  corps  audacieux  , 
intrépide  ,  ii  pénétrable  ?  Aulli  pro  ;  pt  que 
terrible  ,  il  voleroit  avec  la  victoire  ;  elle- 
feroit  afTurée.  Pas  un  ne  reculerait  d'un  pouce 
fur  le  terrcin  ,  &  le  chaa:p  de  bataille  pour- 
roit  être  couvert  de  morts  ,  mais  ne  feroit 
"  ja  rais  défert. 

S  A  I  N  T -.F  R  A  N  C  , /junW. 
J'aime  cette   fougue  guerrière,..  Elle 


DRAME.  iS^ 

vous  fera  heureufe.  Ils  moiflbnneront  des 
lauriers  ,  ceux  qui  marcheront  fur  vos  tra- 
ces. Mais  5  croyez- m oi ,  cher  Comte  ,  tel 
foldat  eft  auffi  brave  que  fon  Officier  ,  Se 
n'a  point  les  mêmes  motifs  pour  l'être.  Lorf- 
que  le  foldat  déferre  ,  c'eft  le  plus  fouvent 
la  faute  des  Chefs.  Ils  ne  fe  mettent  pas 
afTez  à  la  place  du  malheureux  qui  fe  trouve 
engagé.  Ils  fignent  pourtant  l'arrêt  de  (a 
mort  ;  ils  fe  rejettent  fur  la  loi  fabfiftante. 
Cette  loi ,  comme  bien  d'autres  ,  agit  dans 
toute  fa  rigueur  ,  fans  ctre  jamais  bien  ap- 
préciée ;  elle  paroît  refpedable  ,  lorfqu'elle 
eft  ép.ianée  d'un  fiéde  dont  on  rougiroit  de 
porteries  habits. 

V  A  L  C  O  U  R. 

On  diroit  que  c'eft  moi  qu-'î  tu  veux  gron- 
der de  tout  cela.  Ai-je  fait  la  loi  ?  Puis-je 
l'anéantir.  Si  tout  te  monde  avoit  mon 
cœur  5  on  pourroit...  Mais  voici  notre 
charmante  Hôtefie ...  Allons ,  vieux  cheva- 
lier 5  je  vais  porter  pour  toi  les  preuiiers 


complimens. 


'^.^ 


^^ 


1^6     LE    DÉSERTEUR, 


SCÈNE     IL 

Madame   LUZERE  ,  SAINT-FRANC, 
V  A  L  C  O  U  R. 

V  A  L  C  O  U  R. 

JL,E  liazard  ,  Madame  ,  arrange  les  évé- 
nemens  quelquefois  beaucoup  mieux  que 
nous  ne  ferions  par  nous-mêmes.  En  vous 
voyant  nous  lui  rendons  mille  aélions  de 
grâces.  C'eft  lui  qui  nous  a  conduit  chez  la 
beauté  même.  Il  fait  que  nous  avons  des 
yeux  faits  pour  la  reconnoître  ,  &  des  cœurs 
difpofés  à  lui  rendre  nos  hommages. 

Madaire   LUZERE. 

A  ces  paroles  on  reconnoît  un  François. 
Jamais  rien  que  de   flatteur   n'échapa  de 

leur  bouche. 

V  A  L  C  O  U  R. 

Puifque  vous  les  connoilTez ,  je  me  repré- 
fente  avec  un  plaifîr,avant-coureur  des  plus 
exquifes  voluptés  ,  que  rien  ne  nous  man- 
quera ,  n'eft-il  pas  vrai , . .  Rien ,  abfolu- 
ment  rien. 

Madame    LUZERE,    avec  grâce. 

Vous  lavez  dit , , ,  Il  cfl  jufte  de  vous 


DRAME.  1^7 

procurer  du  repos ,  car  vous  autres ,  Mef-; 
fîeurs  ,  n'en  avez  pas  toujours.  L'apparte- 
ment que  fai  fait  difpofereft  en  état  de  vous 
recevoir ,  &  vous  pouvez  vous  y  faire  con-, 
duire. 

V  A  L  C  O  U  R. 

Vous  êtes  adorable  ! . .  Pourvu  que  notre 
chambre  foit  voifine  de  la  vôtre ,  telle  qu'elle 
fera  nous  la  trouverons  délicieufe.  Nous  au- 
tres Militaires ,  favons  nous  arranger  avec 
toute  la  complaifance  poffible  ;  mais  aufll  n'al- 
lez pas  nous  reléguer  dans  un  canton  éloigné. 
Je  n'aime  pas  la  folitude,moi.  On  m'a  comme 
cela  par  fois  attrappé  . . .  Meffieurs  les  Ger- 
mains ont  des  corps  de  logis  d  une  longueur 
qui  ne  finit  point  ,  &  ils  vous  exilent  encore 
tout  au  bout  5  comme  un  peftiféré...  Je  fuis 
doux  ,  doux  comme  un  mouton  pour  peu 
qu'on  me  flatte  ,  mais  fier  ,  implacable  ,  fî 
l'on  me  fâche...  Nous  vivrons  enfemble 
bons  amis  ,  je  Tefpere  ;  &  pour  cimenter 
amicalement  notre  charmante  union  ,  per- 
mettez ,  chère  mère  ,  que  je  vous  embrafle. , 

Madame  L  IJ  Z  E  R  E  ^  du  ton  de  la 

plalfanîeriy. 

Oh  !  nous  pouvons  être  fort  bons  amis 
fans  cela . , . 

VALCOUR. 

J'entends . . .  Vous  êtes  née  difcrete ,  pnH 


i88     LE    DÉSERTEUR, 

dente . . .  J'aime  fort  auflî  la  difcrétion  ; 
cette  vertu  raie  m'eft  échue  en  partage  , 
d'honneur,  (à  Saint  -  Franc  ,  qui  îiau;jz  les 
épaules,  )  Mais  ,  Major  ,  on  diroit  que  tu 
nous  fais  la  mine  . .  .  Ih.  !  Madame  ,  vous 
n'en  voyez  pas  la  caufe  ?  Où  eft  donc  cette 
chère  enfant ,  dont  la  tailîe  divine  ,  le  re.- 
gard  enchanteur ,  la  phifionomie  angéli- 
que  ? . .  Pourquoi  n'eft-elle  pas  à  vos  côtés  ?.. 
I)'oii  vient  que  l'amour  fuit  fa  mère? . .  Se- 
roit  ce  par  vos  ordres  ?  cela  crie i  oit  ven- 
geance ...  Il  vient  de  me  dire  mille  chofes 
pafîîonnées  pour  elle...  N'allez  pas  la  lui 
cacher  ,  il  eft  véhément ,  &  dans  fon  cour- 
roux tout  feroit  perdu. 

SAINT-FRANC,  levant  les  épaules. 

Il  extravague.  Allez  ,  Madame  ,  ce  ne 
font  que  des  mots.  Cette  jeuneiTe  eft  pétu- 
lente  ,  inconfidérce  ...  Il  faut  qu'elle  éva- 
pore fes  folies,  h  lies  font  faites  pour  frap- 
per l'air ,  rien  de  plus.  Notre  probité  d'ail- 
leurs ne  fauroit  être  fufpede  ;  &  fur  ma  pa- 
role ,  vous  n'aurez  point  à  vous  plaind:e 
de  vos  hôtes. 

Madame    LUZERE. 

Je  n'en  attends  certainement  rien  que 
d'honnête.  Monlicur  le  Chevalier  ,  non  ,  je 
ne  vous  cacherai  poiht  ma  ftlle.  Elle  eft  élc- 


DRAME.  îg^ 

vée  de  façon  à  la  laiffer  paroître  en  toute  fu- 
reté. (  tUe  appelU.)  Frédéric  ,  dites  à  Clary 
que  je  la  demande  (  à  Saim-Franc,  )  Vous 
ne  favez  pas  qu'elle  efl:  pour  ainfi  dire  ma- 
riée. Le  jour  de  demain  lui  donne  un  époux,,, 

V  A  L  C  O  U  R. 

■  Vous  la  mariez  ,  cette  charmante  enfant;^^ 
&  fi  p  omptement  !  Mais  voilà  un  tour  vrai- 
ment perfide...  Ah  !  chère  mère  de  grâce, 
point  tant  de  précipitation  . . .  Croyez-moi 
il  fera  tems  de  conclure  la  noce  lorfque  nous 
fcions  partis. 

SAINT-FRANC. 

Ne  diftérez  pas  ,  Madame  ,  de  la  ren- 
dre heu  eiife.  Sans  doute  vous  lui  trouvez 
un  bon  parti. 

Madame  LU  Z  ERE, 
On  ne  fauroit  meilleur. 

SAINT-FRANC 
Eh  bien  ,  concluez  au  plus  vite. 

V  A  L  C  O  U  R. 
Mais  c'efl.  vous ,  maman  ,   qui  faîtes  ce 
mariage-là  . . ,   Elle  n'aime  pas  le  futur  pro- 
digieufement  ,  je  gage...  n'eft-il  pas  vrai , 
elle  ne  l'aime  pas. 

Ma..ame   LUZERE. 
Pardconez-moi ,  beaucoup» 


ïpo    LE    DÉSERTEUR. 
VALCOUR. 

Eh  non  ,  non  »  je  vous  dis .  .  Elle  s'ima- 
gine qu  elle  l'aime . . ,  Elle  peut  bien  avoir 
pour  lui  un  certain  penchant ,  parce  qu'un 
mari ,  dans  tout  pays  ,  eft  chofe  commode  j 
mais  c'eft  bien  loin  par  exemple  de  ce  que 
quantité  de  filles  ont  reflenti  pour  moi,., 
C  etoit  un  tranfport ,  un  aft'ollement  ! . . 
Madame    L  U  Z  E  R  E  ,  fourinnt. 

Dont  elles  ont  été  bien  récompenfées ,  je 
penfe. 


SCÈNE     III. 

Madame  LUZERE  ,  SAINT-FRANC  ; 
VALCOUR,  CLARY. 

(  Clary  fait  une  révérence  jrofonde  ,  Gr-  va. 
fe  Tanger  >  les  yeux  baijfés  ,  à  côté 
ie  fa  mère. 

VALCOUR,  allant  â  Clary. 

JLj  A  voici  ,  la  voici...  Celle  dont  les 
yeux  lancent  des  traits  toujours  fûrs  &  vain- 
queurs. Quelle  floriflante  jeunefTe  !  Quel 
éclat  î  Eh  bien  Major . . .  Elle  me  paroît  en» 
core  embellie . . .  C  eft  ma  préfence . , .  Vois 


DRAME.  ,pr 

quelle  aimable  rougeur  monte  fur  fon  front... 
O  cette  belle  main  fi  douce  !  il  faut  qu'elle 
reconnoiffe  tout  le  feu  de  mon  cœur.  (  //  veu: 
lui baij tria  main,) 

C  L  A  R  Y  ,    retirant  fa  main  avec   dignité 
0'  froidement, 

Monfieur...  Re'fervez  pour  d'autres.,; 
J€  vous  prie . 

Madame    LUZERE. 

Monfieur  l'Officier  de  l'honnêteté  ^  un 
peu  plus  de  retenue . . . 

V  A  L  C  O  U  R  ,  avec  légèreté. 
Quoi  !  ce  feroit  un  crime  d'ofer  ravir  la 
plus  innocente  faveur . . .  Mais  cela  ne  fe  re- 
tufe  point . . .  Charmante  ,  regardez-moi  ; 
ce  n  eft  point  un  Germain  empefé  &  ridi- 
cule qui  foupire  à  dix  pas  de  fon  idole  j  c'eft 
un  François . . , 

CLARY. 

On  le  voit  bien. 

SAINT-FRANC,  avec  dignité. 
^  Mon  ami  fonge  que  tu  repréfentes  la  Na-" 
tion  ,  que  c  eft  toi  qui  la  calomnierois  chez 
l'Etranger.  L'Officier  Fra}çois  n'eft  pas  déjà 
en  trop  bonne  re'putation  dans  ce  pays  ,  de 
tu  dois . . , 


ïp2    LE     DÉSERTEUR, 

V  A  L  C  O  U  R. 

L'adorer  !  Vénus  &  l'Amour  même  ne  fu- 
rent jamais  aulFi  féduifans.  Les  doux  rayons 
qui  partent  de  ces  yeux  que  je  'Uge  tendres 
à  travers  leur  fierté  ,  fubiv'guei  oient  digne- 
ment le  plus  brave  Officier  de  l'armée 
imon:ra^t  Si  ru  F) an:.)  lui  ou  moi...  Je  re- 
préfente  la  Nation  ;  je  m'en  flatte.  On  peut 
dire  fans  vanité  que  les  François  font  les 
hommes  les  plus  aimables  de  la  terre.  Eux 
feuîs  lavent  connoître  le  prix  de  la  beauté  , 
rci'canfer  ,  la  fervir  ,  la  chanter.  Où  font 
les  coeurs  plus  faits  pour  éprouver  l'amour  , 
pour  (avourcr  la  volupté  ,  plus  favans  dans 
îart  de  l'embellir  ,  de  la  varier? . .  Un  Fran- 
çois eft  feul  digne  de  vos  cha'mes...  On 
vous  deftine  un  mari  ;  quel  homme  eft-ce  ? 
XJn  Bougeois  fans  doute  ,  un  Allemand  , 
un  Allemand  \(ii  rir^;7e.)Epoufei  un  Alle- 
mand!.. Je  ferois  prefque  jaloux  fi  je  n'é- 
ftois  ce  que  je  fui?. 

SAINT-FRANC. 

Quel  verbiage  !  Eh  ,  mon  ami  ,  viens  & 
îailTe  en  paix  cette  honnête  famille  . . .  C'eft 
allez  déraifonner. . . 

V  XLCOUR. 
Que  tu  es  fâcheux  ! 

S  A I  N  T  -  F  R  A  N  C. 

iViens  5  te  dis-je ,  le  tems  nous  eft  cher. 

VALCOUR, 


D  R  A  M  E.  15)3 

V  A  L  C  O  U  R. 

Vraiment  oui  ,  car  je  puis  être  tué  de- 
main ...  Je  ne  ferai  plus  alors ...  A  mon 
âge  ,  le  tems  eft  tiès-cher  ,  tu  l'as  fort  bien 
dit  ,  un  militaire  ne  doit  pas  foupircr  com- 
me un  Bourgois. 

SAINT-FRANC 

Tu  dois  me  fuivre  ;jVi  à  t'entretenîr  d'af- 
faires plus  importantes.  L'heure  nous  ap- 
pelle, (^alcourje  laijje  un  peu  emrainer.) 

V  A  L  C  O  UR ,  tournant  les  jeux  vers  Clarj. 
Elle  ne  fait  pas  dlionneur ,  tout  ce  qu'elle 
vaut  :  Je  n'ai  point  vu  de  Françoife  qui  lui 
fût  comparable . . .  Avec  un  aulTi  beau  teint, 
«n  tour  de  tcte  fi  noble  ,  fi  gracieux  ,  s'al- 
ler marier  fans  réflexion!./ Je  le  dis  tout 
haut ,  &  je  m'en  rends  même  garant ,  elle 
eft  toute  formée  pour  époufer  un  Officier.,, 
Oui  ,  un  Officier  François. 

S  MliT  -YKKl^C,  l'entraînant. 
Veux-tu  rendre  ce  nom  odieux,  (lèpre' 
nant  par  le  bras.)  Valcour  tu  me  fuivras -, 
ou  parbleu  je  me  fâcherai. 

VALCOUR. 
On  m'enlève  ! 

Toms  U  I 


ÏP4      LE    DÉSERTEUR, 


S  C  È  N  E    I  V. 

Madame  LUZERE,  CLARY. 

CLARY. 

V^  U  E  L  étourdi  !  Et  c'eft  un  pareil  écer- 
velé  qui  commande  à  des  hommes  ! 
Madame  L  U  Z  E  R  E. 

Ceft  ainfi  que  Ton  traite  le  foible  dans  fes 

propres  foyers  . . .  que  fera  le  Soldat ,  lorCr 

que  les  Chefs ... 

ClARY. 

Le    vieil  Officier  mQ  parôît  un  digne 
homme. 

SCÈNE     V. 

Madame   LUZERE,  CLARY, 
D  U  R  I  M  E  L. 

DURIMEL,  à^art. 

J  Ls  font  rentrés.  Voici  le  moment  que 
j  attendois  avec  tant  d'impatience,  Je  puis 
p^roître  enfin,,. 


DRAME.  ic;f 

Madame  L  U  Z  E  R  E  ,  l'ai'percevant ,  â  voix  bajfe. 

Vous,  Durimel  !  Imprudent  î  Allez... 
Retirez -vous.  / 

C  L  A  R  Y. 

Que  voulez-vous  dire  ,  maman  ? 

Madame    L  U  Z  E  RE,  ai'ec  contraintei 

Rien ,  ma  fille. 

CLARY. 

Mais  vous  aviez  quelque  chofe  à  dire  que 
vous  avez  tout  de  fuite  retenu  ,  (i  Durimel.) 
&  vous  auiTi. . .  Vous  êtes  troublé. . .  Je  ne 
fuis  plus  tranquille.  Pourquoi  n'avez-vous 
pas  voulu  venir  avec  moi  devant  ces  Offi- 
ciers ,  vos  compatriotes?  Pourquoi  vous  te- 
nir enfermé  ?  Nous  ne  iommes  que  des  fem- 
mes ,  vous  êtes  un  homme ,  &  vous  les; au- 
riez contenus. 

DURIMEL,  vivement.     ■ 

Contenus  !  Eft-ce  qu'ils  auroient ..,(  Je 
remettant.)  J'aurois  bien  voulu  vO,us  obéi/, 
chère  Clary  ;  mais.  .  .  -■-.-! 

Madame  L  U  Z  E  R  E. 
Ma  fille  ,  as-tu  oublié  tout  ce  que  je  t'ai 
dit  à  ce  fiijet  ?  Laifie  agir  Durimel ,  laille-le 
à  lui-même  ;  ne  te  mêle  de  rien  ,  ]e  t'en  fup- 
plie.  Tu  fais  que  je  n'agis  que  pour  ton  bon- 
keur  a  tu  dois  en  être  aiTurée. 


'1^(5      LE    DÉSERTEUR, 

C  L  A  R  Y  ,  Jè  [enchant  vers  fa  mère. 

Voilà  qui  efl  fait. , .  Je  refpederai  en  tout 
vos  volontés. 

Madame  L  U  Z  E  R  E ,  les  j>ren  ai  t  far  la  main, 
EmbrafTez-vous  ,  mes  chers  enfans  ,  em- 
b raflez- m oi. . ,  Que  toutes  les  heures  de 
votre  vie  vous  payent  un  nouveau  tribut  de 
félicité.  En  formant  ces  nœuds  ,  mérités  les 
faveurs  du  ciel ,  en  lui  offrant  deux  cœurs 
vertueux  ,  unis  pour  célébrer  fes  bienfaits. 
D  U  R  I  M  E  L  ,  fa£ionnémenu 
Ah  !  Clary  ! 

Madame  L  U  Z  F  R  E  yj>renant  la  main  de  fa 
fil: ,  ù'  la  donnan  d  Durimel, 
Je  vous  la  donne. 

CLARY,  avec  tendrejje. 
Et  moi  auffi. . .  Avec  ce  cœur. . . 

D  U  R  I  M  E  L  ,  un  peu  trijle. 
PuiiTiez-vous  ,  en  faifant  mon  bonheur  ; 
afTurerle  vôtre.  Quel  que  foit  mon  deftin  , 
vous  vivrez  dans  ce  cœur  jufqu'au  dernier 
infiant  de  ma  vie. 

CLARY,  douloureufement. 
Ah  !  Durimel  !  De  quel  ton  me  parlez- 
vous  de  vos  derniers  momens?Auriez-vous 
de  trifles  préfages  ?  Efl:  ce  en  ce  jour  ,  que 
vous  devez  m'offrir  cette  image  funefle  ? 

{Dur'mel  colle  fes  leires  fur  fa  main  , 
dans  unfiknce  touchant.) 


i 


DRAME.  ïp7 


SCÈNE     VI. 

Madame    LUZERE,   CLARY, 
DURIMEL,  VALCOUR. 

(  Valcour  efi  entré  fur  la  pointe  du  pkd 
pour  les  furprendre.) 

VALCOUR,  à  part ,  dans  le  fond  du  Théâtre. 

.^  E  me  fuis  échappé  de  cet  impitoyable 
Major,  (haut ,  Gr  s' avançant  ^  futitement.  ) 
Pas  mal  pour  un  Allemand  . .  .  Pas  mal  . .  . 
En  vérité  ,  je  ne  laurois  jamais  cru. 

Madame  LUZERE,  ef  rayée ,  d  part. 

O  Dieu  !  Protége-le. 

VALCOUR,  d'un  ton  avantageux. 

Mais  ,  Mefdames  ;  c  eft  donc  pour  me 
jouer  de  la  forte  qu'on  me  relègue  aux  anti- 
podes ;  là  bas ,  au  bout  du  monde  . . .  Ah  î 
vous  me  rendrez  méchant,  je  vous  en  avertis. 
J'ai  ambitionné  l'honneur  d'être  votre  voi- 
fin ,  &  vous  me  traitez  aufli  cruellement. . . 
Voilà  donc  Monfieur  l'époufeur  ?  (  iZ  tourne 
autour  de  Durimel.)  Mais  il  n'a  pas  l'air  fi  ger- 
manique ;  il  n'eft  pas  trop  mal  tourné  . , . 

liij 


1^8      LE   DESERTEUR, 

Je  commence  même  à  le  croire  dangereux. 
(à  Durimel.)  Sérieufement  ,  voudrois-tu  te 
rendre  mon  rival  ?  . ,  Tu  n'y  gagneras  rien  ; 
va  ,  mon  ami ,  on  ne  tient  pas  contre  mes 
pareils. 

Madame    L  U  Z  E  R  E. 

Monfieur  l'Officier  j  mais  vous  êtes  inci- 
vil ;un  homme  d'honneur  en  agit  autrement. 
De  grâce  ,  laiflez-nous.  Vous  avez  votre  ap- 
partement 5  c'eft  pour  vous  y  retirer . . . 

V  A  L  C  O  U  R. 

^  C'cft  dans  le  coeur  de  cette  belle  enfant , 
dans  ce  joli  petit  cœur  que  nous  voulons 
laire  retraite.  Nous  ne  prendrons  plus  défor- 
mais d'autre  aziîe  ;  &  nous  nous  y  logerons 
malgré  vous,  févere  maman.  C'ei\-là  notre 
droit  de  conquête  ,  &  celui  dont  nous  fom- 
ir,es  le  plus  jaloux.  (  il  J  al  fit  la  main  de  Clar  .) 
incomparable  !  vous  voyez  un  homme  ido- 
lâtre de  vos  attraits  ;  &  Ci  j'avois  une  cou- 
ronne ,  ce  feroit  pour  en  orner  ce  front 
charmant. . . 

C  L  A  R  y  ,  voulant  retirer  Jh  main. 

Vous  êtes. .,  Vous  êtes  infoutenable.  Sa- 
vez-vous  bien  que  nous  allons  tous  vous  dé- 
tefter  avec  ces  tons- là. . .  Je  commence  déjà 
•ii  ae  vous  plus  regLirder  qu'avec  horreur. 


DRAME.  ic)ç 

VALCOUR.     • 

Avec  horreur  !  .  .  Mais  voici  du  déli- 
cieux. . .  Oh  !  ce  mot-là  vaut  quelque  chofe, 

C  L  A  R  Y  ,  le  repoujant, 
LaifTez-moî. 

VALCOUR. 

Bon  !  bon  !  Je  connois  le  petit  manège; 

Madame    L\J ZERE  ,  allant  dVakour. 

Monfieur  ! .  .  vous  vous  oubliez, 

VALCO  UR,a  Durimel ,  qui  Je  met  en:re  deux. 

Que  fais-tu  là ,  avec  tes  deux  gros  yeux 
fixés  fur  moi. 

TiVKlU^LyPremenu 

Ne  me  faites  pas  répondre. 

VALCOUR. 

Mais ,  fcrois-tu  impertinent  ,  Monfieur 
le  futur? .. 

DURIMEL. 

C'efl;  vous  que.je  punirois  de  l'être  ,  ù 
fans  cet  uniforme  qui  vous  rend  fi  hardi... 

VALCOUR. 

Il  menace  ,  ma  foi. . .  Ceci  eft  trop  plai- 
fant .  .  .  C'efl:  un  des  nôtres  ,  je  penfe  . , , 
Serois-tu  François  ? 

liv 


200    LE     DÉSERTEUR, 

Madame    L  U  ZE  RE  ,  prenant  Durimel 

par  le  bras. 
Durimel ,  retirez- vous. . .  Sortez. 

DURIMEL. 

Etre  forcé  de  fe  taire  ! .  Mon  fang  bouil- 
lonne ! 

VALCOUR,  avec  dédain. 

Ah  !  il  me  cède  la  place. . .  Ce  début  eft 
fingulier  !  . .  J^efpere  qu'il  ne  fe  montrera 
pas  au  feftin  de  la  noce  ,  cela  me  paroit 
tri^s  efifentiel  pour  lui. . .  Mais  ,  non  ,  Ma- 
dame ,  qu'il  relie  ,  Je  fuis  curieux. , .  Nous 
avons  à  nous  parler. 

(  7/  va  â  Durimel) 

Madame   L  U  ZE  R  E,faîfanifigns  à  Durimel 
de  ne  point  répondre; 
Clary ,  emmenez-le. 

G  L  A  R  Y  ,  prenant  Durimel  par  le  bras , 

ù"  prêle  à  pleurer. 

{A  pan.)  Comme  un  habit  bleu  les  rend 
infolens  ! . .  Venez  ,  mon  cher  Durimel. 

VALCOUR, /e  retournant ,  &•  courant 
*     après  CLiry. 

Ah  !  fugitive  j  vous  croyez  auflî  m'échap- 
per  !  mais. .  . 

Madame    LU ZERE ,  retenant  Valcour  forte^ 
ment,  ù"  avec  indignation. 

Monfîeur  ,  vous  oubliez  que  vous  êtes 


DRAME  201; 

cKez  moi.  . .  Quels  font  ici  vos  dro's  ?, . 
Vous  deshonorez  votre  rang  ,  &  ce  que  vous 
faites  eft  d'une  lâcheté  infigne. 

D  U  R I M  E  L  ,  e/z  Sortant. 

Il  pourra  fe  trouver  un  moment  qui  ra-: 
battra  tant  d'impudence. 


SCÈNE      VII. 

Madame  LUZERE,  VAL  COUR, 

V  A  L  C  O  U  R  j  toujours  retenu. 

J  VJ.A  I  s  5  Madame  ;  dites-moi ,  je  vous 
prie  :  eft-ce  que  nous  faifons  la  guerre  en- 
îemble  ?  .  .  Vous  êtes  forte,  au  moins.  • 

Madame   LUZERE,  toujouj^s  du  même  ton, 

Monfieur  ,  je  ne  reconnois  plus  en  vous 
un  homme  d'honneur  ,  &  de  ce  pas  firaî 
par-tout  répandre  contre  vous  mes  plaintes. 

VAL  COUR,  avec  fatuité. 

C'eft-à-dire  ,  publier  ma  gloire  ,  &  le 
triomphe  de  fa  beauté. . .  Mais  on  n'a  jamais 
fait  tant  de  bruit  pour  fi  peu  de  chofe.  .  . 
Adoptez  un  peu  les  mœurs  françoifes.  . , 
P'aiÙeurs  ,  à  peine  fuis-je  poflé  devant  là 

Iv 


202    LE    DESERTEUR, 

ville» . .  Nous  n'en  fommes  pas  encore  à  la 
capitulation. 

Madame  LUZERE. 

Il  m*eft  impodible  de  répondre  à  un  pa- 
reil langage.  Allez  ,  Monlieur  ,  &  fâchez 
i^ûe  nous  mettons  au  rang  des  plus  triftes 
malheurs ,  la  néceffité  où  nous  fommes  de 
vous  ouvrir  nos  aziles. 


SCÈNE     VI  IL 

V  A  L  C  O  U  R  ,  feul. 

I  OuTES  ces  femmes,  au  premier  abord 
S'éfarouchert,  crient ,  tempêtent  ;  peu  à  peu 
•elles  s'humanifent ,  s'apprivoifent  ,  devien- 
nerJt  douces ,  douces  tant  qu'on  en  tombe 
las  î ,'.  Cet  original ,  avec  fon  air  mari. .  .  11 
m'a  paru  François.  .  .  C'efi:  quelque  réfu- 
gié...  Ma  foi,  nous  jouerons  îa'Comédie.». 
XjQ  pauvre  diable  1  il  ne  faut  pas  le  tuer. . . 
"iQu'il  végète  maritalement  fous  cette  zone 
pefante  ;  je  fuis  feulement  curieux  de  pouf- 
fer un  peu  l'aventure.  Il  faut  bien  s'amufer 
à  quelque  chofe  en  garnifon^»  fans  quoi  l'on 
péiiroit  d'ennui. 


Fin  ^uficond  Acîe, 


DRAM  E. 


203; 


ACTE     ï  I  L 


SCÈNE     PREMIERE. 

SAINT -FRANC,  Madame  LUZERE. 

SAINT-FRANC. 


E  vous  demande  mille  pardons,  Madame  ; 
c|efl:  un  étourdi  dont  le  cœur  n'efl  pas  mé- 
chant ;  mais  tout  nouvellement  échappé  de 
la  Cour ,  il  outre  la  foiie  françoife  ;  il  fe 
croit  tout  permis  ici.  Cependant  comme  je 
lui  connois  des  fentimens  d'honneur  ,  de  la 
j-aifon  même  par  intervalle ,  je  vous  protefle 
qu'à  l'avenir . . . 

Madame  LUZERE. 

N  en  parlons  plus  ,  Monfieur  le  Cheva- 
lier :  s'il  nous  a  caufé  quelque  défagrément, 
votre  honnêteté  fait  réparer  fes  fautes.  Si 
tous  les  Militaires  vous  relTembloient ,  oq 

Ivj 


204    LE     Di:3ERTEUR; 

endureroit  les  malheurs  de  la  guerre  avec 
bien  plus  de  réfignacion, 

SAINT-FRANC 

II  n'y  a  qu*une  jeunefTe  infenfée  qui  puifle 
fe  faire  un  jeu  d'un  métier  aulfi  férieux  ,  de 
qui  doit  faire  couler  nos  larmes  quels  que 
foient  nos  fuccès.Ceft  bien  allez  d'obéïr  à  la 
îiécellité  terrible  qui  nous  ordonne  ,  dans  les 
Batailles  ,  de  fermer  l'oreille  aux  cris  de  la 
jiature  &  de  la  pitié  ,  fans  encore  outre-paP 
fer  les  ordres  dans  les  momens  de  relâche  qui 
nous  {ont  accordés.  O  devoir  des  combats  ! 
devoir  cruel  !  lorfqu'il  faut  te  remplir,  j'im- 
pofe  à  peine  filencj  à  ce  cœur  qui  fe  fouleve  ; 
mais  la  Pa  rie  commande  ,  je  dois  l'exemple 
^u  Soldat  ;  on  n^eft  ilus  alors  que  le  bras  du 
Prince  qui  ordonne  le  carnage  ;  c'eft  lui  qui 
«n  répondra  devant  le  Juge  des  Rois.  Mais 
sulli  dans  les  intervalles  de  ces  fanglantes 
calamités,  je  redeviens  homme  &  me  fensun. 
befoin  de  paix.  Mon  ame  foupire  après  quel- 
que adion  généreufe.  Je  tâche  en  foula- 
geant  l'humanité  foulfrante  ,  de  réparer  les 
maux  dont  j'ai  été  le  fatal  &  l'aveugle  inftru- 
ment;  Ah  !  commrent  le  trifte  fpeéiacle  de 
îa  guerre  -  en  offrant  des  fcènes  fi  douloii- 
-eufes  ne  rendroit-il  pas  le  cœux  de  rhomme 
plus  tendre  &  plus  feniible  ? 


DRAM  E.  2or. 

Madame   LUZERE. 

Avec  des  fentimens  audi  nobles  ,  que 
vous  avez  du  fermer  de  plaies  fanglantes  , 
efl'uyer  de  larmes  ameres ,  épargner  de  ca- 
lamités ! . .  Mais  vous  devez  être  heureux  ; 
car  on  Teftjdès  qu'on  fe  plaît  à  faire  le  bien.,, 

S  A I  N  T  -  F  R  A  N  C. 
J'ai  eu  le  bonheur  d'apprendre  à  réfléchir 
en  avançant  en  âge.  L'infortune  ,  en  pre- 
mier lieu  ,  me  fit  prendre  les  armes  ,  l'ha- 
bitude m'en  a  fait  dans  la  fuite  un  pénible 
devoir.  Le  Ciel  m'a  favorifé  dans  les  com- 
bats. Je  ne  puis  pas  dire  cependant  avoir 
vécu  heureux  ,  à  moins  qu'on  ne  le  foit  eiî 
s'élevant  au-deÛTus  de  fon  fort. 

Maiame   LC/ZER  E. 
Cependant  le  rang  que  vous  occupez  peut 
avoir  des  avantages  dignes  d'être  enviés.  Il 
me  fembîe  qu'un  Officier ,  dans  plus  d'une 
occalîon  ,  joue  un  rôle  diflingué. 

SAINT- FRANC. 
II  eft  vrai ,  Madame ,  q.ue  cette  place  peut 
récompenfer  un  vieux  Militaire  de  les  longs 
ferviceb'.De  (impie  Soldat,  "e  fuis  parvenu  au 
grade  d'Officier.  Incorporé  depuis  cinq  ans 
dans  un  autre  Régiment  que  celui  où  je  fis 
l'apprentilTage  de  la  guerre  j  refté  pref^ue 


2-6     LE     DÉSERTEUR, 

feul  de  tant  d'autres  moîfTonnés  âmes  côtés , 
j'ai  remporté  des  Drapeaux  qui  ont  animé 
les  ferpens  de  l'envie.  Il  m'en  a  coûté  d'obte- 
nir la  place  de  Major.  Il  a  fallu  la  défendre 
contre  ceux  qui  la  briguoient.  Elle  m'a 
fait  des  ennemis  plus  implacables  ,  plus 
dangereux  que  tous  ceux  que  j'ai  com- 
battus. Le  Colonel  me  hait  ,  &  fa  haine, 
que  j'ai  bravée  ,  veille  &  faifit  le  moindre 
prétexte  pour  éclater.  Valcour  ,  dont  l'ef- 
prit  eft  fi  léger  ,  eO  plus  jaf{:e  que  fon  père. 
Son  cœur  eft  droit ,  fon  ame  eft  noble  ;  il 
s'eft  montré  dans  tous  les  tems  mon  défen- 
feur  ,  je  lui  dois  beaucoup  . . .  Mais  ,  croi- 
riez-vous  que  la  moitié  des  Officiers  ,  pla- 
cés ,  fans  aucun  fervice  ,  à  la  faveur  de  leur 
naiiîance  ,  croiriez-vous  ,  dis  -je  ,  qu'ils 
murmurent  de  me  voir  dans  le  rang  que 
j'occupe.  Je  les  entends  fouventdire  derrière 
moi ,  ce  n'efl:  qu'un  Officier  de  fortune.  Ils 
fe  fouviennent  de  mon  obfcure  origine  ,  ils 
oublient  les  cicatrices  dont  ce  fein  eft  cou- 
vert. 

Madame  LU  Z  ERE. 

Quoi  !  des  Guerriers  qui  fuivent  cnfem- 
ble  une  carrière  gloricufe  ,  qui  fervent  une 
:mere  commune  ,  la  Patrie  ,  connoître 
i'envie. 


DRAME.  Q.0% 

SAINT-FRANC. 

Mais ,  Madame  ,  ce  n'efl:  point- là  le  cha- 
grin qui  dévore  mon  cœur.  Ma  raifon  me 
met  aiiément  au-deflus  de  Tes  injuAices  ,  hé- 
las !  trop  familières  aux  hommes.  Je  me  fuis 
fait  dès  longtems  une  loi  de  voir  en  dédaia 
leurs  petites  padîons.  Que  depeinesplus  fe* 
erettes  me  confument  !  Elles  font  réelles  , 
elles  ne  font  point  nées  de  l'ambition ,  elles 
font  filles  de  la  nature...  Mai?  pardon  ,  j'ou- 
bliois  que  je  ne  vous  entretiens  que  de  moi... 
Ce  n'eft  pas  en  votre  préfence  que  je  dois 
gémir  ^eft-ce  à  moi  de  troubler  la  fcrénité 
de  votre  ame  ?  Vous  me  femblez  heureufe... 
Vous  êtes  mère  d'un  enfant  qui  doit  combler 
votre  félicité . . .  Vous  touchez  au  moment 
le  plus  beau  de  la  vie  ,  &  pour  elle  &  pour 
vous  . . .  Elle  eft  belle  ,  &  paroît  fi  douce!.* 
Vous  êtes  prête  enfin  à  la  marier.  Prenez 
bien  garde  ,  Madame  ,  de  vous  tromper  aa 
choix  de  fon  époux  . . .  Qu'il  feroit  cruel  de 
lui  voir  contrader  un  lien  funefte  qui  feroit 
l'infortune  de  fa  vie. 

Madame  L  U  2  E  R  E. 

Heureufement  que  le  eune  homme  à  qui 
je  la  deftine,  réunit  les  plus  e  <cellentes  quaî  - 
tés;  s'il  ne  lui  appointe  pas  les  mêmes  biens 
qui  compofent  la  dot  de  ma  fille  ,  je  le  re- 
garde comme  plus  pighe  par  le§  vertus  qu'ii 
pofléde, 


ûo8     LE    DÉSERTEUR, 
SAINT-FRANC. 

Ses  mœurs  vous  font  donc  bien  connues  > 

Madame  L  U  Z  E  R  E. 

Depuis  fept  ans  ,   elles  ne  fe  font  point 

démenties. 

S  A  I  N  T  -  F  R  A  N  C 

Il  vous  aime . . .   H  vous  refpede. 
Madame  L  U  Z  E  R  E. 

Comme  fi  j'étois  fa  mère. 

S  AI  NT -FRANC. 
Il  mérite  d'être  heureux...  JouilTez  de 
votre  bonheur. 

Madame  L  U  Z  E  R  E  ,  e/i  fourirant. 
Ah  Monfieur  !  l'apparence  du  bonheur  eft 
fouvent  trompeuie.    Ma  félicité  n  eft  pas  li 
grande  qu'elle  vous  le  paroît.   Chacun  a  les 
peines ,  &  plus  elles  font  renfermées .. . 

SAINT. FR  \NC. 
■    Comment,  Madame? 
Ma  lame  L  U  Z  E  R  E  ,  d'un  ton  un  v^u  contraint. 
On  a  fouvent  de  certains  intérêts  pour  ne 
*5as  tout  dire.  N'eft-il  pas  vrai  qu'il  faut  bien 
fe  connoitre  avant  de  rifquer  une  confiance 
qu'on    voudroit    quelquefois    hazardei  » 
JVous  vous  attendriliez. 


DRAME.  2op 

SAINT-FRANC. 

Je  fens  ce  que  vous  dites ,  Madame.  On 
brûle  quelquefois  d'épancher  fon  ame,  parce 
qu'on  foulage  ainfi  l'amertume  dont  elle  eft 
remplie.  Ce  c-zeur ,  comme  le  votre  ,  a  be- 
foin  de  s'ouvrir.  Je  ne  trouve  gueres  parmi 
ceux  qui  m'environnent  de  confident  intime. 
La  plupart  des  amis  que  favois  ,  m'ont  de- 
vancé dans  la  tombe ,  &  prêt  d'y  defcen- 
dre ,  irois-je  encore  former  de  nouveaux 
liens  pour  les  voir  rompre  aullitôt.  Je  ne 
vois  autour  de  moi  que  rivaux  ambitieux  , 
d'un  caradlere  fombre ,  ou  des  jeunes  gens 
pleins  d'inconfëquence  ,  profondément  oc- 
cupés de  frivolités  :  pas  un  ne  m'intéreffe 
aflez  pour  lui  confier  mes  peines  ;  mais  vous 
^tes  mère ,  Madame ,  vote  cœur  doit  répon-. 
dre  au  mien, 

(  Après  un  fileic?.) 

Ils  ignorent  tous  la  caufe  d'une  mélanco- 
lie profonde  ,  qu'ils  ne  favent  que  me  repro- 
cher. Oui  5  je  fuis  à  plaindre.  Je  ne  jouis 
ni  des  honneurs  ,  ni  des  plaifirs  attachés  à 
mon  rang  .  .  J'eus  un  fils  que  j'aimois.  .  . 
A  fon  entrée  dans  le  monde ,  je  n  avois  que 
des  larmes  à  répandre  fur  lui, . .  Aujour- 
d'hui que  la  fortune  m'a  fouii ,  que  je  pour- 
rois  lui  faire  un  fort  heureux  ,  j'ignore  ce 
jqu  il  cil  devenu, . .  Son  fouvenir  me  pour- 


210     LE    DÉSERTEUR, 

fuit  &c  ne  m'abandonne  point.  Héritier  de 
mon  infortune  ,  il  fut  iorcé  de  prendre  le 
parti  des  armes.  Il  porta  le  même  uniforme 
du  foldat  'que  je  commande  aujourd'hui. 
Aulli  dans  chacun  d'eux  ,  je  crois  voir  &: 
reconnoître  mon  enfant.  .  .  Tous  me  font 
chers.  .  .  Peut-être  vit-il  encore  ,  traînant 
une  vie  pénible  ou  languiflante. . .  Mais  je 
l'ai  perdu  ,  Madame  ,  &  d'une  façon  à  prefr 
x[ue  défirer  de  ne  le  retrouver  jamais. 

Madame  LUZERE 

Vous  vous  intéreflez  à  lacaufe  de  tous  les 

foldats  infortunés.  .  . 

S  A  I N  T^F  R  A  N'a.      ' 

Si  je  m'y  intéreflè  ! . . .  Mon  fils  eft  du 

nombre. 

Madame  LUZERE. 

Ah  ,  Monfieur  !  écoutez- moi.  Vous  l'a- 
vez dit  ,  je  fuis  mère.  C'eft  le  ciel  qui  vous 
a  conduit  ici  pour  rafîurer  mon  cœur.  Il 
brûle  à  fon  tour  de  s'expliquer.  La  con- 
fiance a  fcs  périls  ,  je  le  fais  ;  mais  ce  n'eft 
pas  quand  c'eft  vous  qui  l'infpirez.  Je  vais 
vous  livrer  le  fecret  de  ma  vie.  .  . 

SAINT-FRAMC. 

Tout  nous  réunit ,  Madame  5  franchife  , 


DRAME.  2ir 

candeur  ,  religion  ;  faut-il  pour  vous  rafîa- 
rer  attefter  ITionneur. .  , 

Madame  L  U  Z  E  R  E  ,  d'un  ton  dbanàonni. 

Non. . .  Votre  phifionomie  annonce  votre 
ame.  . .  Homme  compatiflant  &  généreux, 
recevez  l'aveu  de  mes  peines.  La  bienfai- 
fance  eft  en  vous  un  fentiment  auiïi  vrai  que 
profond. .  .  Guidez-moi  ,  inflruifez-moi. . . 
Depuis  votre  arrivée  ,  je  n'exifte  plus.  Sa- 
chez que  ce  même  jeune  homme  ,  qui  doit 
époufer  ma  fille  ,  à  Fheure  où  je  vous  parle, 
voit  le  trépas  fufpendu  fur  fa  tête.  .  .  Je 
vous  confie  fa  deftinée ,  fa  rndlheurcufe  del- 
tinée. . . 

SAINTFRAaNC. 

Achevez, , . 

Madame  L  U  Z  E  R  E. 

Hélas  !  fauvez-le  j  il  eft.  .  . 


212     LE     DESERTEUR, 

SCÈNE     II. 

Madame  LUZERE  ,  SAINT-FRANC  , 
CLARY. 

C  L  A  R  Y  ,   accourant  toute  éplorée. 

V  /  Ciel  !  . .  Ciel. .  .  Monfîeur  le  Cheva- 
lier ,  à  fon  fecours.  O  ma  mère.  .  . 

(hllê  tombe.) 

Madame  LUZERE,  la  relevant. 

Qu  eft-il  arrivé  ? 

SAINT-FRANC. 

Expnquez-vous...  Parlez...  Calmez-vous. 

CLARY,   refpiranî  à  peine. 

Des  gardes  emmènent  Durimel  ! 

Madame  LU Zl. RE. 
O  Dieu  ! 

CLARY,  au  milieu  desfanglots. 

Ils  font  entrés ...  Ils  fe  font  emparés  de 
lui . . .  Ils  le  conduifent  à  travers  tout  un 
peuple . . .  J'ai  vainement  couru  ;  Durimel 
fe  laiffoit  entraîner  fans  élever  aucun  cri  ^ 
aucun  gémiffement,  &  comme  s'il  étoit cou- 
pable, 


DRAME.  2T^ 

Madame  L  U  Z  E  R  E  ,  lomhant  aux  j>ieds 
de  Saint 'Franc  ,  qui  ne  lui  donne 
pas  le  tems  de  m'ittre  un  genou  en  terre. 

Ah  Monfieur  ! . .  Courez  ,  faites  qu'on 
le  délivre. ^  Votre  autorité  ,  dans  le  Régi- 
ment ,  doit  avoir  un  crédit  fur . . .  Embrafr 
fez  fa  caufe ...  Si  vous  faviez. 

SAINT-FRANC. 

J'embrafTerai  fa  défenfe  ;  mais  de  grâce  ,' 
achevez  un  aveu . . . 

Madame  L  U  Z  E  R  E, 
Ah  ! . .  (à  Clary,  )  Éloigne  toi .  ma  chère 
jille...    LaifTe-nous  un  infiant...  Éloigne- 
toi...  écoute  une  raere. 

CLARY  ,  foujire  &  fe  retire  inquîette 
G-  tremblante. 
Vous  vous  cachez  encore  de  moi ...  Ah  ! 
fi  cela  continue  ,  il  faudra  que  je  meure. 


3%%, 
1^## 


âr4     LE    DÉSERTEUR, 


SCÈNE    III. 

SAINT -FRANC  ,  Madame  LUZERE. 

Madame  LUZERE,  jtrend  Saint-Franc  , 
l'amené  fur  le  bord  du  Théâtre  ,  &-  lui  dit 
d'une  voixhajje  ^  fupfliante. 

J  E  m'abandonne  à  vous.  Écoutez  fi  j'ai 
lieu  de  frémir ,, .  Ce  jeune  homme  pour  qui 
je  vous  implore  ,  efi  Déferteur  de  votre 
Kégiment. 

SAINT-F  RANG,  recule  en  arrière  s 
en  jettant  un  cri  douhureux, 

;    Seroit-il  poflible  ? 

Madame  LUZERE. 
Hélas  !  Il  efl:  perdu  ,  fi. , . 

SAINT-FRANC,  avec  véhémence» 
Vous  m'avez  percé  le  cœur. 

Madame    LUZERE. 
Puis-je  compter  fur  vous  ?  , . 
SAINT-  FRANC. 
Ah  !  vous  ne  favez  pas  tout  ce  qui  s'eil 
paflTé  dans   mon  ame.  . .  Comme  elle  s'eft 
ébranlée.  . .  Madame  ,  ce  cœur  efl:  plus  dé- 
chiré que  le  vôtre* 


DRAME.  21  f 

Madame    L  U  Z  E  R  E. 

Ceft  rhumanité  qui  fe  fouleve  ,  ^  qui 
vous  parle  en  fa  faveur. 

SAINT-FRANC. 

Oui  fans  doute.  ..  Mais  ne  vous  y  tromr 
pezpas.  Il  s'y  Joint  un  intérêt  plus  vif,  plus 
touchant  &  plus  fort.  Que  de  fois  ,  de 
malheureux  Déferteurs  mont  fait  mourir 
d'effroi  !  il  n'eft  plus  tems  de  vous  le  ca- 
cher ,  apprenez  que  mon  fils  eft  Déferteur 
auffi.  H^las  !  Aucun  d'eux  ne  me  fut  amené', 
que  tout  mon  fang  ne  fe  foit  glacé ,  que  je 
n'ayecrule  reconnoître.Tantde  fois  trompé, 
le  ferai- je  aujourd'hui?..  O  Dieu  !  Tu  fais 
combien  je  fou  pire  après  fa  vue  ,  &  comme 
je  tremble  de  le  retrouver. 

Madame  L  U  Z  E  R  E. 

Que  m'apprenez  vous?  ..  Quel  preflentî- 
ment  vient  me  faifir  !  Mais  ,  Durimel  eft  le 
fils  d'un  foldat.  Élevé  dans  la  mémereligiori 
que  la  nôtre  ,  le  Languedoc  fut  fa  patrie, 

SAINT-FRANC,  avec  la  rlusgranâe 

émotion. 

Que  dites-vous  ?  Arrêtez ,  Madame.  .  ; 

Le  Languedoc  !  Je   naquis  fous  le  même 

ciel  î  mais^  je  n'ofe  vous  cmire  encore.  .  . 

Une    idée  auiîi   chère. , .  Auifi  cruelle. ,  i 


fei(5     LE    î:)ÉSERTEUR, 

Ah  !  je  ne  puis  en  foutenir  l'incertitude.  . . 
Je  vais. .  .  Je  vols  à  lui. 

Madame  L  U  Z  £  R  E  ,  feule. 

Que  de  combats  à  foutenir  !  de  terreur  à 
ëtoujïcr  !  ô  Dieu  ,  prête -moi  le  courage 
néceflaire. . . 


SCÈNE     IV. 

Madame  LUZERE  ,  CLARY. 

C  L  A  R  Y  ,  revenant  à  fa  mère. 

J\  H  ,  ma  mère  !  tout  mon  corps  frif-. 
fonne. .  .  Je  pleure  malgré  moi. 

Madame  LUZERE, 
Raiïurez-vous. 

CLARY. 

Que  je  me  rafTure  !  &  vous  êtes  auflî  pâle  ; 
âufli  tremblante  que  moi. 

Madame    LUZERE. 

Cruelle  fille  !  Laiflez-moi  refpirer  ;  c'eft 
vous  qui  m'effrayez. 

CLARY. 

Mais ,  dites-moi.  D'où  vient  qu'on  l'ar-» 
ic.tç  ?  Que  fignifioient  ces  mots  interrom- 
pus , 


DRAME.  SLïj 

pus  ,  ces  foupirs  ,  cette  triftefle  profonde 
qui  perçoit  à  travers  les  expreffions  de  fon 
amour.  Il  n'étoit  plus  le  même.  Croyez- 
vous  en  avoir  impofé  à  mon  oeil.  Ce  vieux 
Chevalier  qui  vous  quitte  ,  je  lai  vu  fortir 
le  vifage  altéré. 

Madame  LUZERE. 

Il  a  fes  peines. 

CLARY. 

Je  meurs  mille  fois  de  ce  fîlence  cruel. 

Ma-lame   LUZERE.  avec  une  tranquilhé 

Jorcée. 

Je  vous  le  répète  ,  Clary  ;  votre  imagina- 
tion prompte  à  fe  forger  des  maux  ,  fera  le 
fupplice  de  votre  vie. 

CLARY. 

Hélas  !  Vous  voulez  que  je  fois  tranquille  , 
&  les  malheurs  de  la  guerre  viennent  fondre 
jufques  dans  notre  maifon.  Comme  tout  eft 
changé  !  Je  ne  vois  que  des  vifages  farouches 
ou  infenfibles  à  nos  douleurs.  Vous  même 
diflimulez  avec  moi  Ne  fuis- je  plus  votre 
Claïy  ?  Ah  !  ma  mère ,  eft-ce  ainfî  que 
mon  hymen  va  fe  célébrer. 

Madame  LUZERE. 

Ton  hymen  ! . .  (  appcrctvant  M.  Ho5iau.) 
Mais  que  nous  veut- il  encore ,  &  que  vient* 
il  annoncer? 

JomeL  K 


2î8     LE    DÉSERTEUR. 


j«iin  mil  r—f ■■■ 


SCÈNE     V. 

Madame  LUZERE,  CLARY, 
M.   HOCTAU. 

M.    HOCTAU. 

\  O  I  L  A.  donc  enfin  la  mine  éventée. 
L'homme  qui  devoir  me  faire  fauter  en  l'air 
n'efl:  pas  à  fon  aife  à  préfent.  Cela  efl:  fès 
fâcheux  pour  vous ,  Mefdames  ;  mais  n'ai  je 
pas  tou' ours  prédit  que  cet  aventurier  fini- 
roit  mal  ?  Vous  n'avez  pas  voulu  écouter 
mes  confeils.  Il  n'eft  plus  tems  ;  voyez  le 
bel  honneur  que  cela  va  vous  faire. 

Madame    LUZERE. 

Sortez  ,  Monfîeur  ;  laiffez-nous  libres; 
nous  ne  fommes  pas  en  état  de  vous  en- 
tendre. 

M.  HOCTAU. 

Vous  favez  donc  la  fin  de  l'hiftoire.  Je 
îne  fuis  trouvé  là  ,  moi.  A  peine  conduit  à 
la  première  garde  ,  qu'un  vieux  Sergent  l'a 
reconnu  tout  d'abord. 

Madame  LUZERE. 
(  à  /<îrr.)  Malheureufe  1  (  voulant  emmener 


B  R  A  M  E.  2^^ 

fa  fille.)  Viens  ,  ma  fille  ,  viens,  ma  chère 
Uary  Fuyons  Ton  afpeâ  ;  il  ne  peut  que 
nous  affliger.  ^       ^ 

C  L  A  R  Y  ,  r(fîjlanî. 
Non.    .  Le  fupplice  que  j'endure  efl  au- 
deflus  de  tout  ce  que  vous  pouvez  m'ap- 
prendre.  ^ 

Madame    L  U  Z  E  R  E. 
Ah  !  mon  enfant  ...  prie  de  ne  rien  favoîr. 
lu  ne  le /auras  peut-être  que  trop  tôt. . . . 
Arme-toi  de  courage.Ton  amant  infortuné... 

CLARY. 
Eh  bien  ? 

{Madame  Luiere  ne  peut  lai-Ier.) 
M.  HOCTAU. 
Elle  Ignore  que  c'eft  un  DeTerteur. 

CLARY,  jmam  un  cri. 
Déferteur  !  i:.ft-il  bien  vrai,  ma  mère  ? 
(Elle  tombe  dans  les  Iras  de  fa  mère.) 
M.     HOCTAU 
Ceft  ce  jeune  Officier  qui  Fa  décelé.  Le 
Confeil  de  guerre  sWemble.  Son  procès  eft 
tout  tait,  dit  on ,  pour  demain  à  la  ^arde 
montante.  ^ 

Madame  L  U  Z  E  R  E  ,  avec  indignation 
^  Sortez  de  ma  préfence ,  &  n'y  reparoifTez 
jamais  ,  homme  vindicatif  &  méchant ,  qui 

Kij 


220     LE    DÉSERTEUR, 

venez  jouir  du  malheur  qui  nous  opprime  ! 

Retirez-vous  ,  &  laiflez-nous  à  nos  tour- 

mens. 

M.    H  O  C  T  A  U  ,  en  s'en  allant. 

Eft-ce  ma  faute ,  à  moi ,  fi  fes  compatrio- 
tes font  deux  cent  lieues  pour  venir  ici  lui 
caffer  la  tête  ? . .  Mais  nous  nous  reverrons 
après  le  premier  feu. 


SCÈNE      VI. 
Madame    LUZERE,CLARY. 

C  L  A  R  Y  ,  après  un  fdence. 

XJE.  voilà  donc  révélé  ,  ce  terrible  fecret. 
Quoi  !  Durimel  eft  arrêté  comm.e  Défer- 
teur. . .  Il  eft  au  milieu  des  Soldats. .  .  Il  eft 
peut-être  condamné.. .  Il  va  périr. . .  Juges 
cruels  !  mes  larmes  pourront-elles  vous  ap- 
paifer.  Ah  !  courons  le  fauver,  ou  mourons. 
Madame    LUZERE. 

Arrête  ,  ma  chère  Clary.  Recueillons 
notre  ame  ,  &  nos  forces  ;  commande-toi 
un  inftant.  Ole  efpérer.  J'attends  le  vieux 
Oievaîier...  Pvla  fille  ,  au  nom  de  l'amour 
que  j'ai  pour  toi  ,  élevé  ton  ame,  &  ap- 
prends à  fupporter  les  revers  de  la  vie. 


DRAME.  121 

C  L  A  R  y. 

Je  touchois  au  bonheur. 

Madame  LUZERF. 

Ceft  ainfi  qu'il  fe  joue  des  mortels ,  & 
tu  n'es  pas  la  feule  infortunée  qui  géraifle 
fous  un  coup  imprévu. 

CLARY. 

Durimel  !  Durimel  !  quelles  font  à  pré- 
fent  tes  penfées.  Je  fens  que  ton  cœur  m'ap- 
pelle ...  Je  crains  de  te  revoir.  De<;  (enti- 
mens  inconnus  à  mon  ame  la  rempliflent  & 
Tépouvantent  :  comme  tout  eft  délert  &  lu' 
gubre  autour  de  moi ,  &  quel  défefpoir  af- 
freux m'attend  ! 


»aiiU'l>WilJ*WyTt't 


SCÈNE     VII. 

Madame    LUZERE,    CLARY, 
VAL  COUR. 

Madame     LUZERE. 

V^  U  E  vois-je  !  Ah  !  fuyons. 
V  A  L  C  O  U  R. 

Vous  voyez  un  homme  qui  vient  d'«tr« 
étrangement  furpris. 

K  iij 


222     LE    DÉSEP.TEUR, 

C  L  A  R  Y. 

Vous  êtQS  un  monftre  ,  &  nous  maudlf- 
fons  l'heure  où  vous  avez  touché  le  feuil 
de  cette  maifon. 

Madame    LUZERE. 

Quoi  !  vous  avez  été  afTez  lâche ,  alTez 
cruel  pour  vous  rendre  le  délateur  d'un  in- 
fortuné que  vous  auriez  du  protéger  j  & 
vous  ofez  encore . . . 

VALCOUR. 

Qui  moi  ,  délateur  !  (arrêtant  Clary.) 
Arrêtez  ,  de  grâce  écoutez  moi.  Je  vois 
que  mon  coeur  ne  vous  eft  pas  connu.  Vous 
m'avez  mal  jugé.  J'ai  peut-être  pu  y  donner 
lieu  ;  mais  fi  je  me  fuis  permis  quelques  lé- 
gèretés indifcretes,  dans  une  pareille  affaire  , 
toute  frivolité  celTe.  J'en  jure  par  l'hon- 
neur ;  non  jamais  mon  cœur  ne  s'eft  fenti  Ci 
vivement  touché  ,  que  lorfque  je  l'ai  re- 
connu . . .  J'en  ai  pleuré  de  pitié  . . .  Ah  !  fi 
vous  m'euffiez  confié  fon  fort ,  j'aurois  pu 
Je  fauver... 

Madame    LUZERE. 

Ce  n'eft  pas  vous  qui  l'avez  fait  arrêter? 

VALCOUR,  avec  chaleur  ù'  noblejje. 

CefTez  une  imputation  aiiflTi  odieufe  ;  je 
Tougirois  de  la  combattre.  Que  la  grâce  de 


DRAME.  225 

tous  ces  infortunés  n*eft-elle  entre  mes  mains, 
aucun  ne  périroit  !  Mais  que  dis-je  ,  ne 
dérefperez  pas.  Le  Colonel ,  fous  lequel  il 
a  fervi  ,  efl:  mon  père.  Je  vole  à  fes  pieds. 
Je  les  en  brafTe,  je  preife,  je  follicite  fa  grâce; 
je  l'obtiendrai.  Plus  de  repos ,  plus  de  tran- 
quilité  pour  mon  cœur ,  que  votre  amanç 
ne  foit  libre  ,  &  que  vous  ne  foye?  unii. 
C'eft  çn  vous  le  rendant  que  je  me  vengerai 
de  vos  foupçons.  Vous  verrez  que  la  légè- 
reté du  François  neft  pas  incompatible 
avec  la  fenfibilité  ,  &  que  l'étourderie  n'ex^ 
clud  pas  toujours  les  vertus.  Adieu  ,  les 
momens  font  chers ,  &  je  cours  les  em- 
ployer. 

Madame    LUZERE. 

Ah  !  s*il  eftainfi ,  Monfieur,  pardonnez.,; 


SCÈNE     VIII. 

Madame- LUZ  ERE,  CLARY. 
CLARY. 


O 


Serons-  nous  efpérer ,  dites-moi  ^^ 
l'oferons-nous  ? 

Madame   LUZ  ERE. 

Oui  5  ma  chère  fille.  Nous  ne  fommes  pas 

Kiv 


524      LE    DÉSERTEUR, 

encore  certaines  de  notre  malheur.  Le  corps 
généreux  des  Officiers  fauve  tous  ceux 
qu'ils  peuvent  fauver.  Penfe-tu  qu'on  or- 
donne de  fang  froid  la  mort  d'un  homme  ? 

CLARY. 

Ah  !  ils  pleurent  tous  ,  &  ils  condam- 
nent . . .  i-ia  clémence  leur  efl:  étrangère . . . 
Mais  pourquoi  ne  courons-nous  pas  à  lui  ? 
II  a  befoin  de  nous.  Mon  cœur  eft  tour- 
menté 5  &  le  fien  éprouve  tout  ce  que  je 
fens  . . .  S'il  mouroit . . .  Affireufe  image  ! 
Ciel  1  frappe-moi  avant  lui. 

Madame  L  U  ZERE. 

Allons  au  devant  du  vieux  Chevalier  ; 
c'eft  notre  Dieu  tutélaire  ,  tu  connoîtras 
fon  ame . . .  Tes  pas  chanceient  ! 

CLARY. 

Je  me  trouve  foible  ,  j'éprouve  un  ferre- 
ment de  coeur  inexprimable. 

Madame  LU  ZERE. 

Viens  ,  chère  enfant  ,  appuie-toi  fur 
Eîon  fein. 

^Elles  fortsnî  appuîées  l'une  fur  l'autre.) 

Fin  du  troifiémz  ABe, 


DRAME.  22/ 

ACTE    IV. 

SCÈNE     PREMIERE 
SAINT-FRANC,  VALCOUR. 

V  A  L<:  O  U  R ,  fuh'zn:  Saint-Franc. 

\^  U  E  je  te  laifle  !..  &  c  efl:  à  ir.oi  que  tu 
peux  le  dire  ?  Je  ne  te  quitte  pas.  Comme 
dans  un  inftant  tous  tes  traits  font  change's  1 
Je  t'ai  vu  fortir  de  la  falle  du  Confeil  , 
pâle  ,  &  la  mort  dans  les  yeux  :  Quelle  im- 
preflion  profonde  &  terrible  ce  malheureux 
a  fait  fur  ton  ame  !  Tu  fais  tout  ce  que  j'ai 
dit ,  tout  ce  que  j'ai  tenté ...  Tu  voudrois 
parler  ,  tu  te  tais  !  ne  fuis- je  plus  ton  ami  ? 
Ah  !  la  pitié  qui  te  parle  en  fa  faveur  eft 
fans  doute  refpe(ftable  ;  mais  qu'elle  n'aille 
pas  te  précipiter  dans  le  tombeau  avec  l'in- 
fortuné que  tu  ne  peux  fauver. 

Kv 


22(5     LE    DÉSERTEUR; 

SAINT-FRANC 

Valcour  !  en  tout  tems  ton  amitié  me 
fut  utile  &  chsre.  Aye  pitié  du  plus  mal- 
heureux des  hommes.  J'adopte  tous  les  in- 
fortunés ;  mais  celui-ci ,  hélas  !  je  l'ai  vu 
trop  tard.  Va  trouver  ton  père.  Tu  fais  que 
ma  voix  l'endurciroit  au  lieu  de  le  fléchir. 
Obtiens  feulement  un  délai  ,  &  je  ferai  le 
plus  heureux  des ...    Va  ,  &  lailTe-moi. 

VA  I  COUR. 

Je  te  laîffe  pour  fervir  ta  générofîté ,  que 
j'admire  ,  &  que  je  dois  imiter  ;  mais  pro- 
mets-moi de  ne  la  point  porter  à  l'excès. 
Calme-toi  »  digne  &  refpedable  ami. 

SAINT-FRANC. 
Oui ,  mon  cher  Valcour ,  je  ferai  plus 


calme. 


{Vodcour  fort) 


DRAME.  227 


SCÈNE    IL 

SAINT-FRANC,  feul 

JMpénétrable  Providence  !  tu 
veux  rendre  la  fin  de  ma  carrière  trifte  Se 
funefle  ! . .  Hélas  !  il  devoit  faire  la  confo- 
lation  de  ma  vieillefle.  Ah  !  quand  ma  main 
guidoit  en  paix  fes  premiers  ans  ,  j'étois  loin 
de  prévoir  que  cette  même  main  devoit  un 
jour  le  conduire  à  la  mort  !  Je  lai  vu  lan- 
guiffant  au  berceau ,  il  étcit  dans  cet  âge 
où  la  douleur  n'arrive  point  jufques  à  l'ame  , 
oii  loin  des  horreurs  du  trépas  ,  l'enfant 
meurt  comme  il  s'endort  ;  mes  voeux  ardens 
ont  fatigué  le  Ciel.  Je  l'implorois  pour  qu'il 
prolongeât  fa  vie...  Je  ne  favois  pas  alors 
ce  que  je  demandois  , , .  Ah  1  coulez  mes 
larmes ,  coulez. 


Kv} 


228     LE    DÉSERTEUR; 

•t.'  ■ — •""— - — ^ ■■"  ■■■-^ 

SCÈNE     1 1 1. 

Madame   LUZERE  ,  SAINT -FRANC. 

SAINT-FRANC,  allant  à  Madams 

Lu-iere. 

J^  P  A  R  G  N  E  z-moi ,  Madame ,  épargnez- 
îïîoi  !  je  l'ai  vu  ,  je  l'ai  reconnu . . .  Oui  , 
c'eftmon  fils. 

Madame    LUZERE. 

Durimel , . .  votre  fils  ! 

SAINT-FRANC,  avec  une  douleur  nolïe. 

II  n'efl:  que  trop  vrai.  Je  redoutois  ce 
coup  ,  il  n'a  pas  rr.anqué.  C'eft  contre  moi 
que  s'épiîîfent  tous  les  traits  du  malheur.  Je 
défie  maintenant  le  fort  de  me  porter  des 
coups  plus  fenfibles.  Je  m'efforcerai  de  mon- 
ter mon  ame  à  un  degré  auffi  haut  que  ce- 
lui de  (es  infortunes.  Dans  un  moment  je 
vais  connoître  ce  qu'eft  mon  fils.  Si  fon 
cœur  eft-  grand  il  faura  mourir ...  Le  refte 
fera  bien  aifé  ,  je  n'aurai  plus  qu'à  1© 
fuivre. 

Manama    LUZERE 

Maïs  ,  s'il  efi:  votre  fils,  n'êtes-vous  pas  un 
4ç  fes  Juges.  Ne  peut- on  pas  j  en  faveur  de 


DRAME.  :i29 

ces  titres,  &  des   fervices  que  vous  avez 
rendus  à  la  patrie . . . 

SAINT-FRANC. 
La  loi  eft  inflexible,  &  ne  connoît 
perfonne.  Elle  n'eft  mcme  facrée  qu'autant 
qu'elle  eft  aveugle. 

Madame    LUZERE. 

Quoi  !  votre  fang  prodigué  dans  les 
combats . . . 

SAINT-FRANC. 

Viens  à  mol ,  confiance  héroïque  ,  viens 
affermir  ce  cœur  chancelant.  C'eft  pour  la 
dernière  fois  que  j'aurai  courbé  ma  tête  , 
que  je  me  ferai  humilié  /ufqu'à  la  prière.  Je 
vous  l'ai  dit ,  Madame  ,  le  Colonel  efl  mon 
ennemi.  Il  eft  altier  ,  il  eft  inexorable.  Si 
je  difois  un  mot  ,  je  ne  ferois  que  hâter  la 
mort  de  mon  fils.  Hier  ,  faifiifant  l'époque 
de  cette  défertion  ,  il  ofa  m'accufer  ,  en 
plein  Confeil ,  de  trop  d'indulgence  envers 
les  Déferteurs.  Il  eft  vrai  que  j'ai  caufé  le 
fa!ut  de  plufieurs  ;  mais  toi,  malheureux, 
tu  n'échapperas  point ,  parce  que  tu  es  mon 
fils  î  J'ai  porté  la  parole  terrible  de  n'embraf- 
fer  la  défenfe  d'aucun.  Je  ne  favois  pas 
qu'elle  dût  retomber  fur  la  tête  qui  m'eft  la 
çk-s  chère  ...  Au  refte  ,  Madame  ,  ne  tra- 
hiffez  pas  ce  fecret  important»  Je  fais  quand 
il  faudra  le  révéler. 


230     LE    DÉSERTEUR, 

Madame  LUZ  ERE. 

Que  tardez-vous  ,  allez  trouver  les  an- 
ciens compagnons  de  vos  exploits  ;  écriez- 
vous  devant  eux  :  Ceft  mon  fils  que  vous 
allez  mettre  à  mort.  Alors  leurs  cœurs 
attendris... 

SAINT-FRANC. 

Je  ne  le  fauverois  même  pas.  Sa  mort  eft 
{ignée  depuis  fept  ans  ,  6c  TArrét  eft  irré- 
voquable.   J'ai  vu  prefque  toutes  les  voix 
palier  à  fa  condamnation.  Ah  !  fi  fa  grâce 
ctoit  poflible  ,  penfez-vous  que  je  balance- 
rois  un  feul  inftant  ?  que  la  caufe  des  Rois 
combattroit  celle  de  la  nature  ?  Un  intérêt 
auffi  cher  que  celui  de  fes  jours ,  m'oblige 
à  dévorer  mes  larmes  en  filence.  La  Reli- 
gion de  nos  pères . . .  Vous  m'entendez  , 
Madame.   Si  je  laiflois  échappe»-  mes  cla- 
meurs paternelles  ,  un  zèle  fanatique  l'arra- 
cheroit  bientôt  de  mes  bras.   Ils  me  prive- 
roient  de  fa  vue  &  de  fes  derniers  momens. 
Dans  ces  momens  aff;  eux  ,  accompagner 
fes  pas ,  m'attacher  à  lui ,  eft  la  feule  con- 
folation  qui  me  refte. 

Madame  LUZERE- 
Et  vous  vous  êtes  dérobé  à  fa  vue  !  ft 
fes  regards  ne  fe  font  point  fixés  fur  un 
père  .1 


DRAME.  23* 

SAINT-FRANC. 

Ce  n'étoit  point  là  où  je  vôulois  qu'il  me 
retrouvât.  Il  étoit  aulli  loin  de  me  croire 
dans  ce  grade  &  dans  ce  Régiment ,  que 
tous  ceux  qui  m'cnvironnoient  étoient  loin 
de  foupçonner  que  cet  infortune  étoit  mon 
fils.  Dans  mon  malheur  ,  j'ai  goûté  du  moins 
quelque  joie.  Ce  coeur  a  été  fatisfait  de  Ton 
courage.  J'ai  reconnu  mon  fang.  Il  n'a  af  *; 
fedé  ni  une  contenance  hardie  ,  ni  une  con- 
tenance abattue.  Il  ne  s'cft  point  humilié 
devant  Tes  Juges  pour  mendier  la  vie.  Il  a 
répondu  aux  interrogations  fans  fierté 
comme  fans  toiblefle.  Tranquille  ,  &  pouf- 
fant quelques  foupirs  par  intervalles  ,  mes 
yeux  ,  que  je  détournois ,  retoi  boient  tou- 
jours fur  les  fiens.  Je  (uis  rcOé  aufli  ferme  , 
êc  j'ai  eu  la  confiance  de  difputer  pour  lui 
un  trépas  qui  ne  fût  point  infamant.  Au 
ir.oment  de  figner  j'ai  cependant  fenti  ma 
main  trembler  ,  &  mon  caur  a  failli  me 
trahir. 

Madame    L  U  Z  E  R  E. 

Comment  avez- vous  pu  don  pter  ce  mour 
vement  de  la  nature  ? 

SAINT    FRANC. 

Il  faudroit  être  moi  pour  le  favoir;  maî* 
îl  le  falloit.  J'ai  prié  qu'on  le  laiflât  îiLre, 
jufqu' a  rheure  où  Ion  Arrêt  doit  être  Qxé-z 


'^S2     LE    DESERTEUR  , 

cuté.  J'ai  répondu  de  fa  perfonne.  Il  n'y  a 
que  vous ,  Madame ,  qui  fâchiez  un  fecret 
que  je  voulois  encore  renfermer  dans  mon 
fein  ;  &  fans  le  bien  que  vous  m'avez  dit  de 
lui ,  j'aurois  héfité  à  vous  le  confier.  Oui  , 
fi  j'eufle  trouvé  mon  fils  indigne  de  moi ,  il 
ne  ni'auroit  jamais  connu  ;  mais  je  fens  que 
ce  cœur  paternel  voie  au  devant  de  lui.  Il 
me  tarde  de  l'embrafTer  ,  de  l'inonder  de  mes 
larmes  ,  de  le  prefTer  fur  ce  cœur  gemiffant. 
C'eft  alTez  combattre  ,  qu'il  vienne  !  qu'il 
tombe  dans  mes  bras  ! 

Madame  L  U  Z  E  R  E. 
Dieu  ,  je  le  reverrai  ! 

SAINT-IRANC. 
Je  meurs  d'i;r,patience  ,  &  je  frémis  du 
moment.  Madame  ,  j'aurai  befcin  d'être  feul 
avec  lui.  Il  me  femble  toujours  l'entendre 
venir.  Je  ne  me  trompe  point  ,  ou  cette 
fois . . . 

Madame   L  U  Z  E  R  E. 

Ses  regards  vont  me  chercher  ,  &  ne  me 
trouvant  point ... 

SAINT-FRANC. 
LaiiTez-nioi ,  je  fuis  jaloux  de  poflTéder  fes 
derniers  momens ...  II  me  les  doit  ! 
(  Madame  Lujer«  fe  retire,) 
Ciel  f  le  voici  ! 


DRAME.  251 

: >       '■  '   % 

SCÈNE      IV. 
SAINT-FRANC,   DURÎMEL. 

D  V  Kisiti  ,  environné  de  Soldats  ,  entre  p 
les  cheieux  épars  ,  &  habillé 
ccnformément  à  fa  fauatiott, 

SAINT -FRANC,  à  part. 

\^J  Mon  Dieu  !  laiiTe-moi  vivre  encore 
une  heure  ,  &  je  t'abandonne  le  refte  de  ma 
vie, 

(Il fait figne aux  Soldats  de fe  retirer,  f-sfont 
cenfés  demeurer  ci  la  porte.) 

DURIMEL    ,    dans  le  fond  du  Théâtre, 

Je  cherche  Clary  ,  &  je  crains  de  la  ren- 
contrer. Il  faut  que  je  la  voye  avant  de 
mourir.  Ceft  elle  qui  doit  me  plaindre  Se 
me  confokr.  Hélas  !  on  me  fuit ,  on  n'ofe 
me  revoir ,  on  tremble  de  m'aborder. 

( i^ppercerant  Saint-Franc  ,  &  courant 
vers  lui.  ) 

Ah  !  Monfîeur ,  c*eft  à  vous  que  je  dois  la 
liberté  de  revoir  ces  lieux  qui  me  font  â 
chers ...  A  ce  bienfait  ,  il  faut  que  vous 


234    LE    DÉSERTEUR, 

en  ajoutiez  un  autre . , .  Vous  feul  pouvcE 
le  remplir.  De  tous  mes  Juges  ,  vous  m'a- 
vez paru  le  plus  attendri  fur  mes  malheurs. 
Mes  malheurs  font  grands . . .  Vous  me 
voyez  pleurer  ;  mais  ce  n'eft  pas  fur  moi  que 
je  répands  des  larmes.  (  arrivant  fur  te  bord 
du  ihéâire,  O  mon  père  î  mon  père  !  Le 
Ciel  a-t  il  prolongé  tes  jours  ?  Que  vas-tu 
devenir  ,  fi  jamais  la  fin  de  ma  trifte  défti- 
née  parvient  jufqu'à  toi  ?  (tirant  une  lettre  de 
fonfe.n.)  PuilTe  cette  lett  e  te  confoler  ,  en 
apprenant  dans  quels  fentimens  j'ai  terminé 
ma  vie.  Je  fuivrai  tes  leçons  jufqu'au  der- 
nier foupir.  Je  chérirai  la  vertu  ,  la  Reli- 
gion,  l'honneur,  (il  bai'e  'a  lettre  avectranf- 
port.  )  Parois  à  une  vue  fi  chère ,  gage  pré- 
cieux de  mon  amour  ;  tu  rendras ,  après 
moi  j  ma  parole  vivante.  Si  fes  yeux  peu- 
vent te  lire,  je  revivrai  pour  lui  dans  ce  moi 
ment,  (allant à  Saint-Franc.)  Monfieur  ,  il 
n'y  a  que  le  nom  &  la  Compagnie  ,  qui 
pourront  vous  aider  à  la  faire  parvenir  à  fon 
adrefle.  Mon  père  eft  un  Soldat  don  le 
Régiment  a  paflé  les  mers.  Ce  RégiTjer.t 
ayant  beaucoup  foufïert ,  a  été  incorporé 
dans  un  autre  ,  dont  j'ignore  le  nom.  Je 
vous  en  conjure  ,  ne  négligez  pas  vos  re- 
cherches ;  je  mourrai  content  u  vous  me  le 
promettez, 


DRAME.  25^. 

SAINT 'FK  AN  C  .aprêsunfdence. 
Donnez. 
(  Saint-Franc  frend  la  lettre ,  rompt  le  cachet ,  ty  la 
parcourt  ;  cette  aâiion  jone  Durîmel  à  le  fixer, 
Saint-Franc  ouvre  fes  bras  tout  tremblans  »  &• 
s'écrie  avec  l'ame  d'un  psre.  ) 

Mon  pauvre  Charles  ! 

DURIMEL. 
Dieu! 

SAINT-FRANC. 

EmbrafTe  ton  père. 
(  Le  jiere  s'ajpuie  fur  F  épaule  de  fon  fils  ,  ils  de* 
meurent  eitthraj^és.  Durimel    met ,  un  genou  en 
terre,  Çy  fe  faifit  des  mains  de  fon  f  ère  ,  quU 
iaife  avec  une  tendrefie  repe5îueufe.) 

DURIMEL. 

Mon  père  !  dans  quel  état  !  Grâces  aa 
Ciel ,  c'eft  vous  !  Quel  heureux  moment  ! 

SAINT-FRANC. 

Oublie -tu  le  moment  qui  doit  le  fuivrc  ? 

D  U  R I M  F  L. 

Je  l'oublie  !  je  voulois  vous  voir  encore 
avant  de  mourir.  Je  bénis  la  faveur  du  Ciel  , 
qui  me  permet  à  ce  prix  d'embraller  vos 
genoux...  Grand  Dieu  !  pour  un  tel  mo: 
ment ,  oui  je  t'offre  volontiers  ma  vie. 


i236    LE    DÉSERTEUR, 
SAINT-FRANC. 

Mon  cher  fils  !  tu  te  fens  donc  la  force 
ide  te  foumettre  à  cette  main  invifîble?  .... 
Dis  ,  conferveras-tu  ce  courage  jufqu'au 
dernier  inftant. 

D  U  R I  M  E  L. 

J'y  fuis  réfolu  ,  quoique  mon  coeur  ait  à 
regretter  . . .  &  fî  quelque  trouble  vient  l'af- 
foiblir  ,  ô  mon  père  !  c'eft  de  vous  que  j'at- 
tends un  regard  qui  me  rende  toute  ma  fer- 
meté. 

SAINT-FRANC. 

Ton  père  malheureux  ,  n'a  que  ce  trifte 
bienfait  en  fon  pouvoir.  Je  ne  te  quitte 
plus.  T'affermir  ,  t  encourager ,  eft  un  droit 
trop  précieux ,  fans  doute,  &  que  ie  ne  cède 
à  perfonne . . .  Voilà  pourquoi  j'ai  caché  à 
tous  que  tu  éîois  mon  fils . ..  Emploi  terri- 
ble &  cher  ,  j'efpere  ta  remplir  ! 
DU  RI  M  EL. 

Vous  y  ferez  ,  mon  père  ! 

SAINT-FRANC. 

Ignore- tu  que  c'eft  moi  qui  donne  le  (î- 
gnal  ?  Tout  Déferteur  a  trouvé  en  moi  uh 
père.  Je  croyois  te  voir,  t'embraffer  dans 
chacun  d'eux  ,  &  je  t'abondonnerois ,  & 
je  perdrois  le  fruit  du  plus  cruel  apprentif- 


DRAM  E.  237 

fage  ! . .  Non  ,  qu'il  m'en  coûte  la  vie.  Ton 
ame  ne  s'envolera  fous  l'œil  d'un  père  ,  que 
pour  fe  réfugier  dans  le  fein  d'un  Dieu.  C'eft 
le  père  commun  des  hommes  ,  mon  fils  ,  & 
toute  ma  tendrefTe  paternelle  ,  n'eft  qu'une 
foible  image  de  la  fienne. 

D  U  R  I  M  E  L. 
Ah  !  ce  Dieu  ,  dont  j'adore  la  bonté  ; 
fait  que  j'ai  plus  d'une  vidoire  à  rempor- 
ter . . .  J'allois  mourir  paifiblement  ;  mais 
voici  que  l'am.our  de  la  vie  me  parle  avec 
force  5  &  fe  reveilk  dans  mon  fein.  Je  vous 
retrouve  ,  je  prefle  ces  mains  chères  &  ref- 
pedables ...  A  peine  ai-je  le  tems  de  les 
baigner  de  larmes  de  joie  ,  qu'une  voix  im- 
pitoyable m'appelle  fur  les  lieux  où  ma 
ioi[&  eft  déjà  crtufée. 

SAINT. FRANC, 
Cette  grâce  n'étoit  que  conditionelle. 
N'outre  point  tes  regrets.  Un  moment  plus 
tard  tu  mourois  loin  de  moi ,  &  je  vivois 
défefpéré.  Va  ,  béniflbns  Iç  Ciel.  Je  fens 
toutes  tes  douleurs ,  mais  c'eft  enfemble 
qu'il  nous  faut  apprendre  à  les  furmonter. 
Soumets  ta  defHnée  à  la  volonté  du  maître 
qui  conduit  tout. 

D  U  R I  M  E  L. 
Je  me  foumettrai . , .  Je  mourrai...  Mail 
quel  eft  mon  crimç  ! 


538     LE    DÉSERTEUR. 
SAINT-FRANC. 

Eh  !  quel  étoit  le  crime  d'un  miîlîoa 
d'hommes  ,  moillonnés  à  mes  côcé?  par  le 
fer  ,  par  la  flamme  ,  par  les  malacics  plus 
cruelles  encore  ?  Ils  vengeoient  la  Patrie  , 
&  périfioitnt  dans  les  tourmens  Ils  étoient 
tous  innocens  ,  &  toi..«  La  loi  eft  géné- 
rale &  la  plainte  inutile.  Si  tu  étoiï  tombé 
iur  le  champ  de  bataille,  tu  ferois  mort 
fans  regrets...  Mon  fils  ;  tu  peux  encore 
mourir  en  héros.  Songe  que  ta  mort  fera 
plus  utile  que  ta  vie  ;  ta  mort  retiendra  fous 
les  drapeaux  de  la  patrie  mille  jeunes  i.ppru- 
dens  qui  les  auroient  abandonnés  pour  fe 
voir  eniuite  aufii  îralheureux  que  toi.  En 
-torbant  ,  tu  p  éviens  leur  perte  ,  tu  raf- 
fern  is  les  colonnes  de  l'État...  Embraiïê 
cette  idée  digne  d'un  Citoyen.  Dis  à  toi- 
néme  ...  Si  j'ai  f  ahi  la  loi  de  mon  pays  , 
il  n'aura  lien  à  ait  reprocher  ;  rra  méinoire 
fera  fans  tâche  ;  la  réparation  aura  été  pluj 
éclatante  que  la  faute  même. 
DU  RI  M  EL. 

Je  rappellerai  mon  courage  qui  chancelé  ; 
irais  qu'il  eft  affreux  de  quitter  la  vie  à  la 
fleur  de  l'âge  ,  aux  portes  de  la  félicité! 
lorf  qu'un  père  ,  une  amante  ...  Le  fenti- 
ment  l'emporte  ,  &  je  ne  fuis  qu'an  foible 
fip.urtel. 


DRAME  2S9 

S  A I  N  T  -  F  R  A  N  C. 

Ce  cœur  paternel  fouffre  en  prononçant 
ces  niots  ;  mais  quand  les  Ci.lamités  de 
rhomn  e  font  montées  à  leur  co  ible  ,  que 
tout  échappe  à  fes  mains  ,  qu'il  le  trouve 
feul  fur  les  bords  d  un  abîme  inconnu  ,  mon 
fîls ,  connois-tu  l'être  qui  confole  &  qui  fe 
plaît  alors  à  fecourir  le  malheureux  qui 
ï  implore  ? 

D  U  R  I  M  £  L. 

Dieu ,  mon  père. 

S  A I  N  T  -  F  R  A  N  C. 

Sa  préfence  nous  environne.    Il  entend.; 
il  recueille  nos  moindres  foupirs.  Quand  tu 
es  fous  fon  regard  ,  cornoîtras  tu  le  délef- 
"poir  ?  &  où  peux-tu  tomber,  fï  ce  n'efl  dans 
Ton  fein  ?  Que  gagneroitton  ame  à  s'irriter? 
ïn  te  montrant  rebelle  ,  tu  te  rendrois  en- 
core plus  malheureux  !  Si  tu  as  toujours  été 
homme  de  bien  ,  levé  ce  front  abbattu.  Ta 
.trifteÛè  outrageroit  l'Etre  puiflant  &  mag- 
nifique. Aie  la  confiance  d'un  fils  ,  &  non  la 
terreur  d'un  efclave.  C'ell:  au  vil  incrédule  à 
trembler;  mais  toi  qui  vois  au-delà  de  cette 
vie  tends  les  bras  au  Père  univerf^I.    Tu 
plongeras  dans  le  tombeau  pour  te  relever, 
immortel. 

DURIMEL. 

Ah  !  mon  père  !  que  cette  idée  eft  au-:. 


i 


240     LE     DÉSERTEUR, 

gufte  &  fublime  !  C  eft  quand  l'Univers  va 
nous  échapper  que  cette  vérité  confolante 
defcend  dans  toute  la  profondeur  de  l'ame  , 
&  l'éclairé  de  Tes  rayons  céleftes.  Allon?,de- 
inain  ,  à  cette  heure  ,  je  faurai  avant  vous 
ce  que  c'eft  que  mourir. 

SAINT-FRANC. 

Je  refterai  feul  !  Qui  de  nous  deux  fera  le 
plus  infortuné  ?  Je  voudrois  n'être  pas  con- 
damné à  l'horreur  de  te  furvivre.  J'ai  paffe 
foixante  années  prefque  toutes  chargées  d'o- 
tages. J'entends  l'heure  qui  m'appelle.  Elle 
ne  doit  plus  tarder.  Qu*ai-je  à  mendier  en- 
core ?  Tu  apphnis  pour  moi  le  chemin  de  la  j 
tombe.  Qu'eft  ce  que  cette  vie?  Va,  il  efl: 
Bifé  de  la  perdre  lorfqu'on  s'y  réfout.  On 
n'évite  point  la  mort.  Il  ne  faut  que  l'atten- 
dre, &  fe  laifler  frapper. 

DUR  I  M  EL. 

Vivez  pour  les  infortunés  ,  vivez  pour 
kur  fervir  de  père. 


^ 


SCENE 


D  R  A  M  E.  âji 

S   C  È  xN  E     V. 

Madame    L  U  Z  E  R  E  ,    C  I.  A  R  Y  ^ 
SAINT-FRANC,  DURIMEL.  ' 

C  L  A  R  y  ,  d.zns  lef-nd  duThéâtre. 

X    Ai<îsEz-MOi  aller  à  lui  ;  je  ne  l'ai  point 
•ncore  vu  depuis  qu'il  eft  malheureux. 

DURIAIEL. 
Ceft  elle  !  ô  mon  cœur ,  affermis  toi  î 

S  AI  NT- FR  A  NC,«mW  Gary. 
Chère  fille  !  Aménagez, ménagez  notre foî- 
bldle. . .  Il  a  befom  de  tout  Ton  courage. 

C  L  A  R  Y  ,  ^  Durlmd  ,  quife  détourne. 

Tourne  donc  les  yeux  vers  moi ,  Duri- 
mel  !  . .  . 

D  U  R I M  E  L,  fe  prédphint  dansfeslras, 
Clary  ,  ô  chère  Clary  ! 

C  L  A  R  Y  ,  après  un  moment  de  fdence. 

Quel  regard  au  milieu  de  tes  larmes  '  ' 
Que  veut-il  médire?  Je  perds  la  voix.  Le 
ciel  qui  te  fait  innocent  te  rend-il  à  moi  > 

Tome  7".  _L 


242      LE   DÉSERTEUR, 

D  U  R  I M  E  L  ,  avec  tranfport. 

Va ,  bénis  fa  bonté. . .  Ce  jour  n'appar- 
tient pas  tout  entier  au  malheur. 

CLARY. 

Quelle  joie  fubite  brille  fur  ton  vifage  ! 
Ta  grâce.  . .  Elle  eft  accordée  ? 

D  U  R I  M  E  L. 
Oui ,  la  plus  grande  que  je  pouvois  obte- 
nir du  ciel.  J'ai  retrouvé  mon  père!  le  voici  , 
précipite-toi  dans  fes  bras. 

CLARY  ,  âSa  nt-Franc. 

Vous  êtes  fon  père  !  Ah  !  vous  f.rez  le 
mien.  Ce  cœur  vous  a  nommé.  Vous  le  dé- 
fendrez ,  vous  le  Sauverez.  Je  meurs  ,  s'il 
périt.  . .  Mais  ,  qu'ai- je  à  vous  dire  pour  lui? 
JLa  nature  a  parlé  dans  votre  ame.  Qu'il  va 
m'étre  doux  de  vous  honorer  ,  de  vcu^  ché- 
rir fous  le  double  titre  de  père  &  de  libéra- 
teur de  mon  époux  ! . .  Vous  vous  taifez  ! 

SAINT-FRANC,  ému,  if  lui  f  renanties  nM.ns^ 

Chère  enfant  î 

CLARY. 

Hélas  !  fi  je  vous  fuis  chère  ,  dites  ;  il  ne 
périra  pas  !  Je  ne  veux  que  ceî  mots  ,  fans 
quoi  ma  confiance  fjccomle.  C'eft  fur  lui! 
que  j'ai  fondé  tout  mon  espoir  ;  &  pourquoi! 
donc  faut- il  qu'il  rneurc  ? 


DRAM  E.  2^1 

D  U  R I  M  E  L  ,  interrompant  Clary. 

.  P^^  ^^^  i"g^s  s'appaifent  ou  demeurenc 
inEéxibJes  ,  ma  tcte  eft  dévouée  au  mal- 
heur ,  &  je  ne  dois  plus  afpirer  à  votre 
main.  Cefl  à  moi  de  vous  épargner  ces  dé- 
chirantes allarmes.  Séparez  votre  fort  du 
mien.  Un  autre  plus  heureux  remplira  la 
brillante  diftinée  que  je  n'ai  pu  qu'ent  evoir. 
Je  fens  qu'il  eft  des  p-^rtes  plus  fenfibles  que 
celle  de  la  vie. 

C  L  A  R  Y ,  avec  véhémevce. 
O   paroles   cruelles  !..  Et  c'eft  toi  qui" 
m  accables  ainfi  ! . .  Non  ,  tu  ne  le  crois 
point.  . .  Ai-je  befoin  de  te  le  dire  ?  Non 
ce  cœur  n'appartiendra  jamais  à  un  autre! 
f'arle-moi  plutôt  de  fubir  la  mort  enfemble    ' 
Mais  garde-toi  de  penfer  que  Clary  puilTe 
renoncer  a  toi.  Je  ne  dois  plus  cacher  l'ex- 
cès de  mon  amour.  Ton  infortune  m'en  fait 
,  un  devoir  lacré. . . 

D  U  R I M  E  L  ,  jrej'ant  la  main  d  Gary, 
O  mon  père  ,  mon  père  !  comme  elle 
,m  auroit  aimé  !  Je  fens  ,  je  fens  trop  que  ie 
tegrette  la  vie.  ' 

{Ils  s'embrajfent.) 
Madame  L  UZ  E  R  E  ,  allant  d  eux  b-  les 
Séparant  avec  tenc'rejfe. 
Arrêtez ,  mes  enfans  ;  mon  cœur  fe  brife 

Lij 


2144      LE    DÉSEPvTEUR, 

entre  vous  deux.  Dans  ces  niomens  pitoya- 
bles vos  tranfports  font  de  nouveaux  traits 
que  vous  enfoncez  dans  nos  âmes.  Triftes 
vidimes  d'un  amour  malheureux  !  Attendez 
ce  que  le  ciel  doit  décider  de  vous  ,  &  ref- 
peâez  deux  cœurs  que  vous  déchirez. 

D  U  R  I  M  E  L  ,  avec  nohkjje. 
Madame  ,  je  fens  mon  courage  s'élever  : 
je  faurai  vaincre  la  mort ,  la  recevoir  d'un 
oeil  tranquille  ;  mais  ce  coeur  ne  peut  renon- 
cer au  charme  qui  m'étoit  offert.  Toutes 
les  puifTances  du  ciel  &  de  la  terre  ne  peu- 
vent même  ra'ffoiblir.  Que  cette  chaîne  de 
jou  s  fortunés  vienne  à  fe  rompre,  un  d'eux 
du    moins  peut  m'appartenir.   Vous  m'ai- 
mez? . .    Ah  !  j  ofe  ici  en  demander  le  prix. 
Qu'importe  ce  que  le  jour  de  demain  peut 
a  ;  ener  de  finirire.  Je  puis  mourir  en  por- 
tant le  nom  de  fon  époux.   Ce  nom  heureux 
in'é.oit  deftiné.  Vous  même  ici  tantôt...  Ah  ! 
je  vous  crois  trop  généreufe  pour  changer 
comme  le   ort. 

Mada^iie    L  U  Z  E  R  E  ,  _/è  couvrant  le  rifage. 

Ah  !  cruel  ! 

D  U  R I  M  E  L  ,  à  Saint-Franc. 

Vous  aurez  une  fiîle,  fi  vous  perdez  un  fils. 
Elle  \ous  tiendra  lieu  de  moi.  Sur  les  bords 
de  la  tombe  ,  j'emb  afllrai  le  bonheur  un 
ul  i  ndant ,  &  j  aurai  aflez  vçcu. 


I 


DRAME.  2dj 

CL  A  R  Y  ,  dans  un  tranfportpajjï'nné. 
O  ma  mère  !  Je  l'aime  de  toutes  les  forces 
de  mon  ame  !  J  unirois  mes  deftinées  aux 
iiennes   quand  l'univers  entier  ordonneroit 
Ion  opprobre.  Donnez-lui  cette  main.  Céci- 
le ciel  qui  l'é  Jaire  &  qui  l'infpire  dans  ce  def- 
lem.  Cette  main  lui  fut  promife.  Il  a  de 
nouveaux  droits  fur  elle  ;  il  eft  malheureux. 
i^e  ciel  aura  pitié  de  ces  nœuds  formés  fous 
les  regaro:^.    Les  barbares  les  rerpederont 
malgré  eux  ,  &  n'oferont  les  briier  lans  fré- 
mir. . .  Oui ,  nous  ferons  unis  ,  cher  Duri- 
mel  !  &  malheur  à  qui  ofera  nous  féparer. 
D  U  R  ]  M  E  L. 
Et  je  ne  fuis  pas  heureux  ?..  Et  je  me 
plaindrois  encore  ?  O  mort  !  tu  peux  frap- 
ï^er  ;  jai  connu  l'amitié,  l'amour  &  la  ten- 
ûrelie. 

^Al^T-FKA^Crramuillement. 
Madame    on  peut  accomplir  cet  himen. 
Le  ciei  ne  défend  pas  l'efpérance.  C'eft  le 
trefor  ces  infortunes.  Qui  feroit  aflez  cruel 
pour  le  leur  ravir  ? 

C  L  A  R  Y. 

Ah  !  Qu'il  m'eft  doux  de  vous  nommer 
mon  père  ! 

SAINTFRA.VC. 

Mais ,  ô  ma  fille  !  en  devenant  fon  époufe  , 

L  iij 


246     UE     DESERTEUR, 

Je  lien  que  vous  allez  former  vous  impofe 
un  devoir.  C'eft  de  refpeder  la  paix  de  Ton 
arae  ;  ccft  de  défendre  l'abbatement  à 
votre  cœur  ;  c'eft  d'imiter  fon  courage  &  fa 
conftar.ce  ;  c'eft  de  vous  foumettre  aux  ar- 
rêts du  Ciel.  Me  le  promettez-vous  ?  A  ce 
prix  feul. ,  . 

C  L  A  R  Y. 

En  lui  donnant  cette  main  ,  n'ai -je  pas 
tout  promis  ?  TendrefTe  ,  obéifTance. 

SAINT-FRANC. 

C'eft  afTez.  Madam.e  ,  que  tout  foit 
prêt  j  que  le  Miniftre  foit  averti  fur  l'heure... 
O  mes  enfans  !  . .  LaifTez-le  ,  chère  Clary; 
mon  fils  recevra  le  titre  facré  d'époux. . , 
J'ai  befoin  d'être  feul  avec  lui  ;  laiflez-nousi 
les  minutes  font  des  années. 
CLARY. 

Hélas  î  Je  ne  le  fais  que  trop ,  mon  père  ^ 
5c  je  vous  les  facrifie.  (i  Durimel.)  Ah  ! 

(  Elle  s'éloigne  avec  fa  mère.  ) 


^ 


DRAME.  247 

g  ■'■■  ■  ■    ■"  -—= 

SCÈNE     VI. 

SAINT-FRANC,  DURIMEL, 
SAINT-FRANC. 

J_\  O  u  s  fommes  kuh. . .  C'efl  cette  heure 
que  tu  dois  regarder  comme  la  dernière  de 
ta  vie.  Helas  !  fans  l'Arrêt  qui  s'arme  contre 
elle  5  mille  accidens  imprévus  pouvoient  en- 
core devancer  Tinilant  marqué. 

D  U  R  I  M  E  L. 
Il  eft  vrai. 

SAINT^FRANC. 

Nous  devons  tous  ne  nous  regarder  que 
Conip-;  j  poileflcurs  incertains  du  moment  qui 
s'échappe ...  Le  jour  d'hier  te  laifToit  efpé- 
rer  la  jouiflance  de  plufieurs  années.  Ce  jour 
ne  te  laifle  plus  eipérer  que  peu  d'inftans 
que  tu  faifîs  avidement.  Comme  ce  point 
de  vue  étendu  s'ell  tout-à-coup  racourci  ! 
Tu  touches  au  dernier  terme  de  refpéranca 
qui  appartient  à  la  terre  ,  &  tu  fembles  y 
voir  encore  le  bonheur  attaché  ;  mais  tou- 
jours prêt  à  le  faifir  ,  que  fais-tu  s'il  ne  t'é- 
chappe a  pas  encore  pour  ne  fe  montrera 
toi  qu'au  de-là  de  cette  vie  ? 

L  iv 


S^S     LE    DÉSERTEUR. 

D  U  R  I  M  E  L. 

Il    m'échapperoit  ,    mon    père  !  &  c^eft 
la  (eulc  coniolation  que  j  attends  ! 
S  A  1  N  r  -  F  R  A  N  C. 

Tu  vois  que  le  bonheur  n'cft  jama'u:  dans 
l'heure  pré(ente  ,  mais  toujours  dans  cjJe 
qui  la  iuit.  Mon  fils  !  élevé  tes  regards  vers 
cet  autre  Univers  ,  où  le  tems  n'a  p'us  de 
prife  lur  l'homme,  oà  rÉternité  mjt  îou^ 
Its  Etres  de  niveau,  confond  le  nombre  iné- 
gal des  années  ,  &  rapproche  l'enfant  frappa 
au  berceau  &  le  Lptuagénaire.  Que  le  cer- 
cle de  la  vie  efl:  étroit  !  Comme  nor>  plus 
beaux  jours  s'envolent  les  premiers  !  &  (îtôt 
qu'ils  décliiicnt  ,  comme  ils  fe  précipitent  ! 
Ils  laiOcnt  à  peine  quelque  légère  trace  ,  & 
mes  cheveux  blancs  m'ont  tout  fijrpris.  Je 
fuis  parvenu  au  bout  de  cette  carrie  e  ,  que 
la  jeuneflTe  regarde  comme  fort  longue.  Je 
me  fuis  vu  à  ton  âge  ,  |e  puis  attefler  que 
ce  furplus  d'années  n'eft  rien.  A  ton  âge  on 
a  éprouvé  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  ;  le  refte 
n'eft  qu'anertume  ;  î^:  vers  le  loir  de  la  vie  , 
.le  cœur  fe  flétrit  ,  fe  defifeche  ,  &  jufqu  à 
l'efpérance  ,  tout  meu  t  ,  tout  s'éteint. 
Mes  defirs  ont  tous  été  trompés  par  14 
jouilTance. 

D  U  R  I  M  E  L. 

3^ous  n'avez  pas  été  heureux  ? 


B  R  A  M  E.  249 

SAINT-FRANC. 

Non  ;  l'expérience  tardive  m'a  appris 
que  tout  eft  illufion  fur  la  terre  ,  &  que  Dieu 
feul  eft  réalité...  Dans  la  foule  immenfe 
des  Etres  ,  il  n'y  a  que  lui ,  mon  iils . . . 
Ne  vois  plus  que  fa  grandeur  ,  dont  tu  vas 
t'app  ocner.  La  mort  pou  voit  fe  préfenter 
fous  une  forme  plus  hideufe  &  plus  cruelle. 
Dieu  a  daigné  l'adoucir  pour  toi.  Il  nous  a 
rejoint  ,  rends-lui  grâces  ,  &  bénis  l'arbitre 
de  la  vie  ,  &  celui  de  la  mort. 

D  U  R I M  E  L. 

Il  vous  foutient  dans  ce  moment  mcme  , 
xe  Dieu  que  i'implore  entre  vos  bras  !  à  vos 
paroles ,  mon  ame  refplre  foulagée.  Elle 
perd  fes  terreurs  ;  &  cet  efprit  confolateur  ^ 
qui  vous  anime  ,  m'élève  &  me  femble  une 
émanation  de  la  Divinité  même.  Qu'il  eft 
grand  ce  Dieu  qui  m'attend  !  Sa  bonté  égale 
fa  puiflance  !  Que  je  mefens  porté  vers  lui, 
çn  fongeant  que  vous  parlez  en  fon  nom  l 

SAINT-FRANC. 

Il  nous  écoute.  Il  fait  fi  je  te  dis  rien  que 
je  n'aye  profondément  gravé  dans  le  cœur* 
Pi  es  de  l'acte  le  plus  iérieux  ,  à  la  veille  du 
dénouement  de  'a  vie  ,  if  faut  renoncer  h 
tout  ce  qui  va  échapper  de  tes  mains.  Ré- 
ponds-moi :  quel  facrifice  as-tu  fait ,  pour 


aro      LE  DÉSERTEUR, 

l'offrir  à  ce  Dieu  devant  qui  tu  vas  paroî- 
tre  ?  Ce  n'eft  point  afTez  de  te  réfo  idre  au 
coup  que  tu  ne  peux  éviter  ;  il  faut  ,  moa 
'fils  !  un  autre  facrifice  tout- à- fait  volon- 
taire. As-tu  en  ton  pouvoir  l'heure  fui- 
vante?  C'eft  l'avant  dernière  de  ta  vie  ,  &  tu 
ofes  la  donner  à  tout  autre  qu'à  lui  ! 

DURIMEL. 

Mon  père  !  ce  Dieu  que  j'adore,pourroit- 
îl  s'offenîer  d'un  lien  pur  formé  fous  fon^ 
nom  ?  Clary  &  moi  le  bénirons  enfemble  de 
nous  avoir  permis  d'être  unis  comme  frères 
avant  une  féparation  éterneîle.  Nous  nous 
foumettrons  à  fes  décrets  d'un  cœur  plus  ré- 
figné.  En  devenant  mon  époufe  ,  elle  m'a- 
bandonnera à  fa  volonté  ,  &  moi  je  la  con- 
fierai à  fa  clémence. 

SAINT- FRANC,  â'un  ton  tendre  &' ferme. 

Mais  s'il  falloit  mourir  à  l'heure  même  , 
fans  lui  parler  ,  fans  la  voir  ;  fi  la  voix  re- 
doutable t'appelloi  pour  fubir  ton  Arrêt. . . 
Dis  ,  ton  courage  ne  fléchiroit-il  pas?  Mar- 
cherois  tu  ,  en  chériffant  ton  père  ,  en  ado- 
lant  le  Ciel  ? 

DURIMEL. 

Cette  loi  me  feroit  dure ,  je  ravouerai  ; 
mais  s'il  falloit  obéir,  fi  votre  bouche  l'or 3 
donnoit ,  C  tel  étoit  mon  fort. . . 


DRAME,  aji 

SAIxVT-FRANC. 
Eh  bien  ? 

DU  RI  M  EL. 

On  me  verroit  gémir  ,  &  me  foumettre  i 
mais  avec  douleur ,  au  deftin  le  plus  cruel.., 

S  'MNT-FR  ANC. 

Tu  viens  de  le  prononcer  ,  &  j'en  crois 
ta  promefîe.  Nous  penfons  toujours  que  le 
malheur  qui  vient  de  nous  frapper  fera  le 
dernier  de  tous.  Hélas  !  tu  le  vois ,  il  renaît 
toujours  plus  rigoureux ,  &  l'infortune  égale 
la  durée  de  la  vie.  Il  faut  me  fuivre  ,  mon* 
iîls  ;  échappons- nous  fans  bruit  de  cette 
maifon  ;  évitons  les  cris ,  les  larmes  ,  l'inu- 
tile défefpoir  de  ces  femmes  que  fai  écar^ 
tées  ,  &  qui  rendroient  ta  mort  plus  amere 
&  plus  doulourcufe.  Tu  mourras  fans  avoir 
à  foufirir  de  leurs  derniers  adieux  ;  mar- 
chons. .  . 

D  U  R  I  M  E  L. 

O  Ciel  !  mon  cœur  eft  brifé  ! 
SAINT-FRANC. 
Me  fuis- tu  ? 

D  U  R  I  M  E  L. 

Un  inftant ,  mon  père  ,  un  feul  inftant  ! 

SAINT- FRANC. 

Tu  héfites  !  ton  courage  foiblit  ;  ce  que 

Lvj 


2,;2      LE    DÉSERTEUR, 

tu  viens  de  promettre  étoit  trop  au-deflus 
de  toi. 

DURIMEL. 

Oui ,  fans  doute  ;  mais  je  ne  fucomberai 
point.  . .  (^e^ardant  le  Ciel.)  Ceft  à  toi  que 
j'offre  les  tourmens  dont  mon  ame  eft  dé- 
chirée. .  Clar^y  !  que  vas  tu  devenir  ?  .  . 
Nous  devions  être  unis.  O  mort  doublement 
cruelle  !  Mais  fi  tu  ne  poux  entendre  mes 
derniers  adieux  ,  je  ferai  toujours  près  da 
toi.  Ce  cœur  ,  fous  l'empire  de  la  mort ,  ne 
te  fera  point  ravi. . .  Mon  père  !  puifqu'il  le 
faut  ,  allons  ,  faififTez-vous  de  ces  mains 
tremblantes ,  arrachez-moi  de  ces  lieux. . . 
Oui  ,  je  la  veux  remporter  cette  terrible 
viftoire. 

SAINT-FRANC. 

C'en  efl  afîez ,  mon  fils  ,  demeure. . .  Le 
Maître  qui  veille  fur  toi ,  n'en  demande  pas 
davantage  ,  &  le  facrifice  eft  accompli. . . 
Tu  as  encore  douze  heures  à  toi.  Tu  rever- 
ras Clary.  Ta  main  fera  unie  à  la  fienne. 
Sens  le  bonheur.  Jouis  de  tes  derniers  mo- 
mens.  Connois  la  félicité  qui  peut  encore 
t'appartenir ,  &  ne  parlons  de  l'heure  fianefte 
qu'à  rinftant  où  elle  doit  fonner. 

D  U  R  I  Al  E  L ,  arec  aitendrifement. 

Il  femble  à  mon  cœur  que  vous  lui  re- 


DRAME,  2^ 

donnez  la  vie. . .  Je  la  reverrai  !..  Ah  !  je 
reçois  ces  inftans  comme  une  grâce  préci- 
euTe.  Ils  me  font  plus  chers  que  la  mort  ne 
peutm'étre  affreufe. .  .  Je  fuis  content,  heu- 
reux ...  Je  n'ai  plus  à  me  plaindre.  (  avec 
fermetc.)  Dès  que  ces  inftans  feront  écou- 
lés ,  vous  pourrez  reparoître  fans  crainte  , 
vous  me  trouverez  pi  et  à  vous  fuivre. 
Je  me  regarde  déià  comme  entouré  de  Tap- 
pareil  militaire  ,  &  votre  fils  fans  pâlir. .  • 
SAINT-FRANC. 

Arrête  ,  n'achevé  pas.  Je  vois  que  nos 
âmes  s'entendent  ;  je  lis  dans  tes  regards  la 
fermeté  de  la  tienne. . .  Oui ,  tu  es  mon  fils  l 
viens  ,  &  repofe  dans  mes  bras. 

(  Ils  fartent  en  fe  tenant  emlrajjes.  ) 


Fin  du  quatrième  ABe^ 


2Si     LE    DÉSERTEUR; 
A  C  T  E   V. 

Jl  efl  nuit ,  &  le  jour  va  bientôt  paraître.  On 
i'oit  deux  flambeaux  pofés  fur  une  table  , 
dont  les  bougies  font  prefque  confumèes, 
Clary  efl  endormie  fur  un  fauteuil ,  entre 
les  bras  de  fa  mère»  Elle  a  i^eillé  toute  la 
nuit  près  de  fa  fille  ;  elle  femlle  abîmée 
dans  fa  douleur,  Duriwel  tient  la  main  de 
Clary  ;  il  a  les  yeux  fl  ces  fur  elle, 

SCÈNE     PREMIÈRE. 

Madame   LUZERE,  CLARY, 

D  U  R  I  M  E  L. 

DURIMEL. 

(  Il  evj'rîme  ,  par  quelru^s  regards  &«  rar  quelques 
fupirs ,  l'é'at  àe  fon  ame  il  rrononre  rrJme  quû- 
qus  mens  inarricaks.  Il  clandrnrip  d  ucement  la 
main  d'  Clan ,  Ce  l  ve  ,  la  riu'tte  ,  s'éloig'.e  &-  la. 
contem[h  à  diverj:s  im^r'd  es.) 

{Sur  le  bord  du  ThéâirT.) 


S 


Es  yeux  appefant*"  &  fatigués  de  pleurs 
cèdent  enfin  au  fommtiil, . .  Repofe  inno- 


DRAME.  2;^ 

cente  époufe  ;  endors  tes  maux  ;  rêve  au 
bonheur  ,  &  perds  l'idée  de  ce  monde. .  » 
Que  le  crains  Ion  réveil  !  Qu'il  fera  doulou- 
reux !..   Si  je  pouvois  m'échapper. . ,   Je 
viens  d'entendre  pafler  les  Compagnies.  .  » 
Quoi  !  déjà. . .  Com.me  les  heures  fe  font 
rapidement  écoulées  ?..  Le  tems  («mble  fe 
hâter.  . .  Mon  père  va  paroître,  .  .  Chère 
Clary  \  (il  La  contemple  )  Hélas  !  nous  n'a- 
vons plus  qu'à  nous  féparer. .  ,  Il  faut  nous 
fauver  ,  à  tous  deux,, un  trop  cruel  adieu. 
(  Il  fait  un  mouvement  pour  s'éloigner ,  en.  mettant 
fes  deux  mains  fur  Jes  jeux,) 
CLARY,  enfonge, 
Durlmel  !  Durimel  \ 

DUR  I  M  EL. 

(  Il  ejifai/ï  d' un  frémif^ement  exprejjlfj  V  revient 
fur  fes  pas,  retourne  i  elky  ù"  dit  i  voix  lofe  :  ) 

Elle  s'égare  dans  un  fonge  trompeur. .  » 
Ses  lèvres  mefourient. . .  Pailer  de  Ces  bras 
dans  ceux  de  la  mort...  Ah  !  ai- je  affezfouf- 
fert  ? .  .  Dieu  !  pardonne  ce  murmure.  Les 
heures  confacrées  à  la  plus  chafte  tendrefïè  , 
ne  reviendront  plus.  Celles  qui  fuivent  ne 
doivent  plus  appartenir  qu'à  la  réfigna- 
tion  &  au  courage.  C'eft  à  toi  que  je  les 
voue  5  Maitre  éternel  de  ma  chétive  exif- 
tence.  Il  merefte  un  moment  oùTamela 


2y5    LE     DÉSERTEUR, 

plu?  ferme  s'ébranle.  Soutiens-moi  ,  Dieu 
puilTant  ! 

Jlprès  unjïlence. 

Non  ,  ce  n'efl:  point  le  brillant  du  folell , 
ni  l'éclat  de  l'Univers  qui  m'attachent  à  la 
vie  ;  mais  vous  ,  fentimens  avec  lefquels  fim- 
patife  mon  être  ,  amour  !  amitié  ,  mouve- 
mens  de  la  nature  !  volupté  célefte  &  déli- 
cieufe  !  charme  inconcevable  î  oui ,  c'eft 
vous  que  mon  cœur  regrette.  . .  Suprême 
bienfaiteur  !  Je  ne  fais  quels  font  les  biens 
que  ta  bonté  me  réferve  ;  mais  je  ne  t'en  au- 
rois  jamais  demandé  d'autres.  (  ici  Clary  fait 
un  gejîe  ,  &'  prononce  cjuelques  accens  fans 
fuite.)  Comme  elle  paroît  agitée!..  Ses 
joues  s'enflamment  ! 

CLARY,  toujours  enfonge. 

Vous  êtes  fon  Roi. . .  Vous  êtes  un  Dieu  , 
maître  de  fa  vie.  .  .  Mon  époux,  fa  grâce  ! 
fa  grâce  !  que  je  l'obtienne  ,  ou  je  meurs  à 
vos  pieds. 

(  Elle  jette  un  cri  G*  s'éveille.) 
{Durimel  fe  jette  d  fes  genoux  ,  ^  l<i 
tient  embrasé'.  ) 

Madame    LUZHRE. 
Ma  fille  ! 

DUR  I  M  EL. 

Trop  tendre  époufe  ! 


DRAME.  2;7 

C  L  A  R  Y  ,  jevenue  à  elle. 

Où  fuis-je  ?  Ah  !  malheiir^ufe  !..  Ce  n'eft 
qu'un  (onge.  Jecroyois  être  aux  genoux  de 
ton  Koi  ,  de  ce  Koi  que  tu  m'as  dit  fi  aimé, 
fi  bientailant.  . .  J'im.p'orois  ta  grâce,  je  ra- 
voir obtenue.  . .  Durimel  :  non  ,  je  ne  puis 
le  croire  ,  tu  ne  périras  point ,  ce  préiage 
heureux. . . 

Madame    LUZERE. 

O  Dieu  ,  pourrai-je  foutenir.  .  .  \ 

DURIMEL,  tenant  la  jr.ain  de  Clary  ,  d'une 
voix  entrecoupée  de  fangl.ns. 

Clary  !  . .  Je  ne  peux  lui  parler.  . .  Mal- 
heureux I 

C  L  A  R  Y. 

Non  ,  tu  ne  périras  point.  Oà  font  les 
aflafiins  qui  en  veulent  à  ta  vie  ?  Qu'ils  vien- 
nent ;oteront-iîs  t'arracher  de  mes  bras  ?  Tu 
n'es  pas  de  ces  criminels  dont  le  iupplice  eft 
avoué  de  la  terre.  Où  font  tes  forfaits  ?  Dieu 
ne  voudra  pas  que  tu  meures ,  non. .  .  Tu 
vivras  pour  moi. 

DUR!  M  E  L. 

Ce  trait  fera-t-il  le  derni-er?..  Arrête.  . . 
Ménage  ton  efpoir  &  tes  pleurs.  Je  crains 
moins  de  mourir.  J'ai  connu  ton  ame.  N'aug- 
mentons point  nos  peines.  Ecoute  ^  mon. 


f;8    LE     DESERTEUR, 

père  va  paroître.  Je  dois  me  préfenter  avec 
lui  devant  mes  Juges  ;  mais  avant ,  nos 
entretiens  doivent  être  fecrets.  LaiiTe-moi 
l'attendre  feul.  Ah  !  Clary  !  retiens  donc 
ces  larmes ,  qui  déchirent  mon  cœur. 

CLARY. 

Eh  !  puis-je  commander  à  mes  larmes  de 
ne  point  couler  ?  La  vie  de  Tun  ireft-elle 
pas  celle  de  l'autre  ? 

DURIMEL. 

(  On  apierçoit  ici  Saint-Franc ,  qui  fe  retire  foudain-} 

Madame. . .  O  ma  mère  !  féparez-nous. 

CLARY. 
Que  je  te  quitte  ,  cruel  ! 

DURIMEL,  /arrachait  i;  fes  has. 
Au  nom  de  l'amour  ,  laifTez-moi  feul. . , 
Dérobez- vous  toutes  deux.  . . .  Madame  , 
exnmenez-la  ,  achevez  vos  bontés. 
CLARY. 
5e  te  lailTe  ;  il  \z  faut. .  .Mais  avant ,  dis- 
moi  ,  efpere-tu ,  réponds  ^  &  ne  me  trompe 

point  ? 

DURIMEL. 

Eh  !  quel  eft  le  malheureux  qui  n'a  plu« 

♦  '  efpoir  ?  Ce  cceur  le  nourrit  encore.  Va, le 

ç>  1  peut  ctre  défar.Tié. 

C  Clary  viux  parler  ,fe  retïsnt ,  &*  cède  à  fa  msre) 


DRAM  E.  2f  s^ 

Madame  L  U  Z  E  R  E  ,  entraînant  fa  fille. 

Mon  enfant ,  viens  l'implorer.  Il  n'eft  pas 
inexorable, 

C  L  A  R  Y. 

Ma  mère  ! . .  Ah  !  comme  je  vais  rin>? 
voquer ! 


SCÈNE     IL 

D  u  R  I  M  E  L  ,  feuL 

J  E  tremblols  qu'elles  ne  reftaffent ...  Tî 
me  femble  avoir  entrevu  mon  père  ,  qui 
s'eft  arrêté  fur  le  point  d'en::rer  . . .  Allons  , 
mon  ame  ,  affermis  toi.  Voici  le  mom  jnt... 
Ce  qu'elles  ont  vu  de  moi  n'eft  plus  qu'une 
ombre  qui  va  s'efFacir.  Dans  quelques  mo- 
mens  je  ferai  même  à  leurs  yeux  un  objet 
d'horreur.  (  .^ppc  cei'ant  fon  père*)  Je  ne  ma 
fuis  point  trompé. 


^ 


aCo      LE    DÉSEPvTEUR, 

SCÈNE     1 1  T. 
SAINT-FRANC,  DURIMEL. 

S  A  I  NT  -FR  A  N  C  ,  enentrant. 

J  '  A  T  T  E  N  D  o  I  S  leur  départ . . .  Donne- 
moi  ta  main.  (  Il  prend  la  wain  de  fonji  ■.) 
Eon ,  elle  ne  tremble  point.  Ceft  comme 
cela  que  je  la  veux.  Tu  fais  que  je  viens  te 
chercher, 

DURIMEL. 

Je    vous  attendois    plutôt . . .    Sont  -  ils 
prêts?..  Ne  manque-t-il plus  que  moi? 

SAINT-FRANC. 

Le  Régiment  efl:  fur  la  place  ,  &  le  Dé- 
tachement Cil-là  pour  t'y  conduire. 

])URIi\.EL. 

Mon  père  !  épargnez-vous  ce  fpeélac^e 
affreux:  mon  cœur  tremble  pour  le  vôcre, 

SAINT- F  RANG. 
Ne  fonge  point  à  moi ,  l'extrême  mal- 
heur eniante  Textrem.e  courage,  , 
D  U  R  1  M  f-  L. 
Cette  fermeté  dont  fe  pare  votre  cœur 
efl  une  vertu  bien  terrible. 


DRAME.  2<^i 

S  A I  N  T  -  F  R  A  N  C. 
Et  nécefiaire  à  tous  deux. 
D  U  R  I  Al  E  L. 

Le  trépas  ne  fera  pour  moi  qu'un  infiant» 
C'eft  vous  qui  foufirirez,&  longtems  !  (idint- 
Franc  baijje  U%  yeux  ,  &  nz  réu^-nd  riev.') 
(  lor  s  un  repoK)  Allons,  je  ne  dois  plus 
écouter  que  vos  auguftes  paroles.  Elles  doi- 
vent être  les  dernières  qui  frapperont  mon 
oreille.  Entretenez  moi  du  Dieu  dont  la 
clémence  embraile  dans  fon  fein  toutes  fes 
créatures.  Vous  qui  m'êtes  tout  après  lui  , 
bé  ilfT^z-moi  ,  &  que  le  Ciel  ratifie  le  par- 
don qu'un  père  ofe  me  donner  en  fon  nom. 
(//  met  un  genou  en  terre.) 
SAINT-FRANC. 

Je  te  bénis ,  mon  fils ,  que  Dieu  t'ouvre 
fon  fein  comme  ces  bras  te  iont  ouverts  î 

(  //  /  -  ■  r?£e  contre  fon  cœur.} 
D  U  R  I  M  E  L. 

Ce  cœur  fe  fent  plus  affuré  ,  plus  fort  j 
partons. 

(//  marche  vers  laj;one,\ 


■^ 


202      LE  DÉSERTEUR, 


«t=ï«a»>MB»c«»ï5a."«*a«îfniŒ»-«i«ïi'*-»-?a( 


SCÈNE    IV. 

SAINT-FRANC,DURIMEL; 

V  A  L  C  O  U  R. 

V  A  L  C  O  U  R ,  rafidemenu 

J\  R  R  É  T  E  z  ,  brave  Soldat . . .  J'efDe- 
rois  en  mon  père  ,  je  croyois  pouvoir  fl5- 
chir  fa  rigueur  ,  obtenir  au  moins  du  rems  ; 
triais  fa  dijreté  eft  inflexible.  Il  a  rebuté  mes 
prière?.  Ecoute  ,  Major  ,  il  ne  tient  qu'à 
toi  d'y  conlentir  ;  nous  pouvons  le  fauver. 

SAINT-FRANC. 

Le  {auver  ?  &  comment  donc  ? 

V  A  L  C  O  U  R. 

Ave  le  courage  de  te  prêter  à  mon  projet»' 
Le  Régiment  l'attend.  Devant  cette  maifon 
font  rangés  les  Soldats  qui  doivent  le  con- 
duire ;  mais  au  bout  du  fentier  qui  mené  à 
une  porte  de  derrière ,  deux  de  mes  gens 
affichés  font  tout  prêts  avec  une  chaife  de 
poile.  Ils  font  inftruits  de  ce  qu'ils  doivent 
faire,  (d  vnfèntt  un  papier.)  Cette  fauve- 
garde  fervira  3  en  mon  nom  de  pafîe-port  j 
choifiS  la  route  qu'il  doit  tenir. 


DRAME.  26^ 

SA  INT-FRANC. 

O  Ciel  !  que  m'as-tu  dit . . .  Tu  n'as  pas 
d'autre  moyen  . . .  Cruel  !  que  m'offres-tu  ! 
Eft-celà?..  Tu  peux  rifquer... 

V  A  L  C  O  U  Pv. 

Ne  parle  pas  des  rifques  que  je  coursj 
Je  veux  accomplir  ce  projet  tout  hardi  qu'il 
te  paroît. 

SAINT-FRANC. 

Tu  me  déchires  l'ame.  Eh  qui  peut  t'inf- 
pirer  une  pitié  auffi  courajeufe. 

VALCOUR. 

H  me  touche ,  il  m'intérefTe.  Périr  à  la 
fleur  de  l'âge  ,  à  la  veille  du  bonheur ,  lorf- 
que  fa  jeune  amante  lui  tend  les  bras  !  non... 
D'ailleurs  on  m'a  accufé  d'être  fon  Dé'a- 
teur ,  je  me  dois  à  moi-même  de  le  fauver, 

DURIMFL,  âValcour. 

Homme  généreux  tout  ce  que  je  pour- 
tois  répondre  eft  trop  au-defTous  de  ce  que 
je  fens. 

SAINT-FRA  >IC,  à  Valcour. 

Mon  ami  !  mon  che;-  ami  !  Tu  ignores  de 
quels  traits  tu  viens  de  me  frapper  ;  j  admire 
ton  courage  étonnan%  Va  ,  jamais  je  n'ou-, 
blierai  ce  moment . . . 


2(^4      LE  DÉSERTEUR, 

V  A  L  C  O  U  R. 

Eh  bien  !  profites-en  ,  agis  fî  tu  l'aimes» 
l^^es  armes  ,  ce  palTe-port,  ma  livrée,  tout 
lui  afllire  une  retraite  prompte  &  facile  . .  • 
Que  délibères- tu  ? . . 

SA  INT-FRANC. 
Ah  !  que  de  coups  dans  un  jour.  Tu 
connoîtras  ce  cœur  ,  &  quel  facrifice  il  lait 
faire  .  • .  Il  s  agit  ici  plus  que  de  ma  vie  . . , 
Ta  chaife  l'attend,  dis  tu...  Laifle-nous 
en  décider.  Va  te  rendre  fur  la  place.  Je 
ne  tarderai  pas  à  t'y  fuivre  avec  lui  ou 
feul. 

VAL  COUR. 

Que  dis-tu?  Eft-ce  dans  une  pareille  cir- 

conllance  qu'il  faut  pefer  ce  qu'on  doit  faire? 
Croiii-moi  ,  les  momens  font  prcilés.  (il 
lui  rs.met  une  bourfe  <jf  un  Dujjt-pon.  )  Tiens  , 
p^.-ends  ,  &  point  d'adieux.  (/7  a  regardé 
Vurund  en  projerunt  c£  dernier  mot,  ) 


3f^^ 


SCENE 


B  R  A  M  E.  26x 

SCÈNE    V. 
SAINT-FRANC,  DURIMEIV 

SAINT-FRANC,  regardant  f on  fis  d. as 
unfiknce  énergique  ,  en  tenant  Ui 
.^  r^fe-p-n  6-  la  bourfe. 

JL/  U  R  I M  E  L  ,  que  prononces- tu  > 

D  U  R  I M  E  L. 

•■-  Ceft  de  vous  que  j'attends  mon  Arrêt - 
mon  père.  * 

SAINT-FRANC. 

Épargne-le,  ce  père,  prononce,  te  dis-je. 

DURIMEL. 

Ce/l  toujours  votre  Arrêt. . .  Je  fre'mlj 
oe  parler.  ^ 

SAINTFRANC. 
;  Ignores-tu  combien  ta  vie  m'eft  chère  ^ 
D  U  R I  M  E  L. 
Et  mol  votre  honneur  ? 

SAINT-FRANC. 

;  ^t  la  nature  qui  me  crie.  . . 

..  .^ÎMia,..      DUR  IMEL. 
Impofez-lui  ûience,  N'efl-ce  pas  fur  la  foi 
^^'^^  A  M 


2(5(5       LE  DÉSERTEUR, 

promife  fous  le  fceau  du  ferment  que   m'a 
perfonne  vous  a  été  confiée  ? 

SAINT-FRANC. 
Oui. 

D  U  R  I M  E  L. 

Le  facrifîce  de  l'honneur  n'efl:  pas  en  no- 
tre pouvoir.  Il  falloit  vous  recufer ,  ou  vous 
devez  achever. 

SAINT-FRANC. 

C'eft  toi  qui  es  le  héros  ,  &  je  fuis  l'hom- 
me foible^  Oui ,  je  le  fuis  ,  je  veux  l'être ,  ce 
cœur  me  l'ordonne.  Je  n'écoute  plus  d'autres 
joix. . .  Viens ,  &  fauve-toi. 

D  U  R  I  M  E  L. 

Mon  père  !  votre  parole  eft  engagée,  c'eft 
moi  qui  me  charge  du  foin  de  l'accomplir. 
Je  foufïrirai  la  mort ,  &  non  votre  opprobre. 
SAINT- FRANC, 

Je  ne  vois  que  ton  danger. .  .  Le  refte 
di^paroît.  Profitons  des  inrtans  ,  ils  s'accu- 
mulent ,  &  vont  m'ôter  l'efpoir, . . 

DU  RI  M  EL. 

Mon  efpoir  n'eft  plus  fur  la  terre...  Allez; 
Je  luih  tout  préparé  .  J'ai  bien  retenu  vos 
leçon?. . .  Ln.ifitz  moi  fubir  ma  deilinée. .» 
A  quoi  bon  tarder. , , 


D  Pv  A  M  E.  nC-' 

SCÈNE     VI.      • 

SAINT-FRANC  ,  DUHIMEL; 
CLAKY. 

C  L  A  R  Y,  opK  force. 

yjU  aîlez-voiis  ? . .  .  Où  le  conduKez- 
vous  ? . .  Penfez-vous  me  tromper  encore?. . 
Ne  fais- je  pt.s  le  fort  qui  l'attend  ?..  J'ai 
raiiimé  mes  force?. . .  Je  icvole  ici  pour  le 
défendre. . .  (  i  Dunml  oui  voudrait  s  échap- 
pe-.) Tu  voudrais  m'e'cliapper  pour  courir 
a  la  mort ,  &  c'tjfl:  vous  ,  vous ,  fon  père  , 
qui  Vy  conduirez  ! 

D  U  R  r  M  E  L. 

Chère  Clary  ,  lailTe,  laiffe.  Ni  lui,  ni  tes 
pleurs,  ni  mes  regrets.  .  .  Il  faut  nous  ii* 
parer. .  , 

CLARY. 
Nous  fe'parer  !  Ah  !  cruel  !  (  ewhrajam 
Duriw>î:.)  Viendront  ils  t'arracher  de  mes 
bras  ,  loferont- ils  !  .  .  Non  ,  mon  défefpoir 
touchera  leurs  cœurs  ,  j'attendrirai  leurs 
âmes  tércccs.  Tremblez  ,  voui>  qui  ofezdif- 
pofcr  de  fa  vie ,  bourreaux  de  vos  frères  , 
tremblez  d'outrager  lamcur  &  la  nature  ; 

Mij 


jâéS      LE    DÉSERTEUR, 

mes  cris  vous  repoufieront ,  mes  cris  accu- 
feront  votre  inlenfibilité  coupable  ,  votre 
lâcheté  fervile.  . .  Vous  frémirez  de  honte 
ou  de  pitié. . . 

DURI  \1EL  ,  éperdu. 

Ah  Dieu  !  chère  Clary  !  mon  père  ! 

SAINT  TRANC. 

Ma  fille  !  efl-cc  là  ce  que  vous  m'aviez 
promis  ? . . 

CLARY,  avec  abandonnement. 

Si  mon  époux  périt  ,  que  m'importe  le 
refte  du  monde.  Vous  voulez  que  mon  cœur 
adopte  une  loi  inhumaine.  Vous  ne  me  fe- 
rez jamais  réfoudre  à  ce  facrifice  affreux. 
Tant  de  conftance  ne  m'appartient  pas. 
Ma  foiblefle  eft  ma  feule  vertu.  Où  trou- 
vez-vous donc  ce  courage  qui  m'épouvante? 
Ne  l'aimez-vous  pas  au(îi  tendrement  que 

moi  ? . . 

SAINT- FRANC. 

Arrête. .  .  .  Me  prépares-tu  un  nouveau 
genre  de  tourmens  ? .  .  Tu  ne  peux  m'en- 
tendre. . .  Ne  fuis- je  plus  fon  père  ?  &  qui 
peut  veiller  fur  lui  avec  plus  d'amour  ? .  , 
Epuifé  par  tant  d'efforts  &  de  combats, 
îorfque  je  demeure  ferme ,  commande  à  tet 
douleurs.  * 


i 


DRAM  E.  26$ 

D  U  R  I  M  E  L. 

Chère  époufe  !  tu  portes  le  poignard  dans 
les  blefllires  d'un  père  qui  nous  aime. 

CLARY. 

Pardonnez  au  défordre  de  mes  paroles. . . 
Je  ne  me  connois  plus.  .  .  Mes  tranfports 
s'adreflent  au  ciel  comme  à  vous. . .  Mais 
quel  papier  dans  vos  mains  ?..  Si  c'étoit  fa 
grâce.  .  . 

SAINT- FRANC,  cachant  fon  trouble. 

Peut-être  ,  ma  fille  ,  peut-être.  .  .  Maïs 
quoique  le  ciel  en  décide  ,  laiiTe-nous,  (  In 
prenant  par  la  main  ,  cj"  la  conduisant  fur  le 
bord  du  Théâtre.)  Ma  fille  ,  ma  chère  fille  , 
mes  larmes  ,  mes  dernières  larmes  coule- 
ront-elles en  vain?  Ecoute  un  vieillard,  laiiTe- 
lui  remplir  les  devoirs  les  plus  facrés.  Ils  lui 
font  impofcs  par  la  nature  ,  par  l'honneur  . . 
Ce  moment  doit  être  celui  de  leur  triom- 
phe. , .  Demeure ,  je  te  rejoins  ici. 

CLARY. 

Avec  lui  5  mon  père  ! 

D  U  R I  M  E  L  ,  en  s'c'chappani. 

Adieu  ,  Clary  ! 

C  L  A  R  Y  /e  retourne  ,  &*  jettant  un  cru 

Il  m'échappe...  Laiffez-moiJaifTez  moiîe 

■  M  iij 


270      L  E  D  É  s  E  R  T  E  U  R  , 

revoi  un  feul  moment  ;  laifljz-moi  du  moins 
mourir  à  Tes  côtés.  . .  Je  ne  le  vois  plus.  .  ► 
Je  ne  le  verrai  plus.  .  .  »  Malheureufe  !  .  .  ♦ 
Durimel  !  Durimel  ! 

(  Elle  veut  lefuhre.) 

S>^INT-FRANC  ,  àA'a'lame  i.u\ere  quisjitre.. 

Madame  ;  par  toute  l'autorité  que  vous 
avez  fur  elle  ,  arrêtez  fes  pas. 

C  L  A  R  Y. 

Je  me  meurs.  (  Sa  mère  la  foutlent,) 

SAINT  FRANC ,  dans  h  fond  du  Théâtre. 

Hélas  !  de  quel  côté  fortir  ! 

DURIMEL.   On  V entend  fans  le  voir. 

Je  vous  montre  le  chemin  ,  &  rien  ne 
peut  m'en  détourner. 


SCÈNE      VIL 

Madame   LUZERE,  CLARY. 
C  L  A  R  y. 

'  T  vous,  ma  mère,  vous  êtes  au(îi  leur 
complice  !  Où  va  mon  époux  ?  Quoi  !  fon 
père  ....  Non  ,  il  n'eft  pas  poflîble  . ,  .  Ou 
va-t-il?  Répondez. 


I 


DRAM  E.  271 

JVTadame    L  U  Z  E  R  E  ,  dans  une  daulsur  profonde. 

O,  ma  Clary  !  épargne-moi.  Eft-ce  moi 
que  tu  forces  à  te  confoler  ?  Ah  !  mon 
CŒ  jr  a  trop  de  fes  maux  ....  Je  réflens  teS 
douleurs  &  les  miennes.  M.énage  une  mère, 
&  tremble  de  la  frapper. 

CLARY. 
Hélas  !  qui  prendra  donc  pitié  de   mes 

tourmens.  Ils  font  inexprimable?.  Ma  mère 
ne  m'erîtend  plus,ne  me  confole  plus.  Ou  fuis- 
je  ?  .  . .  Tout  s'obfcurcit  autour  de  moi ,  & 
ne  fe  montre  qu'à  travers  un  nuage  fom- 
bre. .  . .  Ah  !  fecourez  moi,  je  crois  que  je 
meurs  aulïi.  (  elle  fembk  s'évj.nouir  ^  Le  bruit 
éloigné  du  tambour  la  fait  treffai'hr  avec  force* 
elie  fe  relevé  précipitarnent.)  Dieu  qu'entens- 
je  ?  Quel  fon  frappe  mon  o  eiîle  ?  Ma  mère  , 
entendez-vous  ce  bruit  formidable  . . .  Se- 
roit-ce  ...  Ah!..  (  rapidement.  )  La  Place 
s'apperçoit  d'ici ,  j  y  vole  ,  je  percerai  les 
rangs ,  il  me  verra ,  il  entendra  mes  der- 
nier* adieux  &  mes  cris . , , 

Madame   LU  Z E  R  E  ,  la  retenant  dz  forcée 
Arrêtez  ,  non . . .   Arrêtez. 

(J  L  A  R  Y  ^  dins  un  tremllsment  de 
corfS  univerfd. 

Que  je  m*arréte  !  Ah  Ciel  1  vous  m'avez 
tout  dit...  Jl  neft  donc  plus  d'efpoir  ! 

M  iv 


>57a     LE    DÉSERTEUR, 

Madame   L  U  Z  E  R  E. 

Vous  n'irez  pas  plus  loin  ,  fille  infortunée  ! 
Notre  feule  renourceeft  d'élever  vers  le  Ciel 
nos  mains  impuiflantes» 

C  L  A  R  Y. 

On  l'abandonne  ,  on  le  lailTe  périr  ,  &' 
l'on  m  empêche  encore  d'aller  à  lui  î  (  j  tam- 
bour bat  une  féconde  fois,)  Il  recommence  à 
rappeller  ;  il  roule  comme  un  tonnerre.  Tous' 
mes  fens  font  glacés.  Je  crois  le  voir  ,  le 
bandeau  fatal  fur  le  front . . .  y  ornent  hor- 
rible ....  le  bruit  ceife ....  Quel  filence 
lugubre  !  épouvantable  !  (on  entend  le  bruit 
de  jix  coups  de  jujils  qrn  partent  à  la  fois. , 
Durimel  !  (elle  tombe  accablée  d^hcrrriur) 
Le  tambour  recommence  abattre. 

Madame  L  U  Z  E  R  E  ,  /f  courlantfuf  le 
corps  de  [aJUIe- 

O  ,  ma  chère  Clary  !  ouvre  la  paupière  ! 
Sors  de  cet  accablement  affreux.   Ne  luis- 
je  plus  rien  pour  toi  ?  J^  n'ai  qu'un  enfant ,  ■ 
elle  eft  toute  ma  confolation  fur  la  terre  « 
ièi>  l'ame  de  ma  vie  m'abandonne. 


B  R  A  M  E.  275 


SCÈNE      VIII. 

Madame    LUZERE  ,  CLARY^ 
VALCOUR. 

VALCOUR,  endéfcrdre. 

\JU'ai-JE  appris!..  Que  m'avoît-o« 
caché  ! . .  Quelle  fcène  terrible  î  . .  Des  deux 
côtés ,  quel  héroifme  !  Ah  Dieu  !  cette  ima- 
ge m'accompagnera  chaque  jour  de  ma  vie.^ 
Ah  ,  Madame  1  * 

Madame    LUZERE.. 

Parlez  ,  parlez  . . .  Chaque  mot  ne  p;ut 
que  nous  percer  le  coeur  ;  mais  je  fuis  avid* 
de  Tes  derniers  inftans. ,.  Un  befoin  de  la- 
voir me  confume.  Dites ,  ne  craignez  rien  J 
nous  ne  pouvons  foufTrir  d'avantage. 

VALCOUR. 

J^attendois  la  nouvelle  de  fa  fuite  préci- 
pitée. Mon  cœur  en  treflailloit  en  fecret 
û  impatience  &  de  joie.  Quel  coup  de  fou- 
dre ma  frappé  ,  lorfque  je  Tai  vu  traverfant 
les  rangs  d'un  pas  égal  &  tranquille  !  Le 
malheureux  Saint-Franc  paroiffoît  être  la 
vidime.  Hélas  !  nous  le  connoiiîions  hu- 
main ,  fenflble  ,  généreux  ;  mais  nous  ne: 

Mv 


274     LE    DÉSERTEUR, 

favions  à  quoi  at  ribuer  tant  d'amour  ,  tant 
de  tendrelîe.  11  l'embrafTe  vingt  fois  à  nos 
yeux  ;  &  lelon  la  coutume  ,  défendant  aux 
Soldats  de  crier  grâce  fous  peine  de  la  vie. .  • 
Sa  voix  étoit  altérée  ..  li  s'apprête  à  donner 
le  fîgnal ...  Mais  Ton  bras  ne  peut  fe  le- 
ver. Tout-à-coup  il  s'arrête  ;  il  nous  ap- 
pelle ;  il  s'écrie  les  fanglots  à  la  bouche  : 
iVo«  j  yoLis  l 'exigerez  poini  que  ceiie  jnain 
tren.ilante  donne  te  fignal  de  jon  trépas,  La 
nature  L\mporteiùr  m^ arrache  monfecret,  Bla- 
rne^'ïrtoi  encore  d^eml  rajjer  la  cauje  de  ces  in~ 
fortunés,  (dui  que  i^ous  voyc^..,  Apprenez  tous 
qu'il  ejl  mon  fin  ;  o.ii  yWon  fils.  Frappe^  deux 
9/icîiwes.  .  .  Il  fe  re  ette  dans  fes  bras  ,  il  le 
prefle  fur  fon  (ein  ;  il  ne  peut  s'en  féparer. 
Ah  Dieu  !  j'ai  vu  tous  les  vifages  frémir  8c 
pleurer  ;  mais  la  loi  inflexible  feule  a  parlé, 
&  feule  a  été  entendue. .  .  On  entraîne  le 
père  malheureux.  On  lui  dérobe  cette  fcène 
cnfanglantée.  Je  fuis  ,  le  défefpoir  dans  le 
cœur  ,  déteftant  cette  loi  homicide  ,  ad- 
mirant îe  héros  qui  a  préféré  l'honneur  d'un 
père  à  fa  propre  vie. 

Madame    L  U  Z  F  R  E. 
Que  le  même  coup  ne  nous  a-t-il  frap- 
pées !  Nqus  ferions  au  terme  de  nos  dou- 
leurs. 


1 


DRAM  E.  275- 


SCENE    DERNIERE. 

Madame    LUZERE,CLARY, 
VALCOUR,  SAINT-FRANC. 

SAINT- FRANC,  apj>uyé  fur  deux  folda:s  , 

&*  entouré  d'Of^.clsrs, 

jVl  EssiEURS, . .  Meffieurs. . .  Votre  pitié 

m  importune  &  m'afflige.  Laiflez-moi  ;  je 

n'ai  pas  befoin  de  paroles  pour  me  confoler. 

(  Les  Ojfïcitrsfe  retirent.} 

C  L  A  R  Y  ,  fortanî  de  fon  accablement. 

Ah  !  mon  père  !  qu'avez-vous  fait  de  l'é- 
poux que  le  ciel  m'avoit  donné  ? 

SAINT- FRANC,  dans  un  défordre 
éloquent  Cr  j^athéîique. 

Je  reviens  ;  je  te  Tavois  promis. 

GLARY. 

Quoi  ! . .  Les  barbares  !..  Ils  l'ont  tué!  .* 
Sous  vos  yeux  ! 

SAINTFRANC. 
Voilà  nos  loix ,  ma  fille...  Mais  que  dis-je-5. 
il  s'eft  élevé  au-defTus  d'elles.  Affermi  contre 

M  vj 


tijS     LE    DÉSERTEUR; 

le  trépas ,  il  n'a  fenti  que  mes  embraflemens. 
J'ai  reçu  les  derniers  gages  de  fa  tendrefTe 
poar  toi  ,  pour  cette  mère  refpedable ,  non 
moins  feniible  ,  &  plus  courageufe.  Je  vous 
les  apporte  ,  ces  dernières  paroles.  .  .  Va  , 
elles  nous  ferviront  de  confolation  mu- 
tuelle, . .  11  eft  mort  fans  foiblefTe  ,  fans  re- 
grets 5  &  avec  cette  fermeté  magnanime,  le 
plus  beau  caractère  de  l'humanité. 

C  L  A  R  Y  ,  j  ngnant  les  mains  ,  &•  regardant 
le  Ciel. 
O  Dieu  !  c'eft  mon  époux  qui  paroît  de- 
vant ton  Tribunal.  Ecoute  tout  ce  que  mon 
cœur  te  dit  pour  lui.  Toi  feul  peux  réparer 
les  maux  que  lui  ont  fait  les  humains. 

SAINT-FRANC. 

Veuve  de  mon  fils  ,  fônge  que  ce  nom 
t^engage  à  la  même  confiance  qu'il  a  mon- 
trée. Pardonne ,  ô  Dieu ,  fi  Je  me  fuis  plaint  1 
la  vie  efl:  fi  pafTagere  ,  la  mort  fi  prompte  , 
que  ce  n'eft  pas  la  peine  de  murmurer. 

CLARY. 

Eh  !  quelle  main  pourra  fecher  mes  larmes  ? 

SAÎNT-FRANG. 

Ma  chère  fille  [  pleure  avec  moi ,  mais 
avec  moi  apprends  à  dompter  le  malheur' r 


DRAME.  277 

tiens-moi  lieu  de  ce  que  j'ai  perdu.  Sup- 
porte la  vie  pour  rendre  la  mienne  moins 
affreufe.  C'en  efl  fait.  Il  elt  maintenant  au- 
defflis  des  Rois  ,  au-delTus  des  cruelles  loix 
des  hommes.  Il  les  voit  tous  en  pitié.  . , 
Porte  tes  vues  élevées  jufqu'^à  la  félicité  cé- 
lefte.  L'ame  de  ton  époux  eft  rentrée  dans  le- 
fein  de  fon  Créateur.  Elle  fourrt  de  fes 
maux  pafles  ;  elle  s'offenferoit  de  ton  vain 
défefpoir.  Ton  époux  eft  heureux, te  dis-je, 
&  nous  feuîs  fommes  encore  à  plaindre. 
Enfin  5  il  te  refte  mon  cœur  ,  celui  d'unœ 
mère  ,  &  l'idée  confolante  de  te  rejoindre  à 
lui  dans  un  meilleur  univers.  C'eft  fon  im- 
mortalité qui  me  donne  ce  courage,  &  qui 
doit  te  confoler. 

CLARY. 

Ah  !  que  la  mort  m'unifife  bientôt  à  lui  î 

S  A  I  N  T-FR  A  N  C  ,  a  Valcour  qui  pleure. 

Valcour  ,  demain  nous  allons  à  l'ennemi. 
Arrivé  au  terme  de  ma  carrière  ,  Ôc  fi  près 
de  mourir  ,  les  combats  ne  peuvent  que  me 
ravir  un  jour.  J'appelle  la  mort.  Si  je  tombe 
dans  les  rangs ,  ne  me  regrette  pas  ,  mais 
oflre-leur  pour  toujours  un  appui ,  un  con- 
folateur  ,  un  frère  dont  elles  n'ayent  ja- 
mais à  fe  plaindre  ,  ni  toi  à  rougir  . . .  m'en- 
tens-tu  ^ 


27S      LE   DÉSERTEUR, 

V  A  L  C  O  U  R  »  noblement. 

Va  ,  j'en  avois  fait  le  ferment  dans  mon 
cœur  avant  que  ta  bouche  m'en  eût  parlé. 

SAINT-FRANC  .  les  bras  étendus  vers  le  Ciel 

Mon  fils  !  que  ces  vœux  montent  jufqu'à 
toi  !  Et  vous ,  Maître  fupréme  des  humains , 
acceptez  le  facrifice  de  nos  larmes. 


FIN, 


O  L  I  N  D  E 

E  T 

S  OPHRONIE, 

DRAME  Héroïque. 


Il 


2^1 


P  R  E  FJC  E. 


c 


E    fujet    eft    tiré  de    l'admirable 
épifode  qui  fe  trouve  au  fécond  Chant 
de  la  Jérufalem  délivrée.  Ce  Poëme 
enchanteur  où  le  Taffe  a  développé 
toute  la  magie  de  fon  art ,  où  Tintérêt 
toujours  plus  vif  croît  par  degrés  ,  oa 
les  perfonnages  habilement  peints  n'en 
font  pas  moins  variés ,  fembloit  devoir 
fournir  pliîfieurs  fujets  à  la  Tragédie 
moderne.  On  n'y  a  puifé  jufqu'ici  que 
des    Opéra.    Cependant  la  nobleife , 
la  fierté  &:  la  nouveauté  des  cara£leres 
prêtoit  beaucoup  ,  fi  je  ne  me  trompe  , 
au   pinceau  des  Poètes   dramatiques. 
Etonné  qu'aucun  d'eux  n'ait  faifi  l'hé- 
roïque dévouement  d'Olinde  ôc  de  So~ 
phronie ,  je  me  fuis  emparé  de  ce  fajec 
attendriiïant  ;  &  Ci  j'ai  eu  plufieurt 
difficultés  à  vaincre  ,  j'en  ai  été  bien 
dédommagé  par  le  plaifir  fecret  d'a^ 


2S2  PRÉFACE. 

bandonner  mon   cœur  à  la  fituation 
touchante  de  ces  deux  amans. 

Comme  le  Poëme  du  Tafîe  eft 
entre  les  mains  de  tout  le  monde  ,  je 
fuis  difpenfé  de  tranfcrire  ici  l'épifode 
qui  a  donné  lieu  à  ce  Drame  ;  mais 
j'ai  à  rendre  compte  des  changemens 
que  jai  jugés  indirpenfables  pour 
donner  à  ce  fujet  une  vrailemblance 
plus  théâtrale. 

C'eft  l'enlèvement  de  l'image  de  la 
Vierge  Marie  ,  dépofée  dans  la  Mof- 
quée  comme  un  Talifman  vidorieux 
par  les  confeils  du  Magicien  limen  qui 
allume  la  colère  d'Aladin  &  le  porte  à 
publier  un  Édit  terrible.  On  recher- 
che l'Auteur  de  cet  enlèvement,  Ôc 
comme  on  ne  peut  le  découvrir  ,  tout 
le  peuple  Chrétien  renfermé  dans  les 
murs  de  Jérufalem  doit  tomber  indil^ 
tintement  fous  le  fer  des  bourreaux. 
La  généreufe  Sophronie  pour  fauver 
un  peuple  malheureux  ,  s'accufe  elle- 
même  &  fe  livre  au  f.  pplice.  J'ai 
penfé  que  l'image  de  la  Vierge  Marie 
étoit  un  obje^  trop  facré ,  trop  au- 


I 


PRÉFACE.  2Ss 

gufte  f  trop  vénérable  pour  entrer  dans 
le  plan  d'une  Pièce  d^  Théâtre ,  qui 
(  quelque  effort  que  l'on  falTe  ;  ne  fera 
jamais   qu'un  ouvrage  profane.    J'ai 
imaginé  un  autre  moyen  que  je  crois 
heureux   ôc  qui   m'a  fei'vi  en   même 
tems  à  donner  à  Ilmen  un  rôle  plus 
adroit ,  plus  fort ,  plus  audacieux  ,  ôc 
de  toute  autre  importance  que  celui 
qu'il  joue  dans  la  Jérufalem  délivrée. 
M^.  le  Baron  de  Cronegk  ,  Poète 
Allemand ,  mort  à  vingt-fix  ans  ,  Ôc 
juftement  regretté  dans  fon  pays  ,  a  fait 
une   Tragédie  d'Olinde  ôc    Sophro- 
nie.  Je  m'en  fuis  procuré  la  traduction. 
La  pièce  eft  en  quatre  Ades  ôc  n'a 
point  été  achevée.  Je  ne  me  permet- 
trai qu'une  réflexion.  Le  Poète  a  in- 
troduit  l'enlèvement  de  l'image  de  la 
Vierge.  Il  a  encore  plus  hazardé.  Il  a 
rend  J  Olinds  coupable  de  cette  atlion 
té  néraire ,  ce  qui ,  félon  moi ,  détruit 
toute  la  nobleife  du  caractère  di  foa 
Héros.    En   effet  ,  en   préfentant   ce 
jeune  homme  d  ailleurs  il  incéreiTant> 
fi  aimable  ^  fi  courageux  ^  comme  ua 


dS^  PRÉFACE. 

fanatique  emporté  qui  rifque  impru- 
demment fa  vie  ô:  celle  de  tout  un 
peuple  ;  on  affbiblit  vifiblement  un  des 
plus  beaux  caractères  qu'on  puifle  met- 
tre fur  la  Scène.  Ce  n'eft  plus  un 
amant ,  ce^  un  infenf(^  triftement  fu- 
rieux. Il  eft  à  remarquer  que  chez  le 
Taffe  Olinde  ni  Sophronie  ne  font 
coupables.  L'un  ne  vient  s'offrir  au 
fuppiice  que  pour  fauver  fon  amante  , 
&  ce  motif  admirable  eft  bien  dif- 
férent. Malgré  ce  défaut  il  eft  plu- 
fleurs  beautés  répandues  dans  la  Tra- 
gédie du  Baron  de  Croneg  .  J'ai  fu 
en  enrichir  ma  Pièce.  En  cela  j'ai  imité 
tous  les  Poètes  mes  prédéceiTeurs  qui 
ont  glané  tantôt  chez  les  anciens ,  tan- 
tôt chez  leurs  volfms  ;  j'ai  cru  pouvoir 
ufer  du  mêm.e  privilège.  Les  étran- 
gers fe  l'attribuent  fjr  nos  Auteurs 
avec  ufure.  D'ailleurs  le  pian  de  mon 
Drame  ^  les  moyens  qui  y  font  em- 
ployés ,  les  caractères  qui  y  font  dé- 
veloppés ,  les  détails.'  s'éloignent  pref- 
que  en  tout  de  la  Pièce  Allemande. 
JLe  même  Poëte  avoit  fait  depuis  un 


PREFACE.  285- 

Codrus  y  Tragédie  bien  fnpérieure  à 
Olinde  ôc  Sophronie  ,  mais  dont  le 
fujet  eft  encore  plus  romanefque.  C'eft 
un  Roi  qui  fe  facrifie  pour  fon  peuple. 
Les  Comédiens  qui  chez  1  Etran- 
ger &  dans  plufieurs  de  nos  Provinces  , 
ont  repréfenté  JennevaL  6c  le  J^éfer^ 
teur  ,  pourront  eflayer  ce  nouveau 
Drame.  Il  pourra  faire  aufÏÏ  quelque 
effet  ;  mais  je  les  invite  en  même  tems 
à  ne  point  mutiler  ces  Pièces  fous 
prétexte  d'y  faire  ce  qu'ils  appellent 
des  coupures.  Ils  peuvent  me  con- 
fulter  fur  les  changemens  qui  leur  pa- 
roîtront  néceflaires  ou  plus  commo- 
des ;  je  ne  refuferai  point  alors  de  m')^ 
prêter. 

•  *-     ♦     !*■ 


PERSO  N  N  AG  E  S. 

A  L  A  D I N  ,  Roi  ie  Jérufalem. 

CLORINDE,  Prmce/e  ^e  Perfe. 

O  L I  N  D  E  ,  jeune  Guerrier, 

SOPHRONIE,  jeune  Chrétienne. 

I S  M  E  N  ,  Grand'Prêtre, 

NICEPHORE,  Père d'Olinde. 

SE  R  EN  A ,  jeune  Chrétienne  ,  amie  ieSor 

phronie. 

ARSETTE,  vieil  Eunuque ,  ancien  Cou-' 

verneur  de  Ciorinde, 
Suite  d'ALADiN. 

Suite  de  Clôrinde. 

Suite  dis  M  EN. 


La  Scène  ejî  à  Jérufalem, 


2^7 

|fî®î©î®î!i 

O  L  I  N  D  E 
SOPHRONIE, 

DRAME    HÉHOÏQUE. 


.s^-^-^^. 


ACTE    PREMIER. 

Le  Théâtre  repréfente  une  Place  ;  d'un  côté  la 
Mofquée  ,  de  L'autre  le  Palais  d^Aladin» 

SCÈNE    PREMIÈRE. 

NI^EPHORE. 

JL   K.  I  s  T  E    Jérufalem  ,  ô   ma  patrie  1 

<Ju'éri    devenie  ta  gloire  ?  Mes  yeux  ont 
peiiiw  i.  te  ieccnnoîue  :  eft-ce-là  cette  Ville  , 


288   OLINDE    ET   SOPHRONIE , 

la  Reine  des  Cités  !  Tes  murs  folitaires  por- 
tent l'empreinte  du  courroux  d'un  Dieu. .  . , 
Dieu  t'^  rejettée  ,  il  n'entend  plus  tes  priè- 
res ,  il  ne  reçoit  plus  tes  facrifices. ,  .  L'in- 
fidèle  triomphe   ;  il  arbore   l'étendart  du 
Croifl'ant  fur  ces  mêmes  remparts  où  j'ai  vu 
briller  le  (igné  augufte  de  la  Croix;  ...  Ici 
règne  Aladin  ;  ici  s'élève  la  Mofquée  fur  les 
débris  du  Saint  Temple.  Sa  coupable  hau- 
teur appelle  en  vain  la  foudre  ,  la  foudre  refle 
oifive  &  le  perfide  Ifmen  fait  fumer  en  paix 
un  facrilege  encens. .  .  Grand  Dieu  !  guide 
un  malheurex  vieillard  qui  fut  toujours  fou- 
mis  à  ta  loi. . .  Olinde  va  bien-tôt  fe  rendre 
ici. ...  Il  ne  fait  pas  que  c'eft  moi  qui  l'ap- 
pelle. .  .  Après  quatre  années  d'abfence  & 
d'efclavageje  pere&  le  fils  vont  enfin  s'em- 
brafler. . .  Mais  quel  foupçon  vient  empoi- 
fonner  ma  joie  !  Ce  grade  où  je  le  retrouve... 
Auroit-il  abjuré   la  foi  de   nos  ancêtres  ! 
Cette  Cour  qui  corromp  tout ,  cette  Cour 
odieufe  auroit-elle  féduit  fon  cœur,furpris  fa 
jeunefle  . . .  ô  mort  !  frappe-moi  plutôt.  . . 
Mais  s'il  eft  demeuré  fidèle  ,  s'il  reconnoît 
toujours  ce  Dieu  qui  nous  éprouve  ,  arrête 
quelques  inftans  ,  ô  mort  !  laiffe-moi  le  re-, 
voir  ,  l'embrafler  ,  le  bénir.  . .  .  J'apperçois 
un  guerrier.  Mon  cœur,tu  le  nommes.  Oui , 
c  eft  lui  1 

5CENJS 


BRAME    héroïque.    2Sp 

SCÈNE     IL 

NICEPHORE,  OLINDE. 

O  L  I  N  D  E. 

j^EsPECTABLE  vieillard  ,  eft-ce  vous  qui 
m'avez  fait  appeller  en  ces  lieux  ? 

NICEPHORF. 

Olinde  1 .  .  Mon  fils  !  . . 

OLINDE. 

Mon  pere  vivant  !  mon  père  dans  mes  bras  1 

NICEPHORE. 

Soutiens-moi, feul  appui  de  ma  vieilleflè. 

OLINDE. 

J'ai  pleuré  votre  mort  ,  &  je  vous  re- 
trouye  !  &  je  vous  prefTe  fur  mon  fein  ! 

N  I  C  E  P  H  O  R  E  /e  dégageant  de  fes  bras , 
Cr*  d'un  ton  nolle  &"  impofant^ 

Olinde ,  avant  tout ,  réponds  à  ton  pere  .. 
Hélas  !  il  tremble  en  t'interrogeant.  Dis. . , 
As-tu  confervé  pure  &  fainte  la  foi  que  j'ai 
tranfinife  dans  tes  veines  ?  Parle  ,  le  Dieu 
àe  nos  Pères  eft-il  encore  le  tien  ? 
lomc  I,  N 


290  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

O  L  I  N  D  E  ,  avec  fermeté. 

Je  fuis  toujours  votre  fils. 

N  1  C  E  F  HO  R  E  ,  ï'em  brajfant. 

Tu  me  rappelles  à  la  vie.  D'un  feul  mot 
tu  diffipes  quatre  années  de  tourmens.  Dieu, 
contemple  n-^a  joie.  Olinde  eft  Chrétien  ! 
Won  fils  ,  pardonne  à  mes  foupçons  !  Dans 
ces  temç  malheureux  tout  cède  à  la  puifTan- 
ce  du  vainqueur.  Je  te  voyois  à  la  Cour 
d'Aladin  ,  honoré  ,  comblé  de  Tes  faveurs. 
Ton  zélé  pouvoit  fe  ralentir.  Sa  magnifi- 
cence pouvoit  ébranler   ta  vertu... 

OLINDE. 
Jamais . . .  Elle  étoit  foutenue  par  votre 
exemple  ,  afïèrmie  par  votre  image.  A 
peine  vous  aviez  formé  mon  corps  aux  ro- 
buftes  travaux  de  la  guerre  ,  &  mon  ame  à 
l'amour  d'une  Loi  fainte ,  que  je  fus  forcé 
de  fuivre  les  drapeaux  du  puiflant  Aladin. 
Je  marchai  contre  les  Arabes.  Remarqué 
dans  la  foule  des  combattans  ,  Aladin  me 
combla  de  bienfaits.  Mon  élévation  me  de- 
vint chère  ,  elle  me  donnoit  les  moyens  de 
foulager  le  joug  de  mes  frères  gémiflans.  Ma 
voix  les  a  toujours  défendus.  J'ai  plus 
d'une  fois  elTuyé  leurs  larmes.  Je  me  difois  : 
mon  père  eft  defcendu  dans  la  tombe  , 
ar?ais  il  m's  laiffe  pour  héritage  l'exemple 


DRAME    héroïque.      291 

de  fa  vie.  J'honorerai  fa  mémoire  en  fervant 
la  caufe  de  nos  ancêtres. 

NICEPHORÈ. 

Elle  eft  jufle  ,  mon  fils  ,  &  crois- mol,' 
tôt  ou  tard  elle  obtiendra  la  vidoire. 

O  LIN  DE. 

Maïs ,  mon  père  ,  vous  que  je  croyois 
enlevé  pour  jamais  à  ma  tendrefie  ,  par  quel 
miracle  ètes-vous  rendu  aux  Chrétiens  ? 

N I  C  E  P  H  O  R  F. 

'  Tu  m'as  vu  leur  chef ,  leur  confolateur  , 
ti  peut-être  leur  appui  ;  mais  que  fert  la 
bravoure  fans  le  bras  du  Tout-puifTant  ? 
Lui  feul  fait  pencher  la  balance  des  com- 
bats . . .  Nous  fûmes  vaincus.  Emporté 
dans  la  déroute  ,  une  foule  barbare  appe- 
fentit  fur  moi  fes  mains  forcenées  ;  à  leur 
tête  je  reconnus  l'implacable  Ifmen.  Il  fe 
vengeoit  encore  des  maux  qu'il  nous  avoit 
faits.  Il  ordonne  ,  &  l'on  me  charge  de 
chaînes.  On  m'entraîne  loin  de  Jérufalem  ; 
on  m'enferme  dans  une  fombre  forterefTe. 
Là  ,  matrifte  paupière  loin  du  Soleil  j  pour- 
fuivoit  une  fugitive  clarté  qui  redoubloit 
i'horreur  des  cachots  où  j'étois  plongé. 

!  O  L I N  D  F. 

■-    Cruels  ! , .  Que  je  touche  ces  mains  chères 

Nij 


2^2  OLINDE  ET  SOPHRONIE , 

&  iscréis  ;  que   je    baife   l'empreinte  glo- 
rieufe  de  vos  fers  ! 

NICEPHORE. 

Je  ferois  pafle  de  cette  nuit  affreufe  dans 
celle  des  tombeaux  ,  fi  cette  armée  chré- 
tienne j  qui  s'avance  pour  chercher  la  vic- 
toire ou  la  mort ,  n'eut  brifé  mes  chaînes. 
A  peine  me  fuis-je  vu  libre  que  ce  cœur  a 
revolé  vers  toi.  Mon  fils  !  tu  m'accompa- 
gnois  dans  ces  priions  fouterreines  ;  j'y  vi- 
vois  avec  ton  image  ,  elle  ranimoit  mon 
cœur  ,  elle  charmoit  mes  profonds  ennuis... 
Mon  zèle  n'efi:  arrêté  par  aucun  obftacle. 
Profcrit ,  je  hafarde  ma  tète  ,  j'arrive  à  Jé- 
rufalem.  j'entends  partout  vanter  ton  cou- 
rage ;  i'apperçois  tes  trophées...  Je  n'ofois 
demander  eft-il  Chrétien  ?  mais  ta  l'es  ,  tu 
m'entends  ,  viens. . .  à  tant  de  bras  ven- 
geurs il  ne  manque  plus  que  le  tiçn, 

OLINDE. 

Epargnez  à  votre  fils  des  reproches  qu'il 
mérite  ,  ou  plutôt  père  moins  indulgent, 
que  votre  bouche  le  foudroie. . .  Quoi  !  Je 
fuis  encore  ici  ,  au  milieu  des  Sarazins  ,  près 
de  cette  iMofquée  ,  &  je  n'ai  pas  quitté  un 
Maître  idolâtre  ,  &  je  n'ai  pas  rejoint  cette 
armée  qui  a  brifé  vos  fers. . .  Ah  mon  père  ! 
eu  bias  n'vfl  plus  à  Aladin.  J'hl  fu  accorder 


I 


DRAME     héroïque.    295 

Iss  devoirs  des  combats  avec  ceux  de  ma 
Religion  ,  &  lorfque  ces  honneurs ,  que  je 
ne  chtrchois  pas  ,  font  venus  me  Turpren- 
dre  5  c'eft  alors  que  j'ai  fenti  combien  il  eft 
cruel  de  diilimuler. 

NICEPHORE. 

Tu  l'as  dû  ,  mais  voici  le  tems  où  tu  ma- 
nifefteras  le  fang  qui  t'a  fait  naître.  Nous 
irons  enfemble  nous  ranger  fous  ces  dra- 
peaux qui  annoncent  de  loin  à  Jérufalem  fa 
prochaine  délivrance.  Dès  ce  foir  ,  à  Toin- 
bre  de  la  nuit ,  à  la  faveur  de  ton  rang... 

OI-INDE. 

Je  vous  fuivrai ,  je  le  dois  ,  je  le  jure  , 
mais...  mon  cœur  fe  déchire  en  promet- 
tant d'accompagner  vos  pas. 

NICEPHORE,  étonné. 

.  Que  dis-tu  ?  Qui  t'arréteroit  ? 

O  L  I N  D  E. 

Il  n'eft  rien  de  plus  cher  à  mon  ame  que 
)'Ia  Religion.  Il  n'eft  rien  déplus  facré  pour 
votre  fils  5  &  cependant... 
»i  (7/  vleurf.  ) 

NICEPHORE. 

Quel  langage  ! . . .  Olinde  !  .  . .  Quelles 
font  ces  larmes  ? . .  Ah  î  fi  elles  ne  font  pas 
coupables  ,  viens  les   épancher  dans  mon 

Niij 


55?4  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

fein.  A  quel  autre  qu'un  père  peux-tu  mieux 
les  confier  ?    , 

OLINDE. 

La  fource  de  ces  larmes  efl:  dans  ce  cœur 
blelTé.  Un  fentiment  profond  y  eft  gravé' 
en  traits  ineftaçables.  Envain  je  me  rap- 
pelle à  moi  même.  Je  ne  vois  ,  ie  n'entends 
plus  rien.  Tout  mon  être  eft  concentré  vers 
un  feul  objet.  La  gloire  ,  la  Patrie  ,  la  Re- 
ligion m'appellent  ^  &  je  demeure  retenu  par 
un  charme  invincible  . . .  J'aime. 

NICEPHORE. 

Mon  fils  !  le  poifon  de  l'amour  a  donc 
enivré  ton  cœur  ?  O  pafiion  funefte  &  àeÇ- 
truftive  des  vertus  ,  allez- vous  me  ravie 
Oiinde  ;  &  parmi  ces  Héros  dont  il  eft  l'é- 
mule &  le  frère  5  au  milieu  de  ces  cris  belli- 
queux qui  annoncent  le  triomphe  des  Crhé- 
tiens ,  l'entendra-t-on  foupirer  de  foiblelïè... 
Quel  temspour  aimer  ! 

OLINDE. 

J'ai  voulu  me  vaincre  ,  cette  ardeur  qui 
ine  maitrife  s'eft  accrue  de  mes  combats.  .  .■ 
IVlais  pourquoi  traiter  de  foiblefle  le  fenti- 
ment le  plus  précieux  au  cœur  de  l'homme. 
Doit-on  rougir  d'aimer  la  beauté  ,  la  vertu  , 
ces  nobles  &  rares  préfens  du  Ciel?  Pourquoi 
fe  dérober  à  ces  regards  touchans  qui  nous- 


il 


DRAME   héroïque    295- 

difent  :  Je  t'apporte  le  bonheur.  L'amour  que 
la  vertu  fait  naître  &  juftifie  ne  peut  qu  e'- 
chauffer  le  courage  &  le  montrera  l'Univers 
daiis  un  jour  plus  éclatant.  J'aime  ,  mais 
mon  amour  cédera  toujours  à  la  voix  du 
devoir.  J'aime  ,  mais  fans  molefie  ,  ma 
flamme  eft  épurée  &  ne  peut  m'avilir. 

N  I  C  E  P  H  O  R  E. 

Ainfî  parle  l'ardente  jeuneflTe  toujours 
prompte  à  s'abufer.  Ainfî  Tamour  foumet 
les  plus  grands  coeurs  ,  éieint  rhéroiLTie  , 
interrompt  le  cours  des  plus  glorieux  ex- 
ploits. . . 

OLINDE. 

Je  ne  redoute  point  votre  févérité.  Il 
vous  faudra  l'aimer  auffi  ,  mon  père.  Et 
quand  vous  verrez  ce  front ,  mélange  tou- 
chant de  grâces  &  de  candeur  ,  cette  beau- 
té rare  qui  la  diftingue  de  fes  compagnes, 
cette  modeftie  divine  empreinte  fur  tous  fes 
traits...  Elle  n'eft  échappée  jufqu'ici  à  la 
foule  des  adorateurs  que  par  une  vie  (impie 
&  retirée.  Dans  l'âge  d'aimer  elle  néglige 
fa  beauté  ,  ou  ne  l'ePàme  que  comme  l'or- 
nement de  fa  vertu  ;  trélor  d'autant  plus 
précieux  qu'il  refte  caché  dans  l'ombre.  Ah, 
mon  père  ,  combien  je  l'aime  &  que  je  me 
trouve  heureux  de  l'aimer      Je  n'héfiterai 

Niv 


•29^  OLTNDE  ET  SOPHRONIE , 

point  à  vous  la  nommer  ;  elle  s'appelle  So- 
phronie. .. 

NICEPHOKE. 

Sophronie  !  cette  jeune  chrétienne  con- 
fiée aux  foins  de  Mélanne. 

Oj:.INDE. 
Elîe-méme. ..    Vous  la  connoifTez. . .   O 
joie  !  Eh  bien  ,  mon  père. . . 

NICEPHORE. 
O  Maître  fuprême  des  événemens  ,  Pro- 
te(fleur  du  jufle  ,  achevé  ,  ô  mon  Dieu. . . 
écoute  5  te  ferois-tu  fait  connoître  à  Mé- 
lanne ? 

OLINDE. 

Moi  !  je  leur  fuis  encore  iflconnu.  Ce  n'eft 
qu'en  fecret  que  j'ai  ofé  foupirer.  Ce  cœur 
defire  beaucoup  ,  efpere  peu  ,  &  dévore 
fes  feux  en  filence. . .  Je  l'aime  trop  pour 
lui  dire  librement  que  je  l'adore. . .  A  la  fa- 
veur de  quelques  bienfaits  verfés  fur  les 
Chrétiens  je  me  fuis  peut  être  fait  remar- 
quer d'elle  5  mais.  . . 

NICEPHORE. 
]\Ion  fils  ! . .  Mélanne  n'eft  point  la  mère 
de  Sophronie.  Moi  feul  peux  nommer  celui 
dont  elle  tient  le  jour  ;  elle  l'ignore  elle 
même  ;  &  que  le  Ciel  la  préferve  à  jamais 
de  le  connoître  ! 


DRAME   HÉPvOIQUE.    297 
O  L  I  N  D  E. 

Vous  me  faites  frémir. 

N  I  C  E  P  H  O  R  E. 

Je  ne  blâme  point  ton  amour.  Sophronie, 
fans  doute ,  fera  l'héritie're  des  vertus  de  fa 
mère.  Je  n'ai  point  connu  de  femme  plus 
digne  d'être  heureufe  ,  plus  confiante  dans 
les  adverfités  qui  l'e'prouverent  jufqu  au  der- 
nier inftant.  Mais  tu  connois  ce  cruel  Pon- 
tife déferteur  de  notre  loi  ,  cet  Ifmen  dont 
les  lèvres  font  une  fource  de  fraudes ,  dont 
les  mains  ne  trament  que  l'iniquité. . . 
O  L I  N  D  E. 

Je  le  vois  tous  les  jours.  Couvert  d'un 
mafque  hypocrite  ,  cet  Apoftat  s'eft  glifle 
}ufqu'au  Trône,  Armé  d'un  langage  adu- 
lateur ,  il  s'eft  fait  le  Confeil  &  le  Miniftre 
d'un  Roi  trop  foible  pour  favoir  gouverner 
par  lui-même ,  &  qui  toujours  irréfolu  aban- 
donne lâchement  fon  pouvoir  au  premier 

oppreffeur, 

NICEPHORE. 

Olinde  ,  arme-toi  de  courage.  Je  vais  te 
révéler  un  fecret  qu'il  te  faudra  enfevelir  à 
jamais  dans  ton  fein.  Je  t'impofe  un  filence 
inviolable.  Ma  langue  même  fe  refufe  à  cet 
aveu. . .  Ce  digne  &  vertueux  objet  de  tai 
amour. . .   le  dirai-je  hélas  !..   eft  la  fiiie 

d'Iûnen, 

Ny 


ipS  OLINDE  ET  SOPHRONIÊ , 

O  L  I  N  D  E  ,  avec  chaleur. 

Se  peut  il  ! . .  non  ,  mon  père  ,  non  ,  elle 
eft  Chrétienne  ,  de  le  purfang  qui  coule  dans 
fes  veines  attefte. . . 

N  I  C  E  P  H  O  Pv  E. 

Modère  toi.  Avant  de  faifir  rEncenfoîf 
profane  ,   avant  d'être  connu  pour  l'ennemi 
du  vrai  Dieu  Ifmen  étoit  pauvre  ;  il  étoit 
humble  alors.  Il  fut  déguifer  la  perfidie  de 
fon  cœur  fous  les  dehors  les  plus  doux.  Les 
Chrétiens   nourrirent   charitablement  dans 
leur  fein  ceferpent  qui  ,   infedé  de  noirs 
poifons   ne  chercha  depuis  qu'à   les  dévo- 
rer. Le  fourbe  employoit  dans  fes  difcours 
ce    ton    féduifant  ,  cette    trompeufe    élo- 
quence ,  lâche  reUburce    des   timides  fcé- 
lérats.    Son   efprit  artificieux   lui  obtint  la 
iîile  de    mon  ami   à  laquelle   il  ne   devoit 
point  prétendre.   Cette  vi(Sime  innocente 
embrâfa  le  bourreau  qui  devoit  Tégorger»' 
Bientôt  fon  époux  ambitieux    &  facrilège- 
viola  ia  foi  pour  obtenir  cher  les  infidèle^ 
un  rang  que  lui  feul  fut  tenté  de  remplir. 
Il  fit  plus  ,  il  voulut    forcer  fon  époufe 
à  le  faivre  ,  à  abjurer  le  Dieu  qu'il   avoit 
renié.  Tremblante  ,  elle  fe  réfugia  dans  mes 
bras.  Je  la  dérobai  aux  fureurs   du  traître. 
Elle  dépofa  chez  moi  k  fruit  de  l'hymen 
le  plus  infortuné  i  mais  bientôt  la  doulsiur 


BRAME     HER-OIQUE.     299 

abrégea  fes  mftes  jours Il  me  femble 

encore  la  voir  dans  fes  derniers  momens. 
Nicephore  ,  me  difoit  elle  ,  en  me  tendant 
une  main  foible ,  je  te  laiJJ'e  cette  enfant , 
quelle  foit  fidelle  à  la  loi  de  fa  mère  ,  £7"  que 
par  fes  vertus  elle  obtienne  grâce  devant  Dieu 
en  faveur  a  un  trop  coupable  époux.  Ses  yeux 
levés  vers  le  Ciel,  en  retombant  fur  les  miens 
fe  fermèrent  paifiblement.  Je  confiai  à  Mélan- 
ne  cette  fille  naiiîante,  je  lui  donnai  le  nom  de 
Sophronie.  Dès  fa  plus  tendre  enfance  feS 
traits  &  fur- tout  fon  ame  me  retracèrent 
une  vivante  image  de  fa  mère.  En  fecret  éle-» 
vée  ,  elle  atteignoit  fon  troifiéme  luftre  , 
lorfque  l'implacable  Ifmen  me  fit  traîner 
dans  les  cachots  où  il  fe  flattoit  d'anéantir  le 
témoin  de  fes  •  crimes.  J'en  fors  ;  &  les 
yeux  à  peine  familiarifés  avec  la  lumière  , 
je  cherchois  à  t'embrafîer  ,  avant  de  ferrer 
contre  mon  f^in  cette  chère  Sophronie, 

O  L I  N  D  E. 

O  profonde  deftinée  î  quoi  !  c^eft  dans 
vos  bras  qu'elle  fut  confiée  au  moment  de  fa 
naiffance  !  quoi  !  vous  lui  fervîtes  de  père  \ 
Ifmen  !  . .  Monftre  dénaturé  ! .  »  Ah  votre 
premier  récit  avoit  jette  dans  mon  fein  la 
foif  d'expier  dans  fon  fang  vos  fouffrances 
&  fès  forfaits. 

Nvj 


300  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 
N  I  C  E  P  H  O  R  F. 

Dompte  toute  vengeance  perfonnelle  trop 
indigne  d'un  Chrétien.  Il  ne  t'eft  pern:iis 
d'armer  ton  bras  que  dans  la  caufe  commune. 
La  mère  de  Sophronie  du  haut  du  céleGe 
féjour  te  contemple  en  ce  moment.  Veux- 
tu  mériter  fa  fille  à  les  yeux  comme  aux 
miens  ?  Rejoins  cette  armée  de  héros  ;  anéan- 
tis cette  Molquée  ;  fers  le  Dieu  qu'adore 
ton  amante  ;  qu'elle  voie  ton  jeune  front 
couronné  des  palmes  de  la  viâioire  !  c'eft 
alors  que  nous  pourrons  allumer  ,  &  publi- 
quement ,  les  flambeaux  d'un  brillant  hyme- 
rée.  Ceft  alors  que  tu  pourras  lui  offrir 
aux  pieds  de  nos  autels  ,  parés  de  nouveaux 
ornemens  ,  une  main  chère  à  l'amour  ,  & 
lion  moins  chère  à  la  patrie  ! 

OLINDE 

Tous  deux  m'enflamment. . .  Sophronie  l 
oui  je  vaincrai  pour  toi.  . .  Pardonne  Reli- 
gion Sainte  !  tu  prêteras  aufli  la  force  à  mon 
bras...  Dieu  éternel  ,  fi  tu  as  remis  à  mon 
2cle  la  fin  des  malheurs  d'une  nation  infor- 
ti^née  ,  hâte  ce  moment  !  Mon  père  ,  en* 
traînez- moi ,  je  fuis  prêt  à  vous  fuivre. 

NICEPHORE. 

Dès  que  la  nuit  déployera  fes  ombres  fut 
les  tours  de  Jérufalem  ,  rends-toi  en   ces 


DRAME  héroïque.      301 

mêmes  lieux.  Prépare  tout  pour  le  plus 
prompt  départ  ;  mais  prends  garde  que  ton 
feu  ne  te  trahiffe.  Tu  n'as  plus  à  feindre 
que  pendant  quelques  heures.  Songe  à  un 
père  ,  à  une  amante  ,  à  tes  frereî^. . .  Déjà 
le  jour  a  répandu  par-tout  fa  clarté. . .  Les 
portes  du  palais  s'ouvrent ,  je  crains  d'être 
reconnu  :  laifle-moi  m'échapper  feul... 
Adieu  5  je  cours  chez  Mélanne  dérober  ma 
tcte  à  nos  plus  cruels  ennemis. 

O  L  I  N  D  E  ,  feul. 
Dieu  ,  conduis  le  ! . .  cache  fon   front  à 
l'œil  du  méchant  &  de   l'impie. . ,    Aladin 
s'avance. . .    AUons ,  c'efi:  pour  la  dernière 
fois  que  je  recevrai  fes  ordres. 


-#> 


502  OLINDE  ET  SOPHRONIE , 


SCENE     III. 

ALADIN,CLORINDE. 

OLINDE,  Gariej  d' Al  A  DiN  , 

fuite  de  Clorinde. 

ALADIM. 

J\  p  p  R  o  c  H  E  Oîinde  ! J'aime  à  me 

voir  environné  des  (outiensde  ma  couronne; 
avec  de  tels  guerriers  je  bannis  toute  crainte 
&  trouve  que  Godefroi  tarde  bien  à  paroître  l 
ch  qu'ai-je  à  redouter  de  ces  légions  étran- 
gères que  la  fuperftition  précipite  en  foule 
fur  une  terre  qui  bientôt  va  les  enfevelir 
après  s'être  abreuvée  de  leur  fang.  Ce  triom- 
phe pour  n*étre  pas  certain  a  de  trop  heu- 
reux préfages.  Qu'ils  viennent  ces  Chrétiens! 
qu'ils  accourent  pour  périr  devant  les  murs 
que  leur  fol  orgueil  prétendoit  renverfer.  (à 
Olinde).  Olinde,  ton  bras  rougi  du  fang  des 
Arabes ,  s'eft  trop  fait  connoître  pour  n'être 
pas  honoré  d'un  nouveau  titre  à  la  veille  de 
ces  combats.  Monte  en  ce  jour  au  rang  de 
mes  premiers  défenfeurs.  (  à  Clorinde.  )  Et 
vous  fille  illuftre ,  étonnante  guerrière  ;  quelle 


DRAME    héroïque.     305 

eft  la  contrée  afT^z  éloignée  de  l'A  fie  &  des 
routes  que  le  Soleil  éclaire  où  n'ayent  pas 
pénétré  votre  nom&  lebruit  de  vosexploits? 
Quand  vous  venez  unir  votre  épée  à  nos  for- 
ces, qui  d'entre  nous  ne  brûle  de  combattre 
&  de  vaincre  à  vos  côtés? 

C  L  O  R  1  N  D  E. 

Seigneur ,  il  fuffit  de  marcher  à  l'ombre  de 
vos  étendards  &  de  Te  trouver  au  milieu  de 
tant  de  héros  aflemblés  pour  fentir  tous  les 
feux  de  la  valeur.  Je  ne  crains  point  les  en- 
treprifes  les  plus  hazardeufes  ,  &  ne  dédai- 
gne point  les  plus  vulgaires.  Dès  l'âge  le  plus 
tendre  j'ai  méprifé  les  penchans  &  les  goûts 
de  mon  fexe.  Je  n'ai  point  abbaifle  mes  mains 
fuperbes  aux  travaux  accoutumés  de  l'ai- 
guille &  des  fufeaux.  J'ai  rejette  les  habits 
efféminés  &  le  féjour  des  villes.  Je  me  fuis 
ouvert  une  carrière  illuftre  &  qui  plaifoit  à 
ma  fierté.  Mais  combien  il  me  refte  à  faire 
pour  égaler  mes  émules  !  j'ai  vu  combattre 
Olinde  ,  s'il  efl:  notre  guide  ,  Prince  ,  nous 
méprifons  tous  la  mort....  Votre  fidelle  al- 
liée ,  j'arrive  des  contrées  de  la  Perfe  avec 
l'élite  de  ces  guerriers  qui  ne  rougîflent  point 
de  me  voir  à  leur  tète.  Je  viens  dans  le  def- 
fein  de  m'oppofer  aux  efforts  des  Chré- 
tiens. Ils  veulent   porter,  dit- on  j   juf- 


304  OLINDE  ET  SOPHRONIE , 

qu'aux  pieds  de  ces  murs  la  bannière  flo- 
tante  de  leur  croix.  Ceft  donc  à  ce  bras  d  ar- 
rêter leur  torrent  débordé.  J'ai  plus  dune 
fois  femé  les  champs  de  leurs  membres  & 
teint  les  fleuves  de  leur  fang  ;  Ohnde  ,  unil- 
fons  notre  courroux,&  ce  bras  aidé  du  tien , 
fixera  la  vidoire. 

OLINDE. 
PrincefTe,  &  vous  Seigneur,  c'eft  trop 
flatter  un  courage  vulgaire.  La  patrie  pour- 
roit  aifément  fe  pafTer  de  mon  bras....  Sur- 
tout lorfque  rilluftre  Clorinde  protège  la 
caufe.... 


DRAME    héroïque.    30; 

S  C  È  N  E     I  V. 

Les  A6liurs  précédens  ,  I  S  M  E  N, 


L 


AL  AD  IN. 


A  Mofquée  s'eft  ouverte,  Se  le  Grand 
Prêtre  s'avance.... 

I  S  M  E  N ,  accourant  avec  une  fuite  de  Prêtres, 

O  crime  î . . .  O  jour  affreux  ! . . .  Jour  de 
vengeance  &  de  terreur.... 

A  L  A  D  I  N. 
Qu  entends-je  ? 

I  S  I\I  E  y. 
Le  Ciel  eft  outragé...  Il  faut  préparer  les 
fupplices,  il  faut  prévenir  la  foudre  venge- 
refie... 

A  L  A  D  I  N,  tremblant. 

Ifmen...  Expliquez-vous...  Parlez, 

I  S  M  E  N. 

Frémiffez  î . . .  J'ai  vu  l'abomination  dans 
le  Temple.  L'Autel  ell:  profané.  L'Augufte 
écrit  de  la  loi  du  Saint  Prophète  déchiré  par 
une  main  impie  ,  foulé  fous  un  pied  facri- 
lège...  Je  ne  puis  achever... 


So6  OLINDE  ET  SOPHRONIE , 

A  L  A  D  I  N. 

O  forfait  inoui  ! ....  Il  mourra...  quel  eft  le 
coupable  ? 

I  S  M  E  N. 

Tout  le  peuple  Chrétien.  Il  doit  périr. 
Leur  infolence  s'accroît  à  l'approche  de  leurs 
défenfeurs  ;  aucun  d'eux  n'eft  innocent?  Le 
bafphéme  eft  dans  toutes  les  bouches.  Le 
feu  de  la  révolte  couve  dans  tous  les  cœurs. 
Le  Ciel  s'explique  par  ma  voix.  Aladin  , 
bannis  les  foibles  mouvemens  de  la  pitié. 
Eiface  le  crime  dans  les  flots  de  leur  lang  ; 
anéantis  une  race  toujours  rebelle.  Le  Ciel 
t'a  remis  Ton  tonnerre ,  c'eft  pour  imiter  Tes 
vengeances.  Tonne ,  frappe  &  qu'aucun  n'é- 
chappe à  tes  coups.  Qu'enchaînés  devant  ta 
colère,  la  lortie  des  portes  leur  loit  interdite. 

ALADIN,.'?  Olin'Je. 

Toi,  qui  tant  de  fois  m'as  fupplié  en  fa- 
veur ce  ce  peuple  ingrat ,  tu  vois  par  quels 
traits  il  fe  fait  toujours  connoître...  Il  mourra 
le  criminel  inconnu ,  dans  le  maflacre  géné- 
ral de  fa  fede  odieule  !...  Rends  toi  maître 
de  la  ville,  &  que  le  facrilège  foit  amené  à 
mes  pieds. 

OLINDE,  troubltl. 

J'obéis,  (â  part,)  6  Dieu  infpire  moi. 


DRAME    héroïque.    307. 


■  ■■■H  iWIIP»l«PII  D  II  II  IMIIIIM  I  MIHII 


SCÈNE      V. 
ALADIN,  CLORINDE,  ISMEN. 

I  s  M  E  N. 

^  L  fe  retire  trouble'  ;  Prince  !  c'efi:  un  vail- 
lant Soldat,  je  l'avouerai;  mais  le  zèle  qui 
m'infpire  &  peut-être  m'éclaire  ,  me  défend 
de  renfermer  les  foupçons  que  mes  yeux  pé- 
nétrans  on  jeués  fur  lui... 

C  L  O  R  I  N  D  F. 

Quels  foupçons? 

I  S  M  E  N. 

■  On  l'a  vu  en  fecret  parler  à  ces  mêmes 
Chrétienr  aujourd'hui  rebelles,  &  fon  cœur 
pourroit  être  infeété  de  ces  dogmes  dange- 
reux... 

CLORINDE,  l'interrompant. 

A'mCi  tu  prétends  deshonnorer  un  héros 
que  la  gloire  adopte,  &  dont  le  cœur  fenfï- 
ble  n'aura  voulu  que  prêter  une  oreille  com- 
patiiïante  à  la  voix  des  malheureux.  Pour- 
quoi n'es-tu  fi  clairvoyant  que  pour  te  ren- 
dre accufateur?  Pourquoi  ne  parles-tu  d'un 
Dieu  que  pour  perfécuter  ?  Va,  ce  père  & 


5o8  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

ce  Juge  Suprême  n'aime  point  celui  de  fes 
enfans  dont'  les  cris  appellent  incefTamment 
la  foudre  far  la  tête  de  fes  frères.  Il  fonde  les 
cœurs ,  il  voit  à  nud  le  fanatique ,  qui ,  fous 
les  vétemens  de  candeur  &  de  paix,  cache 
le  flambeau  féditieux  dont  il  voudroit  em- 
brâfer  le  monde. 

I  S  M  E  N. 

Clorinde  !  la  Majefl:é  Divine  eu:  déjà  trop 
offenfée  fans  l'outrager  encore  dans  la  per- 
fonne  de  fes  Miniflres.  Elevée  malheureu- 
fement  loin  de  cette  contrée,  vous  ne  favez 
ni  le  refped  qu'on  leur  doit,  ni  la  force  au- 
gufte  de  la  loi  dont  ils  font  les  organes.  Ap- 
prenez que  je  fuis  l'interprète  des  volontés 
du  Ciel  ;  &  vous  Sjltan  à  qui  il  a  daigné 
confier  le  glaive  de  juftice  ,  c'efl  à  vous  de 
prononcer. . . 

A  L  A  D  I  N 

On  n'aura  point  impunément  profané  la 
Mofquée.  Vous  qui  m'entourez ,  écoutez  le 
ferment  que  je  fair.  Je  jure  par  le  Ciel,  par 
la  puifTance  qu'il  m'a  donnée ,  je  jure  que  fi 
le  facrilcge ,  avant  la  fin  du  jour ,  n'efl:  livré 
s.  ma  vengeance ,  tout  le  peuple  Chrétien 
tombera  fous  le  fer  des  bourreaux.  Demain 
Jérufalem  n'en  verra  aucun  refpirant  dans 
fon  enceinte ,  demain  les  premiers  rayons 


DRAME    héroïque.     509 

du  Soleil  fe  plongeront  dans  les  flots  de  leur 
fang  coulant  le  long  des  rues  jonchées  de 
^1^  leurs  cadavres...  Ifmen  ,  faites  publier  cet 
Edit  par  toute  la  ville  ;  &  vous  noble  Clo- 
rinde,  pardonnez  à  fon  zèle  ;  il  efl:  poulTé  peut- 
être  trop  loin  quand  il  accufe  Olinde  ,  mais 
vous  ne  favez  pas  combien  la  févérité  eft 
utile  &  n'efl:  le  plus  fouvent  aue  la  Jufl:ice 

même Venez  illuftre  guerrière  obferver 

du  haut  de  la  tour  qui  domine  la  campagne  , 
ce  camp  ennemi  où  la  vidoire  vous  attend. 


SCÈNE      VI. 

ISMEN. 

X- .  Nfin  ces  Chrétiens  que  j'abhorre  feront 
tous  malTacrés...  Peuple  fuperbe  qui  m'avez 
en  horreur,  je  vous  verrai  bientôt  implo- 
rer celui  que  vous  ofiez  méprifer.  Nous  ver- 
rons fi  ce  Dieu  pourra  vous  dérober  à  mes 
Coups ,  &  s'il  méritoit  que  je  rampafle  avec 
vous  dans  la  bafTefTe  &  l'ignominie...  Ifmen 
étoit  fait  pour  les  f;randeurs  &:  pour  fervir 
d'autres  Autels...  Tout  m'a  réufli.  Comme 
je  mène  à  mon  gré  l'efprit  de  ce  Sul- 
tan !  le  peuple  &  le  maître  tremblent  à  ma 
voix...  Ces  Chrétiens  feuls  gênent  mes  pro- 


3IO  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

jets.  Ils  ont  le  fecret  honteux  de  mon  pre- 
mier état...  Mais  quel  hadi  ftratagéme  a 
inventé  mon  heureux  génie  !...  Il  falloit  un» 
coup  qui  intéreffât  la  Religion  ,  &  je  l'ai 
trouvé...  Les  ftupides  Sarrazins  font  loin 
de  penfer  que  c'eft  moi  qui  ai  déchiré  ce 
livre  qu'ils  adorent.  Je  me  fuis  fait  le  Dieu 
de  cette  foule  crédule.  Je  leur  donne  pour 
loi  ma  volonté.  Ne  bornons  point  là  ma 
carrière  ambitieufe ,  touchons  le  faîte ,  ^  & 
faifons  du  trône  d'Aladin  le  marche -pied 
de  mon  Autel. 


Fin  du  premier  AEle, 


DRAME    héroïque.    511 

m  y  *  =!H  y  y^^i^i  y  =iv  a'?  m 


ACTE     IL 


SCÈNE     PREMIERE. 

SOPHRONIE,  SERENA. 

SERENA. 


U  vas-tu  Sophronie?..  Je  te  fuis  en 
tremblant...  Pourquoi  hafarder  tes  pas  dans 
ces  lieux  qui  nous  font  étrangers  ,  dans  ces 
lieux  couverts  de  farouches  foldats  dont  le 
glaive  femble  déjà  étinceller  fur  nos  têtes. 
Quel  deflfein  te  conduit  vers  le  palais  du 
Tyran  ? 

SOPHRONIE. 

Le  defTein  qu'un  Dieu  m'infpire. . .  Tu 
viens  d'entendre  TÉdit  qui  menace  les 
Chrétiens. 

SERENA. 

J'en  ai  le  cœur  glacé  d'effroi.  L'ordre 
cruel  vole  de  bouche  en  bouche  j  l'image 


512  OLINDE  ET  SOPHRONIE  , 

d'une  mort  prcfente  les  rend  immobiles  ; 
mais  que  peux- tu  faire  pour  un  peuple 
profc.it  &  confterné, 

SOPHRONIE. 
Le  fauver  &  mourir. 

S  E  R  E  N  A. 
Toi  5  Sophronie  1 

SOPHRONIE. 

Chère  amie  ,  que  la  vie  devient  précieufe 
quand  on  peut  la  donner  pour  le  falut  des 
fiens  !  les  chaînes  &  les  tortures  m'épouvan- 
tent bien  moins  que  le  fanglant  tableau  des 
Chrétiens  étendus  ,  égorgés  dans  les  rues 
de  Jérufalem.  Si  la  foibleffe  de  mon  fexe  & 
de  mon  âge  pouvoit  me  faire  chanceler,  em- 
brâfez  mon  cœur  ,  divine  &  courageufe 
flamme  dont  brûloient  les  Martyfs  !  Mon- 
trez-moi mes  frères  fauves  d'un  mafTacre 
horrible,  &  la  palme  immortelle  qu'un  Dieu 
accorde  au  facrifice  de  quelques  jours  paf- 
fagers. 

SERENA. 

De  quel  facrifice  parles-tu  ,  chère  amie  ? 

SOPHRONIE. 

Je  marche  vers  le  Tyran  ;  je  détourne  fur  | 
moi  les  coups  qu'il  prépare.  Je  me  déclare  ' 
coupable  ,  j'annulle  l'Êdit  &  fatisfais  à  fa 

vengeance... 


i 


BRAME    héroïque.  373 

Vengeance. . .  Cet  ar.ifice  eft  pardonnable , 
puilqu  il  fauve  tout  un  peuple  des  fureurs 


't. 
d'un  barbare. 


SERENA. 

Que  m'as  tu  dit  ? . .  Toi ,  te  livrer  ! . , 

SOPHRONIE. 

Eh  !  qui  pourroit  m'enchaîner  à  la  vie  ; 
lorfque  |e  trouve  un  fi  noble  avantage  à  l'a- 
bandonner ?  Qui  m'attacheroit  à  ce  monde 
dont  j'ai  méprifé  des  l'enfance  le  tumulte  & 
les  vanités  ?  Quelle  voix  l'emporteroit  fur 
cette  voix  puiflante  qui  m'appelle  au  rang 
des  libérateurs  de  la  Patrie  ? 

SERENA. 

Cruelle  amie  !  dans  ces  triftes  momens 
tu  oublies  les  liens  qui  nous  unifient ,  ces 
liens  formés  dès  que  nos  cœurs  ont  pu  fe 
connoître  ,  &c  de  jour  en  jour  plus  reflerrés  ; 
tu  pourrois  les  brii'er  d'un  œil  indiftérent  ! 
&  délaifferas-tu  de  même  une  mère  qui  t'ai- 
me ?  Ne  lui  dois-tu  rien  ?  Elle  t  adopta  pour 
fa  fille.  Elle  en  eut  toujours  pour  toi  la 
tendreffe  inquiette  ,  &  tu  veux  l'abandon- 
ner au  défefpoir  !  Ne  fais-tu  pas  que  l'uni- 
que joie  de  fa  vieillefl'e  eft  de  nous  voir  tou- 
tes deux  fourire  à  fes  côtés  ?  Me  laifTeras-tu 
'  folitaire  &  défolée  après  que  je  l'aurai  vue 
Toms  J,  O 


514  OLÏNDE  ET  SOPHRONIE  , 

expirer  dans  mes  bras  de  la  douleur  de  t'a- 
voir  perdue  ? 

SOPHRO>fIF. 

Et  c'eft  pour  fauver  fa  vie  ,  la  tienne  i 
eelle  de  tous  ,  que  Sophronie  court  fe  Tacri- 
fier.  Songe  donc  que  ce  foir  même  une 
troupe  d'aiTallîns  le  fer  en  main  ,  iront  en- 
foncer nos  portes.  Ces  féroces  fatellites  nous 
égorgeront  lur  Ton  corps  expirant.  En  me 
livrant  volontairement  à  la  mort ,  je  ne  fais 
que  la  devancer  de  quelques  inftans  ,  &  je 
délivre  de  ces  fanglantes  horreurs  ,  toi ,  no- 
tre mère  ,  &  tout  un  peuple  vertueux, 

S  E  R  E  N  A. 

Mais  crois-tu  qu'il  foit  permis  d'expofer 
ainfi  fes. jours  ?  Le  Chrétien  doit  attendre  la 
mort  avec  fermeté,  mais  fon  devoir  eft-il 
de  marcher  au-devant  d'elle  ?  Quand  le 
glaive  des  bourreaux  defcendroit  fur  fa  tète, 
il  doit  efpérer  encore  en  la  miféricorde  di- 
vine. Qui  fait  ce  que  Dieu  nous  rélerve  ? 
Qui  fait  fi  le  Sultan  lui-même  ne  révoquera 
point  un  Arrêt  prononcé  dans  fa  colère  ? 

SOPHRONIE. 

Et  que  fais-tu  fi  dans  ce  moment  ce  grand 

deffein  ne  m'cfl:  pas  inTplré  psr  Dieu  même  ? 

Si  ce  n'eft:  pas  lui  qui  me  prére  ce  co  îrage 

qui  t'etonne  ?  C'efl  aiiili  qu'il  veut  fauver 


DRAME    HÉr^OIQUE.     ^i/ 

înviiîblement  Ton  peuple  &  attirer  Sophronie 
au  iéjour  de  fa  gloire.  Mon  ame  s'élance 
ve  s  (on  Trône  ,  une  céîefte  ardeur  m'em- 
brâfe  ,  tout  mon  cœur  en  eft  pénétré.  Se- 
rena  ,  j'entends  Taugufte  Religion  qui  me 
crie  :  Heurtujt  Sopr.ronic  marche  au  trépas  , 
tu  ariLteras  ttes  ficm  es  de  fang  en  te  frayant 
un  chemin  au  bonheur  dont  jouijjent  le  im* 
mortels, 

S  H  R  E  N  A. 

Tes  paroles  m'emfîamment  &  m'éclairent. 
Je  voulois  te  combattre ,  tu  triomphes  de 
moi ,  tu  m'entraînes,  que  dis -je  ?  Je  brûle  de 
la  même  ardeur.  So{)hronie  ,  écoute  ,  j  en- 
vie cette  couronne  tortunée  :  fois  afTez  gé- 
néreufe  pour  me  laiiTer  exécuter  ce  que  ta 
grande  ame  a  conçu;  tu  n'en  auras  pas  moins 
de  mérite  aux  yeux  de  Dieu  qui  voit  tout  , 
&  ton  amie  une  fois  dans  Ton  fein. . , 

SOPHRONIE. 
Pourquoi  me  demander  ce   que  tu  fais 
d'après  toi-miéme  que  je  ne  puis  t'accorder? 
S  E  R  E  N  A. 

Eh  bien ,  permets  -  moi  de  mourir  avee 
toi.  Rendons  en  même  tems  les  derniers  fôu- 
pir5  d'une  vie  dont  nous  aurons  paffes  tous 
les  inftansenfembîe.  Me  refuferas- tu  l'hon- 
neur de  t'accompagner  ?  Je  marche  avec 

Oij 


5î5  OLINDE  ET  SOPHRONIE , 

toi  :  nous  faurons  nous  encourager  Tune 
i  autre,  &  le  coup  de  la  mort  ainfi  partagé, 
deviendra  moins  crue!. 

SOPHRONIE 
Dis  plutôt  qu'il  feroit  plus  terrible.  Va  , 
chère  amie  ,  il  efl:  affreux  en  fouffrant  de 
voir  encore  foufTrir  ce  que  Ton  aime.  Le 
cœur  5  au  lieu  de  s'enhardir,  fe  fent  plus  foi- 
ble  par  le  double  fupplice  dont  il  eft  tour- 
menté. Il  t'efl:  défendu  de  mourir  puifque 
le  Tyran  n'a  befoin  que  d'une  feule  vidime. 
Tu  de\iendrois  criminelle  en  offrant  un 
nouvel  attrait  à  fa  barbarie.  C'eft  peu;  un 
devoir  plus  facré  que  l'amitié  t'attache  mal- 
gré toi  au  monde.  Tu  te  dois  toute  en- 
tière à  celle  qui  t'a  donné  le  jour.  Moi  je 
ïuis  fur  la  terre  comme  un  rofeau  fans 
appui.  Je  ne  tiens  pas  aux  noeuds  où  ton 
ame  eft  enchaînée.  On  m'a  lailTé  ignorer 
de  qui  j'ai  reçu  le  jour,  &  je  defcendrai 
au  Tombeau  fans  avoir  embrafle  les  mor- 
tels qui  dévoient  m'ctre  les  plus  chers,  que 
dis  je  ?  fans  les  avoir  connus ....  Serena  , 
retourne  à  celle  que  tu  dois  confoler  de  ma 
perte.  Oifre-luile  tableau  de  la  Religion  & 
de  la  Patrie  reclamant  mes  foibles  fecours. 
Dis-lui  en  l'embraiTant  :  Sophronie  pénétrée 
d*amour  &"  de  leconnoijjance  n'oublie  point 
Us  douceurs  maternelks  que  tu  répandis  fut 


BRAME    héroïque.    557 

fes  purs  ,  elle  meurt  Gr  t'attend  dans  un 
monde  plus  heureux  ....  Adieu  Serena ,  aditu 
cherc  awie  ,  feches  tes  larmes ....  Retire-toi , 
(r  furtout  ne  trahis  point  un  fecret  d^oii  dé- 
j)end  le  falut  d'un  Peuple  entier . ...  A  l'inf- 
tant  où  mon  corps  tombera  fous  le  tran- 
chant du  glaive  ,  approche  alors  ,  couvre-le 
d'un  voile  funèbre  ,  dérobe-le  à  des  regards 
profanes  ,  &  fais-le  tranfporter  dans  cette 
terre  fainte  où  repofent  hs  offemens  des 
Chrétiens  immolés  dans  les  combats  ;  fi 
toutefois  Sophronie  étoit  digne  d'afpirer  au 
rang  de  ces  Martyrs  glorieux. 

SERENA. 

Quelle  image  !  &  tu  peux  me  l'offrir  ! . . , , 
Ma  confiance  feroit  plus  grande  s'il  me  fal- 
loit  mourir. 

S  O  x°  H  R  O  N I  E. 

Chère  fœur ,  écoute  :  j'ai  un  fecret  à  te 
confier. 

(  Elb  garde  le  filcnce.  ) 

SERENA. 

Parle Tu  héfites. 

SOPHRONIE. 

Ce  jeune  Guerrier  que  nous  avons  remar- 
qué, fi  connu  par  les  bienfaits  qu'il  a  ré- 
pandus fur  nos  frères  ,  c^ui  les  protège  ,  qui 

Oiij 


3i8    OLTNDE  ET  SOPHUONIE, 

paroit  le^  ché-ir,  &  dont  les  pas   on  fuivi 
quel  lueiob  les  nôtres .... 

S  E  R  E  N  A. 

dinde  !   ce  généreux  Guerrier il 

t'aime  avjc  excès ,  il  brûle  d'un  feu  caché... 
Tu  as  vu  to'.it  le  refpcâ:  qui  maitrile  un 
amour  véritable.  Qaq  je  l'ai  plaint  fouvent 
de  n'être  pas  un  de  nos  frères  ! 
S  OPHRONIE. 
S'il  n'efl  pas  un  Chrétien  il  en  a  les  vertus. 
Mon  cccur  s'applaudiffoitde  fa  victoire  afin 
de  donner  à  la  Foi  un  Héros ,  un  détenfeur 
de  plas.  Il  femble  la  refpeiter  ,  peut  être 
defîre  t-iî  de  la  mieux  connoître  ,  peut  êire 
veut-  il  l'adopter  ?  Il  n'efl:  pas  né  Idolâcre. 
La  même  cité,  dit-on,  nous  a  vu  naître* 
On  admire  fon  cœur  noble   &  fendble.., 
Serena  ,  dès  que  je  ne  ferai  plus,  il  iaudra 
te  hazarder  à  lui  dire  ce  que  j'ai  toujours 
penfé  de  lui.  Entretiens  ce  zèle  heureux  qu'il 
a  pour  les  Chrétiens.  Apprends-lui  que  So- 
phronie  n'cft  mofte  que  pour  les  fiiuver, 
qu'elle  a   ofé  clpérer  qu'il  deviendroit  un 
jour  un  de  leurs  plus  fermes  appuis,  que 
cet  efpoir   lui    fut  cher ....  Adieu  ,  je  ne 
puis  en  dire  davantage  ,  &  il  ne  m'eft  plus 
permis  de  diiiérer. 

S  H   R  K  M  A., 
O  Ciel  I  japperçois    le  Sultan  qui  s'a* 


DRAME    HEROÏQUE.     51^ 

vance  vers  ces  lieux ....  Ah  !  Sophronie  , 
tout  mon  corps  tniFonne  &  mes  bras  trem- 
blans  ne  peuvent  te  délaifler, 

SOPHRONIE,  l'é.armnt  a:'ec  douceur. 
Tu  me  rends  ce  moment  p!us  cruel  que 
la  mort.  Si  tu  m'aimes ,  Ci  tu  chéris  une 
mère  ,  fuis  à  l'iriftant  même  ,  fuis  en  détour- 
nant les  yeux;  abandonne-moi  au  Dieu  que 
nous  adorons ,  ton  amie  t  en  conjure  ,  &;  le 
devoir  te  l'ordonne, 

{Ele  s'arr.:che    d'entre  f es    Ira:   îr  fuH 

loin  d'elle  ,  tandis  nu-    Sersna  fe  retira 

lentement   la    lête  yanckée  ^  dans  un, 

accAAeme!  t  m-mel  ; 

SOPHRONIE,  feAe  vers  un  coin 

de  la  S  cens. 

O  Dieu  !  c*eft  dans  ce  premier  pas  que 
j'implore  ton  afliftance  ,  élevé  ma  foible 
voixôi  rends  la  viélorieufe  de  la  timidité. 


Ov 


320   OLINDE  ET  SOPHKONIE, 

S  C  È  N  E    I  I. 
ALADIN,  I3MEN,  SOPHRONIE, 

TKOUPE       DE       GUERRIERS. 
A  L  A  D  ï  N,  à  un  des  Chefs. 

\^Ue  lat-mée  déploie  en  ordre  de  bataille 
les  léTions  qui  la  compofent.  Que  ces  trou- 
f)es  invincibles  fe  rendent  à  la  plaine  qui 
regarde  le  midi  de  la  Vaille  Qui  l'embralTe 
d'un  coup  û'ceil  le  fpectacle  belliqueux  de 
ces  héros  qui  Foutiennent  fi  dignement  la 
jufl-ice  de  ma  caufe.  Ces  Perfes  fi  braves 
&  Cl  ficelés  marcheront  les  premisirs  au- 
devanr  de  l'ennemi.  L'honneur  en  eft  du 
â  l'Héroïne  qui  les  guide.  Je  lui  remets  le 
fceptre  ds  mon  autorité.  Que  Ces  ordres 
foient  des  loix  pour  tous  mes  Guerriers. 
(  /  l.mcn.)  Ifmen  ,  faites  com.mencer  les 
prières  publiques.  Que  le  Ciel  foit  appaifé. 
Oiinde  s'eft  emparé  du  quartier  des  Chré- 
tiens ;  je  les  regarde  comme  des  viâimes 
fous  le  glaive,  ^  leur  deiniere  heure  va 
bien-tôt  Tonner. 

I  S  M  E  N. 

Que  le  pavé  de  la  Mofquée  foit  lavé  d© 


DRAME    HEROÏQUE.  521 

leur  fang. . . .  Mais  une  Chrétienne  ofe  s'a- 
vancer ....  L'afpeâ:  de  la  Royauté  ne  la 
fait  point  trembler. . . .  Elle  foutient  votre 
regard  ! 

SOPHRONIE,  devant  Aladin avec 
une  fierté  noble  Cr  douce. 

Sultan ,  fufpendez  votre  colère.  Je  viens 
vous  découvrir  Ôd  remettre  en  vos  fers  le 
coupable  que  vous  cherchez.  C'efl:  moi  qui 
ai  déchiré  l'écrit  d'un  faux  Prophtte  qui 
outrageoit  nos  Loix  faintes. 

I  S  M  E  N, 

O  blafphcme  !  . . .  ô  vengeance  ! .  ^ 

A   L  A  D  I  N. 
Toi  !  Cl  jeune  &  fi  téméraire  î 

SOPHRONIE. 

Le  coupable  eft  devant  vous  ;  ce  que  vous 
appeliez  facriîège  eft  l'ouvrage  de  ces  mains,. 
C'eft  moi  feule  que  vous  devez  punir. 

ALADIN. 

Se  peut-il  que  fous  ces  traits  de  douceur 
tu  voiles  tant  d'audace  ?  Malgré  la  foiblefTe 
de  ton  fexe  tu  viens  ici  braver  les  fupplices*. 

SOPHRONIE, 
J'obéis  à  l'Arrêt  qu'a  publié  votre courroux,. 
Vous-méme  en  me  condamnant  à  la  mort. 

Ov 


522  OLINDE  ET  SOPHPvONIE , 

devez  approuver  l'équité  qui  m'y  conduit. 
Je  fauve  mes  frères  innocens  ,  &  vous 
épargne  rinjuftice  d'un  affreux  carnage. 
A  L  A  D  I  N. 
Que  je  retende  ou  non  fur  toute  ta 
fede  ,  nous  éprouverons  bientôt  dans  les 
tourmens  cette  confiance  orgueilleufe  .... 

S  O  P  H  R  O  N  I  E. 
Vous  effayez  de  m'intimider.  J'annonce- 
fans  effroi  ce  que  j'ai  tait  fans  crainte. 

A  L  A  D  I  N ,  a  Ifmen. 
Ifmen. . .  La  pitié  fe  gliffe  dans  mon  ame. 
Appr'^ndf-moi  à  la    ompter.  A  l'éclair  im- 
prévu de  tant  d'attraits .... 

I  S  M  Ë  N. 
ReconnoiiTcz  le  zèle  infenfé  de  ces  fa- 
natiques Chrétiens.  Ils  ve.f  nt  l'infolence 
&  la  révolte  dans  de  jeunes  ccrurs,  empoi- 
fonnés  dès  l'enfance  de  leurs  maximes  fé- 
ditieufes.  Voilà  le  premier  (ignal  des  com- 
plots qu'ils  méditent.  Bientôt  une  rébel- 
lion plus  ou\'erte  . . . 

A  l.  A  D  I  N. 
Cet  attentat   cache  un  mvnère.  Je   te  la  ' 
livre  ,  Ifmen...  Il    faut   fonder  cet  efprit 
rébelle ,  remonter  à  la  fource  d'une  trame 
impie . . .  qu'elle  nomme  fes  complices. 


DRAME    héroïque.   323 

S  O  P  H  R  O  N  I  E- 

Seigneur  ,  je  n'en  ai  point. 

I  S  M  E  N ,  aux  fens. 

Qu'on  apporte  des  chaînes ...  Je  vais  la 
faire  conduire  dans  nos  fouterreins. ..  II 
faudra  bientôt  dépouiller  cette  bravoure 
infultante  ,  &  les  tortures  nous  feront  en- 
tendre un  bien  diftérent  langage.  (  à  So- 
phronie  )  Pourquoi  tes  couleurs  commen- 
cent-elles à  pâlir  . . .  Ceft  trop  tôt  s'eifrayer, 
(aux  Gardes  )  Allez  ,  qu'on  la  defcende 
fous  les  voûtes  de  la  Mofquée  :  je  vous  fuis^ 
(  â  Aladin  a  un  air  triompham  )  Elle  vou- 
droit  cacher  les  pleurs  qui  roulent  dans  fes 
yeux  ,  ils  couleront  bientôt  en  plus  grande 
abondance  ;  il  faut  anéantir  un  orgueil  auflî 
dangereux ,  &  que  fes  remords  deviennent 
auilî  publics  que  l'a  été  fon  audace, 

A  I-  A  D  T  N. 
Ta  rigueur  me  fert.  Mon  ame  s'étonne 
d'être  fi  lente  à  s'irriter.  Lorfqu'à  mon  re- 
tour je  ferai  affis  pour  la  juger,  garantis  ton 
Roi  de  toute  foibleffe,  &  rend  fa  juftice  ine- 
xorable comme  le  Dieu  qui  demande  ven- 
geance par  ta  voix. 

1  S  M  E  N. 

Allons  dans  fon  Temple  ordonner  les 
prières  &  lui  promettre,  s'il  eft  poiTible, 
une  réparation  égale  à  l'ofïenfe, 

(  Ahdinforî  (u:com]^agr]é  de  fa  fid.e,)t 

Ovi 


32^  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 
SCÈNE    III. 


G 


S  E  R  E  N  A  ,  s'avançmt  du  fond  de  hfcène 
où  elle  s'efl  tenue  cachée. 


malheureufe  Sophronie  !  les  cruels  ," 
t'entrainenr, . .  C'en  efl:  fait,  ils  vont  porter 
les  derniers  coups...  Tu  es  innocente  & 
je  t'ai  abandonnée  !  quelle  foibleiTe  !  ou 
plutôt  quelle  puiffance  enchaînoit  mes  pas 
&  ma  voix  !  . .  Sophronie  !  ai  je  dû  t'obéir  ? 
O  facrifice  héroïque,  je  t'admire  &  ne  puis 
te  goûter!...  Coniment  annoncer  cette 
nouvelle  à  l'oreille  d'une  mère  ? . . .  Que 
va-t-eîle  devenir  ?  &  c'eft  pour  la  con- 
foler  que  fon  amitié  m'a  commandé  de  lui 
furvivre  ....  Mais  j'apperçois  Olinde  :  mon 
cœur  ne  peut  plus  le  contenir  . . ,  Ah  !  s'il 
pouvoit  la  fauver  !  courons  à  lui. 


DRAME    héroïque,  527 


SCÈNE    IV. 
SERENA  ,  NICEPHORE  ,  OLINDE. 
S  E  R  E  N  A. 

V_y  LiNDE. . .  Olinde . .  »  Guerrier  généreux 

fecourez-nous. 

NICEPHORE. 

La  fille  de   Melanne  ne  reconnoit  plus 
un  vieillard  infortuné  qui  fut  fon  ami. 
SERENA. 

Nicephore  !  vous  ô  ciel ...  En  quel  mo- 
ment hélas  !  venez-vous  nous  redemande^ 
Sophronie  l 

O  '  INDE,  conjlernê 

Il  fort  de  chez  Mélanne,  tremblant  de 
ne  plus  vous  voir  à  fes  côués. . .  Ses  frayeurs 
mortelles  ont  palTés  dans  mon  fein  . . .  Ni- 
cephore fous  ma  garde  voloit  vous  cher- 
cher ;  &  pourquoi  Sophronie  n'eft-eUe  pas 
avec  vous  ? . . .  Où  la  trouver  ? 
SERENA. 

Dans  les  chaînes ....  au  milieu  des  bour* 
reaux ...  au  pouvoir  d'Ifmen  ! 
OLINDE. 

Cruelle  !  que  dis-tu  ? , . .  Elle  captive  1 


325  OLÎNDE  ET  SOPHRONIE, 

NICEPHORE. 

O  ma  Sophronie  ! 

S  E  R  E  N  A. 

Sophronie  meurt  dans  les  fupplices  ,  G 
Vous  ne  pouvez  la  fauver» 

OLINDE. 

Sophronie  meurt  S  Achevé  ,  achevé  de 
me  déchirer  l'ame. 

S  E  R  E  N  A. 

Je  trahirai  Ton  fecret ,  la  voix  de  mon 
eœur  l'emporte  fur  mes  fermens. ,..  So- 
phronie innocente  s'accufe  du  forfait  que 
l'on  impute  aux  Chrétiens  ;  elle  veut  ache- 
ter le  lalut  de  tout  un  peuple  au  prix  de 
fon  fang.  Elle  s'efl:  livrée  elle-même  à  ces 
Prêtres  barbares. 

O  L  î  N  D  F. 

O  mon  père  ?  eft-ce  bien  une  mortelle  ? . , 

Eft-il  une  vertu  plus  rare  !  je  te  reconnois 

Sophionie  ,  ame  célcfte  !   noble  &  grand 

cœur  !  ah  combien  ne  dois-}e  pas  tlmiter  \ 

S  E  R  E  N  A. 
C'efl:  dans  vous  feul  que  chacun  de  nous 
cfpere. ..  Vous  approchez  de  ce  Sultan  re- 
doutable ...  Je  vous  conjure  pour  elle . .  ♦ 
Ah!  (i  vous  faviez ,  dans  nos  derniers  en- 
tretiens, ce  qu'elle  m'a  dit  pour  vous... ► 


BRAME    héroïque.  327 

O  L  I  N  D  E. 

Sophronie  auroît  penfé  à  moî  f  auroît 
parlé  ! . .  Serena ,  Serena ,  un  mot,  un  feul 
mot  &  je  vole .... 

SERENA. 

Elle  eût  defiré  qu'un  héros  tel  qu'Olinde 
€Ût  marché  fous  l'étendard  de  la  croix..» 
Voilà  fes  regrets ,  fes  plus  grands  regrets 
€n  marchant  à  la  mort ,  mais  je  ne  devois 
révéler  fon  fecret  que  lorfqu'elle  ne  feroit 
plus. 

O  L  I  N  D  E. 

Elle  vivra  ,  crois  moi  !  le  plus  bel  orne- 
ment du  monde  ne  defcendra  pas  ainfi  au 
tombeau....  Sèche  tes  pleurs,  Serena,. 
feche  tes  pleurs  &  cours  annoncer  à  ta  meie 
la  délivrance  de  Sophronie. 

NICFPHO  RE. 
Et  quelles  font  tes  forces  ?  employeras-tu 
le   courage  ou   le    pouvoir   incertain  des 
larmes  ? 

O  L  I  N  D  E. 

Les  larmes  ! . . ,  non  . . .  Les  puiiTànces 
qui  la  retiennent  font  trop  multipliées  pour 
pouvoir  les  brifer,  &  l'aveugle  Sultan  agit 
trop  d'après  Ilmen  pour  ofer  efpérer  (a 
grâce,  mais  je  fais  comment  je  la  délivrerai» 


5^8    OLINDE  ET  SOPHRONIE^ 

N I  C  E  P  H  O  R  E. 
Courons-y  de  ce  pas ,  mon  fils  l 

S  E  R  E  N  A. 
Son  fils  ! 

OLINDE. 

Je  le  fiiis ,  &  tu  reconnoîtras  fon  fang  , ,  ; 
Je  puis  racheter  les  jours  de  Sophronie! . . ,. 
Combien  je  te  rend  grâce  ô  Ciel  !  Voici 
le  moment  où  tu  m'ordonne  de  me  nom- 
mer Chrétien ...  Il  ne  m'eft  plus  permis 
de  cacher  ce  titre  glorieux. 

NICEPHORE. 

Et  que  prétends-tu  ? 

OLINDE,  avec  feu. 

C'efl  mon  père  qui  le  demande. 
NICEPHORE. 

Je  ne  t'ai  peut-être  que  trop  entendu  y 
mon  fils . . ..  L'amour  que  j'ai  pour  toi  me 
fait  éprouver  un  moment  de  fcibleffe,  je 
frémis ....  Mais  s'il  le  faut ,  fi  tu  ne  peux 
fauver  les  Chrétiens  &  Sophronie  qu'en 
périfTant ....  Hélas  !  je  ne  puis  achever... 
&  moi  aulfi  j'irai,  je  préfenterai  au  Tyran 
cette  tête  couverte  de  cheveux  blanc^;  je 
lui  dirai  frappe  ,  elle  n  eft  pas  indigne  de  ta 
vengeance. 


DRAME    héroïque.  525? 

O  L  I  xN  D  E. 

Mon  père  !  fi  vous  m'aimez ,  fi  Sophronie 
vous  eft  chère  ,  gardez  vous  d'accompa- 
gner mes  pas.  Vivez  . . .  Chère  Serena ,  con- 
duis-le  chez  ta  mère  ;  que  fa  maifon  lui 
ferve  d'afyle  ;  que  cet  afyle  raflure  rnorv 
cœur  alarmé. . .  Allez ,  Sophronie  ne  tar- 
dera pas  à  vous  y  rejoindre.  Adieu... 
Adieu  mon  père. 

[  Il  va  four  j'artîr.'} 

NICEPHORE. 
Arrête  ,  Olinde  ! . . .  Mon  fils  arrête  !..  * 
L'incertitude  &  TtfFroi  m'accablent ....  Où 
"vas-tu,  &  que  vas-tu  faire?..  Tu  aban- 
donnes bien  prom.ptement  un  malheureux 
vieillard  qui  n'efpere ,  qui  ne  vit  plus  que 
par  toi  ! 

O  L I  N  D  F. 

Ofez  vous  me  rappeîîer  !  pourquoi  ne 
me  lailfez  vous  pas  échapper? ..  .  Tremblez 
d'aller  contre  mon  devoir,  contre  Sophro- 
nie; ah  fuyez  ,  mon  père. ..  Evitons  de 
nous  trouver  enfemble.  Vous  ne  voulez 
point  taire  chanceler  ma  vertu.  N'è-es-vous 
plus  Nicephore ,  &  ferez-vous  plus  foible 
que  cette  jeune  Chrétienne  ? 

NICEPHORE. 
Je  n'étois  plus  que  ton  père.».  Oui ^  je 


530   OLINDE  ET  SOPHRONIE , 

la  fens  cette  foiblefle  que  la  nature  infplre... 
Va  ,  je  laurai  la  dompter.  . .  Je  t'admire  en 
pleurant .  .  .  Arrache  toi  de  mes  bras ,  ôc 
puifque  Dieu  te  guide  ...  Adieu,  adieu, 
fi  tu  péris ,  nous  ne  ferons  pas  long-tem5 
féparés. 


SCÈNE     V. 

OLINDE,/eui. 

\/  Oici  l'infliant  le  plus  glorieux  de  ma* 
vie  ,  le  plus  cher  à  mon  coeur  !  Sophronie  ! 
des  chaînes  de  fer  ne  preiferont  plus  tes 
mains  délicates.  O  mort  !  moment  de  joie 
&  de  volupté  !  je  mourrai  pour  elle  ! .. .  La 
fauver  eil:  pour  moi  la  plus  grande  félicité. 
jvia  vie  Ti  aura  u  uù-.ic:  priX  ^n-  Cujus  oc?  jui 
être  offerte.  Pvlais  que  di:j-je?  Ce  n'eft  pas 
la  perdre ,  c'efi  la  rendre  uti^e  ,  glorieafe  , 
fortunée".  Je  vivrai  dans  fa  mé.noire,  peut- 
être  dans  fon  cœur.  Je  vois  pourquoi  j'ai 
reçu  l'exiftence.  Je  puis  facrifier  mes  jours 
au  pl'js  d'gne  od  et  dont  le  Lie!  ait  décoré 
la  terre... O  l>ieu  je  te  rends  grâce. ..  tu 
m'aime . . .  hâte  cet  heureux  facrifice. 


•f 


DBAME    héroïque.  531 


SCÈNE     VI. 

CLORINDE,  OLINDE,  fuiu  dt 
Clorinde. 

C  L  O  R  I  N  D  F. 

i  A  fierté  me  plaît  ;  tu  laiffes  la  foule  d« 
ces  foidats  vulgaires  aller  rempUr  la  pro- 
fondeur de  la  Mof^juée.  Je  t'approuve,  l^q 
deshonorons  point  la  valeur  par  des  fer- 
mens.  Qu'Ifmen  déploie  à  Ton  gré  un  ap-» 
pareil  religieux  ,  les  funnées  qu^exhaîe  Ten- 
cenioir,  voilà  fes  armes.  Pour  nous  guer- 
riers ,  manions  le  fer  &  n'humilions  point 
les  inftrumens  de  la  gloire  devant  la  Thiare 
d'un  Pontife.  Ceft  fur  notre  éoé^  :vSû  faut 
fonder  notre  efpoir.  La  viélolre  eft  dans  Te 
cœur  des  héros  &  non  dans  ces  cantiques 
qui  vont  frapper  les  voûtes  d  un  Temple. 

OLINDE. 

Ce  Temple  tombera  pour  écrafer  &  l'I- 
dole &  le  Prêtre.  L'Arbitre  des  combat» 
n'eft  point  ce  Prophète  impcfteur  qu'ici 
Ton  adore.  Non  Clorinde  ,  non  ,  ce  li'eft 
pas  du  fond  de  cette  Mofquée  que  part  la 


532  OLINDE  ET  SOFHRONIE , 

vidoire.  Olinde  doit  faire  connoître  à' 
quels  autels  il  faut  la  demander  ,  &  c'efi: 
la  feule  gloire  qu'il  ambitionne  &  qu'il 
envie. 

ill  quitte  Clorinde.  Clorinde  rejîe  » 
G*  congédie  fa  fuite."] 

SCÈNE     VIL 
CLORINDE, ARSET  TE. 

ARSETTE,  après  un  ajfe^  long filencit. 

\_  U  demeures  penfîve, . .  crois-tu  pou- 
voir encore  deguifer  ton  trouble.  Chériras- 
tu  en  ce  moment  mon  antique  franchife  ? 
Ecoutera?-tu  le  libre  accent  de  l'amrtié  ! 
Accoutumé  à  t'obferver  dès  l'enfance  ,  )e 
te  connois  mieux  que  tu  ne  te  connois  toi 
même.  Tantôt  tu  as  outragé  le  Grand  Prê- 
tre. Tu  protèges  ouvertement  un  peuple  ici 
détcfté.  Apprends  que  tu  n'as  plus  de  fe- 
crets.  Epanche  ton  coeur  &  permets- !ui  de 
fe  (oiilagsir  ,  car  pour  moi  je  t'ai  devinée.. . 
Rougis  3   mai?  pa  le  . . 

C  L  (;  R  I  N  D  E. 
Arfette  ,   tu  me  fais  frémir. . .   ah  !  puif- 
<que  tes  regards  m'ont  loupçonnée ,  je  me 


DRAME    héroïque.  355 

fuis  trahie.  Loin  d'éluder  par  un  menfonge 
artiricieux  l'humiliant  aveu  que  je  me  luis 
refufé  à  moi-même  ,  tu  vas  tout  favoir.  Je 
me  fens  un  allez  jufte  o-'gueil  pour  ne  point 
redouter  un  œil  étranger.  Il  feroit  trop  au- 
deflous  de  nr^oi  de  diliimuler.  ivja  langue 
fera  l'interprète  de  mes  ientimens.  Je  ne  dé- 
favoue  point  un  fecret  penchant.  Je  fonge 
au  héros  qui  en  eft  l'objet. . ,  Arfette  ,  vois 
û  ce  front  rougit  en  prononçant  que  j'aime« 

^  ARSETTE. 

Tant  de  charmes  enfevelis  fous  le  fer  & 
perdus  pour  l'amour  ont  donc  enfin  connu 
cet  afcendant  auquel  l'héroiTme  même  ne 
fauroit  échapper. 

C  L  O  R  I  N  D  E. 

Tu  fais  comme  j'ai  mis  ma  gloire  à  triom- 
phei  des  foiblefles  de  mon  lexe.  Le  vil  ef- 
clavage  où.  je  le  vis  loumis  révolta  mon  jeune 
orgueil.  J'ai  fait  voir  un  coeur  né  pour  cette 
liberté  ,  am.e  &  principe  des  vertus  guerriè- 
res. C'eft  toi  qui  appris  à  ma  main  entantine 
â:  gouverner  le  trcin  des  courfiers  ,  à  manier 
la  lance  6c  l'épée.  Endurcie  aux  exercices 
de  la  lutte  &  de  la  courle  ,  j'ai  fuivi  iur 
le  (ommet  des  monts  &  dans  le  fond  des  fo- 
rêts la  trace  des  Ours  &  des  Lions.  J'ai 
montré  tout-à-coup  ^  à  ces  hommes  éton-. 


334   OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

nés ,  un  bras  aufiî  redoutable  que  le  leuf. 
Fa  valeur  fut  heureufe.  Les  aîlcs  de  la  ?ve- 
nommée  ont  daigné  porter  mon  nom  en 
dift'érens  climats  -,  mais  que  je  crams  que  la 
honte  déformais  ne  l'accompagne  1 .  .Quelle 
ïangueur  fecrette  s'eft  mêlée  à  cette  ardeur 
beîliqueufe  qui  fembloit  feule  devoir  ei  por- 
ter tous  mes  vœux.  Pour  la  première  fois  , 
fous  ma  dure  cuiraffe  ,  j'ai  fenti  mon  lem 
palpiter.  Je  voulus  étouffer  un  fentiment 
importun,  &  tout  my  rappelloit  maigre 
moi  Je  crus  pouvoir  Tanéantu-  dans  les 
champs  de  la  guerre.  Mais  hélas  !  au  milieu 
des  combats  ,  parmi  le  choc  &  le  cri  des 
batailles  ,  je  verfois  des  larmes  ,  &  mes 
yeux  couverts  d'un  cafque  ne  perdoient 
point  de  vue  dans  la  mêlée  le  guerrier  qui 
triomphoitdes  ennemis  &  de  mon  cœur...  Je 
ne  te  le  nom.me  pas...  Arfette,  ce  n  eft  point 
comme  alliée  d'  '.ladinque  je  fuis  venue 
fecourir  Jérufakm.  Mon  zèle  a  pour  guide 
un  plus  cher  deffein.  J'accours  pour  com- 
battre à  côté  du  héros  qui  depuis  quatre 
années  a  de  ce  cœur  guerrier  fournis  la  hère 

indépendance. 

^  ARSETTE. 

Il  y  a  longtems  qu'en  voulant  me  déro- 
ber ce  fecret ,  tu  as  pris  foin  de  me  le  ré- 
véler. 


DRAME  KEPvOÎQUE.  S3Î 
CLORINDE. 
Ah  !  fi  d'autres  regards  que  les  tiens 
ont  pénétré  dans  mon  ame  ,  où  fuir  ?  L'a- 
mour éteint  la  gloire ,  &  devant  Ton  œil 
jaloux  toute  foiblefle  eft  un  crime. . .  Va  , 
je  fuis  toujours  Clorinde  ,  l'Afie  ne  me 
verra  point  efiuyer  les  dédains  d  un  fu- 
perbe  vainqueur.  J'appelb  à  mon  fecours 
ce  calme  intrépide  qui  m'accompagne  fur 
le  fanglant  théâtre  de  la  guerre.  Je  ne  chan- 
cellerai point  dans  j'illuftre  carrière  où  j'ai 
porté  mes  premiers  pas  ,  &  je  me  domp- 
terai >  duflé-je  éteinare  mes  feux  dans  moa 
propre  fang  ! 

A  E  S  E  T  T  E. 

Tu  poufles  trop  loin  cet  orgueil  que  moî- 
méme  ai  pris  foin  de  t'ihfpirer.  J'ai  voulu 
te  fauver  de  l'amour  ,  endurcir  ton  cœur  , 
le  rendre  inlenfible  au  joug  de  cette  paf- 
iîon  fatale  à  l'héroiime  ;  mais  elle  com- 
mande   malgré    nous Tant   que 

j'ai  vu  ta  jeunt-fle  abandonnée  à  ces  épreu- 
ves redoutables  ,  percer  de  tes  flèches  les 
ours  &  les  lions  ,  les  forcer  dans  leur  fan- 
glant repaire  ,  j'ai  moins  craint  pour  toi  , 
je  te  l'avoue  ,  que  lorfque  j'entends  ces 
premiers  foupirs  échapper  de  ce  cœur  al- 
tier  où  l'amour  une  foit.  vainqueur  doit  ré-^ 
gner  avec  empire. 


53(5  OLINDE  ET  SOPHPvONIE; 
C  L  O  R  I  N  D  E. 

La  mort  du  moins  faura  m'aftranchir. 
A  R  S  E  T  T  E. 

Tu  luttes  contre  le  trait  que  tu  ne  peux 
arracher.  Si  ton  penchant  étoit  vil  ou  mal- 
heureux ,  ians  doute  il  te  faudroit  mourir  ; 
mais  après  tout  ,  Clorinde  ,  mourir  n'eft 
pas  vaincre.  C'efl;  fuir  lâchement  la  vie. . . 
ne  mollis  point  comme  une  ame  vulgaire. 
Rappelle  ton  courage  ,  &  fi  tu  chéris  les 
combats  &  les  palmes  que  la  valeur  y  moi{- 
fonne  ,  élance- toi  d'un  vol  plus  rapide  fur 
le  char  de  la  viâoire.  Un  jour  plus  brillant 
à  tes  regards  ,  il  pourra  te  porter  aiÏÏfe  ÔC 
triomphante  à  côté  d'Olinde. 

CLORINDE. 

De  quelle  image  flattes-tu  mon  timide  ef- 
poir  !..  Je  fens  trop  à  quel  point  il  m'in- 
térefle  &  combien  j'ai  d'ardeur  à  vaincre  fur 
fes  pas.  Je  connois  la  crainte  ,  mais  pour 
lui  pour  lui  feul.  Je  frémis  à  chaque  trait 
qui  menace  fa  tête  ;  je  veillerai  fur  fes  jours 
qu'il  prodigue  ;  j'oppoferai  ce  fein  à  la  flè- 
che meurtrière  ;  mais  mon  lecret  n'en  ref- 
tera  pas  moins  dans  mon  cœur  ,  &  ne  s'é- 
panchera pas  rréme  avec  mon  fang  &  ma 
vie...  Ne  me  parle  plus  que  des  champs 
GÙJQ  dois  cueillir  des  lauriers  !  qu'Olinde  me 

voye 


à 


DRAME    héroïque,    557 

voye  coTîbattre  ,  qu'il  admire  un  courage 
égal  au  fien  ;  qu'il  me  fuive  ,  tandis  que  ce 
bras  emporté  foudroiera  l'ennemi  ;  ou  fi 
ma  valeur  n'attire  point  Tes  regards  ,  s'ils 
demeurent  indifférens  &  froids  ,  peut-être 
que  frappée  tout-à-coup  au  milieu  du  car- 
nage ,  il  donnera  quelques  larmes  à  mon 
trépas.  Si  je  les  vois  couler  ,  s'il  penche 
vers  moi  un  œil  attendri  ,  fi  j'y  lis  un  feul 
inftant  fa  douleur  ,  la  mort  ne  me  fera 
pas  fi  cruelle.  Que  dis-je  !  elle  me  paroîtra 

pleine  de  douceur Oj   m'égarai  -  je  , 

Arfette  !..  ah  !  pardonne  ,  &  laifiTe  une 
amante  à  fes  rêves  infenfés. 

A  RS  E  T  T  E  ,  enfmpirant. 

Ta  bleffure  eft  entière  &  nulle  main  n6 
peut  la  guérir.  Crois  moi,  ne  rai:i  p'us  de 
ton  amour  un  tourment  volontaire.  Tan- 
tôt dans  un  abandon  défefperé  tu  voudrois 
t'éiever  au-defTus  de  toi-même  ,  ta itôt  dans 
les  erreurs  d'une  illufion  trompeufj  tu  nour- 
ris ta  foiblefTe  en  craignant  d'y  fuccomber. 
Ton  cœur  courageux  &  tendre  ,  auffi  neuf 
que  rébelle  ,  rougiroit-il  de  fe  trouver  fen- 
fible  ?  Fiere  Clorinde  !  il  eft  tems  de  te  ré- 
véler tes  tranfports  :  un  jour  L'amour  doit 
t*enchaîner  ,  tu  palis.  .  .  raffure-  toi.  L'a- 
veu que  tu  m'as  fait  n'a  rien  qui  doive  te 
faire  rougir.  Olinde  ell  digne  de  tel.  L'ar- 

Tome  h  P 


338    OLINDE  ET  SOPHRONIÊ , 

mée  applaudira  à  ces  nœuds  mutuels ,  ils 
feront  tiffus  des  mains  de  la  vidoire.  L'a- 
mour qu'adopte  la  valeur  marche  en  vain- 
queur illuftre ,  &  tu  pourras  trouver ,  en 
lui  cédant  ton  cœur  ,  une  félicité  plus 
grande  &  plus  vraie  que  dans  la  conquête 
de  vingt  nations  foumifes  &  tremblantes, 

CLORINDE. 

CefTe  de  m'abufer  ,  vaine  illufion  ! 
peut-on  accorder  la  gloire  &  lamour  ? 
L'une  s'avoue  à  la  face  de  l'univers  ,  l'autre 
cfl:  faite  pour  l'ombre. . .  Je  ne  veux  fuivre 
que  la  paflion  des  grands  cœurs.  Aide-moi 
à  reprendre  cette  mâle  indépendance  qui 
flattoit  mon  heureufe  jelmelTe.  Rends-moi 
ce  cœur  que  tu  formas  dans  les  déferts  & 
dans  le  fond  des  forêts.  Ce  naturel  fa- 
rouche me  paroit  plus  fupportable  que 
cette  oifive  langueur  qui  me  fait  foupirer... 
Moi  foupirer  !  terribles  accens  des  combats  ! 
voix  redoutable  de  la  guerre  !  venez  étouf- 
fer dans  mon  fein  ces  gémiiTemens  qui  y 
iiaiflent  &  qui  doivent  y  mourir. 

Fin  du  fécond  A^t» 


DRAME    HÉPvOIQUE.    33^; 


ACTE    I  I  L 


SCÈNE     PREMIERE. 


J 


AL  AD  IN. 


E  fuis  feul.  Mon  cœur  frémit  du  fup- 
plice  de  cette  jeune  Chrétienne. . .  Ifmen 
m'a  arraché  ce  fanglant  Edit. . .  Tour-à- 
tour  chacun  fatigue  ma  volonté  ,  &  fou- 
vent  il  n  eft  pas  permis  aux  Rois  ,  tout 
démens  qu'ils  voudroient  être  ,  de  ne  point 
fe  montrer  cruels.  .  .  La  pitié  voudroit 
maîtrifer  mon  ame  ;  arrête  pitié  dange- 
reufe  !..  N'ai- je  pas  le  droit  d'effrayer  les 
hommes  par  l'exemple  des  châtimens  ?  Ne 
font-ils  pas  les  foutiens  de  ma  puifTance?.. 
Oui  j  mais  pourquoi  donc  cette  crainte  de 
rinjuftice  ,  cette  terreur  fecrette  . . .  .  ô 
Dieu  !  me  faudroit-il  rendre  compte  de  la 
liberté    de   chaque   homme  ,    de    chaque 

pij 


340  OLINDE  ET  SOI  HRONIE  , 

goiite  de  fang  verfé  ,  de  chaque  larme... 
ah  !  s'il  efl  ainfi  ,  pourquoi  fuis-je  né  fous 
ie  Diadème  ? . .  Pour  gouverner  les  peu- 
ples ,  pour  porter  dignement  le  Sceptre , 
il  faut  poiïeder  une  ame  aélive  &  forte. 
Le  Sceptre  blefle  les  mains  qui  ne  îe  (ou- 
tiennent  pas  avec  fermeté.  Mais  voici  cet 
Ifmen  dont  l'éloquence  redoutable  vient 
m'alfiéger.  . .  Je  le  connois  &  je  fuis  fon 
efclave  ! 

SCÈNE     II. 
ALADIN,    ISMEN. 

I  s  M  E  N. 

^  EïGNEUR,  quelle  funefte  clémence 
vous  arrête  ?  Précipitez  le  fupplice  de  cette 
£\\q  infolente  qui  vous  brave  ,  tandis  que 
tout  tremble  à  vos  pieds.  SaifilTez  ce  mo- 
ment pour  exterminer  un  peuple  auda- 
cieux. Les  Chrétiens  frappés  de  ce  coup 
feront  à  la  fois  (urpris  &  terrafTés.  Vous 
pourrez  éteindie  toute  leur  rac:e  ;  craignez 
que  bientôt  iouîevés,  furieux  ,  àès  que  nos  f 
remparts  ferontalliégés ,  ilsne  brifentle  joug 
(^uï  les  captive. 


BRAME   héroïque.    541 

A  L  A  D  I  N. 

Et  pourquoi  ce  carnage  ? . .  Non  je 
Veux  que  le  glaive  de  ma  juftice  demeure 
fufpendu.  Le  fupplice  de  cette  fille  rébelle 
fuffit  pour  les  intinider.  Quon  veille  fur 
eux  ,  mais  qu'on  refpeéle  leurs  jours.  Con- 
tenus de  tout  côté  ,  environnés  de  foldats 
que  commande  Olinde  ,  que  peuvent-ils 
encore  ? 

I S  M  E  N. 

Tout  ofe''.  Vous  faire  repentir  d'avoir 
fufpendu  l'Edit  qui  confirmoit  le  repoî  de 
votre  Etat  &  la  fureté  de  votre  Trône. 
Je  ne  cefTerai  de  vous  le  répéter  ,  Seignsur  , 
Olinde  m'eft  fufped:. 

A  L  A  D  I  N. 

Qui ,  lui  ?  qui  ma  toujours  fi  fidellement 
fervi  ? 

I S  M  E  N. 

Un  traître  a  toujours  quelque  ombre  de 
vertu.  Oubliez  ce  qui  m'échape.  L'ave- 
nir prouvera  fi  mes  foupçons  étoient  fondés. 
Mais  quant  à  ces  vils  Chrétiens  ,  en  touc 
tems  vos  ennemis  fecrets  ,  que  tardez-vous 
à  les  chalTer   de   votre   Empire  ? 

A  L  A  D  I  N. 
Ce  fol  déjà  épuifé  par  la  guerre  ,  je  le 
priverois  encore  de  nombreux  habitans  i 

Puj 


542   OLINDE  ET  SOPHRONIE  , 

I  s  M  E  N. 
Tout  mouvement  de  pitié  diminue  en 
vos  pareils  l'autorité  fupreme.  Les  foudres 
du  Trône  une  fois  allumés  doivent  gronder 
fans  interruption  ,  &  tout  rebelle  qui  fou- 
leve  la  tête  doit  être  écrafé.  La  terreur 
fera  toujours  la  plus  fûre  garde  du  Diadème... 
Eh  !  ne  voyez-vous  pas  que  ce  peuple  fé- 
ditieux  ne  refpire  que  dans  refpoir  de  voir 
tomber  votre  Couronne. 

AL  AD  IN. 

Tu  les  crois  auffi  dangereux  ,  aulîî  achar- 
nés contre  ma  puifTance  ? 

I  S  M  E  N. 
Je  fuis  né  au  milieu  d'eux.  Dès  l'enfance 
j'ai  appris  à  les  connoître  ,  nrais  pour  les 
mieux  détefter.  Leurs  principes  attaquent 
l'autorité  légitim.e.  Le  Ciel  me  préferve  de 
ces  dogmes  monftrueux  ;  il  m'a  donné  l'ef- 
prit  de  foumlflion  ;  il  m'a  conduit  auprès 
d'un  grand  Roi  ,  afin  que  je  fuffe  auprès 
de  lui  le  défenfeur  de  fes  droits  ,  le  fou- 
tien  &  l'organe  de  la  vérité. 

A  L  A  D  I  N. 
Ifmen  tu  vois  ce  Trône  où  je  fuis  forcé 
de  m'afl'eoir  ;  eh  bien  ,   il  n'y  a  pas  de  jour 
qu'il  ne    me    coûte   des  foupirs  ;  ce    n'eft 
qu'à  toi  que  je  puis  1  avouer. 


DRAME    héroïque.     34? 

I  s  M  E  N, 
Et  pourquoi  j  Seigneur  ? 
AL  AD  IN. 

Je  frémis  de  me  tromper  ;  je  fens  que 
fon  me  trompe  ;  je  voudrois  régner  en 
paix ,  &  ne  trouve  que  fujet  de  difcorde 
&  d'ennui. . .  Mon  Peuple  n'eft  pas  con- 
tent. . .  Il  n'eft  pas  heureux.  .  .  On  me 
tait  Tes  malheurs. . .  On  me  prcPie  toujours 
de  punir. 

I  S  M  E  N". 

Pour  moi  ,  je  n'entends  qu'un  cri  uni- 
verfel  qui  proclame  l'invincible  Aladin  le 
plus  grand  &  le  meilleur  des  Rois. . .  Quoi 
que  vous  faffiez ,  le  peuple  adorera  votre 
■clémence. 

ALADIN. 

J'aimerois  à  en  être  perfuadé  ,  mais 
mon  Sceptre  en  frappant  les  Chrétiens  ne 
s'eft-il  pas  appéfanti  quelquefois  fur  l'inno- 
cence &  fur  la  vertu  ! 

I  S  M  E  N. 

La  majefté  fouveraine  abforbe  ces  légè- 
res taches  ,  inévitables  dans  les  rapides 
mouvemens  qui  font  rouler  les  deftinées 
d'un  vafte  Empire.  L'autorité  a  (on  code 
&  fes  droits  féparés  des  loix  qui  régifient  les 
vulgaires  mortels^ 

Piv 


344  OLTNDE  ET  SOPHIONIE , 

A  L  A  D  I  N. 
Mais    pourquoi   donc  cette  voix   inté- 
rieure   qui    me    rend   mécontent    de    moi- 
même  i  qui  m'attrifte  &  qui  m'accufe  ea 
lïlence? 

Quel  fentiment  de-  foiblelTe  !  &  vous 
daignez  récouter  ?  Vous  régnez  par  l'Eter- 
nei.  Ç'cft  .lui  qui  vous  a  placé  fur  le 
Trône,  qui  a  pofé  la  Couronne  fur  votre 
tête  ,  qui  a  mis  le  Sceptre  en  vos  mains  ; 
il  a  tranfmis  en  vous  ,  avec  le  pouvoir  , 
3a  fcience  &:  l'efprit  de  fagefTe.  Bannilîez 
de  vaines  allarmes.  Eft-il  fur  la  terre  un 
Monarque  plus'  glorieux  &  dont  on  ad- 
mire davantage  le  génie  &  le  coeur.  (  k 
par:.)  Courage,  Ifinen  ,  il  te  croira. 
AL  AD  IN.  '    :; 

Mais  enfin  ces  murmures  éloignés  qui 
parviennent  confufément  à  mon  oreille*.. , 
I S  M  E  M. 

Vain  bruit  de  quelques  obfcurs  féditieux  , 
mais  qui  n'interrompt  point  la  publique 
harmonie  des  louanges.  Ce  font  ces 
Chrétiens  dorat  la  bouche  infolente  calom- 
nie les  Rois  dans  leur  baflefle.  Ils  arrêtent 
4in  œil  critique  fur  vos  fublimes  Ordon- 
nances, J'ai  fait  pourfuivre  ces  rebelles  par 


DRAME    héroïque.      345- 

des  regards  qui  me  font  vendus  ;  mais  I0 
nombre  des  délations  fatigue  les  délateurs. 
Ces  efprits  opiniâtres  qui  ne  craignent  pas  la 
mort ,  ne  redoutent  aucun  forfait  ;  ils  Te  fa- 
crifient  eux  mêmes  dès  que  la  toi  le  leur  com- 
mande. Ils  immolent  la  fortune,  l'ami- 
tié ,  la  Nature  :  d'autant  plus  attachés  à 
leurs  opinions  fantaftiques  qu'ils  les  com- 
prennent moins»  Leur  orgueil  &  leur  intolé- 
rance les  rendent  ennemis  nés  du  genre 
humain.  Ligués  contre  le  Trône  &  l'Au- 
tel ,  leur  loi  eft  un  flambeau  de  difcorde 
qui  leur  fert  à  divifer  les  liens  du  fang  èc 
de  là  patrie.  Comme  ils  meurent  avec 
joie ,  ils  raaiïacrent  de  même  ,  &  vous 
épargnez  des  monftres  toujours  prêts  au 
parricide  &  vous  laiffez  refpirer  dans  l'en- 
ceinte de  cette  Ville  un  Peuple  de  ferpens 
qu'il  faudroit  écrafer. 

A  L  A  D I  N-  ,    trouhli. 

Tu  m'y  déterminerois. .  .  Maïs  Je  les 
garde  comme  des  otages  qui  pourront  me 
fervir  contre  l'ennemi  qui  vient  m'attaquer^^ 


■#• 


Pv; 


34<5  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 


SCÈNE     1 1 1. 

ALADIN,ISMEN, 
SOPHRONIE. 

(On  voit  Sophronîe  que  l'on  conduit  les  fers  aux 
mains.  Elle  a  les  jeux  modejlement  baijjés.) 

I  S  M  F.  N. 

\_y  N  amené  à  vos  pieds  cette  Chré- 
tienne. Peut- on  voir  un  orgueil  plus  im- 
pofant  !  Quel  fafle  dans  fa  démarche  ,. 
ion  regard  &  fon  maintien  !  Elle  femble 
s'avancer  plutôt  au  triomphe  qu'à  la  mort. 

A  L  A  D I  N. 

Approche  ,  fille  fuperbe  !  . ,  Viens  en- 
tendre &  fubir  ton  arrêta 

S  O  P  H  R  O  N  I  E. 

Vous  devez  le  prononcer...  Ce  cœur 
s'efl:  affermi  d'avance  contre  ce  qu'il  peut 
avoiï  de  rigoureux. 

A  L  A  D  I  N. 

Sous  les  dehors  d'un  fexe  timide  tu  ca- 
ches une  ame  aufli  hardie  !  Trop  foible 
pour  un  pareil  attentat  ,  réponds- moi  ? 
Qui  a  pu„te   rinfpirer  ?  Quels   font  ceux 


I 


DRAME    HEUOÏQtTE.    54f 

qui  ont  entraîné   ta  jeunefTe  à  cet    excès 
d'audace  ? 

SOPHRONIE. 

Je  n'ai  voulu  céder  à  perfonne  la  moin- 
dre part  de  ma  gloire.  Elle  étoit  trop  illuf-^ 
tre  &  nj'étoit  trop  chère.  Seule  j'ai  conçu 
le  projet ,  je  l'ai  réfolu  &  lai  exécuté.  Le 
Dieu  qui  me  donne  en  ce  moment  la  force 
de  ne  point  trembler  devant  vous ,  ce  Dieu 
maître  des  Empires  à  tout  conduit. , . 

A  L  A  D  I  N. 

Eh  bien,  c'eft  fur  toi. feule  que  tomber* 

ma.  colère. 

SOPHRONIE. 

Il  eft  jufte , . .  J'attends  mon  arrêt. 


P  vj 


54^  OLINDE  ET  SOPHRONIE  , 


SCÈNE     IV. 

AL  AD  IN,   I3VIEN  ,   SOPt^RONIE, 
OLINDE,   GARDES. 

O  L  IN  D  E  ,  accourant   avec  chalsurr.  0' 
perçant  la  Garde. 

^  O  N  arrêt  ! . . .  Non  ,  ce  n'efl  pas  " 
elle. . .  Arrêtez.  . .  Sophronie  vous  trompe 
par  un  pieux  ariifice.  Faites  tomber  ces  chaî- 
nes de  Tes  mains  innocentes. . .  Sultan  , 
c'eft  fur  un  autre  que  doit  tomber  votre  ven- 
geance. Le  coupable  eft  découvert ,  &  je 
viens  vous  le  livrer. 

AL  AD  IN. 
Elle  eft  innocente  &  vient  fe  facrifier  î 
Il  faut  lui  confronter  le  criminel Où 

eft-il. 

OLIN'IPE. 

Devant  vous. . .    cefl   moi. 

SOPHRONIE. 

O  Dieu  ! .  . 

A  L  A  D  I  N". 

Eft-ce  Olinde  qui   parle  ? 

OLINDE. 

Cédez  tous  d'être  furprir...  je  f-iis  Cliré* 

tien. 


DRAME    héroïque.     54^ 

I  s  M  E  N  ,  i  Al.idin,  i  voix  bûjfe. 
Eh  bien  ,  Seigneur  ! 

A  L  A  D  I  N. 
Toi  Chrétien  !  dans  ma  Cour, . .  Par- 
jure !  toi  à  qui  je  coniiois  mon  pouvoir. .  ► 
tu  déguifois  l'ame  d'un  traître  fous  le  mafr 
que  d'un  Héros. 

O  L  I N  D  E. 

Je  ne  t'ai  point  trahi.  Je  viens  facrifier 
pour  ma  loi  une  vie  que  j'ai  mille  fois  expo- 
fée  pour  la  défenfe  de  ton  Trône.  Tu  n'as 
rien  à  me  reprocher ,  j'ai  rempli  tous  les  de- 
voirs qui  me  lioient  à  toi  ;  mais  je  fuis  libre  , 
je  me  dégage  en  ce  moment ,  je  me  rends 
à  moi-même  ,  parce  qu'une  voix  plus  chère 
&  plus  facrée  antérieure  à  toute  autre  m'o- 
blige à  fuivre  les  drapeaux  de  mes  frères. 
Tu  fais  que  la  Religion  commande  au  coeur 
de  l'homme  ;  que  c'eft-îà  que  la  puiffance 
des  Rois  expire  ,  &  que  le  culte  d'un  Dieu 
eft  l'hommage  immuable  devant  qui  tout 
autre  s'abaiffe  &  difparoît. 

SOPHRONIE,   levant  les  yeux  au  Ciel. 

Je  te  bénis. . .  il  eft  Chrétien. . .  O  mon 
Dieu  !  ce.  font-là  de  tes  coups. 

A  L  A  D  I  N". 

Surprife  étonnante  !  Et  tu  te  perfuades 
encore  n'être  pas  infidèle  envers  ton  P^ci. 


Sfo  OLINDE  ET  SOPHRONIE , 
O  L I N  D  E. 
La  vraie  fidélité  n'eft  point  un  efelavage 
fervile  ou  fans  bornes.  Je  ne  t'ai  point  vendu 
mon  ame  &  ma  penfée.  Je  tai  prêté  mon 
bras.  Il  s  eft  acquitté  envers  toi  ;  il  m'eft  per- 
mis fans  doute  de  retourner  à  mes  frères  qui 
reclament  les  fecours  que  je. leur  dois, 

AL  ADIN. 

Un  guerrier  tel  qu'Olinde  s'eft  abaifle 
d'ans  l'ombre  à  commettre  un  lâche  attentat , 
recours  infenfé  du  plus  ftupide  fanatique. 

SOPHRONIE. 
Ah  !  ne  le  croyez  point.  Il  n'a  point  fait 
le  coup  dont  il  fe  vante.  Il  veut  me  ravir, 
cette  palme  immortelle  que  j'ambitionne  ôc 
qui  m'a  fait  tout  ofer.  Si  vous  en  doutez  , 
éprouvez  une  ame  que  la  mort  ni  les  toujc- 
mens  ne  pourront  effrayer. 

OLINDE. 

Et  vous  ,  Seigneur  ,  contemplez  le  fe:^e , 
la  douceur  ,  la  jeunefTe  ,  le  maintien  timide 
ce  celle  qui  s'attribue  ce  coup  hardi.  Com- 
ment a-t-elle  pu  imaginer ,  ofer ,  exécuter 
une  fi  grande  entreprife  ?  Comment  auroit- 
elle  trompé  lès  Gardes?  Par  quel  moyen 
aiiroit-elle  pu  hazarder  fes  pas  dans  le  vafte 
eftclos  dé  la  Mofquée ,  franchir  l'horreur 
des  ténèbres,  brifer  les  obftacles ,  &  d'une 


DRAME    HÉPvOIQUE.    55-1 

main   tremblante  &:   foible ....    Moi  feuf 
connois  les  fecrets  détours..., 

SOPHRONIE,  l'interrompant. 

Il  a  pla  au  Dieu  qui  donne  le  courage 
de  m'élever  au-defTus  de  moi-même.  Qui 
ne  craint  que  lui  n'a  rien  à  redouter.  D'ail- 
leurs ce  que  j'ai  fait  n'eft  point  au-delà  des 
forces  de  mon  fexe.  Sultan ,  penferiez-vous 
qu'Olinde  ,  entreprenant  de  venger  la  foi 
fe  feroit  borné  à  fe  cacher  nuitamment  dans 
la  Mofquée  pour  y  déchirer  un  liv.e?  Eft- 
ce  ainfi  qu'un  intrépide  Guerrier  fe  fait  re- 
connoître  ?  Ah  !  s'il  eût  voulu  fervir  la 
Religion  ,  c'eft  par  des  coups  plus  éclatans 
qu'il  fe  feroit  annoncé  ;  c'eft  à  la  tête  de 
i'armée  qui  l'appelle  qu'il  eût  fignalé  fon 
héroïfme  ....  Pénétrez  dans  fon  cceur  & 
connoiflfez  quel  eft  le  zèle  qui  le  porte  à 
vouloir  me  délivrer.  Il  l'égaré  jufqu'à  s'ac- 
cufer  lui  -  même ....  Sa  générofité  même 
attefte  fon  innocence. 

A  L  A  D  I  N. 
Je  demeure  confondu. 

O  L  I  N  D  E. 
Ame  auflî  étonnante  que   fublime  !  tu 
fais  t'agraixiir  encore  en  niant  la  vérité  ; 
mais  elle  parle  ,  il  faut   qu'elle  foit  enten- 
due. Non,  Sophronie,  non  j'en  attefte  ton 


572  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

propre  cœur  y.  ce  n'efl:  point  toi  qui  ofas 
violer  la  Mofquée.  Abjure  un  menfonge 
magnanime  ;  cefTes  de  perfifter  dans  ton 
dçffein. ..  Pardonnes...  Mais  tu  ne  mour- 
ras point,  je  ne peuxy  confentir.. .  Seigneur, 
à  moi  la  mort ,  à  elle  la  liberté  . . ,. 

SOPHRONIE. 

Ne  puis-je  donc  fans  toi  braver  la  colère 
d'un  homme  ,  &  moi  auilî  je  me  fens  le 
courage  d'endurer  feule  le  trépas. 

I  S  M  E  N. 
Tous  deux  outragent  le  pouvoir  fuprcme 
par  ce  défi  infultant.  Tous  deux  s'enorgueil- 
lifTent  d'un  facrilege  aveu.  Qu'on  les  croie 
tous  deux ,  Prince  ,  &  que  fun  &  1  autre 
remportent  le  prix  tant  difcuté.  Je  reclame 
ici  votre  juftice  fouveraine;  épargnez  à  mon 
oreille  leurs  blafphêmes  impies .... 

A  L  A  D  I  N. 
Soit  menfonge  ,  foit  témérité  ,  vous  fré- 
mirez, couple  perfide  !  Le  même  bûcher 
vous  unira  dans  les  flammes.  (  à  Ifmen  ) 
Toi,  dont  l'oeil  perçant  pénétre  les  plus 
fombres  replis  des  cœurs,  démêle  ici  quel 
eft  le  vrai  coupable.  Une  émotion  inconnue 
d'attendriHement  fe  fait  jour  dans  mon  ame» 
J'en  prefTens  l'effet  &  m'en  indigne  . . .  Pour 
ne  pas  fléchir,  je  détourne  les  yeux.. 


DRAME    HÉROÏQUE.     SSÎ 

I  S  M  E  N. 
Mes  foupçons  étoient  -  ils  fondés  ,  Seir 

gneur? 

A  L  A  D  I  N. 

Tu  me  difois  vrai....  ( //  foupire.}  Je 
te  les  livre.  Malgré  fa  gloire  &  fes  tro- 
phées ,  il  n'aura  pas  impunément  blefTé  la 
Majv-fté  des  Rois.  (  à  Olinde  &"  à  Sophro- 
nie  montrant  Ifmen.)  C^eft  à  lui  que  vous 
devez  répondre.  Voilà  le  Juge  à  qui  je  vous 
abandonne. 

l  II  fe  retire  avec  toute  fa  fuite.  ] 


SCÈNE     V. 

ISMEN,  OLINDE,  SOPHRONIE, 

I S  M  E  N. 

J"  RÉPAREZ  vous  à  fléchir.  Abaiflez  de- 
vant le  Miniftre  des  Dieux  &  des  Rois ,  ce 
fafte  extérieur  dont  Je  connois  le  néant  &  la 
faufleté.  Je  lis  au  fond  de  vos  âmes  ,  ma  clé- 
mence vous  accorde  un  feul  infliant ,  c'efl: 
pour  éloigner  la  vengeance  fufpendue  fur 
vos  têtes. . .  (  à  fa  fuite.)  Vous  ,  veillez  fur 
eux  ,  tandis  que  j'accompagnerai  le  Roi. 


5;4   OLINDE  ET  SOPKRONIE, 

SCÈNE     VI. 

O  L  I  N  D  E  ,  S  O  P  H  R  O  N  I  E. 

O  L  I  xN  D  E. 

\^  de  toutes  les  vertus ,  merveilleux  af- 
femblage  !  Toi  dont  la  préfence  me  fait 
oublier  celle  des  Tyrans  ,  dis ,  pourquoi 
veux-tu  me  laifler  dans  la  mort  le  tour- 
ment le  plus  douloureux  de  te  voir  expi- 
rer avec  moi?  Je  ne  redoute  que  le  coup 
qui  menace  tes  jours.  Laiffe-moi  mourir 
pour  les  Chrétiens,  pour  mon  Dieu  &  pour 
toi, 

SOPHRONIE. 

Pourquoi  viens-tu  troubler  les  derniers 
înftans  d'une  vie  que  je  fuis  réfoJue  à  (acri- 
fier  ;  pourquoi  viens-tu  m'eniever  ce  tré- 
pas heureux  que  j'envie  ? 

O  L  I  N  D  F. 

Il  m'appartient. , .  Crois-en  l'aveu  de 
mon  cœur.  J'allois  livrer  rr  a  tête. . .  Tes 
pas  n'ont  fait  que  prévenir  les  miens. . ,  So- 
phronie  !  je  fuis  fier  que  mon  ame  ait  ref- 
femblé  à  la  tienne  :  ne  crois  pas  que  ce  foit 
l'amour  qui  me  faiTe  tenir  ce  langage.  Pour 


DRAME    HEROÏQUE.     35-; 

braver  nos  tyrans ,  je  n'ai  point  attendu  que 
tes  jours  fulTent  en  danger.  J'en  attefte  ici 
le  Ciel.  A  l'inftant  de  cet  horrible  Édit  j'a- 
vois  conçu  le  même  projet.  Conferve  la 
gloire  de  m'avoir  devancé  ;  mais  ne  me  ra- 
vis point  ce  noble  facrifice.  Je  fuis  guer- 
rier 5  tout  mon  fang  doit  couler  pour  la 
caufe  commune. . .  Que  mes  yeux  avant 
de  fe  fermer  ,  voient  tomber  ces  chaînes. 
SOPHRONIE. 

LaifTe-îes  moi ,   je  les  porte  pour  le  falut 
des  Chrétiens. 

OLÎND  E. 

Je  le    fuis ,  Sophronie  !   Nous  n'avons 
qu'une  même  loi. 

SOPHRONIE. 
Quand  je  ne  ferai  plus ,  Olinde  penfera-t- 
il  de  même ,  confervera-t-il  la  même  foi  ? 
Eft-ce  bien  Dieu  qui  l'infpire  ?  Eft-ce  lui 
en  effet  qu'il  adore  ?  Souvent  une  paflfion 
trompeufe  nous  aveugle  &  nous  rend  plu- 
tôt parjure  que  fidèle. 

OLINDE. 
Avant  de  t'avoir  vue  ,  je  fuivois  en  (e- 
cret  les  loix  faintes  du  Chriftianifme.  Ls 
fang  que  mon  père  a  tranfmis  dans  mes  veine* 
n'cft  point  idolâtre  ,  il  a  fignalé  fon  bras  con- 
tre les  ennemis  de  la  foi.   Belle  Sophronie  î 


SS6    OLINDE  ET  SOPHRONIE , 

l'auteur  de  mes  jours  ne  t'eft  pas  inconnu  ; 
lorfqu'il  eut  entendu  cette  langlante  prof- 
criptiou  ,  ce  vénérable  vieillard  me  dit 
en  pleurant  ,  en  me  prefTant  fur  fon  fein  , 
meurs  mon  tîls  ,  meurs  pour  tes  frères  ,  pour 
la  patrie  !  .  .  Vis  pour  le  confoler  ,  toi  dont 
la  voix  adouciroit  les  douleurs  d'un  monde  ; 
ne  le  quitte  point  ce  monde  ,  il  a  befoin  du 
fpeftacle  que  tu  lui  offres  chaque  jour. . .  Tu 
ne  rejoindras  que  trop  tôt  l'Etre  parfait  dont 
tu  es  ici  bas  la  plus  brillante  image. 

SOPHRONIE. 

O  joie  !  Dieu  !  foutiens  ma  foiblefTe. 
Olinde  t'adore.  .  .    Il  eft  né  Chrétien. 

OLINDE. 

S'il  ne  l'étoit  pas ,  un  feul  de  tes  regards 
auroit  porté  dans  fon  cœur  les  vertus  de 
ton  ame. . ,  Sophronie  ,  en  quel  inftant  ma 
bouche  ofera-t-elle  avouer  ce  charme  invin- 
cible qui  depuis  un  an  fait  \z  bonheur  &  le 
tourment  de  ma  vie. . . .  Enivré  de  douleur 
&  d'amour  c'eft  fur  les  bords  du  tombeau 
que  pour  la  première  fois  j'ofe  dire. . .  je 

t'aime. 

SOPHRONIE. 

Si  tu  me  chéris  ,  fi  cet  amour  eft  pur  > 
s'il  eft  digne  de  moi  il  faut  te  rendre  à  ce  que 
mon  cœur  défire.  Sophronie  te  conjure  de 


DRAME    héroïque.     357 

te  dire  innocent ,  de  lui  laiiïer  certe  couron- 
ne qu'elle  attend.    On  rejettera  fur  l'amour 
tout  le  tranlport  que  tu  as  fait  paroître.  Tu 
conferveras  tes  jours  pour  un  combat  plus 
important.    Aflez  d'occafions  vont    s'offrir 
pour  fignaler  le  zèle  héroïque  qui  t'enflam- 
me. . .  Sois  affez  grand  pour  oublier  un  pen- 
chant qu'il  faut  vaincre  ;  ne  fonges  qu'au  fe- 
cours  dont  tu  priverois  un  Peuple  malheu- 
reux. Hélas  !  tu  deviens  fon  plus  ferme  ap- 
pui. Un  mot  doit  te  déterminer.. ,  Ta  mort 
feroit  infrucftueufe  ,   &   tu  peux  la  rendre 
utile.    Laiiïe. ..  une  femme  eft  la  feule  vic- 
time qui  convient  ici  ;  il  ne  s'agit  que  d'at- 
tendre le  coup  qui  doit  m'immoler  ;   cher 
Olinde  ne  me  p^îins  point  ;  lorfqu'on  fixe 
la  patrie  immortelle  ,  on  pafTe  avec  joie  fur 
ces  rapides  inftans. 

OLINDE. 
Malgré  l'autorité  fuprême  qui  t'affujettît 
tout  mon  être  ,  je  ne  puis  me  réfoudre  à  ta 
volonté...   En    commandant,  donne-moi 
donc   la   force  d'obéir  ;  non  ,  jamais  ,  ja- 
mais, . .   F  n  te  voyant  expirer  ,  mon  ame 
malgré  toi  fuivroit  la  tienne. 
SOPHRONIK- 
Olinde  !..  je  t'ordonne  de  vivre* 

O    InT  D  ^^. 
Eh  !  le  puis-je  fans  toi  ? 


3;8     OLINDE  ET  SOPHRONIE  ; 

SOPIinONIE. 
C'eft  moi  qui  ai  choifi  le  trépas. 

OLINDE. 
Et  marqué  l'inftant  du  mien. 

SOPHRONIE. 
Réfous-toi, . .   le  Ciel  te  donnera  le  cou- 
rage de  fupporter  ma  perte. 

OLINDE. 

J'ai  le   courage  de   mourir  ,  je  n*aurai 

point  celui  de  te  furvivre, 

SOPHRONIE. 

Oublie-moi ,  fois  heureux. 

OLINDE. 

Heureux  !  fur  cette  ^erre  où  tu  ne  feras 

plus. 

SOPHRONIE, 

Olinde  ! 

OLINDE. 
Sophronie  ! 

SOPHRONIE. 
Accomplis  la  loi  que  je  t'impofe. 

OLINDE. 
Pour  qui  ? 

SOPHRONIE. 
Pour  la  patrie,   pour  un  peuple  aban- 
donné &  qui  n'efpere  qu'en  toi. . .  Olinde  ! 
(Elle  ejfuie  une  larme,) 


.  DRAME     héroïque.     5;^ 

O  L  I  N  D  E  ,  avec  tranf^ort. 
Sophronie  !  je  vois  couler  tes  larmes. . , 
Ne  me  les  cache  pis  ,  chère  Amante ,  ne 
rae  les  cache  pas. . .  Elles  payent  ma  vie. 
Elles  augmentent  l'ardeur  que  j'ai  de  me  fa- 
crifier. 

S  O  P  ?I  R  O  N  I  E. 

Nos  cœurs  fe  font  permis  trop  de  foibleiTè  ; 
nous  pleurons  !  i  ft-ce-Ià  l'emploi  d'un  Hé- 
ros ,  d'une  Chrétienne  ? . .  Ranimons  notre 
courage  &  taiions  un  noble  eifort.  Implo- 
rons le  fecours  de  celui  qui  commande  à 
la  volonté  même.  Je  l'invoque  &  je  fens  le 
ealme  renaître  dans  mon  fein. 

OLINDE. 

Ah  !  fonge  qu'il  te  refte  une  amie  ,  une 
mère  ,  que  le  défefpoir  les  attend  ,  que  tu 
"dois  leur  épargner  des  momens  plus  affreux... 
'Et  quel  cœur  formé  aux  vertus  confolantes 
Va  leur  fervir  de  foutien  fi  tu  les  aban- 
donnes ? 

SOPHRONIE. 

Tu  me  parles  d'un  monde  que  je  ne  vois 
plus.  Je  ne  t'y  laiffe  toi  m.éme  qu'un  inf- 
tant,  &  nous  ne  ferons  pas  longtems  fé- 
parés  ;  que  dis-je  ,  féparés  !  Tu  n'imagines 
point  quel  prix  nous  eft  offert  !  Vois  mon 
ame  errante  fans  ceffe  autour  de  toi ,  t'ac- 
compagnant  dans   la   retraite  j  te  fervant 


3(50    OLÎNDE  ET  SOPHRONIE  , 

d'Ange  tutéîaire  ;  aidant  la  flamme  de  ta 
prière  à  monter  vers  les  Cieux.  Vois-moi 
defcendre  du  Trône  brillant  que  l'éclat  en- 
vironne. Je  t'apparois  dans  ces  fondes  qu'en- 
fante  un  paifible  fommeil.  Sur  un  front  ra- 
dieux ,  je  t'offrirai  les  traits  d'une  joie  pure 
&  immortelle.  Je  te  tendrai  une  main  fa- 
vorable. Je  fouleverai  à  tes  regards  charmés 
un  coin  de  voile  qui  dérobe  aux  mortels  le 
féjoir  de  l'Éternité.  Alors  tu  t'éveilleras 
dans  ur.  raviffement  divin  ;  tu  diras  :  ce  que 
faim  ois  efl  dans  un  bien  meilleur  monde,  A 
î'heure  funèbre  où  la  terre  te  perdra  ;  plus 
prompte  que  l'éclair  ,  &  jaloufe  de  t'affurer 
la  même  'couronne  ,  tu  me  trouveras  près  de 
toi.  Je  fortifierai  ton  ame  ;  j'adoucirai  pour 
elle  ce  douloureux  paffage  ,  &  lui  traçant 
une  route  lumineufe  ,  je  la  conduirai  moi- 
même  aux  pieds  du  Trône  augufte  où  nous 
adorerons  enfemble  l'Etre  magnifique  & 
bon  qui  nous  réunira  pour  jamais. 
OLINDE. 
O  tendreffe  ] . .    O  Sophronie  ! , , 


SCENE 


i 


i 


BRAME  Héroïque.    s6t 


SCENE     VII. 

OLINDE,SOPHRONIE^ 
ISMEN,  GARDES. 

I  S  M  E  N  ,    aux   Gardes. 

\^ Onduis5z-la  où  je  viens  de 
l'ordonner.  .  .  Le  tems  de  la  clémence  eft 
paflé  ,  que  celui  de  la  jufâce  commence. 

SOPHRONIE,    d  Olinde. 
N'oublie  point  mes  dernières  paroles. 
OLINDE,  s'élançant  vers  Sophronie, 
OÙ  vas-  tu? . .  Je  te  fuis. 

I  S  M  E  N. 
Qu'on  retienne  Tes  pas. 

OLINDE. 
Barbare  !  rien  de  jufle  ne  peut  fortir  d'ua 
cœur  tel  que  le  tien. 

I  S  Aï  E  N. 
Demeure  ,   tu  dois  m'écouter. 

OLINDE  ,  fur  le  devant  du  Théâtre. 
D'un  côté  le  comble  de  la  vertu ,  de  l'au- 
tre l'excès  du   crime.    O   monftre  !  Et  ce- 
pendant. .  .    Ah  !  gardons-nous  de  révéler 
ce  qu'un  père...   On  l'emmené  !  ô  douleur  ! 
Tomç  I,  Q 


S62  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

S  C  È  N  E     V  1 1 1. 

OLINDE,!  S  ME  N. 

I  s  M  E  N. 

J  E  viens  te  porter  les  dernier  paroles  du 
Sultan.  Il  devroit  te  haïr,  il  t'aime.  Il  de- 
vroit  te  punir ,  il  veut  te  fauver.  Il  foufTre 
pour  toi,  tandis  que  tu  l'outrages.  Ton  in- 
gratitude  Tattrifte,  au  lieu  d'enflammer  fa 
colère.  Tu  fais  qu'il  a  verlé  fur  toi  tous,  les 
dons  de  fa  magnificence  ;  il  te  voit  chéri  de 
î'armée  entière.  C'cft  à  regret  qu'il  fe  prive- 
roit  d'un  Guerrier  qu'il  eftime.  Redeviens 
fon  ami ,  il  t'en  conjure.  Aladin  fait  com- 
bien les  préjugés  influent  fur  des  coeurs  tels 
que  les  vôtres.  Il  ne  veut  point  t'obliger  à 
renoncer  à  ta  foi.  Dilîîmule  feulement ,  & 
retiens  ton  bras  à  fon  fervice.  Aladin  croit 
à  l'honneur  &  fe  fie  à  ta  promefTe  ;  mais 
abandonne  un  Peuple  malheureux  ;  dé  fa  voue 
ce  fanatique  attentat  que  je  fais  bien  en^moi- 
jnême  qu'aucun  de  vous  deux  n'a  commis. 
On  fera  retomber  le  crime  fur  quelque  ho  m? 
me  vulgaire.  Crois-moi,  la  Cour  a  plus  d'at- 
traits que  la  mort  n'a  d'horreur.  Oublie  cette 
Sede  méprifée  qui  bien-tôt  va  s'éteindre  d*« 


DRAME    héroïque.    3(^5 

vant  les  étendarts  du  Croiflfant.  Héros  né 
pour  les  combats  ,  devrois-tu  avoir  d'autre 
opinion  que  celle  qui  tient  à  la  gloire  des 
armes ,  &  au  génie  de  la  viéloire  ? 

O  L  I  N  D  E. 

Je  n'ai  point  oublié  les  bienfaits  d'AIa- 
din.  Porte-lui  mon  refped  &  ma  reconnoif- 
fance.  Il  ne  m.'eft  plus  permis  de  fuivre  Tes 
drapeaux.  Ce  bras  ne  s'armera  point  contre 
mes  frères.  Aladin  fait  que  je  l'ai  fouvent 
touché  en  leur  faveur.  J'ai  plaidé  la  caufe 
de  l'innoeence  au  pied  de  fon  Trône  ;  il 
m'écoutoit  alors ,  il  accueilloit  la  vérité  qui 
fuit  à  l'approche  des  Monarques.  Je  comp- 
tois  l'éclairer ,  ou  du  moins  le  fléchir.  Tu  as 
détruit  cet  ouvrage  commencé  fous  d'heu- 
reux aufpices  ;  tu  es  venu ,  cruel  !  tu  Tas 
enflammé  de  ton  génie  ardent  &  perfécu- 
teur.  Tourne  contre  moi  feul  les  coups  que 
tu  prépares  aux  Chrétiens.  Olinde  détefte 
la  diflîmulaticn  ;  il  n'a  jamais  fçu  mentir 
à  lui-même.  Il  aime  fa  Patrie  &  prodiguera 
Ion  fang  pour  elle.  Peut-être  que  cette  Sede 
que  tu  aÂfedes  tant  de  méprifer,  fera  pâlir 
fes  fuperbes  ennemis.  Déjà  ils  s'avilifTent ,  ils 
arment  des  bourreaux  contre  l'innocentes 
Beauté.,..  Si  tu  es  jaloux  du  peu  de  gloire 
qui  leur  refte  &  qui  va  leur  échapper  ,  crois 
moi 3  engage  Aladin  à  épargner  Sophroni<i;. 


3^4  OUNDE  ET  SOPHRONIE, 

Cette  mutile  ciTiauté  fouilleroit  fon  régne , 
&:  terniroit  (a  mémoire. 

I  S  M  E  N. 
J'ai  lu  dans  ton  ame.  Ceft  moins  le  zèle 
de  ta  Religion  que  l'amour  qui  te  rend  infi- 
dèle à  la  caufe  du  Trône. ...  Eh  bien  tu  peux 
fauver  ta  Sophronie  des  flammes.  Il  ne  tient 
qu'à  toi  de  déterminer  fon  fort ,  de  le  ren- 
dre fortuné.  Tu  peux  en  ce  jour  même  la 
conduire  au  Temple  triomphante  &  cou- 
ronnée ,  fi  tu  veux 

O  L  1  N  D  E. 

Arrête. .  .  .  Sans  redouter  tes  difcours  ar- 
tificieux ,  je  frémis  de  les  entendre.  Ta  voix 
aflige  ce  cœur  fincere.  Olinde  n'eft  accou- 
tumé à  traiter  qu'avec  des  Guerriers  ,  c'eft- 
à- dire,  avec  des  cœurs  généreux,  nobles, 
ouverts ,  fans  détours  &  fans  hvpocrifie  ... 
Je  me  tais  en  ta  préfence.  Où  eft  ma  pri- 
fon  ?  Qu'on  m'y  conduife. ., 

I  S  M  E  N. 
Mais  d'un  efprit  plus  calme. .  . , 

OLINDE,  avec  fierté. 
Je  ne  t'écoute  plus. 

I  S  Nï  E  N ,  aux  Gardes. 
Allez,  qu'on  l'entraîne. 


DRAME  Héroïque,   s'^^ 

SCÈNE      IX. 

I  s  M  E  N. 

JE  n'ai  pu  fubJLiguer  cette  ame  hautaine, 
&  j'en  fuis  flatté.  Son  mépris  autorife  m  i 
fureur....  Mais  que  dis  je  ?  Sa  mort  &  ce]l>3 
de  cette  jeune  fanatique  vont  arrêter  les  fleu- 
ves de  fang  que  je  brulois  de  répandre ,  8c 
la  ruine  entière  de  ce  Peuple  pouvoic  feule  me 
flatter,  chargé  de  la  haine  univerfclle  ,  ce 
cœur  fe  fent  plus  fatisfait.;..  Si  Oîinde  eût 
renoncé  aux  Chrétiens,  il  me  les  abandon- 
noit,  il  les  livroit  tous  à  ma  vengeance.... 
Du  moins  ce  rival  qui  partage  les  faveurs 
du  Sultan ,  bien- tôt  ne  fera  plus....  Mais  So- 
phronie  plus  foible  pourroit  être  effrayée.... 
O  quelle  vid:oire ,  n  je  pouvois  leur  enlever 
cette  beauté  dont  ils  s'enorgueillifient.....  Il 

faut  tout  tenter Que  ne  peut  la  terreur  du 

fupp'ice ,  l'appas  d'un  bonheur  offert,  oa 
plutôt  que  ne  peut  un  génie  tel  que  le  mien? 

Fin  du  troifJms  A5lc, 


Qiij 


s^66  OLINDE  ET  SOPHRONIE , 


ACTE    IV. 

Le  Théâtre  repréfente  une  prifon  ,  Cr  dans 
cette  prifon  une  efpèce  de  cachot  voûté.  Il 
ejl  à  demi  éclairé  par  la  lueur  d'une  torche, 
enflammée.  S ophronie  ejl  enchaînée  à  un  pi- 
lier. Elle  efl  dam  V attitude  d'une  perfonne, 
plongée  dans  l'extafe  de  la  prière.  Lef.ain.-' 
beau  d^  la  prifon  ne  doit  être  apperçu  que 
àans  l'enfoncement  ;  de  forte  que  la  nuit 
règne  fur  le  devant  ds  lafcène  oùfe  trouve 
Sophronie. 


SCÈNE     PREMIERE. 

SOPHRONIE  ,  à  genoux. 


o 


Dieu  je  te  rends  grâce  !  tu  m'as  donné 
la  force  d'attefter  ton  faint  nom.  Tu  daignes 
me  foutenir  en  ce  moment ,  tu  ne  m'aban- 
donneras point  dans  les  dernières  épreuves... 
Je  n'ai  qu'à  te  bénir,  Olinde  eft  Chrétien  i 


1 


DRAME    héroïque.    36J 

je  puis  l'aimer  fans  offenfer  ta  loi ,  l'aimer  Se 
mourir....  (Elle  fait  une  paiife).  Au  milieif 
des  ténèbres  qui  ni^environnent ,  un  feu  cé- 
lefte  brûle  dans  mon  fein.  Ces  voûtes  épaif- 
fes  ne  peuvent  me  dérober  le  Ciel.  Je  le  vois, 
je  tourne  mes  regards  vers  lui...  O  mon  ame, 
tu  appelles  le  moment ,  tu  devances  le  trop 
lent  miniftère  des  bourreaux.  Tu  t'envoles 
déjà  dans  le  fein  du  Dieu  qui  récompenfe... 
Mais  quel  faifilfement  me  fait  friffonner  !  je 
vais  paroître  devant  le  Juge  de  l'Univers..; 
Anéantis- toi,  Sophronie  ,  anéantis-toi  de- 
vant fa  préfence.  Ton  cœur  n' eft-il  rempli 
que  de  ton  Dieu  ? . , .  Ah  î . . .  mais  ce  Dieu 
eft  un  père  tendre  ^  il  pardonne ,  il  attend 
toute  créature  qui  s'avance  à  lui  fous  l'om- 
bre de  la  croix.  Elance-toi  ^  mon  ame,  dans 
une  fainte  confiance ,  &  vous ,  miféricorde 
divine,  faites  qu'elle  ne  foit  pas  trompée.... 

^  (  Ellefe  profterne  les  mains  jointes  &'  U  front 
appuyé  contre  le  pilier  de  la  prijon.  ) 


Qiv 


568  OLTNDE  ET  SOPHRONIE, 

S  C  È  N  E     I  I. 

I  S  M  E  N  ,    S  O  P  H  R  O  N  î  E, 

I  S  M  E  N  ,  arrivant  enfihnce  ,  îf  ajTès  l'avoir 
contemj'lée  quelques  injîans.. 

Jlv  Ll  H  invoque  le  Chrift ,  &  femble  paî- 
fible  !  elle  croit  &  veut  mourir;  &  moi  qui 

JT€  crois  plus,  ]e  ne  fuis  point  tranquille 

Je  méprife  les  anathémes  de  ces  Chrétiens,, 
&  il  eft  des  momens  où  ils  me  font  frémir... 
J*ai  fecoLié  le  joug  de  leur  loi,  mais  je  fuis 
Is  feul  d'entr'eux  ;  &  malgré  mes  perfécu- 
tions,  aucun  n'ofa  m'imiter....  Je  tiens  celle- 
ci  en  ma  puiiÏÏmce ,  il  faut  qu'elle  change  où 
périfTe.  (//  déchaîne  Scphronie  &  V amené  jur 
U  bord  du  Théâtre),  Approche,  fille  infortu- 
née. Ton  état  m*attendrit;  approche,  &  tu 
ne  verras  plus  en  moi  un  Juge  redoutable  , 
mais  un  père  indulgent  &  qui  veut  te  fau- 
ver.  (  aprh  unfilence  )  Le  fort  t'a  fait  naître 
au  fein  d'un  culte  fuperftitieux.  On  ne  t'a 
inftruit  dès  l'enfance  que  des  erreurs  dont 
tous  les  tiens  ont  été  bercés.  Si  j'ouvrois  à 
tes  yeux  le  livre  de  ces  cultes  divers  qui , 
fur  la  terre  fe  difputent  la  primauté ,  fi  je 
t'expliquois  par  quels  reflbrts  fecrets  ces  re- 


DRAME    KEPvOIQUE.     5^9 

ligions,  d'abord  obfcures ,  fe  font  élevées, 
fe  font  répandues  à  grands  flots  fur  la  tace 
de  rUnivers ,  tu  verrois  que  tu  te  forges  un 
Dieu  d'après  tes  ftériles  idées;  tu  foulerois 
aux  pieds  une  abfurde  croyance;  tu  recan- 
noîcrois  rimpofture  de  ces  dogmes  trom- 
peurs confacrés  par  l'interct  des  Chets  de> 
nations.  Déchire  ce  crédule  bandeau  que  \: 
menfonge  attacha  fur  ton  front.  On  a  voulu 
t'effrayer  pour  mieux  te  furprendre.  Je  veu^ 
te  conduire  à  la  clarté  que  j'ai  fçu  découvrir 
à  la  faveur  de  l'âge ,  &:  kâter  pour  toi  c^tti 
tardive  lumière.    Crois -en  un  Prêtre  qui, 
portant  autrefois  l'encenfoir  à  tes  autels,  a 
vu  de  près  l'idole  devant  qui  tu  te  proflsr- 
nés.  C'eft  un  champ  d'illufions  que  fertiUfa 
la  fourberie.    Vois   ces  Chrétiens  eommés. 
le  peuple  de  Dieu ,  vaincus  ,  avilis  ,  diC- 
perfés ,  chaJTés  deux  fois  loin  de  ces  con- 
trées. S'ils  étoient  les  favoris  du  Ciel,  ïh 
feroient  triomphans.  Crois-moi ,  les  heurau"-:: 
J\îufulmans  feront  toujours  maîtres  de  Jéru- 
falem;  ces  murailles  feront  à  jamais  invin- 
cibles. Renonce  àl'efpoir  chimérique  de  voir 
tes  frères  environner  ce  tombeau  ,  objet  d^ 
leurs  vains  hommages.  C'efl  donc  là  ce  faa- 
tome  que  tu  adores ,  &  qui ,  enflammant  tesf 
efprits ,  t'a  fuggéré  le  deffein  de  venir  t'ira- 
moler?  Peiife-tu  qu'Ifmen  foit  à  découvric 

Qv 


370  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

ton  impofture.  Elle  te  paroît  héroïque ,  elle 
n'eft  que  puérile  &  empreinte  du  fceau  d'un 
culte  extravagant.  Tu  voles  au  devant  du 
fupplice  !  mais  fçais-tu  que  tu  n'as  encore 
rien  foufFert?  Ces  chaînes,  ces  cachots,  que 
fonts-  ils  auprès  de  ce  feu  dévorant  qui  brû- 
lera toutes  les  parties  de  ton  corps ,  qui  con- 
fumera  avec  lenteur  ce  fein  que  je  ferai  dé- 
couvrir. Tout  ton  être  fouffrira  des  tour- 
mens  inouis  &  tu  ne  pou  ras  mourir.  Il  me 
femble  déjà  t'entendre  poufTer  d'horribles 
gémiflemens  ,  te  voir  à  demi  brûlée  ,  vou- 
loir t'arracher  du  milieu  des  flammes  ,  & 
maudire  ,  mais  trop  tard  ,  le  malheureux 
aveuglement  qui  t'aura  perdue.  . .  c'efi:  moi 
qui  fuis  le  maître  de  ta  deftinée. . .  promets 
de  m'obéir  &  je  deviens  ton  proteâeur  ,  je 
te  délivre  d'une  mort  cruelle. . .  je  te  comble 
de  dons  ,  &  de  bienfaits.  .  .  Réponds. . .  ré- 
ponds donc. , .  as-tu  bien  entendu  ce  que 
ma  bonté  a  daigné  t'annoncer  ? 

SOPHRONIE. 
Je  n'ai  rien  entendu...  tes  paroles  qui 
fans  doute  étoicnt  des  blafphcmes  n'ont 
frappé  mon  oreille  que  d'un  bruit  confus. 
Dieu  m'a  préfervée  de  l'ho  reur  de  les  en- 
tendre. Sa  grâce  m'environne  &  me  détend 
contre  toi.  Tu  tourmentes  ton  génie  ,  mais 
ton  génie  t'aveugle, . .   Je  ne  touches  que 


1 


DRAME    héroïque.     371 

du  pied  à  cette  terre  oà  tu  régnes.  Cefl:  toi 
qui  retiens  le  fragile  lien  qui  m'empêche  de 
voler  au  féjour  éternel  ;  que  tardes-tu  à  le 
brifer  ?  le  bûcher  n'eft-il  pas  allumé  ? 

I  S  M  E  N. 

Quel  fanatifme  obftiné. 

S  O  P  H  R  O  N  I  E. 

Ifmen  !  ma  voix  foible  fe  refufe  à  réfuter 
tes  difcours. . .  pu  (Te  Dieu  t'éclairer  au  lieu 
de  te  punir.  Je  te  laiiïerai  le  fpedacle  de  mes 
derniers  momens  ^  ce  fera  là  toute  ma  ré- 
ponfe.  Mais  fonge  lorfque  la  mort  m'aura 
délivrée  qu'elle  ne  fera  peut-être  pas  loin 
de  toi.  Te  flattes-tu  d'avoir  alors  cette  tran- 
quillité que  la  religion  donne. . .  Superbe  ! 
tu  changeras  de  langage. . .  ces  mom^ens  fe- 
ront affreux  à  ton  ame  épouvantée  ,  &  moi 
j'appelle  ce  trépas  qui  doit  allurer  à  mes 
mains  la  palme  de  la  vidoire. 

I S  M  E  N  ,  aiec  un  fourire  forcé. 
J'admire  comme  dans  ton  délire  infenfé 
tu  te  plais  à  affoiblir  l'idée  d'un  fupplice 
réel. . .  mais  dis-moi ,  as-tu  fait  l'épreuve 
des  tourmens  que  tu  veux  braver  ?  Connois- 
tu  l'élément  qui  confume  la  douleur  horri- 
ble qu'il  imprime  à  l'ame.  (  Il  va  prendre  la 
torche  enflammée.  )  Vois  ce  flambeau  qui 
nous  éclaire. . .  il  n'eft  qu'une  foible  portion 

Qvj 


372    OLINDE  ET  SOPHRONIE  , 

des  pointes  pénétrantes  qui  doivent  fe  réu- 
nir pour  te  dévorer  toute  entière. . .  Eh  bien 
foutienr-£n  les  approches. . .  fignale  ce  cou- 
rage intrépide  ou  plutôt  ce  faux  héroïfme... 
(//  avance  la  torche  enflammé?,) 

SOPHRONIE,  étenâmt  Us  Iras 

avec  ncblejfe. 

Vois  ce  qu'il  eft  quand  il  rend  hommage 

à  la  gloire  du  vrai   Dieu. . .  le  fupplice  le 

plus  lent. . .  (  Elle  met  la  main  fur  lajîamme, 

I  S  M  E  N  ,  retirant  le  flambeau. 
Quelle  force  ! . .  elle  ra'atterre  1 

SOPHRONIE. 
Tu  recules ,  Ifmen  !  ton  cœur  pourrolt 
être  ému  j  ta  pitié  me  furprend  plus  que  ta 
fureur. 

I S  M  E  N. 

Réponds  !..  où  puifes-tu  ce  courage  qui 
«n'épouvante  ? . . 

SOPHRONIE. 
Connois  une  Chrétienne  ;  fon  ame  qui 
r  fpire  en  Dieu  peut  loufifrir  tout  pour  fon 
nom. 

I  S  Pvî  E  N  ,  â  part  en  remettant  le  flambeau. 

BvCmettons-nous  du  trouble  oii  nous  fom- 
ines.  (  haut.  )  Fille  courageufe  !  ah  !  qu'O- 
linde  eft  loin  d'avoir  la  même  fermeté ,  d'at- 


DFvAME   Héroïque.    375 

tendre  les  mérres  réccmpenfes  ,  ou  pour 
mieux  cire  ,  que  plus  éclairé  il  perife  diiïé- 
reiiîcnt  î 

SOPHRONIE. 

Que  dis-tu  d'Olinde?. .  Il  penferoit  au- 
trement. ..   non  5  garde>toi  de  le  croire. 

I  S  M  E  N. 

Ame  trop  crédule  !  Olinde  né  pour  les 
hor-îietr:  1.5  plus  brillants  ,  pour  ces  hon- 
rcuis  qui  flatter. t  la  valeur  n.eme  ,  vient 
d'abjurer  aux  pieds  du  I\'cr.arqueun  tranf- 
pcrt  anicureix  &  pc.fTagtr.  Il  a  coniacré 
au  fervice  du  Tiône  Ton  Lras  &  Ton  épée. 
Rentré  fous  les  drapeaux  vidoriwux  du 
Propliête. .  . 

LOPHRONIE^  tombant  d  demi 
évanouie^ 

Je  me  meur?.  .  .  voilà  mon  plus  cruei 
fcpplice. .  .  6  mon  Dieu  !  . .  nr.ais  non  , 
vous  ne  l'avez  pas  pcimis.  (  /e  relivant,  ) 
Impoftevr  artificieux  !  je  te  reccnncis  ;  tu 
calomnies  un  héroF.  Va  ,  je  fuis  fûre  de 
fa  foi  comme  de  la  mienne. . .  laifie  mes  der- 
riers  momens  paihbks. . .  commande  à  tes 
bouneaux  ce  venir  m'enlever  ,  &  que  le 
bûcher  en  flammes  devienne  l'afyle-oà  je 
puifie  me  fauver  de  tes  regards. 

(  Elle  retombe  foibk  &<  j'aie.) 


374   OLINDE  ET  SOPHRONIE  , 

I  s  M  E  N  ,  furieux. 

Tu  ne  mourras  point  comme  tu  l'efperes. 
C'eft  fur  ton  amant  que  je  déploierai  la  len- 
teur des  tortures.  Je  faurai  te  frapper  dans 
lui.  Tu  entendras  d'ici  fes  cris  plaintifs  & 
douloureux.  Vois  raflTemblés  tous  les  bour- 
reaux que  tu  invoques  ,  vois-les  forçant  fon 
ame  à  ployer  devant  moi. . . 


SCÈNE     III. 

ISMEN,  SOPHRONIE, 
NICEPHOKE. 

NICEPHORE. 

1"^^  N  F  I  N  j'ai  pénétré  jufques  dans  ces 
lieux.  Que  vois-je  !  Sophronie  mourante. 
(Ji  coun  à  elle)  Et  c'efl:  toi  barbare  ,  qui 
la  fais  expirer. 

ÎSME  N. 

Que\  téméraire  !  m.es  yeux  me  trompent- 
ils  ? . .  Nicephore  !  oui  c'eft  lui  !  la  haine  de 
mon  cœur  l'a  nommé. 

nicepko;îe. 

Il  te  feroit  permis  cependant  de  mécon- 
roitre  un  des  infortunés  que  tu  perlécutes. 


DRAME    héroïque.     57; 

Le  nombre  en  eft  fi  grand  que  tu  peux  aifé^ 
ment  les  confondre  ou  les  oublier. 

SOPHRONIE,  ouvre  la  paupière  G* 
appsrcei'ant  Nicephore  court  à  lui. 

O  vénérable  vieillard  !  eft- ce  vous  qu'un 
Ange  favorable  conduit...  après  avoir  pleuré 
votre  mort  ,  dans  quel  lieu  &  dans  quel 
moment  le  Ciel  vous  ramene-t-il  à  nous  ! 

NICEPHORE. 

Sophronie  !  ces  momens  extrêmes  font 
pour  des  Chrétiens  les  plus  beaux  momens 
de  la  vie. 

I  S  M  E  N. 

A  peine  échappé  des  cachots ,  penfes-tu 
venir  ici  me  braver  impunément  ? 

NICEPHORE. 
J'ofe  d'avantage. . .  Je  viens  tenter  de 
réveiller  en  ton  coeur  un  dernier  fentiment 
d'humanité  que  la  Nature  y  cache  peut-être 
encore.  Dis-moi  ,  quelle  infernale  rage  te 
confume  ?  Quel  pla.fir  trouves-tu  dans  le 
fupplice  du  jufte  &  de  l'innocent  ?  Quelle 
eft  cette  foif  ardente  du  fang  des  Chrétiens  ? 
Se  peut-il  que  tu  préfères  les  malédictions  de 
tout  un  peuple  aux  larmes  d'amour  &  de 
reconnoiflance  dont  tu  pourrois  être  l'heu- 
reux témoin  ;  &  où  eft  le  fruit  de  tant  de 
barbaries  ?  Tu  as  de  l'or  &  du  pouvoir  ^ 


37^    OLÎNDE  ET  SOPHxHONÎE  , 

mais  as- tu  la  paix  &  le  repos  ?  Pvcntre  dans 
ton  cœur  &  fous  cette  Thiare  Tuperbe  ,  tu 
te  trouveras  plus  troublé  que  dans  ces  tems 
où  tu  vivois  notre  égal.  Moins  malheureux 
alors  ,  moins  tourmenté  de  remords ,  moins 
odieux  à  toi  même  ,  flottant  entre  le  vice 
&  la  vertu  ,  tu  ne  faifois  que  pencher  fur  le- 
bord  de  l'abîme  ,  &:  les  foupirs  étoient  en- 
core permis.  Aujourd'hui  tombé  au  fond 
du  précipice ,  ce  font  des  hurlemens  de 
rage  qui  mugiiTent  dans  ton  ame  ;  elle  fe 
peiiit  malgré  toi  fur  ce  front  ténébreux  ; 
elle  îe  fillonne  de  traits  durs  &  fombres  ,  & 
ce  teint  paie  6c  livide  relevé  les  ferpens  dont 
ton  cœur  eft  rongé. .  .  Ah  !  rappdle-toi  ce 
jour  où  devant  nos  Autels  tu  répandis  des 
larmes  de  joie  ;  ce  jour  où  ta  main  après 
s'être  levée  devant  l'Eternel  s'abaifTa  pour 
ferrer  celle  d'une  époufe  vertueufe  ,  ce  jour 
où  tu  lui  juras  une  foi  pure  &  qui  devoit 
être  inviolable. 

I  S  M  E  N. 

Qu'efperes-tu  en  me  rappellant  ces  tems 
mêmes  où  j'ai  puilé  la  fource  de  ma  haine , 
&  furtout  contre  toi.  Oui,  je  ne  me  lou- 
viens  que  trop  de  l'obfcurité  dans  laquelle 
je  vivois.  Tout  comprimoit  le  refiort  de 
mon  ame.  J'ai  connu  le  néant  de  vos  ei- 
pcrances  imaginaires.  D'autant  plus  orgueil- 


DRAME   héroïque.     577 

leux   que  vous   étiez  foibles  ,    vous   vous 
nourrilîîez    de   ponipeux    menfonges.   Las 
<i'ètre  avili  &  confondu  parmi  un  troupeau 
d'efclaves ,  je  rre  fuis  permis  une  hardiefls 
utile  ;  mon  ambition  eut  pour  bafe  &  mes 
travaux  &  mes   talens    ;  ils  étoient  faits 
pour  m'éîever  ;  mais  lorfque  défertant  vos 
Autels  dépouillés ,  vous  m'avez  vu  porter 
mes  pas  vers  une  pkis  brillante  carrière  , 
votre  indigne  jalouiie  a  ofé  m'arracher  la 
moitié  ce  moi-mém.e  ,  l'époufe  qui  m'ap- 
partenoit  .   qui  devoit   me  fuivre   &  n'a- 
voir d'autre  loi    que   la   mienne.   Rendue 
rebelle  par  vous  ,   elle   m'a  fui ,  elle  m/a 
dédaigné ....  Envain   je   l'ai   cherchée . . . 
J'apprendr  au  bout  de  pli.ficurs  années  que 
c'cft  toi  qui  l'as  recel'ée ,  qui  Tas  dérobée 
à  mon  amour;  qu'elle  tft  morte  entre  tes 
bras ...  &  tu  ofes  blâmer  la  fureur  qui  m.'a- 
nime  ,  &:  tu  demandes  encore  comment  je 
peux  chérir  la  vengeance.  Mon  nom  eut- 
il  jamais  un  feul  ami  dans  ta  fede  fana- 
tique ?  Je  ne  fais  que  rendre  à  toi ,  à  ton 
Peuple  ,  la  haine    qu'il  me  porte  ,  &  s'il 
avoit  la  puiiïance  en  main,  dis  ,  épargne- 
roit-il  mon  fang  ?   Tu  ne  te  plains  de  ma 
cruauté    que  parce   que    tu  ne  peux  être 
cruel. 

NICEPHORE. 
11  étoit  des  poignards  &  des  bras  cou- 


^7§   OLINDE  ET  SOPHRONIE , 

rageux  ....  Mais  penfe  mieux  d'un  Chré- 
tien, il  fait  pardonner  &  mourir.  Il  veut 
par  un  bienfait  te  punir  de  ta  haine  .... 
Oui ,  nous  avons  dû  ravir  ton  époufe  à 
lair  contagieux  qui  l'environnoit.  Elle  de- 
voit  fuir  le  déferteur  de  notre  loi.  Toi- 
même  as  délié  les  nœuds  qui  attachoient 
fa  <leftinée  à  la  tienne  ....  Ah  !  que  ne 
peux-tu  me  montrer  un  refte  de  fenfibi- 
îité  5  combien  ton  cœur  pourroit  s'ouvrir 
encore  à  la  joie  !  Ifmen  !  je  renferme  un 
fecret  capable  de  te  rendre  au  bonheur, 
&  peut  être  à  la  vertu.  Un  feul  inftant  a 
changé  plus  d'un  cœur  . . .  O  mon  Dieu  ! 
le  dois-je  révéler  ! . . .  Où  fuis- je  ! . ..  So- 
phronie  ! . .,  Quoi  !  c'eu  Ifmen  qui  devient 
ton  bourreau  ! 

I  S  M  F.  N. 

II  ne  tient  qu'à  elle  de  me  rendre  fon 
bienfaiteur. 

SOPHRONIE. 

Ah  !  plutôt  mourir  mille  fois  !  Protedeur 
de  motî  en%nce  !  fauvez-moi  du  tourment 
de  l'entendre  ....  Vous  à  qui  je  dois  tout, 
pour  dernier  bienfait ,  faites  qu'il  me  con- 
duire au  lieu  de  m.on  fupplice  ;  ou  protégez 
feulement  mes  pas  ,  je  me  fens  la  force 
d'y  marcher  moi-même. 
I  S  AI  E  N. 

H  n'eft  pas  tems. 


DRAME  Héroïque.    37^ 

NICEPHORE,^  Scphronie. 

Ma  fille  !  arrête  un  inftant . . .  S'il  étoit 
fait  pour  m'entendre  !  j'ai  bien  de  quoi  le 
défarmer. 

I  S  M  E  N. 

Toi  !  . .  .  Parle  ...  Si  tu   as  quelque  fe- 
cret  à  me  révéler ,  je  t'écoute.  En  me  fai- 
fant  un  aveu  fincere ,  tu  me  trouveras  peut- 
être  plus  clément  que  tu  ne  penfe, 
NICEPHORE. 

Es-tu  fi  altéré  de  fang  qu'une  feule  vic- 
time ne  puilTe  te  fuffire?  (en  momr.im  So- 
fhronie  )  SI  tu  la  reconnois  innocente  .... 
SOPHRONIE. 

Ah  3  Nicephore  ! . . . 

NICEPHORE. 

Sophronie  !  je  reclame  en  ce  moment 
l'augufte  vérité.  Garde-toi  de  la  tralilr.  I(- 
men  !  je  vais  te  donner  un  témoignage  qui 
ne  fauroit  être  fiifpeâ:.  Le  Guerrier  qui 
veut  mourir  à  fa  place  n'eft  pas  plus  cou- 
pable qu'elle.  Tous  deux  guidés  par  un 
héroïfme  qui  devroit  te  toucher  veulent  fe 
facrifier  pour  la  Patrie.  Que  te  reviendra- 
t-il  de  leur  fiipplice  ?  Qu'importe  la  vic- 
time pourvu  que  tu  ayes  une  tcte  à  frap- 
per. Un  témoin  tel  que  moi  doit  t'étre  in- 
îupportable.  Déclare  moi  criminel.  Anéan- 
tis l'homme  dont  le  feul  afped  éveille  te& 


3So  OLINDE  ET  SOPHPvONlE , 

remords. .  .  Ceft  avec  joie   que  j'embraf- 
ferai  ces  chaînes . . . 

S  O  P  H  R  O  NM  Ê. 
Vous  auffi  ,  mon  père  !  .  . .  LaifTez-les 
moi ,  elles  font  ma  félicité. 
I  S  M  E  N. 
Qu'efpere-tu  ^  vieillard  inconfîdéré  ?  Que 
viens-tu  me   propofer  ?  Ne  fais-tu  point 
qu'à  Tinflant  même  je  puis  ordonner  &  ton 
trépas  &  celui  de  tout  le  peuple  Chrétien. 
N  I  C  E  P  H  O  R  E. 
La  vengeance  divine  pourroit  aufli  pré- 
venir tes  coups  ;  au  lieu  de  défier  la  foudre, 
il  t'efl;  encore  permis  de  la  détourner. 

I  S  M  E  N ,  avec  lef-'uiire  du  mépris. 
Tu  me  connoif ,  Nicephore ,  change  de 
langage.   Efc  -  ce   ainfi  que   tu  veux  me 
toucher? 

NICEPHORE. 

Je  n'en  défefpere  pas ,  ton  cœur  fût-il 

encore  plus  barbare...  Te  fouvient-il  du  fruit 

de  ton  amour  encore  enfermé  dans  le  fein  de 

ton  époufe  au  moment  qu'elle  te  fut  ravie  ? 

lSMEN,fuTrris. 

Que  me  rappelîes-tu  ? 

NICEPHORE. 
Si  le  nom  de  père  t'eft  cher ,  je  puis  te 
faire  connaître  à  qui  tu  peux  ledoaner. 


DRAME    héroïque.     3S1 

I  S  M  E  N- 

Eh  quoi ,  cet  enfant  n  a-t-il  pas  péri  avec 
la  mère  ? . . . 

N I  C  E  P  H  O  R  E. 
Non  ,  Ifmen ,  non  ...  Il  vit ,  &  moi  feul 
peux  le  nommer. 

I S  M  E  N. 
Tu  peux  le  nommer ...  Il  vit  ! . .  Triom- 
phe ,  Nicephore  !  tu  viens  d'ébranler  mon 
atiie...  Parle?  Achevé.  Où  faut-il  aller? 
vJu  dois-je  trouver  ? . . . 

NICEPHORE. 
^  Demeure.  Sois  infenfible ,  ingrat ,  par- 
jure, j'aurai  fait  mon  devoir  . . .  Trahie  (î 
tu  l'ofes,  la  Nature  qui  te  rappelle  par  ma 
VOIX...  Approche,  barbare;  fixe  de  plus 
près  cette  jeune  fille  adoptée  par  les  Cieux... 
As-tu  pu  méconnoitre  dans  ces  traits  l'i- 
mage  de  ton  époufe..  .  Pardonne,  ô  ma 
chère  bophronie  !  mais  voici  ton  père. . . . 
J  ai  du  lui  fauver  un  parricide ....  Ma  fille  ' 
on  ne  t'a  caché  l'auteur  de  tes  jours  que 
parce  qu  il  eft  Ifmen. 

SOPHRONIF. 
Lui  !  . . .  O  mon  Dieu  ! 

I S  M  E  N. 
Quel  trouble  m'a  faifi  .  . .  Quel  coup  tu 
me  gardois  ! . ., Nicephore . , .  eft-il  vrai  ! 


3?2   OLINDE  ET  SOPHRONIE  , 

N I  C  E  P  H  O  R  E. 

Auflî  vrai  qu'Olinde  eft  mon  fils. 
I  S  M  E  N. 

Toi ,  fon  père  ! 

NICEPHORE. 

Oui,  conferve  ta  haine...  Renonce  à 
cette  heure  au  nom  d'homme.  Brûle  le  fils 
fur  h  corps  du  père  ;  plonge  ta  fille  dans  leV 
îTiêmes  flammes  ;  abjure  de  nouveau  le  Dieu 
qu'adora  ton  enfance ,  ou  tombe  entre  fes 
bras ....  Reviens  à  nous  Ifmen  !  Ouvre  ton 
ame  à  la  Religion  qui  pardonne,  au  repentir 
qui  juftifie,  à  cette  loi  fainte  &  miféricor- 
dieufe  qui  fera  de  toi  un  homme  nouveau. 
Tes  forfaits  font  grands,  mais  ils  peuvent 
être  effacés.Tous  tes  frères  font  prêts  àt'em- 
brafî'er.  Je  ne  parle  point  ici  de  reconnoif- 
fance.  Voilà  la  médiatrice  heureufe  que  le 
Ciel  t'accorde  pour  te  frayer  la  voye  du 
retour.  Tremble  fi  tu  rejet  es  un  tel  bien- 
fait... Eh,  quelles  faveurs  des  Monarques 
peuvent  balancer  notre  amour,  fa  tendreiTe 
&  le  repos  de  ton  cœur? 
I  S  M  E  N. 

Où  fuis-je? 

SOPHRONIE,  allant  â  Kmen: 

Dieu  que  j'implore  !  Vous  qui  me  l'avez 
donné  pour  père,  faites  qu'il  ne  foit  pas 
votre  ennemi , . , .  Epargnez-moi  l'horreur 


J 


DRAME    héroïque.    38^ 

de  le  croire  au  rang  des  réprouvés  . . .  Mon 
père  .'oui ,  je  l'oferai  prononcer  ce  nom...  Il 
m'attendrit ,  il  me  prollernc  à  vos  genoux  ; 
reconnoiffez  le  Dieu  que  vous  avez  adoré 
fi  longtems.  Il  a  choifi  ce  moment  pour 
vous  rappeller  ;  il  n  attend  qu'un  foupir  vers 
lui. . .  Ah  !  faites  que  mon  cœur  vous  aime 
autant  qu'il  le  doit . .  .  J  ofîre  au  Ciel  des 
vœux  pour  vous;  ils  feront  entendus  !  .. . 
Que  ce  jour  foit  réfervéaux  miracles.  Pour- 
quoi vous  éloigner?  Redoutez- vous  mes 
pleurs?  Mon  père ...  Ah  !  je  ne  vous  quitte 
plus;  mes  fanglots  paieront  dans  votre 
cœur .... 

I  S  M  E  N ,  à  part  &fe  détournant. 

Si  je  fléchis ,  que  deviendrai-je  ? 

NICEPHORE. 

Tu  peux  tout ,  &  tu  balances  !  S'il  te  Faut 
une  vidime  ,  prends  ma  tcte.  Je  te  dégage 
de  tout  ce  que  tu  me  dois.  Que  mon  fils 
foit  délivré  &  je  t'embralTe  fous  ces  voûtes 
ténébreufes,  &  je  vole  au  bûcher  en  te  bé- 
tîifTant... .  Tu  héfites  ,  tu  pâlis...  Ah, 
Sophronie  !  lifons  tout-nôtre  malheur  dan§ 
ces  regards  qui  fe  détournent .... 

(Ici  l'on  volt  dssfoldats ,  les  uns  portent  desfiarr^-^ 
heaux ,  ks  autres  font  armés  de  lances.) 


384   OLINDE  ET  SOPHRONIE  , 

1  S  M  E  N ,  interdit  d  rapj'arinon  àe  Clorind:. 

Clorinde  s'avance....  Ah!  gardez- vous 
de  parler ....  Soldats ,  éloignez  ces  deux 
criminels  ;  que  perfonne  ne  les  approche, 
(  à  pan.  )  Nature  ,  ambition  ,  vengeance, 
que  de  tourmens  ! 


SCÈNE    IV. 

ï  S  MEN  ,  CLORINDE, /uire  di 
Clobinde. 

CLORINDE. 

U  traites  avec  bien  de  Tinhumanité  ces 
infortunés  dont  le  fexe  &  l'âge  attendriroient 
tout  autre  que  toi.  N'es-tu  Prêtre  que  pour 
avoir  un  cœur  féroce  ,  &  n'ofFres-tu  aux 
Dieux  pour  encens  que  les  foupirs  de  ceux 
que  tu  tourmente  ?  Tu  tiens  Olinde  dans 
les  chaînes,  je  veux  lui  parler. 

ISMEN. 

Clorinde  connoît  Ton  crim.e ,  &  demande 
à  le  voir. 

CLORINDE. 

Fais-le  conduire  ici ....  Je  l'attends. 

I S  M  E  N. 


Il 


DRAME    héroïque.    385- 
I  s  M  E  N. 
Princefle    !    l'autorité    qu'Aladin    m'a 
confiée  .... 

C  L  O  R  INDE. 

C'eft  par  fon  ordre  ....  Obéis, 

I S  M  E  iSJ. 
Il  eft  Chrétien;  &  vous  daignez..:; 

CLORINDE. 
Clorinde  n'eft  point  faite  pour  répondre 
à  tes  pareils.  (  d  fa  fuite,  )  Vous  ,  qu'on 
me  laifle. 

(  Ijmen  fort.) 


u 


SCÈNE    V. 
CLORINDE, /eu/e. 


N  s  fauffe  honte  a  trop  longtems  en- 
chaîné ma  langue. . .  Que  le  lâche  déguife 
en  tremblant  les  fentimens  de  fon  cœur  , 
une  grande  ame  ennoblit  iufqu'à  fes  paf- 
iîons, , .  Quoi  !  je  verrois  Olinde  couduit  à 
la  mort ,  &  je  n  oferois  qu'étouffer  mes  fou- 
pirs.  . ,  Quel  eh  donc  ce  joug  qui  prétend 
«ne  captiver  ?  La  liberté  de  mon  être  fera- 
•t-elle  fubordonnée  àdes  préjugés  capricieux. 
'.Quoi  !  les  acçens  de  la  haîne  &  de  la  ven- 
Toms  J,  R 


^dS  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

geance  s'annoncent  avec  appareil  à  la  fac« 
de  l'Univers  ,  &  pour  dire  j'aime  ,  il  fau- 
dra chercher  l'ombre  &  le  myftere  !..  Ce 
cœur  indépendant  n'eft  point  fait  pour  adop- 
ter ces  miférables  loix  forgées  par  la  fervi- 
tude.  Il  me  dit  qu'Olinde  efl  né  pour  moi  ; 
c'en  efl  affez. , .  Je  hafarderai  tout  pour 
lui. .  .  Olinde  eft  un  héros  ! . .  Ne  tremble 
plus  ,  mon  cœur  ,  ne  crains  point  de  t'of- 
frir  tout  entier  à  fes  regards. . , 


.       S  C  È  N  E     V  I. 

CLORINDE,  O  LINDE  , 
GARDES. 

O  1 1  N  D  E  ,  dans  le  fond  du  Théâtre, 

J^  E   pourrai -je  jouir  de  mes  derniers 

jiiftans. 

C  L  O  R I  N  D  E ,  flux  Gardes. 

Éloignez-vous.  (  après  un  ajfe:^  long  Jî- 
hncc.  )  Eft  ce  toi  ?  Eft-ce  là  le  vengeur  de 
la  Patrie  ?  Voilà  donc  la  récompenfe  de 
tes  exploits  ?  L'outrage  que  l'on  fait  à  ta 
plolre  ofFenfe  ceux  qui  en  ont  été  les  témoins. 
Teb  mains  valeureufes  portent  des  chaînes  ! 


DRAME    héroïque.    387 
O  L  I  N  D  E. 

Elles  ne  deshonorent  que  le  coupable  , 
elles  font  la  gloire  de  celui  qui  ne  les  porte 
que  pour  une  caufe  jufte. 

C  L  O  R  I  N  D  E. 
Je  viens  les  brifcr.  Crois-tu  que  CIo- 
'rinde  demeurera  fpeéiatrice  inlenlible  de  tes 
revers.  Ta  caufe  eft  la  mienne.  Levé  cette 
tcte  que  j'ai  vu  fi  altiere  au  milieu  des  com-'? 
bats.  Reconnois  celle  qui  a  bravé  cent  fois 
la  mort  à  tes  côtés.  Elle  veut  te  fauver  ou 
périr. 

OLINDE, 

Clorinde  hafarderoit  à  me  défendre  con- 
tre un  Pontife  cruel  ,  un  Monarque  irre- 
folu  ,  un  Peuple  d'ennemis, . .  Eh  qui  t'ex- 
cite à  tant  de  générofité  ? 

C  L  O  R  I  N  D  E. 

Ne  me  le  demande  point ,  fi  ton  coeur 
ne  t'en  inftruit ,  fi  tu  n'entends  cette  voix 
qui  ne  peut  s'exprimer. . . 

O  L  i  N  D  E. 

Tu  fais  que  c'efl  le  zèle  de  ma  Religion 
qui  me  conduit  à  la  mort. 

CLORINDE. 
A  la  mort  1  Toi  ! . .    Tu  me  fais  fré- 
mir. . .   Non  ,  tant  que  ce  bras  foutiendra 
la  lance  des  combat::. . . 


3S3  OLINDE  ET  SOPHRONIE , 
O  LIN  DE. 

Ta  géncreufe  pitié  pour  un  infortuné... 
C  L  O  R  I  N  D  E. 

Que  dis-tu  ?  Ma  pitié...  Connois-moi 
toute  entière.  . .  Je  t'aime  ,  Olinde  ,  & 
mets  ma  gloire  à  t'en  faire  l'aveu.  Heureu- 
fe  ,  fi  joignant  ma  main  à  ta-  main  triom- 
phante ,  j'unifl'ois  mes  deftins  aux  deftins 
d'un  Héros.  Tous  deux  guerriers ,  marchons 
fous  les  mêmes  drapeaux.  Nous  combat- 
trons ,  nous  vaincrons  enfemble. .  .  Ne 
m  objede  point  ta  loi  ,  mais  parle  ,  &  Clo- 
rinde  qui  jufqu'ici  ne  s'eft  foumile  à  aucun 
joug  ,  en  adoptant  le  tien  ,  ne  fera  plus  li- 
bre de  ne  pas  penfer  comme  toi, 

OLINDE. 

Ah  !  Clorinde  ,  noble  Clorinde  !  Que 

ta   pitié   &   ta  tendreffe   ont  droit  de  me 

toucher.  ,  .    Laiffe    périr  un  malheureux , 

laiiTe. 

CLORINDE. 

Eft-ce  le  fecours  de  mon  bras  ,  eft  ce 
mon  amour  que  tu  dédaignes  ? . .  Ma  fran- 
chife  eft  peut-être  ma  feule  vertu ,  imite- 
moi.  . . 

OLINDE. 

Adieu  Clorinde.   Mon  devoir   &    moni 
cœur  m'entraînent  vers  la  tombe. 


DRAME    héroïque.     3^^ 

C  L  O  R  I  N  D  E, 

Ton   cœur  !..    Arrête. . .    Haïrois  -  tu 
celle  qui  ne  peut  que  t'aimer. 
O  L I  N 13  E. 

Moi  !  te  haïr. .  .  Le  Ciel  m'eft  témoin 
de  la  reconnoifTance  dont  je  voudrois  te 
payer^  ....  Mais  je  n'ai  qii'un  coeur  ,  il 
n'eft  plus  à  moi. 

C  L  O  R  I  N  D  E. 

N'achevé  pas  ,  tu  déchires  le  mien.  . . 
Mais  quelle  eft  donc  celle  qui  a  (u  me  ravie 
lin  Héros  tel  que  toi  ?  Qu'a  telle  fait  de 
grand  ?  Dis-moi  fon  nom ,  fon  rang  > 
Nomme-moi  fes  exploits  ? 
OLIxNDE. 

Le  bûcher  eft  l'autel  qui  doit  nous  unir... 
C'eft  là  que  doii:  périr  l'objet  de  l'amour  le 
plus  tendre.  Dans  une  heure  la  flamme  te 
vengera  de  ta  rivale  &  de  moi.  Nous  ne 
formerons  plus  enfemble  qu'une  même  pouG- 
{îere.  Ton  fecret  fera  pour  jamais  enfeveli , 
&  Clonnde  oubliera  le  feul  inftant  de  foi- 
blefle  qui  ait  furpris  fon  coeur. . .  Adieu. 


Rii| 


3po  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 
i 

SCÈNE      VII. 

CLORINDE,  fiule. 

J\  N  É  A  N  T  I  E  dans  l'abîme  où  je  fuis 
defcendue ,  fi  j'exifte  encore  ,  c'eft  pour  fen- 
lir  ma  honte. .  .  Je  la  repouffe  en  vain  , 
elle  m'accable. .  .  Tout  femble  autour  de 
moi  m'écrafer  de  fon  poids. . .  Cachez-moi  , 
murs  épais  ,  cachez-moi  s'il  fe  peut  à  moi- 
même.  .  .  Clorinde  !  Ah  !  raflemble  en  ce 
moment  toutes  les  forces  de  ton  ame. . .  Il 
re  i'agit  plus  d'aimer  ,  il  faut  te  vaincre.  .  • 
33ompte  l'amour  ,  dompte  l'ennemi  de  ta 
gloire.  .  .  .  Comme  il  s'eft  dérobé  ! .»  Il 
brûle  pour  une  autre  ,  &  ce  cœur  eft  encore 
â  lui. . .  Fuis  malheureufe  amante. . .  Enfe- 
velis  à  jamais  une  paffion  fatale  ;  ce  fan- 
tôme que  j'idolâtrois  s'eft  évanoui. . .  Trifte 
ardeur  des  combats  es-tu  la  feule  qui  du 
moins  ne  trompe  pas. . .  Ah  !  viens  ,  viens 
donc  au  défaut  du  bonheur  enflamer  &  rem- 
plir toute  mon  ame. 

Fin  du  quatrième  ABe» 


DRAME   héroïque,    s'yi 


^'  WW  -o-t'  #%  "k-t  -^^  %. 
^  4^  4-^  ■^'i?^'  #"v  -/^^-l^^î^ 

ACTE    V, 

Le  Théâtre  repréfente  une  place  publique  en 
face  de  la  grande  porte  de  la  Mofquée,  On 
peut  entrevoir  Vimérieur  du  Temple,  Un 
bûcher  efi  élevé  au  milieu,  de  la  place.  Les 
barrières  forment  un  demi-cercle  ^  con" 
tiennent  la  foule  du  peuple  quon  doit  ap- 
percevoir  accourir  &  fe  prejjer  en  dehors. 
Dans  V enceinte  fe  trouve  la  fuite  d^Ifmen  ^ 
elle  environne  le  bûcher. 


SCÈNE     PREMIÈRE. 

I  S  M  E  N  5  fur  le  devant  de  la  Scène, 

\^  U  E  L  trouble  me  pourfuit  ?..  Il  fem- 
blcroit  que  je  fuis  la  vidime  &  que  ce  bû- 
cher me  menace.  Bravons  les  regards  de 
cette  multitude  qui  m'obferve.  C'elt  pac 
un  front  dédaigneux  qu'on  lui  annonce  un 

Riv 


55)2  GLÎNDE  ET  SOPHRONIE, 

Maître. . .  Que  ce  peuple  fe  remplifle  de  Ta 
terreur  des  fupplices.  Il  eft  né  pour  crain- 
dre ,  pour  fervir  &  pour  adorer.  . .  Mais 
il  fut  un  moment  où  Nicéphorealloit  triom- 
pher de  moi.  J'ai  réfifté  à  cette  foiblefîe 
dangereufe  qui  crioit  grâce  dans  monfein... 
Qui  ,  moi  !  rentrer  fous  la  chaîne  des 
Chrétiens ,  reprendre  un  culte  que  j'abhorre, 
ramper  fous  une  loi  dure ,  fléchir  fous  un 
Dieu  que  j'ai  trop  d'intérêt  à  rejettcr. . .  Ce- 
pendant ce  cruel  vieillard  eft  venu  m'em- 
poifonner  lame. . .  tout ,  jufqu'à  la  ven- 
geance ,  devient  amer  à  mon  cœur. .  .  I! 
périra  dans  l'ombre  ,  &  ion  fuperbe  iîls  , 
cet  ennemi  fecrettement  élevé  contre  moi , 
va  tomber  en  poudre...  Dans  la  carrière 
où  je  fuis  encré ,  il  ne  faut  point  reculer 
d'un  pas.  Eh  qu'ai-je  à  craindre  ou  des 
Dieux  ou  des  hommes  ?  Ils  fe  taifenr.  Ma 
fureur  eft  jufte.  Ils  m'ont  laifTé  ignoret 
(\UQ  je  fuis  père.  Ils  ne  m'ont  r^ndu  ma 
fille  qu'après  lui  avoir  appris  à  me  détefter  .." 
Elle  ne  périra  point. .  .  J'effrayerai  feule- 
ment fes  regards  de  1  appareil  du  fuppîice  8^ 
faurai  bientôt  la  forcer  à  penfer  comme- 
moi.  La  moleffe  d'une  Cour  voluptueufe. 
fera  plus  fur  elle  que  l'afped  de  la  mort. 
Quelques  tems  d'épreuves  au  milieu  du  luxe 
&  des  plaifirs  j  au  milieu  d'un  monde  dont 


DRAME    HÉROÏQUE.    395 

elle  ne  foupçonne  pas  encore  les  attraits 
me  la  ramèneront  foumife. . .  Elle  ignore 
fes  charmes  &  fa  propre  fenfîbilité.  Tout 
m'aflure  d'elle.  .  .  Peut  être  qu'un  jour  elle 
deviendra  mon  plus  ferme  appui  auprès  du 
Sultan. 

SCÈNE     IL 

ISMEN  ,    OLINDE  ,    SOPHRONIE  , 
GARDES  ET  PRÊTRES. 

{Les  harrierps  s'ouirsm  ,  àes  Gardes  &* 
dss  Prêtres  amènent  Olinàe  &•  Sophro  ^ 
nie  enchaînés. 

OLINDE. 

JL  E  voici  ce  bûcher ,  Sophronie  !  eft- 
ce-fè  l'autel  qui  devoit  nous  unir.  Eft-ce-là 
la  flamme  qui  devoit  embrafer  nos  cœurs 
d'ardeurs  mutuelles.  L'amour  me  promit 
d'autres  nœuds. .  .  Si  longtems  féparés  Se 
réunis  aujourd'hui  pour  la  mort. . .  Pleurée 
de  tous  ,  toi  feule  ne  te  plains  point.  .  . 
C'eft  ta  deftinée  qui  m'afflige  ,  ce  n'efl:  pas 
la  mienne  ,  puifque  je  meurs  à  tes  côtés... 
'Ah  !  dis-moi  ,  chafl:e  Amante  ;  te  fens-tu 
la  force  d'endurer  ce  fupp'ice  ?  Il  ne  m'cd 
affreux  que  pour  toi. 

Rv 


3P4  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

SOPHRONIE. 

Mon  cher  Olinde  !  le  Ciel  en  ce  moment 
m'élève  au-deflus  d'une  mortelle.  Je  ne  de- 
mande qu'à  fouffrir  pour  expofer  aux  yeux 
de  ce  peuple  la  confiance  qu'un  Dieu  a  dai- 
gné m'accorder.  Il  me  femble  déjà  voir  uno 
même  couronne  fufpendue  fur  nos  têtes  6c 
nos  âmes  dégagées  des  liens  terrcftres  s'en- 
voler enfemble  dans  le  fein  du  même  père. 

OLINDE. 

Que  cette  mort  feroit  pour  moi  une  mort 
iieureufe  !  que  mes  foufFrances  me  femble- 
roient  douces  &  fortunées  ,  fi  j'obtcnois  que 
je  pufle  5  le  coeur  preffé  fur  ton  cçeur  ,  exa- 
1er  mon  ame  avec  la  tienne  ,  &  confondre 
ainfi  nos  derniers  foupirs  1 

SOPHRONIE. 

Ami  !  l'état  où  nous  fommes  demande 
d'autres  penfées  ,  &  fur  des  objets  plus  im- 
portans.  Que  ne  t^occupes-tu  pliitôt  à  rap- 
peller  à  ton  efprit  ce  Dieu  magnifique  qui 
prodigue  fes  largefles  à  ceux  qui  meurent 
pour  fa  loi.  . .  Afpire  avec  joie  au  féjour  de 
fa  gloire.  Regarde  le  Ciel ,  vois  comme  il 
eft  brillant  !...  Regarde  le  Soleil ,  cette  ima- 
ge du  Très-haut  ;  il  nous  invite  à  nous  élan  - 
cer  vers  lui  !  Par-de-là  ces  Cieux  qui  nous 
environnent ,  vois-tu  ce  monde  étonnant  ^ 


DRAME    héroïque.     395- 

ce  monde  de  félicités  qui  déjà  luit  &  qui 
s'ouvre. , .  Suis-moi  ! 

(  Elle  marche  au  bûcher.  ) 

OLINDE. 
Fuyons  de  la  vie.  Ifmen  s'avance. 

SOPHRONIE. 
Lui! 

OLINDE. 

Détournons  nos  regards  &  prions  pour 
nos  bourreaux. 

I  S  M   EN,  fïififant  Sophronie  par    l.i 
chaîne  ù'  laféparant  d'OUnde  avec  effort. 
Demeure. 

SOPHRONIE,   jettam  un  cri. 
Olinde  !  On  me  fépare  de  toi. , .  Ah  î 

I  S  M  E  N  ,   aux  Satellites, 
J'ai  dégagé  la  vérité  d-QS  ombres  qui  l'ont 
obfcurcie.  Apprenez  qu'Olinde  efl:  le  cou- 
pable.  Je  fuis  leur  juge  ;  je  le  condamae 
feul  à  périr  dans  les  flammes. 

SOPHRONIE,   d   Ifmen. 
LaifTez-moi  ,   laiffez-moi  le  fuivre. . .  Js 
ne  veux  que  mourir. 

I  S  M  E  N  ,    d  Sophronie. 
La  grâce  que  je  t'annonce  doit  te  pré- 
fager  l'heureux  avenir   que  ma  bonté   te 
réferve, 

R  vj         - 


55)(5   OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

O  L  I  N  D  E  ,  Je  retournant. 

Qu'ai-je  entendu  !  eft-il  vrai  >  La  pitié' 
pour  Sophronie  defcend  dans  ton  cœur  ! 
heureux  miracle  !  .  .  Ilmen  !  puifque  tu 
fauve  l'innocence  ,  j'oublie  tous  tes  crimes. 
Je  rends  grâce  à  mon  fort ,  à  toi.  O  for- 
tuné moment  !  je  te  bénis. . . 
S  O  PHRONIE. 

Trop  foible  Olinde  !  quelle  joie  t' égare  ! 
Je  perds  une  éternité  heureufe.  Un  moment 
dans  ces  flammes  n'eft-il  pas  préférable  ? . . 
Il  me  faudra  vivre  en  fa  puilTance. 

OLINDE. 

Tu  vivras  pour  le  changer.  Le  Dieu  qui 
connoît  tes  vertus  a  veillé  fur  tes  jours.  Il 
a  fes  deffeins. . .  Te  réfiftera-t-il  ?  A  toi  ! 
non  ,  le  Ciel  parle  &  te  réferve  le  pouvoir 
de  le  toucher.  .  .   tu  confoleras  mon  père;- 

SOPHRONIE.  '^ 

Ton  perc  ,  hélas  ! . .  L'infortuné  vieillard 
eft  defcendu  dans  nos  cachots  &  n'a  pu 
?.mollir  fon  ame.  Que  pourrai-ie  ?  11  expire 
peut-être  à  cette  heure  fous  ces  voûtes  té- 
nébreufes  que  nous  venons  d'abandonner, 
ï  S  M  E  N  ,    aux  Satellitss. 

Hitez-vous  d'appaifer  le  Ciel  &  le  Mo- 
narque qui  règne  par  lui. 


DRAME    héroïque.     597 

O  L  I  xV  D  F. 

Nicéphore  en  la  puiflTance  du  barbare  ! .  » 
O  mon  Dieu  !  mourons. 

(R  monte  fur  le  bûcher.) 

I S  M  E  N. 
Serrez  fes  liens  ;  vous  ,   Miniftres  de  la 
loi  !  approchez.  . .   (  On  allume  ks  torches,  ) 
Portez  ici  les  flambeaux. 

SOPHRONIE  ,    s'âanrant  au-devant 
des  bourreaux. 

Arrêtez. . ,  Il  manque  une  vidtime. 
I  S  M  E  N  ,   la  mahrijant  avec  force. 
Vains  efforts  d'un  fanatifme  que  tu  abju- 
reras bieii-tôt. . . 

SOPHRONIE. 
Laiffez-moi. . .  Olinde  ,  je  te  rejoins. . . 

I  S  M  E  N. 
Ol^^s-tu  me  défobeir. . . 

SOPHRONIE. 
Au  nom  de  ma  mère  .  laifiTez  fa  fille  re- 
tourner à  elle. . .  Elle  me  tend  les  bras, . , 
Elle  m'appelle  loin  de  ce  monde. 
ISMEN,  aux  Satellites. 
.   Que    la    flamme    l'environne    ;    quelle 
étouffe  fa  voix  &  me  dérobe  fes  regards 
odieux  ! 

(  il  arrache  un  faml'exu  d-Js  mains  d'un  Satdl'i'e 
t"^  mçi  le  feu  lui-même  au  buclier.  ) 


5pS   OLINDE  ET  SOPHRONIE , 

O  L I  N  D  E  ,  tournant  la  tête  versfon  amant^e, 

Sophronie  ,  je  te  vois  encore  !  Adieu  , 
adieu  pour  la  dernière  fois.  Nous  ne  de- 
vions pas  vivre  enfemble  fur  la  terre...  Ceft 
dans  le  fein  d'un  Dieu  éternel  &  jufte  que 
je  t'attends. 

SOPHRONIE,    tomhant  à  genoux  les- 
Iras  tendus  vers  lui. 

Nous  ferons  réunis ,  Olinde  !  Je  fens  que 
je  vais  expirer  avec  toi. 

i  ' 

SCÈNE    m. 

CLORINDEGr/ej  ASeurs  précédem, 

(  Les  barrières  s'ouvrent  avec  un  grand  tumulte» 
Clorinde  s'avance  avec  rapidité ,  (y  remplit 
h  cercle  de  toute  fa  fuite.  De  loin  elle  fait 
Jigne  de  fa  lance  ,  &<  lorfquelle  ejl  i  portée 
d'être  entendue  ,  elle  s'écrie  d'une  voix  forte 
6*  majsjîueufe.) 

CI  ORINDE. 

_f^  C  A  R  T  E  2  ces  flambeaux  !  éteignez 
ces  brandons  allumés  !  Que  tout  demeure 
fufpendu.  Ceft  Clorinde  qui  l'ordonne  au 
nom  de  votre  Roi, 


DRAME    héroïque.     s99 

I S  M  E  N. 
Moi  feul  dois  ici  parler  &  commander  en 
fon  nom. . .   Je  vous  le  défends. . . 
C^  OR  INDE. 
Obéiflez. . .  (  Les  Soldats  de  Clorinde  éteî' 
gnenc  la  flamme.  )    O   fcène  affreufe  &  ré- 
voltante !  le  défenfeur  de  la  Patrie  lâche- 
ment garotté  &  fur  le  point  d'être  brûlé  par 
la  main  des  Prêtres.  .  .  L'indignation  m'en- 
flamme. Eft-ce  bien  là  Olinde  ? 
O  L  I  N  DE. 
Ces  momens   font  férieux  ,    Clorinde  î 
Garde-toi  de  les  troubler.  Mon  pjfte   eft 
plus  glorieux  ici  qu'au  milieu  des  combats. 
Mourir  n  eft  pas  le  plus  grand  malheur. . , 
LaifTe-moi  remporter  la  vidoire  ,  &  fi  ta 
grande  ame  brûle  de  fe  montrer ,  ofes  pro- 
téger Sophronie  ,  contre  fon  propre  père  , 
&  vole  arracher  le  mien  aux  cachots  oà  la 
mort  l'attend  loin  de  moi. 

CLORINDE. 
Qu'entends- je  ?  fon  père  !  &  le  tien... 

OLINDE. 
Eft  Nicephore  un  vieillard  débile  qui  va 
périr  ;  hélas  !   danx  les  fouterreins  de  la 
Mofquée. 

G  L  O  R I  N  D  E  ,  àun-  r^rtii  de  fa  fuite. 
Courez  le  délivrer  &  t^u'à  i'inflant  OR  l'a- 
mené à  fon  fils. 


400  OLLNDE  ET  SOPHRONTE, 

I  s  M  E  N. 

Clorinde  !  refpeâiez  mon  Miniftere  ?  Son- 
gez que  vous  êtes  devant  ce  peuple  qui 
demande  un  fang  criminel . .  »  Redoutez, 

CLORINDE. 
Tremble  toi-même  ! 

I  S  M  E  N. 

Téméraire  !  Fuyez  de  ces  lieux  marqués 
du  fceau  de  la  vengeance  célefte.  Egarée  par 
une  aveugle  pitié ,  craignez  de  profaner  la 
fainteté  de  ces  inftans  redoutables.  Vous 
n'ignorez  pas  le  pouvoir  fuprême  dont  je  fuis 
revêtu.  Miniftre  des  Autels  &  du  Trône ,  la 
caufe  Divine  &  humaine  font  remifes  entre 
mes  mains.  Elles  ne  feront  point  trahies.  Ne 
me  forcez  pas  à  les  défendre  contre  vous. 
CLORINDE. 

Impofteur  !  Ma  voix  fuffiroit  à  te  confon- 
dre, mais  ton  audace  excite  ma  pitié.  . . . 
Tiens  voilà  l'ordre  de  ton  Roi,  &:  la  grâce 
de  ces  deux  viflimer.  Innocens  ou  coupa- 
bles ,  elle  m'eft  accordée.  C'eft  moi  qui  viens 
te  la  confirmer. 

I  S  M  E      ,  prenant  le  j^apier. 

(à part).  Je  te  reconnois  foible  Aladin. 
(haur).  A'mCi  vous  avez  pu  furprendre  le 
^-onarque....  mais  non,  l'Arrêt  cft  irrévoca- 
ble ^  je  (uis  l'interprète  de  fa  volonté  j  elle  ne 


DRAME    héroïque.    40Î 

peut  fe  manifefter  que  par  moi.  Je  fça'arai 
tenir  pour  lui-même  ce  qu'il  doit  à  la  Divi- 
nité.... Peuples  tremblez  !  elle  tonne ,  elle 
menace  encore  du  fond  de  cette  Mofquéa, 
&  les  calamités  rufpeadues  iont  prêtes  à  re- 
tomber fur  vous.  Peuples  frémiffez  !  Tandis 
que  nous  délibérons ,  l'ennemi  eft  aux  por- 
tes  de  la  Ville.  Un  inftant  de  plus,  &  nos 
murs  tombent,  &  ces  Palais  font  en  feu ,  & 
le  fer  moiObnne  vos  femmes  &  vos  enfans. 
Que  vos  cris  repouffent  la  colère  des  Cieux  ! 
Pour  détourner  la  foudre,  prelfez  le  facri- 
fice  que  le  Prophète  exige,  (on  cnieni  une 
rumeur  mttée  de  dijjérens  cris  j  &*  le  Peuple 
parott  s  animer).  Soldats  !  &  vous  Miniflres 
des  Autels  ,  venez  ,  apprôCn^z  les  nam- 
beaux.  Que  craignez-vous  ?  Embrafez  ce 
bûcher;  c'eft  la  voix  du  Peuple  ,  ced  celle 
de  Dieu  m.ême  qui  vous  l'ordonne. 

CLORINDE,  s' avançant  à  la  têt;  defes 
trouves. 

Gardez-vous  d'ofer.... 

I  S  M  E  N  ,  foulevant  le  Peuple. 
Tombez  en  ma  préfence  ,  profane  étran- 
gère ,  &  vous  Peuple  ,  vengez  mes  droits  !... 
Frappez....  Exterminez.... 

(Le  Peuple  émufs précipite  enfouie.) 

CLORINDE,  avec  courrouy:. 
Ton  audace  a  lafîe  ma  confiance,...  Tu 


402  OLINDE  ET  SOPHRONIE, 

appelles  la  révolte.  C'en  efl  trop  ,  cède  ou 
frémis. 

I  S  M  E  N. 

Que  je  cède  !  (  ILfaifît  unjlamheau,  &*  porte 
la  flamme  au  bûcher).  Eh  quoi  !  vous  reftez... 
Avançons ,  forçons  cette  femme  impie  ;  que 
la  flamme  &  le  fer.... 

{Le  Peuple  fait  un  grand  mouvement.  ) 

CLORINDE,  étend  le  bras  avec  la  rapidité 
de  l'éclair  (y  le  perce  de  fa  lance. 
Elle  t'arrache  la  vie ,  monftre  furieux..,. 
Expire. 

I  S  M  E  N  ,  faifant  trois  mouvement  le 
flambeau  à  la  main  Cr-  tombant. 

Ah! 

syjrncLKjiyiiL  ,  elle  Je  jette  fur 
le  corps  d'Ifmen* 
Mon  père  ! 

(  La  fuite  de  Oorinde  fait  une  évolution  rapide 
autour  du  bûcher  &•  s'apprête  dcomlattre.y 
CLORINDE. 
Amis  !  j'ai  frappé  le  chef,  balayez  ce  refte 
vil  trop  indigne  de  mes  coups,  Difperfez  ce 
bûcher ,  &  que  fes  débris  nagent  dans  le  fang 
des  bourreaux  qui  l'ont  dreifë,  Laiflez  ap- 
procher le  peuple  ;  qu'il  voie  le  bras  ven- 
geur ,  arbitre  du  falut  d'Olinde  &  prêt  à  le 
défendre ,  s'il  le  faut,  contre  tous  les  Dieux, 
(L«  barncTesfe  rompent,  les  Prêtres  fuyent. 


DRAME    héroïque.     405 

Venceinte  fe  remplit  d*un  peuple  tumultueux. 
On  délie  Olinde  ;  on  difperfè  le  bûcher.)  (Clo- 
rinde  continue  avec  Veclat  de  Vhéroifme  ^  cr 
femblable  à  une  Divinité  guerrière).  Peuple  ! 
je  fuis  Clorinde  :  je  viens  dan.»;  ces  iieux  pour 
défendre  avec  vous  vos  Etats ,  &  une  Reli- 
gion qui  nous  eft  commune.  Ce  bras  fervira 
votre  caufe ,  foit  fur  le  champ  de  bataille, 
foit  dans  Tenceinte  de  ces  murs....  S'il  eft  des 
Dieux  qui  protègent  l'impofture,  qui  favo- 
rifent  Ifmen ,  qu'ils  s'expliquent,  qu'ils  faflent 
gronder  leur  tonnerre  à  l'inftant  même  .... 
Je  les  appelle  tous  contre  moi  &  les  défie; 
mais  non.,  tous  applaudiffent  au  trépas  du 
fourbe  qu'a  puni  ma  juftice.... 

OLINDE. 

Ah,  Clorinde  !  c'eft  toi  qui  me  fauves  dd 
la  mort  ! 

CLORINDE. 

Quel  lâche  abandon  te  l'a  fait  defirer?  Tu 
fçais  vendre  ta  vie  dans  les  batailles,  &  ta 
valeur  ici  refte  enchaînée  ! 

OLINDE,  allant  â  Sophronie. 

Sophronie  !  Ah ,  quelle  douleur  eft  dans 
ton  ame  &  fe  peint  dans  tes  yeux  ! 
SOPHRONIE. 

Aidez-moi  à  le  fecourir  !  Il  faut  le  foule- 
ver,  (des  foldats foulevint  Jfmen  6'  lep&fent 


40  [  OLÎNDE  ET  SOPHRONIE  , 

fur  quelques  débris  du  bûcher).  Tâchons  d'ar- 
rêter fon  Tang.  Son  ame  expirante  s'arrête 
fur  Tes  lèvres.  Il  ne  lui  faut  qu'un  moment, 
&  ce  moment  fuffit  pour  l'Eternité....  O  fu- 
prême  clémence,  accorde-moi  foixan te  an- 
nées de  douleur  fur  cette  terre  d'exil ,  & 
daigne  l'abfoudre  en  ce  dernier  inftant .... 
Mon  père  î  mon  père  !  Il  ouvre  les  yeux. 
M'entendez-vous,  mon  père  ?  . .  .  Tournez 
vos  regards  vers  les  Cieux.  (ûr^ec  un  fenti- 
went  profond).  Mes  larmes  ont  appelle  les 
iîennes ...  Il  pleure ,  Olinde . . ,  Une  larme 
coule. ...  il  eft  juftifîé. 


I  A.inji«i  hJAiw.fci«a 


SCÈNE     I V  5  6*  dernière, 
NICEPHOKE  ,  &-  r^i  Aaeurs  précédens, 
NICEPHORË,  condïn  en  triomphe. 

L^' Ieu  de  Jérufalem,   je  te  reconnois  | 

O  mes  enfans  ! . . .  Mais  quel  objet  de  terreur 

te  de  pitié. 

OLINDE. 

Approchez-vous  de  lui,  mon  père  ;  unif- 
fez  vos  prières  aux  nôtres.  Appeliez  fur  cet 
infortuné  la  grâce  du  Ciel. 

NICEPHORE,  avec  grandeur. 

Son  état  me  fait  oublier  fes  forfaits,  (  H 


DRAME     héroïque.  40; 

lui  pofe  la  main  fur  le  front  ù"  lui  prend  uns 
main  ).  Ifmen  !  un  feul  mot ,  6c  tu  répares  ta 
vie.  KappeHe  ce  Dieu  que  tu  as  fervi  dans 
l'innocence  du  premier  âge.  Il  cft  miféricor- 
dieux.  Implore  fa  clémence ,  il  va  t'ouvric 
fon  fein.  Sois  repentant,  fois  Chrétien. 

I  S  M  E  N  ,  avec  un  douloureir:  effort ^  &»  d'una^ 
yoix  entrecoupés  &•  mourante. 

Hélas  !  il  n'eft  plus  tems  de  l'être.  Ce  Dieu 
me  fait  frémir...  Je  ne  demande  que  le  néant, 
&  crains  trop  qu'il  me  foit  refufé.. .  L'hor- 
reur m'environne ,  &  c'eft  vous  qui  me  fe- 
courez...  O  ma  fille  ! 

NICEPHORE. 

Que  Dieu  te  pardonne  comme  nous  te 
pardonnons  !  Nous  te  plaignons,  nous  prions 
pour  toi , . .  Nous  haïrois-  tu  encore  ? 

I  S  M  E  N. 
Que  me  rappellez-vous  ?  C'eft  un  autre 
que  moi  qui  vient  de  me  fuccéder.  Ifmen 
vivant  eft  un  fpedre  qui  me  glace  d'effroi. 
Qu'il  s'éloigne....  Le  flambeau  qui  m'éclaire 
me  montre  ce  que  j'étois.  Ah  !  que  n'ai-je  eu 
plutôt  le  regard  d'un  mourant  !  (  il  élève  un 
peu  plus  la  voix,  ù"  Clorinde  qui  s^ approche  fe 
trouve  a  la  tête  du  peuple  Gr  des  foldats,  en- 
femble  confondus),  Clorinde'  toi  qui,  dans 
cet  inftant  redoutable ,  parois  devant  moi 


4o5  OLINDE  ET  SOPHRONIE  , 

comme  l'Ange  de  la  mort,  reçois  l'aveu  que 
je  dois  faire  publiquement.  Aucun  d'entre 
les  Chrétiens  n'eft  coupable  du  viol  de  la 
Mofquée . , .  Mes  mains  ont  déchiré  cet  Al- 
coran  pour  en  rejetter  fur  eux  toute  la  ven- 
geance  Incrédule. .  .  .  Hypocrite.  .... 

Barbare En  opprimant  les  hommes, 

c'cft  moi  que  j'ai  trompé. 

SOPHRONI  E,pouJfant  un  cri  douloureux. 

Il  fe  meurt  ! 

(  Elle  fe  met  en  prière  ,  tandis  quOUnde  ejl 
attaché  au  mourant  j  (r  que  Nicephore  le  foulage 
avec  f on  fils). 

CLORINDE.fli/  Peuple. 
Témoins  de  fon  dernier  aveu ,  allez  por- 
ter au  Roi  ce  que  vous  venez  d'entendre. 
Que  le  refle  du  peuple  en  foit  inftruit.  (  aux 
Jiens).  Vous ,  féparez-les  de  ce  corps  qui  va 
fe  glacer.  (  on  emporte  le  corps  d^Ifmen  ). 
Olinde  '  je  te  rends  à  ton  père ,  à  Sophronie. 
Allez  enfemble  rejoindre  l'armée  de  Gode- 
froi.  Aladin  craint  de  garder  près  de  foi 
tant  de  vertus  unies.  La  foule  des  Chrétiens 
doit  fortir  des  frontières  de  la  Paleftine.  Tel 
cft  l'ordre  d'un  Monarque  abfolu.  Il  ne  garde 
dans  fon  Empire  que  le  fexe  qui  a  la  foi- 
blefle  pour  partage  &  les  timides  enfans. 
Partez  fous  l'efcorte  des  miens.  Ils  vous  fau- 
veront  de  toute  main  perfide. 


DRAME     héroïque.     407 
NICEPHORE. 
Révolution  inattendue  !  Mon  fils  !  O  ma 
fille  !  vous  vivrez  époux. 

O  L  I  N  D  E. 

Magnanime  Clorinde  !  mes  regards  con- 
fus n'ofent  fe  lever  vers  toi  !.. . 

CLORINDE. 
Fuis,  Olinde,  fuis  !  la  fortune  nous  nom- 
me ennemis.  C'eft  à  moi ,  s'il  fe  peut,  de  dé- 
dommager les  Sarrafins  de  ta  perte.  Je  ne 
me  vengerai  que  trop  peut-être,  fur  cette  ar- 
mée qui  t'arrache  aux  anciens  compagnons 
de  tes  exploits.  Mais  vous ,  deftinée  terrible 
&  meurtrière ,  deftinée  aveugle  qui  préfidez 
au  fort  des  batailles  ;  qui ,  dans  l'horreur  des 
combats,  précipitez  les  Guerriers  Tun  con- 
tre l'autre  ! ...  ah  !  gardez-vous  du  moins 
de  m'oppofer  Olinde. 

Fin  du  Tome  premier. 


^•î*-  «*^^   ->V  -^^^  ->yi-  -j''.  .  -^^  -i^^  -jî'>-  -:fc>  -.'îv 

TABLE    DES    PIECES 

Contenues  dans  ce  Volume, 

Jenneval  ou  le  barnevelt 
françois. 

le  déserteur. 

olinde  et  sophronie. 


J 


PQ      Mercier,  Louis  Sébastien 
2007        Oeuvres  dramatiques 
M6A1Q 

t.l 


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